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Etudes de th eologie et
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University of Ottawa
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ETUDES
DE
THÉOLOGIE ET D'HISTOIRE
ÉTUDES
DE
THÉOLOGIE ET D'HISTOIRE
PUBLIÉES
PAR MM. LES PROFESSEURS
DE LA.
FACULTÉ DE THÉOLOGIE PROTESTANTE
DE PARIS
EN HOMMAGE
A LA
FACULTÉ DE THÉOLOGIE DE MONTAURAN
A I/OCCASION
DU TRICENTENAIRE DE SA FONDATION
PARIS
LIBRAIRIE FISCHRACHER
(Société anonyme)
33, RUE DE SEINE, 33
1901
LA DOCTRINE DE L'EXPIATION
ET
SON ÉVOLUTION HISTORIQUE
PAR
Auguste "sABATIER
PROFESSEUR DE l'uNIVERSITÉ DE PARIS
ET DOYEN DE LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE PROTESTANTE
Décédé le 12 avril 1901
AVANT-PROPOS
La présente étude n'est quiin essai cVappliqiier rigoureuse-
ment la méthode historique à V étude des croyances et des doc-
trines religieuses, afin de montrer, par un exemple pratique,
la nature et la fécondité de cette méthode. U auteur ne croit
pas plus à la génération spontanée dans l'ordre de la pensée
que dans celui de la oie. Les moissons les plus nouvelles ont
eu des semailles. Les idées humaines s'engendrent et s'en-
chaînent comme les événements extérieurs, se développant
tantôt par association et synthèse, tantôt par contradiction et
par analyse. Cela est surtout vrai des idées religieuses. Rien
n'est plus intéressant que de les suivre en leurs métamorphoses :
rien n'est aussi plus utile : car l'étude des transformations
inévitables quelles subissent en est la critique la plus objective
et la plus sûre qu'on en puisse faire. Ce n'est pas que l'auteur
considère comme immuables et définitives les formes d'idées
qui triomphent à l'heure présente. Ces formes aussi sont pro-
visoires. Dans cette chaîne de l'évolution, chaque génération a
sa part de pensée comme sa part d'action. Le point impor-
tant c'est qu'elle accomplisse l'une et l'autre, en restant fidèle
à la loi divine, à la conscience de laquelle elle est parvenue.
V A VANT-PROPOS
Ceci nest pas plus du scepticisme, qu'il n'y en avait dans
rame de Paul quand il disait qu arrivé à Vâge d'homme, il
avait délaissé lespensers de V enfant, et qu'il ajoutait encore que
sa connaissance présente était imparfaite et serait abolie, quand
viendrait le moment où il connaîtrait comme il avait été connu
de Dieu. Car, pour nous, comme pour lui, ces trois choses, dès
maintenant demeurent : la foi en l'Esprit qui ne cesse de tra-
vailler aux esprits des hommes, l'espérance en sa Providence
qui dirige toutes les vicissitudes de l'histoire humaine, et surtout
Vamour, qui, dans le temps, réalise déjà quelque chose d'éter-
nel. (I Cor. XIIIJ.
Paris, 13 janvier 1901.
LA DOCTRINE DE L'EXPIATION
ET
SON ÉVOLUTION HISTORIQUE
Dans la conscience chrétienne, le pardon des péchés et
la mort du Christ sont mis dans un rapport étroit et néces-
saire. Mais dès qu'il s'agit de définir la nature de ce rap-
port, les explications diffèrent, les théories se contredisent,
et la discussion ouverte depuis dix-neuf siècles dure toujours.
On peut concevoir ce rapport de deux manières opposées :
faire de la mort du Christ la cause du pardon des péchés,
ou bien, renversant les termes, en faire le moyen et la con-
séquence. Dans le premier cas, on dira que la mort de
l'Innocent a déterminé Dieu à pardonner aux coupables,
parce que la justice de Dieu s'est trouvée satisfaite. Ici le
mot de satisfaction devient le mot essentiel et décisif. Dans
le second cas, au contraire, le pardon ne relève que de la
libre et souveraine initiative de Dieu. C'est parce que Dieu
veut pardonner et parce qu'il est amour qu'il a envoyé son
fils dans le monde, en sorte que la venue, l'œuvre et la
mort du Christ ne sont que les moyens compris au plan de
sa Providence, pour réaliser dans l'histoire son œuvre de
miséricorde et de salut.
Au fond, deux conceptions générales du christianisme se
trouvent ici en présence et en conflit. L'une part de la pré-
6 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
misse légale du droit pénal : ciilpam pœna absolvil; l'autre,
du principe spécifiquement évangélique de l'amour qui
pardonne à la repentance et à la foi. La pensée chrétienne,
depuis l'origine, n'a cessé d'osciller entre ces deux concep-
tions. Elle n'a jamais réussi à les concilier, parce qu'elles
sont contradictoires et correspondent en réalité à deux mo-
ments du développement de la conscience religieuse et
morale. La première est à la seconde ce que l'esprit du
rabbinisme légal est à l'inspiration du Christ. C'est l'anti-
thèse du droit social extérieur et de la vie morale, inté-
rieure, profonde. Vaguement consciente de cette opposition,
la spéculation théologique n'a pu se fixer dans aucune for-
mule définitive. Aucune théorie de fexpiation n'est devenue,
dans aucune Église, un article de foi. La doctrine est tou-
jours flottante, et la discussion reste ouverte et libre.
On ne se propose pas ici de faire en détail l'histoire de la
doctrine de l'expiation', mais de rechercher l'origine des
notions qui la constituent, de noter les grandes phases qu'a
traversées la pensée chrétienne, de dégager la tendance de
cette évolution, le sens dans lequel elle se fait, et de faire en-
trevoir tout au moins le terme où elle doit aboutir.
' Cette histoire a été admirablement écrite par Clir. Bauh, die chrisll.
Lehre von der Versoehnniig in ihrer geschichllichen Enlwickeliing. 1838;
par A.RiTSCHL,d/eL<7i/Ttw/j derRechlfertigiing u. Versochnnng, 1870-14.
V. aussi E. MÉNÉGOZ, La théologie de l'épi tre aux Hébreux, cii. VII, 1894.
PREMIERE PARTIE
LES NOTIONS BIBLIQUES
I. — Le récit de la chute dWdam, ciii lit chapitre de la Genèse.
Depuis que l'apôtre Paul, dans son fameux parallèle des
deux Adams, a lié au péché du premier l'œuvre réparatrice
du second, le chapitre III de la Genèse est resté la base du
dogme de la Rédemption; il en a fourni la raison néces-
saire et déterminé les contours. Cependant le texte de
Rom. y, 12 est unique dans le Nouveau Testament. Rien ne
le rappelle, même de loin, dans la prédication de Jésus ni
dans celle des anciens prophètes. C^est à la spéculation rab-
binique que Paul, disciple de Gamaliel avant de devenir
celui du Christ, a emprunté ce beau développement ora-
toire *, et quelle que soit l'autorité du grand apôtie, il est
permis de se demander s'il est possible à la pensée chré-
tienne de rester éternellement attachée à une idée d'origine
extra-biblique en somme, et dont l'auteur de l'épître aux
Romains s'est servi, en passant, en guise d'illustration. Le
schéma que la dogmatique traditionnelle en a tiré, pour y
enfermer le dogme de la Rédemption, peut-il s'imposer en-
core à notre pensée et à notre conscience? Pour l'apôtre
Paul, pour les rabbins et pour les contemporains, l'antique
récit de la Genèse représentait un fait réellement historique;
pour nous, en est-il de même ? Il convient de peser les con-
sidérations suivantes :
1" La découverte des tablettes cunéiformes qui compo-
* Ferd. Webek, Jùdisclie Théologie, 2'- cdit., 1897.
8 LA DOCTRINE DE l'eXPIATIOX
saient la bibliothèque palatine de Ninive a mis en évidence
le fait que la cosmogonie de la Genèse n'est pas originale,
mais représente la condensation et la rédaction hébraïque
d'une ancienne mythologie chaldéenne. Il est donc impos-
sible, à moins de vouloir se tromper soi-même, de dériver
l'ensemble des récits bibliques, jusqu'au déluge inclusive-
ment, d'une révélation surnaturelle et d'y voir autre chose
qu'une série de mythes dont le lieu d'origine, comme celui
des Hébreux eux-mêmes, fut dans la vallée du Tigre et de
l'Euphrate ;
2o La longue existence de l'homme préhistorique durant
toute la période quaternaire et peut-être au delà, l'idée que
nous donnent de sa première condition, sur la terre, les
instruments, les armes, et toute la pauvre industrie dont il a
un peu partout laissé les restes ; tout ce long et lent dévelop-
pement dans un état d'enfance et de barbarie est sans pro-
portion ni rapport d'aucune sorte avec le mythe de l'Éden
ou celui de l'âge d'or que l'on rencontre ailleurs. La vue po-
sitive de la réelle apparition de l'humanité sur la planète et
de l'humble et précaire existence qu'elle y a menée durant
des milliers et des milliers d'années, nous a ouvert des pers-
pectives absolument fermées jusqu'ici, et par là même elle
a renouvelé complètement la conception de l'histoire des
origines ;
3° L'anatomie comparée, l'embryologie, l'histoire des for-
mes de la vie sur la terre, ne permettent pas de douter que
l'espèce humaine n'ait eu pour ancêtres les espèces animales
supérieures et qu'un lien de filiation organique ne la rattache
à la chaîne que forment les êtres vivants ;
4** L'idée d'un état de perfection primitive, de justice, de
science, de félicité et d'immortalité dans lequel l'homme au-
rait été créé immédiatement par Dieu, est le rêve de la poésie
ou la fiction d'une logique abstraite. Elle a contre elle, non
seulement toutes les analogies historiques, mais encore le
récit de la Genèse lui-même ;
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 9
5" Les phénomènes d'engendrement et de naissance, de
croissance et de déclin, enfin de mort, sont, pour les orga-
nismes physiques, les moments inévitahles d'un même dé-
veloppement vital, et l'un n'est ni plus accidentel ou surna-
turel que tous les autres, A l'heure présente, il est devenu
impossible à un homme cultivé de concevoir la mort physique
comme introduite dans le monde, à titre surnaturel, pour
punir le péché d'Adam. Aussi bien le texte de la Genèse,
loin de nous présenter l'homme primitif comme immortel
en acte ou en puissance, nous le montre comme soumis par
son origine même et non par son péché, à la loi qui veut
« que la poudre retourne à la poudre » ;
60 On peut soutenir que le mythe a un sens originel et
une intention tout autres que ceux que l'ancienne exégèse y
a découvert. La notion d'une chute au sens traditionnel et
la doctrine d'un péché originel transmis, avec sa coulpe, à
toute la race, lui sont étrangères. En mangeant le fruit dé-
fendu, l'homme sans doute a désobéi ; mais il n'en a pas
moins acquis la connaissance du bien et du mal, ce qui est
un incontestable progrès sur son état antérieur. S'il avait pu
manger en même temps du fruit de l'arbre de la vie, il serait
devenu immortel et semblable à l'un des élohim. Mais ceux-
ci l'en empêchèrent. De là l'état intermédiaire où l'homme
s'est trouvé arrêté, capable de science comme les élohim,
soumis à la mort comme les animaux et condamné à une
existence précaire, pleine de misères, de luttes et de labeur.
Le drame mythologique de la Genèse semble indiquer le
premier éveil de la conscience morale avec le sentiment des
contradictions douloureuses qui l'accompagnent toujours.
Il ne saurait servir de fondement historique au drame cor-
respondant de la Rédemption. Le dogme reste désormais en
l'air ; il est nécessairement obligé de se transformer radica-
lement et de se dégager de la vieille forme mythologique,
s'il ne veut y être étouffé.
10 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
II. — La notion du sacrifice.
La seconde assise du dogme, c'est l'idée de substitution
dans le châtiment, satisfactio vicaria : la victime prenant la
place du pécheur et le représentant dans l'endurance de la
peine du péché. C'est là proprement la doctrine de l'expia-
tion. On croyait pouvoir la déduire d'une sorte de révéla-
tion universelle, dont le rite du sacrifice, partout répandu,
serait le témoignage. Mais est-ce bien le sens des sacrifices
anciens et, en particulier, des sacrifices bibliques ?
Le sémite pieux se sentait, devant sa divinité particulière,
dans la position d'un esclave, ebed, devant son maître, d'un
sujet devant son roi. Voilà pourquoi ce mot ebed entre si
souvent dans la composition des noms propres sémitiques ^
C'est ce sentiment de dépendance ou lV appartenance absolue
qui caractérise la religion de la race entière et plus parti-
culièrement celle d'Israël. L'adorateur se conduisait donc
avec son dieu comme avec un maître terrestre. On ne pou-
vait pas se présenter devant lui les mains vides. (Voy. Mal. I,
7-9.) L'offrande qu'on apportait à l'autel était la reconnais-
sance de cette souveraineté, un tribut et un hommage dû.
Mais cette idée politique du sacrifice n'est pas encore
l'idée primitive. Mille traces dans la Bible en décèlent une
beaucoup plus ancienne : le dieu se nourrit comme l'homme,
il a besoin d'aliments et le sacrifice fut d'abord une offrande
d'aliments. L'autel est encore appelé par les prophètes « la
table de Jahveh », et ce que l'on y offre, la prétendue nour-
riture de Jahveh. (Ézéch. XLI, 22 ; Mal. I, 12-14; Mich. VI, 6.
Ps. L, 12 et 13, etc.). Plus tard, par une sorte de spiritualisa-
tion relative, on en vint à penser que le dieu se nourrissait
de l'odeur des victimes brûlées et que cette odeur lui était
' Ebed melek, Abdiel, Obadiah, ou, en arabe, Abdcdlah, etc.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 11
agréable. (1 Sam. XXVI, 19; Gen. YIII, 20; Ex. XXXIX,
18, etc.) ».
Naturellement l'adorateur choisissait, pour l'offrir, ce qu'il
avait de plus précieux et de meilleur. Les jeunes animaux
gras, à la chair délicate et tendre, valaient plus et mieux
que les fruits de la terre, et, dans l'animal, les parties les
plus savoureuses étaient aussi de préférence la part réseiTée
au Dieu. Il faut entendre avec quelle sévérité Malachie
reproche aux Juifs de son temps de réserver à l'autel
de Jahveh, leurs bêtes malades (Mal. 1,7-14), ce qu'ils n'ose-
raient pas faire à l'égard d'un roi de la terre.
Il y avait encore une autre idée dans le sacrifice antique,
l'idée de communion, d'association intime, et ici apparais-
sait le rôle du sang. Quand deux individus de race différente
voulaient s'unir ils se faisaient réciproquement une incision
et suçaient le sang l'un de l'autre. Alors ils étaient autant
que congénères. Tout pacte d'alliance devait ainsi être scellé
de sang. Il n'en allait pas autrement de l'alliance conclue
avec la divinité. C'est le sang qui donne efficacité et vertu
au pacte. 2 (Ex. XXIV, 6-8.)
Le rituel du sacrifice contenu dans les premiers chapitres
du Lévitique est d'une rédaction postérieure et contempo-
raine du second Temple. Mais tous les développements que
la casuistique sacerdotale lui a donnés, avec le tarif soigneu-
sement arrêté des compensations entre la gravité des fautes
et le prix de la victime, se ramènent, en définitive, aux idées
primitives très simples que nous venons de rappeler. Quant
à l'idée d'une substitution pénale, d'un échange de la vie
et de la souffrance du coupable contre la vie et la souffrance
de la victime, elle n'apparaît pas une seule fois.
Deux ou trois remarques fixeront la nature et la portée du
rite de propitiation : 1° Ce qui rend Dieu propice, c'est le fait
' L'épître aux Ephés. (V, 2) tire de cette vieille conception une méta-
phore qu'elle applique à la mort du Christ, eu^/av tw Gîw ù; q'j^y.-j sOwiîtaç
" Marc. XIV, 24.
12 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
qu'on lui donne quelque chose qui lui est agréable. Il s'agit de
flatter ses goûts et de lui plaire en lui montrant que, pour
obtenir sa faveur, l'on n'hésite pas à lui apporter ce qu'on a
de plus précieux. L'offrande efface le péché, parce qu'elle le
couvre : les yeux de Dieu s'arrêtent au don et ne voient plus la
faute. Aussi bien chacun ofifre-t-il ce qu'il a. Si quelqu'un est
trop pauvre pour donner même deux jeunes pigeons, il offrira
pour son péché une petite mesure de fleur de farine pour
l'expiation. (Lév. Y, 11.) Il est évident que ce que le Lévi-
tique entend par expiation est tout autre chose que ce que
la théologie ecclésiastique entend aujourd'hui. Puisque dans
ce sacrifice pour le péché, le sang peut être remplacé par la
fleur de farine, il n'est pas douteux que le sang fut d'abord
offert à Dieu, non pas à cause de la souffrance pénale qu'il
représenterait, mais parce qu'étant la vie même, il apparte-
nait en propre à Dieu, l'auteur de la vie, et devait toujours
lui revenir. (Lév. XVII, 11.)
2oLe sang est l'élément sacré par excellence et, comme tel,
il a une vertu de purification supérieure, il enlève la souillure.
Aussi asperge-t-on de sang non seulement l'adorateur, mais
tous les objets que l'on veut consacrer à Dieu et présenter
purs devant lui : l'autel, les instruments du sacrifice, les
vêtements, les maisons souillées, les lépreux guéris, etc.
(Lév. IV, 7, 17; XIV, 51, etc.) Ce n'est pas expiation, c'est
purification qu'il faudrait dire. Il n'y a pas ici plus expiation
proprement dite qu'il n'y en a dans le sacrement catholique
du baptême, où l'eau consacrée est censée laver par sa vertu
intime la tache originelle.
3'5 L'acte de poser la main sur la tête de la victime offerte
se répète dans toute espèce de sacrifices. (Lév. I, 4 ; III, 2,
8, 12 ; IV, 4, 24, etc.). Mais ce geste rituel ne vise ni une subs-
titution de personnes, ni le transfert des péchés de l'homme
sur la tête de l'animal. Il marque seulement l'acte d'offrir
librement, l'abandon volontaire de ce que l'on possédait et
que l'on consacre à Dieu. Le péché du peuple est mis par le
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 13
rand prêtre sur la tête du bouc d'Azazel, non seulement
ar le geste de la main, mais par une confession publique
et une déclaration expresse. (Lév. XVI, 21.) Alors ce bouc est
souillé ; il ne saurait être offert à Dieu ; il est chassé au
désert pour qu'il y emporte les iniquités de la nation. Azazel
auquel il est dévoué ne peut être qu'un dieu mauvais, l'ad-
versaire de Jahveh, un démon qui fait sa demeure dans les
lieux sauvages. Au contraire, le bouc réservé à lahveh n'est
chargé d'aucun péché ; il est immolé comme une victime
sainte, et l'offrande propitiatoire agit sur Dieu, non parce
que le péché a été puni dans la victime, mais parce que
celle-ci étant de belle qualité, a fait une agréable impression
sur celui à qui elle a été offerte.
40 Le code sacerdotal a tiré des vieilles idées et coutumes,,
toute une casuistique où est tarifée exactement la valeur
de l'oblation proportionnelle à chaque faute. Mais ce tarif
même prouve que le sacrifice lévitique se meut dans un tout
autre cercle d'idées que celui de l'expiation juridique.
50 Enfin on remarquera que dans le rituel du Lévitique,
il ne s'agit pas de tous les péchés, mais uniquement des
péchés d'ignorance et involontaires. Quant aux crimes
commis haut la main et de propos délibéré, leurs auteurs
doivent être exterminés ; il n'y a pas d'expiation ou de satis-
faction possible. (Nomb. XV, 27-30.)
En définitive, les idées de substitution et de satisfaction
pénale sont totalement absentes du sacrifice biblique. Faire
propitiation pour le péché, c'est se rendre Dieu propice,
c'est-à-dire obtenir sa bonne grâce, et on l'obtient en lui
faisant des offrandes de nourriture exquise ou d'autres choses
précieuses. Les prophètes ont combattu cette conception
enfantine et grossière du culte, cette superstition de la vertu
des sacrifices, pour faire entendre la voix de la conscience.
14 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
III. — La Doctrine morale des prophètes.
Cette doctrine marque un progrès énorme sur les vieilles
théories sacerdotales. Deux éléments la constituent et la
distinguent : un élément moral, la justice fondée sur la res-
ponsabilité individuelle et ramenée à la pureté du cœur et à
la droiture de la volonté ; un élément religieux, la miséri-
corde divine ne réclamant, pour s'exercer, que le repentir et
la conversion du pécheur.
Ces deux idées, fondement de la religion des prophètes,
ont été fortement exprimées par Ézéchiel XVIII, 14-24. Le
fils ne mourra point pour le crime de son père L'âme
qui pèche est celle qui mourra Si l'impie revient et se
repent des péchés qu'il a commis, s'il garde mes comman-
dements, il vivra et ne mourra point Je ne prends pas
plaisir, dit le Seigneur, à la mort du pécheur, mais plutôt à
sa conversion et à sa vie
On comprend dès lors que les prophètes se soient élevés
avec tant d'énergie et si radicalement contre les supersti-
tions et les calculs de ceux qui espéraient remplacer par des
offrandes et des sacrifices, le repentir, la justice intérieure,
la pureté du cœur et des mains. « Je suis rassasié, dit
l'Éternel, de la chair de vos béliers et de la graisse de vos
taureaux ; j'ai la nausée du sang des agneaux et des boucs ;
votre encens m'est insupportable Que me font vos sacri-
fices ?... Vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous ;
purifiez-vous. Otez de devant mes yeux, la malice de vos
actions, cessez de mal faire Si vos péchés sont comme
le vermillon, je les blanchirai comme la neige » (Es. I,
10-20.) Tous les prophètes ont fait entendre la même protes-
tation, tous ont nié la valeur religieuse et morale des sacri-
fices, tous lui ont refusé une vertu objective d'expiation
quelconque. (Osée V, 6 ; VI, 6; Amos V, 21 ; Michée VI, 6-9;
.1er. VI, 20 ; Prov. XV, 8 ; Ps. XL, 7; L, 7 et 21, etc.).
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 15
Les prophètes ont une idée de la justice si pure et si haute
qu'ils en font dépendre toute la destinée des individus et
du peuple. La justice fait vivre celui qui la pratique, comme
le péché fait mourir celui qui le commet. Cependant cette
notion individualiste de la justice ne suffisait pas à rendre
compte des souffrances imméritées de la partie la meilleure
et la plus juste du peuple. L'auteur de la seconde partie
d'Esaïe semble avoir surtout médité sur ce douloureux pro-
blème, et il l'a résolu par sa création sublime du « Servi-
teur de Jahveh » souffrant pour les crimes de son peuple.
Déjà dans la Genèse, Abraham intercède pour les villes
coupables, et Dieu admet que la présence d'une poignée de
justes dans Sodome et dans Gomorrhe, aurait suffi pour
les sauver.
Le second Esaïe va plus loin dans la même voie. Il con-
temple le « Serviteur de l'Eternel », l'Israël fidèle, à qui
appartiennent les promesses d'avenir, humilié, battu, enve-
loppé dans la catastrophe présente de la nation entière,
.souffrant pour des crimes qu'il n'a pas commis, des maux
qu'il n'a pas mérités, et devenant, par sa patience et sa
soumission muette et confiante, la cause du relèvement de
la nation entière. ' Voudra-t-on parler, à ce propos,
d'expiation et de substitution des innocents aux coupables ?
' Es. LUI. Pour avoir le sens et saisir l'exacte portée de ce texte
lameiix, il faut se dégager des préjugés dogmatiques. L'exégèse histo-
rique fait les constatations suivantes :
lo Nous sommes en présence d'un morceau poétique dont les méta-
phores doivent être interprétées suivant l'esprit du temps et de l'au-
teur, comme celles de toute poésie orientale ;
2° Le « Serviteur de l'Éternel » n'est point une individualité future
et mystérieuse. L'auteur l'a défini et présenté lui-même dans les cha-
pitres antérieurs, comme la personnification poétique, tantôt de l'unité
collective d'Israël, tantôt de la portion fidèle de cette collectivité.
(XLI, 8 et 9 ; XLII, 1 ; XLIV, 1 et 2, 21 ; XLV, 4; XLVIII, 20; XLIX, 3 et
5; LU, 13;)
3» Il ne s'agit pas d'un drame à venir, mais d'un drame passé. Ce
qui seul est dans le futur pour le prophète, c'est la glorification de
16 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
Nous ne chicanerons pas sur les mots ; nous ferons seule-
ment remarquer que ce ne sont là que des images et des
métaphores, comme lorsque nous disons qu'une mère est
punie pour les péchés de son fils et qu'elle les rachète
par son dévouement. Cela est tout autre chose que l'idée
d'une substitution juridique. Nous sommes en présence
d'une des grandes lois morales de l'histoire, qui est en même
temps la cause la plus féconde du progrès de la conscience.
Personne ne peut s'arracher à la solidarité du groupe orga-
nique auquel il appartient, et le corps entier souffre des
fautes ou bénéficie des vertus des membres qui le composent.
On voit combien cette façon de considérer la passion des
justes dans l'ancienne alliance, autrement dit du « Serviteur
de l'Eternel », convient merveilleusement à la passion et à la
mort du Christ. Les apôtres ont eu raison de la lui appliquer.
son héros; mais ses humiliations, sa défaite et ses douleurs sont dans
le passé.
A la lumière de ces observations littéraires, l'allégorie tout entière
— car c'est bien une allégorie — s'explique d'elle-même. Il s'agit du
misérable état des fidèles, des « pauvres de l'Éternel », qui ont été
enveloppés dans la catastrophe où vient de périr la nation entière.
Ils n'avaient rien fait, eux, pour attirer cet effroyable désastre qui les
a jetés captifs et mourants sur les rives de l'Euphrate. Sur eux a pesé
l'iniquité du peuple et est tombé le jugement de Dieu. Ils sont morts
sur la terre des impies, et leur mort a été comme une oblation sainte
à Dieu pour leur peuple. Mais ceci n'est qu'une métaphore.
La grâce divine relèvera ce peuple abattu et détruit ; et ils seront
la cause de ce relèvement, parce que leur fidélité a fait que Jahveh
garde les promesses de l'alliance première faite avec la nation tout
entière. C'est dans ce sens que le serviteur de l'Eternel aura une pos-
térité, qu'il fera trouver le pardon à plusieurs, en les amenant à la
repentance, et deviendra le noyau d'une glorieuse restauration natio-
nale. Pas un moment nous ne sortons de l'histoire d'Israël, telle que
la voyaient les Prophètes.
Nous sommes bien loin et bien au-dessus des rites sacerdotaux.
Dans le Lévitique, il y a des sacrifices réels, mais nulle idée d'expiation
substitutive. Dans le second Ésaïe, il y a substitution métaphorique
et poétique, mais l'idée du sacrifice est absente. Quand on mêle ces
textes en voulant les expliquer l'un par l'autre, on les dénature.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 17
Il n'y a pas eu, comme ils se l'imaginaient, prédiction sm'-
naturelle, mais il y a analogie profonde, et nous ne pensons
pas qu'encore aujourd'hui on puisse mieux apprécier la vie,
les souiïrances et la mort de Jésus qu'en les considérant à ce
point de vue.
Si maintenant l'on rapproche l'axiome d'Ezéchiel, posant
le principe de la responsabilité individuelle, de la théorie
d'Esaïe sur les justes souffrant pour les coupables, on obtient
une contradiction qui constituera, à travers les siècles, toute
la difficulté de la théodicée chrétienne. Mais ce n'est pas la
théorie de l'expiation juridique qui la peut résoudre. Le
problème dépasse de beaucoup la sphère du droit. Nous
sommes en présence du mystère des voies divines. Les
termes de la contradiction qui, dès à présent, se dresse
devant nous, sont posés par la réalité même des choses.
D'un côté, la responsabilité individuelle est une donnée
imprescriptible de la conscience morale; de l'autre, le fait
que les uns souffrent des fautes ou bénéficient des qualités
et des vertus des autres, est une donnée indéniable de la
vie sociale. C'est à concilier ces deux termes que va se trou-
ver condamnée la théologie.
ly. — L'Evangile de Jésus.
En ce qui regarde les conditions du salut, la prédication
de Jésus est la reprise et le plein épanouissement de celle
des Prophètes. Deux choses sont à considérer : l^ ce que
Jésus enseigne, ce qu'est son bon message (évangile) de la
rémission des péchés ; 2o comment il a considéré ses souf-
frances et sa mort, et par quel lien il les a rattachées à son
œuvre générale, qui était la fondation du royaume de Dieu.
Jésus ne met au salut et au pardon des péchés qu'une
seule condition, le retour du pécheur à Dieu par un acte de
repentir et de confiance. Il reprend et développe la prédica-
2
18 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
lion du second Esaïe. (Malth. V, 3 et ss.; Luc IV, 17;
Matth. XI, 28; comp. Es. LV, 1-9; LVII, 15-16; LXI 1-2;
Ps. cm, 8-13.) II est dans la logique de cette pensée de grâce,
de cette initiative inconditionnée de la miséricorde du Père,
que le pardon des péchés, pour être annoncé aux pécheurs,
n'ait besoin d'aucune institution sacrificielle, d'aucun rite
expiatoire. Aussi Jésus, en tant que Messie, l'offre-t-il à
tous, sans jamais faire la moindre allusion aux sacrifices qui
se faisaient dans le Temple, ni aux mérites propres que lui
vaudront ses souffrances et sa mort. La parabole de l'enfant
prodigue et celle du péager et du pharisien paraissent
doctrinalement incomplètes à l'orthodoxie ecclésiastique. Il
n'est pourtant rien de plus certain, historiquement, qu'elles
renferment tout ce Jésus entendait par « son Evangile ».
Vers la fin de sa carrière, six mois environ avant la catas-
trophe, le Christ considéra sa mort comme inévitable et la
présenta à ses disciples comme nécessaire (Marc VIII, 31, et
parai. X, 38-45), Mais s'agit-il ici d'une nécessité métaphy-
sique, en quelque sorte intra-divine? Jésus a-t-il la moindre
idée qu'il doit mourir pour donner à la justice de son Père
une satisfaction pénale, sans laquelle le Père ne serait plus le
Père? Rien n'est plus étranger à son Évangile qu'une telle
pensée. La mort lui apparaît inévitable historiquement, à
cause de la tournure qu'a prise le drame de sa vie et de son
œuvre. Au début, il avait espéré la conversion du peuple, et
il l'avait sérieusement entreprise. Il constate, en avançant,
une incrédulité toujours plus résistante et hostile. La fin du
Baptiste lui est une prophétie de la sienne. Il a lu dans le
Lille chapitre d'Esaïe, par avance, sa propre destinée. Sa
conscience lui impose l'obligation sainte de ne pas renoncer
à son œuvre, et les circonstances lui font entrevoir la défaite
et la mort. Mais alors, cette mort est nécessaire à la fonda-
tion du royaume de Dieu. Il lui a consacré sa vie, il lui don-
nera son sang. Il s'incline devant le mystère des voies divines,
et il s'y dévoue moralement, comme ont fait tous les servi-
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 19
tciirs de l'Éternel. Qu'il n'y ait ici aucune nécessité méta-
physique dont Jésus aurait eu conscience, c'est ce que
prouve sa prière en Gethsémané. Jésus se sent toujours dans
les contingences de l'histoire, et, jusqu'à la fin, il demande
s'il n'est pas possible qu'une telle coupe d'amertume lui soit
épargnée.
Dans un autre endroit, Jésus fait allusion à sa mort et en
explique la raison : « Le Fils de l'homme n'est pas venu
pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon
pour plusieurs, ooCiva!, t/.v 'l'-'/r.v ajToG aûtoov àvTl TtoAAoiv. »
(MarcX,45<?t parai. )I1 ne faut pas séparer ces derniers mots de
leur contexte. Le oojvat. rrjv 6'jyrîv se relie au o'.axovr/Jv/a-. et en
est le développement, la consommation et le dernier terme.
Séparer la mort du reste de sa vie, distinguer entre une
obéissance active et une obéissance passive, est une opéra-
tion de la scolastique, aussi antihistorique qu'antimorale.
Jésus a commencé à donner sa vie en entrant dans son mi-
nistère, et il a achevé de la donner sur la croix. Les actes
extérieurs sont différents, la cause qui les produit, c'est-à-
dire la foi et l'amour, d'un bout à l'autre est la même.
Quant aux autres mots de la phrase, âjtoov àv-:l -oaawv, ils
constituent une image et comme une parabole en raccourci.
Jésus ne pouvait fonder le royaume de Dieu qu'en détrui-
sant celui du diable ; il ne pouvait sauver les hommes qu'en
les délivrant de l'esclavage de Satan, où le péché les avait
mis. Or, on ne peut racheter un esclave qu'en payant ran-
çon. Si donc on veut tenir à cette métaphore tirée de la
mythologie démoniaque qui régnait alors sur tous les esprits,
on dira que Jésus considérait le don de sa vie comme une
rançon payée au diable, pour lui arracher plusieurs esclaves,
dont le Christ voulait faire autant de citoyens du royaume
divin qu'il allait inaugurer sur la terre. Sa mort n'est donc
pas la cause du pardon des péchés, mais le moyen par lequel
Satan est vaincu et le royaume de Dieu décidément fondé.
L'idée d'un sacrifice expiatoire, d'une rançon payée à Dieu,
20 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
est totalement étrangère à ce texte essentiellement métapho-
rique ^
Elle ne se trouve pas davantage dans les paroles de l'insti-
tution de la Cène. Des quatre versions qui nous en ont été
conservées, celle de Marc XIV, 23 et 24, qui est la plus courte
et qui provient sans doute de la tradition de Pierre, est,
sinon la plus authentique, du moins la plus voisine de la
source. Que voulait dire Jésus par ces mots : -o aljjià jjlou tà;^
(xa'.vfî;) ot.aBy|xri«; ? Évidemment, il songeait à Ex. XXIV, 8-11,
où la même expression se rencontre : dam-haberith ; le sang
de l'alliance n'avait nullement pour hut de faire l'expiation
des péchés, mais de sceller, selon la coutume antique, la
conclusion d'un pacte ou d'un contrat. Nous trouvons dans
Gen. XV, 9 (comp. avec Ex. XXIV, 8-11), la description de
cette coutume. On coupait en deux parties égales l'animal
offert en sacrifice de communion. Entre ces parties, on fai-
sait passer les deux contractants et on les aspergeait de
sang. Et ce sang, avec les viandes consommées ensemble,
donnait au pacte conclu une religieuse validité. De là l'ex-
pression qui se retrouve dans presque toutes les langues,
ferire fœdiis . Le sacrifice ordonné pour solcnniser l'alliance
du Sinaï, entre Jahveh et Israël, n'a pas d'autre intention.
Nous voyons Moïse diviser le sang des victimes immolées en
deux parts, dont l'une est portée à l'autel de Jahveh, et dont
l'autre sert à asperger le peuple . L'épître aux Hébreux con-
naît très bien l'origine et le sens de cette cérémonie (Héb. IX,
18). Comme c'est Dieu qui prend l'initiative de l'alliance, le
sacrifice que le peuple lui offre à cette occasion est désigné
comme un sacrifice d'actions de grâce et de paix, par lequel
^ Ailleurs, au lieu de l'image d'un contrat et d'une rançon payée au
diable, Jésus se sert de celle d'un combat contre un géant, un homme
fort, qu'il s'agit de vaincre pour le dépouiller (Matth. XII, 29 ; Luc XI,
22; X, 18). Il le vaincra, en succombant d'abord sous ses coups.
L'image change, le fait moral de l'amour dévoué jusqu'à la mort est le
même. C'est l'essentiel.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 21
le peuple manifeste sa reconnaissance et sa joie. C'est pour-
quoi la cérémonie se termine par un festin où les viandes
du sacrifice, joyeusement consommées ensemble, achèvent
de réaliser l'union des parties en présence. Or, l'avènement
du royaume de Dieu était considéré, par les prophètes et
par Jésus, comme la conclusion d'une alliance nouvelle
entre Dieu et le peuple messianique. Quoi d'étonnant, dès
lors, que le Seigneur, allant mourir, se soit considéré comme
la victime dont le sang devait sceller cette alliance, et, dans
ce dernier repas, ait donné sa chair comme l'aliment du
festin messianique, qui devait unir Dieu et son peuple nou-
veau pour jamais? Mais qu'on y prenne garde. Dans cet
ordre d'idées, il n'y a pas la moindre place pour celle d'une
expiation juridique ^
V. — Théorie paiilinienne de la Rédemption.
Nous disons « théorie paulinienne », car avec l'auteur des
épîtres aux Galates et aux Romains nous sortons du cercle
des métaphores et du langage populaires et nous entrons
dans le domaine de la théologie.
Paul n'a pas été impunément le disciple du pharisaïsme ;
il en a gardé la stricte notion du droit pénal, une notion
juridique de la loi divine. Il faut que la condamnation
portée par la loi sur le péché et le pécheur se réalise. Cette
condamnation est tombée sur le Christ. Celui qui n'avait
pas connu le péché, a été fait péché, pour que nous deve-
nions par lui justice de Dieu. (2 Cor. V, 21 ; Gai. III, 13 ;
Rom. III, 25.) « Si l'un est mort pour tous, tous donc sont
morts en lui ». (2 Cor. V, 14.) Il y a donc positivement dans la
théologie de Paul, substitution et échange entre le Christ et
' On n'a pas examiné la parole prononcée sur la croix (Marc XV, .'U
et parai.), parce qu'elle n'a absolument rien à faire avec la question ici
discutée.
22 LA DOCTRINE DE l'exPIATION
les pécheurs qu'il sauve par sa mort. Il souffre et il meurt
à leur profit et à leur place.
Mais, d'autre part, la théorie paulinienne n'en est pas
moins très différente de celle qui prévaudra plus tard avec
saint Anselme. Il ne s'agit point, pour Paul, de réconcilier en
Dieu la justice et la miséricorde. Dieu n'a même aucun
besoin d'être réconcilié avec l'homme, ('/est lui qui a pris
de sa propre bonne volonté, sùooxiï. l'initiative de l'œuvre,
de la réconciliation ; c'est lui qui était en Christ et travaillait
par le Christ, à réconcilier le monde avec soi. Ce que Paul
appelle v.xa-.oT-jvr. Hto-j, est tout autant une manifestation de
grâce que de justice. C'est la justice réalisée par l'amour qui
pardonne et qui se donne (Rom. III. 26; V, 8; VIII, 37 et 39;
Eph. I, 6-9; V. 1 : II, 4: Gai. IV, 6, etc.). C'est en partant de
cette idée de la grâce de Dieu toujours et partout active, en
même temps que de la notion pharisaïque de la loi, que Paul
a construit sa théorie de la Rédemption ; celle-ci se présente
ainsi comme la conciliation ingénieuse et profonde des
deux prémisses antinomiques de sa pensée.
« Le salaire du péché, c'est la mort » (Rom. VI, 23.) « Celui
qui est mort est tenu quitte du péché, il a payé sa dette ».
(Rom. VI, 6, comp.Rom. VII, 1 et 2.) Tel est le double axiome
juridique d'où part la réflexion de l'apôtre. Il ne peut s'agir
de substituer simplement dans le châtiment un innocent
aux coupables, ce qui serait violer la loi sous prétexte de la
satisfaire. Non, il faut que le pécheur lui-même subisse la
peine de son péché. Or, comment pourra-t-il la subir, c'est-à-
dire mourir, et en même temps être sauvé? C'est le miracle
qui a su accomplir la grâce divine et qui constitue propre-
ment l'essence de ce que Paul appelle « l'évangile de la
croix ».
Le Christ meurt pour nous par amour ; mais cela ne ser-
virait de rien et serait de nul effet, si par la foi, nous ne
mourrions pas avec lui et en lui. L'expiation se fait non seu-
lement par le sang du Christ, mais encore par la foi du
ET SON KVOLUTIOX HISTORIQUE 23
pécheur : ov -poi'JîTO 6 Osôç 'Chy.^vr^p'.oy oià -rJ.^-îui^ h/ tcÔ aj-roCi auj-aT'. ,
Rom. III, 25. La foi n'est pas seulement la condition de
l'efficacité subjective de l'expiation ; c'est encore un moyen
essentiel par lequel l'expiation s'accomplit. Si le Christ
s'identifie par l'amour avec l'humanité coupable, le pécheur
s'identifie par la foi avec le Christ mourant; il meurt avec
lui. (Hom. VI, 1-10, )La toi dans le racheté est la contre-partie
de l'amour chez le rédempteur. Cette double identification
est plus qu'une métaphore, c'est le miracle de la grâce et de
la foi. Il suit de là que la mort du Calvaire, survenue à cause
du péché de tous, se répète dans l'àme du pécheur, par la
foi, à cause de son propre péché. C'est la façon profonde
dont Paul a compris la repentance à laquelle les prophètes et
Jésus promettaient le pardon des péchés. La mort avec le
Christ est, pour chaque pécheur, sa façon d'expier son péché,
c'est-à-dire d'en subir la peine et, par conséquent, d'en être
tenu quitte. Le grand bienfait du Christ aux hommes
pécheurs qui se repentent et qui croient n'est donc pas,
comme dans la théorie d'Anselme, de les dispenser en mou-
rant à leur place, mais, au contraire, de leur procurer le
moyen de mourir avec lui et de subir personnellement en
lui la peine de leur péché. La loi qui punit le péché par la
mort a donc fait sortir pour eux son plein etTet ; elle a
exercé son droit jusqu'au bout ; mais en l'exerçant, il l'a
épuisée, et la sentence de condamnation tombe d'elle-même,
ceux qui en étaient l'objet, y échappant par la mort, et la loi
elle-même cessant d'avoir prise sur eux.
Ce n'est pas tout. Mort avec Christ par la foi, le pécheur,
devenu une même plante avec lui, ressuscite avec lui, par la
foi, à une vie nouvelle, à la vie de l'esprit. Il est une nou-
velle créature, autrement dit, une création nouvelle de cet
esprit qui a ressuscité le Christ et ressuscite les morts : xa-.vr,
xt'1t!.<;, £v xa'.vÔTr.T'. vw^ç, 7:v£j|jia-:o;, (2 Cor. V, 17 ; Rom. VI, 4 ;
VII, 6; VIII, 1-10.) On voit, dès lors, la valeur et l'importance
du moment de la résurrection du Christ, dans son œuvre de
24 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
rédemption. Elle n'est pas d'une nécessité moins grande
que la mort elle-même, car la première nous laisserait dans
la mort ; c'est la seconde qui nous introduit dans la vie et,
en mettant fin à la période du règne de la loi, du péché et
de la chair, inaugure la période de l'esprit et de la vie éter-
nelle : oç TîapsoôOrj oCy. -rà -apa-^dj[j.aTa r,jj.â>v xal YjvipOTi ô'.à ttjV
o(,xai(oc7!.v TijAcov (Rom. IV, 25). C'est ce trait de la valeur rédemp-
trice de la résurrection du Christ qui constitue l'originalité
de la théorie paulinienne et empêche qu'on ne la confonde
avec aucune autre. En réalité, ce n'est pas de substitution,
c'est d'identification réciproque qu'il faut parler ici.
Le drame historique de la mort et de la résurrection du
Christ est un drame extérieur qui n'a de vertu ou n'est
complet, comme on voudra, qu'autant qu'il se répète mora-
lement, par la foi, dans la conscience du chrétien. A pro-
prement parler, ce n'est pas le Christ qui expie les péchés
de l'humanité ; c'est l'humanité qui expie en lui ses propres
péchés, en mourant pour satisfaire à la loi, et en ressusci-
tant, humanité nouvelle, à l'appel de celui qui fait revivre
les morts K
VI. — La doctrine de Vépitre aux Hébreux.
Quand on passe des épîtres de Paul à l'épître aux
Hébreux, on entre dans un ordre de considérations absolu-
ment différentes. L'idée centrale de cette épître, c'est l'idée
du sacrifice. Toute l'œuvre du Christ se résume dans ses
fonctions sacerdotales, et ces fonctions sacerdotales sont
identiquement les mêmes que celles décrites dans le Lévi-
tique. Le rituel du Lévitique est, pour lui, un code ou un
cadre préétabli et divin, des rapports de l'homme avec Dieu,
' Vo5\ L Apôtre Paul. Esquisse d'une histoire de sa pensée, 3« édit.,
1896, Appendice.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 25
dans lequel sa pensée reste religieusement enfermée et
au delà duquel elle ne songe pas à remonter '. L'autorité
de la loi mosaïque est indiscutable et reste éternelle. 11 ne
s'agit pas de la réformer, mais de l'entendre et de découvrir,
sous les formes sensibles des institutions et sous la lettre,
les types des choses spirituelles et permanentes dont elles
sont la fidèle image.
L'auteur de l'épître aux Hébreux est un disciple de
Philon. Il pense et raisonne dans la catégorie alexandrine
du « monde sensible » et « du monde intelligible », le pre-
mier étant le reflet et la reproduction du second. De là
découle toute une méthode d'exégèse. De même qu'il y a
deux mondes, il y a deux alliances, deux sanctuaires, deux
autels, deux sacerdoces, deuK cultes sacrificiels, opposés
l'un à l'autre, comme le ciel à la terre, comme les types
éternels à leur ombre ou à leur figure terrestre et passagère.
Tel est le rapport des deux économies, la juive et la chré-
tienne ; elles coïncident absolument, avec cette différence
que l'une n'est que l'ombre des biens dont l'autre possède
la réalité. Tout est symétrique et se répète dans les deux
avec une correspondance parfaite, avec des degrés différents
d'efficacité et de gloire. Au sanctuaire terrestre, fait de main
d'homme, correspond le temple invisible et céleste ; au
grand prêtre aharonide qui fonctionne dans le premier, le
grand prêtre selon l'ordre de Melchisédec qui fonctionne dans
le second, pour l'éternité. De même les diverses sortes de
sacrifices de l'ancienne alliance, depnis la simple offrande
jusque au sacrifice pour le péché, reparaissent dans le culte
nouveau et sont offertes par le sacrificateur éternel dans les
lieux très hauts.
La seule différence que l'auteur de l'épître relève forte-
ment, c'est que, dans le sacrifice nouveau, le Christ est tout
' E. Mknégoz, La théologie de Vépitre aux Hébreux, chapitre sur
le sacrifice, 1894.
26 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
ensemble le sacrificateur et la victime. C'est son sang qu'il
offre sur l'autel céleste pour la purification du peuple. Point
très important à noter : l'idée d'un châtiment qui par substi-
tution tomberait sur lui, l'idée que, lui innocent, subirait les
souffrances méritées par les coupables, est complètement
absente de notre épître, parce qu'elle' est entièrement étran-
gère au rituel lévitique, que l'auteur chrétien adopte et suit
scrupuleusement. Sans doute c'est un axiome pour lui que,
sans effusion et aspersion de sang, il n'y a ni rémission ni
pacte d'alliance valable. Mais il ne l'entend pas autrement
que le Lévitique lui-même. Le sang a cette efficacité, non à
cause de la mort ou des douleurs qu'il pourrait représenter,
mais parce qu'il est un agent divin de purification et que Dieu
l'a donné pour être employé à cet usage à l'autel. Le sang des
animaux étant charnel purifie les corps et les choses des
souillures matérielles ; le sang du Christ étant spirituel, re-
présentant la vie de l'esprit, purifie les consciences des souil-
lures morales et rend Dieu propice. (Héb. IX, 22, 13 et 14, etc.)
On voit que la notion lévitique du sacrifice n'est point, dans
notre épître, une simple comparaison ou illustration litté-
raire, mais fait le fond et définit la nature même du sacri-
fice que le Christ offre à Dieu, en offrant son sang dans le
temple céleste, sur l'autel éternel '.
Ce qu'il y a de plus nouveau dans la conception de notre
épître et de plus décisif pour l'avenir de la doctrine, c'est
le fait que la propitiation pour le péché est transportée de
la terre dans le ciel. « Christ n'est pas entré dans un temple
fait de main d'homme, mais il est entré dans le ciel même,
dans un tabernacle plus grand et parfait », où, liturge divin,
' Remarque inii)()rt:inte : s'il est fait allusion, dans l'épître aux Hé-
breux, aux soulTrances que le Christ a endurées sur la terre, elles ne
sont considérées que comme servant à le parfaire en soumission, en
sainteté et à le rendre compatissant à nos propres épreuves ; mais
elles n'entrent jamais en ligne de compte pour expliquer la vertu pro-
j)itiatoire de son sacrifice.
I:T son KVOLlTIOiN HISTORIQUE 27
il apporte sur l'autel céleste l'offrande sainte de son corps
et du sang qui purifie de tout péché. (VIII, 2 ; IX, 11, 24, etc.)
C'est une sorte de messe idéale et divine, si nous osons ainsi
parler, que le grand-prêtre selon l'ordre de Melchisédec
accomplit pour les hommes devant Dieu, éternellement.
Ainsi la mort du Christ sort de l'histoire et prend le carac-
tère d'un acte métaphysique. En même temps, le Christ lui-
même sort de l'humanité et, comme Philon l'avait déjà dit
du Logos, il devient souverain sacrificateur éternel, établi par
Dieu pour offrir à jamais, d'après un rituel immuable, le
culte que la création entière doit à son auteur.
On conçoit très bien comment tout cela diffère de la
théorie de Paul. Au Heu d'un drame humain, accompli au
plein ipilieu de l'histoire humaine et dans la conscience de
chaque croyant, pour renouveler par celte crise morale et
l'individu et l'humanité, nous avons une fonction sacerdo-
tale, un acte transcendant de purification rituelle, accompli
hors de l'humanité, sans lien organique ni avec son état moral
ni avec l'évolution de ses destinées. L'étonnant, c'est qu'il ait
fallu si longtemps à l'exégèse pour distinguer deux concep-
tions si radicalement différentes.
VII. — La doctrine johannique.
Cette doctrine se rattache étroitement à la conception fon-
damentale de l'épître aux Hébreux. Et rien n'est plus conce-
vable : elle a le même point de départ dans la notion juive
du sacrifice, le même point d'arrivée dans la doctrine du
Logos, et elle se développe enfin sous faction de la même
théologie alexandrine, dans la même antithèse du monde
sensilile qui n'a que rom])re de la réalité et du monde supra-
sensible, seul vrai (àAy,0!.v6^) et seul éternel.
Dans le même sens que l'épître aux Hé])reux, l'auteur de la
première êpître de .Tean écrit que le Christ est notre propi-
28 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
tiation (IXaTjxôç) et que son sang purifie de tout péché. (1 Jean
I, 7; II, 2; IV, 10.) Dans rApocal3^pse, de la même manière
au point de vue juif, il est question de Celui qui nous a lavés
dans son sang, ou encore du sang de l'agneau immolé dans
lequel les élus ont blanchi leurs vêtements. (Ap. I, 5 ; VII,
14, etc.) Il faut répéter encore ici que le sang purifie et lave,
non par les douleurs et la mort qu'occasionne le fait d'être
versé, mais par une vertu qui lui est inhérente et parce que
Dieu l'a donné pour purifier les hommes et les choses qui
sont devant lui. (Lév. XVII, 11 et ss. ; XIV, 25, 51 ; XVI, 18-20.)
Dans les écrits johanniques, il y a aussi un sanctuaire cé-
leste, avec des autels et un culte sacerdotal. (Ap.IV-V.)Il est
vrai que l'épithète de grand sacrificateur n'est pas donnée
au Christ; mais il ne peut }- avoir aucun doute sur la fonc-
tion sacerdotale qu'il remplit auprès de Dieu, dans les lieux
célestes. C'est à J)on droit qu'on a donné le nom de prière
sacerdotale à l'oraison du chapitre XVII du quatrième évan-
gile. Ces mots, ây.àsw èfxauTov, « je me consacre moi-même, »
doivent s'entendre d'un sacrifice où, comme dans l'épître
aux Hébreux, le Christ est à la fois sacrificateur et victime.
Son rôle d'intercesseur auprès de Dieu n'est qu'un autre
'aspect et une suite de son action sacerdotale. (Jean XVII, 19 ;
1 Jean II, 1.)
II va sans dire qu'en tout cela, il n'y a pas la moindre trace
de l'idée d'une expiation par l'équivalence d'une peine en-
durée, d'une substitution juridique d'un innocent aux cou-
pables, ou d'une satisfaction donnée à la justice de Dieu.
La mort de Jésus reste toujours le moyen, non la cause de
la rédemption, dont l'amour du Père garde l'absolue initia-
tive. Loin que la mort du Christ détermine l'amour de Dieu,
c'est cet amour qui a fait au monde le don de son Fils.
« Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique au monde, afin que quiconque croit en lui ne périsse
pas, mais qu'il ait la vie éternelle. » (Jean 111, 16 ; 1, Jean IV,
10.)
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 29
L'idée d'expiation au sens scolastique et juridique n'est
pas davantage dans l'assimilation du Christ à l'agneau pascal.
Ce rite n'avait pas un caractère expiatoire '. Le sang de
l'agneau mis sur les portes des enfants d'Israël était simple-
ment un signe pour l'ange exterminateur de Jahveh. D'autre
part, sa chair était une nourriture dont se sustentaient les
pèlerins qui se mettaient en route vers la terre promise.
Ainsi le Logos incarné, après avoir donné son sang comme
propitiation, donne également sa chair et son sang à manger,
dont le croyant se nourrit et par lesquels il est substantielle-
ment transformé. Commencée par la rémission des péchés,
l'œuvre rédemptrice s'achève par l'habitation du Logos dans
ceux qui s'unissent à lui par la foi. Cette union duLogos avec
l'âme humaine est une donnée nouvelle que les Pères grecs
développeront avec prédilection, pour en faire la partie essen-
tielle et positive de l'œuvre du Christ : l'humanité bénéficie,
non de la mort du Christ, mais de son incarnation.
En résumé, nous arrivons à distinguer nettement deux
courants d'idées dans la Bible : l'un qui a pour point de
départ la notion lévitique du sacrifice et se développe dans
l'épître aux Hébreux et dans les écrits johanniques; l'autre,
qui part de l'idée prophétique du juste souffrant à cause des
péchés et pour le profit de son peuple, idée que reprennent
Jésus et Paul. La première de ces idées est purement rituelle;
la seconde est essentiellement morale et puisée dans l'expé-
rience de l'histoire. Ceux qui, avec l'auteur de l'épître aux
Hébreux, croient encore que l'adoration de Dieu, par le
rite des offrandes matérielles et des victimes immolées est
d'institution éternelle et divine, peuvent voir un sacrifice de
cette espèce, dans la mort du Christ sur la croix. Pour ceux
qui ne voient dans les offrandes et les victimes offertes à la
' Ces mots de l'évangile : 6 àavo;, 6 oîI^m-j zh-j iptzf-Tiav toG zoV^tzo'j, (ioi-
venl être traduits « l'agneau qui ô/c(et non pas qui poiic) le péché du
monde ». (Jean I, 29.)
30 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
divinité, pour gagner sa faveur, qu'un moyen élémentaire
et grossier, correspondant à l'enfance de la religion, pour-
ront bien se laisser encore aller, comme l'apôtre Paul, à dire :
« Le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même à Dieu, pour
nous, comme une offrande et un sacrifice de suave odeur ».
(Eph. V, 2) ; ils pourront bien répéter aussi avec le même
apôtre : « Offrez vos corps en victime vivante, sainte et agréable
à Dieu. » (Rom. XII, 1.) Dans un cas comme dans l'autre, ils
auront le sentiment qu'ils ne parlent que par métaphore, et
empruntent des images à un ordre de choses aboli, tout
comme les poètes en empruntent parfois encore à la mytho-
logie et parlent des muses, d'Apollon et de sa lyre.
DEUXIEME PARTIE
LA DOCTRINE ECCLESIASTIQUE
I. — Les idées des Pères. — La rançon payée à Satan.
Une chose étonne dans l'histoire des premiers siècles de
l'Église chrétienne : tandis qu'elle transformait la céléhra-
tiôn de l'Eucharistie en sacrifice expiatoire de la messe, et
mettait ainsi la mort du Christ au centre de son culte, elle
ne semblé pas avoir éprouvé le besoin d'en définir la signi-
fication par une doctrine arrêtée ^ Toutes les controverses
roulaient sur la Christologie, dans laquelle la doctrine du
salut était comprise. Le reste paraissait accessoire. Le sens
et la valeur des souffrances de Jésus faisaient partie des
points de doctrine qu'on pouvait discuter librement -. Le
Symbole apostolique énonce, en deux endroits différents, la
mort du Seigneur et la rémission des péchés, et le symbole
Nicéo-.Constantinopolitain rapporte le salut de l'homme,
' Un fait étrange qui n'a pas encore reçu, à notre avis, d'explication
satisfaisante, c'est l'absence de toute allusion à la mort du Christ, de
tout lien entre cette mort et l'Eucharistie, dans la plus ancienne litur-
gie chrétienne que nous possédions : Didachè des Douze apôtres, ch.
IX et X. En tout cas, cela prouve qu'à l'origine, l'Eucharistie était
bien un repas, le repas du Seigneur, Sdn^^o-j zoû zupiou, avec action de
grâce pour les aliments matériels et spirituels distribués aux hommes
par le père céleste, et pas le moins du monde un rite sacrificiel. Ce
n'est que plus tard et peu à peu que la table de famille s'est changée
en autel, et le pain rompu en hostie ou victime.
' Grégoire de Naz., Orat. 33, al. 27: <^t\o(j6'fît ptot mp'. /o<t,oiou -/xi y.&c-uwv,
TTcp! yX»];, TTspiijiu^f/;,.... TrîptàvaffTâffêw;, zpt(7ëwç, ùwaTTO^ôirew;, ypicToxJ rraOflvârwv.
Èv TO'jTotç -j/àp y.cà tÔ èi^nxi'/yiyn-j ovz «ypiîffToy v-xi tÔ ^ixuapry.vitv à/.ivouvov.
Voyez Irénée, Ad. hœr. I, 10, 3; Origêne, De princ. prœf., C. 1.
32 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
d'une façon générale, à l'incarnation, à la passion et à la
résurrection de l'Homme-Dieu'. Sauf quelques passages des
épîtres de Barnabas, de Clément Romain, de l'épître à Dio-
gnète, qui rappellent tantôt les idées ou les expressions de
l'épître aux Hébreux et tantôt celles de Paul 2, les Pères aposto-
liques et la majorité des Pères après eux, mettent encore plus
l'accent, dans l'œuvre du Christ, sur la doctrine qu'il a révélée
et sur l'exemple qu'il a laissé que sur ses souffrances et sa
mort 3. Le point de vue qui domine toute la théologie grec-
que est celui d'une théosophie rationnelle et mystique à la
fois, fondée sur la doctrine centrale de l'incarnation du
Logos. C'est du fait de l'incarnation que découle l'œuvre
rédemptrice elle-même. «Dieu est devenu homme, afin que
nous devenions divins comme lui*. » Telle est la formule qui
' Nie. Constantinop., Tôv (yîovj... Six tiÎv -nueripix-j (7WT»)or!av y.xrelBôvTx y.aî
2 Barnabas, cpisl. II-XIV; Clément Rom, episl. VII, XVI, XXI ; ad
Diogn. IX.
' Ikkn'ée, adu. Ivcr. II, 14, 7 : Utniin ne lu omnes {PhilosophiJ cogno-
verunl veritalem aiit non cognoveninl'? Et si qiiidem cognovernnt, sii-
per/îua est Salvntoris in hune nmnduni deseensio. — Lactanck, Instit.
div. IV, 26 : Deus eum statuisset hominem liberare, magistruni virtutis
legavit in terrain, qui et prœceptis salutarihus jormaret homines ad inno-
centiam et operibus factisquc prœsentibus justiliœ viam panderet, qua
gradiens hoino et doctorem suuin sequens ad vitam œternam perveniret.
Is igitur eorporatus est et veste carnis indntus ut, homini, ad queni do-
cendum venerat, virtutis et exempta et incitanienta prœberet. Sed cum
in omnibus vila' officiis justiciœ spécimen prœbuisset, ut doloris quoque
patientiam morlisque contempliun, quibns perfecta et consummata fd vir-
lus, t-aderet homini. vcnit in manus imj)iœ nationis... mortcm snscipere
non recusavit, ut hoino, illo duec, subaetamet catenatam morte m cum suis
terroribus triumpharet. Des textes pareils, plus fréquents eliez les Pères
qu'on ne peut croire, montrent quel rationalisme moral peut se ren-
contrer sous la métaphysique la plus supra-naturaliste. Le surnatu-
ralisme (les Pères n"est qu'un reste de leur forme de penser essen-
tiellement mythologique, comme cela va paraître dans leur théorie
d'une rançon payée au diable par Dieu même.
■* Athanase, de incarnat. Verbi D. 54 : AOtoç èvavQp'JjTrvîaEv, tva meU Gco-
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 33
retentit alors de tous les côtés. Cette divinisation de la na-
ture humaine, par l'union du Logos avec un corps d'homme,
enferme, pour la nature humaine soumise jusque-là à la
corruption et à la mort, la sanctification et le germe d'une
vie éternelle aussi bien physique que spirituelle . Les
hommes unis au Logos échapperont à la mort et ressusci-
teront '. Le plus souvent cette action du Logos divin sur
la nature humaine est représentée comme celle du levain
sur la pâte, d'après une image empruntée à Paul . Grâce
à l'union organique du Christ à la masse de l'Eglise qui
est son corps, le corps entier bénéficie du privilège du chef
de ses membres. Le péché d'Adam avait effacé l'image
divine que le Logos avait imprimée dans la nature hu-
maine, le Logos, revenant habiter en elle, restaure cette
image altérée et lui rend un éclat plus grand encore -.
Le côté négatif de l'œuvre du Christ n'était pas abso-
lument négligé. Athanase surtout voyait, dans la nécessité
de subir et par conséquent d'abolir la peine de la mort en-
courue par tous les hommes, le but principal de l'incar-
nation du Fils de Dieu. « Ce qui était dû par tous, dit-il,
devait être acquitté. Tous devaient mourir! C'est pour cela
surtout que le Christ quitta le ciel. C'est pour cela aussi
qu'après avoir démontré sa divinité par les miracles, il
s'offrit en victime pour tous et, au lieu et place de tous,
livra à la mort le temple de son corps, afin de nous mettre
en règle et de nous rendre libres à l'égard de l'antique trans-
gression, afin de se montrer lui même plus fort que la mort.
' Ibid. 9 : W h tw Qavârw (pOopà xarà twv àvQp^'jTrwv oO/.irt Jfwpxv s^îi Sià. rôv
£votv>7ffxvTx KÔyov èv TOvTot; Six TO'J Évôç (Twfxaro;. — HiLAIRE, de Trlnit. II, 24 :
Hiimani generis causa Dci filius natiis ex virgine et Spiritii sancto, ut
hoino faclus ex virgine, naluram in se carnis acciperet, perque hujus
adniixlionis societatein sanctificatum in eo universi generis humani
corpus existeret. — Okigène, Contra Celsum, III, 28, etc.
- Grégoire de Nysse, Orat. catech. 32, Athanase, De incarnat. V. D.
13.
3
34 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
et faire apparaître son propre corps, prémices de la résur-
rection de tous '. »
Mais si l'on cherche comment la mort du Christ a opéré
cette rédemption des pécheurs, on constate que presque
tous les Pères se la représentent comme un drame semi-
mythologique et semi-juridique des plus étranges. La
théorie d'une rançon payée au diable semble être le
prolongement, dans l'Eglise, des imaginations gnostiques -.
Cette conception plaisait à la fantaisie populaire ; mais plus
la théologie s'y abandonnait, plus elle s'éloignait de la
théorie d'un sacrifice offert à Dieu. N'est-il pas curieux de
constater qu'à ce moment, dans l'Eglise catholique primitive,
la pensée allait d'un côté, et le culte de l'autre. Pour être
conséquente, l'Eglise aurait dû faire, de la messe, un sacri-
fice offert au Diable.
Irénée, le premier, semble avoir esquissé la théorie de la
rançon ainsi entendue. Par son premier péché l'humanité
est tombée sous la domination légitime de Satan. Dieu, tout-
puissant, aurait j)u briser cette domination et ravira Satan
cette propriété par un acte de sa toute-puissance. Mais,
juste essentiellement, il a voulu procéder justement même
avec le prince de l'injustice. Il lui a donc proposé un con-
trat en due forme. Il lui a offert, à titre de rançon, l'àme de
son Fils, en échange des àmcs humaines. Pour cela, le Fils
' Ibid. 20.
- Mnintes métaiihorcs bibliques ont servi à former et à justifier cette
étrange conception, et cela doit nous avertir du danger qu'il y a à tirer
un dogme dune métaphore populaire; car, dans toute métaphore, il y
a un germe ou un reste de mythologie. Ce sont d'abord les termes de
« rançon » et de « racheter », avtoov, àyopiÇuv (Matth. XX, 28; 1, Tim.
II, G; Tite II, 14, etc.). Il ne pouvait venir à la pensée des pre-
miers chrétiens qu'une rançon put ou dût être payée à Dieu. Les
âmes pécheresses appartenaient en propre à Satan. C'est de lui qu'il
les fallait acheter. En second lieu, ce sont tous les passages où il est
question d'une lutte ou dune victoire du Christ contre Satan.
Luc X, 18; .Jean XII, 31 ; 1 Jean III, 8 ; Col. II, 15, etc.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 35
de Dieu devait être à la fois homme et Dieu : homme, parce
qu'il devait offrir une rançon pour les liommes; Dieu, pour
pouvoir, après sa mort, triomplier de Satan et de l'Enfer. Le
Diahle se laissa prendre au piège, il accepta le marché ;
il relâcha les hommes pour recevoir à leur place l'àme du
Fils de Dieu. Mais il ne fut pas assez fort pour la retenir.
Le Fils de Dieu sortit de l'Enter après en avoir hrisé les
portes. Le contrat n'en restait pas moins valal)le. Ce n'est
pas la faute de Dieu. Le grand dupeur s'était dupé lui-
même *. Presque tous les Pères de l'Eglise, d'irénée à Gré-
goire le Grand, se plaisent à développer et à prêcher cette
théorie, en sorte qu'elle va s'emhellissant et se dramatisant
de plus en plus, à la confusion du diahle qui devient alors
le personnage à la fois odieux et ridicule des mystères du
moyen-àge -. « Comme un habile pêcheur. Dieu cacha la
nature divine de son Fils sous la chair humaine, pour
prendre Satan à l'hameçon de sa divinité. Celui-ci, comme
un poisson vorace, avala l'amorce et l'hameçon. Ainsi fut
accomplie la parole dite jadis par Dieu à Job (XL, 19) :
Prends-tu Léviathanà l'hameçon ? Cette voracité en effet, lui
fut fatale. Comme autrefois Saturne, il dut rendre ceux qu'il
avait dévorés ^. »
' Irénée, adv. hier. V, 1, 1 : Verbuin polcns et veriis hoino siio san-
guine nos rcdimens, redcmptionem semcUpsiim dédit pro his qui in
capliuilalem ducli siint. Et, quoniam injuste dominabatur nobis Apos-
tasia (di(dyolus), polens in omnilnis Dei verbuin et non deficiens in sua
Justitia, juste etiani udoersus ipsum eonversus est opostasiam, ea quœsunt
sua redimens ab eo, non cuni vi, sed secunduni suadclani quemadniodun}
decebat Deum...
OrIGÈNE : in Malth. XX, 28 : Ttvt ïSor/.z -«v ■\i\)yj,:' aÛToS ).jTf,ov ivrî 7roA).wv ;
0 j '/ip fî/j Tw 9îw. fi»; Ti oùv TM 7rov»&w ; oOroç /-m Ivù/'ïi r,^w, e .>; ^oG^, tÔ ÙtzIo
\jy.'',yj a.'jzm X'jTpov, Y) toG 'l«aov ■^J/t^, à.txTnÔivri c); S jjxyijw aùrfi; xupuÛTzt xai
o\iy_ QO'it'j-i oTt o'J '^ipct TYi^j ini. tm ■/'j-'v/zi'j xvt/,v [i/TXvov.
' Grégoire dkNysse. Or. catech. 22-20. Léon le (iRAXi), ScnnoXXII,4.
Ambroise, in Kvang. Luc. IV : Oportuit hanc fraudeni diabolo fieri.
Augustin, de lit)er. arbitrio, III, 10, etc.
• Grégoire le Gr.\nd, honiil. in Evangelia II, 25, 8 : Per Leviathan —
cetus ille deuorator humani generis designatur. — Ilunc puter oinni-
36 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
Une pareille théorie n'était pas sans causer quelque scan-
dale aux esprits plus délicats et d'une moralité un peu plus
difficile. Non seulement la comédie paraissait indigne de
Dieu, mais on avait de la peine à admettre que Dieu dût au
diable autre chose que la punition de ses forfaits. Grégoire
de Naziance s'élève très vivement contre cette idée d'une
rançon otferte au diable. Mais il ne comprend pas davan-
tage qu'il puisse être question d'une rançon payée à Dieu.
En quoi, demande-t-il, le sang de son Fils unique pouvait-il
agréer au Père? Mais alors la théorie de la rançon suc-
combe tout entière sous la double protestation de la con-
science chrétienne. Grégoire de Naziance la maintient cepen-
dant ; mais il lui enlève son caractère de nécessité. La ran-
çon a été offerte à Dieu, non que Dieu l'exigeât, mais à cause
de l'économie du salut '. Quand on cherchait en Dieu même
la cause de la mort du Christ, on ne pensait guère, comme
on fera plus tard, à sa justice, mais uniquement à sa véra-
cité qu'il fallait sauvegarder. Dans la Genèse, Dieu avait
promis la mort au péché. Il ne pouvait plus s'en dédire ^.
Augustin estimait que Dieu, tout ensemble, avait dû et nous
aimer et nous haïr, et c'est ce sentiment de haine qui devait
être eiîacé. Par ce côté. Dieu avait besoin d'être réconcilié
avec nous. Augustin expliquait ce paradoxe en disant que
Dieu aimait en nous son œuvre et détestait notre péché.
Mais telle était encore l'inconsistance de la pensée chré-
tienne sur ce point, que le même x\ugustin enlève à la mort
du Christ toute nécessité métaphysique en déclarant que, si
potens homo cepit quia ad morlcin illins imi(/cniliim jiliiun incarnatiim
misit, in qiio cl caro passibilis videri posset et divinitas impassibilis videri
nonposset. Ciimqiie in co serpens istc, per nmniis pcrscquentiiun, escam
corporis momordit, divinitalis aculens illiini perforavil. Grégoire de
NySSE Or. catech. 24 : Tw TrpozaAvpjxaTJ t^ç oùffêwç jÔjxwv B-iiSY.f-j'fBri TO Ostov,
îva xaTà toÙ; Xïyvou; twv tyOvwv tw Szi.ixrt rfi; <rap/.o; (jij-JxnornyjQfi to a'/xiffrpov
Tr,i ôtOT/iTo;.
* Grégoire de Naz. Orat. XLII.
- Athanase, de incarn. v., 7 et 9.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 37
Dieu a choisi ce moyen de Rédemption, il était parfaitement
libre d'en prendre un autre K
II. — La théorie li Anselme.
« L'orientation de la pensée théologique, dit très bien,
M. Ménégoz ^ change avec le Car Deiis homo de saint An-
selme... L'accent désormais portera sur la valeur rédemp-
trice, non plus de l'incarnation, mais de la mort du Christ.
Cette évolution marque une date nouvelle dans l'histoire des
dogmes. A partir de ce moment la notion de la rédemption
se dégage de celle de l'incarnation. La sotériologie devient,
dans la dogmatique, un chapitre distinct, à côté de celui de
lachristologie. En même temps c'était un retour vers la con-
ception bililique, cardans la pensée des auteurs du Nouveau
Testament, ce n'est pas par son incarnation, mais par sa
mort, que le Christ a opéré la rédemption de l'humanité. »
Il faut ajouter que la théorie d'Anselme, avec des variantes
de détail, si elle n'a pas été sanctionnée comme article de
foi, par aucune Église, n'en est pas moins devenue, en fait, la
doctrine orthodoxe, dans l'Église catholique et dans les
Églises protestantes. Repoussant l'idée d'une rançon payée
au diable, Anselme a le premier mis en opposition, en Dieu
même, l'attribut de la justice et celui de la clémence. Il a
construit, en théologie, un théorème analogue à celui du
parallélogramme des forces dans la mécanique, selon le mot
spirituel de Strauss : la clémence divine tendant à faire
grâce, la justice réclamant un châtiment impitoyable sont
deux forces égales dont la résultante nécessaire est dans la
diagonale de la saiisfdclion vicaire.
' Augustin, de agone, 11 : Siinl stiiUi qui diciini : non poternt aliter
sapientia Dei homincs Uherarc, nisi suscipcrel homincm et nascrrctnr de
femina et a pcccatoribiis omnia paterctur. — Potcral omnino, scd si
aliter faccret, similiter vcstrrr stiiltitic displiceret.
* E. MÉNÉGOZ, La théologie de l'épitre (uix Hébreux, p. 230 et 231.
38 LA doctrinp: de l'expiation
Le point de départ de la théorie est dans ce principe du
droit germanique, alors en pleine vigueur dans le monde
féodal : Necesse est ut omne peccatiim mit pœna mit saiis-
factio sequatiirK Ajoutez-y l'idée de l'honneur, empruntée à
la chevalerie. Anselme en va déduire, par une dialectique
serrée et en quelque sorte mathématique, toute sa doctrine.
Le péché n'est pas autre chose que le refus de donner à
Dieu, le suzerain universel, ce qui lui est dû. Toute créa-
ture raisonnable doit à Dieu de soumettre sa propre volonté
à la sienne. C'est l'honneur qui revient à Dieu. Quiconque
se révolte contre sa loi lui ravit l'honneur -.
Or tolérer qu'une créature ravisse au Créateur l'honneur
qui lui appartient, serait la plus intolérable injustice, car outre
que cette tolérance mettrait en cause la dignité même de
Dieu, elle introduirait dans son œuvre un principe de trouble
et de désordre qui en altérerait gravement l'harmonie et en
gâterait la beauté. Rien n'est donc plus Juste, pour Dieu, que
de sauver son honneur •'. Or, il ne le peut que par deux
moyens. Il faut que l'homme rende à Dieu ce qu'il lui a pris,
et même quelque surplus, à cause de l'outrage, ou bien que
Dieu reconquière son Jionneur, de force : ou réparation
volontaire ou peine nécessaire ^ La peine du péché, ce sera,
pour rhomme, au lieu du bonheur et de la vie éternelle, les
tourments éternels de V enfer.
L'homme, d'autre part, une fois tombé dans le péché, ne
' Cur Deus lionio I, 14.
* Ibid. I, 11 : Non est aliiul pcccare quant Dco non reddere debiium.—
Omnis voliintas ralionalis crcatnr<r snbjccta débet esse voliinUdi Dei. Hoc
est debitiun, qiiod debel (inyelnset honio Deo. Hic est soins et loliis honor
qncm a nobis exiyil Deus. Hnnc honorem debilnm qui Deo non reddit,
aufert Deo quod suum est et Deum exhonorat : et hoc est pcccare.
3 Ibid., 13 : Nihil ergo Deus seruat juslius quani suœ dignitatis
honorem.
* Ibid., 13 ; Necesse est ergo, aul ablalus honor soluatur aut pœna
sequatur. — 14 ; Aut enim peccator sponte solvit quod débet, aut Deus
ab invilo accipit.
ET SON ÉVOLUTION HISTOHIQUE 39
peut jamais, quelle que soit sa bonne volonté, donner à Dieu
une satisfaction suffisante ou même quelconque. Car tout ce
qu'il peut faire de bon et de méritoire, il le doit à Dieu, à
chaque instant de sa vie, et il ne saurait jamais, par consé-
quent, éteindre la dette ancienne '. Bien plus, l'honneur de
Dieu vaut plus que le monde entier : si l'on mettait sur une
balance, d'un côté la valeur du monde entier et de l'autre
la moindre désobéissance à la volonté de Dieu, celle-ci pèse-
rait plus lourd encore-. Il est donc bien évident que l'homme,
créature finie, ne pourra jamais payer de lui-même à Dieu
la dette intinie de son péché -K
Après avoir ainsi développé rigoureusement ce que ré-
clame la justice de Dieu, Anselme revient à ce que veut sa
bonté. L'une n'est pas moins immuable que l'autre. La
bonté de Dieu ne peut abandonner le dessein de grâce qu'elle
a eu en créant l'homme; elle doit l'achever. Il s'agit donc de
concilier en Dieu ces exigences contraires et, pour cela, de
trouver un être qui soit à la hauteur d'une telle tâche. Il
faut que cet être soit, plus que tout, hors Dieu. Il faut donc
qu'il soit Dieu. D'autre part, un homme doit payer la dette
humaine. Ainsi l'homme doit la satisfaction exigil)le, et Dieu
seul peut la fournir; il est donc nécessaire que Dieu se fasse
homme. Telle est la réponse à la question : Ciir Dciis lionio'\
Si l'on demande maintenant en quoi doit consister la
' Ibid. 20 : Si me ipsiiin et qiiidqiiid possnni etiain qiiaiido non pecco,
illi debeo ne pecccni, nihil habco qiiod pro peccato Hli veddam.
"^ 21 ; Qaid, si necesse esset, mit totnm nuinduni et quidqnid Dens non
est, perire et in niliilnm redigi anl te facere rem parvam eoidni volun-
tateni Dei? secnndum qnanlitatem peccati exigit Dens satisjdctionem.
' Qnid evgo erit de /c :' Qnomodo poteris s(dvus esse... Si rntiones Inas
eonsidero, non video quomodo.
'' Ibid. II, 4 et 5.
'• Ibid., II, G : Illnm qnoqne qui de sno poterit Dec dore aliquid qnod
snperei omiie qnod snb Deo est, majorem neeesse est esse qaam oinne
qnod Dens non est. Xihit antem est snper omne qnod Dens non est nisi
Dens. Xon eryo potest lutne satisfnctionem faeere nisi Dens. Sed nec
facere ittani débet nisi liomo Necesse est nt eam facial Dcns-IIomo.
40 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
satisfaction fournie par l'Homme-Dieu, il est clair que ce ne
sera pas dans son obéissance active; cette obéissance aux
commandements de Dieu, il la doit personnellement et na-
turellement comme toute créature. Mais mourir et souffrir,
il ne le doit pas, puisqu'il est tout-puissant et sans péchés
S'il donne donc librement sa vie, il donne quelque chose
qui est d'un prix infini, suffisant et même au-delà, pour com-
penser la dette de l'homme. Il s'acquiert un mérite que Dieu
ne saurait laisser sans récompense. Mais le Fils qui déjà
possède tout par droit d'origine, ne peut être personnelle-
ment récompensé. Il lui reste donc un surplus de mérites
dont le bénéfice sera reporté au compte des pécheurs et pour
leur salut. Ils sont tenus quittes, parce que leur dette se
trouve payée. C'est le double triomphe de la justice et de la
miséricorde de Dieu^.
La théorie d'Anselme n'eut pas le succès immédiat qu'on
pourrait supposer. La vieille tradition dominait les esprits et
la prédication populaire. Cette haute spéculation purement
rationnelle, cette belle dialectique platonicienne excitait,
chez ceux-là mêmes qui la pouvaient suivre, plus d'admira-
tion que de confiance. On était aux débuts de la scolastique.
Abélard était d'accord avec Anselme, pour nier le droit du
diable et l'écarter totalement de l'œuvre de la Rédemption ;
mais il répugnait à une construction où les réalités morales
semblaient transformées en quantités géométriques. Selon
lui, le Christ mourant faisait notre salut, non pas en satis-
faisant à la justice de Dieu, mais en nous donnant un
exemple d'amour infini, et en provoquant, dans l'àme des
pécheurs, un amour correspondant qui les ramène à Dieu ^.
' Ibid., II, 11.
^ Ibid. II, 19 et 20 : Misericordiam vero Dci qiiœ perire videbafiir,ciim
jiistitiain Dei et pecccdiim hominis cousidcrabanms, tam inagnam,
tamqiie concordem invcnimus jiistitiœ, iit nec major nec jnstior cogi-
tari possit, etc.
' x\BÉLARD,Epitome c. 23 : Ego vero dico ctralione irrefragabili probo,
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE
41
Saint Bernard l'accusait de rationalisme et défendait encore
contre lui le droit que Satan ne laissait pas d'avoir sur ses
victimes*. Pierre Lombard accumulait et cherchait à conci-
lier les opinions les plus divergentes-. Il émet l'idée que
la mort de Jésus a été tout ensemble une rançon payée au
diable et une démonstration d'amour.
Ce n'est qu'avec saint Thomas d'Aquin que la théorie de la
satisfaction revit et rentre en scène, non sans modifications
importantes. Elle est désormais fondée, non plus sur le droit
germanique (compensation du délit par une offrande équi-
valente au dommage commis), mais sur le droit romain
(satisfaction par la peine légale, méritée et subie). L'idée de
la substitution s'accuse davantage, et par là même la doc-
trine de Thomas prend un caractère expiatoire plus prononcé
que celle d'Anselme. Le Christ a pu être substitué aux cou-
pables, dans l'exécution de la peine du péché, parce que,
uni à l'humanité, il forme avec elle une sorte de personne
unique, un corps mystique comme la tête et les membres.
« En tant que deux hommes deviennent un seul être par
l'amour, l'un peut satisfaire, à la place de l'autre ^ » D'autre
part, Thomas, qui est plein de contradictions mal dissimu-
lées, verse à nouveau dans le sens de la théorie anselmique
de la compensation, par la manière dont il considère et ap-
plique les mérites du Christ. Ceux-ci dépassent encore ce
quod diabolns in hoininem imllumjns habiierit. Neqiic euim qui ciim dcci-
picndo a siibjcclione Domini siii alienavit, aliqnam polcsUdcm super
eiim debiiil accipcre, poliiis, si qiiam prias habcrct, dcbitit ainiltere.
Thcol. christ. IV, 13 : Moricndo qnidcni docuil qiiitidiiin nos dilcxerit,
alqnc in hoc ipso nobis nsqne ad niortcm pro ipso certiindi e.vcmplnm
proposait.
' Epist. ad Innoc. II, de erroribiis Ahad. c. 5 : D/.sm/ tAbœlardas) dia-
bohun non solani potestatem scd cli((ni Jastani habaissc in honiincs.
* Pierre Lomrard. Lib. III, 19.
' Thomas d'Aquix, Sumnia, P. III, (iiuvst. 48, art. 2 : Capat et meni-
bram sant qaasi an<i persona nujstica, et ideo satisfaclio Ctwisti ad omnes
fïdeles perlinet sicat ad sua menibra. In qaantani cnim dao homines snnt
iinam in caritatc, anas pro alio salisfacere potes t.
42 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
qu'exigeait la loi divine et restent surabondants, à la dispo-
sition de l'Eglise 1.
Dans le môme temps qu'il tentait de perfectionner la
théorie d'Anselme, il en ébranlait le fondement métaphy-
sique, en réduisant la nécessité de ce moyen de salut à une
nécessité purement relative. Il reprend, en effet, l'idée d'Au-
gustin, que Dieu était absolument libre de choisir un autre
mode de Rédemption. S'il a préféré élire celui du don et de
la mort de son Fils, c'est en vertu de la convenance de ce
moyen au but qu'il poursuivait-. Thomas ouvrait ainsi la
porte à la critique de Duns Scot qui, au nom de l'arbitraire
divin, allait enlever à la théorie de la satisfaction toute force
logique et, ce qui est plus grave, tout sérieux moral. Le doc-
teur franciscain dénoue tous les liens, conteste toutes les
' Ibid. Chrisliis aulem, ex caritale et ohedientia jxitiendo, majiis Dco
aliqnid exhibait qiuim exigeret reconii)cns(dio loliiis o/fensœ geiwris
liiimani... Et idco passio CJii-isti non solnin suf/icicns, scd ctiam siiper-
abiindans satisfaetio fuit.
■^ Ibid. III, 1, 2 : Ad finem atiqneni dicitnr (diqaid necessarinm esse dn-
pliciter. Uno modo, sine qno (diqaid esse non potest : sieat eibas est ne-
cessarias ad conservationeni hamanœ vitœ. Alio modo per qaod melius
et convenienlias j)eriH'iutar ad finem : sieat eqnas neeessarias est ad iter.
Primo modo, Deam incarnari non fait neeessarium ad reparationem
hamanœ natara'. Deas enim per saam omnipotentiam pote rat hamanani
nataram maltis aliis modis reparare. Secando aatem modo, neeessarium
fuit Deum incarnari ad hamanœ nalurœ reparationem. Cette nécessitas
conuenientiœ est expliquée ailleurs : Quest. 4G, art. 2 et 3, etc. Tous les
points de vue sont juxtaposés chez Thomas plutôt que conciliés. Les
soufTrances du Christ nous sauvent tantôt per modum salisfactionis,
tantôt per modam meriti, per modum sacri/lcii aut per modum redemp-
tionis. Ce qui fait que Harnack conclut ainsi, Do^^m. Gcsch. lîl, p. 458:
« Malta, non maltum. La doctrine de Thomas laisse l'impression de
quelque chose de chaoti([uc. Sa pensée Hotte entre l'h} pothétique et
le nécessaire; entre une rédemption objective et une rédemption sub-
jective; entre la satisfaelio su})erabund(tns et l'atTu-mation que, pour les
péchés commis après le baptême, l'homme a {piclque chose à ajouter
à l'œuvre et aux mérites du Christ. Il était (hms la logique du déve-
loppement de la doctrine que Duns Scot, poussant plus avant, en-
traînât toute la théorie dans le relatif. »
ET SON KVOLUTIOX HISTORIQUE 43
nécessités logiques OU morales qui reliaienlen un corps leime,
les diverses parties de la théorie d'Anselme, en sorte que les
morceaux n'en tiennent plus ensemble ([u'cn vertu d'une
volonté arbitaire de Dieu. Il nie qu'il fût nécessaire que le
genre humain fût sauvé ; il nie que ce salut ne pût être
opéré que par une satisfaction ; il nie que, pour fournir cette
satisfaction, la mort d'un Dieu-homme fût nécessaire; il nie
enfin que le Christ fût en mesure de donner une satisfac-
tion suffisante ou surabondante. Si la passion du Christ a
opéré le salut, ce n'est pas à cause d'une valeur ou d'une
vertu qui lui fût propre, c'est parce qu'il a plu à Dieu de
l'accepter comme suffisante. Ayant soulfcrt seulement comme
homme et dans un temps très court, le Christ n'a pu s'ac-
quérir qu'un mérite humain et tini. Duns Scot nie d'ailleurs
également la gravité infinie du péché de l'homme. C'est par
le martyre de Jésus homme que Dieu a jugé bon de nous
sauver et même chaque homme pourrait salisfaire pour son
propre compte, si Dieu lui en donnait la grâce première,
comme il nous l'a donnée déjà avant tout mérite de notre
part. N'est-il pas curieux de voir le supranaturalisme de la
doctrine scolastique se dissoudre i)ar cela seul ([u"il est
poussé à l'extrême, et, dans les dernières conclusions de
Duns Scot, toucher à ce qui sera plus tard le lationalisme
socinien? '.
Malgré l'opposition des docteurs franciscains, la (h)ctrine
' Duns Scot, in Sentent, lib. III, Dist. H) et 20 : Siciit onuw aliiid a
Dco ideo est boiiiim (jiiid a Dco volilnm cl non c conversa, sic nicritnin
illnd iChrisliJ Utntnni bonnni cral pro qnanto acccpUduilur cl idco mcri-
liim quia accepUdiim, non (nilcnj c conncrso... Qnanlum vcro allincl ad
nicrili snffîcicnlianï, Jnil profccto illnd finiUun (pii(ic(nis(icjns /inila... non
cnini Chrislns (puilcnns mcrnil scd in quanhun honio. Proindc si cxquiras
quantum valucril Christi mcrilum, valnit procul dubio quantum fuit a
Dco acceptalum. Divina acccptalio est potissin^a causa cl ratio omnis
nwriti, etc. Duns Scot n'hésite pas à dire qu'un anf*e ou un honunc
juste, ayant reçu la grâce (ie bien faire, pouvait tout aussi bien nous
mériter le salut, si Dieu seulement l'avait ainsi voulu.
44 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
d'Anselme s'est profondément implantée dans la tradition
de l'Église catholique. Il ne faut pas s'en étonner. Il y avait
dans cette doctrine maints éléments qui étaient en trop pro-
fonde harmonie et conspiraient trop heureusement avec les
tendances ascétiques de la morale catholique et avec les pra-
tiques religieuses les plus populaires : 1° la conception de
l'œuvre du Christ, comme œuvre siircrogatoire, c'est-à-dire
le Christ, idéal du moine et du saint, faisant plus que ce que
Dieu lui demandait, et gagnant ainsi des mérites réversibles
sur d'autres ; 2° le péché défini comme une dette, et Dieu
comme un créancier humain qui se déclare satisfait de
quelque main que lui revienne son argent ; 3" la grâce di-
vine transférée à l'un ou à l'autre parmi les pécheurs, comme
par une lettre de change contresignée par l'Eglise ; tout cela
ne venait-il pas de très haut et comme par un exemple divin,
justifier la théorie de l'efficacité des messes et la pratique
des indulgences? Il n'est donc pas étonnant que l'Eglise ait
retenu une doctrine dont il lui revenait tant et de si pré-
cieux avantages ^
On comprend moins bien l'accueil plus empressé encore
que lui firent tous les Réformateurs. Sans nul doute ils fu-
rent séduits par le fait de la gravité infinie qu'Anselme don-
nait au péché de l'homme et de l'insolvabilité absolue à
laquelle il réduisait le pécheur. Ils ne virent pas que cette
gravité du péché, provenant uniquement du caractère infini
de l'être offensé, c'est-à-dire Dieu, restait quelque chose
d'extérieur à la conscience humaine, que la nature divine
avait été peut-être lésée par le péché, mais que la nature
humaine, tout en étant responsable juridiquement, n'en était
^ Concile de Trente, sess. VI, can. 7 ; sess. XIV, can. 8. Catechismus
roni. II, () : Est intégra atqiie omnibus numcris pcrfccla scitispictio qiiam
Chrisliis Pdtri pcrsolvit. Ncqnc vcro prctinm dclu'tis noslris par solum et
œqnale fuit, veriun ca longe supcravit. Cela n'cni])èche pas que les mé-
rites des saints et ceux mêmes de chaque chrétien ne viennent encore
s'ajouter à ceux du Christ et accroître la richesse du trésor de l'Église.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 45
pas pour cela plus mauvaise. Les Réformateurs se conten-
tèrent d'opposer la pleine suffisance des mérites du Christ
aux salisfadions ascétiques et aux mérites humains que re-
commandait l'Eglise'. Ils ne voyaient pas que ces idées
mêmes de mérite et de satisfaclion les mettaient, dès l'ahord,
sur un terrain tout légal, hors de l'Evangile de grâce et de
pardon gratuit, qu'ils voulaient rendre au monde. Luther a
bien éprouvé quelque scrupule au sujet du terme et de l'idée
de satisfaction,'^ et Calvin parait fort embarrassé devant les
idées contradictoires de grâce et de mérite 3. Mais ni l'un ni
l'autre n'ont pu ni su briser sur ce point la puissance de la
tradition, catholique. La théorie d'Anselme ou plutôt de Tho-
mas d'Aquin est entrée dans les livres symboliques des deux
Eglises protestantes '* et a été développée par les scolastiques
protestants du xvif siècle jusqu'à ses conséquences extrêmes
et nécessaires. Sans sourciller, ils étendirent cette satisfac-
tion pénale fournie par le Christ jusqu'à la malédiction di-
vine et aux tortures de l'enfer. Christ a enduré les peines
éternelles non extensivc, sed intensive. C'est en Gethsemané,
quand « l'âme de Jésus est triste jusqu'à la mort », et, sur
la croix, quand lui échappe ce cri de détresse : « Mon Dieu
pourquoi m'as-tu abandonné! » que ces théologiens voyaient
le Fils succomber sous le poids du péché de l'humanité et de
* Conf. helvet. II, c. 14 : Iinprolntmiis illos qui suis salisfactionibus
existimant se pro cominissis satis facerc pcccatis. Nam docenius Christum
unum, morte et passione sua esse omnium pececdorum salisjaclionem,
propitiationem et expi(dionem.
' Luther. Kirchenpostille, Ausg. von Franckc, I, p. 021 : Daruni
soll auchdiesWort, « Geniigthuung », in unsern Kirchen und Thcologia
fiïrder nichts und todt sein und dem Richterand und Juristriisehuten,
dahin es gehœrt und dahcr es auch die Papistcn genommen, J)et"ohlen
sein, etc.
' Calvin. Inst. eh. II, c. 17. Il faut lire tout ce curieux chapitre pour
voir comment Calvin ramène, en lin de compte, le mérite même de
Christ, à la pure et souveraine grâce de Dieu. Voir encore III, c. 15.
* C. A., p. 10; F. C, p. 684-696. Conf. helv. II, c. 15. Conf. belg.,
art. 20. Calvin. Inst. ch. II, c. 16 et 17. Form. Cons. helvet., 15, etc.
46 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
la malédiction du Père. Ainsi s'établissait une prétendue
équivalence entre la peine méritée par les hommes et la
peine soufferte par le Rédempteur'. Quand une doctrine ar-
rive à sa forme extrême, toutes les contradictions internes
qu'elle recèle sont prêtes à se manifester. Les conclusions
des dogmaticiens protestants étaient logiques ; mais elles
révoltaient en même temps la conscience morale et la raison
qu'elles prétendaient satisfaire. Cette révolte éclate aussitôt
dans la critique socinienne et arminienne.
III. — Critique socinienne. Ruine de la théorie juridique de la
satisfaction.
A. Harnack fait cette juste remarque que la critique de
Faustus Socin est la résurrection et le prolongement de celle
de Duns Scot et de son école. Seulement, n'étant plus con-
tenue par le respect de l'autorité de l'Église et trouvant, au
contraire, dans l'éveil et les tendances de l'esprit moderne
une conspiration puissante, elle fut plus radicale et devint
irrésistible. On a dit que cette critique fut purement néga-
tive. Cela est vrai ; mais il y a un temps pour démolir et un
temps pour construire. Les Sociniens firent admirablement
leur métier de démolisseurs. Ils attaquèrent et ruinèrent la
théorie d'Anselme avec la même dialectique abstraite et for-
melle qui avait servi à la fonder. Qu'avec un tel instrument,
' J. Gerhard. Loc. theol. XVII, 2, 54 : Qiiomodo eniin peccala nostra
vere in se siiscepisset ac perfectam satisf'actioncmprœstilissel, nisi iram Dei
indii'idiio ncxu ciim peccatis conjiinctain vere sensisset r' Qiiomodo a ma-
ledictione legis redemisset, factns pro nobis malediclio, nisi jiidicium
Dei irati perse nsisset ? Quexstedt. P. III, p. 346 : Scnsit-mortem œternam
sed non in œternum. ^Eterna ergo mors fuit, si specles essentiam et in-
Icnsioneni pœnariim ; sin respicias infînitam personœ patientis siiblimi-
tatem, non tanUim œqiiipollcns, sed et omnes omnium damnatorum œter-
nas mortes infinities siiperegrediens fuit. Hane ipsam vero mortem œter-
nam criicidliisqne infernales non posl, sed ante mortem temporalem, in
horlo oliveti et in criice siistinuit saloator. Cf. Hollaz, p. 731, etc.
KT SON ÉVOLUTION HIS TOHIQli; 47
leur œuvre soit restée à fleur de terre et ait laissé subsister
le problème tout entier, il faut l'avouer encore. Mais ils
n'en ont pas moins rendu à la conscience chrétienne un
inappréciable service, non seulement en faisant éclater les
contradictions internes de l'ancienne doctrine, mais en
faisant sentir à tous l'insuffisance et l'incompatibilité radi-
cale des notions juridiques pour traduire le caractère de
l'œuvre du Christ. Ils ont ainsi contraint la pensée chré-
tienne à quitter définitivement le terrain de la mythologie et
du droit pénal, pour se placer enfin sur le terrain des réali-
tés morales. C'est pour cela que cette critique marque un
moment essentiel et décisif dans l'évolution de la doctrine,
dont nous suivons l'histoire.
F. Socin fait éclater une première contradiction entre
l'idée de satisfactio et celle de rcmissio pcccatoriim . Où l'on
a satisfait, il n'est plus nécessaire de pardonner ; où il est
nécessaire de pardonner, satisfaction n'a pas été donnée.
Une dette est remise ou exigée. Dire qu'un autre la paie ne
modifie rien. C'est un changement de débiteur, non d'opé-
ration. Le paiement de la dette emporte, de droit, la libéra-
tion ; il ne saurait plus être question d'un don. Parlez de
droit ou parlez de grâce ; mais ne mêlez pas confusément
les deux notions; vous les détruisez l'une par l'autre'.
On parle de dette. Mais en est-il des dettes morales comme
d'une somme d'argent? Peut-il y avoir transfert du mérite et
de la peine d'un individu à un autre comme pour une lettre
de change ? Non ; la dette d'argent est quelque chose de
matériel et d'extérieur à l'homme; le mérite ou la peine
sont chose strictement personnelle et inséparable du sujet
lui-même-. Un innocent peut bien souffrir d'une condam-
' F. Socin. Pnçlcct. thcol. c. 16-18 : Rcmillcre pcccala et sibi pro
ipsis vere salis fie ri pleine conlraria siint nec alla rai ione si mal eonsistere
qiieiinl... Dam enim debilain remittiiiir, condonalar ; duin vero pro eo
salisfil, exigilar.
' F. Socin. Christ, relig. brev. inst., p. 061 : Aliiis pro alio pœnas
48 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
nation injuste ; il ne la souffre jamais comme un criminel.
Outre que ce transfert de la peine interne du péché est im-
possible, il serait souverainement injuste à Dieu de l'or-
donner. La stricte justice n'est pas satisfaite par les souffran-
ces d'un innocent ; elle exige que le coupable soit puni.
(Deut. XXIV, 16 ; Ézéch. XVIIl, 20.) Il en est de même pour
les mérites que le Christ se serait acquis par son obéissance
active et parfaite. Où serait le surcroît réversible au compte
d'autrui? Y a-t-il une créature qui ne soit tenue d'obéir à la
volonté de Dieu, et, en obéissant, fasse jamais plus que son
devoir' ?
Enfin, il n'y a aucune équivalence réelle entre ce que le
Christ a fait ou souffert et ce que nous aurions mérité de
subir. Nous avons encouru la peine de la mort éternelle ;
Christ ne l'a pas subie ; ses souffrances et sa mort l'ont, au
contraire, conduit à la gloire. On a tort d'espérer compen-
ser ce qui manque à la quantité par la qualité des souffran-
ces, en disant que Christ était Dieu; car il n'a pas souffert
comme Dieu, mais comme homme, et cette souffrance n'a
jamais été qu'individuelle et finie, par conséquent inégale à
la somme de toutes les peines méritées par les individus
humains. Si l'on dit alors que Dieu, par grâce, s'est con-
tenté de cette satisfaction insuffisante, il faudra demander
pourquoi il ne s'est pas désisté de toute satisfaction -. Accordé
même qu'il y eût en Christ une nature divine capable de
istas darc neqiiaqiiain polest. Non enim siciit iinius pecunia alterias fieri
potest, sic uniiis pœnœ alterias fieri possiint. Est pecunia nt jurisconsiilti
loquuntiir, reale quoddam ; pœnœ vero... snnt qnoddani personale, et
propterea ejus modi quœ illi ipsi qui eas dat, perpétua adhœreant, nec
in alium qneant transferri. Cf. Limbokch, Theol. Christ., VI, 4. 25.
' Prtel. thcoI., c. 18 : Ubi innocentia, ibi nulla pœna... Quid iniquius
quam insontem, pro sontibus punire, prœsertim cum sontes ipsi adsint
qui puniri possunt ! etc.
'^ Pra?l. theol., c. 18 : Diclum est pœnain quam nos proptcr peccata
nostra debebamus, morten} œternam fuisse. Atqui Christus œternam
mortein non est expertus, et vœ nobis si eain expertus esset ! Cf. Lim-
BORCH, Theol. christ. III, 21, 6.
ET SON ÉVOLUTION' HISTORIQUE 49
donner à sa passion une valeur infinie, on n'arrive pas
davantage à une satisfaction réelle. Car l'idée de satisfaction
implique non-seulement que celui qui la fournit est diffé-
rent <le celui qui la reçoit, mais qu'elle est prise sur un bien
qui n'appartient pas déjà à ce dernier. Or, si Dieu se satis-
fait avec les souffrances et les mérites de Dieu, il se trompe
volontairement, se donnant la vaine satisfaction de se payer
lui-même ' .
Socin est moins heureux dans la reconstruction d'une
doctrine nouvelle que dans la critique de l'ancienne. La
valeur de la mort du Christ, pour lui, consiste dans la puis-
sance et la beauté de l'exemple qu'il a donné et dans la
confirmation de la vérité de son évangile. C'est par la résur-
rection surtout que le Christ opère notre salut, en nous révé-
lant l'immortalité et en nous introduisant, avec lui, dans le
bonheur et dans la gloire -.
Cette critique purement logique, menée d'un point de vue
moral ultra-individualiste, n'allait pas au fond du problème ;
elle n'avait aucune intelligence du mystère social, de la soli-
darité physique et morale, de la sympathie, de tout ce qui
met les êtres dans la dépendance les uns des autres et, en
quelque manière, les unifie. La vie morale elle-même n'est
pas si individuelle que le croyaient les Socinicns, et il est
bien vrai que nous portons et devons surtout porter les mi-
sères et même les fautes les uns des autres. (Gai. VI, 2.)Mais
où elle avait raison évidemment, c'est dans la destruction
' Pnvl. llieol., c. 19 : Satisfactio, satisfacicntem non modo ab eo cui
satisfit aliuni esse omnino veqnivit sed etiam eo satisfactionem perficere
quod ipsc habeat,nec ejus ciii satisfit jam esse dici possit..., etc.
"^ Calcch. Racov. ciiux?st. 380 et 384 : Morte et resurrectione Christi
certi sunuis facti de nostra resnrrectione adenm modnm quod in exemple
Christi propositiim id nobis spectenius, eos qui Deo obtempèrent e qnouis
niortis (jenere liberari. Deinde qiiod Jam nobis eonstct Christum eam
consecntum esse qna posset suis, id est, qui ipsi parent vilam œternam
donare. — Ilinc perspieio longe j)lns in resnrrectione, qnam in Christi
morte sitwn esse in nostrœ salntis negotio.
4
50 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
des fictions juridiques créées par l'ancienne théorie. Elle n'a
pas été réfutée sur ce point et ne pouvait l'être, parce qu'il
était impossible de restaurer les axiomes de l'ancien droit
germanique ou romain, tels que la compensation du délit, ou
la siibstiliition d'une victime à une autre. Le droit des gens
lui-même s'est moralisé; nous voyons aujourd'hui, dans ces
coutumes barbares, le contraire même de l'idée de justice.
On put, à cet égard, mesurer le progrès accompli, par « la
défense de la foi catholique » que présenta Hugo Grotius
contre les attaques des Sociniens. Il ne nia point que Dieu
n'eût le droit et le pouvoir de pardonner sans punir. Mais,
comme un sage monarque qui, même en faisant grâce à des
criminels, doit à son empire et à la sécurité de ses sujets, de
faire quelques exécutions à litre d'exemple et pour mainte-
nir chez tous le respect des lois. Dieu qui pardonnait gratui-
tuitement aux hommes coupables, livra à la mort -vSon Fils
innocent, à titre de démonstration de justice. De cette ma-
nière, il n'y a eu ni compensation, ni substitution, ni satis-
faction d'aucun genre, mais pure manifestation décidée par
la sagesse divine. Mais n'est-ce pas renier le fond de l'an-
cienne doctrine, pour n'en retenir que l'apparence? Et puis,
quelle manifestation de justice peut-il y avoir dans le fait
de condamner un innocent à la place des coupables? Dieu
n'a-t-il, pour maintenir le gouvernement moral de sa créa-
tion, que les grossiers et imparfaits expédients auxquels la
législation humaine, aux époques les plus j^arbares, a eu
recours ' ?
Les Arminiens cherchaient une solution moyenne entre la
théorie orthodoxe de l'expiation et le moralisme des Soci-
niens. Mais, comme ils niaient avec ceux-ci que Dieu eût
besoin d'être satisfait et (pie les soutfrances du Christ fussent
l'équivalent de la peine totale méritée par l'humanité, ils
^ Hugo Grotius, Dcfcnsio fidei cathol. de satisf. Christi adv. F. Socin,
Lugd. Bat, 1617.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 51
revenaient forcément à la doctrine scotiste de Vacceplilatio^
c'est-à-dire d'nne décision purement arbitraire de Dieu qui
se déclare satisfait de ce qui lui est offert, uniquement parce
que cela lui plaît. Pour Limborch, la mort du Christ restait
un sacrifice, non, à la vérité, un sacrifice expiatoire, mais
une offrande de grand prix libéralement donnée, gracieu-
sement acceptée, dans le sens de l'épître aux Hébreux '.
Mais on demande pourquoi un tel sacrifice, alors qu'en
même temps on en détruit la nécessité et même l'utilité. Et
cependant, c'est sous cette forme illogique, et un peu hon-
teuse que la doctrine du mOyen âge s'est maintenue jusqu'à
nos jours dans l'orthodoxie moderne. N'est-ce pas la démons-
tration que cette mort a reçu de la critique socinienne le
coup mortel dont elle ne se relèvera plus?
Le rationalisme philosophique du xviii'" siècle, en pour-
suivant l'analyse du fait moral commencée parles sociniens,
fit encore mieux ressortir l'insuffisanee du point de vue et
des formes juridiques en cette matière. Les Sociniens
avaient détruit l'idée de satisfaction pénale ; les théologiens
rationalistes s'attaquèrent à l'idée même de la rémission des
péchés et la transformèrent. Au point de vue du droit, on
entendait, sous cette expression, l'exemption des souffrances
qui constituaient le châtiment de la faute. En analysant
l'idée de cette punition divine, on arrive à distinguer entre
les suites naturelles du péché et son châtiment surnaturel.
Les premiers étaient le trouble de la vie morale, le malaise
et la honte intérieure, le remords, et puis, dans l'organisme
physique, la maladie, la pauvreté, le mépris social, etc.
Le second consiste dans les malheurs extraordinaires, sans
lien avec la faute elle-même, dont, par voie surnaturelle.
Dieu frappait certains criminels, comme on en voit plusieurs
exemples dans l'Ancien Testament et dans les histoires des
' LiMBOKCH, Thcol. christ., III, 20-22. Ce théologien caractérise hii-
mème sa théorie comme tenant le milieu entre deux extrêmes : qnœ
iiiter diias hasce ex t renias (doclrinas) média est.
52 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
premiers temps, ou encore dans la menace des tourments
de l'Enfer après le jugement suprême. Mais plus on serrait
de près cette distinction, plus elle paraissait arbitraire et
vaine. A quoi bon ce supplément surnaturel des peines?
Dieu est-il comme ces princes humains qui, pour maintenir
l'ordre dans leurs États, sont obligés, à cause de l'insuffi-
sance des lois ordinaires, d'intervenir sans cesse de leur
personne, pour rétablir leur autorité? Les légendes antiques
s'évanouissent devant la critique sévère des textes, et, quant
aux tourments de l'enfer, ceux-là mêmes qui ne les niaient
pas, les expliquaient comme une suite naturelle, comme le
prolongement même des conséquences organiques de la
faute après la mort, en sorte que l'enfer s'identilîait de plus
en plus avec l'état de péché lui-même, commençant et
finissant avec lui. Dans ce point de vue, il est clair que le
pardon des péchés ne pouvait aller qu'avec la destruction
du péché lui-même, car autrement, il restait une pure
fiction K
Ici encore l'ancien point de vue forensique reculait devant
le point de vue moral, et l'arbitraire surnaturel, devant l'or-
ganisme de la vie spirituelle. La philosophie morale de
Kant acheva d'affranchir à cet égard la conscience moderne.
Désormais, il faudra renoncer à chercher dans une vertu
magique et surnaturelle, la cause de l'efficacité salutaire de
la mort de Jésus pour nous procurer le pardon ; elle ne sau-
rait procurer le pardon du péché que dans la mesure où elle
concourt à détruire le péché lui-même. Elle ne nous sauve
de l'enfer que pour autant qu'elle met fin à l'état de péché
et nous fait entrer dans une nouvelle vie.
' Voir toute cette discussion dans Baur, Die christliclie Lehre von
dcr Vcrsœhnung, p. 508 et ss. Wegscheider, Inst. 1 140 et ss.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 53
IV. — Théories modenu's sur la mort de Jésus.
C'est dans ce sens que vont toutes les théories qui, depuis
lors, ont été faites pour justitier l'efficacilé rédemptrice de la
mort du Sauveur, à commencer par celle de Schleiermacher.
Il ne saurait être question, pour ce grand théologien, ni d'une
soutïiance expiatoire du Christ, qui ferait que Dieu nous
pardonne, ni d'une justice active dont le surcroît viendrait
combler le déticit de la nôtre. L'élément rédempteur se
trouve non dans la mort du Christ, mais dans la force et la
lumière de sa conscience religieuse, au bénéfice de laquelle
nous sommes admis par la foi et dans laquelle nous trou-
vons la paix, la joie et le salut. Le Christ a soulfert pour
nous, uniquement de la manière dont chaque homme
impliqué dans un drame historique est appelé à souffrir,
par l'effet de la solidarité humaine, des conséquences
douloureuses de fautes auxquelles il n'a personnellement
aucune part. Homme parfait, le Christ représente et résume
en lui l'humanité entière, en sorte qu'à le bien prendre, s'il
souffre à cause de nous et à notre place, c'est, en réalité,
l'humanité qui en lui et par lui expie son péché. Sa mort
n'est point la cause dune expiation objective faite devant
Dieu pour le péché, mais le moyen historique d'une expia-
tion subjective qui se fiiit dans la conscience humaine parla
foi, par la mort du vieil homme et la naissance de l'homme
nouveau ^
Le même effort vers une conception morale de l'œuvre du
Christ se fait jour dans la théologie luthérienne avec
Hofmann, le professeur d'Erlangen. L'idée juridique d'un
châtiment substitutif est remplacée par l'idée du dévouement
jusqu'à la mort pour notre salut. On peut bien parler de
' Schleiermacher, Dcr christl. Glaubc, II §^^, 100-105. F.Bomfas, La
Doctrine de la Rédemption de Schleiermacher, 18G2.
54 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
sacrifice, mais uniquement dans un sens métaphorique,
comme serait celui d'une mère qui s'exposerait à la mort
pour sauver la vie de son fils. Ce que Jésus a souftert n'est
pas plus la compensation équivalente de la peine méritée
par nous, que ce qu'il a fait de juste et de bon n'est un
supplément à notre justice en déficit. Sa mort ne peut être
séparée de l'œuvre de sa vie, de sa mission générale qui a
été de manifester à la fois la sainteté et l'amour de Dieu K
RoTHE enfin, ne craint pas de donner raison aux objec-
tions morales des sociniens contre l'ancienne théorie. Seule-
ment ^ recherchant la cause pour laquelle la piété de l'Eglise
reste attachée à cette dernière, malgré ses vices irrémé-
diables, il montre cette cause dans l'embarras où la cons-
cience chrétienne se trouve entre la sainteté et l'amour de
Dieu, qu'elle maintient l'une et l'autre obstinément, malgré
qu'elle ne sache pas les concilier. La mort du Christ est
justifiée non pas en ce sens qu'elle est la cause, mais en ce
sens qu'elle est le moyen nécessaire de la Rédemption. En
elle, le péché est pardonné, parce qu'il est virtuellement
détruit 2.
En Angleterre^ la môme évolution s'est déroulée au cours
de notre siècle, d'une façon indépendante et originale, depuis
l'impulsion donnée par Coleridge aux idées religieuses et
morales. L'effort et le souci de passer de la conception juri-
dique à une conception éthique de l'œuvre de salut, s'af-
firment puissamment, depuis lors, dans la partie la plus
active et la plus vivante de la théologie anglaise. l\ suffira
ici de rappeler les œuvres et les tendances que représentent
les noms de Thomas Arnold et de Maurice ^, ceux des théo-
logiens écossais, Erskine et Campbell, surtout la substan-
' HoFMANN. Schutzscliriften, cine neue Weise alte Wahreit zu leliren
(4 broch. 185G-59).
- RoTHK, Dogmatik. II, § 36-55.
=* F.-D. Maurice. Theolog. Essays. Doctrine of sacrifice, 1854.
Th. Erskine. The unconditional freencss of the Gospel, 1828. The
brazen serpent or Life coming Ihrough dealh, 1831. The doctrine of
ET SON EVOLUTION HISTORIQUE 00
tielle et neuve prédication de F. llobeitson qu'on a pu
appeler à quelques égards un Vinel anglais. Il entre depuis
lors dans l'usage courant d'enseigner que « vie éternelle »
et (c.mort éternelle » ce ne sont pas des états temporaires et
des modes futurs de ce qui surviendra après la mort, mais
des états moraux et spirituels, existant dés ici-bas, et carac-
térisés par l'union ou la séparation avec Dieu ; que le con-
tenu de l'Évangile, c'est non pas la crainte des peines de
l'enfer, mais l'amour de Dieu pour tous les hommes, et que
les châtiments divins sont essentiellement pédagogiques,
c'est-à-dire ont en vue la destruction du péché et le salut du
pécheur. L'idée juridique de l'expiation était immédiatement
renversée. Christ n'a pas été, par une décision légale et sur-
naturelle de Dieu, chargé de nos péchés et substitué comme
victime expiatoire à l'humanité ; mais il s'est uni lui-même
aux pécheurs et a pris leur fardeau par la puissance de la
sympathie et de l'amour, et il les a ainsi élevés au-dessus de
l'état de condamnation, en les faisant croire à l'amour du
Père. C'est par la foi et dans la foi que se réalise la rédemp-
tion, car c'est dans la foi que cesse et disparaît la séi)aration
ou l'antagonisme entre l'homme et Dieu. Il importe j)eu que,
chez la plupart des théologiens anglais, cette nouvelle ten-
dance s'allie avec bien des restes de l'ancienne conception
et que presque tous s'appliquent à coudre ce drap neuf au
élection, etc. 1837. J.-M. Campbell. The nature of atoncnient, etc.,
5° édit. 1878. Voy. encore les œuvres de A. Bkuce, de Kin(;sley, de
Stanley, etc.
F. RoBERTSON. Voy. surtout le sermon sur « le sacrifice du Christ »
serm. III. « Le mérite de la mort du Christ consista dans l'abandon
de sa volonté propre. L'action de ce sacrifice sur l'homme, c'est l'in-
troduction dans sa nature morale de ce principe de renoncement à
soi. Faites bien attention : Christ n'est i)as mort pour nous dispenser
de mourir, mais afin que nous mourions nous-mêmes dans sa mort,
et que tous nous devenions dans son sacrifice les victimes mêmes
ofTertes à Dieu. Cette mort est identique avec la vie; cela veut dire
que se donner, renoncera soi, aimer, cela c'est la vie même. Le sacri-
fice de la Hédcmption est le sacrifice de l'amour... »
56 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
vieux habit qui tombe en pièces ; il n'en demeure pas moins
que la vieille théologie est morte et reste dans la tradition
de l'Église, comme la survivance d'une époque abolie, tandis
que seule, la nouvelle pensée, la pensée morale se montre
vivante et féconde ' .
En France et en Suisse, Vinet fut, sans y songer ni le
vouloir, mais par l'irrésistible effet de sa conception morale
du christianisme, l'initiateur puissant d'un mouvement tout
semblable. Il n'attaqua point les anciennes idées; mais,
passant par-dessous, pour pénétrer jusqu'au centre de la vie
chrétienne et à la moelle de l'Evangile, il se trouva porté,
par sa psychologie pénétrante et sincère, par l'analyse des
faits moraux du salut, bien au delà des constructions juri-
diques de la dogmatique traditionnelle. A la fin de sa vie,
se retournant vers ces croyances de sa jeunesse, il ne les
reconnaissait plus : «Je ne puis croire, écrit-il, en 1844, trois
ans avant sa mort, à la siibsliliition. La translation de la
coulpe sur l'innocent est décidément contredite par nos
notions morales^. » Et ailleurs : « Ce n'est pas parles seules
souffrances comprises entre Gethsemané et le Calvaire, ou
par la passion proprement dite, que Jésus nous sauve, mais
par toutes les souffrances de sa vie qui fut tout entière une
passion Ce n'est pas même par les souffrances de sa vie,
mais par toute sa vie Le Christ n'a pas souffert tout ce
que peut souffrir un lils d'homme; la haine, l'envie, la con-
fusion, le remords sont restés éloignés de son âme sainte.
La mort de la croix n'est pas un châtiment subi comme tel ;
^ Le Christian World, de nov. 1899 à fév. 1900, a publié sur la doc-
trine de l'expiation devant la pensée moderne, une longue série de
consultations dues à des théologiens de diverses écoles. C'est un
tableau très exact de l'état actuel de la pensée chrétienne en Angle-
terre sur ce sujet. La tendance éthique s'y manifeste avec une singu-
lière puissance. — Christ. Conférence Essays edited by A. Atkinson
with an Introduction by the right rcv. the bishop of Hereford, 1900 ;
surtout l'essay « sur l'expiation » du prof. G. Henslow.
- A. Vinet, Lettres II, 25.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 57
mais un dévouements » Vinet, au moment de sa mort, se
sentait sur le seuil d'une révolution ou plutôt d'une réforme
théologique, qu'il se sentait incapable de faire lui-même,
mais qu'il salue et justifie par avance, comme légitime et
nécessaire : « La Réformation, disait-il comme principe, est
en permanence dans l'Eglise, conime le christianisme... C'est
le christianisme lui-même se restaurant par ses propres
forces. Encore aujourd'hui, quelle ([ue soit l'importance du
XVI" siècle, la réformation est encore une chose à faire, une
chose qui se refera perpétuellement, à laquelle Luther et
Calvin n'ont fait que préparer un chemin plus uni et plus
large-. »
Des hommes plus hardis et mieux munis d'érudition his-
torique et critique, se présentèrent pour opérer celte révo-
lution. Dans la Revue de théologie de Strasbourg, Colani,
Scherer, Trottet, Réville et d'autres encore montrèrent com-
ment les résultats de la psychologie de Yinet faisaient sauter
les anciens bastions de la dogmatique. Le caractère de la
réforme qui s'imposait, se précisait de plus en plus : il s'agis-
sait de faire passer la pensée chrétienne du point de vue du
droit à celui de la conscience et de l'élever de la légalité à
la moralité-'.
Là même où l'on voulait rester autant que possible attaché
à la tradition du passé, on s'essayait de trouver à la doc-
trine de la substitution un fondement nouveau, dans le fait
moral de la solidarité. On renonçait à justifier la condam-
nation expiatoire du Christ, par la nécessité de satisfaire la
justice divine; on insistait uniquement sur le lien organique
qui unissait le Fils de l'homme à toute son espèce. Cette
' Esprit (le Vinet, p. 45 et l(i et encore VM, 144, l.Vi.
^ AsTiË, art. Vinet, dans rEncN'cl. des se. rel. XII, supplément, p. 1122.
WiLF. MoxoD, Vinet douleur, 1000.
3 Revue de th. de Strasb. Vol. IV, V, VI, XIV, etc. .\stik, la rel. de
la rédemption. Revue chrét., vol. XIV, Théol. alleni. contemp., 187.").
Mélanges de théologie et de philosophie, 1878.
58 LA DOCTRINE DE l'eXPIATIOX
argumentation dont la première esquisse a été iournic par
Ch. Sccrétan et que tant d'orateurs, entre lesquels il faut
citer E. Bersier, Ed. de Pressensé et Ch. Bois, ont riche-
ment développée, a l'avantage d'être moderne; mais il s'agit
de savoir si, en bonne logique, l'argument ne ruine pas
l'ancien édifice qu'il devait étayer.
Il est vrai ([ue ceux qui l'ont le plus fait valoir, n'en ont
jamais développé avec quelque logique les plus élémentaires
conséquences. Du point de vue purement historique et psy-
chologique de la solidarité, ils passent sans s'en douter, et ils
concluent à la formule essentiellement supranaturaliste et
métaphysique de l'expiation juridique. C'est tout juste la con-
clusion contraire qu'on ferait apparaître, le jour où, restant
dans l'ordre et dans l'analyse des faits moraux du salut, on
verra le péché trouver naturellement son châtiment dans sa
coiilpe et ses suites, sans qu'aucune sentence juridique supplé-
mentaire et surnaturelle de la part de Dieu intervienne, et la
vie éternelle sortir naturellement et organiquement de la jus-
tification et de la régénération, comme la fleur glorieuse sort
organiquement du germe obscur, sans qu'une décision spé-
ciale de Dieu soit encore ici nécessaire. La loi de solidarité
explique très bien comment et pourquoi Jésus souffre des
conséquences de fautes qu'il n'a pas commises; mais ces
conséquences sont des .conséquences historiques et natu-
relles. Jésus souffre p^.us et mieux, mais il ne souffre pas
autrement que Socrate, les martyrs, les sages, les bons en
un mot, engagés par la vie dans les drames que tissent
ici-bas les crimes des méchants. Il n'y a plus lieu de parler
d'une condamnation particulière et surnaturelle atteignant
Jésus sur la croix. En d'autres termes l'explication par la
solidarité des souffrances du Christ et de leur efficacité salu-
taire, si l'on ne veut pas se payer de mots, ne mène pas au-
delà de la théorie de la Rédemption de Schleiermacher *.
1 Ch. Secrktan. Pliilos. de la liberté, T. II, 3" édit., 1870.
Recherche de la méthode, 1857, passim., de Pressensé, le Rédenip-
ET SON ÉVOLITIOX HISTORIQUE 59
A droite et à gauche de cette évolution théologique cen-
trale, deux courants se faisaient sentir, comme toujours, qui
portaient aux extrêmes contraires. Des sectes piétistes don-
nèrent à l'ancienne doctrine un caractère sensuel et mys-
tique qu'elle n'avait pas. On eut dans le protestantisme le
triste pendant du culte du Sacré-Cœur de ^hu•ie Alacoque.
Dans ces conventicules et dans la littérature qui en sortait, il
n'était plus question que de sang, de blessures, de marques
de clous, d'agnelet immolé, de parfum cadavéreux. Toute
cette prédication et cette théologie de sang, que cultive en-
core de nos jours l'armée du salut, n'est qu'une superstition
morbide que le protestantisme devrait laisser à l'Eglise de
Rome qui ne peut plus se passer aujourd'hui de Lourdes et
du Sacré-Cœur. Les sociniens et les anciens rationalistes
ont aussi leur postérité. Ils réduisent le salut à l'améliora-
tion morale, et l'on ne voit plus alors ce qui les sépare en-
core d'une simple école de philosophie. Du moins, servent-
ils à bien poser le problème et à définir le point précis qui
fait la difficulté. Sans doute, la fm du péché en nous par une
sanctification parfaite, amènerait la j)lénitude de l'affran-
chissement et du salut. Mais voici : celle sanctification pro-
gressive est condamnée à un fatal échec si, d'abord, notre
vieille conscience du péché n'est anéantie devant Dieu. Le
remords, ce malaise moral, voilà ce qui nous rend irrémé-
diablement faibles et méchants. Nous sommes dès lors dans
un cercle mauvais : pour jouir de la communion pleine avec
Dieu, pour être sauvés, il faudrait arriver à la pleine justice :
mais pour arriver à la justice, pour pouvoir même y mar-
cher, il faudrait être déjà en communion paisible avec Dieu,
se sentir pardonné et sauvé. Et ce n'est pas même tout. En
raisonnant ainsi, nous ne sortons pas du point de vue légal.
Or, l'homme ne saurait arriver au salut, au ])lein et libre
teur, 1859. F. Monnieu, Essai sur la Hédemption, 1857. K. Bersiek,
la Solidarité, 18()9. Ch. Bois, Rev. de th. de Strasb., Du péché, 1857.
Revue théol. de Montauban.
60 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
épanouissement de son être, sous le régime de la religion
de la loi, fût-ce de la loi morale. L'Évangile n'est pas un
simple supplément à la loi; il est une religion d'un autre
ordre. S'il commence par la prédication du pardon des
péchés, c'est pour élever la conscience humaine à la reli-
gion de la grâce, qui non seulement l'affranchit, mais devient
en elle le principe d'une moralité supérieure, de la moralité
que crée l'amour, en opposition à la moralité que crée la loi.
Le Christ a donné son sang pour sceller cette nouvelle
alliance entre l'homme et l'Eternel, et c'est à ce point de vue
que sa mort peut et doit être comprise en relation intime
avec la prédication du pardon des péchés.
Cette longue histoire peut être aisément résumée ; elle se
divise en trois périodes qui se succèdent et représentent trois
conceptions différentes de l'œuvre du salut. La première,
celle des Pères de lÉglise, est dominée par la notion my-
thologique d'une rançon payée par Dieu à Satan. Bien qu'elle
se rattache à la métaphore biblique du rachat et de la ran-
çon, cette conception n'en est pas moins le produit d'habi-
ludes mythologiques de penser, qui survivaient dans l'ère
nouvelle et asservissaient l'imagination des premiers chré-
tiens. La seconde période, qui va des premiers temps de la
scolastique à la fin du wiv siècle, est dominée par la concep-
tion juridique d'une satisfaction objective donnée à Dieu,
sous forme de dette payée à un créancier ou de peine
substitutive agréée par le juge. Cette conception a sa racine
dans la métaphore biblique d'une dette ou d'un châtiment
dus par le pécheur. Mais elle n'apparaît pas moins comme
la revanche, dans la théologie du moyen âge, des idées légales
du pliarisaïsme et de son code de justice fondé sur la peine
du talion. Enfin la troisième période ou la période moder-
ne est marquée par l'effort de la pensée chrétienne pour sai-
sir et interpréter le salut religieux comme un fait essentiel-
lement moral qui se passe, non plus dans le ciel, mais dans
la conscience. S'élever des conceptions païennes aux concep-
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 01
tiens juives, et du légalisme de ces dernières à la religion de
l'amour, passer du point de vue juridique au point de vue
purement moral, tel est donc la signification et le sens dans
lequel elle nous invite à marcher.
CONCLUSION
I
Pour accomplir la tache qui incombe aujourd'hui à la
pensée chrétienne, il s'agit de débarrasser enfui le vieux
dogme des notions vieillies dans lesquelles il a été conçu et
est resté enfermé. Ces notions correspondantes à un état in-
férieur de la conscience religieuse, ne conviennent plus
pour expliquer et traduire les expériences et les révéla-
tions de la conscience chrétienne. Ce sont de grossiers
miroirs dans lesquels les réalités supérieures se déforment.
La mort du Christ est un acte essentiellement moral, dont
la signification et la valeur proviennent uniquement de l'in-
tensité de la vie spirituelle et du sentiment de l'amour dont il
témoigne. Assez longtemps, on l'a fait entrer dans les caté-
gories antiques et grossières du sacrifice rituel et de la satis-
faction pénale. Il serait temps de laisser tomber ces vieux
oripeaux, de considérer cette mort du Christ en elle-même,
en partant du sentiment moral qui l'a inspirée.
Par exemple, les idées de mérite et de saiisfaclion cadrent-
elles avec le principe essentiellement différent de la religion
de la grâce, de la rédemption par l'amour? N'est-on pas tout
de suite condamné au plus grossier contre-sens, quand on
parle des mérites que le Christ s'est acquis devant Dieu et
qui peuvent du dehors être reportées sur nous? Cette idée
de mériter, n'est-elle pas au fond anliévangélique? N'aurait-
elle pas choqué la conscience filiale de Jésus ? Ne nous ra-
mène-t-elle pas fatalement, si nous voulons construire avec
elle une doctrine chrétienne, à la religion de la loi ? Rom. IV
LA DOCTHIXE DE l'eXIMATIOX ()3
1-4. lit n'est-il pas très remarquable que ces mots « mérites
du Christ » ne sont jamais venus dans la bouche ou sous la
plume des auteurs du Nouveau Testament ?
H'faut en dire autant de l'idée de sdtis/'actioii. Le mot se
trouve pour la première fois dans Tertullien ap])liqué aux
œuvres de pénitence, non à l'œuvre du Christ. 11 n'a pas de
correspondant en grec, et on ne rencontre pas l'idée qu'il
exprime dans les Pères d'avant Nicée. A plus forte raison,
elle est absente du Nouveau Testament, et il suffit de la raj)-
procher de la piété de Jésus envers le Père, pour sentir aus-
sitôt combien elle lui est contradictoire. « Il faut punir »
quand même ; c'est la loi juive et romaine. Pardonner à ([ui
se repent de tout son cœur, c'est la prédication de l'Évangile.
Ce qui fait la supériorité de la notion chrétienne du Père, c'est
précisément de s'élever au-dessus du sentiment de repré-
sailles et de vengeance, c'est de vouloir, non la mort du pé-
cheur, mais sa conversion et sa vie. De quelle sdtisfacUoii a
besoin le Père de la parabole pour pardonner à l'enfant re-
pentant qui revient à lui ?
Les notions de sacrifice, (ïoblation, de prnpifidlioii ou
cV expiation proviennent des cultes antérieurs au christianis-
me, et à moins d'admettre, avec l'auteur de l'épîtrc aux Hé-
breux, l'institution divine de ces formes cultuelles élémen-
taires et grossièrement anthropomorphiques, il est impossi-
ble de rapprocher autrement que par métaphore la mort du
Christ sur la croix du rite de la victime immolée et brûlée
sur l'autel.
Pour réaliser sur le Calvaire l'idée du sacrifice anlicpie, il
faut faire de la croix un autel, des bourreaux du Christ, des
prélres sacrificateurs, ou bien dire que Jésus a été tout en-
semble et prêtre et victime ; encore la symétrie et la corres-
pondance restent-elles imparfaites, car Jésus ne s'attache pas
lui-même à la croix. Sans doute, on peut littérairement se
plaire à cet ingénieux parallèle; mais, en le développant, on
ne fera jamais, comme l'auteur de l'épilre aux Hébreux,
64 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
qu'une allégorie où les mots seront d'un côté et la nature
réelle des faits de l'autre.
Encore faut-il noter une différence essentielle entre cette
mort du Christ et le sacrifice de l'autel. Dans ce dernier, on
ne demandait pas le consentement de la victime. Celle-ci
restait récalcitrante sous le couteau du sacrificateur. C'était
l'odeur de son sang et la fumée de sa chair brûlant sur l'au-
tel qui, montant aux narines de Jahveh, apaisait sa colère
par l'agréable sensation qu'elles lui faisaient éprouver. Qu'est-
ce qui fait la valeur morale et religieuse de la mort du Christ ?
N'est-ce pas tout au contraire l'amour dont son âme était
pleine, son obéissance parfaite à la volonté du Père, le don
de sa vie à la cause même de l'Evangile qu'il avait prêché, et
à celle du royaume de Dieu, de ralliance nouvelle qu'il avait
fondée? Supprimez de la mort de Jésus cet élément moral, ce
dévouement personnel absent de l'ancien sacrifice, en quoi,
je le demande, le supplice du Saint et du Juste différait-il d'un
supplice ordinaire ? L'assimilation de cette mort au sacrifice
rituel des religions anciennes, loin de l'exalter, la rabaisse
donc positivement et en laisse échapper le seul élément im-
portant, le seul qui lui donne son caractère si pathétique et
si touchant.
Acte de dévouement absolu, la mort du Christ n'appar-
tient pas à l'ordre des sacrifices rituels, mais à un ordre infi-
niment plus élevé, à l'ordre moral. Socrate refuse de sortir
de prison et de fuir, par respect pour les lois de son pays.
Winkelried se dévoue à Sempach et prend à brassée les pi-
ques autrichiennes, pour frayer une route à ses compagnons ;
le chevalier d'Assas, en mourant, donne la victoire à sa pa-
trie. El l'on parle dans l'histoire du sacrifice de ces héros.
Mais qui ne voit que le mot a j)ris un sens moral, qu'il est
devenu une métaphore dont tout le monde se sert, mais
dont personne n'est dupe. Il ne faut pas être davantage dupe
du mot quand on parle du sacrifice du Christ. Ramener le
mot à sa signification primitive de rite religieux, et tirer de
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 65
cette vieille notion, par déduction logique purement formelle,
une doctrine métaphysique sur la mort du Sauveur, c'est
s'abuser soi-même de la plus naïve façon. Nos langues sont
ainsi faites qu'elles sont pleines d'expressions traditionnelles
dont le sens premier s'est évanoui, et qui ne subsistent qu'à
titre d'images poétiques et populaires. Ainsi de l'écharpe
d'Iris, ainsi de la course dePhébée à travers les étoiles. Cha-
cun sait très bien le phénomène naturel désigné de cette
façon par les poètes. De même quand on célèbre l'oblation
sainte et d'agréable odeur offerte à Dieu sur la croix, nous
serions de bien infidèles chrétiens, si nous ne saisissions pas
aussitôt l'acte moral qui constitue la valeur de la mort de
Jésus et en oubliions ou méconnaissions la nature.
Nous ne sommes plus dans le cadre inférieur d'un rituel
sacerdotal ; nous sommes dans les plus saintes réalités de la
vie morale.
Il faut en dire autant de l'idée de rançon et de la méta-
phore qu'elle fournit encore au langage religieux. Certes, il
sera toujours permis de dire queLéonidas ou Winkelried,en
mourant, ont payé « la rançon » de l'indépendance de la
Grèce ou des cantons helvétiques. De même il est permis de
dire que Jésus a payé « la rançon » du pécheur qui, dans sa
communion avec lui, dans sa vie et dans sa mort, a trouvé
l'assurance du pardon de ses péchés et de sa réconciliation
avec Dieu. Mais, s'arrêter à cette idée de rançon, au contrat
qu'elle implique, aux anthropomorphismes dont elle ne peut
se dégager, partir de là et spéculer à grands renforts de syl-
logismes purement verbaux, pour décider si la rançon a été
payée à Dieu, qui n'en avait nul besoin, ou au diable, qui n'y
avait nul droit, c'est se condamner à l'absurde et c'est, par sur-
croît, blesser gravement le principe même de la conscience
chrétienne. Et dire que la dogmatique traditionnelle s'est
constituée presque tout entière par ce procédé, opérant avec
des notions antiques et rudimentaires, transformant des mé-
taphores en formules dogmatiques, pour traduire les expé-
66 LA DOCTRINE DE l'EXPIATION
riences les plus pures de la piété chrétienne ! Après avoir
ainsi pensé la foi chrétienne durant des siècles mythologi-
quement ou catholiquement, ne serait-il pas temps de penser
enfin évangéliquement les réalités évangéliques?
II
La plus grave conséquence de l'ancien point de vue juri-
dique et légal, ce fut d'introduire un dualisme irréductible
dans la notion chrétienne de Dieu, c'est-à-dire de détruire
la notion du Père que Jésus nous a révélé. On a fait surgir,
en effet, un conflit interne entre sa justice et sa clémence,
de façon que l'une ne se pouvait plus exercer sans offenser
l'autre. Le Christ, au lieu d'être le sauveur des hommes, est
devenu un médiateur intra-divin dont l'office essentiel était
de réconcilier en Dieu ses attributs hostiles et de faire la
paix et l'unité en Dieu même. On appelait cela de la haute
métaphysique ; c'était pure mythologie .
L'œuvre de restauration dogmatique, ici, doit donc com-
mencer par la restauration de l'idée du Dieu Père. Dieu n'a
pas besoin d'être réconcilié avec lui-même ; il n'a pas besoin
de médiateur en lui, car il est un, il est un dans le châ-
timent du péché et dans le salut des pécheurs. Paul le dit
expressément. Gai. III, 20 : ô oï <j.z7irf,; ho; ojx £tt!,v, o
oà Szb; si- £TT',v. C'est ce qui apparait mieux encore
dans l'enseignement de Jésus-Christ. Le Père est parfait, et
sa perfection consiste en ce que sa lionté, c'est de la justice,
et que sa justice, c'est encore de la bonté. (Matth. V, 44-48.)
Notion inférieure de la justice que celle qui réclame le châ-
timent pour le châtiment même, pour le plaisir de faire
souffrir. La vraie et divine justice poursuit le triomphe du
bien sur le mal, et dès lors nécessairement se confond avec
l'amour, car elle se donne, se communique comme lui,
poursuivant la même fin. L'amour de môme est saint, car
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 67
son dernier désir est de nous délivrer du mal. Dans la
pensée religieuse de Jésus, le pardon des j)échés et la des-
truction du péché sont inséparables et se conditionnent
moralement, l'un restant illusoire ou vain sans l'autre.
Voilà pourquoi la volonté rédemptrice est une dans le Père,
son amour pour les pécheurs travaillant pour le triomphe
universel de sa justice, et sa justice ne se manifestant que
pour réaliser son dessein d'amour. Et c'est pour cette raison
que Dieu n'a besoin ni de médiation, ni de satisfaction. Le
Père est satisfait si l'enfant prodigue, reconnaissant ses éga-
rements et condamnant ses fautes, se repent sérieusement et
revient à la maison paternelle. D'un bout à l'autre de l'Évan-
gile, le pardon des péchés est promis, sans plus, à la repen-
tance et à la foi, parce qu'en effet, la repentance et la foi
sont, dans la vie intérieure de l'âme, le commencement de la
défaite et de la destruction du péché.
Parti du légalisme pharisien, l'apôtre Paul semble un
instant s'arrêter à l'antithèse de la colère de Dieu, opyr, ÔsoO
et de la grâce de Dieu /âp'-; Bsoj. Mais ce n'est qu'un point de
départ. Les deux notions se concilient dans une notion
supérieure, dans celle de la o'.xa-.oTjvr, BsoCî qui s'est manifestée
dans Jésus-Christ et va par la foi à tous les croyants ; justice
de Dieu non seulement punissante, mais justifiante, non
seulement négative par la peine infligée, mais positive par
la justification accomplie, et seule vraiment digne de celui qui
veut se montrer juste, en justifiant et en sauvant le pécheur :
si; TO slva'. a'jTOV oixa'.ov xal oua'.oûvxa tov sx tc'Ittôo);. Rom. III,
21-27. On sait assez d'ailleurs que Paul ramène tout le plan de
salut à la libre bonne volonté de Dieu, sOooxia, que rien ne
détermine qu'elle-même, et qui détermine tout. (Eph. 1, 5 ;
Phil. II, 13 ; Rom. VIII, 28.) Dans ce point de vue il serait
absurde de parler de médiation interne en Dieu, ou de satis-
faction extérieure qui devrait lui être accordée avant la
mise en mouvement de sa libre et bonne volonté. Pour Paul
comme pour Jean, l'envoi de Jésus dans le monde, et sa
68 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
mort, sont, non pas la cause, mais l'efTet et la manifestation
de la miséricorde divine. (Jean III, 16.) Tout autre point de
vue est contradictoire à la nature même de l'Évangile apos-
tolique.
A cette idée chrétienne du Dieu-Père, à cette union ou
pénétration morale de la justice et de l'amour, d'une justice
qui sauve et d'un amour qui sanctifie, correspond exac-
tement la prédication des prophètes, du Christ et des apôtres,
la prédication de la bonne nouvelle du pardon des péchés
procédant de la seule miséricorde de Dieu et offerte, sans
autre condition, à la repentance et au retour du pécheur.
Cette prédication est unanime. Les prophètes refusent la
rémission des péchés et leur effacement aux sacrifices, aux
jeûnes, aux pompes du culte ; en revanche ils la promettent
au cœur contrit, à la volonté retournée, à la repentance et à
la confiance en la grâce souveraine de Dieu. (Osée V, 15 —
VI, 6 ; Amos, V, 21-24. Es. I, 10-19. LV, 6-13 ; LIX, 20 ;
Jérém. III, 12-14; Ézéch. XYIII, 21-24.) « Je ne prends pas
plaisir à la mort du pécheur, mais qu'il revienne, se conver-
tisse et qu'il vive. » (Michée VI, 6-7. Ps. LI, XXXII, 3-6) :
« Tant que je fus muet, mes os se consumaient... Je l'avouai,
mon péché, et je ne cachai point mon crime... et tu par-
donnas le crime de mon péché. » Mais à quoi bon accu-
muler des textes? N'est-ce pas l'essence même de la prédi-
cation prophétique, le fondement de la piété et de l'espé-
rance du pieux Israélite ? Jean Baptiste reprend la prédi-
cation des prophètes et joint la rémission des péchés à la
repentance et à la conversion. (Marc, I, 4; Matth. III, 2.) Jésus,
à la prédication de la repentance, ajoute l'Evangile, dont il
résume le contenu dans la parabole de l'enfant prodigue et
dans celle du péager. A-t-il jamais fait dépendre la rémission
des péchés d'autre chose que de la miséricorde infinie du
Père ? Les apôtres n'ont pas prêché autrement (Act. II,
37-39 et surtout III, 19 ; V, 31 ; XVII, 30 ; XXVI, 20 ;
1 Jean I, 9 ; Jacq. IV^ 6-11) : « Approchez-vous de Dieu, il
l
i:t son kvolu'j ion historique 69
s'approchera de vous », etc. La repentancc n'est pas, sans
doute, la cause de la rémission des pècliés ; cette cause est
uniquement dans l'amour du Père pour ses enfants; mais
la répentance en est la condition indispensable et suffisante.
Sans elle, la rémission des péchés est une déclaration vaine,
un flatiis vocis ; avec elle, le pardon se réalise dans le cœur
par la confiance en Dieu, car il est impossible de se repré-
senter Dieu Père, repoussant un de ses enfants qui vient à
lui, en se condamnant, en déplorant ses fautes et en deman-
dant le pardon.
Et qu'on ne fasse pas ici intervenir la nécessité d'une
expiation autre que cette répentance du cœur. On croit
demander plus, on demande moins. Le juge et la loi ter-
restres peuvent se contenter de cette expiation stérile, par la
peine qui fait tomber la tête du coupable, sans faire fléchir
son cœur, ni vaincre sa volonté. En fait, c'est la loi qui se
trouve vaincue par le mal qu'elle veut punir ; c'est la justice
qui est tenue en échec par la résistance du criminel. La jus-
tice de Dieu vise plus haut et plus loin; elle vise à sur-
monter le mal par le bien ; et combien n'est-elle pas plus
vraiment satisfaite, quand le cœur du méchant s'amollit,
quand il se condamne lui-même, quand les larmes coulent
de ses yeux sur ses propres péchés, quand il tombe à genoux
et s'écrie : « 0 Père, sois apaisé envers moi criminel ! »
Serions-nous assez aveugles, pour ne pas voir combien la
doctrine biblique de la rémission des péchés assurée à la
répentance est moralement plus haute et plus précieuse que
les impuissantes expiations rituelles ou les vaines satisfac-
tions juridiques ?
Pour l'œuvre du salut des pécheurs, Jésus n'avait donc
pas à agir sur Dieu, dont l'amour avait pris et gardé à jamais
l'initiative du pardon. Dieu n'a pas besoin d'être rapproché
de l'homme et réconcilié avec lui ; mais c'est l'homme qui a
besoin d'être ramené à Dieu. Et l'œuvre à accomplir à cet
égard n'en reste pas moins immense et nécessaire.
70 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
Puisque le pardon des péchés ne se peut réaliser que par
la repentance et le retour à Dieu de ceux qui se sont écartés
de lui, l'œuvre du Christ sera de réaliser dans l'individu et
dans l'humanité, cet état de repentance dans lequel seul le
pardon du Père peut avoir son efficacité. A tous les renonce-
ments, à tous les efforts de sa vie sainte, Jésus ajoute ses
souirrances et sa mort, pour mieux manifester encore son
amour et son dévouement, et, par ce dévouement et cet
amour, toucher enfin les cœurs que ses bienfaits n'auraient
pas encore émus et vaincre les esprits que son enseignement
n'aurait pas gagnés. Sa mort n'est pas un moment dilférent
du reste de sa vie; c'en est la consommation. Représentez-
vous une mère dont le fils s'égare et se perd dans toutes soi"^
tes de désordres et de maladies. Elle se met à sa recherche ;
elle s'assied au chevet de son lit d'hôpital; elle subit les ava-
nies et les affronts d'une valetaille insolente ; elle court les
plus grands dangers, mais elle aime, elle veut sauver son
enfant. En vérité, je vous dis qu'une heure viendra où ce fils
qu'aucune exhortation n'avait pu retenir, aucun reproche
faire revenir à la maison natale, sentira son cœur mollir à
la vue des souffrances, des humiliations, de l'amour de sa
mère ; ses yeux s'empliront de larmes, il demandera et ob-
tiendra son pardon; il sera sauvé. Qu'a fait le dévouement
de cette mère ? il a provoqué la repentance dans le cœur de
son fils. Et qui ne voit que cette repentance, c'est propre-
ment le salut.
Ainsi agissent la passion et la mort du Christ sur l'âme
des pécheurs. C'est le plus puissant appel à la repentance
que l'humanité ait jamais entendu, et aussi le plus efficace,
le plus fécond en merveilleux résultats. La croix n'est l'ex-
piation des péchés que parce qu'elle est la cause de la repen-
tance à qui la rémission est promise. Plus j'y ai réfléchi,
plus je suis arrivé à cette conviction ferme : il n'y a dans
le monde moral et devant le Dieu de l'Évangile d'autre
expiation que la repentance, c'est-à-dire ce drame inté-
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 71
rieur de conscience où l'homme meiirl au péché et lenaiL à
la vie de la justice. Il n'y arien de plus grand ni de meilleur,
car la repentance, c'est la destruction du j)éché et le salut du
pécheur, c'est l'accomplissement en nous de l'œuvre divine '.
Mais il est bien évident que Jésus ne peut être le média-
teur de notre repentance que si ses souffrances et sa mort
nous touchent, si nous ne les considérons pas de trop loin et
avec indifl'érence. Nous parlions plus haut de l'action des
souffrances d'une mère sur le cœur de son fils. Celui-ci n'est
touché que parce que cette femme qui souffre pour lui est sa
mère. Il faut donc qu'il s'établisse entre Christ et nous un
lien, une parenté morale qui nous le rende tout proche et
frère. Cette parenté se noue des deux côtés : du côté de Jésus
par son amour pour ses frères malheureux et perdus, pour
tout ce qui pèche, souffre, se dégrade dans l'humanité, et
qu'il aime au point de vouloir en partager le sort, la honte,
la misère et la mort. Du côté de l'homme, la parenté s'établit
par la confiance, par l'attrait souverain de la personne et de
la parole de Jésus. L'énergie de sa conscience religieuse et
morale réveille la nôtre. Près de lui, nous nous sentons heu-
reux et troublés. A mesure qu'il nous révèle l'amour du Père,
il nous fait sentir davantage l'énormité de nos égarements.
Alors, quand nous le suivons, avec cette affection des disci-
ples gagnés et tremblants, quand nous le voyons affronter le
dernier combat de sa vie, pour ne pas trahir l'Evangile de
' On nous reprochera peut-être d'avoir, à coté de la repentance,
omis la foi, à laquelle le pardon des péchés est encore promis plus
expressément. On aura raison en apparence, mais en apparence
seulement. Car nous avons pris le mot repentance en son sens scrip-
turaire de « conversion du pécheur à Dieu ». Le verhe hébreu schoub,
dont se servent les prophètes pour exprimer la repentance, sij^nifie
« se retourner », se détourner du mal et se tourner à Dieu, de même
les mots ÉTTiTTpstpstv ou j/ETavosiv. Le second côté, le côté positif de la
repentance, le retour de l'enfant vers son père, c'est la foi. Pour
simplifier notre exposé, nous avons saisi les deux moments de la
conversion dans leur unité organique.
72 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
grâce qu'il nous apportait de la part du Père, sceller de son
sang ce royaume de Dieu qu'il voulait fonder, tout accepter,
jusqu'à la dernière minute de l'agonie de la croix par obéis-
sance filiale à Dieu, par dévouement et amour infini à l'égard
de l'humanité ; à ce moment, par la foi qui nous unit à lui,
nous communions pleinement à ses souffrances ; nous pro-
nonçons sur nous la sentence de mort qui est tombée sur lui.
L'amour du Père nous apparaît dans toute sa puissance, le
péché de l'homme, notre péché, dans toute son horreur. Mo-
ralement, dit l'apôtre, nous mourons avec lui, et si la mort
est l'expiation de nos péchés, cette expiation s'achève en
nous au pied de la croix. Mais qu'est-ce que cette mort mys-
tique, sinon une pleine et parfaite repentance?
III
Dès que le drame du Calvaire est ainsi ramené à sa
nature véritable, il devient ce qu'il fut, un drame humain,
historique, le plus grand, le plus tragique de l'histoire.
Toute magie de rite sacerdotal, toute fiction juridique s'éva-
nouit ; nous nous retrouvons dans la réalité de la vie morale.
Pour grand et sublime que soit ce drame, il n'est plus
isolé. S'il reste incomparable, unique par la hauteur de
l'âme qui souffre, par la pureté de la conscience religieuse
qui lutte, par le désintéressement et le don absolu de soi,
il n'est pas moins humain, et il se coordonne dans la série
de *ous les actes de dévouement et de tous les martyrs que
le même sentiment a inspirés et qui tendent au même but.
Acte d'amour libre, la mort de Jésus suit la loi qui, dans
le monde moral, impose le dévouement de l'amour comme
condition de salut et de relèvement. C'est une loi univer-
selle, en effet, qui veut que nous portions les fardeaux les
uns des autres, que les forts aient un fardeau plus lourd,
pour que les faibles ne restent pas accablés sous le leur ;
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 73
c'est une loi de l'univers des esprits en formation sur la terre,
que ceux qui aiment, souffrent du fait de leur amour; que se
donner aux malheureux, c'est nécessairement prendre sur
soi une part de leurs souffrances. Il n'est pas une victoire
du bien qui n'exige ses victimes, pas un progrès dont il ne
faille payer la rançon. L'œuvre du Christ cesse dès lors d'être
isolée et incompréhensible, elle rentre dans la loi qu'elle a
contribué plus que rien au monde à révéler et à graver au
fond de la conscience humaine. Son sacrifice a été le plus
fécond, parce que son amour a été le plus intense, le don
de soi le plus complet, tandis que, chez les meilleurs des
autres hommes, cet amour et ce don fraternels ne sont que
partiels et pleins de réserves. Dans sa mort comme dans sa
vie, le Fils de l'homme reste l'Incomparable parmi les
enfants des hommes.
Mais il n'est plus seul et, surtout, il n'a pas voulu rester
seul. La première chose qu'il exige de ses disciples, c'est
qu'ils apprennent de lui à aimer, à servir, à donner leur vie
comme lui. « Si quelqu'un veut venir après moi, leur dit-il,
qu'il renonce à soi, qu'il se charge de sa croix et qu'il me
suive ^ » (Marc VIII, 34 ; X, 35-45.) Au sens de Jésus, la croix
n'est pas une misère quelconque, mais la part de souffrance
qu'implique tout acte d'amour et de dévouement; c'est en ce
sens qu'elle est un instrument même de rédemption ; Jésus
a porté sa croix ; ceux qui le suivent ont à l'imiter et à porter
de même une croix pour le salut du monde. L'apôtre
Paul n'a pas hésité à reprendre la même idée et à l'ex-
primer de façon à scandaliser toutes les orthodoxies fu-
tures : « Je me réjouis des souffrances que j'endure pour
vous, uTzïz ujjLÔjv ; je suis heureux de compléter dans ma chair
ce qui manque encore aux souffrances du Christ, pour son
corps, qui est l'Eglise. » (Col. 1, 24.) Ainsi, Paul considère ses
propres souffrances, venant, parce qu'elles sont de même
' «S'il ne le fait pas, il n'est pas digne de moi. » Matth. X, 38.
74 I>A DOCTRINE DE l'eXPIATION
nature, continuer et compléter les souffrances rédemptrices
du Christ.
Les souffrances, la mort des justes et des bons agissent de
la même manière que la passion du Christ sur la conscience
des méchants ; elles les troublent et les disposent à la repen-
tance ; c'est dire qu'elles contribuent à produire cet état de
repentance où peut se réaliser le pardon des péchés et
l'œuvre de salut organisée par la miséricorde divine. Le plan
de cette œuvre, qui se poursuit depuis le commencement
du monde, qui a son centre et son point culminant dans la
mort du Calvaire, est simple autant qu'admirable. A cette
œuvre de miséricorde et de relèvement. Dieu convie tous
ses enfants à collaborer par la miséricorde; le dévouement
est l'unique, mais tout puisant levier qui, en renouvelant
l'âme humaine, l'arrache à l'égoïsme et lui fait connaître
et goûter une vie supérieure.
Et quelle idée plus juste, plus vivante, plus lumineuse de
ce point de vue vraiment divin et humain tout ensemble, ne
prenons-nous pas du christianisme, en tant que religion de
la rédemption universelle par l'amour? Le Christ n'est pas
venu accomplir un rite sacrificiel particulier. Ce n'est pas un
culte surnaturel, une dogmatique abstruse, ni même la pré-
dication d'une bonne nouvelle, qui ne serait que prédica-
tion. Sa religion n'est pas une religion de formule, de parole,
de bavardage pieux.
Ce n'est pas continuer son œuvre que de répéter ses dis-
cours ; il faut répéter sa vie, sa passion et sa mort. Il veut
rev'vre en chacun de ses disciples pour continuera souffrir,
à se donner, à travailler en eux et par eux à la rédemption
de l'humanité, jusqu'à ce que tous les enfants prodigues et
perdus soient retrouvés et ramenés à la maison du Père.
C'est ainsi qu'au lieu de se séparer de l'histoire humaine, la
vie et la mort du Christ y rentrent, qu'elles y font éclater la
loi qui la régit, et, en y multipliant sans cesse la puissance
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 75
du dévouement rédempteur, la transforment, la dominent
et l'orientent vers sa fin divine.
Telles sont les données authentiques de la conscience
chrétienne ; elles suffisent à rinstruction et à l'édification de
la piété pratique. Que si la pensée des philosophes veut aller
plus loin encore et demander d'où provient cette loi suprême
du monde moral qui a fait du dévouement, du sacrifice
désintéressé de l'amour fraternel, la rançon du péché et le
moyen de sa destruction progressive, nous pouvons bien
être amenés à confesser notre impuissance de répondre. Le
mystère est à l'origine de toutes choses. Pourquoi la vie se
développe-t-elle par lente évolution, suivant les lois que la
science peu à peu détermine ? Pourquoi même existe-t-il
quelque chose? Ignoramiis. Pour ma part, je m'arrête au
point où la terre ferme de l'expérience se dérobe sous mes
pas, et je répète avec Jésus lui-même : « Cela est ainsi. Père,
parce que tu l'as jugé bon, » Cela est bon, en effet, parce que
l'amour n'est pas seulement le lien des esprits, mais leur vie
même, et que se dévouer n'est pas moins utile à ceux qui
sont les sujets du dévouement qu'à ceux qui en sont l'objet;
car, par le dévouement, les uns et les autres s'élèvent sur
l'échelle de la vie éternelle de l'esprit.
Mais je reconnais sans peine que cette réponse de la piété
est une adoration, non une solution. Il est sans doute témé-
raire de vouloir conclure de notre expérience morale toute
subjective et encore si imparfaite et si rudimentaire, aux
lois constitutives de l'univers. Une saine théorie criti([ue de
la connaissance religieuse nous invite à l'humilité, à la
sobriété, à la détiance de nous-mêmes, en nous faisant sentir
et toucher les limites infranchissables entre lesquelles se
meut notre pensée. Nos représentations de Dieu, de son
action créatrice et de ses desseins sont misérablement
anthropomorphiques, et dès que nous les pressons par la
logique, elles deviennent contradictoires. Les voies de
l'Eternel ne sont pas nos voies ; ses pensées ne sont pas nos
76 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
pensées. Devant le mystère de son essence et de sa création,
la spéculation des savants est aussi vite et aussi pleinement
confondue que l'imagination des humbles. Aux uns et aux
autres, il ne reste que le privilège de la foi : contempler et
suivre sa révélation dans l'histoire de ses œuvres, et écouter
pieusement sa voix dans notre cœur.
JEAN CAMERON
PASTEUR DE L'ÉGLISE DE BORDEAUX
ET
PROFESSEUR DE THÉOLOGIE A SAUMUR ET A MONTAUBAN
1579-1625
PAR
Gaston BONET-MAURY
JEAN CAMERON
PASTEUR DE L'ÉGLISE DE BORDEAUX
ET
PROFESSEUR DE THÉOLOGIE A SAUMUR ET A MONTAUBAN
1579-1()25
« In ecclcsia Dci, in conscientitr nc-
j^otio nulli est os occliulendum,
sed coidis et conscientiit convic-
tione aut satisiactionc opus est. »
(De supremo controversiarum
judicc cap. III, in fine.)
INTRODUCTION
Les Ecossais ont, de tout temps, été bien vus en France.
Ce n'étaient pas seulement des raisons politiques — une
commune hostilité contre l'Angleterre — qui avaient noué
cette étroite alliance entre la France et l'Ecosse, mais encore
des affinités d'esprit de caractère et sans doute de race entre
les deux peuples, dans les veines desquels coule le sang cel-
tique. Tous deux ont, dans l'esprit de la logique, un grand
besoin de clarté; le caractère écossais a, comme le nôtre,
quelque chose de franc, de hardi, de chevaleresque, qui leur
a fait prendre le parti des faibles contre les puissants, des
vaincus contre les oppresseurs. C'est ainsi qu'au temps où
notre pays était écrasé par l'Angleterre victorieuse, les Ecos-
sais formèrent une compagnie d'archers volontaires, qui
escorta Jeanne d'Arc dans ses campagnes. Dès lors, les rois
80 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
de France eurent à leur service une garde écossaise, et
Louis XII, pour récompenser les grands services rendus par
l'Ecosse au royaume, rendit une ordonnance qui « exemp-
« tait à l'avenir tous les Écossais résidant dans le royaume
« de l'obligation de demander des lettres de naturalisation
« et leur accordait en masse le droit de tester, de succéder
« ab intestat et de tenir des bénéfices comme s'ils étaient
« Français ».
Profitant de ces avantages, les Écossais vinrent en foule
aux Universités françaises, et, de là, plusieurs parvinrent
aux honneurs dans l'Église, la magistrature ou l'enseigne-
ment. On en rencontre surtout aux Universités de Bor-
deaux, Poitiers, Orléans, Paris. Dans cette dernière, le col-
lège des Écossais, fondé en 1325 par David, évêque de
Moray, et doté par Marie Stuart et par J. Beaton, archevêque
de Glasgow, offrait aux étudiants de ce pays un logis confor-
table et plusieurs bourses. Ils faisaient d'ailleurs bonne
figure parmi les étudiants des autres nations, et voici le
témoignage que leur rendait Estienne Perlin, à la fin du
xvi^ siècle : « Les Écossais qui se mettent à étudier, disait-
<( il, deviennent volontiers bons philosophes et bons artiens
« et en ay congneu autrefois à Paris deux docteurs en théo-
« logie des plus sçavants qu'on peut voir, et principalement
« en philosophie, qui tenaient les livres d'Aristote sur le
« doigt, et s'appelait l'un notre maistre Simon Saneson,
« demeurant au Collège de Sorbonne, et l'autre M. Evanston,
(( qui avait été recteur, et lesquels deux sont pour le jour
<( d'aujourd'hui évéques en Ecosse et en grand crédit d'hon-
« neur et amplifient le royaume de leur honneur et vertu. »
Ainsi, les Ecossais n'étaient pas moins renommés pour leur
talent littéraire que pour leur bravoure ; tous les collèges
tenaient à avoir un maître de grec ou de philosophie de cette
nation.
L'accession de l'Ecosse à l'Angleterre ne rompit pas ces
liens séculaires qui rattachaient la première à la France ; ils
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 81
furent resserrés avec les protestants français, caries collèges
et académies fondés par ces derniers appelèrent à l'envi des
maîtres écossais, dont plusieurs ont laissé un nom dans la
théologie, les lettres ou la médecine.
Quelques-uns de ces Ecossais émigrés restèrent catholi-
ques comme William Hegate (de Glasgow), helléniste, qui
fut principal du collège de Guienne (1621-1627), et Rohert
Balfour, qui fut aussi professeur de grec audit collège, ^lais
la plupart emhrassèrent de honne heure les doctrines pro-
testantes et y restèrent attachés, en France, même au risque
des vexations et des dangers que la qualité de huguenot fai-
sait courir, à l'époque des guerres civiles.
Il faut mettre au premier rang Georges Buchanan (1506-
1582), le prince des poètes latins de son temps, qui enseigna
à Saintc-Barhe et au collège de Guienne et eut la fortune
d'avoir pour élèves Michel Montaigne' et Jacques VI d'Ecosse,
le futur roi d'Angleterre. Quant à ceux qui furent professeurs
dans nos collèges et Académies protestantes, ils sont légion ;
nous mentionnerons seulement R. Boyd de Trochorège, ([ui
enseigna à Montauban et àSaumur(l()04-1614)-, Alex, (^olvin
et André Melville, iDrofesseurs à Sedan ; les deux Duncan,
tous deux médecins, dont l'un, Guillaume, fut i)rofesseur à
Montauban, et l'autre, Marc, médecin du Roi, longtemps
principal du collège de Saumur; les deux Primerose, Gil-
bert, pasteur, collègue de Cameron à Bordeaux (1600-1021),
et Jacques, son fils, savant médecin, qui a fait une histoire
de l'Académie de Montpellier (1631); J. Sharp, professeur à
Die (1607-1629).
Parmi ces nombreux Écossais, qui ont servi nos Eglises et
nos Académies, John Cameron (1579-1628) mérite une place
hors ligne, à cause de la sagacité de sa pensée théologique
et de l'indépendance de son caractère. Il n'a pas seulement
' Montaigne, Essais, Livre I*""", ch. 25.
* Friincis(|ue MichcX, Les Ecossais en France elles Français en Ecosse,
Ile vol., p. 170 et suiv.
6
82 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
été un pasteur très dévoué de l'Église de Bordeaux, il a
enseigné avec éclat à Sedan, à Saumur et à Montauban, a
été un adversaire redouté des controversistes catholiques de
son temps et fut honoré de la confiance et de l'amitié de
Duplessis-Mornay. Partisan de l'obéissance quand même à
l'autorité royale, il a été victime, à Glasgow et à Montauban,
de la fureur du parti républicain ; bref, c'est une figure ori-
ginale. A tous ces titres, j'ai pensé qu'il y aurait profit,
pour les amateurs de l'histoire de nos Églises et de nos Aca-
démies protestantes, à essayer de la faire revivre devant
vous, d'après ses œuvres et quelques lettres inédites.
Je me bornerai à mettre en relief, dans sa carrière, le pas-
teur et le professeur et à esquisser les doctrines caractéris-
tiques, vous renvoyant, pour de plus amples détails, aux
savantes études de ses précédents biographes ' .
I. — CaMERON, PASTEUR A BORDEAUX
La vie de Cameron fut très mouvementée, comme celle de
presque tous les théologiens protestants du xvii^ siècle. Né
à Glasgow, vers 1579, il appartenait à l'un des grands clans
d'Ecosse, mais ses parents étaient si pauvres que, pour pou-
voir suivre les cours de l'Université de sa ville natale, il dut
s'engager comme factotum (portionerj- au collège. 11 fit
d'ailleurs des études classiques si brillantes, qu'à peine âgé
de vingt ans, il fut chargé de l'enseignement du grec au dit
collège. Mais il ne demeura pas longtemps dans sa ville
' Voyez Alex. Schweizer, Die Proteatantischcn Centraldogmcn Zurich,
1856, IJe vol., p. 2% et suiv. — M. Nicolas, Histoire de r Académie de
Montauban, Paris, 1805, p. 35 et 155. — H. Bordier, France protestante,
t. III, p. 088 et suiv.
^ Le portioner était chargé de sonner la cloche, de servir aux tables,
et faisait les commissions pour les régents ou le principal. C'était une
sorte de factotum.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 83
natale ; entraîné par l'humeur voyageuse propre aux Écos-
sais et attiré sans doute par la renommée du succès de {ses
compatriotes dans nos collèges, il s'embarqua pour Bor-
deaux. Il y fut accueilli avec faveur par Gilbert Primerose,
et, sur sa recommandation, fut nommé professeur d'huma-
nité à Bergerac et de philosophie à Sedan (lGOl-1603).
Revenu à Bordeaux, ses dons et sa piété lui valurent la
faveur de l'Eglise réformée de cette ville, qui lui attribua une
bourse pour faire ses études de théologie, à la seule condi-
tion de la servir ensuite comme pasteur (1604). Il partit pour
Paris, et là fut présenté à Soffray de Calignon, l'un des con-
seillers protestants de Henri IV, qui lui confia ses fils comme
précepteur. Après avoir passé près d'un an à Paris, il fut
chargé de les mener à Genève, où il résida deux années
(1606-1607).
Théodore de Bèze venait de mourir, mais l'Académie était
encore toute pleine de sa renommée. Notre jeune Ecossais
eut pour professeurs : Jean Diodati, fils d'un patricien de
Lucques, émigré avec toute sa famille, et qui l'admit dans
son intérieur, il enseigait l'exégèse du Nouveau Testament ;
Théodore Tronchin, qui tout jeune encore avait été chargé
du cours d'hébreu (1606), et sans doute Gaspard Aletsch,
suppléant d'Antoine de La Paye K
Ayant passé l'année suivante à Heidelberg, il y soutint des
thèses de iriplici Dei ciim Iiomine fœdere (avril 1608). Aux
« deux alliances », l'ancienne et la nouvelle, qui étaient seules
admises par les théologiens du temps, il ajoutait l'alliance
de la nature, qui repose sur le témoignage de la conscience
en nous.
Rappelé à Bordeaux par Primerose, il fut nommé pasteur
à la place devenue vacante par la mort du pasteur Renaud
(fin 1608). 11 trouva malheureusement cette Église troublée
par des querelles remontant au commencement du siècle;
* Borgeaud, L Ancienne Académie de Genève. — Genève, 1901, p. 331.
84 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
l'Église était divisée en deux camps : celui de Primerose et
celui de Renaud.
Il y exerça un ministère fructueux pendant sept années.
Deux lettres de lui à son ancien professeur de Genève, Dio-
dati \ éclairent d'un jour curieux la situation d'un pasteur à
Bordeaux alors et le caractère propre de l'auteur.
« le continue tousjours à prêcher Christ crucifié et ressus-
« cité des morts, mais ma parole est foible et ce peuple est
« accoustumé à ouïr le son d'une trompette. Toutesfois, Dieu
« me fait sentir que i'édifie et aultrui et moi-même, de quoi
« je le loue de toute mon âme S'il eust plu au Seigneur,
« l'eusse désiré m'emploie en un lieu plus retiré que n'est
« cesty-ci; mon inclination abhorre l'esclat et le bruit. le
« suis accoutumé à une vie familière et privée.
« Icy, je n'ay aucun ami familier. Bien ai-je, Dieu merci,
« des amis, mais de la familiarité avec personne, poinct. Leur
« humeur ne leur permet d'user d'aucune privante avec
« leur pasteur et leur semble que la bienséance requiert qu'il
« ne se mêsle parmi eux, sinon lorsqu'avec autorité, il exerce
« sa charge, ou les preschant en public, ou en censurant au
« Consistoire, ou en exhortant et catéchisant par les niai-
se sons. De sorte qu'il n'y a nul moine si moine que moi.
« J'aime bien qu'on révère le pasteur, mais je ne désire
« point être honoré comme un régent de ses disciples, mais
« comme le berger de ses brebis, le père de ses enfants desjà
« venus en âge, je dirai plus, comme un frère de ses frères.
« Pour remédier à ma solitude, ie me suis résolu de me
« marier et l'affaire est si avancée qu'il ne reste qu'à solen-
« niser le mariage. Je ne m'allie pas pourtant avec aulcune
« de cette église. Leur trop grand respect faisait que je ne
« les pouvois point cognaislre, ni les aimer par consé-
* Ces lettres se trouvent à la bibliothèque de l'Université de Leyde
(Pays-Bas), et nous ont été communiquées en original par M. de Vries,
bibliothécaire. On les trouvera in extenso dans le Bulletin hist. et litl.
de la Société de Fliistoire du Protestantisme, 15 mars 1901.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 85
« qiient...; mais aïant élé emploie dans une affaire de con-
« séquence parmi des frères du Haut-pays, j'y vis et cognus
« à cette occasion celle que j'espouse maintenant. Elle est
« de bon lieu, moïennée, d'une humeur douce et, ce qui
« m'a principalement esmeu à la rechercher, elle est vrai-
« ment craignant Dieu, nourrie dès son enfance en la piété,
« exercée en la lecture et ouïe de sa parole. Son père,
« homme riche et bien apparenté, nonobstant ma pauvreté et
« la qualité d'étranger, qui est d'un autre goût en ce pays-
« ci qu'en France, sans communiquer l'affaire à aucun de
« ses parents m'accorda sa fille aagée de 17 ans. Telle est la
« piété de ce personnage'.
J. Cameron épousa, en clTet, Suzanne Bernard, à Tonneins,
et cette union fut pour lui une source de joie et de force ; il
en eut cinq enfants, dont trois filles seulement lui survécu-
rent. Il avait grand besoin de ce reconfort pour affronter les
tempêtes qui allaient l'assaillir, à Bordeaux même. On
en trouve les signes avant-coureurs dans sa deuxième lettre
au professeur Diodati : « Nous sommes misérables, lui écrit-
« il, notre désunion s'accroist de jour en jour, non que pour-
« tant aulcun du gros ne se débande, mais en ce que les
« aigreurs de Saulmur sont fermentées par la continuation
« de mesmes procédures. Nos députés ont commandement
« de s'en retourner de la court n'aïant rien avancé, j'entends
« les députés des provinces. L'on s'en prend à qui vous
« pouvez bien deviner. M. Maniald est accablé de calom-
« nies. Et moi qui croi de cœur, qui ai protesté de bouche
ff que toute guerre est illicite contre le souverain magistrat,
« qui mesmes, fai professé en public, à toutes occasions;
« je n'ai pu éviter toutefois les traits de ces langues mes-
« chantes ». Voilà, Messieurs où nous en sommes -.
La situation politico-religieuse dans le sud-ouest était fort
troublée en 1615. — Les protestants étaient mécontents des
< Bordeaux, 19 avril 1610.
' Lettre du 7 février 1(512.
86 JEAN CAMEROX, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
premiers actes de la Régente Maris de Médicis et, à propos du
projet d'un double mariage espagnol, le bruit courait que le
nouveau gouvernement voulait anéantir les Réformés. Le
prince de Condé avait essayé d'exploiter ce mécontement
au profit de son ambition et, dans un manifeste aux Réfor-
més, leurprédisail la prochaine abolition de l'Édit de Nantes.
Plusieurs gentilshommes du Dauphiné et du Languedoc
avaient répondu à ces avances, le duc de Rohan s'était mis
en campagne en Saintonge. Mais le sage Duplessis-Mornay
et Sully avertissaient les Réformés de se méfier des intrigues
de Condé et les exhortaient à l'obéissance légale au jeune
roi.
John Cameron, qui était royaliste et modéré, se trouva
pris entre deux feux. Les Réformés à tendance républicaine
lui reprochaient ses lâches consessions au pouvoir royal ;
et, par contre, les prédicateurs catholiques l'accusaient
d'être étranger et de fomenter des troubles au profit de
l'Angleterre. Le cardinal de Sourdis, archevêque de Bor-
deaux, fit venir un certain Parent, doyen de Reims, docteur
en Sorbonne, pour prêcher le carême de 1615 en cette ville.
Ce dernier ayant attaqué en chaire la réforme, Cameron
offrit de lui répondre et eut avec lui une conférence contra-
dictoire, les 24-25 avril 1615 '. Au cours de la dispiitatio, le
curé se trouva acculé à ce dilemme : d'avouer que les catho-
liques romains ne croyaient pas au Fils de Dieu ou de con-
céder qu'ils étaient assurés de posséder le salut en vertu du
passage « Qui croit au Fils possède la vie éternelle », ce qui
était la thèse calviniste.
Il parait bien, quoique nous nayons pas la relation catho-
lique, que le docteur en Sorbonne sortit assez maltraité de
la joute théologique ; car l'archevêque appela à la rescousse
un autre champion, un certain Espagnol, qui se donnait
' Conférence entre te sieur Cameron, pasteur de Bordeaux, et te sieur
Parent, prédicateur en t'égtise Saint-Pierre, Bergerac, 1615.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 87
pour un Suisse. Ce dernier pul)lia une série de pamphlets,
où il accusait les ministres calvinistes de falsifier la Sainte-
Ecriture, en lui donnant un sens différent de celui des Pères
de l'Eglise. Il soutenait, entre autres, à propos du texte ci-
dessus, que les chrétiens ne peuvent avoir qu'une espcrance
au sujet de leur salut et que c'était arrogance de la part
des Réformés de prétendre avoir la certitude. L'Espagnol pre-
nait spécialement à partie notre Ecossais, comme on voit
par le titre du premier de ces libelles : Arrêté définitif donné
par un Suisse contre J. Cameron, ministre de Bègle, Bàle (sic)
8 mai 1615.
Caméron y répondit dans une brochure intitulée : Appel
conime d\d)us du prétendu arrest, donné contre le sieur Came-
ron, sous le nom d'un prétendu Suisse, confrmé par le cardi-
nal de Sourdis (Bergerac, 1615). Il y revendiquait le droit
d'interpréter le susdit verset comme un gage de l'assurance
du salut, réfutait les syllogismes du prétendu Suisse et en
appelait de son jugement téméraire à Dieu et à son église.
Son adversaire masqué riposta par deux nouveaux libelles
intitulés: Les pillules spirituelles pour la guérison de Vàmeel
du corps de Cameron afm de lui oster le désespoir et rage quil
a prinse contre le livre du Suisse et le Banquet des vérités
catholiques opposées aux effroyables mensonges vomis par Ca-
meron. Les titres seuls donnent une idée de la violence de
cette polémique qui, propagée par la presse, augmenta
encore le trouble des esprits, déjà inquiets par suite de la
situation politique.
Le bruit ayant couru qu'à la première émeute, les protes-
tants prendraient les armes et s'empareraient de la ville, le
parlement de Bordeaux rendit un arrêt ordonnant que ceux
de la religion protestante remettraient leurs armes à l'Hôtel
de Ville « pour oster non tout à fait la défiance, mais la crainte
dont plusieurs étaient prévenus par leur faiblesse ou par mau-
vais dessein et oster tout sujet de sédition. » (Arrêt du 29 dé-
cenibre 1615). Aussitôt qu'ils en furent avisés, les deux minis-
88 JEAN CAMEROX, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
très de l'Église réformée. Primerose et Cameron, convoquè-
rent le Consistoire pour délibérer s'il fallait continuer le
prêche à Bègle*. L'avis de plusieurs était de continuer. Les
ministres, au contraire, voulaient se retirer et cesser le ser-
vice afin d'ôter aux autorités tout prétexte à désarmer la po-
pulation protestante. Ils entraînèrent la majorité.
Alors deux avocats, qui étaient de la minorité du Consis-
toire, Saint-Ange et L'Auvergnac, présentèrent une requête
au parlement de Bordeaux afin qu'il enjoignît aux pasteurs
de continuer le service. « Au grand regret des bons Français
« de l'une et de l'autre religion, disaient-ils, il y a mainte-
« nant deux sortes de personnes composées d'humeur con-
« traire : les unes amateurs de repos public, les autres
« ennemies de la paix... La poursuite, qu'ils faisaient de
« demander la continuation de l'exercice à Bègle, n'était
« pas pour faire du zèle, mais parce que, discontinuant
« l'exercice du culte, ils s'exhérédaient par leurs propres
(( mains du bénéfice de l'Édit de Nantes 2. » Saint-Ange
ajouta des accusations personnelles contre les deux minis-
tres, insinuant qu'en leur qualité d'Écossais, ils fomentaient
des discordes dans le Royaume, au profit d'un souverain
étranger et leur reprochant par leur départ de troubler
l'église de Bordeaux.
Le Parlement, faisant droit à cette requête, rendit une
ordonnance par laquelle il enjoignait à Primerose et à Ca-
meron de continuer l'exercice du culte sous peine d'être
procédé contre eux comme perturbateurs du repos public
(5 janvier 1616). Il ordonnait en même temps aux jurais de
Bordeaux de tenir la main à ce que ceux de la Religion pré-
tendue réformée puissent aller et venir en liberté dans et
hors la ville.
Primerose et Cameron, en effet, n'ayant qu'une médiocre
' Bègle était un faubourg de Bordeaux, où les protestants avaient
leur temple.
» Mercure français, tome IV, p . 377. Paris, 1618.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 89
confiance dans l'imparlialité du Parlement, avaient évoqué
l'affaire devant la Chambre mi-partie de Nérac et puis ils
quittèrent la ville. Le second rejoignit le duc de Rohan à
Tonneins, où il composa une réponse aux accusations por-
tées contre lui dans le plaidoyer de Saint-Ange sous le titre
de Stelitenticus.
Cameron y repoussait avec indignation l'accusation de
de haute trahison, en rappelant à son adversaire que les
Ecossais avaient été, par le droit français, comme adoptés
dans la nation française et il expliquait ainsi la cause de leur
brusque départ de Bordeaux : « Tu dis que, par notre départ
« l'Église a été frappée de terreur et que i)lusieurs se sont
« enfuis à notre exemple. Or ça, tu as proféré deux men-
« songes d'une seule salive. Personne ne s'est enfin ému par
« notre exil. Certes, nous nous sommes retirés afin que l'Egli-
« se demeurât, et nous sommes partis si secrètement, afin
« que l'odieux de notre retraite ne retombât que sur nous.
« En effet, il est du devoir d'un bon pasteur, à cause de son
« troupeau, non seulement de sacrifier sa vie et sa fortune,
« mais encore, si la sûreté du troupeau l'exige, sa propre
« réputation'. »
Cameron demeura à Tonneins près de dix-huit mois et ne
rentra à Bordeaux, ainsi que son collègue Primerose, que
les premiers jours de juin 1617.
A peine rentrés, les pasteurs convoquèrent le Consistoire,
qui cita les deux avocats à comparaître devant lui. Saint-
Ange et L'Auvergnac en appelèrent au Parlement, qui déclara
la citation illégale. Ils furent alors excommuniés comme
« contempteurs de Dieu et perturbateurs du repos de
« l'Église ». Le Parlement cassa la censure comme abusive,
9 juillet, et frappa Cameron d'une légère amende. Les pas-
teurs, forts de l'approbation du Synode d'Alais, en appelè-
* Santangclns sive Slelententiciis in Eliam Santangehim caiisidicnm,
Ruppelii, IGIG, in-12o.
90 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
reiit au Roi, qui évoqua l'afTaire devant son Conseil, où elle
fut enterrée.
On conçoit combien ce procès contribua à augmenter
les divisions dans l'Église de Bordeaux et, quoiqu'il distance
il soit bien difficile de juger de quel côté étaient les plus
grands torts, nous ne pouvons nous empêcher de penser
que notre théologien fut inconséquent avec sa maxime de
l'obéissance due aux autorités et montra trop d'animosité
contre les deux avocats.
11 nous paraît aussi n'avoir pas gardé la mesure dans
l'affaire des corsaires Blanquet cl Gaillard. Ces deux marins
de la Rochelle avaient conçu le projet de se rendre maîtres
de l'embouchure de la Gironde. S'étant emparés de Royan
à la tête de 5 navires, ils rançonnaient tous les bateaux
marchands qui remontaient le ileuve. Désavoués par les
magistrats de la Rochelle, ils furent poursuivis par le vice-
amiral de Guienne, pris et condamnés par le Parlement de
Bordeaux à être roués vifs comme capitaines de pirates. En
vain demandèrent-ils a élre jugés par la Chambre de l'Édit.
Le Parlement refusa et ordonna que la sentence serait exé-
cutée le 20 juin. Ils étaient huguenots. On permit du moins
à un ministre de leur religion de leur porter en prison les
consolations suprêmes. Cameron fut chargé de ce soin, et il
accomplit là un des devoirs les plus pénibles de son minis-
tère. 11 fut même tellement saisi d'admiration pour leur cou-
rage, qu'il oublia trop que les actes pour lesquels ils allaient
mourir étaient coupables et publia, sous forme de lettre à
Polinier, ministre de Mornac, un récit de leurs derniers
moments intitulé : Constance, foi] et résolution à la mort des
capitaines Blanquet et Gaillard (1617).
Le Parlement de Bordeaux vit, dans ce libelle, une apo-
logie de faits criminelset, par un arrêt du 29 juillet, ordonna
que tous les exemplaires de cet ouvrage seraient brûlés par
la main du bourreau.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 91
IL — Cameron professeur de théologie a Saumur et a
MONTAURAN (1618-1025).
L'Eglise réformée de Bordeaux était, depuis l'année 1613,
en négociations avec l'Église et l'Académie de Saumur, à
propos d'un jeune ministre, déjà estimé comme hébraïsant
que, suivant l'usage du temps amené par la pénurie des
pasteurs, elle avait prêté à cette dernière, Louis CappeP.
Philippe de Mornay, gouverneur de Saumur et j)alron de
l'Académie établie en cette ville, avait dès lors conçu une
grande estime pour notre Ecossais, à en juger ])ar le post-
scriptum d'une lettre adressée à Gilbert Primerose, au sujet
du Synode national de Tonneins : « Je m'étais attendu, y
« dit-il, à ce bien de voir M. Cameron. Je salue de toute
« mon atfection ses bonnes grâces » -. 11 n'attendait ([u'une
occasion pour l'attacher à l'Académie de Saumur. Lorsque
la chaire d'exégèse du N. T. devint vacante par suite de
l'appel de Gomar à l'Université de Groningue, le Conseil
académique de Saumur, exprima le vœu, confirmé i)ar le
Synode provincial du Mans (5, 18 mai 1618), ([ue « vu les
« grands dons que Dieu a despartis au sieur Cameron, pas-
« leur à Bordeaux » il fût prié d'accepter cette charge. Con-
formément à ce vœu, Marc Duncan, principal du collège,
fut député par le Conseil et l'Église à Bordeaux, avec trois
lettres : l'une pour les pasteurs et anciens de cette ville,
l'autre pour Primerose, la dernière pour Cameron''.
Ce dernier était tout disposé à accepter, car sa situa-
tion à Bordeaux était délicate, à cause des démêlés qu'il
avait eus avec le Parlement et d'ailleurs il sentait qu'il ne
réussissait pas très bien comme prédicateur, ses sermons
1 V. Registre (le l'Académie i-oyale de Saumur. — Séance du 16 déc.
1613.
- Lettre de Duplessis-Mornay à Primerose, 15 avril 1617.
3 Resistre de Saumur. Séances du 5 et du 18 mai 1618.
92 .lEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
étaient d'une longueur démesurée, et il s'y laissait aller à
des digressions sur des questions de philosophie, qui
ennuyaient le commun de ses auditeurs ^ C'est à ces démê-
lés que faisait allusion Duplessis-Mornay lorsqu'il écrivait
aux pasteurs et anciens de l'Église de Bordeaux : « Puisque
(( pour plusieurs raisons vous ne pouvez plus retenir
« M. Cameron, consentez à ce qu'il vienne travailler à notre
« Académie» -. Mais il fut plus malaisé d'obtenir la décharge
du Consistoire, qui était très attaché à son pasteur, à cause
de son zèle pour la cure d'âme et de son talent de contro-
versiste. Enfin, l'Eglise de Bordeaux, sur le conseil de Pri-
merose, se rendit aux instances de Duplessis-Mornay et
Marc Duncan put emmener à Saumur son compatriote.
Aussitôt le Conseil extraordinaire de l'Académie fut ras-
semblé au Château, en présence de Duplessis-Mornay, pour
cette bonne nouvelle (13 juin); il entendit le rapport du
D> Duncan et remercia Cameron d'avoir répondu avec tant
d'empressement à son appel. Quelque temi)s après, Duplessis-
Mornay en témoignait toute sa joie à ses correspondants.
« Pour M. Cameron, écrit-il à M. De la Burte, conseiller
« d'État, •' qui vient d'arriver heureusement ici, comme je
« ne puis rien dire qu'au-dessous de son mérite, ainsi doi-
« vent ses amis attendre que je le servirai de toute mon
« affection. » Cameron commença aussitôt à faire des prédi-
cations, des leçons et prendre part aux « disputes » dans
l'Académie.
Mais la nomination définitive de Cameron comme profes-
seur de théologie ne dépendait pas uniquement du bon
plaisir de Duplessis-Mornay et du vœu de l'Académie de
Saumur ; il fallait, suivant les règles de la Discipline des
Églises réformées, qu'il fût examiné par une Commission
* V. Baj'le, Dictionnaire historique, art. Cameron, d'après P. Du-
moulin, Jndicium de Amyraldi libro.
' Lettre du 28 mars 1()18.
' Lettre du 21 juillet 1618.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 93
du Synode des provinces d'Anjou, Maine, elc., afin que ce
choix de l'Académie fût confirmé. Il y avait deux candidats
pour les deux places vacantes en théologie : de La Coste,
pasteur à Dijon, et Jean Cameron, pasteur à Bordeaux. Au
jour fixé (8 août), les candidats se présentèrent à Saumur
devant le jury, présidé par Fleury, pasteur à Loudun, et
composé de deux délégués de chacun des trois colloques de
la province, et de quatre pasteurs des provinces voisines
(Poitou, Berry, Bretagne, Normandie), M. Bouchereau, pas-
teur à Saumur fut nommé adjoint au modérateur '. Les
candidats eurent à faire deux leçons publiques en latin et à
soutenir des thèses, qui avaient été imprimées et distribuées
un mois d'avance. De La Coste échoua si piteusement à
sa première leçon, faite le 9 août, qu'il en tomba malade ;
il insista néanmoins pour soutenir ses thèses, mais ne réussit
guère mieux. La Commission d'examen jugea qu'il n'était
point propre pour cette profession tant importante.
Cameron, au contraire, fit, les 11 et 13 août, deux belles
leçons sur Philippiens II, v. 12-13 et Psaume LXVIII,
V. 19, et le lendemain 14, soutint avec éclat ses thèses sur
la grâce et le libre arbitre. ^I. Fleury, « modérateur de la
« Compagnie des examinateurs, ordonnés par le Synode de
« ceste province d'Anjou, Maine et Touraine, déclara
« publiquement, devant toute l'Académie, M. Cameron très
« capable de la profession en théologie, à laquelle il avait
« été a})pelé (vendredi 17 août). En conséquence, le mer-
« credi 22 août, l'heureux candidat s'est présenté devant le
« Conseil ordinaire de l'Académie et a été par ladite Coin-
ce pagnie reçu en icelle et prié d'y prendre sa place comme
« membre du corps d'icelle comme aussi de se tenir au banc
« et rang des professeurs en théologie et de marcher en
« ordre, en ceste qualité avec les autres professeurs publics
de ceste Académie ^ ».
* Registre de Saumur. Séance du 8 août 1618.
- Registre de Saumur. Actes du mercredi 22 août 1G18, comp. France
protestante, 2'= édit., tome III, col. 080-002.
94 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR, DE THÉOLOGIE
La Commission d'examen décida ensuite que les thèses
et les deux leçons de M. Cameron, faites par lui à son exa-
men, seraient imprimées et qu'à la fin serait ajouté l'article
de la réception dudit sieur Cameron pour professeur de
théologie en ceste Académie, translaté en latin K
Quinze jours après, Duplessis-Mornay rendait compte de
l'événement dans une lettre à Primerose, pasteur à Bor-
deaux.
« M. Cameron s'en va, tant pour prendre congé de
« votre Synode, que pour amener sa famille en ces quar-
« tiers. Sa modestie l'empêchera de vous dire toute la vérité
« et, pour ce, je me sens tenu d'y suppléer. Je vous diray
« donc que l'envie et la calomnie n'ont servy que de lumière
« à sa vertu ; toute la Compagnie qui s'est trouvée icy estant
« demeurée si satisfaite de ses exercices pour la pureté et
« profondeur de la doctrine qui y a paru, et d'ailleurs, si
« bien édifiée de sa candeur et modestie qu'il n'y a aucun
« qui n'ait admiré et embrassé les grâces singulières de
« Dieu en luy... Je m'en conjouis donc avec vous comme
« avec un autre luy mesme -. »
L'Académie de Saumur avait alors pour recteur L. Cappcl,
professeur d'hébreu ; Marc Duncan et Burgersdyk y ensei-
gnaient la philosophie et les mathématiques ; Geddes, la
langue grecque. Cameron fut seul, pour y enseigner la
théologie de 1618 à 1623. Il avait commencé ses leçons le
13 juin, il dut les interrompre en octobre pour aller chercher
sa famille qu'il avait laissée à Bordeaux ^. Il revint à la
mi-novembre, rapportant la décharge donnée par l'Eglise de
Bordeaux, et approuvée par le Synode provincial de Basse-
Guienne tenu à Castel- Jaloux et se mit aussitôt à remplir la
double charge de pasteur et de professeur en théologie.
* Registre de Saumur. Actes du 29 août, v. Thèses de graiiaet libero
arbilrio dlspiilalœ nna ciiin diiobiis prœlecUonibns. Salmurii 1618, in-8".
' Lettre de Saumur, 2 septembre 1618.
' Registre de Saumur. Actes du 20 novembre 1618.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 95
Comme souvenir de son ministère, il nous reste une dizaine
de sermons prêches à Saumur en 1620, et qui, s'ils révè-
lent en lui un bon exégète et un habile controversiste, ne
donnent pas une haute idée de son art oratoire ^
Voici, d'après les actes du Conseil de l'Académie, com-
ment était organisé son enseignement : « Bien que les loix
« de l'Académie, est-il dit, portent que chaque professeur
« en théologie fasse quatre leçons par semaine, M. Cameron
« sera pour un temps dispensé d'une leçon par semaine
(( pour son soulagement, sauf à lui à commencer à en faire
« quatre, quand il voudra. Et, pour les disputes particulières,
« il en soutiendra une toutes les semaines, qui durera deux
« heures environ. Quant aux publiques, le cours des lieux
« communs en théologie aïant été par ci-devant achevé et
« disputes qui ont été jusqu'icy faites en ceste Académie, le
« susdit cours sera au plus tôt recommencé et disputes pu-
« bliqucs, lesquelles seront continuées de mois en mois.
« Quant au sujet de ses leçons, il continuera à ex])liquer les
« lieux de plus notable et célèbre difficulté, qui se tiouvent
(( au Nouveau Testament, depuis le passage par lui ci-devant
« expliqué : Tu es Petnis et super hanc peiram, etc., et
« commencera lundi prochain sa première leçon"-. »
Ce lundi tombait le 26 novembre.
Conformément à cette décision, Cameron fit l'exégèse
des passages de l'Évangile selon saint Matthieu XVI, 15-18 ;
Matth. XVII, 1-10, XVIII, 1-17, avec une sagacité critique et
une sûreté d'érudition qui lui ont valu les éloges de Richard
Simon •'. Ces textes l'amenèrent logiquement à traiter, dans
le cours de l'année suivante, la question de l'Eglise. Il exa-
mine tour à tour, à la lumière des Evangiles, son nom, sa
nature et ses conditions, sa dignité, sa durée, sa constance à
' V. Opcra, édit. de Genève 1G42, p. ôOO-ôKi et p. 800 et suiv., « Ser-
mons sur Jean VI »>.
- Registre de Saunuir. Aeles du 20 novembre 1(518.
3 Prœlectioncs Saliniirii habilœ. Opcra. I^aI. Genève, 1042, p. 337.
96 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
retenir la vérité, sa juridiction, son gouvernement, et termi-
nait par la question du schisme. Il y démontrait le malfondé
des prétentions de l'Eglise romaine à avoir le monopole de la
vérité et faisait une distinction entre le « schisme », fait par
motif d'orgueil, et la « sécession », qui est parfois nécessaire
et légitime, afin de préserver la vérité, — comme cela était
arrivé à la Réformation du xvi^ siècle.
Après ces sujets, il traita de la Parole de Dieu, étudiant
ses marques en général et ses marques en particulier.
Cameron, dans ces leçons, se montra supérieur à son temps
et partagea la hauteur de vue de son collègue et ami L. Cap-
pel sur la question de l'Inspiration des Ecritures. Il distin-
gue entre la doctrine contenue dans les Saintes-Écritures —
celle-ci est divinement inspirée, c'est là l'article de foi essen-
tiel, — et les livres, les mots qui la renferment, c'est la ques-
tion secondaire ^
Le 13 janvier 1621, Cameron fut élu recteur, à la place du
pasteur Bouchereau, qui avait demandé à être déchargé de
ses fonctions, avec L. Gappel pourpro-rcclcur. C'est sous son
rectorat que Josué de La Place, après un brillant examen,
fut nommé professeur de philosophie à la place de Marc
Duncan, démissionnaire.
C'est pendant son séjour à Saumur que Cameron eut avec
Tilenus, ancien professeur à Sedan, une conférence qui fit
grand bruit dans nos Eglises et jusque dans celles des Pays-
Bas. Tilenus, après avoir été un champion outré de la doctrine
calviniste sur la grâce, s'était converti aux idées arminiennes
et mettait à les propager toute l'ardeur d'un néophyte. Les
pasteurs de Paris, inquiets du progrès de cette propagande,
jetèrent les yeux sur Cameron, comme le théologien le plus
capable de la combattre et l'engagèrent à avoir une confé-
^ Prœlcctioiips variœ de Verbo Dci. Oi)era. Hd. Cicnève, 1642, folio
417. Comp. De snpremo conlroversiariun jiidicc. 0])C'ra, p. 597. Comp.
Ed. Rabaud, Histoire de la doctrine de l'Inspiration des Saintes-Ecri-
tures, Paris, 1885, p. 137.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 97
reiice amicale avec Tilenus, qui l'accepla. Jérôme Groslot,
ancien et notable de l'Eglise d'Orléans, dont le père s'était
réfugié en Ecosse à l'époque de la Saint-Barthélémy, offrit
son manoir de l'Isle, anx environs de cette ville, pour
lieu de rendez-vous. Et c'est là, en effet, que la dispute eut
lieu, du 24 au 27 avril 1620. Le sujet en était : « Contribution
de la grâce et de la volonté humaine dans la vocation au
salut '. — Les thèses soutenues par le professeur de Saumur
étaient tirées des articles 21 et 22 de la Confession de foi des
Églises réformées. Le nœud de la question était celui-ci :
« Pourquoi de deux adultes, également corrompus et injustes,
l'un, éclairé par la lumière évangélique, devient-il partici-
pant au salut ; l'autre, au contraire, est-il laissé dans les ténè-
bres et l'ombre de la nuit, donc perdu? »
Cameron soutint que ce sort différent dépend de la seule
volonté de Dieu. C'est la doctrine calviniste dans toute sa
rigueur.
Tilenus, au contraire, avançait que, depuis la conclusion
de la Nouvelle Alliance, c'est faire injure à la grâce de Dieu
d'admettre que quelqu'un en fût exclu par la seule volonté
de Dieu, sans avoir égard à ses péchés. Dieu en choisit quel-
qiics-uns par la connaissance qu'il a de quelques vertus
cachées. Sans doute. Dieu est l'auteur surnaturel du salut,
mais il admet le concours de la volonté humaine dans l'œu-
vre du salut.
Cameron répliquait, en s'appuyant sur l'autorité de saint
Augustin, que le fait que Dieu illumine les uns pour les sau-
ver et point les autres, ne dépend pas des mérites occultes
des premiers, et niait que l'efficace de la grâce dans la con-
version dépendît du libre arbitre de l'homme.
A la suite de cette « conférence amicale », chacun des cham-
pions chanta victoire, comme il arrive en général. Cameron,
' Aiuica cnllnlio d? (jraliœ cl l'oliinlfttis li-iininœ concnrsii in voca
tioiic, inslilnla inlrr D. Tilrnnin cl J. (^(imcroncm. Op-ora fol. G12.
7
98 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
de retour à Sauiniir, rendit compte au conseil de l'Académie
de ce qui s'était passé à l'Isle. Le conseil, sur l'avis du pasteur
Bouchereau, recteur, qui expliqua que l'avis d'aller à cette
conférence avait été donné à Camcron par M. le gouverneur
Duplessis-Mornay, le remercia « du labeur que volontiers il
« avait pris pour la cause de la vérité. Le recteur termina en
(( priant Dieu que la conférence eût tel succès que celuy avec
(( lequel Cameron avait conféré pût reconnaître la vérité à
« son salut et à l'édification de l'Eglise ' ».
Tout le monde, pourtant, ne fut pas aussi satisfait de la
défense de Cameron. La Faculté de théologie de Leyde trouva
quelque chose à reprendre à la manière dont le professeur
de Saumur avait représenté le rôle de la grâce dans la con-
version et chargea son secrétaire de le lui faire savoir :
« Nous ne pouvons approuver, lui écrivit A. Rivet, que
« dans ton écrit tu semblés n'admettre d'autre changement
« dans la volonté que cette conversion morale, qui se fait
(( par le jugement de la raison, sans aucune action immé-
« diate de Dieu sur la volonté elle-même. Ce que nous te
« demandons, c'est de déclarer que tu acquiesces au juge-
« ment des Eglises qui ont exposé leur opinion au sujet de
« cette controverse 2. »
Le professeur WalcEus avait sans doute été un des critiques
les plus acerbes de la théorie de Cameron ; c'est à lui, en
effet, que Samuel Bochart, alors étudiant en théologie à
cette université, adressa sa défense de la doctrine de Came-
ron 3, Nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Notre
Écossais fut très sensible à ces critiques: « J'ai receu estant
« malade, écrivait-il à Bivel, deux de vos lettres, l'une es-
« crite en votre nom, l'autre en celuy de la faculté, de slile
' lU'gislrc (le Saiumir. Actes du 13 iiuii 1()20.
- Epislola faciilUdis theologiœ Liigdiincnsis, Vt'hv., 1G22.
•' S. Bochartii, stud. theol. pro Canierone ad D. Walanim, profcs-
sorein, Epislula, qiia objccliones aducrsiis Caincronisscntciitiam de molli
uohintcdis pcr inlelleclnm, solviinliir. ()])era, 410.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 99
« bien différent ; l'une honnête, tant et plus, laulrc un peu
« rude. J'ay répondu à celle que m'avez escripte au nom des
« Messieurs de la Faculté; je m'asseure tant de leur charité
« et prudence qu'ils en demeureront satisfaits; cependant,
« Monsieur, ie vous supplie que vous dai<fniez prendre la
« peine de leur communiquer la lettre ([ue ie leur adresse...
« J'approuve de tout mon cœur les canons du Synode de
« Dordrecht et, au iugement mesme des Adversaires, je ne
« suis pas des leurs. C'est grand cas, si aucun des nostres
« me le veut faire accroire et, quand tout est dit, i'ose bien
« dire que M. Tilenus et les siens vouldroienl que l'afTaire
« entre luy et moi fust à recommencer. Je ne dresse point
« icy une apologie, je m'attends, suivant votre charité, que
« vous la fairiez pour moi '. »
Quand ces lettres furent échangées entre Cameron et la
faculté de Leyde, il y avait déjà près d'un an que le premier
avait quitté Saumur. A la suite de la deslilulion aussi per-
fide qu'imméritée de Duplessis-Mornay comme gouverneur
de Saumur (17 mai 1621), une vraie panique s'était emparée
des étudiants de l'Académie et les deux professeurs de théo-
logie les plus en vue, L. Cappel et J. Cameron, quittèrent la
ville précipitamment -. Ce dernier se retira d'abord à Paris,
où il séjourna quelque temps avec sa famille. Le 11 juillet,
il prêcha au temple de (^harenton pour M. S. Durant. Il s'y
trouvait encore le dimanche 25 septembre, jour de la sédi-
tion au faubourg Saint-Marcel, où beaucouj) de fidèles reve-
nant du prêche furent maltraités et où il faillit périr lui-
même =^ Cela le décida à partir pour l'Angleterre : « Je dus
« m'enfuir de Paris, écrit-il peu après. En effet, à peine
« avais-je échappé à cette 'unesle émeute cpie mon luMe, un
' I^eUre inédite (le Cameron à André Rivet. Londres, 2 mars 1622,
communiquée par M. de Vries. l)il)liolhécaire de l'Universitc de Leyde.
■^ Voyez leurs lettres d'excuses lues au Conseil. Uei^istre de Saumur,
séance du .')0 juillet 1621.
■' Biillclin du Prolcslantismc français, IV, p. 96 et XXI, p. 323.
100 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
ce excellent homme, m'annonça que le lieutenant de police
« l'avait averti que le peuple me cherchait pour me tuer. »
Ses amis le supplièrent de partir. Deux seigneurs anglais,
le comte de Cassilis et Rohert de Harlc}' lui vinrent en aide,
le premier en lui prêtant son valet de chambre, le second
en lui faisant donner un passeport royal et l'accompagnè-
rent lui-même jusqu'à Dieppe ^
Il s'arrêta huit ou neuf mois à Londres (octobre 1621),
où il se mit en rapport avec l'êvêque de cette ville et avec
les pasteurs de l'Eglise française. Le premier personnage lui
fit bon accueil et l'autorisa à donner un cours aux Français
réfugiés et amateurs de théologie. A propos du passage de
l'Apocalypse XVIII, v. 4, il traita la question du droit pour
les réformateurs d'avoir fait sécession de l'Eglise catholique
romaine -.
Il prêcha sans doute aussi plusieurs fois à Austin-Friars.
Sa renommée vint aux oreilles de Jacques Lr, qui, en sa
qualité d'ancien roi d'Ecosse, avait de la bienveillance pour
les Ecossais. Le roi se fit présenter .1. Cameron, l'accueillit
avec faveur et le nomma principal du collège de Glasgow,
et professeur de théologie en cette ville.
Cameron trouva l'Église presbytérienne de son pays dans
une vive agitation provoquée par les actes du roi .Jacques,
qui voulait de gré ou de force la conformer à l'Église angli-
cane. Non content d'avoir nommé trois évêques à Ross,
Aberdecn et Caithness, il avait jeté en prison, puis banni An-
dré Mclville, le pasteur le plus populaire et par les Cinq ar-
ticles de Peiih (1017) avait bouleversé la liturgie presbyté-
rienne-'. Boyd de Trochorege, le principal de Glasgow, avait
^ V. la lettre de Cameron à .Tacques I, roi d'Angleterre. De (ilasgow,
octobre-novembre 1(521 (en latin).
2 V. Opéra, p. 51.-).
•' Ces articles, entre autres, oi'donnaient (|u'on reçût la communion à
genoux et autorisaient radministration de la .Sainte-Cène et du Haptè-
me à domicile.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 101
donné sa démission, plutôt que de s'y conformer. La situa-
tion était donc très difficile pour son successeur. Mais Came-
ron avait le courage de son opinion. Il fit, dès son arrivée
(6 janvier 1622) acte de loyalisme en ordonnant que, dans
chaque classe, on ferait mention du Roi et de la famille
royale, dans les prières du matin et du soir*.
Puis, ayant su que Tilenus avait adressé à Jacques r^ un
libelle intitulé : Canons du Synode de Dordrecht annotés,
dans lequel lui-même était traité d'homme turbulent et dé-
tracteur de l'autorité royale, Cameron adressa une épître au
roi, dans laquelle il professait que l'autorité royale était de
droit divin et il attestait Dieu, sa conscience et les hommes
qu'il n'avait jamais prêché autre chose 2.
Outre la direction du Collège, il fit un cours sur la contro-
verse entre catholiques et réformés au sujet de l'autorité des
Saintes-Écritures ^ (novembre 1622). Mais, ni son talent de
professeur, ni le zèle qu'il montra dans son administration
ne purent lui faire pardonner par ses compatriotes ses con-
cessions à l'anglicanisme. 11 se rendit tout à fait impopulaire.
D'autre part, Cameron s'était beaucoup attaché à la France,
où il avait fait jusque là une si brillante carrière et où il
avait trouvé une compagne de vie tendre et dévouée. Ses
dispositions se reflètent dans deux lettres intimes qu'il adres-
sa de Glasgow à son protecteur, Philippe de Mornay :
« Ayant esté sollicité longtemps par ma patrie et par
« l'Eglise de ma patrie de m'y retirer pour y faire ma
« demeure ordinaire, j'y ai, grâce à Dieu, résisté constam-
« ment, me ressouvenant de ma promesse de laquelle je
« vous avais prié. Monsieur, de me faire l'honneur de vous
« rendre garant. »
' Miininicnta alinœ Universitatis Glasgnensis, tome II, p. 300.
■ Cameronis ad recjem Magnœ BriUmniœ Jacobum cpistola, Opéra,
p. 713.
^ Controvcrsia inler Refonnalos et Pontiflcios agitala de Yerho Dei.
Prœlcctiones dalœ Glasciiœ in Scotia. Novembre 1622.
102 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
« Enfin, le Roy s'en estant meslé, avec autant ou plus
d'affection que nul autre, je n'ai relâché en rien; mais par
prière et raison, j'ai obtenu de S. M. qu'il me soit libre de
retourner en France, quand il aura plu à Dieu d'y remettre
les choses en leur premier état.
« Je ne suis ici que pour un temps, ayant laissé ma famille
à Londres, pour estre plus prest de la France, s'il plaît au
Seigneur de nous redonner la paix et, tout le moins, vous
rétablir. Monsieur, d'où la volonté des hommes vous a
dejetté pour un temps'. »
Quatre mois après, la paix étant rétablie en France, l'an-
cien pasteur et professeur de Saumur écrivait à son illustre
protecteur pour lui confirmer ses intentions de rentrer au
premier appel :
« Monsieur, puisqu'il a plu à Dieu de redonner la paix à
« la France et de mettre sa pauvre Église en repos, j'estime
« que vous, qui en faites partie depuis un temps si consi-
« dérable, devez y reprendre votre première place. Quant
« à moi, j'ai toujours protesté que je ne pourrais demeurer
« ici, sans le bon gré des églises de France, et je n'ai jamais
« voulu accepter aucune condition qu'à temps et, si les
« Eglises de France m'aimaient autant que je les aimais, le
« Roi m'a promis qu'il ferait conscience de les en prier -. »
Enfin, le moment tant désiré arriva. Cameron apprit que
le Synode provincial d'Anjou avait adressé au bureau du pro-
chain Synode national de Charenton une requête tendant à ce
qu'il fût réintégré dans ses fonctions de professeur à l'Aca-
démie de Saumur.
Cameron quitta l'Ecosse sans regret et rentra en France,
qui était pour lui comme une seconde patrie. Il était de
retour à Paris en juillet 1623 et assista au Synode provincial
des églises de Picardie, Champagne et Ile de France, qui se
* Lettre à Duplessis-Mornay, de Glasgow, 16 août 1622.
' Lettre à Duplessis-Mornay, de Glasgow, 1" décembre 1622.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 103
tint peu après à Charenton. Comme, suivant la rc^^le adoptée
au Synode d'Alais on invitait tous les pasteurs présents à
à souserire aux décrets de Dordrecht, un certain De Cour-
celles, pasteur à Amiens, s'y refusa. Avant de le suspendre,
le bureau du Synode voulut recourir aux moyens de persua-
sion et chargea Cameron de le ramener à la doctrine reçue.
La conférence eut lieu le 2 août et jours suivants à Paris,
chez M. Arbault, docteur en médecine, en présence des pas-
teurs Mestrezat et Drelincourt, et P. Testard, étudiant en
théologie, servit de secrétaire'. Le professeur de Saumur
réussit dans cette tâche, à la grande satisfaction des pasteurs
de Paris. S. Durand déclara que, en fait de controverse, tous
les autres théologiens n'étaient que des enfants en comparai-
son de Cameron.
Bientôt après, s'ouvrit à Charenton le Synode national
(septembre), où devait être confirmé le vœu du Synode
d'Anjou qui le concernait. Mais là une amère déception
l'attendait. Galland, le commissaire royal chargé de suivre
les délibérations, remit au modérateur une lettre de cachet,
datée de Saint-Germain, 25 septembre. Par cette lettre,
Louis XIII interdisait à MM. Primerose et Cameron l'exer-
cice du ministère ou de l'enseignement dans le Royaume
« non pas, disait-il, à cause de leur (pialilé d'étrangers,
mais pour des raisons concernant le service du Uoy. »
Personne ne douta que le coup ne partît des Jésuites
et du Parlement de Bordeaux, avec lesquels les deux
ministres écossais avaient eu maille à partir. La position de
notre Cameron était critique. 11 n'hésita pas à faire api)el à
la générosité desprotestantsfrancais.il représenta au Synode
que bien qu'on lui eût offert des postes avantageux en
Grande-Bretagne, il les avait refusés par attachement pour
les églises de France. Or, le Roy de France lui fermant
' De elcctionis et oppositœ reprobalionis objcclo inchoala Dispula-
tio, dans les Oi>era, p. 336.
104 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
tout accès du ministère ou des académies, il se trouvait
privé de tout moyen d'élever sa famille. Le S3'node, touché
de cette requête et ayant égard à ses longs services de
pasteur à Bordeaux, ordonna de lui payer une somme de
1.000 livres, en attendant que le Roi levât l'interdiction dont
il était l'objet 1.
Cameron, plein de reconnaissance, partit aussitôt pour
Saumur, où il arriva dans la première quinzaine d'octobre
1623.
Il y donna des leçons particulières sur l'Epitre aux Hébreux
et rédigea sans doute plusieurs de ses cours antérieurs -.
De là, il adressa à l'Eglise de Bordeaux une épitre conso-
latrice, qui témoigne du vif attachement qu'il avait gardé
pour son ancien troupeau.
« Après avoir été séparé corporellement de vous, écrit
« Cameron, j'ai souvent désiré reprendre le ministère
« parmi vous et, à défaut, vous exhorter par écrit. Tant que
« M. Primerose a été présent au milieu de vous, cela m'a
« paru superflu; mais dès que j'ai su que vous avez été
« privé de son ministère par l'injure des temps, j'ai cru
« devoir le faire.
« Il ne faut pas, dans nos calamités, toujours en accuser
« les hommes, mais regarder au Ciel, où siège notre juste
« Juge. C'est lui qui nous a châtiés et nous a donné le ver-
« tige par son Esprit, parée que nous n'avions pas profité
« de la longue paix pour nous avancer en piété et sainteté.
« Nous tous, pasteurs et peuples, nous avons mérité ces
« peines, qui sont destinées à nous purifier de nos souil-
« lures.
« Redoublons d'amour pour le Christ et de soumission au
* Quick, Sijnodicon, Ile volume, p. 117. Cette somme se décompo-
sait ainsi : 700 fr. pour ses appointements de professeur, 200 fr. pour
sa portion et 100 fr. pour frais de voyage.
2 V. Registre de Saumur, 14 octobre 1623, Comp. Opéra, p. 365; voyez
note avant les Responsiones ad qiiœstioiies super Epistolam ad Hébrœos.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 105
« Roy ; prions Dieu qu'il garde notre Roy, qu'il lui accorde
« des sentiments vraiment royaux, l'amour de la paix, le
« souci du bien public, le zèle pour la gloire de Dieu, qu'il
« incline son cœur et donne à son église de trouver grâce
« aux yeux du Roy '. »
Cette lettre, si pleine de sentiments évangéliques et si
loyale, parvint-elle à la connaissance de Louis XllI et le
toucha-t-elle? Ou bien les députés du Synode de Charenton,
chargés d'obtenir la satisfaction des doléances des Églises
obtinrent-ils gain de cause? Quoi qu'il en soit, pendant que
Cameron était à Saumur en train de dicter ses leçons sur
l'Épitre aux Hébreux, il fut subitement mandé à Paris et
forcé d'interrompre le cours de ses leçons et peu après,
sans doute au printemps de 1624, il fut autorisé par le Roy
à remplir les fonctions de professeur à l'Académie de Mon-
tauban. En même temps, le Conseil académique de cette
ville l'appelait à occuper la chaire de théologie, vacante
depuis la mort de D. Chamier.
L'édit de Montpellier (novembre 1622) avait mis fin à la
dernière guerre de religion mais non pas à l'agitation des
esprits dans le Midi. Une scission profonde s'était produite
entre les classes aristocratiques et le gros de la population
protestante. La plupart des seigneurs et la haute bour-
geoisie, effrayés des progrès de l'esprit républicain, étaient
partisans de l'obéissance quand même au Roi. Le peuple
au contraire, qui aspirait à prendre part au gouvernement
municipal et aux j^eux de qui le duc de Rohan était le vrai
« protecteur », voulait qu'on résistât au besoin les armes à
la main, aux violations de plus en plus fréquentes de l'Edit de
Nantes. A Montauban, surtout, tout fier encore d'avoir résisté
victorieusement aux troupes de Louis XIII qui l'avait assiégé
en personne, les deux partis étaient si ardents, qu'ils en
' V. Opéra. Litterœ consolatoriœ ad Ecclesiam Burdigalenscn, p. 800
et suiv.
106 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
vinrent plusieurs fois à des rixes à main armée et que les
rues de la ville furent ensanglantées par ces luttes fratri-
cides 1. Le corps pastoral lui-même était divisé, des cinq pas-
teurs, trois : P, Charles, Ollier et Delon étaient du parti des
modérés et soutenaient que, « tant que l'empire de Dieu res-
tait en son entier et que la li])crté de conscience était sauve,
il fallait s'abstenir de toute violence ». Pierre Bérand, au con-
traire, à la léte du parti populaire, prétendait que la cause
protestante était perdue si Ton n'opposait pas une vigoureuse
résistance à la politique réactionnaire de Louis XIIL
Telle est la situation troublée, dans laquelle Cameron inau-
gura son enseignement à Montauban. Ajoutez à cela de tristes
circonstances domestiques ; il perdit sa femme quelque
temps après son arrivée (11 mars 1(324). Sur le vœu du con-
seil de l'iVcadémie il fit l'exégèse des passages les plus célè-
bres du Nouveau Testament; mais pour satisfaire son goût
personnel, il consacra au commencement de chaque tri-
mestre plusieurs leçons à son sujet favori, la question de
l'autorité de l'Eglise. Nous avons sans doute le résumé de
ses cours dans l'opuscule intitulé : Du juge souverain des
controverses en matière religieuse -. Il y réfutait la thèse des
catholiques revendiquant cet office d'un titre pour le Pape.
« Catholiques et Protestants y disait-il, nous sommes chré-
« tiens nous croyons avoir dans les livres canoniques des
« deux Testaments, la déclaration de la volonté divine.
« A quoi bon vouloir un vicaire ou légat de Jésus-Christ? »
Le souverain juge des controverses n'est ni à Rome, car
rien ne prouve que le Pape ait été préservé par le Saint-
Esprit de toute erreur ; ni dans le Concile œcuménique car
' V. Scliybergson, Le duc de Rohan cl la bourgeoisie proleslanle. Bul-
lelin d'histoire du Proleslanlisme fntnçais, 1880, p. 97. Compurcz: His-
toire véritable de tout ce qui s'est fait dans la ville de Montauban. Mon-
tauban, 1G27, in-8".
2 De suprenw in religionis negotio controversiarum judice. Opéra,
édit. ant>laise, Oxford 1618.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 107
eux aussi ont souvent erré. Il est dans les Saintes-Écritures,
puisque de l'aveu des docteurs catholiques nous y possé-
dons une révélation du Verbe divin. Il protestait, en termi-
nant, contre l'emploi de la contrainte pour imposer ses
interprétations. « Dans l'Église de Dieu, disait-il, en matière
« de conscience, il ne faut fermer la bouche à personne ;
(( mais il est besoin d'obtenir la persuasion ou du moins
la satisfaction du cœur et de la conscience. »
Tel fut l'enseignement hélas ! trop court de J. Cameron à
l'Académie de Montauban, oii il ne professa guère qu'une
année. Cameron a pourtant laissé un autre souvenir dans
les annales religieuses de cette ville ; peu de temps après
son arrivée il eut avec la maréchale de Thémines une con-
troverse théologique, dont les éditeurs de ses œuvres nous
ont conservé la curieuse relation ^ On sait que P. de Lau-
zières, marquis de Thémines, était un des seigneurs catho-
liques qui, dès la mort de Henri III s'était prononcé pour
Henri IV. Fait maréchal de France par Marie de Médicis
régente, il avait assisté Louis XIII dans le siège de Mon-
tauban. Marie de la Noue, fille d'Odet, avait épousé en
troisièmes noces le maréchal, âgé de 72 ans, qui l'avait
décidée à abjurer le protestantisme. Elle avait alois trente
ans, était belle et passait pour d'humeur douce et géné-
reuse -. La réputation du professeur Écossais était venue à
ses oreilles, elle exprima le désir de le voir et d'avoir un
entretien avec lui. M. Arnault, un protestant notable, otTrit
sa maison pour l'entrevue.
Au jour dit (14 mai 1()24), Cameron s'y rendit el bientôt
après arrivait la maréchale accompagnée de son frère La
Noue, comte de Chabannes. Les principaux assistants étaient
yEoniin qiiœ in innliio iiUcr imireschitllam Tcminidiii et C(tmcronciu
colloquio (UjilaUi siiiit iili-iiiqnc narvalio. Opéra, p. .Tiô.
■^ Après la mort du maréchal, elle fut ramenée au protestaulisnie
par le pasteur Du Moulin et, après l'aveu de sa faute, reçue au temple
de Cliarenton.
108 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
M'ie de la Moussaye, Mm« du Laver, M'™ de Caslun, et
MM. Arnaiilt, baron d'Arsy, de Brassac, de Champenon, de
Chandolan, de Turce, de Montferrier, de La Noue et Saint-
Georges de Nérac. Le comte ayant prié Cameron de lever
quelques doutes qu'il avait au sujet de la religion, le pru-
dent Ecossais refusa d'engager la controverse avec un in-
connu. On décida alors qu'il discuterait directement avec
la marquise, qui serait assistée par son frère.
La maréchale : « Est-ce que l'Église est toujours visible?»
— Cameron : « Oui, si l'on entend par Eglise, la congréga-
tion des fidèles ; seulement celle-ci est plus ou moins
visible, suivant qu'elle est plus ou moins conforme à l'idéal
divin. » — La maréchale : « Où donc était l'Église réformée
avant l'année 1517 ?» — Cameron : « L'Église évangélique
a existé, sous l'ancienne comme sous la nouvelle Alliance,
partout où quelques-uns ont cru au Messie et annoncé pure-
ment la parole de Dieu. » — La maréchale : « Mais la pro-
messe faite par Jésus à saint Pierre et à ses autres apôtres
(Matth. XVI, V. 18-19) ne s'étend-elle pas au Pape et aux
évêques, qui leur ont succédé ?» — Cameron : « La pro-
messe du Christ avait une valeur absolue pour les apôtres ;
mais elle n'a qu'une valeur relative pour leurs successeurs,
ils ne peuvent s'en prévaloir que pour autant qu'ils sont
fidèles à la doctrine des apôtres, » — Le frère de la maré-
chale entra alors en scène et cita Jean XVII, v. 19 et s'ef-
força de prouver par ce texte qu'il y avait toujours eu dans
l'Elglise un magistère enseignant la vérité sans mélange d'er-
reur. — Cameron : « Je le nie, car la condition sine qiia non
pour avoir la vérité, c'est la sainteté, or, de très bonne
heure, il y a eu des prêtres et évêques corrompus. » —
Lanoue : « La promesse faite (Jean XVI, v. 13) ne nous est-
elle pas garant qu'il y a eu et y aura toujours dans l'Église
des prédicateurs de la vérité pure ?» — Cameron : « Non !
la promesse s'est réalisée pleinement au jour delà première
Pentecôte, mais, depuis, il faut, afin qu'une doctrine soit
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 109
reconnue pure d'erreurs, prouver qu'elle est conforme à
l'évangile de Jésus-Christ. » L'histoire ne nous dit pas quel
fut le résultat de la discussion, mais elle dut, en tout cas,
prouver aux catholiques assistants, que les Réformes avaient,
en Cameron,un champion aussi habile dialecticien que pro-
fondément versé dans les Ecritures.
Ainsi la prédication et l'enseignement de Cameron à
Montauban, faisaient concevoir les plus bellese spérances ;
il venait lui-même de se remarier (26 février 1625) et,
par sa seconde femme, Jeanne de Thomas, il s'était allié
aux premières familles de la ville. Cependant, il souffrait
des divisions politiques de l'Eglise et du pays. Malgré son
caractère très indépendant, Cameron était sincèrement
monarchiste et il prit nettement parti, avec la majorité des
pasteurs, contre les partisans de la guerre. Ces derniers,
ayant voulu provoquer l'explosion des hostilités en allant
attaquer une propriété de l'archevêque de Toulouse, à trois
lieues de Montauban, Cameron ne craignit pas de condam-
ner du haut de la chaire cet acte de violence. Et, comme
quelques-uns de ses auditeurs murmuraient, il s'écria : « Ne
me troublez pas, méchants ; car, si vous continuez, je gros-
sirai ma voix comme un tonnerre ! » Dès lors, il fut l'objet de
la vindicte des radicaux ; il allait bientôt être la victime de
son royalisme.
Le 13 mai 162."), une émeute populaire éclata aux luilles ;
il accourut avec ses trois collègues pour tâcher de l'apaiser,
par leurs exhortations. Mais les énergumèncs, sans égard
pour leur qualité qui eût dû les rendre inviola])les, les char-
gèrent à coups de hallebardes. Charles, Delon et Ollier se
réfugièrent dans une maison voisine ; alors Camei'on, fai-
sant front contre l'un de ses agresseurs, s'écria en décou-
vrant sa poitrine : » Frappe, imdlicureu.v ! » Aussitôt
entouré, il fut terrassé, foulé aux pieds et frappé avec tant
d'acharnement qu'il eût péri sur-le-cliamp, sans le dévoue-
ment d'une pauvre femme. La veuve Petit se jeta sur lui.
110 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
le couvrant de son corps. On l'épargna. Il fut rapporté
mourant chez lui, où sa jeune épouse (il était remarié
depuis deux mois et demi) lui prodigua les soins les plus
assidus ; on le transporta à la campag^ie à Moissac, espérant
lui rendre des forces. Mais, atteint d'une maladie de lan-
gueur, aggravée par le chagrin que lui causait le triste état
des Eglises réformées de France, il mourut quelques mois
après (27 novembre 1625).
III. — CaMERON, ses ŒUVRES, SA DOCTRINE ET SES DISCIPLES
Gameron, bien qu'il eût une grande facilité à écrire, n'a
publié de son vivant qu'une demi-douzaine de volumes,
louchant en général rapologélicjue ou la controverse ', mais,
comme il préparait avec beaucoup de soin ses leçons,
l'amitié de ses anciens collègues et la piété de ses élèves les
ont recueillies et publiées après sa mort, ainsi que quelques-
unes de ses lettres -. C'est d'après ces cours que nous vou-
drions esquisser ses doctrines caractéristiques sur le rôle de
la grâce dans la conversion, sur l'extension du sahit et sur
l'Église.
Sur le premier point, le Synode de Dordrecht avait
décrété que « lorscpie Dieu exécute son bon plaisir es eslus,
« c'est-à-dire qu'il les convertit, il n'illumine pas seulement
« puissamment leur entendement par le Saint-Esprit à ce
« qu'ils comprennent droitement ; mais par l'efficace du
« mesme Esprit de régénération, il pénètre jusqu'au plus
* V. la liste comi)lète dans Michel Nicolas : Ilisloirc de l' Académie
de Monlaiihan, j). 1(U.
- Quick, dans VIcon qu'il a tracé de Cameron, parle d'un recueil de
lettres de lui lait par L. (/appel ; mais nous n'en avons trouvé trace ni
à Genève, ni à l'aris.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 111
« profond de l'homme, ouvre et amollit le cœur endormi
« et espand de nouvelles qualités en la volonté, en sorte
« que de morte elle revive ! » (111" et IV'j point, §11).
Or cette régénération ne s'opère pas par une persuasion
morale telle que l'homme puisse se convertir ou non. (A'tte
grâce est irrésistible et inamissihle (§' 12, IV^ et V" point).
A quoi les Arminiens <( remonslraient » que la grâce n'est
pas irrésistible dans ses etîets et qu'il est douteux de savoir,
si elle peut-être ou non perdue. »
Notre théologien, tout en adhérant en bloc aux canons de
Dordrecht, faisait des réserves sur cette conce])lion d'une
opération quasi-mécanique de la grâce en l'homme.
Cameron expliquait le phénomène de la conversion par
une étude psychologique plus pénétrante. Son point de dé-
part était que la croyance est affaire d'intelligence, plutôt
que de volonté. « Toute connaissance, disait-il, n'est pas une
« foi, mais toute foi implique un acte d'intelligence. Or, cette
« dernière et la volonté sont, par nature, liées de telle sorte
« que les mouvements de la volonté suivent ceux de l'esprit.
« Donc, c'est l'illumination de notre entendement ])ar le
« Saint-Esprit, qui détermine la conversion de la volonté. »
— Il repoussait d'ailleurs tout concours du libre ar])itre dans
ce sauvetage de l'âme : « Ma conviction la plus profonde,
« écrivait-il à Duplessis-Mornay ', est que celui-là a déserté
« Christ, ([ui attribue à la volonté humaine ou au libre
« ari)itre la jilus minime part dans l'œuvre du salul... Je dis
« non seulement ([ue la foi procède de l'illumiuation du
« Saint-Esprit, mais encore ([u'elle ne peut être perçue dans
(( l'esprit que moralement. » Moralcmenl, c'est ici que Came-
ron s'efforçait de corriger l'orthodoxie de son temps, saus
tomber dans rarininianisme. A l'acliou mécani(ine, à Viiu-
pcliis hriiliis de la giàce dans l'âme huniiniie, telle ([ue l'avait
' Dédicace de ses thèses de Saumiir à Du|)lessis-M()rnay. Opéra,
p. 330.
112 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
formulée Gomar et les théologiens de Dordrecht ; à la suasio
moralis des Arminiens, qui relevaient dans la conversion
l'influence de la prédication, des sacrements, des bons
exemples, il opposait la persiiasio moralis, c'est-à-dire le
contre-coup de l'intelligence sur la volonté, déterminé par
l'action de la Grâce divine et qui s'empare de l'âme tout
entière ^ .
L'éminent historien de l'Académie de Montauban a avancé
que Cameron « se séparait des autres théologiens protes-
tants, parce qu'il regardait la grâce comme universelle ~ ».
Cette assertion est trop vague pour être tout à fait exacte.
Il dit, en effet, dans ses thèses de Saumur, « Neqiie enim
liœc gratia commiinis est, sed propria; nec effecliis siint
tcmporarii, sed perdiirabiles et œterni'-^ » et nous avons vu
par sa conférence avec Tilenus, que, d'après lui, l'illumi-
nation des uns pour leur salut, et le maintien des autres
dans les ténèbres, déi)endait uniquement du bon plaisir de
Dieu.
En quoi a-t-il donc modifié la théorie calviniste de la
Rédemption ? Sur deux points ; d'a])ord il a admis, avec
Piscator, que Dieu n'impute au pécheur que l'obéissance
passive de Jésus-Christ et non pas sa justice active. Et puis,
tout en avouant que le Christ sur la croix a satisfait à la
justice divine pour expier les péchés de tout le monde, il
soutenait que Dieu n'impute pas à tous cette satisfaction. Et
voici comment il expliquait cette contradiction :
Il y a deux sortes de miséricordes en Dieu : l'une anlécé-
denie, d'oii émane le don de la foi, et l'autre conséquente, en
vertu de laquelle Dieu justifie celui qui a reçu la foi. La foi
est donc la condition nécessaire, pour que le pécheur soit
* Delerminalio voliintalis non phijsica est, nec a principiis Plii/sicœ
. pendel, sed elhica, pendens a Jndicio et ratione. Dcfensio de gratia et
lil)cro artîitrio, Salniurii, 1()24.
- V. Michel Nicolas: Histoire de rAcadéiuie de Montauban, p. l.')7.
^ V. Thèse Opéra, p. 720.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES llli
justifié. Ainsi, à proprement parler. Christ n'a satisfait que
pour ceux qui croient, ceux-ci seulement sont les membres
de son corps.
Mais, dira-t-on, saint Paul n'a-t-il pas enseigné que Dieu
veut que tous les hommes soient sauvés et que tous parvien-
nent à la connaissance de la vérité (I. Timoth. Il, 1)? Sans
doute, il faut prier pour le salut de chacun de nos sembla-
bles et même Dieu veut le salut de chacun; mais Dieu veut
le salut de tous à une condition, c\'st qu'ils aient la foi.
C'est ce que Caméron appelle la prière ou la vocation au salut
hypothétique. Ainsi, il y a deux degrés dans l'amour de Dieu ;
d'après le premier, il a donné son Fils au monde j)our que
tous soient sauvés, et en effet, il les appelle tous par la loi
de la conscience, par la pénitence, par la prédication. Par le
second, il donne la foi ; mais il ne la donne pas à tous selon
cette parole : Personne ne peut, venir à moi, si mon Père ne
V attire. C'est dans ce second sens seulement qu'on peut dire
que Christ nest mort que pour les élusK En d'autres termes
Dieu appelle bien tous les hommes au salut, et c'est à cette
fin que Christ est mort sur la croix ; mais tous n'en profitent
pas, parce que la foi, condition nécessaire pour s'appro-
prier les mérites de ce sacrifice, n'est pas donnée à tous. Il y
a ici l'embryon déjà très distinct de la théorie de 1' <( univer-
salisme hypothétique » d'Amyraut.
Il était impossible qu'un théologien, qui avait des vues
aussi larges sur l'universalité du plan divin du salut, parta-
geât la conception étroite qu'avaient de l'Église les calvi-
nistes de son temps.
Voici comment il définissait l'église :
« L'Eglise, dit-il, est la société de ceux qui, sortis d'entre
le genre humain déjà corrompu par le ministère de la Parole,
selon le bon plaisir de Dieu, sont unis à Christ comme à
* Epistola ad qncindam S. ministcrii candidatiim, de Bordeaux,
1611 à 1612. Opéra, fol. 530-535.
8
114 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
leur chef; ses membres sont eu Christ, possesseurs de
la grâce dans cette vie et de la gloire dans la vie future ;
l'Eglise, enfin, existe afin qu'il y ait, en dehors de Dieu, une
preuve de sa sagesse, puissance, justice et miséricorde •.
Mais, c'est surtout dans les caractères de l'Église visible
que ses vues s'élargissent. Calvin avait enseigné que la vraie
Eglise se reconnaît à la prédication de la Parole de Dieu et
à la pure administration des sacrements. Voici, d'après Ca-
meron, les marques de la vraie Eglise : 1° Ses membres pro-
fessent vraiment croire en Jésus-Christ ; 2o Elle maintient la
concorde avec les frères; 3» Elle produit des fruits de justice,
de sainteté et de charité. Or, ces marques se rencontrent
non seulement dans les Églises réformées, mais dans l'Église
anglicane, luthérienne et même dans une partie de l'Église
catholique.
Ceci l'amène, en terminant, à examiner les questions, si
controversées de son temps, de savoir si l'on peut avoir com-
merce avec des catholiques romains, en tant qu'impies et
idolâtres et si l'on peut être sauvé dans cette Église. ?
Cameron établit la distinction entre un culte impie en soi
ou relativement à ceux qui le professent. Par exemple, la
vénération rendue au Pape. Chez les Jésuites et la plupart
des docteurs de l'Eglise romaine qui atlril)uent au Pape un
droit sur la conscience et, d'après ce droit, lui accordent les
honneurs divins, ce culte est impie. — Mais il y a dans l'Eglise
romaine beaucoup de gens bons et simples qui ignorent ce
qu'il est réellement ; par rapport à ceux-ci, la vénération
qu'ils lui rendent n'est pas impie. Ainsi « le culte papistique,
« qui est impie en soi, devient quelquefois relativement
« pieux et voilà pourquoi il doit être toléré ».
Enfin, demandait-on, peut-on être sauvé dans l'Église ca-
tholique romaine? Cela dépend, répondait Cameron, du
motif pour lequel on se retranche (delitescit) dans la papauté.
' V. De nomine Ecclesiœ. Opéra, p. 210.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 115
Si c'est parce qu'on rougit de l'Evangile une fois connu, cela
est impardonnable. Si, au contraire, cela tient à ce qu'on ne
voit pas d'issue pour en sortir, il faut se garder de damner
ces gens-ci ',
C'est ainsi que le théologien de Glasgow apportait, sur trois
points de la sotériologie calviniste, des atténuations impor-
tantes. Mais il avait fait ces retouches si prudemment, se
couvrant de l'autorité de la Confession de foi des Églises
réformées et se défendant de tout compromis avec les Armi-
niens, que ses contemporains n'hésitèrent pas à lui délivrer
un certificat de parfaite orthodoxie. Cameron, répondant à
l'Epître d'un savant à son ami, qui avait cherché à le mettre
en contradiction avec les décrets de Dordrecht, pouvait se
vanter que sa doctrine avait eu l'approbation de Festus Hom-
mius, le président de ce Synode et celle du Synode national
d'Alais'.
Ce n'est que dix ans après sa mort, lorsque ses disciples,
M. Amyraut, Testard cl La Place, eurent exposé sa théorie
de r <( universalisme hypothétique », en la dégageant des
voiles dont il l'avait entourée, surtout quand Th. Brachet
de la Miletière eut pujjlié son Projet de rciiiiiun des Eglises,
où il essayait de faire croire qu'il tirait de Cameron ce ([u'il
proposait, que ses doctrines devinrent suspectes aux théo-
logiens orthodoxes.
P. Du Moulin leur imprima le stigmate de l'hérésie en for-
geant le terme de Caméronisme, et les deux Rivet (Guillaume
et André), oubliant qu'ils l'avaient jadis défendu devant les
Synodes, ne rougirent pas d'exhumer sa mémoire pour la
flétrir, en même temps que les œuvres de ses disciples de
l'École de Saumur. Mais ils ne réussirent pas à ternir sa
' V. De Xumiiic Ecclcsiœ, Opéra, p. 328 et siiiv.
"^ V. Dcfcnsio de gratin et libero arhitrio opposita litn'llo eiii titillas est
« Epistola viri docti ad Ainieiim », Salimirii, 1()24. Ce vir doctiis était
probableincnl Episeopiiis. Les lettres de V. Hoiniiiius, citées in extenso,
sont (lu 17 mars 1G20 et 25 janvier 1G22.
116 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
renommée et à affaiblir les témoignages officiels d'approba-
tion que lui avaient rendus trois S3^nodes nationaux : celui
d'Alais (1620), celui de Charenton (1623), et celui de Castres
(1626). Ce dernier vota un secours de 700 francs à sa veuve
et à ses enfants, et, après un hommage rendu à son courage
et à sa fidélité, prit la décision suivante : « La Compagnie
« exhorte la province d'Anjou de procurer l'impression du
« reste des œuvres de feu sieur Cameron, avec promesse
« qu'elle aura esgard aux frais qu'il conviendra avancer au
« prochain Synode national » (15 sept.).
Arrivé au terme de cette étude, il nous reste à apprécier
le caractère et l'œuvre didactique et pastorale de Cameron.
Le trait qui frappe de prime abord, quand on considère
cette figure, c'est qu'elle est bien écossaise : de sa nation,
il avait gardé l'esprit d'indépendance, l'humeur voya-
geuse et assez militante ; généreux jusqu'à l'imprévoyance,
courageux jusqu'à la témérité, comme on a vu par l'épi-
sode tragique de Montauban, sirritant facilement de la
contradiction, il savait être charmant pour ceux qui l'écou-
taient ou l'admiraient. Doué d'une faconde extraordinaire,
il pouvait retenir son interlocuteur enchaîné à sa conver-
sation, pendant plusieurs heures. Il ne tarissait pas en récits
d'anecdotes personnelles. Cette prolixité était, avec des
digressions fréquentes, le grand défaut de sa prédication,
mais cela lui faisait moins de tort dans ses leçons. Il savait
captiver ses élèves par son talent d'exposition et la solli-
citude qu'il leur témoignait, autant que par l'originalité de
ses vues. C'est à cet ensemble de qualités qu'il dut d'avoir
des disciples enthousiastes : M. Amyraut, Josué de La Place,
D. Testard, S. Bochart. Il fut le vrai fondateur de l'Ecole de
Saumur, ou Ecole amyraldienne.
P. Du Moulin a dit de lui : <( Il avait un génie inquiet et il
« roulait et nommait toujours des ielées nouvelles dans son
« esprit; il ne cachait pas non plus entre amis (dont j'étais
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FHANÇAISES 117
« l'un) qu'il y avait dans notre religion beaucoup de choses
« qu'il voudrait changer'. »
Si nous le comparons à Daniel Charnier, son prédécesseur
à l'Académie de Montauban, dont le rapproche la com-
munauté des études exégétiques et apologétiques, nous dirons
qu'ils sont tous deux également remarquables par la vigueur
de leur dialectique et par la sûreté et la richesse de leur éru-
dition biblique ; tous deux furent de redoutables adversaires
de l'Église romaine dans les joutes théologiques auxquelles
se plaisaient leurs contemporains ; tous deux, enfin, périrent
victimes des fureurs de la guerre civile. Si Chamier fut supé-
rieur comme homme d'action et de conseil dans les assem-
blées ecclésiastiques ou politiques des Réformés, Cameron
l'emporte sur son illustre collègue par l'originalité de la
pensée. Le premier fut un conservateur intelligent, qui dé-
fendait de la façon la plus ingénieuse l'orthodoxie calviniste,
laissant au temps le soin de faire tomber en désuétude cer-
tains points accessoires, par exemple l'augélologie, la démo-
nologie. Cameron, par contre, fut un novateur prudent; il
essaya de trouver dans les parties qui n'avaient pas été fixées,
pour ainsi dire des joints, par où il pût introduire des cor-
rectifs du dogme calviniste, à ses yeux trop rigoureux. Qui
sait, s'il avait vécu davantage, jusqu'où l'eût conduit l'évolu-
tion logique de sa pensée? Qui sait si, par sa liberté vis-à-vis
de l'inspiration littérale, il n'eût pas dérobé à Richard
Simon la gloire d'avoir inauguré en France la critique du
Nouveau Testament ? Cameron a, du moins, trouvé dans
M. Amyraut et La Place de fidèles héritiers de sa pensée
sotériologique, et qui ont porté ce qui n'était en lui qu'à
l'état de germe à son plein épanouissement.
' P. Du Moulin, Jiidiciiim de Amijraldi libro, p. 211.
ÉTUDE COMPARATIVE DE L'ENSEIGNEMENT
DE SAINT PAUL ET DE SAINT JACQUES
SUR
LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Eugène ""MÉNÉGOZ
ÉTUDE COMPARATIVE DE L'ENSEIGNEMENT
DE SAINT PAUL ET DE SAINT JACQUES
SUR
LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Une étude attentive des écrits pauliniens et de l'épître de
Jacques nous a amené à la conviction que renseignement
de ces deux auteurs sur les conditions du salut est loin
d'être contradictoire, comme pourrait le faire croire une
lecture superficielle. Tout au plus découvrirait-on une
nuance entre leurs conceptions théologiques. Le but de ce
travail est de fournir la preuve de cette thèse.
Nous ne nous occuperons pas des questions d' « intro-
duction » et de critique. Qu'il nous suffise de dire que nous
avons de bonnes raisons pour admettre que le passage de
l'épître de Jacques relatif à la justification par la foi (ch. 2,
14-26) vise la théologie paulinienne, dont fauteur de l'épî-
tre, un judéo-chrétien, très familiarisé avec l'enseignement de
Jésus, n'avait eu qu'une connaissance imparfaite. En ce qui
concerne les dates de leur rédaction, les épîtres de Paul et
celle de Jacques doivent être à peu près contemporaines, car
avant l'activité missionnaire de Paul, la doctrine de la justifi-
cation par la foi seule n'avait pas été théoriquement formu-
lée, et après sa mort, une polémique contre cette doctrine,
que personne, à notre connaissance, ne prêchait plus, n'au-
rait eu guère de raison d'être.
122 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Commençons par nous placer en face des affirmations
censément contradictoires des deux auteurs.
Voici la thèse de Paul : « Nous estimons donc que V homme
est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi, — Aov',wôij.£f|a
O'Jv o'.xa'.o'jo-Oai tJ.t-zz'. àvOpto-ov ywpl; Ipytov voaou (Rom. 3, 28).
Et voici la thèse de Jacques : « Vous voyez que lliomme
est justifié par les œuvres, et non par la foi seulement, —
ozi'zt O'Z'. s; so^aov o'.xy.'.ojTa'. àv^oto— or xal O'jx îx Tzl^-cttoi aôvov
(ch. 2, 24).
Pour être bien comprises, ces formules doivent être pla-
cées dans leur contexte général. Elles comprennent trois
termes, qu'il nous faudra examiner successivement chez
chacun des deux auteurs : les termes de justifié, iVœuvres
et de foi.
Voyons d'abord ces termes dans l'enseignement de
Jacques.
Qu'est-ce que cet auteur entend par la justification?
Nous l'entrevoyons aux versets 12 et 13 du chapitre 2, qui
marquent la transition entre la première partie du chapitre
et la deuxième, traitant de la justification par la foi. « Par-
lez et agissez, dit Jacques, comme devant être juqés par la
loi de la liberté». Il s'agit ici d'un xp-lvccrda-., d\m a jugement »,
et, bien entendu, d'un jugement de Dieu. Dieu est le suprê-
me et juste juge. Tousles hommes — qui tous sont pécheurs
— comparaitront devant lui. « Le jugement sera sans pitié,
pour celui qui est sans pitié ; mais la miséricorde triomphe
du jugement », c'est-à-dire : celui qui aura été miséricor-
dieux sera acquitté. C'est, en d'autres termes, la parole de
Jésus : (( Pardonnez, et il vous sera pardonné » (Luc 6, 37).
^acquittement, le pardon des péchés, voilà l'idée de la
« justification » dans la conception de Jacques.
Et la preuve, que c'est bien là ce que Jacques entend par
oLxa-.oTJvr,, o-.xa-.ojTOa',, nous la trouvons dans les deux exem-
ples cités par l'auteur : celui d'Abraham et celui de Rahab
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 12,'^
(ch. 2, 21-25) : « Notre père Abraham na-l-ilpas été justifié par
les œuvres? » Abraham, autrefois païen et péeheur (les deux
notions de païen et de pécheur se confondent dans la jîensée
juive), a été //z5/z/ze, c'est-à-dire reçu en grâce auprès de Dieu.
« De même Rahal), la prostituée, n'a-t-elle pas été justifiée par
les œuvres? » Dans ce dernier cas surtout, nous voyons l)ien
clairement que par la « justification » l'auteur entend un
acquittement. Rahab avait mené une vie de ])éché, et Dieu
lui a accordé le pardon ; il l'a acquittée : elle a ùiù justifiée,
— è5uaf.(i>Gr,. Jacques emploie le verbe justifier exactement
dans le même sens que Jésus. Voyez la parabole du phari-
sien et du péager, Luc 18, 14 : « Le péager rentra justifié
dans sa maison ». Le mot ozoïxoLuo^ho- a ici, comme dans
l'épitre de Jacques, le sens de pardonné, acquitté.
Passons an mot spya. Qu'est-ce que Jacques entend par
les œuvres ? Nous l'apprenons d'abord par une comparai-
son. L'auteur, pour montrer ce qu'il entend par la foi sans les
œuvres, la compare à la charité sans les œuvres, c'est-à-dire
à une charité qui n'existe qu'en paroles. « Si un frère ou
une sœur sont sans vêtement et manquent du pain quotidien
et que l'un de vous leur dise : allez en pai.v, chauffez-vous
et rassasiez-vous ! et que vous ne leur donniez pas ce qui est
nécessaire au corps, à quoi cela vous sert-il? » (ch. 2, 15-lG.)
Ce qui nous intéresse dans cette comparaison c'est de savoir
ce que Jacques entend par les « œuvres ». Or, cela est clair.
Les œuvres, dans les deux versets, sont des actes de bien-
faisance : donner des vêtements, de la nourriture à ceux qui
en sont privés. Voilà donc une première détermination du
sens de è'pya chez Jacques.
Allons plus loin. Nous trouvons, au verset 21, rexemplc
d'Abraham. De quelle œuvre s'agit-il ici? L'auteur nous le
dit explicitement : « // offrit Isaac, son fils, sur r autel ». Ici,
l'œuvre est un acte d'obéissance à Dieu : un acte d'obéis-
sance qui nous coûte cher, qui est pour nous un sacrifice
douloureux, mais un sacrifice que nous accomplissons, parce
124 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
que nous savons que Dieu nous le demande. L'spyov est la
soumission entière à la volonté de Dieu.
Enfin, Jacques mentionne l'exemple de Rahab. Là encore,
l'auteur nous dit en quoi consistait l'œuvre à laquelle il
attribue la justification : « elle reçut les messagers et elle les fît
partir par an autre chemin ». Rahab a exposé sa vie et s'est
dévouée pour le salut des messagers (c'étaient des espions)
du peuple de Dieu. Ce fut là son œuvre.
Voilà donc trois indications qui nous apprennent ce que
Jacques entend par les Èpya, Les œuvres que l'auteur a en
/ vue sont : la soumission à la volonté de Dieu, le dévoùment
au peuple de Dieu, les actes de charité à l'égard du pro-
chain. Là où ces œuvres manquent, dit Jacc[ues, il n'y a pas
de justification; la foi seule, sans ces œuvres, ne justifie pas.
Examinons, en troisième lieu, ce que l'auteur entend par
la (( foi », la foi seule. De ce qui précède, nous pouvons
déjà déduire que la foi dont il est question ici, est une foi à
laquelle manquent les trois sortes d'œuvres que l'auteur
vient de mentionner : c'est une foi sans obéissance à Dieu,
sans dévoùment à son peuple, sans charité pour le prochain.
Cette foi n'est donc pas la foi religieuse; cela ne peut être
qu'une foi purement intellectuelle, ce que nous appelons
plus volontiers la croyance.
Or, le verset 19 ne nous laisse aucun doute à ce sujet.
L'auteur nous dit explicitement que les démons ont aussi la
foi, — xal Ta oat.[jL6via Tr'.TTS'JojT'.v. Qu'est-ce qu'ils croient? Ils
croient à l'existence d'un Dieu unique : ot'. sic 6 Hzôc sc-tw. Cela
est dit en opposition avec les païens, qui sont polythéistes
et idolâtres. Les juifs et les chrétiens pouvaient se prévaloir
de leur monothéisme et se croire pour cela plus agréables à
Dieu que les païens avec leurs nombreuses et fausses divi-
nités. Jacques fait remarquer, très finement et non sans une
pointe d'ironie, que la vraie croyance est une chose excel-
lente : « Tu crois quil ij a un seul Dieu, tu fais bien », —
y,yjMç Tcoisi^. Seulement, ne t'y trompe pas : cette foi, si elle
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 125
est sans obéissance à Dieu, sans dévoùmentau prochain, sans
charité pour les mallieureux, est une foi telle que l'ont aussi
les démons. Ils croient, eux aussi, à l'existence de Dieu, du
seiil vrai Dieu, et cependant celle foi ne les sauve pas; malgré
leur croyance, ils sont rejetés et « ils tremblent » : xal
I t
Jacques appelle cette foi àpY'^i, « inefficace », v;xpà, «morte »
(v. 17, 20); et au verset 26, il explique ce vsxoà par une com-
paraison : « De même que le corps sans esprit est mort, de
même la foi sans les œuvres est morte ». Ce sont les œuvres
qui donnent à la foi sa vie, sa valeur, sa vertu, elles en font
quelque chose d'accompli. C'est là le sens de z-zzlzuoHr, au
verset 22 : r/. twv t^^-^'tov r^ -It-'.; zS/s:û)fir,. El réciproquement
<( la foi collabore avec les œuvres », — t, tJ.t-'.ç i-jrr.z-'v. to^
spyo^ (V. 22).
Nous avons maintenant une idée bien exacte des trois
notions de « justification », d' << œuvres » et de << foi » dans
notre passage. La « justification », c'est l'acquittement du
pécheur, le pardon; les <( œuvres » sont l'obéissance à Dieu,
le dévoùment à son royaume, les œuvres de charité ; et la
« foi seule », c'est la simple croyance. Nous n'aurons donc
pas de peine à comprendre quelle est l'antithèse que combat
Jacques. C'est la doctrine de la justification par la simple
croyance, par une foi sans vie religieuse.
Remarquons que Jacques n'enseigne pas la justification
par les œuvres seules, indépendamment de la foi. 11 ne dit
pas, au verset 24, s; à'^ycov xal oOx £x -'Ittsw;. Il a bien soin
d'ajouter : xal gjx v/. -'.T-tto:; piovov. Ce aôvov, ajoulé à la fin de
la phrase, est accentué : pas par la foi « seulement ». Jacques
nous dit donc implicitement que les œuvres seules ne sauvent
pas non plus. Ce point est très important. Il nous révèle que
Jacques ne croyait pas à la vertu salutaire d'œHivres accom-
plies sans foi. L'aumône seule, faite avec un cœur impur,
n'avait pas, dans la pensée de Jacques, le pouvoir d'eiïacer
les péchés et de rendre l'incrédule agréable à Dieu. La
126 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
doY.Txsia seule, le culte extérieur sans vie religieuse et sans
pureté morale, n'est pas le vrai culte et ne saurait sauver
l'homme (ch. 1, 26, 27). Ce qui nous sauve, selon Jacques,
c'est l'œuvre unie à la foi, c'est la foi active dont il dit :
<( Je le montrerai ma foi par mes œuvres » (v, 18) ^
Après avoir établi la doctrine de Jacques, passons à celle
de Paul. Nous aurons à déterminer également le sens que
Paul attache aux termes de o'.xx-.ojTOa',, de l'pya et de T^irr-'.;.
Nous avons vu la thèse de l'apôtre ; elle est formulée dans
l'épître aux Romains en ces termes : « Nous estimons donc
que r homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi, —
loYt,^ci[j.îf)a oùv o'.xa'.o'JTOa'. — (tts'. àvBpcoTrov 7''JpU èpywv vÔjjlo'j (ch. 3,
28)2.
Dès l'abord, un mot nous frappe dans cette thèse, mot
que nous n'avons pas rencontré dans la discussion de la
thèse de Jacques, c'est le mot voao;, qui détermine Ipya :
yo)pU spYwv vô|jLO'j, « sans les œuvres de la loi. » Cette détermi-
nation est de la plus haute importance, car elle fixe le sens de
spya dans la thèse paulinienne ; elle nous api)rend de quelles
œuvres, selon Paul, riiomme n'a pas besoin pour êtrejus-
^ Le petit dialogue du verset 18 a donné bien du mal aux commen-
tateurs. Voici comment je le traduis : « Mais, me dira qiielqiiiin [un
paulinien], /// as bien la foi. » — Certes, répond .Iac(|ues, « mais j'ai
aussi des (vimres ; montre-moi ta foi sans les a-nvres, et je te montrerai
ma foi par mes (vnvres. » Ce qui permet de traduire /.-A, au commen-
cement de la phrase (dans y.iyù 'éû-/y. ï/oj), par aussi, c'est que Jacques
l'emploie volontiers dans ce sens (ch. 2, 19; 3, 3. 6. Comp. 2 (^or. 2,
10; Hébr. 2, 14; Jean 13, 14). Cette traduction me semble lever toute
la difficulté que présente l'interprétation de ce passage (Voyez -le Rap-
port du Doyen, à la séance de rentrée de la Faculté de Paris, 1885,
page 7).
^ X',)pti; signille : en dehors de, abstraetion faite de, indépendamnwnt
de, sans.
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 127
tilié, quelles sont les œuvres ([ui ne concourent en rien à
donner à la foi sa vertu salutaire : ce sont les œuvres de la
loi, les œuvres légales. Et par la loi, Paul entend la Thorah,
la législation mosaïque, le code lévitique.
La preuve que c'est bien dans ce sens que l'apôtre entend
le terme de spva vôjjloj, c'est qu'un peu plus haut (cli. 3, 21),
au lieu de dire îV'7. vouoj, il emploie simplement le terme
de v6'j(.o; : vjvl oï '/'>>p'.-; voaoj o'.x'/'.otjv/, Oîoj ~zj,y.yioi<)-y.'., a main-
tenant la justice de Dieu est manifestée sans la loi », « sans la
loi », au lieu de : « sans les œuvres de la loi. » Ce (|ue Paul
veut dire, c'est que l'observalion des prescriptions rituelles
de la loi mosaïque n'est plus nécessaire pour le salut, mais
que désormais la « foi », la -i^-'.;, suffit.
Dans l'épître aux Galates(ch. 5, 13-25), l'apôtre parle des
« œuvres de la chair » et des « fruits de l'esprit ». Au milieu
du passage où il décrit les œuvres de la chair, il dit : « Vous
nêtes point sous la loi. » La loi ne peut signifier ici la loi
morale ; car c'est précisément la loi morale que prêche l'apô-
tre en combattant les œuvres de la chair. La loi est ici, com-
me dans le passage mentionné de l'épitre aux Romains, le
code lévitique avec ses prescriptions rituelles.
Nous savons aussi quelles prescriptions spéciales Paul a
en vue, lorsque dans cet ordre d'idées, il })arle du vô;j.o;. Ce
sont les lois relatives à la circoncision, à l'abstinence de cer-
taines viandes, à la sanctification de certains jours, à l'obser-
vation de certains usages extérieurs, traditionnels, distin-
guant le Juif du païen. Voilà les œuvres dont la foi n'a pas
besoin pour être efficace. Il suffît de se familiariser tant sôit
peu avec la grande lutte que Paul a soutenue contre les Juifs
et les judéo-chrétiens, pour s'assurer qu'elle avait pour objet
de savoir si les prescriptions rituelles de la législation mosaï-
que étaient obligatoires pour le chrétien, ou si, pour être
sauvé, il suffisait d'avoir la foi en Jésus-Christ. Toute la lutte
portait sur cette question.
S'il pouvait encore subsister le moindre cloute sur ce sens
128 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
spécial du mot è'pya, opposé au mot tJ.7-i^, dans la théolo-
gie paulinienne, il serait levé par le fait que, lorsque Paul
.veut parler des bonnes œuvres, il ajoute le déterminatif
xa).à ou àyaGà. Voyez Éphésiens 2, 9. 10, où le terme de è'pya
se rencontre dans les deux sens : « Vous êtes sauvés par la
foi, et non par les œuvres », — o'.àTYi^TiiTTîwç... ojx i; Ipywv, —
et : « nous sommes créés en Jésus-Christ pour de bonnes
œuvres », — xtio-Oévtî; èv Xp'.TTorir.o-oG £-U'pYOf,;àYa9o^-. La dif-
férence entre les deux sens du mot È'pya dans la terminologie
paulinienne ne saurait être plus nettement marquée. Voyez
encore Col. 1, 10 : « portant des fruits e/i /oi^/e to/î/ie œ/zz^re »
— £v 7rav-:l spvw àyaÔtô xaoTzocpopoCivTs;. 2 Cor. 9, 8 : ft afin que
vous abondiez en toute bonne œuvre », hy. Trspwcrsur.Ts tU ~âv
È'pyov àyaflôv. Comp. 1 Tim. 2, 10; 5, 10, 25; 6, 18 : « être riche
en bonnes œuvres», ttAojtsIv ly ^'pyoi; xa).o^.2 Tim. 2, 21 : « prêt
à toute bonne œuvre, » — îU -àv £oyov àroLfiby ■'r-zovxy.rru.évov.
Ailleurs, Paul appelle les bonnes œuvres les fruits de l'es-
prit : « les fruits de Fesprit sont : la charité, la joie, la paix,
la patience, la fidélité, la douceur, la tempérance «(Gai. 5,22).
Rappelons enfin l'admirable psaume en l'honneur de la cha-
rité, de l'amour fraternel, de l'àyâ-y,, au 13'- chapitre de la
1"' épître aux Corinthiens : « Quand je parlercds les langues
des hommes et des anges, si je ncd pas la charité, je suis un
aircdn qui résonne, ou une cymbale qui retentit. Et quand
f aurais le don de la prophétie, la science de tous les mystères
et toute connaissance, quand j'aurais toute lafoijusquà trans-
porter des montagnes, si je n ai pas la charité, je ne suis rien.
Et quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, quand je
livrercds mon corps pour être brûlé, si je nai pas la charité,
cela ne me sert de rien. » Ce passage à lui seul suffirait pour
nous prouver que Paul, en disant que l'homme n'a pas be-
soin des i'pya vôij.oj pour être sauvé, entend par les « œuvres
de la loi » tout autre chose que la charité chrétienne. Il est
donc bien établi que les spya vô;i.oj sont les prescriptions
rituelles de la loi mosaïque. Le chrétien n'en a pas besoin
d'après saint PAUL P:T saint JACQUES 129
pour être sauvé. Il est justifié ywpU è'pywv vô;j.oj. Ce qui le
sauve, c'est la foi.
Précisons maintenant ce que Paul entend par la « foi ».
Tout d'abord, il est manifeste que, dans la doctrine pauli-
nienne, la -It::; n'est pas une croyance purement intellec-
tuelle. Une telle foi, selon Paul, n'aurait aucune efficace.
Elle serait « sans vertu », « morte », àp7^1, vsxcâ, pour em-
jDloyer les termes de Jacques. Paul le dit explicitement dans
le passage que nous venons de voir : « Si j'avais toute la foi
jusqu'à transporter des montagnes, et si je n'avais pas la
charité, je ne serais rien. » La foi qu'exige Paul, c'est une
foi vivante, agissante, se manifestant j)ar de bonnes œuvres :
ttîtt'.ç o'.'àyà-r,; £V£syo'J|jl£vy, (Gai. 5, 6). Dans ce passage, Paul
oppose précisément une œuvre de la loi, la circoncision, à
la foi opérant par la charité, c'est-à-dire produisant de
bonnes œuvres. « La circoncision, dit-il, ne sert de rien, ce
qui sert, c'est la foi agissante par la charité. » Ce ncsl donc
pas à une foi morte, à une foi stérile, à une simple croyance
intellectuelle que Paul attribue une vertu justifiante, mais à
une foi active, à une foi animée de sentiments de piété et
pressée de faire le bien, à ce nous appelons la foi religieuse.
La foi religieuse ne se manifeste jamais dans la vie de l'in-
dividu sous une forme générale, nue, abstraite. Elle est
toujours déterminée d'une manière spéciale, concrète, con-
tingente. L'apôtre Paul conçoit la foi qui sauve essentiel-
lement comme foi en J('sus-( Christ.
Dans la théologie paulinienne, la foi en .Jésus-Christ a un
caractère particulier, très original : elle opère notre union
spirituelle la plus intime, notre identification morale, mys-
tique, avec le Christ. Paul aime à comparer cette union à
l'union conjugale. Par la foi, le chrétien devient l'époux de
celui qui est ressuscité des morts (Rom. 7, 4). Comp. 1 Cor.
6, 17 : « cehii qui s unit an Seigneur est un esprit avec lui ».
Voyez encore le remarquable passage Ephésieiis 5, 23-32, où
Jésus-Christ est comparé à l'époux cl l'Eglise à l'épouse, et
130 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
OÙ l'apôtre ajoute : « c'est un grand mystère que celui du
Christ et de VEglise^^. En effet, l'union du Christ et du
croyant, telle que Paul la conçoit, est encore plus intime
que l'union conjugale : c'est une identification du Christ et
du croyant, j'allais dire une suhstitution de l'un à l'autre.
« Je ne vis plus, dit Paul, c'est Christ qui vit en moi »
(Gai. 2, 20). Jésus-Christ et le croyant sont conçus comme
ne formant plus qu'une seule personne, « une seule plante^,
tô^x^j-zo'. y£y6va|j.sv (Rom. 6, 5). C'est ce que l'apôtre appelle
être « en Christ », — sv Xp!.a--(o.
Il y a même effet rétroactif. La vie du croyant se confond
avec celle du Christ au point de s'assimiler la mort, la résur-
rection, la vie nouvelle du Rédempteur. Par la foi, le chré-
tien est crucifié avec le Christ (Rom. 6, 6) ; il est mort avec
lui (Rom. 6, 8); il a été enseveli avec lui (Rom. 6, 4) ; il est
ressuscité avec lui (Col. 2, 12 ; 3, 1 ; Éph. 2, 6). Le croyant
ne vit plus dans cette vie terrestre, « dans la chair », £v o-apx'l,
il vit dans le monde d'outre-tomhe, dans les sphères célestes,
spirituelles, divines, dans lesquelles est entré Jésus-Christ
par la résurrection ; cette vie nouvelle — sv xa-.vôr/-,-:'. sWYl;(Rom.
6, 4) — est la vie » dans l'esprit », sv -vsûiJia-:!,, Voyez
Rom. 8, 9 : j'jlsI; ojx z^-ï £v yy.T/j. yXhk £v 7rv£jti.a-:',. C'est pour-
quoi Paul déclare ne plus connaître personne « selon la
chair », y.y-b. Taxpa, pas même le Christ (2 Cor. 5, 16). Nous
avons là le sens primitif des termes de chair et d'esprit dans la
théologie de Paul. Cette conception ahsolument originale de
la foi se trouve aux antipodes des conceptions purement in-
tellectualistes. On l'a appelée avec raison la notion mystique
de la foi.
Cette notion nous initie à la doctrine paulinienne de la
justification. C'est là encore une des idées les plus person-
nelles et les plus hardies de l'apôtre, Paul part des vues de
l'Ancien Testament sur la mort : la mort est le châtiment du
péché, le « salaire du péché », ô^ôvia tyIs àji-ap-ria; (Rom. (5,
2, 3; Comp. 1, 32). Or, le châtiment, c'est l'expiation. Celui
d'APRKS saint PAUL ET SAINT JACQUES 131
qui subit le châtiment expie sa faute. C/est ainsi que la mort
de Jcsus-Christ a été une expiation. Seulement, comme le
Christ, le Fils de Dieu, a été sans péché, sa mort a été une
expiation su])stilulive des péchés du monde. « Il a été fait
malédiction /;oHr /jot/.s' », — y£vô;ji.îvo; 'jtàz y,;j.(7)v xy-âv/ (Gai.
3, 13). Et c'est ainsi qu'il a pu mourir pour nous, — j-kp
T.1J.CÔV (1 Thess. f), 10; Gai. 2, 20; 1 Cor. 5, 7; 2 Cor. 5, 15;
Rom. 8, 32). ' Après avoir expié nos péchés par la mort,
Jésus-Christ est ressuscité sans péché, justifié. « Car, dit Paul,
celai qui est mort est justifié du péché », — o yàp à-oOavôjv
OcO'.xaûoTa'. à-ô ty,ç àuao-'la; (liom. (), 7).
Ce principe joue un rôle capital dans la doctrine pauli-
nienne. Voici l'idée de l'apôtre. Lorsqu'un malfaiteur a été
condamné, par exemple, à la prison, et qu'il a sul)i son châ-
timent, il a satisfait à la loi, il est quitte vis-à-vis de la loi,
il n'est plus sous le coup de la condamnation, il est considéré
comme n'étant plus coupable, il est de nouveau « juste », il
est «Jz/s/z'/ze », oîo'.xauoTa-,. De même le Christ: après avoir
subi le châtiment du péché, la peine de mort, il s'est trouvé
quitte vis-à-vis de la loi, justifié. Et la preuve de sa justiti-
cation, c'est que Dieu l'a libéré parla résurrection. C'est là le
sens du fameux i)assage Rom. 4, 25 : a II a été livré éi cause
de nos offenses et il a été ressuscité éi cause de noire justifi-
cation », — o; -y.psooOr, o'.a -y. -apa-Tcoy-'/Ta ï,;j.o)v xal r^-^^zzhr^ o-.a
TY.v o'.xauoT'.v f'xCov -.
1 Quand Paul dit ([ue le Christ est mort « pour nous », — unb np.ô)v,
— cela ne signilie pas seulement pour notre bien, pour noire saint,
mais aussi à notre place. L'idée de substitution ressort clairemcnl de
cette parole : » Si un est mort pour tons, tons sont morts » (2 Cor.
5, 14i. Il est impossible de rendre ici -irrio -zvtwv par : ponr le bien de
tons )), car le raisonnement sérail détruit, la conclusion en ce cas
serait : « donc tous sont restés en oie «(couip. .lean 11, .')<»); tandis que
Paul conclut : « donc tous sont morts ». Tous sont considérés connue
étant morts, parce ([u'un substitut est morl à leur place. La doctrine
de l'expiation substitutive du Christ est lonciércment paulinienne.
- Dans ces deux phrases, le premier Sti. marque la cause efficiente,
et le second, la cause finale.
132 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Et comment cette justification du Christ devient-elle notre
justification? C'est par le fait de notre identification mys-
tique avec le Christ par la foi. De même que nous parti-
cipons, par la foi, à la crucifixion, à la mort, à l'ensevelis-
sement et à la résurrection du Christ, de même nous parti-
ciponsà sa justification : oixauoOivTîç ojv èx -'lT':£w;(Rom.5, 1).
Comp. Gai. 2, 16 : « Nous avons cru en Jésus-Christ, afin
cr être justifiés par la foi en Christ >\ l'va o-.xauoGwusv ex Tria-xcw;
Xpwroù. Voyez encore Philippiens 3, 9 : « La justice par la
foi au Christ, justice venant de Dieu et accordée à la
foi )), — o'.xa'.OT'JVY.v 'Zf^v o'.à Trio-Tcto; Xo!,tto'j, -:y<v ex Oeoù
ot.xa!,oT'jvr,v e~l -zr, tJ.'J'zzi. Voilà le sens précis de la doctrine
paulinienne de la justification par la foi.
Cela nous explique pourquoi Paul parle si rarement du
pardon des péchés, et presque exclusivement de la justifica-
tion. Jésus-Christ n'a pas été pardonné, il a été justifié. Et le
croyant qui s'identifie avec lui, est de même considéré
comme ayant expié ses péchés par la mort, et comme ayant
satisfait ainsi à la justice divine. Il n'est pas pardonné, mais
justifié. La justice du Christ lui est imputée. Et comme cette
justice du Christ s'obtient par l'identification avec le Christ au
moyen de la foi, Paul dit que « la foi nous est imputée à jus-
tice », — Àoyiî^eTa'. y, --Icttu eu o'.xa'.07Jvr,v (Rom. 4. 3. 5. 9-11, 22-
24; Gai. 3, 6)'. C'est là \'d justice selon Dieu, o'.xa-.oTJvr, 6eoj
' La notion paulinienne de V imputation apparaît en i)leine lumière dans
le passage Rom. 2, 25-29, où l'apôtre dit que « si le païen observe les
ordonnances de la loi, son incirconcision lui est imputée à circoncision >>,
Y} àzpnÇjTTta xitTov de, Trspiroyviv iQ'jicHmT'xi. Notons cette t'acon de s'expri-
mer. Paul ne veut pas dire, comme les termes pourraient sembler l'indi-
quer, que l'à/ûo^uarix elle-même est imputée à circoncision au païen incir-
concis : c'est sa conduite morale qui le rend pur (circoncis) aux jeux
de Dieu. Mais au lieu de dire : « sa pureté morale lui est imputée à
circoncision », Paul emploie une image hardie : « son incirconcision
lui est imputée à circoncision ». I^a même observation s'applique à la
notion de l'imputation de la foi au chrétien. Il est vrai cpie, d'après la
citation de la Genèse (ch. 15, 6 ; Rom. 4, 3 et suiv.), c'est bien la foi
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 133
(Rom. 1, 17 ; 3, 20-20 ; 5, 1. 9 ; 10, 3-8 ; Gai. 3, 11 ; 2 Cor. 5,
21 ;Phil. 3, 9)'.
Cette justice n'exige j)as l'observation des prescriptions
légales de la législation mosaïque; elle s'obtient « en dehors
de la loi », /(-jp'.ç vôaoj, « en dehors des œuvres légales »,
yiopU âpvwv vci;jLOj, uniquement « par la foi en Jésus-Christ » :
oià 7L'la-T£o)c MatoO Xo'.tto'j, îu -àvTac xal z-\ -àvT'/; tojç -'.rr-z-j-
ov7a^(Rom, 3, 21. 22. 28).
Paul explique par un j)rincipe de jurisprudence pourquoi
le chrétien n'a plus besoin d'observer les prescriptions ri-
tuelles du mosaïsme; c'est, dit-il, parce ([ue le croyant est
virtuellement 7710/7 avec Jésus-Christ. Or, la mort met fin à
toutes les obligations légales. Quand le mari est mort, sa
qui fut imputée à justice à Abrahiuii ; mais en applicpunit cette parole
aux chrétiens (lAom. 4, 23-25), l^aul lui donne un sens théoloj»ique spé-
cial, conlorme à sa notion de la justification par l'union mystique avec
le Christ. A ce point de vue, ce n'est pas, comme le pensent certains
commentateurs, la foi elle-même, connue telle, qui est imputée à jus-
tice au croyant, c'est la justice du Christ. Mais comme cette justice
s'obtient par la foi, I^aul, suivant la ligure de rhétoricpie qui permet
de prendre le contenant pour le contenu, a pu conserver la formule :
« la foi lui est imputée à justice. »
' La rî,/7to(7Jv>î Qs-iû, dans la théologie paulinienne, est une justice sni
(jeneris, que nous pourrions ajjpeler la justice rcliçiieuse. Klle dillere,
comme attribut de Dieu, de la justice purement rétributive, et, comme
attribut de l'homme, delà justice propre, fondée sur le mérite person-
nel. Klle est h\ justice qui sauve : \i} justice en Dieu, cpii sauve l'homme,
et la justice en l'homme, grâce à hupielle celui-ci est sauvé. Aussi le
génitif Osoj est-il un génitif synthélicpie, tantôt objectif, tantôt subjectif,
correspondant au status coiistructus hébreu, (|ui mar([ue une simple
relation entre deux noms, laissant au contexte le soin de déterminer
cette relation. La Siy.y.iarjr. Oêoû est la justice (/<• iJ/V;/ et la justice valable
devant Dieu : elle est la justice divine ([ui, après avoir fait porter au
Christ le châtiment du péché de l'humanité, ollre la justification à tous
ceux qui par la foi s'unissent au Rédempteur, et elle est la justice du
croyant qui par la foi s'est uni au Christ et particij)e à son expiation et à
sa justification. Nous rendons volontiers le terme de ^i/atoc-Jv» deov par
« la justice selon Dieu ». C'est le contexte (|ui décide du sens précis
dans chaque cas spécial.
134 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
veuve peut se remarier. « C'est aiusi aussi, mes frères, que
vous êtes morts à la loi (littéralement : vous avez été mis à
mort) par le corps du Christ » — w-tî, àosAcpo-l aoj, xal it^elç
È^avaTtoO/,-:; tw voij.w o'.y. toj 'yio^y.zo; to-j Xo'.tto'j (Rom. 7, 4). Con-
clusion : vous n'avez plus d'obligations vis-à-vis delà loi.
Mais ce qui prouve que Paul n'a en vue que le code rituel,
et nullement la loi morale, c'est qu'il dit explicitement ne
pas être sans loi, à savoir sans loi divine, mais être soumis
à 1(1 loi (lu Chrisl, 1 Cor. 9, 21 : [j.y, (ov àvo|ji.o,- OsoG c/XV ëwo-j-o;
XpicTToCÎ (dans In loi du Christ). Il écrit aux Galates : « Portez
les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la
loi (lu (Christ », — tôv vôuov toj Xo'.ttoj (Cli. G, 2).
Qu'est-ce que cette loi du (^Jirisi? C'est la loi de l'amour
de Dieu et du prochain, la loi de la saiuteté parfaite, la loi
morale. Une vie conforme à la loi morale est, dans la con-
ception de Paul, inséparable de la foi ; car j)ar la foi nous
sommes morts et ressuscites avec Christ, et nous vivons avec
Christ dans une vie nouvelle (Rom. (), 4), tlans la vie supé-
rieure, spirituelle; il s'agit donc de nous conduire aussi
d'une manière digne de celte existence céleste. Voyez (lai. 5,
25 : Si nous vivons d(uis Vcsprit, nutrclions (tussi selon ics-
prit, — î'. ^cô|j.£v 7:v£'j|ji.7.T'., -yz'J<j.y.-:>. xal T-O'.yto'xzv, c'est-à-dire,
marchons dans la sainteté du monde spirituel, dans lequel
nous sommes entrés parla résurrection virtuelle avec .lèsus-
Christ. Loin d'écarter les bonnes œuvres, la doctrine pau-
linienne les exige au contraire; et (juand Paid dit (pie nous
sommes justiliés sans les œuvres de la loi, c'est uni(ju('nii'nl
les pi'aticiues rituelles du mosaïsme qu'il a en vue.
Maintenant que nous avons déterminé les notions de jusli-
ficaiion, de foi et d'œuvies dans les conceptions respectives
de Jacques et de Paul, nous pouvons comparer ensemble les
vues des deux auteurs.
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 135
Ce qui ressort tout d'abord de notre étude, c'est qu'ils
prennent chacun dans un sens dilTérent les termes de -It-'.;,
d'ëpyaet de oixT.'.ryj'jHy.'.. Pixv tJ.t-.:;, Jacques entend la croyance
purement intellectuelle, tandis que Paul entend par -ia-r»,;
l'union mystique la plus intime avec le Christ et parle Christ
avec Dieu. Par Ipya, Jacques entend les bonnes œuvres, et
Paul les pratiques rituelles. Parla «justification», Jacques
entend l'acquittement, le pardon, la rémission des péchés,
tandis que dans la théorie paulinienne la justification est la
conséquence de l'œuvre expiatoire du Christ, c'est la justice
du Rédempteur imputée au croyant.
Voici comment nous pourrions paraphraser la doctrine
de Jacques : l^our obtenir de Dieu le pardon des péchés,
il ne suffit pas d'avoir une croyance correcte ; il faut que
l'obéissance à Dieu et la charité à l'égard du prochain vien-
nent compléter les croyances, pour leur donner une vertu
salutaire. Et la doctrine paulinienne, nous la paraphraserons
ainsi : Ce n'est pas l'observation des prescriptions rituelles
de la loi mosaïque qui nous justifie devant Dieu, mais
l'union mystique avec Jésus-Christ par la foi, union se ma-
nifestant par la sainteté de la vie et la charité à l'égard du
prochain. Comme on le voit, ces deux thèses ne sont nulle-
ment contradictoires.
Mais, sans être contradictoires, ne seraient-elles pas
cependant divergentes? C'est ce qu'il convient d'examiner.
Jusqu'ici nous nous sommes trouvés sur le terrain solide
des textes, et nous ne pensons pas que l'on puisse juste-
ment contester nos résultats. Mais ces données soulèvent
toute une série de questions sur lesquelles les théologiens
sont loin d'être d'accord et où chacun juge selon ses impres-
sions exégétiques, historiques, dogmatiques.
Frappés de la différence des points de vue de Paul et de
Jacques, plusieurs interprètes ont été amenés à nier, chez
ce dernier, toute intention de polémique contre la doctrine
136 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
paulinienne. Deux critiques très distingués, MM. Massebieau
et Spitta, ont même été jusqu'à placer l'épître de Jacques
dans le premier siècle avant Jésus-Christ et à l'attribuer à
quelque Juif pieux, dont l'écrit aurait été légèrement inter-
polé plus tard par un chrétien.
Nous ne pouvons entrer ici dans l'examen détaillé de ces
hypothèses, auxquelles notre sentiment exégétique et nos
vues historiques ne nous permettent pas de nous rallier i.
Les allusions de Jacques à l'enseignement de Paul nous
paraissent trop manifestes. Non seulement, comme nous
l'avons déjà dit, Paul a été le premier à opposer la foi aux
œuvres, mais Jacques prend, jusque dans les termes, le
contre-pied delà formule paulinienne. Et, ce qui plus est,
il s'etTorce d'émousser l'argument biblique capital de Paul;
il se permet même, pour atteindre ce but, de faire un petit
accroc au texte de la Genèse. Paul avait trouvé dans la
Genèse, à l'appui de sa doctrine, cette parole caractéristique :
« Abraham eut foi en Dieu, et cela lui fut imputé à justice »
(Gen. 15, 6). Il a dû la répéter fréquemment, car nous la
trouvons dans l'épître aux Romains (ch. 3, 3) et dans
l'épitre aux Galates (ch. 3, 6), et un de ses disciples y fait
allusion dans l'épître aux Hébreux (ch. 11). Cette parole
avait une grande portée apologétique. Elle a dû singulièrement
embarrasser Jacques. Aussi, pour rallaiblir, la rapporte-t-il,
non à la naisscmce d'Isaac, où elle se trouve dans le récit bi-
blique, mais à son sacrifice; et elle devient ainsi, au lieu d'un
argument à l'appui de la doctrine paulinienne, un argument
en faveur de la justification par les œuvres. Si Jacques avait
voulu simplement appuyer d'une citation biblique son
enseignement relatif à la nécessité des bonnes œuvres, il
n'aurait eu que l'embarras du choix, et il ne se serait pas
' Un interpolalcur ne se serait probablement pas contenté d'inter-
caler deux fois le nom de Jésus-Christ dans l'épître; il aurait fait des
additions plus nombreuses, pour mieux marquer le caractère chrétien
de l'écrit.
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 137
arrêté à un passage mentionnant uniquement la foi et non
les œuvres. Si néanmoins il a cru devoir faire cette citation
et l'interpréter à sa manière, c'est qu'il a eu une arrière-
pensée polémique, et celle-ci ne pouvait viser que l'ensei-
gnement paulinien. Il nous est donc impossible de nous
ranger à l'avis des théologiens qui placent l'épitre de Jacques
absolument en dehors des préoccupations que la prédica-
tion de Paul avait éveillées dans les communautés chré-
tiennes.
D'autre part, il est évident, comme nous l'avons constaté,
que cette polémique portait à faux. Jacques s'est mépris sur
l'enseignement de Paul. Comment s'expliquer cette mé-
prise? Le ton modéré de l'épître, la manière calme dont
fauteur présente ses arguments, l'absence de toute passion
ecclésiastique, ne nous permettent pas d'admettre que l'au-
teur, du moins au moment où il écrivait, fût personnelle-
ment engagé dans la controverse entre Paul et les judéo-
chrétiens. Ses arguments nous semblent indiquer qu'il ne
lui était parvenu que des échos affaiblis et peu tidèles de la
lutte. Un judéo-chrétien militant savait mieux à quoi s'en
tenir; il combattait, contre Paul, pour le maintien et l'auto-
rité de la loi mosaïque, et non pour la pratique des bonnes
œuvres, que l'apôtre des Gentils ne menaçait nullement.
Nous devons donc admettre que Jacques avait été mal in-
formé, soit qu'il eût mal compris les personnes qui l'avaient
renseigné, soit que celles-ci n'eussent saisi qu'imparfaite-
ment la pensée de l'apôtre. Nous savons, du reste, que
Paul a été constamment obligé de combattre les fausses
interprétations de sa doctrine dans ses propres communau-
tés. Il n'est donc pas étonnant que des interprétations erro-
nées se soient répandues au dehors, et que Jacques n'ait
reçu l'enseignement paulinien que sous une forme altérée.
A ce propos, nous sommes amenés à nous demander si
Paul n'aurait pas été lui-même quelque peu responsable de
ce malentendu; et quand nous regardons à son enseigne-
138 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
ment, il nous est impossible de le disculper entièrement. Il
n'est jamais parvenu à faire une distinction bien nette, dans
la Tlwrali, entre la loi morale et la loi rituelle.
L'apôtre a bien le sentiment instinctif de cette distinction ;
il fait la distinction dans l'application pratique, mais il n'est
pas parvenu à la formuler théoriquement. Cela peut nous
surprendre; mais nous devons le constater. Et qu'on n'ob-
jecte pas que Paul n'a pas pu mettre dans ses épîtres tout
ce qu'il enseignait, que l'omission d'une distinction for-
melle entre la loi morale et les prescriptions rituelles pour-
rait bien être purement fortuite. Non, elle n'est pas fortuite,
car on sent dans les écrits de l'apôtre qu'il est constamment
aux prises avec la difficulté provenant de la confusion des
œuvres rituelles et des ordonnances de la loi morale; qu'il
se débat dans cette difficulté, faisant de grands efforts pour
se débrouiller et n'}^ réussissant jamais d'une manière par-
faitement claire, consciente, théorique.
Nous comprenons , sans peine ces tâtonnements, quand
nous considérons que, pour le Juif, la Tliorah constituait
une unité; que les lois morales et les lois rituelles s'y trou-
vent mêlées sans distinction aucune, ayant toutes la même
origine et autorité divines et exigeant toutes de l'Israélite le
même respect et la même soumission. Aussi savons-nous
avec quelle exactitude scrupuleuse, méticuleuse, les Israé-
lites, à l'époque de Jésus, et les Pharisiens en particulier,
observaient les prescriptions de la loi mosaïque, renchéris-
sant encore sur les exigences de la loi, entourant celle-ci de
ce qu'ils appelaient « une haie », c'est-à-dire d'une série de
prescriptions supplémentaires, dont l'observation mettait le
fidèle à l'abri de tout danger de transgression.
Dans cet état d'esprit, rien n'était plus éloigné de la pensée
Israélite que de faire un triage dans la Loi et d'établir une
distinction entre les lois morales et les prescriptions rituelles.
Les judéo-chrétiens de Jérusalem fréquentaient assidûment
le culte du temple et observaient la loi mosaïque tout aussi
d'après saint l'Al'L ET SAINT JACQUES 139
rigoureusement que les Juifs; ce fut même là une des raisons
pour lesquelles le peuple les lenail en si haute estime, comme
nou3 l'apprend le livre des Actes (ch. 3, 40. 47). 11 n'y a donc
rien d'étonnant à ce que Paul, l'ancien pharisien, n'ait pas
réussi du premier coup à distinguer théoricpiement les lois
morales des lois rituelles.
Ce qui l'en empêchait en outre, c'était sa théorie de la
mort à la loi par la crucifixion virtuelle du croyant avec le
Christ, Etant morts avec le Christ, nous sommes morts à la
loi, à toute la loi, et non seulement à telle ou telle de ses
parties. La doctrine paulinîenne de la justification par la foi
favorisait ainsi la confusion de la loi morale et de la loi céré-
monielle. Aussi Paul considère-t-il ce qu'il appelle « la loi
du Christ » comme une loi nouvelle, la loi d'oulre-tomhe,
la loi du monde céleste. L'antithèse, chez Paul, est entre
la loi de Moïse, d'une part, et la loi du monde supérieur,
divin, d'autre part. L'apôtre n'est pas arrivé à se rendre
théoriquement compte du fait que la loi du monde supé-
rieur existe aussi dans la Tliorah, comme loi morale, et que
cette loi morale est essentiellement différente des prescrip-
tions rituelles, dont le caractère est contingent et tempo-
raire ^
* l^ar un raisonnement très subtil, l'aul, en abolissant la loi, déclare
l'observer; car, dit-il, la loi prophétise elle-même sa projîre déchéance
(Rom. 3, 21. 31). Sans s'en apercevoir, il prend le terme de vciao; tantôt
dans le sens de loi riliiellc, tantôt dans le sens de Livre de la loi, d'E-
criture sainte. Cette confusion lui permet d'en api)eler à la loi, c'est-à-
dire à rpxriture sainte, pour prêcher l'abolition de la loi, c'est-à-dire
des prescriptions rituelles, et pour citer couramment la loi connue
autorité, tout en la déclarant abolie. Il ne s'est jamais rendu com])te
de cette contradiction apparente, et n'a pas remarqué (pie sa démons-
tration, juste il est vrai pour le fond, péchait dans la forme, dans
l'argumentation dialectique, parce qu'elle jouait sur le double sens du
mot vcfxo;. Quand on étudie le passage Rom. 2, 11-16, on est surpris
que Paul, tout en sentant si justement leur différence, n'ait pas su
distinguer tlu'oriqiienient les trois idées cpi'il design:' pai- le terme de
loi : la loi morale, la loi rituelle et l'Mcrilure sainte.
140 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Jacques, de son côté, n'a pas dû être en mesure de faire
la distinction théorique de la loi morale et de la loi rituelle
dans la Thorah. Son écrit nous le révèle comme un pieux
laïque, judéo-chrétien, assez versé dans la langue grecque,
mais sans culture théologique. Il n'a pas passé, comme Paul,
par l'école des rabhins. La tradition a voulu voir en lui
l'apôtre Jacques; mais celui-ci était déjà mort lors de la con-
troverse paulinienne. De nombreux théologiens modernes
croient devoir attribuer l'épître à Jacques, frère de Jésus,
chef de la communauté chrétienne de Jérusalem, dont on
connaît les démêlés avec Paul, à propos de la Loi. Le pas-
sage polémique de l'épître contre le paulinisme semble, en
effet, appuyer cette hypothèse. Mais la controverse entre
Paul et le frère de Jésus, ne portait pas sur les bonnes œuvres ;
et, d'autre part, nous ne trouvons dans l'épître aucune trace
de légalisme juif. Cela ne répond en aucune façon à la per-
sonnalité de Jacques, telle que nous la connaissons par le
livre des Actes et les écrits de Paul. On a aussi émis l'hypo-
thèse que l'épître aurait été primitivement anonyme, et qu'un
scribe chrétien y aurait inscrit le nom de l'apôtre Jacques,
afin de pouvoir la recevoir dans le Canon du Nouveau Tes-
tament. Rien, à nos yeux, ne justifie une telle hypothèse.
L'auteur ne se dit pas apôtre, et nous avons l'impression que
le nom de Jacques fait corps avec la lettre. Mais, comme ce nom
était alors très répandu, il nous est impossible d'identifier l'au-
teur, et nous devons nous résigner à l'appeler Jacques et à nous
contenter de l'image, du reste très vivante, que rellète son écrit.
L'auteur a été Juif, cela est certain. L'absence de tout
esprit légaliste dans son écrit, nous permet de supposer qu'il
appartenait à cette catégorie de Juifs, alors assez nombreux,
qui avaient plus ou moins laissé tomber en désuétude le
rituel juif et qui s'attachaient principalement au côté moral
de la Thorah. Ces Juifs, qui exerçaient une influence heu-
reuse sur les âmes nobles et religieuses du monde païen,
étaient aussi très accessibles aux doctrines du christianisme.
d'aPRKS saint PAUL ET SAINT JACQUES 141
en particulier du christianisme galiléen, tel qu'il nous appa-
raît dans les évangiles synoptiques. Jacques, semble-t-il, a
dû avoir entendu la prédication de Jésus lui-même, tant il v
a, dans son écrit, d'affinités formelles et matérielles avec
l'enseignement du Maître ; en tout cas, il s'est pénétré de
l'esprit de la prédication primitive de l'Évangile, sans aucu-
nement en faire l'objet d'une élaboration théologique.
Pour Jacques, aussi bien que pour Paul, les lois de la
Thorah d'Israël ne formaient qu'un bloc. Mais^ dans sa polé-
mique contre la doctrine paulinienne de la justification par
la foi sans les œuvres de la loi, Jacques, au lieu de s'atta-
cher aux prescriptions rituelles, n'a relevé que ce qui, à ses
yeux, constituait l'erreur saillante de cet enseignement : la
justification par la foi sans les bonnes œuvres, sans les œuvres
de charité. Et il est certain qu'il se trouvait là sur un terrain
très favorable. C'est le terrain que choisissent, encore au-
jourd'hui, les théologiens catholiques dans leurs controverses
avec les protestants sur la justification par la foi. Dans le
monde laïque, cela manque rarement de faire de l'impres-
sion. Si Paul, dès l'origine, avait nettement formulé la dis-
tinction entre les prescriptions rituelles de la Thorah et la loi
morale éternelle, cette controverse n'aurait pas eu lieu, ou
du moins elle aurait pris une toute autre tournure. Mais le
terme général d' « œuvres » nourrissait singulièrement le
malentendu.
Nous devons cependant nous demander si entre Jacques
et Paul il n'y a eu rien qu'un malentendu. On ferait erreur,
croyons-nous, en répondant absolument par oui ou par non.
La réponse est complexe, parce que nous avons affaire, d'une
part, à un laïque, sans nulle subtilité d'esprit, voyant les
choses en gros et tout à fait étranger aux finesses de la théo-
logie, et, d'autre part, à un élève des rabbins, à un penseur
142 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
et à un dialecticien de premier ordre. Dans ces conditions,
la comparaison n'est pas sans présenter des difficultés.
Si l'on se place au point de vue purement théologique,
sans tenir compte de la différence de culture des deux au-
teurs, il n'est guère possible, malgré l'accord que notre
étude nous a révélé, de ne pas constater des nuances entre
leurs tendances dogmatiques. Encore ne pouvons-nous faire
ici que des conjectures.
Ah, s'il était certain que l'auteur de l'épître de Jacques
fût le frère de Jésus, nous n'hésiterions pas à affirmer qu'il
n'aurait jamais accordé à Paul la légitimité de l'abolition de
la loi rituelle, sauf peut-être dans une certaine mesure pour
les païens, — auxquels on faisait, bon gré, mal gré, quelques
concessions par esprit d'opportunisme, — mais non pour
les enfants d'Israël, dont la loi était divine, sacrée, intangible,
éternelle. Jésus n'avait-il pas dit que pas un iota de la Loi ne
périrait jamais ? Il fallait donc maintenir, du moins en théo-
rie, l'autorité de toute la Thorah. Il est peu probable qu'en
dehors des disciples convaincus de Paul, un judéo-chrétien
quelconque, même le plus large d'esprit, eût consenti à
admettre, en principe, l'abolition des prescriptions mosaï-
ques. Peut-être l'auteur de l'épître avait-il des idées moins
rigoureuses que le frère de Jésus, car il parle de la « loi de
liberté », terme dont le sens précis nous échappe. Mais ce
qui est certain, c'est qu'il ne fut pas paulinien. Il n'est donc
pas téméraire d'admettre qu'il n'aurait pas adhéré aux prin-
cipes de Paul sur l'abolition de la Loi.
Il est vrai que bon nombre d'exégètes ne voient dans les
paroles de Jacques autre chose qu'un avertissement frater-
nel relatif à l'abus qu'on pourrait faire de la doctrine de la
justification par la foi. Nous ne pensons pas que cette opi-
nion soit fondée, car l'auteur n'aurait pas lïianqué d'indi-
quer, du moins par un mot, qu'il met simplement ses lecteurs
en garde contre les fausses interprétations et applications
d'une doctrine du reste parfaitement acceptable. Or il n'en
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 143
fait rien. C'est la doctrine paulinienne elle-même, la doc-
trine de la justification par la foi seule, qu'il combat, et ses
paroles ont un caractère nettement polémique. Nous devons
donc maintenir qu'entre la pensée de Jacques et celle de
Paul il y a une nuance théologique.
Mais, pourra-t-on nous demander, Paul a-t-il jamais dénié
aux bonnes œuvres une vertu méritoire ? Certes non. Les
bonnes œuvres étaient pour lui le ileuron de la foi, la con-
séquence naturelle de la vie dans l'esprit. D'après sa notion
de la foi, le croyant, vivant « en Christ», accomplit sponta-
nément la « loi du Christ ». 11 ne pouvait donc y avoir, dans
la pensée de Paul, aucune antithèse entre la foi qui sauve
et la pratique de la charité. Aussi la question de la foi
et des œuvres telle que la présente Jacques, la question
du rôle de la charité comme acte méritoire complétant
la vertu justifiante de la foi, ne s'est-elle jamais, pour autant
que nous sachions, posée devant l'esprit de l'apôtre. Quand
il a parlé de la foi qui agit ])ar la charité, il a dit loule sa
pensée. La question traitée ou plutôt effleurée par Jacques
ne s'est posée dans l'Eglise qu'aux temps de la Réforme.
Il importe néanmoins de chercher, par voie d'induction,
quelle attitude Paul aurait prise, étant donnés ses principes,
vis-à-vis de la doctrine des Réformateurs. Aurait-il adhéré à
la doctrine du salut par la foi, et non i)ar les bonnes œu-
vres (sous la réserve, bien entendu, que les bonnes œuvres
découlent de la vraie foi)? Nous n'hésitons pas à répondre
par l'affirmative. La grande préoccupation de Paul est d'en-
lever à l'homme tout sujet de glorification personnelle,
toute vanité pouvant se fonder sur la justice i)ropre. L'hom-
me doit se présenter devant Dieu n non cwcc s(i juslice pcrson-
nellc )> ('j.r, r/wv s;ji.r,v o'.y.x',o-jvr,v, Phil. 3, 9), mais avec la justice
du Christ imputée à ceux ([ui croient. Tout vient de Dieu,
rien de l'homme, a afin que nulle chair ne se (jlorijie devant
Dieu » (ô'-oK UY, y,'j:jrf^Tr~.'J.'. -'j.-yj. 'J'J.zz Èvco-'.ov toj Ozoj, 1 {\ov. 1,
29; comp. Rom. 3, 27-30). Avec ces principes, Paid ne pou-
144 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
vait reconnaître aucune vertu justifiante aux meilleures
actions de l'homme. Toute la gloire revient à Jésus-Christ,
tout le mérite à son œuvre rédemptrice. Dans la théologie
de Paul, notre salut est uniquement l'œuvre de Dieu par
Jésus-Christ, et dans aucune mesure notre œuvre, à nous,
quelles que soient, du reste, nos vertus. Paul ne pouvait
donc pas enseigner, avec Jacques, que nos bonnes œuvres
coopèrent avec la foi à notre salut. Une telle doctrine est
contraire à toute l'économie de son enseignement. Aussi ne
trouve-t-on. dans les épîtres pauliniennes, aucune affirma-
tion de ce genre. Seulement l'apôtre, qui déjà n'était pas à
même de faire la distinction théorique entre la loi morale
et les prescriptions rituelles, alors que cette question était
à l'ordre du jour, aurait été encore beaucoup moins en
mesure de distinguer théoriquement entre la justification et
la sanctification, distinction qui ne faisait alors l'objet d'au-
cune controverse.
Ce n'est donc que par induction que nous pouvons déter-
miner sa réponse ; mais nous avons l'assurance que la doc-
trine prêchée par nos Réformateurs est a])solument dans la
logique des prémisses pauliniennes. Et il nous est permis de
conclure avec eux que, d'après saint Paul, les bonnes œu-
vres n'ont pas, en elles-mêmes, de vertu justifiante, mais
que la foi justifiante produit nécessairement de bonnes
œuvres ; les bonnes œuvres sont un effet, un fruit de la foi ;
et, à ce point de vue, il n'y a pas de foi sans bonnes œuvres.
Mais ce qui nous justifie, c'est uniquement la foi, et non les
bonnes œuvres qui en découlent. Voilà, en principe, la thèse
de Paul.
Cette thèse, Jacques ne l'aurait pas admise. Il était syner-
giste. D'après lui, les bonnes œuvres coopèrent avec la foi,
et la foi avec les œuvres ; les œuvres de charité ont une va-
leur méritoire, une vertu justifiante. Jacques n'a aucune idée
de la conception paulinienne de l'imputation de la justice
du Christ aux crovants. Cette doctrine, si toutefois il en a
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 145
eu connaissance, dépassait de beaucoup son horizon spiri-
tuel. Jacques, en homme pratique, demandait à voir la foi,
— ozilôy ULO', -:y,v Tj.'y-v/ toO, — et comme la foi ne peut se
montrer que par les œuvres, Jacques a fondu en une seule
notion la foi et les œuvres, et leur a attribué, aux deux
réunies, la vertu justifiante : è; è'pycov o'.xa'.oj-ra'. àvOpwiro^ xal
oùx £x -îttsoç uôvov... t, -'.t-'.;, Tjvrîpys', toI; ïp'^'O'.;. Cette concep-
tion synergiste, systématiquement élaborée, est devenue la
doctrine officielle de l'Église catholique.
Nous trouvons-nous là en présence d'une divergence radi-
cale? Y a-t-il une antinomie insoluble entre la doctrine de
Jacques et celle de Paul, ou bien y aurait-il moyen de les
concilier?
Il est évident que, dans la forme, la conciliation n'est pas
possible; les termes sont contradictoires. 11 est bien certain
aussi qu'il y a entre les deux conceptions une divergence de
pensée, et que si l'on considère les deux thèses comme des
thèses théologiques, mûrement pesées, contradictoirement
discutées et scientifiquement élaborées (comme c'est le cas
dans la dogmatique catholique et protestante), la synthèse
des deux doctrines est une impossibilité.
Mais la question ne se pose pas ainsi, quand nous nous
plaçons uniquement en présence de Jacques et de Paul. Là,
nous n'avons plus affaire à deux dogmaticiens de force à
peu près égale, mais à un laïque et à un théologien. Et c'est
à ce point de vue, trop peu remarqué des théologiens, qu'il
faut se placer, si l'on veut porter un jugement juste, vrai,
historique sur le rapport entre les deux doctrines. 11 serait
faux, anti-scientifique, d'appliquer à la parole d'un laïque
la même mesure qu'à l'écrit d'un théologien émérite. Si nous
voulons rester dans le vrai, nous ne pouvons appliquer la
mesure théologique qu'à saint Paul, et lui demander rigou-
10
146 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
reusement compte de ses formules, de ses argumentations,
de chacune de ses expressions. Quant aux paroles de Jacques,
nous nous garderons de les peser dans la balance théolo-
gique; nous lui passerons volontiers un terme impropre, une
formule incorrecte, une façon de s'exprimer un peu gauche,
un peu maladroite ; nous nous appliquerons à découvrir le
fond de sa pensée, en faisant abstraction de la forme. C'est
la seule manière vraie de juger Paul et Jacques. Et si nous
les jugeons ainsi, nous verrons qu'aiz fond, leurs pensées
s'accordent parfaitement, qu'ils prêchent tous les deux le
même Evanmle.
C'est peut-être dans la notion de la « justification », où
la divergence apparaît le moins, que la conciliation a le
plus de peine à s'opérer. Non que Paul se refuse à identiiier,
comme Jacques, la justification et la rémission des péchés.
Sur ce point, il est facile de les mettre d'accord. Dans la
pratique, les deux idées, celle du pardon, au sens de Jacques,
et celle de l'imputation de la justice, au sens de Paul, se
confondent si bien, que Paul lui-même se sert plusieurs fois
du terme de pardon. Kom. 3, 25, il parle de la « non-puni-
tion » des péchés, — -àssT-.ç twv à;j,apTr,;jLâT(i)v. Rom. 4, 7, il
cite le premier verset du psaume 32 : « Heureux ceux dont les
iniquités sont pardonnées. » Voyez aussi Ephés. 4, 32 : « Par-
donnez-vous réciproquement, comme Dieu vous a pardonné
en Christ », et Col. 1, 14: « En Christ, nous avons la rédemp-
tion, la rémission des péchés. » L'idée de la « justification »
de Paul se rencontre donc, dans la pratique, avec celle de
Jacques. La pensée fondamentale est la même.
Seulement Jacques n'a rien de la richesse de la pensée
spéculative de l'apôtre des Gentils. Il se dit bien le « servi-
teur de Jésus-Christ», qu'il appelle le « Seigneur de gloire »,
(ch. 1, 1 ; 2, 1); cela nous apprend qu'il croit au Ressuscité,
dont il est un disciple fidèle et dévoué. Mais c'est tout ce
que nous savons de sa christologie. En dehors des deux pas-
sages mentionnés, le nom de Jésus-Christ ne paraît plus dans
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 147
toute l'épître. La mort du (Christ ne semble pas avoir joué
dans la conception religieuse de l'auteur le rôle capital qu'elle
joue dans la théologie de Paul ; il n'y fait aucune allusion.
Et quand il parle de la « foi », de cette foi qui, unie aux
bonnes œuvres, est le salut du pécheur, c'est manifestement
la foi en Dieu, et non la foi au Christ, qu'il a en vue. Nous
nous trouvons là en présence de la prédication simple et
primitive de l'Evangile, telle ([ue Jacques a pu l'entendre
de la bouche du Seigneur lui-même.
Paul n'a pas suivi Jésus pendant son activité terrestre ; il
déclare même ne pas vouloir le connaître selon la chair
(2 Cor. 5, 10). Après sa conversion sur le chemin de Damas,
toute son attention s'est portée sur la mort expiatoire et sur
la résurrection glorieuse du Fils de Dieu, et sa doctrine de
la rédemption et de la justification porte l'empreinte de ses
méditations sur ce drame mystérieux. Il y a évidemment,
sous ce rapport, une distance considérable de la pensée de
Jacques à celle de Paul. Mais la théologie n'est pas la reli-
gion. Et si nous allons au fond de la pensée religieuse du
grand apôtre, nous voyons qu'en dernière analyse, c'est la
foi d'Abraham, le père et le type des croyants, qu'il nous
présente comme l'idéal de la foi qui sauve (Rom. 4; Gai. 3)*.
Or, cette foi n'est pas autre que celle que prêche Jacques,
et que Jésus-Christ lui-même a prêchée. La foi religieuse
dissipe ainsi les divergences de la théologie.
Nous constatons le même rapprochement, (juand nous
passons à l'examen des deux thèses contradictoires de nos
auteurs. Voyons d'abord la thèse négative : « lliomme est
justifié sans les œuvres », puis la thèse i)ositive : « llionuiie
est justifié par la foi » .
Nous avons constaté que lorsque Paul dit que nous sommes
justifiés <( sans les œuvres de la loi », /wv.; sV'(.r/ vôuoj, il veut
dire que l'observation des pratiques rituelles du mosaïsme
* Je me permets de renvoyer, pour le développement de cette idée,
à mes Pubticalions sur le fidéisme, p. 285 et suivantes.
148 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
est sans vertu salutaire. Eh bien, Jacques ne dit-il pas exac-
tement la même chose, sous une autre forme, quand, au
chapitre 1, 26, il parle du culte vain de ceux qui observent
les prescriptions rituelles avec un cœur impur : tojtoj |jLàTa'.oç
r, hpr^TY.dy., — » le culte d'fz/i tel homme est vain ». Traduisez
cette pensée dans le langage théologique de saint Paul, et
vous aurez la thèse, que l'homme n'est pas justifié par les
œuvres de la loi. Sur ce point, la doctrine de Jacques se
rencontre donc, au fond, avec celle de Paul. Sans bien s'en
rendre compte, Jacques ne croit pas non plus à la vertu jus-
tifiante des œuvres légales.
Cette harmonie dans la thèse négative est une présomp-
tion en faveur de l'harmonie dans la thèse positive : « l'homme
est justifié par la foi ». Mais là encore, il faut bien se garder
de perdre de vue que l'on compare la façon de s'exprimer
d'un laïque avec les formules d'un théologien. Or, je n'hé-
site pas à soutenir que lorsque Jacques dit que nous sommes
justifiés par la foi et les bonnes œuvres. Vidée qu'il veut
exprimer, c'est que la foi, pour nous justifier, doit être une
foi parfaite {h tz-Itt-.; stsas'.ojO/,, v. 22), c'est-à-dire qu'elle doit
être non seulement un acte intellectuel, mais une déter-
mination religieuse et morale de notre moi tout entier, un
mouvement du cœur, qui se manifeste par de bonnes œuvres,
ou, pour employer les termes de Paul, une « foi agissante
par la charité ».
Quand Jacques ne surveille pas ses expressions, quand il
ne discute pas, quand il ne fait pas de la théorie à sa façon,
il se sert parfaitement du mot -i-jz:; dans le sens paulinien.
Nous le voyons, par exemple, au chapitre 1, 6, oi^i, parlant
de la prière, il dit : ^ Quil demande avec foi » — yX-zi-o h
-'.T'i'.. La foi est ici la confiance entière en Dieu. De même
au chapitre 2, 5 : « Dieu a choisi ceux qui sont pauvres selon
le monde, mais riches en la foi », — -Aojor'loyç sv t.I^-i'.. Ici
l'entrée dans le Royaume de Dieu dépend de la foi ; c'est la
doctrine paulinienne. La même idée est exprimée sous
d'après saint PAUI. et saint .lACQlKS 149
d'autres formes ; par exemple, au chapitre 4, 8 : « Approchez-
vous de Dieu, et il s'approchera de vous ». La notion de la foi
religieuse ne saurait être mieux formulée : c'est un mouve-
ment du moi vers Dieu. Nous voyons par là que Jacques
enseigne parfaitement le salut par la foi, par le don du cœur
à Dieu. 11 songe si peu à revendiquer un mérite pour les
œuvres de l'homme, qu'il déclare que tout don parfait et
excellent vient de Dieu : T.7.7y. oôii;, àyaOri xal -àv oiôprjfxa téAs-.ov
àvwOiv £TTiv xa-ra^av/ov à-ô toC» — arpô^ twv «wtwv (ch. 1, 17).
Et pour Jacques, comme pour Paul, la conséquence de
cette foi est une vie conforme à la loi morale. Jacques
appelle cette loi la .< loi de la liberté, la loi parfaite », —
v6tAo<; TiAs'.o; 6 rô; thz-jHf/'.'y.; (ch. 1, 25; 2, 12). Paul l'appelle
« la loi du Christ », et il dit qu'elle nous délivre de la ser-
vitude du péché ; elle est donc aussi une loi de liberté :
ÈAsuOspia 7,v £yoijL£v £v Xo'.ttôj (Gai. 2, 4; 5, 1). Paul n'admet
pas qu'on abuse de cette liberté. « Vous avez été appelés à
la liberté, écrit-il aux Galates, ne faites pas de cette liberté
un prétexte pour vivre selon la chair », — ur, rv-' D.s-jOspiav
ets àiipoptjLYiv Tri Tapx'l (ch. 5, 13). Il prêche avec non moins
d'énergie que Jacques la repentance, l'amour de Dieu, la
pureté de la vie, la charité à l'égard du prochain; en un
mot, ses principes de morale sont tout aussi rigoureux que
ceux de Jacques. Sous ce rapport, il n'y a donc pas non
plus de différence entre les deux auteurs.
Comme on le voit, tous les deux prêchent le même Evan-
gile. Pour reconnaître cette unité sous des formules en appa-
rence contradictoires, on n'a qu'à tenir compte du fait que
l'un est laïque et l'autre théologien, et à s'appliquer — en
regardant, non aux mots, mais à l'enseignement général — -
à traduire la pensée laïque en formules théologiques. Alors
les antinomies se résolvent sans aucune difficulté, et nous
reconnaissons que nous avons affaire aux disciples du même
Maître. J'ai la conviction intime que la pensée fondamentale
de Paul et de Jacques est exactement la même. Ce sont les
150 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
théologiens postérieurs qui, s'emparant des deux formules,
les ont interprétées dans un sens contradictoire et en ont
déduit deux doctrines inconciliables. Mais nous n'avons pas
à nous occuper de ces théologiens. Nous avons comparé
Paul et Jacques, et nous avons reconnu que, malgré leurs
formules en apparence contradictoires, ils entendent parfai-
tement exprimer la même pensée religieuse, à savoir que
Dieu accorde le salut à tout homme qui lui consacre sin-
cèrement son cœur, et que sans le don du cœur aucun culte
extérieur ne peut nous sauver.
MICHEL NICOLAS
CRITIQUE BIBLIQUE
l'AK
Edmond STAPFER
MICHEL NICOLAS
CRITIQUE BIBLIQUE
I
Michel Nicolas naquit à Nimes, le 22 mai 1810. 11 fui nom-
mé professeur de philosophie à la Faculté de théologie pro-
testante de Montauban, à 28 ans, le 18 juin 1838, et mis à la
retraite le 11 décembre 1885; il mourut l'année suivante,
(28 juillet 1886), âgé de 76 ans. Michel Nicolas fut donc titu-
laire de sa chaire pendant 47 ans, et les années de ce long
professorat, un des plus longs, le plus long peut-être qu'ait
vu la Faculté de Montauban, ont été extrêmement fécondes.
Une simple énumération des principaux écrits de cet infati-
gable travailleur suffit à en convaincre.
Michel Nicolas publia en 1849 deux volumes intitulés : In-
troduction à VHistoire de la Philosophie ; c'était un résumé
bien fait de son studieux enseignement. En 1854, paraissait
VHistoire littéraire de Nimes, sa ville natale, en trois volumes.
En 1860, il publiait les Doc/rznes religieuses des Juifs pendant les
deux siècles antérieurs à l'ère chrétienne (2e édition en 1866) ;
ce livre est certainement encore aujourd'hui le meilleur à
consulter en français sur cet important sujet. De ses travaux
de critique biblique sortaient bientôt deux importants volu-
mes : Etudes critiques sur la Bible ; le premier sur l'Ancien
154 MICHKL NICOLAS
Testament (1861), le second sur le Nouveau (1863). Cette
même année (1863), paraissaient les Essais de philosophie et
(Vhistoire religieuse ; en 1865, YEtiide sur les Evangiles apo-
cryphes, la seule qui existe en français. Son travail sur le
Symbole des Apôtres, paru en 1867, est un de ses meil-
leurs livres ; il y traite à fond de la formation graduelle du
célèbre Symbole et, sans écrire une ligne de polémique, en se
bornant à exposer les faits, il se trouve dresser le plus formi-
dable des réquisitoires contre cette confession de foi dont le
titre même est un mensonge. Enfin son dernier écrit, \ His-
toire de V ancienne Académie protestante de Montauban (1598-
1659) et de Pmj-Laurens (1660-1685) est le seul ouvrage qui
ait encore paru sur cette intéressante question, et il trouve un
regain d'actualité par la célébration du tri-centenaire de la
célèbre Académie.
L'énuméralion qui précède ne dit pas tout ce que Nicolas
a écrit. Il collaborait à la Liberté de pensée, à la Revue de
théologie de Strasbourg, à la Revue germanique, au Bulletin
de la Société d'histoire du protestcudisme français, à la seconde
édition de la France protestante des frères Haag, au Diction-
naire général de politique de Block, à la Nouvelle Biographie
générale, et il n'a pas fourni moins de vingt-cinq articles dont
quelques-uns très considérables à VEncyclopédie Lichten-
berger. Son nom était souvent prononcé en dehors du pro-
testantisme, dans ce que l'on appelle le grand public ; con-
temporain de Reuss, de Colani, d'Edmond Scherer, d'Albert
Réville, il mérite d'être mis au même rang que ces hommes
éminents, et il a honoré avec eux la science théologique
française au dix-neuvième siècle.
Au lendemain de sa mort (1886), la Revue théologique de
Montauban publia sur lui un article nécrologique très sym-
pathique et dû à la plume de M. le doyen Jean Monod. Mais,
fait incroyable, Nicolas n'a été l'objet d'aucune autre publi-
cation. Il nous a semblé qu'il y avait là un oubli et une in-
justice. Ce professeur consciencieux, ce savant aussi érudit
CRITIQUE BIBLIQUE 155
que modeste mérite davantage, et un hommage doit lui être
rendu à l'occasion du Jubile tricentenaire de la Faculté où
il a enseigné. Michel Nicolas n'a pas encore été apprécié à
sa véritable valeur. Qu'il soit permis à l'un de ses anciens
élèves, qui a conservé de ce maître un souvenir reconnais-
sant, de chercher à rappeler quelques-uns des services rendus
par lui à la science et à la théologie.
Son professorat m'a laissé un souvenir très net. Je me
rappelle le soin extrême qu'il apportait à l'exposition de son
sujet, la lenteur voulue de sa parole, son désir manifeste de
faire entrer dans nos esprits des notions claires et précises.
Peu soucieux de briller et de paraître, il ne se lassait pas,
par de continuelles répétitions, de se mettre à notre portée
et de chercher à nous inculquer quelques idées justes et
saines dont nous pussions faire notre profit.
Nicolas a été surtout un historien. Chargé d'enseigner la
philosophie, il avait le bon sens de se borner à en faire
l'histoire. D'ailleurs il n'était ni penseur ni dogmaticien ; ce
n'est pas vers la spéculation philosophique mais vers la cri-
tique historique que le portaient ses goûts et ses aptitudes ;
aussi tous ses ouvrages sont-ils de pure critique. Le style en
est lourd, mais simple et correct. Rien n'y est donné au
charme ; tout à la précision et à la clarté. Très patient et
très laborieux, il a tout lu, tout scruté à fond, et son érudi-
tion est aussi sûre que solide. Sagace dans ses recherches, il
ne manque pas de finesse dans ses appréciations. J'ai écrit
tout à l'heure le mot de bon sens ; c'est ce mot qui le carac-
térise ; et son apparence un peu épaisse cache toujours un
robuste bon sens qui ne veut que trouver la vérité et la dire
telle qu'elle est, sans aucune réticence ; il ignore Va priori et n'a
aucune préoccupation apologétique. De là, la saveur parti-
culière de ses écrits; il y laisse parler les faits; le fait seul
lui importe, et il le dégage de tout ce qui l'obscurcit. Il voit
juste et, tout en exposant les idées des autres, il se trouve
souvent original» et il a été, sur certains points, un véritable
156 MICHEL NICOLAS
précurseur. Telle de ses hypothèses s'est trouvée confirmée
et de plus en plus admise.
Michel Nicolas avait une bonne méthode de travail. Il
lisait, la plume à la main, analysant et résumant sans cesse,
entassant les matériaux qui devaient plus tard lui servir.
Quand ensuite, il commence à écrire, il expose son sujet
lentement, s'avance prudemment et à pas comptés, se frayant
peu à peu un passage en se débarrassant, l'une après l'autre,
des objections de ses adversaires. L'apparence un peu rude
et massive de ses travaux vient de leur solidité. Sa sérénité
inspire confiance, et cette confiance est méritée ; on peut le
suivre, sans crainte de s'égarer; il est un bon guide, et jamais
il ne renvoie à vide ceux qui lui demandent un peu de lu-
mière et de vérité.
II
Dans son bagage scientifique fort considérable, — on l'a vu
par l'énumération qui commence cette étude, — je suis obligé
de choisir. L'œuvre de ce travailleur a été trop grande pour
que je l'embrasse tout entière en quelques pages, et je me
bornerai à parler de ses deux volumes intitulés Etudes criti-
ques sur la Bible.
Le premier traite de l'Ancien Testament, et les dissertations
qu'il renferme ont leur place marquée et très honorable dans
l'histoire de la critique de l'Ancien Testament au dix-neu-
vième siècle.
Ses hypothèses sur la formation du Pentateuque, sa date,
son origine, sont aujourd'hui bien dépassées, mais elles sont
venues à leur heure et ont fait faire un progrès réel à la scien-
ce. Michel Nicolas s'y montre original, perspicace et ingé-
nieux. Il est essentiel, pour comprendre ses idées, de ne pas
en oublier la date, 1862.11 a sa place marquée après Ewald
et Knobel, et avant Graf.
Ewald, avec une grande sagacité, mais beaucoup trop
CRITIQUE BIBLIQUE 157
d'imagination, trouvait, on lésait, derrière le Pentateuque
actuel, une longue série d'ouvrages dont les fragments réunis
auraient fini par former les cinq livres dits de Moïse. Ses h}'-
pothèses sans fondement n'avaient aucune chance d'avenir ;
aussi n'en eurent-elles point. Knol)el, moins aventureux
qu'Ewald, n'était guère plus acceptable. Il découvrait, lui
aussi, un certain nombre de sources aux quatre premiers
livres du Pentateuque et plaçait la rédaction de ces quatre
livres antérieurement au temps du roi Josias, sous le règne
duquel le Deutéronome aurait été ensuite composé. Nicolas,
qui vient après, propose à son tour son hypothèse. Je n'ai
pas besoin de dire qu'elle n'est pas plus acceptable que les
leurs, mais elle est moins fantaisiste ; elle a sur elles l'avan-
tage de la simplicité et reste remarquable pour son époque.
Il faut le dire bien haut : Nicolas est, avec Reuss, le seul
théologien français qui, au milieu du dix-neuvième siècle,
ait traité la question du Pentateuque avec une entière indé-
pendance. Il n'a pas résolu le problème, mais il a eu l'hon-
neur de proposer une solution, de provoquer la contradic-
tion et d'émettre quelques idées nouvelles, dont une au
moins était juste et est maintenant acceptée ])ar tout le
monde.
Son point de départ est le môme que celui de plusieurs de
ses devanciers : les différences que présentent les documents
élohiste et jéhoviste; mais il est plus net qu'on ne l'avait été
avant lui dans les distinctions qu'il fait, et il en tire toutes
les conséquences. Il ne s'agit pas pour lui de simples diver-
gences de style entre les deux sortes de documents, mais de
tendances religieuses contraires, qui devaient peu à peu pren-
dre corps et devenir des partis politiques.
L'Elohisme est, pour lui, la forme antique de la religion des
Hébreux ; il représente la croyance naïve des premiers âges.
Le Jéhovisme, par contre, essentiellement monothéiste et
théocratique, sort des écoles des prophètes. Il tinit par l'em-
porter et devint, après l'exil, la religion de tous les Juifs.
158 MICHEL NICOLAS
Ce point de départ admis, Nicolas remarque que le nom
d'Elohim, fréquent dans la Genèse, est toujours plus rare, à
mesure qu'on avance dans la lecture des livres suivants; il
disparaît presque dans le Lévitique. Il en conclut que les
trois livres, Exode, Lévitique et Nombres sont en grande par-
tie d'origine jéhoviste et, par suite, sont postérieurs à l'épo-
que des croyances primitives populaires. Il y eut, dit-il, un
premier ouvrage, élohiste, puis un second, jéhoviste. Celui-
ci eut plusieurs auteurs et même plusieurs générations d'au-
teurs. Ces deux ouvrages sont antérieurs à la destruction du
premier Temple ; ils ont été composés sous la monarchie,
sans qu'on puisse en déterminer la date.
Nicolas était très conservateur, et il dit avec insistance que
ces ouvrages reposaient selon toute vraisemblance sur des
documents très anciens, des généalogies, des chants popu-
laires, des indications statistiques ; il croit même que certains
passages remontent jusqu'à Moïse. Un dernier compilateur
est venu mêler les deux ouvrages, élohiste et jéhoviste, sans
)' rien ajouter et sans en rien retrancher. Cet amalgame fut
fait à une époque où les luttes entre les deux tendances
n'étaient plus qu'un souvenir.
Quant au Deutéronome, il est le plus récent des cinq livres
et date du règne de Josias. Enfin ce fut sous Esdras que le
recueil entier reçut sa forme actuelle.
Il n'y a pas à critiquer une telle conception. Elle n'est plus
défendable ; Graf, Wellhausen, Kuenen, Rcuss ont montré
qu'il faut prendre pour point de départ l'analyse du Deuté-
ronome. Ce livre a paru un peu avant 622 ; c'est une certi-
tude acquise à l'histoire ; il renferme un code qui est un ou-
vrage à part et qui est le plus ancien de toute la législation
de Moïse.
Les lois concernant le culte et les prêtres ont été faites
pour les Juifs, à leur retour de l'exil, et nullement pour les
Hébreux du désert. Les Prophètes sont antérieurs à toute
loi écrite et n'attachent qu'une valeur secondaire aux rites
r.IUTIQlK lUMLIQUli 159
auxquels tiennent tant les livres de l'Exode, du Lévitique
et des Nombres.
Graf, cependant, croyait comme Nicolas, à des récits élo-
histes antérieurs à la partie jélioviste du Pentateuque et sau-
vait ainsi l'authenticité des récits de la Genèse. Les lois,
pour lui, étaient récentes, mais les faits racontés étaient
anciens. Il a fallu abandonner cette opinion. Reuss et
Wellhausen ont montré que cette distinction entre l'histoire
et la législation était arbitraire, et que non seulement les
récits élohistes de tel ou tel fait ne sont pas antérieurs à la
rédaction des lois, mais qu'ils ont été écrits après elle.
Sans nous étendre davantage sur ces découvertes de la
critique et sur ses conclusions, qu'il nous suffise de marquer
à Michel Nicolas une place des plus honorables dans ces
savantes recherches. Il serait injuste de l'oublier; il a apporté
sa pierre à l'édifice de l'avenir, Reuss l'a indiqué en ces
termes auxquels nous nous associons pleinement : « L'une
des idées-mères qui lui sont propres a passé depuis et de
plus en plus dans la conviction des continuateurs du travail
critique relatif au Pentateuque. C'est celle d'après laquelle
la législation lévitique (abstraction faite des noms qu'il lui
donne) est positivement distinguée et détachée d'une concep-
tion plus ancienne de l'histoire nationale '. »
III
Le volume intitulé Etudes critiques sur la Bible (Nouveau
Testament), ne renferme que trois dissertations ; mais elles
traitent de questions capitales : le Christianisme des apôtres,
la formation du Canon, l'origine des Evanijiles.
Il est très remarquable que ces travaux n'ont presque
point vieilli. Écrits il y a près de quarante ans, ils semblent
- Reuss, L'Histoire Sainte et la Loi, p. 28. Paris, Fischbacher.
160 MICHEL NICOLAS
d'hier, et nous y trouvons résumés quelques-uns des résul-
tats les plus avérés des recherches indépendantes faites au
dix-neuvième siècle sur le Nouveau Testament. Réimpri-
mées avec de très légères moditications, ces études de Nico-
las constitueraient un excellent manuel d'introduction
générale au Nouveau Testament à mettre entre les mains
des étudiants. Tout ne s'y trouve pas, mais tout ce qui s'y
trouve est juste, sain, de bon aloi. Je relève ce caractère,
parce qu'il me semble faire honneur à la fois à Michel Nico-
las et à la Faculté qui l'a compté parmi ses maîtres.
Je résumerai rapidement les deux études sur le Christia-
nisme des apôtres et sur la formation du Canon. Je m'arrê-
terai plus longtemps sur les Evangiles et surtout sur le qua-
trième, parce que c'est là que Nicolas s'est montré le plus
original, trouvant^ un demi-siècle d'avance, une solution qui
me semble s'imposer aujourd'hui.
Le travail de Nicolas sur le Christianisme des apôtres nous
révèle un homme qui est passé par l'école de Tubingue et
qui en est sorti ; excellente condition pour la juger saine-
ment et comprendre les grandes luttes du siècle apostolique
en les mettant au point. Cette étude est cependant la moins
objective des trois, celle où l'on sent le jdIus percer l'opinion
individuelle et discutable.
Michel Nicolas, en quelques pages lumineuses, expose
d'abord une vérité aujourd'hui universellement reconnue, à
savoir qu'il y eut, au lendemain de la mort de Jésus, deux
religions chrétiennes, c'est-à-dire deux manières de com-
prendre la religion qu'il avait fondée : celle des Judseo-chré-
tiens et celle des Pagano-chrétiens. Ces deux Christianismes
différaient du tout au tout. Il ne s'agissait nullement, entre
eux, de divergences ' secondaires ; c'était le fond même des
croyances qui était en cause. La lutte entre ces deux Chris-
tianismes a été ardente, acharnée, formidable, et la victoire
n'est restée ni à l'un ni à l'autre, ni à l'Evangile des œuvres,
ni à celui de la grâce, mais à un compromis entre les deux
CHITIQI K BIBLIQUE 161
qui a abouti à une conciliation. Cette conciliation, Michel
Nicolas la date, avec une grande sagacité critique, des vingt-
cinq dernières années du premier siècle.
C'est à cette époque que furent rédigés, d'après lui, la
première Épître de Pierre, l'Épître aux Hébreux, et les Actes
des apôtres. La mort des apôtres avait placé au premier
rang les auteurs de ces ouvrages, c'est-à-dire des hommes
tels que Luc, Barnabas, Marc, Silas; c'est à eux que nous
devons les écrits composés alors et, entre autres, ceux que
je viens de nommej-. Leurs auteurs sont des Pauliniens qui
tendent la main à leui\s adversaires, en vertu de cette loi de
l'histoire fort intéressante et que Nicolas formule ainsi : C'est
toujours le parti des idées les plus avancées et les plus vraies
qui s'incline devant celui qui représente les erreurs du passé.
Il faut ensuite des siècles pour reconquérir laborieusement
le terrain perdu. Ici c'est le terrain dont saint Paul, un
homme de génie, avait pris possession et que la faiblesse
de ses disciples avait abandonné'. En effet, le Paulinisme
fut d'abord sacrifié, et le nom même de Paul en exécration
à beaucoup. Le parti judaïsant fut plus heureux que le Pau-
linisme car, si son principe périt, l'esprit qui l'avait animé
triompha et, dans le traité de paix qui fut conclu, l'Evangile
des œuvres l'emporta, en réalité, sur l'Evangile de la grâce.
Le quatrième Évangile et les trois Epîtres de Jean, qui sont
de la fin du premier siècle, marquent le moment précis où
l'accord entre les deux partis devint définitif.
Michel Nicolas termine cette belle et forte étude par un
exposé de la théologie johannique et une comparaison des
idées de Jean et de celles de Paul. Il montre leurs ressem-
blances et leurs différences. Il fait dériver leurs deux théolo-
gies des mêmes causes ; les deux apôtres se sont fait du
Sauveur une conception idéale et métaphysique. Ils y ont
* Parlant, à ce sujet, des Kpîtres de Pierre, Michel Nicolas fait
(page 266), une confusion tout à lait inexplicable entre la première et
la seconde.
11
102 MICHHL NICOI.AS
été portés par le mouvement théosophiqiie qui entraîna le
Christianisme après qu'il fut arraché aux influences judaïques
de Jérusalem. Le Johannisme dépassait le Paulinisme sur
bien des points ; cependant il ne provoqua aucune opposi-
tion, parce qu'il parut après la ruine de Jérusalem et à un
moment où les Juifs n'écoutaient plus la voix des prédica-
teurs de l'Evangile ; la séparation était déjà consommée.
Il est même étrange que le parti judaïsant, qui exista encore
un certain temps, n'ait pas associé le nom de Jean à celui
de Paul dans ses anathèmcs ; mais il ne le Ht pas.
Il y a plus : non seulement Jean échappa aux récrimina-
tions des débris du JudGeo-christianisme mais il détermina
les grandes doctrines chrétiennes. Sa conception métaphy-
sique de Jésus fut le point de départ du dogme de la Trinité.
Michel Nicolas termine par une page étonnamment sug-
gestive sur le développement de la doctrine de la divinité de
Jésus. Pour les apôtres judaïsants, Jésus n'était qu'un homme
ayant rempli la plus haute des fonctions, celle de Messie.
Paul a été plus loin; pour lui, Jésus n'est encore qu'un
homme, mais il est uni à Dieu par des liens si intimes qu'il
est un être divin. Enfin, dans les écrits de Jean, le Sauveur
est conçu comme le Verbe de Dieu ; expression à laquelle
conduisait la doctrine paulinienne, mais que Paul n'avait
cependant jamais employée ; et, comme l'Église ne pouvait
avoir d'autre fondement que la notion du Christ, elle se rat-
tacha à la conception johanniquc. Tant qu'elle était restée
inféodée au Judaïsme, le Jésus Messie lui avait suffi ; mais,
devenue pagano-chrétienne, elle dépassa la simple notion
messianique. Le Chef de l'Église fut d'une antre nature que
les fondateurs d'empire. Jean eut le privilège de saisir dans
son intégrité cette notion nouvelle. Si Jésus était resté un
simple révélateur de vérités nouvelles, le Christianisme serait
resté une simple fraction du Judaïsme ; mais le Christianisme
était une Église et une Église universelle. Or, celle-ci pré-
tendait être le lien qui unit les hommes au monde invisible ;
CRITIQUE BIBLIQUE 163
il fallait que son fondateur fût le Créateur de toutes choses,
le Verbe, et, en un certain sens. Dieu lui-même.
IV
Le travail de Michel Nicolas sur le Canon est un résumé
bien fait et qui se recommande par un remarqual)le
caractère d'évidence. Il ne remplace pas le volume de
Reuss sur le même sujet'; le savant strasbourgeois raconte
les faits plus longuement et avec d'abondantes citations des
Pères; mais son exposition est souvent diffuse, traînante, et
son style bien germanique. Michel Nicolas écrit en français,
un français sans grâce, il est vrai, mais simple, facile à com-
prendre et d'une grande précision.
J'ajoute qu'il a su, par une disposition très heureuse, qui
est une vraie trouvaille, rendre lumineux ce qui reste tou-
jours un peu confus dans les autres histoires du Canon. Il
commence par exposer les faits dans une première partie
intitulée : Histoire de la formation da Nouveau Testament ;
puis, dans la seconde partie, il examine deux questions qu'il
a laissées de côté dans son exposition historique : Pourquoi
l'Église sest donné une Ecriture Sainte de la Nouvelle
Alliance et quels principes Vont guidée dans ce travail. Aussi,
la dissertation de Nicolas est-elle une des meilleures à con-
sulter en français par quiconque veut se rendre compte des
causes qui ont retardé jusqu'à la fin du second siècle, puis
précipité, à ce moment-là, la formation du recueil sacré.
C'est de cette belle étude qu'on peut dire en vérité qu'elle
n'a point vieilli.
Nous n'avons rien de semblable en langue française.
Les études de Michel Nicolas sur les Évangiles commencent
par des considérations générales sur les quatre écrits et sur
164 MICHEL NICOLAS
les dates à assigner aux trois premiers. Il affirme dès l'abord
la priorité de Marc, et place son Evangile ainsi que celui de
Matthieu avant l'an 70. Luc est postérieur et a été écrit entre
80 et 90. Michel Nicolas fixe ces dates, comme le font aujour-
d'hui tous les critiques indépendants, par les passages des
trois Synoptiques où se trouve prédite la ruine de Jérusalem.
Il montre ensuite que nos Evangiles ne jouirent d'aucune
autorité avant la fin du second siècle. La tradition orale
suffisait, et ils furent écrits non pour la postérité, mais dans
un but immédiat et pour un cercle restreint de lecteurs.
L'apôtre Matthieu avait fait un recueil de discours du
Seigneur, à l'exemple des disciples des Rabbins célèbres qui
recueillaient les sentences les plus notables de leurs Maîtres.
Pourquoi quatre Évangiles seulement furent-ils conservés,
puisqu'il y en avait primitivement plusieurs ? Parce que
quatre seulement furent considérés comme d'origine apos-
tolique ; mais alors, pourquoi en fut-il ainsi? On ne le saura
jamais, dit Nicolas. Il y eut, pcnse-t-il, à l'élimination de
tous les autres Evangiles des motifs externes ou internes
qui restent inconnus.
Vers la fin du second siècle, l'autorité canonique des quatre
fut définitivement consacrée. Jusque-là, ils avaient été
exposés à des additions et des modifications, et, de fait, ils
en subirent. C'est ainsi que dans le quatrième Evangile
furent ajoutés le chapitre 21 et l'histoire de la femme adul-
tère (7: 53 — 8: 12); dans le second la fin du dernier cha-
pitre (Marc, 16 : 8 à 20), qui est certainement inauthentique.
Après ces considérations générales, Nicolas aborde le
problème soulevé par les trois Synoptiques,
Leurs ressemblances sont étonnantes (Vocation des
apôtres. Transfiguration, Paraboles, discours de Jésus, sur-
tout quand il parle de lui et de sa mission, etc., etc.); les
divers récits se retrouvent dans le môme ordre, et parfois
reproduits en termes strictement identiques.il n'est pas jus-
qu'aux citations de l'Ancien Testament qui ne renferment
CRITIQUE BIBLIQUE 165
les mêmes inexactitudes. Donc, une origine commune est
absolument certaine. Mais voici qu'à côté de ces passages
identiques, il en est d'autres où non seulement les récits
diirèrent, mais où leur divergence va jusqu'à la contradiction
et la contradiction irréductible : deux Kvangilesde renfance,
par exemple, celui de Mattbieu et celui de Luc, qu'il est im-
possible à quiconque est de bonne toi de faire accorder;
Nicolas rappelle à ce propos le caractère désespéré des
harmonisations orthodoxes.
Comment résoudre le problème qui se pose ici, et comment
expliquer que les trois Synoptiques renferment à la fois des
passages identiques et des passages contradictoires ?
C'est ici que l'œuvre de Nicolas offre tous les caractères
d'un manuel d'études bien fait, qui ne passera pas et auquel
il n'y aurait presque rien à changer, si on le réimprimait
aujourd'hui. Il raconte l'histoire de la question synoptique
avec une clarté et une simplicité remarquables.
Plusieurs hypothèses ont été proposées successivement,
puis écartées. Nicolas les réduit à trois.
La première est celle dite de l'emploi successif. Le pre-
mier Évangile écrit aurait été connu des auteurs des deux
autres, et les deux premiers du troisième auteur. Nicolas
montre que cette hypothèse ne peut être admise. Elle se
heurte à des objections irréductibles. La seconde hypo-
thèse est celle d'un Évangile primitif écrit, aujourd'hui
disparu, et qui aurait servi de source commune aux trois
Synoptiques. Nicolas la discute aussi à fond et la réfute à son
tour par des arguments péremptoires. Il en use de même
avec la troisième hypothèse, celle d'une tradition orale qui
aurait été plus tard mise par écrit par chacun des trois
évangélistes.
Nous ne nous étendons pas davantage sur cette partie du
travail de Nicolas. Les arguments dont il fait usage sont con-
nus depuis plus de cinquante ans et sont ceux dont on se sert
encore aujourd'hui. Les trois suppositions sur l'origine des
166 MICHEL NICOLAS
Synoptiques sont rejetées parce que, si elles expliquent une
partie du problème, aucune ne l'explique tout entier, et, de
plus, chacune d'elles soulève des difficultés nouvelles et
insurmontables. Il faut donc les abandonner.
VI
Le terrain ainsi déblayé, Nicolas montre quel est le seul
moyen de résoudre scientifiquement le problème, et la seule
chance que l'on ait de l'expliquer presque complètement.
Il faut étudier successivement et séparément l'origine de
chaque Évangile. Comment s'est formé celui qui porte le
nom de Matthieu? Voilà la première question.
L'auteur du premier Évangile s'est servi de l'Evangile de
Marc, mais d'un Évangile de Marc un peu différent du
nôtre et qui n'avait pas encore subi certaines modifications
qui y furent introduites plus tard, c'est-à-dire qu'il s'est servi
d'un Proto-Marc.
Ici, Nicolas reproduit les arguments du bel ouvrage
d'Albert Réville, sur l'Évangile selon saint Matthieu. Notre
premier Evangile, dit-il, a été composé par la combinaison
d'un Proto-Marc et d'un autre document qui a fourni à son
auteur les grands discours de Jésus qu'il reproduit.
Notre Marc actuel est une édition remaniée du Proto-
Marc faite par quelqu'un qui a connu notre premier Évan-
gile. En en reproduisant certains passages, il trahit la
préoccupation de reculer la parousie. (Comparez Marc 9 : 1
et Matth. 16 : 18; Marc 14 : 62 et Matth. 26 : 64 ; Marc 13 :
10 et Matth. 24 : 14 ; Marc 13 : 24 et Matth. 24 : 29).
Il y a donc eu un Proto-Marc qui, plus tard, fut remanié. •
Nicolas considère son existence comme certaine, parce que
le passage de Papias sur Marc ne peut s'appliquer au second
Evangile tel que nous l'avons.
Quel est l'autre document, le recueil de discours dont se
servit l'auteur du premier Évangile? Il se composait d'al-
CHITIQUK HIMI.IQm-: 167
loculioiis prononcées par le Seigneur en diverses circons-
tances et rassemblées de manière à former un enseignement
suivi. Ainsi, le chapitre 23 réunit toutes les paroles pronon-
cées contre les Pharisiens ; le chapitre 13, toutes les para-
boles du royaume de Dieu ; les chapitres 5, (i, 7, résument
et condensent les enseignements sur la montagne.
Nicolas, pour toute celte partie de son exposition, repro-
duit Reuss en le suivant pas à pas. Papias nous renseigne
sur celte collection de discours ; il nous parle des Aôy.x du
Seigneur rédigés par Matthieu ; et c'est cette collection qui a
certainement été utilisée par l'auleur du premier Évangile.
La formation de Luc s'explique aussi très facilemenl. 11
n'a pas connu noire Matthieu actuel. xV-t-il connu les Aôy.a?
Il les reproduit, mais différemment du premier évangé-
liste. Nicolas, sans oser vse prononcer, propose une hypo-
thèse pour expliquer ces différences.
Les auteurs du premier et du troisième de nos Evangiles
synoptiques auraient connu chacun séparémenl l'un une
traduction grecque des Àôyia, l'autre une autre, et ces deux
traductions offraient des différences d'interprétation. Reuss
ne faisait pas encore celte supposition. Il croyait {Xoiiu.
Revue de Strasboiiry, tome II, p. 71) que Luc n'a pas connu
les AÔY',a, et Albert Réville partageait son sentiment (Etudes
sur Matthieu, p. 334). Il se demandait seulement si Luc n'a
pas consulté une paraphrase des AÔYia, rédigée libremenl et
sous l'influence de notre premier Evangile.
Nicolas est donc l'auteur de celle hypothèse de deux tra-
ductions grecques des Aôy-a, différentes l'une de l'autre; 'û
l'appuie sur l'expression de Papias: « (Miacun traduisait les
Xôvt.a comme il pouvait», et cette hypothèse adoptée ensuite
par Reuss (voir sa Bible), est aujourd'hui partout acceptée.
Si Nicolas n'en est pas l'inventeur, il en csl, en tous cas, le-
propagateur en France.
Luc a connu aussi un Prolo-Marc. Quant à ses autres
sources, elles furent l'enseignement de Paul (par exemple.
168 MICHEL NICOLAS
Récit de la Sainte-Cène), des Évangiles de l'enfance de Jean-
Baptiste et de Jésus-Christ, et des Évangiles écrits qui lui
fournirent le grand fragment (9 : 51 à 18 : 14).
La formation du second Évangile fut très simple. Écrit le
premier, il subit un ou plusieurs remaniements ; les vingt
premiers versets du premier chapitre, les douze derniers du
dernier chapitre, le passage 6 : 45 à 8 : 26, qui n'est pas dans
Luc, et les passages 7 : 32-37 et 8 : 22-26, qui ne sont pas
dans Matthieu, sont postérieurs aux deux Évangiles actuels
de Matthieu et de Luc. C'est surtout le récit de la Passion
dans Marc qui, dit Nicolas, n'a pas été connu des deux
autres évangélistes. Le Proto-Marc ne devait pas les renfer-
mer.
Telles sont les opinions de Nicolas et telle est sa solution.
Cette solution est-elle définitive? 11 est trop prudent pour
l'affirmer. Il ne s'est avancé cependant qu'à bon escient, n'a
rien risqué sans un minutieux examen et n'a rien proposé
qui ne fût plausible.
Ce qui frappe surtout dans ce travail sur les Synoptiques,
c'est la clarté, si difficile en pareille matière ; notre auteur
se meut avec la plus grande aisance au milieu de toutes ces
hypothèses. Tout en n'étant pas très original et en se bornant
le plus souvent à vulgariser Reuss et Albert Réville, il a cepen-
dant ses opinions personnelles. Nous venons d'en mentionner
une sur les traductions faites en avec des Aôv.a. En voici une
autre, mais qui est moins certaine : Nicolas se demande si
Papias n'a pas appelé Aov'.a notre premier Évangile lui-même. Il
a deux motifs de le croire : le premier c'est que Papias seul eut
connu ce fameux recueil de discours, et comment eùt-il dis-
paru au milieu du second siècle, à une époque où l'on attachait
de l'importance aux écrits des apôtres? La seconde raison est
que Papias n'aurait pas connu notre Matthieu actuel qui
existait certainement de son temps ; et, si vraiment il ne l'a
pas connu, d'autres l'ont connu, et ceux-là se trouvaient
alors en présence de deux écrits différents attribués à Mat-
CRITIQUE BIBLIQUE 109
thieu, ce qui serait bien extraordinaire. Nicolas remarque
en outre que le mot ^.ôy.a ne prouve pas que le recueil en
question ne contînt que des paroles de Jésus; il pouvait
être intitulé lôyiv. et renfermer aussi des récits et des faits ;
l'emploi que font de ce mot les auteurs profanes ne s'y
oppose nullement. Nicolas, d'ailleurs, pose les questions qui
précèdent sans les résoudre. Elles ont été résolues depuis;
Papias a certainement voulu parler d'un recueil de discours
et n'a point désigné notre Matthieu actuel. Les objections de
Nicolas à distinguer les deux écrits ne sont point probantes.
L'un, composé en langue syriaque, ne sortit guère de Pales-
tine ; l'autre, composé avec une traduction du premier et
avec l'Evangile de Marc, se répandit sous le nom de Mat-
thieu, dans les pays où l'on parlait grec. Nicolas reconnaît
d'ailleurs que les travaux de Reuss ont définitivement relé-
gué dans le musée des souvenirs les hypothèses faites avant
lui et auxquelles il ne faut emprunter que ce qu'elles peu-
vent donner.
En terminant, Nicolas montre trois couches successives à
l'origine des récits évangéliques. D'abord la tradition orale ;
ensuite les Evangiles écrits perdus, enfin nos trois Synopti-
ques. Luc, dans son prologue, les indique nettement, pour
ce qui le concerne, et sa remarque s'applique aussi aux deux
premiers Évangiles. Nicolas, toujours conservateur, insiste
sur le caractère historique des Synoptiques et sur leur auto-
rité. « Ils restent, dit-il, l'expression du Christianisme pri-
mitif et apostolique. »
On peut se demander ce qu'il y a à retrancher, sauf quel-
ques remarques de détail, d'une aussi magistrale étude. Elle
indiquait et préparait, en 1864, ce qui est aujourd'hui univer-
sellement admis sur les origines des Synoptiques. Nicolas a
écrit là un excellent manuel à mettre entre les mains des
étudiants. Il donne sous une forme claire et concise un cer-
tain nombre d'évidences critiques qu'aujourd'hui tout pas-
teur instruit doit connaître. Avec un tel maître on est sûr
170 MICHEL NICOLAS
d'éviter les hypothèses hasardées et téméraires ; il est de
ceux qui font faire des pas en avant sur un terrain toujours
solide et avec lesquels le progrès est certain.
VII
Le travail sur le quatrième Évangile, dont il nous reste à
parler, est plus original que l'étude sur les Synoptiques. Je
le considère comme l'une des plus remarquahles œuvres
de Nicolas. Il a eu l'honneur d'y proposer une solution à
laquelle est arrivée la science impartiale et qui s'impose
tous les jours davantage, et je me demande si, d'ici à
quelquesannées, l'hypothèse proposée par lui, sur l'origine du
quatrième Evangiie, ne passera pas pour définitive, pour la
seule possihle, la seule qui explique toutes les difficultés. Je
n'hésite pas à appeler cette étude sur le quatrième Evangile
un chef-d'œuvre, pour l'époque où elle parut.
A ce moment, en effet, il n'y avait guère que deux opi-
nions en présence. La première était celle des orthodoxes
défendant l'historicité, l'intégrité, l'apostolicité de l'écrit.
D'après eux, il était une hiographie de Jésus, au même titre
que les trois Synoptiques, une histoire vraie, ne nous don-
nant que des faits qui s'étaient passés et des paroles qui
avaient été prononcées. L'autre opinion voulait que le qua-
trième Evangile fût un roman, une composition libre sans
aucun caractère historique, un ouvrage d'édification, un por-
trait idéal du Verbe fait chair, tracé au milieu, ou même à
la fin du second siècle. Les partisans de l'une ou l'autre opi-
nion faisaient valoir, chacun de son côté, des arguments qui
n'étaient pas sans valeur. Mais ces arguments se contredi-
saient, se détruisaient les uns les autres; le problème sem-
blait, par suite, insoluble. Une solution moyenne, sauvegar-
dant l'unité du quatrième Evangile, tout en donnant raison
aux uns et aux autres, n'était proposée par personne. On
n'en avait même pas l'idée ; Reuss lui-même n'y songeait
CRITIQUK BIHLIQIH 1/1
pas encore, et c'est Michel Nicolas qui eut l'honneur et le
courage de la proposer. Je dis le courage, car c'est le sort des
solutions moyennes d'être d'abord méprisées et rejetées.
Nicolas s'y attendait sans doute d'avance ; il fut victime des
dédains des deux partis. On lit autour de son travail la
conspiration du silence. Les orthodoxes considéi'èrent sa
solution comme dangereuse, puisqu'elle ne sauvegardait
pas l'opinion reçue sur l'authenticité matérielle de l'écrit.
Les libéraux, de leur côté, traitèrent de très haut un homme
qui trouvait quelque chose d'authentique dans l'Lvangile dit
de saint Jean.
Aujourd'hui, Nicolas l'emporte. Son hypothèse s'impose,
à mon avis, avec une force toujours croissante; il faut le
réhabiliter, lui rendre ce qui lui est dû, et reconnaître haute-
ment que nous avons dans son étude, écrite il y a plus de
trente-six ans, le mot qui nous donne peut-être la clef du
problème posé par le quatrième Evangile. Ce mot est,
d'ailleurs, bien simple ; le voici : le quatrième Evangile n'est
pas de saint Jean, mais il est de l'un de ses disciples im-
médiats; et nous allons voir comment Michel Nicolas arrive
irrésistiblement à cette conclusion que je suis disposé, i)our
ma part, à considérer comme définitive.
Celui qui lit son travail ne peut pas ne pas admirer la
droiture de sa parole et l'inflexible logique de ses déductions.
Il traite son sujet avec la force tranquille de celui qui est
sûr de ce qu'il fait, qui sait oîi il va, où il ne j)eut pas ne pas
aller, car il se ferme à lui-même. Tune après l'autre, toutes
les autres issues, au fur et à mesure de sa marche en avant.
Résumons à grands traits son lumineux exposé.
Il commence par marcpier la différence profonde du qua-
trième Evangile et des trois premiers. Il met en contradic-
tion les parties historiques du quatrième Evangile et les
récits des Synoptiques. Sans s'arrêter aux difTérences sans
importance, il relève celles qui sont irréductibles (vocation
des disciples, date de la mort de Jésus, nulle mention ni
172 MICHEL NICOLAS
du repas pascal, ni de la Sainte-Cène, cadre de la vie de
Jésus différent, voyages multiples à Jérusalem, ministère
trois fois plus long, etc., etc.). Ces différences suffisent à mon-
trer que l'auteur n'a pas eu l'intention, comme on dit, de
compléter les Synoptiques et de combler leurs lacunes, car,
dans ce cas, il se garderait de les contredire. Il n'a pas non
plus voulu écrire un pur traité de théologie, car, alors, il
n'inventerait pas des faits difTérents de ceux des Synoptiques.
Nicolas arrive à cette conclusion, que l'auteur du quatrième
Évangile a suivi une autre tradition (bonne ou mauvaise),
mais une autre tradition sur la vie de Jésus que celle qui
a servi aux évangélistes synoptiques, et il est porté à croire
qu'elle est meilleure que la leur, plus authentique ; car,
a priori, plusieurs voyages à Jérusalem sont plus probables
qu'un seul, et la date indiquée pour la mort de Jésus est
bien plus plausible que celle donnée par les Synoptiques.
Telles sont ses remarques préliminaires. Nicolas étudie
ensuite la partie didactique du quatrième Évangile. Les dis-
cours que l'auteur place dans la bouche du lôyjç diffèrent,
dans la forme et dans le fond, des enseignements de Jésus
dans les Synoptiques.
C'est surtout la personne de Jésus qui 5'^ apparaît tout autre.
Le Christ du quatrième Evangile est un être surhumain,
ayant préexisté ; Messie dans les Synoptiques, il est ici le
Verbe de Dieu, venu pour remplir les fonctions de Messie. La
différence est radicale, car le quatrième Évangile nous pré-
sente un drame, nous montre la lutte de deux principes con-
traires, la lumière et les ténèbres. Sa Christologie ressemble
à celle des Gnostiques ; mais s'en distingue en ce qu'elle
prétend nous donner un Christ qui a vécu dans l'histoire.
L'auteur maintient un certain nombre de faits historiques,
tout en dégageant les idées qu'ils renferment. Il emploie des
termes gnostiques : Lumière, Vie, Ténèbres, Premier-né,
Verbe, etc. D'où cela peut-il venir? Il ne suffit pas, pour expli-
quer ces termes, de dire que l'écrivain a voulu réfuter les
CUrriQUE lîIBLIQlK 173
Gnostiques et que, dans ce ))ut, il leur a empruiilé leur ter-
minologie ; car l'Evangile lui-même est présenté dans
notre écrit sous une forme qui rappelle les idées gnos-
tiques, et l'auteur ne polémise pas contre le Gnosticisme.
La première Epitre de Jean, qui est du même auteur que
notre Évangile, polémise, et la différence des deux écrits est
grande. L'Évangile est dogmatique et non polémique, et si
son auteur se sert du langage gnostique, c'est certainement
parce que ce langage exprime ses idées personnelles ; non
que le quatrième Evangile ait une origine gnostique, mais
il offre des rapports avec les tendances gnostiques. Son
auteur est un chrétien, mais un chrétien sorti du Gnosti-
cisme.
Telles sont les premières constatations de Michel Nicolas.
Son but est de faire comprendre au lecteur que les deux
solutions acceptées jusqu'à lui, celle des conservateurs et
celle des radicaux, paraissent d'abord également possibles,
mais que, comme elles se détruisent l'une l'autre, elles sont
toutes deux inacceptables.
L'ouvrage de Jean se présente comme ayant une réelle
valeur historique, il est très supérieur, à cet égard, aux Évan-
giles synoptiques; il vient d'un témoin oculaire, et d'autre
part, il se présente comme une composition libre, écrite par
un ex-Gnostique, rapportant des faits qui ne peuvent s'être
exactement passés, et des discours que Jésus n'a pu maté-
riellement prononcer.
VIII
Après avoir établi ces deux certitudes contradictoires à la
fois et incontestables, Nicolas pose la question d'auteur.
Comment le découvrir? Il devait vivre dans un milieu
gnostique et subissait l'influence du Gnosticisme; mais la
Gnose était, pour lui, une erreur. Elle a fait son éducation
scientifique et l'a amené à considérer Jésus d'une manière
174 MICHEL NICOLAS
nouvelle. Ainsi, s'il affirme la préexistence du Christ, c'est
son Gnosticisme qui l'y a conduit. De même, Paul, écrivant
aux Golossiens, répond à certains gnostiques et leur affirme
la préexistence. Peut-on désigner avec précision l'auteur
du quatrième Évangile? L'antiquité tout entière l'a attri-
bué à saint Jean, mais ne s'cst-elle pas trompée ? Papias
garde le silence sur le quatrième Évangile. En fait d'Évan-
giles, il ne connaît que Marc et les ).ôy!.a de Matthieu, et ce
silence est bien défavorable à la composition du quatrième
Evangile par saint .Tean. Défavorable aussi le chapitre 21,
ajouté après coup, et dont le dernier verset renferme une
attestation anonyme extrêmement suspecte (21 : 24). Le
témoignage que l'auteur se rend à lui-même (19 : 34) est aussi
fort sujet à caution; il faut se défier de cette afTectation de
l'écrivain à nous informer que c'est bien lui qui a écrit. Le soin
qu'il met à se donner à lui-même un certificat d'authenti-
cité a un air apocryphe qui inspire le doute ; il n'y a que les
faussaires pour affirmer ainsi qu'ils sont bien celui dont ils
prennent le nom.
Ajoutez à tout cela que l'auteur appelle Jean « le bien-
aimé », « l'apôtre que Jésus aimait », «l'autre disciple », etc.,
expressions qui seraient fort bizarres et même déplaisantes
venant de Jean lui-même. Il ne parlerait pas ainsi par
modestie, comme on l'a dit, car ces termes sont fort peu
modestes.
11 semble donc ])ien impossible que Jean soit l'écrivain du
quatrième Evangile. Son auteur est le même, avons-nous
dit, que celui de la première Epitre johannique, mais rien ne
prou^'^ péremptoirement que celle-ci soit de Jean. L'auteur
de cette lettre se donne aussi à lui-même une attestation de
crédibilité et, de la part de Jean, elle serait ici fort étrange ;
l'apôtre n'avait nul besoin de dire qu'il avait connu, vu,
touché le Seigneur. Tout le monde le savait.
Les partisans de la composition par Jean lui-même font
appel au sentiment intime. Mais cette sorte d'argument n'a
CRITIQI E MIHLIQl'H 175
aucune valeur lorsqu'il s'agit de critique et de science. Le
sentiment ne prouvera jamais que le quatrième Evangile a
pour auteur un témoin oculaire. Personne, d'ailleurs, n'a
été témoin oculaire de l'entretien avec la Samaritaine ou
avec Nicodème. On a cru trouver, dans la minutie avec
laquelle certains détails sont rapportés, la preuve que l'au-
teur est un témoin oculaire ; mais alors comment expliquer
que les faits ne soient constamment que des cadres fictifs
destinés à amener un enseignement ? Il faut remarquer
encore que les interlocuteurs de .lésus lui font des objec-
tions maladroites, inintelligentes et toujours les mêmes. Ces
objections ne sont qu'une forme de rédaction ; elles ne sont
pas de l'histoire, et les interlocuteurs eux-mêmes sont des
types et non des personnages réels.
Toutes ces considérations et d'autres encore, que Nicolas
emprunte à Reuss et que les critiques allemands présen-
taient depuis Baur, sont l'évidence même.
Nicolas conclut en disant : Il n'y a qu'une preuve de la
rédaction par Jean, c'est la tradition ecclésiastique. Elle est
constante, unanime, et doit reposer sur un fait réel ; non
que la preuve que Jean a écrit le quatrième Evangile soit
faite par ce témoignage de la tradition ; mais il est prouvé
par elle qu'il y a un motif très sérieux de rapprocher le nom
de Jean et le nom de l'auteur du quatrième Evangile. Cet
auteur ne peut pas être Jean ; la critique interne le démon-
tre surabondamment, mais il lient de très près à Jean;
l'aflumation de l'Eglise antique le prouve. Voilà un premier
fait acquis, une première conclusion très ferme, très solide.
Le quatrième Évangile n'est pas de Jean, mais vient de Jean,
c'est à cette affirmation finale que tendait, depuis l'origine et
avec une inflexible logique, toute la démonstration de Ni-
colas.
IX
Peut-on, parla recherche de la date de l'ouvrage, obtenir
176 MICHEL NICOLAS
encore quelque lumière? Les rapports du livre avec le Gnos-
ticisme le datent, d'après Baur, du milieu du second siècle
au plus tôt. Nicolas proteste ; le Gnosticisme est contempo-
rain du Christianisme ; il lui est même un peu antérieur.
Si la Gnose jette son plus brillant éclat au milieu du second
siècle, elle est née, au moins, cent ans plus tôt. Le qua-
trième Evangile peut avoir été écrit à la fin du premier
siècle, d'autant plus que c'est la ville d'Ephèse où vivait alors
le gnostique Cérinthe, adversaire de Jean, que la tradition
indique comme le lieu de la composition.
Après avoir réfuté Baur, Nicolas réfute Schwegler son dis-
ciple, pour lequel le quatrième Évangile serait un écrit de
conciliation entre les deux tendances judiço-chrétienne et
pagano-chrétienne. Pourquoi, s'il en est ainsi, demande
Nicolas, aurait-on fabriqué un tel écrit sous le nom de Jean,
puisque celui-ci passait pour avoir été judaeo-chrétien et
être l'auteur de l'Apocalypse? De plus, le quatrième Évan-
gile est cité par les montanistes ; il est donc antérieur à la
première moitié du second siècle.
Nicolas étudie ensuite ce que nous savons de l'apôtre Jean.
Il fut judaeo-chrétien (Galates 2 : 9) ; il fit cause commune
avec Pierre et Jacques. Dans les Actes, il est toujours à côté
de Pierre. S'il est l'auteur de l'Apocalypse, il a écrit le livre
le plus judieo-chrétien du Nouveau Testament. Les parti-
sans de l'authenticité des deux livres (Apocalypse et qua-
trième Évangile), ont essayé de montrer que Jean avait pu
changer d'idées, que plusieurs années séparaient les deux
ouvrages, que Jean jud^eo-chrétien, voyant, à la fin de sa vie,
le Pagano-christianisme triompher, aura pris dans un sens
spirituel les paroles de son Maître et écrit un livre de conci-
liation sur le culte en esprit et en vérité.
Mais cette supposition est fantaisiste; Jean n'a pas été un
fougueux judaeo-chrétien, rien ne le démontre et, de plus,
nul ne sait quel est l'auteur de l'Apocalypse. Jean paraît
avoir eu une âme mystique et avoir été un contemplatif. Il
CRITIQUE BIBLIQUK 177
ne joue pas un rôle actif; il est le type de la pieté intime,
et rien n'empêcherait qu'il eût écrit le quatrième Evan-
gile, si l'examen de l'écrit lui-même, nous l'avons vu,
ne s'y opposait formellement.
Aux considérations déjà présentées contre la rédaction
par Jean, il faut encore ajouter celles-ci : 1" La termino-
logie gnoslique. Où Jean, l'ancien compagnon de Pierre
et de Jacques, eùt-il pris ce langage abstrait? 2'> Les diffé-
rences avec les Synoptiques, qui vont jusqu'à l'opposition,
et il ne faut pas dire pour les expliquer : Jean ne ra-
conte que ce qui est nécessaire à sa thèse. Cette réponse
suffit à montrer pourquoi nous n'avons pas un récit suivi
de la vie de Jésus, une biographie ; mais elle n'explique
pas les divergences où les Synoptiques ont certainement
raison contre le quatrième Évangile ; 3» La langue peu hé-
braïsante et dont le grec est plus pur que celui des autres
évangélistes. Jean ne devait pas écrire ainsi; 4o Le quatrième
Évangile n'est certainement pas l'œuvre d'un vieillard pres-
que centenaire; ce qui serait le cas, si Jean l'avait écrit. La
fraîcheur d'impression, l'ardeur, la sève (pii circule dans
ces pages admirables révèlent un auteur dans la force de
l'âge; 5^ Jésus, en parlant aux Juifs, appelle la loi votre loi,
et l'auteur dit des Juifs, il est écrit dans leur loi. L'auteur
est donc étranger au Mosaïsme, et jamais Jean n'eût fait
ainsi alistraclion de sa nationalité ; 6" Enfin, divers traits
indiquent un chrétien qui n'est au courant ni de l'his-
toire, ni de la géographie, ni des mœurs de la Palestine; il
dit de Caïphe : il était sacrificateur cette année-là (11 : 49); or,
le pontificat était à vie. Sichar est mis pour Sichcm, Ainon
(3 : 23) est inconnu; il affirme qu'aucun prophète n'est sorti
de la Galilée quand Jonas et Nahum en sont sortis ; Nico-
dème ne sait pas ce que c'est que naître de nouveau, quand
cette expression était fort usitée chez les Juifs. Ils appelaient
un prosélyte une nouvelle création (Voir Lighlfool, Horœ, etc.
sur Jean 3 : 3). Tout docteur juif eût compris Jésus.
12
178 MICHEL NICOLAS
Nous revenons donc encore à notre conclusion première.
Le livre vient de Jean, mais ne peut avoir été écrit })ar lui ;
il est d'un de ses disciples et a été rédigé sous son inspira-
tion.
X
N'est-ce qu'une hypothèse? Nullement, car dans le Nou-
veau Testament nous avons une indication précise sur le
véritable auteur. Les trois Epîtres dites de Jean sont du
même écrivain que le quatrième Évangile ; c'est un fait
incontestable. Les vues religieuses sont les mêmes dans les
quatre écrits ; les préoccupations doctrinales les mêmes.
L'Evangile est la vérité; le devoir est de marcher dans la
vérité à laquelle la charité est associée et de s'élever contre
les séducteurs qui ne confessent pas Jésus-Christ venu en
chair. Les locutions dans les quatre écrits sont identiques ;
ils ont le même auteur. Cet auteur est désigné dans la
deuxième et la troisième Épître par ce mot : o Trpsa-j^jTspo;. Il
est le presbytre d'une Église, et s'il ne se nomme ainsi, ni
dans le quatrième Évangile ni dans la première Épître, c'est
parce que ces écrits ayant une valeur générale, le nom de
leur auteur n'est pas nécessaire. Qui était ce irpso-I^ÛTepo; ? Il ne
nous est dit nulle part que Jean ait pris ce nom ; jamais les
apôtres ne se désignaient ainsi'. On peut supposer que ce
presbytre qui ne peut pas être Jean, puisque Jean ne peut
avoir écrit lui-même le quatrième Évangile, était le prési-
dent de l'Église d'Éphèse, un disciple de Jean, qui lui avait
succédé dans la direction de la communauté. Quoi qu'il en
soit de cette hypothèse, nous tenons l'auteur.
Nicolas se pose une dernière question. Pourquoi l'Église
* Nicolas commet encore ici une légère erreur, car Pierre (1 Pierre
5:1) s'appelle ou^7rps(76ÛT£jsoç, mais cette petite inexactitude n'infirme en
rien sa conclusion principale.
CUITIQLE lilHl.igi'K 179
a-t-clle attribué le quatrième Evangile à Jean? et il répond
avec beaucoup de sagacité : parce qu'il se rattache à Jean, et
qu'il est dans la nature de la tradition de ne pas s'arrêter aux
moyens termes, d'omettre les intermédiaires et de n'avoir
égard qu'à la cause première.
(k4te conclusion, si certaine qu'elle soit, peut être encore
l'ortiliée.Il faut l'élever à la hauteur d'une preuve historique
détinitive, en montrant qu'elle est la seule qui tienne compte
de tous les faits et les explique tous.
Si nous le faisons, la question sera résolue. Or, il est
prouvé, par ce qui précède, que le quatrième Evangile a été
écrit à Ephèse et a pris naissance dans le cercle présidé
par Jean, à la fin de sa vie. Les Epîtres d'Ignace et de Poly-
carpe, l'épître à Diognète sont de cette famille d'écrits, fort
difTérente de celle à laquelle appartiennent d'autres écrits de
Pères apostoliques, comme les Epîtres de Clément de Rome, et
de Barnabas, ou le pasteur d'Hermas. Celles-là représentent
le type johannique avec la doctrine de l'incarnation du
Verbe. Ignace et l'auteur de l'Epître à Diognète, par exemple,
se préoccupent de l'erreur des docètes, qui nient que Jésus-
Christ soit venu en chair ; car il s'est incarné, disent-ils,
et le but de son incarnation était la destruction de l'empire
du Prince de ce monde et des ténèbres. Or, ces doctrines
n'appartiennent pas à ces auteurs; ils n'étaient ni mystiques,
ni métaphysiciens, et ils les mentionnent comme des
croyances reçues, établies, reconnues vraies. Ils s'appuient,
en les émettant et les propageant, sur un fond d'idées qu'on
ne peut s'empêcher de faire remonter jusqu'à Jean lui-
même. Ce premier fond d'idées consistait à considérer Jésus
comme un être divin, le Verbe de Dieu. Jean, judipo-chrétien
modéré, en était arrivé là tout naturellement, sans révolution
dans sa pensée ; le culte des souvenirs lui avait suffi. La
mort de Jésus lui était apparue comme une conspiration des
puissances du mal ; son œuvre tout entière avait été une
lutte contre ces puissances. Les rapports des croyants avec
180 MICHEL NICOLAS
lui étaient une union mystique. Ce côté mystique de sa
pensée ne procédait pas du Gnosticisme ; il venait de ses pro-
pres tendances mystiques, et lorsqu'il arriva en Asie mineure,
il se trouva au milieu de fidèles aux tendances métaphy-
siques, qui donnèrent aux idées mystiques de Jean un carac-
tère abstrait et spéculatif.
Depuis que Nicolas a émis ces idées, on a fait encore res-
sortir le double caractère mystique et métaphysique du qua-
trième Evangile. L'écrivain du livre est le métaphysicien
qui a écrit, par exemple, le prologue. Quant à Jean, il est à
la fois le mystique et l'historien qui a fourni le cadre du
ministère de Jésus et qui n'a pas permis que, dans la bouche
même du Maître fût jamais placé ce mot : je suis le Xôyo^.
De l'auteur même du livre, nous pouvons deviner ceci :
il était un Ephésien, né dans le paganisme, ayant cherché
d'abord dans le Gnosticisme la satisfaction des besoins de
son âme sans les trouver. Devenu chrétien, il apporta dans
sa foi nouvelle ses tendances métaphysiques et son langage
abstrait. En même temps, il subissait profondément l'in-
fluence de Jean et le charme de ses récits de la vie de Jésus.
Il n'est pas nécessaire de supposer qu'il donna volontai-
rement à sa conception du Christianisme une apparence
gnostique ; il suffit d'admettre qu'il connaissait la philosophie
alexandrine.il composa ainsi, « en prenant renseignement de
Jean pour guide», un tableau de l'œuvre de Jésus. 11 est fort
possible que Jean connut cet ouvrage et l'approuva ; rien
n'y était opposé à ses vues ; ce livre était, à ses yeux, un
exposé savant de sa foi au Sauveur, et il fut tout naturellement
considéré comme étant de lui.
Il est possible aussi que le quatrième Evangile n'ait été
composé qu'après la mort de Jean. Le résultat eût été le
même. Ce livre est « Vécho de la prédication» de Jean; la
« transcription presque littérale » de son enseignement, et,
dans tous les cas, le « recueil des discours du Seigneur,
quon lui avait sz souvent entendu répéter ».
CRITIQUE BIBLIQUE 181
Nous soulignons ces termes caractéristiques qui montrent
combien Nicolas élail conservateur.
L'hypothèse que nous venons d'exposer nous semble
résoudre toutes les difficultés et n'en soulever aucune nou-
velle ; tandis que toutes les autres hypothèses ne résolvent
qu'une partie des difficultés et en soulèvent une foule d'autres.
Le fait que l'on a cru le quatrième Evangile de Jean lui-
même est expliqué, et l'unanimité de la tradition ecclésias-
tique est incompréhensible dans toute autre supposition.
L'antiquité du livre est certaine aussi, et ainsi se comprennent
les traces que l'on en trouve dans les écrits du second siècle, et
les allusions à sa théologie dans Ignace, dans Polycarpe,
dans l'épître à Diognète, dans Justin martyr, ce que Baur et
Schwegler ne peuvent pas expliquer.
Le silence de Papias est, à son tour, très compréhensible.
Il vivait avec la plupart des chrétiens au milieu desquels le
livre avait été composé et qui en connaissaient l'auteur. Or,
cet écrit ne compilait pas, comme l'écrit de Marc, l'ensei-
gnement d'un apôtre, mais le rédigeait avec indépendance.
Papias, alors, ne le considérait pas comme dérivant direc-
tement de Jean, et ne croyait pas devoir le rangerau nombre
des écrits vraiment historiques composés sur Jésus.
L'origine apostolique du quatrième Évangile est aussi en-
tièrement sauvegardée. Ce livre n'est pas une fraude
pieuse. Il n'est nullement un apocryphe, et il n'en porte
d'ailleurs aucun des caractères. Jamais l'écrivain ne se donne
pour l'apôtre Jean, ce que n'aurait pas manqué de faire
l'auteur d'un pseudépigraphe.
Les éléments gnostiques que renferme le quatrième Evan-
gile se comprennent aussi très bien et se placent admira-
blement à cette date ; plus tard, ils eussent été plus accentués.
Si l'ouvrage était un roman du second siècle, les doctrines
qu'il expose eussent été plus explicitement défendues. La pu-
reté de la langue s'explique par ce fait que le Presbytie parlait
bien le grec, tandis que Jean devait fort mal le savoir, à sup-
182
MICHEL NICOLAS
poser qu'il le sût. Les erreurs topographiques, historiques,
géographiques qui sont flagrantes, sont très naturelles de là
part d'un homme fort peu au courant des choses de la Pa-
lestine. Les termes par lesquels il désigne Jean « le disciple
bien-aimé ; celui que Jésus ciimait », etc., etc., constituent
de la part du Preshytre un éloge discret de son Maître. Il
parle de Jean en sa présence ; il éprouve quelque scrupule à
le mettre en scène nominativement.
Les attestations de compétence et de véracité que l'on ren-
contre çà et là sont très naturelles aussi de la part d'un dis-
ciple de Jean. Il rappelle qu'il y a eu un témoin oculaire et
véridique duquel il tient les renseignements qu'il donne, et
les passages qui offrent ce caractère ont dû être ajoutés après
la mort de Jean, lorsqu'on étendit la puhlicité du livre.
Enfin les différences avec les Synoptiques ne supposent
nullement deux traditions. Dans le quatrième Évangile, il
n'y a pas de tradition. Il y a Jean et son témoignage direct ;
mais le rédacteur, le Preshytre a pu faire des confusions, et
il a commis des erreurs de mémoire. Jean lui-même est hors
de cause, et tous les malentendus sont imputahles au Pres-
hytre.
Tel est ce remarquable travail. Il eût encore gagné si Ni-
colas avait creusé un peu plus la solution qu'il propose. En
poussant plus loin ses remarques et surtout en mettant en
un contraste plus complet le double caractère dogmatique
et historique du quatrième Evangile, il eût rendu sa décou-
verte plus évidente encore. Car elle seule explique l'admi-
rable unité de ce livre qui est à la fois mystique et méta-
physique dans sa partie spéculative, et à la fois exact et
fantaisiste dans sa partie historique.
Et puis il est une dernière preuve que Nicolas n'indique
pas et qui eût élevé la solution qu'il propose, à la hauteur
d'une certitude. Elle se tire de l'existence du chapitre vingt
et unième.
Le style de ce chapitre est le même que celui du reste de
CRITIQUK BIMI.IQIK 183
l'écrit, il est du même auteur, et il n'est certainement pas de
Jean. Nous avons donc là une preuve de fait que Jean n'est
pas le rédacteur du livre et que ce rédacteur est l'auteur du
chapitre vingt et un, ajouté après la mort de l'apôtre. Dans
les vingt premiers chapitres, il est parlé de Jean à la troi-
sième personne, et ces phrases : Celui qui Va vu en a rendu
témoignage, il sait quil dit vrai, sont, aussi clairement que
possible, écrites par une autre personne que celle qui a vu et
qui a rendu témoignage. La preuve est faite ; la question de
l'auteur du quatrième Evangile est résolue. Elle l'a été, nous
le répétons, il y a presque un demi-siècle par Michel Nicolas.
Il a eu le grand mérite d'être un des rares chercheurs dont
on peut dire : ils ont fait faire un progrès à la science.
XI
Nicolas a été jusqu'ici méconnu. 11 définit lui-même sa
méthode de travail quand il nous parle (Eludes sur le Nou-
veau Testament, Préface, page XI^ de « celle critique impar-
tiale qui reste dans la vraisemblance; qui prend les textes dans
leur sens naturel, pour ce quils se donnent, pour ce quils sont
réellement. » Il dit encore (même Préface, page XIX / ; « Les
faits nont pas à se plier à des théories élevées a priori ; c\'st
aux théories dogmatiques, cm contraire, à se modeler sur les
faits. )) Voilà certes de grandes banalités ; mais ce qui est
banalité aujourd'hui, était témérité en 1864. On en était
encore au temps oîi l'on harmonisait les Evangiles les uns
parles autres, où l'on cachait leurs divergences, et où leurs
contradictions étaient appelées des « contradictions appa-
rentes ». La rude franchise de Nicolas a fait justice de cette
misérable apologétique.
Est-ce à dire que nous n'ayons aucune réserve à faire?
Nullement. Nicolas est trop exclusivement critique et tro})
exclusivement historien. 11 a traité le Christianisme pri-
mitif comme il eût traité un problème de physique ou de
184 MICHEL NICOLAS
chimie, s'il avait étudié l'une ou l'autre de ces sciences.
Nulle part, on ne sent vibrer l'âme même de l'écrivain à
travers ces pages si instructives et si pénétrantes. Il eût été
un bon professeur de critique ; mais, dans une Faculté de
théologie, il faut autre chose que de purs érudits ; il faut des
professeurs préparant leurs élèves à leur saint ministère à
venir.
On aimerait à savoir ce que Nicolas a pensé des ques-
tions fondamentales. Qu'était Jésus-Christ pour lui, et qu'était
le Christianisme? L'Évangile a-t-il eu une influence sur sa
vie intérieure? A-t-il été un croyant? Ces questions sont
trop intimes pour qu'on puisse les résoudre en l'absence
d'aucune donnée. Nous ne pouvons que nous borner à
exprimer ici le regret de ne pas savoir comment il les résol-
vait.
Il faut ajouter que Michel Nicolas ne fut pas un créateur.
Il n'a jamais prétendu faire autre chose que mettre à la
portée du grand public les résultats avérés de la critique
moderne. Il a résumé ce que d'autres avaient dit avant lui,
en Allemagne et ailleurs.
Mais il était trop intelligent pour ne pas soumettre ces
résultats eux-mêmes à un examen très personnel et trop
sagace pour ne pas émettre de temps en temps une idée
originale, proposer une solution neuve et inconnue. Nous
l'avons vu le faire pour le quatrième Evangile, et son hypo-
thèse est maintenant confirmée. Ses ouvrages publiés au
lendemain de l'apparition de la Vie de Jésus de Renan se
vendaient à Paris sur les grands boulevards et se vendaient
bien. On n'en trouve plus, sauf erreur, que quelques rares
exemplaires d'occasion. Dans ce sens, Nicolas a réussi, et
ceux qui se donnent la peine de le lire et de percer l'écorce
un peu épaisse que leur offre son style, trouvent toujours
au delà une nourriture saine et substantielle.
Nicolas a laissé aux professeurs et aux élèves, venus après
lui, des leçons de travail, de probité scientifique et de mo-
CRITIQUE BIBLIQUE 185
destie. Par la simplicité et la dignité de sa vie, il comman-
dait le respect ; peu d'hommes ont eu moins de prétentions.
Jamais il ne se mettait en avant ; il n'avait point d'ambition
personnelle; sa seule joie c'était le travail. Il travaillait, et
il travaillait encore; humble serviteur de la vérité, sans
idées préconçues et sans préjugés, il laisse un bel exemple.
J'ai voulu rendre hommage à un vaillant ouvrier, passé
trop inaperçu de son vivant et auquel il m'a semblé qu'il
convenait de rendre la place à laquelle il a droit comme
ayant été un des professeurs qui ont fait le plus d'honneur
à la Faculté de Montauban, dans le cours du siècle qui
vient de finir.
ANDRÉ GÉRARD D'YPRES
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE
PAR
Edouard VAUCHER
ANDKÉ GÉRAUD D'YPRES
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE
La vie a précédé toute science de la vie ; les premiers
commencements de la biologie ne sont nés que quand la
réflexion s'est attachée aux phénomènes de la vie. Cette
vérité générale s'applique aussi bien à la théologie pratique,
que Ton pourrait appeler la biologie de l'Eglise, qu'à tous
les autres domaines dans lesquels la vie se manifeste.
Depuis sa naissance, l'Eglise témoigne de sa vie en rem-
plissant les fonctions que celle-ci comporte. Dès ses premiers
jours d'existence, la communauté des chrétiens a célébré son
culte ; on a prêché l'Evangile dans son sein ; on y a instruit
les néophytes, soutenu les faibles, réprimé les coupables,
secouru les souffrants. Mais tout cela s'est accompli de la
manière naturelle et quasi instinctive dont l'enfant encore
inconscient remplit les fonctions élémentaires, premières
conditions de son existence.
La réflexion n'est née qu'après l'action et de l'action
même. Sa première forme a été longtemps fort rudimen-
taire et presque naïve. La réunion des conseils suggérés
par l'expérience, rattachés souvent les uns aux autres par le
lien de prétendus principes tirés bien plus de l'imagination
que de l'observation, voilà le caractère commun à presque
toutes les productions littéraires que la théologie pratique
peut signaler dans les premiers stades de son histoire.
190 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
Ces essais n'embrassent aussi qu'une partie limitée du
champ à étudier. A très peu d'exceptions près, l'auteur n'at-
tache son attention qu'à une seule des fonctions de la vie de
l'Eglise. Il ne soupçonne même pas leur unité. On recueille
les règles de la prédication, par exemple, on fait des livres
qui sont les ancêtres de nos traités d'homilélique ; mais on
ne saisit pas leâ rapports de cette fonction avec ^le^^autres
manifestations de la vie de l'Eglise, ou l'on ne perçoit tout
au plus que les contacts les plus évidents./ l '| 7'
Ces premiers balbutiements des études de théologie pra-
tique ne peuvent élever aucune prétention à la dignité de
science. Et ils ne le font pas non plus. L'ambition des auteurs
n'a pas d'autre visée que de tracer des règles. Quand ceux
qui mettent la main à l'œuvre sont des coryphées de
l'Église, les règles qu'ils statuent peuvent avoir un pri>;
durable. Le théoricien moderne qui passerait sans s'arrêter
à côté des vues d'Augustin sur la prédication et l'instruction
religieuses, sous prétexte que la construction scientifique est
par trop défectueuse, se priverait de lumières précieuses.
Mais il n'est pas moins vrai que ces travaux anciens n'ont
qu'une utilité limitée. Le caractère de règles de pratique qui
leur appartient, la forme fragmentaire sous laquelle les
questions sont saisies et exposées, les rendent incapables de
rendre un des services les plus importants que l'Eglise
attend de la théologie pratique. Ils peuvent être souvent de
bons guides dans les chemins battus, mais ils ne sauraient
s'acquitter de la tâche la plus élevée delà théologie pratique :
devenir un élément permanent de réformation dans la vie
de l'Église. Les règles n'enseignent qu'une routine (je prends
ce mot dans le sens le moins défavorable qu'il puisse re-
vêtir) ; les principes seuls, en maintenant les communica-
tions libres entre l'idéal et le réel, permettent d'apporter aux
maux constatés des remèdes éclairés et d'assurer à la vie de
l'Église une marche consciente vers le mieux.
Ces vérités, courantes aujourd'hui, n'ont été reconnues
i:t i.a tmkoi.ogik puatiquk 191
que très lentement ; elles ne sont entrées dans la conscience
des hommes d'Eglise qu'au commencement du 19'' siècle.
Les érudits peuvent bien relever quelques indications dans
le passé. Mais presque toutes sont des plus légères et ceux
dont elles émanent n'en ont pas soupçonné l'importance.
Les très rares hommes qui ont eu plus de clarté dans le regard
n'ont pas réussi à faire entrer leurs vues dans la conscience
générale. S'ils ont été des prophètes, ils sont restés des pro-
phètes incompris, La date précise de l'entrée dans le patri-
moine de l'Eglise de cette conception de la théologie pra-
tique, c'est rapi)arition de la Kiirze Darsldliuuj des theolo-
(jisclwn Stiidiiiins, de Schleiermacher (1811).
Cette pensée de l'unité de la théologie pratique et de son
rôle réformateur n'est plus sortie depuis lors de l'horizon de
la théologie. Elle a été développée, complétée, transformée
même (surtout par C.-L Nitzsch) ; elle est demeurée, au
grand profit de l'Église et de toute la théologie, aux re-
cherches de laquelle elle a donné une direction déterminée
et un objet précis. D'appendice assez humilié de la théologie
théorique, la théologie pratique a été élevée au rang incon-
testé de membre nécessaire de l'organisme, dont l'absence
priverait l'édifice de son couronnement.
Mais, depuis que la théologie pratique a reçu ainsi ses
lettres de noblesse, elle a été travaillée de la tentation fré-
quente aux nouveaux anoblis de se découvrir des ancêtres
dans un passé reculé. Les investigations n'ont pas été tout à
fait vaines. Mais il me semble que les chercheurs se sont
presque toujours fait illusion sur le prix des trouvailles que
leurs fouilles patientes ont mis au jour. Ils ont tenté de faire
à maint théoricien du passé une renommée posthume qui
n'a pu subsister. Presque toutes les momies exhumées sont
tombées en poussière dès qu'un souftle d'air pur les a
frappées.
Ces insuccès sont très explicables. Les recherches n'ont
guère abouti, parce qu'elles ont été mal dirigées. Les théo-
192 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
riciens qui les poursuivaient, séduits par leurs habitudes
d'esprit, ont cherché les ancêtres de la théologie pratique
parmi les théoriciens. Ils ont perdu de vue le fait que les
vrais ancêtres de la théorie de la pratique, ce sont les pra-
ticiens. L'arbre généalogique de notre science peut se glori-
fier de noms qu'aucune comparaison avec nos voisins ne
peut obscurcir. Mais ces noms éclatants ne sont pas ceux
des théoriciens; ce sont ceux des grands hommes de la pra-
tique, des grands conducteurs de l'Église. Les théoriciens, si
éminents qu'ils puissent être, regardent couler le fleuve ; ils
vivent moins de sa vie que les vaillants rameurs dont les
bras vigoureux conduisent la barque sur les flots.
Les renommées ressuscitées de théoriciens du passé ont
généralement été peu viables. La plupart de ceux que l'on a
tenté de faire revivre n'ont pas cessé d'être morts, et les se-
cousses imprimées à leurs restes n'ont guère trompé que
ceux qui poursuivaient l'opération.
Parmi ces tentatives, assez nombreuses, deux seulement
ont eu un succès relatif, l'une dans le camp catholique,
l'autre parmi les théologiens évangéliqucs.
Du côté catholique, on a rappelé des décisions de conciles,
surtout des troisième et quatrième du Latran (1179 et 1215),
qui prescrivaient d'enseigner, à côté de la theologia specu-
laliva, la theologia practica, et l'on a pu montrer qu'il y avait
dans ces assemblées au moins un sentiment vague de la
nécessité de mettre une théorie plus éclairée à la base de la
pratique de la confession.
Chez les protestants, on a refait une renommée à un théo-
logien de second plan du 16^ siècle, André Gérard d'Ypres
{Hypcriiis), dont le nom n'était sans doute pas complètement
oublié, mais dont les traités d'histoire, d'encyclopédie ou
d'iîomilétique croyaient reconnaître équitablement les ser-
vices par une mention sommaire.
Après avoir joui, de son temps, d'une très grande réputation
dans le cercle limité où son action s'exerçait, l'Université de
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE 193
Marbourg et le landgravial de Hesse, Gérard d'Ypres est resté
pendant denx siècles cl demi dans une ombre, dissipée
un instant seulement en 1781 par une édition nouvelle d'un
de ses traités : D3 formandis concionibiis sacris seii de iiiter-
pretationr Sncrœ ScripUirœ populari.
L'attention n'a été ramenée sur cette figure que par une
étude de W. Mangold, dans la Deutsche Zeitschrifi fiir christ-
liche Wisseiischaft (1851), et par les articles que le même savant
a consacrés à Gérard d'Ypres dans les deux premières édi-
tions de la Real-Eiicyklopiedic (1856, VI, p. 356-362 et
1880, VI, p. 408-413). F.-L. Steinmeyer s'occupe de lui
dans une grand? partie de son étude : Die Topik im Dlenste
der Predigt (1874), Plus récemment, K.-F'. Millier a publié :
Andréas Hijpcriiis, Ein Beitrag zii seiner Charakterislik (1895),
et M, Scliian a lait un examen approfondi d'une partie no-
table de son œuvre dans trois articles de la Zeitschrifi fiïr
praktische Théologie : Die Homiletik des Andréas Hyperius
(1896, p. 289-324 ; 1897, p. 27-66, 120-149). Entin, E.-Chr.
Aclielis a donné sur cet bomme un article très personnel
dans la troisième édition delà RealEncgtdopœdie (1900, VIII,
p. 501-506).
Sous des formes et à des degrés divers, tous ces auteurs
revendiquent pour Gérard d'Ypres rbonneui' d'avoir été le
vrai fondateur de la tliéologie pratique comme corps de
science. Un injuste oubli de l'histoire lui aurait ravi ce titre
d'honneur. Il n'y a que justice à le lui rendre.
Que faut-il penser de cette manière de voir devenue pres-
(jue courante ? Pour éclairer notre réponse, voyons d'abord
ce qu'était et ce qu'a fait cet homme, si longtemps négligé et
élevé si haut aujourd'hui.
La source principale et, sur bien des points, unique des
renseignements cpie nous possédons sur la vie de Gérard
d'Ypres, c'est une oraison funèbre prononcée ([uelques jours
après sa mort par son collègue W. Orlh, qui était aussi le
neveu de sa femme et un adhérent enthousiaste de ses vues :
13
194 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
Oralio de vila et obitii D. Andreae Hyperii a D. Vidgando
Orthio tlieologo Marpiirgensi, 27 Fehr. 156i habita. Ce dis-
cours, pénétré d'une profonde affection et d'un ardent
enthousiasme pour celui qui en était l'objet, semble digne
de foi pour tout ce qui concerne les événements dont Orth
a été témoin. Pour ceux qu'il tient des récits de Gérard
d'Ypres et de son entourage, il subsiste quelques points
d'interrogation que les documents à nous connus ne per-
mettent pas d'effacer. Quant aux jugements portés, l'affection
ardente du disciple l'a conduit quelquefois à des exagéra-
tions énormes. Il fallait que le panégyriste eût perdu bien
complètement le sens de la mesure pour pouvoir dire de
son héros, contemporain de Luther et de toute la brillante
pléiade des Réformateurs : « Non eniin obsciiriim aliqiiem
mriim, non plebeinm thcologum amisinuis, sed scholae nos-
trae lumen, ecclesiaram nostramni principem; oui pancos
adhnc pares noslra Germania, superiores nescio an ullos oni-
nino sacrarum literarum doctores habeai. » Mais la part faite
aux hyperboles de lamifié, il n'en reste pas moins un por-
trait intéressant et sympathique, dont les ouvrages de Gérard
d'Ypres permettent seulement d'accentuer quelques traits
sans modifier le caractère général de la physionomie.
André Gérard était flamand; il était né le 16 mai 1511 à
Yprcs, dans la Flandre Occidentale, et c'est parle nom lati-
nisé de sa ville natale qu'il s'est fait connaître dans le monde
savant (HyperinsJ. Fils unique d'un jurisconsulte apprécié,
il se ralfachait au puissant patriciat de Gand par sa mère,
née Van der Cœts. Fsprit ouvert et avide de savoir, il acquit
les éléments des sciences sous la direction de plusieurs
humanistes flamands, jusqu'en 1528, où sa mère, restée
veuve» l'envoya faire à Paris ses études universitaires. Il ne
semble pas qu'il ait eu avant ce moment aucun contact avec
le mouvement réformateur qui renniait le monde. A Paris
même, ses études, pendant ce premier séjour, paraissent
avoir porté exclusivement sur les langues classiques et la
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE 195
philosophie. C'était un humaniste que les questions reli-
gieuses ne préoccupaient guère encore. Cependant, les pro-
l)lèiTiGS l'abordaient peu à peu, et, après avoir obtenu le
grade de niaitre es arts et être retourné pour quelque temps
à Yprcs, il revint à Paris, en 1532, pour y étudier la théo-
logie.
Nous savons peu de chose des trois années qu'il passa
alors à l'Université, et des nombreux voyages auxquels il
consacra les vacances universitaires, pour faire la connais-
sance personnelle des écoles et des maîtres les plus renom-
més de la France et de la Haute Italie. Mais nous constatons
qu'il sortit de cette période tout autre qu'il n'y était entré.
C'est à ce moment qu'il a posé le fondement de la connais-
sance approfondie des Pères de l'Eglise et de l'histoire ecclé-
siastique dont il a fait preuve dans la suite. C'est alors aussi
qu'il reçut les premières impulsions évangéliques.
Parmi les savants attirés à Paris par François I''', se trou-
vait Jean Sturm, qui enseigna de 1529 à 1537 au collège
fondé par ce monarque. Gérard fut son élève et devint
bientôt son ami. Il y a tout lieu de croire que c'est dans le
commerce de cet homme éminent que le jeune savant fut
gagné aux idées de la Héformation. Mais les témoignages
directs sont muets à ce sujet.
Adhérent convaincu des idées nouvelles, il ne se sentait
pas encore pressé de leur consacrer sa vie. Il était et restait
encore avant tout un humaniste. En 1537, un voyage pro-
longé en Allemagne, dans lecpiel il lit à Willemberg la con-
naissance personnelle des chefs du mouvement, aiVermit
sans doute ses convictions évangéliques, mais ne l'amena
pas encore à la rupture ouverte avec Rome. Car, à son retour
en Flandre, il ne s'opposa point aux démarches de sa famille
et de ses amis, désireux de mettre un terme à sa vie errante
et de réparer les brèches faites par ses voyages à son patri-
moine, en lui procurant un bénéfice ecclésiastique. Les
négociations échouèrent, non de son fait, mais par le refus
196 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
du chancelier impérial, Jean Carandolel, archevêque de
Palerme, qui jugeait le candidat suspect d'hérésie. Repoussé
de ce côté, il fut attiré en Angleterre par de riches protec-
teurs qui pourvurent à ses besoins, et il resta dans ce pays
jusqu'au commencement de 1541. Il revint alors sur le con-
tinent et prit le chemin de Strasbourg, où il comptait
retrouver son maître, Sturm, et désirait s'attacher à Martin
Bucer.
Sur la route qu'il suivit, se trouvait la petite ville de Mar-
bourg, qui attirait particulièrement l'attention des évangéli-
ques. En mai 1527, le landgrave Philippe y avait fondé la
première université protestante, plus libre dans sa constitu-
tion que les anciennes universités dont la Réformation avait
pris possession. En 1529, le célèbre colloque de cette ville
avait fait évanouir le mirage d'un rapprochement de la
Réformation saxonne et des Suisses.
André Gérard connaissait déjà Marbourg ; il y avait passé
dans son voyage de 1537. Parmi les professeurs de théolo-
gie de l'Université, se trouvait un de ses compatriotes des
Pays-Bas, Gérard Geldenhauer, de Nimègue (Noviomag us) .
Gérard d'Ypres se proposait de passer seulement à Marbourg.
Noviomagus, âgé et malade, désira attacher son jeune com-
patriote à l'Université. Il obtint de Jean Eeige, chancelier
du Landgrave, l'autorisation de se faire suppléer par Gérard
d'Ypres, et, quand Noviomagus mouiut l'année suivante,
Gérard devint son successeur et se tixa définitivement à Mar-
bourg. Il s'y maria en 1544 et y poursuivit avec succès son
activité académique, en même temps qu'il intervenait fré-
quemment dans la direction des affaires ecclésiastiques de
la Hesse. Très considéré de tous, il fut honoré, en 1553, du
ti.tre, fort rare alors, de docteur en théologie et mourut,
après une courte maladie, le 1er février 1564, à l'âge de
53 ans.
L'enseignement académique de Gérard d'Ypres portait à
la fois sur la philosophie et sur la théologie. Ses amis font
ET LA THEOLOGIE PRATIQUE 197
le plus grand éloge de ses qualités de professeur. De nom-
breux élèves se pressaient au pied de sa chaire, où il savait
les retenir non pas seulement par ses cours, mais aussi par
des exercices encore nouveaux dans l'enseignement acadé-
mique. Dans un temps où les discussions jouaient un si
grand rôle, il jugeait essentiel de rendre ses élèves habiles
à manier les armes de la dialectique. 11 avait organisé à cet
effet des exercices de discussion, à l'imitation de ceux qu'il
avait vu Jean Sturm diriger à Paris. D'autre part il s'effor-
çait de contribuer aussi efficacement que possible à préparer
ses auditeurs à la charge de la prédication, et il avait donné
aux exercices qu'il institua une forme assez particulière. Il
assignait à chacun le texte sur lequel il aurait à prêcher. Le
candidat commençait par écrire son sermon et remettait son
manuscrit au professeur. Celui-ci y faisait les corrections
opportunes, après quoi le sermon était prêché une première
fois en présence de Gérard d'Ypres et des condisciples du
candidat. La critique de cette épreuve portait surtout sur
les choses extérieures, diction, geste, etc., puis le sermon
était prêché publiquement devant la communauté.
André Gérard a été un écrivain très fécond. 11 a beaucoup
publié pendant sa vie et a laissé des manuscrits qui ont
permis des publications posthumes plus nombreuses encore.
Son œuvre embrasse le champ presque entier de la théolo-
gie et même certaines parties de la philosophie. L'exégèse
du Nouveau Testament, l'histoire, la théologie systématique
sont représentées dans le catalogue de ses traités, et il ne
semble pas qu'il ait été nulle part insignifiant ou banal. Mais
le but spécial que je poursuis m'engage à ne pas m'arrêter
à des publications dont la plupart n'ont pas, du reste, passé
sous mes yeux et pour lesquelles je ne pourrais que repro-
duire les jugements d'autrui. Je ne fais mention de ces tra-
vaux que pour écarter l'idée que Gérard d'Ypres aurait été
un spécialiste à horizon borné. Celles de ses œuvres qui ont
été remises en lumière depuis cinquante ans reposent au
198 ANDRÉ GKRARI) d'yPRES
contraire sur une culture théologique et philosophique très
large et très solide. C'est un trait commun entre lui et les
maîtres de la théologie pratique au 19'' siècle, Schleierma-
cher, Nitzsch, Zezschwitz. Pour lui comme pour eux, ses
vues de théologie pratique sont le résultat d'une synthèse et
non pas une intuition plus ou moins aventureuse. Et par ce
côté déjà, son travail se distingue profondément de la plu-
part des essais assez informes qui ont vu le jour dans les deux
siècles suivants.
Ce mérite est sérieux ; sérieuse aussi la contrihution que
Gérard d'Ypres a apportée à l'une des disciplines pratiques
les plus importantes, à l'homilétique. Mais il me semble que
l'on dépasse la mesure quand on veut voir en lui, non pas
seulement le précurseur des constructions modernes du sys-
tème de la théologie pratique, mais l'auteur d'un système
où l'on trouverait déjà indiquées et presque exprimées les
vues des grands théoriciens de notre siècle. On dirait presque,
à lire certains panégyristes, que Schleiermacher et C.-I. Nitzsch
n'ont fait que retrouver ce que Gérard d'Ypres avait déjà
découvert et que l'on avait laissé perdre. (V. E. Chr. Achclis ;
article Hypcriiis, Rcal-Encijldopxdic, 3«^ édition, VI, 504,
1. 56 ss.)
Sur quoi se fonde-t-on pour attribuer de si grandes choses
à Gérard d'Ypres? Principalement sur le traité, que nous
appellerions aujourd'hui l'encyclopédie théologique de notre
auteur. Cet ouvrage portait, dans la première édition publiée
par Gérard, le titre : De recie formando tlieologiœ studio li-
bri /V(1556) ; mais on le cite plus fréquemment sous le titre
donné au livre par les éditeurs de Bàle : De Theolocjo seii de
ratione stiidii thcologici (1572), réimpression que l'on ren-
contre relativement souvent, tandis que l'édition originale
est d'une grande rareté.
Le premier livre expose les postulats religieux et scienti-
fiques de l'étude de la théologie; le deuxième passe en revue
les connaissances bibliques, et le troisième trace le programme
ET LA THKOLOC.IK l'HA'lIQUE 199
développé de la théologie syslémaliqiie. Le quatrième, enfin,
a en vue les étudiants, qui iam aliqiiod iiidicium de doctrina
irlidionis siint adepii. Il convient de conii)léter leurs études
en ])orlant leur attention sur des choses qiiœ complecliintur
Ecck'siariim -zy.lv.c atqiie ad gubernafioncm ccclesiasticam
aniinos informant. Sous cette rubrique qui n'est pas sans
analogie avec certaines définitions données i)lus tard de la
théologie i)ralique, André Gérard fait rentrer l'histoire de
l'Église, le droit et l'administration de l'Église, la cure d'àmes,
la liturgique.
Il m'est impossible de découvrir dans cette disposition le
système de théologie pratique que Mangold et d'autres ont
cru y voir. (lérard d'Ypres a eu un sentiment plus net que
ses contemporains de l'insuffisance de la théologie théorique
pour former d'une manière complète le théologien évangé-
lique. Il a vu la nécessité de diriger l'attention sur les matières
dont le praticien a besoin et que la science pure ne lui four-
nit ])as. 11 a rendu ainsi un service incontestable et qu'il ne
faut pas rabaisser.
Mais je ne crois pas que l'on puisse aller plus loin, et, loin
de dire qu'il amis en lumière le principe d'organisation qui
fait de toutes ces connaissances un membre vivant du corps
de la théologie, je serais disposé à penser qu'il a vu l'utilité
de ces choses, mais (pi'il n'a pas su les rattacher au corps,
et qu'il a repoussé dans un appendice ce qu'il ne trouvait
pas le moyen de ranger ailleurs.
L'idée d'une unité de ces branches d'études lui échappe
tellement qu'il ne se met même pas en quéle d'un nom pour
les désigner. Il avait trouvé le terme de theologia practica
dans les décisions mentionnées plus liaut des conciles du
Latran ; il connaissait ces décisions, car il les mentionne;
mais il n'adopte pas le nom dont elk's avaient appelé ces
connaissances et il n'en ])ropose aucun autre. Le nom de
ilu'ologia practica ne reparait qu'un siècle plus tard (Chris-
tophe Scheibler, 1664). 11 n'est pas impossible sans doute
200 ANDHK GÉRARD d'yPRES
d'avoir une chose sans avoir un nom pour la désigner. Ce
n'est pas cependant l'état ordinaire pour un bien que l'on
a conscience de posséder. Et surtout, cela serait surprenant
chez un encyclopédiste préoccupé précisément avant tout du
classement et de la nomenclature des matières qu'il envi-
sage.
Mais le soupçon que fait naître cette absence d'un nom
devient une certitude quand on a examiné la répartition
des matières à laquelle Gérard donne son adhésion. Le
premier livre déjà contient certaines indications pratiques
qui auraient dû être repoussées au quatrième, si l'auteur
avait eu conscience de construire un système. C'est là aussi
qu'il fait figurer les indications relatives à la technique
homilétique dans laquelle il ne voit qu'une application par-
ticulière de la rhétorique. C'est dans le second livre, con-
sacré aux sciences bibliques, que l'on trouve des instructions
sur l'interprétation homilétique de l'Écriture; dans le troi-
sième, comme appendice de la dogmatique et de la morale,
les données qui intéressent l'instruction religieuse, saisie
comme une exposition populaire de la théologie systéma-
tique. Dans le quatrième livre, Gérard d'Ypres place ce qui
reste, et la préoccupation systématique est tellement ab-
sente de son esprit qu'il commence par l'histoire ecclésias-
tique, comme la première de ces choses quœ compleciiintur
Ecclcsianim -zxiv.t. Les autres matières dont il traite sont
simplement juxtaposées, et je n'ai pas réussi à découvrir
une pensée d'ordre dans leur succession.
On est donc équitable pour Gérard d'Ypres en disant qu'il
a eu nettement le sentiment du prix des études pratiques,
mais qu'il ne dépasse pas ses contemporains dans la ma-
nière dont il saisit le lien de ces matières entre elles et avec
le reste de la théologie. Écrivant une encyclopédie théolo-
gique, il a abordé ces questions, mais il ne les a pas domi-
nées. Les indications que son œuvre présente sont assez
souvent intéressantes comme remarques de détail. Mais il
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE 201
n'a pas tenté d'ériger un système, et son exposition même
montre qu'il n'en a pas eu la pensée.
Les théologiens contemporains qui ont tiré Gérard d'Ypres
de l'oubli où il était tombé ont cédé à la tentation de faire
de lui un prophète. L'entreprise ne paraît pas réussie.
Quelques aperçus occasionnels, ([uelques indications dont
l'auteur lui-même n'avait pas vu la portée, ne suffisent pas
à faire de lui le fondateur de la théologie pratique comme
science, et Schleiermacher en reste le vrai créateur. Gérard
d'Ypres est simplement un des premiers de ceux qui ont eu
le sentiment encore obscur d'une question à laquelle ils
n'ont ni ne cherchent de réponse.
Et cependant, il est juste de reconnaître qu'André Gérard
n'occupait pas dans l'histoire de la théologie pratique toute
la place qui lui revenait. S'il n'a pas été l'esprit systéma-
tique qu'on a voulu glorifier, il mérite par contre le renom
d'un des meilleurs théoriciens de l'homilétique parmi les
successeurs immédiats des Réformateurs.
II n'était pas de ces théologiens de cabinet qui font de la
science pure, sans préoccupation des besoins de la pratique.
Il était et voulait être homme d'Eglise. Aussi, son esprit
était-il ouvert aux questions qui intéressent la vie de l'Eglise,
et il cherchait à rendre ses travaux féconds pour la pratique.
Il a mis le soc de la charrue dans deux parties du cliami)
avec un succès inégal. Il a étudié les problèmes homilé-
tiques d'une manière vraiment remarquable. Il a pris sa
part du travail si actif qui s'est imposé aux théologiens de
la Réformation pour organiser les Eglises. Il est l'auteur
principid d'une des innombrables Kirchenordmimjen de ce
temps, l'agende du pays de liesse, de 1560, et là il a été
moins heureux.
Cette agende, rédigée par Gérard d'Ypres et par Nicolas
Rhoding, pasteur à Marbourg, n'a été promulguée qu'en
1566, deux ans après la mort d'André Gérard. Elle ne donna
pas, à l'usage, ce que ses auteurs en avaient espéré, et elle
202 ANDHl': GKRARD d'yPKES
dut céder la place à une agcnde nouvelle dès 1574. L'agende
de 1566 n'a exercé d'action, à ma connaissance, sur aucun
des points de droit ecclésiastique et de liturgique qui y
étaient visés.
Par contre, Gérard a droit à une des premières places,
sinon à la première parmi les théoriciens de la prédication
à l'âge de la Réformation. Luther et les hommes c[ui ont
mis immédiatement la main à l'œuvre réformatrice, ont
beaucoup prêché. Il va de soi qu'ils n'ont pas vaqué à
l'exercice de cette charge sans être parvenus à la clarté sur
bien des questions de théorie et de méthode. El ces réflexions
théori([ues des maîtres de la pratique ont d'autant plus de
prix qu'elles ont subi l'épreuve de l'expérience. Mais ces
])rédicateurs de l'Evangile n'ont pas fait un corps de doc-
trine des principes qui les ont guidés et des expériences
((u'ils ont faites. Tout au plus ont-ils exprimé occasionnel-
lement quelques-unes de leurs vues, laissant aux hommes
de l'école le soin de les recueillir et de les formuler en
règles. Ecrire des théories de la prédication est une tâche
que les auteurs du mouvement réformateur ont laissée à
leurs épigones.
Ce travail convenait surtout aux théologiens élevés à
l'école de l'humanisme, (iérard d'Ypres y semblait tout spé-
cialement préparé. 11 s'en est acquitté dans deux ouvrages
qui constituent, je crois, la meilleure partie de son œuvre.
C'est d'abord le traité : De formandis concionibus sacris seii
(le inlerpretalione scripturariim popiilari libri II (1553, 2'ne
édition, plus que doublée, 1562), puis la Topica theologica
(1564).
Le premier de ces ouvrages a joui de son temps d'une
notoriété considérable. Il a même été traduit en français
(1563) et en anglais (1577). Il eut aussi la fortune assez rare
d'élendre son aclion jusque sur la prédication catholique,
d'une manière qui fait sans doute plus d'honneur à l'intelli-
gence (ju'à la probité littéraire de l'homme qui lui a ouvert
ET I.A TUKOI.OC.IK PRATiyUFC 203
l'accès des cercles catholicjiies. Un moine auf*iistin de Lou-
vain, Laurent Villavicentio, trouva le livre de Gérard d'Ypres
si bon qu'il ne crut pouvoir mieux faire que de se l'appro-
prier: Il supprima quekpies passages où le caractère évangc-
lique était trop marqué, il en ajouta cpieUpies-uns, ([ui ne
sont pas les meilleurs du livi'e, et il ])ul)lia le tout sous son
nom en 1565.
Rien de plus légitime ([uc ce succès. Le traité est infini-
ment supérieur à tout ce qui l'avait précédé, très supérieur
aussi à ce qui l'a suivi pendant longtemps. La contcxture
n'en ressemble naturellement (|ue d'assez loin aux systèmes
modernes d'homilétique. Beaucoup de questions, qui n'ont
été formulées que plus tard par les théoriciens, ne sont pas
visées, et cela ne peut surprendre. D'autres semblent à
l'auteur mériter une discussion qui nous paraît aujourd'hui
sans objet, et cela aussi est naturel.
La plus grande faiblesse du livre est un fruit de la posi-
tion encyclopédique fausse qu'André (iérard assignait à
l'homilétique. Il voyait en elle, comme cela a été dit, non pas
une discipline théologique, mais une api)lication spéciale de
la rhétorique. La mise en œuvre logique de ce point de vue
aurait demandé une tractation à laquelle la préoccui)ation
de la technique eût servi de fil conducteur. Mais le sens que
(iérard avait des ])csoins de l'Eglise, sa i)iélé et son expé-
rience s'accommodaient mal de ces exigences de la logique.
Sans rompre avec un princii)e faux, il est poussé à lui être
l)resque constamment infidèle et cela entraîne dans le sys-
tème des inconséquences, tout à l'houneur de l'auteur,
mais déconcertantes [)our celui (pii clierche à comprendre
le plan de l'édifice. Le défaut est moins sensible dans le
second livre, qui veut surtout être l'illustration du premiei"
par des exemples. Mais le lecteui", ([ui suit le cours du pre-
mier livre, n'échappe guère à l'impression que son guide le
fait passer par un chemin presque toujours intéressant, mais
fort sinueux.
204 ANDFŒ GÉRARD o'yFRKS
Il veut enseigner à appliquer correctement les règles de
la rhétorique à la véritable matière homilétique. De là une
double préoccupation qui ne l'abandonne jamais : reconnaître
ces règles correctes de la rhétorique et cette véritable matière
homilétique. Et, précisément parce qu'il garde ces deux ob-
jets en vue, il louvoie en quelque sorte pour se rapprocher
successivement de chacun des deux sans s'éloigner de l'autre.
Mais, dans cette construction défectueuse, il fait preuve
d'une grande richesse de pensée et d'une intelligence saine
du but de la prédication. Ce c|ue le prédicateur chrétien se
propose, c'est ui ea promoveat, qiiœ ad homimim saluiem et
reconciliationem ciim deo condiiciml. La matière qui per-
mettra d'atteindre ce but est fournie par l'exégèse. Mais cette
matière acquise, c'est à la rhétorique que l'on demandera
les directions nécessaires pour en faire usage. Et ici, mettant
à profit sa culture d'humaniste, il rentre dans les règles que
l'antiquité classique lui avait transmises. Cicéron est le
maître dont il suit surtout les directions. Mais il n'est pas
un disciple servile et n'oublie jamais le but en vue duquel il
expose les règles et auquel celles-ci doivent se plier.
Erasme, dans son Ecclesiaslices, avait esquissé, avant
Gérard d'Ypres, une théorie de la prédication fondée, elle
aussi, sur la rhétorique de Cicéron. Mais le grand huma-
niste semble à peine soupçonner encore la distinction pro-
fonde du discours politique ou judiciaire et de la prédica-
tion chrétienne. Sans être arrivé à une clarté parfaite,
Gérard dépasse de beaucoup sur ce point son prédécesseur.
Pour lui aussi, les trois moyens par lesquels le discours
atteint son but s'expriment par les verbes docere, deleciarc
et fleciere. Mais il s'efforce consciencieusement de remplir
CCS trois vases vides d'un contenu spécifiquement chrétien.
Quelle que soit celle de ces trois directions dans laquelle
il s'engage, le prédicateur doit toujours conduire son dis-
cours à être une interpretalio scripiurarum popiilaris. 11 se
servira de l'Écriture pour atteindre un des cinq objets sui-
El LA THÉOLOGIE PRATIQUE 205
vants : doctrina, redaryutio, institution correctio, consolatio.
A ces cinq objets répondent cinq gênera de prédication,
qu'il appelle ot,ôa7xaÀî.xôv, è)v£y'^r.x6v, Tra'.oeuTWÔv, è-avo^iOoJT'.xôv
-aoaxA7|-'.xôv. On sait l'influence néfaste que la distinction
scolastique des gênera de la prédication a exercée sur la
théorie de l'homilétique protestante pendant tout le 17*
siècle. Les auteurs de ce temps semblent s'être donné pour
tâche de dépasser leurs prédécesseurs par la subtilité des
distinctions, jusqu'au point où l'on reconnaissait et définis-
sait minutieusement plus de cent gênera. Il ne serait pas
équitable de rendre Gérard d'Ypres responsable de toute
cette efflorescence malsaine de parasites: mais il est difficile
de le disculper du reproche d'avoir ouvert la porte par
laquelle toutes ces choses sont entrées.
Le traité de fornmndis concionibiis sacris me paraît donc
défectueux à bien des points de vue. Il n'en constitue pas
moins une étape notable dans la marche vers une théorie
homilétique plus sûre d'elle-même. Il forme transition entre
la conception de l'homilétique comme une simple rhétorique
sacrée et la théorie moderne qui s'appuie sur l'observation
et l'étude de la vie et des besoins de l'Église. Le rcMe qu'An-
dré Gérard assigne à l'exégèse dans la préparation homilé-
tique est le premier essai pourvoir un principe dans ce qui était
déjà dans la pratique des grands prédicateurs sans que les
théoriciens eussent su le reconnaître. On exagère beaucoup
quand on fait ici d'Hypérius un prophète ; mais il est légi-
time de le saluer comme un précurseur.
Pour le lecteur moderne, le plus grand plaisir et le plus
grand profit du livre résident certainement dans les remarques
de détail, dont beaucoup sont fines ou profondes. Mais elles
forment pres([uc toujours des diversions occasionnelles
plutôt que des membres essentiels de l'exposition. J'irais
presque jusqu'à dire ([ue Gérard cesse alors de faire de la
théorie pour exprimer quelque vue sortie de son expérience
et de sa foi, directement, indépendamment du travail spécial
206 ANDRÉ GÉRARD d'yFRES
qu'il exécute, un peu à la manière dont les grands ouvriers
de la pratique laissent quelquefois, par un mot, une obser-
vation, presque une parenthèse, le regard de l'observateur
pénétrer dans le trésor de vie et d'expérience dont leur pra-
tique est sortie.
Le second traité de Gérard dYpres, qui intéresse la théorie
de la prédication, est intitulé Topica theologica, 1564. En
fait, c'est au moins autant nne œuvre de l'humaniste que
du théologien. André Gérard y a pris pour modèle les To-
pica de Cicéron, qu'il suit étroitement. Depuis Aristote, les
rhéteurs appelaient To-',x/^ l'art de trouver des arguments
ou des lieux sur toutes les questions. La reconnaissance de
ces To-o'l ou lieux-communs devait fournir à l'orateur le
cadre et ce que l'on j)ourrait appeler la matière générale de
son discours, Gérard tente de mettre au service du prédica-
teur les catégories de la dialectique d'Aristote, en enseignant
à remplir ce cadre de matériaux bibliques. Il fait preuve,
dans cette tentative, d'un esprit ingénieux et d'une habileté
quelquefois surprenante. Mais on ne peut se dissimuler
qu'il y engage la prédication dans une voie des plus péril-
leuses. C'est de la rhétorique dans ce qu'elle a de plus artifi-
ciel. 11 n'est pas impossible que de telles règles comprises et
mises en œuvre par un maitre deviennent pour lui la source
de rapprochements ([u'il saura rendre féconds. Mais pour
quiconque n'est j)as un maitre, ces procédés n'ofi"rent que
des dangers. J'en puis parler d'expérience. Séduit par la
captivante étude de Steinmeyer, Die Topik im Diensle der
Predifjt, j'ai fait une fois une place à quelques leçons de
topique dans mon cours d'homilétique. Le résultat n'a pas
été bon et, quand j'ai revu ces leçons, j'ai constaté qu'au
lieu tle règles propres à guider leurs recherches, je n'avais
donné à mes auditeurs que des recettes pour les dispenser
de recherches et leur permettre de bâtir facilement des ser-
mons selon la formule, .sans effort véritable de pensée. Cette
tentative malheureuse m'a convaincu de la nécessité d'une
KT l.A THl':OL()(;iE PHATIQIK 20/
grande prudence dans l'applicalion à l'homilélique des pré-
ceptes et des procédés des rhéteurs. En mentionnant les
Topica theologica parmi les ouvrages de Gérard d'Ypres rela-
tifs à la prédication, je n'entends donc à aucun degré les ran-
ger parmi les services que Gérard a rendus à l'homilétique.
De cet examen des travaux d'Hypérius ressort la conclusion
que son œuvre n'a pas vécu parce qu'elle n'était pas viable.
Les théologiens, ({ui ont cédé à la tentation de l'entourer
d'une auréole posthume, ont été victimes d'une illusion.
Trouvant chez cet homme des aspirations et des velléités
vers ce qui est devenu plus tard la théologie pratique scien-
tilique, ils lui ont prêté des vues et des intentions infiniment
plus modernes que celles ({u'il a eues réellement. Il convienl
certainement tle lui taire une place dans l'histoire de la
théologie pratique. Mais il n'y apparaît pas comme un grand
homme méconnu, dont la mémoire a soultert longtemps
d'un injuste oubli. On doit plutôt voir en lui un témoin
de besoins vaguement ressentis, aux.([nels il a cru satisfaire en
travaillant à un rapprochement plus étroit de la vie évangé-
li([ue et de l'humanisme. Ses efforts, pour arriver à une
pénétration intime des deux éléments, ont été en général
peu heureux. Le fruit en est plus souvent une juxtaposition
qu'une union organique. Sur les points (ju'il a le plus étu-
diés, il a été surtout un précurseur de la scolastique |)roles-
tanle, et la sobriété dont il fait encore preuve dans ses
déterminations ne doit pas aveugler sur la responsabilité
qu'il a encourue de ce fait. La fraîcheur de piété, l'expé-
rience vécue que présentent les détails de son exposition
dissimulent le danger de ses leçons. Il n'en existe pas moins,
et c'est pour cela, je crois, ([ue les grands conducteurs de
rLgiise de son temps ont peu goûté ses travaux. Ils ont eu
comme l'instinct du péril. Les hommes, qui ont vécu à C()lé
de Gérard d'Yi)res, à Marbourg, ont subi le charme de sa
personnalité chrétienne; ils en ont rendu témoignage; mais
ils n'ont pas réussi à faire passer leur enthousiasme dans
208 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
les cercles où l'on ne connaissait leur héros que comme
théologien. Et quand les générations suivantes ont versé
dans les subtilités de l'école, elles n'ont pas été tentées de
revenir à cet humaniste trop sobre et trop pieux pour elles.
Il n'y a donc lieu de dépouiller d'aucune partie de leur
renommée les grands théoriciens de la théologie pratique au
19e siècle. Ils restent les fondateurs de cette science. Jus-
qu'à leur entrée dans ce champ, l'Église n'a pas possédé de
théologie pratique. Elle avait, grâce à Dieu, une pratique
grande et féconde. Mais aucune théorie vraiment scientifique
n'y répondait. Ce qui tenait lieu de théorie, c'étaient des col-
lections de règles empiriques, précieuses à consulter dans
bien des cas, mais sans unité ni principe qui fût bien leur.
Aux âges où l'Esprit de Dieu a soufflé avec puissance dans
l'Église, cette lacune n'a pas entraîné de conséquences
fâcheuses. Car l'Église avait mieux qu'une théorie. Mais,
dans les jours mauvais, l'on a pâti cruellement de cette pri-
vation. La subtilité ou la platitude, quelquefois les deux
défauts réunis, ont fait tomber les praticiens et leurs guides
dans les erreurs les plus funestes et souvent les plus bizarres.
Y a-t-il présomption à penser que l'existence d'une théologie
pratique scientifique est dans une large mesure une sauve-
garde contre ces aberrations? Je ne crois pas cette espérance
téméraire. Le champ de l'erreur reste, certes, bien vaste. Il
semble néanmoins avoir des limites plus nettes et moins éten-
dues qu'autrefois. Certaines fautes, dans lesquelles le passé est
tombé, sont exclues définitivement pour ceux qui ne laissent
pas perdre le terrain conquis. On ne les rencontrera plus
désormais que chez les empiriques ignorants. C'est un réel
progrès, et nous n'en sommes pas redevables à des précur-
seurs plus ou moins conscients, comme Gérard d'Ypres,
mais uniquement aux travaux de Schleiermacher, de
C.-I. Nitzsch et de leurs successeurs. L'équité consiste, non à
leur exhumer des ancêtres, mais à reconnaître le progrès
dont ils ont été les instjuments.
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUÉ 209
La pratique et la science tirent également profit de leur
œuvre. Pour la pratique, une théorie correcte ne supplée
pas sans doute au défaut de l'Esprit, là où l'Esprit s'est re-
tiré. Mais elle trahit plus vite son absence et pousse ainsi à
en demander plus ardemment une effusion nouvelle. Et là
où l'Esprit est présent, elle conduit plus sûrement dans
l'usage à faire de ses dons et permet même à des hommes
de second ordre de s'acquitter utilement de tâches réservées
autrefois au seul génie des grands maîtres.
La science, de son côté, trouve dans une théologie pra-
tique correcte, un contrôle précieux de ses recherches. La
théologie pratique, au sens que Nitzsch a mis en lumière,
est une science expérimentale, qui opère à l'aide de la mé-
thode d'observation. Les lois qu'elle reconnaît reposent sur
les faits qu'elle a constatés dans la vie de l'Eglise. Quand
elle ne s'est pas méprise dans ses observations, elle met en
présence de faits d'expérience, établis et vérifiés. Elle élève
ainsi une barrière solide que respectera toute théologie scien-
tifique digne de ce nom. Les hardiesses de la spéculation et
de la critique y trouvent des limites qu'elles ne peuvent
franchir sans sortir de la vérité et, par suite, de la science.
Aucune discipline extérieure n'entrave la liberté de leurs
mouvements. Mais la constatation claire des faits et des ex-
périences de la vie chrétienne devient pour la science une
discipline intérieure qu'elle ne pourrait secouer sans cesser
d'être la science et tomber dans la fantaisie. Tant que la théo-
logie pratique n'était qu'un conglomérat de règles quasi for-
tuites, la théologie pure pouvait se dispenser d'être en har-
monie avec elle. Dans la mesure où l'objet de nos études
est devenu une science fondée sur les faits, les savants sont
persuadés qu'ils ne peuvent bâtir d'édifice solide sans res-
pecter ces faits, et c'est une garantie qui a son prix pour as-
surer à l'Eglise une marche de la théologie toujours plus
orientée vers la vérité et, par conséquent, vers l'Evangile de
Jésus-Christ.
14
UNE BIBLE
COPIÉE A PORRENTRUY
NOTICE HISTORIQUE
PAR
Samuel BERGER
Décédé le 13 Juillet 1900
UNE BIBLE
COPIÉE A PORRENTRUY
La vie intellectuelle ne semble pas avoir été, au moyen
âge, très animée dans nos pays'. L'histoire littéraire de l'ab-
baye de Belchamp et du chapitre de Saint-Maimbeuf serait
bientôt écrite, et nous n'avons pas conservé un seul manus-
crit ni un document quelconque qui puisse nous faire penser
que, dans ces établissements religieux, on s'adonnait au culte
des lettres, à la théologie ou à l'étude de la Parole de Dieu.
Il est vrai que les bibliothèques de Besançon et des autres
villes de notre voisinage ne sont, en général, pas très riches.
Peut-être s'est-il perdu plus d'un manuscrit qui aurait relevé
la réputation des religieux de notre pays, peut-être aurons-
nous quelque jour la satisfaction d'en retrouver un. Mais,
pour le moment, nous ne pouvons pas nous vanter de l'acti-
vité littéraire de nos pères. Nous irons donc aujourd'hui
chercher à quelque distance de notre patrie (sans nous en
éloigner beaucoup), le souvenir d'un homme qui s'intéres-
sait à la Bible et à l'art de copier les manuscrits. Nous le
trouverons à Porrentruy, dans la jolie petite ville qui fut la
seconde capitale des évéques de Bâle. Il se nommait Henri
Monnier et vivait après le milieu du quinzième siècle.
Tandis que, dans l'automne de 1886, je parcourais, sous la
conduite de mon ami Auguste Castan, les rayons de la biblio-
(') Il s'agit, dans la pensée du regretté historien, de Montbcliard
et des contrées voisines.
214 NOTICE d'une bible
thèque de Besançon, je remarquai une bible assez différente
du plus grand nombre des manuscrits de même contenu.
C'est un assez fort volume de grand format. La main qui a
décoré le volume est peu exercée : les grandes initiales sont
peintes fort lourdement en bleu et en rouge ; le copiste a eu
soin de marquer dune touche jaune le commencement de
chaque verset. On reconnaît facilement un manuscrit écrit
pour l'usage personnel de l'écrivain*.
Au folio 318 V', on lit ces mots : Explicit Vetiis Testamen-
tiim scriptiim per maïuis Heiirici Monnerii miniini presbiteri
et in scriptura consiimmatiim die veneris aille festiim Beale
Marie ; aniw Domini miW CCCC"" Ixvip. H. Monnerii. C'est-
à-dire : « Ici finit l'Ancien Testament, écrit par les mains de
Henri Monnier, humble prêtre, et achevé d'écrire le ven-
dredi avant la fête de Notre-Dame, l'an du Seigneur 1467. »
A la fin du volume, au feuillet 409, on lit, en rouge, une
note plus longue qui se termine ainsi : « Et hoc opus totiim
Dei auxilio in scriptura iiti jacet inceptiimfuit die quinta men-
sis maii, anno Domini ni^ CCCO Ixu' per me Henricum Mon-
nerii de Porrentruto indignum presbiterum et per memet
fmitum et completum décima die mensis decembris anno Do-
mini mo CCCC° Ixuip. Valeant in Cliristo qui viderinf et
orent pro me Henrico Monnerii. » En français : « Cet ouvrage
fut, avec l'aide de Dieu, commencé d'écrire le 5 mai 1465,
par moi, H. Monnier, de Porrentruy, indigne prêtre, et il fut
achevé par moi le 10 décembre 1467. Je salue en Christ ceux
qui le liront et je leur demande de prier pour moi. H. Mon-
nier. » Il n'a donc fallu à l'infatigable prêtre que deux ans
et sept mois pour copier toute la Bible; le Nouveau Testa-
* Description du manuscrit. — Bibliothèque de la ville de Besan-
çon, no 12. 330 millim. sur 2ô5, 410 ff., 2 col. de 52 à 53 lignes, titres
courants et chapitres rouges ; initiales alternativement bleues et rou-
ges ; réclames enfermées dans un cartouche,
Fol. 1 : Testamentiim dicitur a testor... Fol. 3 : Frater Ambrosius...
(préface de saint Jérôme). Fin : ... personaliter.
COPIÉK A PORUHNTBUY 215
ment aurait été écrit en quatre mois, si la « fête de Notre-
Dame » dont il est question était la Notre-Dame d'août,
l'Assomption. Une telle hâte parait dépasser les forces hu-
maines; il est donc probable qu'il s'agit de l'Annonciation
(25 mars). De toute manière Henri Monnier a travaillé com-
me un agile et diligent écrivain.
Notre bible, avons-nous dit, n'est pas exactement sem-
blable à toutes celles qui, depuis le milieu du treizième siè-
cle, formaient l'édition courante de la lii)rairie parisienne.
Je dis : l'édition. Jamais, en effet, on n'a vu des exemplaires
plus semblables les uns aux autres que ne sont les milliers
de bibles manuscrites que les libraires parisiens ont envoyés
dans toute l'Europe. Auparavant, chaque manuscrit de la
Bible avait ses particularités, ses caractères, et aucun, pour
ainsi dire, ne ressemblait à un autre. Déjà saint Jérôme
disait : « Autant de manuscrits, autant de textes », et au
douzième siècle, le désordre était devenu sans nom.
C'est alors que se fit, dans l'usage de la Bible, la grande
révolution qui fut la conséquence du développement de
l'Université de Paris. La Bible devint un livre d'enseignement,
un manuel. Que faire, dans un enseignement suivi et
régulier, de bibles dissemblables et dépareillées, si tant est
qu'il fût possible de tirer parti des volumes énormes que
formait généralement alors le livre saint? Etienne Langton,
l'illustre chancelier de l'Université, qui fut plus lard arche-
vêque de Canterbury, fut le principal auteur de la réforme.
Il eut l'idée de partager toute la Bible en des chapitres à peu
près égaux (ce sont nos chapitres actuels), chose fort peu
scientifique à l'égard de l'exégèse, mais éminemment com-
mode et utile à l'usage. Il fit ce travail à Paris, dans le pre-
mier quart du treizième siècle. Il rangea en même temps les
livres bibliques dans un ordre très simple qui est encore
à peu près celui de nos bibles, et il prépara ainsi, sans l'éta-
blir, une édition scolaire, usuelle et manuelle de la Bible.
11 fallait maintenant obtenir ce résultat, que la nouvelle
âl6
NOTICE D UNE BIBLE
édition se substituât à toutes les autres et fût seule en pos-
session d'état, seule admise pour l'enseignement et seule en
usage parmi les étudiants. Ce résultat fut obtenu plus facile-
ment que l'on ne serait peut-être disposé à le croire. L'Uni-
versité de Paris, en etfet, comptait, parmi ses « suppôts »,
une armée d'écrivains, de parcheminiers et d'enlumineurs.
Il suffit de donner le mot d'ordre à ces industriels, pour
qu'ils comprissent leur intérêt. L'ordre d'introduire la Bible
nouvelle ne fut, je pense, jamais donné officiellement, et
aucune décision ne donna jamais autorité à l'édition nou-
velle, mais bientôt on ne connut plus qu'elle et, dès les pre-
mières années du règne de saint Louis, on vit se multiplier
ces jolies bibles d'un transport et d'un usage faciles, déco-
rées simplement, mais avec goût, toutes plus ou moins sem-
blables entre elles, que nous appelons les « bibles parisien-
nes». De ces bibles « d'usage» avaient disparu les sommaires
et d'autres hors-d'œuvre, souvenirs du passé, qui alourdis-
saient le volume sans utilité pour l'étude.
L'usage de l'édition nouvelle fut bientôt assez dominant
pour qu'il fût possible de rédiger, d'après elle, des concor-
dances très soignées oi^i, à défaut de numérotage des versets,
on divisait les chapitres, à l'aide des premières lettres de
l'alphabet, en parties à peu près égales. Ce dernier travail
fut fait dans la seconde moitié du treizième siècle, à Paris,
au couvent des jacobins, c'est-à-dire des dominicains de la
rue Saint-Jacques.
Mais comment avons-nous pu parler de versets ? Il est,
en etfet, généralement admis que les versets de la Bible ou du
moins ceux du Nouveau Testament ont été marqués par
Robert Estienne, en 1550 ou environ, sur le pommeau de la
selle de son cheval, dans un voyage de Paris à Lyon. Mais si
la fixation et le numérotage des versets sont récents, les ver-
sets eux-mêmes, héritage de l'hébreu, ont toujours existé et
ont toujours été, aux époques où la Bible était copiée avec
soin, marqués avec une grande attention dans les manus-
COPIÉE A PORRENTRUY 217
crits. A l'époque qui nous intéresse, le commencement des
versets était d'ordinaire indiqué par un point rouge au milieu
de l'initiale. C'est ainsi que nous avons vu Henri Monnier
employer à cet effet une petite touche jaune.
On comprendra facilement comment la Bible du prêtre de
Porrentruy, tout en ayant la disposition, les chapitres et
l'allure générale des bibles parisiennes, peut en différer de
plus d'une manière. On ne se borna pas, en effet, à copier à
nouveaux frais la Bible d'après les principes de l'Université ;
on dut aussi adapter au nouvel usage les anciens exem-
plaires, et c'est ainsi que nous avons beaucoup de bibles du
treizième siècle, portant dans le texte les anciens chapitres,
avec l'attirail ancien et les nouveaux chapitres sur les mar-
ges. Tout cela ne se fit naturellement pas sans créer une
certaine confusion, car ces bibles mixtes servirent à leur tour
de modèle aux copistes, mais l'uniformité extérieure cou-
vrait le désordre intérieur. Quant au texte lui-même, il était,
sans exception, fort mauvais, et aucun des docteurs de l'Uni-
versité ne s'était occupé d'en faire disparaître les grossières
interpolations qui le déparaient. Lorsque plus tard les ordres
mendiants s'efforcèrent de substituer un texte plus correct à
celui qui propageait tant d'erreurs, ils échouèrent devant la
routine.
La bible de Henri Monnier est une de ces bibles mixtes
dont nous venons de parler.
Je n'ose pas dire que c'est une œuvre individuelle, car
l'écrivain n'y a pas mis beaucoup du sien. Il a pourtant
ajouté en tête du volume quelques notions sur l'Ecriture
Sainte, au milieu desquelles il s'est donné le plaisir de coller
une gravure sur bois représentant la Vierge et l'enfant Jésus.
Il a également placé en tète des Evangiles des sommaires
en fort mauvais vers, où deux vers sont consacrés à chaque
chapitre. Ces sommaires, que je n'ai pas rencontrés ailleurs
et qui ne sont pas anciens, commencent ainsi :
218 NOTICE d'une bible
A patribus genitum texit te Christe Maleus...
A Nazareth Jhesus ad lavacrum venit indice Marco...
Quant aux autres différences qui séparent cette bible de
l'édition courante, je n'en relèverai qu'une, mais elle est
d'importance.
Ce qui rend, en effet, notre manuscrit particulièrement
intéressant, c'est qu'il est du nombre assez restreint de ceux
qui contiennent un célèbre apocryphe, le quatrième livre
d'Esdras^ Il ne le contient pas tout entier, car on y remarque,
au milieu du chapitre Vil, de même que dans presque tous
les manuscrits qui nous en sont conservés, une singulière
lacune. Dans tous ces manuscrits, il manque une soixan-
taine de versets, toute une grande double page et, en effet,
nous le savons, tout ce groupe de manuscrits provient d'un
exemplaire unique que nous possédons, d'un manuscrit de
Saint-Germain-des-Prés où la page en question a été coupée
d'un coup de ciseau hardi et imprudent.
Pourquoi le quatrième livre d'Esdras a-t-il été ainsi am-
puté? Dans la page en question se trouvait un passage,
récemment retrouvé, qui est ou qui semble bien peu favo-
rable à la prière pour les morts :
Les justes pourront-ils, au jour du jugement, excuser les im-
pies ou implorer pour eux la grâce du Très-Haut ? Les pères
pourront-ils intercéder pour leurs fils ou les fils pour leurs pa-
rents, les frères pour les frères, les proches pour leur famille, les
amis fidèles pour leurs plus chers?
L'ange répondit et me dit : Puisque lu as trouvé grâce devant
mes yeux, je t'enseignerai ceci encore : Le jour du jugement est
un jour terrible, et il montrera à tous les signes évidents de la
vérité. Comme aujourd'hui le père n'envoie pas son fds, ni le
fils son père, ni le maihe son serviteur ou le fidèle ami son plus
cher, pour penser pour lui, pour dormir ou manger ou se faire
soigner à sa place, ainsi personne ne priera jamais pour un
• Fol. 150, yo LiBEK t^SDRE nj". Liber teiiius (sic) Esdre prophète filii
Sarei...
COPIÉE A PORRENTRUY 219
autre'. Car chacun portera alors sa propre justice ou sa propre
injustice.
Quelle que soit l'exacte portée théologique de ces lignes,
il est certain qu'elles n'ont pas été écrites pour recommander
la prière pour les morts. Il savait ce qu'il faisait, le moine
qui a coupé la page de la bible de Saint-Germain.
Le quatrième livre d'Esdras a joui, auprès de certains
esprits qui n'étaient pas médiocres, d'une autorité dont un
seul fait nous donnera une juste idée : il est pour quelque
chose dans la découverte de l'Amérique.
Au verset 42 du chapitre YI, Esdras dit à Dieu :
Au troisième jour, tu as ordonné aux eaux de se réunir dans la
septième partie de la terre, et lu as desséché et conservé les six
autres parties, afin qu'il en sortît devant ta face, pour ton ser-
vice, des plantes semées et cultivées par Dieu.
On voit que la cosmographie de l'auteur de notre apo-
cryphe diminuait singulièrement la place relative occupée
par les eaux sur la surface du globe. En réalité, les mers oc-
cupent, non pas un septième mais un peu moins des trois
quarts de la surface terrestre.
Déjà Roger Bacon, le plus grand savant du moyen âge.
avait tiré parti de ces mots, dans son célèbre Opiis majiis,
pour établir la proximité de l'Inde et de rp]spagne. Christo-
phe Colomb en fut vivement frappé. J'ai vu à la bibliothèque
Colombine, à Sévillc, un exemplaire du quatrième livre
d'Esdras où ce passage est souligné de la main ferme du
grand navigateur.
Mais en voilà assez à propos d'une bible et d'un simple
prêtre de Porrentruy.
Samuel Berger.
' Sic ininqiiam nciuo pro nliqno rofjabit.
UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
DE L'AFFAIRE URBAIN GRANDIER
PAR
Raoul ALLIER
UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
DE L'AFFAIRE URBAIN GRANDIER
Jean-Martin de Laubardemont était arrivé à Loudiin en
octobre 1633. Il y était envoyé, non pour enquêter sur
des Ursulines agitées et chasser des diables, mais tout
simplement pour détruire les fortifications et le château de
la ville et rendre impossible toute résistance des protestants.
Mais quand les fanatiques lui racontèrent à leur façon les
faits et gestes d'Urbain Grandier, mauvais prêtre, magicien,
voué au diable et, par-dessus le marché, hostile à Richelieu,
il se jeta sur cette affaire avec l'emportement d'un bon ser-
viteur de l'Église, du Roi et du Cardinal-ministre. Peu à
peu il en vint à se demander si les dépositions des démons
et leurs exercices variés ne pourraient pas être employés à
la confusion de l'hérésie.
Ses excellents amis et collaborateurs, les PP. Lactance et
Tranquille, capucins, se mirent à soutenir une doctrine fort
nouvelle, à savoir que « le Diable, dûment contraint j)ar
les exorcismes, est tenu de dire la vérité ». Ce principe pou-
vait servir d'abord contre Grandier, puis contre les hugue-
nots. Ne serait-il point piquant de voir Satan aider les prê-
tres à convaincre d'erreur ces entêtés de la Religion prétendue
réformée? Laubardemont chargea donc les moines d'ensei-
gner du haut de la chaire des théories aussi utiles ; et les
prédications sur ce thème abondèrent à Loudun, à Poitiers
224 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
et dans les localités voisines. Des catholiques ayant fait mine
de se scandaliser, on leur fit savoir qu'ils risquaient de com-
mettre un péché mortel. L'opinion inattendue, que l'on dé-
clarait orthodoxe, fut prestement colportée ^
Laubardemont n'ignorait pas que, dans la foule qui assis-
tait aux exorcismes, il y avait plus d'un protestant. Mais il
n'apprenait jamais qu'aucun d'eux eût été, sinon converti,
du moins troublé par ces cérémonies bruyantes et bizarres.
On lui racontait même que les mal pensants se permettaient
de gloser sur son propre compte, sur les talents des exor-
cistes et sur les excentricités des religieuses. Il fallait, à tout
prix, frapper un grand coup et compromettre les pasteurs
de la ville. Justement, certaine promesse des diables lui en
fournit un jour l'occasion.
Le 18 mai 1634, Laubardemont fit mander auprès de lui
Daniel Couppé, Jacques de Brissac et François Malherbe.
En présence du vice-gérant de Mgr de Poitiers et du pro-
cureur de la commission, il leur annonça que « les malins
esprits qui possédaient le corps des religieuses avaient pro-
mis de sortir et qu'au besoin ils en seraient forcés par les
exorcistes le lendemain samedi sur les cinq heures après
midi ». Il les pria de venir voir cette merveille, leur assu-
rant les meilleures places, et leur déclarant « qu'ils ne sau-
raient faire œuvre plus agréable au roi », qu'il se chargeait
« de faire soigneusement entendre à Sa Majesté quel sera
leur procédé en cette occasion pour y recevoir louange et
gratitude s'ils s'en rendent dignes ; que dans le cas con-
traire, il usera de son pouvoir pour les y contraindre ». Les
pasteurs répliquèrent « qu'ils étaient les très humbles et très
obéissants serviteurs et sujets de Sa Majesté, mais que dans une
affaire où leur conscience, leur charge et leur honneur
^ Il faut lire rexposition de cette doctrine extraordinaire dans le
livre du prieur de Troissay : Effets miraculeux de l'Eglise Romaine sur
les estranges el effroyables actions des démons, etc., par La Foucau-
dicrc (Paris, chez Morlot, IGSô, in-8").
DE L*AFFAIRE URBAIN GRANDIER 225
étaient engagés », ils regrettaient de ne pouvoir se rendre à
ses désirs. Ils ajoutèrent « que le Roi, par l'article 6 del'Édit
de Nantes, accordait la liberté de conscience et le libre
exercice de leur culte ». C'était insinuer que le témoignage
des diables ne les déciderait pas à renoncer à ce que la pa-
role du souverain leur garantissait. On dressa procès-verbal
de la conversation K Laubardemont jura qu'il aurait sa
revanche.
A sa grande joie, pourtant, un huguenot de marque promit
d'assister à la cérémonie. C'était M. Duncan, médecin et
professeur de philosophie en l'académie de Saumur. Comme
praticien et savant, il éclipsait en renommée les « pauvres
médecins de villages », selon le mot de Grandier -, qui
avaient été chargés des expertises. Les exorcistes eussent
triomphé, s'ils avaient conquis l'approbation et l'assentiment
d'un tel homme. Ils le voyaient suivre toutes leurs pratiques
avec une attention soutenue. Ils le voyaient surtout hocher
la tête et dire très poliment qu'il n'était pas convaincu. Il
n'assista pas seulement à cette fameuse sortie des diables ; il
contempla bien d'autres opérations. Et plus il résistait, plus
les prêtres tenaient à avoir raison de lui...
Ils firent bien ; car ils lui donnèrent l'occasion et les
moyens d'écrire, sur cette aventure de quelques religieuses,
le seul écrit du temps qui ne soit pas déraisonnable ^. Il est
vrai qu'ayant eu contre lui, pendant le procès, les docteurs
officiels, et, après la condamnation de Grandier, les partisans
de la vérité légale, son petit livre n'est guère connu de per-
sonne. C'est à peine si le titre en a survécu ; et, pour en
trouver à Paris un exemplaire, il faut le chercher, tout dé-
cousu et démembré, dans le fatras du recueil Thoisy à la
Bibliothèque nationale. On doit pourtant l'exhumer et
' Ce procès-verbal est dans les pièces conservées à la Bibliothèque
nationale. Fonds franc., 7.618.
^ Voir plus loin, page 259, la note.
^ Discours de la possession des religieuses ursulines de Loudun, 1634.
15
226 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
le lire ; car la discussion serrée de ce protestant est le
seul incident philosophique de l'alTaire. Il y a là, en soixante-
quatre pages, l'essentiel de ce que dira la science dans l'a-
venir.
Duncan se garde bien de prendre pour point de départ
de ses raisonnements un a priori quelconque : par exemple,
celui qui consisterait à nier d'emblée la possibilité de la
possession. Il ne se préoccupe pas de ce problème : peut-il
y avoir des démoniaques? Aussi bien n'est-ce point de cette
question générale que l'on discute à Loudun et ailleurs. Il
ne s'agit que de savoir si les Ursulines que l'on'exorcise avec
solennité sont possédées ou non. Tout le débat porte sur un
fait précis. « Comme de douter s'il y peut avoir des démo-
niaques, c'est une impiété : aussi est-ce une simplicité trop
grossière, quand il s'agit d'un particulier, de croire qu'il soit
démoniaque sans preuves certaines et manifestes. Car l'his-
toire nous enseigne que plusieurs ont contrefait les démo-
niaques, ne l'étant point; et l'humeur mélancolique produit
quelquefois des effets qui passent pour surnaturels, non seu-
lement au jugement des vulgaires, mais aussiMe quelques-
uns des doctes. »
Le médecin s'autorise ici de la prudence de l'Église, et
et il invoque cette prudence contre la crédulité précipitée de
Laubardemont et de l'évêque de Poitiers, M. de la Roche-
pozay : « Le Rituel Romain défend de croire de léger que
quelqu'un soit démoniaque. Et en obéissant à cette défense,
j'estime qu'il m'est loisible de douter si les Ursulines de
Loudun sont possédées et agitées du malin esprit ; d'autant
que les raisons qu'on allègue pour le prouver me semblent
faibles et insuffisantes. » Et très tranquillement, comme s'il
ne s'exposait à aucun accident, comme s'il ; discutait des
DE l'affaire urbain grandier 227
vertus de rémétique ou de rantimoine, Duncan entreprend
la critique de ces raisons, en les distinguant en morales et
naturelles.
Quelques-unes des raisons morales qu'on lui présente sont
fort délicates à discuter. Elles mettent en cause des person-
nages auxquels il peut être dangereux de déplaire. Duncan
les condense rapidement, sans essayer d'en diminuer la
force apparente :
« Les morales sont les jugements qu'en font Monsieur
l'évêque de Poitiers ^, prélat savant et sans reproche, et les
prêtres et les religieux par lui employés à l'exorcisme, et
M. de Laubardemont, commissaire du roi, et les médecins
par lui choisis et appelés pour juger si ce ({ui paraît d'ex-
traordinaire en ces filles procède de maladie, ou de malice,
ou d'une cause surnaturelle. Car ils croient tous en la pos-
session. De plus, quelle apparence y a-t-il que des filles,
qui de naissance sont de bonne maison, et de profession Re-
ligieuses, voulussent contrefaire les démoniaques au préju-
dice de leur propre honneur et sans en espérer aucun
avantage, et accuser de magie un prêtre innocent, contre
lequel elles n'auraient jamais eu ni procès, ni querelle, ni
aucun sujet d'inimitié ; et en outre, qu'une telle fourbe puisse
avoir été tenue secrète par tant de filles si longtemps? »
Ces considérations suffisent à bien des gens pour se refu-
ser à l'examen des faits. Duncan estime qu'elles doivent
seulement « empêcher un esprit modeste de soutenir abso-
' Cet argument est développé dans ropuscule du I^. Tranquille : Véri-
table procédure observée an fait de la possession des Ursnlines de Loudun
et au procès de Grandier par le R. P. Tr. H. ('-. (I^aris, UVArt). Ce moine
y parle ainsi de l'évêque :
« II ne faut point d'autres preuves de possession à ceux qui ont
l'honneur de le connaître, que de savoir qu'il la croit, qu'il la prêche,
qu'il la publie, et qu'il en a donné un témoignage solennel par écrit,
et n'est pas même jusques à des huguenots bien sensés quila croient,
fondés sur cette raison que M. l'évêque de Poitiers est un prélat trop
sage et trop avisé pour se laisser surprendre à des tourbes, p. 19 et 20. »
228 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
lument que ces filles ne sont pas possédées » ; elles ne l'as-
surent point de la possession.
Certes, il honore M. de Poitiers « autant que ceux qui
croient ou font semblant de croire la possession ' ». Mais les
jugements de l'évéque ne sont pas infaillibles, surtout en une
affaire de cette nature. « Car il n'est pas ici question d'un
point de théologie, mais d'un fait particulier, où le Pape
même peut errer. » Pour affirmer qu'une personne est pos-
sédée d'un démon, il faut constater au préalable « des effets
qui surpassent la puissance des causes naturelles ». Et Dun-
can avance, à ce propos, une idée fort simple, qui était sin-
gulièrement révolutionnaire : « Je pense que personne ne
doute qu'il n'appartienne plutôt aux naturalistes et aux mé-
decins qu'aux théologiens déjuger de la puissance et portée
des causes naturelles. »
L'énumération est fort intéressante des problèmes qu'il
abandonne aux théologiens : « Si un magicien peut envoyer
un démon dans le corps d'une personne qui craint Dieu et qui
n'y apporte aucun consentement exprès ni tacite ; s'il faut
ajouter foi à ce que disent les démons quand ils sont adjurés
de dire vérité ; si l'exorciste a la puissance d'augmenter ou
diminuer les peines et tourments d'un démon et est bien fondé
de lui dire : Miiltiplico tuas pœnas, Millecuplo tuas pœnas,
Augeo tuas pœnas in infmitum; s'il lui est loisible, quand le
possédé est en repos, de faire commandement au démon de
le tourmenter, ou de rentrer dans son corps après en être
sorti, ou de ramener l'Hostie sur sa langue après l'avoir
' Quelques jours après Pâques, en 1634, M. de la Rochepozay se rendit
à Loudun. Il commença par déclarer « qu'il n'était pas venu pour
chercher la vérité delà possession, mais pour la faire croire et décou-
vrir des écoles de magie d'iiommes et de femmes ». Le même homme
qui déclarait que « les diables ne peuvent résister à l'autorité de
l'Église », adjuré par Grandier de tenter une expérience décisive, ré-
pondait qu' « il ne voulait point exposer l'autorité de l'Église aux
ruses des démons qui pouvaient avoir contracté quelque pacte sur ce
sujet avec ledit Grandier ». Voir Légué, op. cit., p. 230 et 246.
DE l'affaire urbain grandier 229
avalée; ou, ne pouvant chasser le démon par prières et
exorcismes^ d'avoir recours au brùlenient de son effigie,
faite à la fantaisie du peintre, comme au dernier remède
pour le chasser; ou de proposer des questions au démon
touchant la sacrée personne du roi et celle de Monseigneur
le cardinal de Richelieu, attendu que les démons sont mé-
chants et calomniateurs des gens de bien. » Voilà des ques-
tions assurément fort graves ; mais Duncan les réserve aux
autorités compétentes pour en connaître : « Comme médecin,
je n'entreprends pas d'en dire mon avis, ne désirant passer
les bornes de ma profession . »
Il est clair que, si Duncan ne croit point devoir s'incliner
docilement devant la parole d'un évêque, il se sent encore
plus libre à l'égard des prêtres et des religieux qui font les
exorcismes. Sans doute, ces pieux personnages prêchent que
tous bons catholiques sont obligés de les croire et ils se per-
mettent d'appeler athées les récalcitrants *. Leur prétention
ne prouve rien : « Si est-ce que je connais d'autres ecclé-
siastiques doctes et consciencieux, et aussi zélés catholiques
qu'eux, qui doutent de la possession tout autant que moi. »
Il y a, pourtant, M. de Laubardemont qui pense comme
eux. Mais Duncan, qui ne recule devant aucune hardiesse,
est convaincu que ce magistrat « est trop judicieux pour vou-
loir que son opinion de la possession passe pour loi aux
autres - ». « Je m'assure, ajoute-t-il, qu'il ne demande
' Les PP. Lactance et Tranquille tonnaient en chaire contre tous
ceux qui mettaient en iloute la possession; ils les traitaient couram-
ment « d'hérétiques, de libertins et de sorbonnistes ». Et quand ils
avaient épuisé leur chapelet d'accusations, ils ajoutaient que « la
meilleure preuve de la réalité de la possession, c'est que le Roi et le
cardinal la croyaient ; que ceux qui en doutaient se rendaient crimi-
nels de lèze-majesté divine et humaine et étaient chàtiables comme
complices de la magie du curé ». Cf. Légué, op. cit., p. 226 et 227.
' C'est pour cela sans doute que Laubardemont fit coller sur les
murs des églises, lire en chaire et publier à son de trompe la procla-
mation suivante : « Il est expressément inhibé et detlandu à toutes
230 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
d'autre louange que celle de fidélité et diligence en l'exécu-
tion de Sa commission. »
"* On invoque aussi les rapports des médecins. Mais d'abord
il fâudiait, non pas les invoquer en bloc, mais avoir une
claire connaissance de ce qu'ils contiennent ; et Duncan
déclare qu'il ne l'a pas K II ajoute même qu'il ignore si les
copies qu'il en a vues sont conformes aux originaux. En
admettant, d'ailleurs, qu'ils soient favorables à la thèse offi-
cielle, on n'en aurait pas fini avec les questions inévitables :
« Il faudrait savoir s'ils (les médecins) ont été tous d'un
même avis ou si quelques-uns d'eux les ont signés seulement
en déférant à la pluralité des voix et contre leur sentiment
particulier, comme souvent il arrive en telles compagnies.
Car il est certain que plusieurs d'entre eux étaient déjà pré-
Venus et avaient fait tous leurs efforts pour persuader la
possession à tout le monde plus d'un an avant d'avoir été
appelés pour en juger : et peut-être que si M. de Laubarde-
sortes de personnes (le quelque qualité et condition qu'elles soient
de mesdire, melfaire ni autrement entreprendre contre les religieuses
et aultres personnes dudict Loudun affligéez des malings esprits, leurs
exorcistes ni ceux qui les assistent soit aux lieux où elles sont exor-
cisées ou ailleurs, en quelque manière et fasson que ce soit, à peine
de dix mil livres d'amande et autre plus grande somme et de punition
corporelle si le cas y échoit. Et atin que personne n'en prétende cause
d'ignorance sera la présente ordonnance lue et publyée aujourd'huy
au prosne des églises paroissiales de cette ville et affichée tant aux
portes d'icelles que partout ailleurs où besoin sera. — Faict à Loudun
ce dimanche second de juillet 1634. »
' Duncan avait raison. Un des meilleurs médecins de la ville, Gas-
pard Joubert, avait examiné les Ursulines ; il avait rédigé un rapport
dont il n'a été tenu aucun compte dans le procès et que le Dr Légué
a publié ])Our la première fois. Joubert déclare que ses collègues et
lui ont « très sérieusement visité » les religieuses, et il conclut :
« Elles nous ont à la vérité paru transportées èz leur sang en émo-
tion, mais estimons que ce n'est point parle travail des démons et des
esprits, ains par la force qu'elles manifestaient avoir eues par l'effica-
cité de quelques remèdes comme par l'antimoine et aultres semblables
liqueurs fomentées et est tout ce qui nous a paru en la prétendue
possession qui nous semble plus illusoire que réelle. »
DE l'affaire urbain GRANDIER 231
mont l'eût su, il en eût choisi d'autres plus indifTérents et
nullement engagés à soutenir leurs premières opinions ^
Quoi qu'il en soit, il n'est pas tant question quels ont été
leurs rapports, que sur quelles raisons ils sont fondés : car
s'ils ne sont appuyés de bonnes et solides raisons, ils ne sont
pas comme un texte d'Hippocrate pour fermer la bouche aux
autres médecins. » Or, Duncan se réserve précisément
d'examiner les raisons qu'ils donnent et qui ne le satisfont
point.
Reste enfin le témoignage des Ursulines elles-mêmes. C'est
ici que le médecin philosophe devient le plus intéressant.
II
Le professeur de Saumur connaît l'histoire; il rappelle qu'il
y a eu dans le passé des fourberies fort étranges et qu'elles
ont été parfois commises par des gens d'Eglise au grand
déshonneur de leur profession. Mais il ne veut pas en faire
état dans le cas actuel. Ce qui ne signifie point qu il juge
inadmissible la simulation. Si les Ursulines croyaient que la
• Dans une requête à Laubardemont, Grandier qualifie ainsi les
médecins chargés de soigner les possédées : « L'un est de Fonte-
vrault, qui n'a jamais eu de lettres et, à cause de ce, a été contraint
de sortir de Saumur; ceux de Tliouars de même, l'un ayant passé la
plupart de sa jeunesse à auner dans une boutique à Loudun du ruban
et de la toque, l'autre ignorant de même et convaincu d'une extrême
impéritie par M. l'archevêque de Bordeaux et encore proche parent
delà femme de Trincant (brouillé à mort avec (irandier); celui de
Chinon ignorant et tenu par ceux de la ville sans emploi, celui de
Mirebeau de même, parent de la sœur de Mignon (principal artisan
de l'affaire). Bref, tous médecins de village. » Ces respectables prati-
ciens se nommaient Brion, GroUeau, Crosnier, Duclos, Jacquet et
G. Pibon. Laubardemont, au lieu de faire droit à la requête de Gran-
dier, adjoignit à cette commission d'experts le chirurgien Monnoury,
ennemi déclaré de l'accusé, beau-frère d'une des religieuses, et l'apo-
thicaire Adam, créature de Monnoury. Tous deux travaillaient depuis
longtemps à propager la croyance à la possession.
232 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
possession fût une tache à leur honneur, il n'y aurait aucune
chance qu'elles fissent semblant d'être possédées. Mais les
choses ne se présentent pas ainsi. « Puisqu'on pose pour
fondement que, si elles sont possédées, ce n'est pas de leur
gré et consentement, ni par leur faute, mais par le maléfice
d'un abominable magicien, elles savent que tout ce qu'elles
disent et font contre la piété et les bonnes mœurs ne leur
pourra être imputé, mais aux démons qu'on présuppose par-
ler par leurs bouches et agiter leurs corps ; et que le bruit
de leur possession étant épandu au loin les tirera de l'obs-
curité dans laquelle elles vivaient auparavant pour les élever
quelque jour et toute leur compagnie à un haut degré de
gloire et excitera la charité et libéralité des bons catholiques
à leur faire du bien. » Pour peu qu'elles soient curieuses de
ce qui concerne leur ordre, elles auront lu les merveilles
qui se sont passées chez quelques Ursulines d'Aix en Pro-
vence ou chez la sœur Louise Coppeau^ « Ce ne serait donc
pas fort étrange si les Ursulines de Loudun contrefaisaient
les possédées. »
Mais Duncan élimine cette hypothèse. Il ne trouve pas
croyable que ces pieuses filles aient pu comploter pour perdre
un prêtre innocent, qui ne les aurait jamais offensées. Ce
n'est pas que des bruits fâcheux n'aient couru. D'après cer-
tains Loudunois, elles peuvent avoir été séduites et subornées
par les ennemis de l'accusé, au rang desquels on met leur
confesseur et directeur de conscience : et Urbain Grandier
n'a-t-il pas présenté requête, le 12 octobre 1632, que « dé-
fense fût faite à leur dit confesseur d'approcher d'elles et de
' Un singulier récit était alors fort populaire. C'était : UHisioire ad-
mirable de la Possession et conversion d'une pénitente, séduite par un
magicien, la faisant sorcière au pays de Provence, conduite à la sainte
Baume pour y être exorcisée, Van 1610, sous Vauthorité du P. Sébastien
Michœlis, commis aux exorcismes, et recueil des actes du R. P. François
Domptius, ensemble discours des esprits, par Sébastien Michselis (Paris,
1612). Ce petit livre avait été réimprimé à Douai en 16J3 et à Paris en
1614.
DE l'affaire urbain grandier 233
les exorciser? » Un fait de ce genre ne s'expliquerait que
trop bien. Un désir de vengeance, quelque bas calcul, une
passion charlatanesque peut pousser un homme à en perdre
un autre et à persuader aux Ursulines que de la mort d'un
misérable reviendrait un grand bien à l'Eglise en général et
à elles en particulier. Duncan sait que ces choses ne sont pas
impossible? et que le secret du crime est alors gardé soit par
crainte du danger que causerait la découverte de la fourbe-
rie, soit par suite de l'isolement. Mais il estime que ces sup-
positions ne sont pas inévitables.
On peut expliquer toute l'alfaire sans admettre ni la pos-
session ni la fourberie. Il suffit pour cela que « par folie et
erreur d'imagination elles croient être possédées, ne l'étant
point ». Or ceci, pour plusieurs raisons, n'aurait rien d'éton-
nant.
Certains esprits sont particulièrement disposés aux illu-
sions de ce genre. Il y a toutes chances qu'ils en deviennent
victimes, s'ils sont renfermés en un couvent et s'embarras-
sent en des méditations dangereuses. Ils ont coutume de se
jeter en ces pensées après des jeûnes, des veilles, des évo-
cations de peines infernales et de jugements divins. Pour
résister à l'obsession qui les guette, il faudrait précisément
qu'ils ne s'adonnassent point à la vie solitaire : « car la fré-
quentation ordinaire des hommes leur pourrait servir de pré-
servatif contre de tels maux. »
La parole du confesseur peut ensuite tout précipiter. S'il
leur dit que « tels ou tels mauvais désirs, comme de quitter
leur couvent et de se marier, qu'elles auraient eus et dont
elles se seraient confessées, viennent de la tentation et sug-
gestion du diable », les voilà dans un grand danger. Sentant
ces désirs souvent renaître dans leur cœur, on comprend
qu' « elles pourraient entrer en l'opinion d'être possédées,
et la fraj-^eur qu'elles auraient des enfers leur ferait imaginer
avoir toujours un diable à la queue ».
Le confesseur peut encore intervenir d'une autre façon.
234 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
Voyant des filles dire et faire des choses étranges, il suppose
aisément, s'il est ignorant et simple, qu'elles sont ensorce-
lées ; et il le leur répète jusqu'à ce qu'elles le croient. A de
certains indices, il est permis de se demander s'il n'y a pas
eu quelque chose de semblable à l'origine de l'affaire de Lou-
dun^ « De fait la sœur Agnès a souvent dit, quand on l'exor-
cisait, quelle n'était pas possédée, mais qiioii la contraignait
de se laisser exorciser. Et le vingt-sixième jour dç juin der-
nier, l'exorciste ayant par mégarde laissé tomber du soufre
brûlant sur la lèvre de la sœur Claire, elle se mit à pleurer
amèrement en disant que puisqnon disent quelle était possé-
dée, elle en voulait bien croire quelque chose, mais que pour
cela elle ne méritait pas d'être ainsi trcdtée. »
Une fois l'idée de la possession entrée dans l'esprit de deux
ou trois sœurs, la contagion fait le reste, a Les pauvres filles
ajoutent beaucoup de foi à ce que disent leurs compagnes
et n'osent révoquer en doute ce que leur dit leur Mère Supé-
rieure, ensuite s'effraient et, à force d'y penser jour et nuit,
elles rapportent leurs songes pour visions et leurs appréhen-
sions pour vérités ; et si elles entendent le bruit d'une souris
dans les ténèbres, elles croient que c'est un démon ; ou si
un chat monte sur leur lit, elles croient que c'est un magi-
cien qui serait entré par la cheminée ou par un losange
rompu de la fenêtre pour attenter à leur pudicité. « Juste-
1 II est précisément établi qu'un confesseur est intervenu de la pire
façon. Le chanoine Mignon, directeur des Ursulines, loin de chercher
à calmer Mme de Belciel, qui se croyait poursuivie [)ar des sortes de
fantômes, ne fit que Tentretenir dans cette pensée qu'elle était la proie
de Satan ; grâce i\ ses insinuations, la crainte des esprits fut bientôt
remplacée par celle des démons. Plus tard, Cerisay, bailli de Loudun,
ayant interdit à l'exorciste Barré de continuer ses exercices, le calme
se rétablit au couvent et l'on put croire que les phénomènes de pos-
session avaient cessé. « Mais, dit le docteur Légué, les visites chaque
jour plus prolongées et plus fréquentes de Mignon, sa persistance à
vouloir persuader aux religieuses qu'elles étaient vraiment en proiç
aux obsessions de Satan, eurent bientôt fait de ranimer des disposi-
tions maladives seulement assoupies. » Op. cit., p. 119.
DE l'affaire urbain grandier 235
ment, Diincau se souvient d'un incident qui s'est produit le
12 octobre 1632. Comme on exorcisait la Mère Supérieure
en sa chambre, en la présence du bailli et du lieutenant civil
de Loudun et de beaucoup d'autres personnes, quelques-
uns de la compagnie aperçurent soudain un chat et affirmè-
rent l'avoir vu entrer par la cheminée. Le chat fut donc
poursuivi, pris et mis sur le lit de la Supérieure, où l'exor-
ciste lui fit quelques signes de croix et adjurations. Puis, on
reconnut que c'était un chat du couvent. Procès-verbal fut
dressé de cet événement'.
L'hypothèse d'une illusion — nous dirions aujourd'hui
d'une auto-suggestion — est donc, pour Duncan, très vrai-
semblable. Avant de l'accepter comme vraie, il veut exa-
miner si les raisons naturelles, invoquées en faveur de la
possession, ne sont pas convaincantes. « Voyons, dit-il, si
en ces filles il paraît quelque chose qui surpasse la puissance
des causes naturelles qui sont en l'homme, en santé ou
maladie. Car ce serait une trop grande témérité d'attribuer
aux démons ce qui pourrait être attribué avec probabilité à
quelques causes naturelles. »
III
On fait d'abord remarquer que les Ursulines, dont la pos-
session est discutée, entendent la langue latine sans l'avoir
apprise. Au mois d'octobre 1632, quand l'affaire commença,
la Mère Supérieure se mil à répondre en latin aux questions
que l'exorciste lui posait également en latin. Depuis lors,
les Ursulines ne répondent plus qu'en français ; mais quel-
ques-unes le font de façon si pertinente qu'on ne peut
douter qu'elles n'entendent les questions posées dans la
langue de l'Eglise.
' Ce procès-verbal, signé Cerisay, L. Chauvet, Irénée de Sainte-
Marthe et Thibault, commis-greffier, est dans le dossier, déjà indiqué,
de la Bibliothèque nationale.
236 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
Duncan estime qu'on est trop prompt à l'admiration. « Il
est bien vrai, dit-il, que la Mère Supérieure au commence-
ment se mêlait de répondre en latin ; mais qu'il lui réussis-
sait si mal, que ceux qui entendaient le latin s'en moquaient,
et depuis ne l'a plus voulu entreprendre, qui est une forte
présomption qu'elle s'en est départie de peur de découvrir
davantage son ignorance' ». Pourquoi ne l'a-t-on pas forcée
de continuer? Si l'exorcisme peut forcer les démons à accom-
plir des actes étranges, même à quitter les corps qu'ils pos-
sèdent, d'où vient qu'on ne saurait plus les faire parler
latin? Le rituel romain met parmi les marques de la pos-
session : ignota lingiia loqiii pliiribiis verbis. Cela ne se doit
pas entendre de deux ou trois mots seulement, mais d'une
suite de mots et d'un discours continu. Et cela ne doit pas
se produire une fois, mais aussi souvent que besoin en est.
On dit que les religieuses répondent en français aux ques-
tions latines qui leur sont posées. Mais ce fait est peut-être
plus simple qu'on ne pense. Outre que beaucoup de mots latins
ne sont guère différents des mots français- de même signifi-
cation, il s'agit ici de filles de bon esprit. Ya-t-il quelque ap-
parence qu'elles « n'a3'ent jamais eu la curiosité d'entendre
* Le bailli, qui, avec le lieutenant civil, assistait aux exorcismes,
n'avait point admiré le latin de la religieuse. « Quem adoras? deman-
dait Barré à la Supérieure. — Jesus-Christe, avait répondu la possédée.
— Voilà, dit aussitôt le bailli,* un diable qui ne sait pas le latin. Il
devait dire ; Christiis. » Et Barré de reprendre : « C'est le vocatif : je
t'adore, ô Jésus-Christ. » Mais le bailli d'insister : si l'on se trouve
vraiment en présence du premier signe de la possession, les langues
étrangères, il faut que le diable réponde en écossais, en grec même.
— « Non, certes, riposta le malin esprit. Le pacte que Grandier a fait
avec moi, me défend précisément d'employer cette langue. Et d'ail-
leurs, Di'us non volo. — Allons, dit le bailli, nous avons à faire à un
diable qui n'a pas fait sa quatrième. » Il s'était retiré sur ces mots, et
la leçon avait servi à la Supérieure.
* Claude Quillet, un médecin catholique, qui a eu les mêmes con-
victions que Duncan, dit : « Je remarquai qu'elles ne répondaient au
latin qu'on leur demandait que par l'intelligence qu'elles avaient de
quelques mots qui approchaient de notre langage ; aux termes et
DE l'affaire urbain graxdier 237
leurs heures et les prières qu'elles font en latin tous les jours
depuis qu'elles sont en religion » ? La question serait tout
autre, si elles entendaient « une oraison de Cicéron ou une
ode d'Horace » ; et « c'est ce que je soutiens, dit Duncan,
ne pouvoir être inféré des réponses qu'elles font ». Aussi
bien l'exorciste ne leur parle-t-il jamais en public sans les
avoir auparavant entretenues en particulier. « Il n'y a rien,
que la bonne opinion qu'on a de sa prudhommie et sincé-
rité, qui empêche de croire que les demandes et réponses
qui se font en public soient des pièces concertées entre eux
et étudiées, » Une méthode un peu prudente exigerait qu' c il
ne les vît jamais qu'en public et que les demandes qu'il leur
doit faire ne fussent jamais de son choix ».
phrases choisis ou éloignés des terminaisons des nôtres, elles demeu-
raient muettes. » (Cité par Légué, op. cit., p. 339).
Les évéques de Nîmes et de Chartres, dans une relation manuscrite
du voyage qu'ils firent à Loudun (Ms. de la Bibl. Nat. Fonds franc.,
24.163), affirment catégoriquement n'avoir jamais obtenu de réponse
toutes les fois qu'ils ont questionné les Ursulines en un latin élégant
et choisi. Ce témoignage est formel et au-dessus de tout soupçon. Un
inconnu, partisan fanatique de la possession, qui a écrit une Lettre à
ses amis sur ce qui s'est passé à Loudun, y raconte pourtant le con-
traire : « Cependant on leur a fait des demandes si éloignées de notre
vulgaire qu'à moins d'avoir étudié longtemps on ne les entendrait pas
facilement. » Il est vrai que la valeur de son assertion est établie par
ce qui suit : « Outre cela, l'on assure qu'elles ont répondu à des pa-
roles grecques, voire à quelqu'un qui parlait turc. Et M. du Launay-
Razilly m'a protesté qu'ayant abordé l'une d'elles en langage de Topi-
namboux,elle ne fentendit pas seulement, mais que lui ayant demandé
en cette même langue combien il y avait eu d'hommes tués en un
certain combat naval, elle répondit plus de cent, et qu'il est véritable
que cent dix Portugais y demeurèrent. » (Lettre de N., etc., p. 7 et 8,
Bibl. Nat. Lb^^ 3023). On est en droit de se demander si N. ment sciem-
ment pour le bon motif ou s'il est un imbécile qui s'est laissé faire des
contes à dormir debout. Le P. Tranquille, qui sait à quoi s'en tenir,
a le front d'écrire, op. cit., p. 21 :
« Elles répondent au latin le plus difficile qui s'apprenne dans les
écoles, elles ont répondu diverses fois aux interrogations faites en
grec, en espagnol, italien, turc et topinamboult, et de ces signes, il y a
des attestations. »
238 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
Mais, ce détail mis de côté, Duncan estime qu'il n'y a point
lieu de s'extasier comme on le fait devant les réponses des
Ursulines à l'exorciste ; et son raisonnement est si serré
qu'on ne peut en supprimer un seul mot : « Les demandes
qu'il leur fait sont pour la plupart extrêmement faciles à
entendre à celles qui entendent les heures et prières ordi-
naires. Quand elles n'en entendent pas tous les mots, est-ce
que l'intelligence d'une partie ne leur fait aisément deviner
le reste? Les demandes qu'on leur fait maintenant sont, pour
la plupart, les mêmes qu'on leur a faites dès le commence-
ment, ou au moins semblables et de même nature, et elles
seraient fort lourdes et grossières si depuis vingt-deux mois
elles n'avaient rien appris. Quand elles n'entendent une
demande, on en varie les termes, pour en rendre l'intelli-
gence plus facile. Les choses qu'on leur présente parlent
quelquefois d'elles-mêmes : comme quand on leur présente
un chapelet et leur commande de le baiser, elles savent
assez qu'elles ne sauraient faillir en le baisant, quand même
le commandement qu'on leur fait en latin aurait un autre
sens. Bien souvent, elles ne répondent rien à ce qu'on leur
demande, et alors elles disentqu'il y a pacte de silence entre
les démons et le magicien, et par ce moyen il leur est fort
aisé de couvrir leur ignorance. Elles répondent quelquefois
assez mal à propos, ou détournent subitement la question en
mettant en avant un autre propos. »
Et Duncan, après toutes ces constatations, n'en a pas fini
avec les scrupules. Si elles entendent vraiment et très bien
la langue latine, qui l'assure qu'elles ne l'ont pas étudiée de
longue main ? Pourquoi n'enlendent-elles pas les autres
langues, et notamment la langue grecque et l'hébraïque ?
« Pour éluder cet argument, quelques-uns disent que tous
les démons n'entendent pas toutes sortes de langues, mais
les apprennent en conversant parmi les hommes. » Cela ne
satisfait pas notre médecin. « Est-il possible, demande-t-il
sans sourciller, que les diables de Loudun aient si peu
DE l'affaire urbain (IRANDIER 239
voyagé qu'ils n'aient jamais été à Metz, ni en Avignon, pour
entendre parler les juifs? Au moins s'ils ne voulaient aller
si loin, ils pouvaient apprendre la langue hébraïque en plu-
sieurs écoles plus proches où elle est enseignée. Et qui
croira que les démons d'aujourd'hui n'entendaient pas la
langue de nos premiers pères? Ou s'ils Tout autrefois en-
tendue, qu'ils l'aient oubliée depuis? Quant à la langue
grecque, il n'y a si petit collège en France où elle ne s'en-
seigne maintenant; et sans sortir de Loudun, ils y pouvaient
en avoir autant appris qu'ils semblent savoir de latin. »
Pour se tirer d'alTaire, on invente un pacte en vertu
duquel les démons ne veulent répondre qu'à des questions
françaises ou latines. Duncan refuse de voir là autre chose
qu'un échappatoire. Puisque les exorcistes rompent tous les
jours, par leurs puissantes paroles, tous les pactes du Malin,
pourquoi ne rompent-ils celui-ci? Le philosophe présume
qu'il y a bien des raisons pour cela.
IV
Il est vrai que les partisans de la possession triomphent
avec les révélations de choses secrètes que les Ursulines
accomplissent au grand étonnement de l'assistance. Mais ils
ne prennent pas garde c[u'ils risquent de s'embarrasser ici
dans une autre de leurs croyances. Ils pensent que ces révé-
lations peuvent être le résultat de pratiques magiques. Or
magie et possession sont deux choses. Il serait aussi loisible
de supposer la première que la seconde.
Duncan trouve inutile de décider si les Ursulines sont
magiciennes. Ce qui le frappe le plus, c'est le peu d'intérêt
des prétendues révélations dont on fait tant de bruit. Aucune
de ces filles n'a jamais rien révélé « qu'elles n'eussent pu
savoir humainement et par moyens ordinaires ». Il leur est
même arrivé de se méprendre, et cela suggère une conclu-
sion fâcheuse : « Partant j'ai sujet de croire que, si elles ont
240 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
quelquefois bien rencontré, ce n'a été que comme les diseurs
de bonne aventure se mettant en réputation pour avoir
entre cinq cents mensonges rencontré une seule vérité. » La
première fois que Duncan fut présent aux exorcismes, M. de
Poitiers et l'exorciste adjurèrent le diable Grésil, qui était
dans le corps de la Mère Supérieure, de nommer ce médecin
de Saumur qu'il fallait convaincre. Grésil se trompa deux
fois, l'appelant d'abord Benoît et, une demi-heure après,
Texier. C'étaient les noms de deux autres médecins de
Saumur, dont la Mère Supérieure avait pu ouïr parler, mais
qu'elle ne connaissait pas de visage. Convaincu de men-
songe, le diable ne voulut point hasarder un troisième nom.
Il avait probablement quelques motifs de se taire.
Les partisans de la possession ne sont pas au bout de
leurs arguments. Ils déclarent impossible de méconnaître
un caractère surnaturel dans les mouvements qu'exécutent
les Ursulines. « Ils disent qu'elles se mettent tantôt en
peloton, et se roulent par terre, en se traînant en serpent ;
tantôt étant debout elles s'allongent un pied plus haut que
leur stature naturelle, tantôt elles souffrent des frissons et
tremblements, tantôt des convulsions horribles et contor-
sions prodigieuses de leurs bras et jambes, se renversant en
arrière et touchant du front à terre, et se mettant en autres
postures étranges, tantôt elles tombent en assoupissement,
de sorte qu'on les peut pincer et piquer sans qu'elles le sen-
tent et qu'en tous ces mouvements elles montrent avoir une
force merveilleuse, et au mouvement convulsif des yeux
une étrange vitesse. En outre que le visage et le col leur
enflent, et changent de couleur en un instant, et que, le
mouvement étant fini, incontinent, elles se trouvent en leur
premier état, sans qu'il paraisse en elles aucun changement
de pouls, ni qu'il leur reste aucune marque de leurs travaux
DE l'aifaihk urbain grandier 241
passés. Et (qui est encore plus merveilleux) tous ces mou-
vements dépendent tellement de la parole de l'exorciste
qu'il les fait continuer, cesser ou commencer quand il lui
plaît. »
Duncan énumère avec complaisance tous ces faits qu'on
lui oppose, et c'est pour demander : qu'y a-t-il de surnaturel
en tout ceci? Saint Augustin rapporte en sa Cité de Dieu
(livre XIV, chap. 24) des phénomènes qui ne sont pas moins
surprenants. Les exorcistes devraient remarquer que ce
savant docteur les attribue à la puissance de la nature et
qu'il distingue soigneusement entre ce qui sort du pouvoir
de celle-ci ou tout simplement de son usage ordinaire. C'est
ainsi que les monstres, comme le dit Aristote, « s'engen-
drent outre ou contre le cours ordinaire de la nature, et
néanmoins sont effets de la nature visant à son but ordi-
naire ». Il est donc dangereux de dénommer surnaturel ce
qui nous étonne : « Ce pas-ci, dit Duncan, est fort glissant,
et les plus savants craignent le plus d'y tomber, au contraire
l'ignorance est accompagnée de témérité. »
Duncan refuse de faire ce pas; car les actes dont il s'agit
ici ne sont étranges que parce qu'ils sont accomplis par des
religieuses. « S'ils se faisaient par des bateleurs sur un
théâtre, personne ne les admirerait. » Et même cette pensée
que les religieuses n'ont pas été dressées à ces actes, n'est
plus de saison. Duncan remarque qu'il y a plus de deux ans
qu'on exorcise ces filles, et l'on peut dire sans exagération
que, depuis lors, elles ne cessent de s'exercer à ces mouve-
ments. Faut-il ajouter que le médecin est parvenu à faire faire
la plupart de ces mouvements à un enfant de dix ans, qui ne
les avait jamais essayés auparavant?
VI
La discussion est encore trop générale, au gré du critique.
Il importe d'examiner ce qu'il faudrait à ces mouvements
pour qu'il les put vraiment croire surnaturels.
m
242 TN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
D'abord, il faudrait que tous pussent être accomplis par
toutes ces religieuses sans égard à la disposition particulière
de chacune. Or, ils « ne sont pas communs à toutes ces
filles, mais chacune d'elles en fait seulement quelques-uns,
auxquels elle se trouve plus propre, soit par la conformité
et disposition naturelle de son corps, soit par accoutumance ».
Et c'est dommage. Pour montrer que ces filles sont possé-
dées, « l'exorciste devrait commander à la Mère Supérieure
de faire tous les mouvements que fait Elizabeth Blanchard
(pour exemple) et à la sœur Agnès de faire ceux que toutes
les deux font ».
Ensuite, il faudrait bien déterminer ce qu'il convient
d'appeler extraordinaire. L'homme peut s'élever d'un bond
à la hauteur de trois ou quatre pieds, et même de six ou
sept, s'il est léger et dispos. Le merveilleux apparaîtrait si,
parvenu à cette hauteur, il pouvait, sans retomber ni j)rendre
pied, s'élancer plus haut et « se donner un nouveau branle ».
« Si donc, poursuit Duncan, une de ces filles se guindait en
l'air à la hauteur de deux ou trois piques, ou si elle y
demeurait suspendue quelque temps notable, ou si elle y
voltigeait et volait, ou si elle montait au haut d'une mu-
raille droite sans échelle, ou autre aide semblable, il fau-
drait confesser qu'elle aurait été portée et souleniie par
quelque puissance surnaturellement. Mais rien de tout cela
n'est arrivé. » Le professeur de Saumur trouve qu'il faut
avoir l'esprit bien « préoccupé » pour que se rouler, vau-
trer ou traîner semble quelque chose de surnaturel.
Qu'invoque-t-on à l'appui de cette croyance précipitée?
Les espèces de ces mouvements? Mais il n'en est pas un,
frisson, tremblement, convulsion, raidissement, fléchisse-
ment, qui ne se fasse par des ressorts naturels : « Jamais
aucune de ces filles n'a fermé la main en dehors comme
au dedans ni plié la cuisse en derrière, de sorte que les jarrets
touchassent aux épaules. »
Parlera-t-on de l'extension et de la grandeur de ces mou-
DE l'affaire urbain grandier 243
vements ? Elles n'ont rien d'extraordinaire. Par exemple,
dit on, le dos se peut plier en arrière mais non pas « jusque-là
que le front puisse toucher aux talons. Pourtant on devrait
considérer que bien des jeunes garçons, sans avoir été dressés
par des bateleurs, font de ces tours pour montrer la souplesse
et agilité de leur corps. »
On s'exclame devant la « vitesse du mouvement de leurs
yeux ». Mais comment peut-on faire de cette mobilité un
signe de possession, quand les yeux possèdent plus de
muscles qu' « aucune partie du corps de môme grandeur »?
« Les excellents joueurs de luth, dit encore Duncan,
remuent les doigts d'une merveilleuse vitesse, et quelques-
uns vont si vite de la langue, que les esprits de leurs audi-
teurs travaillent à les suivre ; toutefois, personne ne les
estime ni magiciens ni possédés. »
On fait, en outre, beaucoup de bruit de la force qui se
déploie en ces religieuses. On a raconté que « cinq ou six
hommes n'étaient pas capables d'empêcher aucun de leurs
mouvements. » Et Duncan, avant d'aller à Loudun, trouvait
cela fort extraordinaire. Mais, y étant allé, il a changé de
sentiment. Il faut lire ce récit :
« Le 21 de mai dernier, commandement ayant été fait
par l'exorciste aux démons qu'on disait être tlans la Mère
Supérieure de faire les contorsions accoutumées de ses bras
et jambes, le sieur Duncan se saisit de sa main droite avec
une seule des siennes, et elle, après s'être efforcée en vain
de la lui arracher, fit les contorsions de ses jambes et de
son bras gauche qu'elle avait libres, et étant adjurée sou-
vent par l'exorciste de le faire pareillement de son bras
droit, elle dit enfin je ne le pais, car il me lient. Lors l'exor-
ciste dit audit sieur : laissez-lui le bras; car comment se
feront les contorsions si vous le tenez ? — A quoi ledit sieur
répondit à haute voix : Si c'est un démon qui les fait, il doit
être plus fort que moi. Mais l'exorciste lui répliqua en cour-
roux : Quelque bon philosophe que vous soyez, c est mal argu-
244 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
menter. Car un démon hors du corps est plus fort que vous;
mais étant en un corps faible tel quest cettuy-ci, il nest pas
nécessaire quil soit si fort que vous ; car les actions sont pro-
portionnées aux forces naturelles du corps quil possède. Mais
le bon père ne se souvenait pas d'avoir lu en l'Evangile que
les démoniaques rompaient les ceps et chaînes dont ils
étaient liés, ni que le Rituel met entre les marques de la
possession : Vires supra setatis et conditionis naturam osten-
dere. Le lendemain le dit sieur Duncan en fit autant à la
sœur Agnès, et on le pria de ne lui serrer pas trop la main,
d'autant que la. Mère Supérieure s'était plainte qu'en la
tenant trop fort il l'avait blessée ; et néanmoins est à remar-
quer que les forces dudit sieur Duncan sont médiocres et
qu'il ne se servit que d'une seule main. Tout ceci se passa en
la présence de M. le commandeur de la Porte, de M. de
Poitiers et de M. de Laubardemont, et d'un grand nombre
de personnes de condition. »
Lés partisans de la possession insistent sur l'état des
religieuses avant et pendant ces mouvements. On voit
leur gorge s'enfler, leur visage changer de couleur. Mais
cela n'a rien d'étonnant chez des personnes qui retiennent
leur haleine et compriment leur poitrine: ce serait une
grande merveille si cela n'arrivait pas... On les voit tomber
dans un assoupissement au cours duquel elles ne sentent
plus les piqûres. Mais, outre que des personnes saines le
peuvent simuler, cet assoupissement, accompagné d'un
« sentiment stupide et étourdi », peut venir de maladie.... On
les voit ensuite retourner incontinent à leur premier état
sans qu'il paraisse en elles aucun changement de pouls ni
lassitude. Mais c'est ce que les bateleurs arrivent à exécuter,
et c'est, en tout cas, ce qui se produit chez les mélancoUques
et maniaques... On les voit enfin obéir avec docilité au com-
mandement de l'exorciste. Franchement, cela n'aurait rien
d'extraordinaire dans l'hypothèse de la simulation, et rien
n'est plus explicable dans celle de la maladie. « Celui qui
DE l'affaire urbain grandier 245
croyait être cruche semblait être dans son bon sens, sinon
quand on s'approchait de hii, d'autant phis qu'il craignait de
se rompre étant heurté ; et celui qui croit être roi ou empe-
reur demande qu'on lui fasse les honneurs dus à un roi ou
à un empereur, bien qu'en tout autre action il paraisse
sage. » De même, « si ces fdlcs croient être possédées et si elles
savent que les démons doivent obéir aux exorcistes, elles
tâcheront de faire tout ce que ceux-ci leur commanderont. »
Les moines et leurs amis ont pourtant en réserve un ar-
gument contre le caractère volontaire de ces actes. C'est qu'il
arrive à ces filles de mouvoir leurs deux yeux dans des sens
différents ; or, ceci ne peut être feint, car ce n'est pas au pou-
voir de la volonté. « Puisque les deux nerfs moteurs, disent
les physiologistes, sont unis en leur origine, l'homme ne
peut donner aucun mouvement à l'un de ses yeux sans que
l'autre s'ensuive. » On ajoute que cela ne saurait procéder
d'aucune maladie naturelle, « car les causes ordinaires des
maladies ne se peuvent changer par des paroles, et ces mou-
vements cessent au commandement des exorcistes ». On
affecte d'admirer cet argument comme irrésistible. Duncan
le déclare « faible dans toutes ses parties». On a beau répé-
ter que les mouvements des deux yeux sont liés, on connaît
pourtant des gens qui ont la vue droite et qui cependant
peuvent loucher à volonté. Puis, ce qu'on dit de l'union des
nerfs moteurs pourrait conduire ailleurs qu'on ne pense; les
muscles auxquels aboutissent les filets de ce nerf unique
sont disposés en sens inverse l'un de l'autre ; par suite, nous
ne saurions tourner un œil à droite sans tourner l'autre à
gauche en même temps. Ensuite, ce qui est involontaire,
n'est pas forcément surnaturel ; des maladies peuvent très
bien causer ce que la volonté ne saurait produire. Enfin il
n'est pas vrai que la parole soit sans effet sur les maladies;
elle est très efficace sur « celles qui dépendent de la mélan-
colie et imagination blessée », et l'on exagère la puissance
des commandements auxquels l'exorciste a recours.
246 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
Et Duncan en revient toujours à la même conclusion : la
possession ne lui est pas prouvée.
VII
Nous arrivons à une histoire assez piquante. Les exorcistes
parlent beaucoup des plaies que le démon Asmodée et deux
de ses compagnons ont faites au côté gauche de la Mère Su-
périeure en sortant de son corps. Il fallait bien qu'ils y fus-
sent enfermés puisqu'ils ont laissé trace visible de leur éva-
sion. Le plus remarquable est qu ils s'étaient engagés à faire
ces miracles ; comment des êtres absents pourraient-ils con-
clure un contrat et l'observer?
Ces diables avaient donc promis ceci : « Premièrement,
que trois d'entr'eux, en sortant de la Mère Supérieure, fe-
raient trois plaies en son côté gauche, et autant de trous en
sa chemise, en son corps de cotte et en sa robe ; desquelles
plaies la plus grande serait de la longueur d'une épingle,
qu'elle nous montra, et ensuite elle nous désigna l'endroit
où lesdites plaies se devaient faire ; — en après que trois au-
tres, en sortant de la sœur Agnès, laisseraient quelques
marques sanguinolentes sur son front ; — troisièmement,
que la calotte de M. de Laubardemont serait enlevée en l'air
à la hauteur de deux piques, et y demeurerait suspendue
pendant qu'on chanterait un Te Deiim; finalement, qu'une
d'icelles serait enlevée en l'air et y demeurerait suspendue
l'espace d'un Miserere. Au reste, pour ôter tout soupçon de
fraude et dol, on promit à M. le Commandeur de la Porte
que la Mère Supérieure aurait les mains liées, quand lesdites
plaies se feraient en son côté'. »
' Il faut voir, dans le dossier de la Bibliothèque nationale, les enga-
gements écrits de Bihérit et d'Asmodée, tant en leur nom personnel
qu'en celui de leurs confrères. J'ai cité cet inconnu fanatique qui attri-
bue aux Ursulines des réponses à des questions formulées en turc et
même en topinamboux. Il concède que, d'après le Rituel Romain,
DE l'affaire urbain grandier 247
Le programme de la représentation était alléchant. Les
diables s'en tinrent au premier numéro. Encore tout le public
ne fut-il pas très satisfait de ce qu'on lui donna. Procès-
verbal fut pourtant dressé des exercices auxquels le Malin
avait consenti. Duncan le signa avec ses collègues, et il le
reproduit fort loyalement dans son livre. Voici ce docu-
ment :
Nos Doctores Medicî, ex mandato Domini de Laiiharde-
mont in sacra Régis Consistorio Consiliarii, testamiir nos lio-
ns ponwridicinis dici '20 Midi anni currentis, accurate inspe-
xisse, et nianibas contrectnsse Johannœ de Cause parles tho-
racis anteriores, et prœcipue a manima sinistra ad notas
costas cartilaginemqae ensiformem protensas ; quod ipsa lo~
cum futuroriim vidnerum in prima notariim costaram ejus-
dem laleris designasset : qnasomnes partes illœsas, et sine alla
continni solutione aiit cicatrice reperinms. Nos etiam diligen-
ter observasse vestimenta thoracicas partes involventia : quœ
vidimiis intégra, illacera, absqae ullo ferreo instriimento in
ipsis recondito. Post quas onines salis perspicaces obserualio-
nes, predicla Johanna cani lieverendo Pâtre exorcisla multis
inlerrogalionibas et responsionibus per integram circiler Iio-
ram, gallico niaxima ex parle sernwne, ullro citroque habi-
tis, jnbente eodem exorcista corporis contorsioneni passa est,
qua manibiis pedibusque in posteriora retractis, volisque illa-
« pour assurer que les démons possèdent quelqu'un, il faut... qu'on
ait vu son corps s'élever de terre, et se tenir de soi-même en l'air ».
II ne peut être suspect quand il ajoute : « J'avance ingénuement que je
n'ai point vu ces signes-là. » (Leltre de X... à ses amis, p. 6). Or les
partisans de la possession, ayant demandé l'avis des docteurs de
Sorbonne, n'ont pas craint de leur affirmer des faits complètement
faux ; car la réponse des docteurs s'appuie notamment sur cet attendu :
« Que les religieuses avaient été enlevées de terre à la hauteur de deux
pieds, et qu'étant couchées tout de leur long, sans aide de pies ni de
mains et sans plyer le corps, elles avaient été relevées. » (Reproduit
par Légué, op. cit., p. 2G3 .
248 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
riim, et hoiiim plantis exacte aliquandiii jiinctis, tandem par-
tibus illis pristino staiiii redditis surrexit. Etbrevi post, mem-
bra deimo conterqiiere jiisstty in faciem prociibuit ; retractoqiie
in posteriora crure dextro, et in brachium latiisqiie sinistrum
inclinata tantisper iacuit : inde mox cum quodam gemitn
manum dextram snmmis digitis sanguinoleniam e gremio
eduxit. Ad cujns gemitus causam inquirendam thoracicas to-
gœ, tunicse et subuculœ partes oculatis manibus subduximus.
Et primo togam duobus in locis, timicam vero et sabuculam
in tribus transversi digiti longitiidine scissas dcprehendimiis :
deinde cutem, sub lœva mamilla, dnobus transuersis digitis su-
pra costam nobis ante designaiam, tribus imlmisculis, ultra
ipsam vixpenetrantibus,divisam : quorumvulnusculorum quod
médium erat, hordei granum longitudinefere adœquabat ; reli-
qua vero duo paulo breviora et minus profunda erant. Ex
quibus tamen sanguis efjusus subuculam et tunicam linxerat.
In cujus rei fidem testimonium e chirographis nostris fuma-
vimus. Julioduni die "22 Maii anno 163^ .
Signé : Pidoux, Duncan, Texier, Fuan, Umeau,
Favier, Quillet.
Cette fois, les partisans de la possession exultent. N'est-
elle point prouvée par des constatations officielles des mé-
decins et en particulier par ce mécréant de Duncan?
Prouvée? L'on va vite en besogne. Ce rapport, remarque
Duncan, ne dit rien ni de la cause efficiente desdites plaies
ni de l'instrument dont elles semblent avoir été faites. Or ce
silence a été imposé aux médecins par M. de Laubardemont
lui-même, « Pour des raisons qu'il a par devers lui, et dont
ils ne voulurent pas s'enquérir, il leur fit entendre qu'il ne
désirait pas savoir leurs sentiments de l'affaire au fond, mais
seulement requérait d'eux une relation de ce qui s'était
passé. »
Duncan commente cette relation. De tous les signes que
les diables avaient promis de faire, ils s'en tinrent au plus
DE l'aFFAIRK urbain GRANDIEll 249
facile ^ Les médecins qui croyaient que les mains de la Mère
Supérieure seraient liées ne visitèrent pas ses vêtements.
Mais jses mains furent libres. Bien plus, elles furent cachées
de la vue du public et des experts, quand les plaies se firent.
Les assistants s'en plaignirent, du moins la plupart d'entre
eux. « Interrogé par l'exorciste, pourquoi ses compagnons
avaient profité, pour sortir, du moment où la Mère Supé-
rieure avait les mains cachées », Asmodée répondit qu'ils
l'avaient fait pour entretenir d'aucuns en leur incrédulité.
Ce n'est pas tout. Les plaies ne se produisirent pas au lieu
qui avait été désigné. Elles n'étaient pas de la grandeur pro-
mise. Elles avaient tout à fait l'air d'être dues à une piqûre
de canif ou de lancette. Les incisions étaient plus grandes
aux habits qu'à la peau, « ce qui semble démontrer qu'elles
ont été faites de dehors en dedans et non de dedans en
dehors ». Les habits de la religieuse ne furent pas visités
parce qu'il aurait fallu la déshabiller, ce que la bienséance
ne permettait pas. Le canif ou la lancette, qui aurait servi à
' Légué résume ainsi la scène d'après les procès-verbaux et les récits
des témoins oculaires : « La première convulsion terminée, elle re-
tomba bientôt dans une autre, pendant la(|uclle elle se coucha la face
contre terre, la cuisse droite paraissant retirée en dehors ; « puis
« s'étant baissée sur le bras et sur le côté gauche, elle demeura dans
« cet état quelque temps, et enfin, on l'entendit gémir. » Quand elle
retira sa main droite de son sein, on s'aperçut que les extrémités des
doigts étaient teintes de sang. Du coup, trois démons venaient d'opé-
rer leur sortie ; c'était Asmodée, Grésil, de Tordre des trônes, et Aman,
de l'ordre des puissances. On constata la présence des trois plaies
annoncées, avec autant de trous à la chemise, au corps de jupe et à la
robe. Par malheur, il se trouva dans l'assistance « un gentilhomme
« assez hardi de dire ({u'il voudrait n'avoir point été là et n'avoir point
« eu d'j'eux pour ne point voir ce qu'il avait vu, disant tout haut qu'il
« avait vu l'instrument de fer dont elle s'était blessée ». Un grand
tumulte s'ensuivit et de violents murmures éclatèrent dans l'assem-
blée. Le commandeur de la Porte ne i)ut se défendre de témoigner à
Laubardemont son mécontentement d'avoir assisté à une pareille
comédie. Le commissaire lui répondit, qu'en effet, « cela clochait ».
Op. cit., p. 236, 237.
250 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
cette opération, aurait pu êtrejetéà terre sans chance d'être
retrouvé à cause de la foule qui se pressait. Enfin, rien de
tout cela ne s'est fait sur l'ordre de l'exorciste. « Je laisse
maintenant à juger, dit tranquillement Duncan, si ces plaies
prouvent suffisamment la possession. »
VIII
Il ne reste plus qu'un signe de la possession. Comme tous
les précédents, il est décisif pour qui est convaincu d'avance.
Il l'est moins pour ce philosophe à l'esprit pointilleux. Le
voici : « Ces filles, ayant pris et avalé l'hostie, en ramènent
les espèces entières sur le l)out de la langue fort longtemps
après : ce qui ne se peut faire que par quelque puissance
surnaturelle, qui empêche la chaleur naturelle de l'estomac
d'agir sur icelles et les consumer. »
On dirait que les diables tenaient à faire persévérer Dun-
can dans son incrédulité. Ils n'accomplirent jamais leurs
opérations qu'à demi. D'abord, nul n'est en état de déclarer
si les religieuses rapportent les espèces entières ou non : ce
qui est certain, c'est qu'elles les remontrent « repliées en
double et confuses et mêlées de salive ». Et l'argument n'a
point de force si les espèces ne sont point «toutes entières et
nullement altérées ». « Si c'est un démon qui en conserve
une partie, pourquoi ne les conserve-t-il toutes entières ? »
S'il les empêche de se consumer, pourquoi ne les empêche-
t-il de se défigurer?
Autre difficulté : les personnes qui ont voulu voir de près
comment la chose se faisait, affirment qu'elle ne va pas sans
contorsions ni grimaces, telles que l'on finit par perdre de
vue la face et les mains de la religieuse.
Enfin, Duncan a des raisons personnelles d'avoir de graves
soupçons. « Ce que je vis arriver par trois jours consécutifs,
à savoir le 20, 21 et 22 de mai dernier, me donna occasion
de douter si les espèces ont jamais été ramenées par aucune
DE l'aFFAIRK urbain C.nANDIER 251
d'elles véritablement, etsans fraude; car tous ces trois jours-
là, l'exorciste essaya, avec beaucoup de zèle et de ferveur,
de les faire représenter par la sœur Agnès, mais sans succès
aucun. Car avant qu'il commençât à lui faire le commande-
ment de les rapporter, le sieur Duncan, non content d'avoir
regardé dans la bouche de la sœur Agnès, pour voir si elle
les y avait cachées, y porta les doigts et y fouilla, et n'y ayant
rien trouvé, lui fit avaler deux ou trois gorgées d'eau, et en
après laissa faire à l'exorciste, lequel y ayant travaillé en
vain, nous avons sujet de croire que cette exacte recherche
gâta l'affaire. »
Et Duncan, qui a épuisé tous les arguments invoqués en
faveur du miracle, conclut tout son travail. Il demande com-
ment on le peut blâmer s'il fait difficulté de croire à la pos-
session des Ursulincs : « En question de fait, dit-il, si les
preuves ne sont fort claires, il vaut mieux suspendre son
jugement et douter d'une vérité que de se mettre en hasard
d'embrasser une fausseté. »
IX
Nous avons terminé la lecture de cet opuscule qui aurait
pu ép:irgner à des magistrats une épouvantable erreur judi-
ciaire et qui ne réussit qu'à les irriter un peu plus contre
son auteur et contre l'accusé. Duncan ne pouvait être cru
par des gens auxquels il était par trop supérieur. Au milieu
d'une foule d'agités qui ne savent ce qu'ils disent, de fana-
tiques qui ont besoin de croire à tout prix à un miracle, de
dévots retors qui tiennent moins à découvrir la vérité qu'à
exploiter dans l'intérêt de l'Église un mensonge possible,
d'hypocrites fielleux qui ont des vengeances à satisfaire, de
moines intéressés, d'Ursulines hystériques, de médecins
ignares et de magistrats sans conscience, le professeur de
Saumur est d'un bon sens paradoxal et d'une équité
déconcertante. On comprend l'autorité dont il a joui, quoi-
252 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
que protestant, auprès de tous ceux qui s'efforçaient de
résister à l'entraînement nerveux et à la crise morale que
les exorcistes de Loudun travaillaient à provoquer.
Il possède le véritable esprit de la science. Il ne prétend
pas résoudre, par la simple observation, des questions de
métaphysique religieuse. Il n'écrit pas une phrase qui puisse
inquiéter un chrétien, à moins que ce chrétien n'estime
scandaleux de ne pas croire parole de moine comme parole
d'Evangile. Mais autant il s'interdit de fonder sur l'expé-
rience des inductions qui dépassent le monde observable,
autant il refuse a priori de méconnaître les faits ou de
prétendre se passer d'eux. Un fait n'est pas d'autant plus
croyable qu'il confirme une hypothèse chère ; mais une hy-
pothèse n'a de valeur que si elle est établie sur des faits
bien critiqués. La question est de savoir, par exemple, si
un certain nombre d'Ursulines sont possédées. Quelque
opinion que l'on ait sur la possession en général, elle ne
sert nullement à démontrer que telles ou telles personnes
sont les victimes du démon. Il s'agit d'une question de fait
qui ne peut être résolue que par la critique des observations.
Mais il ne suffit pas de dire que Duncan a été un esprit
distingué de son époque. Par une de ses théories, par celle
qui est au fond même de sa critique de la possession, il est
en avance, non seulement sur le xviie siècle, mais encore
sur le xviiie ; il a eu vraiment le pressentiment d'idées qui
ne devaient être développées et admises qu'au xix" siècle.
Son originalité n'a pas consisté à nier le miracle dans le cas
des Ursulines, mais à le nier d'une certaine façon qu'il faut
souligner.
D'autres n'ont pas cru plus que lui au merveilleux diabo-
lique que les exorcistes voulaient étaler. Mais chaque fois qu'ils
l'ont nié, ils ont affirmé qu'on n'était en présence que d'une
supercherie. C'est ainsi que Cerisay, bailli de Loudun, L. Chau-
vet, lieutenant civil, et Ch. Chauvet, son assesseur, écrivaient,
le 12 décembre 1632, à l'évêque de Poitiers : « Nous qui
DE l'affaire urbain grandier 253
savons les joignants de toute cette afTaire, et connaissons
clairement que c'est la plus malheureuse fourbe qui ait été
inventée en ça et que ce qui s'y est fait sont des contre-mi-
racles pour la conversion de nos pauvres dévoyés... » Et
tous ceux, au dix-septième siècle, qui n'ont pas cru sur la
foi d'un juge malhonnête et de quelques moines fanatiques,
ont pensé tout comme Cerisay et ses amis. Ils ont eu raison
d'être frappés par un manque évident de correction dans les
procédures ; ils ont eu tort de ne voir dans les Ursulines que
les complices d'un crime.
Le dix-huitième siècle n'a pas été plus juste. Il a relevé la
conduite étrange de Richelieu. Il a fait porter au cardinal la
peine d'avoir eu trop souvent pour exécuteur de ses sombres
volontés un aussi triste sire que Laubardemonl. Il n'a pu
s'expliquer l'acharnement de ce commissaire déloyal que par
le désir de servir une vengeance de son maître. Partant de ces
prémisses, il ne pouvait que conclure, lui aussi, aune infâme
supercherie de tous les acteurs de ce drame. Il répétait une
erreur émise par Aul)in, pourtant si bien informé, dans son
Histoire des diables de Loiidiiii (1693). Et, d'une façon générale,
l'hypothèse d'une abominable comédie s'accordait bien avec
la tendance du siècle à dénoncer sans cesse la fraude dans
les actes des personnages d'Église.
Duncan est singulièrement plus moderne. Il n'est pas dupe
de tout ce qui se passe à Loudun. Il réfute en termes excellents
ce que les bonnes gens du Poitou et d'ailleurs objectaient à
la supposition d'une fourberie. Il est trop avisé pour croire
à ral)solue sincérité de ces religieuses agitées, de ces moines
furibonds et de ce juge cauteleux. Mais il sait qu'une certaine
jnsincérité s'allie parfois à une conviction profonde et que
les religieuses, tout en se prêtant à quelques comédies
des exorcistes, pouvaient très bien croire à leur propre pos-
session; et c'est là qu'est l'originalité de son livre. Duncan
est le précurseur des savants modernes qui rendent compte
de l'état psychique et physique des Ursulines par les lois de
254 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
la suggestion et de l'auto-suggestion. Il a eu quelque mérite
à cela.
Il a failli, d'ailleurs, payer cher la gloire que la postérité
s'est empressée de ne pas lui reconnaître. Pour avoir été peu
satisfait par certaines scènes édifiantes des exorcismes, et
surtout pour l'avoir dit, il dut rentrer en hâte à Saumur.
Laubardemont avait déjà préparé contre lui un mandat
d'amener. Mais Duncan était médecin de M"'e de Brézé.
Celle-ci n'admit pas que, pour complaire à quelques échauf-
fés, on la privât de soins dans lesquels elle avait confiance.
Si Duncan n'avait été qu'un simple philosophe, il eût connu
la persécution; mais il eut la bonne fortune d'avoir pour
cliente la femme d'un gouverneur de province.
Laubardemont fit, du moins, tomber sa vengeance sur ces
protestants qui n'avaient pas admis le diable à déposer con-
tre eux et qui affectaient même de ne pas croire à la posses-
sion des Ursulines. Ils avaient à Loudun un collège établi
en vertu de l'Édit de Nantes; les élèves y restaient jusqu'en
seconde et achevaient d'ordinaire leurs études à celui de
Saumur. Laubardemont découvrit, et M. de la Rochepozay
avec lui, que les bâtiments très vastes de ce collège seraient
très utiles aux Ursulines « pour y faire leurs exercices » ; et
sans autre forme de procès, il enjoignit aux huguenots de
les leur céder dans les trois jours (15 mars 1635). Il faillit y
avoir une émeute en ville. Mais le terrible commissaire avait
beau menacer et sévir, il ne parvenait pas à mettre les rieurs
de son côté. Quelque temps après cette spoliation, il se ren-
dit à Paris auprès de sa femme malade. En son absence,
les brocards se remirent à pleuvoir sur les démoniaques et
leurs exorcistes. Son greffier, Nozay, était au désespoir :
« Les huguenots, lui écrivait-il, ne croient plus que vous
reviendrez en cette ville après un si long temps et se mo-
quent lorsqu'on dit les causes qui vous retiennent ; ils disent
que ce sont des excuses que vous faites et que vous en écri-
rez de semblables d'ici à un an. » Et ce qui devait augmenter
DE l'affaire urbain grandier 255
la colère de Laubardemont, c'est que la principale cause de
tout le mal était un méchant philosophe, un professeur
d'hérésie en la détestable Académie de Sauniur, un médecin
à qui, sans M'"'' de Brézé, l'on aurait appris à tenir sa langue
et sa plume.
LES SOURCES DES RÉCITS
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL
SUR l/INSTITUTION DE LA ROYAUTÉ ISRAÉLITE
PAR /
v'
Adolphe LODS
17
LES SOURCES DES RÉCFTS
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL
SUR L'INSTITUTION DE LA ROYAUTÉ ISRAÉLITE
La période décrite par les livres de Samuel est une période
de transition entre l'époque des juges et celle des rois, entre
l'âge héroïque d'Israël et les temps historiques. Et l'ouvrage
aussi est une œuvre de transition : à la simple lecture on y
reconnaît tantôt le récit poétique, transfigurant le passé, tan-
tôt déjà la chronique, presque contemporaine des événe-
ments et les mettant sous les yeux du lecteur dans tout leur
relief, sans dissimuler les ombres du tableau. Le critique est
donc tout naturellement amené à chercher à établir une
échelle entre ces difï'érents récils au point de vue de leur
valeur historique.
Seulement, si l'on veut porter un jugement qui ait une
réelle objectivité, qui repose sur autre chose que sur des im-
pressions personnelles, il faut appliquer la méthode qui a
réussi pour l'Hexateucjue : au lieu d'examiner directement
la vraisemblance de chaque donnée du livre, il faut com-
mencer par en reconstituer les sources. Avant de rechercher
ce que vaut tel récit, il faut se demander : d'où a-l-il été tiré?
quand a-t-ilété rédigé?
Si l'on faisait l'histoire de la critique des livres de Samuel
on pourrait, comme dans l'histoire de la critique de l'Hexa-
teuque, distinguer une hypothèse des fragments, une hypo-
thèse des compléments, une hypothèse des sources. Et com-
me dans la critique de l'Hexateuque, l'hypothèse des sour-
260 LES SOURCES DES RÉCITS
ces est aujourd'hui — et avec raison — généralement ad-
mise. Dans la reconstitution des divers documents, l'accord
entre les savants n'est sans doute pas aussi grand que lors-
qu'il s'agit des six premiers livres de l'Ancien Testament.
Pour certaines sections des livres de Samuel (et celle qui
nous occupera est du nombre), il y a cependant des points
acquis. Dans les récits relatifs à l'institution de la royauté
(1 Sam. 7-15), tous les critiques reconnaissent l'existence de
deux grands cycles de traditions, qu'ils reconstituent à peu
près de la même manière.
Nous ne nous proposons pas, dans cette étude, de repren-
dre ce travail qui a été fait de main de maître. Nous nous
bornerons à en résumer les résultats, en renvoyant pour le
détail à des publications comme celles de M. Budde, le sa-
vant professeur de Marbourg, dont nous adoptons généra-
lement les vues ^ Puis nous passerons à l'objet spécial de
ces pages, qui est de présenter quelques observations sur la
composition de chacun de ces deux grands ensembles de
traditions.
I. — Les deux grands cycles de traditions.
L'un d'eux s'ouvre au chapitre 7. Les Israélites opprimés
par les Philistins crient à Yahvéh. Samuel leur promet l'as-
sistance de Dieu, s'ils reviennent à lui de tout leur cœur. Et,
en effet, après que les Israélites ont écarté les divinités étran-
gères qu'ils adoraient, les Philistins, marchant contre Mispa,
où Samuel a organisé une assemblée déjeune, sont mis en
déroute par le tonnerre de Yahvéh. « Et, ajoute le narrateur
(v. 13), les Philistins... ne continuèrent plus à venir dans le
* Die Bûcher Richter iind Samuel, ihre Quelleii und ihr Aiifbau, Gies-
sen, Ricker, 1890 ; The Books of Samuel, critical édition of the hebrew
text, printed in colors, exhibiting Ihe composite structure of the book,
dans The Sacred Books of the Old Testament, publiés sous la direction
de M. Paul Haupt, Leipzig, Hinrichs, 1894.
1)1 l'KEMIER LIVRE DE SAMUEL 261
terriloiie d'Israël... tous les jours de Samuel. » Samuel ap-
paraît donc ici comme un juge, un juge tel que les conce-
vait le rédacteur du livre des Juges, à la fois réformateur et
guerrier (2, 17).
Au ch. 8, même conception du pouvoir de Samuel. Se
sentant vieillir, il a établi ses fils juges sur Israël. Seulement
ceux-ci ne marchent pas dans les voies de leur père. Les
anciens d'Israël viennent demander à Samuel de leur don-
ner un roi. La chose lui déplaît. Cependant, il consulte Yah-
vélî, qui lui répond : « Ce n'est pas toi (seulement) qu'ils
rejettent ; mais c'est moi qu'ils rejettent pour que je ne sois
plus roi sur eux. » Comme au ch. 7, Samuel est ici le sou-
verain d'Israël ; demander un roi, c'est rejeter le juge. C'est
de plus rejeter le seul roi légitime d'Israël, Yahvéh, qui gou-
verne au moyen de ses prophètes ; aux yeux de notre nar-
rateur, l'institution d'une royauté humaine en Israël est une
impiété. La fin du chapitre est dans le même esprit. Samuel
essaie de faire revenir les Israélites sur leur requête en leur
dépeignant « le droit du roi », c'est-à-dire la manière dont
il agira. Mais en vain. Sur l'ordre de Yahvéh, il accède alors
à leur demande.
La suite du récit se trouve au ch. 10, v. 17-25''. Samuel
convoque les Israélites à Mispa. Il leur déclare : « Aujour-
d'hui vous avez rejeté votre Dieu... et vous avez dit : Non,
mais établis un roi sur nous. » Néanmoins, Samuel consulte
Yahvéh par le sort ; et Saûl, fils de Kis, qui se cachait der-
rière les bagages, est désigné. Le peuple l'acclame.
Israël ayant un nouveau chef, il faut que l'ancien, Samuel,
résigne ses pouvoirs et rende ses comptes. C'est ce qu'il fait
au ch. 12, mais non sans demander à Yahvéh d'accomplir
un prodige, afin, dit-il, que « vous sachiez et vo3'iez que
grand est le péché que vous avez commis aux yeux de Yah-
véh en demandant un roi » (v. 17). Pourtant, il promet de
continuer à instruire le peuple et le roi de la voie droite et
bonne.
262 LES SOURCES DES HÉCITS
Il tient sa promesse. Au cli. 15 on le voit ordonner à Saiil
d'entreprendre une guerre d'extermination contre Amaleq.
Le roi désobéit au prophète : il épargne le roi Agag et les
meilleures têtes de bétail. Samuel se présente alors devant
Saiil et, lui reprochant avec indignation sa désobéissance,
lui déclare : « Parce que tu as rejeté la parole de Yahvéh,
lui aussi t'a rejeté comme roi. » En vain Saûl le supplie,
essaie de le retenir par son manteau : Samuel, après avoir
tué Agag, se retire. « Et il ne vil plus Saiïl jusqu'au jour de
sa mort. »
Passons à l'autre cycle de traditions, actuellement mélan-
gé au premier, mais où se retlète une toute autre conception
du rôle de Samuel et de la valeur de la royauté.
Clî. 9 et 10, 1-16. Un Benjaminite du nom de Kis, ayant
perdu ses ânesses, envoie à leur recherche son fils Saûl avec
un serviteur. Au bout de trois jours de vains efforts, le ser-
viteur dit à Saûl : « Il y a dans cette ville un homme de
Dieu ; c'est un homme considéré; tout ce qu'il dit arrive.
Allons-y ; peut-être nous indiquera-t-il le chemin que nous
devons prendre. » Pour prix du renseignement, Saûl et son
serviteur décident de donner à rhomme de Dieu un quart
de sicle. Ce voyant de petite ville, inconnu de Saûl et auquel
on olïre quelques sous pour retrouver un objet perdu, c'est
Samuel ; nous voilà bien loin du Samuel vainqueur des Phi-
listins et juge d'Israël des chapitres 7 et 8.
Même difl'érence dans l'appréciation de la royauté. Samuel
avait été dès la veille prévenu de l'arrivée de Saûl. « A cette
même heure demain, lui avait dit Yahvéh, je t'enverrai un
,homme du pays de Benjamin; et tu l'oindras chef sur mon
peuple d'Israël ; et il sauvera mon peuple de la main des Philis-
tins ; car j'ai regardé l'oppression de mon peuple, parce que
son cri est venu jusqu'à moi. «L'établissement de la royauté
n'est nullement ici le fait du peuple révolté contre son Dieu,
c'est au contraire un bienfait de Yahvéh : elle était néces-
saire pour arracher enfin Israël à l'oppression des Philistins.
1)1' l>HEMIEI\ LIVRE DE SAMUEL '2C)'.\
■ .Sanuicl annonce à Saiil la grandeur qui l'attend ; il l'oint
en secrcl, el, comme gage de la prédiction qu'il lui fait, lui
donne sur son avenir une série d'indications : Saûl rencon-
trera diverses personnes, entre autres, en arrivant àGuibeat-
Elohini ouest le ncsib^ des Philistins, une bande de pro-
phètes ; Saiil se mettra aussi à prophétiser. « Lorsque ces
signes te seront arrivés, ajoute Samuel, lais ce que ta main
trouvera ; car Dieu est avec toi. » Il s'agit évidemment de
quelque exploit patriotique. « Puis lu descendras avant moi
à Guilgal ; et voici, je descendrai vers toi pour olTrir des ho-
locaustes et immoler des sacritices de paix ; tu attendras sept
jours jusqu'à ce que j'arrive auprès de toi... » Les signes se
réalisent, en etïet, jusqu'au moment où Saiil est saisi par
l'esprit prophétique. Il ne dit pourtant rien à personne, pas
même à son oncle, de la prédiction que lui a faite Samuel au
sujet de la royauté.
Ch. 10,27''; 11,1-11. 15. Un mois après- surviennent à
Guibea des envoyés de la ville de Jabès de Galaad assiégée
par les Ammonites ; ils implorent un secours immédiat.
Saiil, passant par là avec ses bœufs, s'informe, et on lui ap-
prend la nouvelle (on voit que Saiil est ici un homme privé,
et non un roi déjà proclamé àMispa(l(), 17-24), comme le de-
mande l'ordre du récit actuel). Saisi par l'esprit de Dieu,
Saiil se met à la tête des Israélites et délivre Jabès. Au retour,
(< tout le peuple se rendit à Guilgal et là ils établirent roi Saiil
devant Yahvéh. »
Ch. 13 et 11. Saûl choisit 3.000 hommes et renvoie le reste
du peuple. Puis Jonathan frappe le nesib des Philistins qui
est à Guéba (cf. 10,5). Comme ceux-ci assemblent une puis-
* Le mot est au pluriel dans le texte niasoréllii([ue, mais doit être
corrigé (LXX). Il faut le traduire d'après les uns « le préiet », d'après
d'autres « le poste », plutôt peut-être « la stèle », le monument attes-
tant la prise de possession du pays par les Philistins.
■^ 10, 27i>, au lieu deu;nnc- V~", il faut probablement lire d'après les
LXX : rincD Mr.
264 LES SOURCES DES RÉCITS
santé armée à Micmas, Saûl convoque tout le peuple à Guil-
gal. Là il attend Samuel sept jours selon ce qui était con-
venu (10, 8). Mais enfin, voyant que son armée se disperse
et que Samuel n'arrive pas, Saûl offre lui-même l'holocauste.
Samuel alors paraît. Il reproche à Saûl sa faute et lui déclare :
« Ta royauté ne subsistera pas; Yahvéli s'est cherché un
homme selon son cœur et Yahvéh l'a ordonné chef sur son
peuple. » Saûl n'a avec lui que 600 hommes ; il remporte
cependant, grâce à l'intrépidité de Jonathan, une grande vic-
toire sur les Philistins. Il signale son zèle envers Yahvéh en
empêchant le peuple de manger de la viande avec du sang
et en condamnant à mort son fils pour la violation d'un ser-
ment.
Tels sont les deux cycles de traditions qui se dégagent avec
une grande netteté du récit actuel, où ils sont juxtaposés,
plutôt que mélangés ; car leurs différentes parties sont à
peine soudées par quelques raccords assez gauches (par
exemple, 10, 251^-27» ; 11, 12-14). Ces deux ensembles diffèrent
surtout par l'attitude qu'ils prennent à l'égard de la royauté.
L'un, que nous appellerons le cycle royaliste, et qui com-
prend les ch. 9 ; 10, 1-16. 27'^; 11, 1-11. 15; 13; 14, est mani-
festement le plus ancien : il reflète le point de vue Israélite
primitif ; la royauté est un bienfait de Yahvéh, une nécessité.
L'autre, que nous appellerons le cycle anliroyaliste, et au-
quel reviennent les ch. 7, 2-8, 22; 10, 17-25^; 12; 15, exprime
des vues qui n'apparaissent qu'avec le prophète Osée : il y
a rivalité entre la souveraineté de Yahvéh et la monarchie.
C'est dans sa colère que Dieu a accordé un roi à son peuple
rebelle (Os. 13, 11).
Ces faits peuvent être regardés comme acquis. Mais une
nouvelle question se pose. Chacun de ces groupes de tradi-
tions est-il constitué par un document unique, intact ? Ne
renferme-t-il pas des éléments hétérogènes, provenant soit
de retouches successives, soit de la fusion de plusieurs
sources?
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 265
II. Examen de l'unité et de l'intégrité du cycle
ANTIROYALISTE.
1. M. Cornill observe que si, dans ce groupe de récits, il y
a des passages catégoriquement hostiles à la monarchie, il
y en a d'autres, au contraire, où respire la sympathie la plus
vive pour Saiil. Par exemple, 10, 24, après que le sort est
tombé sur Saiil, Samuel, en le montrant, s'écrie : « Avez-
vous vu celui que Yahvéh a choisi? Il n'y en a pas de sem-
blable à lui dans tout le peuple. » Et tout le peuple cria :
« Vive le roi! » De même au ch. 15, lorsque Yahvéh déclare
à Samuel qu'il se repent d'avoir établi Saiil roi, « Samuel
s'irrite et crie à Yahvéh toute la nuit » (15, 11). Et, même
après le rejet du roi, le prophète mène deuil sur lui (15, 35).
Un tel attachement est-il compréhensible de la part d'un
serviteur de Dieu qui regarde l'institution de la royauté
comme une impiété (ch. 8 et 12)? M. Cornill trouve aussi des
variations dans le rôle attribué à Samuel : Samuel est tan-
tôt un juge qui n'a qu'à rentrer dans l'ombre lorsqu'un
roi est nommé, tantôt un prophète à la façon d'Elie ou de
Jérémie, sans pouvoir politique, mais censurant les rois.
En conséquence, M. Cornill admet que les parties franche-
ment antiroyalistes, 7, 2-8, 22 (sauf 8, 20); 10, 17-19^ 12, ont
été ajoutées ultérieurement à la « source antiroyaliste ».
Celle-ci, après l'histoire de l'enfance de Samuel (1-3) et celle
de la perte de l'arche (4,P-7, 1), racontait les suites de la
défaite du ch. 4, puis la demande des anciens à Samuel
(8, 4. 20), la désignation de Saiil par le sort (10, 19''-24),
l'onction de Saiil (au lieu de 10, 25); enfin venaient 10, 26''-27
et le ch. 15 '.
Cette décomposition ne nous paraît pas justifiée :
' Einleitiing in das A. T., 2' édit., 1892, p. 108-110. Dans la 3«-4>= éd.
(1896), p. 99, l'auteur déclare maintenir « die Nothwendiijkeit, in dieser
Erzœhlunysgruppe (7-12) aiich fiir 8 n. 10, 17-27 eine œltcrc nnd eine
jiïngere Schicht zu iinterscheiden. »
266 LES SOURCKS DES RÉCITS
lo Pour ce qui est de l'attitude vis-à-vis de la royauté, il
est bien certain que même l'auteur des parties les plus fran-
chement hostiles à la monarchie a admis que la royauté a
été instituée par Samuel, sur Vordre de Yahvéh : voyez, par
exemple, 8, 7, où Yahvéh dit à Samuel : « Ecoute la voix du
peuple (c'est-à-dire : établis sur lui un roi)..., car ce n'est pas
toi qu'ils ont rejeté, mais c'est moi. » Voilà affirmés dans
une même phrase le caractère impie de la royauté et son
institution par Dieu. De même 10, 19' : « Aujourd'hui voua
avez rejeté voire Dieu... et vous avez dit : Non, mais élahlh
un roi .sur nous. » Du moment que le roi est établi par Dieu,
il ne peut être que bien choisi : Samuel, tout en blâmant
l'institution, devra admirer, acclamer, soutenir la personne
élue. La royauté est un mal; mais la royauté de Saûl, l'élu
de Dieu, est le moindre mal.
La contradiction, si contradiction il y a, était du reste
imposée par les faits. L'auteur le plus hostile à la royauté ne
pouvait pas arracher de la conscience de ses lecteurs ni de sa
propre conscience d'Israélite la conviction que la royauté était
d'institution divine, que le roi était l'Oint de Yahvéh. Tout
ce qu'il pouvait faire, c'était de condamner théoriquement
la royauté et de la subordonner au prophétisme, en faisant
du prophète Samuel le grand faiseur de rois.
2° Le double rôle prêté à Samuel, tantôt juge, tantôt pro-
phète, s'explique dès lors naturellement. Avant la fondation
de la royauté, Samuel était juge, c'est-à-dire à la fois souve-
rain et prophète. Une fois Saiïl revêtu de la souveraineté
politique, il reste à Samuel le rôle de porte-parole de Dieu.
Et, en effet, dans les parties les plus hostiles à la royauté,
Samuel, en renonçant à ses pouvoirs de juge, annonce
(12, 23) qu'il continuera à donner au peuple la Ihornh sur le
chemin bon et droit, c'est-à-dire qu'il continuera à être pro-
phète.
Nous ne trouvons donc aucune incompatibilité entre les
ch. 7 ; 8; 12 et les ch. 10, 19 ss. et 15.
DU PREMIKR LIVH1-: DK SAMUEL 267
2. Il y a pourtant dans le groupe des traditions antiroya-
listes des contradictions de détail qui paraissent indiquer
que le document primitif a subi des retouches. Voici l'un de
ces disparates, auquel on n'a pas, nous semble-t-il, prêté
une attention suffisante.
Dans le récit antiioyaliste actuel, la raison donnée par les
Israélites pour demander un roi, c'est que les fils de Samuel
ne marchent pas sur les traces de leur père (8, l-S''). Cela
semble extrêmement suspect. Car : 1" d'après le ch. 12, qui
est du cycle antiroyaliste, c'est à cause de l'agression de
Nahas, roi des Ammonites, que les Israélites veulent un
roi (v. 12). On se tire d'ordinaire de la difficulté en disant
que ces mots du ch. 12 ont été intercalés i)ar le rédacteur
pour harmoniser la source antiroj'aliste avec le ch. 11. Lhar-
monisation serait bien maladroite ; car, avec l'ordre actuel
des chapitres, Saiil est déjà roi (ch. 10) avant l'invasion
ammonite. De plus, — 2" au ch. 12, v. 2, Samuel paile de
ses fils en termes qui supposent que ce sont de fort honnêtes
gens. El — 3» comment pourrait-il faire si fièrement l'apo-
logie de sa conduite (12, 2-5), si ses fils étaient des prévari-
cateurs? Dans les idées d'Israël, le père était responsable
des crimes de ses enfants. Le châtiment d'Eli n'avait pas eu
d'autre motif que l'indignité de ses fils. — 4» Si tel avait été
le grief des Israélites contre le gouvernement de Samuel,
comment celui-ci ne leur aurait-il pas répondu que les
hasards de la succession sont bien plus à redouter avec la
royauté que sous le régime des juges? — 5o Aucun autre pas-
sage du groupe antiroyaliste ne laisse entendre que le motif
de l'institution de la royauté ait été la corruption des fils de
Samuel. Tout, au contraire, suppose qu'Israël a demandé
un roi pour cire délivré cViin ennemi redoutable. Samuel en
faisant l'éloge de la royauté de Yahvéh ne dit pas : « 11
vous a donné des gouvernants intègres », mais toujours : « Ne
vous a-t-il pas sauvés de la main de tous vos oppresseurs ? »
(8,8; 10, 18.19; 12, G-12; cf. 8, 20). Enfin — t)0 les v. 8,
268 LES SOURCES DES RÉCITS
1-5" ont l'air d'être d'une autre main : dans ces versets, ce
sont les anciens qui sollicitent Samuel ; dans la suite du cha-
pitre, Samuel répond au peuple (8, 7. 10. 19. 21).
J'inclinerais donc à croire que, à la place des versets 8,
l-ô'', il y avait primitivement dans la source antiroyaliste un
récit de l'agression de Nahas, qui aura été supprimé pour
ne pas faire double emploi avec le ch. 11, et remplacé par
une réplique de l'histoire d'Eli.
3o Une autre difficulté se trouve au ch. 7, v. 13 et 15. Il y
est dit que Samuel jugea Israël tous les jours de sa vie et que
pendant tous les jours de Samuel les Philistins ne revinrent
pas dans le territoire israélite : ce qui ferait supposer que
Samuel est mort avant le combat de David et de Goliath,
avant les incessantes guerres de Saûl et de David contre les
Philistins, avant même l'institution de la royauté; ce qui
contredit formellement la version antiroyaliste aussi bien
que l'autre.
Nous remarquerons que le style de ces versets est celui
du rédacteur du livre des Juges, et que les affirmations qui
y sont contenues sont exigées par la théorie de ce rédacteur,
lequel dit expressément (Juges 2, 18) que « Yalivéh était avec
le juge et les sauvait (les Israélites) de la main de leurs en-
nemis tous les jours du juge ». Il faut en conclure que ces
versets sont des additions ultérieures dues à ce rédacteur'
ou suggérées par sa théorie.
Il a pu y en avoir d'autres, surtout dans les chapitres 7 et
12. Mais je ne puis me convaincre que ces deux chapitres,
dans leur ensemble, ainsi que le veut, par exemple, M. Kittel^,
soient des additions : ces deux morceaux ne sont pas de
simples amplifications édifiantes, comme celles qu'affectionne
' Cf. Budde, Bûcher Richt. and Sam. p. 186. Dans un ouvrage plus
récent [Sacr. Books of the Old Test.), M. Budde attribue ces versets
à l'auteur de la source antiroyaliste lui-même.
' Dans die Heilige Schrift des Allen Teslaments, de Kautzsch, Fribourg
et Leipzig, 1894.
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 269
le rédacteur deutéronomiste : ils sont nécessaires à la dé-
monstration de la thèse antiroyaliste; il faut que Samuel
remporte une éclatante victoire (cli. 7), pour qu'il soit prouvé
qu'un roi n'était pas indispensable pour sauver Israël. Et,
pour la même raison, il faut que Samuel fasse l'apologie de
son gouvernement et du gouvernement de Yahvéh en général,
et que cette apologie soit solennellement ratifiée par le
peuple, puis par Dieu lui-même (ch. 12).
Ainsi les ch. 7, 2M7 ; 8; 10, 17-25^ 12 et 15 nous semblent
former un tout homogène, la source antiroyaliste, si l'on en
excepte quelques additions, telles que 7, 13. 15 et les ver-
sets 8, l-S"" qui ont remplacé le récit de quelque expédition
guerrière.
111. — Examen de l'unité et de l'lntégrité du cycle
royaliste
1. Retouches et additions.
Les récits que nous avons appelés royalistes ont reçu,
eux aussi, quelques additions de détail, par exemple les v. 9,
2^.9; au v. 11, 7 les motsSxia-j inxi ; au v. 11, 8 les nombres,
qui sont manifestement excessifs; le v. 13, 1, qui manque
dans les LXX ; le petit morceau 13, 19-22, qui détonne avec
le contexte par son exagération et pourrait être une imita-
tion amplifiée de Juges 5, 8; le demi-verset 14, 28*^. Pour
la justification de ces assertions, nous nous permettons de
renvoyer aux ouvrages de M. Budde ou au commentaire de
M. Smith 1.
Le récit de la disgrâce de Saiil enchâssé dans le cycle
royaliste (13, 7M5''), ainsi que le v. 10, 8 qui le prépare,
doit aussi, comme cela est généralement admis aujourd'hui,
avoir été ajouté après coup : 1° Dans la suite du récit,
* The international critical commentary, Samuel, Edimbourg, 1899.
270 LES SOURCES DES RÉCITS
Saiil est si loin d'avoir perdu la faveur d'en haut, que ses
ennemis sont mis en déroute par Yahvéh lui-même; et Saùl,
de son côté, est entièrement dévoué au Dieu d'Israël : il
empêche ses hommes de pécher contre Yahvéh en mangeant
du sang; et il se montre prêt à immoler son propre fils, pour
rester fidèle au serment sacré qu'il a prononcé. 2° Saùl est
rejeté, parce qu'il n'a pas attendu Samuel pour offrir ses
sacrifices. Cette sentence est souverainement arbitraire, si le
récit ne date pas d'une époque où il était interdit au laïque
de sacrifier seul, c'est-à-dire d'une époque très postérieure
aux ch. 13 et 14 (voj^ez 14, 34) et à l'ensemble du cycle
royaliste .
Le récit 13, TMô-^ a donc été ajouté tardivement au docu-
ment royaliste, afin d'expliquer pourquoi Dieu avait rem-
placé Saùl par David. Cette addition a dû être faite avant la
fusion avec le groupe antiroyalisle ; car celui-ci fournissait
l'explication désirée dans la scène grandiose du ch. 15.
On se demande si les versets qui précèdent et qui suivent
immédiatement cette importante addition n'ont pas été, eux
aussi, introduits ultérieurement ou tout au moins retouchés.
Le tableau de la terreur produite par les armements des
Philistins (13, 6. 7") présente une abondance suspecte de
synonymes; il n'est pas indispensable pour préparer 14, 11
ni 14, 22, et peut émaner d'un rédacteur qui s'étonnait que
le roi Saiil n'ait eu avec lui, au moment de la bataille, que
600 hommes. Un amplificateur de l'histoire de Gédéon s'ex-
pliquait à peu près de la même manière pourquoi son héros
remporta Sij. victoire sur les Madianites avec 300 hommes
seulement (Juges 7, 2-8). Pour nous la chose s'explique très
simplement : Saùl, d'après la source qui ne lui attribuait
que 600 hommes, n'était pas encore roi '. — Quant aux ver-
sets IS'' et 16 (Saùl passe en revue son monde; il est campé
à Guibea et les Philistins à Micmas), ils ne font que répéter
^ Comp. les 300 hommes de Gédéon, les 600 hommes d,e David.
DU PREMIER LIVRE DÉ SAMUEL 271
ce qui a été dit v. 4 et 5 ou sera énoncé 11, 2, en ajoutant
seulement (d'après la leçon grecque du v, 10) que les soldats
de Saùl pleuraient. Si la version grecque a ici, comme dans
l'ensemble des cli. 13 et 14, conservé le texte ancien, il est
évident que le v. 16 n'appartient pas aux récits primitifs de
la bataille : les rudes compagnons de Saul et de Jonathan
ne pleuraient pas à la vue du nombre des ennemis K
A écarter aussi 14, IS'^ -, qui reprend ce qui a déjà été dit,
d'une façon plus archaïque, au v. 3 : « Car c'était lui qui
portait l'éphod (14, 3 un éphod ; cf. 23, ())en ce jour-là devant
Israël ».
Quant au petit panégyrique de Saùl qui termine le ch. 14
(v. 47-51), observons seulement, sans nous prononcer sur
l'origine du morceau, que, sous sa forme actuelle, il émane
d'un rédacteur deutéronomiste -, et qu'il n'a pas de lien né-
cessaire avec le contexte.
Ces diverses additions étant écartées, ce qui reste du cycle
royaliste provient-il d'un document unique? Nous ne le
pensons pas.
2. Deux sources dans les chapitres 9-11.
M. Bruston, en poursuivant ses remarquables études sur
« les deux Jéhovistcs », a été amené à distinguer, dans les
ch. 7-15 du premier livre de Samuel, trois sources, dont
l'une, celle qu'il attribue au second jéhoviste, correspond à
peu près à ce que nous avons appelé le cycle antiroyaliste,
tandis que les deux autres, le premier jéhoviste et le second
élohiste, se partagent les éléments que nous avons rapportés
au cycle royaliste. Une étude répétée de ces chapitres de
' M. Smitli regarde tes v. 13, 4. ")!'. (>. 7' et peut-être 15'' comme des
additions (p. 95. 99).
* Il faut dans ce verset, — Keil lui-même l'a reconnu, — adopter le
texte des I.XX.
■' Budde, Richt. Sam., p. 20G ss.
272 LES SOURCES DES RÉCITS
Samuel nous a conduit à la même conclusion générale : les
traditions royalistes ne proviennent pas d'un document
unique, mais de deux récits parallèles. Dans la reconstitu-
tion de chacun de ces deux récits, nous sommes heureux de
nous trouver d'accord aussi sur quelques points importants
avec le savant doyen de la Faculté de Montauban '.
L'épisode de la délivrance de Jabès (11, 1-11. 15) est, nous
semble-t-il, en sérieux désaccord avec l'ensemble du cycle
royaliste et spécialement avec le récit de la rencontre de
Saûl avec le voyant Samuel (9, 1-10,12).
lo) Dans ce dernier morceau, le danger philistin est pres-
sant ; c'est en vue de ce péril que la royauté est instituée.
Or, au chapitre 11, Saûl livre son premier combat, non aux
Philistins, mais aux Ammonites;
2o) Est-il vraisemblable que les Philistins, qui, d'après 10,5
et 13,3, occupent Guibea, au cœur du pays, aient laissé les
Hébreux faire de grands rassemblements de troupes et se
constituer en corps de nation, comme cela est raconté au
chapitre 11?
3") S'ils viennent de sortir vainqueurs d'une grande guerre
contre les Ammonites et, dans leur enthousiasme, de pro-
clamer roi le triomphateur, est-il vraisemblable que, même
intimidés par les préparatifs des Philistins, les Israélites ne
fournissent à leur heureux chef qu'une armée dérisoire de
600 hommes dans la guerre nationale contre les oppres-
seurs ?
4°) Dans le récit actuel, l'accès d'inspiration dont est saisi
1 Voici la division des sources proposée par M. Bruston (Revue de
théologie et de philosophie, Lausanne, 1885 (18o année), p. 511-521). Au
2d jéhoviste : 7, 2b-17; 8; 10, 17-27; 11, IK 8. 12-15; 12; 13, 1 ; 15. Au
1er jéhoviste : 7, 2a; 13, 5. 6 (ou 5-7a); 9, 15-17; 10, 1. 8; 13, 4b. 7o-15a.
15i'.23; 14, 1. 2. 3^-17. 20». 23. 24». 31b-35. Au 2d élohiste : 9, 1-14. 18-27;
10,2-7. 9-16; 11, 1-11 (sauf peut-être 7b.8); 13, 2-4a. 7a. 16-22; 14, 3a. 18-22
(sauf 20a). 24b-31a. 36-52. Nous n'entreprendrons pas une discussion
détaillée de cette division des sources. Notre exposé suffira à montrer
pourquoi nous avons cru devoir en adopter une autre.
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 273
Saiil, après avoir quitté Samuel, en arrivant à Guibea
(10,6. 10), ne sert absolument à rien, qu'à expliquer le pro-
verbe : « Saûl est-il aussi parmi les prophètes? » Il est diffi-
cile de croire que ce fût là sa destination primitive : cette
destination n'est-elle pas indiquée par ces mots de Samuel :
« Après cela tu arriveras à Guibeat-Elohim, oii est le nesib
des Philislins, et, lorsque tu y entreras, l'esprit de
Yahvéh sautera sur toi ; alors... fais ce que ta main
trouvera ; car Dieu est avec toi » (10, 5-7)? N'était-ce pas clai-
rement suggérer à Saûl ce qu'il aurait à faire dans son accès
d'enthousiasme inspiré : abattre cet odieux /i^.sz/jt^ Saûl l'abat
en efîet (13, 4) ; mais actuellement cela ne vient que très
tard, au chapitre 13. Primitivement, il ne devait pas en être
ainsi : d'après la version à laquelle appartient le récit du
Voyant (9, 1-10, 12), c'était sur-le-champ, dans son accès
d'enthousiasme pour Yahvéh et pour Israël, que Saûl devait
se mettre à la tâche patriotique en vue de laquelle il avait
été élu : la guerre aux Philistins. Dans cette version, la ba-
taille de Micmas devait venir aussitôt après les chapitres 9
et 10;
5») Un autre témoin du temps où le chapitre 13 suivait
immédiatement le chapitre 10, c'est l'addition relative à la
disgrâce de Saiil (10, 8 ; 13,7Ij-15'). D'après l'auteur de cette
interpolation, Samuel, après avoir décrit à Saûl ce qui lui
arrivera pendant son retour à Guibea, ajoute : « puis tu des-
cendras avant moi à Guilgal... ; tu attendras sept jours, jus-
qu'à ce que j'arrive auprès de toi... » (10,8). Si ce rendez-
vous doit avoir quelque vraisemblance, il faut évidemment
que Saûl, aussitôt rentré à Guibea, descende immédiatement
à Guilgal et là attende sept jours ; sans quoi comment Sa-
muel saurait-il quand Saûl ira à Guilgal? Or, dans le cycle
royaliste, tel qu'on le reconstitue d'ordinaire, Saûl, avant
de compter les sept jours convenus, reste à Guibea un mois
dans l'inaction (10, 27i> LXX),fait une guerre, vient une pre-
mière fois à Guilgal, où il est établi roi, remonte à Micmas,
18
274 LES SOUHCKS DES RÉCITS
et enfin descend (une seconde fois) à Guilgal. Par quel mi-
racle Samuel a-t-il prévu la durée de toutes ces opérations ?
Comment Saûl a-t-il deviné que Samuel lui donnait rendez-
vous, non au premier, mais au second séjour qu'il ferait à
Guilgal ? 11 y a là des invraisemblances bien fortes pour
qu'on puisse les prêter même au plus inintelligent desinter-
polateurs. Non, à l'époque ou a été inséré le récit de la dis-
grâce de Saûl (10, 8 ; 13, 7i^-15'<), il n'y avait rien entre les
chapitres 10 et 13.
Ainsi deux sources à la base des récits royalistes. D'après
l'une (11, 1-11.15), Saûl délivre Jabès, puis est proclamé roi à
Guilgal. D'après l'autre (9, 1-10, 12 ; ch. 13 et 14 en partie),
aussitôt après avoir été oint secrètement par le Voyant Sa-
muel, Saûl attaque les Philistins et les bat à Micmas. Dans
cette seconde version, Saûl ne devait être reconnu roi
qu'après la victoire sur les Philistins ; ce récit de la procla-
mation de Saûl aura été supprimé pour ne pas faire double
(ou plutôt triple) emploi avec les deux autres relations du
même événement, que le rédacteur avait trouvé moyen de
conserver (10, 17-24 et 11, 15). Mais peut-être cette troisième
version n'a-t-elle pas disparu sans laisser de trace. Immé-
diatement après le récit de la bataille de Micmas, on lit ces
mots : « Lors donc que Saûl eut pris la ro3'^auté sur Israël...»
(14,47). A l'époque, quelle qu'elle soit, où cette transition a
été rédigée, ne devait-elle pas être précédée d'un récit de la
façon dont Saûl « prit la royauté » ?
On objectera peut-être : les chapitres 13 et 14, aussi bien
dans leurs parties anciennes que dans les additions, suppo-
sent que Saûl est déjà roi ; car il a avec lui un prêtre et un
éphod ^ ; et, dans l'épisode racontant sa disgrâce, Samuel lui
dit expressément: « ta royauté ne subsistera pas » (13,13.14).
A cela nous répondrons : ces dernières paroles sont toutes
naturelles dans la bouche de Samuel ; pour lui, Saûl est roi,
* D'après 14,18'' (texte masoréthique), il a aussi dans son camp l'ar-
che de Dieu ; mais ce texte est fautif; voy. p. 271.
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 275
puisque Yahvéh l'a oint (10,1) ; cela ne prouve pas qu'il ail
éié proclamé publiquement. Quant à la présence d'un prêtre,
d'un éphod, voire même de l'arche, elle n'indique pas que
Saiil soit roi : David avait un prêtre et un éphod lorsqu'il
n'était encore qu'un simple chef de hande ; et l'arche avec
ses prêtres accompagnait l'armée au temps des juges
(1 Sam. 4).
Nous avons laissé de côté, jusqu'à présent, les v. 13-16 du
chapitre 10, où Saiil rend compte à son oncle de son voyage
à la recherche des ànesses, en ayant soin de garder le silence
sur la royauté promise par Samuel. Ces versets sont sus])ects;
on se demande ce que c'est que cet oncle qui apparaît ici ;
il n'avait été question jusqu'à ce point du récit que du père
de Saiil. De plus Saiil, dans ces versets, suppose Samuel
connu de tout le monde, alors que lui-même, la veille en-
core, ignorait son existence (9, 6). Ce morceau aura été in-
tercalé afiii d'expliquer pourquoi Saiil était encore dans
l'inaction lorsqu'arrivérent les envoyés de Jabès (ch. 11). Ce
doit être un raccord imaginé par le rédacteur qui a fondu
ensemble les deux sources « du Voyant » et « de Jabès ».
Cette distinction de deux documents dans les récits roya-
listes de l'institution de la monarchie, qui nous a été suggé-
rée par une indication émise, il y a une douzaine d'années,
dans un cours, par M. Ph. Berger, peut être maintenue, quand
même on n'adopterait pas les vues que nous allons exposer
maintenant sur la composition des récits relatifs à la bataille
de Micmas.
3. Deux sources dans les chapitres 13 et Ik.
Ces chapitres, d'un si haut intérêt historique, présentent
des redites, des surcharges, des obscurités; certaines d'entre
elles proviennent, sans doute, du mauvais état du texte
276 LES SOURCES DES RÉCITS
masoréthique * ; d'autres, des amplifications insérées après
coup 2 ; mais il y en a aussi qui paraissent trahir la présence
de deux récits parallèles fondus ensemble.
Les opérations préliminaires du combat sont, dans la rela-
tion actuelle, d'une confusion et d'une invraisemblance ex-
trêmes. « Saûl choisit 3.000 hommes du milieu d'Israël ; et
2.000 s'établirent avec Saûl à Micmas et sur la montagne
de Béthel, et 1.000 étaient avec Jonathan à Guibea de Ben-
jamin ; puis il renvoya le reste du peuple chacun à sa tente
(v.2); et Jonathan frappa le nesib des Philistins qui était à
Guèba ))(v. 3). Saiil appelle aussitôt aux armes tout le peuple
qui se réunit à Guibea •'^, tandis qu'une formidable armée
philistine se concentre à Micmas.
Est-il vraisemblable que Saûl ait ainsi congédié tout le
peuple, ne gardant que 3.000 hommes, au moment même où
il allait, en abattant le nesib, se mettre à dos toutes les forces
des Philistins? Pouvait-il ne pas prévoir qu'il aurait le len-
demain à convoquer de nouveau tout son monde ? Et puis,
pourquoi cette occupation en force de Béthel et de Micmas,
tandis que dans la suite il n'est plus question que de Guibea,
sans que l'abandon des deux autres positions soit men-
tionné *? Ajoutez à cela que, d'après 3^, c'est Jonathan qui
frappe le nesib des Philistins, tandis qu'au v. 4 cet exploit
est attribué à Saûl ; que, au v. 5, la situation de Micmas est
* Voyez sur ce point les travaux de MM. Wcllhausen (Der Texl der
Bûcher Samiielis, Gœttinguc, 1872), Budde, Smith.
^ Nous avons essayé de les indiquer dans notre § 1.
^ V, 4 (texte corrige). D'après la leçon actuelle, il se réunit à Guil-
gal, d'où il ne remonta à Guibea que huit jours après. La leçon ac-
tuelle a été introduite, au plus tard, par l'auteur de 7b-15a (voj^ez Ti» :
Saûl était encore à Guilgal. — Smith).
* Si la leçon « Guilgal » (v. 4) est exacte, la stratégie de Saûl est
plus étrange encore : de Guilgal (11,15) il monte occuper Guibea et le
plateau ; puis il abandonne tout le haut pays pour redescendre à Guil-
gal, se concentrant ainsi bien loin à l'Est; il remonte ensuite à Guibea ;
et tout cela sans être inquiété par l'ennemi, qui est pourtant à
Micmas.
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 277
précisée, comme si le lecteur entendait nommer cette ville
pour la première fois, alors qu'il en a déjà été question au
V. 2 1 ; enfin que Béthel est appelée S.s-nu au v. 2, tandis
que dans a suite du récit elle est nommée Beth-Aven
(13, 5 ; 14, 23). Et l'on conclura que les v. 2 et 3" sont cViine
autre source que 3''-5. Les v. 2 et 3" forment la continuation
naturelle de notre source de Jabès ; car, on l'a souvent re-
marqué, 13, 2 (choix de 3.000 hommes parmi le peuple) se
rattache directement à 11, 15 (le peuple assemblé à Guilgal).
Le second récit (3''-5), qui devait s'ouvrir par une phrase
comme celle-ci : « et Saiil frappa le nesib des Philistins qui
était à Guèl)a », fournil la suite que nous a paru demander la
source du Voyant.
Ainsi les v. 2-5 contiennent l'amorce de deux récits de la
bataille de Micmas. D'après l'un (sozrrce de ,/atès), les Israélites
occupent Micmas, Béthel et Guibea ; et l'exploit de Jona-
than consiste à abattre le nesib des Philistins. D'après
l'autre {source du Voyant)^ les Israélites sont à Guibea et ce
sont les Philistins qui campent à Micmas.
Dès lors, il est clair que c'est à cette dernière source qu'il
faut, dans la relation de la bataille proprement dite, attri-
buer le récit de l'exploit de Jonathan quittant en secret
Guibea et allant audacieusement attaquer, seul avec son
écuyer, le poste philistin qui se trouvait devant Micmas (13,
23; 14, 1-14. 16-19).
Examinons les autres versets du récit actuel de la ren-
contre (13, 17. 18; 14, 15. 20-23), pourvoir si des fragments
de la source de Jabès n'y auraient pas été conservés. Ces
versets présentent des redites et des doublets. Au v. 15,
l'armée des Philistins est désignée par une surabondance
d'expressions parallèles, qui a fort embarrassé crili(iues et
traducteurs et qui ne s'explique guère sous la plume d'un
' M. Smith a fait aussi cette observation, ainsi que la précédente ;
mais il en conclut que les v. 4. 5'' sont des additions de l'amplifica-
teur qui a ajouté G-lô».
278 LES SOURCES DES RÉCITS
seul et même auteur. Le texte masoréthique porte : « Et il y
eut une panique dans le camp, dans la campagne et dans
toute l'armée, l'avant-poste et le masliit ^ furent en déroute
eux aussi. » On se demande (ceci à titre de simple hypo-
thèse) si ce mashii n'appartenait pas à la source de Jabès et
si la sortie de ce corps en trois colonnes, racontée au ch. 13,
V. 17. 18^ n'était pas primitivement le déhut d'une attaque
dirigée par les Philistins contre les positions de Saiïl : on
sait que la marche en trois colonnes était l'ordre de bataille
ordinaire des Israélites et de leurs adversaires (Juges 7, 16;
9,43; 1 Sam. 11, 11; 2Sam.l8, 1.2; Job 1,17; cf. Gen. 14, 15).
Quoi qu'il en soit de ce point particulier, il y a surabon-
dance d'expressions au v. 15. Il y a aussi un bien grand
nombre de motifs donnés à la déroute des Philistins et au
triomphe de la petite armée Israélite. La panique des enne-
mis est causée, d'après v. 14. 15'», par l'audacieux exploit de
Jonathan, d'après 15'' par un tremblement de terre; si la
multitude immense des envahisseurs est refoulée, c'est,
d'après v. 20, parce qu'ils se tuèrent entre eux, d'après v. 21
parce que les Hébreux qui avaient fait cause commune avec
eux se joignirent à Saïil et à ses gens, d'après v. 22 parce
que les Israélites qui s'étaient cachés dans le voisinage sor-
tirent de leurs abris dès qu'ils apprirent la déroute des Phi-
listins, Ces divers traits ne sont sans doute pas inconci-
liables ; mais un tel luxe de détails est suspect ; les récits de
bataille de l'Ancien Testament sont d'ordinaire très sobres.
Enfm, au v. 23, il y a deux indications parallèles sur l'ex-
tension que prit le combat. Ce verset, complété d'après les
LXX, porte : « aj Et Yahvéh en ce jour-là sauva Israël et le
combat dépassa Beth-Aven; bj et tout le peuple qui était avec
Saiïl se trouva être de 10.000 hommes e//e combat se dispersa
dans toute la montagne dEphrdim. » La première de ces
^ « Corps de ravageurs » ? MM, Siegfried et Stade traduisent ici Hin-
ierhalt, « réserve ».
DU PREMIER \A\H\: DE SAMUEL 279
indications lopographiques, désignant Béthel sous le nom
de Beth-Aven, reviendra à la source du Voijant (cï. 13, 5), et
la seconde à la source de J(d)ès. Ce qui confirme qu'il y a ici
deux documents, c'est, comme l'a remarqué M. Bruston,
qu'au V. 31 on trouve, sur la direction dans laquelle se fit
la poursuite, un témoignage ((ui ne concorde pas avec 23» :
d'après 23" les Philistins se retirent vers Beth-Aven, c'est-à-
dire vers le nord-ouest ; d'après 31, vers Ajalon, donc vers
le sud-ouest.
Voici, sous toutes réserves, comment on pourrait recons-
tituer les deux récits parallèles du comhat. De la source du
Voijanl : 13,23; 14, 1-11. l-'v (en partie). 16-20. 23». De la
source de Jabès : 13, 17-18 (?); 1 1, l.")''. 15» (en partie). 21. 22.
231'.
Passons enfin au récit de la poursuite. Deux incidents y
sont relatés : 1'^ Une faute de Jonathan : Saûl avait fait jurer
au peuple de ne rien manger jusqu'au soir; Jonathan, qui
n'a pas entendu ce serment, prend un peu de miel; pour ce
crime il est condamné à mort par son père; mais le peuple
le rachète (v. 25-30. 36-45). 2" Une faute du peuple : éj^uisés
par le combat, les hommes de Saiil mangent de la viande
sans en avoir auparavant réi)andu le sang, ce qui est un
péché contre Yalivéh; Saiil se hâte de faire rouler une
grande pierre, où le bétail est égorgé en l'honneur de Yah-
véh 1 (v. 32-35).
Ces deux épisodes, pris en eux-mêmes, sont évidemment
loin d'être inconciliables. Mais, comme l'a fort bien vu
M. Bruston, les récits qui en sont faits ne peuvent guère être
de la même main. Et voici, d'après nous, j)ourquoi :
loLev. 24- raconte deux fois comment Saiil imposa le
jeune à ses troupes. Voici les deux versions distinguées par
deux caractères différents : « Et Saiil avait fait un grand
' V. 34, lisez n"""^"! au lieu de """'Ti (Kloslermann, Hiulde, Smith).
- Nous adoptons le texte restitué, d'après les LXX, parM.Budde.
280 LES SOURCES DES RÉCITS
vœu en ce jour-là et Saûl fit jurer le peuple en ces termes :
Maudit soit quiconque mangera du pain jusquà ce soir et
(jusqu'à ce) que je me sois vengé de mes ennemis, personne
du peuple ne goûtera de pain. » Ainsi, d'une part, un ser-
ment du peuple, de l'autre un vœu du chef; d'après une ver-
sion il faudra, pour manger, attendre jusqu'au soir; d'après
l'autre, jusqu'à la victoire. Ce qui atteste qu'il y a bien là
deux sources, c'est que, dans l'histoire de la faute de Jona-
than, il n'est fait allusion qu'à l'une des deux versions : v.
28, « un homme du peuple répondit (à Jonathan) et dit :
Ton père a fait faire au peuple un serment solennel : Maudit
soit l'homme qui mangera du pain aujourd'hui. »
2» Le récit de la faute du peuple (31-35) se lie très mal à
ce qui actuellement le précède et le suit. Le fait a été remar-
qué par plusieurs critiques, bien qu'ils aient en général
cherché à l'expliquer sans recourir à l'hypothèse d'une dua-
lité d'auteurs.
Prenons d'abord le début du morceau, v. 3L On vient de
nous dire (v. 30) que Jonathan se plaint que la défaite des
Philistins n'ait pas été assez grande. Est-ce le même auteur
qui a pu ajouter aussitôt après : « Et ils battirent en ce
jour-là les Philistins de Micnias à Ajalon », ce qui consti-
tuait une victoire éclatante? « La première moitié du verset,
remarque avec raison à ce propos M. Smith, est difficile,
telle qu'elle se présente, parce qu'elle semble parler d'un
succès tel que Jonathan même l'eût approuvé. » Il propose,
en conséquence, de corriger le texte, mais sans trouver de
conjecture qui le satisfasse'. L'explication est plus simple :
le V. 31 fait la transition entre le vœu de Saûl (v. 24) et la
faute du peuple (31-35) : il nous apprend que Saûl s'est vengé
* M. Klostermann corrige njSw ^yCDGa en nSiS lîT tt;ay7(n) Dna
« depuis la chaleur du jourjusqu'à la nuit», ce qui est par trop hypothé-
tique. M. Budde : nS"'Sn ly U?a3ai « à Micmas (LXX) jusqu'à la nuit ».
Mais la bataille a depuis longtemps quitté Micmas : dès le v. 23 elle a
« dépassé Beth-Aven » et « s'est dispersée dans toute la montagne
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 281
de ses ennemis, en les lialtant jusqu'à Ajalon : maintenant
les troupes affamées vont pouvoir manger.
Le récit du péché du peuple se termine par ces mots
(v. 35) : « Et Saûl construisit un autel à Yalivéh ; ce fut le
premier autel qu'il éleva à Yahvéh. » « Ce verset a l'air
d'être la conclusion d'un chapitre dans l'histoire », observe
avec raison M. Smith ; et M. Wellhausen a soutenu que le
morceau qui suit, le récit de la condamnation à mort de
Jonathan, était étranger au texte primitif '. M. Budde a mon-
tré que cette exclusion n'est pas justifiée et que, « depuis le
V. 24-, tout tend vers le jugement de Dieu qui menace la vie
du jeune héros Jonathan et qui montre la rigueur religieuse
de Saùl à son point le plus haut, le plus effrayant ^ ». Et
cependant, l'observation de M. Smith subsiste : le v. 35 a
l'air d'une conclusion. Notre hypothèse concilie les deux
points de vue : le v. 35 est la conclusion de l'un des récits
de la bataille, tandis que l'autre se continue par la condam-
nation et la délivrance de Jonathan.
Le récit qui raconte la faute de Jonathan, découverte par
Vourini-tGiimmim, appartient naturellement à la source du
Voyant qui, déjà dans la relation de la bataille, faisait une
place à la consultation de l'éphod et attribuait le premier
rôle au jeune héros (cf. v. 45) ; c'est parce qu'il était occupé
à son audacieux coup de main contre le camp philistin
(v. 1-14. 16-19), que Jonathan n'a pas entendu le serment
que son père a fait prêter au peuple (v. 27). Le récit de la
d'Ephraïm » ; maintenant il s'agit de descendre derrière les I^hilistins
(V. 36), tandis que de Micmas, quand on va vers l'ouest, il faut monter
M. Wellhausen prend le parti radical de supprimer toute la phrase 31''
(Bleek's Einleiliing in das A. T.^ (1878), p. 215).
1 Bleek^ ibid.; Comp. des Hexateuchs^ (1889), p. 248. Il parait être
revenu sur cette hypothèse, car dans son Israclit. und jiid. Gesch. ^
(1895), p. 55, il utilise les versets 36-45 au même titre que les précé-
dents.
Cela n'est vrai que des versets 24-30.
' Bûch. Richt. Sam., p. 206.
282 LES SOURCES DES RÉCITS
faute (lu peuple, au contraire, reviendra à la source de
Jabès; d'après ce récit, en etfet^ les Philistins sont poursui-
vis vers le sud-ouest (31), tandis que dans la source du
Voyant, ils se retirent vers le nord-ouest (23=1).
Conclusion.
Après cette longue et trop aride analyse, essayons de
reconstituer les deux sources que nous avons distinguées
dans le cycle royaliste.
Source du Voyant : 9 ; 10, 1-7. 9-12 ; 13, 3 (avec « Saiil »
au lieu de « Jonathan »)- 5. 23; 14, 1-14. 15=' (en partie).
16-20. 23a. 24iJ (jusqu'à 2T;n )• 25-30. 36-46. Saûl, parti à
la recherche des ânesses de son père, rencontre Samuel. Le
voyant, averti par Yahvéh que c'est Saiil qui est chargé de
délivrer Israël de la main des Philistins, l'oint secrètement.
Il lui annonce que, en arrivant à Guiheat-Elohim, où est le
nesib des Philistins, il sera saisi par l'Esprit et devra faire
« ce que sa main trouvera, car Dieu est avec lui ». Saiil
frappe le nesib des Philistins, puis sonne le ralliement par
tout le pays. Les Philistins réunissent une immense armée,
qui campe à Micmais. 600 hommes sont rassemhlés autour
de Saùl à Guihea. Jonathan attaque le poste qui surveille
le pas de Micmas ; la paniqué se répand dans tout le camp
philistin. Saiil accourt et trouve les ennemis s'entr'égor-
geant. Le comhat se poursuit au delà de Beth-Aven. Jona-
than viole le serment que son père a fait prêter aux troupes
pendant son ahsence. Aussi héroïques l'un que l'autre, Saiil
se résout à sacrifier son fils et Jonathan se déclare prêt à
mourir; mais le peuple rachète le coupahle. La source
devait ajouter que Saiil, à la suite de cette victoire, reçut la
royauté.
Source de Jabès : 11, 1-11. 15; 13, 2. 3^. 17-18 (?) ; 14, 15^.
15a (en partie). 21. 22. 23i\ 24» et i^ (depuis ^n^DDJi ). 31-35.
Saiil se fait connaître comme un juge inspiré en délivrant
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 283
Jabès ; il est établi roi à Giiilgal. Aussitôt, il choisit dans
l'assemblée 3.000 hommes, avec lesquels il occupe Micmas,
Béthel et Guibea. Jonathan donne le signal de la révolte
contre les Philistins en frappant leur nesib. Ceux-ci atta-
quent, mais sont mis en déroute par un tremblement de
terre. Leurs alliés hébreux se joignent au vainqueur, ainsi
que les paysans cachés dans la montagne d'Ephraïm. Saùl
poursuit les Philistins jusqu'à Ajalon. Là, pour em|)écher
le peuple de pécher contre Yahvéh, il roule une grande
pierre (pii sert d'autel, (^est la fondation de ce sanctuaire
local, monument de la piété de Saùl, qui forme la pointe du
récit dans cette version.
Ont été ajoutés : 1" à la source du Voyant encore indé-
pendante : 13, 7''-15'«, avec peut-être les v. 6. 7'. 15'' et 16 ;
13, 19-22. — 2" Lors de la réunion des deux sources roya-
listes : 10, 13-16. — 3" Après la fusion avec le document
antiroyalisle : 9, 2''; 11, 7 (en partie) ; 13, 1. — 4" A une date
incertaine : 9, 9; 11, cS'' (en partie); 11, 18'^ (?). 28b.
Ces divisions arrêtées et comme coupées au couteau ne
doivent naturellement être prises que ciim grauo salis. Elles
sont destinées surtout à fixer les idées. Nous avons rappelé
à diverses reprises, au cours de cet exposé, que, dans })lus
d'un cas, nous ne les présentons qu'à titre d'hypothèses et
avec des réserves.
Si cette subdivision du cycle royaliste en deux sources est
juste, nous possédons dans notre livre de Samuel trois ver-
sions parallèles de l'élévation de Saùl à la royauté. Qu'en
résulte-t-il pour la reconstitution de l'histoire ?
Les trois versions diffèrent sur plus d'un point important.
Par exemple, sur la façon dont Saùl a été désigné à ses
hautes fonctions, sur le rôle qua joué Samuel dans cette
élévation, et sur l'appréciation du caractère de Saùl. Il y a
une sorte de gradation entre les trois récits. D'après l'un,
Samuel n'intervient pas ; Saùl s'impose au peuple, à la façon
284 LES SOURCES DES RÉCITS DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL
d'un Gédéon ou d'un Jephthé, par un exploit : il délivre
Jabès. D'après le second, c'est Samuel qui révèle à Saùl
qu'il est l'élu de Dieu ; toutefois, ici aussi, Saiil ne devient
roi qu'après s'être fait connaître par une victoire : il bat
l'ennemi héréditaire, le Philistin. Il y a dans cette version
une légère nuance de blâme à l'adresse de Saiil : il aurait
pu, avec plus de sagesse, écraser plus complètement l'ad-
versaire (14, 29. 30). Dans le troisième, enfin, la figure de
Samuel a tout absorbé : c'est lui qui octroie au peuple l'insti-
tution de la roj'auté ; et le souverain, désigné par le sort,
bientôt rejeté de Dieu pour une faute grave, paraît un petit
personnage à côté du grand prophète qui fait et défait les
rois.
Il ne faut pas s'étonner de ces divergences. Les débuts de
Saùl, comme ceux de David, appartiennent encore à l'âge
héroïque d'Israël, non à l'époque proprement historique. Ce
qu'il faut bien plutôt relever, c'est que, sur certains points,
les traditions — et (ce qui est surtout significatif) les deux
traditions royalistes — sont d'accord ; l'une et l'autre affir-
ment que Saùl a commencé comme un «juge », un de ces
héros qui s'imposaient par la seule autorité de leur audace
patriotique ; l'histoire de Saùl a donc été une répétition de
celles de Gédéon et de Jephthé; mais, plus heureux qu'eux,
il a réussi à fonder, sinon une dynastie, du moins une
royauté durable. Les deux traditions royalistes représentent
Saùl comme rempli de zèle pour Yahvéh en même temps
que pour Israël, attestant le lien indissoluble qui unissait
alors la cause de la nation et celle du Dieu national. Elles
concordent également sur les traits essentiels de la bataille
de Micmas; avec le double récit de ce combat, on est déjà
sur le terrain solide de l'histoire, que l'on retrouvera, pour
ne plus le perdre, à partir des démêlés de David avec
Saùl.
LA NOTION DU DROIT NATUREL
CHEZ LUTHER
PAR
Eugène EHRHARDT
LA NOTION DU DROIT NATUREL
CHEZ LUTHER
Dans la seconde moitié du siècle qui vient de finir, les
questions sociales ont commencé à préoccuper vivement les
églises protestantes. Sous l'empire de ces préoccupations,
on s'est naturellement demandé si les lois qui nous régis-
sent sont vraiment dignes de nations chrétiennes, c'est-à-
dire qu'on a soulevé la question, importante entre toutes,
des rapports entre le droit et la religion, entre le droit et
les principes de l'Evangile.
Nous n'avons pas l'intention de l'aborder dans cette courte
étude, nous voudrions simplement apporter une modeste
contribution historique à la solution de ce grand problème,
en essaj^ant de montrer sous quelle forme il s'est présenté
à la conscience de Luther et de quelle manière le grand
réformateur a cherché à le résoudre.
Nous ne nous efforcerons pas de systématiser des vues (|ue
Luther n'a jamais réduites en système. Nous nous contente-
rons de les exposer dans l'ordre qui nous semble le mieux
approprié pour en faire comprendre la véritable portée, en
commençant par marquer la position que Luther a prise
vis-à-vis des adversaires les plus résolus du droit établi.
Au moment où le moine saxon inaugurait son œuvre de
réforme, l'état social du peuple allemand et les lois qui le.
régissaient étaient l'objet des critiques les plus violentes.
288 LA NOTION DU DROIT NATUREL
Depuis longtemps les couches profondes de la société, en
Allemagne, étaient en proie à une sourde agitation. A la fin
du xv^ et au commencement du xvi" siècle, elle se traduisit
par une série de mouvements révolutionnaires dont le plus
terrible fut la guerre des paysans de 1525, Ces mouvements
eurent lieu au nom du « droit divin ». La ligue dite le « Bund-
schuh » avait déjà inscrit cette devise sur son drapeau ; les
auteurs des fameux « Douze articles » dont la présentation
marqua le commencement de la lutte tragique des classes
rurales contre les princes et les seigneurs dans l'Allemagne
du Sud et bientôt dans l'Allemagne tout entière, invoquaient
également l'Evangile.
Le droit divin, les institutions sociales basées sur l'Évan-
gile ! Cette idée a une longue et douloureuse histoire au
moyen âge. L'Église ne pouvait naturellement se figurer la
société idéale autrement que régie par les prescriptions du
Christ. Mais cette société idéale, elle ne cherche à la réaliser
que dans les ordres religieux. Dans ces groupes de chrétiens
réputés parfaits tous étaient égaux ; la propriété privée avait
fait place à un communisme fraternel^ et les plus grands
étaient les serviteurs de tous.
Il était impossible que cet idéal social n'eût point un
rayonnement puissant au delà des couvents. On peut dire
que l'histoire de la vie chrétienne au moyen âge est celle
d'une imitation sans cesse croissante de la vie monastique
par la société laïque. Cette imitation se fait d'après deux
méthodes différentes ; elle est tantôt directe et plus ou moins
complète, tantôt indirecte et partielle : D'une part, on crée
des associations plus libres que les ordres religieux , les
tiers-ordres, les frères de la vie commune, par exemple,
mais qui reposent toujours sur le principe de la distinction
entre la masse des chrétiens et une élite de parfaits ou de
semi-parfaits, d'autre part, on emprunte aux moines, non
sans doute leur ascétisme, mais leur égalité, leur fraternité,
parfois même leur communisme, pour essayer d'imposer
CHEZ LUTHER 289
ces idées à la société clirétienne tout entière, comme ten-
tèrent de le faire les partisans de Wat Tyler en Angleterre,
et certaines fractions des hussites en Bohême.
Chez les anabaptistes, il est facile de constater l'influence
de ces deux traditions. Les pacifiques d'entre eux ne deman-
daient qu'à pratiquer sincèrement et sévèrement le renon-
cement au monde, à peu près comme l'entendaient les
membres des tiers-ordres au moyen âge; les militants, aii
contraire, voulaient faire triompher les principes de l'Evan-
gile par la force, en substituant aux éléments ascétiques
qu'il renferme les idées théocratiques et les mœurs de l'an-
cien Israël. On sait que par Thomas Mùntzer et ses amis,
l'anabaplisme jeta le ferment dangereux des ses doctrines
dans le mouvement insurrectionnel des paysans allemands.
Ces aspirations vers une réforme de la société d'après la
Bible étaient naturellement très confuses. Elles poursui-
vaient des buts très divers et invoquaient des autorités très
diverses. Quelquefois, comme au début de la guerre des
paysans, il ne s'agissait d'autre chose que d'appuyer sur
l'Évangile un programme de réformes très modérées et
d'ordre tout à fait pratique.
Au point de vue purement théorique, l'É'^lise ne pouvait
pas condamner la tendance à faire de la Bible la norme de
la vie sociale. Les ordres religieux faisaient profession de
vivre selon les prescriptions les plus sévères de l'Evangile,
et elle les approuvait. De plus, dans son Code à elle, dans le
droit canon, l'Église sanctionnait le droit naturel en l'iden-
tifiant avec le contenu de l'Ancien et du Nouveau Testa-
ment, et proclamait, au nom de ce droit, le princii)e de l'éga-
lité de tous les hommes et de la communauté des biens '.
^ « Humnnum genus diiobus regitur, naturali videlicat jure et mo-
ribus. .lus natunv est quod in Icge et evangelio coiilinetur, (jik) (iiiis-
que jiibetur alir^accre quod sibi vult lieri et prohibetur alii inferre
quod sibi nolit Qeri. Unde Christus in evangelio: Oninia quiecumque
\'ultis ut faciant vobishomines et vos eadeni lacietis iilis. Hiccestenim
19
290 LA NOTION DU DROIT NATUREL
En fait, cela va sans dire, les intérêts de l'Église et cenx des
ordres monastiqnes eux-mêmes, étaient beaucoup trop
étroitement liés à l'état social existant, pour qu'ils ne se
constituassent pas les défenseurs ardents et de la féodalité et
du capitalisme naissant.
Quelle position la Réforme religieuse qui invoquait l'au-
torité de l'Ecriture, jjour renverser celle du pape et des con-
ciles, prendra-1-elle vis-à-vis du mouvement de réforme
sociale qui, lui aussi, prétend s'appuyer sur la Bible? Pour
Lutbcr la question fut aussitôt résolue que posée. Il pro-
clama de la manière la plus énergique qu'il entendait main-
tenir séparés le royaume de Christ et celui du monde, la
sphère du droit et celle de l'Evangile. Droit et Evangile sont
pour lui deux mots qui hurlent d'être ensemble. Il n'y a
])oint de droit évangélique, il n'y a pas davantage un droit
biblique. Cette dernière conception répugnait à Luther, ne
fût-ce que parce qu'elle ne tenait pas compte de la ditfé-
j-ence entre l'Ancien et le Nouveau Testament, et les trans-
formait tous deux en un Code qui exige et qui contraint,
parce qu'elle faisait oublier que, si l'Ancien Testament a
établi parmi les Juifs un royaume divin extérieur, le Nouveau
ne prétend gouverner que l'homme intérieur.
Le règne de Christ est exclusivement spirituel, c'est là une
vérité que Luther ne se lasse pas de répéter. Quant à la loi
de l'Ancien Testament, elle ne lie plus le chrétien, la loi
lexel prophetiv. a Voyez Corpus jiiris canonici, Ed. Friedberg, Leipzig,
vol. I, col. 1. » .lus naturale est coiiiniune omnium nalionum, eo quod
ubique instinctu natuiio, non constitutione aliqua habetur, ut viri et
feminne conjunctio, liberorum successio et educalio, communis om -
nium possessio et omnium una libertas, acquisitio eorum qua; cœlo ,
terra manque capiuntur... Voyez Ibid., Col. 2.
Undequisque possidet quod possidet? Nonne jure humano ? Nam
jure divino « Domini est terra et plenitudo ejus ». l*auperes et divites
Deus de uno limo l'ecit, et pauperes et divites una terra supportât,
.lure ergo humano dicitur : Htec villa mea est,htec domus mca est, hic
servus meus est. Ibid., Col. 12-13.
CHEZ LUTHER 291
mosaïque est la loi nationale des Juifs, qui n'a plus aucune
autorité dans l'économie nouvelle.
Dans sa fameuse diatribe intitulée : «Contre les paysans
pillards et meurtriers » (Widcr die mœrderischen iind rœii-
berischen Roiten der Baiiern), Luther s'écrie : « Il ne sert de
rien aux paysans de prétendre que, selon Genèse 1-2, toutes
choses sont à la disposition de tous cl que nous avons tous
reçu le même baptême. Dans l'économie du Nouveau Tes-
tament, Moïse n'a plus d'autorité, et notre Maître Jésus-
Christ nous soumet corps et biens à l'empereur et au droit
profane lorsqu'il dit : Donnez à César ce qui est à Cé-
sar '. »
11 s'exprime de même plus tard dans son fragment polé-
mique sur un livre qui recommande la bigamie : « Nous avons
prouvé par de nombreux écrits que la loi de Moïse ne nous
regarde point, et ne constitue plus une autorité juridique...
Moïse est mort -. »
Mais c'est surtout dans son écrit intitulé : « Contre les
prophètes célestes sur les images et le sacrement » {Wider
die himmlischen Prophète n von den Bildern ii. Sacrament)
qui date de 1524-25, que Luther s'est déchaîné avec une
énergie passionnée contre ceux qui prétendaient imposer
aux chrétiens le joug de la loi mosaïque : « Moïse, dil-il, n'a
été donné qu'au peuple juif, quant à nous, païens et chré-
tiens, il ne nous regarde pas '. » Dans la suite, il démontre
qu'il n'y a pas lieu de distinguer entre le décalogue et le
reste de la loi mosaïque, attendu que le décalogue renferme
deux commandements d'ordre rituel, l'interdiction des
images et la sanctification du sabl)at. Si le décalogue avait
un caractère de pérennité, de quel choit Esaïe et saint Paul
' Œuvres complètes de Lutlier, 2'' édit. Fraiiclort-s.-M., 1(S8.'Î, vol.
24, p. 305.
- Œuvres complètes de Luther, édit. d'Erlangen et Francfort, 1855,
p. 208-209.
^ Voyez Œuvres de Luther, Erlangen 184L Vol. 29, p. 150 ss.
292 LA NOTION DU DROIT NATUREL
nous affranchiraient-ils de la deuxième de ces deux pres-
criptions? Il serait peut-être difficile de mettre cette démons-
tration d'accord avec la place que Luther assigne au déca-
logue dans l'économie du salut ; en tous cas, il a toujours
affirmé, en principe du moins, que les chrétiens sont affran-
chis de la lettre de la loi mosaïque tout entière dans l'ordre
social.
Quant à un droit de la nouvelle alliance, à un droit chré-
tien, nous avons vu que Luther n'en connaît point. «( Écoutez,
dit-il, dans son «Exhortation à la paix en réponse aux douze
articles des paysans » de 1525 (Eimalinung zum Frieden
auf die zwœlf Artikel der Baiierschaft in Schwabeiij, chers
chrétiens, le droit chrétien : Ainsi dit votre Maître suprême,
Jésus-Christ dont vous portez le nom : Vous ne devez point
résister au mal... Christ dit qu'on ne doit résistera aucune
injure ni injustice, mais toujours céder, souffrir et se laisser
dépouillera » 11 ne se lasse pas d'expliquer aux paysans
qu'ils n'ont pas le droit de se réclamer de l'Évangile, non
pas seulement parce qu'ils sont en état de réhellion, mais
parce que « l'Évangile ne s'occupe pas des choses temporelles
et réduit la vie extérieure à n'être que souffrance, injustice
subie, patience, mépris des biens de ce monde et de la vie -. »
Déjà antérieurement, il avait tenu le même langage. Dans
le « Grand sermon sur l'usure », de 1520 (Grosser Sermon v.
WuclierJ, Luther s'exprime ainsi : « Il faut savoir qu'il y a
trois degrés différents et trois manières de bien et méritoi-
rement user des biens temporels. Le premier consiste en
ceci • Si quelqu'un nous prend les biens de ce monde par la
violence, nous ne devons pas seulement le supporter et nous
laisser dépouiller, mais aussi être prêts, s'il veut nous
prendre davantage, à le céder également 3. »
» Voyez Œuvres de Luther, 2<= éd., Francfort, 1883, vol. 24, p. 283.
2 Ibidem, p. 291.
^ Œuvres de Luther, édition de Weimar, 1858, vol. VI, p. 36. Com-
parez Œuvres de Luther, édition d'Erlangen, 1833, vol. 22, p. 209, dans
CHEZ LUTHER 293
A entendre le réformateur de Wiltenberg s'exprimer
ainsi, on pourrait croire que pour lui il n'y a rien de com-
mun entre le chrétien et le droit, que le chrétien condamne
même le droit comme une chose mauvaise. Telle n'est point
cependant la pensée de Luther. Il se souvient d'abord sanâ
cesse de cette vérité essentielle, c'est que les non-chrétiens,,
ceux qui ne pratiquent pas la loi du renoncement, ont besoin'
du droit pour régler leurs différends, sinon ils s'entretue-
raient. Le droit est donc pour eux un bienfait, comme le
médecin pour le malade, et celui qui le proclame et l'appli-
que fait une œuvre utile et même nécessaire, une véritable
œuvre de charité bien digne du chrétien. Il y a plus. Le
chrétien lui-même ne saurait se passer du droit pour sa per-
sonne, ni vivre hors de sa sphère. Si Luther, dans quel-
ques-uns des écrits que nous venons de citer et dans d'au-
tres qui appartiennent à la même époque, semble retirer
tout à fait au chrétien le bénéfice du droit, il a atténué plus
tard la rigueur de ses exigences, notamment dans son inter-
prétation du sermon sur la montagne de 1532 (Aiislcgiing
des 5, 6 II. 7, Kapiteh St. Matthaeij : « Il s'agit ici de bien se
garder de ne pas faire de concession aux fripons et aux
malfaiteurs qui prétendent profiter de celte doctrine pour
dire : Les chrétiens sont tenus de souffrir toutes sortes de
choses, aussi peut-on sans crainte empiéter sur leurs biens,
les prendre, les voler, et tout chrétien serait tenu de s'offrir
avec tout ce qu'il a à n'importe quel audacieux malfaiteur,
pour lui accorder, donner et prêter tout ce qu'il voudrait et
ne jamais le lui redemander. L'empereur Julien, l'infâme
renégat, s'armait de ce texte pour railler les chrétiens, leur
prenant ce qu'il voulait, sous prétexte de leur appliquer
leur propre loi. Non, cher ami, cela ne saurait se passer
ainsi. Sans doute, les chrétiens doivent être sans cesse prêts
l'écrit « Du commerce et de l'usure * {Von Kaiifhandhing ii. WiicherJ,
les quatre manières de bien agir à l'égard d'autrui.
294 LA NOTION DU DROIT NATIHEK
à tout souffrir, mais si lu tombes entre les mains du juge et
du bourreau, prends garde à la vengeance qu'il tirera de
toi. Le chrétien doit soufTrir ce que toi et tel autre vous lui
infligerez, mais il n'a pas besoin de tolérer ton audace, s'il
peut s'en défendre avec le secours de l'autorité. Et si même
l'autorité ne veut pas le protéger, ou use elle-même de vio-
lence à son égard, il n'a pas besoin de se taire et d'approu-
ver'. »
Mais le droit ne protège pas seulement le chrétien contre
la violence, il n'est pas seulement rendu nécessaire par
l'existence de l'état de guerre entre les hommes, il régit
aussi leurs relations pacifiques et leur vie de famille, et en
ce sens surtout, il s'applique au chrétien dont la vie exté-
rieure ne diffère pas de celle des autres hommes.
On sait avec quelle énergie Luther a défendu les droits de
la famille et de l'Etat et protesté contre le mépris dont les
accablait la théologie catholique éprise d'ascétisme. Le
grand réformateur avait une notion beaucoup trop profonde
du péché et de la justice selon Dieu, pour croire que l'on
est pécheur ou juste, suivant que l'on est marié ou céliba-
taire, soldat ou moine. Loin de statuer une antinomie entre
la vie spirituelle et les aspirations naturelles de l'homme, il
rappelle sans cesse que la vie spirituelle repose sur la vie
naturelle et que l'État et la famille sont la base de l'Église, et
la sphère dans laquelle la vertu chrétienne doit se mani-
fester. Rien n'est plus antichrétien que de fuir le monde et
de vouloir corriger la nature humaine telle que Dieu l'a
faite. « Vous avez souvent entendu de moi, dit-il dans son
« Grand commentaire sur les Galates», que les institutions
politiques et domestiques sont divines, car Dieu lui-même
les a établies et approuvées, comme le soleil, la lune et les
autres créatures 2. »
' Voyez Œuvres de Liilher, édit. Erlangen, 1848, vol. 42, p. 144 s.
^ V. D. Martini Liitheri, Commentarium in epislolamS. Pauli ad Gala-
tas, éd. Irmischer, Erlangen, 1841, vol. II, p. 41.
CHEZ LUTHER
295
Mais il importe de bien se souvenir que ces vérités, Luther
les il développées en opposition avec l'Ej^lise catholique qui
faisait consister la perfection dans la vie monastique. Celte
funeste erreur il veut la détruire, il n'y a point de genre de
vie spécifiquement chrétien, l'Évangile ne change rien à
notre vie extérieure, et l'Église qui est l'organe de l'Évangile
parmi les hommes n'a pas, par conséquent, à réglementer
leur vie sociale. Les différentes sociétés humaines, société
familiale, société politique, n'ont pas à demander à l'Église
de les sanctionner et de les légitimer.
Cet ordre d'idées conduit Luther à ailirmer qu'il existe
un ordre social divin, naturel, indépendant de la révélation
spéciale de Dieu telle qu'elle est renfermée dans la Bible,
ordre éternel et, dans ses principes tout au moins, im-
muable.
Cette affirmation, il est à peine besoin de le faire remar-
quer, est contraire à l'histoire, dans laquelle cet ordre
social divin et naturel ne nous est donné nulle part. Elle
est, au fond, contraire aussi à la théologie même de Luther
qui affirme la corruption radicale de la nature humaine,
l'impuissance absolue de l'homme naturel pour le bien.
Comment serait-il possible que dans une humanité aussi
totalement pervertie la claire notion d'un ordre social divin
se fût conservée et que son application fût possible? Luther
lui-même semble le sentir parfois, car dans certains pas-
sages de ses écrits, nous le voyons établir une relation étroite
entre l'État et le péché, la vie conjugale même et le péché *.
Non qu'il y ait là la moindre concession à la morale catho-
lique, car alors même que l'État et la famille ne seraient
que des remèdes contre le péché, il ne serait pas chrétien
* Voyez par cxenijjle « Sermon sur l'étal de mariage (Sermon v. chc-
lichen StondeJ, 1519. Ohivres complètes de Luther, 1" édit., Francfort-
s.-M., 1877, vol. 6, p. (52, et « De l'obéissance due au pouvoir temporel
{yon inelticher Obrifjkeit, etc.), Œuvres complètes de Luther, Erlangcn,
1833, vol, 22, p. m.
/
296 . LA NOTION DU DROIT NATUREL
de les fuir, il serait chrétien au contraire d'y entrer, pour
se défendre des péchés et servir son prochain. Mais cepen-
dant cette constatation que les institutions domestiques et
politiques portent la trace de l'état de péché dans lequel se
trouve l'humanité, auraient pu conduire Luther à compren-
dre qu'elles ne sauraient être parfaites ou du moins s'appro-
cher de la perfection que dans la mesure où la révélation
divine aura fait connaître à l'homme et son péché et la
volonté de Dieu. Pratiquement, Luther ahoutit souvent à
cette conclusion, mais en théorie il maintient son idée d'un
ordre social divin, antérieur à toute révélation spéciale, et
cette idée exerce une influence décisive sur sa notion du
droit.
C'est sous l'empire de ces principes que Luther parle cou-i^^
raniment, aussi hien que les « enthousiastes », du « droit" '^
divin ». Mais il en parle dans un sens totalement diflérent de
celui que les anabaptistes et certains meneurs de la guerre
des paysans attachaient à ce terme. Ceux-ci entendaient
par le droit divin, un droit révélé dans la Bible; or, d'après
Luther, il y a bien dans l'Ancien Testament un droit révélé,
mais il ne regarde que les Juifs, et il y a bien dans le Nou-
veau Testament une révélation éternelle et universelle, mais
elle est absolument antijuridique. L'idée d'un droit éternel
révélé dans les Ecritures est donc, pour lui, contradictoire.
Lorsqu'il parle de droit divin, il entend parler d'un droit
que, en théorie du moins, les païens peuvent posséder aussi
bien que les chrétiens et qui lait partie de cette révélation
générale de Dieu qui est pour ainsi dire identique à la créa-
tion même, du « droit commun divin et naturel que les
païens, les Turcs et les Juifs doivent observer ^ ».
Mais à quelle source puiserons-nous la connaissance de ce
droit? Luther est très éloigné de l'identifier avec le droit
* Voyez Œuvres de Luther, 2e éd., Francfort-s.-M., 1883, vol. 24, p.
282 (Exhortation à la paix, etc.). Voj'ez ibid., édit. d'Erlangen, 18.'J8,
vol. 23, p. 96,
CHEZ LUTHER 297
régnant qu'il ne craint pas, au contraire, de critiquer de la
manière la plus énergique.
Ces critiques s'adressent avant tout au droit canon dont
il brûla publiquement un exemplaire en même temps que
la famei S3 bulle d'excommunication de Léon X. Plus tard,
il est vrai, il le jugea moins sévèrement. Dansson écrit «Des
affaires de Mariage » {Von Elicsachen) de 1530, il parle
« des meilleures parties du droit canon ? » Mais, pris en
bloc, ce droit lui fut toujours antipatbicpie au plus haut
point. Il était pour lui la preuve la plus manileste que
l'Eglise avait dévié, et oublié sa véritable destination, qu'elle
s'était transformée en un royaume de ce monde, au lieu de
servir exclusivement le royaume spirituel de Jésus-Christ,
Nous ne citerons pas les véhémentes attaques que Luther
dirige contre le droit canon et les canonistcs dans sa « Lettre
à la noblesse chrétienne ». Ces passages sont trop connus,
11 ne les ménage pas davantage dans son « De capiivilale
habijlonica ecdesise prœhidium», où il appelle certaines dé-
crétâtes des papes des lois humaines impies ^ . Mais ce n'est pas
seulement l'idée même d'un droit édicté par l'Eglise qui
répugnait à Luther. Ce droit lui était aussi antipathique par
ses tendances que par ses origines ; d'abord parce qu'il
sanctionnait les prétentions ambitieuses du pape et du
clergé, et ensuite parce qu'il était dominé par l'idéal ascé-)
tique et monastique. Nous aurons cependant l'occasion de
voir que sur certains points, Luther était parfaitement d'ac-
cord avec les principes du droit canon, tout en ne relevant
cet accord que très rarement.
Mais ce n'est pas seulement le droit de l'Eglise que Luther X
combat. 11 éprouve une grande répugnance à l'égard du droit
écrit en général, et, pendant un certain temps, du moins, à
l'égard du droit romain en particulier 2. Dans la « Lettre à la
* Voyez Œuvres, éd. de Weimar, vol. (>, p. 553.
* Vovez dans l'écrit : Von welt.icher Obrigkeil, etc.; loc. cit., p. 105.
298 LA NOTION DU DROIT NATII'.KK
noblesse chrétienne », il donne sur ce i)oint son appui au parti
qu'on pourrait appeler celui des patriotes allemands, avec
lequel il entretenait à ce moment-là des relations étroites :
(( Chaque pays, dit-il, a son caractère et ses aptitudes spéciales ;
plût à Dieu qu'il fût aussi gouverné par ses propres lois,
brièvement formulées, comme cela fut le cas avant qu'on
n'eût inventé le droit impérial (c'est-à-dire romain), et
comme cela est le cas maintenant encore pour bien des na-
tions*». Il préfère le vieux droit coutumier germanique.
<( Avec la connaissance de la loi divine et de la sagesse na-
turelle, on pourrait se passer de lois écrites », dit-il, dans le
« De captiuitate babijlonica ecclesiœ'^ ». Plus tard il se récon-
cilia avec le droit romain, qu'il semble même parfois vouloir
identifier avec le droit naturel-^
Telle n'est pourtant pas sa pensée. 11 nous la donne trèi>
clairement dans plusieurs passages du traité : Von wclllicher
Ohrigkcit, etc., en s'exprimant ainsi : « On doit maintenir le
droit écrit sous la raison de laquelle il est sorti, comme de
la source du droit », et ailleurs : « Le droit suprême et le
maître de tous les droits, c'est la raison * ». Le droit naturel
et divin est donc en même temps un droit rationnel. Notons
bien cette affirmation, elle précise et complète celles que
nous avons déjà enregistrées. En constatant la double oppo-
sition de Luther, et contre le droit prétendu scripturairc et
contre le droit canon, et en mettant en lumière sa double
affirmation qu'il y a un ordre social divin et naturel, et que
cet ordre est conforme à la raison, nous avons clairement
défini la nature et nettement circonscrit la sphère du droit,
' Voyez : Œuvres, éd. de Weimar, vol. fil, p. 459 s.
^ Voyez ibidem, p. 554, et comparez le Dialogue de Ulrich de Hut-
ten, intitulé : Prœdones. Œuvres de Hutten, éd. Bœcking, 1860,
vol. 2, p. 3fil ss.
3 Voyez Luther, Tischreden, éd. Forstmann et Bindseil, Berlin, 1848,
vol. 3, 320, et 4, 486. Comp. D^" M. Luther, Warniing an seine lieben
Dentschen. Q^2uvres, éd. d'Erlangen, 1830, vol. 25, p. 15.
* Voyez : Yon meltlicher Obrigkeit..., loc. cit., p. 95, p. 105.
CHKZ LITHER 29V)
telles que Luther les entend. Nous verrons plus tard dans
quelle mesure il a su rester fidèle à ces principes.
Remarquons auparavant que ce droit rationnel et divin,
Luther le conçoit tantôt comme une norme sociale, à hi-
quelle il voudrait sans retard voir ohéir tous les gouverne-
ments et se conformer toutes les légishitions, tantôt comme
une règle à laquelle l'individu peut et doit s'en tenir, en dépit
de la règle sociale, comme à une sorte de statut personnel des
consciences alTranchies. Entre ces deuxapplications du droit
naturel, il ne distingue pas toujours très nettement ; cepen-
dant, dans la plupart des cas, sa pensée se manifeste d'une
manière très claire. Ainsi, dans la « Lettre à la nohlesse
chrétienne », il recommande d'abolir tous les jours de fête,
sauf le dimanche, et à ce ])ropos, il dit : « O qui est contre
Dieu est nuisible aux hommes, à leur corps et à leur àme.
Toute communauté n'a pas seulement le droit, elle a le de-
voir de l'abolir'. » De même dans le « (irand Sermon sur
l'usure », il veut que les princes abolissent l'usure, ([u'il
considère comme contraire au droit divin "-. Ailleurs, par
contre, il s'adresse à l'individu pour lui permettre ou lui de-
mander même d'appliquer la loi naturelle : « Qu'ils (les prê-
tres) s'arment de la loi divine qui dit : Ce que Dieu a uni,
l'homme ne le séparera point ^. »
Quiconque sul)stitue au droit naturel et divin des disposi-
tions humaines et arbitraires, de quelque dignité qu'il soit
revêtu dans l'Eglise ou dans l'État, est en révolte contre
Dieu. « Si le pape dissout un mariage parce qu'il a été con-
tracté en opposition à une loi humaine, il est l'Antéchrist ^ »
La raison est donc la source du droit, mais qui parlera au
nom de la raison ? Ici nous voyons Luther se heurter à une
* Voyez « I^ettre à la nolilesse clircticnnc o, loc. cil., p 44().
* Voyez le « Grand Sermon sur l'usure », loc. cit., p. 52.
^ Voyez : De cnplivitate ; loc. cit., p. 555 et surtout p. 558.
■* Voyez : De captivitate ; loc. cit., p, 555.
300 LA NOTION DU DROIT NATUREL
difficulté qu'ont rencontrée tous ceux qui ont essayé de
fonder le droit sur la nature et sur la raison.
Le droit naturel et rationnel ! Cette idée qui, de la philo-
sophie grecque a passé dans le droit romain, et que l'anti-
quité a léguée à la théologie chrétienne, a toujours exercé
une grande fascination sur les esprits, et son action a été
considérahle au cours des siècles. C'est qu'elle est suffisam-
ment vague pour abriter les aspirations les plus diverses, et
de fait, sous le nom de droit naturel, toutes les générations
ont toujours revendiqué le droit qui était conforme à leur
état religieux, moral, politique et social. Beaucoup de réfor-
mes utiles et de progrès réels se sont accomplis, sans nul
doute, au nom du droit naturel. Il n'en est pas moins vrai
que cette notion, prise en elle-même, est vide et stérile. Ceux
qui s'efTorcent de la faire passer dans la réalité se laissent
toujours guider par les idées et les aspirations de leur temps.
Ce sont ces aspirations qu'ils font triompher, alors même
qu'ils croient avoir réalisé un idéal éternel. La nature hu-
maine à laquelle ils prétendent emprunter les principes aux-
quels ils obéissent, est en réalité la nature d'un certain
groupe d'hommes qui subit l'influence des facteurs histori-
ques les plus divers. Ils croient se mouvoir dans le domaine
de l'absolu, et ils se meuvent en fait dans celui du relatif.
Tel fut aussi le cas de Luther. Il croit invoquer un droit
universel et éternel ; en réalité il cherche le droit qui con-
vient à une société dans laquelle dominerait l'Évangile ; il
vise, sans s'en rendre nettement compte, à un droit con-
forme à la morale évangélique.
L'étude des sources auxquelles Luther a puisé son droit
naturel et divin ne tardera pas à confirmer ce jugement.
Ce n'est pas l'opinion générale qui nous révèle ce droit.
Pour être rationnel, il n'est pas à la portée de tout le monde.
« C'est là ce qui est faux, dit Luther, dans l'interprétation du
Psaume 101, que chacun s'imagine que le droit naturel est
dans sa tête Si le droit naturel et la raison naturelle
CHEZ LUTHER 301
étaient dans toutes les têtes qui ressemblent à des têtes hu-
maines, les fous, les enfants et les femmes pourraient tout
aussi bien gouverner que David, Auguste, Hannibal C'est
là le diable et la misère en ce monde qu'en toutes choses,
par la force physique, par la taille, la beauté, le visage, le
teint, nous soyons différents les uns des autres, et que par
la sagesse et la fortune nous voulions être semblables, alors
que nous différons précisément en cela plus qu'en n'importe
quoi K »
C'est plutôt à une petite élite d'hommes, auxquels Dieu a
donné des aptitudes spéciales, qu'il faut demander de fixer
le droit naturel. Luther ne se fie pas beaucoup aux juriscon-
sultes, qu'il tient au contraire en médiocre estime. Ils sont
trop esclaves de la lettre et n'observent pas assez la vie. Par
contre, il voudrait que tous les princes et magistrats fussent
des interprètes authentiques du droit naturel. « Je sais une
chose, dit-il, dans le De captiintalc, c'est qu'aucun état ne
saurait être bien administré par le moyen de lois écrites.
S'il y a un magistrat sage, il administrera tout mieux, en sui-
vant son instinct qu'en se conformant à des lois-. »
C'est aux sages qu'appartient la connaissance du droit na-
turel, mais leur sagesse ne consiste pas seulement à se sou-
venir des instincts primordiaux et des intérêts permanents
de riiiimanité, elle consiste avant tout à s'inspirer de l'Ecri-
ture. Si Luther, d'une part, sépare très nettement la Bible
d'avec le droit, le domaine de l'esprit chrétien d'avec le do-
maine juridique, d'autre part il rapproche la sphère de
l'Evangile de celle de la loi sociale ; il puise dans l'Ecriture,
il veut que le droit soit pénétré de charité chrétienne. La
raison qu'il invoque, comme source du droit naturel, est
i Œuvres, éd. Erlangcn, 1846, vol. 39, p. 284 ss.
' Voyez De caplivitate ; loc. cit., p. 553, et Von Welll. Obrigkcit; loc.
cit., p. 1(54 s. Conip. Hutten, Prœdones, loc. cit., p. 383. Ce passage
prouve que les paroles de Luther, citées dans le texte, expriment une
opinion qui était alors courante.
302 LA NOTION DU DROIT NATUREL
une raison chrétienne, christiana etlibera ratio, comme il dit
dans le De caplivilate^. Dans le Grand Sermon sur l'usure,
il va jusqu'à faire rentrer Luc, 6,31, et Matth,, 7,12, dans
le droit naturel, comme fait le décret de Gratien. Dans le
même écrit, il juxtapose à plusieurs reprises la charité et la
loi naturelle, comme si ces deux choses n'en faisaient
qu'une. « L'usure, dit-il, est contre la loi naturelle et contre i
la charité chrétienne 2. » Ailleurs, il invoque la parole de
Dieu en général, ou certains passages bibliques, ou l'exemple
de personnages bibliques. Ainsi, dans son « Exhortation à la
paix... » il s'appuie sur l'exemple d'Abraham pour justifier le
servage, alors qu'un peu plus tard il devait interdire aux
paysans d'en appeler à leur tour à la Genèse 3. L'écrit inti-
tulé : « Des affaires de mariage » contient un passage
curieux. Pour démontrer que les promesses de mariage doi-
vent être publiques, pour être valables, Luther invoque à la
fois la loi divine, c'est-à-dire Malt. 18, 16, le droit impérial,
les anciens canons, l'exemple de <f l'ancienne loi » et des
pères de l'Ancien Testament, le droit naturel chez les païens,
la raison et l'équité*. Parfois il cite aussi les auteurs anciens
' V'^oyez Œuvres, éd. de Weimar, vol. 6, p. 559.
- Œuvres, éd. de Weimar, vol. 6, p. 49. Ibid., p. 52. Voyez aussi
p. 30 : « Ce n'est ni chrétien, ni divin, ni naturel » ; p. 60 : « l'amour
et la loi naturelle ». Voyez encore : Von welllicher Obrigkeit ; loc.
cit., p. 104, et Von Kaufhandlung u Wucher. Qùivres, éd. Erlangen,
1841, vol. 22, p. 202 : « Vendre sa marchandise aussi cher que l'on
peut est contraire à la charité chrétienne et à la loi naturelle ».
^ Voyez Exhortation, loc. cit., p. 295 ; comp. p. 280 et Von Kaufhand-
lung u. Wucher; loc. cit., j). 212 s., où les cautionnements pour autrui
sont combattus à l'aide de passages scripturaires, p. 216, où les mo-
nopoles commerciaux sont déclarés contraires « à la parole de Dieu,
à la raison et à toute équité ». Comp. encore : Exhortation, loc. cit.,
p. 380, où Luther invoque Deut., 32, 15.
^ Voyez : Von Ehesachen , loc. cit., p. 96, Comp. ibid., p. 143 et 149,
où Luther s'appuie sur la loi de Moïse, Matth. 19, 6, Matth. I, 11, 20.
Genèse, 11, 9, par rapport à la question du divorce et à celle du mariage
entre parents du second degré.
CHEZ LUT! n: Il 303
ou s'appuie sur le^zz-s gentium, c'est-à-dire sur les lois répu-
tées communes à tous les peuples, mais le plus souvent c'est
à l'Écriture qu'il a recours; preuve évidente que la nature
à laquelle il en appelle n'est pas la nature humaine en i^é-
néral, mais la nature humaine façonnée par l'éducation
chrétienne.
Les passages (juc nous avons cités prouvent que la termi-
nologie de Luther est très flottante. Remarquons surtout
qu'il prend le terme « droit divin » dans deux sens diffé-
rents ; tantôt, comme synonyme de droit naturel et ration-^
nel, tantôt pour désigner les règles morales et sociales tirée&
de l'Écriture. Quelquefois on peut hésiter entre les deuxj
sens. Mais il y a plus. En voyant Luther citer à chaque ins-
tant tel ou tel passage de l'Ecriture, poui- trancher des ques-
tions de droit cl de morale sociale, on se demande en quoi
sa méthode diffère de celle des partisans du droit scriptu-
raire qu'il a si violemment comhattus, et s'il n'a pas renié
son principe, que le droit est indépendant de la révélation
l)i])lique. Ici, il s'agit de faire une distinction qui, pour être
d'une application parfois difficile, ne s'en impose pas moins.
D'un côté, Luther cite l'Ecriture en (pielque sorte comme
témoin du droit naturel, comme il citerait le droit romain,
ou même le droit canon, souvent il l'invoque en même temps
que d'autres autorités, comme pour étahlir une sorte de
consensus universel en faveur de la thèse qu'il défend. D'au-
tre part, il la cite dans le sens strictement théologique comme
parole de Dieu révélée. Non qu'il ait ouhlié qu'elle n'est pas
un recueil de lois, que Christ en particulier n'est pas un lé-
gislateur, mais parce qu'il sent parfois le hesoin de s'ap-
puyer sur une autorité nettement définie, et parce que sou-
vent l'idée si vague du droit naturel et rationnel ne lui fournit
aucune indication précise ou peut-être même l'entraînerait
dans une direction qu'il ne veut pas suivre.
De toutes ces considérations, il résulte que non seulement
le droit rationnel et universel de Luther se transforme en un
304 LA NOTION DU DROIT NATUREL
droit fortement influencé par l'Evangile, mais que le réfor-
mateur allemand n'a pas su complètement soustraire le droit
à l'autorité de l'Écriture, considérée comme un Gode sacré.
Un rapide examen de l'application que Luther a faite de sa
notion du droit naturel à divers domaines de la vie sociale,
confirmera ces observations. Nous n'avons pas l'intention,
cela va sans dire, d'exposer ici les principes sociaux, écono-
miques et politiques du grand réformateur. Nous voudrions
simplement déterminer dans quelle mesure il a su rester
fidèle à sa conception du droit.
Remarquons d'abord que cette conception est éminem-
ment théologique. Pour Luther, le droit naturel n'émane
pas de l'homme. Il est une règle établie par Dieu, et non
l'expression des désirs et des besoins de l'homme. Sous ce^ /
rapport, les idées de Luther se distinguent nettement de
celles de Guillaume d'Occam, dont pourtant il se rapproche
à d'autres égards, et qui assigne pour but au droit naturel
la réalisation de ce qui est utile à la société K Pour être na-
turel, le droit n'en est pas moins divin, et cela non pas seu-
lement dans un sens plus ou moins vague, mais dans un
sens très concret et très précis.
Aussi bien le droit divin a-t-il pour corollaire un gouver-
nement divinement institué. Sur le mode de cette institution
divine, Luther ne s'explique jamais, maislidée que le gouver-
nement pourrait être le mandataire du peuple lui est aussi
étrangère qu'elle est familière à l'auteur du Dialogus -. Toute
autorité est divinement instituée, et elle tient de Dieu le droit
et le devoir de punir. Ges propositions, Luther les base
sur l'Ecriture, mais il est évident que sur ce point l'Ecriture
formule tout simplement une loi divine universelle.
G'esl en conformité avec ces principes que Luther con-
* Voyez sur ce point : Dorner, Das Vcrhœltniss von Kircheu. Staat
nach Occam, Theol. Sliidien u. Kritiken, 1885, p. 672 ss.
* Vojez Dialogus Guilelmi de Occam, Lyon, 1494. Liber I, secundi
tract., tertiae partis, ch. 26 et 28.
CHEZ LUTHER 305
damne absolument rinsurrection contre l'autorité établie. Il
y a là une nouvelle preuve de la différence profonde qui le
sépare d'Occam et de son école qui, suivant une doctrine
que reprendront plus tard les Jésuites, autorisait les peu-
ples et les individus à se révolter contre les tyrans et même
à les tuer. Ce droit à l'insurrection, Luther ne le connaît
pas, ainsi que l'attestent sa «Bienveillante exhortation à tous
les chrétiens de se garder de rébellion et d'émeute «^ et,
avec une énergie toute spéciale, son écrit « Contre les paysans
meurtriers et pillards », ainsi que sa « Lettre sur l'écrit
sévère contre les paysans». Comment vous présenterez-vous
devant Dieu et le monde, dit-il dans ce traité, vous qui vous
constituez vos propres juges et vous faites droit contre vos
ennemis et même contre les gouvernants que Dieu vous a
donnés? Et ceci rentre dans le droit commun, divin et na-
turel, que Juifs, Turcs et païens doivent observer, si la paix
et l'ordre doivent régner dans le monde Vous n'êtes pas
dignes d'être appelés païens et Turcs, mais bien pires qu'eux,
vous qui vous révoltez contre le droit divin et naturel, que
tous les païens observent » -. Plus tard, Luther fut moins caté-
gorique sur ce point. Il dit qu'il y a insurrection et insurrec-
tion'. Mais en fait il n'a jamais accordé aux peuples le droit
de rébellion; c'est tout au plus s'il le concède aux princes
vis-à-vis de l'empereur.
En enseignant que l'État est d'origine divine et ([u'on lui
doit une soumission absolue, Luther entend rester tout à
fait sur le terrain du droit naturel, tel qu'il le conçoit, et
cette conception une fois admise, il est fondé à en tirer les
conséquences. Mais n'en dêpassa-t-il pas, les limites, lors-
qu'il demande à l'État d'intervenir contre les hérétiques? On
* Œuvres, éd. Eiiangcn, IH'Xi, vol. 22, p. 43 ss. {Einc Irène Verinah-
nung zii allen Chrislen, sicli zii vcrhiilen vor Aufruhr ii. Empœrnng,
1522).
* Voyez : Œuvres, 2»^^ éd., Francforl-s.-M., vol. 241, p. 182.
^ Voyez : Warniing an s. lieben Deulschen, loc. cit., p. 13.
20
306 LA NOTION DU DROIT NATL HKL
sait que Luther fut longtemps opposé à toute idée de ré-
pression de l'hérésie par la violence \ Mais en face des pro-
grès de l'anabaptisme et des dangers que la propagation de
cette doctrine faisait courir à l'œuvre de la Réforme, il
changea d'avis . Déjà, en 1525, dans une lettre adressée à
Lazare Spengler de Nuremberg, Luther fait comprendre que
l'État doit, selon lui, punir les blasphémateurs. Il ajoute, il
est vrai, que jusqu'à présent il ne croit pas devoir ranger
les anabaptistes dans cette catégorie-. Il va plus loin dans
l'interprétation du psaume 82. Il établit d'abord que les hé-
rétiques, qui sont en même temps des rebelles et propagent
des doctrines contraires à l'ordre social, doivent être châtiés.
Mais le glaive du magistrat ne doit pas seulement frapper les
rebelles. « Si quelques-uns voulaient contredire un article
de foi public, clairement basé sur l'Ecriture et cru dans le
monde entier par toute la chrétienté, comme ceux que les
enfants apprennent dans le Credo, c'est-à-dire que si quel-
qu'un voulait enseigner que Christ n'est pas Dieu, mais un
simple homme et semblable aux prophètes, comme le
croient les anabaptistes et les Turcs, il ne faut pas les tolérer,
mais les punir comme blasphémateurs publics, car ils ne
sont pas seulement hérétiques, mais aussi blasphémateurs
publics. Or, toute autorité est tenue de punir les blasphéma-
teurs publics, comme on punit ceux qui lancent des jurons, se
parjurent, injurient, insultent, invectivent, profanent ou ca-
lomnient De même l'autorité doit punir ou ne pas tolé-
rer ceux qui enseignent que Christ n'est pas mort pour nos
péchés et que chacun doit expier lui-même ses transgres-
sions. Cela aussi est un blasphème public contre l'Evangile
et larticle universellement accepté et ainsi formulé dans le
Credo : « Je crois à la rémission des péchés » Ceci ne s'ap-
pelle pas forcer les hommes à croire. Chacun peut croire ce
* Voyez par exemple : Von weltlicher Obrigkeil, loc. cit., p. 82 s.
- Voyez : La correspondance de Luther, publiée par Enders, Calw
et StuUgart, 1893, vol. 5, p. 116 et ss.
CHEZ LUTHER 307
qu'il veut, mais on lui inlerdil d'enseigner et de blas-f
phémer Celui qui veut vivre dans une ville doit en obt
server la loi ou partir Moïse commande aussi, dans sa
loi, de lapider les blasphémateurs et tous les faux docteurs »'.,
Dans une consultation de 1532, Luther approuve les princes
protestants d'avoir supprimé les couvents et aboli la messe'-.
« Car, dit-il, ils sont convaincus que la célébration de la|
messe et les institutions monastiques sont un blasphème
contre l'Evangile. » Cette conviction lui semble absolument
fondée sur l'Écriture à laquelle il emprunte tous ses argu-
ments. Qu'on ne lui objecte pas ([ue l'empereur Charles-
Quint est de son côté convaincu que la doctrine des papistes
est la vraie et qu'il agira en conséquence. Que chacun agisse
selon sa conscience. Dieu jugera. Du reste, il est i)lus que
douteux que l'empereur soit sur d'être dans le vrai, i)arce
qu'il n'a pas la parole de Dieu pour lui.
Toutefois Luther refusa longtemps d'admettre qu'on punit
les hérétiques de la peine capitale, mais en 1532 il fit cette
dernière concession en apposant son « placet » au bas d'une
consultation des théologiens de Wittenberg, qui déclarait
légitime et nécessaire rai)plication de la peine de mort aux
anabaptistes^.
On voit que Luther évite soigneusement de désigner l'hé-
résie connne telle aux coups du pouvoir civil. Il prétend
n'en vouloir qu'aux blasphémateurs. Le blasphème était puni
de peines sévères ])ar le code de Justinien ^ par le droit
canon • et par différents édits impériaux de la lin du xv»^ et
du commencemenl du xvr' siècles. La répression de ce crime
' Voyez Œuvres, éd. (IKiiangen, 1N4(), vol. 39, p. 250 ss. Comp. le
3" sermon sur la passion de Christ. Quivres, 2" éd. det'rancfort-s.-M.,
et Erlangen, 1863, vol. 2, p. 54.
- Voyez : De Wettc, Z)' Martin Liilhcrs Bricfe, Scndschrcibcn ii. Be-
denkcn, Berlin, 1827, vol. 4, p. 5)2 ss.
^ Voyez (^.orpiis Reformaloriiin IV, j). 937.
'' Voyez Corpus Jiiris. cin. Berlin, 18S:), vol. III, Nouv. 77.
^ Voyez Decr. Greg. IX, liber V, tit. 20, can. 2.
308 LA NOTION DU DROIT NATUREL
par l'Etat pouvait se défendre au point de vue du droit
naturel tel qu'il était conçu alors. Luther, du reste, ne l'in-
voque jamais en pareille matière, à la différence de Mélanch-
tlîon qui croit pouvoir s'en réclamer'. Sa pensée semble
être sous l'influence presque exclusive de l'Ancien Testa-
ment qu'il cite fréquemment. Mais l'influence de l'Ancien
Testament avec ses lois sévères contre les blasphémateurs
n'est pas seul en jeu. Luther, en effet, donne au mot blas-
phème une extension telle que ce terme devient pour ainsi
dire synonyme d'hérésie. Est blasphème toute hérésie publi-
quement professée, même sans polémique directe contre
l'orthodoxie, et est hérésie toute doctrine contraire au sym-
bole des apôtres, ainsi qu'il ressort clairement du passage
de l'interprétation du Ps. 82 cité plus haut. Il s'agit donc,
non seulement d'empêcher qu'il ne soit porté atteinte au
respect dû à la religion professée par la majorité des citoyens,
mais de sauvegarder l'unité religieuse de la société, non
seulement l'unité de culte, mais surtout l'unité de foi. On
j)ourrait à la rigueur justifier cette préoccupation de l'Etat
également par le droit naturel. On pourrait dire, en se pla-
çant au point de vue du xvie siècle : Toute société a un culte
et n'en saurait tolérer d'autres. Mais Luther ne fait jamais
ce raisonnement. Il n'en appelle pas non plus à la législation
de Justinien contre l'hérésie. Ce qui détermine sa pensée, ce
sont certaines idées du moyen âge dont il a accepté l'héri-
tage d'une manière plus ou moins consciente. Le moyen
âge n'opposait pas, comme nous le faisons, l'Eglise à l'Etat.
Il pîirt de la notion de la chrétienté, du Corpus christianiim
dans lequel il y a deux pouvoirs, le pouvoir spirituel et le
pouvoir temporel. C'est cette théorie qui domine l'esprit de
Luther. Il a sans cesse en vue la chrétienté qui repose sur
la foi chrétienne telle qu'elle est formulée dans les grands
symboles œcuméniques et notamment dans le symbole apos-
' Voyez Epilome theol moralis, ?■ liv. Corpus Réf. XVI, col. 91.
CHEZ LUTHER 309
toliqiie. L'État qui d'une part n'est pour lui que le gardien J
du droit naturel, est d'autre part pourtant un pouvoir de la
chrétienté, un pouvoir chrétien qui par conséquent a le devoir
de maintenir la foi chrétienne. La pensée de Luther ne s'est
pas, sur ce point, entièrement dégagée des liens des idées
théocratiques du moyen âge. Remarquons cependant qu'il
se sépare du moyen âge en restreignant strictement la tâche
de l'Église à la prédication de l'Évangile. Il ne la fait point
intervenir dans l'action répressive exercée contre les héré-
tiques. Cette action appartient exclusivement à l'Etat qui /
seul est lésé par les « blasphèmes » des hérétiques. L'hé-
résie n'est pas un crime contre l'Église. Une fois seulement,
Luther semble adopter ce point de vue, lorsque, dans la
formule approbative par laquelle il s'associa à la consulta-
tion susmentionnée des théologiens de Wittenberg, il relève
le mépris dans lequel les anabaptistes tenaient le ministère
de la j)arole. C'est là une idée sur laquelle Mélanchthon
insistait beaucoup. Luther ne l'a jamais développée.
En résumé, nous avons vu qu'en présence du difficile
problème que soulevaient les rapports de l'État avec les dis-
sidents, Luther n'a pas su s'en tenir à l'application de sa
théorie du droit naturel, et qu'il a étendu la sphère du droit
bien au delà de la limite de ce qu'exige le maintien de
l'ordre social établi par Dieu chez tous les hommes.
Luther n'a jamais accueilli l'idée de l'égalité sociale de
tous les hommes ni celle de la communauté des biens, idées
que le droit canon avait déclarées conformes au droit na-
turel. « Les empires du monde, dit-il dans l'Exhortation aux
paysans, ne sauraient subsister s'il n'y a point d'hiérarchie
parmi les hommes, de telle sorte que les uns soient libres,
d'autres prisonniers, les uns maîtres, les autres sujets, car
saint Paul dit. Gai. 5, que les maîtres et les serviteurs sont
égaux en Christ ' ». Ainsi tous sont égaux en Christ, mais
non d'après le droit naturel et humain.
' Voyez Exhorlalion, loc. cit., p. 295.
310 LA NOTION DU DROIT NATUREL
En ce qui concerne la propriété, le droit naturel de Luther
a un caractère très conservateur. Il est pour le respect de la
propriété établie. Aux pa3'^sans qui voudraient s'emparer du
produit des dîmes pour payer les pasteurs qu'ils auraient
librement élus, il déclare que ce serait là un brigandage. 11
se montre très réservé vis-à-vis de leur prétention à jouir
librement des forêts, des eaux, etc. En somme, il les renvoie
aux coutumes et aux lois établies '. Le droit naturel, tel qu'il
le conçoit, ne réclame aucun bouleversement dans l'ordre de
la propriété et n'en autorise même pas.
Il est particulièrement intéressant de voir quelles sont les
autorités que Luther invoque en matière de droit matri-
monial.
En principe il estime que l'institution du mariage ne re-
garde que l'homme extérieur et par conséquent ne relève
que du droit naturel. Mais en présence de certains problèmes,
le droit naturel ne lui fournit aucune solution, et il se voit
amené à opposer, l'une à l'autre, la règle qui convient à l'hu-
manité pécheresse, en raison même de sa perversion, et la
règle chrétienne. Le mariage étant une institution divine
universelle, peut être librement conclu entre chrétiens et
non chrétiens. « Sache, dit Luther dans son Sermon sur la
vie conjugale de 1522, que le mariage est une affaire de ce
monde qui concerne l'homme extérieur, comme n'importe
quelle profession civile. Donc, comme je puis manger, boire,
dormir, me promener, aller à cheval, acheter, parler, faire
des affaires avec un païen, un Juif, un Turc, je puis aussi
contracter mariage avec lui et demeurer marié avec lui. Ne
te préoccupe pas des lois folles qui interdisent cela. » Ces
dernières paroles visent les interdictions du droit canon ^.
' Voyez ibidem. Œuvres, 2<- éd. Francfort-sur-le-Mein, 1877, vol. Ifi,
p. 519.
^ Voyez Decr. sec. pars. Causa 27, Quest. I. 15-17. Friedberg, vol. I,
col. 1088-89.
Voyez, par exemple, Decr. sec pars. Causa 27, Quest. 2, can. 29,
CHEZ LUTHER 311
Luther est convaincu que le l)ut principal du mariage c'est
la procréation d'enfants. Tel est aussi le point de vue dii
droit canon. Mais Luther tire de ce principe des consé-
quences d'une hardiesse excessive et que ses adversaires
lui ont sévèrement reprochées ! '
Néanmoins lorsque le droit canon définit l'union conju-
gale purement et simplement comme l'union d'un homme
et d'une femnie d'après le droit nahuel, il n'est point satis-
fait de cette définition. « Les canonistes, dit-il, dans ses
Enarralioncs in (jcncsiiî, définissent le mariage très sèche-
ment, comme l'union d'un homme et d'une femme d'après
le droit naturel. C'est là une définition très insuffisante et
faihle.... La théologie définit autrement. Le mariage est
l'union d'un homme et d'une femme, union inséparable,
non seulement d'après le droit naturel, mais d'après la
volonté de Dieu et pour une félicité divine, si j'ose ainsi
dire : car la volonté et l'approbation de Dieu couvrent l'in-
digne turpitude des passions. « Dans ce passage Luther re-
nonce, pour ainsi dire, à tirer de la « nature », l'idéal du
mariage, attendu que cette nature ne nous est donnée dans
l'expérience que corrompue et pervertie. Néanmoins Luther
invoque encore» dans ce même ouvrage le droit naturel ])our
établir la nécessité du consentement des parents au mariage
de leurs enfants - .
Les lois sur les degrés prohibés, Luther les appelle des lois
humaines, les opposant à la loi divine, mais cette loi divine,
il la puise, non dans la raison universelle, mais dans l'An-
cien Testament, c'est-à-dire dans Lévitique 18 =^ En ce qui
concerne les autres impédiments il s'en rapporte, dans le
Friedberg, vol. I, col. 1071, et ibid., can. 1(5 et 17, Friedberg, vol. I,
col. 1060.
1 Voyez De ccipl. babijl. eccl. praeliidiiim, loc. cit., p. 558 et Sermon y.
ehel. Leben, loc. cit., p. 513.
' Voyez Opéra exeqetica, Erlangen, 1830, vol. 6, p. 7.
^ Voyez ibid., p. 4.
312 LA NOTION DL DROIT NATUREL
« Sermon sur la vie conjugale, » au jugement du bon sens et
aux franchises du chrétien. Dans l'écrit : « Des afTaires de
mariage, » il invoque l'Écriture et le droit romain pour éta-
blir que les mariages conclus au mépris des lois canoniques
sont valables ; quant aux règles sur la conclusion des ma-
riages, il fait des concessions au droit canon'.
11 est particulièrement intéressant de voir à quelle source
Luther puise les règles qu'il prétend appliquer dans la ques-
tion du divorce. Dans le « De capiivitaie babijl. ceci. » il ne
semble pas, hormis le cas mentionné p. 558 (Ed. de Weimar),
connaître sur ce point de « droit naturel ». Il s'en tient aux
paroles de Christ et de saint Paul, et blâme « le Pape » d'avoir
statué d'autres cas de divorce et d'avoir en même temps
empêché les divorcés de se remarier, - ce ([ui est contraire
aux textes sacrés.
Dans le « le Sermon sur la vie conjugale, » il statue trois
cas de divorces : l'adultère, le refus du dcbitiiin conjugale et
les divergences inconciliables d'opinion et d'humeur 3.
Dans ce dernier cas, il n'autorise pas les divorcés à con-
tracter une nouvelle union *. Pour les trois cas, il invoque
des passages bibliques : pour le premier, Matt. 19, pour le
second, Esther 2, 17 et 1 Cor. 7, 4-5, pour le troisième, 1 Cor.
7, 10-11. En outre, il s'appuie sur la loi de Moïse pour ré-
clamer la peine de mort contre les personnes coupables
d'adultère. Telle devrait être la règle sociale parmi les chré-
tiens. En face de cette règle spécifiquement chrétienne, Lu-
ther place la loi mosaïque sur la répudiation, il reconnaît
qu'étant donnée la perversité des hommes, il serait bon de
l'appliquer encore. Ainsi, en matière de divorce, il n'y a
' Voyez De cap. babgl. eccL, loc. cit., p. 555. et Predigt v. ehel. Leben,
p. 516.
* Voj'ez Von Ehesachen, loc. cil, p. 148 et suiv.
3 Voyez Decr. sec. pars. Causa 3;?, qiiaes. 7, can. 2.
♦ Voyez : Sermon v. ehel. Leben, loc. cit., p. .j23 ss.
CHEZ LUTHEK 313
point de « loi naturelle », ou plutôt la loi naturelle n'est pas
divine, elle est le fruit du péché.
Dans l'interprétation de 1 Cor. 7 ', Luther s'exprime tout
à fait comme dans le « Sermon ». Il ajoute cependant des
considérations nouvelles à propos des versets 13 ss., don-
nant au cas de divorce qui y est mentionné, une extension
plus grande : Les paroles de l'apôtre doivent être appli-
quées lorsqu'un époux veut forcer l'autre à faire le mal, ou
lorsqu'un époux, même chrétien, quitte l'autre époux. Lu-
ther cite Deut. 24, pour établir qu'au cas où l'époux aban-
donné se remarie et que l'époux déserteur veut ensuite re-
tourner auprès de lui, le second mariage l'emporte sur le
premier.
Dans l'écrit « Des aiîaires de mariage », Luther insiste
surtout sur la desertio malitiosa, sans d'ailleurs invoquer
l'Écriture. Par contre, il en appelle à Matlh. 18, 25, pour
démontrer que la condamnation d'un époux à une peine
infamante n'est pas une cause de divorce.
Dans l'interprétation du Sermon sur la montagne-, Luther
semble identifier le droit naturel et le droit chrétien, mais
ses paroles trahissent le sentiment que cette identifica-
tion est au fond impossible, si l'on entend par droit naturel
le droit conforme à la nature humaine, telle qu'elle nous
est donnée dans l'expérience.
Jetons enfin encore un coup d'œil sur la manière dont
Luther applique sa notion du droit naturel dans l'ordre
économique. Dans le Grand Sermon sur l'usure, il invoque
contre le prêta intérêt: lo Luc 6, 25-35, 2° la loi naturelle telle
qu'elle est formulée, Luc 6, 31, enfin, la « loi ancienne et
nouvelle », c'est-à-dire celle de l'Ancien et du Nouveau Tes-
> Voyez : Œuvres, Ed. de Francfort et Erlangen, 1852, vol. 51, p. 1 ss.
* Voyez : Aiislegnng des 5te»,6''i''» ii. 7»'" Kapitels 5« Maithaei, loc. cil.,
p. 116 ss.
314 LA NOTION DU DROIT NATUREL
lanient, qui ordonne d'aimer son prochain comme soi-
même'.
Dans la deuxième partie de cet écrit, il combat l'achat de
rentes, opération qui, à cette époque, servait fréquemment
à masquer le prêt à intérêts. Il n'admet que l'achat de
rentes hypothéquées sur un fonds de terre nominativement
désigné, avec participation du bénéficiaire des rentes à tous
les risques du propriétaire du fonds. Il s'appuie, pour établir
ces principes, à la fois sur les commandements de la cha-
rité chrétienne et sur le droit naturel.
Ce qu'il ne relève pas, c'est que dans la question du prêt
à intérêt, il est pour ainsi dire complètement d'accord
avec le droit canon. Dans la « Lettre à la noblesse chré-
tienne», il prétend, au contraire, que c'est grâce au « pape »
que l'achat de rentes s'est établi partout. 11 y a là sans doute
une allusion à un rescrit du pape Martin V, de 1425 -. Ce
rescrit ne peut nullement ouvrir la porte à l'usure si sévè-
rement interdite par l'Eglise -K II autorise l'achat de rentes
dans des conditions analogues à celles que Luther lui-même
déclare légitimes; toutefois, il ne parle de participation du
prêteur aux risques de l'emprunteur que pour le cas de
destruction totale du fonds sur lequel les rentes sont hypo-
théquées. Luther n'est donc pas tout à fait juste sur ce point
à l'égard des auteurs du droit canon, dont il a, en réalité,
adopté les principes ^
Dans son traité « Von Kaufhandliing ii. IVfic/je;'», Luther
invoque contre les sociétés commerciales qui cherchent à
* Grand Sermon sur l'usure, loc. cit., p. 48.
- V. Extravagantes communes. Livre III, tit. V, ch. 1 (Friedberg,
vol. III.
^ Voy. Décret. Greg. IX, Lib. 1, tit. 19, de usuris (Friedberg, vol. 2,
col. 811 ss.)
^ V. W. Koehler, Luthers Schrift an den Chrisllichen Adel deutscher
Nation im Spiegel dcr Kultur- und Zeitgeschichte, Halle, 1895, p. 218-
245.
CllliZ LITHKK 315
monopoliser certaines branches du commerce, le droit
<( chrétien et divin », « les lois de la foi et de l'amour » ^ Il
trouve inouï de vouloir s'assurer un gain certain au moyen
de denrées auxquelles Dieu lui-même a attaché toutes sortes
de risques.
Le traité intitulé : « Exhortation aux pasteurs pour les
invitera prêcher contre l'usure, » de l'riO, est une instruction
aux pasteurs sur la manière dont ils doivent diriger les
consciences chrétiennes, mais incidemment Luther parle
cependant de ce que la loi elle-même devrait exiger. Il
développe les mêmes principes que dans les écrits précé-
dents et se sert du même genre d'arguments. En passant, il
lance une idée qui, développée, aurait une grande portée.
Quoiqu'adversaire du prêt à intérêts, il est cependant dis-
posé à l'auloriseï' pour des personnes pauvres qui n'ont
d'autres moyens de subsistance que ceux qu'ils peuvent tirer
d'un petit capital. Il invoque à l'appui de cette concession
l'idée de la restitulio vckjci. Le pauvre qui exige l'intérêt de
son capital exerce en quelque sorte une légitime revendica-
tion contre la société. Cela revient à dire que rinégalité
des conditions crée des droits à ceux qui en soutirent. Mais
cette idée ne se retrouve nulle part ailleurs dans les écrits
du réformateur allemand. Il est vrai qu'il rappelle parfois
que donner et prêter aux pauvres était l'objet d'un com-
mandement positif de la loi mosaïque -, mais il ne songe
])as à faire rentrer ce commandement dans le droit tel (ju'il
l'entend. Il ne connaît d'autres devoirs des riches à l'égard
des pauvres que ceux que leur impose la charité chré-
tienne.
Si Luther refuse d'inscrire dans la loi un droit positif du
pauvre sur le riche, il n'en est pas moins vrai que ses idées
économiques sont fortement influencées par les préceptes
* V. l'on Kanf'handliimj nnd Wncher, loc. cil., p. 2'IA.
• Voyez par exemple Grosser Sermon v. Wucher, loc. c/7.,p. 41 ss.
316 LA NOTION DU DROl'I NATUREL
de l'Évangile. Toutefois, cette influence est peut-être moins
grande que celle du droit canon qui a une tendance si pro-
noncée à protéger le faible contre le fort, dans la lutte pour
l'existence ; et à mettre un frein à la cupidité des commer-
çants et des capitalistes!. Luther, il est vrai, ne reproduit
pas les théories des canonistes sur l'improductivité de l'ar-
gent rangé parmi les res consiimptihiles, ni leur assimilation
du prêt à intérêts à un commerce dont le temps serait l'ob-
jet, mais ces idées sont évidemment présentes à son esprit.
Remarquons encore que Luther est aussi sous l'influence
de certaines traditions nationales. L'usure a toujours été
considérée en Allemagne comme une importation romaine
contraire aux vieilles coutumes du pays -. Luther s'accom-
modait mal des progrès du capitalisme et des changements
si profonds qu'ils faisaient subir à la vie économique du
peuple allemand au commencement du xvic siècle. L'Écri-
ture (voyez Genèse, 3, 17) lui semble commander à l'homme
de tirer sa subsistance uniquement de l'agriculture et non
du commerce, ni surtout de l'usure •'.
Ce sont donc, en réalité, les effets combinés de toute une
série de facteurs qui déterminent en cette matière le droit
naturel de Luther.
Il est temps de conclure ; aussi bien n'avons-nous plus
que quelques remarques générales à ajouter à notre exposé.
Luther n'a pas inventé l'idée du droit naturel, et il s'en
rend fort bien compte. Peut-être ne se souvient-il pas que le
droit canon l'a accueillie, mais il sait qu'elle était courante
" Vojez, par exemple, Décret. Greg. IX, lib. III, til. 17, c. 1. (Fried-
berg, vol. II, col. 518.)
^ Voyez Tacite, Germania, ch.26; Faeniis agitare et in iisuras exten-
dere ignolum, ideoqiie magis servatiim quam si velilum esset.
^ Voyez Lettre à la noblesse chrétienne, loc. cit., p. 467. Vo3'ez aussi
l'écrit : Des Juifs et de leurs mensonges (Von den Juden und ihren
Lûgen). Œuvres de Luther, éd. d'Erlangen, 1842, t. .32, p. 238.
CHEZ LUTHEH 317
dans l'anliquité classique aussi bien qu'au moyen âge. 11^
rappelle lui-même qu'elle a joui d'une faveur spéciale parmi y
ses contemporains. On commence de nos jours à vanter le
droit naturel et la raison naturelle, desquels découle tout
droit écrit, et c'est à bon droit qu'on les vante, dit-il en
1532, dans l'interprétation du psaume 101 '. Par ces mots,
il vise sans nul doute les humanistes qui, en matière de
droit comme en toutes choses, cherchaient à remonter aux
sources des idées régnantes et des institutions établies-.
Mais Luther fait de cette notion du droit naturel un usage!
nouveau en l'opposant au droit édicté par l'Église, d'une /
part, et d'autre part au droit scripturaire des anabaptistes!
Par l'affirmation d'un droit à la fois naturel et divin, il
voulait condamner et la prétention de l'Eglise de régir les
choses temporelles et la tentative de soumettre l'ordre poli-
tique à une règle empruntée à l'Evangile. Il s'agissait, pour
lui, en même temps de sauvegarder la dignité de la famille
et de l'État, et de montrer que l'Évangile a un objet supé-
rieur à celui des lois sociales. La notion du droit naturel a
donc ses racines dans les principes fondamentaux de la
théologie de Luther. D'autre part cependant, nous avons
déjà eu l'occasion de le faire remarquer en passant, elle
semble être quelque peu en désaccord avec ses principes.
Lorsque la loi de Dieu est annoncée sans l'Évangile, elle ne
produit, d'après Luther, que l'orgueil et l'aveuglement ou le
désespoir. Sur le terrain social, au contraire, elle a des
eftets directement bienfaisants. Luther pourrait, sans doute,
répondre à cette objection que la règle sociale ne regarde
que l'homme extérieur et non la vie spirituelle et intérieure.
Mais cette distinction entre l'homme extérieur et l'homme
intérieur n'est-elle pas abstraite et artificielle, et quel est le
< V. Aiislcgiing des 101. Psalins, loc. cil., p. 284.
- Voyez par exemple HuUen, Le dialogue Praedones, déjà cité, et
Erasme, le dialogue intitulé ly^^wx-fiy.. Opéra Des. Erasmi Liigdani Bat.,
1705, t. I, p. 798 ss.
318 LA NOTION DU DROIT NATUREL
rapport entre la justice selon la loi naturelle, justice acces-
sible même aux non-chrétiens, et la justice selon Dieu ?
Mais qu'il nous suffise d'avoir indiqué ici ce problème,
l'exposer dans toute son ampleur nous conduirait au delà
des limites de notre sujet.
Luther n'a pas seulement insisté sur l'idée du droit natu-
rel, pour ruiner celle du droit ecclésiastique et du droit pré-
tendu scripturaire. Il a cherché à en faire un principe de ré-
forme sociale. Mais, dans la mesure où il a cherché à don-
ner corps à cette notion, il a été obligé de faire des emprunts
tantôt à l'Ancien ou au Nouveau Testament, tantôt au droit
romain, aux traditions nationales, au droit canon même.
Parfois, il a aussi été obligé de reconnaître, au moins indi-
rectement, que dans l'humanité, telle qu'elle est, le droit
naturel ne peut être autre chose qu'un droit vicié par le
péché et que, pour établir une règle sociale conforme à la
volonté de Dieu, il faut en appeler aux lumières spéciales du
chrétien. Quoi qu'il en soit, l'eifort que Luther a fait pour
contribuer à une réforme de la législation régnante est con-
sidérable et digne du plus grand respect.
Luther a eu le grand mérite de reconnaître que la sphère
de l'État et celle de l'Eglise sont foncièrement différentes,
et que l'Évangile est autre chose qu'une règle sociale. Mais
il n'a su faire triompher cette double vérité qu'en maintenant,
en théorie du moins, cette règle au-dessous du niveau et en
dehors de l'influence de l'Évangile. Il ne pouvait se figurer
cette influence que par la transformation de l'Evangile en
loi, conformément à la concei)tion des anabaptistes. Cette
conception, il la repoussait avec raison, et d'autre part celle
d'une lente évolution du droit sous l'influence de l'éducation
chrétienne des peuples lui était étrangère comme à tous les
hommes de son temps. Le droit était pour lui quelque chose
d'immuable. Il ne lui restait dès lors d'autre voie que celle
qui consistait à tracer une ligne de démarcation nette entre
le domaine de l'Évangile et celui du droit, entre la règle de
CHEZ LUTHKR , 319
l'homme public et celle du disciple de Jésus-Christ. Cette
distinction est et restera toujours nécessaire, mais, à mesure
que l'on comprendra mieux la possibilité de l'évolution du
droit sous rinllucnce de l'Évangile, elle cessera d'avoir le
caractère absolu qu'elle revêt chez Lu Hier.
Après lui, l'idée du droit naturel cessera de jouer dans la
théologie et dans l'élhiqne protestante le rôle qu'il lui avait
assigné. Luther n'a jamais identifié le droit naturel avec au-
cune législation existante. Le droit naturel est pour lui un
idéal très concret qui lui sert d'instrument de critique
et de réforme '. Pour Melanchthon déjà le droit naturel
n'est plus qu'une idée abstraite qui prend corps aussi
bien dans le décalogue que dans le droit romain pour le-
quel l'auteur des Loci avait une admiration toute spéciale-.
Par l'idée du droit naturel, Luther afinnie que la révéla-
tion contenue dans l'Evangile est distincte tolo génère de
celle qui est accessible à la raison humaine et donnée à tous
les hommes. Ses successeurs avaient ime préoccupation
quelque peu différente. Ils tiennent surtout à montrer que
l'Evangile se rattache étroitement à la révélation antérieure,
et que le droit naturel est un des éléments de cette dernière.
Le concept est le même de part et d'autre, mais l'usage (pii
en est fait est tout diiïerent tant au point de vue théologique
que surtout au point de vue juridique et social. Luther, à
un moment donné du moins, avait songé à réformer la so-
ciété tout entière, les âmes en les pénétrant de l'Evangile,
' II est faux (le prélendre, comme le fait par exemple M. K. Mayer,
(jue Luther ait jamais identifié le droit naturel avec le dêealogue. (V.
E. Maycr, Die chrisllichc Mardi in ilirciu Vcrhtrllniss zum sUuilliclicn
Rcchl, p. 18, ss. Berlin, 1(S!)2.) Par moments, il semble vouloir Tidenti-
lieravec le droit romain, mais telle n'est pas réellement sa |)ensée.
- V. Declainalio de Irncvio cl Bariola: Jus ranuiniiiu est (lii'inilns insli-
liiliim (Corp. Hél'orm. XI, col, :]7A). Voyez aussi Decl. de diijnilale le-
giini, où Mcl. identifie le décaloj^ue avec le droit naturel et assi.i^ne la
même source au décalogue et au dioit i-omain (Corp. Hel'orm. XII. ll.'i).
320 LA NOTION DU DROIT NATUREL CHEZ LUTHER
les institutions et les lois en affranchissant la « raison »
et en lui laissant libre cours dans le domaine qui lui appar-
tient. Ses successeurs n'ont jamais eu de pareilles ambitions.
Le droit naturel n'est pour eux qu'un terme d'école, très
pacifique, qui n'annonce aucune intention révolutionnaire,
ni même réformatrice.
DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE
PAR
Jean ^RÉVILLE
21
DE LA VALEUR
DU MITHRIACISME
mwm FACTEUR lîlîLKlIlilJX DU MONDE ANTIQUE
L'un des caractères distinctifs des études historiques con-
temporaines sur les origines du Christianisme et la forma-
tion de l'Église chrétienne, c'est le souci croissant de saisir
la relation vécue entre la société chrétienne naissante et le
monde au sein duquel elle a pris naissance et s'est consti-
tuée. L'antithèse traditionnelle entre l'histoire sacrée et
l'histoire profane est de plus en plus ahandonnée par ceux
qui prétendent faire œuvre scientilique parmi les théolo-
giens. Ce que l'on appelait, en effet, l'histoire profane dé-
borde de toutes parts dans le domaine jadis réservé comme
sacré et j'ajouterais volontiers que, d'autre part, le caractère
religieux et en quelque sorte sacré dans l'histoire dite profane
se dégage de plus en plus. Comment étudier aujourd'hui 1 his-
toire du peuple d'Israël et sa grandiose évolution religieuse
sans tenir compte, à chaque page de ses annales, tantôt des
données que fournit l'histoire générale des religions sémi-
tiques, tantôt plus particulièrement de la religion assyro-
babylonienne, tantôt encore du Mazdéisme persan ou de la
philosophie grecque? Comment songer actuellement à
s'expliquer la genèse de la théologie chrétienne sans la
replacer dans ses relations historiques avec la philosophie
324 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
judéo-alexandrine, avec les spéculations religieuses des
Mystères grecs ou avec le néoplatonisme ? — la constitution de
l'Église, sans la connaissance des associations religieuses ou
autres du monde antique et sans se familiariser avec l'his-
toire administrative et la vie morale de la société romaine ?
— la conquête des foules païennes par la société chrétienne,
sans considérer l'évolution religieuse qui se produit au sein
même de la société gréco-romaine indépendamment de
l'influence chrétienne ?
Tandis qu'autrefois on se représentait volontiers le
Judaïsme et le Christianisme primitif comme un bloc séparé
du reste de l'humanité et leur histoire comme une évolution
autonome, accomplie en vase clos, opposant le domaine de
l'activité surnaturelle de Dieu à celui de son action naturelle
dans l'immense monde païen, aujourd'hui, sans annuler
pour cela le caractère spécial de cette histoire ni sa valeur
morale toute particulière, on reconnaît qu'elle ne peut être
comprise qu'à la condition d'être constamment replacée
dans le monde ambiant dont elle a subi l'action ou sur
lequel elle a réagi. Aussi les historiens du Judaïsme et du
Christianisme renoncent-ils de plus en plus, non seulement
à présenter les événements qu'ils racontent comme une suc-
cession d'interventions magiques, sans connexion avec l'évo-
lution humaine générale, mais aussi à la conception trop
souvent arbitraire d'une évolution purement interne chez
le peuple de Dieu, dont les destinées se seraient déroulées
suivant un plan dialectique tracé par une philosophie aprio-
ristique. Le règne de l'histoire hégélienne est bien fini.
Énoncer ces observations, ce n'est pas faire de la spécula-
tion historique ni prendre parti pour ou contre telle ou telle
conception dogmatique; c'est simplement constater des
faits que l'examen de l'œuvre historique à la fin du xixe
siècle met en pleine lumière. Quelle que soit l'école dog-
matique à laquelle il se rattache, l'historien aujourd'hui est
obligé de faire de l'histoire positive, sous peine de ne plus
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 325
être pris en considération, et de rattacher à l'histoire des
religions l'histoire sacrée ^ .
Cette heureuse transformation de l'histoire ecclésiastique
est due évidemment au grand accroissement de nos con-
naissances en matière d'histoire religieuse dite profane.
Avant de pouvoir reconnaître les liens intimes entre cer-
taines traditions de la Genèse et les traditions toutes sem-
blables de la religion babylonienne, il fallait d'abord con-
naître celle-ci. Et ainsi de suite pour toutes les autres.
L'égyptologie, l'assyriologie, l'étude comparée des religions
sémitiques, l'étude critique de la philosophie grecque n'ont
pris leur essor qu'au xi.v siècle. On peut en dire à peu près
autant des études scientifiques sur les religions de la Grèce
et de Rome. Si depuis la Renaissance il y a eu de nom-
breux travaux d'archéologie classique et de mythologie
littéraire, on est en droit d'affirmer que l'étude scientifique
de la vie religieuse populaire de la Grèce et de l'Italie ne
fait que de commencer, grâce aux fouilles et aux inscrip-
tions qui révèlent toute une partie de la religion pratiquée
dont les documents littéraires ne font i)resque pas mention.
Ainsi un vaste champ s'ouvre aux jeunes gens qui voudront
continuer l'œuvre d'investigation historique commencée
par leurs devanciers. L'étude des documents juifs et chré-
tiens proprement dits a été poussée très loin et, sur bien des
points, il ne semble pas qu'il y ait encore quelque chose de
nouveau à trouver. Mais pour ceux qui, comprenant les
signes des temps, aborderont hardiment l'étude de l'histoire
des religions, surtout de celles de ces religions qui se sont
trouvées en contact avec le Judaïsme et le Christianisme, il
reste encore beaucoup à faire afin de compléter ou de recti-
fier, soit notre psychologie religieuse chrétienne, soit notre
' Aussi est-ce avec une très vive satisfaction que nous avons vu la
Faculté de lliéologie de MontaulKui créer récennnent une cliaire ma-
gistrale de Thcoloijie biblique cl d'hisloirt' des religions.
326 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
intelligence de l'évolution historique très complexe par
laquelle a passé la foi au Jahveh sinaïtique pour devenir la
croyance en la Trinité du Symbole de Nicée-Gonstantinople.
Sans avoir la prétention d'aborder dans ces quelques
pages et encore bien moins de résoudre un quelconque des
problèmes qui se dressent à ce point de vue devant nos
investigations, je voudrais simplement attirer l'attention de
nos exégètes et de nos historiens sur un élément de cette
riche histoire religieuse qui me semble avoir été particuliè-
rement négligé jusqu'à présent, dans le groupe des religions
avec lesquelles le judaïsme s'est trouvé en contact et à côté
desquelles le christianisme primitif s'est propagé. Il s'agit
du Mithriacisme . Religion importante par le nombre de ses
adhérents et par la durée de son histoire, c'est à peine si
elle est connue de quelques érudits, alors qu'elle a pu un
moment se bercer de l'illusion qu'elle deviendrait une
grande religion universelle et hausser son ambition jusqu'à
disputer la place au Christianisme, comme principe de régé-
nération et de vie éternelle. La raison pour laquelle les his-
toriens n'en ont pas reconnu la signification ni l'importance
relative est facile à découvrir. Le Mithriacisme n'a pas laissé
de documents littéraires qui lui appartiennent en propre, et
la religion de l'Iran dont il procède est, de toutes les grandes
religions orientales, celle dont l'histoire est le plus impar-
faitement connue. En tant que religion indépendante, ayant
son individualité propre, il paraît sur la scène de l'empire
romain du ne au ive siècle, mais tant que l'on n'en a eu
connaissance que par les maigres renseignements de quel-
ques écrivains chrétiens ou de quelques auteurs païens, on
n'a pas pu se rendre compte de sa vraie nature ni de son
extension considérable. Pour apprécier à sa juste valeur le
rôle du Mithriacisme dans la grande mêlée de religions qui
a précédé le triomphe du Christianisme, il a fallu la décou-
verte de nombreux monuments mithriaques retrouvés sur
toute l'étendue de l'empire, surtout le long des frontières.
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 327
depuis les rivages de la Mer Noire jusqu'au nord de la Bre-
tagne, depuis le Mithreum du Vatican jusqu'aux lisières du
Sahara. En lanl que forme particulière de la religion ira-
nienne, ayant eu son existence et son histoire à part, dis-
tincte du Mazdéisme avestique, on commence à peine à en
reconnaitre les traces.
Il y a ainsi deux phases dans la longue existence des cultes
mithriaques, pendant lesquelles ils offrent un intèrèl parti-
culier pour le théologien soucieux de s'initier à la vie reli-
gieuse du monde avec lequel juifs et chrétiens ont été en
rapports : une phase occidentale, la plus tardive, qui se
déroule dans l'enipire romain, et une phase orientale, plus
ancienne, qui a eu pour théâtre le centre et l'est de l'Asie
Mineure et qui dure de la conquête perse jusqu'à la con-
quête chrétienne. Une remarquable publication d'un jeune
professeur de l'Université de Gand, M. F. Cumont', dans
laquelle sont réunis pour la première fois tous les textes et
tous les documents archéologiques connus, relatifs à Mithra
et à son culte, permet aujourd'hui de se rendre compte de
la nature des problèmes que le Mithriacisme suggère et de
commencer l'étude méthodique par laquelle on en résoudra
quelques-uns, en attendant que de nouvelles découvertes,
notamment en Asie Mineure, apportent les renseignements
complémentaires sans lesquels une grande partie de l'his-
toire mithriaque demeurerait inintelligible.
En ce qui concerne le Mithriacisme occidental ou romain,
le travail est plus avancé. 11 ne s'agit pas ici d'en retracer
les résultats. On les trouvera exposés tout au long dans les
belles études de M. (Uimont ou dans un petit volume de
M. Gasquet, recteur de l'Académie de Nancy ^. Je désire
* l'exles cl inoimnu'iils /'u/iircs rclalifs aux inijslcrcs de Mitlini j)iiblics
avec une inlroduction critique, 2 vol. gr. in-4" richement illustrés
(Bruxelles, Lanierlin).
■^ Es.mi sur le culle et les mystères de Mithra (I^aris, Colin). — Quil
me soit permis de rappeler aussi le chapitre que j'ai consacré au Mi-
thriacisme dans La Rcliijion à Rome suus les Sévères (Paris, Leroux).
328 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
simplement attirer l'attention des théologiens sur l'intérêt
que ce culte mitliriaque d'occident présente pour l'historien
du Christianisme, soit à cause des lumières qu'il projette
sur les dispositions religieuses d'une partie de la société
païenne à la veille de la victoire du Christianisme, soit à
cause des rapprochements positifs qu'il suggère avec cer-
taines institutions et certaines pratiques qui se sont intro-
duites dans l'Église chrétienne par analogie ou pour répon-
dre à de mêmes besoins. Tantôt le Mithriacisme présente
simplement des caractères qu'il a en commun avec d'autres
religions orientales et avec d'autres Mystères en vogue à
cette époque ; dans ce cas, on y trouve une nouvelle confir-
mation des dispositions religieuses caractéristiques du syn-
crétisme païen au nie siècle, qui préparèrent les foules à la
conversion chrétienne. Tantôt il présente des particularités
qui lui appartiennent en propre, et alors l'analogie avec des
institutions ecclésiastiques correspondantes n'en est que plus
curieuse. Une courte énumération suffira à éveiller l'at-
tention.
Les mithriastes se réunissent dans de petits sanctuaires
creusés dans le roc ou souterrains, où le nombre des assis-
tants était nécessairement restreint, comme dans les cata-
combes. A l'entrée de la nef ou du couloir central, il y
avait des récipients pour l'eau sacrée des lustrations. De
nombreuses lampes disposées le long des galeries laté-
rales ou suspendues à la voûte éclairaient d'une vive
lumière le centre du sanctuaire. On y multipliait volontiers
les décorations en stuc peint ou en mosaïque, les couleurs
voyantes, les images ou statues des divinités. Dans la nef,
il y avait probablement des stations pour l'accomplisse-
ment des différentes dévotions aux planètes. Devant la
scène centrale du taureau mis à mort par Mithra, brûlait,
semble-t-il, une lampe perpétuelle. Cette représentation de
Mithra lauroctone se retrouve partout. Elle symbolisait évi-
demment l'élément capital de la foi mithriaque. Elle était
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 329
l'image sensible delà cosmogonie milhriaque, d'après laquelle
Mithra, en tuant le taureau primitif, avait, en quelque sorte,
libéré les germes de vie qu'il renfermait et donné essor à
l'œuvre du Créateur. Les autres scènes représentées en
bordure sur les monuments sont des épisodes de l'histoire
sacrée du dieu, qui se transformaient, comme dans la plu-
part des Mystères du temjîs, en autant de symboles ou
d'allégories de vérités profondes et de libération des âmes.
Quoique la discipline du secret fût pratiquée par les initiés
des Mystères païens, comme elle le fut par les chrétiens, on
peut néanmoins se rendre compte ([u'il y avait dans les
communautés mithriaques des enseignements sur la des-
cente des âmes dans le monde terrestre et sur leur retour
dans le monde céleste, à travers les sphères planétaires,
grâce à la protection de Mithra et à l'action purificatrice des
rites pratiqués par les initiés.
Nous ne savons pas encore d'une façon précise quelle
était la signification et la portée des sept degrés d'initiation
par lesquels il fallait passer pour parvenir à la dignité de
Pè/es de l'église mithriaque.Mais, selon toute vraisemblance,
ces divers degrés de l'ascension spirituelle étaient en rap-
ports avec la légende du dieu Mithra. Comme dans un grand
noinbre d'autres religions, notamment de religions orien-
tales, il fallait reproduire en soi les phases principales de
l'histoire du dieu et passer par une série d'épreuves analo-
gues à celles par lesquelles il avait passé lui-même. Sous les
formes parfois grossières que revêtaient les rites, et à travers
la mascarade des souvenirs mythologiques, il y avait là une
belle et féconde pensée de communion avec la divinité. Il
semble que les rites d'initiation s'appelaient sacramenta. Le
mithriacisme aurait donc eu sept sacrements. On s'y prépa-
rait par des abstinences ou des austérités et en apprenant
les formules sacrées, dont il fallait connaître la teneur exacte
pour être initié à leur signification mystérieuse. Les ablu-
tions et les lustrations paraissent avoir été nombreuses. Cer-
330 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
laines épreuves, plus redoutables par le mystère dont on
les entourait que par leur teneur même, étaient imposées
aux candidats pour s'assurer de leur vaillance et de leur
ferme décision. Parmi les rites de purification, l'un des plus
significatifs était le baptême de sang ou taurobole, où l'on
recevait, à travers un plancher à claire voie, le sang d'un
taureau égorgé et dont on sortait créature nouvelle in œter-
luim renatiis. Le taurobole pouvait être pratiqué par sub-
stitution, comme saint Paul nous apprend que certains
chrétiens se faisaient baptiser pour les morts. Il y avait
aussi des repas sacrés que les écrivains chrétiens ont déjà
dénoncés comme une reproduction diabolique du repas eu-
charistique et où Ton communiait avec du pain et du vin
mélangé d'eau.
Quelle était la liturgie de ce culte? Nous ne le savons pas,
mais il est certain qu'il y en avait une, et il est probable
qu'elle était assez compliquée, avec des prières fixes, des
hymnes, des offices quotidiens et des fêtes nombreuses. Il
semble qu'il s'était conservé dans le texte grec en usage des
mots zends ou phrygiens, comme le Kyrie Eleison grec s'est
conservé dans le rituel latin de l'office des morts dans
l'Église romaine. Le culte quotidien comprenait trois prières
au soleil, le matin en se tournant vers l'Est, à midi vers le
Sud, le soir vers l'Ouest. Chaque jour de la semaine était
consacré à une planète ; le jour sacré par excellence était le
dimanche, jour du soleil. La grande fêle annuelle était le
Natalis inuicii, le 25 décembre, qui est devenu pour les
chrétiens le jour de Noël. La part de la superstition a dû
être considérable dans ces communautés de mystes, de
même que chez les gnostiques chrétiens la hardiesse des spécu-
lations cosmogoniques ou sotériologiques recouvrait proba-
blement pour le commun des fidèles beaucoup de dévotions
magiques et de pratiques astrologiques. Mais la morale,
contrairement à ce qui se passa dans beaucoup de sectes
gnostiques, semble avoir été assez sévère. Mithra, dès la
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 331
haute antiquilc, avait été le protecteur des Justes et des
vaillants, le patron céleste des hommes fidèles, celui auquel
rien n'échappe des actions ou des pensées des hommes, le
garant de la véracité. Il est un dieu vivant, actif et son
église n'est pas une société contemplative, mais une école
d'action et de vie.
Ces quelques indications, dont on trouvera la preuve
documentaire dans les ouvrages ([ue j'ai signalés, sui'firont
sans doute à faire ressortir linlérétque présente pour l'his-
torien du christianisme la religion mithriaque, telle qu'elle
se révèle de plus en plus à nous, dans les monuments ([ui en
ont conservé le souvenir d'autant plus fidèlement qu'étant
en grande partie souterrains, ils ont moins que d'autres suhi
les injures du temps et les déprédations des hommes. Le
Mithriacisme a été la religion historique la mieux adaptée à
ce culte solaire dans lequel le syncrétisme païen s'est con-
centré au iiiL- siècle et que le dernier grand représentant du
paganisme épuisé sous ses formes anciennes, l'empereur
Julien, voulut opposer au Christianisme.
S'il reste encore beaucoup d'obscurités et d'incertitudes
dans l'histoire du Mithriacisme occidental, celle du Mithria-
cisme oriental est tout entière à faire. C'est à peine si elle
émerge de l'ombre qui recouvre pour nous l'histoire de
l'Asie Mineure. Raison de plus pour attirer sur ce point l'at-
tention des jeunes travailleurs. L'Asie Mineure n'a pas en-
core été explorée d'une façon méthodique. C'est là que l'on
peut espérer trouver le plus de renseignements inédits sur
l'histoire du monde antique. C'est là que se sont rencontrées
et mêlées plusieurs grandes civilisations et que se sont
heurtés plusieurs des plus importants courants religieux de
l'ancien monde : civilisation babvlonienne, civilisation ira-
332 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
nienne, civilisation grecque, religions sémitiques et aryennes,
judaïsme, christianisme et islamisme.
Il est certain que le Mithriacisme occidental est venu
d'Asie Mineure. Non seulement la première mention qui en
soit faite nous le signale comme la religion des pirates Cili-
ciens qui furent châtiés par Pompée, mais, de plus, ainsi
que l'observe très justement M. Cumont, l'uniformité des
représentations figurées et des institutions mithriaques dans
les régions les plus éloignées les unes des autres, à l'époque
de sa floraison sous l'empire romain, dénote qu'il s'y est
répandu sous une forme déjà arrêtée antérieurement. Le
lien étroit qui le rattache au Mazdéisme suffirait d'ailleurs à
nous convaincre que c'est dans la religion de l'Iran qu'il
faut en chercher la provenance. Dans la grande combinai-
son de religions qui s'est élaborée durant les trois ^siècles de
la paix romaine, par suite des incessantes relations d'affaires
et d'idées entre les diverses parties de cet empire qui com-
prenait alors tout le monde civilisé de l'Euplirate à l'Océan
Atlantique, le Mithriacisme représente l'apport du Maz-
déisme, comme les cultes d'Isis et de Serapis représentent
l'apport de la civilisation égyptienne, les divers Baals celui
de la civilisation syrienne, la Grande Mère, Attis, etc. le
contingent phrygien. Les Romains eux-mêmes ne s'y sont
pas trompés. Pour eux, Mithra est un dieu perse et les
initiés des Mystères en avaient parfaitement conscience.
Mais, si Mithra est incontestablement venu d'Asie Mineure
en Occident, à quel titre et dans quelle mesure était-il établi
en Asie Mineure? C'est ici qu'il serait particulièrement pré-
cieux que les études critiques sur le Mazdéisme fussent plus
développées. Mithra, en effet, figure parmi les êtres divins
du Mazdéisme de l'Avesta. Il est bien loin cependant d'y
occuper la place d'honneur qu'il a dans les Mystères mithria-
ques de l'empire romain. Il y est réduit au rôle de Yazata.
Il est simplement un génie créé par Ahura-Mazda. Il ne
figure pas parmi les six Amschaspands qui constituent les
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 333
grands dignitaires de la cour du dieu suprême. Assurément
on retrouve dans certains textes, notamment dans le Miliir
Yaslitf des traces d'un rôle plus général et plus élevé attri-
bué à ce dieu, et sa présence dans le panthéon védique, aux
côtés de Varouna, suffirait à attester l'antique noblesse de sa
majesté divine. Mais l'Avesta ne fournit pas l'explication de
la haute situation qui lui échoit dans le Mithriacisme occi-
dental jusqu'à y devenir, non pas sans doute le dieu
suprême, mais à coup sur l'être divin le plus en vue, celui à
qui vont par excellence les hommages des fidèles, l'agent
divin qui, selon une évolution commune à d'autres intermé-
diaires entre l'Etre suprême et les hommes, prend dans le
culte des fidèles la place principale, au point d'y éclipser le
Dieu suprême lui-même.
L'étude du Mithriacisme nous met ainsi en présence du
redoutable problème de l'origine et de l'autorité de l'Avesta.
Ce livre sacré, dont nous ne possédons que des fragments
dans sa teneur originale et dont le contenu, pour le reste,
ne nous est connu que jiar des écrits pehlvis de date bien
postérieure à lui, est-il l'expression fidèle du Mazdéisme
antique ou n'est-il pas plutôt le témoin d'une réforme
opérée au sein du Mazdéisme, dans un sens nettement ritua-
liste et légaliste, et qui triompha avec l'avènement des Sas-
sanides au commencement du iii»^ siècle de l'ère chrétienne ?
On sait avec quelle hardiesse James Darmesteter a lancé
dans le monde savant l'idée que l'Avesta contient des traces
manifestes de l'influence exercée par la pensée judéo-hellé-
nique. Il ne nous appartient pas de prononcer un jugement
en une matière aussi délicate, alors que des maîtres parmi
les iranisants ont repoussé, comme téméraire et inadmis-
sible au point de vue linguistique, la thèse du brillant écri-
vain. En elle-même elle est très soutenable. L'Avesta, avec
sa codification de préceptes rituels, a, en effet, un caractère
nettement théologique et sacerdotal qui n'a rien de primitif
Sa rédaction tardive n'excluerait pas l'utilisation, par ses
334 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
rédacteurs sacerdotaux, de mythes, de traditions, d'écrits
liturgiques ou poétiques beaucoup plus anciens, pas plus
que la rédaction tardive, aujourd'hui démontrée, du code
mosaïque n'exclut l'utilisation de textes, de sources et de
documents antérieurs dont certains éléments peuvent
remonter à une grande antiquité.
Quoi qu'il en soit de l'origine de l'Avesta, on est bien
obligé de reconnaître que le Mazdéisme des Perses, à l'épo-
que des Achéménides, ne s'accorde pas aussi bien qu'il
faudrait avec celui de l'Avesta pour que l'on puisse les iden-
tifier purement et simplement. Nous avons ici des docu-
ments sérieux, des inscriptions, quelques témoignages d'au-
teurs grecs. La religion à laquelle Is se rapportent est
encore essentiellement naturaliste ; le système de l'Avesta,
au contraire, est essentiellement spiritualiste et moral. Et
la religion officielle de l'empire perse, suivant une obser-
vation très féconde de M. Cumont, là où elle diffère du
Mazdéisme avestéen, s'accorde fort bien avec les Mystères
de Mithra que nous font connaître les documents occiden-
taux.
Il y a donc tout lieu de supposer — car ici nous ne
pouvons encore faire que des hypothèses — que le Mithria-
cisme d'Asie Mineure n'est pas un rejeton dégénéré du
Mazdéisme avestéen, comme on le croit en général, mais
une branche de la vieille religion de l'Iran qui a eu son
développement particulier, indépendant du Mazdéisme de
l'Iran proprement dit. Que l'Avesta représente fidèlement
le Mazdéisme, tel qu'il fut élaboré par les Mages de l'Iran à
l'abri d'influences étrangères ou qu'il doive être considéré
comme une réforme théologique et sacerdotale qui s'élabora
en Perse à une époque plus tardive et qui ne prit corps
d'une façon définitive qu'à l'avènement des Sassanides, le
Mithriacisme ne semble pas procéder de cette religion aves-
téenne, mais constituer une formation parallèle dans une
autre partie du domaine occupé par les Iraniens. Il y aurait
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 33.")
lieu ainsi de distinguer un Mazdéisme occidental dont l'his-
toire se déroule en Babylonie et en Asie Mineure et un
Mazdéisme oriental qui aurait trouvé plus ou moins tôt son
expression classique dans l'Avesta. Ce que nous appelions
tout à l'heure le Mithriacisme oriental (ou d'Asie Mineure),
par opposition au Mithriacisme occidental qui se propagea
dans l'empire romain et que nous connaissons par les Mys-
tère de Mithra — ne serait donc autre chose que le Maz-
déisme occidental.
Si les considérations précédentes sont fondées, au moins
dans leur teneur générale, la signification du Mithriacisme
grandit singulièrement. Au lieu d'une religion de pirates
ciliciens, sortant on ne sait d'où, dégénérescence mal déter-
minée d'un Mazdéisme auquel on ne sait trop comment la
rattacher, il devient un représentant authentique de la
vieille religion iranienne qui pousse hardiment une pre-
mière pointe en Occident, avant de renouveler une tentative
du même genre sous la forme gnosticisante du Manichéisme.
La fortune des Mystères de Mithra dans l'empire romain
devient du coup facilement explicable. Le Mazdéisme, en
effet, est une des grandes manifestations de la vie religieuse
de l'humanité, une religion d'une valeur morale considé-
rable, même avant la réforme avestéenne.
Il ne faudrait cependant pas se laisser entraîner sur ce
point à des exagérations fâcheuses. Le Mithriacisme d'Asie
Mineure, tel qu'il commence à se dessiner, n'est pas simple-
ment la religion iranienne primitive. C'est le culte qui s'est
constitué, à la suite des conquêtes faites par les Perses, dans
les i)ays où ils établirent leur domination. Quand Cyrus
détruisit l'empire de Babylone, la civilisation des vaincus
était de beaucoup supérieure à celle des vainciueurs. 11 a dû
arriver aux Perses ce qui se produit toujours en pareil cas. Ils
ont subi rintluence que des populations plus civilisées exer-
cent nécessairement sur des conquérants moins développés
qu'elles. Cette influence se lit certainement sentir dans leur
336 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
religion. L'importance des croyances astronomiques et astro-
logiques dans le Mithriacisme suffît à dénoncer l'action des
croyances babyloniennes. Et toute la spéculation des Mys-
tères mithriaques dénote que cette influence a été très con-
sidérable. Est-ce à dire que nous puissions entièrement
souscrire à la thèse énoncée par M. Gumont : « Le maz-
déisme des Perses en s'unissant à l'astrologie chaldéenne a
produit le Mithriacisme »? Je ne le pense pas.
Dans le culte de Mithra tel qu'il est sorti tout formé, de la
Cilicie, de la Cappadoce et du Pont, pour se répandre sur
l'Occident, il y a, ce me semble, autre chose encore que du
Mazdéisme combiné avec des croyances ou des pratiques
chaldéennes. Il emporte avec lui des éléments empruntés
aux religions indigènes de l'Asie Mineure, c'est-à-dire à ces
cultes que nous appelons indigènes parce que nous n'avons
aucun renseignement sur leur provenance, tels que les
cultes d'Attis et de l'Artémis de Comane et ceux de la Syrie
septentrionale. Le culte de Mithra dans la Cappadoce,
comme du temps des rois Achéménides, est intimement
associé à celui d'Anâliita, qui doit être considérée comme
équivalente à la déesse cappadocienne ou à l'Astarté
syrienne. Il en était de même chez les Arméniens (fr. Gu-
mont, I, p. 16). Que cette déesse soit analogue à l'Ishtar
babylonienne, c'est fort probable, mais son culte a pris
dans l'Asie Mineure orientale un caractère assez particulier
pour que l'on ne puisse pas la confondre avec la déesse
assyro-chaldéenne. Mithra lui-môme, d'apiès le type con-
stant du dieu tauroctone, se présente avec le bonnet et le cos-
tume phrygiens, non pas avec l'accoutrement perse. Le
baj^tême sanglant du taurobole, qui me paraît beaucoup plus
étroitement associé au Mithriacisme que ne le veut M. Gu-
mont (I, p. 334), est très vraisemblablement une pratique
originaire d'Asie Mineure. Les relations de bon voisinage
qui s'établirent sous l'empire romain entre les sanctuaires
de la Grande Mère et ceux de Mithra ne sont vraisembla-
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 337
blement pas accidentelles ; les deux cultes se sentaient
proches parents. N'y aurait-il pas lieu de rechercher dans les
grottes de Cybèle une analogie qui donnerait l'explication
de la grotte mithriaquc, dont l'origine est jusqu'à présent si
mystérieuse? La grande fête mithriaquc Natalis Jiwicti, le
25 décembre, se célèbre juste neuf mois après les Hilaria de
la Grande Mère ? Est-ce une période purement fortuite ?
D'après le témoignage de Duris, conservé par Athénée, chez
les Perses, le jour d'une des deux grandes fêtes de Mithra,
le roi s'enivrait et se livrait à des danses ; il s'agit probable-
ment de danses sacrées, analogues à celles des cultes
syriens. L'épithète de Menolijranmis est mainte fois appli-
quée à Mithra ; n'est-ce pas un emprunt au culte du Mén
lydien? Et si le Mithra cavalier qui apparaît sur certaines
monnaies de Trébizonde est, lui aussi, inspiré par des
images de Mén, le rapprochement entre les deux divinités
remonte bien au Mithriacisme d'Asie Mineure. Une analyse
suivie des emblèmes et des accessoires du culte mithriaquc
permettrait sans doute d'étendre encore les indices des in-
fluences exercées par les religions d'Asie Mineure.
Assurément il ne s'agit pas de transformer le Mithriacisme
en un succédané des religions phrygienne ou lydienne. Ce
que nous constatons, c'est que le Mazdéisme mithriatjuc fut
une forme accommodante du Mazdéisme , totalement
dépourvue de l'intransigeance du Mazdéisme avestique,
parce que, tout en accordant une importance considérable
à l'éiément moral, ce ne fut pas une religion légaliste dont
les adeptes fussent séparés des autres hommes par une bar-
rière d'observances. Le Mithriacisme, sans perdre pour cela
son caractère propre, se chargea au cours de sa longue his-
toire d'éléments empruntés aux religions des pays où il se
répandit. De même que dans l'empire romain il engloba
dans son panthéon, par identification avec des divinités qui
lui appartenaient en propre ou par simple annexion, une
bonne partie des dieux traditionnels des Grecs et des
22
338 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
Romains, de même pendant la phase asiatique de son exis-
tence, il fit bon ménage avec les cultes de la Chaldée, de la
Cappadoce, de la Phrygie, etc. Il fut syncrétiste dès l'épo-
que la plus reculée où nous puissions le reconnaître.
L'existence de cette forme du Mazdéisme en Asie Mineure
à l'époque où le Christianisme naquit et commença à se ré-
pandre est un fait beaucoup trop négligé par les historiens
ecclésiastiques. D'après l'opinion commune, le Mazdéisme
disparaît des régions où l'empire perse l'avait propagé, à
partir des conquêtes d'Alexandre, et la civilisation grecque
les envahit à la suite des armées grecques. Assurément le
procès d'hellénisation du bassin oriental de la Méditerranée
se développa d'une façon continue depuis la chute de l'em-
pire perse et finit par envahir toute l'Asie Mineure. Mais
cette pénétration de l'hellénisme fut lente dans les parties
centrales et orientales. Les deux Cappadoces, une partie de
la Cilicie, le Pont, l'Arménie, la Comagène, gardèrent leur
autonomie spirituelle jusqu'au r'" siècle après l'ère chré-
tienne. Ce furent les expéditions répétées des Romains
contre les Parthes qui firent entrer définitivement les habi-
tants de ces régions, moins facilement accessililes, en rela-
tions suivies avec le monde gréco-romain. En Phrygie, en
Lydie, le vieux fond national survivait sous la couche de
civilisation grecque. L'Artemis d'Éphèse, dont les adora-
teurs s'insurgent contre saint Paul, est la vieille divinité
indigène d'Asie Mineure, qui n'a de grecque que le nom.
Les cultes orgiastiques sont demeurés la forme populaire de
la religion professée par les ha])itants de la Phrygie. Le
Mithriacisme enfin est la religion toujours vivante d'une
partie des populations de l'Asie Mineure orientale. Strabon,
qui connaît fort bien l'Asie Mineure, atteste que les collèges
de mages sont aussi nombreux en Cappadoce qu'en Médie.
Pausanias, à la fin du ne siècle de notre ère, atteste que les
prêtres de l'Anahita lydienne chantaient encore des hymnes
en langue barbare. Les pirates Ciliciens réprimés par Pom-
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 339
pée, adoraient Milhra. La ville de Tarse fut un foyer de
Mithriacisme. Saint Paul Ta certainement connu.
Les relations du Christianisme avec le Mithriacisme ne
datent donc pas de leur rencontre en Occident. C'est là
que se décida le conflit entre les deux cultes, mais il faut
dorénavant faire une place au Mithriacisme oriental parmi
les religions avec lesquelles le Christianisme se trouva
aux prises dès le déhut de son existence, dans la première
partie du monde où il se soit propagé avec succès et où
il eut ses foyers les plus actifs jusque vers la thi du second
siècle.
Y aurait-il eu quelque action directe des croyances
mithriaques dans la formation de la tradition chrétienne
antique ? Nous iiiin avons aucune preuve. Tout au plus
pourrait-on suggérer certains rapprochements, qui j)osent
des problèmes plutôt qu'ils ne les résolvent. La genèse des
récits relatifs à la nativité de Jésus n'est peut-être pas indé-
pendante de l'existence et des représentations iconogra-
phiques du Mithriacisme. Le fait (piil y avait des collèges
de Mages, non seulement en Médie, mais aussi dans les
pays où le Christianisme se propagea dans les premiers
temps et que ces Mages occidentaux accordaient, comme
leurs collègues orientaux, une grande place dans leurs ensei-
gnements aux spéculations astronomiques et astrologi(pies,
n'est peut-être pas étranger à la naissance de la tradition
bizarre sur l'adoration des Mages. En tous cas, cela nous
explique comment ces Mages ont i)u être considérés comme
de grands personnages, alors que les Mages ou Chaldéens
qui parcouraient l'empire romain pour exploiter la super-
stition populaire, étaient de vulgaires diseurs de bonne
aventure, le plus souvent assez misérables et peu estimés.
Ce qui prouve que l'hypothèse n'est pas déraisonnable, c'est
que de bonne heure les chrétiens cherchèrent à justifier par
des prophéties d'origine mazdéenne certaines doctrines chré-
tiennes (Justin Martyr, /« ApoL, 20 et At ; Clément d'Alexan-
340 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
diie, I, 359, éd. Potter) et attribuèrent à Zoroastre des pro-
phéties sur la naissance du Christ.
Nous sommes encouragés à cherclier de ce côté l'origine
en quelque sorte plastique de ces récits par le fait que les
premiers chrétiens se représentaient que la naissance de
Jésus avait eu lieu dans une grotte. Mathieu ne spécifie pas
l'endroit de Bethléhem où Jésus naquit; la crèche dont parle
Luc pouvait se trouver en n'importe quel endroit. Le proté-
vangile de Jacques (ch. 18, 19, 21), plusieurs autres apo-
cryphes, s'accordent à déclarer que ce fut dans une grotte.
Origène (Contre Celse, I, 51) atteste que l'on montrait à
Bethléhem de son temps la grotte où Jésus était né et Justin
Mart3'r (Dial. avec Tryphon, 78), tout en rattachant pénible-
ment le fait à la prophétie d'Isaïe, a la naïveté d'ajouter, que
par une ruse du diable, c'est pour répondre à cette même
prophétie que les mystes de Mithra sont initiés dans une
grotte.
La grotte mithriaque où l'on assistait à la naissance du
dieu Mithra sortant d'une roche, naissant d'une façon sur-
naturelle, et où l'on recevait les initiations à la vie éter-
nelle, n'aurait-elle pas inspiré l'imagination des premiers
chrétiens, comme les Mages, dépositaires des secrets de la
destinée, leur parurent les parrains par excellence pour
garantir aux yeux du monde païen la divine origine de
l'enfant Jésus? Un curieux détail de certains monuments
mithriaques semble fournir la confirmation de cette hypo-
thèse. Sur un bas-relief découvert en Souabe, on aperçoit, à
côté de l'enfant Mithra, naissant du rocher, un berger orien-
tal qui passe la main sur la tête d'une chèvre et dont le
manteau est rempli de fruits (Cumonl, II, p. 343). Et sur
divers monuments retrouvés en Transylvanie (ibidem, I.
p. 162) un ou deux bergers, plus ou moins cachés derrière
le rocher, accompagnés de leurs troupeaux, contemplent la
naissance de l'enfant. Ces représentations sont assurément
postérieures à la première propagation du Christianisme..
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 341
Leur analogie avec des représentations chrétiennes peut
donc provenir d'une influence chrétienne sur la tradition
mithriaque. Il est impossible, en effet, de démontrer que
cette adoration des bergers fît déjà partie de la légende
mithriaque en Asie Mineure, antérieurement à sa j)ropaga-
tion en Occident et antérieurement aussi à la tradition chré-
tienne. Il est cependant très vraisemblable que cette scène
se rapporte à une légende originaire d'Asie Mineure d'où
provient certainement la croyance ancienne que Mithra est
né d'une roche. Les analogies des cultes phrygiens professés
par des peuples de pâtres ont dû suggérer ce détail de la
légende, tandis que l'on comprendrait moins bien sa genèse
chez les milhriastes plutôt citadins des provinces romaines.
Si la représentation est ancienne dans le mithriacisme, il
paraîtra assez probable que toute la tradition de Luc a été
suggérée à l'imagination chrétienne par quelque monument
du mithriacisme oriental.
Ces deux exemples suffiront à montrer quel intérêt l'étude
du Mithriacisme oriental peut présenter pour l'historien du
Christianisme antique. C'est un facteur nouveau delà situa-
tion religieuse où l'Église chrétienne est née que j'ai voulu
signaler dans ce mémoire : rien de plus. Poser des questions,
n'est-ce pas, dans l'ordre de nos travaux comme dans tous
les domaines de la science, la condition nécessaire de tout
progrès ?
LES ORIGINES DE LA RÉFORME
A BESANÇON
1520-1534
PAR
John VIENOT
LES ORIGINES DE LA RÉFORME
A BESANÇON
1520-1534
Nous assistons depuis quelques années à une sorte de
contre-Réformation historique dont l'influence se fait sentir
aujourd'hui, non seulement dans les manuels d'histoire
mis entre les mains de la jeunesse, mais encore dans des
publications plus importantes dues à des hommes qu'il était
permis de supposer moins j)révenus ou mieux informés.
Michelet, dans les grandes lignes, avait compris la Réforme
et lui avait rendu justice. D'autres sont venus après lui qui
n'ont plus su distinguer dans la Réforme le mouvement de
l'âme, la protestation de la conscience, le saint désir d'une
vie religieuse à la fois plus libre et plus haute. On tente de
ramener ce grand effort de libération qui a orienté vers des
voies nouvelles la moitié de l'Europe aux simples propor-
tions d'un mouvement politique. L'intérêt et la jîolitique,
voilà quels auraient été les vrais moteurs de la révolution
spirituelle du xvf siècle.
Certes, la politique a eu sa part dans la Réforme, mais
expliquer la Réforme par la seule politique, c'est à peu près
montrer la hauteur de vues de ceux qui expliquent le mouve-
ment tout entier par le désir qu'auraient eu de se marier
Luther ou Calvin.
346 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
En fait, c'est plutôt la politique qui a étouffé la Réforme.
Appuyée sur la conscience populaire, elle a triomphé par-
tout où le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir séculier ne se
sont pas unis pour l'écraser.
L'histoire de la Réforme à Besançon est la démonstration
éclatante de cette vérité. C'est une histoire tragique. Il est
surprenant qu'elle n'ait encore tenté personne. C'est notre
désir de l'écrire un jour. En attendant, nous ne voudrions
en donner ici que les premiers linéaments. Et encore notre
étude ne portera-t-elle que sur les premières années, sur la
période qui va de 1520 environ à cette date de 1534, où il
semblait bien que les Réformés, intimidés, n'oseraient plus
dorénavant réclamer leur liberté religieuse dans une ville
qui s'était laissée asservir sous le coup de ces sévérités et
de ces menaces que Charles-Quint savait si bien unir aux
insignes faveurs.
C'est une curieuse histoire que celle de Besançon. Cette
ville avait été la capitale politique et religieuse de la Séqua-
nie d'abord, puis de la Haute-Bourgogne et de la Franche-
Comté. Lorsque le morcellement féodal se produisit, la
Haute-Bourgogne resta isolée sous la domination de sei-
gneurs rattachés à l'empire germanique par le lien élastique
de la féodalité. A la faveur des troubles de cette époque, les
archevêques de Besançon accaparèrent peu à peu la souve-
raine puissance dans leur ville métropolitaine et obligèrent
les comtes de Bourgogne à créer une autre capitale poli-
tique du pays, Dole.
Mais, débarrassés de la concurrence des comtes, les
archevêques eurent bientôt dans la ville d'autres adversaires,
les bourgeois. Les archevêques eurent dès lors à lutter contre
toutes les tentatives d'établir à Besançon, sous le nom de
commune, une organisation civile rivale de la leur. Cette
lutte est des plus intéressantes à suivre. La commune combat
pied à pied, conquiert peu à peu le pouvoir et finit par
constituer un petit état dont l'organisation intérieure rap-
A BESANÇON 347
pelle celle des villes libres d'Allemagne, d'Italie ou de
Flandre.
On comprend combien cette indépendance d'une ville
aussi importante inquiétait les comtes de Bourgogne dont la
politique naturelle tend à restaurer peu à peu à Besançon
leur ancien pouvoir. Les comtes de Bourgogne sont les
« gardiens » de la ville. Leur désir secret est d'en redevenir
les maîtres.
Au XVI'' siècle, Charles-Quint, héritier des comtes de
Bourgogne et restaurateur de la puissance impériale, ne
peut qu'accentuer cette politique. Dès 1521, il crée un
vicaire impérial dans le comté de Bourgogne et tente de
l'établir à Besançon. Mais Besançon réclame au nom de ses
privilèges et l'empereur temporise. Pour atteindre autrement
le même but, il multipliera ses faveurs à la commune con-
voitée, il aura soin d'avoir toujours à Besançon un repié-
sentant de ses intérêts. Ainsi l'archevêque, la commune,
l'influence impériale, tels étaient les trois pouvoirs rivaux
qui se trouvaient aux i)rises à Besançon lorsque éclata tout
à coup en Allemagne le mouvement réformateur. Lorsqu'il
se fit sentir à Besançon, l'archevêque et l'empereur oubliè-
rent leurs querelles et s'unirent pour une action commune.
Par des promesses, par des menaces et hélas ! par des suj)-
plices, ils séduisirent ou intimidèrent la commune et réus-
sirent à extirper de son sein la réforme naissante.
Ce sont les premiers épisodes de cette lutte passionnée
que nous voudrions présenter ici dans un résumé rapide.
I
Pour peu que l'on connaisse l'histoire iiltime du xvi<^ siècle
autrement que par les informations un peu vagues de nos
histoires générales, on sait dans quelle agitation profonde
fut jetée l'Europe pensante par le grand éclat de 1517, par
la véhémente protestation de Luther contre le scandale de
348 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
la vente des indulgences. Du coup, le pauvre petit moine de
Wittenberg fut célèbre. Ses thèses, les petits écrits qui les
suivirent se répandirent avec une incroyable rapidité. En
1519 déjà,Froben, à Bâle, réimprimait ce qui avait paru de
Luther. Or, sans parler des liens qui rattachaient Besançon
à l'empire, cette ville était avec Bâle en relations étroites.
Ce qui s'imprimait là était connu ici. Il n'est pas étonnant
que la voix de Luther ait trouvé de bonne heure de l'écho
à Besançon. L'auteur d'un livre fort catholique sur la
Franche-Comté ancienne et moderne ne s'y est pas trompé ^ :
« Les tentatives (de réforme) qui suivirent de près les pre-
mières prédications de Luther, dit-il 2, furent d'abord répri-
mées. »
Dans l'état de nos renseignements la première tentative de
réforme à Besançon appartient à un religieux carme qui
avait osé dénoncer hautement et violemment les mœurs des
chanoines, sur lesquels au reste il était difficile d'en trop
dire. Ce carme s'appelait frère Laurent de la Planche. Il
fut emprisonné par l'official, mais le peuple prit fait et cause
pour son prédicateur et le délivra des prisons de l'arche-
vêque (1520).
Voilà un événement qui nous renseigne déjà quelque peu
sur les dispositions de la ville de Besançon.
Nous savons d'autre part que dans la bourgeoisie éclairée,
il y avait des hommes, qui, témoins des scandales de
l'Eglise, ne voulaient pas que l'on fermât purement et sim-
plement la bouche de ceux qui parlaient de la réformer.
En 1524, par exemple, un des citoyens les plus considé-
rables de Besançon, du nom de Maublanc, se trouvait à
Montbéliard lorsque Farel y prêchait; témoin de l'empor-
tement d'un chanoine contre le réformateur, Maublanc s'in-
terposa en disant : « Si la loy de Montbéliard est bonne, elle
' P. 53.
^ Archives municipales, Reg. 11.
A BESANÇON 349
durera, sinon, elle prendra tantôt fin. » Rentré à Besançon,
Maublanc, pour ce crime, fut dénoncé par le chapitre, et
emprisonné par les gouverneurs de la commune. Il mourut
en prison et son corps fut enterré « aux champs » comme un
chien '.
L'action exercée à Besançon par les écrits de Luther n'est
point une simple supposition. Elle est notoire. Elle inquiète
dès 1523 les membres du chapitre qui prennent une délibé-
ration contra opiniones Martini Lntheri Iiaerctici. L'hérésie
est dans les murs puisqu'on prend tous les moyens soit pour
l'extirper, soit pour éviter des contaminations nouvelles.
Montbéliard, par exemple, a ouvert à Earel des portes que
cette ville s'apprêtait à fermer aux scandaleux prédicateurs de
l'indulgence. Le clergé s'inquiète de ce voisinage et le 22 no-
vembre 1524, la municipalité poussée par lui interdit aux
citoyens de Besançon « tout commerce avec le pays de
Montbéliard qui a embrassé l'hérésie et est excommunié -».
Toutes ces précautions n'empêchent point les idées de
passer. Dès cette époque il y a des « évangéliques » dans la
ville. Le 10 mai 1525, la municipalité fait faire des infor-
mations contre un certain Antoine Buzon que l'on disait
partisan des idées nouvelles. Le secrétaire de la cité, Jean
Lambelin, qui rentre d'Allemagne où il a été à la diète de
Worms, penche du côté des idées nouvelles et son influence
est grande dans la ville. On comprend dès lors que Fran-
çois Lambert, né à Avignon d'une famille originaire d'Or-
gelet en Franche-Comté, ait pu sans déraison adresser à la
ville de Besançon un ai)pel à la Réforme : « Plaise à Dieu,
écrit-il au Sénat, c'est-à-dire aux conseillers de celte ville,
que ma chère Bourgogne et avant tous les autres, mes chers
Bisontins, accueillent la bénédiction que Metz a re jetée...
Puissé-je trouver ma joie dans votre foi et Dieu veuille allii-
• Histoire delà Réforme à Monlhélinrd, t. II, p. 11.
■^ Délibérations municipales, rcg. 11.
350 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
mer son feu au milieu de vous, afin que par votre moyen la
Bourgogne premièrement, puis la France entière devienhent
la proie de cet incendie' .»
Il n'y avait rien de déraisonnable dans ces espérances.
L'attitude du clergé semblait, en effet, singulièrement favo-
riser ceux qui parlaient de réformer la doctrine et les mœurs.
Son égoïsme et son immoralité le rendaient de plus en plus
impopulaire. En 1525, par exemple, la municipalité avait eu
à combattre le fléau de la peste. « Elle jugeait, dit M. Cas-
tan, que le clergé, au lieu de déserter la ville pour tenir des
colloques anti-luthériens, eût été mieux dans son rôle en
assistant les malades. Elle essaya d'obtenir au moins un sub-
side pécuniaire du chapitre en faveur des pestiférés : elle
demandait cinq cents écus, les chanoines offrirent cent
francs et quelques denrées'-. Le populaire n'ignorait pas que
ce même chapitre avait récemment voté six mille francs pour
arrêter les progrès de l'hérésie. La comparaison des deux
chiffres lit naître dans la ville une vive indignation contre le
clergé •'. » La peste qui décimait la population n'était-elle
pas une conséquence de la colère de Dieu soulevée par
l'immoralité des chanoines? L'irritation populaire ne tarda
pas à se manifester par des faits. Un beau jour, toute la
populace ameutée fit irruption dans le quartier des cha-
noines. Les servantes étaient noinl)reuses, continue M. Cas-
tan, dans le quartier capitulaire, et elles passaient pour en-
tretenir des relations illicites avec leurs maîtres K Un coup
de filet fut jeté sur toutes ces femmes, les soudards en
fire?it un peloton qu'ils ramenèrent au son des tambourins
jusqu'à l'hôtel de ville ; la populace les escortait en criant.
« Venez, venez voir les ribaudes du chapitre. » Le Conseil
communal décrète l'expulsion de ces femmes. Mais bientôt
* Herminjard, Corr. des Reforma leurs, t. I, p. 373.
'^ Délibérations capitiilaires, 17 et 20 juin, 5 juillet 1525.
^ A. Castan, Revue historique, t. I, p. 10.
^ Délibérations municipales, Reg. n" 12.
A BESANÇON 351
on les laisse rentrer à la condition qu'elles payeraient une
amende qui servirait à la construction d'un hôpital pour les
pestiférés ^
Le chapitre se plaignit auprès de l'Empereur et auprès de
la gouvernante des Etals de Bourgogne des violences dont ses
mem])res avaient été l'objet. L'archevêque voulut profiler de
la circonstance pour sévir contre les hérétiques qui lui avaient
été signalés- dans la ville. Il envoya un clerc de son [)ro-
cureur pour procéder en son nom seul à des informations.
C'était une atteinte aux droits de la police municipale. Le
clerc de l'archevêque, Claude Bon -^ fut arrêté, maltraité et
mis en prison. L'archevêque se fâcha. Dans une lettre de
tournure peu épiscopale, il demanda à la commune de relâ-
cher son serviteur. Autrement, il n'était « si dépourvu de
parens et amys » qu'il ne le puisse bien « contrevanger * ».
Il tint peu de temps après sa ])romesse : plusieurs citoyens
de Besançon arrêtés sur les grands chemins furent enfermés,
comme otages, au château de Gy. En même temps il conti-
nuait sa lutte contre les hérétiques^. Quant aux chanoines,
^ La commune, dans ses réi)li(iucs aux (toléances du chapitre, aHii nie
qu'il était « à cliascun notoire et publique que ces servantes étaient
pleines de vices et de péchez ». Archives de la Ville de Besançon,
février 152(5. Castan, loc. laiid. p. 90. Voici d'ailleurs le témoignage
direct d'un contemporain : « ir)24. Ladite année Messieurs firent saisir
par leurs soldats les femmes inipudi(iues cpii étaient aux maisons du
chapitre, ils ([uotizarent les ecclésiasti([ues et leur firent faire guet et
garde ». Chronicpie de Pierre Despotots, Documents publivs par l'Aca-
démie de Besançon, t. VII, p. 'Ml.
- A. Castan, loc. laud., p. 91.
^ Claude lion, jdus tard ciianoiiie de Poligny, (i'al)oi-d familier de
Bonvalot, puis articulant contre lui d'abominables griefs. Cf. .\. (Cas-
tan. La rivalilé des /amilles de (hanvelle et de Rije dans les Mémoires
de la Société d' Emulation du Doubs, 189L
' Archives de la ville de Besançon et Reime historique, 1. 1, p. 12'i.
^ « Un état portant que l'archevêque de Besançon aurait envoyé son
officiai et son trésorier avec le régale (iérard Vernerot au parlement ù
Dôlc, au sujet des hérésies qui régnoient en cette paroisse » irViT. Ar-
chives du Doubs, Inventaire de Chaton, I.
352 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
la seule réforme dont il était question pour eux, c'était de se
raser sous peine de privation de leur prébende ^
Un conflit aussi aigu entre la commune et le clergé pou-
vait avoir de graves conséquences politiques et religieuses.
L'Empereur en particulier redoutait beaucoup l'émancipa-
tion religieuse de Besançon, ce qui eût bientôt entraîné son
émancipation politique. Ses représentants dans la ville s'en-
tremirent entre les deux puissances en lutte. Des conférences
eurent lieu. Elles aboutirent à une nouvelle fixation des
droits réciproques du clergé et de la ville et amenèrent par
là une paix au moins provisoire. C'était le 9 janvier 1528-.
Ce traité était un premier succès pour la politique des re-
présentants de Charles-Quint. Après avoir à peu près récon-
cilié le chapitre et la commune, il fallait amener celle-ci par
des faveurs ou par des promesses à se prononcer formelle-
ment contre l'hérésie qui, justement, était sur le point de
triompher dans des villes voisines liées à Besançon par des
liens d'une amitié traditionnelle, à Neuchâtel par exemple.
On n'y parvint pas sans peine, mais enfin, par un édit du
17 février 1529, la municipalité interdit à tout citoyen de
favoriser la secte luthérienne et enjoignit à chacun de dénon-
cer les tentatives faites contre l'ancienne foi-'. Et comme il
fallait une sanction à ces mesures, un luthérien fut poursuivi
au mois de décembre 1528. C'était un pauvre frère minime,
originaire de Reims, nommé frère Pierre Coquillard. Pour-
suivi comme incitateur de la secte luthérienne, il fut soumis,
le 12 février 1529, à l'infamante cérémonie de la dégradation
ecclésiastique et livré au bras séculier de la commune. Lais-
sons simplement témoigner sur ce sombre drame de l'into-
lérance catholique un chroniqueur contemporain : « Audit
* Canonici nec familiares comam et barbain niitriant et ea radant
infra octo dies siib pœiuv privationis. Délibér. capitul., 23 octobre 1528.
'-^ Archives de la ville de Besançon et A. Castan, Revue historique,
t. I, p. 93.
^ Délibérations municipales, 17 février 1529.
A BESANÇON 353
an (1529) fut decartclez frère Pierre Coquillard. » Il avait
tenu un jour que l'on prêchait devant la chasse de saint An-
toine des « propos contre la foy, dont luy estant déjà dehors
de ladite cité fut mandez prendre jDar le procureur du cha-
pitre en ramenez en ladite cité et tost après sur un eschalTaut
devant la croix de sainct Cantin hut la langue couppé puis
la teste après et puis mins en quatre cartiers, ses vantrailles
brûlées en Chamars, un bras goiche sus le goncs de pierre
prochain la porte de Maulpas pandus à une potence avec
une chaîne de fer. La cuisse droite semblablement minze
au chemin de Sainct-Liénard prochain la porte taillée ; le
bras droict près la grange de Patente et l'autre pièce près
Sainct-Fergieux, et fut dict que les cheveux et barbe crurent
plus de deux mois après qu'elle fut pandue'. »
Il y avait dans ces membres sanglants pendus, « affixés »
vers tous les accès de la ville, de quoi faire réfléchir ceux
qui croyaient nécessaire la réforme d'une Eglise capable de
recourir à de pareils moyens.
C'est grâce à ces moyens mômes que le catholicisme
triompha à Besançon, et, lorsque trois bourgeois de Neu-
châtel vinrent, le 21 novembre 1530, soumettre au jugement
des Bisontins le conflit provoqué chez eux par Farci, ils
répondirent que, « quant à eulx, il ne permettroienl en
façon quelconque preschcr en cesle cité telle doctrine (pie
celle dudict Guillaume Farel, n'y soufTreroient en manière
que ce soit ainsi indehuement blasmer, vitupérer et injurier
les ministres de l'Eglise ; ains si aucuns presumoient de ce
faire, ilz en feroient de leur part griefve punition à l'exemple
d'aultres. »
Réponse politique dont l'insincérité est manifeste. Juscjue-
là, les Bisontins — et cela depuis des siècles — ne s'étaient
pas fait faute de « blasmer, vitupérer et injurier les ministres
' Bibliothèque de Besançon, Chroniques de la cite de Besançon, mss.,
n"* 1043 et 1044.
23
354 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
de l'Eglise », et nous allons bientôt les voir revenir à leur
vieille habitude.
La paix de 1528, politiquement établie entre la commune
et le clergé, ne pouvait qu'être éphémère, puisqu'elle ne
reposait pas sur une vraie réforme des principes ou des
mœurs. Les événements si graves des dernières années
n'avaient rien appris au clergé. Son égoïsme invétéré dé-
chaîna bientôt contre lui une nouvelle tempête. Pendant
l'hiver de 1530 à 1531, Besançon avait souffert de la famine.
C'était pitié que d'entendre les faméliques hurler et voci-
férer par les rues. Laissons M. Castan apprécier le zèle du
clergé en face de celte détresse. « Le clergé, convenable-
ment approvisionné, ne compatissait que faiblement à cette
immense misère ; ses épargnes lui paraissaient faites pour
combattre le luthéranisme et non pour venir en aide aux
malheureux. Sommé par le conseil communal de donner
cent francs par mois à la caisse des secours publics, le cha-
pitre offrit quarante francs et offrit dix francs de la part du
clergé inférieur. La peste se joignit à la famine. Le conseil
communal demanda des processions et des sonneries ; on
refusa les unes pour le motif que des agglomérations
d'hommes seraient fatales à la santé publique, et l'on objecta
sur le second chef que le battant de la grosse cloche de
Saint-Etienne était cassé. Les chanoines justifiaient leur
égoïsme en invoquant cette maxime : Charité bien ordonnée
commence par le souci de soi-même. Le clergé semblait
donc prendre à tâche de se rendre impopulaire dans un
moment où l'esprit public, aigri par le malheur, récriminait
plus que jamais contre la conduite irrégulière de ceux qui
avaient mission d'enseigner la chasteté ^ »
Ce n'était pas seulement l'égoïsme du clergé qui révoltait
le peuple, c'était sa flagrante immoralité. « Il se produisait
alors, dit encore M. Castan, dans le quartier capitulaire, des
' Revue historique, t. I, p. 100.
A BESANÇON 355
faits bien capables de révolter la conscience publique. Telle
fut, entre beaucoup d'autres, l'aventure du chantre Jean de
la Madeleine, le troisième dignitaire du chapitre. Sa ser-
vante, notoirement entachée de dépravation, vint à mourir
en 1532, et il eut la cynique audace de lui faire ériger, dans
la chapelle de Sainte-Brigitte, qui dépendait de la chantre-
rie, une tombe où elle était représentée avec les armoiries
de son maître et une épitaphe latine racontant que l'àmc de
cette créature avait gagné le séjour des bienheureux. Le
chapitre fit détruire ce honteux monument. Mais l'année
suivante, une tombe, identique à la première, était publi-
quement érigée dans l'église des Jacobins, avec addition
d'un verset biblique par lequel la trop fameuse chambrière
maudissait ses persécuteurs. Pour placer cette nouvelle
tombe, on avait bouleversé le caveau sépulcral d'une hono-
rable famille de la cité. Le chapitre, sollicité par le conseil
communal, eut toutes les peines du monde d'obtenir l'enlè-
vement du second tombeau. »
Dans ces conditions, comment se fait-il que la réforme
n'ait pas fait plus de progrès dans une ville qui se trouvait
en conflit presque permanent avec un clergé égoïste, débau-
ché et violent? Il y a à cela deux raisons.
L'œuvre de la Réforme a été entravée à Besançon tout
d'abord par l'aveuglement de ceux qui avaient un intérêt im-
médiat à la conservation de l'organisme catholique. Besan-
çon était le chef-lieu d'un grand diocèse. La juridiction ec-
clésiastique y attirait beaucoup de monde, les canonicats
et les chapellenies fournissaient une carrière pour leurs fils à
un grand nombre de familles, de nombreuses reliques atti-
raient un grand nombre de pèlerins et, entre autres, l'osten-
sion du Saint-Suaire amenait deux fois par an 30.000 étran-
gers dans la ville. Cela ne pouvait déplaire aux marchands,
aux hôteliers, ni aux boulangers qui vendaient en trois jours
55.000 pains blancs à un liard pièce.
Les païens d'Ephèse vivant du culte de Diane s'indignaient
356 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
contre les prédications de saint Paul. C'est pour la même
raison que le peuple de Besançon, très renseigné, du reste,
sur la valeur de son clergé, laissait conduire au supplice les
prédicateurs évangéliques.
En outre, la politique de Charles-Quint, d'abord indécise,
avait nettement pris parti contre la Réforme. On sait qu'à
Besançon l'empereur n'avait pas la qualité de gouvernant. Il
était arbitre suprême et gardien de la ville, mais à la rigueur,
les Bisontins pouvaient professer une foi contraire à la
sienne ou former des alliances déplaisantes à l'Empire.
L'adhésion de Besançon à la Réforme pouvait précisément
l'amener à contracter lune des alliances que redoutait la
politique impériale. Granvelle avait donc reçu la mission
d'empêcher par tous les moyens la commune d'adhérer à la
Réforme. (3r, à ce point de vue, rien n'était plus dangereux
que le conflit permanent de la commune et du clergé.
Aussi, soit par ses émissaires, soit directement par lui-même,
Granvelle ii)tervenait sans cesse pour mettre fin à des luttes
qui ne pouvaient qu'être favorables à la cause des nova-
teurs. Mais il n'était pas seul à jouer ce rôle. Tous ceux qui
voulaient faire leur cour à l'Empereur ne croyaient pouvoir
lui être agréables qu'en se montrant intraitables envers l'hé-
résie. C'est le cas, par exemple, d'un rival de Granvelle,
l'ambitieux Gauthiot d'Ancier, qui brûlait d'être dans la
ville l'instrument des volontés de l'Empereur. C'est sous son
influence que, le 17 juillet 1534, le conseil interdit sous les
peines les plus sévères, non seulement les actes de propa-
gande luthérienne, mais les moindres propos contre l'ortho-
doxie catholique ' . Cet arrêté municipal ferme en quelque
sorte le premier chapitre de l'histoire de la Réforme à Be-
' « Il fallut toute rhabilctc du garde des Sceaux Granvelle pour que la
République bisontine restât lidèlc au vieux culte. » A. Castan, Lo Fran-
che-Comlé et le Pays de Montbéliard, p. 73. M. Castan n'oublie qu'une
chose, les supplices qui vinrent appuyer « l'habileté » de Granvelle.
A BESANÇON 357
sançon. Besançon sera fermé à la Réforme. Elle déplaît à
rarchevêque et au chapitre. Elle contrarie la politique de
l'Empereur. Les persécutions, la prison, les bûchers, l'exil
auront raison des plus exaltés.
C'est donc bien, on le voit, la politique qui réussit à étouf-
fer pour un temps, à Besançon, les premiers germes du
mouvement réformateur.
TABLE DES MATIERES
Pages
La doctrine de l'expiation et son évolution historique, par
Auguste Sabatier, professeur de l'Université de Paris et
doyen de la Faculté de théologie protestante, décédé le
12 avril 1901 1
Jean Cameron, pasteur de l'Eglise de Bordeaux et proiesseur
de théologie à Saunuir et à Montauban, 1579-1G25, par
Gaston Bonet-Maury 'V
Etude comparative de l'enseignement de saint Paul et de saint
Jacques sur la justification par la foi, par Eugène Ménégoz. 119
Michel Nicolas critique biblique, par Edmond Stapfer loi
André Gérard d'Yprcs et la théologie pratique, par Edouard
Vaucher 187
Une Bible copiée à Porrentruy, notice historique, par Samuel
Berger, décédé le 13 juillet 190U 211
Un incident philosophique de l'affaire Urbain Grandier, par
Raoul Allier 221
Les sources des récits du premier livre de Samuel sur l'institu-
tion de la royauté Israélite, par Adolphe Lods 257
La notion du droit naturel chez Luther, par Eugène Khrhardt. . 285
De la valeur du Mithriacisme comme facteur religieux du monde
antique, par Jean Réville 321
Les origines de la Réforme à Besançon, 1520-1534, par John
Viénot 3-13
Alençon. — Imp. Veuve Félix GUY et O', 11, rue de la Halle-aux-Toiles.
Princeton Theoloqical Seminan; Libraries
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