Skip to main content

Full text of "Etudes sur l'histoire d'Haïti : suivies de la vie du Général J.-M. Borgella"

See other formats


*1*T 


vi 


■Jb&Âï# 


^"âs 


\^         ,1111   il    _■*  \t. 

/ 


M/a 


y 


'l^\S, 


/ 


c 


/C 


JL^t— 


u 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Associates  of  the  Boston  Public  Library  /  The  Boston  Foundation 


http://www.archive.org/details/etudessurlhistoi10ardo 


ÉTUDES 


L'HISTOIRE  D'HAIT 


'iiris,—  imprimerie  de  K.  Donnaud,  me  Cassette,  9. 


ÉTUDES 


SUR 


L'HISTOIRE  D'HAÏTI 


PAR    B.    ARDOUIN 


ANCIEN    MINISTRE   D'HAÏTI  PRES   LE   GOUVERNEMENT  FRANÇAIS, 

ANCIEN    SECRÉTAIRE    D'ÉTAT     DE  LA  JUSTICE,  DE  L'INSTRUCTION   PUBLIQUE 

ET  DES  CULTES. 


TOME  DIXIÈME. 


PARIS 

UÉZOBRY,  E.  MAGDELEINE  ET  Ce,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

RUE   DES   ÉCOLES,    78 
(près  du  Musée  de  Cluny  et  de  la  Sorbonne) 

1860 


ù&{,/6 


*7>  ;i7/ 


LITRE   C1NQUII 


X  HT  TH 


T.  X. 


CHAPITRE  PREMIER. 


1823.  Impressions  produites  dans  tonte  la  République  par  la  publication  de  l'ordonnance 
de  Charles  X.  —  Boyer  se  porte  vivement  au  Cap-Haïtien  :  il  y  prend  des  mesures  pour 
assurer  la  tranquillité  publique,  —  Il  est  rappelé  à  la  capitale  par  la  maladie  de  Célie 
Pétion  qui  y  succombe.  7-  Arrivée  de  M.  le  baron  Maler,  consul  général,  et  de  consuls 
envoyés  par  le  gouvernement  français.  —  Proclamation  du  Président  qui  convoque  le 
corps  législatif  pour  le  10  janvier  1826.  —  Réclamation  du  consul  général  de  France, 
à  propos  d'un  article  publié  dans  le  Télégraqhe.  — 1826.  Discours  de  Boyer  à  la  fête 
de  l'Indépendance  et  à  l'ouverture  de  la  session  législative.  —  La  Chambre  des  com- 
munes déclare  dette  nationale  l'indemnité  consentie  envers  la  France,  et  vote  différens 
codes  et  d'autres  lois.  —  Examen  des  dispositions  du  code  rural  ;  effets  qu'il  produit 
dans  les  campagnes.  —  Exécution  difficile  de  diverses  lois  successives  établissant  une 
contribution  extraordinaire  sur  l'universalité  des  citoyens  pour  payer  la  dette  nationale. 
MM.  Rouanez  et  Frémont  retournent  a  Haïti,  après  avoir  contracté  un  emprunt  pour 
payer  le  premier  terme  de  l'indemnité,  et  signé  une  convention  de  commerce  et  de 
navigation.  —  Message  de  Boyer  au  Sénat  :  accord  des  deux  pouvoirs  pour  refuser 
la  ratification  de  cette  convention.  —  Boyer  fait  écrire  au  gouvernement  français  pour 
en  déduire  les  motifs.  —  Il  publie  une  déclaration  qui  fait  savoir  dans  quel  sens  il  a 
accepté  l'ordonnance  de  Charles  X,  et  envoie  en  France  un  million  de  piastres  qui  ne 
suffit  pas  pour  acquitter  le  premier  terme  de  l'indemnité.  —  Sur  la  réponse  du  minis- 
tère fiançais,  il  adresse  un  nouveau  message  au  Sénat  qui  s'accorde  avec  lui  pour  faire 
cesser  le  demi-droit  en  faveur  du  commerce  français.  —  Cette  disposition  empêche  la 
conclusion  d'une  nouvelle  convention  au  Port-au-Prince  :  on  en  réfère  au  gouverne- 
ment français.  —  La  Grande-Bretagne  envoie  M.  Charles  Mackensie  en  qualité  de  con- 
sul général  et  des  consuls  particuliers  :  d'autres  puissances  également.  —  Proclamation 
qui  permet  la  navigation  haïtienne  sous  certaines  restrictions.  —  Célébration  de  la 
fête  de  l'Agriculture.  —  Recrutement  des  troupes. —  Création  du  papier-monnaie.  — 
Convocation  des  électeurs  pour  la  formation  d'une  nouvelle  législature.  —  Convocation 
des  généraux  à  la  capitale.  —  Le  secrétaire  d'Etat  envoie  une  obligation  de  30  millions 
de  francs  pour  le  deuxième  terme  del'indemuité.  —  Agent  haïtien  au  Havre  chargé  de 
recevoir  et  de  vendre  des  denrées  pour  compte  de  la  République.  —  Examen  du  sys- 
tème financier. 


Le  gouvernement  haïtien  avait  pris  une  grande  résolu- 
tion, en  se  décidant  à  accepter  l'ordonnance  rendue  par 
Charles  X  sur  la  question  qui  se  débattait  entre  la  France 
et  Haïti  depuis  la  paix  générale  de  1814.  Mais,  si  le  pré- 
sident Boyer  personnellement  hésita  à  souscrire  à  cet  acte, 
parce  qu'il  ne  lui  sembla  pas  réunir  toutes  les  garanties 


4  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

désirables  pour  F  indépendance  et  la  souveraineté  de  son 
pays;  s'il -crut  cependant  pouvoir  se  confier  en  la  loyauté 
du  gouvernement  français  pour  terminer  définitivement 
ce  long  litige  par  un  traité  subséquent,  d'après  la  note 
officielle  qu'il  obtint  de  son  envoyé,  expliquant  les  clauses 
de  l'ordonnance,  il  ne  pouvait  pas  raisonnablement  espérer 
qu'aucune  répugnance  ne  se  manifesterait  dans  le  pays,  à 
propos  de  cette  transaction,  et  par  les  mêmes  motifs  qu'il 
avait  eus  pour  ne  pas  vouloir  la  conclure. 

Quelque  confiance  qu'un  chef  d'Etat  inspire  à  ses  con- 
citoyens, l'opinion  publique  ne  saurait  abdiquer  son  droit 
d'examen  de  ses  actes,  surtout  lorsqu'ils  se  rattachent  à 
l'existence  politique  de  la  nation.  Elle  le  pouvait  d'autant 
moins  en  cette  circonstance,  que,  durant  toute  l'année 
182-4,  elle  avait  été  surexcitée  à  l'endroit  de  la  France, 
par  le  Président  lui-même.  Ses  discours  à  la  fête  de  l'in- 
dépendance et  à  l'ouverture  de  la  session  législative;  ses 
proclamations  du  6  janvier,  du  14  avril  et  du  18  octobre; 
ses  instructions  aux  commandans  d'arrondissement  pour 
mettre  la  République  en  état  de  défense;  la  réunion  de  ces 
généraux  à  la  capitale  où  ils  conférèrent  avec  lui  secrète- 
ment :  tout  avait  préparé  les  esprits  à  résister  vigoureuse- 
ment à  toutes  prétentions  injustes  de  la  part  de  la  France. 
Est-il  donc  étonnant,  qu'en  apprenant  les  particularités 
relatives  à  l'acceptation  de  l'ordonnance;  en  lisant  cet  acte- 
sur  le  journal  officiel  du  gouvernement  sans  y  trouver 
aussi  la  note  de  M.  de  Mackau;  en  sachant  que  cet  officier 
avait  emmené  à  sa  suite  une  force  maritime  qui  pénétra 
dans  la  rade  du  Port-au-Prince;  est-il  étonnant  qu'on  ait 
montré  presque  partout  un  sentiment  de  mécontentement, 
sinon  d'indignation,  de  la  conduite  mal  comprise  de  Boyer? 

Mais  il  était  plus  naturel  <|iic  ce  sentiment  éclatât  dans 


[1825]  CHAPITRE    1.  5 

le  Nord,  où  le  long  régime  de  H.  Christophe  avait  toujours 
excité  la  méfiance  et  la  haine  contre  la  France,  où  existait 
une  opposition  permanente  contre  le  système  du  gouver- 
nement, surtout  parmi  les  anciens  généraux  du  régime  dé- 
chu qui  avaient  essayé  d'y  établir  un  État  distinct  de  la 
République.  Au  Cap-Haïtien,  le  général  Magny,  qui  ne  par- 
tageait pas  leur  sentiment,  qui  s'était  pénétré  des  grandes  ; ,,. 
vues  politiques  de  Pétion,  suivies  par  son  successeur  à 
l'égard  de  la  France,  en  recevant  l'information  officielle  de 
ce  qui  s'était  passé  à  la  capitale,  avait  fait  publier  avec 
pompes  la  proclamation  du  Président,  du  1 1  juillet;  par  ses 
soins,  le  chef-lieu  du  Nord  fut  illuminé  pendant  trois  jours 
de  suite.  Ces  démonstrations,  calculées  sans  doute  pour 
rallier  l'opinion  en  faveur  du  gouvernement ,  déplurent 
singulièrement  aux  généraux  du  Nord  et  à  d'autres  offi- 
ciers^ à  des  fonctionnaires  publics  et  à  des  particuliers  :  ils 
manifestèrent  si  hautement  leur  désapprobation  de  la  con- 
duite tenue  au  Port-au-Prince,  que  Magny  jugea  la  situa- 
tion assez  grave  pour  la  mander  à  Boyer  et  l'engager  à  se 
transporter  au  Cap-Haïtien. 

Le  Président  n'y  mit  aucun  délai  :  le  25  juillet  il  partit 
avec  sa  garde  à  pied  et  à  cheval  et  arriva  au  moment  où  il 
était  le  moins  attendu  clans  le  Nord.  En  passant  à  Saint- 
Marc  et  aux  Gonaïves,  il  avait  trouvé  ces  villes  paisibles 
comme  tout  le  département  de  l'Artibonite,  par  les  soins 
des  généraux  Bonnet  et  Beauvoir.  Magny  lui  signala  le 
général  Toussaint  (celui  qui  avait  pris  possession  de  Sa- 
mana  en  1822),  le  général  Nord  Alexis,  commandant  de  la 
place  du  Cap-Haïtien,  et  l'officier  de  santé  L.  Eusèbe, 
comme  ceux  qui  avaient  le  plus  tenu  des  propos  tendant  à 
compromettre  la  tranquillité  publique.  A  une  réunion  des 
généraux,  des  fonctionnaires  de  l'ordre  militaire  et  civil  et 


G  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    DHAÏTI. 

des  citoyens,  qui  eut  lieu  au  palais  national,  le  courageux 
Magny  soutint  hautement  l'information  qu'il  avait  donnée 
au  Président  d'Haïti,  en  sa  qualité  de  commandant  d'ar- 
rondissement chargé  du  maintien  de  l'ordre;  il  y  ajouta 
tout  ce  que  lui  suggéraient  sa  profonde  conviction  politique 
et  sa  longue  expérience  des  affaires  de  son  pays,  pour  re- 
procher à  ceux  dont  il  se  plaignait  la  légèreté  de  leur  con- 
duite en  cette  circonstance.  Son  ancienneté  militaire,  son 
honorable  conduite  dans  tous  les  temps,,  l'estime  générale 
dont  il  jouissait,  tout  contribua  à  donner  un  grand  poids  à 
sa  parole.  Boyer  ne  put  qu'y  déférer,  sachant  combien  il 
était  sincère  dans  son  dévouement  à  la  patrie;  et  après 
avoir  parlé  lui-même  à  cette  assemblée,  avec  cette  modé- 
ration qui  inspire  la  confiance,  avec  cette  intelligence  des 
choses  qui  fait  naître  la  conviction,  avec  cet  accent  du 
patriotisme  qui  le  distinguait  et  qui  se  communique  par  la 
persuasion ,  afin  de  prouver  à  ses  concitoyens  du  Nord 
qu'il  n'avait  pu  sacrifier  les  intérêts  de  la  nation,  il  consi- 
déra néanmoins  qu'il  devait  se  montrer  assez  ferme  pour 
interdire  toute  velléité  de  troubler  tordre  public. 

Il  ordonna  aux  généraux  Toussaint  et  Nord  Alexis  et  au 
citoyen  Eusèbe,  de  se  rendre  au  Port-au-Prince  immédiate- 
ment. Le  premier  était  sans  emploi,  le  second  ne  pouvait 
plus  occuper  celui  de  commandant  de  place  au  Cap- 
Haïtien,  après  avoir  été  dénoncé  par  le  commandant  de 
l'arrondissement ,  et  ce  fut  regrettable  ;  car  Nord  Alexis 
était  un  excellent  officier,  bien  propre  aux  fonctions  qu'il 
remplissait  depuis  la  conspiration  de  Richard.  Ce  qu'il  y 
eut  encore  de  regrettable,  c'est  que  le  général  Toussaint, 
dont  nous  avons  parlé  aussi  avec  éloges ,  à  propos  de  sa 
conduite  à  Samana,  arrivé  sur  le  bord  de  l'Artibonite,  se 
fit  sauter  la  cervelle  par  un  coup  de  pistolet.  Cet  acte  de 


[1825]  CHAPITRE    I.  7 

désespoir  n'avait  aucun  fondement,  puisque  ni  lui  ni  ses 
compagnons  n'étaient  conduits  sous  escorte,  et  qu'il  aurait 
dû  considérer  cette  mesure  du  Président  comme  dictée 
seulement  par  la  prudence  gouvernementale.  Parvenu  à  la 
capitale,  le  général  Nord  Alexis  reçut  ensuite  l'ordre  de  se 
rendre  à  Jacmel;  et  Eusèbe,  d'aller  au  Petit-Trou,  dans 
l'arrondissement  de  Nippes.  Après  quelques  mois  de  séjour 
en  ces  endroits,  ils  revinrent  au  Port-au-Prince  où  Boyer 
leur  dit  qu'ils  pouvaient  retourner  à  leur  domicile 1. 

D'après  la  relation  de  ces  faits,  le  lecteur  peut  recon- 
naître qu'il  n'y  eut  pas  conspiration,  ni  même  projet  de 
conspiration  de  la  part  des  trois  personnes  que  nous  venons 
de  nommer.  S'il  existait  dans  le  Nord  une  opposition  cons- 
tante, elle  avait  ses  causes  dans  le  système  du  gouverne- 
ment de  la  République  qu'on  n'y  agréait  pas,  d'après  les 
précédens  régimes  qui  y  avaient  longtemps  prévalu.  Mais 
le  mécontentement  manifesté  en  cette  circonstance  fut  un 
fait  général  dans  tout  le  pays,  et  nous  en  avons  dit  les 
motifs  dans  la  précédente  Époque.  Au  Port-au-Prince  même, 
où  l'on  fut  témoin  de  tout,  il  était  certainement  plus  vif 
que  partout  ailleurs;  à  Santo-Domingo,  le  général  Borgeila 
fut  le  premier  à  le  manifester,  sans  calculer  ce  que  l'auto- 
rité de  sa  parole  pouvait  avoir  d'influence  sur  l'esprit  pu- 
blic :  aussi  verra-t-on  ce  que  produisit  deux  ans  plus  tard 
son  opinion  généralement  connue  à  ce  sujet. 


I  Le  respectable  sénateur  Larosc,  ancien  ami  du  général  Magny,  fut  très-courroucé 
contre  lui  à  propos  de  la  dénonciation  qu'il  porta  au  Président  contre  le  général  Nord 
Alexis.  M.  Larose  avaitbeauconp  d'estime  pour  ce  dernier,  et  il  pensait  que  l'expression 
de  ses  opinions  en  cette  circonstance,  ne  pouvant  compromettre  la  pais  publique  dans  le 
Nord,  Magny  aurait  dû  les  combattre  par  le  raisonnement  appuyé  de  son  exemple.  Nord 
Alexis  resta  sans  emploi  pendant  longtemps  et  obtint  ensuite  le  commandement  de  l'ar- 
rondissement du  Port-de-Paix  où  il  mourut.  Eusèbe  ne  fut  pas  non  plus  employé,  et  il 
exerça  la  médecine  au  Cap-Haïtien  :  c'était  un  bien  digne  citoyen. 


8  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

C'est  ici  le  lieu  et  l'occasion  cle  remarquer  qu'en  Haïti, 
il  arrive  assez  souvent  que  les  fonctionnaires  publics  surtout 
ne  semblent  pas  toujours  bien  pénétrés  cle  l'obligation  où  ils 
sont,  de  se  tenir  dans  une  réserve  commandée  par  leur  po- 
sition, lorsqu'il  s'agit  de  juger  les  actes  du  gouvernement. 
Ils  oublient  que  ce  qui  est  permis  aux  simples  citoyens 
leur  est  interdit  à  eux-mêmes,  sous  peine  de  voir  colporter 
leur  opinion  d'une  manière  fâcheuse  pour  eux  et  pour  le 
pays.  Ils  passent  alors  pour  être  opposans  au  chef  du  gou- 
vernement; celui-ci  se  défie  d'eux,  et  la  chose  publique  en 
souffre.  Certainement,  on  ne  cesse  pas  de  s'y  intéresser, 
on  n'abdique  point  sa  qualité  de  citoyen,  quand  on  occupe 
une  fonction  quelconque  dans  l'État;  mais  comme  l'on 
contracte  en  même  temps  l'obligation  de  suivre  le  système 
que  le  gouvernement  a  adopté ,  selon  les  circonstances, 
pour  mieux  régir  le  pays,  on  est  tenu  à  beaucoup  de  pru- 
dence dans  l'examen  de  ce  système,  —  à  moins  peut-être 
qu'on  ne  se  trouve  dans  ces  temps  de  désolation  où  les 
mauvaises  intentions  du  chef  du  gouvernement  se  décèlent 
par  ses  actes  mêmes. 

Tel  n'était  point  le  cas  où  se  trouvait  Boyer,,  quand  il 
accepta  l'ordonnance  du  roi  de  France.  Mais  il  n'y  eut 
que  trop  de  gens  satisfaits  de  cette  espèce  d'échec  subi  par 
son  gouvernement,  parmi  ceux  qui  lui  étaient  opposés  per- 
sonnellement. Malheureusement, — nous  l'avonsdéjà  dit,. — 
il  avait  eu  le  tort  de  ne  pas  imiter  la  conduite  de  Pétion, 
il  avait  néglige  ce  qui  pouvait  le  plus  excuser,  sinonjus- 
tifier  la  sienne  ;  et  quand  il  apprit  que  de  tous  côtés  on 
lui  jetait  la  pierre,  quand  les  journaux  étrangers  vinrent 
augmenter  cette  fâcheuse  situation  par  leurs  réflexions 
plus  ou  moins  acerbes  sur  l'acceptation  de  l'ordonnance,  le 
Président  se  laissa  aller  à  une  sorte  de  dégoût  dans  sesrap- 


[1825]  CHAPITRE    1.  9 

ports  avec  les  fonctionnaires  et  les  citoyens.  Dès  cette  épo- 
que, il  n'eut  plus  cet  enthousiasme  qu'il  avait  toujours  mon- 
tré dans  les  affaires  publiques.  Il  continua,  certainement,  de 
prouver  la  fermeté,  l'énergie  de  son  âme  dans  les  circons- 
tances difficiles  qui  survinrent  ensuite  ;  mais  on  peut  dire 
qu'il  était  désenchanté  du  pouvoir.  Son  caractère  était  trop 
impressionnable  pour  ne  pas  l'être. 

Au  moment  où  ii  raffermissait  son  autorité  dans  le  Nord, 
il  reçut  une  nouvelle  pénible  pour  son  cœur  :  l'intéressante 
fille  de  son  prédécesseur,  la  bonne  et  sensible  CéliePétion, 
était  dangereusement  malade  au  Port-au-Prince!  N'écou- 
tant que  ses  affections  pour  cette  jeune  personne,  sa  fille 
adoptive,  dont  il  s'était  plu  à  achever  l'éducation,  il  par- 
tit immédiatement  du  Cap-Haïtien  avec  son  état-major, 
laissant  l'ordre  à  sa  garde  de  le  suivre,  et  il  arriva  à  la  ca- 
pitale le  25  août,  à  4  heures  du  matin,  avec  deux  officiers 
seulement  :  il  avait  franchi  ces  60  lieues  de  distance  en  une 
trentaine  d'heures.  Malheureusement,  tous  les  soins,  tous 
les  secours  de  la  science  du  docteur  Pescay,  ne  purent 
sauver  sa  pupille  :  après  une  maladie  persistante,  qui  avait 
tous  les  symptômes  de  la  fièvre  typhoïde,  Gélie  expira  le 
28  septembre,  âgée  d'environ  20  ans  1 . 

Durant  le  cours  de  cette  funeste  maladie,  la  population 
tout  entière  du  Port-au-Prince  s'associa  aux  inquiétudes 
qu'éprouvaient  Boyer  et  sa  famille;  elle  prouva  sa  profonde 
sympathie  à  la  mort  de  la  jeune  fille  qui  lui  rappelait  les 


1.  A  l'occasion  de  la  mort  de  Célie,  Boyer  se  brouilla  avec  le  docteur  Pescay  dont  le 
caractère  avait  bien  des  défauts,  si  celui  du  Président  n'en  manquait  pas  non  plus.  Il 
parait  que  Boyer  lui  aura  reproché  d'avoir  négligé  la  maladie  à  sa  naissance  :  aussi  vou- 
lut-il dès  lors  lire  les  ouvrages  sur  la  médecine,  afin  d'avoir  des  idées  géuérales  de  cette' 
science.  Ayant  demandé  au  docteur  Pescay  de  produire  son  compte,  celui-ci,  disait-on 
alors,  éleva  ses  prétentions  à  une  somme  considérable  que  le  Président  lui  paya  néanmoins; 
mais  il  ne  fut  plus  appelé  à  soigner  sa  famille. 


10  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI. 

actes  de  bienfaisance  de  Pétion.  Il  y  eut  bien  des  pleurs 
versés  aux  obsèques  deCélie,  car  elle  méritait  ce  témoignage 
de  regrets;  et  l'on  voyait  avec  douleur  s'éteindre  en  elle 
l'unique  rejeton  de  celui  que  le  peuple  honora  du  nom  de 
Père  de  la  Patrie.  Son  cercueil  fut  placé  dans  le  même  ca- 
veau où  sont  les  restes  de  son  père   . 

\  Après  le  retour  de  M.  de  Mackau  en  France,  avec  les  trois 
plénipotentiaires  haïtiens,  Daumec,  Rouanez  et  Frémont, 
chargés  de  conclure  un  traité  par  suite  de  l'acceptation 
de  l'ordonnance  du  25  avrils  et  un  emprunt  destiné  à  payer 
le  premier  terme  de  l'indemnité  consentie^  le  gouvernement 
français  nomma  M.  le  baron  Maler,  consul  général  et  chargé 
d'affaires  pour  résider  au  Port-au-Prince,  M.  Raguenaud 
de  la  Chênaie,  consul  aux  Caves,  et  M.  Molien,  vice-consul 
ait  Cap-Haïtien.  Ces  agents  arrivèrent  au  Port-au-Prince 
dans  les  premiers  jours  de  novembre  :  le  10,  leurs  lettres  de 
créance  furent  présentées,  et  le  15,  Boyer  les  reçut  au  pa- 
lais de  la  présidence.  Il  leur  accorda  Yexequatur  indispen- 
sable à  l'exercice  de  leurs  fonctions  consulaires. 

Dans  sa  préoccupation  pour  prendre  les  mesures  les  plus 
convenables  à  l'exécution  de  l'ordonnance  sous  le  rapport 
pécuniaire,  Boyer  publia  une  proclamation  qui  convoqua  la 
Chambre  des  communes  au  10  janvier  1826. 

A  peine  le  chargé  d'affaires  de  France  était-il  arrivé,  que 
l'occasion  s'offrit  à  lui  de  faire  au  gouvernement  une  récla- 
mation dont  l'objet  était  tout  politique.  Jusqu'alors,  le  Télé- 
graphe portait  le  titre  de  :  Journal  officiel  ;  mais  ses  colonnes 
étaient  ouvertes  à  l'insertion  de  tous  articles  quelconques 


1  Ce  douloureux  événement  fournit  à  Juste  Clianlatte  l'occasion  de  faire  de  nouveau* 
éloges  de  l'étion,  dans  des  stances  élégiaques,  en  acrostiches,  qu'il  publia  sur  les  jour- 
naux pour  témoigner  les  regrets  éprouvés  par  la  mort  de  Célie. 


[1820]  CHAPITRE    I.  11 

qu'il  plaisait  aux  particuliers  de  publier,  en  vertu  de  la  li- 
berté de  la  presse.  Or,  le  numéro  du  20  novembre  produisit 
un  long  article,  sous  la  rubrique  de  Santo-Domingo,  qui 
commentait  l'ordonnance  de  Charles  X  avec  une  certaine 
vivacité  de  patriotisme^  et  telle  qu'en  général  on  la  conce- 
vait dans  la  République.  M.  le  baron  Maler  en  fut  ému;  il 
s'adressa  immédiatement  au  gouvernement,  qui  semblait 
patroner  cet  article,  puisqu'il  avait  paru  dans  son  journal 
officiel,  et  qu'il  en  devenait  en  quelque  sorte  responsable 
aux  yeux  du  gouvernement  français.  Le  secrétaire  général 
Inginac  lui  répondit  que  la  liberté  des  opinions  existait  en 
Haïti  et  que  chacun  avait  le  droit  d'exprimer  les  siennes. 
Mais  il  fut  facile  à  M.  Maler  de  lui  démontrer  que,  cela  étant, 
et  le  gouvernement  laissant  à  chacun  la  faculté  de  publier 
sur  son  propre  journal,  celui-ci  devait  avoir/comme  le  Mo- 
niteur français^  une  «  partie  officielle  »  pour  insérer  les  ac- 
tes du  gouvernement,  et  une  partie  «  non  officielle  »  pour 
insérer  les  écrits  des  particuliers,  afin  de  n'en  être  pas  res- 
ponsable et  solidaire.  Cette  réclamation  était  trop  judicieuse 
pour  n'être  pas  aussitôt  accueillie  :  depuis  lors,  la  distinc- 
tion futetablie,  selon  que  le  suggéra  le  chargé  d'affaires 
de  France. 

L'anniversaire  de  l'indépendance  d'Haïti,  jour  de  fête 
nationale  consacrée  par  la  constitution,  survint  peu  après,  et 
M*  Maler  fut  invité  à  assister  aux  cérémonies  usitées.  Dans 
son  discours  du  1 1  juillet  précédent,  Boyeravait  dit  que  dé- 
sormais, dans  cette  solennité,  les  Haïtiens  devraient  ajou- 
ter au  serment  «  de  vivre  indépendans  ou  de  mourir  »  le 
vœu  «  qiVune  confiance  et  une  franchise  réciproque  cimen- 
«  tent  à  jamais  l'accord  qui  venait  de  se  former  entre  eux 
«  et  les  Français.  »  Son  discours  du  Ie1'  janvier  1826  fut  en 
rapport  avec  cette  idée,  tout  en  rappelant  à  ses  concitoyens 


12  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

l'obligation  qu'ils  avaient  contractée  envers  leur  postérité, 
de  défendre  leur  indépendance  nationale  contre  n'importe 
quelque  puissance  que  ce  fût;  et  la  formule  du  serment 
prêté  en  cette  occasion  ne  fut  pas  textuellement  celle  de 
1804,  mais  à  raison  de  la  position  nouvelle  d'Haïti  comme 
Etat  reconnu  indépendant. 

L'ouverture  de  la  session  législative  eut  lieu  le  1 4  janvier, 
par  un  discours  du  Président  :  il  annonça  à  la  Chambre  des 
cjommunes  la  transaction  conclue  entre  la  République  et 
la  France,  et  la  nécessité  pour  la  première  de  donner  des 
gages  de  sa  bonne  foi  dans  les  arrangemens  contractés  ;  et 
pour  y  parvenir  plus  facilement,  il  indiqua  une  série  de  me- 
sures législatives  appropriées  à  la  situation.  Parmi  ces  me- 
sures, il  y  en  avait  qui  devaient  produire  des  économies 
dans  les  dépenses  publiques,  d'autres  qui  tendaient  à  aug- 
menter les  ressources  de  l'État,  surtout  en  provoquant  une 
plus  grande  production  agricole.  Enfin,  la  législation  du 
pays  devait  se  compléter  par  le  vote  des  différens  codes  que 
le  Président  avait  fait  préparer  par  des  commissions  :  aussi 
cette  session  fut-elle  lapins  laborieuse  de  celles  où  participa 
la  2e  législature  de  la  Chambre  des  communes,  dont  le  man- 
dat allait  cesser  dans  la  même  année. 

Elle  vota  d'urgence,  quatre  jours  après  l'ouverture  de  ses 
travaux,  une  loi  qui  réorganisa  «  la  gendarmerie^  »  en  cré- 
ant une  légion  pour  chacun  des  six  départemens  de  la  Répu- 
blique, formant  en  tout  5,000  hommes  dont  le  service,  as- 
sujetti anx  règlemens  militaires,  dut  se  faire  à  cheval.  Cette 
gendarmerie  était  destinée  «  à  la  haute  police  des  arrondisse- 
»  mens,  à  l'acheminement  de  la  correspondance  du  gouver- 
»  nement  et  des  autorités  administratives  et  à  faire  exécuter 
»  lcsjugeinens  des  tribunaux.  »  Là  liante  police  s'enten- 
dait particulièrement  do  celle  des  campagnes,  en  vue  de  la 


[1826]  CHAPITRE    I.  15 

production  agricole  et  de  l'exécution  du  «  code  rural  »  qui 
fut  voté  le  6  mai.  Ce  code  était  le  résumé,  une  sorte  de 
compilation  de  tous  les  anciens  règlemens  des  divers  gou- 
vernemens  du  pays  sur  les  cultures,  et  l'on  y  trouvait  beau- 
coup de  dispositions  empruntées  au  code  rural  publié  par 
H.  Christophe,  lequel  avait  emprunté  aussi  auxprécédens  rè- 
glemens. —  «  Le  code  de  commerce,  le  code  d'instruction 
»  criminelle  et  le  code  pénal  »  furent  aussi  votés,  ainsi  qu'une 
nouvelle  loi  «  sur  l'organisation  judiciaire,  »  une  autre  «  sur 
»  l'organisation  et  les  attribution  s  de  la  chambre  des  comptes  » 
ycréantdes  fonctionnaires'titulaires,  et  d'autres  «  sur  les  en- 
»  canteurs,  sur  le  notariat,  sur  la  taxe  des  médecins  et  des 
»  chirurgiens  1.  »  Par  suite  des  dispositions  du  code  civil, 
une  loi  décréta  «  l'organisation  et  la  conservation  des  hypo- 
»  thèques,  »  et  une  autre  établit  «  l'enregistrement  »  par 
rapport  aux  actes  civils  et  judiciaires.  Cette  dernière  devait 
produire  des  revenus  au  fisc,  de  même  que  les  lois  rendues 
»  sur  l'établissement  de  la  poste  aux  lettres,  sur  les  pa- 
»  tentes,  sur  l'impôt  foncier  assis  sur  la,  valeur  locative  des 
»  maisons  des  villes  et  bourgs  et  sur  les  produits  des  éta- 
it blissemens  ruraux  consommés  dans  le  pays.  » 

Afin  de  diminuer  les  dépenses  de  l'État,  d'autres  lois  fu- 
rent rendues,  —  l'une,  qui  réduisit  le  nombre  «  des  aides 
de  camp  et  des  guides  des  généraux,  »  à  la  moitié  de  ceux 
qui  servaient  auprès  d'eux;  l'autre,  qui  supprima  «  l'indem- 
nité annuelle  de  600  gourdes  »  qui  était  accordée  aux  com- 
mandans  d'arrondissement  pour  frais  de  tournées  ;  la  troi- 
sième, qui  ferma  les  ports  de  Miragoane,  Anse-d'Eynaud, 


1  Le  public  malicieux  prétendit  à  cette  époque,  que  la  loi  «  sur  la  taxe  des  médecins  et 
n  des  chirurgiens,  »  copiée  d'une  loi  française  sur  la  même  matière,  n'était  que  le  résul- 
tat de  la  demande  exagérée  d'honoraires  faite  par  le  docteur  Pescay,  après  la  mort  de 
Célie  Pétion.  Au  fait,  cette  loi  ne  fut  jamais  exécutée. 


1i  ÉTUDES    SUR    l'hISTCMRE    D'HAÏTI, 

Aquin,  Monte-Christ,  Azua,  Port-de-Paix  et  Saint-Marc, 
jusqu'alors  ouverts  au  commerce  étranger  et  où  se  trou- 
vaient de  nombreux  fonctionnaires  et  employés  de  l'admi- 
nistration des  finances,  auxquels  de  simples  préposés  furent 
substitués;  la  quatrième,  sur  une  «  nouvelle  organisation 
des  troupes  de  ligne  »  dont  les  bataillons  n'eurent  plus  que 
six  compagnies  au  lieu  de  neuf  qu'ils  avaient  auparavant  : 
ce  qui  rendit  disponibles  une  foule  d'officiers  qui  allaient 
être  employés  à  la  «  police  rurale  »  créée  spécialement  par 
le  code  rural  '  „ 

Le  corps  législatif  vota  encore,  1°  une  loi  sur  «  l'établis-" 
»  sèment  d'entrepôts  réels  de  produits  étrangers  dans  les 
y  ports  du  Port-au-Prince,  des  Cayes,  du  Cap-Haïtien,  de 
»  Jacmel  et  de  Santo-Domingo,  »  clans  des  vues  fiscales 
qui  ne  furent  point  réalisées;  2°  une  loi  «  sur  la  création 
»  d'une  Banque  d'Haïti,  »  qui  ne  put  jamais  s'établir; 
5°  une  loi  qui  «  accorda  des  avantages  aux  armateurs  et 
»  commerçans  haïtiens,  trafiquant  au  long  cours  et  par 
»  navires  sous  pavillon  national,  tant  à  l'importation  qu'à 
»  l'exportation,  »  mais  que  quelque  temps  après  on  abro- 
gea, parce  qu'ils  servaient  de  prête-noms  aux  étrangers  ; 
A?  une  loi  qui  rapporta  toutes  celles  en  vertu  desquelles  le 
gouvernement  délivrait  «  des  concessions  nationales  de  ter- 
»  rains  dans  les  campagnes;  »  5°  une  loi  qui  mit  en  vente 
«  tous  les  biens  domaniaux  non  réservés  pour  l'utilité  pu- 
»   blique;  «  6°  une  loi  «  sur  l'organisation  delà  garde  na- 


1  Par  une  loi  du  13  avril  1807,1e  Sénat  avait  organisé  les  demi-briyades  d'infanterie  à 
3  bataillons  chacune,  et  9  compagnies  par  bataillon  :  ce  qui  portait  leur  force  à  1861 
hommes.  Mais  Pétion  en  avait  formé  des  rtgimcns  à  2  bataillons  de  9  compagnies  cha- 
cun, comprenant  de  fi  à  700  hommes.  La  loi  de  1826  conserva  les  deux  bataillons  avec 
6  compagnies  chacun,  et  le  régiment  ont  alors  630  hommes,  officiers,  sous-offioiers,  sol- 
dats et  musiciens.  Cette  nouvelle  organisation  réforma  ainsi  18  officiers,  par  régiment, 
outre  les  sous-ofûciers  dps  compagnies  supprimées. 


[1826]  CHAPITRE    I.  15 

»  tionale;  »  7°  une  loi  «  additionnelle  à  celle  du  8  juillet 
»  1824,  sur  les  propriétés  de  l'Est,  accordant  remise  à  des 
»  particuliers  de  redevances  dues  à  l'Etat  sur  les  biens  qui 
»  lui  étaient  échus,  »  Enfin^  après  avoir  rendu,  dès  le  26 
février,  une  loi  qui  déclara  dette  nationale  l'indemnité  de 
1 50  millions  de  francs  consentie  en  faveur  de  la  France  pour 
la  reconnaissance  de  l'indépendance  d'Haïti,  en  laissant  au 
Président  de  la  République  la  faculté  de  prendre  les  mesures 
que  sa  sagesse  lui  suggérerait  pour  en  libérer  la  nation,  le 
corps  législatif  vota  encore  une  loi  qui  imposa  «  une  contiï- 
»  bution  extraordinaire  de  50  millions  de  gourdes  (piastres 
»  fortes)  payables  en  dix  ans,  à  partir  du  iev  janvier  1827_, 
»  sur  l'universalité  des  citoyens  d'Haïti.    » 

Ainsi,  en  outre  des  quatre  codes  comprenant  ensemble 
25  lois  sur  les  matières  dont  ils  traitaient,  24  autres  lois  sur 
des  objets  divers  furent  discutées  et  votées  dans  la  session 
de  cette  année  :  aussi  avait-il  fallu  la  prolonger  d'un  mois 
pour  parfaire  cet  immense  travail.  Le  10  mai,  la  Chambre 
des  communes  publia  une  «  adresse  au  peuple  »  pour  lui  en 
rendre  compte  :  elle  terminait  son  mandat  par  cet  acte. 

Par  le  code  de  commerce,  des  tribunaux  formés  de  com- 
merçans  exerçant  gratuitement  leurs  fonctions  furent  éta- 
blis dans  les  villes  du  Port-au-Prince,  des  Cayes,  du  Cap- 
Haïtien  et  de  Santo-Domingo;  leur  ressort  étant  le  même 
que  celui  des  tribunaux  civils  de  ces  lieux,  les  autres  tribu- 
naux civils  du  pays  durent  continuer  à  connaître  des  affaires 
commerciales  dans  l'étendue  de  leur  juridiction.  Par  le  code 
d'instruction  criminelle,  l'institution  du  jury  fut  établie 
pour  la  première  fois  en  Haïti,  afin  de  juger  les  causes  cri- 
minelles; mais  l'exécution  de  ce  code,  du  code  pénal  et  du 
code  de  commerce,  fut  ajournée  à  Tannée  1827,  à  cause  de 
la  difficulté  de  leur  impression. 


16  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE   d' HAÏTI. 

Le  code  rural  seul,  imprimé  avanl  les  autres,  put  être  exé- 
cuté trois  mois  après  sa  promulgation,  tant  on  avait  hâte 
d'obtenir  les  résultats  qu'on  espérait  de  cette  nouvelle  orga- 
nisation des  travaux  agricoles.  Mais,  s'il  suffisait  de  publier 
des  lois  sur-cette  matière  pour  faire  prospérer  un  pays,  le 
code  rural  ayant  amplement  statué  à  cet  égard,  Haïti  aurait 
dû  être,  sous  son  régime,  le  pays  le  plus  fortuné  de  l'uni- 
vers. Le  législateur  n'oublia  qu'une  chose  :  c'est  qu'après 
vingt  années  écoulées  depuis  que  la  République  était  insti- 
tuée; après  l'entière  liberté  fondée  par  Pétion  et  laissée  à 
chacun  de  cultiver  son  champ  selon  qu'il  le  jugerait  con- 
venable à  ses  intérêts;  après  la  distribution  des  terres 
accomplie  par  lui  et  continuée  encore  par  son  successeur  ; 
surtout  après  la  jouissance,  par  les  ouvriers  agricoles,  d'une 
faculté  indéfinie  de  locomotion,  il  n'était  pas  possible  d'im- 
poser des  règles  qui  tenaient  d'ailleurs  à  l'ancien  état  de 
choses  qu'ils  avaient  en  horreur  et  auquel  ils  avaient  tou- 
jours cherché  le  moyen  de  se  soustraire. 

En  effet,  nous  avons  dit  comment,  sous  Toussaint  Lou- 
verture,  les  cultivateurs  imaginèrent  de  s'associer  entre  eux 
pour  acheter  d'anciens  propriétaires^  de  petites  portions  de 
terrains  où  ils  se  réfugiaient  pour  cultiver  des  vivres  ou  au- 
tres denrées,  afin  d'être  indépendant,  des  colons  restaurés 
dans  leurs  biens,  ou  des  chefs  militaires  et  civils  fermiers 
des  biens  séquestrés,  et  de  jouir  d'une  complète  liberté  :  ce 
qui  porta  Toussaint  à  publier  un  arrêté  du  7  février  1801 
restreignant  la  vente  des  terrains  à  50  carreaux  au  moins 1 . 
Ensuite,  nous  avons  fait  remarquer  que,  sous  Dessalines, 
les  cultivateurs,  de  l'Ouest  et  du  Sud  particulièrement, 
trouvaient  dans  l'exploitation  du  bois  de  campêche  le  même 

1  Voyez  tome  4  de  cet  ouvrage,  pages  31 7  et  suivantes. 


[1826]  CHAPITRE    I.  17 

moyen  vainement  imaginé  par  eux  en  1800  et  1801  1. 
Quant  au  régime  suivi  sous  H.  Christophe,  nous  avons  dit 
qu'il  était  en  réalité  autre  chose  que  ce  que  faisait  supposer 
sa  loi  sur  la  culture  ou  code  rural  publié  en  1812 2.  Enfin, 
en  parlant  de  la  loi  du  Sénat,  du  21  avril  1807,  sur  la  police 
des  campagnes,  code  rural  de  cette  époque,  et  des  vues 
contraires  de  Pétion  à  ce  sujet,  nous  avons  dit  quel  fut  le 
résultat  de  la  divergence  entre  les  opinions  du  pouvoir  légis- 
latif et  celles  du  pouvoir  exécutif3.  Jusqu'en  1826,  Boyer 
fut  le  continuateur  du  système  agricole  de  son  prédéces- 
seur; il  l'étendit  dans  l'Artibonite  et  le  Nord  après  les  évé- 
nemens  de  1820,  et  dans  l'Est  après  ceux  de  1822. 

Maintenant,  par  le  code  rural  que  nous  examinons,  il  re« 
venait  aux  anciennes  idées  qui  avaient  dominé  dans  le  pays 
depuis  les  règîemens  publiés  par  Sonthonax  et  Polvérel, 
parce  qu'il  est  vrai  de  dire  que  l'article  216  de  la  constitu- 
tion disposait  ainsi  :  «  La  police  des  campagnes  sera  sou- 
»  mise  à  des  lois  particulières.  »  Le  moment  lui  parut  con- 
venable, sans  doute,  pour  exécuter  cette  disposition  :  la 
nation  venait  de  contracter  une  dette  immense,  il  fallait  la 
payer  .pour  lui  procurer  sa  parfaite  tranquillité,  garantir 
son  indépendance  désormais  incontestée;  et  les  produits  de 
l'agriculture,  augmentés  par  des  travaux  incessans  et  régu- 
liers, devaient  en  fournir  le  moyen.  Boyer  et  tous  les  hom- 
mes qui  concouraient  avec  lui  à  l'administration  du  pays, 
ne  pouvaient  que  concevoir  cette  pensée  judicieuse  en  elle- 
même;  car  la  culture  des  terres  est  la  base  de  la  prospérité 
de  tous  les  peuples,  et  le  peuple  haïtien  y  est  nécessaire- 
ment voué,  puisque  ses  produits  agricoles  servent  d'échan- 

•1  Voyez  tome  6  de  cet  ouvrage,  page  261        » 

2  Voyez  tome  7  »  »     475 

3  Voyez  tome  7  »  »     25  à  37,  30  à  45. 

T.   X.  2 


18  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI, 

ges  dans  ses  transactions  avec  les  autres  nations  commer- 
çantes qui  lui  apportent  les  marchandises  qu'il  ne  fabrique 
pas  et  dont  il  a  besoin.  Indépendamment  de  ces  réflexions 
qu'ils  devaient  faire  dans  l'état  des  choses,  les  idées  qtîi  ve- 
naient de  l'étranger  n'étaient  propres  qu'à  stimuler  le  zèle 
de  nos  gouvernans  à  cet  égard. 

A  l'étranger,  on  nous  reprochait  sans  cesse  l'espèce  d'a- 
bandon où  le  gouvernement  semblait  laisser  l'agriculture 
du  pays,  parce  qu'on  ignorait  la  véritable  constitution  du 
système  y  relatif,  ou  qu'on  jugeait  d'après  l'ancien  régime 
colonial  et  d'après  ce  qui  passe  dans  les  autres  Antilles.  Les 
défenseurs  de  notre  indépendance,,  plus  bienveillans  que 
ceux-là,  attribuaient  le  dépérissement  des  cultures  au  retard 
mis  par  la  France  à  la  reconnaître,  ce  qui  contraignait  notre 
gouvernement  à  maintenir  sur  pied  une  armée  considérable 
et  disproportionnée  à  notre  population,  armée  qui ,  selon 
eux,  pourrait  être  mieux  employée  dans  les  travaux  agri- 
coles, si  nos  craintes  cessaient  pour  notre  existence  poli- 
tique. 

Eh  bien!  en  présence  de  toutes  ces  idées  conçues  à  l'in- 
térieur et  à  l'étranger,  n'est-il  pas  convenable  d'examiner 
le  système  adopté  par  le  code  rural  et  ses  principales  dispo- 
sitions ?  On  appréciera  mieux  les  résultats  qu'il  a 
produits. 

La  loi  numéro  6  de  ce  code  organisa  la  police  rurale  sous 
l'autorité  principale  des  commandans  militaires  d'arron- 
dissement, secondés  des  commandans  militaires  de  com- 
munes, ceux-ci  surveillant  l'action  d'officiers  militaires 
assistés  de  gardes^champêtres  dans  les  sections  rurales,  em- 
ployant aussi  la  gendarmerie,  et,  au  besoin,  des  détache- 
mens  de  troupes  de  ligne,  afin  d'activer  les  cultures,  de 
mettre  de  l'ordre  et  de  l'assiduité  dans  les  travaux,  de  faire 


[■18'26]  CHAPITRE    I.  19 

observer  la  discipline  dans  les  ateliers,  de  réprimer  le  vaga- 
bondage et  de  veiller  à  l'entretien  et  aux  réparations  des 
routes  publiques  et  particulières.  Dans  certains  cas  déter- 
minés', les  juges  de  paix  exerçaient  aussi  la  police  rurale  ^ 
et  les  conseils  des  notables  des  communes  et  les  conseils 
d'agriculture  formés  dans  chaque  section,  assistaient  au 
besoin,  ces  autorités  militaires  et  civiles.  Dans  chaque  habi- 
tation où  le  propriétaire  ne  résiderait  pas,  il  y  aurait  un 
gérant  ayant  des  conducteurs  d'ateliers  sous  ses  ordres;  pa- 
reillement, si  l'habitation  avait  un  fermier  qui  n'y  réside- 
rait pas. 

Les  officiers  de  police  rurale  et  les  conseils  d'agriculture 
étaient  les  autorités  le  plus  fréquemment  en  contact  avec  les 
cultivateurs  des  champs.  Le  code  prescrivait  une  foule  de 
dispositions  qui  exigeaient  des  lumières  pour  être  bien  com- 
prises, et  presque  tous  ces  hommes  étaient  Métrés,  ainsi  que 
d'autres  agents.  Par  exemple,  art.  169  :  «  Les  attributions 
»  des  conseils  d'agriculture  sont  :  1°  de  veiller  à  ce  que  les 
»  dispositions  des  lois  relatives  à  la  culture  ne  soient  pas  trori* 
»  quées  dans  leur  exécution;  2°  de  chercher,  par  des  expé- 
»  riences  nouvelles,  et  par  le  maintien  de  la  concorde  entre 
»  tous  les  intéressés,  à  augmenter  progressivement  ses  ré- 
»  sultats  ;  5°  de  signaler  au  conseil  de  riotables  et  aux  auto- 
»  rites  militaires,  tous  les  abus  ou  négligences  qui  pourront 
»  avoir  lieu  dans  la  section  qu'ils  habitent.  »  En  outre,  les 
membres  de  ces  conseils  d'agriculture,  dont  les  fonctions 
étaient  honorifiques,  devaient  correspondr ^individuellement 
ou  collectivement  avec  les  autorités  militaires  ou  civiles. 
Ils  étaient  nommés,  tous  les  ans  au  1er  mai,  par  le  juge  de 


1    Par  une  loi  du  15  novembre  1839,  les  attributions  données  aiu  juges  de  paix  à    ce 
égard  furent  laissées  aux  commandans  des  conimuues. 


20  ÉTUDES    SUR    l/HlSTOlRE    D'HAÏTI. 

paix  et  le  conseil  de  notables  de  chaque  commune,  au  nom- 
bre de  trois  pour  chaque  section  rurale,  parmi  les  proprié- 
taires, les  fermiers  principaux  ou  les  gérans,  et  ils  pouvaient 
être  continués  indéfiniment  dans  leurs  fonctions.  Mais  la 
plupart  des  propriétaires  sachant  lire  et  écrire,  demeurant 
dans  les  villes  ou  bourgs,  il  est  clair  que  le  choix  des  mem- 
bres de  ces  conseils  d'agriculture  se  portait  sur  les  petits 
propriétaires,  sur  les  petits  fermiers  et  sur  les  gérans,  tous 
illétrés  et  occupés  de  leurs  propres  travaux;  et  c'étaient  à 
de  tels  hommes  que  le  code  confiait  son  exécution  et  le  pro- 
grès de  la  culture! 

Les  commandans  de  communes  n'avaient  jamais  reçu  de 
l'État  des  frais  de  tournées  dans  l'étendue  de  leurs  com- 
mandera ens,  et  le  code  leur  enjoignait  d'en  faire  trois,  cha- 
que année,  afin  de  visiter  toutes  les  habitations  des  sections 
rurales.  Une  loi  venait  de  supprimer  les  600  gourdes  accor- 
dées antérieurement  aux  commandans  d'arrondissement 
pour  leurs  tournées  d'inspection,  et  le  code  leur  prescrivait 
néanmoins  d'en  faire  une  tous  les  ans  dans  toutes  les  sec- 
tions rurales  de  leurs  commandemens  respectifs.  Désormais, 
cette  obligation  devait  être  inévitablement  négligée. 

Jusqu'alors,  les  conventions  habituelles  entre  les  ouvriers 
des  campagnes  et  les  propriétaires  et  les  fermiers  étaient 
verbales,  soit  qu'il  s'agît  de  la  culture  des  champs,  de  l'élève 
des  bestiaux  ou  de  la  coupe  des  bois  destinés  à  l'exporta- 
tion. Mais  comme  il  arrivait  souvent  que  les  travailleurs 
rompaient  leurs  engagemens,  soit  par  inconstance  ou  par 
tout  autre  motif,  dans  le  moment  où  les  travaux  agricoles 
exigeaient  le  plus  leurs  soins  et  leur  présence,  le  code  rural 
prescrivit  qu'à  sa  publication  comme  à  l'avenir,  ces  conven- 
tions devraient  être  constatées  par  «  contrats  synallagmati- 
ques  »  passés  par  devant  notaire  qui  en  garderait  minute  sur 


[1826]  CHAPITRE    I.  21 

papier  timbré,  de  même  que  les  expéditions  qui  en  seraient 
délivrées  aux  parties,  ce  qui  devait  profiter  au  fisc  1 .  La 
durée  des  contrats  ne  pouvait  être  moindre  de  six  mois,  ni 
plus  d'un  an  pour  les  coupes  de  bois;  de  deux  ans  à  neuf 
ans  pour  les  cultures  secondaires  et  les  manufactures;  de 
trois  ans  à  neuf  ans  pour  les  autres  cultures  2, 

Par  ces  dispositions,  on  espérait  éviter  les  perturbations 
qui  survenaient  dans  les  travaux  de  toute  nature,  en  con- 
traignant les  engagés  volontaires  à  remplir  leurs  obligations. 
Les  propriétaires,  fermiers  ou  gérans  qui  souffriraient  que 
des  ouvriers  restassent  sur  les  habitations  sans  avoir  passé 
un  contrat,  seraient  passibles  d'une  amende.  L'ouvrier  qui 
aurait  rompu  le  contrat  avant  son  terme,  qui  aurait  déserté 
l'habitation,  y  serait  ramené  par  la  police  pour  l'achever, 
et  en  outre  condamné  à  une  amende.  Ensuite,  par  rapport 
aux  grandes  propriétés  rurales  exploitant  n'importe  quelles 
denrées  que  ce  soit,  à  la  fin  de  la  récolte  le  partage  de  l'ar- 
gent provenant  de  sa  vente  devait  avoir  lieu,  selon  les  con- 
ventions prises,  entre  les  propriétaires  ou  fermiers  et  les 
travailleurs  en  masse;  et  la  part  de  chacun  de  ces  derniers, 
divisés  en  trois  classes,  par  quarts  de  parts,  demi-parts  et 
parts  entières ,  selon  l'importance  de  leurs  travaux.  C'était 
l'une  des  dispositions  adoptées  par  le  Sénat,  dans  sa  loi  de 
1807  sur  l'agriculture. 

Les  ouvriers  contractans  ne  pouvaient  voyager  à  l'inté- 
rieur, qu'après  avoir  obtenu  un  permis  du  propriétaire,  du 
fermier  ou  du  gérant  de  toute  habitation  ;  ceux  que  la  police 


\  Dans  le  même  but  fiscal,  le  code  prescrivait  aux  propriétaires,  fermiers  ou  gérans,  île 
fournir  à  l'administration  des  états  de  population  chaque  année,  lesquels  états  devait-il l 
être  dressés  sur  papier  timbré. 

2  On  entendait  par  «  cultures  secondaires,  »  celles  des  potagers,  des  fleurs,  des  arbres 
fruitiers,  des  vivres  et  des  fourrages.  Les  autres  cultures  étaient  celles  de  toutes  autres 
denrées. 


22  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

rencontrerait  les  jours  ouvrables,  non  munis  d'un  tel  per- 
mis, seraient  considérés  comme  vagabonds  et  punis  d'em- 
prisonnement, et  en  cas  de  récidive  condamnés  aux  travaux 
publics  de  la  ville  ou  bourg.  Les  heures  du  travail  dans  les 
campagnes  furent  fixées,  et  les  ouvriers  ne  devaient  pas  se 
livrer  «  à  des  danses  ou  festins,  »  ni  jour  ni  nuit,  durant 
les  jours  ouvrables  fixés  du  lundi  matin  au  vendredi  soir 
de  chaque  semaine.  Tout  individu  qui  ne  serait  pas  employé 
au  service  public,  ou  comme  domestique,  qui  n'exercerait 
pas  une  industrie  assujettie  à  la  patente,  qui  ne  pourrait  enfin 
justifier  de  ses  moyens  d'existence,  devait  cultiver  la  terre; 
et  ceux  qui  se  trouvaient  dans  ce  cas,  ne  devaient  pas  avoir 
la  faculté  de  quitter  les  campagnes  pour  habiter  les  villes  ou 
bourgs,  sous  peine  d'être  considérés  comme  vagabonds.  Au- 
cune réunion  ou  association  de  cultivateurs  fixés  sur  une 
même  habitation  ne  pouvait  se  rendre  fermière  de  la  totalité 
du  bien  pour  l'administrer  par  eux-mêmes  en  société;  et 
aucun  propriétaire,  fermier  ou  gérant  d'habitation  ne  pou- 
vait établir  un  système  contraire  à  l'ordre  établi  par  le  code 
rural  :  —  ce  qui  revenait  à  dire,  qu'on  ne  pouvait  volontai- 
rement suivre  le  régime  qui  avait  été  adopté  jusqu'alors, 
par  suite  du  dissentiment  qui  exista  entre  Pétion  et  le  Sénat 
sur  le  système  agricole.  Les  cultivateurs  contractans  étaient 
tenus  d'être  «  soumis  et  respectueux  »  envers  les  proprié- 
taires, les  fermiers  et  les  gérans,  «  obéissans  »  envers  les 
conducteurs  de  travaux,  et  toute  «  désobéissance  ou  insulte  » 
de  leur  part  les  exposait  à  être  punis  à  emprisonnement  par 
les  juges  de  paix.  Du  reste,  le  code  prescrivit  aussi  aux  pro- 
priétaires^ fermiers  ou  gérans,  «  de  les  traiter  en  bons  pères 
»  de  famille,  de  s'abonner  avec  un  médecin  pour  les  soigner 
»  dans  leurs  maladies,  de  fournir  les  médicainens  néces- 
»  saires,  etc.   » 


[1826]  CHAPITRE    I.  23 

Mais  il  aurait  suffi  de  l'obligation  imposée  aux  ouvriers  des 
campagnes,  en  général  et  en  quelque  genre  de  travaux  que 
ce  fût,  de  s1  engager  par  «  contrats  synallagmatiques  »  durant 
n'importe  quel  temps,  pour  les  porter  à  envisager  le  code 
rural  comme  créant  un  ordre  de  choses  contraire  à  la  liberté 
complète  dont  ils  avaient  joui  jusqu'alors,  comme  nuisible  à 
leurs  intérêts;  et  quand  ils  se  virent  contraints  à  se  livrer 
aux  travaux  à  des  heures  fixes,  à  y  être  assidus,  à  renoncer 
aux  danses  et  aux  festins  durant  les  jours  ouvrables,  etc,  1, 
ils  ne  considérèrent  le  code  que  comme  prescrivant  le  re* 
tour,  sinon  à  l'ancien  régime  colonial,  du  moins  au  régime 
des  divers  gouvernemens  qui  avaient  adopté  des  mesures 
pour  les  campagnes,  fort  opposées  à  celles  pratiquées  sous 
Pétion  2. 

Le  code  rural  fut  donc  frappé  ô'improbation,  dès  sa  pu- 
blication, aux  yeux  des  masses  employées  aux  travaux  de 
toute  nature  dans  les  campagnes.  Les  officiers  ruraux,  leurs 
gardes-champêtres,  les  conseils  d'agriculture,  auxquels  tant 
de  devoirs  étaient  imposés  sans  qu'ils  pussent  bien  com- 
prendre le  texte  de  la  loi  ;  même  les  conseils  de  notables, 
les  juges  de  paix  et  les  commandans  de  communes,  qui 


1  On  connaît  ce  mot  d'un  cultivateur  au  sujet  des  contrats  synallagmatiques  :  «Vous 
»  signé  nom  moi,  mais  vous  pas  signé /;?><fi  moi.  »  Ce  qui  veut  dire  :  «Vous  avez  porté 
»  mon  nom  sur  le  contrat,  mais  vous  ne  pouvez  pas  m'empêcher  d'aller  où  je  veux.» 

2  «  Si  c'est  un  sentiment  très-développé  chez  l'homme  que  sa  prédilection  pour  tout 
»  ce  qui  lui  appartient,  son  indifférence  pour  ce  qui  estpossédé  par  autrui  n'est  pasmoins 
»  grande  ;  ni  peines,  ni  fatigues  ne  coûtent  à  un  propriétaire  pour  faire  fructifier  son 
»  champ;  mais  lorsqu'il  s'agit  de  cultiver  celui  d'nn  autre,  tout  soin  devient  pénible. 
»  Jusque  dans  les  plus  froides  régions  du  Nord  où  la  rigueur  de  la  température  fait  à 
»  l'homme  une  loi  tout  hygiénique  du  mouvement  et  dn  travail,  les  populations  rédui- 
»  tes  au  servage  se  font  remarquer  par  leur  apathie.  A  plus  forte  raison  en  Orient,  où  le 
«  climat  invite  à  la  paresse,  les  peuples  sont-ils  difficilement  assujettis  à  un  labeur  ardent 
»  et  assidu,  à  moins  que  l'intérêt  ne  les  stimule.  Pour  qu'une  société  se  perfectionne,  pour 
»  qu'elle  marche  vers  le  progrès  d'un  pas  calme  et  soutenu,  il  fautlaplacer  sur  ses  bases 
»  naturelles  et  la  délivrer  des  institutions  qui  violentent  tous  es  instincts.  »  L'Ègijple 
contemporaine,  par  Hf.  Paul  Merruan,  page  46. 


(A/       l 


2i  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D*  HAÏTI. 

voyaient  leurs  attributions  s'étendre  de  manière  à  les  sur- 
charger d'occupations  :  tous  ces  agents  de  l'autorité  publi- 
que finirent  par  se  dégoûter  de  ce  code  de  lois.  On  l'exécuta 
tant  bien  que  mal  dans  les  premières  années  et  clans  les  dé- 
partemens  à  l'Occident  de  la  République,  car  dans  ceux  de 
l'Est  on  ne  l'agréa  en  aucune  manière;  les  autorités  elles- 
mêmes  reconnurent  l'impossibilité  de  l'exécuter  et  en  aver 
tirent  le  gouvernement. 

Accueilli  avec  beaucoup  de  faveur  cependant,  par  cer- 
tains propriétaires  qui  réclamaient  sans  cesse  des  mesures 
coercitives  pour  la  prospérité  de  l'agriculture,  parce  qu'ils  ne 
purent  jamais  se  convaincre  que  le  temps  des  rigueurs  était 
passé,  le  code  rural  devint  la  ruine  de  leurs  biens;  car  après 
l'expiration  des  premiers  contrats  synallagmatiques,  la 
plupart  des  cultivateurs  ne  voulurent  plus  les  renouveler  et 
abandonnèrent  ces  biens  pour  se  réfugier,  ou  sur  les  petites 
propriétés  de  leurs  parens  et  amis  où  ils  étaient  assurés  de 
l'inexécution  des  dispositions  de  contrainte  contenues  dans 
ce  code,  ou  sur  leurs  propres  propriétés.  La  loi  qui  mit  en 
vente  tous  les  biens  domaniaux  provoqua  de  leur  part  une 
acquisition  extraordinaire  pendant  la  durée  des  contrats,  de 
sorte  qu'à  leur  expiration,  les  nouveaux  acquéreurs  étaient 
en  mesure  de  passer  sur  leurs  petites  propriétés  où  ils  se 
trouvaient  les  égaux  des  grands  propriétaires  et  pas  plus 
contraignables  qu'eux  1. 

Nous  l'avons  souvent  dit  et  nous  le  répétons  ici  :  l'une  des 
causes  principales  du  dépérissement  des  cultures  en  Haïti 
doit  être  attribuée  à  l'habitude  contractée  par  les  anciens  ou 
les  nouveaux  grands  propriétaires,  de  ne  pas  résider  sur 

1  Le  gouvernement  qni.cn  Haïti,  ne  pourra  on  ne.  voudra  pas  se  convaincre,  que  l'éga- 
lité, en  tontes  choses,  est  le  droit  le  plus  précieux  aux  yeux  du  peuple,  sera  toujours  exposé 
à  se  fourvoyer. 


[1826]  CHAPITRE    I.     •  25 

leurs  biens,  pour  les  exploiter  eux-mêmes  au  lieu  d'en  con- 
fier  la  gestion,  à  des  gérans  pris  nécessairement  dans  la 
classe  des  cultivateurs  et  n'ayant  pas  le  même  intérêt  à  les  K 
faire  prospérer,  occupés  d'ailleurs  de  soigner  les  petites  ( 
propriétés  qu'ils  possèdent,  soitpar  concessions  délivréespar 
le  gouvernement,  soit  par  acquisition  de  terrains  du  domaine 
national.  La  plupart  de  ces  grands  propriétaires  étant  des 
fonctionnaires  publics  ou  ayant  fui  le  séjour  des  campagnes 
dans  les  temps  de  troubles  civils,  résident  dans  les  villes  ou 
bourgs  et  ne  peuvent  par  conséquent  concourir  par  leurs  lu- 
mières aux  progrès  de  l'agriculture,  par  leperfectionnement 
des  méthodes,  par  l'introduction  de  nouvelles  machines  in- 
ventées ailleurs  clans  le  but  de  diminuer  le  travail  manuel 
de  l'homme;  de  là  la  propension  de  leur  part  à  croire  qu'à 
l'aide  de  mesures  coercitives,  on  parviendrait  à  obtenir  plus 
de  résultats  dans  les  cultures.  On  peut  citer  cependant 
l'exemple  de  beaucoup  de  grands  propriétaires  qui, 
administrant  eux-mêmes  leurs  biens ,  en  ont  obtenu  à 
leur  satisfaction.  Mais,  pour  la  généralité  d'entre  eux, 
lorsqu'ils  virent  l'effet  produit  par  le  code  rural,  ils 
furent  les  premiers  à  se  récrier  contre  Y  impuissance  du 
gouvernement  à  le  faire  exécuter  dans  toutes  ses  disposi- 
tions ;  ils  formèrent  dès  lors  ce  qu'on  peut  appeler  «  l'Op- 
position négative.  » 

De  son  côté,  «  l'Opposition  active  »  ne  fit  pas  faute  de  re- 
procher au  gouvernement  et  son  insuccès  dans  l'exécution  du 
code  rural,  et  les  dispositions  de  contrainte  qu'il  contenait. 
Par  ces  dernières,  elle  lui  imputa  d'avoir  voulu  rétablir 
les  anciens  régimes  sur  les  cultures,  contraires  aux  droits 
des  citoyens  habitant  les  campagnes;  par  son  insuccès,  elle 
l'accusa  d'inertie  et  d'incapacité;  et  il  arriva  un  moment  où, 
dans  son  infructueux  triomphe  contre  Boyer,  elle  compta 


26  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

ce  code  au  nombre  des  actes  arbitraires  qu'elle  lui  trouvait 
dans  l'exercice  de  sa  magistrature 1. 

A  l'étranger,  les  faiseurs  de  systèmes  d'organisation  et 
d'administration  pour  Haïti,  qu'ils  ont  toujours  très-impar- 
faitement appréciée,  firent  chorus  à  toutes  ces  accusations, 
et  leurs  écrits  vinrent  encore  réagir  à  l'intérieur  du  pays  où 
il  n'y  a  que  trop  d'esprits  disposés  à  accueillir  sans  exa- 
men,  tout  ce  qui  s'imprime  au  dehors. 

Parmi  tous  ces  opposans,  aucun  ne  sembla  vouloir  recon- 
naître une  chose  essentielle  cependant  :  c'est  qu'avec  le  sys- 
tème libéral  dont  Pétion  fut  le  fondateur,  par  le  morcel- 
lement et  la  distribution  des  terres,  il  n'était  plus  possible 
de  maintenir  une  immense  supériorité  au  profit  des  grandes 
propriétés  rurales,  comme  anciennement;  et  que  les  petites 
propriétés,  au  contraire,  devaient  l'emporter  avec  le  temps, 
bien  certainement  en  faveur  des  masses  de  la  population  la- 
borieuse qui  cultive  les  terres  de  ses  mains.  Par  là,  le  bien- 
être  se  déplaçait;  il  passait  des  mains  des  hautes  classes 
dans  celles  des  classes  qui,  jusque  là,  avaient  été  subordon- 
nées/ puisque  l'agriculture^  en  Haïti,  est,  sans  contredit, 
la  base  la  plus  solide  delà  fortune. C'est  aux  hautes  classes  à 
comprendre  que,  possédant  des  biens  étendus  dans  les  cam- 
pagnes, elles  doivent,  autant  que  possible,  les  faire  valoir 
par  leurs  propres  soins  :  sinon,  elles  se  verront  dans  la  né- 
cessité de  les  morceler,  de  les  vendre  partiellement  à  ceux 
qui  peuvent  les  cultiver.  Le  séjour  des  hommes  éclairés 
parmi  ceux-là  aurait  le  bon  effet  de  diriger  leurs  efforts  vers 
la  prospérité  des  cultures,  par  l'exemple  qu'ils  traceraient, 
par  les  procédés  qu'ils  emploieraient  dans  l'exploitation 
de  leurs  biens. 

1  Voyez  le  décret  du  gouvernement  provisoire,  du  22  mai  1813,   sur  la   réforme   di 
droit  civil  et  criminel  :  décret  rédigé  par  l'avocat  Franklin. 


[1826]  CHAPITRE  I.  27 

Si  le  code  rural  ne  put  être  exactement  exécuté,  par  les  di- 
vers motifs  déduits  dansle  long  examen  que  nous  venons  d'en 
faire;  s'il  finit  par  tomber  en  désuétude,  on  peut  en  dire  au-_. 
tant  de  la  loi  qui  imposa,  sur  l'universalité  des  citoyens,  une 
«  contribution  extraordinaire  »  de  50  millions  de  gourdes- 
piastres,  payables  en  dix  ans.  De  même  que  pour  le  code 
rural,  le  gouvernement  ne  sembla  pas  se  préoccuper  de  l'in- 
convénient que  présente  toujours  l'établissement  de  tout 
impôt  direct^  ni  de  leur  difficulté,  pour  ne  pas  dire  l'impos- 
sibilité, qu'il  y  aurait  à  effectuer  celui-ci  d'une  manière 
équitable,  en  supposant  même  que  les  ressources  de  chaque 
citoyen  le  rendissent  réalisable  durant  cette  période  de  dix 
années.  Il  est  vrai  qu'avant  les  arrangemens  contractés  avec 
la  France,  bien  des  gens  disaient  à  Boyer  qu'ils  consenti- 
raient volontiers  à  sacrifier  une  partie  de  leurs  moyens  pour 
payer  l'indemnité,  afin  d'asseoir  la  stabilité  du  pays  sur 
l'indépendance  nationale  reconnue  par  cette  puissance  ; 
mais  c'était  encore  un  de  ces  mécomptes  auxquels  il  ne 
s'était  pas  attendu,  à  propos  de  cette  affaire  importante. 

Toutefois,  pour  mieux  disposer  les  citoyens  au  sacrifice 
qu'ils  avaient  promis  de  faire,  pendant  que  la  Chambre  des 
communes  discutait  la  loi,  il  adressa,  au  Sénat,  le  26  avril, 
un  message  par  lequel  il  lui  déclara  qu'il  destinait,  comme 
«  don  patriotique,  »  les  indemnités  d'une  année  de  sa 
magistrature  (40  mille  gourdes),  qu'il  verserait  successive- 
ment au  trésor  public  par  cinquième,  de  manière  à  parfaire 
cette  somme  en  1830,  A  son  exemple,  les  grands  fonction- 
naires se  décidèrent  à  faire  un  don  semblable,  à  raison  de 
leurs  émolumens,  et  après  eux,  presque  tous  les  magistrats 
et  autres  fonctionnaires  publicsdela  capitale  consentirent  à 
verser  aussi  au  trésor,  en  général  un  mois  de  leurs  appoin- 
temens.S'il  y  eut  des  imitateurs  dans  les  autres  villes,  parmi 


28  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

les  fonctionnaires  et  les  citoyens,  le  nombre  en  fut  trop  res- 
treint pour  former  une  somme  considérable  par  ce  don  pa 
triotique.  La  loi  votée  par  la  Chambre  des  communes  le 
27  avril,  laissa  d'ailleurs  à  tous  la  faculté  de  compenser  avec 
le  trésor  le  montant  de  ce  qu'ils  y  auraient  versé,  lorsque 
tous  les  citoyens  auraient  été  taxés  pour  payer  la  contri- 
bution extraordinaire. 

Cette  loi  répartit  entre  tous  les  arrondissemens  la  quotité 
que  chacun  devait  donner  par  an,  pour  compléter  les  3  mil- 
lions de  gourdes  payables  chaque  année  durant  la  période 
décennale.  Dans  chaque  arrondissement,  une  commission 
spéciale  extraordinaire  fut  formée  pour  répartir  entre  les 
communes  dudit  arrondissement  la  somme  à  payer  par  cha- 
cune. Dans  ces  communes,  une  nouvelle  commission  devait 
procéder  à  la  confection  des  rôles^  afin  de  taxer  individuel- 
lement les  contribuables.  Ceux-ci  furent  divisés  en  dix 
classes,  et  la  commission  devait  les  taxer  en  raison  de  leurs 
facultés  comme  propriétaires,  industriels,  rentiers,  etc.,  etc. 

On  conçoit  dès  lors  quelles  difficultés  devaient  se  présenter 
pour  l'application  équitable  de  la  loi,  dans  un  pays  qui  n'a- 
vait point  de  cadastre,  dont  les  habitans  ne  furent  jamais 
assujettis  à  payer  des*contributions  personnelles  de  cette 
nature,  dont  on  n'a  jamais  pu  savoir  exactement  le  chiffre 
de  la  population;  et  cela,  dans  le  temps  où  chacun  était  plus 
ou  moins  mécontent  de  l'acceptation  de  l'ordonnance  de 
Charles  X,  et  alors  que  les  plénipotentiaires  haïtiens,  en- 
voyés en  France,  étaient  déjà  revenus  sans  avoir  pu  obtenir 
le  traité  qui  devait  en  faire  disparaître  les  ambiguïtés.  Aussi 
cette  loi  ne  put-elle  atteindre  son  but,  parce  qu'elle  était 
réellement  inexécutable.  Néanmoins,  le  gouvernement  ne 
voulant  pas  reconnaître  qu'il  était  impossible  d'obtenir  du 
peuple  celle  contribution  extraordinaire,  la  Chambre  des 


[1826]  CHAPITRE    I.  29 

communes  vota  une  nouvelle  loi  à  ce  sujet,  le  50 mars  1827, 
qui  abrogea  la  précédente  et  établit  la  contribution  de 
2  millions  de  gourdes  pour  cette  seule  année,  sauf  à  la 
renouveler  annuellement  s'il  y  avait  lieu.  Voici  les  motifs 
énoncés  dans  la  loi  : 

«  Considérant  l'état  de  gêne  où  se  trouve  la  nation,  causé 

»   par  la  stagnation  du  commerce  et  par  la  crise  financière 
»  qui  existe  généralement  1 ,  et  voulant  autant  que  pos- 
»  sible  aviser,  par  un  nouveau  système  de  classement,  au 
»  moyen  de  déterminer  la  quotité  du  contribuable  d'une 
»  manière  proportionnelle  aux  facultés  de  chacun,  etc.  » 
En  conséquence,  les  contribuables  furent  divisés  cette  fois 
en  vingt  classes,  la  première  payant  500  gourdes,  la  deux- 
ième 300,  la  troisième  200,  ainsi  de  suite  jusqu'à  la  ving- 
tième payant  5  gourdes.  Une  commission  spéciale  dans  cha- 
que commune,  composée  des  principaux  fonctionnaires  et  de 
trois  citoyens  propriétaires  de  biens  ruraux,  de  maison  de 
ville  ou  de  bourg,  et  commerçans^  était  chargée  de  la  forma- 
tion des  rôles  et  «  d'y  inscrire  chaque  citoyen  dans  la  classe 
»  qu'elle  jugerait  convenable,  d'après  les  revenus  provenant 
»  soit  de  ses  fonctions,  de  son  industrie,  de  ses  propriétés  ou 
»  de  son  commerce.  »  Il  était  établi  quatre  catégories  de  per- 
sonnes à  exempter  de  la  contribution,  — les  femmes  n'ayant 
d'autre  industrie  etd'autresrevenusque  ceux  de  leurs  maris; 
les  enfansqui  sont  sous  la  puissance  de  leurs  pères  ou  mères; 
les  mineurs  n'ayant  aucune  propriété;  les  infirmes  hors  d'é- 
tat de  gagner  leur  propre  existence.  Du  Ier  juillet  au  51  dé- 
cembre 1827,  les  contribuables  taxés' devaient  avoir  payé 
leur  quote  de  contribution  en  trois  termes  égaux,  de  deux 


1  La  crise  financière  et  commerciale  dont  s'agit  avait  commencé  dès  1825,  en  Europe 
et  aux  Etats-Unis,  et  elle  continuait  encore  eu  réagissant  sur  les  affaires  eu  Haïti  comme 
partout. 


50  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

mois  en  deux  mois,  et  tout  retardataire  serait  contraint 
par  les  voies  de  droit. 

Il  suffit  de  lire  les  dispositions  de  cette  nouvelle  loi  pour 
comprendre  encore  qu'elle  n'était  pas  plus  exécutable  que 
la  précédente,  du  moins  qu'elle  ne  pouvait  atteindre  que  les 
fonctionnaires  public  sou  les  citoyens  les  plus  aisés  des  villes, 
et  par  là,  occasionner  des  mécontentemens.  Mais,  toutefois, 
le  gouvernement  persista  dans  ses  vues  en  obtenant  de  la 
Chambre  des  communes,  clans  la  session  de  1828,  une  loi 
qui  établit  «  une  imposition  personnelle  et  mobilière  sur 
»  tous  les  Haïtiens  »  pour  l'année  1829  et  prorogée  pour 
1 850,  —  les  citoyens  en  étant  exempts  en  1 828.  Aussi,  cette 
persistance  insolite  fit-elle  penser  et  dire  :  que  Boyer  n'avait 
d'autre  but  que  de  prouver  à  la  France,  qu'il  avait  vaine- 
ment fait  ses  efforts  pour  porter  les  Haïtiens  à  remplir  les 
engagemens  pécuniaires  contractés  envers  elle;  d'où  résul- 
tait la  nécessité  de  réduire  la  somme  de  l'indemnité*,  d'a- 
près l'espoir  que  M.  de  Mackau  lui  avait  donné  à  ce  sujet. 

Mais  ce  négociateur  militaire  avait  promis  plus  qu'il 
n'espérait  peut-être  lui-même.  Il  fut  aisé  de  s'en  convain- 
cre^ au  retour  de  MM.*Rouanez  et  Frémont  qui  arrivèrent 
au  Port-au-Prince  dans  les  premiers  jours  de  février,  sur  la 
frégate  française  la  Médée.  L'infortuné  Daumec  avait  ter- 
miné sa  carrière  à  Paris,  sans  pouvoir  concourir  avec  ses 
collègues,  à  remplir  toute  la  mission  dont  le  gouvernement 
les  avait  chargés.  Sa  mort  fut  un  événement  malheureux 
pour  le  Sénat  haïtien  où  ses  lumières  auraient  été  d'un 
grand  poids  1 . 

1  Je  tiens  de  feu  M.Frédéric  Martin,  Français»  qui  avait  habité  le  Port-au-Prince  ci 

qui  était  passager  sur  la  frégate  lu  Circé,  que  dans  la  traversée,  Davtuiee  manifesta  sou- 
vent le  pressentiment  de  sa  lin  dans  cette  mission,  quoiqu'il  fût  toujours  d'une  humeur 
gaie  et  charmante.  Il  fut  malade  en  se  renflant  de  Brest  à  Paris  et  mourut   quelques  se- 


[1826]  CHAPITRE    I.  51 

MM.  Damnée,  Rouanez  et  Frémont  eurent  à  discu- 
ter avec  des  commissaires  du  roi  de  France,  une  simple 
«  convention  de  commerce  et  de  navigation,  »  seul  acte 
que  le  gouvernement  français  voulut  faire  avec  Haïti,  et 
qui  contenait  encore  au  moins  autant  de  clauses  incompa- 
tibles avec  son  honneur  et  sa  dignité,  que  l'ordonnance 
du  17  avril  1825.  Bien  qu'ils  se  persuadassent  que  Boyer 
ne  la  ratifierait  pas,  à  raison  de  sa  teneur  et  des  circon- 
stances politiques  du  pays,  ils  consentirent  néanmoins  à 
signer  cette  convention  le  51  octobre,  pour  terminer  la 
discussion  qui  durait  depuis  plus  d'un  mois,  et  afin  de 
pouvoir  se  livrer  entièrement  aux  négociations  de  l'em- 
prunt qu'ils  étaient  chargés  de  contracter  et  dont  les 
obligations  allaient  exiger  d'eux  un  travail  long  pour  les 
signer,  etc.  Le  A  novembre,  l'emprunt  fut  adjugé  à  des 
banquiers  représentés  par  MM.  Ch.  Ternaux,  J.  Gandolphe 
et  compagnie,  au  taux  de  80  pour  cent  et  à  6  pour  cent 
d'intérêt  par  an* 

Il  fallait  verser  à  la  caisse  des  dépôts  et  consignations, 
à  Paris,  la  somme  de  trente  millions  de  francs  pour  le 
premier  terme  de  l'indemnité,  et  les  instructions  de  Boyer 
aux  commissaires  haïtiens  portaient  qu'ils  ne  devaient 
souscrire  des  obligations  que  pour  cette  somme  1 .  Or,  au 
taux  que  fut  contracté  l'emprunt,  les  prêteurs  donnant 
800  francs,  recevaient  une  obligation  de  1,000  fr.  ;  de 
sorte,  qu'ils  ne  déboursèrent  effectivement  que  24  millions 
de  francs  et  reçurent  des  obligations  pour  trente  millions, 
signées  de  MM.  Rouanez  et  Frémont,  qui  se  renfermèrent 

mairies  après.  Par  les  soins  de  ses  collègues,  son  corps  fut  embaumé  ;  et  quand  sa  famille 
le  fit  porter  à  Haïti,  Boyer  ordonna  qu'à  ses  obsèques  on  rendit  à  Daumec  les  honneurs 
dus  à  sa  fonction  sénatoriale  et  au  rang  de  plénipotentiaire  qu'il  avait  dans  sa  mission. 
1  II  parait  que  le  Président  croyait  que  l'emprunt  se  ferait  au  pair,  que  ses  envoyés  re- 
cevraient 30  millions  en  espèces,  contre  30  millions  en  obligations  souscrites  par  eux  : 
autrement,  on  ne  comprendrait  pas  cette  limitation  dans  leurs  instructions. 


52  ÉTUDES    SLR    LH1ST01RE    D'HAÏTI. 

ainsi  dans  leurs  instructions.  Mais  ils  ne  satisfirent  pas 
aux  exigences  cle  l'ordonnance  de  1825,  quant  à  l'in- 
demnité, n'ayant  que  ces  24  millions  à  verser  à  la  caisse 
des  dépôts  et  consignations. 

Les  obligations  de  l'emprunt,  au  nombre  de  50  mille, 
furent  divisées  en  vingt-cinq  séries  de  douze  cent  chacune, 
portant  les  lettres  alphabétiques  de  A  à  Z.  Chaque  année, 
l'une  de  ces  séries  devait  être  amortie  par  un  tirage  au 
sort,  en  payant  les  1,200  mille  francs  du  capital  outre  les 
intérêts  de  6  pour  cent  payables  par  semestre,  pour  le 
capital  de  toutes  les  obligations  émises.  Pour  la  première 
année,  échéant  le  1er  janvier  1827,  ces  intérêts  seraient  de 
1 800  mille  fratics  :  mais  ils  diminueraient  chaque  année  par 
l'effet  de  l'amortissement,  qui  seraient  terminé  au  1er  jan- 
vier 1851,  si  Haïti  remplissait  exactement  cet  engagement. 

Cet  emprunt  était  déjà  une  lourde  charge  pour  elle;  et 
en  supposant  qu'on  en  contractât  un  semblable  pour  cha- 
cun des  versemens  à  faire  à  la  caisse  des  dépôts  et  consi- 
gnations, afin  de  se  libérer  des  lt>0  millions  de  l'ordon- 
nance, cette  somme  énorme  serait  presque  doublée  par  ces 
emprunts  i.  Une  telle  perspective  était  effrayante  et 
propre  à  suggérer  de  pénibles  réflexions  à  Boyer  qui,  en 
offrant  en  1821  de  payer  «  une  indemnité  raisonnablement 
calculée,  »  —  sur  les  ressources  de  la  République,  — 
n'avait  certainement  pas  cru  qu'il  fallût  atteindre  un  chiffre 
aussi  disproportionné.  Et  encore,  ses  espérances  étaient 
déçues  au  sujet  du  traité  qui  devait  faire  disparaître  les 
ambiguïtés  de  l'ordonnance!  ' 

Le  14  février,  le  Président  informa  le  Sénat  du  contrat 

1  Si  je  ne  me  trompe  p;is  dans  mon  calcul,  le  seul  emprunt  de  1825,  au  bout  de  25  ans, 
aurait  coûté  23,210,000  fr.  d'intérêts,  qui,  avec  les  30,000,000  du  capital  souscrit,  feraient 
Ja  somme  d  53,210,000  fr.  En  quintuplant  ce  chiffre,  on  obtient  celui  de  266,050,000  fr. 
tandis  que  les  préteurs  n'auraient  déboursé  que  120,000,000. 


[1826]  CHAPITRE    I.  53 

passé  à  Paris  par  MM.  Remariez  et  Frémont,  au  sujet  de 
l'emprunt,  et  du  versement  opéré  par  eux  des  24  millions 
de  francs  qu'il  avait  produits  :  ce  qui  rendait  la  République 
débitrice  de  6  millions  pour  acquitter  le  premier  terme 
échu  de  l'indemnité.  Le  24,  il  adressa  un  nouveau  message 
au  Sénat.  Il  lui  dit  : 

«  Citoyens  sénateurs, 

«  Par  l'article  125  de  la  constitution,  vous  devez  con- 
naître des  traités  faits  par  le  Président  d'Haïti  avec  les 
puissances  étrangères,  afin  de  les  approuver,  s'il  y  a  lieu. 
Dans  l'occurence  actuelle,  je  crois  devoir  vous  transmettre 
sous  ce  pli,  en  communication,  l'acte  conventionnel  arrêté 
et  signé  à  Paris  le  31  octobre  dernier  entre  les  commis- 
saires du  roi  de  France  et  ceux  de  la  République. 

»  Par  suite  de  l'acceptation  de  l'ordonnance  de  Sa  Ma- 
jesté Charles  X,  du  17  avril  dernier,  pour  la  reconnais- 
sance de  notre  indépendance,  j'avais  donné  aux  commis- 
saires qui  furent  expédiés  à  Paris,  des  instructions  pour 
former  avec  le  gouvernement  français  un  traité  expliquant 
clairement  toutes  les  parties  de  l'ordonnance  dont  il  est 
question,  en  réglant  en  même  temps  les  bases  futures  des 
rapports  et  du  commerce  des  deux  nations.  Les  commis- 
saires, de  retour,  ne  m'ont  pas  laissé  ignorer  que  cette 
convention,  telle  qu'elle  se  trouve,  est  tout  ce  qu'ils  ont 
pu  obtenir  dans  leurs  négociations  avec  les  commissaires 
du  roi  de  France.  Comme  elle  ne  se  trouve  pas  conçue  dans 
des  termes  qui  assurent  l'intérêt  général  de  la  République, 
je  serais  bien  aise,  citoyens  sénateurs,  d'avoir  votre  opinion 
motivée  sur  le  meilleur  parti  qu'il  conviendrait  de  prendre 
à  cet  égard.  «  J'ai  l'honneur,  etc. 

«  Signé  :  Boyer.  » 


54  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

Le  Sénat  trouva,  comme  le  Président,  que  cette  conven- 
tion ne  répondait  pas  à  ce  qu'on  avait  attendu  du  gouver- 
nement français,  d'après  la  note  d'explications  fournie 
par  M.  de  Mackau  pour  obtenir  l'acceptation  de  l'ordon- 
nance. Il  fut  d'avis  que  cette  convention  ne  devait  pas  être 
ratifiée,  et  que  le  Président  devait  insister  pour  avoir  un 
traité  qui  effacerait  les  ambiguïtés  de  l'ordonnance,  — 
qui  fixerait  le  délai  où  la  faveur  du  demi-droit,  «  à  l'im- 
portation, »  cesserait  pour  les  produits  français,  —  qui 
ferait  cesser  immédiatement  cette  faveur  étendue  «  à 
l'exportation  »  des  produits  d'Haïti  par  navires  français, 
dès  le  jour  où  l'ordonnance  fut  acceptée. 

Car,  si  Haïti  avait  dû  consentir  à  payer  une  indemnité 
en  faveur  des  anciens  colons,  rien  ne  devait  l'obliger  à  en 
payer  une  autre  au  commerce  de  la  France  sous  la  forme 
du  demi-droit  ;  et  il  était  aussi  absurde  qu'injuste  que,  tan- 
dis qu'elle  s'épuiserait  pour  acquitter  la  première,  on 
voulût  lui  en  ôter  les  moyens  qu'elle  trouverait  dans  la 
perception  des  deux  impôts,  à  l'importation  et  à  l'expor- 
tation. D'ailleurs,  les  droits  perçus  par  le  fisc,  à  l'exporta- 
tion des  produits  indigènes,  n'étaient  que  la  représenta- 
tion de  Y  impôt  foncier  établi  sur  les  Haïtiens  sous  cette 
forme.  Aussi,  cette  extension  abusive  avait  fait  affluer 
dans  nos  ports  une  foule  de  navires  français  venus  la  plu- 
part sur  Test,  pour  se  charger  de  nos  denrées  ;  les  arma- 
teurs et  les  commerçans  de  cette  nation  avaient  compris 
que  ceux  des  autres  nationsen  profiteraient  pour  opérer 
leur  retour  par  ces  navires  ;  et  par  là,  le  commerce  de  ces 
nations  partagerait  effectivement  la  faveur  du  demi-droit 
que  l'ordonnance  du  17  avril  n'accordait  qu'à  celui  de  la 
France.  Mais  peu  importait  au  gouvernement  français  qui, 
de  cette  manière,  voyait  favoriser  la  navigation  de  son 


[1826]  CHAPITRE    I.  55 

pays  et  introduire  dans  ses  ports  presque  toutes  les  den- 
rées d'Haïti  sur  lesquelles  il  percevait  des  droits  très-élevés. 

Il  est  inutile  de  dire  qu'il  n'était  nullement  question, 
dans  la  convention  du  51  octobre,  de  la  «  réduction  »  du 
chiffre  de  l'indemnité.  A  ce  sujet,  Boyer  avait  tout  espéré 
de  la  réclamation  qu'il  en  fit  par  sa  lettre  autographe  à 
Charles  X,  et  ce  monarque  avait  fait  la  sourde  oreille. 
C'était  un  nouveau  motif  pour  qu'il  refusât  de  ratifier  la 
Convention  ,  et  ce  fut  en  vain  que  M.  le  baron  Maler,  et 
M.  de  Mélay,  commandant  de  la  frégate  la  Médée,  qui  lui 
avait  été  adjoint  dans  ce  but,  le  pressèrent  d'y  apposer  sa 
signature.  Le  3  mars,  il  fit  adresser  au  ministère  français 
une  dépêche  signée  par  le  secrétaire  général  Inginac, 
contenant  ses  divers  motifs;  et  il  sentit  en  même  temps 
qu'il  devenait  nécessaire  et  urgent,  autant  par  rapport  aux 
circonstances  politiques  où  se  trouvait  le  pays  depuis  l'ac- 
ceptation de  l'ordonnance,  que  pour  fixer  le  gouvernement 
français  et  les  autres  puissances  étrangères,  sur  le  sens 
qu'il  y  avait  attaché,  de  publier  une  déclaration  solennelle 
qui  fut  rendue  sous  la  forme  d'une  «  proclamation  aux 
Haïtiens ,  »  datée  du  o  mars.  Nous  en  donnons  ici  un 
extrait  : 

»....  En  acceptant  l'acte  qui  reconnaît  l'indépendance 
d'Haïti,  nous  ne  nous  sommes  pas  dissimulé  le  vague  des 
dispositions  qu'il  renferme.  Nous  avons  prévu  dès-lors  la 
diversité  des  interprétations  qu'on  pouvait  lui  donner; 
mais  nous  aurions  cru  faire  injure  au  gouvernement  fran- 
çais en  lui  supposant  d'autres  pensées,  d'autres  intentions 
que  celles  qui,  dans  une  déclaration  de  cette  nature,  peu- 
vent seules  honorer  et  immortaliser  le  souverain  qui  Ta 
proclamée.  Des  intérêts  aussi  chers,  des  droits  aussi  sa- 
crés que  ceux  de  la  patrie,  ne  pouvaient  pas  toutefois  être 


56  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

abandonnés  à  l'arbitraire  des  interprétations.  Mon  devoir 
me  prescrivait  de  réclamer  des  explications  :  je  lésai  de- 
mandées. Les  commissaires....  sont  de  retour. ...  Les  clau- 
ses essentielles  de  la  convention  qu'ils  m'ont  remise,  ne 
s'accordantpas  exactement  avec  les  intérêts  d'Haïti,  la  pru- 
dence a  commandé  de  ne  rien  conclure  à  cet  égard,  dans 
l'espoir  fondé  que  des  explications  ultérieures  amèneront 
le  résultat  désiré....  Cependant,  dans  l'état  des  choses,  je 
me  dois  à  moi-même,  je  dois  à  mon  pays,  au  monde  entier, 
de  déclarer  solennellement  le  sens  d'après  lequel  le  gouver- 
nement d'Haïti  a  accepté  l'ordonnance  du  17  avril  : 

«  Libre  et  indépendante  de  fait  depuis  vingt-deux  an- 
»  nées,  Haïti  n'a  vu  dans  cette  ordonnance  que  l'applica- 
»  tion  à  son  égard  d'une  formalité  pour  légitimer  aux  yeux 
»  des  autres  nations  le  gouvernement  d'un  peuple  qui  s'est 
»  constitué  en  Etat  souverain.  C'est  cette  formalité,  d'où 
»  résulte  la  renonciation  du  Roi  de  France,  pour  lui,  ses 
»  successeurs  et  ayant-cause,  à  toute  souveraineté  sur  le  ter- 
»  ritoire  de  la  République,  que  nous  avons  obtenue  en 
»  compensation  d'une  indemnité  dont  le  premier  payement 
»  a  été  effectué,  comme  les  autres  léseront  religieusement 
»  aux  termes  convenus.  La  présente  législature,  en  décla- 
»  rant  cette  indemnité  dette  nationale,  vient  de  donner  une 
»  nouvelle  preuve  de  la  garantie  oiïerte  par  la  République 
»  de  la  bonne  foi  de  son  gouvernement.  Ainsi,  il  ne  peut 
»  exister  dans  l'opinion  du  monde  le  moindre  doute  que 
»  ce  ne  soit  là  la  seule  interprétation  raisonnable  de  l'or- 
»  donnance  reconnaissant  l'indépendance  d'Haïti  :  interpré- 
»  lai  ion  qui,  d'ailleurs,  s'accorde  naturellement  avec  les 
»  précédons  manifestes  du  gouvernement.  » 

«   Citoyens!  la  déclaration  de  votre  premier  magistrat 
est  en  harmonie  avec  votre  inébranlable  détermination, 


[1820]  CHAPITRE    I.        ,  57 

qui  depuis  longtemps  est  universellement  connue —  » 
Cette  déclaration  produisit  le  meilleur  effet  dans  les  rangs 
de  ceux  des  Haïtiens  qui,  blessés  des  termes  de  l'ordon- 
nance du  17  avril,  avaient  pensé  que  le  Président  n'aurait 
pas  dû  l'accepter,  sans  être  pour  cela  de  l'opposition  exis- 
tante contre  son  gouvernement.  Ils  virent  avec  satisfaction 
qu'il  tenait  un  langage  digne  du  premier  magistrat  d'un 
peuple  qui  se  reconnaissait  «  libre,  indépendant  et  souve- 
rain »  sur  son  territoire,  dès  le  jour  à  jamais  mémorable 
du  1er  janvier  1804.  Après  cet  acte^qui  posait  Haïti  en  face 
de  la  France  comme  résolue  à  soutenir  ses  droits,  il  n'y 
avait  plus  qu'à  persévérer  à  obtenir  le  traité  qui  devait 
expliquer  l'ordonnance,  ou  l'annuler  par  la  conclusion 
de  nouveaux  arrangemens,  pour  satisfaire  l'honneur  na- 
tional. 

Mais  cet  honneur  même  obligeait  le  gouvernement  à  vi- 
der le  trésor  public  de  tous  les  fonds  qui  y  étaient  en  ré- 
serve, afin  de  compléter,  s'il  y  en  avait  suffisamment,  le 
premier  terme  de  l'indemnité.  Boyer  fit  expédier  en  consô-  * 
quence  un  million  de  piastres  qui  produisit  en  France  la 
somme  de  5,500,000  francs,   lorsqu'il  en  aurait  fallu  six  g,h 
millions.  Le  citoyen  Seguy  Villevaleix,  chef  des  bureaux    ->  , 
de  la  secrétairerie  générale,  fut  chargé  d'accompagner  ces 
fonds  qu'on  plaça  sur  la  corvette  française  YHébé  et  qui  fu-  > 
rent  versés  à  la  caisse  des  dépôts  et  consignations.  C'étaient 
donc  700,000  francs  qui  restaient  dus  encore. 

Pendant  que  la  corvette  se  rendait  en  France,  le  gou- 
vernement reçut  la  réponse  du  ministre  des  affaires  étran- 
gères de  ce  pays,  à  la  dépêche  que  le  secrétaire  général  lui 
avait  adressée  le  5  mars.  On  va  voir  ce  que  disait  cette 
réponse  et  ce  qui  motiva  le  message  suivant,  en  date  du 
1er  août,  adressée  par  Boyer  au  Sénat  : 


58  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

«  Citoyens  sénateurs, 

«  Par  suite  de  la  non-ratification  de  la  convention  qui 
avait  été  signée  à  Paris  le  51  octobre  1825,  par  les  com- 
missaires que  j'y  avais  envoyés  et  ceux  de  S.  M.  T.  G.,  je 
fis  adresser  des  observations,  le  5  mars  dernier,  au  gou- 
vernement français,  sur  différentes  clauses  de  cette  con- 
vention, en  demandant  que  le  roi  de  France  nommât  des 
commissaires  et  leur  donnât  des  instructions  et  pouvoirs 
suffisans  pour  terminer  ici  un  traité  favorable  aux  deux 
nations. 

»  La  réponse  du  minis  tre  des  affaires  étrangères  de  France, 
en  date  du  25  mai  dernier,  m'apprend  que  Charles  X,  accé- 
dant aux  observations  et  aux  propositions  faites  à  son  gou- 
vernement, avait  nommé  des  commissaires  pour  s'occuper 
avec  ceux  du  gouvernement  d'Haïti  de  la  conclusion  d'une 
nouvelle  convention. 

»  Les  instructions  envoyées  à  ces  commissaires  '  ne  les 
autorisant  pas,  à  ce  que  m'a  dit  le  consul  général  Maler,  à 
rien  statuer  au  sujet  du  demi-droit  qui  a  été  établi  par  l'or- 
donnance du  17  avril,  sur  les  marchandises  et  navires 
français  ;  et  comme  cependant  c'est  le  point  le  plus  impor- 
tant à  régler,  parce  que  Haïti,  payant  une  indemnité  déter- 
minée à  la  France,  pour  la  reconnaissance  de  son  indépen- 
dance pleine  et  entière,  ne  pouvait  pas,  sans  atténuer  son 
indépendance,  se  soumettre  àperpétuitéh  l'obligation  d'ad- 
mettre dans  ses  ports  le  commerce  français  au  demi-droit, 
il  est  indispensable  de  s'expliquer  clairement  à  cet  égard 
avec  le  gouvernement  français,  afin  de  fixer  le  temps  pen- 


1  Nous  croyons  nous  rappeler  (jn'à  M.  Maler  il  fut  encore  adjoint  M.  de  Mélay  qui  passa 
quelque  temps  en  station  au  Port-au-Prince,  sur  la  frégate  qu'il  commandait. 


[1826]  CHAPITRE    I.  59 

dant  lequel  les  Français  devront  jouir  en  Haïti,  sur  leurs  na- 
vires et  leurs  productions  ou  marchandises,  de  la  faveur  du 
demi-droit,  et  de  faire  cesser  l'extension  onéreuse  qui, 
jusqu'ici,  a  étenducet  avantage  sur  les  droits  dus  pour  l'ex- 
portation des  denrées  et  productions  du  sol  d'Haïti. 

»  D'après  le  développement  de  ma  pensée,  que  je  viens 
de  manifester  dans  l'intérêt  aussi  bien  que  pour  l'honneur 
d'Haïti,  je  désire,  citoyens  sénateurs,  avoir  l'opinion  mo- 
tivée du  Sénat.  Je  viens  donc  la  réclamer,  et  vous  reconnaî- 
trez dans  cette  nouvelle  démarche  combien  je  désire  donner 
du  poids  ou  de  la  stabilité  à  toutes  les  démarches  du  gou- 
vernement d'Haïti,  pour  fortifier  de  plus  en  plus  la  prospé- 
rité nationale. 

»  J'ai  l'honneur,  etc.  Signé  :  Boyer. 

Ce  ne  fut  qu'un  mois  et  demi  après,  le  15  septembre,  que 
le  Sénat  répondit  à  ce  message  ;  probablement,  les  séna- 
teurs présens  à  la  capitale  n'étaient  pas  en  nombre  suffisant 
pour  former  la  majorité,  eton  en  aura  mandé  d'autres  pour 
la  délibération. 

Le  Sénat  dit  au  Président  :  qu'il  était  d'avis  qu'il  fallait 
s'entendre  avec  le  gouvernement  français  pour  fixer  l'é- 
poque où  le  demi-droit,  à  l 'importation,  devait  cesser  ;  mais 
que,  quant  à  l'exportation,  cette  faveur  devait  être  immé- 
diatement supprimée. 

Malgré  l'opinion  du  Sénat  sur  ce  dernier  point,  la  mesure 
ne  fut  pas  prise,  parce  que  le  Président  fit  écrire  de  nou- 
veau au  gouvernement  français,  en  même  temps  que 
M.  Maler  lui  demandait  de  nouvelles  instructions  sur  la 
double  question  du  demi-droit.  Les  choses  ayant  traîné  en 
longueur,  on  verra  ce  qu'imagina  le  gouvernement  haïtien, 
en  1827,  pour  atteindre  le  but  qu'il  se  proposait. 


40  ÉTUDES    SUR    l' HISTOIRE    D'HAÏTI, 

A  l'exemple  tracé  par  la  France,  le  gouvernement  britan- 
nique appointa  dans  cette  année  un  consul  général  en  la 
personne  cleM.  Charles Mackensie^  etdes  consuls  et  vice-con- 
suls pour  résider  clans  divers  ports  d'Haïti1.  Successive- 
ment, plusieurs  autres  puissances  européennes,  la  Hollande, 
la  Suède,  le  Danemarck,  etc.,  établirent  aussi  des  consulats 
dans  la  République  2. 

Se  fondant  sur  ces  faits,  le  1 er  avril  Boyer  publia  une  pro- 
clamation qui  rapporta  celle  du  20  mars  1825,  en  permet- 
tant aux  navires  haïtiens  de  naviguer  dans  les  hautes  mers 
et  de  commercer  avec  les  pays  amis  d'Haïti.  Néanmoins,  il 
leur  fut  encore  défendu  d'aller  dans  les  colonies  de  ces  pays 
et  dans  les  deux  États  delà  Caroline  du  Sud  et  de  la  Caro- 
line du  Nord.  Mais,  à  raison  des  démarches  que  les  gouver- 
neurs de  Saint-Thomas  et  de  Curaçao  avaient  faites  dans  le 
temps,  les  navires  nationaux  eurent  la  faculté  de  s'y  rendre 

1  Avant  l'arrivée  de  M.  C.Mackensie  en  Haïti,  des  journaux  anglais  avaient  fait  savoir 
qu'il  était  «  homme  de  couleur,  »,  né  dans  une  des  colonies  de  la  Grande-Bretagne.  Son 
origine  africaine  prédisposa  les  Haïtiens  à  l'accueillir  avec  nne  bienveillance  particulière. 
Mais  quelqu'un  lui  ayant  avoué  ce  sentiment,  il  s'en  trouva  excessivement  choqué  ;  de  là 
la  morgue  offensante  qu'il  ne  cessa  de  montrer  durant  son  séjour  dans  le  pays.  On  sait 
quel  rappoit  il  fit  au  gouvernement  auglais  qui  l'avait  chargé  «  de  recueillir  des  rensei- 
»  gnemens  sur  les  progrès  et  les  conséquences  de  l'abolition  de  l'esclavage  en  Haïti.  »  A 
cette  époque,  ce  gouvernement  préparait  les  voies  à  l'émancipation  des  esclaves  de  ses 
colonies.  Ce  rapport  fut  si  malveillant  pour  les  Haïtiens  et  leurs  gouvernemens,  et  il  pou- 
vait tellement  nuire  à  l'œuvre  d'émancipation,  que  la  Société  abolitioniste  de  Londres 
jugea  qu'il  était  convenable  de  faire  prendre  de  nouveaux  renseignemens  sur  l'état  des 
choses  en  Haïti  ;  et  dans  ce  but,  elle  y  envoya  M.  Richard  Hill,  homme  de  couleur  de  la 
Jamaïque.  M.  R.  Hill  examina  la  situation  avec  plus  de  calme  et  de  sagacité,  et  ramena 
l'opinion  à  des  appréciations  mieux  raisonnées.  Il  jouit  en  Haïti,  durant  son  séjour,  de 
toute  l'estime  et  de  la  considération  qu'il  méritait,  car  il  s'y  montra  un  vrai  gentleman. 

2  En  1825,  M.  John  Quincy  Adams  était  Président  \les  États-Unis.  Cette  République  ne 
voulant  pas  accréditer  des  consuls  en  Haïti,  dans  un  message  qu'il  adressa  au  Congrès,  ce 
Président  dit  :  «  On  trouve  de  nouvelles  raisons  contre  la  reconnaissance  de  la  République 
•  d'Haïti  dans  ce  qui  s'est  passé  dernièrement,  quand  ce  peuple  a  accepté  de  la  France 
i  ,  »  une  souveraineté  nominale,  accordée  par  un  prince  étranger,  sous  des  conditions  par- 
»  faitement  convenables  à  un  état  de  vasselage  colonial,  et  ne  laissant  de  l'indépendance 
»  rien  que  le  nom.  »  Mais  quand  en  1821,  le  même  personnage,  alors  secrétaire  d'État, 
adressait  une  lettre  «  à  S.  E.  le  général  Boyer,  Président  d'Haïti,  »  an  sujet  d'une  affaire 
d'argent,  c'était  bien  reconnaître  l&  République  d'Haïti  comme  un  État  indépendant  et 
souverain. 


[1826]  CHAPITRE    l.-?/~  il 

pour  le  commerce.  La  proclamation   recommanda  aux 
Haïtiens  de  respecter  strictement  les  droits  des  nations. 

En  conséquence  de  la  publication  du  code  rural  et  afin 
de  prouver  aux  citoyens  qu'il  voulait  honorer  les  travaux 
des  champs,  le  gouvernement  ordonna  de  célébrer  avec 
pompes,  dans  toutes  les  communes,  la  fête  de  l'agriculture 
fixée  au  1er  mai.  A  la  capitale,  le  cortège  des  autorités  civi- 
les et  militaires,  des  commerçans  et  autres  citoyens  nota- 
bles, clés  instituteurs  et  leurs  élèves,  et  des  groupes  de  cul- 
tivateurs, se  réunit  au  palais  de  la  présidence,  d'où  il  se 
rendit  sur  l'autel  de  la  patrie,  avec  les  membres  de  la  Cham- 
bre des  communes,  ceux  du  Sénat,  les  grands  fonctionnai- 
res et  le  Président  d'Haïti.  Là,  le  conseil  des  notables  pro- 
clama les  noms  des  agriculteurs  qui  avaient  été  désignés 
d'avance,  comme  ayant  mérité  cette  distinction  par  leurs 
travaux  ;  des  couronnes  civiques  furent  posées  sur  leurs  tê- 
teS;  au  bruit  de  la  musique  militaire  et  d'une  salve  d'artil- 
lerie, conformément  au  programme  de  la  fête.  Puis,  le  cor- 
tège se  rendit  à  l'église  de  la  paroisse  où  une  messe  fut 
chantée^  et  le  soir  la  ville  fut  illuminée,  après  bien  des  di- 
vertissemens  de  la  part  de  la  population.  Dans  les  années 
suivantes,  les  mêmes  cérémonies  eurent  lieu  le  1er  mai; 
mais,  hélas!  l'agriculture  n'y  gagna  pas  grand' chose!  Le 
code  rural  lui  avait  porté  malheur.  On  finit  très-souvent 
par  couronner  les  plus  hardis  paresseux  qui  enviaient  cette 
distinction  civique,  lorsque  le  gouvernement  imagina  d'y 
joindre  des  instrumens  aratoires  comme  prix  du  travail  qui  - 
honore  l'homme  des  champs  :  les  officiers  de  police  et  les  ,Ur 
conseils  d'agriculture  se  prêtèrent  même  à  ces  fraudes1.  ' 

■ 

1  A  toutes  ces  fêtes,  les  cultivateurs   apportaient  des  produits  de  leur  travail,    comme  sQ j 

spécimen.  On  vit  à  l'une  d'elles,  un  travailleur  habituel  des  magasins   de    commerce  au        Lyi' 
Port-au-Prince,  se  présenter  parmi  eux  avec  une   canne  à  sucre  d'une  longueur  prodi- 


42  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

/ 

A  la  nouvelle  organisation  des  troupes  de  ligne,  lePrési- 
dent  avait  saisi  cette  circonstance  pour  congédier  du  ser- 
vice un  grand  nombre  de  soldats  qui  y  comptaient  vingt- 
cinq  années.  Le  28  juin  il  publia  un  arrêté  qui  ordonna 
un  recrutement  général  dans  la  République,  afin  de  com- 
pléter les  cadres.  Cette  opération  fut  confiée  aux  soins  des 
commandans  d'arrondissement,  comme  par  le  passé  en 
pareil  cas,  et  il  leur  fut  recommandé  «  de  ne  pas  enrôler 
»  les  hommes  qui  travaillaient  à  la  culture  de  la  terre,  les 
»  employés  au  service  public,  ni  les  hommes  mariés.  j>  — 
Le  recrutement  fut  toujoursune  mesure  laissée  à  l'arbitraire 
del'autoritémilitaire,  le  défaut  d'états  de  population  n'ayant 
jamais  permis  au  gouvernement  de  la  régler  sur  l'âge  des 
citoyens.  Aux  exceptions  indiquées  pour  la  première  fois 
dans  cet  arrêté,  d'autres  exceptions  furent  ajoutées  par  une 
loi  de  1841;  alorg  on  congédiait  les  hommes  qui  avaient 
dix-huit  années  de  service  militaire,  et  successivement  ce 
service  devait  se  borner  à  douze  années. 

Trois  mois  étaient  à  peine  écoulés  depuis  que  le  gouver- 
nement avait  expédié  en  France  tous  les  fonds  qui  existaient 
au  trésor  national,  que  le  service  public  ne  pouvait  être 
payé  par  l'insuffisance  des  revenus:  la  faveur  du  demi- 
droit  accordée  au  commerce  français,  tant  à  l'importation 
qu'à  l'exportation,  en  était  la  principale  cause.  Dans  de 
telles  circonstances,  le  gouvernement  devait  y  pourvoir  par 
le  seul  moyen  qui  se  présentait;  c'était  une  impérieuse  obli- 
gation qui  lui  incombait.  Cet  état  de  choses  se  compliquait 
par  la  crise  financière  et  commerciale  qui  se  faisait  sentir  en 
Europe  et  aux  États-Unis  depuis  \  825,  et  qui  réagissait  en 


gieuse  :  cet  individu  eut  le  temps  d'être  couronné  et  de  recevoir  une  serpe  en  prix, 
avant  qu'il  eut  été  reconnu  par  les  meinbresdu  conseil  de  notables  dont  plusieurs  étaieut 
comraercans. 


[J826]  CHAPITRE    I.  45 

Haïti  comme  dans  tous  les  autres  pays  d'Amérique.  Jus- 
qu'alors il  avait  suffis  pour  toutes  les  transactions  commer- 
ciales et  autres  du  pays,  d'environ  un  million  de  gourdes 
de  monnaie  nationale  frappée  à  l'effigie  de  Pétion  et  de 
Boyei%  d'environ  dix-huit  cent  mille  gourdes  de  monnaie 
à  serpent  (l'hôtel  des  monnaies  n'en  ayant  produit  que 
1,100,000  et  les  700,000  autres  étant  venus  de  l'étranger 
en  contrefaction)  et  de  la  monnaie  d'Espagne  qu'importait 
le  commerce  ;  mais  la  crise  financière  dont  s'agit  avait  fait 
disparaître  une  partie  de  cette  dernière.  La  circulation  était 
donc  gênée,  en  même  temps  que  le  fisc  ne  percevait,  en 
1826,  que  % 305^408 gourdes  enrecettes  contre  5,648,986 
gourdes  de  dépenses. 

Le  25  septembre,  Boyer  publia  un  arrêté  qui  ordonna 
l'émission,  par  le  trésor  général,  de  billets  de  caisse,  d'une 
valeur  nominale  d'une,  de  deux  et  de  cinq  gourdes.,  impri- 
més et  attachés  à  des  cahiers  à  souches  avec  une  série  de 
numéros;  ils  étaient  signés  par  le  trésorier  général  et  con- 
tre-signes par  les  membres  de  la  chambre  des  comptes  et 
par  le  secrétaire  d'État  1  .  Toute  falsification  ou  contre- 
faction  de  ces  billets  entraînait  les  peines  portées  contre 
les  faux  monnayeurs. 

Telles  furent  les  causes  et  l'origine  de  ce  papier-monnaie 
qui  dut  circuler  dans  la  République  comme  argent,  servir 
comme  tel  aux  dépenses  du  trésor  et  y  être  reçu  en  paye- 
ment des  impôts  de  toutes  sortes.  Nul  individu  ne  pouvait 
le  refuser  ou  le  recevoir  pour  une  valeur  au-dessous  de  sa 
valeur  nominale 2.  Dès  lors,  aucune  prévision  humaine  ne 


1  Avant  la  fin  de  1826,  le  trésor  général  mit  en  circulation  222,600  gourdes    en   bil- 
lets de  toutes  valeurs.  Cette  idée  fut  suggérée  par  A,  Nan,  trésorier  général. 

2  A  l'apparition  des  billets  de  caisse,  un  négociant  anglais,  M.  Maunder,  essaya  de  les 
refuser  :  on  le  menaça  de  lui  retirer  sa  patente,  et  il  se  soumit  à  l'arrêté  du  Président. 


44  ÉTUDES    SUT.    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

put  assigner  l'époque  où  les  billets  de  caisse,  véritable 
expédient  financier,  pourraient  être  retirés  de  lacirculation  ; 
car,  lorsqu'un  gouvernement  entre  dans  cette  voie  par  une 
urgente  nécessité,  il  est  rare  qu'il  ne  s'y  enfonce  pas  chaque 
jour  davantage,  à  moins  de  circonstances  extrêmement 
favorables. 

La  deuxième  législature  avait  terminé  son  mandat  dans 
la  session  de  cette  année.  Au  terme  de  la  constitution, 
c'était  au  Ier  février  1827  que  les  électeurs  devaient  se 
réunir  pour  nommer  les  membres  de  la  nouvelle  Chambre 
des  communes;  mais  le  pouvoir  exécutif  désirant,  à  raison 
des  circonstances,  qu'elle  s'assemblât  à  la  capitale  avant  le 
1er  avril,  Boyer  publia,  le  4-  décembre,  une  adresse  aux 
électeurs,  qui  les  convoqua  au  10  janvier  afin  de  pouvoir 
ouvrir  la  session  législative  au  10  février.  Il  leur  recom- 
manda de  se  montrer  tous  empressés  à  se  trouver  aux 
assemblées  communales  :  «  Songez,  leur  dit-il,  que  l'ab- 
»  sence  d'un  seul  bon  citoyen  peut  laisser  le  champ  libre 
»  à  l'intrigue  et  à  l'ambition;  et  souvenez-vous  que  la 
»  constitution,  en  vous  confiant  le  soin  d'élire  les  man- 
»  dataires  du  peuple,  a  entendu  que  le  patriotisme  uni 
»   aux  lumières,  obtînt  seul  vos  suffrages.    » 

Ces  paroles  sensées  avaient  évidemment  le  cachet  d'un 
regard  rétrospectif  sur  les  élections  et  sur  la  session  de 
1822.  Mais  comme  toujours,  le  gouvernement  ne  désigna 
aucun  candidat  par  l'entremise  de  ses  agents.  Il  oublia 
peut-être  que  la  nature  même  de  l'institution  d'une  Cham- 
bre de  représentais  admet  la  brigue,  sinon  l'intrigue;  et 
que,  quant  à  l'ambition,  «  le  patriotisme  uni  aux  lumières  » 
n'en  est  point  exempt,  que  cet  ardent  sentiment  l'inspire, 
au  contraire,  dans  l'espoir  d'être  utile  à  la  chose  publique. 
Parla,  nous  entendons  bien  certainement  cette  généreuse 


[1826]  CHAPITRE    I.  45 

et  noble  émulation  qui  porte  un  citoyen  à  vouloir  se  dis- 
tinguer honorablement  :  dans  la  carrière  civile  comme  dans 
la  carrière  militaire,  une  telle  ambition  est  légitime. 

Dans  la  situation  où  se  trouvait  la  République,  dont  le 
le  gouvernement  continuait  à  correspondre  avec  celui  de 
France,  par  rapport  au  traité  qu'il  désirait  conclure,  Boyer 
pensa  sans  doute  qu'il  était  sage  et  prudent  d'instruire 
particulièrement  les  généraux  de  l'armée  commandans 
d'arrondissement,  de  tout  ce  qui  s'était  passé  depuis  l'ac- 
ceptation de  l'ordonnance  de  Charles  X.  A  cet  effet ,  il 
les  convoqua  à  la  capitale  dans  le  mois  de  décembre,  ainsi 
qu'il  l'avait  fait  deux  ans  auparavant;  presque  tous  s'y 
rendirent.  Une  communication  leur  fut  donnée  de  tous  les 
actes  du  gouvernement,  avec  l'explication  des  motifs  qui 
l'avaient  guidé  dans  les  vues  patriotiques  dont  il  était 
animé,  et  du  but  auquel  il  désirait  atteindre.  C'était  le 
vrai  moyen  de  convaincre  les  chefs  qui  dirigeaient  le 
peuple  dans  leurs  commandemens  respectifs,  et  de  les  por- 
ter à  soutenir  le  Président  de  la  République  dont  l'aménité 
ajoutait  un  nouveau  prix  à  cette  communication.  S'ils  ne 
se  retirèrent  pas  tous  pénétrés  des  raisons  qu'il  allégua 
pour  justifier  sa  conduite  dans  ces  graves  circonstances, 
du  moins  ces  généraux  ne  pouvaient  se  plaindre  qu'il 
eût  dédaigné  de  les  mettre  au  courant  des  affaires  de 
l'État. 

L'arrêté  du  Président  qui  créa  les  billets  de  caisse  avait 
imposé  une  trop  rude  besogne  au  secrétaire  d'État  Imbert, 
en  l'obligeant  à  les  viser.  Indépendamment  de  ses  occupa- 
tions multipliées  et  de  ses  fréquentes  indispositions  causées 
par  l'asthme  dont  il  était  atteint  depuis  de  longues  années, 
ce  moyen  de  contrôle  financier  n'était  pas  de  foute  néces- 
sité. Un  nouvel  arrêté  du  12  décembre  avertit  le  public 


46  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hAÏTI. 

que  désormais  ce  visa  ne  paraîtrait  plus  sur  le  papier- 
monnaie. 

Cet  expédient  même  auquel  le  gouvernement  avait  dû 
recourir  pour  payer  le  service  public  à  l'intérieur,  et  l'im- 
possibilité où  il  s'était  trouvé  de  solder  le  premier  terme 
de  l'indemnité,  après  avoir  épuisé  tous  les  fonds  qu'il  y 
avait  au  trésor,  avaient  sans  doute  fait  pressentir  au  gouver- 
nement français  que  le  second  terme,  échéant  au  51  dé- 
cembre 1826,  ne  serait  pas  versé  à  la  caisse  des  dépôts 
et  consignations.  Il  ne  voyait  d'ailleurs  aucun  agent  haï- 
tien chargé  de  contracter  un  nouvel  emprunt  en  Europe 
pour  cet  objet,  si  tant  est  qu'il  eût  été  possible  d'y  trou- 
ver encore  des  prêteurs.  Aussi,  M.  de  Villèle  lui-même 
ne  fut-il  pas  étonné  quand,  au  lieu  d'argent,  le  Président 
d'Haïti  fit  expédier  par  le  secrétaire  d'État,  une  obligation 
écrite  pour  la  somme  de  50  millions  de  francs,  qui  fut  dé- 
posée à  la  caisse  des  dépôts  et  consignations.  On  a  eu  lieu 
de  croire,  en  Haïti,  que  M.  le  baron  Maler,  convaincu  de 
l'insuffisance  des  ressources,  et  pour  mieux  dire,  de  la  pau- 
vreté de  la  République,  avait  préparé  son  gouvernement  à 
endurer  cette  nécessité,  à  considérer  que  l'exécution  litté- 
rale de  l'ordonnance  du  17  avril  était  chose  absolument 
impossible  ' . 

Toutefois,,  quant  à  l'emprunt,  Boyer  avait  pensé  que  le 
pays  devait  faire  tous  les  efforts  possibles  pour  prouver 


1  On  a  dit  que  M.  Maler  était  un  ami  particulier  de  M.  de  Villèle.  Durant  son  séjour 
en  Haïti,  il  se  montra  toujours  conciliant  et  d'ilne  bonhomie  qui  plaisait  par  ses  formes 
et  ses  discours.  On  connaît  Je  conseil  qu'il  donna  un  jour  au  général  Inginac  qu'il  Visitait 
souvent.  Le  secrétaire  général  se  récriait  contre  l'énormité  de  la  dette  contractée  en- 
vers la  France  ;  M.  Maler  lui  répondit  :  «  Nous  avons  fait  avec  Haïti  une  mauvaise  affaire  ; 
»  on  vous  croyait  plus  riches.  Mais  la  France  est  très-puissante;  ne  tenez  pas  un  langage  qui 
»  puisse  blesser  son  honneur.  Dites  toujours  que  vous  lui  paierez,  et  prenez  votre  temps: 
»  il  se  peut  qu'à  la  flu  elle  réduira  votre  dette.  En  attendant,  ayons  de  bons  rapports  en- 
»  tre  nous.  •  —  Si  ce  ne  sont  pas  ses  propres  paroles,  c'en  est  du  moins  le  sens. 


[1826]  CHAPITRE    ï.  47 

qu'on  avait  la  sérieuse  intention  de  remplir  les  engagemens 
contractés.  A  cet  effet,  dès  le 'retour  de  MM.  Rouanez  et 
Frémont,  il  avait  fait  choix  de  M.  Calix  Brouard,  négociant 
au  Port-au-Prince  et  ancien  administrateur  des  finances 
dans  le  Sud,  pour  remplir  les  fonctions  d'agent  du  gou- 
vernement au  Havre,  afin  de  recevoir  et  de  vendre  les 
denrées  qui  y  seraient  expédiées  pour  le  compte  de  la  Ré- 
publique, en  remettant  les  valeurs  à  la  compagnie  d'ad- 
judication de  l'emprunt.  Ces  fonds  devaient  servir  à  payer 
les  séries  d'obligations  qui  sortiraient  du  tirage  au  sort  et 
les  intérêts  semestriels  du  reste.  Mais  cette  combinaison  ne 
fut  pas  de  longue  durée;  notre  agent  ne  put  effectuer  que 
le  payement  des  intérêts  de  l'emprunt  échus  le  1er  juillet 
1827,  le  1er  janvier  1828  et  une  portion  de  ceux  du  1er  juil- 
let de  la  même  année,  parce  que  1°  les  cafés  envoyés  cl!Haïti 
supportaient  des  droits  énormes,  comparativement  à  ceux 
que  payaient  les  cafés  des  colonies  françaises,  et  bien  qu'ils 
fussent  importés  au  Havre  par  des  navires  français 1  -,  2°  la 
valeur  commerciale  cle  cette  denrée,  qui  était  de  i  4  piastres, 
en  1825,  dans  ce  port,  était  descendue  à  12  piastres  un 
quart  en  1826,  et  descendit  encore  à  10  et  demi  en  1827, 
et  à  8  piastres  seulement  en  1828,  par  l'effet  de  la  crise 
financière.  Le  gouvernement  haïtien  se  vit  donc  contraint 
de  renoncera  cette  combinaison  et  de  rappeler  son  agent. 
Nous  reviendrons  sur  les  affaires  de  l'emprunt  et  de  l'in- 
demnité dans  d'autres  chapitres  de  ce  livre  et  successive- 
ment d'après  l'ordre  chronologique.  Mais  au  moment  où 


1  Le  gouvernement  avait  essayé  d'envoyer  ses  denrées  en  France  par  navires  sons  pa« 
Villon  haïtien,  mais  il  dut  y  renoncer  à  cause  des  droits.  Suivant  diverses  lois  rendues  en 
1816  et  1818  et  le  17  mai  182.6,  les  navires  haïtiens  payaient  105  fr.  par  100  kilogr. 
net  de  café,  les  navires  français,  95  fr.  En  même  temps,  les  cafés  des  colonies  françaises 
importés  par  navires  français,  payaient  60  fr.  et  même  S0  fr.,  suivant  la  situation  de  ces 
colonies. 


48  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

Haïti  venait  de  s'engager  à  payer  une  dette  aussi  considé- 
rable, où  la  session  législative  de  1826  avait  produit  tant 
de  lois  en  vue  de  lui  en  faciliter  les  moyens,  il  est  peut- 
être  convenable  d'examiner  sur  quel  système  d'impôts, 
l'administration  basait  ses  ressources  financières,  et  quelles 
étaient  ses  dépenses  à  l'intérieur.  Sans  qu'il  soit 
besoin  de  rechercher  quelle  fut  l'origine  des  divers 
impôts  établis,  en  remontant  jusqu'au  temps  de  l'an- 
cienne colonie  et  à  celui  des  gouvernemens  qui  précédè- 
rent l'établissement  de  la  Republique  d'Haïti,  prenons-les 
tels  qu'ils  résultent  de  ces  lois. 

Il  nous  semble  qu'on  peut  les  grouper  en  deux  catégo- 
ries distinctes,  sous  la  désignation  de  contributions  directes 
ou  de  contributions  indirectes,  ainsi  que  le  font  les  vieilles 
nations  civilisées. 

Et  d'abord,  il  est  utile  de  se  ressouvenir  qu'Haïti  est  un 
pays  essentiellement  agricole;  qu'elle  n'a  point  de  manu- 
factures donnant  des  produits  ouvragés  à  l'aide  de  ma- 
chines, à  moins  qu'on  ne  veuille  compter  comme  telles, 
les  usines  attachées  aux  établissement  d'agriculture  dans 
lesquelles  on  prépare  quelques-unes  de  ses  denrées,  pour 
les  livrer  à  la  consommation  ou  les  rendre  exportables,  ce 
qui  serait  peu  rationnel;  qu'elle  possède  certaines  indus- 
tries indispensables  à  tous  les  peuples,  telles  que  le  com- 
merce d'échanges,  la  fabrication  d'objets  divers  qui  tien- 
nent aux  arts  et  métiers,  etc. 

Les  contributions  directes  du  pays  se  divisaient  alors  en 
quatre  classes:  1°  en  impôt  territorial,  assis  sur  la  pro- 
duction des  denrées  qui  s'exportent  à  l'étranger,  perçu  par 
le  fisc,  non  pas  des  mains  du  producteur,  mais  dans  les 
douanes,  au  moment  de  l'exportation  de  ces  denrées  et  sui- 
vant leurs  quantités;  2°  en  droit  d'exportation,  assis  égale- 


[1826J  CHAPITRE    I.  49 

ment  sur  les  quantités  de  ces  denrées,  perçu  en  même  temps 
dans  les  douanes.  Le  fisc  ne  demandant  pas  au  producteur 
lui-même  ces  deux  impôts,  à  la  rigueur  on  pouvait  les 
classer  dans  les  «  contributions  indirectes  ;  »  mais  nous  les 
classons  comme  directes,  parce  qu'effectivement  ils  tien- 
nent lieu  de  l'impôt  qu'en  d'autres  pays  on  appelle  «  con- 
tribution foncière,  »  et  qui  est  assis  sur  le  revenu  net  des 
propriétés  rurales;  3°  en  impôt  foncier,  assis  directement 
celui-ci,  —  sur  les  établissemens  ruraux  dont  les  produits 
ne  sont  pas  exportés  à  l'étranger,  mais  sont  consommés  à 
l'intérieur,  tels  que  sucre,  sirop,  rhum  ou  tafia,  cannes 
plantées  sans  moulins  y  attachés,  bois  à  brûler,  charbon 
de  bois^  chaux,  poteries,  briques^  tuiles,  sel,  herbes  en 
coupes  réglées  servant  au  fourrage  des  animaux  ;  —  sur 
les  établissemens  urbains  qui  produisent  un  loyer,  tels 
que  maisons  ou  cases  habitées  dans  les  villes  ou  bourgs, 
emplacemens  vides  ou  masures  clôturés  qui  servent  è  re- 
cevoir les  animaux  des  voyageurs,  à  déposer  les  maté- 
riaux; 4°  enfin,  endroit  de  patente >s  y  assis  sur  l'industrie,  la 
profession,  le  commerce  en  gros  ou  en  détail,  et  payé  par 
les  individus  qui  y  sont  soumis,  à  moins  d'exceptions  spé- 
ciales. 

A  ces  impôts,  le  gouvernement  ajouta,  comme  on  l'a  vu, 
une  contribution  extraordinaire,  d'abord  pour  dix  ans,  en 
1826,  puis  pour  l'année  1827  seulement,  laquelle  devait 
prendre  pour  base,  dans  le  classement  des  individus,  «  les 
»  revenus  provenant  soit  de  leurs  fonctions,  de  leur  in- 
»  dustrie,  de  leurs  propriétés  ou  de  leur  commerce.  »  En- 
suite, elle  ne  fut  pas  établie  pour  1828;  mais  elle  reparut 
pour  1829  et  1850,  sous  le  nom  d'imposition  personnelle 
et  mobilière,  et  dut  être  prélevée  en  5  pour  cent  du  mini- 
»  mum  présumé  des  revenus  ou  produits  de  l'industrie  de 

T.   X.  4 


50  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    d' HAÏTI. 

»  chaque  citoyen.  ■»  Cependant  «  les  personnes  dont 
»  les  revenus  ou  les  produits  de  l'industrie  n'atteindraient 
»  pas  la  somme  de  60  gourdes  ne  pourraient  être 
»  taxées  moins  d'une  gourde  et  demie.  »  —  A  l'égard  de 
ces  contributions  spéciales,  nous  avons  déjà  dit  qu'elles 
n'atteignirent  point  le  but  que  le  fisc  se  proposait  :  il  faut 
donc  s'en  tenir  aux  autres  contributions  directes  qui  restè- 
rent permanentes. 

Parmi  elles,  les  mieux  assises,  sans  contredit,  étaient 
celles  que  le  fisc  percevait  dans  les  douanes,  au  mo- 
ment de  l'exportation  des  denrées  à  l'étranger,  sans 
que  les  contribuables  s'en  doutassent  même;  car  on 
ne  leur  demandait  rien,  à  eux  personnellement,  tandis 
que  leurs  produits  avaient  été  payés  dans  le  com- 
merce, par  les  spéculateurs  en  denrées  ou  les  négocians,  à 
raison  des  sommes  que  les  expéditeurs  seraient  tenus  de 
verser  au  trésor  public,  pour  «  l'impôt  territorial  et  le 
droit  d'exportation.  »  —  Cependant  bien  des  gens  ont 
souvent  blâmé  le  gouvernement  d'asseoir  ainsi  cette  vraie 
«  contribution  foncière,  »  en  prétendant  que  c'était  «  nuire 
»  à  la  production  agricole,  l'entraver,  empêcher  son  dé- 
»  veloppement,  etc.  »  Ce  sont  surtout  des  commerçans 
qui  tenaient  ce  langage,  parce  qu'ils  y  trouvaient  une  aug- 
mentation de  frais  dans  leurs  expéditions,  dont  ils  n'au- 
raient pas  voulu  charger  leurs  comptes.  — A  cela,  on  n'a 
eu  qu'à  leur  répondre  :  qu'il  faut  prendre  le  pays  tel  qu'il 
est,  avec  les  embarras  du  gouvernement  pour  trouver  des 
agents  assez  généralement  éclairés,  actifs  et  zélés,  pour 
percevoir  intégralement  la  contribution  foncière  qui  eût 
été  établie  sous  une  autre  forme^  et  des  contribuables  dis- 
posés à  la  bien  payer. 

Ce  qui  s'est  toujours  passé  à  l'égard  de  V impôt  foncier, 


[1826]  CHAPITRE    I.  51 

porté  au  numéro  5°  ci-dessus,  en  estime  preuve.  Assis  sur 
le  sucre,  le  sirop,  le  charbon  de  bois,  etc.,  produits  dans 
les  établissemens  ruraux;  sur  les  loyers  des  maisons, 
etc.,  dans  les  villes  ou  bourgs,  cet  impôt  a-t-il  pu  être  ^<^ 
jamais  perçu  intégralement,  soit  par  la  négligence  ou  l'in- 
capacité des  agents  du  fisc,  soit  par  le  mauvais  vouloir  des  ^  :: 
contribuables?  L'impôt  des  patentes  même  ne  fut-il  pas 
aussi  dans  le  même  cas?  L'imposition  personnelle  et  mobi- 
lière eut  le  même  sort,  par  les  habitudes  invétérées  du 
pays  ;  et  tel  est  l'inconvénient  attaché  à  toutes  les  contri- 
butions directes. 

■ —  Quant  aux  contributions  indirectes^  elles  présentaient 
une  plus  grande  diversité  dans  leur  nature.  C'étaient  : 

1°  Le  droit  d'importation,  prélevé  dans  les  douanes  à 
l'entrée  des  marchandises  venant  de  l'étranger,  d'après  le 
tarif  établi^  soit  d'une  manière  fixe,  soit  sur  la  valeur  esti- 
mative de  ces  marchandises;  —  2°  le  droit  de  consigna- 
tion, ou  côte  proportionnelle  au  montant  des  marchan- 
dises reçues  en  consignation  par  les  nationaux  ou  les 
étrangers;  5°  les  droits  de  pesage  et  de  icarfage,  sur  les 
quantités  des  marchandises  importées  ou  les  denrées  ex- 
portées ;  —  4°  les  droits  de  tonnage  et  de  fontaine,  sur  la 
capacité  des  navires  étrangers  ;  —  5°  l'impôt  sur  les  bou- 
cheries, ou  produit  du  fermage  de  la  faculté  d'abattre  les 
bestiaux  ;  —  6°  le  produit  des  biens  domaniaux,  par  leur 
fermage  ou  leur  vente;  —  7°  le  produit  des  cimetières,  par 
le  fermage  de  ceux  qui  sont  clôturés;  —  8°  le  produit  des 
bacs,  par  le  fermage  de  ceux  qui  sont  établis  sur  certaines 
rivières;  — 9°  le  produit  des  salines,  par  le  fermage  de 
celles  appartenant  au  domaine;  —  10°  le  produit  du  tifn= 
bre,  par  la  vente  du  papier  timbré  ou  le  timbre  apposé 
sur  les  registres  ou  livres  de  commerce  ;  —  11°  le  produit 


o2  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

de  V enregistrement  et  des  hypothèques,  sur  les  actes  de 
propriété  ou  tous  autres  actes  civils  et  judiciaires;  — 12° 
le  produit  de  la  vente  des  objets  mobiliers,  appartenant 
au  domaine;  —-^15° :  les  droits  sur  les  marchés  passés 
avec  l'administration,,  en  cas  de  fournitures,  de  bâtisses 
d'édifices  publics,  etc.  ;  —  J4°  le  produit  des  monnaies, 
par  la  fabrication  des  monnaies  métalliques  ou  de  billets  de 
caisse;  —  15°  le  produit  des  greffes,  pour  frais  de  justice 
ou  amendes  prononcées  en  faveur  de  l'Etat ,  en  cas  de  con- 
travention de  police  municipale  ou  correctionnelle,  ou  en 
matière  criminelle,  de  douanes,  etc.  ;  —  16°  le  produit 
de  recettes  accidentelles,  par  les  successions  vacantes,  la 
vente  des  animaux  épaves,  les  encans  publics,  etc. 

A  partir  de  l'administration  éclairée  du  général  Bonnet, 
secrétaire  d'Etat,  qui  mit  de  l'ordre  dans  les  finances  de 
la  République  en  jetant  les  bases  d'une  comptabilité  régu- 
lière ',  la  recette  générale  des  divers  impôts  établis  en 
faveur  du  fisc  subit  des  modifications  successives  dans  la 
classification  des  chapitres  où  on  les  groupait;  à  la  fin, 
ces  chapitres,  au  nombre  de  dix,  renfermaient  le  produit 
de  toutes  les  contributions  directes  et  indirectes  pendant 
chaque  année. 

Il  en  fut  de  même  pour  la  dépense  générale.  Dans  ces 
chapitres  figuraient  les  sommes  dépensées  pour  :  les  ap- 
pointemens  des  fonctionnaires  civils  et  militaires;  la  solde 
des  troupes,  leur  habillement  et  équipement,  leurs  rations; 
les  approvisionnemens;  le  remboursement  de  logemens; 
les  arsenaux  et  les  hôpitaux  ;"  la  marine;  les  travaux  pu- 
blics; la  dette  nationale;  et  enfin,  diverses  dépenses  acci- 
dentelles. 

1   Voyez  au  I ■  I  de  cet  ouvrage,  pag"es  294  cl  2i9o 


[1826]  CHAPITRE    1.  55 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  donner  ici,  en  détail,  le 
chiffre  cle  chacune  des  branches  de  la  recette  générale, 
pour  l'année  1826  et  celles  qui  la  précédèrent  et  la  sui- 
virent immédiatement,  mais  seulement  en  totalité.  Comme 
cette  recette  dépendait  surtout  des  principaux  produits 
du  pays,  voyons  d'abord  à  combien  ils  s'élevèrent  de  1818 
à  1824  inclusivement;  les  voici  : 


Années 

Café. 

Coton. 

Cacao. 

Sucre. 

Tabac. 

Campèche 

Gayac. 

1818.  . 

20,280,589 

384,001 

326,26611,896,449 

»      » 

6,717,408 

101,892 

1819.  . 

22,526,745 

21 4,962 

283,313      875,243 

»      » 

3,003.781 

90,628 

1820.  . 

25,192,912 

345,341 

435,282 

413,463 

»     » 

1,870,837 

28,511 

1821.  . 

29,925,951 

820,563 

264,792 

600,934 

»       » 

3,648,524 

16,337 

1822.  . 

24,235,372 

592,368 

464,154 

200,454 

588,957 

7,470,925 

268,834 

1823.  . 

33,593,116 

323,806 

332,711 

14,920 

365,765 

6,331,533 

31,575 

1824.  . 

44,269,084! 

1,028,045 

461,694 

5,106 

718,679 

3,767,293 

223,308 

Acajou. 
129,962 
141,577 
129,509 
55,005 

2,622,277 
222,850 

2,181,747 


La  quantité  de  ces  produits  est  en  livres  pesant,  excepté 
pour  l'acajou  qui  se  mesure  par  pieds  réduits.  Ces  chiffres 
exposent  leur  augmentation  ou  diminution,  et  il  faut  se 
rappeler  que  le  café,  le  coton,  le  cacao,  le  sucre  et  le  tabac, 
dépendent  de  la  récolte.  Mais  il  ne  faut  pas  conclure  qu'il 
n'y  eut  que  5,106  livres  de  sucre  produit  en  1824  dans  tout 
le  pays  ;  ce  chiffre  n'accuse  que  la  quantité  qui  en  fut  ex- 
portée; et  tout  le  reste,  inconnu,  soumis  à  l'impôt  foncier, 
à  cause  de  sa  consommation  à  l'intérieur,  n'acquitta  point 
cet  impôt,  de  même  que  la  grande,  quantité  de  café  qui 
sert  annuellement  à  l'usage  des  habitans. 

Nous  avons  déjà  dit  que  le  chiffre  de  la  recette  et  de 
la  dépense,  en  1818,  échappa  à  toutes  nos  recherches; 
mais  voici  celui  des  autres  années  correspondantes  : 


RECETTES 

en  sourdes. 


DEPENSES 

en  gourdes. 


-18-18 

4819.    .    . 1,832,940.    ......    1,660,404 

4820 .  2,213,440 4,809,228 

1821 3,570,691 .   3,461,993 

1822 2,620,012 2,728,149 

4823 2,684,548 2,251,157 

4824 3,101,716 3,105, Mo 


54  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

Par  la  comparaison  entre  le  chiffre  des  produits  et  celui 
de  la  recette,  on  voit  bien  que  celle-ci  dépend  beaucoup 
des  bonnes  ou  mauvaises  récoltes;  et  si  l'année  1821  pré- 
sente un  accroissement  de  recette  aussi  extraordinaire, 
par  rapporta  1820  et  1822,  c'est  que  ce  fut  en  cette  année 
que  le  trésor  général  fit  figurer  les  sommes  provenant  de 
celui  de  H.  Christophe. 

Examinons  maintenant  quels  furent  les  produits  expor- 
tés du  pays,  de  1825  à  1851  inclusivement.  Cet  examen 
nous  fera  devancer  l'ordre  chronologique  que  nous  suivons 
toujours,  mais  il  mettra  à  même  de  connaître  les  ressources 
financières  dont  on  disposait  au  moment  où  fut  contractée 
la  dette  nationale. 


Années. 
1825.... 
1826.... 
1827.... 
'182S.... 
1829.... 
1830.... 
1831.... 


Café. 
36,850,484 
33,223,347 
49,672,102 
4i.469.489 
39,968,200 
42,479,802 
40,591,817 


Coton. 
1,026,495 
523,614 
910,768 
1 ,334,535 
1,019,656 
1,363,809 
1,214,2.38 


Cacao. 
362,746 
505,345 

702,300 
484,497 
812,895 
457,451 
310,412 


Sucre. 
56,083 
31,084 

293,970 
37,932 
46,676 

166,226 
5,114 


Tabac. 
692,517 
600,308 
853,026 
527,956 
521,236 
522,736 
770,946 


Campèche. 
3,582,540 
4,974,773 
5,420,982 
S,3 16,258 
7,630,257 
16,087,571 
21,100,161 


Gayac. 
479,721 
500,099 
68,030 
431,515 
123,268 

314,069 


Acajou. 
2,922, 549 
2,951,616 
4,202,982 
5,322, 49  7 
4,297,905 
4,557,939 
3,832,860 


Mettons  encore  en  regard  le  chiffre  de  la  recette  et  de 
la  dépense,  dans  les  mêmes  années. 


ANNEES.  RECETTES  DEPENSES 

en  gourdes.  en  gourdes. 

1825 2,820,496 3,115,295 

1826 2,303,148 3,648,986 

1827 2,210,585 2,913,1 31 

1828 2,598,117 2,423,269- 

4  829 2,656,291 3, '145,294 

1830 2,631,680. 2,998,355 

1831 2,336,549.  ......  2,543,039 


Si  cet  exposé  des  produits  d'Haïti,  exportés  à  l'étranger, 
dans  une  période  de  quatorze  années  consécutives,  prouve 
d'une  part,  qu'il  y  eut  accroissement  dans  la  production, 
progrès  dans  l'agriculture,  principalement  pour  le  café; 
de  l'autre,  le  chiffre  delà  recette  générale,  comparé  à  celui 


[1826]  CHAPITRE    I.  m 

de  la  dépense  générale,  dans  les  sept  années  qui  précé- 
dèrent l'acceptation  de  l'ordonnance  de  Charles  X,  prouve 
aussi  que  les  revenus  de  la  République  suffisaient  à  tout 
son  service  intérieur.  Mais  à  partir  de  l'obligation  con- 
tractée de  payer  une  indemnité  à  la  France  et  de  faire  jouir 
son  commerce  d'un  privilège,  tant  à  l'importation  qu'à 
l'exportation,  on  voit  décroître,  non  la  quantité  des  pro- 
duits indigènes,  mais  la  somme  du  revenu  public,  au  point 
qu'il  fallut  de  toute  nécessité  créer  le  papier-monnaie.  Il 
résultait  donc  de  cette  situation  l'impérieuse  nécessité  aussi 
d'adopter  de  nouvelles  mesures  financières  pour  obvier  au 
déficit  constaté. 

Au  commencement  de  1 826,  on  fondait  le  plus  grand 
espoir  d'accroitre  les  ressources  financières  du  pays,  par 
l'exploitation  de  mines  d'or  et  d'argent  situées  dans  la  par- 
tie de  l'Est,  d'après  un  contrat  passé  avec  une  compagnie 
formée  à  Londres  :  le  8  février  le  Président  en  informa  le 
Sénat  par  un  message.  Cette  compagnie  avait  envoyé  un 
ingénieur  et  d'autres  agents  qui  étaient  placés  sous  la  di- 
rection de  M.  Âlbaret.  Ils  visitèrent  les  lieux  où  existaient 
les  mines  exploitées  dans  les  premiers  temps  de  la  colonie 
espagnole,  suivant  les  indications  des  historiens  de  cette 
époque  et  celle  des  habitans  actuels;  mais  la  faible  popula- 
tion de  l'Est  parut  à  M.  Albaret  être  une  difficulté  pour 
les  travaux;  il  aurait  fallu  ensuite  ouvrir  des  routes  pour  le 
transport  du  minerai  jusqu'aux  lieux  d'embarquement, 
construire  des  usines,  habiter  ces  endroits  éloignés  des 
villes  ou  bourgs  afin  de  diriger  les  travaux  au  meilleur  pro- 
fit de  la  compagnie.  Le  gouvernement  exigeait  55  pour 
cent,  un  tiers  pour  sa  part,  à  cause  de  la  concession  qu'il 
fit  à  cette  compagnie.  Tout  cela,  réuni  à  la  crainte  de  ga- 
gner la  fièvre  jaune  ou  d'autres  maladies,  dans  une  direc- 


56  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

tion  active,  porta  M.  Albaret  à  y  renoncer  et  à  dégoû- 
ter la  compagnie  de  donner  suite  à  son  entreprise.  Il  avait 
vu  nos  villes  commerçantes  de  la  partie  occidentale,  et  il 
pensa  qu'il  y  ferait  bien  mieux  ses  affaires  ;  il  devint  en 
effet  un  des  premiers  négocians  du  Port-au-Prince  où  il 
fut  généralement  estimé  pour  la  loyauté  de  son  carac- 
tère. 

Le  code  civil  ayant  été  voté  définitivement  en  1825^ 
pendant  qu'on  préparait  les  autres  codes  qui  le  furent  dans 
la  session  de  cette  présente  année,  Boyer  se  laissa  persuader 
de  la  nécessité  de  réviser  la  constitution,  par  bien  des  fonc- 
tionnaires publics,  sénateurs,  etc.,  qui,  ainsi  que  lui, 
croyaient  voir  une  nouvelle  ère  ouverte  pour  Haïti  par  la 
reconnaissance  de  son  indépendance,  toute  défectueuse 
qu'elle  fût.  A  cet  effet,  il  leur  demanda  des  projets  qui 
lui  furent  remis.  La  divergence  de  vues  que  ces  pro- 
jets présentèrent,  jointe  aux  mécomptes  survenus  après 
le  retour  de  MM.  Rouanez  et  Frémont,  de  France, 
porta  le  Président  à  réfléchir  et  à  maintenir  son  opi- 
nion exprimée  au  Sénat  dans  son  message  du  14  mars 
1825,  tendante  à  ajourner  toute  révision,  et  il  n'en  fut 
plus  question. 

Eut-il  tort  de  persévérer  dans  cette  opinion?  Si  les  au- 
teurs de  réformes  dans  les  institutions  étaient  si  peu  d'ac- 
cord entre  eux,  que  n'aurait-on  pas  vu  dans  une  assemblée 
de  révision  qui  eût  été  formée  à  cette  époque  où  l'esprit 
public,  en  général,  était  si  mécontent  de  la  manière  dont 
les  arrangemens  avec  la  France  avaient  eu  lieu?  Certes, 
la  constitution  de  1816  offrait  bien  des  imperfections,  et 
nous  les  avons  signalées  nous-même  d'après  nos  appré- 
ciations; mais  elle  ne  s'opposait  pas  à  une  bonne  adminis- 
tion  du  pays,  si  l'on  organisait  des  ministères  ou  des  se- 


[1826]  CHAPITRE    I.  57 

crétairer  ies  d'Etat  comme  le  réclamaient  les  divers  services 
publics;  et  c'est  avec  raison  que  le  proverbe  dit  :  «  Le 
mieux  est  l'ennemi  du  bien 1 .  » 


1  Dans  ses  Mémoires,  page  76,  luginac  parle  de  cette   intention  de  reviser   la  consti- 
tution et  d'un  projet  qu'il  soumit  à  Boyer.  Mais  quand  il  dit  à  ce  propos  :   «  Il  était  fa-    - 
»  crie  d'obtenir  sans  commotion  cette  révision,  parce  que  l'état  du  pays  était  tranquille,  » 
il  n'a  pas  été  dans  le  vrai,  car  lui-même  a  pris  soin  de  parler  des  difficultés  de  la  situa- 
tion. 

J'ai  eu  occasion  de  lire  un  des  projets  soumis  à  Boyer  :  j'ignore  quel  en  fut  l'auteur, 
mais  ce  ne  fut  pas  celui  d'Inginac.  On  y  proposait  de  substituer  au  titre  de  Président 
d'Haïti,  celui  de  Grandeur,  et  de  qualifier  ce  premier  magistrat  de  Monseigneur,  etc.  C'est, 
à  cette  époque  que  l'Opposition  imputa  à  Boyer  le  désir  de  se  faire  Roi  d'Haïti  pour  être 
l'égal  de  Charles  X.  De  bonne  foi,  Boyer  valait  mieux  que  certains  de  ses  détracteurs. 


CHAPITRE  il. 


1827.  —  Discours  de  Boyer  à  l'installation  de  la  3e  législature,  —  Lois  votées  pour  ob- 
vier au  déficit  occasionné  dans  les  revenus  publics  par  l'ordonnance  de  CharlesX,  et  con- 
séquence de  ces  mesures. —  Diverses  autres  lois  sur  les  finances.  —  Le  général  Voltaire 
est  nommé  grand  juge  de  la  République.—  Origine  probable  d'un  complot  formé  contre 
le  pouvoir  et  la  vie  de  Boyer  :  dénonciation,  arrestation  de  quelques  militaires  qui  sont 
jugés,  condamnés  à' mort  et  exécutés.  —  Le  général  B.  Noël  est  suspecté  d'en  être  le 
clief  et  perd  le  commandement  de  l'arrondissement  du  Mirebalais.  —  Proclamation  du 
Président  d'Haïti  relative  au  complot.  —  Explosion  à  l'arsenal  du  Port-au-Prince, 
incendie  et  pertes  qu'elle  occasionne.  —  Boyer  échappe  au  danger  d'y  périr  et  à  une 
grave  maladie  ensuite.  —  Ouragan  dans  le  département  du  Sud-Est.  —  1828.  Retrait  de 
la  circulation,  des  billets  de  caisse  de  5  gourdes  et  de  la  monnaie  à  serpent.  —  Ses- 
sion législative  et  lois  rendues.  —  1829.  Négociations  suivies  en  France  et  en  Haïti, 
pour  des  projets  de  convention  financière  et  de  traité  de  commerce  et  de  navigation  entre 
les  deux  pays  :  ils  sont  signés  et  envoyés  en  France.  —  Intention  supposée  au  gouver- 
nement d'Espagne,  de  faire  une  tentative  contre  l'Est  d'Haïti,  et  mesures  militaires.  — 
Session  législative,  lois  votées  et  mesures  administratives.  —  1830.  Ferdinand  Vil  en- 
voie un  plénipotentiaire  chargé  de  réclamer  l'ancienne  colonie  de  l'Espagne  :  refus  mo- 
tivé du  gouvernement.  —  Proclamation  du  Président  d'Haïti  à  ce  sujet,  et  publication 
de  doenmens.  —  La  Grande-Bretagne  ouvre  les  ports  des  iles  Babama  au  commerce 
haïtien.  —  Le  gouvernement  français  ne  ratifie  pas  lesprojets  signés  à  Haïti ,  et  y  en- 
voie un  agent  pour  négocier  de  nouveau.  —  Autres  projets  non  terminés  et  retour  de 
l'agent  en  France.  —  Boyer  y  envoie  M.  Saint-Macary  pour  suivre  la  négociation.  — 
Elle  est  interrompue  par  la  Révolution  de  juillet.  —  Message  de  Boyer  au  Sénat,  à  l'oc- 
casion de  cet  événement:  il  prend  une  attitude  expectante.  —  Sentimens  éprouvés  eu 
Haïti,  à  la  nouvelle  reçue  de  la  révolution.  —  Session  législative,  discours  de  Boyer  et 
du  président  de  la  Chambre  des  communes.  —  Lois  volées  et  mesures  administratives. 
—  Circulaire  du  secrétaire  d'Etat  aux  administrateurs,  pour  faire  cesser  au  1er  janvier 
1831,  le  demi-droit  accordé  aux  navires  et  au  commerce  français. 


D'après  la  proclamation  du  Président,  les  nouveaux  re 
présentant  avaient  été  élus  dans  les  communes.  Le  12  fé- 
vrier ,  il  ouvrit  la  session  par-un  discours  où  il  assurait  que 
que  le  nouveau  système  adopté  pour  la  police  rurale  pro- 
duisait déjà  de  bons  résultats,   qu'il  ne  négligerait  rien 


[1827]  CHAPITRE   II.  59 

pour  favoriser  également  le  commerce,  et  qu'il  était  néces- 
saire de  diminuer  la  contribution  extraordinaire. 

«  Lorsque  l'année  dernière,  continua-t-il,  à  l'ouverture 
de  la  session,  j'exprimai  mes  sentimens  sur  la  reconnais- 
sance de  l'indépendance  d'Haïti,  il  était  naturel  de  penser 
que  les  doutes  entretenus  à  l'étranger,  sur  la  légalité  de 
notre  existence  nationale,  devaient  cesser  et  que  la  déclara- 
tion du  roi  de  France  était,  en  quelque  sorte,  dans  l'opinion 
des  autres  puissances,  une  consécration  de  la  légitimité  de 
nos  droits...  Cependant,  il  était  essentiel  d'obtenir  des 
éclaircissemens  sur  des  points  importons,  et  nous  avons  suc- 
cessivement demandé  au  gouvernement  français  des  expli- 
cations devenues  indispensables.  Le  résultat  de  nos  récla- 
mations n'est  pas  tel  que  nous  avions  droit  de  l'espérer  ;  mais 
l'empire  de  la  raison  finira  sans  doute  par  écarter  des  diffi- 
cultés qui  nepeuventse  soutenir  devant  ce  principe  qui  régit 
tout  État  véritablement  indépendant.  De  notre  côté,  quelles 
que  soient  les  circonstances,  nous  ferons  notre  devoir,  et 
serons  toujours  fidèles  à  ce  que  prescrivent  l'honneur  et  la 
loyauté...   » 

On  voit  que  si  Boyer  correspondait  secrètement  avec  le 
Sénat  et  prenait  ses  avis,  pour  mener  les  choses  abonne  tin, 
il  savait  aussi  parler  hautement  pour  rendre  compte  de  ses 
opérations  aux  mandataires  directs  delà  nation;  et  ce  lan- 
gage mesuré,  mais  ferme,  il  le  tenait  en  présence  du  chargé 
d'affaires  de  France  qui  assistait  à  cette  cérémonie.  Mais  il 
ne  suffisait  pas  d'avoir  publié  la  déclaration  du  5  mars  1 826 
et  de  prononcer  des  discours,  pour  prouver  au  gouverne- 
ment français  qu'Haïti  entendait  exercer  pleinement  sa  sou- 
veraineté, rester  indépendante  comme  elle  l'était  avant 
l'acceptation  de  l'ordonnance;  il  fallait  des  actes.  En  consé- 
quence, le  Président  proposa  une  loi  que  la  Chambre  des 


60  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

communes  vota  le  19  février,  huit  jours  après  son  installa- 
tion ;  la  voici  : 

«  Considérant  que  les  plus  grands  encouragemens  de- 
»  vaut  être  donnés  à  l'agriculture  et  au  commerce,  il  con- 
»  vient  de  les  dégrever  d'une  partie  des  charges  qu'ils 
»  supportent  ;  —  après  avoir  délibéré  et  reconnu  l'urgence, 
»  ...  Art.  1er.  A  partir  du  jour  delà  promulgation  de  la 
»  présente  loi,  les  produits  de  l'industrie  et  du  sol  d'Haïti 
»  ne  seront  plus  assujettis  aux  droits  d'exportation,  à  leur 
»  sortie  du  territoire  de  la  République.  —  2.  Toutes  dispo- 
»  sitions  de  lois  antérieures  qui  seraient  contraires  aupré- 
»  cèdent  article  sont  rapportées.   » 

Le  gouvernement  français  ne  pouvait  rien  arguer  contre 
cette  loi,  car  en  tous  pays  il  est  d'une  bonne  administration 
d'alléger  les  charges  imposées  à  l'agriculture  et  au  com- 
merce; et  au  contraire,  en  favorisant  ces  deux  branches  de 
la  fortune  publique,  c'était  lui  donner  des  garanties  pour 
l'exécution  des  engagemens  contractés  envers  la  France. 
Mais  de  cette  manière,  Haïti  annulait  la  partie  de  l'art.  1er  de 
l'ordonnance  du  17  avril  concernant  les  droits"  àlasortie,  » 
que  cet  article  réduisait  «  à  la  moitié  »  pour  le  pavillon 
français.  Alors  qu'il  n'y  avait  plus  de  droits  à  payer  pour 
l'exportation  de  ses  produits,  ce  pavillon  n'était  pas  plus 
favorisé  que  ceux  des  autres  nations  commerçantes,  et 
celles-ci  ne  trouvaient  plus  aucun  avantage  à  opérer  leur 
retour  par  navires  français,  comme  elles  l'avaient  fait  depuis 
juillet  1825. 

Cependant,  l'administration  haïtienne  eût  encore  peu 
fait  si  elle  s'était  bornée  à  cette  loi.  Afin  de  remédier  à  la 
diminution  de  ses  ressources,  qui  résultait  de  l'abrogation 
des  droits  à  l'exportation  des  produits  du  pays  et  du  demi- 
droit  que  payaient  ceux  de  France  «  à  l'importation,»  il 


[1827]  CHAPITRE    II.  61 

fallait  encore  atteindre  l'art.  1er  de  l'ordonnance  du  17  avril 
sous  ce  rapport,  et  pour  cela  remanier  le  tarif  accompa- 
gnant la  dernière  loi  sur  les  douanes  rendue  en  1825  1.  Ce 
tarif  établissait  un  droit  de  12  pour  cent  sur  l'évaluation  du 
prix  moyen  des  marchandises  importées  de  l'étranger,  et 
un  droit  fixe  sur  certaines  d'entre  elles  :  il  s'agissait  d'aug- 
menter ces  deux  droits.  Sur  la  proposition  du  Président 
d'Haïti,  une  loi  sur  les  douanes  fut  votée  par  le  corps  légis- 
latif: 

«  Art.  1er.  Les  droits  à  l'entrée  sur  le  territoire  de  la  Ré- 
publique seront  perçus  à  l'avenir,  sur  les  marchandises  ou 
productions  des  autres  pays,  venus  par  bâtimens  nationaux 
ou  étrangers,  conformément  au  tarif  des  droits  d'importa- 
tion annexé  à  la  présente  loi. 

«  Art.  2.  Les  droits  d'importation  sont  fixés  à  16  pour 
cent  sur  le  montant  de  l'évaluation  portée  au  tarif  men- 
tionné en  l'article  précédent,  sur  les  marchandises  ou  pro- 
ductions de  tous  les  pays  sans  distinction,  introduites  par 
bâtimens  étrangers,  sauf  néanmoins  la  nation  ou  les  na- 
tions avec  lesquelles,  par  des  traités  ou  conventions, il  serait 
autrement  stipulé. 

«  Art.  5.  Toutes  les  marchandises  ou  productions  étran- 
gères importées  par  des  bâtimens  nationaux  et  pour  compte 
d'Haïtiens,  ne  paieront  que  8  pour  cent  de  droit  d'entrée, 
pris  sur  le  montant  de  l'évaluation  au  tarif. 


I  Dans  un  discours  que  prononça  le  baron  de  Las  Cases  à  la  chambre  des  députés,  en 
1S40,  après  être  convenu  que  le  privilège  du  demi-droit  diminuait  les  revenus  d'Haïti, 
obligée  cependant  à  payer  «  une  indemnité  énorme,  »  il  dit  :  «La  conséquence  fut  que, 
h  tout  en  protestant  de  sa  bonne  foi,...  Haïti  ne  paya  plus  rien.  Elle  alla  plus  loin  :  elle 
»  trouva  moyen  à! escamoter,  pour  ainsi  dire,  le  bénéfice  du  demi-droit  que  la  France 
»  s'était  réservé  par  l'ordonnance  de  1825.  » 

II  fallait  bien  qu'Haïti  usât  des  armes  mêmes  qu'on  lui  avait  fournies  dans  cette  singu- 
lière ordonnance  méditée  si  longtemps,  et  en  cela,  elle  suivait  les  bons  conseils  de 
M.  le  bai  nu  Maler. 


62  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI. 

«  Art.  4.  Les  marchandises  ou  productions  importées 
par  bâtimens  étrangers,  de  n'importe  quel  pays,  et  dont  les 
droits  fixes  sont  relatés  dans  le  tarif  des  importations, 
seront  assujetties-an' payement  de  ces  droits  fixes.  — ■ 
Les  mêmes  marchandises  ou  productions  importées 
par  bâtimens  nationaux,  pour  compte  d'Haïtiens,  paye- 
ront la  moitié  moins  des  droits  fixes  portés  audit 
tarif,  etc.   » 

Ainsi,  les  produits  étrangers,   autres  que  ceux  de  la 
France,  devaient  payer  désormais  16  pour  cent,  et  ces  der- 
niers 8  pour  cent  au  lieu  de  6  qu'ils  payaient  sous  l'empire 
de  la  loi  de  182o.  Mais  ce  fut  surtout  par  l'évaluation  du 
prix  moyen  porté  au  tarif,  que  l'administration  se  récupéra 
d'une  partie  de  son  déficit  annuel,  puisqu'il  lui  fallut  tou- 
jours de  nouvelles  émissions  de  papier-monnaie  pour  ali- 
menter le  service  public  à  l'intérieur  1.  Les  produits  fran- 
çais ne  furent  pas  plus  ménagés  que  d'autres  dans  cette 
évaluation;  et  bien  qu'en  définitive,  c'étaient  les] consom- 
mateurs haïtiens  qui  supportaient  cette  augmentation  d'une 
manière  indirecte,  le  commerce  d'importation  n'en  soutînt 
pas  moins  par  la  réduction  de  la  consommation.  Celui  de 
France,  qui  fournissait  exclusivement  le  pays  d'une  foule 
de  choses,  vit  insensiblement  diminuer  son  importance, 
lorsqu'on  avait  espéré,  au  contraire,  un  plus  grand  débou- 
ché en  sa  faveur2.  Par  l'art.  2  ci-dessus,  il  en  aurait  pu 
être  autrement  si  le  gouvernement  français  eût  voulu  fran- 
chement faire  avec  la  République,  un  traité  pour  dissiper 


4  En  1827,  il  y  eut  une  émission  de  777,400  gourdes  de  billets  de  caisse  do  toutes  va- 
leurs. 

2  A  qui  la  faute?  Aux  ministres  français  qui  ne  surent  on  ne  voulurent  pas  être  équi- 
tables envers  Haïti,  qui  espérèrent  l'enchaîner  par  la  rédaction  ambiguë  de  leur  ordon- 
nance. M.  de  Villèle  était  natif  du  Languedoc  ;  mais  il  paraît  qu'à  Haïti  il  se  trouvait  des 
descendans  des  anciens  Normands  qui  fondèrent  Saint-Domingue. 


[1827]  CHAPITRE    11.  G5 

le  vague  des  dispositions  de  l'ordonnance  et  qui  eût  favorisé 
en  même  temps  les  produits  du  sol  d'Haïti  introduits  en 
France.  Mais  ce  gouvernement  était  bien  éloigné  de  vouloir 
l'une  et  l'autre  chose,  ni  de  réduire  le  chiffre  de  l'indem- 
nité. On  le  verra  consentir  seulement  à  la  cessation  du  demi 
droit,  tant  àl'entrée  qu'à  la  sortie,  mais  après  l'effet  produit 
parles  deux  lois  ci-dessus  mentionnées. 

Outre  ces  deux  lois  financières  relatives  aux  douanes,  snr 
la  proposition  du  pouvoir  exécutif,  le  corps  législatif  en 
vota  d'autres  dans  le  même  but:  1°  sur  le  timbre,  taxant  les 
actes  civils  et  judiciaires  de  six  centimes  un  quart  à  trois 
gourdes,  selon  les  distinctions  établies  dans  la  loi  ;  2°  sur  la 
contribution  extraordinaire  pour  1827,  dont  il  a  été  parlé 
au  chapitre  précédent  ;  5°  sur  les  billets  de  caisse  ou  pa- 
pier-monnaie, confirmant  l'arrêté  du  Président  d'Haïti  du 
25  septembre  1826  à  cet  égard,  maintenant  en  circulation 
les  billets  d'une,  de  deux  et  de  cinq  gourdes,  et  autorisant 
l'émission  d'autres  billets  de  dix  gourdes  ;  4°  sur  la  fabrica- 
tion de  pièces  d'argent  de  la  monnaie  nationale,  de  la  va- 
leur d'une  demi-gourde  et  d'une  gourde  ;  5°  sur  la  fabrica- 
tion d'une  monnaie  de  billon  ou  de  cuivre,  en  pièces  d'un 
et  de  deux  centimes  '  ;  6°  sur  les  patentes,  votée  annuelle- 
ment. ■ —  Une  loi  fixa  les  appointemens  des  secrétaires  des 
bureaux  d'arrondissemens,  déplaces  et  de  postes  militaires; 
une  autre  affranchit  totalement  les  propriétés  urbaines  des 
départemens  du  Sud-Est  et  du  Nord-Est,  des  redevances 
dues  à  l'État  sur  ces  biens.  Enfin,  une  nouvelle  loi  réorga- 
nisa la  garde  nationale  sur  un  pied  à  peu  près  militaire. 


1  L'hôtel  des  monnaies,  qui  avait  chômé  depuis  1819,  fut  remis  eu  activité  de  1827  à 
1834.  Il  est  entendu  que  les  pièces  d'un  et  de  deux  centimes  sont  des  fractions  de  la  pias- 
tre forte  d'Espagne,  divisée  en  100  centimes.  Une  petite  monnaie  semblable  circulait  déjà 
à  Santo-Domingo  où  le  peuple  l'appelait  cobre  (enivre)  :  ce  nom  populaire  passa  à  celle 
frappée  à  l'hôtel. 


64  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

D'après  cette  loi,  tout  Haïtien,  depuis  l'âge  de  15  ans 
jusqu'à  celui  de  60  ans, non  employé  dans  leservice  civil  ou 
clans  les  troupes  soldées,  était  tenu  de  s'inscrire  dans  la 
garde  nationale  de  sa  commune.  Ceux  venant  de  l'étranger 
pour  résider  dans  le  pays  et  en  devenir  citoyens,  n'y  étaient 
tenus  qu'au  bout  d'une  année.  Les  anciens  officiers  mili- 
taires retirés  du  service  formaient  des  compagnies  d'élite 
dans  cette  garde  nationale.  Étaient  exempts  du  service 
actif,  hors  le  cas  où  la  patrie  serait  en  danger  :  1°  les  pères 
de  sept  enfans  légitimes;  2°  les  cultivateurs  travaillant  sur 
la  propriété  d'autrui  et  engagés  par  contrat  synallagmati- 
que,  au  terme  du  code  rural.  Un  uniforme  fut  décrété  poul- 
ies compagnies  d'infanterie,  de  cavalerie  et  d'artillerie, 
dans  chaque  commune:  les  gardes  nationaux  le  portaient  à 
leurs  frais,  de  même  que  leurs  armes,  mais  le  gouvernement 
fournissait  les  canonset  tout  l'attirail  del'artillerie.  Le  chef 
de  l'Etat  nommait  tous  les  officiers  supérieurs;  les  autres  et 
les  sous-officiers  étaient  à  la  nomination  de  leurs  compa- 
gnies respectives.  Des  peines  de  discipline  furent  établies 
pour  être  appliquées  parmi  conseil  dans  chaque  compagnie  : 
les  arrêts  pour  les  officiers,  l'emprisonnement  pour  les 
sous-officiers  et  les  gardes  nationaux;  ces  peines  étaient  de 
48  heures  au  plus.  La  garde  nationale  ne  faisait  aucun  ser- 
vice en  temps  ordinaire,  sinon  de  prendre  les  armes  tous 
les  trois  mois  pour  être  passée  en  revue  par  les  autorités 
militaires;  mais  en  cas  d'alarme,  elle  devait  se  réunir 
sur  le  champ  et  se  trouvait  à  la  disposition  de  ces  au- 
torités. 

Telle  fut  l'organisation  définitive  de  cette  force  armée 
non  soldée  qui,  de  même  que  les  troupes  soumises  au  régime 
militaire,  est  préposée  au  maintien  de  l'ordre  public  et  des 
institutions  nationales. 


[1827]  CHAPITRE    11.  65 

Le  grand  juge  Fresnel  étant  arrivé  à  un  âge  avancé  qui 
ne  lui  permettait  plus  de  continuer  ses  hautes  fonctions,  l'ut 
proposé  comme  candidat  au  sénatorial  :  le  19  février  il  fut 
élu,  et  le  lendemain  un  arrêté  du  Président  nomma  le  géné- 
ral de  brigade  Voltaire,  grand  juge  provisoire  1. 

Deux  années  étaient  déjà  écoulées,  depuis  que  le  gouver- 
nement avait  accepté  l'ordonnance  de  Charles  X  qui  occa- 
sionna une  si  grande  répugnance  dans  la  République.  Mais 
si  la  tranquillité  matérielle  n'avait  été  troublée  nulle  part, 
tous  les  esprits  étaient  loin  d'être  dans  le  calme  désirable 
pour  le  maintien  de  l'ordre  et  la  prospérité  du  pays.  L'Op- 
position qui  n'avait  cessé  de  subsister  contre  Boyer  per- 
sonnellement, qui  subsista  toujours  jusqu'au  jour  de  son 
renversement  du  pouvoir,  cette  Opposition  continuait  son 
travail  de  désaffection,  en  désapprouvant  tous  ses  actes. 
En  vain  faisait-il  tous  ses  efforts  pour  réparer  ce  qu'il  y 
eut  de  malencontreux  clans  les  arrangemens  pris  avec  la 
France,  pour  la  meilleure  administration  de  l'État;  elle  ne 
lui  en  tenait  aucun  compte.  Et  il  faut  le  dire,  la  station  na- 
vale que  le  gouvernement  français  faisait  entretenir  dans 
quelques  ports  de  la  République,  au  Port-au-Prince  princi- 
palement, —  sans  doute  sur  la  demande  de  sfcn  chargé  d'af- 
faires et  pour  la  protection  de  ses  agents  et  de  ses  natio- 
naux, par  la  certitude  acquise  du  sourd  mécontentement 
du  pays;   —  cette  présence  continue  de  ces  navires  de 
guerre  dont  les  officiers  étaient  constamment  à  terre,  con- 
tribuait beaucoup  à  l'exaltation  des  esprits  opposans  :  il 
leur  semblait  que  la  France  considéraittoujours  Haïti  comme 

1  Durant  seize  ans,  le  gi  and  juge  exerça  ses  fonctions  à  titre  provisoire.  Révocalde  à  la 
volonté  du  Président  d'Haïti,  il  ne  devait  pas  être  désigné  ainsi  dans  l'acte  de  sa  nomina- 
tion ;  mais  que  d'auties  fonctionnaires  étaient  dans  le  même  cas  !  C'était  une  sorte  de 
manie  de  la  part  de  Boyer. 

T.    X.  ;> 


66  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D*  HAÏTI. 

une  de  ses  colonies  et  qu'elle  la  faisait  garder  comme  les 
autres.  Des  navires  de  guerre  de  la  Grande-Bretagne  pa- 
raissaient souvent  aussi  dans  les  ports  où  des  consuls  de 
cette  puissance  étaient  établis;  mais  ils  ne  suscitaient  point 
d'observations,  parce  que  les  opposans  ne  voyaient  aucune 
autre  intention  en  cela,  qu'une  surveillance  exercée  à  l'é- 
gard des  Français  :  tant  l'esprit  d'opposition  à  tout  gou- 
vernement est  ingénieux  à  trouver  des  motifs  ou  des  pré- 
textes à  toute  chose!  Dans  une  telle  situation,  il  était 
presque  impossible  qu'une  tentative  n'eût  pas  lieu  contre 
l'autorité  et  la  personne  de  Boyer;  et  nous  allons  dire, 
avec  notre  franchise  ordinaire  et  notre  entier  dévouement 
à  la  vérité  historique,  toutes  les  fois  que  nous  pouvons  la 
saisir,  ce  qui,  selon  nous,  aura  le  plus  contribué  à  l'af- 
faire du  mois  de  juin  de  cette  année» 

Déjà,  dans  le  précédent  chapitre,  nous  avons  dit  que  le 
général  Borgella  avait  manifesté  publiquement  sa  désap- 
probation de  l'acceptation  de  l'ordonnance  française,  à 
cause  de  ses  termes,  sans  calculer  ce  que  l'autorité  de  son 
opinion  pouvait  avoir  d'influence  sur  l'opinion  publique, 
sur  celle  des  militaires  surtout  dont  il  était  généralement 
fort  estimé.  L'Opposition,  sachant  cela,  avait  colporté  ses 
paroles  pour  mieux  accuser  le  Président  :  elle  crut  même 
pouvoir  compter  sur  lui  en  cas  d'un  événement  politique 
qui  était  dans  le  goût  et  les  aspirations  des  réformateurs  ; 
mais  elle  était  complètement  dans  l'erreur!  Jamais  il  ne  se 
fût  prêté,  ni  à  seconder  de  pareils  desseins,,  ni  à  profiter  de 
leur  résultat.  11  l'a  prouvéen  1815!  Mais  ce  que  l'on  ignore, 
ce  que  nous  allons  consigner  ici,  c'est  qu'en  décem- 
bre 1826,  il  s'y  refusa  d'une  manière  absolue. 

Le  général  Quayer  Larivière  se  trouvait  à  l'assemblée  des 
généraux  dont  nous  avons  parlé  au  chapitre  précédent.  A 


[1827]  CHAPITRE    II.  07 

la  mort  de  Pétion,  il  avait  été  d'opinion,  on  le  sait,  que 
Borgella  dût  être  préféré  à  Boyer  pour  le  remplacer,  et  de- 
puis, il  avait  toujours  conservé  à  ce  général  la  plus  pro- 
fonde estime.  Bien  qu'il  n'eût  peut-être  aucun  motif  parti- 
culier de  se  plaindre  du  Président  qui  l'avait  élevé  en  grade 
et  l'avait  placé  à  l'arrondissement  de  la  Grande-Rivière, 
Quayer  Larivière  nel'agréait  pas.  Vieux  révolutionnaire  du 
Nord,  subissant  l'influence  du  milieu  où  il  se  trouvait,  mé- 
content du  déplacement  du  général  Nord  Alexis  avec  lequel 
il  était  étroitement  lié  d'amitié,  il  était  un  de  ceux  qui 
blâmaient  aussi  Boyer  par  rapport  à  l'acceptation  de  l'or- 
donnance; et  comme  il  avait  appris  l'opinion  manifestée 
par  Borgella  à  ce  sujet,  il  saisit  l'occasion  de  la  réunion  des 
généraux  à  la  capitale,  pour  lui  proposer  «  de  contraindre 
)>  Boyer  à  se  démettre  de  la  présidence,  de  le  déposer  de 
»  cette  magistrature  pour  avoir  subi,  disait-il,  les  exigen- 
»  ces  du  gouvernement  français  qui  continuait  à  se  jouer  de 
»  lui,  puisque  le  Président  n'en  pouvait  encore  obtenir  un 
»  traité  destiné  à  effacer  ce  qui  était  humiliant  dans  l'or- 
»  donnance,  pour  l'honneur  national.  »  Et  en  faisant  une 
telle  proposition  à  Borgella,  il  lui  dit  que  la  plupart  dé 
leurs  collègues  partageaient  sa  résolution,  que  le  moment 
était  opportun,  qu'il  fallait  en  profiter;  il  cita  particulière- 
ment le  général  Benjamin  Noël  comme  le  plus  d'accord 
avec  lui  dans  cet  audacieux  projet.  Il  est  vrai  que  ce  der- 
nier avouait  depuis  longtemps  beaucoup  d'estime  pour 
Borgella  et  lui  en  avait  donné  des  témoignages.  Mais  Bor- 
gella fut  loin  d'agréer  cette  proposition  aussi  étrange  que 
coupable;  car  il  n'appartenait  pas  aux  généraux  de  l'armée 
de  substituer  leur  volonté  à  ce  que  les  institutions  du  pays 
avaient  prévu,  et  la  constitution  ne  donnait  qu'au  Sénat 
seul  le  droit  d'apprécier  la  conduite  du  Président  d'Haïti,' 


68  ÉTUDES     SUK     LH1ST01RE    D  HAÏTI. 

pour  le  mettre  en  état  d'accusation,  s'il  y  avait  lieu,  et  le 
faire  juger  par  la  haute  cour  de  justice  :  or,  le  Sénat  lui- 
même  avait  contribué  et  contribuait  encore  à  tout  ce  que 
les  opposans  reprochaient  au  Prêsiden t . 

Le  général  Borgella  put  donc  facilement  démontrer  au 
général  Quayer  Larivière  ce  qu'il  y  avait  d'insolite  dans 
son  projet.  Mais  il  s'attacha  bien  plus  encore  à  lui  prouver 
ce  qu'il  présentait  de  dangereux  pour  le  pays,  pour  ses  ins- 
titutions politiques  dont  l'influence  sur  les  esprits  avait 
facilité  la  réunion  de  tout  le  territoire  d'Haïti  sous  le  même 
drapeau.  Il  lui  dit  :  que  si  on  violait  la  constitution  par 
une  entreprise  aussi  téméraire,  ce  serait  autoriser  sa  viola- 
tion par  tous  ceux  qui,  à  l'avenir,  seraient  mécontens  du 
gouvernement,  et  qu'ainsi  la  patrie  n'aurait  aucune  stabi- 
lité. A  l'égard  de  Boyer  personnellement,  Borgella  lui  dit  : 
qu'aucun  de  ses  compagnons  d'armes  ne  pouvait  révoquer 
en  doute  son  patriotisme,   qu'il  en  avait  fait  preuve  dans 
tous  les  temps  et  surtout  depuis  qu'il  était  an  pouvoir;  qu'il 
pouvait  y  avoir  eu  erreur  de  sa  part  quand  il  accepta  l'or- 
donnance française,  au  lieu  de  la  repousser  vigoureuse- 
ment ,  mais  que  ce  n'était  pas  par  manque  de  dévouement 
à  son  pays  ;  que  d'après  les  communications  qu'il  venait  de 
faire  aux  généraux,  ceux-ci  devaient  reconnaître  qu'il  fai- 
sait tous  ses  efforts  pour  réparer  ce  que  cette  ordonnance 
offrait  de  défectueux  et  pour  donner  des  garanties  à  la  na- 
tion;  qu'il  fallait  patienter,  et  que  si  le  gouvernement 
français  ne  voulait  pas  donner  ces  garanties  en  prenant  de 
nouveaux   arrangemens  ,  eh  bien  !   on  suspendrait  tout 
payement  de  la  dette  nationale;  qu'on  ne  devait  pas  ou- 
blier que  l'indemnité  avait  été  offerte  par  Pétion  lui-même, 
qu'elle  était  exorbitante,  sans  doute,  mais  qu'il  fallait  es- 
pérer ([uc  la  France  finirait  par  consentir  à  la  réduire, 


[1827]  CHAPITRE    II.  69 

quand  elle  serait  convaincue  de  l'insuffisance  de  nos  res- 
sources. Et  Borgella  ajouta:  qu'il  avait  lui-même  désap- 
prouvé l'acceptation  de  l'ordonnance,  qu'il  eût  préféré  que 
la  guerre  survînt  entre  la  France  et  Haïti  par  un  refus  for- 
mel ;  mais  qu'aujourd'hui,  c'était  une  affaire  conclue  de- 
puis  dix-huit  mois,  et  par  le  Président  et  par  le  Sénat  aux- 
quels la  constitution  avait  donné  le  pouvoir  de  la  terminer; 
que  si  Boyer  était  renversé  de  la  présidence  pour  ce  motif, 
la  conséquence  nécessaire  d'un  tel  attentat  serait  la  rupture 
d'une  convention  librement  contractée,  ce  qui  donnerait  à 
la  France  le  droit  de  faire  une  guerre  acharnée  à  Haïti  ;  que 
dans  ce  cas^  Haïti  n'aurait  plus  les  sympathies  des  autres  ,  I: 
puissances  étrangères  qui  avaient  déjà  reconnu  son  indé- 
pendance par  l'envoi  de  leurs  consuls.  En  résumé,  Borgella 
dit  àQuayer  Larivière  qu'il  n'y  avait  réellement  aucun  mo- 
tif pour  vouloir  arracher  l'autorité  à  Boyer ,  qui,  s'il  avait  * 
des  défauts  clans  le  caractère,  possédait  aussi  de  belles  &Aj>  fi 
qualités  comme  homme  et  comme  chef  de  l'État  ;  que 
depuis  longtemps  il  était  son  ami  et  qu'il  ne  se  prêterait 
jamais  à  aucune  tentative  contre  sa  personne  ou  son  pou- 
voir, étant  persuadé,  convaincu,  que  ce  serait  travailler 
à  la  ruine  de  la  patrie  commune.  «  Renoncez,  mon  cher 
»  général,  renoncez  aux  idées  que  vous  avez  conçues;  car 
»  vous  seriez  le  premier  à  vous  repentir  du  succès  que  vous 
»  obtiendriez,  par  les  passions  que  vous  verriez  naître  et  se 
»  développer  autour  de  vous.  C'est  à  grand'peine  que  nous 
»  nous  sommes  donné  une  patrie  :  sachons  la  conserver.  » 
Telles  furent  ses  dernières  paroles. 

A  des  raisonnemens  aussi  puissans,  à  des  sentimens 
exprimés  avec  tant  de  franchise,  Quayer  Larivière,  qui 
n'était  que  passionné  et  qu'un  brave  et  énergique  militaire, 
ne  put  rien  opposer  de  judicieux.  Il  témoigna  seulement  à 


70  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

Borgella  le  regret  qu'il  éprouvait  de  le  trouver  si  éloigné 
d'un  projet  qui,  selon  lui,  serait  facile  à  exécuter,  et  qui 
le  mettrait  en  possession  de  la  première  magistrature  de 
l'État,  à  la  grande-satisfaction  de  l'armée  et  des  citoyens 
dont  il  était  vénéré.  Il  n'en  fut  plus  question  entre  eux,  et 
peu  de  jours  après  tous  les  généraux  partirent  du  Port-» 
au-Prince  et  retournèrent  à  leurs  commandemens  res* 
pectifs. 

Bien  que  Borgella  pût  reconnaître  qu'il  n'avait  pas  con- 
vaincu Quayer  Larivière ,  il  ne  crut  pas  qu'il  était  de  son 
devoir  strict  d'en  informer  le  Président,  Une  telle  dénon- 
ciation était  incompatible  avec  son  loyal  caractère  ;  elle  eût 
occasionné  uu  grand  embarras  à  Boyer,  détruit  sa  sécurité, 
provoqué  peut-être  l'événement  qu'il  avait  écarté  par  le 
refus  qu'il  fit  ;  car,  à  cette  époque,  arrêter  un  général 
comme  Quayer  Larivière ,  qui  était  fort  estimé  dans  la 
propre  garde  du  Président  et  par  les  autres  troupes,  c'eût 
été  courir  de  grands  risques  :  il  y  avait  trop  de  fermenta- 
tion dans  les  esprits  1.  Borgella  devait  espérer,  enfin,  que 
ce  général  réfléchirait  et  reviendrait  aux  seuls  sentimens 
qu'il  devait  professer. 

Mais  il  paraîtrait  qu'ayant  été  d'accord  surtout  avec  le 
général  Benjamin  Noël,  Quayer  Larivière  lui  aura  laissé  en- 
tendre que,  dans  son  entretien  avec  Borgella,  il  avait  seu- 
lement reconnu  en  lui  les  scrupules  d'un  honnête  homme, 
qui  le  portaient  à  ne  pas  vouloir  donner  son  assentiment  au 
projet  qu'ils  avaient  conçu  contre  Boyer;  mais  que  si  ce 
projet  réussissait  d'une  manière  quelconque,  étant  pro- 

1  Conçoit-on,  en  effet,  le  mouvement  qui  se  serait  produit  dans  la  capitale,  pendant  que 
les  généraux  étaient  assemblés  et  que  probablement  plusieurs  d'entre  eux  étaient  dans  le 
secret  de  Quayer  Larivière  ?  J'en  ai  vu  plus  d'un  venir  cliez  moi,  où  Borgella  était  logé, 
pour  le  visiter;  et  leur  attitude  envers  lui,  les  égards  qu'ils  avaient  pour  lui,  m'ont  donné 
à  penser  qu'ils  n'ignoraient  pas  ce  projet. 


[1827]  CHAPITRE    II.  71 

clame  «  chef  de  l'État,  »  Borgella  accepterait  sa  nomina- 
tion ;  qu'il  s'y  déciderait  par  dévouement  à  son  pays.  On 
doit  présumer  ainsi  d'après  ce  que  nous  allons  relater,  à 
moins  de  supposer  que  Benjamin  Noël  se  résolût  à  pour- 
suivre lui-même  cette  coupable  entreprise.  Et  pour  la  mener 
à  maturité  par  une  autre  combinaison  et  par  des  agents 
subalternes,  ce  ne  fut  pas  trop  de  six  mois  pour  y  gagner  un 
certain  nombre. 

Le  fait  est,  enfin,  que  dans  les  derniers  jours  du  mois  de 
juin,  un  sergent  des  grenadiers  de  la  garde  à  pied  du  Pré- 
sident, nommé  Pierre  Juste,  s'adressa  à  son  chef  de  batail- 
lon Constant  Domingue ,  dont  il  était  un  ancien  camarade, 
pour  le  gagner  au  complot  formé  contre  l'autorité  et  la  per- 
sonne de  Boyer.  Constant,  officier  d'honneur  et  plein  de 
mérites  dans  sa  noble  profession,  parut  se  prêter  à  ce  com- 
plot et  fit  causer  le  sergent  en  le  questionnant  pour  savoir 
quels  étaient  les  individus  qui  en  faisaient  partie.  Lorsqu'il 
en  eut  su  les  principales  ramifications,  il  déclara  à  Juste 
qu'il  n'entrerait  point  dans  un  tel  projet,  et  qu'il  fallait  se 
rendre  immédiatement  avec  lui  auprès  de  leur  colonel 
Denis  Tréméré  ,  afin  de  déclarer  à  ce  dernier  tout  ce 
qu'il  en  savait,  parce  que  Juste  lui  avait  nommé  plusieurs 
officiers,  sous-officiers  et  soldats  du  régiment  des  grena- 
diers et  d'autres  corps  comme  participant  au  complot.  Juste . 
se  montra  effrayé  de  cette  injonction  et  dit  alors  que  c'était 
une  dénonciation  qu'il  entendait  faire  à  son  chef  de  batail- 
lon, et  non  pas  un  embauchage  qu'il  tentait.  Constant  lui 
dit  que  c'était  une  raison  de  plus  pour  en  parler  à  leur  co- 
lonel. Ils  allèrent  donc  chez  ce  dernier  qui  reçut  la  décla- 
ration du  sergent  et  de  Constant,  et  qui  les  amena  tous 
deux  auprès  de  Boyer. 

C'était  à  une  heure  avancée  de  la  soirée.  Le  Président  se 


72  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

fit  raconter  par  Juste  tout  ce  que  ce  sergent  savait  de  la 
trame ,  et  quoiqu'il  ne  restât  pas  dupe  de  la  démarche  que  ' 
ce  sous-officier  avait  faite  auprès  de  son  brave  chef  de  ba- 
taillon, il  l'en  félicite  et  le  promut  de  suite  au  grade  de 
sous-lieutenant.  A  l'instant  même,  il  manda  le  général 
Thomas  Jean,  commandant  titulaire  de  la  place  et  provi- 
soirement de  l'arrondissement,  ainsi  que  le  colonel  Victor 
Poil,  adjudant  de  place,  et  il  leur  donna  l'ordre  d'arrêter 
sans  délai  ceux  que  Juste  avait  désignés  comme  les  princi- 
paux auteurs  ou  complices  du  complot.  C'étaient  :  Le  capi- 
taine Jean-François  Mathurin,  du  8e  régiment  d'infanterie; 
le  lieutenant  Jean  Michel,  du  même  corps  ;  le  sous-lieute- 
nant Léon  Cauchois,  des  grenadiers  à  pied  de  la  garde  ;  le 
sergent  Léon  Pierre-Louis,  du  même  corps  ;  et  le  lieutenant 
Jean-Louis  Bellegarde,  des  chasseurs  à  cheval  de  la  garde. 
Ce  dernier  s'évada  et  ne  put  être  arrêté  ;  Jean  Michel  se 
tint  caché  quelques  jours  avant  d'être  saisi. 

Par  ordre  du  Président,  une  instruction  d'enquête  s'ou- 
vrit au  bureau  de  la  place  dès  le  lendemain  matin,  afin  d'in- 
terroger les  inculpés  en  présence  de  Juste,  dénonciateur 
du  complot.  Le  général  Inginac  s'y  trouva  pour  mieux  la 
diriger.  La  dénonciation  était  si  formelle,  que  les  inculpés 
ne  pouvaient  pas  nier  les  faits  à  eux  imputés  ;  mais  ce  fut 
surtout  le  lieutenant  Jean  Michel  qui,  lorsqu'il  fut  arrêté, 
avoua  avec  fermeté,  comme  ses  complices.,  l'objet  et  le  but 
de  ce  regrettable  complot.  Ils  déclarèrent  qu'à  leur  avis,  le 
Président  ayant  compromis  l'honneur,  la  dignité  et  les  inté- 
rêts de  la  nation,  par  l'acceptation  de  l'ordonnance  de 
Charles  X  et  les  arrangemens  pris  avec  la  France,  il  était 
urgent  de  le  déposer  du  pouvoir  qu'il  exerçait;  qu'alors  les 
troupes  proclameraient  le  général  Borgella,    «  Président 
d'Haïti  ;  »  qu'elles  feraient  un  appel  à  son  patriotisme  afin 


[1827]  CHAPITRE    II.  73 

de  réparer  tout  le  mal  que  Boyer  avait  produit.  Les  incul- 
pés ajoutèrent,  qu'ils  espéraient  que  le  général  Borgella  ne 
serait  pas  sourd  à  la  voix  de  la  patrie  en  danger.  On  a  dit 
alors  que  le  général  Inginac,  pressant  Jean  Michel  de 
questions  adroites  afin  de  découvrir  si  Borgella  avait  con- 
naissance du  complot,  s'il  en  était  l'âme  secrète,  cet  offi- 
cier lui  répondit  :  «  Général,  vous  voulez  surprendre  ma 
»  bonne  foi;  ce  n'est  pas  loyal  de  votre  part.  Je  vous  le  ré- 
»  pète:  le  général  Borgella  n'a  aucune  connaissance  de 
»  notre  projet,  mais  en  le  proclamant  chef  de  l'Etat,  nous 
»  aurions  espéré  qu'il  se  rendrait  au  vœu  des  militaires  et 
»   des  citoyens  qui  se  rallieraient  à  eux1.  » 

Après  cette  enquête,  les  inculpés  furent  livrés  au  juge- 
ment d'un  conseil  spécial  qui  les  condamna  tous  à  la  peine 
de  mort,  J.-L.  Bellegarde  aussi,  mais  par  coutumace.  Le  o 
juillet  ils  furent  exécutés    . 

Dans  cette  affaire,  à  jamais  déplorable  par  le  but  que 
poursuivaient  ces  militaires,  qui  n'étaient  pas  sans  mérite 
par  les  services  qu'ils  avaient  rendus  à  leur  pays,  le  nom  du 
brave  général  Benjamin  Noël,  qui  lui-même  avait  tant  de 
droits  à  la  gratitude  publique  par  ses  antécédens,  ce  nom 
fut  assez  cité  pour  laisser  planer  de  graves  soupçons  sur  sa 
conduite.  Une  circonstance  y  ajouta:  propriétaire  de  l'ha- 
bitation jadis  connue  sous  le  nom  de  Turbé,  dans  la  plaine 
du  Cul -de-Sac,  il  s'y  trouvait  dans  le  moment  ;  sa  présence 
en  ce  lieu  voisin  de  la  capitale  parut  être  calculée  pour  être 

1  Certainement,  il  était  du  devoir  d'Inginac,  secrétaire  général,  ministre  du  gouverne- 
ment, de  s'efforcer  de  découvrir  toute  la  vérité  dans  cette  affaire.  Mais  ces  particularités 
le  firent  accuser  de  chercher  à  perdre  Borgella,  afin  d'écarter  un  concurrent  éventuel  dans 
le  cas  où  la  présidence  viendrait  à  vaquer.  Le  colonel  Lercbonrs  fut  aussi  accusé  de  s'en- 
tendre avec  lui  à  ce  sujet.  Il  est  certain  qu'ils  tinrent  bien  des  propos  alors  contre  Bor- 
gella, et  nous  ferons  connaître  des  faits  subséquens  qui  légitimèrent  les  imputations  du 
public. 

2  Tons  ces  braves  militaires  montrèrent  le  courage  le  pins  calme  au  moment  de  rece- 
voir la  mort.  Il  fut  vraiment  regrettable  qu'ils  entrèrent  dans  un  tel  complot. 


74  ÉTUDES   SUR   L'HISTOIRE   d' HAÏTI. 

à  proximité  de  diriger  le  mouvement  qui  serait  résulté  de 
la  mort  de  Boyer,  car  il  aurait  été  impossible  de  le  déposer 
simplement.  Le  Président,  qui  parut  avoir  saisi  toutes  les 
ramifications  de^e-eomplot,  où  bien  d'autres  officiers  de  sa 
propre  garde  et  des  autres  corps  de  troupes  de  la  garnison 
lurent  plus  ou  moins  impliqués,  le  Président  se  borna, 
quant  au  général  Benjamin  Noël,  à  lui  ôter  le  commande- 
ment de  l'arrondissement  du  Mirebalais  et  à  l'y  faire 
remplacer  par  le  colonel  Per  qui  commandait  la  com- 
mune de  laCroix-des-Bouquets  :  il  fit  partie  désormais  de 
l'état-major  général  de  l'armée,  à  la  résidence  du  Port- 
au-Prince1.  Des  mutations  eurent  lieu  ensuite  pour  plu- 
sieurs officiers  de  la  garde  qui  passèrent  dans  d'autres 
corps  de  la  ligne. 

Cette  modération  du  pouvoir  futaussi  intelligente  qu'hu- 
maine, car  Boyer  comprit  parfaitement  qu'il  y  avait  sur- 
tout erreur  et  entraînement  regrettable  dans  les  reproches 
qu'on  lui  faisait.  S'il  avait  fallu  frapper  tous  ceux  qui  par- 
tageaient ces  opinions  à  son  égard,  la  plupart  de  ses  conci- 
toyens auraient  été  des  victimes.  Il  était  donc  de  son  devoir 
d'être  patient  et  de  tout  attendre  du  temps  pour  calmer  les 
esprits  et  le  justifier.  Le  dimanche  1er  juillet,  après  l'arres- 
tation des  prévenus,  il  vint  dans  la  grande  salle  du  palais 
de  la  présidence,  où  se  trouvaientlesfonctionnaires  publics, 
tous  les  officiers  des  corps  de  troupes;  et  là,  au  milieu  de  tons 
il  parla  du  complot  ourdi  contre  lui  et  de  sa  conduite  dans 
tous  les  temps,  et  dans  les  circonstances  où  il  prit  les  arran- 
gemens  avec  la  France,  pour  faire  admettre  Haïti  au  rang 
des  nations  indépendantes  :  il  s'exprima  avec  un  chaleureux 
sentiment  de  patriotisme  et  une  éloquence  qui  entraîna  Pap 

1  Le  général  Benjamin  Nool  décéda  au  Port-au-Prince,  en  1831. 


[1827]  CHAPITRE   H.  •      75 

probation  de  tous  ses  compagnons  d'armes  et  des  citoyens 
auxquels  il  s'adressait 1 .  Le  cri  de  :  vive  le  Président  d'Haïti  ! 
se  fit  entendre  de  tous  les  assistans. 

Le  4  juillet  une  proclamation  énergique  fut  publiée  à  la 
capitale.  Elle  parla  du  complot  comme  l'œuvre  de  «  quel- 
»  ques  pervers,  ennemis  de  la  paix  et  de  la  tranquillité  pu- 
»  blique,  dominés  par  l'ambition  et  la  cupidité,  qui  se  sont 
»   imaginés  qu'il  n'y  avait  d'autres  moyens  de  parvenir  à 

»  leur  but,  qu'en  conspirant  contre  le  chef  de  l'État 

»  Militaires,  si  de  vos  rangs  sont  sortis  les  traîtres  qui  vou- 
n  laient  déchirer  le  sein  de  la  patrie,  c'est  aussi  dans  vos 
»  rangs  que  se  trouvent  les  braves  qui  ont  dévoilé  leurs  per- 
»  fides  machinations...  »  Aucune  allusion  n'eut  lieu  dans 
cet  acte,  aux  accusations  portées  contre  le  Président  parcenx 
qui  furent  victimes  du  complot,  et  ce  fut  sans  doute  d'une 
sage  politique. 

Le  7  septembre  suivant,  le  grand  juge  Voltaire  publia  un 
avis  sur  le  Télégraphe,  par  lequel  il  déclara  que  «  celui  qui 
»  serait  convaincu  d'avoir  entretenu  des  intelligences  avec 
»  J.-L.  Bellegarde,  de  lui  avoir  donné  asile,  d'avoir  favorisé 
»  sa  retraite, ou  même  qui  ne  l'aurait  pas  fait  connaître  par 
»  une  prompte  déclaration  aux  autorités  locales, "après  en 
»  avoir  eu  connaissance,  serait  considéré  comme  complice 
»  de  ce  traître  et  poursuivi  comme  tel.  »  Mais  personne  ne 
donna  aucune  information  au  gouvernement  à  ce  sujet;  et 
au  commencement  de  1828,  Bellegarde  vint  lui-même  se 


/t^: 


1  Je  n'ai  jamais  vu  Boyer  aussi  éloquent  que  ce  jour-la.  Il  dit  au  colonel  Adam,  du 
11e  régiment  :  a  Vous,  mon  cher  colonel,  vous  qui  avez  été  l'ami  de  ma  mère,  cette  né-. 
»  gresse  africaine  dont  je  m'honore  d'être  le  fils,  ne  savez-vous  pas  quel  amour  et  quel 
n  respect  je  lui  portais  ?  Ignorez-vous,  colonel,  que  les  Français  ont  failli  me  noyer  dans 
nia  rade  du  Cap,  en  même  temps  que  Maurepas?  Comment  donc  peut-on  m'accu- 
»  ser  d'avoir  voulu  sacrifier  mon  pays  à  la  France,  mes  concitoyens,  mes  frères,  aux 
»  Français?  » 

Cette  apostrophe  produisit  une  sensation  indicible  dans  cet  immense  auditoire. 


76  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

rendre  au  palais  du  Président,  vers  minuit:  arrêté  par  un 
officier  de  garde,  il  lui  dit  qu'il  venait  se  soumettre  pour  im- 
plorer sa  grâce  de  Boyer.  Averti  par  l'officier,le  Président 
ordonna  qu'il  fut-conduit  en  prison  et  mis  au  secret.  Le  len- 
demain, le  général  Lerebours,  devenu  commandant  de 
l'arrondissement  par  la  mort  du  général  Thomas  Jean,  y  alla 
l'interroger  sur  les  motifs  et  le  but  du  complot  auquel  il  avait 
pris  part.  Bellegarde  lui  fit  les  mêmes  réponses  qui  avaient 
été  faites  au  général  Inginac  par  Jean  Michel  ;  car  il  lui  avait 
posé  des  questions  semblables,  par  rapport  au  général  Bor- 
gella.  Le  Président  commua  la  condamnation  à  mort  en  une 
détention  au  Môle,  que  Bellegarde  subit  quelque  temps  ; 
puis  il  fut  remis  en  liberté. 

Nous  savons  positivement  que  Boyer  resta  convaincu 
que  le  général  Borgella  n'avait  eu  aucune  connaissance  du 
complot  découvert  au  mois  de  juin  4827;  mais  il  lui  repro- 
chait d'avoir  exprimé  trop  ouvertement  son  opinion  à  l'oc- 
casion de  l'acceptation  de  l' ordonnance  française  :  ce  qui 
avait  été  cause  que  les  opposans  croyaient  pouvoir  compter 
sur  lui,  en  cas  qu'il  eût  été  victime  du  complot  ' . 

Ce  ne  fut  pas  le  seul  danger  auquel  Boyer  échappa  dans 
cette  année  1827.  Le  2  février,  vers  7  heures  du  matin,  il  se 
rendit  à  l'arsenal  où  l'on  préparait  l'envoi  de  vingt  milliers 
de  poudre  et  d'autres  objets  de  guerre  pour  Santo-Domingo, 


1  Mon  assertion  a  ce  sujet  repose  sur  la  confidence  que  voulut  bien  me  faire  un  aide  de 
camp  du  Président,  qui  servit  de  secrétaire  au  général  Lerebours  lorsqu'il  alla  interroger 
Bellegarde  en  prison.  Cet  aide  de  camp  avait  remarqué  l'intérêt  que  le  général  semblait 
prendre  à  ce  que  le  condamné  accusât  le  général  Borgella,  d'avoir  été  le  chef  du  complot 
de  1827,  tandis  qu'il  niait  toujours;  et  comme  ce  jeune  officier  estimait  et  aimait  Ror- 
gella,  qui  avait  été  l'ami  de  son  père,  il  crut  devoir  faire  part  de  son  observation  au  Pré- 
sident qui  lui  répondit  ce  que  je  viens  d'avancer.  —  Peu  après,  au  mois  de  mai,  le  général 
Lerebours  fut  envoyé  en  mission  a  Santo-Domingo,  avec  ordre  de  s'enqnérir  de  la  situa- 
tion de  toutes  les  parties  du  service  public  dans  cette  ville  et  dans  les  bourgs  par  lesquels 
il  passa  pour  s'y  rendre.  À  son  retour,  il  présenta  au  Président  un  rapport  écrit  dont  j'ai 
la  copie  sons  les  yeux,  en  se  réservant,  disait-il,  de  communiquer  d'autres  informations 


(1827)  CHAPITRE    II.  77 

que  les  garde-côtes  de  l'Etat  allaient  prendre.  Les  ouvriers 
de  cet  établissement,  dirigé  par  le  chef  de  bataillon  Louis 
Charles,  garde-magasin,  avaient  mis  cette  poudre  dans  des 
barils,  et  cet  officier  fut  assez  imprévoyant  pour  laisser  em- 
ployer des  marteaux  défera  foncer  ces  barils.  Le  Président 
s'en  aperçut  et  fit  des  observations  à  ce  sujet  au  garde-ma- 
gasin, en  lui  disant  de  se  servir  de  marteaux  de  bois,  dont 
on  se  sert  ordinairement  dans  une  opération  aussi  dange- 
reuse ;  et  remontant  presque  aussitôt  à  cheval,  il  sortit  de 
l'arsenal  avec  son  escorte.  Il  y  avait  à  peine  cinq  minutes 
qu'il  en  était  sorti,  quand  une  effroyable  explosion  se  lit 
entendre  :  un  marteau  de  fer,  on  doit  le  présumer,  avait  fait 
jaillir  une  étincelle  qui  mit  le  feu  à  l'un  des  barils,  et  les  vingt 
milliers  de  poudre  s'enflammèrent,  de  même  que  la  quantité 
qui  se  trouvait  encore  dans  la  salle  d'artifice  voisine  dont  la 
charpente  vola  en  éclat.  L'incendie  se  propagea  en  un  ins- 
tant dans  les  autres  bâtimens  de  l'arsenal  qui  étaient  remplis 
d'objets  d'armement  et  d'équipement:  fusils,  sabres  de  cava- 
lerie et  d'infanterie,  gibernes,  etc.  Les  bâtimens  du  magasin 
général  de  l'État,  attenant  à  ceux  de  l'arsenal,  prirent  feu 
également,  et  une  immense  quantité  d'objets  pour  les  appro- 
visionnemens  de  la  marine,  pour  l' habillement  des  troupes 
et  autres  parties  du  service  public  :  tout  fut  la  proie  des  flam- 
mes qu'on  ne  putmaiuïser,  à  cause  du  vent  qui  soufflait  en 


verbalement.  11  avait  réuni  an  palais  de  justice  tous  les  fonctionnaires  publics  en  présence 
du  général  lîorgella,  pour  les  interpeler  sur  leurs  services  respectils.  Il  dit  que  leurs  ré- 
ponses ne  fuient  pas  catégoriques,  «  ee  qu'il  faut  attribuer  à  la  crainte  produite  par  la 
»  présence  du  chef  d'arrondissement  dont  l'autorité  et  l'influence  paraissent  tenir  tout  le 
»  monde  courbé  sous  sa  volonté,  même  sous  celle  des  personnes  qui  l'entourent  (ses  aides 
»  de  camp).  »  11  ajouta  «  que  la  justice  n'était  administrée  que  sous  le  bon  plaisir  de  ce  gé- 
»  uéra],  que  les  juges  consultaient  préalablement  sa  volonté,  etc.»  Bien  d'antres  accusa- 
tions furent  articulées  dans  ce  rapport  contre  le  général  Borgella.  Le  Président  se  borna  à 
■lui  demander  quelques  explications  sur  certains  points  du  service  militaire,  auxquelles  il 
répondit  d'une  manière  satisfaisante  ;  et  le  général  Lerebours  dut  s'en  tenir  à  ses  injustes 
reproches. 


78  •     ÉTUDES    SUR    LHISTOIRE    d'hAÏTI. 

ce  moment,  malgré  les  quelques  pompes  de  la  ville  et  celles 
qui  furent  envoyées  par  le  commandant  de  la  frégate  fran- 
çaise, mouillée  clans  la  rade  extérieure,  avec  un  grand  nom- 
bre des  matelots  de  son  équipage,  dirigés  par  des  officiers. 
Outre  la  perte  matérielle  que  ce  malheureux  événement  oc- 
casionna à  l'État,  et  qu'on  a  évaluée  à  environ  5  millions  de 
piastres,  édifices  et  objets  compris,  il  y  périt  plus  cle-30 hom- 
mes qui  étaient  réunis  sur  le  lieu  où  l'on  préparait  la 
poudre  :  le  chef  de  bataillon  Louis  Charles  et  les  ouvriers  de 
l'arsenal,  le  commandant  Beatigé,  le  commissaire  de  marine 
Poursaint  et  plusieurs  matelots,  ces  derniers  étant  venus 
pour  enlever  les  barils  de  poudre.  Les  membres,  les  tron- 
çons des  corps  de  ces  infortunés  furent  recueillis  à  des  dis- 
tances assez  éloignées  du  lieu  de  ce  sinistre  accident. 

Ainsi,  la  vie  du  Président  a  couru  le  plus  grand  risque 
en  cette  déplorable  circonstance  i.  Et  au  mois  d'août  sui- 
vant, il  essuya  une  grave  maladie,  une  fluxion  de  poitrine 
qui  l'atteignit  encore  à  l'arsenal,  en  visitant  les  travaux 
qu'on  exécutait  dans  les  forges  de  cet  établissement,  la 
seule  partie  qui  échappa  à  l'incendie  du  2  février 2.  Pres- 
que au  même  jour,  le  21  août,  un  terrible  ouragan  frappait 
San to -Domingo  et  toute  la  partie  méridionale  du  départe- 
ment du  Sud-Est  :  une  douzaine  de  navires  de  toutes  di- 
mensions périrent  dans  cette  tourmente,  ainsi  que  80  hom- 
mes environ  de  leurs  équipages. 

L'année  1828  commença,  pour  ainsi  dire,  par  la  consta- 
tation de  la  dépréciation  du"  papier-monnaie  émis  par  le 

1  L'absence  du  colonel  Vian,  directeur  de  l'arsenal,  fut  peut-être  ce  qui  sauva  Boyer  en 
cette  circonstance.  Ordinairement,  il  y  passait  plus  de  temps  quand  le  directeur  y  était. 

2  Le  Télégraphe  du  y  septembre  1 827  parla  de  cette  grave  maladie  de  Boyer  ;  et  celui  du 
oO  annonça  la  mort  du  général  Thomas  Jean,  arrivée  le  20,  par  une  apoplexie.  Le  colonel 
Lerebours  le  remplaça  dans  le  commandement  provisoire  de  l'arrondissement  du  Port-au- 
Prince,  et  fut  promu  général  de  brigade  peu  après. 


[1828]  CHAPITRE    II.  79 

gouvernement  :  le  18  février,  une  ordonnance  de  police 
fut  publiée  au  Port-au-Prince,  pour  défendre  de  faire  au- 
cune différence  entre  ces  billets  de  caisse  et  les  espèces 
monnayées,  nationales  ou  étrangères, dans  les  transactions 
entre  les  particuliers,  attendu  que  le  trésor  public  n'en 
faisait  pas  lui-même.  Mais  c'était  une  chose  impossible  à  ob- 
tenir, puisque  déjà  la  monnaie  nationale  en  espèces  n'avait 
qu'une  valeur  nominale  à  côté  de  la  valeur  intrinsèque  de 
celles  des  autres  nations  qui  circulaient  aussi  dans  la  Répu- 
blique, et  qu'elle  était  sujette  à  un  agiotage  dans  le  com- 
merce. Peu  après,  le  21  avril,  un  avis  du  secrétaire  d'État 
Imbert  annonça  au  public  le  retrait  des  billets  de  5  gourdes 
de  la  circulation,  lesquels  devaient  être  échangés  aux  tré- 
sors de  diverses  administrations  dans  le  délai  d'un  mois,  du 
1er  au  50  juin  suivant.  Et  le  24  novembre,  un  nouvel  avis 
du  même  grand  fonctionnaire  fut  publié,  prescrivant  le  re- 
trait de  la  monnaie  nationale  à  serpent.  Cette  opération  se 
fit  comme  la  précédente,  les  détenteurs  furent  remboursés 
en  papier-monnaie,  excepté  pour  les  petites  sommes  que 
présentaient  les  classes  populaires,  qui  furent  échangées  en 
nouvelle  monnaie  frappée  à  l'effigie  du  Président  d'Haïti  : 
ce  qui  fut  cause  de  plus  de  lenteur.  Il  arriva  que  le  trésor 
public  reçut  de  cette  monnaie  à  serpent  une  somme  de 
1,800,000  gourdes,  lorsqu'il  n'en  avait  été  frappé  que 
pour  celle  de  1,100,000  gourdes:  le  surplus  était  de  la 
contrefaçon  de  l'étranger,  principalement  des  États-Unis, 
où  l'on  ne  se  gêna  pas  pour  contrefaire  également  la  mon- 
naie à  effigie.  Toutes  ces  1,800,000  gourdes  passèrent 
aux  creusets  de  l'hôtel  des  monnaies. 

Diverses  lois  furent  rendues  dans  la  session  de  cette  an- 
née, qu'une  proclamation  du  Président  avait  prorogée  au 
10  juin.    La    première   retira  aux  bâtimens    nationaux 


80  ÉTUDES    SUR    LHISTOIRE    d' HAÏTI. 

voyageant  à  l'étranger,  les  avantages  qui  leur  avaient  été 
accordés  précédemment,  à  l'importation  :  la  loi  fut  exécu- 
toire à  partir  du  1er  janvier  1829.  Ces  bâtimens  durent 
payer  les  mèinesjiroits,  pour  les  marchandises  de  n'im- 
porte quelles  nations,  et  les  mêmes  frais  imposés  aux  na- 
vires étrangers  :  ils  étaient  exempts  seulement  du  droit  de 
patentes.  L'art.  6  de  cette  loi  disait:  «Les  nations  qui, 
»  n'ayant  point  de  traités  avec  la  République,  imposeront, 
»  dans  les  ports  de  leur  domination,  sur  les  bâtimens 
»  haïtiens  ou  sur  les  produits  (d'Haïti)  par  eux  importés, 
»  d'autres  droits  ou  de  plus  forts  droits  que  ceux  auxquels 
»  seront  assujettis  leurs  bâtimens  ou  les  bâtimens  d'autres 
»  nations  dans  leurs  mêmes  ports,  seront  traitées,  en  Haïti, 
»  sur  le  pied  de  la  réciprocité.  »  Or,  comme  les  bâtimens 
nationaux  étaient  assimilés  à  ceux  de  tous  les  étrangers,  et 
qu'il  n'y  eut  jamais  de  traité  de  commerce  entre  Haïti  et 
aucune  puissance,  il  s'ensuivait  simplement  que  les  navires 
étrangers  étaient  soumis  aux  lois  du  pays.  Une  autre  loi, 
dans  les  matières  de  douanes,  consacra  ce  qui  était  déjà 
prescrit  par  la  loi  sur  les  patentes  :  «  que  nul  étranger  ne 
»  pourrait  devenir  cosignataire,  s'il  n'obtenait  du  Prési- 
»  dent  d'Haïti  la  licence  nécessaire.  »  Elle  prescrivit  en- 
core l'enregistrement  de  sa  patente  au  greffe  du  tribunal 
de  commerce  de  son  domicile  ou  établissement.  Tous  né- 
cians  cosignataires  ou  réclamateuis  de  marchandises,  na- 
tionaux ou  étrangers,  furent  assujettis  à  payer  un  droit  de 
consignation,  proportionnel  à  la  valeur  des  marchandises 
consignées  :  demi  pour  cent  pour  les  Haïtiens,  un  et  demi 
pour  les  étrangers.  La  perception  de  ce  droit  se  réglait  sur 
les  mêmes  bases  que  la  perception  du  droit  d'importa- 
tion, et  ne  devait  commencer  qu'à  partir  du  1er  janvier 
182V). 


[1828]  CHAPITRE    II.  84 

La  loi  de  1826  sur  l'enregistrement,  reconnue  très-im- 
parfaite, fut  remplacée  par  une  autre  qui  a  toujours  régi 
la  matière  depuis  cette  époque.  Celle-ci  régla  convenable- 
ment cette  administration  et  la  perception  des  droits  fixes 
ou  proportionnels  établis  sur  les  actes  civils  et  judiciaires. 
D'autres  lois  sur  l'imposition  personnelle  et  mobilière, 
pour  1829,  dont  il  a  été  fait  mention  déjà;  sur  l'augmen- 
tation de  l'impôt  territorial  établi  sur  les  bois  d'acajou  et 
d'espinille,  sur  les  animaux  épaves,  et  enfin,  sur  les  pa- 
tentes, devaient  accroître  les  revenus  publics,  tandis  qu'une 
dernière  décréta  des  dispositions  de  police  par  rapport 
aux  personnes  arrivant  de  l'étranger  dans  le  pays,  ou  en 
partant  pour  l'étranger.  Les  juges  de  paix,  dans  les  ports 
ouverts,  devaient  tenir  trois  registres  spéciaux  à  ce  sujet  : 
le  premier,  destiné  à  inscrire  les  noms  des  Haïtiens;  le  se- 
cond, ceux  des  personnes  habiles  à  le  devenir  au  terme  de 
la  constitution  et  en  remplissant  les  formalités  prescrites 
par  l'art.  14  du  code  civil;  le  troisième,  pour  les  étrangers, 
autres  que  les  agents  consulaires  ou  diplomatiques  et  les 
personnes  de  leur  suite,  et  les  équipages  des  navires  de 
commerce  ou  de  guerre  :  même  les  étrangers  qui  habitaient 
déjà  le  pays,  sauf  les  exceptions  ci-dessus,  devaient  se  faire  Au. 
inscrire  sur  le  registre  qui  les  concernait.  Diverses  formalités 
étaient  prescrites  par  cette  loi,  qui  fixait  des  amendes  pour 
non-exécution  de  la  part  detous  ceuxquiyétaientassujettis; 
mais  elle  tomba  bientôt  en  désuétude.  On  était  trop  habitué 
au  régime  du  laissez-faire,  du  laissez-passer,  pour  s'y  sou- 
mettre; les  autorités  elles-mêmes  négligèrent  l'accomplis- 
sement de  leurs  devoirs  1. 


1  En  1828,  en  mai  ou  juin,  la  République  perdit  le  même  jour,  presque  à  la  même 
heure,  deux  de  ses  vaillans  défenseurs  :  les  généraux  Magny  et  Gédéon.  Ces  deux  hom- 
mes honorables  avaient  fourni  une  carrière  brillante  par  leur  courage,  calme  en  Magny, 

T.  x  6 


]  , 
82  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

On  a  vu  qu'en  envoyant  au  Havre,  un  agent  chargé  de 
vendre  les  denrées  qui  y  furent  expédiées,  le  gouverne- 
ment n'avait  pu  faire  payer  aux  porteurs  de  ses  obliga- 
tions que  peu  d'intérêts  de  l'emprunt,  et  qu'il  avait  aussi- 
tôt rappelé  son  agent  à  cause  du  mauvais  résultat  de 
cette  combinaison  commerciale  1.  L'année  1827  allait 
s'écouler  sans  qu'il  pût  pourvoir  au  service  de  cet  emprunt, 
malgré  les  nouvelles  lois  sur  les  douanes,  puisqu'il  avait 
dû  recourir  au  papier-monnaie  pour  payer  les  services  pu- 
blics à  l'intérieur.  Dans  cet  état  de  choses,  la  maison 
Laffitte,  qui  avait  été  substituée  à  celle  de  MM.  Ch.  Ter- 
naux,  Ganclolphe  et  compagnie  pour  l'emprunt,  imagina 
d'envoyer  à  Haïti,  sur  la  fin  de  1827,  M.  Larréguy,  son 
agent,  chargé  de  s'entendre  avec  le  gouvernement  pour 
trouver  une  solution  aux  embarras  de  la  République.  Elle 
consistait  à  ce  que  celle-ci  consacrât,  chaque  année,  une 
somme  de  6,500,000  fr.  pour  payer  le  service  de  l'em- 
prunt et  '-les  in  térêts  des  120  millions  restans  de  l'indem- 
nité, à  5  pour  cent,  jusqu'à  entière  libération  de  l'em- 
prunt, puis  à  reporter  le  tout  au  service  de  l'indemnité. 
Dans  cette  combinaison,  le  gouvernement  français  aurait 
contracté  une  convention  avec  celui  d'Haïti  à  ce  sujet,  et  il 
se  serait  substitué  ainsi  aux  droits  des  prêteurs  pour  con- 
traindre Haïti  à  remplir  ce  nouvel  arrangement.  Déjà, 
M.  de  Yillèle,  qui  avait  patroné  l'emprunt,  avait  autorisé 
ou  engagé  M.  Laffitte  à  payer  les  intérêts  échus  et  à  échoir, 
et  les  tirages  du  Ie'  juillet  1.827  et  du  Ie*  janvier  1828  :  ce 


audacieux  en  Gédéon.  Ils  ne  furent  pas  moins  estimables  sous  le  rapport  du  patriotisme. 
Nous  avons  parlé  d'eux  assez  souvent  dans  le  cours  de  cet  ouvrage,  pour  nous  dispenser 
ici  de  nous  étendre  sur  leur  vie,  abrégée  trop  tôt  pour  leur  pays  qu'ils  servaient  avec  zèle 
dans  les  arrondissemens  du  Cap-Haïtien  et  de  Léogaue. 

1 .  Pour  opérer  ces  envois  de  denrées  au  Havre,  le  gouvernement  eu  faisait  acheter  sur 
les  places  d'Haïti  ;  ce  çui  entravait  les  opérations  des  comraerçaus. 


[18^8]  CHAPITRE    H.  83 

qui  éleva  ses  avances  à  4, 8i8,905  fr.  jusqu'au  1er  juillet 

1828,  desquelles  avances  M.  Laffitte  fut  ensuite  remboursé 
par  le  trésor  royal,  considéré  comme  garant  de  cette 
somme  par  l'intervention  du  ministre  des  ^finances,  sauf 
à  répéter  contre  Haïti. 

Boyer  adhéra  à  la  combinaison  de  M.  Laffitte,  qui  resta 
chargé  de  la  proposer  au  gouvernement  français,  et  M.  Lar- 
réguy  retourna  en  France  où  il  arriva  en  janvier  1828. 
Déjà,  le  ministère  présidé  par  M.  de  Yillèle  était  ren- 
versé, et  le  comte  Roy  remplaça  ce  dernier  pour  les  finan- 
ces. Sur  la  proposition  faite  par  M.  Laffitte,  ce  ministre 
composa  une  commission  qu'il  présida  et  dont  faisaient 
partie  M.  Laine,  le  baron  Portai,  le  duc  de  Lévis,  etc., 
pour  examiner  la  combinaison.  Elle  fut  acceptée,  après 
quelques  délais  ;  mais  alors,  on  apprit  en  France  que  le 
Président  y  envoyait  un  agent  avec  de  nouvelles  proposi- 
tions. Ce  fut  M.  Saint-Macary  qui  avait  été  membre  de  la 
Chambre  des  communes  et  qui  était  en  ce  moment  chef 
des  bureaux  du  secrétariat  des  'finances;  il  arriva  à  Paris 
au  mois  d'octobre  1828.  Le  ministère  désigna  MM.  Esman- 
gart  et  Pichon  pour  l'entendre  et  arriver  à  une  convention. 

Elle  ne  put  aboutir.  M.  Saint-Macary  était  chargé  de 
proposer  diverses  choses  :  1  °  que  la  République  affecterait 
6  millions  de  francs  par  an,  pour  l'indemnité  et  l'emprunt, 
payables  en  denrées  au  cours,  en  Haïti  ;  2°  les  6  millions 
payables  en  denrées  remises  en  France,  mais  affranchies 
de  tous  droits; -3°  5,800,000  fr.  par  am,  durant  Vingt 
années  consécutives,,  après  quoi  elle  serait  entièrement 
libérée  des  deux  dettes;  4°  enfin,  o  millions  payables  en 
France,  à  la  charge  par  le  gouvernement  français  de  les 
appliquer  au  service  de  l'indemnité  et  de  l'emprunt  jusqu'à 
leur  extinction.  Ces  diverses  propositions,  successivement 


84  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

faites,  furent  toutes  repoussées  par  MM.  Esmangart  et 
Pichon,  au  nom  de  leur  gouvernement.  Celui-ci,  sachant 
que  Boyer  avait  adhéré  à  la  combinaison  de  M.  Laffitte, 
espérait  l'y  ramener.  En  conséquence^,  une  ordonnance  fut 
rendue  par  Charles  X,  le  25  décembre  1828,  portant 
comme  ultimatum  :  qu'il  serait  demandé  à  Haïti  de  payer 
annuellement  6,500,000  fr. ,  à  savoir  :  5,600,000  fr.  pour 
les  intérêts,  à  5  pour  cent,  des  120  millions  restant  dus  sur 
l'indemnité;  600,000  fr.  pour  servir  à  leur  amortissement, 
à  raison  d'un  demi  pour  cent;  et  2,500,000  fr.  pour  Je 
service  de  l'emprunt.  Si  Boyer  consentait  à  cet  ultimatum, 
le  gouvernement  français  consentirait  aussi  à  faire  un  traité 
de  commerce  et  d'amitié  avec  la  République. 

M.  Molien  était  alors  en  France;  il  fut  chargé  de  rem- 
placer M.  Maler  comme  consul  général  par  intérim1.  Il 
partit  de  Brest  en  janvier  1829,  avec  M.  Sain  t-Macary,  sur 
la  frégate  la  Cérès,  et  ils  arrivèrent  au  Port-au-Prince  dans 
les  premiers  jours  de  mars.  Le  nouveau  consul  général 
était  chargé  de  signifier  l'ordonnance  royale  au  Président. 
Boyer  nomma  les  trois  grands  fonctionnaires  Imbert,  Vol- 
taire et  Inginac  pour  négocier  avec  lui  à  ce  sujet.  Le  5 
avril,  une  convention  fut  arrêtée,  d'après  laquelle  le  gou- 
vernement haïtien  écarta  l'affaire  de  l'emprunt  pour  la 
régler  directement  avec  les  porteurs  de  ses  obligations;  et 
quant  à  l'indemnité,  il  consentit  à  payer  annuellement 
5,600,000  fr.  pour  les  intérêts  des  120  millions,  à  5  pour 
cent,  en  délégations  ou  rescriptions  sur  les  douanes  de  la 
République ,   «  au  pair  de  la  gourde  haïtienne,  »  se  réser- 

1.  M.  Malrr  quitta  Haïti  en  juin  1827,  au  moment  de  l'arrivée  de  M.  F.  Cerffber  qui 
fut  envoyé  comme  vice-consul,  pour  remplacer  M.  Ragneneau  de  la  C.t.enaie,  aux  Cayes. 
Ce  dernier  vint  alors  au  Port-au-Prince  où  il  occupa  le  consulat  général  par  intérim.  En 
1828,  il  se  rendit  en  France  d'où  il  ne  revint  plus.  M.  Molien  y  avait  été  dans  la  même 

année. 


[1829]  CHAPITRE    II.  85 

vant  d'aviser  plus  tard  au  payement  du  capital.  Mais  le 
gouvernement  demanda,  et  M.  Molien  consentit,  que  le 
demi-droit  stipulé  en  faveur  des  navires  et  du  commerce 
français  cessât  définitivement  à  la  fin  de  1850.  Le  consul 
général  s'empressa  d'obtenir  du  Président  qu'il  approuvât 
cette  convention  et  la  signât,  comme  les  grands  fonction- 
naires l'avaient  déjà  fait.  Ensuite,  un  projet  de  traité  de 
commerce  fut  arrêté  et  signé  aussi,  le  a 6  avril,  parles 
négocia  leurs  respectifs. 

h»  Pour  avoir  dérogé  ainsi  aux  clauses  de  l'ordonnance 
royale  contenant  l'ultimatum  de  son  gouvernement,  il  a 
fallu  que  M.  Molien  eût  toute  latitude  à  cet  égard.  Du 
reste,  il  avait  déjà  résidé  en  Haïti,  en  qualité  de  consul  au 
Cap-Haïtien;  il  connaissait  parfaitement  l'exiguïté  des  res- 
sources de  la  République,  et  de  plus  comment  l'esprit  pu- 
blic était  opposé  aux  arrangemens  pris  avec  la  France  : 
donner  des  facilités  au  gouvernement  haïtien  était  d'une 
sage  politique.  Il  expédia  en  France  les  actes  qu'il  avait 
souscrits.  Le  Président  fit  écrire  en  même  temps  au  gou- 
vernement français  pour  les  appuyer,  en  exposant  toujours 
la  malheureuse  situation  du  pays. 

Nous  dirons  bientôt  ce  qui  eut  lieu  entre  les  deux  gouver- 
nemensj  par  suite  de  l'accord  entre  celui  d'Haïti  et  le 
consul  général. 

Dans  les  premiers  mois  de  1828,  le  bruit  avait  couru  à 
l'étranger,  que  l'Espagne  faisait  préparer  à  la  Havane  une 
expédition  militaire  pour  venir  s'emparer  de  la  partie  de 
l'Est  d'Haïti.  On  disait  qu'un  amiral  Laborde  aurait  le  com- 
mandement de  la  flotte  qui  transporterait  les  troupes.  Ce 
bruit,  répandu  dans  l'Est,  y  avait  occasionné  une  certaine 
émotion;  et  bien  queBoyer  ne  le  crût  pas  fondé,  il  avait 
jugé  prudent  d'y  faire  passer  plusieurs  régimens  de  l'Ouest 


8(3  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI, 

et  du  Nord.  La  garnison  de  Santo-Domingo  fut  renforcée; 
un  de  ces  régimens  fut  placé  à  Azua,  et  d'autres  à  Saint- 
Jean,  àSaint-Yagueet  à  Puerto-Plate.  Cette  mesure  de  pré- 
caution ramena  le  -calme  dans  les  esprits-  et  ces  corps  de 
troupes  furent  rappelés  au  commencement  de  1829. 

Le  7  mars,  une  proclamation  du  Président  prorogea  la 
session  législative  au  10  août  suivant.  La  seule  cause  de 
cette  mesure  fut  la  préoccupation  occasionnée  au  gouver- 
nement par  l'arrivée  du  consul  général  de  France,  chargé 
de  négocier  la  convention  mentionnée  ci-dessus.  Au  reste, 
la  législation  du  pays  ne  réclamait  pas  grand' chose  dans 
cette  année.  La  session  fut  ouverte  le  17  août;  et  dans 
son  discours  d'usage,  le  Président  fit  allusion  à  l'accord 
existant  entre  les  gouvernemens  de  France  et  d'Haïti  pour 
la  cessation  du  demi-droit  accordé  au  commerce-  français. 

Il  annonça  positivement  à  la  Chambre  des  communes, 
«  que  cette  faveur  ne  subsisterait  plus  au  1er  janvier  1831, 
»  attendu  qu'elle  n'avait  été  concédée,  dans  sa  pensée,  que- 
»  pour  le  laps  de  cinq  années  entières  à  partir  du  verse- 
»  ment  opéré  du  premier  cinquième  de  l'indemnité,  le 
»  51  décembre  1825  '.  »  Il  n'y  eut  que  deux  lois  votées 
dans  cette  session  :  celle  qui  prorogea,  pour  1850,  une 
autre  rendue  en  1828  sur  l'imposition  personnelle  et  mo- 
bilière^ qui  n'allait  plus  être  renouvelée,  et  celle  annuel- 
lement rendue  sur  les  patentes. 

Parmi  les  quelques  autres  actes  d'administration  qui 
s'offrent  dans  cette  année,  on  peut  citer  une  nouvelle  cir- 
culaire deBoyeraux  commandans  d'arrondissement,  pour 
leur  dire  de  veiller  à  la  culture  des  terres;  à  la  plantation 


1  Lorsque  ftoyer  annonça  la  cessation  du  demi-droit,  avant  la  ratification  de  la  con- 
vention souscrite  par  M.  Molien,  on  trouva  que  c'était  prématuré  de  sa  part,  le  gouver- 
nement fiançais  pouvant  encore  refuser  sa  ratification, 


[1830]  CHAPITRE    II.  87 

des  vivres  en  grande  quantité  afin  d'assurer  la  subsistance 
des  populations;  à  la  bonne  préparation  des  denrées  d'ex- 
portation pour  leur  garantir  une  vente  avantageuse  sur  les 
marchés  étrangers  ;  à  la  répression  du  vagabondage  clans 
les  campagnes  afin  de  procurer  une  entière  sécurité  aux 
propriétaires  et  aux  cultivateurs  laborieux,  etc.  Le  Prési- 
dent leur  rappela  les  diverses  autres  circulaires  qu'il  leur 
avait  adressées  à  différentes  époques ,  et  notamment  ses 
instructions  du  17  avril  1820  sur  les  mêmes  objets,  et  il 
fit  imprimer  deux  de  ces  circulaires,  du  11  décembre  1824 
et  du  29  août  1828,  avec  celle  du  12  novembre  de  la 
présente  année.  Tous  ces  actes  prouvent  certainement  [la 
sollicitude  de  Boyer  en  faveur  de  l'agriculture  de  son 
pays,  comme  une  infinité  d'autres  relatifs  à  la  protection 
due  au  commerce.  Mais  il  faut  reconnaître  que  la  con- 
trainte n'étant  pas  possible,  ne  devant  pas  même  être 
exercée  à  l'égard  des  cultivateurs  producteurs  de  vivres  et 
autres  denrées,  la  tâche  des  comman clans  militaires  deve- 
nait difficile  :  aussi  combien  d'entre  eux  ne  disaient  pas 
souvent,  que  le  Président  semblait  les  blâmer,  les  accuser 
de  négligence,  lorsque  les  mêmes  choses  se  passaient  sous  '  ; 
ses  yeux  dans  l'arrondissement  du  Port-au-Prince,  sans 
qu'il  pût  obtenir  de  meilleurs  résultats. 

Nous  voici  à  1850.  Le  16  janvier  une  frégate  espagnole 
arriva  au  Port-au-Prince,  ayant  à  son  bord  Don  Felipe 
Fernandez  de  Castro,  intendant  de  l'île  de  Cuba,  venant 
directement  de  la  Havane.  Il  était  revêtu  cle  la  qualité  de 
plénipotentiaire  de  Sa  Majesté  Ferdinand  VII,  roi  d'Espa- 
gne, et  il  s'empressa  d'en  informer  le  Président  d'Haïti, 
en  lui  disant  qu'il  était  chargé  d'une  mission  auprès  du  gou- 
vernement de  la  République.  Le  17,  le  Président  remit 


88  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hAÏTI. 

ses  pleins-pouvoirs  au  général  Inginac,  secrétaire-général, 
au  sénateur  J.-F.  Lespinasse,  et  au  colonel  Frémont^  son 
aide  de  camp,  afin  de  recevoir  les  communications  de  cet 
envoyé  et  d'entrer  en  conférences  avec  lui  sur  tous 
les  points  qu'il  proposerait  de  mettre  en  discussion,  pro- 
mettant de  ratifier  ce  qu'ils  auraient  fait  et  arrêté  dans  l'in- 
térêt d'Haïti.  Dès  le  même  jour,  ils  reçurent  l'envoyé  de 
S.  M.  C.qui  leur  exhiba  ses  pleins*pouvoirs,en  même  temps 
qu'ils  lui  exhibèrent  les  leurs;  et  ils  convinrent  ensemble 
d'une  deuxième  réunion  pour  le  18,,  où  l'échange  en  au- 
rait lieu.  A  cette  séance,  Don  F.  de  Castro,  après  cette  for- 
malité remplie,  exposa  l'objet  de  sa  mission,  indiqué  d'ail- 
leurs par  ses  pleins-pouvoirs,  et  qui  était  :  «  d'obtenir  la 
»  remise  au  roi  d'Espagne,  du  territoire  de  l'Est  d'Haïti 
»  formant  anciennement  une  des  colonies  de  ce  royaume.  » 
Mais,  sur  les  objections  faites  par  les  plénipotentiaires  haï- 
tiens et  la  discussion  qui  s'en  suivit,  Don  F.  de  Castro, 
ne  s' exprimant  pas  très-facilement  en  français,  ni  eux  en 
espagnol,  il  leur  demanda  à  traiter  de  la  question  par 
notes  diplomatiques  basées  sur  ses  instructions  :  ce  à  quoi 
ils  consentirent,  et  la  séance  fut  levée. 

Le  19,  Don  F.  de  Castro  leur  adressa  une  première  note 
écrite  en  espagnol,  où  il  déclara  que  les  vues  de  son  souve- 
rain étaient  :  «  d'employer  les  moyens  concilians  et  conve- 
»  nables  aux  sentimens  qui  l'ont  toujours  animé  envers  le 
»  gouvernement  de  l'État  d'Haïti,  pour  faire  rentrer  sous 
»  sa  domination  paternelle,  ceux  de  ses  sujets  qui  résident 
»  dans  la  partie  espagnole  de"  cette  île  ;  et  il  fit  l'histo- 
rique des  événemens  qui  s'y  passèrent  depuis  la  cession 
faite  à  la  France  par  le  traité  de  Baie,  en  1795,  jusqu'en 
1821  où  «  le  soulèvement  de  quelques  factieux  avait  ex  - 
»  puisé  les  autorités  locales,  en  substituant  au  pavillon 


[1830]  CHAPITRE    II.  89 

»  royal  de  leur  souverain  légitime,  celui  qui  n'était  pas 
j>  dans  le  rang  de  ceux  des  nations  1.  »  Argumentant 
contre  les  dispositions  de  la  constitution  d'Haïti  qui  com- 
prenaient toute  l'île  dansle  territoire  de  la  République,  il 
dit  qu'elles  ne  pouvaient  détruire  les  droits  de  l'Espagne 
qui,  en  dernier  lieu  et  par  l'ordonnance  de  Charles  X,  du 
17  avril  1825,  se  trouvaient  confirmés  conformément  à  la 
rétrocession  de  1814,  puisque  cette  ordonnance  qui  a  con- 
stitué légalement  la  République,  n'a  disposé  qu'en  faveur 
de  l'ancienne  partie  française.  Il  admit  cependant  qu'en 
1821,  la  République  a  pu,  pour  sa  propre  sécurité,  occuper 
momentanément  le  territoire  de  la  colonie  espagnole,  pour 
se  préserver  de  la  contagion  de  l'anarchie  ou  pour  éviter 
qu'il  ne  devint  celui  d'un  ennemi,  par  suitedel'insurrection; 
mais  qu'aujourd'hui,  n'ayant  jamais  eu  ni  guerre  ni  hosti- 
lités avec  lanation  espagnole.,  son  occupation  étant  tempo- 
raire, elle  devait  restituer  ce  territoire  au  roi  d'Espagne. 

Les  plénipotentiaires  haïtiens  répondirent  le  21  à  cette 
note,  en  disant  à  leur  adversaire  :  que  l'ancienne  colonie  de 
l'Espagne,  ayant  étécédée  à  la  Francequi  en  prit  possession 
en  1 801  (par  Toussaint  Louverture)  et  qui  l'occupait  encore 
le  1er  janvier  1804,  jour  où  les  Haïtiens  se  déclarèrent  na- 
tion libre  et  indépendante  de  cette  puissance  et  de  toutes 
autres,  ce  territoire  s'est  trouvé  «  indispensablement  com- 
»  pris,  »  par  eux  et  pour  leur  sûreté  et  leur  conservation, 
dans  le  nouvelÉtat  qu'ils  fondèrent;  qu'ainsi  l'ont  toujours 
entendu  les  diverses  constitutions  politiques  du  pays,  no- 
tamment celle  du  27  décembre  1806  qui  l'érigea  en  Répu- 
blique; qu'en  vain  on  objectaitque  ces  actes  n'avaient  point 
été  signifiés  à  l'Espagne,  que  «  les  constitutions  se  procla- 

1  Le  pavillon  colombien  arboré  à  Santo- Domingo  seulement,  par  Nuacz  de  Cacérès. 


90  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

»  ment  et  ne  se  signifient  point;  »  que  si,  à  cansecle  laguerre 
civile,  le  gouvernement  ne  s'était  pas  opposé  à  ce  qu'en 
\  809  le  pavillon  espagnol  fût  arboré  clans  la  partie  de  l'Est 
d'Haïti,  après  que  Pétion  eut  fourni  auxindigènes  désarmes 
et  des  munitions  pour  combattre  les  Français,  les  droits  des 
Haïtiens  sur  ce  territoire  n'avaient  pu,  par  cette  circons- 
tance, recevoir  aucun  affaiblissement;  que  les  objections 
faites  par  le  plénipotentiaire  du  roi  d'Espagne  n'étaient  pui- 
sées que  clans  «  des  droits  perdus;  »  que  les  habitans  de 
l'Est  eux-mêmes  l'avaient  si  -bien  'compris  ainsi,  qu'aussitôt 
la  cessation  cle  la  gueiTe  civile  par  la  mort  de  H.  Christophe, 
ils  déclarèrent  îeurincorporation  à  la  République  à  laquelle 
ils  jurèrent  fidélité  ;  qu'il  est  vrai  que  quelques  individus  de 
Santo-Domingo  avaientvoulu  ériger  un  État  distinct  pour 
s'allier  à  la  République  de  Colombie;  mais  que  les  citoyens 
de  l'Est,  en  général,  s'en  indignèrent  et  appelèrent  immédia- 
tement le  Président  d'Haïti  pour  les  faire  jouir  définitive- 
ment des  bienfaits  cle  la  constitution  de  la  République,  et 
que  le  9  février  1822  il  effectua  la  prise  de  possession,  en 
entrante  Santo-Domingo  où  le  pavillon  haïtien  flottait  de- 
puis quelques  jours,  tandis  qu'il  avaitété  arboré  sur  les  au- 
tres points  il  y  avait  un  mois,  ce  qui  prouvait  la  volonté 
unanime  des  citoyens  ;  que  l'ordonnance  du  roi  cle  France^ 
du  17  avril  1825,  n'avait  pu  atténuer  les  droits  cle  la  Répu- 
blique, ni  fortifier  ceux  que  le  roi  d'Espagne  pensait  avoir 
conservés  sur  l'ancienne  partie  espagnole  cle  File,  parce  cpie 
la  prise  de  possession  était  antérieure  à  cet  acte1  ;  enfin, 
que  le  gouvernement  d'Haïti  n'ayant  rien  envahi  de  ce  qui 


1  En  reconnaissant  l'indépendance  des  Haïtiens  de  l'ancienne  partie  française,  même 
sous  la  forme  d'une  concession  royale,  le  Roi  de  France  admettait  in  petto  qu'ils  avaient 
eu  le  droit  cle  brisci  le  jong  delà  domination  de  cette  puissance.  Donc,  Le  même  droi! 
c pétail  aux  Haïtiens  de  l'Es'l  à  l'égard  cle  l'Kspagne. 


[1850]  .    .  CHAPITRE    II .  91 

appartenait  à  l'Espagne,  n'avait  non  plus  rien  à  lui  restituer 
et  ne  lui  restituerait  .rien.de  son  territoire;  qu'il  n'abandon- 
nerait jamais  les  hommes  qui  se  sont  réunis  à  lui  dans  la 
ferme  espérance  d'être  protégés.  Du  reste,  la  note  haïtienne 
se  termina  par  l'assurance  donnée  au  plénipotentiaire  de 
S. 'M.  G.,  que  le  gouvernement  de  la  République  continue- 
rait à  désirer  ardemment  devoir  s'établir  entre  les  peuples 
d'Haïti  et  de  l'Espagne,  les  rapports  qui  doivent  exister 
entre  les  nations  civilisées,  et  qu'il  serait  toujours  prêt  à 
entrer  dans  toutes  négociations  qui  auraient  ce  but. 

Don  F.  de  Castro  aurait  bien  pu  s'en  tenir  à  sa  note  et  à 
celle  des  plénipotentiaires  haïtiens,  car  cette  dernière  ter- 
minait toute  discussion  entre  eux;  mais  il  s'y  trouvait  deux 
mots,  —  droits  perdus,  —  qui  semblaient  être  une  humi- 
liationpour  le  beau  royaumed'Espagne,  pourson  monarque 
qui  espérait  encore,  à  cette  époque,  rétablir  son  autorité 
absolue  dans  toutes  ses  colonies  d'Amérique  devenues  des 
Etats  indépendans.  Il  y  répliqua  le  24  par  une  très-longue 
note  diffuse,  dans  laquelle  il  releva  trois  fois  cette  expres- 
sion, en  disant  même  à  ses  adversaires  que  c' était  une  injure 
faite  aux  droits  parfaits  de  Ferdinand  VII  sur  la  partie  de 
l'Est;  que  demême  que  la  République  avait  obtenu,  à  force 
de  «  sacrifices  louables,  »  la  sanction  par  le  Roi  Très-Chré- 
tien de  son  état  actuel,  avec  bien  plus  de  raison  elle  pouvait 
obtenir  «la  même  sanction  »  de  S.  M.  Catholique,  pour  la 
possession  de  sa  colonie.  «  Aussi,  dit-il,  le  soussigné  de- 
»  mande  une  satisfaction  en  forme  à  l'injure  ci-dessus  men- 
»  tionnée,  —  à  moins  que  le  gouvernement  d'Haïti,  con- 
»  vaincu  de  la  justice  et  de  la  modéra  tion  qui  guident  S.  M. 
»  C . ,  en  ce  cas  et  en  tous  les  autres,  ne  convienne  à  restituer 
»  le  territoire  de  la  partie  espagnole  qui  lui  appartient  si 
»   i  liipreseri  ptiblemen  t,  en  faisant  pour  cela  une  transaction 


92  ETUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

»  dont  la  base  sera  cette  restitution,  et  dans  laquelle  les 
»  désirs  du  gouvernement  de  S.  M.  C.  pourront  très-bien 
»  s'accorder  avec  celui  de  la  République  pour  établir  des 
»  relations  en  faveur  des  intérêts  des  deux  États.  »  Et  dans 
le  cas  contraire,  don  F.  de  Castro  demandait  que  lePrésident 
de  la  République  s'expliquât  définitivement  sur  sa  juste  ré- 
clamation de  la  partie  espagnole  de  l'île,  et  sur  l'injure  qui  a 
été  faite  à  son  souverain,  en  le  dépouillant  d'un  de  ses  do- 
maines et  en  donnant  accueil  «  à  ses  vassaux  soulevés.  » 
Il  termina  sa  note  en  faisant  entrevoir  que  Ferdinand  VII 
pourrait  recourir  à  la  force  pour  exercer  son  droit,  et  disant 
qu'il  ne  ferait  plus  d'autre  communication. 

Les  plénipotentiaires  haïtiens  n'y  répondirent  que  le  29. 
Ils  s'exprimèrentavecautant  de  modération  que  leur  adver- 
saire avait  mis  de  vivacité  dans  son  langage;  et  justifiant 
de  nouveau  la  prise  de  possession  de  l'ancienne  colonie  par 
le  vœu  de  la  très-grande  majorité  du  peuple  qui  l'habitait, 
ils  lui  dirent  qu'ilsconsidéraient  leur  tâche  comme  terminée, 
que  la  République  ne  peut  remettre  ce  territoire  à  l'Espa- 
gne, et  que  ce  refus  ne  peut  être  considéré  comme  une  in- 
jure. 

Le  lendemain,  Don  F.  de  Castro  accusa  réception  de  cette 
dernière  note,  en  déclarant  que  sa  mission  était  également 
terminée  par  le  refus  qu'il  y  trouvait  encore  de  restituer  à 
son  souverain  cette  partie  de  ses  États,  et  qu'il  allait  partir 
le  51  janvier  :  ce  qu'il  fit  effectivement. 

Ainsi  finit  la  seule  démanche  que  fit  le  gouvernement 
espagnol,  par  rapport  aux  départemens  de  l'Est  d'Haïti. 
Dans  la  diplomatie  entortillée  de  son  plénipotentiaire,  on 
croit  voir  qu'il  n'aurait  pas  été  éloigné  d'accepter  de  la  Ré- 
publique une  proposition  «  d'indemnité  »  à  accorder  à  son 
pays.  Maisiln'y  aurait  eu  aucune  raison  d'en  faire  à  l'Espa- 


|18o0]  CHAPITRE    II.  93 

gne,  comme  à  la  France,  par  le  respect  qui  fut  porté  aux 
propriétés  particulières  dans  l'Est  d'Haïti,  par  l'admission, 
en  1822,  comme  Haïtiens,  de  tous  les  blancs  qui  s'y  trou- 
vaient propriétaires  et  qui  jurèrent  fidélité  à  la  République. 
Quant  au  domaine  public,  il  lui  échut  par  cela  seul  que  le 
peuple  de  cette  partie  voulut  irrévocablement  se  soustraire 
à  la  domination  de  l'Espagne  pour  s'incorporer  à  elle. 

Le  6  février,  le  Président  d'Haïti  adressa  une  proclama- 
tion à  ses  concitoyens;  elle  leur  rendit  compte  de  l'issue  de 
la  mission  envoyée  par  le  roi  d'Espagne.  Cet  acte  récapitula 
les  événemens  antérieurs  à  la  réunion  de  l'Est  à  la  Républi- 
que, cita  le  texte  de  la  constitution  et  les  motifs  qui  déter- 
minèrent les  fondateurs  de  l'indépendance  nationale  à  com- 
prendre toute  l'île  dans  le  territoire  haïtien.  Il  rappela  aux 
citoyens  de  l'Est  comment  ils  s'étaient  adressés  au  chef  de 
l'État,  pour  opérer  cette  réunion  que  les  malheurs  des  temps 
de  désordre  avaient  seuls  ajournée  jusqu'en  1822,  et  les 
engagea  à  toujours  rester  unis  au  giron  du  gouvernement 
qui  faisait  tout  pour  leur  procurer  bonheur  et  prospérité 1 . 
Il  dit  en  terminant  :  «  Nous  avons  déclaré  à  l'univers  que 
»  notre  désir  est  de  vivre  en  paix  avec  toutes  les  nalions; 
»  nous  nous  en  sommes  imposé  la  loi  par  notre  constitu- 
»  tion;  nous  sommes  toujours  dans  la  détermination  de 
»  respecter  la  sécurité  des  États  qui  ne  troubleront  pas  la 
»  nôtre.  Mais  si  jamais  notre  territoire  était  violé,  nous  se- 
rt rions  dégagés  envers  nos  agresseurs,  et  nous  remettrions 
»  les  destinées  d'Haïti  entre  les  mains  du  souverain  arbitre 
»  des  peuples  et  des  rois.  » 


1  Au  mois  de  février  suivant,  le  gouvernement  fît  publier,  en  brochure, tontes  les  piè- 
ces qui  lui  avaient  été  adressées  par  le  peuple  de  la  partie  de  l'Est,  pour  le  conjurer  de 
venir  en  prendre  possession,  précédées  de  l'historique  des  événemens  antérieurs;  et  en 
juin,  il  fît  publier  aussi  le  texte  des  notes  échangées  entre  Don  F.  de  Castro  et  les  pléni- 
potentiaires haïtiens,  les  pleins-pouvoirs  respectifs,  etc. 


9$  ÉTUDES    SDR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

Et  le  28  du  même  mois,  le  secrétaire  général  Inginae  pu- 
blia un  avis  au  commerce  haïtien,  par  ordre  du  Président, 
qui  prouvait  au  mondé  que  la  Grande-Bretagne  avait  foi  en 
nos  promesses,  de  ne  pas  troubler  le  régime  des  colonies 
européennes  qui  entourent  Haïti  :  elle  ouvrait  les  ports  des 
îles  Bahamaau  pavillon  de  la  République. 

Dès  le  22,  une  autre  proclamation  du  chef  de  l'État  pro- 
rogea la  session  législative  au  10  septembre  suivant.  Il  faut 
en  dire  le  motif. 

Le  gouvernement  français  avait  gardé  le  silence  sur  la 
convention  et  le  traité  signés  au  mois  d'avril  1829,  entre 
M.Molien,  son  consul  général,  et  les  grands  fonctionnaires 
delà  République;  mais  on  venait  d'apprendre  qu'un  nouvel 
agent  arriverait  incessamment  de  France  :  ce  fut  la  cause 
de  la  prorogation  de  la  session  du  corps  législatif. 

En  effet, M.  le  baron  Pichon, parti  de  Brest  à  la  fin  de 
janvier,  arriva  bientôt  au  Port-au-Prince  1 .  Il  était  porteur 
des  deux  actes  de  1829  que  Charles  X  n'avait  pas  voulu  ra- 
tifier, à  moins  de  nouvelles  explications  sur  le  sens  attaché 
à  l'expression  «  au  pair  de  la  gourde  haïtienne,  »  à  propos 
des  rescriptions  que  le  gouvernement  d'Haïti  donnerait 
pour  payerles  intérêts  des  120  millions  restans  derindem- 
nité,soit  5,600,000  fr.  par  an,  sur  les  droits  perçus  dans  les 
douanes  de  la  République,  ces  droits  étant  payés  en  mon- 
naie nationale.  Au  fait,  la  mission  de  M.  Pichon  consistait  à 
refaire  cette  convention  spéciale,  à  porter  le  gouvernement 
à  consentir  au  payement  de  vette  somme  en  France  même 
et  en  monnaie  française,  parce  que  la  convention  dérogeai  I 
à  la  clause  y  relative  de  l'ordonnance  de  1 825  qui  exigeait  les 


I.  Dans  une  note  de  la  page  281  du  4"  tome,  j'ai  commis  une  erreur  en  disant,  que 
M.  Le  baron  Pichon  fui  envoyé  auprès  de  Boyer  par  le  gouvernement  de  Louis-Philippe  : 
ce  fut  par  celui  de  Charles  N. 


[1850]  CHAPITRE    SI.  95 

payemens  à  ia  caisse  des  dépôts  et  consignations.  Au  moyen 
de  ce  consentement,  ie  traité  de  commerce  et  de  navigation 
pourrait  être  ratifié.  —  Disons  une  fois  que  ce  refus  de  rati- 
fication, delà  part  du  gouvernement  français,  fut  une  chose 
heureuse  pour  Haïti  qui  se  serait  engagée  ainsi  à  payer  in- 
définiment des  sommes  exorbitantes,  en  sus  du  capital  de 
l'indemnité.  La  Providence  lui  réservait  mieux  que  cela,  par 
suite  d'événemens  dont  elle  avait  seule  le  secret. 

MM.  Imbert,  Voltaire  et  Inginac  furent  encore  chargés 
d'entrer  en  négociation  avec  M.  Pichon,  qui  avait  ordre  de 
s'adjoindre  M.  Molien.Les  grands  fonctionnaires  expliquè- 
rent la  convention,  enlui  déclarant  que  l'expression  aupair 
s'entendaitnécessairement  ainsi  :  «  que  la  gourde  haïtienne 
»  serait  acceptée  pour  la  valeur  de  cinq  francs.  »  Or,  la  mon- 
naie nationale,  soit  métallique  ou  billets  de  caisse,  perdait 
75  pour  cent,  au  change  de  la  monnaie  d'Espagne,  le  café, 
sur  le  prix  duquel  se  règle  toujours  ce  change  en  Haïti,  ne 
valant  en  Europe,  en  1850,  que  huit  piastres  et  un  hui- 
tième'1 . 

A  cette  déclaration,  M.  Pichon  se  récria  et  opposa  ce  fait 
notoire  qui  ne  permettait  pas,  selon  lui,  au  gouvernement 
■  français  de  souscrire  une  telle  convention,  qui  serait  oné- 
reuse aux  intérêts  des  ayants-droit  à  l'indemnité.  Mais  les 
grands  fonctionnaires  lui  objectèrent  qu'en  acceptant  l'or- 
donnance de  1825,  sur  la  foi  de  la  note  explicative  de  M.  de 
Mackau,  sur  sa  promesse  verbale  d'appuyer  les  réclama- 
tions du  Président  d'Haïti  pour  une  réduction  delà  quotité 
de  l'indemnité,  la  République,  n'ayant  pas  obtenu  cette  ré- 


1  Je  tiens  delà  complaisance  deM.  F.Mirarnrjeati,  ci-devantnégociant  an  Port-au-Prince, 
une  note  où  sont  portés  le  prix  du  café  et  du  coton,  en  Haïti  et  en  Europe,  de  1825^  a 
1839,  et  le  cours  du  cbange,  dans  la  même  période,  entre  la  piastre  [d'Espagne  j  t  la 
gourde  d'Haïti. 


96  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

duction,  ne  pouvant  évidemment  payer  l'indemnité  aux 
termes  assignés,  et  consentant  à  payer  des  intérêts  pour  la 
somme  restante,  le  gouvernement  français  devait  consentir 
aussi  à  lui  donner  des  facilités  à  cet  égard,  en  acceptant  les 
rescriptions  sur  ses  douanes,  telles  que  son  gouvernement 
l'entendait.  Lanégociation  neputaboutir  sur  ce  point,  cha- 
que partie  tenant  à  sa  manière  de  voir.  C'est  alors  que 
M.  Pichon  eut  recours  à  Boyer  pour  le  porter  à  lever  la 
difficulté,  en  l'attribuant  surtout  à  Inginac  qui  lui  parais- 
sait personnellement  opposé  aux  prétentions  du  gouverne- 
ment français,  parce  qu'il  faut  le  dire,  des  trois  grands  fonc- 
tionnaires, Inginac  était  le  plus  capable  de  soutenir  la  dis- 
cussion, etil  l'avait  soutenue  avec  chaleur;  et  parce  que,  de 
plus,  tous  les  agents  français  s'obstinaient  à  voir  en  lui  un 
homme  plus  disposé  en  faveur  de  la  Grande-Bretagne  que 
de  la  France  ' . 

Sur  ce  recours  de  M.  Pichon,  Boyer  invita  les  grands 
fonctionnaires  à  chercher  une  autre  combinaison.  M.  Pi- 
chon, reconnaissant  lui-même  les  embarras  d'Haïti,  con- 
seilla en  ce  moment  au  Président  de  publier  une  loi  qui 
ordonnerait  de  payer  désormais  les  droits  de  douanes,  sur 
marchandises  importées  de  l'étranger,  «  en  monnaie  d'Es- 
pagne, »  ce  qui  donnerait  à  la  République  les  moyens  de 
s'acquitter  facilement  envers  la  France  2.  Il  lui  dit  que  le 
commerce  étranger,  même  celui  de  son  pays,  ne  pourrait  se 
plaindre  de  cette  mesure  administrative,  attendu  qu'un  fait 
analogue  se  passait  depuis  longtemps  à  l'égard  des  Haïtiens 
eux-mêmes  qui,  en  achetant  des  propriétés  du  domaine  na- 
tional, versaient  au  trésor  la  moitié  du  prix  de  vente  «  en 


1  Voyez  ce  qu'Inginac  dit  à  ce  sujet,  dans  ses  Mémoires,  page  79. 

2  On  verra  à  quelle  occasion  cette  mesure  fut  prise  en  1835. 


[1850]  CHAPITRE    II.  97 

monnaie   d'Espagne,  »    et    l'autre    moitié    en    monnaie 
d'Haïti  '. 

Il  résulta  donc  de  la  reprise  des  conférences,  que  deux 
projets  furent  arrêtés  conjointement  :  une  convention  finan- 
cière en  sept  articles,  et  un  traité  de  commerce  et  de  navi- 
gation en  vingt  autres  articles.  Mais  les  plénipotentiaires 
haïtiens  proposèrent  un  article  additionnel  à  chacun  de  ces 
actes,  que  les  négociateurs  français  ne  voulurent  point  ad- 
mettre, en  vertu  de  leurs  instructions.  Il  n'y  eut  par  consé- 
quent rien  de  définitif,  et  M.  le  baron  Pichon  partit  pour  la 
France  à  la  mi-avril. 

Boyer,  désirant  éviter  une  rupture  qui  eût  pu  être  la  suite 
du  rapport  qu'il  ferait  à  son  gouvernement,  se  résolut  à  y 
envoyer  de  nouveau  M.  Saint-Macary,  avec  des  instructions 
nouvelles  et  des  pleins-pouvoirs  pour  essayer  de  traiter  dé- 
finitivement en  France  même.  Mais  auparavant,  le  18  avril, 
il  adressa  un  message  au  Sénat  en  lui  annonçant  que  les 
trois  grands  fonctionnaires  se  présenteraient  dans  son  sein, 
pour  lui  soumettre,  à  huis-clos,  les  deux  projets  dont  s'a- 
git avec  les  articles  additionnels.  Le  Président  demanda  au 
Sénat  son  opinion  sur  ces  actes.  Le  20,  ce  corps  les  approuva 
par  un  message  en  réponse  au  sien,  ce  qui  fortifia  Boyer 
dans  sa  résolution  défaire  poursuivre  la  négociation  àParis. 

En  conséquence,  le  24  il  signa  ses  pouvoirs  et  ses  instruc- 
tions qui  furent  remis  à  M.  Saint-Macary,  et  cet  envoyé 
partit  sur  un  navire  marchand  qui  arriva  au  Havre,  en  même 
temps  que  M.  Pichon  arrivait  à  Brest  sur  la  frégate  la  Ju- 
non.  Ils  négociaient  à  Paris,  lorsque  les  journées  de  juillet 
décidèrent  la  grande  révolution  de  cette  année.  Ce  serait  ici 
le  lieu  de  faire  connaître  les  instructions  de  Bover;  mais 


1   Cette  mesure  avait  été  prise  pour  avoir  les  matières  servant  à  la  fabrication    de  la 
monnaie  nationale. 


98  ÉTUDES   SUR   L'HISTOIRE   d'hAÏTI. 

comme  son  envoyé  fut  amené  à  signer  des  traités,  le  2  avril 
1851,  auxquels  ii  ne  donna  point  sa  ratification,  nous  ren- 
voyons à  en  parler  dans  cet  ordre  chronologique. 

Cependant,  nous  pouvons  placer  ici  le  message  que  le 
Président  adressa  au  Sénat,  le  4  octobre  1830,  lorsqu'il  ap- 
prit les  événemens  survenus  en  France. 
«   Citoyens  sénateurs, 

»  L'article  121  de  la  constitution  fait  un  devoir  au  Sé- 
nat de  correspondre  directement  avec  le  Président  d'Haïti 
pour  tout  ce  qui  intéresse  l'administration  des  affaires  pu- 
bliques en  général,  et  de  mon  côté,  je  n'ai  jamais  manqué 
d'appeler  les  membres  qui  le  composent  à  délibérer  avec 
moi  sur  les  grands  intérêts  de  l'État,  chaque  fois  que  les 
circonstances  l'ont  nécessité.  C'est  ce  motif  puissant  qui  me 
porte  à  vous  inviter  à  méditer  sur  les  événemens  qui  ont  eu 
lieu  en  France  vers  la  fin  du  mois  de  juillet  dernier,  et  qui 
ont  amené  le  changement  de  la  dynastie  régnante.  Plus  ces 
événemens  sont  graves,  plus  vous  devez  mettre  de  sagesse 
et  de  maturité  dans  la  résolution  que  vous  allez  prendre.  Il 
s'agit  principalement  de  considérer  le  changement  de  gou- 
vernement sous  le  point  de  vue  des  avantages  qui  peuvent 
en  résulter  en  faveur  de  la  conclusion  de  nos  rapports  poli- 
tiques et  commerciaux  avec  la  France,  et  de  me  faire  con- 
naître votre  opinion  sur  la  marche  qu'il  conviendra  le  mieux 
d'adopter  et  de  suivre  pour  parvenir  à  cet  heureux  résultat. 
Je  me  repose,  citoyens  sénateurs,  sur  vos  lumières  autant 
que  sur  votre  patriotisme,  et  je  ne  doute  pas  que  votre  ré- 
solution aura  pour  base  la  dignité,  la  gloire  et  la  prospérité 
de  la  République. 

»  J'ai  la  faveur  de  vous  saluer,  etc. 

»   Signé  :  Boyer.   » 

Le  lecteur  pressent  déjà  la  réponse  que  le  Sénat  fit  à  ce 


jjfSoOj  CHAPITRE    lï-  99 

message:  elle  fut  en  harmonie  avec  les  espérances  qu'il 
exprimait,  par  le  changement  de  gouvernement  en  France. 
Néanmoins,  le  Sénat  conseilla  au  Président  une  attitude 
expectante,  afin  de  savoir  quel  parti  on  pourrait  mieux  tirer 
de  cet  événement.  Nécessairement,  on  devait  attendre  des 
communications  de  la  part  de  M.  Saint-Macary  :  il  en  fit  au 
Président  qui  partagea  l'espoir  qu'il  avait,  d'obtenir  des 
concessions  plus  favorables  que  celles  qu'il  devait  deman- 
der. Toujours  est-il  constant,  qu'accrédité  auprès  du  gou- 
vernement de  Charles  X,  en  droit  international  ses  pouvoirs 
devenaient  caducs,  et  qu'en /aii  ils  ne  furent  pas  renouvelés 
par  le  Président  d'Haïti.  Cet  agent  ne  fut  pas  non  plus  rap- 
pelé; on  le  laissa  poursuivre  de  lui-même  une  négociation 
dont  on  espérait  des  résultats  avantageux  pour  la  Répu- 
blique. 

Le  Président  avait  cet  espoir,  et  cependant  il  ne  fit  pas  ce 
qui  pouvait  le  réaliser.  Il  eût  été  convenable,  ou  qu'il  en- 
voyât en  France  un  nouvel  agent  dans  l'unique  but  de  com- 
plimenter Louis-Philippe  sur  son  avènement  au  trône,  ou 
pour  s'adjoindre  dans  ce  but  à  M.  Saint-Macary,  ou  qu'il 
eût  écrit  ou  fait  écrire  pour  transmettre  ses  félicitations  au 
nouveau  Roi;  mais  Boyer  s'abstint  de  ces  actes  de  haute 
convenance  dans  la  situation  où  se  trouvait  Haïti  à  l'égard 
de  la  France.  Il  a  été  même  dit,  à  cette  époque,  qu'à  la  pre- 
mière nouvelle  des  événemenscle  Paris,  Charles  X  étant  en- 
core en  France,  Boyer  avait  manifesté  publiquement  un  vif 
regret  pour  ce  succès  de  l'opposition  dans  cette  capitale,  et 
que  le  général  Inginac  surtout  avait  prononcé  des  paroles 
aCerbes.  Comme  homme  d'État,  Inginac  aurait  eu  tort  de 
parler  ainsi;  et  quant  à  Boyer,  ce  n'aura  été  qu'une  pru- 
dence gouvernementale,  car  on  était  incertain  sur  le  résul- 
tat final  de  la  résistance  du  peuple.  Mais  quand  on  eut  reçu 


100  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hàÏTI. 

d'antres  informations  annonçant  l'expulsion  de  la  branche 
aînée  des  Bourbons,  il  ne  devait  plus  y  avoir  d'hésitation. 

M.  Molien,  en  sa  qualité  de  consul  général,  était  dans  la 
même  situation  d'esprit,  et  cela  se  conçoit 1.  Les  Français 
présens  au  Port-au-Prince  ne  s'abstinrent  pas  comme  lui; 
ils  applaudirent  avec  tout  l'enthousiasme  ordinaire  de  leur 
caractère  distinctif  ;  ils  organisèrent  un  banquet  auquel  il 
assista  cependant  avec  de  nombreux  Haïtiens;  ils  arborèrent 
un  immense  drapeau  tricolore  à  la  maison  où  ce  banquet  eut 
lieu  ;  et  après  cette  fête,  ils  allèrent  offrir  ce  nouvel  em- 
blème de  la  nationalité  française  au  consul  général,  pour 
qu'il  le  fit  hisser  en  place  du  drapeau  blanc  de  la  légitimité 
qui  flottait  au  mât  de  pavillon  du  consulat.  M.  Molien  le 
garda  et  ne  déféra  à  ce  désir  que  lorsque  de  nouvelles  infor- 
mations ne  laissèrent  plus  de  doute  sur  le  succès  complet 
de  la  révolution. 

Quant  aux  Haïtiens,  en  général  ils  furent  satisfaits  du 
renversement  de  Charles  X,  et  par  rapport  à  son  ordonnance 
de  1825  qui  avait  déplu  à  la  nation,  et  parce  que  ses  ordon- 
nances de  la  fin  de  juillet,  qui  soulevèrent  la  population  de 
Paris,  leur  parurent  aussi  une  flagrante  violation  de  la  charte 
française  qui  avait  été  octroyée  par  son  frère,  son  prédéces- 
seur. Le  sentiment  populaire,  en  Haïti,  était  que,  puisque  ce 
monarque  avait  pu  violer  la  charte  octroyée,  il  aurait  pu  tout 
aussi  bien  violer  l'ordonnance  concédée^  et  d'autant  mieux 
qu'elle  avait  été  rédigée  en  termes  ambigus  qui  décelaient 
une  arriêre-'pensée,  et  que  jusqu'alors  son  gouvernement  ne 
voulait  pas  donner  des  explications,  par  un  traité  qui  aurait 


1  M.  Molien  présidait  a  la  fête  du  mariage  d'un  Français,  lejour  où  arriva  du  Havre  le 
navire  Y  Heureuse  Union,  qui  apporta  des  journaux  de  Paris  annonçant  l'événement  et  qui 
avait  le  pavillon  tricolore.  Pendant  que  ses  compatriotes  s'exaltaient  à  la  lecture  des  jour- 
naux, le  consul  général  observait  le  décorum  auquel  il  était  naturellement  tenu  par  sa 
charge.  Je  dis  ici  ce  que  j'ai  vu. 


[1850]  CHAPITRE    II.  101 

satisfait  l'honneur  et  la  dignité  de  la  nation,  ni  réduire  la 
quotité  de  l'indemnité.  D'ailleurs,  il  existe  entre  tous  les 
peuples  une  solidarité  d'intérêts  moraux  qui  excite  toujours 
une  vive  sympathie  en  faveur  de  celui  dont  on  méconnaît 
les  droits,  et  ce  sentiment  ne  pouvait  manquer  d'éclater 
en  Haïti  pour  le  peuple  français,  auquel  elle  se  rattache 
par  ses  idées  et  par  une  foule  de  considérations  toutes 
morales ,  bien  que  les  Haïtiens  entendent  rester  com- 
plètement indépendans  de  la  France  sous  le  rapport  po- 
litique. 

Mais  si,  généralement,  ils  éprouvèrent  de  la  satisfaction, 
ceux  d'entre  eux  qui  formaient  l'Opposition  dans  le  pays,  se 
réjouirent  bien  davantage  de  la  chute  de  la  Restauration, 
que  l'opposition  française  avait  constamment  harcelée. 
Cette  chute  leur  parut  un  avertissement  utile  à  Boyer,  ou  un 
avant-coureur  de  la  sienne.  Et  quand  on  eut  dit  que  le  Pré- 
sident avait  témoigné  hautement  un  vif  regret  de  cet  événe- 
ment, loin  de  voir  en  cela  un  acte  de  prudence  de  sa  part 
comme  chef  du  gouvernement,  ils  n'y  trouvèrent  que  l'ins- 
tinct cle  sa  propre  conservation  au  pouvoir  qui  le  portait  à 
s'abstenir  de  toute  approbation  anticipée.  Ce  fut  pis  par 
rapport  au  secrétaire  général  Inginac,  à  qui  l'on  avait  im- 
puté des  paroles  qui  furent  colportées  et  envenimées. 
Quelques  mois  après,  on  vit  éclater  ces  sentimens  hos- 
tiles; mais  n'anticipons  pas  sur  le  temps  où  il  faudra  en 
parler. 

La  session  législative,  ajournée  par  le  Président  d'Haïti, 
s'ouvrit  le  20  septembre.  Dans  son  discours  à  cette  occa- 
sion, Boyer  parla  de  la  parfaite  tranquillité  du  pays,  de  l'é- 
trange réclamation  faite  au  commencement  cle  l'année  par 
le  gouvernement  d'Espagne,  de  la  partie  de  l'Est  de  la  Ré- 
publique, qui  n'avait  servi  qu'à  prouver  l'attachement  de 


102  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

ses  habitans  aux  institutions  nationales  et  leur  ferme  volonté 
de  rester  unis  à  leurs  concitoyens  de  la  partie  occidentale. 
Puis  il  dit  : 

«  Je  regrette  de  ne  pouvoir  encore  annoncer  la  conclu- 
»  sion  du  traité  entre  Haïti  et  la  France.  A  cet  égard,  on  a 
»  fait  ici,  personne  ne  l'ignore,  tout  ce  que  la  raison  et 
»  l'honneur  prescrivaient.  Ainsi,  invariable  dans  mes  prin- 
»  cipes  et  dans  les  déclarations  que  j'ai  déjà  proclamées,  il 
»  est  de  toute  évidence  que  cet  acte  important  ne  sera  con- 
»  clu  que  sur  des  bases  réciproquement  avantageuses  aux 
»   deux  pays,  etc.   » 

Le  président  de  la  Chambre  des  communes  répondit  à  ce 
discours  :  «  que  les  représentais  étaient  heureux  de  témoi- 
»  gnerau  chef  de  l'État,  au  nom  de  la  nation  entière,  leur 
»  reconnaissance  pour  les  nobles  efforts  qu'il  ne  cessait  de 
»  faire,  pour  assurer  le  bonheur  du  peuple  et  garantir  la 
»  stabilité  de  ses  institutions ,  pour  l'encouragement  de 
»  l'agriculture  et  du  commerce,  pour  les  progrès  de  l'ins- 
»  traction  publique. 

«  La  nation  ,  pleine  de  confiance  dans  le  chef  qui  la  di- 
»  rige,  attend  sans  anxiété  le  moment  où  ses  négociations 
»  avec  la  France  seront  terminées.  La  marche  lente  des 
»  choses  n'est  point  d'une  prévention  défavorable  pour 
»  elle.  Le  temps  déroule  tout  avec  lenteur;  mais,  quelle  que 
»  soit  l'époque  à  laquelle  les  traités  seront  conclus,  la  nation 
»  reste  convaincue  qu'ils  seront  basés  sur  des  principes 
»  réciproquement  avantageux;  qu'il  en  découlera  de  nou- 
»  velles  garanties  pour  la  conservation  de  ses  insli  tu  lions, 
»  de  son  indépendance  et  de  sa  prospérité.  Tel  est  le  vœu 
»  du  peuple  ;  en  le  manifestant,  il  sent  aussi  la  nécessité  de 
»  répondre  avec  loyauté,  et  autant  qu'il  dépendra  de  lui, 
»  aux  engagement  contractés  pour  asseoir  sa  prospérité  et 


[1850]  CHAPITRE    II.  105 

»  assurer  sa  tranquillité  :  aucun  sacrifice  ne  sera  trop  grand 
»  pour  remplir  des  promesses  devenues  inviolables  pour 
»  une  nation  jalouse  de  son  honneur,,  etc.    » 

Ces  paroles  furent  aussi  remarquables  que  le  bon  accord 
existant  entre  les  deux  pouvoirs  et  que  les  louanges  don- 
nées à  Boyer  pour  son  administration.  Trois  lois  seulement 
furent  votées  dans  cette  session  :  une  qui  amenda  le  code 
de  commerce,  en  créant  un  tribunal  de  cette  juridiction 
dans  les  villes  de  Jacmel,  de  Jérémie,  des  Gonaïves  et  de 
Saint-Yague  où  le  tribunal  civil  de  ces  lieux  faisait  jusque- 
là  ces  fonctions;  la  deuxième,  sur  quelque  allégement 
porté  à  l'impôt  foncier  établi  sur  les  maisons  des  villes  et 
bourgs;  la  troisième,  sur  les  patentes. 

Il  y  eut  de  la  part  de  la  haute  administration  plusieurs 
actes  également  remarquables.  Le  1er  juillet,  le  secrétaire 
d'État  ïmbert  avait  publié  un  règlement  sur  l'emploi  du 
matériel  dans  les  hôpitaux  militaires  et  sur  le  service  de 
ces  établissemens.  Le  25  septembre,  il  publia  un  avis  sur 
la  résolution  prise  par  le  gouvernement,  de  faire  construire 
des  magasins  en  maçonnerie  sur  un  terrain  de  l'État  situé 
à  la  Coupe,  à  une  forte  lieue  du  Port-au-Prince,  au  ''pied 
des  montagnes,  afin  de  servir  au  dépôt  d'objets  de  guerre, 
d'approvisionnement,  etc.,  là  même  où  l'année  suis^ante 
commença  l'établissement  de  la  ville  Pétim.  Le  8  octobre, 
un  autre  avis  eut  pour  objet  d'affermer  aupublic  des  embar- 
cations que  le  gouvernement  avait  fait  construire  sur  les 
lacs  d'Âz-uai  et  de  Xaragua,  vulgairement  appelés  étangs 
Saumâtre  et  Salé,  afin  de  faciliter  les  communications  entre  / 
la  capitale  et  le  département  du  Sud-Est ,  les  deux  routes 
qui  conduisent  à  Neyba  étant  tracées,  l'une  sur  la  montagne 
de  Himany,  l'autre  parmi  d'énormes  rochers,  du  côté  op-  £, 
posé.  Mais  cette  conception  échoua,  soit  par  la  mauvaise 


(f- s^_ 


104  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

construction  de  ces  embarcations,  soit  par  la  difïic  'lté  de 
la  navigation  sur  ces  lacs. 

Enfin,  le  27  décembre ,  le  secrétaire  d'État  adressa  une 
circulaire  aux  administrateurs  des  finances  de  tous  les  ports 
ouverts  au  commerce  étranger,  pour  les  prévenir  qu'à  par- 
tir du  1er  janvier  1831,  la  faveur  accordée  aux  navires 
français  et  aux  marchandises  importées  par  eux,  de  ne 
payer  que  le  demi-droit ,  aux  termes  de  l'ordonnance  de 
Charles  X,  cesserait  à  leur  arrivée  à  Haïti.  Déjà,  ils  n'en 
jouissaient  plus  à  l'exportation  des  denrées  du  pays, 
puisque  ces  denrées  ne  payaient  plus  de  droits  de  cette  na- 
ture. Cette  circulaire  n'était  que  le  résultat  de  l'accord 
existant  entre  les  deux  gouvernemens  de  France  et  d'Haïti, 
suivant  les  projets  faits  au  Port-au-Prince  et  qui  n'étaient 
pas  encore  ratifiés.  C'était  trancher  la  question  souveraine- 
ment. 

Vers  le  mois  de  juin  de  cette  année,  l'archevêque  Pedro 
Valera,  obsédé  de  scrupules  religieux  et  politiques  après  la 
réclamation  faite  par  Ferdinand  VII  du  territoire  de  l'Est , 
prit  la  résolution  de  quitter  Santo-Domingo  pour  se  réfu- 
gier à  la  Havane,  d'abandonner  son  siège,  son  diocèse,  pour 
aller  s'enfermer  dans  un  couvent  de  cette  ville.  Le  gouver- 
nement ne  pouvait  faire  violence  à  ce  respectable  vieillard  ; 
par  ses  ordres  et  de  lui-même,  le  général  Borgella  lui  avait 
vainement  fait  des  représentations  à  cet  égard.  Depuis 
quelque  temps,  le  grand  vicaire  Aybar  était  mort,  et  l'ar- 
chevêque avait  nommé  à  sa  place  le  chanoine  Portez.  Dé- 
cidé à  le  suivre  à  la  Havane,  le  chanoine  Correa  y  Cidron 
s'était  démis  de  son  vicariat  général  de  l'Artibonite.  En 
partant,  l'archevêque  revêtit  le  vicaire  général  Portez  de 
ses  pouvoirs  spirituels,  en  cas  de  mort,  et  jusqu'à  décision 
nouvelle  de  la  Cour  de  Rome  :  il  confirma  ceux  que  possé- 


[1850]  CHAPITRE    II.  105 

daient  le  vicaire  général-  Picbardo  pour  le  département  du 
Nord,  et  le  vicaire  général  J.  Salgado  pour  les  départe- 
mens  du  Sud  et  de  l'Ouest,  en  les  étendant  sur  l'Artibonite. 
L'administration  religieuse  continua  donc  d'être  dans  un 
état  assez  régulier. 


\ 

CHAPITRE  III, 


1831.  Agitation  des  esprits  au  Port-au-Prince,  et  ses  diverses  causes. —  Publications  qui 
l'entretiennent.  —  Prorogation  de  la  session  législative  par  Boyer  qui  veut  aller  dans  le 
Sud  :  ses  motifs.  —  Duel  à  la  capitale  et  ce- qui  a  lieu  à  cette  occasion.  —  Le  minis- 
tère public  poursuit  quelques  individus;  ils  sont  acquittés  par  le  tribunal  correctionnel. 
—  Proclamation  du  Président  sur  cette  agitation.  —  Article  officiel  du  Télégraphe  sur 
la  caducité  des  pouvoirs  donnés  à  M.  Saint-Macary,  et  blâmant  son  séjour  prolongé  en 
France.  —  Retour  de  cet  agent  au  Port-au-Prince.  —  Instructions  qu'il  avait  reçues  de 
Boyer.  —  Traités  qu'il  signe  à  Paris  :  leur  examen.  —  Louis-Pbilippe  les  ratifie. — 
Boyer  refuse  sa  ratification.  —  Notes  échangées  entre  M.  Molien,  consul  général  de 
France  et  le  secrétaire  général  Inginae.  — Rupture  des  relations  diplomatiques. —  Con- 
duite du  consul  général  en  cette  circonstance.  —  Proclamation  du  Président  d'Haïti 
sur  son  refus  de  ratification  des  traités  :  effet  qu'elle  produit  à  la  capitale  et  dans  tonte 
la  République.  —  Départ  de  M.  Molien  pour  la  France.  —  Article  semi-officiel  du 
Télégraphe  sur  les  traités.  —  Dépêche  du  gouvernement  haïtien  au  gouvernement  fran- 
çais, expliquant  les  motifs  du  refus  de  ratification  des  traités.  —  Réponse  à  cette  dé- 
pèche par  une  Note  verbale.  —  Examen  des  motifs  du  gouvernement  français.  —  Mes- 
sage de  Boyer  et  communication  au  Sénat  par  les  grands  fonctionnaires.  —  Message 
du  Sénat  en  réponse.  —  Boyer  répond  au  gouvernement  français  par  une  Note  verbale  : 
la  rupture  est  complète. —  Tournée  qu'il  fait  dans  le  Sud  ;  ouragan  furieux  dans  ce  dé- 
partement. —  Mort  du  général  Marion  aux  Cayes.  —  Retour  du  Président  à  la  capitale. 
Ouverture  de  la  session  législative,  lois  rendues.  —  Le  général  Inginae  est  envoyé  à 
Saint-Marc,  par  rapport  à  des  propos  tenus  dans  l'Artibonite,  qui  n'ont  pas  de  suite. 


Une  nouvelle  année  s'ouvrit  pour  Haïti,  année  d'agita- 
tion fiévreuse  dans  les  esprits  qui  avaient  besoin  d'une 
issue  pour  la  surabondance  des  idées  qui  les  travaillaient  en 
tous  sens,  depuis  que  les  événemens  de  juillet  1850,  en 
France,  avaient  ému  tous  les  cœurs  généreux.  C'est  le  pri- 
vilège qu'exerce  la  France  dans  le  monde  entier,  qu'aucune 
révolution  ne  peut  surgir  dans  son  sein,  sans  que  tous  les 
peuples  frémissent  d'indignation  contre  le  gouvernement 
qui  ;i  provoqué  ce  grand  mouvement  national,  sans  que  les 


[3  851]  CHAPITRE    III.  107 

esprits  ardens  se  croient  en  quelque  sorte  conviés  à  une  ré- 
sistance semblable  contre  les  propres  gouvernemens  de 
leur  pays,  par  une  imitation  puérile,  par  le  désir  de  se  dis- 
tinguer aussi  dans  une  telle  lutte,  à  l'instar  des  acteurs  de 
ces  terribles  drames.  Et  si  l'on  réfléchit  aux  relations 
naturelles  qui  existent  entre  la  France  et  Haïti,  malgré  le 
divorce  solennellement  proclamé  entre  elles,  —  à  l'in- 
fluence des  idées  de  la  France  sur  sa  fille  émancipée,  on  ne 
sera  pas  étonné  de  ce  que  nous  avons  déjà  dit  à  cet  égard  et 
de  ce  que  nous  allons  faire  connaître  encore  au  lecteur. 

Avant  l'avènement  de  Boyer  à  la  présidence,  il  y  avait 
des  personnes  qui  lui  étaient  opposées.  Les  succès  de  son 
administration  jusqu'à  juillet  1825,  n'avaient  produit  que 
de  l'irritation  dans  leurs  sentimens,  et  nous  avons  cité  assez 
cle  faits  pour  le  prouver.  De  son  côté,  n'ignorant  pas  ces 
dispositions  malveillantes,  il  les  avait  en  quelque  sorte  en- 
tretenues par  son  caractère  ardent,  par  les  traits  spirituels 
qu'il  lançait  souvent  contré  ses  adversaires,  bien  que  son 
cœur  le  détournât  des  moyens  que  dans  sa  position  il  eût 
pu  employer  pour  les  frapper.  Ces  opposans  avaient  vu  leur 
nombre  grossi,  depuis  l'expulsion  de  quelques  membres  de 
la  Chambre  des  communes,  en  1822;  l'acceptation  de  l'or- 
donnance de  Charles  X  fut  encore  un  fait  qui  accrut  l'Op- 
position, et  quoi  que  fit  le  Président  pour  le  réparer  par  ses 
actes  postérieurs,  elle  le  lui  reprochait  toujours. 

Il  faut  dire  aussi,  que  si  Haïti  avait  dû  ouvrir  ses  bras  à 
ceux  de  ses  enfans  que  les  événemens  antérieurs  en  avaient 
éloignés,  et  aux  hommes  de  notre  race  habiles  à  le  deve- 
nir, la  plupart  d'entre  eux  arrivaient  dans  le  pays  avec  des 
prétentions  non  justifiées  d'occuper  des  positions  éminen- 
tes,  ou  avec  des  idées  souvent  irréalisables  dans  son  admi- 
nistration,  dans  sa  situation  particulière,  par  cela  seul 


i  08  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

qu'ils  avaient  vu  autre  chose  dans  les  pays  étrangers.  Ceux 
qui  y  avaient  souffert  plus  ou  moins  des  préjugés  nés  du 
système  colonial,  étaient  les  plus  ardens  à  prêcher  une 
sorte  de  croisade  contre  les  étrangers,  à  entretenir  les  pré- 
ventions nationales  contre  eux  ;  et  comme  le  gouverne- 
ment ne  voulait  ni  ne  devait  écouter  ceux-là,  c'était  encore 
pour  eux  un  motif  d'opposition. 

Enfin,  on  était  arrivé  à  une  époque  où  l'instruction  publi- 
que avait  produit  ses  fruits,  au  Port-au-Prince  surtout  où 
le  lycée  national  était  établi.  Les  enfans  qui  y  avaient  été 
placés  en  1816  étaient  aujourd'hui  de  jeunes  hommes  de 
2o  ans  ;  dans  les  années  suivantes,  cette  pépinière  avait  été 
entretenue  et  elle  présentait  encore  des  jeunes  gens  de  16 
à  21  ans.  Plus  instruits ,  mais  non  pas  plus  éclairés  que 
beaucoup  de  leurs  devanciers  ,  ils  entraient  dans  la  société 
avec  toutes  les  illusions  naturelles  à  la  jeunesse,  avec  le  dé- 
sir de  se  caser  aussi  dans  l'ordre  administratif  ou  politique, 
de  se  distinguer  en  servant  leur  pays  avec  patriotisme  1 . 
Leur  esprit,  nourri  des  beaux  faits  de  l'histoire  de  Grèce 
et  de  Rome,  avait  besoin  d'atteindre  à  un  résultat  ;  ils  en- 
tendaient le  langage  acrimonieux  de  l'Opposition  qui  accu- 
sait le  chef  du  gouvernement  d'une  foule  de  choses  ,  de  ne 
pas  faire  avancer  le  pays,  et  ils  ne  pouvaient  guère  se  dé- 
fendre de  partager  ses  opinions.  On  conçoit  sans  doute 
qu'en  nous  exprimant  ainsi,  nous  entendons  noter  des 
exceptions  parmi  eux  :  il  n'y  a  pas  de  règle  générale  qui 
n'en  admette. 

Si  l'Opposition  se  manifestait  surtout  dans  la  société,  dans 


1  Plusieurs  élèves  du  lycée,  pensionnaires  de  l'État  dansles  premiers  temps,  avaient  été 
admis  par  Boyer,  à  leur  sortie,  comme  élèves  dans  le  corps  du  génie  militaire,  an  grade 
de  sergent-major  pour  devenir  ensuite  officiers.  D'autres  devinrent  d'abord  répétiteurs, 
pois  professeurs  au  lycée  même. 


[1831]  CHAPITRE    III .  109 

la  conversation,  elle  trouvait  aussi  à  la  capitale  une  sorte 
d'organe  en  un  journal  hebdomadaire  fondé  depuis  1825,  par 
M.  J.  Courtois,* imprimeur,  sous  le  litre  de  Feuille  du  Com- 
merce; et  cet  éditeur  était  lui-même  l'un  des  opposans,  à  en 
juger  par  la  tournure  de  son  esprit  et  par  les  articles  qu'il 
y  publiait  de  son  crû1.  Cependant,  il  faut  lui  rendre  cette 
justice,  de  dire  que,  moyennant  finance,  il  y  accueillait 
aussi  bien  tout  article  en  faveur  du  gouvernement  ou  sim- 
plement écrit  dans  un  but  d'utilité  générale. 

Dès  le  mois  d'août  1830,  une  nouvelle  feuille  hebdoma- 
daire avait  paru  au  Port-au-Prince,  sous  ce  titre:  le  Phare. 
Comme  il  n'y  avait  que  deux  établissemens  d'imprimerie, — 
celui  de  M.  Courtois  et  celui  de  l'État,  — force  avait  été  à 
ses  éditeurs  de  s'adresser  à  ce  dernier  pour  sa  publication. 
C'étaient  MM.  Duton  Inginac,  fils  du  général,, et C.  Nathan, 
avocat,  liés  par  une  étroite  amitié.  M.  D.  Inginac  était  l'un 
de  ces  jeunes  hommes  qui  avaient  reçu  leur  instruction  au 
lycée  national,  et  qui  sentaient  le  besoin  de  se  produire,  de 
justifier  de  leurs  lumières.  M.  Nathan  avait  reçu  la  sienne 
en  France  et  était  un  esprit  distingué  autant  qu'avocat  très- 
capable  et  habile  dans  sa  profession.  L'imprimerie  de  l'État 
étant  sous  la  surveillance  du  secrétaire  général  Inginac,  son 
fils  étant  le  principal  rédacteur  du  Phare,  et  de  plus,  em- 
ployé au  secrétariat  général  et  allié  du  Président  par  son 
mariage  avec  l'une  de  ses  nièces,  ce  journal  avait  été  mal 
accueilli  par  l'Opposition  qui  le  considérait  comme  un  or- 
gane du  gouvernement,  ou  du  moins  du  secrétaire  général 
auquel  on  était  aussi  opposé  qu'à  Boyer  lui-même.  Cepen- 
dant, ses  rédacteurs  y  publiaient  des  articles  d'intérêt  géné- 


1  Ce  n'est  pas  le  gouvernement  seul  qui  était  l'objet  des  articles  de  cet  éditeur,  des 
fonctionnaires  publics,  des  particuliers  ont  eu  plus  d'une  fois  raison  de  s'en  plaindre,  et 
des  procès  ont  eu  lieu  entre  eux  et  lui  par-devant  les  tribunaux. 


110  ÉTUDES    SDR   l'eISTOIRE    d'hàÏTI. 

rai  qui  avaient  par  fois  îa  teinte  de  ceux  de  l'Opposition; 
mais  on  les  attribuait  ai' inspiration  du  général  ïnginac  qui 
aurait  trouvé  ainsi  le  moyen  de  décrier  l'administration  du 
Président.  Le  fait  réel  est  que  D.  ïnginac  partageait  les  idées 
de  ses  anciens  condisciples,  de  tous  les  jeunes  hommes  de 
son  âge,  qui  désiraient  l'avancement,  le  progrès  du  pays  en 
toutes  choses,  selon  leur  manière  de  voir1.  Or,  pour  mieux 
exposer  ces  idées,  il  fallait  raisonner  sur  l'économie  politi- 
que, s'appuyer  sur  les  principes  de  cette  science  :  Adam 
Smith,  J.-B.  Say,  Ricardo^  Sismondi,  etc.,  étaient  cités  sou- 
vent. 

Il  était  impossible  que,  dans  de  telles  discussions  et  par 
rapport  à  l'application  des  principes  de  l'économie  politique 
en  Haïti,  les  rédacteurs  du  Phare  ne  fournissent  pas  occa- 
sion de  combattre,  de  réfuter  leurs  opinions.  Ce  fut  prin- 
cipalement M.  Fruneau  qui  se  chargea  de  ce  soin.  Depuis 
peu  de  temps,  ce  jeune  homme,  habile  à  devenir  citoyen 
d'Haïti,  était  arrivé  de  France  où  il  avait  reçu  sa  brillante 
instruction  :  connaissant  parfaitement  les  mathématiques, 
il  avait  été  employé  aussitôt  au  lycée  national  en  qualité 
de  professeur  de  ces  sciences^  par  M.  Granville,  directeur 
de  cet  établissement  après  le  docteur  Pescay,  M.  Granville 
était  aussi  un  allié  de  la  famille  du  Président,  par  son 
mariage  avec  la  cousine  de  la  femme  de  Boyer.  Mais  nous 
avons  dit  dans  une  note  2,  que  mécontent  de  la  désappro- 
bation qu'il  avait  reçue  après  sa  mission  aux  États-Unis,  il 
l'avait  attribuée  au  général  Ïnginac  qui  aurait  excité  le  Pré- 
sident contre  lui.  Le  PAarcétant  considéré  comme  l'organe 
de  ce  général,  il  était  assez  naturel  que  le  jeune  Fruneau, 


\  D.  Ïnginac  était  très-  souvent  en  opposition  avec  son  père,  dans  les  matières  de  gou- 
vernemant  :  pins  d'une  fois  je  les  ai  entendus  discuter  à  ce  sujet. 
2  Tome  9,  page  303. 


[1851]  CHAPITRE   M.  Ht 

accueilli  comme  un  fils  et  employé  au  lycée  par  M.  Gran- 
ville  qui  le  logeait  dans  cet  établissement,  épousât  sa  que- 
relle avec  son  éminent  adversaire  ;  et  indépendamment  de 
l'instruction  de  Fruneau  qui  le  mettait  en  mesure  de  con- 
tester les  opinions  de  ce  journal,  —  ce  qu'il  faisait  par  des 
articles  sur  la  Feuille  du  Commerce,  —  ses  publications 
devaient  se  ressentir  de  cet  état  de  choses,  fort  regrettable, 
tandis  que  les  articles  de  D.  Inginac  sur  le  Phare  reflé- 
taient aussi  la  disposition  de  son  esprit,  par  rapport  à  lui- 
même  et  à  son  père.  D'ailleurs,  toute  polémique  en  Haïti 
aboutit  toujours  à  des  personnalités  plus  ou  moins  offen- 
santes :  il  y  en  eut  entre  les  deux  jeunes  écrivains,  et  cela 
pouvait  conduire  à  une  catastrophe. 

Pendant  que  ces  discussions  avaient  lieu,  une  ordon- 
nance de  police  fut  publiée  à  la  capitale  par  l'autorité  com- 
pétente, et  pour  prescrire  aux  commerçans  étrangers  de  se 
renfermer  dans  les  limites  de  leurs  patentes  ;  c'est-à-dire, 
pour  ne  pas  empiéter  sur  le  privilège  accordé  par  la  loi 
aux  nationaux  dans  la  vente  en  gros  et  en  détail.  Les  agents 
du  gouvernement  veillaient  donc  à  la  protection  due  aux 
Haïtiens  dans  leur  industrie.  Et  une  proclamation  du  Prési- 
dent, du  5  mars,  prorogea  la  session  législative  au  10 
août  suivant,  parce  qu'il  se  proposait  de  faire  une  tournée 
dans  le  département  du  Sud.  Voici  à  quelle  occasion  : 

Dès  le  mois  de  janvier,  l'avocat  Giraudié,  du  barreau 
des  Cayes,  était  arrivé  au  Port-au-Prince.  Il  venait  de  subir 
un  emprisonnement  par  ordre  du  général  Marion,  com- 
mandant de  l'arrondissement,  pour  l'avoir  outragé  dans 
l'exercice  de  ses  fonctions.  Mais  sous  prétexte  de  former 
plainte  au  Président,  contre  ce  qu'il  appelait  un  acte  arbi- 
traire, il  sollicita  de  lui  une  audience  privée  «  afin,  disait- 
»  il,  de  lui  révéler  des  choses    très-importantes  pour  la 


112  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hAÏTI. 

»  sûreté  de  l'État,  qui  se  passaient  aux  Caves,  »  en  don- 
nant à  entendre  que  le  général  Marion  conspirait  :  sa 
demande  était  formulée  par  écrit.  Le  Président  qui  connais- 
sait les  antécédens  de  cet  avocat,  avisé  d'ailleurs  par  ce 
général  des  causes  de  l'emprisonnement,  ne  voulut  pas  lui 
accorder  l'audience  qu'il  sollicitait  :  il  chargea  le  grand 
juge  Voltaire,  le  général  ïnginac  et  un  autre  fonction- 
naire public  dont  le  nom  nous  échappe,  de  l'entendre  sur 
ce  qu'il  avait  à  dire  et  d'en  dresser  «  procès-verbal.  » 
Mais,  invité  à  se  trouver  à  l'hôtel  du  grand  juge,  Giraudié 
se  refusa  à  toute  déclaration,  en  disant  que  ce  qu'il  avait 
à  faire  savoir  ne  pouvait  être  confié  qu'au  Président  lui- 
même  ;  et  il  lui  adressa  une  nouvelle  lettre  où  il  disait  : 
qu'il  ne  pouvait  rien  dire  du  général  Marion,  au  grand  juge 
qui  était  son  beau-frère,  ni  au  secrétaire  général,  son  intime 
ami.  Alors  le  Président  chargea  les  commissaires  du 
gouvernement  au  tribunal  de  cassation  et  au  tribunal  civil 
de  l'appeler  et  de  l'entendre,  toujours  en  dressant  «  pro- 
cès-verbal »  de  ce  qu'il  déclarerait  ;  mais  Giraudié  refusa 
de  nouveau  de  rien  dire,  en  avouant  à  ces  fonctionnaires 
qu'étant  avocat,  il  savait  qu'il  ne  fallait  pas  avoir  affaire  au 
ministère  public  r  Désormais,  il  se  croyait  dans  l'impossi- 
bilité de  retourner  aux  Cayes;  car,  s'il  ne  fit  aucune  décla- 
ration aux  autorités,  il  ne  se  retint  pas  pour  insinuer  dans 
le  public  les  choses  les  plus  malveillantes  contre  le  géné- 
ral Marion.  C'était  aux  opposans  surtout  qu'il  tenait  ces 
propos,  parce  qu'il  se  jeta  de-leur  côté,  du  moment  que  le 
Président  ne  voulut  point  l'entendre.  L'Opposition  exploita 
sa  malveillance,  en  répandant  le  bruit  que  le  département 
du  Sud  allait  opérer  une  nouvelle  scission  avec  le  gouver- 

1   Les  deux  commissaires  du  gouvernement  étaient  MM.  Pierre.  André   et  B.   Ardouiu. 
Ils  offrirent  vainement  à  Giraudié  de  n'écrire  que  sous  sa  dictée. 


[1831]  CHAPITRE    III.  113 

nement  de  la  République,  et  ce  fut  par  ce  motif  que  le  Pré- 
sident voulut  s'y  rendre  pour  prouver  le  contraire,  assuré 
qu'il  était  d'y  être  bien  accueilli  par  les  citoyens ,  comme 
antérieurement. 

>  Peu  après,  c'était  un  autre  bruit  qui  circulait  au  Port- 
au-Prince  et  qui  venait  à  l'appui  de  celui-là.  Le  Président 
avait  expédié  l'ordre  au  général  Marion  d'envoyer  le  13e  ré- 
giment d'infanterie  (alors  le  12e),  pour  y  tenir  garnison,  à 
l'instar  des  autres  corps  de  troupes  du  Sud,  de  l'Ouest  et  des 
autresdépartemens,  et  pendant  laquelle  il  congédiait  ordi- 
nairement les  vieux  soldats  :  il  trouvait  d'ailleurs  l'occasion 
de  parler  aux  officiers  et  d'entretenir  leur  attachement  au 
gouvernement.  Mais  comme  ce  régiment  des  Cayes  n'était 
pas  arrivé  immédiatement,  —  le  colonel  réunissant  tous  ses 
inférieurs  pour  l'amener  au  complet,  — on  disait  qu'il  se 
refusait  à  l'exécution  de  l'ordre  du  Président.  Ce  régiment 
parvint  enfin  à  Léogane  où  ce  bruit  s'était  propagé,  et  le  gé- 
néral Ulysse,  commandant  de  l'arrondissement,  en  parla 
au  corps  d'officiers  en  citant  nommément  le  citoyen 
Lully,  qu'il  disait  être  celui  qui  avait  le  plus  imputé  cette 
mauvaise  disposition  au  13e.  Les  officiers,  indignés,  priè- 
rent ce  général  de  le  faire  comparaître  sur  le -champ  par- 
devant  eux;  mais  averti,  M.  Lully  monta  à  cheval  et  se 
rendit  au  Port-au-Prince,  afin  de  se  mettre  sous  la  protec- 
tion d  Président,  en  lui  déclarant  qu'il  avait  innocem- 
ment répété  le  bruit  qui  circulait.  Il  se  présenta  au  palais 
le  dimanche  17  avril,  peu  après  une  séance  orageuse  dont 
nous  allons  dire  la  cause  1. 

A  la  suite  de  la  polémique  entre  D.  Inginac  et  Fruneau, 


1  Boyer  se  borna  à  lui  reprocher  vivement  sa  légèreté  et  son  inconséquence.   Il  occu- 
pait une  fonction  publique  à  Léogane,  et  il  ne  la  perdit  pas; 

T.  X.  8 


111  ÉTUDES   SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

ce  dernier  ayant  publié  un  article  qui  outrageait  son  ad- 
versaire et  attaquait  l'honneur  de  sa  famille,  un  cartel  lui 
fut  envoyé  par  D.  Inginac  et  accepté  par  lui 1.  Le  mercredi 
1 3  avril,  ce  duel  se  vida  entre  eux,  au  sabre,  en  présence  de 
nombreux  témoins.  D.  Inginac  reçut  un  coup  sur  la  têtequi 
lui  fit  une  profonde  blessure;  mais  se  servant  de  la  pointe 
de  son  arme,  il  perça  la  poitrine  de  Fruneauqui  tomba  mort. 
Il  fallut  soutenir  le  vainqueur  de  ce  funesteduel,  dont  la  vie 
était  en  danger  et  qui  resta  assez  longtemps  aulit.  Le  corps 
de  Fruneau  fut  transporté  au  lycée. 

C'était  un  douloureux  événement,  et  il  n'y  eut  pas  une 
seule  âme  sensible  qui  ne  s'en  affligeât.  Les  hommes  réflé- 
chis voyaient  avec  peine  un  si  triste  résultat  des  discussions 
soutenues  entre  deux  jeunes  intelligences  remarquables  ; 
mais  les  passions  des  opposans  se  donnèrent  libre  carrière  : 
ils  eussent  préféré,  naturellement,  que  le  sort  eût  été  plus 
contraire  à  D.  Inginac  qu'à  Fruneau.  Danslasoirée,le  lycée 
se  remplit  d'eux.  A  côté  du  cadavre,  se  réunirent  d'anciens 
élèves  et  les  plus  âgés  de  ceux  qui  suivaient  encore  les 
classes  de  cet  établissement;  tous  étaient  les  amis  du  jeune 
professeur  et  le  regrettèrent  sincèrement.  Le  lendemain, 
jour  fixé  pour  les  obsèques,  la  réunion  fut  plus  nombreuse; 
les  pères  et  mères  de  famille  dont  les  enfans  étaient  élèves 
du  lycée  se  rendirent  là  pour  y  assister.  Aux  regrets  mani- 
festés sur  la  mort  prématurée  de  Fruneau,  aux  paroles  élo- 
gieuses  prononcées  en  faveur  de  son  caractère,  de  ses  talens, 
se  mêlèrent  bien  des  vociférations^,  ou  sincères,  ou  calcu- 
lées de  la  pai't  de  certains  opposans,  pour  exciter  la  sensibi- 
liléde  la  jeunesse,  et  le  général  Inginac  et  sa  famille  en 


1  Voyez  le  Phare  An  jeudi  14  avril,  n»  2  ,  le  dernier  de  ce   journal  qui   cessa  de    pa- 
raître. 


[1851]  CHAPITRE   III.  US     . 

furent  l'objet.  Cela  avait  eu  lieu  dans  la  soirée  même  du  15, 
et  l'autorité  publique  en  avait  été  avertie.  Mais  comme  il 
avait  été  dit  que  le  défunt  étant  protestant,  le  convoi  se  ren- 
drait directement  au  cimetière,  situé  à  proximité  du  lycée, 
elle  n'avait  pas  cru  devoir  prendre  aucune  mesure  extraor- 
dinaire; et  d'ailleurs,  Fruneau  eût-il  été  catholique,  il  n'y 
aurait  pas  eu  lieu  à  en  prendre  davantage.  L'autorité  ne 
pouvait  supposer  un  seul  instant  ce  qui  se  passa  en  cette  cir- 
constance. 

Vers  onze  heures  du  matin  du  14  avril,  le  cercueil  fut  en- 
levé; et  au  sortir  du  lycée,  le  convoi  allait  prendre  la  direc- 
tion du  cimetière,  lorsque  des  voix  passionnées  crièrent: 
«  Non,  non!  à  l'église!  »  et  l'on  se  dirigea  de  ce  côté.  Il 
était  évident  que  c'était  un  plan  conçu  par  les  meneurs.  En 
suivant  en  droite  ligne  la  rue  du  lycée  à  la  terrasse,  dite  de 
{Intendance,  pour  arriver  à  l'église  paroissiale,  il  fallait 
passer  devant  la  grande  barrière  du  palais  de  la  présidence, 
puis  au  coin  de  la  rue  où  était  située  la  demeure  du  général 
Inginac.  Il  est  plus  que  probable  que  si  Boyer  était  à  la  ca- 
pitale, on  ne  se  fût  pas  permis  ce  changement  dans  la  mar- 
che du  convoi  ;  mais  il  était  alors  sur  l'une  de  ses  habitations 
del'Arcahaie. 

Lorsqu'on  arriva  devant  le  tombeau  de  Pétion  et  en  face 
de  la  barrière  du  palais  qui  en  est  tout  près,  les  cris  suivans 
furent  poussés  :  «  Vive  V indépendance  !  Vive  la  liberté  de  la 
presse!  Vive  la  constitution  !  A  bas  le  despotisme,  la  tyrannie 
et  les  tyrans!  Pourquoi  de  tels  cris  et  à  qui  s'adressaient-ils, 
à  propos  de  la  mort  déplorable,  sans  doute,  d'un  jeune  hom- 
me tué  en  duel,  ayant  failli  pourfendre  son  adversaire?  D'un 
jeune  homme  qui  avait  certainement  du  mérite,  mais  qui 
n'en  avait  pas  plus  que  l'autre.  L'intention  coupable  des  op= 
posans,  meneurs  de  cette  scène  séditieuse,  se  décelait  suffi- 


116  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hAÏTI. 

samment1.  Près  des  anciennes  casernes,  dans  le  voisinage 
du  logement  de  D.  lnginac,  ce  fut  encore  la  même  fureur 
dans  de  semblables  cris.  Au  coin  de  la  rue  du  logement  de 
son  père,  ces  extravagances  se  renouvelèrent  avec  ces  au- 
tres cris:  «  A  bas  le  ministre  despote  !  A  bas  lnginac,  le  cou- 
pable lnginac  !  »  Cette  fois  l'application  de  la  pensée  des  op- 
posans  était  tout  à  fait  directe. 

Enfin,  le  convoi  parvint  à  l'église:  il  était  midi,  et  les 
portes  en  étaient  fermées  selon  l'usage.  Le  vicaire  général 
J.  Salgado,  curé  de  la  paroisse,  n'avait  reçu  aucune  invita- 
tion dumarguillierpour  procéder  aux  cérémonies  du  culte 
catholique,  ainsi  que  le  voulait  la  loi;  maison  voulut  exiger 
de  lui  qu'il  vînt  les  faire.  Il  excipa  d'un  autre  empêchement, 
c'est  qu'il  savait  que  l'infortuné  Fruneau  était  protestant  et 
que  son  enterrement  avait  dû  se  faire  selon  le  rite  de  cette 
religion  :  ce  qui  était  vrai.  Il  ne  pouvait  donc  déférer  au  vœu 
des  requérans  2.  Ceux-ci,  alors,  dirigèrent  le  convoi  par  la 
rue  des  Fronts-Forts  et  par  la  longue  rue  Républicaine  d'où 
ils  aboutirent  au  cimetière.  Durant  tout  ce  trajet,  les  cris  ne 
cessèrent  point  d'être  proférés.  Une  grande  partie  des  pères 
et  mères  de  famille  se  retirèrent  successivement  du  convoi 
qui  fut  cependant  encore  nombreux  jusqu'au  cimetière. 

Lorsque  le  général  Lerebours  fut  informé  des  premiers 
cris  poussés  devant  le  palais,  il  envoya  l'ordre  de  faire  venir 
de  tous  côtés  au  bureau  de  l'arrondissement,  un  certain 
nombrede  militaires  pris  danschaque poste;  enmême  temps, 


1  On  lit  dans  le  n°  19  de  la  Feuille  du  commerce  du  8  mai  1831,  un  article  écrit  par 
l'éditeur  J.  Courtois  où  il  convient  que,  durant  la  marche  du  convoi  funèbre,  il  y  eut  des 
cris  de  :  Vive  la  liberté  de  la  presse!  Vivent  les  articles  217,  218,38  et  39  de  ta  consti- 
tution! cris  irréprochables.  Cet  aveu  même  implique  ce  qui  fut  imputé  à  cette  cabale  sé- 
ditieuse ;  car  il  n'y  avait  nulle  nécessité  de  crier  ainsi  à  ces  obsèques  de  Fruneau,  si  les 
opposans  n'avaient  pas  des  intentions  coupables  contre  le  gouvernement. 

2  Dans  son  journal,  M.  Courtois  affirma  qu'on  avait  payé  pour  les  cérémonies  du  cultr, 
mais  c'était  contraire  a  la  vérité. 


[1831]  CHAPITRE    III.  117 

il  fit  inviter  le  commissaire  du  gouvernement  de  se  rendre 
auprès  de  lui.  A  l'arrivée  de  ce  fonctionnaire,  le  convoi 
était  encore  devant  la  porte  principale  de  l'église.  Le  géné- 
ral voulait  avoir  son  avis  sur  la  résolution  qu'il  prenait  d'en- 
voyer ces  troupes,  pour  contraindre  le  convoi  funèbre  à  se 
porter  immédiatement  au  cimetière.  Mais  le  commissaire 
l'engageaà  s'en  abstenir,  en  lui  représentant  quecette  scène 
séditieuse  ne  pouvait  produire  aucun  effet  sur  la  population 
de  la  capitale,  qui  la  jugeait  déjà  aussi  absurde  que  ridicule; 
et  qu'il  fallait  aussi  prévoir  le  cas  de  résistance  de  la  part 
des  meneurs  qui  entraînaient  beaucoup  déjeunes  gens  à  les 
imiter;  qu'en  ce  cas,  il  faudrait  faire  agir  les  troupes  pour 
être  obéi;  qu'il  pouvait  en  résulter  de  grands  malheurs,  et 
qu'il  ne  fallait  pas  y  exposer  les  pères  et  mères  de  famille  et 
leurs  enfans  qui  étaient  en  grand  nombre  dans  le  convoi, 
sans  participer  aux  manœuvres  coupables  des  meneurs.  Le 
commissaire  lui  exprima  l'opinion  qu'à  son  retour,  le  Pré- 
sident approuverait  cette  abstention  de  sa  part,  par  ces  mo- 
tifs 1 .  Le  général  Lerebours  déféra  à  cet  avis  et  reçut  effec- 
tivement l'approbation  du  Président.  Dans  l'après-midi,  la 
tranquillité  étant  parfaite  à  la  capitale,  il  adressa  une  lettre 
à  Boyerpour  l'en  informer;  et  le  samedi  16  avril,  il  alla  au- 
devant  de  lui  à  Drouillard,  afin  de  lui  faire  connaître  les 
moindres  circonstances  de  ces  faits  démagogiques  des  op- 
posans. 


1  II  y  a  un  grand  inconvénient  pour  celui  qui  écrit  une  histoireet  qui  a  été  acteurdans 
les  événemens  :  c'est  d'être  obligé  de  dire  ce  qu'il  a  fait.  Le  moi  humain  peut  être  sup- 
posé intéressé  àne  pas  dire  la  vérité  exactement,  ou  être  suspect  de  vanité.  Mais,àmoitis 
de  consigner  les  faits  dans  des  Mémoires,  ce  que  l'auteur  écrit  sur  l'histoire  devient  in- 
complet ;  et  si  je  m'arrêtais  à  cette  considération,  je  ne  poursuivrais  pas  mon  œuvre,  car 
on  sait  en  Haïti  que  j'ai  pris  part  à  bien  des  événemens  sous  le  gouvernement  du  prési- 
dent Boyer,  et  jusqu'à  son  renversement  du  pouvoir.  Je  réclame  donc  l'indulgence  du  lec- 
teur pour  la  fausse  position  où  je  me  trouve;  il  restera  toujours  libre  d'apprécier  et  de 
juger  ma  conduite  personnelle. 


118  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hâÏTI. 

Cette  manifestation  desentimens  hostiles  à  son  pouvoir, 
ou  seulement  au  général  Inginac  et  à  son  fils,  ne  pouvait 
qu'exciter  en  lui  un  profond  mécontentement.  Il  était  évi- 
dent que  les  opposans  de  la  capitale  avaient  saisi  cette  occa- 
sion, pour  essayer  de  leurs  moyens  d'action  sur  l'esprit 
public  et  le  pousser  dans  la  voie  d'une  révolution,  par  une 
ridicule  imitation  des  événemens  passés  en  France  Tannée 
précédente.  Rentré  en  ville  dans  l'après-midi  du  samedi, 
Boyer  ne  dit  et  ne  fit  rien  qui  pût  déceler  ses  intentions;  il 
les  réserva  pour  éclater  le  lendemain,  jour  d'audience  gé- 
nérale où  les  fonctionnaires  publics,  les  magistrats,  les  sé- 
nateurs, etc.,  se  rendaient  habituellement  au  palais.  Il  alla 
passer  l'inspection  des  troupes  de  la  garnison  sur  le  champ- 
deMars  :  à  son  apparition  avec  son  état-major,  elles  firent 
retentir  les  cris  de  :  Vive  le  Président  d'Haïti  !  probablement 
stimulées  par  les  soins  du  général  Lerebours  qui  l'aura  re- 
commandé aux  chefs  de  corps. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'était  le  début  de  l'une  de  ces  scènes 
ou  de  ces  séances  orageuses  qui  se  passèrent  si  souvent, 
trop  souvent  même  au  palais  de  la  présidence,  sous  le  gou- 
vernement de  Boyer;  car,  en  toutes  choses,  l'abus  doit  être 
toujours  évité.  Mieux  vaut  qu'un  chef  d'Etat  fasse  sentir  le 
poids  de  son  autorité,  avec  ce  calme  de  la  raison  qui  porte 
aux  résolutions  telles  que  Pétion  savait  en  prendre  irrévo- 
cablement, plutôt  que  d'éclater  avec  colère,  de  parler 
beaucoup,  de  tenir  les  discours  les  plus  sensés  sans  qu'il 
en  résulte  des  mesures  d'une  efficacité  frappante.  Dans  la 
colère,  on  s'expose  à  dire  des  choses  qui  offensent  les 
amours-propres,  qui  irritent  les  passions,  qui  désaffection - 
nent  :  au  contraire,  punissez  avec  sang-froid,  mais  avec 
justice,  et  vous  convaincrez  le  coupable  lui-même,  s'il  est 
doué  de  quelque  raison,  sinon  il  saura  ce  qu'il  peut  atten- 


]185I|  CHAPITRE    III.  119 

dre  de  vous  clans  une  autre  circonstance.  Mais  le  caractère 
de  Boyer  ne  lui  permettait  pas  de  suivre  cette  dernière  mé- 
thode :  l'ardeur  surabondait  en  lui,  alors  que  son  cœur 
était  plus  porto  à  l'indulgence  qu'à  la  punition. 

Tous  les  officiers  des  corps  de  troupes  avaient  reçu  l'ordre 
de  se  rendre  au  palais.  Au  retour  du  Président,  chacun 
était  curieux  de  savoir  ce  qu'il  allait  dire  et  faire  :  la  réu- 
nion des  fonctionnaires  était  nombreuse.  Il  éclata  contre  la 
commission  d'instruction  publique,  dont  M.  Yiallet  était  le 
directeur,  en  lui  reprochant  sa  faiblesse  pour  ne  l'avoir  pas 
averti  de  tout  ce  qui  se  passait  au  lycée,  à  sa  connaissance; 
il  destitua  tous  les  membres  de  cette  commission1,  ainsi 
que  M.  Granville,  directeur  du  lycée,  et  les  professeurs  qui 
seraient  reconnus  avoir  pris  part  à  la  démonstration  du 
jeudi.  Il  déclara  que  M.  Granville  était  indigne  de  la  con- 
fiance qu'il  avait  placée  en  lui,  en  contribuant  plus  que 
personne  à  égarer  la  jeunesse,  à  pervertir  son  esprit  et  ses 
sentimens,  et  que  c'était  surtout  à  lui  de  s'opposer  au 
scandale  démagogique  dont  on  avait  donné  le  spectacle 
dégoûtant  à  la  capitale2.  A  ce  sujet,  Boyer  dit,  comme 
toujours,  les  choses  les  plus  sensées  sur  les  conséquences 
qui  pourraient  résulter  de  fâcheux  pour  le  pays,  par  l'esprit 
d'anarchie  que  certains  hommes  essayaient  d'y  répandre, 
sans  prévoir  qu'ils  en  seraient  des  victimes,  de  même  que 


1  l'iie  nouvelle  commission  fut  formée  sous  la  direction  du  sénateur  Lespinasse  :  son 
collègue  Audigé,  le  juge  de  paix  Théodore  et  les  membres  du  conseil  des  notables  en  fai- 
saient partie,  ainsi  que  le  commissaire  du  gouvernement,  B.  Ardouin. 

2  Boyer  avait  raison  de  s'en  prendre  surtout  à  Granville  qui  aurait  dû  empêcher  ce 
scandale;  mais  .après  lui  avoir  reproché  toutes  ces  choses  et  l'avoir  destitué  avec  cet 
éclat,  six  mois  ensuite  il  le  rétablit  dans  ses  fonctions  de  directeur  du  lycée  dont  il  fut  en- 
core révoqué  avec  colère,  à  la  fin  de  1832.  —  Après  sa  destitution,  Granville  avait  vai- 
nement tenté  d'établir  un  pensionnat  au  Port-au-Prince  (Feuille  du  Commerce  du  8  mai 
1831).  On  doit  regretter  qu'une  aussi  belle  intelligence,  un  cœur  aussi  généreux,  se  soit 
trouvé  dans  une  si  fâcheuse  situation.  Personne  ne  possédait  mieux  que  lui  le  talent  de 
l'enseignement  et  l'art  de  se  faire  aimer  de  ses  élèves. 


120  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D* HAÏTI. 

ceux  auxquels  ils  étaient  opposés.  Passant  ensuite  dans  la 
grande  salle  où  se  tenaient  les  corps  d'officiers,  il  les  ha- 
rangua en  termes  chaleureux  et  leur  recommanda  de  main- 
tenir les  troupes  en  bon  ordre  et  toujours  prêtes  à  frapper 
les  coupables  qui  oseraient  attenter  à  l'existence  du  gou- 
vernement national.  Ces  paroles  furent  accueillies  par  les 
militaires  avec  leur  enthousiasme  patriotique  ordinaire;  ils 
crièrent:  Vive  le  Président  d'Haïti!  en  promettant  de  le 
seconder,  de  lui  obéir  en  tout  ce  qu'il  leur  ordonnerait  de 
faire. 

Mais  qu'y  avait-il  à  ordonner  et  à  faire?  C'était  la  ques- 
tion difficile  à  résoudre,  même  pour  le  Président.  Après 
avoir  réuni  autour  de  lui  les  sénateurs  présens  et  quelques 
magistrats,  il  les  invita  à  le  suivre  dans  le  pavillon  situé  au 
jardin  du  palais  où  d'autres  conseils  secrets  avaient  été 
tenus  précédemment,  et  il  y  fit  appeler  aussi  les  colonels 
de  la  garnison.  La  curiosité  des  assistans  au  palais  fut  vi- 
vement excitée  en  ce  moment,  pour  savoir  quelle  résolu- 
tion allait  sortir  de  cette  assemblée  civile  et  militaire.  Là, 
Boyer  demanda  l'opinion  de  ceux  qui  l'entouraient,  à  com- 
mencer par  le  grand  juge  Voltaire.  Celui-ci  opina  pour  «  la 
déportation  à  l'étranger  »  des  hommes  considérés  comme 
les  meneurs  de  l'affaire  du  14.  M.  Dieudonné,  doyen  du 
tribunal  de  cassation,  opina  comme  son  chef  hiérarchique. 
Mais  le  sénateur  J.-F.  Lespinasse,  le  premier,  son  collègue 
Audigé,  ensuite,  firent  observer  que  les  faits  qui  avaient 
eu  lieu  aux  obsèques  du  jeune  Fruneau  étaient  indubita- 
blement prévus  au  code  pénal,  qu'il  y  avait  des  tribunaux 
établis  pour  en  juger  les  auteurs,  et  que  les  lois  voulaient 
qu'ils  y  fussent  traduits  par  le  ministère  public.  Cette  opi- 
nion était  trop  judicieuse,  trop  préférable  à  la  première 
émise,  pour  ne  pas  être  accueillie  par  Boyer;  et,  sans  de- 


[1831]  CHAPITRE    III.  121 

mander  celle  des  autres  personnes,  il  dit  au  commissaire  du 
gouvernement  près  le  tribunal  civil  :  «  C'est  à  vous  d'agir; 
»  il  n'y  a  pas  au!,]  ?  chose  à  faire.  »  Mais  remarquant  aussi- 
tôt une  sorte  d'étonnement  de  la  part  des  colonels  ,  qui 
s'attendaient  probablement  à  d'autres  mesures ,  il  leur  or- 
donna de  tenir  en  cantonnement  actif  tous  les  militaires  de 
leurs  corps  respectifs.  Immédiatement  après,  on  sut  géné- 
ralement la  décision  qui  venait  d'être  prise.  Mais,  si  lesop- 
posans  eurent  encore  quelque  espoir,  du  moment  que  l'au- 
torité publique  suivait  les  formes  légales,  d'un  autre  côté, 
ils  n'étaient  guère  rassurés  par  la  mesure  militaire  qui 
retenait  sous  les  armes  une  garnison  de  5  à  6,000 
hommes. 

Le  ministère  public  ne  pouvait  refuser  de  poursuivre  les 
individus  qui  avaient  été  dénoncés  ,  ou  à  lui-même  ou  au 
général  Lerebours,  comme  ayant  été  les  meneurs  de  l'af- 
faire du  14,  ou  ayant  le  plus  poussé  les  cris  qui  décelaient 
une  intention  coupable  ;  il  venait  d'en  recevoir  l'ordre  di- 
rect du  chef  de  l'État,  en  présence  de  hauts  fonctionnaires. 
Mais,  personnellement,  il  était  persuadé  que  cette  pour- 
suite aboutirait  à  un  acquittement  des  prévenus,  parce  qu'il 
connaissait  intimement  l'esprit  de  certains  juges  du  tribu- 
nal civil,  et  qu'il  ne  trouvait  pas  dans  les  dénonciateurs  les 
garanties  désirables  pour  être  crus,  ou  dans  ceux  qui  se- 
raient appelés  comme  témoins  à  charge,  la  fermeté  d'âme 
qui  consiste  à  dire  toute  la  vérité  devant  un  tribunal  ;  il 
savait  d'ailleurs  comment  l'Opposition  agissait  sur  les  es- 
prits pusillanimes.  Cependant,  obligé  d'agir,  il  prit  sur  lui 
d'écarter  de  sa  poursuite  tous  les  jeunes  gens  qui  avaient 
été  dénoncés,  et  il  revit  ensuite  le  Président  à  qui  il  déclara 
cette  résolution,  en  lui  représentant  que  ces  jeunes  gens 
ayant  tous  été  liés  d'amitié  avec  Fruneau  qui  était  de  leur 


Î22  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIHE    d'hAÏTI. 

âge,  ils  avaient  pu  être  entraînés  par  leurs  sympathies  ou 
par  l'excitation  des  hommes  âgés,  meneurs  de  cette  mani- 
festation aussi  ridicule  qu'hostile  au  gouvernement 1 .  Il 
trouva  Boyer  parfaitement  disposé  à  accueillir  cette  excep- 
tion, et  il  ne  lui  cacha  point  son  opinion  personnelle  sur 
l'issue  probable  de  la  poursuite,  tout  en  convenant  que  dans 
la  situation  des  choses  il  fallait  montrer  que  l'autorité  pu- 
blique était  résolue  à  ne  pas  souffrir  que  des  actes  sembla- 
bles se  renouvelassent.  En  conséquence,  le  ministère  public 
se  borna  à  poursuivre  huit  individus  prévenus  qu'il  assigna 
directement  au  tribunal  correctionnel.,  dans  une  audience 
fixée  extraordinairement  le  samedi  25  avril1. 

Ce  jour-là,  ainsi  qu'il  l'avait  prévu,  les  dénonciateurs  et 
les  témoins  à  charge  balbutièrent  complètement;  et  en  dé- 
pit de  ses  efforts  pour  prouver  que  les  cris  imputés  aux 
prévenus  étaient  séditieux  et  méritaient  une  punition  lé- 
gale, quoique  n'ayant  point  produit  sur  la  population  de  la 
capitale  l'effet  qu'ils  désiraient  évidemment,  le  tribunal  les 
acquitta  tous.  C'étaient  le  droit  et  le  devoir  des  magistrats 
de  prononcer  ainsi,  du  moment  que  la  prévention  ne  leur 
paraissait  pas  suffisamment  établie  contre  les  inculpés; 
mais  le  tribunal  alla  plus  loin,  en  déclarant  «  qu'il  n'y  avait 
pas  eu  de  cris  séditieux.  » 

Or,  le  20  avril,  trois  jours  avant  le  prononcé  du  tribu- 
nal, une  proclamation  du  Président  d'Haïti  avait  constaté 
ce  fait.  Elle  disait  des  opposans  :  «  Dévorés  par  l'ambition 
»  et  la  soif  du  pouvoir,  ils-  ont  organisé  une  ténébreuse 


1  A  ce  sujet,  je  pourrais  citer  des  personnes  qui  vivent  encore  et  qui  ont  reeuma  con- 
fidence a  cette  époque.  Je  chargeai  l'une  d'elles  de  donner  un  conseil  utile  à  un  jeune 
homme  qui  m'avait  été  dénoncé  spécialement. 

%  Ces  huit  personnes  étaient  :  MM.  Saint-Laurent,  .1.  Courtois,  Franklin,  Liugendre, 
Richet,  Philips  D'Goaws,  Coppel  et  Ciraudié.  —  Saint-Laurent,  directeur  de  l'enregistre- 
ment, se  cacha  et  partit  ensuite  pour  les  États-Unis  d'où  il  retourna  en  France.  A  l'excep- 
tion de  Giraudié  et  de  Coppel,  tous  les  autres  étaient  venus  de  France  à  Haïti. 


[1851]  CHAPITRE    III.  125 

»  conjuration  dont  les  fils  semblent  avoir  été  dirigés  sur 
»  divers  points  de  la  République,  mais  dont  le  foyer  paraît 

»  être  dans  cette  capitale Abusant  du  nom  de  cette 

»  liberté  qui  nous  est  si  chère,  ils  ont  tenté  de  profiter  ici 
»  d'un  événement  particulier  et  déplorable  pour  égarer  une 
»  jeunesse  intéressante  et  remplie  de  généreux  sentimens, 
»  mais  trop  facile,  par  son  inexpérience,  à  se  laisser  entraî- 
»  ner  à  l'exaltation.  Dissimulant  leurs  perfides  intentions, 
»  ils  ont  voulu  tirer  parti  d'une  circonstance  de  deuil  :  au 
»  lieu  du  silence  observé  ordinairement  dans  un  convoi 
»  funèbre,  ils  ont,  en  exaspérant  les  esprits,  fait  un  appel 
»  à  la  sédition.  Leurs  vociférations  et  leurs  cris  séditieux 
»  n'ont  laissé  aucun  doute  sur  le  but  où  tendait  cette  ma- 
»  nœuvre  abominable » 

Ainsi,  par  son  jugement,  le  tribunal  correctionnel  avait 
fait  «  de  l'opposition  »  au  chef  de  l'État  qui  rendait  compte 
de  l'événement  à  la  nation  ;  mais  son  prononcé  fut  respecté, 
et  le  lendemain  dimanche  2i  avril,  les  troupes  tenues  en 
cantonnement  purent  reprendre  leur  train  ordinaire  1. 

Cependant,  le  Président  ne  pouvait  être  satisfait  du  ré- 
sultatregrettabledespublications  qui  avaienteu  lieu  par  les 
journaux;  il  ordonnaqueleP/iarecessât  d'êtreimprimé  par 
les  ouvriers  de  l'État,  et  ce  journal  ne  put  plus  paraître. 
En  même  temps,  une  circulaire  du  grand  juge,  adressée 
aux  magistrats,  fut  publiée  sur  le  Télégraphe  du  24  :  elle 
contenait  de  judicieuses  réflexions  sur  la  liberté  de  la 


I  An  mois  de  mars,  le  même  tribunal,  sur  mes  poursuites,  avait  condamné  le  citoyen 
Ramsey  à  un  an  d'emprisonnement,  pour  avoir  outragé  le  Président  d'Haïti  à  l'occasion  do 
ses  hautes  fonctions,  dans  deux  écrits  publiés  sur  la  Feuille  du  Commerce.  Et  le  25  avril, 
le  citoyen  Fouchard,  professeur  destitué  du  lycée,  ayant  publié  aussi  sur  ce  journal  un  ar- 
ticle injurieux  et  outrageant  pour  les  officiers  de  l'armée,  je  le  poursuivis  :  le  tribunal 
correctionnel  le  condamna  à  trois  mois  d'emprisonnement.  Ces  deux  jugemens,  mis  à  côté 
de  l'autre,  prouvent  qu'il  faut  respecter  l'indépendance  de  la  magistrature  :  la  garantie 
sociale  exige  ce  respect. 


124  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI. 

presse  et  sur  l'abus  qui  peut  en  être  fait,  en  recommandant 
à  la  magistrature  de  veiller  à  rendre  justice  aux  particu- 
liers, lorsque  leur  réputation  ou  leur  honneur  sont  attaqués 
par  cette  voie, afin  de  leur  ôter  la  faculté  de  recourir  à  celle 
des  armes,  par  le  duel,  pour  avoir  une  satisfaction  que  la 
raison  condamne  dans  tout  pays  civilisé. 

Après  la  destitution  de  M.  Granville,  la  direction  du  lycée 
fut  confiée  provisoirement  à  M.  V.  Plésance,  jeune  profes- 
seur de  cet  établissement,  qui  avait  été  d'abord  répétiteur 
après  avoir  achevé  ses  classes.  On  n'eut  que  des  éloges  à 
lui  décerner  durant  les  six  mois  qu'il  remplit  ces  fonctions: 
il  sut  maintenir  l'ordre  et  la  subordination  parmi  les  élèves 
qui  avaient  pris  plus  ou  moins  part  aux  émotions  du  récent 
événement,  et  les  études  reprirent  leur  cours  jusqu'au  re- 
tour de  l'ancien  directeur  Granville ,  que  professeurs  et 
élèves  regrettaient.  Cette  décision  du  Président,  relative 
au  jeune  V.  Plésance,  fut  appropriée  aux  circonstances  et 
et  d'accord  avec  ce  qu'il  dit  de  la  jeunesse  dans  sa  procla- 
mation. Que  n'a-t-il  pensé  alors  qu'il  était  convenable, 
opportun,  de  l'associer  aux  fonctions  diverses  de  ses  de  • 
vanciers,  pour  la  préparer  à  leur  succéder  avec  une  expé- 
rience acquise  qui  eût  profité  à  la  chose  publique  !... 

L'agitation  de  la  capitale  était  à  peine  terminée,  quand 
Boyer  apprit  par  M.  Saint-Macary  qu'il  était  sur  le  point  de 
conclure,  à  Paris,  deux  traités  avec  le  gouvernement  fran- 
çais. Aussitôt,  on  vit  paraître  dans  le  Télégraphe  du  50  avril, 
un  article  officiel  qui  prouvait  la  caducité  des  pouvoirs  qu'il 
avait  reçus  du  Président  d'Haïti  pour  traiter  avec  le  gou- 
vernement de  Charles  X,  et  qui  le  blâmait  aussi  d'avoir 
prolongé  son  séjour  en  France  au  delà  du  terme  qui  lui 
avait  été  assigné.  Cet  article  n'était  ainsi  rédigé,  sans  doute, 


[1851]  CHAPITRE    III.  125 

que  parce  que  le  Président  savait  que,  d'après  les  exigences 
du  nouveau  gouvernement,  il  lui  serait  impossible  de  rati- 
fier les  traités  auxquels  M.  Saint-Macary  souscrirait  pro- 
bablement, et  par  là  il  se  préparait  le  terrain  qui  lui  conve-, 
nait.  Mais,  en  même  temps,  cette  déclaration  officielle 
pouvait  amener  un  refroidissement  dans  les  relations  entre 
les  deux  gouvernemens,  puisque  cet  agent  n'avait  pas  été 
rappelé  par  le  Président. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  ici  le  lieu  de  faire  connaître  les 
instructions  qu'il  avait  reçues  en  1850. 

On  a  vu  plus  avant  que  les  trois  grands  fonctionnaires, 
d'une  part,  et  MM.  Pichon  et  Molien,  de  l'autre,  avaient 
arrêté  entre  eux  une  convention  financière  en  sept  articles, 
et  un  traité  de  commerce  et  de  navigation  en  vingt  autres 
articles,  sans  les  signer  néanmoins,  à  cause  de  deux  articles 
additionnels  proposés  par  les  fonctionnaires  haïtiens  et 
refusés  par  les  agents  français.  Il  s'agissait  d'ajouter  à  la 
convention  :  «  que  les  denrées  envoyées  en  France  par  le 
»  gouvernement  haïtien,  pour  payer  l'indemnité,  y  seraient 
»  admises  à  des  droits  moins  élevés  que  ceux  payés  par  le 
»  commerce  français  pour  les  mêmes  denrées;  »  —  ou  au 
traité  de  commerce  :  «  que  les  denrées  d'Haïti,  à  l'excep- 
»  tion  du  sucre,  seraient  admises  en  France  à  ce  qu'on  y 
»  appelait  vulgairement  les  petits  droits;  et  en  réciprocité, 
»  les  vins  et  les  huiles  du  crû  de  la  France  ne  payeraient  en 
»  Haïti  que  les  demi-ckoils.  » 

La  mission  de  M.  Saint-Macary  avait  donc  pour  but 
principal  de  faire  agréer  «  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  arti- 
cles additionnels ,  »  afin  de  donner  à  Haïti  des  facilités 
pour  sa  libération.  Du  reste,  la  République  reconnaissait 
devoir  encore  à  la  France,  120,700,000  francs,  et  consen- 
tait même  à  en  payer  les  intérêts  à  5  pour  cent  l'an,  ainsi 


126  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

qu'il  en  avait  été  déjà  convenu,  sauf  à  amortir  successive- 
ment cet  énorme  capital.  Quant  au  traité  de  commerce  et 
de  navigation,  la  rédaction  devait  en  être  telle,  qu'elle 
ferait  disparaître  les  ambiguïtés  renfermées  dans  les  formes 
et  les  clauses  de  l'ordonnance  du  17  avril  1823.  En  tout 
ceci,  certainement,  le  gouvernement  haïtien  ne  proposait, 
ne  demandait  que  des  stipulations  fort  raisonnables;  et  il  y 
avait  droit,  parla  déclaration  spontanée  de  M.  deMackau, 
par  la  confiance  qu'on  avait  mise  dans  ses  paroles  et  ses 
promesses,  même  encore  par  les  projets  déjà  préparés  par 
les  autres  agents  français  pour  arriver  à  une  solution. 

Après  avoir  démontré  au  négociateur  haïtien  la  conve- 
nance et  la  nécessité  d'obtenir  du  gouvernement  français 
l'adoption  de  l'un  ou  de  l'autre  des  articles  additionnels, 
qui  ferait  partie  intégrante  de  la  convention  ou  du  traité, 
et  prévu  le  cas  où  l'un  de  ces  actes  ne  pourrait  être  ratifié, 
—  «  ce  qui  entraînerait  la  non-ratification  de  l'autre , 
»  parce  qu'ils  étaient  liés  l'un  à  l'autre;  »  le  Président  lui 
disait  :  «  que  le  succès  de  la  négociation  était  tout  entier 
«  dans  l'admission  de  l'un  clés  deux  articles  additionnels;  » 
et  que  s'il  ne  pouvait  obtenir  ce  point  décisif,  il  devrait 
demander  ses  passeports  pour  revenir  à  Haïti.  - 
Toutefois,  Boyer  ajouta  dans  ses  instructions  : 
«  Comme  il  pourrait  se  faire  cependant  que,  par  des 
•>  combinaisons  qu'il  est  bon  de  prévoir ,  le  gouvernement 
»  français,  tout  en  rejetant  les  deu»  articles  additionnels, 
»  vous  proposât  des  facilités  équivalentes,  par  exemple  : 
»  — que  les  payemens  se  feront  en  Haïti  et  au  pair  de  la 
»  gourde  haïtienne,  ainsi  qu'il  avait  été  convenu  en  1829 
»  avec  M.  Molien  ;  ou  bien  encore  :  —  que  la  République 
»  ne  payera  que  le  capital  de  sa  dette,  ou  du  moins  ne  payera 
»   d'intérêt  que  sur  les  annuités  ou  les  portions  d'annuité 


[1851]  CHAPITRE  m.  127 

»  laissées  en  souffrance;  dans  ces  deux  cas,  je  vous  donne 
g  la  latitude  d'adhérer  à  l'une  ou  l'autre  de  ces  combi- 
»  naisons.  » 

Enfin,  le  Président  avait  dit  à  M.  Sain t-Ma cary  :  «  Je 
»  limite  à  un  mois  la  durée  de  votre  séjour  à  Paris  ;  mais 
»  vous  sentez  trop  de  quelle  importance  il  est  pour  le 
»  gouvernement  de  la  République  d'être  informé  au  plus 
»  tôt  de  l'issue  de  votre  négociation,  pour  ne  pas  accélé- 
»  rer  encore  votre  retour,  si  les  circonstances  vous  le  per- 
»  mettent,  et  pour  ne  pas  profiter,  en  attendant,  de  toutes 
»  les  occasions  qui  se  présenteront  de  me  teuir  au  courant 
«   de  tout.  » 

M.  Pichon,  qui  venait  d'Haïti  où  il  avait  discuté  la  con- 
vention financière  et  le  traité  de  commerce  et  de  naviga- 
tion, avait  paru  propre  à  entrer  en  négociation  à  ce  sujet, 
avec  M.  Saint-Macary.  Mais  ils  étaient  à  peine  entrés  en 
conférence,  quand  la  révolution  de  1850  survint  et  rompit 
cette  négociation. 

Si,  d'un  côté,  l'agent  haïtien  se  voyait  sans  pouvoirs 
pour  traiter  avec  le  nouveau  gouvernement  de  la  France , 
de  l'autre,  il  voyait  arriver  au  ministère  les  hommes  hono- 
rables qui,  dans  tous  les  temps,  avaient  toujours  émis  des 
opinions  favorables  à  la  cause  d'Haïti.. M,  Laffitte,  qui  avait 
pris  l'affaire  de  l'emprunt  dans  sa  maison  de  banque,  était 
ministre  des  finances  ;  le  général  Lafayette ,  qui  avait  cor- 
respondu avec  Boyer,  et  d'autres  encore,  étaient  assez 
influens  auprès  de  la  monarchie  de  juillet,  pour  que  cet 
agent  espérât  mieux  obtenir  d'elle  que  de  celle  des  Bour- 
bons de  la  branche  aînée,  les  facilités  qu'il  était  chargé  de 
demander  pour  Haïti,  et  même  plus  de  faveur  encore.  Il 
n'est  donc  pas  étonnant  qu'il  ait  bercé  le  gouvernement  de 
cet  espoir,  et  pris  sous  sa  responsabilité  de  prolonger  son 


128  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hâÏTI. 

séjour  à  Paris,  malgré  la  caducité  de  ses  pouvoirs  et  le 
délai  qui  lui  avait  été  assigné.  En  ne  se  voyant  pas  rappelé 
en  Haïti,  il  dut  se  croire  encore  autorisé  à  agir  ainsi. 

Quant  au  Président,  qui  ne  lui  envoya  pas  de  nouveaux 
pouvoirs  ni  d'autres  instructions,  qui  ne  le  rappela  point, 
sans  nul  doute,  il  agit  irrégulièrement  à  l'égard  de  son 
agent.  Mais,sans  qu'il  partageât  l'espoir  deM.  St-Macary,  il 
pouvait  s'attendre  néanmoins  à  ce  que  le  ministère  français 
refusât  de  traiter  avec  lui,  à  moins  de  pouvoirs  nouveaux 
qui  l'accréditeraient  auprès  du  gouvernement  issu  de  la  révo- 
lution. Du  moment  que,  de  prime-abord,  on  n'opposait  pas 
cette  formalité  diplomatique  à  M.  Saint-Macary,  c'était 
pour  Boyer  une  présomption  favorable  que  la  République 
recevrait  plus  d'avantages  dans  la  négociation.  Mais  on 
vient  de  voir,  qu'informé  du  contraire,  le  30  avril  il  fit 
désavouer  d'avance  la  prolongation  du  séjour  de  l'agent 
à  Paris,  pour  se  donner  la  faculté  de  refuser  la  ratification 
des  actes  qu'il  aurait  signés,  s'il  y  avait  lieu. 

Les  nombreux  événemens  qui  se  passèrent  en  France, 
après  la  révolution,  n'avaient  pas  permis  qu'on  s'occupât 
de  suite  des  arrangemens  à  prendre  avec  Haïti.  Cependant, 
vers  la  fin  de  1850,  le  gouvernement  français  nomma  une 
commission  présidée  par  M.  le  comte  Laine,  pour  examiner 
la  question.  Son  travail  aboutit  à  une  proposition  ainsi 
conçue  :  «  de  réduire  le  solde  de  l'indemnité,  de  120  mil- 
»  lions  à  60  millions  et  les  700  mille  francs  restant  dus  sur 
»  le  premier  cinquième,  mais  avec  la  garantie  du  trésor 
»  français,  qui  servirait  l'intérêt  des  60  millions  à  5  pour 
»  cent,  aux  colons  ou  à  leurs  ayants-droit.  »  Lene  pro^ 
sition  était  certainement  très-avantageuse  pour  Haïti,  et 
l'on  ne  doit  pas  s'en  étonner;  car  M.  Laine  fut  toujours 
modéré  et  juste  envers  noire  pays.  D'ailleurs,  la  commit- 


[1851]  CHAPITRE    III.  129 

sion  concluait  ainsi  à  ramener  le  chiffre  de  l'indemnité,  à 
peu  de  chose  près,  au  chiffre  qui  avait  été  convenu  dans  la 
négociation  de  1824,  entre  M.  Esmangart  et  MM.  Larose 
et  Rouanez  1 .  Mais  la  proposition  ne  fut  pas  adoptée,  à 
cause  de  la  garantie  du  trésor  français,  que  le  ministère  ne 
voulut  pas  admettre:  question  qui  a  été  si  souvent  agitée  en 
France  en  faveur  des  colons,  et  qui  fut  toujours  repoussée. 
On  reconnaît  ainsi  que  M.  Saint-Macary  avait  de  justes 
raisons  d'espérer  qu'il  obtiendrait  beaucoup  mieux  du 
gouvernement  de  Louis-Philippe  que  de  celui  de  Charles  X, 
et  que  Boyer,  à  qui  il  transmettait  ces  renseignemens, 
pouvait  également  espérer  une  conclusion  favorable  à  la 
République.  Ce  ne  fut  que  dans  les  premiers  mois  de  1851 
que  M.  Pichon  fut  encore  chargé  de  négocier  avec  l'agent 
haïtien.  Celui-ci  en  informa  le  Président,  qui  attendait 
avec  anxiété  ses  nouvelles  communications  sur  les  condi- 
tions mises  aux  traités,  lorsqu'il  apprit  ce  que,  dans  sa 
candeur,  cet  agent  considérait  déjà  comme  très-avanta- 
geux pour  Haïti  :  de  là  l'empressement  mis  à  publier  l'ar- 
ticle officiel  dans  le  Télégraphe  du  50  avril. 

En  effet,  le  2  avril,  M.  Saint-Macary  signa  avec  M.  Pi- 
chon deux  traités  :  l'un  était  relatif  aux  arrangemens 
financiers,  l'autre  au  commerce  et  à  la  navigation  entre  la 
France  et  Haïti.  Dans  le  premier,  toute  la  dette  d'Haïti  fut 
comprise  ;  ainsi,  l'agent  haïtien  reconnaissait,  par  l'art.  1er, 
que  son  pays  devait  : 

1°  120  millions  700  mille  francs  pour  solde  de  Findem- 
nité<w 

~JG  4,648,905  francs  pour  les  avances  faites  par  le  tré- 
sor public  de  France  pour  le  service  de  l'emprunt; 


1  C'est-à-dire  1 00  millions  de  francs. 
T.    X. 


150  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d"  HAÏTI. 

5°  27^,600,000  francs  montant  des  obligations  non  rem- 
boursées de  l'emprunt,  et  les  intérêts  dus  pour  cette  somme 
depuis  le  51  décembre  1828,  lesquels  étant  capitalisés  jus- 
qu'au 51  décembre  1851,  formeraient  à  cette  époque  un 
total  de  55,196,000  francs  pour  le  capital  dudit  em- 
prunt ' . 

L'article  2  du  traité  stipula  que  :  «  le  gouvernement 
»  d'Haïti  s'engageait  à  employer  annuellement,  et  à  partir 
»  du  1er  janvier  1852,  à  l'extinction  des  diverses  parties  de 
»  la  dette  ci-dessus  exprimée,  la  somme  de  4  millions  de 
»  francs.  » 

Par  l'art.  5  :  «  S.  M.  le  Roi  des  Français  consentait  à 
»  ce  qu'il  fût  affecté  par  préférence,  au  service  de  l'emprunt, 
»  la  somme  de  2  millions  qui  seraient  versés  chez  les  ban- 
»  quiers  chargés  des  affaires  de  la  République  à  Paris  (J. 
»  Laflitte  et  C*),  en  deux  payemens  égaux,  de  six  mois 
»  en  six  mois,  le  premier  devant  se  faire  le  50  juin 
»  1852  %.  L'autre  somme  de  2  millions  serait  versée  en 
»  deux  payemens  semblables  à  la  caisse  d'amortissement 
»  à  Paris,  pour  venir,  jusqu'à  due  concurrence,  en  déduc- 
»  tion  du  solde  restant  dû  sur  l'indemnité  ;  et  après  le 
«  remboursement  de  l'emprunt,  le  gouvernement  haïtien 
»  s'engageait  à  continuer  le  payement  de  l'annuité  stipulée 
»  de  4  millions,  et  à  les  verser  à  la  caisse  d'amortissement 
»  jusqu'à  parfait  payement  de  l'indemnité.  » 

«  Art.  4.  Le  gouvernement  haïtien  s'engagea  rembour- 
»  ser,  d'ici  au  51  décembre  1855,  tant  en  principal  qu'en 
»  intérêts  (lesdits  intérêts  fixés  à  trois  pour  fp'^L   *■■-  t'1*  se 


1   Les  intérêts  capitalisés  s'élèveraient  à  5,b%,000  francs. 

%  Eu  sa  qualité  de  ministre  des  finances,  M.  Laffitte  assurait  ainsi  à  sa  maison  de  banque 
le  payement  de  l'emprunt  dont  elle  s'était  chargée.  Du  reste,  cet  honnête  homme  resta 
constamment  nu  chaud  défenseur  de  la  cause  d'Haïti. 


[1851]  CHAPITRE    III.  151 

»  envers  le  trésor  public  de  France  pour  les  avances  faites 
»  pour  le  service  de  l'emprunt.  —  Le  premier  des  paye- 
»  mens  à  faire  pour  l'acquittement  de  l'indemnité  aura  lieu 
»  immédiatement  après  l'accomplissement  de  ces  condi- 
»  tions.  » 

Et  par  un  autre  article,  S.  M.  le  Roi  des  Français  con- 
sentait à  faire  acheter  du  gouvernement  d'Haïti,  des  tabacs 
en  feuilles,  selon  les  qualités  et  les  quantités  et  aux  prix  qui 
seraient  convenus.  Un  dernier  article  disait  que  :  «  sous  la 
»  foi  des  engagemens  pris  ci-dessus  par  le  gouvernement 
»  d'Haïti,  un  traité  de  commerce  et  de  navigation  avait  été* 
»  signé  le  même  jour,  pour  ne  faire  des  deux  traités  qu'un 
»  seul  acte.  » 

Mais  à  la  suite  du  dernier  que  l'on  vient  de  lire, 
M.  Saint-Macary  consentit  à  un  article  additionnel  secret 
que  voici  : 

«  Tous  les  droits  qui,  avant  la  mise  à  exécution  du  traité 
«  de  ce  jour,  auraient  été  perçus  en  Haïti  sur  le  com- 
»  merce  et  la  navigation  de  la  France,  en  sus  de  ceux 
»  déterminés  par  l'ordonnance  du  17  avril  1825,  seront 
»  restitués  par  les  douanes  haïtiennes,  soit  aux  parties 
»  intéressées,  soit,  en  leur  absence,  au  consul  général  de 
»   France,  avajit  l'échange  des  ratifications  dudit  traité.   »/ 

Comme  on  voit,  cet  article  secret  n'était  autre  chose 
qu'une  clause  pénale  infligée  au  gouvernement  d'Haïti 
et  basée  encore  sur  la  malencontreuse  ordonnance  de 
Charles  X,  —  pour  avoir  ordonné  aux  douanes  de  laRépu- 
ieVique  de  mvwîmer,  à  partir  du  1er  janvier  1851.,  les  demi- 
droits  que  payaient  Jusque-là  les  navires  et  les  marchandises 
de  la  France,  à  leur  entrée  dans  les  ports;  car,  depuis 
1827  il  n'existait  plus  de  droits  à  prélever  à  la  sortie. 

Mais,  voyons  aussi  l'autre  traité  souscrit  par  M.  Saint- 


1  52  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI . 

Macary,  et  destiné  à  régler  les  rapports  politiques,  commer- 
ciaux et  de  navigation  entre  la  France  et  Haïti.  Nous  n'en 
citerons  que  quelques  articles  avec  le  préambule  qu'il  est 
aussi  intéressant  de  faire  connaître  : 

«  Sa  Majesté  le  Roi  des  Français  et  le  Président  de  la 
République  d'Haïti,  désirant  détruire  à  jamais  toutes  faus- 
ses inductions  qui  pourraient  être  tirées  de  l'ordonnance 
du  17  avril  1825,  au  sujet  de  la  reconnaissance  pleine  et 
entière  qu'a  faite  la  France  de  l'indépendance  d'Haïti,  et 
établir  sur  des  bases  durables  entre  les  deux  pays,  des 
rapports  d'amitié,  de  commerce  et  de  navigation,  récipro- 
quement avantageux,  ont  résolu  de  conclure  un  traité 
pour  régler  ces  différens  points,  et  ils  ont  fait  choix  à  cet 
effet,  etc. 

»  Art.  1er.  Il  y  aura  paix  constante  et  amitié  perpétuelle 
entre  la  France  et  Haïti,  ainsi  qu'entre  les  citoyens  des  deux 
Etats,  sans  exception  de  personnes  ni  de  lieux  i. 

«  Art.  2.  Les  citoyens  des  deux  Etats  pourront,  sur  les 
territoires  respectifs,  aller  ou  séjourner,  commercer  tant  en 
gros  qu'en  détail,  effectuer  des  transports  de  marchandises 
ou  d'argent,  louer  ou  occuper  des  maisons,  magasins  ou 
boutiques  :  ils  seront  entièrement  libres  de  faire  leurs  affai- 
res eux-mêmes,  ou  de  se  faire  suppléer  par  qui  bon  leur 
semblera ,  facteurs,  agents  ou  cosignataires,  sans  avoir, 
comme  étrangers,  à  payer  aucun  surcroît  de  salaire  ou  de 
rétribution.  Ils  sei^ont  également  libres,  dans  tous  leurs 
achats  comme  dans  toutes  leurs  ventes,  d'établir  et  de  fixer 
le  prix  des  effets,  marchandises  ou  objets  quelconques 

'fi 

tant  importés  que  destinés  à  l'exportation ," 'comme  us 
le  jugeront  convenable,  sauf,  pour  tous  les  cas  indiqués 
dans  ce  paragraphe,  à  se  conformer  aux  lois  et  règlemens  du 

1   Néanmoins,  les  Haïtiens  devaient  s'abstenir  d'aller  dans  les  colonies  françaises. 


[1831]  CHAPITRE    III.  135 

pays.  Ils  ne  seront  d'ailleurs  assujettis  dans  aucun  cas,  à 
d'autres  charges,  taxes  ou  impôts,  que  ceux  payés  par  ls 
nation  la  plus  favorisée. 

»  Art.  4.  Les  Français  en  Haïti  et  les  Haïtiens  en  France, 
seront  libres  de  disposer,  comme  il  leur  conviendra,  par  tes- 
tament, donation  ou  autrement,  de  tous  les  biens  qu'ils  y 
posséderaient.  De  même,  les  citoyens  de  l'un  des  deux  États 
qui  seraient  héritiers  de  biens  situés  dans  l'autre,  pourront 
succéder  sans  empêchement  à  ceux  desclits  biens  qui  leur 
seraient  dévolus  ab  intestat  ;  et  lesdits  héritiers  ou  légatai- 
taires  ne  seront  pas  tenus  à  acquitter  des  droits  cle  suc- 
cession ou  autres  plus  élevés  que  ceux  qui  seraient  sup- 
portés, dans  les  cas  semblables,  par  les  nationaux  eux-mê- 
mes. Bien  entendu  qu'il  n'est  point  dérogé^  par  le  présent 
article,  aux  lois  actuellement  en  vigueur,  ou  qui  vien- 
draient à  être  promulguées  dans  l'un  ou  l'autre  des  deux 
Etats,  quant  à  la  possession,  par  des  étrangers,  de  certai- 
nes natures  de  biens-,  seulement,  il  est  convenu  que  dans  le 
cas  ou  les  lois  limiteraient  ou  même  interdiraient  aux  étran- 
gers l'exercice  du  droit  de  propriété  sur  certaines  natures  de 
biens,  il  sera  accordé  aux  héritiers  ou  légataires  un  délai 
d'un  an  pour  disposer  desdits  biens,  sans  que  la  vente  soit 
soumise  à  aucun  droit  spécial,  à  titre  de  détraction. 

»  Art.  7.  — Les  évaluations  officielles  d'après  lesquelles 
seraient  perçus  des  droits  de  douanes,  établis  ou  à  établir 
dans  l'un  et  l'autre  pays  sur  la  valeur  des  produits  respec- 
tifs, auront  pour  base  les  prix  de  la  vente  en  gros  et  non  les 
feHx  de  la  vente  en  détail. 

«  Art.  lo.  Les  arméniens  des  deux  pays  seront  reçus  dans 
les  ports  respectifs  avec  leurs  prises  ;  ils  y  jouiront  ainsi  que 
leurs  prises,  des  exemptions  accordées  par  l'article  10  aux 
navires  de  commerce  en  relâche.  Les  prises  ne  pourront 


134  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

d'ailleurs  être  ni  arrêtées  ni  saisies  :  les  autorités  locales 
ne  pourront  prendre  connaissance  de  leur  validité,  ni 
s'opposer,  sous  aucun  prétexte,  à  leur  départ  pour  les  lieux 
indiqués  sur  les  commissions  dont  les  capitaines  seront  por- 
teurs, et  dont  ils  seront  seulement  tenus  de  justifier,  etc.  » 

i 

Il  faut  que  la  révolution  de  juillet  ait  fait  naître  un  sin- 
gulier engouement  en  M.  Saint-Macary,  pour  qu'il  ait  signé 
les  traités  dont  on  vient  de  lire  quelques  articles;  car  nous 
cherchons  vainement  une  excuse  en  sa  faveur,  en  présence 
des  instructions  qu'il  avait  reçues,  en  considération  de  ses 
lumières  et  de  la  position  qu'il  occupait  dans  son  pays, 
comme  chef  des  bureaux  du  secrétariat  des  finances. 

Quant  au  traité  financier^  il  savait  d'abord,  que  le  gou- 
vernement haïtien  tenait  à  ne  pas  confondre  ensemble  la 
dette  relative  à  l'emprunt  et  celle  contractée  pour  l'indem- 
nité, et  que  M.  Molien,  puis  ce  consul  général  et  M.  Pichon, 
en  avaient  déjà  fait  la  séparation  par  deux  projets;  et 
cependant,  il  consentit  aies  réunir  dans  l'article  1er.  Il  est 
vrai  qu'il  obtenait  du  gouvernement  français,  que  la  Répu- 
blique ne  payerait  point  d'intérêts  pour  l'énorme  capital  de 
l'indemnité,  mais  seulement  pour  la  somme  des  avances 
faites  par  le  trésor  public  de  France.  En  cela,  le  nouveau 
gouvernement  de  ce  pays  n'était  que  juste  envers  Haïti , 
puisqu'il  était  prouvé  qu'en  1824  on  s'était  contenté  de 
de  100  millions,,  et  qu'Haïti  n'avait  accepté  l'ordonnance 
de  1 825  portant  la  somme  de  1 50  millions  que  dans  la  pen- 
sée de  la  voir  réduire  au  premier  chiffre.  Il  était  encore 

1  m  **i   11» 

équitable  de  ne  pas  exiger  d'intérêt  pour  l'indemnité,  lors- 
qu'on était  convaincu  de  l'exiguïté  des  ressources  d'Haïti,qui 
avait  vidé  son  trésor  en  1826,  et  créé  forcément  alors  un 
papier-monnaie,  afin  de  subvenir  à  Ses  dépenses  intérieures. 


[1851]  CHAPITRE   III.  435 

Et  qu'avait  donc  fait  M.  Molien,  en  1829,  lorsque  par  le 
projet  de  convention  de  cette  année,  il  consentit  à  ce  que 
l'indemnité  fût  payée  en  Haïti,  «  en  rescriptions  sur  les 
»  douanes  et  au  pair  de  la  gourde  haïtienne^  »  et  de  plus, 
«  à  la  cessation  des  demi-droits  à  l'entrée,  h  partir  du  1er 
»  janvier  1831  ?  »  Le  consul-général  n'avait  agi  ainsi  que 
par  un  haut  sentiment  d'équité,  et  l'on  peut  dire  encore, 
par  une  bienveillance  marquée  en  faveur  du  pays  où  il 
exerçait  ses  importantes  fonctions  ;  car  il  savait  que  le  pays 
était  pauvre,  qu'il  y  avait  des  embarras  de  toute  nature, 
et  que  cependant  le  gouvernement  haïtien  avait  à  cœur 
de  remplir  ses  engagemens. . 

Et  après  ces  précédens,  après  que  le  gouvernement  eut 
fait  mettre  à  exécution  sa  résolution  hautement  manifes- 
tée de  faire  cesser  les  demi-droits  à  l'entrée,  son  agent  con- 
sentit à  un  article  secret  du  traité  financier,  par  lequel  il 
serait  tenu  de  faire  restituer  les  droits  qui  avaient  été  perçus 
en  sus!  Qu'il  y  serait  contraint  «  avant  l'échange  des  rati- 
fications de  ce  traité  !...  »  En  cédant  à  une  telle  clause,  qui 
aurait  été  une  humiliation  pour  le  gouvernement,  M.Saint- 
Macary  n'avait  pas  seulement  de  l'engouement  ;  il  était  sans 
doute  en  proie  à  la  nostalgie  après  un  séjour  d'une  année 
en  France  ;  car  il  n'ignorait  pas  les  sentimens personnels  de 
Boyer  et  l'état  de  l'opinion  publique  en  Haïti. 

Ce  n'est  pas  tout.  Dans  le  traité  de  commerce,  il  consentit 
encore  à  accorder  aux  Français  le  droit  «  de  commercer 
»  en  Haïti,  tant  en  gros  qu'en  détail,  »  lorsqu'il  savait  que 
les  lois  du  pays  réservaient  ce  privilège  pour  les  Haïtiens, 
et  qu'elles  n'accordaient  aux  étrangers  de  toutes  les  nations 
que  le  commerce  de  consignation.  Qu'importait  la  clause 
de  la  réciprocité  en  faveur  des  Haïtiens,  en  France?  M.  Saint- 
Macary  ne  pouvait-il  pas  concevoir  que  c'était  là  une  sti- 


156  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

pulation  illusoire?  Cet  avantage  étant  accordé  aux  Fran- 
çais, les  autres  puissances  n'auraient  pas  manqué  de  le 
réclamer  en  faveur  de  leurs  nationaux,  et  il  aurait  fallu  y 
consentir;  et  alors^  les  Haïtiens  auraient-ils  pu  soutenir  la 
concurrence  avec  eux  tous  ''  ? 

Ensuite,  par  l'article  4  du  traité  qui,  en  cela,  était  poli- 
tique, l'agent  d'Haïti  compromettait  les  dispositions  de  la 
constitution  et  celles  du  code  civil  par  une  convention 
dangereuse.  Ces  dispositions  existaient,  et  cependant  cet 
article,  dans  son  second  membre,  admettait  des  supposi- 
tions conditionnelles  pour  le  cas  «  où  des  lois  haïtiennes 
»  limiteraient,  interdiraient,  viendraient  à  être  promul- 
»  guées,  etc.,  »  par  rapport  au  droit  de  propriété  «  sur  cer- 
taines natures  de  bien.  »  Les  blancs  ou  tous  étrangers  quel- 
conques ne  pouvant  être  propriétaires  de  biens  fonciers,  ni 
usufruitiers  à  vie  de  tels  biens,  ni  succéder  qu'aux  biens 
meubles  laissés  en  Haïti  par  leurs  parens  étrangers  ou 
haïtiens;  l'Haïtien  ne  pouvant  disposer,  par  testament  ou 
donation,  que  de  ses  biens  meubles  en  faveur  d'étrangers 
(art.  450,  479,  587  et  740  du  code  civil,  corrélatifs  aux 
art.  58  et  59  de  la  constitution  de  1816),  comment  le  cas 
aurait-il  pu  arriver  que  des  Français  eussent  été  «  héritiers 
»  ou  légataires  de  biens  qu'ils  ne  pouvaient  posséder,  — 
»  d'immeubles,  par  exemple,  —  pour  qu'il  leur  fût  accordé 
»  le  délai  d'un  an  pour  en  disposer  ?  »  Ce  fut  une  aberra- 
tion de  la  part  de  M.  Saint-Macary,  que  d'avoir  engagé  Haïti 
dans  une  semblable  convention  avec  la  France  2. 


1  II  aurait  fallu  accorder  la  même  faveur  à  tons  les  étrangers,  sous  peine  de"  vtTai'On 
replacer  Haïti,  à  leurs  yeux,  sous  la  condition  de  colonie  française-,  et  ils  auraient  eu  rai- 
son de  juger  ainsi. 

2  L'interprétation  diplomatique  serait  survenue  ensuite;  on  nous  aurait  dit  :  «  Vous 
»  avez  admis  la  possibilité  du  fait  dans  un  traité  obligatoire  pour  vous;  or,  voici  un  cas 
*  qui  se  présente  (un  legs  testamentaire,  nul  de  droit)  :  donc  le  fait  peut  continuer  à 
»  exister.  »  Et  qu'on  n'oublie  pas  qu'Haïli  était  débitrice  à  peu  près  insolvable  ! 


[1851]  CHAPITRE    III.  157 

Par  l'article  15,  il  en  faisait  presque  «  une  colonie  fran- 
çaise, »  en  convenant  que  «  les  arméniens  français  seraient 
»  reçus  dans  les  ports  d'Haïti  avec  leurs  prises;  »  et  ce, 
pour  les  cas  de  guerre  maritime.  La  judicieuse  politique 
du  pays  avait  toujours  été  et  était  encore  de  tenir  une 
exacte  neutralité  entre  les  puissances  belligérantes,  partant, 
de  ne  pas  donner  accès  clans  ses  ports  à  leurs  corsaires  ni 
à  leurs  prises;  et  une  telle  convention  n'était  autre  chose 
que  la  renonciation  à  cette  politique,  alors  que  .les  bâti- 
mens  haïtiens  ne  pouvaient,  ne  devaient  même  pas  abor- 
der une  des  colonies  de  la  France  où  existait  l'odieux  escla- 
vage des  noirs  et  de  leurs  descendans.  Prétendre  à  justi- 
fier cette  convention  par  la  réciprocité  établie  en  faveur 
«  des  arméniens  haïtiens  et  de  leurs  prises,  »  c'était  le 
comble  de  l'absurdité. 

Enfin,  sous  le  rapport  du  commerce  d'importation,  con- 
venir avec  la  France  que  «  les  évaluations  officielles  pour 
»  les  droits  à  percevoir  clans  les  douanes,,  auraient  pour 
»  base  le  prix  de  la  vente  en  gros  et  non  celui  de  la  vente 
»  en  détail,  »  c'était  anéantir  les  lois  existant  en  Haïti  sur 
les  douanes,  et  dénier  au  gouvernement  le  droit  d'en  pro- 
mulguer à  l'avenir,  de  faire  des  tarifs,  —  à  moins  de  se 
soumettre  aux  caprices  et  aux  prétentions  de  cette  foule  de 
commerçans  français  «  en  gros  et  en  détail,  »  que  l'ar- 
ticle 2  du  traité  allait  attirer  clans  le  pays1.  En  cela,  comme 
dans  les  autres  stipulations,  M.  Saint-Macary  se  laissa  éga- 
rer par  le  mirage  de  la  réciprocité,  véritable  duperie  pour 
Haïti,  si  elle  y  avait  consenti. 

Il  faut  peu  de  réflexions,  en  effet,  pour  reconnaître  que, 


1  On  avait  remarqué  sans  doute  que  le  tarif  de  la  loi  de  1827-  portait  l'évaluation  du 
prix  moyen  à  un  taux  élevé,  et  l'on  voulait  contraindre  le  gouvernement  haïtien  à  le  re- 
tourner. Mais  alors  et  à  toujours,  plus  d'indépendance  pour  Haïti  ! 


138  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hàÏTI. 

sous  tous  les  rapports.,  il  est  impossible  aux  Haïtiens  de 
lutter  avec  les  étrangers  de  toutes  les  nations  dans  les  pays 
étrangers,  lorsqu'il  leur  est  si  difficile  de  soutenir  cette 
concurrence  en  lîaïti  même  :  de  là  la  nécessité  de  ne  faire 
des  traités  de  commerce  que  sur  le  principe  de  la  nation  la 
plus  favorisée'1. 

Haïti  peut  et  doit  comprendre  qu'il  est  de  son  intérêt  de 
favoriser  cette  branche  d'industrie  en  tout  ce  qui  ne  peut 
nuire  à  ses  nationaux,  par  le  respect  porté  aux  étrangers, 
par  une  entière  sécurité  pour  leurs  établissemens  dans  son 
sein,  par  toutes  les  facilités  données  à  leurs  transactions., 
ainsi  que  cela  se  pratiquait  avant  l'existence  des  consulats; 
et  alors,  sa  législation  doit  être  en  harmonie  avec  ces  dis- 
positions bienveillantes,  et  basée  sur  les  principes  du  droit 
des  gens. 

M.  Saint-Macary  était  si  bien  entré  dans  les  vues  du 
gouvernement  français,  que  le  roi  Louis-Philippe  n'hésita 
pas  à  ratifier  les  deux  traités.  On  s'était  fait  d'ailleurs  en 
France  une  idée  exagérée  du  caractère  de  Boyer,  en  le 
croyant  trop  difficile  et  plus  mobile  qu'il  ne  l'était  effective- 
ment, d'après  tous  les  projets  de  convention  et  de  traité 
qui  avaient  été  essayés  depuis  1825,  parce  qu'on  ne  vou- 
lait pas  reconnaître  la  nécessité  où  il  se  trouvait  d'obtenir 
des  garanties  pour  son  pays,  que  l'ordonnance  du  17  avril 
n'offrait  pas.  On  ne  prenait  pas  en  considération  non  plus 
les  susceptibilités  qu'avait  soulevées  l'acceptation  de  cette 
ordonnance.  En  ratifiant  les  traités ,  le  Roi  des  Français 
espérait  donc  lier  le  Président  d'Haïti  par  le  respect  pour^ 
sa  signature  apposée  à  ces  actes.  Peu  après,  M.  Pichon  fils 

1  La  France  ne  pouvait  raisonnablement  nous  blâmer  de  vouloir  assurer  une  protec- 
tion efficace  à  nos  nationaux,  en  leur  réservant  les  privilèges  établis  de  tout  temps  en  leur 
faveur;  car  la  France  est  bien  le  pays  de  la  protection  pour  toutes  les  industries  natio- 
nales. 


[1831]  CHAPITRE   III.  139, 

fut  chargé  de  les  apporter  à  M.  Molien,  consul  général,  qui 
reçut  la  mission  de  les  faire  accepter  et  ratifier  :  il  partit 
de  Brest  sur  la  frégate  la  Junon,  et  M.  Saint-Macary  y  prit 
passage.  Ils  arrivèrent  au  Port-au-Prince  à  la  fin  de 
mai. 

Boyer  ne  pouvait  hésiter  à  refuser  sa  ratification  aux 
traités  que  lui  remit  son  agent  :  trop  de  motifs  s'opposaient 
à  cette  sanction.  Il  réunit  cependant  autour  de  lui  les  séna- 
teurs présens  à  la  capitale  et  les  grands  fonctionnaires  de 
l'État,  et  tous  furent  unanimes  à  lui  conseiller  de  persister 
dans  son  refus.  Cette  détermination  fut  communiquée  à 
M.  Molien,  avec  promesse  d'adresser  au  ministère  français 
une  dépêche  qui  exposerait  les  motifs  du  gouvernement 
haïtien. 

Le  consul  général  avait  déjà  vu  où  tendait  l'article  offi- 
ciel du  30  avril,  dans  le  Télégraphe,  et  des  explications 
verbales  avaient  eu  lieu  entre  lui  et  le  secrétaire  général 
Inginac  à  ce  sujet  ;  il  en  était  résulté  de  l'aigreur  entre  eux 1 . 
Il  ne  pouvait  accueillir  le  refus  de  ratification  de  la  part  du 
Président,  puisqu'il  avait  mission,  au  contraire,  de  l'ob- 
tenir. 

11  demanda  et  obtint  de  Boyer  une  audience  privée,  afin 
de  conférer  avec  lui  et  de  le  persuader  à  cet  égard.  Comme 
le  Président,  M.  Molien  avait  toutes  les  formes  et  la  poli- 
tesse nécessaires  en  pareil  cas;  mais,  dans  la  discussion 
qui  s'ensuivit  entre  eux,  ils  finirent  tous  deux  par  s'animer, 
chacun  à  son  point  de  vue.  Boyer  ne  céda  point  à  ses  re- 
présentations, même  fondées  sur  \û  puissance  de  la  France 
et  sur  le  peu  d'égards  qu'il  semblait  montrer  pour  le  non- 


1  Avant  cela  même  et  à  propos  de  l'affaire  Pruneau,  des  malveillans  avaient  imputés 
M.  Molien  d'avoir  exprimé  des  sentimens  hostiles  au  général  Inginac.  C'était  une  per- 
fidie des  opposans  qui  voulaient  les  diviser. 


140  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

veau  souverain  qu'elle  avait  placé  sur  le  trône.  La  rupture 
fut  complète  entre  eux  dans  cette  audience  '. 

Le  lendemain,  le  consul  général  lui  adressa  la  note  sui- 
vante : 

«  Président, 

«  Le  soussigné,  Consul  général  de  France,  par  intérim, 
a  ordre  de  demander  uniquement  à  Votre  Excellence  si  elle 
consent  à  ratifier  les  deux  traités  signés  à  Paris  le  2  avril 
dernier  par  MM.  Pichon  et  Saint-Macary. 

»  Le  soussigné  ayant  eu  l'honneur  d'entretenir  longue- 
ment hier  Votre  Excellence  de  la  mission  toute  spéciale  que 
le  gouvernement  du  Roi  des  Français  lui  a  confiée,  et 
lui  ayant  déclaré  qu'il  n'a  pas  pouvoir  de  rien  changer 
au  traité  définitif  du  2  avril,  n'a  plus  qu'à  vous  annon- 
cer, Président,  que  M.  Pichon  fils,  chargé  de  rapporter 
votre  réponse,  partira  très-incessamment  sur  la  frégate 
la  Junon. 

»  Président,  le  soussigné  est  avec  respect,  de  Votre  Excel- 
lence, le  très-humble  serviteur,  Signé  :  Molien  2.  » 

A  cette  note,  le  général  Inginac  eut  ordre  de  répondre 
ce  qui  suit  : 

«  Port-au-Prince  le  4  juin  1 851 ,  au  28edel'indépendance. 

»  Le  soussigné,  secrétaire  général  près  Son  Excellence 
le  Président  d'Haïti,  est  chargé  d'accuser  réception  à  Mon- 
sieur le  Consul  général  de  France,  par  intérim,  de  sa  note 
du  2  courant,  par  laquelle  il  demande  à  S.  E.  si  .elle  con- 

1  Boyer  a  dit  en  ma  présence  que,  dans  cette  audience,  M.  Molien  semblait  vouloir 
l'exposer  à  commettre  sur  sa  personne  la  même  injure  que  le  dey  d'Alger  se  perîutî  SitF* 
le  consul  de  France.  Il  tenait  à  la  main  un  rouleau  de  papier,  et  gesticulant  comme  d'ha- 
bitude, il  trouva  que  le  consul  s'approchait  trop  de  lui,  sur  le  sopha  où  ils  étaient  assis. 
Mais  M.  Molien  se  respectait  trop  pour  avoir  eu  une  telle  intention  :  évidemment,  Boyer 
était  dans  l'erreur. 

%    On  ne  peut  disconvenir  que  cette  note  est  pleine  d'égards  pour  Boyer,   même    après 
leur  discussion  si  vive  do  la  veille. 


[1831)  CHAPITRE    III.  141 

sent  à  ratifier  les  deux  traités  signés  à  Paris,  le  2  avril  der- 
nier, par  MM.  Pichon  et  Saint-Macary. 

»  Le  soussigné  à  Tordre  de  rappeler  à  M.  le  Consul  gé- 
néral^  que  S.E.  lui  a  déjà  fait  connaître,  dans  l'audience 
qu'elle  lui  a  accordée,  que  cette  ratification  n'aura  pas  lieu. 
Les  motifs  delà  détermination  du  gouvernement  d'Haïti  se- 
ront exposés  dans  une  dépêche  qui  va  être  incessamment 
remise  à  M.  Pichon  fils  pour  le  gouvernement  français. 

»  Le  soussigné  profite  de  cette  occasion  pour  assurer 
M.  le  Consul  général  de  sa  haute  considération. 

«  Signé:  B.  Inginac.  » 

Mais  le  même  jour,  M.  Molien  répliqua  ainsi  : 
«  Monsieur  le  Secrétaire  général, 

»  Je  m'empresse  de  répondre  à  votre  lettre  de  ce  jour. 
Les  motifs  que  le  gouvernement  haïtien  se  propose  de  prêter  ,, 
à  son  refus  de  ratifier  les  deux  traités  définitifs  du  2  avril,  f ' 
ne  pouvant,  quels  qu'ils  soient,  être  accueillis  par  le  gouver- 
nement deSaMajesté,  ni  changer  sa  résolution,  M.  Pichon  ne 
se  chargera  pas  de  les  transmettre.  Veuillez  donc,  Monsieur, 
choisir  une  autre  occasion  pour  faire  passer  vos  dépêches. 

»  Tout  en  vous  exprimant  pour  la  dernière  fois,  Mon- 
sieur, le  regret  que  les  relations  de  bonne  amitié  qui  sub- 
sistaient depuis  cinq  ans  entre  la  France  et  Haïti  aient  cessé 
si  tôt,  je  me  félicite  en  même  temps  que  le  bon  droit  soit 
resté  de  notre  côté.  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  prier, 
Monsieur,  de  réclamer  auprès  de  M.  le  Président  sa  protec- 
tion efficace  pour  ceux  de  mes  compatriotes  que  leurs  af- 
■"  irj:  pourraient  retenir  encore  quelque  temps  à  Haïti,  mal- 
gré mes  avis  pressans. 

»  Agréez ,  Monsieur,  l'assurance  de  ma  considération 
distinguée. 

»  Signé  :  Molien.  » 


142  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE   d' HAÏTI. 

Le  mot  définitifs  employé  dans  ces  deux  notes  pour  qua- 
lifier les  traités  du  2  avril,  expliquait  suffisamment  la  con- 
duite du  consul  général  en  cette  circonstance,  car  c'était 
dire  quelles  étaient  les  instructions  qu'il  avait  reçues  de 
son  gouvernement  ;  et  en  affirmant  que  «  quels  que  fus- 
»  sent  les  mothVdu  gouvernement  haïtien  pour  refuser 
»  sa  ratification  à  ces  traités,  ils  ne  seraient  pas  ac- 
»  cueillis,  »  M.  Molien  faisait  lire  en  quelque  sorte  ces  ins- 
tructions. 

Après  les  différens  projets  débattus  et  même  signés  avec 
le  gouvernement  de  Charles  X,  celui  de  la  nouvelle  dynas- 
tie considérait  les  traités  du  2  avril  comme  le  necplus  ultra 
des  concessions  qu'il  fallait  faire  aux  demandes  réitérées  de 
la  République,  qui  se  montrait  si  difficile.  Il  ne  prévoyait 
pas,  peut-être,  qu'il  arriverait  un  moment  où,  mieux  con- 
vaincu de  la  justice  des  réclamations  d'Haïti,  il  serait  par- 
faitement équitable  envers  elle,  en  agissant  comme  il  con- 
venait à  la  grandeur  de  la  France  de  le  faire. 

Quant  au  consul  général  personnellement,  nous  avons 
déjà  fait  remarquer  qu'en  avril  1829,  il  avait  été,  non-seu- 
lement équitable,  mais  bienveillant  envers  notre  pays,  en 
souscrivant  le  projet  de  convention  financière  de  cette 
époque.  Son  refus  de  laisser  prendre  par  M.  Pichon  fils  les 
dépêches  du  gouvernement,  n'était  que  la  conséquence  de 
la  déclaration  qu'il  fit,  «  que  les  relations  de  bonne  amitié 
cessaient  entre  la  France  et  Haïti  ;  »  et  en  cela  encore  il  se 
conformait  à  ses  instructions. 

Mais  ce  qui  parait  avoir  été  de  sa  part  un  nivjyeu  dte  ■'■■' 
midation ,  pour  porter  Boyer  à  réfléchir  sur  l'issue  que 
pouvait  avoir  la  cessation  des  relations  diplomatiques  avec 
la  France,  ce  fut  la  tentative  qu'il  fit  auprès  des  Français 
établis  au  Port-au-Prince^  et  qui  est  prouvée  par  la  fin  de 


[1851]  CHAPITRE    III.  145 

sa  seconde  note  adressée  au  général  Inginac,  où  il  le  priait 
«  de  réclamer  la  protection  efficace  du  Président  pour  ceux 
»  de  ses  compatriotes  que  leurs  affaires  retiendraient  quel- 
»  que  temps  encore  à  Haïti,  malgré  ses  avis  pressans.  » 
M.  Molien  les  convoqua  au  consulat  général  et  leur  enjoi- 
gnit de  quitter  le  pays  sans  délai,  à  cause  des  éventualités 
qui  allaient  surgir  du  refus  fait  par  Boyer  de  ratifier  les 
traités.  Contre  son  attente,  ses  compatriotes,  en  majorité, 
refusèrent  péremptoirement  d'obéir  à  cette  injonction,  et 
ils  lui  remirent  même  une  protestation  écrite  dont  ils  adres- 
sèrent la  copie  au  ministre  des  affaires  étrangères  de 
France.  Ils  alléguaient  pour  motif  de  leur  résolution, 
qu'ayant  leurs  intérêts  engagés  en  Haïti,  ils  ne  pouvaient 
les  abandonner  par  rapport  à  de  semblables  difficultés 
entre  ce  pays  et  le  leur,  difficultés  qui  finiraient  probable- 
ment par  être  aplanies  entre  les  deux  gouvernemens;  et 
que,  d'ailleurs,  ils  étaient  assurés  de  la  protection  de 
Boyer  pour  leurs  personnes  et  leurs  propriétés,  car  avant 
l'établissement  du  consulat  français,  ils  en  jouissaient  plei- 
nement. 

Ce  fut  un  mécompte  pour  M.  Molien  :  de  le  néanmoins 
sa  sollicitude  pour  ses  compatriotes,  et  la  résolution  qu'il 
prit  lui-même  de  partir  pour  la  France  avec  M.  Pichon 
fils.  Il  appela  du  Cap-Haïtien  M.  Cerffber,  afin  de  lui  laisser 
la  gérance  du  consulat  général  ;  et  les  «  relations  de  bonne 
amitié  »  ne  continuèrent  pas  moins  entre  ce  consul  et  le 
gouvernement  haïtien,  après  le  départ  cle  son  chef1. 
-■  M,  ï.ïol-! -?n  éiait  encore  à  la  capitale,  quand  le  Président 
publia,  le  12  juin,  une  proclamation  qui  récapitula  tous 


1  Si  M.  Cerffber  cessa  de  correspondre  officiellement  arec  le  gouvernement  (ce  que 
j'ignore},  il  ne  continua  pas  moins  à  jouir  de  tous  les  égards  dus  à  sa  personne  et  à  son 
rang. 


iii  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI. 

les  faits  antérieurs,  toutes  les  phases  des  négociations  sui- 
vies entre  les  gouvernemens  d'Haïti  et  de  France,  depuis 
l'acceptation  de  l'ordonnance  de  Charles  X.  En  parlant  de 
la  dernière  mission  de  M.  Saint-Macary,  qui  avait  pour  but 
«  de  demander  des  avantages  relatifs  à  l'introduction  denos 
»  denrées  expédiées  pour  notre  libération ,   »  Boyer  disait  : 

«  Cet  agent  avait  ordre  de  ne  séjourner  qu'un  mois  à 
Paris.  Il  n'avait  même  pas  été  encore  admis  à  discuter  les 
propositions  qu'il  était  chargé  de  faire,  lors  de  la  révolu- 
tion qui  renversa  du  trône  la  maison  des  Bourbons.  Si,  par 
cet  événement,  il  fallait  nécessairement  d'autres  pouvoirs 
à  ce  commissaire  pour  être  en  droit  de  continuer  sa  mis- 
sion, on  conçut  ici  néanmoins  les  plus  grandes  espérances 
sur  les  avantages  du  système  libéral  que  devait  naturelle- 
ment adopter  à  notre  égard  la  France  régénérée.  En  effet, 
pouvait-on  avoir  une  autre  pensée,  en  voyant  appeler  à  la 
tête  du  gouvernement  de  ce  royaume  les  hommes  remar- 
quables qui,  tant  de  fois  à  la  tribune  comme  par  leurs 
écrits,  proclamaient  des  principes  en  faveur  d'Haïti,  et 
considéraient  sous  un  point  de  vue  plus  élevé  les  rela- 
tions entre  Haïti  et  la  France,  condamnaient  hautement 
les  exigences  du  gouvernement  déchu? 

»  Contre  cette  attente,  l'agent  haïtien  prit  sur  lui  d'ou- 
trepasser sa  mission.  Il  est  revenu  ici,  après  une  absence 
de  plus  d'une  année,  apportant  deux  traités  contenant 
des  conditions  auxquelles  il  n'était  pas  autorisé  à  sous- 
crire, et  que  par  conséquent  je  ne  pouvais  pas  ratifier. 

»  Haïtiens!  le  consul  général  de  France,  par  intérim,  a 
déclaré,  à  cause  de  ce  refus  de  ratification,  que  les  rela- 
tions d'amitié  entre  la  France  et  Haïti  ont  cessé.  Que  de 
réflexions  cette  étrange  déclaration  fait  naître!  Le  sort 
d'Haïti  pouvait  donc  dépendre  d'une  convention  signée 


[1851]  CHAPITRE    III.  115 

en  France  par  un  envoyé  haïtien ,  quel  que  fût  le  vice 
dont  cet  acte  aurait  pu  être  entaché!  Les  deux  traités  dont 
il  est  question  sont  donc  des  traités  imposés!...  » 

Et  comme  toujours  en  pareil  cas,  renouvelés  si  souvent, 
des  exhortations  furent  faites  aux  Haïtiens  de  se  tenir  parés 
aux  éventualités,  aux  fonctionnaires  publics  et  aux  mili- 
taires de  remplir  leurs  devoirs  envers  la  patrie,  aux  com- 
mandans  d'arrondissement  de  se  rappeler  les  instructions 
du  Président  d'Haïti.  «  Que  les  étrangers,  que  la  confiance 
»  a  conduits  sur  notre  territoire,  y  trouvent  la  sécurité  que 
»  la  loi  et  notre  loyauté  leur  ont  constamment  garantie.  » 

Cette  proclamation,  publiée  avec  pompe,  excita  un  en- 
thousiasme extraordinaire  dans  la  population  du  Port-au- 
Prince.  Adhérens  ou  opposans  à  Boyer  se  confondirent 
dans  une  exaltation  patriotique;  car  chacun  croyait  voir 
dans  la  rupture  des  relations  diplomatiques  entre  les  deux 
gouvernemens,  la  libération  de  la  dette  nationale  contrac- 
tée envers  la  France^  qui  persistait  à  refuser  à  Haïti  les 
garanties  que  réclamaient  sa  sécurité  comme  pays  indépen- 
dant et  souverain,  et  son  honneur  et  sa  dignité  profondé- 
ment blessés  par  les  termes  et  les  clauses  de  l'ordonnance 
de  1825.  Voilà  clans  quel  sens  il  faut  expliquer  la  joie  qui 
éclata  en  cette  circonstance.  L'éventualité  d'une  guerre 
avec  la  France,  loin  d'attiédir  le  dévouement  à  la  patrie,  le 
ranima  au  contraire.  Le  glorieux  exemple  que  venait  de 
donner  au  monde  la  courageuse  population  de  Paris  servit 
même  à  produire  ce  résultat,  et  la  lutte  héroïque  que  soute- 
naient encore  la  Pologne  et  la  Belgique  contre  leurs  domi- 
nateursn'y  contribua  pas  moins,  en  surexcitant  les  esprits 1 . 

Depuis  quelques  mois  on  avait  commencé  des  construc- 

1  La  capitale  fut  spontanément  illuminée.  Le  sénateur  J.-F.  Lespinasse  se  distingua  par 
un  transparent  sur  lequel  on  lisait  :  Indépendance  !  Souveraineté!  Assez  longtemps  nous 
avons  gémi  sous  le  fouet  des  colons  ! 

T.  X.  10 


146  ÉTUDES    SUR    LHISTOIRE    D  HAÏTI. 

lions  à  la  Coupe;  il  n'y  eut  qu'une  pensée  générale  :  c'était 
d'y  fonder  une  ville  pour  être  la  capitale  de  la  République, 
pour  y  transporter  les  objets  précieux,  les  archives  de 
l'État,  les  armes  et  autres  choses  du  dépôt  de  guerre,  afin 
de  les  mettre  à  l'abri  d'un  coup  de  main;  et  c'est  alors 
que  le  PrésideuLdéeida  que  cette  ville  porterait  le  nom  de 
Pétion.  Il  ordonna  à  toutes  les  administrations  de  préparer 
les  objets  qu'elles  auraient  à  y  envoyer. 

Le  consul  général  de  France  fut  témoin  de  tout  cet  en- 
thousiasme. L'aménité  de  son  caractère  et  sa  bienveillance 
pour  le  pays  lui  avaient  fait  contracter  des  relations  de 
société  avec  un  certain  nombre  d'Haïtiens,  dont  la  plupart 
se  crurent  obligés  de  les  cesser  immédiatement,  pendant 
que  ses  compatriotes  eux-mêmes  résistaient  à  son  injonc- 
tion de  quitter  Haïti;  et  il  se  trouvait  ainsi  dans  une  sorte 
d'isolement  regrettable,  par  l'accomplissement  de  son  de- 
voir envers  son  gouvernement,  lorsqu'il  partit  sur  la  fré- 
gate la  Junon  avec  M.  Pichon  fils  :  ils  arrivèrent  en  France 
à  la  fin  de  juillet  \ 

Après  leur  départ,  on  publia,  dans  le  Télégraphe  du  19 
juin,  un  article  semi-officiel  dans  lequel  le  gouvernement 
fit  connaître  tous  ses  vrais  motifs  pour  avoir  refusé  de 
ratifier  les  deux  traités.  Cet  article  résuma  de  nouveau  les 
faits  antérieurs,  à  partir  même  des  premiers  temps  de  la  ré- 
volution jusqu'à  l'acceptation  de  l'ordonnance  de  Charles  X, 
en  prouvant  la  légitimité  de  l'indépendance  d'Haïti  par  celle 
des  États-Unis^  de  la  Colombie,  du  Mexique,  du  Chili^  que 
la  France  n'avait  pas  hésité  à  reconnaître  formellement;  il 
parla  encore  de  la  Grèce,  de  la  Belgique  et  de  la  Pologne 
dont  la  résistance  avait  toutes  les  sympathies  de  cette  puis- 

f  1   Quand  Boyervint  à  Paris  où  il  mourut  en  18!i0,  M.  Molien  le  visita  et  lui   témoigna 

/  toute  son  estime  :  il  en  fut  parfaitement  accueilli. 

Vf* 


[1851]  CHAPITRE    111.  1  17 

santé  nation;  du  langage  qu'avaient  toujours  tenu,  par 
rapport  à  Haïti,  les  hommes  qui  se  trouvaient  maintenant 
au  pouvoir.  Il  dit  du  cabinet  français  sous  Charles  X  : 
«  Si  ce  gouvernement  ou  celui  qui  l'a  remplacé  pour  le 
»  continuer,  n'avait  jamais  conservé  Y  arrière-pensée  d'exer- 
»  cer  une  suprématie  quelconque  sur  Haïti;  s'il  avait  sin- 
»  cèrement  entendu  qu'elle  jouît  d'une  indépendance  réelle 
»  et  absolue,  comme  elle  en  a  pour  toujours  manifesté  la 
»  volonté,  pourquoi  n'a-t-il  pas,  dans  un  acte  solennel, 
«  proclamée,  la  face  du  monde  entier  sa  renonciation  for- 
»  melle  à  toute  espèce  de  prétentions  sur  notre  territoire  et 
»  à  toute  espèce  d'influence  sur  nos  affaires  intérieures  ?. . . 
»  M.  Saint-Macary  reparaît  enfin,  et  au  grand  étonne- 
»  ment  de  la  nation,  quoique  sans  pouvoirs,  il  rapporte 
»  deux  traités  frappés  d'un  vice  radical  qui  entraîne  la 
»  nullité,  et  qui  ne  pouvaient  être  acceptés,  et  parce  qu'ils 
»  n'avaient  pas  été  discutés  par  un  agent  compétent,  et 
»  parce  qu'ils  renferment  des  dispositions  que  la  nation 
»  rejettera  éternellement  :  traités  pourtant  qu'on  paraît 
»  nous  imposer  comme  un  ultimatum...  Que  le  consul  de 
»  France  se  rassure  :  Haïti  saura  toujours  distinguer  les 
»  Français  de  leur  gouvernement...  Quoi  qu'il  en  soit, 
»  tous  les  peuples  généreux,  l'Angleterre,  l'Allemagne, 
»  une  partie  des  États-Unis,  et  ce  peuple  français  lui-même 
»  si  magnanime  quand  il  ne  suit  que  ses  inspirations,  ap- 
»  plaudiront  à  notre  détermination,  parce  que  l'honneur 
»  national,  le  respect  pour  nos  droits  et  notre  indépen- 
»   dance  nous  l'auront  seuls  dictée.    » 

Mais  ces  publications  ne  suffisaient  pas,  il  fallait  expli- 
quer directement  au  "gouvernement  français  les  motifs  de 
la  non-ratification  des  traités  du  2  avril1.  A  cet  effet, 

1.11  faut  convenir  que  le  mois  à! avril  a  été  peu  favorable  clans  les  transactions  entre 


148  ÉTUDES    SUR    ^HISTOIRE    d'hAÏTI. 

MM.  Jmbert,  Voltaire  et  Inginac,  en  leur  qualité  de  grands 
fonctionnaires,  lui  adressèrent  une  longue  dépêche  où  ces 
motifs  étaient  entièrement  exposés;  et  de  ce  qu'ils  expri- 
maient l'espoir  qu'on  avait  conçu  en  Haïti,  que  ses  anciens 
défenseurs  du  temps  de  la  Restauration,  arrivés  au  pouvoir 
en  France  où  régnait  maintenant  un  esprit  libéral,  auraient 
été  plus  favorables  à  ce  jeune  peuple,  le  cabinet  français 
voulut  bien  croire  que  celui  d'Haïti  demandait  la  suppres- 
sion de  l'indemnité,  tandis  qu'il  ne  désirait  qu'une  réduc- 
tion de  cette  dette  et  des  facilités  pour  la  payer,  indé- 
pendamment d'un  traité  où  il  serait  dit  que  «  la  France 
»  reconnaît  la  République  d'Haïti  comme  Etat  libre,  indé- 
>»  pendant  et  souverain,  et  renonce  à  toutes  prétentions 
»  quelconques  sur  son  territoire  et  ses  affaires  intérieures 
»   et  extérieures.  » 

Nous  croyons  avoir  prouvé,  par  le  texte  de  quelques 
articles  des  deux  traités  et  par  les  raisonnemens  dont  nous 
les  avons  accompagnés,  que  Boyer  ne  pouvait  les  ratifier. 
Mais,  s'il  n'avait  eu  que  les  motifs  résultant  de  la  caducité 
des  pouvoirs  donnés  à  M.  Saint-Macary,  le  gouvernement 
français  aurait  dû  encore  les  accepter;  car  la  faute  en  était 
à  lui-même  qui  n'en  exigea  pas  de  nouveaux,  tandis  qu'il 
renouvelait  ceux  que  M.  Pichon  avait  reçus  de  l'ancien 
gouvernement,  après  avoir  prêté  serment  à  la  nouvelle  dy- 
nastie à  laquelle  il  se  rallia  en  sa  qualité  de  conseiller 
d'Etat.  Le  respect  dû  à  la  France  et  à  son  roi  ne  pouvait 

Haïti  et  la  France.  L'ordonnance  de  Charles  X  a  été  signée  dans  ce  mois  ;  les  premiers 
projets  de  convention  et  de  traité  signés  par  M.  Molien  ont  été  faits  en  avril  1829;  les 
deux  antres,  discutés  par  lui  et  M.  Pichon,  ont  été  rédigés  en  avril  1830  ;  et  les  traités 
conclus  par  IM.  Saint-Macary,  en  avril  1831.  Aucun  de  ces  actes  n'a  convenu  pour  la 
bonne  entente  entre  les  deux  pays. 

M.  Saint-Macary  resta  dans  une  sorte  de  disgrâce  pendant  environ  deux  ans,  et  fut  ap- 
pelé en  1833  à  la  direction  du  lycée  national  où  il  se  montra  dévoué,  capable  et  propre 
à  une  fonction  aussi  importante.  Cet  établissement  prospéra  sous  son  intelligente  direc- 
tion. Il  mourut  en  1837. 


[1831]  CHAPITRE    III.  149 

être  poussé  jusqu'à  l'oubli  des  intérêts  d'Haïti,  de  son 
honneur  et  de  sa  dignité,  à  la  violation  de  ses  institutions 
par  le  chef  qui  présidait  à  ses  destinées. 

Sur  le  refus  fait  par  M.  Molien  d'accepter  la  dépêche  du 
gouvernement,  le  Président  en  chargea  M.  Edouard  Lloyd,  i 
négociant  anglais  établi  au  Port-au-Prince,  qui  allait  en 
Europe.  Attaché  au  pays  où  il  jouissait  d'une  considération 
méritée  par  sa  conduite.,  M.  Lloyd  se  rendit  lui-même  à 
Paris  où  il  remit  cette  dépêche,  en  septembre,  au  général 
comte  Sébastiani,  ministre  des  affaires  étrangères. 

D'après  les  faits  qui  venaient  de  se  passer  à  Haïti,  la 
dépêche  du  gouvernement  ne  pouvait  être  que  mal  accueil- 
lie. Le  consul  général  de  France  avait  déclaré  la  cessation 
des  relations  de  bonne  amitié  entre  son  pays  et  le  nôtre, 
partant  la  rupture  des  relations  diplomatiques  entre  les  deux 
gouvernemens:  le  ministère  français  maintint  cette  déclara- 
tion. Cependant  il  trouva,  dans  les  procédés  usités  en  pareil 
casentre  lesnations,  un  moyen  de  faire  connaître  sa  pensée, 
son  mécontentement  au  gouvernement  haïtien,  par  ce  qu'on 
appelle  une  note  verbale,  sans  signature.  Le  2  octobre,  le 
comte  Sébastiani  en  remit  une  à  M.  Lloyd,  datée  du  25  sep- 
tembre, pour  être  expédiée  à  Boyer.  Cette  note  devait  né- 
cessairement se  ressentir  de  l'irritation  du  cabinet  français 
et  même  du  roi  Louis-Philippe.  Elle  contenait  principale- 
ment ce  passage  :  «  Sans  cloute,  si,  comme  on  l'insinue, 
»  l'indemnilé  stipulée  dans  l'ordonnance  du  1 7  avril,  avait 
»  été  leprix  de  la  reconnaissance  de  l'indépendance  d'Haïti 
»  par  la  France,  le  gouvernement  de  Sa  Majesté,  autant 
»  par  respect  pour  la  liberté  des  peuples  que  par  senti- 
»  ment  de  générosité  pour  Haïti,  aurait  pu  lui  en  faire  la 
»  remise.  Mais  il  n'en  est  point  ainsi  :  la  révolution  d'Haïti, 
»   qui  n'a  d'ailleurs  rien  de  commun  avec  les  autres  révo- 


150  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

»  lulions,  a  été  marquée  par  la  spoliation  des  proprié- 
»   lés,  etc.   » 

Le  ministre  terminait  par  dire  que^  si  le  gouvernement 
haïtien  voulait  faire  de  nouvelles  propositions,  on  lui  ac- 
cordait un  délai  de  cinq  mois  à  cet  effet  '. 

Quel  que  fût  le  ton  général  de  cette  note  verbale,  le  pas- 
sage que  nous  venons  de  citer  n'était  pas  moins  un  hom- 
mage rendu  au  droit  que  les  Haïtiens  avaient  eu  de  résister 
à  la  France,  pour  conserver  leur  liberté  par  l'indépendance 
de  leur  pays;  et  dans  l'état  des  choses,  il  faut  l'avouer,  le 
gouvernement  français ,  prévenu  contre  le  caractère  de 
Boyer,  et  ne 's' expliquant  pas  assez  peut-être  le  but  qu'il 
voulait  atteindre,  ne  pouvait  guère  tenir  un  autre  langage. 

Pour  être  juste  envers  son  adversaire,  même  son  enne- 
mi^ il  faut  comprendre  sa  situation  réelle  comme  on  com- 
prend sa  propre  situation. 

Malgré  les  principes  libéraux  qui  prévalaient  en  France 

1  M.  Frédéric  Martin,  dont  j'ai  parlé  dans  une  note  de  la  page  30,  étant  employé  aux 
archives  du  ministère  de  la  marine,  apprit  qu'il  était  question  d'envoyer  une  expédition 
contre  Haïti,  aprèsle  retour  en  France  de  MM.  Molien  et  Pichon  fils.  Il  rédigea  un  mé- 
moire qu'il  présenta  à  l'amiral  de  Rigny,  ministre  de  la  marine,  dans  le  but  d'éclairer  le 
gouvernement  français  sur  la  situation  que  l'ordonnance  du  17  avril  1825  avait  faite  à 
Haïti,  sur  la  bonne  foi  de  Boyer  qui  avait  compromis  sa  popularité  pour  servir  son  pays. 
11  y  disait  qu'il  fallait,  ou  réduire  l'indemnité  à  100  millions  comme  on  en  était  convenu 
en  1824,  ou  abaisser  les  droits  sur  les  cafés  d'Haïti,  afin  de  faciliter  ses  payemens  et  de 
contenter  les  Haïtiens  ;  il  appuya  son  opinion  par  des  cbifires  pour  prouver  les  pertes 
faites  sur  la  vente  des  cafés  en  France.  M.  Frédéric  examina  les  conséquences  des  deux 
hypothèses,  ou  d'une  expédition  de  troupes  pour  envahir  Haïti,  ou  d'un  blocus  de  ses 
ports,  et  osa  dire  que  le  gouvernement  français  ne  réussirait  pas;  que  les  petites  pro- 
priétés de  5  carreaux  de  terre  délivrées  aux  Haïtiens  les  attachaient  désormais  au  sol  do 
leur  pays  qu'ils  défendraient  à  outrance  ;  que  le  temps  était  passé  où  l'on  pouvait  espérer 
de  semer  la  division  entre  eux.  etc.  Le  21  septembre,  l'amiral  de  Rigny  lui  écrivit  une  let- 
tre dans  laquelle  il  le  complimenta  sur  son  mémoire,  en  lui  disant  qu'il  l'avait  soumis  à 
M.  Casimir  Périer,  président  du  conseil  des  ministres. 

M.  Frédéric  m'a  fait  lire,  à  Paris,  cette  lettre  et  son  mémoire,  et  je  puis  dire  qu'un 
Haïtien  n'aurait  pas  mieux  plaidé  la  cause  de  la  République  que  ce  loyal  Français,  qui 
s'y  était  fait  estimer  par  sa  conduite,  durant  un  séjour  de  dix  années.  Ce  serait  donc  après 
cette  démarche,  que  le  ministère  aura  résolu  d'écrire  la  note  verbale  au  gouvernement 
haïtien  ;  et  en  même  temps,  le  ministère  de  la  marine  expédia  à  Haïti  le  brig  de  guerre 
le  Cuirassier,  commandé  par  M.  de  Rruix,  pour  s'assurer  si  les  Français  jouissaient  réel- 
lement de  sa  protection. 


[1831]  CHAPITRE    111.  151 

depuis  la  révolution  de  juillet,  le  gouvernement  de  Louis- 
Philippe  ne  pouvait  rompre  avec  tous  tes  droits  acquis  aux 
particuliers  sous  le  règne  précédent;  il  ne  pouvait  pas  plus 
renoncer  à  l'indemnité  consentie  en  faveur  des  colons,  qu'a- 
broger la  loi  qui  accorda  un  milliard  d'indemnités  aux 
émigrés  français,  bien  que  les  anciens  membres  de  l'oppo- 
sition, qui  avaient  repoussé  cette  dernière  loi  dans  la  dis- 
cussion des  chambres  législatives,  se  trouvassent  mainte- 
nant au  pouvoir.  Or,  après  l'offre  spontanée  d'une  indemnité 
faite  par  Pétion  et  par  Boyer  lui-même  ;  après  l'acceptation 
par  ce  dernier  de  l'ordonnance  du  17  avril  1825;  après  la 
loi  de  répartition  de  cette  indemnité,  publiée  en  France  ; 
après  tous  les  projets  de  convention  entre  les  deux  gou- 
vernemens  pour  le  payement  intégral  de  cette  indemnité; 
les  anciens  colons  avaient  un  droit  acquis  aux  yeux  de  leur 
gouvernement.  Pour  les  convaincre  et  se  convaincre  lui- 
même  de  la  nécessité  d'une  réduction,  il  fallait  autre  chose 
que  des  allégations  d'impuissance  de  la  part  d'Haïti,  que 
l'espoir  qu'on  y  avait  conçu  à  ce  sujet  en  acceptant  l'or- 
donnance fixant  la  somme  à  150  millions.  Mais  déjà  une 
proposition  équitable  avait  été  faite  par  la  commission  que 
présida  M.  le  comte  Laine,  de  réduire  le  solde  dû  de 
120  millions  à  60;  et  il  était  réservé  à  un  brave  officier 
français,  —  ancien  colon,  —  d'émettre  la  même  opinion 
après  avoir  eu  communication  de  documens  officiels,  en 
Haïti  même,  qui  le  convainquirent  de  l'exiguïté  des  res- 
sources dont  ce  pays  disposait  '. 

Lorsque  Boyer  reçut  de  M.  Lloyd  la  note  verbale  du 
ministre  des  affaires  étrangères  en  réponse  à  la  dépêche  des 
grands  fonctionnaires,  il  fut  excessivement  froissé  de  la 

1  M.  l'amiral  A.  Dupetit-Thouars,  alors  capitaine  de  vaisseau,   dans  sa  mission   à  Haïti 
en  1835,  le  même  personnage  (juiy  yinteu  1821. 


152  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hàÏTI. 

forme  employée  et  de  l'expression  de  spoliation.  Cette  note, 
sans  signature,  lui  parut  une  injure  personnelle,  un  mépris 
pour  le  gouvernement  haïtien,  et  le  mot  spoliation,  un  ou- 
trage à  la  nation  '.  Il  ne  se  pressa  pas  de  prendre  une  réso- 
lution à  ce  sujet,  et  le  20  décembre,  il  adressa  au  Sénat 
le  message  suivant  : 

«   Citoyens  sénateurs, 

»  L'état  des  négociations  entre  le  gouvernement  de  la 
République  et  celui  cle  la  France  est  parvenu  à  un  point  qui 
exige  enfin  une  détermination  positive.  D'après  les  dispo- 
sitions de  l'article  121  de  la  constitution,  et  dans  le  désir 
d'être  constamment  en  harmonie  avec  le  Sénat,  je  vous  ai 
toujours  communiqué  la  situation  de  nos  rapports  politi- 
ques avec  ce  gouvernement.  Les  changemens  survenus 
en  1850,  dans  ce  royaume,  ont  dû  naturellement  faire  es- 
pérer ici  des  avantages,  dans  les  arrangemens  à  conclure, 
en  faveur  de  la  République.  Je  n'ai  pas  négligé,  en  consé- 
quence, de  chercher  à  le  porter  à  en  reconnaître  la  néces- 
sité. Aujourd'hui  que  le  résultat  des  communications  faites 
dans  ce  but  au  ministère  de  France  m'est  parvenu,  je 
m'empresse  de  vous  en  donner  une  connaissance  officielle. 

»  A  cet  effet,  citoyens  sénateurs,  j'ai  donné  des  instruc- 
tions au  secrétaire  d'Etat,  au  grand  juge  et  au  secrétaire 
général,  pour  se  présenter  au  Sénat,  afin  de  vous  commu- 
niquer les  pièces  y  relatives.  Je  réclame,  dans  l'intérêt  de 
la  patrie,  que  vous  me  fassiez  connaître  votre  opinion  mo- 


1.  Ou  croira  difficilement  que,  malgré  son  instruction,  Boyer  ignorait  les  formules  diplo- 
matiqnes  :  il  ne  possédait  pas  un  seul  ouvrage  traitant  de  ces  matières.  Mais  M.  S.  Ville- 
valeix,  chef  des  bureau*  du  secrétariat  général,  lui  en  présenta  un  où  il  trouva  que  la 
noie  verbale  était  ordinairement  employée  dans  le  cas  de  rupture  des  relations  diplomati- 
ques, et  qu'on  pouvait  y  répondre  par  une  note  semblable  :  ce  qui  le  porta  à  s'apaiser. 
Cette  anecdote  ne  me  semble  pas  indigne  de  l'histoire. 


[1851]  CHAPITRE    III.  155 

tivée  sur  la  détermination  à  prendre  dans  l'état  des  choses 
et  dans  celui  desdites  négociations. 

»  J'ai  la  faveur,  etc.  Signé  :  Boyer  » 

Parmi  les  documens  soumis  au  Sénat  par  les  grands 
fonctionnaires,  qui  lui  donnèrent,  d'ailleurs,  toutes  les 
explications  nécessaires,  se  trouvait  une  lettre  de  M.  Lloyd 
au  Président,  rendant  compte  de  la  manière  polie  avec  la- 
quelle il  avait  été  reçu  par  le  comte  Sébastiani.  Cette  ré- 
ception l'avait  porté  à  croire  qu'il  eût  pu  être  admis  à 
traiter  avec  le  gouvernement  français,  au  nom  de  la  Répu- 
blique; et  M.  Lloyd  manifesta  cette  intention  en  deman- 
dant des  pouvoirs  au  Président,  et  l'engageant  à  envoyer 
tous  les  fonds  dont  on  pouvait  disposer,  afin  de  faciliter  la 
négociation. 

Mais,  le  24  décembre,  le  Sénat  répondit  au  message  de 
Boyer.  Il  lui  dit  d'abord,  qu'il  l'approuvait  d'avoir  refusé 
sa  ratification  aux  deux  traités  signés  par  M.  Saint-Ma- 
cary  et  d'avoir  fait  connaître  ses  motifs  au  gouvernement 
français1.  Ensuite,  il  lui  dit  qu'il  fallait  considérer  la 
note  verbale  du  ministre  de  France  comme  ayant  été  écrite 
»  sous  l'inspiration  des  colons.  »  Le  Sénat  émit  enfin  l'opi- 
nion :  qu'il  ne  fallait  envoyer  aucun  fonds  en  France, 
comme  le  proposait  M.  Lloyd,  ni  charger  un  Anglais  ou 
un  étranger  quelconque.,  de  suivre  des  négociations  avec- 
son  gouvernement;  que  des  Haïtiens  seuls  devaient  y  être 
employés  ;  qu'il  se  reposait  sur  la  sagesse  et  les  lumières 
de  Boyer,  pour  discuter  les  intérêts  de  la  patrie  ;  et  qu'au 
surplus,  les  articles  155,  156  et  158  de  la  constitution  lui 
donnaient  les  attributions  de  traiter  avec  les  puissances 
étrangères. 


1   En  juin,  le  Sénat  n'était  pas  assemblé   en  majorité;    mais  en   décembre,   il  était   en 
session  législative. 


154  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hAÏTI. 

On  remarquera  que  le  message  du  Sénat  ne  répondait 
guère  à  celui  du  Président  qui  lui  demandait  «  son  opi- 
»  nion  motivée  sur  la  détermination  à  prendre  dans  l'état 
»  des  choses  et  dans  celui  des  négociations.  » 

Quoi  que  pensent  les  rêveurs  qui  jalousent  toujours  le 
pouvoir  des  chefs  de  gouvernement,  il  est  prouvé  que  les 
corps  clélibérans  sont  peu  propres  à  diriger  des  négocia- 
tions ;  et  d'ailleurs,  on  s'était  habitué  à  compter  réellement 
sur  les  lumières  de  Boyer  à  cet  égard.  Mais,  clans  cette 
circonstance,  le  Sénat  avait  un  motif  particulier  pour  lui 
parler  ainsi.  Ce  corps  était  quelque  peu  mécontent  d'un 
passage  de  sa  proclamation  du  12  juin,  où  il  semblait  reje- 
ter sur  lui  et  sur  quelques  fonctionnaires  toute  la  respon- 
sabilité de  l'acceptation  de  l'ordonnance  de  Charles  X.  Le 
Président  y  disait  que  cet  acte  avait  été  d'abord  repoussé. 
»  Cependant,  dans  cette  circonstance,  un  conseil  de  séna- 
»  teurs  et  des  principaux  fonctionnaires  présens  alors  clans 
»  cette  capitale,  fut  convoqué,  et  sur  la  décision  motivée  qui 
»  enest  résultée,  V acceptation  en  fut  résolue,  »  etc.  Or,  ce  con- 
seil privé,  comme  il  le  constata  lui-même  par  son  procès- 
verbal,  n'avait  pas  eu  communication  de  la  copie  de  l'or- 
donnance que  tenait  le  Président  ;  il  n'avait  émis  son  opi- 
nion que  sur  des  questions  posées  par  ce  dernier,  et  alors 
que  tout  était  réglé  entre  lui  et  M.  de  Mackau.  Voilà  le  mo- 
tif du  Sénat  pour  se  retrancher  clans  ses  propres  attributions 
constitutionnelles  et  dire  au  Président  d'Haïti  d'exercer 
les  siennes. 

Boyer,  on  le  conçoit  bien,  n'ignora  pas  cette  particula- 
rité ;  et  piqué  de  la  réponse  du  Sénat  autant  que  de  la  note 
verbale  du  ministre  des  affaires  étrangères  de  France,  il  n'y 


1  Je  connus  cette  particularité  par  le  respectable  sénateur  F.  Dnbrenil,  des  Cayes,  qui 
m'honorait  de.  son  amitié. 


[1851]  CHAPITRE    III.  155 

fit  répondre  que  le  22  juin  1832,  par  une  note  semblable 
rédigée  avec  une  énergie  patriotique  ;  on  y  releva  l'expres- 
sion de  spoliation  dont  le  ministre  s'était  servi  ',  et  il  fut 
proposé:  1°  d'annuler  l'ordonnance  du  17  avril  1825; 
2°  de  reconnaître  la  République  d'Haïti  comme  Etat  libre, 
souverain  et  indépendant,  dans  un  traité  de  paix,  de  com- 
merce et  de  navigation  sur  le  pied  réciproque  de  la  nation 
la  plus  favorisée  ;  5°  de  conclure  une  convention  pour  ré- 
duire l'indemnité  à  75  millions  dont  30  avaient  été  déjà 
payés  ;  4°  de  fixer  à  un  million  par  an  la  quotité  à  payer 
pour  l'indemnité,  le  gouvernement  haïtien  devant  affecter 
aussi  un  autre  million  par  an  pour  l'emprunt  de  1825. 

Cette  réponse  complétait,  pour  le  moment,  la  rupture 
des  relations  diplomatiques  entre  les  deux  gouvernemens  : 
elle  fut  envoyée  à  M.  Lloyd  pour  la  transmettre  au  cabinet 
français.  Le  consulat  de  France  subsista  à  Haïti,  entre  les 
mains  du  chancelier  qui  remplaça  M.  Gerffber,  parti  pour 
cause  de  maladie,  et  le  commerce  de  cette  nation  continua 
paisiblement  ses  transactions  fructueuses,  mais  sur  le  même 
pied  que  celui  de  tous  les  autres  peuples  dont  les  navires 
fréquentaient  les  ports  d'Haïti.  L'ordre  chronologique  nous 
amènera  à  relater  successivement  ce  qui  eut  lieu  par  la  suite. 

Une  tournée  du  Président  dans  le  département  du  Sud 
était  devenue  nécessaire,  avons-nous  dit;  et  à  cet  effet,  il 

1  «  Spoliation.  Action  par  laquelle  on  dépossède  par  violence  on  par  fraude.  » 
Certainement,  en  expulsant  les  colons  de  notre  sol,  en  massacrant  une  partie  d'entre 
eux,  en  confisquant  leurs  biens,  il  y  a  eu  de  notre  part  dépossession  violente.  Mais,  qui 
nous  avait  fait  gémir  durant  deux  siècles,  qui  avait  provoqué  l'expédition  de  1802,  qui 
commit  contre  nous  tant  d'actes  de  violence  atroce?  Ne  sont-ce  pas  les  colons?  La  mora- 
lité restait  du  moins  de  notre  côté,  quand  nous  offrions  une  indemnité  raisonnable  pour 
leurs  biens.  Peut-être  Boyer  se  fâcha  trop  à  cause  du  mot  de  spoliation  ;  car,  du  reste  la 
note  verbale  rendit  hommage  à  nos  droits  comme  nation.  Mais  il  insistait  toujours  à  con- 
sidérer l'indemnité  comme  le  prix  de  la  reconnaissance  de  notre  indépendance.  S'il  en 
était  ainsi,  il  y  aurait  eu  moins  d'honneur  pour  nous  d'y  avoir  consenti, 


156  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hâÏTI. 

avait  prorogé  la  session  législative  au  10  août;  mais  oc- 
cupé de  l'affaire  des  traités  avec  la  France,  il  ne  put  en- 
treprendre ce  voyage  que  clans  les  premiers  jours  de  juillet. 
Il  visita  d'abord  l'arrondissement  de  Jacmel,  que  comman- 
dait le  général  Frédéric.  Bien  accueilli  dans  cette  ville, 
dans  celle  d'Aquin  où  commandait  le  général  Bergerac  Tri- 
chet,  aux  Cayes,  parle  général Marion  etla population, dans 
tout  le  Sud^  enfin,  Boyer  se  convainquit  que  les  opposans 
n'avaient  répandu  que  des  bruits  mensongers,  comme  de  cou- 
tume, sur  les  sentimens  réels  des  citoyens  de  ce  départe- 
ment. Par  rapport  à  la  session  législative ,  il  ne  séjourna  que 
peu  de  temps  dans  chaque  localité;  et  bien  lui  valut  d'avoir 
quitté  si  tôt  la  ville  des  Cayes,  car,  dans  la  nuit  du  12 
au  15  août,  le  plus  terrible  ouragan  dont  on  ait  gardé  le 
souvenir  se  déchaîna  contre  cette  cité  qui.,  à  cette  époque, 
était  dans  toute  sa  splendeur.  Le  palais  national  (ancienne 
maison  bâtie  par  le  général  Rigaud,  dont  les  héritiers  la 
vendirent  à  l'État)  fut  entièrement  renversé  :  Boyer  y  eût 
probablement  péri  avec  son  état-major  et  une  partie  de  sa 
garde.  Tous  les  autres  édifices  publics  et  les  maisons  des 
particuliers,  ou  furent  abîmés  ou  endommagés  par  les  vents 
furieux;  les  flots  de  la  mer,  soulevés  par  cette  horrible 
tempête,  envahirent  la  ville  et  montèrent  à  plus  de  cinq 
pieds  de  hauteur.  Il  y  eut  de  nombreuses  victimes,,  ainsi 
que  dans  la  plaine  voisine  de  la  ville.  Le  Président,  qui 
était  alors  à  Jérémie,  n'y  courut  pas  moins  de  danger  : 
sur  les  pressantes  instances  de  quelques  officiers  de  son 
état-major,  il  ne  sortit  du  palais  national ,  vieil  édifice , 
que  peu  d'instans  avant  son  écroulement  par  les  efforls  du 
vent. 

Indépendamment  des  désastres  occasionnés  par  ce  fléau 
dans  tout  le  département  du  Sud,  des  pertes  que  subit  la 


[1851]  CHAPITRE    m.  157 

récolle  du  café  et  des  autres  denrées,  la  République  eut  à 
regretter  la  mort  du  général  Marion,  le  20  novembre  sui- 
vant, survenue  par  l'excès  des  fatigues  qu'il  éprouva  en 
s'occupant,  avec  une  activité  bien  louable,  de  faire  réparer 
les  maux  de  la  ville  des  Cayes  et  de  son  arrondissement. 
Cet  administrateur  éclairé  emporta  également  les  regrets 
de  la  population  qui  était  confiée  à  sa  haute  direction. 

Revenu  à  la  capitale,  Boyer  ouvrit  la  session  législative 
le  14  septembre.  Dans  son  discours  d'usage,  il  annonça 
aux  représentais  l'infructueux  résultat  des  négociations 
avec  la  France,  en  termes  qui  ménageaient  la  susceptibi- 
lité de  cette  puissance  et  de  son  gouvernement,  et  tels 
qu'il  convenait  à  la  dignité  de  celui  d'Haïti  de  s'exprimer 
à  cet  égard.  Diverses  lois  furent  proposées  par  le  Prési- 
dent, pour  exempter  des  droits,  pendant  plus  d'une  année, 
les  matériaux  importés  dans  les  ports  du  Sud;  pour  exemp- 
ter ses  industriels^  durant  1852,  du  droit  de  patentes,  et 
ses  propriétaires  de  l'impôt  foncier;  pour  ouvrir  au  com- 
merce étranger  les  ports  d'Aquin,  de  l'Anse-d'Eynaud,  de 
Miragoane,  du  Port-de-Paix  et  de  Saint-Marc,  qui  avaient 
été  fermés  en  1826.  Une  loi  décréta  la  fondation  d'une  ville 
à  la  Coupe,  sous  le  nom  de  Pétion,  consacrant  ainsi  ce  que 
le  Président  avait  déjà  décidé;  et  enfin,  une  dernière  loi 
régla  le  tarif  des  frais  à  percevoir  dans  les  actes  des  jus- 
tices de  paix,  afin  de  diminuer  les  charges  du  peuple.. 

Pendant  qu'il  était  aux  Cayes,  Boyer  avait  reçu  avis  de 
quelques  troubles  qui  semblaient  menacer  la  tranquillité 
publique  dans  l'arrondissement  de  Saint-Mare.  Arrivé  à 
l'Anse-à-Veau,  d'autres  nouvelles  lui  parvinrent  à  ce  su- 
jet, et  dès  qu'il  fut  rendu  à  la  capitale,  il  chargea  le  géné- 
ral Inginac  de  se  porter  sur  les  lieux,  afin  de  s'assurer  des 
faits  et  de  lui  faire  un  rapport.  Ces  faits  provenaient  de 


|  58  ÉTUDES    SLR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI. 

quelques  propos  malveillans  imputés  au  colonel  Edouard 
Michaud,  commandant  de  la  commune  des  Verrettes,  et  qui 
inquiétaient  les  habitans  ?  Le  général  Bonnet  avait  dû  s'y 
rendre  pour  calmer  les  esprits,  et  y  avait  réussi.  Mais  le 
secrétaire  général,  survenant,  crut  qu'il  s'était  trop  alarmé 
des  bruits  qui  avaient  couru,  et  eut  le  tort  de  manifester 
cette  opinion  publiquement  en  parlant  aux  citoyens  et  aux 
troupes;  ce  qui  amena  un  désaccord,  un  refroidissement 
entre  lui  et  Bonnet.  Celui-ci  soupçonnait  le  général  Guer- 
rier, commandant  de  l'arrondissement  de  la  Marmelade  à 
la  résidence  cle  Saint-Michel,  de  n'être  pas  étranger  aux 
projets  qu'on  supposait  à  E.  Michaud,  d'après  les  propos 
qu'on  lui  imputait.  Il  est  probable  qu'en  tout  ceci,  la  mal- 
veillance et  le  bavardage  des  opposans,  qui  s,e  trouvaient 
partout,  avaient  beaucoup  contribué  à  cet  état  d'inquiétude 
qui  n'eut  heureusement  aucune  suite  fâcheuse  '. 

Dans  cette  tournée  du  Sud,  le  Président  apprit  la  mort 
de  l'évêque  Henri  Grégoire,  à  Paris,  le  28  mai.  Aussitôt,  il 
donna  des  ordres  à  tous  les  commandans  d'arrondisse- 
ment de  la  République,  de  faire  célébrer  dans  toutes  les 
communes  un  service  funèbre  à  la  mémoire  du  pieux  phi- 
lanthrope qui  s'était  montré  un  constant  ami  de  la  race 
noire  durant  le  cours  de  sa  longue  vie.  Ce  service  dut  avoir 
lieu  le  même  jour,  au  mois  de  septembre  où  Boyer  devait 
être  de  retour  à  la  capitale,  afin  que  la  nation  entière  se 
réunît  ce  jour-là  dans  le  temple  catholique,  pour  implorer 
le  Tout-Puissant  en  faveur  de  l'âme  de  celui  qui  fit  graver 
sur  sa  tombe  ces  paroles  d'un  chrétien  :  «<  Mon  Dieu,  faites- 
moi  miséricorde  et  pardonnez  à  mes  ennemis-  »  2.  Au  Port- 
au-Prince,  le  service  fut  chanté  avec  pompe;  le  Président, 

1  Voyez  les  Mémoires  d'Inginac,  pages  83  et  84. 

2  La    tombe   de  l'ancien  évèque  de  Blois  est  au  cimetière  du  Sud  ou  du  Mont-Parnasse, 
à  Paris  :  sur  une  pierre,  on  lit  son  nom  et  les  paroles  citées  ci-dessus. 


[1851]  CHAPITRE    III.  159 

les  grands  fonctionnaires,  le  Sénat,  la  Chambre  des  com- 
munes, la  magistrature,  efcc,  et  un  nombre  prodigieux  de 
paroissiens  y  assistèrent  :  l'éloge  funèbre  de  Grégoire  fut 
prononcé  par  le  citoyen  S.  Villevaleix  aîné.  A  Santo-Do- 
mingo,  le  clergé  déploya  tout  son  zèle  pour  rendre  impo- 
sante cette  triste  cérémonie,  dans  l'antique  cathédrale  de 
cette  cité.  Partout,  enfin,  elle  fut  digne,  et  du  vénérable 
défunt  et  du  peuple  haïtien. 


CHAPITRE  \1. 


1832.  Proclamation  du  Président  d'Haïti,  invitant  le  peuple  à  former  la  quatrième  légis- 
lature.—  Proclamation  prescrivant  à  tout  Haïtien  de  prendre  un  passeport  pour  aller 
à  l'étranger.  —  Élection  des  représentans.  —  Le  général  Borgella  est  nommé  comman- 
dant de  rarrondissemeniniës  Caves.  —  Ouverture  de  la  session  législative.  —  Discours 
et  adresse  de  la  Chambre  des  communes  au  Président  d'Haïti,  réclamant  des  améliora- 
tions sur  divers  objets,  —  Érection  de  tribunes  à  la  Chambre  et  au  Sénat.  —  Boyer 
propose  des  projets  de  loi  qu'il  retire  ensuite,  à  cause  de  l'opposition  violente  manifes- 
tée dans  la  Chambre.  —  Rivalité  d'influence  entre  certains  représentans.  —  Trois  lois 
seulement  sont  volées  pendant  la  session.  —  La  Chambre  propose  au  Sénat  de  voter  le 
budget  des  dépenses  publiques  comme  en  1817.  —  Le  Sénat  répond  qu'il  a  seul  le  droit 
de  le  voter  et  qu'il  le  fera  à  l'avenir.  —  Grand  incendie  au  Port-au-Prince.  —  Miss 
Franr.es  Wright  amène  à  Haïti  32  noirs  des  États-Unis  qu'elle  rend  à  la  liberté.  —  Cir- 
culaire du  grand  juge  décidant  qu'il  y  a  incompatibilité  entre  les  fonctions  de  repré- 
sentant et  celles  des  officiers  ministériels.  —  M.  J.  Courtois  est  condamné  à  trois  an- 
nées d'emprisonnement  par  le  tribunal  correctionnel. —  M.  Granville  est  révoqué  de 
nouveau  de  la  charge  de  directeur  du  lycée  national.  —  1833.  Le  Président  d'Haïti  pro- 
roge la  session  législative  et  fait  une  tournée  dans  l'Artibonite  et  le  Nord.  —  Intrigues 
de  prêtres  au  Cap-Haïtien  et  au  Port-au-Prince.  —  Mort  de  l'archevêque  Pedro  Va- 
léra  à  la  Havane.  —  La  Cour  de  Rome  nomme  un  légat  pour  venir  à  Haïti. —  Discours 
du  ministre  des  affaires  étrangères  de  France, et  nouvelles  propositions  faites  par  Boyer 
pour  l'indemnité.  —  Il  fait  remboursera  M.  Laffitte  mille  actions  de  l'emprunt  de  1823. 
—  Ouverture  de  la  session  législative.  —  Attitude  du  Président  d'Haïti  envers  la  Cham- 
bre des  communes  :  il  lui  adresse  deux  projets  de  loi  qui  sont  votés  d'urgence.—  Il 
propose  des  candidats  pour  l'élection  de  six  sénateurs  :  ils  sont  nommés. —  Débats  dans 
la  Chambre,  dissidence  profonde  entre  des  représentans.  —  Discours  menaçant  de 
R.-S.  Rodriguez.  —  La  Chambre  appelle  le  secrétaire  d'État  en  comité  général  :  il  y 
comparait  et  donne  les  explications  qui  lui  sont  demandées  sur  les  finances.  —  Hérard 
Dumesle  prononce  un  discours  sur  la  circulaire  du  grand  juge  et  propose  de  l'appeler  en 
comité  général.—  Milscent  réfute  ce  discours  et  cette  proposition.—  Lettra  de  M.  Cour- 
tois à  la  Chambre.  —  Elle  refuse  de  mander  le  grand  juge  et  passe  a  l'ordre  du  jour 
sur  cette  lettre.  —  Discours  offensant  de  Milscent  contre  H.  Dumesle  et  David  Saint- 
Preux.  —  Milscent  est  élu  président  de  la  Chambre.—  Le  13  août,  sur  la  proposition  de 
Latortue,  elle  prononce  l'exclusion  de  Hérard  Dumesle  et  de  David  Saint-Preux.  — 
Adresse  au  peuple,  messages  au  Président  d'Haïti  et  au  Sénat  à  ce  sujet. —  Protestation 
remarquable  des  représentans  exclus  :  ils  demandent  au  Sénat  la  convocation  de  la 
haute  cour  de  justice  pour  les  juger.  —  Le  Sénat  refuse. —  Réflexions  sur  ces  actes. — 
Le  Sénat  fait  une  remarque  relative  aux  lois  d'impôt,  qui  obtient  l'assentiment  du  Pré- 
sident d'Haïti  et  de  la  Chambre.  —  Le  Président  lui  demande  s'il  peut  continuer  à 
exercer  le  droit  de  grâce. —  Le  Sénat  répond  affirmativement. 


La  troisième  législature  venait  à  peine  de  clore  sa  der- 
nière session,  quand  le  Président  d'Haïti  publia  une  pro- 


[1852]  CHAPITRE    IV.  161 

clamation  5  le  janvier  1832,  pour  inviter  les  électeurs  à 
renouveler  intégralement  la  Chambre  des  représentons  des 
communes.  Cette  fois,  il  leur  disait  : 

«  Les  électeurs  se  pénétreront  de  l'importance  du  man- 
»  dat  qui  leur  est  confié  par  la  loi  fondamentale.  Dans  l'in- 
»  ter  et  du  bien  public,  ils  sentiront  la  nécessité  de  ne  faire 
b  tomber  leur  choix  que  sur  des  citoyens  vertueux,  distin- 
»  gués  par  leur  patriotisme  et  leurs  lumières.  Une  représen- 
»  tation  ainsi  composée  saura  apprécier  les  améliorations 
»  réclamées  par  le  véritable  intérêt  national ,  et  coopérera 
»  efficacement  aux  mesures  législatives  tendant  au  bon- 
»  heur  et  à  la  gloire  de  la  patrie.  » 

Ainsi,  le  mot  amélioration  qui  a  produit  tant  d'effets  en 
Haïti,  qui  a  été  pour  ainsi  dire  le  pivot  de  toutes  les  aspira- 
tions de  l'Opposition,  qui  lui  a  servi  de  véhicule  pour  ren- 
verser Boyer  du  pouvoir  ;  ce  mot  qui  exprime  l'idée  de 
«  progrès  vers  le  bien,  de  meilleur  état,  »  a  été  employé 
par  Boyer  lui-même,  avec  d'autres  termes  qui  donnaient 
toutes  les  espérances  imaginables  de  le  voir  entrer  avec 
résolution  dans  cette  voie,  selon  que  le  jugeraient  convena- 
ble, et  l'opinion  publique  et  surtout  la  Chambre  des  com- 
munes. Toute  la  question  soulevée  par  ce  mot  devait  con- 
sister désormais  entre  lui  et  elle^,  à  savoir  ce  que  «  récla- 
mait le  véritable  intérêt  national.  »  Aussi  verra-t-on  bien- 
tôt que  la  nouvelle  législature  prit  la  chose  au  sérieux,  en 
posant  les  bases  d'un  programme  que  la  Chambre  des 
communes  devait  développer  successivement. 

Quatre  jours  après  la  proclamation  ci-dessus,  une  autre 
fut  publiée.  Le  Président,  «  considérant  que  tout  citoyen 
»  doit  ses  services  à  la  patrie,  toutes  les  fois  qu'il  est 
»  appelé  à  la  défendre,  et  que  dans  les  circonstances  pré- 
»  sentes,  le  gouvernement  croit  nécessaire  d'appeler  sous 

T.     X.  Il 


1(52  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D*  HAÏTI. 

»  les  drapeaux  une  partie  de  la  jeunesse,  il  arrêta:  1°  que 
»  tout  Haïtien  qui  voudra  se  rendre  à  l'étranger  devra 
b  être  muni  d'un  passeport  signé  du  Président  d'Haïti; 
»  2°  que  tout  Haïtien  qui  quittera  le  pays  sans  en  avoir  la 
»  licence  du  Président,  sera  considéré  comme  ayant  aban- 
o  donné  la  patrie  au  moment  du  danger  et  sous  le  coup  de 
»  l'art.  18  du  code  civil.   » 

Le  but  principal  de  cet  acte  était,  comme  on  le  voit,  un 
recrutement  pour  l'armée,  indépendamment  de  la  conve- 
nance qu'il  y  avait  de  régler  la  mesure  du  passeport  pour 
voyager  à  l'étranger,  imposé  à  tous  les  citoyens  du  pays 
afin  que  leur  nationalité  y  fût  respectée.  Ce  recrutement 
eut  pour  cause  le  bruit  répandu  par  les  journaux  français  à 
la  tin  de  1851,  de  la  probabilité  d'une  expédition  contre 
Haïti 1,  par  suite  delà  rupture  des  relations  diplomatiques 
dont  il  a  été  fait  mention  au  chapitre  précédent,  et  un  inci- 
dent survenu  au  Port-au-Prince  pendant  la  présence  dans 
le  port  du  brig  de  guerre  le  Cuirassier,  commandé  par 
M.  de  Bruix,  que  le  gouvernement  français  y  avait  envoyé 
pour  s'assurer  si  ses  nationaux  étaient  en  sécurité  dans  la 
République.*  Une  rixe  avait  eu  lieu  entre  un  Français  établi 
dans  la  capitale  et  un  jeune  soldat  de  la  garde  du  Président; 
ce  soldat  fut  condamné  à  un  emprisonnement  de  quelques 
jours,  par  le  tribunal  correctionnel  qui  reconnut  ses  torts 
dans  cette  rixe.  Mais  M.  Barbot,  chancelier  gérant  le  con- 
sulat de  France,  et  M.  de  Bruix  dont  les  excentricités  étaient 
remarquables,  en  avaient  voulu  faire  une  affaire  d'Etat 1 .  La 
conduite  de  M.  Bruix  fut  telle,  que  l'on  crut  généralement 
qu'il  avait  eu  mission  de  provoquer  une  échauirourée,  afin 


1  Au  chapitre  précédent,  j'ai  parlé  dd  mémoire  de  M.  Frédéric  Martin  à  ce  sujet. 
21  Le  ministère  publie,  en  poursuivant  le  jeune  soldat  de  la  garde  et  obtenant  sa  corn 
damnation,  ôta  tout  prétexte  à  ces  messieurs. 


[1852]  CHAPITRE    IV.  165 

de  donner  raison  à  l'expédition  dont  il  était  question.  Do- 
miné par  cette  opinion  générale,  le  gouvernement  prit  la 
mesure  du  recrutement  comme  un  moyen  de  rassurer  les 
esprits,  par  l'attitude  de  guerre  qu'elle  créait. 

Cette  proclamation  du  9  janvier  nous  fournit  une  nou- 
velle occasion  de  produire  les  remarques  que  nous  avons 
faites  en  parlant  de  l'art.  1 8  du  code  civil,  et  elle  les  corro- 
bore même  ;  à  savoir  :  «  que  l'abandon  de  la  patrie  au  mo- 
»  ment  d'un  danger  imminent  »  ne  doit  s'entendre  que 
dans  le  cas  «  d'une  attaque  contre  Haïti  par  une  puissance 
«  étrangère,  ou  de  l'invasion  de  son  territoire.  »  En  effet, 
on  voit  que  Boyer,  admettant  alors  la  possibilité,  soit  d'art 
blocus  de  nos  ports,  soit  d'une  invasion  de  notre  territoire* 
par  les  motifs  énoncés  ci-clessus,  rappelait  aux  citoyens 
leur  devoir  envers  la  patrie,  et  les  menaçait  de  l'effet  du 
2e  paragraphe  de  l'art.  18  du  code  civil,  c'est-à-dire  de  la 
perte  de  la  qualité  d'Haïtien,  s'ils  quittaient  le  pays  sans 
passeports  signés  de  lui.  Mais,  nous  maintenons  notre  opi- 
nion,—que  ce  serait  aux  tribunaux  civils  de  prononcer 
cette  déchéance,  et  non  au  gouvernement,  parce  que,  lors- 
qu'il s'agit  des  droits  civils  et  politiques,  c'est  la  magistra- 
ture qui  doit  en  connaître  ' . 

Du  1er  au  10  février,  toutes  les  assemblées  communales 
avaient  élu  les  membres  qui  devaient  former  la  nouvelle 
législature,  qui  était  la  quatrième  depuis  la  publication  de 
la  constitution.  Aux  époques  précédentes,  même  en  1822, 
on  n'avait  pas  vu  un  tel  empressement  de  la  part  des  élec- 
teurs, ni  autant  d'intrigues  ou  de  brigues  clans  ces  assem- 
blées populaires.  A  la  capitale  surtout,  soit  par  suite  des 


\  Dans  les  temps  antérieurs  à  la  publication  du  code  civil,  le  gouvernement  avait  pu 
être  investi  du  droit  de  déciderde  telles  questions  ;  mais  depuis,  cette  autorité  n'appar- 
tient qu'au  pouvoir  judiciaire. 


164  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

événemens  qui  s'y  étaient  passés  en  avril  1831,  soit  qu'on 
sentit  davantage  l'importance  de  la  Chambre  des  commu- 
nes dans  l'Etat;  dans  les  autres  grandes  villes  et  dans  tous 
les  bourgs  également,  chacun  se  prépara  à  s'y  trouver  pour 
élire  les  citoyens  de  son  choix  ou  être  élu  soi-même.  La 
proclamation  du  5  janvier  semblait  avoir,  par  ses  termes, 
servi  de  stimulant  à  ce  concours.  Jusqu'alors,  on  avaitpensé 
que  les  militaires  ne  devaient  pas  y  prendre  part;  mais 
beaucoup  d'entre  les  plus  éclairés  parmi  eux,  ayant  réclamé 
leur  titre  de  citoyen  pour  y  être  admis,  —  l'armée  delà 
République  n'étant' qu'une  «  garde  nationale  soldée,  » — le 
général  Lerebours,  au  Port-au-Prince,  le  général  Carrié,  à 
Santo-Domingo  et  en  l'absence  du  général  Borgella,  et 
d^  autres  aussi,  autorisèrent  les  militaires  des  garnisons  de 
ces  villes  à  aller  voter  dans  les  assemblées  communales. 

A  la  capitale,  nous  devons  le  dire  dans  l'intérêt  de  la  vé- 
rité historique,  le  commandant  de  l'arrondissement  voulut 
déjouer  ainsi  les  intrigues  des  nombreux  opposans  de  la  lo- 
calité. 11  réussit  à  faire  élire  des  citoyens  modérés  dont  le 
choix  préalable  fut  concerté  entre  lui  et  quelques  fonction- 
naires publics  ;  mais  on  devra  nous  croire,  quand  nous  di- 
rons qu'il  agit  en  cette  circonstance  sans  entente  avec 
Boyer  et  qu'il  en  fut  même  blâmé.  Le  Président  sembla 
craindre  que  l'esprit  des  troupes  n'éprouvât  une  altération 
par  leur  participation  avec  les  citoyens  de  la  classe  civile 
dans  les  opérations  électorales. 

Le  général  Borgella  avait  obtenu  du  Président  l'autori- 
sation d'aller  dans  le  Sud,  par  rapport  à  ses  propriétés  que 
l'ouragan  de  1831  avait  dévastées;  il  y  arriva  après  la  mort 
du  général  Marion.  Sur  le  point  de  retourner  à  Santo-Do- 
mingo, en  mars  1832,  il  reçut  de  Boyer  l'invitation  pres- 
sante et  amicale  de  prendre  le  commandement  de  l'arron- 


[1852]  CHAPITRE    IV.  165 

dissement  des  Cayes,  et  il  déféra  à  ce  désir  uniquement 
pour  être  agréable  au  Président  ;  car  il  préférait  celui  où  il 
avait  déjà  passé  dix  années.  Voilà  comment  il  se  trouva  placé 
à  un  poste  qu'il  avait  décliné  en  1815,  et  où  son  patriotisme 
éclairé  devait  le  porter,  quelques  années  après,  à  soutenir 
honorablement  l'autorité  du  chef  de  l'Etat. 

Enfin,  les  représentans  élus  se  réunirent  en  majorité  à  la 
capitale,  dans  les  premiers  jours  d'avril.  Ce  n'est  pas  en 
faire  une  satire  déplacée  de  dire  que,  dans  la  vérification  de 
leurs  pouvoirs,  <«  ils  se  passèrent  mutuellement  la  rhubarbe 
»  et  le  séné,  »  tant  les  procès-verbaux  d'élections  étaient 
entachés  d'irrégularités;  et  la  Chambre  des  communes  elle- 
même  en  fit  presque  l'aveu  ensuite.  Parmi  ses  membres,  on 
distinguait  des  défenseurs  publics  ou  avocats,  tels  que 
Milscent  (du  Cap-Haïtien),  Hérarcl  Dumesle  (des  Cayes), 
David  Saint-Preux  (d'Aquin),  Latortue  (des  Gonaïves),  J. 
Depa  (de  Jacmel),  des  notaires,  des  arpenteurs,  des  officiers 
de  l'état  civil,  etc. 

Le  10  avril,  le  Président  d'Haïti  procéda  à  l'ouverture  de 
la  session,  par  un  discours  qu'il  improvisa  cette  fois  et  dont 
la  Chambre  constata  le  sens  par  son  procès-verbal.  «  Il  té- 
»  moigna  combien  il  était  satisfait  de  voir  que  le  choix  de 
»  la  nation  haïtienne  s'était  fixé  sur  des  citoyens  capables 
»  de  répondre  au  vœu  du  peuple,  tant  par  leur  patriotisme 
»  et  leur  zèle,  que  par  leurs  lumières  et  leur  loyauté,,  en 
»  concourant  à  l'affermissement  de  l'édifice  de  la  prospé- 
»  rite  de  la  patrie.  » 

Milscent,  élu  président,  répondit  à  Boyer  par  un  discours 
écrit.  Il  lui  dit  :  «  que  la  Chambre,  au  nom  du  peuple,  lui 
»  payait  le  tribut  d'une  profonde  reconnaissance...  L'in- 
»  dépendance  nationale  était  proclamée  ;  mais  une  portion 
«   intéressante  de  notre  population  souffrait  dans  la  divi- 


166  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI.  -        -,   - 

»  sion.  Sons  votre  haute  magistrature,  les  différentes  par- 
»  ties  de  l'administration  publique  ont  été  organisées  assez 
» .  bien  pour  que  l'on  puisse  en  espérer  le  perfectionnement; 
ii  l'indivisibilité  du  territoire  a  été  rétablie...  Vous  avez 
»  beaucoup  fait,  Président  d'Haïti,  mais  il  vous  reste  encore 
»  beaucoup  à  faire. .  .Votre  proclamation  du  5  janvier  der- 
»  niera  excité  la  plus  vive  sensation...  La  Chambre  des 
»  représentans  du  peuple,  fidèle  à  la  loi  fondamentale  qui 
»  nous  régit,  appréciera  justement  tous  les  moyens  que 
»  pourront  lui  développer  les  orateurs  du  pouvoir  dont 
»  vous  êtes  investi...  » 

Boyer  se  retira  après  ce  discours  qui  présentait  du  nou- 
veau, en  ce  que  la  Chambre  manifestait  l'espoir  de  discus- 
sions entre  elle  et  les  orateurs  du  gouvernement.  Immédia- 
tement ensuite,  elle  envoya  au  palais  une  dépulation  char- 
gée de  complimenter  le  Président  et  de  lui  remettre  «  une 
»  adresse  »  qu'elle  avait  préparée  avant  l'ouverture  de  la 
session.  C'était  encore  une  nouveauté  destinée  à  exprimer 
d'autres  idées  que  celles  contenues  dans  un  simple  discours. 
En  voici  des  extraits  : 

»  Président  d'Haïti, — les  députés  de  la  nation  haïtienne, 
pénétrés  de  l'importance  de  leur  mission,  et  pleins  de  la 
conscience  de  leur  devoir,  viennent  vous  offrir  le  témoi- 
gnage de  ce  généreux  concours  que  réclame  votre  adresse 
de  convocation...  Animés  du  patriotisme  le  plus  pur,  ils 
n'hésiteront  pas  à  vous  dire,  Président  d'Haïti,  que  partout 
un  besoin  impérieux  réclame  ces  améliorations  annoncées 
par  votre  adresse  de  convocation...  Toutes  les  portions  de 
la  République  réclament^  sollicitude  d'une  administration 
bienveillante  et  paternelle. . .  L'industrie  etlecommerce  se  res- 
sentent de  l'état  de  malaise  où  les  tient  encore  Vinsuffisancc 
des  lois...   L'aurore  des  sciences  et  des  arts  qui  se  lève 


[1852]  CHAPITRE  IV.  167 

sur  notre  horizon  serait  bientôt  obscurcie ,  s'ils  n'obte- 
naient cl  es  encouragemens  indispensables  à  leurs  progrès; 
Y  éducation,  ce  bienfait  inexprimable^  a  besoin,  pour  pro- 
duire d'heureux  fruits,  de  prendre  une  physionomie  toute 
nationale.  Depuis  longtemps  on  sent  le  besoin  d'un  mode 
électoral,  et  déjà  on  a  pu  apprécier  les  oscillations  aux- 
quelles l'absence  d'une  loi  réglementaire  pouvait  livrer  les 
assemblés  communales.  Le  recrutement...  sollicite,  pour 
être  en  harmonie  avec  notre  système  social,  des  régies 
aussi  fixes  que  celles  de  la  discipline...  Il  faut,  Président 
d'Haïti,  donner  à  la  loi  toute  la  perfection  dont  elle  est 
susceptible,...  poser  les  bornes  de  la  responsabilité  de  ceux 
dont  la  charge  est  d'en  assurer  l'exécution;  il  faut,  peut- 
être,  retoucher  nos  institutions  judiciaires...  Rappeler  tous 
ces  objets  au  chef  auguste,...,  n'est-ce  pas  célébrer  son 
génie  ?. . .  Les  orateurs  du  pouvoir  exécutif  trouveront  dans 
les  discours  des  orateurs  de  la  Chambre,  lorsqu'ils  se- 
ront appelés  à  discuter  les  projets  de  loi,  des  inspirations 

patriotiques -î  » 

La  Chambre  vota,  le  16  avril,  un  règlement  pour  sa  po- 
lice intérieure.  L'art.  20  disait  :  «  Il  sera  érigé  dansla  salle 
»  des  séances  de  la  Chambre  deux  tribunes  destinées  aux 
»  orateurs  de  la  Chambre  et  à  ceux  du  gouvernement. %  » 


1  1]  y  a  tout  lieu  de  croire  que  cette  adresse  fut  rédigée  par  Hérard  Dumesle  ;  on  y 
trouve  son  style  et  ses  idées  qu'il  reproduisit  en  1833.  La  députation  qui  l'apporta  à 
Boyer  se  félicita  de  l'accueil  qu'elle  en  avait  reçu,  et  le  Bulletin  des  lois,  n°2,  de  cette  an- 
née, dit  :  «  C'est  encore  pour  nous  un  sujet  de  regret,  de  ne  pouvoir  consigner  ici  la  ré- 
»  ponse  du  Président  d'Haïti  :  nous  aurons  souvent  ce  chagrin,  car  ordinairement  il  im- 
»  provise  les  plus  grandes  idées.  » 

2  Ce  règlement  fut  publié  dans  le  n0  4  du  Bulletin  des  lois,  avec  l'avis  suivant  :  s  La 
»  Chambre,  voulant  tenir  le  public  en  garde  contre  l'infidélité  des  rapports  de  certain 
»  folliculaire,  déclare  qu'elle  n'avoue  les  faits  attribués  à  ses  membres,  qu'autant  qu'ils 
»  sont  consignés  dans  le  Bulletin  des  lois.  » 

Cet  avis  concernait  des  articles  publiés  dans  la  Feuille  du  Commerce  par  M.  Courtois, 
son  éditeur,  qui  tendaient  à  exciter  une  opposition  dans  la  Chambre,  à  faire  naître  la  mé- 
fiance entre  elle  et  le  pouvoir  exécutif. 


168  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI. 

Et  le  Sénat  ne  voulut  pas  rester  en  arrière  sous  ce  der- 
nier rapport  :  il  fit  aussi  ériger  des  tribunes  dans  la  salle  de 
ses  séances,  tant  on  croyait  que  Vere  du  régime  parlemen- 
taire, des  discours  plus  ou  moins  éloquens,  allait  enfin 
s'ouvrir  pour  Haïti 1. 

Si  la  Chambre  des  communes  avait  habilement  interprété 
la  proclamation  du  5  janvier,  pour  énumérer  les  mesures 
qu'elle  réclamait  dans  son  adresse,  c'est  qu'effectivement 
l'opinion  publique^  excitée,  travaillée  en  tout  sens  par  l'Op- 
position^ surtout  depuis  la  révolution  de  1850  en  France, 
éprouvait  un  vague  désir  de  changemens,  de  modifications 
en  toutes  choses.  Les  idées  avaient  fait  des  pas  rapides 
dans  l'examen  des  devoirs  imposés  à  tout  gouvernement, 
partant  au  nôtre;  on  se  lassait  en  Haïti,  de  l'état  paisible 
dont,  malgré  tout,  le  pays  jouissait,  de  la  continuation 
d'une  situation  qui  n'offrait  rien  de  nouveau  ou  d'extraor- 
dinaire pour  les  intelligences2.  En  même  temps,  les  affaires 
commerciales,  la  position  de  chacun,  se  ressentaient  de 
l'effet  produit  parle  système  financier  depuis  la  création 
du  papier-monnaie,  bien  que  dans  cette  année  il  y  eût  une 
amélioration  sensible  3. 

Mais  les  espérances  conçues  par  la  Chambre,  même  par 
le  Sénat,  du  moins  par  ceux  de  leurs  membres  qui  se  sen- 
taient orateurs,  pour  avoir  occasion  de  discuter  publique- 
ment, de  prouver  leur  capacité  en  élucidant  toutes  les 
questions  d'intérêt  national,  de  provoquer  du  pouvoir  exé- 


1  Ces  tribunes  furent  établies  sur  la  proposition  du  sénateur  Joseph  Georges. 

2  S'il  nous  était  permis  de  parodier  a  notre  tour,  nous  dirions  :  «Haïti  s'ennuyait,  » 

—  comme  M.  de  Lamartine  a  dit  en  18V7  :  «  La  France  s'ennuie.  » 

3  Le  café  se  vendait  en  Haïti,  —  en  1830,  à  9  piastres;  en  1831,  à  10;  en  1832,  à  12; 

—  et  respectivement  en  Europe,  en  France  pa-rticulièrement,  —  en  1830,  à8  piastres  1j8  ; 
en  1831,  à  12  1j2;  en  1832,  à  15  1j2.  La  situation  commerciale  s'était  donc  améliorée 
en  Haïti,  partant  la  position  de  chacun,  puisque  le  café  est  la  principale  production  du 
pays  et  que  les  transactions  se  règlent  d'après  son  prix. 


[1852]  CHAPITRE   IV.  169 

cutif  ce  qui  était  dans  ses  attributions  constitutionnelles; 
ces  espérances  pouvaient-elles  se  réaliser?  Quels  étaient 
alors  les  orateurs  du  gouvernement,  aux  termes  formels  de 
l'art.  224  de  la  constitution  ?  Le  grand  juge  Voltaire.,  et 
le  trésorier  général  Nau  qui,  dans  cette  année,  occupait 
l'office  du  secrétaire  d'Etat  des  finances  par  la  maladie  de 
M.  Imbert  :  c'est-à-dire,  deux  hommes  capables  dans  les 
fonctions  qu'ils  exerçaient,  mais  nullement  propres  aux  dis- 
cussions, ni  disposés,  par  leur  âge  et  par  leur  caractère,  à 
entrer  en  lutte  à  la  tribune  avec  ceux  qui  demandaient,  qui 
désiraient  ces  discussions.  M.  Imbert  lui-même,  chacun  le 
sait,  n'eût  pas  eu  plus  d'aptitude  que  son  remplaçant  pro- 
visoire. Boyer  ne  pouvait  donc  déférer  au  désir  des  deux 
branches  du  pouvoir  législatif,  manifesté  par  l'érection  des 
tribunes  dans  leurs  salles  de  séances  ;  et  celles  destinées 
aux  orateurs  du  pouvoir  exécutif  restèrent  ainsi  veuves 
ou  plutôt  vierges,  au  grand  désappointement  des  orateurs 
des  deux  Chambres. 

Toutefois,  rien  n'empêchait  Boyer  de  proposer  les  lois 
réclamées  par  la  Chambre  des  communes,  s'il  partageait 
toutes  ses  vues.  C'était  là  la  difficulté,  surtout  avec  son  ca- 
ractère] personnel  qui  ne  lui  permettait  pas  d'admettre 
qu'on  le  devançât  dans  la  conception  des  mesures  utiles  à 
la  bonne  administration  du  pays,  qui  souffrait  de  ce  qu'on 
en  manifestât  le  besoin  1. 

Cependant,  parmi  ces  réclamations  faites  parla  Chambre, 
ces  améliorations  proposées,  il  en  trouva  d'abord  une  qui 
lui  parut  convenable,  nécessaire  :  celle  qui  tendait  à  don-    Ç  k 
ner  au  pays  une  loi  réglementaire  pour  les  opérations  élec- 
torales  dans  la  nomination  des  représentans.  A  cet  effet, 

1  Voyez  à  ce  sujet  les  Mémoires  d'inginac,  pages  84  et  suivantes.  Il  y  a  du  vrai  à  tra- 
vers tout  ce  qu'il  dit  avoir  vainement  proposé  à  Boyer. 


170  ÉTUDES    SUR    L/HISTOIRE    d'hâÏTI. 

il  invita  la  Chambre  de  charger  un  comité  de  ses  membres 
de  formuler  un  projet  qu'il  ferait  examiner  ensuite.  La 
Chambre  déféra  à  cette  invitation  :  ce  comité  était  présidé 
par  HérardDumesle,  il  s'occupa  activement  de  ce  travail 
qu'il  ne  tarda  pas  à  présenter.  Le  Président  nomma  une 
commission  pour  l'examiner  :  elle  était  dirigée  par  le  géné- 
ral Inginac.  Il  y  eut  des  conférences  entre  le  comité  et  la 
commission,  et  dissentiment  entre  eux  par  rapport  aux 
conditions  de  Vélectorat.  Boyer  adopta  un  projet  rédigé 
par  la  commission,  qu'il  proposa  à  la  Chambre.  Les  mem- 
bres du  comité,  dont  D.  Saint-Preux  faisait  aussi  partie, 
le  combattirent  avec  une  violence  empreinte  d'amour-pro- 
pre. On  imputa  à  ce  représentant  d'avoir  dit,  en  comité 
général,  des  paroles  offensantes  pour  le  caractère  et  les 
vues  du  Président,  lesquelles  paroles  auraient  excité  le  mé- 
contentement de  ses  collègues,  du  Nord  surtout  et  ceux  de 
l'Est  \  Informé  de  cela,  le  Président  retira  son  projet  de 
loi. 

D'un  autre  côté,  entre  les  représentais  eux-mêmes  il  n'y 
avait  pas  un  accord  parfait,  et  cela  tenait  à  une  question 
d'înflïïenœ  qui  s'agite  presque  toujours  dans  toute  assem- 
blée politique.  Elle  surgit,  dès  la  réunion  de  la  Chambre, 
entre  Milscent  appuyé  de  Latortue,  d'une  part,  et  Hérard 
Dumesle  secondé  par  David  Saint-Preux,  de  l'autre.  Tous 
quatre  avocats,  s'exprimant  avec  facilité^  il  était  naturel 
qu'ils  aspirassent  à  diriger  leurs  collègues. 

Jusqu'alors,  la  Chambre  des  communes  avait  été  presque 


1  A  cette  époque,  on  imputa  à  D.  Saint-Preux  d'avoir  dit  que,  pav  le  projet  do  loi, 
Boyer  voulait  »  favoriser  les  mulâtres  plus, que  les  noirs,  »  parles  conditions  mises  à 
Yéleclorat,  lesquelles  tendaient,  croyait-il,  à  écarter  ces  derniers  des  assemblées  commu- 
nales, particulièrement  ceux  des  campagnes. 

Le  projet  du  comité  de  la  Chambre  fut  publié  dans  la  Feuille  du  Commerce  du  17  juin 
1832,  évidemment  par  le  soin  de  l'un  de  ses  membres,  qui  s'entendait  avec  l'éditeur. 


[1852]  CHAPITRE   IV,  171 

toujours  présidée  par  des  représentais  ou  de  l'Ouest  ou  du 
Sud.  Dans  la  session  de  1824  de  la  2e  législature,  H.  Du- 
mesle avait  brillé,  et  il  ne  faisait  point  partie  de  la  3e  légis- 
lature. Le  Nord  et  rArtibonite  semblaient  vouloir  cette  fois, 
par  leurs  représentais,  tenir  le  sceptre  législatif  en  mains  : 
de  là  la  rivalité  entre  les  quatre  avocats. 

Milscent,  écrivain  élégant,  ambitieux,  n'entendait  point 
céder  à  H,  Dumesle,  qui  n'était  pas  moins  ambitieux  et  qui 
avait  aussi  des  titres  comme  écrivain  de  beaucoup  d'i- 
magination, qui  s'exprimait  avec  plus  d'éloquence  que  son 

compétiteur. 

Dans  une  telle  disposition  entre  ces  membres  éclairés  de 
la  Chambre,  il  était  facile  au  pouvoir  exécutif  de  s'entre- 
mettre pour  se  former  une  majorité,  sinon  docile, .  du 
moins  plus  en  rapport  avec  ses  vues  ;  et  il  trouvait  dans  les 
représentais  des  communes  de  l'Est  une  sorte  de  tiersparti 
disposé  à  faire  pencher  la  balance  de  son  côté.  Ce  fut  le 
secrétaire  général  Inginac  qui  se  chargea  de  ce  soin,  en  ap- 
puyant Milscent  de  toute  l'influence  dont  il  jouissait  par  sa 
position,  et  peut-être  par  ressouvenir  des  paroles  que  lui 
avait  dites  H.  Dumesle  l'année  précédente,  aux  Cayes, 
quand  il  s'y  trouvait  avec  Boyer  1.  Le  Président  lui-même 
accueillait  Milscent  d'une  manière  distinguée*  et  aidait  par 
là  à  son  influence  clans  la  Chambre. 

Cela  posé,  on  ne  sera  pas  étonné  que  nous  disions  que 
trois  lois  seulement  furent  votées  dans  cette  session  de 
trois  mois  :  la  première,  «  sur  les  successions  vacantes,  » 
créant  un  curateur  principal,  pour  toute  la  République, 
résidant  à  la  capitale,  et  des  curateurs  particuliers  dans 

1  Voyez  les  Mémoires  d'Inginae,  pages  82  et  83;  c'est  de  H.  Dumesle  qu'il  parle.  11  lui 
avait  refusé  un  certificat,  a  l'aide  duquel  ce  citoyen  aurait  pu  toucher  du  trésor  public 
quelques  milliers  de  gourdes,  pour  une  affaire  passée  aux  Cayes  en  1806,  et  il  se  plaignit 
toujours  que  H.  Dumesle  lui  en  gardait  ràiicunc. 


172  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

chaque  arrondissement  financier,  afin  de  centraliser  ce 
service;  la  seconde,  prorogeant  au  51  décembre  1855 
les  exemptions  prescrites  l'année  précédente  en  faveur 
des  victimes  de  l'ouragan  qui  sévit  sur  le  département 
du  Sud  \  la  dernière,  «  sur  les  patentes  pour  1855,  »  dis- 
pensant également  ceux  des  habitans  du  Port-au-Prince 
qui  venaient  de  subir  la  perte  de  leurs  propriétés  clans  l'af- 
freux incendie  du  8  juillet.  Il  ne  fallut,  pour  ainsi  dire, 
presque  pas  de  discussion  pour  le  vote  de  ces  lois  dont  l'ur- 
gence était  reconnue. 

Dans  la  loi  sur  les  patentes,,  la  Chambre  des  communes 
constata  «  le  retard  »  qu'avait  mis  le  secrétaire  d'État  à  lui 
présenter  les  comptes  généraux  cle  1851  pour  être  exami- 
nés. Le  fait  est,  que  ce  retard  provenait  de  ce  que,  M.  Im- 
bert  étant  malade,  son  remplaçant  avait  pris  le  service 
dans  un  moment  où  il  lui  était  impossible  de  les  apurer 
lui-même  assez  à  temps.  Mais  M.  Nau  compensa  cet  incon- 
vénient, en  prenant  une  initiative  louable,  par  la  publicité 
qu'il  donna  l'année  suivante  de  sa  gestion  des  finances,  en 
comparant  l'exercice  de  1851  à  celui  de  1852.  On  n'en 
avait  jamais  eu  l'idée  auparavant,  ni  de  la  forme  que 
M.  Nau  donna  à  cette  reddition  cle  comptes  généraux,  dont 
la  clarté  ne  laissait  rien  à  désirer. 

Il  est  vrai  que  la  Chambre  des  communes,  en  terminant 
sa  session  le  10  juillet,  adressa  au  Sénat  un  message  par 
lequel  elle  appelait  son  attention  sur  la  nécessité  de  voter 
«  le  budget  annuel  des  dépenses,  »  de  la  même  manière 
cju'il  avait  été  fait  en  1817  ,  c'est-à-dire,  qu'il  serait  dressé 
par  le  secrétaire  d'État,  pour  être  soumis  d'abord  à  la 
Chambre  cpii  le  voterait  selon  qu'il  y  aurait  lieu.  Mais  le 
Sénat,  par  son  message  en  réponse,  revendiqua  les  disposi- 
tions de  l'art.   126  de  la  constitution,   en   disant  «qu'il 


[1832]  CHAPITRE   IV.  175 

n'appartenait  qu'à  lui  seul  de  voter  le  budget.  »  Les  comptes 
publiés  par  M.  Nau  portant  la  date  du  22  mai  1833,  la 
session  législative  de  cette  année  n'ayant  été  ouverte  qu'en 
juin,  le  Sénat  prévint  toute  réclamation  de  la  part  de  la 
Chambre,  en  lui  écrivant  en  juillet,  qu'à  l'avenir  il  voterait 
le  budget.  La  Chambre  dut  se  contenter  de  cette  promesse 
qui  ne  devait  pas  s'effectuer,  à  raison  d'un  événement 
passé  dans  son  sein  et  qui  sera  relaté  en  son  temps. 

Depuis  environ  deux  mois,  une  sécheresse  extraordi- 
naire se  faisait  sentir  dans  la  plaine  du  Cul-de-Sac  et  au 
Port-au-Prince,  par  l'effet  du  vent  du  nord-est  qui  soufflait 
chaque  jour.  Le  8  juillet  le  feu  prit  par  accident  à  une  pe- 
tite maison  située  près  des  anciennes  casernes  ;  on  ne  put 
le  maîtriser  par  insuffisance  d'eau  sur  le  lieu  même,  et  il  se 
communiqua  à  une  autre  maison  voisine.  La  violence  du 
vent  était  telle,  qu'en  moins  d'une  demi-heure  des  flam- 
mèches répandues  au  loin  dans  quatre  ou  cinqîlets  à  la  fois, 
sur  les  toits  des  propriétés  couvertes  en  aissantes  de  bois, 
les  embrasèrent  et  rendirent  tout  effort  inutile.  Une 
vingtaine  d'îlets  dans  la  direction  du  vent,  l'hôtel  du  grand 
juge,  l'imprimerie  nationale,  la  prison,  le  tribunal  civil  et 
son  greffe,  deux  loges  maçonniques,  tout  fut  consumé  en 
quelques  heures.  Cet  événement  désastreux  qui,  malheu- 
reusement, ne  devait  pas  être  le  dernier  pour  la  capitale, 
servit,  comme  toujours  en  pareil  cas,  à  prouver  le  grand 
inconvénient  des  constructions  en  bois  adoptées  depuis  le 
tremblement  déterre  de  1770,  pour  éviter  des  malheurs 
plus  affreux,  quand  ce  terrible  phénomène  renverse  les 
constructions  en  maçonnerie.  Il  donna  lieu  à  la  publication 
de  plusieurs  ordonnances  de  police,  dans  le  but  de  préve- 
nir de  nouveaux  accidens,  ou  pour  mettre  fin  à  des  tentati- 
ves d'incendie  que  le  brigandage  de  leurs  auteurs  essaya, 


174  études  sur  l'histoire  d'haÏti. 

en  vue  de  piller  les  malheureux  habitans  dont   les  pro- 
priétés auraient  été  atteintes. 

Peu  avant  cet  incendie,  la  capitale  avait  joui  du  spectàtle 
d'un  grand  acte  de  philanthropie,  d'humanité,  de  charité 
chrétienne  :  52  noirs  esclaves  y  étaient  arrivés  de  la  Nou- 
velle-Orléans, pour  être  rendus  à  leur  liberté  naturelle  sur 
la  terre  d'Haïti.  Miss  Frances  Wright,  Ecossaise  habitant 
les  États-Unis  depuis  plusieurs  années,  fut  l'auteur  de  cet 
acte  admirable,  dicté  par  la  bonté  de  son  cœur  autant 
que  par  l'élévation  de  son  esprit.  Engouée  d'abord  des  pro- 
grès étonnans  des  Américains,  elle  avait  vu  avec  peine  la 
hideuse  institution  de  l'esclavage  et  toutes  les  horreurs 
qu'elle  occasionne  parmi  eux  ;  elle  écrivit,  elle  prêcha  con- 
tre cette  violation  des  droits  sacrés  de  l'humanité  ;  elle  con- 
seilla aux  planteurs  d'user  au  moins  de  bonté  et  de  douceur 
envers  leurs  esclaves  j  et  afin  de  prouver  qu'un  tel  régime 
produirait  les  mêmes  résultats  en  adoucissant  le  sort  de  ces 
infortunés,  elle  acheta  des  esclaves  et  fonda  un  établisse- 
ment sur  les  rives  du  Mississipi  qu'elle  dirigeait  elle-même. 
Ses  succès  répondirent  à  son  attente,  mais  les  planteurs  en 
furent  jaloux  et  lui  nuisirent  de  toutes  les  manières.  Nepou- 
vant  plus  tenir  contre  leurs  méchancetés,  elle  renonça  à 
son  établissement,  affréta  un  navire  sur  lequel  elle  s'embar- 
qua avec  ses  esclaves  et  vint  au  Port-au ■Prince  les  livrer  à 
la  République  pour  en  faire  des  citoyens.  Elle  poussa  sa 
prévoyante  bonté  jusqu'à  apporter  des  provisions  de  bou- 
che pour  leur  usage  pendant  quelques  mois.  Accueillie  par 
Boyer  avec  une  distinction  empressée,  mêlée  de  bienveil- 
lance et  de  gratitude,  Miss  Frances  Wright  reçut  aussi  du 
général  Inginac  et  de  tous  les  fonctionnaires  publics  des 
témoignages  d'une  respectueuse  admiration  pour  sa  con- 
duite si  humaine.  Elle  fut  fêtée  et  passa  quelques  semaines 


[1852]  CHAPITRE    IV.  175 

à  la  capitale  ;  les  52  noirs  furent  placés  sur  diverses  habita- 
tions où  ils  devinrent  d'excellens  cultivateurs.  De  retour 
aux  États-Unis,  Miss  Frances  Wright  y  fut  tellement  l'objet 
de  la  haine  des  planteurs,  qu'elle  se  décida  à  retourner  en 
Europe. 

Le  15  décembre  suivant,  le  grand  juge  Voltaire  adressa 
aux  commissaires  du  gouvernement  près  les  tribunaux  ci- 
vils et  de  cassation,  en  vertu  d'ordre  du  Président  d'Haïti, 
une  circulaire  par  laquelle  il  déclara  qu'il  y  avait  incompati- 
bilité entre  les  fonctions  des  membres  de  la  Chambre  des 
communes,  et  celle  des  défenseurs  publics,  des  notaires, 
des  arpenteurs  et  des  officiers  de  l'état  civil,  tous  dénom- 
més parla  loi  sur  l'organisation  judiciaire,  officiers  ministé- 
riels près  les  tribunaux.  Cette  circulaire  se  basait  sur  une 
interprétation  de  l'art.  81  de  la  constitution,  disant  :   «  Il 
»  y  a  incompatibilité  entre  les  fonctions  des  représentant 
»  des  communes  et  toutes  fonctions  publiques  salariées 
»  par  l'État.  » 

Or,  aucune  de  ces  fonctions  d'officier  ministériel  n'était 
salariée  par  l'Etat;  elles  étaient  soumises,  pour  les  actes  qui 
en  dépendaient,  à  des  tarifs  spéciaux,  et  ce  sont  les  parti- 
culiers qui  payaient  les  frais  de  ces  actes.  Cette  décision  du 
gouvernement  parut  donc  arbitraire  et  occasionnée  par  les 
vues  d'opposition  qui  s'étaient  manifestées  dans  la  Chambre 
des  communes,  pendant  la  session  de  cette  année,  de  la 
part  de  quelques-uns  de  ces  officiers  ministériels.  Mais  le 
vrai  motif  du  Président  pour  décider  de  la  sorte,  c'est  qu'en 
plusieurs  circonstances  et  tout  récemment  encore,  quelques 
tribunaux  s'étaient  plaint  au  grand  juge  que  des  irré- 
vérences graves,  des  outrages  même  avaient  été  commis 
envers  eux  par  des  officiers  ministériels,  surtout  des  défen- 
seurs publics,  en  pleine  audience  et  dans  l'exercice  de  leurs 


176  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

fonctions  près  ces  tribunaux  ;  que  ceux-ci  ayant  voulu  les 
en  punir,  au  terme  des  lois  qui  prévoyaient  ces  infractions, 
ils  avaient  réclamé  leurs  immunités  de  «  représentais  du 
peuple  »  pour  se  mettre  à  l'abri  de  toute  punition:  il  en 
était  résulté  un  scandale  facile  à  comprendre.  Le  but  essen- 
tiel de  la  circulaire  du  grand  juge  était  de  porter  ceux  qui 
réunissaient  en  eux  ces  deux  qualités,  à  opter  entre  l'une 
ou  l'autre  fonction.  On  conçoit  qu'une  pareille  décision  de- 
vait augmenter  les  chances  d'une  opposition  plus  mani- 
feste dans  la  session  législative  de  1855  :  on  la  verra  éclater 
avec  véhémence. 

Une  autre  opposition  individuelle  eut  tout  l'éclat  de  la  pu- 
blicité dans  les  derniers  jours  de  1852,  et  contraignit  le  mi- 
nistère public  à  une  poursuite  contre  son  auteur,  pour  avoir 
outragé  également  le  Président  d'Haïti,  le  Sénat  et  la  Cham- 
bre des  communes,  à  l'occasion  de  leurs  fonctions  législa- 
tives et  politiques.  M.  J.  Courtois  fit  paraître  un  long  arti- 
cle sur  saFeuille  dû-Commerce,  qui  motiva  cette  poursuiteau 
tribunal  correctionnel,  et  qui  entraîna  sa  condamnation  à 
trois  années  d'emprisonnement. 

La  loi  du  25  septembre  1851,  en  décrétant  la  fondation 
d'une  ville  à  la  Coupe  sous  le  nom  de  Petion,  disait  : 

«  Art.  2.  Conformément  à  l'art.  449  du  code  civil,  il 
sera  acheté  des  particuliers  propriétaires  audit  lieu,  les  ter- 
rains qui  seront  compris  dans  le  tracé  de  ladite  ville.  Ces 
terrains,  distraction  faite  de  la  portion  nécessaire  pour  les 
édifices  nationaux,  places,  rues  et  fortifications,  seront  di- 
visés en  emplacemens. 

»  Art.  5.  Les  emplacemens  seront  cédés  par  l'État,  au 
prorata  du  prix  de  leur  acquisition,  aux  citoyens  qui  vou- 
dront bâtir.  » 

La  fondation  de  cette  ville  ayant  été  jugée  nécessaire  à 


[1852]  CHAPITRE    IV.  177 

l'intérêt  national,  le  législateur  s'appuyait  sur  le  code  civil 
qui  voulait  que  «  nul  ne  peut  être  contraint  de  céder  sa 
»  propriété,  si  ce  n'est  pour  cause  d'utilité  publique,  et 
»  moyennant  une  juste  et  préalable  indemnité.  »  En  res- 
pectant ainsi  le  droit  des  particuliers  propriétaires,  ceux-ci 
n'avaient  plus  qu'à  s'entendre  avec  l'administration  pour 
vendre  leurs  terrains  à  la  Coupe;  mais,  dans  le  cas  où  cette 
vente  ne  pourrait  s'effectuer  à  l'amiable,  l'administration 
aurait  le  droit  de  les  exproprier,  en  vertu  de  la  loi  promul- 
guée et  en  suivant  les  formes  usitées  pardevant  les  tribu- 
naux. Le  tribunal  civil  du  Port-au-Prince  resterait  juge  de 
la  contestation,  de  la  nomination  d'office  des  arbitres  pour 
estimer  les  terrains,  si  les  parties  ne  pouvaient  s'entendre 
pour  en  nommer  elles-mêmes.  Enfin,  le  tribunal  civil  au- 
rait encore  le  pouvoir  de  juger  si  l'estimation  du  [prix  du 
terrain  n'était  pas  au-dessous  de  leur  valeur  réelle,  afin 
d'assurer  aux  propriétaires  «  la  juste  et  préalable  indem- 
nité »  exigée  parle  code  civil.  Telles  étaient  les  formes  à 
suivre  et  présentant  toutes  les  garanties  désirables  pour  les 
particuliers. 

Or,  M.  J.  Courtois  était  l'un  des  propriétaires  de  terrains 
inoccupés,  incultes,  de  la  Coupe.  Les  autres  parvinrent  fa- 
cilement à  s'entendre  avec  l'administration  et  lui  vendirent 
leurs  propriétés  de  gré  à  gré.  Mais  M.  Courtois  ne  voulut 
point  faire  comme  eux  ,  il  ne  consentit  qu'à  une  chose  :  à 
la  division  de  son  terrain  en  emplacemens,  se  réservant  de 
les  vendre  lui-même  aux  particuliers  qui  voudraient  en  ac- 
quérir pour  bâtir,  et  d'être  indemnisé  par  l'Etat  pour  les 
portions  de  son  terrain  qui  entreraient  dans  les  rues,  pla- 
ces, etc.  Une  telle  prétention  ne  pouvait  se  soutenir  ni  être 
admise  par  l'administration,  en  présence  du  texte  formel 
de  la  loi  de  1851,  qui  voulait  évidemment  faciliter  i'éta- 

T.    X.  12 


178  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hAÏTI. 

bassement  de  la  nouvelle  ville,  en  cédant  les  emplacemens 
au  prorata  du  prix  d'acquisition,  tandis  que  M.  Courtois 
aurait  exigé  le  prix  qui  eût  été  à  sa  convenance.  Menacé  de 
l'expropriation  par  les  formes  indiquées  ci-dessus,  il  pu- 
blia dans  son  journal  l'article  dont  il  est  question,  où  il 
outragea  le  pouvoir  exécutif  et  le  pouvoir  législatif 
dans  les  termes  les  plus  offensans,  les  accusant  de  des- 
potisme, de  tyrannie,  de  violateurs  des  droits  des  ci- 
toyens, etc. 

La  loi  traçait  au  ministère  public  son  devoir;  il  n'avait 
besoin  d'aucun  ordre  de  son  chef  hiérarchique,  du  grand 
juge,  ni  du  Président  d'Haïti,  pour  poursuivre  M.  Courtois, 
comme  on  l'a  cru  à  cette  époque.  Il  remplit  son  devoir  avec 
toute  la  fermeté  exigée  par  ses  fonctions,  en  citant  direc- 
tement au  tribunal  correctionnel  celui  qu'il  considérait 
comme  un  délinquant.  M.  Courtois  était  capable  de  se  dé- 
fendre, sans  l'assistance  d'un  avocat;  il  le  fit  avec  vigueur, 
avec  toute  la  conscience  du  droit  qu'il  s'imaginait,  soute- 
nant son  article  par  des  paroles  qui  ajoutaient  à  son  délit  : 
de  là  le  jugement  sévère  du  tribunal  correctionnel  qui  le 
condamna  à  trois  années  d'emprisonnement,  maximum  de 
la  peine  prévue.  Le  ministère  public,  requis  ensuite  par 
l'administration  dont  il  était  l'organe  en  vertu  de  la  loi, 
poursuivit  l'expropriation  des  terrains  de  la  Coupe,  par  de- 
vant le  tribunal  civil  qui  ordonna  toutes  les  formalités  né- 
cessaires en  pareil  cas. 

Le  jugement  du  tribunal  correctionnel  du  17  décembre, 
portant  condamnation  contre  M.  Courtois,  précéda  de 
quelques  jours,  celui  de  la  distribution  des  prix  au  lycée 
national,  replacé  sous  la  direction  de  M.  Granville  depuis 
environ  un  an.  Ces  deux  citoyens  étaient  liés  d'une  amitié 
contractée  en  France,  quand  ils  se  trouvaient  avec  d'autres 


[1852]  CHAPITRE    IV.  179 

enfans  d'Haïti  au  collège  de  la  Marche  ' .  A  raison  de  cette 
liaison,  il  était  tout  naturel  que  M.  Granville  fût  sensible 
au  désagrément,  au  malheur  éprouvé  par  son  ami.  Mais  il 
profita  de  cette  occasion  que  lui  offrait  cette  distribution  de 
prix,  en  présence  de  la  commission  d'instruction  publique 
et  des  familles  des  élèves  du  lycée,  pour  adresser  à  ces  der- 
niers une  allocution  virulente  contre  le  pouvoir  supérieur 
qui,  croyait-il  comme  beaucoup  d'autres,  avait  fait  pour-M^ 
suivre  l'auteur  de  l'article  incriminé  de  la  Feuille  du  Com- 
merce2. Cependant,  après  avoir  rempli  lui-même  les  fonc^ 
tions  du  ministère  public,  il  devait  mieux  que  personne 
connaître  les  impérieux  devoirs  imposés  à  l'organe  de  la 
société,  au  magistrat  chargé  de  veiller  à  la  répression  des 
délits  qui  la  troublent  matériellement  ou  moralement,  pour 
se  persuader  que  le  commissaire  du  gouvernement  n'avait 
pas  besoin  d'nn  ordre  supérieur  pour  agir  comme  il  avait 
fait.  Lorsqu'un  homme  accepte  une  telle  fonction  pour  là 
remplir  avec  loyauté  envers  tous,  il  doit  avoir  le  courage 
de  ses  actes,  quelles  que  soient  les  circonstances  et  quoi 
qu'il  puisse  en  advenir3.  Enfin,  l'allocution  de  M.  Gran- 
ville parut  si  déplacée  dans  une  telle  cérémonie,  que  la  com- 
mission d'instruction  publique  se  crut  obligée  de  dénoncer 
le  fait  au  Président  d'Haïti. Ce  jour-là,  à  la  fin  de  décembre, 
elle  était  présidée  par  le  sénateur  Audi gé  ;  le  juge  de  paix 
Théodore  s'y  trouvait  :  tous  deux  étaient,  non-seulement 
les  amis,  maisfcs  alliés  de  M.  Granville,  et  ce  furent  eux  qui 


i  Ou  sait  déjà  qu'en  1797,  plusieurs  jeunes  enfans  du  pays  furent  envoyés  en  France 
pour  y  être  élevés  par  ordre  du  Directoire  exécutif. 

2  Le  lendemain  de  la  condamnation  de  M.  Courtois,  M.  Granville  alla  le  voir  en  prison  ; 
et  là,  il  prononça  des  paroles  compromettantes  que  le  geôlier  rapporta  ad  ministère  pu- 
blic. Ce  magistrat  l'aimait  trop  pour  en  faire  l'objet  même  d'un  reproche. 

3  Je  dois  dire  ici,  à  la  louange  de  M.  Courtois,  que  parmi  les  opposans  contre  les- 
quels je  dus  lutter,  il  est  celui  qui  m'a  donné  le  plus  de  preuves  de  son  estime  après  li 
chute  du  président  Boyer. 


180  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

portèrent  la  parole  contre  lui.  Irrité  pins  qu'en  avril  1851, 
Boyer  le  révoqua  immédiatement,  et  il  donna  la  direction 
du  lycée  à  M.  Saint-Macary  qui  était  resté  sans  emploi  de- 
puis l'année  précédente  1. 

Le  6  janvier  1855,  le  secrétaire  d'État  publia  un  avis 
pour  annoncer  que  les  emplacemens  de  la  ville  Pétion 
étaient  mis  en  vente.  Bien  des  personnes  en  achetèrent  avec 
le  projet  d'y  faire  des  constructions,  mais  peu  d'entre  elles 
le  réalisèrent,  parce  que  de  son  côté,  le  gouvernement  se 
borna  à  y  faire  édifier  quelques  magasins  où  furent  mis  en 
dépôt  des  objets  de  guerre.  L'établissement  de  cette  ville 
resta  ainsi,  comme  on  disait  dans  l'ancien  régime  colonial, 
«  un  projet  de  Saint-Domingue  :  »  à  cette  époque  reculée, 
on  en  formait  incessamment  dans  l'intérêt  public,  mais  on 
ne  les  mettait  guère  à  exécution.  Une  commission  de  fonc- 
tionnaires publics  avait  décidé  que  les  noms  des  principales 
places  et  rues  de  la  ville,  seraient  ceux  des  vétérans  de  la 
révolution,  qui  combattirent  pour  la  cause  de  la  liberté  et 
de  l'égalité  dans  le  pays  2. 

Le  Président  avait  fait,  au  commencement  de  1 852,  une 
courte  tournée  dans  le  département  de  l'Artibonite.  Vou- 
lant se  porter  cette  année  dans  celui  du  Nord,  le  15  février 
il  publia  une  proclamation  qui  prorogea  la  session  législa- 
tive au  10  juin  suivant.  Pendant  son  séjour  au  Cap-Haïtien, 
il  eut  à  s'occuper  de  mettre  fin  à  un  schisme  religieux  en- 
tre les  paroissiens,  occasionné  par  un  prêtre  français  nommé 
Legros,  adversaire  de  l'abbé  Jean  Echevarria,  prêtre 
espagnol  qui  était  venu  à  Haïti  depuis  quelque  temps.  Ce 
dernier  était  un  homme  instruit,  éclairé,  qui  avait  professé 

1  Après  sa  révocation,  M.  Grauville  ne  fut  pl'ns  employé  à  aucune  fonction  publique. 
"  S  Voyez  ma  Géographie  d'Haïti  à  l'article  Vêlim. 


1835]  CHAPITRE    IV.  181 

des  opinions  libérales  aux  certes  d'Espagne,  en  1821,  et  il 
avait  dûémigrer  de  son  pays.  Réfugié  à  Paris,  il  fut  con- 
seillé par  l'évêque  Grégoire  de  passer  à  Haïti,  et  il  apporta 
au  Président  une  vive  recommandation  de  ce  philanthrope. 
Nommé  curé  du  Cap-Haïtien,  il  fut  en  butte  aux  intriguesde 
l'abbé  Legros  qui,  occupant  une  petite  paroisse  voisine, 
enviait  cette  cure  ;  ce  dernier  le  représentait  comme 
excommunié par  le  Pape.  Afin  de  terminer  ce  schisme,  Boyer 
envoya  l'abbé  Legros  à  la  cure  d'Aquin  où  il  resta  nom- 
bre d'années,  et  l'abbé  Echevarria  à  celle  du  Port-de-Paix, 
parce  qu'il  lui  aurait  été  impossible  de  se  concilier  l'esprit 
des  paroissiens  du  Cap-Haïtien 1 . 

A  peine  de  retour  à  la  capitale,  en  avril,  le  Président  dut 
encore  intervenir  dans  une  querelle  religieuse  suscitée  à 
l'abbé  J.  Salgado,  curé  de  la  paroisse  et  vicaire  général,  par 
trois  prêtres  originaires  de  la  partie  de  l'Est,  nommés  Ra- 
mond  Pichardo,  Bonilla  et  Cadenas,  et  curés  à  Hinche,  à 
Las  Matas  et  à  Las  Caobas,  ces  trois  communes  étant  si- 
tuées dans  les  départemens  de  l'Ouest  etdel'Artibonitequi 
étaient  dans  le  ressort  spirituel  du  vicaire  général.  L'abbé 
Salgado,  dans  un  mandement  aux  divers  curés,  avait  eu  le 
tort  de  prendre  le  titre  de  «  vicaire  général  du  diocèse,  » 
et  qui  emportait  l'idée  qu'il  l'était  pour  toute  la  République, 
comprise  dans  le  siège  archiépiscopal  de  Santo-Do- 
mingo,  ainsi  que  l'avait  décidé  le  Saint-Père  Léon  XII, 
enl82l2. 

Ces  trois  prêtres  rédigèrent  en  commun  un  mémoire  qu'ils 

1  Dans  ses  Mémoires,  pages  86  et  87,  Inginac  parle  de  ce  schisme  entre  les  habitans 
du  Cap -Haïtien. 

2  L'abbé  Hchardo,  curé  du  Cap-Haïtien  et  vicaire  général  du  Nord  nommé  par  l'arche- 
vêque, étant  mort  eu  septembre  1S3I,  le  Président  avait,  de  son  cbef  et  en  l'absence  de 
l'archevêque,  étendu  la  juridiction  de  l'abbé  Salgado  sur  le  Nord,  dès  le  mois  d'octobre  : 
de  là  le  titre  ambitieux  que  prit  à  tort  ce  dernier;  car  à  Santo-Domingo,  le  vicaire  géné- 
ral Portez  siégeait  pour  la  partie  de  l'Est» 


182  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

lui  adressèrent  par  une  lettre.  Ils  relevaient  son  tort  avec 
vigueur  et  irrévérence  pour  son  autorité  réelle,  en  préten- 
dant dans  le  mémoire  :  que  l'absence  de  l'archevêque 
Pedro  Yalera  équivalait  «  à  une  mort  civile,  »  qui  laissait 
vacant  l'archevêché^  et  que  c'était  à  FévêquedePorto-Ilico, 
comme  sufiragant,  à  donner  des  ordres  aux  curés  d'Haïti; 
sinon,  et  si  le  gouvernement  n'y  consentait  pas,  ces  curés 
devaient  rester  tousindépendans  les  uns  des  autres  pour  Se 
diriger  par  les  lois  générales  de  l'Eglise  et  par  les  maximes 
des  Saints-Evangiles.  Par  leur  lettré,  ils  menaçaient  l'abbé 
Salgado  de  la  publication  du  mémoire^  s'il  ne  se  rétractait 
pas,  à  propos  du  titre  qu'il  avait  indûment  pris.  Or,  sien 
cela  il  avait  erré,  il  n'était  pas  moins  le  supérieur  régulier 
de  ces  prêtres  en  sa  qualité  de  vicaire  général  de  l'Ouest 
et  de  l'Artibonite,  d'après  sa  nomination  par  l'archevêque 
Pedro  Valera.  Il  se  plaignit  au  Président  de  l'irrévérence 
commise  envers  lui,  et  les  juges  de  paix  des  communes 
desservies  par  ces  prêtres  reçurent  l'ordre  du  grand  juge, 
de  leur  déclarer,  qu'ils  cessaient  d'être  curés.  Mais  ces  ma- 
gistrats comprirent  mal  cet  ordre,  en  leur  disant  qu'ils  ces- 
saient d'être  prêtres,  par  la  volonté  du  gouvernement. 
Emus  d'une  telle  décision,  ils  se  rendirent  à  la  capitale  et 
adressèrent  à  Boyer  une  supplique  à  ce  sujet.  Le  Président 
chargea  le  grand  juge  de  présider  une  commission  compo^ 
-=sée  de  MM.  Rouanez,  J.  Elie  et  B.  Ardouin,  et  de  les  man- 
der à  son  hôtel  pour  être  entendus. 

Ces  prêtres  persistèrent  clans  leurs  prétentions  de  consi- 
dérer l'archevêché  comme  vacant,  ce  qui,  selon  eux,  annu- 
lait de  droit  les  pouvoirs  de  vicaire  général  donnés  par 
l'archevêque  à  l'abbé  Salgado,  pouvoirs  qu'il  n'appartenait 
pas  au  Président  de  continuer,  dirent-ils,  et  que  cet  abbé 
aurait  dû  l'éclairer  sur  ce  point,  au  lieu  de  lui  avoir  porté 


[1853]  CHAPITRE    IV,  183 

plainte  contre  eux  pour  entraîner  leur  révocation  de  leurs 
cures.  Il  fut  facile  à  la  commission  de  leur  prouver  que  le 
siège  archiépiscopal  n'était  pas  vacant  par  la  seule  absence 
du  titulaire  qui  avait  témoigné  au  Président  le  désir  de  se 
Tendre  à  la  Havane,  ce  qu'il  n'avait  fait  qu'après  avoir  ré- 
glé  l'ordre  ecclésiastique  et  la  subordination  due  aux  vi- 
caires généraux  qu'il  avait  institués  ;  que  sa  mort  naturelle 
seule  pouvait  entraîner  la  vacance  du  siège;  et  qu'alors  ce 
serait  au  Saint-Père  à  y  pourvoir;  mais  qu'en  attendant,  les 
curés  de  la  République  devaient  leur  obéir.  Ces  trois  prê- 
tres, loin  de  reconnaître  l'irrévérence  qu'ils  avaient  com- 
mise envers  l'abbé  Salgado,  déclinèrent  leur  comparution 
devant  la  commission,  dans  un  nouveau  mémoire  qu'ils  lui 
remirent  le  lendemain  et  où  ils  déclarèrent  qu'elle  n'avait 
aucun  pouvoir  pour  les  juger,  bien  qu'elle  se  fût  attachée 
à  leur  dire  dans  la  conférence,  qu'il  ne  s'agissait  que  de  les 
entendre  dans  les  motifs  de  leur  conduite  et  de  faire  son 
rapport  au  chef  cle  l'État.  Sur  ce  rapport,  et  à  raison  de 
la  persistance  qu'ils  mirent  dans  leurs  prétentions,  leur  ré- 
vocation  fut  maintenue  ' . 

Elle  devait  l'être  par  le  Président  qui  avait  eu  connais^ 
sance  d'un  bref  du  Saint-Père  Léon  XÏI^  en  date  du  20  sep- 
tembre 1826,  adressé  à  l'archevêque  Pedro  Valera  par  le 
cardinal  J.-M.  Somaglio,  et  dans  lequel  le  Pape  avait  tout 
prévu,  même  pour  le  cas  de  la  mort  de  ce  prélat  :  ce  qui 
avait  autorisé  ce  dernier  à  régler  les  affaires  ecclésiastiques, 
ainsi  que  nous  l'avons  dit,  au  moment  de  son  départ  pour 
la  Havane.  Il  y  était  décédé  au  commencement  de  cette  an- 
née, mais  on  l'ignorait  à  Haïti,  tandis  que  la  cour  de  Rome 


1  Après  leur  comparution  par  devant  la  commission,  ces  trois  piètres  firent  publier  le 
mémoire  qu'ils  avaient  adressé  à  l'abbé  Salgado,  et  celui-ci  dut  publier  [un  mandement 
pour  en  combattre  l'effet. 


184  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

était  déjà  informée  de  cet  événement,  et  que,  le  15  mars, 
le  Saint-Père  Grégoire  XVI  nommait  le  révérend  Jean  En- 
gland,  évêque  de  Charleston,  pour  venir  à  Haïti  en  qualité 
de  légat  y  chargé  de  ses  pouvoirs  pour  y  régler  les  affaires 
religieuses,  de  concert  avec  le  Président  d'Haïti.  Cet  évêque 
n'y  étant  venu  qu'en  janvier  1834,  nous  renvoyons  à  par- 
ler de  sa  mission  à  cette  époque. 

Une  autre  question  préoccupa  le  gouvernement  dès  les 
premiers  jours  de  février  de  cette  année.  M.  J.  Laffitte 
adressa  une  lettre  au  Président  pour  l'informer  des  paroles 
qui  avaient  été  prononcées  à  la  tribune  de  la  chambre  des 
députés,  le  29  décembre  1 832,  par  M.  le  duc  de  Broglie, 
ministre  des  affaires  étrangères  et  président  du  conseil,  à 
l'occasion  d'un  rapport  fait  à  cette  chambre  sur  des  péti- 
tions de  colons  qui  réclamaient  l'action  du  gouvernement 
français  contre  Haïti.  Ce  ministre  avait  parlé  des  traités 
de  1 85 1 ,  non  ratifiés  par  Boyer,  de  la  rupture  et  de  la  cor- 
respondance qui  s'en  étaient  suivies  entre  les  deux  gouver- 
nemens,  et  il  avait  dit  en  terminant  :  «  Le  gouvernement 
»  haïtien  répondit  dans  un  langage  qui  s'écarte  des  bien- 
»  séances  qui  s'observent  entre  les  nations  civilisées,  et  qui 
»  ne  permet  pas  à  la  France  de  faire  l'avance  de  nouvelles 
»  relations.  »  Il  s'agissait  de  la  note  verbale  de  Boyer  en 
réponse  à  celle  du  comte  Sébastiani.  M.  Laffitte,  qui  avait 
essayé  de  défendre  le  Président  à  la  tribune,  lui  fit  observer 
que  ces  paroles  du  ministre,  tout  aigres  qu'elles  fussent, 
devaient  être  considérées  par  lui  comme  une  invitation  à 
faire  des  propositions  à  ce  gouvernement  français,  afin  de 
renouer  les  relations  diplomatiques. 

C'est  alors  que  Boyer  fit  adresser  à  ce  gouvernement,  par 
les  trois  grands  fonctionnaires,"  une  dépêche  en  date  du  20 
mai,  par  laquelle  il  proposait  de  réduire  l'indemnité,  de 


[1833]  CHAPITRE    IV.  185 

150  millions  de  francs  à  75  millions;  et  en  précomptant 
les  30  millions  déjà  payés,  moins  700  mille  francs  encore 
dus,  ce  seraient  45  millions  à  payer  par  Haïti  pour  se  libé- 
rer envers  le  gouvernement  français.  Exposant  la  situation 
de  la  République,  dénuée  de  ressources  et  obligée  à  rem- 
bourser en  outre  les  obligations  de  son  emprunt  de  1825, 
la  dépêche  demandait  45  années  de  délai  pour  payer  ce 
solde,  à  un  million  par  an.  En  même  temps,  elle  offrait 
d'acquitter  de  suite  les  avances  faites  par  le  trésor  public  de 
France  pour  le  service  de  l'emprunt  et  s'élevantà  la  somme 
de  4,848,905  francs.  Elle  fut  confiée  à  M.  J.-P.  Vaur,  Fran- 
çais négociant  à  Haïti,  qui  se  rendait  en  Europe,  pour  être 
remise  à  M.  Lafïitte,  chargé  de  la  présenter  au  ministre  des 
affaires  étrangères.  Cette  dépêche  reproduisit  d'ailleurs  les 
autres  propositions  contenues  clans  la  note  verbale  du 
22  juin  1832. 

M.  le  duc  de  Broglie  y  répondit  le  51  juillet  1 835.  Il  dit  : 
«  qu'il  voyait  que  le  gouvernement  haïtien  était  disposé  à 
»  se  replacer  vis-à-vis  de  la  France  sur  le  terrain  de  l'or- 
»  donnance  du  17  avril;  que  la  France  n'était  pas  éloignée 
»  d'admettre,  le  cas  échéant,  une  réduction  de  l'indemnité  ; 
»  et  il  laissa  entendre  que  si  on  ne  terminait  pas  dans  une 
»  nouvelle  négociation,  la  France  et  Haïti  seraient  repla- 
»  cées  dans  la  situation  où  elles  étaient  avant  lan- 
»  née  1825,  » 

Cette  dépêche  du  ministre  français  avait  un  grand  mé- 
rite :  c'était  d.  avouer  Y  arrière-pensée  conçue  au  moment  de 
la  rédaction  de  l'ordonnance  de  1825;  elle  faisait  ressortir 
ainsi  le  plan  du  gouvernement  de  la  Restauration.  Mais  ce- 
lui de  Juillet,  essentiellement  libéral  par  son  origine  même, 
ne  pouvait  recueillir  un  si  odieux  héritage;  il  l'avait  prouvé 
dans  les  traités  de  1851,  ratifiés  par  Louis-Philippe;  et 


186  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

bien  que  ces  traités  ne  l'eussent  pas  été  par  Boyer,  ils  ne  con- 
sti tuaient  pas  moins  pour  Haïti  le  droit  à  se  considérer  au- 
thentiquement  reconnue  par  la  France,  C'est  ce  que  fit 
remarquer  à  son  tour  le  Président,  clans  une  nouvelle  dépê- 
che des  grands  fonctionnaires  adressée  au  ministère  fran- 
çais, le  51  octobre.  Alors,  M,  le  duc  de  Broglie  n'était  plus 
ministre,  et  la  correspondance  cessa  entre  les  deux  gouver- 
nemens  jusqu'à  la  fin  de  1854. 

En  écrivant  à  Boyer,  M.  Laffitte  lui  avait  exposé  la  mal- 
heureuse situation  où  la  révolution  de  1850  avait  jeté  sa 
maison  de  banque.  Il  lui  disait  qu'il  était  détenteur  de  mille 
obligations  de  l'emprunt  d'Haïti,  pour  lesquelles  il  avait 
dépensé  800  mille  francs,  et  que  si  le  Président  pouvait  lui 
rembourser  cette  somme  en  recevant  les  mille  obligations, 
ce  serait  lui  rendre  service  1.  On  sait,  en  effet,  que  cet  ho- 
norable citoyen  avait  fait  des  pertes  telles,  après  avoir  été 
si  libéral  envers  tous,  que  la  nation  française  s'honora  en 
ouvrant  une  souscription  pour  racheter  son  hôtel  et  le  lui 
conserver.  Boyer  n'honora  pas  moins  la  nation  haïtienne, 
en  remboursant  à  M.  Laffitte,  non  800  mille  francs,  mais  un 
million,  selon  le  prix  intégral  des  mille  obligations.  Il  lui 
adressa  à  cette  occasion  une  lettre  pleine  de  sentimens 
d'estime  pour  lui,  en  le  remerciant  de  la  bienveillance  qu'il 
prouvait  sans  cesse  à  la  République,  par  la  défense  de  sa 
cause  à  la  tribune.  Cette  lettre  fut  communiquée  par  Boyer 
à  des  sénateurs  et  autres  fonctionnaires,  qui  le  félicitèrent 
aussi  de  l'acte  qui  témoignait  de  la  probité  de  son  gouver- 
nement. 

L'ouverture  de  la  session  législative  eut  lieu  le  12  juin, 


1   L'emprunt  fut  contracté   an  taux   de  80  pour  cent  :  pour  800  francs  payés  parles 
prêteurs,  la  République  avait  souscrit  une  obligation  de  1000  francs. 


[1833]  CHAPITRE    IV.  187 

avec  une  certaine  froideur  de  la  part  du  Président  d'Haïti, 
laquelle  dénotait  qu'il  n'était  pas  satisfait  de  se  trouver  en 
face  de  quelques  représentans  dont  l'opposition  l'avait  mé- 
contenté l'année  précédente,  en  tenant  à  la  Chambre  des 
communes  un  langage  injurieux  pour  ses  sentimens  et  qui 
l'avait  porté  à  retirer  le  projet  de  loi  électorale  demandé  par 
ce  corps;  en  donnant  publicité  à  celui  préparé  par  son  co- 
mité, dans  un  journal  toujours  hostile  au  gouvernement, 
dont  l'éditeur  paraissait  s'entendre  avec  ces  représentans 
dans  le  but  qu'ils  poursuivaient.  Incapable  de  dissimula- 
tion, Boyer  laissait  entrevoir  ainsi  que  la  session  serait 
aussi  stérile  cette  année  qu'elle  l'avait  été  en  1852,  qu'il  se 
renfermerait  dans  son  droit  d'initiative  constitutionnelle 
pour  en  user  selon  qu'il  le  jugerait  convenable  aux  intérêts 
publics.  De  leur  côté,  jugeant  la  situation  des  choses  à  leur 
point  de  vue,  ces  représentans  étaient  décidés  à  provoquer 
de  la  Chambre  l'usage  de  l'initiative  que  la  constitution  lui 
accordait  aussi,  surtout  en  matière  de  finances.  Dans  une 
telle  circonstance,  il  était  facile  de  prévoir  des  tiraillemens 
entre  les  deux  pouvoirs,  sinon  un  grand  éclat,  préjudiciables 
à  l'harmonie  toujours  désirable  entre  eux  pour  le  bonheur 
de  la  patrie. 

Deux  projets  de  loi  furent  adressés  à  la  Chambre  :  le  pre- 
mier, pour  abroger  celle  de  1826  qui  établissait  des  entre- 
pôts réels  de  produits  étrangers  :  la  loi  fut  votée  d'urgence 
le  17  juin1;  le  second,  pour  laisser  indéfiniment  ouverts 
au  commerce  extérieur  les  ports  d'Aquin,  de  l'Anse-d'Ey- 
naud,  de  Miragoane,  de  Saint-Marc  et  du  Port-de-Paix;  la 
loi  eut  encore  un  vote  d'urgence  le  26  juin.  En  procédant 

1  A  défaut  d'orateurs  du  gouvernement,  Boyer  adressa  des  messages  à  la  Chambre  et 
au  Sénat,  pour  expliquer  les  motifs  de  l'abrogation  de  cette  loi.  Dans  les  années  suivantes. 
il  continua  ce  mode  de  faire  connaître  sa  pensée,  sur  les  projets  qu'il  envoya  au  corps 
législatif,  et  ces  messages  parurent  sur  le  journal  officiel. 


188  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

ainsi,  la  Chambre  des  communes  semblait  être  impatiente 
d'avoir  d'autres  projets  à  méditer  et  discuter  ;  mais  le  pou- 
voir exécutif  lui  laissa  le  soin  de  s'occuper  des  lois  d'impôts 
qui  étaient  dans  ses  attributions. 

Il  y  avait  six  sénateurs  à  remplacer  par  expiration  de 
fonctions,  deux  dans  la  présente  année  et  quatre  pour  les 
premiers  mois  de  1834.  Le  10  juillet,  Boyer  adressa  une 
liste  de  candidats  pour  le  premier  à  élire;  il  fut  nommé  le 
même  jour;  les  autres  le  furent  successivement  dans  le 
même  mois  et  le  mois  suivant. 

Abandonnée  à  elle-même,  la  Chambre  des  communes  de- 
vait inévitablement  arriver  à  des  discussions  entre  ses  pro- 
pres membres,  les  opinions  ne  pouvant  pas  être  uniformes 
dans  une  assemblée  politique.  Des  deux  tribunes  élevées 
dans  son  sein,  l'une  restant  toujours  inerte.,  l'autre  pouvait 
servir  aux  orateurs  de  l'assemblée. 

Le  trésorier  général  Nau,  chargé  du  portefeuille  des  fi- 
nances, avait  expédié  à  la  Chambre  quelques  exemplaires 
imprimés  des  comptes  généraux  de  1852,  au  moment  où  il 
requérait  le  secrétaire  d'État Imbert  de  reprendre  son  ser- 
vice, et  parce  qu'il  n'était  plus  malade,  et  parce  que  son 
remplaçant  prévoyait  sans  doute  des  débats  animés  au  sujet 
des  finances,  d'après  les  précéclens  de  la  session  de  18521. 
Le  12  juillet,  le  représentant  David  Saint-Preux  proposa  à 
la  Chambre  d'adresser  un  message  au  secrétaire  d'État,  pour 
l'inviter  à  lui  envoyer  annuellement  autant  d'exemplaires 
des  comptes  généraux  qu'elle  avait  de  membres.  Mais  la 
Chambre,  considérant  la  responsabilité  que  l'art.  128  de  la 
constitution  attachait  aux  fonctions  de  ce  ministre,  décida 
qu'à  l'avenir  les  comptes  généraux  ne  seraient  imprimés 

1   .Te  parle  ainsi  d'après  ce  <jne  me  dit  M.  Nau  lui-même» 


|185o]  CHAPITRE    IV.  189 

qu'après  avoir  été  débattus  et  arrêtés  par  elle.  Il  s'ensuivit 
que  leur  impression,  dont  M.  Nau  avait  pris  l'initiative,  fut 
interrompue  et  ne  reprit  qu'en  1857  pour  s'arrêter  encore 
à  1840. 

Le  même  jour,  1 2  juillet,  le  représentant  Hérard  Dumesle 
s'inscrivit  pour  une  motion,  «  en  priant  la  Chambre  de  lui 
»  accorder  une  séance  solennelle  1 .  »  Mais  quelques  mem- 
bres exigèrent  de  lui  une  communication  préalable  de  sa 
.motion,  en  comité  général,  à  huis-clos  :  il  le  fit,  et  la1 
Chambre  renvoya  à  une  autre  séance  pour  statuer  sur  sa 
demande.  Le  15,  la  séance  fut  ouverte  en  comité  général; 
le  président  Almonacie,  représentant  de  l'Anse- à-Veau,  in- 
vita H.  Dumesle  à  lire  sa  motion  ;  il  persista  clans  sa'demande 
de  «  séance  solennelle,  »  publique.  Plusieurs  membres  s'y 
opposant,  le  président  alla  aux  voix,  et  «  le  silence  absolu  » 
fut  considéré  par  la  Chambre  comme  un  refus  2.  D.  Saint- 
Preux  invoqua  alors  l'art.  78  de  la  constitution  disant  : 
«  que  les  séances  sont  publiques,  et  que  cependant  la  Cham- 
>-  bre  peut  délibérer  à  huis-clos^  sauf  à  rendre  ses  clélibéra- 
»  tions  publiques  par  la  voie  du  Bulletin  des  lois.  »  Milscent 
opina  dans  le  même  sens.  Plusieurs  autres  voix  s'écrièrent  : 
«  La  séance  publique!  »  Une  partie  des  représentais  s'y 
rendit,  l'autre  resta  en  comité  général  :  la  majorité  ne  pou- 
vant se  former  dans  l'une  ni  dans  l'autre  salle,  la  séance  fut 
ainsi  interrompue  et  levée.  On  trouve  là  une  preuve  du 
désaccord  existant  parmi  les  représentais  ,  à  raison  du 
discours  préparé  par  H.  Dumesle  qui  en  avait  donné  com- 
munication, un  indice  du  mauvais  effet  qu'il  allait  pro- 
duire. 

Deux  jours  après,  la  séance  fut  publique.  Milscent,  ora- 

1  Bulletin  dis  lois,  n°  3. 

2  I!  y  a  cependant  Un  proverbe  à  ce  sujet  :  t.  qui  ne  dit  rien  cousent.  » 


190  ÉTUDES    SUK    L'HISTOIRE    d'haÏTI. 

teur  de  la  section  des  finances,  y  lut  un  projet  de  loi  «  sur 
l'impôt  foncier  »  et  un  rapport  qui  expliquait  sa  réduction 
de  5  pour  cent  à  2  et  demi,  en  y  attachant  des  moyens  plus 
rigoureux  que  par  le  passé,  afin  d'assurer  la  perception  de 
cet  impôt  que  les  contribuables  ne  payaient  guère  1 .  Immé- 
diatement après  cet  orateur,  Raphaël  Servando  Rodriguez, 
représentant  de  Saint- Yague,  monta  à  la  tribune  et  lut  un 
discours  dont  nous  donnons  ici  des  extraits  qui  feront  com- 
prendre ce  qui  se  passait  dans  la  Chambre  et  ce  que 
voulaient  ses  membres  modérés.  Après  un  exorde  où  il 
s'excusait  de  ne  pouvoir  bien  s'exprimer  en  français^ 
il  dit  : 

«  A  des  époques  précédentes,  cette  enceinte  a  retenti  de 
débats  empreints  d'amertume  :  ce  n'est  pas  sans  aigreur 
qu'ont  été  repoussés  par  vous  des  projets  émanés  du  chef 
de  l'Etat  ;  c'est  avec  des  formes  peut-être  acerbes  qu'ont  été 
présentés  par  vous,  des  vœux  peut-être  intempestifs.  Sous  le 
masque  du  bien  public,  une  Opposition  violente  s'est  élevée 
de  vos  rangs  et  n'a  dû  produire  d'autre  effet  que  d'inspirer 
du  dégoût  au  chef  de  l'Etat  à  la  vue  de  ses  intentions  mécon- 
nues et  de  ses  efforts  contrariés.  Aussi  faut-il  s'étonner, 
Messieurs,  si  des  projets  d'améliorations  réclamés  par  de 
bons  citoyens  et  élaborés  déjà  par  le  gouvernement,  sont 
restés  en  ses  mains,  en  attendant  des  jours  plus  calmes  et  des 
dispositions  moins  hostiles?  Messieurs,  c'est  toujours  sous 
le  manteau  de  l'intérêt  public  que,  dans  tous  les  temps, 
l'erreur  et  la  passion  cachent  leur  face  hideuse. . .  C'est  ainsi 
Messieurs,  que  chez  tous  les  peuples  qui  ont  passé  sur  la 
surface  de  la  terre,  des  esprits  inquiets  et  turbulens  ont  con- 


1  M-  Nttu  avait  signalé  les  difficultés  de  la  perception  par  les  moyens  de  l'ancienne  loi 
et  provoqué  des  changemens  de  la  part  de  la  Chambre. 


[1835]  CHAPITRE    IV.  191 

triste  la  patrie,  abusant  des  grands  noms  d'intérêt  public  et 
de  liberté/dont  l'appât  entraîne  la  nation.  Représentans, 
si,  au  mépris  de  l'histoire,  quelque  germe  de  mésintelligence 
était  jeté  dans  cette  enceinte,  fidèle  à  notre  mission  de  paix, 
hâtons-nous  de  Vétouffer.  Je  dis  plus  :  si,  parmi  nous, 
quelque  main  imprudente  voulait  se  saisir  de  ce  germe  per- 
nicieux pour  le  féconder  au  détriment  de  la  République, 
hâtons-nous  de  châtier  V imprudent  :  justiciables  de  vous 
seuls,  c'est  à  vous  qu'il  appartient  d'étouffer  ces  cris  de 
discorde  capables  d'amonceler  sur  l'horizon  politique  des 
nuages  porteurs  de  tempête  et  de  mort » 

Toutefois,  cet  orateur  dit  qu'il  aimait  à  croire  qu'il  se 
trompait,  que  tous  ses  collègues  étaient  animés  du  désir  du 
bien,  et  il  les  invita  à  la  concorde.  Il  fit  un  appel  particulier 
à  ceux  de  la  partie  de  l'Est,  pour  soutenir  le  gouvernement 
qui  les  protégeait. 

«  Tous,  tant  que  nous  sommes,  représentans  du  peuple 
haïtien,  donnons  l'exemple  de  la  concorde  à  cette  popula- 
tion dont  les  yeux  sont  fixés  sur  nous...  et  disons-lui  qu'il 
faut  boire  avec  modération  dans  la  coupe  enchanteresse  de 
la  liberté...  Disons  à  cette  jeunesse  effervescente^  chez  qui 
fermente  une  fièvre  ardente  d'amélioration  et  de  liberté,  di- 
sons-lui que  les  peuples  comme  les  individus  ont  besoin  de 
passer  par  l'adolescence  avant  d'arriver  à  la  maturité.  Sor- 
tie hier  de  l'enfance,  et  à  peine  dégagée  des  langes  de  son 
berceau,  Haïti  a  besoin  de  se  mûrir  pour  la  liberté  et  ne 
peut  pas  arriver  subitement  à  la  prospérité  et  à  la  civilisa-- 
tion  des  peuples  qui  ont  longuement  vécu.  » 

Et  il  dit  ensuite  :  «  A  ces  vœux  généraux,  qu'il  me  soit 
permis  de  mêler  quelques  vœux  particuliers.  Quoique  l'ini- 
tiative appartienne  au  chef  de  l'Etat,  ce  n'est  pas  empiéter 
sur  ses  droits  que  de  solliciter  la  présentation  de  quelques 


192  ETUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hàÏTI. 

projets  de  lois  qui  échappent  à  sa  prévoyance,  distrait  qu'il 
est  parle  fardeau  de  la  chose  publique...  » 

Et  ces  vœux  particuliers  comprenaient  :  1°  un  projet  sur 
la  contrainte  par  corps  en  toutes  matières  pour  la  garantie 
des  obligations  1  ;  2°  un  projet  sur  le  mode  de  recrutement 
de  l'armée;  5°  à  réclamer  Y  application  du  code  rural  dans 
les  départemens  de  l'Est. 

Après  ce  discours,  Milscent  fit  observer  à  l'orateur  «  que 
»  déjà  la  Chambre  avait  résolu  de  faire,  à  la  fin  de  la  pré- 
»  sente  session,  une  adresse  au  Président  d'Haïti,  pour  lui 
»  faire  connaître  les  besoins  du  peuple.  »  En  1852,  elle 
avait  adopté  cette  voie  au  début  de  la  session;  cette  année, 
ce  devait  être  à  la  fin;  probablement  la  Chambre  voulait  at- 
tendre pour  voir  quel  serait  l'effet  de  la  première  adresse. 

Dans  la  séance  du  19,  Milscent,  au  nom  du  comité  des  fi- 
nances^ déclara  que  ce  comité  ne  pouvait  pas  s'occuper  de 
laloisurles  patentes,  avant  que  le  secrétaire  d'Etat  eût 
été  appelé  pour  donner  des  explications,  1°  sur  une  somme 
de  70  mille  piastres  qui  avait  été  mise  en  dépôt  au  Mireba- 
lais,  en  1851  ;  2°  sur  le  produit  de  la  vente  des  domaines 
nationaux  dont  la  moitié  était  payée  en  piastres  ;  5°  sur  les 
moyens  qui  auraient  été  pris  pour  faire  restituer  au  trésor 
des  sommes  (16, 459  gourdes),  constatées  en  déficit  dans  la 
caisse  de  divers  trésoriers.  La  Chambre  invita  M.  Imbert  à 
comparaître  en  comité  général^  le  26,  mais  il  demanda  à  ne 
comparaître  que  le  51  :  ce  jour-là,  il  répondit  d'une  ma- 
nière satisfaisante.  Les  70  mille  piastres  et  encore  5-4,900, 
étaient  toujours  au  Mirebalais,  figurant  comme  étant  à  la 
trésorerie  générale;  il  y  avait  aussi  11,600  piastres  auPort- 


■1  Le  Président  avait  proposé  un  projet  de  loi  à  ce  sujet  et  qu'il  retira,  tant  on  réclama 
en  faveur  «  de  la  liberté....  ■>  de  ne  pas'payer  ses  dettes.  Cette  loi  l'ut  rendue  en  183ï, 
selon  le  vœu  de  Uodriguez  ;  mais  1843  advint,  et  elle  fut  abrogée. 


[1855]  CHAPITRE    IV.  195 

aii-Prince  :  seulement,  les  comptes  généraux  ne  faisaient 
point  mention  de  cette  particularité,  omission  qui  avait 
excité  le  zèle  de  certains  représentans  r. 

Le  24  juillet,  enfin,  la  séance  étant  publique,  HérardDu- 
mesle  en  profite,  monte  à  la  tribune  et  commence  son  dis- 
cours. Mais  le  président  l'interrompt  et  lui  rappelle  que  la 
Chambre  a  déjà  décidé  que  ce  discours  ne  doit  pas  être 
prononcé  en  séance  publique,  mais  en  comité  général.  A  ces 
mots,  tous  les  représentans  s'y  rendent,  et  l'orateur  est 
forcé  de  les  suivre,  de  n'être  entendu  que  de  ses  collègues, 
tandis  qu'il  eût  désiré  l'être  dupublic  v 

Son  discours  roulait  sur  la  circulaire  du  grand  juge  con- 
cernant l'incompatibilité  des  fonctions  de  représentant  avec 
celles  des  officiers  ministériels.  Nous  ne  saurions  le  pro- 
duire ici  clans  toute  son  étendue  qui  comprend  sept  co- 
lonnes du  Bulletin  des  lois  dans  lequel  il  fut  publié.  L'ora- 
teur, examinant  le  texte  de  l'art.  81  de  la  constitution, 
interprété  par  le  grand  juge,  dit  d'abord  :  que  cette  in- 
terprétation «  en  torturait  le  sens  pour  les  exigences  du 
moment;  »  que  vouloir  que  les  représentans  qui  exercent 
les  professions  libérales  de  défenseurs  publics,  de  notaires, 
d'arpenteurs,  etc.,  optent  entre  leurs  fonctions  législatives 
et  celles  de  ces  officiers  ministériels,  c'est  attenter  à  leurs 
droits  civils  et  politiques,  c'est  limiter  le  droit  électoral  et 
porteratteinteà  l'acte  fondamental  de  la  société,  c'estessayer 
d'écarter  de  lareprésentationnationale  «  des  hommes  éclai- 
»  rés  etcapablesdeveillerau  respectdûpar  le  gouvernement 
»   aux  droits  des  citoyens,,  etc.  »  Il  cita  l'exemple  de  ce  qui 


1  Jusqu'alors,  la  monnaie  d'Espagne,  celle   d'Haïti,  en  métal,  les  billets  de  caisse,  tout 
était  porte  dans  les  comptes  sous  le  nom  de  gourdes  :  à  partir  de  ces  inquiétudes    de  la 
Chambre,  le  secrétaire  d'État  distingua  les  piastres  des  autres  valeurs. 
%      Depuis  1832  un  jeune  public  surtout  se  montrait  assidu  aux  séancr s  :  de  là  le  passage 
du  discours  de  Rodriguez  adressé  «  à  la  jeunesse  effervescente.  » 

T.  X.  13 


19-i  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

se  passait  dans  la  chambre  des  députés,  en  France,  dans 
celle  des  communes,  en  Angleterre,  dans  celle  des  repré- 
sentai, aux  Etats-Unis,  où  l'on  voyait  les  avocats  les  plus 
illustres  de  ces  pays  ;  il  rappela  même  les  beaux  jours  de  la 
Grèce,  de  la  république  romaine  «  où  l'on  vit  la  toge  unie 
»  aux  faisceaux  consulaires.  Le  barreau,  dit-il,  est  aussi 
»  la  pépinière  des  hommes  d'Etat  :  c'est  de  là  qu'ils  sor- 
»  tent  pour  aller  défendre  les  libertés  publiques  ;  et  si,  sous 
»  Henri  VIII,  ils  furent  persécutés  et  exclus  des  parlemens, 
»  l'histoire,  en  dénonçant  cette  époque  fatale,  nous  révèle 
»  qu'elle  fut  marquée  par  des  lois  funestes  à  la  nation 
»  anglaise.  »  Mais  sentant  bien  que  cette  dernière  cita- 
tion pourrait  paraître  une  allusion  à  ce  que  Boyer  or- 
donna au  grand  juge,  H.  Dumesle  dit  ensuite  : 

«  Eh  quoi  !  Messieurs,  sous  l'administration  du  chef  il- 
»  lustre  auquel  Haïti  a  confié  ses  destinées,  verra-t-on  cette 
»  profession,  ainsi  que  ses  compagnes  d'indépendance,  dés- 
»  héritée  de  ses  apanages  ?  Les  verra-t-on  ensemble  exclues 
»  des  assemblées  politiques,  et  n'oser  toucher  à  la  couronne 
»  civique?  Non,  l'émule,  le  successeur  du  grand  Haïtien,  ne 
»  saurait  concevoir  une  telle  pensée;  comme  son  prédéces-. 
»  seur,  il  encouragera  ces  hommes  qui  exercent  une  profes- 
»  sion  si  éminemment  libérale,  il  les  verra  avec  plaisir  ap- 
»  pelésau  concours  des  améliorations  sociales;  et  puisqu'à 
»  l'exemple  de  notre  Alexandre,  le  président  Jean-Pierre 
»  Boyer  ne  perd  pas  de  vue  l'univers  et  la  postérité,  ces 
»  juges  inflexibles  delà  conduite  des  gouvernails,  comme 
»  lui,  dédaignant  le  zèle  aveugle  ou  intéressé,  il  n"ap- 
»  préciera  que  les  nobles  pensées  de  la  liberté,  les  sublimes 
»  dévouemens  à  la  patrie.  » 

Rappelant  encore  que  depuis  l'institution  de  la  Chambre 
des  communes,  seule  juge  delà  validité  des  élections  de 


[1855J  CHAPITRE    IV.  495 

ses  membres,  elle  a  toujours  admis  dans  son  sein  les  offi- 
ciers ministériels  que  la  circulaire  du  grand  juge  voulait  en 
écarter  par  un  abus  de  l'interprétation,  il  dit:  «  Tout  doit 
»  demeurer  dans  l'ordre  tracé  dans  le  livre  de  la  loi,  jus- 
»  qu'à  ce  que  la  révision  tant  désirée  vienne  enfin  donner 
»  un  nouvel  être  à  nos  principes  et  les  rendre  plus  vivaces. 
»  Osons  donc,  législateurs,  osons  remplir  un  devoir  sacré, 
«  celui  cle  conserver  au  vote  électoral  son  influence  sur  les 
»  libertés  publiques.  Sauvons  le  gouvernement  conslitu- 
»  tionnel  du  danger  de  l'interprétation;  rappelons-nous 
»  sans  cesse  que  la  responsabilité  des  grands  fonetionnai- 
»  res  est  la  sauvegarde  des  garanties  sociales  :  si  elle  est 
»  illusoire,  la  constitution  est  en  péril.  Que  recevant  de 
»  nous  un  généreux  et  salutaire  avertissement,  ces  déposi- 
»  taires  de  l'autorité  n'approchent  cle  l'arche  sainte  des 
»  droits  et  du  devoir  qu'avec  le  respect  religieux  que  la 
»  patrie  leur  impose;  qu'ils  reculent  à  l'idée  d'y  porter  une 
»  main  téméraire  ;  qu'en  secondant  les  nobles  intentions 
»  d'un  chef  qui  ne  saurait  avoir  de  plus  grandes  passions 
»  que  celles  du  bien  public,  ils  n'oublient  jamais  qu'ils 
.  »  doivent  être  ses  conseillers  fidèles,  qu'ils  doivent  attacher 
»  leurs  noms  à  la  gloire  de  son  administration,  en  la  con- 
»  servant  pure  comme  son  patriotisme,  qu'ils  doivent  en 
n  un  mot  faire  de  l'harmonie  le  bien  universel  de  l'Etat  !..  » 
Et  l'orateur  termina  son  discours  en  demandant  que  le 
grand  juge  fût  appelé  en  comité  général,  pour  être  entendu 
sur  l'objet  de  sa  circulaire. 

A  défaut  d'orateur  du  pouvoir  exécutif,  ce  fut  Milscent 
qui  prit  immédiatement  la  parole  pour  répondre  à  H.  Du- 
mesle,  par  un  discours  écrit  qui  remplit  six  colonnes  du 
Bulletin  des  lois  :  il  avait  entendu  celui  de  son  collègue 
précédemment,  et  il  put  ainsi  préparer  sa  réponse.  Il  s'ap^ 


196  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hAÏTI. 

puya  d'abord  sur  la  nécessité  du  maintien  de  l'harmonie 
entre  les  pouvoirs  publics,  dans  la  situation  où'se  trouvait 
le  pays,  après  avoir  passé  par  tant  de  périls  politiques.  «  Un 
«  fait,  dit-il,  doit  réveiller  votre  attention.  Un  système 
»  schismatique  menace  l'édifice  social.  L'ordre  public, 
»  l'autorité  magistrale,  toute  la  machine  politique  semble 
»  être  sur  le  pouxLde  se  choquer.  Hé  !  Messieurs,  revenons 
»  aux  principes  que  la  nature  a  gravés  dans  le  cœur  de  ses 
»  enfans  bien-aimés,  ceux-là  qui  cherchent  les  utiles  pré- 
»  ceptes,  moins  dans  une  vaine  théorie  que  dans  une  pra- 
»  tique  simple  et  honnête...  J'admire  la  brillante  élo- 
»  quence  qui,  telle  qu'unesentinelle  vigilante^,  semble  crier 
»  aux  armes  !  au  milieu  du  trouble  des  inquiétudes  noc- 
»  turnes,  parce  qu'elle  redoute  l'approche  d'un  ennemi 
»  imaginaire  ;  mais  combien  je  préfère  à  la  pompe  de  cette 
»  dialectique  qui  prodigue  tant  de  belles  fleurs,  la  logique 
»  calme  et  mesurée  qui  n'a  d'autres  ornemens  que  ceux 
»   d'une  vérité  sans  parure  ! . . .  » 

11  dit  ensuite  que  pour  bien  comprendre  le  vrai  sens  des 
dispositions  de  l'art.  81  de  la  constitution,  il  fallait  recher- 
cher son  origine  dans  la  constitution  de  la  république  fran- 
çaise, de  1795,  et  dans  celle  de  la  république  cisalpine, 
d'où  la  nôtre  était  sortie;  et  il  cita  lesarticles  de  ces  actes  qui 
s'y  rapportaient,  pour  établir  que  le  même  esprit  a  présidé 
à  leur  rédaction,  que  Y  incompatibilité  entre  les  fonctions 
de  législateur  et  toutes  autres  devait  être  reconnue1;  que 
u  le  défenseur  public  »  étant  soumis  à  la  discipline  des  tri- 
bunaux, était  exposé  à  ne  pouvoir ,  dans  certains  cas, 
remplir  son  devoir  de  représentant,  tels,  par  exemple,  s'il 
était  désigné  comme  juré  ou  chargé  d'office  de  la  défense 
de  l'innocent  indigent,  etc.  f  que   «  le  notaire,  »  souvent 

1  Même  idée  exprimée  par  Bruno  Blanche t  dans  son  projet  de  révision,  en  1822. 


|185o|  CHAPITRE    IV.  197 

unique  dans  une  commune,  vil  la  rareté  des  sujets  capables 
d'une  telle  fonction,  rie  devait  pas  s'en  absenter,  afin  d'être 
toujours  à  iadisposition  du  public  pour  la  rédaction  des  actes 
de  son  ministère;  que  cette  nécessité  était  encore  plus 
grande  pour  «  l'officier  de  l'état  civil,  »  etc.  Il  fit  remar- 
quer que  c'était  une  erreur  de  croire  que  la  circulaire  du 
grand  juge  tendait  «  écarter  les  divers  officiers  ministériels 
de  la  représentation  nationale,  qu'ils  restaient  toujours  éli- 
giblés  :  «  S'il  en  est  quelques-uns  qui  préfèrent  la  richesse 
»  privée  à  l'honneur  national ,  leur  choix  dépend  de  leur 
»  volonté;  ou  ne  les  en  estimera  ni  plus  ni  moins...  On 
»  n'est  pas  appelé  à  la  législature  pour  grossir  sa  fortune, 
»  mais  pour  se  dévouer  à  l'utilité  publique.  Je  n'ignore 
»  pas,  ajouta  Milscent,  que  je  m'inscris  contre  mes  pro- 
»  près  intérêts;  mais  j'avais  déjà  pris  mon  parti;  j'en 
»  fais  le  sacrifice  sans  me  plaindre...  »  Et  il  fut  d'avis  de 
ne  pas  appeler  le  grand  juge  qui,  d'ailleurs,  était  valétudi- 
naire. 

Après  ces  discours,  David  Saint-Preux  en  improvisa  un 
pour  soutenir  la  proposition  de  H.  Dumesle,  et  la  Chambre 
renvoya  à  en  décider  à  sa  prochaine  séance.  Ensuite,  elle 
prit  lecture  d'une  lettre  qui  lui  fut  adressée  par  M.  Courtois, 
détenu  dans  la  prison,  réclamant  de  la  Chambre  une  décla- 
ration tendante  à  constater  «  qu'elle  n'avait  jamais  dirigé 
aucune  plainte  contre  lui.  »  Milscent  prit  encore  la  parole  et 
fit  observer  que,  bien  que  la  Chambre  n'en  eût  point  formée 
elle  ne  pouvait  s'immiscer  dans  les  causes  judiciaires;  que 
la  loi  avait  établi  un  ministère  public  pour  la  poursuite  d'of- 
fice des  délits;  que  M.  Courtois  avait  subi  un  jugement  qui  0. 
avait  acquis  l'autorité  de  la  chose  jugée  ;  qu'il  plaignait  son 
sort,  mais  que  le  condamné  n'avait  qu'à  recourir  à  la  clé- 
mence du  chef  de  l'Etat.  H.  Dumesle  et-D.  Saint-Preux  sou- 


198  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

tinrent  au  contraire  sa  demande  à  la  Chambre;  elle  renvoya 
à  y  statuera  sa  prochaine  séance. 

A  cette  séance,  qui  eut  lieu  le  26  juillet,  en  comité  géné- 
ral comme  la  précédente,  divers  orateurs  prirent  la  parole. 
H.  Dumesle  reproduisit  sa  motion.  J.  Depa  dit  : 

«  Messieurs,  si  nous  étions  appelés  à  décider  de  la  beauté, 
de  l'élégance  d'un  discours  parsemé  de  phrases  recherchées, 
nul  doute  que  celui  du  représentant  H.  Dumesle  n'eût  ob- 
tenu toute  notre  approbation;  mais  telle  n'est  point  notre 
mission...  Veiller  de  bonne  foi  aux  intérêts  de  nos  mandans 
et  concourir  de  tout  notre  pouvoir  à  leur  prospérité,  con- 
jointement avec  le  chef  auquel  la  nation  est  fière  d'avoir 
confié  ses  destinées,  tel  est  notre  mandat...  Soyons  bien- 
veillans ,  soyons  assez  amis  du  collègue  H.  Dumesle  pour 
lui  dire,  que  sa  proposition  tendant  à  faire  venir  ici  le  grand 
juge  de  la  République...  est  inadmissible.  En  effet,  Mes- 
sieurs, ne  voyons-nous  pas  qu'il  existe  une  incompatibilité 
réelle  entre  les  fonctions  de  représentant  et  toute  autre  fonc- 
tion publique,  surtout  celles  qui  soumettraient  les  manda- 
taires du  peuple  à  la  discipline  du  corps  judiciaire  auquel 
ils  appartiendraient  comme  officiers  ministériels?...  Vous 
ne  serez  pas  étonnés,  Messieurs,  de  me  voir,  partie  intéres- 
sée, me  déclarer  contre  cette  proposition  ;  car  l'intérêt  per- 
sonnel disparaît  ou  doit  disparaître  devant  l'intérêt  gé- 
néral... » 

D.  Saint-Preux  soutint  de  nouveau  cette  proposition. 
Milscent  la  repoussa  encore  par  un  discours  écrit  où  il  pré- 
senta d'autres  considérations  pour  appuyer  la  circulaire  du 
grand  juge;  il  dit  «  que  le  Président  d'Haïti,  nommant  les 
»  officiers  ministériels,  pouvait  les  révoquer,  caries  emplois 
»  publics  ne  sont  point  une  propriété  individuelle.  En  vous 
»  laissant  ¥  option,  il  a  respecté  votre  liberté.  Que  pouvait-il 


]1855]  CHAPITRE    IV.  199 

de  plus?  »  Il  fit  remarquer  que  déjà  le  tribunal  de  cassation 
avait  rendu  un  arrêt  qui  avait  approuvé  la  décision  gouver- 
nementale ,  dans  une  affaire  portée  par-devant  lui.  Il  re- 
poussa également  l'idée  émise  clans  le  cours  de  la  discus- 
sion, de  renvoyer  cette  question  à  la  décision  du  Sénat, 
chargé  du  dépôt  de  la  constitution;  et  il  proposa  «  l'ordre 
du  jour  »  sur  la  proposition  de  H.  Dumesle. 

Le  représentant  Pérez,  de  la  partie  de  l'Est,  fit  observer 
que  la  circulaire  du  grand  juge  portait  qu'elle  était  écrite 
«  en  vertu  de  l'wdre  du  Président  d'Haïti;  »  qu'il  était  inu- 
tile d'appeler  ce  ministre,  puisque  la  Chambre  des  com- 
munes ne  pouvait  juger  les  actes  du  chef  de  l'Etat;  que  le 
Sénat  seul  pouvait  en  connaître;  que  H.  Dumesle  pouvait 
s'adresser  à  ce  corps,  s'il  entendait  obtenir  justice  dans  une 
question  qui  lui  était  «  trop  personnelle.  »  Le  représentant 
Thame,  deLéogane,  demanda  enfin  la  mise  aux  voix  de  la 
proposition. 

Le  président  résuma  les  opinions  et  mit  aux  voix.  La 
Chambre  décida  «  que  le  grand  juge  ne  serait  point  appelé 
dans  son  sein.  » 

Elle  passa  ensuite  à  l'examen  de  la  lettre  qui  lui  fut  adres- 
sée par  M.  Courtois,  demandant  :  1°  s'il  était  vrai,  cons-  - 
tant,  que  la  Chambre  eût  été  offensée  et  outragée,  à  l'oc- 
casion de  l'exercice  de  ses  fonctions,  soit  en  paroles,  gestes 
ou  menaces  de  sa  part;  2°  dans  le  cas  d'affirmative,  si  elle 
avait  porté  contre  lui  une  plainte  au  ministère  public  du 
ressort  de  la  capitale? 

Quelques  membres  proposèrent  de  lui  répondre  :  que  la 
Chambre  lui  remettait  volontiers  la  peine  prononcée  par  le 
tribunal  correctionnel,  quant  à  ce  qui  la  concernait,  parce 
qu'elle  était  trop  haut  placée  dans  la  hiérarchie  politique 
pour  pouvoir  être  outragée  par  un  individu,  Mais  Milscent 


200  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

reproduisit  sa  première  opinion,  en  disant  :  «  Soumettez 
seulement  Courtois  à  la  clémence  du  Président  d'Haïti,  et 
reposez-vous  sur  la  sagesse  de  cet  illustre  citoyen.  »  J.  Depa 
dit  qu'il  n'appartenait  pas  à  la  Chambre  de 'rien  décider  au 
sujet  d'une  cause  judiciaire  et  dans  laquelle  un  jugemenl 
avait  d'ailleurs  acquis  l'autorité  de  la  chose  jugée;  qu'au 
surplus,  le  code  d'instruction  criminelle  autorisait  le  mi- 
nistère public  à  poursuivre  d'office  la  répression  des  dé- 
lits ;  qu'il  fallait  donc  considérer  comme  non -avenue 
la  lettre  de  M.  Courtois.  H.  Dumesleprit  encore  la  parole 
et  soutint  sa  demande.  La  Chambre  passa  «  à  l'ordre  du 
jour.  » 

Par  tout  ce  que  nous  venons  de  relater,  depuis  l'ouver- 
ture de  la  session  législative,  on  peut  reconnaître  qu'il  exis- 
tait une  profonde  dissidence  entre  deux  membres  de  la 
Chambre,  —  H.  Dumesle  et  D.  Saint-Preux,  —  et  la  majo- 
rité de  cette  assemblée.  Ils  échouèrent  dans  les  deux  ques- 
tions soumises  à  ses  délibérations^,  celle  relative  à  la  circu- 
laire du  grand  juge  et  celle  concernant  la  singulière  de- 
mande de  M.  Courtois.  Ils  ne  réussirent  pas  mieux  dans  le 
désir  qu'avait  le  premier  de  prononcer  un  discours  en  une 
«  séance  solennelle,  »  disait-il. 

Si  H.  Dumesle,  défenseur  public  ainsi  que  son  collègue, 
paraissait  plaider  une  cause  qui  leur  était  personnelle  dans 
l'objet  de  la  circulaire,  Milscent  et  J.  Depa,  également  dé- 
fenseurs publics,  étaient  aussi  intéressés  dans  la  question. 
Mais  du  moins,  H.  Dumesle  s'appuyait,  il  faut  le  dire,  sur  la 
théorie  constitutionnelle  de  1816,  quand  il  demandait  la 
comparution  du  grand  juge  en  comité  général,  pour  don- 
ner des  explications  sur  sa  circulaire;  quand  il  distinguait 
entre  la  responsabilité  attachée  aux  fonctions  de  ce  ministre 


[1853]  CHAPITRE    IT.  201 

et  celle  qui  aurait  pu  être  attribuée  au  Président  d'Haïti 
d'après  l'ordre  duquel  il  avait  agi.  L'art.  223  de  la  consti- 
tution disait  :  «  que  le  secrétaire  d'État  et  le  grand  juge 
»  sont  respectivement  responsables  de  l'inexécution  des  lois 
»  rendues  par  le  corps  législatif,  ainsi  que  des  actes  du  pou- 
»  voir  exécutif  ;  »  et  l'art.  128  donnait  le  pouvoir  à  la  Cham- 
bre de  les  mander  en  son  sein  pour  les  entendre  sur  les 
faits  de  leur  administration,  eux  ou  tous  autres  grands 
fonctionnaires.  Or,  l'orateur  avait  eu  soin  de  mettre  à 
convertie  Président  d'Haïti,  pour  ne  voir  dans  la  question 
que  le  grand  juge,  l'un  de  ses  conseillers,  «  responsable 
de  ses  actes,  »  et  devant,  prétendait-il,  lui  faire  «des  repré- 
sentations, »  surtout  quand  il  s'agissait  d'interpréter  un 
article  de  la  constitution  qui  ne  paraissait  pas  bien  clair 
à  tous  les  esprits. 

Supposons  que  la  Chambre  eût  mandé  le  grand  juge. 
Interpellé  par  elle,  il  aurait  pu  expliquer  le  vrai  sens  de  sa 
circulaire  aux  magistrats  de  l'ordre  judiciaire,  prouver  à 
.H.  Dumesle  qu'elle  n'avait  pas  pour  but,  ainsi  qu'il  le  pré- 
tendait, d'écarter  des  élections  pour  la  formation  de  laCham- 
bre,  les  divers  officiers  ministériels  soumis  à  la  discipline 
des  tribunaux,  qu'ils  restaient  toujours  éligibles.  Mais  en 
citantles faits,  d'ailleurs  notoires,  commis  par  quelques-uns 
qui  prétendaient  se  soustraire  à  cette  discipline  parce  qu'ils 
étaient  en  même  temps  représentans  du  peuple  ;  mais  en 
démontrant  que  les  notaires  et  les  officiers  de  l'état  civil 
ne  pouvaient  s'absenter  du  lieu  de  leur  domicile,  trois  à 
quatre  mois  dans  l'année,  sans  nuire  aux  intérêts  des  fa- 
milles, le  grand  juge  eût  justifié  sa  circulaire,  prouvé  Y  in- 
compatibilité qu'elle  prononçait,  et  la  nécessité  de  Yoption 
qui  en  résultait  pour  tout  officier  ministériel  élu  repré- 
sentant. 


202  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

Mais  il  est  vrai  que  cette  circulaire  elle-même  était  mo- 
tivée par  ces  considérations  et  qu'elle  fut  soumise  à  l'enre- 
gistrement dans  les  greffes  des  tribunaux.  H.  Dumesle  ne 
pouvait  donc  consciencieusement  dire  qu'il  ignorait  pour- 
quoi le  gouvernement  l'avait  émise  :  c'est  ce  qui  fournit  à 
ses  adversaires,  clans  la  Chambre,  le  moyen  de  combattre  sa 
demande  et  de  la  faire  rejeter  par  la  majorité.  Il  paraît,  au 
surplus,  que  cette  majorité  fut  déterminée  par  la  conve- 
nance qu'il  y  avait,  à  empêcher  tous  débats  irrilans  entre 
la  Chambre  et  le  pouvoir  exécutif;  car  elle  s'apercevait  où 
tendait  le  discours  de  H.  Dumesle.  Celui  prononcé  parR.  S. 
Rodriguez,  dans  la  séance  du  17  juillet,  fait  comprendre 
suffisamment  au  lecteur  ce  qui  se  passait  parmi  les  repré- 
sentais et  même  dans  le  public.  L'appui  donné  par  H.  Du- 
mesle et  D.  Saint-Preux  àla  demande  de  M.  Courtois,  après 
le  jugement  d'un  tribunal  compétent  passé  à  l'état  de 
chose  jugée,  est  encore  un  indice  des  justes  craintes  de  la 
majorité  de  la  Chambre.  Mais  on  va  voir  autre  chose  dans 
les  séances  qui  suivirent  celles-là. 

Celle  du  29  juillet  fut  publique.  Milscent,  au  nom  du  co- 
mité des  finances,  donna  la  troisième  lecture  du  projet  de 
loi  «  sur  l'impôt  foncier.  »  La  loi  du  23  décembre  1850  por- 
tait à  5  pour  cent  cet  impôt,  établi  sans  limitation  de  temps, 
comme  celui  des  patentes  toujours  voté  pour  un  an.  Par  le 
nouveau  projet,  il  s'agissait  de  le  réduire  à  2  et  demi  pour 
cent,  afin  d'en  faciliter  la  perception  plus  intégralement  et 
de  favoriser  en  même  temps  les  contribuables.  Mais  D. 
Saint-Preux  déclara  «  qu'il  ne  voyait  pas  la  nécessité  de 
»  rendre  cette  loi,  attendu  que,  par  les  comptes  rendus  du 
»  secrétaire  d'Etat,  il  existait  une  balance  en  faveur  delà 
»  caisse  publique,  et  qu'il  votait  pour  le  rejet  de  la  loi.  11  a 
d    encore  parlé  du  budget.  »  îl  fut  appuyé  parRoquirol,  re- 


[1855]  CHAPITRE   IV.  205 

présentant  des  Coteaux,  et  par  H.  Dumesle  qui  parla  aussi 
du  budget.  J.  Depa  réfuta  leurs  argumens1. 

Milscent  reprit  la  parole  et  put  facilement  démontrer  l'a- 
vantage que  le  nouveau  projet  allait  procurer,  d'abord  aux 
contribuables,  puis  au  fisc;  mais,  étant  d'un  esprit  sardo- 
nique,  il  se  laissa  emporter  par  le  désir  de  battre  en  brèche 
les  orateurs  opposés  à  ce  projet.  Il  fit  ressortir  leur  «  incon- 
séquence, »  en  ce  qu'ils  se  prétendaient  être  «  des  défen- 
»  seurs  du  peuple,  de  leurs  mandataires,  »  puisqu'ils  vou- 
laient le  rejet  de  la  loi  destinée  à  diminuer  leurs  charges. 
Il  alla  plus  loin. 

«  L'idée,  dit-il,  délaisser  lacaisse publique  sans  aliment 
durant  un  temps  si  considérable  (en  attendant  le  budget 
promis  par  le  Sénat,  qui  le  ferait  en  1854  pour  1855),  est 
vraiment  digne  de  la  doctrine  incomparable  de  ceux  qui 
prétendaient  garder  en  otage  les  comptes  du  secrétaire 
d'Etat 2  ...  On  prétend,  parce  qu'il  existait  à  la  caisse  pu- 
blique, au  51  décembre  1851,  un  peu  plus  de  1,082,000 
gourdes  (presque  toutes  en  papier-monnaie),  que  nos  fi- 
nances sont  dans  une  situation  prospère Quelle  pau- 

vretél  quelle  ridicule  insinuation!..  Mais  l'erreur  ne  re- 
garde pas  de  si  près  ;  elle  se  plaît  dans  l'éblouissement  d'un 
faux  zèle.  On  s'enroue  à  crier  que  la  section  des  finances 
propose  la  création  d'un  nouvel  impôt  ;  c'est  pousser  loin 
Y  absurdité...  On  devrait  se  faire  un  scrupule  de  substituer 
l'illusion  à  la  réalité  ;  mais  toutes  les  inductions  paraissent 
bonnes,  quand  on  agit  moins  par  un  défaut  de  discernement 
que  par  un  système  qui  ne  saurait  se  soutenir  sans  un  peu 
d'illusion  et  de  patelinage...  Je  préfère  mie  intelligence  de- 
puis longtemps  donnée  aux  hommes,  aune  diffusion  costumée 

1  Bulletin  des  lois ,  n°  4. 

2  La  Chambre  déchargea  M.  Nan  delà  responsabilité  attachée  à  sa  gestion,  en  approu- 
vant les  comptes  de  1832. 


201  études  suis  l'histoire  d'haïti. 

à  la  nouvelle  mode. . .  C'est  bien  clommageque  nous  n'ayons 
pas  un  panthéon  pour  loger  nos  économistes  après  leur 
mort  :  ils  y  seraient  en  meilleure  compagnie  qu'à  Y  hôtel  des 
fous...  Je  crois  que  nos  économistes  seraient  aussi  embar- 
rassés de  nous  procurer  des  secours  inopinés,  qu'il  leur  esî 
aisé  actuellement  de  donner  carrière  à  leur  quinteuse  imagi- 
nation  » 

Ce  langage  mêlait  nullement  parlementaire.  Mais  ce  qui 
est  étonnant,  c'est  que  D.  Saint-Preux  et  H.  Dumesle  aux- 
quels il  s'adressait,  ne  répondirent  point  à  Milscent.  Ce  ne 
fut  que  dans  la  séance  du  7  août  que  le  premier  proposa  à 
la  Chambre,  d'appliquer  les  dispositions  de  l'art.  77  de  la 
constitution  contre  tout  représentant  qui  userait  de  «  per- 
sonalités»  à  l'égard  de  ses  collègues  dans  une  séance;  c'esl- 
à-dire,,  la  censure  ou  les  arrêts.  A  quelle  cause  attribuer 
cette  abstention  de  leur  part  ?  C'est  qu'ils  voyaient  que  Mil- 
scent disposait  d'une  majorité  dont  ils  redoutaient  l'effer- 
vescence, si  leurs  paroles  excitaient  son  irritation. 

A  la  séance  du  5  août,  R.  S.  Rodriguez  prononça  un 
nouveau  discours  dont  le  but  était  de  joindre  à  ses  vœux 
précédemment  exprimés,  celui  de  voir  ouvrir  le  port  de 
Monte-Christ  au  commerce  extérieur,  afin  d'y  faire  passer 
les  produits  de  Saint-Yague,  delà  Yéga,  de  Cotuy,  etc., 
principalement  le  tabac;  et  il  appuyait  sa  proposition  sur  la 
possibilité  de  trouverune  route  plus  facile  pour  le  transport 
de  ces  denrées  que  par  la  voie  de  Puerto-Plate.  La  Cham- 
bre ne  décida  rien  à  ce  sujet.  Asaséancedu7,elleentenditla 
lecture  du  projet  de  loi  «  sur  les  patentes  »  pour  1854;  à 
celle  du  12,  elle  reforma  son  bureau  en  élisant  Milscent, 
président,  Phanor  Dupin  et  Yolpélière,  secrétaires  '. 

'I  Phanor  Dupin,  l'un  des  représentais  du  Nord  et  ancien  officier  do  marine,  n'était 
pas  orateur;  mais  personnelle  savait  autant  que  lui  discipliner  une  majorité  dans  la 
Chambre.  Sousce  rapport,  il  était  le  liras  droit  de  Milscent. 


[S  855]  CHAPITRE    IV.  205 

Le  lendemain  45  août,  Milscent  convoqua  la  Chambre  à 
une  «  séance  extraordinaire  »  dans  l'après-midi  et  en  co- 
mité général  :  elle  se  réunit  en  majorité.  H.  Dumesle  et 
D.  Saint-Preux,  qui  n'avaient  pas  été  convoqués  nominati- 
vement comme  leurs  collègues,  s'y  présentèrent  néanmoins; 
mais  on  leur  refusa  l'entrée  par  ordre  du  président  de  la 
Chambre.  Qu'allait-eîle  donc  faire  dans  cette  séance,  qui 
exigeât  leur  non-comparution,  cette  mesure  arbitraire  à  leur 
égard  ? 

Latortue,  représentant  des  Gonaïves,  obtint  la  parole  el 
lut  une  motion  : 

«  T'ai  conçu  sans  balancer,  dit-il,  le  plus  juste  et  le  plus 
salutaire  des  desseins  :  craintes,  espérances,  tout  nous  est 
commun,  tout  nous  rapproche...  N'est-il  pas  honteux  que 
nous  soyons  ici,  voilà  déjà  deux  mois,  dans  l'inaction  la 
plus  complète,  promenant  soir  et  matin  notre  désœuvre- 
ment par  toute  la  ville  ?. . .  A  qui  attribuerons-nous  l'inaction 
dans  laquelle  nous  aurons  passé  deux  de  nos  sessions?. . .  On 
a  vu  de  nouveau  apparaître  à  cette  4e  législature,  avec  un  / 
profond  sentiment  de  douleur,  une  secte  impie  et  audacieuse 
qui,  couverte  du  manteau  de  l'inviolabilité  de  la  représen-  . 
tation  nationale,  cachait  sa  tète  hideuse  et  sa  perfide  machi- 
nation sous  le  masque  d'un  faux  patriotisme...  Ali  !  Mes- 
sieurs, leur  projet  était  vaste;  ils  ont  voulu  et  désiré  avec 
ardeur  de  voir  le  renversement  de  ce  gouvernement  dont 
vous  êtes  une  des  puissantes  colonnes,  dussent-ils  même, 
pour  réussir,  entraîner  les  Haïtiens  à Je  frémis  de  pro- 
noncer le  mot.  Heureusement,  législateurs,  ils  n'ont  point 

trouvé  parmi  nous  des  partisans Nous  nous  plaignons 

que  le  chef  du  pouvoir  exécutif,  à  qui  appartient  l'initiative 
de  la  proposition,  ne  nous  envoie  pas  des  projets  de  lois; 
mais,  Messieurs,   examinons  notre  conduite...  Depuis  le 


206  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI. 

commencement  de  cette  4e  législature,  quelques  membres 
de  la  Chambre  se  sont  mis  constamment  en  travers;  ils 
voyaient  avec  un  plaisir,  malin  prêter  des  intentions  perfides, 
odieuses  et  attentatoires  au  caractère  du  chef  du  pouvoir 
exécutif,  sur  tous  les  projets  de  lois  qu'il  a  pu  nous  adres- 
ser '.  Les  auteurs  de  cette  imputation  calomnieuse  ont 
poussé  le  ridicule-et  l'insulte  jusqu'à  dire,  au  milieu  de  nous, 
et  même  à  répandre  dans  les  papiers  publics  2,  qu'il  voulait 
établir  la  monarchie  en  Haïti,  se  faire  Dictateur  >  Roi,  et  tant 
d'autres  absurdités  que  je  me  dispense  de  répéter  ici.  Les 
insensés!  ils  feignent  de  vouloir  la  concorde  et  l'harmonie 
entre  les  pouvoirs,  et  chaque  mot  qui  leur  sort  de  la  bouche 
prêche  le  désordre  et  la  désunion  ! . . .  heurs  vœux  ne  seront 
accomplis  que  quand  ils  auront  précipité  Haïti  dans  l'anar- 
chie et  dans  tous  les  maux  qui  en  sont  inséparables.  Voilà, 
législateurs,  la  coupable  pensée  que  je  vous  signale,  des  re- 
présentais Hérard  Dumesle  et  David  Saint-Preux...  Ne 
devriez-vous  pas  trembler  de  souffrir  plus  longtemps  dans 
votre  sein  ces  êtres  turbulens  qui  creusent  l'abîme  où  ils 
voudraient  engloutir  vous  et  la  nation?  Ne  voyez-vous  pas 
que  leurs  efforts  tendent  à  soulever  le  peuple  sous  le  prétexte 
de  l'éclairer  3?..,  Ne  balançons  donc  pas  à  expulser  de 
notre  sein,  par  un  décret,  ces  intrus. . .  Je  demande  à  ce  qu'il 
plaise  à  M.  le  président  de  la  Chambre,  de  vouloir  bien 
mettre  la  question  aux  voix,  après  qu'il  en  aurait  fait  le 
résumé.  » 

La  proposition  fut  livrée  aux  délibérations  de  l'assem- 
blée. Aucun  membre  ne  réclama  la  comparution  des  deux 


1  Allusion  aux  projets  de  loi  électorale  et  de  contrainte  par  corps,  proposés  en  1 83 2, 
et  retirés  par  le  Président. 

2  Dans  la  Feuille  du  Commerce. 

3  Mais  l'orateur  ne  provoquait  que  trop  à  cela,  par  la  conclusion  de  son  discours,  [ku- 
la  décision  qu'il  fit  prendre. 


[1855]  CHAPITRE   IV.  207 

accusés  pôVr  être  entendus,  mais  il  y  eut  diverses  opinions 
émises.  Labarrière  demanda  contre  eux  l'application  «  de 
la  censure  et  des  arrêts;  »  —  A.  Pierre,  «  une  punition 
exemplaire;  »— Loiseau,  «  la  mise  aux  voix;  » — Lebrun,, 
«  que  la  'Chambre  fût  assez  indulgente  pour  les  expulser. 
»  seulement,  car  leur  crime  est  prévu  par  l'art.  94  de  la 
»  constitution  '  ;  »  —  Lafontant,  «  que  les  arrêts  fussent 
prononcés;  »  —  Verdier,  «  que  les  motifs  d'accusation 
fussent  déduits.  »  — La  tortue  reprit  la  parole  pour  per- 
sister dans  sa  motion. 

Milscent,  présidant,  déclara  les  débats  terminés.  Au  lieu 
de  résumer  ces  débats,  il  prononça  un  discours  écrit  d'a- 
vance, qui  ne  pouvait  manquer  de  conclure  selon  la  motion 
cleLatortue,  et  par  les  mêmes  considérations.  Il  imputa  de 
plus  auxaccusés  «  d'avoir  divulgué,  publié  des  délibérations 
à  huis-clos.  »  Pour  établir  le  droit  de  la  Chambre  de  décider 
souverainement  à  leur  égard,  il  dit  : 

«  Il  est  d'une  vérité  éternelle,  que  celui  qui  peut  faire , 
peut  défaire.  Il  vous  appartient  réellement  d'apprécier  le 
mérite  des  élections  législatives,  puisque  le  tout  qui  se 
compose  de  la  réunion  de  vos  individus  est  le  résumé  de  la 
nation  entière.  Une  fois  constitués  en  corps],  la  généralité  des 
citoyens,  légalement  parlant,  est  soumise  à  vos  décrets2...  Il 
n'est  pas  moins  certain  que,  lors  même  que  vous  auriez 
consacré  la  validité  d'un  mandat  communal,  vous  ne  pour- 
riez tolérer  parmi  vous  un  élu  qui  tenterait  à  renverser  l'édi- 
fice social  ;  un  crime  commis  dans  votre  sein  peut  être  réprimé 
par  vous-mêmes,  parce  que,  dans  ce  cas,  la  dénonciation 

1  Art.  94.  Ils  (les  représentais)  sont  traduits  devant  la  même  cour  (la  haute  cour  de 
justice)  pour  les  faits  de  trahison,  de  malversation,  de  manœuvre  pour  renverser  la  cons- 
titution et  d'attentat  contre  la  sûreté  intérieure  de  la  République. 

2  Etrange  doctrine  de  la  part  d'un  avocat  !  En  faisant  des  lois  votées  par  le  Sénat 
aussi  et  promulguées  par  le  Président  d'Haïti,  oui;  mais  non  dans  le  sens  de  ce  passage  du 
discours. 


208  études  sur  l'histoire  d'haïti.' 

ne  saurait  vous  en  être  faite  de  l'extérieur1...  Législateurs 
incorruptibles j  la  question  se  réduit  à  savoir  si  vous  céde- 
rez la  victoire  à  une  minorité  qui  ne  peut  rien  sans  vous, 
ou  si  vous  rendrez  ses  efforts  nuls.  « 

«  La  question  mise  aux  voix,  la  Chambre  décide  que  les 
»  citoyens  Hérarcl  Dumesle,  de  la  commune  des  Cayes,  et 
-  »  David  Saint-Preux,  de  celle  d'Aquin,  cessent  d'être  membres 
»  de  la  Chambre  des  représentais  des  communes  d'Haïti, 
»  et  que  leurs  suppléans  seront  appelés  à  les  remplacer  à 
>  la  session  prochaine  2.  » 

Le  14  août,  la  Chambre  se  résolut  à  faire  une  adresse  au 
peuple  :  elle  en  prit  lecture,  car  cet  acte  avait  été  préparé. 
Elle  adressa  aussi  un  message  au  Sénat  et  un  autre  au  Pré- 
sident d'Haïti,  pour  les  informer  de  l'expulsion  des  deux 
représentais,  «  qui,  dès  le  commencement  de  cette  législa- 
»  ture,  n'ont  cessé  de  fomenter  la  discorde,  de  provoquer 
»  des  dissensions  civiles  et  d'entraver  notre  marche  législa- 
»  tive.  Il  nous  en  a  beaucoup  coûté  de  sévir  contre  des 
»  représentais  de  la  nation  ;  mais  rien  ne  peut  balancer 
»  l'intérêt  public.  » 

L'adresse  au  peuple  commençait  par  ces  mots  :  «  Le  salut 
du  peuple  est  la  loi  suprême.  »  Elle  disait  ensuite  : 

«  Vos  mandataires  fidèles  vous  annoncent  avec  douleur 
un  acte  de  sévérité,  mais  indispensable  à  la  tranquillité,  à 
l'union  et  à  la  force  qui  sont  nécessaires  à  la  prospérité  de 
Ja  patrie.  Nos  soins,  dès  le  commencement  de  cette  législa- 
ture, tendaient  à  établir  entre  les  pouvoirs  constitués  une 
harmonie  qui  devait  les  faire  concourir  avec  la  même 
intelligence  au  bonheur  de  la  commune  famille  ;  mais  deux 

1   Que  devenait  donc  la  constitution,  art.  94,  qui  voulait  que  représentais,  sénateurs, 
etc.,  fussent  jugés  par  la  haute  cour  do  justice? 

Pendant  la  présente  session,  le  citoyen  Malval,  second  représentant  des  Caves,  avait 
envoyé  sa  démission. —  Bulletin  des  Lois,  n<>  îi. 


[1853]  CHAPITRE   iv.     •  209 

hommes,  pervertis  par  un  système  absurde,  persistaient, 
avec  une  constance  condamnable,  à  rendre  nuls  tous  nos 
efforts,  soit  en  cherchant  à  corrompre  l'esprit  public  par 
des  écrits  perfides,  soit  en  faisant  retentir  la  tribune  na- 
tionale devocifératiojis  séditieuses.  De  telles  entraves  ne  pou- 
vaient manquer  de  vicier  notre  marche  législative,  et  il 
n'est  que  trop  vrai  que  nous  étions  tombés  dans  une  inac- 
tion qui  ne  pouvait  se  prolonger  sans  devenir  ignomi- 
nieuse. Vos  mandataires  fidèles...  ont  expulsé  de  leur  sein 
les  citoyens  Hérard  Dumesle ,  de  la  commune  des  Cayes, 
et  David  Saint-Preux,  de  celle  d'Aquin,  dont  les  manœu- 
vres tendaient  visiblement  à  provoquer  la  dissolution  du 
corps  politique 1 . . .  » 

Dans  la  même  séance,  une  députation  de  sept  membres 
de  la  Chambre  avait  apporté  au  Président  d'Haïti  le  message 
qui  lui  fut  adressé.  Six  autres  n'y  avaient  pas  paru  et  de- 
mandèrent par  lettres  la  permission  de  s'en  absenter  pen- 
dant quelques  jours.  Le  16,  trois  autres  écrivirent  à  la 
Chambre  et  sollicitèrent  des  permis  de  s'en  éloigner.  La 
Chambre,  voyant  cette  espèce  de  sauve-qai-peut,  décida  à 
l'unanimité  :  «  que  ceux  de  ses  membres  qui  n'ont  pas  ob- 
»  tenu  de  permis  pour  s'absenter,  et  qui  refuseraient  de 
»  donner  leurs  signatures  à  ses  actes,  seront  réputés  avoir 
»  donné  leur  démission.  *  Tous  se  soumirent  à  cette  dé- 
cision et  vinrent  signer  sur  les  registres.  Elle  avait  aussi 
arrêté  que  les  représentans  exclus  seraient  avertis  de  leur 
déchéance  :  ce  qui  eut  lieu. 

Hérard  Dumesle  et  David  Saint-Preux  n'étaient  pas 
hommes  à  se  soumettre  passivement  à  leur  expulsion  de  la 
Chambre  des  communes,  prononcée  surtout  avec  les  cir- 

1   Ceci  r,  ppelle  assez  bien  les  procès  de  tendance  qui  eurent  lieu  en  France  sous  la  Res- 
tauration. 

t.  x.  44 


210  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

constances  que  nous  avons  relatées  d'après  le  Bulletin  des 
lois.  Ayant  produit  les  accusations  portées  contre  eux,  il 
est  juste  que  l'histoire  fasse  connaître  ce  qu'ils  ont  dit  pour 
leur  défense  devant  la  nation  et  la  postérité.  Ils  n'avaient 
pu  se  faire  entendre  de  leurs  collègues;  ils  adoptèrent  la 
voie  d'une  protestation  en  date  du  14  août;  la  voici  : 

«  Nous  soussignés,  représentons  des  communes  des Cayes 
et  d'Aquin,  déclarons  à  la  face  de  la  nation  haïtienne,  dans 
l'intérêt  de  nos  électeurs,  pour  notre  proore  honneur  et  la 
conservation  de  nos  droits  imprescriptibles, protester  solen- 
nellement contre  l'acte  attentatoire  par  lequel  ceux  de  nos 
collègues  qui  ont  profané  leurs  mandats,  s'attribuent  exclu- 
sivement le  droit  de  composer  la  Chambre  des  représen- 
tans  des  communes  et  prétendent  nous  exclure  de  cette 
assemblée.  Et,  dans  le  sentiment  d'une  profonde  douleur, 
d'une  juste  et  patriotique  indignation,  nous  déclarons  que, 
s' étant  emparés  de  toute  la  puissance  législative,  ceux-là 
ont  frappé  d'interdit  les  prérogatives  du  Sénat,  usurpé  le 
pouvoir  judiciaire  et  rompu  l'équilibre  social;  ils  ont,  par 
cette  perturbation  subversive,  compromis  le  gouvernement 
constitutionnel,  en  imaginant  des  dangers  de  position  pour 
immoler  les  principes  consécrateurs  de  l'ordre  et  de  la  sû- 
reté publique  à  leur  prétendu  dévouement;  qu'ils  ont  violé 
dans  nos  personnes  les  garanties  assurées  à  la  représenta- 
tion nationale  et  tous  les  droits  des  électeurs;  qu'ils  ont 
foulé  aux  pieds  les  formes  protectrices  des  libertés  publi- 
ques, proclamé  la  révolte  de  rinconstitutionnalité,  établi  le 
despotisme  et  ses  funestes  théories  ;  et  puisant  dans  les  sou- 
venirs des  temps  désastreux  l'exemple  de  la  plus  mons- 
trueuse politique,  ils  ont  calomnié  pour  proscrire,  et  les 
pensées  généreuses  et  les  vœux  formés  pour  les  améliora- 
tions sociales  et  le  bonheur  commun. 


]1855j  CHAPITRE    IV.  211 

»  Ayant  fait  sortir  la  Chambre  de  la  sphère  de  ses  attri- 
butions, ils  ont  accompli  un  dessein  conçu  contre  elle  et 
détruit  le  but  et  l'objet  de  son  institution.  En  effet,  en  ou- 
vrant cette  constitution  qu'ils  ont  si  outrageusement  mé- 
connue, nous  y  lisons  :  que  la  Chambre  ne  peut  prononcer 
de  plus  fortes  peines  contre  ses  membres,  que  la  censure  et 
les  arrêts  pour  quinze  jours  au  plus;  nous  nous  convain- 
quons que  nul  député  ne  peut  être  recherché  pour  avoir 
usé  de  la  liberté  tribunitienne  ;  que  les  législateurs  ne 
peuvent  être  poursuivis  qu'en  vertu  des  formes  légales, 
et  que  le  droit  de  les  juger  est  remis  à  la  haute  cour  de 
justice. 

»  C'est  donc  porter  la  hache  de  l'arbitraire  sur  le  pacte 
social,  c'est  ériger  l'anarchie  en  système  régulier,  c'est 
prouver  au  peuple  haïtien  que  ses  institutions  sont  pure- 
ment nominales,  c'est  faire  tomber  le  voile  de  l'illusion, 
que  de  dévier  ainsi  des  dispositions  qui  constituent  l'exis- 
tence morale  et  politique  de  la  Chambre.  Eh  !  comment  ont- 
ils  osé,  ceux-là,  se  croire  en  droit  d'exercer  cette  puissance 
incommensurable  qui  écrase  de  son  poids  les  droits  et  les 
intérêts  de  tous!  C'est  que  la  crainte  et  l'espérance,  ces 
deux  mobiles  du  cœur  humain,  ont  été  mises  en  action 
pour  subjuguer  la  plupart  d'entre  eux^  et  qu'ils  n'ont  pu 
résister  à  la  pernicieuse  influence  qui  les  entraînait  ;  cat^ 
si  la  raison  constitutionnelle  les  éclairait  dans  ces  instans 
de  turbulence  et  de  déception,  ils  eussent  compris  qu'en 
attaquant  le  caractère  sacré  de  deux  membres  de  la  Cham- 
bre, ils  se  dépouillaient  eux-mêmes  de  l'inviolabilité,  et 
qu'en  se  plaçant  sur  le  sable  mouvant  de  l'intrigue,  ils  ren- 
daient leur  existence  précaire. 

»   Les  menaces  qu'on  a  entendu  tomber  de  la  tribune,  à  la 
dernière  session,  et  que  l'un  de  nous  a  relevées  dans  un 


212  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

discours  publié  clans  le  temps  ;  les  paroles  sinistres  qui  sont 
sorties  de  la  même  bouche  à  la  séance  du  29  juillet  dernier  \ 
à  l'occasion  d'une  loi  d'impôt  contenant  des  dispositions 
acerbes,  loi  qui  a  été  rejetée  à  la  presque  unanimité  de  la 
Chambre  2;  ces  paroles,  disons-nous,  sorties  de  la  bouche 
du  principal  machinateur  de  cette  trame,  étaient  sans 
doute  des  indices  suffi  sans  pour  faire  penser  que  le  ressort 
invisible  qui  fit  mouvoir  l'événement  du  30  août  1822  3,  de 
cette  époque  qu'il  faudrait  pouvoir  arracher  des  pages 
de  notre  histoire,  était  remis  en  activité  pour  reproduire  le 
dénouement  fatal  avec  moins  d'agitation  et  plus  d'immo- 
ralité encore.  Toutefois,  nous  n'avions  pas  besoin  de  cet 
avertissement  pour  savoir  que  ceux  qui  sèment  les  principes 
ne  recueillent  le  plus  souvent  qu'amertume  et  dangers; 
mais  en  entrant  dans  la  carrière,  nous  avions  écrit  sur  nos 
cœurs  :  Dieu,  la  Patrie,  l'Univers  et  la  Postérité!  Nous  n'i- 
gnorions pas  que  la  présence  d'un  seul  homme  de  bien  fait 
le  supplice  des  médians,  et  que  ceux  qui  renoncent  à  toute 
pudeur  politique  sont  propres  à  être  les  instrument  des  plus 
funestes  desseins  ;  nous  étions  avertis,  avant  de  quitter  nos 
foyers  domestiques,  que  la  palme  législative  devait  être  pour 
nous  changée  en  cyprès  ;  mais  nous  n'avons  pas  dû  reculer 
devant  nos  devoirs  et  la  confianceclenosélecteurs.  D'ailleurs, 
il  était  naturel  de  croire  qu'au  sein  de  la  paix  la  plus  par- 
faite, on  n'oserait  pas,  pour  arriver  à  nous,  consommer  un 
si  grand  attentat  contre  la  constitution,  et  lugubrer  l'avenir 
par  le  présent!  Qu'a-t-on,  en  effet,  à  nous  reprocher?  Une 
intime  et  profonde  conviction  que  la  vérité  est  le  principe 
régénérateur  des  Etats.  Disciples  de  cette  révélation  poli- 
tique et  morale  qui  enseigne  les  droits  des  peuples,  et  les 

1  Allusion  au  discours  de  Milscent,  à  propos  de  la  loi  sur  l'impôt  foncier. 

2  Elle  fut  seulement  ajournée,  mais  votée  ensuite. 

3  Allusion  a  l'affaire  de  F.  Darfour,  qui  entraîna  l'expulsion  de  plusieurs  représentai! 


[1855]  CHAPITRE    IV.  215 

devoirs  de  ceux  auxquels  ils  confient  leur  salut,  inspirés 
par  cetie  vérité,  objet  de  notre  culte,  nous  avons  exprimé, 
avec  l'indépendance  du  républicanisme  le  plus  pur,  des 
vœvx  : 

«   Pour  que  le  mode  électoral  fût  composé  d'élémens  qui 
pussent  à  la  fois  garantir  l'indépendance  des  votes  et  en-, 
tretenir  le  feu  sacré  des  principes  ;  —  pour  que  le  recrute- 
ment et  le  renouvellement  progressif  de  l'armée  fussent 
l'objet  d'une  loi  libérale;  pour  que  la  solde  des  militaires  fût 
améliorée,  et  que  le  sort  des  vétérans  de  la  gloire  nationale  ' 
fût  fixé;  — pour  qu'un  système  d'ordre  régulier  s'introdui- 
sît dans  nos  finances,  et  que  la  fortune  particulière,  s'as- 
seyant  sur  des  bases  réelles,  assurât  la  fortune  publique  ; 
—  pour  que  le  budget  vînt  centraliser  la  marche  de  l'admi- 
nistration publique,  réprimer  les  désordres  de  la  spoliation 
et  faire  tourner  l'impôt  au  plus  grand  avantage  des  contri- 
buables; —  pour  que  l'éducation,  ce  véhicule  de  la  civilisa- 
tion, prît  une  physionomie  nationale,  à  l'aide  des  encou- 
ragemens  qu'elle  sollicite  ;  —  pour  que  les  nobles  pensées 
de  liberté  et  d'indépendance  fussent  appréciées  ;  —  pour 
que  l'agriculture,  cette  base  réelle  de  la  puissance  des 
Etats,  fût  vivifiée  par  des  institutions  formées  par  l'esprit 
de  liberté  et  de  bon  ordre;  —  pour  que  le  commerce  prît 
un  nouvel  essor  et  animât  l'industrie; — pour  que  le  pouvoir 
judiciaire  jouît  de  sa  pleine  indépendance  ;   —   pour  que 
l'interprétation  ne  transportât  pas  l'anarchie  dans  les  lois. 
»  Nous  avons  plus  fait,  nous  avons  porté  nos  regards 
dans  l'avenir;  nous  avons  invité  Haïti  à  le  conquérir,  en 
revisant  sa  constitution.  Nous  avons  honoré  la  mémoire 
du  grand  Haïtien  (Pétion).  Notre  sollicitude  a  souvent  em- 
brassé la  situation  du  pays  à  l'égard  du  dehors  et  de  la 
dette  de  l'Etat. 


(WéJiM 


214  ÉTUDES    SUR    l/H!STOIRE    d' HAÏTI. 

»  Si  ces  pensées  nationales,  si  ces  pensées  de  liberté  et 
de  félicité  publique  sont  des  crimes,  nous  dévouons  nos 
têtes  à  l'anathème.  Mais,  si  ce  sont  des  vertus  qui  eussent 
été  honorées  dans  le  monde  entier,  nous  avons  rempli,  au 
moins  en  efforts,  notre  mission  de  vérité,  d'ordre,  de 
conservation  et  d'amélioration;  nous  avons  mérité  les  hon- 
neurs que  cette  proscription  attire  sur  nous.  Ainsi,  nous 
protestons  : 

»  1°  Contre  toutes  entreprises  que  l'inconstitutionnalité 
a  conçues  et  oserait  concevoir  contre  les  droits  et  l'intérêt 
du  peuple  haïtien;  —  2°  contre  l'acte  qui  a  entrepris  de 
nous  dépouiller  violemment  et  au  mépris  de  la  constitution, 
du  caractère  dont  nous  avons  été  revêtus  par  le  vœu  libre 
de  nos  concitoyens  ;  —  5°  contre  les  conciliabules  que  les 
machinateurs  de  cette  trame  criminelle  ont  tenus  en  dehors 
de  la  Chambre,  etoùils  ont  lié  leurs  adhérens  par  d'affreux 
sermens,  où  ils  les  ont  enrôlés  dans  l'infamie;  —  4°  contre 
l'envahissement  qu'ils  ont  fait  de  tout  pouvoir,  en  se  cons- 
tituant législateurs,  accusateurs,  rapporteurs,  jurés  et  ju- 
ges, pour  accomplir  cette  œuvre  d'iniquité  ;  —  5°  contre 
l'action  qui  nous  priva  du  droit  naturel,  du  droit  sacré  de 
nous  défendre,  et  qui  substitua  aux  formes  protectrices  de 
la  société,  celles  de  l'inquisition  ;  qui  introduisit  la  terreur 
dans  le  sein  de  la  Chambre,  pour  forcer  les  députés  qui  con- 
servaient leur  conscience  pure,  à  signer  une  adresse  impie. 
—  6°  nous  protestons  contre  eux,  pour  nous  avoir  fermé  les 
issues  de  la  Chambre  avec  des  baïonnettes,  à  la  séance 
vraiment  extraordinaire  du  15  du  courant,  où  ils  prodi- 
guèrent les  vociférations  les  plus  vénéneuses  contre  nous, 
mais  où  ils  se  gardèrent  de  nous  convoquer  ;  —  7°  pour 
avoir,  mais  en  vain,  cherché  à  égarer  l'opinion  publique 
contre  nous  et  à  provoquer  des  malheurs;  —  pour  avoir, 


[1855]  CHAPITRE    IV.  215 

enfin,  encouru  la  mise  hors  la  loi  prononcée  par  l'art.  24  de 
la  constitution  1. 

»  Et  afin  que  la  présente  protestation  ait  toute  la  force 
que  la  loi,  la  raison  et  les  principes  conservateurs  de  l'ordre 
social  ont  attachée  à  son  importance,  nous  en  appelons  au 
tribunal  de  l'opinion  publique;  au  Sénat,  dépositaire  et 
conservateur  de  la  constitution  d'Haïti  ;  au  jugement  des 
amis  des  principes  et  aux  philanthropes  de  tous  les  pays,  de 
l'iniquité  de  cet  acte  qui  recèle  en  lui  tous  les  germes  de 
dissolution.  Nous  déclarons  nous  éloigner  de  cette  assem- 
blée qui  a  perdu  tout  caractère  légal  et  constitutionnel,  pour 
conserver  purs  les  mandats  que  nous  a  délégués  la  con- 
fiance, et  aussi,  l'inviolabilité  y  attachée.  Déclarons  que 
nous  attendons  du  patriotisme  et  du  respect  que  le  Sénat  a 
toujours  montrés  pour  les  principes  qui  sont  les  bases  de 
notre  existence  politique,  la  convocation  de  la  haute  cour 
de  justice  devant  laquelle  nous  comparaîtrons  avec  la  sécu- 
rité que  nous  inspirent  notre  conscience  et  notre  convic- 
tion. 

»  Port-au-Prince,  le  14  août  1855,  an  50e  de  l'indépen- 
dance d'Haïti. 

»  Signé  :  Hérard  Duméslè,  David  Saint-Preux.  » 

Ces  deux  représentons  adressèrent,  en  effet,  leur  pro- 
testation accompagnée  d'une  lettre  au  Sénat,  dans  laquelle 
ils  insistèrent  pour  que  ce  corps  convoquât  la  haute  cour  de 
justice,  afin  de  les  juger.  Mais  le  Sénat  rendit  un  décret,  le 
16  septembre,  qui  déclara  :  «  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  à  con- 
»  voquer  la  haute  cour  de  justice,  comme  le  demandaient 
»  les  citoyens  Hérard  Dumesle  et  David  Saint-Preux,  pour  y 


1  Art.  24.  Celui  qui  viole  ouvertement  la  loi  se   déclare  en  état  de  guerre  avec  la 
société. 


216  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D'HAÏTI. 

»  être  jugés  sur  les  faits  qui  ont  causé  leur  expulsion  de  la 
»  Chambre  des  représentons  1 .  » 

Ainsi  le  décida  la  majorité;  car  il  y  eut  des  membres  qui 
opinèrent  en  faveur  de  la  convocation,  qui  furent  même 
d'avis,  tout  d'abord,  que  le  Sénat  adressât  un  message  à  la 
Chambre,  pour  lui  représenter  qu'elle  n'avait  pas  le  droit 
d'exclure  ses  membres,  mais  seulement  celui  de  les  mettre 
en  accusation,  ense  conformant  aux  dispositions  des  art.  94 
et  suivans  de  la  constitution  2.  D'autres  sénateurs  firent 
remarquer  que  la  Chambre  était  entièrement  indépen- 
dante du  Sénat,  et  vice  versa;  que  le  Sénat  n'avait  par  con- 
séquent aucun  droit  de  censure  sur  elle;  qu'elle  était  res- 
ponsable de  ses  actes  devant  l'opinion  publique  ;  que  si 
elle-même  avait  mis  en  accusation  les  deux  représen- 
tai et  demandé  au  Sénat  la  convocation  de  la  haute 
cour  de  justice,  alors  seulement  cela  aurait  pu  avoir 
lieu  3.  Cette  opinion  était  tout  à  fait  conforme  à  la  cons- 
titution. 

Quant  au  message  de  la  Chambre  qui  l'informait  de  l'ex- 
clusion prononcée,  le  Sénat  n'y  répondit  que  clans  la  ses- 
sion de  185-4,  et  par  un  simple  «  accusé  de  réception.  » 
Nous  ignorons  quelle  fut  la  réponse  du  Président  d'Haïti  à 
celui  qui  lui  fut  adressé,  et  ce  qu'il  dit  à  la  députation  qui 


1  H.  Dnmesle  considérait  le  Sénat  comme  étant  le  premier  corps  politique  de  l'État,  le 
conservateur  de  ses  institutions  :  ainsi  il  en  parlait  dans  l'adresse  de  la  Chambre  au 
peuple,  du  30  juin  1824.  Mais  après  le  prononcé  du  Sénat  sur  sa  protestation,  et  par  la 
suite  encore,   il  ne   lui  reconnut  pins  cette  haute  position;  ce  fut  à  la  Chambre  qu'il 

•  ,  ,  attribua  l'exercice  plein  et  entier  de  la  souveraineté  nationale. 

2  MM.  J.  Georges  et  Audigé,  amis  de  H.  Dnmesle,  furent  surtout  ceux  qui  opinèrent 
ainsi  :  ils  ne  cachèrent  pas  leur  indignation  contre  la  Chambre. 

3  En  juin  1817,  le  Sénat  n'ayant  pas  voulu  d'abord  admettre  la  réélection  du  sénateur 
Larose,  adressa  un  message  à  la  Chambre,  par  lequel  il  lui  ordonnait  de  choisir  un  autre 
des  trois  candidats  proposés  par  Pétion.  Mais  la  Chambre  releva  ce  terme  en  disant  au 
Sénat:  qu'il  ne  lui  appartenait  pas  de  censurer  ses  actes;  que  les  deux  corps  étaient  indé- 
pendans  l'un  de  l'autre;  que  le  Sénat,  dépositaire  de  l'acte  constitutionnel,  avait  seule- 
ment le  veto  a  l'égard  des  lois  rendues  par  la  Chambre. 


[1853]  CHAPITRE    IV.  217 

le  lui  apporta,  mais  il  est  probable  qu'il  se  félicita  de  la 
mesure. 

En  présence  de  l'art.  94  de  la  constitution  dont  nous 
avons  cité  le  texte,  le  lecteur  ne  pense  pas,  sans  doute,  que 
nous  allons  produire  aucun  argument  en  faveur  de  l'exclu- 
sion de  ces  deux  membres  de  la  Chambre  des  communes. 
Nous  avons  d'ailleurs  manifesté  notre  opinion  sur  l'incon- 
stitutionnalité  d'une  pareille  décision  de  la  part  de  la 
Chambre,  à  propos  des  événemens  de  1822,  en  disant  que 
la  convocation  de  la  haute  cour  de  justice  était  une  chose 
possible  alors;  par  la  même  raison,  il  y  avait  possibilité  à 
cet  égard  en  1833.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  la  Chambre 
n'eut  pas  recours  à  cette  voie  légale  tracée  d'avance,  pro- 
bablement parce  qu'elle  reconnut  la  difficulté  d'asseoir  une 
accusation.  L'art.  9-4  voulait  des  faits  pour  la  motiver,  et 
ceux  allégués  contre  H.  DuinesJeetD.  Saint-Preux  n'auront 
pas  paru  suffisans,  aux  avocats  mêmes  qui  les  accusèrent, 
dans  le  but  qu'ils  poursuivaient  :  les  exclure  par  le  vote  de 
la  majorité  sembla  préférable,  et  on  s'y  arrêta;  mais  ce  n'é- 
tait qu'une  oppression. 

La  Chambre  fut-elle  entraînée  à  cet  acte  coupable,  somme 
en  1822,  par  l'intimidation  exercée  à  son  égard  par  le  Pré- 
sident d'Haïti?  Les  faits  et  les  circonstances  que  nous  avons 
relatés  ne  le  prouvent  nullement  en  1853.  Céda-t-elle  seule- 
ment à  une  pression  de  Boyer  sur  l'esprit  de  ses  membres, 
ou  à  une  insinuation  d'imiter  la  conduite  de  la  législature 
de  1822?  Rien  ne  saurait  le  prouver.  On  peut  penser,  croire 
ainsi,  mais  sans  fournir  les  élémens  nécessaires  pour  ajou- 
ter foi  à  cette  induction. 

En  effet,  qu'a-t-on  vu  dès  qu'il  s'agît  de  la  formation  de 
cette  4e  législature?  Une  proclamation  du  Président  aux  élec- 


218  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D'HAÏTI. 

teurs,  les  conviant  à  nommer  «  des  représentais  éclairés, 
»  vertueux  et  patriotes,  qui  sauraient  apprécier  les  amélio- 
»  rations  réclamées  par  le  véritable  intérêt  national?  »  La 
Chambre  des  communes  se  réunit,  se  prévaut  de  ces  pa- 
roles, fait  un  discours  au  Président  et  lui  envoie  une  adresse; 
dans  ces  deux  actes,  elle  exprime  sa  satisfaction  des  dispo- 
sitions qu'il  montre  à  agréer  les  vœux  qu'elle  pourra  former; 
elle  en  énumèrejin  certain  nombre,  elle  hii  dit  «  qu'il  a 
»  beaucoup  fait,  mais  qu'il  lui  reste  encore  beaucoup  à  faire 
»  pour  la  patrie.  »  Elle  érige  deux  tribunes  dans  la  salle  de 
ses  séances,  destinées  à  ses  orateurs  et  à  ceux  du  pouvoir 
exécutif,  et  porte  le  Sénat  à  l'imiter  en  cela,  sans  envi- 
sager néanmoins  la  difficulté  de  réaliser  ses  désirs  à  cet 
égard. 

Que  fait  le  Président  d'Haïti?  Il  propose  deux  projets  de 
loi  qui  entrent  dans  les  vœux  exprimés  :  l'un  d'eux  a  été 
élaboré  entre  un  comité  de  la  Chambre  et  une  commission 
du  gouvernement.  Mais,  de  ce  que  le  Président  s'arrête  aux 
idées  conçues  par  la  commission,  l'amour-propre,  peut-être 
la  présomption  de  deux  représentais,  les  porte  à  repousser 
ce  projet  préféré,  par  des  paroles  offensantes  pour  le  carac- 
tère du  chef  de  l'État,  à  qui  ils  supposent  des  vues  contraires 
à  l'intérêt  général,  de  perfides  intentions  envers  une  partie 
de  ses  concitoyens.  Ces  imputations  injustes  excitent  le 
mécontentement  delà  majorité  de  la  Chambre;  elles  ont  un 
éclat  qui  décide  le  Présidentà  retirer  ce  projet  de  loi.  L'autre 
projet  est  pareillement  retiré,  parce  que  les  mêmes  repré- 
sentais l'ont  attaqué  par  des  motifs  analogues.  Ils  font  plus  ; 
ils  livrent  à  la  publicité,  dans  un  journal  hostile  au  gouver- 
nement, le  projet  de  loi  préparé  par  le  comité  de  la  Cham- 
bre, faisant  ainsi  un  appel  à  l'opinion  publique,  occasion- 
nant par  là  des  commentaires  injurieux  pour  la  personne 


[1855]  CHAPITRE    IV.  219 

du  Président,  augmentant  clans  la  capitale  le  nombre  des 
opposansqui  s'y  trouvaient.  Boyer  se  décide  alors  à  aban- 
donner la  Chambre  à  elle-même  ;  il  la  laisse  à  sa  propre 
initiative  pour  les  lois  d'impôts,  en  se  retranchant  dans  celle 
que  lui  donne  la  constitution,  pour  en  user  selon  qu'il  le 
jugera  convenable.  Et  la  première  session  de  cette  législa- 
ture, qui  s'annonçait  sous  des  auspices  si  favorables,  se 
borne  à  trois  lois  peu  importantes. 

Dans  l'intervalle  de  cette  session  à  celle  qui  l'a  suivie, 
une  circulaire  du  ministre  de  la  justice,  écrite  par  ordre 
du  Président,  interprétant  un  article  de  la  constitution  d'a- 
près l'esprit  de  ce  pacte  fondamental,  fondée  sur  des  faits 
graves  contraires  à  la  hiérarchie  judiciaire,  sur  des  besoins 
publics,  vient  décider  qu'il  y  a  incompatibilité  entre  les  fonc- 
tions de  représentant  et  celles  d'officier  ministériel,  afin 
de  porter  ceux  qui  les  cumulent  à  opter  entre  les  unes  et  les 
autres  ;  et  les  mêmes  représentans  qui  se  sont  montrés  op- 
posans,  s'en  prévalent  pour  crier  à  l'arbitraire,  pour  vou- 
loir que  le  ministre  soit  mandé  à  la  barre  de  la  Chambre 
des  communes,  afin  de  s'expliquer  sur  cet  acte.  Il  est  vrai 
qu'ils  se  basent  sur  la  constitution  qui  permet  cette  compa- 
rution, que  dans  la  forme  ils  couvrent  la  responsabilité  du 
Président  par  celle  du  ministre  ;  mais  qui  ne  s'aperçoit 
qu'au  fond  de  leur  démarche  ils  désirent  atteindre  le  Prési- 
dent dans  la  personne  du  ministre  ?  Leurs  collègues  en  sont 
convaincus  et  repoussent  leur  demande  comme  inutile  ;  ce 
sont  surtout  des  officiers  ministériels  comme  eux  qui  prou- 
vent cette  inutilité,  eux  qui  sont  également  intéressés  dans 
la  question  qui  est  soulevée  ;  ce  sont  eux  qui  leur  disent  de 
pas  en  faire  une  question  personnelle  sous  le  masque  des 
principes.  Dans  la  même  séance,  on  voit  encore  ces  oppo- 
sans    essayer  de   soutenir  une    demande    inconcevable, 


220  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

adressée  à  la  Chambre  par  un  journaliste  légalement  con- 
damné ;  cette  demande  est  reponssée  par  la  majorité. 

Mais,  dès  le  début  de  cette  2e  session,  on  voit  surgir 
entre  ses  membres  les  plus  éclairés,  une  dissidence  d'opi- 
nions qu'animait  la  rivalité  d'influence,  chacun  cherchant 
à  l'exercer  sur  ses  collègues  :  elle  éclate  dans  toutes  les 
questions  qui  sont  agitées.  11  arrive  même  un  moment  où 
Milscent,  devenu  chef  de  la  majorité  depuis  l'année  précé- 
dente, prononce  un  discours  plein  de  personnalités  à  l'égard 
de  H.  DumesleetD.  Saint-Preux,  à  propos  d'une  loi  d'im- 
pôt. Ce  discours,  après  celui  prononcé  par  R.S.  Rodriguez, 
signalant  une  «  opposition  violente  dans  la  Chambre,  laquelle 
»  a  inspiré  du  dégoût  au  chef  de  l'État,  à  la  vue  de  ses  in- 
»  tentions  méconnues  et  de  ses  efforts  contrariés,  »  invi- 
tant la  Chambre,  «  à  châtier  les  imprndens,  les  esprits  iti- 
»  quiets  et  turbulens  :  »  ce  discours  de  Milscent,  disons- 
nous,  fait  évidemment  voir  qu'il  aspirait  à  rester  seul  in- 
fluent dans  la  Chambre,  et  pour  cela,  à  se  débarrasser  des 
deux  autres  représentans  qui  marchaient  d'accord  dans 
leur  opposition  et  qui  le  gênaient,  par  leur  aptitude  à  dis- 
courir à  la  tribune.  De  là  cette  résolution  de  la  majorité 
qui  l'élit  président  le  12  août  et  qu'il  réunit  le  lendemain 
clans  une  séance  extraordinaire,  pour  exclure  H.  Dumesle 
et  D.  Saint-Preux  de  la  Chambre. 

Dansnotre  conviction,  cette  lutte  d'influence  et  d'amour- 
propre,  de  jalousie,  a  été  la  véritable  cause  de  cette  mesure 
inconstitutionnelle  et  oppressive.  QueMilscent  et  ceux  qui  le 
secondèrent,  aient  pensé,  aient  espéré  être  agréables  en  cela 
à  Boyer,  nous  n'en  cloutons  pas  :  ils  auront  encore  espéré 
qu'alors  le  Président  souscrirait  aux  vœux  modérés  mani- 
festés par  la  Chambre,  et  le  sacrifice  de  leurs  collègues  leur 
aura  paru  une  chose  urgente  aux  besoins  publics.  Ils  se 


[1851]  CHAPITRE    IV.  22  i 

seront  crus  autorisés  à  le  faire,  par  le  déplorable  précédent 
de  la  législature  de  1822,  sans  envisager  la  différence  des 
temps  et  des  circonstances,  sans  considérer  les  funestes 
conséquences  qui  résulteraient  nécessairement  de  cet  acte 
arbitraire  et  d'autant  plus  odieux,  qu'ils  n'admirent  pas  les 
deux  représentans  exclus  à  entendre  les  accusations  portées 
contre  eux  et  à  se  défendre.  En  1822,  la  Chambre  avait  au 
moins  une  excuse,  quelque  faible  qu'elle  fût,  en  ce  que  ses 
membres  exclus  avaient  été  arrêtés,  disait-on,  par  le  peuple, 
et  emprisonnés  par  l'autorité  executive,  comme  complices 
de  l'auteur  d'une  pétition  jugée  séditeuse  ;  mais  en  1855, 
quelle  excuse  pouvait-elle  présenter  en  faveur  de  cette 
violation  du  droit  sacré  de  la  défense?  H.  Dumesle  et  D. 
Saint-Preux  se  montraient  opposans,  cela  est  vrai  ;  mais 
l'institution  d'une  assemblée  législative  et  politique  n'en- 
traîne-t-elle  pas  la  faculté,  sinon  le  droit,  de  faire  de  Y  op- 
position au  pouvoir  exécutif,  même  d'en  abuser?  La  majo- 
rité de  leurs  collègues  étant  formellement  décidée  à  com- 
battre^ à  repousser  leurs  opinions  plus  ou  moins  contraires 
aux  vues  de  ce  pouvoir,  elle  aurait  pu  leur  laisser  la  faculté 
de  discourir  à  leur  aise,  si  elle  n'était  pas  elle-même  pas- 
sionnée comme  son  chef. 

Aussi,  quel  parti  H.  Dumesle  n'a-t-ii  pas  tiré  de  son  ex- 
clusion de  la  Chambre  des  communes  !  Il  n'y  était  qu'un 
opposant,  elle  en  fit  le  Chef  de  l 'Opposition  existante  dans  le 
pays  contre  le  gouvernement  de  Boyer.  Le  Président  passa 
naturellement  à  ses  yeux  pour  être  l'auteur  secret,  «  le 
»  ressort  invisible  qui  fit  mouvoir  cette  trame,  comme 
»  l'événement  du  50  août  1822,  »  ainsi  que  le  fait  entendre 
sa  protestation;  car  elle  est  tout  entière  de  lui,  on  y  recon- 
naît son  style,  etD.  Saint-Preux,  malgré  le  concours  intelli- 
gent qu'il  lui  prêtait  et  qui  fit  de  lui  le  lieutenant  de  H.  Du- 


222  ÉTUDES    SUU    LH1ST0IRE    d' HAÏTI. 

mesle,  n'était,  pour  ainsi  dire,  qu'un  satellite  attaché  à  cette 
planète. 

H.  Dumesle  possédait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  être  un 
tribun  du  peuple.  Il  était  doué  d'une  imagination  vive  et 
brillante;  il  écrivait  et  s'exprimait  avec  facilité;  sa  phraséo- 
logie séduisait  et  captait  les  esprits  inexpérimentés.  Son 
tempérament,  ses  mœurs  mêmes  se  prêtaient  au  rôle 
que  son  ambition  le  portait  à  jouer  dans  la  République. 
Avide  de  popularité,  à  l'exemple  des  orateurs  des  cham- 
bres législatives  en  France  et  en  Angleterre  dont  les 
discours  nourrissaient  son  esprit  mobile,  il  visa  dès 
lors  à  la  conquérir  par  son  attitude  envers  le  pouvoir  exé- 
cutif . 

Sa  protestation  en  est  une  preuve  convaincante;  il  s\ 
posa  en  réformateur  de  tout  ce  qu'on  considérait  comme 
abus  dans  l'administration  ;  en  provocateur  de  toutes  les 
mesures  d'améliorations  publiques  et  sociales,  en  embras- 
sant dans  ses  vœux  celles  qui  pouvaient  le  plus  intéresser 
tout  le  monde  :  les  esprits  éclairés,  les  militaires  en  activité 
de  service,  les  vétérans,  les  pères  de  famille,  les  proprié-* 
taires  agriculteurs,  les  commerçans,  les  magistrats  de 
l'ordre  judiciaire.  Il  n'oublia  pas  de  parler  de  sa  «  sollici- 
»  tùde  »  pour  le  pays  tout  entier,  dans  ses  rapports  avec 
l'étranger  et  eu  égard  à  la  dette  nationale,  ni  d'exalter  la 
mémoire  de  Pétion  pour  l'opposer  à  Boyer.  Cette  protesta- 
tion .devint  le  programme  qu'il  lança  au  public,  à  tous  les 
esprits  arclens  ou  calmes  qui  désiraient  sincèrement  lepro- 

1  H.  Dumesle  envoya  des  copies  de  sa  protestation  à  Lord  Brougham,  à  O'Connell,  a 
M.  Isambert,  tant  il  était  désireux  de  renommée  et  de  prouver  qu'enfin  Haïti  pouvait 
aspirer  a  la  civilisation  par  le  règne  des  principes.  En  1836,  M.  Isambert  m'en  parla  et 
me  demanda  si  la  Chambre  des  communes  avait  le  droit  d'exclure  ses  membres,  comme 
celle  de  la  Grande-Bretagne,  ,1e  lui  iépondis  ;  a  Àvez-vous  la  constitution  d'Haïti  ?  —  Oui, 
e  l'ai.—  Alors,  vous  pouvez  y  voir  qu'elle  n'a  pas  ce  droit,  qu'elle  peut  seulement  accu- 
ser ses  membres  et  les  faire  juger  par  la  liante  cour  de  justice.»  • 


[1835]  CHAPITRE    IV.  225 

grès,  l'avancement  d'Haïti  dans  une  voie  civilisatrice.  Tous 
ses  écrits  publiés  ensuite,  tous  les  discours  prononcés  par 
lui,  n'ont  été  que  le  développement  de  cet  acte  qui  rallia 
l'Opposition  autour  de  lui,  pour  suivre  désormais  sa  ban-  ' 
nière  sur  laquelle  il  écrivit  ce  mot  magique  :  Améliora- 
tion 1.  Et  pour  dessiller  tous  les  yeux,  il  a  fallu  que  le  suc- 
cès, couronnant  son  œuvre  et  lui  donnant  une  influence 
décisive  en  18  45,  vînt  prouver  son  inaptitude  à  réaliser 
tout  ce  que  désiraient  son  ambition,  et  sans  nul  doute  son 
patriotisme. 

Dans  notre  conviction  encore,  Boyer  eût  pu  modérer, 
diriger  cette  ambition,  ou  du  moins  détourner  H.  Dumesle 
de  cette  voie  dans  laquelle  il  entra,  forcément  en  quelque 
sorte,  car  son  amour-propre  blessé,  froissé,  irrité,  l'y  pous- 
sait afin  de  ne  pas  paraître  coupable.  Dans  sa  jeunesse, 
H.  Dumesle  avait  reçu  de  Boyer  de  nombreux  témoignages 
d'intérêt  affectueux,  il  en  avait  gardé  le  souvenir.  Dans  son 
ouvrage  intitulé —  «  Voyage  dans  le  Nord  d'Haïti,  »  il  se 
plut  à  consigner  son  admiration  pour  Boyer;  à  la  Chambre, 
en  1824,  il  en  fit  un  éloge  pompeux.  Mais  le  caractère  du 
Président  s'opposait  à  ces  moyens  qu'un  chef  de  gouverne- 
ment emploie  souvent,  dans  l'intérêt  public  et  sans  perdre 
de  sa  dignité,  pour  désarmer  un  ambitieux  %. 

Après  l'exclusion  des  deux  représentans,  la  Chambre 
vota,  le  21  et  le  50  août,  la  loi  «  sur  les  patentes  et  celle  sur 
»  l'impôt  foncier,  »  telles  que  le  comité  de  finances  les  avait 
préparées  sous  la  direction  de  Milscent.  Elle  termina  sa 
session  le  12  septembre.  Celle  de  1854  devait  présenter  un 


1  À  présent,  le  mot  progrès  a  remplacé  son  devancier.  A  toutes  les  époques,  l'esprit 
humain  se  saisit  toujours  d'une  idée  pour  exprimer  ses  espérances,  ses  aspirations  dans 
'ordre  moral  et  dans  l'ordre  matériel. 

2  Je  parlerai  pins  tard  d'une  lettre  que  H.  Dumesle  adressa  à  Boyer  en  1836»  et  qui 
motive  l'opinion  que  j'émets  dans  ce  paragraphe. 


22  ï  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

plus  grand  nombre  de  lois,  proposées  par  le  pou- 
voir exécutif,  selon  qu'il  entendait  l'idée  «  d'amélio- 
»  rations  réclamées  réellement  par  le  véritable  intérêt  na- 
»  tional.  » 

Lorsque  les  deux  lois  rendues  en  dernier  lieu  par  la 
Chambre  des  communes  parvinrent  au  Sénat,  le  sénateur 
J.  Georges,  appuyé  de  son  collègue  Audigé(tous  deux  mé- 
contens  de  cette  Chambre  par  rapport  à  l'exclusion  de 
H.  Dumesle  et  D.  Saint-Preux),  fit  observer  que  ces  lois 
d'impôt,  émanées  de  l'initiative  des  représentans,  conte- 
naient des  dispositions  <X  exécution  qui  rentraient  néces- 
sairement dans  l'initiative  du  Président  d'Haïti,  parce  que 
la  Chambre  devait  se  borner,  selon  l'art.  57  de  la  constitu- 
tion, à  «  établir  les  contributions  publiques,  en  détermi- 
»  nant  leur  nature,  leur  quotité,  leur  durée  et  leur  mode 
»  de  perception.  »  Il  ajouta  que  les  mesures  à  indiquer  aux 
agents  du  gouvernement,  les  peines  à  prescrire  contre  les 
délinquans,  etc.,  devaient  être  proposées  par  le  Président. 
Le  Sénat  adopta  cette  distinction  et  adressa  un  message  à 
ce  sujet  à  Boyerqui,  le  7  septembre,  y  répondit  en  accueil- 
lant ces  observations  et  faisant  savoir  qu'il  les  avait  trans- 
mises à  la  Chambre,  que  celle-ci  les  avait  trouvées  justes, 
et  qu'à  l'avenir  elle  s'y  conformerait. 

Une  question  d'une  plus  haute  importance  fut  examinée 
et  résolue  entre  le  Sénat  et  le  Président  d'Haïti,  au  moment 
où  la  session  législative  venait  de  s'ouvrir. 

Après  avoir  exercé,  à  l'imitation  de  Pétion,  de  nom- 
breux actes  de  clémence  envers  des  condamnés  pour  toutes 
sortes  de  délits^  Boyer  éprouva,  non  un  scrupule  à  ce  sujet, 
mais  le  désir  de  régulariser  de  tels  actes  à  raison  de  l'exis- 
tence des  codes  des  lois  civiles  et  pénales  publiées  depuis 
plusieurs  années.  A  cet  effet,  il  forma  une   commission 


[1855]  CHAPITRE    IVo  225 

composée  des  citoyens  Pierre  André,  commissaire  du  gou- 
vernement près  le  tribunal  de  cassation  ;  Seguy  Villevaleix 
aîné,  chef  des  bureaux  de  la  secrétairerie  générale  ;  Eugène 
Seguy  Villevaleix,  secrétaire  particulier  du  Président;  et 
B.  Ardouin,  commissaire  du  gouvernement  près  le  tribunal 
civil,  et  il  îa  chargea  d'examiner  cette  question  :  «  Le  Pré- 
sident d'Haïti  a-t-il  le  droit  de  faire  grâce?  » 

Cette  commission  lui  avait  présenté  un  rapport  à  ce  su- 
jet, dès  le  4  décembre  1852.  Elle  avait  examiné  les  opinions 
émises  sur  le  droit  de  grâce,  par  les  principaux  publicistes 
et  les  jurisconsultes  les  plus  célèbres  1,  Elle  considéra^  que 
si  la  constitution  de  181 6  de  même  que  celle  de  1806, n'ac- 
cordait pas  textuellement  ce  droit  au  chef  de  l'Etat,  elle  ne 
le  défendait  pas  non  plus;  et  que  Pétion  et  Boyer  en  avaient 
tous  deux  usé  en  bien  des  circonstances,  avec  avantage  pour 
la  République,  en  obtenant  certainement  l'approbation  du 
peuple.  La  commission  conclut  donc  son  rapport  en  disant 
au  Président  :  qu'il  lui  semblait  qu'il  devait  continuer  à 
exercer  cette  prérogative  auguste,  qui  était  en  harmonie 
avec  toutes  les  attributions  politiques  réservées  au  Prési- 
dent d'Haïti  par  la  constitution.  Néanmoins,  elle  résuma 
son  opinion  à  cet  égard,  ainsi  qu'il  suit  : 

«  l.o  Le  Président  d'Haïti,  en  sa  qualité  de  chef  de  l'E- 
tat, et  en  vertu  des  attributions  qui  lui  sont  déléguées  par 
la  constitution,  a  le  droit  de  faire  grâce.  —  2°  Le  droit  de 
grâce  est  celui  de  remettre  ou  de  commuer  les  peines  éta- 
blies parla  loi  et  prononcées  par  les  tribunaux  compétens. 
5°  Le  droit  de  grâce  ne  devant  être  exercé  que  lorsque  l'in- 


i  La  commission  chargea  M.  S.  Villevaleix  aîné  de  rédiger  son  rapport,  contenant  une 
soixantaine  de  pages  où  furent  citées  les  opinions  de  Grotius,  Hobbes,  Montesquieu, 
J.-J.  Piousseau,  Mably,  Yattel,B.  Constant,  Paillet,  Bentham,  etc.  Ou  connaît  d'ailleurs  la 
capacité  de  ce  citoyen  éclairé  qui  consacra  plus  de  vingt  années  de  sa  vie  au  service  de 
la  République. 

T.  x.  4  5 


226  études  sur  l'histoire  d'hàïti. 

térêt  public  l'exige,  ou  le  permet,  il  est  évident  que  là  où  il 
n'y  a  pas  d'intérêt  public,  que  là  encore  où  cet  intérêt  n'est 
point  majeur,  ce  droit  perd  son  action.  Il  n'y  a  donc  que 
dans  les  causes  criminelles  que  l'exercice  du  droit  de  grâce 
puisse  être  utile  :    dans  les  affaires  correctionnelles,  il 
serait  contraire  à  son  but;  il  serait  injuste  et  illégal  dans 
les  affaires  civiles.  —  -4°  Le  droit  de  grâce  est  illimité.  Il 
s'applique  et  s^étend  indistinctement  à  tous  les  citoyens 
condamnés  par  les  tribunaux  criminels  et  à  tous  les  mili- 
taires des  armées  de  terre  et  de  mer  condamnés  par  les  tri- 
bunaux compétens.  —  5°  Le  droit  de  grâce  ne  préjudicie 
en  rien  au  droit  d'amnistie  qui  en  dérive  et  qui  regarde 
spécialement  les  délits  politiques.  —  6°  Le  droit  de  grâce, 
institué  dans  le  seul  intérêt  public,  ne  saurait,  par  consé- 
quent, préjudiciel*  à  des  intérêts  privés.  Ainsi,  la  remise  ou 
la  commutation  de  la  peine  corporelle,  n'éteint  ni  ne  sus- 
pend l'action  civile  en  ce  qui  concerne  la  poursuite  des 
dommages  ou  intérêts,  lorsqu'il  y  a  lieu.  —  7°  La  grâce  ne 
peut  non  plus  avoir  d'effet  rétroactif,  elle  prend  le  con- 
damné dans  l'état  où  il  est  au  moment  que  la  condamnation 
a  été  prononcée  :   elle  lui  restitue  l'avenir  de  ses  droits, 
mais  tous  les  droits  acquis,  par  le  jugement,  à  des  tiers, 
leur  sont  irrévocablement  dévolus.  Or,  quand  la  succession 
d'un  condamné  a  été  ouverte  à  ses  héritiers,  il  ne  peut  la 
recouvrer  parla  grâce^  d'après  ce  principe,  que  le  mort  saisit 
le  vif;  quand  elle  n'a  été  mise  qu'en  régie,  il  la  reprenc 
telle  qu'elle  se  trouve,  sans  pouvoir  réclamer  les  fruits 
perçus  ni  aucuns  dommages  et  intérêts  pour  raison  des  torts 
ou  négligence  de  la  gestion.  Ainsi  encore,  la  remise  de  la 
peine  emporte  avec  elle  la  remise  des  amendes  prononcées 
en  faveur  du  fisc,  et  qui  n'auraient  point  été  payées,  mais 
non  la  restitution  de  celles  qui  auraient  été  acquittées.  — 


[1855[  CHAPITRE    IV.  227' 

8°  La  commutation  n'étant  qu'une  modération  delà  peine,  il 
est  évident  que  le  condamné  qui  en  est  l'objet  ne  peut  pré- 
tendre qu'à  l'exercice  de  la  portion  de  droits  que  lui  laisse 
la  nouvelle  peine  à  laquelle  il  est  assujetti,  et  sous  les  con- 
ditions ou  restrictions  énoncées  plus  haut.  —  9o  Le  droit  de 
grâce  n'ayant  pour  but  que  de  dispenser  des  peines  ou  d'en 
adoucir  la  sévérité,  là  où  il  n'y  a  pas  de  condamnation  dé- 
finitive, il  ne  peut  y  avoir  de  grâce.  — 10°  En  conséquence 
de  ce  principe  fondé  sur  la  raison  et  sur  le  respect  dû  aux 
lois,  il  faut  qu'un  citoyen  ait  été  définitivement  condamné 
pour  qu'il  puisse  être  gracié.  11°  Tel  est  le  cas  des  contu» 
max.  Tant  qu'ils  ne  sont  pas  soumis  au  jugement  définitif, 
voulu  par  les  articles  30  et  54  du  code  civil,  ils  se  placent 
eux-mêmes  hors  du  droit  de  grâce  ;  pour  y  rentrer,  il  faut 
qu'ils  aient  parcouru  les  voies  de  juridiction  qui  leur  sont 
ouvertes  par  la  loi. — 12°  Pour  que  la  grâce  soit  exécutoire 
et  pour  qu'elle  produise  les  effets  qui  y  sont  attachés,  il  est 
indispensable  :  1°  qu'elle  émane  du  pouvoir  quL,  seul,  a  le 
droit  de  l'accorder  ;  2°  qu'elle  soit  contenue  dans  un  acte 
authentique,  signé  de  lui,  qu'on  nomme  lettre  de  grâce; 
3°  que  cet  acte  soit  enregistré  au  greffe  du  tribunal  crimi- 
nel ou  de  la  commission  militaire  qui  a  rendu  le  ju- 
gement de  condamnation,  lequel  sera  bâtonné  et  an- 
nulle,  ou  simplement  modifié  selon  la  teneur  de  la  let- 
tre de  grâce  portant  remise  entière  ou  commutation  de  la 
peine.  » 

Le  15  juin,  Boyer  adressa  au  Sénat  un  message  accom- 
pagné du  rapport  de  la  commission,  pour  lui  soumettre  la 
même  question.  Il  ne  dissimula  pas  que  la  constitution  ne 
donnait  point,  textuellement,  le  droit  de  grâce  au  Prési- 
dent d'Haïti;  mais  il  exposa  au  Sénat  les  raisons  qui  mili- 
taient en  faveur  de  ce  droit.  «  Personne  n'ignore,  dit-il,  que 


2:28  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

»  le  fondateur  de  la  République,  que  l'immortel  Pétion  a 
»  plus  d'une  fois  usé  de  la  prérogative  du  droit  de  grâce  ; 
»  personne  n'ignore  que  la  nation,  loin  de  lui  en  contester 
»  l'exercice,  s'est  plue  à  lui  décerner  de  justes  louanges; 
»  personne  n'ignore  que  le  dernier  acte  de*sa  vie_,  si  pleine 
»  de  faits  glorieux,  a  été  un  acte  de  grâce.  Si  moi-même 
»  j'ai  cru,  dans  l'intérêt  général,  devoir  exercer  le  droit  de 
»  grâce,  c'est  que  j'ai  pensé  que  je  ne  pouvais  m'égarer  en 
»  suivant  les  traces  cle  mon  prédécesseur;  c'est  que  j'ai  eu 
»  confiance  dans  l'adhésion,  comme  clans  la  justice  de  la 
»  nation,  qui  ne  peut  blâmer  dans  mes  actes  ce  qu'elle  a  loué 
»  dans  les  actes  d'Alexandre  Pétion...  Toutefois,  dans  le 
»  désir  que  j'ai  de  marcher  toujours  d'accord  avec  les  prin- 
»  cipes  des  institutions  de  mon  pays,  j'ai  pensé  ne  pouvoir 
»  mieux  faire  que  de  consulter  à  cet  égard  les  lumières  et  la 
»  sagesse  du  corps  qui  est  le  gardien  du  dépôt  sacré  de  la 
»  constitution...  » 

Le  8  juillet,  le  Sénat  répondit  à  ce  message  en  disant  : 
qu'il  s'accordait  sur  tons  les  points  avec  le  Président;  que 
le  droit  de  grâce  devait  être  exercé  par  lui,  comme  il  l'avait 
toujours  été  depuis  la  fondation  de  la  République,  quoiqu'il 
fût  à  regretter  que  la  constitution  ne  l'eût  pas  établi  for- 
mellement. 

Dans  les  dix  années  qui  s'écoulèrent,  de  cette  décision  à 
la  chute  de  Boyer,  il  eut  occasion  d'exercer  encore  le  droit 
de  grâce;  mais  nous  ne  sachions  pas  qu'il  ait  délivré  des 
lettres  de  grâce  à  ceux  qui  en  furent  l'objet. 


E  V, 


1834. —  Le  pape  Grégoire  XVI  envoie  un  légat  auprès  du  Président  d'Haïti. —  Un  concor- 
dat désiré  par  le  Président  n'est  pas  agréé  par  le  Saint-Père.  —  Particularités  et  ré- 
flexions à  ce  sujet.—  Session  législative  ;  diverses  lois  sont  votées.  —  Affaire  criminelle 
du  représentant  J.   Roche,  de  Jérémie  ;  il  s'enfuit  à  l'étranger.  —  La  Chambre  des  . 
communes  déclare  sa  déchéance.  —  Elle  fait  poursuivre  M.J.  Courtois,  déjà  emprisonné, 

.  pour  un  article  de  son  journal;  le  tribunal  correctionnel  le  condamne  pour  outra- 
ges envers  les  représentans.  —  Diverses  mesures  administratives.  —  Proclamation  du 
Président  d'Haïti  an  sujet  des  biens  de  la  partie  de  l'Est.  —  1835.  L'administration  des 
finances  offre  à  l'entreprise  l'exploitation  des  bois  d'acajou  dans  les  îles  de  la  Gonave 
et  de  la  Tortue.  —  Arrêté  du  Président  d'Haïti  fixant  les  jours  de  fêtes  légales  par 
rapport  aux  bureaux  publics.  —  Le  gouvernement  français  envoie  M.  le  capitaine  de 
vaisseau  Dupétit-Thouars,pour  réclamer  les  avances  faites  pour  le  service  de  l'emprunt 
d'Haïti  et  prendre  des  renseignemens  sur  la  situation  financière.  —  Des  conférences' 
ont  lieu  entre  cet  officier  et  des  fonctionnaires. —  Mesures  prises  pour  payer  ces  avan- 
ces. —  Messages  entre  le  Président  d'Haïti  et  le  Sénat  ;  accord  entre  eux  sur  la  manière 
de  résoudre  les  questions  entre  la  France  et  Haïti.  —  M.  Dupetit-Thouars  repart  satis- 
fait ;  son  rapport  loyal  prépare  une  solution.  —  Session  législative,  discours  du  Prési- 
dent d'Haïti,  adresse  de  la  Chambre  des  commîmes.  —  Réflexions  à  ce  sujet.  —  Lois 
votées  dans  la  session. 


Dans  le  précédent,  chapitre,  nous  avons  annoncé  la  no- 
mination, par  le  pape  Grégoire  XVI,  d'un  légat  chargé  de 
ses  pouvoirs  pour  venir  régler  les  affaires  religieuses  à 
Haïti,  de  concert  avec  le  Président  de  la  République.  Le 
prélat  revêtu  de  cette  qualité  était  le  révérend  Jean  En- 
gland,  évêque  de  Charleston,  Irlandais  de  naissance  et  fer- 
vent catholique  comme  tous  ses  compatriotes.  Il  arriva  au 
Port-au  Prince  le  19  janvier,  comme  un  simple  particulier, 
n'ayant  pas  annoncé  d'avance  la  mission  dont  il  était 
chargé;  mais  en  se  présentant  au  presbytère,  il  se  fil  con- 


250  ÉTUDES    SUR    LHISTOIRE    d' HAÏTI. 

naître  au  vicaire  général  Salgado,  qui  s'empressa  d'en  in- 
former Boyer.  Le  Président  donna  l'ordre  de  l'y  recevoir  et 
de  le  traiter  avec  tous  les  égards  et  la  haute  considération 
dus  à  son  rang.  Le  lendemain,  il  reçut  le  légat  au  palais, 
où  celui-ci  lui  montra  le  bref  du  Saint-Père,  daté  de  Rome 
le  15  mars  1855.  Ce  bref  portait  :  «qu'il  était  muni  de  tous 
»  les  pouvoirs  nécessaires  et  convenables  pour  traiter  avec 
»  S.  E.  Boyer,  Président  de  la  République  d'Haïti,  de  tout 
»  ce  qui  concerne  la  religion  catholique  et  pourvoir  à  ses 
»  besoins,  etc.  » 

Deux  jours  après,  le  Président  désigna  le  secrétaire  géné- 
ral Inginac  et  le  sénateur  B.  Ardouin  pour  entrer  en  confé- 
rences avec  le  légat:  ils  étaient  assistés  du  citoyen  E.  S.  Vil- 
levaleix ,  comme  secrétaire  de  cette  commission  qui  ne 
commença  ses  opérations  que  le  28  janvier,  en  l'hôtel  du 
secrétaire  général. 

Les  vues  du  gouvernement  étaient  de  procurer  au  pays 
un  clergé  national  formé  d'Haïtiens,  conformément  aux 
dispositions  de  la  constitution  ;  et  pour  y  parvenir,  il  voulait 
conclure  avec  la  cour  de  Rome  un  concordat  dont  la  France 
devait  naturellement  fournir  le  modèle,  en  celui  de  1802, 
entre  le  Premier  consul  et  Pie  YÏI.  Cet  acte  eût  réglé  les 
choses  de  manière  à  avoir  un  archevêque  et  trois  évêques, 
pour  le  siège  existant  à  Santo-Domingo  et  trois  autres  à 
ériger  dans  l'Ouest,  le  Sud  et  le  Nord.  Le  Port-au-Prince 
était  la  capitale  de  la  République,  mais  on  visait  alors  à 
transférer  ce  titre  à  la  ville  Pétion,  qu'on  espérait  de  foncier 
convenablement  pour  en  faire  le  siège  du  gouvernement. 
Boyer  désirait  donc  que  le  siège  archiépiscopal  de  Santo- 
Domingo  fût  transféré  à  Pétion  1»  L'archevêque  aurait  ad- 

Dès  la  réunion  de  l'Est,  il  avait  vainement  essayé  de  porter  l'archevêque  Pedro  Va- 
lera  à  venir  habiter  le  Port-au-Prince. 


[1854]  CHAPITRE    Y.  231 

ministre  le  département  de  l'Ouest;  un  simple  évêché  aurait 
été  établi  à  Santo-Domingo,  et  les  deux  autres  aux  Cayes  et 
au  Cap-Haïtien.  La  population  de  l'île  était  assez  considé- 
rable pour  ces  créations,  et  les  distances  assez  grandes  pour 
les  nécessiter  ' .  Des  séminaires  auraient  pu  être  fondés  dans 
chacun  de  ces  chefs-lieux  de  département,  sinon  de 
suite,  du  moins  avec  le  temps,  afin  d'y  placer  de  jeunes 
Haïtiens. 

Au  mot  de  «  concordat  semblable  à  celui  de  1802,  » 
proféré  par  les  fonctionnaires  haïtiens ,  le  légat  déclara 
qu'il  n'en  était  nullement  besoin  ;  que  le  Pape,  étant  le 
chef  de  l'Église  universelle,  pouvait  et  devait  régler  les 
affaires  de  celle  d'Haïti  sans  le  concours  de  l'autorité  tem- 
porelle; et  que,  quant  à  présent,  le  Saint-Père  eût  désiré 
n'établir  à  Haïti  qu'un  ou  des  évêques  in  partibus,  vicaires 
apostoliques.  Mais,  sur  la  déclaration  formelle  des  fonc- 
tionnaires, qu'il  n'en  serait  pas  admis,  puisqu'il  existait  un 
siège  diocésain  dont  la  juridiction  avait  été  étendue  sur 
toute  la  République  par  Léon  XII,  et  que  ce  siège  devait 
être  occupé;  qu'il  ne  suffisait  pas  aux  besoins  de  la  religion 
catholique,  puisque  l'archevêque  Pedro  Valera  avait  dû 
nommer  des  vicaires  généraux  dans  plusieurs  départemens  : 
le  légat  consentit  alors.  Il  fit  des  objections  sur  la  translation 
de  l'archevêché  de  Santo-Domingo  à  Pétion,  à  laquelle  il  ne 
pouvait  déférer,  parce  que  ce  serait  une  décision  «  sans 
»  précédent  :  »  toutefois,  il  espéra  que  le  Saint-Père  ferait 
«  cette  concession,  »  si  le  Président  d'Haïti  la  lui  demandait 
particulièrement.  Au  projet  de  concordat  présenté  par  les 
fonctionnaires,  il  opposa,  dans  d'autres  séances,  un  contre- 
projet  qui  ne  contenait  que  des  articles  réglementaires.  ïl 

1  L'cvêqne  England  nous  fît  l'aven  que  dans  tout  son  diocèse  de  Charleston,  il  y  avait 
à  peine  12  mille  âmes  catholiques. 


2"»2  ÉTUDES    SUR    LHIST01RE    d'hÂÏTI. 

voulait  encore  réserver  au  Pape  seul  le  choix  et  la  nomina- 
tion de  l'archevêque  et  des  évêques.  On  lui  objecta  que  les 
chefs  de  tous  les  pays  catholiques,  jouissant  du  droit  de 
choisir  et  de  nommer  de  tels  prélats,  le  Président  de  la  Ré- 
publique ne  renoncerait  pas  à  ce  droit,  sauf  l'institution 
canonique  par  le  Saint-Père  :  il  y  consentit.  Le  légat  se 
retrancha  alors  derrière  le  choix  et  la  nomination  des  ecclé- 
siastiques du  second  ordre,  qu'il  prétendait  réserver  uni- 
quement aux  évêques;  mais  il  finit  par  consentir  à  ce  que 
leur  choix  «  ne  pourrait  tomber  que  sur  des  personnes 
»  agrées  par  le  Président.  »  La  destitution  ou  révocation  de 
tels  ecclésiastiques,  que  le  légat  voulait  aussi  réserver  aux 
évêques  seuls,  amena  également  une  discussion  qui  fut 
aplanie  delà  même  manière. 

Le  légat  eût;  désiré  encore  que  l'on  consentît  à  ce  que  les 
évêques  eussent  seuls  le  droit  de  statuer  sur  les  oblations 
ou  offrandes,  dons,  fondations,  etc.,  que  les  catholiques 
feraient  à  leurs  églises.  Enfin,  il  voulait  un  dernier  article 
par  lequel  «  le  Président  d'Haïti  se  serait  engagé  à  proposer 
»  à  la  législature,  V abrogation  de  toutes  les  lois  ou  articles  de 
»  lois  qui  seraient  reconnues  contraires  à  la  doctrine  et  à  la 
»  discipline  de  l'Église.  »  Invité  à  s'expliquer  sur  ce  dernier 
point,  il  cita  la  loi  «  sur  le  divorce  »  et  les  articles  du 
code  pénal,  158  à  167  inclusivement,  concernant  les  di- 
vers cas  dans  lesquels  un  ecclésiastique  peut  être  puni  par 
les  tribunaux  civils.  Ces  prétentions  ne  furent  pas  ad- 
mises par  les  fonctionnaires  1  ;  et  les   conférences  furent 


1  A  l'égard  du  divorce,  on  fit  remarquer  an  légat  que  la  loi,  considérant  le  mariag 
comme  un  acte  civil  entre  les  époux,  admettait  par  cela  même  que  ce  contrat  pouvait  se 
dissoudre  et  qu'elle  en  indiquait  les  moyens  ;  mais  que  si  la  religion  catholique  consi- 
dérait cette  union  comme  indissoluble,  la  loi  civile  n'entendait  pas  contraindre  le  prêtre 
a  donner  la  bénédiction  nuptiale  aux  divorcis  qui  contracteraient  de  nouveaux  liens, 
que  c'était  déjà  un  usage  consacré  en  Haïti.  On  lui  dit  vainement  encore  que  les  Haïtiens 
n'étaient  pas  tous  catholiques,  etc. 


[1834]  CHAPITRE   V.  253 

rompues  le  21  février,  ou  plutôt  «  suspendues,  »  disait  le 
légat,  parce  qu'il  reconnaissait  la  nécessité  d'informer  le 
Saint-Père  de  ce  que  désirait  le  Président  d'Haïti,  afin  qu'il 
arrivât  aux  moyens  de  doter  la  République  d'un  clergé  na- 
tional. 

Après  cette  rupture,  le  légat  obtint  une  audience  de 
Boyeret  lui  fit  savoir  ce  qu'il  croyait  être  plus  utile,  dans 
le  moment,  pour  parvenir  à  ses  vues.  ïl  dit  :  —  qu'il 
croyait  convenable  d'ajourner  l'érection  de  l'archevêché 
à  Pétion  et  des  évêchés,  pour  n'avoir  pendant  quelques 
années,  au  Port-au-Prince  ou  à  Pétion,  qu'un  évêque  in 
partibus,  vicaire  apostolique  du  Saint-Siège,  nommé  par 
le  Président  parmi  les  prêtres  desservant  actuellement  à 
Haïti,  et  institué  par  le  Pape.  Cet  évêque  présiderait  à 
rétablissement  d'un  séminaire  pour  préparer  de  jeunes 
haïtiens  à  la  prêtrise,  et  surveillerait  tout  le  clergé  catho- 
iique  existant  :  de  cette  manière,  disait-il,  les  populations 
de  la  partie  de  l'Est  s'habitueraient  à  voir  le  chef  de 
l'Église  haïtienne  placé  sous  les  yeux  du  gouvernement, 
dans  la  capitale,  et  elles  se  conformeraient  plus  facilement 
à  la  translation  désirée  de  l'archevêché  de  Santo-Domingo 
dans  l'Ouest.  Et  si  le  Président  voulait  avoir  confiance 
en  lui,  il  se  chargerait  volontiers  de  lui  procurer  de  bons 
professeurs  ecclésiastiques  pour  diriger  l'instruction  des/' 
séminaristes.  ïl  offrit  même  de  se  charger  d'amener  à-i 
Rome  une  vingtaine  de  jeunes  haïtiens  pour  les  faire  ins- 
truire aux  frais  de  la  République,  leur  instruction  et  leur 
entretien  ne  devant  pas  coûter,  pour  chacun,  au  delà  de  y 
cent  piastres  par  an. 

Le  Président  tenait  au  remplacement  de  l'archevêque 
décédé  et  ne  se  souciait  nullement  d'un  vicaire  aposto- 
lique, ïl  engagea  le  révérend  Jean  England  à  aller  lui- 


2o4  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

même  à  Rome  pour  aplanit'  toutes  les  difficultés,  en  lui 
disant  que  si  le  Saint-Père  voulait  déférer  à  ses  désirs,  il 
ne  choisirait  pas  un  autre  ecclésiastique  que  lui  pour  être 
l'archevêque  d'Haïti,  que  sa  confiance  en  lui  était  pleine 
et  entière  ;  et  il  le  pria  d'accepter  de  sa  cassette  parti- 
culière 5,000  piastres  destinées  à  le  défrayer  de  ce 
voyage 1 . 

Le  légat  quitta  Haïti  et  se  rendit  à  Rome  où,  sans  nul 
doute,  il  fit  agréer  ses  dernières  idées;  car  au  mois  d'août 
de  la  même  année,  Grégoire  XYI  le  nomma  «  vicaire  apos- 
tolique pour  la  République,  »  espérant  que  Boyer  l'ad- 
mettrait en  cette  qualité,  par  l'intention  qu'il  avait  mani- 
festée de  le  choisir  pour  être  archevêque  du  diocèse.  Celui 
de  Charleston  devant  vaquer  par  cet  arrangement ,  le 
Saint-Père  y  nomma  un  évêque  coadjuteur  en  la  personne 
de  M.  Clancy,  vicaire  général  en  ce  lieu.  Disons  une  fois  ce 
qui  s'ensuivit. 

De  retour  à  Charleston,  l'évêque  J.  England  laissa  pas- 
ser toute  l'année  1855,  quoiqu'il  eût  annoncé  plusieurs 
fois  à  Boyer  qu'il  allait  venir  à  Haïti  pour  terminer  les 
arrangemens  avec  la  cour  de  Rome.  En  février  1856;  son 
coadjuteur  Clancy  arriva,  porteur  d'une  copie  du  bref  qui 
le  nommait  vicaire  apostolique,  afin  de  le  faire  agréer  par 
le  Président  et  de  se  mettre  en  possession  provisoire  au 
nom  du  titulaire.  Mais  le  Président  chargea  les  sénateurs 
Pierre  André  et  B.  Ardouin  et  M.  E.S.  Yillevaleix  de  dire 
à  l'évêque  Clancy  :  qu'il  ne  pouvait  admettre  un  vicaire 
apostolique  en  Haïti  ;  qu'il  voulait  un  concordat  avec  la 
cour  de  Rome,   lequel  réglerait  les   affaires  religieuses. 


1  On  remarquera  ce  trait  d'intégrité  de  la  part  de  Boyer  qui  ne  voulut  pas  disposer 
des  fonds  publies  pour  cet  objet,  bien  que  les  frais  de  réception  du  légat  eussent  été  payés 
par  le  trésor. 


[1834]  CHAPITRE  V.  255 

L'évêque  Clancy  obtint  néanmoins  plusieurs  audiences  de 
lui,  dans  lesquelles  il  essaya  de  vaincre  sa  résolution  :  ce 
fut  en  vain.  Il  retourna  bientôt  à  Charleston  d'où  l'évêque 
England  se  rendit  au  Port-au-Prince  le  1er  mai  suivant, 
se  disant  alors  nanti  de  pouvoirs  pour  faire  un  concordat. 
En  effet,  il  consentit  à  en  signer  un  provisoirement  avec 
une  commission  nommée  par  le  Président  et  composée 
de  MM.  Inginac,  Viallet,  Pierre  André,  S.  Villevaleix  et 
E.  S.  Villevaleix.  L'évêque  England  se  chargea  de  l'ap- 
porter à  Rome  pour  en  obtenir  la  ratification.  Le  Président 
le  défraya  de  ce  nouveau  voyage,  en  lui  donnant  encore 
l'assurance  qu'il  le  choisirait  pour  être  l'archevêque 
d'Haïti.  A  quelques  modifications  près,  le  concordat  arrêté 
et  signé  était  le  même  que  celui  de  1-802.  Mais  la  cour  de 
Rome  n'en  voulut  point;  et  en  mars  1857,  l'évêque  En- 
gland reparut  au  Port-au-Prince  avec  un  nouveau  bref  du 
Saint-Père  Grégoire  XVI  qui  le  nommait  «  vicaire  aposto- 
o  lique,  administrateur  de  l'Eglise  d'Haïti,  attendu  qu'il 
»  n'était  pas  possible  de  faire  un  concordat  dans  la  situa- 
»    tion  où  se  trouvait  cette  Église^,  etc.  » 

Boyer  persista  dans  sa  résolution  de  refuser  un  vicaire 
apostolique  ne  relevant  que  du  pape,  et  voulut  que  la  Ré- 
publique d'Haïti  fut  traitée  par  la  cour  de  Rome,  à  l'égal 
des  autres  Etats  catholiques.  ïl  chargea  le  sénateur  B. 
Ardouin  de  notifier  son  refus  et  sa  volonté  à  l'évêque  En- 
gland qui  en  demeura  fort  affligé,  dans  l'intérêt,  disait-il, 
de  lareligion  catholique  etdubien  qui  pourrait  résulterpour 
Haïti  par  son  admission,  son  intention  étant  de  seconder 
les  vues  du  Président  en  établissant  de  suite  un  séminaire 
pour  y  élever  de  jeunes  haïtiens.  Après  avoir  eu  divers  en- 
tretiens avec  le  Président  qu'il  trouva  inflexible,  le  révérend 
évêque  retourna  à  Charleston,  d'où  il  se  proposait  d'écrire 


256  études  suit  l'histoire  d'haïti. 

au  Saint-Père,  pour  essayer  d'aplanir  les  difficultés.  Il  es- 
pérait même  y  parvenir  en  démontrant  la  nécessité  de  ne 
pas  abandonner  le  peuple  catholique  d'Haïti  à  l'influence 
des  cultes  protestant  et  méthodiste,  qui  comptaient  déjà  de 
nombreux  adeptes  dans  son  sein;  mais  ce  pieux  évêque 
ne  reparut  plus  à  Haïti  et  décéda  à  Charleston  quelque 
temps  après. 

Dans  l'intérêtrdé  la  religion  catholique  que  professe  la 
grande  majorité  du  peuple  haïtien;  dans  l'intérêt  de  ce 
peuple  lui-même,  de  sa  civilisation,  de  son  avenir  tout  en- 
tier, il  faut  regretter  que  la  cour  de  Rome  se  soit  montrée 
si  tenace  clans  ses  idées  préconçues,  de  vouloir  tenir  Haïti 
dans  un  état  exceptionnel  en  se  refusant  à  conclure  avec 
elle  un  concordat  quelconque.  ïl  y  avait  déjà  un  siège  dio- 
césain établi  dans  la  partie  de  l'Est  et  dont  Léon  XII  avait 
étendu  la  juridiction  sur  toute  l'île;  ce  siège  était  vacant 
par  la  mort  de  l'archevêque  de  Santo-Domingo  ;  la  transla- 
tion que  désirait  Boyer  n'était  pas  une  chose  nouvelle, 
car,  lorsque  Pie  VII  conclut  le  concordat  de  1802,,  il  y  eut 
en  France  d'anciens  diocèses  supprimés  et  enclavés  dans  les 
nouveaux  sièges  épiscopaux  :  pourquoi  donc  n'aurait-il  pas 
été  possible  à  Grégoire  XVI  de  transférer  cet  archevêché  à 
Pétion  ou  au  Port-au-Prince  et  d'y  mettre  en  place  un  évè- 
ché?  La  capitale  de  la  République,  siège  du  gouvernement 
politique,  devait  être  aussi  le  siège  du  prélat  auquel  les  au- 
tres auraient  été  soumis  ;  c'était  une  convenance  que  la 
splendeur  de  la  religion  réclamait,  et  elle  n'a  pu  échapper 
à  la  cour  de  Rome.  Mais  cette  cour  parut  vouloir  se  ratta- 
chera la  disposition  de  la  constitution  de  18-16  qui,  accor- 
dant au  Président  d'Haïti  la  faculté  de  lui  demander  «  la 
»  résidence  dans  la  République  d'un  évêque  pour  élever 
»   de  jeunes  haïtiens  à  la  prêtrise,   »   semblait  autoriser 


[I83i]  CHAPITRE    Y.       ,  257 

l'envoi  par  elle  d'un  ôvêque  in  pàrtibus  revêtu  de  la  qualité 
de  vicaire  apostolique.  Au  fait,  la  constitution  n'avait  dis- 
posé ainsi,  que  dans  l'incertitude  où  l'on  était  alors  de  l'é- 
poque où  toute  l'île  serait  réunie  sous  la  même  loi.  Dès 
février  1822,  cela  n'avait  plus  de  raison  d'être;  à  plus  forte 
raison  à  partir  de  1824  où  Léon  XÏI  fit  comprendre  à  l'ar- 
chevêque de  Santo-Domingo  qu'il  devait  administrer  toute 
la  République. 

Il  est  fort  probable  que  l'évêque  England  aura  contribué 
à  ces  idées  regrettables,  par  celles  qu'il  manifesta  après  la 
rupture  des  conférences  de  1851.  il  avait  remarqué  aussi 
l'art  48  delà  constitution  disant  que  :  «  la  religion  catholi- 
que, apostolique  et  romaine,  étant  celle  de  tous  les  haïtiens, 
est  celle  de  l'Etat,  »  et  il  avait  voulu  un  article  spécial  du 
concordat  auquel  il  consentait,  pour  renforcer  cette  décla- 
ration qui  était  peut-être  convenable  en  1816,  mais  qui 
n'avait  plus  le  cachet  de  la  vérité  en  1834,  puisque  diffé- 
rens  autres  cultes  chrétiens  s'étaient  déjà  introduits  en 
Haïti.  Il  laissa  entrevoir  encore  que  la  cour  de  Rome,  en 
faisant  un  concordat  avec  la  République,  basé  sur  celui  de 
1802,  craindrait  de  notre  part  l'adoption  aussi  de  «  la  loi 
organique  des  cultes,  »  en  date  du  18  germinal  anx,  parce 
que  nous  puisions  naturellement  notre  législation  en  toutes 
matières  dans  celle  de  la  France.  Il  se  prononça  formelle- 
ment contre  la  loi  du  code  civil  sur  le  divorce  et  contre 
certains  articles  du  code  pénal,  lorsqu'il  voulait  que  le 
Président  d'Haïti  prît  l'engagement  de  faire  abroger  ces 
dispositions.  En  somme,  si  le  légat  du  Saint-Père  parut 
un  prélat  respectable  à  tous  égards,  il  parut  aussi  pousser 
son  zèle  catholique  un  peu  trop  loin. 

Quant  à  Boyer,  on  ne  peut  lui  reprocher  d'avoir  voulu 
que  son  pays  fût  placé  sur  le  même  rang  que  les  autres  pays 


238  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

catholiques,  que  le  chef  de  l'Etat  eût  les  mêmes  attribu- 
tions que  les  autres  chefs  de  gouvernement,  dans  les  affaires 
religieuses  et  dans  les  relations  de  la  République  avec  la 
cour  de  Rome.  À  cette  époque,  et  jusqu'en  1857,  il  n'était 
pas  satisfait  de  ce  que  le  ministère  français  ne  se  pro- 
nonçait pas  encore  à  l'égard  de  ses  dernières  propositions 
de  1855,  et  il  soupçonnait  ce  gouvernement  (nous  croyons 
avec  quelque  raison)  d'entraver  nos  négociations  avec  le 
Saint-Père,  par  cela  même  que  le  roi  Louis-Philippe  sem- 
blait peu  disposé  à  se  décider  de  faire  un  traité  politique 
avec  nous,  tel  que  le  désirait  la  nation  entière  *.  Dans  une 
telle  pensée,  le  Président  ne  pouvait  que  tenir  davantage  à 
la  conclusion  d'un  concordat,  d'une  convention  quelconque 
avec  la  cour  de  Rome.  On  aurait  réglé  l'état  de  l'Église  haï- 
tienne, on  lui  aurait  donné  des  évêques  soumis  à  un  ser- 
ment envers  la  République,  et  non  pas  un  seul,  semblable 
à  M.  de  Glory,  vicaire  apostolique  relevant  directement  d  a 
Pape,  et  prétendant  bientôt,  comme  lui,  être  indépendant 
de  toutes  manières  de  l'autorité  du  gouvernement,  pour 
vouloir  exiger  l'abrogation  de  telles  ou  telles  lois  jugées 
«  contraires  à  la  doctrine  et  à  la  discipline  de  l'Eglise  uni- 
verselle, »  ainsi  que  le  disait  l'évêque  England.  Et  quand 
même  le  gouvernement  viendrait  ensuite  à  adopter  une  loi 
organique  des  cultes,  basée  sur  celle  de  la  France,  aurait-il 
mal  fait?  La  liberté  des  cultes  étant  décrétée  dans  la  cons- 


1  Eu  1 838, me  trouvant  à  Paris  pour  l'échange  des  ratifications  des  ti  aités  de  cette  année, 
M.  le  comte  de  Montalivet,  ministre  de  l'intérieur,  me  fit  l'honneur  de  m'inviter  à  dîner. 
Il  saisit  cette  occasion  pour  me  demander  les  motifs  qui  avaient  empêché  nos  arrange-' 
mens  avec  la  cour  de  Rome  :  je  les  lui  dis.  Il  me  répliqua  :  «  A  présent,  si  le  Président 
»  d'Haïti  veut  réclamer  les  bons  offices  du  gouvernement  du  Roi,  il  lui  sera  facile  de 
»  les  conclure.  »  Je  lui  répondis  :  «  Je  ne  crois  pas  que  le  Président  le  veuille  mainte- 
»  nant,  car  la  cour  de  Rome  l'a  dégoûté  de  tout  arrangement  avec  elle.  Mais  s'il  le  vou- 
»  lait,  il  me  semble,  Monsieur  le  comte,  qu'il  pourrait  s'adresser  directement  au  Pape, 
»  Haïti  étant  reconnue  indépendante  et  souveraine  par  la  France. —  Sans  doute,  et  je  ne 
»  vous  fais  cette  offre  de  service  que  par  amitié  pour  votre  pays.  » 


[185-4]  CHAPITRE    V.  239 

titiilion  même,  n'exigeait-elle  pas  des  «  garanties  »  contre 
l'esprit  d'intolérance  trop  souvent  montré  par  les  ministres 
d'une  religion  aspirant  à  être  «  celle  de  l'État?  »  Les  que- 
relles de  Pie  VII  avec  l'empereur  Napoléon,  en  dépit  du 
concordat  de  1802,  avertissaient  qu'il  fallait  se  tenir  en 
garde  avec  la  cour  de  Rome,  qui  ne  renonce  jamais  à  des 
idées  d'envahissement  sur  l'autorité  temporelle,  quand  elle 
le  peut  ' . 

Tels  furent  les  motifs  de  Boyer  pour  insister  dans  celles 
qu'il  jugeait  utiles  pour  son  pays.  —  Nous  parlerons  plus 
tard  de  l'apparition  d'un  nouveau  légat  envoyé  encore  par 
Grégoire  XVI,  et  de  ce  qui  fut  convenu  entre  lui  et  le  gou- 
vernement, mais  qui  resta,  malheureusement  aussi,  à  l'état 
de  simple  projet. 

En  mars  de  cette  année,  le  secrétaire  d'État  publia  deux 
avis  :  l'un  pour  rappeler  aux  administrateurs  de  finances 
et  aux  directeurs  de  douanes,  les  dispositions  cle  la  loi  sur 
cette  administration,  concernant  les  fraudes  que  tentaient 
toujours  les  commerçans,  et  auxquelles  connivaient  trop 
souvent,  il  faut  le  dire,  certains  directeurs  ou  leurs  em- 
ployés; l'autre,  pour  faire  cesser  un  abus  aussi  préjudicia- 
ble au  fisc.  Depuis  l'établissement  des  consulats,  l'admi- 
nistration avait  d'abord  permis  aux  consuls  généraux  de 
France  et  d'Angleterre,  d'introduire,  sans  payer  les  droits, 
des  choses  à  leur  usage  personnel.  Insensiblement,  les  au- 
tres agents  consulaires,  tous  négocians  cosignataires, 
obtinrent  aussi  la  même  faveur  pour  de  menus  objets;  mais 
ils  finirent  par  vouloir  importer  des  marchandises,  du  vin 
surtout,  en  grande  quantité,  en  prétendant  que  c'était  pour 

1  Voyez  tout  ce  que  rapporte  M.  Thiers  à  ce  sujet,  dans  son  Histoire  du  Consulat  et  de 
l'Empire. 


210  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hAITI. 

leur  usage  personnel.  L'avis  du  secrétaire  d'État  prévint 
que  dorénavant  tous  les  consuls,  sans  distinction,  ne  pour- 
raient jouir  d'aucune  faveur  à  cet  égard.  Presque  en  même 
temps,  le  Président  adressait  aux  commandans  d'arrondis- 
sèment  une  circulaire  pour  leur  enjoindre  d'exercer  une 
police  sévère  dans  les  ports  ouverts,  afin  d'empêcher  la 
contrebande,  principalement  dans  le  transbordement  frau- 
duleux qui  s'opérait  de  nuit,  de  marchandises  étrangères 
que  recevaient  ainsi  les  caboteurs  du  pays  '. 

Le  14  avril,  la  session  législative  fut  ouverte  par  le  Pré- 
sident d'Haïti.  Il  prononça  le  discours  d'usage,  en  annon- 
çant à  la  Chambre  des  communes  des  projets  de  lois  sur 
divers  objets,  notamment  sur  le  mode  à  observer  dans 
l'élection  des  représentai.  «  Telles  sont,  en  partie,  les 
»  améliorations  réclamées  par  le  bien  public,  et  pour  les- 
»  quelles  je  crois  pouvoir  compter,  de  votre  part,  sur  un 
»  franc  et  loyal  concours.  »  Il  entretint  la  Chambre  des  me- 
sures prises  pour  assurer  le  progrès  de  l'agriculture,  de 
l'industrie,  et  pour  garantir  à  l'Etat  l'intégrité  de  ses  reve- 
nus. Un  paragraphe  de  ce  discours  fit  allusion  aux  rapports 
de  la  République  avec  la  France,  «qui  étaient  clans  le  même 
état  d'incertitude;  »  mais  en  disant  que  les  relations  com- 
merciales avec  ce  pays  continuaient. toujours  et  seraient 
constamment  protégées.  «  Le  gouvernement  ne  déviera  ja- 
»  mais  de  la  voie  que  l'honneur  prescrit  :  la  loyauté,  la 
»  bonne  foi  et  la  fermeté  caractériseront  toujours  ses 
»  actes.  » 

Milscent,  élu  président,  répondit  au  nom  de  la  Chambre 


1  «  Lus  négociai) s  veulent  toujours  que  leur  intérêt  particulier  soit  la  régie  de  l'État, 
«  et  ne  connaissent  du  Lieu  public  que  leur  gain.  »  —  Mémoires  du  duc  de  Saint-Simon. 
.  Que  de  plaintes  injustes  les  commercans,  étrangers  et  nationaux,  n'onl-ils  pas  formulées 
contre  Boyer  !  En  1834-,  la  contrebande  était  pratiquée  sur  une  large  échelle,  au  Poit-au- 
Princc  même  :  qui  la  faisait  au  détriment  du  fisc  ?... 


|185l]  CHAPITRE    V,  C2iï 

par  un  discours  où  elle  rendit  témoignage  des  efforts  de 
Boyer  en  faveur  du  bien  public,  en  lui  exprimant  l'admira- 
tion dont  elle  était  pénétrée,  la  reconnaissance  et  l'atta- 
chement que  lui  portait  la  nation.  Mais  ce  discours  disait 
aussi  :  «  que  plus  un  chef  de  gouvernement  obtient  des 
»  éloges,  plus  ces  éloges  lui  imposent  de  nouveaux  de- 
»  voirs.  »  La  Chambre  promettait  enfin  de  la  franchise, 
de  la  loyauté  et  du  zèle  dans  les  travaux  dont  elle  allait 
s'occuper.  Cinq  jours  après,  elle  lui  envoya  une  adresse 
qui  paraphrasait  ce  discours  et  dont  le  but  principal  était 
de  répondre  au  paragraphe  de  celui  du  Président  concer- 
nant la  France.  «  Quelle  que  soit,  dit-elle^  la  cause  qui  re- 
»  tarde  l'accord  politique  que  nous  désirons  franchement, 
»  le  salut  de  la  patrie  sera  votre  loi  suprême,  et  notre 
»  appui  le  devoir  le  plus  sacré.  » 

Le  15,  la  Chambre  prit  connaissance  du  message  que 
lui  avait  adressé  le  Sénat,  le  17  septembre  1855  après  la 
clôture  de  sa  session,  avec  le  décret  que  ce  corps  rendit 
alors  sur  la  protestation  de  H.  Dumesle  etD.  Saint-Preux, 
demandant  la  convocation  de  la  haute  cour  de  justice.  Elle 
fit  insérer  ce  décret  clans  le  Bulletin  des  lois.  Deux  colonels, 
élus  sénateurs  l'année  précédente ,  n'avaient  pas  accepté 
cette  dignité  :  elle  pourvut  à  leur  remplacement  sur  la 
proposition  des  candidats  faite  par  le  Président  d'Haïti. 
Elle  rendit  successivement,  sur  sa  proposition,   les  lois      / 

suivantes  :  /hyfit**4 

1°  La  loi  électorale,  prescrivant  l'âge  de  25  ans  pour  j0     iù^ 
être  électeur,  pourvu  que  le  citoyen  jouît  de  ses  droits  ci- 
vils et  politiques,  et  qu'il  fût  d'ailleurs,  ou  propriétaire, 
ou  industriel,  ou  fonctionnaire,  ou  employé  public. 

2°  La  loi  sur  la  contrainte  par  corps,  pour  dettes  civiles 
ou  commerciales,  quelle  que  fût  la  somme,  applicable  par 

T.  x.  16 


242  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

un  jugement  du  tribunal  compétent.  Les  sexagénaires  et 
les  mineurs  en  étaient  exempts  en  matières  civiles  ;  mais 
en  matières  commerciales  aucune  distinction  d'âge  n'en 
exemptait  le  commerçant.  Des  délais  furent  fixés  pour 
l'exercer  contre  les  débiteurs,  à  raison  de  la  somme  due. 
Le  créancier  n'était  pas  tenu  de  nourrir  le  débiteur  empri- 
sonné :  il  ne  pouvait  exercer  la  contrainte  par  corps  deux 
fois  pour  la  même  dette. 

5°  La  loi  sur  la  responsabilité  des  fonctionnaires  et  em- 
ployés de  l'administration  des  finances.  Tous  leurs  biens, 
de  quelque  nature  qu'ils  fussent,  devenaient  le  gage  pri- 
vilégié de  l'État,  à  compter  du  jour  de  leur  entrée  en  fonc- 
tion :  les  immeubles  étaient  frappés  d'une  hypothèque 
générale,  sans  qu'il  fût  besoin  de  prendre  inscription.  Les 
prévaricateurs  étaient  soumis  au  jugement  des  tribunaux 
criminels,  sans  assistance  du  jury,  et  ils  étaient  passibles 
des  travaux  forcés  ou  autres  peines  moins  fortes. 

4°  Une  nouvelle  loi  sur  l' organisât] on  de  la  Chambre 
des  comptes,  abrogeant  celle  de  1826,  réduisant  ses  mem- 
bres à  trois,  au  lieu  de  cinq,  et  quatre  employés,  et  éten- 
dant ses  attributions. 

5°  Un  nouveau  code  pénal  militaire  en  six  lois,  abro- 
geant celui  de  1 805  et  l'arrêté  du  Sénat  de  1807  jusqu'alors 
en  vigueur,  adoucissant  les  peines  et  les  graduant  d'une 
manière  plus  raisonnée. 

6°  Une  nouvelle  loi  sur  l' organisation  des  conseils  mili- 
taires ,  abrogeant  aussi  celle  de  1805  et  maintenant  les 
conseils  d'administration  dans  les  corps  de  troupes,  créés 
en  1820  pour  juger  les  simples  cas  disciplinaires,  et  les 
conseils  de  révision  créés  en  1807. 

7°  La  loi  n°  Ie1'  du  code_  de  procédure  civile,  réglant 
mieux  qu'en  1826  la  procédure   par  devant  les  tribu- 


[1854]  CHAPITRE    V.  245 

naux  de  paix,   en    attendant  la  révision    entière  de    ce 

8°  La  loi  sur  la  régie  des  impositions  directes,  distin- 
guant ce  qui  était  dans  les  attributions  du  pouvoir  exécutif 
et  dans  celles  de  la  Chambre  des  communes  en  matière 
d'impôts  %  conformément  aux  observations  faites  par  le 
Sénat    l'année   précédente  et  à    l'accord  existant   entre 


eux 


La  Chambre  des  communes  vota  ensuite,  d'après  sa 
propre  initiative,  la  loi  annuelle  des  patentes  et  une  nou- 
velle sur  l'impôt  foncier,  mises  toutes  deux  en  rapport  avec 
la  précédente  sur  la  régie.  Le  Président  d'Haïti  lui  envoya 
les  comptes  généraux  rendus  par  le  secrétaire  d'Etat 
pour  1855,  dont  ce  grand  fonctionnaire  fut  déchargé;  et 
par  leur  examen,  la  Chambre,  reconnaissant  sans  doute 
que  les  recettes  s'effectuaient  aussi  bien  que  possible^  que 
les  dépenses  ne  reposaient  que  sur  les  lois  et  qu'elles  ten- 
daient chaque  année  à  atteindre  la  plus  stricte  économie  ; 
la  Chambre  n'insista  plus  auprès  du  Sénat  pour  lui  deman- 
der un  budget  réellement  inutile  avec  un  gouvernement 
comme  celui  de  Boyer,  qui  se  faisait  un  mérite  de  dépenser 
le  moins  qu'il  pouvait 2. 

Deux  jours  après  l'ouverture  de  la  session,  la  Chambre 
reçut  du  grand  juge  une  dépêche  par  laquelle  il  lui  trans- 
mettait les  pièces  d'une  information  judiciaire  faite  à  Jéré- 
mie,  à  la  requête  du  ministère  public  de  ce  ressort,  à  propos 

1  Toutes  ces  lois  et  celles  gui  furent  votés  en  1835,  avaient  été  préparées  par  une. 
grande  commission  de  fonctionnaires  dirigée  par  Inginac.  Cliacun  émit  ses  opinions  avec 
la  plus  complète  indépendance.  Il  est  vraiment  à  regretter  que  la  constitution  de  181 6  n'ait 

pas  institué  un  Conseil  d'État  dans  le  même  but,  et  qui  eût  pu  avoir  d'antres  attributions     . /)  A, 
non  moins  utiles  à  la  marche  de  l'administration  en  général:  déjeunes  auditeurs  (nous 
l'avons  déjà  dit)  s'y  seraient  formés  pour  la  pratique  des  affaires  publiques. 

2  En  1832,  les  dépenses  pour  l'habillement  et  l'équipement  des  troupes  s'élevèrent  à  la 
somme  de  295,569  gourdes  ;  en  1834,  à  91,141  gourdes  :  —  en  1832  pour  leurs  rations(  à 
206,997  gourdes  ;  eu  1834,  â  155,940  gourdes,  etc. 


■Q/(\P 


244  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

du  meurtre  commis  sur  la  personne  du  citoyen  M.  Laforèt 
par  le  représentant  J.  Roche,  de  cette  commune,  qui,  n'ayais  t 
pu  être  saisi  sur-le-champ,  s'était  tenu  caché  et  était  ensuite 
parti  pour  l'étranger.  La  Chambre  renvoya  ces  pièces  à  son 
comité  de  l'intérieur  pour  en  faire  un  rapport.  A  la  séance 
du  9  mai,  ce  rapport  fut  présenté  par  Latortue,  au  nom  du 
comité  qui  constata  les  faits  survans  : 

Par  suite  d'inimitié  entre  Laforèt  et  Roche,  le  premier 
étant  monté  sur  un  cheval  et  armé  de  sabre  et  de  pistolets, 
rencontra  son  adversaire,  sans  armes,  dans  les  rues  de  Jéré- 
mie,  le  renversa  sous  son  cheval  et  le  fouetta,  sans  pitié,  de 
sa  cravache.  Roche  forma  une  plainte  et  obtint  la  condam- 
nation de  Laforêt,  à  deux  années  d'emprisonnement,  par  le 
tribunal  correctionnel.  Laforêt  se  pourvut  en  cassation  et 
ne  subit  pas  la  peine  :  le  jugement  fut  annullé  pour  vices 
de  formes  et  l'affaire  renvoyée  au  tribunal  des  Cayes  pour 
être  de  nouveau  jugée.  Le  28  octobre  1855,  Laforêt  pré- 
tendit que  dans  la  nuit  précédente  Roche  avait  tenté  de  l'as- 
sassiner en  lui  tirant  des  coups  de  fusil  ;  et  il  forma  sa  plainte 
au  ministère  public,  mais  sans  en  fournir  la  preuve.  Il  était 
encore  armé  et  monté  sur  un  cheval  ;  il  déclara  à  ce  magis- 
trat et  aux  autres  autorités  de  Jérémie,  qu'il  resterait  ainsi 
armé  par  rapport  à  son  adversaire.  Or,  un  témoin  déclara 
qu'en  sortant  de  chez  ces  diverses  autorités,  Laforèt  lui  dit 
que  son  intention  était  de  trancher  la  tête  de  Roche  ;  menace 
qu'il  avait  d'ailleurs  proférée  auparavant,  au  dire  d'autres 
témoins  qui  en  avaient  prévenu  son  adversaire.  Dans  l'a- 
près-midi du  28  octobre,  Roche  le  vit  venir  à  cheval,  tout 
armé,  et  s'arrêter  devant  une  maison  contigué  à  la  sienne, 
causant  avec  une  dame.  En  ce  moment,  Roche  s'arma  d'un 
fusil  ayant  baïonnette  et  chargé  à  deux  balles;  il  sortit  de 
sa  demeure,  et,  presque  à  bout  portant,  il  lira  le  coup  ;  les 


[1834]  CHAPITRE   V.  245 

balles  atteignirent  Laforêt  en  pleine  poitrine.  Ne  se  conten- 
tant pas  de  ce  coup  mortel,  Roche  le  frappa  à  la  figure  avec 
la  crosse  du  fusil,  au  moment  où  le  cadavre  tomba  à  terre  ; 
puis  il  s'enfuit  et  se  cacha. 

D'après  ces  faits,  la  Chambre  suivit  les  dispositions  de  la 
constitution  en  appelant  le  représentant  Roche,  par  un 
mandat  de  comparution,  à  se  présenter  dans  son  sein  pour 
être  entendu,  huit  jours  au  moins  avant  la  clôture  de  la 
session.  Le  12  juillet,  étant  convaincue  de  son  départ  pour 
l'étranger,  la  Chambre  :  «  Considérant  qu'il  est  constant 
»  que  ledit  Joseph  Roche  a  contrevenu  à  la  loi,  en  désertant 
»  du  territoire  de  la  République,  et  a,  en  passant  à  l'étran- 
»  ger,  renoncé  à  sa  qualité  de  citoyen  d'Haïti,  et  conséquem- 
»  ment  à  celle  de  représentantde  la  nation  ;  —  par  ces  mo- 
»  tifs,  la  Chambre,  sans  apprécier  la  culpabilité  principale 
»  dudit  J.  Roche,  déclare  qu'il  y  a  lieu  à  appeler  son  sup- 
»  pléant  à  le  remplacer  1.  » 

Telle  fut  l'échappatoire  adoptée  par  la  Chambre  des  com- 
munes, sur  la  proposition  de  ses  avocats,  Milscent,  Lator- 
lue,  etc.,  pour  éviter  de  nouveau  le  renvoi  de  l'un  de  ses 
membres  par-devant  la  haute  cour  de  justice  ;  car  J.  Roche 
était  un  coutumax  qui  aurait  dû  être  jugé  par  cette  cour, 
suivant  la  constitution.  Mais  si  jamais  cette  institution  pa- 
rut mal  conçue  dans  la  révision  de  1816,  ce  fut  vraiment  à 
l'occasion  de  cette  triste  affaire.  S' imagine- t-on,  en  effet, 
la  réunion  de  quinze  juges  au  moins  pris  dans  les  huit  tri- 
bunaux civils  delà  République,  pour  décider  du  sort  d'un 
accusé  volontairement  expatrié,  après  avoir  commis  un 
crime  ordinaire?  Néanmoins,  le  motif  donné  par  laChambre 
pour  prononcer  sa  déchéance  comme  représentant,  n'était 


1  Bulletin  des  lois,  no  3.—  J.  Roche,  réfugié  à  Saint-Thomas,  y  passa  plusieurs  annép.c 
Accablé  de  misère,  cet  infortuné  devint  fou -et  mourut  dans  cette  île. 


246  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

pas  fondé.  J.  Roche  avait  contrevenu,  il  est  vrai,  à  la  pro- 
clamation dû  Président  d'Haïti,  du  9  janvier  1832,  en  pas- 
sant à  l'étranger'sans  passeport  émané  de  lui  ;  mais  il  n'avait 
pas  «  abandonné  la  patrie  dans  un  danger  imminent,  »  pour 
être  considéré  comme  ayant  perdu  sa  qualité  de  citoyen 
d'Haïti  ou  y  avoir  renoncé  ;  son  cas  n'était  que  celui  d'un 
coutumax,  fuyant  la  justice  qui  devait  en  connaître. 

En  même  temps,  la  Chambre  s'occupa  d'une  autre  affaire. 
Réunie  extraordinairement  le  24  avril,  elle  prit  connais- 
sance d'un  article  inséré  par  M.  Courtois  sur  sa  Feuille  du 
Commerce,  n°  16,  du  20.  Latortue  et  plusieurs  autres  en 
firent  ressortir  toute  la  malignité  envers  la  Chambre  dont  ce 
condamné  était  mécontent,  pour  avoir  rejeté  sa  singulière 
demande  l'année  précédente.  Quelques  représentans  opi- 
nèrent pour  que  le  gouvernement  fût  invité  «  à  supprimer 
»  ce  journal;  »  d'autres,  pour  que  cet  éditeur  fût  dénoncé 
au  grand  juge,  afin  qu'il  ordonnât  au  ministère  public  de  le 
poursuivre  en  police  correctionnelle.  J.  Depa^  seul,  opina 
pour  considérer  cet  article  offensant  «  comme  du  fatras^,  »  la 
Chambre  devant  garder  le  silence  à  ce  sujet.  Mais  elle  adopta 
les  deux  autres  opinions  en  dénonçant  le  fait  au  grand  juge. 
Elle  lui  adressa  un  message,  «  le  requérant  de  faire  pour- 
»  suivre  par  qui  de  droit,  en  son  nom  et  à  telles  fins  que  de 
»  raison,  ledit  diffamateur  dont  elle  demande  que  la  feuille 
»  soit  supprimée  1.  » 

Il  en  résulta  que,  poursuivi  par  le  ministère  public, 
M.  Courtois  fut  de  nouveau  condamné  à  une  année  d'em- 
prisonnement ,  pour  outrage  commis  envers  la  Chambre 
des  communes.  Le  tribunal  ne  prononça  pas  la  suppression 
delà  Feuille  du  Commerce,  la  loi  n'ayant  pas  prévu  le  cas  1. 

1  Bulletin  des  lois,  n°  % 

2  Peu  de  temps  après,  M.  Courtois  fut  mis  en  liberté  par  oulre  de  Boyer.  Son  journal 
publiait  chaque  jour  dos  complaintes  sur  son  emprisonnement. 


[1854]  CHAPITRE   V.  247 

Par  suite  de  celle  rendue  sur  la  responsabilité  des  fonc- 
tionnaires de  l'administration  des  finances,  le  secrétaire 
d'Etat  ordonna  la  vérification  de  toutes  les  caisses  publi- 
ques ;  et  cette  mesure  dut  se  répéter  à  l'avenir  tous  les  trois 
mois,  par  une  commission  formée  d'autres  fonctionnaires 
et  des  membres  des  conseils  des  notables.  Le  Président  lui- 
même  publia  un  règlement  sur  l'administration  des  douanes, 
pour  y  mettre  plus  d'ordre  et  de  régularité  dans  les  opéra- 
tions de  cette  partie  essentielle  du  service  public. 

De  nouvelles  difficultés  survenant  incessamment  dans  la 
partie  de  l'Est,  à  l'occasion  de  la  loi  rendue  le  8  juillet  1824 
sur  les  propriétés  de  cette  partie,  principalement  dans  les 
campagnes  ;  et  Boyer  ne  voulant  pas  renoncer  aux  idées  qui 
avaient  présidé  au  vote  de  cette  loi,  dans  un  but  fiscal  pour 
réunir  au  domaine  public  beaucoup  de  terres,  il  se  vit  néan- 
moins forcé  de  rendre  une  proclamation,  le  i  1  août,  par 
laquelle  il  accordait  aux  propriétaires  ou  usufruitiers  un 
délai  indéfini  pour  exécuter  les  dispositions  de  cette  loi, 
lesquelles  exigeaient  l'arpentage  coûteux  des  terrains  possé- 
dés par  eux.  Vainement  il  expliqua  la  nécessité  de  les  bor- 
ner, à  l'instar  des  propriétés  rurales  de  la  partie  occidentale 
de  la  République  :  les  habitans  de  l'Est  ne  purent  être  con- 
vaincus, et  les  choses  continuèrent  ainsi. 

Au  mois  de  juillet,  les  citoyens  du  Port-au-Prince,  sur 
l'invitation  de  l'un  d'entre  eux,  M.  P.  Jeanton,  formèrent 
une  «  société  contre  l'incendie,  »  avec  l'autorisation  du 
gouvernement,  et  firent  venir  de  Paris  des  pompes  à  feu 
dans  ce  but.  La  cotisation  volontaire  se  fit  avec  facilité  et  un 
zèle  louable  ;  mais,  malheureusement,  on  s'était  adressé  à 
un  fabricant  de  pompes  d'un  nouveau  système  qui  ne 
réussit  pas.  au  gré  des  sociétaires,  et  leur  entreprise  ne  sub- 
sista pas  longtemps. 


248  ÉTUDES  sur  l'histoire  d'haïti. 

Depuis  1823,  une  industrie  lucrative  avait  pris  naissance 
sur  les  ri\>es  de  l'Artibonite  :  —  la  coupe,  l'exploitation 
des  bois  d'acajou.  Des  forêts  vierges  et  immenses  existaient 
dans  les  communes  de  Hinche,  de  Banica,  de  Saint-Michel 
de  l'Atalaya",  de  Las  Matas,  etc.,  de  ce  bois  précieux,  et 
jusqu'alors  les  habitans  de  ces  lieux,  ceux  des  autres  com- 
munes que  traverse  le  fleuve  haïtien,  ne  pensaient  pas  à  en 
tirer  parti  pour  le  commerce  ;  ils  croyaient  que  cette  indus- 
trie, séculaire  dans  la  partie  de  l'Est,  était  réservée  aux  ha- 
bitans de  Santo-Domingo,de  Puerto-Plate,etc.  Une  circon- 
stance fortuite  amena  le  citoyen  J.  C.  Débrosse,  résidant 
aux  Gonaïves,  à  réfléchir  sur  la  possibilité  d'utiliser  les 
eaux  de  l'Artibonite  pour  portera  son  embouchure  dans  la 
mer,  les  billes  d'acajou  que  l'on  produirait  dans  les  commu- 
nes citées  ci-dessus;  d'autres  rivières  y  avant  leurs  affluens, 

- 
devaient  concourir  aussi  à  créer  cette  industrie  ;  ce  sont  le 

Guayamuca,  les  Canas,leMarcassita,  le  Todomondo,  le  Ma- 
taya,  etc.  Plein  de  cette  idée  heureuse,  M.  Débrosse  se  mit 
à  l'œuvre,  et  bientôt,  après  des  peines  infinies  néanmoins, 
il  jeta  dans  l'Artibonite  une  centaine  de  billes  dont  la  plus 
grande  partie  fut  perdue ,  car  il  ne  parvint  à  réunir  que 
15  à  son  embouchure.  Son  entreprise  avait  réussi  toute- 
fois ;  dans  ce  premier  essai  il  avait  acquis  l'expérience 
nécessaire  pour  la  continuer  plus  fructueusement,  et  il 
réussit  mieux.  Il  ne  tarda  pas  à  avoir,  sinon  des  concurrens, 
du  moins  des  imitateurs  dans  les  citoyens  J.  Verna,  Samuel 
Dupré,  Bataille,  Milieu  Zamor,  Alix  Rossignol,  Basquiat, 
P.  Dessert,  Lewis  Pouilh,  Dubuisson,  etc. 

Tous  réussirent,  comme  leur  devancier,  à  activer  la  pro- 
duction nouvelle  née  sur  les  bords  de  l'Artibonite;  et  c'est 
avec  une  orgueilleuse  satisfaction  que  nous  citons  leurs 
noms,  car  ces  enfans  d'Haïti  ont  prouvé  que  leurs  sembla- 


[  J  854]  CHAPITRE   V,  249 

blés  sont  capables  de  moissonner  les  richesses  de  son  sol  fer- 
tile. A  leur  imitation,  des  étrangers  se  sont  adonnés  éga- 
lement aux  coupes  d'acajou;  les  commerçans  ont  fourni  aux 
uns  et  aux  autres  les  moyens  nécessaires,  et  des  millions  de 
billes  ont  été  exportées  du  pays  depuis  cette  époque.  Cette 
industrie  a  donné  de  la  valeur  aux  propriétés  circonvoisi- 
nes  où  l'on  abat  les  arbres  ;  les  hattiers  ont  augmenté  leurs 
troupeaux  de  bestiaux  pour  fournir  des  boeufs  de  trait  em- 
ployés à  transporter  l'acajou  aux  bords  des  rivières;  de 
nombreux  ouvriers  ont  trouvé  un  emploi  utile  ;  les  denrées 
cultivées  sur  les  habitations  ont  eu  un  nouveau  débouché 
qu'elles  n'avaient  pas  auparavant;  enfim,  l'Etat  a  vu  ac- 
croître ses  revenus  parles  droits  d'exportation  prélevés  sur 
l'acajou  ;  il  a  pu  tirer  aussi  des  sommes  considérables  pour 
le  bois  coupé  sur  les  terrains  appartenant  au  domaine. 
Voilà  le  fructueux  résultat  de  la  louable  entreprise  d'un 
Haïtien. 

Le  gouvernement,  voulant  tirer  parti  de  tous  le  bois 
d'acajou  qui  abonde  dans  les  îles  de  la  Gonave  et  de  la 
Tortue,  appartenant  entièrement  au  domaine,  le  10  jan- 
vier de  cette  année  le  secrétaire  d'Etat  publia  un  avis  qui 
offrit  cette  entreprise  à  qui  produirait  la  proposition  la 
plus  avantageuse;  et,  le  lendemain,  un  autre  avis  invita  les 
débiteurs  retardataires  à  payer  au  trésor  public  ce  qu'ils 
devaient  pour  avoir  coupé  des  acajoux  sur  les  terres  du 
domaine  dans  les  communes  de  l'Est.  Il  y  avait  trop  de 
difficultés  dans  l'actualité,  pour  que  le  premier  avis  eût 
l'effet  désiré  ;  les  deux  îles  de  la  Gonave  et  de  la  Tortue 
n'étant  pas  habitées,  il  ne  s'y  trouvait  aucune  culture  de 
vivres  nécessaires  à  l'alimentation  des  nombreux  ouvriers 
qui  devraient  s'y  transporter  pour  la  coupe  des  arbres  ;  il 
faudrait  faire  trop  de  frais  pour  en  apporter  de  la  grande 


2oO  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D'HAÏTI. 

île;  il  eût  fallu  en  faire  beaucoup  plus  pour  y  avoir 
des  bœufs  de  trait  indispensables  dans  une  telle  entre- 
prise. 

Les  idées  du  gouvernement  étant  alors  tournées  vers  ces 
grandes  exploitations  qui  fructifiaient  par  le  haut  prix  de 
l'acajou  à  l'étranger,  un  avis  du  secrétaire  d'Etat  essaya  de 
réglementer  l'autorisation  accordée  aux  navires  étrangers 
d'aller  se  charger  de  ce  bois  sur  les  côtes;  et  trois  semaines 
après,  un  arrêté  du  Président  retira  cette  autorisation, 
non-seulement  pour  réserver  aux  caboteurs  Haïtiens  le 
transport  du  bois  dans  les  ports  ouverts,  mais  parce  que  les 
cosignataires  des  navires  étrangers  profitaient  de  l'autori- 
sation pour  faire  débarquer  en  contre  bande  des  marchan- 
dises exotiques  ;  tel  fut  du  moins  un  des  motifs  allégués 
dans  l'arrêté  présidentiel.  Il  se  présenta  cependant  des  cas 
où,  sur  les  côtes  du  voisinage  de  Santo-Domingo  surtout, 
il  était  prouvé  que  les  caboteurs  ne  pouvaient  enlever  d'é- 
normes billes,  à  cause  de  la  faible  capacité  des  bâtimens 
servant  au  cabotage. 

Deux  autres  arrêtés  du  Président  ordonnèrent,  l'un,  la 
prompte  confection  déjà  ordonnée  du  cadastre  des  biens 
domaniaux,  lequel  ne  fut  jamais  entièrement  exécuté;  — 
l'autre,  que  les  particuliers  qui  occupaient  sans  titre  des 
terrains  du  domaine  dans  les  campagnes,  seraient  tenus  de 
les  affermer  de  l'administration  ou  d'en  faire  l'acquisition 
dans  le  délai  d'un  mois,  sous  peine  d'être  évincés.  Un 
troisième  arrêté  détermina  les  jours  de  fêtes  légales  pen- 
dant lesquels  les  bureaux  publics  seraient  fermés.  C'étaient 
d'abord  les  fêtes  nationales  établies  par  la  constitution,  — 
celles  de  l'Indépendance,  de  l'Agriculture  et  de  la  Naissance 
de  Pétion,  puis  les  Dimanches,  *les  Jeudi  et  Vendredi  Saints, 
la  Fête-Dieu,  la  Saint-Jean,  la  Saint-Pierre ,  la  Toussaint, 


[1855]  CHAPITRE   V.  251 

le  jour  des  Morts,  et  la  Noël;  et,  enfin,  clans  chaque  pa- 
roisse respectivement,  le  jour  de  fête  patronale. 

Le  gouvernement  avait  raison  de  se  préoccuper  d'aug- 
menter les  ressources  financières  de  la  République,  par  les 
actes  que  nous  venons  de  citer.  Le  Président  ayant  fait 
adresser  de  nouvelles  propositions,  en  1853,  au  ministère 
français,  devait  s'attendre  que  d'un  moment  à  l'autre  les 
relations  diplomatiques  pourraient  se  renouer  clans  le  but 
de  les  examiner  au  moins  ;  car  les  intéressés  à  l'indemnité 
et  les  porteurs  des  obligations  de  l'emprunt  de  1825  ne 
cessaient  d'adresser  aux  chambres  législatives  des  pétitions 
pressantes  à  l'effet  d'être  payés.  ' 

A  la  fin  de  185%  M.  Dupetit-Thouars,  capitaine  de  vais- 
seau, commandant  la  corvette  la  Créole,  fut  expédié  et  ar- 
riva au  Port-au-Prince  dans  le  mois  de  janvier.  Cet  officier, 
ancien  colon  de  Saint-Domingue,  avait  déjà  rempli,  on  doit 
se  le  rappeler,  une  mission  secrète  auprès  de  Boyer  en  1 821 . 
Cette  fois,  il  venait  ouvertement  réclamer  d'abord  les 
4,848,905  francs  dont  le  trésor  français  avait  fait  l'avance 
pour  le  payement  de  deux  échéances  cle  l'emprunt,  et  pren- 
dre ensuite  des  renseignemens  exacts  sur  la  situation  finan- 
cière de  la  République,  qui  prétendait  être  «  si  pauvre  ,  » 
que  son  gouvernement  n'avait  offert  que  45  millions  pour 
solde  cle  l'indemnité,  payables  en  45  années,  étant  obligé 
cle  reprendre  le  service  de  son  emprunt. 

Dans  une  audience  qu'il  obtint  de  Boyer,  aussitôt  son  ar- 
rivée, M.  Dupetit-Thouars  reçut  la  promesse  d'être  payé 
«  de  suite  »  des  avances  du  trésor  français.  C'était  cle  bon 
augure  pour  cet  officier.  Mais  il  n'y  avait  au  trésor  haïtien 
qu' environ  un  million  cle  gourdes  en  papier-monnaie  ;  le 
gouvernement  ne  pouvait  décemment  les  offrir.   Boyer 


252  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI. 

chargea  le  secrétaire  d'Etat  Imbert  de  voir  les  négocians 
de  la  capitale,  à  l'effet  d'obtenir  d'eux  des  traites  sur  les 
places  d'Europe  en  faveur  du  trésor  français,  en  payement 
des  droits  de  douanes  à  acquitter  par  eux,  ou  en  échange 
du  papier-monnaie  qu'il  y  avait  à  la  caisse.  Aucun  de  ces 
commerçans  ne  put  satisfaire  aux  désirs  manifestés  par 
M.  Imbert  qui,  il  faut  le  dire  pour  la  vérité  historique, 
étant  constamment  opposé,  sans  éclat  néanmoins,  aux  vues 
de  Boyer,  ne  se  donna  guère  de  peine  à  ce  sujet.  Le  véri- 
table homme  d'État,  celui  qui  se  dévouait  sans  cesse  dans 
le  gouvernement  avec  un  zèle  patriotique,  pour  trouver  le 
moyen  de  sortir  d'une  difficulté  présente^  le  secrétaire  gé- 
néral Inginac,  fut  chargé  par  le  Président  de  s'occuper  de 
cette  affaire. 

M.E.  Lloyd,  qu'on  a  déjà  vu  figurer  dans  ce  volume^,  se 
trouvait  heureusement  au  Port-au-Prince  en  ce  moment.  Le 
secrétaire  général  pensa  que  sa  maison  seule  pouvait  tirer 
le  gouvernement  de  cet  embarras  1 .  Ayant  des  affaires  im- 
portantes avec  les  banquiers  Reid,  ïrving  etCe,  de  Londres, 
M.  Lloyd  consentit  à  donner  à  la  République  une  «  lettre  de 
»  crédit  »  sur  eux,  pour  «  garantir  »  au  gouvernement 
français  le  remboursement  de  ses  avances,  à  la  condition  de 
recevoir  du  trésor  haïtien,  successivement,  les  sommes  né- 
cessaires en  papier-monnaie,  qu'il  emploierait  sur  les  places 
du  pays  à  l'achat  de  cafés  ou  autres  denrées,  dont  la  vente 
en  Europe  produirait  l'équivalent  de  ce  qu'il  faudrait  comp- 
ter au  trésor  de  France.  Au  moyen  de  cet  arrangement,  par 
un  contrat  écrit,  MM.  Reid^  ïrving  et  C  «  répondraient  de 
»  payer  les  4,848,905  francs.  »  M.  Lloyd  fit  observer  néan- 

1  Ce  fut  à  M.  Alexis  Dupuy,  Haïtien  (fils  de  l'ancien  baron  Dupny,  du  Nord),  et  associé 
de  M.  E.  Lloyd,  que  le  général  Inginac  siadressa  d'abord  ;  il  se  prêta  avec  un  vrai  pa- 
triotisme à  dégager  Boyer  de  sa  promesse.  —  Voyez  les  Mémoires  d'Inginac,  pages  90 
et  91.  Par  manque  de  souvenir,  il  a  parlé  de  ce  fait  comme  passé  en  1837. 


|1835J  CHAPITRE    Y.  255 

moins  que  cette  opération  devait  nécessairement  exiger  du 
temps;  car  il  ne  lui  serait  pas  possible  d'accaparer  toutes 
les  denrées  avec  les  sommes  que  le  trésor  haïtien  pouvait  lui 
donner,  sans  nuire  à  son  propre  commerce  et  à  celui  des 
autres  négocians,  qui  avaient  besoin  d'effectuer  des  retours 
pour  les  marchandises  importées  en  Haïti. 

Telle  était  la  seule  combinaison  qui  se  présentait  pour 
dégager  le  gouvernement  de  l'offre  qu'il  avait  faite,  dès 
1 855,  et  que  Boyer  venait  de  renouveler,  de  rembourser 
«  immédiatement  »  les  avances  du  trésor  français.  En  sa 
qualité  de  négociant,  M.  Lloycl  recevant  des  fonds,  les  em- 
ployant à  l'achat  de  denrées;  faisant  vendre  ses  denrées  en 
Europe  pour  en  verser  le  prix  dans  la  banque  de  Londres, 
devait  nécessairement  jouir  des  commissions  d'usage  dans 
le  commerce,  et  les  banquiers,  encaissant  des  fonds  et  les 
versant  au  trésor  français,  devaient  prélever  aussi  les  com- 
missions qui  reviennent  à  la  nature  de  leurs  opérations.  Tout 
fut  précisé  entre  la  maison  Lloyd  et  Ce  et  le  général  Inginac, 
clans  un  projet  de  contrat.  Mais  lorsque  ce  dernier  apporta 
ce  projet  à  Boyer,  il  se  récria  contre  ce  qu'il  appelait  «  des 
»  exigences  »  de  la  part  de  ces  négocians.  Il  déclara  alors 
qu'il  ne  voyait  pas  d'autre  moyen  de  faciliter  le  payement 
de  la  dette  nationale,  —  indemnité  et  emprunt,  —  que  de 
faire  payer  «  en  monnaies  étrangères  »  les  droits  à  l'impor- 
tation des  marchandises  en  Haïti.  On  se  rappelle,  sans  doute, 
que  M.  le  baron  Pichon  en  avait,  le  premier,  fourni  l'idée; 
qu'il  avait  engagé  le  gouvernement  à  la  mettre  à  exécution; 
mais  le  Président,  en  faisant  cette  déclaration,  prétendait 
que  cette  idée  appartenait  à  lui  seul,  sa  regrettable  vanité 
ne  lui  permettant  pas  d'avouer  qu'elle  lui  avait  été  suggérée 
par  l'agent  français  ' .  Quoi  qu'il  en  soit,  il  finit  par  consen- 

1  Je  dis  ce  qui  s'est  passé  en   ma  présence.  Le  général  Inginac,  connaissant  le  carac- 


251  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE   D'HAÏTI. 

tir  à  ce  que  le  contrat  fût  passé  entre  le  secrétaire  d'État 
Imbert  et  la  maison  E.  Lloycl  et  C°;  Biais  en  stipulant  que 
cette  maison  et  les  banquiers  Reid,  Irving  et  Ce  prélève- 
raient «  les  commissions  d'usage,  »  ce  qui  revenait  au  même, 
que  de  les  détailler  par  des  chiffres  pour  chaque  opération 1 . 
La  «  lettre  de  crédit  »  fut  donnée  au  gouvernement  qui  la 
remit  à  M.  Dupetit-Thouars.  M.  Lloyd  intervint  auprès  de  lui 
avec  le  contratTerf  mains,  pour  lui  prouver  qu'il  pouvait 
l'accepter  en  toute  sûreté. 

Mais  cet  officier  avait  une  autre  mission,  celle  de  s'en- 
quérir des  ressources  de  la  République.  La  lettre  de  crédit 
lui  prouvait  déjà  qu'elles  étaient  fort  bornées.  Le  Président 
avait  nommé  une  commission  pour  conférer  avec  lui  à  ce 
sujet,  et  le  convaincre  de  leur  exiguïté  ;  elle  était  présidée 
par  le  général  Inginac  et  composée  des.  sénateurs  J.  F.  Les- 
pinasse,  Viallet  etB.  Ardouin.  Les  conférences  eurent  lieu 
en  l'hôtel  du  secrétaire  général.  M.  Dupetit-Thouars  qui, 
dans  sa  première  mission  de  1821,  avait  entendu  parler  de 
sommes  fabuleuses  laissées  par  H.  Christophe  et  dont  la 
République  aurait  profité,  piein  de  cette  idée,  croyait  diffi- 
cilement à  ce  que  la  commission  lui  disait  de  la  situation 
financière  du  pays.  Le  général  înginac  fut  alors  assez  bien 
inspiré^,  dans  l'une  des  séances,  pour  écrire  une  lettre,  en 
sa  présence,  à  l'archiviste  de  la  Chambre  des  communes 
afin  d'avoir,  séance  tenante,  tous  les  comptes  généraux 

tére  assez  soupçonnent  du  Président  lorsqu'il  s'agissait  de  quelque  affaire  d'argent,  avait 
prié  le  sénateur  J.-F.  Lespinasse  et  moi,  de  nous  rendre  chez  lui  pour  assister  à  nu  en- 
tretien qu'il  eut  avec  M.  E.  Lloyd,  au  sujet  de  la  lettre  de  crédit  et  de  l'arrangement  y 
relatif.  Ensuite  il  nous  engagea  à  aller  avec  lui  an  palais,  afin  de  témoigner  au  Président 
qu'il  avait  discuté  les  intérêts  de  l'État, 

1  M.  E.  Lloyd  et  son  associé  A.  Dnpny  durent  se  rendre  au  palais,  afin  de  se  faire 
entendre  et  de  terminer  l'arrangement  avec  Boyer  personnellement.  Le  contrat  fut  passe 
le  11  janvier  ;  In  secrétaire  d'État  s'y  réserva'la  faculté  d'expédier  directement  à  MM.  Reid, 
Irving  et  Cic,  des  sommes  en  traites  sur  l'Europe  ou  en  espèces  monnayées  que  l'Etat 
allait  avoir  par  la  loi  sur  le  payement  des  droits  d'importation  en  monnaies  étrangères. 


[1855]  CHAPITRE  V.  253 

rendus  parle  secrétaire  d'État  depuis  1818  jusqu'à  1855. 
Ces  documens  furent  de  suite  apportés  et  mis  sous  les  yeux 
de  M.  Dupetit-Thouars,  à  qui  la  commission  fit  reconnaître 
notamment,  que  le  trésor  recueilli  en  1820  n'était  pas  aussi 
considérable  qu'on  l'avait  cru  à  l'étranger. 

Mais  il  était  impossible  à  l'agent  français  de  parcourir 
clans  cette  séance  tous  ces  chiffres  durant  seize  années  ;  le 
sénateur  B.  Ardouin  proposa  à  ses  collègues  de  lui  confier 
ces  comptes  généraux,  pour  en  prendre  connaissance  à  bord 
de  la  Créole,  ce  qui  fut  accepté.  M.  Dupetit-Thouars  en  fit 
même  prendre  copie  par  les  jeunes  officiers  sous  ses  ordres, 
et  eut  la  loyauté  de  l'avouer  à  la  commission,  quelques  jours 
après.,  en  lui  disant  qu'il  était  maintenant  «  convaincu  » 
de  la  vérité  des  assertions  du  gouvernement  haïtien  sur 
l'exiguïté  des  ressources  de  la  République,  et  qu'il  se  ferait 
un  devoir  d'éclairer  son  gouvernement  à  ce  sujet.  Il  lui  ap- 
portait, en  effet,  les  preuves  les  plus  palpables  dans  les  co- 
pies qu'il  avait  fait  faire  1 . 

A  son  retour  en  France,  il  fit  un  rapport  très-étendu  sur 
la  situation  d'Haïti.  11  dit  comment  le  peuple  avait  mal  ac- 
cueilli l'ordonnance  de  1825,  à  cause  de  ses  clauses  et  de 
la  quotité  de  l'indemnité,  supérieure  à  la  somme  dont  on 
était  convenu  en  1824;  que  Boyer  avait  compromis  sa  po- 
pularité; que  des  conspirations  avaient  été  ourdies  contre 
lui  |  que  le  pays  était  plutôt  misérable  qu'aisé,  car  il  n'y/ 
avait  point  de  fortunes.  Enfin,  il  conclut  en  exprimant  l'opi- 
nion qu'il  étQitjuste  de  réduire  la  dette  de  l'indemnité,  de 
1 20  millions  à  60,  en  accordant  des  délais  à  la  République 
qui  avait  encore  son  emprunt  à  payer,  etc.  2. 

1  «Eu  1835,  M.  A.  Dupetit-Thouars  revint  d'Haïti  avec  des  documents  qui  permirent  au 
gouvernement  d'apprécier  la  véritable,  situation  de  notre  ancienne  colonie.  »  —  M.  Le- 
pelletier  de  Saint-Rémy,  tome  2,  pages  70  et  71 . 

2  J'ai  eu  connaissance  de  ce  rapport,  en  1838,  par  la  communication  qu'en  firent 
MM.  de  Las  Cases  et  Baudin,  aux  plénipotentiaires  Haïtiens  qui  traitaient  avec  eux. 


M^ 


256  ÉTUDES    SUR    LHISTOIRE    d' HAÏTI. 

Il  est  probable  que  M.  Dupetit-Thouars  avait  eu  connais- 
sance de  la  proposition  qu'avait  faite,  en  1851,  la  commis- 
sion présidée  par  M.  le  comte  Laine;  mais  lorsque  lui, 
intéressé  h  l'indemnité,  il  concluait  ainsi,  le  gouvernement 
français  ne  pouvait  que  porter  son  attention  sur  cette  affaire. 
En  conséquence,  une  nouvelle  commission.,  présidée  par 
M.  le  comte  Siméon,  fut  chargée  d'examiner  les  documens 
financiers  apportes  par  M.  Dupetit-Thouars,  son  rapport, 
les  états  du  commerce  de  la  France  avec  Haïti,  les  corres- 
pondances diplomatiques  entre  les  deux  gouvernemens; 
d'entendre  les  colons,  etc.,  et  d'éclairer  la  question.  Cette 
commission  conclut  comme  la  précédente1. 

En  juin  1856,  M.  Thiers,  ministre  des  affaires  étrangères 
et  président  du  conseil,  émit  à  la  tribune  des  deux  cjiam- 
bres,  à  propos  d'une  pétition  de  colons,  une  opinion  très- 
modérée  à  l'égard  d'Haïti.  Il  était  d'avis  que  les  indemni- 
taires nommassent  un  syndicat  qui  serait  chargé  de  discuter 
leurs  intérêts  et  de  s'entendre  avec  le  ministère  sur  ce  qu'il 
y  aurait  à  faire.  Mais,  remplacé  en  septembre  de  la  même 
année  par  M.  le  comte  Mole,  il  laissa  à  cet  homme  d'Etat 
le  soin  de  terminer  ce  litige  déjà  si  long,  de  la  seule  ma- 
nière qui  fût  digne  de  la  France  2.  Néanmoins,  nous  croyons 
que  le  gouvernement  français  voulut  voir  rembourser  défi- 
ni tivemeut  les  avances  faites  par  le  trésor,  avant  de  se  déci- 
der à  envoyer  une  mission  à  Haïti.  Cette  mission  n'eut  lieu 
que  dans  les  derniers  mois  de  1857,  la  maison  E.  Lloyd  et 

1  Voyez  l'ouvrage  de  M.  Lepellelier  de  Saint-Rémy,  tome  2,  page  71. 

2  Quand  je  vins  à  Paris,  eu  '1836,  pour  cause  de  santé,  Boyer  me  chargea  de  prendre 
des  informations  sur  les  dispositions  du  gouvernement  français  envers  Haïti.  Je  vis 
M.  i.  Laffitte  et  M.  le  comte  de  Laborde  à  ce  sujet.  Ce  dernier  me  ménagea  l'honneur  d'un 
court  entretien  avec  M.  le  comte  Mole,  ministre  des  affaires  étrangères  et  président  du 
conseil,  qui  voulut  bien  me  dire  qu'il  espérait  terminer  ce  litige  à  la  satisfaction  des 
deux  pays.  M.  Thiers  avait  d'ailleurs  admis  lajaéccssité  d'une  réduction  du  solde  de  l'in- 
demnité ;  c'est  ce  que  me  dirent  JIM.  de  Laborde  et  Lafâlte,  et  j'en  avisai  le  Président  par 
une  lettre  datée  de  Paris,  le  22  juillet. 


[1855]  CHAPITRE    V.  257 

Gie  ayant  mis  environ  deux  ans  à  exécuter  le  contrat  qu'elle 
avait  fait  avec  le  gouvernement  haïtien  :  pendant  ce  temps, 
les  banquiers  Reicl,  Irving  et  Ci0  opéraient  successivement 
des  versemens  au  trésor  de  France  1. 

Aussitôt  que  le  contrat  eut  été  passé  entre  le  secrétaire 
d'État  et  la  maison  E.  Lloyd  et  C'%  et  pendant  les  confé- 
rences entre  la  commission  présidée  par  le  secrétaire  général 
et  M.  Dupetit-Thouars,  Boyer  adressa  au  Sénat  le  message 
suivant  : 

«  Port-au-Prince,  le  11  janvier  1855,  an  52e  de 
l'indépendance. 
»  Citoyens  sénateurs, 

»  L'article  158  de  la  constitution  statue  que  «  les  rela- 
»  tions  extérieures  et  tout  ce  qui  peut  les  concerner,  appar- 
»  tiennent  au  Président  d'Haïti.  »  Mais  l'article  précédent 
155,  en  établissant  la  sanction  du  Sénat  pour  la  validité  des 
traités  de  commerce,  d'alliance  et  de  paix,  conclus  par  le 
chef  du  pouvoir  exécutif,  a  voulu  par  cela  même  qu'il  y  eût 
une  parfaite  harmonie  de  principes  entre  ces  deux  pouvoirs; 
car  autrement  la  divergence  de  vues  pourrait  souvent  com- 
promettre les  rapports  politiques  d'Haïti  avec  l'étranger. 
C'est  donc  pour  remplir,  autant  qu'il  dépend  de  moi,  l'in- 
tention de  notre  pacte  fondamental  et  pour  donner  au  Sénat 
une  preuve  de  la  confiance  que  je  place  dans  les  lumières 
et  dans  le  patriotisme  de  ses  membres,  que  j'ai  jugé  devoir 
lui  adresser  en  communication  les  derniers  documens  re- 
latifs aux  négociations  entamées,  depuis  1855,  avec  le  gott- 


1  Au  31  décembre  1835  ces  banquiers  avaient  déjà  versé  1,000,000  francs.  Au  20  no- 
vembre 1837,  la  somme  versée  s'élevait  à  4,488,000  francs,  et  il  ne  restait  plus  qu'un 
solde  de  360,905  francs.  Ces  chiffres  prouvent  que  le  gouvernement  haïtien  avait  à  cœur 
d'éteindre  cette  dette  particulière  :  il  avait  fait  expédier  des  sommes  importantes  en  mon- 
naies étrangères,  au  commencement  de  1837.  A  Londres,  M.  Irving  me  dit  positivement 
que  le  gouvernement  français  attendait  cette  liquidation  pour  traiter  avec  la  République, 
et  de  là  j'en  avisai  le  Président  par  une  lettre  do.  1o  août  1836. 

T.  X.  \1 


258  ÉTUDES    SUR    l' HISTOIRE    d' HAÏTI. 

vernement  de  S.  M.  le  Roi  des  Français,  pour  parvenir  à 
fixer,  d'une  pari,  la  réduction  que  nous  avons  demandée  de 
la  dette  contractée  pour  l'indemnité,  et,  d'une  autre  part, 
à  régler,  à  déterminer  dans  un  traité  d'amitié  et  de  com- 
merce, fait  sur  des  bases  convenables,  tout  ce  que  l'ordon- 
nance du  17  avril  1825  renferme  de  vague  ou  d'ambigu  au 
sujet  de  la  reconnaissance,  par  la  France,  de  l'indépen- 
dance de  la  République,  comme  Etat  libre  et  souve- 
rain. 

«  Pour  mettre  le  Sénat  mieux  à  même  d'apprécier  la 
communication  qne  je  lui  fais  par  la  présente,  je  joins  ici 
à  la  dépêche  que  le  gouvernement  haïtien  vient  de  rece- 
voir du  gouvernement  français,  sous  la  date  du  25  octo- 
bre   1854:     1°  celle  que   nous    lui  avions   adressée  le 
25  mai  1855;  2°  sa  réponse  du  31  juillet  suivant;  5°  enfin, 
notre  réplique  du  51  octobre  même  année,  qui  sert  de  mo- 
tif à  la  mission  de  M.  le  capitaine  de  vaisseau  Dupelit- 
Thouars.  Entre  autres  questions  dont  traite  la  dépêche  mi- 
nistérielle du  25  octobre  185-4,  vous  remarquerez,  citoyens 
sénateurs,  celle  qui  se  rapporte  à  une  avance  de  fonds 
faite,  dans  le  temps^  par  le  trésor  de  France  pour  le  service 
de  l'emprunt  d'Haïti  :  le  payement  de  cette  avance  étant 
distinct  de  celui  qui  se  rattache  à  l'indemnité  dont  nous 
réclamons  la  réduction,   et  intéressant  plus  particulière- 
ment l'honneur  national,  je  n'ai  pas  hésité  cle  me  résigner 
à  des  sacrifices  pour  y  faire  face  :  l'envoyé  du  gouverne- 
ment français  s'en  retournera  porteur  de  traites  ou  lettres 
de  crédit  d'une  valeur  égale  à  la  somme  avancée. 

«  Le  gouvernement  haïtien  fera  également  tous  ses  ef- 
forts pour  reprendre  le  plus  tôt  possible  le  service  arriéré  de 
son  emprunt. 

«   Quant  au  reste  de  l'indemnité,   la  prudence  et  la  né- 


[1835]  CHAPITRE    V.  259 

cessité  d'obtenir  les  garanties  que  nous  avons  jusqu'ici  vai- 
nement demandées  pour  la  reconnaissance  explicite  de 
notre  indépendance,  nous  commandent  d'en  subordonner 
la  liquidation  à  la  conclusion  du  traité  dont  il  a  été  parlé 
plus  haut  :  le  simple  bon  sens  indique  qu'Haïti  ne  peut  pas 
s'épuiser  en  sacrifices  pour  l'entière  libération  de  cette 
dette  politique,  sans  avoir  préalablement  obtenu  les  garan- 
ties pour  lesquelles  elle  a  consenti  de  la  souscrire. 

«  Tels  sont,  citoyens  sénateurs,  les  développemens  que 
j'ai  cru  utile  de  consigner  ici  pour  vous  communiquer  toute 
ma  pensée.  Je  réclame  maintenant  le  concours  de  votre  opi- 
nion motivée  pour  être  éclairé  sur  la  ligne  de  conduite  qu'il 
convient  le  mieux  de  suivre  en  cette  occurrence.  Si,  toute- 
fois, ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  il  fallait  un  jour  défendre  les 
droits  de  la  République,  en  repoussant  une  agression,  à  la 
suite  des  prétentions  ou  des  exigences  inadmissibles,  ma 
détermination  connue  est  invariable  ;  mais  la  pensée  du 
Sénat,  manifestée  sur  ce  point  dans  sa  réponse,  me  serait 
également  satisfaisante. 

»  J'ai  l'honneur,  etc.,  Signé:  Boyer.  » 

Le  Sénat  prit  connaissance  de  ce  message,  à  huis-clos,  et 
y  répondit  par  celui  qui  suit,  adopté  à  l'unanimité. 

«  Maison  nationale,   au  Port-au-Prince, 
le  15  janvier  1855,  etc.  » 
«  Président, 
«  Le  Sénat  a  l'honneur  de  vous  accuser  réception  de  votre 
message  en  date  du  1 1  de  ce  mois,  par  lequel  vous  lui  avez 
transmis  en  communication  divers  documens  relatifs  aux 
négociations  entamées  par  le  gouvernement  haïtien  avec  le 
gouvernement  français^  depuis  le  mois  de  mai  1855  :  votre 
message  ayant  encore  pour  but  de  réclamer  du  Sénat  le 
concours  de  son  opinion  motivées  pour  être  éclairé  sur  la 


260  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

ligne  de  conduite  qu'il  convient  le  mieux  de  suivre  dans 
l'état  actuel  de  ces  négociations. 

»  Sensibles  à  cette  marque  de  confiance  que  vous  donnez 
au  corps  politique  qui  concourt  avec  le  pouvoir  exécutif  à 
régler  les  rapports  d'Haïti  avec  l'étranger;  pénétrés  des 
importantes  obligations  qu'un  tel  pouvoir  impose,  et  jaloux 
de  contribuer,  en  de  telles  occurrences,  avec  le  chef  de 
l'État  au  maintien  de  l'honneur  national  et  à  la  défense  des 
plus  chers  intérêts  de  la  nation,  nous  consignons  dans  ce 
présent  message  cette  opinion  que  vous  réclamez. 

»  Et  d'abord,  Président,  le  Sénat  éprouve  le  besoin  de 
vous  adresser  les  justes  éloges  que  vous  méritez,  pour  la 
dignité  avec  laquelle  le  gouvernement  haïtien  a  agi  dans 
cette  correspondance  diplomatique.  Il  ne  doit  pas  moins 
vous  féliciter  de  la  détermination  que  vous  avez  prise,  de 
réclamer  une  réduction  des  charges  immenses  qui  pèsent 
sur  notre  pays. 

»  Mais,  si  le  Sénat  ne  s'est  pas  mépris  sur  le  sens  des  dé- 
pêches du  ministère  français,  il  semble  que  son  intention 
serait  de  replacer  Haïti  sur  le  terrain  de  l'ordonnance  du 
17  avril  1825,  et  c'est  avec  satisfaction  que  le  Sénat  a  re- 
connu que  vous  avez  déclaré,  que  de  cet  acte  vague  et  am- 
bigu, il  ne  subsiste  que  le  solde  à  fixer  de  l'indemnité  pécu- 
niaire en  faveur  de  la  France.  Car,  en  effet,  Président,  après 
la  mesure  prise  par  Votre  Excellence  de  faire  cesser,  au 
51  décembre  1850,  le  demi-droit  stipulé  pour  le  commerce 
français,  le  gouvernement  haïtien  ne  saurait  pas  revenir  sur 
une  pareille  concession,  sans  méconnaître  son  devoir;  et  le 
gouvernement  français  ne  doit  pas  non  plus  penser  que  les 
ports  d'Haïti  n'ont  été  légalement  ouverts  au  commerce 
qu'en  vertu  de  sa  permission.  - 

t>  C'est  ce  qui  nécessite  donc  indispensablement  un  traité 


[18351  CHAPITRE  V.  261 

entre  Haïti  et  la  France,  pour  fixer  désormais  les  rapports 
politiques  entre  les  deux  pays,  et  afin  d'effacer  à  jamais  ce 
que  l'ordonnance  de  1825  renferme  de  vague  à  l'égard  de 
la  reconnaissance  de  l'indépendance  nationale.  Un  tel  traité, 
indépendant  de  la  convention  financière  qui  réglera  le  solde 
de  l'indemnité  et  le  délai  accordé  pour  le  payer,  est  telle- 
ment important  pour  l'honneur  du  peuple  haïtien,  qu'il 
doit  être  la  condition  sine  quâ  non  de  l'accomplissement  des 
obligations  d'Haïti  envers  la  France  :  telle  est  l'opinion  du 
Sénat. 

»  Mais  il  ne  devait  pas  en  être  ainsi,  par  rapport  aux 
avances  que  le  trésor  royal  de  France  fit,  dans  le  temps, 
pour  le  service  l'emprunt  contracté  en  1825  par  la  Répu- 
blique ;  le  Sénat  approuve  donc  les  sacrifices  que  V.  E .  s'est 
vue  obligée  de  faire  pour  payer  la  somme  réclamée  par  M.  le 
capitaine  de  vaisseau  Dupetit-Thouars,  au  nom  de  son  gou- 
vernement, et  il  verrait  également  avec  plaisir  les  efforts  du 
gouvernement  haïtien  pour  reprendre  le  plus  tôt  possible 
le  service  arriéré  de  cet  emprunt  contracté  sous  la  foi  de 
l'honneur  national. 

»  De  telles  dispositions  vous  font  déjà  pressentir,  Prési- 
dent, le  vœu  du  Sénat  et  son  opinion  à  l'égard  de  la  préten- 
tion qu'élève  aujourd'hui  le  cabinet  français  pour  le  règle- 
ment de  ce  qui  a  trait  à  cet  emprunt.  La  République  ne 
saurait  souffrir  que  la  France  intervienne  dans  les  affaires 
qu'elle  a  contractées  avec  des  particuliers;  et  lorsque  la 
France  n'agit  pas  ainsi  à  l'égard  d'autres  pays,  ce  serait  té- 
moigner qu'elle  veut  placer  Haïti  dans  un  cas  exceptionnel, 
et  cela  même  serait  une  injure. 

»  En  résumant  donc  les  opinions  émises  plus  haut,  le  Sé- 
nat pense  que  le  gouvernement  haïtien  doit  persister  dans 
les  propositions  qu'il  a  faites  au  gouvernement  français,  par 


262  ETUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

la  dépêche  du  25  mai  i  855,  et  qui  tendent  :  —  1°  à  réduire 
le  solde  de  l'indemnité  à  45  millions  de  francs;  —  2°  à 
payer  cette  somme  en  45  ans,  en  se  réservant  de  la  payer 
plus  tôt  si  les  ressources  du  pays  en  donnent  la  possibilité  ; 

—  5°  à  régler  ce  payement  par  une  convention  linancière  ; 

—  4°  à  obtenir  un  traité  d'amitié  et  de  commerce  sur  le  pied 
respectif  de  la  nation  la  plus  favorisée,  pour  régler  les  rap- 
ports politiques  entre  les  deux  pays. 

Mais,  Président,  si,  contre  l'attente  du  Sénat  et  l'espoir 
que  le  gouvernement  français  sera  guidé  par  le  sentiment 
d'une  honorable  politique,  des  prétentions  ou  des  exigences 
inadmissibles  venaient  à  surgir  de  ces  négociations,  et  qu'il 
fallût  repousser  une  injuste  agression,  le  devoir  du  gouver- 
nement haïtien  ne  saurait  être  douteux;  et,  en  mettant  notre 
confiance  dans  la  justice  de  l'éternelle  Providence  qui  a  su 
nous  inspirer  des  sentimens  assez  généreux  pour  entre- 
prendre l'œuvre  de  la  réhabilitation  de  notre  race  et  de 
notre  émancipation  nationale,  nous  nous  abandonnerions 
encore  aux  chances  d'une  lutte  glorieuse  où  les  Haïtiens, 
quoique  désireux  de  la  paix,  retrouveraient  la  puissante 
énergie  qui  les  fit  vaincre  pour  vivre  libres  et  indépen- 
dans. 

»  Au  surplus,  Président,  le  Sénat  aime  à  se  reposer  sur  la 
haute  prudence  et  la  sagesse  que  V.  E.  a  toujours  déployées 
dans  le  cours  glorieux  de  son  administration,  pour  défendre 
les  intérêts  et  l'honneur  du  peuple  qui  lui  a  confié  ses  desti- 
nées; et,  en  transmettant  à  V.  E.  les  documens  qu'il  avait 
reçus  en  communication,  le  Sénat  vous  renouvelle  l'assu- 
rance, Président,  que  vous  le  trouverez  constamment  dis- 
posé à  marcher  en  harmonie  avec  vous. 

»  Le  Sénat  a  l'honneur,  etc.  —  Signé  :  N.  Viallet,/)res«- 
dent;  Pierre  André  etB.  Ardouin,  secrétaires;  G.  Georges, 


[1855|  CHAPITRE    V.  265 

Rigaud,  Béchet,  J.-P.  Oriol,  N.  Piron,  J.-G.  Castor,  B.  Au- 
digé,  J.-J.  Dieudonné,  Frémont  et  Gupidon.   » 

En  conséquence  de  cet  accord  entre  les  deux  pouvoirs, 
le  Président  fit  remettre  à  M.  Dupetit-Thouars  une  dépêche 
en  réponse  à  celle  dont  il  avait  été  porteur  :  le  gouverne- 
ment haïtien  persistait  dans  ses  propositions  de  1853. 

A  l'ouverture  de  la  session  législative  qui  eut  lieu  dans  la 
première  quinzaine  du  mois  d'avril,  Boyer  exposa  la  situa- 
tion paisible  de  la  République  à  l'intérieur,  en  manifestant 
son  espoir  de  réussir  à  régler  ses  rapports  avec  la  France 
de  la  manière  la  plus  conforme  aux  intérêts  de  la  nation,  par 
suite  de  la  mission  de  M.  Dupetit-Thouars  à  laquelle  il  fit 
allusion.  Il  déclara  aussi  à  la  Chambre  des  communes  qu'il 
allait  lui  proposer  diverses  lois  réclamées  par  les  besoins 
publics.  En  effet,  depuis  plusieurs  années  les  tribunaux 
avaient  signalé  successivement  au  grand  juge  des  lacunes, 
des  imperfections  dans  divers  codes  publiés  en  1826,  les- 
quelles étaient  en  partie  le  résultat  de  la  précipitation  qu'on 
avait  mise  dans  leur  confection.  L'organisation  judiciaire, 
l'administration  des  douanes,  etc.,  nécessitaient  également 
des  réformes  ou  des  améliorations. 

Mais  la  Chambre  des  communes,  trouvant  sans  doute  que 
Boyer  prouvait  trop  d'optimisme  dans  ce  qu'il  avait  dit  de 
la  situation  intérieure,  se  réserva  de  lui  manifester  son  opi- 
nion à  cet  égard.  Elle  le  fit  dans  une  adresse  du  24  avril 
qu'elle  lui  fit  porter  par  une  députation  de  sept  membres. 
Dans  cet  acte,  elle  débuta  en  lui  offrant  «  l'hommage  de  la 
»  gratitude  de  la  nation  pour  la  constance  avec  laquelle  il 
»  persévérait  à  lui  procurer  le  bonheur.  »  Elle  rendit  jus- 
tice «  à  son  zèle  patriotique,  à  ses  lumières  et  à  la  pureté  de 
»  ses  intentions  et  de  ses  principes,  »  Elle  lui  dit  que  son 


264  études  sur  l'histoire  d'haïtt. 

discours  à  l'ouverture  de  la  session  actuelle  «  procurait  un 
»  nouvel  aliment  à  l'espérance  générale,  et  que  flattée  et 
»  honorée  de  la  franchise  et  de  la  loyauté  dont  il  avait  usé 
»  envers  elle,  elle  se  croyait  obligée  à  son  tour  de  s'entre- 
»  tenir  avec  lui  à  cœur  ouvert.  Il  est  certain,  Président, 
»  poursuivi t-elle,  que  les  ressorts  du  corps  politique  ve- 
»  nant  aboutir  dans  vos  mains  par  une  tendance  nécessaire, 
»  V.  E.  peut,  mieux  que  personne,  saisir  l'ensemble  des 
»  intérêts  publics.  Néanmoins,  l'entière  connaissance  qu'elle 
»  peut  acquérir  de  l'état  des  choses  n'est  pas  tout  à  fait  dé- 
»  pendante  de  l'exactitude  et  de  la  fidélité  que  ses  agents 
»  mettent  dans  les  rapports  qu'ils  ont  avec  elle.  Les  repré- 
»  sentans  de  la  nation,  disséminés  sur  les  divers  points  du 
»  territoire  et  ayant  des  relations  d'intimité  avec  les  ci- 
»  toyens,  sont  aussi  à  portée  de  recueillir  des  renseigne- 
»  mens  et  des  observations  qui,  étant  confiés  à  la  médita - 
»  tion  du  génie  régulateur  de  la  République,  peuvent 
»  produire  des  résultats  utiles  pour  toute  la  société...  Les 
»  difficultés  qui  paralysent  quelquefois  la  marche  de  l'ad- 
»  ministration  des  affaires  publiques  proviennent  moins  de 
»  X imperfection  de  nos  lois  que  de  X incurie  des  fonction- 
»  naires  qui  sont  chargés  de  leur  exécution.  Cernai  existera 
»  jusqu'à  ce  que  lespeines  attachées  à  leur  négligence  rece- 
»  vront  une  juste  application.  »  —  Puis,  la  Chambre  parla 
de  la  culture  «  du  café  qui  s améliorait  chaque  jour,  et  qui 
»  avait  besoin  d'être  protégée  et  soutenue;  »  de  la  culture 
«  des  cannes  à  sucre  qui  ne  paraissait  pas  devoir  prospérer 
»  en  Haïti  ;  du  commerce,  seconde  source  de  la  prospérité 
»  publique,  qui  perdait  chaque  jour  de  ses  avantages  ;  »  et 
à  ce  dernier  égard,  «  la  contrefaçon  de  la  monnaie  nationale, 
»  X inégalité  dans  les  moyens  .d'importation  et  d'exporta- 
»  tion,  la  substitution  commerciale  des  grandes  villes,  aux 


[1855]  CHAPITRE   V.  265 

»  bourgs,  »  étaient  signalées  comme  des  causes  de  dépé- 
rissement. «  Votre  sollicitude  toute  paternelle  doit  reposer 
»  sur  ces  grands  objets,  »  disait  la  Chambre  en  terminant 
son  adresse 1 . 

Cet  acte  nous  semble  prouver,  de  la  part  de  ce  corps,  une 
préoccupation  par  rapport  à  ce  qu'on  disait  dans  le  public  : 
que  la  4e  législature  s'était  montrée  «  passivement  obéis- 
»  santé  »  en  excluant  de  son  sein  H.  Dumesle  et  David 
Saint-Preux  en  1833,  J.  Roche  en  1 834 ;  car  l'Opposition 
était  vivace,  à  la  capitale  comme  ailleurs,  et  elle  reprochait 
aux  représentans  ces  déchéances  de  leurs  collègues.  En  te- 
nant le  langage  qu'on  trouve  dans  son  adresse,  elle  voulait 
faire  preuve  d'indépendance. 

Sans  doute,  il  y  avait  moins  à  dire  de  l'imperfection  des 
lois  en  général,  que  de  leur  inexécution  fréquente  dans  bien 
des  cas;  mais  comment  obtenir  Imparfaite  exécution  de  ces 
lois  avec  les  fonctionnaires  qui,  en  général  aussi,  étaient 
des  hommes  qui  avaient  bien  mérité  de  la  patrie  par  leurs 
services,  qui  étaient  plus  ou  moins  influens  dans  le  pays, 
et  que  le  gouvernement  ne  se  croyait  pas  en  droit  de  ré- 
voquer, malgré  X incurie  que  la  Chambre  signalait  de  leur 
part  et  qui  provenait  plutôt  de  leur  inaptitude  à  comprendre 
les  formes  légales?  Alors,  aurait-il  été  juste  de  les  punir? 
Parmi  les  représentans  eux-mêmes  qui  votaient  les  lois 
chaque  année,  combien  ne  s'en  trouvait-il  pas  qui,  jouissant 
d'une  considération  méritée  dans  leurs  communes,  ou  ne 
les  comprenaient  pas,  ou  auraient  été  de  forts  mauvais  exé- 
cuteurs? Et  puis,  si  la  culture  du  café,  notre  principal  pro- 

1  Bulletin  des  loin  n°  2,  Milscent,  principal  rédacteur  de  cette  adresse,  avait  été  admis 
à  faire  part  de  ses  idées  à  la  commission  de  fonctionnaires  qui  prépara  la  révision  des 
codes  et  des  autres  lois,  en  1834  ;  mais  il  s'en  était  retiré  pour  avoir  été  combattu  sur  des 
points  essentiels  :  de  là  cette  adresse  ainsi  formulée.  L'amour-propre  ou  la  présomption  a 
toujours  joué  un  grand  iôle  dans  les  affaires  de  notre  chère  patrie. 


266  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

duit,  «  s'améliorait  chaque  jour,  »  c'est  une  preuve  que 
cette  culture  était  «  protégée  et  soutenue;  »  à  cet  égard, 
les  nombreuses  circulaires  de  Boyer  aux  commandans  d'ar- 
rondissement témoignaient  de  sa  sollicitude  pour  l'agri- 
culture en  général.  Si  la  canne  à  sucre  n'était  pas  cultivée 
comme  le  café,  c'est  que  sa  culture  est  plus  difficile  et  exige 
plus  de  travailleurs  réunis  sur  une  même  habitation  :  or,  la 
tendance  des  travailleurs  était  de  s'isoler  avec  leurs  familles 
sur  les  petites  propriétés  qu'ils  acquéraient,  ou  des  particu- 
liers ou  du  domaine  public.  Si  le  commerce  souffrait  par  les 
causes  indiquées  par  la  Chambre,  le  gouvernement  ne  pou- 
vait pas  en  être  responsable.  Qui  était  suspecté  d'introduire 
et  de  mettre  en  circulation  la  fausse  monnaie  dans  le  pays, 
sinon  des  comme rçans  étrangers  et  nationaux  des  villes?  Si 
le  commerce  des  grandes  villes  l'emportait  sur  celui  des 
bourgs,  n'était-ce  pas  une  chose  toute  naturelle,  le  résultat 
d'une  population  plus  forte  1  ?  Il  y  avait,  disait  la  Chambre, 
inégalité  entre  l'importation  et  l'exportation;  mais  la  faute 
était  imputable  à  tout  le  monde.  On  consommait  plus  qu'on 
ne  produisait,  au-delà  de  ses  revenus,  surtout  dans  les  villes 
ou  bourgs;  et  tel  spéculateur  en  denrées  de  ces  lieux  excitait 
souvent  les  producteurs  des  campagnes  à  la  consommation 
de  marchandises  étrangères  dont  ils  n'avaient  réellement 
pas  besoin,  en  leur  faisant  des  avances  pour  s'assurer  leurs 
récoltes  de  plusieurs  années.  Combien  parmi  eux  ne  se  sont 
pas  ruinés  par  ces  avances  inconsidérées? 

Concluons  donc  de  ce  langage  «  à  cœur  ouvert,  »  et  des 
observations  ci-dessus,  que  la  Chambre  des  communes  ne 
pouvait  guère  convaincre  Boyer  et  le  porter  à  renoncer  à  sa 
quiétude.  Au  reste,  il  n'aimait  pas,  comme  la  plupart  des 

1  En  cela,  la   plupart  des  représentais  prêchaient  pour  leurs  paroisses  i  parmi  ciu, 
.  beaucoup  étaient  commer.Qans,  spéculateurs  en  denrées,  etc. 


[1835]  CHAPITRE  V.  267 

chefs  de  gouvernement,  à  entendre  dire  que  «  les  choses 
»  vont  mal  :  »  presque  tons  sont  optimistes  1. 

ïl  aurait  porté  «  les  représentais  de  la  nation  »  à  l'être 
comme  lui,  s'il  ne  les  négligeait  pas  tant,  il  faut  l'avouer  : 
en  cela,  il  avait  un  grand  tort.  Cette  législature  ne  fut  pas 
plus  que  la  seconde,  qui  élimina  aussi  plusieurs  de  ses 
membres,  l'objet  de  ses  attentions  personnelles.  Boyer 
semblait  vouloir  s'isoler  des  représentans,  pour  faire  penser 
au  public  qu'eux  seuls  étaient  responsables  de  ces  actes  in- 
constitutionnels. Ils  ne  le  voyaient  que  les  dimanches,  dans 
la  matinée,  à  l'audience  générale  des  fonctionnaires;  car, 
dans  la  semaine,  le  Président  était  presque  toujours  sur  ses 
habitations  de  la  plaine.  II  invitait  rarement  à  dîner  un  petit 
nombre  de  personnes;  les  ministres,  n'ayant  que  leurs 
maigres  émolumens,  ne  pouvaient  le  faire  eux-mêmes  2.  ïl 
n'y  avait  pas  de  soirées  au  palais,  dans  lesquelles  un  homme 
aussi  sociable,  aussi  séduisant  que  l'était  Boyer,  aurait  pu 
exercer  une  influence  utile  à  la  marche  des  affaires,  à  son 
gouvernement,  en  satisfaisant  l'amour-propre  de  ceux  qui  y 
auraient  été  admis  :  ministres,  sénateurs,  représentans, 
magistrats,  fonctionnaires  de  tous  les  ordres,  pères  et  mères 
de  famille.  Les  hommes  sont  partout  les  mêmes;  ils  sont 
sensibles  à  ces  égards,  à  ces  attentions  des  chefs  qui  les 
gouvernent  et  qui  sont  placés  pour  donner  une  sage  direc- 
tion à  la  société.  Si  ces  chefs  s'isolent  volontairement  de 
leurs  concitoyens  pour  ne  laisser  sentir  que  leur  autorité,  ils 
finissent  par  perdre  toute  influence.  Boyer  disait  souvent  : 

1  On  prétendait  que  Louis  XY1I1  se  distinguait  sous  ce  rapport  :  il  aimait  qu'on  lui  dit 
que  tout  allait  fort  bien. 

1  11  faut  cependant  excepter  le  secrétaire  général  Inginac  qui  s'efforçait  de  le  faire  : 
il  n'est  pas  un  seul  étranger  de  distinction,  venu  au  Port-au-Prince,  qu'il  n'ait  fêté,  et 
bien  souvent  des  fonctionuaires  publics  des  autres  lieux  étaient  invités  à  dincr  avec  lui  ; 
et  il  était  loin  d'être  riefae  I 


268  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

«  Je  ne  demande  rien  pour  moi,  mais  tout  pour  la  patrie.  » 
Chacun  savait,  en  effet,  que  c'était  cette  patrie  qu'on  servait 
et  non  pas  lui;  mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que,  pour  bien 
la  servir  lui-même,  il  avait  besoin  de  s'entourer  de  dévoue- 
mens,  d'exercer  de  l'influence  sur  les  esprits  par  la  persua- 
sion. Les  actes  d'un  gouvernement  ne  suffisent  pas  pour 
convaincre  de  ses  bonnes  intentions,  il  faut  encore  employer 
ces  moyens  qui  agissent  sur  l'esprit  public. 

Que  le  lecteur  veuille  bien  nous  pardonner  ces  digres- 
sions, car  nous  les  croyons  utiles  comme  étude  de  mœurs, 
et  nécessaires  pour  faire  comprendre  tout  ce  qui  contribua 
au  renversement  de  Boyer  du  pouvoir  1 . 

Maintenant,  faisons  connaître  les  diverses  lois  votées  dans 
cette  session,  d'après  l'ordre  de  leur  promulgation  par  le 
pouvoir  exécutif. 

1°  Celle  sur  les  douanes,  qui  n'établit  aucune  distinction 
à  l'importation  et  à  l'exportation,  entre  les  navires  étran- 
gers et  les  nationaux.  Le  tarif  du  droit  fixe  à  l'importa- 
tion fut  plus  élevé  que  dans  la  loi  de  \  827. 

2°  Celle  sur  les  conseils  de  notables,  définissant  mieux 
que  par  le  passé  leurs  diverses  attributions. 

5°  Celle  sur  l'organisation  judiciaire,  maintenant  les  tri- 
bunaux établis  précédemment  et  rédigée  avec  une  meil- 
leure entente  de  la  matière. 

4°  Celle  sur  les  arpenteurs  publics,  réglant  leurs  opé- 
rations^ les  tarifant  et  précisant  la  responsabilité  attachée 
à  leurs  actes. 

5°  Celle  sur  la  régie  des  impositions  directes,  comblant 
des  lacunes  échappées  à  la  loi  de  1854-. 

6°  Celles  sur  les  patentes  et  sur  l'impôt  foncierpour  1856. 

1   Pétion  était  plus   accessible  que    lui;  on  pouvait  le  voir  dans   la  journée,  à  toute 
beure  :  le  soir,  il  y  avait  cercle  de  fonctionnaires  et  de  citoyens  autour  de  lui. 


[1835]  CHAPITRE   V.  269 

7°  Celles  des  n°  2  à  9,  complétant  le  nouveau  code  de 
procédure  civile  où  le  législateur  fit  entrer  diverses  dis- 
positions du  code  français  qui  avaient  été  élaguées  dans 
le  code  de  1826,  pour  mieux  assurer  la  marche  de  la 
procédure. 

8°  Celle  sur  le  payement  des  droits  d'importation  en 
monnaies  étrangères.,  d'or  ou  d'argent,  suivie  d'un  ta- 
bleau comparatif  de  ces  monnaies  et  prenant  pour  base  la 
monnaie  d'Espagne  :  cette  loi  ayant  pour  but  principal, 
on  peut  dire  unique,  d'assurer  le  payement  de  la  dette  en- 
vers la  France 1 . 

9°  Celles  formant  le  code  d'instruction  criminelle,  ap- 
portant diverses  modifications  à  celui  de  1826,  notam- 
ment en  ce  qui  concerne  le  jury,  et  exceptant  plusieurs  ca- 
tégories de  crimes  de  sa  compétence,  pour  n'être  plus  jugés 
à  l'avenir  que  par  les  tribunaux  criminels. 

10°  Celles  formant  le  code  pénal,  substituant  une  gra- 
dation mieux  entendue  entre  les  diverses  peines,  surtout 
en  ce  qui  avait  rapport  aux  vols  dont  les  moindres  de- 
venaient justiciables  de  la  justice  de  paix,  sous  la  qualifi- 
cation de  larcins. 

La  Chambre  des  communes  et  le  Sénat  eurent  ainsi  une  la- 
borieuse session  ;  et  malgré  l'opinion  émise  par  les  représen- 
tans  sur  les  lois  en  général,  ils  ne  purent  se  dissimuler  le 
besoin  que  l'on  avait  d'améliorer  celles  énoncées  ci-dessus. 

Par  une  circulaire  du  5  décembre,  adressée  aux  doyens 
des  tribunaux  civils  par  le  grand  juge,  il  fut  prescrit  qu'à 

\  Cette  loi  fut  promulguée  le  14  juillet;  elle  était  exécutoire  au  1"  octobre,  pour 
les  navires  venant  des  lies  ou  du  coutinent  d'Amérique  ;  au  1er  janvier  1836,  pour  ceui 
venant  d'Europe  ou  d'autres  contrées.  Ne  croyant  pas  devoir  avouer  le  vrai  motif  de 
cette  mesure,  Boyer  avait  dit  dans  son  message  a  la  Chambre,  a  qu'elle  était  nécessaire 
en  vue  d'améliorer  le  système  monétaire  du  pays.  »  On  verra  ce  que  produisit, 
en  1837,  cette  déclaration,  prise  pour  prétexte  par  ceui  qui  désiraient  l'abrogation  de 
a  loi. 


270  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

l'avenir,  tout  postulant  à  la  charge  de  défenseur  public 
devait  lui  présenter,  pour  en  obtenir  la  commission,  deux 
certificats  :  l'un,  constatant  sa  moralité,  l'autre,  sa  capa- 
cité, après  un  examen  subi  soit  pardevant  les  membres 
du  tribunal,  soit  pardevant  trois  défenseurs  publics  déjà 
commissionnés  et  désignés  par  le  doyen.  Ce  fut'un  moyen 
imaginé,  en  l'absence  d'une  faculté  de  droit  dans  le  pays  : 
auparavant,  le  gouvernement  nommait  à  cette  charge  qui- 
conque désirait  l'obtenir,  sur  une  simple  pétition. 


1S3G. — Prorogation  de  la  session  législative  au  S  août.  —  Circulaires  du  Président 
d'Haïti  aux  tribunaux  civils,  expliquant  les  modifications  apportées  aux  codes  votés 
dans  la  session  de  1835.  —  Ouverture  de  la  session  législative.  —  Le  secrétaire  d'État 
est  déchargé  de  sa  gestion  financière  en  18.35.  —  Plusieurs  lois  sont  votées  et  promul- 
guées. Arrêté  du  Président  contre  les  pirates.  —  1837.  Proclamation  invitant  les 
électeurs  à  nommer  les  représentons  de  la  Se  législature.  —  Conspiration  ourdie  au 
Cap-Haïtien.  —  Faits  relatifs  au  chef  de  bataillon  Bélonie  Narcisse.  —  Le  général 
Guerrier  dénonce  au  Président,  Gervais  Henri  comme  un  des  complices  de  la  conspi- 
ration ;  il  est  mandé  à  la  capitale. —  Révolte  d'Isidor  Gabriel,  colonel  des  carabiniers 
de  la  garde  :  elle  est  étouffée  et  il  est  tué.  —  Proclamation  du  Président  et  ordre  du 
jour  qui  licencie  le  corps  des  carabiniers.  —  Réflexions  au  sujet  de  cette  révolte.  — 
Mort  du  général  Léo  qni  est  remplacé  par  le  général  Bottex.  —  Discours  du  Président 
à  l'ouverture  de  la  session  législative.  —  Règlement  pour  la  police  intérieure  de  la 
Chambre  des  communes.  —  Elle  décharge  le  secrétaire  d'État  de  sa  gestion  en  1836, 
et  vote  les  lois  d'impôts  directs  en  y  confondant  ce  qui  était  de  son  initiative  et  ce  qui 
était  de  celle  du  Président  d'Haïti.  —  Elle  repousse  une  plainte  formée  contre  l'un  de 
ses  membres. —  Proposition  de  Couret,  pour  demander  au  Président  l'abrogation  de  la 
loi  sur  le  payement  des  droits  d'importation  en  monnaies  étrangères.,  discussion  qu'elle 
occasionne  à  la  Chambre.  —  La  Chambre  adresse  au  Président  un  message  qui  lui 
demande  la  suspension  de  cette  loi  :  une  députation  l'apporte  àBoyer  qui  lui  repond 
qu'il  avisera.  —  La  Chambre  lui  adresse  un  autre  message  à  l'occasion  de  la  Saint- 
Pierre  ,  sa  fête  patronale  :  il  y  répond.  —  Discours  de  H.  Dumesle,  président  de  la 
Chambre,  à  la  séance  de  clôture  de  la  session.  —  Proclamation  du  Président  sur  les 
causes  de  la  situation  commerciale  du  pays.  —  Réflexions  à  ce  sujet.  —  Avis  officie) 
annonçant  que  le  Sénat  a  rejeté  les  lois  d'impôts  votées  par  la  Chambre.  —  Le  Prési- 
dent ordonne  au  secrétaire  d'État  de  faire  percevoir  ces  impôts,  en  vertu  des  lois 
précédentes  non  abrogées.  —  Circulaire  du  secrétaire  d'État  aux  conseils  de  nota- 
bles à  ce  sujet.  — *  Arrêté  du  Président  ordonnant  une  grande  plantation  de 
vivres.  —  Réorganisation  du  lycée  national  du  Port-au-Prince.  —  Messages 
entre  le  Président  et  le  Sénat,  sur  les  questions  à  résoudre  entre  la  France 
et  la  République.  —  Proclamation  annonçant  qu'un  agent  français  vient  de 
Haïti. 


La  tranquillité  dont  la  République  jouissait  depuis  plu- 
sieurs années,  surtout  depuis  que  l'Opposition  avait  été 
exclue  de  la  Chambre  des  communes^  devait  faire  de  1 856 
une  de  ces  époques  heureuses  pour  Haïti.  Mais  comme,  en 


272  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

politique,  tout  est  action  et  réaction,  ce  calme  profond  était 
le  précurseur  d'un  grave  événement  et  d'agitations  nuisibles 
à  la  prospérité  du  pays.  C'était  encore  de  la  Chambre  des 
communes  que  ces  agitations  allaient  sortir,  au  renouvelle- 
ment de  la  législature  :  son  adresse  au  pouvoir  exécutif, 
qu'on  a  lue  au  chapitre  précédent,  prouvait  que  désormais 
ce  pouvoir  serait  l'objet  de  ses  remontrances. 

En  attendant  le  moment  d'en  parler,  citons,  comme  tou- 
jours, les  actes  les  plus  remarquables  du  gouvernement; 
car  il  en  est  beaucoup  que  nous  devons  nécessairement 
omettre,  parce  qu'ils  sont  purement  administratifs. 

Le  2  février,  une  proclamation  du  chef  de  l'État  prorogea 
la  session  législative  au  8  août  suivant.  Le  motif  de  cette 
prorogation  était  l'espoir  qu'il  avait,  que  le  gouverne- 
ment français  se  fût  décidé  à  entrer  dans  un  arrangement 
définitif  avec  la  République  avant  cette  époque,  et  il  se  ré- 
servait d'en  entretenir  la  4e  législature  qui  allait  terminer 
son  mandat  dans  cette  session. 

Dans  le  même  mois  de  février,  le  Président  crut  devoir 
lui-même  adresser  une  circulaire  aux  tribunaux  civils^  pour 
leur  expliquer  les  motifs  des  changemens  introduits  dans  la 
procédure  civile,  par  le  nouveau  code,  lesquels  change- 
mens n'avaient  eu  lieu,  en  grande  partie,  que  sur  leurs 
propres  observations.  Il  leur  recommanda  sur  toute  chose, 
d'éviter  de  favoriser  Y  esprit  de  chicane  des  avocats  ou  défen- 
seurs publics  contre  lequel  il  était  toujours  prévenu  (avec 
une  certaine  raison),  afin  que  l'intérêt  des  familles  n'en 
souffrît  pas.  Au  mois  d'avril,  Boyer  leur  adressa  une  autre 
circulaire  dans  le  même  but,  par  rapport  aux  nouveaux 
codes  pénal  et  d'instruction  criminelle,  cette  dernière  re- 
commandant aux  magistrats  -de  veiller  à  l'accélération  de 
l'instruction  des  procès  faits  aux  délinquans,  à  une  équi- 


[•1836]  CHAPITRE  VI.  275 

table  distribution  de  la  justice,  afin  que  ces  délinquans 
n'eussent  pas  à  supporter  d'inutiles  lenteurs  dans  leur  situa- 
tion pénible,  et  que  la  société  elle-même  fût  satisfaite. 

D'après  une  contestation  survenue  entre  le  directeur  gé- 
néral de  la  poste  et  le  consulat  français,  le  gouvernement  se 
vit  obligé  de  faire  publier  un  avis  concernant  les  sacs  aux 
lettres  apportées  de  l'étranger.  A  l'arrivée  des  navires  de 
France,  ce  consulat  s'emparait  des  lettres  et  les  faisait  dis- 
tribuer aux  commerçons,  au  préjudice  du  fisc.  L'avis  eut 
pour  objet  de  contraindre  les  capitaines  des  navires  de 
toutes  les  nations  à  remettre  leurs  sacs  à  la  poste,  à  les  y 
prendre  à  leur  départ,  en  exceptant  de  cette  mesure  la  cor- 
respondance officielle  des  agents  consulaires;  rien  n'était 
plus  juste. 

Le  11  août,  la  session  législative  fut  ouverte.  Boyer  ex- 
pliqua à  la  Chambre  des  communes  pourquoi  il  l'avait  pro- 
rogée; il  parla  de  la  régularité  et  de  l'économie  qui  ré- 
gnaient dans  toutes  les  parties  de  l'administration  des 
finances;  de  l'ordre  et  de  la  tranquillité  dont  le  pays  jouis- 
sait, «  en  rendant  à  cet  égard,  dit-il,  hommage  à  l'esprit  de 
«  patriotisme  de  la  grande  majorité  de  la  nation.  »  Et  en 
exprimant  sa  satisfaction  du  concours  qu'il  avait  trouvé  de 
la  part  de  la  Chambre,  il  lui  annonça  qu'il  ne  lui  propose- 
rait que  quelques  lois  pour  coordonner  les  améliorations 
déjà  faites  à  la  législation. 

J.  Depa,  président  delà  Chambre,  répondit  aux  paroles 
du  chef  de  l'Etat  par  le  discours  le  plus  concis,  se  bornant  à 
lui  donner  l'assurance  qu'elle  marcherait  en  harmonie 
avec  ses  vues,  rendant  justice  à  sa  sollicitude  pour  le  bon- 
heur public  et  faisant  des  vœux  au  ciel  pour  sa  conserva- 
tion. Cette  fois,  il  ne  fut  pas  question  d'adresse  à  présenter 
par  la  Chambre  :  elle  sembla  reconnaître  que  c'était  inutile. 

T.  X.  18 


274  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

Dès  le  lendemain,  elle  reçut  du  Président  les  comptes 
généraux  pour  l'année  1835,  et  successivement  quatre 
projets  de  loi  qui  furent  votés  dans  le  cours  de  la  session.  Le 
secrétaire  d'État  fut  déchargé  de  sa  comptabilité,  comme 
il  l'avait  été  dans  les  années  précédentes.  On  remarqua  au 
Bulletin  des  lois  de  cette  année,  les  messages  du  Président 
accompagnant  chacun  de  ses  projets,  donnant  les  motifs 
nécessaires  pour  déterminer  la  conviction  des  représentais. 
Ainsi,  ils  votèrent  : 

1°  La  loi  portant  amendement  au  code  d'instruction 
criminelle  de  1855,  afin  de  simplifier  le  jugement,  à  la 
justice  de  paix,  des  nombreuses  contraventions  qui  lui 
avaient  été  dévolues,  de  ne  pas  faire  souffrir  inutilement 
des  lenteurs  aux  délinquans,  lesquelles  sont  toujours  une 
aggravation  de  peines. 

2°  La  loi  sur  l'emprisonnement  des  débiteurs  contrai- 
gnablespar  corps,  dans  le  même  esprit  que  la  précédente, 
portant  amendement  au  titre  14  de  la  loi  N°  4  du  code  de 
procédure  civile,  pour  diminuer  les  frais  à  la  charge  des 
débiteurs. 

5°  La  loi  portant  tarif  des  frais  judiciaires  pour  tous 
actes  faits  parclevant  les  tribunaux  de  paix.,  les  tribunaux 
civils  et  le  tribunal  de  cassation,  par  leurs  greffiers,  les 
défenseurs  publics,  etc.,  à  des  taux  modérés. 

4°  La  loi  qui  ferma  les  ports  d'Aquin,  de  l'Anse- 
d'Eynaud,  de  Miragoane,  de  Saint-Marc  et  du  Port-de-Paix, 
lesquels  avaient  été  ouverts  au  commerce  extérieur  en 
1852,  en  donnant  cependant  au  Président  d'Haïti  la  faculté 
d'ouvrir,  selon  les  circonstances,  tel  de  ces  ports  ou 
autres,  dans  l'intervalle  d'une  session  à  une  autre  '. 

1   Ces  divers  ports  restèrent  fermés    en   vertu  de  la  loi,  et  cette  mesure   y  développa 
l'Opposition  contre  Boyer.  Les  négociais,  tes    spéculateurs  en   denrées,  les  marchands 


[1857]  CHAPITRE    VI.  275 

5  Enfin,  la  loi  qui,  par  l'initiative  de  la  Chambre,  pro- 
rogea celles  de  l'année  précédente,  sur  les  patentes  et  sur 
l'impôt  foncier. 

La  Chambre  des  communes  utilisa  ainsi  les  trois  mois  de 
la  session  et  termina  son  mandat  paisiblement.  La  législa- 
ture qui  allait  la  remplacer  était  destinée  à  faire  plus  de 
bruit,  au  début  de  ses  travaux  et  pendant  trois  années 
consécutives. 

Deux  actes  de  piraterie,  par  des  bâtimens  étrangers, 
commis  en  octobre  sur  la  côte  de  Neyba,  et  en  novembre 

devant  le  port  de  Jérémie,  moti vèren  t  un  ar rê  té  du  Présiden  t 
d'Haïti  qui  rendait  justiciables  «  du  conseil  militaire  spécial 
»  du  Port-au-Prince,  ayant  attribution  du  conseil  d'ami- 
»  rauté,  »  tous  prévenus  de  ce  crime,  conformément  à  la  loi 
du  1er  novembre  1814  sur  la  piraterie.  L'arrêté  enjoignait 
aux  autorités  qui  les  auraient  fait  saisir,  eux  et  leurs  bâti- 
mens, de  les  envoyer  à  la  capitale  afin  que  les  faits  fussent 
préalablement  examinés  par  le  gouvernement. 

Le  5  janvier  1857,  Boyer  publia  une  proclamation  rela- 
tive à  la  formation  de  la  cinquième  législature.  Il  n'avait 
jamais  tenu  aux  électeurs  un  langage  aussi  explicite  que 
cette  fois  :  c'est  qu'il  présumait,  avec  raison,  que  les  oppo^- 
sans  mettraient  tout  en  œuvre  pour  se  faire  élire  représen- 
tais. Aussi  bien,  ce  mandat  était  plus  apprécié  chaque  jour,  z^^^" 
la  vie  politique  se  répandait  dans  la  nation  depuis  quelques  J 
années  ;  la  proclamation  du  Président,  du  5  janvier  1852, 
y  avait  même  contribué,  quand  il  s'agissait  de  laquatrième 

ou  marchandes  en  détail,  qui  tous  comptaient  sur  la  prospérité  du  commerce  direct 
avec  l'étranger,  furent  mécontens  d'être  forcés  de  recourir  à  celui  des  autres  villes 
plus  importantes.  Depuis  l'établissement  de  la  République,  il  y  avait  de  continuelles 
fluctuations  à  cet  égard  :  l'administration  voyait  une  contre  bande  active  dans  ces 
petits  ports  et  des  dépenses  onéreuses,  par  les  fonctionnaires  qu'il  fallait  y  entre- 
tenir ;  l'intérêt  privé  ne  lui  savait  pas  gré  de  ce  qui  contrariait  ses  chances  de  gain. 


276  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

législature.  Il  pouvait  prévoir  que  Hérarcl  Dumesle  et  David 
Saint-Preux,  dont  l'exclusion  de  cette  législature  n'avait 
pas  été  sanctionnée  par  l'opinion  publique,   feraient  tous 
leurs  efforts  pour  être  réélus,  ainsi  que  cela  se  pratique 
dans  tous  les  pays  où  le  régime  constitutionnel,  parlemen- 
taire, est  établi;  car  leur  amour-propre  était  intéressé  à 
faire  prononcer  cette  sorte  de  protestation  par  leurs  com- 
munes respectives1.  Ne  voulant,  comme  toujours,  employer 
aucun  moyen  d'influence  auprès  des  électeurs,  Boyer  se 
bornait  à  parler  à  leur  esprit  :  «  Sachez,  leur  clit-il  entre 
»   autres  choses,  dans  vos  élections,  distinguer  le  citoyen 
»   modeste,  vertueux,  sincèrement  dévoué  à  son  pays,  de 
»   celui  dont  l'intrigue  s'agitera  pour  obtenir  votre  suffrage, 
»   et  qui  n'y  aspire  que  pour  satisfaire  sa  vanité,  peut-être 
»    même  son  ambition.  »  Il  leur  rappela  enfin  «  les  temps 
3  funestes  d'agitations  politiques  que  le  pays  avait  traver- 
»   ses  miraculeusement,    pour  leur  faire  «  considérer  les 
»   fruits  heureux  de  l'union  du  peuple  avec  son  gouverne- 
»   ment,  etc.  » 


"jl  A  mon  retour  de  France,  le  30  novembre  i836,  je  me  rendis  de  suite  auprès  de 
Boyer  que  je  trouvai  couclié,  ayant  la  fièvre.  J'étais  porteur  .d'une  lettre  de  M.  Isam- 
bert  pour  lui,  que  je  lui  remis;  il  me  la  fit  décacheter  et  lire,  en  présence  de  sa 
femme  qui  était  seule  dans  la  chambre.  Après  cette  lecture,  il  me  donna  à  décacheter 
cl  lire  encore  une  autre  lettre  qui  venait  de  lui  être  remise  par  M.  S.  Villevaleix  :  elle 
lui  était  adressée  par  Hérard  Dnniesle  et  datée  d'Aquin  où  il  s'était  rendu.  Par  cette 
lettre  de  quatre  pages,  H.  Dumesle  lui  rappelait  toutes  les  bontés  dont  il  avait  été 
l'objet  de  sa  part  en  diverses  circonstances,  qu'iJ  avait  logé  chez  lui,  etc  ;  ilparla  de  ses 
principes,  de  ses  opinions  politiques  qui  ne  pouvaient  avoir  pour  *but  le  renversement 
de  Boyer,  car  ce  serait  vouloir  le  malheur  de.  la  patrie.  Il  l'entretint  de  quelques  lettres 
de  lui,  qu'on  avait  trouvées  dans  les  papiers  de  Félix  Darfour,  en  protestant  contre  toute 
idée  d'approbation  de  la  conduite  tenue  par  ce  dernier.  Enfin,  H.  Dumesle  le  priait  de 
permettre  qu'il  vint  au  Port-au-Prince  lui  faire  sa  profession  de  foi  entière,  lui  renou- 
veler ses  sentimens  d'attachement.  A  ces  mots,  le  Président  dit  :  «  Je  n'en  ai  nul  besoin  : 
ii  qu'il  se  conduise  en  honnête  homme,  en  bon  citoyen,  c'est  tout  ce  que  je  désire  de  lui.» 
Je  me  permis  alors  de  lui  faire  observer,  qu'il  était  probable  que  H.  Dumesle  serait 
réélu  par  la  commune  des  Cayes,  et  qu'il  valait  mieux,  selon  moi,  le  laisser  venir,  l'en- 
tendre, gagner  son  concours  à  la  Chambre,  par  la  persuasion,  plutôt  que  de  l'y  voir 
opposant.   Mais  Boyer  persista  dans  son  refus. 


[1857]  CHAPITRE    VI.  277 

Pendant  que,  dans  toutes  les  communes,  on  se  préparait 
à  se  réunir  du  1er  au  10  février  pour  les  élections,  dans 
celle  du  Cap-Haïtien  il  se  tramait  une  conspiration  contre 
le  gouvernement;  le  projet  en  existait  même  aupara- 
vant. 

Vers  octobre  ou  novembre  1856,  le  chef  de  bataillon 
Bélonie  Narcisse,  du  29e  régiment,  en  étant  informé,  avait 
manifesté  son  opinion  publiquement  à  ce  sujet,  en  disant  : 
qu'il  combattrait  toute  tentative  faite  pour  renverser  le 
gouvernement  ou  seulement  porter  atteinte  à  son  autorité; 
et  il  cita  nommément  le  colonel  ïzidor  Gabriel,  commandant 
du  régiment  des  carabiniers  à  cheval  de  la  garde,  comme 
étant  l'un  des  auteurs  cle  cette  conspiration.  Il  aurait  dû 
dénoncer  ce  qu'il  savait  au  Président  lui-même  ou  aux 
autorités  du  Cap-Haïtien.  Or,  ïzidor  avait  su  capter  la  bien- 
veillance et  on  peut  dire  l'attachement  de  Boyer1;  il 
adressa  au  Président  une  lettre,  se  plaignant  des  propos 
tenus  sur  lui  par  B.  Narcisse,  citant  les  personnes  aux- 
quelles ce  dernier  avait  parlé,  en  prodiguant  au  Président 
les  assurances  les  plus  chaleureuses  cle  son  dévouement.  Il 
le  trompait  indignement!  car  B.  Narcisse  avait  raison.  Mais 
Boyer,  séduit,  ordonna  au  général  Léo,  commandant  de 
l'arrondissement,  de  réunir  un  conseil  spécial  militaire 
pour  juger  ce  chef  de  bataillon  qui  avait  osé  suspecter  la 
fidélité  éprouvée  du  colonel.  Ses  ordres  étaient  sévères 2. 
B.  Narcisse  comparut  pardevant  le  conseil  spécial  ;  il  sou- 
tint ses  paroles  sans  pouvoir  toutefois  fournir  la  preuve  de 


1  Voyez  les  Mémoires  d'Inginac,  page  87. 

2  A  la  page  89  de  ses  Mémoires,  Inginac  dit  que  B.  Narcisse  avait  dénoncé  l'a 
conspiration  par  une  lettre  adh-ssée  au  Président,  et  que  celui-ci  envoya  cette -lettre 
a  ïzidor  pour  qu'il  pût  le  poursuivre  en  calomnie.  Mais  nous  relatons  le  fait  d'après  dos 
notes  écrites  dans  le  temps  même  où  il  se  passa  :  le  souvenir  d'Inginac  aura  confondu  les 
cLoscs,  six  années  après. 


278  ÉTUDES    SUR    LHISTOIRE    D'HAÏTI. 

ses  assertions.  Il  fut  condamné,  comme  calomniateur ,  à 
être  dégradé  de  son  rang,  et  il  subit  ce  jugement  avec 
toutes  les  circonstances  propres  à  le  couvrir  d'infamie  :  ju- 
gement prononcé  peut-être  par  des  complices  de  la  conspi- 
ration qui  existait  réellement.  Izidor  triompha,  à  la  grande 
satisfaction  de  Boyer  qui  s'aveuglait  sur  son  compte. 

Cette  conspiration  paraît  avoir  été  conçue  par  bien  des 
gens,  dans  le  but  défaire  du  département  du  Nord  un  État 
distinct  de  la  République,  sauf  à  entraîner  dans  le  mouve- 
ment le  département  de  l'Artibonite,  même  tous  les  autres, 
s'il  se  pouvait,  en  renversant  Boyer  de  la  présidence.  Les 
conspirateurs  se  proposaient  de  proclamer  le  général  de 
division  Guerrier,  comme  chef  de  leur  criminelle  entre- 
prise. 

A  cet  effet,  l'un  d'eux  nommé  Gervais  Henri,  ancien  offi- 
cier du  1er  ou  2e  régiment  d'infanterie  licenciés  pour  sédi- 
tion au  Cap-Haïtien,  en  1821,  alla  parler  de  cette  conspira- 
tion au  général  Guerrier  qui  se  trouvait  à  Saint-Michel, 
l'une  des  communes  de  l'arrondissement  de  la  Marmelade 
qu'il  commandait.  Gervais  Henri  était  envoyé  auprès  de 
lui  par  ses  complices,  afin  de  le  persuader  de  consentir  à 
leur  projet.  Loin  d'y  adhérer,  le  général  Guerrier  expédia 
de  suite  un  de  ses  aides  de  camp  auprès  de  Boyer  pour  lui 
donner  connaissance  verbalement  de  la  démarche  de  Gervais 
Henri.  Cet  aide  de  camp  arriva  au  Port-au-Prince,  le  22  dé- 
cembre 1836. 

Tout  en  sachant  gré  au  général  Guerrier  de  cette  infor- 
mation, le  Président  s'étonna  qu'il  n'eût  pas  fait  arrêter 
Gervais  Henri  et  qu'il  ne  l'eût  pas  formellement  dénoncé 
par  une  lettre,  lui  et  les  autres  conspirateurs  dont  il  avait 
dû  citer  les  noms  pour  mieux  entraîner  le  général.  Le 
Président  renvoya  l'aide  de  camp  immédiatement ,  avec 


[1857]  CHAPITRE  VI.  279 

l'injonction  de  lui  rapporter,  dans  la  huitaine^  la  lettre 
qu'il  voulait  avoir  pour  servir  de  base  à  l'arrestation  des 
conspirateurs.  Cet  officier  ne  revint  à  la  capitale  que  le 
18  janvier,  porteur  toutefois  de  la  lettre  dénonciatrice  de 
Gervais  Henri  seulement.  Il  répugnait  sans  doute  au  géné- 
ral Guerrier  de  compromettre  les  autres  individus.  Mais 
Boyer  fut  mécontent,  et  du  silence  gardé  à  leur  égard,  et 
du  délai  qu'avait  mis  ce  général  à  réexpédier  son  aide  de 
camp  auprès  de  lui.  En  même  temps  qu'il  envoyait  un 
officier  porteur  de  l'ordre  à  ce  général  de  se  rendre  au 
Port-au-Prince,  il  en  envoyait  un  autre  au  Cap-Haïtien  pour 
ordonner  au  général  Léo  de  faire  arrêter  Gervais  Henri,  et 
de  l'expédier  sous  bonne  escorte.  Mais  le  général  Guerrier, 
dont  la  santé  était  souvent  altérée,  ne  parut  à  la  capitale 
que  dans  le  courant  de  février,  ce  qui  porta  Boyer,  néan- 
moins, à  lui  ordonner  les  arrêts  dans  sa  demeure,  après  lui 
avoir  adressé  les  plus  vifs  reproches  de  sa  molle  conduite 
en  ces  circonstances 1 .  Quant  à  Gervais  Henri,  on  ne  put  ou 
on  ne  voulut  pas  l'arrêter  ;  il  se  tint  caché2. 

A  l'arrivée,  au  Cap-Haïtien,  de  l'officier  porteur  de  l'or- 
dre de  son  arrestation,  les  conspirateurs  furent  tous  en 
émoi  :  ils  reconnurent  qu'il  ne  fallait  pas  compter  sur  le 
général  Guerrier.  Néanmoins,  craignant  leur  propre  arres- 
tation, ils  se  décidèrent  au  mouvement,  dans  l'espoir  d'y 
entraîner  les  indécis,  les  niasses  des  campagnes,  peut-être 
même  ce  général  qui  ne  se  pressait  pas  de  se  rendre  à  la 
capitale.  Le  colonel  Izidor  fut  celui  qui  se  chargea  d'en 


1  Pendant  que  ce  général  était  aux  arrêts,  on  jeta  sous  le  pas  de  sa  porte  un  billet 
séditieux,  par  lequel 'on  l'engageait  à  ne  pas  désespérer,  que  le  peuple  avait  les  yeux 
fixés  sur  lui,  etc.  Son  premier  soin,  en  ouvrant  la  porte  le  lendemain  matin,  fut  de  le 
faire  parvenir  à  Boyer  avec  des  assurances  de  fidélité.  Peu  de  jours  après,  il  reçut  l'ordre 
d'aller  reprendre  son  commandement. 

2  Condamné  à  mort  par  coutumace,  Gervais  Henri  vécut  plusieurs  années  caché,  et 
mourut  de  mort  naturelle.  On  n'en  fut  certain  qu'après  la  chute  de  Boyer. 


280  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

donner  le  signal  :  il  croyait  avoir  l'assentiment  cle  tout  le 
régiment  des  carabiniers. 

Le  28  janvier,  de  9  à  10  heures  du  soir,  il  fit  sonner 
par  les  trompettes  de  ce  corps  l'air  de  se  préparer  à  monter 
à  cheval.  En  ce  moment,  le  capitaine  Bottex,  fils  du  générai 
commandant  au  Borgne,  arrivait  en  ville,  sortant  de  son 
habitation  de  la  plaine.  Étonné  d'entendre  cet  air  de  la 
cavalerie  à  une  telle  heure,  il  se  rendit  aussitôt  auprès  du 
colonel  Castaing,  commandant  de  la  place,  et  lui  dit  ce 
qu'il  avait  entendu  :  iï  sut  alors  qu'il  n'y  avait  aucun 
mouvement  militaire  ordonné  par  les  autorités.  Le  colonel 
Castaing  l'envoya  en  avertir  le  général  Léo  ;  celui-ci  lui  dit 
d'aller  ordonner  à  la  garde  de  l'arsenal  de  n'y  laisser  entrer 
personne,  de  défendre  ce  point  contre  toute  attaque.  Bottex 
était  l'un  des  adjudans  de  place  du  Cap-Haïtien  :  après  avoir 
transmis  cet  ordre,  il  rencontra  Izidor  qui,  à  la  tête  du 
1er  escadron  des  carabiniers,  alla  s'emparer  de  l'arsenal  de 
vive  force.  Le  2e  escadron  ne  l'avait  pas  suivi,  par  Fin-* 
fluence  de  son  chef  Denis  André  qui  ne  voulut  point  parti- 
ciper à  la  conspiration  1 . 

Dans  l'intervalle,  toutes  les  autorités  civiles  et  militaires, 
et  la  plupart  des  citoyens  notables  s'étaient  portés  au  bu- 
reau de  l'arrondissement.  Le  colonel  Beaufossé,  comman- 
dant dû  28e  régiment  du  Dondon,  se  trouvant  au  Cap- 
Haïtien  en  ce  moment,  s'y  rendit  aussi.  Chacun  disait  son 
mot  sur  la  situation,  et  le  général  Léo  semblait  ne  savoir 
que  faire.  Beaufossé,  dévoué  au  Président,  brave  et  éner- 


1  Eu  se  portant  sur  l'arsenal,  Izidor  envoya  au  général  Léo,  une  lettre  par  laquelle 
il  l'engageait  à  se  joindre  à  lui  contre  Boyer  :  «  Il  nous  a  trahis,  disait-il,  il  est 
»   sur  le  point  de  nous  livrer  à  la  nation  française.  Nous  prenons   les  armes  contre   ce 

»   tyran La  masse  des  noirs  et   une   grande   partie   des  hommes    de    couleur   m'ont 

»   chargé  de  vous  écrire  cette  lettre,  etc.  »  Et  la  moitié  seulement  des  carabiniers  l'avaient 
suivi  dans  sa  révolte  ! 


[1857]  CHAPITRE    VI.  281 

gique,  fut  le  premier  à  dire  qu'il  fallait  aller  reprendre 
l'arsenal  en  chassant  ïzidor;  il  demanda  la  faculté  de  se 
mettre  à  la  tête  du  30e  régiment  à  cet  effet.  Mais  jusqu'alors, 
la  générale  n'avait  pas  été  battue  pour  réunir  les  troupes 
et  la  garde  nationale  :  on  contraignit  en  quelque  sorte  le 
général  Léo  à  cela  :  il  la  fit  battre  au  bureau  même  de  l'ar- 
rondissement. Enfin  _,  les  troupes  et  la  garde  nationale 
s'étant  réunies,  Beaufossé  prit  le  commandement  du  30e, 
le  colonel  Backer,  administrateur  principal  des  finances, 
celui  de  la  garde  nationale.  ïls  marchèrent  contre  ïzidor 
auquel  ils  reprirent  l'arsenal,  après  avoir  essuyé  un  seul 
coup  de  canon  chargé  à  mitrailles  :  deux  hommes  furent 
tués  et  plusieurs  autres  blessés. 

Débusqué  de  ce  lieu,  ïzidor  se  porta  avec  l'escadron 
rebelle  à  Milot,  où  il  s'empara  encore  plus  facilement  de 
l'arsenal  de  ce  bourg,  au  jour  du  29  janvier.  Il  appela  la 
population  autour  de  lui  et  fit  distribuer  à  ces  pauvres  gens 
des  fusils  et  des  munitions  en  leur  disant  :  que  toute  la 
République  était  en  armes,  parce  que  «  Boyer  avait  vendu 
le  pays  aux  blancs  français.  »  Cette  vieille  accusation  em- 
pruntée au  régime  de  Christophe,  fut  reçue  avec  d'autant 
plus  de  crédulité;,  que  les  habitans  de  Milot  l'avaient  sou- 
vent entendue  arguer  à  la  charge  du  gouvernement  fondé 
par  Pétion,  et  qu'ils  savaient  que  le  colonel  ïzidor  jouissait 
de  la  confiance  de  Boyer.  Mais  le  conspirateur,  continuant 
à  déblatérer  contre  le  Président,  vint  à  examiner  ses  actesq^x^-x^L 
successifs  depuis  la  réunion  du  Nord.  Il  critiqua  amèrement       IL 
le  morcellement  clés  habitations  en  petites  propriétés  concé-  }\jL^^- 
dées  aux  soldats  et  aux  cultivateurs,  et  qui  avait  entraîné,   0*^4^ 
disait-il,  la  ruine  des  grandes  sucreries  des  plaines  du  Nord,  z>»^t 
notamment  celle  qui  lui  appartenait  où  il  ne  pouvait  plus 
faire  autant  de  revenus  que  par  le  passé;   V indiscipline 


282  études  sur  l'histoire  d'hàïti. 

survenue  parmi  les  troupes,  etc.  Insistant  sur  le  régime 
agricole  maintenu  par  le  gouvernement,  il  s'écria,  en  créole  : 
«   Ce  à  présent  que  nègres  va  travaillé  !  1  » 

Ce  programme  de  sa  révolte  était  trop  clair  pour  n'être 
pas  parfaitement  compris  par  tous  ceux  qui  l'écoutaient, 
—  habitans^  cultivateurs,  carabiniers  eux-mêmes  :  le  régime 
despotique  de  Christophe  était  le  but  à  atteindre  !  Aussitôt, 
la  débandade  commença  parmi  les  gens  qu'Izidor  avait 
armés;  ils  jetèrent  les  fusils  et  les  cartouches  derrière  les 
maisons  et  s'enfuirent  :  les  carabiniers  firent  des  demi- 
tours  à  droite  et  à  gauche  et  prirent  le  trot  ou  le  galop 
dans  toutes  les  directions.  Ces  derniers  avaient  été  abusés, 
du  reste  ;  ils  s'étaient  laissés  persuader  que  toutes  les  auto- 
rités du  Cap-Haïtien  et  du  Nord  étaient  du  complot,  et  la 
reprise  de  l'arsenal,  la  non-participation  du  2e  escadron 
avaient  commencé  à  les  éclairer. 

Peu  d'entre  eux  étaient  restés  auprès  de  leur  colonel, 
quand  le  général  Monpoint,  commandant  de  l'arrondisse- 
ment de  la  Grande-Rivière,  avisé  des  événemens,  fit  marcher 
contre  Milot  un  détachement  du  26e  régimentet  des  gardes 
nationaux,  sous  les  ordres  du  colonel  Mouscardy,  comman- 
dant de  la  place.  A  leur  approche,  Izidor  décampa  et  se 
porta  à  Limonade.  Poursuivi  par  Mouscardy,  abandonné, 
par  tous  les  carabiniers,,  il  se  rendit  du  côté  de  Sainte- 
Suzane,  où  Use  jeta  clans  les  bois,  avec  son  beau-fils  Har- 
monicle  Richeux,  jeune  homme  de  couleur,  âgé  d'environ 
25  ans.  Traqués  par  Mouscardy,  ils  furent  rencontrés  le 
4  février  et  subirent  une  décharge  de  coups  de  fusil  sous 
laquelle  périt  Harmonide,  et  Izidor  fut  blessé  mortellement; 
il  trépassa  deux  heures  après.  Mouscardy  fit  porter  le  corps 
du  jeune  homme  au  Cap-Haïtien,  pour  être  remis  à  sa  mère, 

1   Izidor  lui-même  était  un  noir,  marié  à  une  mulâtresse. 


[1857]  CHAPITRE    VI.  283 

Madame  Izidor,  et  celui  d'Iziclor  à  la  Grande-Rivière  où  il 
fut  enterré  1. 

La  nouvelle  de  l'événement  du  Cap-Haïtien  était  parvenue 
à  Boyer  le  51  janvier.  Pendant  qu'il  expédiait  le  capitaine 
Ethéart,  des  grenadiers  à  cheval  de  la  garde,  porteur  de 
ses  ordres  aux  généraux  Bonnet,  à  Saint-Marc  ;  Guerrier, 
à  Saint-Michel  ;  Monpoint,  à  la  Grande-Rivière,  pour  qu'ils 
concourussent  à  la  répression  de  cette  révolte,  il  expédiait 
aussi  le  capitaine  Lestage,  de  l'artillerie  delà  garde,  porteur 
des  mêmes  ordres  aux  généraux  Beauvoir,  aux  Gonaïves; 
Obas,  à  Plaisance,  et  Léo,  au  Cap-Haïtien,  ce  dernier  devant 
opérer  l'arrestation  de  tous  prévenus  de  complicité  à 
l'attentat  d' Izidor  Gabriel^  pour  les  faire  juger'2.  Une  pro- 
clamation du  51  janvier  renouvelait  les  mêmes  ordres,  en 
annonçant  l'événement  à  la  République.  Le  Président  y 
disait  que  «  depuis  quelque  temps,  le  gouvernement  était 
»  instruit  que  des  ambitieux  machinaient  sourdement  le 
»  renversement  de  l'ordre  et  de  la  paix  qui  font  leur 
»  désespoir,  etc.  »  Il  félicita,  au  nom  de  la  nation,  la  garde 
nationale  et  les  troupes,  le  général  Léo  et  toutes  les  auto- 
rités du  Cap-Haïtien,  de  leur  conduite  en  cette  circons- 
tance; il  dit  qu'ils  avaient  bien  mérité  de  la  patrie.  Le  8fé-  ■ 
vrier,  un  ordre  du  jour  adressé  «  à  l'armée^  »  annonça  que 
«  le  régiment  des  carabiniers  de  la  garde  était  rayé  de  son 
»  tableau,  »  en  ordonnan  t  que  les  officiers,  les  sous-officiers 


1   Hélas  !  qui  eût  cru  alors  qu'un  jour  arriverait  où  les  ossemens  du  révolté  seraient 


0  H 


exhumés,  pour  recevoir  les  funérailles  et  les  honneurs  dus  à  un  général  de  division  ! 
On  a  assisté  à  ce  spectacle  en  mai  1843.  —  Madame  Izidor  fut  accusée,  dans  le 
temps,  d'avoir  poussé  son  mari  à  prendre  l'initiative  de  la  révolte,  parce  qu'elle 
aurait  été  mécontente  de  Boyer  qu'elle  supposait  avoir  influencé  le  tribunal  de 
cassation,  dans  un  procès  qu'eut  son  fils  Harmonide  avec  sa  femme  divorcée  ;  procès 
qu'il  perdit. 

2  Nous  croyons  qu'il  y  en  eut  qui  furent  condamnés  mort  et  exécutés,  mais  nous 
ne  nous  ressouvenons  pas  de  leurs  noms  ;  c'étaient  probablement  des  officiers  du  1e'  esca- 
dron des  carabiniers. 


284  ÉTUDES  sur  l'histoire  d'haïti. 

et  cavaliers  qui  n'avaient  point  pris  part  à  la  révolte 
fussent  répartis  dans  les  autres  corps  de  troupes  de  l'ar- 
rondissement du  Cap-Haïtien.  Cet  acte  annonça  en  même 
temps  la  mort  d'Izidor  Gabriel. 

Boyer  devait  une  réparation  d'honneur  au  chef  de 
bataillon  B.  Narcisse  :  il  le  manda  au  Port-au-Prince,  le 
rétablit  dans  son  grade  en  le  comblant  de  prévenances.  Il  y 
fit  venir  également  le  chef  d'escadron  Denis  André  qu'il 
plaça  au  Fort-Liberté,  en  le  félicitant  de  sa  belle  et 
patriotique  conduite 1 . 

On  prétendit  à  cette  époque,  que  cet  officier  lui  fit 
connaître  toutes  les  ramifications  de  la  conspiration.  On 
disait  encore  que  l'arpenteur  Beaugé.,  gendre  du  général 
Quayer  Larivière,  s'étant  brouillé  avec  son  beau-père,  était 
venu  de  la  Grande-Rivière  le  dénoncer  à  Boyer,  comme 
étant  l'un  des  auteurs,  sinon  le  chef,  de  cette  conspiration 
dont  le  but  était  de  le  renverser  du  pouvoir  et  d'acclamer 
le  général  Guerrier  2.  Le  paragraphe  de  la  proclamation  du 
31  janvier  où  le  Président  dit  que  «  depuis  quelque  temps 
»  le  gouvernement  était  instruit  que  des  ambitieux  machi- 
»  liaient  sourdement,  etc.,  »  semble  donner  créance  à  ces 
traditions  orales  de  l'époque  ;  mais  nous  ne  les  citons  que 
comme  telles,  sans  les  garantir. 

Quoi  qu'il  en  ait  été,  il  est  à  remarquer,  pour  la  suite  de 
ces  Études  que  nous  faisons  de  notre  histoire  nationale,  que 
la  facilité  et  la  promptitude  avec  lesquelles  la  révolte  d'Izidor 

1  Denis  André,  toujours  ion  citoyen,  devenu  géuéral  de  division,  est  mort  au  Port- 
au-Prince,  en  décembre  1852. 

2  Beaugé  fut  élu  représentant  en  février  1837  et  devint  colonel  aide  de  camp  du  gé- 
néral C.  Hérard  aine,  —  Quayer  Larivière  mourut  le  16  novembre  1836,  âgé  de  73  ans  '• 
la  veille,  il  écrivit  une  deuxième  lettre  à  Boyer,  car  en  octobre  il  lui  en  avait  écrit  une 
autre  pour  l'informer  de  la  grave  maladie  dont  il  était  atteint,  et  le  Président  avait 
envoyé  un  olficier  auprès  de  lui  pour  lui  porter  des  paroles  de  consolation.  C'est  à  sa 
mort  qne  le  général  lioupoint  devint  commandant  de  l'arrondissement  de  la  Grande- 
Rivière. 


fi 8371  chapitre  vi,  °285r 

Gabriel  fut  étouffée,  inspirèrent  beaucoup  de  sécurité  à 
Boyer,  un  peu  trop  peut-être,  sur  la  solidité  de  son  pouvoir. 
En  cette  circonstance,  comme  dans  une  autre  qui  eut  lieu 
en  1 858,  il  se  convainquit,  que  s'il  y  avait  dans  la  Répu- 
blique des  ambitieux  qui  désiraient  y. attenter,  du  moins 
la  majorité  des  citoyens  des  villes  et  bourgs,  les  masses  des 
campagnes,  n'adhéraient  pas  à  cle  tels  projets,  et  qu'il  suf- 
firait toujours  de  la  fidélité  et  du  dévouement  de  quelques 
fonctionnaires  dans  chaque  localité,  pour  réprimer  promp- 
tement  toute  tentative  contre  l'ordre  établi,  sans  que  le  chef 
de  l'État  eût  besoin  de  se  déplacer  de  la  capitale. 

Oui,  cela  était  évident;  mais  il  fallait  aussi  qu'il  s'assurât 
cette  fidélité  et  ce  dévouement  des  fonctionnaires  par  tous 
les  moyens  dont  un  gouvernement  dispose  pour  maintenir 
la  tranquillité  publique,  au  grand  avantage  cle  la   société 
tout  entière,  et  c'est  ce  qui  n'était  pas  toujours  le  fait  de 
Boyer.  Par  exemple,  dans  l'affaire  relative  à  Bélonie  Nar- 
cisse, fidèle  et  dévoué,  n'eut-il  pas  le  tort  d'être  trop  prévenu 
contre  cet  officier  supérieur  qui  avait  longtemps  servi  dans 
sa  propre  .garde,  trop  prévenu  en  faveur  du  traître  Izidor 
Gabriel?  Au  lieu  d'ordonner,  avec  sa  vivacité  ordinaire,   la 
mise  en  j ugement de B. Narcisse,  n'aurait-il  pasdû  lemander 
à  la  capitale  avec  ce  colonel,  pour  les  entendre  tous  deux? 
Après  ce  jugement,  si  iniquement  prononcé,  après  la  dégra- 
dation publique  de  cet  officier  supérieur  d'un  courage  si 
éprouvé,  qui  eût  voulu  s'exposer  à  dénoncer  régulièrement, 
légalement,  un  projet  de  conspiration  qu'on  saurait  exister 
contre  le  gouvernement?  B.  Narcisse  n'avait  pas  suivi   la 
voie  légale,  cela  est  vrai;  mais  il  y  a  toujours  des  nuances 
en  de  tels  cas  qu'il  faut  pénétrer  pour  être  équitable;  et  s'il 
est  vrai  que  Boyer  avait  été  informé  préalablement  de 
menées  sourdes  contre  le  gouvernement,  le  bon  sens  dit 


286  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

qu'il  aurait  dû  entendre  cet  officier  alléguant  les  mêmes 
choses  ' . 

Le  général  Monpoint  n'avait  pas  été  le  seul  à  envoyer 
des  forces  pour  réprimer  la  révolte  d'ïzidor  ;  les  généraux 
Obas  et  Bottex  agirent  de  même.  Ce  dernier  se  rendit  au 
Cap-Haïtien  à  la  tête  de  détachemens  du  25e  régiment,  d'ar- 
tillerie et  de  garde  nationale.  Depuis  1820,  Bottex  com- 
mandait l'arrondissement  du  Borgne;  en  1852,  son  com- 
mandement s'étendit  sur  celui  du  Port-de-Paix,  vacant  par 
la  mort  du  général  Nicolas  Louis,  et  en  1854  sur  celui  du 
Môle,  par  la  mort  de  l'amiral  Bastien.  Le  50  mars  1857,  le 
général  Léo  ayant  été  foudroyé  d'apoplexie,  Bottex  reçut 
encore  le  commandement  de  l'arrondissement  du  Cap-Haï- 
tien avec  le  grade  de  général  de  division  :  témoignages  de 
la  haute  estime  que  lui  portait  Boyer.  Il  la  méritait  à  tous 
égards,  et  sous  son  autorité  active,  éclairée,  dévouée  à  la 
prospérité  de  tous  les  citoyens,  le  Cap-Haïtien  et  son  arron- 
dissement recouvrèrent  l'ordre,  la  tranquillité  et  le  progrès 
qu'y  avait  imprimés  celle  de  Magny,  mais  que  Léo  avait 
laissé  déchoir  depuis  1827  2. 

1  Le  9  mai  suivant,  le  régiment  des  dragons  de  l'Artibonite  étant  en  garnison  au 
Port-au-Prince,  un  cavalier  de  ce  corps  s'introduisit  dans  .la  cour  du  palais  de  la  pré- 
sidence vers  9  heures  du  soir  ;  la  garde  du  palais  le  vit  rôdant  du  côté  de  la  chambre  à 
coucher  de  Boyer  et  l'arrêta;  on  le  trouva  armé  d'un  poignard,  mais  il  fit  le  fou, 
s'il  ne  l'était  pas  réellement.  Boyer  ordonna  qu'on  le  mit  en  prison  où  il  resta 
quelques  semaines  avant  d'être  renvoyé  à  Saint-Marc  aux  soins  de  sa  famille. 
Peu  de  temps  .après,  le  Président  ordonna,  par  simple  mesure  administrative,  le 
licenciement  de  ce  régiment  des  dragons  et  de  eelui  des  Cayes  ;  ce  qui  produisit  un 
mauvais  effet, 

2  Le  général  Léo,  afiecté  de  la  goutte  comme  le  colonel  Castaing,  commandant  de  la 
place,  n'était  capable  d'aucune  aclivité,  et  c'est  sans  doute  à  cela  qu'il  faut  attribuer  sa 
molle  conduite  dans  la  révolte  d'ïzidor.  A  cette  époque,  des  malveillans  répandirent  le 
bruit  qu'il  s'était  empoisonné,  à  cause  de  l'insuccès  de  cette  révolte.  Peu  de  temps  après 
lui,  Backer  fut  aussi  foudroyé  d'apoplexie,  et  ils  dirent  les  mêmes  absurdités.  Du  reste, 
presque  tous  les  généraux  du  Nord  étaient  morts  successivement  à  l'époque  dont  nous 
nous  occupons  :  ces  hommes  avaient  vieilli  plus  ou  moins.  Le  général  Lcrebours  mourut 
aussi  le  31  octobre  1836.  En  avril  1837,  le  général  Nord  Alexis  reçut  le  commandement 
de  l'arrondissement  de  Poit-de-Paix  où  il  décéda  en  1840 


|  J  857]  .  CHAPITRE   VI.  287 

La  session  législative  fut  ouverte  le  10  avril.  Dans  son 
discours,  Boyer  dit  aux  représentans  :  «  Maintenant  plus 
»  que  jamais,  il  est  cle  la  dernière  évidence  que  la  nation 
»  veut  jouir  paisiblement  des  droits  qu'elle  a  conquis,  et 
»  qu'elle  a  une  aversion  prononcée  pour  les  complots  de 
»  l'ambition,  comme  pour  les  manœuvres  de  l'esprit  de 
»  parti.  Le  résultat  de  l'affreux  attentat  commis  au  Cap- 
»  Haïtien  par  un  petit  nombre  de  pervers,  est  une  preuve 
»  éclatante  du  bon  sens  du  peuple,  de  son  dévouement  au 
»  bon  ordre  et  de  son  attachement  au  gouvernement  con- 
»  stitutionnel.  Durant  le  cours  de  la  dernière  législature, 
»  d'utiles  et  importantes  dispositions  ont  été  adoptées... 
»  Ma  sollicitude  pour  le  bien  public  me  fera  rechercher 
»  avec  persévérance  tout  ce  qui  pourra  tourner  à  l'avan- 
»  tage  de  la  République;  mais  il  est  convenable  de  ne  pro- 
»  céder  qu'avec  prudence  et  maturité.  Ainsi,  dans  l'état 
»  actuel  de  la  législation,  je  n'ai  pas  reconnu  la  nécessité 
»  de  préparer  de  nouveaux  projets  de  lois  pour  cette  ses- 
»  sion.   » 

Chacun  des  représentans,  comme  le  public,  sentait  que 
ces  déclarations  étaient  motivées  par  la  réélection  de  H.  Du- 
mesle  et  David  Saint-Preux;  eux-mêmes  ne  se  faisaient  nulle 
illusion  à  cet  égard.  Mais,  à  raison  de  la  récente  révolte 
d'Izidor,  si  promptement  réprimée  par  le  concours  des  of- 
ficiers militaires,  l'autorité  du  Président  de  la  République 
paraissant  plus  raffermie,  les  deux  opposans  durent  s'étu- 
dier à  user  envers  lui  des  formes  les  plus  convenables  dans 
cette  situation,  et  propres  cependant  à  ranger  l'opinion 
publique  de  leur  côté,  par  ces  égards  mêmes  :  tactique  ha- 
bile qu'ils  employèrent  dans  deux  autres  sessions  de  la 
même  législature. 

La  Chambre  s'était  constituée  sous  la   présidence  de 


288  ÉTUDES    SUR    L;HISTOIRE    d' HAÏTI. 

Phanor  Dupin,  qui  avait  activement  figuré  dans  la  précé- 
dente législature,  et  cela,  pour  être  en  quelque  sorte 
agréable  à  Boyer.  Mais  la  majorité  était  toutefois  sous  l'in- 
fluence de  H.  Dumesle,  aidé  de  son  ami.  Elle  forma  une 
commission,  aussitôt  que  la  session  fut  ouverte,  pour  pré- 
senter à  la  Chambre  un  projet  de  règlement  de  police  inté- 
rieure; cette  commission  fut  présidée  par  H.  Dumesle  et 
composée  de  D.  Saint-Preux,  J.  Loiseau  (de  Jacmel),  défen- 
seur public,  et  Rameau,  second  représentant  des  Cayes  : 
les  trois  premiers  membres  étaient  de  l'Opposition.  Le 
24  avril,  le  projet  de  règlement  fut  présenté  ;  il  fut  discuté 
et  adopté  dans  la  séance  du  28. 

Un  rapport  bien  écrit  en  expliqua  les  principales  dispo- 
sitions. Ainsi,  désormais,  les  représentais,  en  entrant  en 
fonction,  devaient  prêter  le  serment  suivant  sur  la  constitu- 
tion, et  en  face  du  buste  d'Alexandre  Pétion  qu'on  voyait 
dans  le  tableau  allégorique  qui  était  placé  au  fond  de  la  salle 
des  séances  publiques  :  «  Je  jure  à  la  nation  de  remplir  fidè- 
»  lement  l'office  de  député  à  la  représentation  nationale, 
»  de  maintenir  de  tout  mon  pouvoir  la  constitution,  de 
»  respecter  les  droits  et  l'indépendance  du  peuple  haï- 
n  tien.  »  A  peu  de  mots  près,  c'était  le. même  serment 
que  prêtait  le  Président  d'Haïti.  La  commission  disait  : 
«  qu'elle  avait  invoqué  la  religion  du  serment...  pour  at- 
»  tacher  le  représentant  à  ses  devoirs  par  le  lien  de  la 
»  conscience;  qu'il  devait  en  prêter  un  comme  le  séna- 
»  teur;  qu'en  proposant  de  le  faire  prêter  sur  la  constitu- 
»  tion  et  devant  l'image  auguste  d'A.  Pétion?  elle  expri- 
»  niait  un  vœu  :  c'est  que  la  vénération  pour  le  grand 
»  homme  devînt  un  culte  populaire,  etc.  »  —  Et  quant  aux 
honneurs  à  rendre  au  Président  d'Haïti,  lorsqu'il  procède  à 
l'ouverture  de  la  session  :  «  Entourer  le  premier  représen- 


[1837]  CHAPITRE   VI.  289 

»  tant  de  la  nation  de  toute  la  considération  qui  lui  est 
»  due,  c'est  proclamer  la  majesté  du  peuple;  et,  en  inspi- 
»  rant  cette  grande  idée,  la  Chambre  s'honorera  elle-même. 
»  Toutefois,  elle  prouve  que  le  sentiment  de  la  liberté,  cette 
»  source  de  noble  et  sublime  enthousiasme,  de  pensées  fé- 
»  condes  et  pures,  d'où  jaillissent  l'esprit  d'examen,  l'in- 
»  dépendance  d'opinion  et  les  lumières  de  l'évidence,  est 
»  compatible  avec  le  plus  haut  degré  de  respect.  »  —  La 
commission  disait  encore  que  :  «  Comme  représentant  de 
»  tous  les  vœux,  de  tous  les  besoins  du  pays,  la  Chambre  ne 
»  peut  se  borner  à  répondre,  par  l'organe  de  son  prési- 
»  dent,  au  discours  d'ouverture  du  Président  d'Haïti  :  une 
»  adresse,  rédigée  dans  le  calme  de  la  méditation  et  so- 
»  lennellement  votée,  est  destinée  à  apporter  au  premier 
»  magistrat  de  la  République,  l'expression  des  sentimens 
»  de  la  nation  et  de  ses  vœux  pour  la  prospérité  pu- 
»  blique.   » 

Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  rallier  autour  de  la 
Chambre  des  communes  l'esprit  de  la  jeunesse  possédant 
des  lumières,  celui  des  hommes  d'un  âge  mûr  qui  désiraient 
quelque  éclat  pour  Haïti  dans  la  discussion  de  ses  intérêts 
de  toute  nature.  Ceux  mêmes  qui  étaient  le  plus  dévoués  à 
Boyer  personnellement,  ou  à  son  gouvernement  qui  avait 
réalisé  déjà  des  choses  importantes  pour  le  pays,  n'avaient 
rien  à  dire  de  la  Chambre  qui  observait  ainsi  envers  lui 
toutes  les  formes  usitées  dans  le  régime  représentatif.  Et 
l'Opposition  voyait  avec  plaisir  son  drapeau  arboré  par 
celui  qui  savait  exprimer  ses  opinions  et  qui  était  déjà  de- 
venu son  chef. 

Quant  à  H.Dumesle  et  D.  Saint-Preux,  en  faisant  abstrac- 
tion de  leur  ambition  (dont  on  ne  saurait  leur  faire  un  re- 
proche, puisque  tout  homme  a  la  sienne),  on  ne  peut  se 

t.  x.  49 


290  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

dissimuler  qu'il  leur  était  bien  permis,,  se  sentant  des  lu- 
mières, d'aspirer  à  être  «  les  promoteurs  »  de  toutes  les 
améliorations  désirables  pour  le  pays,  en  se  servant  du 
régime  parlementaire  établi  par  la  constitution.  De  ce  que 
ce  pacte  fondamental  attribuait  au  chef  du  pouvoir  exécutif 
l'initiative  des  lois  et  de  toutes  les  mesures  d'administra- 
tion propres  à  promouvoir  la  félicité  publique,  était-ce  à 
dire  que  les  citoyens,  que  leurs  représentans  à  la  Chambre 
des  communes,  ne  devaient  former  aucun  vœu  à  ce  sujet  ? 
Quand  même  il  n'y  aurait  eu  ni  Chambre  ni  Sénat  dans  la 
République  pour  en  manifester,  ce  droit  n'existerait  pas 
moins  pour  tout  Haïtien;  car  elle  était  la  chose  de  touSj  tous 
étant  intéressés  à  sa  prospérité.  Ces  deux  tribuns  se  mon- 
traient ambitieux,  désireux  de  se  distinguer  par  la  parole 
dans  les  travaux  législatifs,  pour  acquérir  de  la  renommée, 
de  la  popularité,  de  la  gloire  même,  nous  n'en  doutons  pas; 
mais  si  l'on  admet  que  le  citoyen  qui  suit  la  carrière  mili- 
taire peut  et  doit  être  mu  par  des  sentimens  analogues, 
pour  la  fournir  honorablement  et  dans  les  vues  de  servir 
utilement  son  pays,  pourquoi  dénierait-on  toute  aspiration 
semblable  à  celui  qui  parcourt  la  carrière  civile?  Un  gou- 
vernement éclairé  et  bien  intentionné  comme  l'était  celui 
de  Boyer,  devait  s'attendre  à  rencontrer  l'ambition  indivi- 
duelle sous  ses  pas,  et  essayer  de  tous  les  moyens  de  la 
modérer,  de  la  diriger  vers  le  bien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  Chambre  des  communes,  avertie 
qu'elle  ne  recevrait  pas  de  projet  de  loi  du  pouvoir  exécutif, 
dut  s'occuper  de  l'examen  des  comptes  généraux  de  1856 
qu'il  lui  adressa  ;  et  elle  prit  son  temps  pour  le  vote  de  la 
loi  sur  les  patentes  et  de  celle  sur  l'impôt  foncier;  il  fallait 
remplir  les  trois  mois  de  la  session,  chose  essentielle 
aux  intérêts  pécuniaires  des  représentans.  La  Chambre 


[1837]  chapitré  vi.  291 

déchargea  le  secrétaire  d'Etat  Imbert  de  sa  gestion  finam 
cière  pendant  cette  année-là '.  Elle  ne  vota  les  deux  lois 
d'impôts  que  dans  les  derniers  jours  de  la  session,  en 
juillet;  mais  n'admettant  pas  la  distinction  provoquée  par 
le  Sénat  en  1835,  régularisée  en  1854  et  continuée  dans  les 
deux  années  suivantes,  entre  les  dispositions  concernant 
simplement  l'établissement  de  ces  impôts  directs,  et  celles 
concernant  leur  régie,  la  Chambre  les  confondit  dans  les 
mêmes  lois  émanées  de  son  initiative,  ainsi  que  cela  se  pra- 
tiquait antérieurement 2.  La  4e  législature  avait  cependant 
acquiescé  à  cette  distinction,  mais  la  5e  ne  se  crut  pas  liée  à 
cet  égard.  Les  chefs  de  la  majorité  tenaient  à  protester  de 
cette  manière  contre  les  représentans  qui  les  avaient  exclus 
en  1855.  On  verra  ce  que  firent  le  Sénat  et  le  pouvoir  exé- 
cutif au  sujet  de  ces  deux  lois. 

Une  plainte  avait  été  formée  au  tribunal  correctionnel 
du  Port-au-Prince  par  un  huissier  de  la  justice  de  paix  de 

I  D.  Saint-Preux  présida  la.  commission  qui  examina  ces  comptes.  Dans  son  rapport 
à  la  Chambre,  il  critiqua  le  mode  adopté  pour  leur  reddition,  et  constata  un  existant 
en  caisse  de  644,696  gourdes  en  monnaies  étrangères,,  dont  543,796  perçues  depuis  a 
loi  sur  la  matière,  d'octobre  1835  au  31  décembre  1836.  La  commission  proposa  à  la 
Chambre  de  demander  au  secrétaire  d'Etat,  »  quelle  était  la  destination  de  ces  fonds  :  » 
Ce  qui  eut  lieu.  Il  fut  répondu  que  c'était  «  dans  les  vues  de  pourvoir  aux  besoins  pu- 
»  blics.  «  M.  Imbert  fut  loué  dans  le  rapport  pour  son  «  incorruptible  probité,  le  lustre 
»  de  sa  noble  pauvreté  après  40  années  de  service.  » 

La   faible   récolte  de   1836,  comparée  à  celle  de  1835,  —  37  millions  de   café   au  lieu    . 
de  48  millions,   fut  attribuée    au  dépérissement   de  l'agriculture ,  etc.  —  1837  produisit, 
encore  moins,  environ  31  millions  de  livres;  mais  en  1838  on  récolta  près  de  50 millions. 
I).  Saint-Preux  parla   de  «  la  désuétude  où  était   tombé    le   code   rural,  de    l'invasion  "'''"-" ^^ 
»   de  la   licencej  de  l'apathie   que  favorise  le    climat,    de    la   paresseuse  et  insouciante 
»  police  des  campagnes,  delà  spoliation  établie  dans  les  douanes,  etc.  » 

II  est  sous-entendu  que  le  gouvernement  était  responsable  de  toutes  ces  choses  ;  mais 
si  la  récolte  de  1838  fut  si  supérieure  à  celle  de  1836  et  1837,  c'est  une  preuve  que  la 
nature  seule  était  coupable  da  peu  de  produit  des  calés,  etc,  que  les  douanes  n'étaient  pas 
gérées  aussi  mal  que  le  disait  ce  représentant. 

1  II  est  constant  que  de  1817  à  1833,  le  gouvernement  faisait  toujours  préparer  les 
lois  sur  les  patentes  et  autres  impôts  directs,  pour  faciliter  le  travail  de  la  Chambre  qui  en 
avait  l'initiative;  et  alors  on  y  confondait  ce  qui  concernait  leur  régie  avec  les  disposi- 
tions relatives  à  leur  assiette,  etc.  Mais  le  Sénat  ayant  réclamé  une  distinction  à  cet 
égard,  elle,  fut  reconnue  udicieuse,  et  par  le  gouvernement  et  par  la  Chambre  elle-1 
même. 


292  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hâÏTI. 

l'Anse-à-Veau,  contre  le  représentant  DézéGourdon,  de  la 
même  commune,  pour  une  rixe  survenue  entre  eux  après 
un  duel  convenu  et  qui  ne  fut  pas  effectué.  Le  tribunal  s'é- 
tant  décliné  en  renvoyant  le  plaignant  pardevant  qui  de 
droit,  il  s'adressa  à  la  Chambre,  en  transformant  sa  plainte 
et  donnant  au  fait  un  caractère  de  tentative  d'assassinat  sur 
sa  personne.  Néanmoins,  la  Chambre  observa  les  disposi- 
tions de  la  constitution,  entendit  son  membre  accusé  qui  se 
disculpa  à  ses  yeux  ;  elle  décida  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  à 
admettre  la  plainte. 

Cette  affaire  fournit  l'occasion  à  plusieurs  représentait 
de  faire  des  discours  ;  elle  fut  même  suspendue,  séance  te- 
nante, sur  la  motion  de  D.  Saint-Preux  tendante  à  faire 
prêter  préalablement,  aux  membres  de  la  Chambre,  le  ser- 
ment établi  par  le  règlement  que,  jusqu'au  5  juillet,  les 
législateurs  avaient  négligé  de  prêter,  malgré  toute  l'em- 
phase du  rapport  de  la  commission.  A  cette  occasion, 
D.  Saint -Preux ,  dans  sa  motion ,  prononça  des  paroles 
acerbes  dont  le  sens  était  évidemment  à  l'adresse  de  ses 
collègues,  notamment  Latortue  (des  Gonaïves),  qui,  ayant 
fait  partie  de  la  4e  législature,  avaient  été  réélus  comme  lui. 
Ce  député  n'avait  pas,  comme  H.  Dumesle,  l'avantage  de 
se  posséder,  de  modérer  sa  fougue.  Latortue,  Phanor  Du- 
pin  et  d'autres  ne  répondirent  point  à  ces  paroles;  mais 
plus  tard  ils  se  trouvèrent  dans  la  position  de  prendre  leur 
revanche,  par  une  nouvelle  intempérance  de  langage  de  la 
part  du  même  orateur. 

A  l'une  des  séances  du  mois  de  juin,  le  représentant 
Couret,  du  Port-au-Prince,  avait  fait  la  proposition  d'a- 
dresser un  message  au  Président  d'Haïti,  pour  lui  exposer 
la  situation  fâcheuse  où  se  trouvait  le  commerce  du  pays, 
par  suites  disait-il,  de  la  loi  de  1855  sur  le  payement  des 


4 
[1837]  CHAPITRE    VI.  293 

droits  d'importation  en  monnaies  étrangères,  qui  gênait 
tontes  les  transactions,  et  l'urgente  nécessité  de  rapporter 
cette  loi.  La  proposition  fut  envoyée  à  l'examen  des  trois 
sections  ou  comités  de  la  Chambre,  de  législation,  de  l'in- 
térieur et  des  finances,  et  elle  fut  appuyée.  Onze  orateurs 
s'inscrivirent  pour  discourir  à  ce  sujet;  on  était  en  plein 
régime  parlementaire.  Le  16  juin,  Couret  développa  sa 
proposition  :  «  Le  patriotisme,  le  dévouement,  l'honneur 
»et  le  désir  de  remplir  son  mandat  fidèlement  le  guidaient 
«seuls;  la  loi  avait  été  rendue  avec  les  intentions  les  plus 
»louables,  mais  loin  d'avoir  produit  l'effet  désiré,  elle  avait 
«entièrement  paralysé  le  commerce,  arrêté  l'industrie  dans 
»son  essor;  et  si  la  misère  publique  n'en  était  pas  la  triste 
«conséquence,  elle  était  du  moins  le  complément  de  ses 
«effets;  la  loi  menaçait  notre  système  monétaire  d'une  des- 
truction d'autant  plus  redoutable  que  le  mal  semblait  être 
«prochain!...»  Tels  furent  les  principaux  argumens  em- 
ployés par  l'orateur  qui ,  d'ailleurs ,  parla  du  Président 
d'Haïti  avec  une  parfaite  convenance1.  A  son  exemple,  les 
autres  orateurs  furent  aussi  irréprochables  sous  ce  rap- 
port. 

Mais  Daguerre,  autre  représentant  du  Port-au-Prince, 
tout  en  admettant  le  but  de  la  proposition,  fut  le  seul  qui 
conclut  à  ce  que  la  Chambre  chargeât  son  président , 
H.  Dumesle,  d'en  entretenir  particulièrement  Boyer,  at- 
tendu que  c'était  auxcommerçans,  disait-il,  à  exposer  eux- 
mêmes  leur  situation  et  leurs  vues  pour  l'améliorer  ;  et, 
comme  s'il  était  initié  aux  vrais  motifs  qui  avaient  déter- 
miné l'adoption  de  cette  mesure  financière ,  il  ajouta  à  la 


'I  M.  Couret  est  le  même  personnage  qui  figura  dans  les  faits  passés  à  Samana  en  1822, 
quand  l'amiral  Jacob  y  vint  sur  la  demande  des  colons  français  établis  dans  celte  pres- 
qu'île. Il  était  devenu  l'un  des  plus  ardents  patriotes. 


294  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

fin  de  son  discours  :  «  Nous  ne  devons  pas  pénétrer  dans 
»  la  politique  du  gouvernement;  et  ce  qui  nous  semble  un 
»  grand  malheur  aujourd'hui,  pourrait  devenir,  dans  quel- 
»  ques  années,  un  grand  bonheur  pour  notre  patrie.  » 

Daguerre  était  dans  le  vrai  de  la  situation;  sans  cette  loi 
et  les  ressources  qu'elle  produisait  au  trésor  public,  «  en 
bonnes  espèces  sonnantes,  »  Haïti  n'eût  pas  été,  l'année 
suivante,  reconnue  comme  État  libre,  indépendant  et  souve- 
rain, avec  la  réduction  de  60  millions  de  francs  sur  sa  dette 
nationale. 

Parmi  tous  les  orateurs  qui  prirent  ensuite  la  parole,  le 
lieutenant  de  V Opposition,  David  Saint-Preux,  se  distingua, 
comme  toujours,  par  des  opinions  mieux  formulées  et  qui 
tendaient  à  fixer  les  principes  dont  la  représentation  natio- 
nale devait  se  pénétrer.  îl  saisit  cette  occasion,  disait-il, 
pour  faire  sa  profession  de  foi  :  «  La  pairie  universelle,  le 
»  grand  jury  national,  l'assemblée  des  électeurs,  enfin,  a 
»  dessouillé  ma  probité  politique  de  la  bave  délatrice  des 
»  méchans.  Aussi  pure  que  le  feu  sacré,  ma  dignité  civique 
»  et  représentative  a  été  proclamée,  et  la  confiance  publique 
»  m'a  renvoyé  sur  la  chaise  curule...  C'est  la  science  du 
»  monde  éclairé,  que  l'auguste  chef  qui  partage  avec  la  re- 
»  présentation  nationale  le  droit  de  fixer  les  destinées  du 
»  peuple  haïtien,  est  un  modérateur  !  Et  quand  il  n'y  aurait 
»  d'autre  preuve  de  son  indulgente  bonté  que  la  sagesse  qui 
»  préside  à  toutes  ses  actions,  relativement  aux  derniers 
»  ôvénemens  du  Nord ,  elle  suffirait  pour  convaincre  les 
»  esprits  qui  ne  cherchent  que  la  vérité...  Placé  à  la  tête  de 
»  toutes  les  affections  sociales,  le  Président  d'Haïti,  sans 
»  doute,  accueillera  avec  de  délicieuses  émotions  toute  re- 
»  présentation  qui  a  pour  objet  la  félicité  publique,  etc.  » 
ï/orateur  conclut  donc  à  l'adoption  de  la  proposition  Cou- 


[1857]  CHAPITRE    Vî.  295 

ret,  «  en  appelant  la  médiation  du  pouvoir  administratif,  à 
«  prévenir  les  cruelles  influences  que  pouvait  exercer  sur  les 
«  intérêts  du  pays  la  désastreuse  crise  financière  qui  existe  au 
«  dehors.  » 

Beaugé,  représentant  de  la  Grande-Rivière  du  Nord, 
parla  aussi  de  cette  «  crise  financière,  »  après  sa  profession 
de  foi  où  il  manifesta  «  son  hommage  aux  sentimens  pa- 
»  triotiques  de  l'illustre  chef  qui  nous  gouverne.  La  loi, 
»  dit-il,  qui  exige  de  payer  les  droits  d'importation  en 
»  monnaies  fortes  a  manqué  son  but.  Cette  loi  qui  devait 
»  opérer  un  heureux  changement  dans  notre  système  mo- 
»  nétaire,  contribue  journellement  au  dépérissement  de 
»  notre  commerce.  Il  est  une  vérité  incontestable  ;  les 
»  étrangers,  quelles  que  soient  leurs  bonnes  intentions  de 
»  s'y  conformer,  ne  peuvent  accomplir  cette  obligation ...» 
Enfin,  après  une  digression  sur  les  peuples  de  l'antiquité, 
sur  l'Egypte,  la  Phénicie,  la  Perse,  la  Médie,  l'Assyrie,  la 
Macédoine,  etc.,  cet  orateur  conclut  à  l'adoption  de  la 
proposition.  Il  en  fut  de  même  de  tous  les  autres. 1 

La  Chambre  des  communes,  suffisamment  éclairée,  arrêta 
à  l'unanimité  (moins  une  voix),  qu'un  message  motivé  et 
raisonné  serait  porté  au  Président  d'Haïti,  par  une  grande 
députation  à  la  tête  de  laquelle  se  trouveraient  son  prési- 
dent et  ses  deux  secrétaires.  Ce  message  fut  approuvé  le 
17  juin,  en  comité  général. — Rédigé  avec  beaucoup  de 
convenance,  cet  acte  débuta  par  une  précaution  oratoire 
propre  à  le  bien  faire  accueillir  par  Boyer  :  «  Président, 
»  dirigés  par  les  puissantes  inspirations  du  bien  public,  et 
»  les  idées  de  concours  et  d'harmonie  qui  doivent  à  jamais 
»  cimenter  l'alliance  des  pouvoirs  constitutionnels,  les 
»   représentais  de  la  nation,    organes  des  vœux  et  des 

1  Bulletin  des  lois,  n°  8,  séance  du  16  juin. 


296  études  sur  l'histoire  d'haiti. 

»  besoins  du  pays,  vous  adressent  une  dépu talion,  non 
»  pour  revendiquer  des  attributions,  mais  pour  vous  expo- 
»  ser  les  nécessités  de  porter  quelques  modifications  à  la 
i>  loi  sur  l'impôt  des  douanes...  *  Rappelant  ensuite  à 
Boyer,  qu'en  présentant  la  loi  dont  s'agit,  il  avait  dit  à  la 
législature  que  c'était  dans  les  vues  «  d'améliorer  le  système 
monétaire  du  pays,  »  le  message  exposait  que  la  crise  finan- 
cière que  subissaient  alors  l'Europe  et  les  États-Unis,  pro- 
duisait des  effets  désastreux  sur  le  commerce  et  l'industrie 
d'Haïti,  et  privait  le  peuple  des  objets  de  première  néces- 
sité, en  menaçant  notre  système  monétaire  d'une  chute 
funeste.  Enfin,  la  Chambre  concluait  à  demander  au  Prési- 
dent «  une  loi  suspensive  du  payement  des  droits  en  mon- 
»  naies  étrangères,  laquelle  reparaîtrait  dans  une  occasion 
»  plus  heureuse^  »  et  elle  manifestait  l'espoir  qu'elle  avait 
dans  le  succès  de  sa  démarche,  qui  se  réaliserait  au  retour 
de  sa  députation. 

Averti  par  un  autre  message  qui  lui  demandait  l'heure  à 
laquelle  cette  députation  pouvait  se  présenter  au  palais, 
Boyer  la  reçut  avec  cette  politesse  exquise  qui  le  distinguait. 
Laissons  parler  H.  Dumesle  rendant  compte  à  la  Chambre 
de  cette  conférence.  «  L'accueil  gracieux  que  le  chef  du 
»  pouvoir  exécutif  a  fait  à  votre  députation  est  le  présage 
»  du  succès  que  vous  avez  droit  d'attendre  d'une  démarche 
»  aussi  nationale  que  juste  et  raisonnable.  La  conférence 
»  a  embrassé  les  intérêts  publics,  liés  aux  effets  de  la  loi 
»  qui  fixe  votre  sollicitude;  elle  s'est  terminée  par  l'assu- 
»  rance  que  le  Président  d'Haïti  donne  à  la  Chambre,  qu'ap- 
»  préciant  sa  pureté  d'intention,  il  méditera  sur  l'objet  du 
»  message  et  les  explications  données,  et  qu'il  fera  inces- 
»  samment  parvenir  sa  réponse  à  la  Chambre.  » 

Après  ces  paroles  prononcées  en  séance  publique, — 


[1857]  CHAPITRE    VI.  297 

représentais,  commerçans  nationaux  et  étrangers,  citadins 
de  la  capitale  et  autres  villes  de  la  République,  tous  s'at- 
tendaient à  ce  qu'un  projet  de  loi  serait  adressé  à  la  Chambre 
par  le  pouvoir  exécutif,  pour  remplir  le  but  proposé.  Mais 
Boyer  méditait  encore  le  10  juillet,  quand  arriva  le  moment 
de  la  clôture  de  la  session  législative,  et  sa  réponse  fut  con- 
signée dans  une  «  proclamation  adressée  aux  Haïtiens  :  » 
nous  en  parlerons  bientôt. 

En  attendant,  le  28  juin,  veille  de  la  Saint-Pierre,  fête  pa- 
tronale adoptée  par  Boyer,  la  Chambre  lui  vota  une  adresse 
de  félicitations,  proposée  par  son  bureau  et  lue  en  séance 
publique  par  D.  Saint-Preux,  l'un  des  secrétaires.  Elle  fut 
expédiée  sous  la  forme  d'un  message,  attendu  que  le  Prési^ 
dent  restait  absent  de  la  capitale  ce  jour-là.  La  Chambre 
disait  :  «  Président,  c'est  un  usage  vénéré  chez  les  peuples 
»  libres  et  jaloux  de  leurs  droits,  d'honorer  leur  premier 
»  magistrat  dans  les  solennités  et  aux  jours  consacrés  à  la 

»  joie  et  aux  souhaits Représentant  de  toutes  les  affec- 

»  tions  du  pays  et  expression  des  désirs  populaires,  la 
»  Chambre  est  profondément  persuadée,  et  aime  à  le 
»  répéter  :  la  gloire,  cet  aliment  des  grandes  âmes,  serait 
»  sans  attrait  pour  vous,  si  elle  ne  devait  produire 
»  la  félicité  publique,  objet  de  vos  vœux  les  plus  chers. 
»  Que  cette  noble  et  généreuse  pensée  dirige  à  jamais 
»  votre  cœur  !  etc.  » 

ïl  était  impossible,  vraiment,  de  faire  plus  d'avances  pour 
concilier  le  droit  constitutionnel  de  la  représentation  natio- 
nale avec  les  prérogatives,  également  constitutionnelles, 
du  chef  de  l'État;  et  dans  le  cas  où  elles  n'aboutiraient  pas 
au  gré  des  désirs  de  l'Opposition,  elles  devaient  être  en 
quelque  sorte  comme  des  fleurs  dont  on  ornerait  la  vic- 
time, avant  de  la  sacrifier  sur  «  l'autel  de  la  patrie.» 


298  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

Le  3  juillet,  Boyer  répondit  à  ce  message  en  exprimant  à 
la  Chambre  combien  il  était  sensible  à  ses  vœux  pour  sa 
conservation  :  «  En  associant  mon  bonheur  à  celui  de  la 
»  nation,  la  Chambre  a  toujours  compris  la  pensée  qui, 
»  seul,  anime  mon  existence,  et  pour  l'accomplissement  de 
»  laquelle  je  consacrerai  mes  veilles  et  ma  plus  vive  solli- 
»  citude.  » 

Enfin,  il  fallut  clore  la  session.  Le  10  juillet,  la  Chambre, 
réunie  en  séance  publique,  forma  une  députation  pour  aller 
annoncer  cette  fin  de  travaux  au  Président  d'Haïti .  H.  Du- 
mesle,  en  sa  qualité  de  président,  était  placé  pour  la  diriger; 
mais  avant  de  lever  la  séance,  il  prononça  le  discours  suivant, 
vraie  «  protestation  »  contre  le  manque  de  tout  projet  de  loi 
de  la  part  du  pouvoir  exécutif,  notamment  en  ce  qui  concer- 
nait la  démarche  infructueuse  de  la  Chambre.  Aussi  bien, 
il  nous  faut  produire  ce  discours  tout  entier,  afin  que  l'on 
comprenne  les  événemens  qui  eurent  lieu  en  1858;  car  il 
en  était  comme  le  précurseur.  H.  Dumesle  dit  aux  repré- 
sentai : 

«  Législateurs,  en  terminant  la  première  session  de  cette 
législature,  j'éprouve  le  besoin  de  vous  entretenir  des 
hautes  pensées  qui  en  ont  marqué  le  cours.  Sans  doute, 
elle  a  été  stérile,  si  on  la  considère  sous  le  point  de  vue  des 
améliorations  que  le  pays  avait  droit  d'attendre  ;  mais  cette 
stérilité  ne  nous  a  pas  fait  désespérer  du  bien  public.  Vous 
avez  fécondé  Y  avenir,  en  jetant  les  semences  de  ces  idées 
de  rajeunissement  social  qui  honorent  l'intelligence  du 
siècle,  et  si  la  nation  vous  demande  ce  que  nous  avons  fait 
pour  réaliser  ses  espérances,  vous  répondrez  : 

«  Nous  avons  proclamé  des  principes  dont  les  rapports 
intimes  avec  la  loi  des  lois,  font  sentir  la  nécessité  du  per- 
fectionnement politique  et  moral  auquel  toute  société  doit 


[1837]  CHAPITRE   VI.  299 

aspirer  :  nous  les  avons  posés  dans  nos  règlemens,  pour 
leur  présenter  notre  premier  tribut  d'hommage,  et  là,  ils 
ont  attesté  que  le  respect  de  la  liberté  est  consécrateur  du 
pouvoir;  là,  nous  vous  avons  offert  de  nouvelles  garanties 
de  la  sincérité  de  notre  dévouement,  nous  avons  lié  notre 
conscience  à  nos  devoirs  par  le  serment  solennel  de  ne 
jamais  les  trahir. 

»  Vous  lui  direz  aussi  :  —  que  dans  l'examen  des  comp- 
îes  généraux  de  la- République,  vous  avez  taché  de  répandre 
la  lumière  sur  toutes  les  parties  où  il  était  de  son  intérêt 
d'être  éclairé;  et  elle  se  convaincra  que  les  transactions  les 
plus  importantes  doivent  cesser  d'être  un  mystère  pour  elle, 
qu'elle  peut  aujourd'hui  embrasser  d'un  seul  coup  d'œil  le 
tableau  de  ses  dépenses  et  de  ses  revenus;  et  son  bon  sens 
lui  révélera  que  les  sources  de  la  prospérité  publique  ne 
sont  pas  taries,  mais  qu'il  faut,  pour  les  développer,  renon- 
cer à  cesvieilles  théories  minées  par  le  temps  et  dont  l'expé- 
rience a  démontré  l'illusion,  et  à  ces  utopies  qui  n'ont 
d'autres  bases  que  le  désir  imprudent  d'innover;  qu'il  ne 
faut  s'arrêter  qu'aux  utiles  et  salutaires  pensées  de  régé- 
nérer l'Etat  dans  ses  institutions. 

»  Vous  direz  à  cette  nation  intéressante,  mais  souvent 
froissée  dans  ses  espérances  :  —  l'ignorance  et  la  mauvaise 
foi  avaient  osé  mettre  en  doute  le  droit  qu'ont  vos 
mandataires  d'exprimer  vos  sentimens,  vos  vœux  et  vos 
besoins;  elles  contestaient  à  votre  représentation  la  puis- 
sance d'opinion!  mais  terrassées  par  l'Hercule  de  la  raison, 
—  l'évidence,  —  elles  se  sont  vues  forcées  de  fléchir  la  tête 
devant  ces  principes  proclamés  par  la  liberté  en  présence 
des  siècles. 

»  Vous  direz  :  —  vos  députés  ont  fait  usage  du  droit  le 
plus  précieux  à  l'existence  du  corps  social;  ils  ont  soutenu 


500  ÉTUDES    SUR     L  HISTOIRE    D  HAÏTI. 

cette  vérité  :  aucune  des  affaires  du  pays  ne  peut  être 
étrangère  aux  intéressés  à  sa  conservation.  Mais  unissant 
toujours  la  modération  aux  hauts  sentimens  du  devoir  et 
de  la  responsabilité,  ils  ont  demandé  au  chef  du  pouvoir 
exécutif  un  projet  suspensif  du  mode  de  perception  de 
l'impôt  des  douanes;  et,  si  des  raisons  d'État  ont  porté 
le  premier  au  magistrat  de  la  République  à  ajourner  sa 
réponse  au  message  qui  lui  a  été  adressé,  la  nation  vous 
saura,  sans  doute,  gré  et  de  votre  noble  et  généreuse 
entreprise,  et  du  sacrifice  que  vous  avez  offert  à  l'union 
et  à  la  concorde  ; 

»  Vous  lui  direz,  enfin,  et  je  le  dirai  avec  vous  :  —  le 
patriotisme,  cette  vie  du  corps  politique,  a  dirigé  toutes 
nos  pensées  dans  le  cours  de  cette  session  ;  il  a  élevé  nos 
âmes  à  la  hauteur  de  notre  mission  ;  et  si  nous  avons  peu 
fait  pour  vous,  nous  n'avons  pas  compromis  l'avenir,  nous 
n'avons  pas  aliéné  les  espérances  que  vous  avez  confiées  à 
notre  garde  ;  ces  espérances  ne  seront  pas  trompées,  nous  en 
attestons  les  souvenirs  glorieux  de  la  patrie,  ces  souvenirs 
inspirateurs  de  sublimes  dévouemens  ;  nous  en  attestons 
la  sollicitude  du  chef  illustre  qui  préside  la  République, 
consolante  sollicitude  qui  promet  au  pays  une  prochaine 
régénération  politique  et  morale  !!! ]  » 

Et,  après  ce  discours  qui  faisait  adroitement  un  appel  à 
l'opinion  publique,  qui  se  terminait  par  une  sanglante 
ironie  envers  «  le  chef  illustre,  »  la  séance  fut  levée  aux 
cris  de  :  Vive  la  République  !  Vive  la  Constitution!  Vive  le 
Président  d'Haïti  ! 

Le  Président  ne  fut  sans  doute  pas  dupe  de  ce  dernier 


1  Boyer  avait  employé  deux  fois  le  mot  sollicitude  :  dans  son  discours  à  l'ouverture 
de  la  session  et  dans  son  message  en  réponse  à  celui  de  la  Chambre,  à  l'occasion  de  la 
Saint-Pierre. 


[1857]  CHAPITRE    VI.  501 

cri  qui  semblait  un  vœu  pour  sa  conservation  au  pouvoir. 
Aussi  bien,  il  devait  une  réponse  au  message  de  la  Cham- 
bre, voté  avec  solennité,  relatif  à  la  perception  des  droits 
d'importation  en  monnaies  étrangères  ;  et  cette  réponse,  il 
la  fit  dans  sa  proclamation  du  20  juillet.  Il  y  dit  que  le  ma- 
laise qu'éprouvait  le  pays  était  dû  surtout  à  la  crise  finan- 
cière que  subissaient  l'Europe  et  les  Élats-Unis  depuis  une 
année.  «  Privé  tout  à  coup  du  crédit  qui  le  soutenait  au 
»  dehors,  le  commerce  s'est  vu  forcé  de  ralentir  le  mou- 
»   vement  de  ses   importations;   et  la  rareté  des  objets 
»  de  première  consommation  (des  comestibles  tirés  des 
»  États-Unis)  faisant  hausser  leur  prix,  a  rendu  plus  dif- 
»   ficile  la  subsistance  du  peuple  que  son   intérêt  bien 
»   entendu  ne  devrait  faire  dépendre  que  de  lui-même. 
»  A  cette  cause,  il  faut  en  ajouter  une  autre  qui  n'a  pas 
»  peu  contribué  à  aggraver  la  position  du  pays.  Une  lon- 
»   gue  sécheresse  a  frappé  pour  ainsi  dire  à  la  fois  les  diffé- 
»  rentes  parties  du  territoire  de  la  République,  et  a  ravi 
»  à  la  population   ses  principales  ressources.  De  là   ce 
»  malaise  général  que  toutes  les  classes  de  la  société  ont 
»  plus  ou  moins  éprouvé  et  que  la  malveillance  a  cherché 
»   à  exploiter,  en  lui  attribuant  une  origine  de  tout  autre 
t>  nature...  Chez  les  autres  nations,  la  crise  est  née  de 
»   l'enivrement  des  spéculations...  Chez  nous,  elle  n'a  été 
»  que  le  résultat  d'une  réaction;  c'est  le  contre-coup  de 
»  la  commotion  qui  ébranle  encore  les  pays  étrangers 
»  avec   lesquels  nous  sommes   le  plus   en  rapport.  Le 
»   gouvernement  pouvait-il  empêcher  le  mal?  Non,  sans 
»  doute...  '  » 


\  Une  situation  semblable  vient  d'avoir  lien  en  Haïti,  au  temps  où  j'écris  cette  partie 
de  mes  Éludes.  La  crise  financière  commencée  aux  Etats-Unis  à  la  fin  de  1857  et  qui  a 
produit  tant  de  désastres  en  Europe  et  même  dans  l'Amérique  méridionale,  a  en  son 
couire-coup  à  Haïti;  des  suspensions  de  payement,  des  faillites,  des  banqueroutes  fiaudu- 


302  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI.    - 

Et  Boyer  rappela  à  cette  occasion  ses  fréquentes  instruc- 
tions données  aux  autorités  chargées  de  le  seconder,  afin 
de  veiller  à  la  plantation  des  vivres  pour  la  subsistance 
du  peuple.  Il  leur  parla  encore  de  ces  soins  qu'elles  ne 
devaient  pas  négliger  ;  il  dit  aux  citoyens,  en  général, 
qu'ils  devaient  se  livrer  au  travail  et  observer  une  sage 
économie  pour  assurer  des  moyens  d'existence  à  eux  et 
à  leurs  famillesrJattendu  que  «  d'ailleurs,  des  événemens 
»  inattendus  pouvaient  subitement  interrompre  les  rela- 
»   tions  du  commerce  étranger  avec  la  République...  » 

Le  Président  était  fondé  à  tenir  ce  langage  à  la  nation, 
pour  la  dissuader  d'écouter  celui  de  cette  Opposition  systé- 
matique qui  ne  visait  qu'à  obtenir  une  popularité  dan- 
gereuse pour  la  société  :  systématique,  en  ce  qu'elle 
reconnaissait  elle-même  que  «  des  raisons  d'Etat  m  com- 
mandaient, non  «  l'ajournement  »  de  la  réponse  au  mes- 
sage de  la  Chambre,  mais  le  maintien  de  la  loi  qui  faisait 
payer  les  droits  d'importation  en  monnaies  étrangères; 
car  les  tribuns  qui  la  dirigeaient,  n'ignoraient  pas  que 
cette  mesure  avait  été  prise  en  vue  de  faciliter  nos  arran- 
gemens  avec  la  France,  bien  que  le  gouvernement  eût  dit 
que  c'était  pour  améliorer  le  système  monétaire  du  pays. 

0 

lis  savaient  que  dans  cette  année,  une  somme  de  plus  de 
500  mille  piastres  avait  été  remise  à  la  maison  Ed.  Lloyd 
et  Cie,  pour  être  expédiée  en  France.  Leurs  intimes  rela- 
tions avec  le  secrétaire  d'État  Imbert  (personne  ne  l'ignore) 
les  mettaient  à  même  de  savoir  toutes  les  opérations  fi- 
nancières de  l'État. 

Il  est  vrai  ensuite  que  la  sécheresse  de  1857  fut  extraor- 

leuses  ont  atteint  une  foule  de  personnes  dans  leurs  moyens  d'existence;  le  café  do  ce 
p.'.ys,  qui  se  vendait  en  Europe  à  72  fr.  les  100  kilogrammes  j  est  tombé  tout  à  coup 
à  SOfr.,  etc.  Le  gouvernement  haïtien  actuel  «  pouvait-il  empocher  le  mal  »  qui  est  ré- 
sulté de  toutes  ces  causes? 


[1857]  CHAPITRE   VI.  505 

dinaire,  qu'elle  diminua  excessivement  les  vivres  cultivés 
dans  le  pays,  en  influant  également  sur  la  production  des 
denrées  d'exportation,  principalement  le  café  dont  la  ré- 
colte ne  s'éleva  qu'à  environ  51  millions  de  livres,  tandis 
que  1856  en  avait  produit  57  millions  et  que  1858  en  offrit 
près  de  50  millions  à  l'exportation.  La  crise  financière  des 
pays  étrangers,  survenant  dans  cette  circonstance,  les  États- 
Unis  ne  purent  expédier  à  Haïti  autant  de  comestibles  que 
d'habitude  ;  de  là  la  cherté  excessive  des  alimens.  Les 
commerçant  étrangers  et  nationaux,  qui  inspirèrent  la 
proposition  Couret,  savaient  fort  bien  toutes  ces  choses  ; 
mais  à  côté  de  la  gêne  que  leur  occasionnait  passagèrement 
la  crise  financière  au  dehors,  pour  payer  les  droits  d'im- 
portation en  monnaies  étrangères,  se  trouvait  l'urgente  né- 
cessité permanente  d'assurer  au  trésor  de  la  République  des 
ressources  claires  pour  payer  la  dette  nationale  ;  ils  ne  l'i- 
gnoraient pas  non  plus. 

Il  y  avait  une  autre  cause  qui  contribuait  au  malaise  du 
commerce,  et  elle  était  aussi  indépendante  de  la  volonté  du 
gouvernement.  Une  grande  quantité  de  café  d'Haïti  se  ven- 
dait en  France.  Jusqu'en  1856,  cette  denrée  y  payait  les 
mêmes  droits  que  les  cafés  de  toutes  autres  provenances,  à 
l'exception  de  ceux  des  colonies  françaises  toujours  favo- 
risés, comme  de  raison.  Dans  cette  année,  le  17  maL,  la 
France,  dans  la  vue  de  faciliter  la  grande  navigation  de  ses 
bâtimens  marchands,  de  former  des  matelots,  rendit  une 
loi  qui  abaissa  les  droits  à  l'entrée  des  cafés  de  l'Inde,  en 
maintenant  ceux  que  payaient  les  cafés  d'Haïti,  soit  par  na- 
vires français,   soit  par  navires  étrangers  1.  Il  s'ensuivit 

■1  Par  cette  loi  du  17  mai  1836,  les  cafés  de  l'Inde  payaient,  par  navires  français, 
62  fr.,  par  navires  étrangers,  105  fr.;  ceux  d'Haïti  payaient  par  navires  français,  95  fr., 
par  navires  étrangers,  105  fr.  ;  la  différence  était  donc  de  33  fr.  au  désavantage  des  eafés 
d'Haïti  importés  en  France  par  les  navires  français. 


504  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

naturellement  un  désavantage  pour  ce  produit  d'Haïti  dans 
les  ports  de  France,  en  même  temps  que  la  crise  financière 
en  faisait  tomber  le  prix  vénal,  de  72  francs  à  50  et  même 
au-dessous,  les  1 00  kilogrammes  ;  de  là  des  pertes  subies 
par  le  commerce  haïtien. 

Il  y  avait,  enfin,  une  autre  considération  en  faveur  du 
maintien  de  la  mesure  administrative  qui  fait  l'objet  de 
cette  discussion.  On  a  vu  cette  Opposition  arriver  au  pou- 
voir dirigeant  six  ans  après  ;  s'est-elle  empressée  d'abroger 
la  loi  contre  laquelle  elle  se  récriait  en  1857?  Elle  l'a  main- 
tenue au  contraire,  et  par  les  mêmes  motifs  qu'avait  Boyer  : 
donc  elle  était  systématique. 

Deux  jours  après  la  proclamation  du  Président,  il  parut 
sur  le  journal  officiel,  un  avis  qui  annonçait  au  public  : 
que  le  Sénat  avait  rejeté  les  deux  lois  votées  par  la  Chambre 
des  communes,  sur  les  patentes  et  sur  l'impôt  foncier.  Le 
Sénat  ne  motiva  point  ce  rejet,  en  vertu  de  l'art.  154  de  la 
constitution;  mais  c'était  à  cause  de  la  confusion  rétablie 
par  la  Chambre,  entre  les  dispositions  relatives  à  l'assiette 
de  ces  impôts  et  celles  concernant  leur  régie. 

Se  prévalant  de  ce  rejet  constitutionnel,  le  26  juillet,  le 
Président  adressa  au  secrétaire  d'État  une  dépêche  rendue 
publique,  par  laquelle  il  l'en  informait  et  lui  ordonnait,  en 
conséquence^  de  maintenir  la  perception  de  ces  deux  im- 
pôts en  vertu  des  lois  du  7  juillet  1855,  prorogées  par 
celles  du  8  novembre  1856,  qui  continuaient  d'être  en  vi- 
gueur, disait-il,  puisqu'elles  n'avaient  pas  été  abrogées 
par  une  autre  loi. 

On  trouve  les  raisonnemens  sur  lesquels  s'appuyaient 
Boyer  à  ce  sujet,  dans  la  circulaire  du  8  août  suivant  qui 
fut  adressée  par  M.  Imbert,  aux  conseils  de  notables  des 
communes  de  la  République.  Il  établissait  d'abord  :  que  le 


[1857)  CHAPITRE    VI.  505 

trésor  ne  pouvait  être  privé  d'une  portion  de  ses  ressources, 
parce  que  le  Sénat  avait  rejeté  ces  deux  lois;  que  l'art.  5 
du  code  civil  portait  textuellement  «  qu'aucune  loi  ne  peut 
»  être  abrogée  ni  suspendue  que  par  une  autre  loi.»  Il  di- 
sait ensuite  ;  «  l'art.  57  de  la  constitution  dit  bien  que  la 
»  Chambre  des  communes  détermine  la  durée  des  contri- 
»  butions  publiques  ;  mais  que  signifie  cette  disposition,  si 
»  ce  n'est  que  la  Chambre  a  la  latitude  d'établir  l'impôt 
»  pour  le  temps  qu'elle  jugera  convenable?  Peut-on,  avec 
»  quelque  fondement,  en  induire  que  l'impôt  se  trouve 
»  détruit  dès  l'expiration  de  l'époque  pour  laquelle  il  a  été 
»  réglé,  si  la  législature  ne  l'a  pas  renouvelé  pour  une 
»  époque  suivante?  D'ailleurs,  cette  latitude  de  déterminer 
»  la  durée  de  l'impôt  entraîne  nécessairement  la  condition 
»  de  le  fixer  de  nouveau  à  chaque  expiration  ;  et  s'il  y  a 
»  empêchement  à  cette  formalité,  il  y  a  aussi  forcément  pro- 
»  rogation  de  l'impôt  tel  qu'il  existe.  Enfin,  l'article  cons- 
»  titutionnel  précité,  n'établissant  rien  qui  soit  contraire 
»  au  principe  posé  par  l'art.  3  du  code  civil,  ce  principe 
»  subsiste  dans  toute  sa  force  :  les  lois  d'impôts  doivent, 
»  comme  les  autres  lois,  continuer  de  recevoir  leur  exécu- 
»  tion  tant  qu'elles  ne  sont  pas  abrogées.  »  En  conséquence, 
M.  Imbert  invita  les  conseils  de  notables  à  concourir  avec 
les  agents  de  l'administration  des  finances^  qui  avaient 
reçu  des  ordres  à  cet  effet,  au  maintien  de  la  perception 
des  impôts  dont  il  s'agissait.  Le  même  jour,  il  répondit  à  la 
dépêche  du  Président  pour  l'informer  qu'il  avait  donné 
des  instructions  en  exécution  de  ses  ordres  ' . 

Aux  raisonnemens  ci-dessus,  on  pouvait  ajouter,  que  la 

1  Quoique  opposant  au  fond  du  cœur,  M.  Imbert  n'hésitait  nullement  à  donner  tous 
les  ordres  nécessaires  à  la  marche  du  service.  Cela  peut  paiaitre  singulier  ;  mais  sa  con- 
duite s'explique  par  l'amour  qu'il  avait  pour  sa  haute  situation  dans  la  République;  il  ne 
voulait  pas  la  perdre  par  un  refus. 

t.    x.  20 


506  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

Chambre  des  communes  elle-même  avait  reconnu  la  néces- 
sité de  ces  impôts,  puisqu'elle  les  avait  votés  spontanément, 
malgré  son  opposition  à  la  distinction  établie  en  1854-  par 
la  précédente  législature,  d'accord  avec  le  pouvoir  exécutif 
et  le  Sénat.  Quant  au  Sénat,  il  devait  être  conséquent  avec 
lui-même,  en  maintenant  la  distinction  entre  ce  qui  était 
des  attributions  de  la  Chambre  et  ce  qui  était  de  celles  du 
Président  d'Haïti,  puisque  ce  fut  sur  ses  propres  observa- 
tions :  le  seul  moyen  qu'il  avait  de  le  faire  était  de  rejeter 
les  deux  lois.  Mais  cette  décision,  après  le  refus  qu'il  avait 
fait  de  convoquer  la  haute  cour  de  justice,  en  1835,  sur  la 
demande  de  H.  Dumesle  et  D.  Saint-Preux,  fit  naître  entre 
ces  deux  branches  du  corps  législatif  une  froideur  qui  éclata 
l'année  suivante  :  ces  deux  représen  tans  excitèrent  la  majo- 
rité de  la  Chambre  des  communes  qu'ils  influencèrent. 

Le  9  août,  par  suite  de  sa  proclamation  sur  la  crise 
,/  financière,  et  d'un  ouragan  qui  venait  de  passer  sur  divers 

points  du  pays,  le  Président  publia  un  arrêté  pour  enjoin- 
dre aux  commandans  d'arrondissement  de  faire  faire  des 
plantations  de  vivres  de  toute  espèce,  en  grande  quantité. 

Peu  auparavant,  au  mois  de  mai,  la  réorganisation  du 
lycée  national  du  Port-au-Prince  avait  eu  lieu  sous  la  di- 
rection intelligente  et  dévouée  du  citoyen  P.  Faubert, 
succédant  à  feu  M.  Saint-Macary.  Le  2  septembre,  la  com- 
mission d'instruction  publique  améliora  le  régime  de  cet 
établissementpar  un  nouveau  règlement  basé  sur  l'ancien; 
et  il  continua  de  produire  d'heureux  résultats  par  les  soins 
de  son  directeur. 

Au  moment  où  la  clôture  delà  session  allait  porter  le 
Sénat  à  s'ajourner,  le  Président  d'Haïti  crut  devoir  le 
consulter  de  nouveau  sur  les  questions  pendantes  entre  la 


[1857]  CHAPITRE    VI.  507 

France  et  la  République.  On  trouvera  ses  motifs  exprimes 
dans  le  message  suivant  qu'il  adressa  au  Sénat,  sous  la  date 
du  5  juillet. 

«  Citoyens  sénateurs, 

»  Par  mon  message  en  date  du  1 1  janvier  1855,  je  fis 
connaître  au  Sénat  quelle  était  à  cette  époque  la  situation 
des  négociations  entamées  par  le  gouvernement  de  la 
République  avec  le  gouvernement  français,  pour  parvenir  à 
la  conclusion  d'un  traité  définitif,  et  je  réclamai  le  concours 
de  l'opinion  de  chacun  de  ses  membres  sur  la  ligne  de 
conduite  qu'il  convenait  le  mieux  d'adopter  dans  un  tel 
état  de  choses. 

»  Le  Sénat,  en  motivant  son  opinion  sur  les  différens 
points  que  j'avais  présentés  à  son  examen,  approuva,  par 
sa  réponse  du  15  du  même  mois,  signée  par  tous  les  mem- 
bres présens  à  la  séance  du  jour,  les  résolutions  prises  par 
le  gouvernement  haïtien. 

»  Dès  lors  j'ai  suivi  avec  persévérance  la  marche  que  je 
m'étais  tracée;  mais  comme,  dans  l'intervalle  des  deux 
années  qui  se  sont  écoulées,  le  Sénat  a  été  renouvelé  en 
partie  1,  et  que,  par  suite  du  remboursement  fait  au  trésor 
de  France  du  capital  de  4,848,905  fr.  dont  il  avait  fait, 
dans  le  temps,  l'avance  pour  le  service  de  l'emprunt  de 
1825,  il  est  possible  que  le  gouvernement  français  reprenne 
les  négociations  déjà  entamées,  j'ai  jugé  convenable  de 
rappeler  officiellement  ici  les  propositions  contenues  dans 
ma  dépêche  du  11  janvier  1855,  pour  avoir  actuellement  la 
pensée  du  Sénat;  et,  quoique  je  ne  doute  pas  que  son  opi- 
nion ne  soit  conforme  à  celle  motivée  dans  son  message  du 


1  Dans  cette  session  de  1837,  il  se  trouvait  dix  nouveaux  sénateurs  qui  n'a- 
vaient point  participé  aux  résolutions  de  1835,  sur  quatorze  membres  qui  furent  alors 
consultés. 


508  ÉTUDES    SUB    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

15  du  susdit  mois,  j'éprouve  toujours  de  la  satisfaction, 
chaque  fois  que  l'occasion  se  présente,  de  lui  donner  la 
preuve  de  la  confiance  que  je  place  en  son  patriotisme 
éclairé,  et  du  désir  que  j'ai  de  m'étayer  constamment  de 
son  concours  pour  consolider  la  gloire,  le  bonheur  et  l'in- 
dépendance souveraine  de  la  République. 

«  J'attends  donc  à  cet  égard  la  réponse  du  Sénat  au  pré- 
sent message,  dans  la  même  forme  que  celle  adoptée 
en  1855,  et  j'ai  l'honneur  de  le  saluer  avec  une  haute  con- 
sidération. Signé  :  Boyer.  » 

Le  8  juillet,  le  Sénat  répondit  ainsi  : 
«  Président, 

»  Le  Sénat  a  l'honneur  de  vous  accuser  réception  de 
votre  message  en  date  du  5  de  ce  mois,  par  lequel  V.  E.  lui 
témoigne  le  désir  d'avoir  l'opinion  de  ses  membres  réunis 
en  majorité,  sur  les  mêmes  communications  contenues  dans 
son  message  en  date  du  11  janvier  1855. 

»  Les  circonstances  n'ayant  point  changé  nos  relations 
politiques  avec  la  France,  les  nouveaux  sénateurs,  d'accord 
avec  les  anciens,  et  animés  des  mêmes  sentimens  patrioti- 
ques, ne  forment  qu'un  faisceau  pour  manifester  ensemble 
l'intention  bien  prononcée  de  persévérer  dans  l'opinion 
émise  précédemment  par  le  Sénat,  dans  son  message  du 
15  janvier  1855,  dont  ils  reproduisent  ici  les  différens 
points  qui  tendent  : 

»  1°  A  réduire  le  solde  de  l'indemnité  à  quarante-cinq 
millions  de  francs; 

»  2°  A  payer  cette  somme  en  quarante-cinq  ans,  en  se 
réservant  la  faculté  de  la  payer  plus  tôt,  si  les  ressources  du 
pays  en  donnent  la  possibilité; 

»  5"  A  régler  ce  payement  par  une  convention  finan- 
cière ; 


[1857]  CHAPITRE  VI.  509 

»  4°  A  obtenir  un  traité  d'amitié  et  de  commerce  sur  le 
pied  respectif  de  la  nation  la^plus  favorisée,  pour  régler  les 
rapports  politiques  entre  les  deux  pays. 

»  Tels  sont,  Président,  les  vœux  que  forme  le  Sé- 
nat. 

»  Il  a  l'honneur  de  saluer  V.  E.  avec  la  plus  haute  con- 
sidération. 

»   Signé  :  J.-J.  Delmonte,  président  ;  J.  Georges  et  Longf 
champ,  secrétaires;  N.  Yiallet,    J.    Noël,,  J.-B.    Bavard, 
J.-P.  Oriol,  Gayot,  Madiou,  Bazelais,  D.  Maillard,   Pierre  y  - 
André,  Bouzi  et  B.  Ardouin.   » 

Trois  mois  après  cet  échange  de  messages  entre  le  Prési- 
dent et  le  Sénat,  les  journaux  français  parvenus  à  Haïti  an- 
noncèrent qu'un  agent  y  viendrait  incessamment  pour 
régler  et  décider  définitivement  les  questions  subsistantes 
depuis  si  longtemps  entre  la  France  et  la  République.  En 
cette  circonstance,  il  était  du  devoir  du  Président  d'infor- 
mer la  nation  de  tout  ce  qui  avait  eu  lieu  entre  le  gouver- 
nement haïtien  et  le  gouvernement  français,  à  partir  de  la 
rupture  des  relations  diplomatiques  signifiée  en  1851  par  le 
consul  général  Molien.  Tel  fut  l'objet  de  la  proclamation 
du  22  octobre.  Boyer  y  mit,  comme  toujours,  une  grande 
modération  clans  ses  termes,  ainsi  qu'il  convenait  à  la  di- 
gnité d'un  chef  d'État  parlant  au  nom  de  ses  concitoyens. 
Après  la  mention  de  toute  la  correspondance  échangée  entre 
les  deux  gouvernemens,  depuis  le  départ  de  M.  Molien  jus- 
qu'au retour  de  M.  Dupetit-Thouarsdesa  mission  en  1855; 
de  celle  échangée  entre  le  Président  d'Haïti  et  le  Sénat  dans 
cette  année  et  tout  récemment  encore,  dans  laquelle  il 
obtint  l'approbation  motivée  de  ce  corps;  après  avoir  exposé 
les  quatre  points  de  ses  propositions  au  gouvernement  fran- 
çais, tels  qu'on  vient  de  les  lire  dans  le  dernier  message  du 


510  ÉTUDES    SUR    L.' HISTOIRE    d' HAÏTI. 

Sénat,  et  annoncé  que  le  trésor  de  France  avait  reçu  le  rem- 
boursement de  ses  avances;  le  Président  dit  : 

«  Le  commissaire  dont  on  annonce  la  prochaine  arrivée, 
vient-il,  dans  un  esprit  de  conciliation,  pour  régler  les 
propositions  que  nous  avons  faites  à  son  gouvernement? 
Si  telle  est  sa  mission,  il  trouvera  dans  le  gouvernement 
haïtien  le  désir  sincère  de  se  prêter  a  tout  arrangement  pos- 
sible, et  qui  soit  surtout  compatible  avec  l'honneur  natio- 
nal. Si,  au  contraire,  comme  un  bruit  généralement  ré- 
pandu semble  l'accrédjter,  il  s'avance,  entouré  de  l'appareil 
de  la  guerre,  avec  la  prétention  de  nous  imposer  des  con- 
ditions que  tout  peuple  libre  doit  rougir  d'accepter,  la 
nation  se  rappellera  sa  première  énergie,  elle  sera  fidèle  au 
serment  qu'elle  a  fait  de  défendre  à  extinction  ses  droits  et 
son  indépendance. 

»  Haïtiens,  soyez  calmes,  mais  soyez  prêts  à  tout  événe- 
ment. Que  votre  confiance  réponde  toujours  au  dévoue- 
ment du  Président  d'Haïti  pour  vos  intérêts  les  plus  sacrés. 
Montrez,  jusqu'au  dernier  moment,  votre  respect  invio- 
lable pour  le  droit  des  gens^  et  que  le  monde  entier,  en  ad- 
mirant votre  modération  et  votre  héroïsme,  reconnaisse  que 
vous  êtes  dignes  du  rang  auquel  votre  courage  vous  a  élevés 
parmi  les  nations  civilisées.  » 

Cette  proclamation  était  tout  ce  qu'il  fallait  dans  la 
circonstance.  Elle  exposait  parfaitement  les  questions  à 
résoudre  entre  la  France  et  Haïti  ;  et,  en  disant  que  «  le 
»  gouvernement  haïtien  avait  le  désir  sincère  de  se  prêter 
s>  à  tout  arrangement  possible,  »  le  Président  déclarait 
par  cela  même  qu'en  faisant  .ses  propositions,  il  n'avait 
pas  entendu  signifier  un  ultimatum  au  gouvernement  fran- 
çais :  ce  qui  eût  été  fort  déplacé  de  sa  part,  et  dans  la 
position  d'Haïti  comme  débitrice  d'une  somme  énorme,  et 


[1837]  CHAPITRE  VI.  311 

envers  une  puissance  comme  la  France.  Parler  à  sa  raison, 
à  sa  justice,  faire  un  appel  à  ses  généreux  sentimens, 
'c'était  le  langage  qu'il  fallait  tenir. 

Comme  complément  à  cet  acte  important,  le  Président 
fit  insérer  sur  le  Télégraphe  du  1 2  novembre  suivant,  ses 
deux  messages  au  Sénat,  du  11  janvier  1835  et  du  5  juil- 
let 1857,  et  les  réponses  de  ce  corps,  du  15  janvier  et 
8  juillet  des  mêmes  années,  précédés  d'un  article  dans  la 
partie  officielle  où  il  était  dit  :  «  qu'il  importait  que  l'on 
»  sût  que  les  deux  pouvoirs  marchaient  dans  la  pins 
»  parfaite  harmonie,  et  que  les  efforts  de  l'un  et  de  l'autre 
»  ne  tendaient  qu'au  même  but  :  —  consolider  l'indé- 
»  pendance  nationale  et  promouvoir  la  prospérité  de  la 
»   République. 1  » 

Dans  le  chapitre  suivant,  on   verra  comment  furent     « 
résolues  ces  grandes  questions  entre  la  France  et  Haïti. 

1  II  me  sera  peut-être  permis  de  dire,  qu'après  la  publication  de  la  proclamation  du 
22  octobre,  voyant  le  bon  effet  qu'elle  avait  produit  à  la  capitale,  je  conseillai  a  Boyer 
de  publier  aussi  sa  correspondance  avec  le  Sénat,  afin  de  prouver  la  bonne  entente  tJQh  i 
entre  lui  et  ce  corps,  «  Rappelez-vous,  Président,  lui~dis-je  aussi,  ce  qui  se  passa  en 
»  1825;  prouvez  à  la  nation  que  le  Sénat  vous  a  donné  une  approbation  entière  dans 
»  vos  propositions  au  gouvernement  français  ;  publiez  ces  messages  avec  les  noms  des 
»  sénateurs  •  il  faut  que  chacun  ait  le  courage  de  ses  opinions  librement  exprimées.  » 
Et  en  1838,  M.  le  baron  de  Las  Cases  me  dit  que  ces  messages  avaient  produit  une  cer- 
taine impression  sur  lui  et  son  collègue,  de  même  que  la  proclamation. 


CHAPITRE  Vil, 


Le  gouvernement  français  envoie  à  Haïti,  MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  chargés  de  négo- 
cier avec  le  gouvernement  de  la  République,  d'après  les  propositions  faites  par  Boyer 
1833.  —  Ils  entrent  aussitôt  en  conférences  avec  les  plénipotentiaires  nommés  par 
le  Président.  —  Phases  diverses  de  la  négociation.  —  Un  traité  politique  et  un  traité 
financier  sont  conclus  et  signés  :  le  premier,  reconnaissant  la  République  d'Haïti 
comme  Etat  libre,  indépendant  et  souverain  ;  le  second,  fixant  le  solde  de  l'indemnité 
due  à  la  France,  à  60  millions  de  francs  payables  en  30  ans,  etc.  —  Boyer  ratifie  les 
traités,  le  Sénat  les  sanctionne. —  Les  sommes  nécessaires  au  payement  de  l'annuité 
de  1838  et  celles  qui  sont  destinées  à  l'emprunt  sont  embarquées.  —  MM.  de  Las  Cases 
et  Baudin  retournent  en  France.  —  MM.  B.  Ardouin  et  S.  Yillevaleix  aîné  sont  envoyés 
avec  eux  et  chargés  de  l'échange  des  ratifications  des  traités,  etc.  —  S.  M.  le  Roi  des 
Français  les  ratifie.  —  Retour  des  envoyés  d'Haïti  au  Port-au-Prince. — Message 
du  Président  d'Haïti  au  Sénat  et  publication  officielle  des  traités  du  1 2,  février. 


Enfin,  après  un  quart  de  siècle  passé  en  négociations 
suivies  plus  ou  moins  régulièrement  entre  la  France  et 
Haïti,  la  France  se  décida  à  reconnaître  l'existence  poli- 
tique de  son  ancienne  colonie,  de  la  seule  manière  qu'il 
convenait  à  la  raison,  à  la  justice,  au  droit  public  des 
nations,  et  à  son  rang  parmi  les  puissances  civilisées. 
Mais,  que  d'efforts  employés  par  elle,  dans  ce  long  inter- 
valle, pour  y  rétablir  sa  souveraineté,  soit  sous  une  forme 
absolue,  soit  indirectement  !  Et  du  côté  d'Haïti,  quelle 
patience,  quelle  persévérance  ne  fallut-il  pas  mettre  en 
œuvre  pour  arriver  à  obtenir  la  consécration  définitive  de 
ses  droits  comme  État  libre;  indépendant  et  souverain  ! 
Ces   difficultés   incessantes,    furent-elles   uniquement   le 


[1858]  CHAPITRE    VU.  315 

résultat  du  regret  éprouvé  par  cette  ancienne  métropole, 
de  la  perte  d'un  pays  qui  l'avait  enrichie  par  ses  produits, 
qui  entretenait  entre  elle  et  lui  un  grand  commerce,  une 
navigation  considérable?  Non!  Elles  furent  occasionnées 
par  les  préjugés  nés  du  système  colonial  fondé  par  l'Europe 
en  Amérique.  C'est  que  la  race  noire  qui  dominait  à  Haïti, 
qui  en  avait  exclu  les  hommes  de  la  race  blanche,  ne 
paraissait  pas  digne  des  mêmes  avantages  dont  jouissaient 
les  habitans  des  colonies  émancipées  dans  les  mêmes 
contrées.  Les  États-Unis  de  l'Amérique  septentrionale, 
à  peine  constitués  inclépendans  de  la  Grande-Bretagne, 
avaient  vu  toutes  les  puissances  européennes  s'empresser 
de  reconnaître  leur  existence  politique.  ïl  en  fut  de  même 
des  États  formés  dans  l'Amérique  méridionale,  bien  que 
leur  indépendance  de  l'Espagne  eût  pris  naissance  après 
celle  d'Haïti,  et  que  la  plupart  d'entre  eux  n'avaient  pas 
une  situation  aussi  régulière  et  consolidée  par  des  institu- 
tions civiles  et  politiques,  qui  la  portèrent  à  marcher 
constamment  dans  les  voies  tracées  par  le  droit  des 
gens. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  ministère  français  présidé  par 
M.  le  comte  Mole,  choisit  M.  le  baron  E.  de  Las  Cases, 
membre  de  la  chambre  des  députés,  et  M.  C.  Baudin, 
capitaine  de  vaisseau,  pour  venir  à  Haïti  en  qualité  de 
plénipotentiaires  de  Sa  Majesté  Louis-Philippe,  Roi  des 
Français,  afin  de  régler  et  terminer  toutes  les  questions 
pendantes  depuis  si  longtemps  entre  la  France  et  la  Répu- 
blique. Partis  de  Brest  le  29  novembre  1857  sur  la  frégate 
la  Néréide,  ils  s'arrêtèrent  quelques  semaines  à  la  Marti- 
nique où  ils  prirent  connaissance  de  la  proclamation  du 
Président  d'Haïti,  du  22  octobre,  et  des  messages  échangés 
entre  lui  et  le  Sénat,  publiés  sur  le  Télégraphe  du  12  no- 


514  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hàÏTI. 

vembre.  Ces  divers  actes  leur  prouvèrent  qu'ils  étaient 
attendus.  Le  dimanche  28  janvier  1858,  la  Néréide  jeta 
l'ancre  dans  la  rade  du  Port-au-Prince.  !  Aussitôt,  un  offi- 
cier de  la  frégate  et  M.  J.  P.  Vaur  vinrent  au  port  :  ils 
furent  conduits  au  bureau  de  la  place  et  de  là  à  l'hôtel  du 
secrétaire  général  Inginac.  M.  Vaur  était  porteur  d'une 
lettre  adressée  au  Président  par  les  deux  plénipotentiaires 
avec  la  copie  de^reurs  pleins-pouvoirs;  ils  demandaient 
une  audience  à  Boyer.  M.  Vaur  ne  voulut  remettre  cette 
dépêche,  ni  au  colonel  Victor  Poil,  commandant  de  la 
place,  ni  au  secrétaire  général  ;  il  fut  accompagné  au  palais 
avec  l'officier  de  marine.  Le  Président  les  reçut  avec  affa- 
bilité et  fit  répondre  à  MM.  de  Las  Cases  et  Baudin,  qu'il 
les  recevrait  le  lendemain  dans  l'après-midi. 

A  l'heure  prescrite,  ces  agents  arrivèrent  au  palais  où 
ils  trouvèrent  Boyer  entouré  du  général  Inginac,  du  gé- 
néral Voltaire,  grand  juge,  et  des  colonels  de  la  garde 
et  autres  officiers  2.  Le  Président  leur  fit  un  accueil 
des  plus  gracieux  et  répondit  aux  complimens  que  lui 
adressa  M.  de  Las  Cases,  chef  de  la  mission  en  sa  qualité 
de  membre  de  la  chambre  des  députés.  Après  l'échange 
d'assurances  données  de  part  et  d'autre,  qu'on  était  dis- 
posé à  arriver  à  une  conciliation  des  intérêts  de  la  France 
et  de  ceux  de  la  République,  les  plénipotentiaires  furent 
accompagnés,  dans  la  même  voiture  qui  les  avait  reçus  sur 
le  quai^  au  consulat  français  quiétait  géré  en  ce  momentpar 
M.  Cerffber.Là,M.  de  Las  Cases  remit  au  lieutenant  Deluy, 
aide  decamp,  un  billet  confidentiel  pour  le  Président  à  qui  il 

*1  En  partant  de  la  Martinique,  la  frégate  fut  escortée  par  les  brigs  le  Nisus  et  le 
fjriffon  qui  vinrent  avec  elle  an  Port-au-Prince. 

2  Les  plénipotentiaires  français  avaient  pour  secrétaire  M.  Galot,  inspecteur  des 
douanes.  M.  de  Las  Cases  obtint  la  permission  d'emmener  à  Haïti  M.  Radiguet,  jeune 
liomme  qu'il  affectionnait,  et  M.  Vaur,  qui,  déjà  connu  du  Président  et  de  tous  les  per- 
sonnages du  gouvernement,  pouvait  le  renseigner  à  leur  égard. 


[1858]  CHAPITRE    VII.  515 

demandait  une  audience  en  particulier,  afin  de  lui  faire  con- 
naître intimement  les  intentions  de  son  gouvernement;  il 
lui  écrivit  même  que  l'article  1er  du  traité  à  conclure  por- 
terait «  la  reconnaissance  de  la  République  d'Haïti  par  la 
»  France,  comme  État  indépendant,  sans  aucune  condi- 
»  tion.  »  M.  de  Las  Cases  dit  encore  à  l'aide  de  camp,  qu'en 
voyant  Boyer,  il  avait  conçu  pour  lui  autant  de  respect 
qu'il  en  portait  au  Roi  des  Français.  Ces  paroles  furent  rap- 
portées fidèlement  au  Président  qui  consentit  à  recevoir 
M.  de  Las  Cases  en  particulier,  le  lendemain  dans  la 
soirée. 

rf  Mais  il  avait  fait  inviter  le  général  Inginac,  les  sénateurs 
Frémont,  Labbée  et  B.  Ardouin,  et  M.  S.  Villevaleix  aîné, 
chef  des  bureaux  de  la  secrétairerie  générale,  à  se  rendre 
au  palais  dans  la  matinée  du  50.  ïl  leur  dit  qu'il  les  choi- 
sissait comme  plénipotentiaires  pour  traiter  avec  ceux  du 
roi  des  Français  1.  Déjà,  par  ses  ordres,  M.  E.  S.  Villeva- 
leix jeune,  son  secrétaire  particulier,  désigné  pour  être  ce- 
lui des  plénipotentiaires  haïtiens,  avait  préparé  le  projet 
des  pleins-pouvoirs  et  des  instructions  qui  leur  seraient 
donnés.  Lecture  en  fut  prise,  ainsi  que  de  la  lettre  de 
MM.  de  Las  Cases  et  Baudin,  du  billet  confidentiel  du  pre- 
mier, et  de  leurs  pleins-pouvoirs. 

D'après  ce  qui  s'était  passé  en  1825  et  dans  les  négo- 
ciations subséquentes,  dans  lesquelles  le. Président  était 
souvent  intervenu  pour  discuter  personnellement  avec  les 
agents  français,  en  l'absence  des  négociateurs  haïtiens; 
voyant  en  outre  que  M.  de  Las  Cases,  par  son  billet  confi- 
dentiel, essayait  d'ouvrir  une  négociation  particulière,  et 


1  Dès  ce  moment,  j'ai  eu  l'idée  de  tenir  des  notes  exactes  de  tout  ce  qui  se  passerait 
dans  la  négociation  :  c'est  ce  qui  m'autorise  à  relater  bien  des  particularités  essentielles 
que  l'on  ne  trouve  pas  dans  les  procès-verbaux  des  conférences. 


516  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

que  Boyer  allait  l'entendre  dans  la  soirée  du  50  ;  le  séna- 
teur Ardouin  crut  devoir  proposer  qu'une  discussion  eût 
lieu  en  présence  du  Président,  sur  chacun  des  points  des 
instructions  auxquelles  lui  et  les  autres  plénipotentiaires 
devaient  se  conformer,  afin  qu'ils  fussent  bien  pénétrés  de 
sa  pensée  et  de  ses  désirs,  et  que  cette  négociation,  qui 
semblait  devoir  être  la  dernière,  ne  fût  pas  entravée  par  des 
malentendus.  Boyer  ayant  admis  cette  proposition,  la  dis- 
cussion fut  ouverte. 

Les  instructions  portaient  :  1°  sur  la  forme  à  donner  à 
la  reconnaissance,  par  la  France,  de  la  République  d'Haïti 
comme  État  libre,  indépendant  et  souverain  ;  elles  disaient, 
en  outre,  que  S.  M.  le  Roi  des  Français  renoncerait,  pour 
lui,  ses  héritiers  et  successeurs,  à  toutes  prétentions  sur 
Haïti  ;  2°  quant  aux  clauses  de  la  convention  ou  traité  de 
commerce,  on  devait  admettre  toutes  celles  qui,  précédem- 
ment adoptées  dans  les  projets  qui  avaient  eu  lieu,  ne  se- 
raient pas  contraires  aux  institutions  politiques,  aux  lois  de 
la  République  et  aux  intérêts  nationaux  :  sa  durée  pourrait 
être  de  dix  à  quinze  ans  au  plus;  5°  à  l'égard  du  chiffre  à 
fixer  pour  solde  de  l'indemnité,  les  plénipotentiaires  de- 
vaient persister  dans  la  proposition  de  le  réduire  à  45  mil- 
lions de  francs,  s'efforcer  de  l'obtenir  ainsi,  payable  en 
45  ans,  par  délégation  sur  les  douanes  haïtiennes,  par 
lettres  de  change  ou  en  espèces  monnayées,  à  la  convenance 
du  gouvernement  de  la  République.  — Le  principe  d'être 
traité,  réciproquement,  en  matière  de  commerce,  sur  le 
pied  de  «la  nation  la  plus  favorisée,  »  était  inséré  aussi 
dans  ces  instructions.  A  ce  sujet,  M.  S.  Villevaleix  aîné, 
émit  l'opinion  qu'il  pourrait  être  repoussé  par  les  plénipo- 
tentiaires français,  pour  ne  pas  favoriser  l'entrée  en  France 
des  cafés  d'Haïti,  à  moins  d'obtenir  désavantages  conimer- 


[18581  CHAPITRE   VII.  517 

ciaux  dans  la  République,  par  cela  seul  que  les  cafés  de 
l'Inde  jouissaient  déjà  d'une  grande  faveur  1.  Mais  le  sé- 
nateurArdouin  lui  fit  observer  que  cette  faveur  accordée  en 
France  aux  cafés  de  l'Inde  n'était  point  établie  dans  un 
traité,  mais  par  une  loi  dont  le  bat  était  de  promouvoir 
la  grande  navigation,  de  former  des  marins,  puisque  les 
navires  français  seuls  étaient  admis  à  les  importer  avec  cette 
modération  de  droits  ;  qu'ainsi  les  plénipotentiaires  de  la 
France  ne  pourraient  rien  arguer  contre  le  principe  dont 
s'agit,  qui  n'allait  accorder  aucune  faveur  aux  cafés  d'Haïti. 
Cette  discussion  amena  un  changement  dans  la  rédaction 
des  instructions;  car  il  fut  résolu  qu'Haïti  ne  demanderait 
aucun  avantage  sous  le  rapport  du  commerce  et  de  la 
navigation,  ne  voulant  en  accorder  aucun  non  plus,  afin  de 
traiter  également  toutes  les  nations  commerçantes  dans 
ses  ports  2. 

Comme  il  en  était  convenu,  Boyer  reçut  M.  de  Las  Cases 
dans  la  soirée  du  30,  et  passa  deux  heures  à  causer  avec 
lui  :  nous  venons  de  dire  quel  devait  être  le  sujet  de  cet 
entretien  3. 


1  Ce  produit  de  l'Inde  ne  payait  que  62  fr.  pour  100  kilogrammes,  à  l'importation  par 
navires  français,  d'après  la  loi  de  1836  ;  mais  une  loi  de  1838  venait  de  porter  le  droit 
à  78  fr.,  tandis  que  les  cafés  d'Haïti  payaient  9o  fr. 

2  Dans  le  projet  de  pleins-pouvoirs,  il  était  dit  :  «  que  le  Président  d'Haïti  nommait 
n  pour  ses  plénipotentiaires,  les  citoyens,  etc.  »  Frémont  me  dit  en  particulier  qu'il  serait 
plus  rationnel  de  mettre  :  «  pour  plénipotentiaires  de  la  République,  etc.,  »  le  Président 
ne  devant  pas  tenir  à  cet  égard  le  même  langage  que  le  Roi  des  Français.  Je  lui  répondis  : 
«  Vous  avez  raison;  mais  vous  êtes  mon  aîné  dans  la  carrière,  c'est  à  vous  d'en  faire  l'ob- 
servation, et  je  vous  appuierai.  »  Il  la  fit,  je  l'appuyai,  et  Boyer  nous  dit  en  souriant  : 
«  Ce  changement  sera  fait  comme  vous  le  désirez.  »  En  ce  moment,  nos  collègues  étaient 
à  quelque  distance. 

3  En  sortant  du  palais,  M.  de  Las  Cases  se  rendit  à  bord  de  la  Néréide,  où  lui  et 
son  collègue  se  tenaient  avant  d'avoir  pris  logement  au  consulat  français.  Il  s'empressa 
de  dire  au  commandant  Cosmao  Dumanoir,  «  qu'il  venait  de  tout  conclure  avec  Boyer.  » 
M.  Cosmao  le  complimenta  et  alla  féliciter  aussi  M.  Baudin  de  ce  succès,  croyaut  qu'ils 
s'étaient  entendus  a  cet  effet.  Mais  M.  Baudin,  irrité,  fit  appeler  tous  les  officiers  de  la 
frégate  pour  être  témoins  de  l'explication  qu'il  exigea  en  leur  présence,  de  M.  Las  Cases: 
Celui-ci  se  rétracta  :  il  v  eut  dès-lors  une  certaine  froideur  entre  eux. 


518  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d'hàÏTI. 

Dans  la  matinée  du  51,  les  plénipotentiaires  haïtiens  se 
réunirent  chez  le  général  Inginac,  et  notifièrent  leurs 
pouvoirs  à  MM.  de  Las  Cases  etBaudin.  Il  fut  convenu  entre 
eux,  qu'à  la  première  séance,  on  se  bornerait  à  l'échange 
des  pouvoirs,  à  entendre  les  plénipotentiaires  français  qui 
venaient  répondre  à  des  propositions  formulées  depuis 
cinq  ans  par  le  gouvernement  haïtien,  à  prendre  note  de 
ce  qu'ils  diraient  contre  ces  propositions  pour  être  exa- 
miné, afin  d'être  d'accord  sur  les  réponses  à  faire  en 
engageant  les  discussions  :  le  grand  nombre  de  cinq  né- 
gociateurs, du  côté  d'Haïti,  semblait  exiger  ces  précau- 
tions. 11  fut  répondu  à  leur  notification  de  pouvoirs^  que 
MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  désiraient  que  les  conférences 
s'ouvrissent  dès  le  lendemain  matin. 

On  se  réunit,  à  cet  effet,  à  l'hôtel  de  la  secrétairerie  d'É- 
tat qui,  placé  au  fond  d'une  cour,  et  n'étant  pas  habité 
par  M.  Imbert,  offrait  plus  d'avantage  pour  les  confé- 
rences. Après  l'échange  des  pouvoirs  respectifs,  M.  de  Las 
Cases  lut  le  préambule  d'un  traité  unique  qui  devait  conte- 
nir la  reconnaissance  de  notre  indépendance,  et  les  con- 
ventions relatives  au  solde  (à  fixer)  de  l'indemnité  et  au 
commerce  :  l'ordonnance  de  1825  y  était  mentionnée. 
Puis  il  lut  le  1er  article  de  ce  projet,  ainsi  conçu  :  «  Il  y 
»  aura  paix  constante  et  amitié  perpétuelle  entre  la  France 
»  et  la  République  d'Haïti,  dont  S.  M.  le  Roi  des  Français 
»  reconnaît  expressément  l'indépendance.  » 

Selon  ce  qui  avait  été  convenu  entre  ^plénipotentiaires 
haïtiens,  ils  devaient  laisser  continuer  la  présentation  de 
toutes  les  propositions  des  plénipotentiaires  français;  mais 
le  général  Inginac  entama  aussitôt  la  discussion,  et  sur  le 
préambule  et  sur  cet  article  1C1^  en  demandant  que  deux 
traités,  l'un  ipurementipolitique,  l'autre  financier, réglassent 


|1838]  CHAPITRE    VII.  519 

toutes  les  questions  entre  Haïti  et  la  France,  et  qu'il  ne  fût 
point  fait  mention  de  l'ordonnance  de  1825,  source  de 
toutes  les  difficultés  entre  elles  depuis  treize  ans.  Tous  ses 
collègues  appuyèrent  sa  proposition.  MM.  de  Las  Cases  et 
Bauclin  se  levèrent  pour  l'examiner  en  particulier  ;  et  après 
avoir  délibéré  entre  eux,  ils  l'adoptèrent,  à  la  grande  satis- 
faction des  plénipotentiaires  haïtiens.  On  rédigea  immédia- 
tement le  préambule  du  traité  politique,  à  peu  près  comme 
il  a  été  publié. 

M.  S.  Villevaleix  proposa  une  autre  rédaction  que  celle 
présentée  pour  l'art.  1er,  et  fut  appuyé  par  le  général 
Inginac.  Le  sénateur  Ardouin,  ayant  remarqué  que  ses 
collègues  ne  parlaient  point  de  la  clause  «  de  la  renonciation, 
»  par  S.  M.  le  Roi  des  Français,  pour  lui,  ses  héritiers  et 
»  successeurs,  à  toutes  prétentions  de  souveraineté  sur 
»  Haïti,  »  —  clause  portée  dans  les  instructions  dont  lec- 
ture avait  été  donnée  en  présence  de  Boyer  qui  paraissait 
y  tenir  beaucoup,  —  il  proposa  de  l'insérer  dans  cet  arti 
cle.  MM.  de  Las  Cases  et  Bauclin  objectèrent  que  cette 
clause  «  pourrait  entraîner  pour  l'avenir  des  difficultés,  »  et 
le  général  ïnginac  et  M.  S.  Villevaleix  adhérèrent  à  cette 
objection,  à  la  grande  surprise  du  Sénateur  Ardouin  qui 
insista  sur  sa  proposition,  en  disant  que  c'était  pour  se 
conformer  aux  instructions  du  Président  d'Haïti.  Il  ne  fut 
pas  moins  surpris  d'entendre  ses  deux  collègues  dire,  qu'il 
y  avait  erreur  de  sa  part.  Accusé  ainsi  de  légèreté,  il  exigea 
la  lecture  de  cette  partie  des  instructions  et  reconnut  que 
cette  clause  cle  renonciation  avait  été  effectivement  retran- 
chée, mais  àl'insudes  trois  sénateurs1.  Toutefois,  les  ins- 


'I  Je  ne  cite  cette  particularité,  que  parce  qu'elle  est  constatée  au  procès-vebal  de  la 
première  conférence.  On  avait  tout  simplement  oublié  d'avertir  les  trois  sénateurs  de  cette 
modification, 


520  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    d'hàÏTI. 

tractions  portaient  que  S.  M.  le  Roi  des  Français  devait 
»  reconnaître,  pour  lui,  ses  héritiers  et  successeurs,  la 
»  République  d'Haïti  comme  Erat  libre,  indépendant  et 
»  souverain.  »  Les  plénipotentiaires  français  délibérèrent 
entre  eux  un  moment  à  ce  sujet,  et  acceptèrent  la  rédac- 
tion de  l'art.  1er  dans  cette  forme. 

L'art.  2  fut  admis  sans  discussion.  M.  de  Las  Cases 
demanda  alors  si  les  plénipotentiaires  haïtiens  désiraient 
autre  chose;  ce  qui  porta  M.  S.  Villevaleix  à  proposer 
un  troisième  article  :  «  Les  ministres  publics  que  la  Ré- 
»  publique  pourra  accréditer  auprès  de  S.  M.  le  Roi  des 
»  Français,  jouiront  des  mêmes  droits,  immunités  et 
»  prérogatives  dont  jouissent  en  France  les  ministres 
»  publics,  de  même  classe,  des  États  avec  lesquels  la 
»  France  a  des  traités.  »  MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  ne 
contestèrent  pas  le  principe  de  cette  proposition  ;  mais  ils 
firent  remarquer,  avec  raison,  que  la  République,  étant 
reconnue  comme  «  État  indépendant  et  souverain,  »  avait 
un  droit  parfait  à  l'envoi  de  tous  agents  diplomatiques 
en  France  et  auprès  de  toutes  autres  puissances  ;  cepen- 
dant, ils  demandèrent  à  réfléchir  sur  «  l'opportunité  » 
d'un  tel  article  clans  le  traité. 

L'article  final,  relatif  aux  ratifications  et  à  leur  échange, 
fut  ensuite  convenu,  sauf  le  lieu  où  cet  échange  devait 
s'effectuer. 

Ayant  ainsi  réglé  ce  qui  concernait  le  traité  politique, 
les  plénipotentiaires  français  proposèrent  deux  articles 
pour  le  traité  financier,  en  fixant  le  solde  de  l'indemnité 
à  70  millions  de  francs  payables  en  20  ans  et  par  séries 
de  5 années  :  la  première,  à  2  millions  chaque  année;  la 
seconde,  à  5  millions  ;  la  troisième,  à  i  millions  ;  la 
quatrième,  à  5  millions.  Lesdites  sommes  seraient  payées 


[1858]  CHAPITRE    vu.  52  \ 

dans  les  trois  premiers  mois  de  chaque  année,  et  versées 
à  Paris  en  monnaie  de  France,  à  la  caisse  des  dépôts  et 
consignations.  Le  payement  de  1858  s'effectuerait  immé- 
diatement, en  y  joignant  les  700  mille  francs  restant  dus 
sur  le  premier  cinquième  de  l'indemnité. 

La  première  conférence  se  termina  de  cette  manière, 
sans  aucune  discussion  de  la  part  des  plénipotentiaires 
haïtiens  qui  se  bornèrent  à  prendre  note  de  cette  proposi- 
tion. Il  était  évident  que  le  traité  financier  allait  en 
occasionner  plus  que  l'autre,  à  cause  du  solde  de  l'indem- 
nité et  du  mode  de  sa  libération.  En  conséquence,  ils  se 
rendirent  au  palais,  dans  l'après-midi  du  1er  février,  afin 
d'informer  le  Président  de  ce  qui  s'était  passé.  S'il  fut 
très-satisfait  des  clauses  du  traité  politique,  qui  donnait 
enfin  raison  aux  justes  réclamations  du  gouvernement  et 
du  peuple  haïtien,  Boyer  éprouvait  une  véritable  anxiété 
par  rapport  au  chiffre  de  70  millions,  que  MM.  cle  Las 
Cases  et  Baudin  avaient  dit  être  celui  fixé  par  leurs  ins- 
tructions :  ce  qui  était  réel  1.En  vain  les  plénipotentiaires 
haïtiens  lui  demandèrent  l'autorisation  d'aller  au  delà  de 
celui  de  45  millions  qu'il  avait  proposé  et  payable  en 
45  ans,  en  lui  exposant  qu'il  n'avait  certainement  pas  en- 
tendu notifier  en  cela  un  ultimatum  au  gouvernement 
français.  M.  S.  Yillevaleix,  le  premier,  opina  pour  pro- 
poser 60  millions,  et  ses  collègues  l'appuyèrent  pour 
déterminer  Boyer  qui  finit  par  consentir,  quoiqu'à  regret, 
disait-il,  mais  pourvu  qu'on  s'efforçât  d'obtenir  ou  50  ou 
55  millions,  payables  en  50  années  au  moins.  Son  con- 
sentement fut  verbal,  mais  sa  ratification  devait  tenir  lieu 
de  nouvelles  instructions  écrites. 

1     M.    J.  Laffitte    fit    savoir  <  au    secrétaire    d'État    Imbert  ,   par     une     lettre    du 

15  octobre  1837,  que  le  gouvernement  français  fixait  le  solde  de  l'indemnité  à 
ce  chiffre. 

T.  X.                                                                                                                     21 


322  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

Dans  la  soirée,  M.  de  Las  Cases  entretint  également  le 
Président  de  l'objet  de  la  première  conférence  ;  et  il  conti 
nua  à  agir  ainsi  après  toutes  les  autres,  pour  faire  marcher 
la  négociation  directement  avec  lui,  autant  pour  en  obtenir 
une  décision  qui  la  terminerait,  que  pour  se  vanter  ensuite 
d'avoir  tout  réglé  entre  eux 1 . 

A  la  2e  conférence,  qui  eut  lieu  le  2  février,  les  plénipo- 
tentiaires français  reproduisirent  leurs  observations  à  pro- 
pos de  l'article  relatif  aux  «  ministres  publics  »  ;  et  après 
diverses  considérations  présentées  par  les  plénipotentiaires 
haïtiens,  ils  consentirent  à  son  insertion  dans  le  traité  po- 
litique dont  il  aurait  formé  le  5e  article,  sauf  à  adopter  une 
dénomination  plus  générique,  disaient-ils,  que  celle  de 
«  ministres  publics.  »  Puis  ils  proposèrent  un  article  qui 
devait  être  le  4e,  mais  qui  resta  le  5e  du  traité,  —  celui  où 
il  est  question  de  «  consuls,  »  et  d'un  traité  spécial  à  con- 
clure plus  tard  pour  régler,  entre  la  France  et  Haïti,  les 
rapports  de  commerce  et  de  navigation  sur  le  pied  de  la 
nation  la  plus  favorisée,  M.  de  Las  Cases,  particulièrement, 
fit  valoir  «  la  grandeur,  l'immense  étendue  de  cette  conces- 
»  sion  de  la  part  de  la  France,  tandis  qu'elle  n'aurait  aucune 
»  réciprocité  delà  part  d'Haïti,  à  cause  des  lois  restrictives 
»  qui  y  existent  à  l'égard  des  étrangers,  etc.  »  Le  sénateur 
Arclouin  lui  fit  observer,  au  contraire,  que  cet  article  pro- 
duirait «  des  effets  plutôt  favorables  au  commerce  français 
»  qu'au  commerce  haïtien,  qui  ne  se  trouvait  pas  dans 
»  une  position  à  pouvoir  en  profiter.  »  Un   5e  article, 
devenu  le  4e,  relatif  à  l'échange  des  ratifications  à  Paris 


1  Je  ne  me  permets  de  parler  ainsi  de  M.  de  Las  Cases  que  parce  qu'il  m'a  donné 
des  preuves  de  sa  vanité.  Mon  collègue  et  moi  l'avons  entendu  prétendre  que  lui  et  Doyer 
avaient  réglé  les  deux  traités,  au  dîner  que  nous  donna  M.  Barthe,  garde  des  sceaux  et 
ministre  de  la  justice.  L'amiral  Baudin  fut  très-choqué  de  cette  assertion  qui  lui  fut 
rapportée* 


[1858]  CHAPITRE   VII.  525 

dans  un  délai  de    trois   mois,  fut    alors  définitivement 
adopté. 

On  passa  ensuite  à  la  discussion  du  solde  de  l'indemnité, 
les  plénipotentiaires  français  l'ayant  fixé  à  70  millions  de 
francs,  d'après  leurs  instructions.  Il  nous  est  impossible  de 
produire  ici  tous  les  argumens  employés  par  les  plénipo- 
tentiaires haïtiens  pour  faire  accepter  le  chiffre  de  45  mil- 
lions, ni  ceux  énoncés  par  MM.  de  Las  Cases  etBaudin  pour 
s'en  tenir  à  leur  proposition.  Le  général  ïnginac  avait  fait 
demander  aux  archives  de  la  Chambre  des  communes  tous 
les  comptes  généraux  de  la  République  depuis  1817,  de 
même  qu'il  avait  fait  à  l'égard  de  M.  Dupetit-Thouars.  On 
les  soumit  aux  plénipotentiaires  français,  après  que 
M.  S.  Villevaleix  eût  proposé  50  millions.  Ils  demandè- 
rent que  la  conférence  fût  remise  au  lundi  5  février^  et  on 
leur  offrit  ces  comptes  généraux  pour  être  examinés  dans 
l'intervalle  ;  ce  qu'ils  acceptèrent  volontiers.  Si  l'offre  faite 
de  50  millions  dut  les  porter  à  espérer  que  les  plénipoten- 
tiaires haïtiens  finiraient  par  consentir  au  chiffre  de  70  mil- 
lions que  le  ministère  français  avait  fixé,  disaient-ils,  pour 
compléter  avec  le  premier  cinquième,  déjà  payé,  celui  de 
100  millions  qui  avait  été  consenti  en  1824  par  MM.  Larose 
etRouanez,  de  leur  côté  les  plénipotentiaires  haïtiens  espé- 
raient aussi  que  l'examen  attentif  clés  comptes  généraux  les 
convaincrait  de  l'exiguïtéldes  ressources  de  la  République, 
et  qu'ils  accepteraient  60  millions  qu'on  était  décidé  à  pro- 
poser en  dernier  lieu  1 . 

Boyer  ne  se  trouvant  pas  en  ville  ce  jour-là,  ce  lie  fut 

1  MM.  de  Las  Cases  et  Baudiu  avaient  eu  la  loyauté  de  nous  communiquer  la  copie 
du  rapport  fait  par  M.  Dupetit-Thouars,  au  retour  de  sa  mission  en  1835,  pour  nous 
prouver  que  cet  officier  était  plus  favorable  àl'égard  d'Haïti  que  nous  ne  le  pensions. Nous 
en  conclûmes  que,  puisqu'il  avait  émis  l'opinion  de  réduire  le  solde  de  l'indemnité  à 
60  millions,  après  a\oir  eu  connaissance  et  même  pris  copie  des  comptes  généraux,  il  en 
seraitde  même  des  plénipotentiaires  de  1 838. 


521  ÉTUDES    SUR    h  HISTOIRE    d' HAÏTI. 

que  dans  la  matinée  du  5  que  les  plénipotentiaires  haïtiens 
le  virent  et  lui  dirent  ce  qui  avait  eu  lieu  la  veille  ;  il  par- 
tagea leur  espoir.  Mais,  dans  l'après-midi,  il  reçut  de 
MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  une  lettre  par  laquelle  ils  lui 
disaient  que,  d'après  la  discussion  du  2,  ils  reconnaissaient 
qu'il  serait  impossible  de  s'entendre;  que  leurs  instruc- 
tions étaient  positives  au  sujet  des  70  millions  et  qu'ils  ne 
pouvaient  consentir  à  moins.  Le  Président  manda  aussitôt 
les  plénipotentiaires  haïtiens  pour  leur  communiquer  cette 
lettre  ;  ils  l'engagèrent  à  ne  pas  céder  sur  ce  chiffre,  à  lais- 
ser marcher  encore  la  négociation  :  ce  qui  fut  résolu. 

A  l'ouverture  de  la  5e  conférence,  le  5  février,  M.  de 
Las  Cases  revint  sur  le  2e  article  du  traité  politique  disant  : 
«Il  y  aura  paix  constante  et  amitié  perpétuelle  entre  la 
«France  et  la  République  d'Haiti,  ainsi  qu'entre  les  citoyens 
«des  deux  États,  sans  exception  de  personnes  ni  de  lieux.  » 
Il  demanda  que  la  République  prît  l'engagement  d'inter- 
dire ,  aussi  longtemps  que  le  gouvernement  français  le 
jugerait  nécessaire,  tout  rapport  entre  les  navires  et  les 
citoyens  haïtiens  et  les  colonies  ^françaises.  M.  S.  Yille- 
valeix,  au  nom  de  ses  collègues,  y  consentit  moyennant  la 
réciprocité  ;  c'est-à-dire,  qu'il  fût  interdit  aux  navires  et 
citoyens  des  colonies  françaises  de  venir  dans  les  ports 
d'Haïti.  M.  Baudin,  en  y  adhérant  comme  son  collègue.,  fit 
observer  cependant  que  cette  interdiction  ne  devrait  pas 
s'étendre  aux  navires  français  qui,  venant  des  ports  de 
France  ou  d'autres  lieux ,  auraient  touché  aux  colonies 
françaises  avant  de  venir  à  Haïti.  Le  général  Inginac  et  le 
sénateur  Ardouin  répondirent  qu'il  en  était  ainsi  déjà,  et 
rappelèrent  que  le  Président  d'Haïti,  par  une  proclamation 
publiée  en  1823,  avait  interdit  toutes  relations  entre  les 
citoyens  et  les  navires  haïtiens  et  les  diverses  colonies  des 


[1858]  chapitre  nu  525 

Antilles,  à  l'exception  des  lies  de  Saint-Thomas  et  de  Cu- 
raçao, sur  la  demande  expresse  de  leurs  gouverneurs.  Les 
plénipotentiaires  français,  en  admettant  la  réciprocité,  dé- 
clarèrent qu'ils  n'entendaient  pas  faire  de  leur  demande 
l'objet  d'un  nouvel  article  du  traité  politique,  mais  seule- 
ment obtenir  une  promesse  à  cet  égard,  consignée  clans  les 
procès-verbaux  des  conférences:  ce  qui  fut  consenti,  après 
que  le  sénateur  Frémont  eût  exprimé  le  vœu  ardent  en 
faveur  de  la  liberté  des  esclaves  des  colonies  françaises, 
dont  la  malheureuse  position  était  la  seule  cause  de  ce 
débat. 

Après  ce  débat,  survint  la  continuation  de  la  discussion 
relative  au  chiffre  du  solde  de  l'indemnité.  Tous  les  argu- 
mens  employés  de  part  et  d'autre  furent  repris  et  dévelop- 
pés de  nouveau  pendant  cette  séance  de  cinq  heures.  Les 
plénipotentiaires  haïtiens  prirent  tous  part  à  cette  discus- 
sion _,  en  invoquant  leur  bonne  foi  par  la  communication 
qu'ils  avaient  donnée  des  comptes  généraux,  dont  l'examen 
avait  dû  convaincre  leurs  adversaires  des  ressources  exces- 
sivement bornées  cle  la  République;  ils  maintinrent  le  chiffre 
du  solde  à  fixer,  à  50  millions.  Mais,  de  leur  côté,  les  pléni- 
potentiaires français  semblaient  être  liés  par  leurs  instruc- 
tions pour  exiger  les  70  millions;  et  ceux  cle  la  République 
pensèrent  qu'ils  ne  pouvaient  guère  consentir  au  chiffre  de 
50  millions,  et  que,  pour  qu'ils  acceptassent  celui  cle  60 
millions  qui  n'avait  pas  encore  été  offert,  il  fallait  qu'ils 
prouvassent  à  leur  gouvernement  qu'ils  avaient  employé 
les  argumens  les  plus  propres  à  justifier  leur  conduite  par 
cette  adhésion;  car  eux-mêmes  voyaient  bien  que  leurs  ad- 
versaires étaient  disposés  à  accorder  plus  que  50  millions, 
et,  ils  demandèrent  que  la  A°  conférence  fût  renvoyée  au 
mercredi  7  février.  Dans  l'après-midi  du  5,  les  plénipoten- 


526  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

tiaires  haïtiens  allèrent  entretenir  Boyer  des  débats  qui 
avaient  eu  lieu  :  il  parut  soucieux  de  ce  que  la  négociation 
n'avait  ainsi  fait  aucun  pas  en  avant,  malgré  l'espoir  quils 
lui  donnèrent. 

MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  avaient  eu  l' attention  de  faire 
une  visite  à  chacun  des  plénipotentiaires  haïtiens,  après  la 
2e  conférence  :  ces  derniers  allèrent  ensemble  la  leur  ren- 
dre, le  6,  au  consulat  français.  Il  fut  convenu  entre  eux 
qu'ils  essayeraient  de  traiter  amiablement  de  la  seule  ques- 
tion qui  les  divisait,  du  chiffre  du  solde  de  l'indemnité. 
A  cet  effet,  pendant  que  le  général  Inginac  entretenait 
M.  Baudin  plus  particulièrement  de  cet  objet,  ses  collègues 
s'attachaient  à  convaincre  M.  de  Las  Cases.  Le  général  In- 
ginac déclara  à  son  interlocuteur  que  l'on  était  disposé  à 
consentir  à  60  millions,  bien  qu'on  eût  tenu  au  chiffre  de 
50  millions  dans  la  conférence  de  la  veille.  Il  lui  exposa  les 
motifs  politiques  qui  portaient  le  gouvernement  haïtien  à 
désirer   d'obtenir,    de  la  générosité  de  la  France,  la  ré- 
duction du  solde  effectif  de  120  millions  à  la  moitié  de 
cette  somme,  pour  se  réconcilier  en  quelque  sorte  avec  l'o- 
pinion de  la  nation,  qui  était  encore  si  mécontente  des 
termes  de  l'ordonnance  de  1825  et  de  l'énorme  indemnité 
que  cet  acte  ambigu  avait  imposée  à  Haïti.  «  En  satisfaisant 
»   l'honneur  national,  lui  dit-il,  par  le  traité  politique,  et 
»  en  réduisant  le  solde  de  l'indemnité  à  60  millions,  la 
»  France  acquerra  pour  toujours  l'estime  et  la  reconnais- 
»  sance  des  Haïtiens,  et  une  telle  décision  sera  digne  du 
»  gouvernement  de  1 850  en  qui  ils  ont  placé  tant  de  con- 
»  fiance.   »  M.  Baudin  était,  sans  contredit,  plus  homme 
d'affaires  que  son  collègue;  il  comprit  mieux  que  lui  la 
position  de  Boyer  et  de  son  gouvernement  :  il  laissa  le  gé- 
néral Inginac  dans  l'espoir  qu'il  déterminerait  M.  de  Las 


[1838]  CHAPITRE   Vil.  527 

Cases  à  consentir  au  chiffre  de  60  millions,  pour  en  finir, 
bien  que  leurs  instructions,  disait-il,  portassent  celui  de 
70  millions.  Il  est  vrai  de  dire  qu'il  pouvait  s'autoriser  à 
cela  par  l'opinion  déjà  émise  à  ce  sujet  par  les  commissions 
que  présidèrent  M.  le  comte  Laine  et  M.  le  comte  Siméon, 
et  par  celle  de  M.  Dupetit-Tliouars.  M.  de  Las  Cases  lui- 
même  pouvait  se  laisser  influencer  par  cette  opinion,  sans 
aucun  danger  pour  sa  responsabilité  envers  le  ministre  qui 
les  avait  expédiés  à  Haïti.  Cependant,  quand  M.  Baudin 
l'eut  engagé  à  céder  aux  désirs  du  gouvernement  haïtien, 
il  s'éleva  entre  eux  une  vive  discussion,  et  il  finit  par  exiger 
de  son  collègue  une  «  déclaration  écrite  »  pour  y  consen- 
tir :  ce  que  fit  M,  Baudin  pour  assumer  en  quelque  sorte 
toute  la  responsabilité  sur  soi  1. 

En  sortant  du  consulat  français,  les  plénipotentiaires 
haïtiens  allèrent  dire  à  Boyer  qu'ils  avaient  maintenant 
plus  d'espoir  de  terminer  à  60  millions.  Dans  la  soirée, 
M.  de  Las  Cases  se  rendit  chez  le  général  Inginac  pour  s'en- 
tretenir avec  lui  à  ce  sujet,  et  notre  ministre  ne  négligea 
rien  pour  le  porter  au  consentement  que  nous  désirions  ob- 
tenir de  lui.  Il  demanda  alors  que  la  conférence,  fixée  au  7 
fût  renvoyée  au  8,  et  cela  fut  convenu  entre  eux.  Mais  ayant 
passé  la  soirée  du  7  avec  le  Président,  M.  de  Las  Cases  de- 
manda encore  le  renvoi  de  la  conférence  au  vendredi  9  :  ce 
que  Boyer  fit  dire  au  général  Inginac,  en  invitant  en  même 
temps  les  plénipotentiaires  haïtiens  à  se  rendre  au  palais, 
le  8  à  5  heures  de  l'après-midi. 


1  Cette  particularité,  que  j'affirme  pour  en  avoir  en  connaissance,  vient  à  l'appui 
de  ce  que  j'ai  déjà  dit  à  l'égard  de  la  conduite  des  officiers  supérieurs  de  la  marine 
française  envers  les  Haïtiens;  ces  derniers  ont  presque  toujours  trouvé  en  eux  une 
loyauté  chevaleresque ,  des  sentimens  élevés  ,  qui  tiennent  au  caractère  de  leur 
nation  et  à  la  profession  du  marin.  Des  faits  postérieurs  à  celui-ci  ont  encore  prouvé 
mon  assertion,  et  je  la  consigne  ici  avec  plaisir  pour  rendre  hommage  à  la 
vérité. 


528  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

Jl  leur  fit  part  de  son  entretien  avec  M.  de  Las  Cases  qui 
débuta  par  lui  demander  des  conseils,  disait-il,  sur  la  diffi- 
culté qui  s'offrait  dans  la  négociation,  les  instructions  des 
plénipotentiaires  français  leur  prescrivant  d'exiger  70  mil- 
lions, et  ceux  d'Haïti  n'offrant  que  50  millions.  Boyer  lui 
répondit  que,  par  l'examen  des  comptes  généraux,  si  fran- 
chement offerts  à  leurs  investigations,  ils  devaient  être  con- 
vaincus de  l'exiguïté  des  ressources  de  la  République,  et 
qu'il  n'était  pas  présumable  qu'ils  seraient  blâmés  par  le 
Roi  des  Français  et  son  gouvernement,  en  prenant  sur  eux 
de  réduire  le  solde  de  l'indemnité  au  vrai  niveau  de  ce 
qu'elle  pouvait  payer,  ayant  encore  à  satisfaire  au  service 
de  l'emprunt.  M.  de  Las  Cases  répliqua  alors  que  lui  et  son 
collègue,  «  animés  du  désir  d'être  utiles  à  Haïti,  de  prouver 
»  la  générosité  de  la  France,  ne  pourraient  cependant  ré- 
o  duire  le  solde  à  moins  de  60  millions.»  «60  millions, 
»  soit,»  lui  dit  Boyer,  et  ils  se  donnèrent  la  main  en  signe 
d'accord1.  Ils  convinrent  ensuite  que  les  payemens  se- 
raient répartis  en  trente  années,  par  séries  dont  la  première 
serait  de  1,500,000  francs:  ce  qui  serait  réglé  entre  les 
plénipotentiaires  respectifs. —  Le  Président  se  récriant  en- 
core contre  l'énormité  du  solde  de  l'indemnité,  le  sénateur 
Ardouin  lui  dit  :  «  qu'il  fallait  moins  envisager  la  somme  à 
»  payer,  que  celle  dont  on  obtenait  la  réduction;  ce  qui 
»  était  un  avantage  immense  pour  la  République,  en  outre 
»  du  traité  politique  si  satisfaisant  pour  l'honneur  nalio- 
»  nal .  » 

Quoique  ce  fût  enfin  une  chose  convenue,  MM.  de  Las 
Cases  et  Baudin  écrivirent  une  lettre  au  Président,  par  la- 


1  D'après  ce  qui  précède,  on  voit  gne  cet  accord  fut  le  fait  de  M.  Baudin  dont 
son  collègue  avait  exigé  une  déclaration  motivée  pour  consentir  lui-même  à  60  mil- 
lions. 


[1838]  CHAPITRE   VII.  329 

quelle  ils  lui  dirent  :  qu'il  conviendrait  que  les  pléni- 
potentiaires haïtiens  offrissent  eux-mêmes  les  60  millions 
et  demandassent  le  terme  de  50  années  pour  les  payer. 
Cette  lettre  leur  fut  communiquée,  et  Ton  reconnut  qu'il 
était  convenable,  en  effet,  qu'il  en  fût  ainsi,  par  rapport  à 
la  responsabilité  de  ces  Messieurs  envers  leur  gouverne- 
ment dont  les  instructions  étaient  formelles. 

La  4e  conférence  eut  donc  lieu  le  9  février.  Elle  fut  pré- 
cédée d'un  entretien  particulier  qui  dura  près  de  deux 
heures,  sur  la  demande  des  plénipotentiaires  français  qui 
désiraient,  disaient-ils,  régler  «quelques  points  secon- 
»  daires  des  deux  traités,  à  l'amiable,  »  avant  d'entrer  en 
conférence  officielle  où  tout  devient  ordinairement  défi- 
nitif. 

Ces  points  secondaires  consistaient  à  renoncer,  de  la  part 
des  plénipotentiaires  haïtiens,  à  l'article  du  traité  politique 
relatif  «  aux  ministres  publics,  »  et  à  consentira  ce  que  le 

gouvernement  d'Haïti  donnât  une  «déclaration  écrite  par- 
ticulière »  pour  le  payement  de  l'emprunt,  et  une  autre 
pour  celui  des  700  mille  francs  restant  dus  à  la  France 
sur  le  premier  cinquième  de  l'indemnité  ;  et  de  plus,  à 
l'insertion,  clans  le  traité  financier,  d'une  «  clause  commi- 
>)  natoire  »  par  laquelle  «la  République,  en  cas  de  l'inexé- 
»  cution  même  de  l'une  des  annuités  du  solde  de  l'indem- 
»  nité,  serait  replacée  dans  les  termes  et  les  conditions  de 
«l'ordonnance  de  1825;»  c'est-à-dire,  surtout,  qu'Haïti 
s'obligerait  à  payer  les  120  millions. 

Or,  déjà,  dans  la  2e  conférence,  MM.  de  Las  Cases  et 
Baudin  avaient  parlé  d'une  garantie,  en  termes  vagues, 
que  leurs  instructions  leur  prescrivaient  d'obtenir  du  gou- 
vernement haïtien  pour  l'exécution  du  traité  financier,  et 
ils  avaient  semblé  ne  pas  vouloir  insister  à  cet  égard.  Main- 


530  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    D  HAÏTI. 

tenant,  ils  revenaient  sur  ce  point  en  demandant  les  deux 
déclarations  particulières,  le  rejet  de  l'article  relatif  aux 
ministres  publics,  comme  pour  faire  la  condition  de  la  con- 
cession des  60  millions  pour  solde  de  l'indemnité.  Mais  les 
plénipotentiaires  haïtiens,  dans  cet  entretien  particulier, 
étaient  résolus  à  ne  pas  céder,  notamment  sur  la  clause 
comminatoire  ou  toute  autre  garantie  i . 

En  entrant  en  conférence  officielle,  M.  de  Las  Cases 
proposa  le  règlement  des  points  secondaires,  avant  de 
discuter  le  chiffre  du  solde  de  l'indemnité.  Il  dit  que  leur 
résolution  à  cet  égard  dépendrait  de  la  solution  de  ces 
questions,  et  il  demanda  formellement  la  radiation  de  l'ar- 
ticle relatif  aux  ministres  publics.  Le  droit  d'Haïti  d'en 
envoyer  auprès  de  tous  les  gouvernemens  devant  résulter, 
en  effet,  de  la  reconnaissance  positive  de  son  indépendance 
et  de  sa  souveraineté,  le  sénateur  Ardouin  invita  ses  collè- 
gues à  consentir  à  cette  radiation,  et  ils  le  firent.  Il  ajouta  : 
«  Nous  agissons  ainsi,  parce  que  nous  ne  pouvons  pas 
»  supposer  au  gouvernement  français  l'intention  de  traiter 
»  nos  envoyés  autrement  que  ceux  des  autres  Etats.  » 
M.  de  Las  Cases  répondit  :  «  Toute  défiance  à  cet  égard 
»  serait  injuste  et  mal  fondée.  »  Puis,  le  général  Inginae 
proposa  les  60  millions  payables  en  50  ans. 

M.  Baudin  déclara  que  son  collègue  et  lui  «  prenaient 
note  »  de  ces  nouvelles  offres,  et  qu'il  fallait  maintenant 
examiner  la  «  clause  comminatoire  :  »  il  fut  appuyé  par 
M.  de  Las  Cases,  qui  développa  toutes  les  considérations 


1  II  paraît  que  les  instructions  données  à  MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  leur  prescri- 
vaient d'obtenir,  ou  la  clause  comminatoire  ,  ou  une  garantie.  Celle-ci  eût  consisté  dans 
V occupation,  par  la  France,  de  la  ville  du  Môle  Saint-Nicolas  et  de  ses  environs.  Il  m'a 
été  fait  trop  de  questions  au  sujet  de  cette  ville,  de  son  port,  de  ses  environs,  de  sa 
température,  etc.,  par  ces  Messieurs  et  même  ensuite  par  S.  M.  Louis-Philippe,  pour  que 
je  ne  croie  pas  que  le  gouvernement  français  désirait  cette  occupation  qui,  en  apparence 
temporaire,  serait,  devenue  définitive. 


[1858]  CHAPITRE    VII.  OOI 

qui' motivaient  cette  clause.  Mais  le  général  Inginac  répon- 
dit :  «  Je  le  dis  ici  en  mon  nom  et  au  nom  de  tous  mes 
»  collègues  :  nous  n'accepterons  jamais  des  conditions 
»  semblables;  »  et  il  s'étendit  aussi  sur  toutes  les  consi- 
dérations'qui  nécessitaient  leur  refus.  Le  sénateur  Ardouin 
lui  vint  en  aide,  en  disant  :  «.  L'acceptation  de  cette  clause 
»  comminatoire  serait  pour  nous  une  humiliation,  sans 
»  être  effectivement  pour  la  France  une  garantie.  Son  seul 
»  recours  en  cas  de  non-accomplissement  des  conditions 
»  du  traité,  serait  la  guerre....  Le  Président  d'Haïti  ne 
»  souscrira  jamais  à  cette  clause,  et  il  ne  trouverait  même 
»  aucun  Haïtien  qui  voulût  la  signer,.,,  '  »  Le  sénateur 
Frémont  étaya  son  collègue  par  ces  mots  :  «  A  quoi  servirait 
»  une  clause  pareille,  si  l'honneur  national  ne  commandait 
»  pas  de  remplir  les  engagemens  ?  L'honneur  est  la  seule 
»  garantie  que  la  France  puisse  exiger.  »  Les  deux  séna- 
teurs furent  soutenus  par  M.  S.  Villevaleix,  et  le  général 
Inginac  qui  finit  par  dire  :  «  que  l'adoption  d'une  telle 
»  clause  causerait  une  irritation  excessivement  dangereuse 
».  et  soulèverait  l'opinion  publique  ;  »  et  les  autres  plé- 
nipotentiaires confirmèrent  cette  pensée. 

MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  s'entretinrent  alors  en  parti- 
culier et  renvoyèrent  à  la  conférence  suivante,  pour  faire 
connaître  leur  résolution.  Celle-ci  se  termina  par  la  pro- 
position que  firent  les  plénipotentiaires  haïtiens,  de  répartir 
le  payement  du  solde  de  60  millions  en  30  ans,  et  par  la 
déclaration  que  la  République  affecterait  un  million  de 


1  On  peut  lire  ces  paroles  dans  le  procès-verbal  de  la  4e  "conférence.  Je  sus  ensuite 
que  Boyer  trouva  mauvais  que  j'eusse  dit  :  «  qu'il  ne  trouverait  même  aucun  Haïtien 
qui  voulût  signer  un  traité  avec  la  clause  comminatoire,  »  dans  la  supposition  qu'il 
voulût  y  consentir  lui-même.  Mais  j'avais  d'abord  dit  :  «  qu'il  n'y  souscrirait  jamais;  » 
et,  dans  ma  pensée,  c'était  pour  donner  plus  de  force  a  mon  affirmation  que 
j'ajoutais  ces  mots,  pour  faire  entendre  qu'il  était  d'accord  avec  ses  conci- 
toyens. 


552  études  sur  l'histoire   d'haïti. 

francs  par  an,  jusqu'à  extinction,  en  faveur  de  l'emprunt. 

Sur  la  demande  de  M.  de  Las  Cases,  le  général  Inginac 

assura  qu'un  engagement  écrit,  revêtu  de  l'approbation 

du  Président,    serait  remis  à  MM.  les  plénipotentiaires 

français. 

Ils  désiraient  que  la  5e  conférence  eût  lieu  le  10;  mais 
ils  consentirent  à  reprendre  la  discussion  dans  l'après- 
midi  du  9,  à  5  heures.  Elle  s'ouvrit  par  le  consentement 
donné  par  MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  au  chiffre  de 
60  millions  pour  solde  de  l'indemnité,  et  ils  renoncèrent 
à  la  clause  comminatoire,  après  que  le  premier  eût  motivé 
leur  résolution  par  bien  des  considérations.  Il  lut  alors 
un  projet  pour  le  traité  politique,  qui  n'offrit  qu'une  seule 
observation  ',  et  un  autre  pour  le  traité  financier  dont  une 
disposition  était  relative  au  payement  des  700  mille  francs 
restant  dus  en  1825.  Cette  disposition  devant  nécessaire- 
ment rappeler  l'ordonnance  du  17  avril,  les  plénipoten- 
tiaires haïtiens  n'acquiescèrent  pas  à  ce  qu'elle  fût  insérée 
dans  le  traité.  Mais  le  général  Inginac  déclara  que  le  gou- 
vernement souscrirait,  par  un  acte  particulier,  l'enga- 
gement de  payer  ces  700  mille  francs  en  trois  termes 
égaux,  les  premiers  juillet  1859,  1840  et  1841  :  ce  qui  fut 
accepté  par  les  plénipotentiaires  français.  Le  sénateur 
Ardouin  demanda  que  l'obligation  de  50  millions,  souscrite 
en  1826  par  le  secrétaire  d'État  de  la  République  pour  le 
2e  cinquième  de  l'indemnité  et  déposée  à  la  caisse  des 
dépôts  et  consignations,  fût  remise  à  l'agent  haïtien  qui 
irait  à  Paris  pour  l'échange  des  ratifications  des  traités  :  cela 
fut  convenu. 


1  Cette  observation  était  relative  aux  mots  :  leurs  plénipotentiaires,  d'après  l'idée 
exprimée  au  Président  par  les  sénateurs  Frémont  et  Ardouin.  On  supprima  le 
pronom. 


[1850]  CHAPITRE    Vil.  353 

Les  deux  projets  de  ces  traités  étant  approuvés  de  part 
et  d'autre,  moyennant  les  changemens  opérés  dans  leur 
rédaction  primitive,  M.  de  Las  Cases  proposa  au  général/ 
Inginac  de  les  parapher  avec  lui,  ce  qui  eut  lieu  en  double  i. 
expédition.  Il  n'y  avait  plus  qu'à  rédiger  définitivement 
les  actes  consentis;  la  6e  conférence  fut  renvoyée  au  lundi 
12  février,  et  à  7  heures  du  soir,  les  plénipotentiaires  haï- 
tiens allèrent  remettre  à  Boyer  les  deux  projets  de  traités 
paraphés  :  ce  qui  lui  occasionna  une  grande  satisfac- 
tion. 

La  6e  conférence  se  passa  à  convenir  de  la  rédaction 
des  deux  déclarations  relatives  au  payement  de  700  mille 
francs,  et  à  rengagement  d'affecter  un  million  par  an  au 
service  de  l'emprunt.  La  première  devait  être  signée  par 
les  plénipotentiaires  haïtiens,  la  seconde  par  le  secrétaire 
d'État,  et  toutes  deux  revêtues  de  la  ratification  du  Pré- 
sident. Malgré  l'accord  existant  à  cet  égard,  dans  l'après- 
midi  du  même  jour,  MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  adres- 
sèrent à  Boyer  deux  lettres  à  ce  sujet,  et  une  troisième 
par  laquelle  ils  proposaient  d'envoyer  au  trésor  un  agent 
chargé  de  recevoir  les  fonds  destinés  à  payer  :  1°  la  pre- 
mière annuité  de  1500  mille  francs  pour  l'indemnité; 
2o  le  solde  d'environ  560  mille  francs  encore  dus  sur  les 
avances  faites  par  le  trésor  de  France;  5o  un  million  pour 
le  service  de  l'emprunt.  L'objet  de  la  troisième  lettre, 
ainsi  conçue,  était  évidemment  de  faire  exécuter  le  traité 
financier  avant  sa  ratification  par  S.  M.  le  Roi  des  Fran- 
çais. 

Le  mardi,  15  février,  les  plénipotentiaires  respectifs  se 
réunirent  pour  la  7e  et  dernière  conférence,  afin  de  signer 
les  deux  traités,  les  deux  déclarations  ci-dessus  mention- 
nées et  les  derniers  procès-verbaux,  préparés  par  les  se- 


OÔA  ÉTUDES     SUR    L'HISTOIRE    d'hàÏTI. 

crétaires.  Les   traités   devaient  ainsi  porter  la  date    du 
15  février  où  ils  furent  signés  ;  mais  M.  Baudin  demanda 
qu'ils  fussent  datés  du  12,  «  parce  que  le  15  février  était 
»  un  jour  néfaste  pour  la  France,  l'anniversaire  de  l'as- 
»  sassinat  du  duc  de  Berry,  événement  politique  qui  fut 
»  cause  du  retard  mis  par  les  Bourbons  de  la  branche  aînée 
»  à  sanctionner  les  libertés  publiques  des  Français.  »  Son 
collègue  ayant  adopté  la  même  idée,  empreinte  d'une  cer- 
taine superstition,  les  plénipotentiaires  haïtiens  devaient 
respecter  leur  scrupule  de  conscience,  et  ils  consentirent 
volontiers  à  leur  désir, 
^ff  Après   cette  dernière  séance,   qui  avait  commencé  à 
/  '5  heures  de  l'après-midi,  les  plénipotentiaires  haïtiens  al- 
lèrent à  7  heures  remettre  au  Président  les  deux  traités, 
politique  et  financier,  signés  et  scellés.  Il  leur  communiqua 
la  lettre  de  MM.  de  Las  Cases  et  Baudin,  relative  à  l'exé- 
cution anticipée  du  dernier.  Sur  leurs  observations,  il  fut 
décidé  :  que  des  agents  de  l'administration  des  finances 
iraient  porter  les  fonds  à  bord  de  la  frégate  la  Néréide,  et 
les  compteraient  au  commandant  de  ce  navire  qui  en  don- 
nerait un  reçu  de  dépôt,  puisque  l'envoyé  haïtien,  à  son 
arrivée  en  France,  devait  en  prendre  charge  pour  opérer 
d'abord  le  change  de  toutes  ces  monnaies  étrangères  en 
monnaie  française,  et  verser  les  sommes  à  la  caisse  des  dé- 
pôts et  consignations,  pour  ce  qui  concernait  l'indemnité 
et  le  solde  des  avances  du  trésor  de  France;  et  quant  au 
million  destiné  à  l'emprunt,   dans  la  banque  de  M.  J. 
Laffitte.  Le  Président  fit  savoir  cette  décision  à  M.  de  Las 
Cases^  qui  vint  au  palais  pendant  la  présence  des  pléni- 
potentiaires haïtiens;  ce  qui  le  contraria  beaucoup,  et  voici 
pourquoi  : 

Au  moment  où  la  mission  française  venait  à  Haïti,  M»  J» 


[1858]  CHAPITRE  VII.  555 

Laffitte  adressa  une  lettre  au  Président,  par  laquelle  il  lui 
disait  :  qu'étant  lui-même  porteur  d'obligations  de  l'em- 
prunt d'Haïti,  il  s'était  assuré  que  la  grande  majorité  des 
prêteurs  consentirait  à  un  mode  de  libération  qu'il  fit  con- 
naître, et  qui  devait  offrir  des  avantages  à  la  République.  Il 
ajouta  :  que  si  le  Président  voulait  affecter  annuellement 
un  million  de  francs  pour  cette  opération  et  la  lui  confier, 
l'emprunt  serait  promptement  éteint  1. 

Sans  doute,  M.  J.  Laffitte  envisageait  les  intérêts  de  sa 
caisse  dans  cette  proposition  ;  mais  s'il  pouvait  réussir, 
comme  il  en  donnait  l'assurance,  le  Président  devait  se 
confier  à  lui,  qui  avait  donné  tant  de  preuves  de  dévoue- 
ment à  la  République,  en  prenant  souvent  sa  défense  à  la 
tribune  de  la  Chambre  des  députés  ;  et  c'est  ce  qui  avait 
motivé  la  résolution  du  gouvernement  de  consacrer  le  mil- 
lion de  francs  au  service  de  l'emprunt,  résolution  qu'il  eût 
prise,  même  sans  cette  proposition.  Or,  celle-ci,  et  la  com- 
binaison imaginée  par  M.  J.  Laffitte,  étaient  parvenues  à  la 
connaissance  du  ministère  français.  Gomme  cet  homme 
honorable  était  de  l'Opposition,  qu'il  était  brouillé  avec 
S.  M.  Louis-Philippe,  en  même  temps  que  les  plénipoten- 
tiaires français  étaient  chargés  de  réclamer  en  faveur  des 


1  M.  Laffitte  proposait  de  rembourser  les  20  raille  obligations  qui  restaient  de  l'em- 
prunt, intégralement,  à  1,000  fr.  chacune,  sans  payer  d'intérêts  :  de  cette  manière, 
on  eût  tiré  au  sort  mille  obligations  par  an,  et  en  vingt  ans  l'emprunt  eût  été 
éteint. 

On  a  vu  qu'en  'l  833,  Boyer  lui  avait  fait  rembourser  1,000  obligations  intégralement. 
La  République  ayant  laissé  son  emprunt  en  souffrance,  ses  obligations  étaient  tombées 
à  200  ou  250  fr.  au  plus,  à  la  bourse.  Quand  parut  la  loi  sur  le  payement  des  droits 
d'importation  en  monnaies  étrangères,  en  1835,  des  négocians  étrangers  proposèrent  ail 
Président,  de  payer  une  portion  de  ces  droits  en  obligations  de  l'emprunt,  à  500  fr. 
chacune,  afin  de  faciliter  leur  commerce  avec  Haïti,  ce  qui  serait  en  même  temps  un 
moyen  d'amortir  ces  obligations  avec  un  grand  bénéfice,  puisqu'elles  étaient  de 
1,000  fr.  Boyer  y  ayant  consenti,  le  trésor  en  reçut  ainsi  une  notable  quantité  fournie 
également  par  des  Haïtiens.  C'est  pourquoi  il  n'en  restait  plus  en  circulation  que 
20  mille  environ.  .Mais  cette  opération  encourut  le  blâme  du  public  en  France:  on  y 
disait  que  la  République  agissait  de  mauvaise  foi,  etci 


Ô5G  ÉTUDES    SUR    LHIST01RE     d' HAÏTI. 

porteurs  de  titres  de  l'emprunt,  ils  devaient  faire  tous 
leurs  efforts  pour  s'opposer  à  la  réalisation  des  vues  de 
M.  J.  Laffitte. 

En  conséquence,  dans  la  .conférence  où  ils  présentèrent 
le  projet  de  déclaration  relative  à  l'engagement  que  sous- 
crirait le  gouvernement  haïtien  pour  l'emprunt,  ce  projet 
étant  libellé  de  manière  à  obliger  le  gouvernement  à  verser 
le  million,  en  dépôt,  «  à  la  Banque  de  France,  »  le  séna- 
teur Ardouin  leur  dit  qu'il  n'en  serait  pas  ainsi  (connais- 
sant parfaitement  la  pensée  du  Président)  ;  que  cette 
somme  serait  versée  dans  toute  autre  banque,  soit  à  Paris, 
à  Londres  ou  à  Amsterdam  :  il  fut  soutenu  par  ses  collè- 
gues, notamment  par  le  général  Inginac. 

Le  nom  de  Paris  fit  comprendre  aux  plénipotentiaires 
français  qu'il  s'agissait  de  la  banque  de  M.  Laffitte,  et  ils 
répondirent  :  que  s'ils  proposaient  la  Banque  de  France, 
c'était  dans  l'intérêt  même  de  la  République,  aucun  autre 
établissement  de  ce  genre  n'offrant  autant  de  sûreté  et 
de  garantie;  qu'ils  avaient  appris  qu'on  engageait  le  gou- 
vernement à  adopter  une  espèce  de  loterie  pour  la  libéra- 
tion de  l'emprunt,  laquelle  ne  serait  pas  «  aussi  avanta- 
geuse »  que  le  mode  qu'ils  indiquaient  dans  la  déclaration, 
consistant  à  capitaliser  les  intérêts  échus  et  dus  pour 
l'emprunt  depuis  dix  ans,  pour  former  une  somme  totale 
dont  les  intérêts  seraient  désormais  servis  à  raison  de  5 
pour  cent,  au  lieu  de  6  pour  cent  d'après  le  contrat  primi- 
tif i;  que  si  le  gouvernement  adoptait   cette  loterie,  ce 


1  Los  obligations  restant  entre  les  mains  des  prêteurs  étaient  an  nombre  de  20  mille  ; 
les  intérêts  non  payés  depuis  10  ans,  à  6  pour  cent,  formaient  une  somme  de  12  millions  ; 
en  les  capitalisant,  la  dette  de  l'emprunt  serait  de  32  millions,  au  lien  de  20  millions. 
Une  telle  opération  n'aurait  donc  pas  été  «  aussi  avantageuse  »  pour  la  République  que 
le  mode  de  libération  proposé  par  M.  Laffitte.  Mais  il  est  vrai  que  les  prêteurs  avaient 
droit  de  recevoir  des  intérêts  pour  leurs  titres,  surtout  en  les  réduisant  à  3  pour  cent 
an  lieu  de  6  pour  cent. 


[1858]  CHAPITRE    vu.  337 

serait  de  sa  part,   non-seulement  manquer  à  ses  engage- 
ment, mais  faire  une  chose  qui  répugnerait  beaucoup  en 
France,  dans  le  moment  où  l'on  venait  d'y  abolir  toute 
espèce  de  loterie  par  rapport  à  l'immoralité  qui  en  résulte1. 
M.  de  Las  Cases  insistant  pour  que  les  sommes  destinées  à 
l'emprunt  fussent  versées  à  la  Banque  de  France,  à  cause 
delà  sûreté  qu'elle  présentait,  le  général  Inginac  lui  dit  : 
«  La   République  aimera  mieux  courir  le  risque  d'une 
»  faillite  dans  une  banque  particulière.  »  Cette  déclaration 
mit  fin  aux  efforts  tentés  pour  nuire  à  M.  Laffitte  ;  mais  on 
y  réussit  en  France  même,  où  le  ministère  mit  tout  en  jeu 
pour  porter  les  prêteurs  à  ne  pas  souscrire  à  la  combi- 
naison qu'il  avait  imaginée  :  ce  qui  nécessita  l'envoi,  à 
Paris,  de  deux  commissaires  chargés  de  prendre  des  ar- 
rangerons avec  les  prêteurs  2. 

Boyer  ratifia  les  deux  traités  à  la  même  date  du  12  fé- 
vrier qui  leur  avait  été  donnée,  afin  de  complaire  aux  idées 
exprimées  par  les  plénipotentiaires  français.  Le  \&,  il 
adressa  au  Sénat  un  message  en  lui  disant  :  que  le  secré- 
taire général  Inginac  et  le  citoyen  S.  Villevaleix  aîné  étaient 
chargés  de  les  lui  présenter  et  de  fournir  toutes  les  expli- 
cations propres  à  éclairer  son  opinion.  «J'aime  à  penser 
»  que  le  Sénat,  appréciant  l'importance  de  terminer  te 
»  litige  qui  dure  depuis  si  longtemps  entre  la  République 
»  et  la  France,  et  l'avantage  pour  l'avenir  d'Haïti  de  con- 
»  dure  ce  différend  d'une  manière  favorable,  donnera, 
»  sous  le  plus  bref  délai,  sa  sanction  aux  deux  traités  dont 
»  s'agit,  conformément  au  vœu  de  l'art.  125  de  notre  pacte 
»   constitutionnel.  » 

Le  Sénat  se   réunit  dans  l'après-midi  du  14,  sous  la 
présidence  du  sénateur  Bazelais  ;  les  secrétaires  étaient  les 

•1  Les  loteries  furent  abolies  par  mie  loi  en  1836. 

2  Le  sénateur  Frémont  et  M.  P.  Faubert  qui  partirent  d'Haïti  à  la  fin  de  1838. 
T.    X.  22 


338  ÉTUDES  sur  l'histoire  d'haïti. 

sénateurs  Pierre  André  et  Ardouin.  Quelques  membres  opi- 
nèrent pour  que  la  présentation  des  traités  eût  lieu  en  séance 
publique,  et  que  les  trois  sénateurs-plénipotentiaires  fus- 
sent exclus  de  la  délibération  ;  mais  la  majorité  décida  le 
contraire.  La  délibération  eut  donc  lieu  à  huis-clos;  le  Sé- 
nat approuva  et  sanctionna  les  traités,  vers  6  heures  du 
soir,  et  renvoya  au  lendemain  après-midi  pour  en  donner 
connaissance  en  séance  publique.  Une  foule  nombreuse  cle 
citoyens  et  d'étrangers  y  assista.  On  était  curieux  de  savoir 
le  résultatdes  négociations  qui  duraient  depuis  quinze  jours, 
et  une  satisfaction  générale  accueillit  les  deux  traités. 

Le  Sénat  envoya  une  députation  composée  de  son  prési- 
dent, des  deux  secrétaires  et  de  quatre  autres  de  ses  mem- 
bres, pour  porter  au  Président  d'Haïti  les  deux  traités 
sanctionnés,  et  un  message  en  réponse  au  sien  qui  le]  félici- 
tait de  l'heureuse  issue  des  négociations  qu'il  avait  en- 
tamées avec  le  gouvernement  français,  dès  l'acceptation  de 
l'ordonnance  de  1825.  Boyer  reçut  cette  députation  avec 
une  émotion  visible^  par  la  satisfaction  qu'il  éprouvait  lui- 
même  d'être  parvenu,  enfin,  à  obtenir  une  reconnaissance 
claire  et  explicite  de  la  situation  politique  d'Haïti,  et  à  régler 
la  dette  nationale  d'une  manière  aussi  favorable  1.  Il  char- 
gea la  députation  de  dire  au  Sénat,  que  son  intention  était 
de  faire  embarquer  sur  la  frégate  la  Néréide  les  fonds  néces- 
saires au  payement  de  l'annuité  de  l'indemnité  et  de  l'em- 
prunt pour  1838;  que  deux  agents  haïtiens  partiraient  sur 
ce  navire  avec  les  plénipotentiaires  français,  afin  d'échan- 
ger les  ratifications  des  traités  et  de  régler  les  conditions 


1   Le  Président  fît  savoir  à   MM.  de   Las   Cases  et  Baudiu,    qu'une  salve  serait  tirée  le 
Vendredi  16  février,   par  les  forts  de  la  capitale,  en  signe  de  réjouissance.    Ils  demandé 
rent  à  y  faire  répondre  par  les  navires  de  guerre;  mais  M.  Baudin  proposa  de  tirer  cettc 
s:ilve  le  samedi  de  préférence,  parce  que  les  marins  considèrent  le  vendredi  comme  un 
mauvais  jour.  Boyer  déféra  à  ce  désir. 


[1858]  CHAPITRE    VII.  359 

d'un  nouvel  arrangement  entre  la  République  et  les  por- 
teurs des  titres  de  son  emprunt,  et  que  l'un  de  ces  agents 
serait  pris  parmi  les  membres  du  Sénat.  Ce  corps  reçut 
cette  communication  et  s'ajourna  dans  la  séance  du  19  fé- 
vrier. 

Si  Boyer  fut  heureux  d'avoir  réussi  à  réparer,  dans  les 
traités  de  1858,  tout  ce  qu'il  y  eut  de  fâcheux  dans  l'accep- 
tation de  l'ordonnance  de  1825,  par  la  persévérance,  la 
modération,  la  loyauté,  le  tact  qu'il  mit  dans  ses  rapports 
avec  le  gouvernement  français;  si  les  vrais  bons  citoyens  de 
la  République  partagèrent  sa  satisfaction,  en  lui  tenant 
compte  de  la  difficulté  des  circonstances  et  de  ses  efforts 
constans  pour  servir  les  intérêts  de  la  patrie,  il  n'en  fut  pas 
de  même  assurément  de  ceux  qui,  se  prétendant  être 
«  les  seuls  vrais  patriotes,  »  faisaient  profession  d'être  aussi 
toujours  de  l'Opposition  1.  On  avait  remarqué  qu'après 
chacun  des  grands  succès  de  son'gouvernement,  cette  Op- 
position systématique  semblait  se  raviver  ;  ainsi  il  en  avait 
été  à  la  pacification  de  la  longue  révolte  de  la  Grande- An  se, 
à  la  réunion  de  T  Artibonite  et  du  Nord,  à  celle  des  départe- 
mens  de  l'Est.  Ainsi  il  en  devait  être  après  les  traités  de 
1838. 

Quoi  qu'en  puissent  dire  ceux  qui  font  profession  d'être 
opposans,  quoi  qu'ils  invoquent  pour  motiver  leurs  tracas- 
series^ à  côté  des  quelques  idées  judicieuses  qu'ils  émettent 
dans  l'intérêt  de  leur  pays,  il  y  a  souvent  au  fond  de  leurs 
cœurs  un  sentiment  de  jalousie  et  d'envie  contre  ceux  qui 
sont  revêtus  du  pouvoir  et  de  l'autorité,  chefs  ou  ministres; 
et  ces  sentimens  les  portent  à  blâmer  les  actes  de  ceux-ci, 

\  Que  l'on  ne  se  méprenne  pas  sur  le  sens  de  cette  assertion.  Si  j'affirme  qu'il  y  eut 
des  personnes  systématiquement  opposées  a  Boyer,  je  sais  aussi  qu'il  y  en  eut  d'autres 
dont  le  patriotisme  était  sincère,  dépourvu  de  système,  et  çpii  se  rallièrent  successive- 
ment a  l'Opposition,  dans  la  seule  pensée  que  Boyer  eût  pu  miens  faire  et  qu'il  se 
montrait  trop  obstiné  dans  ses  vues  qu'on  jugeait  rétrogrades. 


340  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

ou  tout  au  moins  à  penser  qu'ils  eussent  mieux  fait  s'ils 
étaient  à  leur  place.  D'un  autre  côté,  et  ceci  est  remar- 
quable, toutes  les  fois  qu'une  nation  est  menacée  dans  son 
existence  politique  par  une  grande  puissance,  l'intérêt  com- 
mun oblige  chacun  à  se  rallier  au  gouvernement  pour  mieux 
résister;  mais  le  danger  vient-il  à  disparaître,  on  s'em- 
presse de  vouloir  exiger  de  sa  part  des  réformes  intérieures, 
souvent  des  modifications  dans  les  institutions  publiques, 
sans  envisager  s'il  y  a  opportunité  de  mettre  à  exécution 
toutes  les  idées,  tousles  plans  qui  surgissent  alors.  Haïti  ne 
pouvait  échapper,  exceptionnellement,  à  une  telle  situa- 
tion 1. 

C'est  ce  que  l'on  verra  dans  le  livre  suivant.  On  y  verra 
comment  l'Opposition,  par  son  langage  peut-être  impru- 
dent, remua  le  bas-fond  de  la  société  au  point  de  la  menacer 
d'une  grande  perturbation ,  sinon  d'une  subversion  to- 
tale. En  attendant  le  moment  d'en  parler  ,  complétons 
ce  qui  reste  à  dire  concernant  les  traités  conclus  avec  la 
France. 

Après  que  ces  traités  eurent  été  ratifiés  par  le  Président 
d'Haïti  et  sanctionnés  par  le  Sénat,  les  plénipotentiaires 
français  firent  partir  le  bri g  leNisus  pour  aller  en  apporter 
la  nouvelle  à  leur  gouvernement.  M.  Baudin  avait  reçu  une 
mission  particulière  pour  la  Jamaïque;  il  s'y  rendit  sur  le 
brig  le  Griffon  et  en  revint  vers  le  15  mars.  Dans  l'intervalle, 
les  fonds  furent  successivement  apportés  à  bord  de  la  Né- 
réïde;  ils  consistaient  en  565, 79 i  gourdes  ou  piastres;  les 


1  J'ai  déjà   parlé  d'une    conversation  que  j'eus  avec   le  maréchal  Clausel,  en   I838t 
\Maison-Laffitte  (t.  6,  p.  296).  Eii  me  témoignant  sa  satisfaction  des  traités  conclus  entre 
la  France  et  Haïti,  il  m'exprima  sa  pensée  sur  les  embarras  que  le  gouvernement  haïtien 
éprouverait  indubitablement  à  l'intérieur,  [maintenant  que  toute  crainte  cessait  par  rap- 
port à  la  France. 


]1858]  CHAPITRE    VII.  541 

monnaies  de  France,  d'Espagne,  d'Angleterre,  des  Etals- 
Unis,  etc.,  y  figuraient.  Le  22  mars,  la  Néréide  et  le  Griffon 
quittèrent  le  Port-au-Prince. 

MM.  B.  Ardouin  et  S.  Villevaleix  aîné  eurent  l'honneu 
d'être  désignés  par  le  Président  d'Haïti,  pour  aller  en  France 
avec  les  plénipotentiaires  français.  Leur  mission  était  : 
1°  de  procéder  à  l'échange  des  ratifications  des  deux  traités, 
si  S.  M.  le  Roi  des  Français  les  ratifiait;  2°  de  convertir  en 
monnaie  française  la  somme  embarquée,  pour  verser  à  la 
caisse  des  dépôts  et  consignations  les  1500  mille  francs  de 
l'annuité  de  1858  pour  l'indemnité,  560  mille  francs  res- 
tant dus  au  trésor  de  France  pour  ses  avances,  et  à  la  ban- 
que de  M.  J.  Laffitte  un  million  de  francs  destiné  à  l'em- 
prunt; 5°  de  demander  l'obligation  de  SOmillions,  souscrite 
en  1826  par  le  secrétaire  d'État  de  la  République,  ainsi  que 
les  2400  titres  de  l'emprunt  dont  l'amortissement  avait  eu 
lieu  par  le  trésor  français.  En  cas  de  non-ratification  par  le 
Roi  de  l'un  des  deux  traités,  les  deux  agents  haïtiens  de- 
vaient déclarer  au  gouvernement  français  que  l'un  et  l'autre 
étant  indivisibles,  ils  demeureraient  nuls  ;  et  alors  ils  ver- 
seraient toutes  les  sommes  dans  la  banque  de  M.  Laffitte, 
moins  les  560  mille  francs  du- solde  revenant  au  trésor  de 
France.  Ils  étaient  en  outre  chargés  de  remettre  à  S.  M. 
Louis-Philippe  une  lettre  autographe  que  lui  adressa  Boyer, 
à  l'occasion  des  traités  qui  mettaient  fin  aux  longues  dis- 
cussions entre  la  France  et  Haïti. 

Le  24  mars,  le  Griffon  se  sépara  de  la  frégate,  à  l'entrée 
des  Débouquemens,  pour  retourner  à  Haïti,  et  la  Néréide 
arriva  à  Brest  le  25  avril1.  Les  plénipotentiaires  haïtiens 
s'empressèrent  de  notifier  leurs  pouvoirs  au  ministre  des 


1   Le  14e  jour    de  son  départ,  ce  navire  se  trouvait  à  300  lieues  de.  Brest  ;  il  y  subit 
une  quarantaine  de  20  jours,  à  cause  de  quelques  cas  de  fièvre  jaune.} 


542  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

affaires  étrangères,  qui  leur  répondit  que  les  traités  seraient 
ratifiés  par  le  Roi,  à  leur  arrivée  à  Paris  avec  MM.  de  Las 
Cases  et Baudin  :  ce  qui  était  également  annoncé  officiel- 
lement par  un  article  du  Moniteur,  et  ils  purent  transmettre 
cette  agréable  nouvelle  au  Président  d'Haïti 1.  La  ratifica- 
tion royale  eut  lieu  le  21  mai,  et  le  28,  le  comte  Mole 
procéda  avec  les  plénipotentiaires  haïtiens  à  son  échange 
contre  celle  du  Président  d'Haïti  :  le  2  juin,  les  traités 
■  furent  publiés  dans  le  Bulletin  des  lois,  et  reproduits  offi- 
ciellement dans  le  Moniteur. 

Toutes  ces  formalités  étant  remplies,  les  envoyés  d'Haïti 
furent  invités  par  M.  le  comte  Mole  à  se  présenter  à  S.  M. 
le  Roi  des  Français,  pour  lui  remettre  la  lettre  autographe 
dont  ils  étaient  porteurs  g. 

Ils  furent  reçus  au  palais  des  Tuileries,  le  9  juin.  Après 
quelques  paroles  que  le  sénateur  Ardouin  adressa  à  Louis- 
Philippe,  le  Roi  lui  dit  :  «  qu'il  était  satisfait  des  traités  qui 
»  venaient  d'être  conclus  entre  la  France  et  Haïti  \  que 
»  c'était  la  seule  manière  qu'il  convenait  de  terminer  les 
»  différends  qui  existaient  entre  les  deux  pays  ;  qu'il  l'avait 
»  ainsi  conseillé  à  Charles  X,  mais  que  des  difficultés  qu'il 

1  Le  succès  de  la  mission  valut  à  M.  Baudia  son  élévation  au  grade  de  contre-amiral, 
et  à  M.  de  Las  Cases  sa  nomination  comme  conseiller  d'État. 

Dans  le  projet  des  pouvoirs  qui  furent  donnés  aux  agents  haïtiens ,  Boyer  les  avait 
qualifiés  de  commissaires  ;  ils  lui  firent  l'observation,  qu'étant  chargés  de  procéder  à 
l'échange  des  ratifications  des  traités,  ils  étaient  nécessairement  ministres  plénipoten- 
tiaires. Mais  le  Président,  en  supprimant  le  premier  titre,  ne  leur  en  donna  aucun  ;  il 
dit  à  cette  occasion  :  «  Ces  messieurs  se  croient  sans  doute  appelés  à  jouer  le  rôle  d'am- 
bassadeurs. »  A  leur  arrivée  en  France,  ils  prirent  le  titre  d'envoyés  qui  ne  leur  fut  pas 
contesté  par  le  ministre  des  affaires  étrangères. 

2  Selon  l'usage  diplomatique,  les  envoyés  d'Haïti  auraient  du  recevoir  du  Président 
une  copie  de  sa  lettre  autographe  pour  être  communiquée  préalablement  au  Roi. 
M.  le  comte  Mole  leur  ayant  demandé  cette  copie,  le  sénateur  Ardouin  lui  répondit  : 
<i  Nous  ne  l'avons  pas  ;  mais  vous  voudrez  bien  nous  excuser,  car  notre  chancellerie 
»  est  encore  dans  l'enfance.  »  Le  ministre  rit  de  cette  réponse.  Cependant,  ils  oflrirent 
de  lui  remettre  une  déclaration  portant  en  substance  ce  que  contenait  la  lettre  dont 
ils  avaient  pris  lecture  ;  ce.  qui  fut  accepté.  Il  ne  leur  fut  pas  délivré  de  passeports  non 
pins  pour  se  rendre  en  France,  et  à  Bcest  ils  durent  en  demander  au  maire  pour  aller  à 
Paris. 


[1858]  CHAPITRE    VII.  343 

»  n'est  pas  toujours  facile  de  surmonter  s'étaient  opposées 
»  à  ses  propres  intentions  ;  qu'il  espérait  que  les  Haïtiens 
»  se  ressouviendraient  toujours  qu'ils  avaient  été  Français, 
»  et  que,  quoique  indépendans  de  la  France,  ils  devaient 
»  se  rappeler  qu'elle  a  été  leur  métropole,  afin  d'entre- 
»  tenir  avec  elle  des  relations  de  bonne  amitié  et  d'un  com- 
»  merce  réciproquement  avantageux.  1  »  Louis-Philippe 
ajouta  :  qu'il  répondrait  à  la  lettre  de  Bôyer  ;  et  en  congé- 
diant les  envoyés,  il  leur  dit  qu'il  les  présenterait  inces- 
samment à  la  Reine  et  à  la  famille  royale,  à  Neuilly  2. 

1  Après  ces  paroles,  le  Roi  adressa  aux  envoyés  une  foule  de  questions  sur  la  situation 
d'Haïti,  sur  ses  productions,  sa  population,  son  armée,  sur  la  partie  de  l'Est  principale- 
ment; il  désira  savoir  s'il  y  avait  beaucoup  de  blancs  jouissant  de  la  qualité  d'Haïtien, 
s'il  existait  encore  au  Môle  Saint-Nicolas  beaucoup  des  anciens  Allemands  amenés  là 
dans  le  siècle  dernier,  si  ce  quartier  était  fertile,  si  l'air  y  était  sain  pour  les  Européens . 
enfin,  quel  était  le  nombre  de  blancs  admis  comme  citoyens  dans  toute  la  République 
Toutes  ces  questions,  assez  naturelles  de  la  part  du  Roi  des  Français,  parurent  aux 
envoyés  empreintes  de  préoccupations  politiques,  sinon  pour  le  présent,  du  moins  pour 
l'avenir.  Il  lui  fut  répondu  sur  toutes,  aussi  bien  que  possible  ;  et  quant  à  la  partie 
de  l'Est  :  que  tous  les  blancs  qui  y  étaient  propriétaires  en  1822  et  qui  prêtèrent  ser- 
ment de  fidélité  à  la  République,  furent  reconnus  Haïtiens  ;  qu'il  n'y  avait  plus  d'Alle- 
mands dans  l'arrondissement  du  Môle;  que  ce  territoire  était  excessivement  aride,  que 
l'air  y  était  malsain,  ce  qui  était  prouvé  par  les  nombreuses  mortalités  survenues 
parmi  les  Allemands.  Enfin,  sur  la  dernière   question  :  «  Le  gouvernement  ne  faisant  ' 

»  aucune  distinction  entre  les  indigènes   et  les  blancs  qui  jouissent   des  mêmes   droits  Ou/ywU/^- 
»  qu'eux,  n'a  jamais  eu  l'idée  de  constater  le  nombre  de  ces  derniers.  i>  Cette  réponse,  ,/ 
quoique  vraie,  parut   trop  diplomatique   à   Louis-Philippe;  il   sourit,   et  congédia  les  M^XJ  w^ 
envoyés. 

2  En  effet,    ils  eurent  l'honneur  d'être  invités  à  dîner  à  Neuilly,  le  4  juillet  suivant. 
Présentés  par  le  Roi  à  toute  sa  famille  si  distinguée,  ils   reçurent  les  preuves  de  la  plus     '     , 
grande  considération  pour  Haïti   qu'ils  représentaient;   le  sénateur  Ardouin  fut   même 

admis  à  se  placer  à  table  entre  la  Reine  et  la  princesse  Clémentine  qu'il  y  avait  accom-  ^yW^ "$•  \ 
pagnée.  Le  comte  Mole,  M.  de  Las  Cases  et  l'amiral  Baudin  y  étaient  aussi.  Les  envoyés  Jjk^/j^l 
d'Haïti  remarquèrent  néanmoins  que  le  Moniteur  ne  mentionna  point  cette  réception  si*''' 
flatteuse  pour  eux  et  leur  pays,  et  que  le  Journal  des  Débals  dit  seulement  le  lendemain  :  h 
«  Hier,    M.   le   comte   Mole,    ministre  des   affaires  élrangères   et  président  du  conseil,' 
»  M.  le  contre-amiral  Baudin  et  M.  le  baron  de  Las  Cases  ont  eu  l'honneur  de  dîner  avec  ^ 
»   le  roi.  » 

Il  est  impossible  que  ce  journal  ministériel  n'ait  pas  été  informé  de  la  présence  des 
envoyés  d'Haïti  à  Neuilly;  il  y  avait  donc  intention  compréhensible  dans  l'omission  de 
leurs  noms.  Au  reste,  si  je  parle  de  cette  particularité,  ce  n'est  que  comme  fait  histo- 
rique ;  car,  mon  collègue  et  moi,  nous  n'avons  eu  qu'à  nous  féliciter  des  attentions  et  des 
égards  dont  nous  fûmes  l'objet,  dans  cette  mission,  de  la  part  des  ministres  et  d'une  foule 
de  personnages  éminens  auxquels  nous  avons  été  présentés.  Nous  eûmes  l'honneur  de 
dîner  également  avec  quatre  des  ministres:  le  comte  Mole,  l'amiral  de  Rosamel,  M.  Barthe 


V 


544  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

La  conversion  des  monnaies,  opérée  à  la  caisse  des  dé- 
pôts et  consignations  où  la  somme  de  563,79-4  gourdes 
avait  été  déposée,  produisit  2,986,555  francs1.  Le 
28  juin,  tous  les  versemens  étaient  effectués  par  les  en- 
voyés d'Haïti,  pour  l'indemnité,  pour  le  trésor,  pour  la 
banque  de  M.  Laffi  tte  qui  reçut,  outre  le  million  destiné  à 
)•  l'emprunt,  un  surplus  de  106,206  francs  2.  Ce  million 
même  y  resta  en  dépôt,  parce  que  les  porteurs  de  titres  de 
l'emprunt  ne  voulurent  pas  acquiescer  au  mode  de  libé- 
i^ation  qu'il  avait  proposé  au  gouvernement  haïtien. 

A  ce  sujets  et  d'après  des  pétitions  très-vives  adressées 
à  la  Chambre  des  députés  par  quelques-uns  d'entre  eux,  le 
ministre  des  affaires  étrangères  invita  les  envoyés  à  une 
conférence  où  se  trouvèrent  M.  Lacave-Laplagne,  ministre 
des  finances,  l'amiral  Baudin  et  M.  de  Las  Cases.  Il  s'a- 

et  le  comte  de  Montalivet  ;  avec  M.  Dupin  aîné,  président  de  la  Chambre  des  députés,  avec 
le  comte  de  Laborde,  avec  M.  Datrône,  alors  conseiller  à  la  cour  royale  d'Amiens.  Dans 
tontes  ces  réunions,  on  nous  exprima  une  loyale  satisfaction  de  l'issue  heureuse  des  négo- 
ciations d'Haïti  avec  la  France,  laquelle  servirait  à  favoriser  la  prospérité  et  la  civilisation 
du  jeune  peuple  admis  désormais  sans  équivoque,  parmi  les  nations  indépendantes.  Mais, 
à  cette  occasion,  il  n'est  pas  un  seul  des  personnages  dont  s'agit  qui  ue  nous  ait  exprimé 
le  désir  de  voir  la  République  abroger  enfin  les  dispositions  de  sa  constitution  politique 
"concernant  l'exclusion  des  hommes  de  la  race  blanche  de  la  société  haïtienne,  et  cela  dans 
l'intérêt,  disaient-ils,  de  son  avenir,  par  l'introduction  de  leurs  lumières,  de  leur  indus- 
trie, de  leurs  capitaux,  etc. 

Hélas  !  ces  personnes  ne  se  doutaient  pas  de  ce  qui  se  passait  alors  à  Haïti,  à  propos  des 
traités  si  honorables  pour  elle  !  Elles  ignoraient  l'acte  sauvage  qui  venait  d'être  commis 
sur  le  principal  fonctionnaire  haïtien  qui  avait  pris  part  à  ces  traités,  parce  que  les  auteurs 
de  cette  atrocité  jugeaient  compromettant  pour  la  sûreté  publique  tout  arrangement  pris 
avec  l'étranger.  En  général,  les  Européens  ont  toujours  semblé  ne  pas  pouvoir  comprendre 
tons  les  motifs  des  dispositions  exclusives  qu'ils  reprochent  à  la  constitution  politiquo 
d'Haïti.  Des  siècles  s'écoulent  avant  que  certaines  classes  d'hommes,  dans  ces  contrées 
civilisées,  ne  parviennent  à  la  jouissance  de  tous  leurs  droits  naturels,  et  souvent  ce  résul- 
tat n'arrive  qu'à  la  suite  de  grandes  révolutions  sociales;  et  l'on  veut  croire  que  les  choses 
sont  plus  faciles  dans  un  pays  qui  n'a  pas  encore  60  années  d'existence,  et  qui  est  sorti  de 
la  barbarie  du  régime  colonial  ! 

1  Le  vice-amiral  Grivel,  préfet  maritime  à  Brest,  —  le  même  qui  vint  à  Haïti  en  1825, — 
avait  mis  tous  ses  soins  pour  expédier  ces  fonds  à  Paris.  Il  fit  l'accueil  le  plus  bienveillant 
à  MM.  Ardouin  et  Villevaleix,  de  même  que  les  autres  autorités  civiles  et  militaires  de 
Brest. 

2  Environ  25  mille  francs  de  ces  fonds  servirent  a  payer  du  papier  filigrane  qae  les  en- 
voyés d'Haiti  firent  fabriquer  à  Paris,  pour  des  billets  de  caisse. _ 


[1838]  CHAPITRE  VII.  345 

gissait  de  les  convaincre  de  la  nécessité,  pour  le  gouver- 
nement haïtien,  de  donner  des  preuves  de  sa  bonne  foi  en- 
vers les  porteurs  des  titres  de  l'emprunt,  en  adoptant 
d'autres  voies  de  libération  que  celles  qui  avaient  été  sug- 
gérées par  M-  Laffitte,  et  ils  devaient  être  chargés  d'en 
faire  un  rapport  au  Président  d'Haïti.  Dans  cette  confé- 
rence, M.  le  comte  Mole,  avec  ce  tact  exquis  et  cette  ur- 
banité qui  le  distinguaient,  se  montra  très-conciliant;  il 
exprima  l'espoir  que  les  créanciers  consentiraient  à  réduire 
les  intérêts  de  l'emprunt,  de  6  qu'ils  étaient  d'après  le 
contrat  de  1825,  à  3  pour  cent.  Il  n'en  fut  pas  de  même 
de  M.  Lacave-Laplagne,  dont  le  langage  était  quelque  peu 
acerbe  à  l'égard  de  la  République  :  ce  qui  força  le  sénateur 
Ardouin  à  relever  le  ton  général  de  ses  paroles,  par  la  ci- 
tation de  faits  bien  autrement  reprochables  de  la  part  de 
plusieurs  gouvernemens  de  l'Amérique,  après  avoir  fait 
un  exposé  succint  des  embarras  occasionnés  aux  finances 
d'Haïti,  et  par  l'acceptation  de  l'ordonnance  de  1825,  et 
par  les  interminables  négociations  qui  l'avaient  suivie  jus- 
qu'à cette  présente  année.  Les  envoyés  promirent,  enfin, 
d'en  parler  à  Boyer  à  leur  retour,  et  émirent  l'opinion 
qu'il  enverrait  prochainement  de  nouveaux  agents  pour 
prendre  des  arrangemens  avec  les  porteurs  de  titres  de 
l'emprunt. 

Leur  mission  étant  terminée,  les  envoyés  quittèrent  Pa- 
ris le  21  juillet  et  s'embarquèrent  à  Brest  le  31,  sur  la  cor- 
vette la  Sarcelle  :  le  15  septembre  dans  la  soirée,  ce  na- 
vire jeta  l'ancre  dans  la  rade  du  Port-au-Prince.  Une 
heure  après,  le  Président  d'Haïti  recevait  les  ratifications 
de  S.  M.  le  Roi  des  Français  aux  deux  traités  du  12  février, 
et  la  réponse  autographe  qu'il  fit  à  la  lettre  que  lui  avait 
adressée  Bover. 


546  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

Quand  le  Président  eut  reçu  les  dépêches  de  ses  agents 
annonçant  la  ratification  des  traités  par  Louis-Philippe,  il 
adressa  au  Sénat  le  message  suivant,  en  date  du  28  juillet  : 

«  Citoyens  sénateurs,  conformément  à  l'article  121  de 
la  constitution,  j'ai  le  plaisir  de  vous  faire  part  que  le  der- 
nier sceau  a  été  mis  aux  arrangemens  qui  furent  conclus 
en  février  de  cette  année ,  entre  la  France  et  la  Répu- 
blique. 

»  J'ai  reçu  des  commissaires  haitïens  en  France  deux 
lettres  ;  l'une  à  la  date  du  28  mai,  l'autre  à  celle  du  12  juin, 
par  lesquelles  ils  m'informent  que  les  traités  ont  été  rati- 
fiés le  21  mai  par  le  Roi  des  Français,  et  que  l'échange  des 
ratifications  a  eu  lieu  le  28  cludit  mois.  Ainsi  se  trouve 
accompli  l'œuvre  de  la  reconnaissance  de  la  République 
comme  État  libre,  souverain  et  indépendant,  œuvre  qui, 
depuis  vingt-deux  ans,  était  l'objet  de  la  plus  vive  sollici- 
tude du  gouvernement. 

»  L'accueil  que  Sa  Majesté  Louis-Philippe  a  fait  aux  en- 
voyés de  la  République,  qui  ont  été  reçus  et  traités  comme 
les  agents  diplomatiques  des  autres  nations,  et  l'ordon- 
nance royale,  qui  prescrit  l'exécution  des  traités  conclus 
avec  Haïti,  prouvent  que  la  France  est  vis-à-vis  de  la  Ré- 
publique dans  une  voie  de  sincérité  qui  ne  peut  manquer 
d'affermir  de  plus  en  plus  les  rapports  de  bonne  intelli- 
gence entre  les  deux  pays.  C'est  à  la  nation  haïtienne  à 
continuer  de  se  rendre  digne,  par  sa  loyauté  et  son  respect 
pour  le  droit  des  gens,  du  rang  où  elle  s'est  élevée  par  son 
courage  et  par  la  pratique  des  vertus  qui  distinguent  les 
peuples  civilisés. 

»  J'ai  l'honneur,  etc. 

Signé  :  Boyer. 

Et  le  même  jour,  par  un  acte  rendu  «  au  nom  de  la  Ré- 


]1838|  CHAPITRE   Vil.  347 

publique,  »  le  Président  ordonna  que  les  traités  fussent 
publiés  et  exécutés  selon  leur  forme  et  teneur. 

La  signature  de  ces  traités  par  les  plénipotentiaires  res- 
pectifs^ leur  ratification  par  le  Président  d'Haïti,  et  leur 
sanction  par  le  Sénat,  étant  terminés  le  1 5  février,  et  ne  [( 
laissant  presque  aucun  doute  sur  leur  ratification  par 
S,  M.  le  Roi  des  Français,  le  gouvernement  crut  devoir 
donner  un  avertissement  indirect  à  celui  des  États-Unis  ' 
qui  avait  institué,  dans  plusieurs  ports  de  la  République, t 
<r  des  agents  commerciaux  »  qui  n'étaient  point  accrédités 
auprès  de  lui.  En  conséquence,  le  23  février,  le  Télégraphe 
publia  une  circulaire  du  grand  juge  aux  tribunaux  civils, 
qui  leur  enjoignait  «  de  ne  point  souffrir  ni  tolérer  désor- 
»mais  qu'aucune  personne,  sous  aucun  prétexte,  fit  aucun 
«acte  en  qualité  ft  agent  consulaire,  sans  avoir  été  ofïîcielle- 
»ment  autorisée  par  Vexequatur  indispensable  du  gouver- 
»nement.»  Et,  le  3  mars,  le  secrétaire  général  publia  aussi 
un  avis  au  public  clans  le  même  but,  soit  que  ces  personnes 
prissent  le  titre  d'agent  consulaire  ou  celui  d'agent  com- 
mercial. 


548  ÉTUDES  sur  l'histoire  d'haïti. 


RÉSUMÉ    DE  LA  CINQUIÈME  ÉPOQUE. 


Si  l'ordonnance  du  roi  de  France  avait  paru  ambiguë  et 
négative  de  la  souveraineté  d'Haïti,  aux  yeux  même  de 
Boyer  qui  l'accepta,  à  ceux  du  Sénat  qui  l'entérina.,  il  était 
tout  naturel  que  la  nation  éprouvât  un  sentiment  de  répul- 
sion à  l'égard  de  cet  acte  et  de  mécontentement  contre  le 
gouvernement,  dès  qu'il  fut  publié  et  que  l'on  apprit  les 
particularités  relatives  à  son  acceptation,  surtout  la  pré- 
sence d'une  flotte  française  dans  le  port  de  la  capitale,  qui 
semblait  avoir  intimidé  le  chef  de  l'État.  Ce  sentiment 
résultait  encore  de  la  surexcitation  des  esprits  pendant 
le  cours  de  l'année  précédente,  par  divers  actes  qu'il  publia 
pour  porter  la  nation  à  se  préparer  à  une  vigoureuse  résis- 
tance. 

Ce  fut  dans  le  Nord  de  la  République  que  se  traduisit 
immédiatement  ce  mécontentement,  non  sans  doute  dans 
un  complot  formé  contre  Boyer,  mais  par  des  paroles  viru- 
lentes qui  pouvaient  en  faire  naître  un.  Aussi,  avisé  de  ces 
faits  par  le  général  Magny,  Boyer  se  porta-t-il  de  suite  au 
Cap-Haïtien.  Sa  conduite  énergique,  mais  en  même  temps 
modérée  en  cette  circonstance,  réussit  à  dissiper  ce  danger 
dont  le  moindre  effet  eût  été  la  scission  du  Nord  avec  les 
autres  départemens. 

Pendant  qu'il  ramenait  les  esprits  au  calme  par  la  per- 
suasion, en  expliquant  les  motifs  qu'il  avait  pour  accepter 
l'ordonnance  dont  s'agit,  il  fut  rappelé  à  la  capitale  où  la 
fille  de  Pétion  se  mourait. 

Peu  de  temps  après,   un  consul  général  de  France  y 


[  J  858]  CHAPITRE    VII»  519 

arriva  accompagné  de  plusieurs  autres  agents  secondaires. 
En  les  accréditant  auprès  du  gouvernement  haïtien  dont  ils 
devaient  obtenir  leur  exequatur,  le  gouvernement  français 
déclarait,  par  cela  même,  qu'il  reconnaissait  l'indépen- 
dance et  la  souveraineté  d'Haïti,  malgré  l'anomalie  et  l'é- 
quivoque de  l'ordonnance  du  roi  Charles  X. 

La  transaction  opérée  nécessita  la  prompte  réunion  du 
corps  législatif;  elle  eut  lieu  en  janvier  1826.  Afin  de 
prouver  sa  bonne  foi  dans  cette  affaire,  et  celle  que  devait 
montrer  aussi  le  peuple  haïtien,  Boyer  porta  la  Chambre 
des  communes  à  voter  une  loi  qui  déclarait  «  dette  natio- 
nale, »  les  150  millions  de  francs  consentis  envers  la 
France.  Une  autre  loi  imposa  une  contribution  extraordi- 
naire à  l'effet  de  payer  cette  somme . 

Les  lois  formant  le  code  rural,  le  code  de  commerce,  le 
code  d'instruction  criminelle  et  le  code  pénal,  et  d'autres 
sur  une  nouvelle  organisation  de  la  gendarmerie,  de  l'or- 
dre judiciaire,  de  la  chambre  des  comptes,  des  troupes  de 
ligne,  de  la  garde  nationale,  de  l'enregistrement  et  des 
hypothèques,  et  sur  d'autres  matières,  préparées  à  l'avance, 
furent  décrétées  dans  cette  session  législative,  l'une  des 
plus  laborieuses  de  la  deuxième  législature  dont  le  mandat 
allait  finir  cette  année. 

Les  agents  envoyés  en  France  avaient  contracté  un  em- 
prunt à  Paris  pour  payer  le  premier  terme  de  l'indemnité 
fixée  par  l'ordonnance  royale  de  1825  ;  mais  la  somme  ob- 
tenue par  cet  emprunt  ne  suffisant  pas,  le  gouvernement  y 
expédia  un  million  de  piastres  qui  lui  restait  en  réserve  au 
trésor  national  et  qui  ne  suffit  pas  encore  pour  cet  objet. 
Ces  agents  n'avaient  pu  obtenir  du  gouvernement  français 
qu'une  convention  pour  régler  les  rapports  de  commerce 
et  de  navigation  entre  les  deux  pays,  au- lieu  du  traité  qui 


550  ETUDES    SUR    LHISTOIRE    DHAÏTI. 

devait  effacer  l'ambiguïté  de  l'ordonnance  par  rapport  à 
l'indépendance  et  la  souveraineté  d'Haïti,  et  réduire  l'in- 
demnité à  un  chiffre  raisonnable. 

Boyer  ne  pouvait  ratifier  cette  convention  qui  éludait 
ainsi  la  question  principale  de  la  transaction  entre  Haïti  et 
la  France.  Il  communiqua  sa  pensée  au  Sénat  qui  fut  d'ac- 
cord avec  lui  pour  refuser  cette  ratification  et  faire  cesser 
la  faveur  du  demi-droit  accordé  au  commerce  français  au 
bout  de  cinq  années. En  conséquence,  il  publia  une  décla- 
ration pour  expliquer  dans  quel  sens  il  avait  accepté  l'or- 
donnance royale,  afin  de  fixer  le  peuple  haïtien  et  la  France 
elle-même  sur  sa  résolution.  Cet  acte  d'une  ferme  politique 
porta  le  gouvernement  français  à  envoyer  des  pouvoirs  à 
son  consul  général,,  à  l'effet  de  souscrire  une  nouvelle  con- 
vention ;  mais  elle  ne  put  aboutir  au  résultat  désiré  par 
Haïti. 

Pendant  qu'on  s'en  occupait,  la  Grande-Bretagne  accré- 
ditait dans  la  République  un  consul  général  et  des  agents 
secondaires,  et  la  plupart  des  autres  puissances  de  l'Eu- 
rope y  nommaient  aussi  des  consuls. 

Toutefois,  Boyer  se  vit  obligé  à  prendre  une  attitude  dé- 
fensive à  l'égard  de  la  France;  et  par  suite  de  la  loi  sur  une 
nouvelle  organisation  des  troupes  de  ligne,  il  ordonna  le 
recrutement  des  corps  pour  les  porter  au  grand  complet. 
Ainsi,  la  transaction  politique  qui  devait  amener  le  désar- 
mement relatif  du  pays,  fut  au  contraire  la  cause  d'un  état 
militaire  considérable  et  nuisible  aux  finances.  Aussi  fallut- 
il  recourir  à  un  expédient  pour  y  faire  face  ;  le  papier-mon- 
naie fut  créé  par  cette  nécessité  impérieuse. 

Dans  une  telle  situation,  il  était  impossible  de  contracter 
un  nouvel  emprunt  à  l'étranger  pour  effectuer  le  payement 
du  second  terme  de  l'indemnité.  Aussi  bien  il  fallut  obte- 


[1858]  CHAPITRE    Vil.  551 

nir  préalablement  de  la  France  les  garanties  indispensables 
pour  rassurer  Haïti  sur  la  question  de  son  indépendance 
souveraine.  Le  secrétaire  d'Etat  se  borna  à  envoyer  au  gou- 
vernement français  une  obligation  pour  le  second  terme  de 
l'indemnité,  en  même  temps  que  le  Président  d'Haïti  con- 
voquait de  nouveau  à  la  capitale  les  généraux  de  l'armée, 
afin  de  leur  communiquer  ses  actes  depuis  leur  première 
réunion  et  d'arrêter  avec  eux  les  mesures  de  guerre  que  des 
éventualités  pourraient  nécessiter.  Loin  de  reconnaître  les 
bonnes  intentions  que  Boyer  avait  eues,  plusieurs  d'entre 
eux  osèrent  concevoir  le  projet  de  le  déposer  du  pouvoir, 
et  il  fallut  tout  le  patriotisme  expérimenté  de  l'un  d'eux 
pour  faire  avorter  ce  projet.  Mais  cette  pensée  coupable 
entretint  la  méfiance  et  le  mécontentement  qui  avaient 
surgi  de  l'acceptation  de  l'ordonnance  royale  de  1825  ;  ces 
sentimens  allaient  se  traduire  en  une  conspiration  quelques 
mois  après. 

Dans  l'année  1827,  la  Chambre  des  communes  fut  re- 
nouvelée intégralement.  Les  représentans,  s'associant  aux 
vues  du  pouvoir  exécutif,  sanctionnèrent  la  création  du 
papier-monnaie  et  édictèrent  plusieurs  lois  qu'il  leur  pro- 
posa. Deux  d'entre  elles  furent  conçues  dans  le  but  de  mo- 
difier, au  profit  d'Haïti,  ce  qu'il  y  avait  de  trop  onéreux 
pour  ses  finances  et  de  trop  contraire  à  sa  souveraineté  dans 
l'ordonnance  du  roi  de  France:  1°  en  abrogeant  tous  les 
droits  à  l'exportation  des  produits  d'Haïti,  ce  qui  annullait 
la  faveur  dont  le  commerce  français  jouissait  à  cet  égard; 
2°  en  augmentant  les  droits  perçus  à  l'importation  des  mar- 
chandises exotiques  et  sur-élevant  le  tarif  des  douanes  par 
le  prix  moyen  de  l'évaluation  de  ces  marchandises. 

Avant  la  session  législative,  Boyer  avait  échappé  à  la 
mort  dans  l'explosion  de  l'arsenal  de  la  capitale,  qui  occa- 


552  études  sur  l'histoire  d'hàïti. 

sioima  de  grandes  pertes  à  l'État  par  l'incendie  de  ces 
établissemens  et  des  magasins  attenans.  La  session  était  à 
peine  close,  qu'il  y  échappa  de  nouveau,  par  la  découverte 
d'une  conspiration  ourdie  contre  ses  jours. 

L'année  suivante  se  passa  en  mesures  financières  par  le 
retrait  du  papier-monnaie  de  la  quotité  de  5  gourdes,  et  de 
l'ancienne  monnaie  métallique  dite  à  serpent  qui  circulait 
depuis  1815.  En  même  temps  l'hôtel  des  monnaies  en  frap- 
pait une  de  meilleur  aloi. 

1829  fut  une  année  de  stériles  négociations  suivies  avec 
le  gouvernement  français,  pour  parvenir  à  la  conclusion 
d'un  traité  formel,  quant  à  la  reconnaissance  de  l'indépen- 
dance d'Haïti,  et  d'une  convention  financière  relative  à 
l'indemnité.  Néanmoins,  les  bases  en  furent  convenues  au 
point  que  Boyerput,  en  ouvrant  la  session  législative,  an- 
noncer à  la  Chambre  des  communes  que  le  demi-droit  sti- 
*  pulé  pour  le  commerce  français  cesserait  dès  le  1er  jan- 
vier 1851. 

Dès  1828,  le  bruit  avait  circulé  à  l'étranger,  que  l'Es- 
pagne se  disposait  à  une  tentative  de  restauration  de  son 
autorité  dans  son  ancienne  colonie  de  l'Est  d'Haïti,  et  cette 
nouvelle  avait  porté  le  gouvernement  à  prendre  des  me- 
sures militaires  dans  cette  partie.  En  janvier  1850,  un 
ministre  plénipotentiaire  de  cette  puissance  se  présenta 
et  réclama  pacifiquement  la  remise  de  ce  territoire;  mais 
il  lui  fut  répondu  que  la  République  n'avait  rien  enlevé 
à  l'Espagne,  que  l'indépendance  de  sa  colonie  avait  été 
proclamée  par  les  populations  qui  s'incorporèrent  volon- 
tairement à  la  République,  que  partant  l'état  des  choses 
ne  pouvait  changer. 

Dans  cette  année,  un  agent  français  arriva  avec  la  mis- 
sion de  refaire  les  actes  convenus  précédemment  ;  mais, 


[1858]  CHAPITRE    VII.  355 

n'ayant  pu  s'entendre  avec  le  gouvernement,  il  repartit  en 
même  temps  qu'un  agent  haïtien  était  envoyé  en  France 
pour  continuer  la  négociation.  On  s'en  occupait  à  Paris, 
quand  une  révolution  détrôna  Charles  X  et  institua  une 
nouvelle  dynastie  en  France.  L'agent  haïtien  continua 
d'y  rester,  dans  l'espoir  de  terminer  cette  négociation. 

Le  grand  événement  survenu  en  France  exalta  tellement 
l'esprit  public  en  Haïti,  qu'à  la  capitale,  à  propos  d'un  inci- 
dent déplorable  survenu  entre  deux  personnes,  on  vit  écla- 
ter une  opposition  insensée  contre  le  gouvernement  ;  le 
ministère  public  dut  poursuivre  les  agitateurs,  et  le  calme 
se  rétablit. 

En  ce  moment,  par  un  article  officiel,  le  gouvernement 
désavoua  la  prolongation  du  séjour  de  son  agent  à  Paris, 
que  cependant  il  n'avait  pas  rappelé  et  à  qui  il  n'avait  pas 
envoyé  de  nouveaux  pouvoirs,  à  raison  de  la  caducité  des 
premiers.  Bientôt  après,  cet  agent  arriva  à  la  capitale  et 
remit  au  chef  de  l'État  deux  traités  qu'il  avait  signés  et  que 
le  roi  des  Français  avait  ratifiés  ;  l'un  était  relatif  aux 
arrangemens  financiers  pour  le  payement  du  solde  de  l'in- 
demnité; l'autre,  au  commerce  et  à  la  navigation  entre  les 
deux  pays;  ils  étaient  tous  deux  indivisibes,  le  rejet  de  l'un 
entraînant  également  celui  de  l'autre.  Or,  par  le  dernier, 
l'agent  haïtien  avait  outrepassé  ses  instructions  en  con- 
sentant des  stipulations  contraires  aux  institutions  politi- 
ques d'Haïti  :ce  traité  ne  pouvait  être  ratifié  par  le  chef  de 
l'État;  il  refusa  sa  ratification  à  l'un  et  à  l'autre.  Cette  réso- 
lution porta  leconsul  général  de  France  à  rompre  toutes  re- 
lations avec  le  gouvernement  et  à  se  retirer  dans  son  pays. 

Boyer  fit  écrire  au  gouvernement  français  pour  expli- 
quer ses  motifs.  Cette  dépêche,  mal  accueillie,  eut  pour 
réponse  une  note  verbale  qui  reflétait  les  sentimens  éprou- 

t.  x.  23 


3o4  ÉTUDES    SUR    L'HISTOIRE    d' HAÏTI. 

vés  par  le  gouvernement  français.  Il  y  fut  répliqué  par  une 
note  de  même  nature,  et  les  relations  diplomatiques  entre 
les  deux  gouvernemens  furent  dès  lors  suspendues. 

\  832  amena  le  renouvellement  de  la  législature.  Dans  la 
proclamation  qu'il  publia  à  cet  effet,  Boyer  disait  aux  élec- 
teurs de  nommer  des  citoyens  «  qui  sauraient  apprécier  les 
»  les  améliorations  réclamées  par  le  véritable  intérêt  natio- 
»  nal.  »  Plusieurs  avocats  furent  nommés  représentans,  et 
par  leurs  lumières,  ils  devaient  diriger  la  Chambre  des 
communes.  Aussi,  à  l'ouverture  de  la  session,  firent-ils  en- 
tendre au  Président  des  paroles  en  rapport  avec  les  termes 
de  sa  proclamation  et  l'espoir  qu'ils  avaient,  que  le  régime 
parlementaire  s'inaugurerait  dès  cette  session.  Dans  une 
adresse  votée  immédiatement  au  pouvoir  exécutif,  ces  ora- 
teurs réclamèrent  une  foule  démesures  comme  des  amé- 
liorations nécessitées  par  l'état  des  choses.  Ils  firent  ériger 
des  tribunes  au  sein  de  la  législature,  et  le  Sénat  imita  cet 
exemple. 

Ces  dispositions  auraient  occasionné  immédiatement  une 
lutte  entre  l'Opposition,  installée  dans  la  Chambre  des 
communes,,  et  le  pouvoir  exécutif,  si  parmi  ses  orateurs 
une  lutte  d'influence  n'avait  pas  surgi,  chacun  des  avocats 
aspirant  à  diriger  cette  Chambre.  Ce  fut  la  cause  de  la  sté- 
rilité de  la  session  législative,  au  grand  désappointement 
du  public  et  des  avocats  eux-mêmes  :  le  pouvoir  exécutif 
profita  de  leur  division. 

Quelques  mois  après,  des  officiers  ministériels  (avocats 
et  autres)  revêtus  de  la  qualité  de  représentans,  ayant 
donné  des  sujets  de  plainte  aux  tribunaux  par  leur  irrévé- 
rence, ces  tribunaux  voulurent  les  en  punir;  mais  ils  ré- 
clamèrent leurs  immunités  à  raison  de  leurs  fonctions 
comme  législateurs.  Ces  plaintes  furent  portées  au  grand 


[1838J  CHAPITRE   VII.  555 

juge,  et  ce  ministre,  par  ordre  du  chef  de  l'État,  adressa 
une  circulaire  à  cette  occasion.  Elle  décida  que  tout  officier 
ministériel,  élu  représentant,  devait  opter  entre  les  deux 
natures  de  fonctions  qui  étaient  incompatibles  par  ces  faits 
ci-dessus  dénoncés.  Le  grand  juge  fondait  sa  circulaire  par 
l'analogie  des  dispositions  de  l'art.  81  de  la  constitution 
disant:  «  Il  y  a  incompatibilité  entre  les  fonctions  de  re- 
»  sentant  des  communes  et  toutes  fonctions  publiques 
»  salariées  par  l'État.   » 

Quelques-uns  des  avocats  représentons,  formant  l'Op- 
position dans  la  Chambre  des  communes,  pensèrent  que 
c'était  à  cause  d'eux-mêmes  que  cette  mesure  avait  été 
prise;  et  à  la  session  de  1855,  ils  demandèrent  la  compa- 
rution du  grand  juge  pour  répondre  sur  sa  circulaire.  Mais 
cette  proposition  fut  rejetée  par  l'influence  des  autres  avo- 
cats qui  leur  disputaient  la  direction  dans  la  Chambre, 
ceux-ci  approuvant  la  mesure.  La  lutte  entre  eux  devint  si  /CX 
vive  et  si  passionnée,  que  H.  Dumesleet  David  Saint-Preuxc' 
furent  exclus  par  la  Chambre,  placée  sous  l'influence  de 
Milscent  et  des  autres  avocats.  Cette  décision  inconstituJ-^ 
tionnelle  fut  attribuée  par  ceux  qui  en  étaient  victimes,  à 
une  entente  de  leurs  collègues  avec  le  chef  de  l'Etat  :  ils 
protestèrent  contre  leur  exclusion  et  en  appelèrent  au 
Sénat,  afin  d'être  jugés  par  la  haute  cour  de  justice,  si  l'on 
admettait  qu'il  y  avait  lieu  cle  les  accuser.  Mais  le  Sénat 
résolut  qu'il  ne  pouvait  déférer  à  leurs  désirs,  puisque  la 
Chambre  ne  lui  avait  adressé  aucune  accusation  contre 
eux,  Privés  de  cette  ressource  pour  se  justifier,  H.  Du- 
mesle  et  David  Saint-Preux  devinrent  les  chefs  cle  l'Op- 
position dans  le  pays,  pour  poursuivre  ce  rôle  à  ou- 
trance. 

Dans  cette  année,  l'archevêque  d'Haïti,  qui  s'était  retiré 


556  ÉTUDES    SUR    L  HISTOIRE    d' HAÏTI. 

volontairement  dans  l'un  des  convens  de  la  Havane,  dès 
1850,  y  étant  décédé,  la  cour  de  Rome  se  décida  à  envoyer 
à  Haïti  un  légat  qui  y  arriva  dans  les  premiers  jours  de 
1834.  Sa  mission  avait  pour  but  de  régler  les  affaires  re- 
ligieuses, de  concert  avec  le  Président  de  la  République. 
Entré  en  conférence  avec  des  agents  haïtiens,  il  opposa  de 
telles  difficultés  à  la  conclusion  d'un  concordat,  que  cet 
acte  ne  put  avoir  lieu.  Mais  le  Président  le  chargea  d'aller 
à  Rome  pour  aplanir  ces  difficultés.  Loin  d'y  réussir,  il 
revint  chargé  des  fonctions  de  vicaire  apostolique  dont  le 
Président  né  voulut  pas  permettre  l'exercice.  Retourné  à 
Rome,  après  avoir  jeté  les  bases  du  concordat  désiré  par 
Haïti,  il  ne  fut  pas  approuvé  par  la  cour  de  Rome,  et  les 
choses  restèrent  dans  le  même  état. 

Au  commencement  de  1855,  à  propos  de  quelques  pa- 
roles prononcées  à  la  tribune  par  le  ministre  des  affaires 
étrangères  de  France,  Boyer  avait  adressé  de  nouvelles 
propositions  à  ce  ministre,  concernant  le  solde  de  l'indem- 
nité à  fixer  par  un  traité.  En  même  temps,  il  offrait  de 
rembourser  une  somme  dont  le  trésor  de  France  avait  fait 
l'avance  pour  Haïti,  en  payant  les  intérêts  de  son  em- 
prunt. En  conséquence,  un  agent  français  arriva  en  jan- 
vier 1855,  chargé  de  recevoir  cette  somme  et  de  s'enqué- 
rir de  l'état  réel  de  la  situation  financière  de  la  République. 
Cette  connaissance  lui  fut  donnée  amplement  avec  une 
lettre  de  crédit  sur  Londres,  relative  à  la  somme  due.  Sur 
son  rapport  fait  au  gouvernement  français,  celui-ci  se  dis- 
posa à  traiter  définitivement  avec  Haïti.  Marchant  d'accord 
avec  le  Sénat,  Boyer  fut  invité  par  ce  corps  à  persister 
dans  les  nouvelles  propositions  qu'il  avait  faites. 

Dans  cette  année,  plusieurs  des  codes  publiés  en  1826 
furent  revisés  par  le  corps  législatif,  et  une  loi  fut  rendue 


[1838]  chapitre  vi.  357 

pour  faire  payer  en  monnaies  étrangères  les  droits  perçus 
à  l'importation,  mesure  adoptée  en  vue  des  arrangemens 
qu'il  fallait  prendre  avec  la  France. 

Une  conspiration  éclata  au  Cap-Haitien  en  janvier  1857, 
et  fut  comprimée  aussitôt  par  la  vigilance  des  auto- 
rités. 

Quelques  jours  après,  les  élections  eurent  lieu,  pour  le 
renouvellement  de  la  Chambre  des  communes;  les  deux 
représentais  exclus  en  1855  furent  réélus  par  les  électeurs 
de  leurs  communes.  Ils  étaient  trop  avancés  dans  l'Oppo- 
sition pour  ne  pas  reprendre  la  marche  qu'ils  avaient  déjà 
suivie.  Dominant  la  Chambre  par  leur  influence,  ils  la  por- 
tèrent à  demander  au  pouvoir  exécutif  la  suspension,  sinon 
l'abrogation  de  la  loi  sur  le  payement  des  droits  en  mon- 
naies étrangères,  en  se  fondant  sur  la  gêne  générale  du 
commerce  et  sur  une  disette  extraordinaire  que  subissait 
le  pays  par  suite  de  la  sécheresse,  Mais  cet  état  de  choses 
étant  surtout  occasionné  par  une  crise  commerciale  qui 
portait  la  perturbation  dans  les  relations  des  nations  de 
l'Europe  avec  les  États-Unis,  Boyer  résista  à  la  proposition 
de  la  Chambre.  Celle-ci  rendit  une  loi  sur  les  impôts  où 
elle  confondait  les  dispositions  relatives  à  leur  assiette  et 
celles  qui  étaient  relatives  à  la  régie  de  ces  impôts,  dis- 
tinction qui  avait  été  faite  depuis  trois  ans  sur  les  obser- 
vations du  Sénat.  Aussi  ce  corps  rejeta-t-il  cette  loi  en 
vertu  de  son  veto. 

Sur  la  fin  de  l'année,  le  gouvernement  fut  informé  que 
des  agents  français  allaient  bientôt  arriver  à  Haïti  pour 
traiter  définitivement  de  l'indépendance  nationale  et  du 
solde  de  l'indemnité.  En  conséquence,  Boyer  publia  une 
proclamation  pour  leur  faire  savoir  à  quoi  il  était  résolu, 
dans  l'intérêt  du  peuple  haïtien.  Il  consulta  de  nouveau 


358  études  sur  l'histoire  d'haïti. 

le  Sénat  à  ce  sujet,  et  leur  correspondance  fut  également 
publiée. 

En  janvier  1858,  les  plénipotentiaires  français  arrivè- 
rent. Ils  entrèrent  aussitôt  en  conférence  avec  ceux  de  la 
République,  et  après  des  négociations  suivies  loyalement 
de  part  et  d'autre,  deux  traités  furent  signés;  l'un  qui 
donnait  une  pleine  satisfaction  à  l'honneur  des  Haïtiens, 
par  la  reconnaissance  explicite  de  leur  indépendance  et  de 
leur  souveraineté,  l'autre  qui  fixait  le  solde  de  l'indemnité 
à  60  millions  de  francs^  au  lieu  de  120  millions,  payables 
en  trente  années.  Ces  traités,  furent  ratifiés  par  le  Prési- 
dent d'Haïti  et  sanctionnés  par  le  Sénat.  Des  arrangemens 
particuliers  furent  également  convenus,  dans  le  but  de 
reprendre  le  service  de  l'emprunt  de  1825.  Deux  agents 
haïtiens  partirent  pour  France  avec  les  plénipotentiaires 
de  cette  puissance,  emportant  avec  eux  les  fonds  néces- 
saires pour  l'indemnité  et  pour  l'emprunt,  et  avec  mission 
de  procéder  à  l'échange  des  ratifications  des  traités,  s'ils 
étaient  approuvés  par  S.  M.  le  Roi  des  Français;  ce  qui 
eut  lieu. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

CONTENUES  DANS  CE  VOLUME 

PÉRIODE  HAÏTIENNE 


CINQUIÈME  ÉPOQUE 


LIVRE    CINQUIÈME 

CHAPITRE  PREMIER. 

■1825.  Impressions  produites  dans  toute  la  République  par  la  publication  de  l'ordonnance 
de  Charles  X.  —  Royer  se  porte  vivement  au  Cap-Haïtien  :  il  y  prend  des  mesures  pour 
assurer  la  tranquillité  publique.  —  Il  est  rappelé  à  la  capitale  par  la  maladie  de  Célie 
Pétion  qui  y  succombe.  —  Arrivée  de  M.  le  baron  Maler,  consul  général,  et  de  consuls 
envoyés  par  le  gouvernement  français.  —  Proclamation  du  Président  qui  convoque  le 
corps  législatif  pour  le  10  janvier  1826.  —  Réclamation  du  consul  général  de  France, 
à  propos  d'un  article  publié  dans  le  Télégraphe.  — 1826.  Discours  de  Royer  à  la  fête 
de  l'Indépendance  et  à  l'ouverture  de  la  session  législative.  —  La  Chambre  des  com- 
munes déclare  dette  nationale  l'indemnité  consentie  envers  la  France,  et  vote  différens 
codes  et  d'autres  lois.  —  Examen  des  dispositions  du  code  rural  :  effets  qu'il  produit 
dans  les  campagnes.  —  Exécution  difficile  de  diverses  lois  successives  établissant  une 
contribution  extraordinaire  sur  l'universalité  des  citoyens  pour  payer  la  dette  nationale. 
—MM.  Rouanez  et  Frémont  retournent  à  Haïti,  après  avoir  contracté  un  emprunt  pour 
payer  le  premier  terme  de  l'indemnité,  et  signé  une  convention  de  commerce  et  de 
navigation.  —  Message  de  Royer  au  Sénat  :   accord  des  deux  pouvoirs  pour  refuser 
la  ratification  de  cette  convention.  —  Royer  fait  écrire  an  gouvernement  français  pour 
en  déduire  les  motifs.  —  Il  publie  une  déclaration  qui  fait  savoir  dans  quel  sens  il  a 
accepté  l'ordonnance  de  Charles  X,  et  envoie  en  France  un  million  de  piastres  qui  ne 
suffit  pas  pour  acquitter  le  premier  terme  de  l'indemnité.  —[Sur  la  réponse  du  minis- 
tère français,  il  adresse  un  nouveau  message  au  Sénat  qui  s'acccorde  avec  lui  pour  faire 
cesser  le  demi-droit  en  faveur  du  commerce  français.  —  Cette  disposition  empêche  la 
conclusion  d'une  nouvelle  convention  au  Port-au-Prince  :  on  en  réfère  au  gouverne- 
ment français.  —  La  Grande-Rretagne  envoie  M.  Charles  Mackensie  en  qualité  de  con- 
sul général  et  des  consuls  particuliers  :  d'autres  puissances  également.  —  Proclamation 
qui  permet  la  navigation  haïtienne  sous  certaines  restrictions.  —  Célébration  de  la 
fête  de  l'Agriculture.  —  Recrutement  des  troupes.  —  Création  du  papier-monnaie:  — 
Convocation  des  électeurs  pour  la  formation  d'une  nouvelle  législature.  — Convocation 
des  généraux  à  la  capitale.  —  Le  secrétaire  d'État  envoie  une  obligation  de  30  millions 
de  francs  pour  le  deuxième  terme  de  l'indemnité.  —  Agent  haïtien  au  Havre  chargé  de 
recevoir  et  de  vendre  des  denrées  pour  le  compte  de  la  République.  —  Examen  du  sys- 
tème financier ....,,     .    .     , 3 


500  TABLE    DES     MATIÈRES. 

CHAPITRE  II. 

1827.  Discours  de  Boyer  à  l'installation  de  la  3e  législature.  —  Lois  votées  pour  obvier 
au  déficit  occasionné  dans  les  revenus  publics  par  l'ordonnance  de  C'-arles  X,  et  con- 
séquence de  ces  mesures.  —  Diverses  autres  lois  sur  les  finances.  —  Le  général  Voltaire 
est  nommé  grand  juge  de  la  République.— Origine  probable  d'un  complot  formé  contre 
le  pouvoir  et  la  vie  de  Boyer:  dénonciation,  arrestation  de  quelques  militaires  qui  sont 
jugés,  condamnés  à  mort  et  exécutés.  —  Le  général  B,  Noël  est  suspecté  d'en  être  le 
chef  et  perd  le  commandement  de  l'arrondissement  du  Mirebalais.  —  Proclamation  du 
Président  d'Haïti  relative  au  complot.  —  Explosion  à  l'arseaal  du  Port-au-Prince, 
incendie  et  pertes  qu'elle  occasionne.  —  Boyer  échappe  au  danger  d'y  périr  et  à  une 
grave  maladie  ensuite.  —  Ouragan  dans  le  département  du  Sud-Est.  —  1828.  Retrait  de 
la  circulation,  des  billets  de  caisse  de  o  gourdes  et  de  la  monnaie  à  serpent.  —  Ses- 
sion législative  et  lois  rendues.  —  1829.  INégociations  suivies  en  France  et  en  Haïti 
pour  des  projets  de  convention  financière  et  de  traité  de  commerce  et  de  navigation  entre 
les  deux  pays  :  ils  sont  signés  et  envoyés  en  France.  —  Intention  supposée  au  gouver- 
nement d'Espagne,  de  faire  une  tentative  contre  l'Est  d'Haïti,  et  mesures  militaires.  — 
Session  législative,  lois  votées  et  mesures  administratives.  —  1830.  Ferdinand  VII  en- 
voie un  plénipotentiaire  chargé  de  réclamer  l'ancienne  colonie  de  l'Espagne  :  refus  mo- 
tivé du  gouvernement.  —  Proclamation  du  Président  d'Haïti  h  ce  sujet,  et  publication 
de  documens.  —  La  Grande-Bretagne  ouvre  les  ports  des  iles  Bahama  au  commerce 
haïtien.  —  Le  gouvernement  français  ne  ratifie  pas  les  projets  signés  à  Haïti,  et  y  en- 
voie un  agent  pour  négocier  de  nouveau.  —  Autres  projets  non  terminés  et  retour  de 
l'agent  en  France.  —  Boyer  y  envoie  M.  Saint-Macary  psur  suivre  la  négociation.  — 
Elle  est  interrompue  par  la  Révolution  de  juillet.  —  Message  de  Boyer  au  Sénat,  à  l'oc- 
casion de  cet  événement:  il  preud  une  attitude  expectante.  —  Sentimens  éprouvés  en 
Haïti,  à  la  nouvelle  reçue  de  la  révolution.  —  Session  législative,  discours  de  Boyer  et 
lu  président  de  la  Chambre  des  commues.  — Lois  votées  et  mesures  administratives. 

—  Circulaire  du  secrétaire  d'Etat  aux  administrateurs,  pour  faire  cesser  au  1er  janvier 
1 83 1,  le  demi-droit  accordé  aux  navires  et  au  commerce  français.      .....      58 

CHAPITRE  III. 

183).  Agitation  des  esprits  au  Port-au-Prince,  et  ses  diverses  causes. —  Publications  qui 
l'entretiennent.  —  Prorogation  de  la  session  législative  par  Boyer  qui  veut  aller  dans  le 
Sud  :  ses  motifs.  —  Duel  à  la  capitale  et  ce  qui  a  lieu  à  cette  occasion.  —  Le  minis- 
tère public  poursuit  quelques  individus;  ils  sont  acquittés  par  le  tribunal  correctionnel. 

—  Proclamation  du  Président  sur  cette  agitation.  —  Article  officiel  du  Télégraphe  sur 
la  caducité  des  pouvoirs  donnés  à  M.  Saint-Macary,  et  blâmant  son  séjour  prolongé  en 
France.  —  Retour  de  cet  agent  au  Port-au-Prince.  —  Instructions  qu'il  avait  reçues  de 
Boyer.  —  Traités  qu'il  signe  à  Paris  :  leur  examen.  —  Louis-Philippe  les  ratifie.— 
Boyer  refuse  sa  ratification.  —  Notes  échangées  entre  M.  Molien,  consul  général  de 
France  et  le  secrétaire  général  Inginae.  — Rupture  des  relations  diplomatiques. —  Con- 
duite du  consul  général  en  cette  circonstance.  —  Proclamation  du  Président  d'Haïti 
sur  son  refus  de  ratification  des  traités  :  effet  qu'elle  produit  à  la  capitale  et  dans  toute 
la  République.  —  Départ  de  M.  Molien  pour  la  France.  —  Article  semi-officiel  du 
Télégraphe  sur  les  traités.  — Dépèche  du  gouvernement  haïtien  au  gouvernement  fran- 
çais, expliquant  les  motifs  du  refus  de  ratification  des  traités.  —  Réponse  à  cette  dé- 
pèche par  une  Noie  verbale.  —  Examen  des  motifs  du  gouvernement  français.  —  Mes 


TABLE    DES    MATIERES. 


301 


sage  de  Boyer  et  communication  au  Sénat  par  les  grands  fonctionnaires.  —  Message 
du  Sénat  en  réponse.  —  Boyer  répond  an  gouvernement  français  par  une  Note  verbale  : 
la  rupture  est  complète.—  Tournée  qu'il  fait  dans  le  Sud  ;  ouragan  furieux  dans  ce  dé- 
partement. —  Mort  du  général  Marion  aux  Cayes.  —  Retour  du  Président  à  la  capital.11. 
Ouverture  de  la  session  législative,  lois  rendues.  —  Le  général  Inginac  est  envoyé  à 
Saint-Marc,  par  rapport  à  des  propos  tenus  dans  l'Aitibonite,  qui  n'ont  pas  de 
suite,     ,     .     , '10f> 


CHAPITRE  IV. 

1832.  Proclamation  du  Président  d'Haïti,  invitant  le  peuple  à  former  la  quatrième  légis- 
lature.—  Proclamation  prescrivant  à  tout  Haïtien  de  prendre  un  passeport  pour  aller 
à  l'étranger.  —  Élection  des  représentai.  —  Le  général  Borgella  est  nommé  comman- 
dant de  l'arrondissement  des  Cayes.  —  Ouverture  de  la  session  législative.  —  Discours 
et  adresse  de  la  Chambre  des  communes  au  Président  d'Haïti,  réclamant  des  améliora- 
tions sur  divers  objets.  —  Érection  de  tribunes  à  la  Chambre  et  au  Sénat.— Boyer 
propose  des  projets  de  loi  qu'il  retire  ensuite,  à  cause  de  l'opposition  violente  manifes- 
tée-dans  la  Chambre.  —  Bivalité  d'influence  entre  certains  représentons.  —  Trois  lois 
seulement  sont  volées  pendant  la  session.  —  La  Chambre  propose  au  Sénat  de  voter  le 
budget  des  dépenses  publiques  comme  en  1817.  —  Le  Sénat  répond  qu'il  a  seul  le  droit 
de  le  voter  et  qu'il  le  fera  à  l'avenir.  —  Grand  incendie  au  Port-au-Prince.  —  Miss 
Frances  Wright  amène  à  Haïti  32  noirs  des  États-Unis  qu'elle  rend  à  la  liberté.  —  Cir- 
culaire du  grand  juge  décidant  qu'il  y  a  incompatibilité  entre  les  fonctions  de  repré- 
sentant et  celles  des  officiers  ministériels.  —  M.  J.  Courtois  est  condamné  à  trois  an- 
nées d'emprisonnement  par  le  tribunal  correctionnel.  —  M.  Granville  est  révoqué  de 
nouveau  delacharge  de  directeur  du  lycée  national.  —  1833.  Le  Président  d'Haïti  pro- 
roge la  session  législative  et  fait  une  tournée  dans  l'Artibonite  et  le  Nord.  —  Intrigues 
de  prêtres  an  Cap-Haïtien  et  au  Port-au-Prince.  —Mort  [de  l'archevêque  Pedro  Va- 
léra  à  la  Havane.  —  La  Cour  de  Rome  nomme  un  légat  pour  venir  à  Haïti.  —  Discours 
du  ministre  des  affaires  étrangères  de  France,  et  nouvelles  propositions  faites  par  Boyer 
pour  l'indemnité.  —  Il  fait  rembourser  a  M.  Laffltte  mille  actions  de  l'emprunt  de  1822. 
—  Ouverture  de  la  session  législative.  —  Attitude  du  Président  d'Haïti  envers  la  Cham- 
bre des  communes  :  il  lui  adresse  deux  projets  de  loi  qui  sont  votés  d'urgence.  —  11 
la  pose  des  candidats  pour  l'élection  de  six  sénateurs  :  ils  sont  nommés.  —  Débats  dans 
Chambre,  dissidence  profonde  entre  des  représentans.  —  Discours  menaçant  de  la 
R.-S.  Kodriguez.  —  La  Chambre  appelle  le  secrétaire  d'État  en  comité  général  :  il  y 
comparait  et  donne  les  explications  qui  lui  sont  demandées  sur  les  finances.  —  Hérard 
Dumesle  prononce  un  discours  sur  la  circulaire  du  grand  juge  et  propose  de  l'appeler  eu 
comité  général. —  Milscent  réfute  ce  discours  et  cette  proposition.— Lettre  de  M.  Cour- 
tois à  la  Chambre.  —  Elle  refuse  de  mander  le  grand  juge  et  passe  a  l'ordre  du  jour 
sur  cette  lettre.  —  Discours  offensant  de  Milscent  contre  H.  Dumesle  et  David  Saint- 
Preux.  —  Milscent  est  élu  président  de  la  Chambre. —  Le  13  août,  sur  la  proposition  de 
Latortue,  elle  prononce  l'exclusion  de  Hérard  Dumesle  et-  de  David  Saint-Preux.  — 
Adresse  au  peuple,  messages  au  Président  d'Haïti  et  au  Sénat  à  ce  sujet. —  Protestation 
remarquable  des  représentans  exclus  :  ils  demandent  au  Sénat  la  convocation  de  la 
haute  cour  de  justice  pour  les  juger.  —  Le  Sénat  refuse. —  Réflexions  sur  ces  actes. — 
Le  Sénat  fait  une  remarque  relative  aux  lois  d'impôt,  qui  obtient  l'assentiment  du  Pré- 


562  TABLE  DES  MATIÈRES. 

sident  d'Haïti  et  de  la  Chambre.  —  <  Le   Président  lui  demande  s'il  peut    continuer  à 
exercer  le  droit  de  grâce.  —  Le  Sénat  répond  affirmativement 60 


CHAPITRE  V. 

1 334. —  Le  pape  Grégoire  XVI  envoie  un  légat  auprès  du  Président  d'Haïti. —  Un  concor- 
dat désiré  par  le  Président  n'est  pas  agréé  par  le  Saint-Père.  —  Particularités  et  ré- 
flexions a  ce  sujet. —  Session  législative  ;  diverses  lois  sont  votées.  —  Affaire  criminelle 
du  représentant  J.  Roche.de  Jérémie  ;  il  s'enfuit  à  l'étranger.  —  La  Chambre  des 
communes  déclare  sa  déchéance.  —  Elle  fait  poursuivre  M. J.  Courtois,  déjà  emprisonné, 
pour  un  article  de  son  journal;  le  tribunal  correctionnel  le  condamne  pour  outra- 
ges envers  les  représentans.  —  Diverses  mesures  administratives.  —  Proclamation  du 
Président  d'Haïti  au  sujet  des  biens  de  la  partie  de  l'Est.  —  1835.  L'administration  des 
finances  offre  à  l'entreprise  l'exploitation  des  bois  d'acajou  dans  les  iles  de  la  Gonave 
et  de  la  Tortue.  —  Arrêté  du  Président  d'Haïti  fixant  les  jours  de  fêtes  légales  par 
rapport  aux  bureaux  publics.  —  Le  gouvernement  français  envoie  M.  le  capitaine  de 
vaisseau  Dupetit-Thouars,pour  réclamer  les  avances  faites  pour  le  service  de  l'emprunt 
d'Haïti  et  prendre  des  reuseignemens  sur  la  situation  financière.  —  Des  conférences 
ont  lieu  entre  cet  officier  et  Ides  fonctionnaires. —  Mesures  prises  pour  payer  ces  avan- 
ces. —  Messages  entre  le  Président  d'Haïti  et  le  Sénat  ;  accord  entre  eux  sur  la  manière 
de  résoudre  les  questions  entre  la  France  et  Haïti.  —  M.  Dupetit-Thouars  repart  satis- 
fait ;  son  rapport' loyal  prépare  une  solution.  —  Session  législative,  discours  du  Prési- 
dent d'Haïti,  adresse  de  la  Chambre  des  communes.  —  Réflexions  à  ce  sujet.  —  Lois 
votées  dans  la  session 220 


CHAPITRE  Yl. 

1836. — Prorogation  de  la  session  législative  au  8  août.  —  Circulaires  du  Président 
d'Haïti  aux  tribunaux  civils,  expliquant  les  modifications  apportées  aux  codes  votés 
dans  la  session  de  1835.  —  Ouverture  de  la  session  législative.  —  Le  secrétaire  d'État 
est  déchargé  de  sa  gestion  financière  en  1835.  —  Plusieurs  lois  sont  votées  et  promul- 
guées. Arrêté  du  Président  contre  les  pirates.  —  1837.  Proclamation  invitant  les 
électeurs  à  nommer  les  représentans  de  la  5e  législature.  —  Conspiration  ourdie  au 
Cap-Haïtien.  —  Faits  relatifs  au  chef  de  bataillon  Bélonie  Narcisse. — Le  général 
Guerrier  dénonce  au  Président,  Gervais  Henri  comme  un  des  complices  de  la  conspi- 
ration ;  il  est  mandé  à  la  capitale.  —  Révolte  d'Isidor  Gabriel,  colonel  des  carabiniers 
de  la  garde  :  elle  est  étouffée  et  il  est  tué.  —  Proclamation  du  Président  et  ordre  du 
jour  qui  licencie  le  corps  des  carabiniers.  —  Réflexions  au  sujet  de  cette  révolte.  — 
Mort  du  général  Léo  qni  est  remplacé  par  le  général  Bottex.  —  Discours  du  Président 
à  l'ouverture  de  la  session  législative.  —  Règlement  pour  la  police  intérieure  de  la 
Chambre  des  communes.  —  Elle  décharge  le  secrétaire  d'État  de  sa  gestion  en  1836, 
et  vote  les^lois  d'impôts  directs  en  y  confondant  ce  qui  était  de  son  initiative  et  ce  qui 
était  de  celle  du  Président  d'Haïti.  —  Elle  repousse  une  plainte  formée  contre  l'un  de 
ses  membres.  —  Proposition  de  Couret,  pour  demander  au  Président  l'abrogation  de  la 
loi  sur  le  payement  des  droits  d'importation  en  monnaies  étrangères,  discussion  qu'elle 
occasionne  à   la  Chambre.  —  La  Chambre   adresse  au  Président  un  message    qui  lui 


TABLE    DES    MATIÈRES.  363 

demande  la  suspension  de  cette  loi  :  une  députation  l'apporte  à  Boyer  qui  lui  répond 
qu'il  avisera.  —  La  Chambre  lui  adresse  un  autre  message  à  l'occasion  de  la  Saint- 
Pierre ,  sa  fête  patronale  :  il  y  répond.  —  Discours  de  H.  Dumesle,  président  de  la 
["Chambre,  à  la  séance  de  clôture  de  la  session.  —  Proclamation  du  Président  sur  le 
causes  de  la  situation  commerciale  du  pays.  —  Réflexions  à  ce  sujet.  —  Avis  officie) 
annonçant  que  le  Sénat  a  rejeté  les  lois  d'impôts  votées  par  la  Chambre.  —  Le  Prési- 
dent ordonne  au  secrétaire  d'État  de  faire  percevoir  ces  impôts,  en  vertu  des  lois 
précédentes  non  abrogées.  —  Circulaire  du  secrétaire  d'État  aux  conseils  de  nota- 
bles à  ce  sujet,  —  Arrêté  du  Président  ordonnant  une  grande  plantation  de 
vivres.  —  Réorganisation  du  lycée  national  du  Port-au-Prince.  —  Messages 
entre  le  Président  et  le  Sénat,  sur  les  questions  à  résoudre  entre  la  France 
et  la  République.  —  Proclamation  annonçant  qu'un  agent  français  vient  à 
Haïti , •..,...      271 

CHAPITRE  VJI. 

Le  gouvernement  français  envoie  à  Haïti,  MM.  de  Las  Cases  et  Baudin  chargés  de  négo- 
cier avec  le  gouvernement  de  la  République,  d'après  les  propositions  faites  par  Boyer 
en  1833.  —  Us  entrent  aussitôt  en  conférences  avec  les  plénipotentiaires  nommés  par 
le  Président.  —  Phases  diverses  de  la  négociation.  —  Un  traité  politique  et  un  traité 
financier  sont  conclus  et  signés  :  le  premier,  reconnaissant  la  République  d'Haïti 
comme  Etat  libre,  indépendant  et  souverain  ;  le  second,  fixant  le  solde  de  l'indemnité 
due  à  la  France,  à  60  millions  de  francs  payables  en  30  ans,  etc.  —  Boyer  ratifie  les 
traités,  le  Sénat  les  sanctionne.  —  Les  sommes  nécessaires  au  payement  de  l'annuité 
de  1838  et  celles  qui  sont  destinées  à  l'emprunt  sont  embarquées.  —  MM.  de  Las  Cases 
et  Baudin  retournent  en  France.  —  MM.  B.  Ardouin  et  S.  Yillevaleix  aîné  sont  envoyés 
avec  eux  et  chargés  de  l'échange  des  ratifications  des  traités,  etc.  —  S.  M.  le  Roi  des 
Français  les  ratifie.  —  Retour  des  envoyés  d'Haïti  au  Port-au-Prince.  —  Message 
du  Président  d'Haïti  au  Sénat  et  publication  officielle  des  traités  du  12  février.     .      'à\% 


FIN    DE    LA    TABLE    DES    MATIERES    DU    TOME    DIXIEME. 


\ 


* 


K 


II 


•V"    M 


•  "  ■% 

\7  £ 


,** 


Ji 


:5^r;>: