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Full text of "Expose de la conduite de M. de duc d'Orleans, dans le Revolution de France"

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0. 


EXPOSÉ 

DE  LA  CONDUITE 

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D E 

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M.  LE  DUC  D’ORLÉANS, 

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DANS  LA  RÉVOLUTION  DE  FRANCE; 

Rédigé  par  lui  - même  , a Londres. 


— 


AVIS  DE  L’  IMPRIMEUR. 

Le  préfent  écrit  ayant  été  envoyé  de  Londres 
à Paris  le  1 1 Juin  > & les  exemplaires  imprimés 
devant  être  exactement  conformes  au  manufcrit 
original  > on  na  pas  pu  fe  conformer  au  Décret 
de  V AJfemblée  nationale  du  i y Juin  > concernant 
les  noms  & les  titres . 

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EXPOSÉ 

DE  LA  CONDUITE 


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XI J 1 


D E 


M.  LE  DUC  D’ORLÉANS, 

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DANS  LA  RÉVOLUTION  DE  FRANCE; 

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Rédigé  par  lui  - même  3 a Londres . 


T 

J?ai  toujours  cru,  ôc  je  crois  encore,  que  ma 
conduite , dans  la  révolution  préfente , a été 
aufli  fimple  ôc  naturelle  que  mes  motifs  étoienc 
taifonnables  & juftes.  Il  me  paroît  cependant 
que  tout  le  monde  en  a jugé  autrement  : je  dis 
tout  le  monde,  car  j’ai  été  aufli  fouvent  étonné 
de  l’exagération  des  éloges  que  de  celle  des 
reproches.  Chacun  a voulu  deviner  mes  fend- 
mens  8c  mes  penfées  j &,  comme  il  arrive  d’or- 
dinaire, au  lieu  de  les  chercher  en  moi,  chacun 
m’a  prêté  les  liens. 

Les  démocrates  outrés  ont  penfé,  que  jë 

Aij 


r*  i 

voulais  faire  de  la  France  une  République;  les 
courtifans  ambitieux  ont  fuppofé  que  je  vouloîs, 
par  une  exceflive  popularité,  forcer  la  Cour  à 
m’accorder  une  grande  influence  dans  l’admi- 
niftration;  les  méchans  m’ont  prêté  les  projets 
les  plus  criminels,  & n’ont  pas  même  été  arrêtés 
par  rabfurdité  de  leur  fyftême  calomnieux;  les 
patriotes  les  plus  zélés  ont  eu  aufli  leur  erreur , 
&■  quoiqu  infiniment  honorable  pour  moi,  je 
ne  l’adopterai  pas  davantage;  car  je  ne  cherche 
pas  ici  ce  qui  feroit  le  mieux,  mais  ce  qui  efl: 
le  vrai.  Les  meilleurs  patriotes  ont  donc  eu  aullî 
leur  erreur.  Ils  m’ont  vu , ils  m’ont  préfenté 
comme  m’immolant  uniquement  à la  chofe 
publique  : ce  que  je  cédois  fans  peine,  leur  a 
paru  d’immenfes  facrifices;  ils  ont  tout  calculé 
d’après  le  prince,  & rien  d’après  l’homme.  En 
obfervant  mieux  , ils  auraient  bientôt  reconnu 
que  mon  caractère,  mes  opinions,  mes  goûts, 
étoient  tels  que  mon  bonheur  perfonnel  6c  par- 
ticulier fe  trouvoit  néceflairement  lié  au  bonheur 
public,  en  ce  qu’il  ne  pouvoir  venir  que  de  la 
même  fource,  je  veux  dire  de  la  liberté.  C’eft 
ainfi  que  tous  ont  été  chercher  fi  loin  des  motifs 
que  j’avois  trouvés  fi  près  de  moi. 

Ces  réflexions  me  déterminent  à me  remettre 
fous  les  yeux  ce  que  j’ai  fait,  dit  6c  penfé  de 


m 

relatif  a la  révolution  préfente  depuis  fon  ori- 
gine, Je  rappellerai  même  tour  ce  qui , dans  ma 
conduite  précédente,  peut  avoir  quelque  rap- 
port aux  fentimens  que  j’ai  développés  depuis. 
Je  veux  enfin , pour  ma  propre  fatisfaétion , 
tâcher  de  découvrir  fi  j’ai  donné  lieu,  ou  non,  à 
tant  d’étonnement , a tant  de  louanges , â tant 
de  reproches.  En  me  livrant  â ce  travail,  j’ai 
la  ferme  intention  de  tout  dire;  & j’avoue  que 
je  n’en  fuis  pas  moins  perfuadé  que , fi  j’avois 
par  la  fuite,  le  defir  ou  le  befoin  de  montrer  à 
d’autres  ce  qu’en  ce  moment  je  fais  pour  moi 
feul,  je  fuis , dis-je , très-perfuadé  que  je  ne 
trouverois  rien  du  tout  à y changer.  Je  fuis 
curieux  de  favoir  fi  je  conferverai  cette  idée 

jllfqu’â  la  fin. 

J’ai  lu  quelque  part,  je  ne  me  fouviens  plus 
où  , que  chaque  homme  naît  avec  un  goût 
dominant  qui , non  - feulement , maîtrife  tous 
les  autres , mais  qui  ne  cède  ni  aux  événemens , 
contre  lefquels  il  ne  celle  de  lutter  avec  cou- 
rage , ni  même  aux  pallions  qu’il  parvient  tou- 
jours â modifier  à fon  gré.  Ce  goût  dominant 
a de  tout  tems  été  chez  moi  le  goût  de  la  liberté. 
Je  conviens  qu’il  fut  d’abord  bien  plus  l’effet 
du  fentiment  que  celui  de  la  réflexion,  & que 
je  chéiilfois  la  liberté  bien  avant  de  la  connoîcre.. 

A iij 


f 4 1 

Je  la  cherchois  en  vain  au-tour  de  moi  ; je  n’étbïs 
pas  placé  pour  la  rencontrer  fi  facilement.  Je 
crus  en  apercevoir  limage  dans  ces  grands 
corps  de  magiftrature  qui,  au  moins,  en  avoienr, 
en  quelque  forte,  confervé  les  formes  8c  le 
langage.  Au  défaut  de  la  réalité,  j’embraffai  le 
fantôme  & je  lui  confacrai  mes  premiers  vœux* 
Trois  fois  j’en  ai  été  la  vi&ime,  8c  trois  fois 
ces  traverfes  pafiagères  ont  augmenté  le  goût 
que  , par  elles , on  cherchoit  à détruire. 

Je  dois  pourtant  faire  quelques  diftinétions 
entre  ces  trois  époques.  A la  première,  je  fui-» 
vois , fans  trop  en  chercher  les  raifons , llmpul-» 
fion  de  mon  penchant,  celle  de  la  voix  publique 
8c  de  l’exemple.  Il  eft  bien  vrai  qu’on  me  diri- 
geoit  d’une  manière  conforme  à mon  goûtj 
mais  enfin  on  me  dirigeoit,  8c  je  ne  puis  pas 
dire  que  la  conduite  que  je  tins  alors,  fut  réeb* 
lement  ma  conduite.  Livré  à moi  feul , eût-elle 
été  meilleure  ou  pire?  C’efl:  ce  qu’il  ne  me  con- 
vient pas  d’examiner. 

A la  fécondé  époque  je  n’avois  d’autre  motif 
que  de  ne  pas  vouloir  contredire,  par  une  dé- 
marche publique,  les  fentimens  que  j’avois 
publiquement  profeffés. 

Mais  à la  troilième  époque,  ma  conduite  fut 
entièrement  le  réfui tat  de  mes  idées  8c  l’effet  de. 

ma  volonté. 

• 1 


T 5] 

Mont  goût  pour  fa  liberté  ms  avoir,  depuis 
long-tems,  engagé  à me  répandre  à Paris  dans 
les  différentes  claffes  de  la  fociété;  & la,  mes 
opinions  avoiént  été  renverfées  ou  raffermies 
par  le  choc  des  opinions  contraires.  Le  même 
motif  m’avoit  porté  à voyager  chez  les  Nations 
voifines,  &,  dans  ces  voyages,  j’avois  été  déjà 
plufieurs  fois  en  Angleterre , cette  terre  natale 
de  la  liberté.  Je  ne  m’y  étois  pas  beaucoup 
occupé  de  rechercher  fur  quels  principes  étoic 
fondée  la  Conftitution  qui  faifoit  des  Anglois 
un  Peuple  libre;  je  ne  prévoyois  pas  que  ces 
connoiffances  duffent  être  jamais  à mon  ufage  : 
mais  je  n’en  avois  pas  moins  obfervé  les  heureux 
effets  de  la  liberté  pour  le  bonheur  de  tous , Sc 
mon  goût  dominant  $ etoit  fortifié  de  tout  ce 
que  j'avois  acquis  d’expérience. 

Le  moment  arriva  où  avoient  été  promis  les 
Etats  généraux , & les  lettres  de  convocation 
parurent.  Dès  ce  moment  je  me  vis  libre , car  je 
ne  doutai  pas  que  la  Nation  ne  voulût  le  de- 
venir. 

J ai  eu  lieu  de  remarquer  depuis,  que,  dans 
tout  ce  qui  concerne  la  liberté  individuelle  » 
j’avois  deviné  le  vœu  de  la  Nation  jufques  dans 
les  détails.  En  effet,  les  inftruétions  que  je  crus 
devoir  joindre  aux  nombreufes  procurations  que 

Àiv 


j’étois  alors  dans  le  cas  de  donner,  font,  fur  ce 
point,  d’une  conformité  frappante  avec  la  géné- 
ralité des  cahiers  des  Bailliages  ; &c  Ion  peut  fe 
rappeler  qu’elles  étoient  déjà  publiques  avant 
qu’aucun  Bailliage  eût  été  alfemblé.  Ce  n’eft 
pas  que  je  prétende  avoir  fervi  de  modèle,  cela 
prouve  feulement  que  je  n’en  avois  pas  befoin  : 
cela  prouve  furtout  que  mon  goût  dominant, 
le  goût  de  la  liberté  avoit,  dès-lors,  lié  mon 
intérêt  perfonnel  à l’intérêt  public. 

Si  l’on  en  vouloit  une  autre  preuve,  on  pour- 
roit  voir  encore  que  dans  ces  mêmes  inftrnc- 
tions , 6c  toujours  avant  qu’aucun  Bailliage  ait 
pu  fe  faire  entendre,  j’ai  provoqué  la  fuppref- 
fion  des  droits  qui  pouvoient  m’être  les  plu$ 
agréables,  >en  déclarant  que  je  me  joindrois  à la 
demande  qu’en  feroient  les  Bailliages  : on  penfe 
bien  que  je  ne  me  fais  pas  un  mérite  d’un  aban- 
don fi  juftej  mais  on  peut,  au  moins,  en  con- 
clure que  quelle  que  fût  la  vivacité  de  mes  goûts, 
j’aimois  encore  mieux  la  liberté  ; que  je  fentois 
déjà  quelle  ne  pouvoit  pas  profpérer  au  milieu 
des  privilèges,  6c  que  rien  ne  me  coûtoit  de 
tout  ce  qui  pouvoit  me  la  faire  acquérir. 

En  donnant  ces  inftrucfions,  que  je  faifois 
rédiger  à mefure,  par  l’un  de  mes  Secrétaires 
des  Commandemens } en  y joignant  un  ouvrage 


[ 7 ] 

du  plus  fort  de  nos  publicités,  je  n’avois  eu 
que  deux  motifs  : l’un  d’avoir,  dans  les  différera 
Bailliages  où  j’étois  repréfenté , un  vœu  uni- 
forme &:  qui  fut  le  mien  j l’autre  de  donner  à mes 
Repréfentans  un  guide  sûr  qui  pût  les  diriger 
dans  les  cas  que  je  n’avois  pas  prévus.  Cepen- 
dant la  publicité  qu’acquirent  ces  inftruéfcions , 
en  a fait  une  mémorable  époque  dans  ma  vie. 
C’eft  de  ce  moment  que  l’affeétion  des  uns  &: 
la  haine  des  autres  s’eft  manifeftée,  a mon  égard  , 
avec  plus  d’énergie  : mais  je  puis  bien  affirmer, 
avec  vérité,  que  j’ai  été  très-reconnoilïànt  pour 
les  uns,  ôc  très-peu  afteété  par  les  autres. 

C’eft  peut-être  ici  le  lieu  de  dire  un  mot  fur 
une  forte  de  reproche  que  je  n’ignore  pas  qu’on 
me  fait  depuis  long-tems,  de  mon  infouciance 
relativement  à l’opinion  publique.  Il  me  femble 
qu’on  n’a  deviné,  à ce  fujet,  que  la  moitié  de 
ma  penfée  \ la  voici  toute  entière. 

Dans  toute  démarche  un  peu  importante,  je  ne 
me  fuis  jamais  décidé  qu’après  avoit  été  pleine- 
ment perfuadé  que  j’avois  droit  Sc  raifon;  & fi 
quelquefois  j’ai  été  dans  l’erreur,  cette  erreur, 
d’après  ma  perfuafion,  n’en  étoit  pas  moins  une 
vérité  pour  moi.  Or , quand  l’opinion  du  public 
s’eft  trouvée  contraire  à la  mienne,  j’ai  penfé, 
avec  quelque  raifon,  qu’il  s’étoit  moins  ooeupé 


4 


I s ] 

que  moi  de  la  queftion,  & qu’il  m’avoit  jugé 
fans  m’entendre  ; j’en  ai  donc  été  peu  afïeété  : 
mais  quand,  au  contraire,  le  public  a approuvé 
ma  conduite,  plus  affermi  par-là  dans  mon  opi- 
nion , je  n’en  ai  été  que  plus  fenhble  à fon 
fuffrage.  Je  ne  fais  comment  font  ceux  qui  fe 
conduifent  autrement ; mais  je  perflfte  à penfer 
que  dans  tout  autre  fyftême,  il  faut  fe  réfoudre 
à faire  dépendre  fa  raifon  8c  fa  juftice , de  toutes 
les  erreurs,  de  tous  les  préjugés,  & aufli  de  tous 
les  intrigans  qui  favent  fi  bien  les  faire  naître 
ou  en  diriger  le  cours. 

C’eft  pour  me  rendre  compte  de  tout  que  je 
fuis  entré  dans,  ces  légers  détails.  Je  reprends 
fhiftorique  de  ma  conduite. 

A peine  eus-je  entrevu  qu*enfîh  la  France 
auroit  des  Citoyens,  que  je  voulus  me  mettre  à 
même  d’en  remplir  les  devoirs ; non-feulement 
je.  délirai  d’être  Député , mais  quoique  déjà 
nommé  par  deux  Bailliages,  je  ne  m’en  livrai 
pas  avec  moins  de  zèle  8c  d’exaélitude  aux 
foiiétions  d’Eleéteur  que  m’avoit  confiées 
l’une  des  Serions  de  la  Ville  de  Paris.  J’eiv 
obtins  l’honorable  récompenfe  d’être  nommé 
Député  par  mes  Concitoyens;  &c  quoique  je 
n’aie  pas  pu  accepter  cette  place,  jofe  croire 
cependant  avoir  juftifié  leur  confiance,  par  la 


! 9 1 

conformité  de  mes  principes  avec  ceux  de  la 
grande  pluralité  des  Députés  de  la  ville  de 
Paris. 

N 

Pendant  que  tout  ceci  fe  paffoit,  les  Etats 
généraux  étoient  déjà  ouverts;  8c  chaque  jour 
les  débats  entre  les  différens  Ordres  qui  exif- 
toient  alors,  acquéroient  plus  de  chaleur  8c  de 
vivacité.  La  fameufe  queftion  de  la  vérification 
des  pouvoirs  en  commun  étoit  élevée,  8c  l’una- 
nimité  pour  le  refus  étoit  prefqu’égale  dans  la 
chambre  de  la  Noblefle , à celle  qui  avoit  décidé 
la  demande  dans  la  falle  du  Tiers  - Etat.  La 
minorité  de  la  Chambre,  fi  forte  en  raifon,  mais 
fi  foible  en  nombre,  était  rarement  écoutée  8c 
jamais  entendue  : tous  fes  efforts  ne  parvenoient 
pas  à ébranler  la  moindre  des  prétentions;  8c 
Fon  fe  rappelle  encçre  combien  on  trouvoit 
fcandaleux  que  des  Gentilshommes  François 
ofaflTent  penfer  qu’il  étoit  pofiible  que  le  Tiers- 
Etat  eût  raifon,  contre  les  deux  premiers  Ordres. 
J etois  un  de  ces  Gentilshommes,  8c  quelques 
perfonnes  prétendoient  que  cela  ajoutoit  beau- 
coup au  fcandale. 

Je  n’écris  pas  FHiftoire  de  la  Révolution,  mais 
feulement  celle  de  la  conduite  que  j’y  ai  tenue  : 
je  paffe  donc  au  moment  où  quelques  Membres 
de  la» Nobleffe délibérèrent  s’il  netoit  pas  de  leur 


devoir  d’abandonner  la  Se&ion  des  Etats  géné- 
raux dont  ils  faifoienc  partie,  pour  fe  réunir  à la 
pluralité  effedive  des  Députés,  que,  dans  la 
chambre  de  la  Nohlede,  on  appeloir  encore  le 
Tiers  - Etat  8c  quelques  Difîidens  du  Clergé  r 
mais  qui  s’étoit  conftituée  8c  qui  étoit  devenue , 
réellement  8c  de  fait , l’Affemblée  Nationale. 

Cette  délibération  importante  étoit  purement 
individuelle,  8c  paroifîoit  alors  dépendre  prin- 
cipalement de  la  teneur  des  cahiers  de  chaque 
Bailliage,  puifque  la  queftion  des  mandats  im- 
pératifs n étoit  pas  encore  réfolue,  n’avoit  pas 
même  encore  été  difcutée. 

Quoique  le  cahier  de  mon  Bailliage  ne  contînt 
aucun  article  réellement  impératif,  l’opinion  par 
ordre  y étoit  fuffifamment  énoncée  comme  le  vœu 
de  la  Nobleffe;  mais  ce  même  cahier  énonçoit 
plus  pofitivement  encore  le  vœu  de  la  régénération 
du  Royaume,  8c  je  voyois  clairement  que,  fans 
réunion,  il  n’y  auroit  pas  de  régénération.  Je 
jugeai  qu’en  toute  affaire  les  moyens  dévoient 
être  fubordonnés  à la  fin , 8c  je  me  déterminai  à 
me  joindre  au  petit  nombre  des  Membres  de  la 
NoblefTe  qui  fe  réuniffoit  à l’Affemblée  Na- 
tionale. J’en  rendis  compte  aufïitot  à mes  Com- 
mettans  , 8c  j’eus  la  fatisfaction  d'en  recevoir 
l’approbation  la  plus  entière.  On  ne  manqua  pas. 


t 11  ] 

a cette  époque,  de  répandre  dans  le  public  que 
mon  feul  mocifétoic  l'ambition.,  & mon  feul  defir 
celui  d’être  le  Chef  de  l’Affemblée  Nationale. 
En  effet,  très  - peu  de  tems  après,  l’Aflèmblée 
me  lit  l’honneur  de  me  choifir  pour  fon  Préfi- 
dent , & je  refufai  la  préfidence,  non  pas,  à la 
vérité,  à raifon  des  propos  qu’on  avoir  tenus, 
mais  , tout  Amplement , parce  que  je  croyois 
alors,  comme  je  le  crois  encore  aujourd’hui, 
que  je  ferois  un  très  - mauvais  Prélident  de 
l’AlTemblée  Nationale  (i). 


( i ) Ce  n’eft  point  par  les  mêmes  raifons  que,  quelque 
tems  auparavant , j’avois  aufîi  refufé  de  préfider  le  Bureau 
qui  m’étoit  deftiné  à la  fécondé  AfTemblée  des  Notables. 
Comme  cette  démarche  de  ma  part  a paru  extraordinaire 
à beaucoup  de  gens , je  vais  en  expofer  ici  les  motifs. 

Les  fondions  de  Prélident  de  Bureau,  fondions  que 
j’avois  eu  occafion  de  connoître  à la  première  AfTemblée, 
confiftoient  principalement  à recueillir  les  opinions,  & à 
certifier  enfuite,  par  fa  fignatùre , que  tel  avis  étoit  celui 
de  la  pluralité  de  fon  Bureau.  Mais  les  queftions  ne  s’y 
pofoient  pas  par  oui  ou  par  non  , & les  opinans  n’étoient 
point  tenus  de  fc  réduire  à deux  opinions.  Ou  regardoi 
comme  majorité  l’opinion  feulement  la  plus  nombreufe. 
Je  jugeai  que,  furtout  dans  des  questions  aufiî  impor- 
tantes que  celles  qu’on  avoir  à difeuter  dans  cette  Aflem- 
blée , je  ne  pouvois  ni  ne  devois  me  charger  de  certifier 
que  tel  ou  tel  avis  étoit  celui  do  la  majorité,  quand  il  croie 


Cette  démarche  de  quelques  Députés  de  h 
Nobleffe , rendoit  plus  prenante  pour  les  autres 
la  nécelfité  de  prendre  un  parti  ; bientôt  après  ils 
fe  décidèrent  à la  réunion  defirée , Ôc  T Affemblée 
Nationale  fut  complette:  l’alégrefie  publique  qui 
éclata  à cette  occafion , fit  affez  connoître  que  tel 
étoit  le  véritable  vœu  de  la  Nation. 

Les  principes  de  la  grande  pluralité  de  l’Af- 
femblée  furent  bientôt  connus , & la  deftruétion 
totale  & prochaine  des  abus  de  tous  les  genres , 
put  être  facilement  aperçue  par  les  moins  clair- 
yoyans.  Aulfi  vit-on  redoubler  les  efforts  de  tous 
ceux  qui  avoient  quelque  intérêt  au  maintien  de 
ces  abus.  Les  prétentions  les  plus  oppofées  cé- 
dèrent même  à ce  danger  commun  : les  riva- 
lités de  corps  8c  de  perfonnes  parurent  égale- 
ment oubliées;  & fi  la  fagefie  de  l’intrigue  en 
eût  égalé  l’aétivité,  il  eft  difficile  de  calculer  quel 
degré  de  force  elle  eût  pu  acquérir. 

Ce  n étoit  pas  que,  dès  - lors,  il  ne  me  parût 
bien  démontré  qu'il  étoit  impoffible  d’empêcher 
la  révolution  ; car  ce  netoit  pas  l’ouvrage  de 
quelques  Chefs  qu’il  auroit  fuffi  de  gagner  ou 


évidemment  pour  moi  celui  de  la  minorité.  Je  n’ai  jamais 
pu  ni  renoncer  à ce  calcul  ni  le  faire  adopter,  & je  me 
fuis  abftenu  de  jréfider. 


E 13  I 

de  vaincre;  ce  n’étoit  même  pas  celui  de  PAG 
femblée  Nationale  qui  en  a plutôt  été  l’organe 
que  le  moteur  ; c’étoit  l’effet  de  la  volonté  géné^ 
raie  8c  uniforme  de  la  Nation , ou  au  moins  des 
dix-neuf  vingtièmes  de  la  Nation  : 8c  que  pou- 
voit-on  oppofer  à une  telle  puiffance?  Mais  tout 
le  monde  ne  voyoit  pas  ainfî , 8c  de  fauflès  com- 
binaifons  pouvoient  être  foutenues  par  des  efforts 
vigoureux,  8c  entraîner  des  maux  incalculables* 

J’ignore  jufquou  fut  portée  l’illufion  à cet 
egard  ; mais  différens  Corps  de  Troupes  furent 
raffemblés,  ils  entouroientl’Aflemblée  Nationale, 
8c  fembloient  menacer  Paris.  La  France  entière 
étoit  alarmée  ; la  Capitale  , dont  le  danger  pa- 
roiffbit  plus  preffant,  obfervoit  avec  inquiétude 
la  contenance  des  Troupes  dont  elle  étoit  in- 
vertie, ou  qu’elle  renfermoit  dans  fon  fein.  Les 
Gardes  Françoifes  furent  les  premiers  qui  raffu- 
rèrent  leurs  Concitoyens  ; ils  furent  les  premiers 
qui  profefsèrent  hautement  les  fentimens  qui, 
depuis,  font  devenus  la  baie  du  ferment  qu’on 
exige  des  Troupes. 

Il  étoit  naturel  que  la  conduite  civique  de  ce 
Régiment  déplût  à tous  ceux  dont  elle  contra- 
rioit  les  projets,  8c  ils  publièrent  avec  afe da- 
tion , qu  il  avolt  été  acheté . Plufieurs  perfonnes 
crûrent  aiifh , ou  plutôt  cherchèrent  à faire  croire. 


[ «4  ] 

que  j’avois  fait , eh  grande  partie,  les  frais  de  cù 
marché.  Répondre  à un  tel  reproche,  feroit  faire 
à ce  Corps  une  injure  gratuite;  car  on  ne  peut 
acheter  que  ceux  qui  font  à vendre;  mais  je  dirai 
librement  mon  opinion.  Ç’eût  été , fi  les  Gardes 
Françôifes  fe  fu fient  conduits  autrement,  que 
j’aurois  été  tenté  de  croire  que,  fans  doute,  on 
leur  avoit  payé  chèrement  de  femblables  fervices. 
Ce  n’eft  pas  que  je  ne  cônnoifle , comme  un 
antre,  lanécefiité  de  l’obéifiance  militaire;  mais 
il  faut  aufii  difiinguer  la  règle  de  l’abus  : car  les 
exemples  ne  manquent  pas  des  refiources  qu’a 
trouvées  le  defpotifme  miniftériel , dans  la  faufie 
application  des  principes  les  plus  vrais. 

Plufieurs  Régimens  ne  tardèrent  pas  d mani- 
tefier  des  fentimens  conformes  a ceux  des  Gardes 
Françôifes  ; mais  on  comptoir  davantage  fur 
quelques  autres,  rien  ne  fut  changé  dans  les 
difpofirons. 

L’alarme,  qui,  depuis  quelques  tems  , aug- 
mentoit  tous  les  jours , fut  au  comble  dans  Paris, 
quand  on  y apprit  le  renvoi  d’un  Mini-ftre  que  fes 
amis  8c  fes  ennemis  ont  également  concouru  d 
identifier  avec  la  Révolution.  Le  bruit  fe  répan- 
dit aufiirôt  que  l’AfiTemblée  Nationale  alloit  être 
difioute,  «5c  que  plufieurs  de  fes  Membres  dé- 
voient être  arrêtés  : on  les  défignoit , on  en  don- 


noic 


t *5  3 

hoir  des  liftés , de  mon  nom  fe  trouvoit  fur  toutes  f 
j’ai  toujours  penfé  que  ce  fut  cette  particularité 
qui  fut  caufe  qu’on  joignit  mon  effigie  à celle  dé 
M.  Necker , dans  l’efpècé  de  triomphe  que  Le 
peuple  Lui  décerna. 

On  £e  rappelle  allez  la  fcène  défaftreüfe  qui  fe 
paftà  le  même  jour  à la  place  de  Louis  XV  : ce 
fut  l’étincelle  qui  caufa  l’eXplofion. 

Au  milieu  de  ces  événemens , quelle  fut  ma 
conduite?  Je  ne  flattai  point  le  peuple,  & ne 
craignis  point  la  cour.  Je  me  dérobai  à des  eni* 
prefïemens  qui  me  paroifloient  plus  propres  d 
augmenter  le  trouble  qu’a  remédier  au  mal  ; je 
me  retirai,  pour  la  foirée , à ma  maifôn  de  Mon- 
ceau, où  je  paffiii  la  nuit;  de  le  lendemain,  je 
me  rendis , comme  de  coutume , à l’Aflemblée 
Nationale. 

Je  n’ai  befoin  de  retracer  ni  la  conduite  fl 
fage  de  i’Alîemblée,  ni  k conduite  fl  énergique 
des  Habitons  de  Paris  ; l’une  de  l’autre  feront 
confacrées  dans  l’Hiftoire,  de  y feront  l’admira- 
tion des  races  futures.  Je  pafle  au  moment  plus 
heureux , où  le  Roi , mieux  informé  de  rendu  à 
fa  propre  volonté , vint  fe  réunir  à l’Aftemblée 
Nationale;  de  j’obferve  que  je  demandai  de  ne 
pas  être  de  la  dépuration  qui  fut  chargée  d’aller 
annoncer  à la  Capitale,  cette  grande  de  mémo- 

B 


E I*  1 

rable  nouvelle.  Jevitai  pareillement  de  me  mon- 
trer à Paris  le  jour  où  le  Roi  y fut , 8c  encore 
quelques  jours  après.  Je  ne  vois  pas  quelle  con- 
duite j’aurois  pu  tenir  qui  eût  été  plus  fage  8c 
plusoppofée  aux  vues  ambitieufes  que  mes  enne- 
mis, ou  plutôt  les  ennemis  delà  Liberté  ont, 
depuis , affe&é  de  me  fuppofer. 

L’orage  étoit  pafle , mais  l’agitation  des  flots 
dure  plus  long-tems  que  la  tempête,  8c  quelques 
perfonnes  furent  encore  les  vidâmes  d’une  im- 
pulflon  dont  la  caufe  n’exiftoit  plus.  Cependant 
l’Aflemblée  Nationale , de  concert  avec  le  Roi , 
8c  fécondée  par  la  Commune  de  Paris , parvint , 
bientôt  après , à ramener  le  calme  ; 8c  on  com- 
mença , dans  la  Capitale , à refpirer  l’air  de  la 
Liberté , dégagé  des  vapeurs  de  la  licence. 

Cet  état  de  tranquillité  dura  jufques  vers  la  fin 
de  Septembre. 

A cette  époque  , les  alarmes  fe  renouvel- 
lèrent.  On  parut  craindre  une  contre-révolution. 
On  dé'oitoit  qu’il  s’étoit  formé  un  parti  puiflant , 
dont  le  projet  étoit  d’emmener  le  Roi  de  Ver- 
failles  , 8c  de  le  conduire  dans  quelque  grande 
place  de  guerre*:  il  m’a  paru  qu’on  s’accordoitpeu 
fur  les  circonftances  qui  dévoient  fuivre  cette 
démarche  ; mais  l’effet  n’en  étoit  pas  moins  le 
même , 8c  l’inquiétude  devint  générale.  Une  fête 


t *7  1 

dont  on  n’avoit  pas  calculé  l’effet,  excita  de  la 
fermentation  dans  le  peuple , que  déjà  l’excetfive 
difette  du  pain  mécontentoit  depuis  long-tems  ; 
des  cocardes  (blanches  pour  Verfailles  & noires 
pour  Paris  ) diftribuées  avec  profufion,  & fubfti- 
tuées  par  un  grand  nombre  de  perfonnes , à la  t 
cocarde  nationale , donnèrent  une  confiftance 
dangeroufe  aux  bruits  qui  s’étoient  répandus  : 
telles  furent  à mon  fens  les  caufes  réunies  qui 
amenèrent  les  journées  des  5 & 6 Oétobre. 

Voici  d’abord  ce  qui  m’eft  perfonnel  dans  les 
événemens  de  ces  deux  jours. 

Il  n’y  avoit  pas  d’Affemblée  le  dimanche  4 ; 
& j ’étois  parti,  fuivant  mon  ufage,  lefamedi  3 au 
foir,  pour  me  rendre  à Paris.  J’étois  dans  l’inten- 
tion de  retourner  le  lundi  matin  à Verfailles  j mais 
je  fus  retenu  par  le  travail  qu’avoient  à faire  avec 
moi  quelques  perfonnes  de  ma  maifon.  J’appris 
fucceilivement,  pendant  ce  jour,  l’effervefcence 
qui  régnoit  dans  Paris,  le  départ  pour  Verfailles 
d’une  quantité  de  peuple  affez  confidérable  , 
ayant  des  armes  & même  du  canon  ; & enfin  le 
départ  d’une  grande  partie  de  la  Garde  Nationale 
Parifienne.  Je  ne  fus  d’ailleurs  rien  de  ce  qui  fe  pa£ 
foit  à Verfailles  jufqu’au  lendemain  mardi  matin, 
bue  M.  le  Brun,  Capitaine  d’une  Compagnie  de 
la  Garde  Nationale,  Bataillon  de  Saint  Roehy 

Bij 


ï 18  ) 

de  Infpe&eur  du  Palais  Royal,  me  fit  éveiller; 
de  vint  me  dire  qu’un  exprès  de  la  Garde  Na- 
tionale étoit  venu  donner,  à fon  corps-de-garde , 
des  nouvelles  de  Verfailles;  mais  elles  ne  conte- 
noient  aucun  détail,  ni  le  récit  d’aucun  événe’, 
ment. 

Le  même  jour,  vers  huit  heures  du  matin,  je 
me  mis  en  route  pour  me  rendre  à l’Affemblée 
Nationale.  Tout  me  parut  tranquille  jufqu’à 
l’entrée  du  pont  de  Sève ; mais  là,  je  rencontrai 
les  têtes  des  malheureufes  victimes  de  la  fureur 
du  peuple.  Je  dois  dire  cependant,  à la  décharge 
de  ce  même  peuple , que  le  cortège  qui  fuivoit 
ce  fpeétacle  fanglant  étoit  peu  confidérable. 

Entre  Sève  de  Verfailles , je  recontrai  quelques 
charrettes  chargées  de  vivres , de  efeortées  par  un 
détachement  de  la  Garde  Nationale.  Quelques- 
uns  des  fufiliers  de  cette  garde  pensèrent  que  ma 
voiture  ne  devoir  pas  paffer  ce  convoi;  malheu- 
reufement  mon  poftillon  , à qui  ils  s’adrefsèrent , 
étoit  Anglais  , ôc  ne  favoit  pas  un  mot  de  fran- 
çois  *,  il  écoutoit  fans  comprendre,  de  continuoit 
fon  chemin;  un  des  fufiliers  le  mit  en  joue,  à 
bout  portant,  de  tira  fon  coup  de  fufil , qui,  par 
bonheur,  ne  partit  point.  L’Officier  qui  com*- 
mandoit  le  détachement,  s’aperçut  de  ce  qui  fe 
pailoit , il  accourut , réprimanda  févérement  le 


î J9  î 

foldat,  me  dit  que  cet  homme  étoitivre,  ordonna 
très-honnêtement  qu'on  me  laifsât  paffer  , & me 
donna  deux  hommes  à cheval  pour  efcorte , afin 
que  je  n’effuyaffe  pas  de  nouvelles  difficultés 
dans  ma  route.  Ces  deux  cavaliers  m’efcortèrent, 
en  effet,  jufques  chez  moi , Si  refusèrent  la  légère 
récompenfe  que  je  crus  devoir  leur  offrir. 

Je  fortis  fur  le  champ  de  chez  moi , pour  me 
rendre  à TAffemblée  Nationale.  Je  trouvai  une 
partie  des  Députés  dans  l'avenue  j ils  m'apprirent 
que  le  Roi  defiroit  que  TAffemblée  fe  tînt  dans 
le  falon  d’Hercules  ; je  montai  au  Château , & 
j'allai  chez  Sa  Majefté  : j’appris  enfuite  que 
TAffemblée  fe  tiendrait  dans  la  falle  accoutumée  , 
& j’y  revins  à tems  pour  participer  au  Decret  qui 
déclarait  TAffemblée  Nationale  inféparable  de 
la  perfonne  du  Roi. 

Ici  finit  tout  ce  que  je  devrais  avoir  a dire  fur 
ces  deux  journées } mais  la  fuite  des  évenemens 
me  forcera  d’y  revenir. 

Peu  de  jours  après  l’arrivée  du  Roi  à Paris, 
M.  de  la  Fayette  m’écrivit  pour  me  demander 
un  rendez-vous.  Je  lui  répondis  qu’il  n'avoic 
qu’à  me  faire  dire  le  lieu  & l’heure , & il  me  le 
donna  chez  Madame  de  Coigny.  Voici  ce  qui 
fe  paffa  de  relatif  à moi,  dans  cette  entrevue. 
M.  de  la  Fayette  me  dit  que  le  Roi  defiroit  que 

B iij 


je  me  chargeaffe  d’une  million  à l’Etranger;  Si 
il  ajouta  que  mon  abfence  , ôtant  tout  pré- 
texte à fe  fervir  de  mon  nom , dont  il  croyoit 
quon  pouvoir  abufer , il  penfoit  qu’alors  il  trou- 
veroit  plus  de  facilité  pour  maintenir  la  tran- 
quillité dans  la  Capitale,  & empêcher  des  mouve- 
mens,  qu’en  effet  fes  foins  n’avoient  encore  pu  ni 
prévenir,  ni  réprimer.  Il  me  préfenta  aufîi,  comme 
un  motif  pour  accepter,  que  cette  marque  de 
confiance  de  la  part  de  Sa  Majefté,  détruirait 
entièrement  tous  les  bruits  que  la  méchanceté 
commençait  à répandre  fur  mon  compte.  Il  finit 
par  ajouter  que  fon  opinion  perfonnelle  étoit 
que  je  pouvois  être  en  Angleterre,  d’une  grande 
utilité  à la  Nation. 

Le  defir  du  Roi  eût  été,  à lui  feul,  un  objet 
important  de  confédération  ; concourir  au  retour 
de  la  tranquillité  publique,  me  parut  le  plus 
grand  bienfait  dont  je  puiTç  payer  l’affection  ü 
touchante  que  m’avoir  témoignée  le  peuple  ; il 
me  parut  encore  que  cette  tranquillité  étoit  le 
befoin  le  plus  prenant  de  la  Capitale,  dans  un 
moment  où  déjà  elle  poffédoit  fon  Roi,  8c  où 
elle  alloit,  fous  peu  de  jours,  pofféder  l’Af- 
femblée  Nationale;  je  voyois  furtout  la  révo- 
lution , plus  affermie  que  jamais  , n’avoir  à 
redouter  que  les  troubles  dont  on  pourrait  tenter 


[ ^ 3 

‘d’embarraffer  fa  marche  ; enfin  la  million  qu’on 
me  propofoic  pouvoit  être  très-importante  pour 
la  France.  J’acceptai  donc,  fous  la  feule  con- 
dition que  l’Alfemblée  Nationale  confentiroit  à 
ce  que  je  m’abfentafle  ; elle  confentit,  & je  partis 
aufli-tôt. 

Je  ne  fais  quelle  intrigue  jugea  convenable  à 
fes  intérêts  d’engager  le  peuple  de  Boulogne  à 
s’oppofer  à mon  départ  ; mais  ce  que  je  n’ai  pas 
pu  ignorer,,  c’eft  que  l’agent  qui  fut  envoyé  à 
cet  effet,  n’ofa  employer  d’autres  moyens  que 
ceux  que  lui  fournifïoit  l’amour  que  me  portoit 
le  peuple.  Retenu  par  une  foule  innombrable, 
on  eût  dit  que  j’emportois  avec  moi  le  falut  de 
toute  la  France } la  réfiftance  ne  fe  manifeftoit 
qu’au  milieu  des  louanges  &:  des  bénédiéfcions  ; 
il  étoit  difficile  de  ne  pas  être  impatienté , mais 
il  étoit  impoflible  de  ne  pas  être  attendri. 

Cet  incident  retarda , de  trois  jours , mon 
arrivée  en  Angleterre  } mais  rien  ne  retarda  l’ac- 
tivité de  mes  ennemis , de  ce  voyage , entrepris 
par  de  louables  motifs,  a été  à la  fois  le  fignal  de 
le  prétexte  des  plus  ab  fard  es  comme  des  plus 
atroces  calomnies.  Il  ne  me  convenoit  affiirément 
pas  de  m’abailfer  jufqu’à  répondre  à de  fi  mépri- 
fables  libelliftes,  mais  il  entre  dans  le  plan  ds 

B iv 

s 


f « 3 

l’exatpen  que  je -fais  en  ce  moment,  de  cherches 
fi  les  forfaits  que  la  haine  m’a  imputés,  je  ne 
ne  dirai  pas  font  vraifemblables , mais  s’ils  ne 
font  pas  réellement  impoflibles. 

On  a répandu  que  j’avois  été  le  fauteur  du 
mouvement  de  Paris  fur  Verfailles,  du  $ Oc* 
tobre  ; & on  a fuppofé  que  mon  motif  étoic 
l’efpoir  que  la  terreur  décideroit  le  Roi  à fuit 
de  Verfailles } qu’il  emmeneroit  avec  lui  M.  le 
Dauphin  j que  Monjicur  raccompagnerait}  fk 
que  je  parviendrois  à me  faire  nommer  Régent 
ou  Lieutenant  général  du  Royaume.  Ces  ca- 
lomnies font  frémir!  hé  bien  les  libelles  où 
elles  fe  trouvent  font  encore  les  plus  modérés. 
D’autres  n’ont  pas  craint  de  prodiguer  les  afiaf- 
finats,  & de  me  fuppofer  l’ambition  du  Trône. 
Tâchons  de  furmonter  un  moment  l’indignation 
que  canfent~ces  horreurs  } un  moment  fuffira 
pour  en  démontrer  l’abfurdité. 

Examinons  le  premier  de  ces  fyftèmes  de 
calomnie. 

Le  R.oi  s’enfuira  : = pour  établir  un  fait  fur 
cette  fuppolition,  les  libellâtes  ont  été  obligés 
de  difîimuler  une  remarque  que  tout  le  monde 
a pu  faire,  & qui  eft  également  honorable  pour 
la  Nation  ôc  pour  le  Monarque,  C’eft  qu’au 


[ 2-3  ] 

milieu  des  évenemens  les  plus  défaftreux , Jamais 
le  Roi  n’a  manqué  de  confiance  dans  le  peuple , 
ni  le  peuple  dans  le  Roi,  certes  il  eût  été  difficile 
de  penferque  celui  qui,  de  fon  propre  mouve- 
ment, avoit  été  à Paris  le  1 6 de  Juillet , fe  feroic 
enfui  de  Verfailles  le  5 O&obre  : ==  mais  foit, 
fuppofons  lui  cette  volonté.  Ne  diroit-on  pas 
que  les  barrières  de  Verfailles  font  les  limites 
de  la  France?  Les  libeilifces  fuppofent  donc,  ou 
que  le  Roi  auroit  pu  fe  dérober  à tous  les  yeux , 
dans  toute  la  traverfée  du  R.oyaume,  & cela 
dans  quel  tems?  ou  que  nulle  part  il  n’eût  trouvé 
les  François  empreffés  à le  raffiner,  à le  retenir, 
à le  ramener?  Ce  n’eftpasmoi  que  cette  calomnie 
outrage,  c’eft,  a la  fois,  le  Monarque  & la 
Nation.  Je  pourfuis. 

Monfieur  s’enfuira  comme  le  Roi  : = ôc 
quelle  raifon  auroit-il  eue  de  fuir,  lui  qui  ne 
s’étoir  montré  dans  la  révolution  , que  pouc 
donner  fa  voix  à la  double  repréfentation  du 
Tiers  ? = Mais  par  attachement  pour  Sa  Ma* 
jefté:  = ç’eût  été,  ce  me  femble,  une  étrange 
marque  d’attachement  que  d’abandonner  le  foin 
du  Royaume , &:  par  fuire  l’intérêt  ôc  peut-être 
le  falut  du  Roi , aux  premières  mains  qui  euffent 
voulu  s’en  faifir  { 


[ *4  ] 

Et  pourtant , fi  le  Roi  ne  fuit  pas , fi  Monjïeur 
ne  le  fuit  point , fi  tous  deux  ne  parviennent  pas 
à le  rendre  invifibles  à.  toute  la  France , le  crime 
qu’on  me  fuppofe  eft  totalement  fans  objet ; ce 
feroit  le  délire  de  l’atrocité. 

Et  dans  l’impoffible  fuppofition  de  cet  affreux 
fuccès , quel  devoit  en  être  le  prix?  Ou  la  Ré- 
gence , ou  la  Lieutenance  générale  du  Royaume. 
Ce  reproche  qu’on  m’a  fait,  m’a  donné  lieu  de 
confidérer  quel  feroit  donc  l’avantage  de  ce  pofte 
qu’on  fuppofe  fi  defirable.  J’ignore  encore  ce 
que  décidera  l’Affemblée  Nationale  , fur  cet 
objet;  mais  voici  les  réflexions  qu’il  m’a  infpirées. 
L’Affemblée  a déclaré,  avec  autant  de  fagefie  que 
de  raifon , la  perfonne  du  Roi  inviolable  Sc  non 
refponfable  : mais  je  crois  connoître  allez  fes 
principes  pour  être  fur  qu’elle  fentira  que  s’il  y 
avoir  dans  le  Royaume  deux  perfonnes  non  ref- 
ponfables  , dès  ce  moment  il  y cl  roit  deux  Rois. 
Or  fi  un  Régent , fi  un  Lieutenant  général  du 
Royaume,  eft  refponfabîe,  comme  je  n’héfite 
pas  à dire  que  je  penfe  que  cela  doit  être  , il  me 
femble  que  cette  place , toute  éminente  qu’elle 
feroit,  devra  toujours  moins  exciter  l’ambition 
que  la  crainte. 

On  fe  forme  par  l’ufage , de  les  libellées  ont 


t *5  1 

fend  rabfurdité  de  ce  premier  fyftême,  ils  ons 
eflayé  , dans  un  autre , de  le  faire  difparoître 
à force  d’atrocités.  Voyons  s’ils  ont  mieux  réufîi. 

Ils  fe  font  aperçus  que  l’impoflibilité  fi  évidente 
du  Roi , de  la  Pleine , du  Dauphin , de  Monjïeur, 
traverfans  le  Royaume  fans  être  aperçus , ôtoit 
toute  bafe  à leur  calomnie: alors  ils  ont  accumulé 
les  meurtres , & m’ont  frayé  la  route  du  Trône  à 
travers  une  foule  d’afTadinats.  Mais  comme  ils 
n’ont  pas  pu  y comprendre  M.  le  Comte  d’Artois, 
ils  n’ont  pas  héîité  à fuppofer  que  la  France 
le  déclareroit , ainfi  que  fes  enfans , inhabiles 
a fuccéder  au  Trône.  Aind  calomniant  une 
fécondé  fois  la  Nation,  ils  ont  penfé  que  les 
François  dépouilleroient  de  fes  droits  un  Prince 
devenu  leur  Roi  légitime;  & pourquoi?  Parce 
que  l’erreur  dont  quelques  courtifans  l’ont  en- 
touré, a duré  plus  que  celle  du  refte  de  la  France, 
ce  s calomniateurs  ne  s’aperçoivent  pas  qu’ils  me 
donnent,  néceffairement , l’AfTembiée  Nationale 
pour  complice  : car  alFurément  on  ne  niera  pas 
qu’un  feul  Decret  émané  d’elle,  n’eût  fuffi  pour 
anéantir  de  fi  criminelles  prétentions  : l’adhélîon 
de  toutes  les  parties  du  Royaume  aux  Decrets 
de  l’Affemblée  étoit  déjà  fuffifamment  connue. 
Et  difons  plus , cette  adhéfion  méritée  & obtenue 


t *6  1 

par  la  raifon  & par  la  juftice  , eût  ceffé  dès  î« 
moment  même  où , par  impoffible,  l’Aflemblée 
eût  porté  ce  jugement  injufte.  Les  François , en 
changeant  leur  gouvernement,  n’ont  changé  ni 
de  fentimens  ni  de  caractère,  & j’aime  à croire 
que  le  Prince,  dont  il  eft  ici  queftion,  en  fera 
lui-même  l’heureufe  épreuve.  J’aime  à croire  que 
fe  rapprochant  d’un  Roi  qu’il  chérit  & dont  il 
eft  fi  tendrement  aimé  , fe  rapprochant  d’un 
peuple  à l'affection  duquel  tant  de  qualités 
aimables  lui  donnent  de  fi  juftes  droits,  ce  Prince 
reviendra  jouir  de  la  partie  la  plus  précieufe  de 
fon  héritage  } l’amour  que  la  Nation  la  plus  fen- 
fible  & la  plus  aimante  a voué  aux  defeendans 
de  Henri  IV. 

Je  n’avois  pas  befoin  de  ces  réflexions  pour  ne 
lailfer  approcher  de  moi  ni  l’idée  ni  le  foupçon 
de  ces  crimes  odieux , mais  je  les  ai  employées, 
pour  confondre  mes  calomniateurs. 

Tandis  que,  par  ces  baffes  manœuvres,  on 
cherchoit , en  France , à profiter  de  mon  abfence 
pour  me  faire  perdre  l’affeétion  des  bons  citoyens, 
je  m’occupois  à Londres  des  moyens  de  me 
rendre  utile  à ma  patrie , en  préparant  le  fuccès 
de  la  négociation  que  le  Roi  m’avoit  fait  l’hon- 
laeur  de  me  confier.  Différais  événement,  & 


t *7  ] 

particulièrement  ceux  qui  ont , depuis  quelque 
tenis,  entièrement  changé  la  face  des  affaires 
politiques  de  l’Europe  , ont  oppofe  jufqu’ici  des 
obftacles  renouvelles  aux  efforts  de  mon  zèle.  Je 
faurai  bientôt , j’efpère,  li  ces  obftacles  font  en 
effet  invincibles , <$ c alors  je  m’emprefferai  de  me 
réunir  à l’Augufte  Afïemblée,  dont  j’ai  l’honneur 
d’être  Membre  , & de  concourir  avec  elle  à 
l’achevement  d’une  conftitution  fi  defirable  8c  fi 
xlefirée. 

Que  fi  Ton  demande  encore  quel  efl  l’intérêt 
perfonnel  qui  me  guide?  Je  répondrai  que  c’en 
eft  un  le  plus  cher  à mon  cœur,  8c  dont  je  ne 
me  départirai  jamais;  celui  de  vivre  libre  8c 
heureux,  au  milieu  de  la  France  heureufe  8c 
libre  : enfin  celui  de  voir  la  Nation  Françoife 
jouir  du  degré  de  puiffanCe,  de  gloire  8c  de 
bonheur,  que,  depuis  fi  longtems , la  nature  lui 
deftinoit  en  vain. 

P . S.  En  confignant  dans  cet  écrit  mes 
aétions , mes  fentimens , 8c  mes  penfées , je 
n’avois  d’autre  projet  que  de  çiépofer  dans  mes 
archives,  pour  mes  enfans  8c  pour  mes  amis, 
un  expofé  de  ma  conduite  qui  n’eût  été  défi- 
guré ni  par  leloge , ni  par  la  fatyre.  En  le  reli- 


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fant,  j’ai  jugé  convenable  de  le  rendre  public  : 
non  pour  répondre  à de  méprifables  libelles  ; 
mais  pour  que  les  amis  de  la  vérité  & les  bons 
citoyens  n’ayent  pas  à me  reprocher  d’avoir  con* 
couru , par  mon  filence , à.  l’erreur  dans  laquelle 
on  a voulu , évidemment , les  entraîner  fur  mon 
compte. 


k 


De  l’Imp.  de  la  Veuve  D’HOURY  & DEBURE,  Imp-Lib. 
de  Mgr.  le  Duc  d’Oju,£ANS  , rue  Hautefeuillc  «N°.  i 


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