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Full text of "Etudes de théologie et d'histoire"

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PRINCETON,  N.  J. 


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BR    50    .E88    1901 

Etudes   de   th  eologie   et 
d'histoire 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/etudesdethologOOsaba 


ETUDES 


DE 


THÉOLOGIE  ET  D'HISTOIRE 


ÉTUDES 


DE 


THÉOLOGIE  ET  D'HISTOIRE 

PUBLIÉES 

PAR   MM.    LES   PROFESSEURS 

DE    LA. 

FACULTÉ   DE  THÉOLOGIE  PROTESTANTE 

DE    PARIS 
EN    HOMMAGE 

A   LA 

FACULTÉ  DE  THÉOLOGIE  DE  MONTAURAN 

A    I/OCCASION 

DU  TRICENTENAIRE  DE  SA  FONDATION 


PARIS 

LIBRAIRIE    FISCHRACHER 

(Société  anonyme) 
33,    RUE    DE    SEINE,    33 

1901 


LA  DOCTRINE  DE  L'EXPIATION 


ET 


SON  ÉVOLUTION  HISTORIQUE 


PAR 


Auguste  "sABATIER 

PROFESSEUR   DE  l'uNIVERSITÉ   DE  PARIS 

ET  DOYEN   DE  LA   FACULTÉ  DE  THÉOLOGIE   PROTESTANTE 

Décédé  le  12  avril  1901 


AVANT-PROPOS 


La  présente  étude  n'est  quiin  essai  cVappliqiier  rigoureuse- 
ment la  méthode  historique  à  V étude  des  croyances  et  des  doc- 
trines religieuses,  afin  de  montrer,  par  un  exemple  pratique, 
la  nature  et  la  fécondité  de  cette  méthode.  U auteur  ne  croit 
pas  plus  à  la  génération  spontanée  dans  l'ordre  de  la  pensée 
que  dans  celui  de  la  oie.  Les  moissons  les  plus  nouvelles  ont 
eu  des  semailles.  Les  idées  humaines  s'engendrent  et  s'en- 
chaînent comme  les  événements  extérieurs,  se  développant 
tantôt  par  association  et  synthèse,  tantôt  par  contradiction  et 
par  analyse.  Cela  est  surtout  vrai  des  idées  religieuses.  Rien 
n'est  plus  intéressant  que  de  les  suivre  en  leurs  métamorphoses  : 
rien  n'est  aussi  plus  utile  :  car  l'étude  des  transformations 
inévitables  quelles  subissent  en  est  la  critique  la  plus  objective 
et  la  plus  sûre  qu'on  en  puisse  faire.  Ce  n'est  pas  que  l'auteur 
considère  comme  immuables  et  définitives  les  formes  d'idées 
qui  triomphent  à  l'heure  présente.  Ces  formes  aussi  sont  pro- 
visoires. Dans  cette  chaîne  de  l'évolution,  chaque  génération  a 
sa  part  de  pensée  comme  sa  part  d'action.  Le  point  impor- 
tant c'est  qu'elle  accomplisse  l'une  et  l'autre,  en  restant  fidèle 
à  la  loi  divine,  à  la  conscience  de  laquelle  elle  est  parvenue. 


V  A  VANT-PROPOS 

Ceci  nest  pas  plus  du  scepticisme,  qu'il  n'y  en  avait  dans 
rame  de  Paul  quand  il  disait  qu  arrivé  à  Vâge  d'homme,  il 
avait  délaissé  lespensers  de  V enfant,  et  qu'il  ajoutait  encore  que 
sa  connaissance  présente  était  imparfaite  et  serait  abolie,  quand 
viendrait  le  moment  où  il  connaîtrait  comme  il  avait  été  connu 
de  Dieu.  Car,  pour  nous,  comme  pour  lui,  ces  trois  choses,  dès 
maintenant  demeurent  :  la  foi  en  l'Esprit  qui  ne  cesse  de  tra- 
vailler aux  esprits  des  hommes,  l'espérance  en  sa  Providence 
qui  dirige  toutes  les  vicissitudes  de  l'histoire  humaine,  et  surtout 
Vamour,  qui,  dans  le  temps,  réalise  déjà  quelque  chose  d'éter- 
nel. (I  Cor.  XIIIJ. 

Paris,  13  janvier  1901. 


LA  DOCTRINE  DE  L'EXPIATION 


ET 


SON  ÉVOLUTION   HISTORIQUE 


Dans  la  conscience  chrétienne,  le  pardon  des  péchés  et 
la  mort  du  Christ  sont  mis  dans  un  rapport  étroit  et  néces- 
saire. Mais  dès  qu'il  s'agit  de  définir  la  nature  de  ce  rap- 
port, les  explications  diffèrent,  les  théories  se  contredisent, 
et  la  discussion  ouverte  depuis  dix-neuf  siècles  dure  toujours. 

On  peut  concevoir  ce  rapport  de  deux  manières  opposées  : 
faire  de  la  mort  du  Christ  la  cause  du  pardon  des  péchés, 
ou  bien,  renversant  les  termes,  en  faire  le  moyen  et  la  con- 
séquence. Dans  le  premier  cas,  on  dira  que  la  mort  de 
l'Innocent  a  déterminé  Dieu  à  pardonner  aux  coupables, 
parce  que  la  justice  de  Dieu  s'est  trouvée  satisfaite.  Ici  le 
mot  de  satisfaction  devient  le  mot  essentiel  et  décisif.  Dans 
le  second  cas,  au  contraire,  le  pardon  ne  relève  que  de  la 
libre  et  souveraine  initiative  de  Dieu.  C'est  parce  que  Dieu 
veut  pardonner  et  parce  qu'il  est  amour  qu'il  a  envoyé  son 
fils  dans  le  monde,  en  sorte  que  la  venue,  l'œuvre  et  la 
mort  du  Christ  ne  sont  que  les  moyens  compris  au  plan  de 
sa  Providence,  pour  réaliser  dans  l'histoire  son  œuvre  de 
miséricorde  et  de  salut. 

Au  fond,  deux  conceptions  générales  du  christianisme  se 
trouvent  ici  en  présence  et  en  conflit.  L'une  part  de  la  pré- 


6  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

misse  légale  du  droit  pénal  :  ciilpam  pœna  absolvil;  l'autre, 
du  principe  spécifiquement  évangélique  de  l'amour  qui 
pardonne  à  la  repentance  et  à  la  foi.  La  pensée  chrétienne, 
depuis  l'origine,  n'a  cessé  d'osciller  entre  ces  deux  concep- 
tions. Elle  n'a  jamais  réussi  à  les  concilier,  parce  qu'elles 
sont  contradictoires  et  correspondent  en  réalité  à  deux  mo- 
ments du  développement  de  la  conscience  religieuse  et 
morale.  La  première  est  à  la  seconde  ce  que  l'esprit  du 
rabbinisme  légal  est  à  l'inspiration  du  Christ.  C'est  l'anti- 
thèse du  droit  social  extérieur  et  de  la  vie  morale,  inté- 
rieure, profonde.  Vaguement  consciente  de  cette  opposition, 
la  spéculation  théologique  n'a  pu  se  fixer  dans  aucune  for- 
mule définitive.  Aucune  théorie  de  fexpiation  n'est  devenue, 
dans  aucune  Église,  un  article  de  foi.  La  doctrine  est  tou- 
jours flottante,  et  la  discussion  reste  ouverte  et  libre. 

On  ne  se  propose  pas  ici  de  faire  en  détail  l'histoire  de  la 
doctrine  de  l'expiation',  mais  de  rechercher  l'origine  des 
notions  qui  la  constituent,  de  noter  les  grandes  phases  qu'a 
traversées  la  pensée  chrétienne,  de  dégager  la  tendance  de 
cette  évolution,  le  sens  dans  lequel  elle  se  fait,  et  de  faire  en- 
trevoir tout  au  moins  le  terme  où  elle  doit  aboutir. 

'  Cette  histoire  a  été  admirablement  écrite  par  Clir.  Bauh,  die  chrisll. 
Lehre  von  der  Versoehnniig  in  ihrer  geschichllichen  Enlwickeliing.  1838; 
par  A.RiTSCHL,d/eL<7i/Ttw/j  derRechlfertigiing  u.  Versochnnng, 1870-14. 
V.  aussi  E.  MÉNÉGOZ,  La  théologie  de  l'épi tre  aux  Hébreux,  cii.  VII,  1894. 


PREMIERE  PARTIE 


LES    NOTIONS    BIBLIQUES 

I.  —  Le  récit  de  la  chute  dWdam,  ciii  lit  chapitre  de  la  Genèse. 

Depuis  que  l'apôtre  Paul,  dans  son  fameux  parallèle  des 
deux  Adams,  a  lié  au  péché  du  premier  l'œuvre  réparatrice 
du  second,  le  chapitre  III  de  la  Genèse  est  resté  la  base  du 
dogme  de  la  Rédemption;  il  en  a  fourni  la  raison  néces- 
saire et  déterminé  les  contours.  Cependant  le  texte  de 
Rom.  y,  12  est  unique  dans  le  Nouveau  Testament.  Rien  ne 
le  rappelle,  même  de  loin,  dans  la  prédication  de  Jésus  ni 
dans  celle  des  anciens  prophètes.  C^est  à  la  spéculation  rab- 
binique  que  Paul,  disciple  de  Gamaliel  avant  de  devenir 
celui  du  Christ,  a  emprunté  ce  beau  développement  ora- 
toire *,  et  quelle  que  soit  l'autorité  du  grand  apôtie,  il  est 
permis  de  se  demander  s'il  est  possible  à  la  pensée  chré- 
tienne de  rester  éternellement  attachée  à  une  idée  d'origine 
extra-biblique  en  somme,  et  dont  l'auteur  de  l'épître  aux 
Romains  s'est  servi,  en  passant,  en  guise  d'illustration.  Le 
schéma  que  la  dogmatique  traditionnelle  en  a  tiré,  pour  y 
enfermer  le  dogme  de  la  Rédemption,  peut-il  s'imposer  en- 
core à  notre  pensée  et  à  notre  conscience?  Pour  l'apôtre 
Paul,  pour  les  rabbins  et  pour  les  contemporains,  l'antique 
récit  de  la  Genèse  représentait  un  fait  réellement  historique; 
pour  nous,  en  est-il  de  même  ?  Il  convient  de  peser  les  con- 
sidérations suivantes  : 

1"  La  découverte  des  tablettes  cunéiformes   qui  compo- 

*  Ferd.  Webek,  Jùdisclie  Théologie,  2'-  cdit.,  1897. 


8  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATIOX 

saient  la  bibliothèque  palatine  de  Ninive  a  mis  en  évidence 
le  fait  que  la  cosmogonie  de  la  Genèse  n'est  pas  originale, 
mais  représente  la  condensation  et  la  rédaction  hébraïque 
d'une  ancienne  mythologie  chaldéenne.  Il  est  donc  impos- 
sible, à  moins  de  vouloir  se  tromper  soi-même,  de  dériver 
l'ensemble  des  récits  bibliques,  jusqu'au  déluge  inclusive- 
ment, d'une  révélation  surnaturelle  et  d'y  voir  autre  chose 
qu'une  série  de  mythes  dont  le  lieu  d'origine,  comme  celui 
des  Hébreux  eux-mêmes,  fut  dans  la  vallée  du  Tigre  et  de 
l'Euphrate  ; 

2o  La  longue  existence  de  l'homme  préhistorique  durant 
toute  la  période  quaternaire  et  peut-être  au  delà,  l'idée  que 
nous  donnent  de  sa  première  condition,  sur  la  terre,  les 
instruments,  les  armes,  et  toute  la  pauvre  industrie  dont  il  a 
un  peu  partout  laissé  les  restes  ;  tout  ce  long  et  lent  dévelop- 
pement dans  un  état  d'enfance  et  de  barbarie  est  sans  pro- 
portion ni  rapport  d'aucune  sorte  avec  le  mythe  de  l'Éden 
ou  celui  de  l'âge  d'or  que  l'on  rencontre  ailleurs.  La  vue  po- 
sitive de  la  réelle  apparition  de  l'humanité  sur  la  planète  et 
de  l'humble  et  précaire  existence  qu'elle  y  a  menée  durant 
des  milliers  et  des  milliers  d'années,  nous  a  ouvert  des  pers- 
pectives absolument  fermées  jusqu'ici,  et  par  là  même  elle 
a  renouvelé  complètement  la  conception  de  l'histoire  des 
origines  ; 

3°  L'anatomie  comparée,  l'embryologie,  l'histoire  des  for- 
mes de  la  vie  sur  la  terre,  ne  permettent  pas  de  douter  que 
l'espèce  humaine  n'ait  eu  pour  ancêtres  les  espèces  animales 
supérieures  et  qu'un  lien  de  filiation  organique  ne  la  rattache 
à  la  chaîne  que  forment  les  êtres  vivants  ; 

4**  L'idée  d'un  état  de  perfection  primitive,  de  justice,  de 
science,  de  félicité  et  d'immortalité  dans  lequel  l'homme  au- 
rait été  créé  immédiatement  par  Dieu,  est  le  rêve  de  la  poésie 
ou  la  fiction  d'une  logique  abstraite.  Elle  a  contre  elle,  non 
seulement  toutes  les  analogies  historiques,  mais  encore  le 
récit  de  la  Genèse  lui-même  ; 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  9 

5"  Les  phénomènes  d'engendrement  et  de  naissance,  de 
croissance  et  de  déclin,  enfin  de  mort,  sont,  pour  les  orga- 
nismes physiques,  les  moments  inévitahles  d'un  même  dé- 
veloppement vital,  et  l'un  n'est  ni  plus  accidentel  ou  surna- 
turel que  tous  les  autres,  A  l'heure  présente,  il  est  devenu 
impossible  à  un  homme  cultivé  de  concevoir  la  mort  physique 
comme  introduite  dans  le  monde,  à  titre  surnaturel,  pour 
punir  le  péché  d'Adam.  Aussi  bien  le  texte  de  la  Genèse, 
loin  de  nous  présenter  l'homme  primitif  comme  immortel 
en  acte  ou  en  puissance,  nous  le  montre  comme  soumis  par 
son  origine  même  et  non  par  son  péché,  à  la  loi  qui  veut 
«  que  la  poudre  retourne  à  la  poudre  »  ; 

60  On  peut  soutenir  que  le  mythe  a  un  sens  originel  et 
une  intention  tout  autres  que  ceux  que  l'ancienne  exégèse  y 
a  découvert.  La  notion  d'une  chute  au  sens  traditionnel  et 
la  doctrine  d'un  péché  originel  transmis,  avec  sa  coulpe,  à 
toute  la  race,  lui  sont  étrangères.  En  mangeant  le  fruit  dé- 
fendu, l'homme  sans  doute  a  désobéi  ;  mais  il  n'en  a  pas 
moins  acquis  la  connaissance  du  bien  et  du  mal,  ce  qui  est 
un  incontestable  progrès  sur  son  état  antérieur.  S'il  avait  pu 
manger  en  même  temps  du  fruit  de  l'arbre  de  la  vie,  il  serait 
devenu  immortel  et  semblable  à  l'un  des  élohim.  Mais  ceux- 
ci  l'en  empêchèrent.  De  là  l'état  intermédiaire  où  l'homme 
s'est  trouvé  arrêté,  capable  de  science  comme  les  élohim, 
soumis  à  la  mort  comme  les  animaux  et  condamné  à  une 
existence  précaire,  pleine  de  misères,  de  luttes  et  de  labeur. 
Le  drame  mythologique  de  la  Genèse  semble  indiquer  le 
premier  éveil  de  la  conscience  morale  avec  le  sentiment  des 
contradictions  douloureuses  qui  l'accompagnent  toujours. 
Il  ne  saurait  servir  de  fondement  historique  au  drame  cor- 
respondant de  la  Rédemption.  Le  dogme  reste  désormais  en 
l'air  ;  il  est  nécessairement  obligé  de  se  transformer  radica- 
lement et  de  se  dégager  de  la  vieille  forme  mythologique, 
s'il  ne  veut  y  être  étouffé. 


10  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 


II.  —  La  notion  du  sacrifice. 

La  seconde  assise  du  dogme,  c'est  l'idée  de  substitution 
dans  le  châtiment,  satisfactio  vicaria  :  la  victime  prenant  la 
place  du  pécheur  et  le  représentant  dans  l'endurance  de  la 
peine  du  péché.  C'est  là  proprement  la  doctrine  de  l'expia- 
tion. On  croyait  pouvoir  la  déduire  d'une  sorte  de  révéla- 
tion universelle,  dont  le  rite  du  sacrifice,  partout  répandu, 
serait  le  témoignage.  Mais  est-ce  bien  le  sens  des  sacrifices 
anciens  et,  en  particulier,  des  sacrifices  bibliques  ? 

Le  sémite  pieux  se  sentait,  devant  sa  divinité  particulière, 
dans  la  position  d'un  esclave,  ebed,  devant  son  maître,  d'un 
sujet  devant  son  roi.  Voilà  pourquoi  ce  mot  ebed  entre  si 
souvent  dans  la  composition  des  noms  propres  sémitiques  ^ 
C'est  ce  sentiment  de  dépendance  ou  lV appartenance  absolue 
qui  caractérise  la  religion  de  la  race  entière  et  plus  parti- 
culièrement celle  d'Israël.  L'adorateur  se  conduisait  donc 
avec  son  dieu  comme  avec  un  maître  terrestre.  On  ne  pou- 
vait pas  se  présenter  devant  lui  les  mains  vides.  (Voy.  Mal.  I, 
7-9.)  L'offrande  qu'on  apportait  à  l'autel  était  la  reconnais- 
sance de  cette  souveraineté,  un  tribut  et  un  hommage  dû. 

Mais  cette  idée  politique  du  sacrifice  n'est  pas  encore 
l'idée  primitive.  Mille  traces  dans  la  Bible  en  décèlent  une 
beaucoup  plus  ancienne  :  le  dieu  se  nourrit  comme  l'homme, 
il  a  besoin  d'aliments  et  le  sacrifice  fut  d'abord  une  offrande 
d'aliments.  L'autel  est  encore  appelé  par  les  prophètes  «  la 
table  de  Jahveh  »,  et  ce  que  l'on  y  offre,  la  prétendue  nour- 
riture de  Jahveh.  (Ézéch.  XLI,  22  ;  Mal.  I,  12-14;  Mich.  VI,  6. 
Ps.  L,  12  et  13,  etc.).  Plus  tard,  par  une  sorte  de  spiritualisa- 
tion  relative,  on  en  vint  à  penser  que  le  dieu  se  nourrissait 
de  l'odeur  des  victimes  brûlées  et  que  cette  odeur  lui  était 

'  Ebed  melek,  Abdiel,  Obadiah,  ou,  en  arabe,  Abdcdlah,  etc. 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  11 

agréable.  (1   Sam.   XXVI,    19;   Gen.  YIII,  20;   Ex.  XXXIX, 
18,  etc.)  ». 

Naturellement  l'adorateur  choisissait,  pour  l'offrir,  ce  qu'il 
avait  de  plus  précieux  et  de  meilleur.  Les  jeunes  animaux 
gras,  à  la  chair  délicate  et  tendre,  valaient  plus  et  mieux 
que  les  fruits  de  la  terre,  et,  dans  l'animal,  les  parties  les 
plus  savoureuses  étaient  aussi  de  préférence  la  part  réseiTée 
au  Dieu.  Il  faut  entendre  avec  quelle  sévérité  Malachie 
reproche  aux  Juifs  de  son  temps  de  réserver  à  l'autel 
de  Jahveh,  leurs  bêtes  malades  (Mal.  1,7-14),  ce  qu'ils  n'ose- 
raient pas  faire  à  l'égard  d'un  roi  de  la  terre. 

Il  y  avait  encore  une  autre  idée  dans  le  sacrifice  antique, 
l'idée  de  communion,  d'association  intime,  et  ici  apparais- 
sait le  rôle  du  sang.  Quand  deux  individus  de  race  différente 
voulaient  s'unir  ils  se  faisaient  réciproquement  une  incision 
et  suçaient  le  sang  l'un  de  l'autre.  Alors  ils  étaient  autant 
que  congénères.  Tout  pacte  d'alliance  devait  ainsi  être  scellé 
de  sang.  Il  n'en  allait  pas  autrement  de  l'alliance  conclue 
avec  la  divinité.  C'est  le  sang  qui  donne  efficacité  et  vertu 
au  pacte.  2  (Ex.  XXIV,  6-8.) 

Le  rituel  du  sacrifice  contenu  dans  les  premiers  chapitres 
du  Lévitique  est  d'une  rédaction  postérieure  et  contempo- 
raine du  second  Temple.  Mais  tous  les  développements  que 
la  casuistique  sacerdotale  lui  a  donnés,  avec  le  tarif  soigneu- 
sement arrêté  des  compensations  entre  la  gravité  des  fautes 
et  le  prix  de  la  victime,  se  ramènent,  en  définitive,  aux  idées 
primitives  très  simples  que  nous  venons  de  rappeler.  Quant 
à  l'idée  d'une  substitution  pénale,  d'un  échange  de  la  vie 
et  de  la  souffrance  du  coupable  contre  la  vie  et  la  souffrance 
de  la  victime,  elle  n'apparaît  pas  une  seule  fois. 

Deux  ou  trois  remarques  fixeront  la  nature  et  la  portée  du 
rite  de  propitiation  :  1°  Ce  qui  rend  Dieu  propice,  c'est  le  fait 

'  L'épître  aux  Ephés.  (V,  2)  tire  de  cette  vieille  conception  une  méta- 
phore qu'elle  applique  à  la  mort  du  Christ,  eu^/av  tw  Gîw  ù;  q'j^y.-j  sOwiîtaç 
"  Marc.  XIV,  24. 


12  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

qu'on  lui  donne  quelque  chose  qui  lui  est  agréable.  Il  s'agit  de 
flatter  ses  goûts  et  de  lui  plaire  en  lui  montrant  que,  pour 
obtenir  sa  faveur,  l'on  n'hésite  pas  à  lui  apporter  ce  qu'on  a 
de  plus  précieux.  L'offrande  efface  le  péché,  parce  qu'elle  le 
couvre  :  les  yeux  de  Dieu  s'arrêtent  au  don  et  ne  voient  plus  la 
faute.  Aussi  bien  chacun  ofifre-t-il  ce  qu'il  a.  Si  quelqu'un  est 
trop  pauvre  pour  donner  même  deux  jeunes  pigeons,  il  offrira 
pour  son  péché  une  petite  mesure  de  fleur  de  farine  pour 
l'expiation.  (Lév.  Y,  11.)  Il  est  évident  que  ce  que  le  Lévi- 
tique  entend  par  expiation  est  tout  autre  chose  que  ce  que 
la  théologie  ecclésiastique  entend  aujourd'hui.  Puisque  dans 
ce  sacrifice  pour  le  péché,  le  sang  peut  être  remplacé  par  la 
fleur  de  farine,  il  n'est  pas  douteux  que  le  sang  fut  d'abord 
offert  à  Dieu,  non  pas  à  cause  de  la  souffrance  pénale  qu'il 
représenterait,  mais  parce  qu'étant  la  vie  même,  il  apparte- 
nait en  propre  à  Dieu,  l'auteur  de  la  vie,  et  devait  toujours 
lui  revenir.  (Lév.  XVII,  11.) 

2oLe  sang  est  l'élément  sacré  par  excellence  et,  comme  tel, 
il  a  une  vertu  de  purification  supérieure,  il  enlève  la  souillure. 
Aussi  asperge-t-on  de  sang  non  seulement  l'adorateur,  mais 
tous  les  objets  que  l'on  veut  consacrer  à  Dieu  et  présenter 
purs  devant  lui  :  l'autel,  les  instruments  du  sacrifice,  les 
vêtements,  les  maisons  souillées,  les  lépreux  guéris,  etc. 
(Lév.  IV,  7,  17;  XIV,  51,  etc.)  Ce  n'est  pas  expiation,  c'est 
purification  qu'il  faudrait  dire.  Il  n'y  a  pas  ici  plus  expiation 
proprement  dite  qu'il  n'y  en  a  dans  le  sacrement  catholique 
du  baptême,  où  l'eau  consacrée  est  censée  laver  par  sa  vertu 
intime  la  tache  originelle. 

3'5  L'acte  de  poser  la  main  sur  la  tête  de  la  victime  offerte 
se  répète  dans  toute  espèce  de  sacrifices.  (Lév.  I,  4  ;  III,  2, 
8, 12  ;  IV,  4,  24,  etc.).  Mais  ce  geste  rituel  ne  vise  ni  une  subs- 
titution de  personnes,  ni  le  transfert  des  péchés  de  l'homme 
sur  la  tête  de  l'animal.  Il  marque  seulement  l'acte  d'offrir 
librement,  l'abandon  volontaire  de  ce  que  l'on  possédait  et 
que  l'on  consacre  à  Dieu.  Le  péché  du  peuple  est  mis  par  le 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  13 

rand  prêtre  sur  la  tête  du  bouc  d'Azazel,  non  seulement 
ar  le  geste  de  la  main,  mais  par  une  confession  publique 
et  une  déclaration  expresse.  (Lév.  XVI,  21.)  Alors  ce  bouc  est 
souillé  ;  il  ne  saurait  être  offert  à  Dieu  ;  il  est  chassé  au 
désert  pour  qu'il  y  emporte  les  iniquités  de  la  nation.  Azazel 
auquel  il  est  dévoué  ne  peut  être  qu'un  dieu  mauvais,  l'ad- 
versaire de  Jahveh,  un  démon  qui  fait  sa  demeure  dans  les 
lieux  sauvages.  Au  contraire,  le  bouc  réservé  à  lahveh  n'est 
chargé  d'aucun  péché  ;  il  est  immolé  comme  une  victime 
sainte,  et  l'offrande  propitiatoire  agit  sur  Dieu,  non  parce 
que  le  péché  a  été  puni  dans  la  victime,  mais  parce  que 
celle-ci  étant  de  belle  qualité,  a  fait  une  agréable  impression 
sur  celui  à  qui  elle  a  été  offerte. 

40  Le  code  sacerdotal  a  tiré  des  vieilles  idées  et  coutumes,, 
toute  une  casuistique  où  est  tarifée  exactement  la  valeur 
de  l'oblation  proportionnelle  à  chaque  faute.  Mais  ce  tarif 
même  prouve  que  le  sacrifice  lévitique  se  meut  dans  un  tout 
autre  cercle  d'idées  que  celui  de  l'expiation  juridique. 

50  Enfin  on  remarquera  que  dans  le  rituel  du  Lévitique, 
il  ne  s'agit  pas  de  tous  les  péchés,  mais  uniquement  des 
péchés  d'ignorance  et  involontaires.  Quant  aux  crimes 
commis  haut  la  main  et  de  propos  délibéré,  leurs  auteurs 
doivent  être  exterminés  ;  il  n'y  a  pas  d'expiation  ou  de  satis- 
faction possible.  (Nomb.  XV,  27-30.) 

En  définitive,  les  idées  de  substitution  et  de  satisfaction 
pénale  sont  totalement  absentes  du  sacrifice  biblique.  Faire 
propitiation  pour  le  péché,  c'est  se  rendre  Dieu  propice, 
c'est-à-dire  obtenir  sa  bonne  grâce,  et  on  l'obtient  en  lui 
faisant  des  offrandes  de  nourriture  exquise  ou  d'autres  choses 
précieuses.  Les  prophètes  ont  combattu  cette  conception 
enfantine  et  grossière  du  culte,  cette  superstition  de  la  vertu 
des  sacrifices,  pour  faire  entendre  la  voix  de  la  conscience. 


14  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

III.  —  La  Doctrine  morale  des  prophètes. 

Cette  doctrine  marque  un  progrès  énorme  sur  les  vieilles 
théories  sacerdotales.  Deux  éléments  la  constituent  et  la 
distinguent  :  un  élément  moral,  la  justice  fondée  sur  la  res- 
ponsabilité individuelle  et  ramenée  à  la  pureté  du  cœur  et  à 
la  droiture  de  la  volonté  ;  un  élément  religieux,  la  miséri- 
corde divine  ne  réclamant,  pour  s'exercer,  que  le  repentir  et 
la  conversion  du  pécheur. 

Ces  deux  idées,  fondement  de  la  religion  des  prophètes, 
ont  été  fortement  exprimées  par  Ézéchiel  XVIII,  14-24.  Le 

fils  ne  mourra  point  pour  le  crime  de  son  père L'âme 

qui  pèche  est  celle  qui  mourra Si  l'impie  revient  et  se 

repent  des  péchés  qu'il  a  commis,  s'il  garde  mes  comman- 
dements, il  vivra  et  ne  mourra  point Je  ne  prends  pas 

plaisir,  dit  le  Seigneur,  à  la  mort  du  pécheur,  mais  plutôt  à 
sa  conversion  et  à  sa  vie 

On  comprend  dès  lors  que  les  prophètes  se  soient  élevés 
avec  tant  d'énergie  et  si  radicalement  contre  les  supersti- 
tions et  les  calculs  de  ceux  qui  espéraient  remplacer  par  des 
offrandes  et  des  sacrifices,  le  repentir,  la  justice  intérieure, 
la  pureté  du  cœur  et  des  mains.  «  Je  suis  rassasié,  dit 
l'Éternel,  de  la  chair  de  vos  béliers  et  de  la  graisse  de  vos 
taureaux  ;  j'ai  la  nausée  du  sang  des  agneaux  et  des  boucs  ; 
votre  encens  m'est  insupportable Que  me  font  vos  sacri- 
fices ?...  Vos  mains  sont  pleines  de  sang.  Lavez-vous  ; 
purifiez-vous.  Otez  de  devant  mes  yeux,  la  malice  de  vos 

actions,  cessez  de  mal  faire Si  vos  péchés  sont  comme 

le  vermillon,  je  les  blanchirai  comme  la  neige »  (Es.  I, 

10-20.)  Tous  les  prophètes  ont  fait  entendre  la  même  protes- 
tation, tous  ont  nié  la  valeur  religieuse  et  morale  des  sacri- 
fices, tous  lui  ont  refusé  une  vertu  objective  d'expiation 
quelconque.  (Osée  V,  6  ;  VI,  6;  Amos  V,  21  ;  Michée  VI,  6-9; 
.1er.  VI,  20  ;  Prov.  XV,  8  ;  Ps.  XL,  7;  L,  7  et  21,  etc.). 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  15 

Les  prophètes  ont  une  idée  de  la  justice  si  pure  et  si  haute 
qu'ils  en  font  dépendre  toute  la  destinée  des  individus  et 
du  peuple.  La  justice  fait  vivre  celui  qui  la  pratique,  comme 
le  péché  fait  mourir  celui  qui  le  commet.  Cependant  cette 
notion  individualiste  de  la  justice  ne  suffisait  pas  à  rendre 
compte  des  souffrances  imméritées  de  la  partie  la  meilleure 
et  la  plus  juste  du  peuple.  L'auteur  de  la  seconde  partie 
d'Esaïe  semble  avoir  surtout  médité  sur  ce  douloureux  pro- 
blème, et  il  l'a  résolu  par  sa  création  sublime  du  «  Servi- 
teur de  Jahveh  »  souffrant  pour  les  crimes  de  son  peuple. 
Déjà  dans  la  Genèse,  Abraham  intercède  pour  les  villes 
coupables,  et  Dieu  admet  que  la  présence  d'une  poignée  de 
justes  dans  Sodome  et  dans  Gomorrhe,  aurait  suffi  pour 
les  sauver. 

Le  second  Esaïe  va  plus  loin  dans  la  même  voie.  Il  con- 
temple le  «  Serviteur  de  l'Eternel  »,  l'Israël  fidèle,  à  qui 
appartiennent  les  promesses  d'avenir,  humilié,  battu,  enve- 
loppé dans  la  catastrophe  présente  de  la  nation  entière, 
.souffrant  pour  des  crimes  qu'il  n'a  pas  commis,  des  maux 
qu'il  n'a  pas  mérités,  et  devenant,  par  sa  patience  et  sa 
soumission  muette  et  confiante,  la  cause  du  relèvement  de 
la  nation  entière.  '  Voudra-t-on  parler,  à  ce  propos, 
d'expiation  et  de  substitution  des  innocents  aux  coupables  ? 

'  Es.  LUI.  Pour  avoir  le  sens  et  saisir  l'exacte  portée  de  ce  texte 
lameiix,  il  faut  se  dégager  des  préjugés  dogmatiques.  L'exégèse  histo- 
rique fait  les  constatations  suivantes  : 

lo  Nous  sommes  en  présence  d'un  morceau  poétique  dont  les  méta- 
phores doivent  être  interprétées  suivant  l'esprit  du  temps  et  de  l'au- 
teur, comme  celles  de  toute  poésie  orientale  ; 

2°  Le  «  Serviteur  de  l'Éternel  »  n'est  point  une  individualité  future 
et  mystérieuse.  L'auteur  l'a  défini  et  présenté  lui-même  dans  les  cha- 
pitres antérieurs,  comme  la  personnification  poétique,  tantôt  de  l'unité 
collective  d'Israël,  tantôt  de  la  portion  fidèle  de  cette  collectivité. 
(XLI,  8  et  9  ;  XLII,  1  ;  XLIV,  1  et  2,  21  ;  XLV,  4;  XLVIII,  20;  XLIX,  3  et 
5;  LU,  13;) 

3»  Il  ne  s'agit  pas  d'un  drame  à  venir,  mais  d'un  drame  passé.  Ce 
qui  seul  est  dans  le  futur  pour  le  prophète,  c'est  la  glorification  de 


16  LA   DOCTRINE   DE    l'eXPIATION 

Nous  ne  chicanerons  pas  sur  les  mots  ;  nous  ferons  seule- 
ment remarquer  que  ce  ne  sont  là  que  des  images  et  des 
métaphores,  comme  lorsque  nous  disons  qu'une  mère  est 
punie  pour  les  péchés  de  son  fils  et  qu'elle  les  rachète 
par  son  dévouement.  Cela  est  tout  autre  chose  que  l'idée 
d'une  substitution  juridique.  Nous  sommes  en  présence 
d'une  des  grandes  lois  morales  de  l'histoire,  qui  est  en  même 
temps  la  cause  la  plus  féconde  du  progrès  de  la  conscience. 
Personne  ne  peut  s'arracher  à  la  solidarité  du  groupe  orga- 
nique auquel  il  appartient,  et  le  corps  entier  souffre  des 
fautes  ou  bénéficie  des  vertus  des  membres  qui  le  composent. 
On  voit  combien  cette  façon  de  considérer  la  passion  des 
justes  dans  l'ancienne  alliance,  autrement  dit  du  «  Serviteur 
de  l'Eternel  »,  convient  merveilleusement  à  la  passion  et  à  la 
mort  du  Christ.  Les  apôtres  ont  eu  raison  de  la  lui  appliquer. 

son  héros;  mais  ses  humiliations,  sa  défaite  et  ses  douleurs  sont  dans 
le  passé. 

A  la  lumière  de  ces  observations  littéraires,  l'allégorie  tout  entière 
—  car  c'est  bien  une  allégorie  —  s'explique  d'elle-même.  Il  s'agit  du 
misérable  état  des  fidèles,  des  «  pauvres  de  l'Éternel  »,  qui  ont  été 
enveloppés  dans  la  catastrophe  où  vient  de  périr  la  nation  entière. 
Ils  n'avaient  rien  fait,  eux,  pour  attirer  cet  effroyable  désastre  qui  les 
a  jetés  captifs  et  mourants  sur  les  rives  de  l'Euphrate.  Sur  eux  a  pesé 
l'iniquité  du  peuple  et  est  tombé  le  jugement  de  Dieu.  Ils  sont  morts 
sur  la  terre  des  impies,  et  leur  mort  a  été  comme  une  oblation  sainte 
à  Dieu  pour  leur  peuple.  Mais  ceci  n'est  qu'une  métaphore. 

La  grâce  divine  relèvera  ce  peuple  abattu  et  détruit  ;  et  ils  seront 
la  cause  de  ce  relèvement,  parce  que  leur  fidélité  a  fait  que  Jahveh 
garde  les  promesses  de  l'alliance  première  faite  avec  la  nation  tout 
entière.  C'est  dans  ce  sens  que  le  serviteur  de  l'Eternel  aura  une  pos- 
térité, qu'il  fera  trouver  le  pardon  à  plusieurs,  en  les  amenant  à  la 
repentance,  et  deviendra  le  noyau  d'une  glorieuse  restauration  natio- 
nale. Pas  un  moment  nous  ne  sortons  de  l'histoire  d'Israël,  telle  que 
la  voyaient  les  Prophètes. 

Nous  sommes  bien  loin  et  bien  au-dessus  des  rites  sacerdotaux. 
Dans  le  Lévitique,  il  y  a  des  sacrifices  réels,  mais  nulle  idée  d'expiation 
substitutive.  Dans  le  second  Ésaïe,  il  y  a  substitution  métaphorique 
et  poétique,  mais  l'idée  du  sacrifice  est  absente.  Quand  on  mêle  ces 
textes  en  voulant  les  expliquer  l'un  par  l'autre,  on  les  dénature. 


ET   SON   ÉVOLUTION    HISTORIQUE  17 

Il  n'y  a  pas  eu,  comme  ils  se  l'imaginaient,  prédiction  sm'- 
naturelle,  mais  il  y  a  analogie  profonde,  et  nous  ne  pensons 
pas  qu'encore  aujourd'hui  on  puisse  mieux  apprécier  la  vie, 
les  souiïrances  et  la  mort  de  Jésus  qu'en  les  considérant  à  ce 
point  de  vue. 

Si  maintenant  l'on  rapproche  l'axiome  d'Ezéchiel,  posant 
le  principe  de  la  responsabilité  individuelle,  de  la  théorie 
d'Esaïe  sur  les  justes  souffrant  pour  les  coupables,  on  obtient 
une  contradiction  qui  constituera,  à  travers  les  siècles,  toute 
la  difficulté  de  la  théodicée  chrétienne.  Mais  ce  n'est  pas  la 
théorie  de  l'expiation  juridique  qui  la  peut  résoudre.  Le 
problème  dépasse  de  beaucoup  la  sphère  du  droit.  Nous 
sommes  en  présence  du  mystère  des  voies  divines.  Les 
termes  de  la  contradiction  qui,  dès  à  présent,  se  dresse 
devant  nous,  sont  posés  par  la  réalité  même  des  choses. 
D'un  côté,  la  responsabilité  individuelle  est  une  donnée 
imprescriptible  de  la  conscience  morale;  de  l'autre,  le  fait 
que  les  uns  souffrent  des  fautes  ou  bénéficient  des  qualités 
et  des  vertus  des  autres,  est  une  donnée  indéniable  de  la 
vie  sociale.  C'est  à  concilier  ces  deux  termes  que  va  se  trou- 
ver condamnée  la  théologie. 


ly.  —  L'Evangile  de  Jésus. 

En  ce  qui  regarde  les  conditions  du  salut,  la  prédication 
de  Jésus  est  la  reprise  et  le  plein  épanouissement  de  celle 
des  Prophètes.  Deux  choses  sont  à  considérer  :  l^  ce  que 
Jésus  enseigne,  ce  qu'est  son  bon  message  (évangile)  de  la 
rémission  des  péchés  ;  2o  comment  il  a  considéré  ses  souf- 
frances et  sa  mort,  et  par  quel  lien  il  les  a  rattachées  à  son 
œuvre  générale,  qui  était  la  fondation  du  royaume  de  Dieu. 

Jésus  ne  met  au  salut  et  au  pardon  des  péchés  qu'une 
seule  condition,  le  retour  du  pécheur  à  Dieu  par  un  acte  de 
repentir  et  de  confiance.  Il  reprend  et  développe  la  prédica- 

2 


18  LA   DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

lion  du  second  Esaïe.  (Malth.  V,  3  et  ss.;  Luc  IV,  17; 
Matth.  XI,  28;  comp.  Es.  LV,  1-9;  LVII,  15-16;  LXI  1-2; 
Ps.  cm,  8-13.)  II  est  dans  la  logique  de  cette  pensée  de  grâce, 
de  cette  initiative  inconditionnée  de  la  miséricorde  du  Père, 
que  le  pardon  des  péchés,  pour  être  annoncé  aux  pécheurs, 
n'ait  besoin  d'aucune  institution  sacrificielle,  d'aucun  rite 
expiatoire.  Aussi  Jésus,  en  tant  que  Messie,  l'offre-t-il  à 
tous,  sans  jamais  faire  la  moindre  allusion  aux  sacrifices  qui 
se  faisaient  dans  le  Temple,  ni  aux  mérites  propres  que  lui 
vaudront  ses  souffrances  et  sa  mort.  La  parabole  de  l'enfant 
prodigue  et  celle  du  péager  et  du  pharisien  paraissent 
doctrinalement  incomplètes  à  l'orthodoxie  ecclésiastique.  Il 
n'est  pourtant  rien  de  plus  certain,  historiquement,  qu'elles 
renferment  tout  ce  Jésus  entendait  par  «  son  Evangile  ». 

Vers  la  fin  de  sa  carrière,  six  mois  environ  avant  la  catas- 
trophe, le  Christ  considéra  sa  mort  comme  inévitable  et  la 
présenta  à  ses  disciples  comme  nécessaire  (Marc  VIII,  31,  et 
parai.  X,  38-45),  Mais  s'agit-il  ici  d'une  nécessité  métaphy- 
sique, en  quelque  sorte  intra-divine?  Jésus  a-t-il  la  moindre 
idée  qu'il  doit  mourir  pour  donner  à  la  justice  de  son  Père 
une  satisfaction  pénale,  sans  laquelle  le  Père  ne  serait  plus  le 
Père?  Rien  n'est  plus  étranger  à  son  Évangile  qu'une  telle 
pensée.  La  mort  lui  apparaît  inévitable  historiquement,  à 
cause  de  la  tournure  qu'a  prise  le  drame  de  sa  vie  et  de  son 
œuvre.  Au  début,  il  avait  espéré  la  conversion  du  peuple,  et 
il  l'avait  sérieusement  entreprise.  Il  constate,  en  avançant, 
une  incrédulité  toujours  plus  résistante  et  hostile.  La  fin  du 
Baptiste  lui  est  une  prophétie  de  la  sienne.  Il  a  lu  dans  le 
Lille  chapitre  d'Esaïe,  par  avance,  sa  propre  destinée.  Sa 
conscience  lui  impose  l'obligation  sainte  de  ne  pas  renoncer 
à  son  œuvre,  et  les  circonstances  lui  font  entrevoir  la  défaite 
et  la  mort.  Mais  alors,  cette  mort  est  nécessaire  à  la  fonda- 
tion du  royaume  de  Dieu.  Il  lui  a  consacré  sa  vie,  il  lui  don- 
nera son  sang.  Il  s'incline  devant  le  mystère  des  voies  divines, 
et  il  s'y  dévoue  moralement,  comme  ont  fait  tous  les  servi- 


ET   SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  19 

tciirs  de  l'Éternel.  Qu'il  n'y  ait  ici  aucune  nécessité  méta- 
physique dont  Jésus  aurait  eu  conscience,  c'est  ce  que 
prouve  sa  prière  en  Gethsémané.  Jésus  se  sent  toujours  dans 
les  contingences  de  l'histoire,  et,  jusqu'à  la  fin,  il  demande 
s'il  n'est  pas  possible  qu'une  telle  coupe  d'amertume  lui  soit 
épargnée. 

Dans  un  autre  endroit,  Jésus  fait  allusion  à  sa  mort  et  en 
explique  la  raison  :  «  Le  Fils  de  l'homme  n'est  pas  venu 
pour  être  servi,  mais  pour  servir  et  donner  sa  vie  en  rançon 
pour  plusieurs,  ooCiva!,  t/.v  'l'-'/r.v  ajToG  aûtoov  àvTl  TtoAAoiv.  » 
(MarcX,45<?t  parai. )I1  ne  faut  pas  séparer  ces  derniers  mots  de 
leur  contexte.  Le  oojvat.  rrjv  6'jyrîv  se  relie  au  o'.axovr/Jv/a-.  et  en 
est  le  développement,  la  consommation  et  le  dernier  terme. 
Séparer  la  mort  du  reste  de  sa  vie,  distinguer  entre  une 
obéissance  active  et  une  obéissance  passive,  est  une  opéra- 
tion de  la  scolastique,  aussi  antihistorique  qu'antimorale. 
Jésus  a  commencé  à  donner  sa  vie  en  entrant  dans  son  mi- 
nistère, et  il  a  achevé  de  la  donner  sur  la  croix.  Les  actes 
extérieurs  sont  différents,  la  cause  qui  les  produit,  c'est-à- 
dire  la  foi  et  l'amour,  d'un  bout  à  l'autre  est  la  même. 

Quant  aux  autres  mots  de  la  phrase,  âjtoov  àv-:l  -oaawv,  ils 
constituent  une  image  et  comme  une  parabole  en  raccourci. 
Jésus  ne  pouvait  fonder  le  royaume  de  Dieu  qu'en  détrui- 
sant celui  du  diable  ;  il  ne  pouvait  sauver  les  hommes  qu'en 
les  délivrant  de  l'esclavage  de  Satan,  où  le  péché  les  avait 
mis.  Or,  on  ne  peut  racheter  un  esclave  qu'en  payant  ran- 
çon.  Si  donc  on  veut  tenir  à  cette  métaphore   tirée  de  la 
mythologie  démoniaque  qui  régnait  alors  sur  tous  les  esprits, 
on  dira  que  Jésus  considérait  le  don  de  sa  vie  comme  une 
rançon  payée  au  diable,  pour  lui  arracher  plusieurs  esclaves, 
dont  le  Christ  voulait  faire  autant  de  citoyens  du  royaume 
divin  qu'il  allait  inaugurer  sur  la  terre.  Sa  mort  n'est  donc 
pas  la  cause  du  pardon  des  péchés,  mais  le  moyen  par  lequel 
Satan  est  vaincu  et  le  royaume  de  Dieu  décidément  fondé. 
L'idée  d'un  sacrifice  expiatoire,  d'une  rançon  payée  à  Dieu, 


20  LA    DOCTRINE    DE   l'eXPIATION 

est  totalement  étrangère  à  ce  texte  essentiellement  métapho- 
rique ^ 

Elle  ne  se  trouve  pas  davantage  dans  les  paroles  de  l'insti- 
tution de  la  Cène.  Des  quatre  versions  qui  nous  en  ont  été 
conservées,  celle  de  Marc  XIV,  23  et  24,  qui  est  la  plus  courte 
et  qui  provient  sans  doute  de  la  tradition  de  Pierre,   est, 
sinon  la  plus  authentique,  du  moins  la  plus  voisine  de  la 
source.  Que  voulait  dire  Jésus  par  ces  mots  :  -o  aljjià  jjlou  tà;^ 
(xa'.vfî;)  ot.aBy|xri«;  ?  Évidemment,  il  songeait  à  Ex.  XXIV,  8-11, 
où  la  même  expression  se  rencontre  :  dam-haberith  ;  le  sang 
de  l'alliance  n'avait  nullement  pour  hut  de  faire  l'expiation 
des  péchés,  mais  de  sceller,  selon  la  coutume  antique,  la 
conclusion  d'un  pacte  ou  d'un  contrat.  Nous  trouvons  dans 
Gen.  XV,  9  (comp.  avec  Ex.  XXIV,  8-11),  la  description  de 
cette  coutume.  On  coupait  en  deux  parties  égales  l'animal 
offert  en  sacrifice  de  communion.  Entre  ces  parties,  on  fai- 
sait passer  les  deux  contractants  et  on  les  aspergeait  de 
sang.  Et  ce  sang,  avec  les  viandes  consommées  ensemble, 
donnait  au  pacte  conclu  une  religieuse  validité.  De  là  l'ex- 
pression qui  se  retrouve  dans  presque  toutes  les  langues, 
ferire  fœdiis .  Le  sacrifice  ordonné  pour  solcnniser  l'alliance 
du  Sinaï,  entre  Jahveh  et  Israël,  n'a  pas  d'autre  intention. 
Nous  voyons  Moïse  diviser  le  sang  des  victimes  immolées  en 
deux  parts,  dont  l'une  est  portée  à  l'autel  de  Jahveh,  et  dont 
l'autre  sert  à  asperger  le  peuple .  L'épître  aux  Hébreux  con- 
naît très  bien  l'origine  et  le  sens  de  cette  cérémonie  (Héb.  IX, 
18).  Comme  c'est  Dieu  qui  prend  l'initiative  de  l'alliance,  le 
sacrifice  que  le  peuple  lui  offre  à  cette  occasion  est  désigné 
comme  un  sacrifice  d'actions  de  grâce  et  de  paix,  par  lequel 


^  Ailleurs,  au  lieu  de  l'image  d'un  contrat  et  d'une  rançon  payée  au 
diable,  Jésus  se  sert  de  celle  d'un  combat  contre  un  géant,  un  homme 
fort,  qu'il  s'agit  de  vaincre  pour  le  dépouiller  (Matth.  XII,  29  ;  Luc  XI, 
22;  X,  18).  Il  le  vaincra,  en  succombant  d'abord  sous  ses  coups. 
L'image  change,  le  fait  moral  de  l'amour  dévoué  jusqu'à  la  mort  est  le 
même.  C'est  l'essentiel. 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  21 

le  peuple  manifeste  sa  reconnaissance  et  sa  joie.  C'est  pour- 
quoi la  cérémonie  se  termine  par  un  festin  où  les  viandes 
du  sacrifice,  joyeusement  consommées  ensemble,  achèvent 
de  réaliser  l'union  des  parties  en  présence.  Or,  l'avènement 
du  royaume  de  Dieu  était  considéré,  par  les  prophètes  et 
par  Jésus,  comme  la  conclusion  d'une  alliance  nouvelle 
entre  Dieu  et  le  peuple  messianique.  Quoi  d'étonnant,  dès 
lors,  que  le  Seigneur,  allant  mourir,  se  soit  considéré  comme 
la  victime  dont  le  sang  devait  sceller  cette  alliance,  et,  dans 
ce  dernier  repas,  ait  donné  sa  chair  comme  l'aliment  du 
festin  messianique,  qui  devait  unir  Dieu  et  son  peuple  nou- 
veau pour  jamais?  Mais  qu'on  y  prenne  garde.  Dans  cet 
ordre  d'idées,  il  n'y  a  pas  la  moindre  place  pour  celle  d'une 
expiation  juridique  ^ 


V.  —  Théorie  paiilinienne  de  la  Rédemption. 

Nous  disons  «  théorie  paulinienne  »,  car  avec  l'auteur  des 
épîtres  aux  Galates  et  aux  Romains  nous  sortons  du  cercle 
des  métaphores  et  du  langage  populaires  et  nous  entrons 
dans  le  domaine  de  la  théologie. 

Paul  n'a  pas  été  impunément  le  disciple  du  pharisaïsme  ; 
il  en  a  gardé  la  stricte  notion  du  droit  pénal,  une  notion 
juridique  de  la  loi  divine.  Il  faut  que  la  condamnation 
portée  par  la  loi  sur  le  péché  et  le  pécheur  se  réalise.  Cette 
condamnation  est  tombée  sur  le  Christ.  Celui  qui  n'avait 
pas  connu  le  péché,  a  été  fait  péché,  pour  que  nous  deve- 
nions par  lui  justice  de  Dieu.  (2  Cor.  V,  21  ;  Gai.  III,  13  ; 
Rom.  III,  25.)  «  Si  l'un  est  mort  pour  tous,  tous  donc  sont 
morts  en  lui  ».  (2  Cor.  V,  14.)  Il  y  a  donc  positivement  dans  la 
théologie  de  Paul,  substitution  et  échange  entre  le  Christ  et 

'  On  n'a  pas  examiné  la  parole  prononcée  sur  la  croix  (Marc  XV,  .'U 
et  parai.),  parce  qu'elle  n'a  absolument  rien  à  faire  avec  la  question  ici 
discutée. 


22  LA    DOCTRINE    DE    l'exPIATION 

les  pécheurs  qu'il  sauve  par  sa  mort.  Il  souffre  et  il  meurt 
à  leur  profit  et  à  leur  place. 

Mais,  d'autre  part,  la  théorie  paulinienne  n'en  est  pas 
moins  très  différente  de  celle  qui  prévaudra  plus  tard  avec 
saint  Anselme.  Il  ne  s'agit  point,  pour  Paul,  de  réconcilier  en 
Dieu  la  justice  et  la  miséricorde.  Dieu  n'a  même  aucun 
besoin  d'être  réconcilié  avec  l'homme,  ('/est  lui  qui  a  pris 
de  sa  propre  bonne  volonté,  sùooxiï.  l'initiative  de  l'œuvre, 
de  la  réconciliation  ;  c'est  lui  qui  était  en  Christ  et  travaillait 
par  le  Christ,  à  réconcilier  le  monde  avec  soi.  Ce  que  Paul 
appelle  v.xa-.oT-jvr.  Hto-j,  est  tout  autant  une  manifestation  de 
grâce  que  de  justice.  C'est  la  justice  réalisée  par  l'amour  qui 
pardonne  et  qui  se  donne  (Rom.  III.  26;  V,  8;  VIII,  37  et  39; 
Eph.  I,  6-9;  V.  1  :  II,  4:  Gai.  IV,  6,  etc.).  C'est  en  partant  de 
cette  idée  de  la  grâce  de  Dieu  toujours  et  partout  active,  en 
même  temps  que  de  la  notion  pharisaïque  de  la  loi,  que  Paul 
a  construit  sa  théorie  de  la  Rédemption  ;  celle-ci  se  présente 
ainsi  comme  la  conciliation  ingénieuse  et  profonde  des 
deux  prémisses  antinomiques  de  sa  pensée. 

«  Le  salaire  du  péché,  c'est  la  mort  »  (Rom.  VI,  23.)  «  Celui 
qui  est  mort  est  tenu  quitte  du  péché,  il  a  payé  sa  dette  ». 
(Rom.  VI,  6,  comp.Rom.  VII,  1  et  2.)  Tel  est  le  double  axiome 
juridique  d'où  part  la  réflexion  de  l'apôtre.  Il  ne  peut  s'agir 
de  substituer  simplement  dans  le  châtiment  un  innocent 
aux  coupables,  ce  qui  serait  violer  la  loi  sous  prétexte  de  la 
satisfaire.  Non,  il  faut  que  le  pécheur  lui-même  subisse  la 
peine  de  son  péché.  Or,  comment  pourra-t-il  la  subir,  c'est-à- 
dire  mourir,  et  en  même  temps  être  sauvé?  C'est  le  miracle 
qui  a  su  accomplir  la  grâce  divine  et  qui  constitue  propre- 
ment l'essence  de  ce  que  Paul  appelle  «  l'évangile  de  la 
croix  ». 

Le  Christ  meurt  pour  nous  par  amour  ;  mais  cela  ne  ser- 
virait de  rien  et  serait  de  nul  effet,  si  par  la  foi,  nous  ne 
mourrions  pas  avec  lui  et  en  lui.  L'expiation  se  fait  non  seu- 
lement par  le  sang  du  Christ,  mais  encore  par  la  foi  du 


ET   SON    KVOLUTIOX    HISTORIQUE  23 

pécheur  :  ov  -poi'JîTO  6  Osôç  'Chy.^vr^p'.oy  oià  -rJ.^-îui^  h/  tcÔ  aj-roCi  auj-aT'. , 
Rom.  III,  25.  La  foi  n'est  pas  seulement  la  condition  de 
l'efficacité  subjective  de  l'expiation  ;  c'est  encore  un  moyen 
essentiel  par  lequel  l'expiation  s'accomplit.  Si  le  Christ 
s'identifie  par  l'amour  avec  l'humanité  coupable,  le  pécheur 
s'identifie  par  la  foi  avec  le  Christ  mourant;  il  meurt  avec 
lui.  (Hom.  VI,  1-10, )La  toi  dans  le  racheté  est  la  contre-partie 
de  l'amour  chez  le  rédempteur.  Cette  double  identification 
est  plus  qu'une  métaphore,  c'est  le  miracle  de  la  grâce  et  de 
la  foi.  Il  suit  de  là  que  la  mort  du  Calvaire,  survenue  à  cause 
du  péché  de  tous,  se  répète  dans  l'àme  du  pécheur,  par  la 
foi,  à  cause  de  son  propre  péché.  C'est  la  façon  profonde 
dont  Paul  a  compris  la  repentance  à  laquelle  les  prophètes  et 
Jésus  promettaient  le  pardon  des  péchés.  La  mort  avec  le 
Christ  est,  pour  chaque  pécheur,  sa  façon  d'expier  son  péché, 
c'est-à-dire  d'en  subir  la  peine  et,  par  conséquent,  d'en  être 
tenu  quitte.  Le  grand  bienfait  du  Christ  aux  hommes 
pécheurs  qui  se  repentent  et  qui  croient  n'est  donc  pas, 
comme  dans  la  théorie  d'Anselme,  de  les  dispenser  en  mou- 
rant à  leur  place,  mais,  au  contraire,  de  leur  procurer  le 
moyen  de  mourir  avec  lui  et  de  subir  personnellement  en 
lui  la  peine  de  leur  péché.  La  loi  qui  punit  le  péché  par  la 
mort  a  donc  fait  sortir  pour  eux  son  plein  etTet  ;  elle  a 
exercé  son  droit  jusqu'au  bout  ;  mais  en  l'exerçant,  il  l'a 
épuisée,  et  la  sentence  de  condamnation  tombe  d'elle-même, 
ceux  qui  en  étaient  l'objet,  y  échappant  par  la  mort,  et  la  loi 
elle-même  cessant  d'avoir  prise  sur  eux. 

Ce  n'est  pas  tout.  Mort  avec  Christ  par  la  foi,  le  pécheur, 
devenu  une  même  plante  avec  lui,  ressuscite  avec  lui,  par  la 
foi,  à  une  vie  nouvelle,  à  la  vie  de  l'esprit.  Il  est  une  nou- 
velle créature,  autrement  dit,  une  création  nouvelle  de  cet 
esprit  qui  a  ressuscité  le  Christ  et  ressuscite  les  morts  :  xa-.vr, 
xt'1t!.<;,  £v  xa'.vÔTr.T'.  vw^ç,  7:v£j|jia-:o;,  (2  Cor.  V,  17  ;  Rom.  VI,  4  ; 
VII,  6;  VIII,  1-10.)  On  voit,  dès  lors,  la  valeur  et  l'importance 
du  moment  de  la  résurrection  du  Christ,  dans  son  œuvre  de 


24  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

rédemption.  Elle  n'est  pas  d'une  nécessité  moins  grande 
que  la  mort  elle-même,  car  la  première  nous  laisserait  dans 
la  mort  ;  c'est  la  seconde  qui  nous  introduit  dans  la  vie  et, 
en  mettant  fin  à  la  période  du  règne  de  la  loi,  du  péché  et 
de  la  chair,  inaugure  la  période  de  l'esprit  et  de  la  vie  éter- 
nelle :  oç  TîapsoôOrj  oCy.  -rà  -apa-^dj[j.aTa  r,jj.â>v  xal  YjvipOTi  ô'.à  ttjV 
o(,xai(oc7!.v  TijAcov  (Rom.  IV,  25).  C'est  ce  trait  de  la  valeur  rédemp- 
trice de  la  résurrection  du  Christ  qui  constitue  l'originalité 
de  la  théorie  paulinienne  et  empêche  qu'on  ne  la  confonde 
avec  aucune  autre.  En  réalité,  ce  n'est  pas  de  substitution, 
c'est  d'identification  réciproque  qu'il  faut  parler  ici. 

Le  drame  historique  de  la  mort  et  de  la  résurrection  du 
Christ  est  un  drame  extérieur  qui  n'a  de  vertu  ou  n'est 
complet,  comme  on  voudra,  qu'autant  qu'il  se  répète  mora- 
lement, par  la  foi,  dans  la  conscience  du  chrétien.  A  pro- 
prement parler,  ce  n'est  pas  le  Christ  qui  expie  les  péchés 
de  l'humanité  ;  c'est  l'humanité  qui  expie  en  lui  ses  propres 
péchés,  en  mourant  pour  satisfaire  à  la  loi,  et  en  ressusci- 
tant, humanité  nouvelle,  à  l'appel  de  celui  qui  fait  revivre 
les  morts  K 


VI.  —  La  doctrine  de  Vépitre  aux  Hébreux. 

Quand  on  passe  des  épîtres  de  Paul  à  l'épître  aux 
Hébreux,  on  entre  dans  un  ordre  de  considérations  absolu- 
ment différentes.  L'idée  centrale  de  cette  épître,  c'est  l'idée 
du  sacrifice.  Toute  l'œuvre  du  Christ  se  résume  dans  ses 
fonctions  sacerdotales,  et  ces  fonctions  sacerdotales  sont 
identiquement  les  mêmes  que  celles  décrites  dans  le  Lévi- 
tique.  Le  rituel  du  Lévitique  est,  pour  lui,  un  code  ou  un 
cadre  préétabli  et  divin,  des  rapports  de  l'homme  avec  Dieu, 


'  Vo5\  L Apôtre  Paul.  Esquisse  d'une  histoire  de  sa  pensée,  3«  édit., 
1896,  Appendice. 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  25 

dans  lequel  sa  pensée  reste  religieusement  enfermée  et 
au  delà  duquel  elle  ne  songe  pas  à  remonter  '.  L'autorité 
de  la  loi  mosaïque  est  indiscutable  et  reste  éternelle.  11  ne 
s'agit  pas  de  la  réformer,  mais  de  l'entendre  et  de  découvrir, 
sous  les  formes  sensibles  des  institutions  et  sous  la  lettre, 
les  types  des  choses  spirituelles  et  permanentes  dont  elles 
sont  la  fidèle  image. 

L'auteur  de  l'épître  aux  Hébreux  est  un  disciple  de 
Philon.  Il  pense  et  raisonne  dans  la  catégorie  alexandrine 
du  «  monde  sensible  »  et  «  du  monde  intelligible  »,  le  pre- 
mier étant  le  reflet  et  la  reproduction  du  second.  De  là 
découle  toute  une  méthode  d'exégèse.  De  même  qu'il  y  a 
deux  mondes,  il  y  a  deux  alliances,  deux  sanctuaires,  deux 
autels,  deux  sacerdoces,  deuK  cultes  sacrificiels,  opposés 
l'un  à  l'autre,  comme  le  ciel  à  la  terre,  comme  les  types 
éternels  à  leur  ombre  ou  à  leur  figure  terrestre  et  passagère. 
Tel  est  le  rapport  des  deux  économies,  la  juive  et  la  chré- 
tienne ;  elles  coïncident  absolument,  avec  cette  différence 
que  l'une  n'est  que  l'ombre  des  biens  dont  l'autre  possède 
la  réalité.  Tout  est  symétrique  et  se  répète  dans  les  deux 
avec  une  correspondance  parfaite,  avec  des  degrés  différents 
d'efficacité  et  de  gloire.  Au  sanctuaire  terrestre,  fait  de  main 
d'homme,  correspond  le  temple  invisible  et  céleste  ;  au 
grand  prêtre  aharonide  qui  fonctionne  dans  le  premier,  le 
grand  prêtre  selon  l'ordre  de  Melchisédec  qui  fonctionne  dans 
le  second,  pour  l'éternité.  De  même  les  diverses  sortes  de 
sacrifices  de  l'ancienne  alliance,  depnis  la  simple  offrande 
jusque  au  sacrifice  pour  le  péché,  reparaissent  dans  le  culte 
nouveau  et  sont  offertes  par  le  sacrificateur  éternel  dans  les 
lieux  très  hauts. 

La  seule  différence  que  l'auteur  de  l'épître  relève  forte- 
ment, c'est  que,  dans  le  sacrifice  nouveau,  le  Christ  est  tout 


'  E.  Mknégoz,  La  théologie  de  Vépitre  aux  Hébreux,   chapitre  sur 
le  sacrifice,  1894. 


26  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

ensemble  le  sacrificateur  et  la  victime.  C'est  son  sang  qu'il 
offre  sur  l'autel  céleste  pour  la  purification  du  peuple.  Point 
très  important  à  noter  :  l'idée  d'un  châtiment  qui  par  substi- 
tution tomberait  sur  lui,  l'idée  que,  lui  innocent,  subirait  les 
souffrances  méritées  par  les  coupables,  est  complètement 
absente  de  notre  épître,  parce  qu'elle' est  entièrement  étran- 
gère au  rituel  lévitique,  que  l'auteur  chrétien  adopte  et  suit 
scrupuleusement.  Sans  doute  c'est  un  axiome  pour  lui  que, 
sans  effusion  et  aspersion  de  sang,  il  n'y  a  ni  rémission  ni 
pacte  d'alliance  valable.  Mais  il  ne  l'entend  pas  autrement 
que  le  Lévitique  lui-même.  Le  sang  a  cette  efficacité,  non  à 
cause  de  la  mort  ou  des  douleurs  qu'il  pourrait  représenter, 
mais  parce  qu'il  est  un  agent  divin  de  purification  et  que  Dieu 
l'a  donné  pour  être  employé  à  cet  usage  à  l'autel.  Le  sang  des 
animaux  étant  charnel  purifie  les  corps  et  les  choses  des 
souillures  matérielles  ;  le  sang  du  Christ  étant  spirituel,  re- 
présentant la  vie  de  l'esprit,  purifie  les  consciences  des  souil- 
lures morales  et  rend  Dieu  propice.  (Héb.  IX,  22, 13  et  14,  etc.) 
On  voit  que  la  notion  lévitique  du  sacrifice  n'est  point,  dans 
notre  épître,  une  simple  comparaison  ou  illustration  litté- 
raire, mais  fait  le  fond  et  définit  la  nature  même  du  sacri- 
fice que  le  Christ  offre  à  Dieu,  en  offrant  son  sang  dans  le 
temple  céleste,  sur  l'autel  éternel  '. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  nouveau  dans  la  conception  de  notre 
épître  et  de  plus  décisif  pour  l'avenir  de  la  doctrine,  c'est 
le  fait  que  la  propitiation  pour  le  péché  est  transportée  de 
la  terre  dans  le  ciel.  «  Christ  n'est  pas  entré  dans  un  temple 
fait  de  main  d'homme,  mais  il  est  entré  dans  le  ciel  même, 
dans  un  tabernacle  plus  grand  et  parfait  »,  où,  liturge  divin, 

'  Remarque  inii)()rt:inte  :  s'il  est  fait  allusion,  dans  l'épître  aux  Hé- 
breux, aux  soulTrances  que  le  Christ  a  endurées  sur  la  terre,  elles  ne 
sont  considérées  que  comme  servant  à  le  parfaire  en  soumission,  en 
sainteté  et  à  le  rendre  compatissant  à  nos  propres  épreuves  ;  mais 
elles  n'entrent  jamais  en  ligne  de  compte  pour  expliquer  la  vertu  pro- 
j)itiatoire  de  son  sacrifice. 


I:T    son    KVOLlTIOiN    HISTORIQUE  27 

il  apporte  sur  l'autel  céleste  l'offrande  sainte  de  son  corps 
et  du  sang  qui  purifie  de  tout  péché.  (VIII,  2  ;  IX,  11,  24,  etc.) 
C'est  une  sorte  de  messe  idéale  et  divine,  si  nous  osons  ainsi 
parler,  que  le  grand-prêtre  selon  l'ordre  de  Melchisédec 
accomplit  pour  les  hommes  devant  Dieu,  éternellement. 
Ainsi  la  mort  du  Christ  sort  de  l'histoire  et  prend  le  carac- 
tère d'un  acte  métaphysique.  En  même  temps,  le  Christ  lui- 
même  sort  de  l'humanité  et,  comme  Philon  l'avait  déjà  dit 
du  Logos,  il  devient  souverain  sacrificateur  éternel,  établi  par 
Dieu  pour  offrir  à  jamais,  d'après  un  rituel  immuable,  le 
culte  que  la  création  entière  doit  à  son  auteur. 

On  conçoit  très  bien  comment  tout  cela  diffère  de  la 
théorie  de  Paul.  Au  Heu  d'un  drame  humain,  accompli  au 
plein  ipilieu  de  l'histoire  humaine  et  dans  la  conscience  de 
chaque  croyant,  pour  renouveler  par  celte  crise  morale  et 
l'individu  et  l'humanité,  nous  avons  une  fonction  sacerdo- 
tale, un  acte  transcendant  de  purification  rituelle,  accompli 
hors  de  l'humanité,  sans  lien  organique  ni  avec  son  état  moral 
ni  avec  l'évolution  de  ses  destinées.  L'étonnant,  c'est  qu'il  ait 
fallu  si  longtemps  à  l'exégèse  pour  distinguer  deux  concep- 
tions si  radicalement  différentes. 


VII.  —  La  doctrine  johannique. 

Cette  doctrine  se  rattache  étroitement  à  la  conception  fon- 
damentale de  l'épître  aux  Hébreux.  Et  rien  n'est  plus  conce- 
vable :  elle  a  le  même  point  de  départ  dans  la  notion  juive 
du  sacrifice,  le  même  point  d'arrivée  dans  la  doctrine  du 
Logos,  et  elle  se  développe  enfin  sous  faction  de  la  même 
théologie  alexandrine,  dans  la  même  antithèse  du  monde 
sensilile  qui  n'a  que  rom])re  de  la  réalité  et  du  monde  supra- 
sensible,  seul  vrai  (àAy,0!.v6^)  et  seul  éternel. 

Dans  le  même  sens  que  l'épître  aux  Hé])reux,  l'auteur  de  la 
première  êpître  de  .Tean  écrit  que  le  Christ  est  notre  propi- 


28  LA    DOCTRINE   DE   l'eXPIATION 

tiation  (IXaTjxôç)  et  que  son  sang  purifie  de  tout  péché.  (1  Jean 
I,  7;  II,  2;  IV,  10.)  Dans  rApocal3^pse,  de  la  même  manière 
au  point  de  vue  juif,  il  est  question  de  Celui  qui  nous  a  lavés 
dans  son  sang,  ou  encore  du  sang  de  l'agneau  immolé  dans 
lequel  les  élus  ont  blanchi  leurs  vêtements.  (Ap.  I,  5  ;  VII, 
14,  etc.)  Il  faut  répéter  encore  ici  que  le  sang  purifie  et  lave, 
non  par  les  douleurs  et  la  mort  qu'occasionne  le  fait  d'être 
versé,  mais  par  une  vertu  qui  lui  est  inhérente  et  parce  que 
Dieu  l'a  donné  pour  purifier  les  hommes  et  les  choses  qui 
sont  devant  lui.  (Lév.  XVII,  11  et  ss.  ;  XIV,  25,  51  ;  XVI,  18-20.) 

Dans  les  écrits  johanniques,  il  y  a  aussi  un  sanctuaire  cé- 
leste, avec  des  autels  et  un  culte  sacerdotal.  (Ap.IV-V.)Il  est 
vrai  que  l'épithète  de  grand  sacrificateur  n'est  pas  donnée 
au  Christ;  mais  il  ne  peut  }-  avoir  aucun  doute  sur  la  fonc- 
tion sacerdotale  qu'il  remplit  auprès  de  Dieu,  dans  les  lieux 
célestes.  C'est  à  J)on  droit  qu'on  a  donné  le  nom  de  prière 
sacerdotale  à  l'oraison  du  chapitre  XVII  du  quatrième  évan- 
gile. Ces  mots,  ây.àsw  èfxauTov,  «  je  me  consacre  moi-même,  » 
doivent  s'entendre  d'un  sacrifice  où,  comme  dans  l'épître 
aux  Hébreux,  le  Christ  est  à  la  fois  sacrificateur  et  victime. 
Son  rôle  d'intercesseur  auprès  de  Dieu  n'est  qu'un  autre 
'aspect  et  une  suite  de  son  action  sacerdotale.  (Jean  XVII,  19  ; 
1  Jean  II,  1.) 

II  va  sans  dire  qu'en  tout  cela,  il  n'y  a  pas  la  moindre  trace 
de  l'idée  d'une  expiation  par  l'équivalence  d'une  peine  en- 
durée, d'une  substitution  juridique  d'un  innocent  aux  cou- 
pables, ou  d'une  satisfaction  donnée  à  la  justice  de  Dieu. 
La  mort  de  Jésus  reste  toujours  le  moyen,  non  la  cause  de 
la  rédemption,  dont  l'amour  du  Père  garde  l'absolue  initia- 
tive. Loin  que  la  mort  du  Christ  détermine  l'amour  de  Dieu, 
c'est  cet  amour  qui  a  fait  au  monde  le  don  de  son  Fils. 
«  Dieu  a  tellement  aimé  le  monde  qu'il  a  donné  son  Fils 
unique  au  monde,  afin  que  quiconque  croit  en  lui  ne  périsse 
pas,  mais  qu'il  ait  la  vie  éternelle.  »  (Jean  111,  16  ;  1,  Jean  IV, 
10.) 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  29 

L'idée  d'expiation  au  sens  scolastique  et  juridique  n'est 
pas  davantage  dans  l'assimilation  du  Christ  à  l'agneau  pascal. 
Ce  rite  n'avait  pas  un  caractère  expiatoire  '.  Le  sang  de 
l'agneau  mis  sur  les  portes  des  enfants  d'Israël  était  simple- 
ment un  signe  pour  l'ange  exterminateur  de  Jahveh.  D'autre 
part,  sa  chair  était  une  nourriture  dont  se  sustentaient  les 
pèlerins  qui  se  mettaient  en  route  vers  la  terre  promise. 
Ainsi  le  Logos  incarné,  après  avoir  donné  son  sang  comme 
propitiation,  donne  également  sa  chair  et  son  sang  à  manger, 
dont  le  croyant  se  nourrit  et  par  lesquels  il  est  substantielle- 
ment transformé.  Commencée  par  la  rémission  des  péchés, 
l'œuvre  rédemptrice  s'achève  par  l'habitation  du  Logos  dans 
ceux  qui  s'unissent  à  lui  par  la  foi.  Cette  union  duLogos  avec 
l'âme  humaine  est  une  donnée  nouvelle  que  les  Pères  grecs 
développeront  avec  prédilection,  pour  en  faire  la  partie  essen- 
tielle et  positive  de  l'œuvre  du  Christ  :  l'humanité  bénéficie, 
non  de  la  mort  du  Christ,  mais  de  son  incarnation. 

En  résumé,  nous  arrivons  à  distinguer  nettement  deux 
courants  d'idées  dans  la  Bible  :  l'un  qui  a  pour  point  de 
départ  la  notion  lévitique  du  sacrifice  et  se  développe  dans 
l'épître  aux  Hébreux  et  dans  les  écrits  johanniques;  l'autre, 
qui  part  de  l'idée  prophétique  du  juste  souffrant  à  cause  des 
péchés  et  pour  le  profit  de  son  peuple,  idée  que  reprennent 
Jésus  et  Paul.  La  première  de  ces  idées  est  purement  rituelle; 
la  seconde  est  essentiellement  morale  et  puisée  dans  l'expé- 
rience de  l'histoire.  Ceux  qui,  avec  l'auteur  de  l'épître  aux 
Hébreux,  croient  encore  que  l'adoration  de  Dieu,  par  le 
rite  des  offrandes  matérielles  et  des  victimes  immolées  est 
d'institution  éternelle  et  divine,  peuvent  voir  un  sacrifice  de 
cette  espèce,  dans  la  mort  du  Christ  sur  la  croix.  Pour  ceux 
qui  ne  voient  dans  les  offrandes  et  les  victimes  offertes  à  la 

'  Ces  mots  de  l'évangile  :  6  àavo;,  6  oîI^m-j  zh-j  iptzf-Tiav  toG  zoV^tzo'j,  (ioi- 
venl  être  traduits  «  l'agneau  qui  ô/c(et  non  pas  qui  poiic)  le  péché  du 
monde  ».  (Jean  I,  29.) 


30  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

divinité,  pour  gagner  sa  faveur,  qu'un  moyen  élémentaire 
et  grossier,  correspondant  à  l'enfance  de  la  religion,  pour- 
ront bien  se  laisser  encore  aller,  comme  l'apôtre  Paul,  à  dire  : 
«  Le  Christ  nous  a  aimés  et  s'est  livré  lui-même  à  Dieu,  pour 
nous,  comme  une  offrande  et  un  sacrifice  de  suave  odeur  ». 
(Eph.  V,  2)  ;  ils  pourront  bien  répéter  aussi  avec  le  même 
apôtre  :  «  Offrez  vos  corps  en  victime  vivante,  sainte  et  agréable 
à  Dieu.  »  (Rom.  XII,  1.)  Dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  ils 
auront  le  sentiment  qu'ils  ne  parlent  que  par  métaphore,  et 
empruntent  des  images  à  un  ordre  de  choses  aboli,  tout 
comme  les  poètes  en  empruntent  parfois  encore  à  la  mytho- 
logie et  parlent  des  muses,  d'Apollon  et  de  sa  lyre. 


DEUXIEME  PARTIE 


LA    DOCTRINE  ECCLESIASTIQUE 

I.  —  Les  idées  des  Pères.  —  La  rançon  payée  à  Satan. 

Une  chose  étonne  dans  l'histoire  des  premiers  siècles  de 
l'Église  chrétienne  :  tandis  qu'elle  transformait  la  céléhra- 
tiôn  de  l'Eucharistie  en  sacrifice  expiatoire  de  la  messe,  et 
mettait  ainsi  la  mort  du  Christ  au  centre  de  son  culte,  elle 
ne  semblé  pas  avoir  éprouvé  le  besoin  d'en  définir  la  signi- 
fication par  une  doctrine  arrêtée  ^  Toutes  les  controverses 
roulaient  sur  la  Christologie,  dans  laquelle  la  doctrine  du 
salut  était  comprise.  Le  reste  paraissait  accessoire.  Le  sens 
et  la  valeur  des  souffrances  de  Jésus  faisaient  partie  des 
points  de  doctrine  qu'on  pouvait  discuter  librement  -.  Le 
Symbole  apostolique  énonce,  en  deux  endroits  différents,  la 
mort  du  Seigneur  et  la  rémission  des  péchés,  et  le  symbole 
Nicéo-.Constantinopolitain  rapporte   le    salut   de   l'homme, 

'  Un  fait  étrange  qui  n'a  pas  encore  reçu,  à  notre  avis,  d'explication 
satisfaisante,  c'est  l'absence  de  toute  allusion  à  la  mort  du  Christ,  de 
tout  lien  entre  cette  mort  et  l'Eucharistie,  dans  la  plus  ancienne  litur- 
gie chrétienne  que  nous  possédions  :  Didachè  des  Douze  apôtres,  ch. 
IX  et  X.  En  tout  cas,  cela  prouve  qu'à  l'origine,  l'Eucharistie  était 
bien  un  repas,  le  repas  du  Seigneur,  Sdn^^o-j  zoû  zupiou,  avec  action  de 
grâce  pour  les  aliments  matériels  et  spirituels  distribués  aux  hommes 
par  le  père  céleste,  et  pas  le  moins  du  monde  un  rite  sacrificiel.  Ce 
n'est  que  plus  tard  et  peu  à  peu  que  la  table  de  famille  s'est  changée 
en  autel,  et  le  pain  rompu  en  hostie  ou  victime. 

'  Grégoire  de  Naz.,  Orat.  33,  al.  27:  <^t\o(j6'fît  ptot  mp'.  /o<t,oiou  -/xi  y.&c-uwv, 

TTcp!  yX»];,  TTspiijiu^f/;,....  TrîptàvaffTâffêw;,  zpt(7ëwç,  ùwaTTO^ôirew;,  ypicToxJ  rraOflvârwv. 
Èv  TO'jTotç  -j/àp    y.cà   tÔ  èi^nxi'/yiyn-j  ovz    «ypiîffToy   v-xi  tÔ    ^ixuapry.vitv    à/.ivouvov. 

Voyez  Irénée,  Ad.  hœr.  I,  10,  3;  Origêne,  De  princ.  prœf.,  C.  1. 


32  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

d'une  façon  générale,  à  l'incarnation,  à  la  passion  et  à  la 
résurrection  de  l'Homme-Dieu'.  Sauf  quelques  passages  des 
épîtres  de  Barnabas,  de  Clément  Romain,  de  l'épître  à  Dio- 
gnète,  qui  rappellent  tantôt  les  idées  ou  les  expressions  de 
l'épître  aux  Hébreux  et  tantôt  celles  de  Paul  2,  les  Pères  aposto- 
liques et  la  majorité  des  Pères  après  eux,  mettent  encore  plus 
l'accent,  dans  l'œuvre  du  Christ,  sur  la  doctrine  qu'il  a  révélée 
et  sur  l'exemple  qu'il  a  laissé  que  sur  ses  souffrances  et  sa 
mort  3.  Le  point  de  vue  qui  domine  toute  la  théologie  grec- 
que est  celui  d'une  théosophie  rationnelle  et  mystique  à  la 
fois,  fondée  sur  la  doctrine  centrale  de  l'incarnation  du 
Logos.  C'est  du  fait  de  l'incarnation  que  découle  l'œuvre 
rédemptrice  elle-même.  «Dieu  est  devenu  homme,  afin  que 
nous  devenions  divins  comme  lui*.  »  Telle  est  la  formule  qui 

'  Nie.  Constantinop.,  Tôv  (yîovj...  Six  tiÎv  -nueripix-j  (7WT»)or!av  y.xrelBôvTx  y.aî 

2  Barnabas,  cpisl.  II-XIV;  Clément  Rom,  episl.  VII,  XVI,  XXI  ;  ad 
Diogn.  IX. 

'  Ikkn'ée,  adu.  Ivcr.  II,  14,  7  :  Utniin  ne  lu  omnes  {PhilosophiJ  cogno- 
verunl  veritalem  aiit  non  cognoveninl'?  Et  si  qiiidem  cognovernnt,  sii- 
per/îua  est  Salvntoris  in  hune  nmnduni  deseensio.  —  Lactanck,  Instit. 
div.  IV,  26  :  Deus  eum  statuisset  hominem  liberare,  magistruni  virtutis 
legavit  in  terrain,  qui  et prœceptis  salutarihus  jormaret  homines  ad  inno- 
centiam  et  operibus  factisquc  prœsentibus  justiliœ  viam  panderet,  qua 
gradiens  hoino  et  doctorem  suuin  sequens  ad  vitam  œternam  perveniret. 
Is  igitur  eorporatus  est  et  veste  carnis  indntus  ut,  homini,  ad  queni  do- 
cendum  venerat,  virtutis  et  exempta  et  incitanienta  prœberet.  Sed  cum 
in  omnibus  vila'  officiis  justiciœ  spécimen  prœbuisset,  ut  doloris  quoque 
patientiam  morlisque  contempliun,  quibns  perfecta  et  consummata  fd  vir- 
lus,  t-aderet  homini.  vcnit  in  manus  imj)iœ  nationis...  mortcm  snscipere 
non  recusavit,  ut  hoino,  illo  duec,  subaetamet  catenatam  morte  m  cum  suis 
terroribus  triumpharet.  Des  textes  pareils,  plus  fréquents  eliez  les  Pères 
qu'on  ne  peut  croire,  montrent  quel  rationalisme  moral  peut  se  ren- 
contrer sous  la  métaphysique  la  plus  supra-naturaliste.  Le  surnatu- 
ralisme (les  Pères  n"est  qu'un  reste  de  leur  forme  de  penser  essen- 
tiellement mythologique,  comme  cela  va  paraître  dans  leur  théorie 
d'une  rançon  payée  au  diable  par  Dieu  même. 

■*  Athanase,  de  incarnat.  Verbi  D.  54  :  AOtoç  èvavQp'JjTrvîaEv,  tva  meU  Gco- 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  33 

retentit  alors  de  tous  les  côtés.  Cette  divinisation  de  la  na- 
ture humaine,  par  l'union  du  Logos  avec  un  corps  d'homme, 
enferme,  pour  la  nature  humaine  soumise  jusque-là  à  la 
corruption  et  à  la  mort,  la  sanctification  et  le  germe  d'une 
vie  éternelle  aussi  bien  physique  que  spirituelle .  Les 
hommes  unis  au  Logos  échapperont  à  la  mort  et  ressusci- 
teront '.  Le  plus  souvent  cette  action  du  Logos  divin  sur 
la  nature  humaine  est  représentée  comme  celle  du  levain 
sur  la  pâte,  d'après  une  image  empruntée  à  Paul .  Grâce 
à  l'union  organique  du  Christ  à  la  masse  de  l'Eglise  qui 
est  son  corps,  le  corps  entier  bénéficie  du  privilège  du  chef 
de  ses  membres.  Le  péché  d'Adam  avait  effacé  l'image 
divine  que  le  Logos  avait  imprimée  dans  la  nature  hu- 
maine, le  Logos,  revenant  habiter  en  elle,  restaure  cette 
image  altérée  et  lui  rend  un  éclat  plus  grand  encore  -. 

Le  côté  négatif  de  l'œuvre  du  Christ  n'était  pas  abso- 
lument négligé.  Athanase  surtout  voyait,  dans  la  nécessité 
de  subir  et  par  conséquent  d'abolir  la  peine  de  la  mort  en- 
courue par  tous  les  hommes,  le  but  principal  de  l'incar- 
nation du  Fils  de  Dieu.  «  Ce  qui  était  dû  par  tous,  dit-il, 
devait  être  acquitté.  Tous  devaient  mourir!  C'est  pour  cela 
surtout  que  le  Christ  quitta  le  ciel.  C'est  pour  cela  aussi 
qu'après  avoir  démontré  sa  divinité  par  les  miracles,  il 
s'offrit  en  victime  pour  tous  et,  au  lieu  et  place  de  tous, 
livra  à  la  mort  le  temple  de  son  corps,  afin  de  nous  mettre 
en  règle  et  de  nous  rendre  libres  à  l'égard  de  l'antique  trans- 
gression, afin  de  se  montrer  lui  même  plus  fort  que  la  mort. 


'  Ibid.  9  :     W  h  tw  Qavârw  (pOopà  xarà  twv  àvQp^'jTrwv  oO/.irt  Jfwpxv  s^îi  Sià.   rôv 
£votv>7ffxvTx  KÔyov  èv  TOvTot;  Six  TO'J  Évôç  (Twfxaro;.  —  HiLAIRE,  de  Trlnit.  II,  24  : 

Hiimani  generis  causa  Dci  filius  natiis  ex  virgine  et  Spiritii  sancto,  ut 
hoino  faclus  ex  virgine,  naluram  in  se  carnis  acciperet,  perque  hujus 
adniixlionis  societatein  sanctificatum  in  eo  universi  generis  humani 
corpus  existeret.  —  Okigène,  Contra  Celsum,  III,  28,  etc. 

-  Grégoire  de  Nysse,  Orat.  catech.  32,  Athanase,  De  incarnat.  V.  D. 
13. 

3 


34  LA   DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

et  faire  apparaître  son  propre  corps,  prémices  de  la  résur- 
rection de  tous  '.  » 

Mais  si  l'on  cherche  comment  la  mort  du  Christ  a  opéré 
cette  rédemption  des  pécheurs,  on  constate  que  presque 
tous  les  Pères  se  la  représentent  comme  un  drame  semi- 
mythologique  et  semi-juridique  des  plus  étranges.  La 
théorie  d'une  rançon  payée  au  diable  semble  être  le 
prolongement,  dans  l'Eglise,  des  imaginations  gnostiques  -. 
Cette  conception  plaisait  à  la  fantaisie  populaire  ;  mais  plus 
la  théologie  s'y  abandonnait,  plus  elle  s'éloignait  de  la 
théorie  d'un  sacrifice  offert  à  Dieu.  N'est-il  pas  curieux  de 
constater  qu'à  ce  moment,  dans  l'Eglise  catholique  primitive, 
la  pensée  allait  d'un  côté,  et  le  culte  de  l'autre.  Pour  être 
conséquente,  l'Eglise  aurait  dû  faire,  de  la  messe,  un  sacri- 
fice offert  au  Diable. 

Irénée,  le  premier,  semble  avoir  esquissé  la  théorie  de  la 
rançon  ainsi  entendue.  Par  son  premier  péché  l'humanité 
est  tombée  sous  la  domination  légitime  de  Satan.  Dieu,  tout- 
puissant,  aurait  j)u  briser  cette  domination  et  ravira  Satan 
cette  propriété  par  un  acte  de  sa  toute-puissance.  Mais, 
juste  essentiellement,  il  a  voulu  procéder  justement  même 
avec  le  prince  de  l'injustice.  Il  lui  a  donc  proposé  un  con- 
trat en  due  forme.  Il  lui  a  offert,  à  titre  de  rançon,  l'àme  de 
son  Fils,  en  échange  des  àmcs  humaines.  Pour  cela,  le  Fils 


'  Ibid.  20. 

-  Mnintes  métaiihorcs  bibliques  ont  servi  à  former  et  à  justifier  cette 
étrange  conception,  et  cela  doit  nous  avertir  du  danger  qu'il  y  a  à  tirer 
un  dogme  dune  métaphore  populaire;  car,  dans  toute  métaphore,  il  y 
a  un  germe  ou  un  reste  de  mythologie.  Ce  sont  d'abord  les  termes  de 
«  rançon  »  et  de  «  racheter  »,  avtoov,  àyopiÇuv  (Matth.  XX,  28;  1,  Tim. 
II,  G;  Tite  II,  14,  etc.).  Il  ne  pouvait  venir  à  la  pensée  des  pre- 
miers chrétiens  qu'une  rançon  put  ou  dût  être  payée  à  Dieu.  Les 
âmes  pécheresses  appartenaient  en  propre  à  Satan.  C'est  de  lui  qu'il 
les  fallait  acheter.  En  second  lieu,  ce  sont  tous  les  passages  où  il  est 
question  d'une  lutte  ou  dune  victoire  du  Christ  contre  Satan. 
Luc  X,  18;  .Jean  XII,  31  ;  1  Jean  III,  8  ;  Col.  II,  15,  etc. 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  35 

de  Dieu  devait  être  à  la  fois  homme  et  Dieu  :  homme,  parce 
qu'il  devait  offrir  une  rançon  pour  les  liommes;  Dieu,  pour 
pouvoir,  après  sa  mort,  triomplier  de  Satan  et  de  l'Enfer.  Le 
Diahle  se   laissa   prendre  au  piège,    il  accepta  le  marché  ; 
il  relâcha  les  hommes  pour  recevoir  à  leur  place  l'àme  du 
Fils  de  Dieu.  Mais  il  ne  fut  pas  assez  fort  pour  la  retenir. 
Le  Fils  de  Dieu  sortit  de  l'Enter  après  en  avoir   hrisé  les 
portes.  Le  contrat  n'en  restait  pas  moins  valal)le.  Ce   n'est 
pas   la  faute  de    Dieu.   Le  grand   dupeur   s'était  dupé  lui- 
même  *.  Presque  tous  les  Pères  de  l'Eglise,  d'irénée  à  Gré- 
goire le  Grand,  se  plaisent  à  développer  et  à  prêcher  cette 
théorie,  en  sorte  qu'elle  va  s'emhellissant  et  se  dramatisant 
de  plus  en  plus,  à  la  confusion  du  diahle  qui  devient  alors 
le  personnage  à  la  fois  odieux  et  ridicule  des  mystères  du 
moyen-àge  -.  «  Comme  un  habile  pêcheur.  Dieu  cacha  la 
nature    divine   de   son  Fils   sous  la  chair   humaine,    pour 
prendre  Satan  à  l'hameçon  de  sa  divinité.  Celui-ci,  comme 
un  poisson  vorace,  avala  l'amorce  et  l'hameçon.  Ainsi  fut 
accomplie  la  parole  dite  jadis  par  Dieu   à   Job  (XL,   19)  : 
Prends-tu  Léviathanà  l'hameçon  ?  Cette  voracité  en  effet,  lui 
fut  fatale.  Comme  autrefois  Saturne,  il  dut  rendre  ceux  qu'il 
avait  dévorés  ^.  » 

'  Irénée,  adv.  hier.  V,  1,  1  :  Verbuin  polcns  et  veriis  hoino  siio  san- 
guine nos  rcdimens,  redcmptionem  semcUpsiim  dédit  pro  his  qui  in 
capliuilalem  ducli  siint.  Et,  quoniam  injuste  dominabatur  nobis  Apos- 
tasia  (di(dyolus),  polens  in  omnilnis  Dei  verbuin  et  non  deficiens  in  sua 
Justitia,  juste  etiani  udoersus  ipsum  eonversus  est  opostasiam,  ea  quœsunt 
sua  redimens  ab  eo,  non  cuni  vi,  sed  secunduni  suadclani  quemadniodun} 
decebat  Deum... 

OrIGÈNE  :  in  Malth.  XX,  28  :  Ttvt  ïSor/.z  -«v  ■\i\)yj,:'  aÛToS  ).jTf,ov  ivrî  7roA).wv  ; 
0  j  '/ip  fî/j  Tw  9îw.  fi»;  Ti  oùv  TM  7rov»&w  ;  oOroç  /-m  Ivù/'ïi  r,^w,  e  .>;  ^oG^,  tÔ  ÙtzIo 
\jy.'',yj  a.'jzm  X'jTpov,  Y)  toG  'l«aov  ■^J/t^,  à.txTnÔivri  c);  S jjxyijw  aùrfi;  xupuÛTzt  xai 
o\iy_  QO'it'j-i  oTt  o'J  '^ipct  TYi^j  ini.  tm  ■/'j-'v/zi'j  xvt/,v  [i/TXvov. 

'  Grégoire  dkNysse.  Or.  catech.  22-20.  Léon  le  (iRAXi),  ScnnoXXII,4. 
Ambroise,  in  Kvang.  Luc.  IV  :  Oportuit  hanc  fraudeni  diabolo  fieri. 
Augustin,  de  lit)er.  arbitrio,  III,  10,  etc. 

•  Grégoire  le  Gr.\nd,  honiil.  in  Evangelia  II,  25,  8  :  Per  Leviathan  — 
cetus  ille  deuorator  humani  generis  designatur.  —  Ilunc  puter  oinni- 


36  LA   DOCTRINE   DE   l'eXPIATION 

Une  pareille  théorie  n'était  pas  sans  causer  quelque  scan- 
dale aux  esprits  plus  délicats  et  d'une  moralité  un  peu  plus 
difficile.  Non  seulement  la  comédie  paraissait  indigne  de 
Dieu,  mais  on  avait  de  la  peine  à  admettre  que  Dieu  dût  au 
diable  autre  chose  que  la  punition  de  ses  forfaits.  Grégoire 
de  Naziance  s'élève  très  vivement  contre  cette  idée  d'une 
rançon  otferte  au  diable.  Mais  il  ne  comprend  pas  davan- 
tage qu'il  puisse  être  question  d'une  rançon  payée  à  Dieu. 
En  quoi,  demande-t-il,  le  sang  de  son  Fils  unique  pouvait-il 
agréer  au  Père?  Mais  alors  la  théorie  de  la  rançon  suc- 
combe tout  entière  sous  la  double  protestation  de  la  con- 
science chrétienne.  Grégoire  de  Naziance  la  maintient  cepen- 
dant ;  mais  il  lui  enlève  son  caractère  de  nécessité.  La  ran- 
çon a  été  offerte  à  Dieu,  non  que  Dieu  l'exigeât,  mais  à  cause 
de  l'économie  du  salut  '.  Quand  on  cherchait  en  Dieu  même 
la  cause  de  la  mort  du  Christ,  on  ne  pensait  guère,  comme 
on  fera  plus  tard,  à  sa  justice,  mais  uniquement  à  sa  véra- 
cité qu'il  fallait  sauvegarder.  Dans  la  Genèse,  Dieu  avait 
promis  la  mort  au  péché.  Il  ne  pouvait  plus  s'en  dédire  ^. 
Augustin  estimait  que  Dieu,  tout  ensemble,  avait  dû  et  nous 
aimer  et  nous  haïr,  et  c'est  ce  sentiment  de  haine  qui  devait 
être  eiîacé.  Par  ce  côté.  Dieu  avait  besoin  d'être  réconcilié 
avec  nous.  Augustin  expliquait  ce  paradoxe  en  disant  que 
Dieu  aimait  en  nous  son  œuvre  et  détestait  notre  péché. 
Mais  telle  était  encore  l'inconsistance  de  la  pensée  chré- 
tienne sur  ce  point,  que  le  même  x\ugustin  enlève  à  la  mort 
du  Christ  toute  nécessité  métaphysique  en  déclarant  que,  si 

potens  homo  cepit  quia  ad  morlcin  illins  imi(/cniliim  jiliiun  incarnatiim 
misit,  in  qiio  cl  caro  passibilis  videri  posset  et  divinitas  impassibilis  videri 
nonposset.  Ciimqiie  in  co  serpens  istc,  per  nmniis  pcrscquentiiun,  escam 
corporis  momordit,  divinitalis  aculens  illiini  perforavil.   Grégoire  de 

NySSE  Or.  catech.  24  :  Tw  TrpozaAvpjxaTJ  t^ç  oùffêwç  jÔjxwv  B-iiSY.f-j'fBri  TO  Ostov, 
îva  xaTà  toÙ;  Xïyvou;  twv  tyOvwv  tw  Szi.ixrt  rfi;  <rap/.o;  (jij-JxnornyjQfi  to  a'/xiffrpov 
Tr,i  ôtOT/iTo;. 

*  Grégoire  de  Naz.  Orat.  XLII. 
-  Athanase,  de  incarn.  v.,  7  et  9. 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  37 

Dieu  a  choisi  ce  moyen  de  Rédemption,  il  était  parfaitement 
libre  d'en  prendre  un  autre  K 


II.  —  La  théorie  li Anselme. 

«  L'orientation  de  la  pensée  théologique,  dit  très  bien, 
M.  Ménégoz  ^  change  avec  le  Car  Deiis  homo  de  saint  An- 
selme... L'accent  désormais  portera  sur  la  valeur  rédemp- 
trice, non  plus  de  l'incarnation,  mais  de  la  mort  du  Christ. 
Cette  évolution  marque  une  date  nouvelle  dans  l'histoire  des 
dogmes.  A  partir  de  ce  moment  la  notion  de  la  rédemption 
se  dégage  de  celle  de  l'incarnation.  La  sotériologie  devient, 
dans  la  dogmatique,  un  chapitre  distinct,  à  côté  de  celui  de 
lachristologie.  En  même  temps  c'était  un  retour  vers  la  con- 
ception bililique,  cardans  la  pensée  des  auteurs  du  Nouveau 
Testament,  ce  n'est  pas  par  son  incarnation,  mais  par  sa 
mort,  que  le  Christ  a  opéré  la  rédemption  de  l'humanité.   » 

Il  faut  ajouter  que  la  théorie  d'Anselme,  avec  des  variantes 
de  détail,  si  elle  n'a  pas  été  sanctionnée  comme  article  de 
foi,  par  aucune  Église,  n'en  est  pas  moins  devenue,  en  fait,  la 
doctrine  orthodoxe,  dans  l'Église  catholique  et  dans  les 
Églises  protestantes.  Repoussant  l'idée  d'une  rançon  payée 
au  diable,  Anselme  a  le  premier  mis  en  opposition,  en  Dieu 
même,  l'attribut  de  la  justice  et  celui  de  la  clémence.  Il  a 
construit,  en  théologie,  un  théorème  analogue  à  celui  du 
parallélogramme  des  forces  dans  la  mécanique,  selon  le  mot 
spirituel  de  Strauss  :  la  clémence  divine  tendant  à  faire 
grâce,  la  justice  réclamant  un  châtiment  impitoyable  sont 
deux  forces  égales  dont  la  résultante  nécessaire  est  dans  la 
diagonale  de  la  saiisfdclion  vicaire. 

'  Augustin,  de  agone,  11  :  Siinl  stiiUi  qui  diciini  :  non  poternt  aliter 
sapientia  Dei  homincs  Uherarc,  nisi  suscipcrel  homincm  et  nascrrctnr  de 
femina  et  a  pcccatoribiis  omnia  paterctur.  —  Potcral  omnino,  scd  si 
aliter  faccret,  similiter  vcstrrr  stiiltitic  displiceret. 

*  E.  MÉNÉGOZ,  La  théologie  de  l'épitre  (uix  Hébreux,  p.  230  et  231. 


38  LA  doctrinp:  de  l'expiation 

Le  point  de  départ  de  la  théorie  est  dans  ce  principe  du 
droit  germanique,  alors  en  pleine  vigueur  dans  le  monde 
féodal  :  Necesse  est  ut  omne  peccatiim  mit  pœna  mit  saiis- 
factio  sequatiirK  Ajoutez-y  l'idée  de  l'honneur,  empruntée  à 
la  chevalerie.  Anselme  en  va  déduire,  par  une  dialectique 
serrée  et  en  quelque  sorte  mathématique,  toute  sa  doctrine. 
Le  péché  n'est  pas  autre  chose  que  le  refus  de  donner  à 
Dieu,  le  suzerain  universel,  ce  qui  lui  est  dû.  Toute  créa- 
ture raisonnable  doit  à  Dieu  de  soumettre  sa  propre  volonté 
à  la  sienne.  C'est  l'honneur  qui  revient  à  Dieu.  Quiconque 
se  révolte  contre  sa  loi  lui  ravit  l'honneur  -. 

Or  tolérer  qu'une  créature  ravisse  au  Créateur  l'honneur 
qui  lui  appartient,  serait  la  plus  intolérable  injustice,  car  outre 
que  cette  tolérance  mettrait  en  cause  la  dignité  même  de 
Dieu,  elle  introduirait  dans  son  œuvre  un  principe  de  trouble 
et  de  désordre  qui  en  altérerait  gravement  l'harmonie  et  en 
gâterait  la  beauté.  Rien  n'est  donc  plus  Juste,  pour  Dieu,  que 
de  sauver  son  honneur  •'.  Or,  il  ne  le  peut  que  par  deux 
moyens.  Il  faut  que  l'homme  rende  à  Dieu  ce  qu'il  lui  a  pris, 
et  même  quelque  surplus,  à  cause  de  l'outrage,  ou  bien  que 
Dieu  reconquière  son  Jionneur,  de  force  :  ou  réparation 
volontaire  ou  peine  nécessaire  ^  La  peine  du  péché,  ce  sera, 
pour  rhomme,  au  lieu  du  bonheur  et  de  la  vie  éternelle,  les 
tourments  éternels  de  V enfer. 

L'homme,  d'autre  part,  une  fois  tombé  dans  le  péché,  ne 


'  Cur  Deus  lionio  I,  14. 

*  Ibid.  I,  11  :  Non  est  aliiul  pcccare  quant  Dco  non  reddere  debiium.— 
Omnis  voliintas  ralionalis  crcatnr<r  snbjccta  débet  esse  voliinUdi  Dei.  Hoc 
est  debitiun,  qiiod  debel  (inyelnset  honio  Deo.  Hic  est  soins  et  loliis  honor 
qncm  a  nobis  exiyil  Deus.  Hnnc  honorem  debilnm  qui  Deo  non  reddit, 
aufert  Deo  quod  suum  est  et  Deum  exhonorat  :  et  hoc  est  pcccare. 

3  Ibid.,  13  :  Nihil  ergo  Deus  seruat  juslius  quani  suœ  dignitatis 
honorem. 

*  Ibid.,  13  ;  Necesse  est  ergo,  aul  ablalus  honor  soluatur  aut  pœna 
sequatur.  —  14  ;  Aut  enim  peccator  sponte  solvit  quod  débet,  aut  Deus 
ab  invilo  accipit. 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTOHIQUE  39 

peut  jamais,  quelle  que  soit  sa  bonne  volonté,  donner  à  Dieu 
une  satisfaction  suffisante  ou  même  quelconque.  Car  tout  ce 
qu'il  peut  faire  de  bon  et  de  méritoire,  il  le  doit  à  Dieu,  à 
chaque  instant  de  sa  vie,  et  il  ne  saurait  jamais,  par  consé- 
quent, éteindre  la  dette  ancienne '.  Bien  plus,  l'honneur  de 
Dieu  vaut  plus  que  le  monde  entier  :  si  l'on  mettait  sur  une 
balance,  d'un  côté  la  valeur  du  monde  entier  et  de  l'autre 
la  moindre  désobéissance  à  la  volonté  de  Dieu,  celle-ci  pèse- 
rait plus  lourd  encore-.  Il  est  donc  bien  évident  que  l'homme, 
créature  finie,  ne  pourra  jamais  payer  de  lui-même  à  Dieu 
la  dette  intinie  de  son  péché  -K 

Après  avoir  ainsi  développé  rigoureusement  ce  que  ré- 
clame la  justice  de  Dieu,  Anselme  revient  à  ce  que  veut  sa 
bonté.  L'une  n'est  pas  moins  immuable  que  l'autre.  La 
bonté  de  Dieu  ne  peut  abandonner  le  dessein  de  grâce  qu'elle 
a  eu  en  créant  l'homme;  elle  doit  l'achever.  Il  s'agit  donc  de 
concilier  en  Dieu  ces  exigences  contraires  et,  pour  cela,  de 
trouver  un  être  qui  soit  à  la  hauteur  d'une  telle  tâche.  Il 
faut  que  cet  être  soit,  plus  que  tout,  hors  Dieu.  Il  faut  donc 
qu'il  soit  Dieu.  D'autre  part,  un  homme  doit  payer  la  dette 
humaine.  Ainsi  l'homme  doit  la  satisfaction  exigil)le,  et  Dieu 
seul  peut  la  fournir;  il  est  donc  nécessaire  que  Dieu  se  fasse 
homme.  Telle  est  la  réponse  à  la  question  :  Ciir  Dciis  lionio'\ 

Si  l'on  demande   maintenant  en   quoi   doit  consister  la 

'  Ibid.  20  :  Si  me  ipsiiin  et  qiiidqiiid  possnni  etiain  qiiaiido  non  pecco, 
illi  debeo  ne  pecccni,  nihil  habco  qiiod  pro  peccato  Hli  veddam. 

"^  21  ;  Qaid,  si  necesse  esset,  mit  totnm  nuinduni  et  quidqnid  Dens  non 
est,  perire  et  in  niliilnm  redigi  anl  te  facere  rem  parvam  eoidni  volun- 
tateni  Dei?  secnndum  qnanlitatem  peccati  exigit  Dens  satisjdctionem. 

'  Qnid  evgo  erit  de  /c  :'  Qnomodo  poteris  s(dvus  esse...  Si  rntiones  Inas 
eonsidero,  non  video  quomodo. 

''  Ibid.  II,  4  et  5. 

'•  Ibid.,  II,  G  :  Illnm  qnoqne  qui  de  sno  poterit  Dec  dore  aliquid  qnod 
snperei  omiie  qnod  snb  Deo  est,  majorem  neeesse  est  esse  qaam  oinne 
qnod  Dens  non  est.  Xihit  antem  est  snper  omne  qnod  Dens  non  est  nisi 
Dens.  Xon  eryo  potest  lutne  satisfnctionem  faeere  nisi  Dens.  Sed  nec 
facere  ittani  débet  nisi  liomo Necesse  est  nt  eam  facial  Dcns-IIomo. 


40  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

satisfaction  fournie  par  l'Homme-Dieu,  il  est  clair  que  ce  ne 
sera  pas  dans  son  obéissance  active;  cette  obéissance  aux 
commandements  de  Dieu,  il  la  doit  personnellement  et  na- 
turellement comme  toute  créature.  Mais  mourir  et  souffrir, 
il  ne  le  doit  pas,  puisqu'il  est  tout-puissant  et  sans  péchés 
S'il  donne  donc  librement  sa  vie,  il  donne  quelque  chose 
qui  est  d'un  prix  infini,  suffisant  et  même  au-delà,  pour  com- 
penser la  dette  de  l'homme.  Il  s'acquiert  un  mérite  que  Dieu 
ne  saurait  laisser  sans  récompense.  Mais  le  Fils  qui  déjà 
possède  tout  par  droit  d'origine,  ne  peut  être  personnelle- 
ment récompensé.  Il  lui  reste  donc  un  surplus  de  mérites 
dont  le  bénéfice  sera  reporté  au  compte  des  pécheurs  et  pour 
leur  salut.  Ils  sont  tenus  quittes,  parce  que  leur  dette  se 
trouve  payée.  C'est  le  double  triomphe  de  la  justice  et  de  la 
miséricorde  de  Dieu^. 

La  théorie  d'Anselme  n'eut  pas  le  succès  immédiat  qu'on 
pourrait  supposer.  La  vieille  tradition  dominait  les  esprits  et 
la  prédication  populaire.  Cette  haute  spéculation  purement 
rationnelle,  cette  belle  dialectique  platonicienne  excitait, 
chez  ceux-là  mêmes  qui  la  pouvaient  suivre,  plus  d'admira- 
tion que  de  confiance.  On  était  aux  débuts  de  la  scolastique. 
Abélard  était  d'accord  avec  Anselme,  pour  nier  le  droit  du 
diable  et  l'écarter  totalement  de  l'œuvre  de  la  Rédemption  ; 
mais  il  répugnait  à  une  construction  où  les  réalités  morales 
semblaient  transformées  en  quantités  géométriques.  Selon 
lui,  le  Christ  mourant  faisait  notre  salut,  non  pas  en  satis- 
faisant à  la  justice  de  Dieu,  mais  en  nous  donnant  un 
exemple  d'amour  infini,  et  en  provoquant,  dans  l'àme  des 
pécheurs,  un  amour  correspondant  qui  les  ramène  à  Dieu  ^. 

'  Ibid.,  II,  11. 

^  Ibid.  II,  19  et  20  :  Misericordiam  vero  Dci  qiiœ  perire  videbafiir,ciim 
jiistitiain  Dei  et  pecccdiim  hominis  cousidcrabanms,  tam  inagnam, 
tamqiie  concordem  invcnimus  jiistitiœ,  iit  nec  major  nec  jnstior  cogi- 
tari  possit,  etc. 

'  x\BÉLARD,Epitome  c.  23  :  Ego  vero  dico  ctralione  irrefragabili probo, 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE 


41 


Saint  Bernard  l'accusait  de  rationalisme  et  défendait  encore 
contre  lui  le  droit  que  Satan  ne  laissait  pas  d'avoir  sur  ses 
victimes*.  Pierre  Lombard  accumulait  et  cherchait  à  conci- 
lier les  opinions  les  plus  divergentes-.  Il  émet  l'idée  que 
la  mort  de  Jésus  a  été  tout  ensemble  une  rançon  payée  au 
diable  et  une  démonstration  d'amour. 

Ce  n'est  qu'avec  saint  Thomas  d'Aquin  que  la  théorie  de  la 
satisfaction  revit  et  rentre  en  scène,  non  sans  modifications 
importantes.  Elle  est  désormais  fondée,  non  plus  sur  le  droit 
germanique  (compensation  du  délit  par  une  offrande  équi- 
valente au  dommage  commis),  mais  sur  le  droit  romain 
(satisfaction  par  la  peine  légale,  méritée  et  subie).  L'idée  de 
la  substitution  s'accuse  davantage,  et  par  là  même  la  doc- 
trine de  Thomas  prend  un  caractère  expiatoire  plus  prononcé 
que  celle  d'Anselme.  Le  Christ  a  pu  être  substitué  aux  cou- 
pables, dans  l'exécution  de  la  peine  du  péché,  parce  que, 
uni  à  l'humanité,  il  forme  avec  elle  une  sorte  de  personne 
unique,  un  corps  mystique  comme  la  tête  et  les  membres. 
«  En  tant  que  deux  hommes  deviennent  un  seul  être  par 
l'amour,  l'un  peut  satisfaire,  à  la  place  de  l'autre ^  »  D'autre 
part,  Thomas,  qui  est  plein  de  contradictions  mal  dissimu- 
lées, verse  à  nouveau  dans  le  sens  de  la  théorie  anselmique 
de  la  compensation,  par  la  manière  dont  il  considère  et  ap- 
plique les  mérites  du  Christ.   Ceux-ci   dépassent  encore  ce 

quod  diabolns  in  hoininem  imllumjns  habiierit.  Neqiic  euim  qui  ciim  dcci- 
picndo  a  siibjcclione  Domini  siii  alienavit,  aliqnam  polcsUdcm  super 
eiim  debiiil  accipcre,  poliiis,  si  qiiam  prias  habcrct,  dcbitit  ainiltere. 
Thcol.  christ.  IV,  13  :  Moricndo  qnidcni  docuil  qiiitidiiin  nos  dilcxerit, 
alqnc  in  hoc  ipso  nobis  nsqne  ad  niortcm  pro  ipso  certiindi  e.vcmplnm 
proposait. 

'  Epist.  ad  Innoc.  II,  de  erroribiis  Ahad.  c.  5  :  D/.sm/  tAbœlardas)  dia- 
bohun  non  solani  potestatem  scd  cli((ni  Jastani  habaissc  in  honiincs. 

*  Pierre  Lomrard.  Lib.  III,  19. 

'  Thomas  d'Aquix,  Sumnia,  P.  III,  (iiuvst.  48,  art.  2  :  Capat  et  meni- 
bram  sant  qaasi  an<i  persona  nujstica,  et  ideo  satisfaclio  Ctwisti  ad  omnes 
fïdeles  perlinet  sicat  ad  sua  menibra.  In  qaantani  cnim  dao  homines  snnt 
iinam  in  caritatc,  anas  pro  alio  salisfacere  potes  t. 


42  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

qu'exigeait  la  loi  divine  et  restent  surabondants,  à  la  dispo- 
sition de  l'Eglise  1. 

Dans  le  môme  temps  qu'il  tentait  de  perfectionner  la 
théorie  d'Anselme,  il  en  ébranlait  le  fondement  métaphy- 
sique, en  réduisant  la  nécessité  de  ce  moyen  de  salut  à  une 
nécessité  purement  relative.  Il  reprend,  en  effet,  l'idée  d'Au- 
gustin, que  Dieu  était  absolument  libre  de  choisir  un  autre 
mode  de  Rédemption.  S'il  a  préféré  élire  celui  du  don  et  de 
la  mort  de  son  Fils,  c'est  en  vertu  de  la  convenance  de  ce 
moyen  au  but  qu'il  poursuivait-.  Thomas  ouvrait  ainsi  la 
porte  à  la  critique  de  Duns  Scot  qui,  au  nom  de  l'arbitraire 
divin,  allait  enlever  à  la  théorie  de  la  satisfaction  toute  force 
logique  et,  ce  qui  est  plus  grave,  tout  sérieux  moral.  Le  doc- 
teur franciscain  dénoue   tous  les  liens,   conteste  toutes  les 

'  Ibid.  Chrisliis  aulem,  ex  caritale  et  ohedientia  jxitiendo,  majiis  Dco 
aliqnid  exhibait  qiuim  exigeret  reconii)cns(dio  loliiis  o/fensœ  geiwris 
liiimani...  Et  idco  passio  CJii-isti  non  solnin  suf/icicns,  scd  ctiam  siiper- 
abiindans  satisfaetio  fuit. 

■^  Ibid.  III,  1,  2  :  Ad  finem  atiqneni  dicitnr  (diqaid  necessarinm  esse  dn- 
pliciter.  Uno  modo,  sine  qno  (diqaid  esse  non  potest  :  sieat  eibas  est  ne- 
cessarias  ad  conservationeni  hamanœ  vitœ.  Alio  modo  per  qaod  melius 
et  convenienlias  j)eriH'iutar  ad  finem  :  sieat  eqnas  neeessarias  est  ad  iter. 
Primo  modo,  Deam  incarnari  non  fait  neeessarium  ad  reparationem 
hamanœ  natara'.  Deas  enim  per  saam  omnipotentiam  pote  rat  hamanani 
nataram  maltis  aliis  modis  reparare.  Secando  aatem  modo,  neeessarium 
fuit  Deum  incarnari  ad  hamanœ  nalurœ  reparationem.  Cette  nécessitas 
conuenientiœ  est  expliquée  ailleurs  :  Quest.  4G,  art.  2  et  3,  etc.  Tous  les 
points  de  vue  sont  juxtaposés  chez  Thomas  plutôt  que  conciliés.  Les 
soufTrances  du  Christ  nous  sauvent  tantôt  per  modum  salisfactionis, 
tantôt  per  modam  meriti,  per  modum  sacri/lcii  aut  per  modum  redemp- 
tionis.  Ce  qui  fait  que  Harnack  conclut  ainsi,  Do^^m.  Gcsch.  lîl,  p.  458: 
«  Malta,  non  maltum.  La  doctrine  de  Thomas  laisse  l'impression  de 
quelque  chose  de  chaoti([uc.  Sa  pensée  Hotte  entre  l'h}  pothétique  et 
le  nécessaire;  entre  une  rédemption  objective  et  une  rédemption  sub- 
jective; entre  la  satisfaelio  su})erabund(tns  et  l'atTu-mation  que,  pour  les 
péchés  commis  après  le  baptême,  l'homme  a  {piclque  chose  à  ajouter 
à  l'œuvre  et  aux  mérites  du  Christ.  Il  était  (hms  la  logique  du  déve- 
loppement de  la  doctrine  que  Duns  Scot,  poussant  plus  avant,  en- 
traînât toute  la  théorie  dans  le  relatif.  » 


ET    SON    KVOLUTIOX    HISTORIQUE  43 

nécessités  logiques  OU  morales  qui  reliaienlen  un  corps  leime, 
les  diverses  parties  de  la  théorie  d'Anselme,  en  sorte  que  les 
morceaux  n'en  tiennent  plus  ensemble  ([u'cn  vertu  d'une 
volonté  arbitaire  de  Dieu.  Il  nie  qu'il  fût  nécessaire  que  le 
genre  humain  fût  sauvé  ;  il  nie  que  ce  salut  ne  pût  être 
opéré  que  par  une  satisfaction  ;  il  nie  que,  pour  fournir  cette 
satisfaction,  la  mort  d'un  Dieu-homme  fût  nécessaire;  il  nie 
enfin  que  le  Christ  fût  en  mesure  de  donner  une  satisfac- 
tion suffisante  ou  surabondante.  Si  la  passion  du  Christ  a 
opéré  le  salut,  ce  n'est  pas  à  cause  d'une  valeur  ou  d'une 
vertu  qui  lui  fût  propre,  c'est  parce  qu'il  a  plu  à  Dieu  de 
l'accepter  comme  suffisante.  Ayant  soulfcrt  seulement  comme 
homme  et  dans  un  temps  très  court,  le  Christ  n'a  pu  s'ac- 
quérir qu'un  mérite  humain  et  tini.  Duns  Scot  nie  d'ailleurs 
également  la  gravité  infinie  du  péché  de  l'homme.  C'est  par 
le  martyre  de  Jésus  homme  que  Dieu  a  jugé  bon  de  nous 
sauver  et  même  chaque  homme  pourrait  salisfaire  pour  son 
propre  compte,  si  Dieu  lui  en  donnait  la  grâce  première, 
comme  il  nous  l'a  donnée  déjà  avant  tout  mérite  de  notre 
part.  N'est-il  pas  curieux  de  voir  le  supranaturalisme  de  la 
doctrine  scolastique  se  dissoudre  i)ar  cela  seul  ([u"il  est 
poussé  à  l'extrême,  et,  dans  les  dernières  conclusions  de 
Duns  Scot,  toucher  à  ce  qui  sera  plus  tard  le  lationalisme 
socinien?  '. 

Malgré  l'opposition  des  docteurs  franciscains,  la  (h)ctrine 


'  Duns  Scot,  in  Sentent,  lib.  III,  Dist.  H)  et  20  :  Siciit  onuw  aliiid  a 
Dco  ideo  est  boiiiim  (jiiid  a  Dco  volilnm  cl  non  c  conversa,  sic  nicritnin 
illnd  iChrisliJ  Utntnni  bonnni  cral  pro  qnanto  acccpUduilur  cl  idco  mcri- 
liim  quia  accepUdiim,  non  (nilcnj  c  conncrso...  Qnanlum  vcro  allincl  ad 
nicrili  snffîcicnlianï,  Jnil  profccto  illnd  finiUun  (pii(ic(nis(icjns /inila...  non 
cnini  Chrislns  (puilcnns  mcrnil  scd  in  quanhun  honio.  Proindc  si  cxquiras 
quantum  valucril  Christi  mcrilum,  valnit  procul  dubio  quantum  fuit  a 
Dco  acceptalum.  Divina  acccptalio  est  potissin^a  causa  cl  ratio  omnis 
nwriti,  etc.  Duns  Scot  n'hésite  pas  à  dire  qu'un  anf*e  ou  un  honunc 
juste,  ayant  reçu  la  grâce  (ie  bien  faire,  pouvait  tout  aussi  bien  nous 
mériter  le  salut,  si  Dieu  seulement  l'avait  ainsi  voulu. 


44  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

d'Anselme  s'est  profondément  implantée  dans  la  tradition 
de  l'Église  catholique.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner.  Il  y  avait 
dans  cette  doctrine  maints  éléments  qui  étaient  en  trop  pro- 
fonde harmonie  et  conspiraient  trop  heureusement  avec  les 
tendances  ascétiques  de  la  morale  catholique  et  avec  les  pra- 
tiques religieuses  les  plus  populaires  :  1°  la  conception  de 
l'œuvre  du  Christ,  comme  œuvre  siircrogatoire,  c'est-à-dire 
le  Christ,  idéal  du  moine  et  du  saint,  faisant  plus  que  ce  que 
Dieu  lui  demandait,  et  gagnant  ainsi  des  mérites  réversibles 
sur  d'autres  ;  2°  le  péché  défini  comme  une  dette,  et  Dieu 
comme  un  créancier  humain  qui  se  déclare  satisfait  de 
quelque  main  que  lui  revienne  son  argent  ;  3"  la  grâce  di- 
vine transférée  à  l'un  ou  à  l'autre  parmi  les  pécheurs,  comme 
par  une  lettre  de  change  contresignée  par  l'Eglise  ;  tout  cela 
ne  venait-il  pas  de  très  haut  et  comme  par  un  exemple  divin, 
justifier  la  théorie  de  l'efficacité  des  messes  et  la  pratique 
des  indulgences?  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  l'Eglise  ait 
retenu  une  doctrine  dont  il  lui  revenait  tant  et  de  si  pré- 
cieux avantages  ^ 

On  comprend  moins  bien  l'accueil  plus  empressé  encore 
que  lui  firent  tous  les  Réformateurs.  Sans  nul  doute  ils  fu- 
rent séduits  par  le  fait  de  la  gravité  infinie  qu'Anselme  don- 
nait au  péché  de  l'homme  et  de  l'insolvabilité  absolue  à 
laquelle  il  réduisait  le  pécheur.  Ils  ne  virent  pas  que  cette 
gravité  du  péché,  provenant  uniquement  du  caractère  infini 
de  l'être  offensé,  c'est-à-dire  Dieu,  restait  quelque  chose 
d'extérieur  à  la  conscience  humaine,  que  la  nature  divine 
avait  été  peut-être  lésée  par  le  péché,  mais  que  la  nature 
humaine,  tout  en  étant  responsable  juridiquement,  n'en  était 

^  Concile  de  Trente,  sess.  VI,  can.  7  ;  sess.  XIV,  can.  8.  Catechismus 
roni.  II,  ()  :  Est  intégra  atqiie  omnibus  numcris  pcrfccla  scitispictio  qiiam 
Chrisliis  Pdtri  pcrsolvit.  Ncqnc  vcro  prctinm  dclu'tis  noslris  par  solum  et 
œqnale  fuit,  veriun  ca  longe  supcravit.  Cela  n'cni])èche  pas  que  les  mé- 
rites des  saints  et  ceux  mêmes  de  chaque  chrétien  ne  viennent  encore 
s'ajouter  à  ceux  du  Christ  et  accroître  la  richesse  du  trésor  de  l'Église. 


ET   SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  45 

pas  pour  cela  plus  mauvaise.  Les  Réformateurs  se  conten- 
tèrent d'opposer  la  pleine  suffisance  des  mérites  du  Christ 
aux  salisfadions  ascétiques  et  aux  mérites  humains  que  re- 
commandait l'Eglise'.  Ils  ne  voyaient  pas  que  ces  idées 
mêmes  de  mérite  et  de  satisfaclion  les  mettaient,  dès  l'ahord, 
sur  un  terrain  tout  légal,  hors  de  l'Evangile  de  grâce  et  de 
pardon  gratuit,  qu'ils  voulaient  rendre  au  monde.  Luther  a 
bien  éprouvé  quelque  scrupule  au  sujet  du  terme  et  de  l'idée 
de  satisfaction,'^  et  Calvin  parait  fort  embarrassé  devant  les 
idées  contradictoires  de  grâce  et  de  mérite  3.  Mais  ni  l'un  ni 
l'autre  n'ont  pu  ni  su  briser  sur  ce  point  la  puissance  de  la 
tradition,  catholique.  La  théorie  d'Anselme  ou  plutôt  de  Tho- 
mas d'Aquin  est  entrée  dans  les  livres  symboliques  des  deux 
Eglises  protestantes  '*  et  a  été  développée  par  les  scolastiques 
protestants  du  xvif  siècle  jusqu'à  ses  conséquences  extrêmes 
et  nécessaires.  Sans  sourciller,  ils  étendirent  cette  satisfac- 
tion pénale  fournie  par  le  Christ  jusqu'à  la  malédiction  di- 
vine et  aux  tortures  de  l'enfer.  Christ  a  enduré  les  peines 
éternelles  non  extensivc,  sed  intensive.  C'est  en  Gethsemané, 
quand  «  l'âme  de  Jésus  est  triste  jusqu'à  la  mort  »,  et,  sur 
la  croix,  quand  lui  échappe  ce  cri  de  détresse  :  «  Mon  Dieu 
pourquoi  m'as-tu  abandonné!  »  que  ces  théologiens  voyaient 
le  Fils  succomber  sous  le  poids  du  péché  de  l'humanité  et  de 

*  Conf.  helvet.  II,  c.  14  :  Iinprolntmiis  illos  qui  suis  salisfactionibus 
existimant  se  pro  cominissis  satis  facerc  pcccatis.  Nam  docenius  Christum 
unum,  morte  et  passione  sua  esse  omnium  pececdorum  salisjaclionem, 
propitiationem  et  expi(dionem. 

'  Luther.  Kirchenpostille,  Ausg.  von  Franckc,  I,  p.  021  :  Daruni 
soll  auchdiesWort,  «  Geniigthuung  »,  in  unsern  Kirchen  und  Thcologia 
fiïrder  nichts  und  todt  sein  und  dem  Richterand  und  Juristriisehuten, 
dahin  es  gehœrt  und  dahcr  es  auch  die  Papistcn  genommen,  J)et"ohlen 
sein,  etc. 

'  Calvin.  Inst.  eh.  II,  c.  17.  Il  faut  lire  tout  ce  curieux  chapitre  pour 
voir  comment  Calvin  ramène,  en  lin  de  compte,  le  mérite  même  de 
Christ,  à  la  pure  et  souveraine  grâce  de  Dieu.  Voir  encore  III,  c.  15. 

*  C.  A.,  p.  10;  F.  C,  p.  684-696.  Conf.  helv.  II,  c.  15.  Conf.  belg., 
art.  20.  Calvin.  Inst.  ch.  II,  c.  16  et  17.  Form.  Cons.  helvet.,  15,  etc. 


46  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

la  malédiction  du  Père.  Ainsi  s'établissait  une  prétendue 
équivalence  entre  la  peine  méritée  par  les  hommes  et  la 
peine  soufferte  par  le  Rédempteur'.  Quand  une  doctrine  ar- 
rive à  sa  forme  extrême,  toutes  les  contradictions  internes 
qu'elle  recèle  sont  prêtes  à  se  manifester.  Les  conclusions 
des  dogmaticiens  protestants  étaient  logiques  ;  mais  elles 
révoltaient  en  même  temps  la  conscience  morale  et  la  raison 
qu'elles  prétendaient  satisfaire.  Cette  révolte  éclate  aussitôt 
dans  la  critique  socinienne  et  arminienne. 

III.  —  Critique  socinienne.  Ruine  de  la  théorie  juridique  de  la 

satisfaction. 

A.  Harnack  fait  cette  juste  remarque  que  la  critique  de 
Faustus  Socin  est  la  résurrection  et  le  prolongement  de  celle 
de  Duns  Scot  et  de  son  école.  Seulement,  n'étant  plus  con- 
tenue par  le  respect  de  l'autorité  de  l'Église  et  trouvant,  au 
contraire,  dans  l'éveil  et  les  tendances  de  l'esprit  moderne 
une  conspiration  puissante,  elle  fut  plus  radicale  et  devint 
irrésistible.  On  a  dit  que  cette  critique  fut  purement  néga- 
tive. Cela  est  vrai  ;  mais  il  y  a  un  temps  pour  démolir  et  un 
temps  pour  construire.  Les  Sociniens  firent  admirablement 
leur  métier  de  démolisseurs.  Ils  attaquèrent  et  ruinèrent  la 
théorie  d'Anselme  avec  la  même  dialectique  abstraite  et  for- 
melle qui  avait  servi  à  la  fonder.  Qu'avec  un  tel  instrument, 

'  J.  Gerhard.  Loc.  theol.  XVII,  2,  54  :  Qiiomodo  eniin  peccala  nostra 
vere  in  se  siiscepisset  ac perfectam  satisf'actioncmprœstilissel,  nisi  iram  Dei 
indii'idiio  ncxu  ciim  peccatis  conjiinctain  vere  sensisset  r'  Qiiomodo  a  ma- 
ledictione  legis  redemisset,  factns  pro  nobis  malediclio,  nisi  jiidicium 
Dei  irati perse nsisset  ?  Quexstedt.  P.  III,  p.  346  :  Scnsit-mortem  œternam 
sed  non  in  œternum.  ^Eterna  ergo  mors  fuit,  si  specles  essentiam  et  in- 
Icnsioneni  pœnariim  ;  sin  respicias  infînitam  personœ  patientis  siiblimi- 
tatem,  non  tanUim  œqiiipollcns,  sed  et  omnes  omnium  damnatorum  œter- 
nas  mortes  infinities  siiperegrediens  fuit.  Hane  ipsam  vero  mortem  œter- 
nam criicidliisqne  infernales  non  posl,  sed  ante  mortem  temporalem,  in 
horlo  oliveti  et  in  criice  siistinuit  saloator.  Cf.  Hollaz,  p.  731,  etc. 


KT    SON    ÉVOLUTION    HIS  TOHIQli;  47 

leur  œuvre  soit  restée  à  fleur  de  terre  et  ait  laissé  subsister 
le  problème  tout  entier,  il  faut  l'avouer  encore.  Mais  ils 
n'en  ont  pas  moins  rendu  à  la  conscience  chrétienne  un 
inappréciable  service,  non  seulement  en  faisant  éclater  les 
contradictions  internes  de  l'ancienne  doctrine,  mais  en 
faisant  sentir  à  tous  l'insuffisance  et  l'incompatibilité  radi- 
cale des  notions  juridiques  pour  traduire  le  caractère  de 
l'œuvre  du  Christ.  Ils  ont  ainsi  contraint  la  pensée  chré- 
tienne à  quitter  définitivement  le  terrain  de  la  mythologie  et 
du  droit  pénal,  pour  se  placer  enfin  sur  le  terrain  des  réali- 
tés morales.  C'est  pour  cela  que  cette  critique  marque  un 
moment  essentiel  et  décisif  dans  l'évolution  de  la  doctrine, 
dont  nous  suivons  l'histoire. 

F.  Socin  fait  éclater  une  première  contradiction  entre 
l'idée  de  satisfactio  et  celle  de  rcmissio  pcccatoriim .  Où  l'on 
a  satisfait,  il  n'est  plus  nécessaire  de  pardonner  ;  où  il  est 
nécessaire  de  pardonner,  satisfaction  n'a  pas  été  donnée. 
Une  dette  est  remise  ou  exigée.  Dire  qu'un  autre  la  paie  ne 
modifie  rien.  C'est  un  changement  de  débiteur,  non  d'opé- 
ration. Le  paiement  de  la  dette  emporte,  de  droit,  la  libéra- 
tion ;  il  ne  saurait  plus  être  question  d'un  don.  Parlez  de 
droit  ou  parlez  de  grâce  ;  mais  ne  mêlez  pas  confusément 
les  deux  notions;  vous  les  détruisez  l'une  par  l'autre'. 

On  parle  de  dette.  Mais  en  est-il  des  dettes  morales  comme 
d'une  somme  d'argent?  Peut-il  y  avoir  transfert  du  mérite  et 
de  la  peine  d'un  individu  à  un  autre  comme  pour  une  lettre 
de  change  ?  Non  ;  la  dette  d'argent  est  quelque  chose  de 
matériel  et  d'extérieur  à  l'homme;  le  mérite  ou  la  peine 
sont  chose  strictement  personnelle  et  inséparable  du  sujet 
lui-même-.  Un  innocent  peut  bien  souffrir  d'une  condam- 

'  F.  Socin.  Pnçlcct.  thcol.  c.  16-18  :  Rcmillcre  pcccala  et  sibi  pro 
ipsis  vere  salis  fie  ri  pleine  conlraria  siint  nec  alla  rai  ione  si  mal  eonsistere 
qiieiinl...  Dam  enim  debilain  remittiiiir,  condonalar  ;  duin  vero  pro  eo 
salisfil,  exigilar. 

'  F.  Socin.  Christ,   relig.   brev.   inst.,  p.  061  :  Aliiis  pro  alio  pœnas 


48  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

nation  injuste  ;  il  ne  la  souffre  jamais  comme  un  criminel. 
Outre  que  ce  transfert  de  la  peine  interne  du  péché  est  im- 
possible, il  serait  souverainement  injuste  à  Dieu  de  l'or- 
donner. La  stricte  justice  n'est  pas  satisfaite  par  les  souffran- 
ces d'un  innocent  ;  elle  exige  que  le  coupable  soit  puni. 
(Deut.  XXIV,  16  ;  Ézéch.  XVIIl,  20.)  Il  en  est  de  même  pour 
les  mérites  que  le  Christ  se  serait  acquis  par  son  obéissance 
active  et  parfaite.  Où  serait  le  surcroît  réversible  au  compte 
d'autrui?  Y  a-t-il  une  créature  qui  ne  soit  tenue  d'obéir  à  la 
volonté  de  Dieu,  et,  en  obéissant,  fasse  jamais  plus  que  son 
devoir'  ? 

Enfin,  il  n'y  a  aucune  équivalence  réelle  entre  ce  que  le 
Christ  a  fait  ou  souffert  et  ce  que  nous  aurions  mérité  de 
subir.  Nous  avons  encouru  la  peine  de  la  mort  éternelle  ; 
Christ  ne  l'a  pas  subie  ;  ses  souffrances  et  sa  mort  l'ont,  au 
contraire,  conduit  à  la  gloire.  On  a  tort  d'espérer  compen- 
ser ce  qui  manque  à  la  quantité  par  la  qualité  des  souffran- 
ces, en  disant  que  Christ  était  Dieu;  car  il  n'a  pas  souffert 
comme  Dieu,  mais  comme  homme,  et  cette  souffrance  n'a 
jamais  été  qu'individuelle  et  finie,  par  conséquent  inégale  à 
la  somme  de  toutes  les  peines  méritées  par  les  individus 
humains.  Si  l'on  dit  alors  que  Dieu,  par  grâce,  s'est  con- 
tenté de  cette  satisfaction  insuffisante,  il  faudra  demander 
pourquoi  il  ne  s'est  pas  désisté  de  toute  satisfaction  -.  Accordé 
même  qu'il  y  eût  en  Christ  une  nature  divine  capable   de 

istas  darc  neqiiaqiiain  polest.  Non  enim  siciit  iinius  pecunia  alterias  fieri 
potest,  sic  uniiis  pœnœ  alterias  fieri  possiint.  Est  pecunia  nt  jurisconsiilti 
loquuntiir,  reale  quoddam  ;  pœnœ  vero...  snnt  qnoddani  personale,  et 
propterea  ejus  modi  quœ  illi  ipsi  qui  eas  dat,  perpétua  adhœreant,  nec 
in  alium  qneant  transferri.  Cf.  Limbokch,  Theol.  Christ.,  VI,  4.  25. 

'  Prtel.  thcoI.,  c.  18  :  Ubi  innocentia,  ibi  nulla  pœna...  Quid  iniquius 
quam  insontem,  pro  sontibus  punire,  prœsertim  cum  sontes  ipsi  adsint 
qui  puniri  possunt  !  etc. 

'^  Pra?l.  theol.,  c.  18  :  Diclum  est  pœnain  quam  nos  proptcr  peccata 
nostra  debebamus,  morten}  œternam  fuisse.  Atqui  Christus  œternam 
mortein  non  est  expertus,  et  vœ  nobis  si  eain  expertus  esset  !  Cf.  Lim- 
BORCH,  Theol.  christ.  III,  21,  6. 


ET    SON    ÉVOLUTION'    HISTORIQUE  49 

donner  à  sa  passion  une  valeur  infinie,  on  n'arrive  pas 
davantage  à  une  satisfaction  réelle.  Car  l'idée  de  satisfaction 
implique  non-seulement  que  celui  qui  la  fournit  est  diffé- 
rent <le  celui  qui  la  reçoit,  mais  qu'elle  est  prise  sur  un  bien 
qui  n'appartient  pas  déjà  à  ce  dernier.  Or,  si  Dieu  se  satis- 
fait avec  les  souffrances  et  les  mérites  de  Dieu,  il  se  trompe 
volontairement,  se  donnant  la  vaine  satisfaction  de  se  payer 
lui-même  ' . 

Socin  est  moins  heureux  dans  la  reconstruction  d'une 
doctrine  nouvelle  que  dans  la  critique  de  l'ancienne.  La 
valeur  de  la  mort  du  Christ,  pour  lui,  consiste  dans  la  puis- 
sance et  la  beauté  de  l'exemple  qu'il  a  donné  et  dans  la 
confirmation  de  la  vérité  de  son  évangile.  C'est  par  la  résur- 
rection surtout  que  le  Christ  opère  notre  salut,  en  nous  révé- 
lant l'immortalité  et  en  nous  introduisant,  avec  lui,  dans  le 
bonheur  et  dans  la  gloire  -. 

Cette  critique  purement  logique,  menée  d'un  point  de  vue 
moral  ultra-individualiste,  n'allait  pas  au  fond  du  problème  ; 
elle  n'avait  aucune  intelligence  du  mystère  social,  de  la  soli- 
darité physique  et  morale,  de  la  sympathie,  de  tout  ce  qui 
met  les  êtres  dans  la  dépendance  les  uns  des  autres  et,  en 
quelque  manière,  les  unifie.  La  vie  morale  elle-même  n'est 
pas  si  individuelle  que  le  croyaient  les  Socinicns,  et  il  est 
bien  vrai  que  nous  portons  et  devons  surtout  porter  les  mi- 
sères et  même  les  fautes  les  uns  des  autres.  (Gai.  VI,  2.)Mais 
où  elle  avait  raison  évidemment,  c'est   dans  la  destruction 

'  Pnvl.  llieol.,  c.  19  :  Satisfactio,  satisfacicntem  non  modo  ab  eo  cui 
satisfit  aliuni  esse  omnino  veqnivit  sed  etiam  eo  satisfactionem  perficere 
quod  ipsc  habeat,nec  ejus  ciii  satisfit  jam  esse  dici  possit...,  etc. 

"^  Calcch.  Racov.  ciiux?st.  380  et  384  :  Morte  et  resurrectione  Christi 
certi  sunuis  facti  de  nostra  resnrrectione  adenm  modnm  quod  in  exemple 
Christi  propositiim  id  nobis  spectenius,  eos  qui  Deo  obtempèrent  e  qnouis 
niortis  (jenere  liberari.  Deinde  qiiod  Jam  nobis  eonstct  Christum  eam 
consecntum  esse  qna  posset  suis,  id  est,  qui  ipsi  parent  vilam  œternam 
donare.  —  Ilinc  perspieio  longe  j)lns  in  resnrrectione,  qnam  in  Christi 
morte  sitwn  esse  in  nostrœ  salntis  negotio. 

4 


50  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

des  fictions  juridiques  créées  par  l'ancienne  théorie.  Elle  n'a 
pas  été  réfutée  sur  ce  point  et  ne  pouvait  l'être,  parce  qu'il 
était  impossible  de  restaurer  les  axiomes  de  l'ancien  droit 
germanique  ou  romain,  tels  que  la  compensation  du  délit,  ou 
la  siibstiliition  d'une  victime  à  une  autre.  Le  droit  des  gens 
lui-même  s'est  moralisé;  nous  voyons  aujourd'hui,  dans  ces 
coutumes  barbares,  le  contraire  même  de  l'idée  de  justice. 
On  put,  à  cet  égard,  mesurer  le  progrès  accompli,  par  «  la 
défense  de  la  foi  catholique  »  que  présenta  Hugo  Grotius 
contre  les  attaques  des  Sociniens.  Il  ne  nia  point  que  Dieu 
n'eût  le  droit  et  le  pouvoir  de  pardonner  sans  punir.  Mais, 
comme  un  sage  monarque  qui,  même  en  faisant  grâce  à  des 
criminels,  doit  à  son  empire  et  à  la  sécurité  de  ses  sujets,  de 
faire  quelques  exécutions  à  litre  d'exemple  et  pour  mainte- 
nir chez  tous  le  respect  des  lois.  Dieu  qui  pardonnait  gratui- 
tuitement  aux  hommes  coupables,  livra  à  la  mort -vSon  Fils 
innocent,  à  titre  de  démonstration  de  justice.  De  cette  ma- 
nière, il  n'y  a  eu  ni  compensation,  ni  substitution,  ni  satis- 
faction d'aucun  genre,  mais  pure  manifestation  décidée  par 
la  sagesse  divine.  Mais  n'est-ce  pas  renier  le  fond  de  l'an- 
cienne doctrine,  pour  n'en  retenir  que  l'apparence?  Et  puis, 
quelle  manifestation  de  justice  peut-il  y  avoir  dans  le  fait 
de  condamner  un  innocent  à  la  place  des  coupables?  Dieu 
n'a-t-il,  pour  maintenir  le  gouvernement  moral  de  sa  créa- 
tion, que  les  grossiers  et  imparfaits  expédients  auxquels  la 
législation  humaine,  aux  époques  les  plus  j^arbares,  a  eu 
recours  '  ? 

Les  Arminiens  cherchaient  une  solution  moyenne  entre  la 
théorie  orthodoxe  de  l'expiation  et  le  moralisme  des  Soci- 
niens. Mais,  comme  ils  niaient  avec  ceux-ci  que  Dieu  eût 
besoin  d'être  satisfait  et  (pie  les  soutfrances  du  Christ  fussent 
l'équivalent  de  la   peine  totale  méritée   par  l'humanité,  ils 

^  Hugo  Grotius,  Dcfcnsio  fidei  cathol.  de  satisf.  Christi  adv.  F.  Socin, 
Lugd.  Bat,  1617. 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  51 

revenaient  forcément  à  la  doctrine  scotiste  de  Vacceplilatio^ 
c'est-à-dire  d'nne  décision  purement  arbitraire  de  Dieu  qui 
se  déclare  satisfait  de  ce  qui  lui  est  offert,  uniquement  parce 
que  cela  lui  plaît.  Pour  Limborch,  la  mort  du  Christ  restait 
un  sacrifice,  non,  à  la  vérité,  un  sacrifice  expiatoire,  mais 
une  offrande  de  grand  prix  libéralement  donnée,  gracieu- 
sement acceptée,  dans  le  sens  de  l'épître  aux  Hébreux  '. 
Mais  on  demande  pourquoi  un  tel  sacrifice,  alors  qu'en 
même  temps  on  en  détruit  la  nécessité  et  même  l'utilité.  Et 
cependant,  c'est  sous  cette  forme  illogique,  et  un  peu  hon- 
teuse que  la  doctrine  du  mOyen  âge  s'est  maintenue  jusqu'à 
nos  jours  dans  l'orthodoxie  moderne.  N'est-ce  pas  la  démons- 
tration que  cette  mort  a  reçu  de  la  critique  socinienne  le 
coup  mortel  dont  elle  ne  se  relèvera  plus? 

Le  rationalisme  philosophique  du  xviii'"  siècle,  en  pour- 
suivant l'analyse  du  fait  moral  commencée  parles  sociniens, 
fit  encore  mieux  ressortir  l'insuffisanee  du  point  de  vue  et 
des  formes  juridiques  en  cette  matière.  Les  Sociniens 
avaient  détruit  l'idée  de  satisfaction  pénale  ;  les  théologiens 
rationalistes  s'attaquèrent  à  l'idée  même  de  la  rémission  des 
péchés  et  la  transformèrent.  Au  point  de  vue  du  droit,  on 
entendait,  sous  cette  expression,  l'exemption  des  souffrances 
qui  constituaient  le  châtiment  de  la  faute.  En  analysant 
l'idée  de  cette  punition  divine,  on  arrive  à  distinguer  entre 
les  suites  naturelles  du  péché  et  son  châtiment  surnaturel. 
Les  premiers  étaient  le  trouble  de  la  vie  morale,  le  malaise 
et  la  honte  intérieure,  le  remords,  et  puis,  dans  l'organisme 
physique,  la  maladie,  la  pauvreté,  le  mépris  social,  etc. 
Le  second  consiste  dans  les  malheurs  extraordinaires,  sans 
lien  avec  la  faute  elle-même,  dont,  par  voie  surnaturelle. 
Dieu  frappait  certains  criminels,  comme  on  en  voit  plusieurs 
exemples  dans  l'Ancien  Testament  et  dans  les  histoires  des 

'  LiMBOKCH,  Thcol.  christ.,  III,  20-22.  Ce  théologien  caractérise  hii- 
mème  sa  théorie  comme  tenant  le  milieu  entre  deux  extrêmes  :  qnœ 
iiiter  diias  hasce  ex t renias  (doclrinas)  média  est. 


52  LA   DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

premiers  temps,  ou  encore  dans  la  menace  des  tourments 
de  l'Enfer  après  le  jugement  suprême.  Mais  plus  on  serrait 
de  près  cette  distinction,  plus  elle  paraissait  arbitraire  et 
vaine.  A  quoi  bon  ce  supplément  surnaturel  des  peines? 
Dieu  est-il  comme  ces  princes  humains  qui,  pour  maintenir 
l'ordre  dans  leurs  États,  sont  obligés,  à  cause  de  l'insuffi- 
sance des  lois  ordinaires,  d'intervenir  sans  cesse  de  leur 
personne,  pour  rétablir  leur  autorité?  Les  légendes  antiques 
s'évanouissent  devant  la  critique  sévère  des  textes,  et,  quant 
aux  tourments  de  l'enfer,  ceux-là  mêmes  qui  ne  les  niaient 
pas,  les  expliquaient  comme  une  suite  naturelle,  comme  le 
prolongement  même  des  conséquences  organiques  de  la 
faute  après  la  mort,  en  sorte  que  l'enfer  s'identilîait  de  plus 
en  plus  avec  l'état  de  péché  lui-même,  commençant  et 
finissant  avec  lui.  Dans  ce  point  de  vue,  il  est  clair  que  le 
pardon  des  péchés  ne  pouvait  aller  qu'avec  la  destruction 
du  péché  lui-même,  car  autrement,  il  restait  une  pure 
fiction  K 

Ici  encore  l'ancien  point  de  vue  forensique  reculait  devant 
le  point  de  vue  moral,  et  l'arbitraire  surnaturel,  devant  l'or- 
ganisme de  la  vie  spirituelle.  La  philosophie  morale  de 
Kant  acheva  d'affranchir  à  cet  égard  la  conscience  moderne. 
Désormais,  il  faudra  renoncer  à  chercher  dans  une  vertu 
magique  et  surnaturelle,  la  cause  de  l'efficacité  salutaire  de 
la  mort  de  Jésus  pour  nous  procurer  le  pardon  ;  elle  ne  sau- 
rait procurer  le  pardon  du  péché  que  dans  la  mesure  où  elle 
concourt  à  détruire  le  péché  lui-même.  Elle  ne  nous  sauve 
de  l'enfer  que  pour  autant  qu'elle  met  fin  à  l'état  de  péché 
et  nous  fait  entrer  dans  une  nouvelle  vie. 

'  Voir  toute  cette  discussion  dans  Baur,  Die  christliclie  Lehre  von 
dcr  Vcrsœhnung,  p.  508  et  ss.  Wegscheider,  Inst.  1 140  et  ss. 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  53 


IV.  —  Théories  modenu's  sur  la  mort  de  Jésus. 

C'est  dans  ce  sens  que  vont  toutes  les  théories  qui,  depuis 
lors,  ont  été  faites  pour  justitier  l'efficacilé  rédemptrice  de  la 
mort  du  Sauveur,  à  commencer  par  celle  de  Schleiermacher. 
Il  ne  saurait  être  question,  pour  ce  grand  théologien,  ni  d'une 
soutïiance  expiatoire  du  Christ,  qui  ferait  que  Dieu  nous 
pardonne,  ni  d'une  justice  active  dont  le  surcroît  viendrait 
combler  le  déticit  de  la  nôtre.  L'élément  rédempteur  se 
trouve  non  dans  la  mort  du  Christ,  mais  dans  la  force  et  la 
lumière  de  sa  conscience  religieuse,  au  bénéfice  de  laquelle 
nous  sommes  admis  par  la  foi  et  dans  laquelle  nous  trou- 
vons la  paix,  la  joie  et  le  salut.  Le  Christ  a  soulfert  pour 
nous,  uniquement  de  la  manière  dont  chaque  homme 
impliqué  dans  un  drame  historique  est  appelé  à  souffrir, 
par  l'effet  de  la  solidarité  humaine,  des  conséquences 
douloureuses  de  fautes  auxquelles  il  n'a  personnellement 
aucune  part.  Homme  parfait,  le  Christ  représente  et  résume 
en  lui  l'humanité  entière,  en  sorte  qu'à  le  bien  prendre,  s'il 
souffre  à  cause  de  nous  et  à  notre  place,  c'est,  en  réalité, 
l'humanité  qui  en  lui  et  par  lui  expie  son  péché.  Sa  mort 
n'est  point  la  cause  dune  expiation  objective  faite  devant 
Dieu  pour  le  péché,  mais  le  moyen  historique  d'une  expia- 
tion subjective  qui  se  fiiit  dans  la  conscience  humaine  parla 
foi,  par  la  mort  du  vieil  homme  et  la  naissance  de  l'homme 
nouveau  ^ 

Le  même  effort  vers  une  conception  morale  de  l'œuvre  du 
Christ  se  fait  jour  dans  la  théologie  luthérienne  avec 
Hofmann,  le  professeur  d'Erlangen.  L'idée  juridique  d'un 
châtiment  substitutif  est  remplacée  par  l'idée  du  dévouement 
jusqu'à  la  mort  pour  notre  salut.  On  peut  bien  parler  de 

'  Schleiermacher,  Dcr  christl.  Glaubc,  II  §^^,  100-105.  F.Bomfas,  La 
Doctrine  de  la  Rédemption  de  Schleiermacher,  18G2. 


54  LA    DOCTRINE    DE   l'eXPIATION 

sacrifice,  mais  uniquement  dans  un  sens  métaphorique, 
comme  serait  celui  d'une  mère  qui  s'exposerait  à  la  mort 
pour  sauver  la  vie  de  son  fils.  Ce  que  Jésus  a  souftert  n'est 
pas  plus  la  compensation  équivalente  de  la  peine  méritée 
par  nous,  que  ce  qu'il  a  fait  de  juste  et  de  bon  n'est  un 
supplément  à  notre  justice  en  déficit.  Sa  mort  ne  peut  être 
séparée  de  l'œuvre  de  sa  vie,  de  sa  mission  générale  qui  a 
été  de  manifester  à  la  fois  la  sainteté  et  l'amour  de  Dieu  K 

RoTHE  enfin,  ne  craint  pas  de  donner  raison  aux  objec- 
tions morales  des  sociniens  contre  l'ancienne  théorie.  Seule- 
ment ^  recherchant  la  cause  pour  laquelle  la  piété  de  l'Eglise 
reste  attachée  à  cette  dernière,  malgré  ses  vices  irrémé- 
diables, il  montre  cette  cause  dans  l'embarras  où  la  cons- 
cience chrétienne  se  trouve  entre  la  sainteté  et  l'amour  de 
Dieu,  qu'elle  maintient  l'une  et  l'autre  obstinément,  malgré 
qu'elle  ne  sache  pas  les  concilier.  La  mort  du  Christ  est 
justifiée  non  pas  en  ce  sens  qu'elle  est  la  cause,  mais  en  ce 
sens  qu'elle  est  le  moyen  nécessaire  de  la  Rédemption.  En 
elle,  le  péché  est  pardonné,  parce  qu'il  est  virtuellement 
détruit  2. 

En  Angleterre^  la  môme  évolution  s'est  déroulée  au  cours 
de  notre  siècle,  d'une  façon  indépendante  et  originale,  depuis 
l'impulsion  donnée  par  Coleridge  aux  idées  religieuses  et 
morales.  L'effort  et  le  souci  de  passer  de  la  conception  juri- 
dique à  une  conception  éthique  de  l'œuvre  de  salut,  s'af- 
firment puissamment,  depuis  lors,  dans  la  partie  la  plus 
active  et  la  plus  vivante  de  la  théologie  anglaise.  l\  suffira 
ici  de  rappeler  les  œuvres  et  les  tendances  que  représentent 
les  noms  de  Thomas  Arnold  et  de  Maurice  ^,  ceux  des  théo- 
logiens écossais,  Erskine  et  Campbell,  surtout  la  substan- 

'  HoFMANN.  Schutzscliriften,  cine  neue  Weise  alte  Wahreit  zu  leliren 
(4  broch.  185G-59). 

-  RoTHK,  Dogmatik.  II,  §  36-55. 

=*  F.-D.  Maurice.  Theolog.  Essays.  Doctrine  of  sacrifice,  1854. 

Th.  Erskine.  The  unconditional  freencss  of  the  Gospel,  1828.  The 
brazen  serpent  or  Life  coming  Ihrough  dealh,  1831.  The  doctrine  of 


ET   SON    EVOLUTION    HISTORIQUE  00 

tielle  et  neuve  prédication  de  F.  llobeitson  qu'on  a  pu 
appeler  à  quelques  égards  un  Vinel  anglais.  Il  entre  depuis 
lors  dans  l'usage  courant  d'enseigner  que  «  vie  éternelle  » 
et  (c.mort  éternelle  »  ce  ne  sont  pas  des  états  temporaires  et 
des  modes  futurs  de  ce  qui  surviendra  après  la  mort,  mais 
des  états  moraux  et  spirituels,  existant  dés  ici-bas,  et  carac- 
térisés par  l'union  ou  la  séparation  avec  Dieu  ;  que  le  con- 
tenu de  l'Évangile,  c'est  non  pas  la  crainte  des  peines  de 
l'enfer,  mais  l'amour  de  Dieu  pour  tous  les  hommes,  et  que 
les  châtiments  divins  sont  essentiellement  pédagogiques, 
c'est-à-dire  ont  en  vue  la  destruction  du  péché  et  le  salut  du 
pécheur.  L'idée  juridique  de  l'expiation  était  immédiatement 
renversée.  Christ  n'a  pas  été,  par  une  décision  légale  et  sur- 
naturelle de  Dieu,  chargé  de  nos  péchés  et  substitué  comme 
victime  expiatoire  à  l'humanité  ;  mais  il  s'est  uni  lui-même 
aux  pécheurs  et  a  pris  leur  fardeau  par  la  puissance  de  la 
sympathie  et  de  l'amour,  et  il  les  a  ainsi  élevés  au-dessus  de 
l'état  de  condamnation,  en  les  faisant  croire  à  l'amour  du 
Père.  C'est  par  la  foi  et  dans  la  foi  que  se  réalise  la  rédemp- 
tion, car  c'est  dans  la  foi  que  cesse  et  disparaît  la  séi)aration 
ou  l'antagonisme  entre  l'homme  et  Dieu.  Il  importe  j)eu  que, 
chez  la  plupart  des  théologiens  anglais,  cette  nouvelle  ten- 
dance s'allie  avec  bien  des  restes  de  l'ancienne  conception 
et  que  presque  tous  s'appliquent  à  coudre  ce  drap  neuf  au 

élection,  etc.  1837.  J.-M.  Campbell.  The  nature  of  atoncnient,  etc., 
5°  édit.  1878.  Voy.  encore  les  œuvres  de  A.  Bkuce,  de  Kin(;sley,  de 
Stanley,  etc. 

F.  RoBERTSON.  Voy.  surtout  le  sermon  sur  «  le  sacrifice  du  Christ  » 
serm.  III.  «  Le  mérite  de  la  mort  du  Christ  consista  dans  l'abandon 
de  sa  volonté  propre.  L'action  de  ce  sacrifice  sur  l'homme,  c'est  l'in- 
troduction dans  sa  nature  morale  de  ce  principe  de  renoncement  à 
soi.  Faites  bien  attention  :  Christ  n'est  i)as  mort  pour  nous  dispenser 
de  mourir,  mais  afin  que  nous  mourions  nous-mêmes  dans  sa  mort, 
et  que  tous  nous  devenions  dans  son  sacrifice  les  victimes  mêmes 
ofTertes  à  Dieu.  Cette  mort  est  identique  avec  la  vie;  cela  veut  dire 
que  se  donner,  renoncera  soi,  aimer,  cela  c'est  la  vie  même.  Le  sacri- 
fice de  la  Hédcmption  est  le  sacrifice  de  l'amour...  » 


56  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

vieux  habit  qui  tombe  en  pièces  ;  il  n'en  demeure  pas  moins 
que  la  vieille  théologie  est  morte  et  reste  dans  la  tradition 
de  l'Église,  comme  la  survivance  d'une  époque  abolie,  tandis 
que  seule,  la  nouvelle  pensée,  la  pensée  morale  se  montre 
vivante  et  féconde  ' . 

En  France  et  en  Suisse,  Vinet  fut,  sans  y  songer  ni  le 
vouloir,  mais  par  l'irrésistible  effet  de  sa  conception  morale 
du  christianisme,  l'initiateur  puissant  d'un  mouvement  tout 
semblable.  Il  n'attaqua  point  les  anciennes  idées;  mais, 
passant  par-dessous,  pour  pénétrer  jusqu'au  centre  de  la  vie 
chrétienne  et  à  la  moelle  de  l'Evangile,  il  se  trouva  porté, 
par  sa  psychologie  pénétrante  et  sincère,  par  l'analyse  des 
faits  moraux  du  salut,  bien  au  delà  des  constructions  juri- 
diques de  la  dogmatique  traditionnelle.  A  la  fin  de  sa  vie, 
se  retournant  vers  ces  croyances  de  sa  jeunesse,  il  ne  les 
reconnaissait  plus  :  «Je  ne  puis  croire,  écrit-il,  en  1844,  trois 
ans  avant  sa  mort,  à  la  siibsliliition.  La  translation  de  la 
coulpe  sur  l'innocent  est  décidément  contredite  par  nos 
notions  morales^.  »  Et  ailleurs  :  «  Ce  n'est  pas  parles  seules 
souffrances  comprises  entre  Gethsemané  et  le  Calvaire,  ou 
par  la  passion  proprement  dite,  que  Jésus  nous  sauve,  mais 
par  toutes  les  souffrances  de  sa  vie  qui  fut  tout  entière  une 

passion Ce  n'est  pas  même  par  les  souffrances  de  sa  vie, 

mais  par  toute  sa  vie Le  Christ  n'a  pas  souffert  tout  ce 

que  peut  souffrir  un  lils  d'homme;  la  haine,  l'envie,  la  con- 
fusion, le  remords  sont  restés  éloignés  de  son  âme  sainte. 
La  mort  de  la  croix  n'est  pas  un  châtiment  subi  comme  tel  ; 

^  Le  Christian  World,  de  nov.  1899  à  fév.  1900,  a  publié  sur  la  doc- 
trine de  l'expiation  devant  la  pensée  moderne,  une  longue  série  de 
consultations  dues  à  des  théologiens  de  diverses  écoles.  C'est  un 
tableau  très  exact  de  l'état  actuel  de  la  pensée  chrétienne  en  Angle- 
terre sur  ce  sujet.  La  tendance  éthique  s'y  manifeste  avec  une  singu- 
lière puissance.  —  Christ.  Conférence  Essays  edited  by  A.  Atkinson 
with  an  Introduction  by  the  right  rcv.  the  bishop  of  Hereford,  1900  ; 
surtout  l'essay  «  sur  l'expiation  »  du  prof.  G.  Henslow. 

-  A.  Vinet,  Lettres  II,  25. 


ET   SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  57 

mais  un  dévouements  »  Vinet,  au  moment  de  sa  mort,  se 
sentait  sur  le  seuil  d'une  révolution  ou  plutôt  d'une  réforme 
théologique,  qu'il  se  sentait  incapable  de  faire  lui-même, 
mais  qu'il  salue  et  justifie  par  avance,  comme  légitime  et 
nécessaire  :  «  La  Réformation,  disait-il  comme  principe,  est 
en  permanence  dans  l'Eglise,  conime  le  christianisme...  C'est 
le  christianisme  lui-même  se  restaurant  par  ses  propres 
forces.  Encore  aujourd'hui,  quelle  ([ue  soit  l'importance  du 
XVI"  siècle,  la  réformation  est  encore  une  chose  à  faire,  une 
chose  qui  se  refera  perpétuellement,  à  laquelle  Luther  et 
Calvin  n'ont  fait  que  préparer  un  chemin  plus  uni  et  plus 
large-.  » 

Des  hommes  plus  hardis  et  mieux  munis  d'érudition  his- 
torique et  critique,  se  présentèrent  pour  opérer  celte  révo- 
lution. Dans  la  Revue  de  théologie  de  Strasbourg,  Colani, 
Scherer,  Trottet,  Réville  et  d'autres  encore  montrèrent  com- 
ment les  résultats  de  la  psychologie  de  Yinet  faisaient  sauter 
les  anciens  bastions  de  la  dogmatique.  Le  caractère  de  la 
réforme  qui  s'imposait,  se  précisait  de  plus  en  plus  :  il  s'agis- 
sait de  faire  passer  la  pensée  chrétienne  du  point  de  vue  du 
droit  à  celui  de  la  conscience  et  de  l'élever  de  la  légalité  à 
la  moralité-'. 

Là  même  où  l'on  voulait  rester  autant  que  possible  attaché 
à  la  tradition  du  passé,  on  s'essayait  de  trouver  à  la  doc- 
trine de  la  substitution  un  fondement  nouveau,  dans  le  fait 
moral  de  la  solidarité.  On  renonçait  à  justifier  la  condam- 
nation expiatoire  du  Christ,  par  la  nécessité  de  satisfaire  la 
justice  divine;  on  insistait  uniquement  sur  le  lien  organique 
qui  unissait   le  Fils  de  l'homme  à  toute  son  espèce.  Cette 

'  Esprit  (le  Vinet,  p.  45  et  l(i  et  encore  VM,  144,  l.Vi. 

^  AsTiË,  art.  Vinet,  dans  rEncN'cl.  des  se.  rel.  XII,  supplément,  p.  1122. 
WiLF.  MoxoD,  Vinet  douleur,  1000. 

3  Revue  de  th.  de  Strasb.  Vol.  IV,  V,  VI,  XIV,  etc.  .\stik,  la  rel.  de 
la  rédemption.  Revue  chrét.,  vol.  XIV,  Théol.  alleni.  contemp.,  187."). 
Mélanges  de  théologie  et  de  philosophie,  1878. 


58  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATIOX 

argumentation  dont  la  première  esquisse  a  été  iournic  par 
Ch.  Sccrétan  et  que  tant  d'orateurs,  entre  lesquels  il  faut 
citer  E.  Bersier,  Ed.  de  Pressensé  et  Ch.  Bois,  ont  riche- 
ment développée,  a  l'avantage  d'être  moderne;  mais  il  s'agit 
de  savoir  si,  en  bonne  logique,  l'argument  ne  ruine  pas 
l'ancien  édifice  qu'il  devait  étayer. 

Il  est  vrai  ([ue  ceux  qui  l'ont  le  plus  fait  valoir,  n'en  ont 
jamais  développé  avec  quelque  logique  les  plus  élémentaires 
conséquences.  Du  point  de  vue  purement  historique  et  psy- 
chologique de  la  solidarité,  ils  passent  sans  s'en  douter,  et  ils 
concluent  à  la  formule  essentiellement  supranaturaliste  et 
métaphysique  de  l'expiation  juridique.  C'est  tout  juste  la  con- 
clusion contraire  qu'on  ferait  apparaître,  le  jour  où,  restant 
dans  l'ordre  et  dans  l'analyse  des  faits  moraux  du  salut,  on 
verra  le  péché  trouver  naturellement  son  châtiment  dans  sa 
coiilpe  et  ses  suites,  sans  qu'aucune  sentence  juridique  supplé- 
mentaire et  surnaturelle  de  la  part  de  Dieu  intervienne,  et  la 
vie  éternelle  sortir  naturellement  et  organiquement  de  la  jus- 
tification et  de  la  régénération,  comme  la  fleur  glorieuse  sort 
organiquement  du  germe  obscur,  sans  qu'une  décision  spé- 
ciale de  Dieu  soit  encore  ici  nécessaire.  La  loi  de  solidarité 
explique  très  bien  comment  et  pourquoi  Jésus  souffre  des 
conséquences  de  fautes  qu'il  n'a  pas  commises;  mais  ces 
conséquences  sont  des  .conséquences  historiques  et  natu- 
relles. Jésus  souffre  p^.us  et  mieux,  mais  il  ne  souffre  pas 
autrement  que  Socrate,  les  martyrs,  les  sages,  les  bons  en 
un  mot,  engagés  par  la  vie  dans  les  drames  que  tissent 
ici-bas  les  crimes  des  méchants.  Il  n'y  a  plus  lieu  de  parler 
d'une  condamnation  particulière  et  surnaturelle  atteignant 
Jésus  sur  la  croix.  En  d'autres  termes  l'explication  par  la 
solidarité  des  souffrances  du  Christ  et  de  leur  efficacité  salu- 
taire, si  l'on  ne  veut  pas  se  payer  de  mots,  ne  mène  pas  au- 
delà  de  la  théorie  de  la  Rédemption  de  Schleiermacher  *. 

1   Ch.    Secrktan.    Pliilos.    de    la    liberté,     T.    II,   3"    édit.,    1870. 
Recherche  de  la  méthode,  1857,  passim.,  de  Pressensé,  le  Rédenip- 


ET    SON    ÉVOLITIOX    HISTORIQUE  59 

A  droite  et  à  gauche  de  cette  évolution  théologique  cen- 
trale, deux  courants  se  faisaient  sentir,  comme  toujours,  qui 
portaient  aux  extrêmes  contraires.  Des  sectes  piétistes  don- 
nèrent à  l'ancienne  doctrine  un  caractère  sensuel  et  mys- 
tique qu'elle  n'avait  pas.  On  eut  dans  le  protestantisme  le 
triste  pendant  du  culte  du  Sacré-Cœur  de  ^hu•ie  Alacoque. 
Dans  ces  conventicules  et  dans  la  littérature  qui  en  sortait,  il 
n'était  plus  question  que  de  sang,  de  blessures,  de  marques 
de  clous,  d'agnelet  immolé,  de  parfum  cadavéreux.  Toute 
cette  prédication  et  cette  théologie  de  sang,  que  cultive  en- 
core de  nos  jours  l'armée  du  salut,  n'est  qu'une  superstition 
morbide  que  le  protestantisme  devrait  laisser  à  l'Eglise  de 
Rome  qui  ne  peut  plus  se  passer  aujourd'hui  de  Lourdes  et 
du  Sacré-Cœur.  Les  sociniens  et  les  anciens  rationalistes 
ont  aussi  leur  postérité.  Ils  réduisent  le  salut  à  l'améliora- 
tion morale,  et  l'on  ne  voit  plus  alors  ce  qui  les  sépare  en- 
core d'une  simple  école  de  philosophie.  Du  moins,  servent- 
ils  à  bien  poser  le  problème  et  à  définir  le  point  précis  qui 
fait  la  difficulté.  Sans  doute,  la  fm  du  péché  en  nous  par  une 
sanctification  parfaite,  amènerait  la  j)lénitude  de  l'affran- 
chissement et  du  salut.  Mais  voici  :  celle  sanctification  pro- 
gressive est  condamnée  à  un  fatal  échec  si,  d'abord,  notre 
vieille  conscience  du  péché  n'est  anéantie  devant  Dieu.  Le 
remords,  ce  malaise  moral,  voilà  ce  qui  nous  rend  irrémé- 
diablement faibles  et  méchants.  Nous  sommes  dès  lors  dans 
un  cercle  mauvais  :  pour  jouir  de  la  communion  pleine  avec 
Dieu,  pour  être  sauvés,  il  faudrait  arriver  à  la  pleine  justice  : 
mais  pour  arriver  à  la  justice,  pour  pouvoir  même  y  mar- 
cher, il  faudrait  être  déjà  en  communion  paisible  avec  Dieu, 
se  sentir  pardonné  et  sauvé.  Et  ce  n'est  pas  même  tout.  En 
raisonnant  ainsi,  nous  ne  sortons  pas  du  point  de  vue  légal. 
Or,  l'homme  ne  saurait  arriver  au  salut,  au  ])lein  et  libre 

teur,  1859.  F.  Monnieu,  Essai  sur  la  Hédemption,  1857.  K.  Bersiek, 
la  Solidarité,  18()9.  Ch.  Bois,  Rev.  de  th.  de  Strasb.,  Du  péché,  1857. 
Revue  théol.  de  Montauban. 


60  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

épanouissement  de  son  être,  sous  le  régime  de  la  religion 
de  la  loi,  fût-ce  de  la  loi  morale.  L'Évangile  n'est  pas  un 
simple  supplément  à  la  loi;  il  est  une  religion  d'un  autre 
ordre.  S'il  commence  par  la  prédication  du  pardon  des 
péchés,  c'est  pour  élever  la  conscience  humaine  à  la  reli- 
gion de  la  grâce,  qui  non  seulement  l'affranchit,  mais  devient 
en  elle  le  principe  d'une  moralité  supérieure,  de  la  moralité 
que  crée  l'amour,  en  opposition  à  la  moralité  que  crée  la  loi. 
Le  Christ  a  donné  son  sang  pour  sceller  cette  nouvelle 
alliance  entre  l'homme  et  l'Eternel,  et  c'est  à  ce  point  de  vue 
que  sa  mort  peut  et  doit  être  comprise  en  relation  intime 
avec  la  prédication  du  pardon  des  péchés. 

Cette  longue  histoire  peut  être  aisément  résumée  ;  elle  se 
divise  en  trois  périodes  qui  se  succèdent  et  représentent  trois 
conceptions  différentes  de  l'œuvre  du  salut.  La  première, 
celle  des  Pères  de  lÉglise,  est  dominée  par  la  notion  my- 
thologique d'une  rançon  payée  par  Dieu  à  Satan.  Bien  qu'elle 
se  rattache  à  la  métaphore  biblique  du  rachat  et  de  la  ran- 
çon, cette  conception  n'en  est  pas  moins  le  produit  d'habi- 
ludes  mythologiques  de  penser,  qui  survivaient  dans  l'ère 
nouvelle  et  asservissaient  l'imagination  des  premiers  chré- 
tiens. La  seconde  période,  qui  va  des  premiers  temps  de  la 
scolastique  à  la  fin  du  wiv  siècle,  est  dominée  par  la  concep- 
tion juridique  d'une  satisfaction  objective  donnée  à  Dieu, 
sous  forme  de  dette  payée  à  un  créancier  ou  de  peine 
substitutive  agréée  par  le  juge.  Cette  conception  a  sa  racine 
dans  la  métaphore  biblique  d'une  dette  ou  d'un  châtiment 
dus  par  le  pécheur.  Mais  elle  n'apparaît  pas  moins  comme 
la  revanche,  dans  la  théologie  du  moyen  âge,  des  idées  légales 
du  pliarisaïsme  et  de  son  code  de  justice  fondé  sur  la  peine 
du  talion.  Enfin  la  troisième  période  ou  la  période  moder- 
ne est  marquée  par  l'effort  de  la  pensée  chrétienne  pour  sai- 
sir et  interpréter  le  salut  religieux  comme  un  fait  essentiel- 
lement moral  qui  se  passe,  non  plus  dans  le  ciel,  mais  dans 
la  conscience.  S'élever  des  conceptions  païennes  aux  concep- 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  01 

tiens  juives,  et  du  légalisme  de  ces  dernières  à  la  religion  de 
l'amour,  passer  du  point  de  vue  juridique  au  point  de  vue 
purement  moral,  tel  est  donc  la  signification  et  le  sens  dans 
lequel  elle  nous  invite  à  marcher. 


CONCLUSION 
I 

Pour  accomplir  la  tache  qui  incombe  aujourd'hui  à  la 
pensée  chrétienne,  il  s'agit  de  débarrasser  enfui  le  vieux 
dogme  des  notions  vieillies  dans  lesquelles  il  a  été  conçu  et 
est  resté  enfermé.  Ces  notions  correspondantes  à  un  état  in- 
férieur de  la  conscience  religieuse,  ne  conviennent  plus 
pour  expliquer  et  traduire  les  expériences  et  les  révéla- 
tions de  la  conscience  chrétienne.  Ce  sont  de  grossiers 
miroirs  dans  lesquels  les  réalités  supérieures  se  déforment. 
La  mort  du  Christ  est  un  acte  essentiellement  moral,  dont 
la  signification  et  la  valeur  proviennent  uniquement  de  l'in- 
tensité de  la  vie  spirituelle  et  du  sentiment  de  l'amour  dont  il 
témoigne.  Assez  longtemps,  on  l'a  fait  entrer  dans  les  caté- 
gories antiques  et  grossières  du  sacrifice  rituel  et  de  la  satis- 
faction pénale.  Il  serait  temps  de  laisser  tomber  ces  vieux 
oripeaux,  de  considérer  cette  mort  du  Christ  en  elle-même, 
en  partant  du  sentiment  moral  qui  l'a  inspirée. 

Par  exemple,  les  idées  de  mérite  et  de  saiisfaclion  cadrent- 
elles  avec  le  principe  essentiellement  différent  de  la  religion 
de  la  grâce,  de  la  rédemption  par  l'amour?  N'est-on  pas  tout 
de  suite  condamné  au  plus  grossier  contre-sens,  quand  on 
parle  des  mérites  que  le  Christ  s'est  acquis  devant  Dieu  et 
qui  peuvent  du  dehors  être  reportées  sur  nous?  Cette  idée 
de  mériter,  n'est-elle  pas  au  fond  anliévangélique?  N'aurait- 
elle  pas  choqué  la  conscience  filiale  de  Jésus  ?  Ne  nous  ra- 
mène-t-elle  pas  fatalement,  si  nous  voulons  construire  avec 
elle  une  doctrine  chrétienne,  à  la  religion  de  la  loi  ?  Rom.  IV 


LA    DOCTHIXE    DE    l'eXIMATIOX  ()3 

1-4.  lit  n'est-il  pas  très  remarquable  que  ces  mots  «  mérites 
du  Christ  »  ne  sont  jamais  venus  dans  la  bouche  ou  sous  la 
plume  des  auteurs  du  Nouveau  Testament  ? 

H'faut  en  dire  autant  de  l'idée  de  sdtis/'actioii.  Le  mot  se 
trouve  pour  la  première  fois  dans  Tertullien  ap])liqué  aux 
œuvres  de  pénitence,  non  à  l'œuvre  du  Christ.  11  n'a  pas  de 
correspondant  en  grec,  et  on  ne  rencontre  pas  l'idée  qu'il 
exprime  dans  les  Pères  d'avant  Nicée.  A  plus  forte  raison, 
elle  est  absente  du  Nouveau  Testament,  et  il  suffit  de  la  raj)- 
procher  de  la  piété  de  Jésus  envers  le  Père,  pour  sentir  aus- 
sitôt combien  elle  lui  est  contradictoire.  «  Il  faut  punir  » 
quand  même  ;  c'est  la  loi  juive  et  romaine.  Pardonner  à  ([ui 
se  repent  de  tout  son  cœur,  c'est  la  prédication  de  l'Évangile. 
Ce  qui  fait  la  supériorité  de  la  notion  chrétienne  du  Père,  c'est 
précisément  de  s'élever  au-dessus  du  sentiment  de  repré- 
sailles et  de  vengeance,  c'est  de  vouloir,  non  la  mort  du  pé- 
cheur, mais  sa  conversion  et  sa  vie.  De  quelle  sdtisfacUoii  a 
besoin  le  Père  de  la  parabole  pour  pardonner  à  l'enfant  re- 
pentant qui  revient  à  lui  ? 

Les  notions  de  sacrifice,  (ïoblation,  de  prnpifidlioii  ou 
cV expiation  proviennent  des  cultes  antérieurs  au  christianis- 
me, et  à  moins  d'admettre,  avec  l'auteur  de  l'épîtrc  aux  Hé- 
breux, l'institution  divine  de  ces  formes  cultuelles  élémen- 
taires et  grossièrement  anthropomorphiques,  il  est  impossi- 
ble de  rapprocher  autrement  que  par  métaphore  la  mort  du 
Christ  sur  la  croix  du  rite  de  la  victime  immolée  et  brûlée 
sur  l'autel. 

Pour  réaliser  sur  le  Calvaire  l'idée  du  sacrifice  anlicpie,  il 
faut  faire  de  la  croix  un  autel,  des  bourreaux  du  Christ,  des 
prélres  sacrificateurs,  ou  bien  dire  que  Jésus  a  été  tout  en- 
semble et  prêtre  et  victime  ;  encore  la  symétrie  et  la  corres- 
pondance restent-elles  imparfaites,  car  Jésus  ne  s'attache  pas 
lui-même  à  la  croix.  Sans  doute,  on  peut  littérairement  se 
plaire  à  cet  ingénieux  parallèle;  mais,  en  le  développant,  on 
ne  fera  jamais,   comme  l'auteur  de  l'épilre  aux   Hébreux, 


64  LA   DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

qu'une  allégorie  où  les  mots  seront  d'un  côté  et  la  nature 
réelle  des  faits  de  l'autre. 

Encore  faut-il  noter  une  différence  essentielle  entre  cette 
mort  du  Christ  et  le  sacrifice  de  l'autel.  Dans  ce  dernier,  on 
ne  demandait  pas  le  consentement  de  la  victime.  Celle-ci 
restait  récalcitrante  sous  le  couteau  du  sacrificateur.  C'était 
l'odeur  de  son  sang  et  la  fumée  de  sa  chair  brûlant  sur  l'au- 
tel qui,  montant  aux  narines  de  Jahveh,  apaisait  sa  colère 
par  l'agréable  sensation  qu'elles  lui  faisaient  éprouver.  Qu'est- 
ce  qui  fait  la  valeur  morale  et  religieuse  de  la  mort  du  Christ  ? 
N'est-ce  pas  tout  au  contraire  l'amour  dont  son  âme  était 
pleine,  son  obéissance  parfaite  à  la  volonté  du  Père,  le  don 
de  sa  vie  à  la  cause  même  de  l'Evangile  qu'il  avait  prêché,  et 
à  celle  du  royaume  de  Dieu,  de  ralliance  nouvelle  qu'il  avait 
fondée?  Supprimez  de  la  mort  de  Jésus  cet  élément  moral,  ce 
dévouement  personnel  absent  de  l'ancien  sacrifice,  en  quoi, 
je  le  demande,  le  supplice  du  Saint  et  du  Juste  différait-il  d'un 
supplice  ordinaire  ?  L'assimilation  de  cette  mort  au  sacrifice 
rituel  des  religions  anciennes,  loin  de  l'exalter,  la  rabaisse 
donc  positivement  et  en  laisse  échapper  le  seul  élément  im- 
portant, le  seul  qui  lui  donne  son  caractère  si  pathétique  et 
si  touchant. 

Acte  de  dévouement  absolu,  la  mort  du  Christ  n'appar- 
tient pas  à  l'ordre  des  sacrifices  rituels,  mais  à  un  ordre  infi- 
niment plus  élevé,  à  l'ordre  moral.  Socrate  refuse  de  sortir 
de  prison  et  de  fuir,  par  respect  pour  les  lois  de  son  pays. 
Winkelried  se  dévoue  à  Sempach  et  prend  à  brassée  les  pi- 
ques autrichiennes,  pour  frayer  une  route  à  ses  compagnons  ; 
le  chevalier  d'Assas,  en  mourant,  donne  la  victoire  à  sa  pa- 
trie. El  l'on  parle  dans  l'histoire  du  sacrifice  de  ces  héros. 
Mais  qui  ne  voit  que  le  mot  a  j)ris  un  sens  moral,  qu'il  est 
devenu  une  métaphore  dont  tout  le  monde  se  sert,  mais 
dont  personne  n'est  dupe.  Il  ne  faut  pas  être  davantage  dupe 
du  mot  quand  on  parle  du  sacrifice  du  Christ.  Ramener  le 
mot  à  sa  signification  primitive  de  rite  religieux,  et  tirer  de 


ET   SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  65 

cette  vieille  notion,  par  déduction  logique  purement  formelle, 
une  doctrine  métaphysique  sur  la  mort  du  Sauveur,  c'est 
s'abuser  soi-même  de  la  plus  naïve  façon.  Nos  langues  sont 
ainsi  faites  qu'elles  sont  pleines  d'expressions  traditionnelles 
dont  le  sens  premier  s'est  évanoui,  et  qui  ne  subsistent  qu'à 
titre  d'images  poétiques  et  populaires.  Ainsi  de  l'écharpe 
d'Iris,  ainsi  de  la  course  dePhébée  à  travers  les  étoiles.  Cha- 
cun sait  très  bien  le  phénomène  naturel  désigné  de  cette 
façon  par  les  poètes.  De  même  quand  on  célèbre  l'oblation 
sainte  et  d'agréable  odeur  offerte  à  Dieu  sur  la  croix,  nous 
serions  de  bien  infidèles  chrétiens,  si  nous  ne  saisissions  pas 
aussitôt  l'acte  moral  qui  constitue  la  valeur  de  la  mort  de 
Jésus  et  en  oubliions  ou  méconnaissions  la  nature. 

Nous  ne  sommes  plus  dans  le  cadre  inférieur  d'un  rituel 
sacerdotal  ;  nous  sommes  dans  les  plus  saintes  réalités  de  la 
vie  morale. 

Il  faut  en  dire  autant  de  l'idée  de  rançon  et  de  la  méta- 
phore qu'elle  fournit  encore  au  langage  religieux.  Certes,  il 
sera  toujours  permis  de  dire  queLéonidas  ou  Winkelried,en 
mourant,  ont  payé  «  la  rançon  »  de  l'indépendance  de  la 
Grèce  ou  des  cantons  helvétiques.  De  même  il  est  permis  de 
dire  que  Jésus  a  payé  «  la  rançon  »  du  pécheur  qui,  dans  sa 
communion  avec  lui,  dans  sa  vie  et  dans  sa  mort,  a  trouvé 
l'assurance  du  pardon  de  ses  péchés  et  de  sa  réconciliation 
avec  Dieu.  Mais,  s'arrêter  à  cette  idée  de  rançon,  au  contrat 
qu'elle  implique,  aux  anthropomorphismes  dont  elle  ne  peut 
se  dégager,  partir  de  là  et  spéculer  à  grands  renforts  de  syl- 
logismes purement  verbaux,  pour  décider  si  la  rançon  a  été 
payée  à  Dieu,  qui  n'en  avait  nul  besoin,  ou  au  diable,  qui  n'y 
avait  nul  droit,  c'est  se  condamner  à  l'absurde  et  c'est,  par  sur- 
croît, blesser  gravement  le  principe  même  de  la  conscience 
chrétienne.  Et  dire  que  la  dogmatique  traditionnelle  s'est 
constituée  presque  tout  entière  par  ce  procédé,  opérant  avec 
des  notions  antiques  et  rudimentaires,  transformant  des  mé- 
taphores en  formules  dogmatiques,  pour  traduire  les  expé- 


66  LA    DOCTRINE    DE    l'EXPIATION 

riences  les  plus  pures  de  la  piété  chrétienne  !  Après  avoir 
ainsi  pensé  la  foi  chrétienne  durant  des  siècles  mythologi- 
quement  ou  catholiquement,  ne  serait-il  pas  temps  de  penser 
enfin  évangéliquement  les  réalités  évangéliques? 


II 


La  plus  grave  conséquence  de  l'ancien  point  de  vue  juri- 
dique et  légal,  ce  fut  d'introduire  un  dualisme  irréductible 
dans  la  notion  chrétienne  de  Dieu,  c'est-à-dire  de  détruire 
la  notion  du  Père  que  Jésus  nous  a  révélé.  On  a  fait  surgir, 
en  effet,  un  conflit  interne  entre  sa  justice  et  sa  clémence, 
de  façon  que  l'une  ne  se  pouvait  plus  exercer  sans  offenser 
l'autre.  Le  Christ,  au  lieu  d'être  le  sauveur  des  hommes,  est 
devenu  un  médiateur  intra-divin  dont  l'office  essentiel  était 
de  réconcilier  en  Dieu  ses  attributs  hostiles  et  de  faire  la 
paix  et  l'unité  en  Dieu  même.  On  appelait  cela  de  la  haute 
métaphysique  ;  c'était  pure  mythologie . 

L'œuvre  de  restauration  dogmatique,  ici,  doit  donc  com- 
mencer par  la  restauration  de  l'idée  du  Dieu  Père.  Dieu  n'a 
pas  besoin  d'être  réconcilié  avec  lui-même  ;  il  n'a  pas  besoin 
de  médiateur  en  lui,  car  il  est  un,  il  est  un  dans  le  châ- 
timent du  péché  et  dans  le  salut  des  pécheurs.  Paul  le  dit 
expressément.  Gai.  III,  20  :  ô  oï  <j.z7irf,;  ho;  ojx  £tt!,v,  o 
oà  Szb;  si-  £TT',v.  C'est  ce  qui  apparait  mieux  encore 
dans  l'enseignement  de  Jésus-Christ.  Le  Père  est  parfait,  et 
sa  perfection  consiste  en  ce  que  sa  lionté,  c'est  de  la  justice, 
et  que  sa  justice,  c'est  encore  de  la  bonté.  (Matth.  V,  44-48.) 
Notion  inférieure  de  la  justice  que  celle  qui  réclame  le  châ- 
timent pour  le  châtiment  même,  pour  le  plaisir  de  faire 
souffrir.  La  vraie  et  divine  justice  poursuit  le  triomphe  du 
bien  sur  le  mal,  et  dès  lors  nécessairement  se  confond  avec 
l'amour,  car  elle  se  donne,  se  communique  comme  lui, 
poursuivant  la  même  fin.  L'amour  de  môme  est  saint,  car 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  67 

son  dernier  désir  est  de  nous  délivrer  du  mal.  Dans  la 
pensée  religieuse  de  Jésus,  le  pardon  des  j)échés  et  la  des- 
truction du  péché  sont  inséparables  et  se  conditionnent 
moralement,  l'un  restant  illusoire  ou  vain  sans  l'autre. 
Voilà  pourquoi  la  volonté  rédemptrice  est  une  dans  le  Père, 
son  amour  pour  les  pécheurs  travaillant  pour  le  triomphe 
universel  de  sa  justice,  et  sa  justice  ne  se  manifestant  que 
pour  réaliser  son  dessein  d'amour.  Et  c'est  pour  cette  raison 
que  Dieu  n'a  besoin  ni  de  médiation,  ni  de  satisfaction.  Le 
Père  est  satisfait  si  l'enfant  prodigue,  reconnaissant  ses  éga- 
rements et  condamnant  ses  fautes,  se  repent  sérieusement  et 
revient  à  la  maison  paternelle.  D'un  bout  à  l'autre  de  l'Évan- 
gile, le  pardon  des  péchés  est  promis,  sans  plus,  à  la  repen- 
tance  et  à  la  foi,  parce  qu'en  effet,  la  repentance  et  la  foi 
sont,  dans  la  vie  intérieure  de  l'âme,  le  commencement  de  la 
défaite  et  de  la  destruction  du  péché. 

Parti  du  légalisme  pharisien,  l'apôtre  Paul  semble  un 
instant  s'arrêter  à  l'antithèse  de  la  colère  de  Dieu,  opyr,  ÔsoO 
et  de  la  grâce  de  Dieu  /âp'-;  Bsoj.  Mais  ce  n'est  qu'un  point  de 
départ.  Les  deux  notions  se  concilient  dans  une  notion 
supérieure,  dans  celle  de  la  o'.xa-.oTjvr,  BsoCî  qui  s'est  manifestée 
dans  Jésus-Christ  et  va  par  la  foi  à  tous  les  croyants  ;  justice 
de  Dieu  non  seulement  punissante,  mais  justifiante,  non 
seulement  négative  par  la  peine  infligée,  mais  positive  par 
la  justification  accomplie,  et  seule  vraiment  digne  de  celui  qui 
veut  se  montrer  juste,  en  justifiant  et  en  sauvant  le  pécheur  : 

si;  TO  slva'.  a'jTOV  oixa'.ov  xal  oua'.oûvxa  tov  sx  tc'Ittôo);.  Rom.  III, 
21-27.  On  sait  assez  d'ailleurs  que  Paul  ramène  tout  le  plan  de 
salut  à  la  libre  bonne  volonté  de  Dieu,  sOooxia,  que  rien  ne 
détermine  qu'elle-même,  et  qui  détermine  tout.  (Eph.  1,  5  ; 
Phil.  II,  13  ;  Rom.  VIII,  28.)  Dans  ce  point  de  vue  il  serait 
absurde  de  parler  de  médiation  interne  en  Dieu,  ou  de  satis- 
faction extérieure  qui  devrait  lui  être  accordée  avant  la 
mise  en  mouvement  de  sa  libre  et  bonne  volonté.  Pour  Paul 
comme  pour  Jean,   l'envoi  de  Jésus  dans  le  monde,  et  sa 


68  LA   DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

mort,  sont,  non  pas  la  cause,  mais  l'efTet  et  la  manifestation 
de  la  miséricorde  divine.  (Jean  III,  16.)  Tout  autre  point  de 
vue  est  contradictoire  à  la  nature  même  de  l'Évangile  apos- 
tolique. 

A  cette  idée  chrétienne  du  Dieu-Père,  à  cette  union  ou 
pénétration  morale  de  la  justice  et  de  l'amour,  d'une  justice 
qui  sauve  et  d'un  amour   qui  sanctifie,    correspond   exac- 
tement la  prédication  des  prophètes,  du  Christ  et  des  apôtres, 
la  prédication  de  la  bonne  nouvelle  du  pardon  des  péchés 
procédant  de  la  seule  miséricorde  de  Dieu  et  offerte,  sans 
autre  condition,  à  la  repentance  et  au  retour  du  pécheur. 
Cette   prédication  est  unanime.   Les  prophètes   refusent  la 
rémission  des  péchés  et  leur  effacement  aux  sacrifices,  aux 
jeûnes,  aux  pompes  du  culte  ;  en  revanche  ils  la  promettent 
au  cœur  contrit,  à  la  volonté  retournée,  à  la  repentance  et  à 
la  confiance  en  la  grâce  souveraine  de  Dieu.  (Osée  V,  15  — 
VI,  6  ;  Amos,  V,  21-24.    Es.  I,   10-19.    LV,  6-13  ;  LIX,  20  ; 
Jérém.  III,  12-14;  Ézéch.  XYIII,  21-24.)  «  Je  ne  prends  pas 
plaisir  à  la  mort  du  pécheur,  mais  qu'il  revienne,  se  conver- 
tisse et  qu'il  vive.  »  (Michée  VI,  6-7.  Ps.  LI,  XXXII,  3-6)  : 
«  Tant  que  je  fus  muet,  mes  os  se  consumaient...  Je  l'avouai, 
mon  péché,  et  je  ne  cachai  point  mon  crime...  et  tu  par- 
donnas le  crime  de  mon   péché.   »  Mais  à  quoi  bon  accu- 
muler des  textes?  N'est-ce  pas  l'essence  même  de  la  prédi- 
cation prophétique,  le  fondement  de  la  piété  et  de  l'espé- 
rance du  pieux  Israélite  ?  Jean  Baptiste   reprend  la  prédi- 
cation des  prophètes  et  joint  la   rémission  des  péchés  à  la 
repentance  et  à  la  conversion.  (Marc,  I,  4;  Matth.  III,  2.)  Jésus, 
à  la  prédication  de  la  repentance,  ajoute  l'Evangile,  dont  il 
résume  le  contenu  dans  la  parabole  de  l'enfant  prodigue  et 
dans  celle  du  péager.  A-t-il  jamais  fait  dépendre  la  rémission 
des  péchés  d'autre  chose  que  de  la  miséricorde   infinie  du 
Père  ?  Les  apôtres  n'ont    pas   prêché   autrement  (Act.  II, 
37-39  et  surtout   III,    19  ;    V,    31  ;    XVII,   30  ;   XXVI,   20  ; 
1  Jean  I,  9  ;  Jacq.  IV^  6-11)  :  «  Approchez-vous  de  Dieu,  il 


l 


i:t  son  kvolu'j  ion  historique  69 

s'approchera  de  vous  »,  etc.  La  repentancc  n'est  pas,  sans 
doute,  la  cause  de  la  rémission  des  pècliés  ;  cette  cause  est 
uniquement  dans  l'amour  du  Père  pour  ses  enfants;  mais 
la  répentance  en  est  la  condition  indispensable  et  suffisante. 
Sans  elle,  la  rémission  des  péchés  est  une  déclaration  vaine, 
un  flatiis  vocis  ;  avec  elle,  le  pardon  se  réalise  dans  le  cœur 
par  la  confiance  en  Dieu,  car  il  est  impossible  de  se  repré- 
senter Dieu  Père,  repoussant  un  de  ses  enfants  qui  vient  à 
lui,  en  se  condamnant,  en  déplorant  ses  fautes  et  en  deman- 
dant le  pardon. 

Et  qu'on  ne  fasse  pas  ici  intervenir  la  nécessité  d'une 
expiation  autre  que  cette  répentance  du  cœur.  On  croit 
demander  plus,  on  demande  moins.  Le  juge  et  la  loi  ter- 
restres peuvent  se  contenter  de  cette  expiation  stérile,  par  la 
peine  qui  fait  tomber  la  tête  du  coupable,  sans  faire  fléchir 
son  cœur,  ni  vaincre  sa  volonté.  En  fait,  c'est  la  loi  qui  se 
trouve  vaincue  par  le  mal  qu'elle  veut  punir  ;  c'est  la  justice 
qui  est  tenue  en  échec  par  la  résistance  du  criminel.  La  jus- 
tice de  Dieu  vise  plus  haut  et  plus  loin;  elle  vise  à  sur- 
monter le  mal  par  le  bien  ;  et  combien  n'est-elle  pas  plus 
vraiment  satisfaite,  quand  le  cœur  du  méchant  s'amollit, 
quand  il  se  condamne  lui-même,  quand  les  larmes  coulent 
de  ses  yeux  sur  ses  propres  péchés,  quand  il  tombe  à  genoux 
et  s'écrie  :  «  0  Père,  sois  apaisé  envers  moi  criminel  !  » 
Serions-nous  assez  aveugles,  pour  ne  pas  voir  combien  la 
doctrine  biblique  de  la  rémission  des  péchés  assurée  à  la 
répentance  est  moralement  plus  haute  et  plus  précieuse  que 
les  impuissantes  expiations  rituelles  ou  les  vaines  satisfac- 
tions juridiques  ? 

Pour  l'œuvre  du  salut  des  pécheurs,  Jésus  n'avait  donc 
pas  à  agir  sur  Dieu,  dont  l'amour  avait  pris  et  gardé  à  jamais 
l'initiative  du  pardon.  Dieu  n'a  pas  besoin  d'être  rapproché 
de  l'homme  et  réconcilié  avec  lui  ;  mais  c'est  l'homme  qui  a 
besoin  d'être  ramené  à  Dieu.  Et  l'œuvre  à  accomplir  à  cet 
égard  n'en  reste  pas  moins  immense  et  nécessaire. 


70  LA    DOCTRINE   DE    l'eXPIATION 

Puisque  le  pardon  des  péchés  ne  se  peut  réaliser  que  par 
la  repentance  et  le  retour  à  Dieu  de  ceux  qui  se  sont  écartés 
de  lui,  l'œuvre  du  Christ  sera  de  réaliser  dans  l'individu  et 
dans  l'humanité,  cet  état  de  repentance  dans  lequel  seul  le 
pardon  du  Père  peut  avoir  son  efficacité.  A  tous  les  renonce- 
ments, à  tous  les  efforts  de  sa  vie  sainte,  Jésus  ajoute  ses 
souirrances  et  sa  mort,  pour  mieux  manifester  encore  son 
amour  et  son  dévouement,  et,  par  ce  dévouement  et  cet 
amour,  toucher  enfin  les  cœurs  que  ses  bienfaits  n'auraient 
pas  encore  émus  et  vaincre  les  esprits  que  son  enseignement 
n'aurait  pas  gagnés.  Sa  mort  n'est  pas  un  moment  dilférent 
du  reste  de  sa  vie;  c'en  est  la  consommation.  Représentez- 
vous  une  mère  dont  le  fils  s'égare  et  se  perd  dans  toutes  soi"^ 
tes  de  désordres  et  de  maladies.  Elle  se  met  à  sa  recherche  ; 
elle  s'assied  au  chevet  de  son  lit  d'hôpital;  elle  subit  les  ava- 
nies et  les  affronts  d'une  valetaille  insolente  ;  elle  court  les 
plus  grands  dangers,  mais  elle  aime,  elle  veut  sauver  son 
enfant.  En  vérité,  je  vous  dis  qu'une  heure  viendra  où  ce  fils 
qu'aucune  exhortation  n'avait  pu  retenir,  aucun  reproche 
faire  revenir  à  la  maison  natale,  sentira  son  cœur  mollir  à 
la  vue  des  souffrances,  des  humiliations,  de  l'amour  de  sa 
mère  ;  ses  yeux  s'empliront  de  larmes,  il  demandera  et  ob- 
tiendra son  pardon;  il  sera  sauvé.  Qu'a  fait  le  dévouement 
de  cette  mère  ?  il  a  provoqué  la  repentance  dans  le  cœur  de 
son  fils.  Et  qui  ne  voit  que  cette  repentance,  c'est  propre- 
ment le  salut. 

Ainsi  agissent  la  passion  et  la  mort  du  Christ  sur  l'âme 
des  pécheurs.  C'est  le  plus  puissant  appel  à  la  repentance 
que  l'humanité  ait  jamais  entendu,  et  aussi  le  plus  efficace, 
le  plus  fécond  en  merveilleux  résultats.  La  croix  n'est  l'ex- 
piation des  péchés  que  parce  qu'elle  est  la  cause  de  la  repen- 
tance à  qui  la  rémission  est  promise.  Plus  j'y  ai  réfléchi, 
plus  je  suis  arrivé  à  cette  conviction  ferme  :  il  n'y  a  dans 
le  monde  moral  et  devant  le  Dieu  de  l'Évangile  d'autre 
expiation    que  la  repentance,    c'est-à-dire    ce  drame  inté- 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  71 

rieur  de  conscience  où  l'homme  meiirl  au  péché  et  lenaiL  à 
la  vie  de  la  justice.  Il  n'y  arien  de  plus  grand  ni  de  meilleur, 
car  la  repentance,  c'est  la  destruction  du  j)éché  et  le  salut  du 
pécheur,  c'est  l'accomplissement  en  nous  de  l'œuvre  divine  '. 
Mais  il  est  bien  évident  que  Jésus  ne  peut  être  le  média- 
teur de  notre  repentance  que  si  ses  souffrances  et  sa  mort 
nous  touchent,  si  nous  ne  les  considérons  pas  de  trop  loin  et 
avec  indifl'érence.  Nous  parlions  plus  haut  de  l'action  des 
souffrances  d'une  mère  sur  le  cœur  de  son  fils.  Celui-ci  n'est 
touché  que  parce  que  cette  femme  qui  souffre  pour  lui  est  sa 
mère.  Il  faut  donc  qu'il  s'établisse  entre  Christ  et  nous  un 
lien,  une  parenté  morale  qui  nous  le  rende  tout  proche  et 
frère.  Cette  parenté  se  noue  des  deux  côtés  :  du  côté  de  Jésus 
par  son  amour  pour  ses  frères  malheureux  et  perdus,  pour 
tout  ce  qui  pèche,  souffre,  se  dégrade  dans  l'humanité,  et 
qu'il  aime  au  point  de  vouloir  en  partager  le  sort,  la  honte, 
la  misère  et  la  mort.  Du  côté  de  l'homme,  la  parenté  s'établit 
par  la  confiance,  par  l'attrait  souverain  de  la  personne  et  de 
la  parole  de  Jésus.  L'énergie  de  sa  conscience  religieuse  et 
morale  réveille  la  nôtre.  Près  de  lui,  nous  nous  sentons  heu- 
reux et  troublés.  A  mesure  qu'il  nous  révèle  l'amour  du  Père, 
il  nous  fait  sentir  davantage  l'énormité  de  nos  égarements. 
Alors,  quand  nous  le  suivons,  avec  cette  affection  des  disci- 
ples gagnés  et  tremblants,  quand  nous  le  voyons  affronter  le 
dernier  combat  de  sa  vie,  pour  ne  pas  trahir  l'Evangile  de 

'  On  nous  reprochera  peut-être  d'avoir,  à  coté  de  la  repentance, 
omis  la  foi,  à  laquelle  le  pardon  des  péchés  est  encore  promis  plus 
expressément.  On  aura  raison  en  apparence,  mais  en  apparence 
seulement.  Car  nous  avons  pris  le  mot  repentance  en  son  sens  scrip- 
turaire  de  «  conversion  du  pécheur  à  Dieu  ».  Le  verhe  hébreu  schoub, 
dont  se  servent  les  prophètes  pour  exprimer  la  repentance,  sij^nifie 
«  se  retourner  »,  se  détourner  du  mal  et  se  tourner  à  Dieu,  de  même 
les  mots  ÉTTiTTpstpstv  ou  j/ETavosiv.  Le  second  côté,  le  côté  positif  de  la 
repentance,  le  retour  de  l'enfant  vers  son  père,  c'est  la  foi.  Pour 
simplifier  notre  exposé,  nous  avons  saisi  les  deux  moments  de  la 
conversion  dans  leur  unité  organique. 


72  LA    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

grâce  qu'il  nous  apportait  de  la  part  du  Père,  sceller  de  son 
sang  ce  royaume  de  Dieu  qu'il  voulait  fonder,  tout  accepter, 
jusqu'à  la  dernière  minute  de  l'agonie  de  la  croix  par  obéis- 
sance filiale  à  Dieu,  par  dévouement  et  amour  infini  à  l'égard 
de  l'humanité  ;  à  ce  moment,  par  la  foi  qui  nous  unit  à  lui, 
nous  communions  pleinement  à  ses  souffrances  ;  nous  pro- 
nonçons sur  nous  la  sentence  de  mort  qui  est  tombée  sur  lui. 
L'amour  du  Père  nous  apparaît  dans  toute  sa  puissance,  le 
péché  de  l'homme,  notre  péché,  dans  toute  son  horreur.  Mo- 
ralement, dit  l'apôtre,  nous  mourons  avec  lui,  et  si  la  mort 
est  l'expiation  de  nos  péchés,  cette  expiation  s'achève  en 
nous  au  pied  de  la  croix.  Mais  qu'est-ce  que  cette  mort  mys- 
tique, sinon  une  pleine  et  parfaite  repentance? 


III 


Dès  que  le  drame  du  Calvaire  est  ainsi  ramené  à  sa 
nature  véritable,  il  devient  ce  qu'il  fut,  un  drame  humain, 
historique,  le  plus  grand,  le  plus  tragique  de  l'histoire. 
Toute  magie  de  rite  sacerdotal,  toute  fiction  juridique  s'éva- 
nouit ;  nous  nous  retrouvons  dans  la  réalité  de  la  vie  morale. 

Pour  grand  et  sublime  que  soit  ce  drame,  il  n'est  plus 
isolé.  S'il  reste  incomparable,  unique  par  la  hauteur  de 
l'âme  qui  souffre,  par  la  pureté  de  la  conscience  religieuse 
qui  lutte,  par  le  désintéressement  et  le  don  absolu  de  soi, 
il  n'est  pas  moins  humain,  et  il  se  coordonne  dans  la  série 
de  *ous  les  actes  de  dévouement  et  de  tous  les  martyrs  que 
le  même  sentiment  a  inspirés  et  qui  tendent  au  même  but. 
Acte  d'amour  libre,  la  mort  de  Jésus  suit  la  loi  qui,  dans 
le  monde  moral,  impose  le  dévouement  de  l'amour  comme 
condition  de  salut  et  de  relèvement.  C'est  une  loi  univer- 
selle, en  effet,  qui  veut  que  nous  portions  les  fardeaux  les 
uns  des  autres,  que  les  forts  aient  un  fardeau  plus  lourd, 
pour  que  les  faibles  ne  restent  pas  accablés  sous  le  leur  ; 


ET   SON   ÉVOLUTION    HISTORIQUE  73 

c'est  une  loi  de  l'univers  des  esprits  en  formation  sur  la  terre, 
que  ceux  qui  aiment,  souffrent  du  fait  de  leur  amour;  que  se 
donner  aux  malheureux,  c'est  nécessairement  prendre  sur 
soi  une  part  de  leurs  souffrances.  Il  n'est  pas  une  victoire 
du  bien  qui  n'exige  ses  victimes,  pas  un  progrès  dont  il  ne 
faille  payer  la  rançon.  L'œuvre  du  Christ  cesse  dès  lors  d'être 
isolée  et  incompréhensible,  elle  rentre  dans  la  loi  qu'elle  a 
contribué  plus  que  rien  au  monde  à  révéler  et  à  graver  au 
fond  de  la  conscience  humaine.  Son  sacrifice  a  été  le  plus 
fécond,  parce  que  son  amour  a  été  le  plus  intense,  le  don 
de  soi  le  plus  complet,  tandis  que,  chez  les  meilleurs  des 
autres  hommes,  cet  amour  et  ce  don  fraternels  ne  sont  que 
partiels  et  pleins  de  réserves.  Dans  sa  mort  comme  dans  sa 
vie,  le  Fils  de  l'homme  reste  l'Incomparable  parmi  les 
enfants  des  hommes. 

Mais  il  n'est  plus  seul  et,  surtout,  il  n'a  pas  voulu  rester 
seul.  La  première  chose  qu'il  exige  de  ses  disciples,  c'est 
qu'ils  apprennent  de  lui  à  aimer,  à  servir,  à  donner  leur  vie 
comme  lui.  «  Si  quelqu'un  veut  venir  après  moi,  leur  dit-il, 
qu'il  renonce  à  soi,  qu'il  se  charge  de  sa  croix  et  qu'il  me 
suive  ^  »  (Marc  VIII,  34  ;  X,  35-45.)  Au  sens  de  Jésus,  la  croix 
n'est  pas  une  misère  quelconque,  mais  la  part  de  souffrance 
qu'implique  tout  acte  d'amour  et  de  dévouement;  c'est  en  ce 
sens  qu'elle  est  un  instrument  même  de  rédemption  ;  Jésus 
a  porté  sa  croix  ;  ceux  qui  le  suivent  ont  à  l'imiter  et  à  porter 
de  même  une  croix  pour  le  salut  du  monde.  L'apôtre 
Paul  n'a  pas  hésité  à  reprendre  la  même  idée  et  à  l'ex- 
primer de  façon  à  scandaliser  toutes  les  orthodoxies  fu- 
tures :  «  Je  me  réjouis  des  souffrances  que  j'endure  pour 
vous,  uTzïz  ujjLÔjv  ;  je  suis  heureux  de  compléter  dans  ma  chair 
ce  qui  manque  encore  aux  souffrances  du  Christ,  pour  son 
corps,  qui  est  l'Eglise.  »  (Col.  1, 24.)  Ainsi,  Paul  considère  ses 
propres  souffrances,  venant,  parce  qu'elles  sont  de  même 

'  «S'il  ne  le  fait  pas,  il  n'est  pas  digne  de  moi.  »  Matth.  X,  38. 


74  I>A    DOCTRINE    DE    l'eXPIATION 

nature,  continuer  et  compléter  les  souffrances  rédemptrices 
du  Christ. 

Les  souffrances,  la  mort  des  justes  et  des  bons  agissent  de 
la  même  manière  que  la  passion  du  Christ  sur  la  conscience 
des  méchants  ;  elles  les  troublent  et  les  disposent  à  la  repen- 
tance  ;  c'est  dire  qu'elles  contribuent  à  produire  cet  état  de 
repentance  où  peut  se  réaliser  le  pardon  des  péchés  et 
l'œuvre  de  salut  organisée  par  la  miséricorde  divine.  Le  plan 
de  cette  œuvre,  qui  se  poursuit  depuis  le  commencement 
du  monde,  qui  a  son  centre  et  son  point  culminant  dans  la 
mort  du  Calvaire,  est  simple  autant  qu'admirable.  A  cette 
œuvre  de  miséricorde  et  de  relèvement.  Dieu  convie  tous 
ses  enfants  à  collaborer  par  la  miséricorde;  le  dévouement 
est  l'unique,  mais  tout  puisant  levier  qui,  en  renouvelant 
l'âme  humaine,  l'arrache  à  l'égoïsme  et  lui  fait  connaître 
et  goûter  une  vie  supérieure. 

Et  quelle  idée  plus  juste,  plus  vivante,  plus  lumineuse  de 
ce  point  de  vue  vraiment  divin  et  humain  tout  ensemble,  ne 
prenons-nous  pas  du  christianisme,  en  tant  que  religion  de 
la  rédemption  universelle  par  l'amour?  Le  Christ  n'est  pas 
venu  accomplir  un  rite  sacrificiel  particulier.  Ce  n'est  pas  un 
culte  surnaturel,  une  dogmatique  abstruse,  ni  même  la  pré- 
dication d'une  bonne  nouvelle,  qui  ne  serait  que  prédica- 
tion. Sa  religion  n'est  pas  une  religion  de  formule,  de  parole, 
de  bavardage  pieux. 

Ce  n'est  pas  continuer  son  œuvre  que  de  répéter  ses  dis- 
cours ;  il  faut  répéter  sa  vie,  sa  passion  et  sa  mort.  Il  veut 
rev'vre  en  chacun  de  ses  disciples  pour  continuera  souffrir, 
à  se  donner,  à  travailler  en  eux  et  par  eux  à  la  rédemption 
de  l'humanité,  jusqu'à  ce  que  tous  les  enfants  prodigues  et 
perdus  soient  retrouvés  et  ramenés  à  la  maison  du  Père. 
C'est  ainsi  qu'au  lieu  de  se  séparer  de  l'histoire  humaine,  la 
vie  et  la  mort  du  Christ  y  rentrent,  qu'elles  y  font  éclater  la 
loi  qui  la  régit,  et,  en  y  multipliant  sans  cesse  la  puissance 


ET    SON    ÉVOLUTION    HISTORIQUE  75 

du  dévouement  rédempteur,   la  transforment,  la  dominent 
et  l'orientent  vers  sa  fin  divine. 

Telles  sont  les  données  authentiques  de  la  conscience 
chrétienne  ;  elles  suffisent  à  rinstruction  et  à  l'édification  de 
la  piété  pratique.  Que  si  la  pensée  des  philosophes  veut  aller 
plus  loin  encore  et  demander  d'où  provient  cette  loi  suprême 
du  monde  moral  qui  a  fait  du  dévouement,  du  sacrifice 
désintéressé  de  l'amour  fraternel,  la  rançon  du  péché  et  le 
moyen  de  sa  destruction  progressive,  nous  pouvons  bien 
être  amenés  à  confesser  notre  impuissance  de  répondre.  Le 
mystère  est  à  l'origine  de  toutes  choses.  Pourquoi  la  vie  se 
développe-t-elle  par  lente  évolution,  suivant  les  lois  que  la 
science  peu  à  peu  détermine  ?  Pourquoi  même  existe-t-il 
quelque  chose?  Ignoramiis.  Pour  ma  part,  je  m'arrête  au 
point  où  la  terre  ferme  de  l'expérience  se  dérobe  sous  mes 
pas,  et  je  répète  avec  Jésus  lui-même  :  «  Cela  est  ainsi.  Père, 
parce  que  tu  l'as  jugé  bon,  »  Cela  est  bon,  en  effet,  parce  que 
l'amour  n'est  pas  seulement  le  lien  des  esprits,  mais  leur  vie 
même,  et  que  se  dévouer  n'est  pas  moins  utile  à  ceux  qui 
sont  les  sujets  du  dévouement  qu'à  ceux  qui  en  sont  l'objet; 
car,  par  le  dévouement,  les  uns  et  les  autres  s'élèvent  sur 
l'échelle  de  la  vie  éternelle  de  l'esprit. 

Mais  je  reconnais  sans  peine  que  cette  réponse  de  la  piété 
est  une  adoration,  non  une  solution.  Il  est  sans  doute  témé- 
raire de  vouloir  conclure  de  notre  expérience  morale  toute 
subjective  et  encore  si  imparfaite  et  si  rudimentaire,  aux 
lois  constitutives  de  l'univers.  Une  saine  théorie  criti([ue  de 
la  connaissance  religieuse  nous  invite  à  l'humilité,  à  la 
sobriété,  à  la  détiance  de  nous-mêmes,  en  nous  faisant  sentir 
et  toucher  les  limites  infranchissables  entre  lesquelles  se 
meut  notre  pensée.  Nos  représentations  de  Dieu,  de  son 
action  créatrice  et  de  ses  desseins  sont  misérablement 
anthropomorphiques,  et  dès  que  nous  les  pressons  par  la 
logique,  elles  deviennent  contradictoires.  Les  voies  de 
l'Eternel  ne  sont  pas  nos  voies  ;  ses  pensées  ne  sont  pas  nos 


76  LA   DOCTRINE   DE  l'eXPIATION 

pensées.  Devant  le  mystère  de  son  essence  et  de  sa  création, 
la  spéculation  des  savants  est  aussi  vite  et  aussi  pleinement 
confondue  que  l'imagination  des  humbles.  Aux  uns  et  aux 
autres,  il  ne  reste  que  le  privilège  de  la  foi  :  contempler  et 
suivre  sa  révélation  dans  l'histoire  de  ses  œuvres,  et  écouter 
pieusement  sa  voix  dans  notre  cœur. 


JEAN  CAMERON 

PASTEUR   DE   L'ÉGLISE   DE   BORDEAUX 

ET 

PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE  A  SAUMUR  ET  A  MONTAUBAN 

1579-1625 

PAR 

Gaston   BONET-MAURY 


JEAN   CAMERON 

PASTEUR  DE  L'ÉGLISE  DE  BORDEAUX 

ET 
PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE  A  SAUMUR  ET  A  MONTAUBAN 

1579-1()25 


«  In  ecclcsia  Dci,  in  conscientitr  nc- 

j^otio  nulli  est  os   occliulendum, 

sed  coidis  et  conscientiit  convic- 

tione  aut  satisiactionc  opus  est.  » 

(De  supremo  controversiarum 

judicc  cap.  III,  in  fine.) 


INTRODUCTION 

Les  Ecossais  ont,  de  tout  temps,  été  bien  vus  en  France. 
Ce  n'étaient  pas  seulement  des  raisons  politiques  —  une 
commune  hostilité  contre  l'Angleterre  —  qui  avaient  noué 
cette  étroite  alliance  entre  la  France  et  l'Ecosse,  mais  encore 
des  affinités  d'esprit  de  caractère  et  sans  doute  de  race  entre 
les  deux  peuples,  dans  les  veines  desquels  coule  le  sang  cel- 
tique. Tous  deux  ont,  dans  l'esprit  de  la  logique,  un  grand 
besoin  de  clarté;  le  caractère   écossais  a,   comme  le  nôtre, 
quelque  chose  de  franc,  de  hardi,  de  chevaleresque,  qui  leur 
a  fait  prendre  le  parti  des  faibles  contre  les  puissants,  des 
vaincus  contre  les  oppresseurs.  C'est  ainsi   qu'au  temps  où 
notre  pays  était  écrasé  par  l'Angleterre  victorieuse,  les  Ecos- 
sais  formèrent  une   compagnie  d'archers  volontaires,  qui 
escorta  Jeanne  d'Arc  dans  ses  campagnes.  Dès  lors,  les  rois 


80   JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

de  France  eurent  à  leur  service  une  garde  écossaise,  et 
Louis  XII,  pour  récompenser  les  grands  services  rendus  par 
l'Ecosse  au  royaume,  rendit  une  ordonnance  qui  «  exemp- 
«  tait  à  l'avenir  tous  les  Écossais  résidant  dans  le  royaume 
«  de  l'obligation  de  demander  des  lettres  de  naturalisation 
«  et  leur  accordait  en  masse  le  droit  de  tester,  de  succéder 
«  ab  intestat  et  de  tenir  des  bénéfices  comme  s'ils  étaient 
«  Français  ». 

Profitant  de  ces  avantages,  les  Écossais  vinrent  en  foule 
aux  Universités  françaises,  et,  de  là,  plusieurs  parvinrent 
aux  honneurs  dans  l'Église,  la  magistrature  ou  l'enseigne- 
ment. On  en  rencontre  surtout  aux  Universités  de  Bor- 
deaux, Poitiers,  Orléans,  Paris.  Dans  cette  dernière,  le  col- 
lège des  Écossais,  fondé  en  1325  par  David,  évêque  de 
Moray,  et  doté  par  Marie  Stuart  et  par  J.  Beaton,  archevêque 
de  Glasgow,  offrait  aux  étudiants  de  ce  pays  un  logis  confor- 
table et  plusieurs  bourses.  Ils  faisaient  d'ailleurs  bonne 
figure  parmi  les  étudiants  des  autres  nations,  et  voici  le 
témoignage  que  leur  rendait  Estienne  Perlin,  à  la  fin  du 
xvi^  siècle  :  «  Les  Écossais  qui  se  mettent  à  étudier,  disait- 
<(  il,  deviennent  volontiers  bons  philosophes  et  bons  artiens 
«  et  en  ay  congneu  autrefois  à  Paris  deux  docteurs  en  théo- 
«  logie  des  plus  sçavants  qu'on  peut  voir,  et  principalement 
«  en  philosophie,  qui  tenaient  les  livres  d'Aristote  sur  le 
«  doigt,  et  s'appelait  l'un  notre  maistre  Simon  Saneson, 
«  demeurant  au  Collège  de  Sorbonne,  et  l'autre  M.  Evanston, 
((  qui  avait  été  recteur,  et  lesquels  deux  sont  pour  le  jour 
<(  d'aujourd'hui  évéques  en  Ecosse  et  en  grand  crédit  d'hon- 
«  neur  et  amplifient  le  royaume  de  leur  honneur  et  vertu.  » 

Ainsi,  les  Ecossais  n'étaient  pas  moins  renommés  pour  leur 
talent  littéraire  que  pour  leur  bravoure  ;  tous  les  collèges 
tenaient  à  avoir  un  maître  de  grec  ou  de  philosophie  de  cette 
nation. 

L'accession  de  l'Ecosse  à  l'Angleterre  ne  rompit  pas  ces 
liens  séculaires  qui  rattachaient  la  première  à  la  France  ;  ils 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      81 

furent  resserrés  avec  les  protestants  français,  caries  collèges 
et  académies  fondés  par  ces  derniers  appelèrent  à  l'envi  des 
maîtres  écossais,  dont  plusieurs  ont  laissé  un  nom  dans  la 
théologie,  les  lettres  ou  la  médecine. 

Quelques-uns  de  ces  Ecossais  émigrés  restèrent  catholi- 
ques comme  William  Hegate  (de  Glasgow),  helléniste,  qui 
fut  principal  du  collège  de  Guienne  (1621-1627),  et  Rohert 
Balfour,  qui  fut  aussi  professeur  de  grec  audit  collège,  ^lais 
la  plupart  emhrassèrent  de  honne  heure  les  doctrines  pro- 
testantes et  y  restèrent  attachés,  en  France,  même  au  risque 
des  vexations  et  des  dangers  que  la  qualité  de  huguenot  fai- 
sait courir,  à  l'époque  des  guerres  civiles. 

Il  faut  mettre  au  premier  rang  Georges  Buchanan  (1506- 
1582),  le  prince  des  poètes  latins  de  son  temps,  qui  enseigna 
à  Saintc-Barhe  et  au  collège  de  Guienne  et  eut  la  fortune 
d'avoir  pour  élèves  Michel  Montaigne'  et  Jacques  VI  d'Ecosse, 
le  futur  roi  d'Angleterre.  Quant  à  ceux  qui  furent  professeurs 
dans  nos  collèges  et  Académies  protestantes,  ils  sont  légion  ; 
nous  mentionnerons  seulement  R.  Boyd  de  Trochorège,  ([ui 
enseigna  à  Montauban  et  àSaumur(l()04-1614)-,  Alex,  (^olvin 
et  André  Melville,  iDrofesseurs  à  Sedan  ;  les  deux  Duncan, 
tous  deux  médecins,  dont  l'un,  Guillaume,  fut  i)rofesseur  à 
Montauban,  et  l'autre,  Marc,  médecin  du  Roi,  longtemps 
principal  du  collège  de  Saumur;  les  deux  Primerose,  Gil- 
bert, pasteur,  collègue  de  Cameron  à  Bordeaux  (1600-1021), 
et  Jacques,  son  fils,  savant  médecin,  qui  a  fait  une  histoire 
de  l'Académie  de  Montpellier  (1631);  J.  Sharp,  professeur  à 
Die  (1607-1629). 

Parmi  ces  nombreux  Écossais,  qui  ont  servi  nos  Eglises  et 
nos  Académies,  John  Cameron  (1579-1628)  mérite  une  place 
hors  ligne,  à  cause  de  la  sagacité  de  sa  pensée  théologique 
et  de  l'indépendance  de  son  caractère.  Il  n'a  pas  seulement 

'  Montaigne,  Essais,  Livre  I*""",  ch.  25. 

*  Friincis(|ue  MichcX,  Les  Ecossais  en  France  elles  Français  en  Ecosse, 
Ile  vol.,  p.  170  et  suiv. 

6 


82        JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

été  un  pasteur  très  dévoué  de  l'Église  de  Bordeaux,  il  a 
enseigné  avec  éclat  à  Sedan,  à  Saumur  et  à  Montauban,  a 
été  un  adversaire  redouté  des  controversistes  catholiques  de 
son  temps  et  fut  honoré  de  la  confiance  et  de  l'amitié  de 
Duplessis-Mornay.  Partisan  de  l'obéissance  quand  même  à 
l'autorité  royale,  il  a  été  victime,  à  Glasgow  et  à  Montauban, 
de  la  fureur  du  parti  républicain  ;  bref,  c'est  une  figure  ori- 
ginale. A  tous  ces  titres,  j'ai  pensé  qu'il  y  aurait  profit, 
pour  les  amateurs  de  l'histoire  de  nos  Églises  et  de  nos  Aca- 
démies protestantes,  à  essayer  de  la  faire  revivre  devant 
vous,  d'après  ses  œuvres  et  quelques  lettres  inédites. 

Je  me  bornerai  à  mettre  en  relief,  dans  sa  carrière,  le  pas- 
teur et  le  professeur  et  à  esquisser  les  doctrines  caractéris- 
tiques, vous  renvoyant,  pour  de  plus  amples  détails,  aux 
savantes  études  de  ses  précédents  biographes  ' . 


I.  —  CaMERON,  PASTEUR  A  BORDEAUX 

La  vie  de  Cameron  fut  très  mouvementée,  comme  celle  de 
presque  tous  les  théologiens  protestants  du  xvii^  siècle.  Né 
à  Glasgow,  vers  1579,  il  appartenait  à  l'un  des  grands  clans 
d'Ecosse,  mais  ses  parents  étaient  si  pauvres  que,  pour  pou- 
voir suivre  les  cours  de  l'Université  de  sa  ville  natale,  il  dut 
s'engager  comme  factotum  (portionerj-  au  collège.  11  fit 
d'ailleurs  des  études  classiques  si  brillantes,  qu'à  peine  âgé 
de  vingt  ans,  il  fut  chargé  de  l'enseignement  du  grec  au  dit 
collège.  Mais   il  ne   demeura  pas  longtemps  dans  sa  ville 

'  Voyez  Alex.  Schweizer,  Die  Proteatantischcn  Centraldogmcn  Zurich, 
1856,  IJe  vol.,  p.  2%  et  suiv.  —  M.  Nicolas,  Histoire  de  r Académie  de 
Montauban,  Paris,  1805,  p.  35  et  155.  —  H.  Bordier,  France  protestante, 
t.  III,  p.  088  et  suiv. 

^  Le  portioner  était  chargé  de  sonner  la  cloche,  de  servir  aux  tables, 
et  faisait  les  commissions  pour  les  régents  ou  le  principal.  C'était  une 
sorte  de  factotum. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      83 

natale  ;  entraîné  par  l'humeur  voyageuse  propre  aux  Écos- 
sais et  attiré  sans  doute  par  la  renommée  du  succès  de  {ses 
compatriotes  dans  nos  collèges,  il  s'embarqua  pour  Bor- 
deaux. Il  y  fut  accueilli  avec  faveur  par  Gilbert  Primerose, 
et,  sur  sa  recommandation,  fut  nommé  professeur  d'huma- 
nité à  Bergerac  et  de  philosophie  à  Sedan  (lGOl-1603). 

Revenu  à  Bordeaux,  ses  dons  et  sa  piété  lui  valurent  la 
faveur  de  l'Eglise  réformée  de  cette  ville,  qui  lui  attribua  une 
bourse  pour  faire  ses  études  de  théologie,  à  la  seule  condi- 
tion de  la  servir  ensuite  comme  pasteur  (1604).  Il  partit  pour 
Paris,  et  là  fut  présenté  à  Soffray  de  Calignon,  l'un  des  con- 
seillers protestants  de  Henri  IV,  qui  lui  confia  ses  fils  comme 
précepteur.  Après  avoir  passé  près  d'un  an  à  Paris,  il  fut 
chargé  de  les  mener  à  Genève,  où  il  résida  deux  années 
(1606-1607). 

Théodore  de  Bèze  venait  de  mourir,  mais  l'Académie  était 
encore  toute  pleine  de  sa  renommée.  Notre  jeune  Ecossais 
eut  pour  professeurs  :  Jean  Diodati,  fils  d'un  patricien  de 
Lucques,  émigré  avec  toute  sa  famille,  et  qui  l'admit  dans 
son  intérieur,  il  enseigait  l'exégèse  du  Nouveau  Testament  ; 
Théodore  Tronchin,  qui  tout  jeune  encore  avait  été  chargé 
du  cours  d'hébreu  (1606),  et  sans  doute  Gaspard  Aletsch, 
suppléant  d'Antoine  de  La  Paye  K 

Ayant  passé  l'année  suivante  à  Heidelberg,  il  y  soutint  des 
thèses  de  iriplici  Dei  ciim  Iiomine  fœdere  (avril  1608).  Aux 
«  deux  alliances  »,  l'ancienne  et  la  nouvelle,  qui  étaient  seules 
admises  par  les  théologiens  du  temps,  il  ajoutait  l'alliance 
de  la  nature,  qui  repose  sur  le  témoignage  de  la  conscience 
en  nous. 

Rappelé  à  Bordeaux  par  Primerose,  il  fut  nommé  pasteur 
à  la  place  devenue  vacante  par  la  mort  du  pasteur  Renaud 
(fin  1608).  11  trouva  malheureusement  cette  Église  troublée 
par  des  querelles  remontant  au  commencement  du  siècle; 

*  Borgeaud,  L Ancienne  Académie  de  Genève.  —  Genève,  1901,  p.  331. 


84   JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

l'Église  était  divisée  en  deux  camps  :  celui  de  Primerose  et 
celui  de  Renaud. 

Il  y  exerça  un  ministère  fructueux  pendant  sept  années. 
Deux  lettres  de  lui  à  son  ancien  professeur  de  Genève,  Dio- 
dati  \  éclairent  d'un  jour  curieux  la  situation  d'un  pasteur  à 
Bordeaux  alors  et  le  caractère  propre  de  l'auteur. 

«  le  continue  tousjours  à  prêcher  Christ  crucifié  et  ressus- 
«  cité  des  morts,  mais  ma  parole  est  foible  et  ce  peuple  est 
«  accoustumé  à  ouïr  le  son  d'une  trompette.  Toutesfois,  Dieu 
«  me  fait  sentir  que  i'édifie  et  aultrui  et  moi-même,  de  quoi 

«  je  le  loue  de  toute  mon  âme S'il  eust  plu  au  Seigneur, 

«  l'eusse  désiré  m'emploie  en  un  lieu  plus  retiré  que  n'est 
«  cesty-ci;  mon  inclination  abhorre  l'esclat  et  le  bruit.  le 
«  suis  accoutumé  à  une  vie  familière  et  privée. 

«  Icy,  je  n'ay  aucun  ami  familier.  Bien  ai-je,  Dieu  merci, 
«  des  amis,  mais  de  la  familiarité  avec  personne,  poinct.  Leur 
«  humeur  ne  leur  permet  d'user  d'aucune  privante  avec 
«  leur  pasteur  et  leur  semble  que  la  bienséance  requiert  qu'il 
«  ne  se  mêsle  parmi  eux,  sinon  lorsqu'avec  autorité,  il  exerce 
«  sa  charge,  ou  les  preschant  en  public,  ou  en  censurant  au 
«  Consistoire,  ou  en  exhortant  et  catéchisant  par  les  niai- 
se sons.  De  sorte  qu'il  n'y  a  nul  moine  si  moine  que  moi. 
«  J'aime  bien  qu'on  révère  le  pasteur,  mais  je  ne  désire 
«  point  être  honoré  comme  un  régent  de  ses  disciples,  mais 
«  comme  le  berger  de  ses  brebis,  le  père  de  ses  enfants  desjà 
«  venus  en  âge,  je  dirai  plus,  comme  un  frère  de  ses  frères. 

«  Pour  remédier  à  ma  solitude,  ie  me  suis  résolu  de  me 
«  marier  et  l'affaire  est  si  avancée  qu'il  ne  reste  qu'à  solen- 
«  niser  le  mariage.  Je  ne  m'allie  pas  pourtant  avec  aulcune 
«  de  cette  église.  Leur  trop  grand  respect  faisait  que  je  ne 
«  les  pouvois  point   cognaislre,    ni  les   aimer   par   consé- 

*  Ces  lettres  se  trouvent  à  la  bibliothèque  de  l'Université  de  Leyde 
(Pays-Bas),  et  nous  ont  été  communiquées  en  original  par  M.  de  Vries, 
bibliothécaire.  On  les  trouvera  in  extenso  dans  le  Bulletin  hist.  et  litl. 
de  la  Société  de  Fliistoire  du  Protestantisme,  15  mars  1901. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      85 

«  qiient...;  mais  aïant  élé  emploie  dans  une  affaire  de  con- 
«  séquence  parmi  des  frères  du  Haut-pays,  j'y  vis  et  cognus 
«  à  cette  occasion  celle  que  j'espouse  maintenant.  Elle  est 
«  de  bon  lieu,  moïennée,  d'une  humeur  douce  et,  ce  qui 
«  m'a  principalement  esmeu  à  la  rechercher,  elle  est  vrai- 
«  ment  craignant  Dieu,  nourrie  dès  son  enfance  en  la  piété, 
«  exercée  en  la  lecture  et  ouïe  de  sa  parole.  Son  père, 
«  homme  riche  et  bien  apparenté,  nonobstant  ma  pauvreté  et 
«  la  qualité  d'étranger,  qui  est  d'un  autre  goût  en  ce  pays- 
«  ci  qu'en  France,  sans  communiquer  l'affaire  à  aucun  de 
«  ses  parents  m'accorda  sa  fille  aagée  de  17  ans.  Telle  est  la 
«  piété  de  ce  personnage'. 

J.  Cameron  épousa,  en  clTet,  Suzanne  Bernard,  à Tonneins, 
et  cette  union  fut  pour  lui  une  source  de  joie  et  de  force  ;  il 
en  eut  cinq  enfants,  dont  trois  filles  seulement  lui  survécu- 
rent. Il  avait  grand  besoin  de  ce  reconfort  pour  affronter  les 
tempêtes  qui  allaient  l'assaillir,  à  Bordeaux  même.  On 
en  trouve  les  signes  avant-coureurs  dans  sa  deuxième  lettre 
au  professeur  Diodati  :  «  Nous  sommes  misérables,  lui  écrit- 
«  il,  notre  désunion  s'accroist  de  jour  en  jour,  non  que  pour- 
«  tant  aulcun  du  gros  ne  se  débande,  mais  en  ce  que  les 
«  aigreurs  de  Saulmur  sont  fermentées  par  la  continuation 
«  de  mesmes  procédures.  Nos  députés  ont  commandement 
«  de  s'en  retourner  de  la  court  n'aïant  rien  avancé,  j'entends 
«  les  députés  des  provinces.  L'on  s'en  prend  à  qui  vous 
«  pouvez  bien  deviner.  M.  Maniald  est  accablé  de  calom- 
«  nies.  Et  moi  qui  croi  de  cœur,  qui  ai  protesté  de  bouche 
ff  que  toute  guerre  est  illicite  contre  le  souverain  magistrat, 
«  qui  mesmes,  fai  professé  en  public,  à  toutes  occasions; 
«  je  n'ai  pu  éviter  toutefois  les  traits  de  ces  langues  mes- 
«  chantes  ».  Voilà,  Messieurs  où  nous  en  sommes  -. 

La  situation  politico-religieuse  dans  le  sud-ouest  était  fort 
troublée  en  1615.  — Les  protestants  étaient  mécontents  des 

<  Bordeaux,  19  avril  1610. 
'  Lettre  du  7  février  1(512. 


86        JEAN  CAMEROX,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

premiers  actes  de  la  Régente  Maris  de  Médicis  et,  à  propos  du 
projet  d'un  double  mariage  espagnol,  le  bruit  courait  que  le 
nouveau  gouvernement  voulait  anéantir  les  Réformés.  Le 
prince  de  Condé  avait  essayé  d'exploiter  ce  mécontement 
au  profit  de  son  ambition  et,  dans  un  manifeste  aux  Réfor- 
més, leurprédisail  la  prochaine  abolition  de  l'Édit  de  Nantes. 
Plusieurs  gentilshommes  du  Dauphiné  et  du  Languedoc 
avaient  répondu  à  ces  avances,  le  duc  de  Rohan  s'était  mis 
en  campagne  en  Saintonge.  Mais  le  sage  Duplessis-Mornay 
et  Sully  avertissaient  les  Réformés  de  se  méfier  des  intrigues 
de  Condé  et  les  exhortaient  à  l'obéissance  légale  au  jeune 
roi. 

John  Cameron,  qui  était  royaliste  et  modéré,  se   trouva 
pris  entre  deux  feux.  Les  Réformés  à  tendance  républicaine 
lui  reprochaient  ses  lâches   consessions  au  pouvoir  royal  ; 
et,   par    contre,    les   prédicateurs    catholiques    l'accusaient 
d'être  étranger  et  de  fomenter  des  troubles   au    profit  de 
l'Angleterre.   Le  cardinal   de  Sourdis,   archevêque  de    Bor- 
deaux, fit  venir  un  certain  Parent,  doyen  de  Reims,  docteur 
en  Sorbonne,  pour  prêcher  le  carême  de  1615  en  cette  ville. 
Ce  dernier  ayant  attaqué   en  chaire  la  réforme,  Cameron 
offrit  de  lui  répondre  et  eut  avec  lui  une  conférence  contra- 
dictoire, les  24-25  avril  1615  '.  Au  cours  de  la  dispiitatio,  le 
curé  se  trouva  acculé  à  ce  dilemme  :  d'avouer  que  les  catho- 
liques romains  ne  croyaient  pas  au  Fils  de  Dieu  ou  de  con- 
céder qu'ils  étaient  assurés  de  posséder  le  salut  en  vertu  du 
passage  «  Qui  croit  au  Fils  possède  la  vie  éternelle  »,  ce  qui 
était  la  thèse  calviniste. 

Il  parait  bien,  quoique  nous  nayons  pas  la  relation  catho- 
lique, que  le  docteur  en  Sorbonne  sortit  assez  maltraité  de 
la  joute  théologique  ;  car  l'archevêque  appela  à  la  rescousse 
un   autre   champion,    un  certain  Espagnol,  qui  se  donnait 

'  Conférence  entre  te  sieur  Cameron,  pasteur  de  Bordeaux,  et  te  sieur 
Parent,  prédicateur  en  t'égtise  Saint-Pierre,  Bergerac,  1615. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      87 

pour  un  Suisse.  Ce  dernier  pul)lia  une  série  de  pamphlets, 
où  il  accusait  les  ministres  calvinistes  de  falsifier  la  Sainte- 
Ecriture,  en  lui  donnant  un  sens  différent  de  celui  des  Pères 
de  l'Eglise.  Il  soutenait,  entre  autres,  à  propos  du  texte  ci- 
dessus,  que  les  chrétiens  ne  peuvent  avoir  qu'une  espcrance 
au  sujet  de  leur  salut  et  que  c'était  arrogance  de  la  part 
des  Réformés  de  prétendre  avoir  la  certitude.  L'Espagnol  pre- 
nait spécialement  à  partie  notre  Ecossais,  comme  on  voit 
par  le  titre  du  premier  de  ces  libelles  :  Arrêté  définitif  donné 
par  un  Suisse  contre  J.  Cameron,  ministre  de  Bègle,  Bàle  (sic) 
8  mai  1615. 

Caméron  y  répondit  dans  une  brochure  intitulée  :  Appel 
conime  d\d)us  du  prétendu  arrest,  donné  contre  le  sieur  Came- 
ron, sous  le  nom  d'un  prétendu  Suisse,  confrmé  par  le  cardi- 
nal de  Sourdis  (Bergerac,  1615).  Il  y  revendiquait  le  droit 
d'interpréter  le  susdit  verset  comme  un  gage  de  l'assurance 
du  salut,  réfutait  les  syllogismes  du  prétendu  Suisse  et  en 
appelait  de  son  jugement  téméraire  à  Dieu  et  à  son  église. 

Son  adversaire  masqué  riposta  par  deux  nouveaux  libelles 
intitulés:  Les  pillules  spirituelles  pour  la  guérison  de  Vàmeel 
du  corps  de  Cameron  afm  de  lui  oster  le  désespoir  et  rage  quil 
a  prinse  contre  le  livre  du  Suisse  et  le  Banquet  des  vérités 
catholiques  opposées  aux  effroyables  mensonges  vomis  par  Ca- 
meron. Les  titres  seuls  donnent  une  idée  de  la  violence  de 
cette  polémique  qui,  propagée  par  la  presse,  augmenta 
encore  le  trouble  des  esprits,  déjà  inquiets  par  suite  de  la 
situation  politique. 

Le  bruit  ayant  couru  qu'à  la  première  émeute,  les  protes- 
tants prendraient  les  armes  et  s'empareraient  de  la  ville,  le 
parlement  de  Bordeaux  rendit  un  arrêt  ordonnant  que  ceux 
de  la  religion  protestante  remettraient  leurs  armes  à  l'Hôtel 
de  Ville  «  pour  oster  non  tout  à  fait  la  défiance,  mais  la  crainte 
dont  plusieurs  étaient  prévenus  par  leur  faiblesse  ou  par  mau- 
vais dessein  et  oster  tout  sujet  de  sédition.  »  (Arrêt  du  29  dé- 
cenibre  1615).  Aussitôt  qu'ils  en  furent  avisés,  les  deux  minis- 


88   JEAN  CAMEROX,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

très  de  l'Église  réformée.  Primerose  et  Cameron,  convoquè- 
rent le  Consistoire  pour  délibérer  s'il  fallait  continuer  le 
prêche  à  Bègle*.  L'avis  de  plusieurs  était  de  continuer.  Les 
ministres,  au  contraire,  voulaient  se  retirer  et  cesser  le  ser- 
vice afin  d'ôter  aux  autorités  tout  prétexte  à  désarmer  la  po- 
pulation protestante.  Ils  entraînèrent  la  majorité. 

Alors  deux  avocats,  qui  étaient  de  la  minorité  du  Consis- 
toire, Saint-Ange  et  L'Auvergnac,  présentèrent  une  requête 
au  parlement  de  Bordeaux  afin  qu'il  enjoignît  aux  pasteurs 
de  continuer  le  service.  «  Au  grand  regret  des  bons  Français 
«  de  l'une  et  de  l'autre  religion,  disaient-ils,  il  y  a  mainte- 
«  nant  deux  sortes  de  personnes  composées  d'humeur  con- 
«  traire  :  les  unes  amateurs  de  repos  public,  les  autres 
«  ennemies  de  la  paix...  La  poursuite,  qu'ils  faisaient  de 
«  demander  la  continuation  de  l'exercice  à  Bègle,  n'était 
«  pas  pour  faire  du  zèle,  mais  parce  que,  discontinuant 
«  l'exercice  du  culte,  ils  s'exhérédaient  par  leurs  propres 
((  mains  du  bénéfice  de  l'Édit  de  Nantes  2.  »  Saint-Ange 
ajouta  des  accusations  personnelles  contre  les  deux  minis- 
tres, insinuant  qu'en  leur  qualité  d'Écossais,  ils  fomentaient 
des  discordes  dans  le  Royaume,  au  profit  d'un  souverain 
étranger  et  leur  reprochant  par  leur  départ  de  troubler 
l'église  de  Bordeaux. 

Le  Parlement,  faisant  droit  à  cette  requête,  rendit  une 
ordonnance  par  laquelle  il  enjoignait  à  Primerose  et  à  Ca- 
meron de  continuer  l'exercice  du  culte  sous  peine  d'être 
procédé  contre  eux  comme  perturbateurs  du  repos  public 
(5  janvier  1616).  Il  ordonnait  en  même  temps  aux  jurais  de 
Bordeaux  de  tenir  la  main  à  ce  que  ceux  de  la  Religion  pré- 
tendue réformée  puissent  aller  et  venir  en  liberté  dans  et 
hors  la  ville. 

Primerose  et  Cameron,  en  effet,  n'ayant  qu'une  médiocre 

'  Bègle  était  un  faubourg  de  Bordeaux,  où  les  protestants  avaient 
leur  temple. 

»  Mercure  français,  tome  IV,  p .  377.  Paris,  1618. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      89 

confiance  dans  l'imparlialité  du  Parlement,  avaient  évoqué 
l'affaire  devant  la  Chambre  mi-partie  de  Nérac  et  puis  ils 
quittèrent  la  ville.  Le  second  rejoignit  le  duc  de  Rohan  à 
Tonneins,  où  il  composa  une  réponse  aux  accusations  por- 
tées contre  lui  dans  le  plaidoyer  de  Saint-Ange  sous  le  titre 
de  Stelitenticus. 

Cameron  y  repoussait  avec  indignation  l'accusation  de 
de  haute  trahison,  en  rappelant  à  son  adversaire  que  les 
Ecossais  avaient  été,  par  le  droit  français,  comme  adoptés 
dans  la  nation  française  et  il  expliquait  ainsi  la  cause  de  leur 
brusque  départ  de  Bordeaux  :  «  Tu  dis  que,  par  notre  départ 
«  l'Église  a  été  frappée  de  terreur  et  que  i)lusieurs  se  sont 
«  enfuis  à  notre  exemple.  Or  ça,  tu  as  proféré  deux  men- 
«  songes  d'une  seule  salive.  Personne  ne  s'est  enfin  ému  par 
«  notre  exil.  Certes,  nous  nous  sommes  retirés  afin  que  l'Egli- 
«  se  demeurât,  et  nous  sommes  partis  si  secrètement,  afin 
«  que  l'odieux  de  notre  retraite  ne  retombât  que  sur  nous. 
«  En  effet,  il  est  du  devoir  d'un  bon  pasteur,  à  cause  de  son 
«  troupeau,  non  seulement  de  sacrifier  sa  vie  et  sa  fortune, 
«  mais  encore,  si  la  sûreté  du  troupeau  l'exige,  sa  propre 
«  réputation'.  » 

Cameron  demeura  à  Tonneins  près  de  dix-huit  mois  et  ne 
rentra  à  Bordeaux,  ainsi  que  son  collègue  Primerose,  que 
les  premiers  jours  de  juin  1617. 

A  peine  rentrés,  les  pasteurs  convoquèrent  le  Consistoire, 
qui  cita  les  deux  avocats  à  comparaître  devant  lui.  Saint- 
Ange  et  L'Auvergnac  en  appelèrent  au  Parlement,  qui  déclara 
la  citation  illégale.  Ils  furent  alors  excommuniés  comme 
«  contempteurs  de  Dieu  et  perturbateurs  du  repos  de 
«  l'Église  ».  Le  Parlement  cassa  la  censure  comme  abusive, 
9  juillet,  et  frappa  Cameron  d'une  légère  amende.  Les  pas- 
teurs, forts  de  l'approbation  du  Synode  d'Alais,  en  appelè- 


*  Santangclns  sive  Slelententiciis  in  Eliam  Santangehim  caiisidicnm, 
Ruppelii,  IGIG,  in-12o. 


90   JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

reiit  au  Roi,  qui  évoqua  l'afTaire  devant  son  Conseil,  où  elle 
fut  enterrée. 

On  conçoit  combien  ce  procès  contribua  à  augmenter 
les  divisions  dans  l'Église  de  Bordeaux  et,  quoiqu'il  distance 
il  soit  bien  difficile  de  juger  de  quel  côté  étaient  les  plus 
grands  torts,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  penser 
que  notre  théologien  fut  inconséquent  avec  sa  maxime  de 
l'obéissance  due  aux  autorités  et  montra  trop  d'animosité 
contre  les  deux  avocats. 

11  nous  paraît  aussi  n'avoir  pas  gardé  la  mesure  dans 
l'affaire  des  corsaires  Blanquet  cl  Gaillard.  Ces  deux  marins 
de  la  Rochelle  avaient  conçu  le  projet  de  se  rendre  maîtres 
de  l'embouchure  de  la  Gironde.  S'étant  emparés  de  Royan 
à  la  tête  de  5  navires,  ils  rançonnaient  tous  les  bateaux 
marchands  qui  remontaient  le  ileuve.  Désavoués  par  les 
magistrats  de  la  Rochelle,  ils  furent  poursuivis  par  le  vice- 
amiral  de  Guienne,  pris  et  condamnés  par  le  Parlement  de 
Bordeaux  à  être  roués  vifs  comme  capitaines  de  pirates.  En 
vain  demandèrent-ils  a  élre  jugés  par  la  Chambre  de  l'Édit. 
Le  Parlement  refusa  et  ordonna  que  la  sentence  serait  exé- 
cutée le  20  juin.  Ils  étaient  huguenots.  On  permit  du  moins 
à  un  ministre  de  leur  religion  de  leur  porter  en  prison  les 
consolations  suprêmes.  Cameron  fut  chargé  de  ce  soin,  et  il 
accomplit  là  un  des  devoirs  les  plus  pénibles  de  son  minis- 
tère. 11  fut  même  tellement  saisi  d'admiration  pour  leur  cou- 
rage, qu'il  oublia  trop  que  les  actes  pour  lesquels  ils  allaient 
mourir  étaient  coupables  et  publia,  sous  forme  de  lettre  à 
Polinier,  ministre  de  Mornac,  un  récit  de  leurs  derniers 
moments  intitulé  :  Constance,  foi]  et  résolution  à  la  mort  des 
capitaines  Blanquet  et  Gaillard  (1617). 

Le  Parlement  de  Bordeaux  vit,  dans  ce  libelle,  une  apo- 
logie de  faits  criminelset,  par  un  arrêt  du  29  juillet,  ordonna 
que  tous  les  exemplaires  de  cet  ouvrage  seraient  brûlés  par 
la  main  du  bourreau. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      91 

IL    —  Cameron  professeur  de  théologie  a   Saumur  et  a 

MONTAURAN  (1618-1025). 

L'Eglise  réformée  de  Bordeaux  était,  depuis  l'année  1613, 
en  négociations  avec  l'Église  et  l'Académie  de  Saumur,  à 
propos  d'un  jeune  ministre,  déjà  estimé  comme  hébraïsant 
que,  suivant  l'usage  du    temps   amené   par  la  pénurie  des 
pasteurs,  elle  avait  prêté  à  cette  dernière,  Louis  CappeP. 
Philippe   de  Mornay,  gouverneur  de  Saumur  et  j)alron  de 
l'Académie  établie  en  cette  ville,  avait  dès  lors  conçu  une 
grande  estime  pour  notre  Ecossais,  à  en  juger  ])ar  le  post- 
scriptum  d'une  lettre  adressée  à  Gilbert  Primerose,  au  sujet 
du  Synode  national  de  Tonneins  :  «  Je  m'étais  attendu,  y 
«  dit-il,  à  ce  bien  de  voir  M.  Cameron.  Je  salue  de  toute 
«  mon  atfection  ses  bonnes  grâces  »  -.  11  n'attendait  ([u'une 
occasion  pour  l'attacher  à  l'Académie  de  Saumur.  Lorsque 
la  chaire  d'exégèse   du   N.  T.  devint  vacante  par  suite  de 
l'appel  de  Gomar  à  l'Université  de   Groningue,  le   Conseil 
académique  de   Saumur,  exprima  le  vœu,  confirmé  i)ar  le 
Synode  provincial  du  Mans  (5,  18  mai  1618),  ([ue  «  vu  les 
«  grands  dons  que  Dieu  a  despartis  au  sieur  Cameron,  pas- 
«  leur  à  Bordeaux  »  il  fût  prié  d'accepter  cette  charge.  Con- 
formément à  ce  vœu,  Marc  Duncan,  principal  du  collège, 
fut  député  par  le  Conseil  et  l'Église  à  Bordeaux,  avec  trois 
lettres  :  l'une  pour  les  pasteurs  et  anciens  de  cette   ville, 
l'autre  pour  Primerose,  la  dernière  pour  Cameron''. 

Ce  dernier  était  tout  disposé  à  accepter,  car  sa  situa- 
tion à  Bordeaux  était  délicate,  à  cause  des  démêlés  qu'il 
avait  eus  avec  le  Parlement  et  d'ailleurs  il  sentait  qu'il  ne 
réussissait  pas  très  bien  comme   prédicateur,   ses  sermons 

1  V.  Registre  (le  l'Académie  i-oyale  de  Saumur.  —  Séance  du  16  déc. 
1613. 
-  Lettre  de  Duplessis-Mornay  à  Primerose,  15  avril  1617. 
3  Resistre  de  Saumur.  Séances  du  5  et  du  18  mai  1618. 


92        .lEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

étaient  d'une  longueur  démesurée,  et  il  s'y  laissait  aller  à 
des  digressions  sur  des  questions  de  philosophie,  qui 
ennuyaient  le  commun  de  ses  auditeurs  ^  C'est  à  ces  démê- 
lés que  faisait  allusion  Duplessis-Mornay  lorsqu'il  écrivait 
aux  pasteurs  et  anciens  de  l'Église  de  Bordeaux  :  «  Puisque 
((  pour  plusieurs  raisons  vous  ne  pouvez  plus  retenir 
«  M.  Cameron,  consentez  à  ce  qu'il  vienne  travailler  à  notre 
«  Académie»  -.  Mais  il  fut  plus  malaisé  d'obtenir  la  décharge 
du  Consistoire,  qui  était  très  attaché  à  son  pasteur,  à  cause 
de  son  zèle  pour  la  cure  d'âme  et  de  son  talent  de  contro- 
versiste.  Enfin,  l'Eglise  de  Bordeaux,  sur  le  conseil  de  Pri- 
merose, se  rendit  aux  instances  de  Duplessis-Mornay  et 
Marc  Duncan  put  emmener  à  Saumur  son  compatriote. 

Aussitôt  le  Conseil  extraordinaire  de  l'Académie  fut  ras- 
semblé au  Château,  en  présence  de  Duplessis-Mornay,  pour 
cette  bonne  nouvelle  (13  juin);  il  entendit  le  rapport  du 
D>  Duncan  et  remercia  Cameron  d'avoir  répondu  avec  tant 
d'empressement  à  son  appel.  Quelque  temi)s  après,  Duplessis- 
Mornay  en  témoignait  toute  sa  joie  à  ses  correspondants. 
«  Pour  M.  Cameron,  écrit-il  à  M.  De  la  Burte,  conseiller 
«  d'État,  •'  qui  vient  d'arriver  heureusement  ici,  comme  je 
«  ne  puis  rien  dire  qu'au-dessous  de  son  mérite,  ainsi  doi- 
«  vent  ses  amis  attendre  que  je  le  servirai  de  toute  mon 
«  affection.  »  Cameron  commença  aussitôt  à  faire  des  prédi- 
cations, des  leçons  et  prendre  part  aux  «  disputes  »  dans 
l'Académie. 

Mais  la  nomination  définitive  de  Cameron  comme  profes- 
seur de  théologie  ne  dépendait  pas  uniquement  du  bon 
plaisir  de  Duplessis-Mornay  et  du  vœu  de  l'Académie  de 
Saumur  ;  il  fallait,  suivant  les  règles  de  la  Discipline  des 
Églises  réformées,  qu'il  fût  examiné  par  une   Commission 

*  V.  Baj'le,   Dictionnaire  historique,  art.  Cameron,   d'après  P.  Du- 
moulin, Jndicium  de  Amyraldi  libro. 
'  Lettre  du  28  mars  1()18. 
'  Lettre  du  21  juillet  1618. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      93 

du  Synode  des  provinces  d'Anjou,  Maine,  elc.,  afin  que  ce 
choix  de  l'Académie  fût  confirmé.  Il  y  avait  deux  candidats 
pour  les  deux  places  vacantes  en  théologie  :  de  La  Coste, 
pasteur  à  Dijon,  et  Jean  Cameron,  pasteur  à  Bordeaux.  Au 
jour  fixé  (8  août),  les  candidats  se  présentèrent  à  Saumur 
devant  le  jury,  présidé  par  Fleury,  pasteur  à  Loudun,  et 
composé  de  deux  délégués  de  chacun  des  trois  colloques  de 
la  province,  et  de  quatre  pasteurs  des  provinces  voisines 
(Poitou,  Berry,  Bretagne,  Normandie),  M.  Bouchereau,  pas- 
teur à  Saumur  fut  nommé  adjoint  au  modérateur  '.  Les 
candidats  eurent  à  faire  deux  leçons  publiques  en  latin  et  à 
soutenir  des  thèses,  qui  avaient  été  imprimées  et  distribuées 
un  mois  d'avance.  De  La  Coste  échoua  si  piteusement  à 
sa  première  leçon,  faite  le  9  août,  qu'il  en  tomba  malade  ; 
il  insista  néanmoins  pour  soutenir  ses  thèses,  mais  ne  réussit 
guère  mieux.  La  Commission  d'examen  jugea  qu'il  n'était 
point  propre  pour  cette  profession  tant  importante. 

Cameron,  au  contraire,  fit,  les  11  et  13  août,  deux  belles 
leçons  sur  Philippiens  II,  v.  12-13  et  Psaume  LXVIII, 
V.  19,  et  le  lendemain  14,  soutint  avec  éclat  ses  thèses  sur 
la  grâce  et  le  libre  arbitre.  ^I.  Fleury,  «  modérateur  de  la 
«  Compagnie  des  examinateurs,  ordonnés  par  le  Synode  de 
«  ceste  province  d'Anjou,  Maine  et  Touraine,  déclara 
«  publiquement,  devant  toute  l'Académie,  M.  Cameron  très 
«  capable  de  la  profession  en  théologie,  à  laquelle  il  avait 
«  été  a})pelé  (vendredi  17  août).  En  conséquence,  le  mer- 
«  credi  22  août,  l'heureux  candidat  s'est  présenté  devant  le 
«  Conseil  ordinaire  de  l'Académie  et  a  été  par  ladite  Coin- 
ce pagnie  reçu  en  icelle  et  prié  d'y  prendre  sa  place  comme 
«  membre  du  corps  d'icelle  comme  aussi  de  se  tenir  au  banc 
«  et  rang  des  professeurs  en  théologie  et  de  marcher  en 
«  ordre,  en  ceste  qualité  avec  les  autres  professeurs  publics 
de  ceste  Académie  ^  ». 

*  Registre  de  Saumur.  Séance  du  8  août  1618. 

-  Registre  de  Saumur.  Actes  du  mercredi  22  août  1G18,  comp.  France 
protestante,  2'=  édit.,  tome  III,  col.  080-002. 


94   JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR,  DE  THÉOLOGIE 

La  Commission  d'examen  décida  ensuite  que  les  thèses 
et  les  deux  leçons  de  M.  Cameron,  faites  par  lui  à  son  exa- 
men, seraient  imprimées  et  qu'à  la  fin  serait  ajouté  l'article 
de  la  réception  dudit  sieur  Cameron  pour  professeur  de 
théologie  en  ceste  Académie,  translaté  en  latin  K 

Quinze  jours  après,  Duplessis-Mornay  rendait  compte  de 
l'événement  dans  une  lettre  à  Primerose,  pasteur  à  Bor- 
deaux. 

«  M.  Cameron  s'en  va,  tant  pour  prendre  congé  de 
«  votre  Synode,  que  pour  amener  sa  famille  en  ces  quar- 
«  tiers.  Sa  modestie  l'empêchera  de  vous  dire  toute  la  vérité 
«  et,  pour  ce,  je  me  sens  tenu  d'y  suppléer.  Je  vous  diray 
«  donc  que  l'envie  et  la  calomnie  n'ont  servy  que  de  lumière 
«  à  sa  vertu  ;  toute  la  Compagnie  qui  s'est  trouvée  icy  estant 
«  demeurée  si  satisfaite  de  ses  exercices  pour  la  pureté  et 
«  profondeur  de  la  doctrine  qui  y  a  paru,  et  d'ailleurs,  si 
«  bien  édifiée  de  sa  candeur  et  modestie  qu'il  n'y  a  aucun 
«  qui  n'ait  admiré  et  embrassé  les  grâces  singulières  de 
«  Dieu  en  luy...  Je  m'en  conjouis  donc  avec  vous  comme 
«  avec  un  autre  luy  mesme  -.  » 

L'Académie  de  Saumur  avait  alors  pour  recteur  L.  Cappcl, 
professeur  d'hébreu  ;  Marc  Duncan  et  Burgersdyk  y  ensei- 
gnaient la  philosophie  et  les  mathématiques  ;  Geddes,  la 
langue  grecque.  Cameron  fut  seul,  pour  y  enseigner  la 
théologie  de  1618  à  1623.  Il  avait  commencé  ses  leçons  le 
13  juin,  il  dut  les  interrompre  en  octobre  pour  aller  chercher 
sa  famille  qu'il  avait  laissée  à  Bordeaux  ^.  Il  revint  à  la 
mi-novembre,  rapportant  la  décharge  donnée  par  l'Eglise  de 
Bordeaux,  et  approuvée  par  le  Synode  provincial  de  Basse- 
Guienne  tenu  à  Castel- Jaloux  et  se  mit  aussitôt  à  remplir  la 
double   charge  de   pasteur  et  de  professeur  en  théologie. 

*  Registre  de  Saumur.  Actes  du  29  août,  v.  Thèses  de  graiiaet  libero 
arbilrio  dlspiilalœ  nna  ciiin  diiobiis  prœlecUonibns.  Salmurii  1618,  in-8". 
'  Lettre  de  Saumur,  2  septembre  1618. 
'  Registre  de  Saumur.  Actes  du  20  novembre  1618. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      95 

Comme  souvenir  de  son  ministère,  il  nous  reste  une  dizaine 
de  sermons  prêches  à  Saumur  en  1620,  et  qui,  s'ils  révè- 
lent en  lui  un  bon  exégète  et  un  habile  controversiste,  ne 
donnent  pas  une  haute  idée  de  son  art  oratoire  ^ 

Voici,  d'après  les  actes  du  Conseil  de  l'Académie,  com- 
ment était  organisé  son  enseignement  :   «  Bien  que  les  loix 
«  de   l'Académie,   est-il  dit,  portent  que  chaque  professeur 
«  en  théologie  fasse  quatre  leçons  par  semaine,  M.  Cameron 
«  sera  pour  un   temps  dispensé  d'une  leçon  par  semaine 
((  pour  son  soulagement,  sauf  à  lui  à  commencer  à  en  faire 
«  quatre,  quand  il  voudra.  Et,  pour  les  disputes  particulières, 
«  il  en  soutiendra  une  toutes  les  semaines,  qui  durera  deux 
«  heures  environ.  Quant  aux  publiques,  le  cours  des  lieux 
«  communs  en  théologie  aïant  été   par  ci-devant  achevé  et 
«  disputes  qui  ont  été  jusqu'icy  faites  en  ceste  Académie,  le 
«  susdit  cours  sera  au  plus  tôt  recommencé  et  disputes  pu- 
«  bliqucs,   lesquelles  seront  continuées  de  mois  en  mois. 
«  Quant  au  sujet  de  ses  leçons,  il  continuera  à  ex])liquer  les 
«  lieux  de  plus  notable  et  célèbre  difficulté,  qui  se  tiouvent 
((  au  Nouveau  Testament,  depuis  le  passage  par  lui  ci-devant 
«  expliqué   :   Tu  es  Petnis  et  super  hanc  peiram,    etc.,   et 
«  commencera  lundi  prochain  sa  première  leçon"-.  » 
Ce  lundi  tombait  le  26  novembre. 

Conformément  à  cette  décision,  Cameron  fit  l'exégèse 
des  passages  de  l'Évangile  selon  saint  Matthieu  XVI,  15-18  ; 
Matth.  XVII,  1-10,  XVIII,  1-17,  avec  une  sagacité  critique  et 
une  sûreté  d'érudition  qui  lui  ont  valu  les  éloges  de  Richard 
Simon  •'.  Ces  textes  l'amenèrent  logiquement  à  traiter,  dans 
le  cours  de  l'année  suivante,  la  question  de  l'Eglise.  Il  exa- 
mine tour  à  tour,  à  la  lumière  des  Evangiles,  son  nom,  sa 
nature  et  ses  conditions,  sa  dignité,  sa  durée,  sa  constance  à 

'  V.  Opcra,  édit.  de  Genève  1G42,  p.  ôOO-ôKi  et  p.  800  et  suiv.,  «  Ser- 
mons sur  Jean  VI  »>. 

-  Registre  de  Saunuir.  Aeles  du  20  novembre  1(518. 

3  Prœlectioncs  Saliniirii  habilœ.  Opcra.  I^aI.  Genève,  1042,  p.  337. 


96        JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

retenir  la  vérité,  sa  juridiction,  son  gouvernement,  et  termi- 
nait par  la  question  du  schisme.  Il  y  démontrait  le  malfondé 
des  prétentions  de  l'Eglise  romaine  à  avoir  le  monopole  de  la 
vérité  et  faisait  une  distinction  entre  le  «  schisme  »,  fait  par 
motif  d'orgueil,  et  la  «  sécession  »,  qui  est  parfois  nécessaire 
et  légitime,  afin  de  préserver  la  vérité,  —  comme  cela  était 
arrivé  à  la  Réformation  du  xvi^  siècle. 

Après  ces  sujets,  il  traita  de  la  Parole  de  Dieu,  étudiant 
ses  marques  en  général  et  ses  marques  en  particulier. 
Cameron,  dans  ces  leçons,  se  montra  supérieur  à  son  temps 
et  partagea  la  hauteur  de  vue  de  son  collègue  et  ami  L.  Cap- 
pel  sur  la  question  de  l'Inspiration  des  Ecritures.  Il  distin- 
gue entre  la  doctrine  contenue  dans  les  Saintes-Écritures  — 
celle-ci  est  divinement  inspirée,  c'est  là  l'article  de  foi  essen- 
tiel, —  et  les  livres,  les  mots  qui  la  renferment,  c'est  la  ques- 
tion secondaire  ^ 

Le  13  janvier  1621,  Cameron  fut  élu  recteur,  à  la  place  du 
pasteur  Bouchereau,  qui  avait  demandé  à  être  déchargé  de 
ses  fonctions,  avec  L.  Gappel  pourpro-rcclcur.  C'est  sous  son 
rectorat  que  Josué  de  La  Place,  après  un  brillant  examen, 
fut  nommé  professeur  de  philosophie  à  la  place  de  Marc 
Duncan,  démissionnaire. 

C'est  pendant  son  séjour  à  Saumur  que  Cameron  eut  avec 
Tilenus,  ancien  professeur  à  Sedan,  une  conférence  qui  fit 
grand  bruit  dans  nos  Eglises  et  jusque  dans  celles  des  Pays- 
Bas.  Tilenus,  après  avoir  été  un  champion  outré  de  la  doctrine 
calviniste  sur  la  grâce,  s'était  converti  aux  idées  arminiennes 
et  mettait  à  les  propager  toute  l'ardeur  d'un  néophyte.  Les 
pasteurs  de  Paris,  inquiets  du  progrès  de  cette  propagande, 
jetèrent  les  yeux  sur  Cameron,  comme  le  théologien  le  plus 
capable  de  la  combattre  et  l'engagèrent  à  avoir  une  confé- 

^  Prœlcctioiips  variœ  de  Verbo  Dci.  Oi)era.  Hd.  Cicnève,  1642,  folio 
417.  Comp.  De  snpremo  conlroversiariun  jiidicc.  0])C'ra,  p.  597.  Comp. 
Ed.  Rabaud,  Histoire  de  la  doctrine  de  l'Inspiration  des  Saintes-Ecri- 
tures, Paris,  1885,  p.  137. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      97 

reiice  amicale  avec  Tilenus,  qui  l'accepla.  Jérôme  Groslot, 
ancien  et  notable  de  l'Eglise  d'Orléans,  dont  le  père  s'était 
réfugié  en  Ecosse  à  l'époque  de  la  Saint-Barthélémy,  offrit 
son  manoir  de  l'Isle,  anx  environs  de  cette  ville,  pour 
lieu  de  rendez-vous.  Et  c'est  là,  en  effet,  que  la  dispute  eut 
lieu,  du  24  au  27  avril  1620.  Le  sujet  en  était  :  «  Contribution 
de  la  grâce  et  de  la  volonté  humaine  dans  la  vocation  au 
salut  '.  —  Les  thèses  soutenues  par  le  professeur  de  Saumur 
étaient  tirées  des  articles  21  et  22  de  la  Confession  de  foi  des 
Églises  réformées.  Le  nœud  de  la  question  était  celui-ci  : 
«  Pourquoi  de  deux  adultes,  également  corrompus  et  injustes, 
l'un,  éclairé  par  la  lumière  évangélique,  devient-il  partici- 
pant au  salut  ;  l'autre,  au  contraire,  est-il  laissé  dans  les  ténè- 
bres et  l'ombre  de  la  nuit,  donc  perdu?  » 

Cameron  soutint  que  ce  sort  différent  dépend  de  la  seule 
volonté  de  Dieu.  C'est  la  doctrine  calviniste  dans  toute  sa 
rigueur. 

Tilenus,  au  contraire,  avançait  que,  depuis  la  conclusion 
de  la  Nouvelle  Alliance,  c'est  faire  injure  à  la  grâce  de  Dieu 
d'admettre  que  quelqu'un  en  fût  exclu  par  la  seule  volonté 
de  Dieu,  sans  avoir  égard  à  ses  péchés.  Dieu  en  choisit  quel- 
qiics-uns  par  la  connaissance  qu'il  a  de  quelques  vertus 
cachées.  Sans  doute.  Dieu  est  l'auteur  surnaturel  du  salut, 
mais  il  admet  le  concours  de  la  volonté  humaine  dans  l'œu- 
vre du  salut. 

Cameron  répliquait,  en  s'appuyant  sur  l'autorité  de  saint 
Augustin,  que  le  fait  que  Dieu  illumine  les  uns  pour  les  sau- 
ver et  point  les  autres,  ne  dépend  pas  des  mérites  occultes 
des  premiers,  et  niait  que  l'efficace  de  la  grâce  dans  la  con- 
version dépendît  du  libre  arbitre  de  l'homme. 

A  la  suite  de  cette  «  conférence  amicale  »,  chacun  des  cham- 
pions chanta  victoire,  comme  il  arrive  en  général.  Cameron, 


'  Aiuica  cnllnlio  d?  (jraliœ  cl  l'oliinlfttis  li-iininœ  concnrsii   in  voca 
tioiic,  inslilnla  inlrr  D.  Tilrnnin  cl  J.  (^(imcroncm.  Op-ora  fol.  G12. 

7 


98   JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

de  retour  à  Sauiniir,  rendit  compte  au  conseil  de  l'Académie 
de  ce  qui  s'était  passé  à  l'Isle.  Le  conseil,  sur  l'avis  du  pasteur 
Bouchereau,  recteur,  qui  expliqua  que  l'avis  d'aller  à  cette 
conférence  avait  été  donné  à  Camcron  par  M.  le  gouverneur 
Duplessis-Mornay,  le  remercia  «  du  labeur  que  volontiers  il 
«  avait  pris  pour  la  cause  de  la  vérité.  Le  recteur  termina  en 
((  priant  Dieu  que  la  conférence  eût  tel  succès  que  celuy  avec 
((  lequel  Cameron  avait  conféré  pût  reconnaître  la  vérité  à 
«  son  salut  et  à  l'édification  de  l'Eglise  '  ». 

Tout  le  monde,  pourtant,  ne  fut  pas  aussi  satisfait  de  la 
défense  de  Cameron.  La  Faculté  de  théologie  de  Leyde  trouva 
quelque  chose  à  reprendre  à  la  manière  dont  le  professeur 
de  Saumur  avait  représenté  le  rôle  de  la  grâce  dans  la  con- 
version et  chargea  son  secrétaire  de  le  lui  faire  savoir  : 

«  Nous  ne  pouvons  approuver,  lui  écrivit  A.  Rivet,  que 
«  dans  ton  écrit  tu  semblés  n'admettre  d'autre  changement 
«  dans  la  volonté  que  cette  conversion  morale,  qui  se  fait 
((  par  le  jugement  de  la  raison,  sans  aucune  action  immé- 
«  diate  de  Dieu  sur  la  volonté  elle-même.  Ce  que  nous  te 
«  demandons,  c'est  de  déclarer  que  tu  acquiesces  au  juge- 
«  ment  des  Eglises  qui  ont  exposé  leur  opinion  au  sujet  de 
«  cette  controverse  2.  » 

Le  professeur  WalcEus  avait  sans  doute  été  un  des  critiques 
les  plus  acerbes  de  la  théorie  de  Cameron  ;  c'est  à  lui,  en 
effet,  que  Samuel  Bochart,  alors  étudiant  en  théologie  à 
cette  université,  adressa  sa  défense  de  la  doctrine  de  Came- 
ron 3,  Nous  y  reviendrons  dans  le  chapitre  suivant.  Notre 
Écossais  fut  très  sensible  à  ces  critiques:  «  J'ai  receu  estant 
«  malade,  écrivait-il  à  Bivel,  deux  de  vos  lettres,  l'une  es- 
«  crite  en  votre  nom,  l'autre  en  celuy  de  la  faculté,  de  slile 

'  lU'gislrc  (le  Saiumir.  Actes  du  13  iiuii  1()20. 

-  Epislola  faciilUdis  theologiœ  Liigdiincnsis,  Vt'hv.,  1G22. 

•'  S.  Bochartii,  stud.  theol.  pro  Canierone  ad  D.  Walanim,  profcs- 
sorein,  Epislula,  qiia  objccliones  aducrsiis  Caincronisscntciitiam  de  molli 
uohintcdis  pcr  inlelleclnm,  solviinliir.  ()])era,  410. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      99 

«  bien  différent  ;  l'une  honnête,  tant  et  plus,  laulrc  un  peu 
«  rude.  J'ay  répondu  à  celle  que  m'avez  escripte  au  nom  des 
«  Messieurs  de  la  Faculté;  je  m'asseure  tant  de  leur  charité 
«  et  prudence  qu'ils  en  demeureront  satisfaits;  cependant, 
«  Monsieur,  ie  vous  supplie  que  vous  dai<fniez  prendre  la 
«  peine  de  leur  communiquer  la  lettre  ([ue  ie  leur  adresse... 

«  J'approuve  de  tout  mon  cœur  les  canons  du  Synode  de 
«  Dordrecht  et,  au  iugement  mesme  des  Adversaires,  je  ne 
«  suis  pas  des  leurs.  C'est  grand  cas,  si  aucun  des  nostres 
«  me  le  veut  faire  accroire  et,  quand  tout  est  dit,  i'ose  bien 
«  dire  que  M.  Tilenus  et  les  siens  vouldroienl  que  l'afTaire 
«  entre  luy  et  moi  fust  à  recommencer.  Je  ne  dresse  point 
«  icy  une  apologie,  je  m'attends,  suivant  votre  charité,  que 
«  vous  la  fairiez  pour  moi  '.  » 

Quand  ces  lettres  furent  échangées  entre  Cameron  et  la 
faculté  de  Leyde,  il  y  avait  déjà  près  d'un  an  que  le  premier 
avait  quitté  Saumur.  A  la  suite  de  la  deslilulion  aussi  per- 
fide qu'imméritée  de  Duplessis-Mornay  comme  gouverneur 
de  Saumur  (17  mai  1621),  une  vraie  panique  s'était  emparée 
des  étudiants  de  l'Académie  et  les  deux  professeurs  de  théo- 
logie les  plus  en  vue,  L.  Cappel  et  J.  Cameron,  quittèrent  la 
ville  précipitamment  -.  Ce  dernier  se  retira  d'abord  à  Paris, 
où  il  séjourna  quelque  temps  avec  sa  famille.  Le  11  juillet, 
il  prêcha  au  temple  de  (^harenton  pour  M.  S.  Durant.  Il  s'y 
trouvait  encore  le  dimanche  25  septembre,  jour  de  la  sédi- 
tion au  faubourg  Saint-Marcel,  où  beaucouj)  de  fidèles  reve- 
nant du  prêche  furent  maltraités  et  où  il  faillit  périr  lui- 
même  =^  Cela  le  décida  à  partir  pour  l'Angleterre  :  «  Je  dus 
«  m'enfuir  de  Paris,  écrit-il  peu  après.  En  effet,  à  peine 
«  avais-je  échappé  à  cette  'unesle  émeute  cpie  mon  luMe,  un 

'  I^eUre  inédite  (le  Cameron  à  André  Rivet.  Londres,  2  mars  1622, 
communiquée  par  M.  de  Vries.  l)il)liolhécaire  de  l'Universitc  de  Leyde. 

■^  Voyez  leurs  lettres  d'excuses  lues  au  Conseil.  Uei^istre  de  Saumur, 
séance  du  .')0  juillet  1621. 

■'  Biillclin  du  Prolcslantismc  français,  IV,  p.  96  et  XXI,  p.  323. 


100   JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

ce  excellent  homme,  m'annonça  que  le  lieutenant  de  police 
«  l'avait  averti  que  le  peuple  me  cherchait  pour  me  tuer.  » 
Ses  amis  le  supplièrent  de  partir.  Deux  seigneurs  anglais, 
le  comte  de  Cassilis  et  Rohert  de  Harlc}'  lui  vinrent  en  aide, 
le  premier  en  lui  prêtant  son  valet  de  chambre,  le  second 
en  lui  faisant  donner  un  passeport  royal  et  l'accompagnè- 
rent lui-même  jusqu'à  Dieppe  ^ 

Il  s'arrêta  huit  ou  neuf  mois  à  Londres  (octobre  1621), 
où  il  se  mit  en  rapport  avec  l'êvêque  de  cette  ville  et  avec 
les  pasteurs  de  l'Eglise  française.  Le  premier  personnage  lui 
fit  bon  accueil  et  l'autorisa  à  donner  un  cours  aux  Français 
réfugiés  et  amateurs  de  théologie.  A  propos  du  passage  de 
l'Apocalypse  XVIII,  v.  4,  il  traita  la  question  du  droit  pour 
les  réformateurs  d'avoir  fait  sécession  de  l'Eglise  catholique 
romaine  -. 

Il  prêcha  sans  doute  aussi  plusieurs  fois  à  Austin-Friars. 
Sa  renommée  vint  aux  oreilles  de  Jacques  Lr,  qui,  en  sa 
qualité  d'ancien  roi  d'Ecosse,  avait  de  la  bienveillance  pour 
les  Ecossais.  Le  roi  se  fit  présenter  .1.  Cameron,  l'accueillit 
avec  faveur  et  le  nomma  principal  du  collège  de  Glasgow, 
et  professeur  de  théologie  en  cette  ville. 

Cameron  trouva  l'Église  presbytérienne  de  son  pays  dans 
une  vive  agitation  provoquée  par  les  actes  du  roi  .Jacques, 
qui  voulait  de  gré  ou  de  force  la  conformer  à  l'Église  angli- 
cane. Non  content  d'avoir  nommé  trois  évêques  à  Ross, 
Aberdecn  et  Caithness,  il  avait  jeté  en  prison,  puis  banni  An- 
dré Mclville,  le  pasteur  le  plus  populaire  et  par  les  Cinq  ar- 
ticles de  Peiih  (1017)  avait  bouleversé  la  liturgie  presbyté- 
rienne-'. Boyd  de  Trochorege,  le  principal  de  Glasgow,  avait 


^  V.  la  lettre  de  Cameron  à  .Tacques  I,  roi  d'Angleterre.  De  (ilasgow, 
octobre-novembre  1(521  (en  latin). 

2  V.  Opéra,  p.  51.-). 

•'  Ces  articles,  entre  autres,  oi'donnaient  (|u'on  reçût  la  communion  à 
genoux  et  autorisaient  radministration  de  la  .Sainte-Cène  et  du  Haptè- 
me  à  domicile. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES      101 

donné  sa  démission,  plutôt  que  de  s'y  conformer.  La  situa- 
tion était  donc  très  difficile  pour  son  successeur.  Mais  Came- 
ron  avait  le  courage  de  son  opinion.  Il  fit,  dès  son  arrivée 
(6  janvier  1622)  acte  de  loyalisme  en  ordonnant  que,  dans 
chaque  classe,  on  ferait  mention  du  Roi  et  de  la  famille 
royale,  dans  les  prières  du  matin  et  du  soir*. 

Puis,  ayant  su  que  Tilenus  avait  adressé  à  Jacques  r^  un 
libelle  intitulé  :  Canons  du  Synode  de  Dordrecht  annotés, 
dans  lequel  lui-même  était  traité  d'homme  turbulent  et  dé- 
tracteur de  l'autorité  royale,  Cameron  adressa  une  épître  au 
roi,  dans  laquelle  il  professait  que  l'autorité  royale  était  de 
droit  divin  et  il  attestait  Dieu,  sa  conscience  et  les  hommes 
qu'il  n'avait  jamais  prêché  autre  chose  2. 

Outre  la  direction  du  Collège,  il  fit  un  cours  sur  la  contro- 
verse entre  catholiques  et  réformés  au  sujet  de  l'autorité  des 
Saintes-Écritures  ^  (novembre  1622).  Mais,  ni  son  talent  de 
professeur,  ni  le  zèle  qu'il  montra  dans  son  administration 
ne  purent  lui  faire  pardonner  par  ses  compatriotes  ses  con- 
cessions à  l'anglicanisme.  11  se  rendit  tout  à  fait  impopulaire. 

D'autre  part,  Cameron  s'était  beaucoup  attaché  à  la  France, 
où  il  avait  fait  jusque  là  une  si  brillante  carrière  et  où  il 
avait  trouvé  une  compagne  de  vie  tendre  et  dévouée.  Ses 
dispositions  se  reflètent  dans  deux  lettres  intimes  qu'il  adres- 
sa de  Glasgow  à  son  protecteur,  Philippe  de  Mornay  : 

«  Ayant  esté  sollicité  longtemps  par  ma  patrie  et  par 
«  l'Eglise  de  ma  patrie  de  m'y  retirer  pour  y  faire  ma 
«  demeure  ordinaire,  j'y  ai,  grâce  à  Dieu,  résisté  constam- 
«  ment,  me  ressouvenant  de  ma  promesse  de  laquelle  je 
«  vous  avais  prié.  Monsieur,  de  me  faire  l'honneur  de  vous 
«  rendre  garant.  » 

'  Miininicnta  alinœ  Universitatis  Glasgnensis,  tome  II,  p.  300. 

■  Cameronis  ad  recjem  Magnœ  BriUmniœ  Jacobum  cpistola,  Opéra, 
p.  713. 

^  Controvcrsia  inler  Refonnalos  et  Pontiflcios  agitala  de  Yerho  Dei. 
Prœlcctiones  dalœ  Glasciiœ  in  Scotia.  Novembre  1622. 


102  JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

«  Enfin,  le  Roy  s'en  estant  meslé,  avec  autant  ou  plus 
d'affection  que  nul  autre,  je  n'ai  relâché  en  rien;  mais  par 
prière  et  raison,  j'ai  obtenu  de  S.  M.  qu'il  me  soit  libre  de 
retourner  en  France,  quand  il  aura  plu  à  Dieu  d'y  remettre 
les  choses  en  leur  premier  état. 

«  Je  ne  suis  ici  que  pour  un  temps,  ayant  laissé  ma  famille 
à  Londres,  pour  estre  plus  prest  de  la  France,  s'il  plaît  au 
Seigneur  de  nous  redonner  la  paix  et,  tout  le  moins,  vous 
rétablir.  Monsieur,  d'où  la  volonté  des  hommes  vous  a 
dejetté  pour  un  temps'.  » 

Quatre  mois  après,  la  paix  étant  rétablie  en  France,  l'an- 
cien pasteur  et  professeur  de  Saumur  écrivait  à  son  illustre 
protecteur  pour  lui  confirmer  ses  intentions  de  rentrer  au 
premier  appel  : 

«  Monsieur,  puisqu'il  a  plu  à  Dieu  de  redonner  la  paix  à 
«  la  France  et  de  mettre  sa  pauvre  Église  en  repos,  j'estime 
«  que  vous,  qui  en  faites  partie  depuis  un  temps  si  consi- 
«  dérable,  devez  y  reprendre  votre  première  place.  Quant 
«  à  moi,  j'ai  toujours  protesté  que  je  ne  pourrais  demeurer 
«  ici,  sans  le  bon  gré  des  églises  de  France,  et  je  n'ai  jamais 
«  voulu  accepter  aucune  condition  qu'à  temps  et,  si  les 
«  Eglises  de  France  m'aimaient  autant  que  je  les  aimais,  le 
«  Roi  m'a  promis  qu'il  ferait  conscience  de  les  en  prier  -.  » 

Enfin,  le  moment  tant  désiré  arriva.  Cameron  apprit  que 
le  Synode  provincial  d'Anjou  avait  adressé  au  bureau  du  pro- 
chain Synode  national  de  Charenton  une  requête  tendant  à  ce 
qu'il  fût  réintégré  dans  ses  fonctions  de  professeur  à  l'Aca- 
démie de  Saumur. 

Cameron  quitta  l'Ecosse  sans  regret  et  rentra  en  France, 
qui  était  pour  lui  comme  une  seconde  patrie.  Il  était  de 
retour  à  Paris  en  juillet  1623  et  assista  au  Synode  provincial 
des  églises  de  Picardie,  Champagne  et  Ile  de  France,  qui  se 


*  Lettre  à  Duplessis-Mornay,  de  Glasgow,  16  août  1622. 

'  Lettre  à  Duplessis-Mornay,  de  Glasgow,  1"  décembre  1622. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES     103 

tint  peu  après  à  Charenton.  Comme,  suivant  la  rc^^le  adoptée 
au  Synode  d'Alais  on  invitait  tous  les  pasteurs  présents  à 
à  souserire  aux  décrets  de  Dordrecht,  un  certain  De  Cour- 
celles,  pasteur  à  Amiens,  s'y  refusa.  Avant  de  le  suspendre, 
le  bureau  du  Synode  voulut  recourir  aux  moyens  de  persua- 
sion et  chargea  Cameron  de  le  ramener  à  la  doctrine  reçue. 
La  conférence  eut  lieu  le  2  août  et  jours  suivants  à  Paris, 
chez  M.  Arbault,  docteur  en  médecine,  en  présence  des  pas- 
teurs Mestrezat  et  Drelincourt,  et  P.  Testard,  étudiant  en 
théologie,  servit  de  secrétaire'.  Le  professeur  de  Saumur 
réussit  dans  cette  tâche,  à  la  grande  satisfaction  des  pasteurs 
de  Paris.  S.  Durand  déclara  que,  en  fait  de  controverse,  tous 
les  autres  théologiens  n'étaient  que  des  enfants  en  comparai- 
son de  Cameron. 

Bientôt  après,  s'ouvrit  à  Charenton  le  Synode  national 
(septembre),  où  devait  être  confirmé  le  vœu  du  Synode 
d'Anjou  qui  le  concernait.  Mais  là  une  amère  déception 
l'attendait.  Galland,  le  commissaire  royal  chargé  de  suivre 
les  délibérations,  remit  au  modérateur  une  lettre  de  cachet, 
datée  de  Saint-Germain,  25  septembre.  Par  cette  lettre, 
Louis  XIII  interdisait  à  MM.  Primerose  et  Cameron  l'exer- 
cice du  ministère  ou  de  l'enseignement  dans  le  Royaume 
«  non  pas,  disait-il,  à  cause  de  leur  (pialilé  d'étrangers, 
mais  pour  des  raisons  concernant  le  service  du  Uoy.   » 

Personne  ne  douta  que  le  coup  ne  partît  des  Jésuites 
et  du  Parlement  de  Bordeaux,  avec  lesquels  les  deux 
ministres  écossais  avaient  eu  maille  à  partir.  La  position  de 
notre  Cameron  était  critique.  11  n'hésita  pas  à  faire  api)el  à 
la  générosité  desprotestantsfrancais.il  représenta  au  Synode 
que  bien  qu'on  lui  eût  offert  des  postes  avantageux  en 
Grande-Bretagne,  il  les  avait  refusés  par  attachement  pour 
les  églises  de  France.    Or,   le  Roy  de   France   lui   fermant 

'  De  elcctionis  et  oppositœ  reprobalionis  objcclo  inchoala  Dispula- 
tio,  dans  les  Oi>era,  p.  336. 


104  JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

tout  accès  du  ministère  ou  des  académies,  il  se  trouvait 
privé  de  tout  moyen  d'élever  sa  famille.  Le  S3'node,  touché 
de  cette  requête  et  ayant  égard  à  ses  longs  services  de 
pasteur  à  Bordeaux,  ordonna  de  lui  payer  une  somme  de 
1.000  livres,  en  attendant  que  le  Roi  levât  l'interdiction  dont 
il  était  l'objet  1. 

Cameron,  plein  de  reconnaissance,  partit  aussitôt  pour 
Saumur,  où  il  arriva  dans  la  première  quinzaine  d'octobre 
1623. 

Il  y  donna  des  leçons  particulières  sur  l'Epitre  aux  Hébreux 
et  rédigea  sans  doute  plusieurs  de  ses  cours  antérieurs  -. 
De  là,  il  adressa  à  l'Eglise  de  Bordeaux  une  épitre  conso- 
latrice, qui  témoigne  du  vif  attachement  qu'il  avait  gardé 
pour  son  ancien  troupeau. 

«  Après  avoir  été  séparé  corporellement  de  vous,  écrit 
«  Cameron,  j'ai  souvent  désiré  reprendre  le  ministère 
«  parmi  vous  et,  à  défaut,  vous  exhorter  par  écrit.  Tant  que 
«  M.  Primerose  a  été  présent  au  milieu  de  vous,  cela  m'a 
«  paru  superflu;  mais  dès  que  j'ai  su  que  vous  avez  été 
«  privé  de  son  ministère  par  l'injure  des  temps,  j'ai  cru 
«  devoir  le  faire. 

«  Il  ne  faut  pas,  dans  nos  calamités,  toujours  en  accuser 
«  les  hommes,  mais  regarder  au  Ciel,  où  siège  notre  juste 
«  Juge.  C'est  lui  qui  nous  a  châtiés  et  nous  a  donné  le  ver- 
«  tige  par  son  Esprit,  parée  que  nous  n'avions  pas  profité 
«  de  la  longue  paix  pour  nous  avancer  en  piété  et  sainteté. 
«  Nous  tous,  pasteurs  et  peuples,  nous  avons  mérité  ces 
«  peines,  qui  sont  destinées  à  nous  purifier  de  nos  souil- 
«  lures. 

«  Redoublons  d'amour  pour  le  Christ  et  de  soumission  au 

*  Quick,  Sijnodicon,  Ile  volume,  p.  117.  Cette  somme  se  décompo- 
sait ainsi  :  700  fr.  pour  ses  appointements  de  professeur,  200  fr.  pour 
sa  portion  et  100  fr.  pour  frais  de  voyage. 

2  V.  Registre  de  Saumur,  14  octobre  1623,  Comp.  Opéra,  p.  365;  voyez 
note  avant  les  Responsiones  ad  qiiœstioiies  super  Epistolam  ad  Hébrœos. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES     105 

«  Roy  ;  prions  Dieu  qu'il  garde  notre  Roy,  qu'il  lui  accorde 
«  des  sentiments  vraiment  royaux,  l'amour  de  la  paix,  le 
«  souci  du  bien  public,  le  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu,  qu'il 
«  incline  son  cœur  et  donne  à  son  église  de  trouver  grâce 
«  aux  yeux  du  Roy  '.  » 

Cette  lettre,  si  pleine  de  sentiments  évangéliques  et  si 
loyale,  parvint-elle  à  la  connaissance  de  Louis  XllI  et  le 
toucha-t-elle?  Ou  bien  les  députés  du  Synode  de  Charenton, 
chargés  d'obtenir  la  satisfaction  des  doléances  des  Églises 
obtinrent-ils  gain  de  cause?  Quoi  qu'il  en  soit,  pendant  que 
Cameron  était  à  Saumur  en  train  de  dicter  ses  leçons  sur 
l'Épitre  aux  Hébreux,  il  fut  subitement  mandé  à  Paris  et 
forcé  d'interrompre  le  cours  de  ses  leçons  et  peu  après, 
sans  doute  au  printemps  de  1624,  il  fut  autorisé  par  le  Roy 
à  remplir  les  fonctions  de  professeur  à  l'Académie  de  Mon- 
tauban.  En  même  temps,  le  Conseil  académique  de  cette 
ville  l'appelait  à  occuper  la  chaire  de  théologie,  vacante 
depuis  la  mort  de  D.  Chamier. 

L'édit  de  Montpellier  (novembre  1622)  avait  mis  fin  à  la 
dernière  guerre  de  religion  mais  non  pas  à  l'agitation  des 
esprits  dans  le  Midi.  Une  scission  profonde  s'était  produite 
entre  les  classes  aristocratiques  et  le  gros  de  la  population 
protestante.  La  plupart  des  seigneurs  et  la  haute  bour- 
geoisie, effrayés  des  progrès  de  l'esprit  républicain,  étaient 
partisans  de  l'obéissance  quand  même  au  Roi.  Le  peuple 
au  contraire,  qui  aspirait  à  prendre  part  au  gouvernement 
municipal  et  aux  j^eux  de  qui  le  duc  de  Rohan  était  le  vrai 
«  protecteur  »,  voulait  qu'on  résistât  au  besoin  les  armes  à 
la  main,  aux  violations  de  plus  en  plus  fréquentes  de  l'Edit  de 
Nantes.  A  Montauban,  surtout,  tout  fier  encore  d'avoir  résisté 
victorieusement  aux  troupes  de  Louis  XIII  qui  l'avait  assiégé 
en  personne,  les  deux  partis   étaient  si  ardents,  qu'ils   en 


'  V.  Opéra.  Litterœ  consolatoriœ  ad  Ecclesiam  Burdigalenscn,  p.  800 
et  suiv. 


106  JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

vinrent  plusieurs  fois  à  des  rixes  à  main  armée  et  que  les 
rues  de  la  ville  furent  ensanglantées  par  ces  luttes  fratri- 
cides 1.  Le  corps  pastoral  lui-même  était  divisé,  des  cinq  pas- 
teurs, trois  :  P,  Charles,  Ollier  et  Delon  étaient  du  parti  des 
modérés  et  soutenaient  que,  «  tant  que  l'empire  de  Dieu  res- 
tait en  son  entier  et  que  la  li])crté  de  conscience  était  sauve, 
il  fallait  s'abstenir  de  toute  violence  ».  Pierre  Bérand,  au  con- 
traire, à  la  léte  du  parti  populaire,  prétendait  que  la  cause 
protestante  était  perdue  si  Ton  n'opposait  pas  une  vigoureuse 
résistance  à  la  politique  réactionnaire  de  Louis  XIIL 

Telle  est  la  situation  troublée,  dans  laquelle  Cameron  inau- 
gura son  enseignement  à  Montauban.  Ajoutez  à  cela  de  tristes 
circonstances  domestiques  ;    il    perdit    sa  femme  quelque 
temps  après  son  arrivée  (11  mars  1(324).  Sur  le  vœu  du  con- 
seil de  l'iVcadémie  il  fit  l'exégèse  des  passages  les  plus  célè- 
bres du  Nouveau  Testament;  mais  pour  satisfaire  son  goût 
personnel,  il   consacra  au   commencement    de  chaque    tri- 
mestre plusieurs  leçons  à   son  sujet  favori,   la   question  de 
l'autorité  de  l'Eglise.  Nous  avons  sans  doute  le  résumé  de 
ses  cours  dans  l'opuscule  intitulé  :  Du  juge  souverain  des 
controverses  en  matière  religieuse -.  Il  y  réfutait  la  thèse  des 
catholiques  revendiquant  cet  office  d'un  titre  pour  le  Pape. 
«  Catholiques  et  Protestants  y  disait-il,  nous  sommes  chré- 
«  tiens  nous  croyons  avoir  dans  les  livres  canoniques  des 
«  deux   Testaments,   la    déclaration   de    la   volonté  divine. 
«  A  quoi  bon  vouloir  un  vicaire  ou  légat  de  Jésus-Christ?  » 
Le  souverain  juge  des  controverses  n'est   ni  à  Rome,  car 
rien  ne   prouve  que  le  Pape  ait  été  préservé  par  le  Saint- 
Esprit  de  toute  erreur  ;  ni  dans  le  Concile  œcuménique  car 

'  V.  Scliybergson,  Le  duc  de  Rohan  cl  la  bourgeoisie  proleslanle.  Bul- 
lelin  d'histoire  du  Proleslanlisme  fntnçais,  1880,  p.  97.  Compurcz:  His- 
toire véritable  de  tout  ce  qui  s'est  fait  dans  la  ville  de  Montauban.  Mon- 
tauban, 1G27,  in-8". 

2  De  suprenw  in  religionis  negotio  controversiarum  judice.  Opéra, 
édit.  ant>laise,  Oxford  1618. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES     107 

eux  aussi  ont  souvent  erré.  Il  est  dans  les  Saintes-Écritures, 
puisque  de  l'aveu  des  docteurs  catholiques  nous  y  possé- 
dons une  révélation  du  Verbe  divin.  Il  protestait,  en  termi- 
nant, contre  l'emploi  de  la  contrainte  pour  imposer  ses 
interprétations.  «  Dans  l'Église  de  Dieu,  disait-il,  en  matière 
«  de  conscience,  il  ne  faut  fermer  la  bouche  à  personne  ; 
((  mais  il  est  besoin  d'obtenir  la  persuasion  ou  du  moins 
la  satisfaction  du  cœur  et  de  la  conscience.  » 

Tel  fut  l'enseignement  hélas  !  trop  court  de  J.  Cameron  à 
l'Académie  de  Montauban,  oii  il  ne  professa  guère  qu'une 
année.  Cameron  a  pourtant  laissé  un  autre  souvenir  dans 
les  annales  religieuses  de  cette  ville  ;  peu  de  temps  après 
son  arrivée  il  eut  avec  la  maréchale  de  Thémines  une  con- 
troverse théologique,  dont  les  éditeurs  de  ses  œuvres  nous 
ont  conservé  la  curieuse  relation  ^  On  sait  que  P.  de  Lau- 
zières,  marquis  de  Thémines,  était  un  des  seigneurs  catho- 
liques qui,  dès  la  mort  de  Henri  III  s'était  prononcé  pour 
Henri  IV.  Fait  maréchal  de  France  par  Marie  de  Médicis 
régente,  il  avait  assisté  Louis  XIII  dans  le  siège  de  Mon- 
tauban. Marie  de  la  Noue,  fille  d'Odet,  avait  épousé  en 
troisièmes  noces  le  maréchal,  âgé  de  72  ans,  qui  l'avait 
décidée  à  abjurer  le  protestantisme.  Elle  avait  alois  trente 
ans,  était  belle  et  passait  pour  d'humeur  douce  et  géné- 
reuse -.  La  réputation  du  professeur  Écossais  était  venue  à 
ses  oreilles,  elle  exprima  le  désir  de  le  voir  et  d'avoir  un 
entretien  avec  lui.  M.  Arnault,  un  protestant  notable,  otTrit 
sa  maison  pour  l'entrevue. 

Au  jour  dit  (14  mai  1()24),  Cameron  s'y  rendit  el  bientôt 
après  arrivait  la  maréchale  accompagnée  de  son  frère  La 
Noue,  comte  de  Chabannes.  Les  principaux  assistants  étaient 

yEoniin  qiiœ  in  innliio  iiUcr  imireschitllam  Tcminidiii  et  C(tmcronciu 
colloquio  (UjilaUi  siiiit  iili-iiiqnc  narvalio.  Opéra,  p.  .Tiô. 

■^  Après  la  mort  du  maréchal,  elle  fut  ramenée  au  protestaulisnie 
par  le  pasteur  Du  Moulin  et,  après  l'aveu  de  sa  faute,  reçue  au  temple 
de  Cliarenton. 


108  JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

M'ie  de  la  Moussaye,  Mm«  du  Laver,  M'™  de  Caslun,  et 
MM.  Arnaiilt,  baron  d'Arsy,  de  Brassac,  de  Champenon,  de 
Chandolan,  de  Turce,  de  Montferrier,  de  La  Noue  et  Saint- 
Georges  de  Nérac.  Le  comte  ayant  prié  Cameron  de  lever 
quelques  doutes  qu'il  avait  au  sujet  de  la  religion,  le  pru- 
dent Ecossais  refusa  d'engager  la  controverse  avec  un  in- 
connu. On  décida  alors  qu'il  discuterait  directement  avec 
la  marquise,  qui  serait  assistée  par  son  frère. 

La  maréchale  :  «  Est-ce  que  l'Église  est  toujours  visible?» 
—  Cameron  :  «  Oui,  si  l'on  entend  par  Eglise,  la  congréga- 
tion des  fidèles  ;  seulement  celle-ci  est  plus  ou  moins 
visible,  suivant  qu'elle  est  plus  ou  moins  conforme  à  l'idéal 
divin.  »  —  La  maréchale  :  «  Où  donc  était  l'Église  réformée 
avant  l'année  1517  ?»  —  Cameron  :  «  L'Église  évangélique 
a  existé,  sous  l'ancienne  comme  sous  la  nouvelle  Alliance, 
partout  où  quelques-uns  ont  cru  au  Messie  et  annoncé  pure- 
ment la  parole  de  Dieu.  »  —  La  maréchale  :  «  Mais  la  pro- 
messe faite  par  Jésus  à  saint  Pierre  et  à  ses  autres  apôtres 
(Matth.  XVI,  V.  18-19)  ne  s'étend-elle  pas  au  Pape  et  aux 
évêques,  qui  leur  ont  succédé  ?»  —  Cameron  :  «  La  pro- 
messe du  Christ  avait  une  valeur  absolue  pour  les  apôtres  ; 
mais  elle  n'a  qu'une  valeur  relative  pour  leurs  successeurs, 
ils  ne  peuvent  s'en  prévaloir  que  pour  autant  qu'ils  sont 
fidèles  à  la  doctrine  des  apôtres,  »  —  Le  frère  de  la  maré- 
chale entra  alors  en  scène  et  cita  Jean  XVII,  v.  19  et  s'ef- 
força de  prouver  par  ce  texte  qu'il  y  avait  toujours  eu  dans 
l'Elglise  un  magistère  enseignant  la  vérité  sans  mélange  d'er- 
reur. —  Cameron  :  «  Je  le  nie,  car  la  condition  sine  qiia  non 
pour  avoir  la  vérité,  c'est  la  sainteté,  or,  de  très  bonne 
heure,  il  y  a  eu  des  prêtres  et  évêques  corrompus.  »  — 
Lanoue  :  «  La  promesse  faite  (Jean  XVI,  v.  13)  ne  nous  est- 
elle  pas  garant  qu'il  y  a  eu  et  y  aura  toujours  dans  l'Église 
des  prédicateurs  de  la  vérité  pure  ?»  —  Cameron  :  «  Non  ! 
la  promesse  s'est  réalisée  pleinement  au  jour  delà  première 
Pentecôte,  mais,  depuis,  il  faut,   afin  qu'une  doctrine  soit 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES     109 

reconnue  pure  d'erreurs,  prouver  qu'elle  est  conforme  à 
l'évangile  de  Jésus-Christ.  »  L'histoire  ne  nous  dit  pas  quel 
fut  le  résultat  de  la  discussion,  mais  elle  dut,  en  tout  cas, 
prouver  aux  catholiques  assistants,  que  les  Réformes  avaient, 
en  Cameron,un  champion  aussi  habile  dialecticien  que  pro- 
fondément versé  dans  les  Ecritures. 

Ainsi  la  prédication  et  l'enseignement  de  Cameron  à 
Montauban,  faisaient  concevoir  les  plus  bellese  spérances  ; 
il  venait  lui-même  de  se  remarier  (26  février  1625)  et, 
par  sa  seconde  femme,  Jeanne  de  Thomas,  il  s'était  allié 
aux  premières  familles  de  la  ville.  Cependant,  il  souffrait 
des  divisions  politiques  de  l'Eglise  et  du  pays.  Malgré  son 
caractère  très  indépendant,  Cameron  était  sincèrement 
monarchiste  et  il  prit  nettement  parti,  avec  la  majorité  des 
pasteurs,  contre  les  partisans  de  la  guerre.  Ces  derniers, 
ayant  voulu  provoquer  l'explosion  des  hostilités  en  allant 
attaquer  une  propriété  de  l'archevêque  de  Toulouse,  à  trois 
lieues  de  Montauban,  Cameron  ne  craignit  pas  de  condam- 
ner du  haut  de  la  chaire  cet  acte  de  violence.  Et,  comme 
quelques-uns  de  ses  auditeurs  murmuraient,  il  s'écria  :  «  Ne 
me  troublez  pas,  méchants  ;  car,  si  vous  continuez,  je  gros- 
sirai ma  voix  comme  un  tonnerre  !  »  Dès  lors,  il  fut  l'objet  de 
la  vindicte  des  radicaux  ;  il  allait  bientôt  être  la  victime  de 
son  royalisme. 

Le  13  mai  162."),  une  émeute  populaire  éclata  aux  luilles  ; 
il  accourut  avec  ses  trois  collègues  pour  tâcher  de  l'apaiser, 
par  leurs  exhortations.  Mais  les  énergumèncs,  sans  égard 
pour  leur  qualité  qui  eût  dû  les  rendre  inviola])les,  les  char- 
gèrent à  coups  de  hallebardes.  Charles,  Delon  et  Ollier  se 
réfugièrent  dans  une  maison  voisine  ;  alors  Camei'on,  fai- 
sant front  contre  l'un  de  ses  agresseurs,  s'écria  en  décou- 
vrant sa  poitrine  :  »  Frappe,  imdlicureu.v  !  »  Aussitôt 
entouré,  il  fut  terrassé,  foulé  aux  pieds  et  frappé  avec  tant 
d'acharnement  qu'il  eût  péri  sur-le-cliamp,  sans  le  dévoue- 
ment d'une  pauvre  femme.  La  veuve  Petit  se  jeta  sur  lui. 


110  JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

le  couvrant  de  son  corps.  On  l'épargna.  Il  fut  rapporté 
mourant  chez  lui,  où  sa  jeune  épouse  (il  était  remarié 
depuis  deux  mois  et  demi)  lui  prodigua  les  soins  les  plus 
assidus  ;  on  le  transporta  à  la  campag^ie  à  Moissac,  espérant 
lui  rendre  des  forces.  Mais,  atteint  d'une  maladie  de  lan- 
gueur, aggravée  par  le  chagrin  que  lui  causait  le  triste  état 
des  Eglises  réformées  de  France,  il  mourut  quelques  mois 
après  (27  novembre  1625). 


III.  —  CaMERON,   ses  ŒUVRES,   SA  DOCTRINE    ET  SES  DISCIPLES 

Gameron,  bien  qu'il  eût  une  grande  facilité  à  écrire,  n'a 
publié  de  son  vivant  qu'une  demi-douzaine  de  volumes, 
louchant  en  général  rapologélicjue  ou  la  controverse  ',  mais, 
comme  il  préparait  avec  beaucoup  de  soin  ses  leçons, 
l'amitié  de  ses  anciens  collègues  et  la  piété  de  ses  élèves  les 
ont  recueillies  et  publiées  après  sa  mort,  ainsi  que  quelques- 
unes  de  ses  lettres  -.  C'est  d'après  ces  cours  que  nous  vou- 
drions esquisser  ses  doctrines  caractéristiques  sur  le  rôle  de 
la  grâce  dans  la  conversion,  sur  l'extension  du  sahit  et  sur 
l'Église. 

Sur  le  premier  point,  le  Synode  de  Dordrecht  avait 
décrété  que  «  lorscpie  Dieu  exécute  son  bon  plaisir  es  eslus, 
«  c'est-à-dire  qu'il  les  convertit,  il  n'illumine  pas  seulement 
«  puissamment  leur  entendement  par  le  Saint-Esprit  à  ce 
«  qu'ils  comprennent  droitement  ;  mais  par  l'efficace  du 
«  mesme  Esprit  de  régénération,   il  pénètre   jusqu'au   plus 

*  V.  la  liste  comi)lète  dans  Michel  Nicolas  :  Ilisloirc  de  l' Académie 
de  Monlaiihan,  j).  1(U. 

-  Quick,  dans  VIcon  qu'il  a  tracé  de  Cameron,  parle  d'un  recueil  de 
lettres  de  lui  lait  par  L.  (/appel  ;  mais  nous  n'en  avons  trouvé  trace  ni 
à  Genève,  ni  à  l'aris. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES     111 

«  profond  de  l'homme,  ouvre  et  amollit  le  cœur  endormi 
«  et  espand  de  nouvelles  qualités  en  la  volonté,  en  sorte 
«  que  de  morte  elle  revive  !  »  (111"  et  IV'j  point,  §11). 

Or  cette  régénération  ne  s'opère  pas  par  une  persuasion 
morale  telle  que  l'homme  puisse  se  convertir  ou  non.  (A'tte 
grâce  est  irrésistible  et  inamissihle  (§'  12,  IV^  et  V"  point). 
A  quoi  les  Arminiens  <(  remonslraient  »  que  la  grâce  n'est 
pas  irrésistible  dans  ses  etîets  et  qu'il  est  douteux  de  savoir, 
si  elle  peut-être  ou  non  perdue.  » 

Notre  théologien,  tout  en  adhérant  en  bloc  aux  canons  de 
Dordrecht,  faisait  des  réserves  sur  cette  conce])lion  d'une 
opération  quasi-mécanique  de  la  grâce  en  l'homme. 

Cameron  expliquait  le  phénomène  de  la  conversion  par 
une  étude  psychologique  plus  pénétrante.  Son  point  de  dé- 
part était  que  la  croyance  est  affaire  d'intelligence,  plutôt 
que  de  volonté.  «  Toute  connaissance,  disait-il,  n'est  pas  une 
«  foi,  mais  toute  foi  implique  un  acte  d'intelligence.  Or,  cette 
«  dernière  et  la  volonté  sont,  par  nature,  liées  de  telle  sorte 
«  que  les  mouvements  de  la  volonté  suivent  ceux  de  l'esprit. 
«  Donc,  c'est  l'illumination  de  notre  entendement  ])ar  le 
«  Saint-Esprit,  qui  détermine  la  conversion  de  la  volonté.  » 
—  Il  repoussait  d'ailleurs  tout  concours  du  libre  ar])itre  dans 
ce  sauvetage  de  l'âme  :  «  Ma  conviction  la  plus  profonde, 
«  écrivait-il  à  Duplessis-Mornay ',  est  que  celui-là  a  déserté 
«  Christ,  ([ui  attribue  à  la  volonté  humaine  ou  au  libre 
«  ari)itre  la  jilus  minime  part  dans  l'œuvre  du  salul...  Je  dis 
«  non  seulement  ([ue  la  foi  procède  de  l'illumiuation  du 
«  Saint-Esprit,  mais  encore  ([u'elle  ne  peut  être  perçue  dans 
((  l'esprit  que  moralement.  »  Moralcmenl,  c'est  ici  que  Came- 
ron s'efforçait  de  corriger  l'orthodoxie  de  son  temps,  saus 
tomber  dans  rarininianisme.  A  l'acliou  mécani(ine,  à  Viiu- 
pcliis  hriiliis  de  la  giàce  dans  l'âme  huniiniie,  telle  ([ue  l'avait 

'  Dédicace  de  ses  thèses  de  Saumiir  à  Du|)lessis-M()rnay.  Opéra, 
p.  330. 


112  JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

formulée  Gomar  et  les  théologiens  de  Dordrecht  ;  à  la  suasio 
moralis  des  Arminiens,  qui  relevaient  dans  la  conversion 
l'influence  de  la  prédication,  des  sacrements,  des  bons 
exemples,  il  opposait  la  persiiasio  moralis,  c'est-à-dire  le 
contre-coup  de  l'intelligence  sur  la  volonté,  déterminé  par 
l'action  de  la  Grâce  divine  et  qui  s'empare  de  l'âme  tout 
entière  ^ . 

L'éminent  historien  de  l'Académie  de  Montauban  a  avancé 
que  Cameron  «  se  séparait  des  autres  théologiens  protes- 
tants, parce  qu'il  regardait  la  grâce  comme  universelle  ~  ». 
Cette  assertion  est  trop  vague  pour  être  tout  à  fait  exacte. 
Il  dit,  en  effet,  dans  ses  thèses  de  Saumur,  «  Neqiie  enim 
liœc  gratia  commiinis  est,  sed  propria;  nec  effecliis  siint 
tcmporarii,  sed  perdiirabiles  et  œterni'-^  »  et  nous  avons  vu 
par  sa  conférence  avec  Tilenus,  que,  d'après  lui,  l'illumi- 
nation des  uns  pour  leur  salut,  et  le  maintien  des  autres 
dans  les  ténèbres,  déi)endait  uniquement  du  bon  plaisir  de 
Dieu. 

En  quoi  a-t-il  donc  modifié  la  théorie  calviniste  de  la 
Rédemption  ?  Sur  deux  points  ;  d'a])ord  il  a  admis,  avec 
Piscator,  que  Dieu  n'impute  au  pécheur  que  l'obéissance 
passive  de  Jésus-Christ  et  non  pas  sa  justice  active.  Et  puis, 
tout  en  avouant  que  le  Christ  sur  la  croix  a  satisfait  à  la 
justice  divine  pour  expier  les  péchés  de  tout  le  monde,  il 
soutenait  que  Dieu  n'impute  pas  à  tous  cette  satisfaction.  Et 
voici  comment  il  expliquait  cette  contradiction  : 

Il  y  a  deux  sortes  de  miséricordes  en  Dieu  :  l'une  anlécé- 
denie,  d'oii  émane  le  don  de  la  foi,  et  l'autre  conséquente,  en 
vertu  de  laquelle  Dieu  justifie  celui  qui  a  reçu  la  foi.  La  foi 
est  donc  la  condition  nécessaire,  pour  que   le   pécheur  soit 

*   Delerminalio  voliintalis  non  phijsica  est,  nec  a  principiis  Plii/sicœ 
.  pendel,  sed  elhica,  pendens  a  Jndicio  et  ratione.  Dcfensio  de  gratia  et 
lil)cro  artîitrio,  Salniurii,  1()24. 

-  V.  Michel  Nicolas:  Histoire  de  rAcadéiuie  de  Montauban,  p.  l.')7. 
^  V.  Thèse  Opéra,  p.  720. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES  llli 

justifié.  Ainsi,  à  proprement  parler.  Christ  n'a  satisfait  que 
pour  ceux  qui  croient,  ceux-ci  seulement  sont  les  membres 
de  son  corps. 

Mais,  dira-t-on,  saint  Paul  n'a-t-il  pas  enseigné  que  Dieu 
veut  que  tous  les  hommes  soient  sauvés  et  que  tous  parvien- 
nent à  la  connaissance  de  la  vérité  (I.  Timoth.   Il,   1)?  Sans 
doute,  il  faut  prier  pour  le  salut  de  chacun  de  nos  sembla- 
bles et  même  Dieu  veut  le  salut  de  chacun;  mais  Dieu  veut 
le  salut  de  tous  à   une  condition,    c\'st  qu'ils  aient  la  foi. 
C'est  ce  que  Caméron  appelle  la  prière  ou  la  vocation  au  salut 
hypothétique.  Ainsi,  il  y  a  deux  degrés  dans  l'amour  de  Dieu  ; 
d'après  le  premier,  il  a  donné  son  Fils  au  monde  j)our  que 
tous  soient  sauvés,  et  en  effet,  il  les  appelle  tous  par  la  loi 
de  la  conscience,  par  la  pénitence,  par  la  prédication.  Par  le 
second,  il  donne  la  foi  ;  mais  il  ne  la  donne  pas  à  tous  selon 
cette  parole  :  Personne  ne  peut,  venir  à  moi,  si  mon  Père  ne 
V attire.  C'est  dans  ce  second  sens  seulement  qu'on  peut  dire 
que  Christ  nest  mort  que  pour  les  élusK  En  d'autres  termes 
Dieu  appelle  bien  tous  les  hommes  au  salut,  et  c'est  à  cette 
fin  que  Christ  est  mort  sur  la  croix  ;   mais  tous  n'en  profitent 
pas,   parce   que  la  foi,  condition   nécessaire  pour  s'appro- 
prier les  mérites  de  ce  sacrifice,  n'est  pas  donnée  à  tous.  Il  y 
a  ici  l'embryon  déjà  très  distinct  de  la  théorie  de  1'  <(  univer- 
salisme  hypothétique  »  d'Amyraut. 

Il  était  impossible  qu'un  théologien,  qui  avait  des  vues 
aussi  larges  sur  l'universalité  du  plan  divin  du  salut,  parta- 
geât la  conception  étroite  qu'avaient  de  l'Église  les  calvi- 
nistes de  son  temps. 

Voici  comment  il  définissait  l'église  : 

«  L'Eglise,  dit-il,  est  la  société  de  ceux  qui,  sortis  d'entre 
le  genre  humain  déjà  corrompu  par  le  ministère  de  la  Parole, 
selon  le  bon  plaisir  de  Dieu,    sont   unis  à  Christ   comme   à 

*  Epistola  ad  qncindam  S.  ministcrii  candidatiim,  de  Bordeaux, 
1611  à  1612.  Opéra,  fol.  530-535. 

8 


114  JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

leur  chef;  ses  membres  sont  eu  Christ,  possesseurs  de 
la  grâce  dans  cette  vie  et  de  la  gloire  dans  la  vie  future  ; 
l'Eglise,  enfin,  existe  afin  qu'il  y  ait,  en  dehors  de  Dieu,  une 
preuve  de  sa  sagesse,  puissance,  justice  et  miséricorde  •. 

Mais,  c'est  surtout  dans  les  caractères  de  l'Église  visible 
que  ses  vues  s'élargissent.  Calvin  avait  enseigné  que  la  vraie 
Eglise  se  reconnaît  à  la  prédication  de  la  Parole  de  Dieu  et 
à  la  pure  administration  des  sacrements.  Voici,  d'après  Ca- 
meron,  les  marques  de  la  vraie  Eglise  :  1°  Ses  membres  pro- 
fessent vraiment  croire  en  Jésus-Christ  ;  2o  Elle  maintient  la 
concorde  avec  les  frères;  3»  Elle  produit  des  fruits  de  justice, 
de  sainteté  et  de  charité.  Or,  ces  marques  se  rencontrent 
non  seulement  dans  les  Églises  réformées,  mais  dans  l'Église 
anglicane,  luthérienne  et  même  dans  une  partie  de  l'Église 
catholique. 

Ceci  l'amène,  en  terminant,  à  examiner  les  questions,  si 
controversées  de  son  temps,  de  savoir  si  l'on  peut  avoir  com- 
merce avec  des  catholiques  romains,  en  tant  qu'impies  et 
idolâtres  et  si  l'on  peut  être  sauvé  dans  cette  Église.  ? 

Cameron  établit  la  distinction  entre  un  culte  impie  en  soi 
ou  relativement  à  ceux  qui  le  professent.  Par  exemple,  la 
vénération  rendue  au  Pape.  Chez  les  Jésuites  et  la  plupart 
des  docteurs  de  l'Eglise  romaine  qui  atlril)uent  au  Pape  un 
droit  sur  la  conscience  et,  d'après  ce  droit,  lui  accordent  les 
honneurs  divins,  ce  culte  est  impie.  —  Mais  il  y  a  dans  l'Eglise 
romaine  beaucoup  de  gens  bons  et  simples  qui  ignorent  ce 
qu'il  est  réellement  ;  par  rapport  à  ceux-ci,  la  vénération 
qu'ils  lui  rendent  n'est  pas  impie.  Ainsi  «  le  culte  papistique, 
«  qui  est  impie  en  soi,  devient  quelquefois  relativement 
«  pieux  et  voilà  pourquoi  il  doit  être  toléré  ». 

Enfin,  demandait-on,  peut-on  être  sauvé  dans  l'Église  ca- 
tholique romaine?  Cela  dépend,  répondait  Cameron,  du 
motif  pour  lequel  on  se  retranche  (delitescit)  dans  la  papauté. 

'  V.  De  nomine  Ecclesiœ.  Opéra,  p.  210. 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FRANÇAISES     115 

Si  c'est  parce  qu'on  rougit  de  l'Evangile  une  fois  connu,  cela 
est  impardonnable.  Si,  au  contraire,  cela  tient  à  ce  qu'on  ne 
voit  pas  d'issue  pour  en  sortir,  il  faut  se  garder  de  damner 
ces  gens-ci  ', 

C'est  ainsi  que  le  théologien  de  Glasgow  apportait,  sur  trois 
points  de  la  sotériologie  calviniste,  des  atténuations  impor- 
tantes. Mais  il  avait  fait  ces  retouches  si  prudemment,  se 
couvrant  de  l'autorité  de  la  Confession  de  foi  des  Églises 
réformées  et  se  défendant  de  tout  compromis  avec  les  Armi- 
niens, que  ses  contemporains  n'hésitèrent  pas  à  lui  délivrer 
un  certificat  de  parfaite  orthodoxie.  Cameron,  répondant  à 
l'Epître  d'un  savant  à  son  ami,  qui  avait  cherché  à  le  mettre 
en  contradiction  avec  les  décrets  de  Dordrecht,  pouvait  se 
vanter  que  sa  doctrine  avait  eu  l'approbation  de  Festus  Hom- 
mius,  le  président  de  ce  Synode  et  celle  du  Synode  national 
d'Alais'. 

Ce  n'est  que  dix  ans  après  sa  mort,  lorsque  ses  disciples, 
M.  Amyraut,  Testard  cl  La  Place,  eurent  exposé  sa  théorie 
de  r  <(  universalisme  hypothétique  »,  en  la  dégageant  des 
voiles  dont  il  l'avait  entourée,  surtout  quand  Th.  Brachet 
de  la  Miletière  eut  pujjlié  son  Projet  de  rciiiiiun  des  Eglises, 
où  il  essayait  de  faire  croire  qu'il  tirait  de  Cameron  ce  ([u'il 
proposait,  que  ses  doctrines  devinrent  suspectes  aux  théo- 
logiens orthodoxes. 

P.  Du  Moulin  leur  imprima  le  stigmate  de  l'hérésie  en  for- 
geant le  terme  de  Caméronisme,  et  les  deux  Rivet  (Guillaume 
et  André),  oubliant  qu'ils  l'avaient  jadis  défendu  devant  les 
Synodes,  ne  rougirent  pas  d'exhumer  sa  mémoire  pour  la 
flétrir,  en  même  temps  que  les  œuvres  de  ses  disciples  de 
l'École  de  Saumur.  Mais  ils   ne  réussirent  pas  à  ternir  sa 

'  V.  De  Xumiiic  Ecclcsiœ,  Opéra,  p.  328  et  siiiv. 

"^  V.  Dcfcnsio  de  gratin  et  libero  arhitrio  opposita  litn'llo  eiii  titillas  est 
«  Epistola  viri  docti  ad  Ainieiim  »,  Salimirii,  1()24.  Ce  vir  doctiis  était 
probableincnl  Episeopiiis.  Les  lettres  de  V.  Hoiniiiius,  citées  in  extenso, 
sont  (lu  17  mars  1G20  et  25  janvier  1G22. 


116  JEAN  CAMERON,  PASTEUR  ET  PROFESSEUR  DE  THÉOLOGIE 

renommée  et  à  affaiblir  les  témoignages  officiels  d'approba- 
tion que  lui  avaient  rendus  trois  S3^nodes  nationaux  :  celui 
d'Alais  (1620),  celui  de  Charenton  (1623),  et  celui  de  Castres 
(1626).  Ce  dernier  vota  un  secours  de  700  francs  à  sa  veuve 
et  à  ses  enfants,  et,  après  un  hommage  rendu  à  son  courage 
et  à  sa  fidélité,  prit  la  décision  suivante  :  «  La  Compagnie 
«  exhorte  la  province  d'Anjou  de  procurer  l'impression  du 
«  reste  des  œuvres  de  feu  sieur  Cameron,  avec  promesse 
«  qu'elle  aura  esgard  aux  frais  qu'il  conviendra  avancer  au 
«  prochain  Synode  national  »  (15  sept.). 

Arrivé  au  terme  de  cette  étude,  il  nous  reste  à  apprécier 
le  caractère  et  l'œuvre  didactique  et  pastorale  de  Cameron. 
Le  trait  qui  frappe  de  prime  abord,  quand  on  considère 
cette  figure,  c'est  qu'elle  est  bien  écossaise  :  de  sa  nation, 
il  avait  gardé  l'esprit  d'indépendance,  l'humeur  voya- 
geuse et  assez  militante  ;  généreux  jusqu'à  l'imprévoyance, 
courageux  jusqu'à  la  témérité,  comme  on  a  vu  par  l'épi- 
sode tragique  de  Montauban,  sirritant  facilement  de  la 
contradiction,  il  savait  être  charmant  pour  ceux  qui  l'écou- 
taient  ou  l'admiraient.  Doué  d'une  faconde  extraordinaire, 
il  pouvait  retenir  son  interlocuteur  enchaîné  à  sa  conver- 
sation, pendant  plusieurs  heures.  Il  ne  tarissait  pas  en  récits 
d'anecdotes  personnelles.  Cette  prolixité  était,  avec  des 
digressions  fréquentes,  le  grand  défaut  de  sa  prédication, 
mais  cela  lui  faisait  moins  de  tort  dans  ses  leçons.  Il  savait 
captiver  ses  élèves  par  son  talent  d'exposition  et  la  solli- 
citude qu'il  leur  témoignait,  autant  que  par  l'originalité  de 
ses  vues.  C'est  à  cet  ensemble  de  qualités  qu'il  dut  d'avoir 
des  disciples  enthousiastes  :  M.  Amyraut,  Josué  de  La  Place, 
D.  Testard,  S.  Bochart.  Il  fut  le  vrai  fondateur  de  l'Ecole  de 
Saumur,  ou  Ecole  amyraldienne. 

P.  Du  Moulin  a  dit  de  lui  :  <(  Il  avait  un  génie  inquiet  et  il 
«  roulait  et  nommait  toujours  des  ielées  nouvelles  dans  son 
«  esprit;  il  ne  cachait  pas  non  plus  entre  amis  (dont  j'étais 


DANS  LES  ACADÉMIES  PROTESTANTES  FHANÇAISES     117 

«  l'un)  qu'il  y  avait  dans  notre  religion  beaucoup  de  choses 
«  qu'il  voudrait  changer'.  » 

Si  nous  le  comparons  à  Daniel  Charnier,  son  prédécesseur 
à  l'Académie  de  Montauban,   dont  le   rapproche   la  com- 
munauté des  études  exégétiques  et  apologétiques,  nous  dirons 
qu'ils  sont  tous  deux  également  remarquables  par  la  vigueur 
de  leur  dialectique  et  par  la  sûreté  et  la  richesse  de  leur  éru- 
dition biblique  ;  tous  deux  furent  de  redoutables  adversaires 
de  l'Église  romaine  dans  les  joutes  théologiques  auxquelles 
se  plaisaient  leurs  contemporains  ;  tous  deux,  enfin,  périrent 
victimes  des  fureurs  de  la  guerre  civile.  Si  Chamier  fut  supé- 
rieur comme  homme  d'action  et  de  conseil  dans  les  assem- 
blées ecclésiastiques  ou  politiques  des  Réformés,  Cameron 
l'emporte  sur  son  illustre   collègue   par    l'originalité  de  la 
pensée.  Le  premier  fut  un  conservateur  intelligent,  qui  dé- 
fendait de  la  façon  la  plus  ingénieuse  l'orthodoxie  calviniste, 
laissant  au  temps  le  soin  de  faire  tomber  en  désuétude  cer- 
tains points  accessoires,  par  exemple  l'augélologie,  la  démo- 
nologie.  Cameron,  par  contre,  fut  un  novateur  prudent;  il 
essaya  de  trouver  dans  les  parties  qui  n'avaient  pas  été  fixées, 
pour  ainsi  dire  des  joints,  par  où  il  pût  introduire  des  cor- 
rectifs du  dogme  calviniste,  à  ses  yeux  trop  rigoureux.  Qui 
sait,  s'il  avait  vécu  davantage,  jusqu'où  l'eût  conduit  l'évolu- 
tion logique  de  sa  pensée?  Qui  sait  si,  par  sa  liberté  vis-à-vis 
de  l'inspiration   littérale,    il    n'eût   pas    dérobé    à    Richard 
Simon  la  gloire  d'avoir  inauguré  en  France  la  critique  du 
Nouveau  Testament  ?  Cameron  a,   du  moins,  trouvé  dans 
M.  Amyraut   et  La  Place  de  fidèles  héritiers  de  sa  pensée 
sotériologique,  et  qui   ont  porté  ce  qui  n'était  en  lui  qu'à 
l'état  de  germe  à  son  plein  épanouissement. 

'  P.  Du  Moulin,  Jiidiciiim  de  Amijraldi  libro,  p.  211. 


ÉTUDE   COMPARATIVE   DE  L'ENSEIGNEMENT 

DE  SAINT  PAUL  ET  DE  SAINT  JACQUES 


SUR 


LA  JUSTIFICATION  PAR  LA  FOI 


Eugène  ""MÉNÉGOZ 


ÉTUDE   COMPARATIVE  DE   L'ENSEIGNEMENT 

DE  SAINT  PAUL  ET  DE  SAINT  JACQUES 

SUR 

LA   JUSTIFICATION   PAR  LA   FOI 


Une  étude  attentive  des  écrits  pauliniens  et  de  l'épître  de 
Jacques  nous  a  amené  à  la  conviction  que  renseignement 
de  ces  deux  auteurs  sur  les  conditions  du  salut  est  loin 
d'être  contradictoire,  comme  pourrait  le  faire  croire  une 
lecture  superficielle.  Tout  au  plus  découvrirait-on  une 
nuance  entre  leurs  conceptions  théologiques.  Le  but  de  ce 
travail  est  de  fournir  la  preuve  de  cette  thèse. 

Nous  ne  nous  occuperons  pas  des  questions  d'  «  intro- 
duction »  et  de  critique.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  nous 
avons  de  bonnes  raisons  pour  admettre  que  le  passage  de 
l'épître  de  Jacques  relatif  à  la  justification  par  la  foi  (ch.  2, 
14-26)  vise  la  théologie  paulinienne,  dont  fauteur  de  l'épî- 
tre, un  judéo-chrétien,  très  familiarisé  avec  l'enseignement  de 
Jésus,  n'avait  eu  qu'une  connaissance  imparfaite.  En  ce  qui 
concerne  les  dates  de  leur  rédaction,  les  épîtres  de  Paul  et 
celle  de  Jacques  doivent  être  à  peu  près  contemporaines,  car 
avant  l'activité  missionnaire  de  Paul,  la  doctrine  de  la  justifi- 
cation par  la  foi  seule  n'avait  pas  été  théoriquement  formu- 
lée, et  après  sa  mort,  une  polémique  contre  cette  doctrine, 
que  personne,  à  notre  connaissance,  ne  prêchait  plus,  n'au- 
rait eu  guère  de  raison  d'être. 


122  LA    JUSTIFICATION    PAR    LA    FOI 

Commençons  par  nous  placer  en  face  des  affirmations 
censément  contradictoires  des  deux  auteurs. 

Voici  la  thèse  de  Paul  :  «  Nous  estimons  donc  que  V homme 
est  justifié  par  la  foi,  sans  les  œuvres  de  la  loi,  —  Aov',wôij.£f|a 
O'Jv   o'.xa'.o'jo-Oai  tJ.t-zz'.  àvOpto-ov    ywpl;  Ipytov   voaou  (Rom.  3,  28). 

Et  voici  la  thèse  de  Jacques  :  «  Vous  voyez  que  lliomme 
est  justifié  par  les  œuvres,  et  non  par  la  foi  seulement,  — 
ozi'zt    O'Z'.  s;  so^aov    o'.xy.'.ojTa'.   àv^oto— or    xal    O'jx    îx    Tzl^-cttoi    aôvov 

(ch.  2,  24). 

Pour  être  bien  comprises,  ces  formules  doivent  être  pla- 
cées dans  leur  contexte  général.  Elles  comprennent  trois 
termes,  qu'il  nous  faudra  examiner  successivement  chez 
chacun  des  deux  auteurs  :  les  termes  de  justifié,  iVœuvres 
et  de  foi. 

Voyons  d'abord  ces  termes  dans  l'enseignement  de 
Jacques. 

Qu'est-ce  que  cet  auteur  entend  par  la  justification? 
Nous  l'entrevoyons  aux  versets  12  et  13  du  chapitre  2,  qui 
marquent  la  transition  entre  la  première  partie  du  chapitre 
et  la  deuxième,  traitant  de  la  justification  par  la  foi.  «  Par- 
lez et  agissez,  dit  Jacques,  comme  devant  être  juqés  par  la 
loi  de  la  liberté».  Il  s'agit  ici  d'un  xp-lvccrda-.,  d\m  a  jugement  », 
et,  bien  entendu,  d'un  jugement  de  Dieu.  Dieu  est  le  suprê- 
me et  juste  juge.  Tousles  hommes —  qui  tous  sont  pécheurs 
—  comparaitront  devant  lui.  «  Le  jugement  sera  sans  pitié, 
pour  celui  qui  est  sans  pitié  ;  mais  la  miséricorde  triomphe 
du  jugement  »,  c'est-à-dire  :  celui  qui  aura  été  miséricor- 
dieux sera  acquitté.  C'est,  en  d'autres  termes,  la  parole  de 
Jésus  :  ((  Pardonnez,  et  il  vous  sera  pardonné  »  (Luc  6,  37). 
^acquittement,  le  pardon  des  péchés,  voilà  l'idée  de  la 
«  justification  »  dans  la  conception  de  Jacques. 

Et  la  preuve,  que  c'est  bien  là  ce  que  Jacques  entend  par 
oLxa-.oTJvr,,  o-.xa-.ojTOa',,  nous  la  trouvons  dans  les  deux  exem- 
ples cités  par  l'auteur  :  celui  d'Abraham  et  celui  de  Rahab 


d'après    saint    PAUL    ET   SAINT   JACQUES  12,'^ 

(ch.  2, 21-25)  :  «  Notre  père  Abraham  na-l-ilpas  été  justifié  par 
les  œuvres?  »  Abraham,  autrefois  païen  et  péeheur  (les  deux 
notions  de  païen  et  de  pécheur  se  confondent  dans  la  jîensée 
juive),  a  été //z5/z/ze,  c'est-à-dire  reçu  en  grâce  auprès  de  Dieu. 
«  De  même  Rahal),  la  prostituée,  n'a-t-elle  pas  été  justifiée  par 
les  œuvres?  »  Dans  ce  dernier  cas  surtout,  nous  voyons  l)ien 
clairement  que  par  la  «  justification  »  l'auteur  entend  un 
acquittement.  Rahab  avait  mené  une  vie  de  ])éché,  et  Dieu 
lui  a  accordé  le  pardon  ;  il  l'a  acquittée  :  elle  a  ùiù  justifiée, 
—  è5uaf.(i>Gr,.  Jacques  emploie  le  verbe  justifier  exactement 
dans  le  même  sens  que  Jésus.  Voyez  la  parabole  du  phari- 
sien et  du  péager,  Luc  18,  14  :  «  Le  péager  rentra  justifié 
dans  sa  maison  ».  Le  mot  ozoïxoLuo^ho-  a  ici,  comme  dans 
l'épitre  de  Jacques,  le  sens  de  pardonné,  acquitté. 

Passons  an  mot  spya.  Qu'est-ce  que  Jacques  entend  par 
les  œuvres  ?  Nous  l'apprenons  d'abord  par  une  comparai- 
son. L'auteur,  pour  montrer  ce  qu'il  entend  par  la  foi  sans  les 
œuvres,  la  compare  à  la  charité  sans  les  œuvres,  c'est-à-dire 
à  une  charité  qui  n'existe  qu'en  paroles.  «  Si  un  frère  ou 
une  sœur  sont  sans  vêtement  et  manquent  du  pain  quotidien 
et  que  l'un  de  vous  leur  dise  :  allez  en  pai.v,  chauffez-vous 
et  rassasiez-vous  !  et  que  vous  ne  leur  donniez  pas  ce  qui  est 
nécessaire  au  corps, à  quoi  cela  vous  sert-il?  »  (ch.  2,  15-lG.) 

Ce  qui  nous  intéresse  dans  cette  comparaison  c'est  de  savoir 
ce  que  Jacques  entend  par  les  «  œuvres  ».  Or,  cela  est  clair. 
Les  œuvres,  dans  les  deux  versets,  sont  des  actes  de  bien- 
faisance :  donner  des  vêtements,  de  la  nourriture  à  ceux  qui 
en  sont  privés.  Voilà  donc  une  première  détermination  du 
sens  de  è'pya  chez  Jacques. 

Allons  plus  loin.  Nous  trouvons,  au  verset  21,  rexemplc 
d'Abraham.  De  quelle  œuvre  s'agit-il  ici?  L'auteur  nous  le 
dit  explicitement  :  «  //  offrit  Isaac,  son  fils,  sur  r autel  ».  Ici, 
l'œuvre  est  un  acte  d'obéissance  à  Dieu  :  un  acte  d'obéis- 
sance qui  nous  coûte  cher,  qui  est  pour  nous  un  sacrifice 
douloureux,  mais  un  sacrifice  que  nous  accomplissons,  parce 


124  LA    JUSTIFICATION    PAR   LA    FOI 

que  nous  savons  que  Dieu  nous  le  demande.  L'spyov  est  la 
soumission  entière  à  la  volonté  de  Dieu. 

Enfin,  Jacques  mentionne  l'exemple  de  Rahab.  Là  encore, 
l'auteur  nous  dit  en  quoi  consistait  l'œuvre  à  laquelle  il 
attribue  la  justification  :  «  elle  reçut  les  messagers  et  elle  les  fît 
partir  par  an  autre  chemin  ».  Rahab  a  exposé  sa  vie  et  s'est 
dévouée  pour  le  salut  des  messagers  (c'étaient  des  espions) 
du  peuple  de  Dieu.  Ce  fut  là  son  œuvre. 

Voilà  donc  trois  indications  qui  nous  apprennent  ce  que 
Jacques  entend  par  les  Èpya,  Les  œuvres  que  l'auteur  a  en 
/  vue  sont  :  la  soumission  à  la  volonté  de  Dieu,  le  dévoùment 
au  peuple  de  Dieu,  les  actes  de  charité  à  l'égard  du  pro- 
chain. Là  où  ces  œuvres  manquent,  dit  Jacc[ues,  il  n'y  a  pas 
de  justification;  la  foi  seule,  sans  ces  œuvres,  ne  justifie  pas. 
Examinons,  en  troisième  lieu,  ce  que  l'auteur  entend  par 
la  ((  foi  »,  la  foi  seule.  De  ce  qui  précède,  nous  pouvons 
déjà  déduire  que  la  foi  dont  il  est  question  ici,  est  une  foi  à 
laquelle  manquent  les  trois  sortes  d'œuvres  que  l'auteur 
vient  de  mentionner  :  c'est  une  foi  sans  obéissance  à  Dieu, 
sans  dévoùment  à  son  peuple,  sans  charité  pour  le  prochain. 
Cette  foi  n'est  donc  pas  la  foi  religieuse;  cela  ne  peut  être 
qu'une  foi  purement  intellectuelle,  ce  que  nous  appelons 
plus  volontiers  la  croyance. 

Or,  le  verset  19  ne  nous  laisse  aucun  doute  à  ce  sujet. 
L'auteur  nous  dit  explicitement  que  les  démons  ont  aussi  la 
foi,  — xal  Ta  oat.[jL6via  Tr'.TTS'JojT'.v.  Qu'est-ce  qu'ils  croient?  Ils 
croient  à  l'existence  d'un  Dieu  unique  :  ot'.  sic  6  Hzôc  sc-tw.  Cela 
est  dit  en  opposition  avec  les  païens,  qui  sont  polythéistes 
et  idolâtres.  Les  juifs  et  les  chrétiens  pouvaient  se  prévaloir 
de  leur  monothéisme  et  se  croire  pour  cela  plus  agréables  à 
Dieu  que  les  païens  avec  leurs  nombreuses  et  fausses  divi- 
nités. Jacques  fait  remarquer,  très  finement  et  non  sans  une 
pointe  d'ironie,  que  la  vraie  croyance  est  une  chose  excel- 
lente :  «  Tu  crois  quil  ij  a  un  seul  Dieu,  tu  fais  bien  »,  — 
y,yjMç  Tcoisi^.  Seulement,  ne  t'y  trompe  pas  :  cette  foi,  si  elle 


d'après   saint    PAUL   ET    SAINT   JACQUES  125 

est  sans  obéissance  à  Dieu,  sans  dévoùmentau  prochain,  sans 
charité  pour  les  mallieureux,  est  une  foi  telle  que  l'ont  aussi 
les  démons.  Ils  croient,  eux  aussi,  à  l'existence  de  Dieu,  du 
seiil  vrai  Dieu,  et  cependant  celle  foi  ne  les  sauve  pas;  malgré 
leur  croyance,    ils   sont   rejetés   et  «  ils   tremblent   »  :  xal 

I  t 

Jacques  appelle  cette  foi  àpY'^i,  «  inefficace  »,  v;xpà,  «morte  » 
(v.  17,  20);  et  au  verset  26,  il  explique  ce  vsxoà  par  une  com- 
paraison :  «  De  même  que  le  corps  sans  esprit  est  mort,  de 
même  la  foi  sans  les  œuvres  est  morte  ».  Ce  sont  les  œuvres 
qui  donnent  à  la  foi  sa  vie,  sa  valeur,  sa  vertu,  elles  en  font 
quelque  chose  d'accompli.  C'est  là  le  sens  de  z-zzlzuoHr,  au 
verset  22  :  r/.  twv  t^^-^'tov  r^ -It-'.;  zS/s:û)fir,.  El  réciproquement 
<(  la  foi  collabore  avec  les  œuvres  »,  —  t,  tJ.t-'.ç  i-jrr.z-'v.  to^ 
spyo^  (V.  22). 

Nous  avons  maintenant  une  idée  bien  exacte  des  trois 
notions  de  «  justification  »,  d'  <<  œuvres  »  et  de  <<  foi  »  dans 
notre  passage.  La  «  justification  »,  c'est  l'acquittement  du 
pécheur,  le  pardon;  les  <(  œuvres  »  sont  l'obéissance  à  Dieu, 
le  dévoùment  à  son  royaume,  les  œuvres  de  charité  ;  et  la 
«  foi  seule  »,  c'est  la  simple  croyance.  Nous  n'aurons  donc 
pas  de  peine  à  comprendre  quelle  est  l'antithèse  que  combat 
Jacques.  C'est  la  doctrine  de  la  justification  par  la  simple 
croyance,  par  une  foi  sans  vie  religieuse. 

Remarquons  que  Jacques  n'enseigne  pas  la  justification 
par  les  œuvres  seules,  indépendamment  de  la  foi.  11  ne  dit 
pas,  au  verset  24,  s;  à'^ycov  xal  oOx  £x  -'Ittsw;.  Il  a  bien  soin 
d'ajouter  :  xal  gjx  v/.  -'.T-tto:;  piovov.  Ce  aôvov,  ajoulé  à  la  fin  de 
la  phrase,  est  accentué  :  pas  par  la  foi  «  seulement  ».  Jacques 
nous  dit  donc  implicitement  que  les  œuvres  seules  ne  sauvent 
pas  non  plus.  Ce  point  est  très  important.  Il  nous  révèle  que 
Jacques  ne  croyait  pas  à  la  vertu  salutaire  d'œHivres  accom- 
plies sans  foi.  L'aumône  seule,  faite  avec  un  cœur  impur, 
n'avait  pas,  dans  la  pensée  de  Jacques,  le  pouvoir  d'eiïacer 
les  péchés   et   de  rendre   l'incrédule  agréable  à  Dieu.   La 


126  LA    JUSTIFICATION    PAR    LA    FOI 

doY.Txsia  seule,  le  culte  extérieur  sans  vie  religieuse  et  sans 
pureté  morale,  n'est  pas  le  vrai  culte  et  ne  saurait  sauver 
l'homme  (ch.  1,  26,  27).  Ce  qui  nous  sauve,  selon  Jacques, 
c'est  l'œuvre  unie  à  la  foi,  c'est  la  foi  active  dont  il  dit  : 
<(  Je  le  montrerai  ma  foi  par  mes  œuvres  »  (v,  18)  ^ 


Après  avoir  établi  la  doctrine  de  Jacques,  passons  à  celle 
de  Paul.  Nous  aurons  à  déterminer  également  le  sens  que 
Paul  attache  aux  termes  de  o'.xx-.ojTOa',,  de  l'pya  et  de  T^irr-'.;. 

Nous  avons  vu  la  thèse  de  l'apôtre  ;  elle  est  formulée  dans 
l'épître  aux  Romains  en  ces  termes  :  «  Nous  estimons  donc 
que  r homme  est  justifié  par  la  foi,  sans  les  œuvres  de  la  loi,  — 
loYt,^ci[j.îf)a  oùv  o'.xa'.o'JTOa'.  — (tts'.  àvBpcoTrov  7''JpU  èpywv  vÔjjlo'j  (ch.  3, 
28)2. 

Dès  l'abord,  un  mot  nous  frappe  dans  cette  thèse,  mot 
que  nous  n'avons  pas  rencontré  dans  la  discussion  de  la 
thèse  de  Jacques,  c'est  le  mot  voao;,  qui  détermine  Ipya  : 
yo)pU  spYwv  vô|jLO'j,  «  sans  les  œuvres  de  la  loi.  »  Cette  détermi- 
nation est  de  la  plus  haute  importance,  car  elle  fixe  le  sens  de 
spya  dans  la  thèse  paulinienne  ;  elle  nous  api)rend  de  quelles 
œuvres,  selon  Paul,  riiomme  n'a  pas  besoin  pour  êtrejus- 

^  Le  petit  dialogue  du  verset  18  a  donné  bien  du  mal  aux  commen- 
tateurs. Voici  comment  je  le  traduis  :  «  Mais,  me  dira  qiielqiiiin  [un 
paulinien],  ///  as  bien  la  foi.  »  —  Certes,  répond  .Iac(|ues,  «  mais  j'ai 
aussi  des  (vimres  ;  montre-moi  ta  foi  sans  les  a-nvres,  et  je  te  montrerai 
ma  foi  par  mes  (vnvres.  »  Ce  qui  permet  de  traduire  /.-A,  au  commen- 
cement de  la  phrase  (dans  y.iyù  'éû-/y.  ï/oj),  par  aussi,  c'est  que  Jacques 
l'emploie  volontiers  dans  ce  sens  (ch.  2,  19;  3,  3.  6.  Comp.  2  (^or.  2, 
10;  Hébr.  2,  14;  Jean  13,  14).  Cette  traduction  me  semble  lever  toute 
la  difficulté  que  présente  l'interprétation  de  ce  passage  (Voyez -le  Rap- 
port du  Doyen,  à  la  séance  de  rentrée  de  la  Faculté  de  Paris,  1885, 
page  7). 

^  X',)pti;  signille  :  en  dehors  de,  abstraetion  faite   de,  indépendamnwnt 

de,  sans. 


d'après   saint    PAUL    ET    SAINT   JACQUES  127 

tilié,  quelles  sont  les  œuvres  ([ui  ne  concourent  en  rien  à 
donner  à  la  foi  sa  vertu  salutaire  :  ce  sont  les  œuvres  de  la 
loi,  les  œuvres  légales.  Et  par  la  loi,  Paul  entend  la  Thorah, 
la  législation  mosaïque,  le  code  lévitique. 

La  preuve  que  c'est  bien  dans  ce  sens  que  l'apôtre  entend 
le  terme  de  spva  vôjjloj,  c'est  qu'un  peu  plus  haut  (cli.  3,  21), 
au  lieu  de  dire  îV'7.  vouoj,  il  emploie  simplement  le  terme 
de  v6'j(.o;  :  vjvl  oï  '/'>>p'.-;  voaoj  o'.x'/'.otjv/,  Oîoj  ~zj,y.yioi<)-y.'.,  a  main- 
tenant la  justice  de  Dieu  est  manifestée  sans  la  loi  »,  «  sans  la 
loi  »,  au  lieu  de  :  «  sans  les  œuvres  de  la  loi.  »  Ce  (|ue  Paul 
veut  dire,  c'est  que  l'observalion  des  prescriptions  rituelles 
de  la  loi  mosaïque  n'est  plus  nécessaire  pour  le  salut,  mais 
que  désormais  la  «  foi  »,  la  -i^-'.;,  suffit. 

Dans  l'épître  aux  Galates(ch.  5,  13-25),  l'apôtre  parle  des 
«  œuvres  de  la  chair  »  et  des  «  fruits  de  l'esprit  ».  Au  milieu 
du  passage  où  il  décrit  les  œuvres  de  la  chair,  il  dit  :  «  Vous 
nêtes  point  sous  la  loi.  »  La  loi  ne  peut  signifier  ici  la  loi 
morale  ;  car  c'est  précisément  la  loi  morale  que  prêche  l'apô- 
tre en  combattant  les  œuvres  de  la  chair.  La  loi  est  ici,  com- 
me dans  le  passage  mentionné  de  l'épitre  aux  Romains,  le 
code  lévitique  avec  ses  prescriptions  rituelles. 

Nous  savons  aussi  quelles  prescriptions  spéciales  Paul  a 
en  vue,  lorsque  dans  cet  ordre  d'idées,  il  })arle  du  vô;j.o;.  Ce 
sont  les  lois  relatives  à  la  circoncision,  à  l'abstinence  de  cer- 
taines viandes,  à  la  sanctification  de  certains  jours,  à  l'obser- 
vation de  certains  usages  extérieurs,  traditionnels,  distin- 
guant le  Juif  du  païen.  Voilà  les  œuvres  dont  la  foi  n'a  pas 
besoin  pour  être  efficace.  Il  suffît  de  se  familiariser  tant  sôit 
peu  avec  la  grande  lutte  que  Paul  a  soutenue  contre  les  Juifs 
et  les  judéo-chrétiens,  pour  s'assurer  qu'elle  avait  pour  objet 
de  savoir  si  les  prescriptions  rituelles  de  la  législation  mosaï- 
que étaient  obligatoires  pour  le  chrétien,  ou  si,  pour  être 
sauvé,  il  suffisait  d'avoir  la  foi  en  Jésus-Christ.  Toute  la  lutte 
portait  sur  cette  question. 

S'il  pouvait  encore  subsister  le  moindre  cloute  sur  ce  sens 


128  LA   JUSTIFICATION    PAR   LA    FOI 

spécial  du  mot  è'pya,  opposé  au  mot  tJ.7-i^,  dans  la  théolo- 
gie paulinienne,  il  serait  levé  par  le  fait  que,  lorsque  Paul 
.veut  parler  des  bonnes  œuvres,  il  ajoute  le  déterminatif 
xa).à  ou  àyaGà.  Voyez  Éphésiens  2,  9.  10,  où  le  terme  de  è'pya 
se  rencontre  dans  les  deux  sens  :  «  Vous  êtes  sauvés  par  la 
foi,  et  non  par  les  œuvres  »,  —  o'.àTYi^TiiTTîwç...  ojx  i;  Ipywv,  — 
et  :  «  nous  sommes  créés  en  Jésus-Christ  pour  de  bonnes 
œuvres  »,  —  xtio-Oévtî;  èv  Xp'.TTorir.o-oG  £-U'pYOf,;àYa9o^-.  La  dif- 
férence entre  les  deux  sens  du  mot  È'pya  dans  la  terminologie 
paulinienne  ne  saurait  être  plus  nettement  marquée.  Voyez 
encore  Col.  1,  10  :  «  portant  des  fruits  e/i /oi^/e  to/î/ie  œ/zz^re  » 
—  £v  7rav-:l  spvw  àyaÔtô  xaoTzocpopoCivTs;.  2  Cor.  9,  8  :  ft  afin  que 
vous  abondiez  en  toute  bonne  œuvre  »,  hy.  Trspwcrsur.Ts  tU  ~âv 
È'pyov  àyaflôv.  Comp.  1  Tim.  2,  10;  5,  10,  25;  6, 18  :  «  être  riche 
en  bonnes  œuvres»,  ttAojtsIv  ly  ^'pyoi;  xa).o^.2  Tim.  2, 21  :  «  prêt 

à   toute  bonne   œuvre,   »  —    îU  -àv   £oyov    àroLfiby   ■'r-zovxy.rru.évov. 

Ailleurs,  Paul  appelle  les  bonnes  œuvres  les  fruits  de  l'es- 
prit :  «  les  fruits  de  Fesprit  sont  :  la  charité,  la  joie,  la  paix, 
la  patience,  la  fidélité,  la  douceur,  la  tempérance  «(Gai.  5,22). 
Rappelons  enfin  l'admirable  psaume  en  l'honneur  de  la  cha- 
rité, de  l'amour  fraternel,  de  l'àyâ-y,,  au  13'-  chapitre  de  la 
1"'  épître  aux  Corinthiens  :  «  Quand  je  parlercds  les  langues 
des  hommes  et  des  anges,  si  je  ncd  pas  la  charité,  je  suis  un 
aircdn  qui  résonne,  ou  une  cymbale  qui  retentit.  Et  quand 
f  aurais  le  don  de  la  prophétie,  la  science  de  tous  les  mystères 
et  toute  connaissance,  quand  j'aurais  toute  lafoijusquà  trans- 
porter des  montagnes,  si  je  n  ai  pas  la  charité,  je  ne  suis  rien. 
Et  quand  je  distribuerais  tous  mes  biens  aux  pauvres,  quand  je 
livrercds  mon  corps  pour  être  brûlé,  si  je  nai  pas  la  charité, 
cela  ne  me  sert  de  rien.  »  Ce  passage  à  lui  seul  suffirait  pour 
nous  prouver  que  Paul,  en  disant  que  l'homme  n'a  pas  be- 
soin des  i'pya  vôij.oj  pour  être  sauvé,  entend  par  les  «  œuvres 
de  la  loi  »  tout  autre  chose  que  la  charité  chrétienne.  Il  est 
donc  bien  établi  que  les  spya  vô;i.oj  sont  les  prescriptions 
rituelles  de  la  loi  mosaïque.   Le   chrétien  n'en  a  pas  besoin 


d'après   saint    PAUL    P:T   saint   JACQUES  129 

pour  être  sauvé.  Il  est  justifié  ywpU  è'pywv  vô;j.oj.  Ce  qui  le 
sauve,  c'est  la  foi. 

Précisons  maintenant  ce  que  Paul  entend  par  la  «  foi  ». 
Tout  d'abord,  il  est  manifeste  que,  dans  la  doctrine  pauli- 
nienne,  la  -It::;  n'est  pas  une  croyance  purement  intellec- 
tuelle. Une  telle  foi,  selon  Paul,  n'aurait  aucune  efficace. 
Elle  serait  «  sans  vertu  »,  «  morte  »,  àp7^1,  vsxcâ,  pour  em- 
jDloyer  les  termes  de  Jacques.  Paul  le  dit  explicitement  dans 
le  passage  que  nous  venons  de  voir  :  «  Si  j'avais  toute  la  foi 
jusqu'à  transporter  des  montagnes,  et  si  je  n'avais  pas  la 
charité,  je  ne  serais  rien.  »  La  foi  qu'exige  Paul,  c'est  une 
foi  vivante,  agissante,  se  manifestant  j)ar  de  bonnes  œuvres  : 
ttîtt'.ç  o'.'àyà-r,;  £V£syo'J|jl£vy,  (Gai.  5,  6).  Dans  ce  passage,  Paul 
oppose  précisément  une  œuvre  de  la  loi,  la  circoncision,  à 
la  foi  opérant  par  la  charité,  c'est-à-dire  produisant  de 
bonnes  œuvres.  «  La  circoncision,  dit-il,  ne  sert  de  rien,  ce 
qui  sert,  c'est  la  foi  agissante  par  la  charité.  »  Ce  ncsl  donc 
pas  à  une  foi  morte,  à  une  foi  stérile,  à  une  simple  croyance 
intellectuelle  que  Paul  attribue  une  vertu  justifiante,  mais  à 
une  foi  active,  à  une  foi  animée  de  sentiments  de  piété  et 
pressée  de  faire  le  bien,  à  ce  nous  appelons  la  foi  religieuse. 

La  foi  religieuse  ne  se  manifeste  jamais  dans  la  vie  de  l'in- 
dividu sous  une  forme  générale,  nue,  abstraite.  Elle  est 
toujours  déterminée  d'une  manière  spéciale,  concrète,  con- 
tingente. L'apôtre  Paul  conçoit  la  foi  qui  sauve  essentiel- 
lement comme  foi  en  J('sus-( Christ. 

Dans  la  théologie  paulinienne,  la  foi  en  .Jésus-Christ  a  un 
caractère  particulier,  très  original  :  elle  opère  notre  union 
spirituelle  la  plus  intime,  notre  identification  morale,  mys- 
tique, avec  le  Christ.  Paul  aime  à  comparer  cette  union  à 
l'union  conjugale.  Par  la  foi,  le  chrétien  devient  l'époux  de 
celui  qui  est  ressuscité  des  morts  (Rom.  7,  4).  Comp.  1  Cor. 
6,  17  :  «  cehii  qui  s  unit  an  Seigneur  est  un  esprit  avec  lui  ». 
Voyez  encore  le  remarquable  passage  Ephésieiis  5,  23-32,  où 
Jésus-Christ  est  comparé  à  l'époux  cl  l'Eglise  à  l'épouse,   et 


130  LA   JUSTIFICATION    PAR   LA  FOI 

OÙ  l'apôtre  ajoute  :  «  c'est  un  grand  mystère  que  celui  du 
Christ  et  de  VEglise^^.  En  effet,  l'union  du  Christ  et  du 
croyant,  telle  que  Paul  la  conçoit,  est  encore  plus  intime 
que  l'union  conjugale  :  c'est  une  identification  du  Christ  et 
du  croyant,  j'allais  dire  une  suhstitution  de  l'un  à  l'autre. 
«  Je  ne  vis  plus,  dit  Paul,  c'est  Christ  qui  vit  en  moi  » 
(Gai.  2,  20).  Jésus-Christ  et  le  croyant  sont  conçus  comme 
ne  formant  plus  qu'une  seule  personne,  «  une  seule  plante^, 
tô^x^j-zo'.  y£y6va|j.sv  (Rom.  6,  5).  C'est  ce  que  l'apôtre  appelle 
être  «  en  Christ  »,  —  sv  Xp!.a--(o. 

Il  y  a  même  effet  rétroactif.  La  vie  du  croyant  se  confond 
avec  celle  du  Christ  au  point  de  s'assimiler  la  mort,  la  résur- 
rection, la  vie  nouvelle  du  Rédempteur.  Par  la  foi,  le  chré- 
tien est  crucifié  avec  le  Christ  (Rom.  6,  6)  ;  il  est  mort  avec 
lui  (Rom.  6,  8);  il  a  été  enseveli  avec  lui  (Rom.  6,  4)  ;  il  est 
ressuscité  avec  lui  (Col.  2,  12  ;  3,  1  ;  Éph.  2,  6).  Le  croyant 
ne  vit  plus  dans  cette  vie  terrestre,  «  dans  la  chair  »,  £v  o-apx'l, 
il  vit  dans  le  monde  d'outre-tomhe,  dans  les  sphères  célestes, 
spirituelles,  divines,  dans  lesquelles  est  entré  Jésus-Christ 
par  la  résurrection  ;  cette  vie  nouvelle  —  sv  xa-.vôr/-,-:'.  sWYl;(Rom. 
6,  4)  —  est  la  vie  »  dans  l'esprit  »,  sv  -vsûiJia-:!,,  Voyez 
Rom.  8,  9  :  j'jlsI;  ojx  z^-ï  £v  yy.T/j.  yXhk  £v  7rv£jti.a-:',.  C'est  pour- 
quoi Paul  déclare  ne  plus  connaître  personne  «  selon  la 
chair  »,  y.y-b.  Taxpa,  pas  même  le  Christ  (2  Cor.  5,  16).  Nous 
avons  là  le  sens  primitif  des  termes  de  chair  et  d'esprit  dans  la 
théologie  de  Paul.  Cette  conception  ahsolument  originale  de 
la  foi  se  trouve  aux  antipodes  des  conceptions  purement  in- 
tellectualistes. On  l'a  appelée  avec  raison  la  notion  mystique 
de  la  foi. 

Cette  notion  nous  initie  à  la  doctrine  paulinienne  de  la 
justification.  C'est  là  encore  une  des  idées  les  plus  person- 
nelles et  les  plus  hardies  de  l'apôtre,  Paul  part  des  vues  de 
l'Ancien  Testament  sur  la  mort  :  la  mort  est  le  châtiment  du 
péché,  le  «  salaire  du  péché  »,  ô^ôvia  tyIs  àji-ap-ria;  (Rom.  (5, 
2,  3;  Comp.  1,  32).  Or,  le  châtiment,  c'est  l'expiation.  Celui 


d'APRKS   saint    PAUL   ET   SAINT   JACQUES  131 

qui  subit  le  châtiment  expie  sa  faute.  C/est  ainsi  que  la  mort 
de  Jcsus-Christ  a  été  une  expiation.  Seulement,  comme  le 
Christ,  le  Fils  de  Dieu,  a  été  sans  péché,  sa  mort  a  été  une 
expiation  su])stilulive  des  péchés  du  monde.  «  Il  a  été  fait 
malédiction /;oHr /jot/.s' »,  —  y£vô;ji.îvo;  'jtàz  y,;j.(7)v  xy-âv/ (Gai. 
3,  13).  Et  c'est  ainsi  qu'il  a  pu  mourir  pour  nous,  —  j-kp 
T.1J.CÔV  (1  Thess.  f),  10;  Gai.  2,  20;  1  Cor.  5,  7;  2  Cor.  5,  15; 
Rom.  8,  32).  '  Après  avoir  expié  nos  péchés  par  la  mort, 
Jésus-Christ  est  ressuscité  sans  péché,  justifié.  «  Car,  dit  Paul, 
celai  qui  est  mort  est  justifié  du  péché  »,  —  o  yàp  à-oOavôjv 
OcO'.xaûoTa'.  à-ô  ty,ç  àuao-'la;  (liom.  (),  7). 

Ce  principe  joue  un  rôle  capital  dans  la  doctrine  pauli- 
nienne.  Voici  l'idée  de  l'apôtre.  Lorsqu'un  malfaiteur  a  été 
condamné,  par  exemple,  à  la  prison,  et  qu'il  a  sul)i  son  châ- 
timent, il  a  satisfait  à  la  loi,  il  est  quitte  vis-à-vis  de  la  loi, 
il  n'est  plus  sous  le  coup  de  la  condamnation,  il  est  considéré 
comme  n'étant  plus  coupable,  il  est  de  nouveau  «  juste  »,  il 
est  «Jz/s/z'/ze  »,  oîo'.xauoTa-,.  De  même  le  Christ:  après  avoir 
subi  le  châtiment  du  péché,  la  peine  de  mort,  il  s'est  trouvé 
quitte  vis-à-vis  de  la  loi,  justifié.  Et  la  preuve  de  sa  justiti- 
cation,  c'est  que  Dieu  l'a  libéré  parla  résurrection.  C'est  là  le 
sens  du  fameux  i)assage  Rom.  4,  25  :  a  II  a  été  livré  éi  cause 
de  nos  offenses  et  il  a  été  ressuscité  éi  cause  de  noire  justifi- 
cation »,  —  o;  -y.psooOr,  o'.a  -y.  -apa-Tcoy-'/Ta  ï,;j.o)v  xal  r^-^^zzhr^  o-.a 
TY.v  o'.xauoT'.v  f'xCov  -. 

1  Quand  Paul  dit  ([ue  le  Christ  est  mort  «  pour  nous  »,  —  unb  np.ô)v, 
—  cela  ne  signilie  pas  seulement  pour  notre  bien,  pour  noire  saint, 
mais  aussi  à  notre  place.  L'idée  de  substitution  ressort  clairemcnl  de 
cette  parole  :  »  Si  un  est  mort  pour  tons,  tons  sont  morts  »  (2  Cor. 
5,  14i.  Il  est  impossible  de  rendre  ici  -irrio  -zvtwv  par  :  ponr  le  bien  de 
tons  )),  car  le  raisonnement  sérail  détruit,  la  conclusion  en  ce  cas 
serait  :  «  donc  tous  sont  restés  en  oie  «(couip.  .lean  11,  .')<»);  tandis  que 
Paul  conclut  :  «  donc  tous  sont  morts  ».  Tous  sont  considérés  connue 
étant  morts,  parce  ([u'un  substitut  est  morl  à  leur  place.  La  doctrine 
de  l'expiation  substitutive  du  Christ  est  lonciércment  paulinienne. 

-  Dans  ces  deux  phrases,  le  premier  Sti.  marque  la  cause  efficiente, 
et  le  second,  la  cause  finale. 


132  LA   JUSTIFICATION    PAR    LA    FOI 

Et  comment  cette  justification  du  Christ  devient-elle  notre 
justification?  C'est  par  le  fait  de  notre  identification  mys- 
tique avec  le  Christ  par  la  foi.  De  même  que  nous  parti- 
cipons, par  la  foi,  à  la  crucifixion,  à  la  mort,  à  l'ensevelis- 
sement et  à  la  résurrection  du  Christ,  de  même  nous  parti- 
ciponsà  sa  justification  :  oixauoOivTîç  ojv  èx  -'lT':£w;(Rom.5,  1). 
Comp.  Gai.  2,  16  :  «  Nous  avons  cru  en  Jésus-Christ,  afin 
cr être  justifiés  par  la  foi  en  Christ  >\  l'va  o-.xauoGwusv  ex  Tria-xcw; 
Xpwroù.  Voyez  encore  Philippiens  3,  9  :  «  La  justice  par  la 
foi    au    Christ,   justice   venant   de   Dieu  et  accordée  à  la 

foi  )),  —  o'.xa'.OT'JVY.v  'Zf^v  o'.à  Trio-Tcto;  Xo!,tto'j,  -:y<v  ex  Oeoù 
ot.xa!,oT'jvr,v  e~l  -zr,  tJ.'J'zzi.  Voilà  le  sens  précis  de  la  doctrine 
paulinienne  de  la  justification  par  la  foi. 

Cela  nous  explique  pourquoi  Paul  parle  si  rarement  du 
pardon  des  péchés,  et  presque  exclusivement  de  la  justifica- 
tion. Jésus-Christ  n'a  pas  été  pardonné,  il  a  été  justifié.  Et  le 
croyant  qui  s'identifie  avec  lui,  est  de  même  considéré 
comme  ayant  expié  ses  péchés  par  la  mort,  et  comme  ayant 
satisfait  ainsi  à  la  justice  divine.  Il  n'est  pas  pardonné,  mais 
justifié.  La  justice  du  Christ  lui  est  imputée.  Et  comme  cette 
justice  du  Christ  s'obtient  par  l'identification  avec  le  Christ  au 
moyen  de  la  foi,  Paul  dit  que  «  la  foi  nous  est  imputée  à  jus- 
tice », —  Àoyiî^eTa'.  y,  --Icttu  eu  o'.xa'.07Jvr,v  (Rom.  4.  3.  5.  9-11,  22- 
24;  Gai.  3,  6)'.  C'est  là  \'d  justice  selon  Dieu,  o'.xa-.oTJvr,  6eoj 


'  La  notion  paulinienne  de  V imputation  apparaît  en  i)leine  lumière  dans 
le  passage  Rom.  2,  25-29,  où  l'apôtre  dit  que  «  si  le  païen  observe  les 
ordonnances  de  la  loi,  son  incirconcision  lui  est  imputée  à  circoncision  >>, 
Y}  àzpnÇjTTta  xitTov  de,  Trspiroyviv  iQ'jicHmT'xi.  Notons  cette  t'acon  de  s'expri- 
mer. Paul  ne  veut  pas  dire,  comme  les  termes  pourraient  sembler  l'indi- 
quer, que  l'à/ûo^uarix elle-même  est  imputée  à  circoncision  au  païen  incir- 
concis :  c'est  sa  conduite  morale  qui  le  rend  pur  (circoncis)  aux  jeux 
de  Dieu.  Mais  au  lieu  de  dire  :  «  sa  pureté  morale  lui  est  imputée  à 
circoncision  »,  Paul  emploie  une  image  hardie  :  «  son  incirconcision 
lui  est  imputée  à  circoncision  ».  I^a  même  observation  s'applique  à  la 
notion  de  l'imputation  de  la  foi  au  chrétien.  Il  est  vrai  cpie,  d'après  la 
citation  de   la   Genèse  (ch.  15,  6  ;  Rom.  4,  3  et  suiv.),  c'est  bien  la  foi 


d'après   saint    PAUL    ET    SAINT   JACQUES  133 

(Rom.  1,  17  ;  3,  20-20  ;  5,  1.  9  ;  10,  3-8  ;  Gai.  3, 11  ;  2  Cor.  5, 
21  ;Phil.  3,  9)'. 

Cette  justice  n'exige  j)as  l'observation  des  prescriptions 
légales  de  la  législation  mosaïque;  elle  s'obtient  «  en  dehors 
de  la  loi  »,  /(-jp'.ç  vôaoj,  «  en  dehors  des  œuvres  légales  », 
yiopU  âpvwv  vci;jLOj,  uniquement  «  par  la  foi  en  Jésus-Christ  »  : 
oià  7L'la-T£o)c  MatoO  Xo'.tto'j,  îu  -àvTac  xal  z-\  -àvT'/;  tojç  -'.rr-z-j- 
ov7a^(Rom,  3,  21.  22.  28). 

Paul  explique  par  un  j)rincipe  de  jurisprudence  pourquoi 
le  chrétien  n'a  plus  besoin  d'observer  les  prescriptions  ri- 
tuelles du  mosaïsme;  c'est,  dit-il,  parce  ([ue  le  croyant  est 
virtuellement  7710/7  avec  Jésus-Christ.  Or,  la  mort  met  fin  à 
toutes  les   obligations  légales.  Quand  le  mari  est  mort,  sa 

qui  fut  imputée  à  justice  à  Abrahiuii  ;  mais  en  applicpunit  cette  parole 
aux  chrétiens  (lAom.  4,  23-25),  l^aul  lui  donne  un  sens  théoloj»ique  spé- 
cial, conlorme  à  sa  notion  de  la  justification  par  l'union  mystique  avec 
le  Christ.  A  ce  point  de  vue,  ce  n'est  pas,  comme  le  pensent  certains 
commentateurs,  la  foi  elle-même,  connue  telle,  qui  est  imputée  à  jus- 
tice au  croyant,  c'est  la  justice  du  Christ.  Mais  comme  cette  justice 
s'obtient  par  la  foi,  I^aul,  suivant  la  ligure  de  rhétoricpie  qui  permet 
de  prendre  le  contenant  pour  le  contenu,  a  pu  conserver  la  formule  : 
«  la  foi  lui  est  imputée  à  justice.  » 

'  La  rî,/7to(7Jv>î  Qs-iû,  dans  la  théologie  paulinienne,  est  une  justice  sni 
(jeneris,  que  nous  pourrions  ajjpeler  la  justice  rcliçiieuse.  Klle  dillere, 
comme  attribut  de  Dieu,  de  la  justice  purement  rétributive,  et,  comme 
attribut  de  l'homme,  delà  justice  propre,  fondée  sur  le  mérite  person- 
nel. Klle  est  h\  justice  qui  sauve  :  \i}  justice  en  Dieu,  cpii  sauve  l'homme, 
et  la  justice  en  l'homme,  grâce  à  hupielle  celui-ci  est  sauvé.  Aussi  le 
génitif  Osoj  est-il  un  génitif  synthélicpie,  tantôt  objectif,  tantôt  subjectif, 
correspondant  au  status  coiistructus  hébreu,  (|ui  mar([ue  une  simple 
relation  entre  deux  noms,  laissant  au  contexte  le  soin  de  déterminer 
cette  relation.  La  Siy.y.iarjr.  Oêoû  est  la  justice  (/<•  iJ/V;/  et  la  justice  valable 
devant  Dieu  :  elle  est  la  justice  divine  ([ui,  après  avoir  fait  porter  au 
Christ  le  châtiment  du  péché  de  l'humanité,  ollre  la  justification  à  tous 
ceux  qui  par  la  foi  s'unissent  au  Rédempteur,  et  elle  est  la  justice  du 
croyant  qui  par  la  foi  s'est  uni  au  Christ  et  particij)e  à  son  expiation  et  à 
sa  justification.  Nous  rendons  volontiers  le  terme  de  ^i/atoc-Jv»  deov  par 
«  la  justice  selon  Dieu  ».  C'est  le  contexte  (|ui  décide  du  sens  précis 
dans  chaque  cas  spécial. 


134  LA   JUSTIFICATION    PAR   LA    FOI 

veuve  peut  se  remarier.  «  C'est  aiusi  aussi,  mes  frères,  que 
vous  êtes  morts  à  la  loi  (littéralement  :  vous  avez  été  mis  à 
mort)  par  le  corps  du  Christ  »  —  w-tî,  àosAcpo-l  aoj,  xal  it^elç 
È^avaTtoO/,-:;  tw  voij.w  o'.y.  toj  'yio^y.zo;  to-j  Xo'.tto'j  (Rom.  7,  4).  Con- 
clusion :  vous  n'avez  plus  d'obligations  vis-à-vis  delà  loi. 

Mais  ce  qui  prouve  que  Paul  n'a  en  vue  que  le  code  rituel, 
et  nullement  la  loi  morale,  c'est  qu'il  dit  explicitement  ne 
pas  être  sans  loi,  à  savoir  sans  loi  divine,  mais  être  soumis 
à  1(1  loi  (lu  Chrisl,  1  Cor.  9,  21  :  [j.y,  (ov  àvo|ji.o,-  OsoG  c/XV  ëwo-j-o; 
XpicTToCÎ  (dans  In  loi  du  Christ).  Il  écrit  aux  Galates  :  «  Portez 
les  fardeaux  les  uns  des  autres,  et  vous  accomplirez  ainsi  la 
loi  (lu  (Christ  »,  —  tôv  vôuov  toj  Xo'.ttoj  (Cli.  G,  2). 

Qu'est-ce  que  cette  loi  du  (^Jirisi?  C'est  la  loi  de  l'amour 
de  Dieu  et  du  prochain,  la  loi  de  la  saiuteté  parfaite,  la  loi 
morale.  Une  vie  conforme  à  la  loi  morale  est,  dans  la  con- 
ception de  Paul,  inséparable  de  la  foi  ;  car  j)ar  la  foi  nous 
sommes  morts  et  ressuscites  avec  Christ,  et  nous  vivons  avec 
Christ  dans  une  vie  nouvelle  (Rom.  (),  4),  tlans  la  vie  supé- 
rieure, spirituelle;  il  s'agit  donc  de  nous  conduire  aussi 
d'une  manière  digne  de  celte  existence  céleste.  Voyez  (lai.  5, 
25  :  Si  nous  vivons  d(uis  Vcsprit,  nutrclions  (tussi  selon  ics- 
prit,  —  î'.  ^cô|j.£v  7:v£'j|ji.7.T'.,  -yz'J<j.y.-:>.  xal  T-O'.yto'xzv,  c'est-à-dire, 
marchons  dans  la  sainteté  du  monde  spirituel,  dans  lequel 
nous  sommes  entrés  parla  résurrection  virtuelle  avec  .lèsus- 
Christ.  Loin  d'écarter  les  bonnes  œuvres,  la  doctrine  pau- 
linienne  les  exige  au  contraire;  et  (juand  Paid  dit  (pie  nous 
sommes  justiliés  sans  les  œuvres  de  la  loi,  c'est  uni(ju('nii'nl 
les  pi'aticiues  rituelles  du  mosaïsme  qu'il  a  en  vue. 


Maintenant  que  nous  avons  déterminé  les  notions  de  jusli- 
ficaiion,  de  foi  et  d'œuvies  dans  les  conceptions  respectives 
de  Jacques  et  de  Paul,  nous  pouvons  comparer  ensemble  les 
vues  des  deux  auteurs. 


d'après   saint    PAUL    ET   SAINT   JACQUES  135 

Ce  qui  ressort  tout  d'abord  de  notre  étude,  c'est  qu'ils 
prennent  chacun  dans  un  sens  dilTérent  les  termes  de  -It-'.;, 
d'ëpyaet  de  oixT.'.ryj'jHy.'..  Pixv  tJ.t-.:;,  Jacques  entend  la  croyance 
purement  intellectuelle,  tandis  que  Paul  entend  par  -ia-r»,; 
l'union  mystique  la  plus  intime  avec  le  Christ  et  parle  Christ 
avec  Dieu.  Par  Ipya,  Jacques  entend  les  bonnes  œuvres,  et 
Paul  les  pratiques  rituelles.  Parla  «justification»,  Jacques 
entend  l'acquittement,  le  pardon,  la  rémission  des  péchés, 
tandis  que  dans  la  théorie  paulinienne  la  justification  est  la 
conséquence  de  l'œuvre  expiatoire  du  Christ,  c'est  la  justice 
du  Rédempteur  imputée  au  croyant. 

Voici  comment  nous  pourrions  paraphraser  la  doctrine 
de  Jacques  :  l^our  obtenir  de  Dieu  le  pardon  des  péchés, 
il  ne  suffit  pas  d'avoir  une  croyance  correcte  ;  il  faut  que 
l'obéissance  à  Dieu  et  la  charité  à  l'égard  du  prochain  vien- 
nent compléter  les  croyances,  pour  leur  donner  une  vertu 
salutaire.  Et  la  doctrine  paulinienne,  nous  la  paraphraserons 
ainsi  :  Ce  n'est  pas  l'observation  des  prescriptions  rituelles 
de  la  loi  mosaïque  qui  nous  justifie  devant  Dieu,  mais 
l'union  mystique  avec  Jésus-Christ  par  la  foi,  union  se  ma- 
nifestant par  la  sainteté  de  la  vie  et  la  charité  à  l'égard  du 
prochain.  Comme  on  le  voit,  ces  deux  thèses  ne  sont  nulle- 
ment contradictoires. 

Mais,  sans  être  contradictoires,  ne  seraient-elles  pas 
cependant  divergentes?  C'est  ce  qu'il  convient  d'examiner. 

Jusqu'ici  nous  nous  sommes  trouvés  sur  le  terrain  solide 
des  textes,  et  nous  ne  pensons  pas  que  l'on  puisse  juste- 
ment contester  nos  résultats.  Mais  ces  données  soulèvent 
toute  une  série  de  questions  sur  lesquelles  les  théologiens 
sont  loin  d'être  d'accord  et  où  chacun  juge  selon  ses  impres- 
sions exégétiques,  historiques,  dogmatiques. 

Frappés  de  la  différence  des  points  de  vue  de  Paul  et  de 
Jacques,  plusieurs  interprètes  ont  été  amenés  à  nier,  chez 
ce  dernier,  toute  intention  de  polémique  contre  la  doctrine 


136  LA   JUSTIFICATION    PAR   LA    FOI 

paulinienne.  Deux  critiques  très  distingués,  MM.  Massebieau 
et  Spitta,  ont  même  été  jusqu'à  placer  l'épître  de  Jacques 
dans  le  premier  siècle  avant  Jésus-Christ  et  à  l'attribuer  à 
quelque  Juif  pieux,  dont  l'écrit  aurait  été  légèrement  inter- 
polé plus  tard  par  un  chrétien. 

Nous  ne  pouvons  entrer  ici  dans  l'examen  détaillé  de  ces 
hypothèses,   auxquelles  notre  sentiment  exégétique  et  nos 
vues  historiques  ne  nous  permettent  pas  de  nous  rallier  i. 
Les  allusions  de  Jacques  à    l'enseignement   de  Paul  nous 
paraissent  trop  manifestes.    Non  seulement,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit,  Paul  a  été  le  premier  à  opposer  la  foi  aux 
œuvres,   mais  Jacques   prend,  jusque  dans  les   termes,   le 
contre-pied  delà  formule  paulinienne.  Et,  ce  qui  plus  est, 
il  s'etTorce  d'émousser  l'argument  biblique  capital  de  Paul; 
il  se  permet  même,  pour  atteindre  ce  but,  de  faire  un  petit 
accroc    au  texte  de  la  Genèse.   Paul  avait  trouvé   dans  la 
Genèse,  à  l'appui  de  sa  doctrine,  cette  parole  caractéristique  : 
«  Abraham  eut  foi  en  Dieu,  et  cela  lui  fut  imputé  à  justice  » 
(Gen.  15,  6).  Il  a  dû  la  répéter  fréquemment,  car  nous  la 
trouvons   dans    l'épître    aux   Romains   (ch.    3,    3)   et  dans 
l'épitre  aux  Galates  (ch.  3,  6),  et  un  de  ses  disciples  y  fait 
allusion  dans  l'épître  aux  Hébreux  (ch.   11).    Cette    parole 
avait  une  grande  portée  apologétique.  Elle  a  dû  singulièrement 
embarrasser  Jacques.  Aussi,  pour  rallaiblir,  la  rapporte-t-il, 
non  à  la  naisscmce  d'Isaac,  où  elle  se  trouve  dans  le  récit  bi- 
blique, mais  à  son  sacrifice;  et  elle  devient  ainsi,  au  lieu  d'un 
argument  à  l'appui  de  la  doctrine  paulinienne,  un  argument 
en  faveur  de  la  justification  par  les  œuvres.  Si  Jacques  avait 
voulu    simplement    appuyer    d'une    citation    biblique    son 
enseignement   relatif  à  la  nécessité  des  bonnes  œuvres,  il 
n'aurait  eu  que  l'embarras  du  choix,  et  il  ne  se  serait  pas 

'  Un  interpolalcur  ne  se  serait  probablement  pas  contenté  d'inter- 
caler deux  fois  le  nom  de  Jésus-Christ  dans  l'épître;  il  aurait  fait  des 
additions  plus  nombreuses,  pour  mieux  marquer  le  caractère  chrétien 
de  l'écrit. 


d'après   saint    PAUL    ET  SAINT   JACQUES  137 

arrêté  à  un  passage  mentionnant  uniquement  la  foi  et  non 
les  œuvres.  Si  néanmoins  il  a  cru  devoir  faire  cette  citation 
et  l'interpréter  à  sa  manière,  c'est  qu'il  a  eu  une  arrière- 
pensée  polémique,  et  celle-ci  ne  pouvait  viser  que  l'ensei- 
gnement paulinien.  Il  nous  est  donc  impossible  de  nous 
ranger  à  l'avis  des  théologiens  qui  placent  l'épitre  de  Jacques 
absolument  en  dehors  des  préoccupations  que  la  prédica- 
tion de  Paul  avait  éveillées  dans  les  communautés  chré- 
tiennes. 

D'autre  part,  il  est  évident,  comme  nous  l'avons  constaté, 
que  cette  polémique  portait  à  faux.  Jacques  s'est  mépris  sur 
l'enseignement  de  Paul.  Comment  s'expliquer  cette  mé- 
prise? Le  ton  modéré  de  l'épître,  la  manière  calme  dont 
fauteur  présente  ses  arguments,  l'absence  de  toute  passion 
ecclésiastique,  ne  nous  permettent  pas  d'admettre  que  l'au- 
teur, du  moins  au  moment  où  il  écrivait,  fût  personnelle- 
ment engagé  dans  la  controverse  entre  Paul  et  les  judéo- 
chrétiens.  Ses  arguments  nous  semblent  indiquer  qu'il  ne 
lui  était  parvenu  que  des  échos  affaiblis  et  peu  tidèles  de  la 
lutte.  Un  judéo-chrétien  militant  savait  mieux  à  quoi  s'en 
tenir;  il  combattait,  contre  Paul,  pour  le  maintien  et  l'auto- 
rité de  la  loi  mosaïque,  et  non  pour  la  pratique  des  bonnes 
œuvres,  que  l'apôtre  des  Gentils  ne  menaçait  nullement. 
Nous  devons  donc  admettre  que  Jacques  avait  été  mal  in- 
formé, soit  qu'il  eût  mal  compris  les  personnes  qui  l'avaient 
renseigné,  soit  que  celles-ci  n'eussent  saisi  qu'imparfaite- 
ment la  pensée  de  l'apôtre.  Nous  savons,  du  reste,  que 
Paul  a  été  constamment  obligé  de  combattre  les  fausses 
interprétations  de  sa  doctrine  dans  ses  propres  communau- 
tés. Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  des  interprétations  erro- 
nées se  soient  répandues  au  dehors,  et  que  Jacques  n'ait 
reçu  l'enseignement  paulinien  que  sous  une  forme  altérée. 

A  ce  propos,  nous  sommes  amenés  à  nous  demander  si 
Paul  n'aurait  pas  été  lui-même  quelque  peu  responsable  de 
ce  malentendu;  et  quand  nous  regardons  à  son  enseigne- 


138  LA    JUSTIFICATION    PAR    LA    FOI 

ment,  il  nous  est  impossible  de  le  disculper  entièrement.  Il 
n'est  jamais  parvenu  à  faire  une  distinction  bien  nette,  dans 
la  Tlwrali,  entre  la  loi  morale  et  la  loi  rituelle. 

L'apôtre  a  bien  le  sentiment  instinctif  de  cette  distinction  ; 
il  fait  la  distinction  dans  l'application  pratique,  mais  il  n'est 
pas  parvenu  à  la  formuler  théoriquement.  Cela  peut  nous 
surprendre;  mais  nous  devons  le  constater.  Et  qu'on  n'ob- 
jecte pas  que  Paul  n'a  pas  pu  mettre  dans  ses  épîtres  tout 
ce  qu'il  enseignait,  que  l'omission  d'une  distinction  for- 
melle entre  la  loi  morale  et  les  prescriptions  rituelles  pour- 
rait bien  être  purement  fortuite.  Non,  elle  n'est  pas  fortuite, 
car  on  sent  dans  les  écrits  de  l'apôtre  qu'il  est  constamment 
aux  prises  avec  la  difficulté  provenant  de  la  confusion  des 
œuvres  rituelles  et  des  ordonnances  de  la  loi  morale;  qu'il 
se  débat  dans  cette  difficulté,  faisant  de  grands  efforts  pour 
se  débrouiller  et  n'}^  réussissant  jamais  d'une  manière  par- 
faitement claire,  consciente,  théorique. 

Nous  comprenons ,  sans  peine  ces  tâtonnements,  quand 
nous  considérons  que,  pour  le  Juif,  la  Tliorah  constituait 
une  unité;  que  les  lois  morales  et  les  lois  rituelles  s'y  trou- 
vent mêlées  sans  distinction  aucune,  ayant  toutes  la  même 
origine  et  autorité  divines  et  exigeant  toutes  de  l'Israélite  le 
même  respect  et  la  même  soumission.  Aussi  savons-nous 
avec  quelle  exactitude  scrupuleuse,  méticuleuse,  les  Israé- 
lites, à  l'époque  de  Jésus,  et  les  Pharisiens  en  particulier, 
observaient  les  prescriptions  de  la  loi  mosaïque,  renchéris- 
sant encore  sur  les  exigences  de  la  loi,  entourant  celle-ci  de 
ce  qu'ils  appelaient  «  une  haie  »,  c'est-à-dire  d'une  série  de 
prescriptions  supplémentaires,  dont  l'observation  mettait  le 
fidèle  à  l'abri  de  tout  danger  de  transgression. 

Dans  cet  état  d'esprit,  rien  n'était  plus  éloigné  de  la  pensée 
Israélite  que  de  faire  un  triage  dans  la  Loi  et  d'établir  une 
distinction  entre  les  lois  morales  et  les  prescriptions  rituelles. 
Les  judéo-chrétiens  de  Jérusalem  fréquentaient  assidûment 
le  culte  du  temple  et  observaient  la  loi  mosaïque  tout  aussi 


d'après    saint    l'Al'L    ET    SAINT   JACQUES  139 

rigoureusement  que  les  Juifs;  ce  fut  même  là  une  des  raisons 
pour  lesquelles  le  peuple  les  lenail  en  si  haute  estime,  comme 
nou3  l'apprend  le  livre  des  Actes  (ch.  3,  40.  47).  11  n'y  a  donc 
rien  d'étonnant  à  ce  que  Paul,  l'ancien  pharisien,  n'ait  pas 
réussi  du  premier  coup  à  distinguer  théoricpiement  les  lois 
morales  des  lois  rituelles. 

Ce  qui  l'en  empêchait  en  outre,  c'était  sa  théorie  de  la 
mort  à  la  loi  par  la  crucifixion  virtuelle  du  croyant  avec  le 
Christ,  Etant  morts  avec  le  Christ,  nous  sommes  morts  à  la 
loi,  à  toute  la  loi,  et  non  seulement  à  telle  ou  telle  de  ses 
parties.  La  doctrine  paulinîenne  de  la  justification  par  la  foi 
favorisait  ainsi  la  confusion  de  la  loi  morale  et  de  la  loi  céré- 
monielle.  Aussi  Paul  considère-t-il  ce  qu'il  appelle  «  la  loi 
du  Christ  »  comme  une  loi  nouvelle,  la  loi  d'oulre-tomhe, 
la  loi  du  monde  céleste.  L'antithèse,  chez  Paul,  est  entre 
la  loi  de  Moïse,  d'une  part,  et  la  loi  du  monde  supérieur, 
divin,  d'autre  part.  L'apôtre  n'est  pas  arrivé  à  se  rendre 
théoriquement  compte  du  fait  que  la  loi  du  monde  supé- 
rieur existe  aussi  dans  la  Tliorah,  comme  loi  morale,  et  que 
cette  loi  morale  est  essentiellement  différente  des  prescrip- 
tions rituelles,  dont  le  caractère  est  contingent  et  tempo- 
raire ^ 


*  l^ar  un  raisonnement  très  subtil,  l'aul,  en  abolissant  la  loi,  déclare 
l'observer;  car,  dit-il,  la  loi  prophétise  elle-même  sa  projîre  déchéance 
(Rom.  3,  21.  31).  Sans  s'en  apercevoir,  il  prend  le  terme  de  vciao;  tantôt 
dans  le  sens  de  loi  riliiellc,  tantôt  dans  le  sens  de  Livre  de  la  loi,  d'E- 
criture sainte.  Cette  confusion  lui  permet  d'en  api)eler  à  la  loi,  c'est-à- 
dire  à  rpxriture  sainte,  pour  prêcher  l'abolition  de  la  loi,  c'est-à-dire 
des  prescriptions  rituelles,  et  pour  citer  couramment  la  loi  connue 
autorité,  tout  en  la  déclarant  abolie.  Il  ne  s'est  jamais  rendu  com])te 
de  cette  contradiction  apparente,  et  n'a  pas  remarqué  (pie  sa  démons- 
tration, juste  il  est  vrai  pour  le  fond,  péchait  dans  la  forme,  dans 
l'argumentation  dialectique,  parce  qu'elle  jouait  sur  le  double  sens  du 
mot  vcfxo;.  Quand  on  étudie  le  passage  Rom.  2,  11-16,  on  est  surpris 
que  Paul,  tout  en  sentant  si  justement  leur  différence,  n'ait  pas  su 
distinguer  tlu'oriqiienient  les  trois  idées  cpi'il  design:'  pai-  le  terme  de 
loi  :  la  loi  morale,  la  loi  rituelle  et  l'Mcrilure  sainte. 


140  LA   JUSTIFICATION    PAR   LA    FOI 

Jacques,  de  son  côté,  n'a  pas  dû  être  en  mesure  de  faire 
la  distinction  théorique  de  la  loi  morale  et  de  la  loi  rituelle 
dans  la  Thorah.  Son  écrit  nous  le  révèle  comme  un  pieux 
laïque,  judéo-chrétien,  assez  versé  dans  la  langue  grecque, 
mais  sans  culture  théologique.  Il  n'a  pas  passé,  comme  Paul, 
par  l'école  des  rabhins.  La  tradition  a  voulu  voir  en  lui 
l'apôtre  Jacques;  mais  celui-ci  était  déjà  mort  lors  de  la  con- 
troverse paulinienne.  De  nombreux  théologiens  modernes 
croient  devoir  attribuer  l'épître  à  Jacques,  frère  de  Jésus, 
chef  de  la  communauté  chrétienne  de  Jérusalem,  dont  on 
connaît  les  démêlés  avec  Paul,  à  propos  de  la  Loi.  Le  pas- 
sage polémique  de  l'épître  contre  le  paulinisme  semble,  en 
effet,  appuyer  cette  hypothèse.  Mais  la  controverse  entre 
Paul  et  le  frère  de  Jésus,  ne  portait  pas  sur  les  bonnes  œuvres  ; 
et,  d'autre  part,  nous  ne  trouvons  dans  l'épître  aucune  trace 
de  légalisme  juif.  Cela  ne  répond  en  aucune  façon  à  la  per- 
sonnalité de  Jacques,  telle  que  nous  la  connaissons  par  le 
livre  des  Actes  et  les  écrits  de  Paul.  On  a  aussi  émis  l'hypo- 
thèse que  l'épître  aurait  été  primitivement  anonyme,  et  qu'un 
scribe  chrétien  y  aurait  inscrit  le  nom  de  l'apôtre  Jacques, 
afin  de  pouvoir  la  recevoir  dans  le  Canon  du  Nouveau  Tes- 
tament. Rien,  à  nos  yeux,  ne  justifie  une  telle  hypothèse. 
L'auteur  ne  se  dit  pas  apôtre,  et  nous  avons  l'impression  que 
le  nom  de  Jacques  fait  corps  avec  la  lettre.  Mais,  comme  ce  nom 
était  alors  très  répandu,  il  nous  est  impossible  d'identifier  l'au- 
teur, et  nous  devons  nous  résigner  à  l'appeler  Jacques  et  à  nous 
contenter  de  l'image,  du  reste  très  vivante,  que  rellète  son  écrit. 

L'auteur  a  été  Juif,  cela  est  certain.  L'absence  de  tout 
esprit  légaliste  dans  son  écrit,  nous  permet  de  supposer  qu'il 
appartenait  à  cette  catégorie  de  Juifs,  alors  assez  nombreux, 
qui  avaient  plus  ou  moins  laissé  tomber  en  désuétude  le 
rituel  juif  et  qui  s'attachaient  principalement  au  côté  moral 
de  la  Thorah.  Ces  Juifs,  qui  exerçaient  une  influence  heu- 
reuse sur  les  âmes  nobles  et  religieuses  du  monde  païen, 
étaient  aussi  très  accessibles  aux  doctrines  du  christianisme. 


d'aPRKS    saint    PAUL   ET   SAINT   JACQUES  141 

en  particulier  du  christianisme  galiléen,  tel  qu'il  nous  appa- 
raît dans  les  évangiles  synoptiques.  Jacques,  semble-t-il,  a 
dû  avoir  entendu  la  prédication  de  Jésus  lui-même,  tant  il  v 
a,  dans  son  écrit,  d'affinités  formelles  et  matérielles  avec 
l'enseignement  du  Maître  ;  en  tout  cas,  il  s'est  pénétré  de 
l'esprit  de  la  prédication  primitive  de  l'Évangile,  sans  aucu- 
nement en  faire  l'objet  d'une  élaboration  théologique. 

Pour  Jacques,  aussi  bien  que  pour  Paul,  les  lois  de  la 
Thorah  d'Israël  ne  formaient  qu'un  bloc.  Mais^  dans  sa  polé- 
mique contre  la  doctrine  paulinienne  de  la  justification  par 
la  foi  sans  les  œuvres  de  la  loi,  Jacques,  au  lieu  de  s'atta- 
cher aux  prescriptions  rituelles,  n'a  relevé  que  ce  qui,  à  ses 
yeux,  constituait  l'erreur  saillante  de  cet  enseignement  :  la 
justification  par  la  foi  sans  les  bonnes  œuvres,  sans  les  œuvres 
de  charité.  Et  il  est  certain  qu'il  se  trouvait  là  sur  un  terrain 
très  favorable.  C'est  le  terrain  que  choisissent,  encore  au- 
jourd'hui, les  théologiens  catholiques  dans  leurs  controverses 
avec  les  protestants  sur  la  justification  par  la  foi.  Dans  le 
monde  laïque,  cela  manque  rarement  de  faire  de  l'impres- 
sion. Si  Paul,  dès  l'origine,  avait  nettement  formulé  la  dis- 
tinction entre  les  prescriptions  rituelles  de  la  Thorah  et  la  loi 
morale  éternelle,  cette  controverse  n'aurait  pas  eu  lieu,  ou 
du  moins  elle  aurait  pris  une  toute  autre  tournure.  Mais  le 
terme  général  d'  «  œuvres  »  nourrissait  singulièrement  le 
malentendu. 


Nous  devons  cependant  nous  demander  si  entre  Jacques 
et  Paul  il  n'y  a  eu  rien  qu'un  malentendu.  On  ferait  erreur, 
croyons-nous,  en  répondant  absolument  par  oui  ou  par  non. 
La  réponse  est  complexe,  parce  que  nous  avons  affaire,  d'une 
part,  à  un  laïque,  sans  nulle  subtilité  d'esprit,  voyant  les 
choses  en  gros  et  tout  à  fait  étranger  aux  finesses  de  la  théo- 
logie, et,  d'autre  part,  à  un  élève  des  rabbins,  à  un  penseur 


142  LA   JUSTIFICATION    PAR    LA    FOI 

et  à  un  dialecticien  de  premier  ordre.  Dans  ces  conditions, 
la  comparaison  n'est  pas  sans  présenter  des  difficultés. 

Si  l'on  se  place  au  point  de  vue  purement  théologique, 
sans  tenir  compte  de  la  différence  de  culture  des  deux  au- 
teurs, il  n'est  guère  possible,  malgré  l'accord  que  notre 
étude  nous  a  révélé,  de  ne  pas  constater  des  nuances  entre 
leurs  tendances  dogmatiques.  Encore  ne  pouvons-nous  faire 
ici  que  des  conjectures. 

Ah,  s'il  était  certain  que  l'auteur  de  l'épître  de  Jacques 
fût  le  frère  de  Jésus,  nous  n'hésiterions  pas  à  affirmer  qu'il 
n'aurait  jamais  accordé  à  Paul  la  légitimité  de  l'abolition  de 
la  loi  rituelle,  sauf  peut-être  dans  une  certaine  mesure  pour 
les  païens,  —  auxquels  on  faisait,  bon  gré,  mal  gré,  quelques 
concessions  par  esprit  d'opportunisme,  —  mais  non  pour 
les  enfants  d'Israël,  dont  la  loi  était  divine,  sacrée,  intangible, 
éternelle.  Jésus  n'avait-il  pas  dit  que  pas  un  iota  de  la  Loi  ne 
périrait  jamais  ?  Il  fallait  donc  maintenir,  du  moins  en  théo- 
rie, l'autorité  de  toute  la  Thorah.  Il  est  peu  probable  qu'en 
dehors  des  disciples  convaincus  de  Paul,  un  judéo-chrétien 
quelconque,  même  le  plus  large  d'esprit,  eût  consenti  à 
admettre,  en  principe,  l'abolition  des  prescriptions  mosaï- 
ques. Peut-être  l'auteur  de  l'épître  avait-il  des  idées  moins 
rigoureuses  que  le  frère  de  Jésus,  car  il  parle  de  la  «  loi  de 
liberté  »,  terme  dont  le  sens  précis  nous  échappe.  Mais  ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'il  ne  fut  pas  paulinien.  Il  n'est  donc 
pas  téméraire  d'admettre  qu'il  n'aurait  pas  adhéré  aux  prin- 
cipes de  Paul  sur  l'abolition  de  la  Loi. 

Il  est  vrai  que  bon  nombre  d'exégètes  ne  voient  dans  les 
paroles  de  Jacques  autre  chose  qu'un  avertissement  frater- 
nel relatif  à  l'abus  qu'on  pourrait  faire  de  la  doctrine  de  la 
justification  par  la  foi.  Nous  ne  pensons  pas  que  cette  opi- 
nion soit  fondée,  car  l'auteur  n'aurait  pas  lïianqué  d'indi- 
quer, du  moins  par  un  mot,  qu'il  met  simplement  ses  lecteurs 
en  garde  contre  les  fausses  interprétations  et  applications 
d'une  doctrine  du  reste   parfaitement  acceptable.  Or  il  n'en 


d'après    saint    PAUL    ET    SAINT   JACQUES  143 

fait  rien.  C'est  la  doctrine  paulinienne  elle-même,  la  doc- 
trine de  la  justification  par  la  foi  seule,  qu'il  combat,  et  ses 
paroles  ont  un  caractère  nettement  polémique.  Nous  devons 
donc  maintenir  qu'entre  la  pensée  de  Jacques  et  celle  de 
Paul  il  y  a  une  nuance  théologique. 

Mais,  pourra-t-on  nous  demander,  Paul  a-t-il  jamais  dénié 
aux  bonnes  œuvres  une  vertu  méritoire  ?  Certes  non.  Les 
bonnes  œuvres  étaient  pour  lui  le  ileuron  de  la  foi,  la  con- 
séquence naturelle  de  la  vie  dans  l'esprit.  D'après  sa  notion 
de  la  foi,  le  croyant,  vivant  «  en  Christ»,  accomplit  sponta- 
nément la  «  loi  du  Christ  ».  11  ne  pouvait  donc  y  avoir,  dans 
la  pensée  de  Paul,  aucune  antithèse  entre  la  foi  qui  sauve 
et  la  pratique  de  la  charité.  Aussi  la  question  de  la  foi 
et  des  œuvres  telle  que  la  présente  Jacques,  la  question 
du  rôle  de  la  charité  comme  acte  méritoire  complétant 
la  vertu  justifiante  de  la  foi,  ne  s'est-elle  jamais,  pour  autant 
que  nous  sachions,  posée  devant  l'esprit  de  l'apôtre.  Quand 
il  a  parlé  de  la  foi  qui  agit  ])ar  la  charité,  il  a  dit  loule  sa 
pensée.  La  question  traitée  ou  plutôt  effleurée  par  Jacques 
ne  s'est  posée  dans  l'Eglise  qu'aux  temps  de  la  Réforme. 

Il  importe  néanmoins  de  chercher,  par  voie  d'induction, 
quelle  attitude  Paul  aurait  prise,  étant  donnés  ses  principes, 
vis-à-vis  de  la  doctrine  des  Réformateurs.  Aurait-il  adhéré  à 
la  doctrine  du  salut  par  la  foi,  et  non  i)ar  les  bonnes  œu- 
vres (sous  la  réserve,  bien  entendu,  que  les  bonnes  œuvres 
découlent  de  la  vraie  foi)?  Nous  n'hésitons  pas  à  répondre 
par  l'affirmative.  La  grande  préoccupation  de  Paul  est  d'en- 
lever à  l'homme  tout  sujet  de  glorification  personnelle, 
toute  vanité  pouvant  se  fonder  sur  la  justice  i)ropre.  L'hom- 
me doit  se  présenter  devant  Dieu  n  non  cwcc  s(i  juslice  pcrson- 
nellc  )> ('j.r,  r/wv  s;ji.r,v  o'.y.x',o-jvr,v,  Phil.  3,  9),  mais  avec  la  justice 
du  Christ  imputée  à  ceux  ([ui  croient.  Tout  vient  de  Dieu, 
rien  de  l'homme,  a  afin  que  nulle  chair  ne  se  (jlorijie  devant 

Dieu  »  (ô'-oK  UY,  y,'j:jrf^Tr~.'J.'.  -'j.-yj.  'J'J.zz  Èvco-'.ov  toj  Ozoj,  1  {\ov.   1, 

29;  comp.  Rom.  3,  27-30).  Avec  ces  principes,  Paid  ne   pou- 


144  LA   JUSTIFICATION    PAR   LA   FOI 

vait  reconnaître  aucune  vertu  justifiante  aux  meilleures 
actions  de  l'homme.  Toute  la  gloire  revient  à  Jésus-Christ, 
tout  le  mérite  à  son  œuvre  rédemptrice.  Dans  la  théologie 
de  Paul,  notre  salut  est  uniquement  l'œuvre  de  Dieu  par 
Jésus-Christ,  et  dans  aucune  mesure  notre  œuvre,  à  nous, 
quelles  que  soient,  du  reste,  nos  vertus.  Paul  ne  pouvait 
donc  pas  enseigner,  avec  Jacques,  que  nos  bonnes  œuvres 
coopèrent  avec  la  foi  à  notre  salut.  Une  telle  doctrine  est 
contraire  à  toute  l'économie  de  son  enseignement.  Aussi  ne 
trouve-t-on.  dans  les  épîtres  pauliniennes,  aucune  affirma- 
tion de  ce  genre.  Seulement  l'apôtre,  qui  déjà  n'était  pas  à 
même  de  faire  la  distinction  théorique  entre  la  loi  morale 
et  les  prescriptions  rituelles,  alors  que  cette  question  était 
à  l'ordre  du  jour,  aurait  été  encore  beaucoup  moins  en 
mesure  de  distinguer  théoriquement  entre  la  justification  et 
la  sanctification,  distinction  qui  ne  faisait  alors  l'objet  d'au- 
cune controverse. 

Ce  n'est  donc  que  par  induction  que  nous  pouvons  déter- 
miner sa  réponse  ;  mais  nous  avons  l'assurance  que  la  doc- 
trine prêchée  par  nos  Réformateurs  est  a])solument  dans  la 
logique  des  prémisses  pauliniennes.  Et  il  nous  est  permis  de 
conclure  avec  eux  que,  d'après  saint  Paul,  les  bonnes  œu- 
vres n'ont  pas,  en  elles-mêmes,  de  vertu  justifiante,  mais 
que  la  foi  justifiante  produit  nécessairement  de  bonnes 
œuvres  ;  les  bonnes  œuvres  sont  un  effet,  un  fruit  de  la  foi  ; 
et,  à  ce  point  de  vue,  il  n'y  a  pas  de  foi  sans  bonnes  œuvres. 
Mais  ce  qui  nous  justifie,  c'est  uniquement  la  foi,  et  non  les 
bonnes  œuvres  qui  en  découlent.  Voilà,  en  principe,  la  thèse 
de  Paul. 

Cette  thèse,  Jacques  ne  l'aurait  pas  admise.  Il  était  syner- 
giste.  D'après  lui,  les  bonnes  œuvres  coopèrent  avec  la  foi, 
et  la  foi  avec  les  œuvres  ;  les  œuvres  de  charité  ont  une  va- 
leur méritoire,  une  vertu  justifiante.  Jacques  n'a  aucune  idée 
de  la  conception  paulinienne  de  l'imputation  de  la  justice 
du  Christ  aux  crovants.  Cette  doctrine,  si  toutefois  il  en  a 


d'après   saint    PAUL   ET    SAINT   JACQUES  145 

eu  connaissance,  dépassait  de  beaucoup  son  horizon  spiri- 
tuel. Jacques,  en  homme  pratique,  demandait  à  voir  la  foi, 
—  ozilôy  ULO',  -:y,v  Tj.'y-v/  toO,  —  et  comme  la  foi  ne  peut  se 
montrer  que  par  les  œuvres,  Jacques  a  fondu  en  une  seule 
notion  la  foi  et  les  œuvres,  et  leur  a  attribué,  aux  deux 
réunies,  la  vertu  justifiante  :  è;  è'pycov  o'.xa'.oj-ra'.  àvOpwiro^  xal 
oùx  £x  -îttsoç  uôvov...  t,  -'.t-'.;,  Tjvrîpys',  toI;  ïp'^'O'.;.  Cette  concep- 
tion synergiste,  systématiquement  élaborée,  est  devenue  la 
doctrine  officielle  de  l'Église  catholique. 


Nous  trouvons-nous  là  en  présence  d'une  divergence  radi- 
cale? Y  a-t-il  une  antinomie  insoluble  entre  la  doctrine  de 
Jacques  et  celle  de  Paul,  ou  bien  y  aurait-il  moyen  de  les 
concilier? 

Il  est  évident  que,  dans  la  forme,  la  conciliation  n'est  pas 
possible;  les  termes  sont  contradictoires.  11  est  bien  certain 
aussi  qu'il  y  a  entre  les  deux  conceptions  une  divergence  de 
pensée,  et  que  si  l'on  considère  les  deux  thèses  comme  des 
thèses  théologiques,  mûrement  pesées,  contradictoirement 
discutées  et  scientifiquement  élaborées  (comme  c'est  le  cas 
dans  la  dogmatique  catholique  et  protestante),  la  synthèse 
des  deux  doctrines  est  une  impossibilité. 

Mais  la  question  ne  se  pose  pas  ainsi,  quand  nous  nous 
plaçons  uniquement  en  présence  de  Jacques  et  de  Paul.  Là, 
nous  n'avons  plus  affaire  à  deux  dogmaticiens  de  force  à 
peu  près  égale,  mais  à  un  laïque  et  à  un  théologien.  Et  c'est 
à  ce  point  de  vue,  trop  peu  remarqué  des  théologiens,  qu'il 
faut  se  placer,  si  l'on  veut  porter  un  jugement  juste,  vrai, 
historique  sur  le  rapport  entre  les  deux  doctrines.  11  serait 
faux,  anti-scientifique,  d'appliquer  à  la  parole  d'un  laïque 
la  même  mesure  qu'à  l'écrit  d'un  théologien  émérite.  Si  nous 
voulons  rester  dans  le  vrai,  nous  ne  pouvons  appliquer  la 
mesure  théologique  qu'à  saint  Paul,  et  lui  demander  rigou- 

10 


146  LA   JUSTIFICATION    PAR   LA    FOI 

reusement  compte  de  ses  formules,  de  ses  argumentations, 
de  chacune  de  ses  expressions.  Quant  aux  paroles  de  Jacques, 
nous  nous  garderons  de  les  peser  dans  la  balance  théolo- 
gique; nous  lui  passerons  volontiers  un  terme  impropre,  une 
formule  incorrecte,  une  façon  de  s'exprimer  un  peu  gauche, 
un  peu  maladroite  ;  nous  nous  appliquerons  à  découvrir  le 
fond  de  sa  pensée,  en  faisant  abstraction  de  la  forme.  C'est 
la  seule  manière  vraie  de  juger  Paul  et  Jacques.  Et  si  nous 
les  jugeons  ainsi,  nous  verrons  qu'aiz  fond,  leurs  pensées 
s'accordent  parfaitement,  qu'ils  prêchent  tous  les  deux  le 
même  Evanmle. 

C'est  peut-être  dans  la  notion  de  la  «  justification  »,  où 
la  divergence  apparaît  le  moins,  que  la  conciliation  a  le 
plus  de  peine  à  s'opérer.  Non  que  Paul  se  refuse  à  identiiier, 
comme  Jacques,  la  justification  et  la  rémission  des  péchés. 
Sur  ce  point,  il  est  facile  de  les  mettre  d'accord.  Dans  la 
pratique,  les  deux  idées,  celle  du  pardon,  au  sens  de  Jacques, 
et  celle  de  l'imputation  de  la  justice,  au  sens  de  Paul,  se 
confondent  si  bien,  que  Paul  lui-même  se  sert  plusieurs  fois 
du  terme  de  pardon.  Kom.  3,  25,  il  parle  de  la  «  non-puni- 
tion »  des  péchés,  —  -àssT-.ç  twv  à;j,apTr,;jLâT(i)v.  Rom.  4,  7,  il 
cite  le  premier  verset  du  psaume  32  :  «  Heureux  ceux  dont  les 
iniquités  sont  pardonnées.  »  Voyez  aussi  Ephés.  4,  32  :  «  Par- 
donnez-vous réciproquement,  comme  Dieu  vous  a  pardonné 
en  Christ  »,  et  Col.  1,  14:  «  En  Christ,  nous  avons  la  rédemp- 
tion, la  rémission  des  péchés.  »  L'idée  de  la  «  justification  » 
de  Paul  se  rencontre  donc,  dans  la  pratique,  avec  celle  de 
Jacques.  La  pensée  fondamentale  est  la  même. 

Seulement  Jacques  n'a  rien  de  la  richesse  de  la  pensée 
spéculative  de  l'apôtre  des  Gentils.  Il  se  dit  bien  le  «  servi- 
teur de  Jésus-Christ»,  qu'il  appelle  le  «  Seigneur  de  gloire  », 
(ch.  1,  1  ;  2,  1);  cela  nous  apprend  qu'il  croit  au  Ressuscité, 
dont  il  est  un  disciple  fidèle  et  dévoué.  Mais  c'est  tout  ce 
que  nous  savons  de  sa  christologie.  En  dehors  des  deux  pas- 
sages mentionnés,  le  nom  de  Jésus-Christ  ne  paraît  plus  dans 


d'après    saint    PAUL    ET    SAINT    JACQUES  147 

toute  l'épître.  La  mort  du  (Christ  ne  semble  pas  avoir  joué 
dans  la  conception  religieuse  de  l'auteur  le  rôle  capital  qu'elle 
joue  dans  la  théologie  de  Paul  ;  il  n'y  fait  aucune  allusion. 
Et  quand  il  parle  de  la  «  foi  »,  de  cette  foi  qui,  unie  aux 
bonnes  œuvres,  est  le  salut  du  pécheur,  c'est  manifestement 
la  foi  en  Dieu,  et  non  la  foi  au  Christ,  qu'il  a  en  vue.  Nous 
nous  trouvons  là  en  présence  de  la  prédication  simple  et 
primitive  de  l'Evangile,  telle  ([ue  Jacques  a  pu  l'entendre 
de  la  bouche  du  Seigneur  lui-même. 

Paul  n'a  pas  suivi  Jésus  pendant  son  activité  terrestre  ;  il 
déclare  même  ne  pas  vouloir  le  connaître  selon  la  chair 
(2  Cor.  5,  10).  Après  sa  conversion  sur  le  chemin  de  Damas, 
toute  son  attention  s'est  portée  sur  la  mort  expiatoire  et  sur 
la  résurrection  glorieuse  du  Fils  de  Dieu,  et  sa  doctrine  de 
la  rédemption  et  de  la  justification  porte  l'empreinte  de  ses 
méditations  sur  ce  drame  mystérieux.  Il  y  a  évidemment, 
sous  ce  rapport,  une  distance  considérable  de  la  pensée  de 
Jacques  à  celle  de  Paul.  Mais  la  théologie  n'est  pas  la  reli- 
gion. Et  si  nous  allons  au  fond  de  la  pensée  religieuse  du 
grand  apôtre,  nous  voyons  qu'en  dernière  analyse,  c'est  la 
foi  d'Abraham,  le  père  et  le  type  des  croyants,  qu'il  nous 
présente  comme  l'idéal  de  la  foi  qui  sauve  (Rom.  4;  Gai.  3)*. 
Or,  cette  foi  n'est  pas  autre  que  celle  que  prêche  Jacques, 
et  que  Jésus-Christ  lui-même  a  prêchée.  La  foi  religieuse 
dissipe  ainsi  les  divergences  de  la  théologie. 

Nous  constatons  le  même  rapprochement,  (juand  nous 
passons  à  l'examen  des  deux  thèses  contradictoires  de  nos 
auteurs.  Voyons  d'abord  la  thèse  négative  :  «  lliomme  est 
justifié  sans  les  œuvres  »,  puis  la  thèse  i)ositive  :  «  llionuiie 
est  justifié  par  la  foi  » . 

Nous  avons  constaté  que  lorsque  Paul  dit  que  nous  sommes 
justifiés  <(  sans  les  œuvres  de  la  loi  »,  /wv.;  sV'(.r/  vôuoj,  il  veut 
dire  que  l'observation  des  pratiques  rituelles  du  mosaïsme 

*  Je  me  permets  de  renvoyer,  pour  le  développement  de  cette  idée, 
à  mes  Pubticalions  sur  le  fidéisme,  p.  285  et  suivantes. 


148  LA    JUSTIFICATION    PAR    LA    FOI 

est  sans  vertu  salutaire.  Eh  bien,  Jacques  ne  dit-il  pas  exac- 
tement la  même  chose,  sous  une  autre  forme,  quand,  au 
chapitre  1,  26,  il  parle  du  culte  vain  de  ceux  qui  observent 
les  prescriptions  rituelles  avec  un  cœur  impur  :  tojtoj  |jLàTa'.oç 
r,  hpr^TY.dy.,  —  »  le  culte  d'fz/i  tel  homme  est  vain  ».  Traduisez 
cette  pensée  dans  le  langage  théologique  de  saint  Paul,  et 
vous  aurez  la  thèse,  que  l'homme  n'est  pas  justifié  par  les 
œuvres  de  la  loi.  Sur  ce  point,  la  doctrine  de  Jacques  se 
rencontre  donc,  au  fond,  avec  celle  de  Paul.  Sans  bien  s'en 
rendre  compte,  Jacques  ne  croit  pas  non  plus  à  la  vertu  jus- 
tifiante des  œuvres  légales. 

Cette  harmonie  dans  la  thèse  négative  est  une  présomp- 
tion en  faveur  de  l'harmonie  dans  la  thèse  positive  :  «  l'homme 
est  justifié  par  la  foi  ».  Mais  là  encore,  il  faut  bien  se  garder 
de  perdre  de  vue  que  l'on  compare  la  façon  de  s'exprimer 
d'un  laïque  avec  les  formules  d'un  théologien.  Or,  je  n'hé- 
site pas  à  soutenir  que  lorsque  Jacques  dit  que  nous  sommes 
justifiés  par  la  foi  et  les  bonnes  œuvres.  Vidée  qu'il  veut 
exprimer,  c'est  que  la  foi,  pour  nous  justifier,  doit  être  une 
foi  parfaite  {h  tz-Itt-.;  stsas'.ojO/,,  v.  22),  c'est-à-dire  qu'elle  doit 
être  non  seulement  un  acte  intellectuel,  mais  une  déter- 
mination religieuse  et  morale  de  notre  moi  tout  entier,  un 
mouvement  du  cœur,  qui  se  manifeste  par  de  bonnes  œuvres, 
ou,  pour  employer  les  termes  de  Paul,  une  «  foi  agissante 
par  la  charité  ». 

Quand  Jacques  ne  surveille  pas  ses  expressions,  quand  il 
ne  discute  pas,  quand  il  ne  fait  pas  de  la  théorie  à  sa  façon, 
il  se  sert  parfaitement  du  mot  -i-jz:;  dans  le  sens  paulinien. 
Nous  le  voyons,  par  exemple,  au  chapitre  1,  6,  oi^i,  parlant 
de  la  prière,  il  dit  :  ^  Quil  demande  avec  foi  »  —  yX-zi-o  h 
-'.T'i'..  La  foi  est  ici  la  confiance  entière  en  Dieu.  De  même 
au  chapitre  2,  5  :  «  Dieu  a  choisi  ceux  qui  sont  pauvres  selon 
le  monde,  mais  riches  en  la  foi  »,  —  -Aojor'loyç  sv  t.I^-i'..  Ici 
l'entrée  dans  le  Royaume  de  Dieu  dépend  de  la  foi  ;  c'est  la 
doctrine   paulinienne.  La   même  idée   est    exprimée   sous 


d'après    saint    PAUI.    et    saint    .lACQlKS  149 

d'autres  formes  ;  par  exemple,  au  chapitre  4, 8  :  «  Approchez- 
vous  de  Dieu,  et  il  s'approchera  de  vous  ».  La  notion  de  la  foi 
religieuse  ne  saurait  être  mieux  formulée  :  c'est  un  mouve- 
ment du  moi  vers  Dieu.  Nous  voyons  par  là  que  Jacques 
enseigne  parfaitement  le  salut  par  la  foi,  par  le  don  du  cœur 
à  Dieu.  11  songe  si  peu  à  revendiquer  un  mérite  pour  les 
œuvres  de  l'homme,  qu'il  déclare  que  tout  don  parfait  et 
excellent  vient  de  Dieu  :  T.7.7y.  oôii;,  àyaOri  xal  -àv  oiôprjfxa  téAs-.ov 
àvwOiv  £TTiv  xa-ra^av/ov  à-ô  toC»  — arpô^  twv  «wtwv  (ch.  1,  17). 

Et  pour  Jacques,  comme  pour  Paul,  la  conséquence  de 
cette  foi  est  une  vie  conforme  à  la  loi  morale.  Jacques 
appelle  cette  loi  la  .<  loi  de  la  liberté,  la  loi  parfaite  »,  — 
v6tAo<;  TiAs'.o;  6  rô;  thz-jHf/'.'y.;  (ch.  1,  25;  2,  12).  Paul  l'appelle 
«  la  loi  du  Christ  »,  et  il  dit  qu'elle  nous  délivre  de  la  ser- 
vitude du  péché  ;  elle  est  donc  aussi  une  loi  de  liberté  : 
ÈAsuOspia  7,v  £yoijL£v  £v  Xo'.ttôj  (Gai.  2,  4;  5,  1).  Paul  n'admet 
pas  qu'on  abuse  de  cette  liberté.  «  Vous  avez  été  appelés  à 
la  liberté,  écrit-il  aux  Galates,  ne  faites  pas  de  cette  liberté 
un  prétexte  pour  vivre  selon  la  chair  »,  —  ur,  rv-'  D.s-jOspiav 
ets  àiipoptjLYiv  Tri  Tapx'l  (ch.  5,  13).  Il  prêche  avec  non  moins 
d'énergie  que  Jacques  la  repentance,  l'amour  de  Dieu,  la 
pureté  de  la  vie,  la  charité  à  l'égard  du  prochain;  en  un 
mot,  ses  principes  de  morale  sont  tout  aussi  rigoureux  que 
ceux  de  Jacques.  Sous  ce  rapport,  il  n'y  a  donc  pas  non 
plus  de  différence  entre  les  deux  auteurs. 

Comme  on  le  voit,  tous  les  deux  prêchent  le  même  Evan- 
gile. Pour  reconnaître  cette  unité  sous  des  formules  en  appa- 
rence contradictoires,  on  n'a  qu'à  tenir  compte  du  fait  que 
l'un  est  laïque  et  l'autre  théologien,  et  à  s'appliquer  —  en 
regardant,  non  aux  mots,  mais  à  l'enseignement  général  — - 
à  traduire  la  pensée  laïque  en  formules  théologiques.  Alors 
les  antinomies  se  résolvent  sans  aucune  difficulté,  et  nous 
reconnaissons  que  nous  avons  affaire  aux  disciples  du  même 
Maître.  J'ai  la  conviction  intime  que  la  pensée  fondamentale 
de  Paul  et  de  Jacques  est  exactement  la  même.  Ce  sont  les 


150  LA    JUSTIFICATION    PAR    LA    FOI 

théologiens  postérieurs  qui,  s'emparant  des  deux  formules, 
les  ont  interprétées  dans  un  sens  contradictoire  et  en  ont 
déduit  deux  doctrines  inconciliables.  Mais  nous  n'avons  pas 
à  nous  occuper  de  ces  théologiens.  Nous  avons  comparé 
Paul  et  Jacques,  et  nous  avons  reconnu  que,  malgré  leurs 
formules  en  apparence  contradictoires,  ils  entendent  parfai- 
tement exprimer  la  même  pensée  religieuse,  à  savoir  que 
Dieu  accorde  le  salut  à  tout  homme  qui  lui  consacre  sin- 
cèrement son  cœur,  et  que  sans  le  don  du  cœur  aucun  culte 
extérieur  ne  peut  nous  sauver. 


MICHEL   NICOLAS 

CRITIQUE  BIBLIQUE 


l'AK 


Edmond   STAPFER 


MICHEL  NICOLAS 

CRITIQUE  BIBLIQUE 


I 


Michel  Nicolas  naquit  à  Nimes,  le  22  mai  1810. 11  fui  nom- 
mé professeur  de  philosophie  à  la  Faculté  de  théologie  pro- 
testante de  Montauban,  à  28  ans,  le  18  juin  1838,  et  mis  à  la 
retraite  le  11  décembre  1885;  il  mourut  l'année  suivante, 
(28  juillet  1886),  âgé  de  76  ans.  Michel  Nicolas  fut  donc  titu- 
laire de  sa  chaire  pendant  47  ans,  et  les  années  de  ce  long 
professorat,  un  des  plus  longs,  le  plus  long  peut-être  qu'ait 
vu  la  Faculté  de  Montauban,  ont  été  extrêmement  fécondes. 
Une  simple  énumération  des  principaux  écrits  de  cet  infati- 
gable travailleur  suffit  à  en  convaincre. 

Michel  Nicolas  publia  en  1849  deux  volumes  intitulés  :  In- 
troduction à  VHistoire  de  la  Philosophie  ;  c'était  un  résumé 
bien  fait  de  son  studieux  enseignement.  En  1854,  paraissait 
VHistoire  littéraire  de  Nimes,  sa  ville  natale,  en  trois  volumes. 
En  1860,  il  publiait  les  Doc/rznes  religieuses  des  Juifs  pendant  les 
deux  siècles  antérieurs  à  l'ère  chrétienne  (2e  édition  en  1866)  ; 
ce  livre  est  certainement  encore  aujourd'hui  le  meilleur  à 
consulter  en  français  sur  cet  important  sujet.  De  ses  travaux 
de  critique  biblique  sortaient  bientôt  deux  importants  volu- 
mes :  Etudes  critiques  sur  la  Bible  ;  le  premier  sur  l'Ancien 


154  MICHKL    NICOLAS 

Testament  (1861),  le  second  sur  le  Nouveau  (1863).  Cette 
même  année  (1863),  paraissaient  les  Essais  de  philosophie  et 
(Vhistoire  religieuse  ;  en  1865,  YEtiide  sur  les  Evangiles  apo- 
cryphes, la  seule  qui  existe  en  français.  Son  travail  sur  le 
Symbole  des  Apôtres,  paru  en  1867,  est  un  de  ses  meil- 
leurs livres  ;  il  y  traite  à  fond  de  la  formation  graduelle  du 
célèbre  Symbole  et,  sans  écrire  une  ligne  de  polémique,  en  se 
bornant  à  exposer  les  faits,  il  se  trouve  dresser  le  plus  formi- 
dable des  réquisitoires  contre  cette  confession  de  foi  dont  le 
titre  même  est  un  mensonge.  Enfin  son  dernier  écrit,  \  His- 
toire de  V ancienne  Académie  protestante  de  Montauban  (1598- 
1659)  et  de  Pmj-Laurens  (1660-1685)  est  le  seul  ouvrage  qui 
ait  encore  paru  sur  cette  intéressante  question,  et  il  trouve  un 
regain  d'actualité  par  la  célébration  du  tri-centenaire  de  la 
célèbre  Académie. 

L'énuméralion  qui  précède  ne  dit  pas  tout  ce  que  Nicolas 
a  écrit.  Il  collaborait  à  la  Liberté  de  pensée,  à  la  Revue  de 
théologie  de  Strasbourg,  à  la  Revue  germanique,  au  Bulletin 
de  la  Société  d'histoire  du  protestcudisme  français,  à  la  seconde 
édition  de  la  France  protestante  des  frères  Haag,  au  Diction- 
naire général  de  politique  de  Block,  à  la  Nouvelle  Biographie 
générale,  et  il  n'a  pas  fourni  moins  de  vingt-cinq  articles  dont 
quelques-uns  très  considérables  à  VEncyclopédie  Lichten- 
berger.  Son  nom  était  souvent  prononcé  en  dehors  du  pro- 
testantisme, dans  ce  que  l'on  appelle  le  grand  public  ;  con- 
temporain de  Reuss,  de  Colani,  d'Edmond  Scherer,  d'Albert 
Réville,  il  mérite  d'être  mis  au  même  rang  que  ces  hommes 
éminents,  et  il  a  honoré  avec  eux  la  science  théologique 
française  au  dix-neuvième  siècle. 

Au  lendemain  de  sa  mort  (1886),  la  Revue  théologique  de 
Montauban  publia  sur  lui  un  article  nécrologique  très  sym- 
pathique et  dû  à  la  plume  de  M.  le  doyen  Jean  Monod.  Mais, 
fait  incroyable,  Nicolas  n'a  été  l'objet  d'aucune  autre  publi- 
cation. Il  nous  a  semblé  qu'il  y  avait  là  un  oubli  et  une  in- 
justice. Ce  professeur  consciencieux,  ce  savant  aussi  érudit 


CRITIQUE    BIBLIQUE  155 

que  modeste  mérite  davantage,  et  un  hommage  doit  lui  être 
rendu  à  l'occasion  du  Jubile  tricentenaire  de  la  Faculté  où 
il  a  enseigné.  Michel  Nicolas  n'a  pas  encore  été  apprécié  à 
sa  véritable  valeur.  Qu'il  soit  permis  à  l'un  de  ses  anciens 
élèves,  qui  a  conservé  de  ce  maître  un  souvenir  reconnais- 
sant, de  chercher  à  rappeler  quelques-uns  des  services  rendus 
par  lui  à  la  science  et  à  la  théologie. 

Son  professorat  m'a  laissé  un  souvenir  très  net.  Je  me 
rappelle  le  soin  extrême  qu'il  apportait  à  l'exposition  de  son 
sujet,  la  lenteur  voulue  de  sa  parole,  son  désir  manifeste  de 
faire  entrer  dans  nos  esprits  des  notions  claires  et  précises. 
Peu  soucieux  de  briller  et  de  paraître,  il  ne  se  lassait  pas, 
par  de  continuelles  répétitions,  de  se  mettre  à  notre  portée 
et  de  chercher  à  nous  inculquer  quelques  idées  justes  et 
saines  dont  nous  pussions  faire  notre  profit. 

Nicolas  a  été  surtout  un  historien.  Chargé  d'enseigner  la 
philosophie,  il  avait  le  bon  sens  de  se  borner  à  en  faire 
l'histoire.  D'ailleurs  il  n'était  ni  penseur  ni  dogmaticien  ;  ce 
n'est  pas  vers  la  spéculation  philosophique  mais  vers  la  cri- 
tique historique  que  le  portaient  ses  goûts  et  ses  aptitudes  ; 
aussi  tous  ses  ouvrages  sont-ils  de  pure  critique.  Le  style  en 
est  lourd,  mais  simple  et  correct.  Rien  n'y  est  donné  au 
charme  ;  tout  à  la  précision  et  à  la  clarté.  Très  patient  et 
très  laborieux,  il  a  tout  lu,  tout  scruté  à  fond,  et  son  érudi- 
tion est  aussi  sûre  que  solide.  Sagace  dans  ses  recherches,  il 
ne  manque  pas  de  finesse  dans  ses  appréciations.  J'ai  écrit 
tout  à  l'heure  le  mot  de  bon  sens  ;  c'est  ce  mot  qui  le  carac- 
térise ;  et  son  apparence  un  peu  épaisse  cache  toujours  un 
robuste  bon  sens  qui  ne  veut  que  trouver  la  vérité  et  la  dire 
telle  qu'elle  est,  sans  aucune  réticence  ;  il  ignore  Va  priori  et  n'a 
aucune  préoccupation  apologétique.  De  là,  la  saveur  parti- 
culière de  ses  écrits;  il  y  laisse  parler  les  faits;  le  fait  seul 
lui  importe,  et  il  le  dégage  de  tout  ce  qui  l'obscurcit.  Il  voit 
juste  et,  tout  en  exposant  les  idées  des  autres,  il  se  trouve 
souvent  original»  et  il  a  été,  sur  certains  points,  un  véritable 


156  MICHEL   NICOLAS 

précurseur.  Telle  de  ses  hypothèses  s'est  trouvée  confirmée 
et  de  plus  en  plus  admise. 

Michel  Nicolas  avait  une  bonne  méthode  de  travail.  Il 
lisait,  la  plume  à  la  main,  analysant  et  résumant  sans  cesse, 
entassant  les  matériaux  qui  devaient  plus  tard  lui  servir. 

Quand  ensuite,  il  commence  à  écrire,  il  expose  son  sujet 
lentement,  s'avance  prudemment  et  à  pas  comptés,  se  frayant 
peu  à  peu  un  passage  en  se  débarrassant,  l'une  après  l'autre, 
des  objections  de  ses  adversaires.  L'apparence  un  peu  rude 
et  massive  de  ses  travaux  vient  de  leur  solidité.  Sa  sérénité 
inspire  confiance,  et  cette  confiance  est  méritée  ;  on  peut  le 
suivre,  sans  crainte  de  s'égarer;  il  est  un  bon  guide,  et  jamais 
il  ne  renvoie  à  vide  ceux  qui  lui  demandent  un  peu  de  lu- 
mière et  de  vérité. 


II 


Dans  son  bagage  scientifique  fort  considérable,  —  on  l'a  vu 
par  l'énumération  qui  commence  cette  étude,  —  je  suis  obligé 
de  choisir.  L'œuvre  de  ce  travailleur  a  été  trop  grande  pour 
que  je  l'embrasse  tout  entière  en  quelques  pages,  et  je  me 
bornerai  à  parler  de  ses  deux  volumes  intitulés  Etudes  criti- 
ques sur  la  Bible. 

Le  premier  traite  de  l'Ancien  Testament,  et  les  dissertations 
qu'il  renferme  ont  leur  place  marquée  et  très  honorable  dans 
l'histoire  de  la  critique  de  l'Ancien  Testament  au  dix-neu- 
vième siècle. 

Ses  hypothèses  sur  la  formation  du  Pentateuque,  sa  date, 
son  origine,  sont  aujourd'hui  bien  dépassées,  mais  elles  sont 
venues  à  leur  heure  et  ont  fait  faire  un  progrès  réel  à  la  scien- 
ce. Michel  Nicolas  s'y  montre  original,  perspicace  et  ingé- 
nieux. Il  est  essentiel,  pour  comprendre  ses  idées,  de  ne  pas 
en  oublier  la  date,  1862.11  a  sa  place  marquée  après  Ewald 
et  Knobel,  et  avant  Graf. 

Ewald,  avec  une  grande  sagacité,   mais   beaucoup  trop 


CRITIQUE    BIBLIQUE  157 

d'imagination,  trouvait,  on  lésait,  derrière  le  Pentateuque 
actuel,  une  longue  série  d'ouvrages  dont  les  fragments  réunis 
auraient  fini  par  former  les  cinq  livres  dits  de  Moïse.  Ses  h}'- 
pothèses  sans  fondement  n'avaient  aucune  chance  d'avenir  ; 
aussi  n'en  eurent-elles  point.  Knol)el,  moins  aventureux 
qu'Ewald,  n'était  guère  plus  acceptable.  Il  découvrait,  lui 
aussi,  un  certain  nombre  de  sources  aux  quatre  premiers 
livres  du  Pentateuque  et  plaçait  la  rédaction  de  ces  quatre 
livres  antérieurement  au  temps  du  roi  Josias,  sous  le  règne 
duquel  le  Deutéronome  aurait  été  ensuite  composé.  Nicolas, 
qui  vient  après,  propose  à  son  tour  son  hypothèse.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  dire  qu'elle  n'est  pas  plus  acceptable  que  les 
leurs,  mais  elle  est  moins  fantaisiste  ;  elle  a  sur  elles  l'avan- 
tage de  la  simplicité  et  reste  remarquable  pour  son  époque. 
Il  faut  le  dire  bien  haut  :  Nicolas  est,  avec  Reuss,  le  seul 
théologien  français  qui,  au  milieu  du  dix-neuvième  siècle, 
ait  traité  la  question  du  Pentateuque  avec  une  entière  indé- 
pendance. Il  n'a  pas  résolu  le  problème,  mais  il  a  eu  l'hon- 
neur de  proposer  une  solution,  de  provoquer  la  contradic- 
tion et  d'émettre  quelques  idées  nouvelles,  dont  une  au 
moins  était  juste  et  est  maintenant  acceptée  ])ar  tout  le 
monde. 

Son  point  de  départ  est  le  môme  que  celui  de  plusieurs  de 
ses  devanciers  :  les  différences  que  présentent  les  documents 
élohiste  et  jéhoviste;  mais  il  est  plus  net  qu'on  ne  l'avait  été 
avant  lui  dans  les  distinctions  qu'il  fait,  et  il  en  tire  toutes 
les  conséquences.  Il  ne  s'agit  pas  pour  lui  de  simples  diver- 
gences de  style  entre  les  deux  sortes  de  documents,  mais  de 
tendances  religieuses  contraires,  qui  devaient  peu  à  peu  pren- 
dre corps  et  devenir  des  partis  politiques. 

L'Elohisme  est,  pour  lui,  la  forme  antique  de  la  religion  des 
Hébreux  ;  il  représente  la  croyance  naïve  des  premiers  âges. 
Le  Jéhovisme,  par  contre,  essentiellement  monothéiste  et 
théocratique,  sort  des  écoles  des  prophètes.  Il  tinit  par  l'em- 
porter et  devint,  après  l'exil,  la  religion  de  tous  les  Juifs. 


158  MICHEL   NICOLAS 

Ce  point  de  départ  admis,  Nicolas  remarque  que  le  nom 
d'Elohim,  fréquent  dans  la  Genèse,  est  toujours  plus  rare,  à 
mesure  qu'on  avance  dans  la  lecture  des  livres  suivants;  il 
disparaît  presque  dans  le  Lévitique.  Il  en  conclut  que  les 
trois  livres,  Exode,  Lévitique  et  Nombres  sont  en  grande  par- 
tie d'origine  jéhoviste  et,  par  suite,  sont  postérieurs  à  l'épo- 
que des  croyances  primitives  populaires.  Il  y  eut,  dit-il,  un 
premier  ouvrage,  élohiste,  puis  un  second,  jéhoviste.  Celui- 
ci  eut  plusieurs  auteurs  et  même  plusieurs  générations  d'au- 
teurs. Ces  deux  ouvrages  sont  antérieurs  à  la  destruction  du 
premier  Temple  ;  ils  ont  été  composés  sous  la  monarchie, 
sans  qu'on  puisse  en  déterminer  la  date. 

Nicolas  était  très  conservateur,  et  il  dit  avec  insistance  que 
ces  ouvrages  reposaient  selon  toute  vraisemblance  sur  des 
documents  très  anciens,  des  généalogies,  des  chants  popu- 
laires, des  indications  statistiques  ;  il  croit  même  que  certains 
passages  remontent  jusqu'à  Moïse.  Un  dernier  compilateur 
est  venu  mêler  les  deux  ouvrages,  élohiste  et  jéhoviste,  sans 
)'  rien  ajouter  et  sans  en  rien  retrancher.  Cet  amalgame  fut 
fait  à  une  époque  où  les  luttes  entre  les  deux  tendances 
n'étaient  plus  qu'un  souvenir. 

Quant  au  Deutéronome,  il  est  le  plus  récent  des  cinq  livres 
et  date  du  règne  de  Josias.  Enfin  ce  fut  sous  Esdras  que  le 
recueil  entier  reçut  sa  forme  actuelle. 

Il  n'y  a  pas  à  critiquer  une  telle  conception.  Elle  n'est  plus 
défendable  ;  Graf,  Wellhausen,  Kuenen,  Rcuss  ont  montré 
qu'il  faut  prendre  pour  point  de  départ  l'analyse  du  Deuté- 
ronome. Ce  livre  a  paru  un  peu  avant  622  ;  c'est  une  certi- 
tude acquise  à  l'histoire  ;  il  renferme  un  code  qui  est  un  ou- 
vrage à  part  et  qui  est  le  plus  ancien  de  toute  la  législation 
de  Moïse. 

Les  lois  concernant  le  culte  et  les  prêtres  ont  été  faites 
pour  les  Juifs,  à  leur  retour  de  l'exil,  et  nullement  pour  les 
Hébreux  du  désert.  Les  Prophètes  sont  antérieurs  à  toute 
loi  écrite  et  n'attachent  qu'une  valeur  secondaire  aux  rites 


r.IUTIQlK    lUMLIQUli  159 

auxquels  tiennent  tant   les  livres  de  l'Exode,  du   Lévitique 
et  des  Nombres. 

Graf,  cependant,  croyait  comme  Nicolas,  à  des  récits  élo- 
histes  antérieurs  à  la  partie  jélioviste  du  Pentateuque  et  sau- 
vait ainsi  l'authenticité  des  récits  de  la  Genèse.  Les  lois, 
pour  lui,  étaient  récentes,  mais  les  faits  racontés  étaient 
anciens.  Il  a  fallu  abandonner  cette  opinion.  Reuss  et 
Wellhausen  ont  montré  que  cette  distinction  entre  l'histoire 
et  la  législation  était  arbitraire,  et  que  non  seulement  les 
récits  élohistes  de  tel  ou  tel  fait  ne  sont  pas  antérieurs  à  la 
rédaction  des  lois,  mais  qu'ils  ont  été  écrits  après  elle. 

Sans  nous  étendre  davantage  sur  ces  découvertes  de  la 
critique  et  sur  ses  conclusions,  qu'il  nous  suffise  de  marquer 
à  Michel  Nicolas  une  place  des  plus  honorables  dans  ces 
savantes  recherches.  Il  serait  injuste  de  l'oublier;  il  a  apporté 
sa  pierre  à  l'édifice  de  l'avenir,  Reuss  l'a  indiqué  en  ces 
termes  auxquels  nous  nous  associons  pleinement  :  «  L'une 
des  idées-mères  qui  lui  sont  propres  a  passé  depuis  et  de 
plus  en  plus  dans  la  conviction  des  continuateurs  du  travail 
critique  relatif  au  Pentateuque.  C'est  celle  d'après  laquelle 
la  législation  lévitique  (abstraction  faite  des  noms  qu'il  lui 
donne)  est  positivement  distinguée  et  détachée  d'une  concep- 
tion plus  ancienne  de  l'histoire  nationale  '.   » 


III 


Le  volume  intitulé  Etudes  critiques  sur  la  Bible  (Nouveau 
Testament),  ne  renferme  que  trois  dissertations  ;  mais  elles 
traitent  de  questions  capitales  :  le  Christianisme  des  apôtres, 
la  formation  du  Canon,  l'origine  des  Evanijiles. 

Il  est  très  remarquable  que  ces  travaux  n'ont  presque 
point  vieilli.  Écrits  il  y  a  près  de  quarante  ans,  ils  semblent 

-  Reuss,  L'Histoire  Sainte  et  la  Loi,  p.  28.  Paris,  Fischbacher. 


160  MICHEL   NICOLAS 

d'hier,  et  nous  y  trouvons  résumés  quelques-uns  des  résul- 
tats les  plus  avérés  des  recherches  indépendantes  faites  au 
dix-neuvième  siècle  sur  le  Nouveau  Testament.  Réimpri- 
mées avec  de  très  légères  moditications,  ces  études  de  Nico- 
las constitueraient  un  excellent  manuel  d'introduction 
générale  au  Nouveau  Testament  à  mettre  entre  les  mains 
des  étudiants.  Tout  ne  s'y  trouve  pas,  mais  tout  ce  qui  s'y 
trouve  est  juste,  sain,  de  bon  aloi.  Je  relève  ce  caractère, 
parce  qu'il  me  semble  faire  honneur  à  la  fois  à  Michel  Nico- 
las et  à  la  Faculté  qui  l'a  compté  parmi  ses  maîtres. 

Je  résumerai  rapidement  les  deux  études  sur  le  Christia- 
nisme des  apôtres  et  sur  la  formation  du  Canon.  Je  m'arrê- 
terai plus  longtemps  sur  les  Evangiles  et  surtout  sur  le  qua- 
trième, parce  que  c'est  là  que  Nicolas  s'est  montré  le  plus 
original,  trouvant^  un  demi-siècle  d'avance,  une  solution  qui 
me  semble  s'imposer  aujourd'hui. 

Le  travail  de  Nicolas  sur  le  Christianisme  des  apôtres  nous 
révèle  un  homme  qui  est  passé  par  l'école  de  Tubingue  et 
qui  en  est  sorti  ;  excellente  condition  pour  la  juger  saine- 
ment et  comprendre  les  grandes  luttes  du  siècle  apostolique 
en  les  mettant  au  point.  Cette  étude  est  cependant  la  moins 
objective  des  trois,  celle  où  l'on  sent  le  jdIus  percer  l'opinion 
individuelle  et  discutable. 

Michel  Nicolas,  en  quelques  pages  lumineuses,  expose 
d'abord  une  vérité  aujourd'hui  universellement  reconnue,  à 
savoir  qu'il  y  eut,  au  lendemain  de  la  mort  de  Jésus,  deux 
religions  chrétiennes,  c'est-à-dire  deux  manières  de  com- 
prendre la  religion  qu'il  avait  fondée  :  celle  des  Judseo-chré- 
tiens  et  celle  des  Pagano-chrétiens.  Ces  deux  Christianismes 
différaient  du  tout  au  tout.  Il  ne  s'agissait  nullement,  entre 
eux,  de  divergences  '  secondaires  ;  c'était  le  fond  même  des 
croyances  qui  était  en  cause.  La  lutte  entre  ces  deux  Chris- 
tianismes a  été  ardente,  acharnée,  formidable,  et  la  victoire 
n'est  restée  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  ni  à  l'Evangile  des  œuvres, 
ni  à  celui  de  la  grâce,  mais  à  un  compromis  entre  les  deux 


CHITIQI  K    BIBLIQUE  161 

qui  a  abouti  à  une  conciliation.  Cette  conciliation,  Michel 
Nicolas  la  date,  avec  une  grande  sagacité  critique,  des  vingt- 
cinq  dernières  années  du  premier  siècle. 

C'est  à  cette  époque  que  furent  rédigés,  d'après  lui,  la 
première  Épître  de  Pierre,  l'Épître  aux  Hébreux,  et  les  Actes 
des  apôtres.  La  mort  des  apôtres  avait  placé  au  premier 
rang  les  auteurs  de  ces  ouvrages,  c'est-à-dire  des  hommes 
tels  que  Luc,  Barnabas,  Marc,  Silas;  c'est  à  eux  que  nous 
devons  les  écrits  composés  alors  et,  entre  autres,  ceux  que 
je  viens  de  nommej-.  Leurs  auteurs  sont  des  Pauliniens  qui 
tendent  la  main  à  leui\s  adversaires,  en  vertu  de  cette  loi  de 
l'histoire  fort  intéressante  et  que  Nicolas  formule  ainsi  :  C'est 
toujours  le  parti  des  idées  les  plus  avancées  et  les  plus  vraies 
qui  s'incline  devant  celui  qui  représente  les  erreurs  du  passé. 
Il  faut  ensuite  des  siècles  pour  reconquérir  laborieusement 
le  terrain  perdu.  Ici  c'est  le  terrain  dont  saint  Paul,  un 
homme  de  génie,  avait  pris  possession  et  que  la  faiblesse 
de  ses  disciples  avait  abandonné'.  En  effet,  le  Paulinisme 
fut  d'abord  sacrifié,  et  le  nom  même  de  Paul  en  exécration 
à  beaucoup.  Le  parti  judaïsant  fut  plus  heureux  que  le  Pau- 
linisme car,  si  son  principe  périt,  l'esprit  qui  l'avait  animé 
triompha  et,  dans  le  traité  de  paix  qui  fut  conclu,  l'Evangile 
des  œuvres  l'emporta,  en  réalité,  sur  l'Evangile  de  la  grâce. 
Le  quatrième  Évangile  et  les  trois  Epîtres  de  Jean,  qui  sont 
de  la  fin  du  premier  siècle,  marquent  le  moment  précis  où 
l'accord  entre  les  deux  partis  devint  définitif. 

Michel  Nicolas  termine  cette  belle  et  forte  étude  par  un 
exposé  de  la  théologie  johannique  et  une  comparaison  des 
idées  de  Jean  et  de  celles  de  Paul.  Il  montre  leurs  ressem- 
blances et  leurs  différences.  Il  fait  dériver  leurs  deux  théolo- 
gies des  mêmes  causes  ;  les  deux  apôtres  se  sont  fait  du 
Sauveur  une  conception  idéale  et  métaphysique.   Ils  y  ont 

*  Parlant,  à  ce  sujet,  des  Kpîtres  de  Pierre,  Michel  Nicolas  fait 
(page  266),  une  confusion  tout  à  lait  inexplicable  entre  la  première  et 
la  seconde. 

11 


102  MICHHL    NICOI.AS 

été  portés  par  le  mouvement  théosophiqiie  qui  entraîna  le 
Christianisme  après  qu'il  fut  arraché  aux  influences  judaïques 
de  Jérusalem.  Le  Johannisme  dépassait  le  Paulinisme  sur 
bien  des  points  ;  cependant  il  ne  provoqua  aucune  opposi- 
tion, parce  qu'il  parut  après  la  ruine  de  Jérusalem  et  à  un 
moment  où  les  Juifs  n'écoutaient  plus  la  voix  des  prédica- 
teurs de  l'Evangile  ;  la  séparation  était  déjà  consommée. 
Il  est  même  étrange  que  le  parti  judaïsant,  qui  exista  encore 
un  certain  temps,  n'ait  pas  associé  le  nom  de  Jean  à  celui 
de  Paul  dans  ses  anathèmcs  ;  mais  il  ne  le  Ht  pas. 

Il  y  a  plus  :  non  seulement  Jean  échappa  aux  récrimina- 
tions des  débris  du  JudGeo-christianisme  mais  il  détermina 
les  grandes  doctrines  chrétiennes.  Sa  conception  métaphy- 
sique de  Jésus  fut  le  point  de  départ  du  dogme  de  la  Trinité. 

Michel  Nicolas  termine  par  une  page  étonnamment  sug- 
gestive sur  le  développement  de  la  doctrine  de  la  divinité  de 
Jésus.  Pour  les  apôtres  judaïsants,  Jésus  n'était  qu'un  homme 
ayant  rempli  la  plus  haute  des  fonctions,  celle  de  Messie. 
Paul  a  été  plus  loin;  pour  lui,  Jésus  n'est  encore  qu'un 
homme,  mais  il  est  uni  à  Dieu  par  des  liens  si  intimes  qu'il 
est  un  être  divin.  Enfin,  dans  les  écrits  de  Jean,  le  Sauveur 
est  conçu  comme  le  Verbe  de  Dieu  ;  expression  à  laquelle 
conduisait  la  doctrine  paulinienne,  mais  que  Paul  n'avait 
cependant  jamais  employée  ;  et,  comme  l'Église  ne  pouvait 
avoir  d'autre  fondement  que  la  notion  du  Christ,  elle  se  rat- 
tacha à  la  conception  johanniquc.  Tant  qu'elle  était  restée 
inféodée  au  Judaïsme,  le  Jésus  Messie  lui  avait  suffi  ;  mais, 
devenue  pagano-chrétienne,  elle  dépassa  la  simple  notion 
messianique.  Le  Chef  de  l'Église  fut  d'une  antre  nature  que 
les  fondateurs  d'empire.  Jean  eut  le  privilège  de  saisir  dans 
son  intégrité  cette  notion  nouvelle.  Si  Jésus  était  resté  un 
simple  révélateur  de  vérités  nouvelles,  le  Christianisme  serait 
resté  une  simple  fraction  du  Judaïsme  ;  mais  le  Christianisme 
était  une  Église  et  une  Église  universelle.  Or,  celle-ci  pré- 
tendait être  le  lien  qui  unit  les  hommes  au  monde  invisible  ; 


CRITIQUE   BIBLIQUE  163 

il  fallait  que  son  fondateur  fût  le  Créateur  de  toutes  choses, 
le  Verbe,  et,  en  un  certain  sens.  Dieu  lui-même. 


IV 


Le  travail  de  Michel  Nicolas  sur  le  Canon  est  un  résumé 
bien  fait  et  qui  se  recommande  par  un  remarqual)le 
caractère  d'évidence.  Il  ne  remplace  pas  le  volume  de 
Reuss  sur  le  même  sujet';  le  savant  strasbourgeois  raconte 
les  faits  plus  longuement  et  avec  d'abondantes  citations  des 
Pères;  mais  son  exposition  est  souvent  diffuse,  traînante,  et 
son  style  bien  germanique.  Michel  Nicolas  écrit  en  français, 
un  français  sans  grâce,  il  est  vrai,  mais  simple,  facile  à  com- 
prendre et  d'une  grande  précision. 

J'ajoute  qu'il  a  su,  par  une  disposition  très  heureuse,  qui 
est  une  vraie  trouvaille,  rendre  lumineux  ce  qui  reste  tou- 
jours un  peu  confus  dans  les  autres  histoires  du  Canon.  Il 
commence  par  exposer  les  faits  dans  une  première  partie 
intitulée  :  Histoire  de  la  formation  da  Nouveau  Testament  ; 
puis,  dans  la  seconde  partie,  il  examine  deux  questions  qu'il 
a  laissées  de  côté  dans  son  exposition  historique  :  Pourquoi 
l'Église  sest  donné  une  Ecriture  Sainte  de  la  Nouvelle 
Alliance  et  quels  principes  Vont  guidée  dans  ce  travail.  Aussi, 
la  dissertation  de  Nicolas  est-elle  une  des  meilleures  à  con- 
sulter en  français  par  quiconque  veut  se  rendre  compte  des 
causes  qui  ont  retardé  jusqu'à  la  fin  du  second  siècle,  puis 
précipité,  à  ce  moment-là,  la  formation  du  recueil  sacré. 
C'est  de  cette  belle  étude  qu'on  peut  dire  en  vérité  qu'elle 
n'a  point  vieilli. 

Nous  n'avons  rien  de  semblable  en  langue  française. 


Les  études  de  Michel  Nicolas  sur  les  Évangiles  commencent 
par  des  considérations  générales  sur  les  quatre  écrits  et  sur 


164  MICHEL   NICOLAS 

les  dates  à  assigner  aux  trois  premiers.  Il  affirme  dès  l'abord 
la  priorité  de  Marc,  et  place  son  Evangile  ainsi  que  celui  de 
Matthieu  avant  l'an  70.  Luc  est  postérieur  et  a  été  écrit  entre 
80  et  90.  Michel  Nicolas  fixe  ces  dates,  comme  le  font  aujour- 
d'hui tous  les  critiques  indépendants,  par  les  passages  des 
trois  Synoptiques  où  se  trouve  prédite  la  ruine  de  Jérusalem. 
Il  montre  ensuite  que  nos  Evangiles  ne  jouirent  d'aucune 
autorité  avant  la  fin  du  second  siècle.  La  tradition  orale 
suffisait,  et  ils  furent  écrits  non  pour  la  postérité,  mais  dans 
un  but  immédiat  et  pour  un  cercle  restreint  de  lecteurs. 

L'apôtre  Matthieu  avait  fait  un  recueil  de  discours  du 
Seigneur,  à  l'exemple  des  disciples  des  Rabbins  célèbres  qui 
recueillaient  les  sentences  les  plus  notables  de  leurs  Maîtres. 
Pourquoi  quatre  Évangiles  seulement  furent-ils  conservés, 
puisqu'il  y  en  avait  primitivement  plusieurs  ?  Parce  que 
quatre  seulement  furent  considérés  comme  d'origine  apos- 
tolique ;  mais  alors,  pourquoi  en  fut-il  ainsi?  On  ne  le  saura 
jamais,  dit  Nicolas.  Il  y  eut,  pcnse-t-il,  à  l'élimination  de 
tous  les  autres  Evangiles  des  motifs  externes  ou  internes 
qui  restent  inconnus. 

Vers  la  fin  du  second  siècle,  l'autorité  canonique  des  quatre 
fut  définitivement  consacrée.  Jusque-là,  ils  avaient  été 
exposés  à  des  additions  et  des  modifications,  et,  de  fait,  ils 
en  subirent.  C'est  ainsi  que  dans  le  quatrième  Evangile 
furent  ajoutés  le  chapitre  21  et  l'histoire  de  la  femme  adul- 
tère (7:  53  —  8:  12);  dans  le  second  la  fin  du  dernier  cha- 
pitre (Marc,  16  :  8  à  20),  qui  est  certainement  inauthentique. 
Après  ces  considérations  générales,  Nicolas  aborde  le 
problème  soulevé  par  les  trois  Synoptiques, 

Leurs  ressemblances  sont  étonnantes  (Vocation  des 
apôtres.  Transfiguration,  Paraboles,  discours  de  Jésus,  sur- 
tout quand  il  parle  de  lui  et  de  sa  mission,  etc.,  etc.);  les 
divers  récits  se  retrouvent  dans  le  môme  ordre,  et  parfois 
reproduits  en  termes  strictement  identiques.il  n'est  pas  jus- 
qu'aux citations  de  l'Ancien  Testament  qui  ne  renferment 


CRITIQUE    BIBLIQUE  165 

les  mêmes  inexactitudes.  Donc,  une  origine  commune  est 
absolument  certaine.  Mais  voici  qu'à  côté  de  ces  passages 
identiques,  il  en  est  d'autres  où  non  seulement  les  récits 
diirèrent,  mais  où  leur  divergence  va  jusqu'à  la  contradiction 
et  la  contradiction  irréductible  :  deux  Kvangilesde  renfance, 
par  exemple,  celui  de  Mattbieu  et  celui  de  Luc,  qu'il  est  im- 
possible à  quiconque  est  de  bonne  toi  de  faire  accorder; 
Nicolas  rappelle  à  ce  propos  le  caractère  désespéré  des 
harmonisations  orthodoxes. 

Comment  résoudre  le  problème  qui  se  pose  ici,  et  comment 
expliquer  que  les  trois  Synoptiques  renferment  à  la  fois  des 
passages  identiques  et  des  passages  contradictoires  ? 

C'est  ici  que  l'œuvre  de  Nicolas  offre  tous  les  caractères 
d'un  manuel  d'études  bien  fait,  qui  ne  passera  pas  et  auquel 
il  n'y  aurait  presque  rien  à  changer,  si  on  le  réimprimait 
aujourd'hui.  Il  raconte  l'histoire  de  la  question  synoptique 
avec  une  clarté  et  une  simplicité  remarquables. 

Plusieurs  hypothèses  ont  été  proposées  successivement, 
puis  écartées.  Nicolas  les  réduit  à  trois. 

La  première  est  celle  dite  de  l'emploi  successif.  Le  pre- 
mier Évangile  écrit  aurait  été  connu  des  auteurs  des  deux 
autres,  et  les  deux  premiers  du  troisième  auteur.  Nicolas 
montre  que  cette  hypothèse  ne  peut  être  admise.  Elle  se 
heurte  à  des  objections  irréductibles.  La  seconde  hypo- 
thèse est  celle  d'un  Évangile  primitif  écrit,  aujourd'hui 
disparu,  et  qui  aurait  servi  de  source  commune  aux  trois 
Synoptiques.  Nicolas  la  discute  aussi  à  fond  et  la  réfute  à  son 
tour  par  des  arguments  péremptoires.  Il  en  use  de  même 
avec  la  troisième  hypothèse,  celle  d'une  tradition  orale  qui 
aurait  été  plus  tard  mise  par  écrit  par  chacun  des  trois 
évangélistes. 

Nous  ne  nous  étendons  pas  davantage  sur  cette  partie  du 
travail  de  Nicolas.  Les  arguments  dont  il  fait  usage  sont  con- 
nus depuis  plus  de  cinquante  ans  et  sont  ceux  dont  on  se  sert 
encore  aujourd'hui.  Les  trois  suppositions  sur  l'origine  des 


166  MICHEL   NICOLAS 

Synoptiques  sont  rejetées  parce  que,  si  elles  expliquent  une 
partie  du  problème,  aucune  ne  l'explique  tout  entier,  et,  de 
plus,  chacune  d'elles  soulève  des  difficultés  nouvelles  et 
insurmontables.  Il  faut  donc  les  abandonner. 


VI 


Le  terrain  ainsi  déblayé,  Nicolas  montre  quel  est  le  seul 
moyen  de  résoudre  scientifiquement  le  problème,  et  la  seule 
chance  que  l'on  ait  de  l'expliquer  presque  complètement. 

Il  faut  étudier  successivement  et  séparément  l'origine  de 
chaque  Évangile.  Comment  s'est  formé  celui  qui  porte  le 
nom  de  Matthieu?  Voilà  la  première  question. 

L'auteur  du  premier  Évangile  s'est  servi  de  l'Evangile  de 
Marc,  mais  d'un  Évangile  de  Marc  un  peu  différent  du 
nôtre  et  qui  n'avait  pas  encore  subi  certaines  modifications 
qui  y  furent  introduites  plus  tard,  c'est-à-dire  qu'il  s'est  servi 
d'un  Proto-Marc. 

Ici,  Nicolas  reproduit  les  arguments  du  bel  ouvrage 
d'Albert  Réville,  sur  l'Évangile  selon  saint  Matthieu.  Notre 
premier  Evangile,  dit-il,  a  été  composé  par  la  combinaison 
d'un  Proto-Marc  et  d'un  autre  document  qui  a  fourni  à  son 
auteur  les  grands  discours  de  Jésus  qu'il  reproduit. 

Notre  Marc  actuel  est  une  édition  remaniée  du  Proto- 
Marc  faite  par  quelqu'un  qui  a  connu  notre  premier  Évan- 
gile. En  en  reproduisant  certains  passages,  il  trahit  la 
préoccupation  de  reculer  la  parousie.  (Comparez  Marc  9  :  1 
et  Matth.  16  :  18;  Marc  14  :  62  et  Matth.  26  :  64  ;  Marc  13  : 
10  et  Matth.  24  :  14  ;  Marc  13  :  24  et  Matth.  24  :  29). 

Il  y  a  donc  eu  un  Proto-Marc  qui,  plus  tard,  fut  remanié.  • 
Nicolas  considère  son  existence  comme  certaine,  parce  que 
le  passage  de  Papias  sur  Marc  ne  peut  s'appliquer  au  second 
Evangile  tel  que  nous  l'avons. 

Quel  est  l'autre  document,  le  recueil  de  discours  dont  se 
servit  l'auteur  du  premier  Évangile?  Il  se  composait  d'al- 


CHITIQUK  HIMI.IQm-:  167 

loculioiis  prononcées  par  le  Seigneur  en  diverses  circons- 
tances et  rassemblées  de  manière  à  former  un  enseignement 
suivi.  Ainsi,  le  chapitre  23  réunit  toutes  les  paroles  pronon- 
cées contre  les  Pharisiens  ;  le  chapitre  13,  toutes  les  para- 
boles du  royaume  de  Dieu  ;  les  chapitres  5,  (i,  7,  résument 
et  condensent  les  enseignements  sur  la  montagne. 

Nicolas,  pour  toute  celte  partie  de  son  exposition,  repro- 
duit Reuss  en  le  suivant  pas  à  pas.  Papias  nous  renseigne 
sur  celte  collection  de  discours  ;  il  nous  parle  des  Aôy.x  du 
Seigneur  rédigés  par  Matthieu  ;  et  c'est  cette  collection  qui  a 
certainement  été  utilisée  par  l'auleur  du  premier  Évangile. 

La  formation  de  Luc  s'explique  aussi  très  facilemenl.  11 
n'a  pas  connu  noire  Matthieu  actuel.  xV-t-il  connu  les  Aôy.a? 
Il  les  reproduit,  mais  différemment  du  premier  évangé- 
liste.  Nicolas,  sans  oser  vse  prononcer,  propose  une  hypo- 
thèse pour  expliquer  ces  différences. 

Les  auteurs  du  premier  et  du  troisième  de  nos  Evangiles 
synoptiques  auraient  connu  chacun  séparémenl  l'un  une 
traduction  grecque  des  Àôyia,  l'autre  une  autre,  et  ces  deux 
traductions  offraient  des  différences  d'interprétation.  Reuss 
ne  faisait  pas  encore  celte  supposition.  Il  croyait  {Xoiiu. 
Revue  de  Strasboiiry,  tome  II,  p.  71)  que  Luc  n'a  pas  connu 
les  AÔY',a,  et  Albert  Réville  partageait  son  sentiment  (Etudes 
sur  Matthieu,  p.  334).  Il  se  demandait  seulement  si  Luc  n'a 
pas  consulté  une  paraphrase  des  AÔYia,  rédigée  libremenl  et 
sous  l'influence  de  notre  premier  Evangile. 

Nicolas  est  donc  l'auteur  de  celle  hypothèse  de  deux  tra- 
ductions grecques  des  Aôy-a,  différentes  l'une  de  l'autre;  'û 
l'appuie  sur  l'expression  de  Papias:  «  (Miacun  traduisait  les 
Xôvt.a  comme  il  pouvait»,  et  cette  hypothèse  adoptée  ensuite 
par  Reuss  (voir  sa  Bible),  est  aujourd'hui  partout  acceptée. 
Si  Nicolas  n'en  est  pas  l'inventeur,  il  en  csl,  en  tous  cas,  le- 
propagateur  en  France. 

Luc  a  connu  aussi  un  Prolo-Marc.  Quant  à  ses  autres 
sources,  elles  furent  l'enseignement  de  Paul  (par  exemple. 


168  MICHEL   NICOLAS 

Récit  de  la  Sainte-Cène),  des  Évangiles  de  l'enfance  de  Jean- 
Baptiste  et  de  Jésus-Christ,  et  des  Évangiles  écrits  qui  lui 
fournirent  le  grand  fragment  (9  :  51  à  18  :  14). 

La  formation  du  second  Évangile  fut  très  simple.  Écrit  le 
premier,  il  subit  un  ou  plusieurs  remaniements  ;  les  vingt 
premiers  versets  du  premier  chapitre,  les  douze  derniers  du 
dernier  chapitre,  le  passage  6  :  45  à  8  :  26,  qui  n'est  pas  dans 
Luc,  et  les  passages  7  :  32-37  et  8  :  22-26,  qui  ne  sont  pas 
dans  Matthieu,  sont  postérieurs  aux  deux  Évangiles  actuels 
de  Matthieu  et  de  Luc.  C'est  surtout  le  récit  de  la  Passion 
dans  Marc  qui,  dit  Nicolas,  n'a  pas  été  connu  des  deux 
autres  évangélistes.  Le  Proto-Marc  ne  devait  pas  les  renfer- 
mer. 

Telles  sont  les  opinions  de  Nicolas  et  telle  est  sa  solution. 
Cette  solution  est-elle  définitive?  11  est  trop  prudent  pour 
l'affirmer.  Il  ne  s'est  avancé  cependant  qu'à  bon  escient,  n'a 
rien  risqué  sans  un  minutieux  examen  et  n'a  rien  proposé 
qui  ne  fût  plausible. 

Ce  qui  frappe  surtout  dans  ce  travail  sur  les  Synoptiques, 
c'est  la  clarté,  si  difficile  en  pareille  matière  ;  notre  auteur 
se  meut  avec  la  plus  grande  aisance  au  milieu  de  toutes  ces 
hypothèses.  Tout  en  n'étant  pas  très  original  et  en  se  bornant 
le  plus  souvent  à  vulgariser  Reuss  et  Albert  Réville,  il  a  cepen- 
dant ses  opinions  personnelles.  Nous  venons  d'en  mentionner 
une  sur  les  traductions  faites  en  avec  des  Aôv.a.  En  voici  une 
autre,  mais  qui  est  moins  certaine  :  Nicolas  se  demande  si 
Papias  n'a  pas  appelé  Aov'.a  notre  premier  Évangile  lui-même.  Il 
a  deux  motifs  de  le  croire  :  le  premier  c'est  que  Papias  seul  eut 
connu  ce  fameux  recueil  de  discours,  et  comment  eùt-il  dis- 
paru au  milieu  du  second  siècle,  à  une  époque  où  l'on  attachait 
de  l'importance  aux  écrits  des  apôtres?  La  seconde  raison  est 
que  Papias  n'aurait  pas  connu  notre  Matthieu  actuel  qui 
existait  certainement  de  son  temps  ;  et,  si  vraiment  il  ne  l'a 
pas  connu,  d'autres  l'ont  connu,  et  ceux-là  se  trouvaient 
alors  en  présence  de  deux  écrits  différents  attribués  à  Mat- 


CRITIQUE    BIBLIQUE  109 

thieu,  ce  qui  serait  bien  extraordinaire.  Nicolas  remarque 
en  outre  que  le  mot  ^.ôy.a  ne  prouve  pas  que  le  recueil  en 
question  ne  contînt  que  des  paroles  de  Jésus;  il  pouvait 
être  intitulé  lôyiv.  et  renfermer  aussi  des  récits  et  des  faits  ; 
l'emploi  que  font  de  ce  mot  les  auteurs  profanes  ne  s'y 
oppose  nullement.  Nicolas,  d'ailleurs,  pose  les  questions  qui 
précèdent  sans  les  résoudre.  Elles  ont  été  résolues  depuis; 
Papias  a  certainement  voulu  parler  d'un  recueil  de  discours 
et  n'a  point  désigné  notre  Matthieu  actuel.  Les  objections  de 
Nicolas  à  distinguer  les  deux  écrits  ne  sont  point  probantes. 
L'un,  composé  en  langue  syriaque,  ne  sortit  guère  de  Pales- 
tine ;  l'autre,  composé  avec  une  traduction  du  premier  et 
avec  l'Evangile  de  Marc,  se  répandit  sous  le  nom  de  Mat- 
thieu, dans  les  pays  où  l'on  parlait  grec.  Nicolas  reconnaît 
d'ailleurs  que  les  travaux  de  Reuss  ont  définitivement  relé- 
gué dans  le  musée  des  souvenirs  les  hypothèses  faites  avant 
lui  et  auxquelles  il  ne  faut  emprunter  que  ce  qu'elles  peu- 
vent donner. 

En  terminant,  Nicolas  montre  trois  couches  successives  à 
l'origine  des  récits  évangéliques.  D'abord  la  tradition  orale  ; 
ensuite  les  Evangiles  écrits  perdus,  enfin  nos  trois  Synopti- 
ques. Luc,  dans  son  prologue,  les  indique  nettement,  pour 
ce  qui  le  concerne,  et  sa  remarque  s'applique  aussi  aux  deux 
premiers  Évangiles.  Nicolas,  toujours  conservateur,  insiste 
sur  le  caractère  historique  des  Synoptiques  et  sur  leur  auto- 
rité. «  Ils  restent,  dit-il,  l'expression  du  Christianisme  pri- 
mitif et  apostolique.  » 

On  peut  se  demander  ce  qu'il  y  a  à  retrancher,  sauf  quel- 
ques remarques  de  détail,  d'une  aussi  magistrale  étude.  Elle 
indiquait  et  préparait,  en  1864,  ce  qui  est  aujourd'hui  univer- 
sellement admis  sur  les  origines  des  Synoptiques.  Nicolas  a 
écrit  là  un  excellent  manuel  à  mettre  entre  les  mains  des 
étudiants.  Il  donne  sous  une  forme  claire  et  concise  un  cer- 
tain nombre  d'évidences  critiques  qu'aujourd'hui  tout  pas- 
teur instruit  doit  connaître.  Avec  un  tel  maître  on  est  sûr 


170  MICHEL   NICOLAS 

d'éviter  les  hypothèses  hasardées  et  téméraires  ;  il  est  de 
ceux  qui  font  faire  des  pas  en  avant  sur  un  terrain  toujours 
solide  et  avec  lesquels  le  progrès  est  certain. 


VII 


Le  travail  sur  le  quatrième  Évangile,  dont  il  nous  reste  à 
parler,  est  plus  original  que  l'étude  sur  les  Synoptiques.  Je 
le  considère  comme  l'une  des  plus  remarquahles  œuvres 
de  Nicolas.  Il  a  eu  l'honneur  d'y  proposer  une  solution  à 
laquelle  est  arrivée  la  science  impartiale  et  qui  s'impose 
tous  les  jours  davantage,  et  je  me  demande  si,  d'ici  à 
quelquesannées,  l'hypothèse  proposée  par  lui,  sur  l'origine  du 
quatrième  Evangiie,  ne  passera  pas  pour  définitive,  pour  la 
seule  possihle,  la  seule  qui  explique  toutes  les  difficultés.  Je 
n'hésite  pas  à  appeler  cette  étude  sur  le  quatrième  Evangile 
un  chef-d'œuvre,  pour  l'époque  où  elle  parut. 

A  ce  moment,  en  effet,  il  n'y  avait  guère  que  deux  opi- 
nions en  présence.  La  première  était  celle  des  orthodoxes 
défendant  l'historicité,  l'intégrité,  l'apostolicité  de  l'écrit. 
D'après  eux,  il  était  une  hiographie  de  Jésus,  au  même  titre 
que  les  trois  Synoptiques,  une  histoire  vraie,  ne  nous  don- 
nant que  des  faits  qui  s'étaient  passés  et  des  paroles  qui 
avaient  été  prononcées.  L'autre  opinion  voulait  que  le  qua- 
trième Evangile  fût  un  roman,  une  composition  libre  sans 
aucun  caractère  historique,  un  ouvrage  d'édification,  un  por- 
trait idéal  du  Verbe  fait  chair,  tracé  au  milieu,  ou  même  à 
la  fin  du  second  siècle.  Les  partisans  de  l'une  ou  l'autre  opi- 
nion faisaient  valoir,  chacun  de  son  côté,  des  arguments  qui 
n'étaient  pas  sans  valeur.  Mais  ces  arguments  se  contredi- 
saient, se  détruisaient  les  uns  les  autres;  le  problème  sem- 
blait, par  suite,  insoluble.  Une  solution  moyenne,  sauvegar- 
dant l'unité  du  quatrième  Evangile,  tout  en  donnant  raison 
aux  uns  et  aux  autres,  n'était  proposée  par  personne.  On 
n'en  avait  même  pas  l'idée  ;  Reuss  lui-même  n'y  songeait 


CRITIQUK    BIHLIQIH  1/1 

pas  encore,  et  c'est  Michel  Nicolas  qui  eut  l'honneur  et  le 
courage  de  la  proposer.  Je  dis  le  courage,  car  c'est  le  sort  des 
solutions  moyennes  d'être  d'abord  méprisées  et  rejetées. 
Nicolas  s'y  attendait  sans  doute  d'avance  ;  il  fut  victime  des 
dédains  des  deux  partis.  On  lit  autour  de  son  travail  la 
conspiration  du  silence.  Les  orthodoxes  considéi'èrent  sa 
solution  comme  dangereuse,  puisqu'elle  ne  sauvegardait 
pas  l'opinion  reçue  sur  l'authenticité  matérielle  de  l'écrit. 
Les  libéraux,  de  leur  côté,  traitèrent  de  très  haut  un  homme 
qui  trouvait  quelque  chose  d'authentique  dans  l'Lvangile  dit 
de  saint  Jean. 

Aujourd'hui,  Nicolas  l'emporte.  Son  hypothèse  s'impose, 
à  mon  avis,  avec  une  force  toujours  croissante;  il  faut  le 
réhabiliter,  lui  rendre  ce  qui  lui  est  dû,  et  reconnaître  haute- 
ment que  nous  avons  dans  son  étude,  écrite  il  y  a  plus  de 
trente-six  ans,  le  mot  qui  nous  donne  peut-être  la  clef  du 
problème  posé  par  le  quatrième  Evangile.  Ce  mot  est, 
d'ailleurs,  bien  simple  ;  le  voici  :  le  quatrième  Evangile  n'est 
pas  de  saint  Jean,  mais  il  est  de  l'un  de  ses  disciples  im- 
médiats; et  nous  allons  voir  comment  Michel  Nicolas  arrive 
irrésistiblement  à  cette  conclusion  que  je  suis  disposé,  i)our 
ma  part,  à  considérer  comme  définitive. 

Celui  qui  lit  son  travail  ne  peut  pas  ne  pas  admirer  la 
droiture  de  sa  parole  et  l'inflexible  logique  de  ses  déductions. 
Il  traite  son  sujet  avec  la  force  tranquille  de  celui  qui  est 
sûr  de  ce  qu'il  fait,  qui  sait  oîi  il  va,  où  il  ne  j)eut  pas  ne  pas 
aller,  car  il  se  ferme  à  lui-même.  Tune  après  l'autre,  toutes 
les  autres  issues,  au  fur  et  à  mesure  de  sa  marche  en  avant. 

Résumons  à  grands  traits  son  lumineux  exposé. 

Il  commence  par  marcpier  la  différence  profonde  du  qua- 
trième Evangile  et  des  trois  premiers.  Il  met  en  contradic- 
tion les  parties  historiques  du  quatrième  Evangile  et  les 
récits  des  Synoptiques.  Sans  s'arrêter  aux  difTérences  sans 
importance,  il  relève  celles  qui  sont  irréductibles  (vocation 
des  disciples,  date  de  la  mort  de  Jésus,   nulle  mention  ni 


172  MICHEL   NICOLAS 

du  repas  pascal,  ni  de  la  Sainte-Cène,  cadre  de  la  vie  de 
Jésus  différent,  voyages  multiples  à  Jérusalem,  ministère 
trois  fois  plus  long,  etc.,  etc.).  Ces  différences  suffisent  à  mon- 
trer que  l'auteur  n'a  pas  eu  l'intention,  comme  on  dit,  de 
compléter  les  Synoptiques  et  de  combler  leurs  lacunes,  car, 
dans  ce  cas,  il  se  garderait  de  les  contredire.  Il  n'a  pas  non 
plus  voulu  écrire  un  pur  traité  de  théologie,  car,  alors,  il 
n'inventerait  pas  des  faits  difTérents  de  ceux  des  Synoptiques. 
Nicolas  arrive  à  cette  conclusion,  que  l'auteur  du  quatrième 
Évangile  a  suivi  une  autre  tradition  (bonne  ou  mauvaise), 
mais  une  autre  tradition  sur  la  vie  de  Jésus  que  celle  qui 
a  servi  aux  évangélistes  synoptiques,  et  il  est  porté  à  croire 
qu'elle  est  meilleure  que  la  leur,  plus  authentique  ;  car, 
a  priori,  plusieurs  voyages  à  Jérusalem  sont  plus  probables 
qu'un  seul,  et  la  date  indiquée  pour  la  mort  de  Jésus  est 
bien  plus  plausible  que  celle  donnée  par  les  Synoptiques. 

Telles  sont  ses  remarques  préliminaires.  Nicolas  étudie 
ensuite  la  partie  didactique  du  quatrième  Évangile.  Les  dis- 
cours que  l'auteur  place  dans  la  bouche  du  lôyjç  diffèrent, 
dans  la  forme  et  dans  le  fond,  des  enseignements  de  Jésus 
dans  les  Synoptiques. 

C'est  surtout  la  personne  de  Jésus  qui  5'^  apparaît  tout  autre. 
Le  Christ  du  quatrième  Evangile  est  un  être  surhumain, 
ayant  préexisté  ;  Messie  dans  les  Synoptiques,  il  est  ici  le 
Verbe  de  Dieu,  venu  pour  remplir  les  fonctions  de  Messie.  La 
différence  est  radicale,  car  le  quatrième  Évangile  nous  pré- 
sente un  drame,  nous  montre  la  lutte  de  deux  principes  con- 
traires, la  lumière  et  les  ténèbres.  Sa  Christologie  ressemble 
à  celle  des  Gnostiques  ;  mais  s'en  distingue  en  ce  qu'elle 
prétend  nous  donner  un  Christ  qui  a  vécu  dans  l'histoire. 
L'auteur  maintient  un  certain  nombre  de  faits  historiques, 
tout  en  dégageant  les  idées  qu'ils  renferment.  Il  emploie  des 
termes  gnostiques  :  Lumière,  Vie,  Ténèbres,  Premier-né, 
Verbe,  etc.  D'où  cela  peut-il  venir?  Il  ne  suffit  pas,  pour  expli- 
quer ces  termes,  de  dire   que  l'écrivain  a  voulu  réfuter  les 


CUrriQUE    lîIBLIQlK  173 

Gnostiques  et  que,  dans  ce  ))ut,  il  leur  a  empruiilé  leur  ter- 
minologie ;  car  l'Evangile  lui-même  est  présenté  dans 
notre  écrit  sous  une  forme  qui  rappelle  les  idées  gnos- 
tiques, et  l'auteur  ne  polémise  pas  contre  le  Gnosticisme. 
La  première  Epitre  de  Jean,  qui  est  du  même  auteur  que 
notre  Évangile,  polémise,  et  la  différence  des  deux  écrits  est 
grande.  L'Évangile  est  dogmatique  et  non  polémique,  et  si 
son  auteur  se  sert  du  langage  gnostique,  c'est  certainement 
parce  que  ce  langage  exprime  ses  idées  personnelles  ;  non 
que  le  quatrième  Evangile  ait  une  origine  gnostique,  mais 
il  offre  des  rapports  avec  les  tendances  gnostiques.  Son 
auteur  est  un  chrétien,  mais  un  chrétien  sorti  du  Gnosti- 
cisme. 

Telles  sont  les  premières  constatations  de  Michel  Nicolas. 
Son  but  est  de  faire  comprendre  au  lecteur  que  les  deux 
solutions  acceptées  jusqu'à  lui,  celle  des  conservateurs  et 
celle  des  radicaux,  paraissent  d'abord  également  possibles, 
mais  que,  comme  elles  se  détruisent  l'une  l'autre,  elles  sont 
toutes  deux  inacceptables. 

L'ouvrage  de  Jean  se  présente  comme  ayant  une  réelle 
valeur  historique,  il  est  très  supérieur,  à  cet  égard,  aux  Évan- 
giles synoptiques;  il  vient  d'un  témoin  oculaire,  et  d'autre 
part,  il  se  présente  comme  une  composition  libre,  écrite  par 
un  ex-Gnostique,  rapportant  des  faits  qui  ne  peuvent  s'être 
exactement  passés,  et  des  discours  que  Jésus  n'a  pu  maté- 
riellement prononcer. 


VIII 


Après  avoir  établi  ces  deux  certitudes  contradictoires  à  la 
fois  et  incontestables,  Nicolas  pose  la  question  d'auteur. 

Comment  le  découvrir?  Il  devait  vivre  dans  un  milieu 
gnostique  et  subissait  l'influence  du  Gnosticisme;  mais  la 
Gnose  était,  pour  lui,  une  erreur.  Elle  a  fait  son  éducation 
scientifique  et  l'a  amené  à  considérer  Jésus  d'une  manière 


174  MICHEL  NICOLAS 

nouvelle.  Ainsi,  s'il  affirme  la  préexistence  du  Christ,  c'est 
son  Gnosticisme  qui  l'y  a  conduit.  De  même,  Paul,  écrivant 
aux  Golossiens,  répond  à  certains  gnostiques  et  leur  affirme 
la  préexistence.  Peut-on  désigner  avec  précision  l'auteur 
du  quatrième  Évangile?  L'antiquité  tout  entière  l'a  attri- 
bué à  saint  Jean,  mais  ne  s'cst-elle  pas  trompée  ?  Papias 
garde  le  silence  sur  le  quatrième  Évangile.  En  fait  d'Évan- 
giles, il  ne  connaît  que  Marc  et  les  ).ôy!.a  de  Matthieu,  et  ce 
silence  est  bien  défavorable  à  la  composition  du  quatrième 
Evangile  par  saint  .Tean.  Défavorable  aussi  le  chapitre  21, 
ajouté  après  coup,  et  dont  le  dernier  verset  renferme  une 
attestation  anonyme  extrêmement  suspecte  (21  :  24).  Le 
témoignage  que  l'auteur  se  rend  à  lui-même  (19  :  34)  est  aussi 
fort  sujet  à  caution;  il  faut  se  défier  de  cette  afTectation  de 
l'écrivain  à  nous  informer  que  c'est  bien  lui  qui  a  écrit.  Le  soin 
qu'il  met  à  se  donner  à  lui-même  un  certificat  d'authenti- 
cité a  un  air  apocryphe  qui  inspire  le  doute  ;  il  n'y  a  que  les 
faussaires  pour  affirmer  ainsi  qu'ils  sont  bien  celui  dont  ils 
prennent  le  nom. 

Ajoutez  à  tout  cela  que  l'auteur  appelle  Jean  «  le  bien- 
aimé  »,  «  l'apôtre  que  Jésus  aimait  »,  «l'autre  disciple  »,  etc., 
expressions  qui  seraient  fort  bizarres  et  même  déplaisantes 
venant  de  Jean  lui-même.  Il  ne  parlerait  pas  ainsi  par 
modestie,  comme  on  l'a  dit,  car  ces  termes  sont  fort  peu 
modestes. 

11  semble  donc  ])ien  impossible  que  Jean  soit  l'écrivain  du 
quatrième  Evangile.  Son  auteur  est  le  même,  avons-nous 
dit,  que  celui  de  la  première  Epitre  johannique,  mais  rien  ne 
prou^'^  péremptoirement  que  celle-ci  soit  de  Jean.  L'auteur 
de  cette  lettre  se  donne  aussi  à  lui-même  une  attestation  de 
crédibilité  et,  de  la  part  de  Jean,  elle  serait  ici  fort  étrange  ; 
l'apôtre  n'avait  nul  besoin  de  dire  qu'il  avait  connu,  vu, 
touché  le  Seigneur.  Tout  le  monde  le  savait. 

Les  partisans  de  la  composition  par  Jean  lui-même  font 
appel  au  sentiment  intime.  Mais  cette  sorte  d'argument  n'a 


CRITIQI  E    MIHLIQl'H  175 

aucune  valeur  lorsqu'il  s'agit  de  critique  et  de  science.  Le 
sentiment  ne  prouvera  jamais  que  le  quatrième  Evangile  a 
pour  auteur  un  témoin  oculaire.  Personne,  d'ailleurs,  n'a 
été  témoin  oculaire  de  l'entretien  avec  la  Samaritaine  ou 
avec  Nicodème.  On  a  cru  trouver,  dans  la  minutie  avec 
laquelle  certains  détails  sont  rapportés,  la  preuve  que  l'au- 
teur est  un  témoin  oculaire  ;  mais  alors  comment  expliquer 
que  les  faits  ne  soient  constamment  que  des  cadres  fictifs 
destinés  à  amener  un  enseignement  ?  Il  faut  remarquer 
encore  que  les  interlocuteurs  de  .lésus  lui  font  des  objec- 
tions maladroites,  inintelligentes  et  toujours  les  mêmes.  Ces 
objections  ne  sont  qu'une  forme  de  rédaction  ;  elles  ne  sont 
pas  de  l'histoire,  et  les  interlocuteurs  eux-mêmes  sont  des 
types  et  non  des  personnages  réels. 

Toutes  ces  considérations  et  d'autres  encore,  que  Nicolas 
emprunte  à  Reuss  et  que  les  critiques  allemands  présen- 
taient depuis  Baur,  sont  l'évidence  même. 

Nicolas  conclut  en  disant  :  Il  n'y  a  qu'une  preuve  de  la 
rédaction  par  Jean,  c'est  la  tradition  ecclésiastique.  Elle  est 
constante,  unanime,  et  doit  reposer  sur  un  fait  réel  ;  non 
que  la  preuve  que  Jean  a  écrit  le  quatrième  Evangile  soit 
faite  par  ce  témoignage  de  la  tradition  ;  mais  il  est  prouvé 
par  elle  qu'il  y  a  un  motif  très  sérieux  de  rapprocher  le  nom 
de  Jean  et  le  nom  de  l'auteur  du  quatrième  Evangile.  Cet 
auteur  ne  peut  pas  être  Jean  ;  la  critique  interne  le  démon- 
tre surabondamment,  mais  il  lient  de  très  près  à  Jean; 
l'aflumation  de  l'Eglise  antique  le  prouve.  Voilà  un  premier 
fait  acquis,  une  première  conclusion  très  ferme,  très  solide. 
Le  quatrième  Évangile  n'est  pas  de  Jean,  mais  vient  de  Jean, 
c'est  à  cette  affirmation  finale  que  tendait,  depuis  l'origine  et 
avec  une  inflexible  logique,  toute  la  démonstration  de  Ni- 
colas. 

IX 
Peut-on,  parla  recherche  de  la  date  de  l'ouvrage,  obtenir 


176  MICHEL   NICOLAS 

encore  quelque  lumière?  Les  rapports  du  livre  avec  le  Gnos- 
ticisme  le  datent,  d'après  Baur,  du  milieu  du  second  siècle 
au  plus  tôt.  Nicolas  proteste  ;  le  Gnosticisme  est  contempo- 
rain du  Christianisme  ;  il  lui  est  même  un  peu  antérieur. 
Si  la  Gnose  jette  son  plus  brillant  éclat  au  milieu  du  second 
siècle,  elle  est  née,  au  moins,  cent  ans  plus  tôt.  Le  qua- 
trième Evangile  peut  avoir  été  écrit  à  la  fin  du  premier 
siècle,  d'autant  plus  que  c'est  la  ville  d'Ephèse  où  vivait  alors 
le  gnostique  Cérinthe,  adversaire  de  Jean,  que  la  tradition 
indique  comme  le  lieu  de  la  composition. 

Après  avoir  réfuté  Baur,  Nicolas  réfute  Schwegler  son  dis- 
ciple, pour  lequel  le  quatrième  Évangile  serait  un  écrit  de 
conciliation  entre  les  deux  tendances  judiço-chrétienne  et 
pagano-chrétienne.  Pourquoi,  s'il  en  est  ainsi,  demande 
Nicolas,  aurait-on  fabriqué  un  tel  écrit  sous  le  nom  de  Jean, 
puisque  celui-ci  passait  pour  avoir  été  judaeo-chrétien  et 
être  l'auteur  de  l'Apocalypse?  De  plus,  le  quatrième  Évan- 
gile est  cité  par  les  montanistes  ;  il  est  donc  antérieur  à  la 
première  moitié  du  second  siècle. 

Nicolas  étudie  ensuite  ce  que  nous  savons  de  l'apôtre  Jean. 
Il  fut  judaeo-chrétien  (Galates  2  :  9)  ;  il  fit  cause  commune 
avec  Pierre  et  Jacques.  Dans  les  Actes,  il  est  toujours  à  côté 
de  Pierre.  S'il  est  l'auteur  de  l'Apocalypse,  il  a  écrit  le  livre 
le  plus  judieo-chrétien  du  Nouveau  Testament.  Les  parti- 
sans de  l'authenticité  des  deux  livres  (Apocalypse  et  qua- 
trième Évangile),  ont  essayé  de  montrer  que  Jean  avait  pu 
changer  d'idées,  que  plusieurs  années  séparaient  les  deux 
ouvrages,  que  Jean  jud^eo-chrétien,  voyant,  à  la  fin  de  sa  vie, 
le  Pagano-christianisme  triompher,  aura  pris  dans  un  sens 
spirituel  les  paroles  de  son  Maître  et  écrit  un  livre  de  conci- 
liation sur  le  culte  en  esprit  et  en  vérité. 

Mais  cette  supposition  est  fantaisiste;  Jean  n'a  pas  été  un 
fougueux  judaeo-chrétien,  rien  ne  le  démontre  et,  de  plus, 
nul  ne  sait  quel  est  l'auteur  de  l'Apocalypse.  Jean  paraît 
avoir  eu  une  âme  mystique  et  avoir  été  un  contemplatif.  Il 


CRITIQUE    BIBLIQUK  177 

ne  joue  pas  un  rôle  actif;  il  est  le  type  de  la  pieté  intime, 
et  rien  n'empêcherait  qu'il  eût  écrit  le  quatrième  Evan- 
gile, si  l'examen  de  l'écrit  lui-même,  nous  l'avons  vu, 
ne  s'y  opposait  formellement. 

Aux  considérations  déjà   présentées   contre  la  rédaction 
par  Jean,  il  faut  encore  ajouter  celles-ci  :   1"  La  termino- 
logie gnoslique.    Où  Jean,  l'ancien   compagnon  de    Pierre 
et   de  Jacques,  eùt-il  pris  ce  langage  abstrait?  2'>  Les  diffé- 
rences avec  les  Synoptiques,  qui  vont  jusqu'à  l'opposition, 
et    il  ne   faut  pas  dire    pour    les  expliquer  :  Jean    ne   ra- 
conte que  ce  qui  est    nécessaire   à  sa   thèse.   Cette  réponse 
suffit  à   montrer  pourquoi  nous  n'avons  pas  un  récit  suivi 
de  la  vie  de   Jésus,  une  biographie  ;  mais  elle   n'explique 
pas  les   divergences  où  les   Synoptiques  ont  certainement 
raison  contre  le  quatrième  Évangile  ;  3»  La  langue  peu  hé- 
braïsante  et  dont  le  grec  est  plus  pur  que  celui  des  autres 
évangélistes.  Jean  ne  devait  pas  écrire  ainsi;  4o  Le  quatrième 
Évangile  n'est  certainement  pas  l'œuvre  d'un  vieillard  pres- 
que centenaire;  ce  qui  serait  le  cas,  si  Jean  l'avait  écrit.  La 
fraîcheur  d'impression,  l'ardeur,  la  sève  (pii  circule  dans 
ces  pages  admirables  révèlent  un   auteur   dans  la  force   de 
l'âge;  5^  Jésus,  en  parlant  aux  Juifs,  appelle  la  loi  votre  loi, 
et  l'auteur  dit  des  Juifs,  il  est  écrit  dans    leur  loi.  L'auteur 
est  donc  étranger  au  Mosaïsme,   et  jamais  Jean  n'eût  fait 
ainsi  alistraclion  de  sa  nationalité  ;   6"  Enfin,  divers    traits 
indiquent   un  chrétien   qui    n'est   au  courant    ni   de    l'his- 
toire, ni  de  la  géographie,  ni  des  mœurs  de  la  Palestine;  il 
dit  de  Caïphe  :  il  était  sacrificateur  cette  année-là  (11  :  49);  or, 
le  pontificat  était  à  vie.  Sichar  est  mis  pour  Sichcm,  Ainon 
(3  :  23)  est  inconnu;  il  affirme  qu'aucun  prophète  n'est  sorti 
de  la  Galilée    quand  Jonas  et  Nahum  en  sont  sortis  ;  Nico- 
dème  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  naître  de  nouveau,  quand 
cette  expression  était  fort  usitée  chez  les  Juifs.  Ils  appelaient 
un  prosélyte  une  nouvelle  création  (Voir  Lighlfool,  Horœ,  etc. 
sur  Jean  3  :  3).  Tout  docteur  juif  eût  compris  Jésus. 

12 


178  MICHEL   NICOLAS 

Nous  revenons  donc  encore  à  notre  conclusion  première. 
Le  livre  vient  de  Jean,  mais  ne  peut  avoir  été  écrit  })ar  lui  ; 
il  est  d'un  de  ses  disciples  et  a  été  rédigé  sous  son  inspira- 
tion. 


X 


N'est-ce  qu'une  hypothèse?  Nullement,  car  dans  le  Nou- 
veau Testament  nous  avons  une  indication  précise  sur  le 
véritable  auteur.  Les  trois  Epîtres  dites  de  Jean  sont  du 
même  écrivain  que  le  quatrième  Évangile  ;  c'est  un  fait 
incontestable.  Les  vues  religieuses  sont  les  mêmes  dans  les 
quatre  écrits  ;  les  préoccupations  doctrinales  les  mêmes. 
L'Evangile  est  la  vérité;  le  devoir  est  de  marcher  dans  la 
vérité  à  laquelle  la  charité  est  associée  et  de  s'élever  contre 
les  séducteurs  qui  ne  confessent  pas  Jésus-Christ  venu  en 
chair.  Les  locutions  dans  les  quatre  écrits  sont  identiques  ; 
ils  ont  le  même  auteur.  Cet  auteur  est  désigné  dans  la 
deuxième  et  la  troisième  Épître  par  ce  mot  :  o  Trpsa-j^jTspo;.  Il 
est  le  presbytre  d'une  Église,  et  s'il  ne  se  nomme  ainsi,  ni 
dans  le  quatrième  Évangile  ni  dans  la  première  Épître,  c'est 
parce  que  ces  écrits  ayant  une  valeur  générale,  le  nom  de 
leur  auteur  n'est  pas  nécessaire.  Qui  était  ce  irpso-I^ÛTepo;  ?  Il  ne 
nous  est  dit  nulle  part  que  Jean  ait  pris  ce  nom  ;  jamais  les 
apôtres  ne  se  désignaient  ainsi'.  On  peut  supposer  que  ce 
presbytre  qui  ne  peut  pas  être  Jean,  puisque  Jean  ne  peut 
avoir  écrit  lui-même  le  quatrième  Évangile,  était  le  prési- 
dent de  l'Église  d'Éphèse,  un  disciple  de  Jean,  qui  lui  avait 
succédé  dans  la  direction  de  la  communauté.  Quoi  qu'il  en 
soit  de  cette  hypothèse,  nous  tenons  l'auteur. 

Nicolas  se  pose  une  dernière  question.  Pourquoi  l'Église 


*  Nicolas  commet  encore  ici  une  légère  erreur,  car  Pierre  (1  Pierre 
5:1)  s'appelle  ou^7rps(76ÛT£jsoç,  mais  cette  petite  inexactitude  n'infirme  en 
rien  sa  conclusion  principale. 


CUITIQLE   lilHl.igi'K  179 

a-t-clle  attribué  le  quatrième  Evangile  à  Jean?  et  il  répond 
avec  beaucoup  de  sagacité  :  parce  qu'il  se  rattache  à  Jean,  et 
qu'il  est  dans  la  nature  de  la  tradition  de  ne  pas  s'arrêter  aux 
moyens  termes,  d'omettre  les  intermédiaires  et  de  n'avoir 
égard  qu'à  la  cause  première. 

(k4te  conclusion,  si  certaine  qu'elle  soit,  peut  être  encore 
l'ortiliée.Il  faut  l'élever  à  la  hauteur  d'une  preuve  historique 
détinitive,  en  montrant  qu'elle  est  la  seule  qui  tienne  compte 
de  tous  les  faits  et  les  explique  tous. 

Si  nous  le   faisons,  la  question    sera  résolue.    Or,  il   est 
prouvé,  par  ce  qui  précède,  que  le  quatrième  Evangile  a  été 
écrit   à  Ephèse  et   a   pris  naissance  dans  le  cercle  présidé 
par  Jean,  à  la  fin  de  sa  vie.  Les  Epîtres  d'Ignace  et  de  Poly- 
carpe,  l'épître  à  Diognète  sont  de  cette  famille  d'écrits,  fort 
difTérente  de  celle  à  laquelle  appartiennent  d'autres  écrits  de 
Pères  apostoliques,  comme  les  Epîtres  de  Clément  de  Rome,  et 
de  Barnabas,  ou  le  pasteur  d'Hermas.  Celles-là  représentent 
le  type  johannique    avec  la   doctrine  de    l'incarnation   du 
Verbe.  Ignace  et  l'auteur  de  l'Epître  à  Diognète,  par  exemple, 
se  préoccupent  de  l'erreur  des  docètes,  qui  nient  que  Jésus- 
Christ    soit    venu  en  chair  ;  car  il  s'est  incarné,   disent-ils, 
et  le  but  de  son  incarnation  était  la  destruction  de  l'empire 
du   Prince  de   ce  monde  et  des  ténèbres.  Or,  ces  doctrines 
n'appartiennent  pas  à  ces  auteurs;  ils  n'étaient  ni  mystiques, 
ni    métaphysiciens,     et    ils    les   mentionnent     comme    des 
croyances  reçues,  établies,  reconnues  vraies.  Ils  s'appuient, 
en  les  émettant  et  les  propageant,  sur  un  fond  d'idées  qu'on 
ne   peut   s'empêcher  de  faire   remonter  jusqu'à   Jean    lui- 
même.  Ce  premier  fond  d'idées  consistait  à  considérer  Jésus 
comme  un  être  divin,  le  Verbe  de  Dieu.  Jean,  judipo-chrétien 
modéré,  en  était  arrivé  là  tout  naturellement,  sans  révolution 
dans  sa  pensée  ;  le    culte   des   souvenirs  lui  avait  suffi.  La 
mort  de  Jésus  lui  était  apparue  comme  une  conspiration  des 
puissances  du  mal  ;  son  œuvre  tout   entière  avait  été  une 
lutte  contre  ces  puissances.  Les  rapports   des  croyants  avec 


180  MICHEL   NICOLAS 

lui  étaient  une  union  mystique.  Ce  côté  mystique  de  sa 
pensée  ne  procédait  pas  du  Gnosticisme  ;  il  venait  de  ses  pro- 
pres tendances  mystiques,  et  lorsqu'il  arriva  en  Asie  mineure, 
il  se  trouva  au  milieu  de  fidèles  aux  tendances  métaphy- 
siques, qui  donnèrent  aux  idées  mystiques  de  Jean  un  carac- 
tère abstrait  et  spéculatif. 

Depuis  que  Nicolas  a  émis  ces  idées,  on  a  fait  encore  res- 
sortir le  double  caractère  mystique  et  métaphysique  du  qua- 
trième Evangile.  L'écrivain  du  livre  est  le  métaphysicien 
qui  a  écrit,  par  exemple,  le  prologue.  Quant  à  Jean,  il  est  à 
la  fois  le  mystique  et  l'historien  qui  a  fourni  le  cadre  du 
ministère  de  Jésus  et  qui  n'a  pas  permis  que,  dans  la  bouche 
même  du  Maître  fût  jamais  placé  ce  mot  :  je  suis  le  Xôyo^. 

De  l'auteur  même  du  livre,  nous  pouvons  deviner  ceci  : 
il  était  un  Ephésien,  né  dans  le  paganisme,  ayant  cherché 
d'abord  dans  le  Gnosticisme  la  satisfaction  des  besoins  de 
son  âme  sans  les  trouver.  Devenu  chrétien,  il  apporta  dans 
sa  foi  nouvelle  ses  tendances  métaphysiques  et  son  langage 
abstrait.  En  même  temps,  il  subissait  profondément  l'in- 
fluence de  Jean  et  le  charme  de  ses  récits  de  la  vie  de  Jésus. 
Il  n'est  pas  nécessaire  de  supposer  qu'il  donna  volontai- 
rement à  sa  conception  du  Christianisme  une  apparence 
gnostique  ;  il  suffit  d'admettre  qu'il  connaissait  la  philosophie 
alexandrine.il  composa  ainsi,  «  en  prenant  renseignement  de 
Jean  pour  guide», un  tableau  de  l'œuvre  de  Jésus.  11  est  fort 
possible  que  Jean  connut  cet  ouvrage  et  l'approuva  ;  rien 
n'y  était  opposé  à  ses  vues  ;  ce  livre  était,  à  ses  yeux,  un 
exposé  savant  de  sa  foi  au  Sauveur,  et  il  fut  tout  naturellement 
considéré  comme  étant  de  lui. 

Il  est  possible  aussi  que  le  quatrième  Evangile  n'ait  été 
composé  qu'après  la  mort  de  Jean.  Le  résultat  eût  été  le 
même.  Ce  livre  est  «  Vécho  de  la  prédication»  de  Jean;  la 
«  transcription  presque  littérale  »  de  son  enseignement,  et, 
dans  tous  les  cas,  le  «  recueil  des  discours  du  Seigneur, 
quon  lui  avait  sz  souvent  entendu  répéter  ». 


CRITIQUE    BIBLIQUE  181 

Nous  soulignons  ces  termes  caractéristiques  qui  montrent 
combien  Nicolas  élail  conservateur. 

L'hypothèse  que  nous  venons  d'exposer  nous  semble 
résoudre  toutes  les  difficultés  et  n'en  soulever  aucune  nou- 
velle ;  tandis  que  toutes  les  autres  hypothèses  ne  résolvent 
qu'une  partie  des  difficultés  et  en  soulèvent  une  foule  d'autres. 

Le  fait  que  l'on  a  cru  le  quatrième  Evangile  de  Jean  lui- 
même  est  expliqué,  et  l'unanimité  de  la  tradition  ecclésias- 
tique est  incompréhensible  dans  toute  autre  supposition. 
L'antiquité  du  livre  est  certaine  aussi,  et  ainsi  se  comprennent 
les  traces  que  l'on  en  trouve  dans  les  écrits  du  second  siècle,  et 
les  allusions  à  sa  théologie  dans  Ignace,  dans  Polycarpe, 
dans  l'épître  à  Diognète,  dans  Justin  martyr,  ce  que  Baur  et 
Schwegler  ne  peuvent  pas  expliquer. 

Le  silence  de  Papias  est,  à  son  tour,  très  compréhensible. 
Il  vivait  avec  la  plupart  des  chrétiens  au  milieu  desquels  le 
livre  avait  été  composé  et  qui  en  connaissaient  l'auteur.  Or, 
cet  écrit  ne  compilait  pas,  comme  l'écrit  de  Marc,  l'ensei- 
gnement d'un  apôtre,  mais  le  rédigeait  avec  indépendance. 
Papias,  alors,  ne  le  considérait  pas  comme  dérivant  direc- 
tement de  Jean,  et  ne  croyait  pas  devoir  le  rangerau  nombre 
des  écrits  vraiment  historiques  composés  sur  Jésus. 

L'origine  apostolique  du  quatrième  Évangile  est  aussi  en- 
tièrement sauvegardée.  Ce  livre  n'est  pas  une  fraude 
pieuse.  Il  n'est  nullement  un  apocryphe,  et  il  n'en  porte 
d'ailleurs  aucun  des  caractères.  Jamais  l'écrivain  ne  se  donne 
pour  l'apôtre  Jean,  ce  que  n'aurait  pas  manqué  de  faire 
l'auteur  d'un  pseudépigraphe. 

Les  éléments  gnostiques  que  renferme  le  quatrième  Evan- 
gile se  comprennent  aussi  très  bien  et  se  placent  admira- 
blement à  cette  date  ;  plus  tard,  ils  eussent  été  plus  accentués. 
Si  l'ouvrage  était  un  roman  du  second  siècle,  les  doctrines 
qu'il  expose  eussent  été  plus  explicitement  défendues.  La  pu- 
reté de  la  langue  s'explique  par  ce  fait  que  le  Presbytie  parlait 
bien  le  grec,  tandis  que  Jean  devait  fort  mal  le  savoir,  à  sup- 


182 


MICHEL    NICOLAS 


poser  qu'il  le  sût.  Les  erreurs  topographiques,  historiques, 
géographiques  qui  sont  flagrantes,  sont  très  naturelles  de  là 
part  d'un  homme  fort  peu  au  courant  des  choses  de  la  Pa- 
lestine. Les  termes  par  lesquels  il  désigne  Jean  «  le  disciple 
bien-aimé ;  celui  que  Jésus  ciimait  »,  etc.,  etc.,  constituent 
de  la  part  du  Preshytre  un  éloge  discret  de  son  Maître.  Il 
parle  de  Jean  en  sa  présence  ;  il  éprouve  quelque  scrupule  à 
le  mettre  en  scène  nominativement. 

Les  attestations  de  compétence  et  de  véracité  que  l'on  ren- 
contre çà  et  là  sont  très  naturelles  aussi  de  la  part  d'un  dis- 
ciple de  Jean.  Il  rappelle  qu'il  y  a  eu  un  témoin  oculaire  et 
véridique  duquel  il  tient  les  renseignements  qu'il  donne,  et 
les  passages  qui  offrent  ce  caractère  ont  dû  être  ajoutés  après 
la  mort  de  Jean,  lorsqu'on  étendit  la  puhlicité  du  livre. 

Enfin  les  différences  avec  les  Synoptiques  ne  supposent 
nullement  deux  traditions.  Dans  le  quatrième  Évangile,  il 
n'y  a  pas  de  tradition.  Il  y  a  Jean  et  son  témoignage  direct  ; 
mais  le  rédacteur,  le  Preshytre  a  pu  faire  des  confusions,  et 
il  a  commis  des  erreurs  de  mémoire.  Jean  lui-même  est  hors 
de  cause,  et  tous  les  malentendus  sont  imputahles  au  Pres- 
hytre. 

Tel  est  ce  remarquable  travail.  Il  eût  encore  gagné  si  Ni- 
colas avait  creusé  un  peu  plus  la  solution  qu'il  propose.  En 
poussant  plus  loin  ses  remarques  et  surtout  en  mettant  en 
un  contraste  plus  complet  le  double  caractère  dogmatique 
et  historique  du  quatrième  Evangile,  il  eût  rendu  sa  décou- 
verte plus  évidente  encore.  Car  elle  seule  explique  l'admi- 
rable unité  de  ce  livre  qui  est  à  la  fois  mystique  et  méta- 
physique dans  sa  partie  spéculative,  et  à  la  fois  exact  et 
fantaisiste  dans  sa  partie  historique. 

Et  puis  il  est  une  dernière  preuve  que  Nicolas  n'indique 
pas  et  qui  eût  élevé  la  solution  qu'il  propose,  à  la  hauteur 
d'une  certitude.  Elle  se  tire  de  l'existence  du  chapitre  vingt 
et  unième. 

Le  style  de  ce  chapitre  est  le  même  que  celui  du  reste  de 


CRITIQUK    BIMI.IQIK  183 

l'écrit,  il  est  du  même  auteur,  et  il  n'est  certainement  pas  de 
Jean.  Nous  avons  donc  là  une  preuve  de  fait  que  Jean  n'est 
pas  le  rédacteur  du  livre  et  que  ce  rédacteur  est  l'auteur  du 
chapitre  vingt  et  un,  ajouté  après  la  mort  de  l'apôtre.  Dans 
les  vingt  premiers  chapitres,  il  est  parlé  de  Jean  à  la  troi- 
sième personne,  et  ces  phrases  :  Celui  qui  Va  vu  en  a  rendu 
témoignage,  il  sait  quil  dit  vrai,  sont,  aussi  clairement  que 
possible,  écrites  par  une  autre  personne  que  celle  qui  a  vu  et 
qui  a  rendu  témoignage.  La  preuve  est  faite  ;  la  question  de 
l'auteur  du  quatrième  Evangile  est  résolue.  Elle  l'a  été,  nous 
le  répétons,  il  y  a  presque  un  demi-siècle  par  Michel  Nicolas. 
Il  a  eu  le  grand  mérite  d'être  un  des  rares  chercheurs  dont 
on  peut  dire  :  ils  ont  fait  faire  un  progrès  à  la  science. 


XI 


Nicolas  a  été  jusqu'ici  méconnu.  11  définit  lui-même  sa 
méthode  de  travail  quand  il  nous  parle  (Eludes  sur  le  Nou- 
veau Testament,  Préface,  page  XI^  de  «  celle  critique  impar- 
tiale qui  reste  dans  la  vraisemblance;  qui  prend  les  textes  dans 
leur  sens  naturel,  pour  ce  quils  se  donnent,  pour  ce  quils  sont 
réellement.  »  Il  dit  encore  (même  Préface,  page  XIX /  ;  «  Les 
faits  nont  pas  à  se  plier  à  des  théories  élevées  a  priori  ;  c\'st 
aux  théories  dogmatiques,  cm  contraire,  à  se  modeler  sur  les 
faits.  ))  Voilà  certes  de  grandes  banalités  ;  mais  ce  qui  est 
banalité  aujourd'hui,  était  témérité  en  1864.  On  en  était 
encore  au  temps  oîi  l'on  harmonisait  les  Evangiles  les  uns 
parles  autres,  où  l'on  cachait  leurs  divergences,  et  où  leurs 
contradictions  étaient  appelées  des  «  contradictions  appa- 
rentes ».  La  rude  franchise  de  Nicolas  a  fait  justice  de  cette 
misérable  apologétique. 

Est-ce  à  dire  que  nous  n'ayons  aucune  réserve  à  faire? 
Nullement.  Nicolas  est  trop  exclusivement  critique  et  tro}) 
exclusivement  historien.  11  a  traité  le  Christianisme  pri- 
mitif comme  il  eût  traité  un  problème  de  physique  ou  de 


184  MICHEL  NICOLAS 

chimie,  s'il  avait  étudié  l'une  ou  l'autre  de  ces  sciences. 
Nulle  part,  on  ne  sent  vibrer  l'âme  même  de  l'écrivain  à 
travers  ces  pages  si  instructives  et  si  pénétrantes.  Il  eût  été 
un  bon  professeur  de  critique  ;  mais,  dans  une  Faculté  de 
théologie,  il  faut  autre  chose  que  de  purs  érudits  ;  il  faut  des 
professeurs  préparant  leurs  élèves  à  leur  saint  ministère  à 
venir. 

On  aimerait  à  savoir  ce  que  Nicolas  a  pensé  des  ques- 
tions fondamentales.  Qu'était  Jésus-Christ  pour  lui,  et  qu'était 
le  Christianisme?  L'Évangile  a-t-il  eu  une  influence  sur  sa 
vie  intérieure?  A-t-il  été  un  croyant?  Ces  questions  sont 
trop  intimes  pour  qu'on  puisse  les  résoudre  en  l'absence 
d'aucune  donnée.  Nous  ne  pouvons  que  nous  borner  à 
exprimer  ici  le  regret  de  ne  pas  savoir  comment  il  les  résol- 
vait. 

Il  faut  ajouter  que  Michel  Nicolas  ne  fut  pas  un  créateur. 
Il  n'a  jamais  prétendu  faire  autre  chose  que  mettre  à  la 
portée  du  grand  public  les  résultats  avérés  de  la  critique 
moderne.  Il  a  résumé  ce  que  d'autres  avaient  dit  avant  lui, 
en  Allemagne  et  ailleurs. 

Mais  il  était  trop  intelligent  pour  ne  pas  soumettre  ces 
résultats  eux-mêmes  à  un  examen  très  personnel  et  trop 
sagace  pour  ne  pas  émettre  de  temps  en  temps  une  idée 
originale,  proposer  une  solution  neuve  et  inconnue.  Nous 
l'avons  vu  le  faire  pour  le  quatrième  Evangile,  et  son  hypo- 
thèse est  maintenant  confirmée.  Ses  ouvrages  publiés  au 
lendemain  de  l'apparition  de  la  Vie  de  Jésus  de  Renan  se 
vendaient  à  Paris  sur  les  grands  boulevards  et  se  vendaient 
bien.  On  n'en  trouve  plus,  sauf  erreur,  que  quelques  rares 
exemplaires  d'occasion.  Dans  ce  sens,  Nicolas  a  réussi,  et 
ceux  qui  se  donnent  la  peine  de  le  lire  et  de  percer  l'écorce 
un  peu  épaisse  que  leur  offre  son  style,  trouvent  toujours 
au  delà  une  nourriture  saine  et  substantielle. 

Nicolas  a  laissé  aux  professeurs  et  aux  élèves,  venus  après 
lui,  des  leçons  de  travail,  de  probité  scientifique  et  de  mo- 


CRITIQUE    BIBLIQUE  185 

destie.  Par  la  simplicité  et  la  dignité  de  sa  vie,  il  comman- 
dait le  respect  ;  peu  d'hommes  ont  eu  moins  de  prétentions. 
Jamais  il  ne  se  mettait  en  avant  ;  il  n'avait  point  d'ambition 
personnelle;  sa  seule  joie  c'était  le  travail.  Il  travaillait,  et 
il  travaillait  encore;  humble  serviteur  de  la  vérité,  sans 
idées  préconçues  et  sans  préjugés,  il  laisse  un  bel  exemple. 
J'ai  voulu  rendre  hommage  à  un  vaillant  ouvrier,  passé 
trop  inaperçu  de  son  vivant  et  auquel  il  m'a  semblé  qu'il 
convenait  de  rendre  la  place  à  laquelle  il  a  droit  comme 
ayant  été  un  des  professeurs  qui  ont  fait  le  plus  d'honneur 
à  la  Faculté  de  Montauban,  dans  le  cours  du  siècle  qui 
vient  de  finir. 


ANDRÉ  GÉRARD  D'YPRES 

ET  LA  THÉOLOGIE   PRATIQUE 


PAR 


Edouard    VAUCHER 


ANDKÉ    GÉRAUD    D'YPRES 

ET  LA  THÉOLOGIE  PRATIQUE 


La  vie  a  précédé  toute  science  de  la  vie  ;  les  premiers 
commencements  de  la  biologie  ne  sont  nés  que  quand  la 
réflexion  s'est  attachée  aux  phénomènes  de  la  vie.  Cette 
vérité  générale  s'applique  aussi  bien  à  la  théologie  pratique, 
que  Ton  pourrait  appeler  la  biologie  de  l'Eglise,  qu'à  tous 
les  autres  domaines  dans  lesquels  la  vie  se  manifeste. 

Depuis  sa  naissance,  l'Eglise  témoigne  de  sa  vie  en  rem- 
plissant les  fonctions  que  celle-ci  comporte.  Dès  ses  premiers 
jours  d'existence,  la  communauté  des  chrétiens  a  célébré  son 
culte  ;  on  a  prêché  l'Evangile  dans  son  sein  ;  on  y  a  instruit 
les  néophytes,  soutenu  les  faibles,  réprimé  les  coupables, 
secouru  les  souffrants.  Mais  tout  cela  s'est  accompli  de  la 
manière  naturelle  et  quasi  instinctive  dont  l'enfant  encore 
inconscient  remplit  les  fonctions  élémentaires,  premières 
conditions  de  son  existence. 

La  réflexion  n'est  née  qu'après  l'action  et  de  l'action 
même.  Sa  première  forme  a  été  longtemps  fort  rudimen- 
taire  et  presque  naïve.  La  réunion  des  conseils  suggérés 
par  l'expérience,  rattachés  souvent  les  uns  aux  autres  par  le 
lien  de  prétendus  principes  tirés  bien  plus  de  l'imagination 
que  de  l'observation,  voilà  le  caractère  commun  à  presque 
toutes  les  productions  littéraires  que  la  théologie  pratique 
peut  signaler  dans  les  premiers  stades  de  son  histoire. 


190  ANDRÉ    GÉRARD    d'yPRES 

Ces  essais  n'embrassent  aussi  qu'une  partie  limitée  du 
champ  à  étudier.  A  très  peu  d'exceptions  près,  l'auteur  n'at- 
tache son  attention  qu'à  une  seule  des  fonctions  de  la  vie  de 
l'Eglise.  Il  ne  soupçonne  même  pas  leur  unité.  On  recueille 
les  règles  de  la  prédication,  par  exemple,  on  fait  des  livres 
qui  sont  les  ancêtres  de  nos  traités  d'homilélique  ;  mais  on 
ne  saisit  pas  leâ  rapports  de  cette  fonction  avec  ^le^^autres 
manifestations  de  la  vie  de  l'Eglise,  ou  l'on  ne  perçoit  tout 
au  plus  que  les  contacts  les  plus  évidents./    l    '|  7' 

Ces  premiers  balbutiements  des  études  de  théologie  pra- 
tique ne  peuvent  élever  aucune  prétention  à  la  dignité  de 
science.  Et  ils  ne  le  font  pas  non  plus.  L'ambition  des  auteurs 
n'a  pas  d'autre  visée  que  de  tracer  des  règles.  Quand  ceux 
qui  mettent  la  main  à  l'œuvre  sont  des  coryphées  de 
l'Église,  les  règles  qu'ils  statuent  peuvent  avoir  un  pri>; 
durable.  Le  théoricien  moderne  qui  passerait  sans  s'arrêter 
à  côté  des  vues  d'Augustin  sur  la  prédication  et  l'instruction 
religieuses,  sous  prétexte  que  la  construction  scientifique  est 
par  trop  défectueuse,  se  priverait  de  lumières  précieuses. 

Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  ces  travaux  anciens  n'ont 
qu'une  utilité  limitée.  Le  caractère  de  règles  de  pratique  qui 
leur  appartient,  la  forme  fragmentaire  sous  laquelle  les 
questions  sont  saisies  et  exposées,  les  rendent  incapables  de 
rendre  un  des  services  les  plus  importants  que  l'Eglise 
attend  de  la  théologie  pratique.  Ils  peuvent  être  souvent  de 
bons  guides  dans  les  chemins  battus,  mais  ils  ne  sauraient 
s'acquitter  de  la  tâche  la  plus  élevée  delà  théologie  pratique  : 
devenir  un  élément  permanent  de  réformation  dans  la  vie 
de  l'Église.  Les  règles  n'enseignent  qu'une  routine  (je  prends 
ce  mot  dans  le  sens  le  moins  défavorable  qu'il  puisse  re- 
vêtir) ;  les  principes  seuls,  en  maintenant  les  communica- 
tions libres  entre  l'idéal  et  le  réel,  permettent  d'apporter  aux 
maux  constatés  des  remèdes  éclairés  et  d'assurer  à  la  vie  de 
l'Église  une  marche  consciente  vers  le  mieux. 

Ces  vérités,  courantes   aujourd'hui,  n'ont  été  reconnues 


i:t  i.a  tmkoi.ogik  puatiquk  191 

que  très  lentement  ;  elles  ne  sont  entrées  dans  la  conscience 
des  hommes  d'Eglise  qu'au  commencement  du  19''  siècle. 
Les  érudits  peuvent  bien  relever  quelques  indications  dans 
le  passé.  Mais  presque  toutes  sont  des  plus  légères  et  ceux 
dont  elles  émanent  n'en  ont  pas  soupçonné  l'importance. 
Les  très  rares  hommes  qui  ont  eu  plus  de  clarté  dans  le  regard 
n'ont  pas  réussi  à  faire  entrer  leurs  vues  dans  la  conscience 
générale.  S'ils  ont  été  des  prophètes,  ils  sont  restés  des  pro- 
phètes incompris,  La  date  précise  de  l'entrée  dans  le  patri- 
moine de  l'Eglise  de  cette  conception  de  la  théologie  pra- 
tique, c'est  rapi)arition  de  la  Kiirze  Darsldliuuj  des  theolo- 
(jisclwn  Stiidiiiins,  de  Schleiermacher  (1811). 

Cette  pensée  de  l'unité  de  la  théologie  pratique  et  de  son 
rôle  réformateur  n'est  plus  sortie  depuis  lors  de  l'horizon  de 
la  théologie.  Elle  a  été  développée,  complétée,  transformée 
même  (surtout  par  C.-L  Nitzsch)  ;  elle  est  demeurée,  au 
grand  profit  de  l'Église  et  de  toute  la  théologie,  aux  re- 
cherches de  laquelle  elle  a  donné  une  direction  déterminée 
et  un  objet  précis.  D'appendice  assez  humilié  de  la  théologie 
théorique,  la  théologie  pratique  a  été  élevée  au  rang  incon- 
testé de  membre  nécessaire  de  l'organisme,  dont  l'absence 
priverait  l'édifice  de  son  couronnement. 

Mais,  depuis  que  la  théologie  pratique  a  reçu  ainsi  ses 
lettres  de  noblesse,  elle  a  été  travaillée  de  la  tentation  fré- 
quente aux  nouveaux  anoblis  de  se  découvrir  des  ancêtres 
dans  un  passé  reculé.  Les  investigations  n'ont  pas  été  tout  à 
fait  vaines.  Mais  il  me  semble  que  les  chercheurs  se  sont 
presque  toujours  fait  illusion  sur  le  prix  des  trouvailles  que 
leurs  fouilles  patientes  ont  mis  au  jour.  Ils  ont  tenté  de  faire 
à  maint  théoricien  du  passé  une  renommée  posthume  qui 
n'a  pu  subsister.  Presque  toutes  les  momies  exhumées  sont 
tombées  en  poussière  dès  qu'un  souftle  d'air  pur  les  a 
frappées. 

Ces  insuccès  sont  très  explicables.  Les  recherches  n'ont 
guère  abouti,  parce  qu'elles  ont  été  mal  dirigées.  Les  théo- 


192  ANDRÉ   GÉRARD    d'yPRES 

riciens  qui  les  poursuivaient,  séduits  par  leurs  habitudes 
d'esprit,  ont  cherché  les  ancêtres  de  la  théologie  pratique 
parmi  les  théoriciens.  Ils  ont  perdu  de  vue  le  fait  que  les 
vrais  ancêtres  de  la  théorie  de  la  pratique,  ce  sont  les  pra- 
ticiens. L'arbre  généalogique  de  notre  science  peut  se  glori- 
fier de  noms  qu'aucune  comparaison  avec  nos  voisins  ne 
peut  obscurcir.  Mais  ces  noms  éclatants  ne  sont  pas  ceux 
des  théoriciens;  ce  sont  ceux  des  grands  hommes  de  la  pra- 
tique, des  grands  conducteurs  de  l'Église.  Les  théoriciens,  si 
éminents  qu'ils  puissent  être,  regardent  couler  le  fleuve  ;  ils 
vivent  moins  de  sa  vie  que  les  vaillants  rameurs  dont  les 
bras  vigoureux  conduisent  la  barque  sur  les  flots. 

Les  renommées  ressuscitées  de  théoriciens  du  passé  ont 
généralement  été  peu  viables.  La  plupart  de  ceux  que  l'on  a 
tenté  de  faire  revivre  n'ont  pas  cessé  d'être  morts,  et  les  se- 
cousses imprimées  à  leurs  restes  n'ont  guère  trompé  que 
ceux  qui  poursuivaient  l'opération. 

Parmi  ces  tentatives,  assez  nombreuses,  deux  seulement 
ont  eu  un  succès  relatif,  l'une  dans  le  camp  catholique, 
l'autre  parmi  les  théologiens  évangéliqucs. 

Du  côté  catholique,  on  a  rappelé  des  décisions  de  conciles, 
surtout  des  troisième  et  quatrième  du  Latran  (1179  et  1215), 
qui  prescrivaient  d'enseigner,  à  côté  de  la  theologia  specu- 
laliva,  la  theologia  practica,  et  l'on  a  pu  montrer  qu'il  y  avait 
dans  ces  assemblées  au  moins  un  sentiment  vague  de  la 
nécessité  de  mettre  une  théorie  plus  éclairée  à  la  base  de  la 
pratique  de  la  confession. 

Chez  les  protestants,  on  a  refait  une  renommée  à  un  théo- 
logien de  second  plan  du  16^  siècle,  André  Gérard  d'Ypres 
{Hypcriiis),  dont  le  nom  n'était  sans  doute  pas  complètement 
oublié,  mais  dont  les  traités  d'histoire,  d'encyclopédie  ou 
d'iîomilétique  croyaient  reconnaître  équitablement  les  ser- 
vices par  une  mention  sommaire. 

Après  avoir  joui,  de  son  temps,  d'une  très  grande  réputation 
dans  le  cercle  limité  où  son  action  s'exerçait,  l'Université  de 


ET    LA    THÉOLOGIE    PRATIQUE  193 

Marbourg  et  le  landgravial  de  Hesse,  Gérard  d'Ypres  est  resté 
pendant  denx  siècles  cl  demi  dans  une  ombre,  dissipée 
un  instant  seulement  en  1781  par  une  édition  nouvelle  d'un 
de  ses  traités  :  D3  formandis  concionibiis  sacris  seii  de  iiiter- 
pretationr  Sncrœ  ScripUirœ  populari. 

L'attention  n'a  été  ramenée  sur  cette  figure  que  par  une 
étude  de  W.  Mangold,  dans  la  Deutsche  Zeitschrifi  fiir  christ- 
liche  Wisseiischaft  (1851),  et  par  les  articles  que  le  même  savant 
a  consacrés  à  Gérard  d'Ypres  dans  les  deux  premières  édi- 
tions de  la  Real-Eiicyklopiedic  (1856,  VI,  p.  356-362  et 
1880,  VI,  p.  408-413).  F.-L.  Steinmeyer  s'occupe  de  lui 
dans  une  grand?  partie  de  son  étude  :  Die  Topik  im  Dlenste 
der  Predigt  (1874),  Plus  récemment,  K.-F'.  Millier  a  publié  : 
Andréas  Hijpcriiis,  Ein  Beitrag  zii  seiner  Charakterislik  (1895), 
et  M,  Scliian  a  lait  un  examen  approfondi  d'une  partie  no- 
table de  son  œuvre  dans  trois  articles  de  la  Zeitschrifi  fiïr 
praktische  Théologie  :  Die  Homiletik  des  Andréas  Hyperius 
(1896,  p.  289-324  ;  1897,  p.  27-66,  120-149).  Entin,  E.-Chr. 
Aclielis  a  donné  sur  cet  bomme  un  article  très  personnel 
dans  la  troisième  édition  delà  RealEncgtdopœdie  (1900,  VIII, 
p.  501-506). 

Sous  des  formes  et  à  des  degrés  divers,  tous  ces  auteurs 
revendiquent  pour  Gérard  d'Ypres  rbonneui'  d'avoir  été  le 
vrai  fondateur  de  la  tliéologie  pratique  comme  corps  de 
science.  Un  injuste  oubli  de  l'histoire  lui  aurait  ravi  ce  titre 
d'honneur.  Il  n'y  a  que  justice  à  le  lui  rendre. 

Que  faut-il  penser  de  cette  manière  de  voir  devenue  pres- 
(jue  courante  ?  Pour  éclairer  notre  réponse,  voyons  d'abord 
ce  qu'était  et  ce  qu'a  fait  cet  homme,  si  longtemps  négligé  et 
élevé  si  haut  aujourd'hui. 

La  source  principale  et,  sur  bien  des  points,  unique  des 
renseignements  cpie  nous  possédons  sur  la  vie  de  Gérard 
d'Ypres,  c'est  une  oraison  funèbre  prononcée  ([uelques  jours 
après  sa  mort  par  son  collègue  W.  Orlh,  qui  était  aussi  le 
neveu  de  sa  femme  et  un  adhérent  enthousiaste  de  ses  vues  : 

13 


194  ANDRÉ   GÉRARD   d'yPRES 

Oralio  de  vila  et  obitii  D.  Andreae  Hyperii  a  D.  Vidgando 
Orthio  tlieologo  Marpiirgensi,  27  Fehr.  156i  habita.  Ce  dis- 
cours, pénétré  d'une  profonde  affection  et  d'un  ardent 
enthousiasme  pour  celui  qui  en  était  l'objet,  semble  digne 
de  foi  pour  tout  ce  qui  concerne  les  événements  dont  Orth 
a  été  témoin.  Pour  ceux  qu'il  tient  des  récits  de  Gérard 
d'Ypres  et  de  son  entourage,  il  subsiste  quelques  points 
d'interrogation  que  les  documents  à  nous  connus  ne  per- 
mettent pas  d'effacer.  Quant  aux  jugements  portés,  l'affection 
ardente  du  disciple  l'a  conduit  quelquefois  à  des  exagéra- 
tions énormes.  Il  fallait  que  le  panégyriste  eût  perdu  bien 
complètement  le  sens  de  la  mesure  pour  pouvoir  dire  de 
son  héros,  contemporain  de  Luther  et  de  toute  la  brillante 
pléiade  des  Réformateurs  :  «  Non  eniin  obsciiriim  aliqiiem 
mriim,  non  plebeinm  thcologum  amisinuis,  sed  scholae  nos- 
trae  lumen,  ecclesiaram  nostramni  principem;  oui  pancos 
adhnc  pares  noslra  Germania,  superiores  nescio  an  ullos  oni- 
nino  sacrarum  literarum  doctores  habeai.  »  Mais  la  part  faite 
aux  hyperboles  de  lamifié,  il  n'en  reste  pas  moins  un  por- 
trait intéressant  et  sympathique,  dont  les  ouvrages  de  Gérard 
d'Ypres  permettent  seulement  d'accentuer  quelques  traits 
sans  modifier  le  caractère  général  de  la  physionomie. 

André  Gérard  était  flamand;  il  était  né  le  16  mai  1511  à 
Yprcs,  dans  la  Flandre  Occidentale,  et  c'est  parle  nom  lati- 
nisé de  sa  ville  natale  qu'il  s'est  fait  connaître  dans  le  monde 
savant  (HyperinsJ.  Fils  unique  d'un  jurisconsulte  apprécié, 
il  se  ralfachait  au  puissant  patriciat  de  Gand  par  sa  mère, 
née  Van  der  Cœts.  Fsprit  ouvert  et  avide  de  savoir,  il  acquit 
les  éléments  des  sciences  sous  la  direction  de  plusieurs 
humanistes  flamands,  jusqu'en  1528,  où  sa  mère,  restée 
veuve»  l'envoya  faire  à  Paris  ses  études  universitaires.  Il  ne 
semble  pas  qu'il  ait  eu  avant  ce  moment  aucun  contact  avec 
le  mouvement  réformateur  qui  renniait  le  monde.  A  Paris 
même,  ses  études,  pendant  ce  premier  séjour,  paraissent 
avoir  porté  exclusivement  sur  les  langues   classiques  et  la 


ET    LA    THÉOLOGIE    PRATIQUE  195 

philosophie.  C'était  un  humaniste  que  les  questions  reli- 
gieuses ne  préoccupaient  guère  encore.  Cependant,  les  pro- 
l)lèiTiGS  l'abordaient  peu  à  peu,  et,  après  avoir  obtenu  le 
grade  de  niaitre  es  arts  et  être  retourné  pour  quelque  temps 
à  Yprcs,  il  revint  à  Paris,  en  1532,  pour  y  étudier  la  théo- 
logie. 

Nous  savons  peu  de  chose  des  trois  années  qu'il  passa 
alors  à  l'Université,  et  des  nombreux  voyages  auxquels  il 
consacra  les  vacances  universitaires,  pour  faire  la  connais- 
sance personnelle  des  écoles  et  des  maîtres  les  plus  renom- 
més de  la  France  et  de  la  Haute  Italie.  Mais  nous  constatons 
qu'il  sortit  de  cette  période  tout  autre  qu'il  n'y  était  entré. 
C'est  à  ce  moment  qu'il  a  posé  le  fondement  de  la  connais- 
sance approfondie  des  Pères  de  l'Eglise  et  de  l'histoire  ecclé- 
siastique dont  il  a  fait  preuve  dans  la  suite.  C'est  alors  aussi 
qu'il  reçut  les  premières  impulsions  évangéliques. 

Parmi  les  savants  attirés  à  Paris  par  François  I''',  se  trou- 
vait Jean  Sturm,  qui  enseigna  de  1529  à  1537  au  collège 
fondé  par  ce  monarque.  Gérard  fut  son  élève  et  devint 
bientôt  son  ami.  Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  c'est  dans  le 
commerce  de  cet  homme  éminent  que  le  jeune  savant  fut 
gagné  aux  idées  de  la  Héformation.  Mais  les  témoignages 
directs  sont  muets  à  ce  sujet. 

Adhérent  convaincu  des  idées  nouvelles,  il  ne  se  sentait 
pas  encore  pressé  de  leur  consacrer  sa  vie.  Il  était  et  restait 
encore  avant  tout  un  humaniste.  En  1537,  un  voyage  pro- 
longé en  Allemagne,  dans  lecpiel  il  lit  à  Willemberg  la  con- 
naissance personnelle  des  chefs  du  mouvement,  aiVermit 
sans  doute  ses  convictions  évangéliques,  mais  ne  l'amena 
pas  encore  à  la  rupture  ouverte  avec  Rome.  Car,  à  son  retour 
en  Flandre,  il  ne  s'opposa  point  aux  démarches  de  sa  famille 
et  de  ses  amis,  désireux  de  mettre  un  terme  à  sa  vie  errante 
et  de  réparer  les  brèches  faites  par  ses  voyages  à  son  patri- 
moine, en  lui  procurant  un  bénéfice  ecclésiastique.  Les 
négociations  échouèrent,  non  de  son  fait,  mais  par  le  refus 


196  ANDRÉ   GÉRARD    d'yPRES 

du  chancelier  impérial,  Jean  Carandolel,  archevêque  de 
Palerme,  qui  jugeait  le  candidat  suspect  d'hérésie.  Repoussé 
de  ce  côté,  il  fut  attiré  en  Angleterre  par  de  riches  protec- 
teurs qui  pourvurent  à  ses  besoins,  et  il  resta  dans  ce  pays 
jusqu'au  commencement  de  1541.  Il  revint  alors  sur  le  con- 
tinent et  prit  le  chemin  de  Strasbourg,  où  il  comptait 
retrouver  son  maître,  Sturm,  et  désirait  s'attacher  à  Martin 
Bucer. 

Sur  la  route  qu'il  suivit,  se  trouvait  la  petite  ville  de  Mar- 
bourg,  qui  attirait  particulièrement  l'attention  des  évangéli- 
ques.  En  mai  1527,  le  landgrave  Philippe  y  avait  fondé  la 
première  université  protestante,  plus  libre  dans  sa  constitu- 
tion que  les  anciennes  universités  dont  la  Réformation  avait 
pris  possession.  En  1529,  le  célèbre  colloque  de  cette  ville 
avait  fait  évanouir  le  mirage  d'un  rapprochement  de  la 
Réformation  saxonne  et  des  Suisses. 

André  Gérard  connaissait  déjà  Marbourg  ;  il  y  avait  passé 
dans  son  voyage  de  1537.  Parmi  les  professeurs  de  théolo- 
gie de  l'Université,  se  trouvait  un  de  ses  compatriotes  des 
Pays-Bas,  Gérard  Geldenhauer,  de  Nimègue  (Noviomag us) . 
Gérard  d'Ypres  se  proposait  de  passer  seulement  à  Marbourg. 
Noviomagus,  âgé  et  malade,  désira  attacher  son  jeune  com- 
patriote à  l'Université.  Il  obtint  de  Jean  Eeige,  chancelier 
du  Landgrave,  l'autorisation  de  se  faire  suppléer  par  Gérard 
d'Ypres,  et,  quand  Noviomagus  mouiut  l'année  suivante, 
Gérard  devint  son  successeur  et  se  tixa  définitivement  à  Mar- 
bourg. Il  s'y  maria  en  1544  et  y  poursuivit  avec  succès  son 
activité  académique,  en  même  temps  qu'il  intervenait  fré- 
quemment dans  la  direction  des  affaires  ecclésiastiques  de 
la  Hesse.  Très  considéré  de  tous,  il  fut  honoré,  en  1553,  du 
ti.tre,  fort  rare  alors,  de  docteur  en  théologie  et  mourut, 
après  une  courte  maladie,  le  1er  février  1564,  à  l'âge  de 
53  ans. 

L'enseignement  académique  de  Gérard  d'Ypres  portait  à 
la  fois  sur  la  philosophie  et  sur  la  théologie.  Ses  amis  font 


ET    LA    THEOLOGIE    PRATIQUE  197 

le  plus  grand  éloge  de  ses  qualités  de  professeur.  De  nom- 
breux élèves  se  pressaient  au  pied  de  sa  chaire,  où  il  savait 
les  retenir  non  pas  seulement  par  ses  cours,  mais  aussi  par 
des  exercices  encore  nouveaux  dans  l'enseignement  acadé- 
mique. Dans  un  temps  où  les  discussions  jouaient  un  si 
grand  rôle,  il  jugeait  essentiel  de  rendre  ses  élèves  habiles 
à  manier  les  armes  de  la  dialectique.  11  avait  organisé  à  cet 
effet  des  exercices  de  discussion,  à  l'imitation  de  ceux  qu'il 
avait  vu  Jean  Sturm  diriger  à  Paris.  D'autre  part  il  s'effor- 
çait de  contribuer  aussi  efficacement  que  possible  à  préparer 
ses  auditeurs  à  la  charge  de  la  prédication,  et  il  avait  donné 
aux  exercices  qu'il  institua  une  forme  assez  particulière.  Il 
assignait  à  chacun  le  texte  sur  lequel  il  aurait  à  prêcher.  Le 
candidat  commençait  par  écrire  son  sermon  et  remettait  son 
manuscrit  au  professeur.  Celui-ci  y  faisait  les  corrections 
opportunes,  après  quoi  le  sermon  était  prêché  une  première 
fois  en  présence  de  Gérard  d'Ypres  et  des  condisciples  du 
candidat.  La  critique  de  cette  épreuve  portait  surtout  sur 
les  choses  extérieures,  diction,  geste,  etc.,  puis  le  sermon 
était  prêché  publiquement  devant  la  communauté. 

André  Gérard  a  été  un  écrivain  très  fécond.  11  a  beaucoup 
publié  pendant  sa  vie  et  a  laissé  des  manuscrits  qui  ont 
permis  des  publications  posthumes  plus  nombreuses  encore. 
Son  œuvre  embrasse  le  champ  presque  entier  de  la  théolo- 
gie et  même  certaines  parties  de  la  philosophie.  L'exégèse 
du  Nouveau  Testament,  l'histoire,  la  théologie  systématique 
sont  représentées  dans  le  catalogue  de  ses  traités,  et  il  ne 
semble  pas  qu'il  ait  été  nulle  part  insignifiant  ou  banal.  Mais 
le  but  spécial  que  je  poursuis  m'engage  à  ne  pas  m'arrêter 
à  des  publications  dont  la  plupart  n'ont  pas,  du  reste,  passé 
sous  mes  yeux  et  pour  lesquelles  je  ne  pourrais  que  repro- 
duire les  jugements  d'autrui.  Je  ne  fais  mention  de  ces  tra- 
vaux que  pour  écarter  l'idée  que  Gérard  d'Ypres  aurait  été 
un  spécialiste  à  horizon  borné.  Celles  de  ses  œuvres  qui  ont 
été  remises  en  lumière  depuis  cinquante  ans  reposent  au 


198  ANDRÉ    GKRARI)    d'yPRES 

contraire  sur  une  culture  théologique  et  philosophique  très 
large  et  très  solide.  C'est  un  trait  commun  entre  lui  et  les 
maîtres  de  la  théologie  pratique  au  19''  siècle,  Schleierma- 
cher,  Nitzsch,  Zezschwitz.  Pour  lui  comme  pour  eux,  ses 
vues  de  théologie  pratique  sont  le  résultat  d'une  synthèse  et 
non  pas  une  intuition  plus  ou  moins  aventureuse.  Et  par  ce 
côté  déjà,  son  travail  se  distingue  profondément  de  la  plu- 
part des  essais  assez  informes  qui  ont  vu  le  jour  dans  les  deux 
siècles  suivants. 

Ce  mérite  est  sérieux  ;  sérieuse  aussi  la  contrihution  que 
Gérard  d'Ypres  a  apportée  à  l'une  des  disciplines  pratiques 
les  plus  importantes,  à  l'homilétique.  Mais  il  me  semble  que 
l'on  dépasse  la  mesure  quand  on  veut  voir  en  lui,  non  pas 
seulement  le  précurseur  des  constructions  modernes  du  sys- 
tème de  la  théologie  pratique,  mais  l'auteur  d'un  système 
où  l'on  trouverait  déjà  indiquées  et  presque  exprimées  les 
vues  des  grands  théoriciens  de  notre  siècle.  On  dirait  presque, 
à  lire  certains  panégyristes,  que  Schleiermacher  et  C.-I.  Nitzsch 
n'ont  fait  que  retrouver  ce  que  Gérard  d'Ypres  avait  déjà 
découvert  et  que  l'on  avait  laissé  perdre.  (V.  E.  Chr.  Achclis  ; 
article  Hypcriiis,  Rcal-Encijldopxdic,  3«^  édition,  VI,  504, 
1.  56  ss.) 

Sur  quoi  se  fonde-t-on  pour  attribuer  de  si  grandes  choses 
à  Gérard  d'Ypres?  Principalement  sur  le  traité,  que  nous 
appellerions  aujourd'hui  l'encyclopédie  théologique  de  notre 
auteur.  Cet  ouvrage  portait,  dans  la  première  édition  publiée 
par  Gérard,  le  titre  :  De  recie  formando  tlieologiœ  studio  li- 
bri  /V(1556)  ;  mais  on  le  cite  plus  fréquemment  sous  le  titre 
donné  au  livre  par  les  éditeurs  de  Bàle  :  De  Theolocjo  seii  de 
ratione  stiidii  thcologici  (1572),  réimpression  que  l'on  ren- 
contre relativement  souvent,  tandis  que  l'édition  originale 
est  d'une  grande  rareté. 

Le  premier  livre  expose  les  postulats  religieux  et  scienti- 
fiques de  l'étude  de  la  théologie;  le  deuxième  passe  en  revue 
les  connaissances  bibliques,  et  le  troisième  trace  le  programme 


ET  LA  THKOLOC.IK  l'HA'lIQUE  199 

développé  de  la  théologie  syslémaliqiie.  Le  quatrième,  enfin, 
a  en  vue  les  étudiants,  qui  iam  aliqiiod  iiidicium  de  doctrina 
irlidionis  siint  adepii.  Il  convient  de  conii)léter  leurs  études 
en  ])orlant  leur  attention  sur  des  choses  qiiœ  complecliintur 
Ecck'siariim  -zy.lv.c  atqiie  ad  gubernafioncm  ccclesiasticam 
aniinos  informant.  Sous  cette  rubrique  qui  n'est  pas  sans 
analogie  avec  certaines  définitions  données  i)lus  tard  de  la 
théologie  i)ralique,  André  Gérard  fait  rentrer  l'histoire  de 
l'Église,  le  droit  et  l'administration  de  l'Église,  la  cure  d'àmes, 
la  liturgique. 

Il  m'est  impossible  de  découvrir  dans  cette  disposition  le 
système  de  théologie  pratique  que  Mangold  et  d'autres  ont 
cru  y  voir.  (lérard  d'Ypres  a  eu  un  sentiment  plus  net  que 
ses  contemporains  de  l'insuffisance  de  la  théologie  théorique 
pour  former  d'une  manière  complète  le  théologien  évangé- 
lique.  Il  a  vu  la  nécessité  de  diriger  l'attention  sur  les  matières 
dont  le  praticien  a  besoin  et  que  la  science  pure  ne  lui  four- 
nit ])as.  11  a  rendu  ainsi  un  service  incontestable  et  qu'il  ne 
faut  pas  rabaisser. 

Mais  je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  aller  plus  loin,  et,  loin 
de  dire  qu'il  amis  en  lumière  le  principe  d'organisation  qui 
fait  de  toutes  ces  connaissances  un  membre  vivant  du  corps 
de  la  théologie,  je  serais  disposé  à  penser  qu'il  a  vu  l'utilité 
de  ces  choses,  mais  (pi'il  n'a  pas  su  les  rattacher  au  corps, 
et  qu'il  a  repoussé  dans  un  appendice  ce  qu'il  ne  trouvait 
pas  le  moyen  de  ranger  ailleurs. 

L'idée  d'une  unité  de  ces  branches  d'études  lui  échappe 
tellement  qu'il  ne  se  met  même  pas  en  quéle  d'un  nom  pour 
les  désigner.  Il  avait  trouvé  le  terme  de  theologia  practica 
dans  les  décisions  mentionnées  plus  liaut  des  conciles  du 
Latran  ;  il  connaissait  ces  décisions,  car  il  les  mentionne; 
mais  il  n'adopte  pas  le  nom  dont  elk's  avaient  appelé  ces 
connaissances  et  il  n'en  ])ropose  aucun  autre.  Le  nom  de 
ilu'ologia  practica  ne  reparait  qu'un  siècle  plus  tard  (Chris- 
tophe Scheibler,  1664).  11  n'est  pas  impossible  sans  doute 


200  ANDHK    GÉRARD    d'yPRES 

d'avoir  une  chose  sans  avoir  un  nom  pour  la  désigner.  Ce 
n'est  pas  cependant  l'état  ordinaire  pour  un  bien  que  l'on 
a  conscience  de  posséder.  Et  surtout,  cela  serait  surprenant 
chez  un  encyclopédiste  préoccupé  précisément  avant  tout  du 
classement  et  de  la  nomenclature  des  matières  qu'il  envi- 
sage. 

Mais  le  soupçon  que  fait  naître  cette  absence  d'un  nom 
devient  une  certitude  quand  on  a  examiné  la  répartition 
des  matières  à  laquelle  Gérard  donne  son  adhésion.  Le 
premier  livre  déjà  contient  certaines  indications  pratiques 
qui  auraient  dû  être  repoussées  au  quatrième,  si  l'auteur 
avait  eu  conscience  de  construire  un  système.  C'est  là  aussi 
qu'il  fait  figurer  les  indications  relatives  à  la  technique 
homilétique  dans  laquelle  il  ne  voit  qu'une  application  par- 
ticulière de  la  rhétorique.  C'est  dans  le  second  livre,  con- 
sacré aux  sciences  bibliques,  que  l'on  trouve  des  instructions 
sur  l'interprétation  homilétique  de  l'Écriture;  dans  le  troi- 
sième, comme  appendice  de  la  dogmatique  et  de  la  morale, 
les  données  qui  intéressent  l'instruction  religieuse,  saisie 
comme  une  exposition  populaire  de  la  théologie  systéma- 
tique. Dans  le  quatrième  livre,  Gérard  d'Ypres  place  ce  qui 
reste,  et  la  préoccupation  systématique  est  tellement  ab- 
sente de  son  esprit  qu'il  commence  par  l'histoire  ecclésias- 
tique, comme  la  première  de  ces  choses  quœ  compleciiintur 
Ecclcsianim  -zxiv.t.  Les  autres  matières  dont  il  traite  sont 
simplement  juxtaposées,  et  je  n'ai  pas  réussi  à  découvrir 
une  pensée  d'ordre  dans  leur  succession. 

On  est  donc  équitable  pour  Gérard  d'Ypres  en  disant  qu'il 
a  eu  nettement  le  sentiment  du  prix  des  études  pratiques, 
mais  qu'il  ne  dépasse  pas  ses  contemporains  dans  la  ma- 
nière dont  il  saisit  le  lien  de  ces  matières  entre  elles  et  avec 
le  reste  de  la  théologie.  Écrivant  une  encyclopédie  théolo- 
gique, il  a  abordé  ces  questions,  mais  il  ne  les  a  pas  domi- 
nées. Les  indications  que  son  œuvre  présente  sont  assez 
souvent  intéressantes  comme  remarques  de  détail.  Mais  il 


ET   LA    THÉOLOGIE    PRATIQUE  201 

n'a  pas  tenté  d'ériger  un  système,  et  son  exposition  même 
montre  qu'il  n'en  a  pas  eu  la  pensée. 

Les  théologiens  contemporains  qui  ont  tiré  Gérard  d'Ypres 
de  l'oubli  où  il  était  tombé  ont  cédé  à  la  tentation  de  faire 
de  lui  un  prophète.  L'entreprise  ne  paraît  pas  réussie. 
Quelques  aperçus  occasionnels,  ([uelques  indications  dont 
l'auteur  lui-même  n'avait  pas  vu  la  portée,  ne  suffisent  pas 
à  faire  de  lui  le  fondateur  de  la  théologie  pratique  comme 
science,  et  Schleiermacher  en  reste  le  vrai  créateur.  Gérard 
d'Ypres  est  simplement  un  des  premiers  de  ceux  qui  ont  eu 
le  sentiment  encore  obscur  d'une  question  à  laquelle  ils 
n'ont  ni  ne  cherchent  de  réponse. 

Et  cependant,  il  est  juste  de  reconnaître  qu'André  Gérard 
n'occupait  pas  dans  l'histoire  de  la  théologie  pratique  toute 
la  place  qui  lui  revenait.  S'il  n'a  pas  été  l'esprit  systéma- 
tique qu'on  a  voulu  glorifier,  il  mérite  par  contre  le  renom 
d'un  des  meilleurs  théoriciens  de  l'homilétique  parmi  les 
successeurs  immédiats  des  Réformateurs. 

II  n'était  pas  de  ces  théologiens  de  cabinet  qui  font  de  la 
science  pure,  sans  préoccupation  des  besoins  de  la  pratique. 
Il  était  et  voulait  être  homme  d'Eglise.  Aussi,  son  esprit 
était-il  ouvert  aux  questions  qui  intéressent  la  vie  de  l'Eglise, 
et  il  cherchait  à  rendre  ses  travaux  féconds  pour  la  pratique. 

Il  a  mis  le  soc  de  la  charrue  dans  deux  parties  du  cliami) 
avec  un  succès  inégal.  Il  a  étudié  les  problèmes  homilé- 
tiques  d'une  manière  vraiment  remarquable.  Il  a  pris  sa 
part  du  travail  si  actif  qui  s'est  imposé  aux  théologiens  de 
la  Réformation  pour  organiser  les  Eglises.  Il  est  l'auteur 
principid  d'une  des  innombrables  Kirchenordmimjen  de  ce 
temps,  l'agende  du  pays  de  liesse,  de  1560,  et  là  il  a  été 
moins  heureux. 

Cette  agende,  rédigée  par  Gérard  d'Ypres  et  par  Nicolas 
Rhoding,  pasteur  à  Marbourg,  n'a  été  promulguée  qu'en 
1566,  deux  ans  après  la  mort  d'André  Gérard.  Elle  ne  donna 
pas,  à  l'usage,  ce  que  ses  auteurs  en  avaient  espéré,  et  elle 


202  ANDHl':    GKRARD    d'yPKES 

dut  céder  la  place  à  une  agcnde  nouvelle  dès  1574.  L'agende 
de  1566  n'a  exercé  d'action,  à  ma  connaissance,  sur  aucun 
des  points  de  droit  ecclésiastique  et  de  liturgique  qui  y 
étaient  visés. 

Par  contre,  Gérard  a  droit  à  une  des  premières  places, 
sinon  à  la  première  parmi  les  théoriciens  de  la  prédication 
à  l'âge  de  la  Réformation.  Luther  et  les  hommes  c[ui  ont 
mis  immédiatement  la  main  à  l'œuvre  réformatrice,  ont 
beaucoup  prêché.  Il  va  de  soi  qu'ils  n'ont  pas  vaqué  à 
l'exercice  de  cette  charge  sans  être  parvenus  à  la  clarté  sur 
bien  des  questions  de  théorie  et  de  méthode.  El  ces  réflexions 
théori([ues  des  maîtres  de  la  pratique  ont  d'autant  plus  de 
prix  qu'elles  ont  subi  l'épreuve  de  l'expérience.  Mais  ces 
])rédicateurs  de  l'Evangile  n'ont  pas  fait  un  corps  de  doc- 
trine des  principes  qui  les  ont  guidés  et  des  expériences 
((u'ils  ont  faites.  Tout  au  plus  ont-ils  exprimé  occasionnel- 
lement quelques-unes  de  leurs  vues,  laissant  aux  hommes 
de  l'école  le  soin  de  les  recueillir  et  de  les  formuler  en 
règles.  Ecrire  des  théories  de  la  prédication  est  une  tâche 
que  les  auteurs  du  mouvement  réformateur  ont  laissée  à 
leurs  épigones. 

Ce  travail  convenait  surtout  aux  théologiens  élevés  à 
l'école  de  l'humanisme,  (iérard  d'Ypres  y  semblait  tout  spé- 
cialement préparé.  11  s'en  est  acquitté  dans  deux  ouvrages 
qui  constituent,  je  crois,  la  meilleure  partie  de  son  œuvre. 
C'est  d'abord  le  traité  :  De  formandis  concionibus  sacris  seii 
(le  inlerpretalione  scripturariim  popiilari  libri  II  (1553,  2'ne 
édition,  plus  que  doublée,  1562),  puis  la  Topica  theologica 
(1564). 

Le  premier  de  ces  ouvrages  a  joui  de  son  temps  d'une 
notoriété  considérable.  Il  a  même  été  traduit  en  français 
(1563)  et  en  anglais  (1577).  Il  eut  aussi  la  fortune  assez  rare 
d'élendre  son  aclion  jusque  sur  la  prédication  catholique, 
d'une  manière  qui  fait  sans  doute  plus  d'honneur  à  l'intelli- 
gence  (ju'à  la  probité  littéraire  de  l'homme  qui  lui  a  ouvert 


ET    I.A    TUKOI.OC.IK    PRATiyUFC  203 

l'accès  des  cercles  catholicjiies.  Un  moine  auf*iistin  de  Lou- 
vain,  Laurent  Villavicentio,  trouva  le  livre  de  Gérard  d'Ypres 
si  bon  qu'il  ne  crut  pouvoir  mieux  faire  que  de  se  l'appro- 
prier: Il  supprima  quekpies  passages  où  le  caractère  évangc- 
lique  était  trop  marqué,  il  en  ajouta  cpieUpies-uns,  ([ui  ne 
sont  pas  les  meilleurs  du  livi'e,  et  il  ])ul)lia  le  tout  sous  son 
nom  en  1565. 

Rien  de  plus  légitime  ([uc  ce  succès.  Le  traité  est  infini- 
ment supérieur  à  tout  ce  qui  l'avait  précédé,  très  supérieur 
aussi  à  ce  qui  l'a  suivi  pendant  longtemps.  La  contcxture 
n'en  ressemble  naturellement  (|ue  d'assez  loin  aux  systèmes 
modernes  d'homilétique.  Beaucoup  de  questions,  qui  n'ont 
été  formulées  que  plus  tard  par  les  théoriciens,  ne  sont  pas 
visées,  et  cela  ne  peut  surprendre.  D'autres  semblent  à 
l'auteur  mériter  une  discussion  qui  nous  paraît  aujourd'hui 
sans  objet,  et  cela  aussi  est  naturel. 

La  plus  grande  faiblesse  du  livre  est  un  fruit  de  la  posi- 
tion encyclopédique  fausse  qu'André  (iérard  assignait  à 
l'homilétique.  Il  voyait  en  elle,  comme  cela  a  été  dit,  non  pas 
une  discipline  théologique,  mais  une  api)lication  spéciale  de 
la  rhétorique.  La  mise  en  œuvre  logique  de  ce  point  de  vue 
aurait  demandé  une  tractation  à  laquelle  la  préoccui)ation 
de  la  technique  eût  servi  de  fil  conducteur.  Mais  le  sens  que 
(iérard  avait  des  ])csoins  de  l'Eglise,  sa  i)iélé  et  son  expé- 
rience s'accommodaient  mal  de  ces  exigences  de  la  logique. 
Sans  rompre  avec  un  princii)e  faux,  il  est  poussé  à  lui  être 
l)resque  constamment  infidèle  et  cela  entraîne  dans  le  sys- 
tème des  inconséquences,  tout  à  l'houneur  de  l'auteur, 
mais  déconcertantes  [)our  celui  (pii  clierche  à  comprendre 
le  plan  de  l'édifice.  Le  défaut  est  moins  sensible  dans  le 
second  livre,  qui  veut  surtout  être  l'illustration  du  premiei" 
par  des  exemples.  Mais  le  lecteui",  ([ui  suit  le  cours  du  pre- 
mier livre,  n'échappe  guère  à  l'impression  que  son  guide  le 
fait  passer  par  un  chemin  presque  toujours  intéressant,  mais 
fort  sinueux. 


204  ANDFŒ    GÉRARD    o'yFRKS 

Il  veut  enseigner  à  appliquer  correctement  les  règles  de 
la  rhétorique  à  la  véritable  matière  homilétique.  De  là  une 
double  préoccupation  qui  ne  l'abandonne  jamais  :  reconnaître 
ces  règles  correctes  de  la  rhétorique  et  cette  véritable  matière 
homilétique.  Et,  précisément  parce  qu'il  garde  ces  deux  ob- 
jets en  vue,  il  louvoie  en  quelque  sorte  pour  se  rapprocher 
successivement  de  chacun  des  deux  sans  s'éloigner  de  l'autre. 

Mais,  dans  cette  construction  défectueuse,  il  fait  preuve 
d'une  grande  richesse  de  pensée  et  d'une  intelligence  saine 
du  but  de  la  prédication.  Ce  c|ue  le  prédicateur  chrétien  se 
propose,  c'est  ui  ea  promoveat,  qiiœ  ad  homimim  saluiem  et 
reconciliationem  ciim  deo  condiiciml.  La  matière  qui  per- 
mettra d'atteindre  ce  but  est  fournie  par  l'exégèse.  Mais  cette 
matière  acquise,  c'est  à  la  rhétorique  que  l'on  demandera 
les  directions  nécessaires  pour  en  faire  usage.  Et  ici,  mettant 
à  profit  sa  culture  d'humaniste,  il  rentre  dans  les  règles  que 
l'antiquité  classique  lui  avait  transmises.  Cicéron  est  le 
maître  dont  il  suit  surtout  les  directions.  Mais  il  n'est  pas 
un  disciple  servile  et  n'oublie  jamais  le  but  en  vue  duquel  il 
expose  les  règles  et  auquel  celles-ci  doivent  se  plier. 

Erasme,  dans  son  Ecclesiaslices,  avait  esquissé,  avant 
Gérard  d'Ypres,  une  théorie  de  la  prédication  fondée,  elle 
aussi,  sur  la  rhétorique  de  Cicéron.  Mais  le  grand  huma- 
niste semble  à  peine  soupçonner  encore  la  distinction  pro- 
fonde du  discours  politique  ou  judiciaire  et  de  la  prédica- 
tion chrétienne.  Sans  être  arrivé  à  une  clarté  parfaite, 
Gérard  dépasse  de  beaucoup  sur  ce  point  son  prédécesseur. 
Pour  lui  aussi,  les  trois  moyens  par  lesquels  le  discours 
atteint  son  but  s'expriment  par  les  verbes  docere,  deleciarc 
et  fleciere.  Mais  il  s'efforce  consciencieusement  de  remplir 
CCS  trois  vases  vides  d'un  contenu  spécifiquement  chrétien. 

Quelle  que  soit  celle  de  ces  trois  directions  dans  laquelle 
il  s'engage,  le  prédicateur  doit  toujours  conduire  son  dis- 
cours à  être  une  interpretalio  scripiurarum  popiilaris.  11  se 
servira  de  l'Écriture  pour  atteindre  un  des  cinq  objets  sui- 


El     LA    THÉOLOGIE    PRATIQUE  205 

vants  :  doctrina,  redaryutio,  institution  correctio,  consolatio. 
A  ces  cinq  objets  répondent  cinq  gênera  de  prédication, 
qu'il  appelle  ot,ôa7xaÀî.xôv,  è)v£y'^r.x6v,  Tra'.oeuTWÔv,  è-avo^iOoJT'.xôv 
-aoaxA7|-'.xôv.  On  sait  l'influence  néfaste  que  la  distinction 
scolastique  des  gênera  de  la  prédication  a  exercée  sur  la 
théorie  de  l'homilétique  protestante  pendant  tout  le  17* 
siècle.  Les  auteurs  de  ce  temps  semblent  s'être  donné  pour 
tâche  de  dépasser  leurs  prédécesseurs  par  la  subtilité  des 
distinctions,  jusqu'au  point  où  l'on  reconnaissait  et  définis- 
sait minutieusement  plus  de  cent  gênera.  Il  ne  serait  pas 
équitable  de  rendre  Gérard  d'Ypres  responsable  de  toute 
cette  efflorescence  malsaine  de  parasites:  mais  il  est  difficile 
de  le  disculper  du  reproche  d'avoir  ouvert  la  porte  par 
laquelle  toutes  ces  choses  sont  entrées. 

Le  traité  de  fornmndis  concionibiis  sacris  me  paraît  donc 
défectueux  à  bien  des  points  de  vue.  Il  n'en  constitue  pas 
moins  une  étape  notable  dans  la  marche  vers  une  théorie 
homilétique  plus  sûre  d'elle-même.  Il  forme  transition  entre 
la  conception  de  l'homilétique  comme  une  simple  rhétorique 
sacrée  et  la  théorie  moderne  qui  s'appuie  sur  l'observation 
et  l'étude  de  la  vie  et  des  besoins  de  l'Église.  Le  rcMe  qu'An- 
dré Gérard  assigne  à  l'exégèse  dans  la  préparation  homilé- 
tique est  le  premier  essai  pourvoir  un  principe  dans  ce  qui  était 
déjà  dans  la  pratique  des  grands  prédicateurs  sans  que  les 
théoriciens  eussent  su  le  reconnaître.  On  exagère  beaucoup 
quand  on  fait  ici  d'Hypérius  un  prophète  ;  mais  il  est  légi- 
time de  le  saluer  comme  un  précurseur. 

Pour  le  lecteur  moderne,  le  plus  grand  plaisir  et  le  plus 
grand  profit  du  livre  résident  certainement  dans  les  remarques 
de  détail,  dont  beaucoup  sont  fines  ou  profondes.  Mais  elles 
forment  pres([uc  toujours  des  diversions  occasionnelles 
plutôt  que  des  membres  essentiels  de  l'exposition.  J'irais 
presque  jusqu'à  dire  ([ue  Gérard  cesse  alors  de  faire  de  la 
théorie  pour  exprimer  quelque  vue  sortie  de  son  expérience 
et  de  sa  foi,  directement,  indépendamment  du  travail  spécial 


206  ANDRÉ    GÉRARD    d'yFRES 

qu'il  exécute,  un  peu  à  la  manière  dont  les  grands  ouvriers 
de  la  pratique  laissent  quelquefois,  par  un  mot,  une  obser- 
vation, presque  une  parenthèse,  le  regard  de  l'observateur 
pénétrer  dans  le  trésor  de  vie  et  d'expérience  dont  leur  pra- 
tique est  sortie. 

Le  second  traité  de  Gérard  dYpres,  qui  intéresse  la  théorie 
de  la  prédication,  est  intitulé   Topica  theologica,   1564.  En 
fait,  c'est  au  moins  autant  nne  œuvre  de  l'humaniste  que 
du  théologien.  André  Gérard  y  a  pris  pour  modèle  les  To- 
pica de  Cicéron,  qu'il  suit  étroitement.  Depuis  Aristote,  les 
rhéteurs  appelaient  To-',x/^  l'art   de  trouver  des   arguments 
ou  des  lieux  sur  toutes  les  questions.  La  reconnaissance  de 
ces   To-o'l   ou  lieux-communs  devait  fournir  à  l'orateur  le 
cadre  et  ce  que  l'on  j)ourrait  appeler  la  matière  générale  de 
son  discours,  Gérard  tente  de  mettre  au  service  du  prédica- 
teur les  catégories  de  la  dialectique  d'Aristote,  en  enseignant 
à  remplir  ce  cadre  de  matériaux  bibliques.   Il  fait  preuve, 
dans  cette  tentative,  d'un  esprit  ingénieux  et  d'une  habileté 
quelquefois   surprenante.    Mais   on  ne   peut  se  dissimuler 
qu'il  y  engage  la  prédication  dans  une  voie  des  plus  péril- 
leuses. C'est  de  la  rhétorique  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  artifi- 
ciel. 11  n'est  pas  impossible  que  de  telles  règles  comprises  et 
mises  en  œuvre  par  un  maitre  deviennent  pour  lui  la  source 
de  rapprochements  ([u'il   saura   rendre   féconds.  Mais  pour 
quiconque  n'est  j)as   un  maitre,  ces  procédés  n'ofi"rent  que 
des  dangers.  J'en   puis   parler  d'expérience.  Séduit  par  la 
captivante   étude  de  Steinmeyer,  Die  Topik  im  Diensle  der 
Predifjt,  j'ai  fait  une  fois  une  place  à   quelques  leçons  de 
topique  dans  mon  cours  d'homilétique.  Le  résultat  n'a  pas 
été  bon  et,  quand  j'ai  revu   ces  leçons,  j'ai  constaté  qu'au 
lieu  tle  règles  propres  à  guider  leurs  recherches,  je  n'avais 
donné  à  mes  auditeurs  que  des  recettes  pour  les  dispenser 
de  recherches  et  leur  permettre  de  bâtir  facilement  des  ser- 
mons selon  la  formule,  .sans  effort  véritable  de  pensée.  Cette 
tentative  malheureuse  m'a  convaincu  de  la  nécessité  d'une 


KT    l.A    THl':OL()(;iE    PHATIQIK  20/ 

grande  prudence  dans  l'applicalion  à  l'homilélique  des  pré- 
ceptes et  des  procédés  des  rhéteurs.  En  mentionnant  les 
Topica  theologica  parmi  les  ouvrages  de  Gérard  d'Ypres  rela- 
tifs à  la  prédication,  je  n'entends  donc  à  aucun  degré  les  ran- 
ger parmi  les  services  que  Gérard  a  rendus  à  l'homilétique. 
De  cet  examen  des  travaux  d'Hypérius  ressort  la  conclusion 
que  son  œuvre  n'a  pas  vécu  parce  qu'elle  n'était  pas  viable. 
Les  théologiens,  ({ui  ont  cédé  à  la  tentation  de  l'entourer 
d'une  auréole  posthume,  ont  été  victimes  d'une  illusion. 
Trouvant  chez  cet  homme  des  aspirations  et  des  velléités 
vers  ce  qui  est  devenu  plus  tard  la  théologie  pratique  scien- 
tilique,  ils  lui  ont  prêté  des  vues  et  des  intentions  infiniment 
plus  modernes  que  celles  ({u'il  a  eues  réellement.  Il  convienl 
certainement  tle  lui  taire  une  place  dans  l'histoire  de  la 
théologie  pratique.  Mais  il  n'y  apparaît  pas  comme  un  grand 
homme  méconnu,  dont  la  mémoire  a  soultert  longtemps 
d'un  injuste  oubli.  On  doit  plutôt  voir  en  lui  un  témoin 
de  besoins  vaguement  ressentis,  aux.([nels  il  a  cru  satisfaire  en 
travaillant  à  un  rapprochement  plus  étroit  de  la  vie  évangé- 
li([ue  et  de  l'humanisme.  Ses  efforts,  pour  arriver  à  une 
pénétration  intime  des  deux  éléments,  ont  été  en  général 
peu  heureux.  Le  fruit  en  est  plus  souvent  une  juxtaposition 
qu'une  union  organique.  Sur  les  points  (ju'il  a  le  plus  étu- 
diés, il  a  été  surtout  un  précurseur  de  la  scolastique  |)roles- 
tanle,  et  la  sobriété  dont  il  fait  encore  preuve  dans  ses 
déterminations  ne  doit  pas  aveugler  sur  la  responsabilité 
qu'il  a  encourue  de  ce  fait.  La  fraîcheur  de  piété,  l'expé- 
rience vécue  que  présentent  les  détails  de  son  exposition 
dissimulent  le  danger  de  ses  leçons.  Il  n'en  existe  pas  moins, 
et  c'est  pour  cela,  je  crois,  ([ue  les  grands  conducteurs  de 
rLgiise  de  son  temps  ont  peu  goûté  ses  travaux.  Ils  ont  eu 
comme  l'instinct  du  péril.  Les  hommes,  qui  ont  vécu  à  C()lé 
de  Gérard  d'Yi)res,  à  Marbourg,  ont  subi  le  charme  de  sa 
personnalité  chrétienne;  ils  en  ont  rendu  témoignage;  mais 
ils  n'ont  pas  réussi  à  faire  passer   leur  enthousiasme  dans 


208  ANDRÉ   GÉRARD    d'yPRES 

les  cercles  où  l'on  ne  connaissait  leur  héros  que  comme 
théologien.  Et  quand  les  générations  suivantes  ont  versé 
dans  les  subtilités  de  l'école,  elles  n'ont  pas  été  tentées  de 
revenir  à  cet  humaniste  trop  sobre  et  trop  pieux  pour  elles. 

Il  n'y  a  donc  lieu  de  dépouiller  d'aucune  partie  de  leur 
renommée  les  grands  théoriciens  de  la  théologie  pratique  au 
19e  siècle.  Ils  restent  les  fondateurs  de  cette  science.  Jus- 
qu'à leur  entrée  dans  ce  champ,  l'Église  n'a  pas  possédé  de 
théologie  pratique.  Elle  avait,  grâce  à  Dieu,  une  pratique 
grande  et  féconde.  Mais  aucune  théorie  vraiment  scientifique 
n'y  répondait.  Ce  qui  tenait  lieu  de  théorie,  c'étaient  des  col- 
lections de  règles  empiriques,  précieuses  à  consulter  dans 
bien  des  cas,  mais  sans  unité  ni  principe  qui  fût  bien  leur. 
Aux  âges  où  l'Esprit  de  Dieu  a  soufflé  avec  puissance  dans 
l'Église,  cette  lacune  n'a  pas  entraîné  de  conséquences 
fâcheuses.  Car  l'Église  avait  mieux  qu'une  théorie.  Mais, 
dans  les  jours  mauvais,  l'on  a  pâti  cruellement  de  cette  pri- 
vation. La  subtilité  ou  la  platitude,  quelquefois  les  deux 
défauts  réunis,  ont  fait  tomber  les  praticiens  et  leurs  guides 
dans  les  erreurs  les  plus  funestes  et  souvent  les  plus  bizarres. 

Y  a-t-il  présomption  à  penser  que  l'existence  d'une  théologie 
pratique  scientifique  est  dans  une  large  mesure  une  sauve- 
garde contre  ces  aberrations?  Je  ne  crois  pas  cette  espérance 
téméraire.  Le  champ  de  l'erreur  reste,  certes,  bien  vaste.  Il 
semble  néanmoins  avoir  des  limites  plus  nettes  et  moins  éten- 
dues qu'autrefois.  Certaines  fautes,  dans  lesquelles  le  passé  est 
tombé,  sont  exclues  définitivement  pour  ceux  qui  ne  laissent 
pas  perdre  le  terrain  conquis.  On  ne  les  rencontrera  plus 
désormais  que  chez  les  empiriques  ignorants.  C'est  un  réel 
progrès,  et  nous  n'en  sommes  pas  redevables  à  des  précur- 
seurs plus  ou  moins  conscients,  comme  Gérard  d'Ypres, 
mais  uniquement  aux  travaux  de  Schleiermacher,  de 
C.-I.  Nitzsch  et  de  leurs  successeurs.  L'équité  consiste,  non  à 
leur  exhumer  des  ancêtres,  mais  à  reconnaître  le  progrès 
dont  ils  ont  été  les  instjuments. 


ET    LA    THÉOLOGIE    PRATIQUÉ  209 

La  pratique  et  la  science  tirent  également  profit  de  leur 
œuvre.  Pour  la  pratique,  une  théorie  correcte  ne  supplée 
pas  sans  doute  au  défaut  de  l'Esprit,  là  où  l'Esprit  s'est  re- 
tiré. Mais  elle  trahit  plus  vite  son  absence  et  pousse  ainsi  à 
en  demander  plus  ardemment  une  effusion  nouvelle.  Et  là 
où  l'Esprit  est  présent,  elle  conduit  plus  sûrement  dans 
l'usage  à  faire  de  ses  dons  et  permet  même  à  des  hommes 
de  second  ordre  de  s'acquitter  utilement  de  tâches  réservées 
autrefois  au  seul  génie  des  grands  maîtres. 

La  science,  de  son  côté,  trouve  dans  une  théologie  pra- 
tique correcte,  un  contrôle  précieux  de  ses  recherches.  La 
théologie  pratique,  au  sens  que  Nitzsch  a  mis  en  lumière, 
est  une  science  expérimentale,  qui  opère  à  l'aide  de  la  mé- 
thode d'observation.  Les  lois  qu'elle  reconnaît  reposent  sur 
les  faits  qu'elle  a  constatés  dans  la  vie  de  l'Eglise.  Quand 
elle  ne  s'est  pas  méprise  dans  ses  observations,  elle  met  en 
présence  de  faits  d'expérience,  établis  et  vérifiés.  Elle  élève 
ainsi  une  barrière  solide  que  respectera  toute  théologie  scien- 
tifique digne  de  ce  nom.  Les  hardiesses  de  la  spéculation  et 
de  la  critique  y  trouvent  des  limites  qu'elles  ne  peuvent 
franchir  sans  sortir  de  la  vérité  et,  par  suite,  de  la  science. 
Aucune  discipline  extérieure  n'entrave  la  liberté  de  leurs 
mouvements.  Mais  la  constatation  claire  des  faits  et  des  ex- 
périences de  la  vie  chrétienne  devient  pour  la  science  une 
discipline  intérieure  qu'elle  ne  pourrait  secouer  sans  cesser 
d'être  la  science  et  tomber  dans  la  fantaisie.  Tant  que  la  théo- 
logie pratique  n'était  qu'un  conglomérat  de  règles  quasi  for- 
tuites, la  théologie  pure  pouvait  se  dispenser  d'être  en  har- 
monie avec  elle.  Dans  la  mesure  où  l'objet  de  nos  études 
est  devenu  une  science  fondée  sur  les  faits,  les  savants  sont 
persuadés  qu'ils  ne  peuvent  bâtir  d'édifice  solide  sans  res- 
pecter ces  faits,  et  c'est  une  garantie  qui  a  son  prix  pour  as- 
surer à  l'Eglise  une  marche  de  la  théologie  toujours  plus 
orientée  vers  la  vérité  et,  par  conséquent,  vers  l'Evangile  de 
Jésus-Christ. 

14 


UNE    BIBLE 

COPIÉE   A   PORRENTRUY 

NOTICE   HISTORIQUE 


PAR 


Samuel   BERGER 


Décédé  le  13  Juillet  1900 


UNE  BIBLE 

COPIÉE  A  PORRENTRUY 


La  vie  intellectuelle  ne  semble  pas  avoir  été,  au  moyen 
âge,  très  animée  dans  nos  pays'.  L'histoire  littéraire  de  l'ab- 
baye de  Belchamp  et  du  chapitre  de  Saint-Maimbeuf  serait 
bientôt  écrite,  et  nous  n'avons  pas  conservé  un  seul  manus- 
crit ni  un  document  quelconque  qui  puisse  nous  faire  penser 
que,  dans  ces  établissements  religieux,  on  s'adonnait  au  culte 
des  lettres,  à  la  théologie  ou  à  l'étude  de  la  Parole  de  Dieu. 
Il  est  vrai  que  les  bibliothèques  de  Besançon  et  des  autres 
villes  de  notre  voisinage  ne  sont,  en  général,  pas  très  riches. 
Peut-être  s'est-il  perdu  plus  d'un  manuscrit  qui  aurait  relevé 
la  réputation  des  religieux  de  notre  pays,  peut-être  aurons- 
nous  quelque  jour  la  satisfaction  d'en  retrouver  un.  Mais, 
pour  le  moment,  nous  ne  pouvons  pas  nous  vanter  de  l'acti- 
vité littéraire  de  nos  pères.  Nous  irons  donc  aujourd'hui 
chercher  à  quelque  distance  de  notre  patrie  (sans  nous  en 
éloigner  beaucoup),  le  souvenir  d'un  homme  qui  s'intéres- 
sait à  la  Bible  et  à  l'art  de  copier  les  manuscrits.  Nous  le 
trouverons  à  Porrentruy,  dans  la  jolie  petite  ville  qui  fut  la 
seconde  capitale  des  évéques  de  Bâle.  Il  se  nommait  Henri 
Monnier  et  vivait  après  le  milieu  du  quinzième  siècle. 

Tandis  que,  dans  l'automne  de  1886,  je  parcourais,  sous  la 
conduite  de  mon  ami  Auguste  Castan,  les  rayons  de  la  biblio- 

(')  Il  s'agit,   dans  la  pensée  du  regretté  historien,  de  Montbcliard 
et  des  contrées  voisines. 


214  NOTICE  d'une  bible 

thèque  de  Besançon,  je  remarquai  une  bible  assez  différente 
du  plus  grand  nombre  des  manuscrits  de  même  contenu. 
C'est  un  assez  fort  volume  de  grand  format.  La  main  qui  a 
décoré  le  volume  est  peu  exercée  :  les  grandes  initiales  sont 
peintes  fort  lourdement  en  bleu  et  en  rouge  ;  le  copiste  a  eu 
soin  de  marquer  dune  touche  jaune  le  commencement  de 
chaque  verset.  On  reconnaît  facilement  un  manuscrit  écrit 
pour  l'usage  personnel  de  l'écrivain*. 

Au  folio  318  V',  on  lit  ces  mots  :  Explicit  Vetiis  Testamen- 
tiim  scriptiim  per  maïuis  Heiirici  Monnerii  miniini  presbiteri 
et  in  scriptura  consiimmatiim  die  veneris  aille  festiim  Beale 
Marie  ;  aniw  Domini  miW  CCCC""  Ixvip.  H.  Monnerii.  C'est- 
à-dire  :  «  Ici  finit  l'Ancien  Testament,  écrit  par  les  mains  de 
Henri  Monnier,  humble  prêtre,  et  achevé  d'écrire  le  ven- 
dredi avant  la  fête  de  Notre-Dame,  l'an  du  Seigneur  1467.  » 
A  la  fin  du  volume,  au  feuillet  409,  on  lit,  en  rouge,  une 
note  plus  longue  qui  se  termine  ainsi  :  «  Et  hoc  opus  totiim 
Dei  auxilio  in  scriptura  iiti  jacet  inceptiimfuit  die  quinta  men- 
sis  maii,  anno  Domini  ni^  CCCO  Ixu'  per  me  Henricum  Mon- 
nerii de  Porrentruto  indignum  presbiterum  et  per  memet 
fmitum  et  completum  décima  die  mensis  decembris  anno  Do- 
mini mo  CCCC°  Ixuip.  Valeant  in  Cliristo  qui  viderinf  et 
orent  pro  me  Henrico  Monnerii.  »  En  français  :  «  Cet  ouvrage 
fut,  avec  l'aide  de  Dieu,  commencé  d'écrire  le  5  mai  1465, 
par  moi,  H.  Monnier,  de  Porrentruy,  indigne  prêtre,  et  il  fut 
achevé  par  moi  le  10  décembre  1467.  Je  salue  en  Christ  ceux 
qui  le  liront  et  je  leur  demande  de  prier  pour  moi.  H.  Mon- 
nier. »  Il  n'a  donc  fallu  à  l'infatigable  prêtre  que  deux  ans 
et  sept  mois  pour  copier  toute  la  Bible;  le  Nouveau  Testa- 


*  Description  du  manuscrit.  —  Bibliothèque  de  la  ville  de  Besan- 
çon, no  12.  330  millim.  sur  2ô5,  410  ff.,  2  col.  de  52  à  53  lignes,  titres 
courants  et  chapitres  rouges  ;  initiales  alternativement  bleues  et  rou- 
ges ;  réclames  enfermées  dans  un  cartouche, 

Fol.  1  :  Testamentiim  dicitur  a  testor...  Fol.  3  :  Frater  Ambrosius... 
(préface  de  saint  Jérôme).  Fin  :  ...  personaliter. 


COPIÉK    A    PORUHNTBUY  215 

ment  aurait  été  écrit  en  quatre  mois,  si  la  «  fête  de  Notre- 
Dame  »  dont  il  est  question  était  la  Notre-Dame  d'août, 
l'Assomption.  Une  telle  hâte  parait  dépasser  les  forces  hu- 
maines; il  est  donc  probable  qu'il  s'agit  de  l'Annonciation 
(25  mars).  De  toute  manière  Henri  Monnier  a  travaillé  com- 
me un  agile  et  diligent  écrivain. 

Notre  bible,  avons-nous  dit,  n'est  pas  exactement  sem- 
blable à  toutes  celles  qui,  depuis  le  milieu  du  treizième  siè- 
cle, formaient  l'édition  courante  de  la  lii)rairie  parisienne. 
Je  dis  :  l'édition.  Jamais,  en  effet,  on  n'a  vu  des  exemplaires 
plus  semblables  les  uns  aux  autres  que  ne  sont  les  milliers 
de  bibles  manuscrites  que  les  libraires  parisiens  ont  envoyés 
dans  toute  l'Europe.  Auparavant,  chaque  manuscrit  de  la 
Bible  avait  ses  particularités,  ses  caractères,  et  aucun,  pour 
ainsi  dire,  ne  ressemblait  à  un  autre.  Déjà  saint  Jérôme 
disait  :  «  Autant  de  manuscrits,  autant  de  textes  »,  et  au 
douzième  siècle,  le  désordre  était  devenu  sans  nom. 

C'est  alors  que  se  fit,  dans  l'usage  de  la  Bible,  la  grande 
révolution  qui  fut  la  conséquence  du  développement  de 
l'Université  de  Paris.  La  Bible  devint  un  livre  d'enseignement, 
un  manuel.  Que  faire,  dans  un  enseignement  suivi  et 
régulier,  de  bibles  dissemblables  et  dépareillées,  si  tant  est 
qu'il  fût  possible  de  tirer  parti  des  volumes  énormes  que 
formait  généralement  alors  le  livre  saint?  Etienne  Langton, 
l'illustre  chancelier  de  l'Université,  qui  fut  plus  lard  arche- 
vêque de  Canterbury,  fut  le  principal  auteur  de  la  réforme. 
Il  eut  l'idée  de  partager  toute  la  Bible  en  des  chapitres  à  peu 
près  égaux  (ce  sont  nos  chapitres  actuels),  chose  fort  peu 
scientifique  à  l'égard  de  l'exégèse,  mais  éminemment  com- 
mode et  utile  à  l'usage.  Il  fit  ce  travail  à  Paris,  dans  le  pre- 
mier quart  du  treizième  siècle.  Il  rangea  en  même  temps  les 
livres  bibliques  dans  un  ordre  très  simple  qui  est  encore 
à  peu  près  celui  de  nos  bibles,  et  il  prépara  ainsi,  sans  l'éta- 
blir, une  édition  scolaire,  usuelle  et  manuelle  de  la  Bible. 

11  fallait  maintenant  obtenir  ce  résultat,  que  la  nouvelle 


âl6 


NOTICE   D  UNE    BIBLE 


édition  se  substituât  à  toutes  les  autres  et  fût  seule  en  pos- 
session d'état,  seule  admise  pour  l'enseignement  et  seule  en 
usage  parmi  les  étudiants.  Ce  résultat  fut  obtenu  plus  facile- 
ment que  l'on  ne  serait  peut-être  disposé  à  le  croire.  L'Uni- 
versité de  Paris,  en  etfet,  comptait,  parmi  ses  «  suppôts  », 
une  armée  d'écrivains,  de  parcheminiers  et  d'enlumineurs. 
Il  suffit  de  donner  le  mot  d'ordre  à  ces  industriels,  pour 
qu'ils  comprissent  leur  intérêt.  L'ordre  d'introduire  la  Bible 
nouvelle  ne  fut,  je  pense,  jamais  donné  officiellement,  et 
aucune  décision  ne  donna  jamais  autorité  à  l'édition  nou- 
velle, mais  bientôt  on  ne  connut  plus  qu'elle  et,  dès  les  pre- 
mières années  du  règne  de  saint  Louis,  on  vit  se  multiplier 
ces  jolies  bibles  d'un  transport  et  d'un  usage  faciles,  déco- 
rées simplement,  mais  avec  goût,  toutes  plus  ou  moins  sem- 
blables entre  elles,  que  nous  appelons  les  «  bibles  parisien- 
nes». De  ces  bibles  «  d'usage»  avaient  disparu  les  sommaires 
et  d'autres  hors-d'œuvre,  souvenirs  du  passé,  qui  alourdis- 
saient le  volume  sans  utilité  pour  l'étude. 

L'usage  de  l'édition  nouvelle  fut  bientôt  assez  dominant 
pour  qu'il  fût  possible  de  rédiger,  d'après  elle,  des  concor- 
dances très  soignées  oi^i,  à  défaut  de  numérotage  des  versets, 
on  divisait  les  chapitres,  à  l'aide  des  premières  lettres  de 
l'alphabet,  en  parties  à  peu  près  égales.  Ce  dernier  travail 
fut  fait  dans  la  seconde  moitié  du  treizième  siècle,  à  Paris, 
au  couvent  des  jacobins,  c'est-à-dire  des  dominicains  de  la 
rue  Saint-Jacques. 

Mais  comment  avons-nous  pu  parler  de  versets  ?  Il  est, 
en  etfet,  généralement  admis  que  les  versets  de  la  Bible  ou  du 
moins  ceux  du  Nouveau  Testament  ont  été  marqués  par 
Robert  Estienne,  en  1550  ou  environ,  sur  le  pommeau  de  la 
selle  de  son  cheval,  dans  un  voyage  de  Paris  à  Lyon.  Mais  si 
la  fixation  et  le  numérotage  des  versets  sont  récents,  les  ver- 
sets eux-mêmes,  héritage  de  l'hébreu,  ont  toujours  existé  et 
ont  toujours  été,  aux  époques  où  la  Bible  était  copiée  avec 
soin,  marqués  avec  une  grande  attention  dans  les  manus- 


COPIÉE   A    PORRENTRUY  217 

crits.  A  l'époque  qui  nous  intéresse,  le  commencement  des 
versets  était  d'ordinaire  indiqué  par  un  point  rouge  au  milieu 
de  l'initiale.  C'est  ainsi  que  nous  avons  vu  Henri  Monnier 
employer  à  cet  effet  une  petite  touche  jaune. 

On  comprendra  facilement  comment  la  Bible  du  prêtre  de 
Porrentruy,  tout  en  ayant  la  disposition,  les  chapitres  et 
l'allure  générale  des  bibles  parisiennes,  peut  en  différer  de 
plus  d'une  manière.  On  ne  se  borna  pas,  en  effet,  à  copier  à 
nouveaux  frais  la  Bible  d'après  les  principes  de  l'Université  ; 
on  dut  aussi  adapter  au  nouvel  usage  les  anciens  exem- 
plaires, et  c'est  ainsi  que  nous  avons  beaucoup  de  bibles  du 
treizième  siècle,  portant  dans  le  texte  les  anciens  chapitres, 
avec  l'attirail  ancien  et  les  nouveaux  chapitres  sur  les  mar- 
ges. Tout  cela  ne  se  fit  naturellement  pas  sans  créer  une 
certaine  confusion,  car  ces  bibles  mixtes  servirent  à  leur  tour 
de  modèle  aux  copistes,  mais  l'uniformité  extérieure  cou- 
vrait le  désordre  intérieur.  Quant  au  texte  lui-même,  il  était, 
sans  exception,  fort  mauvais,  et  aucun  des  docteurs  de  l'Uni- 
versité ne  s'était  occupé  d'en  faire  disparaître  les  grossières 
interpolations  qui  le  déparaient.  Lorsque  plus  tard  les  ordres 
mendiants  s'efforcèrent  de  substituer  un  texte  plus  correct  à 
celui  qui  propageait  tant  d'erreurs,  ils  échouèrent  devant  la 
routine. 

La  bible  de  Henri  Monnier  est  une  de  ces  bibles  mixtes 
dont  nous  venons  de  parler. 

Je  n'ose  pas  dire  que  c'est  une  œuvre  individuelle,  car 
l'écrivain  n'y  a  pas  mis  beaucoup  du  sien.  Il  a  pourtant 
ajouté  en  tête  du  volume  quelques  notions  sur  l'Ecriture 
Sainte,  au  milieu  desquelles  il  s'est  donné  le  plaisir  de  coller 
une  gravure  sur  bois  représentant  la  Vierge  et  l'enfant  Jésus. 
Il  a  également  placé  en  tète  des  Evangiles  des  sommaires 
en  fort  mauvais  vers,  où  deux  vers  sont  consacrés  à  chaque 
chapitre.  Ces  sommaires,  que  je  n'ai  pas  rencontrés  ailleurs 
et  qui  ne  sont  pas  anciens,  commencent  ainsi  : 


218  NOTICE  d'une  bible 

A  patribus  genitum  texit  te  Christe  Maleus... 

A  Nazareth  Jhesus  ad  lavacrum  venit  indice  Marco... 

Quant  aux  autres  différences  qui  séparent  cette  bible  de 
l'édition  courante,  je  n'en  relèverai  qu'une,  mais  elle  est 
d'importance. 

Ce  qui  rend,  en  effet,  notre  manuscrit  particulièrement 
intéressant,  c'est  qu'il  est  du  nombre  assez  restreint  de  ceux 
qui  contiennent  un  célèbre  apocryphe,  le  quatrième  livre 
d'Esdras^  Il  ne  le  contient  pas  tout  entier,  car  on  y  remarque, 
au  milieu  du  chapitre  Vil,  de  même  que  dans  presque  tous 
les  manuscrits  qui  nous  en  sont  conservés,  une  singulière 
lacune.  Dans  tous  ces  manuscrits,  il  manque  une  soixan- 
taine de  versets,  toute  une  grande  double  page  et,  en  effet, 
nous  le  savons,  tout  ce  groupe  de  manuscrits  provient  d'un 
exemplaire  unique  que  nous  possédons,  d'un  manuscrit  de 
Saint-Germain-des-Prés  où  la  page  en  question  a  été  coupée 
d'un  coup  de  ciseau  hardi  et  imprudent. 

Pourquoi  le  quatrième  livre  d'Esdras  a-t-il  été  ainsi  am- 
puté? Dans  la  page  en  question  se  trouvait  un  passage, 
récemment  retrouvé,  qui  est  ou  qui  semble  bien  peu  favo- 
rable à  la  prière  pour  les  morts  : 

Les  justes  pourront-ils,  au  jour  du  jugement,  excuser  les  im- 
pies ou  implorer  pour  eux  la  grâce  du  Très-Haut  ?  Les  pères 
pourront-ils  intercéder  pour  leurs  fils  ou  les  fils  pour  leurs  pa- 
rents, les  frères  pour  les  frères,  les  proches  pour  leur  famille,  les 
amis  fidèles  pour  leurs  plus  chers? 

L'ange  répondit  et  me  dit  :  Puisque  lu  as  trouvé  grâce  devant 
mes  yeux,  je  t'enseignerai  ceci  encore  :  Le  jour  du  jugement  est 
un  jour  terrible,  et  il  montrera  à  tous  les  signes  évidents  de  la 
vérité.  Comme  aujourd'hui  le  père  n'envoie  pas  son  fds,  ni  le 
fils  son  père,  ni  le  maihe  son  serviteur  ou  le  fidèle  ami  son  plus 
cher,  pour  penser  pour  lui,  pour  dormir  ou  manger  ou  se  faire 
soigner  à   sa  place,  ainsi  personne  ne  priera  jamais  pour  un 

•  Fol.  150,  yo  LiBEK  t^SDRE  nj".  Liber  teiiius  (sic)  Esdre  prophète  filii 
Sarei... 


COPIÉE    A    PORRENTRUY  219 

autre'.  Car  chacun  portera  alors  sa  propre  justice  ou  sa  propre 
injustice. 

Quelle  que  soit  l'exacte  portée  théologique  de  ces  lignes, 
il  est  certain  qu'elles  n'ont  pas  été  écrites  pour  recommander 
la  prière  pour  les  morts.  Il  savait  ce  qu'il  faisait,  le  moine 
qui  a  coupé  la  page  de  la  bible  de  Saint-Germain. 

Le  quatrième  livre  d'Esdras  a  joui,  auprès  de  certains 
esprits  qui  n'étaient  pas  médiocres,  d'une  autorité  dont  un 
seul  fait  nous  donnera  une  juste  idée  :  il  est  pour  quelque 
chose  dans  la  découverte  de  l'Amérique. 

Au  verset  42  du  chapitre  YI,  Esdras  dit  à  Dieu  : 

Au  troisième  jour,  tu  as  ordonné  aux  eaux  de  se  réunir  dans  la 
septième  partie  de  la  terre,  et  lu  as  desséché  et  conservé  les  six 
autres  parties,  afin  qu'il  en  sortît  devant  ta  face,  pour  ton  ser- 
vice, des  plantes  semées  et  cultivées  par  Dieu. 

On  voit  que  la  cosmographie  de  l'auteur  de  notre  apo- 
cryphe diminuait  singulièrement  la  place  relative  occupée 
par  les  eaux  sur  la  surface  du  globe.  En  réalité,  les  mers  oc- 
cupent, non  pas  un  septième  mais  un  peu  moins  des  trois 
quarts  de  la  surface  terrestre. 

Déjà  Roger  Bacon,  le  plus  grand  savant  du  moyen  âge. 
avait  tiré  parti  de  ces  mots,  dans  son  célèbre  Opiis  majiis, 
pour  établir  la  proximité  de  l'Inde  et  de  rp]spagne.  Christo- 
phe Colomb  en  fut  vivement  frappé.  J'ai  vu  à  la  bibliothèque 
Colombine,  à  Sévillc,  un  exemplaire  du  quatrième  livre 
d'Esdras  où  ce  passage  est  souligné  de  la  main  ferme  du 
grand  navigateur. 

Mais  en  voilà  assez  à  propos  d'une  bible  et  d'un  simple 
prêtre  de  Porrentruy. 

Samuel  Berger. 

'  Sic  ininqiiam  nciuo  pro  nliqno  rofjabit. 


UN  INCIDENT  PHILOSOPHIQUE 
DE  L'AFFAIRE  URBAIN  GRANDIER 


PAR 


Raoul  ALLIER 


UN  INCIDENT  PHILOSOPHIQUE 

DE  L'AFFAIRE  URBAIN  GRANDIER 


Jean-Martin  de  Laubardemont  était  arrivé  à  Loudiin  en 
octobre  1633.  Il  y  était  envoyé,  non  pour  enquêter  sur 
des  Ursulines  agitées  et  chasser  des  diables,  mais  tout 
simplement  pour  détruire  les  fortifications  et  le  château  de 
la  ville  et  rendre  impossible  toute  résistance  des  protestants. 
Mais  quand  les  fanatiques  lui  racontèrent  à  leur  façon  les 
faits  et  gestes  d'Urbain  Grandier,  mauvais  prêtre,  magicien, 
voué  au  diable  et,  par-dessus  le  marché,  hostile  à  Richelieu, 
il  se  jeta  sur  cette  affaire  avec  l'emportement  d'un  bon  ser- 
viteur de  l'Église,  du  Roi  et  du  Cardinal-ministre.  Peu  à 
peu  il  en  vint  à  se  demander  si  les  dépositions  des  démons 
et  leurs  exercices  variés  ne  pourraient  pas  être  employés  à 
la  confusion  de  l'hérésie. 

Ses  excellents  amis  et  collaborateurs,  les  PP.  Lactance  et 
Tranquille,  capucins,  se  mirent  à  soutenir  une  doctrine  fort 
nouvelle,  à  savoir  que  «  le  Diable,  dûment  contraint  j)ar 
les  exorcismes,  est  tenu  de  dire  la  vérité  ».  Ce  principe  pou- 
vait servir  d'abord  contre  Grandier,  puis  contre  les  hugue- 
nots. Ne  serait-il  point  piquant  de  voir  Satan  aider  les  prê- 
tres à  convaincre  d'erreur  ces  entêtés  de  la  Religion  prétendue 
réformée?  Laubardemont  chargea  donc  les  moines  d'ensei- 
gner du  haut  de  la  chaire  des  théories  aussi  utiles  ;  et  les 
prédications  sur  ce  thème  abondèrent  à  Loudun,  à  Poitiers 


224  UN    INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

et  dans  les  localités  voisines.  Des  catholiques  ayant  fait  mine 
de  se  scandaliser,  on  leur  fit  savoir  qu'ils  risquaient  de  com- 
mettre un  péché  mortel.  L'opinion  inattendue,  que  l'on  dé- 
clarait orthodoxe,  fut  prestement  colportée  ^ 

Laubardemont  n'ignorait  pas  que,  dans  la  foule  qui  assis- 
tait aux  exorcismes,  il  y  avait  plus  d'un  protestant.  Mais  il 
n'apprenait  jamais  qu'aucun  d'eux  eût  été,  sinon  converti, 
du  moins  troublé  par  ces  cérémonies  bruyantes  et  bizarres. 
On  lui  racontait  même  que  les  mal  pensants  se  permettaient 
de  gloser  sur  son  propre  compte,  sur  les  talents  des  exor- 
cistes et  sur  les  excentricités  des  religieuses.  Il  fallait,  à  tout 
prix,  frapper  un  grand  coup  et  compromettre  les  pasteurs 
de  la  ville.  Justement,  certaine  promesse  des  diables  lui  en 
fournit  un  jour  l'occasion. 

Le  18  mai  1634,  Laubardemont  fit  mander  auprès  de  lui 
Daniel  Couppé,  Jacques  de  Brissac  et  François  Malherbe. 
En  présence  du  vice-gérant  de  Mgr  de  Poitiers  et  du  pro- 
cureur de  la  commission,  il  leur  annonça  que  «  les  malins 
esprits  qui  possédaient  le  corps  des  religieuses  avaient  pro- 
mis de  sortir  et  qu'au  besoin  ils  en  seraient  forcés  par  les 
exorcistes  le  lendemain  samedi  sur  les  cinq  heures  après 
midi  ».  Il  les  pria  de  venir  voir  cette  merveille,  leur  assu- 
rant les  meilleures  places,  et  leur  déclarant  «  qu'ils  ne  sau- 
raient faire  œuvre  plus  agréable  au  roi  »,  qu'il  se  chargeait 
«  de  faire  soigneusement  entendre  à  Sa  Majesté  quel  sera 
leur  procédé  en  cette  occasion  pour  y  recevoir  louange  et 
gratitude  s'ils  s'en  rendent  dignes  ;  que  dans  le  cas  con- 
traire, il  usera  de  son  pouvoir  pour  les  y  contraindre  ».  Les 
pasteurs  répliquèrent  «  qu'ils  étaient  les  très  humbles  et  très 
obéissants  serviteurs  et  sujets  de  Sa  Majesté,  mais  que  dans  une 
affaire    où   leur    conscience,   leur  charge  et  leur  honneur 

^  Il  faut  lire  rexposition  de  cette  doctrine  extraordinaire  dans  le 
livre  du  prieur  de  Troissay  :  Effets  miraculeux  de  l'Eglise  Romaine  sur 
les  estranges  el  effroyables  actions  des  démons,  etc.,  par  La  Foucau- 
dicrc  (Paris,  chez  Morlot,  IGSô,  in-8"). 


DE   L*AFFAIRE   URBAIN   GRANDIER  225 

étaient  engagés  »,  ils  regrettaient  de  ne  pouvoir  se  rendre  à 
ses  désirs.  Ils  ajoutèrent  «  que  le  Roi,  par  l'article  6  del'Édit 
de  Nantes,  accordait  la  liberté  de  conscience  et  le  libre 
exercice  de  leur  culte  ».  C'était  insinuer  que  le  témoignage 
des  diables  ne  les  déciderait  pas  à  renoncer  à  ce  que  la  pa- 
role du  souverain  leur  garantissait.  On  dressa  procès-verbal 
de  la  conversation  K  Laubardemont  jura  qu'il  aurait  sa 
revanche. 

A  sa  grande  joie,  pourtant,  un  huguenot  de  marque  promit 
d'assister  à  la  cérémonie.  C'était  M.  Duncan,  médecin  et 
professeur  de  philosophie  en  l'académie  de  Saumur.  Comme 
praticien  et  savant,  il  éclipsait  en  renommée  les  «  pauvres 
médecins  de  villages  »,  selon  le  mot  de  Grandier  -,  qui 
avaient  été  chargés  des  expertises.  Les  exorcistes  eussent 
triomphé,  s'ils  avaient  conquis  l'approbation  et  l'assentiment 
d'un  tel  homme.  Ils  le  voyaient  suivre  toutes  leurs  pratiques 
avec  une  attention  soutenue.  Ils  le  voyaient  surtout  hocher 
la  tête  et  dire  très  poliment  qu'il  n'était  pas  convaincu.  Il 
n'assista  pas  seulement  à  cette  fameuse  sortie  des  diables  ;  il 
contempla  bien  d'autres  opérations.  Et  plus  il  résistait,  plus 
les  prêtres  tenaient  à  avoir  raison  de  lui... 

Ils  firent  bien  ;  car  ils  lui  donnèrent  l'occasion  et  les 
moyens  d'écrire,  sur  cette  aventure  de  quelques  religieuses, 
le  seul  écrit  du  temps  qui  ne  soit  pas  déraisonnable  ^.  Il  est 
vrai  qu'ayant  eu  contre  lui,  pendant  le  procès,  les  docteurs 
officiels,  et,  après  la  condamnation  de  Grandier,  les  partisans 
de  la  vérité  légale,  son  petit  livre  n'est  guère  connu  de  per- 
sonne. C'est  à  peine  si  le  titre  en  a  survécu  ;  et,  pour  en 
trouver  à  Paris  un  exemplaire,  il  faut  le  chercher,  tout  dé- 
cousu et  démembré,  dans  le  fatras  du  recueil  Thoisy  à  la 
Bibliothèque    nationale.     On  doit    pourtant    l'exhumer   et 

'  Ce  procès-verbal  est  dans  les  pièces  conservées  à  la  Bibliothèque 
nationale.  Fonds  franc.,  7.618. 
^  Voir  plus  loin,  page  259,  la  note. 

^  Discours  de  la  possession  des  religieuses  ursulines  de  Loudun,  1634. 

15 


226  UN    INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

le  lire  ;  car  la  discussion  serrée  de  ce  protestant  est  le 
seul  incident  philosophique  de  l'alTaire.  Il  y  a  là,  en  soixante- 
quatre  pages,  l'essentiel  de  ce  que  dira  la  science  dans  l'a- 
venir. 


Duncan  se  garde  bien  de  prendre  pour  point  de  départ 
de  ses  raisonnements  un  a  priori  quelconque  :  par  exemple, 
celui  qui  consisterait  à  nier  d'emblée  la  possibilité  de  la 
possession.  Il  ne  se  préoccupe  pas  de  ce  problème  :  peut-il 
y  avoir  des  démoniaques?  Aussi  bien  n'est-ce  point  de  cette 
question  générale  que  l'on  discute  à  Loudun  et  ailleurs.  Il 
ne  s'agit  que  de  savoir  si  les  Ursulines  que  l'on'exorcise  avec 
solennité  sont  possédées  ou  non.  Tout  le  débat  porte  sur  un 
fait  précis.  «  Comme  de  douter  s'il  y  peut  avoir  des  démo- 
niaques, c'est  une  impiété  :  aussi  est-ce  une  simplicité  trop 
grossière,  quand  il  s'agit  d'un  particulier,  de  croire  qu'il  soit 
démoniaque  sans  preuves  certaines  et  manifestes.  Car  l'his- 
toire nous  enseigne  que  plusieurs  ont  contrefait  les  démo- 
niaques, ne  l'étant  point;  et  l'humeur  mélancolique  produit 
quelquefois  des  effets  qui  passent  pour  surnaturels,  non  seu- 
lement au  jugement  des  vulgaires,  mais  aussiMe  quelques- 
uns  des  doctes.  » 

Le  médecin  s'autorise  ici  de  la  prudence  de  l'Église,  et 
et  il  invoque  cette  prudence  contre  la  crédulité  précipitée  de 
Laubardemont  et  de  l'évêque  de  Poitiers,  M.  de  la  Roche- 
pozay  :  «  Le  Rituel  Romain  défend  de  croire  de  léger  que 
quelqu'un  soit  démoniaque.  Et  en  obéissant  à  cette  défense, 
j'estime  qu'il  m'est  loisible  de  douter  si  les  Ursulines  de 
Loudun  sont  possédées  et  agitées  du  malin  esprit  ;  d'autant 
que  les  raisons  qu'on  allègue  pour  le  prouver  me  semblent 
faibles  et  insuffisantes.  »  Et  très  tranquillement,  comme  s'il 
ne  s'exposait  à   aucun  accident,  comme  s'il  ;  discutait  des 


DE  l'affaire  urbain  grandier  227 

vertus  de  rémétique  ou  de  rantimoine,  Duncan  entreprend 
la  critique  de  ces  raisons,  en  les  distinguant  en  morales  et 
naturelles. 

Quelques-unes  des  raisons  morales  qu'on  lui  présente  sont 
fort  délicates  à  discuter.  Elles  mettent  en  cause  des  person- 
nages auxquels  il  peut  être  dangereux  de  déplaire.  Duncan 
les  condense  rapidement,  sans  essayer  d'en  diminuer  la 
force  apparente  : 

«  Les  morales  sont  les  jugements  qu'en  font  Monsieur 
l'évêque  de  Poitiers  ^,  prélat  savant  et  sans  reproche,  et  les 
prêtres  et  les  religieux  par  lui  employés  à  l'exorcisme,  et 
M.  de  Laubardemont,  commissaire  du  roi,  et  les  médecins 
par  lui  choisis  et  appelés  pour  juger  si  ce  ({ui  paraît  d'ex- 
traordinaire en  ces  filles  procède  de  maladie,  ou  de  malice, 
ou  d'une  cause  surnaturelle.  Car  ils  croient  tous  en  la  pos- 
session. De  plus,  quelle  apparence  y  a-t-il  que  des  filles, 
qui  de  naissance  sont  de  bonne  maison,  et  de  profession  Re- 
ligieuses, voulussent  contrefaire  les  démoniaques  au  préju- 
dice de  leur  propre  honneur  et  sans  en  espérer  aucun 
avantage,  et  accuser  de  magie  un  prêtre  innocent,  contre 
lequel  elles  n'auraient  jamais  eu  ni  procès,  ni  querelle,  ni 
aucun  sujet  d'inimitié  ;  et  en  outre,  qu'une  telle  fourbe  puisse 
avoir  été  tenue  secrète  par  tant  de  filles  si  longtemps?  » 

Ces  considérations  suffisent  à  bien  des  gens  pour  se  refu- 
ser à  l'examen  des  faits.  Duncan  estime  qu'elles  doivent 
seulement  «  empêcher  un  esprit  modeste  de  soutenir  abso- 

'  Cet  argument  est  développé  dans  ropuscule  du  I^.  Tranquille  :  Véri- 
table procédure  observée  an  fait  de  la  possession  des  Ursnlines  de  Loudun 
et  au  procès  de  Grandier  par  le  R.  P.  Tr.  H.  ('-.  (I^aris,  UVArt).  Ce  moine 
y  parle  ainsi  de  l'évêque  : 

«  II  ne  faut  point  d'autres  preuves  de  possession  à  ceux  qui  ont 
l'honneur  de  le  connaître,  que  de  savoir  qu'il  la  croit,  qu'il  la  prêche, 
qu'il  la  publie,  et  qu'il  en  a  donné  un  témoignage  solennel  par  écrit, 
et  n'est  pas  même  jusques  à  des  huguenots  bien  sensés  quila  croient, 
fondés  sur  cette  raison  que  M.  l'évêque  de  Poitiers  est  un  prélat  trop 
sage  et  trop  avisé  pour  se  laisser  surprendre  à  des  tourbes,  p.  19  et  20.  » 


228  UN    INCIDENT   PHILOSOPHIQUE 

lument  que  ces  filles  ne  sont  pas  possédées  »  ;  elles  ne  l'as- 
surent point  de  la  possession. 

Certes,  il  honore  M.  de  Poitiers  «  autant  que  ceux  qui 
croient  ou  font  semblant  de  croire  la  possession  '  ».  Mais  les 
jugements  de  l'évéque  ne  sont  pas  infaillibles,  surtout  en  une 
affaire  de  cette  nature.  «  Car  il  n'est  pas  ici  question  d'un 
point  de  théologie,  mais  d'un  fait  particulier,  où  le  Pape 
même  peut  errer.  »  Pour  affirmer  qu'une  personne  est  pos- 
sédée d'un  démon,  il  faut  constater  au  préalable  «  des  effets 
qui  surpassent  la  puissance  des  causes  naturelles  ».  Et  Dun- 
can  avance,  à  ce  propos,  une  idée  fort  simple,  qui  était  sin- 
gulièrement révolutionnaire  :  «  Je  pense  que  personne  ne 
doute  qu'il  n'appartienne  plutôt  aux  naturalistes  et  aux  mé- 
decins qu'aux  théologiens  déjuger  de  la  puissance  et  portée 
des  causes  naturelles.  » 

L'énumération  est  fort  intéressante  des  problèmes  qu'il 
abandonne  aux  théologiens  :  «  Si  un  magicien  peut  envoyer 
un  démon  dans  le  corps  d'une  personne  qui  craint  Dieu  et  qui 
n'y  apporte  aucun  consentement  exprès  ni  tacite  ;  s'il  faut 
ajouter  foi  à  ce  que  disent  les  démons  quand  ils  sont  adjurés 
de  dire  vérité  ;  si  l'exorciste  a  la  puissance  d'augmenter  ou 
diminuer  les  peines  et  tourments  d'un  démon  et  est  bien  fondé 
de  lui  dire  :  Miiltiplico  tuas  pœnas,  Millecuplo  tuas  pœnas, 
Augeo  tuas  pœnas  in  infmitum;  s'il  lui  est  loisible,  quand  le 
possédé  est  en  repos,  de  faire  commandement  au  démon  de 
le  tourmenter,  ou  de  rentrer  dans  son  corps  après  en  être 
sorti,  ou  de  ramener  l'Hostie  sur  sa  langue  après  l'avoir 

'  Quelques  jours  après  Pâques,  en  1634,  M.  de  la  Rochepozay  se  rendit 
à  Loudun.  Il  commença  par  déclarer  «  qu'il  n'était  pas  venu  pour 
chercher  la  vérité  delà  possession,  mais  pour  la  faire  croire  et  décou- 
vrir des  écoles  de  magie  d'iiommes  et  de  femmes  ».  Le  même  homme 
qui  déclarait  que  «  les  diables  ne  peuvent  résister  à  l'autorité  de 
l'Église  »,  adjuré  par  Grandier  de  tenter  une  expérience  décisive,  ré- 
pondait qu'  «  il  ne  voulait  point  exposer  l'autorité  de  l'Église  aux 
ruses  des  démons  qui  pouvaient  avoir  contracté  quelque  pacte  sur  ce 
sujet  avec  ledit  Grandier  ».  Voir  Légué,  op.  cit.,  p.  230  et  246. 


DE  l'affaire  urbain  grandier  229 

avalée;  ou,  ne  pouvant  chasser  le  démon  par  prières  et 
exorcismes^  d'avoir  recours  au  brùlenient  de  son  effigie, 
faite  à  la  fantaisie  du  peintre,  comme  au  dernier  remède 
pour  le  chasser;  ou  de  proposer  des  questions  au  démon 
touchant  la  sacrée  personne  du  roi  et  celle  de  Monseigneur 
le  cardinal  de  Richelieu,  attendu  que  les  démons  sont  mé- 
chants et  calomniateurs  des  gens  de  bien.  »  Voilà  des  ques- 
tions assurément  fort  graves  ;  mais  Duncan  les  réserve  aux 
autorités  compétentes  pour  en  connaître  :  «  Comme  médecin, 
je  n'entreprends  pas  d'en  dire  mon  avis,  ne  désirant  passer 
les  bornes  de  ma  profession .  » 

Il  est  clair  que,  si  Duncan  ne  croit  point  devoir  s'incliner 
docilement  devant  la  parole  d'un  évêque,  il  se  sent  encore 
plus  libre  à  l'égard  des  prêtres  et  des  religieux  qui  font  les 
exorcismes.  Sans  doute,  ces  pieux  personnages  prêchent  que 
tous  bons  catholiques  sont  obligés  de  les  croire  et  ils  se  per- 
mettent d'appeler  athées  les  récalcitrants  *.  Leur  prétention 
ne  prouve  rien  :  «  Si  est-ce  que  je  connais  d'autres  ecclé- 
siastiques doctes  et  consciencieux,  et  aussi  zélés  catholiques 
qu'eux,  qui  doutent  de  la  possession  tout  autant  que  moi.  » 

Il  y  a,  pourtant,  M.  de  Laubardemont  qui  pense  comme 
eux.  Mais  Duncan,  qui  ne  recule  devant  aucune  hardiesse, 
est  convaincu  que  ce  magistrat  «  est  trop  judicieux  pour  vou- 
loir que  son  opinion  de  la  possession  passe  pour  loi  aux 
autres  -  ».    «  Je   m'assure,    ajoute-t-il,   qu'il   ne    demande 


'  Les  PP.  Lactance  et  Tranquille  tonnaient  en  chaire  contre  tous 
ceux  qui  mettaient  en  iloute  la  possession;  ils  les  traitaient  couram- 
ment «  d'hérétiques,  de  libertins  et  de  sorbonnistes  ».  Et  quand  ils 
avaient  épuisé  leur  chapelet  d'accusations,  ils  ajoutaient  que  «  la 
meilleure  preuve  de  la  réalité  de  la  possession,  c'est  que  le  Roi  et  le 
cardinal  la  croyaient  ;  que  ceux  qui  en  doutaient  se  rendaient  crimi- 
nels de  lèze-majesté  divine  et  humaine  et  étaient  chàtiables  comme 
complices  de  la  magie  du  curé  ».  Cf.  Légué,  op.  cit.,  p.  226  et  227. 

'  C'est  pour  cela  sans  doute  que  Laubardemont  fit  coller  sur  les 
murs  des  églises,  lire  en  chaire  et  publier  à  son  de  trompe  la  procla- 
mation suivante  :  «    Il  est  expressément  inhibé  et  detlandu  à  toutes 


230  UN    INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

d'autre  louange  que  celle  de  fidélité  et  diligence  en  l'exécu- 
tion de  Sa  commission.  » 

"*  On  invoque  aussi  les  rapports  des  médecins.  Mais  d'abord 
il  fâudiait,  non  pas  les  invoquer  en  bloc,  mais  avoir  une 
claire  connaissance  de  ce  qu'ils  contiennent  ;  et  Duncan 
déclare  qu'il  ne  l'a  pas  K  II  ajoute  même  qu'il  ignore  si  les 
copies  qu'il  en  a  vues  sont  conformes  aux  originaux.  En 
admettant,  d'ailleurs,  qu'ils  soient  favorables  à  la  thèse  offi- 
cielle, on  n'en  aurait  pas  fini  avec  les  questions  inévitables  : 
«  Il  faudrait  savoir  s'ils  (les  médecins)  ont  été  tous  d'un 
même  avis  ou  si  quelques-uns  d'eux  les  ont  signés  seulement 
en  déférant  à  la  pluralité  des  voix  et  contre  leur  sentiment 
particulier,  comme  souvent  il  arrive  en  telles  compagnies. 
Car  il  est  certain  que  plusieurs  d'entre  eux  étaient  déjà  pré- 
Venus  et  avaient  fait  tous  leurs  efforts  pour  persuader  la 
possession  à  tout  le  monde  plus  d'un  an  avant  d'avoir  été 
appelés  pour  en  juger  :  et  peut-être  que  si  M.  de  Laubarde- 

sortes  de  personnes  (le  quelque  qualité  et  condition  qu'elles  soient 
de  mesdire,  melfaire  ni  autrement  entreprendre  contre  les  religieuses 
et  aultres  personnes  dudict  Loudun  affligéez  des  malings  esprits,  leurs 
exorcistes  ni  ceux  qui  les  assistent  soit  aux  lieux  où  elles  sont  exor- 
cisées ou  ailleurs,  en  quelque  manière  et  fasson  que  ce  soit,  à  peine 
de  dix  mil  livres  d'amande  et  autre  plus  grande  somme  et  de  punition 
corporelle  si  le  cas  y  échoit.  Et  atin  que  personne  n'en  prétende  cause 
d'ignorance  sera  la  présente  ordonnance  lue  et  publyée  aujourd'huy 
au  prosne  des  églises  paroissiales  de  cette  ville  et  affichée  tant  aux 
portes  d'icelles  que  partout  ailleurs  où  besoin  sera.  —  Faict  à  Loudun 
ce  dimanche  second  de  juillet  1634.  » 

'  Duncan  avait  raison.  Un  des  meilleurs  médecins  de  la  ville,  Gas- 
pard Joubert,  avait  examiné  les  Ursulines  ;  il  avait  rédigé  un  rapport 
dont  il  n'a  été  tenu  aucun  compte  dans  le  procès  et  que  le  Dr  Légué 
a  publié  ])Our  la  première  fois.  Joubert  déclare  que  ses  collègues  et 
lui  ont  «  très  sérieusement  visité  »  les  religieuses,  et  il  conclut  : 
«  Elles  nous  ont  à  la  vérité  paru  transportées  èz  leur  sang  en  émo- 
tion, mais  estimons  que  ce  n'est  point  parle  travail  des  démons  et  des 
esprits,  ains  par  la  force  qu'elles  manifestaient  avoir  eues  par  l'effica- 
cité de  quelques  remèdes  comme  par  l'antimoine  et  aultres  semblables 
liqueurs  fomentées  et  est  tout  ce  qui  nous  a  paru  en  la  prétendue 
possession  qui  nous  semble  plus  illusoire  que  réelle.  » 


DE   l'affaire    urbain    GRANDIER  231 

mont  l'eût  su,  il  en  eût  choisi  d'autres  plus  indifTérents  et 
nullement  engagés  à  soutenir  leurs  premières  opinions  ^ 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'est  pas  tant  question  quels  ont  été 
leurs  rapports,  que  sur  quelles  raisons  ils  sont  fondés  :  car 
s'ils  ne  sont  appuyés  de  bonnes  et  solides  raisons,  ils  ne  sont 
pas  comme  un  texte  d'Hippocrate  pour  fermer  la  bouche  aux 
autres  médecins.  »  Or,  Duncan  se  réserve  précisément 
d'examiner  les  raisons  qu'ils  donnent  et  qui  ne  le  satisfont 
point. 

Reste  enfin  le  témoignage  des  Ursulines  elles-mêmes.  C'est 
ici  que  le  médecin  philosophe  devient  le  plus  intéressant. 


II 


Le  professeur  de  Saumur  connaît  l'histoire;  il  rappelle  qu'il 
y  a  eu  dans  le  passé  des  fourberies  fort  étranges  et  qu'elles 
ont  été  parfois  commises  par  des  gens  d'Eglise  au  grand 
déshonneur  de  leur  profession.  Mais  il  ne  veut  pas  en  faire 
état  dans  le  cas  actuel.  Ce  qui  ne  signifie  point  qu  il  juge 
inadmissible  la  simulation.  Si  les  Ursulines  croyaient  que  la 


•  Dans  une  requête  à  Laubardemont,  Grandier  qualifie  ainsi  les 
médecins  chargés  de  soigner  les  possédées  :  «  L'un  est  de  Fonte- 
vrault,  qui  n'a  jamais  eu  de  lettres  et,  à  cause  de  ce,  a  été  contraint 
de  sortir  de  Saumur;  ceux  de  Tliouars  de  même,  l'un  ayant  passé  la 
plupart  de  sa  jeunesse  à  auner  dans  une  boutique  à  Loudun  du  ruban 
et  de  la  toque,  l'autre  ignorant  de  même  et  convaincu  d'une  extrême 
impéritie  par  M.  l'archevêque  de  Bordeaux  et  encore  proche  parent 
delà  femme  de  Trincant  (brouillé  à  mort  avec  (irandier);  celui  de 
Chinon  ignorant  et  tenu  par  ceux  de  la  ville  sans  emploi,  celui  de 
Mirebeau  de  même,  parent  de  la  sœur  de  Mignon  (principal  artisan 
de  l'affaire).  Bref,  tous  médecins  de  village.  »  Ces  respectables  prati- 
ciens se  nommaient  Brion,  GroUeau,  Crosnier,  Duclos,  Jacquet  et 
G.  Pibon.  Laubardemont,  au  lieu  de  faire  droit  à  la  requête  de  Gran- 
dier,  adjoignit  à  cette  commission  d'experts  le  chirurgien  Monnoury, 
ennemi  déclaré  de  l'accusé,  beau-frère  d'une  des  religieuses,  et  l'apo- 
thicaire Adam,  créature  de  Monnoury.  Tous  deux  travaillaient  depuis 
longtemps  à  propager  la  croyance  à  la  possession. 


232  UN   INCIDENT   PHILOSOPHIQUE 

possession  fût  une  tache  à  leur  honneur,  il  n'y  aurait  aucune 
chance  qu'elles  fissent  semblant  d'être  possédées.  Mais  les 
choses  ne  se  présentent  pas  ainsi.  «  Puisqu'on  pose  pour 
fondement  que,  si  elles  sont  possédées,  ce  n'est  pas  de  leur 
gré  et  consentement,  ni  par  leur  faute,  mais  par  le  maléfice 
d'un  abominable  magicien,  elles  savent  que  tout  ce  qu'elles 
disent  et  font  contre  la  piété  et  les  bonnes  mœurs  ne  leur 
pourra  être  imputé,  mais  aux  démons  qu'on  présuppose  par- 
ler par  leurs  bouches  et  agiter  leurs  corps  ;  et  que  le  bruit 
de  leur  possession  étant  épandu  au  loin  les  tirera  de  l'obs- 
curité dans  laquelle  elles  vivaient  auparavant  pour  les  élever 
quelque  jour  et  toute  leur  compagnie  à  un  haut  degré  de 
gloire  et  excitera  la  charité  et  libéralité  des  bons  catholiques 
à  leur  faire  du  bien.  »  Pour  peu  qu'elles  soient  curieuses  de 
ce  qui  concerne  leur  ordre,  elles  auront  lu  les  merveilles 
qui  se  sont  passées  chez  quelques  Ursulines  d'Aix  en  Pro- 
vence ou  chez  la  sœur  Louise  Coppeau^  «  Ce  ne  serait  donc 
pas  fort  étrange  si  les  Ursulines  de  Loudun  contrefaisaient 
les  possédées.  » 

Mais  Duncan  élimine  cette  hypothèse.  Il  ne  trouve  pas 
croyable  que  ces  pieuses  filles  aient  pu  comploter  pour  perdre 
un  prêtre  innocent,  qui  ne  les  aurait  jamais  offensées.  Ce 
n'est  pas  que  des  bruits  fâcheux  n'aient  couru.  D'après  cer- 
tains Loudunois,  elles  peuvent  avoir  été  séduites  et  subornées 
par  les  ennemis  de  l'accusé,  au  rang  desquels  on  met  leur 
confesseur  et  directeur  de  conscience  :  et  Urbain  Grandier 
n'a-t-il  pas  présenté  requête,  le  12  octobre  1632,  que  «  dé- 
fense fût  faite  à  leur  dit  confesseur  d'approcher  d'elles  et  de 

'  Un  singulier  récit  était  alors  fort  populaire.  C'était  :  UHisioire  ad- 
mirable de  la  Possession  et  conversion  d'une  pénitente,  séduite  par  un 
magicien,  la  faisant  sorcière  au  pays  de  Provence,  conduite  à  la  sainte 
Baume  pour  y  être  exorcisée,  Van  1610,  sous  Vauthorité  du  P.  Sébastien 
Michœlis,  commis  aux  exorcismes,  et  recueil  des  actes  du  R.  P.  François 
Domptius,  ensemble  discours  des  esprits,  par  Sébastien  Michselis  (Paris, 
1612).  Ce  petit  livre  avait  été  réimprimé  à  Douai  en  16J3  et  à  Paris  en 
1614. 


DE  l'affaire  urbain  grandier  233 

les  exorciser?  »  Un  fait  de  ce  genre  ne  s'expliquerait  que 
trop  bien.  Un  désir  de  vengeance,  quelque  bas  calcul,  une 
passion  charlatanesque  peut  pousser  un  homme  à  en  perdre 
un  autre  et  à  persuader  aux  Ursulines  que  de  la  mort  d'un 
misérable  reviendrait  un  grand  bien  à  l'Eglise  en  général  et 
à  elles  en  particulier.  Duncan  sait  que  ces  choses  ne  sont  pas 
impossible?  et  que  le  secret  du  crime  est  alors  gardé  soit  par 
crainte  du  danger  que  causerait  la  découverte  de  la  fourbe- 
rie, soit  par  suite  de  l'isolement.  Mais  il  estime  que  ces  sup- 
positions ne  sont  pas  inévitables. 

On  peut  expliquer  toute  l'alfaire  sans  admettre  ni  la  pos- 
session ni  la  fourberie.  Il  suffit  pour  cela  que  «  par  folie  et 
erreur  d'imagination  elles  croient  être  possédées,  ne  l'étant 
point  ».  Or  ceci,  pour  plusieurs  raisons,  n'aurait  rien  d'éton- 
nant. 

Certains  esprits  sont  particulièrement  disposés  aux  illu- 
sions de  ce  genre.  Il  y  a  toutes  chances  qu'ils  en  deviennent 
victimes,  s'ils  sont  renfermés  en  un  couvent  et  s'embarras- 
sent en  des  méditations  dangereuses.  Ils  ont  coutume  de  se 
jeter  en  ces  pensées  après  des  jeûnes,  des  veilles,  des  évo- 
cations de  peines  infernales  et  de  jugements  divins.  Pour 
résister  à  l'obsession  qui  les  guette,  il  faudrait  précisément 
qu'ils  ne  s'adonnassent  point  à  la  vie  solitaire  :  «  car  la  fré- 
quentation ordinaire  des  hommes  leur  pourrait  servir  de  pré- 
servatif contre  de  tels  maux.  » 

La  parole  du  confesseur  peut  ensuite  tout  précipiter.  S'il 
leur  dit  que  «  tels  ou  tels  mauvais  désirs,  comme  de  quitter 
leur  couvent  et  de  se  marier,  qu'elles  auraient  eus  et  dont 
elles  se  seraient  confessées,  viennent  de  la  tentation  et  sug- 
gestion du  diable  »,  les  voilà  dans  un  grand  danger.  Sentant 
ces  désirs  souvent  renaître  dans  leur  cœur,  on  comprend 
qu'  «  elles  pourraient  entrer  en  l'opinion  d'être  possédées, 
et  la  fraj-^eur  qu'elles  auraient  des  enfers  leur  ferait  imaginer 
avoir  toujours  un  diable  à  la  queue  ». 

Le  confesseur  peut  encore  intervenir  d'une  autre  façon. 


234  UN    INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

Voyant  des  filles  dire  et  faire  des  choses  étranges,  il  suppose 
aisément,  s'il  est  ignorant  et  simple,  qu'elles  sont  ensorce- 
lées ;  et  il  le  leur  répète  jusqu'à  ce  qu'elles  le  croient.  A  de 
certains  indices,  il  est  permis  de  se  demander  s'il  n'y  a  pas 
eu  quelque  chose  de  semblable  à  l'origine  de  l'affaire  de  Lou- 
dun^  «  De  fait  la  sœur  Agnès  a  souvent  dit,  quand  on  l'exor- 
cisait, quelle  n'était  pas  possédée,  mais  qiioii  la  contraignait 
de  se  laisser  exorciser.  Et  le  vingt-sixième  jour  dç  juin  der- 
nier, l'exorciste  ayant  par  mégarde  laissé  tomber  du  soufre 
brûlant  sur  la  lèvre  de  la  sœur  Claire,  elle  se  mit  à  pleurer 
amèrement  en  disant  que  puisqnon  disent  quelle  était  possé- 
dée, elle  en  voulait  bien  croire  quelque  chose,  mais  que  pour 
cela  elle  ne  méritait  pas  d'être  ainsi  trcdtée.  » 

Une  fois  l'idée  de  la  possession  entrée  dans  l'esprit  de  deux 
ou  trois  sœurs,  la  contagion  fait  le  reste,  a  Les  pauvres  filles 
ajoutent  beaucoup  de  foi  à  ce  que  disent  leurs  compagnes 
et  n'osent  révoquer  en  doute  ce  que  leur  dit  leur  Mère  Supé- 
rieure, ensuite  s'effraient  et,  à  force  d'y  penser  jour  et  nuit, 
elles  rapportent  leurs  songes  pour  visions  et  leurs  appréhen- 
sions pour  vérités  ;  et  si  elles  entendent  le  bruit  d'une  souris 
dans  les  ténèbres,  elles  croient  que  c'est  un  démon  ;  ou  si 
un  chat  monte  sur  leur  lit,  elles  croient  que  c'est  un  magi- 
cien qui  serait  entré  par  la  cheminée  ou  par  un  losange 
rompu  de  la  fenêtre  pour  attenter  à  leur  pudicité.   «  Juste- 

1  II  est  précisément  établi  qu'un  confesseur  est  intervenu  de  la  pire 
façon.  Le  chanoine  Mignon,  directeur  des  Ursulines,  loin  de  chercher 
à  calmer  Mme  de  Belciel,  qui  se  croyait  poursuivie  [)ar  des  sortes  de 
fantômes,  ne  fit  que  Tentretenir  dans  cette  pensée  qu'elle  était  la  proie 
de  Satan  ;  grâce  i\  ses  insinuations,  la  crainte  des  esprits  fut  bientôt 
remplacée  par  celle  des  démons.  Plus  tard,  Cerisay,  bailli  de  Loudun, 
ayant  interdit  à  l'exorciste  Barré  de  continuer  ses  exercices,  le  calme 
se  rétablit  au  couvent  et  l'on  put  croire  que  les  phénomènes  de  pos- 
session avaient  cessé.  «  Mais,  dit  le  docteur  Légué,  les  visites  chaque 
jour  plus  prolongées  et  plus  fréquentes  de  Mignon,  sa  persistance  à 
vouloir  persuader  aux  religieuses  qu'elles  étaient  vraiment  en  proiç 
aux  obsessions  de  Satan,  eurent  bientôt  fait  de  ranimer  des  disposi- 
tions maladives  seulement  assoupies.  »  Op.  cit.,  p.  119. 


DE  l'affaire  urbain  grandier  235 

ment,  Diincau  se  souvient  d'un  incident  qui  s'est  produit  le 
12  octobre  1632.  Comme  on  exorcisait  la  Mère  Supérieure 
en  sa  chambre,  en  la  présence  du  bailli  et  du  lieutenant  civil 
de  Loudun  et  de  beaucoup  d'autres  personnes,  quelques- 
uns  de  la  compagnie  aperçurent  soudain  un  chat  et  affirmè- 
rent l'avoir  vu  entrer  par  la  cheminée.  Le  chat  fut  donc 
poursuivi,  pris  et  mis  sur  le  lit  de  la  Supérieure,  où  l'exor- 
ciste lui  fit  quelques  signes  de  croix  et  adjurations.  Puis,  on 
reconnut  que  c'était  un  chat  du  couvent.  Procès-verbal  fut 
dressé  de  cet  événement'. 

L'hypothèse  d'une  illusion  —  nous  dirions  aujourd'hui 
d'une  auto-suggestion  —  est  donc,  pour  Duncan,  très  vrai- 
semblable. Avant  de  l'accepter  comme  vraie,  il  veut  exa- 
miner si  les  raisons  naturelles,  invoquées  en  faveur  de  la 
possession,  ne  sont  pas  convaincantes.  «  Voyons,  dit-il,  si 
en  ces  filles  il  paraît  quelque  chose  qui  surpasse  la  puissance 
des  causes  naturelles  qui  sont  en  l'homme,  en  santé  ou 
maladie.  Car  ce  serait  une  trop  grande  témérité  d'attribuer 
aux  démons  ce  qui  pourrait  être  attribué  avec  probabilité  à 
quelques  causes  naturelles.  » 

III 

On  fait  d'abord  remarquer  que  les  Ursulines,  dont  la  pos- 
session est  discutée,  entendent  la  langue  latine  sans  l'avoir 
apprise.  Au  mois  d'octobre  1632,  quand  l'affaire  commença, 
la  Mère  Supérieure  se  mil  à  répondre  en  latin  aux  questions 
que  l'exorciste  lui  posait  également  en  latin.  Depuis  lors, 
les  Ursulines  ne  répondent  plus  qu'en  français  ;  mais  quel- 
ques-unes le  font  de  façon  si  pertinente  qu'on  ne  peut 
douter  qu'elles  n'entendent  les  questions  posées  dans  la 
langue  de  l'Eglise. 

'  Ce  procès-verbal,  signé  Cerisay,  L.  Chauvet,  Irénée  de  Sainte- 
Marthe  et  Thibault,  commis-greffier,  est  dans  le  dossier,  déjà  indiqué, 
de  la  Bibliothèque  nationale. 


236  UN    INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

Duncan  estime  qu'on  est  trop  prompt  à  l'admiration.  «  Il 
est  bien  vrai,  dit-il,  que  la  Mère  Supérieure  au  commence- 
ment se  mêlait  de  répondre  en  latin  ;  mais  qu'il  lui  réussis- 
sait si  mal,  que  ceux  qui  entendaient  le  latin  s'en  moquaient, 
et  depuis  ne  l'a  plus  voulu  entreprendre,  qui  est  une  forte 
présomption  qu'elle  s'en  est  départie  de  peur  de  découvrir 
davantage  son  ignorance'  ».  Pourquoi  ne  l'a-t-on  pas  forcée 
de  continuer?  Si  l'exorcisme  peut  forcer  les  démons  à  accom- 
plir des  actes  étranges,  même  à  quitter  les  corps  qu'ils  pos- 
sèdent, d'où  vient  qu'on  ne  saurait  plus  les  faire  parler 
latin?  Le  rituel  romain  met  parmi  les  marques  de  la  pos- 
session :  ignota  lingiia  loqiii  pliiribiis  verbis.  Cela  ne  se  doit 
pas  entendre  de  deux  ou  trois  mots  seulement,  mais  d'une 
suite  de  mots  et  d'un  discours  continu.  Et  cela  ne  doit  pas 
se  produire  une  fois,  mais  aussi  souvent  que  besoin  en  est. 

On  dit  que  les  religieuses  répondent  en  français  aux  ques- 
tions latines  qui  leur  sont  posées.  Mais  ce  fait  est  peut-être 
plus  simple  qu'on  ne  pense.  Outre  que  beaucoup  de  mots  latins 
ne  sont  guère  différents  des  mots  français-  de  même  signifi- 
cation, il  s'agit  ici  de  filles  de  bon  esprit.  Ya-t-il  quelque  ap- 
parence qu'elles  «  n'a3'ent  jamais  eu  la  curiosité  d'entendre 

*  Le  bailli,  qui,  avec  le  lieutenant  civil,  assistait  aux  exorcismes, 
n'avait  point  admiré  le  latin  de  la  religieuse.  «  Quem  adoras?  deman- 
dait Barré  à  la  Supérieure.  —  Jesus-Christe,  avait  répondu  la  possédée. 

—  Voilà,  dit  aussitôt  le  bailli,*  un  diable  qui  ne  sait  pas  le  latin.  Il 
devait  dire  ;  Christiis.  »  Et  Barré  de  reprendre  :  «  C'est  le  vocatif  :  je 
t'adore,  ô  Jésus-Christ.  »  Mais  le  bailli  d'insister  :  si  l'on  se  trouve 
vraiment  en  présence  du  premier  signe  de  la  possession,  les  langues 
étrangères,  il  faut  que  le  diable  réponde  en  écossais,  en  grec  même. 

—  «  Non,  certes,  riposta  le  malin  esprit.  Le  pacte  que  Grandier  a  fait 
avec  moi,  me  défend  précisément  d'employer  cette  langue.  Et  d'ail- 
leurs, Di'us  non  volo.  —  Allons,  dit  le  bailli,  nous  avons  à  faire  à  un 
diable  qui  n'a  pas  fait  sa  quatrième.  »  Il  s'était  retiré  sur  ces  mots,  et 
la  leçon  avait  servi  à  la  Supérieure. 

*  Claude  Quillet,  un  médecin  catholique,  qui  a  eu  les  mêmes  con- 
victions que  Duncan,  dit  :  «  Je  remarquai  qu'elles  ne  répondaient  au 
latin  qu'on  leur  demandait  que  par  l'intelligence  qu'elles  avaient  de 
quelques  mots  qui  approchaient   de   notre   langage  ;    aux   termes  et 


DE  l'affaire  urbain  graxdier  237 

leurs  heures  et  les  prières  qu'elles  font  en  latin  tous  les  jours 
depuis  qu'elles  sont  en  religion  »  ?  La  question  serait  tout 
autre,  si  elles  entendaient  «  une  oraison  de  Cicéron  ou  une 
ode  d'Horace  »  ;  et  «  c'est  ce  que  je  soutiens,  dit  Duncan, 
ne  pouvoir  être  inféré  des  réponses  qu'elles  font  ».  Aussi 
bien  l'exorciste  ne  leur  parle-t-il  jamais  en  public  sans  les 
avoir  auparavant  entretenues  en  particulier.  «  Il  n'y  a  rien, 
que  la  bonne  opinion  qu'on  a  de  sa  prudhommie  et  sincé- 
rité, qui  empêche  de  croire  que  les  demandes  et  réponses 
qui  se  font  en  public  soient  des  pièces  concertées  entre  eux 
et  étudiées,  »  Une  méthode  un  peu  prudente  exigerait  qu'  c  il 
ne  les  vît  jamais  qu'en  public  et  que  les  demandes  qu'il  leur 
doit  faire  ne  fussent  jamais  de  son  choix  ». 

phrases  choisis  ou  éloignés  des  terminaisons  des  nôtres,  elles  demeu- 
raient muettes.  »  (Cité  par  Légué,  op.  cit.,  p.  339). 

Les  évéques  de  Nîmes  et  de  Chartres,  dans  une  relation  manuscrite 
du  voyage  qu'ils  firent  à  Loudun  (Ms.  de  la  Bibl.  Nat.  Fonds  franc., 
24.163),  affirment  catégoriquement  n'avoir  jamais  obtenu  de  réponse 
toutes  les  fois  qu'ils  ont  questionné  les  Ursulines  en  un  latin  élégant 
et  choisi.  Ce  témoignage  est  formel  et  au-dessus  de  tout  soupçon.  Un 
inconnu,  partisan  fanatique  de  la  possession,  qui  a  écrit  une  Lettre  à 
ses  amis  sur  ce  qui  s'est  passé  à  Loudun,  y  raconte  pourtant  le  con- 
traire :  «  Cependant  on  leur  a  fait  des  demandes  si  éloignées  de  notre 
vulgaire  qu'à  moins  d'avoir  étudié  longtemps  on  ne  les  entendrait  pas 
facilement.  »  Il  est  vrai  que  la  valeur  de  son  assertion  est  établie  par 
ce  qui  suit  :  «  Outre  cela,  l'on  assure  qu'elles  ont  répondu  à  des  pa- 
roles grecques,  voire  à  quelqu'un  qui  parlait  turc.  Et  M.  du  Launay- 
Razilly  m'a  protesté  qu'ayant  abordé  l'une  d'elles  en  langage  de  Topi- 
namboux,elle  ne  fentendit  pas  seulement,  mais  que  lui  ayant  demandé 
en  cette  même  langue  combien  il  y  avait  eu  d'hommes  tués  en  un 
certain  combat  naval,  elle  répondit  plus  de  cent,  et  qu'il  est  véritable 
que  cent  dix  Portugais  y  demeurèrent.  »  (Lettre  de  N.,  etc.,  p.  7  et  8, 
Bibl.  Nat.  Lb^^  3023).  On  est  en  droit  de  se  demander  si  N.  ment  sciem- 
ment pour  le  bon  motif  ou  s'il  est  un  imbécile  qui  s'est  laissé  faire  des 
contes  à  dormir  debout.  Le  P.  Tranquille,  qui  sait  à  quoi  s'en  tenir, 
a  le  front  d'écrire,  op.  cit.,  p.  21  : 

«  Elles  répondent  au  latin  le  plus  difficile  qui  s'apprenne  dans  les 
écoles,  elles  ont  répondu  diverses  fois  aux  interrogations  faites  en 
grec,  en  espagnol,  italien,  turc  et  topinamboult,  et  de  ces  signes,  il  y  a 
des  attestations.  » 


238  UN   INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

Mais,  ce  détail  mis  de  côté,  Duncan  estime  qu'il  n'y  a  point 
lieu  de  s'extasier  comme  on  le  fait  devant  les  réponses  des 
Ursulines  à  l'exorciste  ;  et  son  raisonnement  est  si  serré 
qu'on  ne  peut  en  supprimer  un  seul  mot  :  «  Les  demandes 
qu'il  leur  fait  sont  pour  la  plupart  extrêmement  faciles  à 
entendre  à  celles  qui  entendent  les  heures  et  prières  ordi- 
naires. Quand  elles  n'en  entendent  pas  tous  les  mots,  est-ce 
que  l'intelligence  d'une  partie  ne  leur  fait  aisément  deviner 
le  reste?  Les  demandes  qu'on  leur  fait  maintenant  sont,  pour 
la  plupart,  les  mêmes  qu'on  leur  a  faites  dès  le  commence- 
ment, ou  au  moins  semblables  et  de  même  nature,  et  elles 
seraient  fort  lourdes  et  grossières  si  depuis  vingt-deux  mois 
elles  n'avaient  rien  appris.  Quand  elles  n'entendent  une 
demande,  on  en  varie  les  termes,  pour  en  rendre  l'intelli- 
gence plus  facile.  Les  choses  qu'on  leur  présente  parlent 
quelquefois  d'elles-mêmes  :  comme  quand  on  leur  présente 
un  chapelet  et  leur  commande  de  le  baiser,  elles  savent 
assez  qu'elles  ne  sauraient  faillir  en  le  baisant,  quand  même 
le  commandement  qu'on  leur  fait  en  latin  aurait  un  autre 
sens.  Bien  souvent,  elles  ne  répondent  rien  à  ce  qu'on  leur 
demande,  et  alors  elles  disentqu'il  y  a  pacte  de  silence  entre 
les  démons  et  le  magicien,  et  par  ce  moyen  il  leur  est  fort 
aisé  de  couvrir  leur  ignorance.  Elles  répondent  quelquefois 
assez  mal  à  propos,  ou  détournent  subitement  la  question  en 
mettant  en  avant  un  autre  propos.  » 

Et  Duncan,  après  toutes  ces  constatations,  n'en  a  pas  fini 
avec  les  scrupules.  Si  elles  entendent  vraiment  et  très  bien 
la  langue  latine,  qui  l'assure  qu'elles  ne  l'ont  pas  étudiée  de 
longue  main  ?  Pourquoi  n'enlendent-elles  pas  les  autres 
langues,  et  notamment  la  langue  grecque  et  l'hébraïque  ? 
«  Pour  éluder  cet  argument,  quelques-uns  disent  que  tous 
les  démons  n'entendent  pas  toutes  sortes  de  langues,  mais 
les  apprennent  en  conversant  parmi  les  hommes.  »  Cela  ne 
satisfait  pas  notre  médecin.  «  Est-il  possible,  demande-t-il 
sans  sourciller,  que   les   diables  de   Loudun   aient  si  peu 


DE    l'affaire    urbain    (IRANDIER  239 

voyagé  qu'ils  n'aient  jamais  été  à  Metz,  ni  en  Avignon,  pour 
entendre  parler  les  juifs?  Au  moins  s'ils  ne  voulaient  aller 
si  loin,  ils  pouvaient  apprendre  la  langue  hébraïque  en  plu- 
sieurs écoles  plus  proches  où  elle  est  enseignée.  Et  qui 
croira  que  les  démons  d'aujourd'hui  n'entendaient  pas  la 
langue  de  nos  premiers  pères?  Ou  s'ils  Tout  autrefois  en- 
tendue, qu'ils  l'aient  oubliée  depuis?  Quant  à  la  langue 
grecque,  il  n'y  a  si  petit  collège  en  France  où  elle  ne  s'en- 
seigne maintenant;  et  sans  sortir  de  Loudun,  ils  y  pouvaient 
en  avoir  autant  appris  qu'ils  semblent  savoir  de  latin.  » 

Pour  se  tirer  d'alTaire,  on  invente  un  pacte  en  vertu 
duquel  les  démons  ne  veulent  répondre  qu'à  des  questions 
françaises  ou  latines.  Duncan  refuse  de  voir  là  autre  chose 
qu'un  échappatoire.  Puisque  les  exorcistes  rompent  tous  les 
jours,  par  leurs  puissantes  paroles,  tous  les  pactes  du  Malin, 
pourquoi  ne  rompent-ils  celui-ci?  Le  philosophe  présume 
qu'il  y  a  bien  des  raisons  pour  cela. 


IV 


Il  est  vrai  que  les  partisans  de  la  possession  triomphent 
avec  les  révélations  de  choses  secrètes  que  les  Ursulines 
accomplissent  au  grand  étonnement  de  l'assistance.  Mais  ils 
ne  prennent  pas  garde  c[u'ils  risquent  de  s'embarrasser  ici 
dans  une  autre  de  leurs  croyances.  Ils  pensent  que  ces  révé- 
lations peuvent  être  le  résultat  de  pratiques  magiques.  Or 
magie  et  possession  sont  deux  choses.  Il  serait  aussi  loisible 
de  supposer  la  première  que  la  seconde. 

Duncan  trouve  inutile  de  décider  si  les  Ursulines  sont 
magiciennes.  Ce  qui  le  frappe  le  plus,  c'est  le  peu  d'intérêt 
des  prétendues  révélations  dont  on  fait  tant  de  bruit.  Aucune 
de  ces  filles  n'a  jamais  rien  révélé  «  qu'elles  n'eussent  pu 
savoir  humainement  et  par  moyens  ordinaires  ».  Il  leur  est 
même  arrivé  de  se  méprendre,  et  cela  suggère  une  conclu- 
sion fâcheuse  :  «  Partant  j'ai  sujet  de  croire  que,  si  elles  ont 


240  UN   INCIDENT   PHILOSOPHIQUE 

quelquefois  bien  rencontré,  ce  n'a  été  que  comme  les  diseurs 
de  bonne  aventure  se  mettant  en  réputation  pour  avoir 
entre  cinq  cents  mensonges  rencontré  une  seule  vérité.  »  La 
première  fois  que  Duncan  fut  présent  aux  exorcismes,  M.  de 
Poitiers  et  l'exorciste  adjurèrent  le  diable  Grésil,  qui  était 
dans  le  corps  de  la  Mère  Supérieure,  de  nommer  ce  médecin 
de  Saumur  qu'il  fallait  convaincre.  Grésil  se  trompa  deux 
fois,  l'appelant  d'abord  Benoît  et,  une  demi-heure  après, 
Texier.  C'étaient  les  noms  de  deux  autres  médecins  de 
Saumur,  dont  la  Mère  Supérieure  avait  pu  ouïr  parler,  mais 
qu'elle  ne  connaissait  pas  de  visage.  Convaincu  de  men- 
songe, le  diable  ne  voulut  point  hasarder  un  troisième  nom. 
Il  avait  probablement  quelques  motifs  de  se  taire. 


Les  partisans  de  la  possession  ne  sont  pas  au  bout  de 
leurs  arguments.  Ils  déclarent  impossible  de  méconnaître 
un  caractère  surnaturel  dans  les  mouvements  qu'exécutent 
les  Ursulines.   «  Ils  disent   qu'elles   se    mettent    tantôt   en 
peloton,  et  se  roulent  par  terre,  en  se  traînant  en  serpent  ; 
tantôt  étant  debout  elles  s'allongent  un  pied  plus  haut  que 
leur  stature  naturelle,  tantôt  elles  souffrent  des  frissons  et 
tremblements,  tantôt  des  convulsions  horribles  et  contor- 
sions prodigieuses  de  leurs  bras  et  jambes,  se  renversant  en 
arrière  et  touchant  du  front  à  terre,  et  se  mettant  en  autres 
postures  étranges,  tantôt  elles  tombent  en  assoupissement, 
de  sorte  qu'on  les  peut  pincer  et  piquer  sans  qu'elles  le  sen- 
tent et  qu'en  tous  ces  mouvements  elles  montrent  avoir  une 
force   merveilleuse,  et  au  mouvement  convulsif  des  yeux 
une  étrange  vitesse.   En  outre  que  le  visage  et  le  col  leur 
enflent,  et  changent  de  couleur  en  un  instant,  et  que,  le 
mouvement  étant  fini,  incontinent,  elles  se  trouvent  en  leur 
premier  état,  sans  qu'il  paraisse  en  elles  aucun  changement 
de  pouls,  ni  qu'il  leur  reste  aucune  marque  de  leurs  travaux 


DE  l'aifaihk  urbain  grandier  241 

passés.  Et  (qui  est  encore  plus  merveilleux)  tous  ces  mou- 
vements dépendent  tellement  de  la  parole  de  l'exorciste 
qu'il  les  fait  continuer,  cesser  ou  commencer  quand  il  lui 
plaît.  » 

Duncan  énumère  avec  complaisance  tous  ces  faits  qu'on 
lui  oppose,  et  c'est  pour  demander  :  qu'y  a-t-il  de  surnaturel 
en  tout  ceci?  Saint  Augustin  rapporte  en  sa  Cité  de  Dieu 
(livre  XIV,  chap.  24)  des  phénomènes  qui  ne  sont  pas  moins 
surprenants.  Les  exorcistes  devraient  remarquer  que  ce 
savant  docteur  les  attribue  à  la  puissance  de  la  nature  et 
qu'il  distingue  soigneusement  entre  ce  qui  sort  du  pouvoir 
de  celle-ci  ou  tout  simplement  de  son  usage  ordinaire.  C'est 
ainsi  que  les  monstres,  comme  le  dit  Aristote,  «  s'engen- 
drent outre  ou  contre  le  cours  ordinaire  de  la  nature,  et 
néanmoins  sont  effets  de  la  nature  visant  à  son  but  ordi- 
naire ».  Il  est  donc  dangereux  de  dénommer  surnaturel  ce 
qui  nous  étonne  :  «  Ce  pas-ci,  dit  Duncan,  est  fort  glissant, 
et  les  plus  savants  craignent  le  plus  d'y  tomber,  au  contraire 
l'ignorance  est  accompagnée  de  témérité.  » 

Duncan  refuse  de  faire  ce  pas;  car  les  actes  dont  il  s'agit 
ici  ne  sont  étranges  que  parce  qu'ils  sont  accomplis  par  des 
religieuses.  «  S'ils  se  faisaient  par  des  bateleurs  sur  un 
théâtre,  personne  ne  les  admirerait.  »  Et  même  cette  pensée 
que  les  religieuses  n'ont  pas  été  dressées  à  ces  actes,  n'est 
plus  de  saison.  Duncan  remarque  qu'il  y  a  plus  de  deux  ans 
qu'on  exorcise  ces  filles,  et  l'on  peut  dire  sans  exagération 
que,  depuis  lors,  elles  ne  cessent  de  s'exercer  à  ces  mouve- 
ments. Faut-il  ajouter  que  le  médecin  est  parvenu  à  faire  faire 
la  plupart  de  ces  mouvements  à  un  enfant  de  dix  ans,  qui  ne 
les  avait  jamais  essayés  auparavant? 

VI 

La  discussion  est  encore  trop  générale,  au  gré  du  critique. 
Il  importe  d'examiner  ce  qu'il  faudrait  à  ces  mouvements 
pour  qu'il  les  put  vraiment  croire  surnaturels. 

m 


242  TN    INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

D'abord,  il  faudrait  que  tous  pussent  être  accomplis  par 
toutes  ces  religieuses  sans  égard  à  la  disposition  particulière 
de  chacune.  Or,  ils  «  ne  sont  pas  communs  à  toutes  ces 
filles,  mais  chacune  d'elles  en  fait  seulement  quelques-uns, 
auxquels  elle  se  trouve  plus  propre,  soit  par  la  conformité 
et  disposition  naturelle  de  son  corps,  soit  par  accoutumance  ». 
Et  c'est  dommage.  Pour  montrer  que  ces  filles  sont  possé- 
dées, «  l'exorciste  devrait  commander  à  la  Mère  Supérieure 
de  faire  tous  les  mouvements  que  fait  Elizabeth  Blanchard 
(pour  exemple)  et  à  la  sœur  Agnès  de  faire  ceux  que  toutes 
les  deux  font  ». 

Ensuite,  il  faudrait  bien  déterminer  ce  qu'il  convient 
d'appeler  extraordinaire.  L'homme  peut  s'élever  d'un  bond 
à  la  hauteur  de  trois  ou  quatre  pieds,  et  même  de  six  ou 
sept,  s'il  est  léger  et  dispos.  Le  merveilleux  apparaîtrait  si, 
parvenu  à  cette  hauteur,  il  pouvait,  sans  retomber  ni  j)rendre 
pied,  s'élancer  plus  haut  et  «  se  donner  un  nouveau  branle  ». 
«  Si  donc,  poursuit  Duncan,  une  de  ces  filles  se  guindait  en 
l'air  à  la  hauteur  de  deux  ou  trois  piques,  ou  si  elle  y 
demeurait  suspendue  quelque  temps  notable,  ou  si  elle  y 
voltigeait  et  volait,  ou  si  elle  montait  au  haut  d'une  mu- 
raille droite  sans  échelle,  ou  autre  aide  semblable,  il  fau- 
drait confesser  qu'elle  aurait  été  portée  et  souleniie  par 
quelque  puissance  surnaturellement.  Mais  rien  de  tout  cela 
n'est  arrivé.  »  Le  professeur  de  Saumur  trouve  qu'il  faut 
avoir  l'esprit  bien  «  préoccupé  »  pour  que  se  rouler,  vau- 
trer ou  traîner  semble  quelque  chose  de  surnaturel. 

Qu'invoque-t-on  à  l'appui  de  cette  croyance  précipitée? 
Les  espèces  de  ces  mouvements?  Mais  il  n'en  est  pas  un, 
frisson,  tremblement,  convulsion,  raidissement,  fléchisse- 
ment, qui  ne  se  fasse  par  des  ressorts  naturels  :  «  Jamais 
aucune  de  ces  filles  n'a  fermé  la  main  en  dehors  comme 
au  dedans  ni  plié  la  cuisse  en  derrière,  de  sorte  que  les  jarrets 
touchassent  aux  épaules.  » 

Parlera-t-on  de  l'extension  et  de  la  grandeur  de  ces  mou- 


DE  l'affaire  urbain  grandier  243 

vements  ?  Elles  n'ont  rien  d'extraordinaire.  Par  exemple, 
dit  on,  le  dos  se  peut  plier  en  arrière  mais  non  pas  «  jusque-là 
que  le  front  puisse  toucher  aux  talons.  Pourtant  on  devrait 
considérer  que  bien  des  jeunes  garçons,  sans  avoir  été  dressés 
par  des  bateleurs,  font  de  ces  tours  pour  montrer  la  souplesse 
et  agilité  de  leur  corps.  » 

On  s'exclame  devant  la  «  vitesse  du  mouvement  de  leurs 
yeux  ».  Mais  comment  peut-on  faire  de  cette  mobilité  un 
signe  de  possession,  quand  les  yeux  possèdent  plus  de 
muscles  qu'  «  aucune  partie  du  corps  de  môme  grandeur  »? 
«  Les  excellents  joueurs  de  luth,  dit  encore  Duncan, 
remuent  les  doigts  d'une  merveilleuse  vitesse,  et  quelques- 
uns  vont  si  vite  de  la  langue,  que  les  esprits  de  leurs  audi- 
teurs travaillent  à  les  suivre  ;  toutefois,  personne  ne  les 
estime  ni  magiciens  ni  possédés.  » 

On  fait,  en  outre,  beaucoup  de  bruit  de  la  force  qui  se 
déploie  en  ces  religieuses.  On  a  raconté  que  «  cinq  ou  six 
hommes  n'étaient  pas  capables  d'empêcher  aucun  de  leurs 
mouvements.  »  Et  Duncan,  avant  d'aller  à  Loudun,  trouvait 
cela  fort  extraordinaire.  Mais,  y  étant  allé,  il  a  changé  de 
sentiment.  Il  faut  lire  ce  récit  : 

«  Le  21  de  mai  dernier,  commandement  ayant  été  fait 
par  l'exorciste  aux  démons  qu'on  disait  être  tlans  la  Mère 
Supérieure  de  faire  les  contorsions  accoutumées  de  ses  bras 
et  jambes,  le  sieur  Duncan  se  saisit  de  sa  main  droite  avec 
une  seule  des  siennes,  et  elle,  après  s'être  efforcée  en  vain 
de  la  lui  arracher,  fit  les  contorsions  de  ses  jambes  et  de 
son  bras  gauche  qu'elle  avait  libres,  et  étant  adjurée  sou- 
vent par  l'exorciste  de  le  faire  pareillement  de  son  bras 
droit,  elle  dit  enfin  je  ne  le  pais,  car  il  me  lient.  Lors  l'exor- 
ciste dit  audit  sieur  :  laissez-lui  le  bras;  car  comment  se 
feront  les  contorsions  si  vous  le  tenez  ?  —  A  quoi  ledit  sieur 
répondit  à  haute  voix  :  Si  c'est  un  démon  qui  les  fait,  il  doit 
être  plus  fort  que  moi.  Mais  l'exorciste  lui  répliqua  en  cour- 
roux :  Quelque  bon  philosophe  que  vous  soyez,  c  est  mal  argu- 


244  UN    INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

menter.  Car  un  démon  hors  du  corps  est  plus  fort  que  vous; 
mais  étant  en  un  corps  faible  tel  quest  cettuy-ci,  il  nest  pas 
nécessaire  quil  soit  si  fort  que  vous  ;  car  les  actions  sont  pro- 
portionnées aux  forces  naturelles  du  corps  quil  possède.  Mais 
le  bon  père  ne  se  souvenait  pas  d'avoir  lu  en  l'Evangile  que 
les  démoniaques  rompaient  les  ceps  et  chaînes  dont  ils 
étaient  liés,  ni  que  le  Rituel  met  entre  les  marques  de  la 
possession  :  Vires  supra  setatis  et  conditionis  naturam  osten- 
dere.  Le  lendemain  le  dit  sieur  Duncan  en  fit  autant  à  la 
sœur  Agnès,  et  on  le  pria  de  ne  lui  serrer  pas  trop  la  main, 
d'autant  que  la. Mère  Supérieure  s'était  plainte  qu'en  la 
tenant  trop  fort  il  l'avait  blessée  ;  et  néanmoins  est  à  remar- 
quer que  les  forces  dudit  sieur  Duncan  sont  médiocres  et 
qu'il  ne  se  servit  que  d'une  seule  main.  Tout  ceci  se  passa  en 
la  présence  de  M.  le  commandeur  de  la  Porte,  de  M.  de 
Poitiers  et  de  M.  de  Laubardemont,  et  d'un  grand  nombre 
de  personnes  de  condition.  » 

Lés  partisans  de  la  possession  insistent  sur  l'état  des 
religieuses  avant  et  pendant  ces  mouvements.  On  voit 
leur  gorge  s'enfler,  leur  visage  changer  de  couleur.  Mais 
cela  n'a  rien  d'étonnant  chez  des  personnes  qui  retiennent 
leur  haleine  et  compriment  leur  poitrine:  ce  serait  une 
grande  merveille  si  cela  n'arrivait  pas...  On  les  voit  tomber 
dans  un  assoupissement  au  cours  duquel  elles  ne  sentent 
plus  les  piqûres.  Mais,  outre  que  des  personnes  saines  le 
peuvent  simuler,  cet  assoupissement,  accompagné  d'un 
«  sentiment  stupide  et  étourdi  »,  peut  venir  de  maladie....  On 
les  voit  ensuite  retourner  incontinent  à  leur  premier  état 
sans  qu'il  paraisse  en  elles  aucun  changement  de  pouls  ni 
lassitude.  Mais  c'est  ce  que  les  bateleurs  arrivent  à  exécuter, 
et  c'est,  en  tout  cas,  ce  qui  se  produit  chez  les  mélancoUques 
et  maniaques...  On  les  voit  enfin  obéir  avec  docilité  au  com- 
mandement de  l'exorciste.  Franchement,  cela  n'aurait  rien 
d'extraordinaire  dans  l'hypothèse  de  la  simulation,  et  rien 
n'est  plus  explicable  dans  celle  de  la  maladie.  «  Celui  qui 


DE  l'affaire  urbain  grandier  245 

croyait  être  cruche  semblait  être  dans  son  bon  sens,  sinon 
quand  on  s'approchait  de  hii,  d'autant  phis  qu'il  craignait  de 
se  rompre  étant  heurté  ;  et  celui  qui  croit  être  roi  ou  empe- 
reur demande  qu'on  lui  fasse  les  honneurs  dus  à  un  roi  ou 
à  un  empereur,   bien    qu'en  tout  autre  action  il  paraisse 
sage.  »  De  même,  «  si  ces  fdlcs  croient  être  possédées  et  si  elles 
savent  que  les  démons  doivent  obéir  aux  exorcistes,  elles 
tâcheront  de  faire  tout  ce  que  ceux-ci  leur  commanderont.  » 
Les  moines  et  leurs  amis  ont  pourtant  en  réserve  un  ar- 
gument contre  le  caractère  volontaire  de  ces  actes.  C'est  qu'il 
arrive  à  ces  filles  de  mouvoir  leurs  deux  yeux  dans  des  sens 
différents  ;  or,  ceci  ne  peut  être  feint,  car  ce  n'est  pas  au  pou- 
voir de  la  volonté.  «  Puisque  les  deux  nerfs  moteurs,  disent 
les   physiologistes,   sont  unis  en  leur  origine,  l'homme  ne 
peut  donner  aucun  mouvement  à  l'un  de  ses  yeux  sans  que 
l'autre  s'ensuive.  »  On  ajoute  que  cela  ne  saurait  procéder 
d'aucune  maladie    naturelle,  «  car  les  causes  ordinaires  des 
maladies  ne  se  peuvent  changer  par  des  paroles,  et  ces  mou- 
vements   cessent  au  commandement  des  exorcistes  ».  On 
affecte  d'admirer  cet  argument  comme  irrésistible.  Duncan 
le  déclare  «  faible  dans  toutes  ses  parties».  On  a  beau  répé- 
ter que  les  mouvements  des  deux  yeux  sont  liés,  on  connaît 
pourtant  des  gens  qui    ont  la  vue  droite  et  qui  cependant 
peuvent  loucher  à  volonté.  Puis,  ce  qu'on  dit  de  l'union  des 
nerfs  moteurs  pourrait  conduire  ailleurs  qu'on  ne  pense;  les 
muscles  auxquels  aboutissent  les  filets  de  ce   nerf  unique 
sont  disposés  en  sens  inverse  l'un  de  l'autre  ;  par  suite,  nous 
ne  saurions  tourner  un  œil  à  droite  sans  tourner  l'autre  à 
gauche  en  même  temps.   Ensuite,   ce  qui  est  involontaire, 
n'est  pas  forcément  surnaturel  ;  des  maladies   peuvent  très 
bien  causer  ce  que  la  volonté   ne  saurait  produire.  Enfin  il 
n'est  pas  vrai  que  la  parole  soit  sans  effet  sur  les  maladies; 
elle  est  très  efficace  sur  «  celles  qui  dépendent  de  la  mélan- 
colie et  imagination  blessée  »,  et  l'on  exagère  la  puissance 
des  commandements  auxquels  l'exorciste  a  recours. 


246  UN    INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

Et  Duncan  en  revient  toujours  à  la  même  conclusion  :  la 
possession  ne  lui  est  pas  prouvée. 

VII 

Nous  arrivons  à  une  histoire  assez  piquante.  Les  exorcistes 
parlent  beaucoup  des  plaies  que  le  démon  Asmodée  et  deux 
de  ses  compagnons  ont  faites  au  côté  gauche  de  la  Mère  Su- 
périeure en  sortant  de  son  corps.  Il  fallait  bien  qu'ils  y  fus- 
sent enfermés  puisqu'ils  ont  laissé  trace  visible  de  leur  éva- 
sion. Le  plus  remarquable  est  qu  ils  s'étaient  engagés  à  faire 
ces  miracles  ;  comment  des  êtres  absents  pourraient-ils  con- 
clure un  contrat  et  l'observer? 

Ces  diables  avaient  donc  promis  ceci  :  «  Premièrement, 
que  trois  d'entr'eux,  en  sortant  de  la  Mère  Supérieure,  fe- 
raient trois  plaies  en  son  côté  gauche,  et  autant  de  trous  en 
sa  chemise,  en  son  corps  de  cotte  et  en  sa  robe  ;  desquelles 
plaies  la  plus  grande  serait  de  la  longueur  d'une  épingle, 
qu'elle  nous  montra,  et  ensuite  elle  nous  désigna  l'endroit 
où  lesdites  plaies  se  devaient  faire  ;  —  en  après  que  trois  au- 
tres, en  sortant  de  la  sœur  Agnès,  laisseraient  quelques 
marques  sanguinolentes  sur  son  front  ;  —  troisièmement, 
que  la  calotte  de  M.  de  Laubardemont  serait  enlevée  en  l'air 
à  la  hauteur  de  deux  piques,  et  y  demeurerait  suspendue 
pendant  qu'on  chanterait  un  Te  Deiim;  finalement,  qu'une 
d'icelles  serait  enlevée  en  l'air  et  y  demeurerait  suspendue 
l'espace  d'un  Miserere.  Au  reste,  pour  ôter  tout  soupçon  de 
fraude  et  dol,  on  promit  à  M.  le  Commandeur  de  la  Porte 
que  la  Mère  Supérieure  aurait  les  mains  liées,  quand  lesdites 
plaies  se  feraient  en  son  côté'.  » 

'  Il  faut  voir,  dans  le  dossier  de  la  Bibliothèque  nationale,  les  enga- 
gements écrits  de  Bihérit  et  d'Asmodée,  tant  en  leur  nom  personnel 
qu'en  celui  de  leurs  confrères.  J'ai  cité  cet  inconnu  fanatique  qui  attri- 
bue aux  Ursulines  des  réponses  à  des  questions  formulées  en  turc  et 
même  en  topinamboux.   Il  concède  que,  d'après   le  Rituel  Romain, 


DE  l'affaire  urbain  grandier  247 

Le  programme  de  la  représentation  était  alléchant.  Les 
diables  s'en  tinrent  au  premier  numéro.  Encore  tout  le  public 
ne  fut-il  pas  très  satisfait  de  ce  qu'on  lui  donna.  Procès- 
verbal  fut  pourtant  dressé  des  exercices  auxquels  le  Malin 
avait  consenti.  Duncan  le  signa  avec  ses  collègues,  et  il  le 
reproduit  fort  loyalement  dans  son  livre.  Voici  ce  docu- 
ment : 

Nos  Doctores  Medicî,  ex  mandato  Domini  de  Laiiharde- 
mont  in  sacra  Régis  Consistorio  Consiliarii,  testamiir  nos  lio- 
ns ponwridicinis  dici  '20  Midi  anni  currentis,  accurate  inspe- 
xisse,  et  nianibas  contrectnsse  Johannœ  de  Cause  parles  tho- 
racis  anteriores,  et  prœcipue  a  manima  sinistra  ad  notas 
costas  cartilaginemqae  ensiformem  protensas  ;  quod  ipsa  lo~ 
cum  futuroriim  vidnerum  in  prima  notariim  costaram  ejus- 
dem  laleris  designasset  :  qnasomnes  partes  illœsas,  et  sine  alla 
continni  solutione  aiit  cicatrice  reperinms.  Nos  etiam  diligen- 
ter  observasse  vestimenta  thoracicas  partes  involventia  :  quœ 
vidimiis  intégra,  illacera,  absqae  ullo  ferreo  instriimento  in 
ipsis  recondito.  Post  quas  onines  salis  perspicaces  obserualio- 
nes,  predicla  Johanna  cani  lieverendo  Pâtre  exorcisla  multis 
inlerrogalionibas  et  responsionibus  per  integram  circiler  Iio- 
ram,  gallico  niaxima  ex  parle  sernwne,  ullro  citroque  habi- 
tis,  jnbente  eodem  exorcista  corporis  contorsioneni  passa  est, 
qua  manibiis  pedibusque  in  posteriora  retractis,  volisque  illa- 

«  pour  assurer  que  les  démons  possèdent  quelqu'un,  il  faut...  qu'on 
ait  vu  son  corps  s'élever  de  terre,  et  se  tenir  de  soi-même  en  l'air  ». 
II  ne  peut  être  suspect  quand  il  ajoute  :  «  J'avance  ingénuement  que  je 
n'ai  point  vu  ces  signes-là.  »  (Leltre  de  X...  à  ses  amis,  p.  6).  Or  les 
partisans  de  la  possession,  ayant  demandé  l'avis  des  docteurs  de 
Sorbonne,  n'ont  pas  craint  de  leur  affirmer  des  faits  complètement 
faux  ;  car  la  réponse  des  docteurs  s'appuie  notamment  sur  cet  attendu  : 
«  Que  les  religieuses  avaient  été  enlevées  de  terre  à  la  hauteur  de  deux 
pieds,  et  qu'étant  couchées  tout  de  leur  long,  sans  aide  de  pies  ni  de 
mains  et  sans  plyer  le  corps,  elles  avaient  été  relevées.  »  (Reproduit 
par  Légué,  op.  cit.,  p.  2G3  . 


248  UN    INCIDENT   PHILOSOPHIQUE 

riim,  et  hoiiim  plantis  exacte  aliquandiii  jiinctis,  tandem  par- 
tibus  illis  pristino  staiiii  redditis  surrexit.  Etbrevi  post,  mem- 
bra  deimo  conterqiiere  jiisstty  in  faciem  prociibuit  ;  retractoqiie 
in  posteriora  crure  dextro,  et  in  brachium  latiisqiie  sinistrum 
inclinata  tantisper  iacuit  :  inde  mox  cum  quodam  gemitn 
manum  dextram  snmmis  digitis  sanguinoleniam  e  gremio 
eduxit.  Ad  cujns  gemitus  causam  inquirendam  thoracicas  to- 
gœ,  tunicse  et  subuculœ  partes  oculatis  manibus  subduximus. 
Et  primo  togam  duobus  in  locis,  timicam  vero  et  sabuculam 
in  tribus  transversi  digiti  longitiidine  scissas  dcprehendimiis  : 
deinde  cutem,  sub  lœva  mamilla,  dnobus  transuersis  digitis  su- 
pra costam  nobis  ante  designaiam,  tribus  imlmisculis,  ultra 
ipsam  vixpenetrantibus,divisam  :  quorumvulnusculorum  quod 
médium  erat,  hordei  granum  longitudinefere  adœquabat  ;  reli- 
qua  vero  duo  paulo  breviora  et  minus  profunda  erant.  Ex 
quibus  tamen  sanguis  efjusus  subuculam  et  tunicam  linxerat. 
In  cujus  rei  fidem  testimonium  e  chirographis  nostris  fuma- 
vimus.  Julioduni  die  "22  Maii  anno  163^ . 

Signé  :  Pidoux,  Duncan,  Texier,  Fuan,  Umeau, 
Favier,  Quillet. 

Cette  fois,  les  partisans  de  la  possession  exultent.  N'est- 
elle  point  prouvée  par  des  constatations  officielles  des  mé- 
decins et  en  particulier  par  ce  mécréant  de  Duncan? 

Prouvée?  L'on  va  vite  en  besogne.  Ce  rapport,  remarque 
Duncan,  ne  dit  rien  ni  de  la  cause  efficiente  desdites  plaies 
ni  de  l'instrument  dont  elles  semblent  avoir  été  faites.  Or  ce 
silence  a  été  imposé  aux  médecins  par  M.  de  Laubardemont 
lui-même,  «  Pour  des  raisons  qu'il  a  par  devers  lui,  et  dont 
ils  ne  voulurent  pas  s'enquérir,  il  leur  fit  entendre  qu'il  ne 
désirait  pas  savoir  leurs  sentiments  de  l'affaire  au  fond,  mais 
seulement  requérait  d'eux  une  relation  de  ce  qui  s'était 
passé.  » 

Duncan  commente  cette  relation.  De  tous  les  signes  que 
les  diables  avaient  promis  de  faire,  ils  s'en  tinrent  au  plus 


DE    l'aFFAIRK    urbain    GRANDIEll  249 

facile  ^  Les  médecins  qui  croyaient  que  les  mains  de  la  Mère 
Supérieure  seraient  liées  ne  visitèrent  pas  ses  vêtements. 
Mais  jses  mains  furent  libres.  Bien  plus,  elles  furent  cachées 
de  la  vue  du  public  et  des  experts,  quand  les  plaies  se  firent. 
Les  assistants  s'en  plaignirent,  du  moins  la  plupart  d'entre 
eux.  «  Interrogé  par  l'exorciste,  pourquoi  ses  compagnons 
avaient  profité,  pour  sortir,  du  moment  où  la  Mère  Supé- 
rieure avait  les  mains  cachées  »,  Asmodée  répondit  qu'ils 
l'avaient  fait  pour  entretenir  d'aucuns  en  leur  incrédulité. 

Ce  n'est  pas  tout.  Les  plaies  ne  se  produisirent  pas  au  lieu 
qui  avait  été  désigné.  Elles  n'étaient  pas  de  la  grandeur  pro- 
mise. Elles  avaient  tout  à  fait  l'air  d'être  dues  à  une  piqûre 
de  canif  ou  de  lancette.  Les  incisions  étaient  plus  grandes 
aux  habits  qu'à  la  peau,  «  ce  qui  semble  démontrer  qu'elles 
ont  été  faites  de  dehors  en  dedans  et  non  de  dedans  en 
dehors  ».  Les  habits  de  la  religieuse  ne  furent  pas  visités 
parce  qu'il  aurait  fallu  la  déshabiller,  ce  que  la  bienséance 
ne  permettait  pas.  Le  canif  ou  la  lancette,  qui  aurait  servi  à 

'  Légué  résume  ainsi  la  scène  d'après  les  procès-verbaux  et  les  récits 
des  témoins  oculaires  :  «  La  première  convulsion  terminée,  elle  re- 
tomba bientôt  dans  une  autre,  pendant  la(|uclle  elle  se  coucha  la  face 
contre  terre,  la  cuisse  droite  paraissant  retirée  en  dehors  ;  «  puis 
«  s'étant  baissée  sur  le  bras  et  sur  le  côté  gauche,  elle  demeura  dans 
«  cet  état  quelque  temps,  et  enfin,  on  l'entendit  gémir.  »  Quand  elle 
retira  sa  main  droite  de  son  sein,  on  s'aperçut  que  les  extrémités  des 
doigts  étaient  teintes  de  sang.  Du  coup,  trois  démons  venaient  d'opé- 
rer leur  sortie  ;  c'était  Asmodée,  Grésil,  de  Tordre  des  trônes,  et  Aman, 
de  l'ordre  des  puissances.  On  constata  la  présence  des  trois  plaies 
annoncées,  avec  autant  de  trous  à  la  chemise,  au  corps  de  jupe  et  à  la 
robe.  Par  malheur,  il  se  trouva  dans  l'assistance  «  un  gentilhomme 
«  assez  hardi  de  dire  ({u'il  voudrait  n'avoir  point  été  là  et  n'avoir  point 
«  eu  d'j'eux  pour  ne  point  voir  ce  qu'il  avait  vu,  disant  tout  haut  qu'il 
«  avait  vu  l'instrument  de  fer  dont  elle  s'était  blessée  ».  Un  grand 
tumulte  s'ensuivit  et  de  violents  murmures  éclatèrent  dans  l'assem- 
blée. Le  commandeur  de  la  Porte  ne  i)ut  se  défendre  de  témoigner  à 
Laubardemont  son  mécontentement  d'avoir  assisté  à  une  pareille 
comédie.  Le  commissaire  lui  répondit,  qu'en  effet,  «  cela  clochait  ». 
Op.  cit.,  p.  236,  237. 


250  UN    INCIDENT   PHILOSOPHIQUE 

cette  opération,  aurait  pu  êtrejetéà  terre  sans  chance  d'être 
retrouvé  à  cause  de  la  foule  qui  se  pressait.  Enfin,  rien  de 
tout  cela  ne  s'est  fait  sur  l'ordre  de  l'exorciste.  «  Je  laisse 
maintenant  à  juger,  dit  tranquillement  Duncan,  si  ces  plaies 
prouvent  suffisamment  la  possession.  » 


VIII 


Il  ne  reste  plus  qu'un  signe  de  la  possession.  Comme  tous 
les  précédents,  il  est  décisif  pour  qui  est  convaincu  d'avance. 
Il  l'est  moins  pour  ce  philosophe  à  l'esprit  pointilleux.  Le 
voici  :  «  Ces  filles,  ayant  pris  et  avalé  l'hostie,  en  ramènent 
les  espèces  entières  sur  le  l)out  de  la  langue  fort  longtemps 
après  :  ce  qui  ne  se  peut  faire  que  par  quelque  puissance 
surnaturelle,  qui  empêche  la  chaleur  naturelle  de  l'estomac 
d'agir  sur  icelles  et  les  consumer.  » 

On  dirait  que  les  diables  tenaient  à  faire  persévérer  Dun- 
can dans  son  incrédulité.  Ils  n'accomplirent  jamais  leurs 
opérations  qu'à  demi.  D'abord,  nul  n'est  en  état  de  déclarer 
si  les  religieuses  rapportent  les  espèces  entières  ou  non  :  ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'elles  les  remontrent  «  repliées  en 
double  et  confuses  et  mêlées  de  salive  ».  Et  l'argument  n'a 
point  de  force  si  les  espèces  ne  sont  point  «toutes  entières  et 
nullement  altérées  ».  «  Si  c'est  un  démon  qui  en  conserve 
une  partie,  pourquoi  ne  les  conserve-t-il  toutes  entières  ?  » 
S'il  les  empêche  de  se  consumer,  pourquoi  ne  les  empêche- 
t-il  de  se  défigurer? 

Autre  difficulté  :  les  personnes  qui  ont  voulu  voir  de  près 
comment  la  chose  se  faisait,  affirment  qu'elle  ne  va  pas  sans 
contorsions  ni  grimaces,  telles  que  l'on  finit  par  perdre  de 
vue  la  face  et  les  mains  de  la  religieuse. 

Enfin,  Duncan  a  des  raisons  personnelles  d'avoir  de  graves 
soupçons.  «  Ce  que  je  vis  arriver  par  trois  jours  consécutifs, 
à  savoir  le  20,  21  et  22  de  mai  dernier,  me  donna  occasion 
de  douter  si  les  espèces  ont  jamais  été  ramenées  par  aucune 


DE    l'aFFAIRK    urbain    C.nANDIER  251 

d'elles  véritablement,  etsans  fraude;  car  tous  ces  trois  jours- 
là,  l'exorciste  essaya,  avec  beaucoup  de  zèle  et  de  ferveur, 
de  les  faire  représenter  par  la  sœur  Agnès,  mais  sans  succès 
aucun.  Car  avant  qu'il  commençât  à  lui  faire  le  commande- 
ment de  les  rapporter,  le  sieur  Duncan,  non  content  d'avoir 
regardé  dans  la  bouche  de  la  sœur  Agnès,  pour  voir  si  elle 
les  y  avait  cachées,  y  porta  les  doigts  et  y  fouilla,  et  n'y  ayant 
rien  trouvé,  lui  fit  avaler  deux  ou  trois  gorgées  d'eau,  et  en 
après  laissa  faire  à  l'exorciste,  lequel  y  ayant  travaillé  en 
vain,  nous  avons  sujet  de  croire  que  cette  exacte  recherche 
gâta  l'affaire.  » 

Et  Duncan,  qui  a  épuisé  tous  les  arguments  invoqués  en 
faveur  du  miracle,  conclut  tout  son  travail.  Il  demande  com- 
ment on  le  peut  blâmer  s'il  fait  difficulté  de  croire  à  la  pos- 
session des  Ursulincs  :  «  En  question  de  fait,  dit-il,  si  les 
preuves  ne  sont  fort  claires,  il  vaut  mieux  suspendre  son 
jugement  et  douter  d'une  vérité  que  de  se  mettre  en  hasard 
d'embrasser  une  fausseté.  » 


IX 


Nous  avons  terminé  la  lecture  de  cet  opuscule  qui  aurait 
pu  ép:irgner  à  des  magistrats  une  épouvantable  erreur  judi- 
ciaire et  qui  ne  réussit  qu'à  les  irriter  un  peu  plus  contre 
son  auteur  et  contre  l'accusé.  Duncan  ne  pouvait  être  cru 
par  des  gens  auxquels  il  était  par  trop  supérieur.  Au  milieu 
d'une  foule  d'agités  qui  ne  savent  ce  qu'ils  disent,  de  fana- 
tiques qui  ont  besoin  de  croire  à  tout  prix  à  un  miracle,  de 
dévots  retors  qui  tiennent  moins  à  découvrir  la  vérité  qu'à 
exploiter  dans  l'intérêt  de  l'Église  un  mensonge  possible, 
d'hypocrites  fielleux  qui  ont  des  vengeances  à  satisfaire,  de 
moines  intéressés,  d'Ursulines  hystériques,  de  médecins 
ignares  et  de  magistrats  sans  conscience,  le  professeur  de 
Saumur  est  d'un  bon  sens  paradoxal  et  d'une  équité 
déconcertante.  On  comprend  l'autorité  dont  il  a  joui,  quoi- 


252  UN    INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

que  protestant,  auprès  de  tous  ceux  qui  s'efforçaient  de 
résister  à  l'entraînement  nerveux  et  à  la  crise  morale  que 
les  exorcistes  de  Loudun  travaillaient  à  provoquer. 

Il  possède  le  véritable  esprit  de  la  science.  Il  ne  prétend 
pas  résoudre,  par  la  simple  observation,  des  questions  de 
métaphysique  religieuse.  Il  n'écrit  pas  une  phrase  qui  puisse 
inquiéter  un  chrétien,  à  moins  que  ce  chrétien  n'estime 
scandaleux  de  ne  pas  croire  parole  de  moine  comme  parole 
d'Evangile.  Mais  autant  il  s'interdit  de  fonder  sur  l'expé- 
rience des  inductions  qui  dépassent  le  monde  observable, 
autant  il  refuse  a  priori  de  méconnaître  les  faits  ou  de 
prétendre  se  passer  d'eux.  Un  fait  n'est  pas  d'autant  plus 
croyable  qu'il  confirme  une  hypothèse  chère  ;  mais  une  hy- 
pothèse n'a  de  valeur  que  si  elle  est  établie  sur  des  faits 
bien  critiqués.  La  question  est  de  savoir,  par  exemple,  si 
un  certain  nombre  d'Ursulines  sont  possédées.  Quelque 
opinion  que  l'on  ait  sur  la  possession  en  général,  elle  ne 
sert  nullement  à  démontrer  que  telles  ou  telles  personnes 
sont  les  victimes  du  démon.  Il  s'agit  d'une  question  de  fait 
qui  ne  peut  être  résolue  que  par  la  critique  des  observations. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  dire  que  Duncan  a  été  un  esprit 
distingué  de  son  époque.  Par  une  de  ses  théories,  par  celle 
qui  est  au  fond  même  de  sa  critique  de  la  possession,  il  est 
en  avance,  non  seulement  sur  le  xviie  siècle,  mais  encore 
sur  le  xviiie  ;  il  a  eu  vraiment  le  pressentiment  d'idées  qui 
ne  devaient  être  développées  et  admises  qu'au  xix"  siècle. 
Son  originalité  n'a  pas  consisté  à  nier  le  miracle  dans  le  cas 
des  Ursulines,  mais  à  le  nier  d'une  certaine  façon  qu'il  faut 
souligner. 

D'autres  n'ont  pas  cru  plus  que  lui  au  merveilleux  diabo- 
lique que  les  exorcistes  voulaient  étaler.  Mais  chaque  fois  qu'ils 
l'ont  nié,  ils  ont  affirmé  qu'on  n'était  en  présence  que  d'une 
supercherie.  C'est  ainsi  que  Cerisay,  bailli  de  Loudun,  L.  Chau- 
vet,  lieutenant  civil,  et  Ch.  Chauvet,  son  assesseur,  écrivaient, 
le  12  décembre  1632,   à    l'évêque  de  Poitiers   :   «  Nous  qui 


DE  l'affaire  urbain  grandier  253 

savons  les  joignants  de  toute  cette  afTaire,  et  connaissons 
clairement  que  c'est  la  plus  malheureuse  fourbe  qui  ait  été 
inventée  en  ça  et  que  ce  qui  s'y  est  fait  sont  des  contre-mi- 
racles pour  la  conversion  de  nos  pauvres  dévoyés...  »  Et 
tous  ceux,  au  dix-septième  siècle,  qui  n'ont  pas  cru  sur  la 
foi  d'un  juge  malhonnête  et  de  quelques  moines  fanatiques, 
ont  pensé  tout  comme  Cerisay  et  ses  amis.  Ils  ont  eu  raison 
d'être  frappés  par  un  manque  évident  de  correction  dans  les 
procédures  ;  ils  ont  eu  tort  de  ne  voir  dans  les  Ursulines  que 
les  complices  d'un  crime. 

Le  dix-huitième  siècle  n'a  pas  été  plus  juste.  Il  a  relevé  la 
conduite  étrange  de  Richelieu.  Il  a  fait  porter  au  cardinal  la 
peine  d'avoir  eu  trop  souvent  pour  exécuteur  de  ses  sombres 
volontés  un  aussi  triste  sire  que  Laubardemonl.  Il  n'a  pu 
s'expliquer  l'acharnement  de  ce  commissaire  déloyal  que  par 
le  désir  de  servir  une  vengeance  de  son  maître.  Partant  de  ces 
prémisses,  il  ne  pouvait  que  conclure,  lui  aussi,  aune  infâme 
supercherie  de  tous  les  acteurs  de  ce  drame.  Il  répétait  une 
erreur  émise  par  Aul)in,  pourtant  si  bien  informé,  dans  son 
Histoire  des  diables  de  Loiidiiii  (1693).  Et,  d'une  façon  générale, 
l'hypothèse  d'une  abominable  comédie  s'accordait  bien  avec 
la  tendance  du  siècle  à  dénoncer  sans  cesse  la  fraude  dans 
les  actes  des  personnages  d'Église. 

Duncan  est  singulièrement  plus  moderne.  Il  n'est  pas  dupe 
de  tout  ce  qui  se  passe  à  Loudun.  Il  réfute  en  termes  excellents 
ce  que  les  bonnes  gens  du  Poitou  et  d'ailleurs  objectaient  à 
la  supposition  d'une  fourberie.  Il  est  trop  avisé  pour  croire 
à  ral)solue  sincérité  de  ces  religieuses  agitées,  de  ces  moines 
furibonds  et  de  ce  juge  cauteleux.  Mais  il  sait  qu'une  certaine 
jnsincérité  s'allie  parfois  à  une  conviction  profonde  et  que 
les  religieuses,  tout  en  se  prêtant  à  quelques  comédies 
des  exorcistes,  pouvaient  très  bien  croire  à  leur  propre  pos- 
session; et  c'est  là  qu'est  l'originalité  de  son  livre.  Duncan 
est  le  précurseur  des  savants  modernes  qui  rendent  compte 
de  l'état  psychique  et  physique  des  Ursulines  par  les  lois  de 


254  UN   INCIDENT    PHILOSOPHIQUE 

la  suggestion  et  de  l'auto-suggestion.  Il  a  eu  quelque  mérite 
à  cela. 

Il  a  failli,  d'ailleurs,  payer  cher  la  gloire  que  la  postérité 
s'est  empressée  de  ne  pas  lui  reconnaître.  Pour  avoir  été  peu 
satisfait  par  certaines  scènes  édifiantes  des  exorcismes,  et 
surtout  pour  l'avoir  dit,  il  dut  rentrer  en  hâte  à  Saumur. 
Laubardemont  avait  déjà  préparé  contre  lui  un  mandat 
d'amener.  Mais  Duncan  était  médecin  de  M"'e  de  Brézé. 
Celle-ci  n'admit  pas  que,  pour  complaire  à  quelques  échauf- 
fés, on  la  privât  de  soins  dans  lesquels  elle  avait  confiance. 
Si  Duncan  n'avait  été  qu'un  simple  philosophe,  il  eût  connu 
la  persécution;  mais  il  eut  la  bonne  fortune  d'avoir  pour 
cliente  la  femme  d'un  gouverneur  de  province. 

Laubardemont  fit,  du  moins,  tomber  sa  vengeance  sur  ces 
protestants  qui  n'avaient  pas  admis  le  diable  à  déposer  con- 
tre eux  et  qui  affectaient  même  de  ne  pas  croire  à  la  posses- 
sion des  Ursulines.  Ils  avaient  à  Loudun  un  collège  établi 
en  vertu  de  l'Édit  de  Nantes;  les  élèves  y  restaient  jusqu'en 
seconde  et  achevaient  d'ordinaire  leurs  études  à  celui  de 
Saumur.  Laubardemont  découvrit,  et  M.  de  la  Rochepozay 
avec  lui,  que  les  bâtiments  très  vastes  de  ce  collège  seraient 
très  utiles  aux  Ursulines  «  pour  y  faire  leurs  exercices  »  ;  et 
sans  autre  forme  de  procès,  il  enjoignit  aux  huguenots  de 
les  leur  céder  dans  les  trois  jours  (15  mars  1635).  Il  faillit  y 
avoir  une  émeute  en  ville.  Mais  le  terrible  commissaire  avait 
beau  menacer  et  sévir,  il  ne  parvenait  pas  à  mettre  les  rieurs 
de  son  côté.  Quelque  temps  après  cette  spoliation,  il  se  ren- 
dit à  Paris  auprès  de  sa  femme  malade.  En  son  absence, 
les  brocards  se  remirent  à  pleuvoir  sur  les  démoniaques  et 
leurs  exorcistes.  Son  greffier,  Nozay,  était  au  désespoir  : 
«  Les  huguenots,  lui  écrivait-il,  ne  croient  plus  que  vous 
reviendrez  en  cette  ville  après  un  si  long  temps  et  se  mo- 
quent lorsqu'on  dit  les  causes  qui  vous  retiennent  ;  ils  disent 
que  ce  sont  des  excuses  que  vous  faites  et  que  vous  en  écri- 
rez de  semblables  d'ici  à  un  an.  »  Et  ce  qui  devait  augmenter 


DE  l'affaire  urbain  grandier  255 

la  colère  de  Laubardemont,  c'est  que  la  principale  cause  de 
tout  le  mal  était  un  méchant  philosophe,  un  professeur 
d'hérésie  en  la  détestable  Académie  de  Sauniur,  un  médecin 
à  qui,  sans  M'"''  de  Brézé,  l'on  aurait  appris  à  tenir  sa  langue 
et  sa  plume. 


LES  SOURCES  DES  RÉCITS 
DU   PREMIER  LIVRE  DE  SAMUEL 

SUR  l/INSTITUTION  DE  LA  ROYAUTÉ  ISRAÉLITE 


PAR       / 

v' 

Adolphe   LODS 


17 


LES    SOURCES    DES    RÉCFTS 

DU  PREMIER  LIVRE  DE  SAMUEL 

SUR  L'INSTITUTION  DE  LA  ROYAUTÉ  ISRAÉLITE 


La  période  décrite  par  les  livres  de  Samuel  est  une  période 
de  transition  entre  l'époque  des  juges  et  celle  des  rois,  entre 
l'âge  héroïque  d'Israël  et  les  temps  historiques.  Et  l'ouvrage 
aussi  est  une  œuvre  de  transition  :  à  la  simple  lecture  on  y 
reconnaît  tantôt  le  récit  poétique,  transfigurant  le  passé,  tan- 
tôt déjà  la  chronique,  presque  contemporaine  des  événe- 
ments et  les  mettant  sous  les  yeux  du  lecteur  dans  tout  leur 
relief,  sans  dissimuler  les  ombres  du  tableau.  Le  critique  est 
donc  tout  naturellement  amené  à  chercher  à  établir  une 
échelle  entre  ces  difï'érents  récils  au  point  de  vue  de  leur 
valeur  historique. 

Seulement,  si  l'on  veut  porter  un  jugement  qui  ait  une 
réelle  objectivité,  qui  repose  sur  autre  chose  que  sur  des  im- 
pressions personnelles,  il  faut  appliquer  la  méthode  qui  a 
réussi  pour  l'Hexateucjue  :  au  lieu  d'examiner  directement 
la  vraisemblance  de  chaque  donnée  du  livre,  il  faut  com- 
mencer par  en  reconstituer  les  sources.  Avant  de  rechercher 
ce  que  vaut  tel  récit,  il  faut  se  demander  :  d'où  a-l-il  été  tiré? 
quand  a-t-ilété  rédigé? 

Si  l'on  faisait  l'histoire  de  la  critique  des  livres  de  Samuel 
on  pourrait,  comme  dans  l'histoire  de  la  critique  de  l'Hexa- 
teuque,  distinguer  une  hypothèse  des  fragments,  une  hypo- 
thèse des  compléments,  une  hypothèse  des  sources.  Et  com- 
me dans  la  critique  de  l'Hexateuque,  l'hypothèse  des  sour- 


260  LES   SOURCES   DES   RÉCITS 

ces  est  aujourd'hui  —  et  avec  raison  —  généralement  ad- 
mise. Dans  la  reconstitution  des  divers  documents,  l'accord 
entre  les  savants  n'est  sans  doute  pas  aussi  grand  que  lors- 
qu'il s'agit  des  six  premiers  livres  de  l'Ancien  Testament. 
Pour  certaines  sections  des  livres  de  Samuel  (et  celle  qui 
nous  occupera  est  du  nombre),  il  y  a  cependant  des  points 
acquis.  Dans  les  récits  relatifs  à  l'institution  de  la  royauté 
(1  Sam.  7-15),  tous  les  critiques  reconnaissent  l'existence  de 
deux  grands  cycles  de  traditions,  qu'ils  reconstituent  à  peu 
près  de  la  même  manière. 

Nous  ne  nous  proposons  pas,  dans  cette  étude,  de  repren- 
dre ce  travail  qui  a  été  fait  de  main  de  maître.  Nous  nous 
bornerons  à  en  résumer  les  résultats,  en  renvoyant  pour  le 
détail  à  des  publications  comme  celles  de  M.  Budde,  le  sa- 
vant professeur  de  Marbourg,  dont  nous  adoptons  généra- 
lement les  vues  ^  Puis  nous  passerons  à  l'objet  spécial  de 
ces  pages,  qui  est  de  présenter  quelques  observations  sur  la 
composition  de  chacun  de  ces  deux  grands  ensembles  de 
traditions. 

I.  —  Les  deux  grands  cycles  de  traditions. 

L'un  d'eux  s'ouvre  au  chapitre  7.  Les  Israélites  opprimés 
par  les  Philistins  crient  à  Yahvéh.  Samuel  leur  promet  l'as- 
sistance de  Dieu,  s'ils  reviennent  à  lui  de  tout  leur  cœur.  Et, 
en  effet,  après  que  les  Israélites  ont  écarté  les  divinités  étran- 
gères qu'ils  adoraient,  les  Philistins,  marchant  contre  Mispa, 
où  Samuel  a  organisé  une  assemblée  déjeune,  sont  mis  en 
déroute  par  le  tonnerre  de  Yahvéh.  «  Et,  ajoute  le  narrateur 
(v.  13),  les  Philistins...  ne  continuèrent  plus  à  venir  dans  le 

*  Die  Bûcher  Richter  iind  Samuel,  ihre  Quelleii  und  ihr  Aiifbau,  Gies- 
sen,  Ricker,  1890  ;  The  Books  of  Samuel,  critical  édition  of  the  hebrew 
text,  printed  in  colors,  exhibiting  Ihe  composite  structure  of  the  book, 
dans  The  Sacred  Books  of  the  Old  Testament,  publiés  sous  la  direction 
de  M.  Paul  Haupt,  Leipzig,  Hinrichs,  1894. 


1)1     l'KEMIER    LIVRE    DE    SAMUEL  261 

terriloiie  d'Israël...  tous  les  jours  de  Samuel.  »  Samuel  ap- 
paraît donc  ici  comme  un  juge,  un  juge  tel  que  les  conce- 
vait le  rédacteur  du  livre  des  Juges,  à  la  fois  réformateur  et 
guerrier  (2,  17). 

Au  ch.  8,  même  conception  du  pouvoir  de  Samuel.  Se 
sentant  vieillir,  il  a  établi  ses  fils  juges  sur  Israël.  Seulement 
ceux-ci  ne  marchent  pas  dans  les  voies  de  leur  père.  Les 
anciens  d'Israël  viennent  demander  à  Samuel  de  leur  don- 
ner un  roi.  La  chose  lui  déplaît.  Cependant,  il  consulte  Yah- 
vélî,  qui  lui  répond  :  «  Ce  n'est  pas  toi  (seulement)  qu'ils 
rejettent  ;  mais  c'est  moi  qu'ils  rejettent  pour  que  je  ne  sois 
plus  roi  sur  eux.  »  Comme  au  ch.  7,  Samuel  est  ici  le  sou- 
verain d'Israël  ;  demander  un  roi,  c'est  rejeter  le  juge.  C'est 
de  plus  rejeter  le  seul  roi  légitime  d'Israël,  Yahvéh,  qui  gou- 
verne au  moyen  de  ses  prophètes  ;  aux  yeux  de  notre  nar- 
rateur, l'institution  d'une  royauté  humaine  en  Israël  est  une 
impiété.  La  fin  du  chapitre  est  dans  le  même  esprit.  Samuel 
essaie  de  faire  revenir  les  Israélites  sur  leur  requête  en  leur 
dépeignant  «  le  droit  du  roi  »,  c'est-à-dire  la  manière  dont 
il  agira.  Mais  en  vain.  Sur  l'ordre  de  Yahvéh,  il  accède  alors 
à  leur  demande. 

La  suite  du  récit  se  trouve  au  ch.  10,  v.  17-25''.  Samuel 
convoque  les  Israélites  à  Mispa.  Il  leur  déclare  :  «  Aujour- 
d'hui vous  avez  rejeté  votre  Dieu...  et  vous  avez  dit  :  Non, 
mais  établis  un  roi  sur  nous.  »  Néanmoins,  Samuel  consulte 
Yahvéh  par  le  sort  ;  et  Saûl,  fils  de  Kis,  qui  se  cachait  der- 
rière les  bagages,  est  désigné.  Le  peuple  l'acclame. 

Israël  ayant  un  nouveau  chef,  il  faut  que  l'ancien,  Samuel, 
résigne  ses  pouvoirs  et  rende  ses  comptes.  C'est  ce  qu'il  fait 
au  ch.  12,  mais  non  sans  demander  à  Yahvéh  d'accomplir 
un  prodige,  afin,  dit-il,  que  «  vous  sachiez  et  vo3'iez  que 
grand  est  le  péché  que  vous  avez  commis  aux  yeux  de  Yah- 
véh en  demandant  un  roi  »  (v.  17).  Pourtant,  il  promet  de 
continuer  à  instruire  le  peuple  et  le  roi  de  la  voie  droite  et 
bonne. 


262  LES  SOURCES  DES  HÉCITS 

Il  tient  sa  promesse.  Au  cli.  15  on  le  voit  ordonner  à  Saiil 
d'entreprendre  une  guerre  d'extermination  contre  Amaleq. 
Le  roi  désobéit  au  prophète  :  il  épargne  le  roi  Agag  et  les 
meilleures  têtes  de  bétail.  Samuel  se  présente  alors  devant 
Saiil  et,  lui  reprochant  avec  indignation  sa  désobéissance, 
lui  déclare  :  «  Parce  que  tu  as  rejeté  la  parole  de  Yahvéh, 
lui  aussi  t'a  rejeté  comme  roi.  »  En  vain  Saûl  le  supplie, 
essaie  de  le  retenir  par  son  manteau  :  Samuel,  après  avoir 
tué  Agag,  se  retire.  «  Et  il  ne  vil  plus  Saiïl  jusqu'au  jour  de 
sa  mort.  » 

Passons  à  l'autre  cycle  de  traditions,  actuellement  mélan- 
gé au  premier,  mais  où  se  retlète  une  toute  autre  conception 
du  rôle  de  Samuel  et  de  la  valeur  de  la  royauté. 

Clî.  9  et  10,  1-16.  Un  Benjaminite  du  nom  de  Kis,  ayant 
perdu  ses  ânesses,  envoie  à  leur  recherche  son  fils  Saûl  avec 
un  serviteur.  Au  bout  de  trois  jours  de  vains  efforts,  le  ser- 
viteur dit  à  Saûl  :  «  Il  y  a  dans  cette  ville  un  homme  de 
Dieu  ;  c'est  un  homme  considéré;  tout  ce  qu'il  dit  arrive. 
Allons-y  ;  peut-être  nous  indiquera-t-il  le  chemin  que  nous 
devons  prendre.  »  Pour  prix  du  renseignement,  Saûl  et  son 
serviteur  décident  de  donner  à  rhomme  de  Dieu  un  quart 
de  sicle.  Ce  voyant  de  petite  ville,  inconnu  de  Saûl  et  auquel 
on  olïre  quelques  sous  pour  retrouver  un  objet  perdu,  c'est 
Samuel  ;  nous  voilà  bien  loin  du  Samuel  vainqueur  des  Phi- 
listins et  juge  d'Israël  des  chapitres  7  et  8. 

Même  difl'érence  dans  l'appréciation  de  la  royauté.  Samuel 
avait  été  dès  la  veille  prévenu  de  l'arrivée  de  Saûl.  «  A  cette 
même  heure  demain,  lui  avait  dit  Yahvéh,  je  t'enverrai  un 
,homme  du  pays  de  Benjamin;  et  tu  l'oindras  chef  sur  mon 
peuple  d'Israël  ;  et  il  sauvera  mon  peuple  de  la  main  des  Philis- 
tins ;  car  j'ai  regardé  l'oppression  de  mon  peuple,  parce  que 
son  cri  est  venu  jusqu'à  moi.  «L'établissement  de  la  royauté 
n'est  nullement  ici  le  fait  du  peuple  révolté  contre  son  Dieu, 
c'est  au  contraire  un  bienfait  de  Yahvéh  :  elle  était  néces- 
saire pour  arracher  enfin  Israël  à  l'oppression  des  Philistins. 


1)1'    l>HEMIEI\    LIVRE    DE    SAMUEL  '2C)'.\ 

■  .Sanuicl  annonce  à  Saiil  la  grandeur  qui  l'attend  ;  il  l'oint 
en  secrcl,  el,  comme  gage  de  la  prédiction  qu'il  lui  fait,  lui 
donne  sur  son  avenir  une  série  d'indications  :  Saûl  rencon- 
trera diverses  personnes,  entre  autres,  en  arrivant  àGuibeat- 
Elohini  ouest  le  ncsib^  des  Philistins,  une  bande  de  pro- 
phètes ;  Saiil  se  mettra  aussi  à  prophétiser.  «  Lorsque  ces 
signes  te  seront  arrivés,  ajoute  Samuel,  lais  ce  que  ta  main 
trouvera  ;  car  Dieu  est  avec  toi.  »  Il  s'agit  évidemment  de 
quelque  exploit  patriotique.  «  Puis  lu  descendras  avant  moi 
à  Guilgal  ;  et  voici,  je  descendrai  vers  toi  pour  olTrir  des  ho- 
locaustes et  immoler  des  sacritices  de  paix  ;  tu  attendras  sept 
jours  jusqu'à  ce  que  j'arrive  auprès  de  toi...  »  Les  signes  se 
réalisent,  en  etïet,  jusqu'au  moment  où  Saiil  est  saisi  par 
l'esprit  prophétique.  Il  ne  dit  pourtant  rien  à  personne,  pas 
même  à  son  oncle,  de  la  prédiction  que  lui  a  faite  Samuel  au 
sujet  de  la  royauté. 

Ch.  10,27'';  11,1-11.  15.  Un  mois  après-  surviennent  à 
Guibea  des  envoyés  de  la  ville  de  Jabès  de  Galaad  assiégée 
par  les  Ammonites  ;  ils  implorent  un  secours  immédiat. 
Saiil,  passant  par  là  avec  ses  bœufs,  s'informe,  et  on  lui  ap- 
prend la  nouvelle  (on  voit  que  Saiil  est  ici  un  homme  privé, 
et  non  un  roi  déjà  proclamé  àMispa(l(),  17-24),  comme  le  de- 
mande l'ordre  du  récit  actuel).  Saisi  par  l'esprit  de  Dieu, 
Saiil  se  met  à  la  tête  des  Israélites  et  délivre  Jabès.  Au  retour, 
(<  tout  le  peuple  se  rendit  à  Guilgal  et  là  ils  établirent  roi  Saiil 
devant  Yahvéh.  » 

Ch.  13  et  11.  Saûl  choisit  3.000  hommes  et  renvoie  le  reste 
du  peuple.  Puis  Jonathan  frappe  le  nesib  des  Philistins  qui 

est  à  Guéba  (cf.  10,5).  Comme  ceux-ci  assemblent  une  puis- 

*  Le  mot  est  au  pluriel  dans  le  texte  niasoréllii([ue,  mais  doit  être 
corrigé  (LXX).  Il  faut  le  traduire  d'après  les  uns  «  le  préiet  »,  d'après 
d'autres  «  le  poste  »,  plutôt  peut-être  «  la  stèle  »,  le  monument  attes- 
tant la  prise  de  possession  du  pays  par  les  Philistins. 

■^  10,  27i>,  au  lieu  deu;nnc-  V~",  il  faut  probablement  lire  d'après  les 
LXX  :  rincD  Mr. 


264  LES  SOURCES  DES  RÉCITS 

santé  armée  à  Micmas,  Saûl  convoque  tout  le  peuple  à  Guil- 
gal.  Là  il  attend  Samuel  sept  jours  selon  ce  qui  était  con- 
venu  (10,  8).  Mais  enfin,  voyant  que  son  armée  se  disperse 
et  que  Samuel  n'arrive  pas,  Saûl  offre  lui-même  l'holocauste. 
Samuel  alors  paraît.  Il  reproche  à  Saûl  sa  faute  et  lui  déclare  : 
«  Ta  royauté  ne  subsistera  pas;  Yahvéli  s'est  cherché  un 
homme  selon  son  cœur  et  Yahvéh  l'a  ordonné  chef  sur  son 
peuple.  »  Saûl  n'a  avec  lui  que  600  hommes  ;  il  remporte 
cependant,  grâce  à  l'intrépidité  de  Jonathan,  une  grande  vic- 
toire sur  les  Philistins.  Il  signale  son  zèle  envers  Yahvéh  en 
empêchant  le  peuple  de  manger  de  la  viande  avec  du  sang 
et  en  condamnant  à  mort  son  fils  pour  la  violation  d'un  ser- 
ment. 

Tels  sont  les  deux  cycles  de  traditions  qui  se  dégagent  avec 
une  grande  netteté  du  récit  actuel,  où  ils  sont  juxtaposés, 
plutôt  que  mélangés  ;  car  leurs  différentes  parties  sont  à 
peine  soudées  par  quelques  raccords  assez  gauches  (par 
exemple,  10, 251^-27»  ;  11, 12-14).  Ces  deux  ensembles  diffèrent 
surtout  par  l'attitude  qu'ils  prennent  à  l'égard  de  la  royauté. 
L'un,  que  nous  appellerons  le  cycle  royaliste,  et  qui  com- 
prend les  ch.  9  ;  10,  1-16.  27'^;  11,  1-11.  15;  13;  14,  est  mani- 
festement le  plus  ancien  :  il  reflète  le  point  de  vue  Israélite 
primitif  ;  la  royauté  est  un  bienfait  de  Yahvéh,  une  nécessité. 
L'autre,  que  nous  appellerons  le  cycle  anliroyaliste,  et  au- 
quel reviennent  les  ch.  7,  2-8, 22;  10, 17-25^;  12;  15,  exprime 
des  vues  qui  n'apparaissent  qu'avec  le  prophète  Osée  :  il  y 
a  rivalité  entre  la  souveraineté  de  Yahvéh  et  la  monarchie. 
C'est  dans  sa  colère  que  Dieu  a  accordé  un  roi  à  son  peuple 
rebelle  (Os.  13, 11). 

Ces  faits  peuvent  être  regardés  comme  acquis.  Mais  une 
nouvelle  question  se  pose.  Chacun  de  ces  groupes  de  tradi- 
tions est-il  constitué  par  un  document  unique,  intact  ?  Ne 
renferme-t-il  pas  des  éléments  hétérogènes,  provenant  soit 
de  retouches  successives,  soit  de  la  fusion  de  plusieurs 
sources? 


DU    PREMIER    LIVRE    DE    SAMUEL  265 

II.  Examen  de  l'unité  et  de  l'intégrité  du  cycle 

ANTIROYALISTE. 

1.  M.  Cornill  observe  que  si,  dans  ce  groupe  de  récits,  il  y 
a  des  passages  catégoriquement  hostiles  à  la  monarchie,  il 
y  en  a  d'autres,  au  contraire,  où  respire  la  sympathie  la  plus 
vive  pour  Saiil.  Par  exemple,  10,  24,  après  que  le  sort  est 
tombé  sur  Saiil,  Samuel,  en  le  montrant,  s'écrie  :  «  Avez- 
vous  vu  celui  que  Yahvéh  a  choisi?  Il  n'y  en  a  pas  de  sem- 
blable à  lui  dans  tout  le  peuple.  »  Et  tout  le  peuple  cria  : 
«  Vive  le  roi!  »  De  même  au  ch.  15,  lorsque  Yahvéh  déclare 
à  Samuel  qu'il  se  repent  d'avoir  établi  Saiil  roi,  «  Samuel 
s'irrite  et  crie  à  Yahvéh  toute  la  nuit  »  (15,  11).  Et,  même 
après  le  rejet  du  roi,  le  prophète  mène  deuil  sur  lui  (15,  35). 
Un  tel  attachement  est-il  compréhensible  de  la  part  d'un 
serviteur  de  Dieu  qui  regarde  l'institution  de  la  royauté 
comme  une  impiété  (ch.  8  et  12)?  M.  Cornill  trouve  aussi  des 
variations  dans  le  rôle  attribué  à  Samuel  :  Samuel  est  tan- 
tôt un  juge  qui  n'a  qu'à  rentrer  dans  l'ombre  lorsqu'un 
roi  est  nommé,  tantôt  un  prophète  à  la  façon  d'Elie  ou  de 
Jérémie,  sans  pouvoir  politique,  mais  censurant  les  rois. 

En  conséquence,  M.  Cornill  admet  que  les  parties  franche- 
ment antiroyalistes,  7,  2-8,  22  (sauf  8,  20);  10,  17-19^  12,  ont 
été  ajoutées  ultérieurement  à  la  «  source  antiroyaliste  ». 
Celle-ci,  après  l'histoire  de  l'enfance  de  Samuel  (1-3)  et  celle 
de  la  perte  de  l'arche  (4,P-7,  1),  racontait  les  suites  de  la 
défaite  du  ch.  4,  puis  la  demande  des  anciens  à  Samuel 
(8,  4.  20),  la  désignation  de  Saiil  par  le  sort  (10,  19''-24), 
l'onction  de  Saiil  (au  lieu  de  10,  25);  enfin  venaient  10,  26''-27 
et  le  ch.  15  '. 

Cette  décomposition  ne  nous  paraît  pas  justifiée  : 

'  Einleitiing  in  das  A.  T.,  2'  édit.,  1892,  p.  108-110.  Dans  la  3«-4>=  éd. 
(1896),  p.  99,  l'auteur  déclare  maintenir  «  die  Nothwendiijkeit,  in  dieser 
Erzœhlunysgruppe  (7-12)  aiich  fiir  8  n.  10,  17-27  eine  œltcrc  nnd  eine 
jiïngere  Schicht  zu  iinterscheiden.  » 


266  LES  SOURCKS  DES  RÉCITS 

lo  Pour  ce  qui  est  de  l'attitude  vis-à-vis  de  la  royauté,  il 
est  bien  certain  que  même  l'auteur  des  parties  les  plus  fran- 
chement hostiles  à  la  monarchie  a  admis  que  la  royauté  a 
été  instituée  par  Samuel,  sur  Vordre  de  Yahvéh  :  voyez,  par 
exemple,  8,  7,  où  Yahvéh  dit  à  Samuel  :  «  Ecoute  la  voix  du 
peuple  (c'est-à-dire  :  établis  sur  lui  un  roi)...,  car  ce  n'est  pas 
toi  qu'ils  ont  rejeté,  mais  c'est  moi.  »  Voilà  affirmés  dans 
une  même  phrase  le  caractère  impie  de  la  royauté  et  son 
institution  par  Dieu.  De  même  10,  19'  :  «  Aujourd'hui  voua 
avez  rejeté  voire  Dieu...  et  vous  avez  dit  :  Non,  mais  élahlh 
un  roi  .sur  nous.  »  Du  moment  que  le  roi  est  établi  par  Dieu, 
il  ne  peut  être  que  bien  choisi  :  Samuel,  tout  en  blâmant 
l'institution,  devra  admirer,  acclamer,  soutenir  la  personne 
élue.  La  royauté  est  un  mal;  mais  la  royauté  de  Saûl,  l'élu 
de  Dieu,  est  le  moindre  mal. 

La  contradiction,  si  contradiction  il  y  a,  était  du  reste 
imposée  par  les  faits.  L'auteur  le  plus  hostile  à  la  royauté  ne 
pouvait  pas  arracher  de  la  conscience  de  ses  lecteurs  ni  de  sa 
propre  conscience  d'Israélite  la  conviction  que  la  royauté  était 
d'institution  divine,  que  le  roi  était  l'Oint  de  Yahvéh.  Tout 
ce  qu'il  pouvait  faire,  c'était  de  condamner  théoriquement 
la  royauté  et  de  la  subordonner  au  prophétisme,  en  faisant 
du  prophète  Samuel  le  grand  faiseur  de  rois. 

2°  Le  double  rôle  prêté  à  Samuel,  tantôt  juge,  tantôt  pro- 
phète, s'explique  dès  lors  naturellement.  Avant  la  fondation 
de  la  royauté,  Samuel  était  juge,  c'est-à-dire  à  la  fois  souve- 
rain et  prophète.  Une  fois  Saiïl  revêtu  de  la  souveraineté 
politique,  il  reste  à  Samuel  le  rôle  de  porte-parole  de  Dieu. 
Et,  en  effet,  dans  les  parties  les  plus  hostiles  à  la  royauté, 
Samuel,  en  renonçant  à  ses  pouvoirs  de  juge,  annonce 
(12,  23)  qu'il  continuera  à  donner  au  peuple  la  Ihornh  sur  le 
chemin  bon  et  droit,  c'est-à-dire  qu'il  continuera  à  être  pro- 
phète. 

Nous  ne  trouvons  donc  aucune  incompatibilité  entre  les 
ch.  7  ;  8;  12  et  les  ch.  10,  19  ss.  et  15. 


DU    PREMIKR    LIVH1-:    DK    SAMUEL  267 

2.  Il  y  a  pourtant  dans  le  groupe  des  traditions  antiroya- 
listes des  contradictions  de  détail  qui  paraissent  indiquer 
que  le  document  primitif  a  subi  des  retouches.  Voici  l'un  de 
ces  disparates,  auquel  on  n'a  pas,  nous  semble-t-il,  prêté 
une  attention  suffisante. 

Dans  le  récit  antiioyaliste  actuel,  la  raison  donnée  par  les 
Israélites  pour  demander  un  roi,  c'est  que  les  fils  de  Samuel 
ne  marchent  pas  sur  les  traces  de  leur  père  (8,  l-S'').  Cela 
semble  extrêmement  suspect.  Car  :  1"  d'après  le  ch.  12,  qui 
est  du  cycle  antiroyaliste,  c'est  à  cause  de  l'agression  de 
Nahas,  roi  des  Ammonites,  que  les  Israélites  veulent  un 
roi  (v.  12).  On  se  tire  d'ordinaire  de  la  difficulté  en  disant 
que  ces  mots  du  ch.  12  ont  été  intercalés  i)ar  le  rédacteur 
pour  harmoniser  la  source  antiroj'aliste  avec  le  ch.  11.  Lhar- 
monisation  serait  bien  maladroite  ;  car,  avec  l'ordre  actuel 
des  chapitres,  Saiil  est  déjà  roi  (ch.  10)  avant  l'invasion 
ammonite.  De  plus,  —  2"  au  ch.  12,  v.  2,  Samuel  paile  de 
ses  fils  en  termes  qui  supposent  que  ce  sont  de  fort  honnêtes 
gens.  El  —  3»  comment  pourrait-il  faire  si  fièrement  l'apo- 
logie de  sa  conduite  (12,  2-5),  si  ses  fils  étaient  des  prévari- 
cateurs? Dans  les  idées  d'Israël,  le  père  était  responsable 
des  crimes  de  ses  enfants.  Le  châtiment  d'Eli  n'avait  pas  eu 
d'autre  motif  que  l'indignité  de  ses  fils.  — 4»  Si  tel  avait  été 
le  grief  des  Israélites  contre  le  gouvernement  de  Samuel, 
comment  celui-ci  ne  leur  aurait-il  pas  répondu  que  les 
hasards  de  la  succession  sont  bien  plus  à  redouter  avec  la 
royauté  que  sous  le  régime  des  juges? —  5o  Aucun  autre  pas- 
sage du  groupe  antiroyaliste  ne  laisse  entendre  que  le  motif 
de  l'institution  de  la  royauté  ait  été  la  corruption  des  fils  de 
Samuel.  Tout,  au  contraire,  suppose  qu'Israël  a  demandé 
un  roi  pour  cire  délivré  cViin  ennemi  redoutable.  Samuel  en 
faisant  l'éloge  de  la  royauté  de  Yahvéh  ne  dit  pas  :  «  11 
vous  a  donné  des  gouvernants  intègres  »,  mais  toujours  :  «  Ne 
vous  a-t-il  pas  sauvés  de  la  main  de  tous  vos  oppresseurs  ?  » 
(8,8;  10,  18.19;  12,  G-12;   cf.   8,  20).  Enfin  —  t)0  les  v.  8, 


268  LES   SOURCES    DES   RÉCITS 

1-5"  ont  l'air  d'être  d'une  autre  main  :  dans  ces  versets,  ce 
sont  les  anciens  qui  sollicitent  Samuel  ;  dans  la  suite  du  cha- 
pitre, Samuel  répond  au  peuple  (8,  7.  10.  19.  21). 

J'inclinerais  donc  à  croire  que,  à  la  place  des  versets  8, 
l-ô'',  il  y  avait  primitivement  dans  la  source  antiroyaliste  un 
récit  de  l'agression  de  Nahas,  qui  aura  été  supprimé  pour 
ne  pas  faire  double  emploi  avec  le  ch.  11,  et  remplacé  par 
une  réplique  de  l'histoire  d'Eli. 

3o  Une  autre  difficulté  se  trouve  au  ch.  7,  v.  13  et  15.  Il  y 
est  dit  que  Samuel  jugea  Israël  tous  les  jours  de  sa  vie  et  que 
pendant  tous  les  jours  de  Samuel  les  Philistins  ne  revinrent 
pas  dans  le  territoire  israélite  :  ce  qui  ferait  supposer  que 
Samuel  est  mort  avant  le  combat  de  David  et  de  Goliath, 
avant  les  incessantes  guerres  de  Saûl  et  de  David  contre  les 
Philistins,  avant  même  l'institution  de  la  royauté;  ce  qui 
contredit  formellement  la  version  antiroyaliste  aussi  bien 
que  l'autre. 

Nous  remarquerons  que  le  style  de  ces  versets  est  celui 
du  rédacteur  du  livre  des  Juges,  et  que  les  affirmations  qui 
y  sont  contenues  sont  exigées  par  la  théorie  de  ce  rédacteur, 
lequel  dit  expressément  (Juges  2,  18)  que  «  Yalivéh  était  avec 
le  juge  et  les  sauvait  (les  Israélites)  de  la  main  de  leurs  en- 
nemis tous  les  jours  du  juge  ».  Il  faut  en  conclure  que  ces 
versets  sont  des  additions  ultérieures  dues  à  ce  rédacteur' 
ou  suggérées  par  sa  théorie. 

Il  a  pu  y  en  avoir  d'autres,  surtout  dans  les  chapitres  7  et 
12.  Mais  je  ne  puis  me  convaincre  que  ces  deux  chapitres, 
dans  leur  ensemble,  ainsi  que  le  veut,  par  exemple,  M.  Kittel^, 
soient  des  additions  :  ces  deux  morceaux  ne  sont  pas  de 
simples  amplifications  édifiantes,  comme  celles  qu'affectionne 

'  Cf.  Budde,  Bûcher  Richt.  and  Sam.  p.  186.  Dans  un  ouvrage  plus 
récent  [Sacr.  Books  of  the  Old  Test.),  M.  Budde  attribue  ces  versets 
à  l'auteur  de  la  source  antiroyaliste  lui-même. 

'  Dans  die  Heilige  Schrift  des  Allen  Teslaments,  de  Kautzsch,  Fribourg 
et  Leipzig,  1894. 


DU    PREMIER    LIVRE    DE    SAMUEL  269 

le  rédacteur  deutéronomiste  :  ils  sont  nécessaires  à  la  dé- 
monstration de  la  thèse  antiroyaliste;  il  faut  que  Samuel 
remporte  une  éclatante  victoire  (cli.  7),  pour  qu'il  soit  prouvé 
qu'un  roi  n'était  pas  indispensable  pour  sauver  Israël.  Et, 
pour  la  même  raison,  il  faut  que  Samuel  fasse  l'apologie  de 
son  gouvernement  et  du  gouvernement  de  Yahvéh  en  général, 
et  que  cette  apologie  soit  solennellement  ratifiée  par  le 
peuple,  puis  par  Dieu  lui-même  (ch.  12). 

Ainsi  les  ch.  7,  2M7 ;  8;  10,  17-25^  12  et  15  nous  semblent 
former  un  tout  homogène,  la  source  antiroyaliste,  si  l'on  en 
excepte  quelques  additions,  telles  que  7,  13.  15  et  les  ver- 
sets 8,  l-S""  qui  ont  remplacé  le  récit  de  quelque  expédition 
guerrière. 

111.  —  Examen  de  l'unité  et  de  l'lntégrité  du  cycle 

royaliste 

1.  Retouches  et  additions. 

Les  récits  que  nous  avons  appelés  royalistes  ont  reçu, 
eux  aussi,  quelques  additions  de  détail,  par  exemple  les  v.  9, 
2^.9;  au  v.  11,  7  les  motsSxia-j  inxi  ;  au  v.  11, 8  les  nombres, 
qui  sont  manifestement  excessifs;  le  v.  13,  1,  qui  manque 
dans  les  LXX  ;  le  petit  morceau  13,  19-22,  qui  détonne  avec 
le  contexte  par  son  exagération  et  pourrait  être  une  imita- 
tion amplifiée  de  Juges  5,  8;  le  demi-verset  14,  28*^.  Pour 
la  justification  de  ces  assertions,  nous  nous  permettons  de 
renvoyer  aux  ouvrages  de  M.  Budde  ou  au  commentaire  de 
M.  Smith  1. 

Le  récit  de  la  disgrâce  de  Saiil  enchâssé  dans  le  cycle 
royaliste  (13,  7M5''),  ainsi  que  le  v.  10,  8  qui  le  prépare, 
doit  aussi,  comme  cela  est  généralement  admis  aujourd'hui, 
avoir  été  ajouté  après  coup  :   1°  Dans   la   suite  du   récit, 

*  The  international  critical  commentary,  Samuel,  Edimbourg,  1899. 


270  LES  SOURCES  DES  RÉCITS 

Saiil  est  si  loin  d'avoir  perdu  la  faveur  d'en  haut,  que  ses 
ennemis  sont  mis  en  déroute  par  Yahvéh  lui-même;  et  Saùl, 
de  son  côté,  est  entièrement  dévoué  au  Dieu  d'Israël  :  il 
empêche  ses  hommes  de  pécher  contre  Yahvéh  en  mangeant 
du  sang;  et  il  se  montre  prêt  à  immoler  son  propre  fils,  pour 
rester  fidèle  au  serment  sacré  qu'il  a  prononcé.  2°  Saùl  est 
rejeté,  parce  qu'il  n'a  pas  attendu  Samuel  pour  offrir  ses 
sacrifices.  Cette  sentence  est  souverainement  arbitraire,  si  le 
récit  ne  date  pas  d'une  époque  où  il  était  interdit  au  laïque 
de  sacrifier  seul,  c'est-à-dire  d'une  époque  très  postérieure 
aux  ch.  13  et  14  (voj^ez  14,  34)  et  à  l'ensemble  du  cycle 
royaliste . 

Le  récit  13,  TMô-^  a  donc  été  ajouté  tardivement  au  docu- 
ment royaliste,  afin  d'expliquer  pourquoi  Dieu  avait  rem- 
placé Saùl  par  David.  Cette  addition  a  dû  être  faite  avant  la 
fusion  avec  le  groupe  antiroyalisle  ;  car  celui-ci  fournissait 
l'explication  désirée  dans  la  scène  grandiose  du  ch.  15. 

On  se  demande  si  les  versets  qui  précèdent  et  qui  suivent 
immédiatement  cette  importante  addition  n'ont  pas  été,  eux 
aussi,  introduits  ultérieurement  ou  tout  au  moins  retouchés. 
Le  tableau  de  la  terreur  produite  par  les  armements  des 
Philistins  (13,  6.  7")  présente  une  abondance  suspecte  de 
synonymes;  il  n'est  pas  indispensable  pour  préparer  14,  11 
ni  14,  22,  et  peut  émaner  d'un  rédacteur  qui  s'étonnait  que 
le  roi  Saiil  n'ait  eu  avec  lui,  au  moment  de  la  bataille,  que 
600  hommes.  Un  amplificateur  de  l'histoire  de  Gédéon  s'ex- 
pliquait à  peu  près  de  la  même  manière  pourquoi  son  héros 
remporta  Sij.  victoire  sur  les  Madianites  avec  300  hommes 
seulement  (Juges  7,  2-8).  Pour  nous  la  chose  s'explique  très 
simplement  :  Saùl,  d'après  la  source  qui  ne  lui  attribuait 
que  600  hommes,  n'était  pas  encore  roi  '.  —  Quant  aux  ver- 
sets IS''  et  16  (Saùl  passe  en  revue  son  monde;  il  est  campé 
à  Guibea  et  les  Philistins  à  Micmas),  ils  ne  font  que  répéter 

^  Comp.  les  300  hommes  de  Gédéon,  les  600  hommes  d,e  David. 


DU    PREMIER    LIVRE    DÉ    SAMUEL  271 

ce  qui  a  été  dit  v.  4  et  5  ou  sera  énoncé  11,  2,  en  ajoutant 
seulement  (d'après  la  leçon  grecque  du  v,  10)  que  les  soldats 
de  Saùl  pleuraient.  Si  la  version  grecque  a  ici,  comme  dans 
l'ensemble  des  cli.  13  et  14,  conservé  le  texte  ancien,  il  est 
évident  que  le  v.  16  n'appartient  pas  aux  récits  primitifs  de 
la  bataille  :  les  rudes  compagnons  de  Saul  et  de  Jonathan 
ne  pleuraient  pas  à  la  vue  du  nombre  des  ennemis  K 

A  écarter  aussi  14,  IS'^  -,  qui  reprend  ce  qui  a  déjà  été  dit, 
d'une  façon  plus  archaïque,  au  v.  3  :  «  Car  c'était  lui  qui 
portait  l'éphod  (14,  3  un  éphod  ;  cf.  23,  ())en  ce  jour-là  devant 
Israël  ». 

Quant  au  petit  panégyrique  de  Saùl  qui  termine  le  ch.  14 
(v.  47-51),  observons  seulement,  sans  nous  prononcer  sur 
l'origine  du  morceau,  que,  sous  sa  forme  actuelle,  il  émane 
d'un  rédacteur  deutéronomiste  -,  et  qu'il  n'a  pas  de  lien  né- 
cessaire avec  le  contexte. 

Ces  diverses  additions  étant  écartées,  ce  qui  reste  du  cycle 
royaliste  provient-il  d'un  document  unique?  Nous  ne  le 
pensons  pas. 

2.  Deux  sources  dans  les  chapitres  9-11. 

M.  Bruston,  en  poursuivant  ses  remarquables  études  sur 
«  les  deux  Jéhovistcs  »,  a  été  amené  à  distinguer,  dans  les 
ch.  7-15  du  premier  livre  de  Samuel,  trois  sources,  dont 
l'une,  celle  qu'il  attribue  au  second  jéhoviste,  correspond  à 
peu  près  à  ce  que  nous  avons  appelé  le  cycle  antiroyaliste, 
tandis  que  les  deux  autres,  le  premier  jéhoviste  et  le  second 
élohiste,  se  partagent  les  éléments  que  nous  avons  rapportés 
au  cycle  royaliste.  Une  étude  répétée  de   ces  chapitres  de 

'  M.  Smitli  regarde  tes  v.  13,  4.  ")!'.  (>.  7'  et  peut-être  15''  comme  des 
additions  (p.  95.  99). 

*  Il  faut  dans  ce  verset,  —  Keil  lui-même  l'a  reconnu,  —  adopter  le 
texte  des  I.XX. 

■'  Budde,  Richt.  Sam.,  p.  20G  ss. 


272  LES  SOURCES  DES  RÉCITS 

Samuel  nous  a  conduit  à  la  même  conclusion  générale  :  les 
traditions  royalistes  ne  proviennent  pas  d'un  document 
unique,  mais  de  deux  récits  parallèles.  Dans  la  reconstitu- 
tion de  chacun  de  ces  deux  récits,  nous  sommes  heureux  de 
nous  trouver  d'accord  aussi  sur  quelques  points  importants 
avec  le  savant  doyen  de  la  Faculté  de  Montauban  '. 

L'épisode  de  la  délivrance  de  Jabès  (11,  1-11.  15)  est,  nous 
semble-t-il,  en  sérieux  désaccord  avec  l'ensemble  du  cycle 
royaliste  et  spécialement  avec  le  récit  de  la  rencontre  de 
Saûl  avec  le  voyant  Samuel  (9,  1-10,12). 

lo)  Dans  ce  dernier  morceau,  le  danger  philistin  est  pres- 
sant ;  c'est  en  vue  de  ce  péril  que  la  royauté  est  instituée. 
Or,  au  chapitre  11,  Saûl  livre  son  premier  combat,  non  aux 
Philistins,  mais  aux  Ammonites; 

2o)  Est-il  vraisemblable  que  les  Philistins,  qui,  d'après  10,5 
et  13,3,  occupent  Guibea,  au  cœur  du  pays,  aient  laissé  les 
Hébreux  faire  de  grands  rassemblements  de  troupes  et  se 
constituer  en  corps  de  nation,  comme  cela  est  raconté  au 
chapitre  11? 

3")  S'ils  viennent  de  sortir  vainqueurs  d'une  grande  guerre 
contre  les  Ammonites  et,  dans  leur  enthousiasme,  de  pro- 
clamer roi  le  triomphateur,  est-il  vraisemblable  que,  même 
intimidés  par  les  préparatifs  des  Philistins,  les  Israélites  ne 
fournissent  à  leur  heureux  chef  qu'une  armée  dérisoire  de 
600  hommes  dans  la  guerre  nationale  contre  les  oppres- 
seurs ? 

4°)  Dans  le  récit  actuel,  l'accès  d'inspiration  dont  est  saisi 

1  Voici  la  division  des  sources  proposée  par  M.  Bruston  (Revue  de 
théologie  et  de  philosophie,  Lausanne,  1885  (18o  année),  p.  511-521).  Au 
2d  jéhoviste  :  7,  2b-17;  8;  10,  17-27;  11,  IK  8.  12-15;  12;  13,  1  ;  15.  Au 
1er  jéhoviste  :  7,  2a;  13,  5.  6  (ou  5-7a);  9,  15-17;  10,  1.  8;  13,  4b.  7o-15a. 
15i'.23;  14,  1.  2.  3^-17.  20».  23.  24».  31b-35.  Au  2d  élohiste  :  9,  1-14.  18-27; 
10,2-7.  9-16;  11,  1-11  (sauf  peut-être  7b.8);  13,  2-4a.  7a.  16-22;  14,  3a.  18-22 
(sauf  20a).  24b-31a.  36-52.  Nous  n'entreprendrons  pas  une  discussion 
détaillée  de  cette  division  des  sources.  Notre  exposé  suffira  à  montrer 
pourquoi  nous  avons  cru  devoir  en  adopter  une  autre. 


DU    PREMIER    LIVRE    DE    SAMUEL  273 

Saiil,  après  avoir  quitté  Samuel,  en  arrivant  à  Guibea 
(10,6. 10),  ne  sert  absolument  à  rien,  qu'à  expliquer  le  pro- 
verbe :  «  Saûl  est-il  aussi  parmi  les  prophètes?  »  Il  est  diffi- 
cile de  croire  que  ce  fût  là  sa  destination  primitive  :  cette 
destination  n'est-elle  pas  indiquée  par  ces  mots  de  Samuel  : 
«  Après  cela  tu  arriveras  à   Guibeat-Elohim,  oii  est  le  nesib 

des    Philislins,   et,   lorsque    tu    y   entreras, l'esprit   de 

Yahvéh  sautera    sur   toi ;    alors...  fais  ce  que  ta  main 

trouvera  ;  car  Dieu  est  avec  toi  »  (10,  5-7)?  N'était-ce  pas  clai- 
rement suggérer  à  Saûl  ce  qu'il  aurait  à  faire  dans  son  accès 
d'enthousiasme  inspiré  :  abattre  cet  odieux /i^.sz/jt^  Saûl  l'abat 
en  efîet  (13, 4)  ;  mais  actuellement  cela  ne  vient  que  très 
tard,  au  chapitre  13.  Primitivement,  il  ne  devait  pas  en  être 
ainsi  :  d'après  la  version  à  laquelle  appartient  le  récit  du 
Voyant  (9,  1-10,  12),  c'était  sur-le-champ,  dans  son  accès 
d'enthousiasme  pour  Yahvéh  et  pour  Israël,  que  Saûl  devait 
se  mettre  à  la  tâche  patriotique  en  vue  de  laquelle  il  avait 
été  élu  :  la  guerre  aux  Philistins.  Dans  cette  version,  la  ba- 
taille de  Micmas  devait  venir  aussitôt  après  les  chapitres  9 
et  10; 

5»)  Un  autre  témoin  du  temps  où  le  chapitre  13  suivait 
immédiatement  le  chapitre  10,  c'est  l'addition  relative  à  la 
disgrâce  de  Saiil  (10,  8  ;  13,7Ij-15').  D'après  l'auteur  de  cette 
interpolation,  Samuel,  après  avoir  décrit  à  Saûl  ce  qui  lui 
arrivera  pendant  son  retour  à  Guibea,  ajoute  :  «  puis  tu  des- 
cendras avant  moi  à  Guilgal...  ;  tu  attendras  sept  jours,  jus- 
qu'à ce  que  j'arrive  auprès  de  toi...  »  (10,8).  Si  ce  rendez- 
vous  doit  avoir  quelque  vraisemblance,  il  faut  évidemment 
que  Saûl,  aussitôt  rentré  à  Guibea,  descende  immédiatement 
à  Guilgal  et  là  attende  sept  jours  ;  sans  quoi  comment  Sa- 
muel saurait-il  quand  Saûl  ira  à  Guilgal?  Or,  dans  le  cycle 
royaliste,  tel  qu'on  le  reconstitue  d'ordinaire,  Saûl,  avant 
de  compter  les  sept  jours  convenus,  reste  à  Guibea  un  mois 
dans  l'inaction  (10,  27i>  LXX),fait  une  guerre,  vient  une  pre- 
mière fois  à  Guilgal,  où  il  est  établi  roi,  remonte  à  Micmas, 

18 


274  LES  SOUHCKS  DES  RÉCITS 

et  enfin  descend  (une  seconde  fois)  à  Guilgal.  Par  quel  mi- 
racle Samuel  a-t-il  prévu  la  durée  de  toutes  ces  opérations  ? 
Comment  Saûl  a-t-il  deviné  que  Samuel  lui  donnait  rendez- 
vous,  non  au  premier,  mais  au  second  séjour  qu'il  ferait  à 
Guilgal  ?  11  y  a  là  des  invraisemblances  bien  fortes  pour 
qu'on  puisse  les  prêter  même  au  plus  inintelligent  desinter- 
polateurs.  Non,  à  l'époque  ou  a  été  inséré  le  récit  de  la  dis- 
grâce de  Saûl  (10,  8  ;  13,  7i^-15'<),  il  n'y  avait  rien  entre  les 
chapitres  10  et  13. 

Ainsi  deux  sources  à  la  base  des  récits  royalistes.  D'après 
l'une  (11, 1-11.15),  Saûl  délivre  Jabès,  puis  est  proclamé  roi  à 
Guilgal.  D'après  l'autre  (9, 1-10, 12  ;  ch.  13  et  14  en  partie), 
aussitôt  après  avoir  été  oint  secrètement  par  le  Voyant  Sa- 
muel, Saûl  attaque  les  Philistins  et  les  bat  à  Micmas.  Dans 
cette  seconde  version,  Saûl  ne  devait  être  reconnu  roi 
qu'après  la  victoire  sur  les  Philistins  ;  ce  récit  de  la  procla- 
mation de  Saûl  aura  été  supprimé  pour  ne  pas  faire  double 
(ou  plutôt  triple)  emploi  avec  les  deux  autres  relations  du 
même  événement,  que  le  rédacteur  avait  trouvé  moyen  de 
conserver  (10, 17-24  et  11, 15).  Mais  peut-être  cette  troisième 
version  n'a-t-elle  pas  disparu  sans  laisser  de  trace.  Immé- 
diatement après  le  récit  de  la  bataille  de  Micmas,  on  lit  ces 
mots  :  «  Lors  donc  que  Saûl  eut  pris  la  ro3'^auté  sur  Israël...» 
(14,47).  A  l'époque,  quelle  qu'elle  soit,  où  cette  transition  a 
été  rédigée,  ne  devait-elle  pas  être  précédée  d'un  récit  de  la 
façon  dont  Saûl  «  prit  la  royauté  »  ? 

On  objectera  peut-être  :  les  chapitres  13  et  14,  aussi  bien 
dans  leurs  parties  anciennes  que  dans  les  additions,  suppo- 
sent que  Saûl  est  déjà  roi  ;  car  il  a  avec  lui  un  prêtre  et  un 
éphod  ^  ;  et,  dans  l'épisode  racontant  sa  disgrâce,  Samuel  lui 
dit  expressément:  «  ta  royauté  ne  subsistera  pas  »  (13,13.14). 
A  cela  nous  répondrons  :  ces  dernières  paroles  sont  toutes 
naturelles  dans  la  bouche  de  Samuel  ;  pour  lui,  Saûl  est  roi, 

*  D'après  14,18''  (texte  masoréthique),  il  a  aussi  dans  son  camp  l'ar- 
che de  Dieu  ;  mais  ce  texte  est  fautif;  voy.  p.  271. 


DU    PREMIER    LIVRE    DE   SAMUEL  275 

puisque  Yahvéh  l'a  oint  (10,1)  ;  cela  ne  prouve  pas  qu'il  ail 
éié  proclamé  publiquement.  Quant  à  la  présence  d'un  prêtre, 
d'un  éphod,  voire  même  de  l'arche,  elle  n'indique  pas  que 
Saiil  soit  roi  :  David  avait  un  prêtre  et  un  éphod  lorsqu'il 
n'était  encore  qu'un  simple  chef  de  hande  ;  et  l'arche  avec 
ses  prêtres  accompagnait  l'armée  au  temps  des  juges 
(1  Sam.  4). 

Nous  avons  laissé  de  côté,  jusqu'à  présent,  les  v.  13-16  du 
chapitre  10,  où  Saiil  rend  compte  à  son  oncle  de  son  voyage 
à  la  recherche  des  ànesses,  en  ayant  soin  de  garder  le  silence 
sur  la  royauté  promise  par  Samuel.  Ces  versets  sont  sus])ects; 
on  se  demande  ce  que  c'est  que  cet  oncle  qui  apparaît  ici  ; 
il  n'avait  été  question  jusqu'à  ce  point  du  récit  que  du  père 
de  Saiil.  De  plus  Saiil,  dans  ces  versets,  suppose  Samuel 
connu  de  tout  le  monde,  alors  que  lui-même,  la  veille  en- 
core, ignorait  son  existence  (9,  6).  Ce  morceau  aura  été  in- 
tercalé afiii  d'expliquer  pourquoi  Saiil  était  encore  dans 
l'inaction  lorsqu'arrivérent  les  envoyés  de  Jabès  (ch.  11).  Ce 
doit  être  un  raccord  imaginé  par  le  rédacteur  qui  a  fondu 
ensemble  les  deux  sources  «  du  Voyant  »  et  «  de  Jabès  ». 

Cette  distinction  de  deux  documents  dans  les  récits  roya- 
listes de  l'institution  de  la  monarchie,  qui  nous  a  été  suggé- 
rée par  une  indication  émise,  il  y  a  une  douzaine  d'années, 
dans  un  cours,  par  M.  Ph.  Berger,  peut  être  maintenue,  quand 
même  on  n'adopterait  pas  les  vues  que  nous  allons  exposer 
maintenant  sur  la  composition  des  récits  relatifs  à  la  bataille 
de  Micmas. 


3.  Deux  sources  dans  les  chapitres  13  et  Ik. 

Ces  chapitres,  d'un  si  haut  intérêt  historique,  présentent 
des  redites,  des  surcharges,  des  obscurités;  certaines  d'entre 
elles  proviennent,    sans   doute,  du  mauvais  état  du  texte 


276  LES  SOURCES  DES  RÉCITS 

masoréthique  *  ;  d'autres,  des  amplifications  insérées  après 
coup  2  ;  mais  il  y  en  a  aussi  qui  paraissent  trahir  la  présence 
de  deux  récits  parallèles  fondus  ensemble. 

Les  opérations  préliminaires  du  combat  sont,  dans  la  rela- 
tion actuelle,  d'une  confusion  et  d'une  invraisemblance  ex- 
trêmes. «  Saûl  choisit  3.000  hommes  du  milieu  d'Israël  ;  et 
2.000  s'établirent  avec  Saûl  à  Micmas  et  sur  la  montagne 
de  Béthel,  et  1.000  étaient  avec  Jonathan  à  Guibea  de  Ben- 
jamin ;  puis  il  renvoya  le  reste  du  peuple  chacun  à  sa  tente 
(v.2);  et  Jonathan  frappa  le  nesib  des  Philistins  qui  était  à 
Guèba  ))(v.  3).  Saiil  appelle  aussitôt  aux  armes  tout  le  peuple 
qui  se  réunit  à  Guibea  •'^,  tandis  qu'une  formidable  armée 
philistine  se  concentre  à  Micmas. 

Est-il  vraisemblable  que  Saûl  ait  ainsi  congédié  tout  le 
peuple,  ne  gardant  que  3.000  hommes,  au  moment  même  où 
il  allait,  en  abattant  le  nesib,  se  mettre  à  dos  toutes  les  forces 
des  Philistins?  Pouvait-il  ne  pas  prévoir  qu'il  aurait  le  len- 
demain à  convoquer  de  nouveau  tout  son  monde  ?  Et  puis, 
pourquoi  cette  occupation  en  force  de  Béthel  et  de  Micmas, 
tandis  que  dans  la  suite  il  n'est  plus  question  que  de  Guibea, 
sans  que  l'abandon  des  deux  autres  positions  soit  men- 
tionné *?  Ajoutez  à  cela  que,  d'après  3^,  c'est  Jonathan  qui 
frappe  le  nesib  des  Philistins,  tandis  qu'au  v.  4  cet  exploit 
est  attribué  à  Saûl  ;  que,  au  v.  5,  la  situation  de  Micmas  est 

*  Voyez  sur  ce  point  les  travaux  de  MM.  Wcllhausen  (Der  Texl  der 
Bûcher  Samiielis,  Gœttinguc,  1872),  Budde,  Smith. 

^  Nous  avons  essayé  de  les  indiquer  dans  notre  §  1. 

^  V,  4  (texte  corrige).  D'après  la  leçon  actuelle,  il  se  réunit  à  Guil- 
gal,  d'où  il  ne  remonta  à  Guibea  que  huit  jours  après.  La  leçon  ac- 
tuelle a  été  introduite,  au  plus  tard,  par  l'auteur  de  7b-15a  (voj^ez  Ti»  : 
Saûl  était  encore  à  Guilgal.  —  Smith). 

*  Si  la  leçon  «  Guilgal  »  (v.  4)  est  exacte,  la  stratégie  de  Saûl  est 
plus  étrange  encore  :  de  Guilgal  (11,15)  il  monte  occuper  Guibea  et  le 
plateau  ;  puis  il  abandonne  tout  le  haut  pays  pour  redescendre  à  Guil- 
gal, se  concentrant  ainsi  bien  loin  à  l'Est;  il  remonte  ensuite  à  Guibea  ; 
et  tout  cela  sans  être  inquiété  par  l'ennemi,  qui  est  pourtant  à 
Micmas. 


DU    PREMIER    LIVRE    DE    SAMUEL  277 

précisée,  comme  si  le  lecteur  entendait  nommer  cette  ville 
pour  la  première  fois,  alors  qu'il  en  a  déjà  été  question  au 
V.  2  1  ;  enfin  que  Béthel  est  appelée  S.s-nu  au  v.  2,  tandis 
que  dans  a  suite  du  récit  elle  est  nommée  Beth-Aven 
(13,  5  ;  14,  23).  Et  l'on  conclura  que  les  v.  2  et  3"  sont  cViine 
autre  source  que  3''-5.  Les  v.  2  et  3"  forment  la  continuation 
naturelle  de  notre  source  de  Jabès  ;  car,  on  l'a  souvent  re- 
marqué, 13,  2  (choix  de  3.000  hommes  parmi  le  peuple)  se 
rattache  directement  à  11, 15  (le  peuple  assemblé  à  Guilgal). 
Le  second  récit  (3''-5),  qui  devait  s'ouvrir  par  une  phrase 
comme  celle-ci  :  «  et  Saiil  frappa  le  nesib  des  Philistins  qui 
était  à  Guèl)a  »,  fournil  la  suite  que  nous  a  paru  demander  la 
source  du  Voyant. 

Ainsi  les  v.  2-5  contiennent  l'amorce  de  deux  récits  de  la 
bataille  de  Micmas.  D'après  l'un  (sozrrce  de  ,/atès),  les  Israélites 
occupent  Micmas,  Béthel  et  Guibea  ;  et  l'exploit  de  Jona- 
than consiste  à  abattre  le  nesib  des  Philistins.  D'après 
l'autre  {source  du  Voyant)^  les  Israélites  sont  à  Guibea  et  ce 
sont  les  Philistins  qui  campent  à  Micmas. 

Dès  lors,  il  est  clair  que  c'est  à  cette  dernière  source  qu'il 
faut,  dans  la  relation  de  la  bataille  proprement  dite,  attri- 
buer le  récit  de  l'exploit  de  Jonathan  quittant  en  secret 
Guibea  et  allant  audacieusement  attaquer,  seul  avec  son 
écuyer,  le  poste  philistin  qui  se  trouvait  devant  Micmas  (13, 
23;  14,  1-14.  16-19). 

Examinons  les  autres  versets  du  récit  actuel  de  la  ren- 
contre (13,  17.  18;  14,  15.  20-23),  pourvoir  si  des  fragments 
de  la  source  de  Jabès  n'y  auraient  pas  été  conservés.  Ces 
versets  présentent  des  redites  et  des  doublets.  Au  v.  15, 
l'armée  des  Philistins  est  désignée  par  une  surabondance 
d'expressions  parallèles,  qui  a  fort  embarrassé  crili(iues  et 
traducteurs   et  qui  ne  s'explique  guère  sous  la  plume  d'un 

'  M.  Smith  a  fait  aussi  cette  observation,  ainsi  que  la  précédente  ; 
mais  il  en  conclut  que  les  v.  4.  5''  sont  des  additions  de  l'amplifica- 
teur qui  a  ajouté  G-lô». 


278  LES   SOURCES   DES    RÉCITS 

seul  et  même  auteur.  Le  texte  masoréthique  porte  :  «  Et  il  y 
eut  une  panique  dans  le  camp,  dans  la  campagne  et  dans 
toute  l'armée,  l'avant-poste  et  le  masliit  ^  furent  en  déroute 
eux  aussi.  »  On  se  demande  (ceci  à  titre  de  simple  hypo- 
thèse) si  ce  mashii  n'appartenait  pas  à  la  source  de  Jabès  et 
si  la  sortie  de  ce  corps  en  trois  colonnes,  racontée  au  ch.  13, 
V.  17.  18^  n'était  pas  primitivement  le  déhut  d'une  attaque 
dirigée  par  les  Philistins  contre  les  positions  de  Saiïl  :  on 
sait  que  la  marche  en  trois  colonnes  était  l'ordre  de  bataille 
ordinaire  des  Israélites  et  de  leurs  adversaires  (Juges  7,  16; 
9,43;  1  Sam.  11, 11;  2Sam.l8,  1.2;  Job  1,17;  cf.  Gen.  14, 15). 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point  particulier,  il  y  a  surabon- 
dance d'expressions  au  v.  15.  Il  y  a  aussi  un  bien  grand 
nombre  de  motifs  donnés  à  la  déroute  des  Philistins  et  au 
triomphe  de  la  petite  armée  Israélite.  La  panique  des  enne- 
mis est  causée,  d'après  v.  14.  15'»,  par  l'audacieux  exploit  de 
Jonathan,  d'après  15''  par  un  tremblement  de  terre;  si  la 
multitude  immense  des  envahisseurs  est  refoulée,  c'est, 
d'après  v.  20,  parce  qu'ils  se  tuèrent  entre  eux,  d'après  v.  21 
parce  que  les  Hébreux  qui  avaient  fait  cause  commune  avec 
eux  se  joignirent  à  Saïil  et  à  ses  gens,  d'après  v.  22  parce 
que  les  Israélites  qui  s'étaient  cachés  dans  le  voisinage  sor- 
tirent de  leurs  abris  dès  qu'ils  apprirent  la  déroute  des  Phi- 
listins, Ces  divers  traits  ne  sont  sans  doute  pas  inconci- 
liables ;  mais  un  tel  luxe  de  détails  est  suspect  ;  les  récits  de 
bataille  de  l'Ancien  Testament  sont  d'ordinaire  très  sobres. 

Enfm,  au  v.  23,  il  y  a  deux  indications  parallèles  sur  l'ex- 
tension que  prit  le  combat.  Ce  verset,  complété  d'après  les 
LXX,  porte  :  «  aj  Et  Yahvéh  en  ce  jour-là  sauva  Israël  et  le 
combat  dépassa  Beth-Aven;  bj  et  tout  le  peuple  qui  était  avec 
Saiïl  se  trouva  être  de  10.000  hommes  e//e  combat  se  dispersa 
dans  toute   la  montagne  dEphrdim.  »  La  première  de  ces 


^  «  Corps  de  ravageurs  »  ?  MM,  Siegfried  et  Stade  traduisent  ici  Hin- 
ierhalt,  «  réserve  ». 


DU    PREMIER    \A\H\:    DE    SAMUEL  279 

indications  lopographiques,  désignant  Béthel  sous  le  nom 
de  Beth-Aven,  reviendra  à  la  source  du  Voijant  (cï.  13,  5),  et 
la  seconde  à  la  source  de  J(d)ès.  Ce  qui  confirme  qu'il  y  a  ici 
deux  documents,  c'est,  comme  l'a  remarqué  M.  Bruston, 
qu'au  V.  31  on  trouve,  sur  la  direction  dans  laquelle  se  fit 
la  poursuite,  un  témoignage  ((ui  ne  concorde  pas  avec  23»  : 
d'après  23"  les  Philistins  se  retirent  vers  Beth-Aven,  c'est-à- 
dire  vers  le  nord-ouest  ;  d'après  31,  vers  Ajalon,  donc  vers 
le  sud-ouest. 

Voici,  sous  toutes  réserves,  comment  on  pourrait  recons- 
tituer les  deux  récits  parallèles  du  comhat.  De  la  source  du 
Voijanl  :  13,23;  14,  1-11.  l-'v  (en  partie).  16-20.  23».  De  la 
source  de  Jabès  :  13,  17-18  (?);  1 1,  l.")''.  15»  (en  partie).  21.  22. 
231'. 

Passons  enfin  au  récit  de  la  poursuite.  Deux  incidents  y 
sont  relatés  :  1'^  Une  faute  de  Jonathan  :  Saûl  avait  fait  jurer 
au  peuple  de  ne  rien  manger  jusqu'au  soir;  Jonathan,  qui 
n'a  pas  entendu  ce  serment,  prend  un  peu  de  miel;  pour  ce 
crime  il  est  condamné  à  mort  par  son  père;  mais  le  peuple 
le  rachète  (v.  25-30.  36-45).  2"  Une  faute  du  peuple  :  éj^uisés 
par  le  combat,  les  hommes  de  Saiil  mangent  de  la  viande 
sans  en  avoir  auparavant  réi)andu  le  sang,  ce  qui  est  un 
péché  contre  Yalivéh;  Saiil  se  hâte  de  faire  rouler  une 
grande  pierre,  où  le  bétail  est  égorgé  en  l'honneur  de  Yah- 
véh  1  (v.  32-35). 

Ces  deux  épisodes,  pris  en  eux-mêmes,  sont  évidemment 
loin  d'être  inconciliables.  Mais,  comme  l'a  fort  bien  vu 
M.  Bruston,  les  récits  qui  en  sont  faits  ne  peuvent  guère  être 
de  la  même  main.  Et  voici,  d'après  nous,  j)ourquoi  : 

loLev.  24-  raconte  deux  fois  comment  Saiil  imposa  le 
jeune  à  ses  troupes.  Voici  les  deux  versions  distinguées  par 
deux  caractères  différents   :   «  Et  Saiil   avait  fait  un  grand 


'  V.  34,  lisez  n"""^"!  au  lieu  de  """'Ti  (Kloslermann,  Hiulde,  Smith). 
-  Nous  adoptons  le  texte  restitué,  d'après  les  LXX,  parM.Budde. 


280  LES   SOURCES   DES   RÉCITS 

vœu  en  ce  jour-là  et  Saûl  fit  jurer  le  peuple  en  ces  termes  : 
Maudit  soit  quiconque  mangera  du  pain  jusquà  ce  soir  et 
(jusqu'à  ce)  que  je  me  sois  vengé  de  mes  ennemis,  personne 
du  peuple  ne  goûtera  de  pain.  »  Ainsi,  d'une  part,  un  ser- 
ment du  peuple,  de  l'autre  un  vœu  du  chef;  d'après  une  ver- 
sion il  faudra,  pour  manger,  attendre  jusqu'au  soir;  d'après 
l'autre,  jusqu'à  la  victoire.  Ce  qui  atteste  qu'il  y  a  bien  là 
deux  sources,  c'est  que,  dans  l'histoire  de  la  faute  de  Jona- 
than, il  n'est  fait  allusion  qu'à  l'une  des  deux  versions  :  v. 
28,  «  un  homme  du  peuple  répondit  (à  Jonathan)  et  dit  : 
Ton  père  a  fait  faire  au  peuple  un  serment  solennel  :  Maudit 
soit  l'homme  qui  mangera  du  pain  aujourd'hui.  » 

2»  Le  récit  de  la  faute  du  peuple  (31-35)  se  lie  très  mal  à 
ce  qui  actuellement  le  précède  et  le  suit.  Le  fait  a  été  remar- 
qué par  plusieurs  critiques,  bien  qu'ils  aient  en  général 
cherché  à  l'expliquer  sans  recourir  à  l'hypothèse  d'une  dua- 
lité d'auteurs. 

Prenons  d'abord  le  début  du  morceau,  v.  3L  On  vient  de 
nous  dire  (v.  30)  que  Jonathan  se  plaint  que  la  défaite  des 
Philistins  n'ait  pas  été  assez  grande.  Est-ce  le  même  auteur 
qui  a  pu  ajouter  aussitôt  après  :  «  Et  ils  battirent  en  ce 
jour-là  les  Philistins  de  Micnias  à  Ajalon  »,  ce  qui  consti- 
tuait une  victoire  éclatante?  «  La  première  moitié  du  verset, 
remarque  avec  raison  à  ce  propos  M.  Smith,  est  difficile, 
telle  qu'elle  se  présente,  parce  qu'elle  semble  parler  d'un 
succès  tel  que  Jonathan  même  l'eût  approuvé.  »  Il  propose, 
en  conséquence,  de  corriger  le  texte,  mais  sans  trouver  de 
conjecture  qui  le  satisfasse'.  L'explication  est  plus  simple  : 
le  V.  31  fait  la  transition  entre  le  vœu  de  Saûl  (v.  24)  et  la 
faute  du  peuple  (31-35)  :  il  nous  apprend  que  Saûl  s'est  vengé 

*  M.  Klostermann  corrige  njSw  ^yCDGa  en  nSiS  lîT  tt;ay7(n)  Dna 
«  depuis  la  chaleur  du  jourjusqu'à  la  nuit»,  ce  qui  est  par  trop  hypothé- 
tique. M.  Budde  :  nS"'Sn  ly  U?a3ai  «  à  Micmas  (LXX)  jusqu'à  la  nuit  ». 
Mais  la  bataille  a  depuis  longtemps  quitté  Micmas  :  dès  le  v.  23  elle  a 
«  dépassé  Beth-Aven   »   et  «  s'est  dispersée  dans  toute  la  montagne 


DU    PREMIER    LIVRE    DE   SAMUEL  281 

de  ses  ennemis,  en  les  lialtant  jusqu'à  Ajalon  :  maintenant 
les  troupes  affamées  vont  pouvoir  manger. 

Le  récit  du  péché  du  peuple  se  termine  par  ces  mots 
(v.  35)  :  «  Et  Saûl  construisit  un  autel  à  Yalivéh  ;  ce  fut  le 
premier  autel  qu'il  éleva  à  Yahvéh.  »  «  Ce  verset  a  l'air 
d'être  la  conclusion  d'un  chapitre  dans  l'histoire  »,  observe 
avec  raison  M.  Smith  ;  et  M.  Wellhausen  a  soutenu  que  le 
morceau  qui  suit,  le  récit  de  la  condamnation  à  mort  de 
Jonathan,  était  étranger  au  texte  primitif '.  M.  Budde  a  mon- 
tré que  cette  exclusion  n'est  pas  justifiée  et  que,  «  depuis  le 
V.  24-,  tout  tend  vers  le  jugement  de  Dieu  qui  menace  la  vie 
du  jeune  héros  Jonathan  et  qui  montre  la  rigueur  religieuse 
de  Saùl  à  son  point  le  plus  haut,  le  plus  effrayant  ^  ».  Et 
cependant,  l'observation  de  M.  Smith  subsiste  :  le  v.  35  a 
l'air  d'une  conclusion.  Notre  hypothèse  concilie  les  deux 
points  de  vue  :  le  v.  35  est  la  conclusion  de  l'un  des  récits 
de  la  bataille,  tandis  que  l'autre  se  continue  par  la  condam- 
nation et  la  délivrance  de  Jonathan. 

Le  récit  qui  raconte  la  faute  de  Jonathan,  découverte  par 
Vourini-tGiimmim,  appartient  naturellement  à  la  source  du 
Voyant  qui,  déjà  dans  la  relation  de  la  bataille,  faisait  une 
place  à  la  consultation  de  l'éphod  et  attribuait  le  premier 
rôle  au  jeune  héros  (cf.  v.  45)  ;  c'est  parce  qu'il  était  occupé 
à  son  audacieux  coup  de  main  contre  le  camp  philistin 
(v.  1-14.  16-19),  que  Jonathan  n'a  pas  entendu  le  serment 
que  son  père  a  fait  prêter  au  peuple  (v.  27).  Le  récit  de  la 

d'Ephraïm  »  ;  maintenant  il  s'agit  de  descendre  derrière  les  I^hilistins 
(V.  36),  tandis  que  de  Micmas,  quand  on  va  vers  l'ouest,  il  faut  monter 
M.  Wellhausen  prend  le  parti  radical  de  supprimer  toute  la  phrase  31'' 
(Bleek's  Einleiliing  in  das  A.  T.^  (1878),  p.  215). 

1  Bleek^  ibid.;  Comp.  des  Hexateuchs^  (1889),  p.  248.  Il  parait  être 
revenu  sur  cette  hypothèse,  car  dans  son  Israclit.  und  jiid.  Gesch.  ^ 
(1895),  p.  55,  il  utilise  les  versets  36-45  au  même  titre  que  les  précé- 
dents. 

Cela  n'est  vrai  que  des  versets  24-30. 

'  Bûch.  Richt.  Sam.,  p.  206. 


282  LES   SOURCES    DES    RÉCITS 

faute  (lu  peuple,  au  contraire,  reviendra  à  la  source  de 
Jabès;  d'après  ce  récit,  en  etfet^  les  Philistins  sont  poursui- 
vis vers  le  sud-ouest  (31),  tandis  que  dans  la  source  du 
Voyant,  ils  se  retirent  vers  le  nord-ouest  (23=1). 

Conclusion. 

Après  cette  longue  et  trop  aride  analyse,  essayons  de 
reconstituer  les  deux  sources  que  nous  avons  distinguées 
dans  le  cycle  royaliste. 

Source  du  Voyant  :  9  ;  10,  1-7.  9-12  ;  13,  3  (avec  «  Saiil  » 
au  lieu  de  «  Jonathan  »)- 5.  23;  14,  1-14.  15='  (en  partie). 
16-20.  23a.  24iJ  (jusqu'à  2T;n  )•  25-30.  36-46.  Saûl,  parti  à 
la  recherche  des  ânesses  de  son  père,  rencontre  Samuel.  Le 
voyant,  averti  par  Yahvéh  que  c'est  Saiil  qui  est  chargé  de 
délivrer  Israël  de  la  main  des  Philistins,  l'oint  secrètement. 
Il  lui  annonce  que,  en  arrivant  à  Guiheat-Elohim,  où  est  le 
nesib  des  Philistins,  il  sera  saisi  par  l'Esprit  et  devra  faire 
«  ce  que  sa  main  trouvera,  car  Dieu  est  avec  lui  ».  Saiil 
frappe  le  nesib  des  Philistins,  puis  sonne  le  ralliement  par 
tout  le  pays.  Les  Philistins  réunissent  une  immense  armée, 
qui  campe  à  Micmais.  600  hommes  sont  rassemhlés  autour 
de  Saùl  à  Guihea.  Jonathan  attaque  le  poste  qui  surveille 
le  pas  de  Micmas  ;  la  paniqué  se  répand  dans  tout  le  camp 
philistin.  Saiil  accourt  et  trouve  les  ennemis  s'entr'égor- 
geant.  Le  comhat  se  poursuit  au  delà  de  Beth-Aven.  Jona- 
than viole  le  serment  que  son  père  a  fait  prêter  aux  troupes 
pendant  son  ahsence.  Aussi  héroïques  l'un  que  l'autre,  Saiil 
se  résout  à  sacrifier  son  fils  et  Jonathan  se  déclare  prêt  à 
mourir;  mais  le  peuple  rachète  le  coupahle.  La  source 
devait  ajouter  que  Saiil,  à  la  suite  de  cette  victoire,  reçut  la 
royauté. 

Source  de  Jabès  :  11,  1-11.  15;  13,  2.  3^.  17-18  (?)  ;  14, 15^. 
15a  (en  partie).  21.  22.  23i\  24»  et  i^  (depuis  ^n^DDJi  ).  31-35. 
Saiil  se  fait  connaître  comme  un  juge  inspiré  en  délivrant 


DU    PREMIER    LIVRE    DE    SAMUEL  283 

Jabès  ;  il  est  établi  roi  à  Giiilgal.  Aussitôt,  il  choisit  dans 
l'assemblée  3.000  hommes,  avec  lesquels  il  occupe  Micmas, 
Béthel  et  Guibea.  Jonathan  donne  le  signal  de  la  révolte 
contre  les  Philistins  en  frappant  leur  nesib.  Ceux-ci  atta- 
quent, mais  sont  mis  en  déroute  par  un  tremblement  de 
terre.  Leurs  alliés  hébreux  se  joignent  au  vainqueur,  ainsi 
que  les  paysans  cachés  dans  la  montagne  d'Ephraïm.  Saùl 
poursuit  les  Philistins  jusqu'à  Ajalon.  Là,  pour  em|)écher 
le  peuple  de  pécher  contre  Yahvéh,  il  roule  une  grande 
pierre  (pii  sert  d'autel,  (^est  la  fondation  de  ce  sanctuaire 
local,  monument  de  la  piété  de  Saùl,  qui  forme  la  pointe  du 
récit  dans  cette  version. 

Ont  été  ajoutés  :  1"  à  la  source  du  Voyant  encore  indé- 
pendante :  13,  7''-15'«,  avec  peut-être  les  v.  6.  7'.  15''  et  16  ; 
13,  19-22.  —  2"  Lors  de  la  réunion  des  deux  sources  roya- 
listes :  10,  13-16.  —  3"  Après  la  fusion  avec  le  document 
antiroyalisle  :  9,  2'';  11,  7  (en  partie)  ;  13,  1.  —  4"  A  une  date 
incertaine  :  9,  9;  11,  cS''  (en  partie);  11,  18'^  (?).  28b. 

Ces  divisions  arrêtées  et  comme  coupées  au  couteau  ne 
doivent  naturellement  être  prises  que  ciim  grauo  salis.  Elles 
sont  destinées  surtout  à  fixer  les  idées.  Nous  avons  rappelé 
à  diverses  reprises,  au  cours  de  cet  exposé,  que,  dans  })lus 
d'un  cas,  nous  ne  les  présentons  qu'à  titre  d'hypothèses  et 
avec  des  réserves. 

Si  cette  subdivision  du  cycle  royaliste  en  deux  sources  est 
juste,  nous  possédons  dans  notre  livre  de  Samuel  trois  ver- 
sions parallèles  de  l'élévation  de  Saùl  à  la  royauté.  Qu'en 
résulte-t-il  pour  la  reconstitution  de  l'histoire  ? 

Les  trois  versions  diffèrent  sur  plus  d'un  point  important. 
Par  exemple,  sur  la  façon  dont  Saùl  a  été  désigné  à  ses 
hautes  fonctions,  sur  le  rôle  qua  joué  Samuel  dans  cette 
élévation,  et  sur  l'appréciation  du  caractère  de  Saùl.  Il  y  a 
une  sorte  de  gradation  entre  les  trois  récits.  D'après  l'un, 
Samuel  n'intervient  pas  ;  Saùl  s'impose  au  peuple,  à  la  façon 


284      LES   SOURCES   DES   RÉCITS   DU  PREMIER  LIVRE   DE  SAMUEL 

d'un  Gédéon  ou  d'un  Jephthé,  par  un  exploit  :  il  délivre 
Jabès.  D'après  le  second,  c'est  Samuel  qui  révèle  à  Saùl 
qu'il  est  l'élu  de  Dieu  ;  toutefois,  ici  aussi,  Saiil  ne  devient 
roi  qu'après  s'être  fait  connaître  par  une  victoire  :  il  bat 
l'ennemi  héréditaire,  le  Philistin.  Il  y  a  dans  cette  version 
une  légère  nuance  de  blâme  à  l'adresse  de  Saiil  :  il  aurait 
pu,  avec  plus  de  sagesse,  écraser  plus  complètement  l'ad- 
versaire (14,  29.  30).  Dans  le  troisième,  enfin,  la  figure  de 
Samuel  a  tout  absorbé  :  c'est  lui  qui  octroie  au  peuple  l'insti- 
tution de  la  roj'auté  ;  et  le  souverain,  désigné  par  le  sort, 
bientôt  rejeté  de  Dieu  pour  une  faute  grave,  paraît  un  petit 
personnage  à  côté  du  grand  prophète  qui  fait  et  défait  les 
rois. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  ces  divergences.  Les  débuts  de 
Saùl,  comme  ceux  de  David,  appartiennent  encore  à  l'âge 
héroïque  d'Israël,  non  à  l'époque  proprement  historique.  Ce 
qu'il  faut  bien  plutôt  relever,  c'est  que,  sur  certains  points, 
les  traditions  —  et  (ce  qui  est  surtout  significatif)  les  deux 
traditions  royalistes  —  sont  d'accord  ;  l'une  et  l'autre  affir- 
ment que  Saùl  a  commencé  comme  un  «juge  »,  un  de  ces 
héros  qui  s'imposaient  par  la  seule  autorité  de  leur  audace 
patriotique  ;  l'histoire  de  Saùl  a  donc  été  une  répétition  de 
celles  de  Gédéon  et  de  Jephthé;  mais,  plus  heureux  qu'eux, 
il  a  réussi  à  fonder,  sinon  une  dynastie,  du  moins  une 
royauté  durable.  Les  deux  traditions  royalistes  représentent 
Saùl  comme  rempli  de  zèle  pour  Yahvéh  en  même  temps 
que  pour  Israël,  attestant  le  lien  indissoluble  qui  unissait 
alors  la  cause  de  la  nation  et  celle  du  Dieu  national.  Elles 
concordent  également  sur  les  traits  essentiels  de  la  bataille 
de  Micmas;  avec  le  double  récit  de  ce  combat,  on  est  déjà 
sur  le  terrain  solide  de  l'histoire,  que  l'on  retrouvera,  pour 
ne  plus  le  perdre,  à  partir  des  démêlés  de  David  avec 
Saùl. 


LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL 

CHEZ    LUTHER 


PAR 


Eugène  EHRHARDT 


LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL 

CHEZ  LUTHER 


Dans  la  seconde  moitié  du  siècle  qui  vient  de  finir,  les 
questions  sociales  ont  commencé  à  préoccuper  vivement  les 
églises  protestantes.  Sous  l'empire  de  ces  préoccupations, 
on  s'est  naturellement  demandé  si  les  lois  qui  nous  régis- 
sent sont  vraiment  dignes  de  nations  chrétiennes,  c'est-à- 
dire  qu'on  a  soulevé  la  question,  importante  entre  toutes, 
des  rapports  entre  le  droit  et  la  religion,  entre  le  droit  et 
les  principes  de  l'Evangile. 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  l'aborder  dans  cette  courte 
étude,  nous  voudrions  simplement  apporter  une  modeste 
contribution  historique  à  la  solution  de  ce  grand  problème, 
en  essaj^ant  de  montrer  sous  quelle  forme  il  s'est  présenté 
à  la  conscience  de  Luther  et  de  quelle  manière  le  grand 
réformateur  a  cherché  à  le  résoudre. 

Nous  ne  nous  efforcerons  pas  de  systématiser  des  vues  (|ue 
Luther  n'a  jamais  réduites  en  système.  Nous  nous  contente- 
rons de  les  exposer  dans  l'ordre  qui  nous  semble  le  mieux 
approprié  pour  en  faire  comprendre  la  véritable  portée,  en 
commençant  par  marquer  la  position  que  Luther  a  prise 
vis-à-vis  des  adversaires  les  plus  résolus  du  droit  établi. 

Au  moment  où  le  moine  saxon  inaugurait  son  œuvre  de 
réforme,  l'état  social  du  peuple  allemand  et  les  lois  qui  le. 
régissaient  étaient  l'objet  des  critiques  les  plus  violentes. 


288  LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL 

Depuis  longtemps  les  couches  profondes  de  la  société,  en 
Allemagne,  étaient  en  proie  à  une  sourde  agitation.  A  la  fin 
du  xv^  et  au  commencement  du  xvi"  siècle,  elle  se  traduisit 
par  une  série  de  mouvements  révolutionnaires  dont  le  plus 
terrible  fut  la  guerre  des  paysans  de  1525,  Ces  mouvements 
eurent  lieu  au  nom  du  «  droit  divin  ».  La  ligue  dite  le  «  Bund- 
schuh  »  avait  déjà  inscrit  cette  devise  sur  son  drapeau  ;  les 
auteurs  des  fameux  «  Douze  articles  »  dont  la  présentation 
marqua  le  commencement  de  la  lutte  tragique  des  classes 
rurales  contre  les  princes  et  les  seigneurs  dans  l'Allemagne 
du  Sud  et  bientôt  dans  l'Allemagne  tout  entière,  invoquaient 
également  l'Evangile. 

Le  droit  divin,  les  institutions  sociales  basées  sur  l'Évan- 
gile !  Cette  idée  a  une  longue  et  douloureuse  histoire  au 
moyen  âge.  L'Église  ne  pouvait  naturellement  se  figurer  la 
société  idéale  autrement  que  régie  par  les  prescriptions  du 
Christ.  Mais  cette  société  idéale,  elle  ne  cherche  à  la  réaliser 
que  dans  les  ordres  religieux.  Dans  ces  groupes  de  chrétiens 
réputés  parfaits  tous  étaient  égaux  ;  la  propriété  privée  avait 
fait  place  à  un  communisme  fraternel^  et  les  plus  grands 
étaient  les  serviteurs  de  tous. 

Il  était  impossible  que  cet  idéal  social  n'eût  point  un 
rayonnement  puissant  au  delà  des  couvents.  On  peut  dire 
que  l'histoire  de  la  vie  chrétienne  au  moyen  âge  est  celle 
d'une  imitation  sans  cesse  croissante  de  la  vie  monastique 
par  la  société  laïque.  Cette  imitation  se  fait  d'après  deux 
méthodes  différentes  ;  elle  est  tantôt  directe  et  plus  ou  moins 
complète,  tantôt  indirecte  et  partielle  :  D'une  part,  on  crée 
des  associations  plus  libres  que  les  ordres  religieux ,  les 
tiers-ordres,  les  frères  de  la  vie  commune,  par  exemple, 
mais  qui  reposent  toujours  sur  le  principe  de  la  distinction 
entre  la  masse  des  chrétiens  et  une  élite  de  parfaits  ou  de 
semi-parfaits,  d'autre  part,  on  emprunte  aux  moines,  non 
sans  doute  leur  ascétisme,  mais  leur  égalité,  leur  fraternité, 
parfois  même    leur  communisme,  pour  essayer  d'imposer 


CHEZ    LUTHER  289 

ces  idées  à  la  société  clirétienne  tout  entière,  comme  ten- 
tèrent de  le  faire  les  partisans  de  Wat  Tyler  en  Angleterre, 
et  certaines  fractions  des  hussites  en  Bohême. 

Chez  les  anabaptistes,  il  est  facile  de  constater  l'influence 
de  ces  deux  traditions.  Les  pacifiques  d'entre  eux  ne  deman- 
daient qu'à  pratiquer  sincèrement  et  sévèrement  le  renon- 
cement au  monde,  à  peu  près  comme  l'entendaient  les 
membres  des  tiers-ordres  au  moyen  âge;  les  militants,  aii 
contraire,  voulaient  faire  triompher  les  principes  de  l'Evan- 
gile par  la  force,  en  substituant  aux  éléments  ascétiques 
qu'il  renferme  les  idées  théocratiques  et  les  mœurs  de  l'an- 
cien Israël.  On  sait  que  par  Thomas  Mùntzer  et  ses  amis, 
l'anabaplisme  jeta  le  ferment  dangereux  des  ses  doctrines 
dans  le  mouvement  insurrectionnel  des  paysans  allemands. 

Ces  aspirations  vers  une  réforme  de  la  société  d'après  la 
Bible  étaient  naturellement  très  confuses.  Elles  poursui- 
vaient des  buts  très  divers  et  invoquaient  des  autorités  très 
diverses.  Quelquefois,  comme  au  début  de  la  guerre  des 
paysans,  il  ne  s'agissait  d'autre  chose  que  d'appuyer  sur 
l'Évangile  un  programme  de  réformes  très  modérées  et 
d'ordre  tout  à  fait  pratique. 

Au  point  de  vue  purement  théorique,  l'É'^lise  ne  pouvait 
pas  condamner  la  tendance  à  faire  de  la  Bible  la  norme  de 
la  vie  sociale.  Les  ordres  religieux  faisaient  profession  de 
vivre  selon  les  prescriptions  les  plus  sévères  de  l'Evangile, 
et  elle  les  approuvait.  De  plus,  dans  son  Code  à  elle,  dans  le 
droit  canon,  l'Église  sanctionnait  le  droit  naturel  en  l'iden- 
tifiant  avec  le  contenu  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testa- 
ment, et  proclamait,  au  nom  de  ce  droit,  le  princii)e  de  l'éga- 
lité de  tous  les  hommes  et  de  la  communauté  des  biens  '. 

^  «  Humnnum  genus  diiobus  regitur,  naturali  videlicat  jure  et  mo- 
ribus.  .lus  natunv  est  quod  in  Icge  et  evangelio  coiilinetur,  (jik)  (iiiis- 
que  jiibetur  alir^accre  quod  sibi  vult  lieri  et  prohibetur  alii  inferre 
quod  sibi  nolit  Qeri.  Unde  Christus  in  evangelio:  Oninia  quiecumque 
\'ultis  ut  faciant  vobishomines  et  vos  eadeni  lacietis  iilis.  Hiccestenim 

19 


290  LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL 

En  fait,  cela  va  sans  dire,  les  intérêts  de  l'Église  et  cenx  des 
ordres  monastiqnes  eux-mêmes,  étaient  beaucoup  trop 
étroitement  liés  à  l'état  social  existant,  pour  qu'ils  ne  se 
constituassent  pas  les  défenseurs  ardents  et  de  la  féodalité  et 
du  capitalisme  naissant. 

Quelle  position  la  Réforme  religieuse  qui  invoquait  l'au- 
torité de  l'Ecriture,  jjour  renverser  celle  du  pape  et  des  con- 
ciles, prendra-1-elle  vis-à-vis  du  mouvement  de  réforme 
sociale  qui,  lui  aussi,  prétend  s'appuyer  sur  la  Bible?  Pour 
Lutbcr  la  question  fut  aussitôt  résolue  que  posée.  Il  pro- 
clama de  la  manière  la  plus  énergique  qu'il  entendait  main- 
tenir séparés  le  royaume  de  Christ  et  celui  du  monde,  la 
sphère  du  droit  et  celle  de  l'Evangile.  Droit  et  Evangile  sont 
pour  lui  deux  mots  qui  hurlent  d'être  ensemble.  Il  n'y  a 
])oint  de  droit  évangélique,  il  n'y  a  pas  davantage  un  droit 
biblique.  Cette  dernière  conception  répugnait  à  Luther,  ne 
fût-ce  que  parce  qu'elle  ne  tenait  pas  compte  de  la  ditfé- 
j-ence  entre  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  et  les  trans- 
formait tous  deux  en  un  Code  qui  exige  et  qui  contraint, 
parce  qu'elle  faisait  oublier  que,  si  l'Ancien  Testament  a 
établi  parmi  les  Juifs  un  royaume  divin  extérieur,  le  Nouveau 
ne  prétend  gouverner  que  l'homme  intérieur. 

Le  règne  de  Christ  est  exclusivement  spirituel,  c'est  là  une 
vérité  que  Luther  ne  se  lasse  pas  de  répéter.  Quant  à  la  loi 
de  l'Ancien  Testament,   elle  ne  lie  plus  le  chrétien,  la  loi 

lexel  prophetiv.  a  Voyez  Corpus  jiiris  canonici,  Ed.  Friedberg,  Leipzig, 
vol.  I,  col.  1.  »  .lus  naturale  est  coiiiniune  omnium  nalionum,  eo  quod 
ubique  instinctu  natuiio,  non  constitutione  aliqua  habetur,  ut  viri  et 
feminne  conjunctio,  liberorum  successio  et  educalio,  communis  om  - 
nium  possessio  et  omnium  una  libertas,  acquisitio  eorum  qua;  cœlo , 
terra  manque  capiuntur...  Voyez  Ibid.,  Col.  2. 

Undequisque  possidet  quod  possidet?  Nonne  jure  humano  ?  Nam 
jure  divino  «  Domini  est  terra  et  plenitudo  ejus  ».  l*auperes  et  divites 
Deus  de  uno  limo  l'ecit,  et  pauperes  et  divites  una  terra  supportât, 
.lure  ergo  humano  dicitur  :  Htec  villa  mea  est,htec  domus  mca  est,  hic 
servus  meus  est.  Ibid.,  Col.  12-13. 


CHEZ   LUTHER  291 

mosaïque  est  la  loi  nationale  des  Juifs,  qui  n'a  plus  aucune 
autorité  dans  l'économie  nouvelle. 

Dans  sa  fameuse  diatribe  intitulée  :  «Contre  les  paysans 
pillards  et  meurtriers  »  (Widcr  die  mœrderischen  iind  rœii- 
berischen  Roiten  der  Baiiern),  Luther  s'écrie  :  «  Il  ne  sert  de 
rien  aux  paysans  de  prétendre  que,  selon  Genèse  1-2,  toutes 
choses  sont  à  la  disposition  de  tous  cl  que  nous  avons  tous 
reçu  le  même  baptême.  Dans  l'économie  du  Nouveau  Tes- 
tament, Moïse  n'a  plus  d'autorité,  et  notre  Maître  Jésus- 
Christ  nous  soumet  corps  et  biens  à  l'empereur  et  au  droit 
profane  lorsqu'il  dit  :  Donnez  à  César  ce  qui  est  à  Cé- 
sar '.  » 

11  s'exprime  de  même  plus  tard  dans  son  fragment  polé- 
mique sur  un  livre  qui  recommande  la  bigamie  :  «  Nous  avons 
prouvé  par  de  nombreux  écrits  que  la  loi  de  Moïse  ne  nous 
regarde  point,  et  ne  constitue  plus  une  autorité  juridique... 
Moïse  est  mort  -.  » 

Mais  c'est  surtout  dans  son  écrit  intitulé  :  «  Contre  les 
prophètes  célestes  sur  les  images  et  le  sacrement  »  {Wider 
die  himmlischen  Prophète n  von  den  Bildern  ii.  Sacrament) 
qui  date  de  1524-25,  que  Luther  s'est  déchaîné  avec  une 
énergie  passionnée  contre  ceux  qui  prétendaient  imposer 
aux  chrétiens  le  joug  de  la  loi  mosaïque  :  «  Moïse,  dil-il,  n'a 
été  donné  qu'au  peuple  juif,  quant  à  nous,  païens  et  chré- 
tiens, il  ne  nous  regarde  pas '.  »  Dans  la  suite,  il  démontre 
qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  distinguer  entre  le  décalogue  et  le 
reste  de  la  loi  mosaïque,  attendu  que  le  décalogue  renferme 
deux  commandements  d'ordre  rituel,  l'interdiction  des 
images  et  la  sanctification  du  sabl)at.  Si  le  décalogue  avait 
un  caractère  de  pérennité,  de  quel  choit  Esaïe  et  saint  Paul 

'  Œuvres  complètes  de  Lutlier,  2''  édit.  Fraiiclort-s.-M.,  1(S8.'Î,  vol. 
24,  p.  305. 

-  Œuvres  complètes  de  Luther,  édit.  d'Erlangen  et  Francfort,  1855, 
p.  208-209. 

^  Voyez  Œuvres  de  Luther,  Erlangen  184L  Vol.  29,  p.  150  ss. 


292  LA   NOTION    DU    DROIT   NATUREL 

nous  affranchiraient-ils  de  la  deuxième  de  ces  deux  pres- 
criptions? Il  serait  peut-être  difficile  de  mettre  cette  démons- 
tration d'accord  avec  la  place  que  Luther  assigne  au  déca- 
logue  dans  l'économie  du  salut  ;  en  tous  cas,  il  a  toujours 
affirmé,  en  principe  du  moins,  que  les  chrétiens  sont  affran- 
chis de  la  lettre  de  la  loi  mosaïque  tout  entière  dans  l'ordre 
social. 

Quant  à  un  droit  de  la  nouvelle  alliance,  à  un  droit  chré- 
tien, nous  avons  vu  que  Luther  n'en  connaît  point.  «(  Écoutez, 
dit-il,  dans  son  «Exhortation  à  la  paix  en  réponse  aux  douze 
articles  des   paysans  »  de  1525  (Eimalinung   zum  Frieden 
auf  die  zwœlf  Artikel  der  Baiierschaft  in  Schwabeiij,  chers 
chrétiens,  le  droit  chrétien  :  Ainsi  dit  votre  Maître  suprême, 
Jésus-Christ  dont  vous  portez  le  nom  :  Vous  ne  devez  point 
résister  au  mal...  Christ  dit  qu'on  ne  doit  résistera  aucune 
injure  ni  injustice,  mais  toujours  céder,  souffrir  et  se  laisser 
dépouillera  »  11  ne  se  lasse  pas  d'expliquer  aux  paysans 
qu'ils  n'ont  pas  le  droit  de  se  réclamer  de  l'Évangile,  non 
pas  seulement  parce  qu'ils  sont  en  état  de  réhellion,  mais 
parce  que  «  l'Évangile  ne  s'occupe  pas  des  choses  temporelles 
et  réduit  la  vie  extérieure  à  n'être  que  souffrance,  injustice 
subie,  patience,  mépris  des  biens  de  ce  monde  et  de  la  vie  -.  » 
Déjà  antérieurement,  il  avait  tenu  le  même  langage.  Dans 
le  «  Grand  sermon  sur  l'usure  »,  de  1520  (Grosser  Sermon  v. 
WuclierJ,  Luther  s'exprime  ainsi   :  «  Il  faut  savoir  qu'il  y  a 
trois  degrés  différents  et  trois  manières  de  bien   et  méritoi- 
rement  user  des  biens  temporels.  Le  premier  consiste  en 
ceci  •  Si  quelqu'un  nous  prend  les  biens  de  ce  monde  par  la 
violence,  nous  ne  devons  pas  seulement  le  supporter  et  nous 
laisser   dépouiller,    mais   aussi    être   prêts,    s'il    veut   nous 
prendre  davantage,  à  le  céder  également  3.  » 

»  Voyez  Œuvres  de  Luther,  2<=  éd.,  Francfort,  1883,  vol.  24,  p.  283. 
2  Ibidem,  p.  291. 

^  Œuvres  de  Luther,  édition  de  Weimar,   1858,  vol.  VI,  p.  36.   Com- 
parez Œuvres  de  Luther,  édition  d'Erlangen,  1833,  vol.  22,  p.  209,  dans 


CHEZ    LUTHER  293 

A  entendre  le  réformateur  de  Wiltenberg  s'exprimer 
ainsi,  on  pourrait  croire  que  pour  lui  il  n'y  a  rien  de  com- 
mun entre  le  chrétien  et  le  droit,  que  le  chrétien  condamne 
même  le  droit  comme  une  chose  mauvaise.  Telle  n'est  point 
cependant  la  pensée  de  Luther.  Il  se  souvient  d'abord  sanâ 
cesse  de  cette  vérité  essentielle,  c'est  que  les  non-chrétiens,, 
ceux  qui  ne  pratiquent  pas  la  loi  du  renoncement,  ont  besoin' 
du  droit  pour  régler  leurs  différends,  sinon  ils  s'entretue- 
raient.  Le  droit  est  donc  pour  eux  un  bienfait,  comme  le 
médecin  pour  le  malade,  et  celui  qui  le  proclame  et  l'appli- 
que fait  une  œuvre  utile  et  même  nécessaire,  une  véritable 
œuvre  de  charité  bien  digne  du  chrétien.  Il  y  a  plus.  Le 
chrétien  lui-même  ne  saurait  se  passer  du  droit  pour  sa  per- 
sonne, ni  vivre  hors  de  sa  sphère.  Si  Luther,  dans  quel- 
ques-uns des  écrits  que  nous  venons  de  citer  et  dans  d'au- 
tres qui  appartiennent  à  la  même  époque,  semble  retirer 
tout  à  fait  au  chrétien  le  bénéfice  du  droit,  il  a  atténué  plus 
tard  la  rigueur  de  ses  exigences,  notamment  dans  son  inter- 
prétation du  sermon  sur  la  montagne  de  1532  (Aiislcgiing 
des  5,  6  II.  7,  Kapiteh  St.  Matthaeij  :  «  Il  s'agit  ici  de  bien  se 
garder  de  ne  pas  faire  de  concession  aux  fripons  et  aux 
malfaiteurs  qui  prétendent  profiter  de  celte  doctrine  pour 
dire  :  Les  chrétiens  sont  tenus  de  souffrir  toutes  sortes  de 
choses,  aussi  peut-on  sans  crainte  empiéter  sur  leurs  biens, 
les  prendre,  les  voler,  et  tout  chrétien  serait  tenu  de  s'offrir 
avec  tout  ce  qu'il  a  à  n'importe  quel  audacieux  malfaiteur, 
pour  lui  accorder,  donner  et  prêter  tout  ce  qu'il  voudrait  et 
ne  jamais  le  lui  redemander.  L'empereur  Julien,  l'infâme 
renégat,  s'armait  de  ce  texte  pour  railler  les  chrétiens,  leur 
prenant  ce  qu'il  voulait,  sous  prétexte  de  leur  appliquer 
leur  propre  loi.  Non,  cher  ami,  cela  ne  saurait  se  passer 
ainsi.  Sans  doute,  les  chrétiens  doivent  être  sans  cesse  prêts 


l'écrit  «  Du  commerce  et  de  l'usure  *  {Von  Kaiifhandhing  ii.   WiicherJ, 
les  quatre  manières  de  bien  agir  à  l'égard  d'autrui. 


294  LA   NOTION    DU    DROIT    NATIHEK 

à  tout  souffrir,  mais  si  lu  tombes  entre  les  mains  du  juge  et 
du  bourreau,  prends  garde  à  la  vengeance  qu'il  tirera  de 
toi.  Le  chrétien  doit  soufTrir  ce  que  toi  et  tel  autre  vous  lui 
infligerez,  mais  il  n'a  pas  besoin  de  tolérer  ton  audace,  s'il 
peut  s'en  défendre  avec  le  secours  de  l'autorité.  Et  si  même 
l'autorité  ne  veut  pas  le  protéger,  ou  use  elle-même  de  vio- 
lence à  son  égard,  il  n'a  pas  besoin  de  se  taire  et  d'approu- 
ver'. » 

Mais  le  droit  ne  protège  pas  seulement  le  chrétien  contre 
la  violence,  il  n'est  pas  seulement  rendu  nécessaire  par 
l'existence  de  l'état  de  guerre  entre  les  hommes,  il  régit 
aussi  leurs  relations  pacifiques  et  leur  vie  de  famille,  et  en 
ce  sens  surtout,  il  s'applique  au  chrétien  dont  la  vie  exté- 
rieure ne  diffère  pas  de  celle  des  autres  hommes. 

On  sait  avec  quelle  énergie  Luther  a  défendu  les  droits  de 
la  famille  et  de  l'Etat  et  protesté  contre  le  mépris  dont  les 
accablait  la  théologie  catholique  éprise  d'ascétisme.  Le 
grand  réformateur  avait  une  notion  beaucoup  trop  profonde 
du  péché  et  de  la  justice  selon  Dieu,  pour  croire  que  l'on 
est  pécheur  ou  juste,  suivant  que  l'on  est  marié  ou  céliba- 
taire, soldat  ou  moine.  Loin  de  statuer  une  antinomie  entre 
la  vie  spirituelle  et  les  aspirations  naturelles  de  l'homme,  il 
rappelle  sans  cesse  que  la  vie  spirituelle  repose  sur  la  vie 
naturelle  et  que  l'État  et  la  famille  sont  la  base  de  l'Église,  et 
la  sphère  dans  laquelle  la  vertu  chrétienne  doit  se  mani- 
fester. Rien  n'est  plus  antichrétien  que  de  fuir  le  monde  et 
de  vouloir  corriger  la  nature  humaine  telle  que  Dieu  l'a 
faite.  «  Vous  avez  souvent  entendu  de  moi,  dit-il  dans  son 
«  Grand  commentaire  sur  les  Galates»,  que  les  institutions 
politiques  et  domestiques  sont  divines,  car  Dieu  lui-même 
les  a  établies  et  approuvées,  comme  le  soleil,  la  lune  et  les 
autres  créatures  2.  » 

'  Voyez  Œuvres  de  Liilher,  édit.  Erlangen,  1848,  vol.  42,  p.  144  s. 
^  V.  D.  Martini  Liitheri,  Commentarium  in  epislolamS.  Pauli  ad  Gala- 
tas,  éd.  Irmischer,  Erlangen,  1841,  vol.  II,  p.  41. 


CHEZ    LUTHER 


295 


Mais  il  importe  de  bien  se  souvenir  que  ces  vérités,  Luther 
les  il  développées  en  opposition  avec  l'Ej^lise  catholique  qui 
faisait  consister  la  perfection  dans  la  vie  monastique.  Celte 
funeste  erreur  il  veut  la  détruire,  il  n'y  a  point  de  genre  de 
vie  spécifiquement  chrétien,  l'Évangile  ne  change  rien  à 
notre  vie  extérieure,  et  l'Église  qui  est  l'organe  de  l'Évangile 
parmi  les  hommes  n'a  pas,  par  conséquent,  à  réglementer 
leur  vie  sociale.  Les  différentes  sociétés  humaines,  société 
familiale,  société  politique,  n'ont  pas  à  demander  à  l'Église 
de  les  sanctionner  et  de  les  légitimer. 

Cet  ordre  d'idées  conduit  Luther  à  ailirmer  qu'il  existe 
un  ordre  social  divin,  naturel,  indépendant  de  la  révélation 
spéciale  de  Dieu  telle  qu'elle  est  renfermée  dans  la  Bible, 
ordre  éternel  et,  dans  ses  principes  tout  au  moins,  im- 
muable. 

Cette  affirmation,  il  est  à  peine  besoin  de  le  faire  remar- 
quer, est  contraire  à  l'histoire,  dans  laquelle  cet  ordre 
social  divin  et  naturel  ne  nous  est  donné  nulle  part.  Elle 
est,  au  fond,  contraire  aussi  à  la  théologie  même  de  Luther 
qui  affirme  la  corruption  radicale  de  la  nature  humaine, 
l'impuissance  absolue  de  l'homme  naturel  pour  le  bien. 
Comment  serait-il  possible  que  dans  une  humanité  aussi 
totalement  pervertie  la  claire  notion  d'un  ordre  social  divin 
se  fût  conservée  et  que  son  application  fût  possible?  Luther 
lui-même  semble  le  sentir  parfois,  car  dans  certains  pas- 
sages de  ses  écrits,  nous  le  voyons  établir  une  relation  étroite 
entre  l'État  et  le  péché,  la  vie  conjugale  même  et  le  péché  *. 
Non  qu'il  y  ait  là  la  moindre  concession  à  la  morale  catho- 
lique, car  alors  même  que  l'État  et  la  famille  ne  seraient 
que  des  remèdes  contre  le  péché,  il  ne  serait  pas  chrétien 

*  Voyez  par  cxenijjle  «  Sermon  sur  l'étal  de  mariage  (Sermon  v.  chc- 
lichen  StondeJ,  1519.  Ohivres  complètes  de  Luther,  1"  édit.,  Francfort- 
s.-M.,  1877,  vol.  6,  p.  (52,  et  «  De  l'obéissance  due  au  pouvoir  temporel 
{yon  inelticher  Obrifjkeit,  etc.),  Œuvres  complètes  de  Luther,  Erlangcn, 
1833,  vol,  22,  p.  m. 


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296  .  LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL 

de  les  fuir,  il  serait  chrétien  au  contraire  d'y  entrer,  pour 
se  défendre  des  péchés  et  servir  son  prochain.  Mais  cepen- 
dant cette  constatation  que  les  institutions  domestiques  et 
politiques  portent  la  trace  de  l'état  de  péché  dans  lequel  se 
trouve  l'humanité,  auraient  pu  conduire  Luther  à  compren- 
dre qu'elles  ne  sauraient  être  parfaites  ou  du  moins  s'appro- 
cher de  la  perfection  que  dans  la  mesure  où  la  révélation 
divine  aura  fait  connaître  à  l'homme  et  son  péché  et  la 
volonté  de  Dieu.  Pratiquement,  Luther  ahoutit  souvent  à 
cette  conclusion,  mais  en  théorie  il  maintient  son  idée  d'un 
ordre  social  divin,  antérieur  à  toute  révélation  spéciale,  et 
cette  idée  exerce  une  influence  décisive  sur  sa  notion  du 
droit. 

C'est  sous  l'empire  de  ces  principes  que  Luther  parle  cou-i^^ 
raniment,  aussi  hien  que  les  «  enthousiastes  »,  du  «  droit"  '^ 
divin  ».  Mais  il  en  parle  dans  un  sens  totalement  diflérent  de 
celui  que  les  anabaptistes  et  certains  meneurs  de  la  guerre 
des  paysans  attachaient  à  ce  terme.  Ceux-ci  entendaient 
par  le  droit  divin,  un  droit  révélé  dans  la  Bible;  or,  d'après 
Luther,  il  y  a  bien  dans  l'Ancien  Testament  un  droit  révélé, 
mais  il  ne  regarde  que  les  Juifs,  et  il  y  a  bien  dans  le  Nou- 
veau Testament  une  révélation  éternelle  et  universelle,  mais 
elle  est  absolument  antijuridique.  L'idée  d'un  droit  éternel 
révélé  dans  les  Ecritures  est  donc,  pour  lui,  contradictoire. 
Lorsqu'il  parle  de  droit  divin,  il  entend  parler  d'un  droit 
que,  en  théorie  du  moins,  les  païens  peuvent  posséder  aussi 
bien  que  les  chrétiens  et  qui  lait  partie  de  cette  révélation 
générale  de  Dieu  qui  est  pour  ainsi  dire  identique  à  la  créa- 
tion même,  du  «  droit  commun  divin  et  naturel  que  les 
païens,  les  Turcs  et  les  Juifs  doivent  observer  ^  ». 

Mais  à  quelle  source  puiserons-nous  la  connaissance  de  ce 
droit?  Luther  est  très  éloigné  de  l'identifier  avec  le  droit 

*  Voyez  Œuvres  de  Luther,  2e  éd.,  Francfort-s.-M.,  1883,  vol.  24,  p. 
282  (Exhortation  à  la  paix,  etc.).  Voj'ez  ibid.,  édit.  d'Erlangen,  18.'J8, 
vol.  23,  p.  96, 


CHEZ   LUTHER  297 

régnant  qu'il  ne  craint  pas,  au  contraire,  de  critiquer  de  la 
manière  la  plus  énergique. 

Ces  critiques  s'adressent  avant  tout  au  droit  canon  dont 
il  brûla  publiquement  un  exemplaire  en  même  temps  que 
la  famei  S3  bulle  d'excommunication  de  Léon  X.  Plus  tard, 
il  est  vrai,  il  le  jugea  moins  sévèrement.  Dansson  écrit  «Des 
affaires  de  Mariage  »  {Von  Elicsachen)  de  1530,  il  parle 
«  des  meilleures  parties  du  droit  canon  ?  »  Mais,  pris  en 
bloc,  ce  droit  lui  fut  toujours  antipatbicpie  au  plus  haut 
point.  Il  était  pour  lui  la  preuve  la  plus  manileste  que 
l'Eglise  avait  dévié,  et  oublié  sa  véritable  destination,  qu'elle 
s'était  transformée  en  un  royaume  de  ce  monde,  au  lieu  de 
servir  exclusivement  le  royaume  spirituel  de  Jésus-Christ, 
Nous  ne  citerons  pas  les  véhémentes  attaques  que  Luther 
dirige  contre  le  droit  canon  et  les  canonistcs  dans  sa  «  Lettre 
à  la  noblesse  chrétienne  ».  Ces  passages  sont  trop  connus, 
11  ne  les  ménage  pas  davantage  dans  son  «  De  capiivilale 
habijlonica  ecdesise  prœhidium»,  où  il  appelle  certaines  dé- 
crétâtes des  papes  des  lois  humaines  impies  ^ .  Mais  ce  n'est  pas 
seulement  l'idée  même  d'un  droit  édicté  par  l'Eglise  qui 
répugnait  à  Luther.  Ce  droit  lui  était  aussi  antipathique  par 
ses  tendances  que  par  ses  origines  ;  d'abord  parce  qu'il 
sanctionnait  les  prétentions  ambitieuses  du  pape  et  du 
clergé,  et  ensuite  parce  qu'il  était  dominé  par  l'idéal  ascé-) 
tique  et  monastique.  Nous  aurons  cependant  l'occasion  de 
voir  que  sur  certains  points,  Luther  était  parfaitement  d'ac- 
cord avec  les  principes  du  droit  canon,  tout  en  ne  relevant 
cet  accord  que  très  rarement. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  le  droit  de  l'Eglise  que  Luther  X 
combat.  11  éprouve  une  grande  répugnance  à  l'égard  du  droit 
écrit  en  général,  et,  pendant  un  certain  temps,  du  moins,  à 
l'égard  du  droit  romain  en  particulier  2.  Dans  la  «  Lettre  à  la 


*  Voyez  Œuvres,  éd.  de  Weimar,  vol.  (>,  p.  553. 

*  Vovez  dans  l'écrit  :  Von  welt.icher  Obrigkeil,  etc.;  loc.  cit.,  p.  105. 


298  LA    NOTION    DU    DROIT    NATII'.KK 

noblesse  chrétienne  »,  il  donne  sur  ce  i)oint  son  appui  au  parti 
qu'on  pourrait  appeler  celui  des  patriotes  allemands,  avec 
lequel  il  entretenait  à  ce  moment-là  des  relations  étroites  : 
((  Chaque  pays,  dit-il,  a  son  caractère  et  ses  aptitudes  spéciales  ; 
plût  à  Dieu  qu'il  fût  aussi  gouverné  par  ses  propres  lois, 
brièvement  formulées,  comme  cela  fut  le  cas  avant  qu'on 
n'eût  inventé  le  droit  impérial  (c'est-à-dire  romain),  et 
comme  cela  est  le  cas  maintenant  encore  pour  bien  des  na- 
tions*». Il  préfère  le  vieux  droit  coutumier  germanique. 
<(  Avec  la  connaissance  de  la  loi  divine  et  de  la  sagesse  na- 
turelle, on  pourrait  se  passer  de  lois  écrites  »,  dit-il,  dans  le 
«  De  captiuitate  babijlonica  ecclesiœ'^  ».  Plus  tard  il  se  récon- 
cilia avec  le  droit  romain,  qu'il  semble  même  parfois  vouloir 
identifier  avec  le  droit  naturel-^ 

Telle  n'est  pourtant  pas  sa  pensée.  11  nous  la  donne  trèi> 
clairement  dans  plusieurs  passages  du  traité  :  Von  wclllicher 
Ohrigkcit,  etc.,  en  s'exprimant  ainsi  :  «  On  doit  maintenir  le 
droit  écrit  sous  la  raison  de  laquelle  il  est  sorti,  comme  de 
la  source  du  droit  »,  et  ailleurs  :  «  Le  droit  suprême  et  le 
maître  de  tous  les  droits,  c'est  la  raison  *  ».  Le  droit  naturel 
et  divin  est  donc  en  même  temps  un  droit  rationnel.  Notons 
bien  cette  affirmation,  elle  précise  et  complète  celles  que 
nous  avons  déjà  enregistrées.  En  constatant  la  double  oppo- 
sition de  Luther,  et  contre  le  droit  prétendu  scripturairc  et 
contre  le  droit  canon,  et  en  mettant  en  lumière  sa  double 
affirmation  qu'il  y  a  un  ordre  social  divin  et  naturel,  et  que 
cet  ordre  est  conforme  à  la  raison,  nous  avons  clairement 
défini  la  nature  et  nettement  circonscrit  la  sphère  du  droit, 

'  Voyez  :  Œuvres,  éd.  de  Weimar,  vol.  fil,  p.  459  s. 

^  Voyez  ibidem,  p.  554,  et  comparez  le  Dialogue  de  Ulrich  de  Hut- 
ten,  intitulé  :  Prœdones.  Œuvres  de  Hutten,  éd.  Bœcking,  1860, 
vol.  2,  p.  3fil  ss. 

3  Voyez  Luther,  Tischreden,  éd.  Forstmann  et  Bindseil,  Berlin,  1848, 
vol.  3,  320,  et  4,  486.  Comp.  D^"  M.  Luther,  Warniing  an  seine  lieben 
Dentschen.  Q^2uvres,  éd.  d'Erlangen,  1830,  vol.  25,  p.  15. 

*  Voyez  :  Yon  meltlicher  Obrigkeit...,  loc.  cit.,  p.  95,  p.  105. 


CHKZ    LITHER  29V) 

telles  que  Luther  les  entend.  Nous  verrons  plus  tard  dans 
quelle  mesure  il  a  su  rester  fidèle  à  ces  principes. 

Remarquons  auparavant  que  ce  droit  rationnel  et  divin, 
Luther  le  conçoit  tantôt  comme  une  norme  sociale,  à  hi- 
quelle  il  voudrait  sans  retard  voir  ohéir  tous  les  gouverne- 
ments et  se  conformer  toutes  les  légishitions,  tantôt  comme 
une  règle  à  laquelle  l'individu  peut  et  doit  s'en  tenir,  en  dépit 
de  la  règle  sociale,  comme  à  une  sorte  de  statut  personnel  des 
consciences  alTranchies.  Entre  ces  deuxapplications  du  droit 
naturel,  il  ne  distingue  pas  toujours  très  nettement  ;  cepen- 
dant, dans  la  plupart  des  cas,  sa  pensée  se  manifeste  d'une 
manière  très  claire.  Ainsi,  dans  la  «  Lettre  à  la  nohlesse 
chrétienne  »,  il  recommande  d'abolir  tous  les  jours  de  fête, 
sauf  le  dimanche,  et  à  ce  ])ropos,  il  dit  :  «  O  qui  est  contre 
Dieu  est  nuisible  aux  hommes,  à  leur  corps  et  à  leur  àme. 
Toute  communauté  n'a  pas  seulement  le  droit,  elle  a  le  de- 
voir de  l'abolir'.  »  De  même  dans  le  «  (irand  Sermon  sur 
l'usure  »,  il  veut  que  les  princes  abolissent  l'usure,  ([u'il 
considère  comme  contraire  au  droit  divin  "-.  Ailleurs,  par 
contre,  il  s'adresse  à  l'individu  pour  lui  permettre  ou  lui  de- 
mander même  d'appliquer  la  loi  naturelle  :  «  Qu'ils  (les  prê- 
tres) s'arment  de  la  loi  divine  qui  dit  :  Ce  que  Dieu  a  uni, 
l'homme  ne  le  séparera  point  ^.  » 

Quiconque  sul)stitue  au  droit  naturel  et  divin  des  disposi- 
tions humaines  et  arbitraires,  de  quelque  dignité  qu'il  soit 
revêtu  dans  l'Eglise  ou  dans  l'État,  est  en  révolte  contre 
Dieu.  «  Si  le  pape  dissout  un  mariage  parce  qu'il  a  été  con- 
tracté en  opposition  à  une  loi  humaine,  il  est  l'Antéchrist  ^  » 

La  raison  est  donc  la  source  du  droit,  mais  qui  parlera  au 
nom  de  la  raison  ?  Ici  nous  voyons  Luther  se  heurter  à  une 


*  Voyez  «  I^ettre  à  la  nolilesse  clircticnnc  o,  loc.  cil.,  p   44(). 

*  Voyez  le  «  Grand  Sermon  sur  l'usure  »,  loc.  cit.,  p.  52. 

^  Voyez  :  De  cnplivitate  ;  loc.  cit.,  p.  555  et  surtout  p.  558. 
■*  Voyez  :  De  captivitate  ;  loc.  cit.,  p,  555. 


300  LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL 

difficulté  qu'ont  rencontrée  tous  ceux  qui    ont  essayé  de 
fonder  le  droit  sur  la  nature  et  sur  la  raison. 

Le  droit  naturel  et  rationnel  !  Cette  idée  qui,  de  la  philo- 
sophie grecque  a  passé  dans  le  droit  romain,  et  que  l'anti- 
quité a  léguée  à  la  théologie  chrétienne,  a  toujours  exercé 
une  grande  fascination  sur  les  esprits,  et  son  action  a  été 
considérahle  au  cours  des  siècles.  C'est  qu'elle  est  suffisam- 
ment vague  pour  abriter  les  aspirations  les  plus  diverses,  et 
de  fait,  sous  le  nom  de  droit  naturel,  toutes  les  générations 
ont  toujours  revendiqué  le  droit  qui  était  conforme  à  leur 
état  religieux,  moral,  politique  et  social.  Beaucoup  de  réfor- 
mes utiles  et  de  progrès  réels  se  sont  accomplis,  sans  nul 
doute,  au  nom  du  droit  naturel.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  cette  notion,  prise  en  elle-même,  est  vide  et  stérile.  Ceux 
qui  s'efTorcent  de  la  faire  passer  dans  la  réalité  se  laissent 
toujours  guider  par  les  idées  et  les  aspirations  de  leur  temps. 
Ce  sont  ces  aspirations  qu'ils  font  triompher,  alors  même 
qu'ils  croient  avoir  réalisé  un  idéal  éternel.  La  nature  hu- 
maine à  laquelle  ils  prétendent  emprunter  les  principes  aux- 
quels ils  obéissent,  est  en  réalité  la  nature  d'un  certain 
groupe  d'hommes  qui  subit  l'influence  des  facteurs  histori- 
ques les  plus  divers.  Ils  croient  se  mouvoir  dans  le  domaine 
de  l'absolu,  et  ils  se  meuvent  en  fait  dans  celui  du  relatif. 

Tel  fut  aussi  le  cas  de  Luther.  Il  croit  invoquer  un  droit 
universel  et  éternel  ;  en  réalité  il  cherche  le  droit  qui  con- 
vient à  une  société  dans  laquelle  dominerait  l'Évangile  ;  il 
vise,  sans  s'en  rendre  nettement  compte,  à  un  droit  con- 
forme à  la  morale  évangélique. 

L'étude  des  sources  auxquelles  Luther  a  puisé  son  droit 
naturel  et  divin  ne  tardera  pas  à  confirmer  ce  jugement. 

Ce  n'est  pas  l'opinion  générale  qui  nous  révèle  ce  droit. 
Pour  être  rationnel,  il  n'est  pas  à  la  portée  de  tout  le  monde. 
«  C'est  là  ce  qui  est  faux,  dit  Luther,  dans  l'interprétation  du 
Psaume  101,  que  chacun  s'imagine  que  le  droit  naturel  est 
dans   sa   tête Si  le  droit  naturel  et  la  raison  naturelle 


CHEZ    LUTHER  301 

étaient  dans  toutes  les  têtes  qui  ressemblent  à  des  têtes  hu- 
maines, les  fous,  les  enfants  et  les  femmes  pourraient   tout 

aussi  bien  gouverner  que  David,  Auguste,  Hannibal C'est 

là  le  diable  et  la  misère  en  ce  monde  qu'en  toutes  choses, 
par  la  force  physique,  par  la  taille,  la  beauté,  le  visage,  le 
teint,  nous  soyons  différents  les  uns  des  autres,  et  que  par 
la  sagesse  et  la  fortune  nous  voulions  être  semblables,  alors 
que  nous  différons  précisément  en  cela  plus  qu'en  n'importe 
quoi  K  » 

C'est  plutôt  à  une  petite  élite  d'hommes,  auxquels  Dieu  a 
donné  des  aptitudes  spéciales,  qu'il  faut  demander  de  fixer 
le  droit  naturel.  Luther  ne  se  fie  pas  beaucoup  aux  juriscon- 
sultes, qu'il  tient  au  contraire  en  médiocre  estime.  Ils  sont 
trop  esclaves  de  la  lettre  et  n'observent  pas  assez  la  vie.  Par 
contre,  il  voudrait  que  tous  les  princes  et  magistrats  fussent 
des  interprètes  authentiques  du  droit  naturel.  «  Je  sais  une 
chose,  dit-il,  dans  le  De  captiintalc,  c'est  qu'aucun  état  ne 
saurait  être  bien  administré  par  le  moyen  de  lois  écrites. 
S'il  y  a  un  magistrat  sage,  il  administrera  tout  mieux,  en  sui- 
vant son  instinct  qu'en  se  conformant  à  des  lois-.  » 

C'est  aux  sages  qu'appartient  la  connaissance  du  droit  na- 
turel, mais  leur  sagesse  ne  consiste  pas  seulement  à  se  sou- 
venir des  instincts  primordiaux  et  des  intérêts  permanents 
de  riiiimanité,  elle  consiste  avant  tout  à  s'inspirer  de  l'Ecri- 
ture. Si  Luther,  d'une  part,  sépare  très  nettement  la  Bible 
d'avec  le  droit,  le  domaine  de  l'esprit  chrétien  d'avec  le  do- 
maine juridique,  d'autre  part  il  rapproche  la  sphère  de 
l'Evangile  de  celle  de  la  loi  sociale  ;  il  puise  dans  l'Ecriture, 
il  veut  que  le  droit  soit  pénétré  de  charité  chrétienne.  La 
raison    qu'il  invoque,  comme  source  du  droit  naturel,  est 


i  Œuvres,  éd.  Erlangcn,  1846,  vol.  39,  p.  284  ss. 

'  Voyez  De  caplivitate  ;  loc.  cit.,  p.  553,  et  Von  Welll.  Obrigkcit;  loc. 
cit.,  p.  1(54  s.  Conip.  Hutten,  Prœdones,  loc.  cit.,  p.  383.  Ce  passage 
prouve  que  les  paroles  de  Luther,  citées  dans  le  texte,  expriment  une 
opinion  qui  était  alors  courante. 


302  LA    NOTION    DU   DROIT   NATUREL 

une  raison  chrétienne,  christiana  etlibera  ratio,  comme  il  dit 
dans  le  De  caplivilate^.  Dans  le  Grand  Sermon  sur  l'usure, 
il  va  jusqu'à  faire  rentrer  Luc,  6,31,  et  Matth,,  7,12,  dans 
le  droit  naturel,  comme  fait  le  décret  de  Gratien.  Dans  le 
même  écrit,  il  juxtapose  à  plusieurs  reprises  la  charité  et  la 
loi  naturelle,  comme  si  ces  deux  choses  n'en  faisaient 
qu'une.  «  L'usure,  dit-il,  est  contre  la  loi  naturelle  et  contre  i 
la  charité  chrétienne  2.  »  Ailleurs,  il  invoque  la  parole  de 
Dieu  en  général,  ou  certains  passages  bibliques,  ou  l'exemple 
de  personnages  bibliques.  Ainsi,  dans  son  «  Exhortation  à  la 
paix...  »  il  s'appuie  sur  l'exemple  d'Abraham  pour  justifier  le 
servage,  alors  qu'un  peu  plus  tard  il  devait  interdire  aux 
paysans  d'en  appeler  à  leur  tour  à  la  Genèse  3.  L'écrit  inti- 
tulé :  «  Des  affaires  de  mariage  »  contient  un  passage 
curieux.  Pour  démontrer  que  les  promesses  de  mariage  doi- 
vent être  publiques,  pour  être  valables,  Luther  invoque  à  la 
fois  la  loi  divine,  c'est-à-dire  Malt.  18,  16,  le  droit  impérial, 
les  anciens  canons,  l'exemple  de  <f  l'ancienne  loi  »  et  des 
pères  de  l'Ancien  Testament,  le  droit  naturel  chez  les  païens, 
la  raison  et  l'équité*.  Parfois  il  cite  aussi  les  auteurs  anciens 


'  V'^oyez  Œuvres,  éd.  de  Weimar,  vol.  6,  p.  559. 

-  Œuvres,  éd.  de  Weimar,  vol.  6,  p.  49.  Ibid.,  p.  52.  Voyez  aussi 
p.  30  :  «  Ce  n'est  ni  chrétien,  ni  divin,  ni  naturel  »  ;  p.  60  :  «  l'amour 
et  la  loi  naturelle  ».  Voyez  encore  :  Von  welllicher  Obrigkeit  ;  loc. 
cit.,  p.  104,  et  Von  Kaufhandlung  u  Wucher.  Qùivres,  éd.  Erlangen, 
1841,  vol.  22,  p.  202  :  «  Vendre  sa  marchandise  aussi  cher  que  l'on 
peut  est  contraire  à  la  charité  chrétienne  et  à  la  loi  naturelle  ». 

^  Voyez  Exhortation,  loc.  cit.,  p.  295  ;  comp.  p.  280  et  Von  Kaufhand- 
lung u.  Wucher;  loc.  cit.,  j).  212  s.,  où  les  cautionnements  pour  autrui 
sont  combattus  à  l'aide  de  passages  scripturaires,  p.  216,  où  les  mo- 
nopoles commerciaux  sont  déclarés  contraires  «  à  la  parole  de  Dieu, 
à  la  raison  et  à  toute  équité  ».  Comp.  encore  :  Exhortation,  loc.  cit., 
p.  380,  où  Luther  invoque  Deut.,  32,  15. 

^  Voyez  :  Von  Ehesachen  ,  loc.  cit.,  p.  96,  Comp.  ibid.,  p.  143  et  149, 
où  Luther  s'appuie  sur  la  loi  de  Moïse,  Matth.  19,  6,  Matth.  I,  11,  20. 
Genèse,  11, 9,  par  rapport  à  la  question  du  divorce  et  à  celle  du  mariage 
entre  parents  du  second  degré. 


CHEZ  LUT! n: Il  303 

ou  s'appuie  sur  le^zz-s  gentium,  c'est-à-dire  sur  les  lois  répu- 
tées communes  à  tous  les  peuples,  mais  le  plus  souvent  c'est 
à  l'Écriture  qu'il  a  recours;  preuve  évidente  que  la  nature 
à  laquelle  il  en  appelle  n'est  pas  la  nature  humaine  en  i^é- 
néral,  mais  la  nature  humaine  façonnée  par  l'éducation 
chrétienne. 

Les  passages  (juc  nous  avons  cités  prouvent  que  la  termi- 
nologie de  Luther  est  très  flottante.  Remarquons  surtout 
qu'il  prend  le  terme  «  droit  divin  »  dans  deux  sens  diffé- 
rents ;  tantôt,  comme  synonyme  de  droit  naturel  et  ration-^ 
nel,  tantôt  pour  désigner  les  règles  morales  et  sociales  tirée& 
de  l'Écriture.  Quelquefois  on  peut  hésiter  entre  les  deuxj 
sens.  Mais  il  y  a  plus.  En  voyant  Luther  citer  à  chaque  ins- 
tant tel  ou  tel  passage  de  l'Ecriture,  poui-  trancher  des  ques- 
tions de  droit  cl  de  morale  sociale,  on  se  demande  en  quoi 
sa  méthode  diffère  de  celle  des  partisans  du  droit  scriptu- 
raire  qu'il  a  si  violemment  comhattus,  et  s'il  n'a  pas  renié 
son  principe,  que  le  droit  est  indépendant  de  la  révélation 
l)i])lique.  Ici,  il  s'agit  de  faire  une  distinction  qui,  pour  être 
d'une  application  parfois  difficile,  ne  s'en  impose  pas  moins. 
D'un  côté,  Luther  cite  l'Ecriture  en  (pielque  sorte  comme 
témoin  du  droit  naturel,  comme  il  citerait  le  droit  romain, 
ou  même  le  droit  canon,  souvent  il  l'invoque  en  même  temps 
que  d'autres  autorités,  comme  pour  étahlir  une  sorte  de 
consensus  universel  en  faveur  de  la  thèse  qu'il  défend.  D'au- 
tre part,  il  la  cite  dans  le  sens  strictement  théologique  comme 
parole  de  Dieu  révélée.  Non  qu'il  ait  ouhlié  qu'elle  n'est  pas 
un  recueil  de  lois,  que  Christ  en  particulier  n'est  pas  un  lé- 
gislateur, mais  parce  qu'il  sent  parfois  le  hesoin  de  s'ap- 
puyer sur  une  autorité  nettement  définie,  et  parce  que  sou- 
vent l'idée  si  vague  du  droit  naturel  et  rationnel  ne  lui  fournit 
aucune  indication  précise  ou  peut-être  même  l'entraînerait 
dans  une  direction  qu'il  ne  veut  pas  suivre. 

De  toutes  ces  considérations,  il  résulte  que  non  seulement 
le  droit  rationnel  et  universel  de  Luther  se  transforme  en  un 


304  LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL 

droit  fortement  influencé  par  l'Evangile,  mais  que  le  réfor- 
mateur allemand  n'a  pas  su  complètement  soustraire  le  droit 
à  l'autorité  de  l'Écriture,  considérée  comme  un  Gode  sacré. 

Un  rapide  examen  de  l'application  que  Luther  a  faite  de  sa 
notion  du  droit  naturel  à  divers  domaines  de  la  vie  sociale, 
confirmera  ces  observations.  Nous  n'avons  pas  l'intention, 
cela  va  sans  dire,  d'exposer  ici  les  principes  sociaux,  écono- 
miques et  politiques  du  grand  réformateur.  Nous  voudrions 
simplement  déterminer  dans  quelle  mesure  il  a  su  rester 
fidèle  à  sa  conception  du  droit. 

Remarquons  d'abord  que  cette  conception  est  éminem- 
ment théologique.  Pour  Luther,  le  droit  naturel  n'émane 
pas  de  l'homme.  Il  est  une  règle  établie  par  Dieu,  et  non 
l'expression  des  désirs  et  des  besoins  de  l'homme.  Sous  ce^  / 
rapport,  les  idées  de  Luther  se  distinguent  nettement  de 
celles  de  Guillaume  d'Occam,  dont  pourtant  il  se  rapproche 
à  d'autres  égards,  et  qui  assigne  pour  but  au  droit  naturel 
la  réalisation  de  ce  qui  est  utile  à  la  société  K  Pour  être  na- 
turel, le  droit  n'en  est  pas  moins  divin,  et  cela  non  pas  seu- 
lement dans  un  sens  plus  ou  moins  vague,  mais  dans  un 
sens  très  concret  et  très  précis. 

Aussi  bien  le  droit  divin  a-t-il  pour  corollaire  un  gouver- 
nement divinement  institué.  Sur  le  mode  de  cette  institution 
divine,  Luther  ne  s'explique  jamais,  maislidée  que  le  gouver- 
nement pourrait  être  le  mandataire  du  peuple  lui  est  aussi 
étrangère  qu'elle  est  familière  à  l'auteur  du  Dialogus  -.  Toute 
autorité  est  divinement  instituée,  et  elle  tient  de  Dieu  le  droit 
et  le  devoir  de  punir.  Ges  propositions,  Luther  les  base 
sur  l'Ecriture,  mais  il  est  évident  que  sur  ce  point  l'Ecriture 
formule  tout  simplement  une  loi  divine  universelle. 

G'esl  en  conformité  avec   ces  principes  que  Luther  con- 

*  Voyez  sur  ce  point  :  Dorner,  Das  Vcrhœltniss  von  Kircheu.  Staat 
nach  Occam,  Theol.  Sliidien  u.  Kritiken,  1885,  p.  672  ss. 

*  Vojez  Dialogus  Guilelmi  de  Occam,  Lyon,  1494.  Liber  I,  secundi 
tract.,   tertiae  partis,  ch.  26  et  28. 


CHEZ   LUTHER  305 

damne  absolument  rinsurrection  contre  l'autorité  établie.  Il 
y  a  là  une  nouvelle  preuve  de  la  différence  profonde  qui  le 
sépare  d'Occam  et  de  son  école  qui,  suivant  une  doctrine 
que  reprendront  plus  tard  les  Jésuites,  autorisait  les  peu- 
ples et  les  individus  à  se  révolter  contre  les  tyrans  et  même 
à  les  tuer.  Ce  droit  à  l'insurrection,  Luther  ne  le  connaît 
pas,  ainsi  que  l'attestent  sa  «Bienveillante  exhortation  à  tous 
les  chrétiens  de  se  garder  de  rébellion  et  d'émeute  «^  et, 
avec  une  énergie  toute  spéciale,  son  écrit  «  Contre  les  paysans 
meurtriers  et  pillards  »,  ainsi  que  sa  «  Lettre  sur  l'écrit 
sévère  contre  les  paysans».  Comment  vous  présenterez-vous 
devant  Dieu  et  le  monde,  dit-il  dans  ce  traité,  vous  qui  vous 
constituez  vos  propres  juges  et  vous  faites  droit  contre  vos 
ennemis  et  même  contre  les  gouvernants  que  Dieu  vous  a 
donnés?  Et  ceci  rentre  dans  le  droit  commun,  divin  et  na- 
turel, que  Juifs,  Turcs  et  païens  doivent  observer,  si  la  paix 

et  l'ordre  doivent  régner  dans  le  monde Vous  n'êtes  pas 

dignes  d'être  appelés  païens  et  Turcs,  mais  bien  pires  qu'eux, 
vous  qui  vous  révoltez  contre  le  droit  divin  et  naturel,  que 
tous  les  païens  observent  » -.  Plus  tard,  Luther  fut  moins  caté- 
gorique sur  ce  point.  Il  dit  qu'il  y  a  insurrection  et  insurrec- 
tion'.  Mais  en  fait  il  n'a  jamais  accordé  aux  peuples  le  droit 
de  rébellion;  c'est  tout  au  plus  s'il  le  concède  aux  princes 
vis-à-vis  de  l'empereur. 

En  enseignant  que  l'État  est  d'origine  divine  et  ([u'on  lui 
doit  une  soumission  absolue,  Luther  entend  rester  tout  à 
fait  sur  le  terrain  du  droit  naturel,  tel  qu'il  le  conçoit,  et 
cette  conception  une  fois  admise,  il  est  fondé  à  en  tirer  les 
conséquences.  Mais  n'en  dêpassa-t-il  pas,  les  limites,  lors- 
qu'il demande  à  l'État  d'intervenir  contre  les  hérétiques?  On 

*  Œuvres,  éd.  Eiiangcn,  IH'Xi,  vol.  22,  p.  43  ss.  {Einc  Irène  Verinah- 
nung  zii  allen  Chrislen,  sicli  zii  vcrhiilen  vor  Aufruhr  ii.  Empœrnng, 
1522). 

*  Voyez  :  Œuvres,  2»^^  éd.,  Francforl-s.-M.,  vol.  241,  p.  182. 
^  Voyez  :  Warniing  an  s.  lieben  Deulschen,  loc.  cit.,  p.  13. 

20 


306  LA    NOTION    DU    DROIT    NATL  HKL 

sait  que  Luther  fut  longtemps  opposé  à  toute  idée  de  ré- 
pression de  l'hérésie  par  la  violence  \  Mais  en  face  des  pro- 
grès de  l'anabaptisme  et  des  dangers  que  la  propagation  de 
cette  doctrine  faisait  courir  à  l'œuvre  de  la  Réforme,  il 
changea  d'avis .  Déjà,  en  1525,  dans  une  lettre  adressée  à 
Lazare  Spengler  de  Nuremberg,  Luther  fait  comprendre  que 
l'État  doit,  selon  lui,  punir  les  blasphémateurs.  Il  ajoute,  il 
est  vrai,  que  jusqu'à  présent  il  ne  croit  pas  devoir  ranger 
les  anabaptistes  dans  cette  catégorie-.  Il  va  plus  loin  dans 
l'interprétation  du  psaume  82.  Il  établit  d'abord  que  les  hé- 
rétiques, qui  sont  en  même  temps  des  rebelles  et  propagent 
des  doctrines  contraires  à  l'ordre  social,  doivent  être  châtiés. 
Mais  le  glaive  du  magistrat  ne  doit  pas  seulement  frapper  les 
rebelles.  «  Si  quelques-uns  voulaient  contredire  un  article 
de  foi  public,  clairement  basé  sur  l'Ecriture  et  cru  dans  le 
monde  entier  par  toute  la  chrétienté,  comme  ceux  que  les 
enfants  apprennent  dans  le  Credo,  c'est-à-dire  que  si  quel- 
qu'un voulait  enseigner  que  Christ  n'est  pas  Dieu,  mais  un 
simple  homme  et  semblable  aux  prophètes,  comme  le 
croient  les  anabaptistes  et  les  Turcs,  il  ne  faut  pas  les  tolérer, 
mais  les  punir  comme  blasphémateurs  publics,  car  ils  ne 
sont  pas  seulement  hérétiques,  mais  aussi  blasphémateurs 
publics.  Or,  toute  autorité  est  tenue  de  punir  les  blasphéma- 
teurs publics,  comme  on  punit  ceux  qui  lancent  des  jurons,  se 
parjurent,  injurient,  insultent,  invectivent,  profanent  ou  ca- 
lomnient   De  même  l'autorité  doit  punir  ou  ne  pas  tolé- 
rer ceux  qui  enseignent  que  Christ  n'est  pas  mort  pour  nos 
péchés  et  que  chacun  doit  expier  lui-même  ses  transgres- 
sions. Cela  aussi  est  un  blasphème  public  contre  l'Evangile 
et  larticle  universellement  accepté  et  ainsi  formulé  dans  le 
Credo  :  «  Je  crois  à  la  rémission  des  péchés »  Ceci  ne  s'ap- 
pelle pas  forcer  les  hommes  à  croire.  Chacun  peut  croire  ce 

*  Voyez  par  exemple  :  Von  weltlicher  Obrigkeil,  loc.  cit.,  p.  82  s. 
-  Voyez  :  La  correspondance  de  Luther,  publiée  par  Enders,  Calw 
et  StuUgart,  1893,  vol.  5,  p.  116  et  ss. 


CHEZ    LUTHER  307 

qu'il    veut,    mais  on    lui  inlerdil  d'enseigner   et   de    blas-f 

phémer Celui  qui  veut  vivre  dans  une  ville  doit  en  obt 

server  la  loi  ou  partir Moïse   commande  aussi,  dans  sa 

loi,  de  lapider  les  blasphémateurs  et  tous  les  faux  docteurs  »'., 
Dans  une  consultation  de  1532,  Luther  approuve  les  princes 
protestants  d'avoir  supprimé  les  couvents  et  aboli  la  messe'-. 
«  Car,  dit-il,  ils  sont  convaincus  que  la  célébration  de  la| 
messe  et  les  institutions  monastiques  sont  un  blasphème 
contre  l'Evangile.  »  Cette  conviction  lui  semble  absolument 
fondée  sur  l'Écriture  à  laquelle  il  emprunte  tous  ses  argu- 
ments. Qu'on  ne  lui  objecte  pas  ([ue  l'empereur  Charles- 
Quint  est  de  son  côté  convaincu  que  la  doctrine  des  papistes 
est  la  vraie  et  qu'il  agira  en  conséquence.  Que  chacun  agisse 
selon  sa  conscience.  Dieu  jugera.  Du  reste,  il  est  i)lus  que 
douteux  que  l'empereur  soit  sur  d'être  dans  le  vrai,  i)arce 
qu'il  n'a  pas  la  parole  de  Dieu  pour  lui. 

Toutefois  Luther  refusa  longtemps  d'admettre  qu'on  punit 
les  hérétiques  de  la  peine  capitale,  mais  en  1532  il  fit  cette 
dernière  concession  en  apposant  son  «  placet  »  au  bas  d'une 
consultation  des  théologiens  de  Wittenberg,  qui  déclarait 
légitime  et  nécessaire  rai)plication  de  la  peine  de  mort  aux 
anabaptistes^. 

On  voit  que  Luther  évite  soigneusement  de  désigner  l'hé- 
résie connne  telle  aux  coups  du  pouvoir  civil.  Il  prétend 
n'en  vouloir  qu'aux  blasphémateurs.  Le  blasphème  était  puni 
de  peines  sévères  ])ar  le  code  de  Justinien  ^  par  le  droit 
canon  •  et  par  différents  édits  impériaux  de  la  lin  du  xv»^  et 
du  commencemenl  du  xvr' siècles.  La  répression  de  ce  crime 

'  Voyez  Œuvres,  éd.  (IKiiangen,  1N4(),  vol.  39,  p.  250  ss.  Comp.  le 
3"  sermon  sur  la  passion  de  Christ.  Quivres,  2"  éd.  det'rancfort-s.-M., 
et  Erlangen,  1863,  vol.  2,  p.  54. 

-  Voyez  :  De  Wettc,  Z)'  Martin  Liilhcrs  Bricfe,  Scndschrcibcn  ii.  Be- 
denkcn,  Berlin,  1827,  vol.  4,  p.  5)2  ss. 

^  Voyez  (^.orpiis  Reformaloriiin  IV,  j).  937. 

''  Voyez  Corpus  Jiiris.  cin.  Berlin,  18S:),  vol.  III,  Nouv.  77. 

^  Voyez  Decr.  Greg.  IX,  liber  V,  tit.  20,  can.  2. 


308  LA    NOTION    DU    DROIT    NATUREL 

par  l'Etat  pouvait  se  défendre  au   point   de  vue  du   droit 
naturel  tel  qu'il  était  conçu  alors.  Luther,  du  reste,  ne  l'in- 
voque jamais  en  pareille  matière,  à  la  différence  de  Mélanch- 
tlîon  qui  croit  pouvoir  s'en  réclamer'.  Sa   pensée  semble 
être  sous  l'influence  presque  exclusive   de  l'Ancien   Testa- 
ment qu'il  cite  fréquemment.  Mais  l'influence  de  l'Ancien 
Testament  avec  ses  lois  sévères  contre  les  blasphémateurs 
n'est  pas  seul  en  jeu.  Luther,  en  effet,  donne  au  mot   blas- 
phème une  extension  telle  que  ce  terme  devient  pour  ainsi 
dire  synonyme  d'hérésie.  Est  blasphème  toute  hérésie  publi- 
quement professée,   même  sans  polémique   directe  contre 
l'orthodoxie,  et  est  hérésie  toute  doctrine  contraire  au  sym- 
bole des  apôtres,  ainsi  qu'il  ressort  clairement  du  passage 
de  l'interprétation   du  Ps.  82   cité  plus  haut.  Il  s'agit  donc, 
non  seulement  d'empêcher  qu'il  ne  soit  porté   atteinte  au 
respect  dû  à  la  religion  professée  par  la  majorité  des  citoyens, 
mais  de  sauvegarder  l'unité   religieuse  de   la  société,  non 
seulement  l'unité  de  culte,  mais  surtout  l'unité  de  foi.  On 
j)ourrait  à  la  rigueur  justifier  cette  préoccupation  de  l'Etat 
également  par  le  droit  naturel.  On  pourrait  dire,  en  se  pla- 
çant au  point  de  vue  du  xvie  siècle  :  Toute  société  a  un  culte 
et  n'en  saurait  tolérer  d'autres.  Mais  Luther  ne  fait  jamais 
ce  raisonnement.  Il  n'en  appelle  pas  non  plus  à  la  législation 
de  Justinien  contre  l'hérésie.  Ce  qui  détermine  sa  pensée,  ce 
sont  certaines  idées  du  moyen  âge  dont  il  a  accepté  l'héri- 
tage d'une  manière  plus   ou  moins  consciente.   Le  moyen 
âge  n'opposait  pas,  comme  nous  le  faisons,  l'Eglise  à  l'Etat. 
Il  pîirt  de  la  notion  de  la  chrétienté,  du  Corpus  christianiim 
dans  lequel  il  y  a  deux  pouvoirs,  le  pouvoir  spirituel  et  le 
pouvoir  temporel.  C'est  cette  théorie  qui  domine  l'esprit  de 
Luther.  Il  a  sans  cesse  en  vue  la  chrétienté  qui  repose  sur 
la  foi  chrétienne  telle  qu'elle  est  formulée  dans  les  grands 
symboles  œcuméniques  et  notamment  dans  le  symbole  apos- 

'  Voyez  Epilome  theol  moralis,  ?■  liv.  Corpus  Réf.  XVI,  col.  91. 


CHEZ    LUTHER  309 

toliqiie.  L'État  qui  d'une  part  n'est  pour  lui  que  le  gardien  J 
du  droit  naturel,  est  d'autre  part  pourtant  un  pouvoir  de  la 
chrétienté,  un  pouvoir  chrétien  qui  par  conséquent  a  le  devoir 
de  maintenir  la  foi  chrétienne.  La  pensée  de  Luther  ne  s'est 
pas,  sur  ce  point,  entièrement  dégagée  des  liens  des  idées 
théocratiques  du  moyen  âge.  Remarquons  cependant  qu'il 
se  sépare  du  moyen  âge  en  restreignant  strictement  la  tâche 
de  l'Église  à  la  prédication  de  l'Évangile.  Il  ne  la  fait  point 
intervenir  dans  l'action  répressive  exercée  contre  les  héré- 
tiques. Cette  action  appartient  exclusivement  à  l'Etat  qui  / 
seul  est  lésé  par  les  «  blasphèmes  »  des  hérétiques.  L'hé- 
résie n'est  pas  un  crime  contre  l'Église.  Une  fois  seulement, 
Luther  semble  adopter  ce  point  de  vue,  lorsque,  dans  la 
formule  approbative  par  laquelle  il  s'associa  à  la  consulta- 
tion susmentionnée  des  théologiens  de  Wittenberg,  il  relève 
le  mépris  dans  lequel  les  anabaptistes  tenaient  le  ministère 
de  la  j)arole.  C'est  là  une  idée  sur  laquelle  Mélanchthon 
insistait  beaucoup.  Luther  ne  l'a  jamais  développée. 

En  résumé,  nous  avons  vu  qu'en  présence  du  difficile 
problème  que  soulevaient  les  rapports  de  l'État  avec  les  dis- 
sidents, Luther  n'a  pas  su  s'en  tenir  à  l'application  de  sa 
théorie  du  droit  naturel,  et  qu'il  a  étendu  la  sphère  du  droit 
bien  au  delà  de  la  limite  de  ce  qu'exige  le  maintien  de 
l'ordre  social  établi  par  Dieu  chez  tous  les  hommes. 

Luther  n'a  jamais  accueilli  l'idée  de  l'égalité  sociale  de 
tous  les  hommes  ni  celle  de  la  communauté  des  biens,  idées 
que  le  droit  canon  avait  déclarées  conformes  au  droit  na- 
turel. «  Les  empires  du  monde,  dit-il  dans  l'Exhortation  aux 
paysans,  ne  sauraient  subsister  s'il  n'y  a  point  d'hiérarchie 
parmi  les  hommes,  de  telle  sorte  que  les  uns  soient  libres, 
d'autres  prisonniers,  les  uns  maîtres,  les  autres  sujets,  car 
saint  Paul  dit.  Gai.  5,  que  les  maîtres  et  les  serviteurs  sont 
égaux  en  Christ  '  ».  Ainsi  tous  sont  égaux  en  Christ,  mais 
non  d'après  le  droit  naturel  et  humain. 

'  Voyez  Exhorlalion,  loc.  cit.,  p.  295. 


310  LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL 

En  ce  qui  concerne  la  propriété,  le  droit  naturel  de  Luther 
a  un  caractère  très  conservateur.  Il  est  pour  le  respect  de  la 
propriété  établie.  Aux  pa3'^sans  qui  voudraient  s'emparer  du 
produit  des  dîmes  pour  payer  les  pasteurs  qu'ils  auraient 
librement  élus,  il  déclare  que  ce  serait  là  un  brigandage.  11 
se  montre  très  réservé  vis-à-vis  de  leur  prétention  à  jouir 
librement  des  forêts,  des  eaux,  etc.  En  somme,  il  les  renvoie 
aux  coutumes  et  aux  lois  établies  '.  Le  droit  naturel,  tel  qu'il 
le  conçoit,  ne  réclame  aucun  bouleversement  dans  l'ordre  de 
la  propriété  et  n'en  autorise  même  pas. 

Il  est  particulièrement  intéressant  de  voir  quelles  sont  les 
autorités  que  Luther  invoque  en  matière  de  droit  matri- 
monial. 

En  principe  il  estime  que  l'institution  du  mariage  ne  re- 
garde que  l'homme  extérieur  et  par  conséquent  ne  relève 
que  du  droit  naturel.  Mais  en  présence  de  certains  problèmes, 
le  droit  naturel  ne  lui  fournit  aucune  solution,  et  il  se  voit 
amené  à  opposer,  l'une  à  l'autre,  la  règle  qui  convient  à  l'hu- 
manité pécheresse,  en  raison  même  de  sa  perversion,  et  la 
règle  chrétienne.  Le  mariage  étant  une  institution  divine 
universelle,  peut  être  librement  conclu  entre  chrétiens  et 
non  chrétiens.  «  Sache,  dit  Luther  dans  son  Sermon  sur  la 
vie  conjugale  de  1522,  que  le  mariage  est  une  affaire  de  ce 
monde  qui  concerne  l'homme  extérieur,  comme  n'importe 
quelle  profession  civile.  Donc,  comme  je  puis  manger,  boire, 
dormir,  me  promener,  aller  à  cheval,  acheter,  parler,  faire 
des  affaires  avec  un  païen,  un  Juif,  un  Turc,  je  puis  aussi 
contracter  mariage  avec  lui  et  demeurer  marié  avec  lui.  Ne 
te  préoccupe  pas  des  lois  folles  qui  interdisent  cela.  »  Ces 
dernières  paroles  visent  les  interdictions  du  droit  canon  ^. 

'  Voyez  ibidem.  Œuvres,  2<-  éd.  Francfort-sur-le-Mein,  1877,  vol.  Ifi, 
p.  519. 

^  Voyez  Decr.  sec.  pars.  Causa  27,  Quest.  I.  15-17.  Friedberg,  vol.  I, 
col.  1088-89. 

Voyez,  par  exemple,  Decr.   sec  pars.    Causa  27,  Quest.  2,  can.  29, 


CHEZ    LUTHER  311 

Luther  est  convaincu  que  le  l)ut  principal  du  mariage  c'est 
la  procréation  d'enfants.  Tel  est  aussi  le  point  de  vue  dii 
droit  canon.  Mais  Luther  tire  de  ce  principe  des  consé- 
quences d'une  hardiesse  excessive  et  que  ses  adversaires 
lui  ont  sévèrement  reprochées  !  ' 

Néanmoins  lorsque  le  droit  canon  définit  l'union  conju- 
gale purement  et  simplement  comme  l'union  d'un  homme 
et  d'une  femnie  d'après  le  droit  nahuel,  il  n'est  point  satis- 
fait de  cette  définition.  «  Les  canonistes,  dit-il,  dans  ses 
Enarralioncs  in  (jcncsiiî,  définissent  le  mariage  très  sèche- 
ment, comme  l'union  d'un  homme  et  d'une  femme  d'après 
le  droit  naturel.  C'est  là  une  définition  très  insuffisante  et 
faihle....  La  théologie  définit  autrement.  Le  mariage  est 
l'union  d'un  homme  et  d'une  femme,  union  inséparable, 
non  seulement  d'après  le  droit  naturel,  mais  d'après  la 
volonté  de  Dieu  et  pour  une  félicité  divine,  si  j'ose  ainsi 
dire  :  car  la  volonté  et  l'approbation  de  Dieu  couvrent  l'in- 
digne turpitude  des  passions.  «  Dans  ce  passage  Luther  re- 
nonce, pour  ainsi  dire,  à  tirer  de  la  «  nature  »,  l'idéal  du 
mariage,  attendu  que  cette  nature  ne  nous  est  donnée  dans 
l'expérience  que  corrompue  et  pervertie.  Néanmoins  Luther 
invoque  encore» dans  ce  même  ouvrage  le  droit  naturel  ])our 
établir  la  nécessité  du  consentement  des  parents  au  mariage 
de  leurs  enfants  - . 

Les  lois  sur  les  degrés  prohibés,  Luther  les  appelle  des  lois 
humaines,  les  opposant  à  la  loi  divine,  mais  cette  loi  divine, 
il  la  puise,  non  dans  la  raison  universelle,  mais  dans  l'An- 
cien Testament,  c'est-à-dire  dans  Lévitique  18  =^  En  ce  qui 
concerne  les  autres   impédiments  il  s'en  rapporte,  dans  le 

Friedberg,  vol.  I,  col.  1071,  et  ibid.,  can.  1(5  et  17,  Friedberg,  vol.  I, 
col.  1060. 

1  Voyez  De  ccipl.  babijl.  eccl.  praeliidiiim,  loc.  cit.,  p.  558 et  Sermon  y. 
ehel.  Leben,  loc.  cit.,  p.  513. 

'  Voyez  Opéra  exeqetica,  Erlangen,  1830,  vol.  6,  p.  7. 

^  Voyez  ibid.,  p.  4. 


312  LA  NOTION  DL  DROIT  NATUREL 

«  Sermon  sur  la  vie  conjugale,  »  au  jugement  du  bon  sens  et 
aux  franchises  du  chrétien.  Dans  l'écrit  :  «  Des  afTaires  de 
mariage,  »  il  invoque  l'Écriture  et  le  droit  romain  pour  éta- 
blir que  les  mariages  conclus  au  mépris  des  lois  canoniques 
sont  valables  ;  quant  aux  règles  sur  la  conclusion  des  ma- 
riages, il  fait  des  concessions  au  droit  canon'. 

11  est  particulièrement  intéressant  de  voir  à  quelle  source 
Luther  puise  les  règles  qu'il  prétend  appliquer  dans  la  ques- 
tion du  divorce.  Dans  le  «  De  capiivitaie  babijl.  ceci.  »  il  ne 
semble  pas,  hormis  le  cas  mentionné  p.  558  (Ed.  de  Weimar), 
connaître  sur  ce  point  de  «  droit  naturel  ».  Il  s'en  tient  aux 
paroles  de  Christ  et  de  saint  Paul,  et  blâme  «  le  Pape  »  d'avoir 
statué  d'autres  cas  de  divorce  et  d'avoir  en  même  temps 
empêché  les  divorcés  de  se  remarier,  -  ce  ([ui  est  contraire 
aux  textes  sacrés. 

Dans  le  «  le  Sermon  sur  la  vie  conjugale,  »  il  statue  trois 
cas  de  divorces  :  l'adultère,  le  refus  du  dcbitiiin  conjugale  et 
les  divergences  inconciliables  d'opinion  et  d'humeur  3. 

Dans  ce  dernier  cas,  il  n'autorise  pas  les  divorcés  à  con- 
tracter une  nouvelle  union  *.  Pour  les  trois  cas,  il  invoque 
des  passages  bibliques  :  pour  le  premier,  Matt.  19,  pour  le 
second,  Esther  2, 17  et  1  Cor.  7,  4-5,  pour  le  troisième,  1  Cor. 
7,  10-11.  En  outre,  il  s'appuie  sur  la  loi  de  Moïse  pour  ré- 
clamer la  peine  de  mort  contre  les  personnes  coupables 
d'adultère.  Telle  devrait  être  la  règle  sociale  parmi  les  chré- 
tiens. En  face  de  cette  règle  spécifiquement  chrétienne,  Lu- 
ther place  la  loi  mosaïque  sur  la  répudiation,  il  reconnaît 
qu'étant  donnée  la  perversité  des  hommes,  il  serait  bon  de 
l'appliquer   encore.    Ainsi,  en  matière  de  divorce,  il  n'y  a 


'  Voyez  De  cap.  babgl.  eccL,  loc.  cit.,  p.  555.  et  Predigt  v.  ehel.  Leben, 
p.  516. 

*  Voj'ez  Von  Ehesachen,  loc.  cil,  p.  148  et  suiv. 

3  Voyez  Decr.  sec.  pars.  Causa  3;?,  qiiaes.  7,  can.  2. 

♦  Voyez  :  Sermon  v.  ehel.  Leben,  loc.  cit.,  p.  .j23  ss. 


CHEZ    LUTHEK  313 

point  de  «  loi  naturelle  »,  ou  plutôt  la  loi  naturelle  n'est  pas 
divine,  elle  est  le  fruit  du  péché. 

Dans  l'interprétation  de  1  Cor.  7  ',  Luther  s'exprime  tout 
à  fait  comme  dans  le  «  Sermon  ».  Il  ajoute  cependant  des 
considérations  nouvelles  à  propos  des  versets  13  ss.,  don- 
nant au  cas  de  divorce  qui  y  est  mentionné,  une  extension 
plus  grande  :  Les  paroles  de  l'apôtre  doivent  être  appli- 
quées lorsqu'un  époux  veut  forcer  l'autre  à  faire  le  mal,  ou 
lorsqu'un  époux,  même  chrétien,  quitte  l'autre  époux.  Lu- 
ther cite  Deut.  24,  pour  établir  qu'au  cas  où  l'époux  aban- 
donné se  remarie  et  que  l'époux  déserteur  veut  ensuite  re- 
tourner auprès  de  lui,  le  second  mariage  l'emporte  sur  le 
premier. 

Dans  l'écrit  «  Des  aiîaires  de  mariage  »,  Luther  insiste 
surtout  sur  la  desertio  malitiosa,  sans  d'ailleurs  invoquer 
l'Écriture.  Par  contre,  il  en  appelle  à  Matlh.  18,  25,  pour 
démontrer  que  la  condamnation  d'un  époux  à  une  peine 
infamante  n'est  pas  une  cause  de  divorce. 

Dans  l'interprétation  du  Sermon  sur  la  montagne-,  Luther 
semble  identifier  le  droit  naturel  et  le  droit  chrétien,  mais 
ses  paroles  trahissent  le  sentiment  que  cette  identifica- 
tion est  au  fond  impossible,  si  l'on  entend  par  droit  naturel 
le  droit  conforme  à  la  nature  humaine,  telle  qu'elle  nous 
est  donnée  dans  l'expérience. 

Jetons  enfin  encore  un  coup  d'œil  sur  la  manière  dont 
Luther  applique  sa  notion  du  droit  naturel  dans  l'ordre 
économique.  Dans  le  Grand  Sermon  sur  l'usure,  il  invoque 
contre  le  prêta  intérêt:  lo  Luc  6, 25-35,  2°  la  loi  naturelle  telle 
qu'elle  est  formulée,  Luc  6,  31,  enfin,  la  «  loi  ancienne  et 
nouvelle  »,  c'est-à-dire  celle  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Tes- 

>  Voyez  :  Œuvres,  Ed.  de  Francfort  et  Erlangen,  1852,  vol.  51,  p.  1  ss. 
*  Voyez  :  Aiislegnng  des  5te»,6''i''»  ii.  7»'"  Kapitels  5«  Maithaei,  loc.  cil., 
p.  116  ss. 


314  LA    NOTION    DU    DROIT    NATUREL 

lanient,  qui  ordonne  d'aimer  son  prochain  comme  soi- 
même'. 

Dans  la  deuxième  partie  de  cet  écrit,  il  combat  l'achat  de 
rentes,  opération  qui,  à  cette  époque,  servait  fréquemment 
à  masquer  le  prêt  à  intérêts.  Il  n'admet  que  l'achat  de 
rentes  hypothéquées  sur  un  fonds  de  terre  nominativement 
désigné,  avec  participation  du  bénéficiaire  des  rentes  à  tous 
les  risques  du  propriétaire  du  fonds.  Il  s'appuie,  pour  établir 
ces  principes,  à  la  fois  sur  les  commandements  de  la  cha- 
rité chrétienne  et  sur  le  droit  naturel. 

Ce  qu'il  ne  relève  pas,  c'est  que  dans  la  question  du  prêt 
à  intérêt,  il  est  pour  ainsi  dire  complètement  d'accord 
avec  le  droit  canon.  Dans  la  «  Lettre  à  la  noblesse  chré- 
tienne», il  prétend,  au  contraire,  que  c'est  grâce  au  «  pape  » 
que  l'achat  de  rentes  s'est  établi  partout.  11  y  a  là  sans  doute 
une  allusion  à  un  rescrit  du  pape  Martin  V,  de  1425  -.  Ce 
rescrit  ne  peut  nullement  ouvrir  la  porte  à  l'usure  si  sévè- 
rement interdite  par  l'Eglise  -K  II  autorise  l'achat  de  rentes 
dans  des  conditions  analogues  à  celles  que  Luther  lui-même 
déclare  légitimes;  toutefois,  il  ne  parle  de  participation  du 
prêteur  aux  risques  de  l'emprunteur  que  pour  le  cas  de 
destruction  totale  du  fonds  sur  lequel  les  rentes  sont  hypo- 
théquées. Luther  n'est  donc  pas  tout  à  fait  juste  sur  ce  point 
à  l'égard  des  auteurs  du  droit  canon,  dont  il  a,  en  réalité, 
adopté  les  principes  ^ 

Dans  son  traité  «  Von  Kaufhandliing  ii.  IVfic/je;'»,  Luther 
invoque  contre  les  sociétés  commerciales  qui  cherchent  à 


*  Grand  Sermon  sur  l'usure,  loc.  cit.,  p.  48. 

-  V.  Extravagantes  communes.  Livre  III,  tit.  V,  ch.  1  (Friedberg, 
vol.  III. 

^  Voy.  Décret.  Greg.  IX,  Lib.  1,  tit.  19,  de  usuris  (Friedberg,  vol.  2, 
col.  811  ss.) 

^  V.  W.  Koehler,  Luthers  Schrift  an  den  Chrisllichen  Adel  deutscher 
Nation  im  Spiegel  dcr  Kultur-  und  Zeitgeschichte,  Halle,  1895,  p.  218- 
245. 


CllliZ    LITHKK  315 

monopoliser  certaines  branches  du  commerce,  le  droit 
<(  chrétien  et  divin  »,  «  les  lois  de  la  foi  et  de  l'amour  »  ^  Il 
trouve  inouï  de  vouloir  s'assurer  un  gain  certain  au  moyen 
de  denrées  auxquelles  Dieu  lui-même  a  attaché  toutes  sortes 
de  risques. 

Le  traité  intitulé  :  «  Exhortation  aux  pasteurs  pour  les 
invitera  prêcher  contre  l'usure,  »  de  l'riO,  est  une  instruction 
aux  pasteurs  sur  la  manière  dont  ils  doivent  diriger  les 
consciences  chrétiennes,  mais  incidemment  Luther  parle 
cependant  de  ce  que  la  loi  elle-même  devrait  exiger.  Il 
développe  les  mêmes  principes  que  dans  les  écrits  précé- 
dents et  se  sert  du  même  genre  d'arguments.  En  passant,  il 
lance  une  idée  qui,  développée,  aurait  une  grande  portée. 
Quoiqu'adversaire  du  prêt  à  intérêts,  il  est  cependant  dis- 
posé à  l'auloriseï'  pour  des  personnes  pauvres  qui  n'ont 
d'autres  moyens  de  subsistance  que  ceux  qu'ils  peuvent  tirer 
d'un  petit  capital.  Il  invoque  à  l'appui  de  cette  concession 
l'idée  de  la  restitulio  vckjci.  Le  pauvre  qui  exige  l'intérêt  de 
son  capital  exerce  en  quelque  sorte  une  légitime  revendica- 
tion contre  la  société.  Cela  revient  à  dire  que  rinégalité 
des  conditions  crée  des  droits  à  ceux  qui  en  soutirent.  Mais 
cette  idée  ne  se  retrouve  nulle  part  ailleurs  dans  les  écrits 
du  réformateur  allemand.  Il  est  vrai  qu'il  rappelle  parfois 
que  donner  et  prêter  aux  pauvres  était  l'objet  d'un  com- 
mandement positif  de  la  loi  mosaïque  -,  mais  il  ne  songe 
])as  à  faire  rentrer  ce  commandement  dans  le  droit  tel  (ju'il 
l'entend.  Il  ne  connaît  d'autres  devoirs  des  riches  à  l'égard 
des  pauvres  que  ceux  que  leur  impose  la  charité  chré- 
tienne. 

Si  Luther  refuse  d'inscrire  dans  la  loi  un  droit  positif  du 
pauvre  sur  le  riche,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ses  idées 
économiques  sont    fortement  influencées  par  les  préceptes 


*  V.  l'on  Kanf'handliimj  nnd  Wncher,  loc.  cil.,  p.  2'IA. 

•  Voyez  par  exemple  Grosser  Sermon  v.  Wucher,  loc.  c/7.,p.  41  ss. 


316  LA    NOTION    DU    DROl'I    NATUREL 

de  l'Évangile.  Toutefois,  cette  influence  est  peut-être  moins 
grande  que  celle  du  droit  canon  qui  a  une  tendance  si  pro- 
noncée à  protéger  le  faible  contre  le  fort,  dans  la  lutte  pour 
l'existence  ;  et  à  mettre  un  frein  à  la  cupidité  des  commer- 
çants et  des  capitalistes!.  Luther,  il  est  vrai,  ne  reproduit 
pas  les  théories  des  canonistes  sur  l'improductivité  de  l'ar- 
gent rangé  parmi  les  res  consiimptihiles,  ni  leur  assimilation 
du  prêt  à  intérêts  à  un  commerce  dont  le  temps  serait  l'ob- 
jet, mais  ces  idées  sont  évidemment  présentes  à  son  esprit. 
Remarquons  encore  que  Luther  est  aussi  sous  l'influence 
de  certaines  traditions  nationales.  L'usure  a  toujours  été 
considérée  en  Allemagne  comme  une  importation  romaine 
contraire  aux  vieilles  coutumes  du  pays  -.  Luther  s'accom- 
modait mal  des  progrès  du  capitalisme  et  des  changements 
si  profonds  qu'ils  faisaient  subir  à  la  vie  économique  du 
peuple  allemand  au  commencement  du  xvic  siècle.  L'Écri- 
ture (voyez  Genèse,  3,  17)  lui  semble  commander  à  l'homme 
de  tirer  sa  subsistance  uniquement  de  l'agriculture  et  non 
du  commerce,  ni  surtout  de  l'usure  •'. 

Ce  sont  donc,  en  réalité,  les  effets  combinés  de  toute  une 
série  de  facteurs  qui  déterminent  en  cette  matière  le  droit 
naturel  de  Luther. 

Il  est  temps  de  conclure  ;  aussi  bien  n'avons-nous  plus 
que  quelques  remarques  générales  à  ajouter  à  notre  exposé. 

Luther  n'a  pas  inventé  l'idée  du  droit  naturel,  et  il  s'en 
rend  fort  bien  compte.  Peut-être  ne  se  souvient-il  pas  que  le 
droit  canon  l'a  accueillie,  mais  il  sait  qu'elle  était  courante 


"  Vojez,  par  exemple,  Décret.  Greg.  IX,  lib.  III,  til.  17,  c.  1.  (Fried- 
berg,  vol.  II,  col.  518.) 

^  Voyez  Tacite,  Germania,  ch.26;  Faeniis  agitare  et  in  iisuras  exten- 
dere  ignolum,  ideoqiie  magis  servatiim  quam  si  velilum  esset. 

^  Voyez  Lettre  à  la  noblesse  chrétienne,  loc.  cit.,  p.  467.  Vo3'ez  aussi 
l'écrit  :  Des  Juifs  et  de  leurs  mensonges  (Von  den  Juden  und  ihren 
Lûgen).  Œuvres  de  Luther,  éd.  d'Erlangen,  1842,   t.  .32,  p.  238. 


CHEZ    LUTHEH  317 

dans  l'anliquité  classique   aussi  bien  qu'au  moyen  âge.   11^ 
rappelle  lui-même  qu'elle  a  joui  d'une  faveur  spéciale  parmi  y 
ses  contemporains.  On  commence  de  nos  jours  à  vanter  le 
droit   naturel  et  la  raison  naturelle,  desquels  découle  tout 
droit  écrit,  et  c'est  à  bon  droit  qu'on  les  vante,   dit-il   en 
1532,   dans  l'interprétation  du  psaume  101  '.  Par  ces  mots, 
il  vise  sans  nul  doute  les   humanistes  qui,    en  matière  de 
droit  comme  en  toutes  choses,  cherchaient  à  remonter  aux 
sources  des  idées  régnantes  et   des   institutions  établies-. 
Mais  Luther  fait  de  cette  notion  du  droit  naturel  un  usage! 
nouveau   en   l'opposant  au  droit  édicté  par  l'Église,  d'une  / 
part,  et  d'autre  part  au  droit  scripturaire  des  anabaptistes! 
Par  l'affirmation  d'un    droit  à  la  fois  naturel  et   divin,  il 
voulait  condamner  et  la  prétention  de  l'Eglise  de  régir  les 
choses  temporelles  et  la  tentative  de  soumettre  l'ordre  poli- 
tique à  une  règle  empruntée  à  l'Evangile.  Il  s'agissait,  pour 
lui,  en  même  temps  de  sauvegarder  la  dignité  de  la  famille 
et  de  l'État,  et  de  montrer  que  l'Évangile  a  un  objet  supé- 
rieur à  celui  des  lois  sociales.  La  notion  du  droit  naturel  a 
donc  ses  racines  dans  les  principes  fondamentaux  de  la 
théologie  de  Luther.    D'autre  part  cependant,  nous  avons 
déjà  eu  l'occasion  de  le  faire  remarquer  en  passant,  elle 
semble  être  quelque  peu  en  désaccord  avec  ses  principes. 
Lorsque  la  loi  de  Dieu  est  annoncée  sans  l'Évangile,  elle  ne 
produit,  d'après  Luther,  que  l'orgueil  et  l'aveuglement  ou  le 
désespoir.   Sur  le  terrain  social,   au  contraire,   elle  a  des 
eftets  directement  bienfaisants.  Luther  pourrait,  sans  doute, 
répondre  à  cette  objection  que  la  règle  sociale  ne  regarde 
que  l'homme  extérieur  et  non  la  vie  spirituelle  et  intérieure. 
Mais  cette  distinction  entre  l'homme  extérieur  et  l'homme 
intérieur  n'est-elle  pas  abstraite  et  artificielle,  et  quel  est  le 

<  V.  Aiislcgiing  des  101.  Psalins,  loc.  cil.,  p.  284. 

-  Voyez  par  exemple  HuUen,  Le  dialogue  Praedones,  déjà  cité,  et 
Erasme,  le  dialogue  intitulé  ly^^wx-fiy..  Opéra  Des.  Erasmi Liigdani  Bat., 
1705,  t.  I,  p.  798  ss. 


318  LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL 

rapport  entre  la  justice  selon  la  loi  naturelle,  justice  acces- 
sible même  aux  non-chrétiens,  et  la  justice  selon  Dieu  ? 
Mais  qu'il  nous  suffise  d'avoir  indiqué  ici  ce  problème, 
l'exposer  dans  toute  son  ampleur  nous  conduirait  au  delà 
des  limites  de  notre  sujet. 

Luther  n'a  pas  seulement  insisté  sur  l'idée  du  droit  natu- 
rel, pour  ruiner  celle  du  droit  ecclésiastique  et  du  droit  pré- 
tendu scripturaire.  Il  a  cherché  à  en  faire  un  principe  de  ré- 
forme sociale.  Mais,  dans  la  mesure  où  il  a  cherché  à  don- 
ner corps  à  cette  notion,  il  a  été  obligé  de  faire  des  emprunts 
tantôt  à  l'Ancien  ou  au  Nouveau  Testament,  tantôt  au  droit 
romain,  aux  traditions  nationales,  au  droit  canon  même. 
Parfois,  il  a  aussi  été  obligé  de  reconnaître,  au  moins  indi- 
rectement, que  dans  l'humanité,  telle  qu'elle  est,  le  droit 
naturel  ne  peut  être  autre  chose  qu'un  droit  vicié  par  le 
péché  et  que,  pour  établir  une  règle  sociale  conforme  à  la 
volonté  de  Dieu,  il  faut  en  appeler  aux  lumières  spéciales  du 
chrétien.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'eifort  que  Luther  a  fait  pour 
contribuer  à  une  réforme  de  la  législation  régnante  est  con- 
sidérable et  digne  du  plus  grand  respect. 

Luther  a  eu  le  grand  mérite  de  reconnaître  que  la  sphère 
de  l'État  et  celle  de  l'Eglise  sont  foncièrement  différentes, 
et  que  l'Évangile  est  autre  chose  qu'une  règle  sociale.  Mais 
il  n'a  su  faire  triompher  cette  double  vérité  qu'en  maintenant, 
en  théorie  du  moins,  cette  règle  au-dessous  du  niveau  et  en 
dehors  de  l'influence  de  l'Évangile.  Il  ne  pouvait  se  figurer 
cette  influence  que  par  la  transformation  de  l'Evangile  en 
loi,  conformément  à  la  concei)tion  des  anabaptistes.  Cette 
conception,  il  la  repoussait  avec  raison,  et  d'autre  part  celle 
d'une  lente  évolution  du  droit  sous  l'influence  de  l'éducation 
chrétienne  des  peuples  lui  était  étrangère  comme  à  tous  les 
hommes  de  son  temps.  Le  droit  était  pour  lui  quelque  chose 
d'immuable.  Il  ne  lui  restait  dès  lors  d'autre  voie  que  celle 
qui  consistait  à  tracer  une  ligne  de  démarcation  nette  entre 
le  domaine  de  l'Évangile  et  celui  du  droit,  entre  la  règle  de 


CHEZ    LUTHKR  ,  319 

l'homme  public  et  celle  du  disciple  de  Jésus-Christ.  Cette 
distinction  est  et  restera  toujours  nécessaire,  mais,  à  mesure 
que  l'on  comprendra  mieux  la  possibilité  de  l'évolution  du 
droit  sous  rinllucnce  de  l'Évangile,  elle  cessera  d'avoir  le 
caractère  absolu  qu'elle  revêt  chez  Lu  Hier. 

Après  lui,  l'idée  du  droit  naturel  cessera  de  jouer  dans  la 
théologie  et  dans  l'élhiqne  protestante  le  rôle  qu'il  lui  avait 
assigné.  Luther  n'a  jamais  identifié  le  droit  naturel  avec  au- 
cune législation  existante.  Le  droit  naturel  est  pour  lui  un 
idéal  très  concret  qui  lui  sert  d'instrument  de  critique 
et  de  réforme '.  Pour  Melanchthon  déjà  le  droit  naturel 
n'est  plus  qu'une  idée  abstraite  qui  prend  corps  aussi 
bien  dans  le  décalogue  que  dans  le  droit  romain  pour  le- 
quel l'auteur  des  Loci  avait  une  admiration  toute  spéciale-. 
Par  l'idée  du  droit  naturel,  Luther  afinnie  que  la  révéla- 
tion contenue  dans  l'Evangile  est  distincte  tolo  génère  de 
celle  qui  est  accessible  à  la  raison  humaine  et  donnée  à  tous 
les  hommes.  Ses  successeurs  avaient  ime  préoccupation 
quelque  peu  différente.  Ils  tiennent  surtout  à  montrer  que 
l'Evangile  se  rattache  étroitement  à  la  révélation  antérieure, 
et  que  le  droit  naturel  est  un  des  éléments  de  cette  dernière. 
Le  concept  est  le  même  de  part  et  d'autre,  mais  l'usage  (pii 
en  est  fait  est  tout  diiïerent  tant  au  point  de  vue  théologique 
que  surtout  au  point  de  vue  juridique  et  social.  Luther,  à 
un  moment  donné  du  moins,  avait  songé  à  réformer  la  so- 
ciété tout  entière,  les  âmes  en  les  pénétrant    de  l'Evangile, 


'  II  est  faux  (le  prélendre,  comme  le  fait  par  exemple  M.  K.  Mayer, 
(jue  Luther  ait  jamais  identifié  le  droit  naturel  avec  le  dêealogue.  (V. 
E.  Maycr,  Die  chrisllichc  Mardi  in  ilirciu  Vcrhtrllniss  zum  sUuilliclicn 
Rcchl,  p.  18,  ss.  Berlin,  1(S!)2.)  Par  moments,  il  semble  vouloir  Tidenti- 
lieravec  le  droit  romain,  mais  telle  n'est  pas  réellement  sa  |)ensée. 

-  V.  Declainalio  de  Irncvio  cl  Bariola:  Jus ranuiniiiu  est  (lii'inilns  insli- 
liiliim  (Corp.  Hél'orm.  XI,  col,  :]7A).  Voyez  aussi  Decl.  de  diijnilale  le- 
giini,  où  Mcl.  identifie  le  décaloj^ue  avec  le  droit  naturel  et  assi.i^ne  la 
même  source  au  décalogue  et  au  dioit  i-omain  (Corp.  Hel'orm.  XII.  ll.'i). 


320       LA  NOTION  DU  DROIT  NATUREL  CHEZ  LUTHER 

les  institutions  et  les  lois  en  affranchissant  la  «  raison  » 
et  en  lui  laissant  libre  cours  dans  le  domaine  qui  lui  appar- 
tient. Ses  successeurs  n'ont  jamais  eu  de  pareilles  ambitions. 
Le  droit  naturel  n'est  pour  eux  qu'un  terme  d'école,  très 
pacifique,  qui  n'annonce  aucune  intention  révolutionnaire, 
ni  même  réformatrice. 


DE  LA  VALEUR  DU  MITHRIACISME 

COMME  FACTEUR  RELIGIEUX  DU  MONDE  ANTIQUE 


PAR 


Jean  ^RÉVILLE 


21 


DE  LA  VALEUR 

DU   MITHRIACISME 

mwm  FACTEUR  lîlîLKlIlilJX  DU  MONDE  ANTIQUE 


L'un  des  caractères  distinctifs  des  études  historiques  con- 
temporaines sur  les  origines  du  Christianisme  et  la  forma- 
tion de  l'Église  chrétienne,  c'est  le  souci  croissant  de  saisir 
la  relation  vécue  entre  la  société  chrétienne  naissante  et  le 
monde  au  sein  duquel  elle  a  pris  naissance  et  s'est  consti- 
tuée. L'antithèse  traditionnelle  entre  l'histoire  sacrée  et 
l'histoire  profane  est  de  plus  en  plus  ahandonnée  par  ceux 
qui  prétendent  faire  œuvre  scientilique  parmi  les  théolo- 
giens. Ce  que  l'on  appelait,  en  effet,  l'histoire  profane  dé- 
borde de  toutes  parts  dans  le  domaine  jadis  réservé  comme 
sacré  et  j'ajouterais  volontiers  que,  d'autre  part,  le  caractère 
religieux  et  en  quelque  sorte  sacré  dans  l'histoire  dite  profane 
se  dégage  de  plus  en  plus.  Comment  étudier  aujourd'hui  1  his- 
toire du  peuple  d'Israël  et  sa  grandiose  évolution  religieuse 
sans  tenir  compte,  à  chaque  page  de  ses  annales,  tantôt  des 
données  que  fournit  l'histoire  générale  des  religions  sémi- 
tiques, tantôt  plus  particulièrement  de  la  religion  assyro- 
babylonienne,  tantôt  encore  du  Mazdéisme  persan  ou  de  la 
philosophie  grecque?  Comment  songer  actuellement  à 
s'expliquer  la  genèse  de  la  théologie  chrétienne  sans  la 
replacer  dans  ses  relations  historiques  avec  la  philosophie 


324  DE   LA   VALEUR   DU    MITHRIACISME 

judéo-alexandrine,  avec  les  spéculations  religieuses  des 
Mystères  grecs  ou  avec  le  néoplatonisme  ?  —  la  constitution  de 
l'Église,  sans  la  connaissance  des  associations  religieuses  ou 
autres  du  monde  antique  et  sans  se  familiariser  avec  l'his- 
toire administrative  et  la  vie  morale  de  la  société  romaine  ? 
—  la  conquête  des  foules  païennes  par  la  société  chrétienne, 
sans  considérer  l'évolution  religieuse  qui  se  produit  au  sein 
même  de  la  société  gréco-romaine  indépendamment  de 
l'influence  chrétienne  ? 

Tandis    qu'autrefois    on    se    représentait    volontiers    le 
Judaïsme  et  le  Christianisme  primitif  comme  un  bloc  séparé 
du  reste  de  l'humanité  et  leur  histoire  comme  une  évolution 
autonome,  accomplie  en  vase  clos,  opposant  le  domaine  de 
l'activité  surnaturelle  de  Dieu  à  celui  de  son  action  naturelle 
dans  l'immense  monde  païen,   aujourd'hui,   sans    annuler 
pour  cela  le  caractère  spécial  de  cette  histoire  ni  sa  valeur 
morale  toute  particulière,  on  reconnaît  qu'elle  ne  peut  être 
comprise    qu'à   la  condition   d'être  constamment  replacée 
dans  le  monde  ambiant  dont  elle   a  subi  l'action  ou  sur 
lequel  elle  a  réagi.  Aussi  les  historiens  du  Judaïsme  et  du 
Christianisme  renoncent-ils  de  plus  en  plus,  non  seulement 
à  présenter  les  événements  qu'ils  racontent  comme  une  suc- 
cession d'interventions  magiques,  sans  connexion  avec  l'évo- 
lution humaine  générale,  mais  aussi  à  la  conception  trop 
souvent  arbitraire  d'une  évolution  purement  interne  chez 
le  peuple  de  Dieu,  dont  les  destinées  se  seraient  déroulées 
suivant  un  plan  dialectique  tracé  par  une  philosophie  aprio- 
ristique.   Le  règne  de  l'histoire    hégélienne  est   bien  fini. 
Énoncer  ces  observations,  ce  n'est  pas  faire  de  la  spécula- 
tion historique  ni  prendre  parti  pour  ou  contre  telle  ou  telle 
conception    dogmatique;    c'est    simplement   constater   des 
faits  que  l'examen  de  l'œuvre  historique  à  la  fin  du  xixe 
siècle  met  en  pleine  lumière.  Quelle  que  soit  l'école  dog- 
matique à  laquelle  il  se  rattache,  l'historien  aujourd'hui  est 
obligé  de  faire  de  l'histoire  positive,  sous  peine  de  ne  plus 


COMME    FACTEUR    RELIGIEUX   DU    MONDE    ANTIQUE  325 

être  pris  en  considération,  et  de  rattacher  à  l'histoire  des 
religions  l'histoire  sacrée  ^ . 

Cette  heureuse  transformation  de  l'histoire  ecclésiastique 
est  due  évidemment  au  grand  accroissement  de  nos  con- 
naissances en  matière  d'histoire  religieuse  dite  profane. 
Avant  de  pouvoir  reconnaître  les  liens  intimes  entre  cer- 
taines traditions  de  la  Genèse  et  les  traditions  toutes  sem- 
blables de  la  religion  babylonienne,  il  fallait  d'abord  con- 
naître celle-ci.  Et  ainsi  de  suite  pour  toutes  les  autres. 
L'égyptologie,  l'assyriologie,  l'étude  comparée  des  religions 
sémitiques,  l'étude  critique  de  la  philosophie  grecque  n'ont 
pris  leur  essor  qu'au  xi.v  siècle.  On  peut  en  dire  à  peu  près 
autant  des  études  scientifiques  sur  les  religions  de  la  Grèce 
et  de  Rome.  Si  depuis  la  Renaissance  il  y  a  eu  de  nom- 
breux travaux  d'archéologie  classique  et  de  mythologie 
littéraire,  on  est  en  droit  d'affirmer  que  l'étude  scientifique 
de  la  vie  religieuse  populaire  de  la  Grèce  et  de  l'Italie  ne 
fait  que  de  commencer,  grâce  aux  fouilles  et  aux  inscrip- 
tions qui  révèlent  toute  une  partie  de  la  religion  pratiquée 
dont  les  documents  littéraires  ne  font  i)resque  pas  mention. 
Ainsi  un  vaste  champ  s'ouvre  aux  jeunes  gens  qui  voudront 
continuer  l'œuvre  d'investigation  historique  commencée 
par  leurs  devanciers.  L'étude  des  documents  juifs  et  chré- 
tiens proprement  dits  a  été  poussée  très  loin  et,  sur  bien  des 
points,  il  ne  semble  pas  qu'il  y  ait  encore  quelque  chose  de 
nouveau  à  trouver.  Mais  pour  ceux  qui,  comprenant  les 
signes  des  temps,  aborderont  hardiment  l'étude  de  l'histoire 
des  religions,  surtout  de  celles  de  ces  religions  qui  se  sont 
trouvées  en  contact  avec  le  Judaïsme  et  le  Christianisme,  il 
reste  encore  beaucoup  à  faire  afin  de  compléter  ou  de  recti- 
fier, soit  notre  psychologie  religieuse  chrétienne,  soit  notre 


'  Aussi  est-ce  avec  une  très  vive  satisfaction  que  nous  avons  vu  la 
Faculté  de  lliéologie  de  MontaulKui  créer  récennnent  une  cliaire  ma- 
gistrale de  Thcoloijie  biblique  cl  d'hisloirt'  des  religions. 


326  DE    LA    VALEUR    DU   MITHRIACISME 

intelligence  de  l'évolution  historique  très  complexe  par 
laquelle  a  passé  la  foi  au  Jahveh  sinaïtique  pour  devenir  la 
croyance  en  la  Trinité  du  Symbole  de  Nicée-Gonstantinople. 
Sans  avoir  la  prétention  d'aborder  dans  ces  quelques 
pages  et  encore  bien  moins  de  résoudre  un  quelconque  des 
problèmes  qui  se  dressent  à  ce  point  de  vue  devant  nos 
investigations,  je  voudrais  simplement  attirer  l'attention  de 
nos  exégètes  et  de  nos  historiens  sur  un  élément  de  cette 
riche  histoire  religieuse  qui  me  semble  avoir  été  particuliè- 
rement négligé  jusqu'à  présent,  dans  le  groupe  des  religions 
avec  lesquelles  le  judaïsme  s'est  trouvé  en  contact  et  à  côté 
desquelles  le  christianisme  primitif  s'est  propagé.  Il  s'agit 
du  Mithriacisme .  Religion  importante  par  le  nombre  de  ses 
adhérents  et  par  la  durée  de  son  histoire,  c'est  à  peine  si 
elle  est  connue  de  quelques  érudits,  alors  qu'elle  a  pu  un 
moment  se  bercer  de  l'illusion  qu'elle  deviendrait  une 
grande  religion  universelle  et  hausser  son  ambition  jusqu'à 
disputer  la  place  au  Christianisme,  comme  principe  de  régé- 
nération et  de  vie  éternelle.  La  raison  pour  laquelle  les  his- 
toriens n'en  ont  pas  reconnu  la  signification  ni  l'importance 
relative  est  facile  à  découvrir.  Le  Mithriacisme  n'a  pas  laissé 
de  documents  littéraires  qui  lui  appartiennent  en  propre,  et 
la  religion  de  l'Iran  dont  il  procède  est,  de  toutes  les  grandes 
religions  orientales,  celle  dont  l'histoire  est  le  plus  impar- 
faitement connue.  En  tant  que  religion  indépendante,  ayant 
son  individualité  propre,  il  paraît  sur  la  scène  de  l'empire 
romain  du  ne  au  ive  siècle,  mais  tant  que  l'on  n'en  a  eu 
connaissance  que  par  les  maigres  renseignements  de  quel- 
ques écrivains  chrétiens  ou  de  quelques  auteurs  païens,  on 
n'a  pas  pu  se  rendre  compte  de  sa  vraie  nature  ni  de  son 
extension  considérable.  Pour  apprécier  à  sa  juste  valeur  le 
rôle  du  Mithriacisme  dans  la  grande  mêlée  de  religions  qui 
a  précédé  le  triomphe  du  Christianisme,  il  a  fallu  la  décou- 
verte de  nombreux  monuments  mithriaques  retrouvés  sur 
toute  l'étendue  de  l'empire,  surtout  le  long  des  frontières. 


COMME   FACTEUR   RELIGIEUX   DU   MONDE   ANTIQUE  327 

depuis  les  rivages  de  la  Mer  Noire  jusqu'au  nord  de  la  Bre- 
tagne, depuis  le  Mithreum  du  Vatican  jusqu'aux  lisières  du 
Sahara.  En  lanl  que  forme  particulière  de  la  religion  ira- 
nienne, ayant  eu  son  existence  et  son  histoire  à  part,  dis- 
tincte du  Mazdéisme  avestique,  on  commence  à  peine  à  en 
reconnaitre  les  traces. 

Il  y  a  ainsi  deux  phases  dans  la  longue  existence  des  cultes 
mithriaques,  pendant  lesquelles  ils  offrent  un  intèrèl  parti- 
culier pour  le  théologien  soucieux  de  s'initier  à  la  vie  reli- 
gieuse du  monde  avec  lequel  juifs  et  chrétiens  ont  été  en 
rapports  :  une  phase  occidentale,  la  plus  tardive,  qui  se 
déroule  dans  l'enipire  romain,  et  une  phase  orientale,  plus 
ancienne,  qui  a  eu  pour  théâtre  le  centre  et  l'est  de  l'Asie 
Mineure  et  qui  dure  de  la  conquête  perse  jusqu'à  la  con- 
quête chrétienne.  Une  remarquable  publication  d'un  jeune 
professeur  de  l'Université  de  Gand,  M.  F.  Cumont',  dans 
laquelle  sont  réunis  pour  la  première  fois  tous  les  textes  et 
tous  les  documents  archéologiques  connus,  relatifs  à  Mithra 
et  à  son  culte,  permet  aujourd'hui  de  se  rendre  compte  de 
la  nature  des  problèmes  que  le  Mithriacisme  suggère  et  de 
commencer  l'étude  méthodique  par  laquelle  on  en  résoudra 
quelques-uns,  en  attendant  que  de  nouvelles  découvertes, 
notamment  en  Asie  Mineure,  apportent  les  renseignements 
complémentaires  sans  lesquels  une  grande  partie  de  l'his- 
toire mithriaque  demeurerait  inintelligible. 

En  ce  qui  concerne  le  Mithriacisme  occidental  ou  romain, 
le  travail  est  plus  avancé.  11  ne  s'agit  pas  ici  d'en  retracer 
les  résultats.  On  les  trouvera  exposés  tout  au  long  dans  les 
belles  études  de  M.  (Uimont  ou  dans  un  petit  volume  de 
M.  Gasquet,  recteur  de   l'Académie  de  Nancy ^.  Je  désire 

*  l'exles  cl  inoimnu'iils  /'u/iircs  rclalifs  aux  inijslcrcs  de  Mitlini  j)iiblics 
avec  une  inlroduction  critique,  2  vol.  gr.  in-4"  richement  illustrés 
(Bruxelles,  Lanierlin). 

■^  Es.mi  sur  le  culle  et  les  mystères  de  Mithra  (I^aris,  Colin).  —  Quil 
me  soit  permis  de  rappeler  aussi  le  chapitre  que  j'ai  consacré  au  Mi- 
thriacisme dans  La  Rcliijion  à  Rome  suus  les  Sévères  (Paris,  Leroux). 


328  DE    LA    VALEUR    DU    MITHRIACISME 

simplement  attirer  l'attention  des  théologiens  sur  l'intérêt 
que  ce  culte  mitliriaque  d'occident  présente  pour  l'historien 
du  Christianisme,  soit  à  cause  des  lumières  qu'il  projette 
sur  les  dispositions  religieuses  d'une  partie  de  la  société 
païenne  à  la  veille  de  la  victoire  du  Christianisme,  soit  à 
cause  des  rapprochements  positifs  qu'il  suggère  avec  cer- 
taines institutions  et  certaines  pratiques  qui  se  sont  intro- 
duites dans  l'Église  chrétienne  par  analogie  ou  pour  répon- 
dre à  de  mêmes  besoins.  Tantôt  le  Mithriacisme  présente 
simplement  des  caractères  qu'il  a  en  commun  avec  d'autres 
religions  orientales  et  avec  d'autres  Mystères  en  vogue  à 
cette  époque  ;  dans  ce  cas,  on  y  trouve  une  nouvelle  confir- 
mation des  dispositions  religieuses  caractéristiques  du  syn- 
crétisme païen  au  nie  siècle,  qui  préparèrent  les  foules  à  la 
conversion  chrétienne.  Tantôt  il  présente  des  particularités 
qui  lui  appartiennent  en  propre,  et  alors  l'analogie  avec  des 
institutions  ecclésiastiques  correspondantes  n'en  est  que  plus 
curieuse.  Une  courte  énumération  suffira  à  éveiller  l'at- 
tention. 

Les  mithriastes  se  réunissent  dans  de  petits  sanctuaires 
creusés  dans  le  roc  ou  souterrains,  où  le  nombre  des  assis- 
tants était  nécessairement  restreint,  comme  dans  les  cata- 
combes. A  l'entrée  de  la  nef  ou  du  couloir  central,  il  y 
avait  des  récipients  pour  l'eau  sacrée  des  lustrations.  De 
nombreuses  lampes  disposées  le  long  des  galeries  laté- 
rales ou  suspendues  à  la  voûte  éclairaient  d'une  vive 
lumière  le  centre  du  sanctuaire.  On  y  multipliait  volontiers 
les  décorations  en  stuc  peint  ou  en  mosaïque,  les  couleurs 
voyantes,  les  images  ou  statues  des  divinités.  Dans  la  nef, 
il  y  avait  probablement  des  stations  pour  l'accomplisse- 
ment des  différentes  dévotions  aux  planètes.  Devant  la 
scène  centrale  du  taureau  mis  à  mort  par  Mithra,  brûlait, 
semble-t-il,  une  lampe  perpétuelle.  Cette  représentation  de 
Mithra  lauroctone  se  retrouve  partout.  Elle  symbolisait  évi- 
demment l'élément  capital  de  la  foi  mithriaque.  Elle  était 


COMME    FACTEUR    RELIGIEUX    DU    MONDE    ANTIQUE  329 

l'image  sensible  delà  cosmogonie  milhriaque,  d'après  laquelle 
Mithra,  en  tuant  le  taureau  primitif,  avait,  en  quelque  sorte, 
libéré  les  germes  de  vie  qu'il  renfermait  et  donné  essor  à 
l'œuvre  du  Créateur.  Les  autres  scènes  représentées  en 
bordure  sur  les  monuments  sont  des  épisodes  de  l'histoire 
sacrée  du  dieu,  qui  se  transformaient,  comme  dans  la  plu- 
part des  Mystères  du  temjîs,  en  autant  de  symboles  ou 
d'allégories  de  vérités  profondes  et  de  libération  des  âmes. 
Quoique  la  discipline  du  secret  fût  pratiquée  par  les  initiés 
des  Mystères  païens,  comme  elle  le  fut  par  les  chrétiens,  on 
peut  néanmoins  se  rendre  compte  ([u'il  y  avait  dans  les 
communautés  mithriaques  des  enseignements  sur  la  des- 
cente des  âmes  dans  le  monde  terrestre  et  sur  leur  retour 
dans  le  monde  céleste,  à  travers  les  sphères  planétaires, 
grâce  à  la  protection  de  Mithra  et  à  l'action  purificatrice  des 
rites  pratiqués  par  les  initiés. 

Nous  ne  savons  pas  encore  d'une  façon  précise  quelle 
était  la  signification  et  la  portée  des  sept  degrés  d'initiation 
par  lesquels  il  fallait  passer  pour  parvenir  à  la  dignité  de 
Pè/es  de  l'église  mithriaque.Mais,  selon  toute  vraisemblance, 
ces  divers  degrés  de  l'ascension  spirituelle  étaient  en  rap- 
ports avec  la  légende  du  dieu  Mithra.  Comme  dans  un  grand 
noinbre  d'autres  religions,  notamment  de  religions  orien- 
tales, il  fallait  reproduire  en  soi  les  phases  principales  de 
l'histoire  du  dieu  et  passer  par  une  série  d'épreuves  analo- 
gues à  celles  par  lesquelles  il  avait  passé  lui-même.  Sous  les 
formes  parfois  grossières  que  revêtaient  les  rites,  et  à  travers 
la  mascarade  des  souvenirs  mythologiques,  il  y  avait  là  une 
belle  et  féconde  pensée  de  communion  avec  la  divinité.  Il 
semble  que  les  rites  d'initiation  s'appelaient  sacramenta.  Le 
mithriacisme  aurait  donc  eu  sept  sacrements.  On  s'y  prépa- 
rait par  des  abstinences  ou  des  austérités  et  en  apprenant 
les  formules  sacrées,  dont  il  fallait  connaître  la  teneur  exacte 
pour  être  initié  à  leur  signification  mystérieuse.  Les  ablu- 
tions et  les  lustrations  paraissent  avoir  été  nombreuses.  Cer- 


330  DE    LA    VALEUR    DU    MITHRIACISME 

laines  épreuves,  plus  redoutables  par  le  mystère  dont  on 
les  entourait  que  par  leur  teneur  même,  étaient  imposées 
aux  candidats  pour  s'assurer  de  leur  vaillance  et  de  leur 
ferme  décision.  Parmi  les  rites  de  purification,  l'un  des  plus 
significatifs  était  le  baptême  de  sang  ou  taurobole,  où  l'on 
recevait,  à  travers  un  plancher  à  claire  voie,  le  sang  d'un 
taureau  égorgé  et  dont  on  sortait  créature  nouvelle  in  œter- 
luim  renatiis.  Le  taurobole  pouvait  être  pratiqué  par  sub- 
stitution, comme  saint  Paul  nous  apprend  que  certains 
chrétiens  se  faisaient  baptiser  pour  les  morts.  Il  y  avait 
aussi  des  repas  sacrés  que  les  écrivains  chrétiens  ont  déjà 
dénoncés  comme  une  reproduction  diabolique  du  repas  eu- 
charistique et  où  Ton  communiait  avec  du  pain  et  du  vin 
mélangé  d'eau. 

Quelle  était  la  liturgie  de  ce  culte?  Nous  ne  le  savons  pas, 
mais  il  est  certain  qu'il  y  en  avait  une,  et  il  est  probable 
qu'elle  était  assez  compliquée,  avec  des  prières  fixes,  des 
hymnes,  des  offices  quotidiens  et  des  fêtes  nombreuses.  Il 
semble  qu'il  s'était  conservé  dans  le  texte  grec  en  usage  des 
mots  zends  ou  phrygiens,  comme  le  Kyrie  Eleison  grec  s'est 
conservé  dans  le  rituel  latin  de  l'office  des  morts  dans 
l'Église  romaine.  Le  culte  quotidien  comprenait  trois  prières 
au  soleil,  le  matin  en  se  tournant  vers  l'Est,  à  midi  vers  le 
Sud,  le  soir  vers  l'Ouest.  Chaque  jour  de  la  semaine  était 
consacré  à  une  planète  ;  le  jour  sacré  par  excellence  était  le 
dimanche,  jour  du  soleil.  La  grande  fêle  annuelle  était  le 
Natalis  inuicii,  le  25  décembre,  qui  est  devenu  pour  les 
chrétiens  le  jour  de  Noël.  La  part  de  la  superstition  a  dû 
être  considérable  dans  ces  communautés  de  mystes,  de 
même  que  chez  les  gnostiques  chrétiens  la  hardiesse  des  spécu- 
lations cosmogoniques  ou  sotériologiques  recouvrait  proba- 
blement pour  le  commun  des  fidèles  beaucoup  de  dévotions 
magiques  et  de  pratiques  astrologiques.  Mais  la  morale, 
contrairement  à  ce  qui  se  passa  dans  beaucoup  de  sectes 
gnostiques,    semble  avoir  été   assez  sévère.  Mithra,  dès  la 


COMME    FACTEUR    RELIGIEUX    DU    MONDE    ANTIQUE  331 

haute  antiquilc,  avait  été  le  protecteur  des  Justes  et  des 
vaillants,  le  patron  céleste  des  hommes  fidèles,  celui  auquel 
rien  n'échappe  des  actions  ou  des  pensées  des  hommes,  le 
garant  de  la  véracité.  Il  est  un  dieu  vivant,  actif  et  son 
église  n'est  pas  une  société  contemplative,  mais  une  école 
d'action  et  de  vie. 

Ces  quelques  indications,  dont  on  trouvera  la  preuve 
documentaire  dans  les  ouvrages  ([ue  j'ai  signalés,  sui'firont 
sans  doute  à  faire  ressortir  linlérétque  présente  pour  l'his- 
torien du  christianisme  la  religion  mithriaque,  telle  qu'elle 
se  révèle  de  plus  en  plus  à  nous,  dans  les  monuments  ([ui  en 
ont  conservé  le  souvenir  d'autant  plus  fidèlement  qu'étant 
en  grande  partie  souterrains,  ils  ont  moins  que  d'autres  suhi 
les  injures  du  temps  et  les  déprédations  des  hommes.  Le 
Mithriacisme  a  été  la  religion  historique  la  mieux  adaptée  à 
ce  culte  solaire  dans  lequel  le  syncrétisme  païen  s'est  con- 
centré au  iiiL-  siècle  et  que  le  dernier  grand  représentant  du 
paganisme  épuisé  sous  ses  formes  anciennes,  l'empereur 
Julien,  voulut  opposer  au  Christianisme. 


S'il  reste  encore  beaucoup  d'obscurités  et  d'incertitudes 
dans  l'histoire  du  Mithriacisme  occidental,  celle  du  Mithria- 
cisme oriental  est  tout  entière  à  faire.  C'est  à  peine  si  elle 
émerge  de  l'ombre  qui  recouvre  pour  nous  l'histoire  de 
l'Asie  Mineure.  Raison  de  plus  pour  attirer  sur  ce  point  l'at- 
tention des  jeunes  travailleurs.  L'Asie  Mineure  n'a  pas  en- 
core été  explorée  d'une  façon  méthodique.  C'est  là  que  l'on 
peut  espérer  trouver  le  plus  de  renseignements  inédits  sur 
l'histoire  du  monde  antique.  C'est  là  que  se  sont  rencontrées 
et  mêlées  plusieurs  grandes  civilisations  et  que  se  sont 
heurtés  plusieurs  des  plus  importants  courants  religieux  de 
l'ancien  monde   :  civilisation  babvlonienne,  civilisation  ira- 


332  DE   LA   VALEUR   DU   MITHRIACISME 

nienne,  civilisation  grecque,  religions  sémitiques  et  aryennes, 
judaïsme,  christianisme  et  islamisme. 

Il  est  certain  que  le  Mithriacisme  occidental  est  venu 
d'Asie  Mineure.  Non  seulement  la  première  mention  qui  en 
soit  faite  nous  le  signale  comme  la  religion  des  pirates  Cili- 
ciens  qui  furent  châtiés  par  Pompée,  mais,  de  plus,  ainsi 
que  l'observe  très  justement  M.  Cumont,  l'uniformité  des 
représentations  figurées  et  des  institutions  mithriaques  dans 
les  régions  les  plus  éloignées  les  unes  des  autres,  à  l'époque 
de  sa  floraison  sous  l'empire  romain,  dénote  qu'il  s'y  est 
répandu  sous  une  forme  déjà  arrêtée  antérieurement.  Le 
lien  étroit  qui  le  rattache  au  Mazdéisme  suffirait  d'ailleurs  à 
nous  convaincre  que  c'est  dans  la  religion  de  l'Iran  qu'il 
faut  en  chercher  la  provenance.  Dans  la  grande  combinai- 
son de  religions  qui  s'est  élaborée  durant  les  trois  ^siècles  de 
la  paix  romaine,  par  suite  des  incessantes  relations  d'affaires 
et  d'idées  entre  les  diverses  parties  de  cet  empire  qui  com- 
prenait alors  tout  le  monde  civilisé  de  l'Euplirate  à  l'Océan 
Atlantique,  le  Mithriacisme  représente  l'apport  du  Maz- 
déisme, comme  les  cultes  d'Isis  et  de  Serapis  représentent 
l'apport  de  la  civilisation  égyptienne,  les  divers  Baals  celui 
de  la  civilisation  syrienne,  la  Grande  Mère,  Attis,  etc.  le 
contingent  phrygien.  Les  Romains  eux-mêmes  ne  s'y  sont 
pas  trompés.  Pour  eux,  Mithra  est  un  dieu  perse  et  les 
initiés  des  Mystères  en  avaient  parfaitement  conscience. 

Mais,  si  Mithra  est  incontestablement  venu  d'Asie  Mineure 
en  Occident,  à  quel  titre  et  dans  quelle  mesure  était-il  établi 
en  Asie  Mineure?  C'est  ici  qu'il  serait  particulièrement  pré- 
cieux que  les  études  critiques  sur  le  Mazdéisme  fussent  plus 
développées.  Mithra,  en  effet,  figure  parmi  les  êtres  divins 
du  Mazdéisme  de  l'Avesta.  Il  est  bien  loin  cependant  d'y 
occuper  la  place  d'honneur  qu'il  a  dans  les  Mystères  mithria- 
ques de  l'empire  romain.  Il  y  est  réduit  au  rôle  de  Yazata. 
Il  est  simplement  un  génie  créé  par  Ahura-Mazda.  Il  ne 
figure  pas  parmi  les  six  Amschaspands  qui  constituent  les 


COMME   FACTEUR    RELIGIEUX    DU    MONDE    ANTIQUE  333 

grands  dignitaires  de  la  cour  du  dieu  suprême.  Assurément 
on  retrouve  dans  certains  textes,  notamment  dans  le  Miliir 
Yaslitf  des  traces  d'un  rôle  plus  général  et  plus  élevé  attri- 
bué à  ce  dieu,  et  sa  présence  dans  le  panthéon  védique,  aux 
côtés  de  Varouna,  suffirait  à  attester  l'antique  noblesse  de  sa 
majesté  divine.  Mais  l'Avesta  ne  fournit  pas  l'explication  de 
la  haute  situation  qui  lui  échoit  dans  le  Mithriacisme  occi- 
dental jusqu'à  y  devenir,  non  pas  sans  doute  le  dieu 
suprême,  mais  à  coup  sur  l'être  divin  le  plus  en  vue,  celui  à 
qui  vont  par  excellence  les  hommages  des  fidèles,  l'agent 
divin  qui,  selon  une  évolution  commune  à  d'autres  intermé- 
diaires entre  l'Etre  suprême  et  les  hommes,  prend  dans  le 
culte  des  fidèles  la  place  principale,  au  point  d'y  éclipser  le 
Dieu  suprême  lui-même. 

L'étude  du  Mithriacisme  nous  met  ainsi  en  présence  du 
redoutable  problème  de  l'origine  et  de  l'autorité  de  l'Avesta. 
Ce  livre  sacré,  dont  nous  ne  possédons  que  des  fragments 
dans  sa  teneur  originale  et  dont  le  contenu,  pour  le  reste, 
ne  nous  est  connu  que  jiar  des  écrits  pehlvis  de  date  bien 
postérieure  à  lui,  est-il  l'expression  fidèle  du  Mazdéisme 
antique  ou  n'est-il  pas  plutôt  le  témoin  d'une  réforme 
opérée  au  sein  du  Mazdéisme,  dans  un  sens  nettement  ritua- 
liste  et  légaliste,  et  qui  triompha  avec  l'avènement  des  Sas- 
sanides  au  commencement  du  iii»^  siècle  de  l'ère  chrétienne  ? 
On  sait  avec  quelle  hardiesse  James  Darmesteter  a  lancé 
dans  le  monde  savant  l'idée  que  l'Avesta  contient  des  traces 
manifestes  de  l'influence  exercée  par  la  pensée  judéo-hellé- 
nique. Il  ne  nous  appartient  pas  de  prononcer  un  jugement 
en  une  matière  aussi  délicate,  alors  que  des  maîtres  parmi 
les  iranisants  ont  repoussé,  comme  téméraire  et  inadmis- 
sible au  point  de  vue  linguistique,  la  thèse  du  brillant  écri- 
vain. En  elle-même  elle  est  très  soutenable.  L'Avesta,  avec 
sa  codification  de  préceptes  rituels,  a,  en  effet,  un  caractère 
nettement  théologique  et  sacerdotal  qui  n'a  rien  de  primitif 
Sa  rédaction  tardive  n'excluerait  pas  l'utilisation,  par  ses 


334  DE   LA    VALEUR   DU    MITHRIACISME 

rédacteurs  sacerdotaux,  de  mythes,  de  traditions,  d'écrits 
liturgiques  ou  poétiques  beaucoup  plus  anciens,  pas  plus 
que  la  rédaction  tardive,  aujourd'hui  démontrée,  du  code 
mosaïque  n'exclut  l'utilisation  de  textes,  de  sources  et  de 
documents  antérieurs  dont  certains  éléments  peuvent 
remonter  à  une  grande  antiquité. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'origine  de  l'Avesta,  on  est  bien 
obligé  de  reconnaître  que  le  Mazdéisme  des  Perses,  à  l'épo- 
que des  Achéménides,  ne  s'accorde  pas  aussi  bien  qu'il 
faudrait  avec  celui  de  l'Avesta  pour  que  l'on  puisse  les  iden- 
tifier purement  et  simplement.  Nous  avons  ici  des  docu- 
ments sérieux,  des  inscriptions,  quelques  témoignages  d'au- 
teurs grecs.  La  religion  à  laquelle  Is  se  rapportent  est 
encore  essentiellement  naturaliste  ;  le  système  de  l'Avesta, 
au  contraire,  est  essentiellement  spiritualiste  et  moral.  Et 
la  religion  officielle  de  l'empire  perse,  suivant  une  obser- 
vation très  féconde  de  M.  Cumont,  là  où  elle  diffère  du 
Mazdéisme  avestéen,  s'accorde  fort  bien  avec  les  Mystères 
de  Mithra  que  nous  font  connaître  les  documents  occiden- 
taux. 

Il  y  a  donc  tout  lieu  de  supposer  —  car  ici  nous  ne 
pouvons  encore  faire  que  des  hypothèses  —  que  le  Mithria- 
cisme  d'Asie  Mineure  n'est  pas  un  rejeton  dégénéré  du 
Mazdéisme  avestéen,  comme  on  le  croit  en  général,  mais 
une  branche  de  la  vieille  religion  de  l'Iran  qui  a  eu  son 
développement  particulier,  indépendant  du  Mazdéisme  de 
l'Iran  proprement  dit.  Que  l'Avesta  représente  fidèlement 
le  Mazdéisme,  tel  qu'il  fut  élaboré  par  les  Mages  de  l'Iran  à 
l'abri  d'influences  étrangères  ou  qu'il  doive  être  considéré 
comme  une  réforme  théologique  et  sacerdotale  qui  s'élabora 
en  Perse  à  une  époque  plus  tardive  et  qui  ne  prit  corps 
d'une  façon  définitive  qu'à  l'avènement  des  Sassanides,  le 
Mithriacisme  ne  semble  pas  procéder  de  cette  religion  aves- 
téenne,  mais  constituer  une  formation  parallèle  dans  une 
autre  partie  du  domaine  occupé  par  les  Iraniens.  Il  y  aurait 


COMME    FACTEUR    RELIGIEUX    DU    MONDE   ANTIQUE  33.") 

lieu  ainsi  de  distinguer  un  Mazdéisme  occidental  dont  l'his- 
toire se  déroule  en  Babylonie  et  en  Asie  Mineure  et  un 
Mazdéisme  oriental  qui  aurait  trouvé  plus  ou  moins  tôt  son 
expression  classique  dans  l'Avesta.  Ce  que  nous  appelions 
tout  à  l'heure  le  Mithriacisme  oriental  (ou  d'Asie  Mineure), 
par  opposition  au  Mithriacisme  occidental  qui  se  propagea 
dans  l'empire  romain  et  que  nous  connaissons  par  les  Mys- 
tère de  Mithra  —  ne  serait  donc  autre  chose  que  le  Maz- 
déisme occidental. 

Si  les  considérations  précédentes  sont  fondées,  au  moins 
dans  leur  teneur  générale,  la  signification  du  Mithriacisme 
grandit  singulièrement.  Au  lieu  d'une  religion  de  pirates 
ciliciens,  sortant  on  ne  sait  d'où,  dégénérescence  mal  déter- 
minée d'un  Mazdéisme  auquel  on  ne  sait  trop  comment  la 
rattacher,  il  devient  un  représentant  authentique  de  la 
vieille  religion  iranienne  qui  pousse  hardiment  une  pre- 
mière pointe  en  Occident,  avant  de  renouveler  une  tentative 
du  même  genre  sous  la  forme  gnosticisante  du  Manichéisme. 
La  fortune  des  Mystères  de  Mithra  dans  l'empire  romain 
devient  du  coup  facilement  explicable.  Le  Mazdéisme,  en 
effet,  est  une  des  grandes  manifestations  de  la  vie  religieuse 
de  l'humanité,  une  religion  d'une  valeur  morale  considé- 
rable, même  avant  la  réforme  avestéenne. 

Il  ne  faudrait  cependant  pas  se  laisser  entraîner  sur  ce 
point  à  des  exagérations  fâcheuses.  Le  Mithriacisme  d'Asie 
Mineure,  tel  qu'il  commence  à  se  dessiner,  n'est  pas  simple- 
ment la  religion  iranienne  primitive.  C'est  le  culte  qui  s'est 
constitué,  à  la  suite  des  conquêtes  faites  par  les  Perses,  dans 
les  i)ays  où  ils  établirent  leur  domination.  Quand  Cyrus 
détruisit  l'empire  de  Babylone,  la  civilisation  des  vaincus 
était  de  beaucoup  supérieure  à  celle  des  vainciueurs.  11  a  dû 
arriver  aux  Perses  ce  qui  se  produit  toujours  en  pareil  cas.  Ils 
ont  subi  rintluence  que  des  populations  plus  civilisées  exer- 
cent nécessairement  sur  des  conquérants  moins  développés 
qu'elles.  Cette  influence  se  lit  certainement  sentir  dans  leur 


336  DE    LA    VALEUR   DU    MITHRIACISME 

religion.  L'importance  des  croyances  astronomiques  et  astro- 
logiques dans  le  Mithriacisme  suffît  à  dénoncer  l'action  des 
croyances  babyloniennes.  Et  toute  la  spéculation  des  Mys- 
tères mithriaques  dénote  que  cette  influence  a  été  très  con- 
sidérable. Est-ce  à  dire  que  nous  puissions  entièrement 
souscrire  à  la  thèse  énoncée  par  M.  Gumont  :  «  Le  maz- 
déisme des  Perses  en  s'unissant  à  l'astrologie  chaldéenne  a 
produit  le  Mithriacisme  »?  Je  ne  le  pense  pas. 

Dans  le  culte  de  Mithra  tel  qu'il  est  sorti  tout  formé,  de  la 
Cilicie,  de  la  Cappadoce  et  du  Pont,  pour  se  répandre  sur 
l'Occident,  il  y  a,  ce  me  semble,  autre  chose  encore  que  du 
Mazdéisme  combiné  avec  des  croyances  ou  des  pratiques 
chaldéennes.  Il  emporte  avec  lui  des  éléments  empruntés 
aux  religions  indigènes  de  l'Asie  Mineure,  c'est-à-dire  à  ces 
cultes  que  nous  appelons  indigènes  parce  que  nous  n'avons 
aucun  renseignement  sur  leur  provenance,  tels  que  les 
cultes  d'Attis  et  de  l'Artémis  de  Comane  et  ceux  de  la  Syrie 
septentrionale.  Le  culte  de  Mithra  dans  la  Cappadoce, 
comme  du  temps  des  rois  Achéménides,  est  intimement 
associé  à  celui  d'Anâliita,  qui  doit  être  considérée  comme 
équivalente  à  la  déesse  cappadocienne  ou  à  l'Astarté 
syrienne.  Il  en  était  de  même  chez  les  Arméniens  (fr.  Gu- 
mont, I,  p.  16).  Que  cette  déesse  soit  analogue  à  l'Ishtar 
babylonienne,  c'est  fort  probable,  mais  son  culte  a  pris 
dans  l'Asie  Mineure  orientale  un  caractère  assez  particulier 
pour  que  l'on  ne  puisse  pas  la  confondre  avec  la  déesse 
assyro-chaldéenne.  Mithra  lui-môme,  d'apiès  le  type  con- 
stant du  dieu  tauroctone,  se  présente  avec  le  bonnet  et  le  cos- 
tume phrygiens,  non  pas  avec  l'accoutrement  perse.  Le 
baj^tême  sanglant  du  taurobole,  qui  me  paraît  beaucoup  plus 
étroitement  associé  au  Mithriacisme  que  ne  le  veut  M.  Gu- 
mont (I,  p.  334),  est  très  vraisemblablement  une  pratique 
originaire  d'Asie  Mineure.  Les  relations  de  bon  voisinage 
qui  s'établirent  sous  l'empire  romain  entre  les  sanctuaires 
de  la  Grande  Mère  et  ceux  de  Mithra  ne  sont  vraisembla- 


COMME   FACTEUR    RELIGIEUX    DU    MONDE    ANTIQUE  337 

blement  pas  accidentelles  ;  les  deux  cultes  se  sentaient 
proches  parents.  N'y  aurait-il  pas  lieu  de  rechercher  dans  les 
grottes  de  Cybèle  une  analogie  qui  donnerait  l'explication 
de  la  grotte  mithriaquc,  dont  l'origine  est  jusqu'à  présent  si 
mystérieuse?  La  grande  fête  mithriaquc  Natalis  Jiwicti,  le 
25  décembre,  se  célèbre  juste  neuf  mois  après  les  Hilaria  de 
la  Grande  Mère  ?  Est-ce  une  période  purement  fortuite  ? 
D'après  le  témoignage  de  Duris,  conservé  par  Athénée,  chez 
les  Perses,  le  jour  d'une  des  deux  grandes  fêtes  de  Mithra, 
le  roi  s'enivrait  et  se  livrait  à  des  danses  ;  il  s'agit  probable- 
ment de  danses  sacrées,  analogues  à  celles  des  cultes 
syriens.  L'épithète  de  Menolijranmis  est  mainte  fois  appli- 
quée à  Mithra  ;  n'est-ce  pas  un  emprunt  au  culte  du  Mén 
lydien?  Et  si  le  Mithra  cavalier  qui  apparaît  sur  certaines 
monnaies  de  Trébizonde  est,  lui  aussi,  inspiré  par  des 
images  de  Mén,  le  rapprochement  entre  les  deux  divinités 
remonte  bien  au  Mithriacisme  d'Asie  Mineure.  Une  analyse 
suivie  des  emblèmes  et  des  accessoires  du  culte  mithriaquc 
permettrait  sans  doute  d'étendre  encore  les  indices  des  in- 
fluences exercées  par  les  religions  d'Asie  Mineure. 

Assurément  il  ne  s'agit  pas  de  transformer  le  Mithriacisme 
en  un  succédané  des  religions  phrygienne  ou  lydienne.  Ce 
que  nous  constatons,  c'est  que  le  Mazdéisme  mithriatjuc  fut 
une  forme  accommodante  du  Mazdéisme ,  totalement 
dépourvue  de  l'intransigeance  du  Mazdéisme  avestique, 
parce  que,  tout  en  accordant  une  importance  considérable 
à  l'éiément  moral,  ce  ne  fut  pas  une  religion  légaliste  dont 
les  adeptes  fussent  séparés  des  autres  hommes  par  une  bar- 
rière d'observances.  Le  Mithriacisme,  sans  perdre  pour  cela 
son  caractère  propre,  se  chargea  au  cours  de  sa  longue  his- 
toire d'éléments  empruntés  aux  religions  des  pays  où  il  se 
répandit.  De  même  que  dans  l'empire  romain  il  engloba 
dans  son  panthéon,  par  identification  avec  des  divinités  qui 
lui  appartenaient  en  propre  ou  par  simple  annexion,  une 
bonne    partie  des    dieux    traditionnels   des    Grecs  et   des 

22 


338  DE    LA    VALEUR    DU    MITHRIACISME 

Romains,  de  même  pendant  la  phase  asiatique  de  son  exis- 
tence, il  fit  bon  ménage  avec  les  cultes  de  la  Chaldée,  de  la 
Cappadoce,  de  la  Phrygie,  etc.  Il  fut  syncrétiste  dès  l'épo- 
que la  plus  reculée  où  nous  puissions  le  reconnaître. 

L'existence  de  cette  forme  du  Mazdéisme  en  Asie  Mineure 
à  l'époque  où  le  Christianisme  naquit  et  commença  à  se  ré- 
pandre est  un  fait  beaucoup  trop  négligé  par  les  historiens 
ecclésiastiques.  D'après  l'opinion  commune,  le  Mazdéisme 
disparaît  des  régions  où  l'empire  perse  l'avait  propagé,  à 
partir  des  conquêtes  d'Alexandre,  et  la  civilisation  grecque 
les  envahit  à  la  suite  des  armées  grecques.  Assurément  le 
procès  d'hellénisation  du  bassin  oriental  de  la  Méditerranée 
se  développa  d'une  façon  continue  depuis  la  chute  de  l'em- 
pire perse  et  finit  par  envahir  toute  l'Asie  Mineure.  Mais 
cette  pénétration  de  l'hellénisme  fut  lente  dans  les  parties 
centrales  et  orientales.  Les  deux  Cappadoces,  une  partie  de 
la  Cilicie,  le  Pont,  l'Arménie,  la  Comagène,  gardèrent  leur 
autonomie  spirituelle  jusqu'au  r'"  siècle  après  l'ère  chré- 
tienne. Ce  furent  les  expéditions  répétées  des  Romains 
contre  les  Parthes  qui  firent  entrer  définitivement  les  habi- 
tants de  ces  régions,  moins  facilement  accessililes,  en  rela- 
tions suivies  avec  le  monde  gréco-romain.  En  Phrygie,  en 
Lydie,  le  vieux  fond  national  survivait  sous  la  couche  de 
civilisation  grecque.  L'Artemis  d'Éphèse,  dont  les  adora- 
teurs s'insurgent  contre  saint  Paul,  est  la  vieille  divinité 
indigène  d'Asie  Mineure,  qui  n'a  de  grecque  que  le  nom. 
Les  cultes  orgiastiques  sont  demeurés  la  forme  populaire  de 
la  religion  professée  par  les  ha])itants  de  la  Phrygie.  Le 
Mithriacisme  enfin  est  la  religion  toujours  vivante  d'une 
partie  des  populations  de  l'Asie  Mineure  orientale.  Strabon, 
qui  connaît  fort  bien  l'Asie  Mineure,  atteste  que  les  collèges 
de  mages  sont  aussi  nombreux  en  Cappadoce  qu'en  Médie. 
Pausanias,  à  la  fin  du  ne  siècle  de  notre  ère,  atteste  que  les 
prêtres  de  l'Anahita  lydienne  chantaient  encore  des  hymnes 
en  langue  barbare.  Les  pirates  Ciliciens  réprimés  par  Pom- 


COMME    FACTEUR   RELIGIEUX    DU    MONDE   ANTIQUE  339 

pée,  adoraient  Milhra.  La  ville  de  Tarse  fut  un  foyer  de 
Mithriacisme.  Saint  Paul  Ta  certainement  connu. 

Les  relations  du  Christianisme  avec  le  Mithriacisme  ne 
datent  donc  pas  de  leur  rencontre  en  Occident.  C'est  là 
que  se  décida  le  conflit  entre  les  deux  cultes,  mais  il  faut 
dorénavant  faire  une  place  au  Mithriacisme  oriental  parmi 
les  religions  avec  lesquelles  le  Christianisme  se  trouva 
aux  prises  dès  le  déhut  de  son  existence,  dans  la  première 
partie  du  monde  où  il  se  soit  propagé  avec  succès  et  où 
il  eut  ses  foyers  les  plus  actifs  jusque  vers  la  thi  du  second 
siècle. 

Y    aurait-il    eu    quelque    action    directe   des    croyances 
mithriaques  dans  la    formation   de  la  tradition  chrétienne 
antique  ?  Nous    iiiin  avons  aucune  preuve.  Tout  au    plus 
pourrait-on  suggérer   certains  rapprochements,  qui   j)osent 
des  problèmes  plutôt  qu'ils  ne  les  résolvent.  La  genèse  des 
récits  relatifs  à  la  nativité  de  Jésus  n'est  peut-être  pas  indé- 
pendante  de  l'existence    et   des  représentations    iconogra- 
phiques du  Mithriacisme.  Le  fait  (piil  y  avait   des  collèges 
de  Mages,   non   seulement   en  Médie,   mais  aussi  dans  les 
pays   où  le  Christianisme  se   propagea   dans    les  premiers 
temps  et  que  ces  Mages  occidentaux   accordaient,   comme 
leurs  collègues  orientaux,  une  grande  place  dans  leurs  ensei- 
gnements aux  spéculations  astronomiques  et  astrologi(pies, 
n'est  peut-être  pas  étranger  à  la  naissance  de  la  tradition 
bizarre  sur  l'adoration  des  Mages.  En  tous  cas,    cela  nous 
explique  comment  ces  Mages  ont  i)u  être  considérés  comme 
de  grands  personnages,  alors  que  les  Mages  ou   Chaldéens 
qui  parcouraient  l'empire  romain  pour  exploiter  la   super- 
stition   populaire,  étaient  de   vulgaires    diseurs    de    bonne 
aventure,  le  plus  souvent  assez  misérables  et   peu  estimés. 
Ce  qui  prouve  que  l'hypothèse  n'est  pas  déraisonnable,  c'est 
que  de  bonne  heure  les  chrétiens  cherchèrent  à  justifier  par 
des  prophéties  d'origine  mazdéenne  certaines  doctrines  chré- 
tiennes (Justin  Martyr,  /«  ApoL,  20  et  At  ;  Clément  d'Alexan- 


340  DE    LA   VALEUR    DU    MITHRIACISME 

diie,  I,  359,  éd.  Potter)  et  attribuèrent  à  Zoroastre  des  pro- 
phéties sur  la  naissance  du  Christ. 

Nous  sommes  encouragés  à  cherclier  de  ce  côté  l'origine 
en  quelque  sorte  plastique  de  ces  récits  par  le  fait  que  les 
premiers  chrétiens  se  représentaient  que  la  naissance  de 
Jésus  avait  eu  lieu  dans  une  grotte.  Mathieu  ne  spécifie  pas 
l'endroit  de  Bethléhem  où  Jésus  naquit;  la  crèche  dont  parle 
Luc  pouvait  se  trouver  en  n'importe  quel  endroit.  Le  proté- 
vangile  de  Jacques  (ch.  18,  19,  21),  plusieurs  autres  apo- 
cryphes, s'accordent  à  déclarer  que  ce  fut  dans  une  grotte. 
Origène  (Contre  Celse,  I,  51)  atteste  que  l'on  montrait  à 
Bethléhem  de  son  temps  la  grotte  où  Jésus  était  né  et  Justin 
Mart3'r  (Dial.  avec  Tryphon,  78),  tout  en  rattachant  pénible- 
ment le  fait  à  la  prophétie  d'Isaïe,  a  la  naïveté  d'ajouter,  que 
par  une  ruse  du  diable,  c'est  pour  répondre  à  cette  même 
prophétie  que  les  mystes  de  Mithra  sont  initiés  dans  une 
grotte. 

La  grotte  mithriaque  où  l'on  assistait  à  la  naissance  du 
dieu  Mithra  sortant  d'une  roche,  naissant  d'une  façon  sur- 
naturelle, et  où  l'on  recevait  les  initiations  à  la  vie  éter- 
nelle, n'aurait-elle  pas  inspiré  l'imagination  des  premiers 
chrétiens,  comme  les  Mages,  dépositaires  des  secrets  de  la 
destinée,  leur  parurent  les  parrains  par  excellence  pour 
garantir  aux  yeux  du  monde  païen  la  divine  origine  de 
l'enfant  Jésus?  Un  curieux  détail  de  certains  monuments 
mithriaques  semble  fournir  la  confirmation  de  cette  hypo- 
thèse. Sur  un  bas-relief  découvert  en  Souabe,  on  aperçoit,  à 
côté  de  l'enfant  Mithra,  naissant  du  rocher,  un  berger  orien- 
tal qui  passe  la  main  sur  la  tête  d'une  chèvre  et  dont  le 
manteau  est  rempli  de  fruits  (Cumonl,  II,  p.  343).  Et  sur 
divers  monuments  retrouvés  en  Transylvanie  (ibidem,  I. 
p.  162)  un  ou  deux  bergers,  plus  ou  moins  cachés  derrière 
le  rocher,  accompagnés  de  leurs  troupeaux,  contemplent  la 
naissance  de  l'enfant.  Ces  représentations  sont  assurément 
postérieures  à  la  première  propagation  du  Christianisme.. 


COMME    FACTEUR    RELIGIEUX   DU    MONDE    ANTIQUE  341 

Leur  analogie  avec  des  représentations  chrétiennes  peut 
donc  provenir  d'une  influence  chrétienne  sur  la  tradition 
mithriaque.  Il  est  impossible,  en  effet,  de  démontrer  que 
cette  adoration  des  bergers  fît  déjà  partie  de  la  légende 
mithriaque  en  Asie  Mineure,  antérieurement  à  sa  j)ropaga- 
tion  en  Occident  et  antérieurement  aussi  à  la  tradition  chré- 
tienne. Il  est  cependant  très  vraisemblable  que  cette  scène 
se  rapporte  à  une  légende  originaire  d'Asie  Mineure  d'où 
provient  certainement  la  croyance  ancienne  que  Mithra  est 
né  d'une  roche.  Les  analogies  des  cultes  phrygiens  professés 
par  des  peuples  de  pâtres  ont  dû  suggérer  ce  détail  de  la 
légende,  tandis  que  l'on  comprendrait  moins  bien  sa  genèse 
chez  les  milhriastes  plutôt  citadins  des  provinces  romaines. 
Si  la  représentation  est  ancienne  dans  le  mithriacisme,  il 
paraîtra  assez  probable  que  toute  la  tradition  de  Luc  a  été 
suggérée  à  l'imagination  chrétienne  par  quelque  monument 
du  mithriacisme  oriental. 

Ces  deux  exemples  suffiront  à  montrer  quel  intérêt  l'étude 
du  Mithriacisme  oriental  peut  présenter  pour  l'historien  du 
Christianisme  antique.  C'est  un  facteur  nouveau  delà  situa- 
tion religieuse  où  l'Église  chrétienne  est  née  que  j'ai  voulu 
signaler  dans  ce  mémoire  :  rien  de  plus.  Poser  des  questions, 
n'est-ce  pas,  dans  l'ordre  de  nos  travaux  comme  dans  tous 
les  domaines  de  la  science,  la  condition  nécessaire  de  tout 
progrès  ? 


LES  ORIGINES  DE  LA  RÉFORME 

A    BESANÇON 

1520-1534 


PAR 


John     VIENOT 


LES  ORIGINES  DE  LA  RÉFORME 


A  BESANÇON 

1520-1534 


Nous  assistons  depuis  quelques  années  à  une  sorte  de 
contre-Réformation  historique  dont  l'influence  se  fait  sentir 
aujourd'hui,  non  seulement  dans  les  manuels  d'histoire 
mis  entre  les  mains  de  la  jeunesse,  mais  encore  dans  des 
publications  plus  importantes  dues  à  des  hommes  qu'il  était 
permis  de  supposer  moins  j)révenus  ou  mieux  informés. 

Michelet,  dans  les  grandes  lignes,  avait  compris  la  Réforme 
et  lui  avait  rendu  justice.  D'autres  sont  venus  après  lui  qui 
n'ont  plus  su  distinguer  dans  la  Réforme  le  mouvement  de 
l'âme,  la  protestation  de  la  conscience,  le  saint  désir  d'une 
vie  religieuse  à  la  fois  plus  libre  et  plus  haute.  On  tente  de 
ramener  ce  grand  effort  de  libération  qui  a  orienté  vers  des 
voies  nouvelles  la  moitié  de  l'Europe  aux  simples  propor- 
tions d'un  mouvement  politique.  L'intérêt  et  la  jîolitique, 
voilà  quels  auraient  été  les  vrais  moteurs  de  la  révolution 
spirituelle  du  xvf  siècle. 

Certes,  la  politique  a  eu  sa  part  dans  la  Réforme,  mais 
expliquer  la  Réforme  par  la  seule  politique,  c'est  à  peu  près 
montrer  la  hauteur  de  vues  de  ceux  qui  expliquent  le  mouve- 
ment tout  entier  par  le  désir  qu'auraient  eu  de  se  marier 
Luther  ou  Calvin. 


346  LES   ORIGINES   DE    LA    RÉFORME 

En  fait,  c'est  plutôt  la  politique  qui  a  étouffé  la  Réforme. 
Appuyée  sur  la  conscience  populaire,  elle  a  triomphé  par- 
tout où  le  pouvoir  ecclésiastique  et  le  pouvoir  séculier  ne  se 
sont  pas  unis  pour  l'écraser. 

L'histoire  de  la  Réforme  à  Besançon  est  la  démonstration 
éclatante  de  cette  vérité.  C'est  une  histoire  tragique.  Il  est 
surprenant  qu'elle  n'ait  encore  tenté  personne.  C'est  notre 
désir  de  l'écrire  un  jour.  En  attendant,  nous  ne  voudrions 
en  donner  ici  que  les  premiers  linéaments.  Et  encore  notre 
étude  ne  portera-t-elle  que  sur  les  premières  années,  sur  la 
période  qui  va  de  1520  environ  à  cette  date  de  1534,  où  il 
semblait  bien  que  les  Réformés,  intimidés,  n'oseraient  plus 
dorénavant  réclamer  leur  liberté  religieuse  dans  une  ville 
qui  s'était  laissée  asservir  sous  le  coup  de  ces  sévérités  et 
de  ces  menaces  que  Charles-Quint  savait  si  bien  unir  aux 
insignes  faveurs. 

C'est  une  curieuse  histoire  que  celle  de  Besançon.  Cette 
ville  avait  été  la  capitale  politique  et  religieuse  de  la  Séqua- 
nie  d'abord,  puis  de  la  Haute-Bourgogne  et  de  la  Franche- 
Comté.  Lorsque  le  morcellement  féodal  se  produisit,  la 
Haute-Bourgogne  resta  isolée  sous  la  domination  de  sei- 
gneurs rattachés  à  l'empire  germanique  par  le  lien  élastique 
de  la  féodalité.  A  la  faveur  des  troubles  de  cette  époque,  les 
archevêques  de  Besançon  accaparèrent  peu  à  peu  la  souve- 
raine puissance  dans  leur  ville  métropolitaine  et  obligèrent 
les  comtes  de  Bourgogne  à  créer  une  autre  capitale  poli- 
tique du  pays,  Dole. 

Mais,  débarrassés  de  la  concurrence  des  comtes,  les 
archevêques  eurent  bientôt  dans  la  ville  d'autres  adversaires, 
les  bourgeois.  Les  archevêques  eurent  dès  lors  à  lutter  contre 
toutes  les  tentatives  d'établir  à  Besançon,  sous  le  nom  de 
commune,  une  organisation  civile  rivale  de  la  leur.  Cette 
lutte  est  des  plus  intéressantes  à  suivre.  La  commune  combat 
pied  à  pied,  conquiert  peu  à  peu  le  pouvoir  et  finit  par 
constituer  un  petit  état  dont  l'organisation  intérieure  rap- 


A   BESANÇON  347 

pelle    celle   des  villes   libres   d'Allemagne,    d'Italie  ou   de 
Flandre. 

On  comprend  combien  cette  indépendance  d'une  ville 
aussi  importante  inquiétait  les  comtes  de  Bourgogne  dont  la 
politique  naturelle  tend  à  restaurer  peu  à  peu  à  Besançon 
leur  ancien  pouvoir.  Les  comtes  de  Bourgogne  sont  les 
«  gardiens  »  de  la  ville.  Leur  désir  secret  est  d'en  redevenir 
les  maîtres. 

Au  XVI''  siècle,  Charles-Quint,  héritier  des  comtes  de 
Bourgogne  et  restaurateur  de  la  puissance  impériale,  ne 
peut  qu'accentuer  cette  politique.  Dès  1521,  il  crée  un 
vicaire  impérial  dans  le  comté  de  Bourgogne  et  tente  de 
l'établir  à  Besançon.  Mais  Besançon  réclame  au  nom  de  ses 
privilèges  et  l'empereur  temporise.  Pour  atteindre  autrement 
le  même  but,  il  multipliera  ses  faveurs  à  la  commune  con- 
voitée, il  aura  soin  d'avoir  toujours  à  Besançon  un  repié- 
sentant  de  ses  intérêts.  Ainsi  l'archevêque,  la  commune, 
l'influence  impériale,  tels  étaient  les  trois  pouvoirs  rivaux 
qui  se  trouvaient  aux  i)rises  à  Besançon  lorsque  éclata  tout 
à  coup  en  Allemagne  le  mouvement  réformateur.  Lorsqu'il 
se  fit  sentir  à  Besançon,  l'archevêque  et  l'empereur  oubliè- 
rent leurs  querelles  et  s'unirent  pour  une  action  commune. 
Par  des  promesses,  par  des  menaces  et  hélas  !  par  des  suj)- 
plices,  ils  séduisirent  ou  intimidèrent  la  commune  et  réus- 
sirent à  extirper  de  son  sein  la  réforme  naissante. 

Ce  sont  les  premiers  épisodes  de  cette   lutte  passionnée 
que  nous  voudrions  présenter  ici  dans  un  résumé  rapide. 


I 


Pour  peu  que  l'on  connaisse  l'histoire  iiltime  du  xvi<^  siècle 
autrement  que  par  les  informations  un  peu  vagues  de  nos 
histoires  générales,  on  sait  dans  quelle  agitation  profonde 
fut  jetée  l'Europe  pensante  par  le  grand  éclat  de  1517,  par 
la  véhémente  protestation  de  Luther  contre  le  scandale  de 


348  LES    ORIGINES    DE    LA    RÉFORME 

la  vente  des  indulgences.  Du  coup,  le  pauvre  petit  moine  de 
Wittenberg  fut  célèbre.  Ses  thèses,  les  petits  écrits  qui  les 
suivirent  se  répandirent  avec  une  incroyable  rapidité.  En 
1519  déjà,Froben,  à  Bâle,  réimprimait  ce  qui  avait  paru  de 
Luther.  Or,  sans  parler  des  liens  qui  rattachaient  Besançon 
à  l'empire,  cette  ville  était  avec  Bâle  en  relations  étroites. 
Ce  qui  s'imprimait  là  était  connu  ici.  Il  n'est  pas  étonnant 
que  la  voix  de  Luther  ait  trouvé  de  bonne  heure  de  l'écho 
à  Besançon.  L'auteur  d'un  livre  fort  catholique  sur  la 
Franche-Comté  ancienne  et  moderne  ne  s'y  est  pas  trompé  ^  : 
«  Les  tentatives  (de  réforme)  qui  suivirent  de  près  les  pre- 
mières prédications  de  Luther,  dit-il  2,  furent  d'abord  répri- 
mées.    » 

Dans  l'état  de  nos  renseignements  la  première  tentative  de 
réforme  à  Besançon  appartient  à  un  religieux  carme  qui 
avait  osé  dénoncer  hautement  et  violemment  les  mœurs  des 
chanoines,  sur  lesquels  au  reste  il  était  difficile  d'en  trop 
dire.  Ce  carme  s'appelait  frère  Laurent  de  la  Planche.  Il 
fut  emprisonné  par  l'official,  mais  le  peuple  prit  fait  et  cause 
pour  son  prédicateur  et  le  délivra  des  prisons  de  l'arche- 
vêque (1520). 

Voilà  un  événement  qui  nous  renseigne  déjà  quelque  peu 
sur  les  dispositions  de  la  ville  de  Besançon. 

Nous  savons  d'autre  part  que  dans  la  bourgeoisie  éclairée, 
il  y  avait  des  hommes,  qui,  témoins  des  scandales  de 
l'Eglise,  ne  voulaient  pas  que  l'on  fermât  purement  et  sim- 
plement la  bouche  de  ceux  qui  parlaient  de  la  réformer. 
En  1524,  par  exemple,  un  des  citoyens  les  plus  considé- 
rables de  Besançon,  du  nom  de  Maublanc,  se  trouvait  à 
Montbéliard  lorsque  Farel  y  prêchait;  témoin  de  l'empor- 
tement d'un  chanoine  contre  le  réformateur,  Maublanc  s'in- 
terposa en  disant  :  «  Si  la  loy  de  Montbéliard  est  bonne,  elle 

'  P.  53. 

^  Archives  municipales,  Reg.  11. 


A    BESANÇON  349 

durera,  sinon,  elle  prendra  tantôt  fin.  »  Rentré  à  Besançon, 
Maublanc,  pour  ce  crime,  fut  dénoncé  par  le  chapitre,  et 
emprisonné  par  les  gouverneurs  de  la  commune.  Il  mourut 
en  prison  et  son  corps  fut  enterré  «  aux  champs  »  comme  un 
chien  '. 

L'action  exercée  à  Besançon  par  les  écrits  de  Luther  n'est 
point  une  simple  supposition.  Elle  est  notoire.  Elle  inquiète 
dès  1523  les  membres  du  chapitre  qui  prennent  une  délibé- 
ration contra  opiniones  Martini  Lntheri  Iiaerctici.  L'hérésie 
est  dans  les  murs  puisqu'on  prend  tous  les  moyens  soit  pour 
l'extirper,   soit  pour  éviter  des  contaminations   nouvelles. 
Montbéliard,  par  exemple,  a  ouvert  à  Earel  des  portes  que 
cette  ville  s'apprêtait  à  fermer  aux  scandaleux  prédicateurs  de 
l'indulgence.  Le  clergé  s'inquiète  de  ce  voisinage  et  le  22  no- 
vembre 1524,  la  municipalité  poussée  par  lui  interdit   aux 
citoyens   de   Besançon   «  tout    commerce   avec  le  pays  de 
Montbéliard  qui  a  embrassé  l'hérésie  et  est  excommunié  -». 
Toutes    ces  précautions  n'empêchent  point  les  idées    de 
passer.  Dès  cette  époque  il  y  a  des  «  évangéliques  »  dans  la 
ville.  Le  10  mai  1525,   la  municipalité  fait  faire  des  infor- 
mations contre  un  certain  Antoine  Buzon    que   l'on  disait 
partisan  des  idées  nouvelles.  Le  secrétaire  de  la  cité,  Jean 
Lambelin,  qui  rentre  d'Allemagne  où  il  a  été  à  la  diète  de 
Worms,  penche  du  côté  des  idées  nouvelles  et  son  influence 
est  grande  dans  la  ville.  On  comprend  dès  lors   que  Fran- 
çois Lambert,  né  à  Avignon  d'une  famille   originaire  d'Or- 
gelet en  Franche-Comté,  ait  pu  sans  déraison  adresser  à  la 
ville  de  Besançon  un  ai)pel  à  la  Réforme  :  «  Plaise  à  Dieu, 
écrit-il  au  Sénat,  c'est-à-dire  aux  conseillers  de  celte  ville, 
que  ma  chère  Bourgogne  et  avant  tous  les  autres,  mes  chers 
Bisontins,  accueillent  la   bénédiction  que  Metz  a  re jetée... 
Puissé-je  trouver  ma  joie  dans  votre  foi  et  Dieu  veuille  allii- 


•  Histoire  delà  Réforme  à  Monlhélinrd,  t.  II,  p.  11. 
■^  Délibérations  municipales,  rcg.  11. 


350  LES    ORIGINES    DE    LA    RÉFORME 

mer  son  feu  au  milieu  de  vous,  afin  que  par  votre  moyen  la 
Bourgogne  premièrement,  puis  la  France  entière  devienhent 
la  proie  de  cet  incendie'  .» 

Il  n'y  avait  rien  de  déraisonnable  dans  ces  espérances. 
L'attitude  du  clergé  semblait,  en  effet,  singulièrement  favo- 
riser ceux  qui  parlaient  de  réformer  la  doctrine  et  les  mœurs. 
Son  égoïsme  et  son  immoralité  le  rendaient  de  plus  en  plus 
impopulaire.  En  1525,  par  exemple,  la  municipalité  avait  eu 
à  combattre  le  fléau  de  la  peste.  «  Elle  jugeait,  dit  M.  Cas- 
tan,  que  le  clergé,  au  lieu  de  déserter  la  ville  pour  tenir  des 
colloques  anti-luthériens,  eût  été  mieux  dans  son  rôle  en 
assistant  les  malades.  Elle  essaya  d'obtenir  au  moins  un  sub- 
side pécuniaire  du  chapitre  en  faveur  des  pestiférés  :  elle 
demandait  cinq  cents  écus,  les  chanoines  offrirent  cent 
francs  et  quelques  denrées'-.  Le  populaire  n'ignorait  pas  que 
ce  même  chapitre  avait  récemment  voté  six  mille  francs  pour 
arrêter  les  progrès  de  l'hérésie.  La  comparaison  des  deux 
chiffres  lit  naître  dans  la  ville  une  vive  indignation  contre  le 
clergé  •'.  »  La  peste  qui  décimait  la  population  n'était-elle 
pas  une  conséquence  de  la  colère  de  Dieu  soulevée  par 
l'immoralité  des  chanoines?  L'irritation  populaire  ne  tarda 
pas  à  se  manifester  par  des  faits.  Un  beau  jour,  toute  la 
populace  ameutée  fit  irruption  dans  le  quartier  des  cha- 
noines. Les  servantes  étaient  noinl)reuses,  continue  M.  Cas- 
tan,  dans  le  quartier  capitulaire,  et  elles  passaient  pour  en- 
tretenir des  relations  illicites  avec  leurs  maîtres  K  Un  coup 
de  filet  fut  jeté  sur  toutes  ces  femmes,  les  soudards  en 
fire?it  un  peloton  qu'ils  ramenèrent  au  son  des  tambourins 
jusqu'à  l'hôtel  de  ville  ;  la  populace  les  escortait  en  criant. 
«  Venez,  venez  voir  les  ribaudes  du  chapitre.  »  Le  Conseil 
communal  décrète  l'expulsion  de  ces  femmes.  Mais  bientôt 

*  Herminjard,  Corr.  des  Reforma  leurs,  t.  I,  p.  373. 
'^  Délibérations  capitiilaires,  17  et  20  juin,  5  juillet  1525. 
^  A.  Castan,  Revue  historique,  t.  I,  p.  10. 
^  Délibérations  municipales,  Reg.  n"  12. 


A    BESANÇON  351 

on  les  laisse  rentrer  à  la  condition  qu'elles  payeraient  une 
amende  qui  servirait  à  la  construction  d'un  hôpital  pour  les 
pestiférés  ^ 

Le  chapitre  se  plaignit  auprès  de  l'Empereur  et  auprès  de 
la  gouvernante  des  Etals  de  Bourgogne  des  violences  dont  ses 
mem])res  avaient  été  l'objet.  L'archevêque  voulut  profiler  de 
la  circonstance  pour  sévir  contre  les  hérétiques  qui  lui  avaient 
été  signalés-  dans  la  ville.  Il  envoya  un  clerc  de  son  [)ro- 
cureur  pour  procéder  en  son  nom  seul  à  des  informations. 
C'était  une  atteinte  aux  droits  de  la  police  municipale.  Le 
clerc  de  l'archevêque,  Claude  Bon -^  fut  arrêté,  maltraité  et 
mis  en  prison.  L'archevêque  se  fâcha.  Dans  une  lettre  de 
tournure  peu  épiscopale,  il  demanda  à  la  commune  de  relâ- 
cher son  serviteur.  Autrement,  il  n'était  «  si  dépourvu  de 
parens  et  amys  »  qu'il  ne  le  puisse  bien  «  contrevanger  *  ». 

Il  tint  peu  de  temps  après  sa  ])romesse  :  plusieurs  citoyens 
de  Besançon  arrêtés  sur  les  grands  chemins  furent  enfermés, 
comme  otages,  au  château  de  Gy.  En  même  temps  il  conti- 
nuait sa  lutte  contre  les  hérétiques^.  Quant  aux  chanoines, 

^  La  commune,  dans  ses  réi)li(iucs  aux  (toléances  du  chapitre,  aHii  nie 
qu'il  était  «  à  cliascun  notoire  et  publique  que  ces  servantes  étaient 
pleines  de  vices  et  de  péchez  ».  Archives  de  la  Ville  de  Besançon, 
février  152(5.  Castan,  loc.  laiid.  p.  90.  Voici  d'ailleurs  le  témoignage 
direct  d'un  contemporain  :  «  ir)24.  Ladite  année  Messieurs  firent  saisir 
par  leurs  soldats  les  femmes  inipudi(iues  cpii  étaient  aux  maisons  du 
chapitre,  ils  ([uotizarent  les  ecclésiasti([ues  et  leur  firent  faire  guet  et 
garde  ».  Chronicpie  de  Pierre  Despotots,  Documents  publivs  par  l'Aca- 
démie de  Besançon,  t.  VII,  p.  'Ml. 

-  A.  Castan,  loc.  laud.,  p.  91. 

^  Claude  lion,  jdus  tard  ciianoiiie  de  Poligny,  (i'al)oi-d  familier  de 
Bonvalot,  puis  articulant  contre  lui  d'abominables  griefs.  Cf.  .\.  (Cas- 
tan. La  rivalilé  des  /amilles  de  (hanvelle  et  de  Rije  dans  les  Mémoires 
de  la  Société  d' Emulation  du  Doubs,  189L 

'  Archives  de  la  ville  de  Besançon  et  Reime  historique,  1. 1,  p.  12'i. 

^  «  Un  état  portant  que  l'archevêque  de  Besançon  aurait  envoyé  son 
officiai  et  son  trésorier  avec  le  régale  (iérard  Vernerot  au  parlement  ù 
Dôlc,  au  sujet  des  hérésies  qui  régnoient  en  cette  paroisse  »  irViT.  Ar- 
chives du  Doubs,  Inventaire  de  Chaton,  I. 


352  LES    ORIGINES    DE    LA    RÉFORME 

la  seule  réforme  dont  il  était  question  pour  eux,  c'était  de  se 
raser  sous  peine  de  privation  de  leur  prébende  ^ 

Un  conflit  aussi  aigu  entre  la  commune  et  le  clergé  pou- 
vait avoir  de  graves  conséquences  politiques  et  religieuses. 
L'Empereur  en  particulier  redoutait  beaucoup  l'émancipa- 
tion religieuse  de  Besançon,  ce  qui  eût  bientôt  entraîné  son 
émancipation  politique.  Ses  représentants  dans  la  ville  s'en- 
tremirent entre  les  deux  puissances  en  lutte.  Des  conférences 
eurent  lieu.  Elles  aboutirent  à  une  nouvelle  fixation  des 
droits  réciproques  du  clergé  et  de  la  ville  et  amenèrent  par 
là  une  paix  au  moins  provisoire.  C'était  le  9  janvier  1528-. 

Ce  traité  était  un  premier  succès  pour  la  politique  des  re- 
présentants de  Charles-Quint.  Après  avoir  à  peu  près  récon- 
cilié le  chapitre  et  la  commune,  il  fallait  amener  celle-ci  par 
des  faveurs  ou  par  des  promesses  à  se  prononcer  formelle- 
ment contre  l'hérésie  qui,  justement,  était  sur  le  point  de 
triompher  dans  des  villes  voisines  liées  à  Besançon  par  des 
liens  d'une  amitié  traditionnelle,  à  Neuchâtel  par  exemple. 
On  n'y  parvint  pas  sans  peine,  mais  enfin,  par  un  édit  du 
17  février  1529,  la  municipalité  interdit  à  tout  citoyen  de 
favoriser  la  secte  luthérienne  et  enjoignit  à  chacun  de  dénon- 
cer les  tentatives  faites  contre  l'ancienne  foi-'.  Et  comme  il 
fallait  une  sanction  à  ces  mesures,  un  luthérien  fut  poursuivi 
au  mois  de  décembre  1528.  C'était  un  pauvre  frère  minime, 
originaire  de  Reims,  nommé  frère  Pierre  Coquillard.  Pour- 
suivi comme  incitateur  de  la  secte  luthérienne,  il  fut  soumis, 
le  12  février  1529,  à  l'infamante  cérémonie  de  la  dégradation 
ecclésiastique  et  livré  au  bras  séculier  de  la  commune.  Lais- 
sons simplement  témoigner  sur  ce  sombre  drame  de  l'into- 
lérance catholique  un  chroniqueur  contemporain  :    «  Audit 

*  Canonici  nec  familiares  comam  et  barbain  niitriant  et  ea  radant 
infra  octo  dies  siib  pœiuv  privationis.  Délibér.  capitul.,  23  octobre  1528. 

'-^  Archives  de  la  ville  de  Besançon  et  A.  Castan,  Revue  historique, 
t.  I,  p.  93. 

^  Délibérations  municipales,  17  février  1529. 


A   BESANÇON  353 

an  (1529)  fut  decartclez  frère  Pierre  Coquillard.  »  Il  avait 
tenu  un  jour  que  l'on  prêchait  devant  la  chasse  de  saint  An- 
toine des  «  propos  contre  la  foy,  dont  luy  estant  déjà  dehors 
de  ladite  cité  fut  mandez  prendre  jDar  le  procureur  du  cha- 
pitre en  ramenez  en  ladite  cité  et  tost  après  sur  un  eschalTaut 
devant  la  croix  de  sainct  Cantin  hut  la  langue  couppé  puis 
la  teste  après  et  puis  mins  en  quatre  cartiers,  ses  vantrailles 
brûlées  en  Chamars,  un  bras  goiche  sus  le  goncs  de  pierre 
prochain  la  porte  de  Maulpas  pandus  à  une  potence  avec 
une  chaîne  de  fer.  La  cuisse  droite  semblablement  minze 
au  chemin  de  Sainct-Liénard  prochain  la  porte  taillée  ;  le 
bras  droict  près  la  grange  de  Patente  et  l'autre  pièce  près 
Sainct-Fergieux,  et  fut  dict  que  les  cheveux  et  barbe  crurent 
plus  de  deux  mois  après  qu'elle  fut  pandue'.  » 

Il  y  avait  dans  ces  membres  sanglants  pendus,  «  affixés  » 
vers  tous  les  accès  de  la  ville,  de  quoi  faire  réfléchir  ceux 
qui  croyaient  nécessaire  la  réforme  d'une  Eglise  capable  de 
recourir  à  de  pareils  moyens. 

C'est  grâce  à  ces  moyens  mômes  que  le  catholicisme 
triompha  à  Besançon,  et,  lorsque  trois  bourgeois  de  Neu- 
châtel  vinrent,  le  21  novembre  1530,  soumettre  au  jugement 
des  Bisontins  le  conflit  provoqué  chez  eux  par  Farci,  ils 
répondirent  que,  «  quant  à  eulx,  il  ne  permettroienl  en 
façon  quelconque  preschcr  en  cesle  cité  telle  doctrine  (pie 
celle  dudict  Guillaume  Farel,  n'y  soufTreroient  en  manière 
que  ce  soit  ainsi  indehuement  blasmer,  vitupérer  et  injurier 
les  ministres  de  l'Eglise  ;  ains  si  aucuns  presumoient  de  ce 
faire,  ilz  en  feroient  de  leur  part  griefve  punition  à  l'exemple 
d'aultres.  » 

Réponse  politique  dont  l'insincérité  est  manifeste.  Juscjue- 
là,  les  Bisontins  —  et  cela  depuis  des  siècles  —  ne  s'étaient 
pas  fait  faute  de  «  blasmer,  vitupérer  et  injurier  les  ministres 


'  Bibliothèque  de  Besançon,  Chroniques  de  la  cite  de  Besançon,  mss., 
n"*  1043  et  1044. 

23 


354  LES   ORIGINES   DE   LA   RÉFORME 

de  l'Eglise  »,  et  nous  allons  bientôt  les  voir  revenir  à  leur 
vieille  habitude. 

La  paix  de  1528,  politiquement  établie  entre  la  commune 
et  le  clergé,  ne  pouvait  qu'être  éphémère,  puisqu'elle  ne 
reposait  pas  sur  une  vraie  réforme  des  principes  ou  des 
mœurs.  Les  événements  si  graves  des  dernières  années 
n'avaient  rien  appris  au  clergé.  Son  égoïsme  invétéré  dé- 
chaîna bientôt  contre  lui  une  nouvelle  tempête.  Pendant 
l'hiver  de  1530  à  1531,  Besançon  avait  souffert  de  la  famine. 
C'était  pitié  que  d'entendre  les  faméliques  hurler  et  voci- 
férer par  les  rues.  Laissons  M.  Castan  apprécier  le  zèle  du 
clergé  en  face  de  celte  détresse.  «  Le  clergé,  convenable- 
ment approvisionné,  ne  compatissait  que  faiblement  à  cette 
immense  misère  ;  ses  épargnes  lui  paraissaient  faites  pour 
combattre  le  luthéranisme  et  non  pour  venir  en  aide  aux 
malheureux.  Sommé  par  le  conseil  communal  de  donner 
cent  francs  par  mois  à  la  caisse  des  secours  publics,  le  cha- 
pitre offrit  quarante  francs  et  offrit  dix  francs  de  la  part  du 
clergé  inférieur.  La  peste  se  joignit  à  la  famine.  Le  conseil 
communal  demanda  des  processions  et  des  sonneries  ;  on 
refusa  les  unes  pour  le  motif  que  des  agglomérations 
d'hommes  seraient  fatales  à  la  santé  publique,  et  l'on  objecta 
sur  le  second  chef  que  le  battant  de  la  grosse  cloche  de 
Saint-Etienne  était  cassé.  Les  chanoines  justifiaient  leur 
égoïsme  en  invoquant  cette  maxime  :  Charité  bien  ordonnée 
commence  par  le  souci  de  soi-même.  Le  clergé  semblait 
donc  prendre  à  tâche  de  se  rendre  impopulaire  dans  un 
moment  où  l'esprit  public,  aigri  par  le  malheur,  récriminait 
plus  que  jamais  contre  la  conduite  irrégulière  de  ceux  qui 
avaient  mission  d'enseigner  la  chasteté  ^  » 

Ce  n'était  pas  seulement  l'égoïsme  du  clergé  qui  révoltait 
le  peuple,  c'était  sa  flagrante  immoralité.  «  Il  se  produisait 
alors,  dit  encore  M.  Castan,  dans  le  quartier  capitulaire,  des 

'  Revue  historique,  t.  I,  p.  100. 


A   BESANÇON  355 

faits  bien  capables  de  révolter  la  conscience  publique.  Telle 
fut,  entre  beaucoup  d'autres,  l'aventure  du  chantre  Jean  de 
la  Madeleine,  le  troisième  dignitaire  du  chapitre.  Sa  ser- 
vante, notoirement  entachée  de  dépravation,  vint  à  mourir 
en  1532,  et  il  eut  la  cynique  audace  de  lui  faire  ériger,  dans 
la  chapelle  de  Sainte-Brigitte,  qui  dépendait  de  la  chantre- 
rie,  une  tombe  où  elle  était  représentée  avec  les  armoiries 
de  son  maître  et  une  épitaphe  latine  racontant  que  l'àmc  de 
cette  créature  avait  gagné  le  séjour  des  bienheureux.  Le 
chapitre  fit  détruire  ce  honteux  monument.  Mais  l'année 
suivante,  une  tombe,  identique  à  la  première,  était  publi- 
quement érigée  dans  l'église  des  Jacobins,  avec  addition 
d'un  verset  biblique  par  lequel  la  trop  fameuse  chambrière 
maudissait  ses  persécuteurs.  Pour  placer  cette  nouvelle 
tombe,  on  avait  bouleversé  le  caveau  sépulcral  d'une  hono- 
rable famille  de  la  cité.  Le  chapitre,  sollicité  par  le  conseil 
communal,  eut  toutes  les  peines  du  monde  d'obtenir  l'enlè- 
vement du  second  tombeau.  » 

Dans  ces  conditions,  comment  se  fait-il  que  la  réforme 
n'ait  pas  fait  plus  de  progrès  dans  une  ville  qui  se  trouvait 
en  conflit  presque  permanent  avec  un  clergé  égoïste,  débau- 
ché et  violent?  Il  y  a  à  cela  deux  raisons. 

L'œuvre  de  la  Réforme  a  été  entravée  à  Besançon  tout 
d'abord  par  l'aveuglement  de  ceux  qui  avaient  un  intérêt  im- 
médiat à  la  conservation  de  l'organisme  catholique.  Besan- 
çon était  le  chef-lieu  d'un  grand  diocèse.  La  juridiction  ec- 
clésiastique y  attirait  beaucoup  de  monde,  les  canonicats 
et  les  chapellenies  fournissaient  une  carrière  pour  leurs  fils  à 
un  grand  nombre  de  familles,  de  nombreuses  reliques  atti- 
raient un  grand  nombre  de  pèlerins  et,  entre  autres,  l'osten- 
sion  du  Saint-Suaire  amenait  deux  fois  par  an  30.000  étran- 
gers dans  la  ville.  Cela  ne  pouvait  déplaire  aux  marchands, 
aux  hôteliers,  ni  aux  boulangers  qui  vendaient  en  trois  jours 
55.000  pains  blancs  à  un  liard  pièce. 

Les  païens  d'Ephèse  vivant  du  culte  de  Diane  s'indignaient 


356  LES   ORIGINES    DE    LA    RÉFORME 

contre  les  prédications  de  saint  Paul.  C'est  pour  la  même 
raison  que  le  peuple  de  Besançon,  très  renseigné,  du  reste, 
sur  la  valeur  de  son  clergé,  laissait  conduire  au  supplice  les 
prédicateurs  évangéliques. 

En  outre,  la  politique  de  Charles-Quint,  d'abord  indécise, 
avait  nettement  pris  parti  contre  la  Réforme.  On  sait  qu'à 
Besançon  l'empereur  n'avait  pas  la  qualité  de  gouvernant.  Il 
était  arbitre  suprême  et  gardien  de  la  ville,  mais  à  la  rigueur, 
les  Bisontins  pouvaient  professer  une  foi  contraire  à  la 
sienne  ou  former  des  alliances  déplaisantes  à  l'Empire. 
L'adhésion  de  Besançon  à  la  Réforme  pouvait  précisément 
l'amener  à  contracter  lune  des  alliances  que  redoutait  la 
politique  impériale.  Granvelle  avait  donc  reçu  la  mission 
d'empêcher  par  tous  les  moyens  la  commune  d'adhérer  à  la 
Réforme.  (3r,  à  ce  point  de  vue,  rien  n'était  plus  dangereux 
que  le  conflit  permanent  de  la  commune  et  du  clergé. 
Aussi,  soit  par  ses  émissaires,  soit  directement  par  lui-même, 
Granvelle  ii)tervenait  sans  cesse  pour  mettre  fin  à  des  luttes 
qui  ne  pouvaient  qu'être  favorables  à  la  cause  des  nova- 
teurs. Mais  il  n'était  pas  seul  à  jouer  ce  rôle.  Tous  ceux  qui 
voulaient  faire  leur  cour  à  l'Empereur  ne  croyaient  pouvoir 
lui  être  agréables  qu'en  se  montrant  intraitables  envers  l'hé- 
résie. C'est  le  cas,  par  exemple,  d'un  rival  de  Granvelle, 
l'ambitieux  Gauthiot  d'Ancier,  qui  brûlait  d'être  dans  la 
ville  l'instrument  des  volontés  de  l'Empereur.  C'est  sous  son 
influence  que,  le  17  juillet  1534,  le  conseil  interdit  sous  les 
peines  les  plus  sévères,  non  seulement  les  actes  de  propa- 
gande luthérienne,  mais  les  moindres  propos  contre  l'ortho- 
doxie catholique  ' .  Cet  arrêté  municipal  ferme  en  quelque 
sorte  le  premier  chapitre  de  l'histoire  de  la  Réforme  à  Be- 

'  «  Il  fallut  toute  rhabilctc  du  garde  des  Sceaux  Granvelle  pour  que  la 
République  bisontine  restât  lidèlc  au  vieux  culte.  »  A.  Castan,  Lo  Fran- 
che-Comlé  et  le  Pays  de  Montbéliard,  p.  73.  M.  Castan  n'oublie  qu'une 
chose,  les  supplices  qui  vinrent  appuyer  «  l'habileté  »  de  Granvelle. 


A   BESANÇON  357 

sançon.  Besançon  sera  fermé  à  la  Réforme.  Elle  déplaît  à 
rarchevêque  et  au  chapitre.  Elle  contrarie  la  politique  de 
l'Empereur.  Les  persécutions,  la  prison,  les  bûchers,  l'exil 
auront  raison  des  plus  exaltés. 

C'est  donc  bien,  on  le  voit,  la  politique  qui  réussit  à  étouf- 
fer pour  un  temps,  à  Besançon,  les  premiers  germes  du 
mouvement  réformateur. 


TABLE   DES   MATIERES 


Pages 

La  doctrine  de  l'expiation  et  son  évolution  historique,  par 
Auguste  Sabatier,  professeur  de  l'Université  de  Paris  et 
doyen  de  la  Faculté  de  théologie  protestante,  décédé  le 
12  avril  1901 1 

Jean  Cameron,  pasteur  de  l'Eglise  de  Bordeaux  et  proiesseur 
de  théologie  à  Saunuir  et  à  Montauban,  1579-1G25,  par 
Gaston  Bonet-Maury 'V 

Etude  comparative  de  l'enseignement  de  saint  Paul  et  de  saint 

Jacques  sur  la  justification  par  la  foi,  par  Eugène  Ménégoz.      119 

Michel  Nicolas  critique  biblique,  par  Edmond  Stapfer loi 

André  Gérard  d'Yprcs  et  la  théologie  pratique,  par  Edouard 

Vaucher 187 

Une  Bible  copiée  à  Porrentruy,  notice  historique,  par  Samuel 

Berger,  décédé  le  13  juillet  190U 211 

Un  incident  philosophique  de  l'affaire    Urbain   Grandier,    par 

Raoul  Allier 221 

Les  sources  des  récits  du  premier  livre  de  Samuel  sur  l'institu- 
tion de  la  royauté  Israélite,  par  Adolphe  Lods 257 

La  notion  du  droit  naturel  chez  Luther,  par  Eugène  Khrhardt.  .      285 

De  la  valeur  du  Mithriacisme  comme  facteur  religieux  du  monde 

antique,  par  Jean  Réville 321 

Les  origines  de  la  Réforme  à  Besançon,  1520-1534,   par  John 
Viénot 3-13 


Alençon.  —  Imp.  Veuve  Félix  GUY  et  O',  11,  rue  de  la  Halle-aux-Toiles. 


Princeton  Theoloqical  Seminan;  Libraries 


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