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Full text of "Etudes sur l'histoire d'Haïti : suivies de la vie du Général J.-M. Borgella"

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in  2010  witli  funding  from 

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http://www.archive.org/details/etudessurlhistoi09ardo 


ETUDES 


L'HISTOIRE  D'HAÏTI 


."aris.  Iiiipiiraeiif  de  E.  Uonnal'd,  rue  Cassette,  'J. 


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PAR    B.    AUDOUIN 


ANCIEN    MINISTRE    U  HAÏTI    PRES   LE   GOUVERNEMENT  FRANÇAIS, 

AN:IEN    SECRÉTAIRE      D'ÉTAT     DE   LA    JUSTICE,   DE  L'INSTRUCTION    PUBLIQUE 

ET  DES  C;iLTI-"S. 


TOME  NEUVIÈME. 


PARIS 

DÉZOBRY,  E.  MAGDELEINE  ET  C%  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

RUE   DES   ÉCOLES,    78 

(près  du  Musée  de  Cluny  et  de  la  Sorbonne) 


1860 


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PERIODE  haïtienne 


QUAIRIËIË  ÉPOQUE. 


LIVRE  QUATRIEME, 


T.  IX. 


CHAPITRE  PRËHIEfi. 


Considérations  sur  la  situation  de  KRépuilique,  après  la  réunion  du  Nord  ;  effets  qu'elle 
produit  dans  la  partie  de  l'Est  d'Haïti.  —  Diverses  causes  d'agitation  de  l'esprit  public 
dans  cette  partie  ;  projet  d'indépendance.  —  Temporisation  politique  de  Boyer  à  sou 
égard.  —  Le  gouverneur  Kindelan  lui  adresse  une  lettre  au  sujet  de  l'intention  qu'on 
lui  suppose.  —  11  répond  et  nie  tout  projet  hostile.  —  Kindelan  fait  publier  cette 
correspondance  avec  une  proclamation  aux  habitans  de  l'Est.  —  Conspiration  des  gé- 
rauï  Richard  et  Romain,  dans  le  Nord,  et  d'autres  dans  l'Artibonite.  —  Elle  échoue 
Saint-Marc  et  au  Cap-Haïtien,  et  réussit  a\ix  Gouaïves,  —  Arrestation  et  condamnation 
à  mort  de  plusieurs  des  conspirateurs;  rétablissement  de  l'ordre  dans  les  deux  départe- 
mens.  —  Actes  du  Président  d'Haïti  à  ce  sujet  :  prorogation  de  la  session  législative  au 
1er  août.  —  M.  de  Glory,  évêque  de  Macri,  accompagné  de  plusieurs  prêtres,  arrivo 
au  Port-au-Prince  en  qualité  de  vicaire  apostolique  du  Saint-Siège.—  Ses  antécédens^ 
—  Boyer  l'admet,  malgré  les  avis  qu'il  reçoit  sur  sa  mission  présumée.  —  Précédens 
entre  M.  de  Glory  et  l'abbé  Jéràmie,  curé  du  Port-au-Prince.  —  Le  Président  se  rend! 
à  Saint-Marc,  aux  Gouaïves  et  au  Cap-Haïtien.  —  11  exerce  sa  clémence  envers  des 
conspirateurs  et  ordonne  l'envoi  du  général  Romain  à  Léogane.  —  Révolte  des  l^r  et 
2<=  régimens  d'infanterie  ;  elle  est  étouffée,  et  ces  corps  sont  dissons.—  M.  Aubert  Dupetit- 
Thouars  arrive  de  France,  porteur  d'une  lettre  de  M.  Esmangart  adressée  à  Boyer.  — 
Dispositions  pacifiques  du  gouvernement  français  à  légard  d'Haïti.—  Objet  de  la  mission 
de  M.  Dupetit-Thouars,  et  ses  lettres  à  Boyer. —  Le  Président  d'Haïti  répond  à  celle  de 
M.  Esmangart,  en  renouvelant  les  propositions  formulées  par  Pétion.  —L'agent  fran- 
çais retourne  dans  son  pays.—  Quelques  nouveaux  faits,  relatifs  à  l'Est  d'Haïti.  —  Actes 
du  Président;  il  retourne  au  Port-au-Piince. 


L'administration  de  Pétion,  si  sage  et  si  bienfaisante, 
avait  influé  sur  les  grands  résultats  politiques  obtenus  dans 
la  République  d'Haïti.  Sa  mort  fut  suivie  d'un  calme  pro- 
fond parmi  ses  concitoyens,  autant  par  respect  pour  sa 
mémoire  révérée  que  par  le  patriotisme  qu'il  sut  leur  ins- 


4  ETUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

pirer;  — ils  lurent  [soumis  au  vote  du  Sénat  qui  appela  le 
général  Boyer,  son  ami  et  son  élève,  à  le  remplacer  dans 
la  première  magistrature  de  l'Etat  ;  —  la  pacification  de  la 
Grande-Anse  fut  opérée  par  le  nouveau  Président  avec  au- 
tant d'intelligence  et  d'activité,  que  de  généreuse  indul- 
gence envers  des  hommes  égarés  depuis  longtemps  ;  — 
enfin,  la  cessation  de  la  guerre  civile  s'effectua  par  une 
pacification  encore  plus  glorieuse,  par  la  réunion  sponta- 
née des  citoyens  des  départemens  de  l'Artibonite  et  du 
Nord  sous  l'égide  de  la  constitution  républicaine,  préva- 
lant sur  le  système  monarchique  de  Henry  Christophe,  qui 
fut  réduit  à  se  suicider. 

Dans  cette  dernière  circonstance,  si  heureuse  pour  le 
pays,  le  successeur  du  grand  citoyen  qu'il  pleurait,  se  plut 
à  montrer,  comme  Pétion,  de  louables  sentimens,  à  don- 
ner de  nobles  exemples  de  modération  et  de  bienveillance 
envers  ses  frères  et  concitoyens,  qui  lui  concilièrent  les 
cœurs  de  l'immense  majorité  parmi  ceux  qui  avaient  le 
plus  souffert  de  l'oppression.  Par  cette  conduite,  Boyer 
acquit  de  nouveaux  titres  à  l'estime  que  déjà  il  avait  ob- 
tenue dans  les  départemens  de  l'Ouest  et  du  Sud. 

Tous  ces  faits  honoraient  la  République.  En  outre,  sa 
situation  était  prospère  en  agriculture,  en  commerce  et  en 
finances;  elle  avait  une  armée  de  50  mille  hommes  disci- 
plinés, aguerris,  et  une  flotille  importante.  Tout  était 
donc  de  nature  à  frapper  les  esprits  dans  le  territoire  voi- 
sin, dont  les  habitans,  en  secouant  le  joug  étranger  en 
1808,  avaient  été  en  quelque  sorte  contraints  de  se  re- 
placer sons  la  domination  de  leur  ancienne  métropole''. 
Ces  habitans  devaient  d'autant  plus  ressentir  les  effets  de 

1   Voypz-fMi  les  causes  aux  pages  2oo  et  5a6  du  7'*-'  volume  de  CPt  ouvrage. 


[1821]  CHAPITRE    1.  5 

cet  heureux  état  de  choses,  que  les  deux  chefs  }3rincipaux 
qui  les  avaient  guidés  dans  leur  levée  de-  boucliers  incli- 
nèrent eux-mêmes  à  s'allier,  à  s'incorporer,  l'un  à  la  Ré- 
publique, l'autre  à  l'État  d'Haïti,  dont  les  Présidens  leur 
avaient  fourni  des  armes  et  des  munitions  pour  leur  en- 
treprise. Si,  en  1820,  ces  chefs  n'existaient  plus  ^  du  moins 
ils  avaient  légué  leurs  sentimens  à  leurs  concitoyens,  et 
les  rapports  commerciaux  établis  entre  les  deux  terri- 
toires les  entretenaient  dans  ces  bonnes  dispositions,  sur- 
tout dans  les  localités  les  plus  rapprochées  de  la  Répu- 
blique. 

La  guerre  civile,  qui  avait  été  un  obstacle  à  la  réunion 
de  toute  l'île  sous  les  mêmes  lois,  venant  à  cesser  par  le 
triomphe  de  la  République  sur  l'État  rival,  uniquement 
par  l'autorité  morale  de  ses  institutions  et  de  son  gouver- 
nement, rien  ne  devait  s'opposer  désormais  à  ce  résultat 
prévu  et  désiré  dès  la  déclaration  de  l'indépendance  haï- 
tienne, afin  d'y  constituer  une  seule  nationalité. 

Mais,  indépendamment  de  ces  considérations,  d'autres 
causes  contribuaient  dans  l'Est  d'Haïti  à  préparer  cette 
réunion. 

Avant  le  commencement  de  l'année  1820,  le  bruit  cir- 
culait dans  cette  partie,  etprincipalement  à  Santo-Domingo, 
que  par  une  convention  entre  les  gouvernemens  de  France 
et  d'Espagne,  le  premier  devait  y  envoyer  une  armée 
dont  la  destination  serait  de  faire  la  conquête  de  la  partie 
occidentale.  Cette  nouvelle  pouvait  être  sans  fondement  ; 
mais  la  marche  rétrograde  que  Ferdinand  VII  suivait  en 
Espagne  depuis  sa  restauration,  l'alliance  qui  existait  entre 

1    Jnan  Sanchps  et  (Ariaco  Ramirez,  morts  à  Santo-Domineo 


6  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

les  Bourbons  de  ce  pays  et  ceux  de  France,  le  désir  ma- 
nifesté par  ceux-ci  de  recouvrer  Saint-Domingue  :  tout 
concourait  à  accréditer  ce  projet,  qui,  le  cas  échéant,  eut 
placé  la  partie  de  l'Est  sous  la  puissance  des  autorités 
françaises.  On  conçoit  alors  quelle  devait  être  la  crainte 
des  habitans  qui  s'étaient  soulevés  contre  le  général  Fer- 
rand,  et  qui,  aidés  par  les  Anglais,  avaient  expulsé  de  ce 
territoire  le  reste  des  troupes  françaises.  La  plupart  des 
acteurs  principaux  de  cette  époque  vivaient  encore,  et  ils 
n'avaient  reçu  aucune  récompense  militaire  ni  autre  du 
gouvernement  espagnol,  pour  leur  dévouement  à  sa  cause. 
De  là  était  née  l'idée,  chez  quelques-uns,  de  se  détacher 
de  l'Espagne  et  de  réclamer  la  protection  de  la  Colombie 
que  Bolivar  organisait  en  ce  moment ,  par  suite  de  ses 
succès  contre  les  Espagnols. 

Cette  idée  leur  était  encore  suggérée  par  la  présence  de 
plusieurs  corsaires,  portant  pavillon  des  indépendans 
de  l'Amérique  du  Sud,  qui  stationnaient  depuis  assez  long- 
temps vers  l'îlet  de  la  Grange  et  dans  la  baie  de  Monte- 
Christ.  Ils  étaient  sous  les  ordres  supérieurs  du  Commo- 
dore Aury  qu'on  a  vu  figurer  aux  Cayes,  en  1816,  à  côté 
de  Brion,  de  Bolivar  et  des  autres  officiers  de  la  Côte- 
Ferme.  Aury  s'y  tenait,  afin  de  capturer  les  navires  qui 
allaient  d'Espagne  à  l'île  de  Cuba,  ou  de  cette  dernière 
dans  les  ports  de  la  métropole.  Étant  à  proximité  de  Monte- 
Christ  et  de  Puerto-Plate,  il  était  tout  à  fait  dans  sa  con- 
venance d'y  envoyer  vendre,  en  contrebande,  les  mar- 
chandises d'Espagne  que  ses  corsaires  capturaient;  et  ce 
commerce  illicite]  était  très-fructueux  pour  les  habitans 
de  toute  la  bande  septentrionale  de  la  partie  de  l'Est,  que 
nous  appelons  lé  département  du  Nord-Est,  ancienne- 
ment de  Cibao,  parce  qu'ils  les  achetaient  à  vil  prix.  Le 


[1S211  CHAPITRE    I.  7 

gouverneur  résidant  à  Santo-Domingo  ne  pouvait  l'inter- 
dire, lorsque  ses  agents  eux-mêmes  en  profitaient. 

Mais  le  commodore  Aury  et  les  capitaines  des  corsaires 
qui  le  secondaient,  n'étaient  pas  des  hommes  à  se  contenter 
du  trafic  qu'ils  faisaient.  Révolutionnaires  aventureux,  ils 
soufflaient  l'esprit  d'indépendance  parmi  les  chefs  et  les 
populations  du  Nord-Est,  en  leur  démontrant  tous  les 
avantages  que  leur  pays  retirerait,  s'il  se  détachait  de  l'Es- 
pagne, comme  ses  autres  possessions  en  Amérique,  en  leur 
disant  que  l'heure  de  l'émancipation  politique  avait  sonné 
pour  toutes  les  contrées  de  cet  hémisphère. 

Ces  suggestions  étaient  d'autant  mieux  accuedlies,  que 
l'esprit  de  tous  les  habitans  de  TEst  était  encore  travaillé 
par  les  idées  révolutionnaires,  depuis  que  les  événemens 
de  l'Ile  de  Léon,  en  Espagne,  pendant  1820,  avaient  placé 
Ferdinand  VII  sous  la  puissance  des  députés  de  la  nation, 
lesquels  avaient  rétabli  la  constitution  proclamée  en  1812 
par  les  Cor  tés.  Or,"  on  sait  que  cet  acte,  en  réformant  les 
abus  du  régime  monarchique  trop  absolu  en  Espagne, 
était  allé  au  delà  même  de  ce  besoin  des  temps  modernes, 
parce  que  le  peuple  espagnol  avait  subi  l'influence  des 
idées  que  l'invasion  française  avait  répandues  dans  la 
péninsule. 

Dans  de  telles  circonstances,  les  grands  événemens  sur- 
venus dans  la  partie  occidentale  d'Haïti  devaient  porter 
leur  fruit  dans  l'Est. 

Aussi,  pendant  le  séjour  de  Boyer  au  Cap-Haïtien,  après 
la  mort  de  Christophe,  un  habitant  de  Santo-Domingo, 
nommé  José  Justo  de  Sylva,  muni  d'une  procuration  si- 
gnée de  plusieurs  autres,  y  était  venu  trouver  le  Président 
pour  lui  déclarer  :  que  leur  intention  et  leur  désir  étaient 
de  seconder  toute  entreprise  qu'il  voudrait  faire  afin  de 


8  ÉTUDES    SUR     l'histoire    d' HAÏTI. 

réunir  la  partie  de  l'Est  à  la  République,  parce  qu'ils  étaient 
assurés  que  tel  était  le  vœu  de  la  grande  majorité  de  la 
population.  Boyer  l'avait  accueilli  avec  une  bienveillance 
distinguée,  de  même  que  la  proposition  dont  il  était  por- 
teur; mais,  tout  en  lui  disant  que  tel  était  aussi  le  vœu  de 
la  constitution  de  la  République  et  de  tous  les  actes  anté- 
rieurs depuis  la  déclaration  d'indépendance,  il  lui  fit  sa- 
voir qu'il  n'entreprendrait  rien  dans  ce  but,  avant  qu'une 
manifestation  assez  générale  n'eût  lieu  dans  l'Est  pour 
donner  la  preuve  que  sa  réunion  à  la  République  pourrait 
s'effectuer  sans  effusion  de  sang,  comme  celle  du  Nord  et 
de  l'Artibonite  venait  de  s'accomplir.  11  congédia  Sylva,- 
en  le  chargeant  de  paroles  affectueuses  pour  ses  consti- 
tuans  c{u'il  invitait  à  préparer  les  esprits  à  ce  mouve- 
ment. 

De  retour  à  Santo-Domingo,  Sylva  lui  adressa  une  lettre 
en  date  du  8  janvier  1821,  pour  lui  dire  avec  quelle  sa- 
tisfaction ses  paroles  avaient  été  écoutées  de  ses  amis,  en 
apprenant  l'accueil  qui  lui  avait  été  fait  à  lui-même;  qu'ils 
allaient  s'occuper  du  projet  qu'ils  avaient  en  vue;  que 
bientôt  il  se  rendrait  au  Port-au-Prince,  porteur  d'une  dé- 
pêche qu'ils  se  proposaient  d'adresser  au  Président.  Enfin, 
Sylva  termina  sa  lettre  en  lui  donnant  connaissance  que 
d'après  des  avis  reçus  à  Santo-Domingo,  des  bâtimens  de 
guerre  français  arrivaient  déjà  à  la  Guadeloupe  et  à  la 
Martinique''. 

On  voit  que  l'éventualité  de  l'occupation  de  l'Est  excitait 
de  l'inquiétude  dans  les  esprits,  bien  que  dans  la  situation 


1  En  ce  moment  même,  le  brig  de  gnerre  franrais  le  Sylène,  commanda  par  M.  de 
Cnvillier,  était  mouillé  dans  la  baie  do  Samana.  La  frégate  tu  Duchesse  tVAngouh'me  ne 
tarda  pas  à  l'y  rpinplaecr.  Collo  pipsqii'ilc  était  lialiitéo  par  d'anciens  colons  do  Saiiit-Do- 
mineue. 


[1821]  CHAPITRE    I.  9 

OÙ  Ferdinand  VII  se  trouvait  alors,  cette  combinaison  entre 
lui  et  le  gouvernement  français  ne  pouvait  plus  s'eifectuer, 
si  toutefois  elle  avait  été  conçue. 

Presque  en  même  temps  que  J.-J.  de  Sylva,  le  commo- 
dore  Aury  était  venu  aussi  au  Cap-Haïtien  auprès  de  Boyer, 
pour  lui  proposer  :  «  d'aider  la  République  à  s'emparer  de 
»  la  partie  de  l'Est,  assurant  que  ce  pays  serait  bientôt  en 
»  proie  à  l'anarchie,  attendu  qu'un  petit  nombre  d'ambi- 
»  tieux,  s'opposant  au  vœu  de  la  population  entière,  pré- 
»  tendaient  y  organiser  une  république  indépendante  sous 
»  la  protection  de  la  Colombie  ^  »  Sa  proposition  avait 
été  rejetée  par  les  mêmes  motifs  énoncés  à  Sylva,  et  parce 
que  surtout  le  Président  ne  se  fût  jamais  prêté  au  con- 
cours d'aucun  étranger  dans  les  affaires  politiques  de  son 
pays. 

Quant  à  Aury,  on  peut  croire  qu'il  était  sincère  en  fai- 
sant sa  proposition,  et  qu'en  soufflant  l'esprit  d'indépen- 
dance dans  le  Nord-Est,  il  n'entendait  pas  conseiller  ses 
habitans  de  s'unir  à  la  Colombie.  Notre  opinion  à  ce  sujet 
se  fonde  sur  les  procédés  de  Bolivar  envers  lui,  aux  Cayes, 
qui  avaient  excité  son  juste  mécontentement,  et  sur  la  gé- 
nérosité de  ceux  de  Pétion  à  son  égard  ^.  Après  avoir  amené 
dans  cette  ville  les  fugitifs  de  la  Côte-Ferme,  il  avait  vu 
Bolivar  donner  le  commandement  de  la  flotille  à  Brion, 
pour  retourner  dans  leur  patrie.  Il  pouvait  donc  garder  du 
ressentiment  contre  Bolivar,  tandis  qu'il  éprouvait  pour  la 


1  Eitiait  de  la  brochure  publiée  en  1830  par  le  gouvernement  haïtien,  sur  la  réunion 
de  l'Est. 

2  Voyez  à  la  page  186  du  8e  volume  de  cet  ouvrage,  ce  que  Pétion  ordonna  en  sa  faveur. 
Anry  était  Frani^ais  et  ancien  contre-maître  dans  le  port  de  Toulon.  Les  autres  capitaines 
de  corsaires  placés  sous  ses  ordres  étaient  des  Français  également.  Ils  étaient  tous  des 
républicains,  désireux  de  propager  leurs  idées  dans  les  contrées  de  l'Amérique,  et  opposés 
à  la  restauration  des  Bourbons  en  France. 


10  ÉTUPES    SUR    t'HISTOIRE    d'hAÏTI. 

mémoire  de  Pétion  une  gratitude  qu'il  voulait  évidemment 
faire  rejaillir  sur  la  République. 

Cependant,  quoique  Boyereût  répondu  à  Sylva  et  à  Aury, 
qu'il  voulait  attendre  que  les  populations  de  l'Est  se  pro- 
nonçassent elles-mêmes  en  faveur  de  leur  incorporation  à 
la  République,  il  paraît  qu'il  jugea  qu'il  était  opportun 
de  disposer  les  esprits  à  ce  mouvement,  dans  les  com- 
munes les  plus  voisines  des  anciennes  limites  des  ci- 
devant  colonies  française  et  espagnole,  où  les  senti- 
mens  de  Cyriaco  Ramirez  étaient  le  plus  partagés,  en 
1808  et  1809.  Car,  pendant  qu'il  était  encore  dans  le  Nord, 
son  aide  de  camp,DésirDalmassy  (Isnardy),  chef  d'escadron, 
s'était  rendu  de  là  à  Hinche,  Banica,  Las  Matas,  Saint-Jean 
et  Azua,  muni  d'un  passe-port  du  Présidentpour  y  voyager. 
Cet  officier,  d'ailleurs,  était  depuis  longtemps  dans  l'habi- 
tude d'aller  dans  ces  localités,  à  cause  du  commerce  de 
bestiaux  qu'il  y  faisait;  il  apportait  du  numéraire  ou  des 
marchandises  du  Port-au-Prince,  qu'il  donnait  aux  habilans 
en  échange  des  bêtes  à  cornes  qu'ils  lui  vendaient.  Estimé 
d'eux  tous  et  des  commandans  de  ces  communes,  il  paraît 
qu'il  les  entretint  de  la  convenance,  même  de  la  nécessité 
de  leur  réunion  à  la  République,  pour  empêcher  l'établisse- 
ment d'un  autre  État  dans  la  partie  de  l'Est. 

Ces  paroles  furent  rapportées  au  général  Sébastien  Kin- 
delan,  gouverneurpour  l'Espagne,  qui,  plus  de  deux  années 
auparavant,  avait  si  bien  accueilli  à  Santo-Domingo  les 
envoyés  du  Président  d'Haïti.  C'était  un  vieux  militaire 
plein  d'honneur,  Irlandais  de  naissance  et  au  service  de 
l'Espagne  depuis  longtemps.  Dans  le  moment  où  d'autres 
rapports  lui  étaient  parvenus  de  divers  points  sur  l'agitation 
des  esprits  dans  cette  partie,  il  pensa  qu'il  ne  pouvait  s'abs- 
tenir de  s'adresser  à  Boyer,  pour  lui  demander  des  expli- 


[1821]  CHAPITRE    1.  H 

cations  sur  la  mission  vraie  ou  fausse  qu'on  attribuait  à  l'un 
des  aides  de  camp  du  Président  d'Haïti,  dont  il  n'avait 
jusque-là  jamais  soupçonné  aucune  intention  hostile  «  à  la 
»  colonie  espagnole.  » 

Sa  lettre,  datée  du  10  décembre  1820,  disait  au  Président  : 
qu'il  était  informé  par  diverses  voies  et  par  les  comman- 
dans  des  frontières,  notamment  celui  de  Las  Matas,  des 
propositions  séditieuses  qui  leur  avaient  été  faites  par  Désir 
Dalmassy,  et  qui  auraient  motivé  son  arrestation  immédiate, 
s'il  ne  leur  avait  pas  prescrit  antérieurement  d'user  de  tous 
les  moyens  pour  maintenir  la  bonne  intelligence  avec  la 
République,  ainsi  que  cela  existait  depuis  1 809  ;  que,  bien 
qu'il  aurait  pu  prendre  des  mesures  énergiques  dans  la  cir- 
constance, il  aimait  mieux  douter  que  cet  officier  haïtien 
eût  reçu  une  semblable  mission  dont  l'effet  serait  de  trou- 
bler la  tranquillité  publique  dans  l'Est,  et  qu'il  n'attribuait 
ses  paroles  qu'à  une  imprudence  personnelle  ou  à  la  fan- 
faronnade que  se  permettent  souvent  certains  militaires,  en 
apprenant  surtout  que,  sur  le  refus  qui  lui  avait  été  fait 
d'écouter  ses  séductions,  Dalmassy  avait  menacé  les  com- 
mandans  des  frontières  d'une  puissante  armée  qui  pourrait 
venir  les  y  contraindre  ;  que,  confiant  dans  les  principes 
libéraux  de  la  République  d'Haïti,  et  dans  ceux  de  son  Pré- 
sident personnellement,  qui  ne  permettaient  pas  de  supposer 
qu'il  aurait  employé  des  voies  aussi  tortueuses  pour  inquié- 
ter la  sécurité  des  habitans  de  l'Est,  et  qui  seraient  en 
même  temps  contraires  aux  premiers  élémens  du  droit 
des  gens,  il  croyait  devoir  espérer  de  la  part  du  Président 
la  même  bonne  foi  dans  sa  réponse,  qu'il  en  mettait  lui- 
même  dans  sa  demande,  afin  d'avoir  à  ce  sujet  une  expli- 
cation claire  et  catégorique* 
'    Kindelan  ajouta  :  qu'assuré  d'ailleurs  de  la  fidélité  des 


12  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    d'hAÏTI. 

habitans  de  l'Est,  il  s'abstiendrait  encore  de  toutes  mesures 
préventives.  Et  il  saisit  cette  occasion  pour  dire  à  Boyer, 
que  «  les  généraux,  organes  de  l'armée  et  du  peuple  du 
»  Nord-Ouest  d'Haïti  »  avaient  agi  en  conséquence  de  la 
bonne  harmonie  existante  entre  les  deux  territoires ,  en 
lui  donnant  connaissance  de  la  mort  de  Christophe,  en 
l'assurant  que  rien  ne  serait  changé  dans  les  relations  anté- 
rieures de  commerce  et  de  bon  voisinage,  en  sollicitant  enfin 
de  lui  de  leur  envoyer  quatre  prêtres  pour  desservir  des 
cures  vacantes  dans  le  Nord. 

Cette  dernière  partie  de  sa  dépêche  de  «  mise  en  de- 
))  meure  »  pouvait  piquer  le  Président  d'Haïti,  par  l'inten- 
tion qu'il  semblait  mettre  à  comparer  sa  conduite  à  celle 
des  généraux  du  Nord  ;  et  nous  n'en  donnons  ici  que  la  sub- 
stance, car  elle  était  très-longue. 

Le  Président  ne  pouvait  guère  avouer  la  mission  secrète 
qu'il  avait  donnée  à  Désir  Dalmassy,  d'après  le  plan  même 
qu'il  avait  adopté  pour  amener  la  réunion  pacifique  de  la 
partie  de  l'Est  à  la  République  :  en  pareil  cas,  tous  les  gou- 
vernemens  sont  forcés  d'opposer  une  dénégation  à  leur 
démarche.  Le  22  décembre,  de  retour  au  Port-au-Prince, 
Boyer  répondit  au  gouverneur  Kindelan  :  — qu'il  était  sur- 
pris du  contenu  de  cette  dépêche,  puisque  étant  assuré  de 
ses  principes  et  de  son  caractère,  le  gouverneur  devait  se 
persuader  qu'il  était  un  homme  fidèle  à  l'honneur  et  aux 
lois  de  son  pays.  A  ce  sujets  il  lui  cita  le  texte  de  l'art.  S  de 
la  constitution  d'Haïti,  disant  :  «  La  République  d'Haïti  ne 
»  formera  jamais  aucune  entreprise  dans  les  vues  de  faire 
M  des  conquêtes,  ni  de  troubler  la  paix  et  le  régime  inté- 
»  rieur  des  États  ou  des  îles  étrangères.  »  Puis  il  dit  au 
gouverneur  : 

«  Dans  le  siècle  éclairé  où  nous  vivons,  quand  toutes  les 


[1821]  CHAPITRE    I.  15 

i)  parties  du  monde  s'efforcent  d'opérer  des  révolutions 
)'.  libérales,  et  que  les  peuples,  anxieux  de  fixer  leur  pros- 
•)  périté,  se  communiquent  entre  eux  avec  la  rapidité  de 
»  l'éclair,  il  me  paraît  très-difficile,  pour  ne  pas  dire  im- 
»  possible,  aux  gouvernemens  de  réprimer  ceux  qui  vivent 
»  sous  leur  administration  et  qui,  par  la  parole  ou  de  toute 
»  autre  manière,  pensent  qu'ils  peuvent  chacun  examiner 
»  leur  sort  :  oe  qui  ne  nécessite  point  parmi  eux  des  sédiic- 
»  leurs.  Depuis  de  longues  années,  le  chef  d'escadron  Désir 
n  Dalmassy  fait  le  commerce  avec  la  partie  espagnole  où, 
))  pour  ses  affaires  personnelles,  il  réside  plus  fréquemment 
1)  que  dans  la  République.  Il  est  vrai  qu'il  voyage  toujours  ■'ï^f/ 
»  avec  le  passeport  du  gouvernement,  ce  qu'exige  une 
»  bonne  police  et  ce  qui  est  d!un  usage  commun;  mais  il 
»  n'est  pas  le  seul  envers  qui  cette  règle  ait  été  pratiquée. 
))  Il  ri  a  jamais  été  chargé  d'aucune  mission,  et  je  l'ai  toujours 
1)  trop  connu  comme  un  citoyen  prudent,  pour  croire  qu'il 
»)  ait  pu  agir  d'une  manière  aussi  inconséquente.  Je  ne 
')  trouve  donc  pas  de  raison ,  monsieur  le  général,  pour 
»  qu'il  soit  qualifié  de  séducteur.  Si  j'aimais  à  prêter  l'o- 
»  reille  à  de  semblables  insinuations,  à  des  réclamations, 
»  et  que  j'eusse  voulu  diriger  des  entreprises  pour  porter 
')  la  perturbation  dans  la  partie  espagnole,  il  y  a  très-long- 
»  temps  sans  doute  qu'elle  aurait  été  troublée;  car  Votre 
»  Excellence  a  assez  d'expérience  pour  être  certain,  qu'au- 
»  tant  là  que  partout  ailleurs,  il  y  a  des  hommes  qui  aiment 
»  à  jouir  de  la  liberté  des  innovations.  Je  conclus  en  assu- 
»  rant  Votre  Excellence  que  je  ne  désire  d'autres  titres 
»  que  ceux  de  consolateur  des  opprimés  et  de  pacificateur, 
»  et  que  mon  épée  ne  dirigera  jamais  des  armées  pour  faire 
M  des  conquêtes  ensanglantées.  » 
Cette  réponse  de  Boyer  fut  ce  qu'il  fallait  dans  la  cir- 


14  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

constance,  pour  ne  pas  effaroucher  Kindelan.  Le  texte  de 
l'art.  5  de  notre  constitution  parlait  «  des  États  ou  des  îles 
étrangères.  »  Le  territoire  de  l'Est  d'Haïti,  bien  que  rétro- 
cédé par  la  France  à  l'Espagne,  ne  constituait  ni  un  État  ni 
une  île  étrangère,  il  était  tout  au  plus  une  colonie,  et  ce  mot 
ne  se  trouvait  pas  dans  cet  article.  D'ailleurs,  l'art.  40  re- 
nouvela les  dispositions  des  constitutions  antérieures  qui 
comprenaient  dans  le  territoire  de  la  République,  «  toute 
»  l'île  d'Haïti  et  les  îles  adjacentes  qui  en  dépendent.  » 
En  niant  que  Désir  Dalmassy  eût  été  chargé  d'une  mission, 
le  Président  fit  bien  de  défendre  l'honneur  de  ce  brave  offi- 
cier, qualifié  de  séducteur  par  Kindelan,  qui  ne  voulut  pas, 
sans  doute,  employer  le  terme  d'émissaire.  Enfin,  Boyer 
lui  donnait  sufTisamment  à  entendre  qu'il  ne  dépendait  que 
de  lui  de  pénétrer  dans  l'Est  à  la  tête  d'une  armée,  et  ce, 
sur  les  propositions  qu'il  avait  reçues  des  habifans  eux- 
mêmes,  mais  qu'il  ne  le  ferait  qu'à  titre  de  pacificateur. 
C'était  fixer  ses  intentions  par  rapport  à  ceux  qui,  à  Santo- 
Domingo  même,  sous  les  yeux  du  gouverneur,  travaillaient 
en  vue  de  la  réunion. 

Et  le  gouverneur  entra  dans  cette  pensée  sans  le  vouloir. 
Quoi  qu'il  disait  dans  sa  dépêche,  au  sujet  des  mesures 
énergiques  qu'il  pourrait  prendre  à  l'égard  de  la  Répu- 
blique, il  savait  bien  qu'il  n'avait  point  de  troupes  à  opposer 
à  notre  vaillante  et  nombreuse  armée;  et  il  connaissait  trop, 
sans  doute,  l'agitation  des  esprits  dans  l'Est,  pour  ne  pas 
prévoir  des  défections  parmi  les  populations,  s'il  prenait 
une  attitude  hostile,  telle,  par  exemple,  que  d'interdire 
toutes  relations  de  commerce  avec  les  Haïtiens.  Dans  sa  si- 
tuation, il  se  borna  à  publier  une  proclamation,  le  10  jan- 
vier, adressée  «  aux  fidèles  Dominicains,  »  et  dans  laquelle 
il  inséra  sa  dépêche  au  Président  d'Haïti  et  la  réponse  qu'il 


[1821]  CHAPITRE    I.  45 

en  avait  reçue  ^  Cet  acte  était  destiné  à  leur  prouver  que 
Boyer  était  loin  de  concevoir  le  projet  qu'on  lui  supposait 
et  dont  le  gouverneur  était  informé  dès  le  5  décembre  1 820, 
puisque  le  Président  désavouait  la  prétendue  mission  de 
Désir  Dalmassy;  et  il  employait  à  l'égard  de  ses  adminis- 
trés tous  les  raisonnemens  propres  à  les  persuader  que 
leur  devoir  était  de  maintenir  leur  fidélité  envers  l'Espagne. 
En  le  terminant,  Kindelan  leur  disait  de  se  garder  des  in- 
trigans  qui,  parmi  eux,  semaient  des  bruits  mensongers 
dans  le  but  de  troubler  leur  repos  et  leur  tranquillité; 
qu'en  les  signalant  à  leur  indignation,  il  aimait  mieux  ne 
pas  chercher  à  les  connaître  pour  punir  leurs  crimes, 
«  comme  fit  César  en  jetant  au  feu  les  papiers  de  Pompée, 
»)  après  l'avoir  défait  à  Pharsale.  » 

Mais  César  était  à  la  tête  d'une  armée  victorieuse,  et  Kin- 
delan n'avait  pas  mille  soldats  sous  ses  ordres.  La  dépêche 
de  Boyer,  qu'il  publia,  valait  plus  que  l'armée  de  la  Répu- 
blique, dans  la  situation  où  se  trouvaient  les  populations 
de  l'Est,  dont  l'esprit  était  agité  par  les  diverses  causes  men- 
tionnées ci-dessus.  Quelques  mois  après,  ce  vieux  gouver- 
neur, qui  était  honoré  de  ses  administrés  pour  son  carac- 
tère personnel  et  ses  anciens  services,  fut  remplacé  par  un 
autre  envoyé  d'Espagne  :  c'était  le  général  Pascual  Real, 
moins  âgé  et  vrai  «  militaire  d'antichambre,  )  a-t-on  dit 'de 
lui.  La  métropole  lui  confia  une  autorité  qu'elle  ne  pouvait 
plus  maintenir  elle-même  dans  la  plus  ancienne  de  ses  pos-  ^, 
sessions  en  Amérique.  '    .^<^^2Çi;- 

\  J'ai  ti'oavé  ces  pièces  claus  les  archives  du  palais  uatioual  de  Saûto-Doiniugo.  Kindelan 
adressa  sa  proclamation  aux  Fieles  Dominicanos  :  de  là,  le  uom  de  Dominicains,  donné 
aiix  citoyens  de  l'Est,  de  celui  de  cette  ville  qui  vent  dire  Saint  IJominii/ue,  patron  du 
père  de  C.  Colomb.  On  dit  (jaelquefois  Domingois,  en  parlant  d'eux;  mais  cette  appellation 
pourrait  tont  au  plus  convenir  aux  seuls  habitans  de  Santo-Doniingo, 


16  ÉTUDES    SLR    LHISTOIRE    d'hAÏTI. 

Nous  nous  bornons  à  ces  préliminaires,  pour  reprendre 
ce  sujet  après  avoir  parlé  d'autres  faits  non  moins  impor- 
tans. 


En  effet,  si  dans  la  partie  de  l'Est  d'Haïti  les  esprits  s'a- 
gitaient par  diverses  causes,  dans  sa  partie  occidentale  les 
citoyens  de  deux  départemens  éprouvaient  aussi  une 
certaine  inquiétude,  par  l'effet  de  l'ambition  et  du  dépit  or- 
gueilleux de  quelques  généraux  qui  avaient  servi  aveuglé- 
ment le  cruel  despotisme  de  Christophe,  C'était  dans  l'Arti- 
bonite  et  dans  le  Nord  que  ces  hommes  d'un  régime  odieux 
aux  populations  essayèrent,  par  leurs  intrigues,  de  troubler 
la  tranquillité  publique,  dans  des  vues  absolument  per- 
sonnelles. 

Le  dernier  chapitre  du  précédent  volume  de  cet  ouvrage 
contient  la  dépêche  que  le  général  Richard  et  trois  autres 
adressèrent  au  Président  d'Haïti,  le  19  octobre  1820,  et  où 
ils  manifestèrent  l'intention  de  constituer  un  Etat  distinct 
de  la  République,  qui  eût  eu  les  mêmes  limites  que  le 
royaume  de  Christophe.  C'était  encore  ce  projet  que  re- 
prenaient en  sous-œuvre,  Richard,  Romain  et  leurs  adhé- 
rens.  Le  Président  était  à  peine  retourné  au  Port-au-Prince, 
que,  le  29  décembre,  le  général  Magny  lui  adressait  une 
lettre  pour  lui  dénoncer  ces  généraux  comme  ourdis- 
sant des  trames  à  cet  effet.  Profitant  de  sa  position  de  com- 
mandant de  la  place  du  Cap-Haïtien,  Richard  était  celui  qui 
se  mettait  le  plus  en  évidence  pour  égarer  l'esprit  des  trou- 
pes du  Nord  et  des  populations.  De  concert  avec  ses  com 
plices,  il  comptait  surtout  sur  le  concours  qu'ils  trouveraient 
dans  les  1^'"  et  S**  régimens  d'infanterie,  cantonnés  au  Cap. 
Ils  saisirent  l'occasion  de  l'apparition,  devant  le  port,  des 


[1821]  CHAPITRE    I.  17 

deux  frégates  françaises,  les  24  et  25  novembre,  de  l'échange 
de  la  correspondance  qui  avait  eu  lieu  entre  l'amiral  Du- 
perré  et  le  Président,  pour  répandre  le  bruit  «  que  Boyer 
»  allait  livrer  le  pays  aux  Français.  »  Ils  le  firent  égale- 
ment répandre  dans  tout  l'Artibonite  comme  dans  le  Nord, 
en  se  ménageant  des  intelligences  avec  les  généraux  Joseph 
Jérôme  et  Dossous,  qui  étaient  aux  Gonaïves;  —  Victor 
Toby,  à  la  Petite-Rivière;  —  Bazin,  aux  Verrettes,  —  et  le 
colonel  Paulin,  à  Saint-Marc. 

Dans  le  plan  de  cette  vaste  conspiration,  le  mouvement 
devait  se  manifester  en  même  temps  dans  tous  ces  lieux  et 
dans  la  ville  du  Cap-Haïtien;  et,  s'il  réussissait  au  gré  dès 
désirs  coupal^les  des  conspirateurs,  Romain  eût  été  pro- 
clamé le  chef  du  nouvel  État,  ainsi  qu'ils  se  l'étaient  pro- 
posé après  la  mort  de  Christophe  :  ils  auraient  repris  leurs 
titres  de  noblesse  pour  organiser  leur  gouvernement  aristo- 
cratique ou  monarchique.  Il  fallait  vraiment  qu'ils  fussent 
bien  aveugles  pour  ne  pas  reconnaître  l'inanité  d'un  tel 
dessein  ! 

Informé  de  ces  trames  par  le  général  Magny,  le  Président 
dut  se  borner  à  donner  ses  instructions  au  divers  comman- 
dans  d'arrondissemens  pour  surveiller  les  conspirateurs  ; 
et  puisqu'ils  persistaient  à  concevoir  des  vues  aussi  perfides, 
malgré  l'oubli  du  passé  proclamé  par  le  gouvernement  et 
le  maintien  de  chacun  dans  son  rang  et  ses  qualités,  il  fallait 
les  laisser  se  manifester  par  des  actes  qui  autorisassent  leur 
juste  et  inflexible  punition.  Au  Cap -Haïtien  se  trouvaient 
toujours  les  10''et2i'régimens  d'infanterie  sous  les  ordres 
du  général  Bergerac  Trichet,  très-capable  de  seconder 
Magny  contre  toute  tentative  des  T'  et  2''régimens  de  cette 
ville;  et  à  Saint-Marc,  le  Président  avait  laissé  la  plus 
grande  partie  du  i'^''  régiment  d'artillerie.  Mais,  ce  qui  de- 


18  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

vait  le  rassurer  contre  les  projets  des  factieux,  c'était  le  bon 
esprit  des  troupes  du  Nord  et  de  l'Artibonite,  en  général, 
et  des  populations  des  campagnes  qui  gagnaient  tant  déjà 
au  changement  survenu,  depuis  que  la  constitution  de  la 
République  eut  été  publiée  au  Cap  et  dans  toutes  les  com- 
munes; c'était  encore  l'effet  produit  sur  les  esprits  par  la 
distribution  des  nombreuses  concessions  de  terrains  aux 
vieux  militaires  renvoyés  du  service,  aux  officiers  de  tous 
grades,  par  la  répartition  équitable  faite  aux  cultivateurs 
d'une  portion  des  denrées  qui  existaient  sur  les  biens  pos- 
sédés par  Christophe  ou  dans  les  magasins  de  l'État;  enfin, 
c'était  le  régime  républicain,  tout  de  douceur  et  de  bonté, 
substitué  aux  rigueurs  de  la  tyrannie. 

Après  avoir  solennisé  la  fête  nationale  de  l'indépendance, 
à  la  capitale,  comme  cela  eut  lieu  dans  toutes  les  communes, 
le  Président  d'Haïti  avait  ordonné,  le  10  janvier,  qu'une 
revue  généralede  l'armée  fût  passée  pour  recevoir  un  mois  de 
solde  ;  et  le  12,  il  rendit  un  arrêté  pour  mettre  en 
vente,  dans  les  départemens  de  l'Artibonite  et  du  Nord, 
les  anciennes  habitations  sucreries  abandonnées,  les  em- 
placemens  non  bâtis  des  villes  ou  bourgs  et  les  salines 
de  l'État,  conformément  aux  règles  administratives  déjà 
établies  dans  la  République.  Ainsi,  l'armée  qui  venait  de 
se  soumettre  à  ses  lois,  les  militaires  et  les  citoyens  qui 
voulaient  concourir  à  devenir  propriétaires,  tous  trouvaient 
satisfaction  dans  leurs  intérêts,  par  V égalité  qui  régnait  à 
côté  de  la  liberté,  —  ces  deux  droits  étant  garantis  par  la 
propriété. 

Mais  les  conspirateurs  ne  pouvaient  comprendre  toutes 
ces  choses.  Se  croyant  toujours  puissans  sur  l'esprit  des 
hommes  qu'ils  avaient  vus  si  soumis  à  leur  autorité  sous  le 
régime  déchu,  ils  résolurent  de  mettre  leur  projet  à  exéci> 


[1821]  CHAPITRE    I.  19 

tion  vers  la  lin  de  février,  et  ce  fut  à  Saint-Marc  même 
qu'ils  prirent  cette  audacieuse  initiative,  — dans  cette  ville 
qui  avait  donné  le  signal  de  l'insurrection  qui  contraignit 
Christophe  au  suicide,  avec  le  même  8"  régiment  qui  en 
avait  arboré  l'étendard  !  Tout  contribuait  à  fortifier  leur  pré- 
somptueuse espérance  d'y  réussir.  C'était  à  cause  des  sé- 
vices exercés  contre  le  colonel  Paulin,  que  ce  régiment 
s'était  soulevé.  Replacé  à  sa  tête  en  la  même  qualité,  quand 
son  jeune  frère  Toby  avaix  passé  du  grade  de  sous-lieu- 
tenant à  celui  de  général  de  brigade,  Paulin  ne  pouvait 
endurer  cette  situation;  il  gagna  à  son  projet  des  militaires 
de  ce  corps  et  s'imagina  que  tous  suivraient  leur  exemple. 
Le  meurtre  et  surtout  le  pillage  étaient  l'appât  qu'il  mon- 
trait en  perspective,  de  même  que  tous  ses  complices,  pour 
entraîner  les  soldats  et  les  campagnards  \ 

Or,  à  la  mi-février,  le  général  Bonnet  quitta  Saint-Marc 
et  se  rendit  au  Port-au-Prince  pour  quelques  affaires  per- 
sonnelles :  cet  arrondissement  et  tous  les  quartiers  voisins 
dans  l'Artibonite,  lui  paraissaient  en  parfaite  tranquillité  ^. 
Il  y  laissa  le  général  Marc  Servant  que  secondaient,  comme 
adjudans  de  place,  l'adjudant-général  Constant  Paul  et  le 
colonel  Saladin.  A  peine  était-il  parti,  que  Marc  Servant 
tomba  malade. 

Le  moment  parut  propice  au  colonel  Paulin  pour  son 
projet.  Il  se  manifesta  par  des  propos  tenus  publiquement 


1  Paulin  était  détenu  à  la  citadelle  Henry,  quand  survint  la  révolution  du  8  octobre  ; 
il  y  avait  pris  de  grosses  sommes,  en  même  temps  que  les  généraiis  du  Nord.  Cet  argent 
loi  servit  à  gagner  ses  complices. 

2  Je  me  trouvais  accidentellement  à  Saint-Marc  quand,  huit  jours  avant  que  la  conspira- 
tion y  éclatât,  J.-B.  Béranger,  r.evenant  de  la  Petite-Rivière,  déclara  en  ma  présence,  au 
général  Bonnet,  qu'il  se  tramait" une  conspiration  dont  il'ne  pouvait,  à  la  vérité,  nommer 
les  auteurs.  Bonnet  n'y  ajouta  pas  foi,  par  ce  motif;  et  il  partit  le  lendemain,  pour  le 
Poit-aiT-Prince.  Un  vieux  noir,  oncle  de  Béranger,  lui  avait  seulement  dit  de  qiiitter 
Petite-Rivière  et  de  s'y  rendre  aussi,  parce  qu'il  se  tenait  des  propos  qui  n'étaieutpas  rassu 


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20  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

au  8*  régiment;  mais  ce  corps  ne  put  être  entraîné  tout 
entier  dans  la  révolte,  parce  que  le  chef  de  bataillon  Guil- 
laume exerçait  sur  lui  une  influence  dont  Paulin  ne  se 
doutait  pas.  Guillaume  était  un  officier  que  -les  généraux 
Bonnet  et  Marc  Servant  distinguaient  parmi  tous  les  autres  : 
il  entrava  le  projet  de  son  colonel. 

Le  général  Marc  s'empressa  d'aviser  le  Président  et  le 
général  Bon  net  de  la  situation  des  choses.  Bonnet  eut  ordre 
de  repartir  immédiatement  pour  se  rendre  à  Saint-Marc,  et 
le  Président  lui  donna  un  détachement  de  sa  garde  à  che- 
val pour  l'escorter. 

Pendant  qu'il  était  en  route,  avisé  de  nouveaux  faits  de 
Paulin,  Marc  Servant  manda  ce  dernier  chez  lui,  au  bureau 
de  la  place,  ne  pouvant  sortir  même  de  sa  chambre,  à  cause 
de  sa  maladie.  Paulin  y  vint  avec  d'autant  plus  d'assurance 
qu'il  savait  ce  général  alité.  Il  dut  donc  entrer  dans  sa 
chambre  pour  le  voir.  Sur  les  interpellations  de  Marc  Ser- 
vant, par  rapport  aux  propos  qu'il  continuait  à  tenir  au 
8*  régiment,  et  aux  faits  qui  décelaient  ses  intentions,  il  lui 
répondit  avec  arrogance.  Ce  général  avait  ses  armes  sur 
une  table  placée  à  côté  de  son  lit  :  il  saisit  un  de  ses  pisto- 
lets, et  Paulin  se  précipita  vers  la  porte  de  sortie.  Le  coup 
partit  et  la  balle  ne  l'atteignit  pas. 

Échappé  à  ce  danger,  Paulin  courut  chez  lui  en  poussant 
le  cri  :  Aujo  armes!  dans  les  rues  de  Saint-Marc.  Il  avait  en 
sa  demeure,  outre  la  garde  ordinaire  affectée  aux  drapeaux 
du  régiment  qui  s'y  trouvaient,  tous  les  militaires  de  ce 
corps  qui  voulaient  le  soutenir  dans  sa  révolte.  Mais  le 
chef  de  bataillon  Guillaume  amena  les  autres  au  bureau  de 
la  place,  et  l'arsenal,  point  essentiel  en  pareil  cas,  était 
gardé  par  la  portion  du  l"  régiment  d'artillerie  du  Port- 
yu-Prince. 


[1821]  CHAPITRE    I.  21 

La  conduite  que  tint  l'adjudant-général  Constant  Paul 
en  celte  circonstance  répondit  à  tous  ses  antécédens  :  il 
contribua  à  maintenir  ces  troupes  dans  leur  devoir.  Agis- 
sant av.ec  la  résolution  qu'exigeait  la  rébellion  de  Paulin, 
le  général  Marc  ordonna  au  chef  de  bataillon  Guillaume 
d'aller  opérer  son  arrestation  avec  les  militaires  du  8^  ré- 
giment qui  lui  obéissaient;  car  il  ne  fallait  pas  laisser  à  ce 
conspirateur  le  temps  de  penser  qu'on  le  redoutait. 

En  paraissant  devant  la  maison  occupée  par  Paulin, 
Guillaume  le  vit  sous  la  galerie  de  la  rue,  entouré  de  ceux 
sur  qui  il  comptait  le  plus.  Le  chef  de  bataillon  le  somma 
de  se  rendre  à  discrétion  aux  ordres  du  général  qui  com- 
mandait provisoirement  l'arrondissement,  et  il  ordonna 
aux  militaires  du  8^  de  se  disperser.  Mais  Paulin  se  mit  en 
devoir  de  résister.  Alors  Guillaume  enjoignit  à  sa  troupe  de 
faire  feu  sur  lui  et  sur  ceux  qui  l'appuyaient;  il  tomba 
blessé  mortellement  de  plusieurs  balles,  et  les  autres  se  dé- 
bandèrent. Le  général  Marc  le  fit  porter  à  l'hôpital  mili- 
taire pour  y  être  soigné  :  il  eût  été  jugé  après  sa  guérison, 
mais  peu  d'heures  s'écoulèrent  quand  il  mourut  des  suites 
de  ses  blessures. 

Cette  fin  du  coupable  Paulin,  tombant  sous  les  balles 
du  8^  régiment  qui  s'était  révolté  contre  la  tyrannie  de 
Christophe,  à  cause  de  son  colonel,  est  un  de  ces  enseigne- 
mens  qui  se  produisent  souvent  dans  la  vie  des  peuples. 
Les  hommes  qui  aspirent  à  jouer  un  rôle  politique  doivent 
se  pénétrer  de  la  nécessité  de  marcher  d'accord  avec  l'o- 
pinion publique,  de  la  situation  réelle  de  leur  pays,  pour  ne 
pas  devenir  victimes  de  leur  ambition.  Paulin  ne  put  com- 
prendre que  le  système  du  Nord  s'était  évanoui  devant  la 
majesté  de  la  République! 

La  rébellion  était  vaincue  à  Saint-Marc.  Le  chef  d'es- 


22  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

cadron  Belzunce,  ancien  aide  de  camp  de  Christophe,  qui 
y  était  arrivé  du  Cap-Haïtien  pour  la  décider,  fut  arrêté  par 
ordre  du  général  Marc  qui  F  envoya  au  Port-au-Prince,  en 
le  dénonçant  comme  complice  de  Paulin  et  des  autres  cons- 
pirateurs. Quand  le  général  Bonnet  arriva  à  Saint-Marc, 
son  lieutenant  avait  donc  maîtrisé  la  situation.il  s'em- 
pressa de  nommer  Guillaume  colonel  du  S%  que  ce  brave 
officier  avait  maintenu  dans  la  fidélité  au  gouvernement,  et 
le  Président  d'Haïti  confirma  cette  judicieuse  promotion. 
Bonnet  prit  d'ailleurs  toutes  les  mesures  militaires  et  poli- 
tiques qui  pouvaient  rétablir  l'ordre  matériel  et  moral  dans 
Saint-Marc,  et  dans  la  plaine  de  l'Artibonite  qui  était  en- 
core agitée. 

En  effet,  à  la  Petite-Rivière,  le  général  Victor  Toby,  se- 
condant son  frère  Paulin,  avait  remué  les  populations  de 
cette  commune,  d'accord  avec  le  général  Bazin,  qui  avait 
voulu  produire  le  même  résultat  dans  celle  des  Verrettes  ; 
mais  leurs  manœuvres  échouèrent  par  la  vigilance  du  vieux 
^  général  Cottereaux.  Et  aussitôt,  par  ordre  du  Président,  le 
général  Benjamin  Noël  arriva  sur  les  lieux  avec  le  10^  ré- 
giment de  Mirebalais  :  il  y  fit  exécuter  sommairement 
Bazin,  qui  tenta  d'embaucher  ce  corps;  et  en  arrêtant  Vic- 
tor Toby,  il  l'envoya  sous  escorte  à  Saint-Marc  où  cet  ac- 
cusé fut  jugé,  condamné  à  mort  et  exécuté. 

Aux  Gonaïves,  les  conspirateurs  avaient  réussi  dans  leurs 
desseins.  Les  généraux  Joseph  Jérôme  et  Dessous,  secon- 

"fiw^'^clés  du  colonel  Cazimir  Noël,  du  chef  de  bataillon  Jean- 
Charles  Diane,    et  du    capitaine   Pierre-Louis  Douzième, 

L^/itA.  pervertirent  l'esprit  du  25"  régiment  de  cette  ville  et  des 
populations  circonvoisines  jusqu'à  Terre-Neuve,  où  com- 
mandait le  colonel  Ignace,  en  leur  promettant  le  pillage 
des  Gonaïves.  Aucune  troupe  de  l'Ouest  ou  du    ud  ne  se 


[1821]  CHAPITRE    1.  23 

trouvant  là  avec  lui,  le  général  Francisque  ne  put  maî- 
triser la  rébellion,  dont  il  ne  fut  pas  même  averti  au  mo- 
ment où  elle  allait  se  consommer.  Renfermé  dans  sa  mai- 
son avec  ses  aides  de  camp,  quelques  autres  officiers  fidèles 
et  ses  guides,  il  subit  l'influence  de  son  entourage,  qui  le 
porta  à  proposer  aux  rebelles  de  les  laisser  s'embarquer 
pour  se  rendre  au  Port-au-Prince,  ce  qui  fut  accepté;  et 
ils  partirent,  laissant  la  ville  au  pillage  de  la  soldatesque  et 
des  campagnards,  que  les  chefs  révoltés  ne  purent  plus 
diriger,  parce  qu'ils  pillaient  aussi''. 

Au  Cap-Haïtien,  dès  le  25  février,  le  général  Magny 
avait  opéré  l'arrestation  du  général  Richard,  du  colonel 
Henry  Cimetière,  et  du  capitaine  Dominique,  des  carabi- 
niers de  la  garde.  Il  les  fit  embarquer  sur  un  garde-côtes  de 
l'État  qui  les  amena  au  Port-au-Prince;  une  dénonciation 
formelle  de  conspiration  contre  la  sûreté  intérieure  de  la 
République  fut  adressée  au  Président  d'Haïti  contre  eux. 
Aussitôt  leur  arrivée  en  cette  ville,  le  1"  mars,  un  conseil 
militaire  spécial,  présidé  par  le  général  de  division  Gédéon, 
fut  formé  pour  juger  Jean-Pierre  Richard,  et  l'instruction 
du  procès  commença  :  les  autres  et  Belzunce,  envoyés  de 
Saint-Marc,  furent  traduits  par-devant  la  commisson  mili- 
taire permanente,  présidée  par  le  colonel  Aquerre.  Les 
quatre  accusés  furent  condamnés  à  la  peine  de  mort,  dans 
la  journée  du  4  mars,  et  exécutés  le  lendemain  ^. 

1  En  arrivant  au  Port-au-Prince,  le  Lrave  Francisque,  toujours  influencé  par  son  en- 
tourage, se  rendit  immédiatement  avec  ses  officiers  à  l'éj/lise,  pour  prier  et  remercier 
Dieu  de  les  avoir  sauvés  de  la  mort  :  il  n'alla  auprès  de  Boyer  qu'après  avoir  rempli  cet 
acte  de  dévotion.  Le  Président  d'Haïti  fut  excessivement  irrité  de  ce  fait;  il  jugea  avec 
raison  que  le  devoir  in  militaire  passait  avant  celui  du  chrétien  en  une  telle  circonstance  ; 
et  Francisque,  disgracié,  dut  se  retirer  auï  Cayes,  après  avoir  entendu  des  paroles  sévères 
du  chef  de  l'État. 

2  Richard  montra  une  faiblesse  inconcevable,  en  allant  au  supplice;  il  fallut  le  faire 
soutenir  par  deux  hommes  pour  Fy  conduire.  Il  avait  été  cependant  un  brave  militaire  à 
la  guerre! 


21  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

Pour  opérer  l'arrestation  de  Richard,  le  général  Magny 
avait  été  utilement  secondé  par  les  généraux  B.  Trichet, 
ayant  sous  ses  ordres  les  10^  et  24*^  régimens,  Prophète 
Daniel  et  Sainte-Fleur,  exerçant  le  haut  commandement 
des  carabiniers  de  la  garde,  et  Nord  Alexis,  qui  n'était 
pas  moins  influent  sur  ce  corps  formé  des  anciens  chevau- 
légers  de  Christophe'.  Magny  eut  la  judicieuse  pensée, 
alors,  de  confier  le  commandement  de  la  place  du  Cap- 
Haïtien  à  Nord  Alexis,  qui  était  l'homme  le  plus  propre  à 
cet  office  :  son  choix  fut  ratifié  par  le  Président.  Tous  les 
autres  arrondissemens  du  Nord  furent  maintenus  dans  la 
tranquillité,  par  les  soins  des  généraux  qui  les  comman- 
daient. 

Romain  était  bien  connu  pour  être  le  chef  de  la  faction 
qui  voulait  le  bouleversement  de  ce  département  et  de 
l'Artibonite;  mais,  comme  il  agissait  dans  l'ombre  et  qu'il 
était  le  plus  ancien  général  dans  cette  partie;  qu'il  y  avait 
de  l'influence,  surtout  sur  les  I^'"  et  2'  régimens  d'infan- 
terie, et  celui  d'artillerie  du  Cap  :  pour  éviter  une  lutte 
sanglante  dans  cette  ville,  Magny  temporisa  jusqu'à  l'ar- 
rivée du  Président,  qui  devait  s'y  rendre.  Cependant,  vers 
la  fin  de  mars,  il  se  vit  forcé  de  lui  signifier  de  garder  les 
arrêts  dans  sa  propre  maison  2, 

Le  pillage  auquel  la  ville  des  Gonaîves  fut  livrée,  avait 
•désorganisé  là  révolte  des  généraux  J.  Jérôme  et  Dossous  ; 
les  militaires  du  25'  régiment  s'étaient  débandés  pour  al- 
ler mettre  en  sûreté  leur  butin  dans  la  plaine  et  les  mon- 
tagnes avoisinantes,  en  apprenant  la  répression  de  la  ré- 
volte à  Saint-Marc  et  aux  Verrettes.  Ces  généraux  et  leurs 


1  Les  carabiniers  étaient  commandés  parle  colonel  Bienairaé. 

2  Le  général  Magny  pnblia  dans  ces  circonstances  une   adresse  ù  l'armée  dn  Nord,  (iiii 
servit  beaucoup  à  fixer  la  fidélité  de  ces  troupes  :  il  en  était  si  respecté'. 


[18211  CHAPITRE    I.  25 

complices  ne  pouvaient  donc  plus  soutenir  aucune  lutte, 
lorsque,  d'ailleurs,  la  conspiration  avait  échoué  aussi  au 
Cap-Haïtien. 

Le  général  Bonnet,  apprenant  la  situation  des  Gonaïves, 
s'y  porta  avec  les  troupes  de  Saint-Marc.  Les  conspirateurs 
s'enfuirent  à  son  approche,  se  jetant  dans  les  bois  pour 
échapper  au  glaive  de  la  justice.  Mais  bientôt.  Dessous  fut 
arrêté  par  les  mêmes  soldats  du  25'  régiment  qui  revin- 
rent successivement  aux  Gonaïves,  se  soumettre  à  l'auto- 
rité du  gouvernement.  Bonnet  ayant  proclamé  une  amnis- 
tie en  faveur  des  inférieurs.  Il  envoya  Dossous,  e  quelques 
autres  officiers  qui  s'étaient  le  plus  compromis,  à  Saint- 
Marc,  où  ce  général,  et  quelques-uns  d'entre  eux  furent 
jugés,  condamnés  à  mort  et  exécutés.  Peu  de  jours  après, 
on  apprit  que  Joseph  Jérôme,  Cazimir  Noël  ou  Dubé- 
dou,  etc.,  s'étaient  suicidés  dans  les  lieux  où  ils  se  te- 
naient cachés.  La  tranquillité  fut  parfaitement  rétablie 
tlans  l'arrondissement  des  Gonaïves  comme  dans  celui  de 
Saint  Marc,  par  les  mesures  intelligentes  que  prit  le  géné- 
ral Bonnet,  et  la  fermeté  qu'il  déploya  dans  ces  circons- 
tances. 

Le  8  mars,  le  Président  d'Haïti  publia  une  proclamation 
datée  du  Port-au-Prince ,  à  l'occasion  des  événemens  qui 
venaient  de  se  passer.  Il  les  attribua  à  l'ambition  des 
hommes  qui  les  avaient  fomentés  : 

«  Esclaves  orgueilleux  de  Christophe,  dit-il,  des  hom- 
»  mes  qui  se  consolaient  de  l'abaissement  honteux  où  il 
»  les  tenait,  en  faisant  gémir  à  leur  tour,  leurs  trop  infor- 
»  tunés  concitoyens  sous  le  poids  de  la  plus  avilissante  op- 
»  pression,  ces  hommes  ne  virent  qu'avec  une  sorte  d'hor- 
»  reur  le  changement  heureux  qui  anéantissait  leurs  titres, 
»  leurs  privilèges^,  et  mettait  fin  à  leur  despotisme   féo- 


--v^^ 


A 


26  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

»  dal.  Ils  n'envisageaient  qu'avec  répugnance  et  dédain  ce 
»  système  bienfaisant  d'égalité  qui  les  plaçait,  devant  la 
»  loi,  sur  la  même  ligne  que  ceux  qu'ils  s'étaient  habitués 
»  à  regarder  au-dessous  d'eux...  » 

On  ne  pouvait  mieux  caractériser  cette  entreprise  au- 
dacieuse et  coupable  des  factieux;  ils  n'avaient  d'autre 
but  que  de  ressaisir  le  pouvoir,  de  dominer  despotique- 
ment  leurs  semblables,  dans  leur  projet  de  reconstitution 
d'un  État  distinct  de  la  République,  avec  les  territoires  de 
l'ancien  royaume  de  Christophe;  ils  auraient  conservé 
leurs  titres  de  noblesse,  pour  aboutir  ensuite  à  une  monar- 
chie «  horriblement  absolue.  » 

Dans  sa  proclamation,  le  Président  se  plut  à  rendre  jus- 
tice au  patriotisme,  au  courage,  à  la  conduite  digne  d'é- 
loges des  généraux  Magny,  Marc  Servant,  Bonnet,  B.  Noël 
et  Constant  Paul.  Deux  jours  après,  il  en  émit  une  autre 
pour  proroger  jusqu'au  1*'  août  suivant,  la  session  légis- 
lative, dont  l'ouverture  était  prescrite  au  1*^'  avril,  attendu' 
qu'il  était  dans  la  nécessité  de  se  porter  dans  les  départe- 
mens  de  l'Artibonite  et  du  Nord.  Enfin,  le  47  mars,  un 
ordre  du  jour  accorda  amnistie  aux  sous-officiers  et  sol- 
dats qui,  ayant  pris  part  à  la  révolte  des  Gonaïves,  ne  s'é- 
taient pas  encore  présentés  en  cette  ville;  un  délai  de 
vingt  jours  leur  fut  donné  à  cet  effet. 

Au  moment  où  le  Président  allait  partir,  un  nouvel  in- 
cident le  retint  encore  quelques  jours  à  la  capitale. 

Un  navire  français  y  arriva  le  29  mars.  Il  venait  du 
Havre,  et  avait  à  son  bord  un  évêque,  plusieurs  prêtres, 
de  jeunes  lévites  destinés  à  l'être,  et  autres  gens  de  la 
suite  de  ce  prélat;  ils  étaient  tous  des  Français.  Il  s'y  trou- 
vait aussi  le  sieur  Lavalette,  homme  de  couleur,  qu'on  a  vu 


[1821]  CHAPITRE    I.  ,      27 

figurer  à  Santo-Domingo,  en  1808,  dans  les  rangs  de  la 
garnison  de  cette  ville,  avec  Savary,  Faustin  Répussard  et 
Desfontaines,  tous  quatre  natifs  de  Saint-Marc.  Par  ses  an- 
técédens,  Lavalette  était  un  sujet  du  roi  de  France,  et  il 
escortait  cet  évêque,  dans  la  même  condition  où  s'étaient 
trouvés  Hercule,  Ledué,  Noël  Delor  et  Fournier,  à  l'égard 
de  MM.  de  Fontanges  et  Esmangart,  en  1816,  et  proba- 
blement dans  les  mêmes  vues. 

Le  citoyen  Joseph  Georges ,  alors  commissaire  du  gou- 
vernement près  le  tribunal  civil  du  Port-au-Prince,  était 
également  passager  sur  le  même  navire,  revenant  de  France 
où  il  était  allé  pour  des  affaires  personnelles.  Il  s'empressa 
de  débarquer,  et  se  rendit  immédiatement  auprès  du  Pré- 
sident d'Haïti,  à  qui  il  remit  une  lettre  que  lui  avait  confiée 
l'évêquc  H.  Grégoire.  Cette  lettre  avait  pour  but  de  pré- 
munir Boyer  contre  la  mission  soi-disant  évangélique  que 
le  prélat  venait  remplir  à  Haïti,  et  J.  Georges  l'avisa  en- 
core des  discussions  cju'il  avait  eues  durant  la  traversée, 
soit  avec  l'évêque,  soit  avec  les  prêtres  qui  l'accompa 
gnaient,  au  sujet  de  l'indépendance  d'Haïti  K 

Presque  aussitôt  que  J.  Georges,  deux  de  ces  prêtres, 
et  l'officieux  Lavalette,  arrivèrent  au  palais.  L'un  des  deux 
était  l'abbé  Gobert,  qui  avait  été  curé  de  Torbeck  pendant 
quelque  temps,  et  qui  s'était  retiré  en  France  :  il  apporta 
au  Président  une  lettre  par  laquelle  l'évêque  notifiait  son 
arrivée  au  chef  de  la  République. 

Ce  prélat  se  nommait  Pierre  de  Glory^  évêque  de  Macri, 
et  se  présenta  en  qualité  de  vicaire  apostolique  du  Saint- 


1  J'étais  au  palais  quand  J.  Georges  y  arriva  avec  son  ami  Audigé,  commissaire  an  gou- 
vernement près  le  tribunal  de  cassation.  M,  Aiidigé  m'apprit  ces  particularités  à  l'Instant 
même,  J.  Georges  les  lui  ayant  déclaiées.  A  cette  époque,  je  remplissais  les  fonctions  de 
suppléant  au  tribunal  de  cassation. 


28  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

« 

Siège,  nommé  par  Pie  VII  pour  exercer  l'administralion 
spirituelle  dans  la  République,  —  bien  entendu,  dans  l'an- 
cienne partie  française,  puisqu'il  y  avait  alors  à  Santo- 
Domingo,  un  archevêque  qui  avait  la  juridiction  sur  tout 
le  territoire  voisin. 

Avant  de  parler  de  ce  qui  suivit  la  lettre  de  notification 
de  l'arrivée  de  l'évêque,  il  est  convenable  de  dire  ici  quels 
étaient  ses  antécédens. 

M.  de  Glory  était  curé  d'une  petite  paroisse  à  la  Guade- 
loupe, lorsqu'on  y  apprit  le  retour  inattendu  de  Napoléon 
en  France,  en  1815  ''  .  Cet  événement  avait  occasionné 
dans  rîle  autant  d'enthousiasme  que  dans  la  métropole  :  le 
curé  fut  peut-être  le  seul  qui  ne  le  partagea  point.  Invité 
par  le  gouverneur,  comme  tous  ses  confrères,  à  chanter 
un  Te  Demn  en  actions  de  grâces,  il  s'y  refusa  obstiné- 
ment, par  attachement  pour  les  Bourbons.  La  lutte  avait 
été  vive  entre  lui  et  le  gouverneur,  et  celui-ci  le  déporta 
en  France.  M.  de  Glory  y  arriva  pour  saluer  à  son  aise  le 
nouveau  retour  de  Louis  XYIII  «  sur  le  trône  de  ses  pères.  » 
On  conçoit  alors  que  son  pressentiment,  sinon  sa  prescience 
des  événemens,  son  dévouement,  son  refus  obstiné  de 
célébrer  à  la  louange  de  V usurpateur ,  sa  déportation,  tout 
lui  donnait  des  droits  à  la  haute  considération  de  l'antique 
famille  et  du  Roi  de  France.  C'était  par  suite  de  tout  cela 
que  Louis  XVIII  avait  obtenu  du  Saint-Père  de  le  nommer 
évêquede  Macri,  ville  de  la  Turquie  d'Asie,  dans  l'Anato- 
lie.  11  était  donc  ce  que  l'on  appelle  un  évêque  in  partibus 
infidelium;  et  comme  il  ne  pouvait  occuper  un  tel  siége^  et 
que  les  Haïtiens  étaient  toujours  des  infidèles ,  par  rapport 


1  Ou  a  dit  qii'antérieuremont,  M.  de  Glory  était  colon-propriétaire  à  la  Guadeloupe, 
et  qu'ayant  perdu  sa  femme,  il  s'était  voué  au  sacerdoce.  11  est  certain  qu'il  avait  un  fils 
qui  parut  au  l»ort-au-Priuce,  en  1822. 


[1821]  CHAPITRE    1.  29  . 

à  la  France,  le  Roi  et  le  Pape  l'envoyaient  à  Haïti  pour  les 
éclairer ,  «  pour  ramener  au  bercail  ces  brebis  égarées,  » 
mais  en  s'étayant  de  cet  article  de  leur  constitution  qui 
donnait  à  leur  chef  la  faculté  de  solliciter  du  Saint-Père  la 
résidence  d'un  tel  prélat  dans  le  pays.  C'était  venir  au- 
devant  de  leur  vœu,  puisque  ce  chef  n'usait  pas  de  cette  fa- 
culté. 

Malgré  cette  initiative  insolite  et  les  avertissemens  qu'il 
reçut  par  Grégoire  et  J.  Georges,  le  Président  d'Haïti  char- 
gea immédiatement  un  officier  de  porter  l'ordre  à  l'abbé 
Jérémie,  curé  de  la  paroisse,  de  recevoir  M.  de  Glory  avec 
toutes  les  cérémonies  usitées  en  pareil  cas;  et  les  deux 
prêtres  que  l'évêque  avait  envoyés  auprès  du  Président, 
ainsi  que  La  Valette,  retournèrent  à  bord  du  navire  pour 
lui  annoncer  les  dispositions  qui  venaient  d'être  pres- 
crites. 

Aussitôt^  le  curé  fit  mettre  en  branle  les  cloches  de  l'é- 
glise et  appeler  les  chantres  et  les  enfans  de  chœur  pour 
l'assister:  des  dévotes  s'y  joignirent,  et  toute  la  popula- 
tion fut  sur  pied  au  bruit  inusité  du  carillon  qui  se  faisait 
entendre.  On  se  porta  en  foule  sur  le  quai  du  débarquement 
où  l'abbé  Jérémie  se  rendit  avec  la  bannière  et  la  croix  :  c'é- 
tait dans  l'après-midi  d'un  vendredi,  jour  de  mauvais  au- 
gure aux  yeux  des  superstitieux. 

De  son  côté,  l'Évêque  de  Macri  descendit  du  bord  avec  ^  jyi;-^ 
tous  les  ecclésiastiques  venus  avec  lui ,  pour  recevoir  les  > 

honneurs  qui  s'adressaient  à  sa  haute  dignité.  Mais  quel 
ne  fut  pas  son  étbnnement  et  celui  de  l'abbé  Jérémie,  de  se 
trouver  face  à  face!  Avant  1815,  ils  s'étaient  trouvés  tous 
deux  dans  une  des  îles  du  Vent,  à  Sainte-Lucie  ou  à  la  Domi- 
nique^ et  là,  ils  avaient  eu  entre  eux  une  de  ces  querelles  qui 
sont  trop  fréquentes  entre  les  prêtres;  et  en  outre,  l'évêque 


30  ÉTUDES    SUR    l'histoire   d'haÏTI. 

n'ignorait  pas  que  le  curé  du  Port-au-Prince  avait  été  ren- 
voyé du  couvent  de  la  Trappe  et  déclaré  apostat  par  le  supé- 
rieur ;  qu'en  1815^  il  fut  excommunié  ^diV  l'évêque  de  Balti- 
more; et  qu'enfin,  en  1820, —  il  n'y  avait  pas  encore  une 
année,  —  le  Saint-Siège  avait  prononcé  son  interdiction, — 
peut-être  en  apprenant  qu'il  desservait  la  cure  du  Port-au- 
Prince,  au  moment  où  M.  de  Glory  recevait  sa  mission  pour 
Haïti. 

Toutefois ,  les  choses  se  passèrent  entre  ce  dernier  et 
l'abbé  Jérémie^  sans  que  personne  pût  soupçonner  ces  pré- 
cédens  entre  eux.  Les  honneurs  furent  rendus  à  l'évêque 
coiffé  de  sa  mitre,  ayant  la  crosse  en  main  ;  la  foule  des  fi- 
dèles accourus  s'agenouilla  du  quai  à  l'église,  où  le  curé  en- 
tonna un  Te  Dewn  pour  saluer  sa  bienvenue.  Le  dimanche 
suivant,  le  prélat  célébra  une  messe  pontificale  en  présence 
de  tous  les  fonctionnaires  publics,  qui  eurent  l'ordre  d'y 
assister,  et  l'église  était  pleine  de  paroissiens  de  tout  sexe 
et  de  tout  âge.  L'un  des  prêtres  venus  de  France  monta  en 
chaire  et  discourut  sur  l'histoire  de  la  colonisation  des  Eu- 
ropéens en  Amérique,  particulièrement  à  Haïti,  sur  l'his- 
toire de  ses  révolutions  depuis  1789,  liées  à  celles  de  la 
France,  en  évitant  cependant  de  parler  de  l'expédition  de 
1802,  et  concluant  enfin  à  exposer  la  nécessité  d'un  rappro- 
chement entre  les  deux  pays,  par  «  l'oubli  du  passé  ''.  » 

Le  lendemain  de  son  arrivée,  M.  de  Glory  avait  été  pré- 
senter ses  hommages  au  Président  d'Haïti,  qui  ne  tarda  pas 
à  lui  rendre  sa  visite.  Il  était  nécessairement  porteur  d'une 
bulle  ou  bref  de  la  Cour  de  Rome,  qui  le  nommait  vicaire 
apostolique  du  Saint-Siège  à  Haïti;  mais  nous  ignorons 
complètement  s'il  remit  également  un  bref  du  Pape  adressé 

\  Siippléanl  dp  jiup,  j'ét^iis  a.ssis  Jaiis  le  baiir.  dos  magistrats,  placé  à  côté  de  la  chaire, 
et  jp  pus  bien  eulciHlrP  le  discours  do  cet  (Cclésiastiqup. 


[1821]  CHAPITRE    I.  51 

au  chef  de  la  République.  Nous  le  présumons  cependant, 
parce  que  le  Saint-Père  a  dû  motiver  l'envoi  qu'il  faisait  de 
l'évêque,  sur  les  dispositions  de  notre  constitution  qui  pré- 
voyaient le  cas  où  le  Président  lui  en  demanderait  un. 

Quoi  qu'il  en  soit,  par  les  faits  que  nous  venons  de  re- 
later, M.  de  Glory  était  bien  en  possession  de  son  vicariat, 
sinon  de  son  siège  épiscopal.  En  vertu  du  titre  de  «  vicaire 
apostolique  d'Haïti  »  qu'il  prit,  il  ne  relevait  que  de  la  Cour 
de  Rome,  de  même  que  les  anciens  «  préfets  apostoliques  » 
qui  avaient  la  juridiction  spirituelle  dans  le  pays,  où  il 
n'y  eut  jamais  un  siège  diocésain.  Nous  ignorons  encore 
si,  à  cette  époque  comme  longtemps  après,  Boyer  connais- 
sait bien  la  différence  qui  existe  entre  un  «  évêque  diocé- 
sain »  et  un  «  évêque  vicaire  apostolique  ;  »  mais  il  sen- 
tait sans  doute  la  nécessité  d'établir  dans  la  République,  la 
hiérarchie  ecclésiastique  pour  régler  les  affaires  reli- 
gieuses, et  il  aura  admis  M.  de  Glory  par  ce  motif  surtout, 
quels  que  fussent  les  avis  qu'il  venait  de  recevoir  \ 

Si  tel  fut  son  désir,  ce  prélat  ne  tarda  pas  à  le  porter  à 
réfléchir  sur  sa  condescendance.  L'église,  et  le  presbytère 
encore  plus,  ne  désemplissaient  pas  de  fidèles  accourus  de 
toutes  parts;  tout  était  nouveau  pour  eux  dans  la  pré- 
sence d'un  évêque  officiant  selon  le  rituel  du  catholi- 
cisme. Afin  de  mieux  frapper  les  esprits,  ce  dernier  procéda 
peu  après^  aux  cérémonies  pompeuses  de  l'Ordre,  qu'il 
conféra  aux  jeunes  diacres  venus  avec  lui  :  l'engouement 
devint  extraordinaire.  Fort  de  sa  position,  le  vicaire  apos- 
tolique considéra  le  marguillier  de  la  paroisse,  et  le  conseil 

1  Suivant  le  Téléijraphe  (journal  officiel),  le  Président  fît  payer,  par  le  trésor  public,  les 
fiais  da  voyage  de  M.  de  Glory.  Entré  eu  fonctions,  celui-ci  fît  une  lettre  pastorale  datée 
du  Port-au-Prince,  le  31  mars;  il  l'envoya  publier  à  Paris,  à  i'insu  du  gouvernement,  sur 
l'un  des  jonrnauï  religieux  de  cette  ville;  et  au  mois  d'août  suivant,  le  Téléijraphe  men- 
tionna ce  fait. 


32  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

de  notables  du  la  commune  de  Port-au-Prince,  qui  sur- 
veillait la  gestion  de  la  fabric[U'e,  comme  des  anomalies, 
des  superfétations  qui  devaient  disparaître,  de  même  que 
dans  toutes  les  autres  paroisses  de  la  République,  devant 
son  pouvoir  épiscopal,  du  moins  en  tout  ce  qui  se  rappor- 
tait aux  revenus  et  aux  dépenses  des  églises  de  ces  pa- 
roisses, à  l'ordre  qu'il  fallait  y  établir,  etc.  Ces  préten- 
tions ,  et  les  discussions  qu'elles  occasionnèrent  n'eurent 
pas  lieu  immédiatement,  mais  nous  avons  dû  en  parler  en 
ce  moment  pour  préparer  le  lecteur  à  ce  qu'il  saura  dans 
la  suite. 

Il  était  temps  que  Boyer  se  rendît  dans  les  départemens 
de  l'Artibonite  et  du  Nord.  Il  quitta  la  capitale  le  4  avril, 
et  entra  à  Saint-Marc  le  lendemain.  Là,  il  parla  à  beau- 
coup de  citoyens  des  campagnes  qui  s'y  étaient  portés,  en 
leur  prêchant  la  soumission  aux  lois  de  la  République,  et 
la  confiance  dans  son  gouvernement,  pour  éviter  d'être  les 
dupes  et  les  victimes  des  factieux  c[ui  cherchaient  à  les 
égarer  ;  il  usa  d'une  généreuse  clémence  envers  un  cer- 
tain nombre  de  ces  derniers,  qui  étaient  détenus  en  pri- 
son, en  les  faisant  mettre  en  liberté. 

Un  événement  malheureux  vint  assombrir  la  joie  qu'on 
^ ,,  éprouvait  de  ces  actes  de  bonté  et  de  la  présence  du  chef 
de  l'État  :  le  colonel  Bédart  se  suicida  à  Saint-Marc  même, 
où  il  avait  été  promu  à  ce  grade,  quatre  mois  auparavant, 
pour  commander  la  garde  à  pied.  Ce  corps  ayant  précédé 
le  Président,  lorsque  celui-ci  arriva  à  l'Arcahaie,  il  avait 
vu  Bédart  dans  une  situation  regrettable  pour  un  officier 
qui  avait  un  tel  commandement  et  dans  les  circonstances  où 
l'on  se  trouvait,  par  l'abus  qu'il  faisait  depuis  peu  de  temps 
des  liqueurs  fortes;  et  Boyer  n'avait  pu  se  défendre  de  lui 


[1821]  CHAPITRE    I.  ÔO 

manifester  un  juste  mécontentement,  non  en  paroles,  mais 
par  Fair  sévère  qu'il  mit  dès  lors  dans  ses  rapports  avec  lui. 
Homme  d'honneur,  officier  plein  de  mérite,  Bédart  comprit 
que  cjes  écarts  de  sa  raison  devaient  lui  avoir  fait  perdre 
aussi  l'estime  profonde  que  lui  portaient  les  officiers  et 
les  soldats  de  la  garde  :  il  s'en  désespéra  . 

Parti  de  Saint-Marc  le  9  avril,  le  Président  gracia  le  fils 
de  CazimirNoël,  qui  vint  le  trouver  aux  Gonaïves.  Dans 
cette  ville,  et  ensuite  àÉnnery,  à  Plaisance  et  au  Limbe,  il 
entretint  les  citoyens  sur  les  devoirs  qu'ils  avaient  à  rem- 
plir envers  la  patrie,  si  heureusement  délivrée  de  la  tyran- 
nie. Enfin,  le  15,  il  entra  au  Cap-Haïtien  après  avoir  reçu, 
au  Morne-Rouge,  le  général  Magny  et  les  autres  officiers 
de  tous  grades  venus  au-devant  de  lui.  Outre  les  gardes  à 
pied  et  à  cheval,  il  emmenait  plusieurs  régimens  d'infan- 
terie sous  les  ordres  des  généraux  Marion  et  Bruny  Leblanc. 

Le  général  Romain  étant  toujours  aux  arrêts  dans  sa 
propre  maison,  mais  entouré  d'affidés,  le  Président  voulut 
user  des  moyens  de  persuasion  envers  lui,  pour  le  porter, 
sinon  à  faire  des  aveux,  du  moins  à  reconnaître  qu'il  devait 
se  soumettre  humblement  aux  lois  de  la  République.  Dans 
ce  louable  but,  et  pendant  la  soirée  du  15,  il  envoya  le 
général  înginac,  secrétaire  général,  auprès  de  lui  ^.  Mais  Ro- 
main était  loin  de  croire  à  son  impuissance  :  l'orgueil  dont 
il  était  dévoré  lui  fit  repousser  tous  les  conseils  qu'Inginac 
put  lui  donner  en  cette  circonstance. 

Le  16,  il  fallait  prendre  une  résolution  à  son  égard.  Dès 


1  Le  chef  de  bataillon  Heiirteloiix,  plein  de  capacité  et  de  qualités  ibilitaires,  remplar a 
Bédait  dans  le  commandement  de  la  garde  à  pied. 

2  Inginac,  n'étant  qne  colonel,  n'Lv;nt  pas  nn  grade  militaire  assez  éleTépoiir  le  rang 
qu'il  occupait  dans  le  gov.Terrfn.cnt,  à  cette  époque  où  CLiisloplie  avait  laissé  tant  t.'e 
généraux  dans  son  ci-deyant  lojaun-.c;  le  Président  le  promut  au  généialat,  en  janvier 
1821    Voyez  la  page  54  disJ'cn  o\us  d'Ii  giucc,  au  Erjctdc  cette  mission. 


3-4  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

le  matin,  les  généraux  du  Nord  étaient  réunis  au  palais  de 
la  présidence;  ils  le  dénoncèrent  comme  étant  le  moteur 
et  le  chef  de  la  faction  qui  venait  de  troubler  l'ordre  public 
dans  l'Artibonite  et  le  Nord.  En  présence  de  toutes  ces  dé- 
nonciations et  de  celles  que  les  accusés ,  jugés ,  et  leurs 
complices  avaient  déjà  articulées  contre  Romain,  tout  autre 
chef  d'État  que  Boyer  l'eût  fait  livrer  au  jugement  d'un 
conseil  spécial,  et  il  eût  été  condamné  à  mort.  Mais  le  Pré- 
sident aima  mieux  employer  la  modération,  inspirée  par 
son  cœur  encore  plus  que  par  sa  raison  :  il  décida  que  Ro- 
main serait  envoyé  à  Léogane  afin  d'y  avoir  la  ville  pour 
prison,  en  compagnie  de  sa  fesmme  et  de  ses  enfans.  Boyer 
espérait  que  l'exemple  de  la  conduite  patriotique  du  brave 
général  Gédéon,  commandant  de  cet  arrondissement,  agi- 
rait sur  son  esprit  et  le  convertirait.  Il  n'avait  affaire  qu'à 
un  cœur  profondément  orgueilleux  et  méchant  ! 

Romain  avait  été  amené  au  palais,  où  il  entendit  les  accu- 
sations portées  contre  lui;  ses  seules  paroles  au  Président 
furent  :«  Faites  de  moi  ce  que  vous  voudrez  :  je  suis  prêt 
»  à  mourir  ' .  »  Boyer  le  fit  conduire  par  tous  les  généraux 
et  une  escorte  d'infanterie  et  de  cavalerie,  sur  le  quai  du 
Cap-Haïtien  où  un  canot  le  reçut  et  le  porta  avec  sa  famille, 
à  bord  du  garde-côtes  la  Franchise, 

Aussitôt^  les  soldats  des  V'  et  2'  régimens  d'infanterie , 
excités  par  deux  de  leurs  officiers,  s'agitèrent  dans  la 
ville  :  malgré  les  autres  et  leurs  colonels,  ils  osèrent  battre 
la  générale  pour  se  réunir  en  armes  sur  la  place,  en  face  du 
palais  et  de  l'église.  Ce  sinistre  mit  également  sous  les 
armes  la  garde  du  Président  et  toutes  les  troupes  de  la  gar- 
nison. En  vain  les  généraux  Magny  et  [Nord  Alexis  [essayè- 

'1  Mémoires  de  B,  Inginac.  p,  56. 


[1821]  CHAPITRE    I.  55 

rent  de  calmer  cette  effervescence  de  la  soldatesque;  plus 
on  employait  le  raisonnement  et  la  douceur  avec  les  mutins, 
plus  ils  perse véraient  à  demander,  à  exiger  que  Romain  fût 
débarqué  et  remis  eii  liberté.  Le  Président  donna  l'ordre 
alors  de  diriger  les  troupes,  infanterie,  cavalerie  et  artil- 
lerie, sur  les  rues  aboutissant  à  la  Place-d' Armes,  de  ma- 
nière à  les  envelopper  et  à  les  contraindre  à  mettre  bas  les 
armes,  ou  à  les  foudroyer  sur  les  lieux,  s'ils  persistaient  dans 
leur  rébellion. 

Mais  se  voyant  environnés  de  toutes  parts,  et  remarquant 
qu'un  groupe  de  généraux  et  autres  officiers  de  tous  grades 
se  tenait  sous  le  pérystile  du  palais,  ils  pensèrent  bien  que 
le  Président  devait  se  trouver  parmi  eux  ;  et  dans  cette 
pensée,  ils  députèrent  un  grenadier  sorti  de  leurs  rangs, 
comme  s'il  allait  auprès  du  chef  de  l'Etat  porter  la  parole 
au  nom  de  ces  deux  corps,  mais  avec  l'intention  de  le  tuer 
au  moyen  du  fusil  dont  ce  grenadier  était  armé.  Ce  rebelle 
ne  connaissait  pas  le  Président;  on  l'avait  laissé  s'appro- 
cher du  palais.  Arrivé  là,  il  demande  à  voir  Boyer,  qui 
s'avance  vers  lui  et  lui  dit  :  «  Voilà  le  Président  d'Haïti  ! 
»  Que  demandez-vous?  »  Le  coupable  eut  l'air  de  lui  «  pré- 
»  senter  l'arme,  »  par  ce  mouvement  qui  est  le  signe  du 
respect  de  l'inférieur  envers  le  supérieur;  mais  c'était  bien 
pour  passer  son  fusil  du  bras  gauche  au  bras  droit,  afin  de 
le  décharger  à  bout  portant  sur  le  Président,  car  il  était 
armé  et  chargé.  Des  officiers  ayant  suivi  Boyer  dans  son 
rapide  et  brusque  mouvement  vers  le  grenadier,  arrêtèrent 
celui-ci  avant  qu'il  n'eût  le  temps  de  faire  feu,  ou  de  se 
servir  de  la  baïonnette.  On  constata  immédiatement  que  le 
fusil  était  armé,  amorcé  et  chargé  à  deux  balles  :  l'inten- 
tion criminelle  se  décelait  par  cet  état  de  choses.  Aussi,  ce 
grenadier  fut-il  le  premier  livré  au  conseil  de  guerre,  qui 
le  condamna  à  mort  :  les  deux  officiers  moteurs  de  la  ré- 


36  ÉTUDES  SLR  l'histoire  d'haïti, 

bellion  et  quelques  soiis-officiers,  reconnus  également  cou- 
pables parle  conseil,  subirent  le  même  sort. 

Durant  le  temps  mis  à  l'arrestation  du  grenadier,  le  gé- 
néral Magny  avait  fait  avancer  toutes  les  troupes  de  la 
garnison,  et  il  ordonna  aux  l"'"  et  2^  régimens  de  mettre 
bas  les  armes  :  ce  qui  eut  lieu  sans  résistance.  Environ 
400  hommes  furent  arrêtés  et  mis  en  prison.  L'ordre  et  la 
tranquillité  furent  complètement  rétablis  dans  la  ville.  Le 
soir  du  même  jour,  la  Franchise  et  deux  autres  garde- 
côtes,  sous  le  commandement  de  Morette,  partirent  pour 
Léogane,  où  le  général  Romain  et  sa  famille  furent  dé- 
barqués le  i8  avril.  Le  Président  envoya  au  général  Gé- 
déon  des  instructions  pour  les  traiter  avec  bonté. 

Mais  l'insubordination,  la  rébellion  des  1"  et  2'  régi- 
mens  d'infanterie  avait  été  trop  flagrante,  pour  ne  pas  en- 
traîner une  mesure  de  rigueur  à  leur  égard  :  le  18,  un 
ordre  du  jour  du  Président  d'Haïti  déclara  que  ces  deux 
corps  étaient  rayés  du  tableau  de  l'armée  de  la  Républi- 
que, pour  cause  de  sédition.  Néanmoins,  cet  acte  permit  à 
ceux  des  militaires  de  ces  corps,  qui  ne  s'étaient  pas  joints 
aux  séditieux,  de  se  présenter  dans  les  dix  jours  par  devant 
le  général  Magny,  pour  recevoir  une  nouvelle  destination  : 
il  complimenta  les  autres  troupes  et  la  garde  nationale  du 
Cap-Haïtien  sur  leur  bonne  conduite  en  cette  circonstance. 
Les  officiers  des  deux  régiments,  punis  par  la  perte  de  leurs 
drapeaux,  furent  sensibles  à  cette  sévérité  exigée  par  la 
discipline;  ils  essayèrent  vainement  déporter  Boyer  à  re- 
venir sur  la  mesure.  En  les  consolant  par  des  paroles  bien- 
veillantes, il  leur  fit  savoir  qu'ils  continueraient  à  jouir  de 
leur  solde  d'activité,  et  que  le  général  Magny  les  emploie- 
rait successivement,  d'après  les  instructions  qu'il  lui  avait 
données. 

Le  Président  ne  négligea  pas  de  faire  payer  un  mois  de 


[1821]  CHAPITRE    I,  57 

solde  à  toute  l'armée;  il  continua  à  délivrer  des  dons  na- 
tionaux aux  officiers  et  aux  soldats  qui  n'en  avaient  pas 
reçus  en  1820.  Le  jour  ^e  Pâques,  22  avril,  il  parla  aux 
habitans  propriétaires,  aux  gérans,  conducteurs  et  culti- 
vateurs de  l'arrondissement  qu'il  avait  fait  venir  au  Champ 
de  Mars  du  Cap-Haïtien,  pour  leur  expliquer  de  nouveau 
le  système  bienfaisant  de  la  République,  et  les  prémunir 
dorénavant  contre  les  tentatives  audacieuses  des  partisans 
du  système  déchu  ;  et  ces  paroles  portèrent  leur  fruit,  dans 
le  Nord  comme  dans  l'iVrtibonite,  durant  22  ans.  Car  les 
populations  des  campagnes  restèrent  toujours  soumises  au 
gouvernement  deBoyer  :  elles  avaient  tant  gagné  à  passer 
sous  ses  ordres!  Celles  des  villes  y  avaient  gagné  aussi; 
mais  c'était  dans  leur  sein  que  les  ambitions  individuelles 
se  laissaient,  circonvenir  par  l'espoir  d'une  situation  meil- 
leure. 

Le  calme  survenu  au  Cap-Haïtien  permit  au  Président 
d'aller  visiter  les  communes  des  arrondissemens  du  Fort- 
Liberté,  du  Trou  et  de  la  Grande-Rivière  :  il  partit  le 
25  avril  et  revint  le  6  mai. 

Le  même  jour  où  il  avait  quitté  cette  ville,  la  Franchise 
jeta  l'ancre  dans  le  port,  ayante  son  bord  un  agent  français 
chargé  d'une  mission  secre^e^  mais  qui  prit  passage  sur  ce 
garde-côtes  au  Port-au-Prince,  comme  s'il  n'était  qu'un 
commerçant  qui  se  rendait  au  Cap-Haïtien  pour  ses  af- 
faires. Cet  agent  était  arrivé  le  16  avril  à  la  capitale,  sur 
un  navire  marchand.  ïl  se  nommait  Aubert  Dupetit- 
Thouars,  et  était  membre  d'une  ancienne  famille  de  colons 
de  Saint-Domingue  dans  le  Nord,  et  officier  de  la  marine 
française;  mais,  pour  mieux  garder  l'incognito  dans  sa 
mission,  il  n'avait  pris  que  son  premier  nom  —  Aubert, 


38  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

Il  était  porteur  d'une  lettre  de  M.  Esmangart,  conseiller 
d'État;  et  alors  préfet  de  la  Manche,  en  date  de  Paris,  le 
5  février  1821,  adressée  à  Boyer,  qualifié  simplement  de 
Président.  Déjà,  le  25  décembre  1820,  ce  préfet  avait 
écrit  à  Boyer,  selon  ce  qu'il  lui  disait  dans  cette  lettre,  et 
avant  même  qu'on  eût  reçu  en  France  la  nouvelle  de  la 
réunion  du  Nord  à  la  République  '' . 

Lorsqu'à  la  fin  de  novembre  1820,  l'amiral  Duperré  eut 
échangé  des  lettres  courtoises  avec  Boyer,  arrivé  aux  dé- 
bouquemens,  il  avait  expédié  la  frégate  la  Cléopâtre  à 
Brest  pour  apporter  ses  dépêches  au  ministre  de  la  marine, 
lesquelles  lui  rendaient  compte  de  cette  particularité;  et  le 
capitaine  Mallet,  commandant  de  la  frégate,  qui  s'était  en- 
tretenu avec  le  Président  et  le  secrétaire  général  Inginac, 
au  Cap-Haïtien,  qui  avait  observé  l'état  des  choses  en  cette 
ville,  put  ajouter  au  rapport  de  son  amiral  adressé  au  ba- 
ron Portai.  Le  gouvernement  français  avait  donc  une  in- 
formation officielle  du  grand  événement  survenu  à  Haïti, 
par  la  mort  de  Christophe. 

En  conséquence,  M,  Esmangart  qui,  depuis  la  mission 
de  1816  oii  il  était  réellement  l'homme  important,  le  plus 
capable  d'apprécier  la  situation  d'Haïti,  et  qui,  quoique 
colon,  était  dégagé  des  préventions  puériles  de  ses  co-in- 
téressés  dans  la  question  à  résoudre,  M.  Esmangart  avait 
saisi  l'occasion  du  triomphe  moral  de  la  République  sur  le 
système  du  Nord,  pour  exposer  au  gouvernement  français 
que  le  moment  lui  paraissait  opportun  de  prendre  une  ré- 
solution à  l'égard  d'Haïti.  D'c'ï|)rès  les  précédens  qui 
avaient  eu  lieu ,  le  2  janvier  1821,  il  adressa  au  conseil 


1  II  est  presque  impossible  qu'au  25  décembre  1 820,  on  n'eût  pas  encore  appris,  en  France, 
les  événcmons  accomplis  dans  le  Nord  au  20  octobre  ;  dans  tous  les  cas,  Royer  n'avait  pa  s 
reçu  la  lettre  du  25  décembre. 


[1821]  CHAPITRE    I.  59 

des  ministres  im  mémoire  où,  se  rattachant  à  l'offre  d'm- 
demnité  que  Pétion  avait  faite  en  1814  et  1816 ,  il  enga- 
geait son  gouvernement  «  à  reconnaître  l'indépendance 
d'Haïti,  »  moyennant  cette  indemnité  pour  les  colons  ^  et 
non  pas  «  à  concéder  l'indépendance  de  Saint-Domingue:  » 
ce  qui  prouve  que  la  forme  malencontreuse,  adoptée  en 
1825,  était  déjà  une  idée  fixe  de  la  part  de  la  Restauration. 
Son  mémoire  contenait  les  vues  élevées  de  l'homme  d'État 
qui  appréciait  sainement  les  choses.  Il  y  parlait  du  com- 
merce fructueux  que  la  France  faisait  avec  la  République 
et  qui  allait  prendre  de  l'accroissement  par  la  réunion  du 
Nord  ;  et  subissant  l'effet  de  l'opinion  générale,  qui  éva- 
luait d'une  manière  fabuleuse  les  sommes  laissées  par 
Christophe  dans  ses  trésors ,  il  les  portait  à  250  millions 
de  francs,  tandis  qu'effectivement  la  République  n'en  avait 
recueilli  qu'environ  8  à  10  millions.  Hors  cette  erreur  in- 
volontaire de  sa  part,  son  mémoire  était  digne  de  sa  haute 
réputation. 

En  même  temps,  les  chambres  de  commerce  des  di- 
vers ports  de  France,  d'oii  s'expédiaient  des  navires  à 
Haïti  depuis  cinq  ans,  adressèrent  des  pétitions  au  dud  de 
Richelieu,  président  du  conseil,  pour  solliciter  du  gouver- 
nement qu'il  prît  définitivement  des  arrangemens  avec 
Haïti,  Elles  exposaient  la  nécessité  de  ces  arrangemens, 
afin  d'éviter  au  commerce  français  la  désagréable  obliga- 
tion d'emprunter  des  pavillons  étrangers  pour  pouvoir  pé- 
nétrer dans  un  pays  où  il  était  accueilli ,  où  les  Français 
jouissaient  de  la  protection  d'un  gouvernement  établi,  or- 
ganisé, policé,  qui  montrait  le  plus  grand  respect  pour  le 
droit  des  gens;  dont  leshabitans,  enfin,  recevaient  avec 
plaisir  les  produits  de  la  France,  en  donnant  en  échange 
leurs  propres  produits  nécessaires  à  sa  consommation.  Ces 


.j^-i:-'" 


40  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTT. 

pétitions  concluaient  toutes  à  demander  «  qu'aucune  expé- 
»  dition  militaire,  qu'aucun  appareil  de  forces  maritimes, 
»  ne  fussent  dirigés  contre  Haïti,  attendu  que  d'immenses 
»  capitaux  étaient  déjà  engagés  dans  ce  commerce,  qui  ne 
»  pourrait  que  prendre  de  nouveaux  développemens  par 
n  suite  des  derniers  événemens  politiques  qui  y  étaient 
»  survenus  '.  » 

Ces  considérations  et  celles  exposées  par  M.  Esmangart 
étaient  de  nature  à  influer  sur  les  déterminations  du  gou- 
vernement. En  janvier  1821 ,  le  duc  de  Richelieu  présida 
un  conseil  privé  où  il  appela  le  baron  Pasquier,  le  baron 
Portai,  et  MM.  de  Villèle ,  Laine,  de  Rayneval,  Saint-Criq, 
Esmangart,  F.  de  la  Boulaye  etDuvergier  de  Hauranne,  pour 
émettre  leurs  avis  sur  les  questions  à  résoudre.  Ils  furent 
d'opinion  :  «  qu'il  Î3.\\mt  rejeter  tout  projet  d'expédition  mi- 
^)'litaire,  dans  les  vues  de  faire  la  conquête  de  l'ancienne  co- 
»  lonie  de  la  France,  parce  qu'il  faudrait  exterminer  toute  sa 
»  population  m'o/î«?  à  défendre  sa  liberté  et  son  sol  ;  ce  qui 
»  serait  cruel  et  sans  objet,  puisque  ayant  aboli  la  traite  des 
»  noirs,  la  France  ne  pourrait  la  repeupler;  et  qu'en  outre, 
1)  une  telle  expédition  exigerait  un  secret  impossible  à  gar- 
1)  der,  et  des  dépenses  incalculables  qui  nécessiteraient  un 
»  vote  préalable  des  chambres,  les  ministres  ne  pouvant 
n  disposer  d'aucune  somme  sans  allocation  ;  —  qu'il  était 
»  aussi  inutile  et  désavantageux  de  songer  à  bloquer  les 
»  ports,  parce  que  ce  serait  nuire  au  commerce  français  qui 
»  y  prenait  déjà  du  développement ,  70  navires  ayant  été 
»  employés  à  ce  commerce  en  1820;  que  le  blocus  exigerait 
»  l'emploi  de   presque  tous  les  navires  de  guerre  de  la 


*  Is'avioiis-noiis  pas  raison  do  dire,  qu'en  admettant  le  commerce  fjanrais  dans  les  ports 
de  la  Républiqne,  Pétion  en  avait  fait  son  auxiliaire  le  plus  puissant  pour  plaider  la  cause 
de  l'indépendance  d'Haïti? 


|Î821]  CHAPITRE    1.  ■  Â--\ 

»  France,  sans  pouvoir  espérer  d'y  parvenir  efficacement; 
»  — que  la  clause  dii  traité  secret  de  1814,  donnant  la  fa- 
»  culte  aux  navires  anglais  de  continuer  leur  commerce 
»  dans  les  ports  non  occupés  par  les  autorités  françaises  ou 
»  non  attaqués,  il  pouvait  s'ensuivre  des  difficultés  graves 
»  avec  la  Grande-Bretagne,  qu'il  fallait  éviter;  —  qu'enfin, 
»  Boyer  et  ses  concitoyens  pourraient  se  jeter  dans  les  bras 
»  des  Anglais,  s'ils  se  voyaient  menacés.  » 

11  semble  qu'alors  «  la  reconnaissance  ou  la  concession 
»  de  l'indépendance  d'Haïti  »  eût  dû  être  la  conclusion  de 
ce  conseil  privé.  Mais  il  examina  aussi  cette  question  par 
rapport  aux  colonies  espagnoles,  et  il  fut  décidé  que  la 
France  ne  pouvait  tracer  un  précédent  qui  nuirait  à  l'Es- 
pagne, dans  ses  prétentions  et  son  espoir  de  les  sou- 
mettre. 

M.  Esmangart,  qui  avait  mieux  vu  ce  qu'iFétait  réelle- 
ment dans  l'intérêt  de  la  France  de  faire,  pour  elle-même, 
pour  son  commerce  et  pour  les  colons,  proposa  donc  :  de 
l'autoriser  à  faire  des  ouvertures  à  Boyer  qui,  depuis  son 
avènement  à  la  présidence,  n'avait  pas  encore  été  en  cor- 
respondance officielle  avec  le  gouvernement  français  ;  et 
cette  autorisation  lui  fut  accordée  ''. 

Tels  furent  les  motifs  de  l'envoi  de  M.  Aubert  Dupetit- 
Thouars  qui  serait  chargé,  néanmoins,  de  sonder  les  dispo- 
sitions de  Boyer,  de  lui  insinuer  l'idée  de  reconnaître  la  /  cxt^j^ 
suzeraineté  du  Roi  de  France,  ou  à  la  France  un  droit  de  ûT 


1  Ayant  eu  la  faculté  de  consulter  les  cartons  du  ministère  delà  marine  et  des  colonies, 
j'y  ai  lu  tout  ce  que  je  viens  de  rapporter.  Je  me  suis  ainsi  convaincu  que  la  question  de 
l'Indépendance  d'Haïti  a  élé  examinée  sans  animosité  par  les  hommes  d'Etat  qni  formaient 
le  conseil  privé.  Celle  des  colonies  espagnoles  a  pins  contribné  que  toute  antre  chose  à 
éloigner  une  solution,  et  il  a  fallu  la  reconnaissance  de  leur  indépendance  par  la  Grande- 
Bretagne,  pour  décider  la  France  à  agir  en  1825.  J'ai  cru  reconnaître  que  les  ministres 
français  n'avaient  pas  tonte  leur  liberté  d'action,  avec  une  famille  qni  tenait  tant  au  droit 
divin. 


42  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI, 

protection,  —  le  protectorat,  —  semblable  à  celui  que  la 
Grande-Bretagne  exerce  à  l'égard  des  îles  Ioniennes. 

Quant  à  nous,  nous  pensons  que  la  Restauration  fondait 
encore  plus  d'espoir  sur  la  mission  confiée  à  M.  de  Glory  ; 
car  le  parti  religieux  de  cette  vieille  monarchie  s'aveuglait 
tant  sur  sa  puissance  au  cœur  même  de  la  France,  où  il 
finit  par  rétablir  les  jésuites,  qu'il  devait  compter  davan- 
tage sur  l'aptitude  d'un  évêque  à  modifier  les  idées  en  Haïti, 
surtout  ce  prélat  s'y  présentant  en  qualité  de  vicaire  apos- 
tolique envoyé  par  le  Saint-Siège  '' .  Aussi  voit-on  que  M.  de 
Glory  précéda  M.  A,  Dupetit-Thouars  de  quelques  semaines 
au  Port-au-Prince  :  le  premier  y  arriva  le  29  mars  ;  le  se- 
cond, le  16  avril,  après  être  parti  de  France  le  14  mars, 
quoiqu'il  eût  été  expédié  dès  le  5  février. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Dupetit-Thouars  attendit  le  retour 
de  Boyer  au  Cap-Haïtien  pour  communiquer  la  mission 
dont  il  était  chargé.  Ce  fut  à  Inginac  qu'il  s'ouvrit,  le  4  mai, 
parce  que  le  secrétaire  général  était  revenu  avant  le  Pré' 
sident.  Assuré  qu'il  serait  admis  à  présenter  la  lettre  de 
M,  Esmangart,  du  5  février,  adressée  au  Président,  il  en 
prépara  une  autre  le  même  jour,  4  mai,  qu'il  lui  fit  remettre 
ensemble  dès  son  arrivée  au  Cap  :  cette  dernière  qualifiait 
Boyer  de  «  Président  d'Haïti,  »  bien  que  le  nom  de  Samt- 
Domingue  y  fût  également  employé  pour  désigner  le 
pays. 

Obligé  à  ne  faire  que  «  des  ouvertures  »  au  Président,  en 
vrai  diplomate,  M.  Esmangart  lui  disait:  «  que  le  gouver- 


1  Le  27  février  1821,  an  moment  où  M.  de  Glory  se  rendait  à  Haïti,  nne  ordonnance 
de  Louis  XVllI  donnait  aux  évèques  de  France  la  surveillance  de  tons  les  établissemens 
d'éducation  et  d'instruction  publique,  dans  leurs  diocèses  respectifs.  Le  3  juin,  l'abbé  de 
Frayssinous,  jésuite,  devint  grand  maître  de  l'Université.  Les  jésuites  étaient  déjà  rétablis 
eu  France  par  l'influence  de  la  faction  religieuse  qui  porta  le  nom  de  Congrégation  et  qui 
domina  le  gouvernement  français.  On  envoyait  donc  M.  de  Glory  dans  \rn  but  semblable. 


[1821]  CHAPITRE    I.  43 

»  nement  du  Roi  avait  appris  la  réunion  du  Nord  à  la  Repu- 
»  blique  -,  qu'il  n'ignorait  pas  ses  bons  procédés  envers  le 
»  commerce  français  ;  que  le  changement  survenu  à  Saint- 
»  Domingue  devait  contribuer  à  aplanir  les  obstacles  qui 
»  s'opposaient  encore  à  un  arrangement  entre  les  deux 
»  pays  j  que  si  lui,  M.  Esmangart,  connaissait  d'une  ma- 
»  nière  positive  les  intentions  de  Boyer ,  il  eût  fait  des  dé- 
»  marches  dans  ce  but  ;  que  c'était  pour  les  connaître  qu'il 
»  envoyait  auprès  de  lui  M,  Aubert,  à  qui  le  Président  pou- 
»  vait  accorder  toute  sa  confiance  j  et,  enfin,  qu'il  s'esti- 
»  merait  heureux  d'avoir  concouru  à  la  conclusion  d'une 
))  affaire  qui  procurerait  à  son  pays  la  paix  intérieure  et  exté- 
»  rieure.  » 

M,  Dupetit-Thouars  n'était  pas  moins  diplomate ,  en  ce 
qu'il  prodiguait  VExcellence  à  Boyer  qu'il  traita  aussi  de 
Monseigneur.  Mais  il  lui  disait  loyalement  ce  qui  était  vrai  : 
«  Aussitôt  que  la  nouvelle  de  l'heureux  changement  que 
»  V.  E.  venait  d'opérer  dans  l'île  fut  parvenue  en  France, 
»  M.  Esmangart  quitta  sa  préfecture  et  se  rendit  à  Paris, 
»  Là ,  par  un  rapport  qu'il  fit,  il  provoqua  la  réunion  du 
»  du  conseil  du  gouvernement  auquel  il  fut  appelé.  Les  in- 
»  térêts  des  deux  pays  furent  discutés  avec  une  égale  impar- 
»  tialité.  Tous  les  avis  se  réunirent,  et  le  conseil  se  pro- 
•  »  nonça  en  votre  faveur...  (en  ce  sens,  qu'il   ne   fallait 
»  employer  aucune  violence  à  l'égard  d'Haïti).  »  Paraphra- 
sant ensuite  la  lettre  de  M.  Esmangart^  son  envoyé  rai- 
sonna pour  prouver  tous  les  avantages  qui  résulteraient 
d'un  traité  entre  la  France  et  son  ancienne  colonie,  toute 
la  gloire  que  Boyer  en  recueillerait  :  —  les  prétentions  de 
la  France  étaient  modérées  et  justes,  les  bases  du  traité  de- 
vaient être  honorables  pour  les  deux  pays,  mais  on  ignorait 
quelles  étaient  les  intentions  du  Président  :  «  C'est  une  con- 


4i  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

»  naissance  préalable ^  sans  laquelle  il  serait  impossible 
»  d'entamer  des  négociations  à  d'aussi  grandes  distances, 
))  et  d'éviter  les  lenteurs  qu'entraînerait  nécessairement  un 
»  malentendu.  La  crainte  de  ne  pouvoir  causer  seul  avec 
»  V.  E.  m'a  engagé  à  lui  écrire,  pour  lui  faire  connaître 
»  les  dispositions  bienveillantes  de  S.  M.  le  Roi  de  France.  » 
Si  le  gouvernement  du  Roi  désirait  connaître  les  inten- 
tions de  Boyer ,  il  était  aussi  naturel  que  celui-ci  désirât 
connaître  quelles  étaient  ces  dispositions  bienveillantes 
dont  parlait  son  envoyé  semi-officiel.  Il  paraît  donc  que 
M.  Dupetit-Tbouars  eut  des  entretiens  avec  Inginac  et 
Boyer ,  qui  motivèrent  sa  seconde  lettre  adressée  à  ce  der- 
nier, le 8  mai.  Inginac  surtout,  avec  sa  finesse  habituelle, 
son  talent  de  faire  dire  à  un  interlocuteur  ce  qu'il  désirait 
savoir,  de  promettre  qu'il  seconderait  ce  qu'il  était  disposé 
à  repousser  dans  les  conseils  du  gouvernement,  parait  être 
celui  qui  porta  M.  Dupetit-Tliouars  aux  aveux  consignés 
dans  cette  lettre  : 

An  Cap-Haïtieu,  le  8  mai  1821. 

A  S.  E.  le  général  Boyer,  Président  de  la  République  d'Haïti. 
Monseigneur, 

Le  conseil  de  S.  M.  avait  pensé  que  ce  qu'il  y  aurait  de  plus 
avantageux  pour  la  France,  et  peut-être  aussi  pour  le  pays  que 
gouverne  V.  E  ,  serait  que  vous  voulussiez  reconnaître  la  souve- 
raineté de  la  France,  aux  conditions  qui  vous  avaient  été  soumises 
en  1816  (à  Pétion)  par  MM.  Esmangart  et  deFontauges,  en  y  ajou- 
tant même  quelques  nouvelles  concessions  "". 

Ayant  acquis  la  conviction  que  cette  base  ne  peut  être  admise, 
je  dois  faire  connaître  à  V.  E.,  que  S.  M.,  désirant  le  bonheur  des 
habitants  de  la  partie  de  l'île  soumise  à  votre  domination,  et  non  de 
porter  parmi  eux  le  trouble  et  la  guerre  civile,  avait  pensé  qu'une 


1   De   la  part  de  la  Fiance,   sans  doute,  et  non  d'Haïti,  qui  en  aurait  fait  assez  di^ 
bi'auconp  trop  nu'air,  si  elle  avait  conccdo  sa  souvoraiuelc. 


[1821]  CHAPITRE    I.  45 

telle  reconnaissance  serait  peut-être  funeste  à  la  réunion  et  à  la  paix 
que  vous  venez  d'établir  avec  tant  de  succès.  S.  M.  a  voulu  donner 
une  preuve  de  son  désir  sincère  de  la  réconciliation,  de  sa  bien- 
veillance pour  V,  E.,  et  en.  même  temps  de  sa  soUicitade  pour  un 
pays  qu'elle  regarde  toujours  comme  français;  elle  s'est  décidée  à 
consacrer  l'indépendance  delà  République  d'Haïti. 

En  prenant  une  telle  résolution,,  S.  M.  s'est  attendue  à  trouver 
dans  V.  E.  et  son  gouvernement  des  dispositions  analogues;  elle 
s'attend  à  voir  reconnaître  sa  simple  suzeraineté,  ou  à  la  France 
un  droit  de  protection  semblable  à  celui  que  l'Angleterre  exerce  à 
l'égard  du  gouvernement  des  Iles  Ioniennes.  Ce  droit  ne  peut 
qu'être  avantageux  à  la  République^  surtout  dans  les  premiers 
temps;  et  il  est  utile  à  son  indépendance,  en  écartant  toutes  les 
prétentions  que  l'on  pourrait  élever  sur  elle;  d'un  autre  côté,  il 
assure  à  la  France  la  libre  jouissance  du  commerce  avec  Haïti. 

S,  M.  ne  désire  le  commerce  qu'aux  conditions  établies  pour  la 
puissance /a  pbis  favorisée^;  car,  dans  l'intérêt  d'Haïti  qui  sera 
aussi  celui  de  la  France,  après  le  traité,  il  importe  qull  ne  soit  pas 
l'ait  de  conditions  qui  puissent,  par  la  suite,  troubler  l'ordre  de  la 
République. 

Ces  derniers  motifs  font  tenir  aux  indemnités  pour  le  territoire 
et  les  propriétés;  elles  seront  d'ailleurs  promptement  compensées 
par  l'accroissement  que  prendront  l'agriculture  et  le  commerce. 

Si  telles  sont,  Monseigneur,  les  conditions  auxquelles  V.  E.  peut 
traiter  et  qu'elle  daigne  me  les  faire  connaître,  ou  qu'elle 
veuille  en  instruire  M.  Esmangart,  dans  une  réponse  à  sa  lettre,  je 
puis  assurer  V.  E.  que  M.  Esmangart,  ou  tout  autre  commissaire 
chargé  de  pouvoirs,  se  rendra  promptement  près  d'elle  pour  traiter 
définitivement. 

La  franchise  avec  laquelle  je  viens  de  m'expliquer  est  un  hom- 
mage que  je  rends  à  V.  E.;  j'aurais  cru  lui  manquer  en  agissant 
autrement. 

Je  suis  avec  un  profond  respect,- etc. 

Signé  :   Aueert. 


1   A  Cfitte  rpoqiie,  les  produits  de  la  Grande-Bretagne  ne  payaient  que  7  pour  ceuf,  et 
ceux  des  antres  nations  12  pour  cent. 


46      ,  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

M.  Diipetit-Thoiiars  n'avait  aucuns  pouvoirs  du  gouver- 
nement français,  il  n'était  que  porteur  de  la  lettre  d'ouver- 
tures de  M.  Esmangart;  mais  on  voit  par  la  sienne  du  8  mai, 
qu'il  était  non-seulement  informé  de  ce  quedésirait  ce  gou- 
vernement, mais  chargé  de  pressentir  les  dispostions  de 
Boyer  à  cet  égard,  oii  de  lui  insinuer  les  idées  qu'il  a  ex- 
primées; car,  autrement,  il  eût  été  disgracié.  Gomme  il 
avait  dit  dans  sa  lettre  du  4  que  «  les  bases  d'un  arrange- 
»  ment  devaient  être  honorablement  calculées  pour  les 
»  deux  pays,  que  les  prétentions  de  laFrance  étaient  justes 
»  et  modérées,  »  Boyer  ou  son  secrétaire  général  devait 
l'amener  à  s'ouvrir  à  ce  sujet,  pour  être  plus  à  l'aise  dans 
les  propositions  que  le  gouvernement  haïtien  lui-même 
pourrait  communiquer  à  M.  Esmangart,  bien  qu'il  était 
impossible  que  ces  propostions  fussent  autres  que  celles  for- 
mulées par  Pétion  :  —  indemnités  en  faveur  des  anciens 
colons,  rétablissement  régulier  des  relations  commer- 
ciales ^ 

Tel  fut  l'objet  de  la  réponse  du  Président,  en  date  du 
10  mai,  à  la  lettre  de  M.  Esmangart.  Il  lui  disait  : 

«  Yous  avez  dû.  Monsieur  le  préfet,  pendant  votre  séjour 

1.  11  paraît  que,  dans  son  désir  de  connaître  les  vues  du  goiavernement  français  par 
M.  Dupetit-Thouars,  Inginac  surtout  ne  se  sera  fait  aucun  scriipule  de  lui  donner  beaucoup 
d'espoir;  qu'il  aura  même  semblé  accueillir  l'idée  du  protectorat  delà  Frauce;  et  que 
Boyer  aura  paru  à  cet  envoyé  ne  pas  repousser  la  même  idée  :  car  il  l'a  dit  dans  son  rap- 
port, peut-être  aussi  pour  se  justifier  d'avoir  déclaré  les  vœux  de  la  France  par  écrit,  au 
lieu  de  s'être  borné  à  insinuer  cette  idée  dans  la  conversation.  Il  a  même  prétendu  qu'un 
projet  avait  été  rédigé  à  ce  sujet  par  ordre  de  Boyer,  et  que  le  Président  l'ayant  commu- 
niqué aux  généraux  Magny  et  Quayer  Larivière,  Inginac  saisit  ce  moment  pour  le  porter 
à  y  renoncer,  étant  entièrement  «  à  la  dévotion  des  Anglais.  »  Dans  ses  Mémoires  de  1843i 
page  68,  Inginac  raconte  que  M.  Dupetit-Thouars  lui  en  fit  le  reproche  plus  tard,  sans 
doute  dans  la  mission  qu'il  remplit  à  Haïti,  en  1835, 

Nous  affirmons  que  ce  loyal  officier  qui,  dans  cette  seconde  mission,  a  réellement  jeté 
les  bases  des  traités  de  1838,  par  son  rapport  fondé  sur  l'équité,  a  été  dans  l'erreur  quand 
il  a  cru  que  Boyer  voulait  admettre  le  protectorat  delà  France.  Eu  1821,  après  la  réunion 
du  Nord,  il  pouvait  moins  que  jamais  s'écarter  des  vues  de  Pétion,  surtout  ayant  alors  la 
perspective  de  la  réunion  de  l'Est  a  la  République,- Sa  propre  gloire  s'y  opposait;  son 
devoir  envers  le  P'^ys,  encore  plus. 


[1821]  CHAPITRE    I.  i7 

au  Port-au-Prince,  en  1816,  vous  bien  convaincre  que  le 
gouvernement  de  la  République  ne  faisait  qu'interpréter 
l'inébranlable  volonté  du  peuple,  en  demandant  que  la 
reconnaissance  de  l'indépendance  d'Haïti,  de  la  part  de 
S.  M.  T.  C,  fut  pure  et  si?nple;  car  la  prospérité  du  pays 
et  l'honneur  national  ne  permettent  pas  qu'il  soit  porté  la 
moindre  atteinte  à  cette  indépendance,  soit  en  admettant 
la  suzeraineté  directe  ou  indirecte^  soit  en  se  plaçant  sous  la 
protection  d'aucune  puissance  quelconque.  A  cet  égard, 
mon  prédécesseur  s'est  trop  bien  ouvert  aux  commissaires 
du  Roi  de  France,  du  nombre  desquels  vous  faisiez  partie , 
pour  qu'il  soit  nécessaire  d'entrer  aujourd'hui  dans  d'au- 
tres explications. 

«  C'est  au  moment  où  la  République  jouit  de  la  paix 
intérieure,  où  elle  est  fréquentée  par  le  commerce  de  toutes 
les  nations,  que  la  question  de  la  reconnaissance  de  son 
indépendance,  est,  de  nouveau,  vivement  agitée^  et  c'est 
pour  donner  au  monde  entier  une  preuve  de  la  loyauté  haï- 
tienne, de  mon  amour  pour  la  concorde,  que  je  serai  dis- 
posé à  faire  revivre  l'offre  d'une  indemnité  raisonnablement 
calculée,  qu'avait  faite  mon  prédécesseur  à  l'époque  de  la 
première  mission  que  la  France  envoya  ici,  et  qui  fut 
écartée  en  1816  %  dans  le  cas  que  S.  M.  T.  C.  reconnaîtrait 
la  nation  haïtienne,  comme  elle  l'est  de  fait,  libre  et  indé- 
pendante. Alors,  le  commerce  français  pourra  être,  en 
Haïti,  traité  sur  le  pied  de  l'égalité  avec  celui  des  nations 
qui  y  sont  le  plus  favorisées  -,  mais  il  sera  bien  entendu  que 
la  République  d'Haïti  conservera  une  neutralité  parfaite 


1  Ecartée  d'après  le  plan  proposé  alors  par  MM.  Fontanges  et  Esmangart,  siiivant  leur 
lettre  du  10  novembre  1816  àPétion.  Voyez  aux  pages  2147  et  suivantes  du  8e  volume  de 
cet  ouvrage. 


48  ÉTUDES    SLR    l'hISTOIRE    d'hAÏTI. 

dans  toutes  les  guerres  que  les  puissances  maritimes  se 
feraient  entre  elles. 

»  Voilà,  Monsieur  le  préfet,  les  seules  ôa.scs  sur  lesquelles 
il  est  possible  de  conclure  un  arrangement  avec  le  gouver- 
nement de  France....  » 

En  effet,  Boyer  ne  pouvait  pas  penser  différemment  que 
Pétion  à  cet  égard.  Cette  réponse  étant  remise  à  M.  Dupetit- 
Thoiiars,  il  partit  du  Cap-Haïtien,  le  12  mai,  directement 
pour  la  France.  Quatre  jours  après,  le  président  écrivit 
une  autre  lettre  à  M.  Esmangart  pour  confirmer  celle  du  10, 
en  lui  disant  que  c'étaient  là  «  les  seules  bases  sur  lesquelles 
»  il  lui  serait  possible  d'entamer  des  négociations  relati- 
»  vement  à  la  reconnaissance  de  l'indépendance  d'Haïti 
((  par  le  gouvernement  français,  »  et  cju'il  espérait  que 
M.  Esmangart  parviendrait  à  les  faire  admettre. 

Lorsque  Boyer  visitait  l'arrondissement  du  Fort-Liberté, 
,  étant  à  Oiianaminthe,  il  avait  reçu  des  habitans  de  Laxavon 
et  de  j\îonte-Christ,  leurs  vœux  pour  la  réunion  de  l'Est  à 
la  République.  Mais  en  même  temps,  le  Président  n'ignorait 
pas  que  le  parti  qui  voulait  son  indépendance  de  l'Espagne 
et  l'alliance  avec  la  Colombie,  prenait  de  la  consistance  à 
Santo-Domingo  surtout.  La  temporisation  était  donc  la  poli- 
tique qu'il  convenait  de  suivre  encore  avec  cette  partie 
d'Haïti,  afin  de  ne  pas  y  faire  naître  l'idée  que  la  Répu- 
blique voulait  contraindre  les  volontés. 

Cependant,  le  Président  ne  pouvait  pas  négliger  l'action 
de  quelques  agents  secrets^  chargés  de  provoquer  une  mani- 
festation en  sa  faveur.  A  tort  ou  à  raison,  le  chef  d'escadron 
Charles  Arrieu  fut  considéré  comme  l'un  d'entre  eux.  Natif 
du  Fort-Liberté,  il  avait  eu  le  grade  d'officier  dans  les 
bandes  de  Jean-François  etBiassou;  il  était  connu  de  bien 


[1821]  CHAPITRE  I.  49 

des  hommes  du  Nord-Est,  contemporains  de  ces  deux  chefs 
et  qui  vivaient  encore.  Il  habitait  le  canton  des  Anglais, 
dans  l'arrondissement  des  Cayes;  mais  dès  la  réunion  du 
Nord,  il  s'était  empressé  de  se  rendre  au  Cap-Haïtien  et  dans 
ses  foyers.  La  proximité  de  Laxavon  et  de  Monte-Christ, 
du  chef-lieu  du  Nord,  lui  fournit  l'idée  d'entreprendre  le 
commerce  de  bestiaux  avec  ces  localités,  et  il  alla  même 
jusqu'à  Saint-Yague  et  Puerto-Plate.  Hardi,  entreprenant 
autant  pour  les  aventures  militaires  que  pour  le  commerce, 
il  paraît  que  dans  les  premiers  momens,  Charles  Arrieu 
accueillit  le  projet  de  proclamer  la  partie  de  l'Est  indépen- 
dante de  la  République,  à  la  condition  d'y  jouer  un  rôle 
et  de  trouver  de  l'avancement.  En  même  temps,  il  entrete- 
nait des  relations  avec  le  commodore  Aury  et  ses  capitaines 
de  corsaires  qui  poussaient  cette  partie  à  l'indépendance 
d'une  manière  quelconque  ^ 

Étant  au  Cap-Haïtien,  après  avoir  expédié  l'agent  fran- 
çais envoyé  auprès  de  lui,  le  Président  d'Haïti  publia  un 
ordre  du  jour,  le  16  mai,  où  il  exprima  sa  satisfaction  du 
calme  qui  était  revenu  dans  tous  les  esprits,  de  la  tranquil- 
lité qui  régnait  dans  le  Nord.  Il  y  recommanda  d'ailleurs 
aux  fonctionnaires  publics,  tant  civils  que  mihtaires,  de 
veiller  à  cet  heureux  état  de  choses  par  l'accomplissement 
de  leurs  devoirs,  en  maintenant  une  bonne  police  dans  les 
villes  et  les  campagnes,  en  encourageant  la  culture  des 
terres,  —  le  gouvernement  ayant  encore  délivré  de  nom- 
breux dons  nationaux  aux  officiers  et  autres  militaires  de 
tous  grades,  —  en  entretenant  la  concorde  et  l'union  entre 


1   Voyez  ce  qu'en  a  dit  B.  Inginac  dans  sf.s  Mémoires,  pages  47,  48  et  ë8.  Lo  2.5  mai, 
Aury  entra  dans  le  port  du  Cap-Haïtien  d'oîi  il  sortit  le  l^i' juin,  pour  aller  à  la  rencontre 
de  Boyer,  sans  doute  pour  l'entretenir  de  nouveau  des  dispositions  du  Nord-Est  à  l'indé- 
ptndance.  Nous  pirisons  ce  renseignement  dans  le  n»  4  de  la  Concorde,  du  3  jnin,  publié 
a"  r.np-Il.iïtipii. 

T.    IX  4 


50  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'haÏTI. 

tous  les  citoyens.  Une  recommandation  particulière  fut 
adressée  aux  troupes  de  l'Ouest  et  du  Sud,  commandées 
par  le  général  de  brigade  Marion,  qu'il  allait  laisser  en 
garnison  au  Cap-Haïtien,  de  se  bien  conduire  pour  tracer 
l'exemple  à  celles  du  Nord,  par  leur  respect  pour  les  lois, 
leur  exactitude  dans  le  service  et  leur  obéissance  à  leurs 
chefs  \ 

Ces  dispositions  étant  prises,  Boy  er  quitta  le  Cap-Haïtien 
et  se  porta  dans  les  arrondissemens  du  Borgne,  du  Port-de- 
Paix  et  du  Môle,  d'où  il  revint,  comme  à  son  premier 
voyage,  par  ceux  des  Gonaïves  et  de  Saint-Marc,  au  Port- 
au-Prince,  où  il  entra  le  12  juin.  Dans  le  cours  de  ce  voyage, 
l'autorité  du  gouvernement  s'était  raffermie  dans  le  Nord 
comme  dans  l' Artibonite ,  et  les  deux  autres  départemens 
jouissaient  de  la  plus  parfaite  tranquillité.  Pour  donner 
plus  de  poids  à  notre  assertion ,  citons  ici  quelques  lignes 
d'un  article  Intérieur  du  journal  la  Concorde ,  du  27  mai, 
n°  5  : 

«-Une  réflexion  se  présente  ici  qui  est  tout  à  l'avantage 
du  caractère  haïtien.  Depuis  le  jour  mémorable  de  l'entrée 
du  Président  au  Cap-Haïtien  (le  26  octobre  1820),  aucun 
meurtre  n'a  été  commis,  aucune  vengeance  particulière  n'a 
été  exercée.  Nos  routes,  les  défilés  de  nos  montagnes  sont 
aussi  sûrs  que  le  séjour  de  nos  villes  :  ce  qui  prouve  que  les 
Haïtiens  ont  un  fond  de  bonté  qui  leur  est  naturel,  et  qui , 
dirigé  vers  le  bien,  fera  de  cette  nation  une  communauté 


1  Le  général  Marion  passa  qiielques  mois  en  garnison  au  Cap-Haïtien.  Il  eut  occasion 
d'y  connaître  la  Veuve  de  J.-B.  Cliavanne  qui  vivait  encore,  après  avoir  assisté  à  tons  les 
événemens  qui  se  succédèrent  dans  le  Nord  depuis  le  glorieux  martyre  de  son  mari.  Cette 
courageuse  femme  avait  respecté  la  mémoire  de  Cliavanne  eu  soutenant  son  existence  et  celle 
de  sa  famille  par  nue  honnête  industrie.  De  retour  auxCayes,  Marion  y  recueillit  une  sous- 
cription de  518  gourdes  que  tirent  quelques  citoyens  en  faveur  de  cette  Veuve,  et  il  la  lui 
adressa  avec  une  lettre  du  28  novembre.  Elle  y  répondit  eu  témoignant  sa  vive  reconnais- 
sance. Ce  fait  honora  Marion  et  les  citoyens  qui  y  concouiurent. 


[1821]  CHAPITRE    I.        •  5i 

d'hommes  peu  commune  sur  la  surface  du  globe.  Ce  peuple, 
naguère  si  infortuné  y  après  avoir  bu  à  longs  traits  dans 
la  coupe  de  la  liberté ,  réfléchit  qu'il  se  doit  au  travail  qui 
est  la  destination  de  l'homme  sur  la  terre  ;  il  s'y  livre  :  les 
besoins,  la  nécessité,  l'espoir  d'une  amélioration  à  son  sort, 
la  liberté,  la  propriété,  tout  l'invite  à  faire  couler  ses 
sueurs  pour  lui-même.  » 

Sachant  le  concours  que  trouvent  les  gouvernemens 
dans  les  sentimens  religieux,  pour  apaiser  les  troubles 
civils  et  fortifier  l'esprit  humain  dans  la  soumission  aux 
lois,  en  partant  de  la  capitale  pour  se  rendre  à  Saint-Marc 
et  dans  le  Nord,  le  Président  avait  invité  l'abbé  Jérémie  à 
le  suivre,  afin  de  faire  des  prédications  aux  populations 
dans  chaque  ville  ou  bourg.  Ce  prêtre  remplit  cette  mis- 
sion au  gré  des  désirs  de  Boyer.  Mais,  comme  le  Président 
ne  s'était  pas  adressé  à  l'autorité  épiscopale  de  M.  de  Glory 
pour  en  obtenir  son  agrément,  qu'il  ne  l'avait  qu'averti  de 
cette  disposition,  cet  évêque  commença  à  prendre  de  l'om^ 
brage  avec  d'autant  plus  de  facilité,  qu'il  voyait *dans  le 
choix  du  Président  un  témoignage  de  confiance  et  de  con- 
sidération pour  l'ecclésiastique  qui  était  son  antagoniste* 
De  son  côté,  l'abbé  Jérémie  fut  naturellement  porté  à  sô 
prévaloir  de  cette  distinction,  à  l'égard  du  vicaire  aposto- 
lique qui  eût  mieux  aimé,  sans  nul  doute,  désigner  un 
des  prêtres  venus  avec  lui  pour  aller  remplir  cette  mission 
évangélique.  Dans  cette  disposition  respective  de  l'un  et 
de  l'autre,  un  éclat  était  inévitable. 

Une  autre  idée,  un  autre  devoir  préoccupa  le  Président 
dans  son  voyage  dont  le  but  principal  était  de  rétablir  la 
tranquillité  publique  dans  les  départemens  de  l'Artibonite 
et  du  Nord  :  ce  fut  de  fonder  des  écoles  dans  la  plupart 
des  villes,  pour  procurer  l'instruction  gratuite  à  la  jeunesse 


52  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'haÏTI, 

^/\  du  sexe  masculin,  tout  en  encourageant  les  établissemens 
^  /  particuliers.  Outre  les  écoles  du  gouvernement,  des  com- 
missions d'instruction  publique  furent  formées  pour  les 
surveiller,  d'après  la  loi  publiée  en  1820.  Dans  ces  pre- 
miers temps,  il  n'élait  pas  possible  de  mieux  faire;  mais 
nous  aurons  à  examiner  plus  tard  s'il  n'était  pas  du  devoir 
strict  de  Boyer  de  doter,  et  le  Cap-Haïlien  et  les  Cayes, 
d'un  «  lycée  national  »  à  l'instar  de  celui  du  Port-au-Prince, 
afin  de  procurer  à  la  jeunesse  du  Nord  et  du  Sud  une  ins- 
truction supérieure  à  celle  qu'elle  recevait  dans  les  écoles 
primaires  de  ces  villes. 

C'est  ici  le  lieu  de  parler  d'une  idée  conçue  par  le  se- 
crétaire général  ïnginac  et  qui  parvint  à  notre  connais- 
sance. 

Dès  la  réunion  du  Nord,  il  proposa  à  Boyer  de  réunir 
dans  les  bureaux  de  la  secrétairerie  générale  un  certain 
nombre  de  jeunes  hommes  qui  paraîtraient  dans  tous  les 
départemens  avoir  le  plus  d'instruction,  le  plus  d'aptitude, 
afin  demies  former  à  la  correspondance  officielle  du  gou- 
vernement et  de  les  initier  à  la  pratique  des  affaires  pu- 
bliques, sous  les  yeux  du  chef  de  l'État,  pour  devenir  avec 
le  temps  des  hommes  capables  dans  l'administralion.  Le 
Président  d'Haïti  exerçant  toutes  les  attributions  que  nous 
avons  énumérées  en  parlant  de  la  loi  rendue  en  1819  sur 
celles  des  grands  fonctionnaires,  ïnginac  pensait,  avec 
raison  ce  nous  semble,  que  ces  jeunes  employés  puiseraient 
des  connaissances  utiles  dans  l'application  qu'ils  verraient 
faire  chaque  jour  du  pouvoir  gouvernemental.  —  Il  avait, 
un  autre  motif  :  le  travail  des  bureaux  qu'il  dirigeait 
s'était  accru  par  la  réunion  du  Nord  et  paraissait  devoir 
s'accroître  encore,  d'après  les  dispositions  où  se  trouvait  la 
partie  de  l'Est  de  se  réunir  à  la  République.  Dans  une  telle 


[1821]  CHAPITRE    I.  53 

situation,  le  nombre  des  employés  étant  diminué,  parce  que 
plusieurs  d'entre  eux,  qui  étaient  du  Nord  ou  de  l'Artibo- 
nite,  avaient  été  placés  dans  divers  autres  emplois  de  ces 
départemens ,  leur  remplacement  à  la  secrétairerie  géné- 
rale devenait  d'une  urgente  nécessité. 

Le  Président  parut  apprécier  la  proposition  de  son  secré- 
taire général;  mais  en  définitive,  elle  ne  fut  pas  mise  à 
exécution,  parce  que  les  raisons  d'économie  prévalurent  sur 
les  besoins  réels  du  moment  et  les  utiles  prévisions  de  l'ave- 
nir, peut-être  aussi  parce  que  Boyer  lui-même  n'avait 
pas  conçu  cette  idée.  Inginac  ne  put  même  obtenir  de  lui 
la  nomination  d'un  archiviste  principal  et  des  employés 
sous  ses  ordres^  dans  le  moment  où  il  ordonnait  que  les 
archives  du  Nord  fussent  transportées  au  Port-au-Prince, 
lesquelles  comprenaient  celles  des  gouvernemens  de  Dessa- 
lines et  de  Christophe  ^ . 

Boyer  n'était  pas  encore  de  retour  à  la  capitale,  quand 
il  apprit,  par  le  journal  officiel  du  gouvernement — le  Télé- 
graphe j,  —  que  le  trésorier  général  A.  Nau  avait  désigné^, 
le  21  mai,  un  de  ses  chefs  de  bureau  pour  exercer  provisoi- 
rement les  fonctions  de  trésorier  particulier  de  l'arrondis- 
sement financier  du  Port-au-Prince.  Ce  fonctionnaire  n'avait 
sans  doute  pris  cette  mesure  qu'avec  l'autorisation  du 
secrétaire  d'État,  et  à  raison  de  l'augmentation  du  travail 
de  la  trésorerie  générale  depuis  la  réunion  du  Nord.  Mais, 
comme  le  Président  d'Haiti  n'avait  pas  même  été  consulté 


1  Voyez  ce  qu'a  dit  Inginac  à  ce  sujet,  aux  pages  78  et  79  de  ses  Mémoires.  Quoiqu'il 
eu  ait  parlé  a  l'année  1827,  je  suis  certain  qu'il  avait  fait  sa  proposition  dès  la  fin  de 
1820.  C'est  alors  que  J.  Granville  devint  chef  des  bureaux  de  la  guerre  à  la  secrétairerie 
générale;  déjà  il  était  substitut  du  commissaire  du  gouvernement  au  tribunal  de  cassation, 
et  il  remiJlissait  en  même  temps  certaines  fonctions  a  la  secrétairerie  d'Etat  :  car  son  ac- 
tivité et  sa  capacité  lui  donnaient  la  facilité  de  satisfaire  à  ces  divers  seivices.  Ce  cumul 
de  trois  emplois,  exercés  par  Granville,  prouvait  la  nécessité  de  rechercher  des  sujets  ca- 
pables et  de  les  employer. 


54  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI, 

sur  l'opportunité  de  cette  décision,  le  7  juin  un  avis  au 
public  parut  sur  le  même  journal,  émané  du  secrétaire 
général,  qui  l'annula  comme  ayant  été  prise  incompétem- 
ment,  et  le  trésorier  général  dut  continuer  à  cumuler  son 

"'^^^^  "Bervice  personnel  avec  celui  de  la  trésorerie  particulière. 
On  ne  peut  disconvenir,  que  le  chef  de  l'État  ayant  dans 

"^  .  '  ses  attributions  la  nomination  aux  emplois  publics,  le  priji- 
cipe  d'autorité  se  trouvait  méconnu  dans  la  mesure  du  tré- 
sorier général,  puisqu'il  créait  un  fonctionnaire  dans  la 
personne  de  son  chef  de  bureau,  devenant  responsable  des 

^^'^  "'  actes  qu'il  pourrait  faire  et  de  la  manutention  d'une  notable 
L        partie  des  deniers  publics.  Mais  en  citant  ce  fait,  nous  vou- 

Ljji^i  X  Ions  faire  remarquer  que  Boyer  n'entendait  pas  céder  la 
moindre  parcelle  de  son  autorité  aux  grands  fonctionnaires 
qui  le  secondaient  dans  le  gouvernement  de  la  Répu- 
blique, 


•îT 


CHAPITRE  11. 


La  Veuve  de  H.  Christophe  va  en  Angleterre  avec  ses  demoiselles.—  Sa  lettre  à  Boyer,  au 
moment  de  son  départ.  —  Conduite  tenue  par  M.  de  Glory  et  l'ahbé  Jérémie. — Schisme 
qu'ils  occasionnent  au  Port-au-Prince.  —  Maudement  de  l'évèque  vicaire  apostoli(jue 
contre  le  curé  de  cette  paroisse  qu'il  interdit  et  excommunie.  -^  Scènes  scandaleuses 
à  l'église  et  au  presbytère.  —  Réflexions  à  ce  sujet  :  devoir  imposé  au  Président  d'Haïti. 
—  11  fait  signifier  aux  deux  ecclésiastiques  de  se  retirer  du  pays.  —  M.  de  Glory  périt 
dans  un  naufrage.  —  L'ahbé  Jérémie  revient  ensuite  au  Cap-Haïtien;  il  y  est  mis  aux 
arrêts,  puis  renvoyé  a  l'étranger.  —  L'abbé  Joseph  Salgado,  nommé  curé  du  Port-au- 
Prince,  ramène  tous  les  fidèles  à  l'église.  —  Diverses  lettres  de  l'évêque  H.  Grégoire  "à 
Boyer  ;  ses  sentimens,  son  don  de  livres  fait  à  la  République  pour  commencer  l'établisse- 
ment d'une  bibliothèque. — Sa  noble  conduite  en  recevant  un  don  que  lui  envoie  Boyer; 
sa  lettre  à  cette  occasion.  —  Lettre  de  quelques  Grecs  résidant  à  Paris,  transmise  par 
lui,  faisant  un  appel  à  Boyer  et  aux  Haïtiens,  en  faveur  de  leur  pays  insurgé  contre  la 
Turquie.  —  Ce  que  leur  répond  Boyer.  —  Divers  actes  du  Président  concernant  l'agri- 
culture et  le  commerce  national.  —  Ouverture  de  la  session  législative.  —  Election  des 
représentans  de  l'Artibonite  et  du  Nord.  —  Vote  de  trois  livres  du  code  civil  haïtien  et 
diverses  lois;  élection  de  dix  sénateurs  pour  compléter  le  sénat. — Adresse  de  la  Chambre 
des  représentans  au  peuple.  —  Discours  prononcés  dans  son  sein,  sur  le  commerce  na- 
tional, par  les  représentans  Pierre  André  et  Saint-Martin.  —  La  Chambre  les  prend  en 
considération  et  les  adresse  au  Président  d'Haïti.  —  Examen  des  questions  soulevées 
par  ces  discours. —  Etablissement  de  cercles  du  commerce  national  au  Port-au-Prince  et 
au  Cap-Haïtien  :  objet  qu'ils  ont  en  vue. —  Agitation  de  l'esprit  public  à  la  capitale.  — 
Les  commerçans  étrangers  s'adressent  au  Président  d'Haïti.—  Ce  que  pense  et  fait  Boyer 
en  cette  circonstmce.  —  Le  Sénat  lui  adresse  un  message  pour  avoir  son  opinion  sur  la 
révision  anticipée  de  la  constitution.  —  H  répond  au  Sénat  et  repousse  cette  idée.  — 
Réflexions  à  ce  sujet.  —  Réclamation  d'argent  faite  par  Jacob  Lewis  contre  la  Répu- 
blique, appuyée  par  les  Etats-Unis.  —  Il  est  soldé  définitivement. 


Après  la  tournée  qu'il  venait  de  faire  pour  rétablir  la 
tranquillité  publique  dans  les  départemens  de  l'Artibonite 
et  du  Nord,  et  consolider  le  gouvernement  de  l'Etat  par  des 


56  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

mesures  appropriées  aux  circonstances ,  Boyer  se  décida  à 
passer  lui-même  quelques  semaines  en  repos  à  la  campagne  ; 
il  en  fit  donner  l'avis  au  public  par  le  secrétaire  général,  dès 
le  lendemain  de  son  retour  à  la  capitale.  Toutefois ,  l'expé- 
dition des  affaires  ne  devait  pas  en  souffrir,  et  les  trois 
grands  fonctionnaires  restèrent  chargés,  chacun  dans  ses 
attributions,  de  faire  parvenir  au  Président  la  correspon- 
dance y  relative  et  les  réclamations  des  particuliers,  afin 
de  recevoir  ses  ordres.  Cette  disposition  de  sa  part  n'était 
pas  chose  inutile;  car  il  allait,  pour  ainsi  dire,  se  retremper 
pour  mieux  remplir  son  devoir  envers  le  pays  dans  les  évé- 
nemens  qui  allaient  surgir. 

Ce  fut  dans  cette  circonstance  que  la  Veuve  de  Henrv 

7  r  .  *" 

Christophe  prit  la  résolution  de  quitter  Haïti  avec  ses  deux 

U^  filles,  pour  se  rendre  en  Angleterre.  Depuis  qu'elles  étaient 
venues  du  Cap-Haïtien  au  Port-au-Prince,  elles  avaient  été 
1la?v^    constamment  l'objet  des  attentions  délicates  du  Président 

[/[fX,  et  de  sa  famille,  qui  les  voyaient  souvent,  comme  pour  les 
consoler  dans  leur  malheur;  et  il  parait  qu'elles  trouvaient 
dans  les  procédés  de  Célie  Pétion  surtout,  le  témoignage 
d'un  cœur  sensible  qui  comprenait  sa  position  particulière 
à  leur  égard.  Ces  personnes  intéressantes  pouvaient  donc 
continuer  à  habiter  leur  pays  natal  sous  des  auspices  aussi 
favorables;  mais  Madame  Christophe  ayant  été  assez  bien 
avisée  pour  faire  placer  des  fonds  en  Angleterre,  dans  le 
temps  de  la  plus  grande  prospérité  de  son  royal  mari,  elle 
reçut,  dit-on,  des  philanthropes  de  ce  pays  qui  avaient 
été  en  correspondance  avec  lui,  le  conseil  de  s'y  rendre,  en 
même  temps  que  des  négocians  anglais,  établis  au  Cap- 
Haïtien,  l'y  engageaient  ^ .  Ses  demoiselles,  sa  fille  aînée 

1   On  a  dit  ipie  Mme  Christoplia  possédait  70,000  piastivs  dans  les  fonds  publics   en 
Angleterre.   La  Concorde  dn  ^V  février  1822,  u"  8,  fit  mention  d'nii  jngoment  de  la  Cour 


6 


i 


[1821]  CHAPITRE    II.  57 

surtout,  accueillirent  cette  invitation  avec  empressement, 
et  leur  mère  dut  déférer  à  leurs  désirs.  Le  fils  de  Robert  Su- 
therland,  qui  les  avait  vues  à  la  cour  de  Sans-Souci  en  com- 
pagnie de  Sir  Home  Popham,  s'était  constitué  leur  che- 
valier au  Port-au-Prince;  il  leur  offrit  de  les  accompagner 
en  Angleterre. 

Le  Président  d'Haïti  ne  pouvait  mettre  obstacle  à  leur 
résolution  :  le  25  juillet,  il  leur  délivra  un  passeport  à  cet 
effet,  et  le  51,  la  veille  de  leur  départ  sur  un  navire  mar- 
chand. Madame  Christophe  lui  adressa  la  lettre  suivante, 
écrite  par  sa  fille  aînée,  nommée  Améthyste  : 

Au  Port-au-Prince,  ce  31  juillet  1821,  an  xvni«  de  l'indépendance. 

A  Son  Excellence  le  Président  d'Haïti. 
Président^ 

Sur  le  point  de  quitter  pour  quelque  temps  ce  beau  pays,  cette 
patrie  qui  nous  a  vues  naître  et  que  nous  ne  cesserons  jamais  de 
chérir,  moi  et  mes  tilles,  nous  éprouvons  le  besoin  de  vous  expri- 
mer autrement  que  de  vive  voix,  toute  la  reconnaissance  que  nous 
ressentons  des  procédés  généreux  dont  Votre  Excellence  a  usé  en- 
vers nous  depuis  neuf  mois  passés. 

Recevez,  Président,  les  nouvelles  et  solennelles  assurances  du 
souvenir  profond  que  nous  en  conserverons. 

Dans  nos  malheurs,  nous  avons  trouvé  en  vous  un  protecteur,  un 
ami,  un  frère...  Nos  cœurs  en  sont  pénétrés  d'admiration. 

Nous  vous  prions  de  nous  continuer  les  mêmes  dispositions,  et 
nous  connaissons  assez  votre  âme  pour  être  assurées  que  cette  prière 
ne  sera  pas  vaine.  Nous  faisons  la  même  prière  à  votre  famille  et  à 


i^A-- 


des  prérogatives  de  ce  pays,  qui  lui  fit  remettre  9,000  livres  sterling  (45,000  piastres)  qui 
étaient  placés  dans  le  diocèse  de  Cantorbéry.  Cette  dame  ne  put  se  faire  au  climat  humide     '  ,  (^ 

de  l'Angleterre,  et  alla  avec  ses  filles  habiter  la  Toscane.  Ces  deux  dernières  y  moururent  xj 

Tune  après  Vautre;  alors,  en   1841,  Mme  Christophe  écrivit  à  Boyer,  de  permettre    a  >  '    ^ 

Mme  Pierrot,  sa  sœur,  d'aller  la  joindre  ;  ce  qui  eut  lieu.  En  décembre  1847,  étant  à  Paris, 
je  priai  le  marquis  de  Brignolles,  ambassadeur  do  Sardaigiie  à  la  cour  do  France,  repré- 
sentant aussi  la  Toscane,  de  faire  prendre  des  informations  à  leur  sujet  :  quelques  se- 
maines après,  il  me  dit  que  ces  dames  habitaient  Pise.  C'est  là  que  Mme  Christophe  est 
décédée.  Je  crois  qu'après  sa  mort,  Mme  Pierrot  est  retournée  à  Haïti. 


58  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

la  fille  de  votre  immortel  prédécesseur ,  auxquelles  nous  pro- 
mettons le  plus  tendre  souvenir. 

Je  laisse  au  Cap  une  partie  de  ma  famille  et  celle  de  mon  feu 
mari  ;  je  les  recommande  à  toute  votre  bienveillance. 

Je  mets  sous  votre  puissante  sauvegarde  et  sous  celle  de  Thonneur 
de  mes  concitoyens  qui  m'ont  accueillie  avec  tant  de  bienveillance, 
et  la  maison  que  je  possède  depuis  longues  années  au  Capj,  et  celles 
que  mes  filles  et  moi  avons  acquises  et  payées  comptant  aux  dO' 
maines,  lors  des  ventes  qui  en  ont  été  faites  par  l'État. 

Pensant  que  les  importantes  et  nombreuses  occupations  du  chef 
de  TÉtat,  mon  puissant  ami,  ne  lui  permettraient  pas  de  régir  pour 
moi  ces  diverses  propriétés,  j'ai  donné  ma  procuration  au  général 
Magny. 

Je  prie  Votre  Excellence  de  l'appuyer  de  toute  sa  protection  à 
cet  effet.  Une  grande  infortune  ne  peut  intéresser  qu'un  grand 
homme  ;  les  indiscrétions  que  la  mienne  me  met  dans  le  cas  de 
commettre  seront,  à  ce  titre,  mises  par  vous  au  chapitre  des  ex- 
ceptions auquel  elles  appartiennent. 

Je  le  répète,  Président;  dans  nos  malheurs,  vous  vous  êtes  mon- 
tré notre  protecteur,  notre  ami,  notre  frère,  et  ces  titres  m'ont 
portée  à  vous  demander  ces  nouveaux  et  importans  services  :  je  sais 
que  vous  me  les  rendrez. 

Je  suis  avec  respect.  Président,  de  Votre  Excellence,  la  très-re- 
connaissante concitoyenne  et  amie. 

Signé  :  Veuve  Henry  Christophe. 

Cette  lettre,  pleine  de  convenance,  de  sentiment  et  de 
dignité,  fait  autant  d'honneur  à  la  mémoire  de  la  Veuve  de 
Christophe  et  de  ses  filles  qu'à  celle  de  Boyer.  En  la  lisant, 
on  sent  que  c'est  le  cœur  d'une  femme  qui  l'a  dictée,  que 
c'est  sa  main  qui  l'a  tracée.  On  y  reconnaît  la  haute  posi- 
tion que  ces  personnes  ont  occupée  dans  le  pays,  la  grandeur 
dont  elles  furent  toujours  entourées  auprès  de  l'homme 
qui  en  aimait  le  faste,  sans  doute,  mais  qui  savait  bien 
soutenir  son  rôle.  Ce  témoignage  rendu  aux  procédés  géné- 
reux du  chef  de  la  République  prouve  aussi  que  cette  forme 


[1821]  CHAPITRE    II,  59 

de  gouvernement,  bien  comprise,  donne  accès  à  la  magna- 
nimité des  sentimens.  Ceux  de  Boyer  furent  empreints  de 
ce  caractère,  car  il  oublia  que  Christophe  avait  été  le  meur- 
trier de  son  frère,  pour  ne  songer  qu'à  protéger  sa  famille 
et  à  l'entourer  d'égards  et  de  considération. 

Mais,  quand  on  songe  à  la  conduite  qu'il  a  tenue  envers 
cette  famille,  envers  celle  de  Dessalines  qu'il  trouva  égale- 
ment au  Cap-Haïtien  j  quand  on  sait  qu'en  1822,  la  nièce  de  ^.  y^ 
Toussaint  Louverture,  —  Madame  Isaac,  —  revint  à  Haïti  û/u  ""^    Û\ 
pour  réclamer  la  mise  en  possession  des  biens  que  ce  chef  r,ûs,^Ê^ 
y  avait  légitimement  acquis,  que  Boyer  accueillit  cette  ^^^,--1,*^  4- 
dame  avec  une  bienveillance  distinguée,  qu'il  fit  remettre 
ces  biens  à  elle  et  son  mari,  malgré  leur  résidence  à  l'étran- 
ger; quand  on  se  rappelle  qu'en  cela  il  suivit  non -seule-      j 
ment  les  inspirations  de  son  cœur,  mais  le  bel  exemple  que     / 
Pétion  lui  avait  tracé  par  sa  conduite  envers  la  famille  de     \ 
Rigaud,  aux  Cayes  j  quand  on  écrit  ces  faits  si  noblement     / 
accomplis  pour  relever  la  dignité  de  toute  une  race  d'hom- 
mes, jadis  avilis  et  persécutés  sur  cette  terre  d'Haïti,  et  que 
l'histoire  vous  présente  en  regard  l'insensibilité,  les  procé- 
dés malveillans  dont  on  usa  en  1843  envers  la  famille  de    ; 
Boyer,  on  se  demande,  malgré  soi,  quel  est  donc  ce  ver- 
tige qui  s'empara  de  ceux  qui  s'en  rendirent  coupables?... 

Au  moment  où  la  famille  de  H.  Christophe  partait  pai- 
siblement du  Port-au-Prince,  un  autre  personnage  s'y  con- 
duisait de  manière  à  être  contraint  de  quitter  cette  ville, 
sous  de  fâcheux  auspices  pour  le  caractère  sacré  dont  il  était 
revêtu.  Il  s'agit  de  M.  de  Glory,  évêque  et  vicaire  aposto- 
lique. 

Depuis  son  arrivée,  son  ancienne  querelle  avec  l'abbé 
Jérémie  s'était  ravivée  sourdement  entre  eux  dans  le  près- 


60  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

'0  (^/i^^i'-Kibytère  où  ilslogaient.  Il  eût  sans  doute  désiré  de  remplacer 
(/ry^  '  ce  prêtre  dans  la  cure  de  la  capitale,  en  vertu  de  son  pouvoir 

(IjffVH  spirituel;  mais  le  Président  n'entendait  pas  renoncer  en  sa 

'  faveur  au  pouvoir  qu'il  tenait  de  la  constitution,  de  nom- 

mer aux  cures  des  paroisses  de  la  République.  Il  le  devait 
d'autant  moins,  qu'il  n'avait  pas  demandé  au  Pape  l'envoi 
d'un  évêque  à  Haïti,  et  qu'il  avait  à  l'égard  de  M.  de  Glory 
de  suffisans  motifs  de  s'en  défier,  en  outre  des  renseigne- 
mens  qui  lui  étaient  parvenus  sur  son  compte.  S'il  l'avait 
admis  malgré  ces  renseignemens,  ce  prélat  semblait  pren- 
dre à  tâche  de  l'en  faire  repentir. 

En  effet,  durant  l'absence  du  Président  de  la  capitale, 
sa  lutte  avec  le  marguillier  et  le  conseil  de  notables  prit 
un  caractère  scandaleux;  son  irritabilité  personnelle  s'était 
accrue  par  la  résistance  qu'il  rencontra  de  la  part  de  cer- 
tains curés  de  paroisses  éloignées,  et  parce  qu'il  ne  pou- 
vait exercer  son  pouvoir  dans  sa  plénitude.  Dans  cette 
disposition  d'esprit,  il  se  décida  à  rendre  un  mandement 
contre  l'abbé  Jérémie,  qui  était  encore  dans  le  Nord  :  avisé 
de  cela,  ce  prêtre  s'empressa  de  revenir  à  la  capitale.  Mais 
déjà  il  était  survenu,  parmi  une  partie  des  paroissiens^  un 
revirement  d'opinions  qui  servit  à  égarer  davantage  le  ju- 
gement de  l'évêque.  Les  personnes  qu'on  avait  qualifiées 
du  nom  de  Marionnettes,  pendant  le  schisme  antérieur  que 
l'abbé  Jérémie  avait  fait  cesser,  s'éloignèrent  de  ce  prêtre 
et  passèrent  dans  le  camp  de  M.  de  Glory,  tandis  que  les 
Gasparites  lui  restèrent  attachés,  parce  qu'il  était  le  curé 
de  la  paroisse,  nommé  par  le  Président  dont  il  possédait 
la  confiance  .  Un  sentiment  instinctif  de  patriotisme  gui- 
dait ces  derniers  qui  se  défiaient  de  «  l'évêque  français,  » 

1   Voyez,  aux  pages  414  et  suivantes  du  8''  voliime  de  ai  ouviage,  ce  qui  a  été  dit  sur  le 
scliisrac  leligieiu  que  l'abbé  Jércraie  fit  cesser. 


[1821]  CHAPITRE    II.  61 

car  on  s'apercevait  assez  du  but  pour  lequel  il  avait  été 
envoyé  clans  la  République. 

—  Voici  le  mandement  que  ce  prélat  publia  le  7  août,  en 
le  faisant  afficher  sur  les  portes  de  l'église  paroissiale  : 

«  Nous,  Pierre  de  Glory,  par  la  miséricorde  de  Dieu  et  la  grâce 
du  Saint-Siège  apostolique,  évêque  de  Macri,  vicaire  apostolique 
d'Haïti,  grand-croix  de  l'ordre  de  l'Eperon  d'or,  etc.,  etc.,  elc, 

»  A  tous  les  fidèles  de  notre  diocèse,  salut  et  bénédiction  en  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ; 

»  Au  prêtre  Fiime  : 

»  Piiisqu'après  avoir  quitté  votre  couvent  comme  un  apostat,  et 
et  avoir  été, déclaré  tel  par  le  respectable  supérieur  de  la  Trappe; 
après  avoir  été  excommunié  par  l'archevêque  de  Baltimore,  en 
1815,  et  interdit  parle  Saint-Siège,  le  18  juillet  1820;  puisque, 
couvert  de  tous  ces  anathèmes,  vous  avez  osé  encore  vous  efforcer, 
depuis  notre  arrivée  dans  la  République  d'Haïti,  d'exciter  les  esprits 
contre  notre  autorité^  et  que  vous  vous  êtes  permis  de  fouler  aux 
pieds,  dans  le  Nord,  les  devoirs  les  plus  sacrés  d'un  prêtre,  ce  que  vous 
aviez  fait  auparavant  au  Port-au-Prince,  avant  que  nous  y  fussions 
envoyé,  en  disant,  par  exemple,  plusieurs  messes  par  jour  :  Nous 
devons  au  salut  de  uotre  âme  de  retrancher  à  notre  tour  de  l'Eglise 
cathohque,  apostolique  et  romaine,  un  membre  gâté  qui  pourrait 
en  gâter  d'autres, 

»  Ainsi,  par  l'autorité  du  Dieu  tout-puissant,  le  Père,  le  Fils  et 
le  Saint-Esprit,  et  par  celle  des  bienheureux  apôtres^  Pierre,  et  Paul, 
et  de  tous  les  saints,  et  par  la  nôtre,  nous  vous  déclarons  retranché 
de  l'Eglise  catholique  ;  en  sorte  que  toute  église  où  vous  ferez  la 
moindre  fonction  du  saint  ministère  sera  interdite^  et  qu'on  cessera 
d'être  catholique  en  y  (entrant  :  cesseront  aussi  d'être  catholiques, 
tous  ceux  qui,  soit  par  paroles,  soit  par  actions,  soit  par  écrit,  ou 
de  toute  autre  manière,  déclareront  être  de  votre  parti. 

»  Plaise  à  Dieu  que  cet  acte  de  notre  autorité  vous  fasse  rentrer 
en  vous-même,  et  qu'après  vous  avoir  ainsi  livré  à  Satan,  nous  vous 
voyions ressjDlir  do  l'horreur  pour  l'état  de  votre  conscience,  et  nous 


62  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

n'ayions  pas  la  douleur  de  vous  voir  condamné  au  grand  jour  du 
jugement. 

î  Fait  au  Port-au-Prince,  en  notre  palais  épiscopal,  le  7  août 
1821. 

«  Signé  :  de  Glouy.  » 

Sans  doute,  en  sa  qualité  d'évêque  et  de  vicaire  apostoli- 
que, s'il  était  réellement  informé  des  faits  qu'il  a  mentionnés 
dans  cet  acte,  à  la  charge  de  l'abbé  Jérémie,  M.  de  Glory  ne 
pouvait  guère  agir  autrement  à  son  égard,  lorsque  encore 
ce  prêtre  se  montrait  peu  disposé  à  lui  obéir.  Mais  aussi  ce 
mandement  se  ressentait  de  Tinfluence  qu'exerçait  sur  son 
esprit  l'ancienne  querelle  qu'ils  avaient  eue  entre  eux;  il 
était  la  conséquence  delà  domination  que  F évêque  voulait 
exercer,  et  sur  le  marguillier  et  sur  le  conseil  de  notables  _, 
en  dépit  des  lois  de  la  République;  enfin,  cet  acte  était  au 
fond,  «  une  mise  en  demeure  »  notifiée  indirectement  au 
I^résident  d'Haïti,  de  se  prononcer  entre  lui  et  l'abbé  Jéré- 
mie. Cependant,  si  M.  de  Glory  était  un  homme  plus  réflé- 
chi, il  aurait  du  comprendre  que,  quoique  admis  à  exercer 
ses  fonctions  d'évêque  et  de  vicaire  apostolique,  ce  n'était 
qu'une  tolérance  de  la  part  du  Président,  laquelle  dépendait 
de  son  bon  vouloir  et  ne  pouvait  continuer  qu'autant  que 
ce  prélat  n'aurait  pas  donné  d'ailleurs  de  justes  sujets  de  se 
plaindre  de  lui.  Or,  sous  ce  rapport,  nous  avons  dit  quelles 
furent  ses  prétentions. 

Son  mandement  impératif,  en  retranchant  l'abbé  Jérémie 
de  la  sainte  Église  catholique,  le  révoquait  par  cela  même 
de  la  cure  du  Port-au-Prince,  à  laquelle  il  avait  été  nommé 
par  le  Président  depuis  deux  ans  :  il  le  fit  sans  l'assentiment 
de  Boyer.  En  outre,  il  interdit  V église  de  cette  ville,  au  cas 
ori  ce  prêtre  y  ferait  un  acte  quelconque  de  son  ministère; 


[1821]  CHAPITRE    II.  65 

il  déclara  déchus  de  la  qualité  de  catholiques^  tous  ceux  qui 
déclareraient  être  j9afi?"sa?2s  du  prêtre.  C'était  atteindre  du 
même  coup  le  curé,  les  fidèles  qui  étaient  désignés  par  le 
nom  de  Gasparites,  même  ceux  qui  allaient  prier  dans  le 
temple  sans  être  d'aucun  parti. 

On  conçoit  alors  quelle  explosion  de  mécontentement 
dut  résulter  de  ce  mandement,  de  la  part  des  Gasparites  qui 
étaient  les  plus  nombreux,  et  quelle  satisfaction,  au  con- 
traire, durent  en  éprouver  les  Marionnettes, 

A  l'arrivée  de  l'abbé  Jérémie,  l'évêque  voulut  le  repous- 
ser du  presbytère  :  alors  Gasparites  et  Marionnettes  enva- 
hirent cette  demeure,  se  rangeant  respectivement  du  côté 
de  ce:S  deux  chefs,  et  l'église  dont  chaque  parti  tenait  à 
conserver  la  possession.  Ce  fut  un  tumulte  épouvantable 
que  ni  l'évêque  et  ses  prêtres,  ni  l'abbé  Jérémie  ne  vou- 
laient apaiser,  qu'ils  excitaient  au  contraire  par  leurs  repro-» 
ches  respectifs,  par  les  imputations  qu'ils  se  lançaient  mu- 
tuellement. Cette  lutte  animée  devint  une  véritable  émeute 

i 

autour  du  sanctuaire  et  dans  son  intérieur,  et  des  femmes 
dévotes  elle  allait  passer  aux  mains  de  leurs  maris  ou 
autres  parens,  quand  le  Président  d'Haïti  en  fut  informé. 

Que  devait-il  faire  en  une  telle  circonstance?  S'il  avait 
souscrit  au  mandement  de  M.  de  Glory,  il  eût  renoncé  en  sa 
faveur  au  droit  qu'il  tenait  de  la  constitution,  de  nommer 
aux  cures  des  paroisses^  et  cela,  sans  entente  préalable,  * 
sans  convention  réglée  avec  la  cour  de  Rome;  il  aurait  légi 
timé  toutes  les  violences  antérieures  et  toutes  autres  que 
ce  prélat  aurait  voulu  commettre  à  Favenir,  envers  les 
marguilliers  et  les  conseils  de  notables  et  les  curés  de  toutes 
les  paroisses  de  la  République.  L'évêque  eût  naturellement 
appelé  de  France  d'autres  prêtres  pour  remplacer  ces  der- 


64  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

niers^,  pour  se  créer  une  phalange  à  sa  dévotion  et  atteindre 
au  but  de  sa  mission  ^ . 

D'un  autre  côté,  si  le  Président  avait  maintenu  à  la  cure 
du  Port-au-Prince  l'abbé  Jérémie  que  le  mandement  de 
Tévêque  accusait  d' apostasie  j,  d'avoir  été  excommunié  et 
interdit  par  la  cour  de  Rome,  c'eût  été  un  scandale  dont 
l'autorité  du  gouvernement  ne  devait  pas  rester  entachée. 
Ce  prêtre  fût  resté  lui-même  odieux  à  la  portion  des  parois- 
siens désignés  sous  le  nom  de  Marionnettes^  le  schisme  reli- 
gieux eût  continué  avec  une  nouvelle  ardeur  entre  eux  et 
les  Gasparites. 

Boyer  prit  donc  le  parti  le  plus  sage  que  lui  dictait  la 
raison  d'État.  Il  envoya  le  commandant  de  la  place  signi- 
fier à  M.  de  Glory  et  à  l'abbé  Jérémie  de  sortir  du  presby- 
tère pour  quitter  le  pays  le  plus  tôt  possible.  Cet  officier 
eut  ordre  en  même  temps  d'emmener  avec  lui  une  force 
armée  pour  contraindre  Marionnettes  et  Gasparites  à  dé- 
guerpir du  presbytère  et  de  l'église,  et  à  cesser  leur  scan- 
daleuse émeute. 

Les  deux  chefs  ecclésiastiques  eurent  chacun  la  satis- 
faction d'être  accompagnés  par  leurs  partisans  respectifs 
dans  les  logemens  qu'ils,  leur  offrirent,  en  attendant  leur 
départ  sur  des  navires  étrangers  ^.  On  disait,  à  cette  époque, 
que  l'évêque  et  l'abbé  Jérémie,  considérés  comme  des  mar- 
tyrs, selon  les  croyances  de  ceux  qui  leur  étaient  attachés, 
,des  femmes  surtout,  reçurent  chacun  une  infinité  de  petits 
cadeaux  en  bijoux  et  en  argent,  pour  subvenir  aux  frais 
de  leur  douloureux  voyage.  M.  de  Glory  eut,  en  effet,  le 


1  Haïti  eût  été  peuplée  de  jésuites,  de  pères  de  la  foi,  «Je  congiégauistes,  de  mission- 
naires apostoliques,  etc.,  qui  auraient  fait  pins  de  tort  à  ce  pays  qu'ils  n'eu  ont  fait  à 
la  Frauce  elle-même, 

2  M.  'le  Clory  partit  du  Poit-au-Priiicc,  le  20  août, 


[1821]  CHAPITRE    H.  611 

malheur  de  s'embarquer  sur  un  navire  qui  allait  aux  Étals- 
Unis  et  qui  sombra  avec  son  équipage  et  ses  passagers, 
dans  une  tempête  qui  le  surprit  aux  Débouquemens  :  on 
était  alors  au  mois  d'août,  pendant  lequel  les  ouragans  sont 
si  fréquens  dans  l'archipel  des  Antilles.  L'abbé  Jérémie 
fut  plus  heureux;  et  en  janvier  1822,  il  osa  revenir  au 
Cap-Haïtien,  ori  le  général  Magny  le  fit  mettre  aux  arrêts 
provisoirement,  en  attendant  les  ordres  du  Président,  qui 
enjoignit  de  le  contraindre  à  retourner  à  l'étranger  K 

Nous  croyons  nous  ressouvenir  que  c'est  au  départ  de 
ce  dernier,  que  le  Président  fit  venir  de  l'Anse-d'Eynaud, 
dont  il  desservait  la  cure,  l'abbé  Joseph  Salgado,  homme 
de  couleur  natif  de  Venezuela,  qui  devint  curé  du  Port-au- 
Prince  où  il  vécut  longtemps.  Son  caractère  patient  et 
modéré,  sa  charité  évangélique,  ramenèrent  peu  à  peu  le 
calme  dans  l'esprit  de  ses  paroissiens,  et  les  sobriquets 
de  Marionnettes  et  de  Gasparites  cessèrent  pour  toujours 
entre  eux. 

L'issue  de  la  mission  de  M.  de  Glory  dut  prouver  au  parti 
religieux  de  la  Restauration  que  les  Haïtiens  étaient  à  l'abri 
des  embûches  dressées  sous  les  auspices  de  la  religion  ;  et 
il  pouvait  reconnaître  aussi  que  le  choix  de  son  sujet  avait 
été  extrêmement  maladroit,  puisqu'il  envoya  à  Haïti  un 
prélat  imbu  des  préjugés  du  régime  colonial,  qui,  dans  ses 
emportemens  à  propos  de  son  pouvoir  spirituel,  les  faisait 
sentir  aux  fonctionnaires  contre  lesquels  il  luttait.  Pour 
en  donner  une  idée,  nous  citerons  seulement  un  mot  qu'il 


1  La  Concorde  du  20  janvier,  no  3.  On  avait  saisi  les  papiers  de  cet  abbé,  qni  furent  /i^-tu-^^^-i^ 
envoyés  au  Président;  mais  il  les  renvoya  pour  les  lui  remettre.  Comme  il  avait  con- 
fessé le  général  Richard  après  sa  condamnation  à  mort,  on  crut  qu'en  venant  au  Cap- 
Haïtien  il  avait  le  dessein  de  faire  fouiller  le  trésor  que  Riebard  y  aurait  enfoui  après  le 
pillage  qu'il  fit  des  fonds  de  Christophe,  parco  qu'on  supposait  que  ce  condamné  lui  avait 
indiqué  le  lieu  où  il  le  trouverait. 


(y 


6H  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

prononça  en  chaire  pendant  un  long  sermon  adressé  aux 
fidèles  qui  remplissaient  l'église^  dans  le  temps  de  sa  plus 
forte  irritation;  il  leur  dit  :  «  Vous  êtes  d'une  espèce  dis- 
»  tincte  de  celle  des  autres  hommes,  car  vous  ne  leur  res- 
)'   semblez  que  par  la  figure.   » 

Comparons  ce  langage  à  celui  d'un  autre  évêque  que  ce 
parti  religieux  avait  en  horreur,  et  qui  avait  dû  sa  nomi- 
nation à  la  constitution  civile  du  clergé,  en  France.  A  peu 
près  au  moment  où  M.  de  Glory  allait  partir  d'Haïti,  le 
Président  reçut  de  H.  Grégoire  une  lettre  datée  de  Paris , 
le  22  juin  182,1,  d'oii  nous  extrayons  les  passages  suivans  : 

t(  La  République  d'Haïti,  sortie  du  sein  des  orages,  et  qui, 
depuis  1 8  ans  brillante  de  jeunesse,  subsiste  glorieusement, 
est,  par  le  fait  même  de  son  existence,-  une  réponse  victo- 
rieuse à  toutes  les  impostures  disséminées  en  Europe  contre 

les  enfans  de  l'Afrique Les  Haïtiens  réunis  en  un  corps 

politique  et  s'élevant  tout  à  coup  au  rang  des  nations  civi- 
lisées, présentent  un  des  phénomènes  les  plus  étonnans  du 
xix"  siècle.  Je  m'identifie  à  leur  existence,  j'applaudis  à 

leurs  succès  '" En  prenant  la  défense  des  Africains  et  de 

leur  postérité,  j'obéissais  à  mon  cœur  et  j'acquittais  un 
devoir.  Enfans  du  même  Dieu^  nous  ne  composons  qu'une 
seule  famille.  Voler  au  secours  des  opprimés  est  une  obli- 
gation solidaire  entre  les  hommes,  entre  les  peuples 


1  Si  l'on  attribuait  ces  paroles  de  Grégoire  à  l'engouement  d'un  négrophile,  je  citerais 
celles  qui  suivent,  prononcées  à  la  tribune  dans  la  séance  du  19  mars  1S22,  par  M.  Laiué, 
ex-ministre  de  Louis  XYlIl  et  l'un  des  hommes  les  plus  opposés  à  Grégoire  :  »  Je  ne  sais 
s  pas,  dit-il.  si  la  Providence,  duu»  ses  décrets,  prépare  par  Saint-Dommgue,  l'adoucisse- 
»  ment  du  sort  de  la  portion  la  i  lus  mniheureuxe  de  l'espèce  humaine.  Il  est  impossible 
.  de  ne  pas  dire  que  la  population  de  cette  île  commence  à  se  civiliser;  elle  a  donné  sur 
1  les  corsaires  et  les  pirates  qui  infestent  les  meis,  des  exemples  qui   n'ont  pas  toujours 

»  été  suivis »  M.  Laine  était  du  conseil  privé  tenu  en  janvier  1821,  dont  j'ai  parlé  au 

i:liapitre  précédent;  il  avait  contribué  aux  résûintious  modérées  qui  y  furent  prises,  et 
par  la  suite,  il  se  montra  encore  favorable  ai\  llaitieus,  notamment  après  la  révolutioii 
de  1830. 


|1821]  CHAPITRE    II.  67 

La  liberté  d'Haïti,  Monsieur  le  Président,  est  pour  eux 
(les  négriers  européens),  un  objet  de  jalousie  ou  même  de 
fureur.  La  noyer  dans  des  flots  de  sang,  serait  leur  jouis- 
sance. Certes,  je  n'ai  aucun  droit  de  m'immiscer  dans  votre 
gouvernement;  mais  je  me  croirais  coupable,  si  j'omettais 
de  vous  prémunir  contre  les  pièges  de  toute  espèce.  Qui 
sait  si  des  émissaires  astucieux,  consommés  dans  l'art  des 
intrigues,  des  fourberies,  ne  se  glisseront  pas  dans  vos  rangs 
pour  capter  votre  confiance?  La  politique  qui,  en  théorie, 
est  une  branche  de  la  morale,  en  est  toujours  presque  l'in- 
verse dans  la  pratique  des  temps  modernes.  Elle  est  rem- 
placée par  un  espionnage  plus  avilisant  encore  pour  ceux 
qui  le  soudoyent  que  pour  ceux  qui  l'exercent,  et  par  des 
manèges  tortueux  qui  décèlent  l'incapacité.  Tels  n'étaient 
])as  ces  grands  hommes  d'État,  Suger,  Sully,  ïurgot,  Ma- 
lesherbes Ujie  tentative  qui,  aux  yeux  des  pervers,  pro- 
met des  résultats  plus  efficaces,  sera  de  susciter  des  préveii- 
lions,  d'allumer  des  haines  entre  les  couleurs  (entre  les 
noirs  et  les  mulâtres).  Dévoiler  cette  trame,  c'est  la  dé- 
truire. Les  Haïtiens,  quelles  que  soient  les  nuances  de  l'épi- 
dermcj,  sentiront  plus  que  jamais  la  nécessité  d'étouffer  tous 
les  germes  de  division,  de  s'unir  étroitement  et  de  former 
ce  faisceau  indestructible  dont  un  père  mourant  offrait 
l'emblème  à  sa  famille.  Si  ces  observations,  Monsieur  le 
Président,  vous  paraissent  fastidieuses  et  superflues,  vous 
les  pardonnerez  au  motif  qui  les  a  dictées.  » 

Voilà  un  langage  digne  de  celui  qui  se  sentait  la  mission 
d'évangéliser  les  hommes  égaux  à  ceux  de  toutes  les  autres 
races,  qui  leur  prêchait  la  morale  du  christianisme.  Était-ce 
dans  le  même  but  que  le"pape  Pie  VH  envoya  M.  de  Glor^ 
comme  son  vicaire  apostolique  à  Haïti?  La  conduite  tenue 
parcetévêque  ne  l'a  pas  prouvé;  et  elle  aurait  pu  occasion- 


(îg  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

ner  une  renonciation  à  tous  rapports  avec  la  cour  de 
Rome,  si  le  gouvernement  haïtien  n'était  pas  pénétré  de 
ses  devoirs  envers  le  peuple  catholique  qu'il  dirigeait.  Nous 
ignorons  si  le  Président  écrivit  au  Saint-Père  au  sujet  du 
renvoi  de  ce  prélat;  mais  nous  savons  que  deux  années 
après,  son  gouvernement  entretint  une  correspondance 
avec  la  cour  de  Rome,  dans  l'intérêt  de  la  religion  catho- 
lique en  Haïti  :  le  moment  viendra  d'en  parler. 

Celle  de  H.  Grégoire  avec  Boyer  fut  marquée  encore  par 

l'expression  d'autres  sentimens  d'attachement  à  la  cause 

delà  race  noire  et  à  celle  d'Haïti  en  particulier.  Le  20  août, 

il  lui  adressa  une  nouvelle  lettre  qui  lui  annonçait  un  envoi 

de  livres  dont  il  faisait  cadeau  à  la  République.  «  H  vous 

»  importe,  disait-il  au  Président,  d'avoir  une  bibliothèque 

»  publique,  une  pour  le  gouvernement,  une  pour  le  lycée  : 

.)  votre  sagesse  statuera  sur  l'application  des  livres  que  je 

»  vous  envoie.  »  Il  lui  envoya  aussi  des  écrits  publiés  en 

espagnol  contre  la  traite  des  noirs.  «  Il  serait  bon  de  faire 

»  connaître  ces  écrits  à  Santo-Domingo  qui,  nous  dit-on, 

»  projette  ouproposemêmede  se  réunir  à  vous.  Heureuses 

»  les  révolutions  et  les  réunions  qui  s'opèrent  sans  effusion 

).  de  sang!  Il  importe  de  préparer  cette  réunion,  de  telle 

.)  sorte  qu'elle  soit  de  part  et  d'autre. désirable,  honorable 

))  et  profitable.  » 

Et  après  avoir  indiqué  à  Boyer  les  moyens  d'aider  les 
philanthropes  européens  à  l'abolition  de  la  traite,  s'il  pou- 
vait se  procurer  des  renseignemens  certains  dans  les  iles 
de  l'archipel  où  ce  trafic  était  établi;  après  lui  avoir  recom- 
mandé une  lettre  que  lui  adressaient  des  Grecs  qui  habi- 
taient Paris  et  qui  faisaient  un  appel  aux  Haïtiens,  pour 
voler  au  secours  de  leurs  compatriotes  insurgés  contre  la 
Turquie,  Grégoire  lui  rappelait  que,  précédemment,  il  lui 


[i8!21]  CHAPITRE  H.  69 

avait  envoyé  des  observations  sur  la  réception  des  bulles, 
brefs  et  rescrits  de  Rome,  ainsi  que  cela  se  pratiquait  dans 
l'ancienne  colonie  ^ .  Cette  partie  de  sa  lettre  faisait  allu- 
sion à  la  mission  de  M.  de  Glory,  et  il  ajouta  : 

«  L'or  étant  le  plus  précieux  des  métaux,  est  par  là  même 
»  le  plus  exposé  aux  tentatives  des  falsificateurs.  La  reli- 
»  gion  étant  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  de  plus  cher,  de 
»  plus  important  pour  l'homme,  est  par  la  même  raison 
n  exposée  aux  spéculations  des  ja/iarz's/e/is^  qui  s'en  servent 
»  pour  parvenir  à  leurs  fins.  En  Europe,  trop  souvent  la  « 
')  politique  voulut ,  sous  un  voile  prétendu  religieux , 
»  cacher  les  trames  du  despotisme  et  fit  un  abus  sacrilège  " 
»  de  ce  que  la  bonté  divine  accorda  à  la  race  humaine  pour 
n  son  bonheur  en  ce  monde  et  en  l'autre.  Fasse  le  ciel 
»  qu'un  jour  Haïti  ait  un  clergé  respectable  élu  ou  du  moins 
»  admis  par  la  confiance  des  fidèles  et  de  l'autorité  publi- 
»  que,  et  qui,  institué  d'une  manière  canonique  et  surtout 
»  d'après  les  règles  de  la  sainte  antiquité,  procure  à  cette 
»  vaste  contrée  tous  les  moyens  d'y  propager,  d'y  maintenir 
»  dans  toute  la  pureté  les  principes  et  les  maximes  de  l'Église 
»  catholique!  L'exemple  est  le  plus  éloquent  des  prédica- 
»  leurs;  l'exemple  doitentout  concorder  avecles  discours  sur 
»  la  morale évangélique.  Malheuràceuxqui,  stimulésparl'a- 
»  vidité  des  richesses,  des  honneurs,  chercheraient  autre 
))  chose  que  le  salutdes  âmes  !  Quand  il  s'agit  d'Haïti,  la  ten- 
»  dresse  m'entraîne...  J'étendrais  mesobservationssurd'au- 
»  très  objets,  si  je  ne  craignais.  Monsieur  le  Président,  d'en- 
»  trerenquelquesdétailssiif  les ;)iè^esqu'on pourrait  tendre, 
»  sur  les  trames  qui  peut-être  s'ourdissent,  etc.,  etc.  » 

1  A  ce  sujet,  Grégoire  liii  indiqua  même  la  page  588  du  1er  volume  de  la  Description 
de  Saint-Domingue,  par  Moreau  de  Saint-Méry,  où  il  est  fait  mention  du  refus  fait  par 
Louis  XV  de  permettre  l'enregistrement  d'un  bref  de  Benoit  XIV,  relatif  à  des  affaires 
religieuses  dans  les  colonies,  rendu  en  1745,  et  que  des  prêtres  voulaient  exécuter  au  Cap. 


70  ÉTUDES    SUR"  l'histoire    d'hAÏTI. 

Comme  on  peut  le  voir,  la  sollicitude  de  Grégoire  pour 
Haïli  ne  se  bornait  pas  à  adresser  à  son  chef  des  conseils 
utiles  pour  se  tenir  en  garde  contre  les  pièges  que  la  poli- 
tique du  gouvernement  français  lui  tendait  sous  le  voile  de 
la  religion,  mais  à  se  prémunir  aussi  contre  les  empiéte- 
mens  de  la  cour  de  Rome  dont  la  condescendance  envers 
«  le  Fils  aîné  de  l'Église  »  avait  motivé  la  mission  de  M.  de 
Glory.  Ce  qu'il  lui  disait  à  l'égard  des  bulles,  etc.,  émanés 
du  chef  de  la  catholicité,  n'était  que  ce  qui  se  pratiquait 
dans  l'ancienne  colonie  en  vertu  des  ordres  des  rois  de 
France,  que  ce  qui  avait  toujours  eu  lieu  depuis  des  siècles 
en  France  même;  et  il  est  clair  que  le  gouvernement  haïtien 
avait  le  même  droit,  de  soumettre  de  tels  actes  à  son  exa- 
men et  son  approbation  préalables  :  le  résultat  de  la  con- 
duite de  l'évêque  vicaire  apostolique  venait  d'ailleurs  de  le 
prouver  ' . 

Des  personnes  dont  la  disposition  à  se  soumettre  au  joug 
papal  revêt  le  caractère  de  l'orthodoxie,  pourront  blâmer 
les  insinuations  de  Grégoire  relativement  à  une  sorte  de 
constitution  civile  du  clergé  en  Haïti,  comme  il  en  a  été  en 
France,  en  1792.  Mais,  sans  prétendre  nous  établir  juge  en 
cette  matière  épineuse  et  délicate,  nous  ferons  seulement 
remarquer  qu'elles  étaient  toutes  naturelles  de  la  part  de 
l'auteur  du  livre  sur  les  Libertés  de  l'Église  gallicane,  et 
qu'il  se  montra  en  cela  conséquent  à  ses  convictions.  Tou- 
jours est-il  que  ses  sentimens  religieux  et  catholiques  se 
manifestent  dans  sa  lettre,  et  qu'aux  yeux  d'un  Haïtien,  il 
était  plus  digne  d'être  évèque  que  le  prêtre-colon  qui  ac- 


1  A  la  page  '66  du  7^  volume  de  ott  ouvrage,  nous  avons  cité  une  loi  dn  I  8  mars  1S07, 
rendue  par  H.  Christophe  et  son  conseil  d'État,  où  il  était  dit:  »  (pi'aucuD  acte  du  Pape 
»  ou  de  ses  délég'iés  ne  pouvait  avoir  son  effet  sans  le  consentement  préalable  du  généra- 
»  lassime.  »  Christophe  eut  raison,  et  le  Président  d'Haïti  devait  exercer  le  môme  droit. 


|I8!21|  CHAPITRE    11.  7i 

cepta  la  mitre  pour  venir  remplira  Haïti  la  mission  politique 
où  il  a  échoué. 

En  envoyant  en  cadeau  des  livres  achetés  à  ses  frais 
pour  commencer  l'établissement  d'une  bibliothèque,  Gré- 
goire prouvait  encore  qu'il  ne  donnait  pas  des  conseils  sté- 
riles à  ce  sujet;  et  l'on  va  voir  à  quel  point  il  poussait  sa 
délicatesse.  En  même  temps  qu'il  avait  conçu  l'idée  de  cet 
envoi,  Boyer  avait  eu  une  pensée  analogue  :  c'était  de  lui 
faire  un  don  au  nom  de  la  nation.  Le  Président  lui  fit  expé- 
dier par  uni  navire  français,  une  quantité  de  café  de  choix 
qui  n'était  pas  moindre  de  âS  mille  livres,  en  lui  écrivant 
qu'il  le  priait  d'accepter  cette  denrée  pour  son  usage,  pré- 
sumant qu'il  aimerait  à  boire  du  café  cultivé  et  récolté  par 
les  mains  d'hommes  libres,  reconnaissans  envers  lui  qui 
avait  tant  aidé  à  leur  émancipation  civile  etpolitique.  Mais, 
le  24  août,  quatre  jours  après  sa  précédente  lettre,  Grégoire 
lui  écrivit  celle  qui  suit  : 

«  Monsieur  le  Président,  —  Sans  doute,  vous  avez  pensé  que, 
vieillard  et  homme  de  cabinet,  l'usage  du  café  entrait  dans  le  ré- 
gime le  plus  convenable  à  mon  âge  et  à  mes  travaux  :  l'envoi  que 
vous  me  faites  est  inspiré  par  une  bienveillance  délicate.  Je  suis 
tenté  I  °  de  donner  à  cet  acte  la  plus  grande  pubhcité,  afin  de  fournir 
aux  courtisans,  aux  colons  possesseurs  d'esclaves,  aux  négriers,  etc., 
un  nouveau  prétexte  pour  élever  sur  celte  annonce  un  nouvel 
échafïaudage  de  calomnies  et  d'injures,  ou  du  moins  pour  accuser 
de  sens^ialité  un  des  hommes  les  plus  restreints  dans  ses  goûts  dié- 
tétiques; 2°  je  suis  tenté  de  ne  pas  vous  remercier,  afm  que  l'ingra- 
titude apparente  ajoute  au  mérite  du  présent.  D'ailleurs,  chez  moi, 
l'émotion  du  cœur  émousse  l'esprit  ;  les  expressions  m'échappent 
quand  il  s'agit  de  remercîmens.  Dans  toute  ma  vie,  j'ai  soigneuse- 
ment écarté  ce  qui  pouvait  me  constituer  dans  le  cas  d'en  faire.  On 
a  quelquefois  taxé  de  fierté  déplacée,  cette  conduite  qui,  cependant, 
n'est  qu'une  suite  de  mon  amour  pour  l'indépendance. 


72  ÉTUDES    SLR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

M  Vollaireaccepla  lin  présent  de  gibier  de  la  partdeM.  d'Aranda. 
Cette  citation  est  un  peu  profane  :  les  suivantes  ne  le  sont  pas. 

»  Venance  Fortunat  et  Sainte-Radegonde  s'envoyaient  des  îleurs 
et  des  fruits.  Je  me  rappelle  la  lettre  par  laquelle  un  illustre  Père 
de  rÉglise,  Saint-Ambroise,  remerciait  quelqu'un  de  lui  avoir  en- 
voyé des  truffes. 

))  Je  croirais  vous  otTenser^  Monsieur  le  Président^  si  je  refusais 
un  envoi  que  vous  avez  entouré  des  formes  les  plus  aimables,  et  je 
me  reproche  une  longue  indécision  qui,  depuis  longtemps,  le  re- 
tient au  Havre  et  empêche  son  arrivée  ici.  Comme  Saint-Ambroise, 
j'aurai  soin  que  T envoi  soit  justifié  par  l'emploi;  mais  avant  de  ter- 
miner cette  lettre,  permettez-moi  de  rappeler  ce  que  sans  cesse  j'ai 
eu  soin  d'inculquer  à  Haïti  et  ailleurs. 

»  Indépendant  du  côté  de  la  fortune,  indépendant  par  mes  prin- 
cipes, j'ai  resserré  d'ailleurs  tous  mes  besoins  dans  le  cercle  le  plus 
étroit.  11  en  est  un  cependant  qui  doit  toujours  stimuler  une  âme 
chrétienne  et  qui  me  poursuivra  jusqu'au  tombeau  :  c'est  de  trou- 
ver des  occasions  pour  faire  du  bien  aux  hommes,  quelles  que 
soient  leurs  dispositions  à  mon  égard.  Les  Haïtiens  ont  sur  mon 
cœur  des  droits  inaltérables.  Comme  moi,  à  l'école  de  l'adversité, 
ils  ont  bravé  ses  rigueurs.  Au  miheu  des  tourmentes,  leur  carac  • 
tère  a  pris  une  trempe  énergique  et  qui  assure  la  jouissance  d'une 
liberté  d'autant  plus  chère,  qu'elle  est  leur  conquête  ;  et  récemment 
encore,  vous  y  avez  puissamment  contribué. 

»  Agréez  et  partagez  avec  eux,  Monsieur  le  Président,  mes  sen- 
timens  d'estime  et  de  tendre  amitié. 

Signé  :  Grégoire,  ancien  évêque  de  Blois. 

Grégoire  avait  hésité,  en  effet,  à  accepter  ce  présent,  ou 
plutôt  il  ne  le  refusa  pas,  ainsi  qu'il  l'a  dit  au  Président. 
Mais  sait-on  l'usage  qu'il  en  fit?  Il  chargea  le  négociant  du 
Havre,  à  qui  ce  café  avait  été  consigné,  de  lui  en  envoyer 
deux  livres,  de  vendre  le  reste  et  de  garder  le  produit  de 
cette  vente  à  ses  ordres.  H  invita  à  cliner  quelques  person- 
nes qui  partageaient  ses  sentimens  envers  la  race  noire, 
afin  de  leur  offrir  le  plaisir  de  goûter  avec  lui  du  café  ré 


[1821]  CRAPITRE    II.  73 

colté  par  les  Haïtiens.  Et  quant  à  la  somme  retenue  par  le 
négociant,  il  l'employa  en!  partie  à  la  publication  de  quel- 
ques ouvrages  qu'il  réçligea  sur  la  morale  religieuse,  ex- 
pressément pour  Haïti  où  il  les  expédia;  l'insurrection  delà 
Grèce,  que  toute  l'Europe  assistait  alors,  profita  de  l'autre 
partie  de  cette  somme,  quelque  minime  qu'elle  fût. 

Voilà  le  vrai  chrétien,  le  vrai  prêtre  qui  disait  à  Boyer 
que  «  l'exemple  doit  en  tout  concorder  avec  les  discours 
»  sur  la  morale  évangélique;  »  le  vrai  philanthrope,  ami 
de  tous  les  hommes,  quelle  que  soit  leur  couleur  ou  leur 
contrée  !  , 

La  lettre  qu'il  transmit  au  Président,  de  la  part  des  Grecs 
résidant  à  Paris,  était  signée  par  quatre  d'entre  eux  :  A.  Co- 
ray,  un  savant  illustre,  A.  Vogoridij,  C.  Polychroniades  et 
Ch.  Clonares.  Elle  était  éloquemment  écrite,  car  ces  hommes 
éprouvaient  un  vif  désir  de  voir  triompher  leurs  compa- 
triotes soulevés  contre  l'oppression  barbare  des  Turcs; 
et  de  même  qu'ils  faisaient  tout  en  Europe  pour  inspirer 
de  l'intérêt  en  faveur  de  cette  sainte  cause,  de  même  ils 
employèrent  un  langage  propre  à  exciter  celui  des  citoyens 
d'Haïti  et  de  leur  chef,  en  comparant  le  sort  des  Grecs 
vaincus  depuis  trois  siècles,  au  sort  des  Africains  et  de 
leurs  descendans,  qui  avaient  gémi  pendant  une  aussi 
longue  période  sous  l'oppression  du  régime  colonial.  Ils 
concluaient  à  demander  à  Boyer  30  mille  fusils  et  des 
moyens  pécuniaires,  soit  à  titre  de  don  ou  de  prêt,  et  à  le 
convier  d'envoyer  un  bataillon  des  troupes  haïtiennes,  en 
désignant  l'île  d'Hydra  comme  le  port  sur  lequel  ces  secours 
pourraient  être  dirigés. 

Certes,  Boyer  n'était  pas  insensible  aux  malheurs  éprou- 
vés par  les  Grecs,  ni  indifférent  au  succès  que  tous  les 
cœurs  G:énéreux  leur  désiraient  dans  leur  lutte  commencée 


74  ÉTUDES  sun   l'histoire  d'haïti. 

contre  leurs  oppresseurs  dans  celle  même  année,  et  plus 
d'iin  Haïtien  éprouvait  ce  sentiment  de  sympathie.  3Iais  le 
Président  d'Haïti  avait  des  devoirs  à  remplir  envers  son  pays 
d'abord,  avant  de  songer  à  secourir  un  peuple  en  insur- 
rection, placé  à  plus  de  2500  lieues  :  la  raison  d'État  de- 
vait prépondérer  sur  l'enthousiasme.  Etait-ce  moins  d'une 
année  après  la  réunion  du  Nord,  au  moment  où  tout 
marchait  vers  celle  de  TEst,  qu'il  aurait  envoyé  des  troupes 
haïtiennes  en  Grèce  pour  combattre  contre  les  Turcs?  Et 
où  trouver  la  flotte  qu'il  eût  fallu  avoir  pour  les  y  trans- 
porter? Et  les  dépenses  qu'aurait  occasionnées  une  telle 
expédition,  si  elle  avait  pu  se  faire?  Le  Président  aurait 
démuni  les  arsenaux  du  pays ,  pour  envoyer  aux  Grecs 
les  50  mille  fusils  que  demandaient  ceux  résidant  à  Paris, 
—  le  trésor  public,  des  fonds  recueillis  dans  le  Nord  après 
la  mort  de  Christophe  ? 

Nous  aurions  vraiment  tort  de  produire,  à  ce  sujet, 
d'autres  considérations  politiques,  afin  de  réfuter  les  paroles 
insensées  qui  ont  été  proférées  ou  écrites  en  forme  de  re- 
proches contre  Boyer,  à  propos  de  l'appel  qui  lui  fut  adressé 
par  les  quatre  Grecs  de  Paris  au  nom  de  leur  propre  pays  ; 
car  il  y  a  de  ces  idées  qui  se  réfutent  d'elles-mêmes.  Pétion 
avait  pu  secourir  les  réfugiés  de  la  Côte-Ferme^  parce  qu'il 
s'agissait  surtout  de  faciliter  l'émancipation,  promise  so- 
lennellement, de  milliers  d'hommes  de  notre  race  qui 
étaient  courbés  sous  le  joug  de  l'esclavage.  Mais  si  Bolivar 
avait  rempli  sa  promesse  en  proclamant  leur  liberté,  n'é- 
taient-ils pas  restés  esclaves?  Et  que  faisait  le  Libérateur 
dans  cette  même  année,  à  l'égard  de  la  généreuse  Répu- 
blique qui  lui  ouvrit  ses  arsenaux  et  ses  trésors,  où  lui  et 
ses  nombreux  compatriotes  trouvèrent  une  si  franche  hos- 
pitalité? Ne  cédait-il  pas  aux  exigences  des  Américains  du 


[1821]  CHAPITRE    II.  75 

Nord,  pour  écarter  Emti  de  son  Congrès  de  Panama  où  il  '^^^ 
prétendait  constituer  une  amphictyonie  des  États  indépen-  ""n^^-"*^^^ 
dans  de  l'Amérique?  Les  préjugés  de  couleur  et  de  race      r 
qui  régnaient  alors  parmi  les  représentans  de  ces  Étals,    Z'^''^''-*^^ 
n'auraient-ils  pas  surgi  en  Grèce  à  l'apparition  des  Haïtiens 
qui  s'y  seraient  rendus?. . . 

Pénétré  de  ses  devoirs  envers  son  pays,  Boyer  répondit  à 
la  lettre  qu'il  reçut  des  quatre  Grecs.  Il  leur  dit  franchement 
([u'il  ne  pouvait,  quant  à  présent,  satisfaire  à  leurs  désirs 
et  leur  demande  de  secours,  vu  la  situation  où  il  se  trou- 
vait, mais  qu'il  le  ferait  aussitôt  que  les  circonstances  le  lui 
permettraient.  Il  entendait  par  là  des  secours  en  argent; 
mais  il  est  évident  qu'il  ne  faisait  en  cela  cju'une  réponse 
honnête  pour  ne  pas  donner  lieu  à  croire  qu'il  était 
peu  sympathique  à  cette  cause;  car  il  dut  prévoir  cjne  la 
prochaine  incorporation  de  l'Est  à  la  République  allait  occa- 
sionner d'énormes  dépenses.  C'est  ce  qu'il  dit  même  dans 
sa  lettre  en  réponse  à  celles  de  Grégoire;  et  il  remercia 
celui-ci  de  l'envoi  des  livres  et  des  conseils  qu'il  lui  avait 
donnés  sUr  différens  sujets,  notamment  sur  la  religion 
catholique  qu'il  voudrait  maintenir  clans  toute  sa  pureté.  , 


Le  18  juillet,  le  Président  d'Haïti  avait  publié  un  ordre 
du  jour  pour  annoncer  que  la  délivrance  de  toutes  conces- 
sions de  terrains,  à  titre  de  don  national,  était  provisoire- 
ment suspendue,  afin  de  mettre  les  nombreux  concession- 
naires antérieurs  en  mesure  de  fixer  leurs  abornemens,  et 
le  gouvernement  à  même  de  savoir  où  il  y  aurait  encore  des 
portions  disponibles,  surtout  dans  les  départemens  de 
l'Artiboniteet  du  Nord.  Cet  acte  recommanda  aux  officiers 
militaires  exerçant  la  police  des  campagnes  de  veillera  la 


/6  ÉTiDEs   SIR   l'histoire  d'haïti. 

mise  en  valeur,  par  la  culture,  des  concessions  déjà  déli- 
vrées, pour  augmenter  les  produits  du  sol  destinés  à  la  con- 
sommation intérieure  et  à  l'exportation  à  l'étranger  par  le 
commerce.  Ainsi,  ces  deux  branches  de  la  prospérité  pu- 
blique, agriculture  et  commerce,  étaient  toujours  l'objet  de 
la  constante  sollicitude  du  chef  de  l'État;  et  bien  souvent  il 
revint  sur  ses  prescriptions  à  cet  égard. 

La  session  législative  avait  été  prorogée  au  V  août  :  ce 
ne  fut,  cependant,  que  le  9  que  put  avoir  lieu  l'ouverture 
des  travaux  de  la  Chambre  des  communes.  Dans  son  dis- 
cours, Boyer  déclara  que  les  troubles  politiques  ayant  em- 
pêché la  nomination  de  ceux  des  communes  de  l' Artibonite 
et  du  Nord,  à  l'époque  prescrite  par  la  constitution,  il  avait 
d'abord  pensé  à  l'ajourner  en  1822  où  la  première  légis- 
lature verrait  arriver  le  terme  de  son  mandat;  mais  qu'il 
venait  de  se  raviser,  en  invitant  ces  communes  à  élire  leurs 
représentans  pour  cette  présente  session.  Il  félicita  le  pays 
de  la  fin  de  la  guerre  civile,  du  calme  survenu  depuis  les 
dernières  agitations,  de  la  situation  prospère  de  ses  finances, 
du  zèle  des  fonctionnaires  publics  à  remplir  leurs  devoirs, 
du  dévouement  de  l'armée,  toutes  choses  qui  garantissaient 
la  sécurité  et  l'avenir  de  la  patrie,  dont  la  liberté  et  l'indé- 
pendance seraient  défendues  jusqu'à  extinction,  s'il  était 
besoin.  Il  recommanda  à  la  Chambre  des  communes  de 
porter  toute  son  attention  sur  le  projet  .du  code  civil  qu'il 
lui  avait  soumis  dans  la  session  de  1820. 

Par  l'organe  de  son  président  Lafargue,  l'un  des  repré- 
sentans des  Cayes,  la  Chambre  répondit  d'une  manière  ana- 
logue à  ce  discours,  et  une  accolade  nationale  donnée  par 
lui  au  Président  d'Haïti,  fut  l'expression  la  plus  évidente 
des  félicitations  qu'il  reçut,  pour  sa  conduite,  à  l'occasion 
de  la  réunion  du  Nord  et  dans  les  événemens  de  la  présente 


|182J]  CHAPITRE    11.  77 

année  '.  Dans  la  séance  du  lendemain,  la  Chambre  décida, 
avec  raison,  qu'elle  ne  poursuivrait  ses  travaux  qu'à  l'ar- 
rivée, dans  son  sein,  des  représentans  de  l'Artibonite  et  du 
Nord.  Le  5  septembre,  elle  se  constitua  en  majorité  par 
l'admission  des  27  élus  qui,  réunis  aux  29  de  l'Ouest  et  du 
Sud,   formaient  la  représentation  nationale  à  56  membres. 

Le  Président  lui  soumit  le  projet  du  5"  livre  du  code 
civil;  et  reprenant  les  précédens  projets  proposés  en  1820, 
elle  examina  et  vota  successivement  ces  parties  du  code 
jusqu'aux  dispositions  du  conseil  judiciaire  inclusivement. 
Mais,  dès  le  7  septembre,  quatre  jours  après  sa  constitution 
en  majorité  et  avant  le  vote  d'aucune  loi^  elle  arrêta  qu'un 
projet  «  d'adresse  au  peuple  »  lui  serait  présenté  par  un 
comité,  pour  inviter  les  citoyens  à  suivre  rigoureusement 
le  vœu  de  la  constitution  dans  les  prochaines  élections 
de  février  1822,  relatives  à  leurs  représentans.  Cette  préoc- 
cupation est  remarquable. 

Dans  la  séance  du  24,  un  message  du  Président  d'Haïti, 
transmit  une  liste  de  15  candidats;  le  25,  un  autre  message 
accompagna  une  nouvelle  liste  de  15  candidats,  parmi  les- 
quels la  Chambre  élut,  chacun  de  ces  jours,  cinq  sénateurs, 
en  procédant  comme  elle  avait  fait  en  1817.  Boyer,  de 
même  que  Pétion,  avait  groupé  ces  candidats  par  fractions 
de  trois.  Le  Sénat,  qui  avait  déjà  14  membres,  se  trouva 
ainsi  au  complet^  . 


1  Ce  baiser  échangé  entre  les  deux  présidens  tenait  aussi  aux  usages  entre  francs- 
maçons.  Boyer  étant  le  Grand-Protecteur  de  l'Ordre  maçonnique  en  Haïti,  le  président 
de  la  Chambre  étant  presque  toujours  franc-maçon  comme  lui,  on  agissait  ainsi  dans  le  but 
de  rappeler  ces  relations  fraternelles  qui  étaient  propres  a  entretenir  l'harmonie  entre  les 
deux  pouvoirs. 

2  On  remarquera  encore  cette  particularité,  par  rapporta  ce  qui  eut  lieu  en  '1839.  Les 
sénateurs  élus  en  1821  furent  Sannon  Iloche.  Stanislas  Latorti  e,  Golard,  Filliàtre  et  Ma- 
nigat,  citoyens  de  l'Artibonite  et  du  Nord;  —  Lerebours,  Gayot,  Linard,  Bazelais  et 
J.  Thézan,  de  l'Ouest.  Cependant,  Manigat  et  Bazelais  habitaient  le  Sud  en  ce  temps-là. 


78  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'haÏTI. 

Cinq  lois  seulement,  indéjDendamment  des  titres  du 
code  civil,  furent  votées  dans  cette  session  :  1°  sur  la  divi- 
sion du  territoire  des  quatre  départemens  en  arrondisse- 
inens  et  communes,  et  fixant  la  résidence  des  autorités  ci- 
viles et  militaires;  2°  déterminant  la  distance  des  communes 
à  la  capitale,  afin  de  pouvoir  régler  surtout  les  indemnités  de 
voyage  accordées  aux  représentans  pour  s'y  rendre;  o^  ac- 
cordant un  délai  de  5  années  aux  personnes  qui  avaient 
souffert  de  l'incendie  du  15  août  1820,  au  Port-au-Prince, 
pour  se  libérer  envers  leurs  créanciers;  i°  additionnelle  à 
celle  des  douanes  pour  fixer  le  tonnage  des  navires  étran- 
gers; 5°  enfin,  sur  les  patentes  à  prendre  en  1822.  La 
Chambre  déchargea  le  secrétaire  d'Etat  des  finances  de  la 
responsabilité  de  ses  comptes  rendus  pour  Tannée  1820  '; 
et  elle  termina  ses  travaux,  le  16  novembre,  par  le  vote  et 
la  signature  de  son  adresse  au  peuple.  Il  est  à  remarquer 
qu'elle  s'était  abstenue  d'un  pareil  acte  en  1818,  1819 
et  1820.  La  forme  et  le  ton  de  cette  nouvelle  adresse  étaient 
bien  différens  de  ceux  que  nous  avons  signalés  dans  l'a- 
dresse de  1817.  La  Chambre  disait  au  peuple  : 

«  L'inappréciable  harmonie  qui  règne  entre  le  Sénat,  la 
I»  Chambre  des  représentans  et  le  Président  d'Haïti,  esl 
I)  le  garant  du  bonheur  dont  vous  jouissez  sous  la  prolec- 
»   tion  éclairée  du  gouvernement  que  vous  avez  créé. . . 

»  Vos  représentans  ont  été  à  ])ortée  d'apprécier /e  choix 
I)  judicieux  du  Sénat  qui  a  investi  le  président  Boyer  de  la 
»  première  magistrature  de  la  République.  Son  expé- 
»   rience,  sa  sagesse  et  son  entière  coopération  avec  le  pou- 


1  Dans  l'amiée  1820,  les  f^t'CiVc'A- avaient  inoiluit  2,21 3, iiO  gourdes,  et  les  dépriises 
s'iMevèreut  à  1,809,228  gourdes.  On  exporta  du  pays  25,200,000  livres  de  café.  34.'>,00U 
livres  (le  coton,  435,000  livres  de  cacao,  413,000  livrrs  d.'  sucre,  1,870,000  livres  de  ea'u- 
pèclie. 


|1821]  CHAPITRE    II.  79 

»  voir  législatif,  donnent  à  vos  représentans  la  flatteuse 
))  espérance  de  voir  les  affaires  publiques  se  perfectionner 
»  de  plus  en  plus,  et  la  gloire  de  la  nation  s'établir  invaria- 
»  blement.  Vos  représentans  éprouvent  une  satisfaction  bien 
»  agréable  en  trouvant  l'occasion  de  rendre  ici  un  hom- 
))  mage  solennel  et  éclatant  au  rare  mérite  du  premier  ma- 
')   gistrat  de  la  République,  si  digne  de  votre  amour  '' . . .  » 

L'adresse  se  termina  en  recommandant  aux  citoyens  «  de 
')  donner,  dans  les  prochaines  élections,  des  représentans 
»  mus  par  le  patriotisme  le  plus  éclairé,  dirigés  par  la  sa- 
n  yesse,  et  possédant  les  lumières  indispensables  à  des  lé- 
M   gislateurs.  » 

Dans  la  séance  du  24  septembre,  et  d'après  le  n**  ^  du 
Bulleti?i  des  lois  de  cette  année  :  «  Le  représentant  Pierre 
»>  André  a  lu  un  discours  que  la  Chambre  se  propose  d'exa- 
»  miner  à  huis  clos,  avant  de  prendre  une  détermination.  » 
Et  dans  celle  du  26,  on  lit  encore  :  «  Le  représentant  Sain t- 
t(  Martin  a  lu  un  discours  faisant  suite  à  celui  du  représen- 
«  tant  Pierre  André,  lesquels  deux  discours  portant  des  ré- 
«  flexions  sur  le  commerce,  la  Chambre  a  arrêté  qu'ils  se- 
it  ront  adressés  au  Président  d'Haïti.  »  Le  8  octobre,  un 
message  du  Président  en  accusa  réception.  Le  Bulletin  des 
lois  ne  dit  pas  son  contenu. 

La  Chambre  les  avait  donc  pris  en  considération^  et  par 
le  seul  fait  du  renvoi  de  ces  deux  discours  au  pouvoir  exécu- 
tif, elle  lui  témoigna  le  désir  qu'il  portât  toute  son  atten- 


i  c'est  en  182;1  que  fut  placé,  dans  la  salle  des  séances  du  Sénat,  le  grand  tableau  allé- 
gorique qui  fut  peint  en  France  et  envoyé  par  Barincou,  et  qui  représentait  la  République 
d'Haïti  au  milieu  des  quatre  parties  du  monde,  etc.  Ce  tableau  glorifiait  l'élection  de 
Boyer  à  la  présidence,  de  même  que  la  Gliarabre  approuvait  ce  choix  du  Sénat  dans  ce 
passage  de  son  adresse;  et  son  buste,  très-ressemblani,  figurait  sur  cette  toile.  Mais,  eu 
1 843,  le  buste  fot  *rtd/(/f oîJiré  ;  il  est  vrai  que  Président  d'Haïti,  Sénat  et  Chambre  des 
communes  avaient  été  emportés  par  la  tempête  qui  éclata  dans  cette  auuée. 


80  ÉTUDES    SLR    l'hiSTOIRE    d'puTI. 

lion,  et  sur  l' objet  dont  ils  traitaient,  et  sur  les  vues  des  deux 
orateurs,  le  premier  étant  l'un  des  représentans  du  Port- 
au-Prince,  le  second,  un  de  ceux  du  Cap-Haïtien. 

Nous  ne  possédons  plus  le  discours  de  Pierre  André,  qui 
fut  imprimé  à  cette  époque,  et  nous  ne  pouvons  en  parler 
que  d'après  nos  souvenirs;  mais  nous  avons  sous  les  yeux 
celui  de  Saint-Martin  qui  fut  publié  sur  le  n»  25  de  la  Con- 
corde, du  14- octobre  1821  :  ce  dernier  servira  à  expliquer 
l'autre  auquel  il  faisait  suite,  selon  l'expression  du  Bulle- 
tin des  lois.  Il  est  important  d'y  donner  quelque  attention; 
car,  s'ils  ne  furent  pas  la  cause  du  grave  événement  survenu 
dans  la  session  de  1822,  ils  y  contribuèrent  pour  quelque 
chose,  surtout  en  ce  qui  concerne  ces  deux  représentans. 

Si  nos  souvenirs  sont  exacts,  le  discours  de  Pierre  André 
était  basé  sur  cette  idée  :  —  «  que  l'Etat,  la  République 
»  s'appuyait  sur  trois  colonnes  :  V agriculture,  le  commerce 
»  et  l'armée;  que,  de  même  que  les  Haïtiens  seuls  pouvaient 
»  être  militaires  et  propriétaires-agriculteurs,  de  même  ils 
»  devaient  être  en  possession  du  commerce  du  pays,  pour 
1)  mieux  supporter  les  charges  qui  leur  incombaient  comme 
I)  citoyens.  »  Suivant  cette  idée,  la  conclusion  naturelle 
qui  en  découlait,  c'est  que  les  étrangers  n'étaient  nullement 
intéressés  à  la  prospérité  d'Haïti,  où  ils  faisaient  cependant 
de  grosses  fortunes  au  détriment  de  ses  enfans. 

Dans  son  discours,  Saint-Martin  eut  un  enthousiasme 
lyrique  pour  celui  de  son  collègue;  il  comparait  «  l'énergie 
»  républicaine  qui  animait  la  Chambre  à  une  batterie  élec- 
»  trique  constamment  chargée,  et  il  était  certain,  disait-il, 
»  que  l'étincelle  du  patriotisme,  partant  dans  cette  en- 
..  ceinte,  devait  produire  la  commotion  la  plus  spontanée. 
»  Levons-nous  !  mes  estimables  collaborateurs,  pour  ren- 
»   dro  hommaee  aux  talens  et  au  civismede  riionorable  ora- 


[1821]  CHAPITRE    II.  81 

»  leur  qui,  dans  votre  dernière  séance,  a  judicieusement  et 
»  mathématiquement  prouvé  que  V existence  des  agents  de 
n  commerce  étrangers,  sous  le  rapport  de  spéculation  com- 
»  merciale^  nous  menaçait  d'une  ruine  etd'ime  décadence 
n   iiîévitables  !   » 

Ce  préambule  suffirait  pour  faire  connaître  le  précédent 
discours;  mais  la  Chambre  les  ayant  recommandés  tous 
deux  au  pouvoir  exécutif,  étant  devenue  l'organe  de  ses 
deux  membres  auprès  de  lui  et  de  la  nation  qu'elle  repré- 
sentait, il  est  convenable  de  poursuivre  : 

«  Je  ne  reviendrai  pas,  continua  Saint-Martin,  sur  tous 
les  principes  et  les  conséquences  qui  ont  été  démontrées  et 
qui  n'ont  point  échappé  à  vos  méditations;  nous  en  éprou- 
vons trop  le  funeste  effet  pour  n'avoir  pas  été  obligés  d'en 
gémir  en  silence.  Quel  est  celui  de  nous  qui,  depuis  notre 
existence  politique,  n'a  point  remarqué  avec  une  doulou- 
reuse émotion,  que  notre  soumission  et  notre  dépendance 
étaient  absolues  dans  le  système  du  commerce?  Quel  est  ce- 
lui de  nous  qui,  chérissant  sa  patrie,  ne  s'est  point  senti 
cruellement  offensé,  lorsqu'il  a  vu  qu'une  de  ses  principales 
branches  de  prospérité  ne  sert  qu'à  enrichir  et  à  nourrir  l'or- 
gueil de  ceux  qui  n'ont  jamais  eu  le  mérite  de  nous  appré- 
cier? Aurions-nous  brisé  nos  chaînes,  déchiré  le  voile  qui 
obscurcissait  les  idées  philosophiques  et  libérales?  Aurions- 
nous  démontré  à  tous  les  peuples  de  l'univers  qu'Haïti  est 
invulnérable  par  sa  situation  sur  le  globe  et  les  vertus  hé- 
roïques de    ses  habitans?  Aurions-nous  offert  au  monde 
étonné  l'exemple  d'une  détermination  qui  a  pour  base  — 
indépendance  ou  la  mort,  —  pour  nous  courber  honteuse- 
ment sous  la  puissance  de  ceux  que  nous  avons  repoussés  et 
vaincus?  Non,  et  à  jamais,  non  !  Soyons  vraiment  indépen- 
dans  chez  nous;  mettons   le  complément  à  nos  œuvres  si 

T.    IX.  (j 


^^  ÉTUDES    SLR    l'hISTOIRE    d'haÏTI, 

nous  voulons  être  dignes  de  nous,  dignes  de  là  patrie  qui 
fious  donna  le  jour  et  que  nous  avons  illustrée,  .dignes  enfirï 
des  peuples  libres  et  indépendans  de  la  terre  ! 

»  Aux  Haïtiens  seuls  est  réservée  la  défense  de  la  patrie! 
aux  Haïtiens  seuls  appartiennent  sa  gloire  et  ses  jjérils!  En 
résulterait-il  donc,  qu'après  avoir  vaincu  et  chassé  l'enne- 
mi de  leur  territoire,  que  des  trafiquans  d'outre-mer,  à  leur 
détriment,  viendraient  leur  disputer  le  fruit  de  leurs  tra- 
vaux, fruit  qu'ils  ont  gagné  au  prix  de  leur  sang?  Aux 
Haïtiens  seuls  doit  appartenir /«  ?-o.se....  Hélas!  ils  n'en  ont 
que  les  épines. 

»  Si  nous  établissons  une  comparaison  entre  les  consi- 
gnataii^es  étrangers  et  les  hommes  qui  nous  ont  si  longtemps 
opprimés,  nous  verrons  que  ces  derniers,  dans  le  plus  grand 
nombre,  recueillaient  des  richesses  immenses  par  le  produit 
de  notre  sol,  et  qu'aujourd'hui  tout  sert  à  la  prospérité  des 
usurpateurs  trafiquans,  et  nos  ressources  et  le  concours  des 
commerçans  de  pays  étrangers ,  lorsque  des  expéditions  du 
dehors  laissent  des  pertes,  elles  ne  donnent  pas  moins  de 
grands  bénéfices  aux  consignataires  par  le  prélèvement  de 
leurs  commissions.  Il  en  résulte  donc  que,  ne  pouvant  nous 
maîtriser  de  front,  on  nous  soumet  encore  à  un  joug  qu'il 
est  malheureux  de  devoir  appeler  :  le  système  colonial  de 
commerce.  Ce  système  odieux  ne  s'est  établi  qu'à  la  faveur 
de  circonstances  impérieuses,  et  la  roue  des  événemens 
doit  le  faire  disparaUre  devant  l'éclat  dont  brille  en  ce  mo- 
ment l'étoile  d'Haïti  ! 

»  Répétons  avec  l'orateur  patriote  qui  a  levé  l'étendard 
de  l'indépendance  commerciale  dans  la  République ,  que 
nous  devons  prouver  aux  peuples  des  deux  hémisphères,  qui 
viennent  nous  visiter  dans  des  vues  d'échange  de  marchan- 
dises et  des  produits  de  l'industrie,  que  la  cirilisation  a  fait 


[1821]  '       CHAPITRE    II.  83 

parmi  nous  dés  progrès  rapides  et  sufprenans  ;  qu'une  ùr- 
bàhilé  plus  frariclie  que  celle  qu'on  remarque  ailleurs  as- 
sure à  r étranger  commerçant  tous  les  droits  et  tous  les 
égards  qu'on  doit  trouver  dans  la  société.  Que  la  puissance 
de  notre  gouvernement  protège  et  fasse  respecter  ses  inté- 
rêts, et  il  né  pourra  alors  qu'admirer  riôtre  sage  organisa- 
tion. Nous  aurons  fait,  dans  cette  hypothèse,  le  dernier  pas 
vers  le  but  que  nous  désirons  atteindre,  — celui  d'inspirer 
à  toutes  les  nations  des  sentimens  d'amitié  et  de  considéra- 
tion pour  nous. 

»  Nos  relations  au  dehors  deviendront  pte  utiles  et  plus 
honoralVles,  et  ces  mêmes  relations  nous  unissant  aux  peu- 
ples étrangers  par  te  seul  lien  que  nos  institutions  autorisent, 
nous  feront  connaître,  sous  le  rapport  politique,  par  les 
plus  heureux  effets. 

»  La  prudence  et  les  lumières  du  chef  qui  nous  dirige, 
détermineront  les  qualités  que  doit  avoir  F  Haïtien  qui  gérera 
les  intéî'êts  qui  lui  seront  confiés',  cette  garantie  pour  T étran- 
ger, et  les  obligations  sacrées  que  ce  nouveau  mandataire 
aura  à  remplir,  revêtiront,  sans  doute,  les  nationaux  de  la 
confiance  qu'ils  méritent. 

»  J'appelle  donc,  citoyens  législateurs,  toute  votre  at- 
tion  sur  cette  grande  question  qui  est  d'un  intérêt  majeur 
pour  l'existence  et  la  prospérité  de  la  patrie;  et,  d'après  les 
puissantes  considérations  qui  vous  ont  été  déjà  soumises, 
je  me  résume  en  appuyant  la  proposition  déjà  faite,  de  sou- 
mettre nos  vues  sur  cet  objet  au  pouvoir  exécutif,  pour 
qu'il  puisse  les  méditer  dans  sa  profonde  sagesse.  Et  de 
plus,  je  demande  que  l'impression  du  discours  de  notre  col- 
lègue Pierre  André  soit  ordonnée. 

»  Honorés  par  les  fonctions  que  nous  remplissons,  diri- 
gés par  un  chef  imwîorfe/,  et  aidés  dans  nos  travaux  par  le 


84  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

premier  corps  de  l'État  (le  Sénat),  nous  avons,  pardesefforts 
constans,  à  assurer  la  félicité  publique;  et,  lorsque  nous 
rentrerons  dans  nos  foyers,  rien  ne  doit  flatter  davantage 
nos  sentimens  d'amour  pour  la  patrie  que  le  témoignage 
d'intérêt  que  nous  recevrons  de  nos  concitoyens.  » 

Il  n'y  avait,  ce  nous  semble,  nulle  équivoque  dans  les 
vues  manifestées  par  ces  discours,  et  que  la  Chambre  adopta  : 
c'est  que  les  étrangers  devaient  être  exclus  du  commerce  de 
consignation  dans  le  pays,  comme  ils  Tétaient  du  droit  de 
cité  et  de  propriété  ;  aux  Haïtiens  seuls  devait  être  réservée 
la  gestion  des  intérêts  des  commettans  ou  spéculateurs  des 
autres  pays,  qui  envoient  des  marchandises  en  Haïti  pour 
être  vendues  et  avoir  ses  denrées  en  échange;  le  chef  de 
l'État  déterminerait  les  qualités  qui  rendraient  les  ci- 
toyens aptes  à  exercer  une  telle  gestion,  ce  qui  serait  une 
garantie  pour  le  commerce  étranger  et  ce  qui  inspirerait  en 
leur  faveur  la  confiance  qu'ils  méritent. 

En  présence  de  telles  vues,  de  tels  désirs,  que  devenait 
donc  l'art.  218  de  la  conslitution?  Il  disait  :  «  La  personne 
»  des  étrangers  ainsi  que  leurs  établi.ssemcns  de  commerce 
»  sont  placés  sous  la  loyauté  et  la  sauvegarde  de  la  na- 
»  tion,  »  —  après  que  l'art.  26  des  dispositions  générales 
de  celle  de  1805  eût  dit  :  «  Les  comptoirs  et  les  marchan- 
»  dises  des  étrangers  seront  sous  la  sauve  garde  et  la  ga- 
»>  rantie  de  l'État,  »  et  que  le  25*  eût  assuré  sûreté  et  pro- 
tection à  leurs  personnes. 

Par  ces  mots  de  comptoirs  et  â'établissemens,  le  fait  de 
la  résidence  dans  le  pays,  (Vétrangers  admis  à  y  exercer  le 
commerce,  était  reconnu,  consacré  depuis  le  V  jan- 
vier 180i;  de  son  coté,  durant  quatorze  années,  H.  Chris- 
loohe  l'avait  mainlenu.  Seulement,  la  législation  locale 
avait  successivement   réglementé  à  (luelles  conditions  les 


[1821]  CHAPITRE    II.  83 

élmngei's  seraient  at>siijeltis  pour  exercer  le  commerce  de 
consignation,  notamment  par  la  loi  clu  Sénat  en  date  du 
23  avril  1807,  précédée  du  rapport  rédigé  par  Daumec,  qui 
blâma  les  décrets  de  Dessalines  relatifs  à  la  consignation  des 
navires  aux  négocians  haïtiens  ou  étrangers,  dans  les  ports 
ouverts  d'après  le  numéro  de  leurs  patentes,  et  à  leurs 
cliargemens  obligés  en  sucre,  café  et  coton. 

Ce  rapport  disait  en  outre  :  «  Le  commerçant  étranger, 
»  naguère  avili,  attend  avec  le  sentiment  de  Timpatience 
»  les  lois  que  vous  allez  décréter  sur  le  commerce...  Sans 
»  marine  pour  exporter  ses  denrées,  Haïti  jouit  de  V avantage 
n  de  voir  arriver  dans  ses  ports  les  hommes  de  tous  les 
))  climats. . .  Ceux  qui  sollicitent  encore  la  loi  sur  les  consi- 
))  gnations  par  numéro,  renonceraient  à  leurs  projets  s'ils 
))  voulaientsedonner la \)eme deré fléchir &uv\asituatioîipoli- 
»  tique  d'Haïti  et  sur  ses  rapports  commerciaux.  Mais,  dira- 
»  t-on,  les  étrangers  ne  se  consigneront  point  aua?  naturels  du 
»  jjays,  si  la  loi  ne  les  y  oblige  pas^ils  donneront  toujours 
n  la  préférence  à  leurs  compatriotes.  Ce  calcul  est  faux,  il 
»)  est  destitué  de  tout  système  raisonnable.  Un  négociant 
»  haïtien  qui  tiendrait  son  rang  dans  le  commerce  et  qui 
»  s'y  distinguerait  par  sa  bonne  foi  et  une  réputation  bien 
»  acquise,  forcera  sans  doute  l'étranger  à  établir  des  re- 
»  lations  avec  lui.  Du  reste,  c'est  ici  une  affaire  de  con- 
<|   fiance:  elle  ne  se  commande ^3oint...    » 

Et  c'était  après  la  consécration  de  tels  principes,  si  équi- 
tables, si  judicieux,  c|ue  le  gouvernement  de  la  République 
viendrait  à  formuler,  en  1821,  les  aberrations  consignées 
surtout  dans  le  discours  du  représentant  Saint-Martin?  La 
situation  politique  d'Haïti  était-elle  différente  alors  qu'anté- 
rieurement? A  l'égard  «  des  qualités  que  devait  avoir 
»   rHaïtien  qui  gérerait  les  intérêts  qui  lui  seraient  confié'* 


86  ÉTUDES    SLK    LHISTOIHE    DHAÏTI. 

»  (par  la  consigna  lion  des  navires  et  de  leurs  niarchan- 
»  dises),  qui  seraient  ime  garantie  pour  l'étranger,  par  les 
))  obligations  sacrées  qu'il  aurait  à  remplir,  et  qui  le  revê- 
»  tiraient,  scms  doute,  de  la  confiance  qu'il  méritait,  »  ce 
représentant,  et  la  Chambre  avec  lui,  voulaient  plus  encore 
que  le  règlement  de  Toussaint  Louverture,  du  8  mai  1801  ; 
il  y  était  dit  : 

«  Tout  armateur  arrivant  dans  la  colonie  est  obligé  de 
1)  consigner  sa  cargaison  à  un  négociant  domicilié.  Nul 
»)  n'est  admis  à  être  consignataire,  s'il  n'est  :  1"  citoyen 
»  français  y  2°  si,  dans  quelque  circonstance,  il  a  manqué 
1)  àsesengagemens;  5°  s'il  n'a  une  fortune  suffisante  pour 
n  établir  une  responsabilité,  —  sauf  les  exceptions  à  faire 
1)  en  faveur  des  négocians  étrangers  à  qui  le  gouvernement 
»  se  réserve  d'accorder  le  même  droit,  après  avoir  examiné 
»  les  services  qu'ils  auraient  rendus  à  la  colonie,  leur  bojine 
»   foi,  leur  crédit  et  leur  moralité.  » 

Ainsi,  l'on  voit  que  Toussaint  Louverture  restait  juge 
suprême  de  toutes  les  (juaUtés  exigées  d'un  individu  pour 
être  consignataire  j  c[u'il  fût  Français  ou  étranger.  Aussi 
disions-nous,  à  propos  de  son  règlement,  que  :  »  Logique 
»  en  tout,  son  despotisme  tenait  dans  ses  mains  tous  les 
»  individus  de  la  colonie  '.    » 

3aint-Martin  ayant  dit  que  :  «  La  prudence  et  les  lu- 
»  mières  du  chef  qui  nous  dirige,  —  de  ce  chef  immortel,  — 
»  détermineront  les  qualités ,  etc.,  »  il  est  clair  que  sa  pro- 
position, agréée  par  la  Chambre  des  communes,  tendait  à 
revêtir  Boyer,  ou  tout  autre  président,  de  la  même  omni- 
potence que  celle  exercée  par  Toussaint  Louverture;  car 
une  loi  à  ce  sujet  eût  vainement  établi  des  conditions  de  ca- 

I   Voyez  les  pagey  34i  et  3io  du  4«  volume  de  cet  ouvrage. 


[1821]  CHAPITRE    11.  87 

pacité;  parmi  ces  conditions  il  en  est  qui  seraient  restées 
toujours  dans  le  domaine  de  V arbitraire  du  gouyernement  ; 
de  là  des  intrigues  pour  obtenir  ses  faveurs,  un  système  de 
corruption  y  ÔlQ  vénalité,  etc.,  etc. 

Dans  la  narration  des  faits  passés  en  1 820,  nous  avons 
cité  divers  actes  de  Boyer  tendant  ^  assurer  au  «  com- 
»  merce  national  »  les  avantages  que  les  lois  lui  garantis- 
saient, pour  pouvoir  lutter  contre  «  le  commerce  étranger  » 
établi  dans  la  République,  et  notamment  ses  ordres  à  l'é- 
gard des  encanteurs  publics  et  ses  instructions  aux  com- 
mandans  d'arrondissemens  et  de  places  ^ .  Mais  nous  avons 
parlé  aussi  du  Mémoire  que  lui  présentèrent  les  commer 
çans  haïtiens  du  Port-au-Prince,  à  son  retour  du  Sud  après 
la  pacification  de  la  Grande- Anse,  contenant  des  considé- 
rations étendues  non-seulement  sur  le  commerce,  mais  sur 
l'agriculture  :  mémoire  publié  dans  l'Abeille  haïtienne  et 
dont  la  rédaction  fut  attribuée  àMilscent^.  A  ce  sujet,  nous 
nous  avons  dit  que  l'esprit  public,  dans  la  capitale,  subis- 
sait Vinfluence  de  quelques  personnes  qui  semblaient  créer 
une  certaine  opposition  au  Président. 

D'uii  autre  côté,  la  situation  relativement  prospère  du 
pays  après  la  réunion  du  Nord  et  la  compression  des  ^%v- 
nières  conspirations,  la  perspective  de  la  prochaine  incor- 
poration de  la  partie  de  l'Est,  l'pxtensipn  que  prenait  le 
commerce  français  en  Haïti  et  l'établissement  de  plusieurs 
Français  dans  divers  ports  :  tout  concourait  naturellement  à 
exciter  le  désir  de  voir  les  natioriaux  en  possession  de  tous 
les  avantages  possibles  et  sous  tous  les  rapports.  Il  n'est 
donc  pas  étonnant  que  la  rivalité  des  intérêts  entre  eux  et 


1  Voyez  pages  421  et  423  du  8e  volume  de  cet  ouvrage. 

2  Voyez  page  420  dndit  Yolume. 


88  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

les  étrangers,  ocrasioniia  cette  sorte  de  jalousie  qu'on  voit 
percer  dans  le  discours  de  Saint-Martin,  en  termes  âpres  ef 
sans  déguisement,  de  même  qu'on  ne  doit  pas  s'étonner 
que  l'enceinte  de  la  représentation  nationale,  dont  le 
mandat  allait  expirer,  devînt  l'arène  où  ces  aspirations 
pouvaient  trouver  de  l'écho  :  les  dernières  paroles  pro- 
noncées par  ce  représentant  ne  cachaient  même  pas  «  qu'en 
»  rentrant  tous  dans  leurs  foyers,  ils  seraient  flattés  de  re- 
»  cevoir  un  témoignage  d'intérêt  de  leurs  concitoyens.  » 
Le  régime  parlementaire  le  voulait  ainsi. 

Il  faut  savoir  aussi  que  pendant  le  séjour  de  Boyer  au 
Cap-Haïtien,  le  1 5  mai,  les  commerçans  nationaux  du  Port- 
au-Prince  organisaient  un  «  cercle  du  commerce  haïtien 
»  ou  société  par  actions  »  pour  cette  ville  ;  et  que  le  2-4^  à 
leur  exemple,  ceux  du  chef-lieu  du  Nord  installaient  une 
»  chambre  de  commerce  national  du  Cap-Haïtien.  »  L'une 
et  l'autre  association  avaient  pour  membres,  des  citoyens 
honorablement  connus  dans  le  commerce  et  dans  l'ordre 
civil  et  militaire;  —  au  Port-au-Prince,  Linard,  président 
du  cercle;  Jean  Élie,  vice-président;  J.  Ardouin,  Noël 
Piron  et  Savary,  secrétaires;  Gayot,  S.  Arrault,  Preston, 
Jeanton,  etc.''; — au  Cap-Haïtien,  le  généralJacques  Simon, 
président;  le  général  A.  Dupuy,  vice-président;  les  citoyens 
Carvalho,  Roubeaux,  Charles  Poux,  Valentin  Ricardo, 
Omer  Maurice,  etc. 

A  l'égard  de  cette  dernière,  nous  lisons  ces  lignes  insé- 
rées dans  la  Concorde  du  5  juin,  no  i  :  «  Cette  réunion, 
»  dirigée  par  le  patriotisme,  a  pour  but  d'établir  des  rela- 
»   tions  régulières  entre  lesdits  négocians  et  les  commer- 


1  Doyen  du  tribunal  de  cassation,  Liiiaid  fut  élu  sénateur  le  jourinème  où  le  représen- 
tant Pierre  André  prononça  son  discours  ;  Gayot  également.  Noël  Pirou  devint  doyeu  du 
tribunal  civil  par  l'élection  de  Gayot  au  sénatoriat. 


118^21]  CHAPITRE    II.  89 

»)  çans,  leurs  compatriotes,  dans  les  divers  ports  de  la  Ré- 
»  publique;  enfin,  de  s'occuper  essentiellement  de  tout 
»  ce  c|ui  se  rattache  à  cette  principale  branche  de  la  pros- 
I)   péri  té  publique.   » 

Quant  au  cercle  du  Port-au-Prince,  nous  avons  également 
sous  les  yeux  ses  statuts  ou  projet  d'organisation  de  la 
<i  société  par  actions,  »  qui  lui  fut  présenté  avec  un  rap- 
port par  une  commission  tirée  de  son  sein  :  le  14  juin,  le 
cercle  l'approuva  et  en  ordonna  l'impression.  Dans  le  rap- 
port, il  est  dit  que  le  chef  de  l'Etat  avait  donné  aux  com- 
merçans  de  cette  ville  des  témoignages  non  équivoques  de 
sa  protection;  que  les  membres  du  commerce  national 
vivant  isolément,  leur  but  était  de  se  réunir  et  d'établir  des 
rapports  avec  ceux  des  autres  ports  de  la  République;  que 
leur  association  par  actions,  réunissant  leurs  capitaux,  ce 
serait  un  moyen  d'assurer  l'existence  et  la  prospérité  du 
commerce  national,  de  lui  donner  dans  le  pays  et  à  V étran- 
ger, la  considération  et  l'éclat  qu'une  confiance  illimitée 
accorde,  etc.  «  La  société  par  actions  annonce  aux  nations 
»  étrangères  que  le  commerce  haïtien  travaille  à  acquérir 
»  une  telle  consistance^  qu'il  doit  s'attendre,  dans  l'avenir, 
»  à  commander  la  considération  et  la  confiance.  Sans  ces 
»  mobiles  jmissaîis,  nous  ne  serons  jamais  rien  dans  la  ba- 
»   lance  du  commerce.  « 

C'étaient  là  de  judicieuses  pensées,  de  légitimes  aspi- 
rations; et  le  rapport  démontrait  la  nécessité  de  donner 
une  telle  direction  aux  fonds  de  la  société,  que  les  opéra- 
tions commerciales  pussent  se  faire  désormais  au  comptant, 
afin  de  détruire  !e  système  ruineux  des  crédits  dont  on 
abusait  dans  le  pays.  Il  prévoyait  qu'en  admettant  «  tous 
»  les  citoyens  d'Haïti  »  à  former  le  capital  indéterminé  de 
la  société,  par  actions  de  cent  gourdes  chacune,  avec  le 


90  ÉTUDES    SUR     LHISTOIUE    DHAÏTl. 

temps  il  serait  possible  de  fonder  «une  compagnie  d'assii- 
1)  rance  »  pour  le  cabotage  et  même  pour  les  voyages  au 
lunçj-cours  que  les  spéculateurs  feraient  à  l'étranger  :  une 
bourse  pourrait  s'établir  plus  tôt  dans  chaque  port  ouvert, 
et  par  la  suite  une  «banque  nationale  »  se  fonderait  éga- 
lement, et  une  «  société  d'agriculture  »  se  formerait  à 
l'instar  de  celle  du  commerce.  Les  art.  3  et  17  du  projet 
disaient  : 

«  L'emploi  des  fonds  de  la  société  se  fera  sur  place, 
»  en  achats  de  denrées  du  pays^  sur  lesquelles  seulemeril 
')  il  sera  spéculé  pour  être  réalisées  en  temps  convenable 
»  sur  le  marché.  —  La  société  prendra  tout  Taccroisse- 
»  ment  que  le  cercle  jugera  convenable  par  la  suite.  » 

Un  régisseur,  deux  administrateurs  des  fonds,  un  ma- 
gasinier et  un  caissier  étaient  les  agents  de  la  société.  Les 
autres  dispositions  étaient  en  rapport  avec  celles-là,  pour 
la  comptabilité,  etc.,  etc. 

Enfin,  le  cercle  disait  :  «  Bien  que  le  chef  de  l'État  nous 
»  ait  donné  des  témoignages  non  équivoques  de  saprotec- 
»  tion,  il  ne  peut  travailler  à  la  prospérité  du  commerce 
»  national  qu'autant  que  celui-ci  se  rendra  cligne  de  l'at- 
»  tention  du  gouvernement,  eî;  nous  ne  pouvons  le  devenir 
»   qu'en  persévérant  dans  nos  entreprises.  » 

On  ne  pouvait  ni  penser  ni  parler  mieux  que  ne  faisait 
le  cercle  de  commerce  du  Port-au-Prince,  et  l'on  voit  sa 
déclaration  par  l'article  5  de  son  acte  d'organisation  : 
—  qu'il  spéculerait  seulement  sur  les  denrées  du  pays,  par 
achats  et  par  ventes.  Il  était  dans  la  loi,  qui  réservait  aux 
seuls  nationaux  d'être  «  spéculateurs  en  denrées,  »  bien 
qu'elle  laissât  la  faculté  aux  étrangers  d'en  acheter  pour 
opérer  leurs  retours  :  ce  qu'ils  auraient  pu  continuer  de 
faire  avec  le  cercle  lui-même. 


"^ 


[1821]  CHAPITRE    H.  91 

3Ialheiireiisemeiit ,  en  dehors  de  cette  association  ,  se 
trouvaient  des  hommes  dont  les  idées  exagérées  excitaient 
à  dépasser  le  but  cju'elle  se  proposait  d'atteindre.  Parmi 
eux,  nous  citerons  Jean-Baptiste  Déranger,  esprit  atrabi- 
laire, avons-nous  déjà  dit,  qui  avait  pris  le  surnom  de 
<<  sauvage  malfaisant  »  depuis  la  mission  de  D.  Lavaysse; 
il  ne  rêvait  c[uexpulsio}i  des  étrangers  et  disait  que  leurs 
navires  devaient  être  tenus  dans  les  rades  ou  ports,  à  dis- 
tance, pour  décharger  leurs  cargaisons  et  recevoir  ensuite 
les  denrées  du  pays,  afin  de  ne  leur  laisser  aucune  autre 
communication  à  l'intérieur.  A  côté  de  lui  et  dans  le  même  l2rf~^->^ 
esprit,  figurait  Félix  Darfour,  nouveau  débarqué  depuis  (}a.i^ju^^^ 
trois  ans  dont  nous  avons  signalé  déjà  les  excentricités^.  ^  '-'-t-t^ 
Ces  deux  hommes  passionnaient  le  débat  que  soulevait  la 
question  née  de  l'organisation  à  laquelle  les  commerçans 
nationaux  voulaient  parvenir,  et  les  deux  discours  pronon- 
cés dans  l'enceinte  de  la  représentation  nationale  n'étaient 
propres  qu'à  agiter  davantage  l'esprit  public. 

On  conçoit  facilement  que  les  commerçans  étrangers, 
consigna taires,  se  voyant  menacés  de  la  perte  de  leurs  pa- 
tentes et  de  leur  position  dans  le  pays  où  ils  faisaient  des 
affaires  fructueuses,  durent  être  émus  par  toutes  les  paro- 
les prononcées  contre  eux,  surtout  celles  qui  avaient  revêtu 
un  caractère  officiel  etquiavaientporté  la  Chambre  descom- 
raunes  à  recommander  les  vues  de  ses  orateurs  au  pouvoir 
exécutif.  Ils  adressèrent  aussi  leurs  doléances  à  ce  pouvoir 


1  II  110  faut  pas  méconnaître  que  la  conduite  de  l'évèque  de  Macri  contribua  à  toutes 
ces  idées  exagérées  et  exclusives;  que  l'esprit  du  Nord,  tenu  constamment  hostile  aux 
Franrfds  par  Cliristoplie,  por  a  son  contingent  dans  cette  circonstance.  Alors  parut  en 
Haïti  un  mémoire  des  ci-devant  colons  de  Saint-Domingue,  présenté  au  roi  et  aux  chambres 
de  France,  auquel  Juste  Chanlatte  fît  une  réponse  imprimée  au  Port -aa-Princé,  le  20  no. 
vembre  1821.  Les  colons  provoquaient  une  expédition  à  main  armée  contre  les  Haïtiens  : 
de  là  encore  l'idée  d'exclusion  radicale. 


92  ÉTLDIiS    SLK    LHISTOIIIE    DHAÏTl. 

qui  devenait  en  quelque  sorte  V arbitre  de  la  solution  dési- 
rée, ils  le  firent  dans  les  termes  les  plus  propres  à  le  rendre 
gracieux  à  leur  égard.  Parmi  ces  étrangers,  figuraient  en 
premièrelignelessieursGoupil,  Martelly,Duroure  et  autres 
Français,  qui  se  croyaient  plus  spécialement  menacés  d'une 
déchéance ,  sinon  d'une  expulsion,  d'après  certains  pas- 
sages du  discours  de  Saint-Martin  '.  Il  est  probable  qu'ils 
n'ignoraient  pas  la  mission  remplie  au  mois  de  mai  précé- 
dent par  M.  Du])etit-Thouars,  leur  compatriote,  sans  en 
connaître  absolument  le  but  et  le  résultat  :  l'occasion  dut 
leur  paraître  convenable  pour  en  appeler  aussi  «  à  la  pru- 
»  dence  et  aux  lumières  du  chef  immortel  »  qui  présidait 
aux  destinées  de  la  République. 

Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  porter Boyer  à  ne  voir 
«  qu'intrigues  et  manœuvres  coupables  »  dans  les  asso- 
ciations formées  par  les  commerçans  nationaux,  à  raison 
des  discours  prononcés  à  la  Chambre  et  de  l'adresse  de 
celle-ci  qui  se  terminait,  en  recommandant  aux  citoyens 
de  nommer  à  la  prochaine  législature,  des  représentans 
possédant  des  lumières.  La  vivacité  de  son  caractère  le  fit 


1  Quelque  temps  après,  il  parut  au  Port-au-Prince  iiiie  petite  brochure  contenant  une 
lettre  de  Martelly  adressée  an  grand  économiste  J.-B.  Say,  et  la  réponse  de  ce  savant,  sur 
les  questions  sonlevées  par  les  discours  des  deux  orateurs  de  la  Chambre  :  leurs  idées  y 
étaient  combattues  et  condamnées,  comme  contraires  à  la  prospérité  d'Haïti.  Nous  ignorons 
si  ce  fut  réellement  J.-B.  Say  qui  était  l'autenr  de  la  réponse  à  lui  attiibuée,  mais  elle 
avait  une  conclusion  toute  naturelle. 

Dans  la  relation  des  faits  de  1820,  nous  en  avons  omis  un  qui  eut  quelque  influence 
aussi  sur  les  discours  prononcés  à  la  Chambre,  11  s'était  formé  à  la  capitale  une  soviélé  dont 
le  bnt  était  de  se  livrer  aux  divertissemens  décens,  tels  que  bals,  musique,  eto.  Dirigée 
parle  général  Bonnet,  avant  la  réunion  du  Nord,  elle  était  composée  de  la  plupart  des 
commereaiis  nationaux  et  autres  citoyens,  et  des  Français  que  nous  venons  de  nommer, 
Goupil,  Martelly,  etc.  Mais,  au  premier  bal  qui  eut  lieu,  accom^iagné  de  banquet,  le  vin 
de  Cliami.agne  échauffa  les  lûtes;  une  querelle  survint  entre  l'Haïtien  Saint-Félix  Doutre 
et  le  Fiançais  Eymond,  qui  exerçait  la  médecine  et  la  chirurgie  ;  le  premier  frappa  le  se- 
cond qui  lui  riposta  par  un  coup  de  bistouri,  heureusement  peu  profond.  La  société  fut 
dissoute  dès  ce  premier  jour  ;  on  pensa  qu'il  y  avait  Uicompalibililé  d'humeur  entre  Haïtiens 
et  Français;  de  là,  l'irritation  qui  s'exhala,  en  1821 ,  de  part  et  d'autre. 


[I821|  CHVPITUE    H.  95 

considérer  tout  cet  ensemble  de  choses  comme  un  plan 
formé  contre  son  autorité.  En  outre,  les  circonstances 
politiques  où  se  trouvait  le  pays  lui  parurent  assez  graves 
pour  nécessiter  du  calme  dans  les  esprits.  Il  venait  de  re- 
prendre les  négociations  avec  le  gouvernement  français, 
tout  se  préparait  dans  l'Est  d'Haïti  pour  la  fusion  désirée 
de  part  et  d'autre,  et  ce  n'était  pas  dans  de  telles  circons- 
tances, assurément,  qu'on  devait  menacer  «  les  étrangers 
de  toutes  les  nations  »  de  la  déchéance  d'une  position 
acquise  depuis  la  déclaration  de  l'indépendance.  Aussi, 
le  langage  deBoyer  en  cette  occurence  fut  incisif  à  l'égard 
de  ceux  qu'il  soupçonnait  d'entente  entre  eux,  et  les  asso- 
ciations commerciales  n'eurent  point  de  suite.  Ce  fut  fâ- 
cheux pour  le  pays,  en  les  envisageant  sous  le  seul  aspect 
que  présentait  leur  organisation,  par  celles  qui  s'étaient 
formées  au  Port-au-Prince  et  au  Cap-Haïtien. 

On  peut,  selon  nous,  dater  l'origine  de  l'Opposition  con- 
(ro  Boyer,  dans  la  Chambre  des  communes,  à  propos  des 
faits  que  nous  venons  de  relater.  On  la  verra  éclater  dans 
ce  corps,  renouvelé  intégralement  quelques  mois  après; 
mais  elle  existait  aussi  dans  le  public,  et  on  en  verra  la 
signification  dans  les  individualités  qui  furent  élues  à  la 
représentation  nationale  '^. 

Au  moment  où  la  Chambre  allait  terminer  les  travaux 
de  la  session  législative,  le  9  novembre  le  Sénat,  de  son 
coté,  adressait  au  Président  d'Haïti  un  message  délibéré  à 
huis  clos,  où  il  lui  exprimait  son  désir  qu'il  fût  procédé  à 


1  A  ce  sujet,  nous  ferons  remarquer  que  l'Opposition  prit  naissance  au  Port-an-Prince 
même  ;  que  Hérard  Dumesle  n'était  pas  membre  de  la  première  législature  ovi  elle  com- 
mença à  poindre;  que  s'il  devint  membre  de  la  deuxième  législature,  élue  en  1822,  il 
n'assista  pas  a  la  session  de  cette  année  dont  nous  parlerons  bientôt.  Et  s'il  devint,  long- 
temps après,  le  chef  de  l'Opposition  parlementaire,  rfla  tient  à  «les  causes  qui  seront  rela- 
tées plus  tard. 


94  ÉTUDES    SUR     l'histoire     d'haÏTI. 

la  révision  de  la  constitution  de  1816,  mais  en  demandant 
à  Boyer  quelle  était  son  opinion  à  cet  égard.  Le  lende- 
main, le  Président  y  répondit  de  sa  propre  main,  en  ces 
termes  : 

«  Citoyens  sénateurs, 

»  Je  viens  de  recevoir  voire  message  du  9  courant,  par  lequel 
vous  m'invitez  de  vous  faire  connaître  mon  opinion  sut  celle  que 
vous  m'y  manifestez,  de  voir  procéder  à  une  nouvelle  révision  de  la 
constitution  avant  le  temps  prescrit  par  cette  loi  fondamentale. 
Vous  alléguez,  pour  motiver  cette  précipitation,  la  circonstance  de 
la  guerre  civile  qui  existait  lorsque,  dans  le  temps  fixé,  cet  acte  im-  ' 
portant  fut  révisé;  et  vous  observez  que  le  bien  ou  le  salut  public, 
qui  doit  passer  avant  toute  autre  considération,  peut  excuser  cette 
anticipation. 

))  Entièrement  dévoué  au  bonheur  de  ma  patrie,  mon  vœu  le 
plus  ardent  sera  toujours  pour  tout  ce  qui  pourra  tendre  à  sa  pros- 
périté, et  c'est  dans  ce  sentiment,  joint  à  la  franchise  qui  me  ca- 
ractérise, que  je  dois  vous  avouer  que,  selon  moi,  les  motifs  spécieux 
que  vous  déduisez  ne  pourraient  pas y«s^//?er  l'adoption  d'un  tel 
projet.  D'abord,  le  devoir  et  la  prudence  commandent  aiix  princi- 
paux mandataires  de  l'Etat,  de  donner  l'exemple  de  la  fidélité  au 
contrat  sur  lequel  repose  la  garantie  nationale;  et  l'expérience  doit 
fortement  faire  sentir  que  l'on  doit  méditer  lentement  et  surtout 
avec  sagesse,  sur  les  nouvelles  dispositions  à  y  introduire. 

»  Je  conclus  donc,  citoyens  sénateurs,  par  vous  représenter  que 
mon  opinion  serait  d'attendre  l'époque  déterminée  par  l'art.  227 
de  la  constitQtion,  pour  procéder  légalement  à  la  révision  dont  est 
question. 

»  J  ai  la  faveur  de  vous  saluer  avec  une  haute  considération. 

»  Signé  :  Boyer.  » 

Nous  ne  saurions  dire  si  la  réponse  de  Boyer  fut  déli- 
bérée entre  lui  et  les  licis  grands  fonctionnaires  qui  con- 
couraient au  gouvernement,  ou  plutôt  à  Tadministration 
de  la  Républic|ue;  mais  la  précaution  qu'il  eut  d'écrire  lui- 
même  son  message  semble  exclure  cette  participation. 


[1821]  CHAPITRE    II.  95 

C'était  une  grave  question  que  le  Sénat  soulevait  par  le 
sien,  justement  au  temps  où  la  Chambre  des  communes 
A^^enaitd'en  agiter  une  autre  non  moins  importante,  et  que 
l'esprit  public  était  travaillé  par  des  idées  qui  demandaient 
l'exclusion  des  étrangers  de  l'exercice  du  commerce.  Ré- 
viser la  constitution  dans  ce  moment,  c'eût  été  donner 
une  libre  carrière  aux  passions  déraisonnables,  non -seu- 
lement à  l'égard  des  étrangers,  mais  aussi  quant  à  l'or- 
ganisation du  pouvoir  politique.  Le  Président  d'Haïti  eût 
couru  le  risque  de  voir  amoindrir,  restreindre  ses  attri- 
butions, alors  que,  pour  la  réalisation  de  f  unité  politique 
par  r unité  territoriale,  il  avait  au  contraire  besoin  de  toute 
la  latitude  que  lui  donnait  la  constitution.  Boyer  n'aurait 
pas  pu,  comme  Pétion,  en  faire  rédiger  une  nouvelle  pour 
corriger  uniquement  les  imperfections  que  contenait  celle 
de  1816;  il  aurait  fallu,  dans  l'état  des  choses,  s'abandon- 
ner au  jugement  des  membres  de  l'assemblée  de  révi- 
sion. 

Et  puis,  les  allégations  du  Sénat,  fondées  sur  ce  que 
l'acte  fondamental  avait  été  révisé  pendant  la  guerre  civile, 
ne  tendaient  à  rien  moins  que  de  dire  que  :  l'Artibonite 
et  le  Nord  n'ayant  pas  eu  leurs  députés  à  l'assemblée  réu- 
nie en  1816,  la  constitution  qu'elle  avait  faite  était  nulle 
pour  ces  deux  départemens. 

Peut-être  faut-il  voir  dans  ce  raisonnement  spécieux, 
une  infiltration  de  l'esprit  des  généraux  du  Nord  qui 
avaient  tenté  de  résister  à  sa  réunion  à  la  République,  dont 
quelques-uns  venaient  de  conspirer  contre  ce  résultat  si 
avantageux  pour  sa  force,  à  l'intérieur  comme  à  l'exté- 
rieur. Or,  d'après  l'esprit  de  la  constitution  de  1806, 
votée  par  les  députés  des  quatre  départemens,  tous  les 
actes  du  Sénat  avaient  considéré  ceux  de  l'ArtiboTiite  et  du 


96  ÉTUDES    SIR    l'histoire    d'haÏTI. 

Nord  placés  sons  le  régime  de  Christophe,  comme  en  clat 
deret'o/fe;  et  cette  situation,  produite  par  sa  tyrannie,  ne 
pouvait  pas  empêcher  ce  corps  de  faire  procéder  à  la  révi- 
sion de  cet  acte  à  l'époque  qu'il  a\ait  assignée.  Par  la 
même  raison,  les  députés  de  l'Ouest  et  du  Sud,  restés  fidè- 
les à  cet  acte,  avaient  pu  légalement  s'en  occuper  et  don- 
ner à  la  République  la  constitution  de  1816  :  donc,  les 
institutions  nouvelles  créées  par  cette  dernière,  les  altrilm- 
tions  étendues  données  au  Président  d'Haïti  et  sa  nomina- 
tion à  vie,  l'élection  de  Pétion  et  celle  de  Boyer  à  ce  tilre, 
tout  était  dans  le  droit  légal  et  constitutionnel. 

D'ailleurs,  en  secouant  le  joug  de  Christophe,  l'armée  et 
les  populations  de  l'Artibonite  et  du  Nord,  n'avaient-elles 
pas  aeceptéavec  joie  la  constitution  de  la  République  et  le 
régime  qu'elle  avait  établi  ?  Ne  venaient-elles  pas  de  se  re- 
fuser à  soutenir  l'entreprise  audacieuse  des  Richard,  des 
Romain  et  consorts,  qui  était  comme  une  sorte  de  protes- 
tation contre  ce  régime?  Sous  tous  les  rapports,  la  proposi- 
tion du  Sénat  était  donc  dénuée  de  fondement.  Boyer  avait 
raison  de  lui  répondre  que  ses  motifs  étaient  spécieux.  Il 
ne  lui  exposa  que  les  dispositions  mêmes  de  la  constitution, 
qui  ne  permettaient  sa  révision  qu'après  neuf  années,  saus 
doute  pour  éviter  d'émettre  les  autres  considérations  ma- 
jeures dont  nous  venons  de  parler,  parce  qu'il  est  souvent 
de  la  prudence  d'un  gouvernement  de  ne  pas  faire  valoir 
toutes  ses  raisons.  Celles  qu'invoqua  le  Président  portèrent 
la  conviction  dans  le  Sénat,  qui  renonça  à  ses  idées  de 
révision  du  pacte  social;  et  peu  après,  ce  corps  put  re- 
connaître de  nouveau  qu'il  pensait  judicieusement. 

Tandis  que  des  représentans  prononçaient  des  discours  à 


[IS21]  CHAPITRE    II.  97 

la  Chambre,  le  Président  d'Haïti  s'adressait  à  l'armée  de  la 
République  qu'il  prévoyait  devoir  mettre  en  mouvement 
bientôt,  afin  de  compléter  définitivement  l'œuvre  sacrée 
des  fondateurs  de  l'indépendance  nationale.  Le  oO  sep- 
rembre,  il  ordonna  qu'une  revue  générale  des  troupes  eut 
lieu,  le  d  8  octobre  suivant,  poiir  l'inspection  des  armes,  du 
fourniment  et  de  l'équipement  militaire,  et  en  même  temps 
pour  payer  un  mois  de  solde  à  tous  les  corps.  Cet  ordre 
fat  suivi  d'un  autre  relatif  aux  réparations  des  routes  pu- 
bliques et  des  fortifications  des  côtes,  et  de  l'invitation  aux 
autorités  civiles  et  militaires  de  solenniser  la  fête  prochaine 
de  l'indépendance  avec  la  plus  grande  pompe''. 

Dans  ces  circonstances,  un  étranger,  arrivé  au  Port-au- 
Prince,  présentait  à  Boyer  une  lettre  où  se  trouvait  la  preuve 
la  plus  évidente  que  l'indépendance  d'Haïti  n'était  plus 
une  question,  mais  irn  fait  reconnu  et  admis  par  le  gouver- 
nement qui,  depuis,  a  prétendu  le  contraire,  et  qui,  dans 
cette  même  année  1 821 ,  obtenait  de  Bolivar  un  acte  de  fai- 
blesse et  d'ingratitude,  en  faisant  exclure  du  congrès  de 
Panama  les  ministres  que  la  République  aurait  pu  y  en- 
voyer. Citons  cette  lettre  qui  fait  savoir  de  quoi  il  s'agis- 
sait : 

A  S.  E.  le  général  Boyer,  Président  d'Haïti. 

népartement  d'Etat,  Washington,  le  13  mars  1821. 

Le  Commodore  Jacol)  LeAvis,  citoyen  des  États-Unis,  a  fait  savoir 
à  ce  département  qu'il  a  des  réclamations  sur  le  gouvernement 
d'Haïti  dont  vous  connaissez  déjà  la  nature.  Il  lui  est  d'une  grande 
importance  d'en  obtenir  le  règlemeulimmédiat,  et  il  a  sollicité  l'in- 
terposition de  ce  gouvernement  en  faveur  de  l'agent,  M.  W.  D. 


1  C'est  dans  ce  temps-là  qne,  le  14  octoLie,  le  Président  promut  au  grade  divisionnaire 
trois  généraax  de  brigade,  commaudans  d'arrondissement  très-méritans  par  leurs  services  : 
Marion,  Kicolas  Lonis  et  Bruny  rehlane. 

T.   1\       '  7 


98  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'haÏTI. 

Robinson,  qu'il  a  employé  dans  la  poursuite  de  cette  affaire.  C'est 
donc  avec  plaisir  que  je  cède  à  sa  requête,  en  recommandant 
M.  Robinson  à  l'appui  et  à  la  protection  de  V:  E.,  et  en  demandant 
pour  lui  les  facilités  les  plus  propres  à  le  mettre  à  même  d'accom- 
plir l'objet  dont  il  s'agit,  avec  toute  la  promptitude  compatible  avec 
l'entière  justice  des  parties. 

Je  suis,  avec  une  haute  considération,  Monsieur, 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 
Signé  :  John  Quincy  Adams. 

Dans  l'insignifiant  congrès  de  Panama,  il  s'agissait  de 
s'asseoir  à  côté  de  minisires  que  le  fils  d'une  négresse  afri- 
caine y  eût  envoyés,  et  le  gouvernement  des  États-Unis  ne 
pouvait  pas  exposer  les  siens  à  cette  dégradation  ;  mais, 
dans  cette  lettre,  il  s'agissait  de  recommander  la  réclama- 
tion d'argent  qu'un  citoyen  de  l'Union  avait  à  faire,  et  ce 
ii'ouvernement  ne  croyait  pas  se  dégrader  en  qualifiant  ce 
mare  de  général,  d'Excellence^  et  de  Président  d'Haïti . 

Bover  répondit  à  Vhonorahle  J.  ^Q.  Adams,  secrétaire 
d'État  des  États-Unis,  qu'il  pouvait  compter  que  le  sieur 
Robinson  étant  admis  à  produire  les  titres  sur  lesquels  il 
fondait  la  réclamation  de  J.  Lewis,  et  qui  seraient  comparés 
avec  les  papiers  de  l'administration,  il  serait  décidé  ce  que 
la  justice  et  l'équité  prescrivaient.  Sur  la  production  de  ces 
titres,  le  Président  nomma  une  commission  pour  les  exami- 
ner et  faire  un  rapport  sur  le  mérite  de  la  réclamation  ;  elle 
était  composée  du  secrétaire  d'État  Imbert,  du  secrétaire 
général  Inginac,  du  trésorier  général  Nau,  et  des  sénateurs 
N.  VialletetÉloy. 

.  Il  serait  fastidieux  de  mentionner  ici  tous  les  détails  re- 
latifs à  cette  alïaire.  Il  suffit  de  dire  que  Robinson  récla- 
mait :  1"  574,950  livres  de  café  ;  2°  la  somme  de  152,781 
dollars  et  67  centimes,  pour  son  constituant,  à  raison  des 


[iS21]  CHAPITRE    II.  99 

fournitures  de  poudre,  de  munitions  de  guerre,  d'habille- 
mens  et  de  proyisions  qu'il  avait  faites  au  gouvernement 
de  Dessalines,  dont  en  dernier  lieu  il  avait  éprouvé  des  in- 
justices.  Mais,  d'après  les  pièces  mêmes  fournies  par  cet 
agent  et  celles  de  l'administration  haïtienne,  la  commission 
qui  conféra  avec  lui  le  convaincpiit  :  1°  que  cette  énorme 
quantité  de  café  avait  été  livrée^  ou  à  Jacob  Lewis  ou  à  des 
négocians  étrangers  chargés  par  lui  de  ce  recouvrement; 
2"  que  sur  75,946  gourdes  et  16  centimes,  montant  de  la 
cargaison  du  navire  V Empereur ^  vendue  à  Dessalines  et 
livrée  à  son  associé  Brocard,  résidant  à  Saint-Marc,  il  avait 
été  payé,  alors  même,  la  somme  de  47,314.  gourdes  et 
53  centimes;  d'où  il  résultait  une  balance  de  28,651  gour- 
des et  85  centimes,  pour  laquelle,  en  vertu  de  l'arrêté  de 
Pétion,  du  20  août  1807  '',  Jacob  Lewis  avait  compensé âYec 
l'administration  le  montant  de  droits  à  l'importation  de 
nouvelles  marchandises,  s'élevant  à  19,851  gourdes  et 
72  centimes  :  ce  c{ui  laissait  un  simple  reliquat  de 
8,780  gourdes  et  11  centimes  dû  sur  les  marchandises  ven- 
dues à  Dessalines. 

La  commission  conclut  à  dire  au  Président  que  c'était  la 
seule  somme  qui  revenait  à  Jacob  Lewis.  Mais,  sur  une 
nouvelle  réclamation  de  son  agent  Robin  son,  qui  montra 
d'ailleurs  un  esprit  d'équité  dans  cette  opération,  Boyer 
consentit  à  distraire  une  somme  de  5,000  gourdes  de  celles 
compensées  pour  droits  d'importation;  et  M.  Robinson 
reçut  effectivement,  pour  solde  définitif  àe  toutes  ses  récla- 
mations, celle  1J,780  gourdes  et  11  centimes.  Il  donna 
à  l'administration  une  quittance  conçue  en  ces  termes  : 

«  Je  reconnais  avoir  reçu  du  trésor  général  la  somme  de 

1  Voyez  la  mention  de  cet  arrêté  à  h  page  117  du  7«  volume  de  cet  ouvrage. 


100  ÉTUDES    SLR    l'hISTOIRE    d'hAÏTI. 

»  onze  mille  sept  cent  quatre-vingts  gourdes  et  onze  cen- 
I)  times,  pour  solde  définitif  dp  toutes  les  réclamations  et 
I)  répétitions  quelconques  et  de  quelque  nature  qu'elles  piiis- 
n  sent  étre^  que  le  sieur  Jacob  Lewis  ou  ses  associés  pour- 
I)  raient  prétendre  pouvoir  faire  au  gouvernement  de  la 
»  République  d'Haïti. 

»   Port-au-Prince,  le  6  de  décembre  1821. 

»  Signé  :  D.  RoRiAsoN.    » 

Le  lecteur  pourrait  se  demander  :  A  quoi  bon  reproduire 
dans  une  histoire  le  texte  d'un  tel  document?  Mais  nous  lui 
répondrions  :  Avec  un  gouvernement  tel  que  celui  des 
États-Unis,  ayant  de  tels  citoyens,  un  pays  comme  Haïti 
doit  conserver  dans  ses  archives  diverses  les  preuves  de  sa 
libération,  en  fait  d'argent,  sous  toutes  les  formes  possibles. 
Convaincu  de  cette  nécessité,  Boyer  fit  publier  à  ce  sujet  une 
petite  brochure,. en  janvier  1822,  où  nous  trouvons  la  plus 
grande  partie  des  documens  produits  dans  cette  affaire. 


CHAPITRE  m. 


Projet  d'indépendance  dans  l'Est  d'Haïti.  —  Vnes  de  Niinez  de  Cacérès  à  ce  sujet.  —  Les 
communes  de  Moute-Clirist  et  de  Laxavon  arborent  le  pavillon  haïtien.  —  Le  goiiver- 
iienr  Pascual  Real  correspond  avec  le  Président  d'Haïti  :  missions  pacifiques  de  lenr  part. 
—  N.  de  Cacérès  proclame  l'indépendance  à  Santo-Domingo;  départ  de  Pascnal  Real.  — • 
Divers  actes  publiés  à  Santo-Domiugo.  —  La  ville  de  Saint- Yagxie  proteste  contre  ces 
actes;  elle  s'adresse  an  Président  d'Haïti  et  entraîne  tout  le  Nord-Est  en  faveur  de  la 
République.  —  Les   communes   des    frontières  s'y  rallient  également.   —   Message  de 
Boyer  au  Sénat  ;    accord  des  deux  pouvoirs  pour  la  réunion  de  l'Est.  —  Boyer  invite 
les  citoyens  à  élire  les  représentans  des  communes,  et  ajourne  l'ouverture  delà  session 
législative  au  'l«r  août.  —  Correspondance  entre  N.  de  Cacérès  et  Boyer  :   dépèche  de 
ce  dernier,  du  11  janvier  1822.  —  N.  de  Cacérès  fait  arborer  le  pavillon  haïtien  à  Santo- 
Domingo.  —  Deux  colonnes  de  l'armée  entrent  sur  le  territoire  de  l'Est. —  Le  Présideu  t 
d'Haïti  prend  possession  de  cette  partie  en  entrant  à  Santo-Domingo  :  actes  et  discours 
à  cette  occasion.   —    Organisation  judiciaire,   civile  et  militaire.  —  Décision  politique 
prise  à  l'égard  des  blancs  trouvés  dans  l'Est. — Des  colons  français  établis  dans  lapresqn'ile 
de  Samana  députent  auprès  du  comte  Douzelot,  gouverneur  de  la  Martinique;  il  envoie 
l'amiral  Jacob,  avec  une  flottille,  pour  les  protéger  et  s'emparer  de  la  presqu'île  au  nom 
de  l'Espagne.  —  Boyer  la  fait  occuper  militairement  avant  son  arrivée  dans  la  baie, — 
Correspondance,   faits  respectifs   des   Haïtiens  et  des   Français.  —  Débarquement  des 
Français  à  Savana-la-Mar,  d'armes  et  de  munitions.  —  Boyer  y  envoie  un  régiment  qui 
occupe  ce  bourg,  et  il   ordonne  un  embargo  général  sur  les  bâtimens  et  les  Français 
dans  la  partie  occidentale.  —  L'amiral  Jacob  part  pour  la  France,  les  navires  de  guerre 
sortent  de  la  baie  de  Samana  et  emmènent  les  colons  français  à  Porto-Rico.  —  Boyer 
adresse  deux  messages  au  Sénat  et  fait  lever  l'embargo. — Impression  produite  en  France 
à  l'occasion  de  cette,  mesure. 


Dans  le  cours  de  l'année  1821,  les  idées  d'indépendance 
avaient  progressé  dans  l'Est  d'Haïti;  mais  les  esprits  étaient 
loin  de  s'entendre  sur  la  forme  qu'il  faudrait  donner  à  cette 
révolution. 


i02  ÉTLDES    SliU    l'histoire    d'hAÏTI. 

Dans  cet  état  de  choses,  on  y  forma,  en  \ertu  de  la 
constitution  des  cortès,  la  diputacion  provincial,  assemblée 
représentative  de  la  province  ou  colonie,  chargée  de  con- 
tribuer aux  mesures  locales  que  le  gouverneur  pour  l'Es- 
jjagne  jugerait  utiles  à  sa  meilleure  administration.  Les 
idées  révolutionnaires  y  trouvèrent  naturellement  accès: 
elles  y  éclatèrent.  Antonio  Martinez  Valdès,  l'un  de  ses 
membres,  en  ayant  manifesté  avec  plus  de  hardiesse 
qu'aucun  de  ses  collègues,  fut  accusé,  arrêté  et  mis  en 
prison  par  ordre  du  gouverneur  Kindelan,  et  jugé  comme 
auteur  principal  du  projet  tendant  à  l'indépendance  de  la 
colonie.  Mais  il  dut  son  acquittement,  plus  à  l'insuffisance 
de  preuves  du  délit  qu'à  son  entière  innocence  ^. 

Au  fait,  Valdès  n'était  qu'un  complice:  le  véritable  auteur 
du  plan  conçu  à  ce  sujet  était  Nunez  de  Cacérès,  ancien  au- 
ditor  de  guerra  ou  juge  militaire,  qui  fut  compromis  daas 
l'instruction  du  procès,  qui  s'en  défendit  assez  bien  pour 
ne  pas  être  arrêté,  et  pour  fixer  sur  lui  les  regards  de  tous 
ceux  qui  aspiraient  à  l'indépendance. 

Depuis  longtemps,  Nunez  y  rêvait.  Après  avoir  rempli 
sa  charge  avec  toute  la  distinction  de  son  esprit  éclairé, 
il  crut  avoir  des  droits  à  une  position  plus  élevée,  non  dans 
la  partie  de  l'Est,  mais  dans-  une  autre  des  possessions  de 
l'Espagne  encore  soumises  à  sa  puissance.  Il  sollicita  du 
gouvernement  métropolitain  une  charge  de  oidor  ou  juge 
à  l'audience  royale  de  Quito,  cour  de  justice  souveraine; 
mais  il  éprouva  un  refus  qui  blessa  son  orgueil,  et  dès  lors 
il  n'attendait  qu'une  occasion  de  se  venger  de  la  métropole. 
Les  circonstances  survenues  en  1820  dans  la  Péninsule 


1   A. -M.  Valdès  est  le  même  pc  soimage    qui   devint   sénateur  d'Haïti,   en  182i-,    api-ès 
avoir  rempli  les  fonctions  d'adruluistratcur  des  finances  à  Santo-Domingo, 


[18î2t2]  CHAPITRE  m.  103 

l'ayant  fait  appelei'  aux  fonctions  de  juez  de  lettras,  ou  juge 
en  première  instance  de  toutes  les  affaires  civiles,  les  juge- 
mens  qu'il  rendait  étaient  sujets  à  appel  à  l'audience 
royale  de  Puerto-Principe  de  Cuba.  Or,  malgré  son  inté- 
grité et  l'impartialité  qu'il  mettait  dans  ses  décisions,  un  de 
ses  justiciables  dirigea  contre  lui  une  prise  à  partie  qui  fut 
portée  à  cette  cour  souveraine,  dans  la  même  année  1821 
où  tout  marchait  dans  l'Est  vers  une  révolution.  Quoique 
connu  particulièrement  à  Puerto-Principe  où  il  avait  jadis 
exercé  les  fonctions  d'avocat-rapporteur  près  de  l'audience, 
Nunez  se  voyait  menacé  d'aller  s'y  défendre  et  peut-être  d'y 
être  condamné  :  de  là  sa  résolution  prise  de  précipiter  la 
déclaration  de  l'indépendance  de  l'Est,  et  il  devint  le  chef 
du  complot  qui  s'ourdissait.  Dans  ces  entrefaites,  le 
gouverneur  Kindelan  fut  remplacé  par  le  général  Pascual 
Real  qui  n'en  avait  pas  la  vigueur.  Nunez  put  conspirer 
plus  à  son  aise.  Mais  tandis  que  la  plus  grande  partie  de 
ses  concitoyens  inclinaient  pour  la  réunion  de  l'Est  à  la 
République  d'Haïti,  sa  fierté  castillane  le  portait  à  vouloir 
y  ériger  un  Etat  indépendant  qui  ne  ferait  avec  elle  qu'un 
traité  d'amitié,  d'alliance  et  de  commerce.  Néanmoins, 
reconnaissant  la  faiblesse  de  la  population  et  de  ses  moyens 
d'action,  il  conçut  en  même  temps  l'idée  de  faire  entrer 
le  nouvel  État  dans  la  Confédération  de  la  Colombie,  for- 
mée définitivement  en  1820  par  Bolivar,  avec  la  Répu- 
blique de  Venezuela  et  celle  de  la  Nouvelle-Grenade  '. 
L'idée  de  Nunez  n'était  évidemment  que  l'égarement 


1  Lo  11  déceuibre  1819,  Veneznelii  et  la  Nouvelle-Grenade  furent  réunis  sous  le  nom 
de  République  de  Colombie;  le  l-2jnillet  1820,  le  congrès  de  Cuenta  sanctionna  leur  union. 
En  1831,  la  dissolution  de  cet  Etat  eut  lieu,  et  trois  républiques  se  formèrent  alors  de 
leurs  départemens  :  Venezuela,  la  Nouvelle-Grenade  et  l'Equateur.  Nimez  de  Cacérès  con- 
tribua beaucoup  à  cette  dissolution,  lorsqu'il  quitta  Santo-Domingo  et  se  réfugia  a  Cara- 
cas, on  il  devint  j'iurualiste  et  secrétaire  du  général  Paèz. 


lOi  ÉTLDES    SLU    LHISTOIKE    ItHAÏTI. 

d'un  patriotisme  pointilleux  et  décelant;  car  l'origine  es- 
pagnole, commune  aux  habitans  de  l'Est  d'Haïti  et  à  ceux 
de  la  Côte-Ferme,  ne  suffisait  pas  pour  la  justifier.  La 
Colombie  était  trop  éloignée  pour  qu'ils  se  confédérassent 
jamais  :  les  alliés  naturels  de  l'Est  étaient  les  Haïtiens  dont 
le  sang  africain  circule  également  dans  les  veines  de  ses 
habitans.  Aussi,  la  grande  majorité  parmi  eux,  formant  le 
vrai  peuple,  ne  partagea  pas  la  manière  de  voir  du  jwe^ 
de  lettras,  qui  n'eut  autour  de  lui  qu'une  faible  minorité. 

Dans  cette  situation,  le  15  novembre  un  brigantin  amé- 
ricain entra  dans  le  port  du  Cap-Haïtien,  venant  de  Monte- 
Christ  et  ayant  à  son  bord  l'administrateur  financier  de 
cette  petite  ville,  le  capitaine  de  la  garde  nationale,  la 
famille  du  commandant  de  la  place  et  environ  80  autres 
femmes  ou  enfans.  Ils  déclarèrent  qu'ils  avaient  quitté 
Monte-Christ,  à  l'approche  de  bandes  d'insurgés  qui  ve- 
naient pour  s'en  emparer  après  avoir  proclamé  une  «  Répu- 
blique dominicaine.  »  Mais  quatre  jours  ensuite,  le  18,  le 
général  Magny  reçut  une  dépêche  apportée  par  trois  dé- 
putés de  Monte-Christ  et  signée  du  commandant  de  ce 
lieu,  nommé  Diego  Polanco,  qui  l'informait  que  les  ha- 
bitans avaient  arboré  le  pavillon  haïtien,  en  lui  demandant 
sa  protection  et  le  priant  de  faire  connaître  l'intention  du 
gouvernement  à  ce  sujet  :  la  dépèche  portait  la  date  du 
15  novembre.  En  même  temps,  Magny  en  recevait  une 
autre  de  la  même  date,  signée  du  commandant  Andres 
Amarante  et  de  quatre  habitans  de  Laxavon,  qui  lui  annon- 
çaient que  le  pavillon  haïtien  avait  été  arboré  aussi  dans 
ce  bourg,  en  lui  demandant  des  munitions  de  guerre  afin 
de  pouvoir  soutenir  leur  réunion  à  la  République,  si  Ton 
tentait  de  l'attaquer'.  Il  paraît  que  dans  le  mouvement  de 

1   Ces  faits  sont  rapportés  d'après  le  ii»  28  de  la  Concorde  du  18  novembre,  et  les    dé- 


[182^1  CHAPITRE    m.  103 

Monte-Christ,  le  chef  d'escadron  Charles  Arrieu  avait  joué 
un  des  principaux  rôles,  mais  en  faveur  de  la  patrie 
haïtienne. 

L'impulsion  était  donnée,  le  mouvement  l'évolutionnaire  j-'-c-^^^^^"'- 
avait  commencé  par  ces  actes  de  deux  localités  rapprochées  > 

des  anciennes  limites  françaises,  et  espagnoles.  La  nouvelle 
en  parvint  rapidement  dans  toute  la  partie  de  l'Est.  On 
attribua  naturellement  ces  faits  aux  menées  du  gouver- 
nement haïtien,  et  le  bruit  courut  que  son  armée  allait 
pénétrer  bientôt  sur  ce  territoire. 

Le  gouverneur  Pascual  Real  se  devait  à  lui-même  de 
s'assurer,  s'il  était  possible,  de  l'exactitude  des  renseigne- 
mens  qui  lui  étaient  parvenus.  Déjà,  étant  dans  le  Nord  et 
apprenant  son  arrivée  à  Santo-Domingo,  Boyer  avait  en- 
voyé auprès  de  lui  et  pour  le  complimenter,  l'adjudant 
général  Campos  Thabarrès  qui  passa  par  Saint-Yague, 
afin  de  voir  ses  anciens  compatriotes  et  de  semer  des  idées 
de  réunion  à  la  République  ^  A  son  tour,  le  gouverneur 
envoya  son  neveu  au  Port-au-Prince,  porteur  d'une  lettre 
qui  répondait  aux  complimens  de  Boyer,  mais  effective- 
ment chargé  de  voir  s'il  faisait  des  dispositions  militaires 
pour  entrer  sur  le  territoire  de  l'Est. 

Il  fut  facile  au  Président  de  pénétrer  le  but  réel  que 
s'était  proposé  le  gouverneur,  et  il  lui  répondit  poliment. 
Quelques  jours  après  le  retour  de  l'envoyé  de  Pascuàl  Real, 
il  expédia  lui-même  trois  officiers  pour  mieux  rassurer  ce 
gouverneur  sur  ses  intentions  pacifiques  :  c'étaient  le  colo- 


[jèclies  lueutiounéés  liguieiit  parmi  le»  pièces  puljliees  en  1830,  par  ordre  de  Buyer.  Le 
journal  constate  que  les  personnes  arrivées  au  Cap-Haïtien  étaient  dans  le  plus  grand  dé- 
nùment,  tant  leur  fuite  de  Monte-Christ  avait  été  précipitée  :  elles  dirent  secourues  par 
les  soins  de  Màgny  et  des  haLitans,  et  elles  purent  retourner  peu  après  au  lieu  delenr 
domicile. 

1   C.  Thabarrès  était  le  même  oftîoier  que  (Christophe  avait  envoyé  eu   mission  auprji 
de  Juan  Sanches.  Voyez  tome  7,  p.  300,  301  et  406. 


100  ÉTUDES    SUR    l'hISTOIKE    d'hAÏTI. 

nel  Frémont,  le  chef  de  bataillon  Papilleau  et  le  capitaine 
Viau,  Leur  mission  n'était  évidemment  que  de  s'enquérir 
de  l'état  des  esprits,  de  les  prédisposer  à  la  réunion  en  leur 
montrant  l'uniforme  haïtien  dans  ces  conjonctures.  Mais 
à  leur  arrivée  à  Santo-Domingo,  Pascual  Real  n'y  était 
plus  :  le  5  décemijre  il  était  parti  avec  sa  famille  et  quel- 
ques fonctionnaires  sur  un  navire  anglais.  Les  envoyés 
du  Président  d'Haïti,  ne  pouvant  reconnaître  l'autorité  qui 
avait  succédé  à  celle  du  gouverneur  espagnol,  Frémont  et 
Viau  retournèrent  au  Port-au-Prince  pour  faire  leur  rap- 
port sur  le  changement  survenu  à  Santo-Domingo,  et  Pa- 
pilleau fut  contraint  d'y  rester,  parce  qu'il  était  malade 
dès  son  arrivée.  Néanmoins,  comme  il  était  un  causeur 
infatigable  qui  parlait  fort  bien  la  langue  espagnole,  il  se 
tît  soupçonner  d'avoir  reçu  secrètement  la  mission  du  Pré- 
sident, de  prolonger  son  séjour  afin  de  fomenter  un  parti 
en  faveur  de  la  République.  Ses  discours  ayant  été  inter- 
prétés dans  ce  sens,  il  sa  vit  forcé  d'adresser  à  Nunez  de 
Cacérès,  chef  de  la  révolution,  une  lettre  où  il  garantissait 
la  neutralité  de  la  République. 


Les  événemens  passés  à  Monte-Christ  et  à  Laxavon 
avaient  contraint  Nunez  de  Cacérès  à  agir,  sous  peine  de 
se  voir  abandonné  par  ceux  dont  il  avait  fait  ses  partisans. 
[Is  embauchèrent  la  majeure  partie  de  la  faible  garnison 
de  Santo-Domingo,  où  se  trouvaient  des  noirs  qui  avaient 
été  dans  les  bandes  de  Jean  François  et  Biassou;  et  dans  la 
nuit  du  50  novembre  au  l"  décembre,  ils  s'emparèrent 
des  principaux  postes  de  la  place.  Alors  Nunez  fit  réveil- 
ler le  gouverneur  Pascual  Real,  à  qui  il  notifia  que  son 
autorité  cessait  dès  cet  instant  et  qu'il  était  prisonnier. 


[  18^22]  CHAPITRE    111.  107 

Ce  dernier  souscrivit  sans  hésiter  à  la  révolution  prévue 
[uir  lui  et  qu'il  était  impuissant  à  empêcher  :  il  demanda, 
pour  prix  de  sa  facile  condescendance,  la  permission  de 
se  retirer  à  l'étranger  avec  sa  famille  et  ceux  des  officiers 
ou  fonctionnaires  publics  qui  restaient  fidèles  à  l'Espagne . 
Rien  ne  convenait  mieux  à  Nunez  et  aux  autres  révolu- 
tionnaires qui  allaient  se  mettre  à  leur  place;  car  c'est 
toujours  là  le  plus  délicieux  résultat  de  toute  révolu- 
tion. 

Celle  du  i"  décembre  s'effectua  ainsi  sans  coup  férir. 
Au  jour,  la  population  de  Santo-Domingo  se  réveilla  in- 
dépendante de  l'Espagne  et  vit  le  pavillon  colombien  subs- 
titué à  celui  de  cette  ancienne  métropole.  Nunez  et  ses  col- 
laborateurs avaient  préparé  les  deux  principaux  actes  Cjui 
devaient  faire  connaître  au  monde  entier,  l'existence  de 
l'État  qu'ils  fondaient.  C'étaient  :  1"  la  déclaration  d'in-  ,7 
dépendance  du  peuple  dominicain;  2"  l'acte  constitutif  du  î^^^^^^-e-t 
gouvernement  provisoire  de  VÉtat  indépendant  de  la 
part'ie  espagnole  d'Haïti. 

Le  premier  récapitulait  tous  les  torts  de  l'Espagne  en- 
vers la  plus  ancienne  de  ses  colonies  en  Amérique,  tous 
les  griefs  des  habitans  de  celle-ci,  à  partir  de  l'ordre  qu'en- 
voya le  Divan  espagnol  pour  démolir  les  villes  maritimes 
de  Bayaha,  Yaguana,  Monte-Christ  et  Puerto  de  Plata  ' .  Il 
rappelait,  au  contraire,  les  nombreuses  preuves  de  dévoue- 
ment et  de  fidélité  que  les  liabitans  avaient  toujours  don- 
nées à  l'Espagne,  notamment  en  se  révoltant  contre  les 


■1  En  1606,  la  cour  d'Espagne  ordomia  k  démolition  et  l'abandon  de  ces  villes  pour 
concentrer  leur  population  dans  l'intérieur  de  l'Est  de  la  colonie,  yu  le  dépeuplement  de 
celle-ci.  Les  reproches  de  Nunez  de  Cacérès  remontaient  à  une  époque  bien  reculée  ! 
Bayaha  devint  le  Fort-Dauphin  des  Français,  Yaguana,  la  ville  de  Léogane,  quand  ils  s'é- 
tablirent dans  la  partie  occidentale  d'Haïti. 


108  ÉTLUES    SLU    l'histoire    u'hAÏTI. 

Français  pour  replacer  la  colonie  sous  son  obéissance , 
malgré  la  cession  qui  en  avait  été  faite  par  Charles  lY.  A 
propos  de  ce  dernier  fait,  l'acte  d'indépendance  n'oublia 
pas  de  faire  ressortir  l'injustice  et  l'ingratitude  du  cabinet 
de  Madrid,  qui  n'avait  donné  aucune  récompense  aux 
hommes  qui  y  contribuèrent  le  plus;  et  il  désigna  plus 
particulièrement  don  Manuel  Carabajal,  —  le  lieutenant 
de  Juan  Sanches,  —  et  don  Pedro  Vasquez  qui  en  mourut 
de  chagrin.  Comme  de  coutume  en  pareil  cas,  cet  acte  pro- 
mettait pour  l'avenir  le  sort  le  plus  heureux  aux  habitans 
du  nouvel  Etat,  qui  renonçaient  pour  toujours  à  l'Espagne. 
Il  se  terminait  par  ces  cris  :  Yive  la  Patrie!  Vive  l'Indépen- 
dance! Vive  l'Union  à  la  Colombie  ! 

Par  le  second  acte,  en  59  articles,  la  partie  espagnole 
d'Haïti  se  formait  en  un  État  libres  indépendant  et  républi- 
cain, qui  entrerait  par  un  traité  postérieur,  en  alliance  avec 
la  République  de  Colombie  pour  composer  un  des  Etats 
de  cette  Union,  afin  de  faire  cause  commune  avec  elle  et  de 
suivre  en  tous  points  les  intérêts  généraux  de  la  Confédéra- 
•  tion.  A  cet  effet,  un  député  devait  être  envoyé  auprès  de 
Bolivar  pour  lui  annoncer  le  changement  politique  survenu 
à  Santo-Domingo,  et  lui  manifester  le  désir  des  habitans  de 
l'Est,  avec  pleins  pouvoirs  de  traiter  de  leur  accession,  après 
avoir  pris  connaissance  de  la  constitution  générale  de  la 
République  de  Colombie.  Un  autre  député  serait  envoyé 
immédiatement  auprès  de  Boyer,  pour  lui  proposer  de  faire 
un  traité  d'amitié,  de  commerce  et  d'alliance,  pour  la  com- 
mune défense  et  la  sécurité  des  deux  territoires,  en  cas  d'in- 
vasion étrangère  ou  de  machination  à  l'intérieur  contre 
leur  liberté  et  leur  indépendance  '.    . 

1    \rt.  1<^"".  4,  5  et  6  de  l'acte  constitutif.  Le  territoire  de  l'Est  fut  divise  en  oijiij  arroii- 
dissemens. 


[1822]  CHAPITRE    III.  109 

Le  nouvel  État  devait  être  dirigé  par  une  junte  de  gou- 
vernement provisoire,  composée  de  Nunez,  gouverneur  po- 
litique (président),  de  Man,uel  Carabajal,  capitaine-général 
de  l'armée  libératrice,  et  de  députés  des  cinq  arrondisse- 
mens  :  — J.-Y.  Moscoso  ,  A. -M.  Yaldès,  L.-J.-N.  de  Arre- 
dondo,  Juan  Rniz  et  Y.  Mancebo.  M.  Lopez  de  Umerès  en 
élait  le  secrétaire.  C'étaient  les  mêmes  personnages  qui 
avaient  signé  la  déclaration  d'indépendance. 

L'article  9  admettait  comme  citoyens  de  l'État  «  tous  les 
1)  hommes  libres,  de  quelque  couleur  et  religion  qu'ils  fus- 
')  sent,  nés  sur  son  territoire  ou  en  pays  étranger,  pourvu 
»  que  ces  élrangers  y  eussent  trois  années  de  résidence  ou 
))  qu'ils  fnssent  mariés  à  une  femme  indigène;  ils  devaient, 
»  en  outre,  faire  constater  ces  circonstances  par-devant  les 
"  alcades  municipaux,  afin  d'obtenir  une  lettre  civique, 
1)  scellée  du  sceau  de  l'État  et  signée  par  le  secrétaire  du 
'1   gouvernement.  » 

Et  l'article  10  disait  «  qu'après  avoir  obtenu  cette  let- 
»  tre,  les  impétrans  étrangers  recevraient  une  lettre  de  na- 
»  turalisation  délivrée  par  le  pouvoir  législatif.  Mais  ni 
»  celle-ci  ni  la  lettre  civique  ne  leur  donneraientjV/ma/s  le 
»  droit  d'obtenir  des  emplois  dan^le  gouvernement,  dans 
»  la  judicature,  dans  les  finances,  les  municipalités,  ni  au- 
»  très  fonctions  civiles  ou  politiques,  —  excepté  dans  les 
)>  emplois  militaires.  »  Suivant  l'article  35,  ces  prohibi- 
tions et  exceptions  étaient  applicables  à  tout  Espagnol  d^  Eu- 
rope. 

Les  autres  dispositions  de  l'acte  constitutif  étaient  de 
celles  que  l'on  trouve  dans  presque  toutes  les  constitutions, 
sur  les  droits  et  les  devoirs  des  citoyens,  sur  les  garanties 
publiques,  les  bases  d'organisation  judiciaire,  administra- 
tive, etc.  Et,  en  attendant  qu'une  représentation  nationale 


110  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'haÏTI. 

fut  déterminée,  la  junte  du  gouvernement  provisoire  ferait 
tous  règlemens  que  nécessiteraient  les  circonstances,  les- 
quels auraient  force  de  lois.  L'administration  et  le  gouver- 
nement de  l'État  étaient  enfin  dévolus  provisoirement  à  la 
junte. 

Le  premier  des  c{uelques  actes  qu'elle  publia  ensuite  fut 
un  décret  sur  l'administration  de  la  justice,  en  date  da  4  dé- 
cembre. Une  cour  supérieure  fut  établie,  pour  juger  en  ap- 
pel toutes  les  causes  civiles  et  criminelles  dans  tout  l'Etat, 
dont  la  décision  aurait  été  rendue  en  premièrejnstance  par 
les  alcades  des  communes.  Elle  se  composait  de  trois  jnges, 
d'un  officier  du  ministère  public,  d'un  rapporteur  et  d'un 
greffier;  et  ce  décret  fixait  leurs  émolumens  en  prescrivant 
de  traiter  ces  magistrats,  soit  verbalement,  soit  par  écrit,  de 
Seigneurie,  îl  en  était  de  même,  en  vertu  de  ce  décret,  à  Fé- 
gard  des  membres  de  la  jnnte,  et  le  Président  de  l'État  était 
quidiiiéô.' ExceUe?ice,  les  alcades,  de  Grâce. 

Avant  de  songer  à  la  formation  d'une  armée,  la  junte  dé- 
créta, le  7  décembre^  la  création  d'une  «  médaille  de  dis- 
tinction, n  pour  en  décorer  tous  les  individus  cjui  avaient 
contribué  d'une  manière  réelle  et  effective  aux  succès  ob- 
tenus sur  «  les  Français,  »  suiiout  à  ceux  qui  avaient  pris 
part  «  à  la  mémorable  affaire  de  Palo-Hincado,  »  où  le  gé- 
néral Ferrand  fut  défait. 

Un  troisième  décret  fixa  trois  fêtes  nationales:  1"  celle 
de  l'indépendance,  le  1"  décembre  de  chaque  année;  2"  celle 
de  la  prise  de  possession  de  la  place  de  Santo-Domingo  (en 
1809),  le  11  juillet;  5"  celle  du  7  novembre,  en  mémoire 
de  la  bataille  de  Palo-Hincado.  Ce  même  décret  prescrivit 
minutieusement  les  cérémonies  religieuses  qui  seraient  ol)- 
servées  à  la  solennisation  de  ces  fêtes,  la  place  qu'y  tiendrait 
le  Président  de  l'Etat,  etc.;  de  même  que  par  le  premier, 


obtenus  contre  les  Français.  Comme  eux  encore,  il  resti-    \kV^''j' 
tuait  à  son  pays  le  nom  d'HAÏTi  que  lui  donnèrent  les  infor-    ,J^^^ 


[1822]  CHAPITRE    ni.  ill 

sur  l'institution  de  la  cour  supérieure,  les  formes  judiciai- 
res, le  papier  timbré  à  employer  dans  les  actes  de  procé- 
dure, etc.,  tout  était  réglementé  avec  soin. 

L'esprit  de  l'avocat  l'emportaifenNunez  de  Cacérès  sur 
celui  de  V homme  politique;  et  l'on  reconnaît  aussi  que  dans 
l'établissement  des  fêtes  nationales  et  la  création  de  la  mé- 
daille de  distinction,  le  citoyen  de  la  partie  de  l'Est  d'Haïti 
était  aussi  fier  que  ceux  de  la  partie  occidentale  des  succès    £^^X^ 

tunés  aborigènes.  f^ 

Mais,  en  maintenant  Tcsck  rage  dans  le  nouvelÉtat,  c'était 
oublier  l'exemple  que  les  Haïtiens  avaient  tracé  dans  leur 
acte  d'indépendance  et  leurs  constitutions  successives,  s'ex- 
poser aune  lutte  ultérieure  avec  eux,  méconnaître  les  droits 
naturels  des  Africains  et  de  leurs  descendans,  et  se  priver 
en  même  temps  des  seuls  élémens  de  la  formation  d'une 
armée  pour  soutenir  l'indépendance  proclamée  le  1"  dé-  - 
cembre  '' . 

Cette  inconséquence  était  d'autant  plus  frappante  que, 
reconnaissant  l'extrême  besoin  que  la  partie  de  l'Est  avait 
d'augmenter  sa  population,  en  y  appelant  les  étrangers  pour 
en  devenir  czïo?/e/is,  la  junte  déclarait  qu'ils  ne  pourraient 
jamais  occuper  aucun  emploi  civil  ou  politique,  mais  seule- 
ment ceux  de  l'ordre  militaire.  Elle  voulait  donc  n'en  faire 
que  des  troupes  mercenaires,  en  quelque  sorte,  qui  auraient 
pu,  avec  le  temps,  devenir  dangereuses  pour  la  sécurité  de 


1  IL  faut  (lire,  à  la  loTiaiige^de  Nunez  de  Cacérès,  qu'il  imita  la  coDduite  de  Bolivar,  en 
donnant  ce  jour-là  la  liherté  à  une  douzaine  d'esclaves  qu'il  possédait  à  Sauto-Domingo. 
11  fit  armer  les  hommes  parmi  eux  pour  servir  comme  soldats,  et  ne  voulut  plus  de  leur 
service  personnel,  à  titre  même  de  domestiques,  afin  de  leur  prouver  qu'il  leur  avait  donné 
la  liberté  avec  sincérité .  Ces  faits  font  présumer  qu'il  aurait  déclaré  la  liberté  générale 
des  esclaves,  si,  comme  Bolivar,  il  n'avait  pas  trouvé  de  l'opposition  parmi  les  maîtres. 


112  ÉTUDES    SLR    L  HISTOIRE    I)  HAÏTI. 

l'État.  L'égoïsme  et  l'orgueil  du  naturel  ôe  FEst  perçaient 
encore  dans  la  disposition  qui  excluait  des  mêmes  emplois 
tout  Espagnol  d'Europe,  alors  que  dans  cette  partie  il  s'en 
trouvait  un  assez  grand  nombre  :  ils  étaient  déjà,  ou  fonc- 
tionnaires publics,  ou  halitans  possesseurs  d'esclaves,  ou 
commerçaus,  et  ayant  ainsi  de  la  fortune  et  de  l'influence 
dans  les  affaires.  Aussi  leur  antipathie  ]:our  la  révolution 
opérée  se  montra  ard?nte ,  dès  qu'ils  virent  appelés  aux 
fonctions  du  nouvel  Etat  un  '  foule  d'incapacités  qui  entou- 
raient le  Président,  et  qui  n'avaient  d'autre  mérite  que  d'être 
indigènes  et  d'avoir  été  conspirateurs  avec  lui.  En  même 
temps,  ceux  des  indigènes  de  Santo-Domingo  qui  avaient 
fait  secrètement  une  démarche  auprès  de  Boyer,  par  la  mis- 
sion de  José  Justo  de  Sylva,  ne  cachèrent  plus  leurs  sympa- 
thies pour  la  cause  haïtienne  et  augmentèrent  le  nombre 
des  opposans  au  système  adopté  par  Nunez  de  Cacérès. 

L'œuvre  de  cet  avocat  était  ainsi  frappée  de  mort  à  sa 
haissance,  et  dans  la  ville  même  où  il  l'avait  produite. 
Monte-Christ  et  Laxavon  s'étant  réunis  à  la  République 
d'Haïti,  dès  le  15  novembre,  on  ne  peut  s'étonner  si  les  au- 
tres communes  du  Nord-Est  se  prononcèrent  aussi  dans  le 
même  sens.  La  ville  de  Saint-Yague,  la  plus  importante, 
forma  une  junte  centrale  provisoire  et  adressa  à  Boyer  la 
dépêche  suivante^,  qui  résumait  le  vœu  de  presque  tous  les 
habitans  de  la  partie  de  l'Est  : 

Très-Excellent  Seigneur, 

Les  patriotes  soussignés,  au  nom  do  la  juute  centrale  provisoire 
de  Saint-Yague,  mus  par  des  sentimens  non  équivoques,  à  la  vue 
de  Fade  constitutif  du  1"  décembre  vqXkWï -a  l'indépendance  do/ni- 
nicaine  unie  à  la  Ré  publique  de  Colombie,  ont  l'honneur  de  dénon- 
cer à  Votre  Excellence  celte  œuvre  informe  et  anti-sociale  qui  a 
excité  le  mécontentement  universel  lors  de  sa  publication  à  Santo- 


|1822]  CHAPITRE   m.  •  115 

Domingo.  Cette  coustilutioii  imprudente  établit  des  distinct'oiis 
entre  le  paysan  {paysano  ou  habitant)  et  le  militaire,  entre  le 
pauvre  et  le  riche,  entre  les  difFérens  districts  de  celte  partie,  et 
maintient  l'esclavage  au  mépris  des  bases  fondamentales  de  toute 
société  politique.  Elle  n'assure,  en  outre,  aucun  dédommagement 
au  pauvre  soldat  qui  essuie  de  longues  fatigues  sans  paye,  et  ruine 
le  commerce  des  malheureux  culti^ateurs.  Enfin,  pour  ne  pas  dis- 
traire trop  longtemps  Votre  Excellence,  nous  lui  disons  qu'un  tel 
acte,  conçu  dans  la  vue  de  faire  prospérer  quelques  particuliers, 
en  sacrifiant  des  milliers  de  pères  de  famille  respectables,  offre  des 
taches  si  monstrueuses,  que  tous  les  citoyens  dévoués  à  leur  pays 
ont  déterminé  de  recourir  à  Votre  Excellence,  pour  qu'elle  daigne 
prêter  l'oreille  à  leurs  réclamations  et  se  souvenir  qu'Elle  a  promis 
d'être  le  pacificaceur  et  l'ami  des  habitans  de  cette  partie  ' . 
Qu'Elle  nous  accorde  les  secours  nécessaires  pour  parvenir  à  l'indé- 
peodance,  et  que  la  constitution  delà  République  d'Haïti  nous 
régisse  désormais  !  Nous  la  désirons  avec  la  liberié  générale  des  es- 
claves :  nous  demandons  à  vivre  tous  dans  l'union  et  la  frater- 
nité. Tel  est  le  but  de  la  députation  que  nous  envoyons  à  Votre 
Excellence.  Nous  espérons  qu'Elle  aura  confiance  en  nous,  et 
qu'Elle  nous  secondera  dans  notre  glorieuse  entreprise. 

Les  députés  que  nous  envoyons  à  Votre  Excellence  sont  les  sieurs 
Juan-Nunez  Blanco,  Fernando  Morel  de  Santa-Gruz,  José  Peralto 
et  Jose-Maria  Salicedo.  Nous  ne  manquerons  pas  de  tenir  Votre 
Excellence  sur  les  avis,  espérant  qu'Elle  nous  accordera  tous  les 
secours  dont  nons  auroiis  besoin,  avec  la  célérité  (pi'oxige  une  en- 
treprise de  si  Inute  importance. 


Cet  acte  fut  expédié  à  Boyer  à  la  fin  de  décembre,  après 
cpie  le  pavillon  haïtien  eût  été  arboré  à  Saint- Yague,  et  la 
junte  centrale,  composée  d'un  certain  nombre  de  citoyens, 
qui  le  signèrent,  Tenvoya  en  communication  à  Puerto- 
Plala,  à  la  Véga,  à  Cotuy,  àMacoris,  en  invitant  leurs  habi- 


1   Dans  sa  lettre  à  Kindclaii,  publiée  eu  espagnol  par  ce  gouverneur.  Voyez-là  an  clia- 
pitie  l^rde  ce  voUuno. 

T.   IX.  8 


114  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTK 

tans  à  y  adhérer  :  ce  qui  eut  lieu.  Successivement,  ces 
derniers  adressèrent  aussi  leur  soumission  à  Boyer,  et  bien- 
iôt  après  les  communes  de  SaintJean,  de  Las  Matas,  de 
Banica,  de  Hinche,  deNeyba  et  d'Azua  imitèrent  l'exemple 
tracé  par  Saint-Yague. 

Pendant  que  tout  marchait  dans  TEst  yers  la  solution  dé- 
sirée, le  Président  d'Haïti,  informé  de  cet  état  de  choses  et 
des  actes  proclamés  ^  Santo-Domingo,  par  le  rapport  de 
Frémont  et  de  Viau,  adressait  au  Sénat  le  message  suivant 
en  date  du  2o  décembre  : 

Citoyens  sénateurs. 

L'art.  40  de  l'acte  conslitnlionuela  donné  à  la  République,  pour 
limitt  s,  toute  retendue  de  Tile  de  l'iist  à  l'Oiiesteldu  Nord  an  Siid, 
et  les  îles  qui  yn  dépendent.  Tant  que  nous  avions  à  pacifier  cer- 
taines parties  du  Sud,  de  l'Ouest  et  du  Nord,  il  eût  é.'é  imprudent  de 
songer  adonner  à  nos  frères  de  l'Est  la  directioa  naturelle  qu'ils 
doivent  avoir,  en  les  faisant  rentrer  sous  les  drapeaux  de  la  patrie; 
car  il  eût  été  raisinnable  de  penser  que  les  hommes  qui,  dans  une 
autre  circonstance,  leur  avaient  donné  une  direction  opposée  à  leurs 
intérêts  et  aux  noires*,  auraient  encore  cherché  à  faire  naître  en 
eux  de  l'opposition.  Et  plnlôt  que  de  faire  gémir  l'humanité  en 
fournissant  aux  méchans  et  aux  insensés  l'occasion  de  répandre  le 
sang  huuiain,  toutes  les  veilles,  toute  la  soiliciiude  du  gouverne- 
ment n'ont  tendu  qu'à  opérer  une  révolution  morale  qui,  en  ame- 
nant nos  frères  de  l'Est  à  partager  les  avantaiies  de  noire  constitu- 
tion, aurait  fourni  une  garantie  puissante  ans  Haïtiens  en  général, 
contre  ceux  qui,  tôt  ou  tard,  pourraient  vouloir  lui  disputer  sa  li- 
berté et  son  indépendance. 

Cette  révolutiim  avait  déji  commencé  sa  marche.  Les  bonnes 
dispositions  des  habilans  des  anciennes  frontières,  les  co.nrauui- 

I   Lors  de  rinsurreotion  de  rEst  oantro  los  Français,  en  1808  pt  18C9. 


[182!2]  CHAPITRE  m.  Mo 

cations  (ie  quelques  citoyens  notables  des  parties  les  plus  distantes , 
me  faisaient  espérer  que  bienlôt  les  choses  arriveraient  à  leur  ma- 
turité naturelle,  lorsque  tout  à  coup,  des  hommes  qui  paraissaient 
être  ven.lus  aux  cabinets  étrangers  ont  proclamé  àSaiito-Domiugo, 
le  I"  de  ce  mois,  nue  déclaration  d'inlépeu  lance  et  une  constitu- 
tion provisoire,  ton'es  diaiuétra  emenl  opposées  aux  intérêts  com- 
muns du  peuple  de  toute  l'Ile. 

Séna'eurs,  vous  connaissez  lesdeux  actes  qui  nous  sont  parvenus 
sur  cette  affaire;  il  n'est  pas  be-oin  d'en  rappeler  ici  le  contenu. 

Voilà  la  République  placée  dans  une  crise  politique  de  la  plus 
hauteimportance,  et  qui  deman  le  un  concours  aussi  prompt  qu'éner- 
gique de  toutes  les  autorités  auxquelles  sont  confîmes  les  destinées 
d'Haïti. 

Si  la  responsabilité  de  la  tranquillité  publique,  du  maintien  de 
l'État  d/ins  son  intégrité  pèse  sur  moi,  sénateurs,  le  dépôt  sacré  de 
la  constitution  est  aussi  sous  votre  responsabilité.  Je  viens  doue 
proposer  à  vos  sages  délibérations  les  solutions  écrites  aux  questions 
suivantes  : 

1°  Pouvons-nous  souffrir  que,  contre  les  dispositions  de  l'art.  40 
de  la  constitution,  un  Éiat  séparé  de  la  République  se  forme  et  se 
maintienne  dans  l'Est  de  notre  territoire? 

'2"  Si  les  habilans  de  l'Est  de  notre  territoire  étaient,  en  tout  ou 
en  partie,  sourds  à  la  voix  pacifique  du  gouvernement,  quel  parti 
faudrait-il  prendre  à  leur  égard? 

3°  Pouvons-nous,  dans  aucun  cas,  souffrir  que  des  principes 
constitutifs  contraires  à  ceux  qui  nous  régissent  et  que  nous  avons 
tous  juré  d'observer,  soient  établis  sur  la  même  terre  que  la  nôtre  ? 

Voilà  ce  qu'il  importe  de  décider  avec  la  plus  grande  prompti- 
tude. 

N'oublions  pas  que  nous  occupons  une  île  dont  toutes  les  côfes, 
étant  accessibles^  nécessitent  que  toute  sa  population  soit  une  et  in- 
divisible etsousune  même  direction,  pour  fournir  à  soiiindépendance 
des  garanties  indispensables  à  son  maintien. 

Le  cas  est  urgent,  citoyens  sénateurs  ;  vos  délibérations  doivent 
être  promptes,  et  j'atten  Irai  vos  avis  pour  me  décider  sur  ce  que 
mon  devoir  m'impose  défaire  en  cette  circonstance  extraordinaire. 


J  16  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

J'ai  rhonneur,  citoyens  sénateurs^  de  vous  saluer  avec  une  con- 
(lération  bien  distinguée. 

Signé  :  Boyer. 

Ce  message  résumait  tous  les  princi}Des  politiques  adoptés 
dans  l'acte  d'indépendance  du  l""  janvier  180i,  pour  cons- 
tituer la  Nationalité  Haïtienne  dans  l'île  entière,  et  repro- 
duits dans  les  diverses  constitutions  publiées  depuis  cette 
époque  :  —  unité  de  territoire,  unité  politique,  liberté  gé- 
nérale pour  tous  les  Haïtiens,  exclusion  des  hommes  de  la 
race  blanche  de  la  société. 

La  réponse  du  Sénat  ne  pouvait  être  douteuse  en  pré- 
sence des  actes  publiés  à  Santo-Domingo.  Ils  érigeaient 
un  État  distinct  de  la  République  d'Haïti,  maintenaient  Fes- 
clavage  dans  cet  Etat  et  appelaient  les  étrangers  au  droit  de 
cité  et  de  propriété;  et  tout  en  excluant  ces  derniers  des 
emplois  civils  et  politiques,  ils  leur  ouvraient  les  rangs  de 
l'armée  à  former,  comme  pour  les  convier  à  venir  s'em- 
parer de  l'Est  afin  d'assujétir  sa  population. 

Le  Sénat  s'associa  donc  à  la  pensée  du  Président  d'Haïîi, 
et  le  laissa  d'autant  plus  libre  d'agir  selon  le  vœu  de  la 
constitution  et  les  circonstances,  que  ce  corps  n'ignorait 
pas  le  vœu  réel  de  la  raajoriié  des  populations  de  l'Est, 
transmis  au  Président. 

Dos  la  réception  de  la  nouvelle  des  événemens  accomplis 
à  ]\îonte-Christ  et  à  Laxavon,  à  la  mi-novembre,  Boyer  se 
préparait  à  tirer  parti  de  ceux  qui  allaient  infailliblement 
survenir  dans  les  autres  lieux  :  en  conséquence,  il  avait  en- 
voyé l'ordre  aux  divers  commandans  d'arrondissemens 
de  tenir  les  troupes  [n'êtes  à  entrer  en  campagne,  selon  qu'il 
le  déciderait  ultérieurement.  Les  dépêches  qu'il  reçut  suc- 
cessivement des  différentes  villes,  annonçant  leur  réunion 
spontanée  à  la  Républic[ue,  le  portèrent  à  mander  deux  ré- 


[1822]  CHAPITRE    111.  117 

gimens  du  Sud  et  un  autre  de  l'Ouest,  au  Port-au-Prince, 
tandis  que  trois  de  ceux  de  l'Artibonite  se  rendaient  au 
Cap-Haïtien  pour  se  réijnir  à  cinq  autres  du  Nord. 

Le  19*  anniversaire  de  Findépendance  d'Haïti  fut  célébré 
avec  un  pins  grand  enthousiasme  que  d'ordinaire,  car 
chacun  comprenait  que  le  vœu  de  ses  illustres  fondateurs 
serait  définitivement  accompli  dans  cette  année  1822.  A  la 
capitale,  après  le  discours  prononcé  par  le  Président  d'Haïti, 
le  sénateur  Panayoty,  président  du  Sénat,  en  prononça  un 
aussi  sur  Fautel  de  la  patrie,  qui  était  comme  un  gage  donné 
à  la  nation  de  la  bonne  entente  existante  entre  ces  deux  pou- 
voirs ^ . 

Le  7  janvier,  une  proclamation  du  chef  de  l'Etat  appela 
les  électeurs  de  toutes  les  communes  à  nommer  leurs  repré- 
sentans  pour  composer  la  2"  législature,  le  mandat  de  la 
précédente  étant  expiré;  et  à  raison  des  circonstances  du 
moment  qui  obligeaient  le  Président  à  s'absenter  de  la  ca- 
pitale, l'ouverture  de  sa  première  session  fut  prorogée  au 
l^août. 

Le  colonel  Frémont,  chef  de  la  mission  envoyée  auprès 
de  Pascual  Real,  avait  été  porteur  d'une  dépêche  de  Nunez 
de  Cacérès  au  Président  d'Haïti,  en  date  du  19  décembre, 
notifiant  la  révolution  qu'il  opéra  à  Santo-Domingo  :  Boyer 
n'y  avait  pas  répondu.  Mais  le  10  janvier,  il  en  reçut  une 
nouvelle,  datée  du  o,  alors  que  Nunez  savait  les  événemens 
accomplis  dans  tout  le  Nord-Est  en  faveur  de  la  réunion  à 
la  République,  et  qu'il  était  convaincu  de  ne  pouvoir  plus 
maintenir  l'État  distinct  qu'il  avait  érigé.  Sur  le  point  de 


1  II  y  eut  banquet   et  hal    au  palais  de  la    présidence,  dans  la  soirée  dule' janvier 
on  était  dans  la  joie. 


118  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

pénétrer  dans  TEst  à  la  fête  d'une  armée,  le  Président 
d'Flaïti  devait  l'informer  dans  quel  but  il  y  allait,  afin  de  le 
rassurer  ainsi  que  ses  collaborateurs  dans  l'œuvre  du 
i"  décembre  :  c'est  ce  qu'il  fit  par  la  dépêche  suivante  en 
date  du  H  janvier.  Il  importe  delà  produire  intégralement 
pour  prouver  sur  quels  principes  le  gouvernement  haïtien 
se  basa  dans  l'un  de  ses  actes  les  plus  glorieux,  et  démon- 
trer, à  la  louange  de  Boyer,  que  ses  procédés  envers  les 
habitans  de  l'Est  d'Haïti  ne  furent  pas  ce  qu'à  l'étranger  on 
en  a  dit  '' .  L'histoire  devra  y  recourir  aussi  dans  la  suite  des 
temps,  pour  apprécier  bien  des  événemens. 

Jean-Pierre  Boyer,  Président  d'Haïti ;, 
Au  citoyen  José  Nunez  de  Gacérès^  chef  politique  de  Santo-Domingo. 

Citoyen, 

Hier,  j'ai  reçu  votre  dépêche  du  5  courant  avec  le  document  qui 
raccompagnait.  Comme  le  bien  de  mon  ()ays  est  l'objet  de  toiîs  mes 
soins,  je  vais  entrer  franchement  avec  vous  dans  toutes  les  explica- 
tions que  nécessite  la  situation  actuelle  de  la  partie  de  l'Est  d'Haïti. 
Si  la  vérité  qui  me  dirige  peut  être  appréciée  par  ceux  qui  sont  à 
la  tête  des  affaires  à  Santo-Doniingo,  et  si  le  but  de  leurs  sollici- 
tudes n'est  que  la  parfaite  régénération  de  cette  partie  de  l'île, 
so'anise  depuis  longtemps  à  l'humiliation  et  à  la  misère,  cette  ré- 
génération s'effectuera  aussi  proniptement  que  pacifiquement,  à  la 
satisfaction  de  tous  ceux  qui  y  ont  un  intérêt  réel. 

Depuis  la  proclamation  de  notre  in^iépendance,  nous  -n'avons 
jamais  entiuiilu  que  l'ile  d'H  lïti  fût  divisée;  tome  son  étendue,  y 
compris  les  îles  adjacentes,  forme  le  territoire  de  la  lil'publiqnc  : 
ainsi  ledéterniini!  l'art.  40,  lit.  2,  de  notre  constitution  générale- 
ment cunnue  sur  tout  le  globe  La  République  est  une  et  indivi- 
sible :  art.  31 .  C'est  ce  qui,  en  établissant  la  garantie  de  rimlépei:- 

1  Voyrz  iiotimraeiit  les  a«sprtinns  de.  M  LpppJlrtiPr  do  S.iint-Rémy,  pages  33l>tsni- 
\;iiites  du  Jet  volume  de  son  ouvrage  si  souvent  cité  dans  celui-ci. 

if  ^.c^d:^  ^-^  r/^ 


r 


•~c  •-  t: 


[1822]  CHAPITRE   III.  119 

dance,  m'impose  les  obligations  auxquelles  je  ne  puis  déroger 
sans  me  rendre  coupable,  tant  envers  les  populations  actuelles 
qu'envers  leur  postérité  la  plus  reculée. 

C'est  donc  le  moment  de  se  demander  :  Pourquoi  la  partie  de 
l'Est  n'a-t-elle  pas  été  réunie  à  la  République  dès  la  l'ronuilgation 
de  l'acte  constitutionnel?  Parce  que  les  nouveaux  étabLssemens  ne 
peuvent  arriver  à  leur  point  de  perfection,  sans  avoir  préalablement 
passé  par  la  fiiière  des  malheurs  et  des  calastrophcs,  qui  occasion-  ] 
nent  souvent  la  destruction  de  l'entreprise;  et  quand  il  n'en  est 
pas  ainsi,  il  est  nécessaire  qu'une  longue  expérience,  fruit  du  lemps 
seul,  vienne  prêter  son  concours  à  l'achèvement  de  l'œuvre  qu'on 
s'est  proposée.  C'est  ce  qui  est  arrivé  dans  la  République.  Son  his- 
toire des  dix-huit  années  écoulées,  —  personne  ne  l'ignore,  —  est  là 
pour  le  prouver  :  il  est  inutile  de  s'étendre  à  ce  sujet. 

Les  calamités  souffertes  par  notre  gouvernement  sont  ce  qui 
l'a  empêché  jusqu'ici  de  songer  à  la  réunion  de  tout  le  territoire; 
car,  si  dans  son  voisinage,  la  partie  orientale  gémissait  alors  sous 
le  f)oids  des  préoccupations  et  des  privations,  néanmoins  elle  était 
tranquille  ;  et  à  cette  époque,  il  eût  été  inhumain  de  l'exposer  aux 
horreurs  de  la  guerre  civile,  quand  on  n'était  pas  en  position  de 
réunir  toutes  les  voloniés  à  un  même  centre.  Les  sentimens  de 
générosité  furent  également  ce  ([ui  s'opposa  à  ce  que  mon  prédé- 
cesseur excitât  ceux  qui  sollicitèrent  des  moyens  de  lui  pour  se- 
couer le  joug  de  l'ancienne  métropole,  comme  il  avait  fait  en 
donnant  des  armes  et  des  munitions  à  Don  Juan  S.mches  de 
Ramirès ,  quand  la  généralité  de  ses  concitoyens  eurent  résolu 
d'expulser  ceux  qui,  par  un  traité,  avaient  obtenu  la  possession  du 
pays.  Je  déclare  qu'étant  animé  des  mêmes  sentimens.  je  me  suis 
conduit  de  la  même  manière,  eu  refu'-ant  constamment  de  pro- 
téger les  divers  partis  qui  m'ont  maoi  lesté  l'intention  d'entreprendre 
de  se  soustraire  à  toute  domination  étrangère. 

Ennemi  du  désordre  et  de  toute  effusion  de  sang,  j'étais  décidé  à 
ne  jamais  donner  assistance  à  aucune  poition  dts  citoyens  de  l'Est, 
étant  convaincu  que  le  temps  n'était  pis  éloigné  où  je  pourrais  y 
opérer  une  révolution  toute  morale,  qui,  en  changeant  la  malheu- 
reuse situation  où  ils  se  trouvaient,  aurait  pour  résultat  de  réunir 
sans  choc,  sans  violence,  mes  compatriotes  de  la  partie  orientale 


120  ÉTUDES    SLR    l'hISTOIRE    d'hAÏII. 

SOUS  la  protection  tulélaire  des  lois  de  la  République.  C'^.  temps 
élait  indiqué  par  la  pacification  du  Nord.  Je  reçus  des  envoyés  de 
la  partie  de  Saint-Yague,  de  Saint-Jean  et  même  de  Santo-Do- 
mingo,  qui  m'assurèrent  de  leur  volonté  de  jouir  des  avantages  de 
nos  iustilutions.  Mais,  afin  de  ne  pas  les  exposer  aux  calamités 
inévitables  d'un  changement  d'étal,  opéré  par  la  voie  des  armes, 
je  leur  conseillai  la  patience  ;  et  je  me  déterminai  en  dernier  lieu 
à  faire  une  démarche  ostensible  en  faveur  du  peuple,  en  faisant 
savoir  mes  intentions  au  brigadier  général  Pascual  Real,  et  ce  que 
la  prudence  et  l'humanité  nous  prescrivaient  à  l'un  et  l'autre.  C'est 
dans  ce  but  qu'eut  lieu  la  mission  dont  le  colonel  Frémont  était  le 
chef:  à  son  arrivée  à  Santo-Domingo,  il  trouva  consommé  le  chan- 
gement survenu  le  h''  décembre  dernier. 

A  peine  les  actes  publiés  à  Santo-Domingo  furent- ils  connus, 
que  les  mêmes  habitans  de  l'intérieur  me  les  adressèrent,  en  pro- 
testant que,  s'ils  avaient  montré  quelque  enthousiasme  à  la  nou- 
velle de  ce  changement,  c'est  qu'ils  croyaient  qu'il  était  conforme 
à  l'acte  constitutionnel,  et  que  l'indivisibilité  du  gouvernement 
d'Haïti  serait  la  condition  essentielle  de  cette  résolution.  Je  ne  me 
lassai  pas  de  les  exhorter  à  la  modération ,  et  j'espérai,  pour  me 
déterminer,  le  retour  de  mes  envoyés. 

Le  colonel  Frémont  arriva  et  me  remit  votre  dépêche  en  date  du 
-19  décembre.  Je  me  félicitai  de  ce  qu'il  n'y  eut  pas  de  sang  versé 
dans  l'événement  du  1«r  de  ce  mois  ;  je  conçus  une  pleine  estime 
pour  tous  ceux  qui  avaient  empêché  son  effusion.  Mais  je  déplorai 
l'erreur  qui  a  dicté  l'organisation  d'un  gouvernement  séparé  de 
de  celui  qui  était  déjà  établi  par  la  loi  fondamentale  de  l'État,  et 
qui  se  déclarait  devoir  faire  partie  de  la  République  de  Colombie. 
Toujours  enclin  à  l'indulgence  et  à  juger  les  hommes  par  la  pureté 
de  mes  principes,  j'ai  pensé  que  ceux  qui  avaient  dirigé  le  change- 
ment du  1""  décembre,  pouvaient  s'être  trompés  dans  le  choix  des 
moyens,  et  qu'ils  avaient  été  dominés  par  des  circonstances  que 
j'ignorais;  et  je  conclus  que  s'il  en  était  ainsi,  ils  ne  tarderaient 
pas  à  revenir  de  leur  erreur,  parce  que  nécessairement,  le  peuple, 
plus  désabusé,  se  ferait  entendre.  Je  ne  fus  pas  longtemps  à  voir 
se  réaliser  ma  manière  de  penser,  et  vous  devez  savoir  que  je  suis 
bien  informé.  Ceux  qui  ont  déclaré  qu'ils  arboraient  le  pavillon 


[18^2^2]  CHAPITRE  m.  12i 

haïtien  ont  donc  l'ait  leur. devoir  ;  ils  ont  connu  leurs  vrais  inté- 
rêts et  ils  doivent  être  à  l'abri  de  toute  insulte. 

Citoyen,  vous  avez  trop  de  pénétration  pour  avoir  confondu  le 
premier  enthousiasme  du  peuple,  en  voyant  disparaître  le  pavillon 
de  l'Espagne,  avec  les  sentimens  manifestés  de  sa  volonté  qui  est, 
aujourd'hui,  de  vivre  sous  les  mêmes  lois  que  le  reste  des  Haïtiens. 

Il  ne  faut  pas  se  faire  illusion  :  deux  États  séparés  ne  peuvent 
exister  ni  se  maintenir  indépendans  Tun  de  l'autre  dans  Vile  qui 
nous  a  vus  naître;  et  quand  même  Facte  constitutionnel  d'Haïti 
n'aurait  pas  décidé  la  question  de  son  indivisibilité,  la  raison  et  la 
conservation  de  tous  ses  habitans  l'auraient  exigé  impérieusement. 
Il  suffit  de  s'intéresser  de  bonne  foi  à  la  prospérité  de  cette  lie  pour 
convenir  de  cette  vérité,  parce  que,  pour  être  effectivement  indé- 
pendant, il  est  nécessaire  de  posséder  dans  son  sein  les  moyens  de 
défendre  cette  indépendance.  La  République,  j'aime  (à  le  dire,  a 
acquis,  après  beaucoup  de  tourmentes,  tous  ces  moyens  et  peut 
trouver  en  elle-même  les  élémens  nécessaires  à  la  conservation  de 
sa  liberté  et  de  son  indépendance . 

Comme  mes  devoirs  sont  tracés,  je  dois  soutenir  tous  les  citoyens 
de  la  République.  Les  habitans  de  Laxavon,  Monte-Christ,  Saint- 
Yague,  Puerto  Plate,  Las  Caobas,  Las  Matas,  Saint-Jean,  Neyba, 
Azua,  la  Vega,  etc.,  etc.,  ont  reçu  mes  ordres  et  y  obéissent.  Je 
vais  faire  une  tournée  dans  toute  la  partie  de  l'Est  avec  des  forces 
imposantes,  non  comme  conquérant  (à  Dieu  ne  plaise  que  ce  titre 
entre  jamai-i  dans  ma  pensée),  mais  comme  pacificateur  et  conci- 
liateur de  tous  les  intérêts  en  harmonie  avec  les  lois  de  l'État. 

Je  n'espère  rencontrer  partout  que  des  frères,  des  amis,  des  fils 
à  embrasser.  Il  n'y  a  point  d'obstacle  qui  sera  capable  de  me  rete- 
nir: chacunpeutêlretranquillepour  sa  sécurité  personnelle  et  celle 
de  ses  propriétés.  Et  quant  à  vous,  citoyen,  que  je  crois  animé, 
comme  vous  me  l'avez  annoncé,  du  seul  intérêt  de  la  patrie,  ouvrez 
votre  cœur  à  la  joie,  à  la  confiance,  parce  que  l'indépendance 
d'Haïti  sera  indestructible  par  la  fusion  de  tous  les  cœurs  en  un 
seul  et  même  tout.  Vous  vous  assurerez  des  droits  à  mon  estime, 
vous  conserverez  des  titres  précieux  envers  tous  vos  concitoyens, 
en  arborant  à  Santo-Domingo,  dès  la  réception  de  la  présente  dé- 
pêche, r unique  pavillon  qui  convient  à  l'existence  des  Haïtiens  et 


122  ÉTUDES    SUR    LHISTOIP.E    DHAÏTI. 

qui  est  celai  de  la  République.  J'espère  que  votre  réponse,  qui  ne 
devra  pas  tai^der  à  être  dans  mes  uiaia>,  sera  conforme  îi  ce  que  vous 
impose  le  pays  qui  vous  a  vu  naître. 

J'ai  Pliouneur^  citoyen,  de  vous  saluer  avec  une  consiLlération 
distinguée. 

Signé:  Boyer. 

Cette  dépêche  raisonnait  trop  bien  la  situation  des  choses, 
pour  que  Nunez  de  Cacérès  ne  fût  pas  convaincu  de  la  néces- 
sité de  se  prêter  de  bonne  grâce  à  la  solution  pacifique  que 
lui  recommandait  le  Président.  Ensuite,  la  soumission 
spontanée  de  toutes  les  communes  de  Tintérieur  et  Tarmée 
qui  allait  y  pénétrer,  rendaient  toute  résistance  impossible 
et  même  inutile.  Le  18  janvier,  elle  parvint  au  chef  politi- 
que qui  s'empressa  de  réunir  à  Thôtel  de  ville,  les  magis- 
trats municipaux  et  tous  les  fonctionnaires  civils  et  mili- 
taires; il  leur  en  donna  connaissance,  et  leur  dit  :  qu'il  fal- 
lait répondre  à  l'attente  du  Président  d'Haiti.  Quelques 
mécontens  tirent  entendre  des  paroles  d'opposition,  qu'ils 
auraient  été  certainement  impuissans  à  soutenir;  mais 
Nunez  passa  outre  et  fit  arborer  le  pavillon  haïtien,  le  1 9 
janvier. 

Le  même  jour,  il  en  informa  le  Président  et  fit  publier  sa 
dépêche  qu'il  accompagna  d'une  adresse  aux  habitans  de 
1  Est.  11  y  fit  d'abord  une  apologie  de  sa  conduite  pour  se  dé- 
fendre contre  ses  détracteurs;  il  avoua  que  la  révolution 
du  l*"' décembre,  à  Santo-Domingo,  n'avait  été  que  la  suite 
du  mouvement  en  faveiirde  l'indépendance  commencédans 
les  communes  deLaxavon  et  de  Monte-Christ;  et  en  recom- 
mandant à  ses  concitoyens  une  parfaite  soumission  à  l'au- 
torité du  Président  d'Haïti,  d'avoir  confiance  en  ses  princi- 
pes et  ses  promesses  de  garantie  pour  leurs  personnes  et 
leurs  propriétés,  il  leur  annonça  une  ère  de  prospérités  dont 


[1822]  .  CHAPITRE  m.  12o 

ils  jouiraient  avec  abondance,  sous  l'empire  et  la  protection 
de  la  constitution  haïtienne  qui  assurait  à  tous  les  ci- 
toyens les  droits  imprescriptibles  de  la  nature:  la  liberté, 
l'égalité,  la  sûreté  personnelle,  la  paix  sociale. 

On  pouvait  trouver  une  fine  ironie  dans  sa  manière  de 
s'exprimer  à  ce  sujet,  et  cette  partie  de  son  adresse  expli- 
quera son  discours  prononcé  à  l'hôtel  de  ville  le  9  février 
suivant  :  jusque  là,  l'autorité  publique  continua  d'être 
exercée  par  lui  à  Santo-Domingo. 

Le  12  janvier,  le  Président  publia  un  ordre  du  jour 
pour  annoncer  que,  les  citoyens  de  l'Est  lui  ayant  adressé 
leur  soumission  aux  lois  de  la  République,  une  armée  placée 
sous  les  ordres  de  chefs  sages  et  expérimentés  allait  y  pé- 
nétrer. Cet  acte  recommanda  aux  troupes  la  plus  exacte  dis- 
cipline, le  maintien  de  l'ordre  dans  leurs  rangs,  en  mena- 
çant de  la  peine  de  mort  tout  individu  qui  violerait  le  droit 
de  propriété;  il  fut  publi''  en  français  et  en  espagnol,  eterit 
voyé  dans  les  communes  de  l'Est  pour  rassurer  leurs  habi- 
tans.  Et  le  lo,  un  ordre  général  de  l'armée  en  marche 
dénomma  les  généraux  qui  en  faisaient  partie  et  les  corps  de 
troupes  qui  la  composaient. 

Il  y  avait  huit  généraux  de  division  :  Borgella,  Bonnet, 
Prophète  Daniel,  Jacques  Simon,  Prévost,  Placide  Lebrun 
Toussaint  et  Pierrot  ;  sept  généraux  de  brigade  :  Bergerac 
Trichet,  Frédéric,  Quaver  Larivière,  Beauregard,  Sainte- 
Fleur^  Riche  et  Dupuy,  et  l'adjudant-général  Voltaire  : 
puis  un  grand  nombre  d'officiers  de  l'état-major  général  qui 
se  réunirent  à  ceux  employés  près  de  ces  généraux  et  du 
Président  d'Haïti,  et  les  deux  régimens  d'infanterie  de  la 
garde,  trois  de  la  garde  à  cheval,  un  autre  de  la  grosse  ca- 
valerie, des  détachemens  d'artillerie,  et  douze  régimens 
d'infanterie  de  ligne  :  les  lo'et  lo'duSud;  les  iV  et  25", 


l-i  ÉTUDES    SLR     LHISTOIUE    DHAÏTI. 

(le  r Ouest;  les  T,  8" et  \i%  de  l'Artibonite;  et  les  o%  0',  26^ 
27°  et  28%  du  Nord. 

Telle  tUait  cette  armée,  forte  d'environ  14,000  hommes. 
Elle  fut  divisée  en  deux  corps  :  —  le  premier,  sous  les  or- 
ordres  de  Borgella,  passant  par  la  route  de  Saint-Jean  et 
d'Azua,  précédant  le  Président  d'Haïti  qui  suivait  la  même 
route;  —  le  second,  sous  les  ordres  de  Bonnet,  débouchant 
[)ar  Laxavon  pour  passer  par  Saint-Yague  et  la  Yéga.  Ces 
deux  corps  devaient  se  réunir  sous  les  murs  de  Santo-Do- 
mingo,  pour  entrer  dans  cette  ville  avec  le  chef  de  l'État; 
mais  le  premier  était  le  plus  important,  étant  composé  de 
8  régimens  d'infanterie  et  de  toute  la  garde  ' . 

Le  15  janvier,  le  Président  d'Haïti  publia  une  pro- 
clamation, datée  du  Port-au-Prince  et  commençant  ainsi  : 
«  L'heure  est  enfin  arrivée  où  tout  le  territoire  d'Haïti  doit 
»  jouir  des  bienfaits  de  notre  constitution  :  c'est  pour  l'ac- 
»  complissement  de  cet  objet  important  que  nous  allons 
»  diriger  nos  pas  dans  la  partie  de  l'Est  de  cette  île.  »  Cet 
acte  était  adressé  spécialement  aux  fonctionnaires  publics 
de  tous  rangs  dans  les  quatre  départemens  de  la  partie 
occidentale  ;  il  leur  prescrivait  le  maintien  de  l'ordre  et 
de  la  tranqliillité,  sous  la  responsabilité  personnelle  de  cha- 
cun et  particulièrement  descommandans  d'arrondissement, 
pendant  l'absence  du  chef  de  l'État.  «  Nous  déclarons,  au 
»  nom  de  la  nation,  disait-il  en  terminant,  que  fidèle  à 
»  notre  devoir,  nous  ne  manquerons  pas,  le  cas  arrivant, 
»  de  poursuivre  et  de  livrer  à  la  rigueur  de  la  loi,  ceux  qui 


1  Borgella  avîiit  sous  ses  ordres  les  ;)<?,  7'',  8^,  11«,  13',  15«,  23«  et  26^  régimens,  et 
Bonnei,  les  6^,  14«  27e  et  28^  régimens,  la  grosse  cavalerie  et  un  détachemeut  des  carabi- 
niers de  la  garde.  Les  corps  de  cette  garde  marchaient  sons  les  ordres  directs  du  Président. 
Bergerac  Trichet  et  Frédéric  commandaient  chacun  une  division  du  ler  corps;  Quayer 
Larivière  et  Dupny,  chacun  une  brigade  du  2"  corps.  Les  généraui  J.  Simon,  Prévost  et 
p.  Lebrun  étaient  dins  ce  dernier  corps,  et  les  autres  généraux,  dans  le  premier. 


[1822]  CHAPITRE   in.  128 

»  ne  se  seront  pas  conformés  aux  présentes  dispositions.  » 
Et  le  16  janvier,  il  quitta  la  capitale. 

Si  Tarmée  en  campagne  se  conduisit  comme  le  prescrivit 
le  Président  et  telle  qu'on  devait  l'attendre  de  troupes  aussi 
disciplinées  que  l'étaient  celles  de  la  République,  sous  le 
commandement  de  généraux  comme  Borgella  et  Bonnet,  il 
faut  dire  également  que  les  commandans  d'arrondissement 
et  tous  les  fonctionnaires  de  la  partie  occidentale  répondi- 
rent parfaitement  à  l'attente  du  chef  de  l'État. 

Le  premier  corps  de  l'armée  pénétra  sur  le  territoire  de 
l'Est  dès  le  20;  le  second  ne  put  partir  du  Fort-Liberté 
cpie  le  28,  à  cause  de  la  réunion  des  troupes  que  les  plaies 
(le  la  saison  contrarièrent  dans  le  Nord.  Le  51,  Bonnet  en- 
^  tra  à  Saint-Yague,  aux  acclamations  de  sa  belle  population. 
Le  lendemain,  il  fit  chanter  un  Te  Dewn  en  actions  de  grâces 
à  rÉternel  qui  avait  inspiré  les  habitans  de  tout  le  Nord- 
Est  à  se  réunir  à  la  République.  Suivant  l'ordre  du  Prési- 
dent d'Haïti,  le  général  Prévost  prit  le  commandement  de 
l'arrondissement  de  Saint-Yague;  le  général  J.  Simon  alla 
prendre  celui  de  Puerto-Plate;  l'adjudant  général  C.  Tha- 
liarrès  celui  de  Macoris.  Bonnet  partit  avec  les  troupes  pour 
la  V'égaoù  il  installa  le  général  de  division  Placide  Lebrun 
comme  commandant  de  cet  arrondissement.  Le  dimanche 
5  février,  Prévost  publia  la  constitution  de  la  République 
en  présence  de  la  population  de  Saint-Yague  dont  il  reçut 
le  serment  de  fidélité  à  cet  acte  :  la  même  cérémonie  fut 
remplie  dans  les  autres  lieux  par  les  généraux  qui  en  pri- 
rent le  commandement.  Le  général  Bonnet  quitta  la  Yéga 
pour  se  diriger  par  Cotuy  sur  Santo-Domingo. 

Le  premier  corps  de  l'armée  passa  quelques  jours  à 
Saint-Jean  d'où  il  se  remit  en  route  le  2  février  :  le  8,  il 
était  rendu  en  entier  au  bourg  de  San-Carlos  quitouclie  à 


126  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTÎ, 

Santo-Domingo.  AAziia,  à  Bany,  comme  dans  les  autres 
bourgs,  le  Président  d'Haïti  fut  accueilli  avec  les  démons- 
trations de  la  joie  la  plus  vive  de  la  part  des  populations  ; 
les  généraux,  les  autres  officiers  et  les  soldats  eux-mêmes 
reçurent  les  témoignages  de  leur  satisfaction,  par  leur  em- 
pressement à  porter  des  vivres  qui  étaient  régulièrement 
payés. 

Ce  fut  une  marche  triomphale  pour  ce  corps  d'armée 
comme  pour  celui  sous  les  ordres  du  général  Bonnet,  un 
triomphe  obtenu  par  l'influence  des  institutions  de  la  Ré- 
publique sur  les  esprits,  par  la  sagesse  de  son  gouverne- 
ment qui,  dans  les  trois  mémorables  circonstances  de  la 
pacification  du  Sud,  en  1812,  de  la  pacification  de  la 
Grande-Anse  et  de  la  pacification  du  Nord,  en  1820,  avait 
prouvé  que  son  unique  ambition  était  de  réunir  tous  les 
citoyens  d'Haïti  sous  les  mêmes  lois,  pour  les  faire  parti- 
ciper aux  mêmes  avantages. 

Le  samedi  9  février,  à  6  heures  du  matin,  Boyer  inspecta 
les  troupes;  elles  étaient  dans  une  tenue  admirable.  Immé- 
diatement après,  le  général  Borgella  pénétra  dans  l'en- 
ceinte de  Santo-Domingo  par  la  porte  del  Conde  :  il  mar- 
chait avec  son  état-major  en  tête  des  huit  régimens  de  son 
corps,  défilant  par  pelotons;  puis  venait  la  garde  à  pied. 
Le  Président  d'Haïti,  en  costume  de  colonel,  était  précédé 
d'un  grand  état-major  et  escorté  des  officiers  généraux 
Pierrot,  Toussaint,  Prophète  Daniel,  Riche,  Sainte-Fleur, 
Beauregard,  Voltaire  et  Inginac,  secrétaire  général  :  la 
garde  achevai  terminait  cette  colonne. 

A  la  porte  del  Conde  se  trouvaient  José  Nunez  deCacérès 
et  les  magistrats  de  la  ville,  venus  pour  y  recevoir  le  chef 
de  la  République;  les  troupes  de  cette  cité,  s'élevant  à  en- 


[185!2]  CHAPITRE  m.  127 

viroii  500  hommes,  formaient  une  haie  des  deux  côtés  de  la 
rue  del  Conde.  Le  carillon  des  cloches  des  nombreuses 
églises,  la  salve  d'artillerie  tirée  de  tous  les  forts  de  la  place, 
le  bruit  des  tambours,  le  son  de  la  musique,  les  cris  de  : 
Viva  el  senor  Présidente!  poussés  par  la  population  accourue 
sur  les  lieux  :  tout  contribuait  à  faire  de  cette  journée, 
Tune  de  celles  dont  Boyer  devait  se  ressouvenir  le  plus. 
Successeur  heureux  du  grand  citoyen  dont  la  bienfaisante 
politique  avait  jeté  les  bases  de  toutes  les  prospérités  de  la 
patrie^  marchant  sur  ses  traces,  imitant  sa  modération  in- 
telligente, il  recueillait  ainsi,  Tun  après  l'autre,  les  glorieux 
fruits  de  son  gouvernement. 

Envoyant  Nunez  de  Cacérès,  Boyer  descendit  de  cheval 
et  lui  donna  une  accolade,  en  signe  de  la  satisfaction  qu'il 
éprouvait  de  sa  résignation  à  reconnaître  l'autorité  de  la 
République,  pour  ne  pas  compromettre  le  sort  de  ceux  de 
ses  concitoyens  qui  avaient  partagé  ses  premières  idées; 
car  c'était  leur  tracer  un  exemple  utile  à  leur  bonheur  per- 
sonnel, que  de  les  persuader  de  la  nécessité  de  se  rallier  au 
vœu  général.  Cet  acte,  qui  décelait  les  sentimens  frater- 
nels et  patriotiques  du  chef  qui  se  trouvait  en  ce  moment  à 
la  lète  d'une  puissante  armée,  fut  d'un  heureux  effet  sur 
tous  les  assistans.  Ensuite,  le  Président  remonta  à  cheval 
et  se  rendit  sur  la  place  de  la  cathédrale  où  il  inspecta  les 
régimensde  sa  garde,  à  l'arsenal  et  sur  d'autres  points  que 
le  général  Borgella  avait  fait  occuper  de  suite,  puis  il  se 
porta  au  palais  des  anciens  gouverneurs  pour  l'Espagne; 
là  s'étaient  rendus  Nunez  de  Cacérès  avec  les  magistrats  de 
la  ville  et  les  citoyens  les  plus  notables. 

Le  Président  leur  dit  :  «  J'éprouve  un  vif  plaisir  à  me 
»  trouver  au  milieu  devons;  mais  ce  plaisir  serait  bien 
»  plus  vif  si  j'étais  assuré,  citoyens,  que  la  réunion  qui 


128  ÉTIDES    SUP.     L  IllSTOlIiK    h  HAÏTI, 

»  vient  (le  s'opérer  vous  est  aussi  agréaijle  qu'elle  l'est  à 
»  tons  les  autres  citoyens  de  la  partie  occidentale  de  la 
y..  )î  République'.  »  Ces  paroles  furent  accueillies  avec  un 
y  chaleureux  enthousiasme.  Boyer  savait  en  inspirer  à  ses 
auditeurs,  par  la  facilité  de  sa  diction,  par  sa  dignité  dans 
ses  fonctions  et  surtout  par  la  physionomie  agréable, préve- 
nante, qui  le  distinguait  dans  ses  heureux  momens;  car 
alors  toute  la  bonté  de  son  cœur  se  reflétait  sursa  figure  et 
dans  son  regard. 

Après  avoir  pris  possession  de  Santo-Domingo  militai- 
rement, par  la  puissance  des  armes,  le  Président  d'Haïti, 
reconnaissant  la  nécessité  de  sanctionner  ce  fait  par  l'in- 
vestiture de  l'autorité  civile  et  politique  dans  toute  la  par- 
tie de  l'Est,  appuyée  de  la  consécration  religieuse,  invita 
Nunez  de  Cacérès  et  les  magistrats  d'aller  avec  lui  au 
Cabildo  ou  Municipalité^  afin  de  constater  régulièrement 
cette  cérémonie  par  un  procès-verbal,  pour  se  rendre  en- 
suite à  la  cathédrale  et  assister  à  un  Te  lh>iim  chanté  en  ac- 
tions de  grâces. 

La  vanité  et  l'orgueil  de  Nunez  de  Cacérès  attendaient  ce 
moment,  il  paraît,  pour  se  manifester  par  une  sorte  de  pro- 
testation contre  sa  déchéance  de  la  haute  position  cpi'il 
s'était  créée  dans  l'Est,  par  la  révolution  éphémère  du  l^""  tié- 
cembre.  Indépendamment  des  défauts  de  son  caractère  qui 
le  portèrent  toujours  à  lutter  contre  ses  supérieurs,  — 
témoin  les  tracasseries  ([u'il  suscita  à  JuanSancheset  aux 
autres  gouverneurs,  —  lui  qui  n" avait  été  poussé  à  l'indé- 
pendance, dans  ces  derniers  tenqis,  (fuepour  se  venger  du 
gouvernement  espagnol,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  il  ne 


1   Itelaliûii  lia  seci'iUalit'  péuéral  liiLu.ac,  iiiiéréc  iLius  //>  Tvtéyrnjthc,  ti  la  Cdiimilt'-  la 
2i  mai;,  ltii2,  uo  12.. 


[J822]  CHAPITRE    III.  129 

put  se  soumettre  franchement  à  descendre  du  rang  où  il 
s'était  placé. 

Il  adressa  donc  à  Boyer,  dans  la  salle  du  Cabildo  rem- 
plie de  fonctionnaires,  de  citoyens  et  d'officiers  de  tous 
grades,  un  discours  qu'il  prononça  en  espagnol,  bien 
c{u'il  parlât  fort  bien  le  français,  non-seulement  dans  la 
pensée  d'embarrasser  le  Président  dans  la  réponse  que 
celui-ci  lui  ferait,  mais  pour  être  mieux  compris  de  ses  an- 
ciens complices  ou  adhérens  et  de  ses  autres  compatriotes. 
Il  essaya  d'abord  de  se  disculper  d'avoir  adopté  le  pavillon 
colombien,  en  disant  que  ce  n'était  pas  un  signe  d'adhésion 
particulière  ni  d'incorporation  à  la  Colombie;  mais  que 
c'était  en  vue  d'honorer  la  mémoire  de  Colomb  qui  avait 
découvert  l'Amérique.  Ensuite,  il  prétendit  qu'entre  les 
populations  des  deux  anciens  territoires  d'Haïti,  la  diffé- 
rence d'origine,  de  langage  ;,  de  législation,  de  mœurs, 
d'habitudes,  était  une  cause  puissante  pour  s'opposer  à 
leur  réunion  en  un  seul  et  même  Etat,  et  que  V avenir  se 
chargerait  de  prouver,  par  les  faits,  que  cette  assertion  est 
fondée;  qu'il  avait  promis  à  ses  compatriotes  de  leur  pro- 
curer l'indépendance,  et  qu'il  espérait  qu'ils  rendraient 
justice  à  ses  intentions,  si  le  résultat  de  son  œuvre  politi- 
que avait  tourné  autrement  qu'il  ne  le  désirait.  Il  termina 
enfin  son  discours,  en  manifestant  l'espoir  que  le  Président 
d'Haïti  les  défendrait  et  les  protégerait  de  son  bras  puis- 
sant, afin  de  les  rendre  heureux,  etc.  ' . 

Toutefois,  Nunez  promit  fidélité  à  la  République  et  à  son 
gouvernement;  ensuite,  il  fit  présenter  au  Président  les  clefs 
de  Santo-Domingo  sur  un  plat  d'argent,  en  signe  de  la 


1  Le  général  Prévost  fit  publier,  le  5  mars  suivant,  une  lettie  adressée  aux  liaLhans 
(le  l'Est,  en  réfutation  du  discours  prononcé  par  Nunoz  de  Cacérès  :  elle  parut  sur  les 
i;o^  21  i-t  22  de  la  Cuncnrile,  an  mois  de  juin. 


150  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    d'hAÏTI. 

soumission  de  cette  ville  et  du  territoire  de  l'Est,  dont  elle 
était  la  capitale.  C'était  renouveler  ce  qui  s'était  fait  à  l'é- 
gard de  Toussaint  Louverture. 

S'adressant  alors  à  tous  ceux  qui  assistaient  à  cette  céré- 
monie, Boyer  leur  exprima  le  regret  de  n'avoir  pu  compren- 
dre toutes  les  parties  du  discours  prononcé  par  Nunez,  afin 
d'y  répondre  de  point  en  point.  Mais  il  déclara  qu'en  ve- 
nant dans  l'Est,  il  n'était  mu  par  aucune  ambition,  et  que 
ce  n'était  que  pour  remplir  son  devoir,  aux  termes  de  la 
constitution;  et  il  rappela  qu'il  avait  déjà  fait  sa  profession 
de  foi  à  cet  égard,  dans  sa  dépêche  du  11  janvier,  traduite 
en  espagnol,  imprimée  et  publiée  par  les  soins  de  Nunez. 
«  Je  reçois  avec  satisfaction,  ajouta-t-il,  les  protestations 
»  que  vous  me  faites  de  la  soumission  et  de  la  fidélité  que 
))  vous  jurez  à  la  République.  Quant  aux  clefs  de  la  ville  qui 
»  me  sont  offertes,  je  ne  les  accepte  point,  parce  que  je  ne 
))  suis  pas  venu  ici  en  conquérant,  que  ce  n'est  pas  la  force 
«  des  armes  qui  m'y  a  amené,  mais  bien  la  volonté  des  habi- 
)!  tans  qui  m'ont  librement  appelé  pour  les  garantir  des 
»  droits  et  des  avantages  dont  ils  n'ont  jamais  joui.  En 
»  conséquence,  je  déclare,  comme  chef  de  l'État,  que  je 
))  ferai  tous  mes  efforts  pour  que  ceux  qui  augmentent  au- 
»  jourd'hui  la  famille  haïtienne  ne  soient  jamais  dans  le 
»  cas  d'éprouver  aucun  regret  de  la  démarche  qu'ils  vien- 
»   nent  de  faire  ' .  » 

Ces  paroles  furent  accueillies  par  les  acclamations  de  tous 
les  citoyens,  particulièrement  de  ceux  de  Santo-Domingo 
qui  y  trouvaient  une  garantie,  franchement  et  loyalement 
donnée,  que  leurs  droits  seraient  respectés  par  le  gonverne- 
ment  de  la  République.  On  se  rendit  ensuite  à  la  cathédrale, 

1   Relation  du  secrétaire  général  Inginac,  publiée  danjles  journani. 


[1822]  CHAPITRE    III..  151 

OÙ  l'archevêque  Pedro  Valera,  vieillard  vénérable,  entonna 
lui-même  le  Te  Deum  en  actions  de  grâces.  Un  procès-verbal 
des  deux  cérémonies  fut  dressé  parle  Cabildo.  Le  Président 
d'Haïti  fut  enfin  reconduit  à  son  palais  par  le  même  cor- 
tège, et  là,  l'archevêque  vint,  à  la  tête  de  son  clergé,  lui 
faire  visite  et  le  complimenter  sur  la  prise  de  possession  de 
la  partie  de  l'Est,  qui  réunissait  tous  les  Haïtiens  sous  les 
mêmes  lois  ''. 

Dans  l'après-midi,  la  division  Bonnet  entra  à  Santo-Do-^ 
mingo. 

On  ne  trouva  pas  la  plus  petite  somme  au  trésor  public, 
pas  la  moindre  provision  de  bouche  dans  les  magasins  de 
l'Etat.  Le  gouvernement  dut  comprendre  que,  pendant 
longtemps  encore,  il  faudrait  pourvoir  aux  dépenses  de  tous 
genres  par  les  ressources  de  la  partie  occidentale. 

Le  premier  soin  du  Président  fut  d'organiser  les  difFé- 
rens  services  publics.  Il  nomma  le  général  Borgella  com- 
mandant de  l'arrondissement  de  Santo-Domingo,  dont  les 
limites  prirent  dès  lors,  et  peu  après  encore,  les  proportions 
du  vaste  département  du  Sud-Est,  ci-devant  de  l'Ozama  ^. 

Le  général  Beauregard  eut  le  commanclem^ent  de  cette 
place;  le  colonel  Carrié,  celui  de  l'ai-senal  et  du  fort  appelé 


1  Peu  de  jours  après  l'entrée  de  l'armée  à  Sauto-Domiugo,  uu  soldat  fut  condamné  à' 
mort  par  le  conseil  de  guerre,  pour  avoir  commis  des  violences  sur  des  habitaos  de  la 
campagne.  Ce  malheureux  allait  être  exécuté,  quand  l'archevêque  Pedro  Yalera  vint  lui- 
même  auprès  de  Boyer  le  prier  de  lui  faire  grâce  ;  le  Président  y  consentit.  Cette  démarche 
du  prélat,  faite  au  nom  de  la  religion,  porta  Boyer  à  le  vénérer;  et  l'armée  partageant  ce 
sentiment,  on  n'eut  plus  à  réprimer  un  seul  acte  d'indiscipline . 

M.  Lepelletier  de  Saiut-Rémy  a  été  bien  mal  renseigné,  quand  il  a  parlé  de  cet  arche- 
vêque en  ces  termes  :  «  Nous  voudrions  ne  pas  dire  que  l'évêque  de  Santo-Domingo  fut 
»  accusé  de  s'être  fait  l'agent  de  cette  malheureuse  intrigue  (la  réunion  de  l'Est),  et  que 
»  l'on  évalue  à  cent  uiille  gourdes  le  prix  qni  lui  fut  compté  en  retour  de  la  nationalité 
»  de  son  pays.  »  —  T.  l"',  p.  333. 

2  Le  général  de  division  Francisque  remplaça  Borgella  dans  le  commandement  de  l'ai- 
rondissement  d'.Vqnin,  après  être  resté  sans  emploi  depuis  l'affaire  des  Gonaïves. 


J52  ÉTLDES    SIR    l'histoire    d'haÏTI. 

la  Force  qui  en  est  le  siège''.  Le  général  Dupuy  fut  envoyé 
commandant  de  l'important  quartier  de  Seybo  et  deHiguey; 
le  général  Riche,  à  Bayaguana  ;  le  général  Bergerac  Trichet, 
à  Azua;  les  colonels  Hogu,  àBany,  etSaladin,  à  Las  Matas, 
et  le  chef  d'escadron  D.  Dalmassy,  à  Saint-Jean.  Les  oOO 
hommes  de  troupes  trouvées  à  Santo-Domingo  commencè- 
rent la  formation  de  deux  régimens  d'infanterie,  dont  le 
premier  fut  confié  au  commandement  de  Paul  Aly,  promu 
colonel,  qui  était  un  ancien  compagnon  de  Jean-François  et 
de  Biassou. 

Le  tribunal  civil  fut  organisé  et  eut  pour  doyen  J.-J.  Del 
Monte,  ancien  magistrat  versé  dans  la  législation  espagnole, 
possédant  une  vaste  instruction  d'ailleurs  et  une  profonde 
érudition.  José  de  la  Cruz  Garcia  fut  nommé  juge  de  paix; 
le  conseil  des  notables  remplaça  le  Cabildo  par  ses  princi- 
paux membres.  L'administration  des  finances  fut  confiée  à 
A.-M.  Yaldès;  celle  du  trésor  au  vieillard  Lavastida;  celle 
delà  douane  à  E.  Yalencia.  Enfin,  tous  les  emplois  civils 
furent  occupés  par  des  ùidigenes  de  Santo-Domingo,  parmi 
lesquels  on  remarquait  Thomas  Bobadilla,  nommé  commis- 
saire du  gouvernement  près  le  tribunal  civil,  citoyen  de 
beaucoup  de  capacité.  L'ancienne  université  de  cette  ville 
fut  rétablie  avec  plusieurs  professeurs  de  mérite,  et  une 
école  primaire  fondée  à  côté  de  celles  tenues  par  des  parti- 
culiers. 

La  constitution  de  la  Répu])lique  n'admettant  sur  toul 
son  territoire  que  des  hommes  libres  et  égaux  en  droits, 
partout  où  l'armée  haïtienne  passait  pour  se  rendre  dans  ce- 
lui de  l'Est  d'Haïti,  elle  brisait  les  fers  des  esclaves.  Afin  de 


1  Carrié  avait  précécleminent  perdu  I.?  comminilenient  des  grenadiers  à  cheval  de  la 
ïaide. 


[IS^t^l  CHAPITRE  III.  155 

consacrer  leur  régénération  civile  et  politique,  le  1 7  février, 
Boyer  procéda  lui-même  à  la  touchante  et  pieuse  cérémo- 
nie de  la  plantation  de  l'arbre  de  la  Liberté,  sur  la  place  de 
la  cathédrale,  au  milieu  de  toutes  les  troupes  qui  n'avaient 
cessé  de  combattre  pour  assurer  ce  droit  sacré  et  impres- 
criptible ,  en  présence  de  la  population  de  l'antique  cité  qui 
eut  l'honneur  de  recueillir  les  restes  de  Colomb.  Il  prononça 
en  cette  occasion  un  discours  éloquent  et  chaleureux,  dans 
une  improvisation  qui  ne  put  être  retenue,  faute  de  sténo- 
graphes. Le  vicaire  général  José  Aybar  avait  béni  le  majes- 
tueux palmiste;  il  chanta  ensuite,  dans  la  cathédrale,  une 
grand'messe  solennelle  en  actions  de  grâces,  à  laquelle 
assistèrent  le  chef  de  l'État,  les  officiers  de  tous  grades  et 
tous  les  fonctionnaires  publics  réunis  aux  citoyens  des  deux 
sexes.  Par  ordre  du  Président,  les  commandans  militaires, 
dans  toutes  les  autres  communes,  firent  également  planter 
des  arbres  de  la  Liberté  et  procéder  à  une  semblable  céré- 
monie. 

Dès  le  9  février,  Boyer  avait  publié  une  proclamation 
adressée  au  peuple  haïtien,  qui  devenait  comme  un  mani- 
feste pour  les  nations  étrangères.  Il  y  disait  que  le  pavillon 
d'Haïti  flottait  sur  tous  ses  points,  en  vertu  de  sa  constitu- 
tion et  de  la  volonté  de  ses  habitans  liés  à  jamais  par  les 
mêmes  intérêts  ;  que  leur  réunion,  commencée  depuis  trois 
ans,  n'avait  fait  verser  aucune  larme.  «  Qui  méconnaîtrait, 
»  dans  cette  heureuse  révolution,  la  puissance  de  Dieu  qui 
')  règle  les  destinées  des  peuples?...  Haïtiens  !  en  vain  nos 
))  ennemis  prétendraient  alarmer  les  puissances  étrangères 
))  sur  la  réunion  de  tout  notre  territoire  :  les  principes  éta- 
')  blis  par  les  articles  40  et  41  de  notre  constitution,  qui 
»  nous  donnent  l'Océan  pour  limite,  sont  aussi  générale- 
»  ment  connus  que  ceux  consacrés  par  l'article  5  du  même 


154  ÉTUDES    SUR    l'histoire    b'hAÏTI. 

»  acte  et  par  lesquels  nous  nous  sommes  engagés  à  ne  for- 
»  mer  jamais  aucune  entreprise  tendant  à  troubler  la  paix 
»  de  nos  voisins.  —  Peuple  agriculteur  et  guerrier,  les 
n  Haïtiens  ne  s'occuperont  que  des  intérêts  de  leur  patrie, 
)>  ils  ne  se  serviront  de  leurs  armes  que  pour  défendre  leur 
»  indépendance  nationale,  si  on  était  assez  injuste  pour 
»  l'attaquer;  toujours  généreux^  toujours  hospitaliers^  ils 
»  continueront  d'agir  avec  loyauté  envers  ceux  des  étran- 
»  gers  qui,  habitant  parmi  eux,  respecteront  les  lois  du 
»  pays.  —Ma  destinée  était  sans  doute  d'être  l'instrument 
n  dont  la  divinité  devait  se  servir  pour  faire  triompher  no  tre 
»  cause  sacrée  :  c'est  à  sa  protection  que  je  rapporte  les 
»  succès  qui  ont  accompagné  mon  administration,  depuis 
»)  que  les  rênes  de  l'État  ont  été  placées  dans  mes  mains. 
))  J'ai  constamment  fait  tout  ce  qui  a  dépendu  de  moi  pour 
»  m'en  rendre  digne  j  toute  ma  vie  sera  consacrée  de  même 
1)  à  remplir  religieusement  les  obligations  que  m'imposent 
»  la  gloire  et  la  prospérité  d'Haïti.  J'ai  le  droit  de  compter 
»  sur  le  concours  de  tous  mes  concitoyens,  et  j'y  compte- 
))  rai  pour  élever  la  nation  au  rang  qu'elle  doit  occuper 
))   dans  le  monde  civilisé.  » 

Ces  modestes  et  patriotiques  paroles  venaient  ensuite 
d'un  appel  au  souvenir  des  compagnons  de  «  l'immortel 
»  Pétion,  »  pour  tout  ce  qu'ils  avaient  déjà  fait.  «  Voyez 
j)  sans  orgueil,  leur  disait  Boyer,  le  triomphe  de  vos  ef- 
')  forts  et  de  votre  persévérance;  vous  fûtes  toujours  do- 
»  ciles  à  la  voix  de  votre  chef  et  prêts  à  tout  sacrifier  à  la 
1)  patrie  :  continuez  à  vous  montrer  dignes  de  ce  que  vous 
«   avez  été.  » 

Une  question  politique  de  haute  importance  surgissait  de 
la  publication  de  la  constitution  de  la  République  dans  cette 
partie  de  l'Est.  Ce  pacte  fondamental  repoussait  du  sein  de 


\ 


[1822]  CHAPITRE    111.  155 

Jii  société  haïtienne  tous  les  hommes  de  la  race  blanche,  et 
cependant  il  s'en  trouvait  un  assez  grand  nombre  sur  ce  ter- 
ritoire, qui  étaient  Européens  ou  réellement  des  descendans 
pur  sang  d'Européens,  ou  enfin  qui  y  avaient  toujours  été 
considérés  comme  tels.  Eux  tous,  mêlés  aux  indigènes  de 
race  africaine,  descendans  des  Espagnols,  avaient  accepté 
la  République  d'Haïti  et  ses  lois  comme  ces  derniers.  Fal- 
lait-il les  exclure  des  avantages  de  l'égalité  des  droits,  après 
avoir  proclamé  la  liberté  des  esclaves?  La  constitution,  en- 
fin, devait-elle  être  rigoureusement  exécutée  à  l'égard  de 
ces  hommes  dont  beaucoup  étaient  propriétaires  de  biens 
immeubles? 

L'équité  la  plus  stricte  devait  résoudre  ces  questions  vi- 
tales. Peut-être  que,  parmi  les  hommes  dont  s'agit,  un  cer- 
tain nombre  avaient  répugné  ouvertement  ou  secrètement  à 
voir  flotter  dans  l'Est  le  pavillon  haïtien;  mais,  du  moment 
qu'ils  s'étaient  soumis  aux  circonstances,  comme  avaient 
fait  Nunez  de  Gacérès  et  ses  adhérens,  la  raison  voulait 
qu'ils  fussent  admis  et  considérés  comme  Haïtiens,  s'ils 
étaient  propriétaires  de  biens  fonds  et  s'ils  prêtaient  serwze/?? 
de  fidélité  à  la  République  et  à  sa  constitution.  Ce  fut  la  dé- 
cision que  prit  le  Président  d'Haïti.  Il  donna  ses  instruc- 
tions à  cet  effet  aux  divers  commandans  d'arrondissement; 
par  là,  on  évitait  de  comprendre,  dans  les  mêmes  avantages 
les  étrangers  de  plusieurs  nations  commerçantes  qui  n'é- 
taient établis  dans  l'Est  qu'à  ce  titre,  et  on  agissait  ainsi,  de 
même  qu'en  1804,  1806  et  1816. 

Nunez  de  Cacérès  lui-même,  restant  sans  emploi,  mais 
citoyen  de  la  République,  reçut  les  appointemens  affectés 
au  sénatoriat,  dignité  à  laquelle  il  aurait  pu  être  appelé 
par  la  suite,  si  sa  conduite  continuait  à  inspirer  toute  con- 
hance  en  lui.  i^lanuel  Carabajal  fut  promu  au  grade  d'ad- 


156  ETUDES    !>IK    l'hiSTOIRE    d'hAÏTI. 

judaïU-genéral  à  l'étatHnajoi'  générai  :  c'était  un  vieillard 
déjà  presque  avengle. 


Mais^  pendant  que  Boyer  prenait  à  Santo-Domingo  une 
mesure  politique  qui  conciliait  les  exigences  de  la  constitu- 
tion du  peuple  haïtien,  avec  ce  que  réclamait  l'équité  par 
rapport  aux  hommes  de  la  race  blanche  trouvés  dans  l'Est, 
les  individus  de  cette  race,  établis  sur  la  presqu'île  de  Sa- 
mana,  agissaient  d'une  façon  qui  eût  pu  le  porter  à  revenir 
sur  sa  décision,  si  les  principes  qui  le  guidaient  n'étaient 
pas  fondés  sur  la  raison  et  la  justice,  qui  ne  doivent  pas 
subir  des  variations  au  gré  des  événemens. 

Après  la  déclaration  de  l'indépendance  d'Haïti,  un  cer- 
tain nombre  d'anciens  colons  français,  réfugiés  dans  l'Est 
sous  la  protection  du  général  Ferrand,  s'étaient  fixés  sur  la 
presqu'île  de  Samana  où  ils  avaient  fondé  des  établissemens 
agricoles.  Lorsque  la  population  indigène  se  souleva  contre 
ce  général  pour  expulser  les  Français,  des  navires  de  guerre 
anglais  avaient  pénétré  dans  la  baie  et  forcé  le  commandant 
de  la  presqu'île  à  capituler,  le  10  novembre  1808;  et  en 
mettant  les  indigènes  insurgés  en  possession  de  ce  lieu,  les 
Anglais  leur  avaient  imposé  la  condition  de  respecter  les 
personnes  et  les  propriétés  françaises'.  Ainsi  garantis,  les 
colons  de  Samana  continuèrent  d'y  résider  sous  le  nouveau 
régime  fondé  par  Juan  Sanches  et  ses  successeurs,  qui  main- 
tinrent V esclavage  dans  l'Est  :  ces  colons  possédaient  des 
esclaves  comme  les  autres  planteurs,  ils  ne  s'émurent  point 
de  la  révolution  du  1^'  décembre  opérée  parNunez  de  Ca- 
cérès,  puisqu'ils  n'étaient  pas  menacés  de  perdre  leurs  pro- 

1  Voyez  tome  7.  page  2u2, 


[[H±2\  CHAlTIIiK    III.  157 

priétés  pcusanlc.s.  Mais  lorsque  survinrent  les  événemens 
passés  dans  le  Nord-Est,  en  faveur  de  la  République  d'Haïli, 
ils  comprirent  que  c'en  était  fait  de  l'esclavage  ;  ils  crai- 
gnirent une  nouvelle  expulsion  de  Samana,  comme  celle  qui 
les  avait  frappés  dans  la  partie  occidentale.  Cette  crainte 
était  fort  naturelle  de  leur  part,  et  ils  avisèrent. 

Or,  en  ces  momens  d'inquiétude,  la  frégate  française 
la  Diichesse-de-Berry ,  sous  le  commandement  de  M.  Dou- 
ault,  arriva  dans  la  baie  de  Samana  qui,  depuis  les  premiers 
jours  de  1821,  était  fréquentée  par  les  navires  de  guerre 
de  la  même  nation.  La  présence  de  ces  colons  les  y  atti- 
rfiit;  ils  veillaient  aussi  sur  les  côtes,  pour  la  protection 
qu'ils  devaient  aux  bâtimens  marchands  sortis  de  France 
et  se  rendant  dans  les  ports  haïtiens,  contre  les  corsaires  des 
indépendans  de  la  Côte-Ferme  dont  nous  avons  parlé  au 
commencement  de  ce  volume.  La  frégate  venait  même  de 
capturer  deux  de  ces  corsaires  commandés  par  deux  Fran- 
çais, nommés  Rossignol  et  Mouchette,  qui  avaient  pris  et 
pillé  un  navire  brémois  dans  ces  parages.  Après  avoir  relâ- 
ché ce  dernier,  le  commandant  Douault  amena  les  cor- 
saires dans  la  baie  :  l'un  d'eux  se  nommait  ou  fut  nommé 
rutile.  Peu  de  jours  après  le  brig  le  Silène,  capitaine  Cu- 
villier,  vint  joindre  la  frégate. 

Il  faut  dire  ici,  qu'au  moment  où  Boyer  allait  partir  du 
Port-au-Prince,  un  autre  brig  de  guerre  français  y  était  ar- 
rivé et  avait  demandé  et  obtenu  la  permission  de  faire  de 
l'eau.  Le  capitaine  déclara  qu'il  était  en  croisière  pour 
capturer  les  navires  qui  se  livraient  à  la  traite  des  noirs  '. 
Et  déjà,  M.  le  comte  Donzelot,  gouverneur  de  la  Marti- 
nique, s'était  joint  à  l'amiral  Jacob,  commandant  la  station 

1    Vujez  ]es  Mémoires  d'iugiruo,  page  (il. 


158  ÉTLUES    SLIÎ    LHISTOH'.E    DHAÏTI. 

navale,  |)oiir  solliciter  du  Président  la  même  autorisation  de 
s'approvisionner  d'eau  etdebois^  en  faveur  de  tous  navires 
de  guerre  français  qui  se  trouveraient  dans  les  parages 
d'Haïti,  pour  la  même  cause.  A  son  arrivée  à  Saint-Jean, 
le  Président  avait  été  informé  que  la  Duchesse-de-Berry 
était  dans  la  baie  de  Samana. 

Les  colons  de  cette  presqu'île  voyant  l'agitation  des  in- 
digènes qui  désiraient  d'arborer  le  pavillon  haïtien,  propo- 
sèrent au  commandant  Douault  de  s'en  emparer  «  pour  la 
France;  »  mais  il  refusa  péremptoirement  de  commettre  un 
tel  acte,  n'y  étant  pas  autorisé.  Cependant  il  leur  conseilla 
d'avoir  recours  au  comte  Donzelot;  et  à  cet  effet,  ils  foF- 
mulèrent  une  adresse  qui,  étant  soumise  à  ce  comman- 
dant, fut  déclarée  inacceptable  à  cause  des  termes  'peu  me- 
surés dans  lesquels  ils  parlaient  des  Haïtiens  et  de  leur 
chef.  Une  nouvelle  adresse  fut  rédigée  par  le  même  indi- 
vidu,—  A.  Couret.^ —  qui  était  attaché  au  colon  Clarac, 
lequel  était  le  plus  grand  propriétaire  de  la  presqu'île  et 
commerçant  au  ])ourg  de  Sam-ana.  En  conséquence,  la 
goélette  rutile  fut  expédiée,  le  25  janvier,  pour  apporter 
cette  adresse  à  la  Martinique  :  deux  des  colons  montèrent  à 
son  bord.  L'Utile  y  arriva  le  8  février  seulement,  ayant  été 
contrariée  par  les  vents. 

Mais,  dès  le  50  janvier,  Nunez  de  Cacérès,  qui  savait  la 
marche  de  l'armée  haïtienne,  avait  écrit  une  lettre  au  com- 
mandant Douault  pour  l'inviter  à  sortir  de  la  baie  de 
Samana,  afin  que  Boyer  ne  criit  pas  à  une  connivence  entre 


1  A.  Cûuret,  qui  devint  l'iiu  des  irpréseiitans  du  roit-;iH-Prinee,  en  1837,  et  qui  fut 
membre  de  l'Opposifion  dans  la  Chambre.  Je  parle  aussi  affirmativement,  parce  que  je 
tiens  d'un  témoin  oculaire  une  note  sur  les  événemens  passés  à  Samana.  Ce  qne  je  dis  du 
commandant  Douault  repose  svr  des  documens  que  j'ai  lus  au. ministère  de  la  marine,  à 
Paris. 


[18:2'2|  CHAPITRE    111.  159 

eux.  Cet  ofliciei*  ne  suivit  pas  cette  injonction,  par  la  raison 
{pi'il  dut  altendre  ce  cfue  déciderait  le  gouyerneur  Don- 
zelot. 

A  TaiTivée  de  r Utile  à  Fort-Hoyal,  ce  gouverneur  jugea 
naturellement  qu'il  ne  pouvait  être  sourd  aux  cris  de  dé- 
tresse poussés  par  les  colons  français  de  Samana,  dans  le 
moment  où  cette  presqu'île  allait  infailliblement  passer  au 
pouvoir  des  Haïtiens.  Par  le  brig  de  guerre  venu  au  Port- 
au-Prince  à  la  mi-janvier,  il  était  informé  de  la  prochaine 
entrée  de  Boyer  sur  le  territoire  de  l'Est.  S'il  s'était  borné 
à  vouloir  seulement  enlever  ces  colons  et  leurs  familles, 
pour  les  porter  dans  les  îles  françaises,  rien  n'eût  été  plus 
conforme  à  ses  devoirs.  Mais,  en  combinant  ses  mesures 
avec  l'amiral  Jacob,  celles  qu'ils  prirent  décelaient  une  ar- 
rière-pensée. 

Ils  ne  pouvaient  raisonnablement  s'emparer  de  la  pres- 
([u'île  «  au  nom  de  la  France,  »  puisqu'elle  était  censée  être 
toujours  une  portion  de  la  colonie  espagnole  insurgée  alors 
contre  sa  métropole.  La  France  étant  l'alliée  de  l'Espagne, 
c'était  donc  au  nom  de  cette  dernière  puissance  que  le  gou- 
verneur et  l'amiral  voulaient  agir.  A  cet  effet,  le  drapeau 
royal  eSjpa^'/zo/ devait  être  rétabli  sur  la  presqu'île;  et,  dans 
la  juste  crainte  que  les  indigènes  de  ce  lieu  ne  voulussent 
imiter  ceux  du  reste  de  l'Est  en  se  soumettante  la  Répu- 
blique, il  fallait  des  forces  de  débarquement  pour  soutenir 
l'entreprise.  En  conséquence,  le  vaisseau  le  Jean-Bart^ 
monté  par  l'amiral  Jacob  ;  les  frégates  V Africaine  et  la  Ju~ 
non,  la  corvette  l'Aigrette,  les  goélettes  V Hirondelle  et 
rutile,  furent  disposées  pour  aller  se  réunir  à  la  Duchesse- 
de-Berry  et  slu  Silène  dans  la  baie  de  Samana.  La  corvette 
le  Tarn  partit  en  même  temps  que  les  autres  navires  :  elle 
avait  à  son  bord  quatre  cent  quinze  hommes  d'infanterie 


J  10  ÉTUDES    SIU    l'hISTOIUK    UHAÏil. 

et  d'artillerie,  deux  canons  de  campagne,  des  munitions  de 
guerre  et  quatre  cents  fusils  destinés  à  l'armement  des  co- 
lons et  des  indigènes  qui  se  rangeraient  autour  d'eux.  11 
avait  fallu  sept  ou  huit  jours  pour  ces  préparatifs  :  le  16  fé- 
vrier, la  flottille  quitta  Port-Royal  et  arriva  le  19  à  l'entrée 
delà  baie  de  Sam.ana. 

L'amiral  français  pouvait  s'entendre  dire  :  //  est  trop  tard! 
En  effet,  le  pavillon  haïtien  avait  déjà  remplacé  celui  de  la 
Colombie  depuis  environ  vingt  jours,  par  la  résolution 
énergique  des  indigènes  de  la  presqu'île  -,  la  constitution  de 
la  République  avait  été  proclamée  dans  toutes  les  localités 
de  l'Est;  et  la  veille,  le  18  février,  le  général  de  division 
Toussaint  avait  pris  possession  du  bourg  de  Samana  avec 
un  corps  de  troupes  venu  de  Santo-Domingo  sous  ses  or- 
dres. Pour  rétablir  le  drapeau  d'Espagne  sur  la  presqu'île, 
il  aurait  fallu  maintenant  livrer  bataille  aux  Haïtiens,  pren- 
dre sur  soi  une  immense  responsabilité;  car  alors  la  France 
elle-même  eût  été  entraînée  à  agir  contre  l'ancienne  colonie 
de  son  alliée  ;  ce  qu'elle  n'avait  pas  voulu  faire  contre  sa 
propre  ancienne  colonie  de  Saint-Domingue,  ainsi  que  nous 
l'avons  déjà  dit. 

Peu  de  jours  après  le  départ  de  la  goélette  l'Vtile  pour  la 
iMartinique,  le  colon  Clarac  avait  sollicité  le  commandant 
Douault  d'envoyer  une  barge  de  sa  frégate  au  bourg  de 
Samana,  afin  d'enlever  les  marchandises  qu'il  y  avait  dans 
son  magasin  et  de  les  porter  à  bord  du  brig  français  l'Irma, 
navire  marchand  de  Bordeaux  venu  là  à  sa  consignation. 
La  barge  était  armée  d'une  pièce  de  canon  et  montée  par 
cinquante  hommes.  Aussitôt  son  arrivée,  la  population  du 
bourg  s'était  ameutée.  Elle  s'opposa  à  l'enlèvement  des 
marchandises,  lit  tirer  le  canon  d'alarme  pour  réunir  à  elle 
les  autres  citoyens  de  la  ])res(pi  île,  et  luan  Bagu,  homme 


[1822]  CHAPITRE    III.  141 

énergique,  fit  liisser  le  pavillon  haïtien  au  mât  du  fort  en 
remplacement  de  celui  de  la  Colombie.  Le  commandant 
Manuel  Machado,  qui  jusque-là  avait  été  irrésolu,  subissant 
le  vœu  des  indigènes,  se  mit  à  leur  tête  K  L'ofllcier  de  la 
barge,  ne  pouvant  résister,  abandonna  la  partie  et  se  retira 
à  bord  de  la  Buchesse-de-Berry,  dont  le  commandant  l'ap- 
prouva. Sa  prudence  lui  ce-nseillait  une  conduite  expectante  ù 
jusqu'à  l'arrivée  des  instructions  de  son  amiral  et  du  comte 
Donzelot. 

Dans  ces  entrefaites,  la  réponse  de  M.  Douault  à  la  lettre 
de  Nunez  de  Gacérès,  du  50  janvier,  étant  parvenue  à  Boyer, 
le  Président  lui  avait  adressé  une  autre  lettre,  le  10  février, 
qui  l'invitait  à  se  retirer  de  la  baie  de  Samana;  et  ce  fut  ce 
jour  même  qu'il  expédia  le  général  Toussaint  pour  aller 
prendre  le  commandement  de  la  presqu'ile.  Cet  officier  mit 
toute  la  diligence  possible  à  se  rendre  à  ce  poste.  Il  n'avait 
que  de  faibles  embarcations  pour  transporter  ses  troupes 
de  Savana-la-Mar  au  bourg  de  Samana.  Le  commandant 
Douault  ne  gêna  point  son  passage  à  travers  la  baie,  et  dès 
son  arrivée  au  bourg,  le  général  Toussaint  lui  écrivit  une 
lettre  polie,  mais  ferme,  par  laquelle  il  le  sommait,  au  nom 
du  Président  d'Haïti,  de  quitter  la  baie. 

M.  Douault  ne  pouvait  guère  faire  autrement.  Il  ne  voyait 
pas  revenir  les  colons  envoyés  à  la  Martinique  j  il  dut  pen- 
ser que  leur  démarche  n'avait  pas  été  accueillie,  et  les  faits 
étaient  accomplis  à  Samana.  Le  19  février,  il  fit  sortir  de  la 
baie  la  Duchesse-de-Berry  et  le  Silène;  mais  à  l'entrée  de 
cette  baie,  il  rencontra  la  flottille  sous  les  ordres  de  l'amiral 
Jacob,  à  qui  il  fit  son  rapport  des  événemens  survenus  de- 


1   Le  10  février,  il  publia  iTiie  proclamation  à  la  population  de  Samana,  qu'on  lit  parmi 
les  doenniens  imprimés  en  1830. 


142  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'haÏTI. 

puis  le  départ  de  V Utile.  Les  colons  français  se  trouvaient 
ainsi  abandonnés  à  la  discrétion  de  l'autorité  haïtienne, 
après  une  conduite  compromettante  pour  leur  sûreté. 

La  situation  où  ils  s'étaient  placés  n'eût  certainement  pas 
exposé  leur  vie  avec  un  chef  d'État  comme  Boyer,  dont  les 
principes  s'inspiraient  du  droit  des  gens  et  des  sentimens 
puisés  à  la  source  de  l'humanité;  mais  il  estjwssible  qu'il 
eût  jugé  qu'il  était  de  son  devoir  de  ne  pas  souffrir  la  pré- 
sence de  ces  colons  sur  la  presqu'île  de  Samana,  où  ils  au- 
raient pu,  par  la  suite,  appeler  de  nouveau  des  forces  fran- 
çaises. La  sûreté  de  l'indépendance  nationale  aurait  peut- 
<%e  exigé  leur  expulsion,  sauf  à  les  indemniser  de  la  perte 
de  leurs  propriétés  immobilières. 

De  son  côté,  l'amiral  Jacob  dut  reconnaître  qu'il  était  de 
son  devoir  de  ne  pas  abandonner  ses  compatriotes  ;  et, 
s'exagérant  sans  doute  les  dangers  qu'ils  couraient  en  pré- 
sence des  troupes  haïtiennes,  il  prit  la  résolution  de  péné- 
trer dans  la  baie  de  Samana  avec  toute  sa  flottille  et  les 
deux  navires  qui  venaient  d'en  sortir;  il  le  fit  dans  la  même 
journée  du  19  février.  Il  adressa  aussitôt  une  lettre  au  gé- 
néral Toussaint  pour  lui  déclarer  qu'il  n'était  entré  dans  la 
baie  qu'afin  de  protéger  les  colons  français^  et  ce  général 
lui  répondit  en  le  sommant  d'en  sortir,  ainsi  qu'il  avait  agi 
à  l'égard  du  commandant  Douault.  Mais  cet  amiral  vit 
accourir  auprès  de  lui  les  colons^  qui  le  supplièrent  de  les 
enlever^  ainsi  que  leurs  anciens  esclaves,  pour  les  trans- 
portera Porto-Rico. 

En  même  temps  Diego  de  Lira,  ancien  commandant  de 
Savana-la-Mar,  que  le  général  Toussaint  avait  laissé  à  ce 
poste  avec  une  vingtaine  de  soldats  sous  les  ordres  d'un 
officier,  trahissant  la  confiance  qu'on  avait  en  lui,  écrivit  à 
l'amiral  cpie  le  vœu  des  habitans  de  sou  voisinage  et  de 


[1822]  CHAPITRE    III.  143 

ceux  de  Seybo  était  en  faveur  de  la  cause  royale  d'Espagne. 
Il  finit  par  lui  demander  des  armes  et  des  munitions;  et  le 
26  février,  l'amiral  envoya  débarquer  au  bourg  de  Savana- 
la-Mar  100  fusils  et  6,000  cartouches  qui  furent  expédiés 
à  Seybo. 

Dès  lors,  la  conduite  de  l'amiral  Jacob  prenait  un  ca- 
ractère d'hostilité  envers  la  République  d'Haïti  :  il  espérait 
sans  doute  que  les  habitans  eux-mêmes  faciliteraient  le 
projet  primitivement  arrêté  entre  lui  et  le  comte  Donzelot  : 
de  rétablir  le  pavillon  espagnol,  au  moins,  sur  la  presqu'île 
de  Samana. 

Avisé  du  débarquement  opéré  à  Savana-la-Mar,  qui 
avait  contraint  sa  faible  garnison  de  replier  dans  l'inté- 
rieur, Boyer  expédia  de  suite  le  diligent  général  Quayer 
Larivière  à  la  tête  du  27^  régiment ,  avec  ordre  d'occuper 
le  bourg  en  en  chassant  les  Français,  s'il  les  y  trouvait. 
Il  prit  ensuite  une  autre  résolution  :  ce  fut  d'enjoindre  à 
tous  les  commandans  d'arrondissement  de  la  partie  occi- 
dentale de  l'île,  de  mettre  un  embargo  sévère  sur  les  navires 
français  qui  étaient  dans  les  ports  de  commerce,  et  d'em- 
pêcher le  départ  du  pays  de  tous  Français  qui  voudraient 
le  quitter  pour  d'autres  pays  étrangers.  C'étaient  des  otages 
que  le  Président  prenait  alors,  à  raison  des  vues  qu'il  sup- 
posait naturellement  à  l'amiral  Jacob  et  au  gouverneur  de 
la  Martinique  ;  et  il  ne  pouvait  faire  moins  en  cette  circon- 
stance. Cependant,  il  ordonna  de  respecter  la  personne  et 
les  propriétés  des  Français  retenus  ainsi. 

Cette  mesure  produisit  dans  les  départe  mens  occiden- 
taux une  effervescence  considérable,  que  les  esprits  exal- 
tés augmentèrent  par  des  clameurs  inopportunes  contre  la 
France  et  son  gouvernement.  Il  y  en  eut  parmi  eux  qui  di- 
saient hautement,  qu'il  fallait  renouveler  les  scènes  désas- 


lil  KTIDES    SLR    i/hISTOIRE    d'haVtI. 

Ireiises  de  1804,  comme  si  le  droit  des  gens  ne  devait  pas 
protéger  les  Français  et  lenrs  propriétés  de  commerre, 
môme  malgré  les  torts  de  l'amiral  Jacob  \ 

A  l'arrivée  du  général  Qnayer  Larivière,  Diego  de  Lira 
et  quelques  habitans  s'enfuirent  de  Savana-la-Mar  et  se 
réfugièrent  abord  des  navires  français  ;  et  déjà,  le  général 
Dupuy  avait  pris  possession  de  Seybo  avec  des  troupes. 
Personne  ne  convenait  mieux  que  Dupuy  pour  assurer  l'au- 
torité du  gouvernement  dans  ces  localités  éloignées  de 
Santo-Domingo  :  son  habileté  politique  et  ses  mœurs 
douces  et  affables  gagnèrent  pour  toujours  à  la  République, 
les  anciens  vainqueurs  de  Palo-Hincado  dont  les  habitudes, 
quelque  peu  sauvages ,  se  ressentaient  de  leur  vie  de 
pâtres  ^. 

Dès  le  20  février,  le  Président  avait  écrit  une  lettre  au 
général  Toussaint,  en  lui  annonçant  l'envoi  de  la  cargaison 
de  comestibles  qu'il  fit  acheter  pour  approvisionner  les 
troupes  sous  ses  ordres  et  provenant  de  la  goélette  an- 
glaise VHester ,  capitaine  Bull.  On  avait  obtenu  de  ce 
dernier  de  se  rendre  à  Samana,  en  lui  payant  un  fret  en 
sus,  et  il  fut  porteur  de  la  lettre  de  Boyer  qui  annonçait  à 
ce  général  que,  sur  tous  les  points  de  l'Est,  son  autorité 
était  reconnue.  Le  Président  était  assuré  que  le  pavillon 
britannique  et  les  marchandises  seraient  respectés  par  l'a- 
miral Jacob.  En  effet,  celui-ci  se  borna  à  intercepter  la  dé- 
pêche de  Boyer  ;  reconnaissant  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à 


1  J'ai  été  à  même  d'entendre  J.-B.  Déranger  dans  ces  circonstances,  et  il  n'était  pas  le 
seul!  Maïs  il  faut  dire  qu'on  croyait  les  Français  en  possession  de  Samana,  ou  venus  pour 
enlever  les  anciens  esclaves  de  cette  presqu'île. 

2  Le  général  Dupuy  ne  tarda  pas  à  fonder  à  Seybo  une  loge  maçonnique  et  à  y  Initier 
les  principanï  habitans  ;  les  principes  libéraux  professés  par  les  francs-niaeons  tirent  éva- 
nouir toute  idée  d'opposition  contre  la  DépuMiijne,  dont  la  macnnuerie  otfi-e  une  imaLé 
[lai  faite , 


[18t2t2]  cHAmRE  m.  145 

attendre  en  fayeur  de  l'Espagne ,  il  laissa  la  goélette  an- 
glaise continuer  sa  route  pour  débarquer  les  provisions  au 
bourg  de  Samana.  En  même  temps,  il  fit  écrire  au  général 
Toussaint  «  que  son  objet,  en  venant  dans  la  baie,  n'était  à 
»  d'autre  fin  que  pour  offrir  une  protection  aux  colons 
»  français  et  à  divers  habitans  espagnols  qui  l'avaient  ré- 
«  clamée  du  gouverneur  de  la  Martinique,  et  qui,  en  rai- 
»  son  des  changemens  survenus  dans  l'Est,  préféraient 
»  abandonner  son  territoire  pour  se  retirer  en  d'autres 
M  lieux.  En  conséquence,  il  fit  demandera  ce  général  de  ne 
»  pas  s'opposer  à  leur  embarquement  ;  car  il  se  proposait 
»  de  sortir  de  la  baie  très-incessamment  ' .  » 

Le  général  Toussaint  ne  pouvait  désirer  mieux  que  cela, 
pourvu  que  les  anciens  esclaves,  devenus  citoyens  de  la 
République,  restassent  sur  la  presqu'île  deSamana  :  ce  qu'il 
fit  savoir  à  l'amiral  Jacob  par  une  lettre  en  réponse  à  celle 
qui  lui  avait  été  adressée.  En  conséquence  de  son  adhésion, 
le  5  mars,  160  colons  français  ou  habitans  espagnols  s'em- 
barquèrent sur  la  frégate  la  Junon  qui  les  transporta  à 
Porto-Rico.  Cependant,  le  colon  Clarac  réussit  à  emmener 
avec  sa  famille  quatre  petits  enfans  noirs;  et  le  sieur  ^4.  Cou- 
ret,  qui  le  suivit  à  Porto-Rico  avec  sa  propre  mère,  emmena 
aussi  un  petit  enfant  noir  que  cette  dame  élevait  ^. 

Le  6  mars,  l'amiral  Jacob  lui-même  partit  sur  le  vaisseau 
le  Jean-Bart  ])our  se  rendre  à  Brest  ;  il  avait  atteint  le  terme 
de  sa  station  dans  les  Antilles.  Le  10,   le  commandant 


1  Extrait  du  journal  l'Eloile  haïtienne,  fondé  à  Saiito-Domingo,  eu  février  1822. 

2  Quelques  aunées  après,  A.  Couret  vint  s'établir  à  Santo-Domiugo,  où  il  fut  enspite 
employé  au  bureau  de  l'enregistrement  :  de  là,  il  se  rendit  au  Port-au-Prince  où  il  se  fixa 
dans  le  commerce.  Etant  natif  de  l'Ouest,  parent  du  citoyen  Gourjon  et  homme  de  couleur 
comme  ce  dernier,  l'indulgence  de  Boyer  à  son  égard,  pour  sa  conduite  à  Samana.  lui 
valut  une  élection,  sollicitée  par  lui,  à  la  charge  de  représentant;  et  dans  la  Chambre,  il 
se  lit  membre  de  l'Opposition  contre  le  gouvernement  de  Boyer  !  Nous  aurons  occasion  de 
citer  ses  actes. 

T.    IX.  10 


146  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

Douaull,  monté  sur  un  canot  de  la  Duchesse-de-Berry  où 
étaient  aussi  un  certain  nombre  d'hommes  armés,  ayant 
voulu  débarquer  sur  un  point  de  la  presqu'île,  essuya  le  feu 
d'un  poste  haïtien  auquel  il  ne  fit  pas  rispoter,  afin  de  ne 
pas  engager  une  lutte  intempestive;  et  le  16,  tous  les  navi- 
res de  guerre  et  marchands  français  sortirent  de  la  baie  de 
Samana,  sous  les  ordres  du  commandant  Epron  qui  montait 
sur  la  frégate  V Africaine. 

Telle  fut  ce  que  Ton  a  appelé  «  l'équipée  de  Samana  :  » 
entreprise  qui  eût  pu  occasionner  la  guerre  entre  la  France 
et  Haïti,  si  Boyer  n'avait  pas  agi  avec  modération,  si  les 
officiers  français  n'avaient  pas  mis  à  temps  assez  de  pru- 
dence pour  éviter  une  rixe  avec  les  Haïtiens, 

Le  10  février,  le  Président  d'Haïti  avait  adressé  au  Sénat 
un  message  où  il  l'informait  de  son  entrée  à  Santo-Domingo, 
qui  consommait  la  réunion  des  départemens  de  l'Est  aux 
autres  départemens  de  la  République,  en  lui  envoyant  copie 
du  procès-verbal  de  prise  de  possession  dressé  la  veille.  Il 
disait  à  ce  corps  politique  de  l'État,  qu'il  ne  tarderait  pas  à 
quitter  cette  ville  pour  visiter  les  communes  du  Nord-Est. 
Le  5  mars,  au  moment  où  il  allait  partir,  il  adressa  un  au- 
tre message  au  Sénat,  qui  relata  d'une  manière  circonstan- 
ciée la  tentative  des  Français  sur  Samana,  en  annonçant 
leur  départ  de  la  baie.  Mais  il  était  alors  mal  informé  lui- 
même,  puisque  les  navires  de  guerre  n'en  sortirent  .que 
quelques  jours  après.  Il  écrivit  en  même  temps  aux  coni- 
mandans  d'arrondissement  de  lever  l'embargo  sur  les  na- 
vires marchands  français,  délaisser  toute  liberté  aux  Fran- 
çais, comme  antérieurement. 

Quand  on  eut  connaissance  de  cette  mesure,  en  France, 
l'émotion  publique  la  fit  juger  diversement,  les  journaux 
en  relentirenl  ;  mais  le  ministère  français  l'apprécia  avec 


[18221  -      CHAPITRE    III.  147 

calme,  car  il  savait  ce  que  des  circonstances  pareilles  impo- 
sent ordinairement  à  tous  les  gouvernemens.  D'ailleurs,  il 
ne  pouvait  croire  que, -sans  instructions  de  lui,  le  comte 
Donzelot  et  l'amiral  Jacob  eussent  agi  de  manière  à  compro- 
mettre réellement  le  sort  des  Français  admis  à  Haïti,  à 
nuire  auxbonnes  relations  établies  entre  ce  pays  et  la  France, 
et  il  avait  une  assez  haute  opinion  de  Boyer  pour  penser 
qu'il  n'abuserait  pas  de  son  pouvoir.  C'est  ce  qui  ressort  de 
la  réponse  modérée  que  fit  le  marquis  de  Clermont-Ton- 
nerre,  ministre  de  la  marine ^  à  une  adresse  de  la  chambre 
de  commerce  du  Havre,  qui  se  préoccupa  avec  raison  des 
intérêts  majeurs  que  ce  port  avait  dans  les  affaires  com- 
merciales avec  Haïti  ^ . 

Bientôt  après,  on  apprit  que  l'embargo  était  levé  sur  les 
navires  français  par  la  retraite  de  la  flotille  de  la  baie  de 
Samana,  et  que  de  nouveaux  débouchés  étaient  ouverts 
aux  produits  de  la  France  dans  les  ports  de  la  partie  de 
l'Est,  qui  allaient  prendre  une  autre  importance  sous  Tad- 
ministration  haïtienne. 


1  j'ai  en  occasion  de  lire  ces  dociimens  dans  les  cartons  du  ministèie  de  la  marine.  J'y 
ai  vu  anssi  qii'après  l'expédition  faite  à  Samana,  le  comte  Douzelot  conçut  l'idée  qu'il 
communiqua  au  ministre  de  la  marine,  de  la  cession  de  Samana,  avec  Une  portion  de  la 
grande  île  d'Haïti,  que  la  France  pourrait  obtenir  de  l'Espagne,  afin  de  fonder  sur  cette 
presqii'île  un  formidable  établissement  maritime. 

Depuis,  M.  Lepelletier  de  Saint-Rémy  s'est  approprié  cette  idée  dans  son  ouvrage  inti- 
tulé :  K  Etude  et  solution  nouvelle  de  la  question  baïtienne.  »  En  parlant  de  l'expéditioii 
navale  dont  s'agit,  cet  auteur  a  représenté  ce  fait  comme  ayant  été  provoqué  «  par 
»  un  appel  de  la  population  de  l'Est  »  au  gouverneur  de  la  Martinique,  tandis  qu'il  n'a 
eu  lieu  que  sur  celui  des  colons  français  établis  à  Samana.  Voyez  sa  narration,  tome  2, 
pages  248  a  254.  L'événement  et  ses  circonstances  y  sont  relatés  bien  autrement  que  Je 
viens  de  le  faire,  d'après  lesdocumeus  qu'il  m'a  été  permis  de  consulter.  Il  cite  un  vais- 
seau nommé  le  Colosse,  quand  le  seul  qui  se  trouvait  parmi  les  navires  de  guerre  était 
le  Jean-Bart. 


mAVïïu  i\. 


Arrêtés  du  Président  d'Haïti  qui  déterminent  les  décorations  des  grades  militaires  et  les 
communes  de  l'Est  appelées  à  nommer  des  représentans.  — Il  charge  Bruno  Blancliet 
de  lui  indiquer  les  changemens  à  opérer  dans  la  constitution  de  '1816  ;  quelques  idées 
émises  à  ce  sujet  par  Blanchel  que  la  mort  surprend  dans  ce  travail. — Boyer  quitté 
Santo-Domingo  et  va  dans  le  Nord-Est.  —  Arrêté  sur  le  changement  de  numéros  dans 
les  régimens  d'infanterie. —  Boyer  est  mécontent  de  l'élection  des  représentans  du 
Port-au-Priuce.  —  11  se  rend  au  Cap-Haïtien  où  il  reçoit  des  honneurs  et  des  fêtes.  — 
11  retourne  à  la  capitale,  et  n'y  accepte  pas  ceux  qui  lui  avaient  été  préparés.  —  Pié- 
flexions  à  ce  sujet.  —  Le  port  de  Saint-Marc  est  ouvert  au  commerce  étranger.  — 
Circulaire  aux  commandaus  d'arrondissement  en  faveur  du  commerce  national.  —  Pro- 
clamation aux  citoyens  de  l'Est  pour  les  engager  à  cultiver  les  terres  :  résultats  succes- 
sivement obtenus  dans  cette  paitie  de  la  République.  —  Le  Président  ouvre  la  ses- 
sion législative  par  un  discours  oii  il  cherche  à  prémunir  les  représentans  contre  des 
innovations  dangereuses.  — Quelques  actes  préparatoires  de  la  Chambre:  discours  de 
sou  président  oii  l'on  trouve  une  préoccupation  sur  des  mesures  a  prendre.  —  La  Chaiiibre 
demande  au  Président  d'Haïti  les  comptes  généraux,  afin  de  statuer  sur  les  impôts. — 
Conspiration  du  général  Paul  Romain  .  Sa  mort  violente  à  Léogane  ,  son  complice  est 
fusillé  au  Port-au-Prince.  —  Proclamation  du  Président  sur  cet  événement,  signalant 
des  propos  séditieux,  — Quelques  particularités  et  réflexions  à  ce  snjei.  — Dispositions 
dans  la  Chambre  des  représentans  envers  le  Président  d'Haïti.  —  Félix  Uarl'onr 
adresse  à  ce  corps  une  pétition  séditieuse  contre  le  Président  :  elle  est  lue  en  séance 
publique.  —  Effet  qu'elle  produit  dans  la  Chambre  et  au  Port-au-Prince.  —  Arrestation 
de  Félix  Uarfour,  de  quatre  représentans  et  d'autres  personnes,  et  leur  emprison- 
nement. —  Appréciation  des  causes  réelles  de  ces  arrestations.  —  La  (.'hambre  dénonce 
tardivement  Félix  Darfour  an  Président.  —11  ordonne  de  le  juger  militairement  :  sa 
condamnation  a  mort  et  sou  exécution,  —  La  Chambre  exclut  de  son  sein  les  quatre 
représentans  arrêtés,  et  fait  une  adresse  au  peuple.  —  Adresse  du  Sénat  au  peuple  sur 
ces  événemens. — Proclamation  du  Président  d'Haïti  au  peuple  etàl'armée. — Le  sénateur 
Panayoty  donne  sa  démission.  —  Les  personnes  arrêtées  le  30  août  sont  bannies  à  l'in- 
térieur. —  Divers  actes  et  lois  rendues  dans  la  session.  —  Opinion  d'une  commission 
sur  les  mesures  à  prendre  par  rapport  aux  propriétés  dans  l'Est  ;  elle  est  adoptée  par 
le  Sénat,  par  la  Chambre  des  représentans  et  pat  le  Président  d'Haïti. 


Si  l'organisation  et  la  tenue  militaire  des  Ironpes  de 


[1822]  CHAPITRE    IV.  *  149 

l'Artibonite  et  du  Nord,  à  leur  réunion  à  la  République,  n'a- 
yaient  nécessité  d'autre  changement  que  celui  de  l'uniforme 
qui,  parmi  elles^  était  distinct  dans  chaque  régiment,  les  in- 
signes étant  les  mêmes  pour  les  divers  grades,  il  n'en  était 
pas  de  même  dans  la  partie  de  l'Est  oii  les  officiers  et  le  peu 
de  troupes  composant  l'état  militaire  portaient  le  costume 
et  les  insignes  de  l'armée  espagnole.  En  ordonnant  la  for- 
mation de  deux  régimens  d'infanterie  et  de  quelques  com- 
pagnies d'artillerie  à  Santo-Domingo,  le  16  février,  le  Pré- 
sident émit  un  arrêté  pour  déterminer  les  décorations  ou 
insignes  militaires  detousgrades,  depuis  le  caporal  jusqu'au 
général  de  division,  pour  toute  l'armée  de  la  République. 
Trois  jours  après,  un  ordre  du  jour  prescrivit  une  revue 
de  solde  dans  tous  les  clépartemens. 

Une  autre  mesure  plus  importante  appela  l'attention  du 
chef  de  l'État  :  celle  qui  consistait  à  faire  concourir  les  ci- 
toyens des  nouveaux  départemens  réunis  sous  sa  constitu- 
tion, à  la  représentation  nationale  dans  la  Chambre  des 
représentans  des  communes.  En  l'absence  de  toutes  disposi- 
tions antérieures,  il  dut  prendre  en  considération,  et  l'état 
delà  population  et  la  situation  actuelle  des  villes  et  bourgs 
qui  pouvaient  être  classés  comme  communes.  Il  y  en  eut  qua- 
torze de  désignésdans  un  arrêté  publié  le  27  février  :  Santo- 
Domingo,  Saint-Yague,  Higuey,  Seybo,  Samana,  Cotuy, 
La  Véga,  Puerto-Plate ,  Bani,  Azua,  Neyba,  Las  Matas, 
Saint-Jeanet  Monte-Christ. Les  cleuxpremières  villes  durent 
nommer  deux  représentans  chacune,  comme  chefs-lieux  des 
départemens  du  Sud-Est  (Ozama)  et  du  Nord-Est  (Cibao), 
et  les  autres  un  seul  représentant;  en  outre,  un  suppléant 
pour  chacun.  Ces  deux  clépartemens  nommèrent  donc  seize 
représentans  et  16  suppléans,  dans  les  élections  qui  eurent 
lieu  du  1*' au  10  mars,  au  terme  de  l'arrêté  présidentiel. 


150  ÉTUDES 'SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

Ainsi,  la  Chambre  devait  être  désormais  composée  de 
soixante-douze  représentans  :  vingt-neuf  pour  les  départe- 
mens  de  l'Ouest  et  du  Sud;  vingt-sept  pour  ceux  de  l'Arti- 
bonite  et  du  Nord  ;  et  seize  pour  ceux  du  Sud-Est  et  du 
Nord-Est  ^ . 

Dans  le  précédent  chapitre,  on  a  vu  que  Boyer  ne  parta- 
geait pas  l'avis  du  Sénat  au  sujet  d'une  révision  anticipée 
de  la  constitution.  Mais  ayant  trouvé  Bruno  Blanchet  fixé 
à  Santo-Domingo  depuis  l'année  précédente,  il  conçut  l'idée 
de  se  préparer  au  moins  à  cette  mesure,  au  moment  où  la 
Chambre  des  communes  allait  se  renouveler  intégralement, 
après  la  réunion  de  tout  le  territoire  d'Haïti  sous  les  mêmes 
lois.  Le  savant  auteur  principal  de  la  constitution  de  1806 
devait  lui  paraître  l'homme  qui  était  le  plus  capable  de  pro- 
poser les  modifications  que  les  nouvelles  circonstances  po- 
litiques indiqueraient  pour  le  pacte  social.  A  cet  effet,  le 
Président  le  chargea  de  lui  présenter  ses  vues,  avant  de 
quitter  Santo-Domingo  pour  aller  dans  le  département  du 
Nord-Est. 

Blanchet  accepta  cette  tâche  qui  n'était  pas  sans  difficul- 
tés, malgré  son  âge  avancé  et  une  maladie  de  langueur  qui 
minait  son  tempérament  naturellement  faible.  Ce  fut  de  sa 
part  un  nouveau  dévouement  à  la  République  qu'il  avait 
contribué  à  fonder  et  qui  était  sortie  triomphante  de  toutes 
les  luttes  intestines  que  l'égarement  des  passions  lui  avait 


1  Dans  la  session  de  1821,  le  territoire  des  quatre  départemens  de  la  partie  occidentale 
avait  été  divisé  par  une  loi,  en  arroudissemens  militaires  et  financiers;  et  les  communes, 
paroisses  et  quartiers  furent  déterminés.  Mais  il  n'y  eut  jamais  de  loi  pour  la  division  du 
territoire  de  la  partie  de  l'Est;  tout  continua  a  y  être  réglé  administrativement.  Il  y  eut 
7  arrondissemens  militaires,  2  financiers,  10  communes  non  représentées  à  la  Cham- 
bre, etc. 

Ainsi,  la  RépuLlique  d'Haïti  avait  6  départemens,  27  arrondissemens  militaiies,  13  fi- 
nanciers, 76  communes  et  34  paroisses  et  quartiers;  de  plus,  8  juridictions  de  tribunaux 
civils. 


[1822]  CHAPITRE    IV.  151 

suscitées.  Bien  que  l'inexorable  mort  soit  venue  interrompre 
cette  œuvre  d'un  citoyen  éclairé^  il  est  intéressant  pour 
l'histoire  de  produire  ses  dernières  pensées  sur  le  pacte 
social  de  son  pays  et  sur  les  élémens  qui  devaient  en  former 
la  nationalité  ;  elles  feront  regretter  qu'il  n'ait  pu  achever 
cet  important  travail.  Voici  quelques  lignes  qu'il  écrivit 
lui-même  et  que  nous  transcrivons  d'après  le  manuscrit  que 
nous  possédons  : 

«  Je  pense  qu'une  constitution  ne  doit  contenir  que  ce 
qui  détermine  les  formes  de  gouvernement,  c'est-à-dire 
les  rapports  de  ceux  qui  gouvernent  avec  ceux  qui  sont 
gouvernés. 

1)  Dans  la  nôtre,  nous  trouvons  des  dispositions  géné- 
rales, des  maximes  de  morale  qu'il  est  bon  d'y  conserver, 
afin  que  le  peuple,  les  ayant  sans  cesse  sous  les  yeux,  s'en 
pénètre  l'esprit  et  le  cœur. 

»  Toutes  les  dispositions  variables,  suivant  les  circons- 
tances qui  peuvent  survenir,  doivent  être  écartées  d'une 
constitution;  car  le  pouvoir  législatif  ne  pouvant  plus  les 
abroger,  on  est  exposé,  à  tout  moment,  d'en  venir  à  une 
l'évision.  » 

Sa  faiblesse,  résultant  de  sa  maladie,  ne  lui  permettant 
pas  de  continuer  à  écrire,  Blanchet  dicta  les  observations 
suivantes  sur  les  quelques  articles  de  la  constitution  qu'il 
eut  le  temps  d'examiner  ^  : 

«  L'art.  54  doit  être  retranché,  parce  que  c'est  au  corps 
législatif  à  déterminer  les  fêtes  nationales.  Des  circonstances 
mémorables  peuvent  devenir  des  fêtes  pour  la  nation  j  et 
comment  pourrait-on  les  consacrer,  si  la  constitution  n'en 


1  Ce  fut  àC.  Ardouin,  jeune  secrétaire  et  aide  de  camp  du  général  Borgella,  que  Blan- 
cliet  dicta,  ses  observations.  Voilà  comment  je  possède  ces  notes  et  les  quelques  lignes 
émanées  de  Blanchet. 


152  ÉTUDES    SLR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

a  point  parlé  et  si  on  ne  laisse  pas  la  latitude  nécessaire  au 
corps  législatif  de  le  faire? 

»  Les  art.  o5  et  56  doivent  être  retranchés.  Quand  le 
temps  est  arrivé^  qu'il  est  reconnu  nécessaire  de  créer  et 
d'organiser  ces  institutions  suivant  les  circonstances  et  les 
lumières  du  siècle,  le  corps  législatif  le  fait  en  changeant  le 
mode  au  besoin  ' . 

»  57,  inutile.  La  différence  des  mœurs  et  usages  des  deux 
peuples  éloignera  pour  un  temps  l'époque  à  laquelle  des 
codes  de  lois  uniformes  pour  la  République  pourraient  être 
faits. 

»  58  doit  être  conçu  ainsi  :  —  «  Aucun  étranger,  n'im- 
))  porte  sa  nation,  depuis  le  blanc  jusqu'au  meïî's,  ne  pourra 
»  jouir  des  droits  civils  ni  acquérir  de  propriétés  dans  la 
n  République.  » 

»  59.  —  «  Les  blancs  qui  étaient  admis  dans  la  Répu- 
»  blique  à  la  publication  de  la  constitution  du  27  décembre 
1)  1806,  et  qui,  par  un  acte  authentique,  avaient  renoncé  à 
»  leur  nation  primitive,  en  jurant  de  vivre  soumis  aux  lois 
»  du  pays,  sont  reconnus  Haïtiens  et  jouiront  des  droits 
»   de  citoyens.  » 

»  40.  On  doit  désigner  les  îles  adjacentes  qui  forment  le 
le  territoire  de  la  République,  pour  ôter  toute  crainte  aux 
îles  étrangères  qui  nous  avoisinent. 

»  41  doit  être  ainsi  conçu:  «  La  République  d'Haïti  est 
»  divisée  en  départemens,  arrondissemens  et  communes, 
»  dont  les  limites  seront  déterminées  par  la  loi .  » 

I)  On  doit  laisser  au  corps  législatif  la  latitude  nécessaire 
d'augmenter  ou  de  diminuer  le  nombre  de  départemens, 
suivant  la  population  et  le  cas. 

i  Ces  deux  articles  prescrivaient   l'établissement  des  hospices  et  des  écoles  publiques  à' 
divers  degrés  d'eiiseiç'nement. 


[1<S2:2J  CHAPITRE     lY.  155 

))  50,  inutile  et  impolitique.  Laissons  au  temps  et  à  la  po- 
litique du  pays  déjuger  s'il  est  nécessaire  d'avoir  chez  nous 
un  évêque  ou  un  archevêque,  de  telle  ou  telle  manière. 

»  54  doit  être  conçu  ainsi  :  —  «  Le  pouvoir  législatif 
»  est  exercé  par  le  Sénat,  concuremment  avec  la  Chambre 
»   des  communes  et  par  le  Président  d'Haïti.  » 

»  56  doit  être  conçu  ainsi  :  —  «  La  Chambre  des  com- 
»   mu  nés  se  compose  de  siœ  députés  par  département  i .  » 

n  58.  L'institution  des  notables  étant  inutile,  ce  passage 
doit  être  retranché. 

»  Pour  la  nomination  des  députés,  voici  la  manière  de  s'y 
prendre  : 

»  Du  1"  au  10  février,  les  assemblées  communales 
)•  nomment  leurs  députés  qui,  du  10  au  20,  se  rendent  au 
»  chef-lieu  du  département  pour  se  former  en  assemblée 
»  électorale,  qui  nomme  le  nombre  de  députés  mentionné 
»   en  l'art.  56.    » 

»  62  doit  être  conçu  ainsi  :  —  «  Chacun  des  six  députés 
))  aura  un  suppléant  pour  le  remplacer  à  la  Chambre  des 
0  communes,  en  cas  de  mortou  d'empêchement  quelconque, 
»   la  Chambre  devant  être  toujours  au  complet.  » 

»  Le  deuxième  paragraphe  de  cet  article  est  inutile. 

»  69,  inutile.  Les  affaires  importantes  de  la  République 
peuvent  nécessiter  la  présence  du  chef  de  l'Etat  dans  une 
des  parties  éloignées  de  la  capitale,  et  ces  mêmes  affaires 


1  L'art.  54  de  la  constitution  disait  :  «  Le  pouvoir  législatif  rpsîf/e  dans  une  Chambre 
»  des  représentaus  des  communes  et  dans  un  Sénat  »  Mais  on  remarquera  que,  par  la  nou- 
velle rédaction  qu'il  proposait,  B.  Blanchet  donnait  le  pas  au  Sénat  sur  la  Chambre,  et  que 
le  pouvoir  législatif  ne  résidait  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre  corps,  mais  était  exercé  psiV 
les  deui  et  par  le  chef  de  l'Etat.  En  outre,  si  la  Chambre  restait  celle  «  des  communes,  » 
ses  membres  n'étaient  plus  «  des  représentans,  »  mais  «  des  députés.  i>  Il  est  fâcheux  qu'on 
n'ait  pu  savoir  la  suite  des  idées  que  cet  homme  éclairé  aurait  exprimées  sur  notre  orga- 
nisation politique,  d'après  l'expérience  qu'il  ayait  faite  par  suite  de  nos  troubles  civils. 


154  ÉTUDES   SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

peuvent  nécessiter  aussi  des  lois  indispensables  ;  alors  la 
Chambre  doit  avoir  le  droit  de  s'assembler  dans  l'un  des 
chefs-lieux  de  département. 

»  72.  La  session  doit  être  prolongée. 

»  79.  Les  délibérations  de  la  Chambre  doivent  être  dis- 
culées et  résumées  par  le  président  de  la  Chambre. 

»  80.  Les  membres  de  la  Chambre  diminuant,  on  doit 
porter  à  mille  gourdes  leurs  appointemens,  sans  frais  de 
route. 

»  81 ,  Il  doit  y  avoir  in  compatibilité  entre  toutes  fonc- 
tions publiques  et  celles  de  députés.  Ils  doivent  être  abso- 
lument éloignés  de  toutes  fonctions  commissionnées  par  le 
gouvernement. 

»  90.  On  doit  ajouter  à  cet  article  :  —  «  seulement  pen- 
dant leur  session.  »  Les  députés  retournant  dans  leurs  foyers 
doivent  être  au  même  rang  que  leurs  concitoyens,  afin  qu'ils 
soient  observateurs  des  lois  et  qu'ils  donnent  l'exemple  des 
bonnes  mœurs  et  du  patriotisme  "• . 

»  91.  Au  lieu  de  donner  connaissance  à  la  Chambre,  on 
doit  la  donner  au  comité  du  Sénat.  Si  la  Chambre  n'était 
pas  assemblée,  faudrait-il  la  convoquer  pour  un  seul  mem- 
bre ^  ?  I) 

Plusieurs  de  ces  idées  de  Blanchet  sont  très-intéressan- 
tes. D'abord,  au  moment  où  les  départemens  de  l'Est  ve- 
naient de  se  réunir  à  la  République,  on  voit  qu'il  ne  croyait 
pas  que  des  codes  de  lois  pussent  être  rédigés  pour  y  être 
appliqués  comme  dans  les  autres  départemens ,  du  moins 


1  Cet  art.  90  était  relatif  «  a  la  contrainte  par  corps  pour  dettes.  « 

2  Dans    le    cas  d'accusation  ou  de  dénonciation   quelconque   contre  un  membre  de  la 
Chambre. 


[1822]  CHAPITRÉ    IV.  155 

dans  une  époque  rapprochée,  et  cela  par  rapport  à  la  diffé- 
rence de  langage  entre  les  deux  populations.  Cependant, 
c'était  un  grand  moyen  d'établir  la  nationalité  haïtienne 
sur  une  base  solide  ;  car  si  la  législation  faisait  une  ditïé- 
rence  entre  elles,  ce  serait  en  quelque  sorte  préparer  leur 
.çeparfl^î'o/î.  La  population  de  TEst  étant  de  beaucoup  plus 
faible  en  nombre ,  tout  devait  tendre  à  se  l'assimiler  par 
l'effet  des  lois  et  des  institutions  communes  à  tout  le  terri- 
toire de  la  République  et  présentant  des  garanties  efficaces 
pour  tous  les  citoyens  \ 

A  l'égard  des  articles  58  et  39  de  la  constitution,  on  ne 
doit  pas  s'étonner  de  voir  que  Blanchet  persévérait  dans 
les  idées  exprimées  par  les  articles  27  et  28  de  1 806,  et  les 
fortifiait  même  par  V exclusion  des  métis,  placés  sur  la  même 
ligne  que  les  blancs,  dont  il  est  si  difficile  de  les  distinguer  ^. 
L'aete  authentique  dont  il  s'agit  dans  la  nouvelle  rédaction 
proposée  s'entend  «  des  lettres  de  naturalisation  »  délivrées 
aux  blancs  qui,  en  1804,  en  les  recevant,  avaient  renoncé 
effectivement  à  la  France  et  prêté  serment  entre  les  mains 
de  Dessalines,  de  vivre  soumis  aux  lois  d'Haïti,  etc.  ^.  Par 
la  même  raison,  et  sans  qu'il  en  soit  fait  mention  dans  ce 
projet  d'article,  «  les  blancs  propriétaires  »  dans  l'Est,  qui 
venaient  d'être  admis  Haïtiens  en  prêtant  serment  de  fidé- 
lité à  la  République,  auraient  joui  du  bénéfice  de  cet  article. 


1  On  lit  dans  la  Concorde  du  7  avril  1822,  n"  14,  que,  suivant  une  lettre  dn  secrétaire 
général  Inginac  à  Colombel,  datée  de  Santo-Domingo,  le  5  mars,  il  y  avait  80,000  âmes 
seulement  dans  toute  la  paitie  de  l'Est,  d'après  les  renseiguemens  reçus  des  personnes  les 
plus  compétentes  pour  le  savoir;  et  certes,  à  cette  époque,  il  y  avait  plus  de  700,000  âmes 
dans  la  partie  occidentale.  Si  le  langage  différait  entre  les  deux  populations,  leur  origiue 
était  la  même,  à  peu  de  chose  près,  et  la  connaissance  de  la  langue  française  pouvait  se 
propager  dans  l'Est. 

2  Et  notez  que  B.  lilanchet  avait  le  teint  fort  clairet  très-rapproché  de  celni  des  métia, 
quoique  issu  de  la  race  africaine,  ainsi  que  tons  les  membres  de  sa  famille. 

3  Voyez  au  tome  6  de  cet  ouvrage,  p.  60. 


156  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

Comme  tous  les  hommes  de  la  génération  qui  prit  les 
armes,  en  1790,  contre  le  système  colonial, qui  lutta  conire 
tous  les  blancs  jusqu'à  la  fin  de  1803,  Blanchet  avait  fait 
son  expérience  politique.  Se  trouvant  à  Santo-Domingo  à 
la  fin  de  1821,  au  moment  de  l'indépendance  proclamée 
par  Nunez  de  Cacérès,  il  avait  vu  à  l'œuvre  ceux  qui  main- 
tenaient l'esclavage  dans  l'Est,  qui  répugnaient  à  se  sou- 
mettre à  la  République;  et  en  mars  1822^  où  il  dictait  ses 
idées,  il  était  encore  soiis  l'impression  de  la  tentative  faite 
sur  Samana  par  des  navires  français"  appelés  dans  la  baie 
par  les  colons  de  cette  presqu'île  :  de  là  sa  persévérance 
dans  l'exclusion  des  blancs  de  la  société  haïtienne  \ 

Une  autre  de  ses  idées  nous  frappe,  celle  qui  est  relative  à 
la  faculté  que  l'art.  50  donnait  au  Président  d'Haïti  de  s'a- 
dresser au  Saint-Père  le  Pape  pour  avoir  un  évêque  dans  le 
pays  ;  Blanchet  la  repoussait  comme  «  inutile  et  impoliti- 
que. »  Cependant  il  y  avait  un  archevêque  à  Santo-Domingo 
en  ce  moment;  mais  Blanchet  avait  pu  savoir,  sans  doute, 
que  ce  prélat  n'agréait  pas  sincèrement  l'incorporation  de 
l'Est  à  la  République,  puisqu'il  se  refusa,  peu  après,  à  éten- 
dre sa  juridiction  spirituelle  sur  les  prêtres  de  la  partie  occi- 
dentale, en  prétendant  qu'il  n'avait  été  institué  que  «  pour 
la  colonie  espagnole.  »  L'archevêque  persévéra  pendant 
près  de  deux  ans  dans  ces  fâcheuses  dispositions  :  nous  di- 
rons plus  tard  ce  qu'il  fit  ensuite.  En  outre,  la  mission  évi- 
demment politique  qui  avait  été  confiée  à  M.  de  Glory,  en 
1821,  par  la  cour  des  Tuileries,  d'accord  avec  la  cour  de 
Rome,  la  tournure  qu'elle  avait  prise  au  Port-au-Prince, 


1  Voyez,  du  reste,  au  tome  2,  p.  139;  comment  B.  Blanchet  et  son  frère,  le  général 
Blanchet  jeune,  souffrirent  des  persécutions  des  blancs  colons  de  la  Grande-Anse,  parce 
qu'ils  étaient  mulOtres, 


\\H±2\  CHAPITRE    IV.  157 

tout  devait  contribuer  à  influencer  l'opinion  émise  par  l'an- 
cien législateur. 

On  voit  ensuite  qu'il  opinait  en  faveur  du  double  vote 
pour  la  formation  de  la  Chambre  des  communes,  comme  il 
en  avait  été  pour  celle  du  Sénat  dans  le  système  de  1 806. 
En  proposant  de  réduire  le  nombre  des  représentans  h  six 
députés  par  département^  ce  mode  de  nomination  devenait 
une  nécessité  et  permettrait  aussi  de  choisir  les  citoyens  les 
plus  éclairés  dans  chaque  département.  Il  pensait  que  les 
élus  ne  devaient  appartenir  par  aucun  lien  au  pouvoir  exécu- 
tif, qui  nommait  à  toutes  les  charges  publiques,  rétribuées 
ou  non,  afin  qu'ils  fussent  entièrement  indépendans  dans 
leurs  votes. 

La  mort  ayant  mis  tin  à  l'œuvre  que  Bruno  Blanchet  avait 
entreprise,  le  général  Borgella  lui  fit  faire  des  obsèques 
dignes  de  ses  anciens  services  et  du  rang  de  secrétaire 
d'État  et  de  secrétaire-général  qu'il  avait  occupé  dans  la 
■  République;  il  fit  placer  son  cercueil  dans  les  caveaux  de  la 
cathédrale  de  Santo-Domingo  où,  jadis,  on  ne  mettait  que 
ceux  des  plus  hauts  personnages  qui  y  décédaient  ' . 

Les  notes  imparfaites  que  nous  venons  de  produire  furent 
adressées  en  copie  kBower.  Mais  le  projet  qu'il  semble  avoir 
conçu  d'une  révision  de  la  constitution  fut  abandonné,  pro- 
bablement par  suite  de  la  composition  de  la  nouvelle 
Chambre  des  représentans  et  des  événemens  qui  survin- 
rent dans  la  session  de  cette  année. 


Le  Président  partit  de  Santo-Domingo  le  i  0  mars  pour  se 


1  Bniuo  Blauchet  mourut  à  Santo-Domiiigo  k  lo  avril  1822,  âgé  de  62  ans.  Ou  voit 
que  Borgella  ouLlia  géuéreuseineiit  les  torts  qu'il  avait  à  lui  reprocher  dans  la  scission  du 
Sud;  il  devint  le  protecteur  de  ses  enfans. 


158  ÉTUDES  suii  l'histoire  d'haÏti. 

rendre  dans  le  département  du  Nord-Est.  Cette  ville  reçut 
en  garnison  plusieurs  régimens  des  troupes  des  autres  dé- 
partemens ,  qui  fournirent  des  détachemens  dans  divers 
bourgs  de  son  arrondissement.  La  division  Bonnet,  une  bri- 
gade sous  les  ordres  du  général  Frédéric  et  la  garde  du 
gouvernement  marchaient  avec  le  chef  de  l'Etat.  Il  fut  ac- 
cueilli à  Cotuy,  à  la  Véga  et  à  Saint-Yague ,  avec  les  dé- 
monstrations du  plus  vif  enthousiasme,  par  les  autorités 
civiles  et  militaires  et  les  populations  de  ces  divers  lieux. 
C'est  à  la  Véga  qu'il  signa,  le  12  mars,  l'arrêté  d'après  le- 
quel de  nouveaux  numéros  furent  donnés  aux  régimens 
d'infanterie  :  ainsi,  le  o^  devint  le  l'"'  ;  le  4*,  le  2%  etc.  Le 
licenciement  des  1"  et  2*  régimens,  ordonné  au  Cap-Haïtien 
l'année  précédente,  et  l'existence  de  deux  autres  sous  le 
même  numéro  10,  motivèrent  cette  mesure  qui  déplut  à 
tous  ces  corps  de  troupes  ;  car  chacun  d'eux  s'était  fait  une 
réputation  militaire  dans  le  cours  des  guerres  du  pays,  et 
ils  répugnaient  à  perdre  leurs  anciens  numéros.  On  consi- 
déra généralement  que  Boyer  méconnaissait  en  cela  l'esprit 
qui  anime  les  officiers  et  les  soldats  ' . 

C'est  en  se  rendant  dans  le  Nord-Est  qu'il  apprit  les  élec- 
tions des  représentans  du  Port-au-Prince  ^.  C'étaient  les  ci- 
toyens B.-A.  Laborde,  défenseur  public  et  capitaine  à  T état- 
major  général  ;  J.-B.  Béranger,  défenseur  public,  et  Pierre 
André,  juge  au  tribunal  de  cassation,  nommé  à  cette  charge 
peu  après  la  session  législative  de  1821 ,  où  il  avait  figuré 
comme  membre  de  la  première  législature.  Ces  représen- 


1  Le  président  C.  Héiard  aîné  rétablit  les  aucieus  miméios,  par  un  arrêté  daté  d'Azua, 
le  12  avril  1844.  C'est  une  singularité  remarquable,  que  la  première  mesure  fut  prise  au 
moment  où  l'Est  venait  de  se  réunir  à  la  République,  et  la  seconde,  au  moment  où  cette 
partie  venait  de  s'en  séparer. 

2  Voyez  les  Mémoires  d'In.qinac,  page  63. 


[J82!2]  CHAPITRE     IV.  159 

tans  eurent  pour  suppléans  les  citoyens  J.  Ardouin  aîné, 
J.  Élie  et  Dumas.  Suivant  ce  qui  fut  rapporté  à  cette  épo- 
que, le  Président  aurait  fort  mal  accueilli  l'élection  de  La- 
borde  et  de  Béranger  surtout,  et  il  aurait  manifesté  pour  les 
citoyens  de  la  capitale,  à  cause  de  leurs  votes  en  faveur  de 
ces  élus,  des  sentimens  qui  ne  pouvaient  que  blesser  leur 
honneur  \ 

Ceux  qu'il  éprouva  pour  les  habitans  du  Cap-Haïtien 
furent  bien  difierens.  Arrivé  aux  limites  de  cet  arrondisse- 
ment et  de  celui  du  Fort-Liberté,  il  y  trouva  le  général  Ma- 
gny  qui  l'attendait  près  d'un  arc  de  triomphe  rustique, 
élevé  par  les  nombreux  concessionnaires  de  la  plaine  du 
Quartier-Morin  qui  entouraient  ce  digne  fonctionnaire. 
Complimenté  par  lui  pour  la  réunion  de  l'Est  qui  venait  de 
compléter  l'unité  politique  d'Haïti,  le  Président  reçut  ces 
hommages  d'un  cœur  franc  et  loyal  en  donnant  l'accolade 
patriotique  à  Magny.  Pour  entrer  au  Cap-Haïtien,  il  pouvait 
choisir  entre  les  deux  routes  qui  y  conduisent;  décidés  à  lui 
rendre  les  plus  grands  honneurs,  les  citoyens  de  cette  ville 
avaient  érigé  un  arc  de  triomphe  à  chacune  des  deux  en- 
trées; ce  fut  par  celui  dressé  à  la  Fossette  fque  Boyer  passa  * 
C'était  <r  un  arc  à  plein  cintre,  de  24  pieds  de  hauteur  sur 
»  18  de  largeur,  richement  décoré,  portant  dans  la  face 
>»  d'entrée  les  attributs  allégoriques  de  la  Liberté,  avec 
»  cette  devise  :  Reconnaissance  nationale^  à  J\-P.  Boyer ^ 
))  Président  d'Haïti.  La  face  intérieure  avait  les  attributs  du 
>j   commerce ,  offrant  dans  un  ruban  aux  couleurs  natio- 


1  Oq  a  dit  alors  que  Boyer  s'exprima  ainsi:  u  Je  ue  connais  qu'un  lionnête  homme  au     "   ^^^     j 
»   Port-au-Prince  :  c'est  M.  Rouanez.  »  Ce  dernier  était  le  jeune  frère  de  l'ancien  secrétaire  'h  jJii 

d'Etat  de  Ciiristoplie  ;  il  avait  habité  Philadelphie  pendant  longtemps  et  il  vint  dans  la  Ré- 
publique eu  1818,  après  la  mort  de  Pétion.  Nommé  notaire  public  d'abord,  il  devint  ensuite 
notaire  du  gouvernement,  sénateur,  etc. 


1(30  ÉTUDES    SUK    l'histoire    d'hAÏTI. 

»  nales  cette  autre  devise  :  Gage  d' amour  des  liabitans  du 
n  Cap-Haïtien.  »  Toute  la  population  avait  suivi  les  autori- 
tés civiles  et  militaires  à  cet  arc  de  triomphe  où  Boyer  mit 
pied  à  terre  et  fut  complimenté,  en  leur  nom,  par  une  jeune 
personne  dont  les  paroles  exprimaient  la  candeur  de  son 
âme.  Il  se  rendit  ensuite  au  palais  national,  au  milieu  des 
troupes  de  la  garnison  placées  sur  deux  haies,  au  bruit  des 
tambours,  des  fanfares  de  la  cavalerie,  de  toute  l'artillerie 
de  la  place  et  des  cloches  de  l'église  de  la  paroisse  ' . 

Un  tel  accueil  ne  pouvait  que  réjouir  le  cœur  de  Boyer.  Il 
avait  fait  venir  sa  famille  au  Cap-Haïtien,  et  il  y  résida  en- 
viron un  mois,  au  milieu  de  fêtes  qui  se  renouvelaient 
chaque  jour.  Elles  n'empêchèrent  pas  que  le  Président  don- 
nât activement  des  soins  aux  affaires  publiques  ;  et  après 
avoir  visité  les  arrondissemens  du  Borgne,  du  Port-de- 
Paix,  des  Gonaïves  et  de  Saint-Marc;  il  revint  au  Port-au- 
Prince  le  6  mai. 

Les  citoyens  de  la  capitale,  désirant  lui  faire  une  réce[)- 
tion  pompeuse  pour  consacrer  leur  joie,  comme  ceux  du 
Cap-Haïtien,  de  la  réunion  des  départemens  de  l'Est,  et  le 
féliciter  de  cet  important  succès  de  son  gouvernement, 
avaient  érigé  aussi  un  bel  arc  de  triomphe,  décoré  avec 
goût,  à  l'entrée  nord  de  la  place  ^.  Les  autorités  devaient 
s'y  porter  à  l'arrivée  du  chef  de  l'État,  avec  l'élite  de  la  po- 
pulation, et  cette  cérémonie  toute  civique  aurait  été  suivie 
de  réjouissances  publiques.  Mais,  non-seulement  on  ne  put 
être  fixé  sur  le  jour  précis  où  Boyer  ferait  son  entrée  au. 
Port-au-Prince^  il  y  arriva  de  onze  heures  à  minuit,  alors 


1  Ces  détails  sont  plis  du  n»  13  de  la  Concorde,  du  31  mars  1822. 

2  Cet  arc  de  triomphe  fut  érigé  sur  les  dessins  et  par  les  soins  de  J.  Aidouin  aîné,  iju 
possédait  des  connaissances  en  architecture  civile. 


[1822]  CHAPITRE    IV.  161 

qu'on  le  croyait  encore  à  Saint-Marc  :  le  bruit  des  tam- 
bours de  la  garde  à  pied  et  des  trompettes  de  la  garde  à 
cheval  apprit  aux  habitans,  déjà  couchés,  que  le  Président 
d'Haïti  était  rendu  à  son  palais.  Évidemment,  il  n'avait 
pas  voulu  accepter  les  ovations  qu'on  lui  préparait.  C'était 
la  seconde  fois  qu'il  refusait  un  accueil  public  des  citoyens 
de  la  capitale;  mais  du  moins,  à  son  retour  de  la  pacification 
de  la  Grande-Anse,  il  avait  donné  des  motifs  fondés  pour  ne 
pas  accepter  ces  honneurs  sous  un  arc  de  triomphe.  Après 
avoir  reçu  si  cordialement  ceux  des  citoyens  du  Cap- 
Haïtien,  c'était  faire  gratuitement  une  injure  aux  citoyens 
de  sa  ville  natale. 

Quelle  en  était  la  cause?  Uniquement  l'élection  des  deux 
représentans  qu'il  n'agréait  pas.  Boyer  s'en  exprima  assez 
à  ce  sujet,  pour  qu'on  le  sut.  Mais,  s'il  était  mécontent  des 
électeurs  qui  avaient  voté  pour  eux,  les  autres  et  les  fa- 
milles qui  ne  prirent  aucune  part  quelconque  aux  élec- 
tions, devaient-ils  subir  aussi  l'effet  de  ce  mécontentement? 
Et  pourquoi  cette  bouderie  impolitique,  lorsqu'aucun  agent 
du  gouvernement  n'avait  été  chargé,  ainsi  que  cela  se  pra- 
tique ailleurs,  de  diriger  les  choix  des  électeurs^  de  leur 
faire  pressentir  au  moins  qu'en  élisant  tel  ou  tel  citoyen, 
ils  lui  déplairaient?  Le  corps  électoral  est-il  tenu  de  deviner 
les  sympathies  ou  les  aversions  du  chef  de  l'État?  Si  ce 
dernier  suppose  qu'il  est  assez  éclairé,  assez  bien  inten- 
tionné, pour  ne  choisir  que  des  représentans  dignes  de  son 
estime,  — de  même  que  le  gouvernement  se  dirige  dans  le 
choix  des  fonctionnaires  publics,  —  les  élus  doivent  être 
acceptés  sans  rancune  contre  les  électeurs,  comme  on  ac- 
cepte tout  citoyen  nommé  à  une  fonction  publique  par  le 
gouvernement.  En  cela,  il  y  a  parité  de  position  entre  les 
deux  pouvoirs  qui  nomment.  Le  gouvernement  ne  viole  pas 
T.  i\  n 


162  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

la  constitution  du  pays,  qui  lui  a  donné  le  pouvoir  dirigeant 
dans  la  société,  quand  ses  organes  indiquent  -publiquement 
au  corps  électoral  les  meilleurs  choix  à  faire  pour  une  des 
branches  du  corps  législatif, — tout  en  lui  laissant  cependant 
la  liberté  à' Qn  préférer  d'autres,  —  de  même  que  l'opinion 
publique  n  entrave  ni  le  pacte  social  ni  l'autorité  du  gouver- 
nement, quand  elle  honore  certains  citoyens  de  son  estime 
et  les  désigne  par  cela  même  au  choix  du  chef  de  l'Etat,  pour 
exercer  les  fonctions  de  la  communauté.  Mais,  c'est  ce  dont 
le  président  Boyer  s'est  le  moins  préoccupé  durant  toute 
son  administration.  Dans  ces  vingt-cinq  années,  la  Chambre 
s'est  renouvelée  cinq  fois  :  de  là  des  élections  abandonnées 
à  toute  la  liberté  des  citoyens  dans  les  communes  et  parmi 
lesquelles  il  y  eut  constamment  des  choix  qui  lui  déplurent; 
de  là  aussi  une  opposition  de  la  part  ,des  élus  que  le  Prési- 
dent n'agréait  pas,  qu'il  ne  chercha  jamais  à  rapprocher  de 
son  gouvernement'',  —  opposition  qui  avait  sa  source  dans 
des  personnalités,  qui  n'avait  pas  une  grande  influence  dans 
les  premiers  temps,  mais  qui  finit  par  en  acquérir  suffisam- 
ment sur  l'opinion  publique,  après  bien  des  fautes  et  même 
des  torts  de  la  part  de  Boyer,  pour  le  renverser  du  pouvoir, 
au  détriment  de  la  République  tout  entière. 

Avant  de  relater  les  graves  événemens  qui  survinrent 
pendant  la  session  législative  de  cette  année,  parlons  de 
quelques  actes  du  chef  du  gouvernement  et  de  faits  qui 


1  Le  caractère  de  Boyer  le  portait  a  croire  que  ce  serait  donner  trop  d'importance  à  tui 
citoyen  quelconque,  que  de  le  rechercher,  de  lui  faire  la  moindre  avance,  dans  le  but  de 
l'attacher  à  son  gouvernement.  Dans  les  derniers  temps  de  ton  administration,  souvent  il 
désirait  appeler  des  hommes  aux  fonctions  publiques;  mais  alors  il  leur  faisait  insinricr 
par  des  tiers  l'idée  de  les  solliciter  eux-mêmes,  pour  ne  pas  avoir  l'air  d'offrir  ces  emplois, 
et  presque  toujours  il  voulait  qu'on  lui  adressât  des  demandes  par  éciit.  Trahi  presque 
joujours  aussi  par  ces  intermédiaires,  il  perdait  ainsi  le  mérite  qu'il  eût  eu  à  s'adresser 
lui-même  à  ceux  qu'il  voulait  employer. 


[1822]  CHAPITRE    IV.  1C>5 

furent  très-rapprochés  de  ces  événeniens  et  qui  y  contri- 
buèrent. 

Le  10  mai,  à  peine  de  retour  à  la  capitale,  le  Président 
rendit  un  arrêté  qui  ouvrit  le  port  de  Saint-Marc  au  com- 
merce étranger,  en  affranchissant  de  tous  droits  à  l'impor- 
tation, durant  une  année,  les  matériaux  de  construction 
propres  à  la  réparation  des  maisons  de  cette  ville.  Lorsqu'il 
y  passa,  il  avait  fait  la  promesse  de  cette  mesure  au  géné- 
ral Bonnet  et  aux  habitans  qui  la  sollicitèrent,  dans  le 
but  de  relever  Saint-Marc  et  de  provoquer  plus  d'activité 
dans  la  production  du  coton  que  fournit  la  plaine  de  l'Ar- 
tibonite. 

Un  mois  après,  le  Président  adressa  à  tous  les  comman- 
dans  d'arrondissement,  une  circulaire  pour  leur  rappeler 
et  à  tous  les  fonctionnaires  publics  de  leurs  commande- 
mens,  que  la  loi  s'opposait  à  ce  que  les  étrangers  eussent 
la  faculté  de  trafiquer  ailleurs  que  dans  les  ports  ouverts, 
et  qu'ils  devaient  interdire  toute  pratique  à  cet  égard,  pour 
protéger  l'industrie  des  nationaux.  On  ne  peut  reprocher  à 
Boyer  aucune  négligence  à  ce  sujet,  car  sa  sollicitude  pour 
le  commerce  haïtien  le  porta  souvent  à  de  semblables  actes, 
afin  de  réveiller  celle  des  fonctionnaires. 

Quelques  jours  ensuite,  le  15  juin,  il  adressa  une  pro- 
clamation «  aux  habitans  de  la  partie  de  l'Est,  »  qui  fut  im- 
primée dans  les  langues  française  et  espagnole,  afin  de  leur 
recommander  de  se  livrer  avec  ardeur  à  la  culture  des 
terres  si  fertiles  de  cette  portion  de  la  République,  si  bien 
arrosées  par  de  nombreuses  rivières.  Il  leur  rappela  le  lan- 
gage paternel  qu'il  leur  avait  tenu  dans  le  cours  de  son 
voyage  récent,  entrepris  sur  leur  appel  spontané  pour  ef- 
fectuer le  vœu  de  la  constitution,  compléter  l'indépen- 
dance nationale  par  la  réunion  de  tout  le  territoire  d'Haïti 


^  164-  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'haÏTI. 

SOUS  les  mêmes  lois  ;  que  ces  lois  accordaient  des  proprié- 
tés en  concessions  gratuites  aux  fonctionnaires  publics,  aux 
officiers  militaires  et  à  tous  les  citoyens  qui  auraient  com- 
mencé des  travaux  de  culture  sur  les  terres  du  domaine  de 
l'Etat,  et  qu'ils  n'avaient  qu'à  en  demander  les  titres  au 
eouvernement.  «  Je  vous  donnerai,  leur  dit-il,  au  nom  de 
»  la  nation,  pour  vous  et  votre  postérité,  en  toute  pro- 
»  priété  et  pour  toujours,  la  concession  des  terres  mises  en 

»  valeur Haïtiens,  la  religion  qui  nous  unit  tous,  vous 

»  apprend  que  c'est  outrager  le  Créateur  que  de  vivre  dans 
»  l'indolence  et  la  paresse.  Vos  oppresseurs  vous  ont  en- 
»  tretenus  dans  ces  vices  pour  mieux  vous  subjuguer.  Ils 
»  vous  ont  ensuite  calomniés,  en  cherchant  à  faire  croire 
»  que  la  vie  oisive  était  dans  votre  naturel.  Vos  frères  et 
»  vos  libérateurs  vous  rendent  justice  ;  ils  ont  la  convic- 
»  tion  que  si  vous  n'avez  pas  mieux  fait,  c'est  parce  que 
»  votre  énergie  était  étouffée  et  que  vous  étiez  tenus  dans 
»  la  stupeur....  Que  partout  les  chétives  cabanes  soient 
»  remplacées  par  des  lieux  propres  à  la  conservation  de  la 
»  santé  et  à  l'augmentation  de  la  population  ;  que  les  pro- 
»  duits  de  l'agriculture  mettent  enfin  les  pères  de  famille 
j^-ij^^-t^At^o)  à  même  de  donner  à  leurs  enfans  l'éducation  convena- 
»  ble,  pour  jouir  et  conserver  tous  les  précieux  dons  de  la 
»  liberté  et  de  l'indépendance.  Haïtiens,  mes  concitoyens, 
»  le  sort  a  voulu  que  je  me  trouvasse  dans  la  positioji 
»  d'être  considéré  ici-bas  comme  votre  père  ;  écoutez-moi 
»  comme  tel  ;  soyez  confians,  et  vous  serez  heureux.  Ma 
»  sollicitude  est  devons  faire  changer  d'état;  empressez- 
»  A^ous  à  vous  mettre  dans  la  civilisation,  à  l'unisson  de  vos 
»  frères  de  l'occident  de  l'île,  et  comme  eux,  vous  serez 
»  bientôt  fiers  et  invinciljles.  » 

Ce  langage  de  père  de  famille  honorait  les  nouveaux  ci- 


|l8tit2]  CHAPITRE    IV,  465 

to\  ens  qui  se  rallièrent  à  la  patrie  érigée  sur  ce  sol  si  long- 
temps bouleversé  par  les  révolutions.  Il  produisit  son  fruit, 
car  avec  le  temps,  cette  partie  de  TEst  décupla  ses  produits 
agricoles  livrés  à  l'exportation  pour  l'étranger,  indépen- 
damment de  l'abondance  des  denrées  alimentaires  servant  à 
la  nourriture  de  la  population.  A  l'ombre  des  lois  protec- 
trices de  tous  les  intérêts,  le  commerce  de  la  partie  occiden- 
lale  et  celui  des  lieux  mêmes  provoquèrent  cette  produc- 
tion ' .  Celle  des  bestiaux  progressa  également^  par  une  plus 
grande  facilité  donnée  à  leur  vente  dans  l'Ouest,  où  les  pro- 
priétaires se  livraient  de  préférence  à  la  culture  des  terres. 
De  nombreux  citoyens  de  cette  dernière  partie  allèrent  se 
fixer  dans  l'autre;  ils  y  communiquèrent  leurs  industries  de 
toutes  sortes.  Les  garnisons  de  troupes  laissées  là  pendant 
quelques  années  contribuèrent  encore  à  cette  prospérité, 
parle  travail  des  soldats  employés  souvent  à  la  culture,  en 
même  temps  qu'ils  y  dépensaient  leur  solde.  Enfin,  la  créa- 
tion de  corps  militaires  dans  l'Est  y  forma  les  hommes  au 
maniement  des  armes,  et  le  gouvernement  ordonna  l'élar- 
gissement et  le  bon  entretien  des  routes  publiques,  toujours 
si  négligées  sous  l'administration  espagnole  :  les  communi- 
cations devinrent  plus  actives.  » 

Ce  fut  le  8  août  qu'eut  lieu  l'ouverture  de  la  session  lé- 
gislative. On  trouve  dans  le  discours  que  prononça  Boyer  à 
cette  occasion,  un  indice  de  ce  qu'il  pressentait  de  la  réu- 
nion de  la  nouvelle  Chambre  des  communes. 

«  Citoyens  représentans,  dit-il,  par  un  heureux  concours 
)i  de  circonstances  extraordinaires,  toute  l'étendue  du  ter- 
»  ritoirç  d'Haïti  a  été  réunie,  sans  effusion  de  sang,  sous 


1  En  1822,  il  n'y  eiit  que  588,000  livres  de  tabac  exportées  de  l'Est;  en  1842,  on  en 
exporta  environ  5,000,000  de  livres.  Le  bois  d'acajou,  de  2,600,000  pieJs  réduits,  fut  porté 
il  plus  de  6,000,000  à  l'exportation,  etc. 


166  ÉTUDES    SUK    l'histoire    d'hAÏTI. 

»  l'empire  des  lois  de  la  République —  Une  nouvelle  ère, 
»  pour  ainsi  dire ,  vient  donc  de  commencer  pour  les  Haï- 
»  tiens.  Nulle  partie  de  notre  sol  n'est  plus  maintenant  sous 
»  la  domination  d'aucun  pouvoir  étranger.  Mais ,  si  ce 
1)  grand  résultat  ajoute  un  nouvel  éclat  à  la  gloire  de  la  na- 
;)  tion,  combien  ne  devons-nous  pas,  par  la  loyauté  de  nos 
))  actions,  continuer  à  prouver  au  monde  civilisé,  qu'Haïti 
))  est  digne  des  bienfaits  que  la  Providence  a  répandus  sur 
»  elle  !  Combien  les  citoyens  appelés  à  l'honneur  de  siéger 
»  à  la  représentation  nationale  ne  doivent-ils  pas,  se  péné- 
»  trant  de  l'importance  de  leurs  obligations,  se  prémunir- 
1)  datis  leurs  combinaisons  politiques,  contre  les  dangereuses 
»  erreurs  de  l'esprit  de  secte,  pour  ne  consacrer  entièrement 
»  leurs  travaux  qu'à  l'unique  et  puissant  intérêt  de  la  pa- 
n  trie''  !  Notre  situation  toute  particulière,  lemachiavélisme 
»  des  ennemis  de  la  liberté  et  de  notre  indépendance,  tout 
»  nous  prescrit  de  nous  méfier  de  la  turbulence  des  passions, 
u  de  mettre  à  profit  les  utiles  leçons  de  l'expérience,  afin  de 
»  fortifier  de  plus  en  plus  la  fraternité  et  V  union  que  récla- 
»  ment  l'affermissement  de  nos  institutions  et  laconsolida- 
»  tion  du  bonheur  commun.  Il  n'y  a  aucun  doute,  citoyens 
»  représentans,  que  votre  patriotisme  ne  soit  en  harmonie 
»  avec  les  mesures  législatives  que  le  bien  public  requerra  : 
i)  aussi  sera-ce  avec  confiance  que  j'appellerai  votre  at- 
))  tention  sur  celles  qui  seront  soumises  à  la  sagesse  de  vos 

»  délibérations » 

Pour  bien  saisir  le  sens  de  ces  paroles  du  chef  de  l'Etat,  il 
faut  qu'on  sache  que  dès  le  29  juillet,  quarante-huit  repré- 
sentans sur  soixante -douze  avaient  siégé  à  la  Chambre, 


1   Cette  phrase  et  la  précédente  semblent  avoir  fait  allusion  aux  discours  prononcés  dans 
la  session  de  1821,  pour  retirer  aux  étrangers  le  commerce  de  consignation. 


[18!22|  CHAlTiKE    IV.  167 

sous  la  présidence  du  doyen  d'âge,  et  que  dans  la  même 
séance,  un  bureau  fut  formé  pour  procéder  à  la  vérification 
du  pouvoir  des  élus.  Il  fut  composé  de  Laborde,  président  ; 
de  Béranger  et  Caminéro,  secrétaires.  Dans  une  seconde 
séance  du  même  jour,  prolongée  jusqu'à  neuf  heures  du 
soir,  une  douzaine  de  représentans  furent  admis,  d'après 
les  procès-verbaux  de  leur  nomination.  Le  lendemain,  30, 
la  plupart  des  autres  le  furent  également  ;  et  ce  jour-là, 
Laborde  déclara  «  qu'il  renonçait  à  sa  qualité  de  militaire 
pour  pouvoir  rester  représentant,  »  et  Pierre  André  renonça 
aussi  à  la  charge  de  juge  au  tribunal  de  cassation  par  le 
même  motif,  et  ce,  en  vertu  de  l'article  81  de  la  constitu- 
tion \  Le  V  août,  la  Chambre  procéda  à  la  formation  nou- 
velle de  son  bureau  qui  devait  rester  en  fonctions  durant 
tout  le  mois.  Mais,  si  elle  conserva  les  deux  secrétaires 
nommés  le  29  juillet,  elle  remplaça  Laborde  par  J.-S.  Hyp- 
polite,  représentant  du  Cap-Haïtien,  réélu  de  même  que 
Saint-Martin  qui  avait  siégé  avec  lui  l'année  précédente.  f^fi,\x24^cd. 
Ce  changement  opéré  dans  la  présidence,  pour  ouvrir  la  ses-  ^ 

sion,  indique  que  la  Chambre  se  préoccupait  de  la  conve-    ,. ,  l 

nance  de  ne  pas  placer  à  sa  tête,  un  de  ses  membres  qu'elle  . 

savait  n'être  pas  agréé  par  le  chef  de  l'État,  d'après  tout  ce    v^*y_ 
qui  s'était  dit  à  ce  sujet.  ■  '. 

Dès  le  3  août,  elle  lui  fit  savoir  qu'elle  était  constituée  en 
majorité,  afin  de  savoir  quel  jour  il  fixerait  pour  l'ouver- 
ture de  la  session,  cette  formalité  devant  avoir  lieu  par  le 
Président  d'Haïti  en  personne.  Une  députation  lui  fut  en- 
voyée à  cet  effet,  et  Pierre  André  en  faisait  partie  ;  mais, 
dans  la  séance  du  5,  ce  représentant  adressa  une  lettre  à  la 


1   Art.  81. 11  y  a  incompatibilité  entre   les  fonctions  des  représentans  des  communes,  et 
toutes  fonctions  publiques  salariées  par  l'Etat. 


168  ÉTLDES    SIU     LHISTOIUE    U  HAÏTI. 

Chambre  pour  lui  exposer  des  motifs  qui  s'opposaient  à  ce 
qu'il  cumulât  cet  office  avec  la  charge  salariée  de  direcleur 
de  l'école  nationale  lancastérienne,  à  moinsque  la  Chambre 
ne  prît  ces  motifs  en  considération.  En  présence  de  l'art.  81 
de  la  constitution,  qui  avait  déjà  porté  ce  représentant  à 
renoncera  la  charge  de  juge  au  tribunal  de  cassation,  la 
Chambre  déclara  qu'elle  acceptait  sa  f/m?'ss/on,  et  elleappela 
le  suppléant  Ardouin  aîné  pour  le  remplacer  :  ce  qui  se  fit 
dans  une  seconde  séance  du  5''.  Le  7,  une  nouvelle  séance 
eut  lieu  pour  l'admission  de  deux  nouveaux  représentans, 
et  celle  de  l'ouverture  de  la  session  n'arriva  que  le  lende- 
main, cinq  jours  après  quelePrésident  d'Haïti  eut  été  averti 
de  la  constitution  de  la  Chambre^,  et  bien  qu'il  eût  fixé  sa 
réunion  au  1  *'"  août. 

Le  discours  de  son  président  Hyppolite,  en  réponse  à 
celui  du  Président  d'Haïti,  fut  très-convenable.  Il  y  rappela 
que  l'année  précédente^  «  la  Chambre,  au  nom  de  la  nation, 
»  s'était  félicitée  de  l'heureux  événement  qui  avait  réuni  à 
»  la  République,  les  parties  duNord  et  del'Artibonite  qui  en 
I)  étaient  séparées  par  une  guerre  qui  avait  duré  trop  long- 
»  temps;  »  et  il  ajouta  que  dans  la  circonstance  actuelle^ 
la  législature  avait  un  nouveau  motif  de  se  réjouir  pour  la 
réunion  de  l'Est.  «  Cette  réunion,  dit-il,  est  d'autant  plus 
»  honorable  pour  nous,  qu'aucune  provocation  de  notre 
»  part  n'y  a  donné  lieu  :  les  Haïtiens  de  la  partie  de  l'Est 
»  nous  ont  appelés  à  leur  secours,  nous  y  avons  volé.  Cet 
»  heureux  événement  ne  s'est  opéré  que  par  la  libéralité 
»   de  nos  institutions C'est  donc  à  nous,  mandataires  de 


1  Lorsque  le  citoyen  Pierre  André  lïU  élu  représentant,  il  était  déjii  juge  au  triijuiial 
de  cassation  et  directeur  de  l'école  nationale.  Ces  deux  emplois  n'étaient  pas  incompa- 
tibles entre  eux,  mais  l'un  et  l'autre,  étant  salariés,  ne  pouvaient  être  exercés  par  un  repré- 
sentant. 


\ 


11822]  CHAPITRE    lY.  169 

»  œ })euple  trop  longtemps  malheureux;  c'est  à  nous  de  sa- 
»  crifier  nos  veilles  pour  répondre  à  sa  confiance.  Et  com- 
»  ment  pouvons-nous  espérerd'y  parvenir?  G'esten  faisant 
»  des  lois  qui,  discutées  avec  sagesse,  pourront  faire  fleurir 
»  V agriculture  et  prospérer  le  commerce  :  ce  qui  doit  pro- 
»   duire  en  dernier  résultat  l'augmentation  de  notre  popu- 

»   lation,  garante  de  notre  bonheur »   Puis,  rappelant 

encore  que  l'année  précédente,  le  président  de  la  Chambre 
avait  donné  au  Président  d'Haïti  une  accolade  patriotique 
pour  sa  sagesse  dans  la  réunion  du  Nord  et  de  l'Artibonite, 
il  lui  donna  de  nouveau  «  ce  sincère  témoignage  de  la  recon- 
»  naissance  nationale,  qui  doit  cimenter  l'union  qui  existe 
»  entre  la  Nation  et  le  Magistrat  qu'elle  a  établi  le  gardien 
»  de  ses  institutions.  »  S'adressant  alors  à  ses  collègues,  il 
leur  dit  :  «  Représentans ,  comme  votre  président,  je 
»  crois  pouYoir promettre,  et  nul  de  vous  ne  me  désavoue, 
»  que  tous  nos  efforts  tendront  à  maintenir  Vharmo- 
n  nie  qui  existe  entre  le  Sénat,  le  Président  d'Haïti  et 
»   nous.  » 

Si  le  discours  du  chef  de  l'État  témoigna  de  quelque 
crainte  relativement  «  à  l'esprit  de  secte,  à  la  turbulence  des 
passions  »  qui  pouvaient  se  manifester  dans  la  Chambre,  et 
qu'il  chercha  à  porter  ses  membres  à  s'en  prémunir,  on 
peut  reconnaître  aussi  que  dans  le  discours  du  président 
de  cette  Chambre,  il  y  avait  un  passage  sur  «  l'agriculture 
et  le  commerce  qui  réclamaient  des  lois  »,  lequel  décèle 
que  les  représentans  se  préoccupaient  des  propositions  qui 
avaient  été  faites  dans  son  sein,  l'année  précédente,  en  fa- 
veur de  ces  deux  industries  nationales,  par  Pierre  André  et 
Saint-Martin  ;  propositions  qui  furent  adoptées  par  la  Cham- 
bre et  adressées  au  Président  d'Haïti  pour  qu'il  y  donnât 
toute  son  atlention  et  en  fit  l'objet  de  projets  de  lois  qui 


170  ÉTUDES    SLR    LHISTOIRE    d'hAÏïI. 

relevaient  de  son  initiative.  Or,  quoique  ce  fût  une  nou- 
velle législature,  les  représentans  de  l'année  précédente, 
qui  avaient  accueilli  ces  propositions ,  en  faisaient  encore 
partie,  et  à  eux  se  joignaient  de  nouveaux  membres  peut- 
être  plus  résolus  à  espérer  que  Boyer  présenterait  ces  pro- 
jets de  loi,  et  à  les  demander  s'il  ne  les  envoyait  pas.  Ainsi, 
dès  l'ouverture  de  la  session  législative,  les  deux  pouvoirs 
se  montraientdans  unesortede  méfiance  mutuelle.  Et  si  l'on 
réfléchit  aux  effets  produits  sur  l'esprit  de  la  population  du 
Port-au-Prince,  par  le  dédain  que  Boyer  manifesta  pour  son 
arc  de  triomphe  et  les  honneurs  qu'elle  se  préparait  à  lui 
décerner  à  cette  occasion,  dédain  qui  semblait  prouver  les 
paroles  c|ui  lui  furent  attribuées  lorsqu'il  apprit  l'élection 
de  Laborde  et  de  Béranger,  on  reconnaîtra  que  la  situation 
était  déjà  très-tendue.  Elle  allait  le  devenir  bien  auti'ement 
encore  ! 

Plusieurs  protestations  avaient  été  adressées  à  la  Cham- 
bre, les  unes  directement  par  les  concurrens  des  représen- 
tans élus  dans  diverses  communes,  les  autres  par  le  Prési- 
dent d'Haïti  d'après  des  rapports  faits  par  le  ministère  pu- 
blic, conformément  à  l'article 65  delà  constitution.  Parmi 
ces  dernières,  se  trouvait  celle  qui  était  relative  à  l'élection 
de  Saint-Laurent  (Roume  de)  et  de  Hérard  Dumesle,  nom- 
més représentans  des  Cayes.  Mais,  hors  les  opérations  faites 
à  Saint-Marc,  qui  furent  annulées,  la  Chambre  passa  à  V or- 
dre du  jour  sur  toutes  les  autres  protestations.  Elle  eut  plu- 
sieurs séances  qui  furent  consacrées  à  la  discussion  de  son 
règlement  intérienr,  jusqu'à  celle  du  19  atut,  où  elle  ar- 
rêta d'adresser  un  message  au  Président  d'Haïti,  afin  de  lui 
dire  qu'elle  ne  pourrait  s'occuper  du  travail  relatif  au  vote 
des  impôts  puhlica  ,  que  lorsqu'il  lui  ferait  parvenir  les 
comptes  des  recettes  et  des  dépenses  de  la  République  que 


[18i2^J  CHAPITRE    lY.  171 

le  Secrétaire  d'État  des  finances  doit  lui  rendre  chaque 
année  '. 

Mais,  pendant  que  la  Chambre  des  communes  s'expri- 
mait ainsi,  le  même  jour,  le  Président  d'Haïti  s'adressait 
«  au  peuple  et  à  l'armée  >;,  dans  une  proclamation  qui  leur 
rendait  compte  de  trames  ourdies  par  le  général  Paul  Ro- 
main  et  de  sa  mort  violente  à  Léogane,  oi^i  il  avait  la  ville 
pour  prison  depuis  la  fin  d'avril  1821. 

Surla  recommandation  du  Président,  l'honorablegénéral 
Gédéon ,  sénateur,  commandant  de  cet  arrondissement , 
avait  pour  Romain  les  plus  grands  égards,  la  bienveillance 
franche  et  cordiale  que  la  fraternité  d'armes  inspire  aux 
braves  militaires,  et  il  le  recevait  journellement  chez  lui  au 
sein  de  sa  famille,  dans  l'espoir  de  ramener  cet  ancien  ser- 
viteur du  pays  aux  sentimens  de  fidélité  qu'il  devait  à  la 
République  dont  le  gouvernement  avait  épargné  sa  vie 
l'année  précédente.  Mais  Romain  était  loin  de  lui  savoir 
gré  de  toutes  ses  bontés,  et  de  renoncer  aux  projets  aussi 
haineux  qu'ambitieux  qui  l'avaient  rendu  le  chef  delà  con- 
spiration du  Nord  et  de  l'Arbonite.  Gomme  le  gouverne- 
ment ne  poussait  pas  la  rigueur  jusqu'à  lui  interdire  toutes 
relations  avec  ces  départemens,  avec  les  amis  qu'il  y  avait 
et  des  membres  de  sa  famille  qui  surveillaient  ses  proprié- 
tés, Romain  employait  cette  tolérance  à  y  faire  colporter 
sourdement  des  imputations  malveillantes  contre  le  Prési- 
dent personnellement,  en  le  représentant  comme  «  le  chef 
tV une  faction  qui  voulait  livrer  Haïti  aux  blancs,  aux  Fran- 


1  L'oLjetqne  ce  message  avait  en  -vue  était  le  vote  du  hndget  des  dépenses  publiques. 
Voyez  la  citation  du  discours  du  représentant  Pierre  André,  président  de  la  Chambre,  à  la 
page  269  du  8<=  volume  de  cet  ouvrage.  La  deuxième  législature  voulait  procéder  comme 
lapremièie  avait  agi  en  1817;  cependant,  la  loi  de  18i9  sur  les  attributions  des  grands 
fonctionnaires  avait  écarté  déjà  l'idée  d'un  budget,  devenu  si  malencontreux  en  1818. 


I7!2  ÉTUDES   siii   l'histoire  d'haïti. 

çais.  »  Boyer  n'ayant  pas  agi  avec  yiolence  contre  les 
commerçans  de  celle  nation  ,  à  propos  de  l'équipée  de  Sa- 
mana ,  et  comme  eût  fait  H.  Christophe  dans  une  pa- 
reille ocurrence,  l'ancien  Prince  du  Limhé,  tidèle  aux 
traditions  de  son  roi,  voyait  sans  doute  dans  cette  conduite 
la  preuve  la  plus  convaincante  de  la  trahison  du  Président 
d'Haïti  1 . 

Qu'imagina-t-il  alors?  Il  adressa  au  vertueux  général 
Magny  une  lettre  supposée  écrite  par  les  généraux  Gédéon 
et  Lamothe-Aigron,  pour  lui  ouvrir  les  yeux  et  le  convier 
à  se  joindre  à  eux,  afin  de  renverser  le  Président  du  pou- 
voir. Romain  lui  expédia  cette  lettre  par  un  jeune  homme 
du  Nord,  nommé  Jacques-Pierre  Lamotfe'^.  Mais,  étonné  de 
recevoir  par  cet  individu  une  lettre  semblable;  indigné  de 
cette  trame  ourdie  contre  ses  deux  collègues,  ses  deux 
frères  d'armes  qu'il  savait  incapables  d'une  telle  perversité, 
Magny  fit  arrêter  immédiatement  le  messager  de  Romain 
auquel  il  fit  subir  un  interrogatoire  :  ses  aveux  le  convain- 
quirent de  ce  qu'il  présumait;  J.-P.  Lamotte  dénonça 
Romain  et  fut  mis  en  prison.  Magny  expédia  aussitôt  un 
de  ses  aides  de  camp  auprès  du  Président  d'Haïti,  porteur 
d'une  dépêche  de  lui,  de  la  lettre  attribuée  aux  généraux 


1  Vers  le  mois  de  juin,  un  FraïK'ais,  portant  le  nom  de  Daure,  était  venu  au  Port-au- 
l'iince,  chargé  de  répandre  un  écrit  signé  P.-H.-J.  Sév'.gny,  ancien  ingénieur,  qui  traitait, 
en  apparence,  des  rapports  politiques  et  commerciaux  à  établir  entre  la  France  et  Haïti» 
mais  dont  les  idées  et  le  Lut  étaient  de  semer  la  division  entre  les  Haïtiens,  par  ces  éter- 
nelles distinctions  coloniales  entre  le  noir  et  le  mulâtre.  Le  Président  l'avait  fait  contrain- 
dre "a  retûviiner  en  France.  A  cette  occasion,  F.  Desrivières-Chanlatte  publia,  au  mois 
d'août,  une  réfutation  de  cet  écrit  perfide,  après  en  avoir  publié  un  autre,  intitulé  :  Con- 
sidéralions  diverses  sur  Haïti,  pour  prouver  l'aptitude  de  la  République  à  être  reconnue 
indépendante  par  la  France.  Toutes  ces  circonstances,  après  l'équipée  de  Samana,  tenaient 
l'esprit  public  dans  une  certaine  agitation,  au  moment  où  la  Chambre  des  représentans  se 
réunissait,  et  le  général  Romain  voulait  en  profiter  pour  parvenir  à  son  but. 

2  Ce  J.-P.  Lamotte  avait  été  le  seciétaire  de  Casimir  Noël,  l'un  des  conspirateurs  des 
Gonaïvcs,  à  la  fin  de  février  1821. 


[1822]  CHAPITRE    IV.  175 

Gédéon  et  Lamothe-Aigron  et  de  l'interrogatoire  subi  par 
le  messager  emprisonné. 

Boyer  ne  fut  pas  moins  indigné  que  le  brave  comman- 
dant de  l'arrondissement  du  Cap-Haïtien,  de  la  persévé- 
rance de  Romain  dans  ses  projets  criminels;  il  renvoya 
l'aide  de  camp  avec  iuA  itation  d'expédier  J.-P.  Lamotte  au 
Port-au-Prince  par  un  garde-côtes  qui  en  partit  aussitôt 
pour  le  Cap-Haïtien.  Peu  de  jours  après,  le  prisonnier  y 
était  rendu  et  déposé  à  la  maison  d'arrêt  où  il  subit  un 
nouvel  interrogatoire;  il  accusa  alors  les  généraux  Magny 
et  Nord  Alexis.  Le  Président  estimait  trop  ces  divers  géné- 
raux, pour  ajouter  foi  à  ces  calomnies  inventées  par  Ro- 
main et  colportées  par  son  obscur  agent.  Lamothe-Aigron 
était  à  Jacmel  dont  il  commandait  l'arrondissement  :  une 
dépêche  présidentielle  l'en  avisa,  parce  qu'il  était  malade  et 
ne  pouvait  se  rendre  à  la  capitale.  Mais  Gédéon  fut  mandé 
de  Léogane  :  son  irritation  fut  à  son  comble,  lorsqu'il  re- 
connut et  la  perfidie  et  l'ingratitude  du  traître  qu'il  acca- 
blait de  ses  bontés.  Le  Président  lui  dit  de  retournera  son 
commandement,  de  surveiller  Romain,  et  qu'à  l'arrivée  de 
son  messager,  il  lui  enverrait  l'ordre  de  l'expédier  sous 
escorte  pour  être  confronté  avec  ce  dernier  et  jugés  tous 
deux  par  la  même  commission  militaire.  Effectivement,  le 
chef  d'escadron  Souffrant,  aide  de  camp  du  Président,  fut 
envoyé  à  Léogane  dans  ce  but.  Mais,  arrêté  par  une  garde 
sous  les  ordres  du  colonel  Loret,  commandant  de  la  place 
de  Léogane,  afin  d'être  acheminé  au  Port-au-Prince,  Ro- 
main (fut-il  dit  alors)  aura  fait  résistance,  en  essayant  de  se 
saisir  du  fusil  d'un  soldat,  puis  en  prenant  la  fuite:  en  ce 
moment,  la  garde  fit  feu  etune  balle  l' atteigni  tmorlellemen  t' . 

i  Snivant  le  Té!éyui)ihr  d<\  18  août  1822, 


174  ÉTUDES.  SUR    l'histoire   d'hAÏTI. 

Tel  fut  le  rapport  officiel  que  le  Président  reçut  de  cet 
événement.  Mais,  sachant  combien  l'on  est  prompt  à  sup- 
poser des  crimes  politiques  aux  chefs  d'État,  et  surtout 
dans  la  situation  où  se  trouvaient  les  esprits  à  la  capitale 
depuis  la  réunion  de  la  Chambre  des  représentans,  il  crut 
qu'il  ne  pouvait  trop  s'assurer  des  faits  qui  avaient  occa- 
sionné la  mort  de  Romain.  A  cet  effet,  il  manda  le  général 
Gédéon  et  le  colonel  Loret,  et  les  questionna  publiquemenl 
au  palais  où  se  trouvaient  bien  des  officiers  :  leurs  déclara- 
tions confirmèrent  le  rapport  qu'il  avait  reçu.  C'est  pour- 
quoi la  proclamation  du  Président  dit  à  ce  sujet  :  »  Respon- 
»  sable  de  sa  personne  et  chargé  de  le  surveiller  (  Romain  ; 
»  strictement,  le  général  Gédéon  lui  ordonna  la  maison 
»  d'arrêt  :  il  refusa  formellement  d'obéir  et  se  mit  dans  le 
»  cas  qu'on  déployât  contre  lui  la  force  armée,  à  laquelle 
»  il  osa  résister  de  nouveau  :  c'est  cette  résistance  qui,  à 
»  mon  très-grand  regret  et  contre  mes  intentions,  a  causé 
»  la  mort  du  général  Romain,  lequel  sans  doute  a  pré- 
»  féré  d'ensevelir  ainsi  son  crime,  plutôt  que  de  paraître 
»  devant  des  juges  dont  la  sévère  équité  aurait  bientôt 
»  dévoilé  ses  abominables  machinations.  Telle  a  été  la  fin 
»  d'un  homme  qui,  parce  qu'il  avait  combattu  comme  tant 
»  d'autres  pour  son  pays,  s'était  persuadé  qu'il  pouvait 
»  l'asservir  à  sa  loi  et  à  ses  caprices  '.  » 


1  Le  président  Boyer,  causant  un  jour  arec  moi,  en  1840,  me  dit  :  »  Voyez  comment 
les  chefs  de  gouvernement  sont  a  plaindre  !  Qui  n'a  pas  cru,  en  1822,  que  ce  îwi  par  mes 
ordres  que  le  général  Romain  a  été  tué  à  Léogane,  au  lieu  d'être  jugé  et  fusillé  d'après 
la  loi  !  Eh  bien  !  quand  ce  fâcheux  événement  arriva,  je  mandai  ici  Gédéon  et  Loret,  et 
ce  dernier  m'alfirma  publiquement,  devant  ce  général,  que  Romain  avait  saisi  le  fusil 
d'un  soldat  pour  s'en  servir  et  résister  à  la  garde.  Je  dus  accepter  cette  explication  de 
sa  mort  violente,  mais  je  ne  restai  pas  entièrement  convaincu.  Eu  1827,  après  le  décès 
de  Gédéon,  je  fis  venir  Loret  ici  et  lui  demandai  de  m'avouer  si  réeUement  Romain  avait 
résisté  à  la  garde  qui  le  conduisait.  Loret  me  dit  que  non,  qu'il  avait  reçu  l'ordre  de 
Gédéon  de  faire  tuer  Romain  et  de  déclarer  les  faits  comme  il  fit  alors,  parce  qu'il  était 


[1822]  CHAPITRE    IV.  175 

Cet  événement,  regrettable  par  ses  circonstances,  puisque 
Romain  eût  pu  être  convaincu  d'une  odieuse  trame  par-de- 
vant la  commission  militaire,  condamné  à  mort  et  exécuté 
comme  Richard  l'avait  été  au  Port-au-Prince;  cet  événe- 
ment fut  accueilli  dans  cette  ville  avec  des  soupçons  ofFen- 
sans  pour  l'autorité  et  l'honneur  du  Président  d'Haïti. 
Aussi  lit-on  ce  qui  suit  dans  sa  proclamation  :  «  Cette  cir- 
»   constance,  en  éclairant  la  nation,  en  donnant  de  nou- 
)»  velles  preuves  de  son  inébranlable  volonté,  a  cependant 
)i   fait  penser  à  quelques  intrigans  d'une  autre  nature,  que 
»   le  moment  était  favorable  pour  donner  V essor  à  leurs 
■))  projets,  en  se  rendant  les  échos  complaisans  des  paroles 
»   séditieuses  du  général  Romain.  L'opinion  publique  a  ar- 
»   rêté  les  complots  de  ces  hommes  pervers,  et  la  vigilance 
)i   du  gouvernement  les  poursuivra,  jusqu'à  ce  que  le  glaive 
»   de  la  loi  les  ait  frappés.  Citoyens,  le  gouvernement,  fort 
»   de  la  droiture  de  ses  principes,  marchera  toujours  d'un 
»  pas  ferme  pour  vous  faire  jouir  de  cette  paix  qui  fait  le 
»  désespoir  de  vos  ennemis  et  pour  laquelle  vous  avez  fait 
))   les  sacrifices  les  plus  héroïques.  Les  discours  des  méchans, 
))   les  menées  c/es  am6^^l> wcp  ne  l'intimideront  jamais;  mais 
»   ils  troubleraient  votre  repos,  ils  tourmenteraient  vos 
»  familles,  si  vous  ne  vous  empressiez  de  les  étouffer  vous- 
»  mêmes,  en  dénonçant  aux  magistrats  préposés  à  la  garde 
»  de  la  tranquillité  publique,  ceux  qui  colportent  ces  bruits 
»   inquiétans,  ceux  qui,  par  leurs  propos  séditieux,  tendent 
»  à  alarmer  votre  conffance.  Pénétrez-vous   bien  qu'en 
»  tout  pays,  il  existe  de  ces  êtres  atrabilaires,  remuans  et 


»  présumable  que  je  pardonnerais  de  nouveau  à  ce  coupable  avec  lecinel  il  fallait  en  finir. 
»  Loret  approuva  Gédéon,  en  ajoutant  qu'il  avait  partagé  son  opinion.  Je  le  blâmai  sévè- 
»  rement  à  ce  sujet,  mais  c'était  tout  ce  que  je  pouvais  faire.  » 


176  ÉTUDES    StR    L*HIST01RE    d'haÏTI. 

))  envieux,  qui  ne  sont  jamais  satisfaits  de  tout  ce  qu'on 
»  fait  pour  eux,  et  dont  les  goûts  ne  peuvent  être  flattés  que 
»  par  les  innovations  qu  ils  proposent '^ .. .    » 

Un  paragraphe  de  cette  proclamation  s'adressait  ensuite 
aux  magistrats,  et  un  autre  à  l'armée,  pour  réveiller  et  exci- 
ter leur  zèle  dans  ces  circonstances.  Quant  kJ.-P.  Lamotte, 
jugé  comme  complice  de  Romain,  il  fut  condamné  à  mort 
et  exécuté  après  l'événement  survenu  à  Léogane. 

Il  est  facile  de  reconnaître  que  certains  passages  de  la 
proclamation  de  Boyer  faisaient  allusion  à  des  représentans 
et  à  d'autres  personnes  auxquelles  il  attribuait  des  projets 
subversifs  de  l'ordre  public,  surtout  si  on  les  rapproche  de 
quelques  paroles  prononcées  dans  son  discours  à  l'ouver- 
ture de  la  session.  Il  faut  dire  aussi  qu'on  tenait  à  la  capi- 
tale bien  des  propos  malveillans  qui,  rapportés  au  Prési- 
dent, lui  faisaient  croire  à  un  esprit  séditieux,  factieux,  qui 
voulait  s'introduire  dans  la  Chambre  des  représentans, 
non-seulement  pour  s'opposer  à  son  pouvoir,  mais  pour  le 
renverser  :  de  là  cette  aigreur  qui  perce  dans  ses  paroles. 

Le  contre-amiral  Panayoty,  sénateur,  avait  un  vaste  lo- 
gement où,  de  tout  temps,  il  se  plaisait  à  recevoir  ses 
amis  et  des  voyageurs  qui,  venant  à  la  capitale,  n'y  trou- 
vaient point  d'hôtels  garnis  pour  se  loger  :  cet  usage  est 
d'ailleurs  dans  les  mœurs  du  pays.  D'un  caractère  bienveil- 
lant et  enjoué,  Panayoty  suppléait  d'ailleurs  au  manque 
d'une  famille,  par  la  société  des  hommes  qui  le  visitaient 
souvent  et  qui  se  sentaient  attirés  (iliez  lui  par  son  affabilité, 
et  là  ils  se  rencontraient  pour  causer  en  toute  liberté. 

Or,  il  avait  pour  compagnon,  chez  lui,  Ph.  Liétout^  se- 


1   Cette  phrase  avait  un  rapport  évident  avoo  It^  clisr.otirs  prononcé  à  l'oinvrtiire  île  la 
stjssioii  Ifigislativc  pai"  Bnyfr  lui-même. 


[1822]  CHAPITRE    lY,  177 

crélaire  rédacteur  du  S(>iiat:,  dont  la  conversation  spirituelle 
et  anecdotiqiie  ne  contribuait  pas  moins  à  ces  réunions;  et, 
malheureusement  peut-être^  depuis  longtemps,  J.-B.  Bé- 
ranger  occupait  l'une  des  chambres  de  sa  maison.  Ce  der- 
nier y  recevait  particulièrement  F.  Darfour,  qui  avait  fait 
sa  connaissance  dès  son  arrivée  de  France,  en  1818.  L'un 
et  Tautre  prenaient  part  aux  conversations  générales  de 
cette  société  habituelle  ;  et  dans  notre  précédent  volume 
comme  dans  celui-ci ,  nous  avons  déjà  fait  connaître  les 
idées,  les  sentimens  et  le  caractère  de  Béranger,  et  divers 
faits  de  F.  Darfour  qui  prouvaient  ses  prétentions,  sa  pré- 
somption et  ses  incartades  envers  des  citoyens  dignes  de 
son  respect,  et  sa  malveillance  envers  le  Président  qui  avait 
cependant  beaucoup  fait  pour  lui  '.  De  plus,  àroccasion  de 
la  session  législative,  les  représentans  Saint-Martin,  du  Cap- 
Haïtien,  dont  on  a  lu  le  discours  sur  le  commerce,  dans  la 
session  de  1821,  au  chapitre  II  de  ce  livre,  et  Saint-Lau- 
rent, des  Caves,  vinrent  loger  aussi  chez  l'amiral  Panayoty'^ 
A  cette  époque,  on  disait  que  les  citoyens  Dugué,  notaire  du 
gouvernement,  Noël  Piron,  doyen  du  tribunal  civil,  et  bien 
d'autres  se  joignaient  à  ceux-là,  journellement,  pour  parler 
des  affaires  publiques. 

Il  était  tout  naturel  qu'elles  occupassent  l'esprit  des  ci- 
toyens éclairés  en  général,  après  les  glorieux  événemens 
qui  réunirent  tout  le  territoire  d'Haïti  sous  la  même  consti- 
tution, et  que  chacun  imaginât  des  plans  pour  la  meilleure 
administration  du  pays,  des  réformes  à  y  faire  pour  progres- 


1  Voyez  au  tome  8  de  cet  ouvrage,  pages  379,  3SI ,  390  et  422. 

2  Saint-Laiircnl  était  un  ancien  ami  de  Pauayoty,  et  Saint-Martin  avait  servi  sons  ses 
ordres,  en  qualité  de  commissaire  général  de  notre  flotte.  Capturé,  en  1811,  sur  un  de  nos 
bàtiniens  par  ceux  de  Cbristoplie,  Saint-Martin  entrinsigne  bonheur  d'écî;apper  à  la  mort, 
étant  le  Jîls  d'une  dime  que  Christoplic  estimait.  C'est  ce  fjiie  nons  avons  appris  ])ar  tradi- 
tion orale. 


178  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

scr,  faire  prospérer  l'agriculture,  le  commerce  national,  etc.  ; 
et  l'on  a  vu,  quant  à  ces  deux  industries,  ce  qui  était  dans 
les  idées  delà  Chambre  des  communes  par  le  passage  cité 
du  discours  de  son  président  :  elle  semblait  réclamer  du 
Président  d'Haïti  des  projets  de  lois  à  ce  sujet. 

Mais,  est-il  présumable  que,  dans  les  entretiens,  les  con- 
versations dont  il  s'agit,  soit  chez  l'amiral  Panayoty,  soit 
ailleurs,  on  se  bornât  à  l'expression  de  simples  vœux,  sans 
critiquer  en  même  temps  certaines  mesures  du  gouverne- 
ment dans  l'administration  du  pays,  sans  blâmer  son  abs- 
tention dans  certaines  autres  que  l'on  jugeait  utiles  à  sa 
prospérité''  ?  Pour  croire  ainsi,  il  faudrait  n'avoir  aucune 
expérience  des  procédés  de  l'esprit  humain  ;  et  ce  qui  n'était 
d'abord  que  vœux^  que  désirs^  devenait  projets  à  réaliser. 
Par  quel  moyen  y  parviendrait-on  !   La  Chambre  n'était- 
elle  pas,  constitutionnellement,  la  représentation  nationale, 
formée  des  représentans  du  peuple  ?  N'avait-elle  pas  des 
■pouvoirs  égaux  à  ceux  du  Sénat,  au  moins  égaux  à  ceux  du 
Président  d'Haïti  qui  n'était  qu'un  magistrat  chargé  à^ exé- 
cuter les  lois?  Si  le  pacte  social  lui  accordait  V initiative  des 
]iropositions  pour  en  faire,  rien  n'empêchait  que  la  Cham- 
bre des  communes  n'en  j3ropof/u«i  de  lui,  puisque,  d'après 
l'art.  58  de  cet  acte,  c'était  elle  «  qui  statuait  sur  l'admi- 
n   nistrationj  —  qui  formait  et  entretenait  l'armée;  —  qui 
»   faisait  des  lois  et  règlemens  sur  la  manière  de  l'organi- 
)'   ser  et  de  la  gouverner  (l'armée);  —  qui  fixait  la  valeur, 
»   le  poids  et  le  type  des  monnaies  ;  —  qui  établissait  Téta- 
')   Ion  des  poids  et  mesures  ;  —  qui  consacrait  définitive- 
»   ment  et  pour  toujours  l'aliénation  des  domaines  natio- 
»  naux;  —  qui  faisait  toutes  les   lois  nécessaires   pour 

1   Voyei  ce  qui  a  été  diiji  dit  sur  ce  sujet,  i\  hi  p:i;i-c  i22  du  S«  volnmo. 


[1822]  CHAPITRE    IV.  479 

»  maintenir  l'exercice  des  pouvoirs  définis  et  délégués  par 
»  la  constitution,  etc.  »  Toutes  ces  attributions  étaient 
compétentes  à  la  Chambre;  et  si  ce  même  article  58  se  ter- 
minait en  disant  :  «En  un  mot,  la  Chambre  des  représen- 
»  tans  exerce  l'autorité  législative  concuremment  avec  le 
»  Sénat  »,  on  n'y  voyait  pas  figurer  le  Président  d'Haïti  : 
son  initiative  dans  les  projets  de  lois  devenait  simplement 
une  obligation  à  laquelle  il  était  tenu,  si  «  les  mandataires 
du  peuple  »  jugeaient  convenable  de  l'exiger  de  lui  '. 

Et  qu'on  ne  dise  pas  que  nous  faisons  là  des  «  supposi- 
tions gratuites,  »  àproposdesévénemensde'1822,  puisque 
plus  tard  on  a  voulu  mettre  à  exécution  cette  théorie  cons- 
titutionnelle :  or,  il  y  avait  assez  d'hommes  éclairés  dans 
la  seconde  législature  pour  la  concevoir  alors,  ainsi  que  d'au- 
tres l'ont  manifestée  par  la  suite. 

Tel  était  l'état  des  choses  et  des  esprits,  au  moment  où 
un  grand  coupable  et  son  complice  venaient  dépérir,  le 
premier  violemment,  le  second  suivant  les  formes  légales. 
Dans  ces  circonstances,  le  chef  du  gouvernement  avait  pris 
une  attitude  aussi  défensive  que  menaçante  pour  ceux  qui 
essaieraient  d'attenter  à  son  pouvoir,  tout-puissant  sur  l'ar- 
mée surtout  ;  mais  les  imprudens  n'en  tinrent  aucun 
compte. 

La  Chambre  des  communes  consacra  encore  plusieurs 
séances,  les  21,  25,  26et28  août,  à  des  détails  de  son  in- 
térieur, à  l'admission  de  quelques-uns  de  ses  membres  re- 
tardataires. Dans  la  séance  du  28,  elle  prit  lecture  d'une 
pétition  qui  lui  fut  adressée  par  Hérard  Dumesle,  l'un   des 


1  Voyez,  dans  ce  chapitre,  la  nouvelle  rédaction  proposée  par  B.  Blauchet.  Il  est  certain 
que  la  session  de  1821  avait  fait  prévoir  une  lutte  prochaine  entre  la  Chambre  et  le  Pré- 
sident. 


180  ÉTUDES  si'R  l'histoire  d'haïti. 

représeritans  du  Caves  :  «  Cette  pétition  n'étant  pas  faite 
•(  flans  les  formes  voulues  par  les  lois,  il  a  été  arrêté  que  la 
«  Chambre  s'en  tiendrait  à  sa  décision  sur  la  validité  do^ 
«  élections  de  la  commune  des  Caves,  sauf  au  député  Hérard 
«  Dumesle  à  se  rendre  à  son  poste,  d'après  la  lettre  qui  le 
«   mande'.    » 

A  raison  des  faits  qui  précèdent,  on  pouvait  s'attendre  à 
une  explosion  «  d'opposition  légale,  constitutionnelle,  » 
dans  la  Chambre  des  communes,  contre  le  Président  d'Haïti. 
Mais  il  était  réservé  à  un  esprit  présomptueux,  ambitieux, 
qui  s'égarait  dans  ses  singulières  prétentions,  à  un  cœur  in- 
grat et  haineux,  de  venir  jeter  un  brandon  de  discorde 
entre  cette  branche  du  pouvoir  législatif  et  le  pouvoir  exé- 
(îutif.  Ce  fut  Félix  Darfour  qui  voulut  bien  jouer  ce  rôle 
dangereux,  ne  pouvant  croire  sans  doute  qu'il  y  perdrail 
seul  la  vie.  La  proclamation  du  Président,  du  19  août, 
contenait  cependant  des  avertissemens  dont  il  devait  pro- 
hter;  mais  que  ne  peuvent  l'envie  et  toutes  les  mauvaises 
passions  qu'elle  suscite?  Darfour  fut-il  seul  à  concevoir  le 
projet  cju'il  manifesta  authentiquement?  Nous  entendons 
par  là,  qu'il  a  pu  avoir  des  complices  hors  de  la  Cliambre. 

Suivant  le  Bulletin  des  lois ,  dans  la  séance  de  la  Cham- 
bre, du  28  août,  on  avait  pris  lecture  d'un  message  du  Pré- 
sident d'Haïti  qui  accusait  réception  de  deux  actes  que  la 
Chaml)re  lui  avait  adressés,  et  des  observations  avaient  été 
faites  sur  celui  du  Président  :  la  Chaml)rc  avait  décidé 
«  que  ces  obsei'vations  seraient  reproduites  à  la  prochaine 
»   séance  puliliquc,  jtour  pouvoir  statuer  sur  la  réponse  cpie 


'I  Toutes  nos  citations  relatives  aux  actes  de  la  Cliambre  des  communes  soiil  tirées  deô 
iHiméros  livret  2  du  Bulletin  ilc.i  loi.i  do  cette  année.  On  y  voit  que  dans  la  séance  du 
16  septembre,  la  Chambre  recul  une  lettre  de  II.  Dumesle,  en  réponse  à  celle  ijiii  le 
Niandait  à  son  poste  ;  il  disait  qu'il  ne  pouvait  s'y  rendre,  à  cause  d'une  t;rave  maladie. 


|182;2|  CHAl'lTKE    IV.  181 

«  nécessite  ce  umasa^e.  »  Mais  le  50,  à  sept  heures  du  ma tiu, 
la  séance  fut  owYerie  en  comité  général,  c'est-à-dire  à  huis- 
clos^  dans  la  partie  haute  du  local  où  le  public  n'était  pas 
admis.  Là,  «  un  membre  a  pris  la  parole  et  a  exposé  à  la 
«  Chambre,  (ju'il  n'vavait  pas  un  motif  fondé -j^ouy  entrev 
«  en  (l  iscuss  ion  publique  sur  le  contenu  de  ce  message  ;  c{ue 
»  les  termes  génériques  dont  s'est  seryi  le  pouvoir  exécutif 
'<  dans  ledit  message  ne  pouvaient  pas  être  pris  dans  le 
(I  sens  particulier  que  quelques  membres  veulent  l'interpré- 
<(  ter  (lui  donner).  Un  autre  membre  a  proposé  d'ajourner 
<(  ladite  réponse'.  Les  avis  étant  partagés,  la  question  est 
<'  mise  aux  voix  par  le  président,  et  la  Chambre  a  décidé,  à 
«  la  majorité,  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  à  la  discussion  de  ce 
«  message  qui,  par  sa  nature,  n  exigeait  pas  non  plus  une 
<i  réponse ,  puisqu'il  tendait  à  accuser  réception  à  la  Cham- 
(I   bre  de  ses  cieux  messages  du  19  du.  courant.  » 

L'un  de  ces  messages  demandait  au  Président  d'Haïti  les 
comptes  généraux  de  recettes  et  de  dépenses  qu'il  devait 
lui  transmettre,  au  terme  des  articles  75  et  221  de  la  con- 
stitution, et  il  est  vraisemblable  que  ce  fut  à  cette  occasion 
que  le  message  du  Président  aura  suscité  des  observations. 
Sans  pouvoir  dire  quels  furent  «  les  termes  génériques  dont 
il  se  servit,  »  ni  quelles  furent  «  les  observations  »  faites 
à  ce  sujet,  nous  ferons  remarquer  cependant  que  si  «  quel- 
»  ques  membres  de  la  Chambre  leur  donnaient  un  sens 
»  particulier,  »  du  moins  la  majorité  repoussa  cette  inter- 
prétation. Alors,  la  Chambre  continua  sa  séance  en  comité 
général.  Nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  citer  encore  le 
Bulletin  des  lois. 


1   Dans  quel  hui  cet  ajùmiiemeiit,  si  quelques  membres  licuivaieiit  uiatière  i  iijterpréla- 
lion  dans  ce  message  du.  Président  d'Haïti  ? 


182  ÉTUDES    SLR    l' HISTOIRE    d' HAÏTI. 

»  Le  président  de  la  Chambre  (Hyppolite),  après  avoir 
»  donné  connaissance  d'une  lettre  à  lui  adressée  par  le  ci- 
)i  toyen  F.  Darfour,  lui  annonçant  que  sous  le  même  pli  il 
»  trouvera  une  pétition  par  lui  adressée  à  la  Chambre,  la 
»  question  a  été  mise  aux  voix  sur  l'ouverture  de  ce  paquet. 
»  Un  membre  a  demandé  et  a  observé  que  cette  pétition  dc- 
»  vait  être  décachetée  et  lue  en  séance  publique ,  car  Darfour 
»  aura  sans  doute  fait  part  de  sa  pétition  à  des  citoyens  de 
»  la  ville  avec  d'autres  observations  pour  appuyer  son  idée. 
»  Un  autre  membre  a  pris  la  parole  et  demandé  à  la  Cham- 
»  bre  que  le  paquet  contenant  la  pétition  de  Darfour  lui 
)j  soit  renvoyé  sans  en  prendre  connaissance ,  tant  par  la 
»  fausse  application  de  l'article  de  la  constitution  invoqué 
»  par  sa  lettre  au  président,  que  parce  que  la  Chambre  n'é- 
»  tait  pas  habile  à  recevoir  des  pétitions  des  particuliers. 
))  La  discussion  suivie  et  venant  à  la  délibération,  la  majo- 
n  rite  relative  a  été^  et  pour  l'admission  et  pour  la  lecture  de 
»   ladite  pétition  en  séance  publique.  » 

Ce  jour-là,  les  citoyens  étaient  nombreux  dans  la  salle 
où  le  public  était  admis;  on  semblait  prévenu  de  l'envoi  de 
cette  pétition,  et  l'on  venait  sans  doute  pour  en  entendre  la 
lecture.  Le  Bulletin  des  lois  continue  : 

«  Étant  au  lieu  des  séances  publiques,  la  lecture  de  la 
»  pétition  a  été  commencée,  et  le  contenu  a  bientôt  jeté  l'hor- 
»  reur  et  Vindignation  parmi  les  membres.  Un  d'eux  de- 
»  mande  que  la  lecture  soit  s«s/je/2c?t/e,  mais  un  autre  con~ 
n  trarie  cette  opinion;  et  lecture  finie,  la  discussion  s'est 
»  ouverte  sur  V usage  que  la  Chambre  devait  faire  de  cette 
»  pièce.  Plusieurs  membres  ont  fait  diverses  observations 
»  et  témoigné  leur  outrance  contre  V auteur.  La  discussion 
»  fermée  et  la  question  mise  aux  voix  par  le  président,  la 
»   Chambre  a  arrêté  que,  conformément  à  Tart.  165  de  la 


fl8â^]  CHAPITRE    IV.  183 

))  coiîStitiUioH  ',  elle  ne  pouvait  jms  s  occuper  de  là  pétition 
»  du  citoyen  Darfoiir,  laquelle  resterait  déposée  au  bureau 
»  pour  délibérer  en  comité  général  sur  ï usage  qu'il  con- 
»  viendrait  de  faire,  vu  la  nature  offensante  et  séditieuse  de 
))   cet  écrit.  La  séance  a  été  levée.  » 

On  voit  comment  la  Chambre  des  communes  procéda,  à 
propos  de  la  pétition  de  F.  Darfour,  et  pourquoi  elle  attira 
la  foudre  sur  quelques-uns  de  ses  membres.  Celui  qui  en 
demanda  la  lecture  en  séance  publique,  —  «  parce  que  son 
»  auteur  en  aurait  probablement  fait  part  à  des  citoyens  de 
»  la  capitale,  avec  d'autres  observations  pour  appuyer  son 
»  idée ,  »  —  celui-là  paraît  en  avoir  eu  une  connaissance 
préalable.  Que  se  proposait-il,  et  que  se  proposait  cette  ma- 
jorité  relative  qui  repoussa  l'opinion  contraire^  tendant  à 
renvoyer  la  pétition  sa/is  la  lire,  sur  la  seule  lecture  de  la 
lettre  qui  accompagnait  cette  pièce  ?  N'était-ce  que  du  scan- 
dale qu'on  voulait  produire  en  facilitant  ainsi  l'expansion 
au  grand  jour  des  sentimens  haineux  du  hardi  pétition- 
naire? ou  bien,  reconnaissait-on  que  la  Chambre  était  assez 
assise  dans  l'opinion,  que  le  Président  d'Haïti,  surtout, 
était  assez  fort,  assez  puissant,  pour  ne  pas  paraître  crain- 
dre l'effet  de  la  pétition  d'un  factieux  aussi  impuissant  que 
haineux? 

Il  est  inutile  de  scruter  l'intention  qu'on  a  pu  avoir  en 
cette  occurrence;  mais  remarquons  que,  puisque  la  lecture 
de  la  pétition  fit  éclater  «  de  l'horreur  et  de  l'indignation 
»   parmi  les  représentans;  que  plusieurs  d'entre  eux  témoi- 


1  «  Art. '163.  —  Au  Séuat  seul  il  appartient  d'eiamiiier  et  de  décréter  la  culpabilité  du 
Président  d'Haïti.  » 

Donc,  la  pétition  de  F.  Darfour  était  dirigée  contre  le  président  Boyer  ;  elle  portait  des 
accusations  contre  lui,  elle  demandait  «h  ?«oî»s  sa  mise  en  jugement  par  la  Chambre  des 
communes!  La  rédaction  du  Bulletin  (les  lois  nous  autorise  à  cette  interprétation. 


IJSi  ÉixoES  SIR   l'histoiuk    d'iiaïii. 

»  gnèreut  qu'ils  étaient  outrés,  méconteiis  contre som  i\\\- 
»  tenr;  que  la  Chambre  reconnaissait  qu'elle  n'avait  |  î'.s  le 
»  droit  d'admettre  une  accusation  contre  le  Président 
»  d'Haïti;  qu'enfin  elle  jugeait  que  cet  écrit  était  d'une 
I)  nature  ofllensante  et  séditieuse,  »  devait-elle  lever  sa 
séance  publique,  ajourner  toute  délibération  à  ce  sujet  pour 
s'en  occuper  à  huis-clos?  Elle  aurait  dû,  au  contraire,  sta- 
tuer immédiatement  sur  cette  pétition  ,  faire  ce  qu'elle  fit 
lardivement  le  lendemain^  dans  une  séance  extraordinaire, 
en  adressant  la  pétition  au  Président  d'Haïti  par  un  message 
C[u'une  députation  lui  apporta  avec  cette  pièce  offensante  cl 
séditieuse.  IMais  alors  les  faits  étaient  accomplis;  la  démar- 
che de  la  Chambre  n'avait  plus  le  mérite  qu'elle  eût  pu  lui 
donner. 

Corps  législatif  et  pouvoir  politique  en  même  temps,  elle 
aurait  dû  comprendre  qu'elle  était  dans  V obligation  de  con- 
courir au  maintien  delà  paix  publique,  en  dénonçant mr-le- 
champaù  pouvoir  exécutif,  chargé  des  mesures  à  prendre, 
le  factieux  qui  avait  tenté  de  la  troubler.  En  déclinant  ainsi 
son  devoir  constitutionnel,  elle  a  donné  lieu  au  Président 
d'Haïti  et  à  bien  des  citoyens  sensés  de  croire  que,  si  elle 
n'était  pas  de  connivence  avec  le  coupable,  du  moins  elle 
subissait  la  pression  de  quelques-uns  de  ses  membres  qui 
auraient  pactisé  avec  lui  :  de  là  le  déplorable  événement 
qui  survint  dans  l'après-midi  du  30  août. 

Félix  Darfour  assistait  à  cette  séance  publique  et  il  en- 
lendit  la  lecture  de  sa  pétition.  Les  débals  qu'elle  occa- 
sionna parmi  les  représentans  ne  l'émurent  point;  il  ne  fut 
j)as  plus  ému  lorsque  Saint-Marlin,  dii-on,  indigné  comme 
plusieurs  de  ses  collègues,  fit  remarquer  qu'il  était  présent 
et  proposa  de  le  fa  ire  arrêter. 

Onadit  aussi,  à  cette  épo(pie,  que  ce  fut  lui,  Sainl-^far- 


[[S±2\  ciiAi'iTKi:  IV.  18o 

tin,  qui  deniaiidu  la  suspension,  la  cessation  de  la  lecture 
de  la  pétition,  et  que  Laborde  opina  au  contraire  pour  la 
continuation,  mais  en  ajoutant  :  «  que  la  République  était 
»  assez  fortement  constituée,  pour  n'avoir  pas  à  craindre 
»  les  tentatives  d'aucun  individu  dans  le  but  de  renverser 
»  son  gouvernement.  »  Si  ces  traditions  orales  sont  exactes, 
on  doit  d'autant  plus  regretter  que  la  Chambre  se  soit  dé- 
semparée sans  prendre  la  résolution  que  son  devoir  lui  in- 
diquait. 

Mais,  parmi  les  nombreux  citoyens  qui  assistaient  aussi  à 
cette  séance,  se  trouvait  le  capitaine  Calix  Bonneaux,  aide 
de  camp  du  Président  d'Haïti.  Il  accourut  aussitôt  au  palais 
et  raconta  au  Président  les  faits  qui  venaient  de  se  passer  en 
sa  présence.  On  en  sait  assez  déjà  du  caractère  de  Boyer, 
pour  juger  de  l'impression  que  le  rapport  de  son  aide  de 
camp  dut  produire  sur  son  esprit  :  à  ses  yeux,   la  Chambre 
des  communes,  ou  du  moins  quelques-uns  de  ses  membres 
'  co«s/)/m?m^  avec  F.  Darfour  contre  son  pouvoir,  son  auto- 
rité, contre  le  gouvernement  national  tout  entier,  pour  je- 
ter le  pays  dans  une  affreuse  anarchie  ;  la  pétition,  jugée 
séditieuse  par  la  Chambre  elle-même,  ne  tendait  à  rien  de 
moins;  le  pétitionnaire,  enfin,  provoquait  la  guerre  civile 
entre  les  citoyens,  et  ses  complices  se  rendaient  dupes  de 
ses  perverses  intentions. 

Et  une  telle  pétition  était  produite,  accueillie  dans  la 
Chambre  des  communes,  quelques  jours  seulement  après 
les  menées  ténébreuses  de  Paul  Romain!... 

Telle  fut,  telle  ne  pouvait  manquer  d'être  la  pensée  de 
Boyer,  en  apprenant  l'audacieuse  entreprise  d'un  homme, 
étranger  au  pays,  qu'il  avait  accueilli  à  son  arrivée  et  com- 
blé de  ses  faveurs,  jusqu'à  lui  permettre  de  publier  un 
journal,  sans  frais  aucun,  en  se  servant  de?  presses  de  l'im- 


180  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

primerie  nationale  :  journal  qui  lui  servit  à  répandre  des 
doctrines  insidieuses  et  qu'il  cessa  lui-même  de  faire  pa- 
raître, quand  le  public  n'en  voulut  plus.  Toute  la  conduite 
antérieure  de  Félix  Darfour  dut  revenir  à  la  mémoire  du 
Président,  pour  ne  voir  en  lui  qu'un  artisan  de  discordes 
civiles.  Et  siPétion,  toujours  si  calme  malgré  son  caractère 
résolu,  s'indigna  hautement  de  la  séance  démagogique  du 
Sénat,  le  17  décembre  1808,  qui  occasionna  l'ajournement 
de  ce  corps  durant  plus  de  deux  années,  que  ne  devait  pas 
éprouver  Boyer  après  la  séance  de  la  Chambre  des  com- 
munes, lui  dont  le  caractère  était  sujet,  malheureusement, 
à  tantd'eraportemens? 

Aussi  vit-on  bientôt  plusieurs  officiers  supérieurs,  suivis 
de  soldats,  parcourant  les  rues  de  la  capitale  pour  opérer 
l'arrestation  des  individus  évidemment  désignés  parle  chef 
de  l'État.  Si  nos  souvenirs  sont  fidèles,  ces  officiers  étaient; 
le  colonel  Patience,  du  1"'  régiment  d'artillerie  ;  le  colonel 
Frémont,  le  chef  d'escadron  Souffrant,  le  capitaine  C.  Bon- 
neaux,  trois  aides  de  camp  du  Président;  le  chef  de  batail- 
lon Bouzy,  du  8*  régiment  d'infanterie  ;  le  capitaine  Saint- 
Bome  fils, adjudant  déplace,  et  d'autres  dont  les  noms  nous 
échappent. 

Féliœ  Darfour  fut  le  premier  appréhendé  au  corps  et  con- 
duit en  prison,  mis  aux  cachots  et  aux  fers.  Jean-Baptiste 
Béranger ,  Saint-Laurent  et  Saint-Martin ,  représentans , 
furent  arrêtés  chez  l'amiral  sénateur  Panayoty  et  conduits 
également  en  prison.  Dès  le  commencement  de  ces  arresta- 
tions, la  plupart  des  membres  de  la  chambre  s'étaient  réu- 
nis dans  son  palais,  et  Laborde  se  trouvait  parmi  eux;  les 
officiers  y  allèrent  le  chercher  et  le  conduisirent  aussi  en 
prison.  Enfin,  les  citoyens  Noël  Piron,  doyen  du  tribunal 
civil  ;  Pierre  André,  directeur  de  l'école  nationale  primaire, 


[I8l2t2]  CHAPITRE    IV.  187 

et  Diiguéj  notaire  du  gouvernement,  subirent  le  même 
sort  . 

Ces  arrestations  en  plein  jour  n'avaient  pu  s'opérer  sans 
agitation,  sans  qu'une  grande  foule  suivit  les  officiers  :  de 
là  la  part  attribuée  au  peuple  dans  cette  mesure  toute  gou- 
vernementale; aussi  eut-elle  lieu  avec  le  plus  grand  ordre, 
si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi. 

Si  l'on  se  livre  à  une  investigation,  pour  trouver  les 
causes  de  l'arrestation  de  chacune  des  personnes  dénommées 
ci-dessus,  on  pourra  dire  :  —  que  F.  Darfour  ne  pouvait  y 
échapper,  par  son  audace  même  à  présenter  sa  coupable  pé- 
tition ;  —  que  J.-B.  Béranger  y  était  désigné,  par  ses  rela- 
tions intimes  avec  le  pétitionnaire ,  par  son  caractère  atra- 
bilaire qui  le  portait  à  censurer  publiquement  les  actes  du 
Président,  qui  lui  fit  croire  qu'à  la  Chambre  il  pouvait  en 
provoquer  le  redressement,  même  violemment;  —  que 
Saint-Laurent,  connu  par  son  esprit  d'intrigues,  affichait 
aussi  des  prétentions  de  régenter  le  gouvernement  ;  —  que 
Saint-Martin,  distingué  entre  tous  par  une  loquacité  impi- 
toyable pour  ses  auditeurs,  paya  ainsi  son  fameux  discours 
prononcé  à  la  session  de  1 821  ;  —  que  Laborde  subit  ce  dé- 
sagrément pour  avoir  renoncé  à  sa  qualité  militaire  en  fa- 
veur delà  cléputation,  ce  qui  fit  sans  doute  supposer  qu'il 
avait  de  grandes  vues  dans  ses  fonctions  législatives,  et  d'au- 
tant plus,  qu'antérieurement,  quand  il  défendait  la  cause  de 
militaires  ou  autres  accusés  par-devant  les  tribunaux,  il  si- 
gnalait souvent  des  infractions  de  formes  légales  de  la  part 


1  Sachant  qu'on  le  cherchait  pour  l'arrêter,  Diigiié  s'était  réfugié  chez  un  ami.  Appre- 
nant cela,  le  colonel  Victor  Poil  vint  dans  la  soirée  devant  la  maison  où  il  se  tenait,  et  dit 
à  hante  voix:  «  Je  sais  où  ast  le  f.'.  Diigué,  et  je  l'invite  à  se  rendre  en  prison,  sans 
«  crainte  ;  car  il  ne  court  aucun  danger.  »  Et  Dngué  y  fut  accompagné  par  sou  ami.  Les 
égards  que  le  colonel  eut  pour  lui  étaient  dictés  par  ses  sentimens  de  fraternité  maçonnique, 
étant  tous  deux  de  la  même  loge. 


1«S«S  Kl  L  DES    SLK    LIIISIOIUK    1)  IIAÏTI. 

du  général  Boyer,  commandant  de  T arrondissement  du 
Port-au-Prince  '  ;  —  que  Noël  Piron,  un  des  secrétaires  du 
cercle  de  commerce  de  cette  ville,  Tannée  précédente,  avail 
pris  à  cœur  l'inutilité  de  sa  formation,  les  espérances  déçues 
à  ce  sujet,  et  ne  se  gênait  pas  pour  se  plaindre  incessam- 
ment, que  le  Président  ne  donnait  aucun  encouragement  au 
commerce  national  ;  —  que  Pierre  André  avait,  le  pre- 
mier, donné  le  signal  de  réformes  à  introduire  dans  la  légis- 
lation relative  à  ce  commerce,  à  Tagriculture  et  à  l'armée^, 
par  son  discours  à  la  Chambre,  en  iS'âl,  et  qu'il  venait  de 
prouver  une  vacillation  singulière,  en  renonçant  à  la  charge 
déjuge  au  tribunal  de  cassation  pour  l'office  de  représen- 
lant,  et  témoignant  le  désir  de  rester  à  la  Charnière,  malgré 
sa  place  rétribuée  de  directeur  de  l'école  primaire;  —  que 
Dugué,  enfin,  quoique  notaire  du  gouvernement,  se  plaisait 
à  censurer  ses  actes  sans  ménagement,  par  l'effet  d'un  ca- 
ractère irascible. 

Au  sujet  de  l'appréciation  des  causes  de  toutes  ces  arres- 
tations ,  nous  pourrions  en  appeler  au  souvenir  de  tous 
ceux  qui,  comme  nous,  en  furent  les  témoins  oculaires; 
mais  nous  ne  prétendons  pas  dire,  néanmoins,  que  le  prési- 
dent Boyer  n'avait  aucun  autre  motif  pour  les  ordonner. 
Nous  en  jugeons  encore  par  le  résultat  définitif  qu'elles 
eurent. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  51  août  la  Chambre  des  communes 
se  réunit  et  chargea  une  députation  de  plusieurs  de  ses 


1  rai  quelquefois  eutendu  Laboide,  défenseur  public,  démontrei-  les  irrégularités  que 
le  général  Boyer  coraraeltait,  en  dénonçant  les  prévenus  à  la  commission  militaire,  en  sa 
qualité  de  commandant  d'arrondissement  :  il  ne  suivait  pas  les  formes  prescrites  par  la  loi 
sur  ces  conseils'  spéciaux,  et  il  était  mécontent  du  défenseur  public  qui  réclamait  leur 
exécution.  Chacun  sait,  d'ailleurs,  que  le  président  Boyer  avait  de  l'éloignement  pour 
ces  olflciers  ministériels  dont  la  cliicane  lui  p;iraissail  ruisiblo  à  la  bonne  administration 
de  In  justice. 


[1822]  CHAPITRE  IV.  189 

membres  d'apporter  au  Président  d'Haïti  la  pétition   de 
Félix  Darfour,  accompagnée  d'un  message;  puis,  elle  re 
forma  son  bureau  pour  diriger  ses  travaux  pendant  le  mois 
de  septembre  :  Caminéro,  un  des  représentons  de  Santo-Do- 
mingo,  fut  élu  président  i . 

Le  même  jour,  avant  d'avoir  reçu  la  pétition  incriminée, 
le  Président  dénonça  Félix  Darfour  au  général  Thomas 
Jean  ,  commandant  de  la  place  et  ])rovisoirement  de  l'ar- 
rondissement du  Port-au-Prince ,  »  comme  ayavit  fait  et 
»  signé  un  écrit  séditieux  qu'il  présenta  à  la  Chambre  des 
H  représentans  et  qui  y  fut  lue  publiquement  la  veille,  dont 
)'  le  but  était  de  fomenter  la  discorde,  d'allumer  la  guerre 
»  civile  en  portant  les  citoyens  à  s'armer  les  uns  contre  les 
»  autres;  et  que,  nouveau  Christophe,  il  a  insinué  dans  cet 
»  infâme  écrit  les  principes  les  plus  subversifs,  en  s'ap- 
»  puyant  sur  le  mensonge  et  la  calomnie ,  pour  essayer  de 
»  détruire  la  confiance  dans  le  gouvernement,  etc.  »  Cette 
dénonciation,  par  lettre  du  Président,  ajouta  :  «  La  cla- 
»  meur  publique  a  dénoncé  le  coupable  ;  l'opinion  des  ci- 
n  toyens  patriotes  l'a  jugé,  et  en  l'arrêtant  par  an  mouve- 
»  ment  spontané ,  on  allait  l'immoler,  si  les  agents  de  la 
))  police  n'avaient  interposé  leur  autorité  pour  faire  triom- 
»  pher  les  lois,  en  plaçant  le  criminel  sous  leur  empire,  afin 
»  que,  passant  par  un  jugement  régulier,  il  soit  frappé  du 
»  glaive  terrible  de  la  justice  ^.  » 


1  On  raconta  alors  que  J.-S.  Hyppolite,  président  de  l.i  Chambre,  étant  allé  an  palais,  se 
plaignit  "a  Boyer  de  ce  que  les  officiers  étaient  venus  anèter  Laborde  dans  le  local  ménie 
(le  la  Chambre,  sans  respect  pour  la  représentation  nationale  ;  et  que  Boyer  lui  ayant  ré- 
pondu avec  colère  «  que  la  Chambre  favorisait  les  factieux,  »  il  sortit  du  palais  en  mon- 
trant une  grande  irritation.  11  est  certain  qu'Ilyppolite  resta  lonf;tpmps  en  froideur  avec 
Boyer;  après  avoir  cessé  d'être  représentant  dans  la  deuxième  législature,  il  n'accepta  de 
nouvelles  fonctions  publiques  qu'en  18i0.  Dès  lors,  Boy^r  ne  cessa  de  lui  donner  des 
preuves  de  son  estime. 

2  La  lettre  du  Président  au  général  Thomas  Jean  fut  écrite  par    Ingiuac.  Dans  ses  Mé- 


d90  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

En  conséquence,  le  Président  ordonna  au  général  Tho- 
mas Jean  de  faire  réunir  de  suite  la  compission  militaire , 
afin  de  juger  Félix  Darfour,  sans  désemparer;  et  que  des 
témoins  y  comparaîtraient  pour  déposer  sur  le  contenu  de 
la  «  pétition  que  l'indignation  a  fait  disparaître.  »  Nous 
ignorons  si,  l'ayant  reçue  ensuite  de  la  députation  de  la 
Chambre,  le  Président  l'aura  transmise  à  ce  général  pour 
être  placée  sous  les  yeux  des  juges  ;  mais  cela  est  présu- 
mable. 

La  commission  militaire  procéda  à  ce  jugement  avec 
toute  la  célérité  habituelle  à  un  tel  tribunal.  L'accusé  Félix 
Darfour  se  défendit  lui-même;  il  montra  beaucoup  décou- 
rage et  ne  chercha  pas  à  présenter  aucune  excuse  pour  at- 
ténuer les  assertions  consignées  dans  sa  pétition  '.  Enfiu, 
il  fut  condamné  à  mort,  à  une  heure  avancée  de  la  soirée. 
Le  lendemain,  1"  septembre,  étant  un  dimanche,  l'exécu- 
tion de  ce  jugement  n'eut  lieu  que  le  lundi  2 ,  dans  la  ma- 
tinée. A  ce  terrible  moment,  Darfour  conserva  tout  son  cou- 
rage, en  présence  des  troupes  de  la  garnison  et  de  la  foule . 
qu'un  si  triste  spectacle  attire  toujours. 

Comme  on  le  voit,  aucune  des  autres  personnes  arrêtées 


moires  de  18i3,  il  a  dit:  »  J'avais  entendu  parler  des  menées  de  Darfour  qui  s'efforçait, 
disait-on  (et  je  le  crois),  de  susciter  des  divisions  de  couleur,  en  portant  les  uns  à  la  mé- 
fiance contre  les  autres.  On  répétait  qu'il  avait  imparti  dans  la  Chambre  des  représeutans 
et  dans  le  Sénat,  dont  le  but  était  de  renverser  l'ex-président.  Je  ne  fis  aucune  attention 
à  ces  bruits,  et  je  fus  surpris  le  jour  que  j'appris  que  Darfour,  ayant  été  à  la  Chambre  des 
rcprésentans,  alors  en  séance,  donner  lecture  d'une  pétition  véhémente  contre  le  cliefde 
l'État,  en  le  dénonçant  d'avoir  vendu  le  pays  aux  blancs,  venait  d'être  arrêté  et  conduit  en 
prison,  après  avoir  été  sur  le  point  de  périr  par  l'exaspération  de  ceux  qui  l'avaient  ar- 
rêté, et  qu'il  allait  être  jugé  militairement.  Plusieurs  membres  de  la  Chambre  furent  si- 
gnalés comme  impliqués  dans  le  projet  de  Darfour,  ainsi  que  des  membres  du  Sénat:  les 
uns  furent  éloignés  pendant  quelque  temps  de  la  capitale,  et  les  autres  donnèrent  leur  dé* 
mission.  »  —  Page  66. 

1  F.  Darfour  exerçait  les  fonctions  de  défenseur  pi/l'Uc,  après  avoir  été  eommissionné  ar- 
penleur.  Boyer  lui  avait  donné  ces  charges  ov'i  il  pouvait  gagner  une  existence  honorable. 


[1822]  CHAPITRE   IV.  491 

le  même  jour  ne  fut  mise  en  cause  avec  Félix  Darfour,  qui 
subit  seul  la  punition  qu'il  encourut  par  son  odieux  écrit. 
Tout  porte  à  croire  que, son  audacieuse  accusation,  dirigée 
conlre  le  Président  d'Haïti,  n'était  qu'une  ramification  de  la 
trame  ourdie  par  Paul  Romain  dont  il  était  un  complice 
ignoré  jusqu'alors,  puisque  cette  accusation  reposait  prin- 
cipalement sur  les  mêmes  faits  imputés  au  Président;  ou, 
qu'adoptant  les  soupçons  injurieux  qui  planaient  sur  le  Pré- 
sident, à  propos  de  la  mort  violente  de  ce  général,  Darfour 
aura  cru  qu'il  pouvait  profiter  des  dispositions  que  mon- 
traient certains  représentans  à  faire  une  vive  opposition 
à  Boyer,  pour  le  dénoncer  à  la  Chambre  et  provoquer  ainsi 
son  renversement  par  la  voie  révolutionnaire. 

Les  art.  149  et  159  de  la  constitution  donnaient  au  Pré- 
sident d'Haïti  /erfro/f  et  même  lui  prescrivaient  le  devoir,  de 
faire  arrêter  par  ses  propres  ordres,  et  Darfour  et  les  autres 
personnes,  mais  sous  la  condition  de  les  dénoncer  par  de- 
vant le  tribunal  compétent  à  les  juger,  s'il  était  informé 
qu'ils  tramaient  une  conspiration  contre  la  sûreté  inté- 
rieure de  la  République.  Mais,  à  vrai  dire,  s'il  avait  des 
suspicions  contre  les  représentans  qui  furent  arrêtés,  de 
conniver  avec  Darfour,  et  contre  les  autres  personnes  consi- 
dérés comme  leurs  complices,  il  eût  étç  difficile  d'en  four- 
nir la  preuve.  La  simple  lecture  de  la  pétition  avait  soulevé 
une  louable  indignation  dans  le  sein  de  la  Chambre,  et  il 
n'est  nullement  présumable  que  les  représentans  ni  les 
autres  personnes,  arrêtés  en  même  temps,  eussent  conçu  le 
même  projet  que  Fauteur  de  la  pétition.  Boyer  préféra  at- 
tribuer ces  arrestations  «  à  un  mouvement  spontané  de  pa- 
triotes^ »  du  moins  celle  de  Darfour,  d'après  sa  lettre  au 
générab  Thomas-Jean  :  ce  qui  devenait  plus  commode. 


192  ÉTUDES    Sl'R    l'histoire    d'haÏT^I.  , 

Mais  i'hisloire  est  inflexible;  elle  ne  peut  transiger  avec  les 
faits  passés  à  la  vue  des  contemporains. 

Cependant,  on  va  voir  que  la  Chambre  et  le  Sénat  adop- 
tèrent la  même  version  dans  leur  adresse  au  peuple.  Sui- 
vant la  constitution,  les  représentans  arrêtés  étaient  justi- 
ciables de  la  haute  cour  de  justice,  et  les  art.  205  à  210  de 
cet  acte  donnaient  le  moyen  suffisant  pour  les  faire  juger  : 
le  ministère  public  seul  n'y  était  pas  désigné,  mais  le  Pré- 
sident d'Haïti  aurait  pu  investir  un  fonctionnaire  de  cette 
attribution  '. 

Les  trois  pouvoirs  politiques  reculèrent  devant  l'ohlkja- 
tion  de  convoquer  cette  haute  cour;  et  dans  sa  séance  du 
2  septembre,  agissant  évidemment  sous  la  pression  des 
événemens,  la  Chambre  des  communes  décida  ce  qu'il  suit, 
d'après  le  Bulletin  des  Lois. 

«(  Le  président  ayant  fait  un  exposé  des  événemens  qui 
»  se  sont  passés  à  la  dernière  séance  (le  30  août),  et  par 
»  suite  desquels  plusieurs  de  ses  membres  ont  été  arrêtés 
»  et  conduits  en  prison  par  le  peuple,  a  soumis  à  la  Cham- 
»  l)re  qu'il  était  urgent  de  pourvoir  aux  moyens  de  donner 
»  des  preuves  ostensibles  de  son  dévouement  à  la  patrie  et 
))  de  son  attachement  au  pouvoir  exécutif.  Plusieurs  mem- 
»  bres  ont  opiné  pour  que  ceux  d'entre  eux  arrêtés  par  le 
»  j)6upk,  fussent  déclarés  déchus  de  leur  qualité  de  députés 
•)  et  leurs  suppléans  appelés  à  les  remplacer.  Cette  propo- 
»  position  ayant  été  approuvée  à  la  mojorité  absolue  et 
))  presque  unanime,  les  députés  Laborde,  Saint-Martin, 
»   Béranger  et  Saint-Laurent  ont  été  déclarés  exclus  de  la 


\  I,e  grand  jugrf  était  le  président  né  de  h  hante  cour;  mais  dans  le  cas  oii  il  serait  Ini- 
mèino  accnsé  par  devant  elle,  le  Président  d'Haïti  avait  le  droit  de  désigner  un  antre, 
grand  fonctionnaire  pour  la  présider  :  à  pins  forte  raison  devait-il  nommer  celni  fini 
remplirait  les  fonetiiin?  du  ministtre  pnlilic,  en  verlii  di^  l'art.  1:i2  de  la  l'iinstitiition. 


[1822]  CHAPITRE    IV.  195 

»  Chambre  des  représentans  des  communes;  et  il  a  été  dé- 
»  cidé  que  leurs  suppléans  sont  appelés  à  les  remplacer 
»  dans  leurs  fonctions,  que  communication  sera  donnée  ai 
»  pouvoir  exécutif  de  cette  détermination,  et  qu'elle  (la 
»  Chambre)  doit  s'occuper  de  l'adresse  qui  sera  faite  au 
»  peuple.  » 

Ainsi,  il  est  constaté  par  ce  procès-verbal,  qu'il  n'y  eut 
pas  «  complète  unanimité  »  parmi  les  représentans  ^omy  r^  .■  ,. 
ïexclusion  de  leurs  collègues  ci-dessus  dénommés,  et  il  est  -- 
probable  que  la  plupart  de  ceux  qui  opinèrent  en  faveur  de 
cette  mesure  inconstitutionnelle  étaient  sous  l'influence  de 
V intimidation  exercée  par  le  Président  d'Haïti;  car,  à  moins 
d'être  aveuglés  par  la  passion^  les  membres  d'un  tel  corps 
ne  prennent  pas  de  semblables  résolutions  qui  les  privent 
eux-mêmes  des  garanties  établies  par  une  constitution''. 

Malheureusement  pour  le  pays  et  pour  Boyer  lui-même, 
la  facilité  avec  laquelle  la  Chambre  des  communes  prononça 
l'exclusion  de  ceux  de  ses  membres  qui  voulaient  faire  oppo- 
sition à  son  pouvoir,  devint  la  règle  qu'on  suivit  par  la 
suite  et  dont  on  abusa  étrangement.  ^ 

Par  son  caractère,  Boyer  ne  pouvait  employer  ce  que  /P 
nous  avons  appelé  les  séductions  du  pouvoir,  beaucoup  4*.-6 
plus  agréableSf  pour  se  créer  dans  la  Chambre  une  majorité  ^»''i'^*^__^ 
compacte  qui  pût  paralyser  les  opposans  :  il  préféra  l'intimi'  ^£#A-to^ 
dation.  Mais  ce  moyen,  s'il  plaît  davantage  à  la  vanité  d'un  '^  ^-^^'^ 
chef  d'État,  a  certainement  plus  de  danger  pour  lui-même,       ^-^'-''^ 


1  11  faut  convenir,  néanmoins,  que  les  circonstances  prêtaient  singulièrement  à  l'emploi 
(le  l'intmidation,  pour  arrêter  tonte  velléité  à' opiiosilion  dans  la  Chambre  des  communes. 
La  trame  ourdie  par  le  général  Romain,  sa  mort  violente,  rexécution  Je  son  complice, 
instrument  de  ses  desseins,  avaient  forcé  le  gouvernement  de  prendre  une  position  mena- 
çante par  rapport  aux  propos  qu'on  tenait  a  la  capitale;  et  c'est  dans  ce  moment  même 
que  11  Cbambre  commit  l'imprudence  de  donner  lecture  publiquement  de  la  pétition  in- 
cendiaire de  F.  Daifuur,  sans  remplir  ensuite  son  devoir  de  corps  politique  ! 

T.  n.  13 


194  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

par  la  haine  secrète  qu'il  entretient  dans  les  cœurs ,  par 
l'irritation  dissimulée  des  esprits,  non-seulement  de  ceux 
qui  en  sont  victimes,  mais  de  ceux  qui  servent  ôJinstrumens 
aux  répugnances  du  pouvoir,  même  du  public  qui  finit 
toujours  par  se  rallier  à  ceux  qui  lui  semblent  opprimés.  Et 
cependant  quel  chef  posséda,  autant  que  Boyer,  l'art  sédui- 
sant de  gagner  les  cœurs,  de  désarmer  les  préventions, 
sinon  de  convaincre  les  esprits?  Quel  chef  trouva,  plus  que 
lui,  un  peuple  disposé  à  l'obéissance  et  à  seconder  son  au- 
torité? Son  illustre  prédécesseur  avait  parfaitement  nivelé 
le  terrain  politique  pour  lui.  Il  y  avait  sans  doute  encore 
des  prétentions  individuelles,  des  ambitions  présomptueu- 
ses ;  mais  il  est  impossible  qu'il  n'en  soit  pas^  ainsi  dans 
toute  société  qui  tend  à  se  perfectionner,  et  un  gouverne- 
ment éclairé  ne  doit  pas  s'en  étonner  :  son  devoir  consiste 
à  les  annuler  par  les  moyens  les  plus  doux,  accompagnés 
toutefois  de  fermeté,  s'il  ne  peut  les  attirer  dans  sa  sphère 
d'activité. 

Enfin,  le  2  septembre  même,  la  Chambre  des  communes 
signa  une  «  adresse  au  peuple  »  pour  l'informer  des  fails 
qui  venaient  de  se  passer.  Cet  acte  dit  que  d'abord  les  re- 
présentans  étaient  animés  du  désir  de  contribuer  au  bien 
public.  «  Mais  bientôt  un  caractère  d'opposition  chercha  à 
»  se  manifester^  et  à  peine  l'harmonie,  qui  doit  régner  en- 
»  tre  les  pouvoirs,  a  été  menacée,  qu'un  esprit  méchant  et 
»  révolutionnaire  croit  trouver  le  moment  de  développer 
»  ses  projets.  Om,Félix  Dar four, homme  artificieux  et  trai- 
»  tre  à  la  société^,  a  voulu  jeter  la  discorde  et  exciter  une 
»  guerre  civile  parmi  les  Haïtiens,  en  mettant  sous  les  yeux 
»  de  la  Chambre,  le  oO  août  dernier,  un  écrit  reconnu  bien- 
»  tôt  séditieux j  mensonger  et  calomnieux,  attentatoire  à 
»  l'honneur  et  aux  prérogatives  du  Pouvoir  exécutif 


[1822]  CHAPITRE    IV.  195 

n  Instruit  de  ce  pamphlet,  le  peuple  se  porta  en  foule  de 
»  toutepart,  arrêta  et  conduis!  t  dans  les  prisons  les  citoyens 
»  Béranger,  Laborde,  Saint-Laurent,  Saint-Martin,  repré- 
»  sentans,  simultanément  avec  les  citoyens  Pierre  André, 
n  juge  au  tribunal  de  cassation  "" ,  et  Noël  Piron,  doyen  du  tri- 
»  bunal  civil  de  cette  ville.  Les  diverses  attributions  de  ces 
))  personnes^  accusées  cumulativementpor  le  peuple,  nous 
»  ont  portés  à  croireque  l'arrestation  desquatre  représentant 
))  sus-mentionnés  devait  êtreV effet  de  quelques  motifs  par ti- 
n  culiers'^.  La  voix  publique  les  a  signalés  comme  des 
»  citoyens  dont  les  lumières  ne  se  tournent  que  vers  rin- 
n  novation  et  en  opposition  avec  la  marche  déjà  établie  et 
»  consacrée  par  nos  institutions...  Compatriotes,  e^(?w7|)ie 
))  de  tout  blâme ,  la  Chambre  des  communes  doit  l'être  aussi 
!)  de  tout  soupçon,  et  dès  lors  que  quelques-uns  de  ses 
»  membres  sont  accusés  par  l'opinion  bien  manifestée  jîm'  le 
'■>  peuple  ,  ils  doivent  n'êtrejjlus  admis  dans  son  sein...  » 

Si  la  Chambre  se  disait  «  exempte  de  tout  blâme  et  de 
lout  soupçon,  »  le  Sénat,  dans  son  «  adresse  au  peuple,  » 
datée  du  31  août,  déclarait  le  contraire;  en  voici  un  extrait  : 

«  Citoyens,  —  Le  Président  d'Haïti,  par  sa  proclamation 
»  du  1 9  de  ce  mois,  vous  a  rappelé  les  calamités  qui  vous  ont 
1)  affligés  pendant  de  longues  années.  Ce  chef  infatigable 
»  venait  d'y  mettre  un  terme,  et  il  ne  cesse,  par  ses  veilles 
»   et  sa  sollicitude,  d'assurer  votre  bonheur  et  de  préparer 

»  un  avenir  heureux  à  vos  neveux Mais  unhomme dont 

»  on  connaît  à  peine  le  pays;  unhomme  que  le  gouverne- 


1  II  paraît  qu'après  avoir  renoncé  à  cette  charge  de  juge  pour  rester  représentant,  et 
que  renonçant  ensuite  à  cette  dernière  jour  rester  directeur  de  l'école  nationale  primaire, 
Pierre  André  aura  repris  sa  qualité  de  juge  qui  n'était  pas  incompatible  avec  cette  direc- 
tion ;  autrement,  on  ne  comprendrait  pas  qu'il  ait  été  ainsi  qualifié  dans  l'adresse  de  la 
Chambre. 

2  Cette  phrase  est  remarquable,  à  cause  même  des  circonstances  où  elle  a  été  publiée. 


196  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'ï'AÏTI. 

»  ment  avait  comblé  de  bienfaits;  un  homme  qui  avait 
1)  déjà  cherché  à  troubler  l'Etat  par  des  écrits  incendiaires, 
))  Darfour,  ce  factieux,  ourdissait  dans  les  ténèbres,  les 
)'  moyens  de  porter  la  désolation  dans  la  République. 
»  Vendredi,  50  de  ce  mois,  cet  homme  perfide  et  plein 
))  d'audace,  présenta  à  la  Chambre  des  représentans  une 
»  pétition  qui  tendait  à  pervertir  l'esprit  public  et  à  renver- 
«  ser  l'édifice  national.  Après  la  lecture  de  cet  écrit  infer- 
'»  nal,  la  Chambre  ayant  trop  longtemps  gardé  le  silence  sur 
»  la  dénonciation  de  son  coupable  auteur^  le  peuple  indigné 
»  de  cette  conduite  tiède^  d'un  mouvement  spontané ^  se  réunit 
»  et  arrêta  ce  factieux.  Dans  cette  sainte  insurrection, 
»  quatre  députés  (membres)  de  la  Chambre  des  représen- 
»  tans^  sï^?ia/e's  depuis  quelque  temps  par  l'opinion  publi- 
»  que,  comme  cherchant  à  troubler  le  repos  du  peuple  par 
»   leurs  manœuvres  liberticides,  furent  également  arrêtés 

»   avec  deux  membres  du  corps  judiciaire Le  Sénat, 

»  dans  la  journée  du  50  de  ce  mois,  a  admiré  en  vous  l'at- 
»  titude  d'un  peuple  fier  qui  connaît  ses  droits,  dans  l'a- 
»   néantissement  de  ses  tyrans 

Le  Président  d'Haïti  ne  pouvait  garder  le  silence  dans  de 
telles  conjonctures  et  après  ces  actes  du  Sénat  et  de  la 
Chambre  des  communes  :  le  9  septembre^  il  publia  unelon- 
gue  proclamation  adressée  «  au  peuple  et  à  l'armée.  »  Cet 
acte  résuma  d'abord  les  antécédens  révolutionnaires  du 
pays  d'où  résultèrent  son  indépendance  et  la  fixité  de  ses 
institutions,  en  dépit  de  toutes  les  tentatives  faites  pour  en- 
rayer *a  marche  vers  la  prospérité  : 

«  Qui  eût  pensé,  continue-t-il,  qu'après  le  dénoùment 
tragique  de  toutes  ces  conspirations,  un  autre  agitateur  au- 
rait osé  encore  élever  la  voix  pour  abuser  les  citoyens  et 
pour  lancer  parmi  eux  les  brandons  de  la  discorde?  Mais 


(1822|  CHAPITRE    IV.  197 

Darfour,  que  la  République  avait  accueilli,  qu'elle  avait 
adopté,  auquel  la  clémence  du  gouvernement  avait  déjà  ac- 
cordé une  fois  la  vie\  l'ingrat  respirait,  et  son.  âme  dévorée 
du  feu  de  l'ambition,  méditai^  en  secret  le  renversement  de 
l'ordre  social...  Enfin^  la  foudre  éclata,  et  l'imprudent 
qui  l'avait  attirée  sur  sa  tête  périt  consumé  par  elle...  Puisse 
ce  dernier  exemple  n'être  pas  oublié  comme  les  précédens! 
— Vous  êtes  déjà  instruits  comment  le  criminel  Darfour,  en- 
hardi par  l' appui  de  quelques  citoyens  pervers  et  par  V esprit 
novateur  de  quelques  membres  de  la  Chambre  des  communeSy 
qui,  il  faut  le  dire,  avaient  usurpé  la  représentation  natio- 
nale, sonna  le  tocsin  de  la  guerre  civile  dans  une  adresse 
lue  publiquement  à  la  séance  que  cette  Chambre  a  tenue  le 
30  août  dernier.  Cet  infâme  libelle  a  soulevé  votre  indigna- 
tion; d'un  mouvement  spontané^  vous  vous  êtes  jetés  en 
foule  sur  son  coupable  auteur  et  sur  tous  ceux  qui  en 
avaient  été,  ou  les  conseillers  ou  les  protecteurs  ;  vous  les  avez 
mis  en  état  d'arrrestation....  Le  glaive  de  la  loi,  en  frap- 
pant le  délit  qui  venait  de  vous  outrager,  vous  a  donné  une 
satisfaction  digne  de  vous  ;  et  la  Chambre  des  communes, 
en  déclarant,  par  un  acte  authentique,  en  date  du  2  de  ce 
mois,  que  les  citoyens  Béranger,  Laborde,  Saint-Laurent  et 
Saint-Martin,  étaient  exclus  de  son  sein,  pour  avoir  montré 
une  conduite  opposée  au  système  d'union  qui,  seul,  fera  notre 
salut,  vous  a  prouvé  que  les  intentions  de  la  majorité  de  ses 


1  A  l'occasion  de  ses  écrits  antérieurs  où  il  se  montrait  factieux,  insinuant  des  impu- 
tations perverses  contre  le  gouvernement,  il  avait  été  question  de  son  arrestation  et  de 
son  jugement;  mais  le  Président  patienta,  en  considérant  qu'il  n'avait  aucune  influence 
sur  l'esprit  public.  A  cette  époque,  bien  des  personnes  ont  pensé  qne  F.  Darfour  pouvait 
être  «  un  agent  secret  j  envoyé  de  France  pour  semer  la  division  parmi  les  Haïtiens,  par 
cela  même  qu'il  déblatérait  contre  les  Français  et  les  blancs  eu  général.  Ses  provocations 
contre  eux  semblaient  être  une  manœuvre  perfide  pour  se  créer  le  moyeu  d'accuser  le  gou- 
vernement du  pays  de  tiédeur,  sinon  de  cunnivence  avec  eux.  Mais  il  suffisait  qu',1  fût  l'in- 
time de  Biranger  pour  avoir  ces  idées  exagérées. 


198  ÉTUDES    SUR    l'histoire    u'hAÏTI. 

inembres  sont  pures  et  qu'elle  veut  franchement  coopérer  avec 
les  deux  autres  pouvoirs  constitués,  à  la  consolidation  de 
votre  félicité.  Enfin,  le  Sénat  vous  a  confirmé  également, 
par  son  adresse  du  50  août,  qu'il  est  toujours  prêt  à  secon- 
der le  pouvoir  exécutif,  pour  opposer  un  rempart  inexpu- 
gnable aux  attaques  qui  seraient  dirigées  contre  votre  orga- 
nisation sociale.— La  journée  du  oOaoût  fera  éternellement 
époque  dans  les  fastes  de  la  nation,  parce  qu'elle  perpé- 
tuera le  souvenir  glorieux  de  votre  énergie  et  de  votre 
sagesse^  parce  qu'en  affermissant  davantage  le  gouverne- 
ment que  vous  vous  êtes  donné,  elle  n'a  fait  naître  aucun  de 
ces  désordres  dont  nous  eussions  pu  génlir  un  jourj  parce 
qu'elle  laisse  après  elle  une  leçon  d'expérience  plus  extraor- 
dinaire et  plus  frappante  pour  ceux  qui  auraient  la  folie, 
dans  la  suite,  de  vouloir  créer  plusieurs  partis  dans 
l'État....» 

La  proclamation  finit  par  engager  le  peuple àavoir  con- 
fiance dans  le  gouvernement,  qui  ne  cesserait  de  veiller  à  la 
conservation  de  ses  droits  ;  de  se  livrer  aux  travaux  agrico- 
les et  à  l'industrie;  «  de  se  tenir  en  garde  contre  les  intri- 
»  ganSf  contre  les  ambitieux  et  les prôneurs  de  reformes  qui 
»  masquent  toujours  des  vues  particulières  sous  l'apparence 
))  du  bien  général.  »  Un  de  ses  paragraphes  s'adressa  plus 
particulièrement  à  l'armée  :  «  Militaires, ...  je  vous  ai  tou- 
»  jours  vus  debout,  prêts  à  défendre  la  patrie  :  elle  est  satis- 
»  faite  de  vos  services » 

Par  suite  de  ces  divers  actes  des  pouvoirs  constitués  et 
du  mécontentement  publiquement  manifesté  par  Boyer  con- 
tre Panayoty,  pour  avoir  souffert  chez  lui  les  réunions  dont 
nous  avons  parlé,  ce  sénateur  donna  sa  démission  le  2  sep- 
tembre, mais  en  des  termes  mesurés  qui  permettaient  un 


[182^2]  CHAPITRE    IV.  199 

rapprochemententrelecontre-amiraletlePrésidentd'Haïti^ 
Et  un  avis  du  grand  juge  notifia  au  public  la  destitution  de 
ceux  des  fonctionnaires  qui  relevaient  de  son  département  : 
Pierre  André,  Noël  Piron,  Dugué,  Béranger  et  Laborde,ces 
ces  deux  derniers  en  leur  qualité  de  défenseurs  publics. 

Une  sorte  de  bannissement  à  l'intérieur  fut  aussi  imposée 
à  ces  personnes  arrêtées  le  50  août,  avec  faculté  laissée  à 
chacune  d'elles  de  choisir  le  lieu  de  leur  résidence.  Laborde 
alla  à  Jérémie;  Béranger,  aux  Gonaïves;  Saint-Martin,  au 
Cap-Haïtien  ;  Saint-Laurent,  aux  Cayes,  lieux  de  leur  do- 
micile ;  Noël  Piron,  à  l'Anse-à-Veau  j  Pierre  André  et  Du- 
gué,  à  Saint-Marc.  Après  quelques  mois  de  séjour  en  ces 
ditférents  endroits,  à  l'exception  de  Saint-Martin  et  de  Saint- 
Laurent^  tous  les  autres  citoyens  revinrent  à  la  capitale  oii 
ils  étaient  domiciliés.  Bientôt,  chacun  d'eux  reprit  l'exercice 
des  fonctions  qu'ils  remplissaient  auparavant  ou  occupa 
des  emplois  plus  élevés  dans  la  hiérarchie  civile.  La  colère 
du  Président  étant  apaisée,  la  modération  avait  repris  son 
empire  sur  son  cœur  ^. 

Le  lecteur  comprendra  que  si  nous  avons  donné  tant 
d'extension  à  cette  affaire  du  30  août  et  à  ses  suites,  c'est 
que  nous  avons  voulu  caractériser  l'un  des  faits  les  plus 
importans  du  gouvernement  de  Boyer,  par  les  conséquen- 
ces qu'il  a  eues.  On  voit  dans  quelles  circonstances  déplo- 


1  Dans  ces  circonstances,  le  général  Bazelais  donna  aussi  sa  démission  de  sénateur;  sa 
lettre  du  14  octobre,  daiée  du  Port-au-Prince,  fut  motivée  sur  sa  maladie  ;  il  était  encore 
commandant  des  arrondissemens  de  Jérémie  et  de  Tîbiiron.  Peu  après,  Panayoty  alla 
commander  celui  de  Saint-Jean. 

2  Quelque  temps  après,  Béranger  fut  nommé  juge  au  tribunal  civil  des  Gonaïves,  puis 
commissaire  du  gouvernement  près  ce  tribunal.  Mais  dans  cette  dernière  charge,  il  com- 
mit tant  d'actes  arbitraires,  jusqu'à  faire  subir  la  torture  à  des  accusés,  que  Boyer  fut  con- 
traint de  révoquer  ce  patriote  libéral  qui  avait  tant  crié  contre  le  despotisme  du  Président. 
AU  !  si  Boyer  avait  eu  un  autre  caractère  ! 


200  ÉTUDES    SUR    l'histoire   d'haÏTI. 

rables  il  fut  amené  à  exercer  sur  la  Chambredes  communes 
une  pression,  une  intimidation  qui  garantit  pendant  de  lon- 
gues années  la  tranquillité  pid^lique,  la  marche  paisible  de 
l'administration;  mais  qui^  devenant  un  mo?/e/i,  une  règle 
pour  son  gouvernement,  ne  pouvait  manquer  de  VaveugUr 
lui-même  sur  le  résultat  définitif  decet  aôiw  de  sa  puissance. 
Car,  si  l'opinion  publique  se  rangea  de  son  côté,  par  rap- 
port à  l'audacieuse  entreprise  de  F.  Darfour,  à  l'imprudence 
commise  par  la  Chambre,  à  la  modération  relative  dont  il 
fit  preuve  envers  les  représentans  et  les  autres  citoyens  sus- 
pectés et  arrêtés,  cette  opinion  ne  pouvait  toujours  approu- 
ver que  des  représentans  fussent  exclus  de  la  Chambre, 
contrairement  au  texte  précis  delà  constitution  de  1816  et 
parce  qu'ils  auraient  manifesté  un  esprit  ou  des  idées  d'op- 
position au  pouvoir  exécutif.  On  dit,  avec  raison,  «  que 
l'opinion  est  la  reine  du  monde,  »  et  que  «  les  gouverne- 
mens  périssent  par  l'excès  de  leurs  principes,  »  deux  vérités 
dont  Boyer  sembla  ne  pas  se  pénétrer,  pour  éviter  à  son 
pays  la  funeste  révolution  qui  le  renversa  du  pouvoir. 

Dans  le  cours  de  la  session,  il  fut  rendu  plusieurs  lois, 
après  que  la  Chambre  eût  déchargé  le  secrétaire  d'État  de 
toute  responsabilité  par  rapport  aux  comptes  généraux  de 
l'année  1821,  en  ces  termes  :  «  La  Chambre...  donne  au 
»  secrétaire  d'État  des  éloges  mérités  sur  l'administration 
»  générale  des  finances,  et  s'entretient  des  ressources  de 
»  l'État,  qui  ne  peuvent  que  s'accroître  sous  le  gouverne- 
»  ment  du  chef  sage  et  éclairé  qui  tient  le  timon  des  affaires 
»  publiques...  ^  »  Une  loi  abrogea  celle  de  1818  qui  avait 


1   L'i-iiinéc  1821    avait  donné  3,570,691   gMirdps  de  )r.r//(',s,  et  occasionné  3,461,003, 
gourdes  de  dé,  e.  .jM.On  exporta  du  pays  Î0,92o, 000  livres  de  café,  820,000 livres  de  colùn 


[1822]  CHAPITRE    IV.  201 

établi  un  droit  sur  l'entrée,  dans  la  partie  occidentale,  des 
bestiaux  venant  de  l'Est,  et  ce,  à  raison  de  la  réunion  de 
toute  l'ile  sous  le  même  gouvernement.  Celle  sur  les  pa- 
tentes, pour  1823,  eut  égard  à  l'infériorité  du  commerce  et 
de  l'industrie  en  général  dans  cette  même  partie  de  l'Est, 
par  rapport  à  la  classification  des  communes.  Une  autre 
établit  désormais  les  fonctions  de  membres  des  conseils  de 
notables  comme  purement  honorifiques  y  à  l'exception  de 
leurs /greftlers  ''.  Jusqu'alors,  le  produit  des  amendes  et  au- 
tres fra^is  judiciaires  versés  au  greffe  du  tribunal  de  cassa- 
tion était  perçu  par  le  grelTier  de  ce  tribunal  et  à  son  profit, 
par  un  oubli  de  la  loi  ;  une  nouvelle  loi  y  obvia,  en  établis- 
sant sa  réglée  au  profit  du  trésor  public.  Enfin,  la  loi  sur  les 
douanes  remania  les  divers  droits  perçus  dans  cette  adminis- 
tration, de  manière  à  accroître  encore  les  revenus  de  l'Etat. 

^"^Dès  la  réunion  du  territoire  des  départemens  de  l'Est  à  J^n.-^2j:x^ 
la  République,  le  gouvernement  avait  à  résoudre  des  ques-   -'-  -  ■>  .-r^. 
tions  très-importantes,   par  rapport  aux  diverses  natures 
de  ])ropriétés  établies  dans  cette  partie  sous  le  régime  espa- 
gnol :  régime  qui  avait  un  caractère  de  féodalité  incompa-c*^  **^*''*'''*^ 
tible  avec  les  lois  républicaines  de  l'État,  et  qui  accordait 


26a, 000  livres  de  cacao,  601,000  livresde  sucre,  3,649,000  liviesde  campêcke  :  le  tout  eu 
cbilTiTs  rond'-. 

Que  l'on  compare  l'exporlalion  du  colon  et  du  sucre  de  cette  année  avec  celle  des  mêmes 
produits  en  1820,  tirés  principalement  du  Nord  et  de  l'Artibonitc  après  la  réunion  de  ces 
départemens,  et  l'on  verra  que  le  royaume  de  Christoplie  ne  produisait  pas  une  si  grande 
quantité  de  ces  denrées  qu'on  le  croyait  généralement. 

■1  Le  système  d'économie  suivi  par  Boyer  ne  pouvait  laisser  échapper  l'occasion  de  la 
réunion  de  l'Est,  pour  retranclier  du  budget  des  dépenses  les  appointemens  accordés  aux 
notables  depuis  1817.  La  loi  compensa  ce  retranchement  par  ces  mots  :  «  Considérant  que 
»  les  fonctions  des  membres  des  conseils  de  notables  doivent  être  purement  honorifiques, 
Il  ce  qui  ne  peut  que  donner  pins  d'éciat  au  caractère  national  ;  et  que  les  citoyens  appelés 
»  à  ces  places  distinguées,  en  les  remplissant  avec  zèle  et  patriotisme,  auront  bien  mérité 
»  de  la  République  et  devront  s'attendre  à  recevoir  des  marques  de  la  bienveillance  du 
»  gouvernement,  en  acquérant  des  titres  à  la  leconnaissance  publique.  » 


202  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

aussi  au  clergé  des  privilèges  dépendant  des  institutions 
'  monastiques  qui  existaient  à  San  to-Domingo,  où  il  y  avait 
encore  des  couvens,  lesquels  ne  pouvaient  plus  être  main- 
tenus sous  le  régime  nouveau  i.  Afin  de  résoudre  ces  ques- 
tions selon  l'équité,  qui  servait  toujours  de  base  aux  déci- 
sions du  gouvernement  en  matière  de  propriété,  le  Prési- 
dent d'Haïti  voulut  s'entourer  des  lumières  d'hommes 
capables  de  l'éclairer  dans  la  marche  qu'il  devait  suivre 
pour  concilier  les  intérêts  respectifs  des  particuliers,  des 
corporations  religieuses  et  de  l'État.  En  con&équence,  il 
forma  une  commission  composée  des  citoyens  Frémont, 
Colombel,  J.  Paul  fils,  Rouanez,  Doleyres  et  Caminéro, 
pour  examiner  une  masse  de  pétitions  et  de  titres  de  pro- 
priétés qui  lui  étaient  parvenus.  Par  une  lettre  qu'il  adressa 
aux  membres  de  cette  commission,  le  26  août,  le  Président 
les  invita  à  lui  donner  leur  opinion  sur  ce  qu'il  leur  paraî- 
trait juste  de  décider  à  l'égard  des  propriétés  :  1°  parce  que 
les  propriétaires  de  ces  biens  ne  se  trouvaient  pas  dans  la 
République,  pour  avoir  quitté  le  pays  longtemps  avant  les 
événemens  qui  ont  amené  le  changement  d'état  de  la  partie 
de  l'Est  j  2°  parce  que  d'autres  ont  quitté  la  République, 
quoique  avec  permission,  mais  avec  l'intention  formelle  de 
ne  plus  y  revenir,  ayant  déclaré  que  leurs  vues  ne  s'accor- 
daient pas  avec  le  système  de  notre  gouvernement  j  5°  enfin, 
parce  que  d'autres  biens  qui  se  trouvent  grevés  d'hypo- 
thèques, n'étant  pas  dans  le  cas  de  satisfaire  aux  rentes 
des  capitaux  pour  lesquels  ils  ont  été  hypothéqués,  étaient 
abandonnés. 

Le  1 2  octobre,  la  commission  présenta  un  rapport  étendu 


1  Les  couvens  de  la  Regioa  et  de  Sauta-Ckua  où  se  trouvaient  quelques  religieuses.  ' 
Depuis  longtemps  il  n'y  avait  plus  de  moines. 


[1822]  CHAPITRE    IV.  203 

sur  les  questions  qui  s'offrirent  à  son  examen.  Parmi  ses 
membres,  le  citoyen  Caminéro,  président  de  la  Chambre 
des  communes,  était  celui  qui  pouvait  éclairer  ses  collè- 
gues sur  les  difficultés  existantes  ;  car  il  possédait  une  con- 
naissance approfondie  de  la  législation  espagnole  et  de  tout 
ce  qui  était  relatif  à  la  mission  qu'ils  reçurent  ^ .  Ce  rapport 
divisa  les  questions  à  résoudre  en  cinq  propositions  qu'il 
examina  successivement  : 

«  I.  Les  biens  des  individus  de  la  partie  de  l'Est  qui  se 
»  sont  absentés  avant  l'année  1806,  époque  de  la  publica- 
»  tion  de  la  constitution  (celle  du  27  décembre),  et  qui  ne 
»  se  trouvent  point  aujourd'hui  habiter  le  territoire  de  la 
»  République,  doivent-ils  appartenir  à  l'Etat?  » 

L'avis  de  la  commission  fut  à  cet  égard  :  —  que  la  loi 
ne  pouvant  avoir  d'effet  rétroactif,  et  la  constitution  de  la 
République  n'ayant  été  proclamée  dans  l'Est  que  le  10  fé- 
vrier 1822, .les  propriétaires  de  ces  biens,  quoique  ahsenSy 
ne  pouvaient  en  être  expr'bpriés  ;  mais  qu'un  délai  devait 
leur  être  accordé  pour  rentrer  en  Haïti  et  y  résider,  afin  de 
jouir  de  la  qualité  de  citoyen  et  d'être  mis  en  possession  de 
leursdits  biens ,  —  sinon,  la  faculté  pourrait  leur  être  don- 
née, dans  le  même  délai,  d'en  disposer  légalement,  pourvu 
que  de  telles  aliénations  eussent  lieu  en  faveur  de  citoyens 
d'Haïti  et  passées  sur  son  territoire,  soit  par  les  propriétai- 
res eux-mêmes,  soit  par  leurs  .fondés  de  pouvoirs  :  et  faute 
par  eux  de  se  conformer  à  ces  dispositions,  lesdits  biens 
seraient  alors  acquis  à  l'État. 

«  II.  Les  propriétés  des  individus  qui  se  sont  expatriés 
»   depuis  l'époque  du  1""  décembre  1821,  jour  où  la  partie 


1  Caminéro  avait  reoii  une  instruction  classique,  et  il  parlait  le  français  et  l'anglais 
aussi  bien  que  l'espagnol. 


204  ÉTLDES    SUK    l'hISTOIRE    d'hAÏTI. 

»  de  l'Est  se  déclara  indépendante,  sous  le  commande- 
»  ment  du  citoyen  Nunez,  et  depuis  l'entrée  du  Président 
»  d'Haïti  à  Santo-Domingo  jusqu'à  ce  jour,  doivent-elles 
»  faire  partie  des  domaines  nationaux?  » 

La  solution  de  cette  question  fut  la  même  que  celle 
relative  à  la  première.  La  commission  opina  cependant 
que,  si  c^s  div&rs, propriétaires  absens  venaient  à  décéder 
avant  l'écliéance  du  délai  qui  leur  serait  accordé,  dans  ce 
cas ,  leurs  biens  passeraient  aux  mains  de  leurs  héritiers 
légaux  et  haïtiens. 

«  III.  Cette  proposition  est  relative  aux  biens  qui  se 
»  trouvent  grevés  d'hypothèques,  pour  des  sommes  accor- 
»  déesen  faveur  des  ci-devant  couvens,  et  dont  les  arréra- 
»  ges  et  le  montant  des  hypothèques  absorbent  la  totalité 
»  de  leur  valeur  actuelle.  » 

A  ce  sujet ,  la  commission  fit  un  historique  des  faits  qui 
avaient  eu  lieu  sous  le  gouvernement  d'Espagne ,  par  rap- 
port aux  anciens  couvens  dont  les  droits  échéaient  natu- 
rellement au  gouvernement  haïtien,  et  elle  fut  d'avis  que, 
«  vu  l'état  de  pauvreté  et  de  langueur  où  la  partie  de  l'Est 
»  fut  assujettie  pendant  longtemps,  et  pour  favoriser  le  dé- 
»  veloppement  de  l'industrie  de  ses  habitans  et  les  atta- 
»  cher  aux  institutions  de  la  Ré^publique  »,  son  gouverne- 
ment pourrait  se  relâcher  sur  la  rigueur  de  ses  droits ,  en 
faisant  abandon  de  tous  les  arrérages  de  ces  hypothèques, 
en  indiquant  d'ailleurs  des  moyens  pour  régler  équitable- 
ment  les  intérêts  respectifs  de  l'État  et  des  particuliers,  soit 
qu'il  s'agisse  de  biens  urbains  ou  ruraux,  par  une  commis- 
sion spéciale  qui  serait  formée  dans  l'Est  et  qui  entendrait 
les  parties  intéressées,  afin  de  faire  son  rapport  au  gouver- 
nement sur  chaque  cas. 

"'  IV.  Est-il  convenable  de  maintenir  dans  la  partie  de 


1822]  CHAPITRE    IV.  20 


Me 


K 


■  ■.-ttsi 


)»  l'Est  les  institutions  connues  sous  le  nom  de  mdjorats? 

La  commission  s'étaya  à  ce  sujet  d'une  décision  qui  avait 
été  décrétée  par  les  cortès  d'Espagne.  Cette  assemblée 
avait  aboli  les  majorats  dans  l'Est  et  ordonné  le  partage  des 
biens  qui  les  constituaient ,  entre  les  héritiers  légitimes, 
attendu  que  les  possesseurs  n'étaient  point  propriétaires 
absolus ,  mais  seulement  iisufr'uitiers.  L'avis  de  la  commis- 
sion fut  d'adopter  la  même  décision. 

«  V.  Ne  serait-il  pas  convenable  d'abolir  les  chapellenies 
»  laïques  ou  mixtes,  fondées  dans  la  partie  de  l'Est,  qui  ne 
»  peuvent  être  considérées  comme  propriétés  privées ,  en 
»   s'entendant  avec  les  propriétaires?  » 

Ces  chapellenies  étaient  des  institutions ,  ou  laïques  ou 
mixtes,  ayant  pour  objet  d" assurer  des  rentes  aux  descen- 
dans  de  père  en  fils,  de  ceux  cjui  les  avaient  fondées.  Les 
cortès  d'Espagne  les  avaient  également  abolies^,  à  cause  du 
caractère  de  féodalité  dont  elles  étaient  revêtues  comme 
les  majorats,  en  ordonnant  des  arrangemens  entre  les  par- 
ties intéressées.  La  commission  conseilla  au  gouvernement 
de  maintenir  cette  décision. 

Enfin,  elle  résuma  son  intelligent  rapport  de  la  manière 
suivante  : 

«  1°  Sont  irrévocablement  à  l'État  toutes  les  propriétés 
reconnues  appartenir  au  gouvernement  antérieur. 

»  2"  Tous  les  édifices  des  couvens  de  Saint-Dominique, 
Saint-François  ,  la  Mercie ,  Régina  et  Sainte-Glaire ,  ainsi 
que  diverses  maisons ,  liattef? ,  animaux ,  sols  ou  eraplace- 
mens,  qui,  d'après  les  divers  états  soumis  à  la  commission, 
appartenaient  en  totalité  à  ces  couvens. 

»  'ù"  Tous  les  édifices  et  dépendances  des  hospices  de 
Saint-André,  Saint-Lazare  et  Saint-Nicolas^  sis  à  Sanfo-Do- 
miim'o,  avec  les  propriétés  à  eux  reconnues. 


206  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

»  4°  Les  biens  de  tous  les  Français  qui  se  trouvaient  sous 
séquestre  par  le  ci-devant  gouvernement  espagnol  de  cette 
partie,  et  qui  ne  se  trouveront  pas  avoir  été  rendus  à  leurs 
ci-devant  propriétaires  par  ledit  gouvernement  espagnol. 

»  5°  Tous  les  biens  reconnus  appartenir  aux  personnes 
qui  ont  coopéré  à  l'agression  des  Français  à  la  baie  de  Sa- 
mana,  au  commencement  de  la  présente  année,  et  qui  ont 
émigré  avec  eux. 

»  (3°  Tous  les  cens  ou  chapellenies  ecclésiastiques  qui, 
par  vétusté  ou  prescription,  sont  tombés  au  profit  de  T ar- 
chevêché et  ont  été  accordés  à  des  prêtres  particuliers 
pour  en  percevoir  les  revenus^  lesquels  prêtres  sont  morts 
ou  absens  du  territoire  de  la  République. 

»  7°  La  cathédrale  (de  Santo-Domingo)  a  aussi  plusieurs 
hypothèques  fondées  en  sa  faveur  avec  les  fonds  provenant 
de  la  fabrique  :  la  commission  croit  que  ces  biens  doivent 
appartenir  à  l'État  et  rentrer  dans  les  catégories  déjà  éta- 
blies. » 

Le  17  octobre,  le  Président  d'Haïti  adressa  un  message, 
avec  ce  rapport,  au  Sénat  à  qui  il  offrit  de  lui  soumettre 
tous  les  documens  examinés  par  la  commission,  en  lui  de- 
mandant son  opinion  sur  l'objet  de  ce  rapport.  Le  29,  le 
Sénat  lui  répondit  et  adhéra  à  la  solution  présentée  sur 
toutes  les  questions  dont  s'agit.  Il  en  fut  de  même  de  la 
Chambre  des  communes  à  laquelle  le  Président  adressa  un 
message  le  2  novembre  et  qui  y  répondit  le  7.  Ainsi, 
les  représentans  de  l'Est  contribuèrent  à  l'adoption  des 
vues  de  la  commission.  De  cet  accord  entre  les  trois  pou- 
voirs constitués,  sortirent  des  mesures  administratives  et 
législatives  par  rapport  aux  propriétés,  dont  la  mention 
sera  faite  dans  leur  ordre  chronologique. 

L'année  1822,  déjà  si  féconde  en  événemens  déplorables, 


[1822]  CHAPITRE    IV.  207 

malgré  le  grand  succès  obtenu  par  les  institutions  poli- 
tiques pour  le  complément  de  la  nationalité  haïtienne, 
cette  année  se  termina  par  un  affreux  désastre  survenu 
dans  la  capitale  de  la  République.  Le  16  décembre,  vers 
7  heures  du  soir,  un  incendie  éclata  tout  à  coup  dans  une 
pharmacie  située  dans  la  Grande-Rue  :  il  fut  impossible 
d'en  arrêter  les  progrès  sur  les  lieux  mêmes,  à  cause  des  ma- 
tières inflammables  que  renferment  ordinairement  de  tels 
établissemens  ''.  Rien  tôt  le  feu  se  communiquant  aux  mai- 
sons* voisines  de  celle  oii  se  tenait  la  pharmacie,  construites 
comme  elle  en  bois  et  couvertes  en  aissantes,  le  vent  dis- 
persa des  flammèches  au  loin  sur  les  toits  de  plusieurs 
autres,  et  l'incendie  se  propagea  ainsi  sur  tout  le  quai  du 
commerce.  Plus  de  200  propriétés  servant  de  magasins  aux 
négocians,  aux  marchands,  ou  de  logemens  aux  particu- 
liers, furent  dévorées  en  peu  d'heures.  Malgré  l'activité 
mise  par  les  autorités  civiles  et  militaires  et  la  présence 
même  du  chef  de  l'État  sur  les  différens  points  du  sinistre, 
tous  les  efforts  auraient  été  impuissans  par  l'effet  du  vent, 
quand  même  on  aurait  eu  de  nombreuses  pompes  à  feu  et 
un  service  organisé  préalablement  pour  les  employer.  Les 
pertes  subies  par  les  propriétaires,  les  locataires  et  le  com-J 
merce,  furent  immenses.  En  août  1820,  les  marchands  en 
détail  avaient  été  surtout  frappés  par  l'incendie  de  cette 
époque;  cette  fois,  c'étaient  les  négocians consignataires  et 


1  Après  iiu  long  séjour  dans  le  pays,  M.  Cruchon,  pharmacien  français  très-honorable, 
s'était  décidé  à  aller  revoir  sa  patrie  ;  avant  de  partir,  il  laissa  son  établissement  au  sieur 
Bellenou,  son  compatriote,  pour  le  diriger.  Mais  ce  dernier  fit  venir  aussitôt  de  France 
tous  les  objets,  toutes  les  drogues  nécessaires  a  la  fondation  d'une  nouvelle  pharmacie  ; 
ces  choses  venaient  d'arriver  et  se  trouvaient  encore  à  bord  d'un  navire  dans  la  rade, 
quand  le  feu  prit  dans  l'établissement  de  M.  Cruchon.  Cette  circonstance  et  l'empresse- 
ment que  Bellenou  mit  a  installer  le  sien,  le  firent  généralement  soupçonner  d'avoir  in- 
cendié celui  qu'il  gérait,  afin  de  n'en  avoir  pas  la  concurrence  ;  mais  il  n'y  eut  que  des 
soupçons  à  son  égard. 


208  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'iIAÏTI. 

les  marchands  en  gros.  Le  18,  un  arrêté  du  Président 
d'Haïti  affranchit  de  tous  droits  à  l'importation,  les  divers 
matériaux  nécessaires  à  la  construction  des  maisons,  qui 
viennent  ordinairement  de  l'étranger. 

Peu  de  jours  avant  cet  incendie^  un  navire  français  était 
arrivé^  ayant  à  son  bord  le  grand  tableau  allégorique  qui 
a  été  placé  derrière  le  maUre-auiel  de  l'église  du  Port-au- 
Prince,  et  qui  symbolise  la  lutte  des  indigènes  contre 
l'armée  française,  et  la  déclaration  de  l'indépendance 
d'Haïti  après  son  expulsion  du  territoire.  Ce  tableau  est 
l'œuvre  de  M.  Lethiers,  homme  de  couleur  de  la  Guade- 
loupe, résidant  alors  à  Paris,  et  dont  le  grand  talent  comme 
peintre  d'histoire  lui  valut  l'honneur  d'être  admis  à  l'Aca- 
démie des  beaux-arts  de  France.  Il  en  fit  hommage  à  la  Ré- 
publique d'Haïti,  afin  de  glorifier  le  courage  de  la  race 
noire  dont  il  faisait  partie  et  qui  sut  conquérir  sa  liborlé, 
alors  que  la  France  rétablissait  Tesclavage  dans  ses  autres 
colonies,  moins  favorisées  que  l'ancien  Saint-Domingue. 

Si  ce  peintre  de  notre  race  voulut,  par  son  œuvre,  ho- 
norer la  patrie  qu'elle  érigea  au  milieu  des  Antilles,  un 
vrai  philanthrope  français,  qui  publia  l'histoire  de  la  lutte 
glorieuse  qu'elle  soutint,  Civique  de  Gastines,  était  venu 
quelques  mois  auparavant  prouver,  par  sa  présence  dans 
la  République,  la  haute  estime  qu'il  portait  aux  Haïtiens.-,  | 
Après  avoir  adressé  à  Louis  XVIII  une  lettre  qu'il  fit  im- 
primer à  Paris,  dans  laquelle  il  signalait  la  haine  odieuse 
de  la  faction  coloniale  pour  les  noirs,  et  riinpéritie^  les  vues 
élroites  des  ministres  français,  disait-il,  qui  ne  compre- 
naient pas  les  avantages  qui  résulteraient  pour  le  com- 
merce de  la  France,  de  la  reconnaissance  de  Tindépendance 
d'Haïti,  il  adressa  aussi  v.m  jiélition  à  la  chambre  des  dé- 
putés dans  le  même  but,  afin  de  provoqu_n*son  intervention 


|1822]  CHAPITRE    IV.  209 

dans  la  solution  de  cette  question.  Civique  de  Gastines  fit 
également  publier  cette  pétition.  Il  y  faisait  savoir  que, 
«  mis  à  Vindex  de  la  police,  par  la  faction  coloniale,  pour 
»  sa  lettre  au  roi,  il  expiait  chaque  jour  par  de  nouvelles 
»  persécutions,  le  désir  d'avoir  voulu  servir  la  France  et 
y>  l'humanité.  »  Mais  ce  fut  bien  autre  chose  après  qu'il 
eut  publié  sa  pétition  où  il  désapprouvait  les  missions  de 
D.  Lavaysse  et  F.  de  Médina,  de  Fontanges  et  Esmangart, 
de  l'évêque  de  Glory  et  autres  ambassades  occultes,  disait-il. 
Il  y  disait  en  outre  :  «  Que  le  ministère  emploie  tous  ses 
»  efforts  pour  augmenter  le  nombre  des  citoyens;  mais  qu'il 
»  renonce  à  la  manie,  pitoyable  dans  le  xix^  siècle,  de  créer 
t)  des  chevaliers,  des  comtes^  des  vicomtes^  des  ducs  et  des 
»  marquis!...  Qu'il  reconnaisse,  enfin,  que  la  vraie  gloire, 
»  seule  noblesse,  consiste  à  labourer  un  champ,  à  mourir 
))  pour  la  défense  de  sa  patrie  ou  à  l'enrichir  du  produit  de 
»  son  industrie,  mais  non  à  vivre  dans  une  condamnable 
»  oisiveté,  n'ayant  d'autres  titres  pour  participer  à  la  gloire 
»  nationale  et  à  l'estime  de  leurs  concitoyens,  que  des  cor- 
»  dons,  des  rubans  et  des  parchemins  indignes  du  vrai  mé- 
»  rite,  puisqu'ils  sont,  le  plus  souvent,  le  prix  de  l'intrigue 
»   et  l'ornement  de  la  médiocrité.  » 

De  telles  idées,  indépendamment  de  celles  exprimées 
dans  la  pétition  sur  les  droits  de  l'homme  et  la  souveraineté 
des  peuples,  ne  pouvaient  être  accueillies  ni  par  la  cham- 
bre des  députés  où  dominait  une  majorité  d'ultra-royalistes 
affiliés  à  la  Congrégation  des  Jésuites,  ni  par  le  ministère 
présidé  par  M.  de  Villèle.  Aussi,  Civique  de  Gastines,  per- 
sécuté dans  sa  patrie  dont  il  plaidait  les  intérêts,  choisit-il 
Haïti  comme  le  pays  où  il  devait  se  réfugier  de  préférence  à 
tout  autre.  Doué  d'une  âme  ardente  autant  que  d'un  cœur 
généreux,  il  y  arriva,  malheureusement,  dans  la  saison  la 

T.    IX.  14 


210  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

plus  chaude.  Débarqué  àuxCayes,  il  y  fut  accueilli  avec 
empressement  et  il  se  rendit  bientôt  au  Port-au-Prince  où 
Boyer  le  reçut  avec  la  plus  grande  distinction.  Il  avait  à 
peine  eu  le  temps  de  faire  la  connaissance  des  fonction- 
naires et  des  citoyens  notables  de  cette  capitale,  quand  la 
fièvre  jaune  le  saisit  :  en  peu  de  jours  il  y  succomba,  le 
mercredi  12  juin.  Sa  mort  fut  vivement  regrettée,  et  le  Pré- 
sident voulut  que  la  nation  s'honorât  en  lui  faisant  des  ob- 
sèques dignes  des  sentimens  élevés  qu'il  professait  en  fa- 
veur de  la  race  noire  tout  entière  et  des  Haïtiens  en  parti- 
culier. A  cet  effet,  son  corps  fut  placé  sur  un  lit,  de  parade 
dans  la  maison  du  colonel  Louis  Rigaud  où  il  logeait,  puis 
sur  un  ehar  funéraire  que  suivirent  le  Sénat  en  corps,  les 
grands  fonctionnaires,  les  magistrats  de  l'ordre  judiciaire, 
les  autres  autorités  civiles,  les  officiers  militaires  et  les  ci- 
toyens réunis  en  foule;  le  convoi  était  escorté  par  un  déta- 
chement de  la  garde  du  Président  d'Haïti^  musique  en  tète 
et  précédé  du  clergé.  A  l'église,  après  les  cérémonies  reli- 
gieuses exécutées  avec  toutes  leurs  pompes,  le  citoyen  Pierre 
André,  juge  au  tribunal  de  cassation,  prononça  une  allocu- 
tion où  il  exprima  les  vifs  sentimens  de  regret  qu'inspirait 
aux  Haïtiens  la  mort  de  Civique  de  Gastines,  leur  ami,  en 
invoquant  les  noms  des  autres  philanthropes  français  et  an- 
glais et  leur  disant  :  «  Voyez  nos  sincères  regrets  à  la  perte 
))  de  l'un  de  vos  plus  dignes  émules''  !  " 


1  La  relation  des  obsèqies  de  Civique  de  Gastines  fut  publiée  dans  le  Télégraphe  du 
6  juin  et  reproduite  dans  la  Concorde  du  7  juillet  ;  le  numéro  du  14  publia  tout  entière  la 
pétition  du  noble  défunt  adressée  à  la  chambre  des  députés  de  France.  Son  corps  fut  in- 
humé dans  le  cimetière  extérieur  de  la  ville.  A  la  page  313  de  son  Voyage  dans  le  Nord, 
publié  en  1824,  Hérard  Dumesle  a  consacré  des  lignes  en  l'honneur  du  philanthrope  dout 
les  cendres  reposent  en  paix  en  Haïti,  de  même  que  celles  du  célèbre  docteur  Moutègre,  qui 
y  vint,  en  1819,  pour  étudier  les  causes  de  la  fièvre  jauue,  et  qui  en  mourut  lui-même  peu 
après  son  arrivée  au  Port-au-Prince. 


[1822]  CHAPITRE    IV.  211 

Nous  croyons  que  c'est  par  le  même  navire  qui  apporta 
le  tableau  allégorique  peint  par  M.  Lethiers,  que  M.  Four- 
nier  Pescay,  docteur  en  médecine,  arriva  au  Port-au-Prince. 
Homme  de  couleur  né  au  Cap-Haïtien,  il  avait  été  envoyé 
fort  jeune  en  France;  il  y  fit  les  plus  brillantes  études  et 
devint  un  littérateur  aussi  distingué  que  médecin  habile; 
à  ce  dernier  titre,  il  était  membre  de  l'Académie  de  méde- 
cine de  Paris.  Revenu  dans  son  pays  avec  l'intention  de  s'y 
fixer,  il  fut  accueilli  par  le  président  Boyer  dont  il  devint 
peu  après  le  médecin  ordinaire.  Avec  lui  arrivait  un  jeune 
médecin  français,  M.  Jobet,  dont  la  destinée  était  de  séjour- 
ner plus  longtemps  dans  la  République. 


CHAPITRE  \. 


Le  général  J.  Boyé  vient  de  Saint-Pétersbourg  à  Haïti.  —  Le  ministère  français  y  eipédie 
M.  Liot,  pour  provoquer  l'envoi  de  plénipotentiaires  en  France.  —  Le  Président  d'Haïti 
charge  J.  Boyé  de  cette  mission. —  Conférences  à  Bruxelles,  entre  lui  et  M.  Esmaugart, 
nommé  à  cet  effet  par  le  gouvernement  français.  —  Ils  ne  peuvent  s'entendre  sur  la  re- 
connaissance de  l'indépendance  d'Haïti  :  rupture  des  conférences.  —  M.  Esmangart 
écrit  au  Président  et  l'engage  à  envoyer  un  autre  plénipotentiaire.  —  Formation  d'une 
commission  à  Santo-Domingo,  pour  l'examen  des  titres  de  propriétés  dans  l'Est.  — 
Proclamation  accordant  un  nouveau  délai  de  quatre  mois  aux  propriétaires  abseiis  pour 
rentrer  en  Haïti  et  jouir  de  leurs  biens.  —  Fondation  de  l'Académie  il'IIaiti,  qui  est 
remplacée  par  V École  de  médecine,  aujPort-au-Prince.  —  Proclamation  interdisant  toutes 
relations  entre  Haïti  et  les  îles  des  Antilles,  et  toutes  expéditions  des  navires  haïtiens 
dans  les  autres  pays  étrangers.  —  Discours  du  Piésident  à  l'ouverture  de  la  session  lé- 
gislative. —  Circulaire  du  grand-juge  aux  tribunaux,  lois  rendues  dans  la  session.  — 
Le  Sénat  accorde  àBtyer  deux  habitations:  sa  lettre  à  ce  corps,  motivant  son  refus 
d'accepter  ce  don.  —  1824.  Discours  qu'il  prononce  le  \"  janvier  à  la  fête  de  l'indé- 
pendance; sa  proclamation  du  6  janvier  invitant  les  Haïtiens  à  se  préparer  contre  la 
guerre  étrangère.  —  M.  Laujou  arrive  au  Port-au-Prince,  porteur  de  lettres  de  M.  Es- 
mangart pour  le- Piésident  ;  réponse  qu'il  y  fait.  —  Les  citoyens  Larose  et  Rouanez  sont 
envoyés  en  France.  —  Discours  de  Boyer  à  l'ouverture  de  la  sei^sion  législative.  —  Son 
arrêté  ordonnant  le  renvoi  dans  les  campagnes,  des  individus  qui  sont  sans  moyen 
d'existence  dans  les  villes  et  bourgs  :  réflexions  à  ce  sujet.  —  Proclamation  défendant 
toute  correspondance  entre  les  autorités  et  les  citoyens  d'Haïti,  avec  les  gouveruemeus 
et  leurs  agents.  —  Le  Président  d'Haïti  envoie  un  agent  à  Santa-Fé  de  Bogota,  pour 
proposer  une  alliance  seulement  défensive  entre  la  République  et  celle  de  Colombie,  et, 
en  cas  de  refus,  pour  demander  la  restitution  de  la  valeur  des  objets  fournis  a  Bolivar, 
en  1816:  la  somme  est  payée;  réflexions  à  ce  sujet.  —  Loi  du  8  juillet  sur  les  différentes 
propriétés  dans  t'Est  d'Haïti:  effet  qu'elle  y  produit;  le  Président  en  suspend  l'exécution 
pour  certaines  propriétés  rurales.  —  Rapports  entre  le  gouvernement  de  la  République 
et  la  conr  de  Rome,  concernant  l'archevêque  de  Santo-Domingo  :  le  pape  Léon  XH 
autorise  l'archevêque  à  étendre  sa  juridiction  sur  toute  l'ile  d'Haïti.  —  Vote  des  der- 
nières lois  du  code  civil  par  le  corps  législatif  ;  adresse  de  la  Cliambre  des  rcprésetitans 
au  peuple  haïtien. 


Pendant  que  le  ministère   français  expédiait   à  Haïti 


[18!25|  CHAPITRE   v.  215 

M.  Liot  qui  y  avait  déjà  paru  neuf  années  auparavant  avec  la 
mission  secrète  d'observer  le  pays  ^,  et  qui  devait,  cette  fois 
encore,  s'aboucher  secrètement  avec  Boyer,  un  autre  Fran- 
çais, le  général  Jacques  Boyé,  qui  a  figuré  dans  nos  précé- 
dens  volumes  ^^  arrivait  au  Port-au-Prince  dans  le  mois  de 
décembre  1822.  Il  n'était  plus  au  service  delà  rrance,mais 
à  celui  de  la  Russie.  En  1819,  étant  à  Saint-Pétersbourg,  il 
avait  ouvert  avec  Boyer  une  correspondance  où  il  lui  offrait 
d'être  utile  à  la  cause  d'Haïti,  s'il  était  possible,  et  le  Pré- 
sident le  chargea  de  présenter  au  ministère  russe  certaines 
propositions  touchant  la  reconnaissance  de  notre  indépen- 
dance nationale.  Ces  propositions  avaient  été  communi- 
quées à  M.  le  comte  delà  Ferronnaye,  ministre  des  affaires 
étrangères  de  France,  au  congrès  des  Souverains  qui  se 
tint  à  Laybach  en  1821,  '  et  c'était  par  suite  de  cet  inci- 
dent que  le  Président  lui  avait  témoigné  le  désir  de  le 
voir^. 

Le  24  janvier  1825,  M.  Liot  débarqua  à  Jacmel  d'oii  il 
vint  de  suite  à  la  capitale  ;  le  27,  il  fut  présenté  au  Prési- 
dent par  son  secrétaire  Colombel.  Envoyé  par  M.  le  mar- 
quis de  Glermont-Tonnerre ,  ministre  de  la  marine  et  des 
colonies,  il  était  chargé  de  notes  confidentielles  qu'il  com- 
muniqua à  Boyer,  et  dont  le  but  était  de  porter  le  Prési- 
dent «  à  faire  une  démarche  de  convenance,  »  à  envoyer 


i  Voyez  pages  55  et  56  du  tome  8  de  cet  ouvrage.  Il  avait  rempli  fa  mission  à  la  fiu  de 
1813. 

2  Voyez  notamment  au  Se  volume,  les  pages  326  à  328  et  460. 

3  Avant  de  venir  à  Haïti,  i.  Boyé  publia  à  Amsterdam  une  brochure  ayant  pour  titre  : 
»  De  la  République  d'Haïti  et  de  son  indépendance,  par  un  Français,  ami  de  la  justice 
»  et  de  la  vérité.  »  Il  en  fit  hommage  à  Boyer.  Après  l'historique  des  évènemens  qui  ame- 
nèrent l'indépendance  d'Haïti,  il  discuta  la  question  de  sa  reconnaissance  par  la  France, 
de  manière  à  prouver  que  l'intérêt  des  deux  pays  y  gagnerait  beaucoup,  par  l'extension 
que  prendrait  le  commerce  français  dans  cette  ancienne  colonie  ;  et  il  concluait  en  enga- 
geant cette  puissance  à  faire  un  traité  de  commerce  avec  les  Haïtiens  qui  possédaient  leur 
sol  par  droit  de  conquête,  y  exerçant  pai  suite  le  domaine  et  la  souveraineté. 


214  ÉTUDES    feU II    L  HISTOIRE    D  HAÏTr. 

auprès  du  gouvernement  français  un  on  plusieurs  agents 
pour  faire  des  ouvertures  sur  l'affaire  de  l'indépendance, 
attendu  que  ce  gouvernement  avait  déjà  envoyé  lui-même 
des  missions  qui  avaient  été  infructueuses.  Le  Président 
promit,  en  effet,  à  M.  Liot  que  le  désir  du  ministre  français 
serait  satisfait  ''. 

Mais,  presque  convaincu  que  sa  démarche  n'aboutirait 
point,  il  ne  se  pressa  pas  de  la  faire.  Jugeant,  du  reste,  qu'il 
pourrait  la  confier  en  toute  sûreté  au  général  J.  Boyé,  dont 
les  sentimens  élevés  et  l'esprit  de  justice  lui  étaient  connus 
depuis  si  longtemps,  il  attendit  que  ce  général  eût  séjourné 
quelques  mois  à  Haïti  pour  le  charger  de  cette  mission  im- 
portante. Le  5  mai  suivant,  Boyer  lui  donna  ses  pleins  pou- 
voirs et  ses  instructions,  à  l'effet  de  proposer  au  gouverne- 
ment français  «  la  conclusion  d'un  traité  de  commerce  entre 
»  la  France  et  Haïti,  qui  devrait  avoir  pour  base  la  recoii- 
»   naissance  de  l'indépendance  nationale.  » 

Il  n'était  pas  question  d'indemnité,  cette  fois,  V  parce 
que,  lors  de  la  mission  de  MM.  deFontangeset  Esmangart, 
en  1816,  ces  commissaires  avaient  écarté  cette  offre  faite 
par  Pétion,  pour  proposer  eux-mêmes  une  sorte  de  «  sou- 
veraineté constitutionnelle  »  en  faveur  de  la  France; 
2°  parce  que,  depuis]  la  mission  secrète  de  M.  A.  Dupetit- 
Thouars,  en  1821,  où  Boyer  avait  proposé  l'indemnité 
de  nouveau,  le  gouvernement  français  semblait  ne  pas 
en  agréer  l'idée,  puisqu'il  avait  gardé  le  silence  à  ce  sujet. 

1  Cet  agentpartit  du  Port-au-Prince,  le  8  février.  Le  ministre  français  l'avait  chargé  de 
dire  à  Boyer  qne,  Placide  Lonvertnro  ayant  voulu  aller  à  Haïti,  il  s'y  était  opposé,  dans  la 
pensée  que  le  Président  ne  verrait  pas  avec  plaisir  que  l'un  des  Sis  de  Toussaint  Louver- 
ture  y  retournât;  et,  dans  son  rapport  au  ministre,  M,  Liot  lui  fit  savoir  que  Boyer  serait 
non-seulement  satisfait  du  retour  de  ce  jeune  homme  dans  sa  patrie,  mais  qu'il  ava't 
chargé  Mme  Isaac  Louverture  de  dire  à  son  mari,  que  s'il  voulait  aussi  y  revenir,  il  l'ac- 
cueillerait. On  ne  saurait  trop  louer  ces  dispositions  bienveillantes  de  la  part  du  Président  ; 
les  fils  de  Toussaint  Louverture  n'en  profitèrentpoint,  probablement  par  ce  veto  du  ministre 
français. 


[18"25]  CHAPITRE    Y.  215 

Muni  de  ses  pouvoirs  et  des  instructions  du  Président,  le 
général  Boyé  quitta  Haïti  dans  le  courant  de  mai. 

Ce  général  atteignit  Amsterdam  après  une  longue  tra- 
versée. Le  4  juillet,  il  annonça  sa  mission  à  M.  de  Glermont- 
Tonnerre,  en  lui  envoyant  copie  de  ses  pouvoirs  et  lui  di- 
sant :  cjue  le  Président  d'Haïti  lui  ayant  recommandé  de 
tenir  sa  mission  secrète,  il  ne  pouvait  se  rendre  à  Paris  oii 
il  était  connu  de  bien  des  personnages  qui  n'ignoraient  pas 
son  voyage  à  Haïti,  ni  la  confiance  cpelui  accordait  le  Pré- 
sident; mais  qu'il  était  disposé  à  s'abouclier  avec  toute 
personne  que  le  gouvernement  français  désignerait  à  cette 
fin,  soit  à  Amsterdam  même,  soit  à  Bruxelles,  Hambourg  ou 
Saint-Pétersbourg,  ou  tout  autre  lieu  au  gré  de  ce  gouver- 
nement. Le  ministre  français  ne  lui  répondit  que  le  21  juil- 
let et  accepta  Bruxelles  où  se  rendrait  son  envoyé,  dès  qii'il 
apprendrait  la  présence  du  général  en  cette  ville.  Huit  jours 
après,  sa  lettre  parvint  à  ce  dernier ;. qui  rinforma  qu'il 
allait  partir  pour  s'y  rendre  à  l'hôtel  de  Bellevue.  Ce  ne  fut 
que  le  1 6  août  que  M.  Esmangart  y  arriva  lui-même  et  lo- 
gea dans  le  même  hôtel.  Après  six  jours  de  conférences,  ils 
ne  purent  tomber  d'accord. 

Le  général  Boyé  proposait  la  coinclusion  d'un  traité 
dont  le  premier  article  serait  que  :  «  le  Roi  de  France,  re- 
»  nonçant  à  toutes  prétentions  sur  l'ile  d'Haïti  (ci-de- 
»  vaut  Saint-Domingue),  reconnaîtrait  tant  pouf  lui  que 
»  pour  ses  successeurs,  la  pleine  et  entière  indépendance  d0 
»  la  République  d'Haïti.  —  Les  navires  des  deux  nations 
')  seraient  réciproquement  admis,  sous  leurs  pavillons,  dans' 
»  les  ports  ouverts  des  deux  Etats,  excepté  dans  les  colo- 
»  nies  françaises  oii  ceux  d'Haïti  ne  pourraient  aller. --r^ 
»  Pendant  cinq  armées  consécutives,  les  marchandises  fran- 
1)  çaises,  importées  à  Haïti  par  navires  français,  seraient 


216  ÉTUDES    SUll    LHISTOIKE    DHAÏTI. 

»  cxe7nj)tes  de  tous  droits  d'importation.  — A  l'expiration 
»  de  ces  cinq  années,  ces  marchandises  ne  payeraient  que 
»  six  jmur  cent,  à  l'importation,  au  lieu  de  douze  pour  cent." 
»  que  fixait  le  tarif  des  douanes  haïtiennes.  —  Les  pro- 
»  duits  du  sol  d'Haïti,  importés  en  France  par  navires  haï- 
»  tiens,  et  les  marchandises  qu'ils  exporteraient  de  France, 
»  payeraient  les  droits  à  l'importation  et  à  l'exportation , 
»  sur  le  pied  de  la  nation  la  plus  favorisée.  —  Les  bâti- 
»  mens  de  guerre,  nécessaires  à  la  protection  du  commerce 
»  seulement,  seraient  respectivement  reçus  dans  les  ports 
»  ouverts  des  deux  pays.  —  Enfin,  quand  elles  le  jugeraient 
»  convenable,  les  deux  parties  contractantes  enverraient 
»  des  agents  diplomatiques  et  commerciaux  et  les  entretien- 
»  draient,  l'une  auprès  de  l'autre^  et  ils  jouiraient,  en 
»  leur  qualité ,  des  prérogatives  garanties  par  le  droit  des 
»  gens.  » 

Certes,  la  franchise  de  tous  droits  à  l'importation  durant 
cinq  années  et  leur  réduction  àmoitiéy  indéfiniment^  consti- 
tuaient, en  faveur  de  la  France,  une  large  mrfem/iî'^eàpayer 
par  Haïti  pour  obtenir  la  reconnaissance  de  son  indépen- 
dance, et  dont  l'évaluation  eût  pu  motiver,  en  France,  des 
répartitions  équitables  aux  anciens  colons  ou  à  leurs 
ayants-droits,  de  la  manière  que  le  gouvernement  français 
l'aurait  jugé  convenable.  Le  général  Boyé,  basant  ses  cal- 
culs sur  le  commerce  de  la  France  avec  Haïti,  dans  l'année 
1822  où  il  s'éleva  à  15  millions  de  francs,  estimait  qu'après 
le  traité,  il  s'élèverait  à  25  millions  par  an,  et  que  durant 
les  cinq  années  de  franchise,  la  République  ferait  un  sacri- 
fice de  5  millions  et  ensuite  de  quinze  cent  mille  francs, 
annuellement  dans  les  deux  cas, — le  dernier  indéfiniment'. 

1    Par  une.  telle  convention,  le  commerce  français  aurait  été  phu  favorisé  que  celui  de 


[18^5]  CHAPITRE    V.  ^         217 

A  ces  propositions,  M.  Esmangart  répondait  :  «  que  la 
»»  reconnaissance  de  l'indépendance  d'Haïti^  telle  qu'il  la 
»  demandait,  serait  une  humiliation  pour  le  Roi  de  France  ; 
»  que  cette  reconnaissance  résulterait  implicitement  d'un 
»  traité  conclu  entre  le  Roi  et  la  République,  de  puissance  à 
»  puissance,  et  que  le  Président  d'Haïti  devrait  se  contenter 
))  de  cette  forme  ;  »  et  il  cita  à  ce  sujet  le  traité  fait  en  1 785 
entre  la  Grande-Rretagne  et  les  Etats-Unis. 

Or ,  l'article  l^'  de  ce  traité  même  justifiait  la  rédaction 
proposée  parle  général  Royé;  car,  «  S.  M.  R.  y  reconnais- 
»  sait  les  Etats-Unis  comme  Etats  libres,  indépendans  et 
»  souverains,  et  renonçait  à  toutes  réclamations  ou  pré- 
»  tentions,  tant  pour  elle  que  pour  ses  successeurs,  sur  le 
»  gouvernement,  la  propriété  et  les  droits  qu'elle  pouvait 
»  avoir  sur  le  territoire  des  Etats-Unis.  » 

Après  cette  objection,  M.  Esmangart  proposait  déplacer 
l'article  relatif  à  la  reconnaissance  de  l'indépendance ,  à  la 
fin  du  traité  de  commerce,  en  suite  des  conditions  qui  se- 
raient stipulées.  Ces  conditions,  c'était  V indemnité  :  il  n'ad- 
mettait pas  la  combinaison  proposée  à  cet  effet;  et,  se  re- 
tranchant derrière  la  proposition  faite  par  Royer  en  1821, 
lors  de  la  mission  de  M.  Dupetit-Thouars,  il  demandait  que 
l'indemnité  fût  autre  chose,  c'est-à-dire  qu'elle  consistât 
en  une  somme  d'argent  que  la  République  s'obligerait  à 
payer.  Il  fit  encore  des  objections  par  rapport  aux  agents 
diplomatiques^  en  disant  qu'il  suffirait  d'entretenir  dans  les 
deux  pays  des  agents  commerciaux^  des  consuls  :  le  pré- 
jugé de  la  couleur  était  évidemment  l'unique  cause  de  ces 
objections. 


la  Grande-Bretagne,  dont  les  produits  payaient  7  pour  cent  à  l'importation  depuis  181?, 
an  lieu  de  12  pour  cent,  en  supposant  qne  cette  faveur  eût  été  encore  maintenue  après  le 
traité  fait  avec  la  France. 


:2I<S  ÉTUDES    SLR    l'hISTOIUE    d'h.UTÏ. 

Eniiii,  M.  Esmangart  ne  se  trouvant  pas  autorisé  à  con- 
clure un  traité,  tel  que  le  proposait  le  général  Boyé ,  ce- 
lui-ci rédigea  ses  propositions,  que  le  négociateur  français 
apporta  à  Paris  pour  être  soumises  à  son  gouvernement.  Il 
quitta  Bruxelles  le  22  août,  et  le  27,  il  écrivit  au  général 
Boyé  qu'elles  ne  pouvaient  être  admises,  qu'on  s'en  tien- 
drait aux  offres  précédemment  faites  par  le  Président  ^ . 

Le  51 ,  ce  général  lui  répondit  que  si  le  Président  avait 
parlé  d'indemnité  y  il  avait  été,  sans  nul  doute,  mal  com- 
pris; qu'il  n'avait  pas  entendu  en  proposer  de  directes  (en 
argent),  soit  envers  les  anciens  colons ,  soit  envers  le  gou- 
vernement français.  Et  Boyé  ajouta  qu'alors  même  que 
le  Président  en  eût  fait  l'offre  textuellement  et  officielle- 
ment, rien  ne  l'empêchait  de  modifier  ses  vues  à  cet  égard, 
puisque  depuis  1814  ce  gouvernement  avait  gardé  le 
silence  sur  cette  offre,  ce  qui  équivalait  à  un  refus. 

Enfin,  il  dit  à  M.  Esmangart  qu'il  craignait  que,  dans 
l'état  des  choses,  les  relations  entre  Haïti  et  la  France  ne 
prissent  un  caractère  d'aigreur,  et  qu'il  retournait  à  Saint- 
Pétersbourg,  oii  il  recevrait  volontiers  toute  nouvelle 
communication  que  le  gouvernement  français  voudrait  lui 
faire. 

En  partant  d'Amsterdam,  le  5  septembre,  il  écrivit  au 
Président  d'Haïti,  et  lui  rendit  compte  de  son  infruc- 
tueuse mission,  en  lui  envoyant  copie  de  tous  les  docu- 
mens. 


1  Les  objections  faites  par  M.  Esruangart  au  traité  proposé  par  le  général  Boyé,  repo- 
saient sur  ce  que  le  gouvernement  de  la  Restauration  «  ne  voulait  pas  reconnaître  l'iudé- 
»  pendance  d'Haïti^  mais  concéder  celle  de  Saiiit-Doiningue,  »  Quant  à  Viiulemnilé,  ou 
tenait  d'autant  plus  à  ce  qu'elle  fût  stipulée  en  «  espèces  sonnantes,  »  que  M.  Esmangart 
lui-même  croyait  que  le  trésor  de  Christophe,  recueilli  par  la  République,  était  de 
250,000,000  de  francs.  Le  Président  ayant  renouvelé  l'offre  d'indemnité  en  1821,  on  pen- 
sait que  cette  somme  fabuleuse  était  toujours  disponible.  Voyez  au  chapitre  l^^  de  ce  vo- 
lume, ce  qiiej  'ai  dit  sur  l'une  et  l'autre  question. 


[I8t25]  CHAPITRE    V.  219 

De  son  côté ,  dès  le  25  août,  avant  d'avoir  écrit  au  gé- 
néral Boyé  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  donner  suite  à  leur 
négociation,  M.  Esmangart  adressa  au  Président  une  lettre 
pour  lui  parler  de  cette  négociation,  qui  n'avait  été  rompue, 
disait-il,  que  parce  que  les  bases  d'un  arrangement  entre 
Haïti  et  la  France  n'étaient  plus  les  mêmes  que  celles  pro- 
posées en  1821  parBoyer.  Cette  lettre  fut  suivie  de  deux 
autres,  du  26  octobre  et  du  7  novembre,  où  M.  Esmangart 
revenait  sur  le  même  sujet,  en  insinuant  que  le  Président 
avait  eu  tort  «  de  charger  un  étranger  de  ses  pouvoirs ,  le- 
-)  quel,  par  sa  position,  était  indifférent  au  résultat  de  la 
1)   négociation  ^  » 

Comme  il  insistait  pour  l'envoi  en  France  de  nouveaux 
plénipotentiaires,  c'était  dire  au  Président  qu'il  devait  les 
choisir  parmi  les  Haïtiens. 

Sa  dernière  lettre  du  7  novembre,  fut  confiée  à  M.  Lau- 
jon,  qui  venait  alors  à  Haïti  pour  ses  affaires  commerciales, 
et  à  qui  il  en  écrivit,  de  Saint-Lô,  une  autre,  destinée  à  être 
montrée  à  Boyer,  contenant  de  véritables  instructions  par- 
ticulières pour  le  presser  dans  l'envoi  de  ses  agents  :  lettre 
dont  la  copie  fut  donnée  par  ce  négociateur-commerçant. 
Celui-ci  n'arriva  au  Port-au-Prince  que  dans  les  premiers 
jours  de  janvier  1824 ,  et  déclara  au  Président  :  que  la  re- 
connaissance de  l'indépendance  d'Haïti  par  la  France,  dé- 
pendait de  la  démarche  qu'il  ferait,  en  y  envoyant  des 
agents  pour  en  traiter  avec  le  gouvernement  français. 

Nous  reviendrons  sur  ce  sujet;  en  attendant,  nous  devons 


1  Loin  d'y  être  iiidi/jëreiit,  le  général  J.  Boyé,  ans  yeni  du  gouverneuieiit  franrais, 
pent-être  aussi  à  ceui  de  M.  Esmangart,  ancien  colon,  y  prenait  trop  d'intérêt.  On  devait 
en  vouloir  à  ce  loyal  officier  français  qni  avait  si  Lien  servi  la  cause  de  la  liberté,  à  Saint- 
Domingue,  au  milieu  des  noirs  et  des  mulâtres  dont  il  fut  toujours  estimé,  et  qui,  en  1823, 
défendait  si  bien  la  cause  de  l'indépendance  d'Haïti.  On  dut  savoir  aussi  qu'il  était  l'anteur 
de  la  broclinre  publiée  à  Aipsterdafli,  où  il  soutenait  les  droits  de  la  race  noire. 


t2l20  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'uaïti. 

mentionner  les  divers  actes  de  l'administration  haïtienne 
dans  le  cours  de  l'année  1825. 

Dès  le  22  janvier,  un  arrêté  du  Président  d'Haïti  nomma 
une  commission  de  sept  membres,  «  pour  recevoir  toutes 
»  les  réclamations  ayant  pour  objet  les  propriétés  placées 
»  sous  le  séquestre  dans  la  partie  de  l'Est,  les  examiner 
»  avec  soin,  et  faire  au  gouvernement  un  rapport  motivé 
»  sur  chacune  de  ces  réclamations ,  en  se  conformant  aux 
»  principes  établis  dans  l'opinion  de  la  commission  spé- 
»  ciale  du  12  octobre  1822,  laquelle  avait  reçu  la  sanction 
»  du  Sénat  et  de  la  Chambre  des  représentans.  »  Cette 
commission  particulière  siégeait  à  Santo-Domingo,  sous  la 
direction  du  général  Borgella,  et  ses  autres  membres 
étaient  les  principaux  fonctionnaires  civils  de  cette  ville. 
Sa  composition  devenait  une  garantie  de  l'équité  qui  serait 
mise  dans  l'examen  des  réclamations  relatives  à  tous  ces 
biens  séquestrés. 

Et,  le  8  février,  une  proclamation  du  Président,  rappe- 
lant toutes  les  mesures  qu'il  avait  prises  pour  assurer  le 
respect  des  personnes  et  des  propriétés  dans  l'Est,  par  l'or- 
ganisation du  service  public  et  l'installation  des  tribunaux 
chargés  de  la  distribution  de  la  justice,  accorda  un  délai 
de  quatre  mois,  à  partir  de  sa  date  ,  aux  habitans  de  l'Est 
qui  avaient  émigré  de  cette  partie  avant  le  9  février  1822  , 
pour  y  rentrer  et  jouir  de  leurs  biens  ;  mais  elle  excepta, 
comme  de  raison,  «  les  fauteurs  et  adhérens  de  l'expédition 
»  française  qui  avait  été  envoyée  de  la  IMartinique,  et  qui 
»  s'était  portée  dans  la  baie  de  Samana  en  février  4822.  » 

Comme  la  proclamation  du  Président,  du  9  du  même 
mois,  à  son  entrée  à  Santo-Domingo,  avait  rassuré  tous  les 
propriétaires  sur  la  jouissance  de  leurs  droits,  ce  nouveau 


[1825]  CHAPITRE    V.  221 

délai  leur  élaiit  accordé,  c'était  un  intervalle  de  seize 
mois  pendant  lequel  ils  pouvaient  profiter  de  Téquité  du 
gouvernement  de  la  République  à  leur  égard.  Ceux  qui 
n'en  usèrent  point,  ne  purent  donc  pas  accuser  le  gouver- 
nement de  les  avoir  expropriés  des  biens  qui  restèrent  ac- 
quis au  domaine  public. 

Peu  de  jours  après  la  proclamation  du  Président ,  parut 
le  règlement  mtévieur  de  V Académie  d'Haïti,  fondée  à  la 
capitale,  sous  la  direction  du  docteur  F.  Pescay  K  Suivant 
cet  acte ,  on  devait  y  donner  des  leçons  de  médecine  théo- 
rique et  de  droit j,  aux  élèves  qui  s'inscriraient  pour  Tune  ou 
l'autre  de  ces  branches  de  connaissances;  ces  leçons  auraient 
lieu,  pendant  une  heure,  quatre  jours  de  la  semaine,  le 
malin  pour  le  droit,  l'après-midi  pour  la  médecine.  Il  y  au- 
rait eu  trois  mois  de  vacances  dans  l'année,  du  lef  janvier 
au  1"  mars,  et  du  l'^--  septembre  au  1'''' octobre.  Un  établis- 
sement pour  la  clinique  serait  fondé  ensuite.  Les  examens 
pour  les  élèves  en  médecine  furent  fixés  au  nombre  de  5, 
avec  désignation  des  parties  de  l'enseignement,  et  à  4 
pour  les  élèves  en  droit ,  également  avec  désignation  des 
cours  y  relatifs  j  et  tout  d'abord  ,  quant  aux  leçons  prépa- 
ratoires pour  le  droit,  dans  le  cours  de  la  première  année , 
elles  auraient  pour  objet  la  littérature  et  l'éloquence. 
Du  reste,  ce  règlement  contenait  toutes  les  dispositions 
concernant  la  police  et  autres  choses  nécessaires  à  un  pareil 
établissement  :  il  reçut  l'approbation  de  la  commission 
d'instruction  publique,  le  15  mars  suivant.  Mais  cette  Aca- 
démie fut  bientôt  réduite  aux  proportions  d'une  simple 
Ecole  de  médecine  attachée  à  l'hôpital  militaire  du  Port-au- 


1  L'ouverture  de  celte  académie  eut  lieu  le  15  janvier.  L'Etat  devait  y  placer  six  élfivps 
à  ses  frais,  et  on  y  eût  admis  six  antres;  mais  le  règlement  fait  ensnite  en  admettait  beaii- 
;oiip  pins. 


222  ETUDES  SIR  l'histoire  d'haïti. 

Prince  1.  Quant  an  droit,  il  n'en  fut  plus  question.  La  cause 
de  cet  avortement  liâtif  fut  clans  la  mort  trop  prématurée, 
malheureusement,  de  Delille  Laprée,  directeur  du  Lycée 
national  j  cette  direction  fut  donnée  au  docteur  F.  Pescay, 
qui  ne  pouvait  être  remplacé  dans  celle  de  l'Académie  ^. 

Après  une  circulaire  du  Président  d'Haïti  aux  comman- 
dans  d'arrondissement^  du  8  mars,  pour  la  répression  de 
la  contrebande  dans  les  ports  et  sur  les  côtes  de  la  Répu- 
blicpie,  tant  dans  l'intérêt  du  fisc  que  dans  celui  du  com- 
merce national,  le  20  du  même  mois  il  fit  paraître  une 
proclamation  qui  interdit  toutes  relations,  toutes  commu- 
nications entre  Haïti  et  les  îles  de  l'archipel  des  Antilles,  au 
vent  et  sous  le  vent,  et  toute  expédition  de  navires  haïtiens 
dans  les  autres  pays  étrangers.  Les  motifs  de  ces  défenses 
étaient  fondés  sur  les  sentimens  malveillans  pour  les  Haï- 
tiens, manifestés  journellement  dans  ces  îles  dont  les  cabo- 
teurs tentaient  toujours  néanmoins  d'introduire  en  contre- 
bande, sur  les  côtes  d'Haïti,  leurs  produits  similaires,  tels 
que  sucre,  tafia  et  rhum,  et  les  marchandises  manufacturées 
en  Europe,  tout  en  proscrivant  le  pavillon  de  la  République 
dans  leurs  ports.  Et  quant  aux  relations  avec  les  autres 
pays  étrangers, — sur  ce  que  le  gouvernement  avait  étéavisé 
de  c{uelques  insultes  faites  à  ce  pavillon  dans  les  hautes 
mers.  En  conséquence  de  ces  défenses,  à  partir  du  1^'"  mai 
suivant,  tous  bâtimens  étrangers  ou  nationaux  qui  y  con- 
treviendraient, seraient  confisqués  avec  leurs  chargemens, 


i  Le  docteur  Jobet  devint  professeur  à  l'école  de  médecine,  où  il  fut  remplacé  plus  tard 
par  le  docteur  Cérest,  arrivé  au  Port-au-Priuce,  eu  1823  ou  18^4.  Cette  école  ne  fut  ja- 
ma's  installée  comme  elle  aurait  pu  et  dû  l'être  :  néanmoins,  de  jeunes  praticiens  en  sont 
sortis  avec  avantage  pour  le  pays  et  à  leur  honneur  personnel. 

2  D.  Laprée  mourut  vers  octobre  1823.  Ce  fut  xme  perte  pour  le  lycée  qu'il  dirigoait 
depuis  sept  ans,  avec  un  talent  remarquable  dans  l'enseignement  et  un  dévouement  sans 
bornes  pour  le  pays  et  pour  la  jeunesse  qu'il  instruisait. 


[I82Ô]  CHAPITRE    V.  225 

et  les  Haïtiens  punis  cF emprisonnement,  les  capitaines  du- 
rant une  année,  les  matelots  durant  trois  mois.  Les  garde- 
côtes  de  l'Etat  furent  autorisés  à  exercer  une  surveillance 
active  pour  maintenir  ces  dispositions,  en  capturant  les  na^ 
vires  ou  caboteurs  délinquans. 

A  peine  cette  proclamation  eut-elle  paru  à  l'étranger, 
que  le  gouverneur  de  l'ile  danoise  de  Saint-Thomas  et 
autres  adjacentes,  expédia  un  navire  de  guerre  au  Port-au- 
Prince,  avec  une  dépêche  adressée  à  Boyer  et  remise  par 
M.  Decastro  fils,  homme  de  couleur  et  sujet  danois,  par 
laquelle  ce  gouverneur  sollicitait  le  Président,  d'autoriser 
la  continuation  des  relations  comraerciales  entre  ces  îles  et 
la  République.  A  son  imitation,  le  gouverneur  hollandais 
de  Curaçao  fit  une  semblable  démarche,  tous  deux  promet- 
tant, du  reste^  d'avoir  pour  les  Haïtiens  et  leurs  navires, 
les  considérations  dont  ils  avaient  toujours  joui  dans  ces 
colonies.  Mais  le  Président,  en  'accueillant  leurs  envoyés 
avec  distinction^  ne  voulut  point  déroger  à  une  mesure 
générale,  qu'il  avait  jugée  utile  et  convenable  à  la  dignité 
du  pavillon  haïtien  1'. 

Le  10  avril,  il  ouvrit  la  session  législative,  en  prononçant 
un  discours  où  se  trouvaient  exprimées  des  idées  en  rapport 
avec  cette  mesure  et  à  la  disposition  où  il  était  de  donner 
ses  pouvoirs  au  général  J.  Boyé,  pour  essayer  de  traiter 
avec  le  gouvernement  français.  Après  avoir  parlé  de  la 
tranquillité  qui  régnait  dans  toute  la  République,  de  sa 


1  Cette  mesure  fut  prise,  en  vue  surtout  de  la  Jamaïque  où  les  autorités  ne  pouvaient 
^contenir  la'  haine  qu'éprouvaient  l'assemblée  coloniale  et  les  colons,  pour  Haïti.  En  dé- 
cembre suivant,  on  arrêta  deux  hommes  de  couleur,  Louis  Leceine  et  John  F.  Scoffery,  su- 
jets anglais,  qu'on  accusait  d'être  les  agents  de  Boyer,  chargés  de  bouleverser  cette  colo- 
nie. Le  brig  de  guerre  l'Hélicon  vint  les  déposer  à  Jacmel.  Ils  se  rendirent  ensuite  à  Lon- 
dres oîi  le  Parlement  leur  rendit  justice,  sur  la  plainte  qu'ils  lui  portèrent.  C'étaient  deux 
hommes  éclairés. 


2âi  ÉTUDES    SUR    L^illSTOiRE    d'iîAÏTI. 

prospérité  croissante,  par  suite  de  l'expérience  acquise  par 
le  peuple  clans  les  événemens  passés,  lesquels  montraient 
le  danger  des  discordes  civiles,  et  la  nécessité  de  l'union 
entre  tous  les  citoyens  pour  pouvoir  mieux  résister  aux 
ennemis  extérieurs,  le  Président  rappela  comment,  depuis 
son  indépendance,  Haïti  avait  agi  envers  les  nations  étran- 
gères, avec  une  loyauté  et  une  magnanimité  exemplaires, 
dans  l'espoir  que  son  existence  politique  serait  enfin  re- 
connue par  elles;  et  cependant,  cette  conduite  n'avait  encore 
produit  de  la  part  de  leurs  gouvernemens  que  des  actes  qui 
attestaient  l'absurde  préjugé  de  la  couleur  réprouvé  par  la 
philanthropie  1.  Il  en  concluait  que  la  plus  grande  unani- 
mité de  sentimens  était  impérieusement  commandée  aux 
Haïtiens.  Il  dit  ensuite  que  la  force  de  l'Etat  s'accroissait 
par  des  témoignages  certains  du  dévouement  des  citoyens 
de  l'Est  à  son  gouvernement  libéral;  que  l'agriculture  était 
partout  en  progrès  ;  que  les  tinances  étaient  dans  une  situa-  | 
tion  satisfaisante^  et  qu'il  avait  fait  opérer  des  réformes 
dans  des  vues  d'économie;  qu'enfin,  l'armée  montrait 
toujours  un  excellent  esprit^  et  que  toutes  les  institutions 
se  consolidaient,  pour  faire  espérer  à  la  patrie  les  plus 
heureuses  destinées. 

Déjà,  par  une  circulaire  du  16  janvier,  adressée  aux 
doyens  des  tribunaux  civils,  le  grand  juge  leur  avait  notifié 
que  le  vœu  du  gouvernement  était  que,  dans  tous  diffé- 
rends qui  surviendraient  entre  des  étrangers^  pour  atYaires 
de  commerce,  les  tribunaux  devraient  s'abstenir  d'abord 
d'en  connaître,  pour  laisser  aux  parties  le  soin  de  les  faire 
décider  par  des  arbitres  de  leur  choix;  et  qu'ils  ne  pour- 


1   La  Grande-Brotagne  venait  de   reconnaitri^  l'indépendaiioo  dos  colonies  espagnol'^  . 
S0U5  le  minislère  de  G.  Ganninr. 


[18^5]  CHAPITRE   V.         '  2^8 

raient  Juger  ces  différends,  qu'après  que  cette  voie  aurait 
été  suivie  infructueusement  et  que  les  parties  «llesrmêmes 
recourraient  à  eux.  En  cela,  le  Président  voulait  suivre  un 
principe  analogue  à  celui  qui  est  établi  dans  la  loi  du 
2i  août  1808,  par  rapport  aux  délits  commis  par  des  étran- 
gers au  préjudice  d'autres  étrangers,  à  raison  desquels  les 
tribunaux  haïtiens  doivent  s'abstenir  de  prononcer  aucun 
jugement,  en  constatant  seulement  les  faits.  Par  rapport 
aux  différends  commerciaux,  l'affaire  qui  eut  lieu  entre 
Dravermann  et  Hoog  indiquait  l'utilité  de  cette  décision,  et 
il  est  probable  qu'elle  fut  encore  motivée  par  quelque 
plainte  à  ce  sujet  '.  Le  11  avril,  une  nouvelle  circulaire  du 
grand  juge  aux  mêmes  doyens  leur  prescrivit  de  suivre  les 
dispositions  du  code  d'instruction  criminelle  français,  en 
attendant  le  code  ha'itieji  sur  cette  matière,  pour  l'instruc- 
tion de  toute  affaire  criminelle,  par  un  seul  juge  nommé 
ad  hoc,  au  lieu  de  trois,  comme  le  voulait  la  même  loi  de 
1808  d'après  l'ancienne  procédure  :  ce  qui  tendait  à  accé- 
lérer l'instruction  des  procès. 

Plusieurs  lois  furent  rendues  dans  la  présente  session. 
La  première  statua  «  sur  l'état  des  fonctionnaires  civils  et 
5)  militaires,  démissionnaires  ou  en  retraite,  et  des  officiers 
))  militaires  en  non-activité  de  service.  »  Se  fondant  sur  ce 
que  les  uns  et  les  autres  avaient  reçu  des  dons  nationaux, 
consistant  en  propriétés  territoriales  qu'ils  pouvaient  ex- 
ploiter, et  cju'une  «  sage  et  juste  économie  »  devait  être 
portée  dans  les  dépenses  publiques,  cette  loi  décida  :  1°  que 
tous  fonctionnaires,  civils  ou  militaires,  qui  auraient  obtenu 
leur  démission  ou  leur  retraite,  ne  recevraient  ni  appointe- 
mens  ni  solde,  accordés  à  ceux  qui  sont  en  activité  de  ser- 

'I   Voyez  au  tome  8  de  cet  ouvrage,  page  299. 

T.     IX  45 


226  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

vice;  2°  que  les  militaires,  depuis  le  général  jusqu'au  sous- 
lieutenant,  qui  seraient  safis  emploi  par  défaut  de  places 
vacantes  n'auraient  droit  qu'au  quart  de  la  solde  d'acti- 
vité^; mais  ceux  qui  seraient  démissionnaires  ou  en  re- 
traite, rentreraient  dans  la  première  catégorie. 

Cette  loi  devait  produire  divers  effets  plus  ou  moins  pré- 
judiciables à  la  bonne  administration  du  pays.  D'abord, 
comme  elle  statuait  surtout  pour  V avenir,  elle  devait  porter 
la  plupart  des  fonctionnaires  civils  et  militaires  à  ne  point 
prendre  leur  retraite,  équivalant  à  leur  démission,  alors 
même  que  leur  âge  ou  des  infirmités  le  leur  conseilleraient, 
puisqu'ils  n'allaient  rien  recevoir  du  trésor  national  dans 
le  temps  où  ils  auraient  le  plus  besoin  de  secours;  et  par 
là,  l'administration  serait  confiée  à  bien  des  hommes  inca- 
pables  de  remplir  les  devoirs  de  leurs  charges,  puisque 
d'ailleurs  aucune  autre  loi  ne  fixait  un  âge  où  un  fonction- 
naire ou  un  officier  militaire  pourrait  être  «  mis  à  la  re- 
traite »  par  le  gouvernement^  dans  l'intérêt  du  service 
public.  Aussi,  c'est  ce  que  l'on  vit  sur  la  fin  de  l'adminis- 
tration du  président  Boyer^. 

Ensuite,  s'il  était  vrai  qu'à  la  promulgation  de  cette  loi, 
les  fonctionnaires  civils  ou  militaires  étaient  tous  en  pos- 
session de  dons  nationaux,  il  fallait  prévoir  le  moment  où 
le  gouvernement  ne  pourrait  plus  en  concéder,  faute  de 
terrains  disponibles  :  ce  qui  arriva,  en  effet,  par  une  loi 
rendue  le  1^'  mai  1826.  D'un  autre  côté,  celle  qui  nous 
suggère  ces  réflexions,  accordait  une  véritable  pension  via- 


1  Par  la  loi  de  1808, de  tels  officiers  jouissaient  de  la  moitié  de  leur  solde. 

2  On  a  dit  alors  que  son  gouvernement  était  une  gérontocralie ,  —  un  gonveruement  de 
yieillards.  Si  ce  mot  révélait  l'impatience  de  la  jeunesse  d'arriver  aux  emplois  publics,  il 
faut  convenir  qu'à  bien  des  égards  il  exprimait  la  situation  réelle  des  choses.  Depuis  long- 
temps, Boyer  aurait  dû  adopter  un  système  contraire  qui  lui  permît  de  rajeunir  son  ad- 
ministration. 


[1825]  CHAPITRE    V.  227 

gêve  aux  officiers  militaires  non  'employés  par  défaut  de 

places  vacantes,  dans  le  quart  de  solde  qui  leur  fut  accordé 

à  raison  de  leurs  gracies,  bien  qu'ils  eussent  reçu  des  dons 

nationaux  comme   les  fonctionnaires  publics   de  l'ordre 

civil  et  de  l'ordre  militaire  j  il  n'y  avait  donc  pas  parité  de 

position  entre  les  uns  et  les  autres.  Aussi,  frappé  de  cette  '^^^^c^,^ 

conséquence,  vit-on  le  Président  employer  fréquemment     ' 

(les  officiers  militaires  en  non-activité ,  dans  les  charges 

civiles  ou  judiciaires  pour  lesquelles  ils  n'avaient  aucune 

vocation  :  ce  qui  n'était  pas  toujours  à  l'avantage  du  ser-'-;;^'^'''^^  '^ 

vice  public. 

Une  autre  considération,  toute  politique,  nous  semble 
ressortir  des  dispositions  de  la  loi  de  1825  :  c'est  cju'à  la 
fin,  chacun  comprendrait  ciu'il  était  dans  son  intérêt,  qu'il 
était  plus  convenable  de  posséder  un  grade  militaire  que 
de  suivre  la  carrière  civile,  puisqu'il  y  avait  un  avantage 
réel  pour  le  temps  où  l'on  arriverait  sur  ses  vieux  jours, 
indépendamment  des  honneurs  attribués  à  ce  grade  et  qui 
flattent  la  vanité  et  l'ambition  des  hommes  qui  en  portent 
les  insignes  et  les  décorations. 

La  conclusion  à  laquelle  nous  arrivons  forcément, 
c'est  que  l'idée  de  «  sage  et  juste  économie  »  qui  motiva  la 
loi  n'était  pas  bien  rationnelle,  ni  en  faveur  de  l'adminis- 
tration publique;  c'est  qu'il  eût  mieux  valu  décréter  «  le 
»  droit  à  une  pension  »  pour  les  fonctionnaires  civils  et  mi- 
litaires, démissionnaires  ou  en  retraite,  après  un  certain 
nombre  d'années  de  service,  et  de  même  pour  les  ofiîciers 
militaires  non  employés  -,  mais  en  fixant  aussi  un  âge  où 
les  uns  et  les  autres  pourraient  être  «  mis  à  la  retraite  » 
par  le  gouvernement ,  afin  qu'il  pût  rajeunir ^  en  quelque 
sorte,  cette  administration  par  des  hommes  moins  âgés. 

En  même  temps  que  la  loi  précédente ,  une  autre  fixa  à 


228  ÉTUDES    SUR     L'uiSTOIÎiË    d'haÏTI, 

nouveau  «  les  appointemens  des  aiitorilcs  militaires  o(  la 
»  solde  des  troupes  de  toutes  armes  en  activité  de  service,  » 
en  abrogeant  toutes  les  lois  ou  règlemens  antérieurs  sur  le 
même  sujet.  —  D'après  la  loi  du  26  avril  4808 ,  les  géné- 
raux et  les  colonels ,  les  commamdans  d'arrondissement  et 
de  place,  ne  recevaient  jusqu'alors  que  la  moitié  de  leurs 
appointemens  ou  solde,  augmentés  d'un  supplément;  les 
autres  officiers  des  corps  de  troupes  ou  faisant  partie  de 
l'armée,  que  la  moitié  seiiiemeni;  les  sous-officiers  et  sol- 
dats, la  solde  entière.  Désormais,  eux  tous  devaient  rece- 
vois  en  totalité  leurs  appointemens  ou  solde^  bien  entendu, 
([uant  à  la  solde ^  lorsqu'elle  serait  orc^omiee  par  le  Président 
d'Haïti.  Cependant,  «  les  généraux,  les  commandans  d'ar- 
»  rondissement ,  ceux  de  place  et  les  officiers  de  santé , 
»  devaient  être  payés  tous  les  mois^  »  comme  cela  se  pra- 
tiquait auparavant.  Mais  la  nouvelle  loi  opéra  une  réduc- 
tion sur  les  taux  fixés  en  1808,  excepté  quant  aux  colonels 
et  autres  officiers  des  corps,  aux  sous-officiers  et  soldats, 
dont  la  solde  fut  augmentée^.  Tous  militaires  absens  de 
leurs  corps ,  lors  d'une  revue  de  solde ,  ou  en  congé  pour 
vaquer  à  leurs  affaires,  ou  se  trouvant  dans  les  hôpitaux, 
ne  devaient  point  recevoir  leur  solde;  dans  ce  dernier  cas, 
les  officiers  recevaient  le  tiers  de  celle  qui  leur  revenait, 
ou,  en  se  traitant  chez  eux,  ils  avaient  droit  à  l'intégralité 
de  la  solde.  Toute  fourniture  de  viande  fraîche  ou  autres 
rations  en  nature  cessaient,  et  tous  les  militaires  actuelle- 
ment de  service,  sans  distinction  de  grades,  recevaient 
50  centimes  par  semaine  comme  remplacement  de  ration. 
Les  commandans  d'arrondissement  continuaient  à  recevoir 


1  Suivant  la  loi  de  1808,  les  gcuoraux  de  division  devaient  lecevôir,  à  la  paix  inté- 
rieure, 3,000  gourdes  par  an  :  par  la  nouvelle  loi,  ils  ne  recevaient  que  2,700  gourdes; 
les  autres,  en  proportion. 


1 18525]  CHAPITRE  V.  229 

(500  gourdes  par  an  pour  irais  de  tournée  et  de  bureau, 
payables  à  la  fin  de  l'année.  Quelques  autres  dispositions 
réglementaires  étaient  insérées  dans  cette  loi  du  i8  juin, 
qui  prenait  en  considération  l'état  de  paix  intérieure  sur- 
venu par  la  réunion  de  toute  l'île  d'Haïti  sous  le  gouver- 
nement de  la  République,  et  la  nécessité  d'améliorer  la 
situation  de  l'armée,  en  coordonnant  les  dépenses  publi- 
ques avec  celle  du  trésor. 

Une  autre  loi  du  27  juin  créa  une  «  chambre  des  comp- 
»  tes  ))  pour  vérifier  la  comptabilité  générale  des  finances^ 
accrue  depuis  1820  et  1822,  et  attendu  que  le  secrétaire 
d'Etat  ne  pouvait  y^siiffire.  Cette  chambre  était  composée 
de  sept  membres,  dont  les  fonctions  étaient  honorifiques, 
et  qui  pouvaient  être  nommés  par  le  Président  d'Haïti, 
parmi  les  fonctionnaires  publics  ou  les  citoyens;  un  se- 
crétaire et  deux  employés  seulement  recevaient  des  ap- 
pointemens.  Ceux  qui,  étant  nommés  membres  de  cette 
chambre,  refuseraient  d'exercer  les  fonctions  y  attachées, 
sans  cause  valable,  seraient  déclarés  inhabiles  à  remplir 
toute  autre  charge  dans  la  République;  mais  ceux  qui  ac- 
cepteraient et  qui  auraient  exercé  ces  fonctions  à  la  satis- 
faction du  gouvernement,  recevraient  du  Président  d'Haïti 
«  un  brevet  en  forme  de  mention  honorable,  »  à  l'expira^ 
tion  de  leurs  fonctions. 

Quand  on  lit  cette  loi  et  qu'on  considère  les  attributions 
qu'elle  donnait  à  la  chambre  des  comptes,  les  travaux 
qui  lui  étaient  imposés  durant  toute  l'année,  on  reconnaît 
que  le  président  Boy eï,  seul,  pouvait  concevoir  la  pensée 
de  détourner  des  fonctionnaires  publics  des  obligations  de 
leurs  charges,  et  des  citoyens  de  leurs  affaires  privées, 
pour  les  appeler  à  être  membres  de  cette  chambre  gratui- 
tement; et  cela  par  un  esprit  d'économie  mal  entendue. 


250  ÉTLDES    SUR    LHISTOIKE    DHAÏTI. 

Aussi,  en  1826,  fut-il  obligé  de  s'avouer  qu'un  tel  sys- 
tème ne  pouvait  durer;  et  une  nouvelle  loi  réorganisa  la 
chambre  des  comptes  avec  cinq  membres,  jouissant  d'ap- 
pointemens  et  devenus  fonctionnaires  pour  en  remplir  les 
devoirs. 

Jusqu'alors,  les  arpenteurs  percevaient  le  prix  du  me- 
surage  des  travaux  dans  la  campagne ,  en  vertu  d'arrêtés 
du  Président  d'Haïti  ;  une  loi  détermina  ce  prix ,  en 
fixant  à  une  gourde  par  chaque  carreau  de  terre  concédé 
à  titre  de  don  national  aux  officiers  militaires  ou  civils, 
et  à  deux  gourdes  pour  les  petites  concessions  ou  dans  le 
cas  de  transactions  entre  particuliers.  Et  deux  autres  lois 
furent  rendues,  —  l'une,  pour  diminuer  l'impôt  territo- 
rial et  le  droit  d'exportation  sur  le  coton  '•  ;  —  l'autre , 
pour  établir  l'uniformité  du  calcul  dans  la  vente  de  toutes 
les  denrées  produites  dans  le  pays. 

Une  grande  baisse  du  prix  du  coton  dans  le  commerce 
motiva  la  première  loi,  qui  eut  pour  but  également  de 
réprimer  les  fraudes  commises  par  les  producteurs,  qui, 
fort  souvent,  introduisaient  des  pierres  ou  autres  matières 
dans  les  balles  ou  ballottins,  ou  du  coton  de  mauvaise  qua- 
lité. Cette  loi  prononça,  dans  ce  cas,  la  confiscation  du 
coton  au  profit  de  l'Etat,  et  étendit  cette  peine  au  café,  au 
cacao  et  autres  denrées  qui  contiendraient  de  semblables 
fraudes.  L'objet  de  la  seconde  loi  fut  d'abolir  l'usage  du 
calcul  par  livres^,  sous  et  de^iiers,  ancienne  monnaie  de 
compte  du  pays,  pour  y  substituer  le  calcul  par  gourdes  et 


1  Antérienremeut,  l'impôt  territûiial  était  de  '16  gouides  par  millier  de  livres,  il  fut 
réduit  à  8  gourdes  ;  le  droit  d'exportation  était  de  30  gourdes  par  millier  de  livres,  il  fut 
réduit  à  15  gourdes.  La  loi  nouvelle  voulait  provoquer  uue  plus  grande  production  de 
cette  importante  denrée,  en  même  temps  que  son  piix  vénal  était  tombé  sur  les  marchés 
étrangers. 


[I8'23]  CHAPITRE    V.  251 

centimes^  nouvelle  monnaie  adoptée  depuis  longtemps  ;  et 
la  mesure  de  poids  ou  quantité,  pour  toutes  les  denrées, 
fut  fixée  par  quintal  ou  cent  livres  pesant.  Toute  contra- 
vention à  ces  dispositions  dut  entraîner  aussi  la  confisca- 
tion des  denrées  au  profit  de  l'État. 

Ces  deux  lois  avaient  un  but  d'utilité  publique  qu'on  ne 
saurait  contester.  Quant  à  la  répression  des  fraudes  com- 
mises par  les  producteurs  de  la  campagne,  de  même  qu'en 
ce  qui  concerne  la  mauvaise  préparation  des  denrées  d'ex- 
portation, il  est  fâcheux  de  dire  que  l'incurie  de  bien  des 
fonctionnaires  a  presque  toujours  empêché  que  ces  disposi- 
tions n'eussent  leur  exécution;  et  cependant  n'importait-il 
pas,  dans  l'intérêt  même  de  ces  producteurs,  qu'elles 
eussent  tout  leur  effet?  Tant  que  les  denrées  du  pays  ne 
seront  pas  bien  soignées,  bien  préparées,  leur  prix  vénal 
sera  toujours  inférieur  à  celui  des  denrées  similaires  des 
autres  provenances,  sur  les  marchés  étrangers  et  par  con- 
séquent sur  ceux  d'Haïti.  Le  gouvernement  lui-même  n'a 
peut-être  pas  assez  veillé  à  assurer  l'exécution  de  la  légis- 
lation, des  règlemens  et  des  ordres  qu'il  avait  édictés  à  ce 
sujet.  Il  eût  fallu  aussi  qu'il  se  préoccupât  de  faciliter  l'in- 
troduction, dans  le  pays,  de  toutes  les  machines,  de  tous 
les  procédés  propres  à  la  bonne  préparation  de  nos  den- 
rées; et  d'autant  plus,  que  la  subdivision  des  propriétés 
des  anciens  colons  ayant  créé  une  foule  nombreuse  de 
])etits  propriétaires  illettrés,  routiniers  d'anciens  procédés, 
il  est  absolument  convenable  de  leur  indiquer  ce  qui  peut 
leur  être  le  plus  avantageux  pour  l'exploitation  des  terres 
qu'ils  possèdent. 

D'un  autre  côté,  il  eût  été  à  désirer  qu'Haïti  se  décidât 
à  adopter,  pour  sa  monnaie  effective,  pour  ses  différentes 
mesures,  le  système  métrique  inventé  en  France  et  fondé 


252  ÉTUDES    SUR     l'histoire    d'hAÏTI. 

sur  la  nature  même  des  choses,  indépendamment  de  tout 
esprit  de  nationalité  ^  En  1825,  oii  la  loi  ci-dessus  était  un 
progrès,  en  abolissant  le  vieux  calcul  par  livres,  sous  et 
deniers,  et  plus  tard  encore,  il  aurait  été  impossible,  peut- 
être,  d'entrer  pleinement  dans  cette  sage  innovation  ;^mais 
il  y  a  déjà  longtemps  que  cela  aurait  pu  avoir  lieu.  Si  Haïti 
a  emprunté  à  la  France,  tout  naturellement,  une  foule  de 
dispositions  dans  ses  diverses  constitutions (aussi?io?7i6rewses 
que  celles  de  cette  ancienne  métropole),  dans  sa  législation 
civile,  judiciaire,  commerciale  et  militaire,  dans  son  orga- 
nisation sous  tous  les  rapports,  certes,  Haïti  ne  commet- 
trait pas  un  plus  grand  péché  en  adoptant  aussi  le  système 
décimal,  le  système  métrique  de  la  France,  pour  ses  poids 
et  mesures,  de  même  que  la  monnaie  réelle  qui  est  en  rap- 
port avec  ce  système. 

La  Chambre  des  communes  et  le  Sénat  votèrent  dans 
cette  session  plusieurs  des  lois  du  code  civil;  mais  ce  tra- 
vail incomplet  ne  pouvait  permettre  leur  promulgation, 
qui  exigeait  évidemment  un  examen  et  un  vote  d'ensemble 
pour  ce  code.  Après  avoir  achevé  leurs  travaux,  ces  deux 
corps  constitués  publièrent  chacun  une  «  adresse  aux  ci- 
toyens de  la  République,  »  pour  en  rendre  compte.  Dans 
ces  deux  actes,  ils  s'attachèrent  à  prouver  au  peuple  que  la 
plus  parfaite  harmonie  existait  entre  eux-mêmes  et  entre 
eux  et  le  pouvoir  exécutif,  afin  de  recommander  l'union 


1  La  monnaie  de  compte,  par  livres,  sous  et  deniers,  était  suivie  dans  le  pays  parce 
qu'il  avait  appartenu  à  la  France  ;  mais  en  même  temps,  ou  y  avait  adopté,  même  sous  le 
régime  français,  la  monnaie  d'Espagne,  réelle,  effective,  qui  circulait  dans  toutes  les  An- 
tilles. A  la  déclaration  de  son  indépendance,  Haïti  conserva  celle-ci  tout  naturellement, 
et  cette  monnaie  servit  de  type  à  sa  monnaie  nationale,  frappée  à  un  titre  bien  inférieur, 
et  à  son  papier-monuaie.  Mais  elle  conserve  encore  l'ancien  système  français  de  poids  et 
mesures  :  donc  elle  pourrait  adopter  aujourd'hui  le  nouveau  système  qui  est  mieux  rai- 
sonné, tant  sous  ce  rapport  que  sous  celui  de  la  monnaie,  ainsi  que  d'autres  pays  indé- 
pendans  de  la  France  l'ont  déjà  fait 


jl8t2o|  CHAPITRE  V.  ;255 

entre  les  citoyens,  seul  gage  de  la  conservation  de  la  liberté 
et  de  l'indépendance  nationale,  dans  la  situation  où  se 
trouvait  la  République  à  l'égard  des  autres  puissances  du 
monde;  et  ils  engagèrent  les  propriétaires  à  bien  cultiver 
leurs  terres,  pour  développer  la  prospérité  de  l'agriculture 
et  du  commerce.  Ils  n'oublièrent  pas  non  plus  de  décerner 
les  plus  grands  éloges  au  Président  d'Haïti,  pour  son  infa- 
tigable activité,  pour  les  soins  qu'il  donnait  à  toutes  les 
branches  de  l'administration,  et  son  désir  de  rendre  la  patrie 
heureuse. 

L'adresse  du  Sénat  fit  allusion  à  une  tournée  que  le  chef 
de  l'État  avait  faite,  au  commencement  de  l'année,  dans  les 
arrondissemens  de  Jacmel,  de  l'Artibonite  et  du  Nord  ;  et, 
après  l'avoir  qualifié  de  «  grand  homme,  dont  la  sagesse, 
'»  la  prévoyance  et  l'activité  faisaient  tourner  les  événe- 
»  mens  extraordinaires  qui  se  passèrent  à  Haïti,  au  bon- 
))  heur  de  la  République,  »  le  même  jour,  14  juillet,  le 
Sénat  rendit  un  décret  par  lequel  il  lui  accorda,  à  titre  de 
don  national,  deux  habitations  sucreries  à  son  choix  :  ce  ^J^    ^ 
décret  lui  fut  adressé  par  un  message.  Mais  cette  donation 
ne  reçut  pas  l'approbation  de  Boyer,  d'après  le  message2„/^'<'--C^ 
suivant  qu'il  écrivit  de  sa  propre  main  au  Sénat,  en  réponse   |,         C-y 
au  sien,  et  qui  resta  dans  les  archives  secrètes  de  ce  corps,   ' 
à  l'insu  du  public  : 

«  Au  Sénat. 

»  J'ai  reçu^  citoyens  sénateurs,  avec  votre  message  du 
15  courant,  l'acte  qui  y  étmt  joint,  par  lequel  le  Sénat  ex- 
prime, dans  les  termes  les  plus  satisfaisans,  ses  sentimens 
sur  les  services  du  Président  d'Haïti. 

»  S'il  peut  exister  de  satisfaction  pour  le  citoyen  appelé 
ici,  dans  les  temps  difficiles  où  nous  vivons,  à  la  première 


1254  ÉTLDES     SLU     l'hISTOIRE    d'hAÏTI. 

magistralurede  l'Etat,  elle  nepeiit  provenir,  avec  Tapprolja- 
lion  de  sa  conscience,  que  dans  la  franche  manifestation 
de  l'estime  publique.  Jugez  ,  d'après  cette  expression  de  ma 
pensée,  combien  mon  cœur  est  pénétré  de  gratitude,  lorsque 
les  membres  du  premier  corps  constitué  me  donnent, 
parlant  au  nom  de  la  nation,  d'éclatans  témoignages  de  leur 
approbation.  Cependant,  je  dois  le  dire  ouvertement,  parce 
que  les  principes  qui  me  dirigent  sont  invariables  :  votre 
affection  et  vos  suffrages  me  suffisent.  Je  regrette  que  vous 
ayez  pensé  devoir  décider  que  je  reçusse,  à  titre  de  conces- 
sion nationale,  de  nouvelles  propriétés.  Que  la  République 
prospère,  je  serai  récompensé  au  delà  de  tout  ce  qui  fait  le 
bonheur  en  ce  monde  !  En  effet,  quelle  fortune  peut  égaler 
l'avantage  de  coopérer  efficacement  à  consolider  la  liberté 
et  l'indépendance  de  son  pays? 

»   Signé  :  Boyer.    » 

Ce  message  se  terminait  par  de  nobles  paroles,  et  le 
Président  n'accepta  point  le  don  national  qui  lui  fut  accordé 
spontanément  par  le  Sénat.  Comme  général,  sous  Pétion, 
il  avait  reçu  le  sien  de  même  que  tous  ses  collègues  ;  il  avait 
pu,  comme  eux,  acquérir  d'autres  propriétés  du  domaine 
public;  et  depuis  la  réunion  de  l'Artibonite  et  du  Nord,  il 
avait  pris  à  ferme  plusieurs  des  habitations  connues  aupa- 
ravant dans  ces  départemens,  sous  le  nom  de  «  domaine 
"  de  la  couronne,  »  et  que  Christophe  faisait  exploiter 
à  son  profit.  Boyer  pouvait  donc  les  acquérir  de  l'E- 
tat,—  ce  qu'il  fit  ensuite,  —  et  le  Sénat,  mal  avisé,  dut 
se  repentir  de  son  initiative  intempestive.  Ce  n'était  pas, 
d'ailleurs,  un  cas  semblable  à  celui  où  ce  corps  accorda  à 
Pétion  deux  sucreries  en  don  national;  alors  Pétion  n'avait 
que  des  habitations  «/en?ie,  etau  moment  oii  il  venaitdedo- 
ter  tous  les  généraux  delà  République,  il  était  juste  que  le 


[18'2i]  CHAPITRE  V.  î2oo 

Sénat  lui  décernât  aussi  une  récompense  nationale.  Boyer 
s'honora  donc  en  refusant  ledon  qui  lui  fut  otîertparle  Sénat. 

Après  l'insuccès  de  la  mission  confiée  au  général  J. 
Boyé,  et  la  réception  des  lettres  de  M.  Esmangart  qui  pré- 
tendait en  justifier  les  causes,  la  fête  de  l'indépendance,  le 
1*' janvier  1821,  venait  fournir  une  occasion  toute  natu- 
relle au  Président  d'Haïti,  de  manifester^ ses  sentimens 
personnels  et  de  protester,  au  nom  de  la  nation,  contre 
l'injustice  des  puissances  étrangères  et  de  la  France  en  par- 
ticulier, qui  persistaient  à  ne  pas  vouloir  reconnaître  le 
droit  acquis  par  les  Haïtiens  depuis  vingt  ans.  A  cette  so- 
lennité, Boyer  prononça  le  meilleur  des  discours  qu'il  fit 
en  pareille  circonstance,  S'adressant  à  ses  concitoyens,  il 
leur  dit  :  «  Le  spectacle  majestueux  que  vous  offrez  dans 
)i  cette  auguste  cérémonie  est  un  hommage  d'autant  plus 
»  glorieux  au  triomphe  de  la  liberté,  qu'il  est  présenté  ici 
»  par  un  peuple  qui,  sans  autre  secours  que  son  énergie,  et 
1)  quoique  constamment  en  butte  à  de  perfides  machina- 
»  tions,  a  su  consolider  la  conquête  de  ses  droits  et  main- 
I)  tenir  avec  honneur  son  indépendance  nationale.  Que  les 
»)  ennemis  de  notre  émancipation,  aveuglés  par  la  haine  et 
')  le  préjugé,  persistent  dans  leur  injustice  à  notre  égard , 
')  que  nous  importe  !  Vous  n'en  serez  pas  moins  dignes  du 
»  rang  où  votre  courage,  à  l'aide  de  la  Providence,  vous  a 
»  si  heureusement  placés.  Vous  serez  toujours  fiers  d'a-^ 
')  voir  vaincu  nos  anciens  oppresseurs,  et  vous  serez  déter- 
»  minés  à  vous  ensevelir  sous  les  ruines  de  notre  pays,  plu- 
»  tôt  que  de  vous  soumettre  au  joug  ignominieux  des  ty- 
»  rans  qui  prétendraient  nous  asservir,  etc.  »  ^ 

Cette  dernière  phrase  n'était  pas  uniquement  à  l'adresse 
des  anciens  colons  de  Saint-Domingue  et  de  l'armée  expé- 


t256  ÉTlJDlis    SLU    l/liiSTOlRE    DH.UÏl. 

ditionnaire  de  1802,  mais  aussi  à  celle  des  Anglais  qui 
avaient  été  expulsés  du  sol  qu'ils  envahirent,  à  la  sollici- 
tation de  ces  colons.  On  voit  par  ces  paroles,  que  le  Prési- 
dent était  aussi  indigné  contre  le  refus  du  gouvernement 
français  d'entrer  dans  les  arrangemens  proposés  en  son 
nom  par  le  général  J.  Boyé,  que  contre  le  gouvernement 
britannique  qui,  dans  l'année  1825,  avait  reconnu  l'indé- 
pendance nationale  du  Mexique,  de  la  Colombie,  de  Bue- 
nos-Ayres  et  des  autres  républiques  de  l'Amérique  méridio- 
nale, malgré  ses  engagemens  pris  avec  la  cour  d'Espagne^, 
de  même  qu'il  en  avait  pris  avec  le  gouvernement  de  la 
Restauration,  par  rapport  à  Haïti.  En  effet;,  au  Congrès  de 
Vérone,  qui  se  tint  à  la  fin  de  1822,  la  Grande-Bretagne, 
représentée  par  le  duc  de  Wellington,  avait  obtenu  des 
autres  puissances  une  nouvelle  déclaration  pour  l'abolition 
de  la  traite  des  noirs,  confirmant  celles  du  8  février  et  du 
20  novembre  1815  ;  mais,  en  même  temps,  elle  s'opposa  à 
une  intervention  armée  en  Espagne,  que  la  France  devait 
opérer,  pour  rétablir  Ferdinand  VII  dans  son  autorité  ab- 
solue. Contrariée  dans  ses  vues  politiques  par  rapport  à  la 
péninsule,  —  la  France  y  ayant  envoyé  ses  troupes  sous  les 
ordres  du  duc  d'Angoulême,  —  la  Grande-Bretagne  prit 
alors  la  résolution,  sous  le  ministère  du  célèbre  Georges 
Canning,  de  reconnaître  l'indépendance  des  colonies  espa- 
gnoles, en  se  détachant,  dès  cette  époque,  de  ce  qu'on  ap- 
pelait «  la  Sainte-Alliance.  »  Pour  justifier  cette  mesure, 
M.  Canning  disait  :  «  que  la  Grande-Bretagne  n'avait  en- 
»  ÎYQmt  aucun  traité,  et  que  la  reconnaissance  qu'elle  accor- 
»  dait  aux  nouveaux  États  ne  décidait  aucune  question  de 
»  droit;  »  c'est-à-dire  que  TEspagne  restait  toujours  libre 
de  faire  valoir  son  droit  sur  ses  colonies  émancipées.  Or, 
cette  assertion  n'était  pas  exacte,  car  la  Grande-Bretagne 


[ISâi]  CHAPITRE   V.  âSt 

avait  stipulé  et  promis  envers  l'Espagne,  ce  qu'elle  stipula 
et  promit  envers  la  France,  pour  Haïti,  dans  l'article  secret 
du  traité  de  Paris  ^ .  Le  fait  est,  que  la  plupart  des  nouveaux 
États  de  l'Amérique  espagnole  avaient  contracté  de  gros 
emprunts  en  Angleterre,  et  qu'ils  ne  pouvaient  plus  en  ser- 
vir les  intérêts  ;  et  que,  d'un  autre  côté,  ce  pays  éprou- 
vait déjà  un  commencement  de  crise  financière  et  com- 
merciale. Le  gouvernement  anglais,  en  reconnaissant 
l'indépendance  de  ces  États,  voulait  leur  faciliter  les 
moyens  de  se  libérer,  en  même  temps  qu'il  espérait  porter 
l'Espagne  à  faire  cette  reconnaissance  qui  y  eût  encore 
contribué. 

Haïti  ayant  déclaré  son  indépendance  plusieurs  années 
avant  aucune  des  colonies  espagnoles,  et  se  trouvant,  en 
1  S^âS,  dans  une  situation  plus  stable  et  plus  prospère  que 
ces  colonies,  Haïti  pouvait  certainement  se  demander  — 
pourquoi  la  Grande-Bretagne  n'avait  pas  agi  à  son  égard 
comme  envers  elles?  Depuis  1804,  cette  puissance  y  faisait 
un  commerce  fructueux  dans  tous  les  ports  ;  et  si  la  chute 
de  Christophe  avait  fait  cesser  le  monopole  qu'elle  exerçait 
dans  son  royaume,  du  moins,  depuis  neuf  ans,  les  produits 
])ritanniquesne  payaient  dans  la  République  d'Haïti  que  la 
moitié  des  droits  d'importation  imposés  aux  produits  des 
^uitres  peuples  commerçans.  De  tels  avantages,  dans  l'in- 
térêt du  commerce  et  des  manufactures  de  la  Grande-Bre- 
tagne, semblaient  devoir  la  déterminer  à  reconnaître  aussi 
l'indépendance  nationale  d'Haïti  :  ne  l'ayant  pas  fait,  le 
Président  delà  République  dut  se  croire  autorisé  à  attri- 
buer son  abstention  au  ridicule /jre/wg'e  de  couleur;  de  là 
son  discours  du  1"'  janvier  ^. 

'I   Voyez  an  tome  8  de  cet  ouvrage,  page  132,  dans  une  note. 

2  l'.Mil-ètie  la  G  aiidc-Brctagne  poiiriait  dire,  pom-   son  c\en,r,  qr.e,  d '])nis  181  i,  la 


âo8  ÉTUDES    SUR     l'histoire     d'haVtI. 

Mais,  quelques  jours  après,  le  6,  il  reproduisit  sa  pensée 
dans  une  proclamation  «  au  peuple  et  à  l'armée,  »  qui  de- 
venait une  sorte  de  manifeste  envers  les  puissances  étran- 
gères, et  parce  que  cet  acte  avait  une  plus  grande  impor- 
tance que  son  discours,  et  qu'il  était  destiné  à  prescrire  des 
mesures  de  défense  générale,  pour  l'éventualité  d'une  agres- 
sion. Après  avoir  rappelé  que  l'existence  politique  d'Haïli 
datait  de  vingt  années  déjà,  que  l'objet  constant  du  gou- 
vernement de  Pétion  fut  de  diriger  les  esprits  vers  l'ordre  et 
la  civilisation,  il  dit  : 

«  Animé  de  son  esprit,  dès  que  je  fus  appelé  à  lui  succé- 
der, je  m'efforçai  de  marcher  sur  ses  traces.  jMa  sollicitude, 
entre  autres  objets  d'intérêt  public,  s'occupait  constam- 
ment des  moyens  de  conclure  des  rapports  directs  et  offi- 
ciels avec  les  gouvernemens  des  peuples  qui  font  un  com- 
merce avec  Haïti  :  les  avantages  qu'ils  en  retirent  soni 
universellement  connus.  Il  était  naturel  de  penser,  dans 
l'état  des  choses,  que  des  intentions  si  louables  obtien- 
draient un  résultat  favorable.  La  justice,  la  philanthropie, 
l'intérêt  d'une  sagepolitique,  qui  doittendre  à  consolider  la 
prospérité  du  commerce,  tout  s'accordait  pour  légitimer  la 
conclusion  de  ce  grand  objet.  Qui  pouvait  d'ailleurs  raison- 
nablement s'y  opposer?  Depuis  longtemps  nous  sommes 
complètement  émancipés.  Tranquilles  dans  noire  pays,  fi- 
dèles à  nos  devoirs  constitutionnels,  nous  restons  absolu- 
ment étrangers  au  système  colonial;  et,  neutres  dans  les 
mouvemens  qui  peuvent  ou  pourront  exister  dans  les  iles 


France  étant  en  négociation  avec  Haïti,  il  n'y  avait  pas  lien  ponr  elle  de  trancher  la 
qnestionpar  la  reconnaissance  de  notre  indépendance.  Mais,  à  notre  point  de  vne  national, 
nonsponvons  dire  aussi  qu'nn  tel  acte  de  sa  part  eût-  porté  la  France  à  être  pins  rai- 
sonnable envers  nous.  Au  reste,  on  a  dit,  on  a  pensé,  que  la  Grande-Bretagne  avait  notifié 
à  la  France,  qiie  si  elle  ne  se  décidait  pas  à  reconnaître  l'indépendance  d'Haïti,  elle  s'y 
décideriit  elle-mi'me  :  delà  sorait  survenue  l'ordonnanco  de  18%H. 


|I824]  CHAPITRE   V.  239 

de  cet  archipel,  on  n'a  donc  aucun  reproche  fondé  à  nous 
faire  ' . 

»  Cependant,  quel  compte  nous  a-t-on  tenu  de  nos 
loyales  dispositions  ?  Comment  les  divers  gouvernemëns  y 
ont-ils  répondu  ?  Les  uns,  par  un  silence  humiliant  qui 
blesse  autant  la  magnanimité  de  la  nation,  qu'il  est  con- 
traire aux  règles  prescrites  par  la  raison  ;  les  autres,  en 
manifestant  des  prétentions  dont  l'injustice  révolte  et  que 
l'honneur  national^  d'accord  avec  nos  sentimens  et  nos 
devoirs,  ne  permet,  dans  aucun  cas,  d'admettre.  Il  est  évi- 
dent que  l'outrage  fait  au  caractère  haïtien  est  un  déplora- 
ble effet  de  l'absurde /)reji<^e  résultant  de  la  différence  des 
couleurs.  Oui^  il  faut  le  déclarer  authentiquement  :  ce  hon- 
teux motif  est  le  seul  sur  lequel  est  basée  l'injuste  politique 
dont  nous  nous  plaignons.  Faut-il  une  nouvelle  preuve  de 
cette  vérité  ?  Nous  la  trouverons,  ô  infamie  !  dans  la  pros- 
cription exercée  aujourd'hui,  plus  que  jamais,  dans  cer- 
tains pays,  contre  les  hommes  de  la  teinte  des  Haïtiens  ^  ; 
nous  la  trouverons  dans  la  reconnaissance  ostensible  que  ' 
quelques  puissances  ont  faite,  tout  en  déclinant  nos  droits, 
des  États  républicains  récemment  établis  dans  l'Amérique 

méridionale  ^ Enfin,  l'expérience  nous  éclaire  ;  nous  ne 

devons  compter  que  sur  notre  énergie.  Mais ,  en  nous  plai- 
gnant de  l'injustice  exercée  envers  nous,  en  prenant  des 
précautionspourl'avenir,  nous  persévérerons  toujours  dans 
nos  principes  de  loyauté » 

En  conséquence,  la  proclamation  présidentielle  enjoi- 


1  Ce  passage  était  une  allusion  à  la  récente  affaire  passée  à  la  Jamaïque,  par  l'arresta» 
tion  des  deux  hommes  de  couleur  et  leur  déportation  à  Haïti,  sans  motif  réel. 

2  Encore  une  allusion  à  la  déportation  de  Leceine  et  John  F.  Scoffery,  et  ans  iniquités 
commises  à  la  Martinique  envers  Bissette,  Fabien,  Volny,  etc.,  dans  cette  année  18%4. 

3  Par  la  firande-Bretagne  et  les  États-Unis. 


240  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haVti. 

gnit  aux  commandans  d'arrondi^ssement,  de  procéder  im- 
médiatement à  une  revue  d'inspection  des  gardes  natio- 
nales, dans  les  villes  et  les  campagnes^,  pour  leur  complète 
organisation,  leur  armement  et  équipement  ;  à  une  revue 
semblable  des  troupes,  à  l'inspection  des  armes  et  de  tous 
autres  objets  de  guerre  en  dépôt  dans  les  arsenaux  et  les 
fortifications  du  littoral  et  de  l'intérieur,  afin  de  tout  main- 
tenir en  ordre  pour  le  cas  d'une  défense  générale  du  terri- 
toire de  la  République.  Ces  officiers  supérieurs  durent 
faire  chacun  un  rapport  circonstancié  sur  les  opérations 
qui  leur  étaient  prescrites,  et,  en  se  conformant  d'ailleurs 
aux  ordres  spéciaux  qu'ils  avaient  déjà  reçus  du  Président, 
celui-ci  les  déclarait  responsables,  envers  la  nation  et  le  gou- 
vernement, de  l'exécution  de  toutes  ces  dispositions.  Ces 
ordres  spéciaux  consistaient  à  faire  transporter  dans  les 
dépôts'de  l'intérieur^  des  armes,  des  munitions  de  guerre 
de  toute  espèce,  à  faire  planter  des  vivres  en  abondante 
^quantité  pour  subvenir  à  la  nourriture  des  populations, 
en  cas  d'invasion  étrangère. 

Aussi  suffit-il  de  ces  dispositions  pour  mettre  tout  le 
peuple  haïtien  sur  pied;  chacun  croyait  à  une  attaque,  à 
une  expédition  armée,  immédiate,  de  la  part  de  la  France, 
seule  puissance  qui  pouvait  avoir  Fintention  d'envahir 
Haïti  ;  et  d'un  bout  de  la  République  à  l'autre,  on  n'enten- 
dait que  ces  mots  :  «  Les  blancs  vont  venir  nous  attaquer, 
»  préparons-nous  à  leur  résister  vigoureusement.  »  Et  à 
Finstar  du  gouvernement,  la  plupart  des  familles  envoyè- 
rent en  dépôt  à  rintérieur,  dans  les  montagnes  surtout,  du 
linge,  du  savon,  des  salaisons,  du  sel,  des  médicamens,  etc. 
Quoique,  en  réalité,  ces  soins  fussent  superflus, — la  France 
n'étant  disposée  à  diriger  aucune  expédition  contre 
Haïti, — ce  fut  nruiimoiiis  lUiO  rrsolntion  a:imi:'aMe  de  la 


I 


[18^4]  CHAPITRE   V.  â44 

part  de  ce  jeune  peuple,  qui  croyait  son  indépendance 
nationale  menacée  et  qui  s'apprêtait  à  la  défendre  jusqu'à 
extinction. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que,  quelques  jours  après 
la  proclamation  du  Président  d'Haïti,  le  17  janvier,  M.  Lau- 
jon  arriva  au  Port-au-Prince  avec  les  lettres  que  lui  adressa 
M.  Esmangart,  pour  l'engager  à  envoyer  en  France  des 
agents  dont  la  mission  serait  de  traiter  de  la  reconnaissance 
de  l'indépendance,  d'après  les  bases  proposées  par  Boyer 
lui-même,  en  1821,  lors  de  la  mission  de  M.  Dupetit- 
Thouars,  c'est-à-dire  «  en  payant  une  indemnité  raisonna- 
»   blement  calculée.  »  M.  Laujon,  intermédiaire  pacifique 
d'une  négociation  provoquée  par  l'ancien  commissaire  de 
1816,  ne  pouvait  en  croire  ni  ses  yeux  ni  ses  oreilles,  de 
tout  ce  qu'il  voyait  et  entendait  dans  la  capitale  ;  il  s'atta- 
cha à  aller  de  maison  en  maison  auprès  des  personnes  de  sa 
connaissance,  pour  les  rassurer  sur  les  intentions  du  gou- 
vernement français  à  l'égard  d'Haïti.  Ce  n'est  pas  à  dire, 
cependant,  que  les  anciens  colons  n'eussent  été  satisfaits 
de  voir  la  France  diriger  une  expédition  contre  elle  ;  les 
succès  que  son  armée  venait  d'obtenir  en  Espagne,  dans 
l'année  1825,  ravivaient  leur  espoir  et  leur  désir  à  ce  sujet  ; 
et  leurs  pétitions  incessantes  adressées  aux  chambres  légis- 
latives, jointes  à  des  informations  particulières  que  reçut 
Boyer  sur  la  fin  de  cette  année,  avaient  contribué  à  l'émis- 
sion des  actes  dont  nous  venons  de  parler.  C'est  ce  qu'il 
dit  à  M.  Esmangart,  dans  sa  lettre  du  4  février,  en  réponse 
auxsiennes,et  qui  fut  confiée  à  M.  Laujon,  lequel  se  décida 
à  retourner  de  suite  en  France^  à  raison  de  la  situation  oii  il 
avait  trouvé  la  République.  Le  Président  promit  d'y  envoyer 
un  négociateur,  en  disant  à  M.  Esmangai't:  «J'aime  à  vous 
»  le  répéter,  Monsieur  le  Préfet,  je  suis  toujours  dans  les 

T.  IX.  4  6 


242  ÉTUDES  SIR  l'histoire  d'haïti. 

»  mêmes  intentions  de  traiter  sur  les  bases  expliquées  dans 
»  mes  dépêches  des  10  et  16  mai  1821,  dont  vous  m'avez 
»  rappelé  un  paragraphe  dans  une  de  celles  que  vous  m'a- 
»  vez  adressées  ^  Mes  principes  sont  invariables,  et  mes 
»   devoirs  sont  sacrés  :  je  n'y  manquerai  jamais.   » 

Ainsi,  par  cette  déclaration,  le  Président  renonçait  aux 
combinaisons  proposées  par  le  général  J.  Boyé,  dans  les 
conférences  de  Bruxelles.  Mais  il  ne  se  pressa  point  de  faire 
partir  le  négociateur  qu'il  annonçait,  surtout  à  cause  de 
l'hiver,  qui  occasionne  toujours  de  pénibles  voyages.  Cène 
fut  que  le  1*"  mai  que  partirent  du  Port-au-Prince,  sur  le  na- 
vire le  Julien  Thaïes,  non  an  seul^  mais  deux  négociateurs, 
les  citoyensLarose,  sénateur^  et  Rouanez,  notaire  du  gouver- 
nement. Nous  ajournons  ce  qui  concerne  la  mission  qui  leur 
fut  confiée,  afin  déparier  d'autres  actes  dii gouvernement. 

Le  l**"  avril,  le  Président  d'Haïti  procéda  à  l'ouverture  de 
la  session  législative.  Dans  le  discours  qu'il  prononça  à  cette 
occasion,  il  dit  d'abord  que  la  République  jouissait  de  la 
plus  parfaite  tranquillité,  malgré  une  tentative  de  révolte 
qui  avait  eu  lieu  récemment  à  Santo-Domingo  et  qui  fut 
promptement  réprimée.  En  etTet,  un  nommé  Ximenès,  par- 
tisan du  gouvernement  espagnol,  d'accord  avec  un  prêtre 
qui  desservait  l'une  des  petites  paroisses  aux  environs  de 
cette  ville,  avait  organisé  une  conspiration  dont  le  but  était 
de  soulever  toute  la  partie  de  l'Est  au  nom  et  en  faveur  de 
l'Espagne  ;  mais,  découverte  à  temps  par  la  vigilance  du 
général  Borgella,  commandant  de  l'arrondissement,  cette 
trame  fut  déférée  par  lui  à  l'instruction  et  au  jugement  du 
tribunal  civil,  dans  ses  attributions  criminelles,  et  il  en 

1   Voyez  ces  dépêches  de  1 82!1 ,  dans  ce  volume,  pages' 47  et  48. 


[1824]  CHAPITRE    Y.  245 

résulta  la  condamnation  à  mort  de  Ximenès  et  de  trois  au- 
très  de  ses  principaux  complices:  ils  furent  exécutés.  Sans  ^-^^-^^ 
doute,  à  cause  de  l'esprit  religieux  dominant  dans  cette  ''-^.-^t^' 
partie  jusqu'au  fanatisme,  le  tribunal  épargna  le  prêtre  de 
la  mort  qu'il  méritait  et  ne  le  condamna,  ainsi  qu'une 
vingtaine  d'autres  complices,  qu'à  une  détention  de  quei- 
([ues  années.  Boyer  ajouta  à  cette  clémence  bien  inspirée, 
en  faisant  interner  tous  ces  condamnés  dans  plusieurs  villes 
de  rOuest  et  du  Sud;  et,  quelques  temps  après,  il  leur  par- 
donna entièrement,  en  leur  permettant  de  retourner  au  sein 
de  leurs  familles  ' .  Ces  actes  de  bonté,  et  la  vigueur  qu'avait 
mise  le  géiiérfil  Borgella  dans  l'arrestation  des  coupables 
on  les  faisant  juger  par  le  tribunal  civil,  au  lieu  d'une 
commission  militaire,  produisirent  le  plus  heureux  effet 
sur  l'esprit  public  dans  les  deux  départemens  de  l'Est,  où 
il  n'y  eut  jamais  d'autres  conspirations  durant  les  vingt  et 
une  années  de  leur  incorporation  à  la  République  d'Haïti, 
sous  le  gouvernement  de  Boyer. 

Le  discours  du  Président  contenait  ensuite  ces  passages  : 
<i  Cependau  t,  il  faut  en  convenir,  notre  situation  politi- 
que, eu  égard  à  l'étranger,  est  vraiment  extraordinaire; 
elle  exige  impérieusement  une  attention  toute  particulière, 
et  commande  ici  la  plus  grande  unanimité  d'opinions.  Cette 
vérité,  quoique  généralement  reconnue,  ne  saurait  être  trop 
répétée;  car,  lorsqu'il  s'agit  de  la"  sûreté  nationale,  on  ne 
saurait  trop  se  prémunir,  et  l'enthousiasme  général  ne  doit- 
il  pas  être  sans  cesse  éveillé  pour  la  défense  d'un  bien  si 
précieux?  Nous  avons  déjà  fait,  sans  avoir  pourtant  obtenu 


1  J.-J.  Delmonte,  doyen  du  tribunal  civil,  contribua  beaucoup  à  ce  jugement  modéré. 
Ce  magistrat  éclairé  et  déTOué  à  la  République  s'inspira  heureusement  du  système  du 
gouvernement  qrii  tendait  toujours  à  l'indulgence  envers  ceux  qui  jouaient  un  rôle  subal- 
tcrnp  dans  les  conspirations,  et  le  Président  n'en  cnnout  que  plus  d'estime  pourlui. 


244  ÉTUDES  sufi  l'histoire  d Haïti- 

le  résultat  qu'il  était  juste  d'espérer,  les  démarches  néces- 
saires auprès  des  autres  gouvernemens,  pour  établir  entre 
eux  et  Haïti  des  rapports  officiels  et  honorables,  tels  que  la 
raison  et  l'usage  le  prescrivent  entre  États  civilisés.  Nous 
sommes  fondés  à  dire  que  les  Haïtiens,  dans  leurs  relations 
avec  les  étrangers  qui  fréquentent  nos  ports,  ont  toujours 
tenu  une  conduite  digne  d'un  peuple  libre.  Le  gouverne- 
ment, de  son  côté,  peut  défier  la  mauvaise  foi,  même  la  plus 
audacieuse,  de  pouvoir  articuler  une  seule  preuve  contre  la 
loyauté  de  ses  principes  et  la  pureté  d'intention  de  tous  ses 
actes.  Comment,  après  ces  faits,  concilier  l'étrange  procédé 
de  ces  puissances  envers  la  République?  Cette  injustice,  je 
l'ai  déjà  dit,  n'a  d'autre  fondement  qu'un  absurde  préjugé. 
Nous  en  sommes  tous  convaincus;  prenons  en  conséquence 
d'activés  précautions  pour  l'avenir.  » 

Puis,  le  Président  parla  de  l'état  florissant  de  l'agriculture 
et  des  finances  du  pays,  des  progrès  de  l'instruction  publi- 
que qui  donnaient  les  plus  grandes  espérances,  en  faveur  de 
de  la  jeunesse,  et  il  convia  les  législateurs  à  s'unir  étroi- 
tement avec  le  pouvoir  exécutif  pour  l'avantage  de  la  na- 
tion ^ . 

Précédemment,  il  avait  adressé  à  tous  les  généraux, 
commandans  d'arrondissement  ou  occupant  d'autres  fonc- 
tions, une  circulaire  exposant  les  questions  à  résoudre  en- 
tre Haïti  et  la  France,  en  leur  demandant  leur  avis  sur  la 
proposition  que  Pétion  avait  faite  de  payer  une  indemnité  à 
cette  puissance,  pour  parvenir,  par  cette  transaction,  à  ob- 


1  Eu  se  réunissant  dans  sa  première  séance  préparatoire,  la  Chambre  des  cûminuncs 
forma  son  bureau  pour  l'ouverture  de  la  session  .  HérarJ  Dumesle  fut  nommé  président 
pour  un  mois,  et  le  troisième  mois  de  la  session  il  fut  encore  appelé  à  cette  cbarge.  Son 
discours  en  réponse  à  celui  du  Président  d'Haïti  exprima  les  mêmes  sentimens  do  patrio- 
tisme, et  de  plus,  un  éloge  à  la  mémoire  de  Pétion,  eu  louant  également  la  conduite  de 
Boyer.  Ce  fut  dans  cette  année  qu'il  publia  son  Voyage  dans  le  Nord  i'Haiti,  ete. 


118^^4]  CHAPITRE    V.  245 

tenir  qu'elle  reconnût  l'indépendance  nationale;  et  eux 
tous  lui  avaient  répondu  qu'ils  y  adhéraient,  comme  en 
1 81 4^  en  laissant  à  sa  sagesse  et  à  sa  sollicitude,  d'après  les 
pouvoirs  que  lui  donnait  la  constitution,  de  convenir  du 
chiffre  de  cette  indemnité  et  des  autres  conditions  qu'il  ju- 
gerait les  plus  avantageuses  à  l'État.  Si  Boyer  n'avait  pas 
consulté  ces  généraux  en  1821,  quand  il  fit  revivre  l'offre 
de  l'indemnité,  c'est  qu'il  se  croyait  suffisamment  autorisé 
par  cette  initiative  de  son  prédécesseur,  qui  avait  obtenu 
l'assentiment  général.  Mais,  après  l'infructueuse  négocia- 
tion du  général  J.  Boyé  avec  l'agent  du  gouvernement 
français,  au  moment  oii  il  se  décidait  à  expédier  des  envoyés 
en  France  pour  le  même  objet,  il  voulut  avoir  l'avis  de  ses 
compagnons  d'armes  à  ce  sujet  ;  et  c'était,  de  sa  part,  un 
acte  de  haute  convenance  et  de  prudence  en  même  temps. 
Il  profita  de  la  session  législative,  qui  réunissait  à  la  capi- 
tale les  représentans  et  les  sénateurs,  pour  leur  communi- 
quer, non  par  messages,  mais  en  confidence,  tous  les  docu- 
mens  qu'il  avait  reçus  du  général  J.  Boyé  et  les  lettres  de 
M.  Esmangart,  ainsi  que  la  copie  des  siennes ,  afin  d'avoir 
aussi  leurs  avis.  Les  législateurs  furent  également  de  la 
même  opinion  que  les  généraux.  Le  chef  de  l'État  se  trou- 
vait donc  investi  de  la  confiance  publique,  manifestée  par 
ses  principaux  organes,  et  il  pouvait  agir,  dans  la  limite  de 
ses  attributions  constitutionnelles,  en  toute  sûreté  de 
conscience. 

Profitant  des  circonstances  politiques  et  de  la  surexcita- 
tion où  les  esprits  se  trouvaient  depuis  la  publication  de  sa 
proclamation  du  6  janvier,  le  Président  émit,  le  6  avril,  un 
arrêté  dont  le  but  est  suffisamment  expliqué  par  les  dispo- 
sitions suivantes:  «  1°  Toutes  les  personnes  qui  ne  pour- 
»   ront  faire  preuve  de  leurs  moyens  d'existence  et  qui  se 


;246  ÉTUDES    suit    L  HliSlOlKE    U  HAÏTI. 

»  trouvent  clans  les  villes  ou  bourgs,  sans  exercer  une  pro- 
»  fession  ou  inclusirie,  seront  tenus  de  se  retirer  dans  les 
»  campagnes  où  les  ressources  de  l'agriculture  leur  présen- 
»  tent  une  subsistance  assurée; — 2°  lapins  grande  sur- 
»  veillancedevra être  constammentexercéepour  qu'aucune 
I)  personne  en  état  de  santé^  puisse  se  soustraire  aux  tra- 
»  vaux  agricoles  de  l'habitation  où  elle  réside;  — 5°  les 
»  rigueurs  ordonnées  par  la  loi  sur  la  police  générale,  se- 
))  ront  strictement  appliquées  contre  les  vagabonds  pris  en 
«  contravention  aux  dispositions  du  présent  arrêté.  »  Et 
les  autorités  civiles  et  militaires  furent  chargées  de  son  exé- 
cution, sous  la  responsabilité  personnelle  des  commandans 
d'arrondissement. 

Il  y  eut  alors  une  véritable  disposition  de  leur  part  à  exé- 
cuter cet  arrêté^  principalement  à  la  capitale  et  dans  les  au- 
tres villes  importantes;  mais  la  négligence  habituelle  pré- 
valut bientôt;  on  se  relâcha  peu  à  peu.  Aussi  bien,  ilfaut  le 
dire,  ce  fut  toujours  une  mesure  difficile  à  exécuter  dans  le 
sein  de  la  Réptiblique,  parce  que  son  régime  de  douceur  ne 
comportait  pas  l'arbitraire  qu'exige  souvent  une  telle  me- 
sure, à  l'égard  des  individus.  Pour  les  classer  comme  vaga- 
bonds, au  terme  de  la  loi^  ne  faudrait-il  pas  qu'ils  eussent 
subi  un  jugement  préalable  pour  faits  de  vagabondage?  A 
moins  de  suivre  les  erremens  des  régimes  antérieurs,  où  les 
autorités  pourchassaient  des  villes  ou  bourgs,  ceux  qui  vi- 
vaient ordinairement  à  la  campagne,  il  n'était  guère  pos- 
sible d'atteindre  le  but  de  cet  arrêté;  car,  dans  le  cours  de 
toutes  les  révolutions  du  pays,  toutes  les  existences,  pour 
ainsi  dire,  s'étaient  déplacées  ou  déclassées.  Ce  fut  sans 
doute  une  chose  nuisible  à  la  prospérité  de  l'agriculture, 
et  partant  au  pays  tout  entier  dont  elle  est  lapins  précieuse 
industrie,  que  cette  tendance  constante  des  campagnards  à 


I 


[I82i]  CHAPITRE    V.  Ml 

affluer  dans  les  villes  ou  bourgs  où  la  plupart  d'entre  eux 
vivent  misérablement,  quelquefois  d'une  manière  désor- 
donnée; mais  il  n'était  pas  possible  qu'il  en  fût  autrement, 
quand  ils  voyaient  les  propriétaires  préférer  ce  séjour  à  ce- 
lui de  leurs  habitations  rurales,  par  goût  ou  par  nécessité, 
quand  une  foule  de  séductions  les  y  attirent  également  dans 
l'espoir  d'y  trouver  lebien-être.  Ce  qui  s'est  toujours  vu  à 
Haïti,  depuis  1791,  s'est  vu  et  se  voit  encore  dans  d'autres 
pays  très-civilisés,  par  une  infinité  de  causes  ^ .  Mais  ce 
qu'il  y  eut  de  singulier, ce  qui  prouve  comment  les  ïiommes 
savent  éluder  les  lois  ou  se  prémunir  contre  leur  rigueur, 
c'est  qu'à  cette  époque  déjà  reculée,  presque  toutes  les  per- 
sonnes qui  étaient  l'objet  de  l'arrêté  du  Président,  itilagi- 
nèrent  de  prendre  une  patente  quelconque,  afin  de  prouver 
qu'elles  exerçaient  une  profession  ou  une  industrie  dansles 
villes  ou  bourgs  cju'elles  habitaient  ;  par  là,  l'effet  de  la  me- 
sure ordonnée  fut  nul,  les  autorités  civiles  et  militaires 
étant  paralysées  devant  cette  ingénieuse  invention  :  le  fisc 
en  profita,  au  détriment  de  l'agriculture  qui  lui  eût  procuré 
un  meilleur  résultat. 

Leli  avril,  toujours  dans  la  préoccupation  des  affaires 
extérieures,  Boyer  fit  paraître  une  nouvelle  proclamation 
«  au  peuple  et  à  l'armée,  »  où  il  disait  que  le  gouverne- 
ment était  dans  l'impérieuse  obligation  de  prendre  des  me- 
sures de  sûreté  générale,  pour  «  le  salut  du  peuple  qui  est 
la  loi  suprême.  »  En  conséquence:  —  «  1"  Très-expresséS 
»  défenses  sont  faites,  au  nom  du  salut  public,  à  n'importe 


1  Au  temps  où  nous  écrivons  ces  ligues  (1858),  les  jonrnanx  de  France  font  remarquer 
la  tendance  des  paysans  de  cet  empire,  à  fuir  la  campagne  pour  se  réfugier  dans  les  villes  ; 
diverses  causes  contribuent  a  cette  émigration  préjudiciable  à  l'agriculture.  Cependant,  les 
propriétaires  leur  tracent  un  exemple  opposé  à  celui  que  donnent  les  propriétaires  en 
Haïti  ;  ils  résident  sur  leurs  biens  et  les  font  cultiver  sous  leurs  yeux. 


248  ÉTUDES  sLii  l'histoiue  d'haïti. 

»  quelle  autorité,  soit  civile,  soit  militaire,  de  correspondre 
))  dans  n'importe  quelle  circonstance,  avec  les  gouverne- 
»  nemens  qui  seraient  en  guerre  avec  la  République,  ou 
»  avec  leurs  agents,  sous  quelque  dénomination  que  ce  soit. 
»  Au  Président  d'Haïti  seul,  selon  le  vœu  de  la  constitution, 
»  est  réservé  ce  droit.  —  2°  Audit  cas  de  guerre,  toute  au- 
»  torité  ou  tout  particulier  qui,  n'importe  sous  quel  pré- 
>)  texte,  serait  convaincu  d'avoir  contrevenu  à  cette  dispo- 
»  sition,  sera  aussitôt  considéré  comme  traître  à  la  patrie 
»  et  puni  comme  tel.   » 

Cet  acte  était  motivé,  d'ailleurs,  «  sur  les  circonstances 
»  oii  le  machiavélisme  des  ennemis  cherche  à  fomenter 
»  dans  l'intérieur,  des  troubles  et  des  divisions.  »  Mais, 
peut-être  que  M.  Laujon  y  contribua  sans  y  penser,  par  les 
visites  qu'il  avait  faites  à  diverses  personnes,  par  les  pa- 
roles de  paix  qu'il  répandait  au  Port-au-Prince,  pendant 
son  court  séjour  en  cette  ville,  alors  que  le  Président  ve- 
nait de  proclamer  qu'il  fallait  se  préparer  à  la  guerre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  dernière  proclamation  était 
fondée  en  raison,  — pour  se  prémunir  contre  toute  tenta- 
tive d  séduction  de  la  part  de  l'étranger. 
Dans  le  temps  oii  l'indépendance  des  États  de  l'Amérique 
méridionale  venait  de  se  consolider,  par  la  reconnaissance 
formelle  qu'en  fit  la  Grande-Bretagne,  ainsi  que  les  États- 
Unis  de  l'Amérique  septentrionale^  ;  se  ressouvenant, 
d'ailleurs,  de  la  conduite  tenue  par  Bolivar  envers  Haïti, 
qu'il  avait  exclu  du  congrès  de  Panama,  Boyer  crut  devoir 
faire  une  démarche  ostensible  auprès  du  gouvernement  de 


1  Dès  1822,  le  congrès  des  États-Unis  agita  la  question  de  l'opportunité  de  la  recon- 
naissance de  l'indépendance  de  ces  nouveaux  États,  par  des  traités;  en  1821,  ils  étaient 
déjà  reconnus  de  fait,  par  le  projet  du  congrès  de  Panama  proposé  par  Bolivar  :  de  là, 
une  des  causes  de  la  résolution  prise  par  la  Grande-Bretagne. 


[182i|  CHAPITRE  V.  249 

la  Colombie  pour  lui  proposer  «  une  alliance  purement  dé- 
(t  fensive  »  avec  celui  de  la  République  d'Haïti. 

Il  fonda  cette  proposition  sur  ce  que  la  République 
croyait  son  indépendance  menacée  par  la  France. 

Au  fait,  il  ne  s'abusait  point  sur  le  résultat  probable  de 
cette  démarche,  d'après  le  précédent  de  1821;  et,  dans 
cette  pensée,  son  envoyé  fut  chargé,  en  cas  de  refus,  de 
réclamer  le  montant  intégral  de  la  valeur  de  toutes  les  ar- 
mes et  munitions,  de  tous  autres  objets  de  guerre  que  la 
République  avait  fournis  à  Bolivar  en  1816,  pour  lui 
donner  les  moyens  de  reconquérir  sa  patrie  sur  les 
Espagnols. 

A  cet  effet,  il  expédia  le  citoyen  F.  Desrivières- Chanlatte, 
directeur  de  l'imprimerie  nationale  du  Port-au-Prince, 
muni  de  ses  pleins-pouvoirs,  pour  se  rendre  à  Santa-Fé  de 
Bogota ,  alors  capitale  de  la  Colombie,  oii  siégeait  le  gou- 
vernement. A  cette  époque,  Bolivar  se  trouvait  au  Pérou^ 
et  le  général  Santander,  Vice-Président,  dirigeait  cette 
République. 

Il  accueillit  l'envoyé  haïtien  avec  beaucoup  d'égards, 
mais  il  déclina  la  proposition  de  l'alliance,  par  la  raison  , 
disait-il,  que  les  traités  faits  avec  d'autres  États  s'y  oppo- 
saient. Alors,  Chanlatte  lui  présenta  la  réclamation  dont  il 
était  chargé.  Santander  n'y  fit  aucune  difficulté;  mais, 
comme  le  trésor  colombien  ne  pouvait  disposer  de  la  somme 
à  payer,  et  que  l'envoyé  d'Haïti  en  eût  même  été  fort  em- 
barrassé, le  ministre  des  finances  lui  remit  des  traites  sur 
un  banquier  de  Londres,  au  payement  desquelles  le  plé- 
nipotentiaire de  la  Colombie ,  en  Angleterre ,  devait 
d'ailleurs  concourir.  Elles  furent  acquittées,  en  effet;  et 
cette  somme  fut  employée  à  payer  des  armes,  des  muni- 
tions,   des    objets  d'équipement    et  d'habillement  dont 


2o0  ÉTUDES    SUH    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

Boyei"  lit  veiiii'  une  immense  quantité  dans  le  cours  de 
cette  année  '' . 

La  réclamation  qu'il  fit  valoir  fut  l'objet  de  quelque  cri- 
tique en  Haïti  :  on  prétendit  que  c'était  enlever  à  la  mé- 
moire de  Pétion  le  mérite  qu'il  avait  eu  en  secourant  Boli- 
var et  ses  compagnons  dans  le  refuge  qu'ils  vinrent  ^ 
chercher. 

Mais,  à  quelle  condition  principale  Pétion  avait-il  ac- 
cordé ces  secours?  A  la  condition  de  l'émancipation  réelle 
des  esclaves  de  la  Côte-Ferme.  Si  Bolivar  avait  déclaré  la 
liberté  générale  de  ces  infortunés^  pour  être  fidèle  à  sa 
promesse,  n'avait-il  pas  dû  souscrire  ensuite  à  l'opposition 
qu'il  rencontra  parmi  ses  concitoyens?  Etait-ce  à  lui  seul 
que  Pétion  entendait  donner  ces  secours?  Ces  armés,  ces 
munitions ,  etc. ,  ne  profitèrent-elles  pas  à  la  cause  des  In- 
dépendans  qui,  par  ces  moyens  généreusement  fournis, 
réussirent  à  expulser  les  Espagnols  de  leurs  territoires? 

Du  moment  que,  dans  leur  égoïsme,  ils  refusèrent  de 
reconnaître  les  droits  des  milliers  d'hommes  qu'ils  tenaienl 
sous  le  joug  de  l'esclavage,  qu'ils  oublièrent  la  condition 
des  secours  qui  leur  furent  accordés  au  nom  d'Haïti,  Haïli 
avait  le  droit  de  réclamer  la  valeur  des  objets  qu'elle  leur 
fournit. 

Et  Bolivar  lui-même,  d'accord  avec  ses  concitoyens, 
n'avait-il  pas  montré  envers  Haïti  l'intluencedes  préjugés 
de  couleur,  en  ne  la  convoquant  pas  à  son  congrès  de 
de  Panama?  Quel  aurait  été  le  but  de  tous  les  États  de 
l'Amérique  représentés  à  ce  congrès?  De  s'unir  pour  s'op- 
poser aux  prétentions  exorbitantes  de  la  Sainte-Alliance 
des  potentats  de  TEurope.  Et  dans  le  cas  d'une  agression 

1  Je  crois  que  la  somme  réclamée  et  payée  s'élevait  à  environ  70,000  piastres. 


|l82ij     .  CHAl'lTKE    V.  251 

seulement  tle  la  part  de  l'Espagne  contre  une  de  ses 
colonies  émancipées ,  est-ce  cjne  toutes  les  autres  ne  prê- 
teraient pas  à  celle-ci  leur'appui? 

Ce  n'était  donc  qu'un  prétexte  de  la  part  du  Yice-Pré- 
sident  de  la  Colombie,  quand  il  refusait  une  alliance  avec 
Haïti,  pour  la  secourir  à  son  tour  d'une  manière  quel- 
conque, en  cas  qu'elle  eût  été  attaquée  par  la  France. 
Son  refus  entraînait  la  restitution  de  la  valeur  des  objets 
fournis  par  la  République  d'Haïti;  Boyer  eut  donc  raison 
<le  la  faire  demander  '. 

Le  8  juillet,  le  Président  d'Haïti  promulgua  une  loi  ren- 
due par  le  corps  législatif,  peu  de  jours  auparavant  :  cette 
loi  réglait  le  droit  de  propriété  dans  les  départemens  de 
l'Flst,  d'après  les  principes  constitutifs  de  la  République  et 
suivant  l'esprit  du  rapport  ou  opinion  de  la  commission  cjiii 
avait  été  nommée  en  1822,  pour  examiner  les  diverses  ques- 
tions relatives  aux  différentes  natures  de  propriétés  dans 
cette  partie  de  l'État.  La  loi  fixait  et  réglait  en  même  temps 
le  sort  du  haut  clergé  et  des  quelcfues  religieuses  de  Santo- 
Domingo,  en  leur  attribuant  dès  appointemens  annuels, 
payables  cependant  tous  les  mois,  à  la  charge  du  trésor 
public. 

Se  fondant  sur  ce  principe  :  —  «  cjue  d'après  le  pacte 
»  social  des  Haïtiens,  le  droit  de  propriété  est  inséparable 
»  de  la  qualité  de  citoyen;  »  —  ensuite  :  «  qu'il  importait 
»  de  détruire  toutes  les  traces  de  la  féodalité  dans  cette 
«  portion  de  l'île,  afin  que  ses  habitans,  heureux  sous  les 
o   auspices  des  principes  libéraux,  perdent  jusqu'au  souve- 


1  A  son  retour  de  cette  mission,  Chanlatte  fut  élu  sénateur,  le  14  janvier  1825,  on 
remplacement  du  colonel  Hogo.  —  Le  2  janvier  '1825,  le  général  Santander  rendit  compte 
de  cette  mission  au  congrès  colombien,  réuni  à  Bogota. 


25!2  ÉTUDES    8LU    LHISTOIUE    d'hAÏTI. 

»  iiii"  de  leur  ancienne  sujétion  ;  »  —  la  loi  déclara  pro- 
priétés nationales  et  faisant  désormais  partie  du  domaine 
public;  —  1°  toutes  les  propriétés  territoriales  qui,  avant 
le  9  février  1822,  n'appartenaient  pas  à  des  particuliers, 
c'est-à-dire,  celles  qui  appartenaient  au  domaine  public  de 
l'Espagne  ;  —  2°  toutes  les  propriétés  mobilières  et  immo- 
bilières, toutes  les  rentes  foncières  et  leurs  capitaux  qui 
appartenaient,  soit  au  gouvernement  précédent,  soit  à  des 
couvens  de  religieux,  à  des  monastères,  hôpitaux,  églises  ou 
autres  corporations  ecclésiastiques  ;  —  5°  tous  les  biens 
mobiliers  et  immobiliers  appartenant  soit  aux  individus 
qui,  absens  de  TEst  au  9  février  1822,  n'y  étaient  pas  ren- 
trés le  10  juin  1825,  en  vertu  de  la  proclamation  présiden- 
tielle du  8  février  1825  ''  ;  soit  à  ceux  qui,  lors  delà  réu- 
nion, avaient  quitté  Haïti  sans  prêter  le  serment  de  fidélité 
à  la  République. 
^y  Ses  droits  étant  ainsi  déterminés,  la  loi  fit  remise  entière 
aux  particuliers,  de  toutes  les  rentes  qui  lui  étaient  échues 
et  dont  les  propriétés  se  trouvaient  grevées,  soit  pour  le 
passé,  soit  pour  l'avenir.  Elle  réduisit  au  tiers  de  leur 
valeur ,  les  capitaux  également  échus  à  l'État  et  pour  les- 
quels les  biens  des  particuliers  étaient  hypothéqués ,  à 
la  charge  par  eux  de  payer  ce  tiers  dans  le  délai  de  trois 
années,  à  partir  du  1"  janvier  1825.  —  Il  était  impossible 
d'agir  plus  équitablement  et  plus  libéralement  que  ne  fai- 
sait cette  loi,  quant  à  ce  qui  concernait  les  droits  de  la  Répu- 
blique. Ses  dispositions  n'ont  pas  besoin  de  commentaires. 


1  Don  V.-V,  de  Castro  possédait  do  grandes  et  nombreuses  propriétés  dans  l'Est.  Après 
le  10  juin,  il  arriva  au  Port-au-Prince  et  lés  réclama;  mais  le  gouvernement  le  déclara  for- 
(7o.9,  en  vertu  de  cette  proclamation.  U  dut  regretter  de  n'avoir  pas  été  assez  diligent. 
C'est  le  même  personnage  qui  revint  en  1830,  en  qualité  de  plénipotentiaire  nommé , par 
Ferdinand  VII,  chargé  de  réclamer  la  partie  de  l'Est  pour  la  replacer  sous  la  domination 
lLo  l'Espagne  :  réclamation  où  il  échoua  également. 


[1824]  CHAPITRE    V.  283 

En  statuant  ensuite  sur  les  propriétés  urbaines  des  par- 
ticuliers, leurs  titres  établissant  leurs  droits,  la  loi  se  borna 
à  ordonner  l'extinction  des  majorais  etchapellenies  dontelles 
étaient  grevées,  par  attermoiement  entre  les  parties.  Mais  à 
l'égard  des  propriétés  riwa /es  de  ces  particuliers^  la  loi  con- 
tenait des  dispositions  qui  lésaient  leurs  droits,  parce  que 
le  gouvernement  ignorait  encore  quelle  était  leur  vraie 
nature  ;  et  ce,  à  raison  de  la  constitution  de  ces  propriétés 
destinées  à  l'éducation  des  bestiaux,  par  la  faiblesse  nu- 
mérique de  la  population  de  l'Est,  depuis  que  la  fondation 
des  nouvelles  colonies  espagnoles,  sur  le  continent  de  l'A- 
mérique, eut  fait  déserter  l'ile  d'Haïti. 

A  l'origine  de  l'établissement  de  celle-ci,  le  gouverne- 
ment d'Espagne  avait  'i  concédé  en  toute  propriété  »  des 
terres  aux  officiers  de  tous  rangs  et  à  des  particuliers  qui 
s'y  fixèrent,  pour  eux  et  leurs,  descendans.  On  sait  que  les 
malheureux'  Aborigènes  furent  distribués  aussi  à  ces  con- 
quérans,  soit  pour  la  fouille  des  mines  d'or,  soit  pour  la 
culture,  et  qu'ensuite,  au  moyen  de  la  traite,  les  Indiens 
furent  remplacés  par  les  Noirs  non  moins  infortunés.  Plus 
tard,  un  tribunal  spécial,  connu  sous  le  nom  de  Juzgado  de 
Reale7igos,  fut  chargé  de  délivrer  «des  concessions  de  terre» 
ou  d'en  «vendre,  »  dans  les  parties  de  la  colonie  non  occu- 
pées. Comme  ces  propriétés  étaient  très-étendues  et  qu'il 
n'y  avait  pas  moyen  de  les  arpenter,  on  leur  donnait  des 
bornes  ou  lignes  de  démarcation,  à  partir  de  tels  ravins  à 
tels  autres,  de  telles  rivières  ou  autres  cours  d'eau  à  telles 
autres,  ou  à  des  monticules,  des  montagnes,  etc.  D'ailleurs, 
l'arpentage  exact  de  ces  terrains,  «  concédés  ou  vendus,  » 
devenait  inutile,  puisqu'il  s'agissait,  non  de  cultiver,  mais 
d'y  élever  des  bestiaux  qui  paissaient  alors  en  commun  dans 
les  prairies  ou  savanes  :  aussi  bien,  les  proinét  lires  étciisnî 


254  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

Irop  pauvres  pour  pouvoir  supporter  les  frais  qu'occasion- 
neraient de  semblables  opérations  dans  ces  terrains  désignés 
par  le  nom  de  amparos  reaies. 

Une  autre  cause  de  l'erreur  oii  se  trouvaient  le  gouver- 
nement et  le  corps  législatif  qui  croyaient,  en  faisant  la  loi 
du  8  juillet,  que  les  habitans  de  l'Est  n'étaient  qvihisufr ai- 
liers de  ces  propriétés  rurales,  qu'ils  nejouissaient  que  d'un 
droit  d'y  établir  des  hattos  pour  l'éducation  des  bestiaux, 
c'est  que,  d'après  la  loi  espagnole  sur  les  hides,  en  fondant 
un  hameau,  un  village  ou  un  bourg,  on  devait  y  affecter 
«une lieue  de  terrain»  dans  ses  environs,  lequel  terrain  était 
désigné  sous  le  nom  de  exidos  et  ne  pouvait  être  ni  labouré 
ni  planté,  parce  qu'il  servait  aux  besoins  communs  de  ses 
habitans  et  qu'il  ne  pouvait  être  occupé  que  par  a  les  indi- 
gens  non  propriétaires,  »  sous  la  surveillance  des  autorités 
(le  ces  lieux.  Et  puis,  certaines  propriétés  rurales  étaient 
grevées  aussi  de  majorats  ou  de  chapellenies  ;  à  cause  de 
ces  charges,  d'après  la  loi  espagnole,  les  propriétaires  ne 
pouvaient  les  aliéner  et  n'en  avaient  réellement  que  la 
jouissance  usufruitière  :  ils  pouvaient  seulement  les  donner 
à  bail-à-ferme. 

Mais  quant  aux  autres,  délivrées  originairement  en  «  con- 
cessions ou  vendues  »  au  nom  du  gouvernement  d'Es- 
]iagne,  elles  constituaient  de  véritables  «  propriétés  in- 
commutables.  »  L'établissement  des  battes  survenant  pour 
élever  des  bestiaux,  a^i  l'impossibilité  de  se  livrer  aux  tra- 
vaux de  l'agriculture  et  d'arpenter  ces  immenses  terrains, 
ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  ils  demeurèrent  dans  une 
indivisio?}  qu'indiquait  cet  état  de  choses,  et  les  animaux 
circulaient  librement  dans  les  vastes  prairies  naturelles  ap- 
pelées savanes.  En  consécpience  de  cette  indivision  néces- 
saire, à  la  mort  de  l'un  des  propriétaires,  sa  succession 


|l82-i]  CHAPITRE    V.  255 

ôchéant  par  égale  portion  à  ses  enfans,  s'il  y  en  avait  qua- 
tre, par  exemple,  ils  convenaient  entre  eux  d'estimer  le 
terrain  indivis,  — soit  à  la  somme  de  2,000  piastres,  —  et 
chacun  devenait,  fictivement,  propriétaire  de  500  piastres, 
avec  la  même  faculté  que  possédait  le  père  commun  d'alié- 
ner par  vente  ou  autrement  une  portion  quelconque  du 
terrain  qui  leur  échéait,  en  lui  donnant  une  valeur  d'esti- 
mation en  piastres,  mais  pour  rester  toujours  dans  l'indi- 
vision réelle  des  terrains. 

Les  successions  se  subdivisant  ensuite  à  l'infini,  et  les 
propriétaires  aliénant  aussi  des  portions  de  leur  droit,  il 
s'ensuivit  des  abus  qui  portèrent  l'autorité  publique  à  dé- 
cider :  —  «  que  nul  individu  ne  pourrait  jouir  du  droit  de 
»  fonder  une  hattej,  une  maison  ou  une  clôture,  pour  y  cul- 
I)  tiver  des  vivres,  sans  posséder  au  moins  un  titre  de  ter- 
))  rain  de  la  valeur  de  1 00  piastres  ;  et  nul  ne  pouvait  non 
0  plus  établir  sa  demeure  dans  le  lieu  où  les  animaux  pais- 
»  saient  en  commun,  ni  dans  les  endroits  où  ils  étaient 
«  forcés  de  passer  pour  aller  se  désaltérer  dans  les  cours 
))  d'eau.  Et  alors,  si  un  individu  voulait  se  défaire  de  sa 
»  propriété,  il  devait  donner  la  préférence,  sur  un  étran- 
»  ger,  à  ses  copropriétaires  ou  à  ses  voisins  immédiats  : 
»  ces  derniers  avaient  neuf  jours  pour  réclamer,  à  leur 
))  profit,  la  nullité  de  la  vente  à  un  étranger  de  la  localité, 
»  en  consignant  la  somme  stipulée  au  contrat  :  ce  qui  s'ap- 
»  pelait  derecho  de  tanteo.  » 

Ces  explications  étaient  nécessaires  pour  comprendre  la 
nature  des  propriétés,  en  général,  dans  l'Est  d'Haïti,  et 
comment  la  loi  du  8  juillet  dérogeait  aux  droits  des  pro- 
priétaires, possesseurs  paisibles  de  ces  terrains  de  temps 
immémorial.  Induit  en  erreur  sur  leur  origine,  le  Président 
d'Haïti  proposa  cette  loi  à  la  Chambre  des  représentans,  qui 


258  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

industrie  qui  profitait  tant  aux  habitans  de  l'autre  partie 
de  la  République.  Aussi,  dès  sa  publication  dans  l'Est,  cette 
loi  fut  l'objet  de  vives  réclamations  de  la  part  des  proprié- 
taires, et  pour  mieux  dire  de  toute  la  population.  On  re- 
montra au  Président,  que  c'était  vzo/er  un  droit  consacré 
par  des  titres  réels,  une  possession  immémoriale,  et  qu'il 
était  d'ailleurs  impossible  d'atteindre  le  but  de  la  loi,  que 
de  vouloir  contraindre  de  si  pauvres  citoyens  à  faire  des 
frais  d'arpentage  pour  limiter  leurs  champs,  qui  devaient 
rester  en  commun  par  rapport  auxbestiaux  qui  y  trouvaient 
leur  pâture,  lorsqu'ils  pouvaient  à  peine  clôturer  un  petit 
terrain  auprès  de  leurs  cabanes,  pour  y  planter  des  vivres  ■ 
servant  à  leur  propre  nourriture. 

Boyer  prit  ces  réclamations  en  considération  ;  il  craignit 
surtout  d'exaspérer  les  nouveaux  citoyens  qu'il  avait  réunis 
à  la  République,  deux  années  seulement  avant  cette  mesure 
déraisonnable;  et  il  adressa  une  circulaire  aux  comman- 
dans  d'arrondissement,  pour  faire  suspendre  l'exécution  de 
la  loi  du  8  juillet,  en  ce  quiGoncemaitles  propriétés  rurales: 
car,  quant  à  celles  des  villes,  cette  loi  ne  suggéra  aucune  ré- 
clamation i.  La  raison  indiquait  alors  l'abrogation,  dans 
une  autre  session  législative,  des  dispositions  dont  s'agit; 
mais  les  choses  restèrent  ainsi  jusqu'en  \Mi,  où  lePrésident 
prescrivit  de  nouveau  V exécution  rigoureuse  de  la  loi.  A 
cette  époque,  de  nouvelles  plaintes,  formulées  avec  une 
convenance  remarquable,  de  la  part  de  citoyens  éclairés  de 
Santo-Domingo  surtout,  le  portèrent  encore  àcontremander 
ses  ordres  ^.  On  raisonna  si  bien  sur  les  questions  soulevées 


1  Dans  la  même  année  1824,  la  conspiration  de  Ximenès  s'était  organisée  à  Santo- 
Domingo  :  l'exécntion  de  cette  loi  aurait  infailliblement  amené  nne  prise  d'armes  géné- 
rale, 

2  Je  possède  la  copie  de  la  pétition  rédigée  à  Santo-Domingo,  en  1841,  et  qni  fut  ap- 


|l82i]  CHAPITRE    V.  259 

par  cette  loi,  que Boyer  demeura  convaincu deson  injustice 
et  même  de  l'impossibilité  de  l'exécuter  à  l'égard  des  pio-» 
priétés  rurales  :  sous  ce  rapport,  elle  continua  de  rester  à 
l'état  de  lettre  morte. 

Il  n'en  fut  pas  ainsi,  quant  à  ses  autres  dispositions.  Les 
onze  religieuses,  plus  ou  moins  âgées,  qui  étaient  cloîtrées 
dans  les  couvens  de  la  Regina  et  de  Santa-Clara,  y  restèrent 
sans  pouvoir  se  recruter,  de  même  qu'on  l'avait  résolu  long- 
temps avant  la  réunion  de  l'Est;  et  la  mort  vint  successive- 
ment en  diminuer  le  nombre  jusqu'à  extinction.  La  loi  leur 
accorda  une  pension  viagère  annuelle  de  240  gourdes,  et 
elle  fixa  en  même  temps  les  émolumens  de  l'archevêque 
Pedro  Yalera  à  5000  gourdes  par  an;  ceux  du  vicaire  gé- 
néral du  chapitre  métropolitain  de  Santo-Domingo,  à  1200 
gourdes  ;  et  ceux  de  chacun  des  chanoines  existans(au  nom- 
bre de  quatre)  à  600  gourdes.  Le  trésor  public  les  payait  de 
mois  en  mois,  et  à  cette  époque  la  monnaie  nationale  était 
au  pair  avec  celle  d'Espagne.  Il  n'y  eut  que  l'archevêque 
seul  qui  ne  voulut  pas  recevoir  ses  émolumens,  parce  qu'il 
était  mécontent  de  la  suppression  des  privilèges,  des  hypo- 
thèques et  chapellenies revenant  au  clergé  de  la  cathédrale 
et  dont  une  foule  de  propriétés  avaient  été  grevées  '' . 

Influencé  par  les  conseils  insidieux  d'un  vieillard  nommé 
Moscossos,  qui  était  le  notaire  de  l'archevêché,  l'archevêque 
Pedro  Valera,  d'un  âge  presque  aussi  avancé  que  le  sien,  s'é- 
tait refusé,  avons-nous  dit,  à  exercersa  juridiction  spirituelle 


portée  et  remise  an  Président  par  Thomas  Bobadilla,  ex-commissaire  du  gotivernement 
près  le  tribunal  civil  de  cette  Tille.  Le  sénateur  J.-J.  Dclmonte,  T.  Bobadilla  et  d'autres 
personnes  avaient  contribué  à  la  rédaction  de  cette  pétition  où  j'ai  puisé  les  explications 
que  j'ai  données  ci-dessus. 

1  Anciennement,  sous  le  gouvernement  d'Espagne,  l'archevêque  de  Santo-Domingo 
jouissait  d'un  traitement  fixe  de  10,000  piastres,  les  chanoines,  de  2,000,  etc.,  outre  les 
hypothèques  et  chapellenies  revenant!  la  cathédrale,  dont  ils  profitaient.  En  France,  après 
le  concordat  de  1802,  les  archevêques  ne  recevaient  que  15,000  fr  ,  ou  3,000  piastres. 


260  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    d'haÏTI. 

dans  la  partieoccidentale;  mais  après  d'instantes  invitations 
de  la  part  du  Président,  il  avait  consenti  à  ajouter  à  sa  qua- 
lification de  «  Archevêque  de  Santo-Domingo,  »  celle 
«  d"Haïti  » .  En  conséquence,  le  2  décembre  1 823,  il  avait 
institué  comme  «  vicaire  général  desdépartemens  de  l'Ouest 
n  et  du  Sud,  »  l'abbé  J.  Salgado,  curé  du  Port-au-Prince, 
avec  injonction  d'obtenir  l'approbation  préalable  du  Prési- 
dent de  la  République,  pour  exercer  les  fonctions  à  lui  dé- 
léguées par  le  bref  de  sa  nomination  :  ce  qui  eut  lieu  à  la 
satisfaction  de  Boyer  K  Les  autres  départemens  ne  furent 
point  alors  pourvus  d'un  semblable  titulaire. 

Le  22  janvier  1824-,  le  secrétaire  général  luginac,  auto- 
risé par  le  Président,  adressa  une  dépêche  au  révérend  M. 
Poynter,  vicaire  apostolique  du  Saint-Siège,  à  Londres, 
dans  le  but  de  le  porter  à  faire  savoir  au  Saint-Père,  le  Pape 
Léon  XII  régnant  à  cette  époque,  le  vif  désir' que  le  Prési- 
dent de  la  République  éprouvait^  de  voir  fleurir  en  Haïti  la 
religion  catholique,  apostoliqueet  romaine  que  professaient 
les  Haïtiens,  en  grande  majorité.  Cette  dépêche  informait 
en  même  temps  le  Saint-Père,  desscrupules  que  l'archevêque 
Pedro  Valera  avait  montrés  pour  étendre  sa  juridiction  sur 
toute  l'île,  bien  qu'il  venait  de  le  faire  envers  l'Ouest  et  le 
Sud:  c'était  provoquer  par  cette  voie  détournée,  un  acte 
du  Saint-Siège  à  l'effet  de  persuader  l'archevêque. 

L'espoir  du  Président  fut  justifié  par  le  succès  de  cette 
démarche  :  le  24  juillet  suivant,  le  cardinal  Jules  M.  de 
Somaglio,  pro-préfet  de  la  Propagande,  lui  adressa  une 
dépêche  qui  l'informa  :  que  le  Saint-Père  avait  pris  en 
considération  l'exposé  de  la  situation  des  affaires  reli- 
gieuses dans  la  République,  l'ardent  et  pieux  désir  qu'il 

1   Ce  bref  fut  publié  dans/^  Téléjrnphe  du  1?''  janvier  1S2i. 


jl8!24]  CHAPITRE    V.  261 

avait  manifesté.  «  Sa  Sainteté,  disait-il,  estime  qu'il  est 
»  indispensable,  afin  d'atteindre  le  but,  que  Monseigneur 
»  l'archevêque  de  Santo-Domingo  se  mette  en  correspon- 
»  dance  avec  le  Saint-Siège,  pour  tout  ce  qui  est  relatif  aux 
»  affaires  spirituelles  de  la  République  et  spécialement 
»  pour  cette  partie  d'Haïti  qui  fut  privée,  pendant  long- 
»  temps,  de  ministres  légitimes  du  sanctuaire,  et  par  con- 
»  séquent  du  secours  le  plus  nécessaire  de  la  religion. 
»)  Sa  Sainteté  désire,  sur  cet  intéressant  sujet,  d'être  in- 
»  formée  si  le  prélat  de  Santo-Domingo  a,  jusqu'à  ce 
»  moment^  rempli  convenablement  les  devoirs  que  lui 

)!  imposent  ses  fonctions Car,  sachez  que  Sa  Sainteté 

»  porte  autant  d'intérêt  aux  Haïtiens,  qu'aux  peuples  de 
»  ses  États  et  de  son  voisinage.  En  même  temps  que  j'ai 
))  l'honneur  de  vous  adresser  cette  lettre,  j'en  écris  une 
»  aussi  par  l'ordre  de  Sa  Sainteté,  à  Monseigneur  l'arche- 
»  chevêque  de  Santo-Domingo,  afin  de  lui  faire  connaître 
»  les  dispositions  dont  est  animé  le  suprême  pasteur  de  la 
»  chaire  apostolique,  et  aussi  pour  lui  transmettre  les  pou- 
»  voirs  que  Sa  Sainteté  daigne  lui  accorder,  par  un  acte 
')  de  sa  volonté.  Ces  pouvoirs  devant  subsister  sous  le  bon 
»  plaisir  du  Saint-Siège,  ont  pour  objet  que  Monseigneur 
»  l'archevêque  de  Santo-Domingo  exerce  la  juridiction 
»  épiscopale  sur  tous  les  pays  actuellement  soumis  à  la 
»  République  d'Haïti,  dont  Votre  Excellence  est  le  chef 
»  suprême...  »  Le  cardinal  Jules  de  Somaglio  dit  ensuite 
au  Président;,  que  sans  nul  doute,  il  reconnaîtrait  que  l'ar- 
chevêque Pedro  Valera  ne  pouvait,  seul,  suffire  à  exercer 
les  fonctions  pastorales  sur  le  vaste  territoire  de  la  Répu- 
blique d'Haïti  ;  qu'il  présumait  que  ce  prélat  demanderait 
des  coopéraieurs  au  Saint-Siège,  et  que  le  Président  serait 
disposé  à  accueillir  avec  bonté  les  ecclésiastiques  qui  pour- 


26!2  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

raient  se  rendre  dans  la  République^  à  leur  accorder  le 
libre  exercice  de  leur  ministère  et  aussi  à  pourvoir  aux 
moyens  nécessaires  à  leur  subsistance^. 

Il  est  à  remarquer  tout  d'abord,  qu'à  la  première  occa- 
sion qui  s'était  présentée  où  le  gouvernement  d'Haïti  dut 
s'adresser  à  la  cour  de  Rome,  encore  par  l'intermédiaire 
d'un  vicaire  apostolique  résidant  à  Londres,  le  gouverne- 
ment papal  n'avait  pas  hésité  à  satisfaire  à  ses  désirs  et  à 
reconnaître  son  existence  politique,  par  les  termes  de  la 
dépêche  du  pro-préfet  de  la  Propagande,  laquelle  portait 
la  suscription  :  «  A  Son  Excellence  Monsieur  Boyer,  Pré- 
»  sident  de  la  République  d'Haïti.  »  La  cour  de  Rome  fut 
donc  le  premier  [gouA^ernement^  la  première  des  puissances 
européennes,  qui,  par  ce  fait,  prit  Vinitiative  à  cet  égard, 
tandis  qu'à  la  même  époque,  presque  à  la  même  date, 
comme  on  le  saura  bientôt,  le  gouvernement  français  refu- 
sait encore  d'admettre  l'indépendance  et  la  souveraineté 
d'Haïti,  comme  un  droit  et  un  fait  notoire.  Nous  faisons 
^ette  remarque,  à  l'honneur  de  la  religion  catholique  dont 
le  pape  Léon  XII  était  alors  le  souverain  pasteur  2.  Par  l'ac- 
cueil qu'il  fit  à  la  démarche  du  Président  de  la  République, 
il  leva  toutes  les  difficultés  que  mettait  l'archevêque  de 
Santo-Domingo,  à  étendre  complètement  sa  juridiction 
spirituelle  sur  le  territoire  d'Haïti.  Sans  doute,  le  cardinal 
Somaglio  avait  quelque  raison  de  dire  au  Président,  que  ce 
prélat,  d'ailleurs  âgé,  ne  pouvait  suffire,  seul,  aux  soins 
religieux  des  âmes  dans  toute  la  République.  L'archevêché 


1  La  dépêche  du  cardinal  J.  de  Somaglio  fut  publiée  dans  le  Télégraphe  du  17  octobre, 
et  imprimée  en  brochure,  à  Santo-Domingo,  dans  les  deux  langues  française  et  espagnole, 
pour  être  distribuée  aux  fidèles. 

2  Le  SaiDt-Père  Léon  XII  agit  mieux  que  n'avait  fait  Pie  VII;  mais  après  lui,  Gré- 
goire XVI  suivit  les  erremens  de  ce  dernier  et  parut  sous  l'influence  du  gouvernement 
français,  par  rapport  à  Haïti. 


[1824)  CHAPITRE    V.  26o 

de  Santo-Domingo  devenant  le  siège  métropolitain  pour 
elle,  plusieurs  évêchés  suffragans  auraient  pu  être  institués, 
par  exemple,  au  Port-au-Prince,  aux  Gayes  et  au  Cap-Haï- 
tien, afin  de  compléter  la  hiérarchie  ecclésiastique  dans 
l'Etat  :  un  concordat  avec  la  cour  de  Rome  eût  pu  régler 
les  choses  de  la  manière  la  plus  convenable,  pour  favoriser 
par  la  suite  la  formation  d'un  clergé  national  se  recrutant 
de  jeunes  prêtres  haïtiens. 

Nous  ne  pouvons  dire  quelle  fut  la  réponse  de  Boyer, 
à  l'ouverture  que  lui  fit  le  pro-préfet  de  la  Propagande^ 
mais  nous  présumons  que,  dans  le  moment  où  la  loi  du 
8  juillet  venait  d'accorder  des  émolumens  au  haut  clergé 
de  Santo-Domingo,  que  dans  le  temps  où  il  fallait  se  pré- 
parer à  payer  une  immense  indemnité  à  la  France,  le  Pré- 
sident aura  pensé  que  la  République  ne  pouvait  se  donner 
un  tel  état  religieux,  qui  aurait  nécessité  des  dépenses  con- 
sidérables. Le  seul  résultat  que  produisit  la  dépèche  ro- 
maine, fut  de  porter  l'archevêque  Pedro  Yalera  à  instituer 
un  vicaire  général  pour  le  département  de  l'Artibonite,  en 
la  personne  de  l'abbé  Correa  y  Cidron,  un  des  chanoines  de 
la  cathédrale  de  Santo-Domingo,  dont  la  résidence  fut  fixée 
à  Saint-Marc,  et  un  autre  vicaire  général  pour  le  dépar- 
tement du  Nord,  en  la  personne  de  l'abbé  Pichardo,  déjà 
curé  de  la  paroisse  du  Cap-Haïtien.  De  cette  manière,  la 
partie  occidentale  fut  pourvue  de  trois  vicaires  généraux 
étendant  les  pouvoirs  spirituels  à  eux  délégués  par  l'arche- 
vêque, sur  tous  les  autres  pasteurs  des  paroisses  desservies 
dans  cette  partie;  et  l'archevêque  lui-même  dirigeait  ceux 
des  paroisses  des  deux  départemens  de  l'Est. 


La  loi  du  8  juillet  qui  les  concernait,  la  loi  des  patentes 


i64  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'uaÏTI. 

annuellement  votée,  et  un  acte  déchargeant  le  secrétaire 
d'État  de  la  gestion  des  finances  pendant  l'année  1822  i, 
•  n'avaient  pas  seuls  occupé  la  Chambre  des  communes  dans 
sa  session  de  trois  mois.  Elle  avait  reçu  du  Président 
d'Haïti  divers  projets  de  lois  faisant  suite  au  code  civil, 
à  partir  de  celle  traitant  «  des  contrats  ou  obligations  con- 
ventionnelles en  général,  »  jusqu'à  celle  concernant  «  la 
prescription,  »  qui  est  la  dernière  de  ce  code.  Toutes  ces 
lois  furent  votées  et  envoyées  au  Sénat,  qui  les  vota  égale-  ^ 
ment. 

Le  Bulletin  des  lois  de  cette  année  constate  qu'il  y  eut  des 
discussions  à  la  chambre,  entre  les  représentans,  après 
plusieurs  rapports  de  ses  comités,  et  qu'à  la  séance  du  5 
mai,  elle  reçut  du  Président  d'Haïti  un  message  qui  don- 
nait des  éclaircissemens  motivant  la  suppression,  dans  le 
code  haïtien  ,  de  la  «  rescision  pour  cause  de  lésion,  »  en 
cas  de  vente  ;  et  ce,  d'après  des  observations  que  lui  avait 
faites  la  Chambre,  par  un  message  :  elle  accueillit  les  mo- 
tifs du  pouvoir  exécutif. 

Ainsi,  «  le  régime  parlementaire  »  établi  par  la  constitu- 
tion de  1816,  s'entendait  de  cette  manière,  —  par  messages 
entre  les  pouvoirs  qui  concouraient  à  la  confection  des  lois. 
Par  la  suite,  on  continua  ce  procédé  ;  ou  bien,  la  Chambre 
et  le  Sénat  lui-même  envoyaient  au  Président  d'Haïti,  des 
députations  chargées  de  proposer    des    rectifications  ou 


1  En  1822,  il  y  eut  2,020,012  gourdes  de  recettes,  et  2,728,49  gourdes  de  dépenses; 
partant  un  déficit  de  108,-137  gourdes  qui  fut  comblé  par  une  somme  égale  puisée  dans 
celles  provenant  de  l'ancien  trésor  de  Christoplie,  lesquelles  formaient  une  caisse  particu- 
lière à  la  trésorerie  générale  :  ce  déficit  fut  occasionné  par  les  événemens  survenus  dans 
cette  année  1822.—  L'exportation  fut  de  24,235,000  livres  de  co/ë;  600,000  livres  de 
coton;  464,000  livres  de  cacao;  200,000  livres  de  sucre;  589,000  livres  de  tahac; 
7,471 ,000  livres  de  campiche  ;  2,622,000  pieds  réduits  de  bois  d'acajou,  le  tout  en  chiffres 
ronds  :  comme  toujours,  nous  donnons  cens  des  principaux  produits  du  pays. 


[182-4]  CHAPITRE   V.  265 

amendemens  aux  projets  de  lois  qu'il  avait  proposés  et  qui 
leur  paraissaient  en  nécessiter. 

C'était  arranger  les  choses  en  famille  K  Mais  il  survint 
une  époque  où  la  famille  se  divisa,  malheureusement  pour 
la  mère  commune  !  et  les  plus  jeunes  parens  ne  voulurent 
plus  de  cette  manière  de  procéder. 

En  attendant  cette  époque ,  alors  éloignée,  la  Chambre 
des  communes  ayant  terminé  ses  travaux  législatifs,  fit  une 
«  adresse  au  peuple  »  pour  lui  en  rendre  compte  2.  Cet 
acte  parla  de  chacune  des  lois  votées  pour  le  code  civil,  et 
de  celles  sur  les  propriétés  de  l'Est  et  sur  les  patentes  ; 
après  quoi  il  dit  : 

«  Dans  l'exposé  de  nos  travaux  législatifs,  vous  trouverez 
»  de  nouveaux  et  honorables  témoignages  de  la  sollicitude 
»  de  ce  chef  justement  vénéré  ,  dont  le  génie  embrasse  à  la 
»  fois  tous  les  intérêts  nationaux.  Vous  ne  sauriez  vous  re- 
»  fuser  au  respect  qu'inspire  ce  code,  fruit  de  ses  médita- 
»  tions,  et  qui,  préparé  par  vos  législateurs,  devra  recevoir 
»  le  cachet  de  la  sagesse  qui  distingue  le  premier  corps  de 
»  l'État  (le  Sénat).  Les  devoirs  que  cette  œuvre  impose  à 
»  chacun  des  membres  de  la  grande  famille  haïtienne,  doi- 
»  vent  désormais  consolider  et  embellir  son  existence.  Rap- 
»  pelons-nous  toujours,  que  le  peuple  le  plus  digne  de  la 
M  liberté,  est  celui  qui  se  prosterne  devant  la  loi,  cette  su- 
»  blime  expression  de  la  volonté  générale.  » 

Cette  adresse  fut  signée  par  H.  Dumesle,  président;  J.-S. 
Hyppolite  et  J.  Elie,  secrétaires  de  la  Chambre  ;  elle  porte 


1  II  est  arrivé  plus  d'une  fois  que  le  Sénat  provoqua  de  cette  manière  des  amendemens 
aux  lois  déjà  volées  par  la  Chambre.  Quand  le  Président  d'Haïti  les  accueillait,  il  se 
chargeait  de  communiquer  ces  amendemens  à  la  Chambre,  par  le  président  de  ce  corps 
qui,  toujours,  les  admettait  aussi  ;  et  la  loi  était  alors  plus  parfaite. 

2  Cette  adresse  porte  la  date  du  30  juin  1824,  jour  de  la  clôture  des  travaux  de  la 
Chambre. 


266  ÉTUDES    SLR    l' HISTOIRE    l' HAÏTI. 

évidemment  le  cachet  du  style  de  son  président,  que  l'on 
remarque  également  dans  plusieurs  des  rapports  de  ses  co- 
mités, sur  les  dispositions  les  plus  importantes  du  code 
civil. 

Les  éloges  faits  de  Boyer,  dans  l'adresse  de  la  Chambre, 
étaient  sincères,  et  il  en  méritait  pour  s'être  occupé,  dès 
son  avènement  à  la  présidence,  de  faire  préparer  par  une 
commission  ce  code  qui  était  nécessaire  au  pays.  Mais, 
quoique  voté  dans  cette  session,  par  le  corps  législatif  d'ac- 
cord avec  le  pouvoir  exécutif,  il  contenait  encore  des  im- 
perfections qu'on  allait  faire  disparaître  dans  la  session  de 
i82S.  Nous  ajournons  donc  ici  quelques  réflexions  que  nous 
aurons  à  faire  sur  le  code  civil;,  par  rapport  à  d'autres  lois 
édictées  avant  sa  promulgation,  depuis  la  déclaration  de 
notre  indépendance  nationale. 

Il  est  temps  de  relater  ce  que  firent  en  France,  pour  la 
reconnaissance  de  ce  droit  souverain  d'Haïti,  les  deux  ci- 
toyens que  Boyer  y  envoya  munis  de  ses  pouvoirs  à  cet 
effet. 


CHAPITRE  \i. 


La  mission  haïtienne  est  attendue  en  France  avec  nne  vive  impatience.  —  MM.  Larose 
et  Rouanez  y  arrivent  à  la  mi-juin:  ils  sont  conduits  àSaint-Germain-en-Laye,  puisa 
Strasbourg  et  enfin  à  Paris. — Leurs  pleins-pouvoirs  et  leurs  instructions  délivrées  par  le 
Président  d'Haïti  :  réflexions  sur  ces  dernières. — M.  Esmangartest  chargé  de  traiter  avec 
eux.  —  Phases  de  la  négociation. — Le  gouvernement  français  neveut  stipuler  que  pour 
l'ancienne  partie  française  de  Saint-Domingue  et  prétend  se  réserver  l'exercice  de  la  sou- 
veraineté extérieure  sur  Haïti.  —  Les  envoyés  haïtiens  refusent  d'adhérer  à  ces  deux  clauses . 
—  Rupture  de  la  négociation  et  retourdes  envoyés  à  Haïti.  —  Circulaire  du  Président 
d'Haïti  aux  généraux  comraandans  d'arrondissement  sur  cette  infructueuse  mission,  et 
leur  recommandant  de  nouvelles  mesures  pour  la  défense  du  pays. —  Conférences  ver- 
bales de  Royer  avec  les  sénateurs  :  son  message  au  Sénat  qui  lui  demande  des  avis  sur  les 
mesnres  politiques  à  prendre. — Le  Sénat  lui  répond  de  prendre  celles  qu'il  jugera  les  plus 
convenables  dans  la  situation  des  choses.  —  Le  Président  d'Haïti  proclame  une  déclara- 
tion, qui  est  suivie  de  la  publication  de  toutes  les  pièces  relatives  aux  négociations 
préparées  ou  entamées,  de  1821  à  1824,  —  11  convoque  le  corps  législatif  pour  entrer  en 
session,  en  janvier  1825.  —  Il  convoque  les  généraux  de  l'armée  à  la  capitale  afin  de 
conférer  avec  eux,  et  les  renvoie  pour  célébrer  la  fête  de  l'indépendance  nationale.  — 
Essai  d'émigration  en  Haïti,  des  hommes  libres  de  la  race  noire  habitant  les  États- 
Unis  ;  origine  de  cette  mesure  conçue  depuis  1820  et  ses  phases:  elle  ne  réussit  qu'im- 
parfaitement.—  1 825.  Ouverture  de  la  session  législative;  discours  prononcé  à  cette 
occasion  ;  justes  éloges  donnés  par  la  Chambre  des  représentans,  au  gouvernement  et  à 
l'administration  de  Boyer.  —  Élections  de  plusieurs  sénateurs  ;  diverses  lois  rendues  • 
celle  sur  les  douanes  supprime  le  privilège  accordé  depuis  1814  à  l'importation  des  pro- 
duits britanniques.  —  Le  code  civil  d'Haïti  est  soumis  de  nouveau  â l'examen  etau  vote 
du  corps  législatif.  —  Ce  code  est  rendu  exécutoire  au  1er  mai  1826,  et  le  code  do 
procédure  civile,  également  voté  dans  la  session,  au  1er  septembre  de  la  même  année. 
—  Quelques  réflexions  sur  certaines  dispositions  du  code  civil. 


M,  Laujon  était  reparti  du  Port-au-Prince  dans  les  pre- 
miers jours  de  février,  apportant  à  M.  Esmangart  la  lettre 
du  Président,  du  4  de  ce  mois,  qui  lui  annonçait  l'envoi 
d'un  négociateur  en  France,  d'après  les  désirs  incessans 


268  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

du  gouvernement  français.  Cet  interprète  des  sentimens 
du  préfet  de  la  Manche  parvint  au  Havre  à  la  fin  de  mars, 
avec  l'espoir  que  ce  négociateur  y  arriverait  immédiate- 
ment après  lui ,  et  il  l'avait  communiqué  au  préfet  en 
allant  le  voir  à  Saint-Lô.  Mais  la  vivacité  française  n'avait 
encore  aucune  idée  de  ce  que  peut  la  lenteur  haïtienne; 
aussi,  M.  Laujon,  animé  d'une  ardeur  juvénile,  malgré  ses 
70  ans,  se  désolait-il  au  Havre,  où  il  était  resté  dans  une 
vaine  attente,  en  y  voyant  arriver  successivement  quatre 
navires  sans  le  négociateur  du  Président  d'Haïti.  Son 
impatience  et  son  étonnement  se  traduisirent  dans  une 
dizaine  de  lettres  qu'il  adressa  au  Président  par  divers 
autres  navires  partis  de  ce  port  pour  Haïti.  H  lui  en- 
voya la  copie  d'une  missive  qu'il  reçut  de  M.  Esman- 
gart,  datée  de  Paris  le  4  mai,  lequel  le  relevait  du  poste 
où  il  l'avait  placé  :  ce  préfet  y  exprimait  son  déplaisir  de 
la  défiance  que  Boyer  semblait  montrer  en  cette  occasion, 
ce  qui,  disait-il,  mécontentait  et  blessait  le  gouvernement 
français. 

Passant  de  la  préfecture  de  la  Manche  à  celle  du  Bas- 
Rhin,  M.  Esmangart  se  rendait  à  Strasbourg,  et  il  char- 
gea le  commissaire  de  marine  du  Havre  de  recevoir  l'envoyé 
haïtien,  s'il  y  arrivait,  et  de  le  faire  accompagner  à  Saint- 
Germain-en-Laye,  parce  que  le  gouvernement  du  Roi  vou- 
lait le  soustraire,  durant  la  négociation,  aux  influences 
qu'il  redoutait  de  la  part  des  libéraux  de  Paris,  dont  plu- 
sieurs avaient  entretenu  une  correspondance  avec  Boyer. 
On  se  fondait,  à  cet  égard,  sur  la  faculté  qu'avait  eue  le 
général  J.  Boyé  de  négocier  dans  tout  autre  pays  que  la 
France. 

Mais,  pendant  qu'on  y  prenait  d'avance  ces  précautions, 
le  JuHus  Thaïes  voguait  paisiblement  avec  MM.  Larose  et 


1 


[1824]  CHAPITRE    VI.  269 

Rouanez,  et  ce  navire  atteignit  le  Havre  le  1 4  juin,  après 
quarante-quatre  jours  de  traversée.  Ces  deux  citoyens, 
qualifiés  simplement  par  le  Président  d'Haïti  de  chargés  de 
inission  \)Tès  de  «  Sa  Majesté  Très-Chrétienne^,  »  furent 
immédiatement  conduits  à  Saint-Germain  par  le  capitaine 
de  port  du  Havre;  ils  y  trouvèrentM.  Laujon,  nommé 
pour  leur  tenir  compagnie. 

Le  20  juin,  M.  le  marquis  de  Clermont-Tonnerre,  mi- 
nistre de  la  marine  et  des  colonies,  leur  écrivit  «  de  se 
))  rendre  à  Strasbourg,  où  ils  trouveraient  M.  Esmangart^ 
»  autorisé  à  recevoir  leurs  propositions.  »  Arrivés  là,  ils 
firent  observer  à  ce  préfet ,  qu'étant  si  éloignés  de  Paris, 
la  négociation  dont  ils  étaient  chargés  serait  exposée  à  des 
lenteurs  inévitables. 

Ces  observations  furent  accueillies  ;  mais  le  lieu  des 
conférences  fut  fixé  à  Meaux  avant  de  l'être  à  Paris 
même ,  où  M.  Esmangart  et  les  envoyés  haïtiens  se  ren- 
dirent enfin. 

La  lettre  de  créance  ou  les  pleins-pouvoirs  émanés  du 
Président ,  le  28  avril ,  et  remis  aux  citoyens  Larose  et 
Rouanez ,  disaient  «  qu'il  avait  jugé  à  propos  de  faire 
»  des  ouvertures  officielles  au  Roi  Très-Chrétien,  à  l'effet 
))  d'obtenir  de  Sa  Majesté  la  reconnaissance ,  enfonne  au- 
»  thentiquCy  de  l'indépendance  du  peuple  haïtien,  et  de 
))  parvenir  ensuite  à  la  conclusion  d'un  traité  de  com- 
n  merce  entre  la  France  et  Haïti.  » 

Ils  devaient  se  conformer  aux  instructions  qui  leur  fu- 
rent remises  en  même  temps,  et  le  Président  d'Haïti  pro- 
mettait solennellement  de  ratifier  et  confirmer,  d'exécuter 


1  Boyer  a  presque  toujours  évité  de  qualifier  d'un  titre  quelconque  les  agents  qu'il  en- 
voyait en  France;  aussi  MM.  Larose  et  Rouanez  y  farent-ils  traités ,  tantôt  de  Commis- 
saires, tantôt  d'E«î'0//^5. 


2t)8  ÉTUDES    SLK    l'hISTOIUE    d" HAÏTI. 

du  gouvernement  français.  Cet  interprète  des  sentimens 
du  préfet  de  la  Manche  parvint  au  Havre  à  la  fin  de  mars, 
avec  l'espoir  que  ce  négociateur  y  arriverait  immédiate- 
ment après  lui ,  et  il  l'avait  communiqué  au  préfet  en 
allant  le  voir  à  Saint-Lô.  Mais  la  vivacité  française  n'avait 
encore  aucune  idée  de  ce  que  peut  la  lenteur  haïtienne  ; 
aussij  M.  Laujon,  animé  d'une  ardeur  juvénile,  malgré  ses 
70  ans,  se  désolait-il  au  Havre,  où  il  était  resté  dans  une 
vaine  attente,  en  y  voyant  arriver  successivement  quatre 
navires  sans  le  négociateur  du  Président  d'Haïti.  Son 
impatience  et  son  étonnement  se  traduisirent  dans  une 
dizaine  de  lettres  qu'il  adressa  au  Président  par  divers 
autres  navires  partis  de  ce  port  pour  Haïti.  H  lui  en- 
voya la  copie  d'une  missive  qu'il  reçut  de  M.  Esman- 
gart,  datée  de  Paris  le  4  mai,  lequel  le  relevait  du  poste 
oii  il  l'avait  placé  :  ce  préfet  y  exprimait  son  déplaisir  de 
la  défiance  que  Boyer  semblait  montrer  en  cette  occasion, 
ce  qui,  disait-il,  mécontentait  et  blessait  le  gouvernement 
français. 

Passant  de  la  préfecture  de  la  Manche  à  celle  du  Bas- 
Rhin,  M.  Esmangart  se  rendait  à  Strasbourg,  et  il  char- 
gea le  commissaire  de  marine  du  Havre  de  recevoir  l'envoyé 
haïtien,  s'il  y  arrivait,  et  de  le  faire  accompagner  à  Saint- 
Germain-en-Laye,  parce  que  le  gouvernement  du  Roi  vou- 
lait le  soustraire,  durant  la  négociation,  aux  influences 
qu'il  redoutait  de  la  part  des  libéraux  de  Paris,  dont  plu- 
sieurs avaient  entretenu  une  correspondance  avec  Boyer. 
On  se  fondait,  à  cet  égard,  sur  la  faculté  qu'avait  eue  le 
général  J.  Boyé  de  négocier  dans  tout  autre  pays  que  la 
France. 

Mais,  pendant  qu'on  y  prenait  d'avance  ces  précautions, 
Je  JuJius  Thaïes  voguait  paisiblement  avec  MM.  Larose  et 


[1824]  CHAPITRE   YI.  269 

Rouanez,  et  ce  navire  atteignit  le  Havre  le  14  juin,  après 
quarante-quatre  jours  de  traversée.  Ces  deux  citoyens, 
qualifiés  simplement  par  le  Président  d'Haïti  de  chargés  de 
mission  j)Tès  de  »  Sa  ]\fajesté  Très-Chrétienne'',  »  furent 
immédiatement  conduits  à  Saint-Germain  par  le  capitaine 
de  port  du  Havre;  ils  y  trouvèrentM.  Laujon,  nommé 
pour  leur  tenir  compagnie. 

Le  20  juin,  M.  le  marquis  de  Clermont-Tonnerre,  mi- 
nistre de  la  marine  et  des  colonies,  leur  écrivit  «  de  se 
»  rendre  à  Strasbourg,  où  ils  trouveraient  M.  Esmangart^ 
»  autorisé  à  recevoir  leurs  propositions.  »  Arrivés  là ,  ils 
firent  observer  à  ce  préfet ,  qu'étant  si  éloignés  de  Paris, 
la  négociation  dont  ils  étaient  chargés  serait  exposée  à  des 
lenteurs  inévitables. 

Ces  observations  furent  accueillies  ;  mais  le  lieu  des 
conférences  fut  fixé  à  Meaux  avant  de  l'être  à  Paris 
même ,  où  M.  Esmangart  et  les  envoyés  haïtiens  se  ren- 
dirent enfin. 

La  lettre  de  créance  ou  les  pleins-pouvoirs  émanés  du 
Président,  le  28  avril,  et  remis  aux  citoyens  Larose  et 
Rouanez ,  disaient  «  qu'il  avait  jugé  à  propos  de  faire 
n  des  ouvertures  officielles  au  Roi  Très-Chrétien,  à  l'effet 
»  d'obtenir  de  Sa  Majesté  la  reconnaissance ^  en  forme  aii- 
»  thentiquCy  de  l'indépendance  du  peuple  haïtien,  et  de 
»  parvenir  ensuite  à  la  conclusion  d'un  traité  de  com- 
»   merce  entre  la  France  et  Haïti.  » 

Ils  devaient  se  conformer  aux  instructions  qui  leur  fu- 
rent remises  en  même  temps,  et  le  Président  d'Haïti  pro- 
mettait solennellement  de  ratifier  et  confirmer,  d'exécuter 


1  Boyer  a  presque  toujours  évité  de  qualifier  d'un  titre  quelconque  les  agents  qa'il  en- 
voyait en  France;  aussi  MM.  Larose  et  Ronanez  y  furent-ils  traités,  tantôt  de  Commis- 
saires, i^xiiùi  à' Envoyés . 


270  ÉTUMs  SUR  l'histoire  d'haÏti. 

et  faire  exécuter  tout  ce  qu'ils  auraient  arrêté  en  ver  tu  de 
leurs  pouvoirs  et  de  leurs  instructions. 

Ces  instructions  portaient  d'abord,  dans  leur  préam- 
bule : 

<(  Le  souvenir  du  passé  a  rendu  le  peuple  haïtien  om- 
1)  brageux  sur  tout  ce  qui  regarde  son  existence  natio- 
»  nale;  et  rien,  désormais,  n'est  capable,  je  ne  dis  pas 
»  de  détruire ,  mais  d'ébranler  même  dans  son  esprit 
»  cette  conviction  intime,  fruit  d'une  triste  expérience, 
»  —  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  garantie  pour  la  conserva- 
n  tion  de  ses  droits  civils  et  politiques,  que  dans  une  in- 
»  dépendance  absolue  de  toute  domination  étrangère,  de 
»  toute  espèce  de  suzeraineté,  même  de  tout  protectorat. 
n  d'une  puissance  quelconque,  en  un  mot,  que  dans  l'in- 
»   dépendance  dont  il  jouit  depuis  vingt  ans.  » 

Après  avoir  ainsi  défini  le  but  de  l'envoi  des  plénipo- 
tentiaires en  France,  les  instructions  établissaient  en 
six  articles,  les  conditions  qui  limitaient  leurs  pouvoirs; 
et  le  Président  leur  disait  : 

«  1"  Le  premier  acte  que  vous  devrez  réclamer,  avant 
même  de  convenir  des  principaux  points  f/(/^ra?ïe'  de  paix 
et  de  commerce  ,  sera  une  ordonnance  royale ,  par  laquelle 
S.  M.  T.  C.  reconnaUra  que  le  peuple  Haïtien  est  libre  et 
indépendant j  et  qu'elle  renonce  y  dès  ce  moment  et  à  tou- 
jours, tant  pour  elle  que  pour  ses  successeurs,  à  toutes 
prétentions  de  la  France  de  dominer  sur  l'ile  d'Haiti^  ap- 
pelée par  les  un»  Saint-Domingue  ^  et  par  les  autres  Hispa- 
niola. 

»  Je  dois  vous  prévenir  que  cette  forme  de  déclaration  est 
la  seule  qui  puisse  dissiper  tous  les  nuages  de  la  méfiance 
dans  l'esprit  d'un  peuple  qui  a  sans  cesse  présent  à  la 
pensée  le  souvenir  amer  de  ce  qui  lui  en  a  coûté  pour 


[1824]  CHAPITRE   VI.  271 

s'être  abandonné  trop  légèrement  à  sa  crédulité.  Au  reste, 
le  caractère  du  monarque  français  ne  me  permet  pas  de  ' 

présumer  la  moindre  hésitation  de  sa  part  à  accorder  l'acte 
dont  il  s'agit,  et  sans  lequel  le  but  proposé  ne  saurait  être 
parfaitement  atteint.  - 

»  2°  L'ordonnance  royale  une  fois  obtenue,  vous  serez 
autorisés  à  convenir,  qu'en  témoignage  de  la  satisfaction  du 
Peuple  Haïtien  pour  Vacte  de  philanthropie  et  de  bienveil- 
lance émané  de  S.  M.  T.  C,  il  sera  accordé  par  le  gouver- 
nement d'Haïti  au  gouvernement  français,  en  forme  d'in- 
demnité,  une  somme  de %  laquelle  sera  comptée  en 

Haiti  ou  en  Finance ,  en  cinq  termes  et  payemens  égaux , 
d'année  en  année,  soit  en  espèces  métalliques  ayant  cours 
de  monnaie  dans  la  République  ou  à  l'étranger,  soit  en  den- 
rées du  paijSj  aux  agents  préposés  par  le  gouvernement 
français  pour  cette  perception  2. 

»  Je  ne  saurais  trop  vous  répéter  que  le  sacrifice  que  fait 
la  République  en  faveur  de  la  France,  ?i'a  d'autre  but, 
d'autre  fin,  que  de  manifester  y  d'une  manière  éclatante,  la 
satisfaction  des  Haïtiens  d'avoir  obtenu,  de  S.  M.  T.  C, 
par  un  acte  formel  et  légal,  V approbation  et  la  confirmation 
de  l'état  de  choses  dans  lequel  des  événemens  extraordinaires 
les  ont  placés,  et  dont  ils  sont  en  possession  depuis  un  laps 
de  temps  qui  semble  leur  avoir  acquis  une  prescription  suffi- 
sante contre  toute  réclamation.  » 

Ces  deux  premiers  articles  renfermaient,  comme  on  voit, 
la  question  politique  et  financière  à  résoudre  entre  Haïti  et 

\  Cette  somme  ne  fut  point   mentionnée  dans  les  instructions  publiées  en  1824;  mais  '/w.A*-*   »*  h 
les  plénipotentiaires  haïtiens  devaient  proposer  d'abord  80  millions  de  francs,    et  ne  pas 
consentir  au-delà  de  100  millions. 

2  Le  lecteur  est  prié  de  bien  faire  attention   à  cette  olfre  de  payement  ainsi  formulée» 
afin  de  s'expliquer  ce  qui  arriva  ensuite. 


272  ÉTUDES    SUR    u'inSTOinE    d" HAÏTI. 

la  France.  Avant  de  les  examiner,  parlons  de  ceux  qui  con- 
cernaient la  question  commerciale  et  qui  devaient  lier  les 
intérêts  des  deux  États  d'une  manière  permanente.  Il  y 
avait  deux  articles  à  ce  sujet,  et  les  deux  derniers  étaient 
relatifs  à  des  accessoires  moins  importans. 

Par  le  troisième  article  des  instructions,  les  plénipoten- 
tiaires devaient  convenir  «  que  les  bâtimens  de  commerce 
»  français  seraient  admis  dans  les  ports  ouverts  de  la  Ré- 
»  publique,  avec  les  mêmes  égards  que  ceux  des  autres 
»  nations,  et  que  les  marchandises  ou  productions  de  la 
»  France  ne  seraient  assujetties  qu'aux  droits  d'importa- 
»  tion  que  payaient  ou  que  payeraient  celles  des  autres 
»   nations  les  plus  favorisées  en  Haïti.  » 

Ce  qui  revenait  à  dire  que  les  produits  français  ne  paye- 
raient pas  plus  que  ceux  de  la  Grande-Bretagne,  la  seule 
puissance  qui  fût  alors  favorisée  dans  ses  importations. 

Par  le  quatrième  article,  les  plénipotentiaires  devaient 
obtenir,  en  réciprocité,  «  que  les  produits  du  sol  d'Haïti , 
M  importés  en  France,  soit  par  bâtimens  haïtiens,  soit  par 
))  bâtimens  français,  ne  payeraient  d'autres  ni  de  plus 
»  grands  droits  que  ceux  payés  pour  les  produits  simi- 
»   laires  provenant  des  colonies  françaises. 

Alors  il  y  aurait  eu  réciprocité. 

Le  cinquième  article  était  relatif  à  la  neutralité  qu'Haïti 
voulait  observer  dans  toute  guerre  entre  la  France  et  d'au- 
tres puissances  maritimes;  et  qu'en  ce  cas,  comme  en  tous 
autres,  les  escadres  et  /lottes  de  guerre  de  la  France  n'au- 
raient pas  la  faculté  d'entrer  dans  les  ports  d'Haïti,  quoi- 
que partiellement ,  ses  navires  de  guerre  pourraient  y  être 
admis  pour  se  rafrîchir,  s'approvisionner  ou  se  réparer  '. 

1  En  cas  de  guerre  de  la  France  avec  une  autre  puissance  maritime,  il  pourrait  arriver 
crpendaiit  que   radraission   d'un   de  ses  navires    après  combat,   pour  se  réparer  dans 


[18!24|  ciiAi'iTRE   vi.  275 

Enfin,  le  sixième  article  avait  rapport  à  rélai3lissement, 
en  Haïti,  d'un  chargé  d'affaires  ou  consul  général  français 
et  d'agents  commerciaux,  pour  veiller  aux  intérêts  du  com- 
merce de  la  France,  de  même  qu'Haïti  pourrait  établir,  à 
Paris,  un  seul  agent  chargé  des  instructions  de  son  gouver- 
nement, soit  pour  l'exécution  du  traité,  soit  pour  entre- 
tenir la  bonne  intelligence  entre  les  deux  nations. 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord,  dans  les  instructions  données 
par  Boyer  aux  citoyens  Larose  et  Rouanez,  ce  qui  étonna 
dans  le  temps  les  esprits  éclairés  en  Haïti,  et  en  France 
même  encore  davantage,  c'est  que  le  premier  article  de  cet 
acte  prescrivait  l'obtention  d'une  «  ordonnance  royale  » 
pour  la  reconnaissance  de  l'indépendance  d'Haïti^  comme 
donnant  plus  de  garantie  qu'un  traité  synallagmatique  j 
comme  si  le  roi  de  France  ne  pourrait  pas  ensuite,  détruire j 
annuller  cette  ordonnance  par  une  nouvelle  ordonnance,  et 
remettre  alors  tout  en  question.  Pour  agir  ainsi,  il  fallait 
que  le  Président  ne  réfléchit  pas  sérieusement  sur  la  valeur 
ordinaire  de  tels  actes  qui  étaient  purement  réglementaires j 
en  exécution  des  lois,  de  même  qu'en  Haïti,  les  arrêtés  du 
Président  de  la  République  ne  pouvaient  avoir  la  force  des 
lois  et  étaient  susceptibles  d'être  abrogés,  à  la  volonté  du 
Président,  à  cause  même  de  leur  nature  réglementaire. 

Cependant,  Boyer  avait  sous  les  yeux  le  projet  de  traité 
proposé  par  le  général  J.  Boyé  à  M.  Esmangart,  dont  le 
premier  article  eût  contenu  toutes  les  garanties  désirables 
à  ce  sujet  ;  il  avait  ou  pouvait  se  procurer  le  traité  conclu 
en  1783  entre  la  Grande-Bretagne  et  les  Etats-Unis,  par 
lequel  «  ces  États  furent  reconnus  libres^  indépendans  et 

l'un  des  ports  d'Haïti,  serait  considérée  par  son  ennemi  comme  une  violation  de  la 
neutralité  que  la  République  voulait  garder  entre  elles,  —  à  moins  d'accorder  li 
même  faculté  à  tout  navire  de  guerre  de  cette  autre  puissance  dans  une  circonstance  sem- 
blable. 

T.    IX.  \% 


274  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'iiaïti. 

»  souverains  y  S.  M.  B.  renonçant  à  toutes  réclamations  ou 
»  prétentions^  tant  pour  Elle  que  pour  ses  successeurs,  sur 
»  le  gouvernementj  la  propriété  et  les  droits  qu'EUe  pou- 
»  vait  avoir  sur  le  territoire  des  dits  États'.  »  Ce  traité 
devint  une  loi  obligatoire  pour  la  Grande-Bretagne,  comme 
un  semblable  traité  eût  été  obligatoire  pour  la  France  à 
l'égard  d'Haïti,  quel  que  fût  son  gouvernement^. 

On  est  encore  étonné  de  l'absence  du  mot  de  souveraineté 
dans  ces  instructions  du  Président  d'Haïti,  attendu  que  la 
diplomatie  sait  abuser  souvent  des  termes  contenus  dans  les 
conventions  entre  les  Etats,  et  qu'en  pareil  cas  il  faut  tout 
préciser,  comme  on  le  voit  dans  le  traité  de  1783  ci-dessus. 
Ensuite,  nous  croyons  bien  que  le  roi  de  France  ne  pouvait 
avoir  «  la  moindre  hésitation  »  à  rendre  une  ordonnance 
déclarative  de  notre  indépe;idancej  comme  émanant  de  sa 
grâcej  puisque  dès  la  mission  de  D.  Lavaysse,  en  1814-, 
nous  avons  fait  remarquer  que  «  cette  forme  ^  était  déjà 
dans  sa  pensée,  pour  toutes  concessions  qu'il  voudrait  faire 
aux  Haïtiens,  en  vertu  de  son  droit  divin;  et  que  nous  avons 
encore  dit,  que  cette  pensée  royale  subsistait  en  1821, 
malgré  l'opinion  émise  à  ce  sujet  par  M.  Esmangart  lui- 
même  . 

Le  deuxième  article  des  instructions  du  Président  sug- 
gère encore  des  remarques.  On  y  voit  qu'il  faisait  proposer 
une  indemnité  «  en  témoignage  de  la  satisfaction  du  peuple 
»  haïtien,  pour  l'acte  de  philanthropie  et  de  bienveillance 


1  Tel  fut  l'art.  1er  de  ce  traité  de  1783. 

2  Ce  q\ii  a  cit  lim,  enfm,  par  l'un  des  traités  dit  12  février  1838. 

3  Voyez  tome  8  de  cet  ouvrage,  page  82,  et  au  présent  tome,  page  39.  Les  objections 
faites  par  M.  Esmangart  au  général  J.  Boyé,  prouvent  encore  que  le  gouvernement  de  la 
Restauration  aurait  cm  s'humilier  en  rcconnaissanl  notre  indépendance.  Peut-être  fut-ce 
ce  motif  qui  porta  Boyer  à  demander  nue  ordonnance,  laquelle  aurait  porté  les  clauses 
énuraérécs  dans  ses  instruclions  et  non  pas  celle  qu'on  lui  envoya  en  182b.  Dans  tous  les 
C?-s;  ce  fut  une  faute  de  sa  paît. 


[1824]  CHAPITRE    VI.  275 

»  qui  eût  émané  de  Sa  Majesté  Très-Chrélieniie.  »  Il  lui 
répugnait  apparemment  de  dire,  ce  qui  était  yrai  ce- 
pendant, ce  qu'avait  proposé  Pétion  à  D.  Lavaysse  :  — ■ 
que  cette  indemnité  était  consentie  en  faveur  des  anciens 
colons j^  pour- leurs  propriétés  immohilieres  confisquées  par 
suite  de  leur  expulsion  d'Haïti.  Car  Haïti  ne  pouvait,  ne 
devait  pas  donner  «  une  indemnité  pour  un  acte  de  pliilan- 
»  tliropie  et  de  bienveillance;  »  cela  n'avait  aucun  sens 
raisonnable.  En  outre,  la  reconnaissance  de  son  indépen- 
dance souveraine,  dérivait  nécessairement  du  droit  naturel 
des  Haïtiens  à  conquérir  leur  liberté  civile  et  politique,  droit 
que  la  France  elle-même  avait  déjà  reconnu  et  proclamé,  le 
A  avril  1792  et  le  4  février  1794,  par  ses  décrets  «  sur  l'éga- 
lité civile  et  politique  et  sur  la  liberté  générale  ^  » 

Parler  de  l'indemnité  comme  une  sorte  de  prix  de  la  re- 
connaissance de  notre  indépendance,  tandis  qu'elle  n'était 
qu'une  clause  accessoire  de  cet  acte^  c'était  presque  mécon- 
naître les  droits  que  nous  tenons  de  Dieu,  en  notre  qualité 
d'hommes  égaux  à  tous  les  ]}lancs  du  monde  ^. 

Cette  interprétation  de  la  malheureuse  pensée  de  Boyer 
devient  encore  plus  juste,  selon  nous,  quand  on  le  voit  dire 
ensuite  que  :  «  Ce  sacrifice  n'a  d'autre  but^  d'autre  fin,  que 
»  de  manifester,  d'une  manière  éclatante,  la  satisfaction 
»  des  Haïtiens  d'avoir  obtenu  de  S.  M.  T.-C,  par  un  acte 


1  Que  nous  importait  la  loi  réactionr.aire  du  30  mai  1802,  qui  rétablit  la  traite  et  l'es- 
clavage? La  France  avait  reconnu  que  nous  étions  des  liommes  égaux  a  tous  autres  ;  elle 
ne  pouvait  plus  revenir  sur  cette  déclaration  de  droits,  que  nous  tenions  de  Dieu  et  non 
pas  d'elle. 

aPlusieurs  années  après  l'acceptation  de  l'ordonnance  de  1825  et  jusqu'aux  traités  de 
1838,  j'ai  entendu  le'président  Boyer  raisonner  bien  des  fois  sur  la  dette  contractée  envers 
la  France,  comme  si  elle  était  le  prix  de  la  reconnaissance  de  notre  indépendance  ;  il  m'a 
semblé  qu'il  tenait  ce  raisonnement^  toujours  dans  l'espoir  d'une  réduction  de  la  dette.  La 
France  pouvait  la  réduire^  puisqu'elle  stipula  pour  les  colons  et  que  l'ordonnance  de 
1825  avait  fixé  un  chiffre  supérieur  à  celai  qui  fut  convenu  cn182i,  comme  on  le  verra 
bientôt. 


276  ÉTUDES  SUH  l'histoiue  d'haïti. 

»  formel  et  légal,  l'approbation  et  la  confirmation  de  l'état 
»  de  choses  (de  l'indépendance  nationale)  dans  lequel  des 
»  événemens  extraordinaires  les  ont  placés,  et  dont  ils  sont 
»  en  possession  depuis  un  laps  de  temps  qui  semble  leur 
»  avoir  acquis  une  prescription  suffisante  contre  toute  récla- 
n  mation.  »  On  ne  reconnaît  pas  son  esprit,  ordinairement 
si  judicieux,  dans  de  telles  paroles  écrites  et  signées  de  sa 
main. 

Que  devenaient  donc,  à  ses  yeux,  les  droits  imprescrip- 
tibles ({mq  ses  concitoyens  avaient  reçus  de  la  nature?  Le 
j"  janvier  1804,  l'indépendance  d'Haïti  était  aussi  légi- 
time, aussi  sacrée  qu'elle  l'était  en  1824,  qu'elle  le  sera 
dans  la  suite  des  siècles.  Elle  n'avait  pas  besoin  de  réclamer 
en  sa  faveur  «  une  prescription  de  temps  »  contre  toutes 
prétentions  de  la  part  de  la  France  et  de  ses  gouvernemens, 
quels  qu'ils  fussent  :  exprimer  un  doute  à  ce  sujet;,  par 
l'emploi  du  verbe  sembler,  c'était  sacrifier  la  gloire  des 
héros  fondateurs  de  la  patrie  haïtienne. 

Certainement^  et  nous  l'avons  déjà  admis,  le  gouverne- 
ment français  avait  le  droit,  la  mission  de  tout  tenter  pour 
recouvrer  l'ancien  Saint-Domingue,  par  suite  de  son  c/ero?> 
envers  la  France  et  sîfrtoit^  pour  rétablir  ses  anciens  colons 
dans  la  possession  de  leurs  biens  immobiliers ,  de  même 
qu'il  en  avait  |été  pour  le  gouvernement  britannique  par 
rapport  aux  États-Unis.  Cette  situation  lui  créait  à^s-pré- 
tentions  sur  Haïti;  mais  ce  n'était  que  desprétentions  qui  de- 
vaient tomber  devant  la  puissance  des  droits  de  la  nature, 
reconnus  et  proclamés  antérieurement  par  la  France  elle- 
même,  lesquels  avaient  donné  aux  Haïtiens  le  droit  bien  au- 
trement supérieur  de  résister  à  l' oppression  tentée  par  son 
gouvernement  de  1802,  de  faire  la  conquête  de  leur  pays, 
d'en  expulser  les  anciens  colons,   de  confisquer  leurs  pro- 


[1821]  CHAPITRE    VI.  277 

prié  tés.  Et  du  moment  qu'Haïti  offrait  une  indemnité,  con- 
sentait à  la  payer,  en  faveur  de  ces  colons  et  par  respect  pour 
la  propriété,  les  prétentions  du  gouvernement  français  de- 
vaient encore  s'arrêter  enprésence  de  cette  if  ansaci/o/i,  qu'il 
eût  pu  certainement  poser  comme  une  condition  de  la  re- 
connaissance de  notre  indépendance,  si  nous  ne  l'avions  pas 
spontanément  proposée  nous-mêmes  \  Mais  cette  indemnité 
ne  pouvait  jamais  être  le  prix  de  la  reconnaissance  du  fait 
résultant  d'un  droit  sacré',  car  les  Haïtiens  possédaient,  en 
leur  qualité  d'hommes  libres,  égaux  à  tous  les  autres,  le  droit 
de  se  gouverner  par  eux-mêmes  et  de  repousser  les  préten- 
tions de  la  France  et  de  ses  gouvernemens  à  ce  sujet  ^. 

Le  2"  article  des  instructions  de  Boyer  mérite  une  nouvelle 
observation,  en  ce  qu'il  fit  offrir  au  gouvernement  fran 
çais^  de  payer  l'indemnité  à  Haïti,  en  espèces  métalliques 
ou  en  denrées  du  pays  et  en  cinq  termes  égaux  :  il  y  avait 
impossibilité  àQVQm^Mv  de  semblables  engagemens.  Le  Pré- 
sident lui-même  reconnut,  peu  après,  que  par  le  5*^011  il 
faisait  offrir  au  gouvernement  français,  d'admettre  les  mar, 
chandises  ou  productions  de  la  France  sur  le  même  pied 
que  celles  des  nations  les  plus  favorisées,  il  aurait  diminué 
excessivement  les  revenus  du  fisc  à  l'importation,  puis  qu'a- 
lors les  produits  français  eussent  joui  de  la  même  faveur 
que  celle  accordée  depuis  181 4  aux  produits  de  la  Grande- 
Bretagne.  Aussi,  dans  la  session  législative  de  1825,  il 
proposa  la  nouvelle  loi  sur  les  douanes  quifut  rendue  etqui 


1  Voyez  la  lettre  de  Pétion  a  D.  Lavaysse,  du  27  novembre  1814,  an  tome  8  de  cet  ou- 
vrage, pages  96  et  97. 

2S  En  1838,  je  fus  présenté  à  M.  Diipin  aîné,  alors  président  de  la  chambre  des  députés. 
Il  m'exprima  sa  satisfaction  personnelle  de  la  conclusion  des  traités  entre  la  France  et 
Haïti,  et  il  ajouta  :  «  En  payant  une  indemnité  pour  len  Mens  des  anciens  colons,  les 
»  Haïtiens  ont  fait  un  acte  de  liante  moralité  ;mais  ils  auraient  eu  torl  de  payer  quoi  que 
I)  ce  soit  pour  la  reconnaissance  de  leur  indépendance,  parce  qu'on  ne  doit  pas  marchander 
»  la  liberté  dr  s  peuples.  »  —  One  peut- on  opposer  à  de  si  nobles  paroles? 


278  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

supprima  cette  faveiirj  devenue  intempesth'e  et  illusoire, 
puisque  la  Grande-Bretagne  n'avait  point  voulu  reconnaître 
l'indépendance  d'Haïti,  en  même  temps  qu'elle  le  fit  pour 
les  autres  nouveaux  Etats  de  l'Amérique. 

La  négociation  se  poursuivant  à  Paris,  dès  les  premiers 
jours  de  juillet,  MM.  Larose  et  Rouanez  demandèrent,  par 
écrit,  qu'une  ordonnance  royale  fut  rendue,  conformément 
aux  termes  de  leurs  instructions.  M.  Esmangart  leur  ré- 
pondit, qu'il  avait  transmis  cette  demande  au  ministre  de  la 
marine,  et  cju'il  ne  doutait  pas  qu'elle  aurait  une  réponse 
conformée  leurs  désirs,  —  sauf  à  rédiger  cette  ordonnance 
selon  les  idées  se  rattachant  au  droit  divin  des  Bourbons. 
Alors,  lés  négociateurs  haïtiens  kii  notifièrent  les  proposi- 
tions cju'ils  étaient  chargés  de  faire,  après  l'obtention  de  cet 
acte  de  pleine  puissance  royale.  Une  nouvelle  réponse  du 
négociateur  français,  du  9  juillet,  leur  fit  savoir  qu'il  allait 
prendre  les  ordres  du  ministre  à  ce  sujet,  afin  d'entrer  avec 
eux,  dès  le  lendemain,  en  conférences  verbales.  Mais,  trois 
jours  après,  il  leur  écrivit  c{ue  les  travaux  des  chambres  lé- 
gislatives occupaient  tellement  le  ministère  tout  entier,  qu'il 
n'était  pas  possible  d'y  donner  suite  dans  le  moment.  Enfin, 
les  conférences  verbales  eurent  lieu.  M.  Esmangart,  au 
nom  de  son  gouvernement,  accepta  les  propositions  de 
MM.  Larose  et  Rouanez,  en  observant  seulement  que  la 
somme  de  80  millions  de  francs  offerte  pour  l'indemnité, 
était  au-dessous  des  prétentions  de  la  France  ;  alors  ,  d'un 
commun  accord,  elle  fut  portée  à  100  millions  ^  xMais,  à  la 
rédaction  du  traité  de  paix  et  de  commerce,  M.  Esmangart 
allégua  que  ce  traité  ne  pouvait  concerner  que  «  l'ancienne 
partie  française  de  Saint-Domingue,  »  le  Roi  de  France  ne 

1  Je  tiens  crttc  assertion  de  M.  L.iiosc  hn-même. 


[1824]  CHAPITRE    VI.  279 

pouvant  stipuler  ponr  le  Roi  d'Espagne,  à  qui  il  avait  rétro*- 
cédé,  en  4814,  i»  la  partie  espagnole  de  l'île,  »  réunie  à  la 
République  d'Haïti  depuis  plus  de  deux  ans.  MM.  Larose  et 
Rouanez  repoussèrent  cette  distinction,  que  leurs  instrucr- 
lions  ne  leur  permettaient  pas  d'admettre,  parce  qu'il  s'a- 
gissait d'un  traité  à  conclure  «  entre  la  République  et  la 
France,  »  Le  fait  est,  que  le  gouvernement  français  voulait 
par  là  réserver  le  droit  de  l'Espagne,  à  faire  aussi  une  récla- 
mation par  rapport  à  son  ancienne  colonie,  et  que  la  forme 
de  l'ordonnance  queLouis  XVIII  eût  rendue,  était  déjà  ar- 
rêtée avec  une  prétention  nouvelle  qui  devait  entraîner  la 
rupture  de  la  négociation. 

La  difficulté  soulevée  par  M.  Esmangart  suffisait  déjà  iLyt  m 
pour  rompre  cette  négociation  :  il  resta  plusieurs  jours  sans  n  =  a-  ^-^^s 
voir  MM.  Larose  et  Rouanez.  Ces  derniers  lui  écrivirent,  les 
28  et  30  juillet,  pour  lui  dire  :  que  si  le  gouvernement^'  fl«^ 
français  persistait  dans  la  distinction  qu'il  voulait  établir 
dans  le  traité  entre  les  deux  parties  de  la  République  d'Haïti, 
ils  se  verraient  forcés  de  demander  leurs  passeports.  Le  51 , 
M.  Esmangart  vint  chez  eux  et  leur  proposa  d'avoir  une  en- 
trevue avec  M.  le  marquis  de  Clermont-Tonnerre  :  ce  qui 
eut  lieu  dans  la  soirée.  Ce  ministre  leur  dit  :  qu'il  les  avait 
fait  invitera  cette  entrevue  pour  leur  faire  part  de  l'ordon- 
nance royale  qui  consacrait  l'indépendance  d'Haïti,  «  telle 
qu'ils  le  désiraient;  »  mais  dans  laquelle  le  Roi  de  France 
se  réservait  néanmoins  l'exercice  de  la  «  souveraineté 
extérieure  »  sur  la  République,  et  que  cette  clause  de  ré- 
serve était  autant  dans  l'intérêt  de  la  France  que  dans  celui 
d'Haïti,  qu'elle  pourrait  alors  protéger  contre  toute  entre- 
prise qu'une  puissance  étrangère  voudrait  former  contre 
elle^ 

1  Dans  un  discours  prononcé  par  M.  do,  VillMe,  le  9  mars  1826,  à  la  séance  de  la  cham- 


280  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

Les  négociateurs  haïtiens  refusèrent  péremptoirement 
d'y  adhérer,  en  disant  au  ministre  français  :  que  si  Haïti 
avait  pu  conquérir  son  indépendance,  elle  saurait  aussi  la 
défendre  contre  n'importe  quelle  puissance  qui  viendrait 
l'attaquer,  et  d'autant  mieux  que  son  unité  politique  et 
territoriale  la  rendait  aujourd'hui  plus  forte  que  jamais. 
M.  de  Clermont-Tonnerre  essaya  toutefois  de  les  convaincre 
de  la  nécessité  de  cette  clause^  de  même  qu'à  l'égard  de  la 
distinction  établie  entre  les  deux  anciennes  colonies  de  l'île. 
Mais  les  voyant  persister  à  refuser  d'adhérer  à  l'une  et 
l'autre  chose,  il  leur  proposa  que  l'un  d'eux  allât  à  Haïti 
pour  soumettre  ces  difficultés  à  Boyer  :  ce  qui  pourrait  per- 
mettre la  continuation  de  la  négociation  au  retour  de  celui- 
là.  Cette  proposition  fut  encore  déclinée  par  MM.  Larose  et 
Rouanez  ;  et  alors  le  ministre  ferma  la  conférence,  en  leur 
disant  qu'il  prendrait  l'avis  du  conseil  des  ministres  et  qu'il 
leur  communiquerait  la  décision  qui  serait  prise.  Le  5  août, 
ils  reçurent  de  M.  Esmangart  une  lettre  qui  leur  faisait  sa- 
voir que,  d'après  leur  conférence  avec  le  ministre  de  la  ma- 
rine, il  était  prouvé  «  qu'ils  n'avaient  pas  de  pouvoirs  sufjî- 
»  sans  pour  accepter  les  conditions  que  le  Roi  de  France 
»  mettait  dans  le  projet  d'ordonnance  dont  ils  avaient  eu 
»  connaissance,  et  qu'ainsi  la  négociation  ne  pouvait  plus 
»  être  continuée.  » 

C'était  leur  offrir  leurs  passeports,  comme  Pétion  l'avait 
fait  envers  MM.  de  Fontanges  et  Esmangart,  par  sa  lettre 


bre  des  députés,  il  a  dit  :  "  On  leur  hil  {mx  envoyés  haïtiens)  l'ordonnance  royale  telle 
1)  qu'elle  a  paru  depuis,  quanta  la  forme,  moins  étenàne,  quant  à  la  concession  à'indé'^en- 
»  dance...  »  Mais,  dans  leur  rapport  au  Président,  du  5  octobre,  les  envoyés  n'ont  pas  dit 
avoir  entendu  la  lecture  de  cette  ordonnance  dont  la  forme  les  aurait  choqués  aussi  bien 
que  la  réserve  qu'on  voulait  y  insérer  ;  elle  n'était  pas  «  telle  qu'ils  la  désiraient  «  et  que 
leur  prescrivaient  les  instructions  du  Président  :  ces  instructions  voulaient  «  une  recon- 
naissance, &i  non  pas  une  coîjccssîo»  de  l'indépendance."  Si  l'assertion  de  M.  de  Villèle 
étnit  p\a(>to,  le  rapport   des  envoyés  eut  fait  nécpssairpment  menUon  de  cette  particularité; 


[1824]  CHAPITRE    Yl.  281 

du  2  novembre  1816.  En  effet,  les  enYoyc%  d'Haïti  partirent 
de  Paris  pour  le  Havre,  où  ils  s'embarquèrent  le  15  août  : 
le  4  octobre,  ils  arrivèrent  au  Port-au-Prince. 

Leur  conduite  ne  pouvait  qu'obtenir  l'approbation  de 
Boyer,  car  ils  s'étaient  conformés  à  ses  instructions.  Cette 
mission  infructueuse  ayant  eu  l'assentiment  du  Sénat  et  des 
principales  autorités  de  la  République,  le  Président  se  de- 
vait à  lui-même,  à  eux  et  à  la  nation,  de  les  informer  im- 
médiatement du  résultat  qu'elle  avait  eu.  Dès  le  6  octobre, 
il  adressa  aux  généraux  commandant  les  arrondissemens 
une  circulaire  dans  ce  but,  et  qui,  en  leur  faisant  connaître 
les  prétentions  du  gouvernement  français,  d'exercer  sur 
Haïti  un  droit  de  souveraineté,  leur  prescrivait  de  nouveau 
les  dispositions  de  sa  proclamation  du  6  janvier  précédent 
et  les  instructions  particulières  qui  ont  suivi  cet  acte  :  de  se 
préparer  plus  que  jamais  à  résister  sur  tous  les  points  à 
toute  tentative  de  la  part  de  la  France.  Mais,  en  même  temps, 
le  Président  recommandait  à  ces  généraux  d'assurer  tran- 
quillité et  sûreté  aux  étrangers  qui  se  trouvaient  dans  la  Ré- 
publique, de  couvrir  leurs  personnes  et  leurs  propriétés  de 
toute  la  protection  possible.  «Guerre  à  mort,  leur  dit-il,  aux 
»  implacables  ennemis  qui  porteraient  un  pied  sacrilège 
»  sur  notre  territoire  ;  mais  ne  souillons  jamais  notre  cause 
»  par  aucune  action  déshonorante.  •> 

Les  gouvernemens  des  pays  les  plus  ailciennement  civi- 
lisés n'auraient  pu  tracer  à  leurs  agents  des  instructions 
plus  en  harmonie  avec  les  principes  du  droit  des  gens  : 
aussi,  aucun  Français  n'eut  à  se  plaindre  dans  ces  circon- 
stances j  car  ceux  cfiii  étaient  alors  en  Haïti  se  trouvaient 
plus  exposés  que  tous  autres  étrangers  au  mécontentement 
du  peuple. 

Pendant  que  Boyer  écrivait  à  ces  généraux,  le  même  jour 


282  ÉTUDES    SUR    l'hISTOIKE    d'iIÀÏTI. 

il  invita  les  sénateurs  présens  à  la  capitale  ou  dans  ses  envi- 
rons de  venir  au  palais  de  la  présidence,  le  8  octobre  dans 
la  matinée,  afin  de  conférer  avec  lui  sur  un  objet  qui  im- 
portait à  l'intérêt  national.  Nous  ne  pouvons  dire  ce  qui 
fut  traité  dans  cette  séance  à  huis-clos  ;  mais  il  paraîtrait 
que  les  opinions  émises  individuellement  par  les  sénateurs, 
pour  ainsi  dire  en  famille,  ne  semblèrent  pas  satisfaire  le 
Président.  Alors,  il  prit  la  voie  constitutionnelle  en  adres- 
sant au  Sénat  le  message  suivant  : 
«  Au  Sénat. 

»  Pour  satisfaire  au  besoin  de  mon  cœur  et  continuer  à 
mettre  à  profit  les  lumières  des  membres  du  premier  corps 
de  l'État,  je  vous  adresse  ce  message,  citoyens  sénateurs,  à 
l'effet  d'avoir  votre  opinion  ??î-o/?ree  sur  ce  que,  d'après  le 
non-succès  de  la  mission  dont  étaient  chargés  les  citoyens 
Larose  et  Rouanez^  il  serait  convenable  d'adopter,  eu  égard 
à  la  France,  et  même  relativement  aux  autres  puissances 
qui^  jusqu'à  ce  jour,  persistent  dans  leur  refus  de  reconnaî- 
tre l'indépendance  de  la  République. 

»  Vous  avez  été  informés  avec  soin  des  ouvertures  réci- 
divées  que  des  agents  du  gouvernement  français  m'avaient 
faites  pour  conclure  un  traité  dont  cette  reconnaissance  de- 
vait être  la  base;  par  les  communications  franches  que  je 
vous  ai  données  de  toutes  les  pièces  relatives  à  cette  négo- 
ciation, vous  devez  avoir  acquis  une  nouvelle  preuve  de  ma 
franchise,  comme  je  crois  avoir  h  droit,  en  retour,  d^obte- 
nir  de  votre  part,  le  témoignage  d'une  réciproque  sincérité. 
Ainsi,  je  réclame  de  votre  patriotisme,  en  vertu  de  l'article 
d21  de  la  constitution,  de  méditer  sérieusement  sur  le 
grand  objet  dont  s'agit,  et  de  me  faire  connaître  par  votre 
réponse,  le  résultat  de  votre  expérience  et  de  vos  lu- 
mières. 


[1824]  CHAPITRE    VI.  285 

«  Vous  connaissez  trop  vos  oJjligations,  pour  ne  pas  ré- 
pondre comme  il  convient  à  mon  appel ,  et  ne  pas  me  dire 
votre  pensée  tout  entière.  Si,  dans  la  société,  il  se  rencontre 
parfois  des  âmes  pusillanimes  ou  exaltées,  manifestant  (sou- 
vent contre  le  cri  de  leur  conscience)  des  principes  et  des 
vues  condamnées  par  la  raison ,  qu'il  m'est  agréable  de 
pouvoir  me  persuader  du  concours  efficace  du  Sénat,  dans 
tout  ce  qui  tend  à  perpétuer  la  félicité  et  la  gloire  d'Haïti  ! 

H  J'ai  l'honneur  de  vous  saluer  avec  une  haute  considé- 
ration, 

»   Signé  :  Boyer.    » 
Port-au-Prince,  le  14  octobre  '1854  i. 

Ce  message  était  évidemment  une  mise  en  demçure, 
pour  le  Sénat,  de  se  prononcer  sur  les  difficultés  de  la  situa- 
tion. Mais  les  pères  conscrits,  dont  la  réponse  est  également 
sous  nos  yeux,  ne  furent  pas  plus  explicites  sur  les  me- 
sures à  prendre  :  ils  ne  répondirent  'que  le  22  octobre  au 
Président,  et  d'une  manière  à  peu  près  évasive.  Depuis  le 
chef  de  l'État  jusqu'au  dernier  ci toyen_,  chacun  croyait  tel- 
lement, dès  les  premiers  jours  de  l'année  182i,  à  une 
guerre  avec  la  France,  qu'en  voyant  échouer  la  mission  de 
MM.  Larose  etRouanez  comme  celle  qui  avait  été  confiée  au 
général  J.  Boyé  l'année  précédente,  on  s'attacha  davantage 
à  cette  pensée  ;  et  les  membres  du  Sénat,  appelés  à  conseil- 
ler le  Président  d'Haïti  dans  une  si  grave  conjoncture,  sem- 
blaient décliner  l'honneur  de  lui  dire  résolument,  de  pren- 
dre des  mesures  qui  pourraient  blesser  la  dignité  de  la 
France,  pour  ne  pas  assumer  la  responsabilité  de  la  guerre 
et  de  toutes  ses  conséquences, 


1  Ce  document  est  tout  entier  de  la  main  de  Boyer,  el  fait  partie  des  archives  secrètes 
du  Sénat, 


2<S4  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

En  effet ,  le  message  du  Sénat  débuta  par  dire  à  Boyer  : 
que  si  ce  corps  ne  considérait  que  les  éminens  services 
qu'il  avait  déjà  rendus  à  la  République,  il  se  bornerait  à 
cette  simple  réponse  :  «  Citoyen  Président,  vos  principes 
»  civils  et  politiques  ne  laissent  rien  à  désirer;  ayant  cons- 
»  tamment  bien  mérité  de  la  patrie,  agissez  selon  que  votre 
I)  sagesse  vous  le  dictera  ;  et  quoi  qu'il  puisse  en  arriver, 
»  soyez  assuré  de  l'approbation  générale,  parce  qu'il  n'est 
»  aucun  Haïtien  qui  ne  soit  pénétré  que  toutes  vos  actions 
»  auront  pour  base  votre  propre  dignité  et  l'honneur  natio- 
»  nal.  »  AiTivaient  ensuite  les  mais,  les  si^  dans  lesquels  le 
Sénat  enveloppa  ses  pensées.  Tantôt,  selon  ce  corps,  il 
ïaUait  rompre  ions  rapports  commerciaux  avec  la  France; 
tantôt  il  fallait  ]3ublier  les  doçumens  relatifs  aux  diverses 
négociations  qui  avaient  été  suivies  depuis  celle  de  1816, 
tout  en  persistant  dans  l'exposé  de  dispositions  pacifiques 
et  suspendant  en  fait,  toutes  mesures  vigoureuses,  et  fai- 
sant toujours  respecter  la  personne  et  les  propriétés  des 
Français  présens  sur  le  territoire  haïtien.  Enfin,  après  avoir 
rappelé  au  Président  d'Haïti,  que  l'art.  155  de  la  constitu- 
tion lui  réservait  le  droit  de  faire  tous  traités  de  paix,  de 
déclarer  la  guerre  aux  puissances  étrangères^  moyennant  la 
sanction  de  tels  actes  par  le  Sénat,  ce  corps  finit  par  lui 
dire  :  que  lePrésident  étant  plus  en  mesure  de  bien  connaître 
la  situation  du  pays,  a  il  l'invitait  à  considérer  comme  7i07i- 
avenu,  tout  ce  que  contenait  son  message  actuel,  parce 
qu'il  se  reposait  avec  confiance  sur  sa  prudence.  » 

Dix-huit  sénateurs  signèrent  ce  message,  sur  24  dont  le 
Sénat  se  composait  ;  c'étaient  :  IMM.  N.  Yiallet,  président  ; 
Pitre,  secrétaire,  Latortue ,  Bayard,  Gaulard,  Rigolet,  Hi- 
laire,  Filliatre,  Daguille,  Hogu,  Degand,  Dupuche,  Larose, 
Gayot,  J.  Thézan,  Caneaiix,  Birot  et  Lerebours.  On  ne  doit 


[18i2iJ  CHAPITRE  VI.  285 

pas  imputer  à  l'âge  ayancé  ni  à  la  carrière  civile  de  la  plu- 
part d'entre  eux,  cette  réponse  ainsi  faite.  Le  patriotisme  ne 
leur  faisait  pas  défaut  non  plus,  et  ce  sentiment  y  contribua 
peut-être  davantage  :  lorsqu'il  est  sincère  et  éclairé,  il 
porte  le  citoyen  à  réfléchir  beaucoup  avant  d'émettre  un 
avis  ou  un  vote  d'où  peut  sortir  la  guerre  entre  son  pays  et 
une  puissance  étrangère,  parce  que  la  guerre,  quelque  heu- 
reuse qu'elle  soit,  est  toujours  accompagnée  de  résultats 
désastreux.  D'ailleurs,  dans  Fétat  actuel  des'négociations 
d'Haïti  avec  la  France,  il  n'y  avait  pas  lieu  de  désespérer  de 
les  mener  à  bonne  fin.  Si  des  commissaires  français  avaient 
été  antérieurement  traités  avec  égards  par  notre  gouverne- 
ment, nos  plénipotentiaires  avaient  été  bien  accueillis  par 
le  gouvernement  de  France.  Celui-ci  leur  avait  fait  savoir  à 
quelles  conditions  l'indépendance  haïtienne  pouvait  être 
admise  comme  un  fait;  mais  ils  lui  avaient  répondu,  à  Paris 
même,  qu'ils  ne  pouvaient  y  consentir,  et  que  la  nation  ne 
reviendrait  jamais  sur  sa  résolution  du  1^^,  janvier  1804, 
prise  à  l'égard  de  la  France  et  même  de  toutes  autres  puis- 
sances du  monde. 

Il  n'y  avait,  dans  l'actualité,  qu'une  chose  à  faire,  que  le 
Sénat  indiquait  au  Président  dans  un  passage  de  sa  réponse, 
et  à  laquelle  le  Président  avait  déjà  pensé  :  c'était  de  livrer 
à  la  publicité,  tous  les  documens  relatifs  aux  négocia- 
tions suivies  depuis  1821  entre  Boyer  et  les  agents  du 
gouvernement  français ,  ou  qui  n'étaient  qu'une  corres- 
pondance pour  en  préparer.  C'est  à  cela  que  le  Président 
s'arrêta.  Sa  déclaration  qui  précède  ces  pièces  est  du  18  oc- 
tobre, quatre  jours  avant  la  date  de  la  réponse  que  lui  fit  le 
Sénat;  mais  ces  pièces  ne  furent  imprimées  qu'après.  En 
suivant  les  erremens  tracés  par  Pétion,  Boyer  satisfaisait  à 
la  juste  curiosité  des  Haïtiens,  intéressés  à  savoir  comment 


280  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

leur  premier  magistrat  avait  mené  ces  négociations.  Le  gou- 
vernement français  ne  pouvait  s'étonner  de  ce  procédé 
qu'on  avait  suivi  deux  fois  déjà,  et  il  est  permis  de  croire 
que  cette  dernière  publication  contribua  à  la  résolution 
qu'il  prit,  enfin ,  quelques  mois  après,  sur  la  question  de 
l'indépendance  d'Haïti.  Après  avoir  relaté  succintement  les 
faits  relatifs  aux  négociations  suivies  entre  les  deux  gouver- 
nemens,  de  1814  à  1824  inclusivement,  la  déclaration  du 
Président  se  terminait  ainsi  : 

«  Je  viens  d'exposer  les  faits  :  je  les  livre  au  tribunal  de 
»  l'opinion.  Haïti  sera  à  même  de  juger  si  son  premier  ma- 
»  gistrat  a  justifié  la  confiance  qu'elle  a  placée  en  lui,  et  le 
»  monde,  de  quel  côté  fut  la  bonne  foi.  Je  me  bornerai  à 
»  déclarer  que  les  Haïtiens  ne  dévieront  jamais  de  leurglo- 
»  rieuse  résolution.  îls  attendront  avec  fermeté  l'issue  des 
»  événemenSi  Et  si  jamais  ils  se  trouvaient  dans  l'obligation 
))  de  repousser  encore  une  injuste  agression,  l'univers  sera 
))  de  nouveau  témoin  de  leur  enthousiasme  et  de  leur  éner- 
»  gie  à  défendre  l'indépendance  nationale  '.  » 

Après  cette  publication  et  celle  d'une  proclamation"',  du 
29  novembre,  cpi  hâtait  l'ouverture  de  la  session  législa- 
tive au  10  janvier  \S1d  ,  Boyer  adressa  aux  commandans 
d'arrondissement ,  une  nouvelle  circulaire  concernant  la 
plantation  d'une  grande  ^quantité  de  vivres  dans  toutes  les 
communes,  par  des  corvées  de  troupes;  il  convoqua  à  la  ca- 
pitale, dans  le  mois  de  décembre^  tous  ces  généraux  de 
l'armée  afin  de  conférer  avec  eux  sur  l'issue  des  négocia- 


1  Peu  de  semaines  avant  la  déclaration  da  Président  d'Haïti  el  la  p-oblicité  donnée  aii-\ 
pièces  des  négociations,  le  docteur  Pcscay  avait  publié  au  Port-au-Prince,  des  notes  mar- 
ginales en  réfutation  de  l'écrit  d'un  ancien  colon  de  Saint-Domingue  qu'il  réimprima  à  cet 
effet.  Cette  réfutation  est  remarquable  par  le  style  de  son  auteur,  par  Ja  vigueur  de  sa  lo- 
gique et  le  patriotisme  dont  il  fit  preuve  :  elle  contribua  beaucoup  à  exalter  l'esprit  public 
à  cette  époque. 


[1824]  CHAPITRE    VI.  287 

tioiis  avec  la  France  et  sur  réventiialité  qui  pouvait  s'en 
suivre  ''.  Ils  retournèrent  immédiatement  après  à  leurs 
commandemens  respectifs,  pour  solenniser  avec  pompe  la 
fête  de  rindépendance;  et  sous  l'inspiration  des  idées  et  des 
sentimens  que  cette  fête  réveilla  dans  toutes  les  âmes ,  une 
nouvelle  résolution  fut  prise  de  combattre  jusqu'à  extinc- 
tion, s'il  le  fallait,  pour  maintenir  l'existence  politicjue  de 
la  nation. 

Malgré  cette  attitude  bellic|ueuse  du  pays  durant  toute 
l'année  182-4,  le  gouvernement ,  qui  l'avait  provoquée  par 
des  actes,  n'agissait  pas  moins  comme  si  sa  sécurité  ne  dut 
point  être  troublée  par  une  agression  étrangère.  Il  entre- 
prit de  faciliter  l'immigration,  dans  toute  l'étendue  du  ter- 
ritoire de  la  République,  d'une  population  à  laquelle  les 
Haïtiens  devaient  s'intéresser,  à  cause  de  l'état  de  dégrada- 
tion où  elle  végétait  dans  son  pays  natal  et  du  sang  afri- 
cain qui  coule  dans  ses  veines  :  nous  voulons  parler  des 
noirs  et  mulâtres  libres  habitant  les  Ëlats  du  Nord  de  la 
confédération  américaine. 

On  sait  que  vers  1819,  quelques  vrais  philanthropes  de 
ce  pays,  affligés  de  l'humiliation  dont  les  préjugés  acca- 
blent ces  hommes,  même  dans  les  États  du  Nord  où  l'escla- 
vage a  été  aboli,  conçurent  l'idée  de  leur  chercher  un  lieu 
de  refuge  qui  deviendrait  leur  patrie,  dans  laquelle  ils 
pourraient  jouir  de  tous  leurs  droits  naturels  et  civils,  et 


1  II  paraît  qu'ayant  convoqué,  en  octobre,  les  sénateurs  à  venir  conlérer  avec  lui, 
Boyer  reconnut  l'inconvcuient  de  la  construction  du  palais  du  présidence,  où  ne  se 
trouvait  pas  une  seule  salle  pour  discuter  et  délibérer  à  buis-clos  sur  des  affaires  publiques 
importantes;  dès  lors,  il  fit  construire  dans  le  jardin  du  palais,  un  pavillon  léger,  en  bois, 
dont  l'isolement  permettait  de  semblables  réunions.  C'est  là  que  le  Président  réunit  tous 
les  généraux  mandés  à  la  capitale.  Cette  espèce  de  mystère  dans  leurs  délibérations  prêta 
beaucoup  à  des  inductions  fort  erronées. 


288  ÉTUDES    SLR    L'iIiS'lOlRE    d'hAÏTI. 

que  la  côte  d'Afrique  parut  à  ces  philanthropes  ce  qui  était 
le  plus  convenable  à  leur  projet  :  de  là  le  choix  fait  du  lieu 
désigné  depuis  sous  le  nom  de  Libéria^  situé  dans  la  Gui- 
née septentrionale,  sur  la  Côte-des-Dents ,  à  l'est  du  cap 
Mesurado  et  à  6°  15'  lattitude  Nord.  Mais ,  si  un  sentiment 
de  commisération  inspira  cette  pensée,  pour  soustraire  les 
noirs  et  mulâtres  libres  des  États-Unis  aux  vexations  des 
blancs,  l'égoïsme  américain  ne  tarda  pas  à  la  saisir  aussi 
avec  plus  d'ardeur  et  en  manifestant  pour  ses  victimes  les 
plus  odieux  instincts  ;  car,  tandis  que  les  philanthropes  ne 
songeaient  qu'à  employer  la  persuasion  auprès  de  ces  infor- 
tunés pour  les  déterminer  à  adopter  ce  plan,  les  partisans 
de  l'esclavage  et  des  préjugés  ne  voulaient  user  que  de  la 
violence  pour  les  contraindre  à  sortir  de  leur  pays  natal. 
Les  journaux  des  Etats-Unis  retentirent  alors  de  publica- 
tions en  sens  contraire,  selon  les  idées  et  les  sentimens  de 
leurs  auteurs  ;  des  sociétés  se  formèrent  dans  chaque 
grande  ville  d'où  les  émigrans  pourraient  partir  pour  se 
rendre  en  Afrique. 

La  connaissance  acquise  en  Haïti  de  toutes  ces  choses , 
émut  profondément  un  jeune  homme  qui  habitait  le  Port- 
au-Prince  depuis  1818,  —  M.  Silvain  Simonisse,  —  dont 
les  sympathies  étaient  fort  naturelles  pour  les  malheureux 
qu'on  voulait  éloigner  ou  expulser  des  Etats-Unis.  Mulâtre, 
né  dans  la  Caroline  du  Sud,  d'un  père  blanc  qui  avait  des 
sentimens  libéraux,  il  avait  été  envoyé  dans  son  bas-âge, 
ainsi  que  ses  deux  frères^  en  Angleterre  où  il  reçut  une 
bonne  éducation.  De  retour  dans  son  pays  natal,  à  vingt 
ans,  l'instruction  qu'il  avait  reçue  en  Europe  s'opposait  à  ce 
qu'il  y  endurât  les  vexations  auxquelles  les  hommes  libres 
de  sa  classe  sont  assujettis,  et  il  avait  pris  la  résolution  de 
venir  se  fixer  à  Haïti,  de  l'adopter  pour  sa  patrie  en  vertu 


[I8!2i]  CHAPITRR    VI.  289 

delà  constitution  républicaine  qui  assurait  les  droits  civi- 
ques à  tout  descendant  de  la  race  africaine  \  Indigné  des 
injustices  des  Américains  envers  nos  semblables,  il  fit  un 
appel  aux  Haïtiens  et  particulièrement  au  secrétaire  général 
Inginac  et  à  tous  les  citoyens  notables  de  la  capitale,  dans 
le  but  d'y  former  une  société  dont  la  mission  serait  de  faire 
émigrer  à  Haïti  les  noirs  et  mulâtres  libres  qu'on  voulait 
transporter  sur  les  côtes  insalubres  et  sauvages  de  l'Afrique. 
Sa  proposition  ne  pouvait  être  que  bien  accueillie,  car 
elle  était  fondée  sur  diverses  considérations  aussi  impor- 
tantes pour  Haïti  que  pour  la  population  qu'elle  eût  attirée 
dans  son  sein.  En  conséquence,  une  réunion  de  citoyens, 
présidée  par  le  général  Inginac,  signa,  le  II  juin  1820,  un 
règlement  en  22  articles  qui  constitua  une  société  sous  le 
titre  de  :  «  Société  philanthropique  de  la  République 
d'Haïti;  »  tout  Haïtien  pouvait  en  être  membre.  Elle  forma 
un  conseil  principal  d'administration,  au  Port-au-Prince, 
et  chaque  port  ouvert  de  la  République  devait  avoir  aussi 
un  conseil  particulier.  La  cotisation  des  membres  de  la  so- 
ciété devait  former  une  caisse  dont  les  fonds  serviraient 
aux  dépenses  générales  ,  pour  faciliter  l'immigration  en 
Haïti  des  hommes  dont  s'agit,  principalement  ceux  qui 
étaient  ou  agriculteurs  ou  artisans.  La  société  eût  envoyé 
des  agents  à  cet  effet  aux  Etats-Unis,  pour  prendre  avec  eux 
•«  des  engagemens  par  écrit,  »  tant  dans  leur  intérêt  que 
dans  celui  des  membres  de  la  société  qui  voudraient  les 
employer,  en  payant  leur  passage  et  celui  de  leurs  familles, 
en  fournissant  à  leurs  besoins  dans  les  premiers  temps  de 
leur  arrivée  et  jusqu'à  ce  qu'ils  pussent  y  subvenir  par  leur 


1  Les  deux  frères  de  M.Simonisse  vinrent,  comme  lui,  à  Haïti  :  l'aîné  n'y  passa  que  fort 
peu  de  temps,  le  plnsjenne  seflxa  à  Jacmel. 

T.    IX.  19 


290  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

travail.  Le  règlement  statuait  d'ailleurs  sur  toutes  les  ques- 
tions qui  surgissaient  d'une  telle  entreprise.  Mais,  malheu- 
reusement, les  deux  événemens  désastreux  que  subit  la  ca- 
pitale, peu  après  la  formation  de  la  société  philanthropi- 
que, —  l'incendie  du  1 5  août  et  l'ouragan  du  28  septembre, 
— la  réunion  de  l' Artibonite  et  du  Nord  qui  survint  ensuite, 
ol  d'autres  circonstances  accessoires,  tout  contribua  à  faire 
évanouir  le  projet  si  désiré  alors  ^.  Il  y  eut  cependant  quel- 
((ues  émigrans  venus  des  Etats-Unis,  à  leurs  propres  frais, 
et  sur  la  certitude  qu'ils  acquirent  d'être  accueillis  comme 
citoyens  d'Haïti  par  le  gouvernement;  ceux-là  en  attirèrent 
d'autres,  en  trop  petit  nombre  il  est  vrai.  Mais  enfin,  il  en 
vint  assez  pour  que  le  président  Boyer  donnât  son  attention 
aux  mesures  qu'il  prescrivit  par  une  circulaire  aux  com- 
mandans  d'arrondissement,  en  date  du  24  décembre  1825; 
il  leur  ordonna  de  placer  les  immigrans  sur  des  terrains  du 
domaine  public,  soit  dans  les  mornes,  soit  dans  les  plaines, 
afin  qu'ils  pussent  les  cultiver  à  leur  profit  et  en  devenir 
propriétaires^  par  dons  nationaux  délivrés  par  le  gouverne- 
ment. 

Dans  l'intervalle,  l'essai  de  colonisation  avait  eu  lieu  à 
Libéria;  et  les  choses  étaient  en  cet  état,  quand^  le  4  mars 
1824,  M.  Lowring  D.  Dewey,  agent  d'une  société  établie  à 
New- York,  adressa  une  lettre  au  Président  où  il  disait  : 
«  Je  sais  que  vous  avez  fait  en  faveur  des  malheureux  noirs 
»  et  mulâtres  des  offres  d'une  nature  bienveillante ,  et 
»  même  des  informations  récentes  d'un  de  nos  émigrés  qui 


1  Le  3  janvier  1823,  le  général  Ingiiiac  et  quelques  antres  citoyens  se  réunirent  pour 
proposer  de  nouveau  à  ceux  de  la  capitale,  la  réorganisation  de  la  société  pLilautliropiqiie 
de.  1820;  mais  cette  proposition  n'eut  pas  de  suite.  Néanmoins,  le  zèle  d'Inginac  le  porta 
à  suivre  iino  correspondance  avec  quelques  philanthropes  des  États-Unis,  afin  de  provo- 
quer l'immigration  en  Haïti. 


[1824]  CHAPITRE   VI.  291 

»  se  trouvent  chez  vous,  prouvent  que  vous  leur  donnez  de 
»  puissans  motifs  pour  venir  habiter  en  votre  ile.  Malgré 
»  cela,  j'ignore  encore  beaucoup  de  choses  qui  sont  néces- 
»  saires  à  savoir,  avant  que  leur  émigration  puisse  être 
»  aidée  par  la  société  de  colonisation.  » 

Et  il  posa  huit  questions  au  Président,  auxquelles  il  le 
pria  de  répondre.  —  «  Si  le  gouvernement  haïtien  voudrait 
»  payer  une  partie  des  dépenses,  donner  aux  émigrans  des 
»  terres  à  cultiver  et  les  aider  dans  leurs  premiers  établis- 
))  semens?  A  quel  nombre  d'émigrans  il  ferait  de  tels  avan- 
»  tages?  Quels  encouragemens  il  donnerait  à  ceux  qui 
•)  viendraient  en  qualité  de  mécaniciens  ou  de  commerçans? 
»  Le  gouvernement  admettrait-il  les  émigrans,  en  quelque 
»  nombre  qu'ils  vinssent,  et  leur  permettrait-il  de  s'établir 
»  les  uns  à  côté  des  autres  dans  un  même  lieu ,  ainsi  que  le 
»  font  souvent  les  émigrans  d'Europe  aux  Etats-Unis?  Jus- 
»  qu'à  quel  point  s'éteud  la  tolérance  des  différentes  reli- 
i)  gions?  Quelles  sont  les  lois  relatives  au  mariage,  et  quel 
»  est  l'état  de  la  société  à  cet  égard?  Le  gouvernement  sou- 
»  tient-il  les  écoles  ?  » 

Enfin,  pour  dernière  question,  cet  agent  demandait  «  si 
»  le  gouvernement  permettrait  à  la  société  de  colonisation 
»  de  fonder  une  colonie  dans  l'ile  d'Haïti,  laquelle  aurait 
»  ses  propres  lois,  ses  tribunaux,  sa  législature,  son  gou- 
»  vernement  particulier,  mais  formant  un  Etat  fédéré  avec 
»  la  République  d'Haïti,  et  dans  quelle  partie  il  pourrait 
))  se  former  eX  quelle  étendue  de  territoire  lui  serait  ac- 
))  cordée?  » 

M.  Dewey  ajouta  que,  «  si  la  dernière  question  était 
»  résolue  affirmativement ,  on  ferait  bien  vite  quelque  en- 
»  treprise  pour  former  une  colonie  sous  l'influence  du  gou- 
»  vernement  haïtien.  » 


29'â  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'haÏïI. 

Et  il  dit,  des  noirs  et  mulâtres  libres  dont  il  s'agissait  : 
»  Ces  personnes  de  couleur  elles-mêmes  doivent  être  fixées 
»  sur  ce  qu'elles  ont  à  espérer;  elles  ont^  vous  le  savez, 
»  leurs  préjugés,  leurs  habitudes  de  la  vie  et  celles  de  l'é- 
»  ducation;  ne  manquez  pas  de  réfléchir  sur  tout  cela. 
))  Quoique  leur  état  ici  soit  des  plus  lamentables,  encore 
»  elles  sont  parfaitement  ignorantes,  sans  aucune  instruc- 
»  tion;  elles  ne  sont  libres  que  de  mot,  et  cependant  elles  ne 
»  sont  pas  assez  'pénétrées  de  l'horreur  de  leur  situation 
»  pour  chercher  à  en  sortir.  Il  faut  qu'on  leur  présente 
»  l'aspect  de  quelques  avantages  pour  qu'elles  se  décident 
»  à  changer  leur  état.  Il  y  a  beaucoup  de  blancs  qui,  vrai- 
»  ment,  sont  désespérés  du  malheureux  sort  de  cette  por- 
»  tion  de  nos  semblables,  qui  gémissent  de  leur  ignorance, 
»  et  qui  feraient  avec  plaisir  tout  ce  qui  pourrait  leiM- 
»  garantir  une  meilleure  condition;  mais  ils  ont  reconnu 
»  qu'on  les  a  tellement  dégradés,  que  l'opinion  publique 
»  les  a  tellement  accablés,  qu'il  est  impossible  de  relever, 
))  en  ce  pays-ci,  leur  moral  et  de  les  y  faire  jouir  de  quel- 
»  que  bien-être...  Ces  hommes  bienveillans  cherchent  donc 
»  un  asile  pour  les  infortunés  enfans  de  l'Afrique  dans 
»  quelque  autre  pays,  etc.  » 

Le  50  avril  suivantBoyer  répondit  à  cette  lettre  :  « Dès 

»  que  j'ai  été  informé  de  la  détermination  prise  aux 
»  États-Unis,  de  transporter  en  Afrique  nos  malheureux 
»  frères  pour  les  rendre,  disait-on,  à  leur  ciel  natal,  j'ai 
»  compris  la  politique  qui  avait  suggéré  cette  mesure,  cl 
»  en  même  temps  j'ai  conçu  une  hauteopinion  deshommes 
»  généreux  qui  se  disposaient  à  faire  îles  sacrifices,  dans 
»  l'espoir  de  préparer  aux  infortunés  qui  en  étaient  Tobje!, 
»  un  asile  où  ils  pussent  parvenir  à  se  procurer  une  ex i-^ 
»  lence   supportable.   Dès  lors,   par  une  sympalhi'^  bicii 


|l8i>4|  CHAPITRE    Yl.  295 

»  naturelle,  mon  cœur  et  mes  bras  se  sont  ouverts  pour 
Il  accueillir  dans  cette  terre  de  véritable  liberté,  des  hom- 
1)  nies  sur  lesquels  la  fatalité  du  destin  s'appesantissait 
1)  d'une  manière  si  crtielle...  Je  me  suis  souvent  demandé 
»  pourquoi  Haïti,  dont  le  ciel  est  si  doux,  et  le  gouverne- 
I)  ment  analogue  à  celui  des  Etats-Unis,  n'était  pas  préférée 
I)  pour  leur  lieu  de  refuge?  Craignant  que  mes  sentimens 
»  ne  fussent  mal  interprétés,  si  je  faisais  les  premières  dé- 
»  marches,  je  me  suis  contenté  de  bien  faire  expliquer  à 
»  ceux  cV entre  eux  qui  étaient  venus  à  Haïti,  tout  ce  que  la 
»  constitution  de  la  République  a  établi  de  garanties  et  de 
n  droits  en  leur  faveur;  j'ai  aidé  à  s'acquitter  ceux  qui  ne 
»)  pouvaient  se  libérer  du  prix  de  leur  passage  ;  j'ai  donné 
»  des  terres  à  ceux  qui  voulaient  se  livrer  à  la  culture  ;  et 
»  par  ma  circulaire ,  en  date  du  21  décembre  1825,  aux 
»  commandans  d'arrondissement  (de  laquelle  je  vous  en- 
»  voie  un  exemplaire)^  vous  vous  convaincrez  que  j'ai  pré- 
»  paré  aux  fils  de  l'Afrique  sortant  des  Etats-Unis,  tout  ce 
1)  qui  pouvait  leur  assurer  une  existence  honnête  en  deve- 
»  nant  citoyens  de  la  République  haïtienne.  » 

Et  alors  le  Président  donna  une  réponse  satisfaisante 
aux  sept  premières  questions  posées  par  M.  Dewey,  de  ma- 
nière à  porter  la  société  de  colonisation  à  diriger  les  émi- 
grans  à  Haïti.  Quant  à  la  huitième  question,  il  lui  dit  : 
«  Cela  ne  peut  pas  être.  Les  lois  de  la  République  sont  gé  • 
»  nérales,  et  il  ne  saurait  y  avoir  de  lois  particulières.  Ceux 
)-  qui  viendront,  étant  des  fils  de  l'Afrique,  seront  Jï«if- 
))  tiens  du  moment  qu'ils  auront  mis  le  pied-  sur  le  sol 
»  d'Haïti;  ils  jouiront  du  bonheur,  de  la  sécurité,  de  la 
»  tranquillité  dont  nous  jouissons  nous-mêmes,  quelle  que 
))  soit  l'obstination  de  nos  détracteurs  à  soutenir  le  con- 
»    traire.  » 


294  ÉTLDES    SUR    LIIISTOIKK    d'h.VÏTI. 

Enfin,  le  Président  termina  sa  réponse  en  annonçant  à 
M.  Deway  qu'il  allait  envoyer  à  New-York  des  fonds  et  un 
agent,  lequel  s'entendrait  avec  la  société  de  colonisation 
pour  favoriser  l'émigration,  en  Haïti,  des  Africains  qui 
désireraient  y  venir.  Il  ajouta  cette  considération,  qui  devail 
frapper  l'esprit  des  citoyens  des  États-Unis  :  —  «  qu'en  atti- 
»  rant  cette  population  à  Haïti,  ce  serait  un  moyen  de  mul- 
»  plier  les  relations  entre  les  deux  pays  et  d'augmenter  le 
»   commerce  entre  les  deux  peuples.  » 

Le  25  mai,  une  nouvelle  lettre  de  Boyer  à  M.  Dewey  fut 
,  .  ,  confiée  au  citoyen  J.  Gran ville,  substitut  du  commissaire  du 
•  ";,  gouvernement  au  tribunal  de  cassation,  nommé  agent  du 
Président  pour  se  rendre  aux  États-Unis  et  procéder  à  l'émi- 
gration ^  Le  même  jour,  Boyer  adressa,  par  le  même  agent, 
une  autre  lettre  à  M.  Charles  Collins,  résidant  à  New-York, 
qui  l'informait  que  le  secrétaire  d'État,  Imbert,  avait  reçu 
ordre  de  lui  envoyer  une  certaine  quantité  de  café,  qu'on 
le  priait  de  vendre  pour  le  compte  du  gouvernement  :  les 
fonds  qui  en  proviendraient,  et  d'autres  qui  pourraient 
lui  être  expédiés,  serviraient  à  ])ayer  les  dépenses  que  né- 
cessiteraient les  opérations  de  l'émigration. 

Le  Président  ajouta  :  «  Depuis  longtemps,  ^lonsieur, 
»  vous  consacrez  vos  veilles  à  cliercber  les  moyens  d'allé- 
»  ger  les  souffrances  d'une  portion  du  genre  humain, 
»  contre  laquelle  la  prévention  et  le  préjugé  agissent  avec 
»  une  impitoyable  rigueur.  Aussi,  je  ne  doute  pas  que 
»  vous  ne  saisissiez  l'occasion  qui  se  présente  de  faire 
»  triompher  les  efforts  de  votre  sollicitude  et  ceux  de  vos 
»   amis.  Quelle  douce  joie,  pour  des  cœurs  comme  lesvô- 


1   A  cette  éïwqtie,  Granville  travaillait  aussi  à  lasecrétairei-icgéuérale  du  gouveniemeut 
en  ((iialité  de  chef  des  bureaux  de  la  guerre. 


fl8i24]  CHAPITRE    VI.  295 

»  très,  de  voir  ces  rejetons  de  l'Afrique,  si  avilis  aux  États- 
»  Unis  où  ils  végètent  sans  utilité  pour  eux-mêmes  comme 
»  pour  le  sol  qui  les  nourrit,  une  fois  transplantés  en  Haïti, 
»  devenir  des  êtres  non  moins  utiles  qu'estimables,  parce 
»  que  la  jouissance  des  droits  civils  et  politiques,  les  enno- 
»  blissant  à  leurs  propres  yeux,  ne  peut  manquer  de  les 
»  porter  à  s'attacher  à  des  mœurs  régulières,  à  acquérir 
»  des  vertus  sociales,  et  a  se  rendre  dignes,  par  leur  bonne 
»  conduite,  de  tous  les  bienfaits  que  répandra  sur  eux  leur 
»  nouvelle  patrie.  Mais  les  émigrans  ne  recueilleront  pas 
»  seuls  le  fruit  de  vos  soins  :  les  États-Unis  eux-mêmes 
»  verront  s'agrandir  leur  commerce  avecliaïti,  par  les  re- 
»  lations  fréquentes  que  ces  nouveaux  Haïtiens  devront  na- 
»  turellement entretenir  avec  lepays  qu'ilsaurontquitté. . .  » 
Le  citoyen  Granville  reçut  du  Président  des  instructions 
détaillées  pour  la  mission  dont  il  était  chargé.  En  arrivant  à 
New-York,  il  devait  s'aboucher  avec  MM.  Dewey  et  Collins 
et  leur  communiquer  ses  instructions,  afin  de  trouver  en 
eux  et  leurs  amis  toute  l'assistance  convenable,  après  quoi 
il  donnerait  la  plus  grande  publicité  à  l'objet  de  sa  mission, 
pour  déterminer  les  émigrans  à  se  rendre  à  Haïti,  en  profi- 
tant du  concours  que  leur  offrait  le  gouvernement  et  leur 
feisant  connaître  les  avantages  qui  leur  étaient  offerts  : 
«  1°  qu'ils  jouiraient,  en  Haïti,  de  tous  les  droits  civils  et 
»  politiques;  2'  qu'ils  auraient  une  entière  liberté  de  con- 
»  science  dans  leurs  pratiques  religieuses;  qu'ils  pour- 
»  raient  obtenir  des  concessions  de  terres  en  pleine  pro- 
»  priété,  lorsqu'ils  auraient  établi  lesdites  terres  :  le  tout^ 
»  pourvu  qu'ils  s'engagent  à  être  fidèles  aux  lois  de  la  Ré- 
»  publique,  dont  ils  deviendraient  les  enfans  et  les  ci- 
1)  toyens,  et  qu'ils  n'entreprennent  jamais  rien  de  contraire 
»   à  sa  tranquillité  et  à  sa  prospérité.  » 


•296  ÉTUDES    SUR    LHISTOIRE    DHAÏTl. 

En  oftrant  ces  avantages  aux  émigrans,  le  pré  ident 
Boyer  voulait  néanmoins  qu'ils  comprissent  parla  (ement 
([uelles  seraient  leurs  obligations  envers  le  pays  qui  les 
adoptait.  Ainsi,  son  agent  devait  faire  souscrire,  de  concerl 
avec  ceux  des  sociétés  philanthropiques,  par  les  chefs  de  fa- 
mille ou  autres  émigrans  réunissant  douze  personnes  en 
état  de  travailler,  «  des  engagemens  par  écrit  et  par-devant 
n  une  autorité  civile  des  États-Unis,  »  de  cultiver  les  terres 
que  le  gouvernement  leur  accorderait  gratuitement.  Il  de- 
vait également  faire  souscrire  de  pareils  engagemens  aux 
émigrans  qui,  individuellement,  auraient  l'intention  de  se 
livrer  à  la  culture  des  terres,  soit  en  affermant  des  terrains 
déjà  établis,  soit  en  travaillant  de  société  avec  les  proprié- 
taires, «  à  la  condition  de  renouveler  ces  engagemens  écrits, 
I)  à  leur  arrivée  à  Haïti,  par-devant  le  juge  de  paix  de  la 
»  localité.  »  Le  passage  et  la  nourriture  des  émigrans  de 
ces  deux  catégories  seraient  payés  à  leur  arrivée  par  le  gou- 
vernement qui,  en  outre^  assurerait  leur  subsistance  du- 
rant quatre  mois  ensuite,  temps  jugé  nécessaire  pour  qu'ils 
pussent  se  la  procurer  par  leurs  travaux  agricoles  '. 

Quant  aux  émigrans  qui  voudraient  se  rendre  à  Haïti 
pour  y  exercer  une  industrie  mécanique  ou  commerciale, 
Tagent  Granville  devait  leur  assurer  le  payement  de  leur 
passage  et  de  leur  nourriture,  mais  à  la  condition  «  qu'ils 
))  s'obligeraient  aussi,  par  écrit  et  par-devant  une  autorité 
»  civile  des  Etats-Unis,  de  restituer  au  gouvernement,  six 
n  mois  après  leur  arrivée  à  Haïti,  les  sommes  qui  auraient  été 
»   avancées  pour  eux.  »  Pareilles  conditions  devaient  être 


i  On  peut  reconnaître  que  le  règlement  de  la  société  philanthropique,  formée  en  1820 
au  Port-au-Prince,  avait  servi  de  base  aux  conditions  établies  dans  les  instructions  du  Pié- 
sident  d'Haïti,  et  cela  ne  doit  pas  étonner,  puisque  le  secrétaire  général  Ing  nac'  présidait 
cette  société  éphémère. 


[J  824-1  CHAPITRE    VI.  297 

imposées  aux  émigrans  qni  se  destineraient  avenir  pour  se 
rendre  propriétaires  par  acquisition  de  terrains,  ou  pour 
èlre  domestiques,  ouvriers  ou  travailleurs  quelconques, 
—  et  à  ceux  qui,  étant  éloignés  des  ports  d'embarquement, 
recevraient  des  avances  pour  s'y  rendre,  à  raison  de  six  dol- 
lars par  tête.  ^ 

Les  instructions  présidentielles  autorisaient  l'agent  Gran- 
ville  à  faire  quelques  petites  dépenses  qu'elles  n'auraient  pu 
prévoiretdont  la  nécessité  serait  reconnueurgente;maiselles 
évaluaient  à  quatorze  dollars  par  tête  le  prix  du  passage 
et  de  la  nourriture  pendant  le  voyage,  pour  les  adultes  et 
les  hommes,  et  à  sept  dollars  par  chaque  enfant,  lesquelles 
dépenses  seraient  payées  en  Haïti  à  l'arrivée  de  chaque  na- 
vire. L'agent  avait  la  faculté  d'affréter  des  navires,  même 
de  faire  les  approvisionnemens  de  chacun  d'eux  selon  le 
nombre  d'émigrans  passagers;  et,  dans  ces  prévisions^  il 
était  autorisé  à  puiser  aux  mains  de  M.  Collins,  jusqu'à 
concurrence  de  six  mille  dollars  ou  gourdes,  sur  les  fonds 
dont  cet  Américain  serait  détenteur  pour  la  République: 
«  de  laquelle  somme  vous  rendrez  compte,  à  l'issue  de 
»  votre  mission,  avec  pièces  au  soutien  et  en  bonne 
»  forme,  »  ajoutaient  les  instructions.  Elles  lui  indiquèrent 
les  ports  d'Haïti  où  les  émigrans  devaient  être  dirigés  et  la 
quantité  à  y  envoyer,  pour  être  répartis  dans  les  ditîérens 
quartiers,  en  désignant  l'espèce  des  cultures  auxquelles  ils 
pourraient  être  employés.  Dans  cette  présente  année  î82i, 
on  devait  tâcher  d'avoir  6,000  émigrans  capables  de  tra- 
vailler, pour  ces  divers  lieux  compris  dans  les  six  départe- 
mens  de  la  République  '. 


1   Les  premiers  émigraus  envoyés  par  Granville  arrivèrent  an  Port-au-Prince,  le  10  sep- 
fmbre. 


21)8  ÉTUDES    SIR    l'histoire    d'hAÏTI. 

En  entrant  clans  tous  les  détails  ci-clessus,  nous  avons 
voulu  prouver  avec  quelle  sollicitude  fut  accueillie,  à  Haïti, 
ridée  d'y  faciliter  l'immigration  des  descendans  de  l'Afri- 
que, qui,  réputés  libres  aux  États-Unis,  sont  placés  sous  le 
joag  des  préjugés  de  race  et  de  couleur^  aussi  barbares 
qu'absurdes;  et  l'on  peut  reconnaître  que  les  sentimens  du 
président  Boyer  à  ce  sujet  ne  le  cédaient  en  rien  à  ceux  de 
Pétion,  quand  ce  dernier  accordait  des  secours  à  Bolivar 
sous  la  condition  de  l'affranchissement  général  de  tous  les 
esclaves  de  la  Côte-Ferme.  Mais  on  peut  voir  aussi  qu'avec 
ses  habitudes  d'ordre  et  de  régularité  administrative, 
Boyer  n'entendait  pas  livrer  ces  opérations  au  caprice  des 
individus  qui  se  présenteraient  à  son  agent  comme  émi- 
grans,  encore  moins  à  la  spéculation  mercantile  des  Amé- 
ricains, armateurs  ou  capitaines  de  navires,  négocians, 
marchands  ou  autres.  En  se  décidant  à  ordonner  des  dé- 
penses à  la  charge  du  trésor  public,  il  voulait  qu'elles 
profitassent  autant  au  pays  qu'aux  hommes  qu'on  désirait  y 
attirer  pour  les  rendre  à  leur  dignité  originelle. 

Ces  précautions  étaient  convenables;  mais  pouvait-il  ob- 
tenir parfaitement  ce  qu'il  désirait?  Le  Président  confiait  à 
Granville  une  mission  fort  étendue  et  emportant  une  grande 
responsabilité,  et  cet  agent  était  seul,  sans  être  accompa- 
gné même  d'un  secrétaire;  il  devait  s'aboucher  avec  toutes 
les  sociétés  de  colonisation  établies  dans  les  différentes 
villes  des  États-Unis,  leur  communiquer  ses  instructions, 
prendre  leurs  avis  et  conseils  et  se  faire  assister  pour  bien 
remplir  sa  tâche. 

Aussitôt  son  arrivée  à  New-York,  les  journaux  de  cette 
ville  annoncèrent  sa  mission  de  manière  à  provoquer  le 
départ  des  noirs  et  mulâtres  qui  voudraient  émigrer  à  Haïti. 
Ces  publications  répétées  dans  les  journaux  des  autres  villes 


[J8^2-i]  CHAPITRE    VI.  299 

excitèrent  les  sociétés,  à  l'envi  les  unes  des  autres,  à  débar- 
rasser le  sol  américain  et  principalement  ces  villes,  de  toute 
cette  population  colorée  qui  y  végète  dans  l'abjection  des 
plus  sales  métiers,  tandis  que  le  but  essentiel  de  l'émigra- 
tion devait  être  d'envoyer  à  Haïti  le  plus  d'agriculteurs 
possible  et  ensuite  des  artisans  utiles. 

Ne  pouvant  concentrer  dans  un  seul  port  le  départ  des 
émigrans  pour  y  veiller  lui-même,  Granville  était  bien  forcé 
de  s'en  remettre  au  concours  des  agents  des  sociétés  de 
colonisation  qui  lui  firent  leurs  offres;  de  là  l'impossibilité 
pour  lui  de  contrôler  l'envoi  des  émigrans  et  surtout  les 
dépenses  que  ces  expéditions  occasionnaient  aux  Etals-Unis 
et  devaient  nécessiter  aussi  à  Haïti. 

Or,  c'était  la  partie  la  plus  délicate  de  sa  mission,  avec 
un  chef  du  caractère  de  Boyer.  Ensuite,  dans  l'empresse- 
ment mis  dans  tous  les  ports  des  Etats  du  Nord  de  l'Union, 
à  faire  partir  le  plus  d' émigrans  possible,  l'agent  haïtien' 
pouvait-il  s'en  reposer  sur  ses  collaborateurs,  pour  faire 
souscrire  par  écrit,  à  chacun  de  ces  hommes,  un  egagement 
par-devantuneautorité  civile,  qu'ils  devaient  renouveler  de 
la  même  manière  à  Haïti,  surtout  par  ceux  qui  seraient 
tenus  à  rembourser  à  la  République  les  sommes  qu'elle 
aurait  avancées  pour  leur  passage  et  leur  nourriture? 

Dès  qu'il  débarqua  à  New-York,  Granville  se  vit  entouré    ''/là 
dans  les  rues  de  la  plèbe  de  couleur  qui  le  suivait  partout 
en  lui  adressant  des  speeches;  ce  qui  l'obligeait  à  des  allocu 
fions   continuelles.  Il  en  fut  de  même   dans  les   autres 
villes. 

Les  malveillans,  parmi  les  Américains,  se  saisirent  de  ce 
que  ces  scènes  présentaient  de  ridicule  à  leurs  yeux;  ils  en   a  ^^, 
firent  des  articles  de  journaux  qui  irritèrent  l'agent  haïtien 
par  l'acrimonie  que  ces  articles  respiraient  contre  la  race 


500  ÉTLDES    SUR    LHISTOIRE    DHAÏTI. 

noire  loiit  entière  et  Haïti  en  particulier.  Il  eut  peut-être 
Je  tort  d'y  répondre,  et  de  s'attirer  par  là  des  publications 
plus  injurieuses. 

f,-^-.>'  Pendant  ce  temps,  les  navires  américains  arrivaient  dans 
les  ports  d'Haïti,,  au  Port-au-Prince  principalement^  chargés 
■'-^^''^'TPémigrans,  hommes,  femmes,  vieillards,  en  fans,  et  de 
leurs  misérables  effets  qu'ils  n'avaient  pas  voulu  abandonner 
en  quittant  les  Etats-Unis.  Rien  n'était  plus  triste  à  voir  que 
leurs  vieux  coffres,  leurs  vieilles  malles,  leurs  haillons  en 
laine,  nécessaires  pour  le  climat  de  leur  lieu  natal,  mais 
inutiles  pour  celui  d'Haïti. 

C'était  déjà  un  assez  grand  embarras  que  d'avoir  à  inter- 
ner tous  ces  individus  d'âge  et  de  sexe  différens,  pour  les 
placer  dans  les  campagnes;  mais  quand  il  fallait  aussi  y 
transporter  leurs  chétifs  effets,  plus  ou  moins  lourds^  l'em- 
barras était  plus  grand;  en  vain  on  leur  disait  de  les  dé- 
laisser. 

Qu'on  s'imagine  ensuite  l'impression  produite  sur  l'es- 
prit de  ces  infortunés,  par  la  vue  d'un  pays  nouveau  si  peu 
ressemblant  à  celui  qu'ils  venaient  de  quitter,  d'une  popu- 
lation dont  ils  ne  comprenaient  pas  le  langage,  quoique  de 
même  couleur  qu'eux,  et  sur  la  physionomie  de  laquelle  ils 
apercevaient  un  sourire  moqueur,  excité  par  leur  triste 
accoutrement,  malgré  toute  la  bienveillance  qu'elle  leur 
témoignait  néanmoins! 

La  plupart  des  émigrans  ayant  été  aux  Etats-Unis,  des 
barbiers,  des  savetiers,  des  décrotteurs,  etc.,  n'entendaient 
pas  fuir  les  villes  d'Haïti  pour  se  réfugier  dans  ses  plaines, 
dans  ses  niontap^iics,  e!  Va  se  livrer  aux  nobles  travaux  de 
l'agriculture;  aussi  prii'cul-ils  j)romj)le!uenl  eu  dégoù!  cette 
émigration  (ju  ils  avaient  agr.re  d'ahord,  et  un  grand  nom- 


4 


|18^iJ  CHAPITRE    VI.  501 

jire  parmi  eux  aimèrent-ils  mieux  retourner  aux  Etats-Unis 
à  leurs  frais  ' . 

Ce  n'est  pas  sans  regret,  sans  peine,  que  des  hommes 
se  décident  à  abandonner  leur  lieu  natal,  sans  espoir  de 
retour,  pour  aller  habiter  un  autre  pays;  il  y  a  tant  de  cho- 
ses agréables  pour  le  cœur  de  T homme,  dans  les  jeux  de 
son  enfance,  dans  les  plaisirs  de  sa  jeunesse,  dans  ses  rela- 
tions de  parenté  et  d'amitié,  dont  il  ne  saurait  perdre  le 
souvenir,  et  qui  le  rattachent  au  lieu  oii  il  a  passé  ses  pre- 
mières années  ! 

Ces  sentimens  agissaient  sans  doute  sur  l'esprit  et  le  cœur 
des  émigrans;  et  si  l'on  examine  ensuite  que  ces  infortunés 
étaient  privés  d'instruction,  c{u'ils  s'étaient  habitués  à  vivre 
aux  Etats-Unis  dans  la  dégradation  morale  que  leur  infli- 
geait le  préjugé  colonial,  qu'ils  ne  parlaient  pas  le  même 
langage  que  celui  des  Haïtiens,  qu'ils  avaient  des  cultes 
ditférens  du  catholicisme,  qu'ils  se  voyaient  obligés  do 
contracter  tout  à  coup  d'autres  habitudes,  on  ne  sera  pas 
étonné  qu'il  en  soit  resté  si  peu  en  Haïti. 


'I  Le  Télégraphe  du  17  avril  1825  contient  un  avis  du  secrétaire  général,  en  date  du  12, 
par  leqnel  le  gouvernement  fît  savoir  qu'à  partir  du  1 5  juin  suivant,  il  ne  payerait  plus  le 
passage  ou  la  nourriture  des  émigrans.  Il  y  est  constaté  que  parmi  eux  il  y  en  eut  qui , 
trois  jours  après  leur  arrivée  au  Port-au-Prince,  demandèrent  la  permission  de  s'emLar- 
qner  pour  retourner  aux  Etats-Unis;  ceux-là  étaient  venus  sans  leurs  effets  :  il  fut  évi- 
dent que  les  capitaines  de  navires  avaient  trouvé  le  moyen  de  faire  ainsi  nne 'spécu- 
lation. 

Trois  mois  après  cet  avis,  Boyer  reçut  une  lettre  de  M.  David  Minge,  habitant  de  Charles 
City  Comity,  dans  l'Etat  de  Virginie,  qui  l'informait  qu'il  avait  expédié  un  navire  à 
Santo-Domingo  ,  sur  lequel  il  fit  embarquer  quatre-vingts  esclaves  qu'il  possédait ,  afin 
qu'ils  fussent  libres  sur  la  terre  d'Haïti.  Ce  pliilanthrope  les  recommanda;  au  Président 
comme  de  bons  agriculteurs  :  «  Que  dois-je  désirer  davantage,  dit-il,  si  ce  n'est  d'appren- 
«  dre  qu'ils  ne  sont  plus  les  esclaves  de  David  Minge,  mais  bien  les  sujets  d'un  gouverne- 
11  ment  libre  et  les  citoyens  de  la  République  heureuse  et  prospère  d'Haïti?...  »  Le  géné- 
ral luginac  lui  répondit,  par  ordre  du  Président ,  pour  le  remercier  et  le  féliciter  de  cet 
acte  vraiment  chrétien,  en  le  priant  de  permettre  que  la  Piépubliqiie  lui  rembourffit  les 
frais  qu'il  avait  fait^  a  cette  occasion,  et  en  fournissant  îles  ontils  à  ces  hommes  jionr  les 
travaux  agricoles  auxquels  ils  seraient  employés. 


502  ÉTUDES    SUR    l'histoire    l'haÏTI. 

Mais  ceux  qui  eurent  assez  de  volonté  pour  s'y  fixer,  se 
conduisirent  en  général  comme  des  citoyens  paisibles  et 
laborieux,  soit  qu'ils  se  livrassent  à  la  culture,  ou  soit  qu'ils 
pratiquassent  divers  métiers  ou  un  petit  commerce  dans  les 
villes'.  I 

Et,  ce  qu'il  y  eut  encore  de  très-fâcheux  dans  l'émigra- 
tion avortée  de  cette  population,  c'est  qu'elle  introduisit  en 
Haïti  la  petite  vérole  ou  \aivariole  qui  parut  sur  les  émigrans 
dans  le  cours  du  voyage,  et  qui  se  développa  parmi  les  Haï- 
tiens avec  une  effrayante  rapidité;  ces  derniers  n'étaient 
point  préparés  contre  le  fléau  par  l'usage  de  la  vaccine;  la 
plupart  des  autres  en  subirent  l'effet  par  leurs  habitudes  de 
saleté,  pour  avoir  vécu  dans  un  pays  oi^i  l'hiver  dispense  de 
l)ains  salutaires. 

De  sorte  que,  en  résumé,  on  peut  dire  que  cette  opération 
fit  périr  plus  d'Haïtiens  par  le  fléau,  qu'elle  n'introduisit 
d' émigrans  utiles  à  Haïti.  | 

11  n'en  fallut  pas  davantage  pour  dégoûter  le  président 
Boyer  et  les  principaux  fonctionnaires,  et  les  citoyens  qui 
concouraient  avec  lui  pour  oflVir  un  asile  à  cette  popula- 
tion malheureuse  qu'ils  désiraient  arracher  au  joug  humi- 
liant des  Américains,  surtout  lorsqu'on  voyait  qu'une 
grande  partie  de  ces  infortunés  aimaient  encore  mieux 
reiourner  se  placer  volontairement  sous  ce  joug. 

Ce  résultat  regrettable  fit  rappeler  l'agent  Granville  des 
Etats-Unis.  A  son  arrivée  au  Port-au-Prince,  il  reçut  de 
graves  reproches  de  la  part  du  Président,  qui  ne  s'était  pas 
attendu  à  tous  ces  mécomptes^. 

1  C'est  depuis  cette  immigratiou  qu'avait  paru  au  Port-au-Prince  l'industrie  des  chif- 
fonniers que,  le  premier,  M.  J.  Ardouin  provoqua  des  immigrans.  D'autres  s'établirent 
porU'urs  et  veiiileurs  d'eau  qu'ils  puisaient  aux  fontaines  ,  au  grand  avantage  des  cita- 
dins. 

2  (iraiivillc  ,  mécontent  liii-m(''me  de  la  désapproli-itioii  du  Président  .  donna  sa  démis- 


[1824]  CHAPITRE    VI.  503 

Au  fond,  il  n'y  avait  pas  justice  à  lui  imputer  ce  qui  ne 
dépendait  pas  de  lui,  puisque,  étant  seul  chargé  de  l'opéra- 
tion, il  avait  dû  se  faire  assister  de  gens  qui  ne  se  pénétrè- 
rent point  de  l'esprit  de  ses  instructions,  qui  envoyèrent  à 
Haïti  la  portion  la  plus  dégradée  des  noirs  et  mulâtres  libres 
des  Etats  de  l'Union,  et  qui  furent  cause  de  dépenses  con- 
sidérables et  onéreuses  à  la  République,  puisque  la  plupart 
de  ces  hommes  retournèrent  spontanément  dans  ces  Etats 
pour  y  végéter  de  nouveau. 

A  propos  de  ces  dépenses,  il  est  peut-être  convenable  de 
mentionner  ici  les  différences  qu'oifrirent  les  comptes  gé- 
néraux de  la  République  dans  les  années  1823  et  182-4. 

La  première  avait  produit,  à  l'exportation  ^  33,600,000 
livres  de  café;  224,000  livres  de  coton  ;  332,000  livres  de 
cacao;  565,000  livres  de  tabac;  6,531,000  livres  de  cam- 
pèche;  2,223,000  pieds  réduits  d'acajou;  15^000  livres  de 
sacre,  (pour  ne  citer  que  les  principaux  produits),  le  tout 
en  chiffres  ronds. 

1824  donna  à  V exportation ,  44,270,000  livres  de  café; 
1,028,000  livres  de  coton;  461^000  livres  de  cacao; 
718,000  livres  de  tabac;  5,567,000  livres  de  campêche; 
2,181,000  pieds  d'acajou;  et  seulement  4,000  livres  de 
sucre,  le  pays  ne  produisant  plus  de  cette  denrée  que  pour 
la  consommation  intérieure  ^  On  voit  néanmoins  que  les 
récoltes  furent  belles  en  1824. 


sion  de  clief  des  bureaux  de  la  gneïre  à  la  secrétairerie  générale.  Ainsi  que  d'autres  per- 
sonnes,  il  imputa  au  général  Inginac  d'avoir  excité  Boyer  contre  lui,  parce  que  le  secré- 
taire général  aurait  été  jaloux,  croyait-on,  de  la  faveur  que  lui  faisait  le  Président,  de 
travailler  directement  avec  lui  pour  les  affaires  du  département  de  la  guerre.  Ce  déplo- 
rable incident  produisit,  quelques  années  après,  une  suite  de  fâcheuses  dispositions  d'esprit 
dans  la  capitale  et  dont  on  verra  les  tristes  conséquences. 

'I  On  n'a  jamais  pu  constater  exactement  la  quantité  de  sucre  brut  consommé  à  l'inté- 
rieur du  pays,  parce  que  la  perception  de  l'impôt  établi  dans  ce  cas  sur  cette  denrée  a 
toujours  été  défectueuse.  Sous  le  régime  de  Christophe,  c'étaient  surtout  le  sucre  et  le  cnlon 


oOI  ÉTUDES  SUR  L'HiSTOint:  d'haVti. 

Mais  tandis  qu'en  1825,  les  recettes  s'élevèrent  à 
"2,684,5-48  gourdes,  et  les  dépenses  à  2,231,157  gourdes, 
—  ce  qui  laissait  un  profit  de  455, 591  gourdes;  — en  1824, 
les  rece^^É'.s  montèrent  à  5,101,716  gourdes,  et  les  dépenses 
à  5,105,115  gourdes,  avec  un  faible  déficit  de  5,599  gour- 
des. Ces  dépensss,  en  1824,  furent  occasionnées,  et  par 
rémigration  des  Etats-Unis,  et  par  les  achats  d'armes,  de 
munitions,  d'objets  pour  l'haliillement  et  le  fourniment  dos 
troupes. 

Sans  l'importance  des  récoltes  de  cette  année,  sur  les- 
quelles le  fisc  retira  500,000  gourdes  d'impôts  de  plus  que 
dans  l'année  1825,  le  déficit  eût  été  énorme. 


Au  terme  de  la  proclamation  du  chef  de  l'Etat,  qui  assi- 
gna la  réunion  du  corps  législatif  au  10  janvier  1825,  dès 
le  8,  la  Chambre  des  communes  s'était  constituée  en  ma- 
jorité; elle  élut  pour  son  président  le  citoyen  J.  Elie,  et 
pour  secrétaires  les  citoyens!.  S.  HippolyteetSaint-Macary. 
Le  10,  le  Président  d'Haïti  vint  ouvrir  ses  séances  en  vertu 
de  la  constitution.  Le  discours  qu'il  prononça  à  cette 
occasion,  otTrant  un  exposé  lucide  de  la  situation  de  la 
République ,  nous  le  produisons  ici  : 

«  Citoyens  représentans,  —  la  République,  fidèle  à  ses 
principes,  et  marchant  avec  constance  dans  le  sentier 
de  la  constitution,  jouit  toujours  d'une  tran([uillité  par- 


qu'oii  pi'odnisait  d.ms  le  Nord  et  l'Artiboiiite  ,  et  l'e-xportiition  a  l'étranger  en  était  pins 
considérable.  Mais  le  régime  de  la  Répiibliqne  ayant  rendn  la  liberté  ans.  ciiltivatenrs,  le 
plus  grand  nombre  parmi  eux,  qui  avaient  été  contraints  à  se  concentrer  dans  les  sncrr- 
ries  et  les  cotonneries  de  ces  dcnx  départemens  ,  les  abandonnèrent  pour  se  livrer  a  la 
ciiliure  du  café,  etc.  :  de  là  la  diminution  de  ces  deux  produits  et  l'augmentation  du  café, 
l^es  nombrenses  concessions  de  terre,  la  constitution  de  la  petite  propriété,  nuisirent  à  la 
prospéiité  de  la  grande  propriété  ;  mais  le  peuple  producteur  (at-il  moins  iienreus  ?  Nni. 
ceitainemenf. 


faite.  Cet  avantage,  qui  résulte  de  l'harmonie  qui  existe 
entre  les  principaux  pouvoirs,  et  surtout  de  la  reclitude 
et  de  Ténergie  de  l'esprit  public,  présage  à  la  nation  les 
heureuses  destinées  auxquelles  son  courage  et  sa  conduite 
lui  donnent  de  si  justes  droits. 

»  Haïti,  cependant,  toujours  en  butte  à  la  convoitise 
et  à  la  haine  de  certaines  puissances^  et  située  au  milieu 
d'un  archipel  ennemi  de  la  liberté  et  de  notre  émancipation, 
semblerait  être  exposée  à  un  état  d'anxiété  contraire  à  la 
sécurité  nécessaire  à  tous  les  Etats.  Mais,  si  sous  ce  point 
de  vue  notre  situation  paraît  extraordinaire,  toujours 
est-il  constant  que  nous  tenons  dans  nos  mains  nos  véri- 
ta?jles  garanties,  et  que  nous  sommes  assurés  de  la  jouis- 
sance des  immenses  ressources  que  la  nature  nous  offre 
pour  la  défense  de  notre  territoire,  tandis  que  par  la  force 
naturelle  des  choses  ,  il  est  indubitable  que  l'injustice 
manifestée  contre  nous  aura  nécessairement  un  terme  , 

»  Je  m'étais  décidé,  vous  le  savez,  d'après  les  ouver- 
tures renouvelées  près  de  moi ,  à  faire  une  démarche  que 
d'ailleurs  la  saine  politique  prescrivait,  pour  ramener  à  la 
raison  envers  nous,  ceux  qui  feignaient  de  douter  de  nos 
loyales  dispositions;  et  si  le  résultat  n'a  pu  être  tel  qu'il 
était  juste  de  l'espérer,  il  me  reste  néanmoins  l'appro- 
bation de  ma  conscience  et  l'opinion  des  hommes  im- 
partiaux de  tous  les  pays.  Tranquilles  avec  nous-mêmes, 
bornons-nous  maintenant  au  soin  qu'exige  le  perfection- 
nement de  nos  institutions;  redoublons  d'ardeur  pour 
l'accroissement  des  travaux  nécessaires  à  la  splendeur  de 
noire  pays,  et  attachons-nous  enfin  à  tout  ce  qui  doit 
distinguer  un  peuple  libre,  guerrier  et  agriculteur. 

»  L'expérience  depuis  quelque  temps,  a  fait  reconnaître 
quelques  vices  dans  certaines  lois  qui  régissent  nos  tribu- 
T.  IX.  20 


306  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

naux.  La  sagesse  du  législateur  s'empressera,  sans  doute, 
d'y  faire  les  modifications  reconnues  nécessaires  \  Le 
gouvernement  dont  la  pensée  ne  recherche  que  ce  qui  peut 
aiTermirlebien  public,  s'empressera  toujours  de  promou- 
voir tout  ce  qui  pourra  le  plus  efficacement  conduire  à 
ce  but.  Ecarter  de  notre  code  tout  ce  qui  peut  favoriser 
la  chicane,  simplifier,  autant  qu'il  est  possible,  les  formes 
fie  la  procédure^,  en  offrant  toutefois  à  l'innocence  et  au 
])on  droit  toutes  les  garanties  nécessaires,  tels  sont  en 
partie  les  objets  essentiels  qui  commandent  l'attention  de 
la  législature. 

»  Pour  ce  qui  est  de  l'agriculture,  il  m'est  satisfaisant 
de  pouvoir  dire  qu'elle  a  fait  des  progrès  remarquables,  et 
qu'un  grand  nombre  de  citoyens  ont  abandonné  les  pro- 
fessions qu'ils  exerçaient  dans  les  villes,  pour  se  livrer 
entièrement  à  cette  base  essentielle  de  toute  prospérité. 

»  J'ajouterai  ici  que  nous  devons  concevoir  de  grandes 
espérances  du  placement  dans  les  campagnes,  d'une  grande 
partie  denos^frères  arrivés  des  États-Unis.  Tous  les  rapports 
qui  me  sont  parvenus  à  leur  égard,  s'accordent  à  représen- 
ter ces  nouveaux  Haïtiens,  dans  les  lieux  où  ils  sont  placés, 
comme  joignant  à  un  travail  actif  une  conduite  très-régu- 
lière^. 

»  Nous  avons  aussi  lieu  de  nous  féliciter  de  la  situation 
des  finances  de  l'Etat,  puisque  la  RépubUque  n'a  point  de 
dettes,  que  ses  engagemens  et  ses  achats  se  font  au  comp- 


1  Allusion  à  nue  nouvelle  loi  sur  l'organisation  des  tribunaux  dont  le  projet  existait 
en  1825,  mais  qui  ne  fut  votée  que  l'année  suivante. 

2  Le  code  de  procédure  civile  de  1825  supprima,  en  effet,  bien  des  dispositions  du  code 
irançais;  mais,  dix  ans  après,  Boyer  fut  convaincu  qu'il  fallait  les  rétablir  pour  diminuer 
les  chances  de  la  chicane. 

3  On  était  alors  au  début  de  l'immigration,  elle  offrait  une  belle  perspective;  mais,  en 
avril  suivant,  le  gouvernement  était  désenchanté,  ainsi  qu'on  l'a  vu  dans  une  note  préré- 
dente. 


[1825]  CHAPITRE   VI.  307 

tant,  et  que  ses  arsenaux  et  ses  magasins  sont  abondamment 
pourvus  des  articles  essentiels.  Néanmoins,  un  esprit  d'or- 
dre et  d'amélioration,  assisté  parle  zèle  éclairé  et  les  soins 
vigilans  de  la  chambre  de  vérification  des  comptes,  tendra 
toujours  à  perfectionner  les  opérations  de  cette  branche 
importante  de  l'administration  publique. 

»  Le  peuple^  toujours  aussi  patriote  que  docile  à  la  vo- 
lonté de  la  loi,  l'armée,  dont  la  valeur  et  les  sentimens 
généreux  ne  se  sont  jamais  démentis,  ne  cessent  de  donner 
à  la  patrie  des  preuves  du  plus  pur  dévouement.  Aussi  ne 
puis-je  me  refuser.de  donner  ici  ce  témoignage  solennel  de 
satisfaction. 

»  Citoyens  représentans,  confiant  dans  votre  patriotisme 
et  dans  vos  lumières^  j'augure  d'avance  favorablement  du 
résultat  de  vos  méditations  sur  les  propositions  qui  vous 
seront  adressées.  Je  compte  aussi  beaucoup  sur  le  secours 
de  votre  expérience,  pour  m' aider  dans  les  efforts  que  je  ne 
cesserai  de  faire  pour  raffermissement  de  la  félicité  géné- 
rale. C'est  dans  cet  espoir  queje  vais  procéder  à  l'ouverture 
de  vos  travaux...  »' 

Le  citoyen  J.  Elie  répondit  à  ce  discours,  par  un  autre 
qui  paraphrasait  à  peu  près  toutes  ses  parties.  Nous  devons 
néanmoins  en  citer  quelques  passages  qui  sont  remarqua- 
bles, tels  que  ceux-ci  : 

(«  Soumis  aux  décrets  de  la  Providence,  confiant 

dans  le  génie  puissant  du  chef  de  l'État,  inébranlable  dans 
ses  résolutions,  l'Haïtien  attend,  sans  alarmes,  les  événe- 
mens  qui  pourront  naître  d'un  système  politique  qui  lutte 
vainement  encore  contre  les  lumières  du  siècle  et  voudrait 
arrêter  la  marche  irrésistible  des  temps... 

»  La  vingt-deuxième  année  s'écoule  depuis  que,  justifiant 
la  sublime  prophétie  que  l'heure  de  la  régénération  sonne» 


508  ÉTUDES    SLR    l'hISTOIUE    d'haÏïI. 

rail;,  nous  brisâmes  pour  l'éternité  nos  odieuses  chaînes,  en 
proclamant  à  l'univers  ce  que  nous  avions  le  droit  d'êtrC; 
ce  que  nous  sommes,  ce  que  nous  serons,  —  libres,  indé- 
pendans. 

»  En  nous  félicitant  de  la  tranquillité  parfaite  dont  nous 
jouissons,  en  nous  enorgueillissant  de  l'attitude  imposante 
dans  laquelle  est  placée  laRépublique,  nous  aimons  à  rendre, 
dans  cette  auguste  assemblée,  un  hommage  éclatant  aux 
soins  que  votre  infatigable  activité  ne  cesse  de  porter  dans 
l'administration  des  affaires  publiques,  et  aux  prudentes 
mesures  qui  assurent  le  salut  de  l'Etat...  » 

Si  ces  paroles  d'un  orateur  réellement  éclairé  font  autant 
d'éloges  de  Boyer,  que  celles  consignées  dans  l'adresse  de 
la  Chambre  au  peuple,  à  la  fin  de  la  session  de  1821,  eî 
dont  son  président,  Hérard  Dumeslefut  le  rédacteur,  qu'on 
ne  croie  pas  qu'elles  étaient  l'expression  d'une  flatterie  dé- 
placée de  leur  part  ;  car  à  cette  époque,  Boyer  les  méritait 
et  les  obtenait  de  toutes  les  bouches,  et  l'on  peut  dire  qu'a- 
lors il  était  à  l'apogée  de  sa  fortune  politique,  de  sa  puis- 
sance sur  l'opinion  publique,  même  de  la  gloire  de  son 
gouvernement. 

Pour  tous  les  chefs  qui  dirigent  les  affaires  de  leur  pays, 
il  est  un  temps  semblable  où  chacun  se  plaît  à  leur  décerner 
la  palme  qu'ils  ont  su  mériter  par  leurs  travaux,  ou  guer- 
riers ou  pacifiques. 

Depuis  bientôt  sept  années  que  Boyer  gouvernait  la  Ré- 
publique, son  administration  éclairée  et  modérée  aval! 
constamment  marché  de  succès  en  succès. 

L'ordre  mis  dans  les  finances  de  l'État,  la  discipline 
maintenue  dans  l'armée,  lui  avaient  permis  de  pacifier  le 
beau  quartier  delà  Grande-Anse  et  de  procurer  une  sécurih' 
parfaite  au  déparlement  du  Sud. 


[182o|  CHAPITRE    VI.  509 

Ce  résultat  heureux  avait  raffermi  la  prépondérance  dn 
bvstème  républicain  sur  le  système  monarcliique  créé  par 
H.  Christophe,  et  facilité  le  glorieux  triomphe  obtenu  dans 
hi  réunion  si  longtemps  désirée  des  départemens  de  l'Arti- 
jionite  etduNord. 

Ce  dernier  événement  avait  produit  presque  immédiate- 
ment l'incorporation  ïion  moins  désirée  des  départemens 
de  l'Est,  qui  constitua  définitivement  l'unité  politique 
d'Haïti  par  l'unité  territoriale,  garantie  de  la  souveraineté 
nationale. 

La  publicité  récemment  donnée  à  toute  la  correspon- 
dance, à  tous  les  actes  du  Président,  dans  les  négociations 
diplomatiques  avec  le  gouvernement  français,  venait  de 
prouver  son  patriotisme  et  son  ardent  désir  de  parvenir  à 
obtenir  de  ce  gouvernement  la  reconnaissance  explicite  de 
l'indépendance  qu'il  contestait  encore. 

L'essai  qui  était  en  voie  d'exécution  dans  le  moment  pour 
attirer  en  Haïti  une  population  infortunée,  destinée  à  aug- 
menter ses  forces  productrices  en  jouissant  sur  son  sol  des 
droits  qu'elle  tenait  de  la  nature;  l'état  relativement  flo- 
l'issant  de  l'agriculture,  constaté  par  l'importance  des  pro- 
duits indigènes  livrés  à  l'exportation;  la  prospérité  du 
commerce  qui  en  résultait  et  que  constatait  aussi  l'affluence 
dans  tous  les  ports  du  pays  de  nombreux  navires  étrangers 
de  toutes  les  nations,  même  de  celle  qui  déniait  à  Haïti  ses 
droits  politicjues  ;  le  progrès  réel  de  l'instruction  publique 
à  cette  heureuse  époque;  le  vote  qui  avait  eu  lieu  l'année 
précédente  du  code  civil  destiné  à  régler  le  sort  des 
familles  et  les  intérêts  des  citoyens  dans  leurs  propriétés 
diverses,  — code,  dont  la  rédaction  améliorée  allait  être 
soumise  au  corps  législatif  dans  la  session  actuelle,  d'après 
de  judicieuses  observations;  la  paix  intérieure;  enfin,  la 


310  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'haÏTI. 

tranquillité  et  la  sécurité  dont  jouissaient  (ous  les  Haïtiens: 
toutes  ces  choses  réunies  frappaient  les  esprits  et  légiti- 
maient les  louanges  populaires  dont  les  deux  présidens  de 
la  Chambre  des  représentans  se  firent  les  organes. 

Néanmoins,  et  que  Ton  ne  s'en  étonne  point!  l'unani- 
mité, toujours  si  difficile  à  obtenir  en  fait  d'opinions  de 
toutes  sortes,  cette  unanimité  n'existait  pas  pour  louer  la 
conduite  de  Boyer  dans  les  affaires  publiques;  une  Opposi- 
tioriy  que  nous  avons  déjà  signalée,  était  là  qui  épiait  ses 
actes  pour  profiter  de  la  moindre  faute  qu'il  ferait,  afin 
d'éclater  de  nouveau.  Envieuse  et  jalouse  de  ses  succès, 
elle  avait  paru,  deux  ans  auparavant,  dans  la  Chambre 
des  communes;  et  si  elle  ny  étcdt  plus,  elle  ne  subsistait 
pas  moins  dans  le  pays ,  principalement  dans  la  capitale  et 
dans  le  Nord. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  session  législative  de  cette  année 
produisit  des  actes  importans,  et  le  premier  que  rendit  la 
Chambre  fut  la  décharge  donnée  au  secrétaire  d'État,  des 
comptes  généraux  de  1823.  Elle  élut  ensuite  successive- 
ment, sur  des  listes  partielles  de  candidatures,  sept  séna- 
teurs : —  les  citoyens  F. -D.  Chanlatte,  Desvallons,  Sam- 
bour,  Lafontant  père,  Daumec,  J.  Latortue  et  Rouanez,  en 
remplacement  d'autant  de  membres  du  Sénat  qui  vivaient 
encore,  parmi  ceux  qui  avaient  été  nommés  en  décembre 
1815.  Il  est  à  remarquer  que  ce  fût  là  un  des  motifs  qui 
portèrent  le  Président  d'Haïti  à  hâter  la  session,  et  qu'à 
partir  de  celle  de  1821,  il  ne  présenta  plus  à  la  Chambre 
des  listes  générales,  mais  fractionnées,  de  candidats  pour 
remplir  les  places  vacantes  au  Sénat  '. 


1  Au  moment  où  le  Président  allait  faire  remplacer  ces  sénateurs,  la  mort  frappa  le  n  s- 
pectable  docteur  Misambcau,  inspecteur  général  du  service  de  santé,  le  1  "2  janvier.  Ce  fut 
un  doiiloureui  événement  pour  la  République,  car  partout  on  se  rappela  qu'il  avait  été 


[1825]  CHAPITRE   VI.  3il 

Sur  la  proposition  du  chef  de  l'État,  Ife  bbfps  législatif 
rendit  une  loi  qu'il  promulgua  le  22  février,  «  relative  aux 
»  formalités  à  remplir  pour  constater  la  perte  des  titres  de 
))  ceux  dont  les  propriétés  sont  sous  la  main-mise  de  l'Eta  t, 
))  et  qui  statue  définitivement  sur  les  réclamations  des 
»  créances  antérieures  à  la  fondation  de  la  République, 
»  contractées  par  les  anciens  propriétaires  des  biens  réunis 
))  au  domaine.  »  L'intitulé  de  cette  loi  explique  suffisam- 
ment l'objet  qu'elle  avait  en  vue,  —  de  consacrer,  une  fois 
pour  toutes,  la  législation  antérieure,  à  partir  de  1801,  sur 
toutes  sortes  dé  réclamations.  L'autorité  judiciaire,  d'abord, 
ensuite  l'autorité  administrative,  durent  concourir,  chacune 
dans  ses  attributions  respectives,  à  assurer  les  droits,  ou 
des  particuliers  ou  du  domaine  public,  sur  les  diverses  na- 
tures de  propriétés;  et,  après  les  enquêtes  prescrites  par  la 
loi,  le  Président  d'Haïti  approuvait  et  confirmait  définiti- 
vement le  droit  de  propriété  de  ceux  en  faveur  desquels  ces 
enquêtes  avaient  été  établies. 

Une  autre  loi,  du  5  mars,  supprima  les  logemens  en  na- 
ture ou  leur  remboursement  en  argent,  que  jusqu'alors  on 
accordait  à  certains  fonctionnaires  de  l'administration  ci- 
vile et  aux  officiers  de  tous  grades  de  l'armée  :  les  admi- 
nistrateurs des  finances  et  les  trésoriers  furent  les  seuls  qui 
en  conservèrent  en  nature,  ainsi  que  les  commandans  d'ar- 
rondissement et  ceux  de  place.  Cependant,  dans  les  lieux 
où  l'État  n'avait  point  de  maisons  disponibles,  ces  derniers 

le  médecin  de  Pétion,  qui  lui  accordait  la  plus  profonde  estime.  Et  à  combign  de  militai-  ,-- 
res  u'avait-il  pas  sauvé  la  vie,  à  l'iiôpital  du  Port-  au-Prinre  !  La  population  de  cette  ville  ^"5"'- 
le  regretta  sincèrement  ;  il  l'habitait  depuis  1791 ,  et  avait  prodigué  des  soins  aux  pauvres 
comme  axu  riches.  Sou  dévouement  à  sa  nouvelle  pairie  fut  inaltérable  :  nous  avons  eu 
occasion  de  citer  son  nom  bien  souvent  dans  cet  ouvrage,  toujours  honorablement.  11  fut 
remplacé  dans  sa  charge  par  le  docteur  F.  Pescay,  qui  était  alors  directeur  du  lycéo 
national» 


-^^ 


Ôl'â  ÉTUDES    SLR    L'HlSTOIlUi    d'haÏTI. 

^  lecevraient  le  remboursement  de  leurs  logemeiis  en  ar.jenl . 
Il  en  élait  de  même  pour  tous  autres  ofticiers  militai  es  en 
activité,  qui  quitteraient  le  lieu  de  leur  cantonnement  habi- 
tuel (où  ils  n'étaient  pas  logés),  pour  aller  faire  ailleurs  un 
service  de  garnison;  en  ce  cas,  le  trésor  public  leur  rem- 
bourserait leurs  logemens  à  un  taux  déterminé  par  cette 
loi,  selon  le  grade  de  chacun  :  le  général  de  division  à 
20  gourclesparmois,  etc.  Ils'ensuivit  denotables économies; 
mais,  en  même  temps,  une  autre  loi  du  1 9  avril  accorda  à 
chaque  colonel  des  régimens  d'infanterie  ou  d'artillerie  une 
indemnité  de  10  gourdes  par  mois  pour  l'entretien  et  la 
conservation  des  tambours  de  leurs  corps  que  l'Etat  leur 
fournissait  :  ce  qui  était  de  toute  justice. 

La  loi  sur  les  patentes^  pour  l'année  1826,  contint  dans 
ses  43  articles  des  dispositions  mieux  formulées  que  celles 
de  toutes  les  lois  précédentes  sur  la  même  matière;  elle 
régla  l'exercice  de  l'industrie  de  chacun  d'une  manière  in- 
telligente et  équitable;  et,  en  assurant  aux  nationaux  les 
privilèges  auxquels  ils  ont  naturellement  droit,  elle  résuma 
toutes  les  mesures  antérieures,  législatives  ou  administra- 
tives, qui  avaient  été  prises  à  l'égard  des  Étrangers.  Quoi- 
c[ue  cette  loi  fût  rendue  sur  l'initiative  habituelle  de  la 
Chambre  des  communes,  il  est  constant  qu'elle  avait  été 
préparée  par  les  soins  du  pouvoir  exécutif.  Le  tarif  y  an- 
nexé, divisant  toujours  les  communes  ou  paroisses  en  six 
classes,  fixa  mieux  aussi  le  taux  à  payer  par  chaque  ])a- 
ten  table. 

Cette  loi  fiscale  fut  suivie  d'une  autre  sur  les  douanes, 
(jui  abrogea  les  précédentes  sur  la  même_, matière,  notam- 
ment celle  de  1822.  La  nouvelle  loi  prouva  que  l'adminis- 
tration se  perfectionnait,  chaque  année,  par  l'expérience 
acquise  sur  la  qualité  des  marchandises  admises  à  l'impor- 


[i8l2oJ  CHÂ1»1TUE  VI.  315 

lation,  sur  un  meilleur  mode  de  taritication  par  rapport  à 
la  perception  des  droits.  L'évaluation  des  prix  moyens  fut 
[)ortée  à  un  taux  un  peu  plus  élevé;  il  se  trouva  dans  le  ta- 
rif une  infinité  d'articles  qu'on  ne  voyait  jamais  figurer 
dans  les  autres;  et  les  douanes  durent  percevoir  «  douze 
1)  pour  cent  sur  le  montant  de  l'évaluation  et  sur  les  mar-/=^ 
')  chandises  ou  productions  de  tous  les  pays  sans  distinc- 
I)  tion.  »  Par  cette  disposition,  la  faveur  accordée  aux 
produits  britanniques  depuis  plus  de  dix  ans  fut  supprimée, 
et  avec  convenance  et  justice,  puisque  la  Grande-Bretagne 
persistait  à  ne  pas  reconnaître  l'indépendance  d'Haïti, 
tandis  qu'en  1823  elle  avait  reconnu  celle  des  anciennes 
colonies  espagnoles.  Il  eiit  été  par  trop  absurde,  de  notre 
côté,  de  continuer  à  nous  extasier  sur  la  philanthropie  de 
cette  grande  puissance,  au  détriment  des  intérêts  du  trésor 
haïtien.  Et,  d'ailleurs,  il  était  à  prévoir  que,  tôt  ou  tard, 
des  arrangemens  financiers  seraient  conclus  avec  la  France; 
il  fallait  s'y  préparer.  —  Par  la  nouvelle  loi,  les  droits 
&' exportation  sur  les  principaux  produits  d'Haïti  furent 
maintenus  comme  auparavant;  mais  l'impôt  territorial  su- 
i)it  une  réduction  favorable  à  la  production. 

Suivant  le  Bulletin  des  lois^  dans  sa  séance  du  7  février, 
la  Chambre  des  communes  reçut  du  Président  d'Haïti 
divers  projets  de  loi  du  code  civil,  et  prit  immédiatement 
lecture  des  cinq  premières  lois  de  ce  code,  qui,  ainsi  qu'on 
l'a  vu  au  chapitre  précédent,  avait  été  voté  cependant  dans 
la  session  de  1824,  et  par  la  Chambre  et  par  le  Sénat;  il  en 
fut  de  même  des  trente-six  lois  formant  ce  code,  qui  subi- 
rent ainsi  un  nouveau  vote  de  la  part  des  deux  branches  du 
corps  législatif,  d'après  les  réflexions  faites  sur  la  rédac- 
lion  de  ses  articles. 

Il  fut  voté,  le  4  mars,  par  la  Chambre;  le  ^26,  par  le  Se- 


311  ÉTUDES  SUR  l'histoiri-:  d'haïti. 

nal,  et  proniiilgué  le  27  par  le  Présidenl  d'Haïti.  Le  dernier 
article,  2047,  porte  : 

»  Le  présent  code  sera  exécuté  dans  toute  la  République, 
»  à  dater  du  l''  mai  1826,  an  \\i\f;  en  conséquence, 
»  tous  actes,  lois,  coutumes,  usages  et  règlemens  relatils 
»  aux  matières  civiles  sur  lesquelles  il  est  statué  par  ledit 
))  code^  seront  abrogés.  »  Cette  disposition  générale,  qui 
dérogeait  quelque  peu  à  l'article  l^""  de  ce  code,  dans 
la  loi  «  sur  la  promulgation,  les  effets  et  l'application  des 
»  lois  en  général,  »  eut  pour  motif,  l'impossibilité  d'être 
fixé  sur  l'époque  précise  où  ce  code  serait  entièrement  im- 
primé, pour  être  expédié  ensuite  dans  toutes  les  communes  ; 
la  date  du  1"  mai  était  même  laissée  en  blanc,  afin  que  le 
pouvoir  exécutif  put  la  déterminera  l'achèvement  de  l'im- 
pression. 

Quant  au  code  de  procédure  civile,  voté  par  la  Chambre 
des  communes  dans  sa  séance  du  23  avril,  par  le  Sénat 
dans  celle  du  2  mai,  et  promulgué  par  le  Président  d'Haïti 
le  3  mai,  son  dernier  article  765  de  la  loi  sur  les  disposi- 
tions générales,  était  ainsi  rédigé  : 

((  Le  présent  code  sera  exécuté  à  dater  du  P''  septembre 
n  1 826.  En  conséquence,  tousprocès  qui  seront  intentésde- 
»  puiscette  époque,  seront instruitsconformémentàsesdis- 
»  positions.  Toutes  lois,  coutumes,  usages  et  règlemens  re- 
»   latifs  à  la  procédure  civile,  seront  abrogés.  » 

La  session  législative,  ouverte  le  10  janvier  avait  été 
prorogée  d'un  mois,  par  rapport  à  ce  dernier  code.  Son 
dernier  article,  par  sa  rédaction,  indique  que  cette  dispo- 
sition, qui  le  rendait  exécutoire  à  une  époque  si  éloignée, 
n'eut  aussi  d'autre  motif  que  la  difficulté  d'obtenir  une 
prompte  impression  dans  rimprimerie  nationale  ,  où  se 
trouvait  un  personnel  insuffisant. 


[l8i2o]  CHAPITRE    YI.'  515 

En  parkml,  à  ia  fin  du  chapitre  précédent,  du  vote  du 
code  civil  dans  la  session  de  1 824,  nous  avons  dit  que  nous 
ajournions  quelques  réflexions  que  nous  aurions  à  produire 
sur  ce  code,  parce  qu'il  allait  subir  une  révision  devenue 
nécessaire  par  de  judicieuses  observations,  et  par  rapport 
à  d'autres  lois  édictées  avant  sa  promulgation,  depuis  la 
déclaration  de  notre  indépendance  nationale.  Le  lecteur 
comprendra  sans  doute  que  nos  réflexions  sont  surtout 
relatives  aux  lois  «  sur  l'état  et  la  capacité  des  per- 
sonnes. )) 

Commençons  d'abord  par  constater,  qu'aucune  des  con- 
stitutions d'Haïti,  qu'aucune  de  ses  lois  civiles,  publiées 
antérieurement  au  code  civil  qui  nous  occupe,  n'avait  dé- 
fendu textuellement  le  mariage  entre  les  Haïtiens  et  les 
femmes  étrangères  de  la  race  blanche,  ni  le  inariage  entre 
les  Haïtiennes  et  les  hommes  étrangers  de  la  même  race  ; 
—  qu'en  favorisant  la  rentrée  en  Haïti  de  tous  les  hommes 
de  la  race  noire  déjà  reconnus  Haïtiens^,  les  divers  gouver- 
nemens  qui  ont  régi  le  pays,  n'entendaient  pas  exclure  les 
familles  qu'ils  s'étaient  créées  à  l'étranger,  c'est-à-dire , 
leurs  enfans  et  leurs  femmes^  celles-ci  fussent-elles  de  la 
race  blanche;  —  que  Tarticle  iï  de  la  constitution  de  1810, 
subsistant  en  182S,  en  disant  : 

«  Tout  Africain  ,  Indien  ou  ceux  issus  de  leur  sang,  nés 
»  dans  les  colonies  ou  pays  étrangers,  qui  viendraient  ré- 
»  sider  dans  la  République,  seront  reconnus  Haïtiens ^ 
etc.   » 

Cet  article  admettait  nécessairement  la  famille  de  chacun 
de  ces  hommes  (femme  et  enfans),  à  jouir  aussi  de  la  qualité 
d'Haïtien^  la  femme  fût-elle  de  la  race  blanche.  Car,  il  eût 
été  absurde  et  injuste  de  repousser  la  famille  d'un  homme 
que  la  loi  politique  voulait  rendre  citoyen  du  pays,  pour  en 


516  ÉTLDES    SUR    l'hISIOIUK    d'hAÏTI. 

augmeiiier  la  population;  et  par  là,  la  coiistitulioii  recon- 
naissait, établissaitimplicitement,  virtuellement  ce  principe 
du  droit  naturel ,  à  savoir  :  —  que  «  la  femme  suit  la  con- 
I)  dition  de  son  mari,  »  demêmec|ue  «  les  enfans  suivent 
»   la  condition  de  leur  père.  » 

C'est  ce  qu'établissait  formellement  le  code^  civil  de 
H.  Ghristoplie.  Son  article  8  disait  : 

((  Tout  enfant,  né  d'un  Haïtien  ou  d'une  Haïtienne,  en 
»  pmjs  étranger,  est  Haïtien.  » 

Il  était  sous-entendu  que  s'il  était  né  en  Haïti,  cet  enfant 
l'était  à  plus  forte  raison.  Et  l'article  9  disait  : 

«  L'épouse  d'un  Haïtien ,  fût-elle  étrangère  (de  race  blan- 
»  che  ou  autre)  est  de  droit  Haïtienne;  »  et  cela  parce  que 
ce  code  reconnaissait  également  le  même  principe  du  droit 
naturel ,  qu'il  confirmait  encore  par  son  article  15;  car 
la  femme  Haïtienne  qui  épousait  un  étranger  (à  quelque 
race  qu'il  appartînt),  devenait  étrangère  ainsi  que  son  en- 
fant. Elle  perdait  sa  cpalité  d'Haïtienne,  sauf  à  la  recou- 
vrer par  la  volonté  du  souverain  du  Nord,  en  devenant 
veuve  ou  même  étant  encore  épouse  de  cet  étranger,  sans 
que  pour  cela  celui-ci  devînt  Haïtien''. 

Ainsi,  au  fond,  implicitement,  la  constitution  de  1816 
s'accordait  avec  le  code  Henry  de  1812,  sur  ce  principe 
du  droit  naturel  admis  chez  presque  toutes  les  nations 
civilisées  :  —  que  «  la  femme  et  les  enfans  suivent  la  con- 
»  dition  de  leur  mari  et  père.  »  Ni  ce  code,  ni  cette  con- 
stitution, ne  pouvaient  empêcher  une  Haïtienne  d''é]pous>ev 
un  étranger,  un  blanc  ou  tout  autre  homme  qui,  étant 
même  de  la  race  noire,  ne  voudrait  pas  être  Haïtien,  en 

1  L(.'ii  lois  du  [)-\yi  eniplûii'iit  .souvent  le  mot  étr-injcr,  po<ir  ilé^igiior  l'iiidivlàii  qui.'  les 
diverses  constitutions  o.U  :ip[ic]o  Italie,  faisant  partie  de  hi  vace  Llunclie  on  cnropcennc; 
mais  l'iiulividu  de  la  l'ace  nuiio  O'.i  al',  icaino  t/ni  m  rcit  pas  être  haïtien,  qui  veut  con- 
server h  nationalité  étrangère  sou.-:  iaqu.^île  il  est  n.},  ist  aussi  c/rrnigrr  à  lla"ti. 


[18!2o]  CHAPITRE    SI.  517 

acquérir  les  droits  par  la  naturalisation  ^ .  A  cet  égard,  la 
femme  est  aussi  libre  que  l'homme,  de  contracter  l'union 
conjugale  qui  lui  plait;  seulement,  la  /o?  doit  l'ayertir  des 
conséquences  qui  en  résulteront,  afin  qu'elle  agisse  avec 
discernement.  Elle  doit  savoir  d'avance  c|ue  par  une  telle 
union,  elle  et  ses  enfans  perdront  la  qualité  d'Haïtien  et 
le  droit  de  posséder  des  propriétés  immobilières  en  Haïti, 
conformément  à  la  loi  politique  de  ce  pays. 

Cela  posé,  examinons  ces  dispositions  du  code  civil 
d'Haïti  : 

«  Article  7.  Les  Haïtiens  qui  habitent  momentanément 
»  en  pays  étranger,  sont  régis  par  les  lois  qui  concernent 
»  l'état  et  la  capacité  des  personnes  en  Haïti.  —  H.  La 
»  réunion  des  droits  politiques  et  des  droits  civils  consti- 
»  tue  la  qualité  de  citoyen.  L'exercice  des  droits  civils 
»  est  indépendant  de  l'exercice  des  droits  politiques.  — 
»  12.  Tout  Haïtien  jouira  des  droits  politiques  et  des 
»  droits  civils,  sauf  les  exceptions  prévues  par  la  loi.  — 
»  15.  Tout  individu  né  eu  Haïti  ou  en  pays  étranger^  d'un 
))   Haïtien  ou  d'une  Haïtienne ,  est  Haïtien,  n 

Il  nous  semble  qu'après  ces  articles,  le  code  aurait  dû 
dire  formellement  : 

«  La  femme  suit  la  condition  de  son  mari,  les  enfans 
»   celle  de  leur  père.  » 

Cette  lacune  est  regrettable,  à  cause  de  l'ambiguïté  cpii 
en  résulte  pour  l'application  du  droit.  Dans  le  cas  où 
«  l'individu  né  en  Haïti  ou  en  pays  étranger  »  est  nu 
enfant  naturel ,  d'un  Haïtien  et  d'une  Haïtienne,  même 
de  l'Haïtienne  et  d'un  étranger,  il  n'y  en  a  pas,  cet  indi- 


1  «  S'il  y  a  un  di oit  incontestable,  c'est  hien  celui  dn  libre  choix  de  la  personne  à  l;i- 
«  quelle  on  Youdra  s'attacher  par  les  liens  du  mariage.  <>  —  Pinheiro-Ferreira,  Notes  sur 
l'ouvrage  de  Vattel. 


518  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

vidii  est  de  droit  Haïtien;  pareillement,  s'il  est  enfant 
légitime  d'un  Haïtien  et  d'une  femme  étrangère.  Mais  que 
devient  cette  mère  qui  a  donné  le  jour  à  un  Haïtien,  qui 
est  V épouse  du  choix  d'un  autre,  qui  fait  partie  intégrante 
de  la  famille  de  ce  dernier?  Si  un  Haïtien  a  pu  l'épouser 
à  l'étranger  (an.  15o  du  code)  ne  le  peut-il  pas  aussi  e?i 
Haïti?  Certainement;  et  dès  lors  cette  femme,  d'origine 
étrangère,  doit  partager  son  sort,  ses  avantages,  ses  droits 
civils  et  politiques,  ainsi  que  l'admettait  le  farouche 
H.  Christophe,  qui  ne  peut  être  suspect  d'avoir  trop  voulu 
favoriser  les  étrangers. 

En  outre,  d'après  l'article  lo  du  code  actuel,  «  l'indi- 
))  vidu  né,  en  Haïti  ou  en  pays  étranger,  d'une  Haïtienney 
n  est  Haïtien;  »  mais  s'il  est  un  enfant  légitime  de  l'union 
de  sa  mère  avec  un  étranger,  un  blanc^  par  exemple,  il 
aura  suivi  «  la  condition  de  son  père,  »  selon  la  loi  civile 
de  toutes  les  nations,  sa  mère  également;  comment  peut-il 
rester  Haïtien,  en  exercer  tous  les  droits ,  quand  sa  mère 
elle  même  les  a  perdus  par  son  mariage? 

Cependant,  le  code  civil  ne  distingue  pas  sur  l'état  d'un 
tel  enfant,  qu'il  soit  naturel  ou  légitime;  ses  dispositions 
sont  absolues,  parce  qu'elles  tendent  à  conserver  aux 
citoyens  la  qualité  d'Haïtien  inhérente  à  leur  origine,  à 
cause  dusang  africain  ouindien  qui  circule  dans  leurs  veines. 

Il  veut,  sans  doute,  par  ses  dispositions  tutélaires,  ména- 
ger aux  enfans  la  /"acu/te' de  venir  réclamer  en  Haïti,  les 
avantages  qui  leur  sont  assurés^  quand  ils  parviennent  à 
l'âge  de  majorité  où  ils  sont  maîtres  de  leur  personne, 
libres  de  se  choisir  une  patrie.  Ils  rentrent  alors  dans  la 
catégorie  des  individus  dont  il  est  question  dans  l'article  44- 
de  la  constitution  de  1816,  qui  a  été  reproduit  dans  plu- 
sieurs autres  constitutions  postérieures. 


[1825]  CHAPITRE     VI.  519 

Nous  venons  de  dire  que,  ni  les  lois  politiques  ni  les  lois 
civiles,  ne  défendaient  textuellement  le  mariage,  e?i  Haïti j, 
entre  «  Haïtiens  et  étrangères,  »  et  entre  «  Haïtiennes  et 
»  étrangers.  »  Nous  ne  nous  ressouvenons  pas  qu'il  se  soit 
présenté  un  seul  cas  où  Pétion  l'aura  défendu;  mais  quant 
à  Boyer,  il  a  constamment p'o/i/6e  ce  contrat  civil,  par  or- 
dre émané  de  son  autorité,  entre  «les  Haïtiennes  elles  étran- 
I)  gers;  »  aucun  officier  de  l'état  civil  ne  pouvait  dresser 
des  actes  à  cet  effet. 

Il  y  a  eu  des  mariages  néanmoins  entre  de  telles  person- 
nes, mais  les  actes  en  ont  été  dressés  pardevant  les  consuls 
étrangers,  après  l'établissement  des  consulats  en  Haïti;  et 
le  gouvernement  a  toujours  considéré  ^  dans  la  pratique , 
que  ces  actes  ne  produisaient  aucun  effet  civil,  sur  les  biens 
que  possédaient  les  femmes;  il  a  permis  leur  célébration 
religieuse  pardevant  les  prêtres  catholiques. 

Sans  nul  doute,  la  législation  de  tout  pays  peut  s'opposer 
à  de  tels  contrats  entre  ses  citoyens  et  les  étrangers  ;  les  pu- 
l)licistes  reconnaissent  ce  droit  aux  nations,  de  même  c[ue 
celui  de  refuser  aux  étrangers  la  faculté  de  posséder  des 
terres  ou  d'autres  biens  immeubles  de  leur  territoire.  Sui- 
vant l'un  d'entre  ces  publicistes  :  «  Rien  n'empêche  natu- 
»  rellement  que  des  étrangers  ne  puissent  contracter  ma- 
)>  riage  dans  l'État.  Mais  s'il  se  trouve  que  ces  mariages 
I)  soient  nuisibles  ou  dangereux  à  une  nation,  elle  est  en 
»  droit  et  même  dans  l'obligation  de  les  défendre,  ou  d'en 
»  attacher  la  permission  à  certaines  conditions  ^ .  »  Cela 
est  incontestable,  mais  c'est  à  la  loi  à  défendre. 

Par  les  art.  155,  156  et   157   du  code  civil,   on  voit 
«   qu'un  Haïtien  peut  contracter  mariage  en  pays  étranger ^ 

1   Vattel,  livre  H,  cliapitro  Vin,  §  1 15 


"50  ÛJvbÊè    SUR    L'hiSTOmË    I>*iîAÏrf. 

»  et  que  cet  acte  est  valable  s'il  a  été  célébré  suivant  les 
»  formes  usitées  dans  le  pays  où  il  a  été  fait,  et  si^  au  re- 
»  tour  de  l'Haïtien  dans  son  propre  pays,  cet  acte  est  trans- 
n  crit  sur  le  registre  public  des  mariages  du  lieu  de  son 
»  domicile.  »  Ces-articles  ne  font  aucune  distinction  par 
rapport  à  la  qualité  de  la  femme  qu'il  aurait  épousée,  qu'elle 
soit  <(  Haïtienne  ou  étrangère.  »  Mais  l'art.  153,  en  disant  : 
un  Haïtien,  sans  dire  ou  une  Ea/itienne,  n'a  pas  youIu,  ap- 
paremment, rendre  valable  en  Haïti  le  mariage  contracté, 
en  pays  étranger,  par  «  une  femme  haïtienne  avec  un  étran- 
»  ger.  »  Eh  bien!  par  cet  article,  le  législateur  a  encore  re- 
connu, implicitement,  que  «  la  femme  et  les  enfans  sui- 
.)  vent  la  condition  de  leur  mari  et  père.  » 

A  l'égard  de  tels  mariages  contvsictés  en  pays  étranger, 
l'art.  77  du  code  Henry  était  plus  explicite;  il  disait  :  «  En 
))  cas  de  mariage  contracté  en  pays  étranger  entreEaïtienSy 
»  l'acte  de  célébration  sera  transcrit,  etc.  »  La  forme  du 
pluriel  ne  laissait  aucun  doute,  et,  par  ses  art.  9  et  13,  ce 
code  avait  déjà  admis  le  principe  que  «  la  femme  et  les  en- 
»   fans  suivent  la  condition  de  leur  mari  et  père.  » 

Toutes  ces  dispositions  légales,  tant  dans  la  République 
q.ue  dans  le  Royaume  d'Haïti,  proviennent  de  celles  de  la  loi 
politique  qui  exclue  les  blancs  du  droit  de  ci^é  et  de  pro- 
priété en  Haïti;  car,  que  des  mariages  aient  lieu  entre  des 
Haïtiens  ou  des  Haïtiennes  et  des  personnes  de  leur  couleur, 
issues  de  race  africaine  ou  indienne^  actuellement  étran- 
gères à  Haïti,  mais  pouvant  devenir  Haïtiens,  de  tels  ma- 
riages ne  présenteront  aucune  difficulté,  ne  susciteront  au- 
cune controverse  ou  interprétation  des  lois  civiles.  Par 
rapport  à  cette  loi  politique,  considérée  comme  étant  la 
sauvegarde  de  l'indépendance  et  de  la  nationalité  haï- 
tienne, le  législateur  s'est  vu  contraint  à  formuler  ces  dis- 


[182^]  CHAMTRË    VI.  521 

positions  de  la  loi  civile  d'une  manière  qui  offre  une  certaine 
ambiguïté,  à  ne  pas  favoriser  le  mariage  dont  les  consé- 
quences sur  la  propriété  pourraient  devenir  dangereuses  à 
l'Etat,  en  même  temps  qu'il  s'efforçait,  par  ces  mêmes  dis- 
-positions,  de  conserver  autant  que  possible  des  citoyens 
pour  Haïti  dans  la  race  africaine  spécialement;  car  elles 
laissent  aux  enfan s  et  à  leurs  mères  Haïtiennes  qui  auraient 
suivi  la  condition  de  leurs  pères  et  maris  e^range/'s^  d'après 
les  lois  des  autres  pays,  la  faculté  de  toujours  recouvrer  la 
qualité  d'Haïtien. 

L'art.  12  du  code  de  Christophe  n'admettait  que  trois 
cas  où  le  citoyen  d'Haïti  pouvait  j3e?T/re  cette  qualité;  mais 
le  suivant  donnait  au  souverain  la  faculté  de  la  lui  faire 
recouvrer,  à  sa  volonté,  ainsi  qu'il  en  était  pour  l'Haïtienne 
qui  aurait  épousé  un  étranger. 

Le  code  de  la  République  a  prévu  cinq  cas  où  cette  qua- 
lité se  perd.  Dans  les  deux  premiers,  elle  ne  peut  jamais 
être  recouvrée:  l°par  suite  de  condamnation  contradic- 
toire et  définitive  à  des  peines  perpétuelles,  à  la  fois  afflic- 
tives  et  infamantes;  2"  par  l'abandon  de  la  patrie  au  mo- 
ment d'un  danger  imminent. 

Ces  deux  cas,  on  le  conçoit  très-bien,  sont  laissés  natu- 
rellement et  rigoureusement  «  aux  jugemens  des  tribu- 
»  7iaux  n  (le  premier  est  évident),  et  non  pas  à  celui  du  gou- 
»  vernement;  »  car,  dans  le  second,  le  gouvernement  qui 
voudrait  s'arroger  ce  droit  pourrait  être  lui-même  la  cause 
de  cet  «  abandon  de  la  patrie  »  par  ses  excès,  qui  auraient 
porté  le  citoyen  à  fuir  son  pays;  et  alors  il  deviendrait  juge 
et  partie,  il  pourrait  condamner  une  action,  un  fait  innocent 
en  soi  et  qui  n'aurait  eu  pour  mobile  que  la  peur,  que  des 
craintes  exagérées  sur  la  suite  d'événemens  politiques. 

Selon  nos  faibles  lumières,  ce  cas  «  d'abandon  de  la  pa- 


522  ÉTUDES   SUR   L  HISTOIRE   d' HAÏTI. 

»  trie  au  moment  d'un  danger  imminent,  »  ne  doit  s'en- 
tendre qu'à  l'occasion  d'une  attaque  contre  Haïti  par  une 
puissance  étrangère,  de  l'invasion  de  son  territoire;  et  alors 
les  tribunaux  doivent  punir,  par  la  perte  de  sa  qualité, 
l'Haïtien  dont  la  lâcheté  l'aurait  porté  à  fuir  le  sol  qu'il 
devait  défendre. 

Quant  aux  trois  autres  cas  prévus  au  code  civil,  au  mo- 
ment de  sa  promulgation  il  y  avait  encore  à  l'étranger  des 
Haïtiens,  qui  y  résidaient  par  diverses  causes,  qui  n'avaient 
pas  profité  des  dispositions  bienveillantes  du  gouvernement 
du  pays  depuis  1804,  lequel  les  y  rappelait,  qui  étaient  en- 
fin à  l'étranger  sans  permission  légale  du  Président  d'Haïti, 
résultant  de  passeports  délivrés  en  due  forme.  Le  code  civil 
leur  accorda  une  année  entière,  à  partir  du  l".mai  1826, 
pour  rentrer  en  Haïti  et  jouir  de  leur  qualité  de  citoyen; 
et  faute  par  eux  de  le  faire,  ils  la  perdaient  et  devaient  la 
perdre  avec  la  propriété  de  tous  leurs  biens,  et  leurs  suc- 
cesions  étaient  ouvertes  au  profit  de  leurs  parens  ou  de  qui 
il  appartiendrait.  Néanmoins,  dans  sa  sollicitude  née  des 
considérations  politiques  qui  appellent  en  Haïti  tous  les  in- 
dividus de  race  africaine  ou  indienne,  même  après  cette  dé- 
chéance, le  code  civil  leur  laissa  encore  la  faculté  de  rede- 
venir Haïtiens,  de  recouvrer  cette  qualité,  comme  à  ceux 
qui  auraient  acquis  «  la  naturalisation  en  pays  étranger^ 
»  qui  y  auraient  accepté  des  fonctions  publiques  ou  servi 
»  dans  les  troupes  de  terre  ou  de  mer,  qui  y  auraient  fait 
»  des  établissemens  sans  esprit  de  retour  en  Haïti.  »  Seu- 
lement, lisseraient  tous  astreints  aux  formalités  exigées,  par 
l'art.  1-4,  de  tous  autres  individus  de  race  africaine  ou  in- 
dienne ou  issus  d'elles,  dont  il  était  question  en  l'art.  44 
delà  constitution  de  1816,  —  formalités  qui  consistaient 
«  à  déclarer  au  juge  de  paix,  à  leur  arrivée  dans  le  pays. 


[1825]  CHAPITRE   -VI.  325 

»  qu'ils  venaient  avec  l'intention  de  s'y  fixer;  —  à  renou- 
»  vêler  cette  déclaration  tous  les  mois  successivement 
»  pendant  un  an;  — ensuite,  munis  de  l'acte  du  juge  de 
»  paix,  à  prêter  serment  par  devant  le  doyen  du  tribunal 
»  civil  du  lieu  de  leur  résidence,  qu'ils  renoncent  à  toute 
n  autre  patrie  qu  Haïti;  —  et,  enfin,  à  se  présenter  avec 
»  l'acte  dressé  par  le  doyen  à  la  secrétairerie  générale,  pour 
»  y  obtenir  un  nouvel  acte  (de  naturalisation),  signé  du 
»  Président  d'Haïti,  qui  les  reconnaisse  comme  citoyens 
))  cVEa'iti.  » 

Ces  formalités,  prescrites  par  l'article  14  du  code  civil, 
étaient  et  sont  encore  le  complément  indispensahle  de  l'ar- 
ticle M  de  la  constitution  de  1816,  dont  les  dispositions 
ont  été  reproduites  dans  celles  qui  l'ont  suivie  depuis  la 
révolution  de  1843.  Il  fallait  régler  l'admission  dans  la  so- 
ciété haïtienne,  des  hommes  que  le  vœu  de  la  nation  appe- 
lait à  en  faire  partie,  sinon  l'on  se  serait  exposé  à  voir  des 
individus  des  races  africaine  ou  indienne,  ou  ceux  issus  de 
leur  sang,  venir  en  Haïti  Qi  jouir  àe  tous  les  droits  attachés 
à  la  qualité  d'Haïtien,  pendant  un  certain  temps  et  à  leur 
convenance,  et  ensuite  répudier  cette  qualité  selon  les  cir- 
constances. 

L'expérience  a  même  offert  de  nombreux  cas  de  cette 
nature;  et  cela  par  la  négligence  des  autorités  secondaires 
à  exécuter  cet  article  14  du  code  civil,  par  la  tolérance 
même  du  gouvernement  qui  s'y  montra  inattentif. 

Quand  la  loi  a  sagement  réglé  les  choses,  on  doit  l'exé- 
cuter ;  et  rien  ne  peut  plus  contribuer  à  entretenir  les  pré- 
ventions du  peuple  haïtien,  que  cette  conduite  blâmable 
de  la  part  d'hommes  auxquels  ses  lois  politiques  ont  offer 
son  territoire  comme  une  patrie  digne  d'eux. 

Le  sentiment  d'une  confraternité  de  race,  bienveillant 


5^4-  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d'hAÏTI. 

dans  son  objet,  a  dicté  ces  lois;  c'est  à  eux  d'apprécier 
s'il  convient  à  leurs  intérêts  de  profiter  de  ces  dispositions 
pour  devenir  Haïtiens ,  ou  s'il  vaut  mieux  qu'ils  conservent 
leur  nationalité,  bien  qu'ils  habitent  Haïti. 

Mais,  quand  ils  ont  fait  acte  de  citoyen,  parce  que  cela 
leur  a  convenu,  ils  ne  devraient  pas  y  renoncer  ensuite,  à 
leur  gré,  parce  que  les  circonstances  auraient  changé,  en 
se  fondant  sur  ce  qu'ils  n'auraient  pas  rempli  les  formalités 
prescrites  par  l'article  14  du  code  civil,  surtout  s'ils  conti- 
nuent de  résider  dans  le  pays. 

Le  code  civil  de  Christophe,  comme  celui  de  la  Répu- 
blique ,  rendait  obligatoires  pour  les  étrangers  habitant  le 
pays,  les  lois  de  police  et  de  sûreté;  ce  qui  est  d'accord  avec 
le  droit  des  gens.  Mais,  tandis  que  l'article  10  du  premier, 
accordait  «  la  jouissance  de  tous  les  droits  civils,  à  tout 
»  étranger  domicilié  dans  le  royaume  en  vertu  de  l'autori- 
»  sation  du  souverain;  »  le  second  s'est  tu  à  ce  sujet  et  n'a 
accordé  à  Vétranger  que  la  faculté  de  citer  pardevant  les 
tribunaux  d'Haïti,  l'Haïtien  qui  aurait  contracté  envers  lui, 
en  pays  étranger,  des  obligations  de  toute  nature;  et  ce,  en 
même  temps  que  la  réciprocité  est  établie  en  faveur  de 
l'Haïtien,  soit  que  les  obligations  aient  été  contractées  en 
Haïti  ou  en  pays  étranger,  et  soit  que  l'étranger  réside  en 
Haïti  ou  ailleurs. 

Cependant^  il  est  bien  «  des  actes  civils  »  que  Vétranger 
a  toujours  pu  faire  en  Haïti  et  qui  constituent  en  sa  faveur 
la  jouissance  des  droits  civils  y  relatifs;  par  exemple,  la  fa- 
culté de  louer  des  maisons  dans  les  villes  à  des  termes  plus 
ou  moins  longs;  d'affermer  des  biens  ruraux  pour  les  ex- 
ploiter pendant  plusieurs  années  également  ;  de  bâtir  des 
maisons  dans  les  villes,  de  les  réparer,  avec  jouissance  de 
ces  propriétés  pour  le  temps  convenu  avec  les  propriétaires. 


[182o]  CHAPITRE    M.  325 

L'exercice  des  actes  de  commerce  ou  de  toute  autre  in- 
dustrie sujette  à  patentes,  moyennant  l'obtention  préalable 
d'une  licence  ou  autorisation  écrite  du  chef  de  l'Etat,  la- 
quelle établit  réellement  le  domicile  de  l'étranger  dans  le 
pays,  constitue  encore  la  jouissance  de  droits  civils  en  sa 
faveur;  pour  le  commerce  ou  toute  autre  industrie,  il  a  pu 
et  peut  s'associer  avec  des  Haïtiens.  Dans  ces  différens  cas, 
la  pratique  a  obvié  au  silence  gardé  par  le  code  civil  ;  et 
cela  devait  être,  parce  que  la  nature  des  choses  le  voulait 
ainsi. 

Si  nous  examinons  maintenant  le  code  civil  par  rapport 
aux  biens,  et  que  nous  le  comparions  avec  celui  de  Chris- 
tophe à  ce  sujet,  nous  verrons  que,  tandis  que  ce  dernier 
se  taisait  absolument  à  l'égard  des  étrangers^  qui  ne  pou 
vaient  posséder  des  immeubles  en  vertu  de  la  loi  politique, 
le  code  de  la  République  a  renouvelé  cette  exclusion  for- 
mellement ;  mais  en  même  temps,  il  les  a  admis  à  posséder 
des  meubles  dans  son  territoire.  Ainsi ^  par  l'article  4o0  : 
«  Nul  ne  peut  être  propn'e7a2Ve  de  biens  fonciers,  s'il  n'est 
»  Haïtien;  »  —  par  l'article  -479  :  «  Nul  ne  peut  être 
»  usufruitier  à  vie ^  s'il  n'est  Haïtien;  »  —  par  l'ar- 
ticle 587  :  «  Un  étranger  n'est  admis  à  succéder  qu'aux 
»  biens  meubles  que  son  parent,  étranger  ou  Haïtien,  a 
»  laissés  dans  le  territoire  de  la  République;  »  —  par  l'ar- 
ticle 740  :  «  L'Haïtien  ne  pourra  disposer  que  de  ses  biens 
»   meubles  au  profit  d'un  étranger.  » 

Cette  distinction  établie  entre  la  nature  des  biens^  et  les 
droits  accordés  aux  étrangers  sur  les  meubles,  dérivent  né- 
cessairement de  la  parenté  que  le  code  a  reconnu  entre  eux 
et  leurs  enfans,  sinon  leurs  femmes  haïtiennes.  Le  code  de 
Christophe  reconnaissait  aussi  cette  parenté  entre  le  père 


526  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

élranger  et  ses  eni^ixns  Haïtiens  ;  mais,  par  son  silence,  il  ex- 
cluait ce  père,  même  de  la  succession  aux  meubles. 

Enfin,  ce  dernier  code  se  taisait  sur  les  testamens  que 
des  Haïtiens ,  se  trouvant  en  pays  étranger,  pourraient  y 
faire,  tandis  que  celui  de  la  République  a  prévu  ce  cas  par 
ses  articles  805  et  806^  en  obligeant  toutefois  ces  Haïtiens 
à  se  conformer  aux  lois  de  leurs  pays,  aux  formes  usitées 
pour  de  tels  actes  dans  le  lieu  où  ils  se  seraient  passés,  s'ils 
sont  authentiques,  et  ces  actes  eux-mêmes  à  un  enregistre- 
ment nécessaire  en  Haïti,  pour  en  obtenir  Texécution 
légale. 

Nous  terminerons  nos  réflexions  sur  le  code  civil  d'Haïti^ 
en  faisant  remarquer,  qu'indépendamment  des  avantages 
qu'il  procura  à  notre  pays,  en  abrogeant  toutes  les  ancien- 
nes ordonnances  des  rois  de  France,  lois  subséquentes, 
coutumes^  etc.,  cjue  les  tribunaux  avaient  plus  ou  moins 
suivis  dans  leurs  jugemens,  pour  leur  substituer  des  dispo- 
sitions plus  en  harmonie  avec  les  lumières  du  siècle,  (qu'il 
emprunta  nécessairement  au  code  Napoléon  que  ces  tribu- 
naux observaient  depuis  dix  ans,)  ce  code  haïtien  fit  dispa- 
raître également  certaines  lois  locales  que  le  pays  s'était 
données  depuis  la  déclaration  de  son  indépendance,  etqu'il 
était  temps  d'abroger.  Parmi  ces  dernières,  se  trouvaient 
celles  de  1805,  «  sur  le  mode  de  constater  l'état  civil  des 
»  citoyens,  sur  le  mariage,  sur  le  divorce,  »  et  celle  de 
1815  «  sur  les  enfans  naturels.  » 

Le  mariage  fut  dès  lors  entouré  de  plus  de  considération 
qu'auparavant,  surtout  par  la  loi  «  sur  les  successions  »  qui 
régla  désormais  la  position  des  enfans  naturels  reconnus 
légalement,  d'une  manière  équitable  néanmoins.  Et  si  le 
code  haïtien,  de  même  que  le  code  Napoléon,  dut  mainte- 
nir le  divorce  dans  un  pays  malheureusement  trop  enclin  à 


[1825]  CHAPITRE    YI.  527 

s'afFranchir  des  liens  légitimes  entre  l'iiomme  et  la  femme, 
du  moins  il  accompagna  cette  rupture  entre  les  époux  d'as- 
sez de  formalités  pour  l'entraver  autant  que  possible  i. 

C'est  aux  tribunaux  à  les  observer  rigoureusement,  pour 
influer  sur  l'esprit  des  parties  et  les  porter  souvent  à  une 
réconciliation  désirable,  dans  l'intérêt  de  leurs  enfans  et  de 
la  société  en  général. 

C'est  au  progrès  de  la  raison  publique  à  influer  aussi  sur 
les  mœurs,  par  l'extension  et  la  diff^usion  des  lumières. 
C'est,  enfin,  aux  chefs  du  gouvernement,  aux  magistrats, 
aux  fonctionnaires  de  tous  les  ordres^  à  tracer  au  peuple 
l'exemple  salutaire  de  leur  propre  conduite. 

Mais,  à  ce  sujet,  s'il  faut  louer  le  président  Boyer  d'avoir 
mené  à  fin  l'œuvre  entreprise  pour  le  code  civil,  comme  il 
l'a  fait  ensuite  pour  les  autres  codes  ;  pourquoi  faut-il  que 
l'histoire  lui  reproche,  commeàPétion,  de  n'avoir  pas  tracé 
à  ses  concitoyens  cet  exemple  dont  nous  venons  de  parler, 
du  respect  personnel  qu'il  leur  devait  pour  la  sainteté  du 
mariage?  De  même  que  son  illustre  prédécesseur,  éclairé 
comme  lui,  il  a  répudié  ces  liens  légitimes,  pour  rester 
constamment  dans  un  état  fâcheux  d'irrégularité  avec  la 
femme  qui  fut  sa  compagne  durant  vingt-cinq  ans  ^. 


Le  code  civil  était  à  peine  voté  le  4  mars  par  la  Chambre 
des  communes,  quand,  le  14,  le  Président  d'Haïti  adressa 


1  Malgré  la  loi  sur  le  divorce^  le  code  civil  ayant  considéré  le  mariage  comme  un  con- 
trat civil,  le  gouvernement  a  toujours  respecté  les  scrupules  des  prêtres  catholiques  qui 
refusent  la  bénédiction    nuptiale  religieuse  aux  épous  divorcés  qui  se  remarient. 

2  Lors  de  ma  mission  en  France,  en  1838,  plusieurs  hommes  d'État  de  ce  pays  me  de- 
mandèrent s'il  était  vrai  que  Boyer  ne  fût  pas  marié  avec  sa  femme.  Je  fus  obligé  d'avouer 
ce  fait  regrettable  ;  et  rendu  à  Haïti,  j'eus  la  franchise  de  Ini  faire  savoir  ces  particularités, 
en  ajoutant  que  ces  personnages  ne  comprenaient  pas  qu'il  méconnût  ainsi  la  nécessité  de 
tracer  un  bon  exemple  à  ses  concitoyens.  Mais  il  persévéra  dans  sa  fâcheuse  résolution. 


328  ÉTUDES    SLTv    l'hISTOIRE    d'hAÏTI. 

pxi  Sénat  le  message  suivant,  écrit  par  lui-même,  à  cause  de 
l'objet  qu'il  avaitenvue,  et  qui  devait  rester  secret  enre  lui 
et  le  Sénat  : 

«  Citoyens  sénateurs , 

»  Le  salut  du  peuple  est  la  loi  suprême.  Tel  est  le  principe 
éternel  qui  a  dirigé  le  très -illustre  fondateur  de  la  Répu- 
blique, ainsi  c[ue  les  honorables  législateurs  qui  ont  con- 
couru à  la  confection  de  l'acte  constitutionnel  qui  nous  ré- 
git. Puisse  cette  maxime  sacrée  être  à  jamais  la  boussole  des 
mandataires  de  la  nation  ! 

»  Pénétré  du  sentiment  de  mes  devoirs,  mon  existence 
est  consacrée  au  bien  de  ma  patrie;  je  me  bornerai  ici  à 
émettre  simplement  mon  vœu.  Heureux,  si  la  prospérité 
nationale,  garantie  par  la  force  et  l'harmonie  de  nos  insti- 
tutions, préserve  éternellement  les  futures  générations  des 
calamités  dont  nous  avons  fort  heureusement  triomphé  ! 

»  Notre  constitution  a  déjà  subi  une  révision;  mais  l'ex- 
périence de  tous  les  temps  a  souvent  prouvé  l'imperfection 
des  ouvrages  de  l'homme  ;  ainsi,  nous  ne  devons  pas  être 
découragés,  si  la  nécessité  d'y  faire  de  nouvelles  modifica- 
tions se  faisait  encore  sentir.  Cependant ,  comme  à  l'arche 
sainte,  il  semble  qu'on  ne  doit  toucher  qu'avec  prudence 
et  sagesse  à  cet  acte  fondamental;  les  bases  en  sont  immua- 
bles. Mais  si,  dans  l'intérêt  national,  on  croit  pouvoir  en 
mieux  coordonner  et  perfectionner  les  parties,  il  est  du  de- 
voir du  Sénat  d'obéir  à  sa  propre  conscience,  tout  en 
se  conformant  à  la  volonté  même  (titre  XII)  dudit  pacte 
social. 

»  Je  ne  préjuge  rien  de  ce  que  l'on  doit  faire  à  cet  égard, 
parce  que  ma  règle  de  conduite  est  de  me  rallier  toujours  à 
l'avis  le  plus  sagCj  par  conséquent  à  ce  que  la  raison  près- 


[1825]  CHAPITRE    YI.  329 

crit^.  Néanmoins,  je  dois  faire  remarquer  que  l'époque 
désignée  pour  la  révision  (art.  226)  n'est  pas  prescrite  d'une 
manière  absolue^  et  qu'alors  rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'elle 
soit  reculée^  s'il  y  a  nécessité.  D'ailleurs,  il  est  des  circons- 
tances où  il  est  essentiel ,  pour  le  bien  public,  de  proroger 
le  temps  où  l'on  doit  s'occuper  de  certaines  réformes.  Vous 
jugerez  donc  si,  dans  V état  actuel  de  Jiotre  situation  envers 
VEurope,  il  ne  serait  pas  convenable  de  différer,  par  pru- 
dence, de  procéder  avec  éclat  et  ostensiblement  à  ce  grand 
objet.  Toutefois,  l'on  peut  y  porter  de  profondes  médi- 
tations et  agir  avec  le  calme  et  la  circonspection  qui^  or- 
dinairement, caractérisent  les  hommes  d'État  vraiment 
patriotes. 

»  Veuillez  considérer  ce  message ,  citoyens  sénateurs, 
comme  la  conséquence  nécessaire  de  celui  que  vous  m'a- 
viez adressé  le  9  novembre  1821,  et  dont  ma  réponse  doit 
se  trouver  dans  vos  archives.  Si,  maintenant,  vous  croyez 
devoir  me  communiquer  vos  vues  sur  les  articles  constitu- 
tionnels qui ,  soit  par  leur  inutilité,  soit  par  leur  insuffi- 
sance, nécessitent  la  révision,  je  recevrai  avec  plaisir  vos 
communications  et  j'y  répondrai  avec  ma  franchise  ordi- 
naire. 

»  Agréez,  sénateurs,  l'assurance  des  sentimens  distingués 
avec  lesquels  j'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 

Signé  :  Boyer. 

Le  Sénat  ne  fit  pas  attendre  sa  réponse  à  ce  message  ;  dès 
le  lendemain,  15  mars,  il  écrivit  au  Président  d'Haïti  «  que 

1  Plût  à  Dieu  que  le  président  Boyer  eût  élé  toujours  plus  accessible  ani  avis  qu'on 
pouvait  lui  donner!  Sans  doute  ,  il  ne  devait  pas  accueillir  incessamment  tous  ceux  qu'il 
aurait  reçus  ;  mais  en  laissant  à  chacun  la  faculté  de  se  faire  entendre,  il  ne  serait  pas 
resté  dans  un  état  d'isolement  presque  absolu,  comme  il  l'a  été  dans  les  dernières  années 
Je  son  administration. 


350  ÉTUDES    SUR    l'histoire    D  HAÏTI. 

»  son  opinion  était  de  ne  pas  s'occuper  de  la  révision  de  la 
n  constitution,  à  cause  de  l'état  des  relations  extérieures 
«  du  pays,  »  adoptant  ainsi  le  principal  motif  énoncé  dans  * 
le  message  présidentiel ,  pour  ajourner  cette  révision. 
Cette  délibération  eut  lieu  à  huis-clos  et  dut  rester  secrète 
entre  les  deux  pouvoirs,  —  autant  du  moins  que  des  affaires 
d'État  peuvent  l'être  en  Haïti. 

A  partir  de  cette  époque,  il  n'y  eut  plus  de  correspon- 
dance officielle  entre  le  Sénat  et  le  président  Boyer,  tou- 
chant la  révision  de  la  constitution  de  1816;  les  deux  pou- 
voirs furent  d'accord  pour  la  laisser  telle  quelle,  soit  pour 
le  même  motif,  soit  à  cause  des  progrès  incessans  de  l' Op- 
position qui  se  manifestait  dans  le  pays  contre  le  gouverne- 
ment de  ce  chef. 

Le  motif  qu'il  allégua  dans  son  message  ci-dessus  avait 
certainement  quelque  chose  de  fondé,  après  les  infructueu- 
ses démarches  faites  par  le  pouvoir  exécutif,  en  1825  et 
1824-,  pour  obtenir  de  la  France  la  consécration  de  l'indé- 
pendance nationale  par  une  reconnaissance  formelle.  Le 
résultat  de  ces  démarches  et  tous  les  actes  publiés  en  182i 
avaient  surexcité  l'opinion  publique  en  Haïti,  et  cependant 
tout  faisait  penser^  qu'à  l'exemple  tracé  par  la  Grande-Bre- 
tagne envers  les  colonies  espagnoles  émancipées,  la  Frcfnce 
ne  pouvait  guère  tarder  de  se  prononcer  aussi  à  l'égard 
d'Haïti;  il  fallait  donc  attendre  pour  voir  à  quoi  elle  se  dé- 
ciderait. Quelle  que  dût  être  sa  résolution,  cette  résolution 
devait  influer  sur  celle  de  la  Grande-Bretagne  et  des  autres 
puissances  étrangères  envers  la  République. 

Dans  une  telle  situation,  avec  l'animation  qui  existait  à 
l'intérieur,  avec  les  idées  manifestées  par  le  Sénat  lui-même 
en  1821 ,  et  qui  était  une  suggestion  de  l'esprit  de  résistance 
du  Nord ,  —  idées  subsistantes  encore  dans  ce  départe- 


[182o]  CHAPITRE    YI.  551 

ment,  —  il  n'eût  pas  convenu  à  la  tranquillité  et  au  bon- 
heur du  pays,  qu'on  fit  un  appel  au  peuple  pour  la  révision 
de  la  constitution  dont  les  bases  devaient  rester  immuables, 
comme  Boyer  le  disait  dans  son  message  ci-dessus;  tandis, 
qu'à  vrai  dire,  cette  révision  n'aurait  été  profitable,  qu'en 
faisant  disparaître  certaines  imperfections  de  cet  acte.  On 
eût  couru  le  risque  de  voir  amoindrir  les  attributions  et 
l'autorité  du  pouvoir. exécutif  qui,  en  face  des  puissances 
étrangères,  avait  besoin  cependant  de  lapins  grande  force 
possible,  de  même  qu'à  l'égard  de  l'intérieur  '. 

D'un  autre  côté,  nous  croyons  que  Boyer  avait  des  motifs 
particuliers,  qu'il  ne  pouvait  avouer  dans  son  message  et 
qui  s'accordaient  cependant  avec  le  vœu  national. 

Dans  leur  correspondance  avec  lui,  les  philanthropes 
étrangers,  —  les  libéraux  français  surtout,  qui,  soit  dans 
les  chambres,  soit  dans  les  journaux^  prenaient  la  défense 
d'Haïti  et  de  toute  la  race  noire,  ces  hommes  loyaux  et 
éclairés  reprochaient  toujours  à  nos  institutions  politiques 
l'exclusion  de  la  race  blanche  de  notre  société,  contraire, 
selon  eux,  à  notre  avancement  dans  la  civilisation  et  à 
notre  prospérité  matérielle,  et  il  était  naturel  qu'ils  pensas- 
sent ainsi. 

Or,  Boyer,  de  même  que  Pétion,  de  même  que  tous  les 
Haïtiens  de  cette  génération  qui  gouvernait  le  pays ,  avait 
des  idées  fixes  sur  cette  grave  question ,  pour  maintenir 
cette  exclusion  ^. 


1  Je  sais  qiift  ces  idées  paraîtront-  à  certains  esprits,  en  Haïti,  comme  l'apologie  dupou- 
roir  absolu  ;  mais  je  crois  connaître  assez  mon  pays  pour  ne  pas  m'inqniéter  des  leurs  sur 
l'organisation  de  l'autorité  du  chef  de  l'Etat.  A  mon  avis  ,  c'est  en  1838  ,  après  les  traités 
conclus  avec  la  France  ,  (iti'il  eût  convenu  de  réviser  la  constitution  ;  mais  alors  il  eiît 
fallu  que  Boyer  se  mît  franchement  et  résolument  à  la  tête  des  réformes  que  la  situation 
du  pays  réclamait  réellement. 

2  Le  11  avril,  environ  un  mois  après  son  message  au  Sénat,  il  répondit  à  une  lettre  du 


552-  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

En  présence  de  ces  reproches,  de  ces  manifestations  libé- 
rales, on  pouvait  alléguer  que  la  constitution  de  1816  n'a- 
vait fait  que  reproduire  les  dispositions  des  actes  antérieurs; 
mais,  en  1825,  si  l'on  avait  soumis  à  une  révision  ce  pacte 
social,  où  la  même  exclusion  aurait  été  maintenue,  sans 
nul  doute,  la  nation  et  son  gouvernement  auraient  encouru 
encore  plus  de  reproches  à  cet  égard,  plus  qu'on  ne  leur 
en  a  adressés  depuis,  par  rapport  aux  constitutions  posté- 
rieures. 

Pour  bien  apprécier  les  déterminations  d'un  gouverne- 
ment quelconque,  il  faut  toujours  se  reporter  au  temps  et 
aux  circonstances  dans  lesquelles  elles  sont  prises. 

Nous  pensons  donc  que  Boyer  eut  raison  de  prémunir  le 
Sénat,  à  cette  époque,  contre  tout  désir  de  révision  du  pacte 
social,  et  que  le  Sénat  agit  sagement  en  adhérant  à  sa  ma- 
nière de  voir;  de  même  qu'en  1821  il  avait  eu  raison  de 
combattre  les  idées  de  ce  corps  qui  lui  proposait  cette  révi- 
sion. 

Et  si  l'on  avait  entrepris  cet  important  travail,  on  n'eût 
pas  eu  le  temps,  probablement,  de  l'achever  avec  le  calme 
qu'il  aurait  exigé, quand  arriva  à  Haïti  la  mission  française 
dont  nous  allons  parler  dans  le  chapitre  suivant. 


16  février  que  lui  écrivit  le  général  Lafayette  ,  qui  était  alors  aux  Etats-Unis.  Ce  général 
lui  parla  de  la  reconnaissance  de  l'indépendance  des  Républiques  de  l'Amérique  du  Sud, 
en  lui  exprimant  l'espoir  que  la  République  d'Haïti  serait  l'objet  d'une  pareille  recon- 
naissance. Entre  autres  choses,  Boyer  lui  dit  :  «  Nous  applaudissons  a  la  justice  qui  vient 
»  d'être  rendue  aux  nouveaux  Etats  de  l'Amérique  du  Sud;  mais  nous  ne  pouvons  nous 
n  empêcher  de  nous  demander  pourquoi  l'on  se  tait  à  notre  égard.  Le  préjugé  de  l'épi' 
derme  est  évidemment  le  seul  motif  de  ce  silence  injurieux,  puisque  notre  République  offre 
»  au  monde  toutes  les  garanties  qu'on  peut  désirer  par  la  stabilité  de  ses  institutions  cl 
n  de  son  gouvernement,  n  L'expression  de  pareilles  pensées  n'admet  pas  que  Boyer  eût 
été  d'avis  de  modifier  les  art,  38  et  39  de  la  constitution. 


CIlÂPiTRE  Ylî. 


Motifs  divers  qui  ont  pu  porter  la  France  à  terminer  les  négociations  avec  Haïti.— Char-- 
les  X  signe  une  ordonnance  qui  concède  son  indépendance.  —  M.  de  Mackau  en  est 
porteur  pour  la  faire  accepter  purement  et  simplement.  —  Il  est  suivi  d'une  flotte  des- 
tinée à  user  de  moyens  coërcitifs,  en  cas  de  refus.  —  Il  arrive  au  Port-au-frince  sans 
cet  appareil  de  forces,  et  notifie  au  président  Boyer  l'objet  de  sa  mission.  —  II  est  ac- 
cueilli et  il  entre  en  conférences  avec  des  commissaires  nommés  par  le  Président.  — 
Teste  de  l'ordonnance  royale  qu'il  leur  présente  :  des  objections  sont  produites  ,  par 
rapport  à  ses  dispositions  ambiguës,  par  les  commissaires  qui  ,  après  deui  conférences  , 
rejettent  cet  acte.  —  M.  de  Mackau  sollicite  une  audience  du  Président  qui  la  lui  ac- 
corde ;  il  entend  les  motifs  du  refus  que  fait  Boyer  d'accepter  l'ordonnance,  et  offre  de 
donner  des  explications  étrites  sur  le  sens  de  ses  dispositions:  dans  un  second  entre- 
tien, il  offre  de  rester  en  otage  à  Haïti,  comme  garant  de  la  sincérité  de  cet  acte.  —  Le 
Président  promet  d'accepter  l'ordonnance,  si  les  explications  écrites  lui  paraissent  suf- 
fisantes. —  Il  appelle  des  fonctionnaires  en  conseil  privé  i-our  avoir  leur  avis  à  ce  su- 
jet. —  Texte  de  cet  avis  motivé  qui  est  favorable  à  l'acceptation  de  l'ordonnance.  — 
Texte  des  explications  écrites  fournies  par  M.  de  Mackau.  —  Boyer  lui  adresse  une 
lettre  par  laquelle  il  accepte  l'ordonnance  et  promet  de  la  faire  entériner  par  le  Sénat. 
—  M.  de  Mackau  expédie  ce  document  en  France  et  appelle  la  flotte  dans  la  rade  du 
Port-au-Prince.  — Message  du  Président  d'Haïti  au  Sénat,  déclarant  qu'il  a  accepté 
l'ordonnance  de  Charles  X  et  invitant  le  Sénat  a  y  adhérer  et  à  l'entériner. —  Discours, 
cérémonies  et  fêtes  a  cette  occasion.  —  Proclamation  du  Président  au  peuple  et  à  l'ar- 
mée. —  Note  officielle  du  secrétaire  général,  en  réponse  à  celle  de  M.  de  Mackau,  sur 
quelques  objets  secondaires.  —  Réilexions  à  propos  de  l'ordonnance  royale. 


Si  les  heureux  événemens  survenus  à  Haïti ,  par  la  réu- 
nion successive  à  la  République,  des  départemens  de  rx\r- 
bonite  et  du  Nord,  et  de  ceux  formant  la  partie  de  l'Est  de 
ce  pays ,  avaient  porté  le  gouvernement  français  à  y  en- 
voyer, en  1821  et  1822,  deux  agents  secrets  chargés  de  pro  - 
voquer  de  Boyer,  qu'il  manifestât  son  intention  sur  la  ques- 
tion à  résoudre  entre  la  France  et  Haïti,  il  n'était  guère 


554-  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    d'haÏTI. 

possible  que  ce  gouvernement  ne  prît  pas  une  initiative  à  ce 
sujet,  après  les  missions  remplies,  d'abord  par  le  général 
J.  Boyé^  ensuite  par  MM.  Larose  et  Rouanez;  missions  qui 
élucidèrent  cette  question  de  part  d'autre  K 

D'un  autre  côté,  la  résolution  que  la  Grande-Bretagne 
avait  prise  en  1823,  de  reconnaître  l'indépendance  des  co- 
lonies espagnoles  de  l'Amérique,  devait  encore  influer  sur 
la  détermination  de  la  France  à  l'égard  d'Haïti ,  en  la  dé- 
gageant en  quelque  sorte  elle-même  de  ce  qu'elle  devait  à 
l'Espagne  ^. 

Et  s'il  est  vrai,  comme  on  l'a  cru^  que  le  gouvernement 
britannique  aura  engagé  celui  de  la  France  à  en  finir  avec 
son  ancienne  colonie,  qui  était  en  négociations  avec  lui  de- 
puis dix  années,  parce  qu'il  serait  disposé  à  agir  envers  elle 
comme  envers  les  colonies  espagnoles,  le  gouvernement 
français  ne  pouvait  plus  ajourner  l'acte  auquel  il  s'était 
d'ailleurs  préparé. 

Il  a  été  dit  aussi,  que  M.  de  Villèle,  ministre  des  finances 
et  président  du  conseil,  voulait  tracer  un  exemple  que  l'Es- 
pagne aurait  pu  suivre  par  rapport  à  ses  colonies  émanci- 
pées, dans  l'espoir  que  cette  puissance  eût  pu  se  libérer 
alors  de  la  dette  énorme  qu'elle  avait  contractée  envers  la 
France,  par  suite  de  l'intervention  de  celle-ci  qui,  en  1823, 
avait  replacé  Ferdinand  YII  dans  la  plénitude  de  son  pou- 
voir absolu. 


1  Lorsque  te  Télégraphe  du  17  octobre  1824  parvint  enlVance,  contenant  la  lettre  dn 
cardinal  Jules  de  Somaglio,  pro-préfet  de  la  Propagande,  adressée  o  au  Président  de  la 
République  d'Haïti,  »  plusieurs  journaux  de  Paris,  même  du  parti  religieux,  firent  lare- 
marque  que,  le  Saint-Père  ayant  ainsi  reconnu  l'existence  politique  d'Haïti,  il  était  instant 
que  le  gouvernement  français  prit  une  résolution  semblable. 

21  Le  3  octobre  1824,  un  traité  de  paix,  d'amitié,  de  commerce  et  de  navigation  fut  si- 
gné a  Bogota,  entre  les  Républiques  de  Colombie  et  des  Etals-Unis.  Ainsi,  la  l''rance,  qui 
hésitait  jusqu'alors  envers  Ilaïli,  par  rapport  aux  colonies  espagnoles,  n'avait  plus  de 
motifs  sérieux. 


[1825]  CHAPITRE  vii.  355 

Il  se  peut ,  en  effet,  que  cette  considération  ait  été  d'un 
grand  poids  aux  yeux  du  ministre  des  finances  qui  contri- 
buait avecses-coliègues,  dans  la  même  année  1825,  à  faire 
voter  un  milliard  d'indemnité  en  faveur  des  émigrés,  et  qui 
allait  imposer  à  Haïti  cent  cinquante  millions  d'indemnité 
en  faveur  des  anciens  colons  de  Saint-Domingue. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  17  avril,  une  ordonnance  à  cet 
effet  fut  signé  par  Charles  X;  elle  fut  confiée  à  M.  de  Mac- 
kau,  gentilhomme  de  la  chambre  du  roi  et  capitaine  de 
vaisseau,  pour  la  porter  à  Boyer  et  lui  proposer  de  l'ac- 
cepter. 

Cet  officier  s'embarqua  sur  la  frégate  la  Circé  et  partit 
de  Rochefort  le  4  mai  ;  il  se  rendit  à  la  Martinique  d'où  il 
partit  le  25  juin,  avec  le  brig  le  Rusé  et  la  goélette  la  Béar- 
naise^ en  laissant  l'ordre  du  ministre  de  la  marine  et  des 
colonies,  pour  que.  les  amiraux  Jurien  de  la  Gravière  et 
Grivel  le  suivissent  quelques  jours  après,  avec  leurs  esca- 
dres qui  se  composaient  des  vaisseaux  VEylau  et  le  Jean- 
Bart^  de  six  frégates,  une  corvette  et  deux  brigs. 

Le  dimanche  5  juillet,  le  Ruséj,  la  Circée  et  la  Béarnaise 
entrèrent  et  jetèrent  l'ancre  dans  la  rade  extérieure  du 
Port-au-Prince  ^ .  Les  autres  navires  des  deux  escadres  arri- 
vèrent quatre  ou  cinq  jours  après,  dans  le  petit  golfe  de 
l'Ouest  et  s'y  tinrent  en  louvoyàiit. 

Dès  son  arrivée,  M.  de  Mackau  adressa  à  Boyer  la  lettre 
qui  suit;  un  officier  de  la  frégate  l'apportait  à  terre  et  la 


1  Après  l'effet  produit  en  Haïti  par  l'acceptation  de  l'ordonnance  de  Charles  X,  un  plai- 
sant a  dit  :  que  le  roi  de  France,  pour  mieui  prendre  Boyer  dans  ses  filets,  lui  avait  en- 
voyé une  Magicienne  [la  Circé)  escortée  de  la  Ruse  et  de  la  Béarnaise  qui  figurait  en 
cette  occasion  comme  le  représentant  de  son  aïeul  Henri  IV,  dont  l'habileté  et  la  fi.nesse 
lui  valurent  tous  se?  succès.  —  La  Circé  portait  pavillon  haïtien  à  son  mât  de  misaine  , 
venant  eu  parlementaire. 


oob  KTL'OES    SL'R    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

remit  au  colonel  Boisblanc  qu'il  rencontra  en  rade,  se  ren- 
dant lui-même  à  bord  de  ce  navire  ^ 

A  bord  de  la  frégate  du  Roi  la  Circê,  le  3  juillet  1 825. 

Le  baron  de  Mackaa,  capitaine  des  vaisseaux  du  Roi,  etc.,  etc., 
commandant  une  division  de  l'armée  navale, 

A  Son  Excellence  le  Président  Boyer. 

Monsieur  le  Président, 

J'arrive  de  France,  porteur  d'ordres  qui  me  prescrivent  d'entrer 
en  rapport  avec  Votre  Excellence;  et  je  crois  avoir  le  droit  de  lui 
annoncer,  dès  ce  moment,  que  les  communications  que  j'ai  à  lui 
faire  sont  de  nature  à  lui  être  très-agréables,  puisqu'elles  peuvent 
établir  définitivement  et  irrévocablement  le  bonheur  du  pays 
qu'administre  Votre  Excellence. 

Je  recevrai  à  mon  bord  les  personnes  qu'Elle  jugera  convenable 
d'y  envoyer,  avec  tous  les  égards  qui  leur  sont  dus  ;  et  même,  ma 
confiance  en  Votre  Excellence  est  telle,  que  je  me  rendrai  volon- 
tiers près  d'Elle  à  terre,  pour  peu  qu'Elle  me  fasse  connaître  que 
cela  serait  utile. 

J'ai  l'honneur  d'être^  Monsieur  le  Président,  avec  une  très-haule 
considération, 

De  Votre  Excellence, 

Le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Signé  :  Baron  pe  Mackau. 

P.  S.  —  Je  prie  Votre  Excellence  de  permettre  que  je  joigne  à 
cette  lettre,  une  qui  m'a  été  remise  pour  M.  le  générallnginac. 

Signé  :  de  Mackau  2. 


1  La  plupart  des  circonstances  que  nous  allons  relater  sont  puisées  du  Té'égrophe  du 
17  juillet  1825,  qui  en  a  rendu  compte  officiellement  :  le  texte  de  l'ordonnance  royale  s'y 
trouve  aussi.  Le  colonel  Boisblanc  était  chef  des  mouvemens  du  port  de  la  capitale. 

Dans  ses  Mémoires,  B.  Inginac  ne  parle  pas  de  cette  lettre;  mais  nous  croyons 
qu'elle  lui  fut  adressée  par  M.  Esmangart.  Nous  citons  celle  de  M.  de  Mackau  à  Boyer, 
d'après  l'original  même  qui  est  en  notre  possession  et  qui  a  été  sauvé  du  pillage  commis 
en  1843,  après  son  départ,  parmi  les  papiers  d'Etat  qu'il  avait  laissés  au  palais  national. 


[i82o]  CHAPITRE   Yll.  557 

Une  lettre  ainsi  formulée  devait  inspirer  toute  confiance 
au  Président  d'Haïti.  Il  y  fit  répondre  immédiatement  par 
le  secrétaire  général  Inginac,  pour  inviter  M.  de  Mackau  à 
descendre  le  lendemain,  et  lui  dire  qu'il  serait  reçu  aussitôt 
et  qu'un  logement,  à  terre,  lui  serait  préparé.  Cette  ré- 
ponse fut  remise  à  bord  de  la  frégate  par  un  aide  de  camp 
du  général  Inginac ,  lequel  y  fut  accueilli  avec  cour- 
toisie. 

Le  4,  à  sept  heures  du  matin,  M.  de  Mackau  arriva  au 
quai,  où  le  secrétaire  général  avait  envoyé  sa  voiture  et  ses 
aides  de  camp  pour  le  recevoir;  il  se  rendit  à  l'hôtel 
de  ce  grand  fonctionnaire  qui  lui  fit  l'accueil  le  plus  em- 
pressé. Il  fit  part  de  la  mission  dont  il  était  chargé  par 
son  gouvernement ,  mais  sans  montrer  l'ordonnance 
royale.  , 

Dans  cette  conférence  qui  dura  deux  heures,  M.  de 
Mackau  et  le  secrétaire  général  avaient  sans  doute  bien 
des  choses  à  se  dire  sur  les  négociations  antérieures 
entre  la  France  et  Haïti,  sur  la  nécessité  de  les  terminer  à 
l'avantage  des  deux  pays.  Ensuite,  M.  de  Mackau  fut 
accompagné  dans  le  logement  qu'il  devait  occuper,  situé 
rue  du  Centre. 

Le  secrétaire  général  alla  immédiatement  rendre  compte 
au  Président  de  leur  entrevue.  En  conséquence,  Boyer 
nomma  une  commission  chargée  d'entendre  et  de  recevoir 
les  propositions  de  l'envoyé  français  ;  elle  fut  composée 


Alors  disparurent  toute  la  correspondance  officielle  du  gouvernement  haïtien  avec  le  gou- 
vernement français,  les  traités  faits  avec  la  France  ,  la  Grande-Bretagne,  etc.  On  ne  sait 
qui  a  pris  ces  documens  si  utiles  à  l'histoire  du  pnys.  Ce  fut  un  véritahle  acte  de  vanda- 
lisme ;  car  ces  papiers  d'Etat  appartenaient  à  la  nation,  au  i)euple  souverain^  comme  on 
disait  alors,  et  ils  auraient  dû  être  conservés  soigneusement. 

T.    IX  22 


558  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

du  général  ïnginac,   du  sénateur  Rouanez  et  du  colonel 

Frémont,  aide  de  camp  du  Présidente 

Cette  commission  l'en  informa  de  suite  et  l'inyitaàune 
conférence  qui  eut  lieu  cliez  le  secrétaire  général  dans  la 
soirée  du  4;  il  y  ^n  eut  une  autre  le  5,  de  midi  à  cjuatre 
heures.  M.  de  Mackau,  dès  la  première,  avait  donné  lec- 
ture de  Fordonnance  c|ui  suit  : 

Charles,  par  la  grâce  de  Dieu,  Roi  de  France  et  de  Navarre,  à  tous 
présens  et  à  venir,  salut. 

Vu  les  art.  1 4  et  73  de  la  Charte; 

Voulant  pourvoir  à  ce  que  réclament  l'intérêt  du  commerce 
français,  les  malheurs  des  anciens  colons  de  Saint-Domingue,  et 
l'état  précaire  des  habitcins  actuels  de  cette  lie; 

Nous  avons  ordonné  et  ordonnons  ce  qui  suit  : 

Art.  1*'".  Les  ports  de  la  partie  française  de  Saint-Domingue  se- 
ront ouverts  au  commerce  de  toutes  les  nations. 

Les  droits  perçus  dans  ces  ports,  soit  sur  les  navires,  soit  sur  les 
marchandises,  tant  à  l'entrée  qu'à  la  sortie,  seront  égaux  et  uni- 
formes pour  tous  les  pavillons,  excepté  le  pavillon  français,  en 
faveur  duquel  ces  droits  seront  réduits  de  moitié. 

Art.  2.  Les  habitans  actuels  de  la  partie  française  de  Saint-Do- 
mingue verseront  à  la  caisse  générale  des  dépôts  et  consignations 
de  France,  en  cinq  termes  égaux^  d'année  en  année,  le  premier 
échéant  au  31  décembre  1825,  la  somme  de  cent  cinquante  mil- 
lions de  francs,  destinée  à  dédommager  les  anciens  colons  qui  ré- 
clameront une  indemnité. 

Art.  3.  Nous  concédons,  à  ces  conditions,  par  la  présente  Or- 
donnance, aux  habitans  actuels  de  la  partie  française'de  Saint- 
Domingue,  l'indépendance  pleine  et  entière  de  leur  gouverne- 
ment. 


1  On  pourrait  peut-être  s'étoiîiiei'  de  ne  pas  voir  figurer  le  sénateur  Larose  à  côté  de 
son  collègue  Rouanez,  pour  discuter  une  ordonnance  qu'ils  avaient  eu  mission  de  récla- 
aier  rannée  précédeute  :  le  fait  est  (ju'il  se  trouvait  alors  aa  Cap-Haïtien. 


[1825]  CHAPITRE   VU.  539 

Et  sera  la  présenté  Ordonnance  scellée  du  grand  sceau. 
Donné  à  Paris,  au  château  des  Tuileries,  le  17  avril  de  l'an  de 
grâce  1 825,  et  de  notre  règne  le  premier. 

Signé  :  Charles. 

Par  le  Roi,  le  pair  de  France,  ministre  secrétaire 
d'État  de  Ja  marine  et  des  colonies^ 

Signé  :  Comte  m  Chabrol. 
Visa  : 
Le  président  du  conseil,  ministre  et  secrétaire 
d'État  des  finances, 

Signé  :  J.  de  Villèle. 

Va  aux  sceaux  : 
Le  ministre  et  secrétaire  d'État, 
garde  des  sceaux. 

Signé  :  Comte  de  PErfiONNEt. 

Les  commissaires  haïtiens  n'avaient  pas  pu  entendre  la 
lecture  d'un  tel  acte,  sans  y  faire  divetses  objections  que 
sa  singulière  rédaction  et  ses  clauses  leur  suggéraient. 
Ces  objections  sont  rapportées  par  M.  de  ]^ïackaU  lui-même, 
dans  les  Explications  écrites  qu'il  se  vit  ensuite  forcé  de 
donner,  pour  obtenir  l'acceptation  de  l'ordonnance;  on 
va  les  lire  bientôt.  II  y  eut  de  leur  part  un  profond  sen- 
timent d'indignation  (contenue,  néanmoins,  à  cause  des 
égards  dus  à  F  officier  français),  à  l'idée  seule  que  l'indé- 
pendance d'Haïti,  conquise  avec  gloire  par  les  Haïtiens 
qui  luttèrent  contre  les  troupes  aguerries  de  la  France 
républicaine,  serait,  non  pas  reconnue  et  proclamée  comme 
un  droit,  et  un  fait  préexistant  à  la  Restauration  des  Bour- 
bons, mais  concédée  par  l'un  d'eux  comme  une  sorte  de 
grâce  et  sous  une  forme  si  contraire  à  toutes  les  espéran- 
ces de  la  nation;  par  une  ordonnance  dont  les  termes 
équivoques  décelaient    une  arrières-pensée,    une  voie  à 


540  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

mille  interprétations,  puisqu'il  s'agissait  «  de  l'indépen- 
))  dance  du  gouvernement  des  halîitans  actuels  de  Saint- 
))  Domingue,  »  et  non  pas  «  du  gouvernement  du  peuple 
»   libre,  indépendant  et  souverain  d'Haïti.  » 

Ces  commissaires  s'attachèrent  donc  à  démontrer  en 
quoi  l'ordonnance  royale  ne  présentait  aucune  garantie  à 
sa  sécurité,  et  blessait  sesjustes  susceptibilités  nationales, 
parce  que  son  honneur  même  serait  compromis  par  l'ac- 
ceptation de  cet  acte. 

De  son  côté^  M.  de  Mackau  fit  tous  ses  efforts  pour  leur 
prouver,  qu'ils  l'envisageaient  avec  une 'prévention  injuste, 
et  que  le  Roi  de  France  ne  pouvait  pas  tenir  un  autre  lan- 
gage, en  vertu  de  son  droit  souverain;  mais  qu'il  était 
sincère  dans  les  dispositions  de  l'ordonnance  qui  concé- 
daient l'indépendance. 

Les  commissaires  raisonnèrent  également,  quant  à  celles 
de  l'article  premier  sur  l'ouverture  des  ports ,  lesquelles 
gêneraient  l'administration  haïtienne  et  entraveraient  Fac- 
tion gouvernementale ,  au  cas  où  une  nation  quelconque 
donnerait  sujet  à  Haïti  d'être  mécontente  d'elle.  A  l'égard 
des  dispositions  de  l'article  2,  fixant  la  somme  de  loO 
millions  de  francs  à  payer  par  Haïti,  ils  rappelèrent  que 
dans  la  négociation  de  1824,  le  chiffre  de  100  millions 
avait  été  convenu  et  accepté  par  le  gouvernement  français: 
ce  qui  était  positivement  vrai'. 

M.  de  Mackau  s'efforça  encore  de  leur  prouver,  que  les 
difficultés  qu'ils  prévoyaient  par  rapport  à  l'arlicle  pre- 
mier, n'en  ressortaient  point  comme  ils  le  croyaient;  qu'à 


1  M.  Lepelletier  de  Saint-Rémy  convient  que  les  termes  du  l'ordonnance  étaient  amlii- 
gns;  que  la  rédaction  de  deuxpassages  fou  articles)  était  réellement  ambiguë;  quela  France 
paraissait  renoncer  à  ses  prétentions  à  la  suzeraineté  ;  que  le  prix  de  la  concession  était 
élevé;  que  les  objections  portaient  sur  ces  deux  points,  — Voyez  son  ouvrage  sur  la 
Question  hailienne,  tome  2,  pages  50  et  b2. 


[1825]  CHAPITRE    Vil.  541 

l'égard  du  chiffre  porté  par  l'article  2,  on  avait  fait  en 
France  un  calcul  exact  de  la  valeur  des  biens  des  anciens 
colons,  lequel  ne  permettait  pas  de  le  fixer  à  moins'. 

Enfin,  il  dit  aux  commissaires  haïtiens  qu'il  n'était  que 
porteur  de  l'ordonnance  royale,  qu'il  ne  pouvait  la  mo- 
difier en  quoi  que  ce  soit,  et  que,  si  elle  n'était  pas  ac- 
ceptée telle  quelle,  il  lui  restait  une  autre  mission  à  rem- 
plir, en  faisant  allusion  aux  moyens  coercitifs  qu'il  était 
autorisé  à  employer. 

Les  commissaires,  à  ces  mots^  furent  unanimes  à  lui  ré- 
pondre :  que  la  République  saurait  se  défendre  contre  toute 
violence,  toute  agression  ;  que  la  résolution  de  la  nation,  à 
cet  égard,  existait  depuis  le  1""  janvier  1804;  et  pour  lui  en 
fournir  une  preuve,  le  secrétaire  général  Inginac  fit  sortir 
de  son  cabinet,  plusieurs  torches  incendiaires  qu'il  y  tenait 
depuis  1814,  et  qui  étaient  destinées,  lui  dit-il,  à  la  des- 
truction de  sa  propriété  où  il  logeait.  Il  ajouta  :  «  J'ymet- 
»  trai  le  feu  moi-même  ^  !  » 

Arrivées  à  ce  point,  les  conférences  furent  rompues. 
Dans  celle  du  4  au  soir,  le  général  înginac  avait^,  du  con- 
sentement de  M.  de  Mackau,  pris  copie  de  l'ordonnance 
pour  la  soumettre  à  Boyer  qui ,  après  l'avoir  lue,  avait  dii 
aux  commissaires  de  persister  à  refuser  l'acceptation  de  cet 
acte  ;  car  on  supposait  que  cet  envoyé  pouvait  en  avoir  au 
moins  une  autre  à  présenter,  en  cas  de  refus. 


1  On  avait  calculé  qu'eu  1789,  les  produits  de  Saint-Domingue  montaient  à  150  mil- 
lions lie  francs,  et  qu'en  1823,  Haïti  en  avait  fourni  à  la  France,  à  l'Angleterre  et  aux 
États-Unis  pour  30  millions,  ce  qni  laissait  15  millions  de  revenu  net  :  en  outre,  on  disait 
que  «  la  valeur  des  biens-fonds  dans  les  colonies  se  calcule  sur  dix  années  de  revenu.  » 
Raisonnant  ainsi,  le  gouvernement  français  fixa  l'indemnité  à  150  millions.  —  Voyez  Vex- 
posé  des  motifs  de  la  loi  de  répartition,  présenté  aux  chambres  françaises,  en  1826,  par 
M.  de  Villèle. 

3  11  est  entendu  que  cette  particularité  n'est  point  tirée  de  la  relation  des  faits  par  le 
Télégraphe  ;  mais  elle  est  vraie. 


§4â  ÉTUDES    SUR    l'hISTOIRE    d'hAÏTI. 

Alors,  celui-ci  témoigna  aux  commissaires  ses  vifs  regrets 
de  ce  refus  qui  entraînerait  des  maux  incalculables  pour 
Haïti.  Il  dit  même  au  générai  luginac  :  que  le  ministère 
français  avait  prévu  ce  résultat,  —  ce  qui  était  aussi  l'opi- 
nion du  général  comte  Donzelot,  gouverneur  de  la  Mar- 
tinique, —  à  cause  de  r influence  exercée  sur  le  Président 
par  son  secrétaire  général,  qui  était  entièrement  à  la  dévo- 
tion de  l'Angleterre,  et  opposé  à  tout  arrangement  avec  la 
France.  Inginac  dut  se  défendre  de  cette  imputation  qui 
n'était  pas  fondée  ' . 

M.  de  Mackau  ajouta  :  que  le  Roi  de  France  lui  avait  donné 
mission ,  en  particulier ,  de  présenter  ses  complimens  à 
Boyer,  et  qu'il  désirait  remplir  cette  obligation  avant  de 
se  rembarquer,  n'ayant  pas  encore  eu  l'honneur  de  le  voir. 
Les  commissaires  lui  exprimèrent  la  pensée  qu'une  au- 
dience pourrait  lui  être  accordée  par  le  Président,  s'il  la  de- 
mandait par  écrit,  et  qu'au  surplus  ils  en  entretiendraient 
ce  dernier.  M.  de  Mackau  rédigea  immédiatement  une  let- 
tre à  cet  effet,  qu'il  leur  remit ?^  puis  il  retourna  à  son  lo- 
gement, tandis  que  les  commissaires  allaient  au  palais  pour 
informer  Boyer  de  tout  ce  qui  s'était  passé  entre  eux 
et  lui. 

Le  Président  ne  pouvait  raisonnablement  refuser  de  re- 
ceA'oir  M.  de  Mackau;  et  l'imputation  d'influence  que  ce 
dernier  fit  au  secrétaire  général,  qui  n'hésita  pas  à  lui  parler 


1  Pour  avoir  servi  sous  les  Anglais,  durant  lenr  occnpa-tion  de  quelqiitis  villes  de  l'an- 
cienne colonie,  B.  Inginac  fut  toujours  accnsé  parles  Français  de  penser  ainsi,  et  parce 
qu'encore  il  vantait  souvent  le  caractère  des  Anglais  et  lenr  administration  ;  mais  il  était 
aussi  bop  Haïtien  que  n'importe  qui,  et  il  partageait  les  idées  de-  Pétiou  à  l'égard  de  la 
France.  —  Voyez  ses  Mémoires,  page  70. 

21  Mémoires  de  B.  Inginac,  page  70.  J'ens  occasion  de  lire  cette  lettre  de  M.  de  Mac- 
Isa'i;  et  cependant,  M.  de  Villèle  a  dit  à  la  tribune,  en  1826,  que  ce  fut  Boyer  qni  «  évo- 
B  qua  la  négociation  à  hii ,  au  moment  oili  M.  de  Mackau  était  prêt  à  s'embarquer  pour 
11  faire  bloquer  les  ports  d'Haïti.  » 


[J8i2o]  CHAPlTilE    VII.  513 

de  cetle  injuste  prévention ,  aurait  iraiileurs  motivé  sa 
détermination;  car  aucun  chef  ne  poussa  aussi  loin  la  crainte 
qu'on  le  crut  influencé;  c'était  une  faiblesse  de  son  carac- 
tère, il  fit  donc  répondre  à  M.  de  Mackau^  qu'il  le  recevrait 
dans  la  soirée  même  du  5  juillet,  peu  d'heures  après  la 
rupture  des  conférences. 

Dès  que  Boyereut  reçu  la  copie  de  l'ordonnance,  il  put 
reconnaître  la  faute  politique,  très-grave,  qu'il  avait  com- 
mise l'année  précédente,  en  donnant  pour  instructions  à 
MM.  Larose  et  Rouanez,  d'en  réclamer  une  de  la  part  du 
Roi  de  France,  préalablement  à  un  traité  de  paix  et  de  com- 
merce, pour  consacrer  l'indépendance  d'Haïti.  îl  avait  bien 
dit  dans  quels  termes  il, désirait  qu'elle  fût  rédigée^  afin  de 
donner  toute  sécurité  à  son  pays,  de  légitimer  les  droits  de 
ses  concitoyens,  de  satisfaire  leur  dignité  et  leur  honneur 
national;  mais,  du  moment  que  cet  acte  devait  être  l'ex- 
pression de  la  volonté  du  souverain  de  la  France,  exerçant 
l'autorité  royale  dans  sa  plénitude,  il  s'était  mis  lui-même 
à  sa  merci;  de  là,  la  rédaction  ambiguë  de  l'ordonnance  du 
17  avril  et  ses  diverses  clauses ,  se&  exigences,  telles  qu'il 
convenait  à  un  Roi,  convaincu  de  son  droit  divin ^  de  la 
rendre  pour  résoudre  la  question  existante  entre  la  France 
et  Haïti . 

Il  faut  remarquer  néanmoiiis,  que  la  forme  de  cet  acte 
était  déjà  arrêtée  dans  la  pensée  même  de  Louis  XVIII;  dès 
1811'  et  1816.  Ce  monarque  avait  oc^ro^e  la  Charte  à  la 
France,  et  prétendait  avoir  régné  depuis  la  mort  de  son  ne- 
veu dans  les  prisons  de  Paris;  le  gouvernement  de  la  Res- 
tauration avait  méconnu  tous  les  actes  révolutionnaires  de 
son  pays,  ancienne  métropole  de  la  colonie  de  Saint-Do- 
mingue. A  raison  de  telles  idé(?s,  pouvait-il  se  croire  obligé 
de  consacrer  l'indépendance  d'Haïti,  selon  que  Boyer  le  de- 


34 i  ETUDES    SUR    l'hISTOIRE    d'hAÏTI. 

mandait  clans  ses  instructions  de  1824?  Le  Président  lui- 
même  dut  faire  ces  réflexions  ' . 

Mais,  de  son  côté,  M.  de  Mackau  n'en  fit-il  pas  aussi,  soit 
au  moment  oii  il  écrivit  sa  lettre  pour  demander  une  ar- 
dience  au  Président,  soit  après  la  réponse  qui  la  fixait  dans 
la  soirée?  Il  dut  reconnaître  qu'il  était  chargé  d'une  mission 
délicate,  dont  V insuccès  allait  obliger  son  gouvernement  à 
des  actes  qui  lui  répugnaient,  qui  auraient  entraîné  la 
France  dans  une  guerre  contre  un  pays  oii  s'échangeaient 
ses  produits  depuis  dix  ans,  avec  grand  avantage  pour  le 
commerce  français^;  d'une  mission  dont  le  succès,  au  con- 
traire, allait  étendre  ces  fructueuses  relations,  en  terminant 
un  litige  qui  faisait  souffrir  les  anciens  colons  depuis  long- 
temps, indépendamment  de  cette  considération  :  que  ce 
succès,  obtenu  par  lui,  assurerait  inévitablement  son  avan- 
cement dans  la  carrière  qu'il  parcourait. 

En  général ,  les  hommes  ne  sont  ni  insensibles  ni  indif- 
férons à  un  tel  résultat,  et  il  est  juste  qu'ils  soient  glorieux 
de  réussir  dans  des  cas  semblables;  sans  cette  louable  am- 
bition qui  doit  toujours  les  animer,  ils  serviraient  mal  leur 
patrie. 

M.  de  Mackau  avait  donc  à  mettre  en  jeu  toutes  les  res- 
sources de  son  esprit,  pour  obtenir  l'acceptation  de  l'or- 
donnance. Par  ouï-dire,  il  connaissait  sans  doute  le  carac- 
tère de  Boyer  ;  par  la  correspondance  du  Président,  publiée 
antérieurement,  par  ses  actes  relatifs  à  la  question  de  l'in- 


1  Je  suis  convaincu  que  le  gouvernement  de  la  Restauration  n'eût  jamais  voulu  recon- 
naître l'indépendance  d'Haïti  par  un  traité  ;  mais  ce  ne  fut  pas  moins  une  faute  politique 
de  la  part  de  Boyer  d'avoir  réclamé  une  ordonnance  pour  la  consacrer  :  rnieui  valait  su- 
bir cette  exigence  de  la  situation,  que  de  l'avoir  provoquée  soi-même. 

2.  Je  suis  également  convaincu,  d'après  les  documens  qu'il  m'a  été  permis  de  lire  au 
ministère  de  la  marine,  que  le  gouvernement  de  la  Restauration  n'eût  pas  voulu  être  dans 
l'obligation  de  faire  la  guerre  à  Haïti,  même  de  bloquer  ses  ports.  Voyez  ce  que  j'en  ai  dit 
au  chapitre  l«r  de  ce  volume. 


I 
[J82S]  CHAPITRE    VI!.  545 

dépendance,  depuis  1821,  il  voyait  en  lui  un  chef  très-dé- 
sireux de  parvenir  h  fixer  définitivement  le  sort  de  son 
pays,  à  l'extérieur,  après  de  glorieux  succès  à  l'intérieur. 

Cet  officier  savait,  en  outre,  que  des  commissaires,  des 
négociateurs  peuvent  souvent  penser  d'une  manière  sur 
une  convention  à  conclure,  même  étant  en  cela  d'accord 
avec  le  gouvernement  c{ui  les  institue;  mais  que  le  chef  de 
ce  gouvernement  qui  encourt  toute  la  responsabilité  envers 
son  pays,  peut  être  amené  à  modifier  ses  propres  idées. 
L'empressement  même  C{ue  mit  Boyer  à  lui  accorder  une 
audience,  l'heure  à  laquelle  elle  fut  fixée,  devaient  le  forti- 
fier dans  l'espoir  c[u'il  parviendrait  à  lever  les  difficultés 
soulevées  par  les  commissaires  haïtiens. 

Mais  déjà,  la  plupart  des  citoyens  éclairés  de  la  capitale 
savaient  le  résultat  de  leurs  conférences  avec  l'envoyé  fran- 
çais, et  que  la  commission  avait  reçu  l'approbation  du 
Président,  pour  avoir  repoussé  l'ordonnance  royale.  Per- 
sonne n'en  connaissait  la  teneur,  malgré  ce  que  les  commis- 
saires avaient  pu  dire  à  ce  sujet  à  leurs  amis;  mais  chacun 
s'attendait  à  une  rupture  complète  de  toute  négociation. 

Cependant,  M.  de  Mackau  se  rendit  au  palais  où  le  Prési- 
dent le  reçut,  seul  et  en  particulier.  Il  est  facile  de  conce- 
voir qu'il  était  impossible  que,  admis  de  cette  manière,  il 
se  bornât  à  faire  des  complimens  et  à  prendre  congé;  mais 
il  paraît  certain  que  ce  fut  le  Président  qui  entama  le  pre- 
mier l'entretien  sur  l'objet  de  sa  mission.  Possédant  la  copie 
de  l'ordonnance,  d'accord  sur  toutes  les  objections  que  les 
commissaires  y  avaient  faites,  et  pouvant  lui-même  les  dé- 
velopper avec  plus  de  talent  par  la  facilité  de  son  élocution, 
Boyer  s'exprima  avec  une  grande  netteté  dans  les  idées;  et 
s'animant  successivement,  il  parla  avec  une  chaleur  de 
sentimens  qui  le  rendit  éloquent  :  ce  qui  étonna  M.  de 


3i6  ÉTUDES    SLK    l'hISTOIRE    d'hAÏTI. 

Mackaii  et  rémut  fort  souvent  dans  le  cours  de  cet  entrelien 
qui  dura  jusqu'à  minuit'. 

Car,  le  Président  ne  se  borna  pas  à  discuter  les  termes 
et  les  dispositions  de  l'ordonnance  :  il  exposa  la  situation 
malheureuse  et  dégradante  où  le  système  colonial  avait 
tenu  les  hommes  de  la  race  noire  pendant  des  siècles, 
avant  la  révolution  française^  il  parla  des  phases  diverses 
de  celle  de  Saint-Domingue  qui  avait  favorisé  la  conquête 
de  leur  liberté;  de  la  justice  de  la  France  qui  avait  enfin 
reconnu  et  proclamé  leurs  droits  en  dépit  des  résistances 
persévérantes  des  colons  ;  de  la  réaction  survenue  ensuite 
par  l'influence  pernicieuse  de  ces  derniers,  et  qui  occa- 
sionna une  fatale  guerre  civile  dans  le  pays^  puis  la  for- 
midable expédition  de  1802,  dont  le  but  était  de  rétablir 
l'esclavage;  de  la  nécessité  où  les  Haïtiens  se  trouvèrent 
de  résister  à  la  violence,  et  qui  leur  fit  sentir  l'obligation 
de  se  rendre  indépendans  de  la  France  et  de  toutes  autres 
puissances,  pour  se  conserver  et  rester  libres;  des  pre- 
mières missions  envoyées  à  Haïti  par  le  gouvernement  ac- 
tuel de  la  France,  dans  lesquelles  son  prédécesseur  prit 
l'initiative  de  l'otïre  d'une  indemnité  en  faveur  des  colons, 
offre  que  lui-même  renouvela  dès  1821,  afin  de  prouver 
à  la  France,  par  cette  transaction  politique,  que  le  peuple 


'1  Co  que  je  dis  de  cet  entretien  et  de  celui  qui  le  suivit  résulte  de  la  lecture  que  j'ai 
faite  du  rapport  de  M.  de  Mackaii  au  ministre  de  la  naarine,  à  son  retour  en  France.  C'est 
en  y  allant  moiraènie  eu  mission,  après  les  traités  de  1838  ,  sur  la  frégate  la  Néréide , 
que  le  brave  amiral  Dandin  me  donna  communication  de  ce  rapport.  M.  de  Mackau 
y  rendit  pleine  justice  ans  sentiniens  de  Boyer;  il  dit  au  ministre  qu'il  resta  persuadé 
que  toutes  les  objections  faites  contre  l'ordonnance  par  les  commissaires  leur  avaient  été 
inspirées  par  le  Président,  tant  celui-ci  les  développa  avec  talent,  dans  un  langage  élevé; 
que  Boyer  fut  réellement  cloquent  en  parlant  de  son  pays;  qne  lui-même  se  sentit  ému 
à  l'expression  des  sentimens  de  ce  chef  d'État  qui  voyait  le  sort  de  son  pays  dans  ses 
mains,  dépendant  de  la  résolution  qu'il  allait  prendre  à  l'égard  de  l'ordonnance;  qne 
c'est  alors  qu'il  offrit  de  rester  en  otage  à  Haïti ,  offre  qui  détermina-  Boyer.  En  France, 
le  ministère  ne  fit  pas  publier  ce  rapport  en  son  entier,  parce  que  ces  particularités  et 
quelques  autres  sur  la  situation  d'Haïti  ne  devaient  pas  voir  le  jour. 


[182o]  CHAl'lTHE    YH.  3-47 

haïtien  était  digne  de  son  estime  et  méritait  qu'une  re- 
connaissance formelle  de  son  indépendance  consacrât  ses 
droits  et  la  position  cju'il  avait  prise  parmi  les  nations; 
de  l'admission,  dans  ses  ports,  des  bâtimens  et  du  com- 
merce français  depuis  dix  ans;  de  la  sécurité  que  les  Fran- 
çais y  ont  constamment  trouvée  pour  leurs  personnes  et 
leurs  propriétés. 

Et  tout  cela^  pour  aboutir  à  quoi?  A  une  ordonnance 
ambiguë  dans  ses  termes ,  pouvant  offrir  diverses  inter- 
prétations destructives  de  l'indépendance  pleine  et  entière 
qu'elle  semblait  accorder,  stipulant  une  indemnité  dont  la 
somme  était  au-dessus  des  ressources  du  peuple  haïtien,  et 
supérieure  à  celle  dont  naguère  on  était  convenu  de  part 
et  d'autre,  c|uoic|u'elle  fût  déjà  énorme'. 

Enfin,  Boyer  conclut  à  dire  à  M.  de  Mackau  que,  par 
ces  différens  motifs,  il  ne  pouvait  pas  accepter  une  ordon- 
nance aussi  contraire  à  celle  qu'il  avait  espérée  de  la  part 
du  Roi  de  France. 

Tel  est  le  sens  des  paroles  prononcées  par  Boyer,  et 
des  argumens  qu'il  employa  à  cette  occasion.  Je  les  ga- 
rantis d'après  ce  c|ue  j'ai  lu,  sans  pouvoir  reproduire  les 
propres  termes  dont  il  se  servit  pour  manifester  son  opi- 
nion sur  l'ordonnance  du  il  avril. 


1  M.  Eismangarl  avait  refusé  80  millions  otfeits  par  MM.  Larose  et  Rouanez  ,  et  s'il  con- 
sentit ensuite  au  ckiffre  de  100  millions,  c'est  que  le  gouvernement  français  espérait  qu'ils 
auraient  accepté  l'ordonnance  préparée  alors,  avec  un  article  ainsi  conçu  :  L'État  d'Haïti 
»  ne  pourra  entrer  pour  aucune  raison  que  ce  soit  dans  une  alliance  offensive  ou  dé- 
»  fcnsive  contre  la  France  ;  il  ne  pourra  se  placer  sous  aucune  autre  protection  que  celle 
»  de  la  France,  qui  lui  restera  offerte,  mais  ne  lui  sera  pas  imposée.  11  pourra,  hors  ces 
»  dens  cas,  conclure  tels  traités  d'amitié,  d'alliance  et  de  commerce  qui  lui  paraîtraient 
»  convenables.  «  —  M.  Lepellefcier  de  Saint-Rémy,  tome  2,  pages  40  à  46.  Mais  les  en- 
voyés haïtiens  rapportèrent  au  Président  que  M.  de  Clermout-Tonnerre  leur  avait  positi- 
vement dit  que  la  France  se  réservait  la  souveraineté  extérieure  sur  Haïti.  La  rédaction 
de  cet  article  prêtait  en  effet  à  cette  interprétation  ;  toujours  de  l'ambiguïté  ! 


I 


348  ÉTUDES  SUR  l'histoiue  d'haïti. 

A  son  tonr,  M.  de  Mackau  dut  lui  répondre  de  manière 
à  le  persuader  d'accepter  cette  ordonnance,  à  convaincre 
son  esprit,  en  y  détruisant  ce  qu'il  considérait  comme  des 
préventions  de  la  part  du  Président.  Cet  officier  parla 
lui-même  avec  toute  la  fermeté  de  sa  propre  conviction; 
il  mit  dans  son  langage  les  expressions  les  plus  convena- 
bles au  but  qu'il  votdait  atteindre,  et  les  formes  les  plus 
séduisantes  pour  un  chef  d'État  du  caractère  de  Boyer, 
dont  il  appréciait  d'ailleurs  l'incontestable  dignité.  Il  lui 
dit  que,  n'étant  que  porteur  de  l'ordonnance  royale,  etne 
pouvant  y  rien  changer  parce  qu'il  n'avait  pas  les  pouvoirs 
d'un  négociateur,  il  lui  offrait,  néanmoins,  de  résumer  ses 
propres  argumens  dans  des  explications  écrites,  sur  les 
motifs  de  cet  acte  souverain  et  sur  le  sens  des  disposi- 
tions qu'il  contenait. 

A  l'égard  du  chiffre  de  loO  millions  de  francs  stipulé  | 
en  faveur  des  colons^,  il  lui  fit  espérer  qu'une  réduction 
notable  pourrait  y  être  faite,  si  le  Président  voulait  adres-  j 
ser  une  lettre  à  Charles  X,  et  se  confier  à  la  loyauté  de  ce 
monarque,  quand  il  enverrait  en  France  des  agents  chargés 
de  conclure  un  traité  de  commerce,  en  conséquence  de  l'ac- 
ceptation de  l'ordonnance. 

Ce  premier  entretien  s'arrêta  là,  le  Président  demandant 
à  réfléchir  sur  l'offre  faite  par  M.  de  Mackau,  d'explications 
écrites;  et  il  fut  convenu  que  cet  officier  reviendrait  au  pa- 
lais le  lendemain,  6  juillet,  dans  la  soirée;  ce  qui  eut  lieu. 
Il  trouva  Boyer  encore  indécis;  et  reprenant  ses  argumens 
de  la  veille,  il  ajouta  qu'il  éprouvait  une  véritable  peine  à 
lui  déclarer,  comme  il  l'avait  fait  aux  commissaires,  qu'une 
autre  mission  lui  était  imposée  par  le  gouvernement  fran- 
çais, en  cas  que  l'ordonnance  royale  ne  fût  pas  acceptée  : 
c'était  d'employer  des  moyens  coercitifs  contre  Haïti,  avec. 


|1825]  CHAPITRE    VII.  549 

la  flotte  qui  devait  être  déjà  rendue  à  proximité  de  ses  côtes 
et  même  de  la  baie  du  Port-au-Prince  ^ . 

Mais  Yoyant  que  cette  déclaration  soulevait  en  Boyer 
l'honorable  sentiment  que  le  Président  d'Haïti  devait  éprou- 
ver, M.  deMackau  lui  dit  :  que  ces  moyens  lui  répugnaient 
tellement  à  lui-même  que,  pour  éviter  d'en  faire  usage,  il 
lui  offrait  de  rester  seul  en  otage  auprès  de  lui,  comme 
garant  de  toutes  ses  assertions.  C'est  alors  seulement  que 
Boyer,  prenant  sa  main,  lui  dit:  «  Non,  Monsieur  le  Baron, 
»  la  parole  d'un  ofticier  français  me  suffit.  J'accepterai 
»  l'ordonnance  du  Roi,  si  vous  me  donnez,  par  écrit,  des 
»  explications  suffisantes^.  »  Il  fut  convenu  alors  que 
M.  de  Mackau  reviendrait  avec  elles  au  palais,  dans  la  soirée 
du  7,  parce  que  le  Président  voulait  y  convoquer  dans 
l'après-midi,  un  certain  nombre  de  fonctionnaires  publics 
pour  les  consulter. 

En  effet,  ils  se  réunirent  en  conseil  privé  dans  le  pavillon 
isolé  au  milieu  du  jardin  du  palais.  Après  leur  avoir  parlé 
des  conférences  qui  avaient  eu  lieu  entre  M.  de  Mackau  et 
les  commissaires  haïtiens  (ceux-ci  étaient  présens)  et  avec 
lui-même,  Boyer,  les  ayant  certainement  disposés  à  ce  qu'il 
désirait,  laissa  ce  conseil  privé  sous  la  présidence  du  secré- 
taire d'Etat  Imbert,  afin  que  les  opinions  pussent  se  mani- 
fester plus  librement,  sur  irois  questions  écrites  par  lui- 
même  qu'il  soumit  à  leur  examen.  Voici  le  résumé  des 
opinions  émises  par  le  conseil  : 


1  Ces  moyens  coercitifs  devaient  se  borner  au  blocus  de  nos  ports;  mais  la  guerre  en  eût 
été  le  résultat,  et  M.  de  Mackau  savait  que  son  gouvernement  n'en  voulait  pas  depuis 
longtemps  :  de  là  tous  ses  efforts  pour  convaincre  Boyer  de  la  sincérité  de  Charles  X. 

2  Ces  paroles  de  Boyer  ont  été  rappelées  dans  le  rapport  de  M.  de  Mackau.  A  mon  re- 
tour à  Haïti,  je  dis  au  Président  comment  cet  officier  avait  parlé  de  lui  et  de  cette  affaire 
de  1S2b  ;  il  eu  fut  eitrêmement  satisfait,  et  il  me  dit  :  «  Beaucoup  de  mes  concitoyens  n'ont 
»  pas  été  aussi  justes  envers  moi  !  »  C'est  vrai  ;  mais  s'il  eut  agi  en  cette  circonstance 
comme  Pétion,  ses  concitoyens  l'auraient  entendu  discuter,  soutenir  leurs  droits. 


550  ÉTUDES    SUR    l'hISTOIïîE    d'haÏT!. 

«  Aujourd'hui  T  juillet  18215,  an  xx!!*"  de  l'indépendance 
d'Haïti; 

»  Nous  soussignés,  fonctionnaires  publics,  magistrats  et 
officiers  militaires,  dont  les  grades  et  qualités  suivent  nos 
signatures;  convoqués  au  palais  national  par  S.  E.  le  Pré- 
sident d'Haïti,  à  l'effet  de  lui  donner  notre  opinion  sur  les 
trois  questions  qui  suivent  : 

»  1°  Le  Roi  de  France,  dans  l'acte  qui  reconnaît  l'indépen- 
»  dance  du  gouvernement  d'Haïti,  peut-il,  dans  le  premier 
»  article^  déclarer  que  les  ports  du  pays  sont  ouverts  au 
»  commerce  de  toutes  les  nations,  en  réservant  pour  le 
))  commerce  français  l'avantage  de  n'être  assujetti  qu'à  la 
»  moitié  des  droits  auxquels  les  autres  sont  tenus? 

»  2°  Si  l'on  admet  l'ordonnance  royale  telle  qu'elle  est 
»  conçue,  la  France  ne  pourrait-elle  pas,  dans  l'avenir, 
»  s'en  prévaloir  contre  toutes  dispositions  contraires 
»  qu'Haïti  pourrait,  dans  son  intérêt,  prendre  à  l'égard  des 
»  autres  nations? 

n  o°  Cependant,  l'indépendance  étant  eu  fin  reconnue, 
»  dans  l'ordonnance  dont  s'agit,  ne  s'exposerait-on  pas,  en 
»  repoussant  l'ordonnance  (par  rapport  à  cette  déclaration), 
»  à  perdre  à  jamais  l'occasion  de  conclure  cette  grande 
»   affaire?  » 

u  Après  que  Son  Excellence  se  fut  retirée^  le  secrétaire 
d'Etat  a  présidé;  et  après  que  les  membres  ont  eu  développé 
leurs  opinions,  l unanimité  a  été  d'avis  :  — ■  que  l'indépen- 
dance d'Haïti,  pleine  et  entière,  étant  reconnue  par  une 
ordonnance  du  Roi  de  France,  dont  il  a  été  fait  verbalement 
mention  par  S.  E.  le  Président  d'ERiii,  elle  pourrait  être 
acceptée,  sans  que  les  conséquences  de  la  rédaction  du  pre- 
mier article  puissent  compromettre  en  rien,  ni  pour  le  pré- 
sent, ni  pour  l'avenir,  l'indépendance  acquise  par  la  nation, 


[1825]  CHAPITRE    VÎI.  o5i 

puisqueUe  se  trouvait  ratifiée  par  une  forme  qui  avait  été 
demandée  K  Le  Président  d'Haïti  devra  rédamer  un  traité 
qui  explique,  autant  quepossible,  les  dispositions  de  l'or- 
donnance du  Roi  de  France,  afin  d'éviter  tout  malentendu 
dans  l'avenir.  D'ailleurs,  l'acceptation  de  l'ordonnance, 
telle  quelle,  ne  peut  diminuer  ni  détruire  en  rien  la  force  et 
les  moyens  du  gouvernement,  pour  résister  à  toute  tenta- 
tive qui  pourrait  être  dirigée  contre  lui. 

»  En  foi  de  quoi,  nous  avons  signé  le  présent,  au  Port- 
au-Prince,  les  jour,  mois  et  an  que  dessus. 

»  Signé  :  Gayot,  C.  Dupiton,  N.  Yiallet,  Birot,  Rouanez, 
Pitre,  J.  Tîiézan,  Dupuciie,  L.-A.  Daumec,  B.  Clianlatte, 
sénateurs;  J.-C.  ïmbert,  secrétaire  d'Etat;  Fresnel,  graml- 
juge;  B.  Inginac,  secrétaire  général;  A.  Nau,  trésorier  géné- 
ral; J.-F.  Lespinasse,  doyen  du  tribunal  de  cassation^-  Noël 
Piroii,  membre  de  la  cliambre  des  comptes;  Thomas  Jean, 
B.  Noël  et  J.  Clianlatte,  généraux  de  brigade;  et  E.  Frémont, 
colonel.  » 

•Comme  on  le  voit,  Boyer  n'avait  pas  communiqué  aux 
membres  de  ce  conseil  privé,  la  copie  cju'il  tenait  de  l'or- 
donnance royale,  ce  qui  est  constaté  dans  le  procès-verbal 
ci-dessus;  et  dans  les  questions  écrites  qu'il  leur  posa,  il 
était  dit  que,  par  cet  acte,  le  Roi  de  France  reconnaissait 
l'indépendance,  tandis  qu'il  la  concédait.  De  plus^  le  conseil 
privé  constata  aussi  que  Boyer  lui-même  R\8iit  demandé  une 
ordonnance  royale  fouv  ratifier  l'indépendance.  Ce  conseil 
fut  donc  induit  à  penser  cjue  celle  présentée  par  M.  de  Mac- 
kau,  renfermait,  à  peu  de  choses  près,  les  clauses  portées 
dans  les  instructions  données  en  1824  à  MM.  Larose  et 
Rouanez  et  publiées  à  leur  retour  à  Haïti.  En  présence  de 

-t  Allusion  aiix  instrnctions  de  Bover  à.  MM.  Larose  et  Uoiianez. 


552  ÉTUDES   SUR   l'histoire  d'haïti. 

la  réticence  de  Boyer  à  ce  sujet,  les  commissaires,  qui  sa- 
vaient le  contraire^  se  gardèrent  d'éclairer  les  autres  mem- 
bres du  conseil  privé.  Quoi  qu'il  en  soit,  leur  avis  motivé 
encourageait  le  Président  à  accepter  l'ordonnance,  telle 
quelle,  si  M.  deMackau,  selon  sa  promesse,  lui  remettait  les 
explications  écrites  qu'il  avait  offertes. 

Dans  la  soirée,  cet  officier  les  apporta  au  Président;  les 
voici  : 


On  craint  que  cette  clause  de  l'art.  1""  de  l'ordonnance  du  Roi  : 
«  Les  ports  de  la  partie  française,  etc.,  »  n'ait  pour  but  de  ména- 
ger à  la  France  les  moyens  d'intervenir  plus  tard,  à  son  gré,  dans 
les  affaires  de  Saint-Domingue. 

On  dit  même  que  c'est  de  la  part  du  Roi  de  France  un  acte  de 
souveraineté  ,  et  on  remarque  qu'il  est  en  opposition  avec  les  dis- 
positions de  l'art.  3  de  l'ordonnance  qui  concède  à  Haïti  l'indépen- 
dance pleine  et  entière  de  son  gouvernement. 

On  répond  d'abord,  que  c'est  faire  injure  au  caractère  éminem- 
ment reMgieux  du  Roi  de  France,  que  de  supposer  que  Sa  Majesté 
a  voulu  retirer  d'une  main  ce  qu'elle  accordait  de  l'autre. 

C'est  pour  la  première  fois  que  S.  M.  Charles  X  s'adresse  à  l'an- 
cienne colonie  de  la  France  ,  et  comment  le  fait-elle  ?  En  allant 
elle-même  au  devant  du  nouvel  Etat,  en  lui  offrant  tout  d'abord 
ce  qu'il  réclamait  naguère,  en  écartant  de  sa  propre  volonté  la  seule 
clause  (celle  de  la  suzeraineté)  qui  semblait  blesser  les  Haïtiens, 
et  à  laquelle  cependant  n'aurait  jamais  voulu  renoncer  le  feu  roi, 
de  vénérable  mémoire.  Les  paroles  de  Charles  X  ne  sont  pas  en- 
tourées d'artifices.  Si  Sa  Majesté  a  eu  de  la  peine  à  se  résoudre  à 
cette  cession  d'une  partie  des  domaines  de  ses  pères,  il  suffît  ce- 
pendant qu'elle  y  ait  été  décidée  par  les  prières  du  Prince  ,  objet 
de  son  orgueil  et  de  son  amour,  pour  que,  désormais,  elle  reste 
inébranlable  dans  sa  résolution.  En  cette  circonstance,  comme  en 
toute  autre,  le  Roi  tiendra  ce  qu'il  promet. 

Sa  Majesté  m'a  dit,  et  elle  a  daigné  m'autoriser  à  le  répéter, 
que,  par  les  expressions  de  cet  article,  qui  cause  tant  d'inquié- 


[1825]  CHAPITRE   VII.  555 

tude ,  elle  n'entendait  pas  se  ménager  le  droit  d'intervenir  dans 
les  aflaires  d'Haïti.  Cette  obscure  combinaison  serait  indigne  du 
caractère  élevé  d'un  monarque  dont  l'Europe  se  plaît  à  proclamer 
la  bonne  foi. 

Cette  clause,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  expliqué,  n'a  d'autre  but  que 
de  montrer  la  France  fidèle  aux  engagemens  qu'elle  a  pris  au  con- 
grès de  Vérone  avec  tous  les  autres  Etats  de  l'Europe  i. 

Il  y  fut  arrêté  que  tout  arrangement  qui  aurait  pour  but  de  ré- 
concilier de  nouveaux  Etats  avec  d'anciennes  métropoles  serait  fa- 
vorisé par  tous  les  souverains  de  l'Europe,  pourvu  que  (la  métro- 
pole exceptée)  tous  les  autres  pavillons  fussent  accueillis  et  traités 
pareillement  dans  les  nouveaux  Etats. 

La  France  donne  la  première  l'exemple  d'une  réconciliation 
qui,  étant  imitée  par  son  ancienne  alliée,  2  peut  rendre  à  toutes  les 
Amériques  le  repos  et  la  liberté,  après  lesquels  elles  soupirent 
vainement  depuis  si  longtemps;  et  c'est  dans  les  premiers  mois 
de  l'avènement  au  trône  du  Roi  Très-Gbrétien,  que  S.  M.  a  voulu 
consacrer  ce  grand  acte. 

La  France  veut  tenir  ses  promesses  au  congrès  de  Vérone,  tout 
en  proclamant  V indépendance  d'Haïti;  et  son  but,  par  cet  art.  1" 
de  l'ordonnance  qui  éveille  tant  de  soupçons,  est  surtout  de  prou- 
ver qu'elle  n'a  stipulé  des  avantages  particuliers  pour  aucun  de  ses 
alliés  :  c'est  là  son  vrai  motif. 

Peut-on  dire  que  cette  première  clause  annule  l'eifet  de  la  gé- 
néreuse déclaration  de  l'indépendance  d'Haxti?  Quand  le  Roi  de 
France  est  encore  souverain  de  Saint-Domingue,  il  tient  ses  pro- 
messes aux  divers  souverains  de  l'Europe. 

En  proclamant  V indépendance  d'Hciiti,  il  renonce  à  toute  parti- 
cipation à  l'exercice  de  la  souveraineté  du  nouvel  Etat . 

Non  ,  le  Roi  de  France  n'a  jamais  songé  à  se  ménager  pour  l'a- 
venir des  moyens  d'intervenir  dans  les  affaires  d'Haïti;  S.  M.  a 
daigné  me  le  dire  positivement,  et  sa  pensée  m'est  tellement  con- 


1  Le  congrès  de  Vérone  eut  lieu  à  la  fin  de  1822,  du  20  octobre  au  14  décemlire,  alors 
quelle  marquis  de  Clermont-Tonnerre  ,  ministre  de  la  marine  et  des  colonies,  envovait 
M.  Liot  auprès  de  Boyer, 

2  L'Espagne,  à  Tégard  de  ses  colonies  indépendantes.  Ce  passage  confirme  ce  qu'on  a 
dit  de  M.  de  Villèle. 

T.  IX.  23 


354  ÉTUDES    SUR    l'histoire    D  HAÏTI. 

nue  à  cet  égard ,  que  je  ne  crains  pas  d'assurer  qu'une  déclaration 
formelle  de  son  cabinet,  sur  ce  point,  serait  obtenue  si  elle  était 
demandée. 

On  a  dit  encore  :  Mais  cet  art.  \^^  est  un  acle  de  souveraineté  de 
la  part  du  Roi  de  France? 

Oui,  sans  doute,  et,  dans  cette  circonstance,  je  ne  manquerai  pas 
à  une  franchise  dont  je  crois  avoir  donné  des  preuves  au  Prési- 
dent. 

Oui,  le  Roi  de  France  se  considère  souverain  de  Saint-Domingue, 
jusqu'au  moment  où,  par  l'art.  3  de  son  ordonnance,  il  proclame 
l'indépendance  d'Haïti.  Dans  sa  position  élevée ,  le  Roi  de  France 
ne  feint  jamais,  il  dit  tout  ce  qu'il  pense. 

Mais  si  Fart,  i^'  est  un  acte  de  souveraineté,  l'art.  3  n'en  est-il 
pas  un  autre?  Et  peut-on  contester  au  Roi  de  France  le  droit  de 
parler  en  souverain,  alors  que  S.  M.  ne  s'adresse  aux  Haïtiens  que 
pour  leur  dire  :  «  Soyez  une  nation  libre  et  indépendante,  et  amie 
»  de  mes  sujets.  » 

Je  voudrais  être  assez  heureux  pour  faire  passer  de  mon  esprit 
dans  celui  de  Son  Excellence  le  Président,  la  conviction  dont  je  suis 
pénétré.  Non,  ni  la  France,  ni  son  bien-aimé  souverain  ne  veulent 
tromper  une  nation  nouvelle  à  laquelle  nous  ouvrons  nos  bras 
avec  confiance  ! 

Je  crois  avoir  donné  au  Président,  pour  l'en  convaincre,  moins 
par  cette  note  que  par  mes  fréquentes  explications  verbales,  toutes 
les  raisons  qui  étaient  en  mon  pouvoir.  Un  dernier  moyen  me 
reste,  je  l'offre,  et  il  pourra  servir  à  me  juger. 

Je  suis  assuré  que  l'ordonnance  du  Roi,  acceptée  et  entérinée  à 
Haïti  dans  les  formes  voulues  par  la  République,  S.  E.  le  Prési- 
dent d'Haïti  obtiendra  facilement  du  cabinet  de  Sa  Majesté,  la  dé- 
claration que  paraît  rendre  indispensable  l'inquiétude  générale. 
J'en  suis  tellement  persuadé ,  que  je  m'en  rends  garant ,  que  je 
m'offre  à  rester  seul  en  otage  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  été  obtenue. 

J'enverrai  un  des  bàtimens  de  ma  division  porter  en  France 
l'acte  de  l'enregistrement  de  l'ordonnance  :  je  céderai  à  un  de 
mes  officiers  le  bonheur  d'aller  annoncer  au  Roi  cette  importante 
nouvelle,  et  j'attendrai  ici  l'effet  de  la  promesse  que  me  permet  de 


[1825]  CHAPITRE   VII.  355 

faire  la  connaissance  que  j'ai  des  dispositions  favorables  du  Roi  et 
du  Dauphin  pour  le  nouvel  Etat. 
Après  une  telle  offre,  il  ne  me  reste  que  peu  démets  à  ajouter. 
En  m'envoyant  ici,  le  Roi  m'a  imposé  des  devoirs  de  deux  sortes  : 
je  ne  manquerai  à  aucuns ,  bien  que  certainement  j'éprouverais  à 
remplir  les  derniers-autant  de  douleur  que  je  ressentirais  de  joie 
dans  ^accomplissement  des  premiers. 

Je  l'ai  souvent  dit  au  Président  :  je  ne  suis  point  un  négocia- 
teur, je  ne  suis  qu'un  soldat  ;  j'ai  reçu  une  consigne,  et  je  l'exécu- 
terai dans  toute  son  étendue. 

Que  le  Président  veuille  bien  croire  que ,  quelque  chose  que  la 
Providence  décide  dans  cette  grande  affaire ,  je  n'en  resterai  pas 
moins  avec  la  vive  satisfaction  d'avoir  été  appelé  à  apprécier  un 
homme  célèbre ,  qu'on  ne  peut  approcher  sans  se  remplir  pour  lui 
de  sentimens  de  vénération ,  à.'estime ,  et  je  voudrais  qu'il  me  fût 
permis  de  dire,  à.' affection. 
Le  capitaine  de  vaisseau,  gentilhomme  de  la  chambre  du  Roi^ 

Signé  :  Baron  de  Mackau. 

Ces  explications  étaient  la  reproduction  de  celles  qu'il 
avait  données  verbalement,  soit  aux  commissaires  haïtiens, 
soit  au  Président^  dont  il  reproduisait  aussi  les  objections 
dans  cette  pièce.  Elles  satisfirent  le  Président;  et  il  déclara 
à  M.  de  Mackau  qu'il  acceptait  l'ordonnance  avec  confiance, 
et  clans  l'espoir  que  le  gouvernement  français  ferait  avec 
celui  de  la  Républicjue  un  traité  qui  lèverait  toutes  ditïicul'- 
tés  pour  l'avenir,  par  rapport  aux  clauses  insérées  clans  cet 
acte  royal,  et  qui  réduirait  le  chitfre  énorme  de  l'indemnité. 
Satisfait  lui-même  du  succès  complet  de  sa  mission,  M.  de 
Mackau  fit  savoir  à  Boyer  qu'il  allait  expédier  en  France  la 
goélette  la  Béarnaise  pour  y  donner  cette  agréable  nou- 
velle, et  qu'il  désirait  la  confirmer  ofïiciellement  aux  yeux 
de  son  gouvernement  par  une  lettre  du  Président  d'Haïti, 
constatant  V acceptation  de  l'ordonnance  et  son  prochain 


536  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

entérinement  par  le  Sénat  :  ce  qui  serait  un  juste  retour  de 
la  remise  qu'il  venait  de  faire  de  ses  explications  écrites. 
Boyer  ne  pouvait  refuser  une  telle  lettre;  il  promit  de  la 
faire  et  de  la  remettre  le  lendemain  ;  la  voici  : 

«  Monsieur  le  Baron , 

»  Les  explications  contenues  dans  votre  note  officielle , 
en  date  d'hier,  prévenant  tout  malentendu  sur  le  sens  de 
l'article  I"  de  l'ordonnance  du  Roi  de  France  qui  reconnaît 
l'indépendance  pleine  et  entière  du  gouvernement  d'Haïti, 
et  confiant  dans  la  loyauté  de  Sa  Majesté  Très-Chrétienne, 
j'accepte,  au  nom  de  la  nation,  cette  ordonnance,  et  je  vais 
faire  procéder  à  son  entérinement  au  Sénat  avec  la  solennité 
convenable^. 

))  Recevez,  Monsieur  le  Baron,  l'assurance  de  ma  haute 

considération , 

Signé  :  Boyer. 

«  Au  Palais  national  du  Port-au-Prince,  le  8  juillet  1825, 
an  xxn*  de  l'indépendance.  » 

Cette  lettre  fut  remise,  dans  la  matinée  de  ce  jour^  à 
•M.  de  Mackau,  qui  expédia  aussitôt  le  brig  le  Rusé  auprès 
des  amiraux  Jurien  et  Grivel,  pour  leur  annoncer  le  succès 
de  sa  mission  et  les  inviter,  du  consentement  de  Boyer^,  à 
venir  dans  le  port  de  la  capitale  avec  tous  les  navires  de 
guerre,  afin  d'ajouter,  par  leur  présence,  à  l'éclat  de  la  cé- 
rémonie de  l'entérinement  de  l'ordonnance  au  Sénat  et  des 
fêtes  qui  la  suivraient.  La  Béarnaise  partit  pour  la  France 
dans  la  soirée  du  8,  emportant  des  dépêches  de  M.  de 


1  On  remarquera  cpie  cette  lettre  ne  fit  aucune  réserve  par  rapport  au  chiffre  de  l'in- 
demnité, de  même  qaie  M.  de  Mackau  n'en  parla  point  dans  ses  explications  écrites,  parce 
qu'il  conseilla  à  Boyer  d'écrire  une  lettre  à  ce  sujet  à  Charles  X,  en  promettant  d'ap- 
puyer sa  réclamation. 


[1825]  CHAPITRE    \1I.  557 

Mackaii  et  la  lettre  ci-dessus  de  Boyev.  Le  9,  à  midi,  la 
flotte  entière  arriva  et  jeta  l'ancre  dans  la  rade  extérieure 
du  Port-au-Prince;  elle  forma  deux  lignes  qui  s'étendaient 
jusqu'en  face  du  fort  Bizoton.  Ainsi,  quand  on  a  prétendu, 
à  l'étranger  comme  en  Haïti  même,  que  ce  fut  la  présence 
de  ces  navires  de  guerre,  dans  le  port,  qui  décida  Boyer  à 
accepter  l'ordonnance,  on  a  avancé  une  assertion  démentie 
par  les  faits  que  nous  venons  de  relater.  Ce  sont  les  expli- 
cations écrites  de  M.  de  Mackau  et  l'offre  qu'il  fit  de  rester 
en  otage  qui  le  déterminèrent. 

Dès  le  8 ,  par  ordre  du  Président  d'Haïti ,  le  secrétaire 
général  fit  publier  un  programme  de  la  cérémonie  projetée, 
qui  devait  avoir  lieu  le  i  1 .  Il  n'y  était  fait  mention  que  de 
M.  de  Mackau  ;  mais  les  deux  amiraux  étant  arrivés  le  9, 
ils  réclamèrent  du  gouvernement  de  participer  avec  leurs 
officiers  à  toutes  les  circonstances  de  cette  cérémonie  :  on 
condescendit  à  leur  désir  ^  En  conséquence,  le  10,  le  se- 
crétaire général  fit  publier  un  supplément  au  programme 
dont  s'agit^  et  qu'il  arrêta  de  concert  avec  M.  de  Mackau  et 
l'amiral  Jurien ,  commandant  en  chef  de  la  flotte  ^. 

Nous  avons  dit  que,  dans  le  public,  on  s'était  attendu  à 
une  rupture  complète  entre  le  gouvernement  et  l'envoyé 
français,  puisqu'on  savait  que  Boyer  avait  autorisé  les 
commissaires  à  repousser  l'ordonnance.  Mais  les  deux  en- 
tretiens qu'il  eut  ensuite  avec  M.  de  Mackau ,  le  5  et  le  6 
juillet  dans  la  soirée,  et  qui  parurent  entourés  d'un  certain 

1  Peu  d'henres  après  leur  arrivée  en  rade,  les  deux  âniiraus  débarquèrent  et  se  rendi- 
rent auprès  de  M.  de  Mackau,  qui  alla  les  présenter  au  général  Inginac  :  ils  furent  pré- 
sentés au  Président  dans  la  matinée  du  dimanche  10  juillet. 

2  L'amiralJurien  avait  figuré  dans  l'expédition  de  1802  ;  l'année  suivante,  il  comman- 
dait la  frégate  la  Franchise,  au  Petit-Goave ,  quand  Lamarre  s'empara  de  cette  viUe  en 
expulsant  la  garnison  française.  (Tome  5  de  cet  ouvrage,  page  389).  M.  Jurien  se  lappela 
qu'il  avait  une  fille  naturelle  avec  une  dame  de  cette 'ville  ;  il  s'informa  d'elles,  et  elles 
vinrent  le  voir  au  Port-au-Prince  où  il  les  acQueillit,  en  laissant  à  sa_ fille  des  témoigna- 

.. ges.de  sa:génfirosi1;é,  ,  ■-.-',,....•,. 


^j/J^ 


358  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

rmjstere  auquel  la  population  de  la  capitale  n'était  pas  habi- 
tuée, d'après  la  manière  dont  Pétion  avait  agi  envers  les 
agents  de  la  France  qui  étaient  venus  de  son  temps  ;  la 
réunion  des  sénateurs  et  des  fonctionnaires  qui  eut  lieu 
dans  l'après-midi  du  7,  et  d'où  sortirent  des  demi-confi- 
dences faites  aux  uns  et  aux  autres  sur  le  contexte  présumé 
de  l'acte  qu'on  allait  accepter,  parce  qu'ils  l'ignoraient  eux- 
mêmes;   le  nouvel    entretien   qu'eut    le  Président  avec 
M,   de  Mackau ,  dans  la  soirée  du  7,  et  l'accord  entre 
eux  que  prouvait  la  publication  du  premier  programme  : 
tout    contribuait  à   faire   naître  une   vague   inquiétude 
sur  les  conséquences  finales  de  cette  affaire,    et  à   pré- 
parer les  esprits  ardens  à  une  exaltation  fondée  sur  les 
susceptibilités  nationales.  Mais  ce  fut  autre  chose,  quand  on 
vit  paraître  les  navires  de  la  flotte,  quand  on  entendit  pu- 
blier le  supplément  au  programme,  considéré  comme  une 
exigence  des  amiraux  afin  de  participer  à  la  cérémonie  et 
aux  fêtes  avec  leurs  officiers .  On  se  sentit,  on  se  crut  humi- 
lié par  la  présence  de  cette  force  maritime;  l'honneur  et  la 
dignité  de  la  nation  parurent  atteints,  tandis  qu'au  fait,  ces 
navires  de  guerre  venaient  saluer  avec  plus  d'éclat  le  pavil- 
lon haïtien;  et  l'on  ne  fut  que  trop  disposé,  malheureuse- 
ment ,  à  tout  imputer  à  Boyer,  à  penser  qu'il  avait  sacrifié 
cet  honneur  et  cette  dignité  par  la  crainte  de  la  guerre  qui 
aurait  pu  survenir  de  son  refus  absolu  d'accepter  l'ordon- 
nance de  Charles  X.  Il  n'y  eut  point,  sans  doute,  une  explo- 
sion ouverte  de  ces  sentimens;  mais,  ce  qui  est  pire,  un 
mécontentement  concentré  qui,  de  la  capitale,  devait  se 
répandre  dans  toute  la  République  et  produire  bientôt  de 
fâcheux  effets  '' , 

1  Si  M.  Esmangart   avait  pu  dire  au  général  J.  Boyé  que  la  reconnaissance  de  l'indé- 
pendance d'Haïti,  telle  qu'il  la  proposait,  serait  une  hnmUiation  pour  le  roi  de  France, 


[1825]  CHAPITRE  VII.  r»59 

Cependant,  tout  étant  disposé  pour  la  cérémonie  du  H 
juillet ,  le  Président  d'Haïti  adressa  au  Sénat  le  message 
suivant,  en  date  du  1 0  : 

«  Citoyens  Sénateurs, 

»  Sa  Majesté  le  Roi  de  France  ayant  reconnu  y  par  son  or- 
donnance du  17  avril  dernier,  l'indépendance  pleine  et  en- 
tière du  gouvernement  d'Haïti,  et  Monsieur  le  baron  de 
Mackau,  qui  en  est  porteur,  m'ayant  donné  officiellement 
toutes  les  explications  que  je  désirais  pour  la  garantie  na- 
tionale, j'ai  accepté  ladite  ordonnance.  Monsieur  le  baron 
de  Mackau  doit,  d'après  mon  invitation,  la  présenter  de- 
main matin  à  votre  adhésion  :  je  ne  doute  pas  ,  qu'appré- 
ciant les  motifs  qui  ont  guidé  ma  détermination ,  vous  ne 
procédiez  à  l'entérinement  de  cet  acte  selon  les  formes 
voulues  par  nos  institutions  ^ 

»  J'ai  la  faveur  de  vous  saluer  avec  une  haute  considéra- 
tion, 

»  Signé  :  Boyer.  » 

Entériner  est  un  terme  de  jurisprudence  qui  signifie  «  ra- 
»  ^z'^er  juridiquement  un  acte  qui  ne  pourrait  valoir  sans 


il  était  bien  permis  aux  Haïtiens  de  penser  de  même  par  rapport  à  son  ordonnance  et  à  la 
présence  de  la  flotte  dans  la  rade  du  Port-au-Prince.  Mais  «i  le  Président  avait  fait  savoir 
au  public  gue  c'était  avec  son  oonsentement  que  le  Rusé  allait  l'y  appeler,  on  n'eût  pas 
éprouvé  ce  sentiment;  car  on  crut  généralement  que  c'était  malgré  lui. 

1  On  remarquera  encore  que  si  les  sénateurs  appelés  en  conseil  privé  n'eurent  point 
connaissance  de  la  copie  de  l'ordonnance,  le  Sénat  ne  reçut  pas  non  plus  communication 
des  explications  écrites  de  M.  de  Mackau.  Or,  ce  corps  ayant  le  pouvoir  de  sanctionner 
ou  de  rejeter  l'acceptation  de  l'ordonnance  par  Boyer,  celui-ci  aurait  dû  lui  donner  con- 
naissance aussi  de  ces  explications  écrites  pour  mieux  obtenir  son  adhésion.  Et  puis,  avant 
de  faire  publier  le  programme  du  8  juillet,  il  aurait  dû  adresser  son  message  qui  fut  tar- 
dif. Eu  conseil  privé,  les  sénateurs  ne  formaient  pas  le  Sénat.  Cet  oubli  des  formes  et  de 
convenances  envers  ce  corps  contribua  beaucoup  à  exalter  l'opinion  publique  par  la 
suite. 


560  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

»  cette  formalité  »  ;  aussi  dit- on  :  entériner  des  lettres  de 
grâce,  de  noblesse,  etc.  Mais,  selon  la  constitution,  le  Sé- 
nat, corps  politique,  avait  le  pouvoir  de  rejeter  ou  de 
sanctionner,  c'est-à-dire  d'approuver  ou  de  confirmer  les 
traités  faits  par  le  Président  d'Haïti  avec  les  puissances 
étrangères.  En  adhérant  d'abord  à  l'ordonnance  acceptée 
par  le  Président,  en  procédant  ensuite  à  son  entérinement,  le 
Sénat  la  ratifiait;  il  l'approuvait  ou  confirmait^  en  lui  don- 
nant en  quelque  sorte  la  valeur  d'un  traité,  bien  que  cet 
acte  fût  loin  d'en  avoir  la  forme. 

Mais  on  se  trouvait  dans  une  situation  anormale ,  créée 
par  Boyer  lui-même  dans  ses  instructions  de  1824;  il  fallait 
que  le  Sénat  V aidât  à  en  sortir,  et  déjà,  dans  le  conseil 
privé  du  7_,  dix  de  ses  membres  avaient  opiné  en  ce  sens , 
sans  avoir  même  eu  une  due  connaissance  de  l'ordonnance. 
M.  de  Mackau  parait  être  celui  qui,  le  premier,  parla  de  son 
entérinement  par  le  Sénat  ;  car  il  sentait  que,  sans  cette 
formalité,  la  seule  acceptation  de  cet  acte  par  le  Président 
d'Haïti  ne  serait  d'aucune  valeur  aux  yeux  du  gouverne- 
ment français.  Le  Président  lui-même  dut  le  désirer  et  le 
vouloir  ainsi,  afin  de  remplir,  autant  que  possible,  le  vœu 
de  la  constitution,  et  de  n'être  pas  seul  responsable  aux 
yeux  du  peuple  haïtien,  auquel  l'ordonnance  imposait  des 
obligations  et  des  charges  pécuniaires,  indépendamment  de 
ses  dispositions  ambiguës  et  de  ses  termes  qui  étaient  de 
nature  à  froisser  la  dignité  nationale. 

Enfin,  selon  le  programme,  dans  la  matinée  du  11  juillet, 
les  autorités  militaires  de  la  capitale  et  les  généraux  pré- 
sens, les  officiers  du  port  et  ceux  des  garde-côtes  de  l'Etat, 
le  juge  de  paix  et  ses  sappléans,  et  les  membres  du  conseil 
des  notables,  se  rendirent  sur  le  quai  pour  y  recevoir  et 
complimenter  M.  de  ^lackau.  Il  quitta  la  frégate  la  Circé  au 


(1825]  CHAPITRE    VII.  361 

bruit  d'une  salve  de  21  coups  de  canon,  répétée  par  rEylau, 
vaisseau-amiral,  et  par  le  Jean-Bart,  vaisseau  en  second, 
laquelle  fut  tirée  en  l'honneur  de  l'ordonnance  du  Roi  de 
France  que  portait  M.  de  Mackau,  dans  un  fourreau  de  ve- 
lours cramoisi.  Le  canot  où  il  se  trouvait  marchait  entre 
ceux  des  amiraux  Jurien  et  Grivel,  et  ils  étaient  suivis  de 
beaucoup  d'autres  qui  portaient  tous  .les  commandans  des 
navires  de  la  flotte  et  les  officiers  qu'ils  avaient  désignés.  A 
leur  arrivée  sur  le  quai,  sur  l'ordre  donné  par  le  général 
Thomas  Jean ,  commandant  de  la  place ,  le  cortège  se  mit 
en  marche,  précédé  des  grenadiers  de  la  garde  nationale, 
de  la  musique  militaire,  des  autorités  civiles  et  des  ofliciers 
du  port  et  des  garde-côtes,  des  officiers  de  la  marine  fran- 
çaise; venaient  ensuite  M.  de  Mackau  et  les  amiraux,  que 
les  généraux  haïtiens  environnaient  :  les  chasseurs  de  la 
garde  nationale  ferm  aient  cecortége,  que  le  peuple  suivait  des 
deux  côtés,  comme  en  toutes  circonstances  de  même  nature. 
Le  Sénat  était  en  séance  publique  dans  son  palais,  où  se 
trouvaient  réunis  beaucoup  de  citoyens  et  de  fonctionnaires 
civils  assistant  comme  eux,  et  les  commerçans  étrangers, 
surtout  les  Français  présens  à  la  capitale.  Au  moment  où  le 
cortège  allait  arriver,  un  des  secrétaires  du  Sénat  donna 
lecture  du  message  du  Président  d'Haïti ,  en  date  du  10  ; 
puis  le  cortège  fut  introduit.  M.  de  Mackau  ^t  les  deux 
amiraux  occupèrent  des  sièges  préparés  pour  eux,  en  face 
du  sénateur  Gayot,  président  du  Sénat;  les  généraux  haï- 
tiens et  les  officiers  de  la  marine  française  se  placèrent  en 
arrière.  Alors,  M.  de  Mackau,- s'étant  levé,  adressa  au  Sénat 
le  discours  suivant  : 

«  Messieurs  du  Sénat, 
»  Le  Roi  m'a  ordonné  de  venir  vers  vous  et  de  vous  offrir 


362  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'hâïti. 

en  son  nom  le  pacte  le  plus  généreux  dont  l'époque  actuelle 
offre  l'exemple.  Vous  y  trouverez  la  preuve,  Messieurs, 
qu'en  ces  grandes  circonstances,  la  royale  pensée  de  Sa 
Majesté  ne  s'est  pas  moins  portée  sur  l'état  précaire  des 
Haïtiens  que  sur  les  intérêts  de  ses  sujets. 

»  Sans  doute,  Messieurs,  les  hautes  vertus  de  votre  digne 
Président,  et  les  prières  d'un  Prince  qui  est  tout  à  la  fois 
l'orgueil  et  de  son  père  et  de  la  France,  ont  exercé  une 
grande  influence  sur  la  détermination  de  Sa  Majesté;  mais 
il  suffirait  qu'il  y  eût  du  bien  à  faire  à  une  réunion  d'hom- 
mes ,  pour  que  le  cœur  de  Charles  X  fût  vivement  inté- 
ressé. 

»  Dieu  bénira.  Messieurs,  cette  sincère  et  grande  récon- 
ciliation, et  permettra  qu'elle  serve  d'exemple  à  d'autres 
Etats  déchirés  encore  par  des  maux  dont  l'humanité 
gémit. 

»  Aussi  nous  est-il  permis  d'espérer  que,  dans  le  Nou- 
veau-Monde comme  dans  l'Ancien ,  nous  trouverons  tous 
les  cœurs  ouverts  à  cet  amour  qui  nous  fut  légué  par  nos 
pères ,  dont  héritera  notre  postérité  la  plus  reculée ,  pour 
cette  auguste  Maison  de  France  qui,  après  avoir  fait  le 
bonheur  de  notre  pays,  a  voulu  fonder  celui  de  ce  nouvel 
Etat.  D 

Et  il  déposa  l'ordonnance  sur  le  bureau  du  Président  du 
Sénat  et  retourna  à  sa  place  '' .  Le  sénateur  Rouanez^  l'un 
des  secrétaires,  en  donna  lecture  à  haute  voix.  Sur  l'invita- 
tion de  son  président,  le  Sénat  vota  son  acceptation  et  son 


1  En  voulant  so  rasseoir,  M.  de  Mackau  perdit  l'équilibre  et  brisa  son  siège  ;  car  il  était 
ccrpnlent'et  de  grande  stature.  Il  fut  soutenu  par  les  deux  amiraux  pour  ne  pas  tomber  : 
un  général  haïtien  lui  donna  \m  autre  fauteuil.  J'ai  vu  ce  que  je-  dis. —  Cette  particularité, 
connue  dans  le  publie  inquiet,  fut  interprétée  comme  un  mauvais  signe  pour  l'ordonnance 
qu'il  venait  de  déposer  sur.  le  bureau  du  Sénat,  tant  la  superstition  est  vivace  dans  cer- 
tains esprits. 


[1825]  CHAPITRE   VII.  565 

enregistrement  :  ainsi  fut  entériné  cet  acte  K  Le  président 
répondit  alors  au  discours  de  M.  de  Mackau,  par  les  paroles 
suivantes  : 

«  Monsieur  le  Baron, 

»  Nous  recevons  avec  vénération  l'ordonnance  de  Sa 
Majesté  Très-Chrétienne,  par  laquelle  la  récognition  de 
l'indépendance  d'Haïti  est  formellement  déclarée,  et  dont 
vous  avez  été  chargé  de  nous  présenter  l'acte  solennel. 

»  Il  appartenait  à  un  descendant  de  la  noble  et  antique 
race  des  Bourbons,  de  mettre  le  sceau  au  grand  œuvre  de 
notre  régénération.  Après  de  si  funestes  et  de  si  cruelles 
calamités ,  Charles  X ,  justement  Roi  Très-Chrétien,  vient 
enfin  de  reconnaître  le  droit  acquis  par  le  peuple  haïtien,  et 
appelle  cette  jeune  nation  à  prendre  rang  parmi  les  peuples 
anciens. 

»  Rendons  grâce  à  l'Eternel  ! 

»  Gloire  à  l'auguste  monarque  qui,  dédaignant  des  lau- 
riers qui  seraient  souillés  de  sang,  a  préféré  ceindre  son  front 
majestueux  de  l'olivier  de  la  paix  ^  ! 

»  Réunissons  nos  vœux  pour  bénir  son  bien-aimé  fils  ^ 
dont  la  Renommée ,  en  publiant  les  vertus ,  a  fait  retentir 
sa  voix  jusqu'à  nous. 

»  Félicitons  M.  le  baron  de  Mackau  d'avoir  si  dignement 
rempli  son  honorable  mission  :  le  nom  de  son  souverain , 
celui  du  Dauphin  de  France  et  le  sien,  seront  inscrits  en 
traits  ineffaçables  dans  les  fastes  d'Haïti.  » 


1  On  a  va  que  dix  sénateurs  seulement  firent  partie  du  conseil  privé  tenu  au  palais  de 
la  présidence  ;  mais  on  avait  appelé  sans  délai  à  la  capitale  ceux  qui  habitaient  les  lieux 
les  plus  voisins,  et  ils' en  trouva  treize  à  la  séance  du  11  juillet  :  le  sénateur  Lafontant , 
venu  de  Jacmel  après  cette  séance,  adhéra  aussi  à  la  résolution  de  ses  collègues. 

2  Le  sénateur  Gayot  reçut  d'amers  reproches  des  patriotes  exaltés  pour  l'idée  expri- 
mée dans  sa  phrase  soulignée  ;  il  en  fut  inconsolable,  et  c'était  avec  raison. 


064-  ÉTUDES   SUR    l'hISTOIRE    d'haÏTI. 

Ce  discours  fut  suivi  des  cris  de  :  Vive  Charles  X  !  Vive 
(trois  fois)  l'indépendance  d'Haïti!  Vive  le  Président 
d'Haïti  !  Vive  le  baron  de  Mackau  ! 

Après  son  discours,  le  président  du  Sénat  désigna  les  sé- 
nateurs Daumec,  Pitre  et  Rouanez  pour  se  rendre  auprès  du 
Président  d'Haïti,  lui  remettre  l'ordonnance  royale  et  lui 
annoncer  son  entérinement.  Le  cortège  se  mit  aussitôt  en 
marche,  en  suivant  le  même  ordre  qu'auparavant  ^  Le 
contre- amiral  Panayoty  vint  recevoir  et  complimenter 
M.  de  Mackau  et  les  deux  amiraux,  au  pied  du  grand  esca- 
lier du  palais  de  la  présidence,  et  il  les  introduisit  dans  la 
salle  des  généraux  2.  Le  Président  d'Haïti  s'y  tenait  assis  et 
ayant  à  ses  côtés  le  secrétaire  d'Etat,  le  grand-juge  et  le 
secrétaire  général,  tousen  grand  costume  de  leurs  dignités. 
M.  de  Mackau  et  les  deux  amiraux  furent  placés  sur  des 
sièges  en  face  d'eux,  et  les  autres  membres  du  cortège 
comme  ils  l'étaient  au  Sénat,  Le  sénateur  Daumec,  au  nom 
de  ce  corps,  adressa  quelques  paroles  au  Président  d'Haïti 
et  lui  remit  l'ordonnance  royale.  Le  Président  prononça 
alors  le  discours  suivant  : 

«  En  acceptant  solennellement  l'ordonnance  de  Sa  Ma- 
jesté Charles  X,  qui  reconnaît  d'une  manière  formelle  l'in- 
dépendaîice  plehie  et  entière  du  gouvernement  d'Haïti^  qu'il 
est  doux  pour  mon  cœur  de  voir  mettre  le  sceau  à  l'éman- 
cipation d'un  peuple  digne,  par  son  courage  et  sa  déter- 
mination, des  destinées  que  la  Providence  lui  réservait; 


1  La  musique  militaire,  jouant  à  tout  moment  pendant  la  marclie  du  cortège,  fît  enten- 
dre les  airs  des  chants  nationaux  de  la  France  révolutionnaire,  même  le  Ca-ira  de  1793  : 
ce  qui  parut  assez  singulier  à  iin  «  gentilliomme  de  la  chambre  du  roi.  »  M.  de  Mackau 
en  ayant  fait  ensuite  l'observation  au  général  Inginac,  celui-ci  répondit  :  «  Soyez  îndnl- 
«  gent ,  car  nos  musiciens  ne  connaissent  pas  d'autres  airs;  et  puis,  vous  savez  que  la 
»  République  d'Haïti  est  une  fille  de  la  République  française?  » 

2  L'amiral  Panayoty  avait  cessé  de  commander  l'arrondissement  de  Saint-Jeau,  où  ils 
s'ennuyait  de  ne  plus  voir  la  mer.Y.n  1824,  je  passai  à  Les-Matas,  où  il  me  dit  cela. 


[1825]  CHAPITRE   VII.  565 

d'un  peuple  à  la  tête  duquel  il  m'est  si  glorieux  d'avoir  été 
appelé  ! 

»  Si  les  Haïtiens,  par  leur  constance  et  leur  loyauté,  ont 
mérité  l'estime  des  hommes  impartiaux  de  toutes  les  nations, 
il  est  juste  de  rendre  ici  un  hommage  éclatant  à  la  gloire 
incontestable  que,  par  cet  acte  mémorable,  le  monarque  de 
la  France  vient  d'ajouter  à  l'éclat  de  son  règne.  Puisse  la 
vie  de  ce  souverain  être  longue  et  heureuse  pour  le  bon- 
heur de  l'humanité! 

»  Depuis  vingt-deux  ans,  nous  renouvelons  chaque 
année  le  serment  de  vivre  indépendans  ou  de  mourir  : 
désormais,  nous  y  ajouterons  un  vœu  cher  à  notre  cœur, 
et  qui,  j'espère,  sera  entendu  du  ciel  :  que  la  confiance  et 
une  franchise  réciproque,  cimentent  à  jamais  l'accord  qui 
vient  de  se  former  entre  les  Français  et  les  Haïtiens  !  » 

A  son  tour,  M.  de  Mackau,  se  levant,  parla  ainsi  avec  un 
accent  qui  décelait  sa  profonde  satisfaction  de  l'heureux 
succès  de  sa  mission  : 

«  Monsieur  le  Président, 

»  Le  Roi  a  su  qu'il  existait  sur  cette  terre  éloignée,  au- 
trefois dépendante  de  ses  Etats,  un  chef  illustre,  qui  ne  se 
servit  jamais  de  son  influence  et  de  son  autorité  que  pour 
soulager  le  malheur,  désarmer  la  guerre  de  rigueurs  inutiles, 
et  couvrir  les  Français  surtout  de  sa  protection  ^ 

»  Le  Roi  m'a  dit  :  «  Allez  vers  cet  homme  célèbre, 
»  oflfrez-lui  la  paix,  et,  pour  son  pays,  la  prospérité  et  le 


1  Boyer,  de  même  que  Pétion,  fit  toujours  respecter  tous  les  étrangers  qui  venaien 
dans  la  République,  où  il  n'y  avait  aucun  consul  ;  mais  il  est  vrai  que  les  Français  se  trou 
vaient  parfois  plus  exposés  que  les  autres  nations,  notamment  lors  de  l'équipée  de  Samana. 
Tout  en  ordonnant  des  mesures  à  leur  égard  en  cette  circonstance,  il  était  aussi  du  devoir 
du  Président  d'Haïti  de  les  faire  protéger. 


566  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

))  bonheur.»  J'ai  obéi;  j'ai  rencontré  le  chef  que  m'avait 
signalé  mon  Roi,  et  Haïti  a  pris  son  rang  parmi  les  nations 
indépendantes.  » 

A  ces  paroles  flatteuses,  le  Président  d'Haïti  répondit  : 

«  Monsieur  le  Baron, 

»  Mon  âme  est  émue  à  l'expression  des  sentimens  que  vous 
venez  de  manifester.  Il  m'est  glorieux  et  satisfaisant  tout  à 
la  fois  d'entendre  ce  que  vous  m'annoncez  dans  cette  grande 
solennité,  de  la  part  de  Sa  Majesté  le  Roi  de  France.  Tout 
ce  que  j'ai  fait  n'a  été  que  le  résultat  de  principes  fixes  qui 
ne  varieront  jamais. 

»  J'éprouve  une  véritable  satisfaction  de  pouvoir,  dans 
cette  circonstance,  vous  témoigner  combien  je  me  félicite 
d'avoir  été  à  portée  d'apprécier  les  qualités  honorables  qui 
vous  distinguent.  » 

En  ce  moment  et  par  ordre  du  Président,  le  secrétaire 
général  donna  lecture  à  haute  voix  de  l'ordonnance  royale. 
Les  mêmes  viiats  prononcés  au  Sénat  se  firent  entendre 
de  nouveau;  puis  le  secrétaire  général  remit  à  M.  de  Mac- 
kau  la  déclaration  qui  suit  : 

Liberté,  Égalité. 

RÉPUBLIQUE  D'HAÏTI. 

Jean-Pierre  Boyer,  Président  d'Haïti, 

«  Déclarons  avoir  reçu  des  mains  de  M.  le  baron  de 
Mackau,  capitaine  de  vaisseau  au  service  de  S.  M.  T.  C, 
gentilhomme  de  la  chambre  du  Roi,  l'ordonnance  royale 
qui  a  été  entérinée  ce  jour  par  le  Sénat  et  dont  la  teneur 
suit... 


[1825]  CHAPITRE   VII.  367 

»  En  foi  de  quoi,  le  présent,  signé  de  notre  main  et 
revê4;u  de  notre  sceau,  a  été  remis  à  M.  le  baron  deMackan 
pour  lui  servir  ce  que  de  raison. 

»  Donné  au  palais  national  du  Port-au-Prince,,  le  1 1  juillet  1 825, 
anxxii^  de  Tindépendance. 

»  Signé:  Boyer. 

»  Par  le  Président  d^Haïti,  —  le  secrétaire  général;,  B.  Inginac  ; 
—  le  secrétaire  d'Etat,  J.-C .  Imbert  ;  —  le  grand  juge,  Fresnel. 

Cette  déclaration,  la  lettre  du  Président  du  8  juillet,  et 
une  copie  du  procès-verbal  de  la  séance  du  Sénat ,  remise 
également  à  M.  de  Mackau,  constituèrent  l'engagement  pris 
par  Haïti  envers  la  France,  d'exécuter  les  dispositions  de 
l'ordonnance  royale  du  17  avril  1825,  —  sous  la  réserve 
toutefois  des  explications  écrites  et  signées  par  M.  de  Mac- 
kau, concernant  l'ambiguïté  de  ces  dispositions,  et  qui  fai- 
saient espérer  qu'un  traité  régulier  entre  les  deux  Etats 
dissiperait  toute  équivoque  en  satisfaisant  l'honneur  et  la 
dignité  nationale  d'Haïti;  car  ces  explications ,  données  et 
acceptées  de  bonne  foi,  constituaient  aussi  un  engagement 
moral  pour  la  France,  représentée  par  cet  envoyé  mili- 
taire. 

Conformément  aux  programmes  publiés  le  8  et  le  lOj 
aussitôt  que  le  Président  d'Haïti  eut  remis  sa  déclaration  ci- 
dessus  à  M.  de  Mackau,  à  un  signal  convenu,  le  vaisseau-» 
amiral  VÉijlau  commença  une  salve  de  21  coups  de  canon 
en  l'honneur  du  pavillon  national  de  la  République  :  après 
le  premier  coup ,  le  vaisseau  le  Jean-Bar t  et  la  frégate  la 
Circé  commencèrent  aussi  à  tirer,  et  tous  les  autres  navires 
de  guerre  les  imitèrent.  En  même  temps,  le  fort  Alexandre 
tirait  une  pareille  salve  en  l'honneur  du  pavillon  royal  de 
France,  qui  fut  répétée  par  tous  les  autres  forts  de  la  capi- 


568  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

taie  et  par  les  garde-côtes  de  la  République  mouillés  dans 
la  rade.  Tous  les  navires  de  guerre,  français  et  haïtiens, 
furent  pavoises  au  premier  coup  de  canon  tiré  par  chacun 
d'eux.  Cette  manœuvre  et  cette  salve  de  part  et  d'autre 
furent^  sans  contredit,  la  partie  la  plus  brillante  de  cette 
cérémonie.  Elle  se  termina ,  pour  la  journée ,  par  un  Te 
Deiwi  chanté  à  l'église  paroissiale  et  auquel  le  cortège  entier 
assista,  en  sortant  du  palais  pendant  les  salves.  Les  trois 
grands  fonctionnaires  s'y  joignirent,  mais  le  Président 
d'Haïti  resta  en  son  palais. 

Immédiatement  après  le  TeBeum,  on  publia  la  proclama- 
tion qui  suit,  adressée  au  peuple  et  à  l'armée  par  le  Prési- 
dent d'Haïti  : 

«  Haïtiens! 

»  Une  longue  oppression  avait  pesé  sur  Haïti  :  votre 
courage  et  des  efforts  héroïques  l'ont  arrachée,  il  y  a  vingt- 
deux  ans,  à  la  dégradation,  pour  l'élever  au  niveau  des 
Etats  indépendans.  Mais  il  manquait  à  votre  gloire  un 
autre  triomphe.  Le  pavillon  français,  en  venant  saluer  cette 
terre  de  liberté,  consacre  en  ce  jour  la  légitimité  de  votre 
émancipation.  Il  était  réservé  au  monarque^  aussi  grand 
que  religieux,  qui  gouverne  la  France,  de  signaler  son 
avènement  à  la  couronne  par  un  acte  de  justice  qui  illustre 
à  la  fois  et  le  trône  dont  il  émane  et  la  nation  qui  en  est 
l'objet. 

»  Haïtiens  !  une  ordonnance  spéciale  de  S.  M.  Charles  X, 
en  date  du  17  avril  dernier,  reconnaît  l'indépendance 
pleine  et  entière  de  votre  gouvernement.  Cet  acte  authen- 
tique _,  en  ajoutant  la  formalité  du  droit  à  l'existence  poli- 
tique que  vous  aviez  déjà  acquise,  légalisera,  aux  yeux  du 
monde,  le  rang  oii  vous  vous  êtes  placés  et  auquel  la  Pro- 
vidence vous  appelait. 


[1825]  CHAPITRE   Vil.  569 

»  Citoyens  !  le  commerce  et  l'agriculture  vont  prendre 
une  plus  grande  extension.  Les  arts  et  les  sciences,  qui  se 
plaisent  dans  la  paix,  s'empresseront  d'embellir  vos  nou- 
velles destinées  de  tous  les  bienfaits  de  la  civilisation. 
Continuez ,  par  votre  attachement  aux  institutions  natio- 
nales et  surtout  par  votre  union,  à  être  le  désespoir  de  ceux 
qui  tenteraient  de  vous  troubler  dans  la  juste  et  paisible 
possession  de  vos  droits. 

»  Soldats  !  vous  avez  bien  mérité  de  la  patrie.  Dans  toutes 
les  circonstances,  vous  avez  été  prêts  à  combattre  pour  sa 
défense.  Vous  serez  toujours  fidèles  à  vos  devoirs.  La  con- 
fiance dont  vous  avez  donné  tant  de  preuves  au  chef  de 
l'Etat,  est  la  plus  douce  récompense  de  sa  constante  solli- 
citude pour  la  prospérité  et  la  gloire  de  la  République. 

»  Haïtiens  !  montrez-vous  toujours  dignes  de  la  place 
honorable  que  vous  occupez  parmi  les  nations;  et,  plus 
heureux  que  vos  pères,  qui  ne  vous  avaient  transmis  qu'un 
sort  affreux,  vous  léguerez  à  votre  postérité  le  plus  bel  hé- 
ritage qu'elle  puisse  désirer  :  la  concorde  intérieure,  la  paix 
au  dehors,  une  patrie  florissante  et  respectée. 

j)  Signé  :  Boyer.   » 

Dans  la  soirée,  un  immense  banquet  fut  offert  à  M.  de 
Mackau,  aux  deux  amiraux  et  à  leurs  officiers,  dans  la 
vaste  maison  particulière  du  secrétaire  d'État,  située  rue 
Républicaine,  qu'on  venait  d'achever  et  qui  n'était  pas  oc- 
cupée. En  l'absence  de  ce  grand  fonctionnaire,  le  secrétaire 
général  y  présida,  entouré  du  grand  juge,  des  sénateurs, 
des  représentans  du  Port-au-Prince,  des  hauts  fonction- 
naires de  l'administration  des  finances  et  civile,  des  ma- 
gistrats de  l'ordre  judiciaire,  de  beaucoup  d'employés 
secondaires,  des  généraux,  des  autorités  militaires,  des 
T.  IX.  24 


570  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

officiers  des  troupes  de  la  garnison.  Les  commerçans  na- 
tionaux et  étrangers  y  furent  conviés,  ainsi  que  les  ci- 
toyens notables  de  la  capitale.  De  nombreux  toasts  furent 
portés  à  ce  banquet  :  —  Au  Roi  Charles  X,  au  Dauphin  de 
France,  au  Président  et  à  la  République  d'Haïti,  à  l'Indé- 
pendance, au  Sénat,  à  la  Chambre  des  communes,  etc.  Le 
brave  amiral  Grivel  proposa  celui-ci  :  «  A  la  mémoire  de 
»  l'illustre  Pétion  !  Les  Haïtiens  ne  doivent  jamais  oublier 
»  que  le  courage  et  la  sagesse  de  ce  grand  homme  ont  pré- 
»  paré  l'heureusejournée  que  nous  fêtons.  »  Ce  toast,  porté 
avec  l'accent  de  l'estime  et  de  la  conviction,  fut  accueilli 
avec  un  chaleureux  enthousiasme  par  tous  les  Haïtiens  :  ils 
surent  gré  au  vaillant  officier  qui  rendait  à  Pétion  cet  hom- 
mage d'admiration  qu'il  méritait  si  bien  '. 

Malheureusement,  le  sénateur  Rouanez  en  porta  un  qui 
ne  pouvait  être  agréé  avec  autant  de  plaisir  par  tous  les 
Français  réunis  à  la  même  table.  Il  dit  :  «  Au  vénérable 
»  Henri  Grégoire,  le  constant  ami  des  Haïtiens  et  de  tous 
»  les  hommes  de  la  race  noire!  »  La  position  officielle  de 
M.  deMackau  et  des  amiraux  Grivel  et  Jurien  ne  leur  permet- 
tait pas  de  concourir  à  ce  toast  -,  ils  posèrent  leurs  verres 
K/  sur  la  table,  avec  un  sentiment  visible  d'improbation;  et, 

à  leur  exemple,  [les  autres  officiers  de  marine  en  firent 
autant, R  car  Grégoire  était  en  opposition  pour  toujours  à 
la  branche  aînée  des  Bourbons,  soit  par  rapport  à  sa  con- 
duite dans  la  Convention  nationale,  soit  comme  ancien 
évêque  de  Blois,  nommé  en  vertu  de  la  constitution  civile 
du  clergéjde  France. 

Mais,  si  les  officiers  français  n'accueillirent  point  ce 


1  A  chaque  toast,  on  tirait  une  salve  avec  des  pièces  de  campagne  placées  dans  la  rue 
Républicaine.rSur  chaque  honteille  de  vin,  on  a^ait  mis  au  bouchon,  alternativement,  un 
petit  drapeau  haïtien  et  celui  de  la  France  qui  était  tout  blanc. 


f-V, 


[1825]  CHAPITRE    VIÎ.  571 

toast,  les  Haïtiens  affectèrent  même  d'y  boire  avec  nii 
bruyant  enthousiasme  ;  et  ils  eussent  manqué  à  leurs  de- 
voirs envers  le  'philanthrope  qui  avait  si  longtemps  défendu 
leur  cause,  qui  la  défendait  encore  contre  les  détracteurs 
de  la  race  noire,  s'ils  avaient  pu  se  laisser  influencer  par 
l'improbation  des  officiers  français.  Ceux-ci  n'avaient-ils 
pas  vu  le  portrait  de  Grégoire,  ornant  la  salle  des  séances 
du  Sénat  et  l'un  des  salons  du  palais  de  la  présidence?  Mais 
comme  ils  étaient  nos  hôtes  en  ce  moment,  que  les  conve- 
nances exigeaient  de  notre  part  des  attentions  courtoises, 
et  que  l'amiral  Grivel  venait  d'exprimer  une  haute  estime 
pour  la  mémoire  de  Pétion^  le  sénateur  Rouanez,  placé 
aussi  dans  une  position  officielle,  aurait  dû  s'abstenir  de 
porter  ce  toast  par  égard  pour  eux  :  cependant,  du  moment 
qu'il  l'avait  proposé,  les  Haïtiens  devaient  l'accueillir. 

Ce  fâcheux  incident  porta  le  gouvernement  à  omettre  ce 
toast,  dans  la  relation  qu'il  fit  donner  sur  le  Télégraphe,  de 
toutes  les  particularités  qui  eurent  lieu  relativement  à  la 
mission  remplie  par  de  M.  de  Mackau  ;  en  cela,  il  voulait, 
non-seulement  être  agréable  à  Charles  X  et  à  son  ministère, 
mais  surtout  ne  pas  s'exposer  à  entraver  la  conclusion  du 
traité  qu'il  s'agissait  de.  faire,  pour  remédier  aux  ambi- 
guïtés de  l'ordonnance  royale.  La  situation  que  cet  acte  fai- 
sait à  Haïti  commandait  ce  ménagement  :  on  ne  le  com- 
prit pas  ainsi  dans  la  République,  parce  qu'on  oublia  que 
ce  qui  est  permis  aux  citoyens  ne  l'est  pas  toujours  au  gou- 
vernement lui-même  '' . 


1  Cette  particularité  fut  dénoncée  avec  malignité  à  Grégoire;  je  crois  même  qu'elle  fnt 
mentionnée  sur  les  journaux  ministériels,  à  Paris.  Ensuite,  les  commissaires  haïtiens  en- 
voyés la,  n'allèrent  visiter  Grégoire  qu'après  avoir  terminé  leur  mission  infructueuse  et 
au  moment  de  retourner  à  Haïti.  Ce  vieillard  se  crut  abandonné  par  les  Haïtiens  et  en 
conçut  une  vive  peine  qu'il  exprima  dans  un  écrit  à  leur  adresse,  en  leur  faisant  ses  A(/2ea^. 
Nous  en  parlerons  plus  tard, 


372  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haÏti. 

Sauf  cet  incident,  le  banquet  eut  un  entrain  joyeux 
qu'augmentaient  l'amabilité  des  Français  et  leur  excellent 
vin  de  Champagne.  Le  représentant  J.  Élie  y  chanta  un 
hymne  à  V Indépendance ,  en  six  strophes,  composé  par  le 
jeune  poëte  haïtien,  J.-B.  Romane  ^ .  Enfin,  immédiate- 
ment après  le  banquet,  un  bal  brillant  eut  lieu  dans  le 
même  local.  Les  dames  haïtiennes  vinrent  prendre  part  à 
la  joie  commune,  en  initiant  les  officiers  français  aux  sé- 
duisantes cadences  du  Carabinier,  cette  danse  nationale  où 
elles  déploient  tant  de  grâces.  Une  illumination  générale 
rendait  la  capitale  fort  gaie. 

M.  de  Mackau  et  les  amiraux  Jurien  et  Grivel  avaient 
trop  de  bon  goût,  ils  étaient -trop  bons  Français,  pour  ne 
pas  répondre  à  ces  démonstrations  de  satisfaction.  Quel- 
ques jours  après,  ils  invitèrent  les  grands  fonctionnaires 
les  généraux,  les  sénateurs,  les  représentans,  les  personnes 
les  plus  notables  parmi  les  magistrats  et  les  fonctionnaires, 
publics,  les  commerçans  nationaux  et  étrangers,  à  assister 
à  un  banquet  somptueux  qui  fut  donné  sur  le  vaisseau- 
amiral,  et  à  la  suite  duquel  il  y  eut  aussi  un  bal  oi^i  les 
dames  haïtiennes  se  réunirent,  sur  l'invitation  empressée 
de  ces  officiers. 

Après  toutes  ces  fêtes,  il  y  avait  encore  certaines  choses 
à  régler  ou  à  convenir  entre  les  gouvernemens  de  Fi'ance  et 
d'Haïti,   et  dont  la  prévoyance  du  premier  avait  chargé 


1   Voici  la  première  stroplie  : 

Le  monde  a  salué  tes  fils, 

Soleil,  c'est  aujourd'hui  ta  fête. 

Vois  Haïti  mêler  le  lys 

Ans  palmes  qui  couvrent  sa  tète. 

Partage  nos  transports  joyeux 

En  ce  jour  de  réjouissance  : 

La  France  a  comblé  nos  vœux; 

Vive  Haïti  !  Vivo  la  Franco  ! 
Le  mo.nc  aulMii  fit  uiie  épitrc  c:i  vers  qu'il  adrrssai  Cliarles  X  ;  M.  de  Mackau  s'en  cliargea;. 


[1825]  CHAPITRE   VIÎ.  375 

M.  deMackau,  en  cas  de  succès  dans  sa  mission.  On  va  voir 
de  quoi  il  s'agit,  dans  le  document  suivant  qui  fut  la  réponse 
aune  note  que  cet  officier  avait  adressée  à  Boyer.  Le  16 
juillet,  le  secrétaire  général  lui  écrivit  : 

u  Monsieur  le  Baron, 

»  Je  suis  chargé  par  Son  Excellence  le  Président  d'Haïti 
de  vous  accuser  réception  de  la  nouvelle  note  que  vous  lui 
avez  adressée  sous  la  date  d'hier,  et  de  vous  transmettre  la 
pensée  de  S.  E.,  ainsi  que  vous  en  témoignez  le  désir,  re- 
lativement aux  quatre  articles  que  vous  y  développez.  Pour 
plus  de  précision,  je  choisirai  l'ordre  que  vous  avez  suivi. 

»  1°  Les  ministres  du  Roi  et  S.  M.  elle-même  (elle  a 
»  daigné  me  l'exprimer),  attachent  beaucoup  de  prix  à  ce 
»  que  l'emprunt  que  le  gouvernement  d'Haïti  pourra  con- 
»  tracter  pour  satisfaire  à  ses  engagemens,  ait  lieu  en 
»  France.  S.  M.  verrait  avec  bien  du  déplaisir  que  des 
»  étrangers  intervinssent  dans  le  détail  d'un  arrangement 
»  qui  a  mené  les  deux  pays  à  une  réconciliation  franche  et 
»   finale.  » 

»  Son  Excellence  a  le  désir  bien  sincère  d'être  agréable 
au  gouvernement  français.  Mais,  comme  elle  vous  l'a  dit 
elle-même  dans  plusieurs  conférences,  elle  s'était  vue,  par 
délicatesse,  dans  l'obligation  de  répondre  à  différentes  pro- 
positions que  plusieurs  capitalistes  étrangers  lui  avaient 
faites  depuis  à  ce  sujet.  Cependant^  S.  E.,  pour  donner  à 
S.  M.  T.  C.  et  ses  ministres  une  preuve  de  sa  bonne  volonté, 
m'autorise  à  déclarer,  qu'excepté  la  moindre  portion  qu'elle 
s'était  déjà  engagée  à  accorder,  tout  le  reste  de  l'emprunt, 
à  conditions  égales,  sera  fait  dans  les  mains  des  capitalistes 
français. 

»  2°  Les  bâti  mens  de  guerre  de  S.  M.  T.  C.  ne  se  pré- 


574  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

»  senteront  dans  les  ports  d'Haïti,  qu'ainsi  que  cela  se 
»  pratique  entre  nations  amies,  et  Sa  Majesté  compte  qu'ils 
»  y  seront  reçus  avec  l'empressement  et  les  égards  auxquels 
»  ils  ont  droit.  Il  en  sera  de  même  dans  les  ports  de  France, 
»  à  l'égard  des  bâtimens  haïtiens.  » 

»  Cette  réciprocité  étant  honorable  pour  la  nation  haï- 
tienne, Son  Excellence  y  adhère  avec  plaisir.  Mais  il  sera 
bien  entendu  que  lés  bâtimens  de  guerre  de  S.  M.  T.  G. 
n'entreront  dans  nos  ports  que  partiellement.  Yous  sentirez 
la  nécessité  de  cette  restriction,  pour  ôter  toute  prise  et 
tout  prétexte  à  la  malveillance. 

»  5°  Mais  les  ministres  de  S.  M.  désirent  que  les  bâti- 
»  mens  et  les  citoyens  d'Haïti  s'abstiennent  de  se  présenter 
»  dans  les  colonies  de  la  France.  La  raison  s'explique 
»  d'elle-même;  et  à  cet  égard,  ils  se  reposeront  avec  con- 
»  fiance  sur  la  promesse  de  Son  Excellence  le  président 
»  Boyer,  que  j'ai  ordre  de  leur  rapporter.  » 

»  Les  ministres  de  S.  M.  T.  C.  émettent  un  vœu  qui  fut 
toujours  dans  le  cœur  de  Son  Excellence,  et  qu'elle  promet 
de  remplir  strictement. 

»  4°  Pour  le  moment,  la  France  ne  se  propose  d'entrete- 
»  nir  à  Haïti  qu'un  consul  général;  le  nouvel  Etat  en  usera 
»   de  même  à  son  égard.  » 

»  Les  vues  de  Son  Excellence  s'accordent  parfaitement 
sur  ce  point  avec  les  désirs  du  gouvernement  français. 

»  Voilà,  Monsieur  le  baron,  l'expression  franche  des  in- 
tentions de  Son  Excellence  relativement  aux  différentes 
questions  que  vous  avez  posées.  Son  Excellence  se  trouve 
heureuse  que  sa  pensée  soit  ainsi  en  harmonie  avec  le  désir 
des  ministres  de  S.  M.  T.  C,  ;  et  elle  espère  qu'il  régnera 
toujours  entre  les  deux  gouvernemens  le  même  accord  de 
sentimens. 


|l82oJ  CHAPITRE   VII.  575 

»  Recevez,  je  vous  prie^  Monsieur  le  baron,  l'assurance 
nouvelle  de  ma  haute  considération . 

«  Signé  :  B.  Inginac.» 

Le  premier  article  de  la  note  de  M.  de  Mackau  reposait 
sur  ce  fait  :  —  que  le  gouvernement  français  ayant  appris 
que  lors  de  la  mission  de  MM.  Larose  et  Rouan ez,  des  ca- 
pitalistes anglais  avaient  offert  au  gouvernement  haïtien 
de  se  charger  du  payement  de  l'indemnité  qui  serait  con- 
venue entre  Haïti  et  la  France,  au  moyen  d'un  emprunt 
qu'il  ferait  contracter  en  Angleterre,  les  ministres  de 
S.  M.  T.  G.  voulurent  s'opposer  à  ce  contrat.  Cette  oppo- 
sition, on  le  reconnaît  bien,  n'avait  pas  seulement  pour 
motif  la  jalousie  séculaire  entre  la  France  et  l'Angleterre; 
mais  du  moment  qu'en  France  on  savait  qu'Haïti  serait 
forcée  de  contracter  un  emprunt  à  l'étranger  pour  payer 
l'indemnité,  on  voulut  qu'il  se  fit  en  France  même,  afin 
que  si,  par  la  suite,  il  survenait  des  difficultés  entre  les 
prêteurs  et  le  gouvernement  haïtien ,  le  gouvernement 
français  pût  intervenir  dans  l'intérêt  des  premiers.  Par  là, 
il  se  ménageait  une  nouvelle  action,  une  nouvelle  influence 
sur  les  affaires  d'Haïti,  tandis  que,  si  l'emprunt  se  con- 
tractait en  Angleterre,  ce  serait  le  gouvernement  britan- 
nique qui,  au  besoin,  interviendrait  pour  les  prêteurs  de 
sa  nation,  et  dans  certaines  éventualités,  prendrait  indi- 
rectement intérêt  à  la  conservation  de  l'indépendance 
d'Haïti,  par  rapport  à  ses  nationaux  K  Sur  ce  point,  la  ré- 
ponse du  secrétaire  général  est  empreinte  d'embarras  :  on 
se  voyait  en  quelque  sorte  obligé  de  céder  au  désir  du  mi- 
nistère français,  et  on  se  réserva  lo.  faculté  d'accorder  une 


1    «  M.  de  Villèle  attachait  une  grande  importance  politique  à  empéclier  cette  iin- 
miition..;  »  —  M.  Lepelletier  de  Saint-Rémy,  t.  %  p.  117. 


576  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

portion  de  l'emprunt  aux  capitalistes  anglais,  avec  la 
presque  certitude  de  ne  pouvoir  le  faire. 

Quant  aux  articles  2  et  4,  ils  n'étaient  que  la  consé- 
quence de  ce  que  MM.  Larose  et  Rouanez  avaient  été  char- 
gés de  proposer  au  gouvernement  français,  l'année  précé- 
dente ;  et  le  3^  était  déjà  prévu  et  renfermé  dans  la  procla- 
mation du  Président  d'Haïti,  en  date  du  20  mars  1825,  qui 
interdisait  aux  Haïtiens  et  à  leurs  bâtimens  toutes  rela- 
tions avec  les  colonies  étrangères  :  le  gouvernement  pou- 
vait donc  consentir  facilement  à  ces  trois  articles. 

Il  paraît  que  dans  l'intimité  des  fréquens  entretiens  que 
M.  de  Mackau  eut  avec  Boyer,  depuis  l'acceptation  de  l'or- 
donnance %  et  où  ils  s'évertuèrent  à  se  rendre  agréables 
mutuellement,  —  le  baron  étant  un  homme  de  cour  d'une 
exquise  politesse,  Boyer  ayant  lui-même  une  grande  affa- 
bilité, —  le  Président  lui  aurait  témoigné  le  désir  qu'il 
avait  de  posséder  le  portrait  de  Charles  X.  M.  de  Mackau 
en  ayant  un,  satisfit  à  ce  désir  en  le  lui  offrant  et  l'accom- 
pagnant d'une  lettre.  Le  Président  y  répondit  par  celle  qui 
suit,  écrite  de  sa  main  : 

«  Monsieur  le  Baron, 

y  »  J'exprime  difficilement  la  douce  émotion  que  j'ai  res- 

^        sentie  en  recevant  le  portrait  de  l'auguste  et  bien-aimé  mo- 

A..  y^    narque  des  Français,  que  vous  m'avez  procuré.  Vous  juge- 

^  ^  rez  mieux  que  je  ne  pourrais  le  dire,  combien  est  vif  le 

sentiment  que  j'éprouve  pour  le  souverain  magnanime  qui 

a  fermé  avec  tant  de  gloire  les  plaies  de  la  révolution,  et 

combien  j'apprécie  l'avantage  de  posséder  ici  son  image. 

1  II  passait  prosqne  tontes  ses  soirées  ,in  palais  de  la  présidence. 


[1825]   .  CHAPITRE    VII.  377 

»  Veuillez  aussi  être  convaincu  que  le  souvenir  de 
l'homme  distingué  de  qui  je  tiens  ce  précieux  cadeau,  me 
sera  toujours  bien  cher. 

«  Signé  :  Boyer.  » 

»  Port-au-Prince,  le  18  juillet  1825^  an  xxii  i.  » 

Dès  que  l'acceptation  de  l'ordonnance  du  17  avril  eut 
été  un  fait  consommé,  il  fallut  songera  l'exécuter.  Dans  les 
ports  d'Haïti,  tous  les  bâtimens  français  qui  s'y  trouvaient 
sous  pavillon  d'emprunt,  arborèrent  celui  de  la' France  lé- 
gitimiste ;  et  tous  ceux  qui  y  arrivèrent  ensuite  ou  qui  en 
partirent,  ne  furent  plus  assujettis  qu'à  la  moitié  des  droits 
établis  par  la  loi  des  douanes,  soit  sur  les  bâtimens  eux- 
mêmes,  soit  sur  les  marchandises  importées,  soit  sur  les 
denrées  exportées.  A  la  rigueur,  l'ordonnance  n'ayant  sti- 
pulé que  pour  «  les  ports  de  la  partie  française,  »  le  gou- 
vernement haïtien  aurait  pu  ne  pas  étendre  cette  faveur 
aux  navires  français  qui  entreraient  dans  ceux  de  la  partie 
de  l'Est  d'Haïti  ;  mais  il  ne  le  lit  pas,  parce  que  dans  tous 
ses  actes  produits  en  cette  circonstance,  il  s'était  attaché  à 
faire  entendre  à  la  France,  qu'il  considérait  l'acte  royal 
comme  portant  «  la  reconnaissance  de  l'indépendance  de 
l'île  d'Haïti  en  entier,  »  qu'il  gouvernait  en  vertu  de  la 
constitution  nationale  et  du  vœu  de  tout  le  peuple. 

Il  fallut  songer  aussi  à  l'exécution  de  l'ordonnance,  en 
payant  le  premier  terme  de  l'indemnité  dont  l'échéance 
était  fixée  au  51  décembre  de  l'année  courante,  et  pour 
cela,  envoyer  des  agents  en  France  afin  d'y  contracter  un 

1  Extrait  de  l'ouvrage  de  M.  Lepelletier  de  Saint-Rémy,  comme  la  lettre  précédente  en 
réponse  à  la  note  de  M.  de  Mackau.  U  est  probable  que  ce  fut  ce  désir  manifesté  par  Boyer 
d'avoir  son  portrait,  qui  porta  Charles  X  à  lui  eu  envoyer  un  antre  monté  sui  une  tabatière 
en  or  et  entouré  de  diamans. 


578  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

emprunt.  En  même  temps,  ils  auraient  la  mission  de  ré- 
clamer du  gouvernement  français  la  conclusion  d'un  traité^ 
destiné  à  lever  les  ambiguïtés  reconnues  dans  l'ordonnance, 
et  qui  comprendrait  également  des  stipulations  pour  le 
maintien  de  la  paix  et  des  bonnes  relations  établies  désor= 
mais  entre  Haïti  et  la  France,  pour  le  règlement  du  com- 
merce entre  elles,  pour  ce  qui  était  provisoirement  con- 
venu dans  les  notes  échangées  entre  M.  de  Mackau  et  le 
secrétaire  général  Inginac.  Le  Président  fixa  son  choix  sur 
les  sénateurs  Daumec  et  Rouanez,  et  le  colonel  Frémont, 
son  aide  de  camp,  tous  trois  capables  de  bien  remplir  ses 
vues,  de  discuter  les  intérêts  du  pays.  Ils  s'embarquèrent 
avec  M.  de  Mackau,  sur  la  frégate  la  Circé,  qui  quitta  le 
Port-au-Prince,  le  21  juillet.  Déjà  la  flotte  sous  les  ordres 
des  amiraux  Jurien  et  Grivel  était  partie,  pour  reprendre, 
^chacun,  leurs  postes.  Ce  fut  à  M.  de  Mackau  lui-même 
que  Boyer  confia  la  lettre  autographe  qu'il  adressa  à 
Charles  X,  dans  le  but  d'obtenir  une  réduction  de  l'indem- 
nité :  nous  n'en  avons  pas  la  copie,  pour  la  citer  textuelle- 
ment. 

L'acceptation  de  l'ordonnance  du  Roi  de  France  a  eu  un 
tel  retentissement  dans  les  deux  mondes  et  des  conséquences 
si  funestes  en  Haïti,  que  nous  n'avons  voulu  omettre  aucune 
circonstance,  aucune  particularité  de  cette  espèce  de  drame 
diplomatique  et  militaire,  afin  de  donner  au  lecteur,  quel 
qu'il  soit,  la  facilité  de  bien  l'apprécier. 

Les  détracteurs  de  la  race  noire  s'en  sont  emparés  pour 
accabler  les  Haïtiens  de  leur  mépris  habituel;  les  philan- 
thropes et  tous  les  hommes  impartiaux  qui  s'intéressaient 
à  la  cause  de  cette  race,  partant  à  celle  des  Haïtiens,  étonnés 
de  ce  résultat,  n'ont  pas  épargné  davantage  ces  derniers  de 


[1825]  CHAPITRE    VII.  579 

leurs  reproches,  pour  avoir  souscrit  à  cet  acte  royal.  En 
France,  plus  particulièrement,  les  libéraux  de  l'Opposition 
et  les  journaux  de  cette  nuance  d'opinion ,  qui  parlaient , 
qui  publiaient  souve^t  en  faveur  d'Haïti,  mécontens  de  ce 
succès  de  l'administration  de  M.  de  Vilièle,  contrariés  dans 
leurs  vues  toutes  françaises,  nous  ont  jeté  la  pierre  égale- 
ment, comme  s'ils  oubliaient  que  la  charte  de  1814  avait 
été  octroyée  à  la  France  en  vertu  du  principe  de  la  légiti- 
mité, du  droit  divin,  et  sous  la  pression  des  baïonnettes 
.  étrangères, — sans  parler  de  tant  d'autres  actes  que  subirent 
les  Français,  jusqu'à  ce  qu'enfin  une  grande  révolution  leur 
eût  permis  de  protester  énergiquement  contre  toutes  les 
prétentions  surannées  de  la  branche  aînée  des  Bourbons, 

Quant  aux  Haïtiens ,  il  était  bien  naturel  qu'ils  fussent 
émus  et  plus  étonnés  de  la  conduite  du  chef  de  leur  gou- 
vernement, qui  supporta  seul  la  responsabilité  de  l'accep- 
tation de  l'ordonnance,  1°  parce  qu'il  avait  provoqué  un  tel 
acte  du  roi  de  France,  quoiqu'il  le  désirât  rédigé  en  d'autres 
termes;  2° parce  qu'il  ne  sut  pas  s'entourer,  en  cette  cir- 
constance, de  tous  les  moyens  en  son  pouvoir  pour  faire 
partager  réellement  sa  responsabilité ,  en  ménageant  l'a- 
mour-propre  de  ses  collaborateurs,  en  examinant  avec  eux 
la  difficulté  qui  se  présentait  afin  d'obtenir  leur  adhésion 
franchement  et  librement.  C'est  l'excessive  vanité  de  Boyer 
qui  le  porta  alors  à  s'écarter  de  l'exemple  que  Pétion  lui 
avait  tracé  en  deux  fois,  à  l'égard  des  agents  français,  en 
s' abstenant  d'entendre  M.  de  Mackau,  en  présence  au  moins 
des  secrétaires  d'État  appelés  à  concourir  avec  lui  à  la  ré- 
solution qu'il  prit,  parce  qu'il  voulait  s'en  attribuer  tout 
le  mérite. 

Comment  !  il  a  deux  conférences  particulières  avec  cet 
officier;  il  tient  en  main  la  copie  de  l'ordonnance  dont  il 


580  ÉTUDES  SUR  l'iiestoîre  d'haïti. 

disente  les  dispositions  ambiguës  avec  la  chaleur  du  p"a- 
triotisme  qui  l'anime;  et  quand  il  convoque,  en  conseil 
privé,  les  secrétaires  d'État,  les  sénateurs  et  d'autres  fonc- 
tionnaires publics,  il  ne  leur  communique  pas  cette  copie 
de  l'acte,  sur  l'acceptation  duquel  ils  sont  appelés  à  déli- 
bérer pour  donner  leur  avis  !  Ce  conseil  privé  ne  fut-il 
pas  même  prématuré,  en  ce  que  Boyer  aurait  pu  attendre 
que  M.  de  Mackau  lui  eût  remis  ses  explications  écrites 
pour  les  soumettre  également  à  ce  conseil  '  ? 

Lors([u'un  chef  agit  de  cette  manière,  avec  la  légèreté 
qu'inspire  la  vanité,  il  ne  doit  pas  s'étonner  qu'on  lui  im- 
pute tout  le  mal  qui  résulte  d'une  résolution  aussi  impor- 
tante pour  son  pays.  Et  pourquoi  le  Président  s'abstint-il 
encore  de  publier  les  explications  de  M.  de  Mackau,  qui  le 
déterminèrent  à  accepter  cette  malencontreuse  ordonnance? 
Ses  concitoyens  auraient  pu  mieux  juger  de  ses  intentions 
patriotiques  ;  ils  eussent  été  satisfaits  des  termes  que  cet 
officier  employa  en  disant  en  trois  fois  que,  par  son  ordon- 
nance, Charles  X  entendait  «  proclamer  l'indépendance 
»  d'Haïti;  qu'en  la  proclamant,  il  renonçait  à  toute  partici- 
»  pation  à  l'exercice  de  la  souveraineté  du  nouvel  Etat;  qu'il 
»  n'avait  jamais  songé  à  se  ménager,  pour  l'avenir,  les 
»  moyens  d'intervenir  dans  les  affaires  d'Haïti,  etc.  »  Sans 
doute,  la  constitution  de  1816  attribuait  au  Président  de  la 
République  les  relations  extérieures ,  le  droit  de  faire  tous 
traités  avec  les  puissances  étrangères,  même  de  déclarer  la 
guerre,  mais  sous  la  condition  de  la  sanction  de  tous  ces 


Dans  ses  Mémoires,  p.  71  ,B.  Inginac  prétend  que  cet  écrit  fut  soumis  au  conseil  privé  ;  mais 
c'est  une  erreur  de  son  souvenir,  car  d.ms  leur  opinion  motivée,  les  membres  de  ce  con- 
seil n'auraient  pas  manqué  d'en  parler,  de  même  qu'ils  ont  dit  qu'il  avait  été  seulement 
fait  mention  verbalement  de  l'ordonnance.  Mais  Inginac  nous  semile  avoir  eu  raison,  en 
disant  qu'il  conseilla  vainement  à  Boyer  de  publier  cette  note  et  l'opinion  du  conseil 
privé,  en  même  tera)is  que  l'ordonnance. 


[1825]  CHAPITRE    VII.  581 

actes  par  le  Sénat;  et  nous  le  répétons,  après  l'exemple 
tracé  par  Pétion  qui  avait  les  mêmes  pouvoirs,  Boyer 
aurait  dû  agir  autrement  qu'il  ne  fit.  La  prudence  le  lui 
conseillait;  car  il  n'inspirait  pas  la  même  confiance  qu'on 
avait  en  la  sagesse  de  son  illustre  prédécesseur. 

Toutefois,  après  avoir  relaté,  d'après  le  rapport  fait  par 
M.  de  Mackau  au  ministre  de  la  marine,  comment  il  discuta 
les  droits  et  les  intérêts  d'Haïti ,  examinons  si  l'histoire 
équitable  ne  doit  pas  Vexcuser  d'avoir  accepté  l'ordon- 
nance à  raison  de  la  situation  réelle  des  choses. 

Déjà,  à  propos  de  la  mission  de D.  Lavaysse,  nous  avons 
fait  remarquer  que ,  sous  le  règne  de  Louis  XVIII ,  c'était 
par  ordonnance  seulement  que  l'indépendance  d'Haiti  pou- 
vait être  reconnue  ou  concédée-,  et  nous  avons  dit  qu'en 
1821,  M.  Esmangart  essaya  vainement  défaire  compren- 
dre, qu'une  reconnaissance  formelle  eût  été  préférable  à  la 
concession  :  en  182-i,  on  vit  reparaître  cette  forme  adoptée 
par  le  même  roi ,  à  l'occasion  de  la  mission  de  MM.  La- 
rose  et  Rouanez,  il  est  vrai ,  sur  la  demande  expresse  de 
Boyer.  Charles  X  avait-il  d'autres  idées  que  son  frère,  sur 
le  droit  de  la  branche  ainée  des  Bourbons?  Écoutons  ce 
qu'a  dit  de  lui  et  de  l'émancipation  de  Saint-Domingue, 
un  historien  français  i  : 

«  Voici ,  dit-il ,  quelle  était  sur  ce  point  la  secrète  pen- 
sée de  Charles  X  :  il  la  laissa  échapper  dans  une  conver- 
sation d'intimité.  «Dans  cette  négociation,  je  n'ai  pas  consi- 
»  déréseulementles  avantages  du  commerce  et  delamarine; 
K  mais  je  l'ai  conclue  surtout  en  faveur  de  la  classe  la 
»  ^h\s  mdWieuTeuse  et  la  plus  ifiaocente  de  ses  malheurs^. 


1  M.  Capeflgiie,  Hislcire  de  la  Restauration,  tome  9,  p.  143. 

2  Les  colons  de  Saint-Domingue  !  On  sait   que  l'ômigré,  vicomte  de  Bmges,  était  l'im 
des  intimes  amis  du  comte  d'Arlois,  devenu  Giiarles  X;  à  ce  titre,  il  était  aussi  de  cette 


382  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

»  On  ne  doit  pas  douter  de  la  répugnance  avec  laquelle  j'ai 

»  terminé  cette  affaire  :  je  me  trouvais  vis-à-vis  de  Sainl- 

»  Domingue ,  dans  la  même  position  où  mon  frère  s'était 

»  trouvé  vis-à-vis  de  la  France  ;  il  y  avait  trois  partis  à 

»  prendre  :  celui  de  faire  la  guerre ,  celui  d' abandonner 

»  Saint-Domingue  et  les  colons ,  enfin  ,  le  troisième  était 

»  de  transiger  ;  c'est  celui  que  nous  avons  adopté  et  que 

»  mes  ministres  ont  dû  poursuivre.  » 

Si  telle  était  la  pensée  personnelle  de  Charles  X,  voyons 
aussi  quelle  était  celle  de  son  ministère  présidé  par  M.  le 
comte  de  Villèle,  d'après  le  même  historien  : 

«  Depuis  une  année,  dit-il,  quelques  négociations  avaient 
été  ouvertes  avec  le  Président  de  la  République  d'Haïti , 
dans  le  but  de  régler  les  conditions  d'une  émancipation 
longtemps  sollicitée.  Le  conseil  du  roi ,  appelé  à  régler  ces 
conditions,  délibéra  sur  plusieurs  projets  de  traités^  ;  et 
afin  tout  à  la  fois  d'obtenir  une  indemnité  considérable,  des 
concessions  pour  le  commerce ,  sans  blesser  trop  ouverte- 
ment les  croyances  royalistes ^Xq  cabinet  arrêta  les  points  sui- 
vants :  1"  que  V émancipation  serait  faite  par  ordonnance, 
c'est-à-dire  dans  la  même  forme  qu'avait  été  concédée  la 
charte  française  ;  par  là  on  répondait  à  toutes  les  plaintes 
que  la  droite  %  aurait  pu  faire  entendre  ;  2°  Vindemnité  fut 
fixée  approximativement  aux  pertes  que  les  colons  avaient 
éprouvées,  déduction  faite  de  leurs  dettes;  oo  on  stipulerait 


classe  innocente  qui  seconda  les  colons  dans  leur  trahison  envers  la  France,  en  livrant 
cette  colonie  aux  Anglais.  Le  vicomte  de  Bruges  a  figuré  au  Port-au-Prince  et  au  Mireba- 
lais,  en  1793.  Voyez  tome  3  de  cet  ouvrage,  p.  59  et  60. 

1  On  peut  voir   aussi,  dans  l'ouvrage  de  M.  Lepelletier  de  Saint-Rémy,  tome  2,  pages 
39  à  46,  tout  ce  qui  se  passa  dans  le  conseil  des  ministres  sur  cette  question, 

2  La  droite,  c'est—dire  les  ultra-royalistes  qui  exerçaient  une  grande  influence  dans  les 
deux  chambres  et  sur  le  roi  personnellGment. 


[1825]  CHAPITRE    VII.  585 

des  avantages  commerciaux  tels  que  pouvait  les  espérer  la 
métropole  émancipant  ses  colonies.  Ces  points  arrêtés  en 
conseil,  et  l'ordonnance  signée,  le  ministre  de  la  marine 
désigna  M.  deMackau  pour  porter  le  texte  de  l'ordonnance 
et  en  faire  l'objet  d'un  traité  spécial  ;  car,  à  vrai  dire ,  cet 
acte  ne  pouvait  être  que  la  forme  extérieure  d'une  conven- 
tion qui ,  pour  être  obligatoire ,  devait  former  un  contrat 
s^nallagmatique  entre  la  République  et  la  France  ' .   » 

Et  après  avoir  constaté  les  conférences  qui  eurent  lieu  à 
Haïti  et  les  objections  faites  contre  les  clauses  de  l'ordon- 
nance, l'historien  dit  encore  : 

»  Les  formes  de  l'ordonnance  avaient  un  peu  surpris  les 
hommes  politiques.  L'émancipation  n'étaitpas  la  suite  d'un 
traité  librement  stipulé  par  chacune  des  parties,  mais  une 
émancipation  tout  entière  émanée  de  la  couronne  :  ce  n'é- 
tait pas  une  reconnaissance,  maisitne  grâce ^  la  royauté  im- 
posait ses  conditions,  Haïti  les  acceptait Je  l'ai  déjà  rap- 
porté, Charles  Xne  la  considérait  que  comme  une  concession 
à  la  nécessité;  on  octroyait  la  liberté  à  Saint-Domingue, 
comme  on  l'avait  octroyée  aux  Français  par  la  Charte,  pensée 
qui  dominait  alors  la  maison  royale...  » 

On  voit  par  ces  derniers  mots,  qu'aux  yeux  de  Charles  X 
comme  à  ceux  de  Louis  XVIÏI,  les  Haïtiens  n'avaient  pas 
plus  eu  le  droit  de  proclamer  leur  indépendance  que  les 
Français  de  faire  la  révolution  de  1789,  d'abolir  la  noblesse 
et  la  royauté  des  descendans  de  Hugues-Capet,  etc.,  etc. 

Dans  l'exposé  des  motifs  de  la  loi  pour  la  répartition  de 
l'indemnité  aux  anciens  colons,  présentée  à  la  chambre  des 
députés  en  1826  par  M.  de  Yillèle,  ce  ministre  a  confirmé 


1  La  conTention  dont  il  s'agit  eut  lien  ^roiiî^o/re/nrai  par  l'acceptation  et  l'entérine- 
ment  de  l'ordonnance  ;  mais  sous  la  condition  qu'un  traité  suhséqueut  ferait  disparaître 
ses  ambiguïtés.  "^ 


584  ÉTUDES    SUR    l" HISTOIRE    d' HAÏTI. 

les  assertions  de  l'historien  cité  ci-dessns  ;  il  a  dit  notam- 
ment :  «  ...Il  n'était  plus  possible  de  différer  la  détermina- 
»  tion...  Tout  s'accordait  pour  faire  préférera,  la  voie  des 
»  armes,  celle  d'une  transaction.  Elle  a  eu  lieu  dans  la 
»  forme  et  les  termes  publiés  après  sa  conclusion...  Dans 
»  la  situation  donnée,  il  était  impossible  de  mieux  concilier 
»   la  dignité  de  la  couronne  avec  les  autres  intérêts  du 

»  pays »  Et  dans  le  cours  de  la  discussion  de  la  loi^  le 

même  ministre,  répondant  aux  reproches  de  la  droite  sur- 
tout, a  justifié  l'exercice  de  la  prérogative  royale  par  les 
mêmes  idées,  et  a  dit  :  «  Tout  a  été  honorable  et  loyal  des 

»  deux  parts,  dans  la  transaction  qu'on  insulte  et  qu'on 
»  calomnie,  faute  de  pouvoir  l'accuser M.  de  Mackau 

»  arrive  au  Port-au-Prince,  fait  connaître  sa  mission  et 
»  confère  avec  les  commissaires  nommés  par  le  Président 
»  d'Haïti;  il  résulte  de  ces  conférences  que  la  rédaction  de 
>)  l'an.  1"',  qui  ouvre  à  toutes  les  nations  les  ports  de  Saint- 
»  Domingue ,  fut  considérée  comme  un  moyen  que  se  ré- 
»  servait  la  France  de  revenir  sur  la  concession  de  l'art.  3. 
»  On  était  décidé  à  s'exposer  à  tout,  plutôt  que  d'admettre 
»  une  clause  dans  laquelle  on  croyait  entrevoir  l'anéantis- 
»  sèment  de  la  concession  elle-même...  »  Puis,  il  dit  com- 
ment M.  de  Mackau  parvint  «  à  faire  passer  sa  conviction 
»  dans  l'âme  élevée  du  Président,  »  avec  lequel  il  était  en- 
tré en  conférences,  après  le  refus  des  commissaires. 

C'était  certainement  approuver,  justifier  les  explications 
écrites  données  par  M.  de  Mackau ,  qui  amenèrent  la  con- 
viction de  Ëoyer  ;  et  par  là,  cette  note  officielle  devint  en 
quelque  sorte  une  ^artieinséparable  de  l'ordonnance  royale, 
la  condition  spéciale  de  son  acceptation  par  le  Président 
d'Haïti  et  de  son  entérinement  par  le  Sénat;  elle  devint 
Siussiobligatoire  pour  la  France  que  l'ordonnance  pour  Haïti. 


[1825]  CHAPITRE   VII.  385 

Si,  dans  les  deux  chambres  françaises,  cet  acte  fut  vio- 
lemment  attaqué  par  bien  des  orateurs,  du  moins  les  rap- 
porteurs des  commissions  qui  y  furent  nommées  pour  l'exa- 
men de  la  loi  de  répartition  de  l'indemnité,  s'attachèrent 
à  justifier  le  roi  de  l'avoir  rendu  et  les  ministres  de  le  lui 
avoir  conseillé. 

A  la  chambre  des  députés,  M.  Pardessus,  jurisconsulte 
éminent  et  rapporteur ,  écrivit  ces  lignes  :  «  Sa  Majesté 
I)  ne  pouvait  oublier  que  les  habitans  de  Saint-Domingue 
»  (les  Haïtiens)  étaient  ses  sujets...  Elle  a  rendu  l'ordon- 
»  nance  du  17  avril  1825.  Cette  ordonnance  n'a  été  et  n'a 
»  jiu  être  ce  que,  dans  le  langage  usuel  de  la  diplomatie, 
))  on  appelle  un  traité.  Un  traité  n'a  lieu  que  d'égal  à  égal, 
»  c'est-à-dire ,  entre  deux  gouvernemens  étrangers  l'un  à 
»  l'autre,  indépendans  l'un  de  l'autre.  Telle  n'était  point  la 
»  situation  respective  de  la  France  et  de  Saint-Domingue, 
»  avant  que  l'ordonnance  eût  été  portée,  par  ordre  du  roi, 
»  dans  cette  île...  »  Puis,  détruisant  lui-même  ces  argu- 
mens,  il  ajouta  :  «  Les  souverains  d'Autriche  au  xiv*  siècle, 
1)  d'Espagne  au  xvii^  siècle,  d'Angleterre  au  siècle  dernier, 
»  n'ont-ils  pas  été  forcés  de  reconnaître  V indépendance  de 
»  leurs  provinces  insurgées?  Et  si  votre  mémoire  et  votre  at- 
»  tention  se  reportent  sur  les  formes,  vous  croirez  sans 
»  doute  que  celle  de  l'ordonnance  du  17  avril  était  préfé- 
n  rable;  qu'il  était  plus  convenable,  et  pour  la  dignité  àe  la 
I»  couronne  et  pour  l'honneur  de  la  France,  que  le  roi  parlât 
1)  en  souverain  aux  habitans  de  Saint-Domingue,  plutôt  que 
»  de  traiter  avec  eux  d'égal  à  égal...  ^  » 


1  Toutes  ces  idées  émises  par  M.  Pardessus  n'étaient  basées  que  sur  les  préjugés  de  coU' 
leur  et  de  race;  car  si  les  Haïtiens  étaient  les  sujets  du  Roi  de  France,  les  Suisses  étaient 
c>nix  des  souverains  d'Autriclie,  les  Hollandais  étaient  ceux  des  rois  d'Espagne,  et  les  Amé- 
ricains des  colonies  anglaises  étaient  ceux  des  rois  d'Angleterre.  Si  ces  provinces  insur- 

T.  IX.  25 


386  ÉTUDES  SUR  e'histoire  d'haïti. 

Mais,  à  la  chambre  des  pairs  où  régnait  un  esprit  plus 
élevé,  où  la  liberté  des  hommes,  quelle  que  soit  leur  couleur 
ou  leur  origine,  était  appréciée  plus  sainement,  M.  le  baron 
Mounier ,  rapporteur ,  tint  un  langage  différent.  Il  dit  : 
«  Lorsque  le  roi  remonta  au  trône  de  ses  ancêtres ,  Saint- 
»  Domingue  était  séparé  de  la  France.  Les  négociations 
»  tentées  pour  faire  rentrer,  sous  les  lois  de  la  métropole, 
»  cette  importante  colonie,  furent  sans  succès.  Un  gouver- 
T>  nement  régulier  s'y  était  formé.  A  l'abri  de  ce  gouyerne- 
I)  ment,  l'ordre,  V agriculture  et  le  commerce  avaient  reparu. 
»  Les  négocians  français  allaient  trafiquer  dans  les  ports 
»  où  ils  trouvaient  un  accueil  amical;  cependant  notre  pa- 
))  villon  ne  pouvait  s'y  déployer.  La  guerre  avait  cessé, 
))  des  relations  fondées  sur  d'anciens  souvenirs  qui  avaient 
»  surmonté  de  récentes  inimitiés,  s'étaient  successivement 
»  rétablies  entre  les  deux  paysj  mais  la  paix  n'avait  pas 
»  été  proclamée.  Un  tel  état  de  choses  blessait  la  dignité 
»  de  la  couronne,  et  compromettait  la  sécurité  de  ses  sujets, 
))  qui  ne  pouvaient  invoquer  la  protection  de  leur  pavillon  : 
»  il  devait  avoir  un  terme.  En  déclarant  aux  liabitans  de 
»  la  partie  française  de  Saint-Domingue,  qu'il  leur  co?icé- 
»  dait  l'indépendance  pleine  et  entière  de  leur  gouverne- 
»  ment,  le  roi  a  assuré  à  l'État  des  avantages  commer- 
»  ciaux,  et  aux  anciens  colons  une  indemnité  de  ISO 

»   millions  de  francs L'acte  qui  légitime  la  séparation 

»  de  Saint-Domingue  7ia  pas,  à  la  vérité,  la  forme  d'un 
»  traité.  On  peut  soutenir  cju'il  aurait  été  préférable  d'a- 
»  dopter  ce  mode  usité  pour  fixer  les  stipulations  contractées 
»  entre  les  nations.  On  peut  soutenir  aussi  que  la  volonté 


gées  ont  été  aussi  reconnues  indépendantes  par  des  traités,  pom'qitoi  Saint-Domingue , 
devenu  Haïti,  ne  pouvait  pas  l'être  également  et  de  la  même  manière  ?  M.  Esmangart  étai  t 
un  ancien  colon,  et  cependant  il  avait  été  de  cet  avis. 


[1825]  CHAPITRE   VII.  587 

»  du  monarque ,  s' exprimant  comme  si  elle  avait  seule  à 
»  statuer,  s'est  manifestée  d'une  manière  plus  digne  et  plus 
I)  élevée;  mais  cette  discussion  est  aujourd'hui  sans  inté- 
»  rêt.  Qu'on  eût  donné  la  préférence  à  l'un  ou  à  l'autre  de 
»  ces  modes,  on  ne  contestera  point  que  V ordonnance  du  17 
»  avril  1825  n'a  de  commun  que  le  nom  avec  les  autres 
»  actes  de  l'autorité  royale  ainsi  intitulés.  Ce  n'est  pas  par 
n  les  caractères  eoctérieurs  de  sa  rédaction,  c'est  d'après  sa 
»  nature  intrinsèciue  qu'elle  doit  être  classée.  Elle  est  dans 
»  le  domaine  du  droit  des  gens  :  les  effets  qu'elle  était  et 
»  qu'elle  est  destinée  à  produire  en  font  un  véritable  traité. 
n  Or,  c'est  au  roi  seul,  nous  le  répétons,  qu'il  appartient  de 

»  faire  des  traités Le  roi^  s' élevant  au-dessus  de  la 

»  voix  des  passions  et  des  préjugés,  a  préféré  renoncer  à  ses 
»  droits.  Haïti  a  obtenu  une  place  parmi  les  nations.  Re- 
»  connaissante,  elle  a,  en  retour,  garanti  aux  navires  fran- 
»  çais  un  important  avantage  ;  elle  a  consacré  au  soula- 
»  gement  de  trop  cruelles  infortunes ,  une  somme ,  bien 
»  faible  quand  on  la  compare  aux  pertes  éprouvées;  mais 
»  aussi  considérable  que  les  ressources  de  son  gouverne- 
»  ment  permettaient  de  l'espérer.  L'humanité  doit  haute- 
»  ment  se  féliciter  d'une  pareille  transaction.  Les  habitans 
»  d'Haïti,  rendus  à  la  sécurité,  se  livreront  aux  soins  de  la 
»  paix  et  profiteront  des  bénéfices  de  la  civilisation.  La 
»  sagesse  magnanime  d'un  Roi  de  France  aura  ainsi  ouvert 
»   les  sources  de  la  prospérité  à  la  nouvelle  population  de 

»   cette  terre  si  longtemps  désolée » 

Il  nous  semble  qu'on  ne  pouvait  parler  plus  judicieuse- 
ment que  ne  l'a  fait  M.  le  baron  B'îounier,  pour  définir  le 
vrai  caractère  de  l'ordonnance  de  Charles  X  ;  car  si  Haïti 
ne  l'eût  pas  acceptée,  elle  fût  restée  à  l'état  de  lettre  morte, 
malgré  tous  les  attributs  de  la  souveraineté  dont  elle  était 


588  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

parée.  Cette  acceptation  a  amené  la  paix  entre  Haïti  et  la 
France;  elle  a  constitué  réellement  im  traité  provisoire, 
dont  les  clauses  subséquentes  devaient  effacer  ce  qu'il  y 
avait  d'ambigu  dans  celle  de  l'ordonnance,  de  blessant  pour 
la  dignité  et  l'honneur  de  la  jeune  République,  d'exorbitant 
dans  le  chiffre  de  l'indemnité. 

Tel  était  le  juste  espoir  du  gouvernement  haïtien,  et  l'on 
a  vu  comment  M.  de  Mackau  se  prit  pour  l'inspirer,  pour 
exciter  la  confiance  en  Charles  X  et  en  son  ministère  :  nous 
venons  de  dire  que,  par  ses  paroles  prononcées  à  la  chambre 
des  députés,  M.  de  Villèle  avait  approuvé  et  justifié  les  ex- 
plications de  cet  officier  de  marine.  Alors  même  que  le  mi- 
nistre n'eût  pas  rendu  cet  hommage  à  la  vérité  des  faits, 
les  actes  du  Président  d'Haïti^  ceux  du  Sénat,  les  discours 
prononcés ,  avaient  tous  fait  entendre  au  gouvernement 
français,  qu'on    considérait    l'ordonnance   comme   ayant 
«  reconnu  l'indépendance  nationale  d'Haïti,  »  sous  la  forme 
imaginée  de  la  concession  royale  :  par  là,  on  protestait  d'a- 
vance contre  toute  fausse  interprétation  de  l'ordonnance 
elle-même,  contre  toute  réserve  que  l'on  prétendrait  y 
avoir  intentionnellement  faite  à  l'égard  de  la  souveraineté 
du  nouvel  État,  notamment  dans  les  dispositions  de  l'art.  5, 
qui  concédait,  sous  la  condition  de  l'exécution  des  deux 
autres  articles,  la  simple  «  indépendance  de  son  gouverne- 
»  ment.  » 

Cependant,  si  la  France  venait  à  méconnaître  la  loyauté 
que  montra  Haïti,  à  abuser  de  la  confiance  qu'elle  avait 
mise  dans  les  paroles  de  son  envoyé,  eh  bien  !  on  prendrait 
patience,  on  attendrait,  on  mettrait  le  temps  à  profit  pour 
l'exécution  de  l'ordonnance.  Si,  abusant  ensuite  de  sa  puis- 
sance, oubliant  qu'en  sa  qualité  de  grande  nation  civilisée 
dont  les  idées  et  les  principes  révolutionnaires  avaient 


[1825]  CHAPITRE    VII.  589 

donné  naissance  à  un  jeune  peuple  de  la  race  noire,  la 
France  venait  à  faire  à  ce  peuple  une  guerre  injuste,  eh 
bien  î  encore  on  accepterait  cette  guerre  comme  une  néces- 
sité inévitable. 

A  ce  sujet,  on  peut  sans  doute  dire  que,  ces  éventua- 
lités étant  possibles,  mieux  eût  valu  que  le  gouvernement 
haïtien  n'eût  pas  accepté  l'ordonnance.  Mais ,  par  les  ci- 
tations que  nous  avons  faites ,  il  est  démontré  jusqu'à  l'é- 
vidence, qu'avec  le  gouvernement  de  la  Restauration,  il 
n'y  avait  pas  moyen  d'obtenir  autrement  la  consécration 
de  l'indépendance  nationale  d'Haïti.  Il  est  certain  d'ail- 
leurs qu'on  ne  s'attendait  pas  à  ce  qu'il  eût  brusqué  ainsi 
le  dénouement  de  cette  affaire.  Si  l'on  avait  refusé  l'or- 
donnance ,  la  guerre  eût  été  immédiate ,  car  ce  gouverne- 
ment s'était  trop  avancé  pour  reculer  devant  cette  néces- 
sité ,  bien  que  M.  de  Villèle  eût  dit  à  la  chambre  des  dé- 
putés qu'on  allait  seulement  bloquer  les  ports  d'Haïti^. 

D'un  autre  côté,  le  caractère  impatient  de  Boyer  ne  lui 
permettait  guère  d'attendre  plus  longtemps  la  décision 
qu'il  poursuivait  depuis  quatre  ans.  On  a  vu  avec  quel 
empressement  il  accorda  à  M.  de  Mackau  l'audience  que 
celui-ci  sollicita  de  lui ,  après  avoir  rompu  avec  les  com- 
missaires. D'ailleurs,  le  Président  devait,  dans  l'intérêt 
de  son  pays ,  envisager  la  position  que  lui  avait  faite  dans 
le  monde ^  la  conduite  de  la  Grande-Bretagne,  —  nous 
omettons  celle  des  États-Unis,  — qui,  en  1825,  avait  re- 
connu l'indépendance  des  Républiques  formées  dans  les 
colonies  espagnoles,  en  dédaignant  de  reconnaître  aussi 
celle  d'Haïti,  en  l'abandonnant,  pour  ainsi  dire,  à  la  dis- 
crétion de  la  France.  En  outre,  Boyer  ne  pouvait  se  faii'e 

1   Dans  la  séance  du  9  mars  1826. 


390  ÉTUDES    SUR    L'HISTOmE    d'hAÏTI. 

illusion  sur  la  situation  7-ee//e  de  la  République  qu'il  gou- 
A^ernait ,  sur  l'opposition  latente  qui  y  existait  contre  son 
administration^  et  dont  la  capitale  et  le  département  du 
Nord  étaient  le  foyer  :  l'année  précédente,  une  vaste  cons- 
piration avait  éclaté  à  Santo-Domingo.  Dans  une  telle  si- 
tuation, le  simple  ô^ocitô  de  nos  ports  par  les  hâtimens  de 
guerre  de  la  France  eût  été  capable  de  compromettre  Vii- 
nité politique  de  la  nation,  qu'on  avait  eu  tant  de  peine  à 
réaliser. 

Ecoutons  l'appréciation  de  cette  situation  par  le  secré- 
taire général  Inginac  qui,  en  sa  qualité  de  commissaire 
conférant  avec  M.  de  Mackau,  avait  montré  tant  de  vigueur 
et  de  résolution,  lia  dit  dans  ses  j^îémoires,  pages  68  et 
69  :  «  L'année  i825  arriva  :  toujours  les  mêmes  inquié- 
)5  tudes  dans  les  esprits  sur  l'avenir.  Le  gouvernement 
»  français  n'ignorait  pas  l'état  des  choses ,  puisque  la  plu- 
»  part  de  ses  nationaux  qui  exploraient  Haïti  étaient  te- 
»  nus ,  à  leur  retour  en  France ,  de  fournir  un  mémoire 
»  sur  ce  qu'ils  avaient  pu  observer.  La  divergence  dans  les 
»  opinions  rendait  'précaire  le  sort  de  l'Etat,  si  la  moin- 
»  dre  hostilité Ye.ndîïh.  avoir  lieu;  il  fallait  ne  s'être  ja- 
»  mais  occupé  du  véritable  état  du  pays,  pour  ne  pas  être 
»  convaincu  des  résultats  funestes  qui  auraient  suivi.  Pour 
»  moi  qui  n'avais  jamais  été  dans  l'illusion  sur  ce  point, 
»  je  n'ai  pas  dû  négliger  d'étudier  le  caractère  de  chacun, 
»  afin  de  bien  servir  la  cause  sacrée  de  la  race  africaine , 
»  de  la  régénération  de  laquelle  Haïti  est  appelée  à  prouver 
»  la  possibilité.  La  tranquillité  était  indispensable  pour 
»  atteindre  ce  but  :  donc,  tout  ce  qui  pouvait  la  compro- 
»  mettre  devait  être  soigneusement  ec^'i^e.  C'est  d'après  ce 
»  principe  que  j'agissais, lorsque  j'avaisl'honneur  d'êtreap 
»  pelé  à  donner  m  on  avis  sur  les  matières  d'intérêt  national.  » 


[l82o]  CHAPITRE   VII.  391 

On  ne  peut  dénier  à  Iiiginacles  qualités  et  la  capacité 
qu'il  possédait  comme  homme  d'État.  S'il  a  apprécié  ainsi 
la  situation  oii  se  trouvait  Haïti  à  l'arrivée  de  M.  de  Mackau, 
dont  il  a  relaté  ensuite  toute  la  mission,  on  ne  doit  pas  s'é- 
tonner qu'après  avoir  discuté  chaudement  avec  cet  officier, 
il  se  soit  rangé  à  l'avis  qu'il  donna  dans  le  conseil  privé  , 
pour  l'acceptation  de  l'ordonnance  du  i7  avril;  et  par  là,  il 
a  justifiéld.  détermination  de  Boyer,  basée  sur  les  explica- 
tions écrites  à  propos  de  cet  acte. 

Le  Président  avait  d'autant  plus  raison  d'agir  ainsi , 
que  le  2o  juillet ,  quatre  jours  à  peine  après  le  départ  de 
Daumec,  Frémont  et  Rouanez  pour  la  France,  il  partait 
lui-même  avec  sa  garde  pour  le  Cap-Haïtien  où  le  brave  gé- 
néral Magny  l'appelait,  à  raison  de  la  situation  des  esprits 
dans  le  Nord  ^  par  suite  de  l'acceptation  de  l'ordonnance 
de  Charles  X. 


392  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

EÉSUMÉ  DE  LA  QUATRIÈME  ÉPOQUE. 

De  grands  résultats  politiques  avaient  été  le  fruit  de  la 
sage  administration  de  Pétion,  au  début  de  celle  de  son 
successeur.  Pénétré  des  vues  élevées  de  ce  grand  citoyen, 
Boyer,  marchant  sur  ses  traces,  réalisa  avec  intelligence 
Vunité  haïtienne  qui  devait  nécessairement  amener  l'unité 
territoriale,  pour  compléter  l'œuvre  de  l'indépendance  na- 
tionale. En  même  temps,  les  esprits,  dans  l'Est  d'Haïti, 
étaient  excités  à  opérer  un  changement  dans  la  situation  de 
cette  partie  de  l'île,  lequel  ne  pouvait  être  autre  que  celui 
désiré  depuis  longtemps  pour  le  bonheur  de  tous  ses  habi- 
tans.  Mais  adoptant  une  politique  expectante,  Boyer  voulut, 
avec  raison,  que  cet  événement  s'effectuât  par  le  concours 
de  la  grande  majorité  des  volontés  :  cette  temporisation 
même  devait  le  faciliter. 

Pendant  qu'il  préparait  ainsi  ce  qui  allait  accroître  la 
force  de  la  nation  et  la  recommander  à  l'étranger,  dans  le 
Nord  et  dans  l'Artibonite  des  factieux  méditaient  une  nou- 
velle division  du  territoire  qui  ne  pouvait  que  l'affaiblir. 
Ce  rêve  insensé  n'avait  aucune  chance  de  succès  ;  aussi  la 
faction  fut-elle  de  suite  comprimée  par  la  vigilance  patrio- 
tique des  braves  lieutenans  du  chef  de  l'État.  Celui-ci  n'eut 
plus  qu'à  exercer  des  actes  de  clémence  envers  des  esprits 
égarés,  après  la  juste  punition  des  coupables.  Le  calme  se 
rétablit. 

En  ce  moment  même,  un  évêque  arriva  de  France  sans 
avoir  été  désiré  ni  sollicité  à  venir  à  Haïti.  Bien  qu'il  fût 
avisé  que  ce  prélat  ne  pouvait  être  qu'un  agent  politique 
envoyé  sous  le  manteau  de  la  religion,  Boyer  l'admit  à  exer- 
cer ses  fonctions  pastorales,  atin  de  prouver,  sans  doute,  que 


[1825]  CHAPITRE    VII.  595 

de  telles  armes  étaient  aussi  impuissantes  que  d'autres  à  dé- 
truire le  faisceau  national  érigé  par  le  patriotisme  haïtien. 
Ce  qu'il  avait  prévu  arriva,  et  Tévêque  dut  être  renvoyé 
de  la  République,  six  mois  à  peine  après  son  arrivée,  tant 
sa  conduite  avait  justifié  les  soupçons  conçus  contre 
lui  et  contre  sa  mission  occulte. 

P  3Iais  une  autre  mission,  ayant  ce  caractère,  était  aussi 
essayée  en  même  temps.  Des  ouvertures  furent  faites  à 
Bo.yer  par  un  ancien  commissaire  du  gouvernement  fran- 
çais, qui  avait  vainement  tenté  de  porter  Pétion  à  recon- 
naître la  souveraineté  de  la  France,  sous  une  forme  consti- 
tutionnelle. Bans  ses  propositions  nouvelles,  il  ne  s'agissait 
plus  que  d'une  simple  suzeraineté,  ou  le  droit  à  un  protec- 
torat. Elles  ne  pouvaient  pas  être  plus  agréées  que  les  pre- 
mières, et  le  chef  d'Haïti,  mieux  placé  encore  que  son  pré- 
décesseur pour  les  repousser,  se  borna  à  faire  revivre  l'offre 
d'une  indemnité  qu'il  avait  faite,  pour  obtenir  de  la  France, 
la  reconnaissance  de  l'indépendance  nationale. 

Ce  fut  à  cette  époque,  que  la  Veuve  et  les  filles  de 
H.  Christophe  quittèrent  leur  pays  volontairement  pour 
aller  finir  leurs  jours  sur  la  terre  étrangère,  après  avoir 
payé  un  tribut  d'hommages  de  leur  gratitude  envers  Boyer, 
et  que  l'ancien  évêque  de  Blois,  le  philanthrope  Grégoire, 
constant  ami  des  noirs,  entretint  avec  lui  une  correspon- 
dance qui  respirait  les  sentimens  chrétiens  les  plus  purs. 

Les  événemens  politiques  du  commencement  de  l'année 
avaient  fait  ajourner  l'époque  de  la  session  législative.  Dans 
l'intervalle,  le  chef  du  gouvernement  recommanda,  pres- 
crivit diverses  mesures  pour  favoriser  l'agriculture  et  le 
commerce  national,  deux  branches  d'industrie  qui  sont  et 
seront  toujours  le  grand  objet  de  la  sollicitude  de  toute 
administration  éclairée,  et  des  désirs  légitimes  des  citoyens. 


594  ÉTUDES    SUR    l'histoire    D  HAÏTI. 

Mais  à  la  réunion  du  corps  législatif,  la  Chambre  des 
représentans  des  communes,  complétée  par  l'élection  de 
ceux  de  l'Artibonite  du  Nord,  vit  naître  en  son  sein  une 
opposition  qui  prétendit  être  l'organe  des  citoyens,  par 
rapport  à  ces  deux  branches  d'industrie,  et  qui  demanda  le 
privilège  exclusif  du  commerce  en  faveur  des  nationaux, 
en  des  termes  peu  mesurés  et  sans  égard  aux  dispositions 
de  la  constitution  qui  voulaient  la  protection  du  commerce 
licite  des  étrangers  dans  les  ports  où  ils  sont  admis. 

Cette  prétention,  formulée  de  manière  à  exciter  une 
certaine  agitation  dans  la  nation,  déplut  à  Boyer  et  amena 
une  dissidence  d'opinion  entre  lui  et  ces  orateurs,  qui  fut  le 
germe  de  l'opposition  parlementaire  dans  le  pays  :  elle 
allait  se  représenter  encore  mieux  dans  la  session  suivante. 
En  attendant,  le  pouvoir  exécutif  fit  compléter  le  Sénat  de 
la  République  par  l'élection  de  citoyens  pris  principale- 
ment dans  l'Artibonite  et  le  Nord. 

Mais  aussitôt,  dans  le  Sénat  même,  on  vit  surgir  un  es- 
prit empreint  de  quelques  désirs  d'opposition.  Ce  corps,  se 
laissant  influencer  par  l'adjonction  qu'il  venait  de  recevoir, 
proposa  la  révision  anticipée  de  la  constitution,  en  se  fon- 
dant sur  cette  opinion  :  —  qu'elle  avait  été  l'œuvre  des  dé- 
putés de  l'Ouest  et  du  Sud  pendant  la  guerre  civile,  et  que 
ceux  des  autres  départemens  devaient  concourir  à  sa  révi- 
sion. Le  chef  du  gouvernement  n'eut  qu'à  citer  le  texte  de 
ce  pacte  fondamental  pour  repousser  l'opinion  émise  parle 
Sénat. 

L'année  1821  se  termina  :  1°  par  une  réclamation  non 
justifiée  dans  ses  prétentions  appuyées  par  le  gouvernement 
fédéral  des  États-Unis  qui,  en  cette  occasion,  donna  la 
preuve  qu'il  reconnaissait  formellement  l'indépendance 
d'Haïti,  sur  laquelle  cependant  il  revint  plus  tard  ;  2"  par 


[1825]  CHAPiTîiLi;  \ii.  595 

une  déclaration  d'indépendance  prononcée  à  Santo-Dc- 
mingo  contre  la  domination  espagnole,  dans  le  but  de 
constituer  dans  l'Est  un  État  distinct  de  la  République 
d'Haïti,  lequel  aurait  fait  partie  de  la  confédération  de  la 
Colombie,  organisée  dans  la  Côte-Ferme  par  Bolivar. 

Un  tel  projet  ne  pouvait  être  accueilli  par  les  populations 
de  l'Est.  Elles  députèrent  aussitôt  auprès  de  Boyer  pour 
l'invitera  y  venir  opérer  leur  incorporation,  leur  réunion  à 
la  République.  Se  rendant  à  leur  vœu  et  à  celui  de  la  consti- 
tution haïtienne,  il  alla  recevoir  le  serment  des  nouveaux 
citoyens  qui  s'y  ralliaient  spontanément.  En  cette  circons- 
tance^ l'esprit  de  justice  qui  animait  la  politique  du  gou- 
vernement, fut  démontré  au  grand  jour  par  l'admission, 
comme  citoyens  de  l'État,  de  tous  les  dissidens  qui  avaient 
participée  l'œuvre  de  l'indépendance  dominicaine. 

Mais  quelques  anciens  colons  français,  réfugiés  à  Sa- 
mana,  ne  voulant  pas  profiter  de  cette  justice,  appelèrent 
les  forces  maritimes  de  la  France  postées  à  la  Martinique, 
afin  de  prendre  possession  de  cette  presqu'île.  Devancées 
sur  ce  point,  par  la  vigilance  et  l'activité  de  Boyer,  elles 
se  retirèrent  en  amenant  ces  colons  à  Porto-Rico. 

Dans  l'intervalle,  les  élections  générales  de  la  partie 
occidentale  d'Haïti  amenèrent  à  la  Cham^bre  des  communes 
les  représentans  opposans  de  l'année  précédente,  et  plu- 
sieurs autres  qui  partageaient  leurs  idées.  Ce  fut  pour 
Boyer  un  grand  sujet  de  mécontentement  qu'il  eut  le  tort 
de  manifester  par  des  paroles  et  des  actes  qui  ne  pouvaient 
qu'irriter  les  opposans. 

Pendant  la  session  législative,  un  général,  qui  avait 
éprouvé  l'année  précédente  toute  l'indulgence  du  chef  de 
l'État  dans  la  conspiration  ourdie  par  lui  dans  le  Nord,  osa 
conspirer  de  nouveau  à  Léogane  qui  lui  avait  été  assigné 


59(5  ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'haïti. 

comme  séjour.  Il  périt  victime  de  son  audace,  mais  d'une 
manière  qui  fit  concevoir  l'idée  d'un  assassinat  politique 
aux  maWeillans  toujours  prêts  à  imputer  de  mauvaises 
actions  au  gouvernement.  • 

Aussitôt,  un  esprit  turbulent  et  pervers,  concevant  le 
projet  de  renverser  Boyer  du  pouvoir,  et  croyant  trouver 
un  utile  concours  delà  part  des  représentans  opposans,  osa 
adresser  à  la  Chambre  des  communes  une  pétition  dans  ce 
but.  La  Chambre  en  ayant  fait  donner  une  lecture  pu- 
blique, sans  dénoncer  le  fait  au  pouvoir  exécutif,  et  sans 
prendre  aucune  mesure  contre  le  pétitionnaire,  Boyer  con- 
çut des  soupçons  de  connivence  entre  lui  et  les  opposans, 
et  il  ordonna  leur  arrestation.  Cette  mesure  produisit  une 
telle  agitation  à  la  capitale,  que  la  Chambre,  intimidée, 
prononça  l'exclusion  de  son  sein  de  ceux  de  ses  membres 
qui  avaient  été  arrêtés,  pendant  que  le  pétitionnaire  subis- 
sait la  peine  de  mort  prononcée  par  une  commission  mili- 
taire qui  le  jugea.  Cette  exclusion  inconstitutionnelle  fut  le 
premier  pas  fait  dans  une  voie  qui,  par  suivie  d'autres  légis- 
latures, devait  conduire  le  pays  à  une  révolution  politique. 
r  L'année  suivante,  sur  la  pressante  invitation  de  l'ancien 
commissaire  français  qui  lai  avait  fait  des  ouvertures  en 
1821,  Boyer  se  décida  à  envoyer  un  agent  chargé  de  négo- 
cier avec  son  gouvernement  pour  en  obtenir  la  reconnais- 
sance de  l'indépendance  d'Haïti.  Mais  cette  mission  ne  put 
aboutir  au  résultat  désiré  :  ce  qui  porta  l'ancien  commissaire 
à  provoquer  l'envoi  de  nouveaux  agents. 

Ils  partirent  d'Haïti  en  1824  pour  n'être  pas  plus  heu- 
reux qae  celui  qui  les  précédèrent,  le  gouvernement  fran- 
çais voulant  obtenir,  non-seulement  une  indemnité  consi- 
dérable, mais  encore  un  droit  de  souveraineté  extérieure  sur 
Haïti. 


[1825]  CHAPITRE   VII.  597 

Dans  le  cours  de  cette  année,  et  à  raison  des  préoccu- 
pations de  la  France  à  l'égard  de  cette  question,  la  Répu- 
blique fut  tenue  sur  un  pied  de  guerre  et  prête  à  repousser 
une  invasion,  si  elle  était  tentée.  Par  la  même  raison,  un 
agent  fut  envoyé  à  Bogota,  afin  de  proposer  au  gouverne- 
ment de  la  Colombie  une  alliance  défensive  avec  Haïti  : 
il  en  reçut  un  refus  qui  le  porta  à  réclamer  le  montant 
des  objets  de  guerre  fournis  en  1816  à  Bolivar,  lequel  fut 
payé. 

Au  vote  des  dernières  lois  du  code  civil  haïtien  se  joignit 
celui  d'une  loi  qui  réglait  la  nature  de  toutes  les  propriétés 
existantes  dans  les  départemens  de  l'Est,  sur  lesquelles 
TEtat  avait  des  droits  par  suite  de  la  suppression  des  cou- 
vons et  autres  établissemens  ecclésiastiques.  Cette  loi  régla 
enfin  le  sort  du  clergé  de  cette  partie  à  la  tête  duquel  se 
trouvait  l'archevêque  de  Santo-Domingo.  En  même  temps, 
la  cour  de  Rome  autorisa  ce  prélat  à  prendre  le  titre  d'ar- 
chevêque d'Haïti,  qui  lui  avait  été  offert  par  le  Président 
(le  la  République. 

Un  essai  d'immigration  fut  tenté  et  exécuté  dans  la  même 
année,  afin  d'augmenter  la  population  haïtienne  par  tous 
les  hommes  libres  de  race  africaine  habitant  les  États-Unis., 
Mais,  commencé  sous  d'heureux  auspices,  cette  opération 
échoua  par  le  fait  même  de  ces  hommes  :  il  n'en  resta  que 
fort  peu  en  Haïti. 

Le  retour  des  agents  envoyés  en  France  porta  Boyer  à 
convoquer  à  la  capitale  tous  les  officiers  généraux ,  afin 
de  leur  donner  connaissance  des  négociations  infructueu- 
sement suivies  depuis  trois  ans  pour  la  reconnaissance  de 
l'indépendance  nationale,  et  de  convenir  avec  eux  de  toutes 
les  mesures  nécessaires  à  sa  défense ,  si  elle  venait  à  être 
attaquée  par  la  France. 


598  ÉTUDES    SUR    l'histoire    d' HAÏTI. 

Le  gouvernement  français  se  décida  enfin  à  se  pronon- 
cer sur  cette  grave  question.  En  1825,  une  ordonnance 
royale  imposa  à  Haïti  une  indemnité  de  150  millions  de 
francs  et  la  franchise  du  demi-droit  en  faveur  du  commerce 
français,  tant  à  l'importation  qu'à  l'exportation,  avec  des 
clauses  conditionnelles  qui  réservaient  à  la  France  la  fa- 
culté de  revenir  sur  l'indépendance  que  cet  acte  octroyait, 
loin  de  la  reconnaître  comme  un  fait  accompli. 

Cette  ordonnance  était  trop  ambiguë  pour  ne  pas  soule- 
ver des  observations  de  la  part  du  gouvernement  haïtien. 
Elles  portèrent  l'agent  qui  la  lui  présenta ,  non-seulement 
à  donner  des  explications  officielles  écrites  sur  la  contex- 
ture  de  cet  acte  du  roi  de  France,  mais  à  offrir  de  rester  en 
otage  jusqu'à  la  conclusion  d'un  traité  qui  eût  effacé  ce  qui 
ne  présentait  pas  assez  de  garanties  à  Haïti.  En  consé- 
quence, Boyer  accepta  l'ordonnance  que  le  Sénat  entérina, 
dans  l'espoir  d'obtenir  le  traité  dont  s'agit;  et  il  envoya  en 
France  trois  agents  à  cet  effet. 


FIN  DU    TOME   NEUVIEME. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES  DANS  CE  VOLUME 


PERIODE   haïtienne 


QUATRIÈME  ÉPOQUE 


LIVRE  QUATRIÈME 

CHAPITRE  PREMIER. 

Considérations  sur  la  situation  de  la  Répiibliqne,  après  la  réunion  du  Nord  ;  effets  qu'elle 
produit  dans  la  partie  de  l'Est  d'Haïti.  —  Diverses  causes  d'agitation  de  l'esprit  pTiblic 
dans  cette  partie  ;  projet  d'indépendance.  —  Temporisation  politique  de  Boyer  à  sou 
égard.  —  Le  gouvernenr  Kindelan  Ini  adresse  une  lettre  au  sujet  de  l'intention  qu'on 
lui  suppose.  —  Il  répond  et  nie  tout  projet  hostile.  —  Kindelan  fait  publier  cette 
correspondance  avec  une  proclamation  aux  babitans  de  l'Est.  —  Conspiration  des  gé- 
néraux Richard  et  Romain,  dans  le  Nord,  et  d'autres  dans  l'Artibonite. — Elle  échoue  à 
Saint-Marc  et  au  Cap-Haïtien,  et  réussit  aux  Gouaïves,  —  Arrestation  et  condamnation 
à  mort  de  plusieurs  des  conspirateurs;  rétablissement  de  l'ordre  dans  les  deux  départe- 
meus.  —  Actes  du  Président  d'Haïti  à  ce  sujet  :  prorogation  de  la  session  législative  au 
1"  août.  —  M.  de  Glory,  évêque  de  Maori,  accompagné  de  plusieurs  prêtres,  arrive 
au  Port-au-Prince  en  qualité  de  vicaire  apostolique  du  Saint-Siège.—  Ses  antécédens. 
—  Boyer  l'admet,  malgré  les  avis  qu'il  reçoit  sur  sa  mission  présumée.  —  Précédens 
entre  M.  de  Glory  et  l'abbé  Jérémie,  curé  du  Port-aii-Prince.  —  Le  Président  se  rend 
à  Saint-Marc,  aux  Gouaïves  et  au  Cap-Haïtien.  —  11  exerce  sa  clémence  envers  des 
conspirateurs  et  ordonne  l'envoi  du  général  Romain  à  Léogane.  ~  Révolte  des  1^^  et 
2"  régimens  d'infanterie  ;  elle  est  étouffée,  et  ces  corps  sont  dissous.—  M.  Aubert  Diipetit- 
Thoiiars  arrive  de  France,  porteur  d'une  lettre  de  M.  Esmangart  adressée  à  Boyer. — 
Dispositions  pacifiques  du  gouvernement  français  à  l'égard  d'Ha'iti.—  Objet  de  la  mission 
de  M.  Dupetit-Thouars,  et  ses  lettres  à  Boyer. —  Le  Président  d'Ha'iti  répond  à  celle  de 
M.  Esmangart,  en  renouvelant  les  propositions  formulées  par  Pétion,  —  L'agent  fran- 
çais retourne  dans  son  pays.—  Quelques  nouveaux  faits  relatifs  à  l'Est  d'Ha'iti.  —  Actes 
du  Président:  il  retourne  au  Port-au-Prince ,     .     .     .  3 

CHAPITRE  IL 

La  Veuve  de  H.  Christophe  va  en  Angleterre  avec  ses  demoiselles.—  Sa  lettre  à  Boyer,  au 
moment  de  soa  départ»  —  Conduite  tenue  par  M,  de  Glory  et  l'abbé  Jérémie, — Schisme 


400  TABLE  DES  MATIÈRES. 

qu'ils  occasionnent  au  Port-au-Prince.  —  Mandement  de  l'évêqne  vicaire  apostolique 
contre  le  curé  de  cette  paroisse  qu'il  interdit  et  excommunie.  —  Scènes  scandaleuses 
à  l'église  et  au  presbytère.  —  Réflexions  à  ce  sujet  :  devoir  imposé  au  Président  d'Haïti. 

—  Il  fait  signifier  aux  deux  ecclésiastiques  de  se  retirer  du  pays.  —  M.  de  Glory  périt 
dans  un  naufrage.  —  L'abbé  Jérémie  revieut  ensuite  au  Cap-Haïtien;  il  y  est  mis  aux 
arrêts,  puis  renvoyé  a  l'étranger.  —  L'abbé  Joseph.  Salgado,  uommé  curé  du  Port-au- 
Prince,  ramène  tous  les  fidèles  à  l'église.  —  Diverses  lettres  de  l'évêque  H.  Grégoire  à 
Boyer  :  ses  sentimens,  son  don  de  livres  fait  à  la  République  pour  commencer  l'établisse- 
ment d'une  bibliothèque.— Sa  noble  conduite  en  recevant  un  don  que  lui  envoie  Boyer; 
sa  lettre  à  cette  occasion.  —  Lettre  de  quelques  Grecs  résidant  à  Paris,  transmise  par 
lui,  faisant  un  appel  à  Boyer  et  aux  Haïtiens,  en  faveur  de  leur  pays  insurgé  contre  la 
Turquie.  —  Ce  que  leur  répond  Boyer.  —  Divers  actes  du  Président  concernant  l'agri- 
cullure  et  le  commerce  national.  —  Ouverture  de  la  session  législative.  —  Election  des 
représentans  de  l'Artibonite  et  du  Nord,  —  Vote  de  trois  livres  du  code  civil  haïtien  et 
diverses  lois;  élection  de  dix  sénateurspour  compléter  le  Sénat.— Adresse  de  la  Chambre 
des  représeutaas  au  peuple,  —  Discours  prononcés  dans  son  sein,  sur  le  commerce  na- 
tional, par  les  représentans  Pierre  André  et  Saint-Martin.  —  La  Chambre  les  prend  en 
considération  et  les  adresse  au  Président  d'Haïti.  —  Examen  des  questions  soulevées 
par  ces  discours. —  Etablissement  de  cercles  du  commerce  national  au  Port-au-Prince  et 
an  Cap-Haïtien  :  objet  qu'ils  ont  en  vue. —  Agitation  de  l'esprit  public  à  la  capitale.  — 
Les  commerçans  étrangers  s'adressent  au  Président  d'Haïti.— Ce  que  pense  et  fait  Boyer 
en  cette  circonstance.  —  Le  Sénat  lui  adresse  un  message  pour  avoir  son  opinion  sur  la 
révision  anticipée  de  la  constitution.  —  Il  répond  au  Sénat  et  repousse  cette  idée.  — 
Réflexions  à  ce  sujet.  —  Réclamation  d'argent  faite  par  Jacob  Lewis  contre  la  Répu- 
blique, appuyée  par  les  Etats-Unis.  —  11  est  soldé  définitivement 55 

CHAPITRE   III. 

Projet  d'indépendanoe  dans  l'Est  d'Haïti.  —  Vues  de  Nunez  de  Cacérès  à  ce  sujet.  —  Les 
communes  de  Monte-Christ  et  de  Laxavon  arborent  le  pavillon  haïUen.  —  Le  gouver- 
neur Pascual  Real  correspond  avec  le  Président  d'Haïti  :  missions  pacifiques  de  leur  part. 

—  N.  de  Cacérès  proclame  l'indépendance  à  Santo-Domingo  ;  départ  de  Pascual  Real.  — 
Divers  actes  publiés  à  Sauto-Domingo,  —  La  ville  de  Saint- Yague  proteste  contre  ces 
actes;  elle  s'adresse  au  Président  d'Haïti  et  entraîne  tout  le  Nord-Est  en  faveur  de  la 
République.  —  Les  communes  des  frontières  s'y  rallient  également.  —  Message  de 
Boyer  au  Sénat  ;  "accord  des  deux  pouvoirs  pour  la  réunion  de  l'Est.  —  Boyer  invite 
les  citoyens  à  élire  les  représentans  des  communes,  et  ajourne  l'ouverture  de  la  session 
législative  au  1«r  août.  —  Correspondance  entre  N.  de  Cacérès  et  Boyer  :  dépèche  de 
ce  dernier,  du  11  janvier  1822.  —  N.  de  Cacérès  fait  arborer  le  pavillon  haïtien  à  Santo- 
Domingo,  —  Deux  colonnes  de  l'armée  entrent  sur  le  territoire  de  l'Est. —  Le  Président 
d'Haïti  prend  possession  de  cette  partie  en  entrant  à  Santo-Domingo  :  actes  et  discours 
à  cette  occasion.  —  Organisation  judiciaire,  civile  et  militaire.  —  Décision  politique 
prise  à  l'égard  des  blancs  trouves  dans  l'Est.— Des  colons  français  établis  dans  la  presqu'île 
de  Samana  députent  auprès  du  comte  Douzelot,  gouverneur  de  la  Martinique  ;  il  envoie 
l'amiral  Jacob,  avec  une  flottille,  pour  les  protéger  et  s'emparer  de  la  presqu'île  au  nom 
de  l'Espagne.  —  Boyer  la  fait  occuper  militairement  avant  son  arrivée  dans  la  baie.— 
Correspondance,  faits  respectifs  des  Haïtiens  et  des  Français.  —  Débarquement  des 


TABLE    DES     MATIÈRES.  401 

Français  à  Savana-la-Mar,  d'armes  et  de  miiuitioris.  —  Boyer  y  envoie  un.jégiment  qui 
cccnpe  ce  bourg,  tt  il  ordonne  nu  eiuLargo  général  far  les  bâtimens  et  les  Français 
dans  la  partie  occidentale.  —  L'.uniral  Jacob  part  pour  la  France,  les  navires  de  gueire 
sortent  de  la  baie  de  Samana  et  emmènent  les  colons  français  à  Porto-Rico.  —  Boyer 
adresse  deni  messages  au  Séuat  et  fait  lever  Teiubargo. — Impression  produite  on  France 
à  l'occasion  de  cette,  mesure.     .  ■ 101 


CHAPITRE  IV. 

Arrêtés  du  Président  d'Haïti  qui  déterminent  les  décorations  des  grades  militaires  et  les 
communes  de  l'Est  appelées  à  nommer  des  représentaus.  —  Il  charge  Bruno  Blanche 
de  lui  indiquer  les  changemens  à  opérer  dans  la  constitution  de  1816  ;  quelques  idées 
émises  a  ce  sujet  par  Blanchel  que  la  mort  surprend  dans  ce  travail.  —  Boyer  quitte 
Santo-Domingo  et  va  dans  le  Nord-Est.  —  Arrêté  sur  le  changement  de  numéros  dans 
les  régimens  d'infanterie.— Boyer  est  mécontent  de  l'élection  des  représentaus  du 
Port-au-Prince.  —  11  se  rend  au  Cap-Haïtien  où  il  reçoit  des  honneurs  et  des  fêtes.  — 
11  retourne  à  la  capitale,  et  n"y  accepte  pas  ceux  qui  lui  avaient  été  préparés.  —  Ré- 
flexions à  ce  sujet.  —  Le  port  de  Saint-Marc  est  ouvert  au  commerce  étranger.  — 
Circulaire  aux  commandant  d'arrondissement  en  faveur  du  commerce  national.  —  Pro- 
clamation aux  citoyens  de  l'Est  pour  les  engager  à  cultiver  les  toires  :  résultats  succes- 
sivement obtenus  dans  cette  partie  de  la  Republique.  —  Le  Président  ouvre  la  ses- 
sion législative  par  un  discours  où  il  cherche  à  prémunir  les  représentaus  contre  des 
innovations  dangereuses.  — Quelques  actes  préparatoires  di'  la  Cliambre  :  discours  de 
sou  président  où  l'on  trouve  une  préoccupalion  £.ur  de,>  mesures  a  prendre.  -  La  Cl'.ambre 
demande  au  Président  d'Haïti  les  comptes  généraux,  afin  de  statuer  sur  les  impôts.  — 
Conspiration  du  général  Paul  Romain  .  Sa  mort  violente  à  Léogane  ,  son  complice  est 
fusillé  au  Port-au-Prince.  —  Proclamation  du  Président  sur  cet  événement,  signalant 
des  piopos  séditieux,  — Quelques  particularités  et  réflexions  à  ce  sujet.  — Dispositions 
dans  la  Chambre  des  représentaus  envers  le  Président  d'Haïti..,—  Félix  Darfour 
adresse  à  ce  corps  une  pétition  séditieuse  contre  le  Président  :  elle  est  lue  en  séance 
publique.  —  Effet  qu'elle  produit  dans  la  Chambre  et  au  Port-au-Prince.  —  Arrestation 
de  Félix  Darfour,  de  quatre  représentaus  et  d'autre.'^  personnes,  et  leur  emprison- 
nement. —  Appréciation  des  causes  réelles  de  ces  arrestiitious.  —  La  Chambre  dénonce 
tardivement  Félix  Darfour  au  Président.  —  11  ordonuc  de  le  juger  militairement  :  sa 
condamnation  'a  ruort  et  son  exécution  —  La  Chambre  exclut  de  son  sein  les  quatre 
i-eprésentans  arrêtés,  et  fait  une  adresse  au  peuple.  —  Adresse  du  Sénat  au  peuple  sur 
ces  événemens.— Proclamation  du  Président  d'Haïti  au  peuple  etàl'armée. — Le  sénateur 
Panayoty  donne  sa  démission.  —  Lts  personnes  arrêtées  le  30  août  sont  bannies  à  l'ia- 
lérieur.  —  Divers  actes  et  lois  rendues  dans  la  session.  —  Opinion  i"une  commission 
sur  les  mesures  à  prendre  par  rapport  aux  propriétés  dans  l'Est  ;  elle  est  adoptée  par 
le  Sénat,  par  la  Chambre  des  représentaus  et  par  le  Président  d'Haïti 148 


CHAPITRE  Y. 

Le  général  J.  Boyé  vient  de  Saint-Pétersbourg  à  Haïti.  —  Le  ministère  français  y  expédie 
M.  Liot,  pour  proToquer  l'envoi  de  plénipotentiaires  en  France.  —  Le  Président  d'Haïti 

T.  IX.  26 


402  TABLE    DES    MATIÈRES. 

charge  J.  Boyé  de  cette  mission  —  Conférences  à  Bruxelles,  entre  lui  et  M.  Esmangart. 
nommé  à  cet  effet  parle  gouvernement  français.  —  Us  ne  peuvent  s'entendre  snr  la  re- 
connaissance de  l'indépendance  d'Haïti  :  rupture  des  conférences,  —  M.  Esmangart 
écrit  au  Président  et  l'engage  à  envoyer  un  autre  plénipotentiaire.  —  Formation  d'une 
commission  à  Santo-Domingo,  pour  l'esamen  des  titres  de  propriétés  dans  l'Est.  — 
Proclamation  accordant  un  nouveau  délaide  quatre  mois  aux  propriétaires  abseiis  pour 
rentrer  en  Haïti  et  jouir  de  leurs  biens.  —  Fondation  de  V Académie  d'Haïti,  qui  est 
remplacée  par  l'École  de  médecine,  au  Port-au-Prince.  —  Proclamation  interdisant  toutes 
relations  entre  Haïti  et  les  îles  des  Antilles,  et  toutes  expéditions  des  navires  haïtiens 
dans  les  autres  pays  étrangers.  —  Discours  du  Piésident  à  l'ouverture  de  la  session  lé- 
gislitive.  —  Cirfulaire  du  grand-juge  aux  tribunaux,  lois  rendues  dans  la  session.  — 
Le  Sénat  accorde  à  B  'yer  deux  habitations  :  sa  lettre  à  ce  corps,  motivant  son  refus 
d'accepter  ce  don.  —  182'i-.  Discours  qu'il  prononce  le  1er  janvier  à  la  fête  de  l'indé- 
pendance; sa  proclamation  du  6  janvier  invitant  les  Haïtiens  à  se  préparer  contre  la 
guerre  étrangère.  —  M.  Laujon  arrive  au  Port-au-Prince,  porteur  de  lettres  de  M.  Es- 
mangart pour  le  Piésident;  réponse  qu'il  y  fait.  —  Les  citoyens  Larose  et  Rouanez  sont 
envoyés  en  France.  —  Discours  de  Boyer  à  l'ouverture  de  la  seFsion  législative.  —  Son 
arrêté  ordonnant  le  renvoi  dans  les  campagnes,  des  individus  qui  sont  sans  moyen 
d'existence  dans  les  villes  et  bourgs  :  réflexions  à  ce  sujet.  —  Proclamation  défendant 
toute  correspondance  entre  les  autorités  et  les  citoyens  d'Haïti,  avec  les  gouveruemens 
et  leurs  agents.  —  Le  Président  d'Haïti  envoie  un  agent  à  Santa-Fé  de  Bogota,  pour 
proposer  une  alliance  seulement  défensive  entre  la  République  et  celle  de  Colombie,  et, 
en  cas  de  refus,  pour  demander  la  restitution  de  la  valeur  des  objets  fournis  a  Bolivar, 
en  1816  :  la  somme  est  payée  ;  réflexions  à  ce  sujet.  —  Loi  du  8  juillet  sur  les  différentes 
propriétés  dans  l'Est  d'Haïti:  effet  qu'elle  y  produit;  le  Président  en  suspend  l'exécution 
pour  certaines  propriétés  rurales.  —  Rapports  entre  le  gouvernement  de  la  République 
et  la  cour  de  Piome,  concernant  l'archevêque  de  Santo-Domingo  :  le  pape  Léon  XU 
autorise  l'archevêque  à  étendre  sa  juridiction  sur  toute  File  d'Haïti.  —  Vote  des  der- 
nières lois  du  code  civjl  par  le  corps  législatif  ;  adresse  de  la  Chambre  des  représcEtans 
du  peuple  haïtien 212 


CHAPITRE  \T. 

La  mission  haïtienne  est  attendue  en  France  avec  une  vive  impatience.  —  MM.  Larose 
et  Rouanez  y  arrivent  à  la  mi-juin:  ils  sont  conduits  à  Saint-Germain-en-Laye,  puis  a 
Strasbourg  et  enfin  à  Paris. — Leurs  pleins-pouvoirs  et  leurs  instructions  délivrées  par  le 
Président  d'Haïti  :  réflexions  sur  ces  dernières.— M.  Esmangart  est  chargé  de  traiter  avec 
eux.  —  Phases  de  la  négociation. — Le  gouvernement  français  ne  veut  stipuler  que  pour 
l'ancienne  partie  française  de  Saint-Domingue  et  prétendse  réserver  l'eieicice  de lasou- 
veraineté  extérieure  sur  Haïti. —  Les  envoyés  haïtiens  refusent  d'adhérer  à  ces  deux  clauses. 
—  Rupture  de  la  négociation  et  retour  des  envoyés  à  Haïti.  —  Circulaire  du  Président 
d'Haïti  aux  généraux  commandans  d'arrondissement  sur  cette  infructueuse  mission,  et 
leur  recommandant  de  nouvelles  mesures  pour  la  défense  du  pays. —  Conférences  ver- 
bales de  Boyer  avec  les  sénateurs  ;  son  message  au  Sénat  qiii  lui  demande  des  avis  sur  les 
mesures  politiques  à  prendre. — Le  Sénat  lui  répond  de  prendre  celles  qu'il  jugera  les  plus 
convenables  dans  la  situation  des  choses.  —  Le  Président  d'Haïti  proclame  une  déclara- 


TABLE    DES    3L4TIÈRES.  '  403 

tion,  gui  est  suivie  de  la  publication  de  toutes  les  pièces  relatives  ans  négociations 
préparées  ou  entamées,  de  1821  à  1824,  —  Il  convoque  le  corps  législatif  pour  entrer  en 
session,  en  janvier  182o.  —  Il  convoque  les  généraux  de  l'armée  à  la  capitale  afin  dp 
conférer  avec  eux,  et  Ips  renvoie  pour  célébrer  la  fête  de  l'indépendance  nationale.  — 
Essai  d'émigration  en  Haïti,  des  hommes  libres  de  la  race  noire  habitant  les  États- 
Unis  ;  origine  de  cette  mesure  conçue  depuis  1820  et  ses  phases:  elle  ne  réussit  qu'im- 
parfaitement.—  1823.  Ouverture  de  la  session  législative;  discours  prononcé  à  cette 
occas'on  ;  justes  éloges  donnés  par  la  Chambre  des  représentans,  au  goiivernement  et  à 
l'administration  de  Boyer.  —  Élections  de  plusieurs  sénateurs  ;  diverses  lois  rendues  : 
celle  sur  les  douanes  supprime  le  privilège  accordé  depuis  1814  à  l'importation  des  pro- 
duits britanniques.  —  Le  code  civil  d'Haïti  est  soumis  de  nouveau  â  l'examen  etau  vote 
du  corps  législatif.  —  Ce  code  est  rendu  exécutoire  au  1er  mai  1826,  et  le  code  de 
procédure  civile,  également  voté  dans  la  session,  au  1er  septembre  de  la  même  année. 
—  Quelques  réflexions  sur  certaines^dispositions  du  code  civil 267 


CHAPITRE  Vil. 

Motifs  divers  qui  ont  pu  porter  la  France  h  terminer  les  négociations^avec  Haïti.  — 
Charles  X  signe  une  ordonnance  qui  concèle  son  indépendance.  —  M.  de  Mackau  en 
est  porteur  pour  la  faire  accepter  purement  et  simplement.  —  Il  est  suvi  d'une  flotte 
destinée  à  user  de  moyens  coercitifs  en  cas  de  refus.  —  Il  arrive  au  Port-au-Prince 
sans  cet  appareil  de  forces,  et  notifie  au  président  Boyer  l'objet  de  sa  mission.  —  Il  est 
accueilli  et  il  entre  en  conférence  avec  des  commissaires  nommés  par  le  Président.  — 
Texte  de  l'ordonnance  royale  qu'il  leur  présente  :  des  objections  sont  produites,  par 
rapport  à  ses  dispositions  ambiguës,  par  les  commissaires  qui,  après  deux  conférences, 
rejettent  cet  acte.  —  M.  de  Mackan  sollicite  une  audience  du  Président  qui  la  lui  ac- 
corde; il  entend  les  motifs  du  refus  que  fait  Boyer  d'accepter  l'ordonnance,  et  offre  de 
donner  des  explications  écrites  snrle  sens  de  ses  dispositions:  dans  un  second  entretien, 
il  offre  de  rester  en  otage  à  Haïti,  comme  garant  de  la  sincérité  de  cet  acte. — Le  Prési- 
dent promet  d'accepter  l'ordonnance,  si  les  explications  écrites  lui  paraissent  suffisantes. 

—  Il  appelle  des  fonctionnaires  en  conseil  privé  pour  avoir  leur  avis  à  ce  sujet. — Texte 
de  cet  avis  motivé  qui  est  favorable  à  l'acceptation  de  l'ordonnance.  --  Texte  des  ex- 
plications écrites  fournies  par  M.  de  Mackau.  —  Boyer  lui  adresse  une  lettre  par  la- 
quelle il  accepte  l'ordonnance  et  promet  de  la  faire  entériner  par  le  Sénat.  —  M.  de 
Mackau  expédie  ce  document  en  France  e,t  appelle  la  flotte  dans  la  rade  du  Port- 
au-Prince.  —  Message  du  Président  d'Haïti  au  Sénat,  déclarant  qu'il  a  accepté  l'or- 
donnance de  Charles  X,  et  invitant  le  Sénat  à  y  adhérer  et  à  l'entériner.  —  Discours, 
cérémonie  et  fêtes  à  cette  occasion.— Proclamation  du  Président  au  peuple  et  à  l'armée. 

—  Note  officielle  du  secrétaire  général,  en  réponse  à  celle  de  M.  de  Mackau,  sur  quel- 
ques objets  secondaires.  —  Réflexions  à  propos  de  l'ordonnance  royale.  ■     .     .     333 

Résumé  de  la   quatrième   époque , 392 


FIN    DE    LA    TABLE    DES    MATIERES    DU    TOS'E    NEUVIEME. 


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