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Full text of "Exposition du dogme catholique : carême 1873-1890"

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JOHN  M.  KELLY  LIBDAQY 


IN  MEMORY  OF 

CARDINAL  GEORGE  FLAHIFF  CSB 
1905-1989 


University  of 
St.  Michael's  Collège,  Toronto 


^tc^-A 


CONFÉRENCES  DE  NOTRE-DAME  DE  PARIS 


EXPOSITION  V 


DOGME  CATHOLIQUE 


EXISTENCE  DE  DIEU 


CAREME     1898 


propriété  de  l'éditeur 


APPROBATION  DE  L'ORDRE 


Nous,  soussignés,  Maître  en  sacrée  Théologie  et  Prédica- 
teur général,  avons  lu,  par  ordre  du  T.  R.  P.  Provincial, 
les  Conférences  du  T.  R.  P.  Jacques-Marie-Louis  Monsabré, 
Maître  en  sacrée  Théologie,  lesquelles  sont  intitulées  : 
Exposition  du  dogme  catholique.  —  Existence  de  Dieu.  — 
Carême  1873.  Nous  les  avons  jugées  dignes  de  l'impres- 
sion. 

Fr.  Antonin  VILLARS, 

Maître  en  sacrée  Théologie. 

Fr.  Paul  MONJARDET, 

Prédicateur  général. 
IMPRIMATUR  : 

Fr.  Thomas  FAUC1LLON. 

Prieur  provincial 


DROITS  DE  TRADUCTION   ET  DE  REPRODUCTION   RÉSERVÉS 


CONFÉRENCES  DE  NOTRE-DAME  DE  PARIS, 


EXPOSITION 


Dogme 

Catholique 

EXISTENCE  DE   DIEU 


Par  le  T.  R.   P.   J.-M.-L.  MONSABRÉ 

des  Frèrea  Prêcheurs 


ONZIEME      EDITION 


CARÊME    1873 


PARIS 
P.    LETHÏELLEUX,    Libraire- Éditeur 

•*0    rue  Cassette,  10 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011'with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/expositiondudogm01mons 


AU    LECTEUR 


Ces  Conférences  n'ont  pas  besoin  de 
préface,  car  elles  commencent  par  une 
vue  générale  du  dogme  catholique,  sorte 
de  sommaire  des  vérités  que  je  dois 
traiter  ;  elles  ont  été  préparées  par  une 
longue  introduction,  dans  laquelle  je  me 
suis  efforcé  de  répondre  aux  questions 
que  soulève  naturellement  le  premier  mot 
de  notre  symbole  :  Credo.  —  Pourquoi  ce 
mot  Credo  exprime-t-il  un  acte  raison- 
nable ?  —  La  raison  ne  peut-elle  pas  se 
passer  de  la  foi  ?  —  La  foi  ne  doit-elle 
pas  effacer  la  raison  ?  —  Par  quelles 


AU    LECTEUR 


opérations  la  raison  est-elle  représentée 
dans  l'acte  de  foi  ?  —  Comment  sommes- 
nous  obligés  de  donner  notre  assenti- 
ment aux  vérités  révélées?  —  Quelle 
est  la  valeur  des  motifs  qui  déterminent 
cet  assentiment?  —  Comment  cons- 
tate-t-on  le  fait  de  la  parole  de  Dieu  ?  — 
La  raison  convaincue  par  l'examen  des 
motifs  de  crédibilité  et  prosternée  par 
la  grâce  de  Dieu  devant  les  mystères  de 
la  foi  n'est-elle  pas  condamnée  à  l'immo- 
bilité ? 

Je  renvoie  mes  lecteurs  aux  Conférences 
du  couvent  de  saint  Thomas  d'Aquin  (1). 
Ils  y  trouveront  dans  l'exposé  des 
principes  de  l'accord  de  la  raison  avec 
la  foi,  dans  la  réfutation  des  erreurs 
qui  tendent  à  détruire  la  foi  au  profit 
de  la  raison  et  la  raison  au  profit  de  la 
foi,  dans  l'examen  raisonné  des  prophé- 

M)  Introduction  au  dogme  catholique.  Conférences  du 
couven'-.  de  £aint  Thomas  d'Aquin,  Par'<=  Raltenwock. 


AU    LFCTEIR.  III 

ties,  des  miracles  et  des  témoignages, 
des  réponses  aux  difficultés  principales 
qui  arrêtent  l'esprit  humain  sur  le  seuil 
des  études  théologiques. 

Nous  en  sommes  aujourd'hui  à  l'appli- 
cation des  principes  que  j'ai  exposés 
dans  mes  deux  dernières  conférences, 
sur  la  science  théologique  et  la  contro- 
verse religieuse.  Armés  de  ces  principes, 
nous  allons  étudier,  l'une  aprps  l'autre, 
toutes  les  vérités  du  Symbole  catholique. 

Avec  l'enseignement  de  l'Église,  saint 
Thomas  sera  notre  guide.  Sa  doctrine, 
pendant  trop  longtemps  délaissée,  tend 
à  reprendre  le  souverain  empire  qu'elle 
exerçait  sur  les  esprits  au  moyen  âge  ; 
et  c'est  merveille  de  voir  avec  quelle 
pieuse  admiration  elle  est  accueillie  au- 
jourd'hui par  les  auditoires  chrétiens. 
J'ai  entendu  dire  à  des  hommes  distin- 
gués, par  leur  esprit  et  leur  savoir,  que 
rien  ne  leur  paraissait  plus  neuf,  plus 


IV  A.U    LECTEUR. 


original,  plus  conforme  au  sens  commun, 
plus  en  harmonie  avec  les  nobles  aspira- 
tions de  l'intelligence  chrétienne  que 
l'enseignement  de  saint  Thomas. 

Vulgariser  cet  enseignement,  en  tenant 
compte  des  légitimes  exigences  de  l'es- 
prit moderne  et  des  découvertes  de  la 
science,  tel  a  été  le  désir  de  toute  ma  vie 
apostolique,  et  je  ne  saurais  dire  combien 
il  m'a  été  doux  de  trouver  un  écho  à  ce 
désir,  dans  l'accueil  fait  tout  dernière- 
ment à  ma  parole,  lors  même  que  je 
traitais  les  vérités  les  plus  ardues. 

Puisque  ces  vérités  n'ont  pas  perdu 
leur  charme,  il  ne  faut  pas  désespérer 
de  notre  temps.  Qu'il  revienne  réso- 
lument aux  fortes  doctrines,  inévita- 
blement il  reviendra  aux  fortes  mœurs 
et  aux  fortes  institutions. 

Daigne  me  bénir  dans  la  tâche  que 
j'ai  entreprise  Celui  qui  disait  au  Doc- 
teur angélique  :  —  Tu  as  bien  écrit  de 


AU    LECTEUR.  V 

moi  Thomas.  Bene  scripsisti  de  me, 
Thoma.  —  Daigne  me  conduire  dans 
les  longs  et  difficiles  chemins  que  j'aurai 
à  parcourir,  l'Étoile  radieuse  qui  reflète 
mieux  que  tous  les  maîtres  ès-science 
sacrée  la  lumière  du  Soleil  éternel. 

Marie  Immaculée,  priez 
pour  moi. 

Paris,  5  mai,  fête  de  saint  Pie  V. 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE 


VUE   GÉNÉRALE   DU   DOGME  CATHOLIQUE 


OONPïRK.NCKS   X.-D.  —  CARÊME    1813.   —   1 


PREMIÈRE    CONFÉRENCE 


VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 


Credo  in  Deurn  patrem  omnipotentem  créa- 
torem  eau  et  terrx,  et  reliqva... 

Je  crois  en  Dieu,  le  père  tout-puissant, 
créateur  du  ciel  et  de  la  terre,  et  le  reste... 


Messeigneurs,  Messieurs,  x 

Vous  devez  vous  rappeler  que  l'année  der- 
nière, à  pareille  époque,  je  vous  parlais  de  mon 
désir  de  commencer  une  exposition  raisonnée 
du  dogme  catholique.  J'ai  sacrifié  ce  désir  à 
vos  préoccupations  ;  aujourd'hui  je  vous  de- 
mande de  vouloir  bien  sacrifier  vos  préoccupa- 
tions à  mon  désir.  Je  ne  veux  pas  attendre  plus 
longtemps  ;  car,  si  après  avoir  pleuré  nos  mal- 
heurs nous  devons  nous  occuper  de  guérir  nos 
plaies,   il   me   semble   que   la    plaie   qu'il   faut 

1.  Étaient  présents  à  la  Conférence  :  Monseigneur  Guibert, 
archevêque  de  Paris  et  Monseigneur  Jeancart,  évêque  de  Cé- 
rame. 


VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 


guérir,  avant  toutes  les  autres,  c'est  l'ignorance 
religieuse  et  l'affaiblissement  du  sens  chrétien. 
Dans  la  race  des  blasphémateurs  il  en  est,  sans 
doute,  qui  connaissent  ce  qu'ils  détestent  et 
maudissent  ;  mais  le  plus  grand  nombre  est  de 
ceux  qui  n'ont  pas  pu  voir  les  saintes  lumières 
de  la  vérité,  quand  les  aspirations  de  leur  es- 
prit,  chastes   encore,   cherchaient   la   lumière. 
Égarés  par  des  lueurs  menteuses,  contents  des 
connaissances    partielles    et   subalternes    qu'ils 
décorent  du  nom  de  science,  ils  fuient  sans  cesse 
pour  échapper  au  rayonnement  des  principes 
divins.   Difficilement  notre  enseignement  peut 
les  atteindre.  Mais,  pour  cela,  nous  ne  sommes 
pas  condamnés  au   silence.   Que  d'âmes  hési- 
tantes ou  mal  instruites  ont  besoin  de  notre 
parole  1 

Je  ne  crois  pas  vous  faire  injure,  Messieurs, 
en  disant  que,  pour  un  grand  nombre  d'entre 
vous,  la  science  des  choses  divines  se  réduit  à 
des  éléments  depuis  longtemps  déformés  par  le 
frottement  des  mensonges,  des  opinions  témé- 
raires, des  préoccupations,  des  passions,  des 
plaisirs,  des  affaires,  des  événements  dont  est 
remplie  notre  époque  agitée.  Les  plus  intelli- 


VUE   GENERALE  DU   DOGME   CATHOLIQUE.  5 

gents,  les  mieux  munis  de  science  humaine,  les 
plus  expérimentés  n'échappent  pas  à  cette  di- 
minution de  la  lumière  et  du  sens  chrétien  d'où 
naissent  l'indifférence  et  l'oubli  ;  par  l'indiffé- 
rence et  l'oubli,  les  compromis  avec  l'erreur  ; 
par  ces  compromis,  l'affaissement  de  la  mo- 
ralité publique.  C'est  cola,  croyez-le  bien,  qui 
nous  a  attiré  les  coups  dont  nous  portons  encore 
sur  nos  corps  et  dans  nos  âmes  les  sillons 
sanglants. 

Instruits  par  nos  malheurs,  nous  sentons  que 
l'heure  de  notre  renouvellement  est  arrivée  ; 
mais  aucun  renouvellement  ne  peut  se  faire, 
sérieux  et  durable,  s'il  ne  découle  de  notre  re- 
nouvellement religieux.  Et  parce  que  la  trame 
des  actes  humains  a  son  principe  dans  la  lu- 
mière, c'est  à  la  lumière  qu'il  faut  ouvrir  vos 
âmes,  à  la  plénitude  de  la  lumière  qui  ne  se 
trouve  que  dans  la  vérité  catholique.  Laissons 
donc  de  côté  les  préparations  et  commençons 
résolument  l'exposition  de  nos  dogmes.  Met- 
tons-nous en  rapport  direct  avec  ce  symbole 
que  vos  lèvres  naïves  récitaient  jadis,  lorsque 
vous  reposiez,  enfants,  sur  les  genoux  de  vos 
mères.  Ce  que  vous  croyiez  alors  avec  votre 


5     VUE  GENERALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

cœur,  croyez-le   aujourd'hui  avec  toute  votre 
raison. 

O  Dieu,  qui  aimez  les  âmes  et  qui  m'avez 
touché  d'un  trait  de  ce  saint  amour,  je  m'aban- 
donne à  vous,  dans  la  tâche  sublime  et  salutaire 
que  j'ai  entreprise.  Pendant  que  je  travaillerai 
au  dehors,  travaillez  au  dedans  ;  pendant  que 
j'exposerai  le  dogme  catholique,  inscrustez-le 
vous-même  dans  les  esprits  et  dans  les  cœurs  ; 
et,  à  mesure  que  la  vérité  se  développera,  faites 
pousser  à  tous  ceux  qui  m'entendront  ce  cri  de 
l'âme  convaincue  par  la  lumière  divine  :  Credo  ! 
Je  crois  ! 

Il  y  a,  Messieurs,  plusieurs  phases  dans  notre 
admiration  pour  les  merveilles  de  l'art.  Ce  qui 
nous  frappe  d'abord  c'est  l'ensemble,  c'est-à- 
dire,  la  résultante  harmonieuse  des  proportions 
et  des  lignes.  Les  détails  ne  sollicitent  notre 
attention  qu'après  avoir  joué  un  rôle  effacé, 
mais  pourtant  efficace,  dans  la  synthèse  d'où 
naît  la  mystérieuse  et  subite  impression  qui 
saisit  notre  âme  tout  entière.  Nous  entrons,  par 
exemple,  dans  cette  magnifique  métropole.  La 
beauté  qui  jaillit  de  tous  les  points  à  la  fois 


VUE  GENERALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    .  7 

nous  arrête  sur  le  seuil.  Sans  rien  remarquer 
nous  voyons  tout  et  ce  tout  nous  ravit.  Ce  n'est 
qu'après  un  long  saisissement  que  notre  âme, 
abreuvée  déjà  d'admiration,  va,  dans  un  pieux 
pèlerinage,  demander  à  chaque  pierre  de  l'édi- 
fice, avec  de  nouvelles  révélations,  des  impres- 
sions nouvelles  et  d'impérissables  souvenirs. 
Magnificences  de  l'art,  merveilles  issues  du  génie, 
qu'est-ce  tout  cela  en  comparaison  de  l'édifice 
intellectuel  que  Dieu  a  construit  par  sa  parole 
et  que  nous  nommons  le  dogme  catholique  ?  Lui 
aussi  se  révèle  à  notre  âme  et  la  transporte,  par 
l'harmonieuse  splendeur  de  son  ensemble  et 
par  la  ravissante  perfection  de  chacune  de  ses 
parties. 

Admirerons-nous  la  beauté  des  parties  sans 
avoir  admiré  la  beauté  du  tout  ?  —  Non,  Mes- 
sieurs. J'ai  besoin  d'une  première  impression 
qui  prépare  mon  enseignement.  Une  vue  géné- 
rale du  dogme  catholique  me  paraît  nécessaire, 
et  pour  engager  toutes  les  questions  que  je  dois 
traiter  devant  vous,  pendant  plusieurs  années, 
si  Dieu  me  prête  vie  et  si  ceux  de  qui  dépend 
ma  mission  veulent  bien  me  la  continuer,  et 
pour  vous  mettre  à  l'abri  des  surprises  intellcc- 


O     VUE  GENERALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

tuelles  qui  déroutent  l'attention.  Sachant  tou- 
jours où  vous  êtes  et  où  vous  devez  aller,  vous 
écouterez  d'un  esprit  plus  calme  et  plus  ouvert. 
J'ajoute  :  vous  écouterez  d'un  cœur  plus  respec- 
tueux ;  car  l'avantage  d'une  préparation  didac- 
tique sera  relevé  par  un  argument  d'ordre 
supérieur,  l'argument  esthétique,  fondé  sur  Tin- 
comparable  excellence  des  vérités  dont  vous 
allez  contempler  aujourd'hui  l'ensemble.  Il  ne 
vous  sera  pas  difficile  de  comprendre  que  nous 
entrons  dans  un  monde  divin. 


Messieurs,  de  l'idée  primordiale  et  fonda- 
mentale d'être  jaillissent  deux  idées  dont  l'esprit 
humain  a  été  perpétuellement  saisi  et  préoccupé, 
et  dont  il  a  fait  l'objet  de  ses  plus  hautes  et  plus 
opiniâtres  investigations  :  l'idée  de  l'infini  et 
l'idée  du  fini.  Il  n'est  aucune  doctrine  philoso- 
phique et  religieuse  dont  tous  les  articles  ne  se 
puissent  grouper  autour  de  cette  simple  propo- 
sition :  —  Étant  donnés  ces  deux  termes,  l'infini 
et  le  fini,  expliquer  leurs  rapports.  —  Dans  le 


VUE  GENERALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.     V 

fait,  la  vie  humaine,  la  vie  du  monde  entier  sont 
comme  suspendues  à  la  solution  de  ce  pro- 
blème. Ceux-là  mêmes  qui  se  flattent  de  n'en 
pas  tenir  compte  y  reviennent,  poussés  par  la 
force  invincible  des  idées  qui  sont  comme  le 
fond  de  notre  esprit,  et  par  les  aspirations  qui 
nous  pressent  de  connaître  ce  que  nous  sommes, 
de  déterminer  notre  place,  nos  fonctions,  nos 
destinées  dans  l'universalité  des  êtres. 

A  ces  questions  :  Qu'est-ce  que  l'infini  ? 
Qu'est-ce  que  le  fini  ?  Quels  sont  leurs  rapports? 
Nous  répondons  par  des  systèmes,  l'Église  catho- 
lique répond  par  son  symbole,  et,  indépen- 
damment des  signes  extérieurs  qui  les  imposent 
a  l'acceptation  de  notre  foi,  les  solutions  qu'elle 
nous  donne  sont  si  mamfestementdivinesqu'elles 
écrasent  toutes  les  solutions  que  peut  rêver 
notre  intelligence. 

Mais  n'anticipons  pas,  ne  donnons  aucune 
conclusion  avant,  nue  l'aspect  général  du 
dogme  catholique  ait  produit  son  effet  dans 
vos  âmes.  Humble  custode  de  ce  splendide 
édifice,  je  veux  d'abord  vous  en  faire  admirer 
l'ensemble  ;  no'is  échangerons  après  cela  nos 
réflexions. 


10    VUE  GÉNÉRALE  PU  DOGME  CATHOLIQUE. 

L'infini  c'est  Dieu,  Être  premier,  néces- 
saire, réel,  personne],  subsistant  en  lui-même 
et  par  lui-même,  ayant  en  sa  propre  essence 
son  unique  et  parfaite  raison  d'être,  ainsi  que 
Tunique  et  parfaite  raison  d'être  de  toutes 
choses.  H  est  seul  Dieu.  11  n'y  en  a  pas,  il  ne 
peut  pas  y  en  avoir  d'autre.  Son  être,  son  es- 
sence, sa  substance,  sa  nature,  son  existence, 
sa  vie,  ses  attributs,  ses  opérations  sont  un  seul 
et  même  acte  :  acte  si  simple,  si  pur,  qu'on  ne 
peut  ni  l'imaginer,  ni  le  nommer.  Si  nous  l'ap- 
pelons le  vivant,  le  fort,  le  tout-puissant,  le 
maître,  l'éternel,  le  très-haut,  ces  noms  sont 
vrais,  saints,  terribles,  admirables  ;  mais  ni 
chacun  d'eux,  ni  tous  ensemble  n'expriment 
toute  la  vérité, toute  la  sainteté,toute  la  majesté, 
toute  la  beauté  de  l'être  divin.  Par  une  parole, 
dont  nous  nous  efforçons  vain  en  de  sonder  lessu- 
blimes  profondeurs,  Dieu  s'est  défini  lui-même  : 
—  Je  suis  celui  qui  suis.  Ego  sum  qui  sum  : 
L'être  à  sa  plus  haute  et  plus  incompréhensible 
expression.  Si  vous  le  comparez  à  l'espace,  il 
le  remplit  tout  entier  ;  il  est  immense  sans  cesser 
d'être  simple.  Si  vous  le  comparez  à  la  multi- 
plicité des  êtres,  il  est  présent  en  tous  sans  se 


VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    11 

partager.  Si  vous  le  comparez  au  temps,  il  est 
éternel  sans  que  les  instants  le  mesurent  ni  se 
succèdent  en  son  sein. 

Il  n'a  point  de  facultés  que  l'on  puisse  distin- 
guer de  sa  substance,  et,  par  cela  mémo,  il  opère 
avec  une  infinie  perfection  et  n'acquiert  rien  de 
ses  opérations.  Il  sait  tout  ce  qui  est  et  tout  ce 
qui  n'est  pas,  tout  ce  qui  peut  être  et  tout  ce 
qui  sera.  La  vérité  n'apparaît  pas  en  son  es- 
sence comme  en  un  limpide  miroir  qui  la  reflète  ; 
mais  il  est  lui-même  la  vérité  qu'il  voit  K  Ce 
n'est  pas  ce  qui  est  qui  lui  donne  à  connaître, 
c'est  sa  science  qui  est  la  cause  de  l'être  -  : 
science  éternelle,  immuable,  simultanée,  directe, 
immédiate,  incapable  d'être  jamais  trompée. 
Son  vouloir  est  souverain  d'une  absolue 
souveraineté.  Rien  ne  le  peut  ni  fléchir,  ni 
changer  ;  lors  même  que,  cédant  à  nos  prières 
il  modifie  ses  œuvres,  ses  décrets  restent  les 
mêmes  3  ;  il  a  tout  prévu.  Il  demeure  libre  dans 
les  étreintes  de  la  nécessité.  Il  n'a  d'autre  me- 

1.  Deus  novit  ut  veritas.  (Saint  Bernard,  Lib.  V.  de  Consi- 
dérât.). 

2.  Non  ista  quse  fecisti  vidimus  quia  sunt,  tu  autem  quia 
vides  ea  sunt.  (Saint  Augustin.  Conf.  Lib.  XII.  Cap.  ult.). 

3.  Opéra  mutât  non  consilium  (Saint  Aug.). 


12    VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 


sure  que  sa  puissance,  et  sa  puissance  est  sans 
mesure. 

II  est  sage.  Et,  comme  il  voit  toutes  choses 
dans  un  unique  principe,  il  ordonne  toutes 
choses  à  une  unique  lin  :  lui-même  ;  tous  les 
moyens  se  combinent  harmonieusement  sous  sa 
direction  ;  l'ignorance  et  le  mauvais  vouloir  ne 
dérangent  pas  ses  desseins. 

Il  est  saint.  Non  d'une  sainteté  laborieuse  et 
tourmentée  que  l'on  ne  conserve  et  que  l'on 
n'accroît  qu'au  prix  des  plus  durs  sacrifices  ; 
mais  d'une  sainteté  tranquille,  inaltérable, 
pleine,  essentiellement  exempte  de  tout  mal,  et 
constamment  manifestée  par  l'amour  invariable 
et  efficace  de  toute  rectitude  et  de  tout  bien. 

Il  est  juste,  et,  dans  l'immense  variété  des 
droits  qui  semblent  se  contrarier,  il  donne  à 
chacun  la  satisfaction  qui  lui  convient.  Il  ne 
laisse  aucun  mérite  sans  récompense,  aucune 
faute  sans  châtiment.  Nos  étroits  calculs  peu- 
vent être  trompés  par  les  retards  de  sa  patience  ; 
mais  la  parfaite  intégrité  de  sa  justice  n'en  est 
point  altérée  !  elle  se  retrouve  toute  aux  der- 
nières conclusions  de  son  gouvernement. 

Il  est  bon,  non  seulement  parce  qu'il  est  le 


VIE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    13 

bien  suprême,  mais  parce  que,  bien  suprême, 
il  aime  à  se  communiquer,  à  faire  de  son  être 
et  de  ses  perfections  des  libéralités  sans  cesse 
renouvelées,  à  compatir  à  toute  misère  autant 
que  le  lui  permet  sa  forte  et  inaltérable  nature. 

Enfin  il  est  parfait,  et,  si  parfait  qu'on  le 
conçoive,  on  ne  peut  assigner  aucune  limite  à 
sa  perfection.  C'est  l'infini  ! 

Cet  infini,  Messieurs,  il  vit.  Il  vit  non  de  cette 
vie  commune  à  tous  les  vivants  qui  se  meut  du 
dedans  au  dehors  ;  mais  d'une  vie  sans  pareille 
dont  le  mouvement  part  du  dedans  et  demeure 
au  dedans  ;  d'une  vie  où  les  origines  dépendent 
des  principes  sans  qu'on  puisse  dire  qu'elles 
soient  postérieures  aux  principes  ;  d'une  vie  qui 
fait  le  nombre  sans  briser  l'unité,  les  personnes 
sans  multiplier  la  nature,  la  famille  sans  parta- 
ger ni  accroître  la  substance.  Il  n'y  a  qu'un 
infini  et  cependant  ils  sont  trois,  le  Père,  le  Fils 
et  l'Esprit-Saint,  trois  qui  subsistent  dans  la 
même  essence,  existent  de  la  même  existence, 
trois  personnes  Dieu  et  pourtant  un  seul  Dieu. 
Voilà  le  dogme  des  dogmes,  le  mystère  des 
mystères.  L'expliquer,  je  ne  le  puis  pas,  j'ose  à 
peine  raconter  ce  que  j'admire. 


14    VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

Le  Père  innascible  est  le  principe  du  mouve- 
ment vital,  la  racine  de  la  famille  divine.  Il  se 
voit,  il  se  dit  à  lui-même  sa  perfection,  et  l'acte 
par  lequel  il  se  voit  et  se  parle  est  si  parfait 
qu'il  subsiste  par  cela  seul  qu'il  est  produit.  Le 
Fils  est  engendré.  Il  s'appelle  Verbe,  image  du 
Père,  splendeur  de  sa  gloire,  figure  de  sa  sub* 
stance;  car  il  représente  avec  toute  la  perfection 
possible  son  principe.  Ils  sont  deux,  ils  se  con- 
templent, ils  s'admirent,  ils  s'aiment,  ces  deux 
amours  en  se  donnant  l'un  à  l'autre  se  ren- 
contrent, par  le  fait  même  de  leur  rencontre, 
ils  subsistent  en  un  seul  amour  ;  c'est  l'Esprit- 
Saint.  Il  s'appelle  don,  charité,  bonté,  béni- 
gnité, suavité,  onction  divine. 

Ils  sont  trois  :  le  Père,  le  Fils  et  l'Esprit- 
Saint.  Autres,  par  les  relations,  la  subsistance, 
les  propriétés  personnelles  ;  mêmes,  par  l'es- 
sence, la  substance,  la  nature.  Distincts  et  ce- 
pendant l'un  dans  l'autre  ;  dépendants  par  l'ori- 
gine, car  le  Fils  est  engendré  par  le  Père, 
l'Esprit-Saint  procède  du  Père  et  du  Fils  ; 
dépendants  par  la  mission  car  le  Père  envoie  le 
Fils,  le  Père  et  le  Fils  envoient  l'Esprit-Saint  ; 
mais  ils  gardent  avec  cela  une  parfaite  égalité. 


VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    15 

O  vie  !  O  processions  admirables  !  on  ne  peut 
pas  dire  qu'elles  commencent,  car  elles  sont 
nécessaires  et  éternelles  ;  on  ne  peut  pas  dire 
qu'elles  sortent  de  Dieu,  car  elles  sont  imma- 
nentes ;  on  ne  peut  pas  dire  qu'elles  tourmentent 
la  nature  divine,  car  elles  sont  paisibles  et  im- 
maculés ;  on  ne  peut  pas  dire  qu'elles  dimi- 
nuent ou  partagent  les  perfections,  car  elles  sont 
intègres.  Dans  leur  mouvement  tranquille  il  y 
a  tant  d'ordre,  de  beauté,  de  gloire,  une  si 
complète  accumulation  de  tous  les  biens  qu'elles 
font  de  Dieu,  l'être  suprême,  le  suprême  bien- 
heureux. O  infini,  je  t'admire  avec  transport, 
je  t'adore  avec  le  plus  profond  respect  ! 

Voilà  l'infini,  Messieurs  ;  mais  le  fini  où  est- 
il  ?  Cherchons-le  d'abord  en  sa  source  éternelle. 
Le  fini  est  dans  l'infini  et  l'on  peut  dire  que  le 
premier  rapport  qu'il  ait  avec  lui  est  d'être 
conçu,  vu,  ordonné  par  lui  avant  de  subsister  en 
dehors  de  lui.  Nous  ne  pouvons  pas  donner  au 
fini  son  nom  propre  tant  qu'il  demeure  à  l'état 
d'idée,  car  cette  idée  c'est,  substantiellement, 
l'essence  divine  elle-même,  formellement,  c'est 
ce  que  Dieu  veut  exprimer  de  son  essence  dans 
son  œuvre,  r>ar  participation  et  imitation.  Pn's 


16    VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

de  cette  idée  il  y  a  un  décret  éternel,  libre,  effi- 
cace, dont  dépend  l'existence  de  toutes  choses. 
Qu'est-ce  qui  presse  l'exécution  de  ce  décret  ? 
Est-ce  la  beauté  des  mondes  que  Dieu  conçoit  ? 
Séduit  par  les  sublimes  harmonies  des  choses 
qu'il  voit  en  lui-même,  pense-t-il  ajouter  à  sa 
béatitude  en  les  faisant  passer  de  l'idée  à  la 
réalité  ?  Non,  Messieurs.  Dût-il  éternellement 
garder  tous  les  êtres  dans  son  sein,  Dieu  serait 
toujours  le  suprême  bienheureux.  Mais  il  est 
bon,  il  aime  à  se  répandre  parce  qu'il  est  le 
souverain  bien  ;  son  amour  le  presse  de  faire 
des  heureux  :  Il  va  créer. 

Il  va  créer  !  Mais  en  donnant  à  d'autres 
l'existence,  il  ne  perdra  rien  de  la  sienne 
propre.  Il  va  créer  ;  mais  en  faisant  participer 
à  son  être  et  à  sa  perfection,  il  ne  diminuera 
ni  son  être,  ni  sa  perfection.  Il  va  créer  ;  mais, 
si  prodigue  qu'il  soit  des  fruits  de  sa  bonté  et 
de  sa  toute-puissance,  il  ne  se  mêlera  pas  avec 
eux,  il  n'acquerra  rien  d'eux,  il  sera  tou- 
jours tout  sans  eux,  et  eux  ne  seront  rien 
sans  lui. 

Il  crée  ;  le  ciel  se  peuple,  l'espace  immense 
ouvre  son  sein,  le  temps  commence.  Le  Verbe, 


VI  E  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    17 

parole  de  Dieu,  parle  le  monde.  A  chaque  mot 
qu'il  prononce  les  êtres  se  succèdent,  comme 
des  flots  harmonieux  dont  le  mouvement,  la 
vie,  la  beauté,  la  gloire  grandissent  pour 
rejoindre  les  rivages  du  monde  angélique.  Le 
nombre,  le  poids,  la  mesure,  distribuent, 
règlent,  déterminent  toutes"  les  existences  et 
toutes  les  perfections  sur  l'échelle  progressive 
qui  unit  ensemble  ces  deux  pôles  de  la  création, 
la  matière  et  l'esprit.  Entre  l'élément  grossier 
dont  s'emparent  des  lois  inflexibles  et  les 
pures  intelligences  dont  les  chœurs  ondulés 
boivent  l'un  dans  l'autre  les  rayons  du  soleil 
éternel,  quelle  distance  !  Mais  dans  cette 
distance  il  n'est  aucun  abîme  qui  ne  soit  comblé. 
Les  substances  incorporelles  dont  Dieu  a 
environné  son  trône,  toutes  supérieures  au 
monde  visible  par  la  perfection  de  leur  nature  et 
de  leurs  opérations,  décroissent  et  descendent,  à 
partir  du  plus  amoureux  des  séraphins  jusqu'au 
plus  petit  des  anges,  vers  les  créatures  sur 
lesquelles  doit  s'exercer  leur  haute  et  salutaire 
influence.  D'un  autre  côté,  l'atome,  parti  des 
extrêmes  limites  du  néant,  monte  sans  cesse, 
tour  à  tour  transformé  par  le  mouvement  et  ia 

CONFÉRENCES  N.-D.    —  CAKÈME   1873.   —  2 


18    VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

vie,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  saisi  immédiatement 
par  l'esprit  et  que  dans  un  seul  être  la  perfec- 
tion du  fini  se  noue  et  s'achève. 

Cet  être,  après  l'apparition  duquel  Dieu  s'é* 
crie  :  Tout  est  bien,  parfaitement  bien,  cuncta 
sunt  çalde  bona,  c'est  l'homme,  embrassement 
merveilleux,  rendez-vous  sublime  de  toutes  les 
vies.  Ses  pieds  sont  fixés  à  la  terre,  mais  son 
front  sublime  regarde  les  cieux.  Il  est  matière 
comme  le  monde  au  sein  duquel  il  est  plongé  ; 
mais  il  est  esprit  comme  les  anges  qui  s'a- 
baissent vers  lui.  Il  gravite,  il  végète,  il  sent  ; 
mais  il  pense,  il  veut,  il  est  libre,  il  voit  le 
vrai,  il  aime  le  bien.  Il  est  mesuré  par  le  temps 
et  par  l'espace  ;  mais  il  s'empare  de  l'éternel, 
du  nécessaire,  de  l'universel,  de  l'intelligible. 
Il  reçoit  les  impressions  du  monde  inférieur  ; 
mais  il  les  transforme,  il  fait  penser  et  prier  en 
lui  tous  les  êtres  dont  il  est  le  roi  et  le  pontife. 
Il  contemple  les  choses  qui  passent  et  se  sent 
emporté  dans  leur  courant  ;  mais  il  nourrit 
dans  son  cœur  lé  désir  et  l'espérance  certaine 
de  l'immortalité. 

Son  immortalité  c'est  la  vie  dans  l'infini  ;  car, 
entendez-le  bien,  Messieurs,  Dieu  n'abandonne 


Vl'E  GÊrsÉRALE   DU   DOGME   CATHOLIQUE.  19 

pas  son  œuvre  aux  caprices  du  hasard,  à  la 
conduite  d'un  <Xveugle  destin  ;  il  lui  donne 
rendez-vous  dans  son  sein,  et  pour  l'amener  à 
ce  rendez-vous,  tout  en  respectant  le  libre 
arbitre,  il  l'enveloppe  de  sa  providence  maî- 
tresse de  tous  les  mouvements  qu'elle  pro- 
voque avec  une  souveraine  autorité,  dirige  avec 
un  art  infini  et  fait  aboutir  avec  amour  à  leur 
fin  suprême,  où  se  consomment  ensemble  la 
gloire  du  Cféateur  et  la  félicité  des  créatures. 
Cette  fin  suprême.  Dieu  l'élève  par  un  don  gra- 
tuit de  sa  bonté  au-dessus  de  toutes  les  légitimes 
exigences  de  la  nature.  Il  veut  être  vu,  aimé, 
possédé,  non  pas  dans  les  représentations  tou- 
jours inachevées  de  son  infinie  beauté,  mais 
immédiatement,  face  à  face,  tel  qu'il  est,  dans 
toute  la  splendeur  de  sa  gloire  et  la  perfection 
de  son  essence.  Océan  sans  rivage,  il  veut  noyer 
l'âme  humaine  dans  ses  flots  lumineux  et  l'eni- 
vrer de  chastes  et  éternelles  délices. 

Mais  pour  que  cette  union  puisse  s'accomplir, 
il  faut  que  la  nature  subisse  dès  à  présent  une 
transformation  qui  la  prépare  à  sa  transforma- 
tion suprême.  L'intelligence,  l'amour,  la  liberté, 
l'immortalité,  image  et  ressemblance  de  Dieu 


20         VUE  GÉNÉRALE   DU   DOGME   CATHOLIQUE. 

ne  suffisent  pas  pour  que  l'homme  traversant 
toutes  les  sphères  du  fini  soit  un  jour  consommé 
dans  l'infini  et  "comme  mêlé  à  sa  vie  bienheu- 
reuse. Viens  donc,  principe  de  toute  vie,  de  toute 
perfection,  de  toute  félicité,  viens  et  fais  que  ta 
créature  te  ressemble  d'autant  mieux  que  c'est 
toi-même  qui  l'animes  parla  grâce.  La  grâce,  se- 
mence mystérieuse  qui  fait  de  l'hommeunnouvel 
être  ;  la  grâce,  ineffable  génération  qui  permet  à 
l'homme  de  dire  à  Dieu  :  mon  père,  parce  qu'il 
devient  participant  de  la  nature  divine  ;  la 
grâce,  don  surnaturel  qui  pénètre  l'âme  et  la 
rend  immédiatement  et  formellement  juste, 
sainte,  agréable  à  Dieu,  capable  de  mériter  par 
ses  œuvres  la  vue  et  la  possession  de  l'éternelle 
beauté  ;  la  grâce,  principe  et  racine  d'habi- 
tudes et  d'opérations  divines  ;  la  grâce,  force, 
lumière,  fleuve  sacré  qui  va  tout  droit  à  l'océan 
de  la  perfection  ;  la  grâce,  habitation  de  Dieu 
dans  l'âme  ;  la  grâce,  commencement  de  la 
gloire  et  de  la  béatitude  éternelles. 

Ah  !  Messieurs,  quelle  riche  doctrine  !  Ne 
vous  semble-t-il  pas  qu'elle  résout  déjà  avec  une 
incomparable  splendeur,  ces  questions  qui  nous 
tourmentent  :  —  Qu'est-ce  que  l'infini  ?  Qu'est- 


VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    21 

ce  que  le  fini  ?  Quels  sont  leurs  rapports  ?  — 
L'infini,  c'est  le  Dieu  parfait,  auteur,  moteur  et 
consommateur  de  toutes  choses  ;  le  fini,  c'est  la 
créature  de  Dieu,  de  tous  côtés  dépendante,  et 
dans  SGn  origine,  et  dans  ses  mouvements,  et 
dans  ses  destinées.  La  somme  des  solutions 
paraît  complète,  et  cependant,  Messieurs,  vous 
le  savez,  le  dogme  catholique  contient  d'autres 
affirmations  qui,  sous  l'enveloppement  mer- 
veilleux de  celles  que  vous  venez  d'entendre,  se 
rapprochent  davantage  de  notre  misère. 

Notre  misère,  c'est  le  péché.  Il  a  commencé 
dans  les  cieux  par  la  révolte  des  esprits  orgueil- 
leux qui  prétendaient  s'égaler  au  Très- Haut  ;  il 
est  entré,  par  les  suggestions  de  ces  maudits, 
dans  l'humanité  dont  ils  enviaient  la  gloire  et  la 
félicité.  Le  père  des  hommes  a  librement 
perdu  la  grâce  de  santé  spirituelle  et  cor- 
porelle, ainsi  que  les  privilèges  qu'il  devait 
transmettre  à  ses  descendants,  et  depuis  nous 
naissons  tous  déshérités  et  blessés.  Notre  front 
découronné  s'incline  tristement  sur  la  nature 
ingrate  et  rebelle  à  notre  domination  ;  le  monde 
extérieur  s'efforce  de  nous  attirer  vers  lui  ; 
notre  chair  se  révolte  contre  les  hautes  et  pures 


22    VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

aspirations  de  notre  esprit  ;  notre  liberté  dé- 
faillante fléchit  et  capitule  dans  cette  lutte  ;  le 
devoir  trahi  nous  accuse  ;  de  justes,  heureux, 
impassibles,  immortels  que  nous  étions,  nous 
sommes  devenus  pécheurs,  misérables,  condam- 
nés à  la  souffrance  et  à  la  mort. 

Et  Dieu  pouvait  nous  abandonner  en  cet  état 
pour  satisfaire  sa  justice,  retourner  sa  bonté 
sur  des  êtres  nouveaux  et  les  faire  entrer  glo- 
rieusement dans  son  plan  primitif  contre  lequel 
nous  avions  conspiré.   Mais  non,  le  péché  ne 
saurait  prendre  la  perfection  divine  au  dépour- 
vu. Un  nouveau  plan  surgit  ;  je  me  trompe, 
Messieurs,  je  dois  dire  :  Un  dessein  caché  se 
déclare  et   complète  les  manifestations   de  la 
bonté  de  Dieu  sur  ses  créatures  ;  car  le  péché 
était  prévu  et  l'économie  de  la  réparation  décré- 
tée dans  les  conseils  éternels.  La  parole  du  Verbe 
infini,  s'engageant  à  s'unir  au  fini  pour  nous  faire 
entendre  le  grand  jeu  des  perfections  divines,  — 
sagesse,  puissance,  justice,  miséricorde,  —  était 
donnée  au  Père  céleste  depuis  toujours,  tou- 
jours. 

A  l'heure  même  où  le  genre  humain  devient 
prévaricateur,  Dieu  lui  révèle  le  complément  de 


VUE  GÉNÉRALE   DU   DOGME   CATHOLIQUE.  £3 

Bon  œuvre  en  faisant  apparaître  au  lointain  la 
figure  radieuse  du  Verbe  incarné.  Les  siècles, 
les  espaces,  les  hommes,  le  monde,  tout  est  à 
lui.  La  grâce  de  reviviscence  et  de  guérison, 
qui  doit  remplacer  la  grâce  d'origine  et  de 
santé  à  jamais  perdue,  dépend  de  ses  mérites. 
A  cette  question  :  —  Quels  sont  les  rapports  de 
l'infini  et  du  fini  ?  —  il  faut  répondre  désormais  : 
Le  fini  est  purifié,  régénéré,  sanctifié,  divinisé, 
par  l'infini  vivant  avec  lui  en  une  seule  per- 
sonne, Jésus-Christ,  fils  unique  de  Dieu,  Dieu  de 
Dieu,  lumière  de  lumière,  vrai  Dieu  et  vrai 
homme. 

Quarante  siècles  de  préparations  précèdent  sa 
naissance.  Les  traditions,  les  oracles,  les  mer- 
veilles, les  désirs,  les  vertus,  les  crimes,  les  ré- 
volutions, les  catastrophes  convergent  vers  son 
berceau,  et  quand  les  temps  sont  pleins,  l'Es- 
prit-Saint  féconde  par  ses  chastes  opérations  le 
sein  d'une  Vierge,  le  chœur  des  anges  chante 
dans  les  cieux  :  —  0  terre,  je  t'annonce  une 
grande  joie,  aujourd'hui  le  Sauveur  est  né.  — 
Le  Verbe  se  fait  chair.  «  Commerce  admirable  ! 
«  s'écrie  l'Église,  le  créateur  du  genre  humain 
«  prend  un  corps  comme  le  nôtre,  et  né  mira- 


S'I         VUE  GENERALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

«  culeusemerit  parmi  les  hommes,  il  leur  fait 
«  largesse  de  sa  divinité  l.  » 

En  effet,  Messieurs,  l'Incarnation  du  Verbe 
met  sous  nos  yeux  ce  double  mystère  de  l'infini 
abaissé  jusqu'à  notre  misère  et  du  monde  divi- 
nisé par  la  plus  intime  union  qui  se  puisse  con- 
cevoir. Il  ne  s'agit  pas  de  ce  concours  universel 
que  le  maître  de  la  vie  donne  aux  créatures,  ni 
de  l'union  morale  qui  se  forme  entre  Dieu  et  le 
juste  plein  de  grâce  ;  non  plus  de  la  confusion 
de  deux  substances  qui  se  pénètrent  pour  for- 
mer une  nouvelle  substance,  non  plus  de  l'ac- 
tion circonscrite,  transitoire,  intermittente  d'un 
esprit  supérieur  sur  un  esprit  inférieur,  comme 
dans  l'inspiration  prophétique  ;  mais  de  la  plus 
parfaite  des  unions  que  Dieu  puisse  contracter 
avec  une  créature  :  l'union  profonde,  continue, 
permanente,  sublime,  incompréhensible  de  la 
nature  divine  avec  la  nature  humaine.  Union 
qui,  selon  l'expression  de  l'Apôtre,  récapitule 
tous  les  mondes  ;  union  qui  rend  divines,  infi- 
nies, au  sens  le  plus  strict  et  le  plus  complet, 

1.  O  admirabile  commercium  i  Creator  generis  humani  ani- 
matum  corpus  sumens  de  Virgine  nasci  dignatus  est,  et  pro- 
cédera homo  sine  semine  largitus  est  nobis  suam  deitatem. 
((office  de  la  Circoncision.) 


VUE  GÉNÉRALE   DU   DOGME   CATHOLIQUE.        25 

toutes  les  actions  d'une  nature  finie  ;  union  qui 
permet  à  une  fille  de  l'homme  de  dire  à  un  Dieu 
ce  que  lui  dit  le  Père  qui  l'engendre  éternelle- 
ment :  —  Mon  fils  ;  —  union  dont  le  genre 
humain  tout  entier  s'autorise  pour  dire  au  fils  de 
Dieu  :  —  Nous  sommes  tes  frères. 

Il  est  né  ce  cher  et  aimable  petit  frère,  et, 
quoique  dans  sa  pauvre  crèche  il  nous  offre 
l'image  de  la  plus  grande  faiblesse  et  de  la  plus 
profonde  indigence,  il  est  riche  de  toutes  les 
perfections.  Son  âme  voit  les  secrets  divins  et 
s'abreuve  des  lumières  qui  nous  doivent  béa- 
tifier ;  la  science  en  lui  n'a  point  d'aurore, 
cependant  il  semble  croître  en  sagesse  en  même 
temps  qu'il  croît  en  âge.  Il  est  l'intelligence  su- 
prême, cependant  il  ne  veut  dire  au  monde 
que  ce  que  son  père  lui  a  enseigné.  Il  vient  au 
milieu  des  siens,  et  les  siens  ne  le  reconnaissent 
pas,  cependant  il  passe  en  faisant  le  bien  ;  sa 
toute-puissance  est  l'humble  servante  de  son 
amour.  Il  est  plongé  dans  les  délices  de  l'union 
divine,  cependant  il  consent  à  prendre  nos 
misères  jusqu'à  la  ressemblance  du  péché. 
C'est  à  cause  de  cette  ressemblance  que  le  Dieu 
qui  l'aime  comme  un  autre  lui-même  le  frappe 


26    VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

sans  pitié.  Il  souffre,  il  pleure,  il  gémit,  il  se 
plaint,  il  est  abreuvé  d'ignominies,  il  perd  son 
sang  par  tous  les  canaux  entr'ou verts  de  son 
corps  sacré,  il  est  cloué  sur  une  croix  infâme  ; 
il  meurt  maudit  et  déshonoré  ;  il  est  mort.  Çon- 
summatum  est  :  Tout  est  consommé.  Les  perfec- 
tions divines  éclatent  sur  le  cœur  martyrisé  du 
fils  de  Dieu,  comme  un  feu  depuis  trop  long- 
temps étouffé  par  nos  crimes  ;  la  sagesse  et  la 
toute-puissance  révélées  par  des  œuvres  iné- 
narrables accordent  ensemble  la  justice  et 
l'amour  compatissant  ;  le  genre  humain  est 
sauvé,  et  Jésus-Christ  son  sauveur  est  à  jamais, 
son  maître,  son  roi,  sa  vie. 

Pas  plus  que  Dieu  n'abandonne  le  monde 
qu'il  a  créé,  l' Homme-Dieu  ne  laisse  aller  à  sa 
fantaisie  le  monde  qu'il  a  recréé.  Il  le  gou- 
verne, c'est  son  royaume,  royaume  dont  il  a 
préparé  les  éléments  pendant  sa  vie  mortelle  et 
auquel  il  a  donné  le  sceau  de  l'Esprit-Saint  ;  il 
le  vivifie,  c'est  son  corps.  Jésus-Christ  est  aux 
cieux  assis  à  la  droite  de  son  Père,  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  de  remplir  l'Église  de  sa  présence. 
Dans  cette  Église  sainte,  catholique  et  apos- 
tolique,   la    souveraine    et    infaillible    autorité 


VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    27 

du  chef  est  représentée  et  le  fleuve  empourpré 
de  son  sang  coule  à  pleins  bords.  Jésus-Christ 
nous  fait  marcher  visiblement  dans  la  voie  de 
sa  vérité  et  de  ses  commandements,  pendant 
qu'invisiblement  il  nous  envoie,  comme  la  tête 
aux  membres  du  corps,  les  effluves  de  sa  vie. 
Il  nous  anime,  il  nous  communique  de  sa  pléni- 
tude, il  saisit  le  principe  de  nos  action?,  nos 
actions  elles-mêmes,  il  les  transforme,  se  les  ap- 
proprie et  leur  donne  le  cachet  de  la  divinité.  En 
lui  nous  sommes  un  seul  corps  dont  toutes  les 
parties  sont,  à  un  degré  infini,  dans  une  perpé- 
tuelle communion  de  prières,  de  bonnes  œuvres 
et  de  mérites  ;  du  ciel  à  la  terre,  de  la  terre 
aux  abîmes  où  les  justes  attendent  leur  déli- 
vrance. 

C'est  par  des  signes  sensibles,  sacrés  et  effi- 
caces que  Jésus,  tête  de  l'humanité  chrétienne, 
appelle  à  lui  ses  membres  et  les  fait  connaître. 
Une  humble  matière  s'unit  à  des  paroles,  le 
sacrement  est  fait,  la  vie  divine  se  précipite 
dans  l'âme  dès  que  le  signe  a  touché  le  corps. 
Un  sacrement  nous  enfante  à  la  grâce,  un  autre 
nous  donne  les  charmes  et  la  vigueur  de  l'ado- 
lescence spirituelle.  Un  sacrement  nous  nour- 


28    VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

rit,  un  autre  nous  purifie  de  nos  fautes,  un 
autre  en  efface  jusqu'aux  dernières  traces  et 
nous  prépare  l'entrée  paisible  de  l'éternité.  Un 
sacrement  donne  à  la  société  spirituelle  son 
chef,  son  roi  :  —  le  prêtre,  —  un  autre  sanctifie 
les  sources  de  la  vie  et  remplit  la  société  tem- 
porelle de  familles  selon  le  cœur  de  Dieu. 

Ils  sont  sept  comme  les  couleurs  de  la  lu- 
mière, sept  comme  les  notes  de  la  musique  ! 
mais  le  sacrement  central  où  réside  réellement 
et  substantiellement  le  soleil  éternel,  le  Verbe 
par  lequel  Dieu  chante  ses  perfections  infinies, 
appelle  à  lui  tous  les  autres,  soit  comme  pré- 
paration, soit  comme  symbolisme.  L'eucharis- 
tie est  comme  la  note  de  fond  autour  de  la- 
quelle module  toute  la  gamme  mystérieuse  des 
signes  divins. 

Ainsi  nous  sommes  conduits  au  terme  de 
notre  pèlerinage  terrestre,  et  là  l' Homme-Dieu, 
Jésus-Christ,  nous  apparaît  encore.  C'est  lui, 
le  vainqueur  de  la  mort,  le  soleil  de  vie  qui 
plongera  sa  lumière  au  fond  de  tous  les  sé- 
pulcres humains,  rassemblera  la  poussière  dis- 
persée de  nos  corps  et  lui  communiquera  la 
vertu  de  sa  propre  résurrection.  C'est  lui  qui 


VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    29 

nous  apprendra  à  chanter  cette  fière  satire  des 
défaites  suprêmes  de  la  mort  :  —  0  mors,  ubi  est 
Victoria  tua  !  O  mors,  ubi  est  stimulus  tuus  !  0 
mort,  où  est  ta  victoire  !  0  mort,  où  est  ton 
aiguillon  !  —  C'est  lui  qui  présidera  à  notrp  ju- 
gement et  prononcera  notre  sentence.  C'est  lui 
qui  emmènera  au  ciel  les  bénis  de  son  Père  et 
plongera  les  maudits  dans  les  supplices  éter- 
nels. C'est  lui  qui  convoquera  tous  les  mondes 
répandus  dans  l'espace  à  une  palingénésie  glo- 
rieuse, lui  qui  les  revêtira  d'une  lumière  sans 
déclin  et  les  rendra  dignes  d'être  à  toujours  les 
hôtelleries  de  nos  corps  ressuscites  et  immor- 
tels. C'est  lui  qui  entonnera  ce  cri  triomphal, 
éternellement  répété  par  l'armée  immense  des 
élus.  Loué  soit  Dieu.  Alléluia. 

Messieurs,   voilà  tout  le   dogme   catholique. 

Recueillez-vous  quelques  instants,  je  vous  prie, 

%  avant  d'entendre  les  conclusions  que  je  veux 

tirer  de  cette  vue  d'ensemble.  Je  vous  promets 

d'être  bref. 


oô         VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 


II 


3  rien  ne  vous  émeut,  Messieurs,  dans  l'as- 
pect général  du  dogme  catholique,  évidemment 
il  vous  faut  recourir  aux  preuves  apologétiques 
d'où  ressort  cette  vérité  qui  nous  oblige  à 
croire  :  Dieu  a  parlé.  Les  prophéties,  les  mi- 
racles, les  traditions,  les  témoignages  s'im- 
posent à  notre  raison,  et  sous  leur  couvert  il 
n'est  aucune  des  vérités  précédemment  énumé- 
rées  qu'il  ne  faille  accepter.  Mais  si  vous  par- 
tagez l'impression  que  j'éprouve  moi-même 
lorsque  j'embrasse  d'un  regard  le  magnifique 
ensemble  de  nos  dogmes,  n'allez  pas  plus  loin. 
Votre  âme  est  faite  pour  comprendre  le  beau, 
et  le  beau  est  la  splendeur  du  vrai, 

Je  vous  le  dis  comme  je  le  pense,  Messieurs, 
et  si  vous  faites  un  appel  sincère  â  la  droiture 
de  votre  cœur  et  à  la  rectitude  de  votre  juge- 
ment, vous  serez  de  mon  avis  ;  de  toutes  les 
merveilles  qui  peuplent  l'univers,  de  toutes 
celles  que  l'histoire  a  enregistrées,  il  n'en  est 
aucune  qui  égale  à  mes  yeux  la  merveille  du 


VUE  GENERALE  du  dogme  catholique.       31 

dogme  catholique  lui-même.  Comme  les  lois  har- 
monieuses des  mondes,  comme  leurs  étonnantes 
suspensions,  il  répond  à  cette  question  :  —  Qui 
est-ce  qui  a  fait  cela  ?  Quis  fecit  ista  ?  —  C'est 
Dieu.  Le  père  Lacordaire  avait  raison  lorsqu'il 
disait  :  «  Le  christianisme  est  inimitable,  par 
conséquent  divin.  Il  demeure  d'autant  plus 
grand  qu'on  le  compare,  d'autant  plus  seul 
qu'il  a  des  rivaux,  d'autant  plus  facile  à  recon- 
naître qu'il  doit  être  discerné.  Y  eût-il  mille 
étoiles  au  firmament  de  la  religion  comme  à 
celui  de  la  nature,  l'œil  n'y  découvre  qu'un 
astre  souverain  \  » 

Mais  revenons  à  la  comparaison  par  laquelle 
nous  sommes  entrés  dans  cette  conférence.  Le 
dogme  catholique,  avons-nous  dit,  est  un  édi- 
fice intellectuel.  Eh  bien,  tout  en  lui  est  divin  : 
la  grandeur  et  la  majesté  de  ses  formes,  la  pu- 
reté de  ses  lignes,  l'harmonie  de  ses  propor- 
tions. 

Ne  voyez-vous  pas  qu'il  s'élève  à  une  hau- 
teur infinie  au-dessus  de  ce  que  la  raison  peut 
concevoir  ?  J'atteins  le  dogme  de  l'existence  de 
Dieu,  j'arrive  à  la  connaissance  lointaine  des 

1.  Conférences  de  Notre-Dame.  49"  Conférence. 


■  •2    VUE  GENERALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

perfections  incréées  par  le  spectacle  des  choses 
créées  ;  mais  puis-je  concevoir  le  mystère  de  la 
vie  divine,  l'inénarrable  génération  du  Verbe, 
la  procession  de  l'Esprit-Saint,  trois  personnes 
dans  une  nature  indivisible  et  indivisée  ?  Je 
cherche  un  point  d'union  entre  le  fini  et  l'infini  ; 
mais  puis-je  concevoir  que  l'unité  de  ces  d^ux 
termes  se  fera  dans  une  seule  personne,  sans 
qu'ils  soient  confondus  ?  Je  comprends  le  de- 
voir, la  rectitude  de  la  conscience,  la  splendeur 
de  la  vertu  ;  mais  puis-je  concevoir  que  Dieu 
lui-même  habite  dans  mon  âme  par  la  grâce,  et 
qu'il  me  fasse  participer  à  sa  nature  et  à  ses 
opérations  sacro-saintes  ?  Je  veux  réparer  le 
mal  moral  ;  mais  puis-je  concevoir  que  la  jus- 
tice divine  ne  sera  satisfaite  que  par  les  abais- 
sements et  les  douleurs  d'un  Homme-Dieu  ? 
J'entends  l'unité  religieuse  ;  mais  puis-je  con- 
cevoir qu'elle  sera  obtenue  par  l'incorporation 
mystique  au  Verbe  incarné,  transformateur  et. 
divinisateur  des  actes  les  plus  vulgaires  de  la 
société  chrétienne  ?  Je  compte  sur  une  influence 
divine  ;  mais  puis-je  concevoir  que  l'homme 
doive  se  nourrir  et  s'abreuver  de  Dieu  ?  J'at- 
tends la   béatitude    après   cette    vie   pleine  de 


VUE  GENERALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    33 

tribulations  et  de  misères  ;  mais  puis-je  conce- 
voir que  Dieu  se  montre  à  moi  tel  qu'il  est, 
dans  toute  la  splendeur  de  sa  gloire,  et  qu'il 
mette  mon  faible  cœur  en  possession  de  son 
essence  ?  —  0  doctrine  sublime  !  je  vous  croyais 
sans  peine,  et  aussi  sans  émotion,  quand  vous 
me  fûtes  proposée  par  ma  mère  l'Église  ;  mais 
vous  m'avez  ravi  depuis  que  je  vous  ai  mise  en 
face  des  impuissances  de  ma  raison. 

Je  regarde,  Messieurs,  je  suis  d'un  œil  atten- 
tif l'ascension  des  vérités  catholiques  vers 
l'infini.  Toutes  les  lignes  sont  pures,  d'une 
admirable  pureté  ;  ni  l'infini  n'est  ravalé,  si 
bas  qu'il  descende  ;  ni  le  fini  n'est  surfait, 
si  haut  qu'il  monte  ;  ni  l'un  ni  l'autre  ne  sont 
confondus,  si  intimes  que  soit  leur  union.  On 
les  distingue  toujours  sans  qu'on  puisse  les 
séparer. 

Tout  se  tient,  tout  est  en  ordre,  tout  con- 
court à  l'harmonieuse  beauté  de  l'ensemble. 
Les  proportions  sont  si  bien  gardées  que  ce  qui 
appartient  à  la  nature  semble  s'élever  au-dessus 
d'elle,  et  que  ce  qui  s'élève  au-dessus  de  la  na- 
ture semble  lui  appartenir.  La  nature  supporte 
tout  le  surnaturel,  le  surnaturel  explique  toute 

CONFÉR1NCES  N.-D.  —  CARÊME  !8"3.  —   3 


34    VLE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

la  nature.  Je  comprends  mieux  le  nombre,  le 
poids,  la  mesure  des  êtres,  et  l'instinct  qui 
presse  tout  vivant  de  communiquer  sa  vie,  et 
les  facultés  de  mon  âme,  et  les  mystères  de  ma 
pensée  et  de  mon  amour,  quand  je  connais  le 
dogme  principe  et  typique  de  la  Trinité.  Je 
m'explique  mes  aspirations  vers  la  grandeur  et 
le  secret  orgueil  qui  me  pousse  à  me  faire  sem- 
blable à  Dieu,  quand  je  connais  les  mystères 
de  l'incarnation  et  de  la  grâce.  Je  sais  pour- 
quoi mon  âme  est  triste  et  abreuvée  de  dégoût, 
lors  même  que  je  me  remplis  de  jouissances  ; 
pourquoi  il  y  a  au  fond  de  mon  cœur  des 
abîmes  d'insatiables  désirs,  quand  je  connais  la 
béatitude  qui  m'est  promise.  Enfin  je  vois 
mieux  tout,  quand  je  consens  à  tout  voir  dans 
le  dogme  catholique. 

Évidemment,  Messieurs,  la  raison  humaine 
n'est  pour  rien  dans  cette  construction  gigan- 
tesque, si  irréprochable  et  si  bien  ordonnée. 
On  verrait  sa  touche  dans  le  progrès  et  les 
soudures  des  vérités  ;  l'inégalité  d'âge  atteste- 
rait la  longueur  et  la  difficulté  du  labeur  ; 
l'incohésion  des  parties  révélerait  l'imperfec- 
tion   de    l'ouvrier.    Le    dogme    catholique    est 


VUE  GENERALE  DU  uuGME  CATHOLIQUE.    OO 

d'une  seule  venue  ;  on  y  reconnaît  l'œuvre  de 
celui  qui  est  descendu  du  ciel  et  qui,  témoin 
incorruptible,  a  raconté  à  la  terre  ce  qu'il 
voyait  et  entendait  depuis  l'éternité  dans  l'es- 
sence divine  1.  % 

Ce  n'est  pas,  cependant,  que  la  rak>on  ne  se 
soit  efforcée  de  résoudre  le  grave  et  solennel 
problème  dont  je  vous  exposais  en  commençant 
la  formule  :  —  Étant  donnés  ces  deux  termes 
l'infini  et  le  fini,  expliquer  leurs  rapports.  — 
Mais,  lorsqu'elle  n'a  pas  fait  des  emprunts  à  nos 
dogmes,  en  les  mutilant,  elle  n'a  produit  que 
des  systèmes  sans  grandeur  et  sans  ordre,  des 
fables  ridicules,  des  rêveries  monstrueuses  où 
l'ivresse  de  l'orgueil  rivalise  avec  l'impuissance 
des  conceptions.  Tour  à  tour,  elle  a  relégué  le 
principe  des  choses  dans  une  immobilité 
égoïste,  donné  un  rival  à  l'esprit  incréé  dans 
la  matière  éternelle,  au  bien  suprême  dans 
l'auteur  de  tout  mal.  Poursuivant  une  unité 
chimérique,  elle  a  confondu  l'infini  avec  son 
œuvre  et  humilié  la  majesté  divine  en  la  revê- 
tant de  nos  imperfections  et  de  nos  misères. 

1.  Oui  de  cœlo  venit  super  omnes  est,  et  quod  vidit  et  audi- 
vti  hoc  testator.  (Jnan.  cap.  m,  v.  31.) 


36         VUE  GÉNÉRALE   DU   DOGME   CATHOLIQUE. 

Elle  nous  a  arrachés  aux  bras  de  la  paternelle 
providence  et  jetés,  déshonorés  et  tremblants, 
entre  les  bras  du  destin.  Elle  a  ou  surfait  la 
vertu  ou  divinisé  le  vice.  Elle  nous  a  ravalés 
jusqu'à  la* condition  des  bêtes.  Elle  n'a  su  pro- 
poser à  nos  espérances  que  le  doute  sur  l'ave- 
nir, ou  bien  le  paradis  des  sens,  le  ciel  des 
brutes,  ou  bien  les  transmigrations  insensées 
d'une  âme  toujours  poursuivie  par  ses  imper- 
fections, ou  bien  les  embrassements  du  néant. 
Même  lorsqu'elle  fut  sage,  elle  n'a  pas  eu  le 
courage  et  la  force  de  découvrir  entièrement  ce 
qu'il  y  a  de  plus  humble  dans  notre  édifice 
dogmatique  :  les  assises  de  la  nature  sur  les- 
quelles reposent  les  splendides  constructions 
du  surnaturel. 

J'ai  souvent  comparé,  Messieurs,  les  pro- 
ductions de  la  raison  humaine  à  l'ensemble  des 
vérités  que  l'Église  propose  à  notre  foi.  Je  ne 
vous  ferai  pas  suivre  le  détail  de  cette  compa- 
raison, elle  me  mènerait  trop  loin  ;  qu'il  me 
suffise  de  vous  dire  l'effet  qu'elle  a  toujours 
produit  sur  mon  âme.  Il  me  semblait  voir  un 
champ  immense  couvert  de  tranchées,  de 
huttes,    de    masures,    de    ruines,    de    maisons 


VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE.    37 

inachevées,  d'édifices  difformes,  et,  au  milieu 
de  tout  cela,  un  temple  d'une  merveilleuse  et 
incomparable  beauté.  C'était  la  doctrine  catho- 
lique qui  s'élevait  fière  et  triomphante  au-des- 
sus de  tous  les  systèmes  humains.  Je  ne  pou- 
vais me  lasser  de  la  contempler,  et  le  cri  de 
mon  ravissement  montait  de  ses  fondements  à 
ses  sommets  sacrés  :  C'est  divin  !  c'est  divin  ! 

Tout  le  monde  ne  l'entend  pas  ainsi,  je  ne 
l'ignore  pas,  et  bien  des  voix  s'écrient  autour 
de  moi  :  C'est  absurde  !  Je  laisse  dire,  Mes- 
sieurs, car  je  sais  que  les  cris  ne  démolissent 
pas  un  édifice  bien  construit,  surtout  quand 
Dieu  y  a  mis  la  main.  Que  l'on  crie  tant  qu'on 
voudra  contre  mon  divin  temple,  que  les  sots 
même  gravent  leurs  injures  sur  ses  pierres  éter- 
nelles, d'un  coup  de  grattoir  j'effacerai  toutes 
ces  insanités  et  le  temple  restera  debout  jusqu'à 
la  fin  des  siècles. 

Jetons  un  dernier  regard  sur  son  ensemble 
avant  de  nous  séparer.  Voici  l'infini  et  voici  le 
fini  :  l'infini  Dieu  parfait,  le  fini  être  imparfait. 
Voici  le  créateur  et  voici  la  créature  :  le  créa- 
teur, principe  surnaturel  non  seulement  dans 
son  être  même,  mais  dans  son  action  du  de- 


38    VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIQUE. 

hors,  la  créature  surnaturalisée.  Voici  Dieu 
auteur,  moteur  et  consommateur,  et,  sous  ce 
magnifique  revêtement,  voici  le  Verbe  incarné 
auteur,  moteur  et  consommateur  du  monde 
régénéré  et  revivifié  par  ses  mérites  infinis. 
Enfin,  Messieurs,  vous  avez  sous  les  yeux  la 
somme  de  l'enseignement  que  je  dois  dévelop- 
per devant  vous  en  m'aidant  des  travaux  d'un 
docteur  qui  m'est  cher  entre  tous,  le  profond, 
le  sublime  Thomas  d'Aquin.  Peut-être  trouve- 
rez-vous  qu'il  y  a  présomption  de  ma  part  à 
entreprendre  une  si  grande  tâche.  Eh  bien  non. 
Je  m'abandonne  à  Dieu.  Si,  pendant  que  nous 
parcourrons  l'immensité  de  l'édifice  que  ses 
mains  ont  construit,  il  ouvre  une  tombe  et  m'in- 
vite à  m'y  coucher,- j'obéirai  sans  murmure  et 
lui  demanderai  avec  amour  un  autre  guide  qui 
vous  conduise  jusqu'aux  plus  hauts  sommets 
d'où  vous  pousserez  ce  dernier  cri  de  la  foi 
triomphante  et  de  l'amour  satisfait.  Amen. 
Ainsi  soit-il. 


DEUXIEME  CONFÉRENCE 


CONNAISSANCE  DE  DIEU 


DEUXIÈME   CONFÉRENCE 


CONNAISSANCE  DE  DIEU 


Credo  in  Deurn. 

Ëminence,  Messeigneurs,  Messieurs1, 

La  première  vérité  que  l'enseignement  ca- 
tholique propose  à  notre  foi  est  celle  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  vérité  si  fortement  inculquée  par 
la  nature,  qu'elle  semble  à  toute  âme  droite 
n'avoir  pas  besoin  d'une  démonstration.  Nos 
pères  dans  l'éloquence  sacrée  l'écartaient  de  la 
chaire  et  la  réservaient  aux  écoles.  Vous- 
mêmes,  il  y  a  de  cela  vingt-cinq  ans,  vous  l'a- 
vez si  solennellement  acclamée  sous  les  voûtes 
de  cette  métropole  que  l'orateur  après  avoir, 
d'un  geste  souverain,  calmé  la  tempête  de 
votre    admiration,    vous    remerciait    de    l'heu- 

1.  Étaient  présents  à  la  Conférence,  Son  Éminence  le  cardi- 
nal de  Bonnechose,  archevêque  de  Rouen,  Mgrs  Guibert  et 
Jeancart. 


42  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

reuse  inutilité  de  son  discours  1.  Mais,  à  notre 
honte,  hélas  !  les  temps  sont  bien  changés. 
L'erreur  s'est  agitée  ;  au  terme  de  ses  évo- 
lutions, elle  se  présente  à  nous  sous  la  forme 
d'une  négation  radicale,  qui  prétend  supprimer 
le  vrai  et  unique  principe  des  êtres  au  profit 
d'un  principe  grossier  qui,  par  son  inintelli- 
gence et  son  impersonnalité,  ne  peut  servir  de 
base  à  aucune  religion,  à  aucune  loi  morale,  à 
aucun  devoir,  à  aucune  autorité,  à  aucun  ordre 
social.  L'athéisme  veut  s'établir  dans  l'intelli- 
gence, la  conscience,  la  famille,  la  société.  Il  a 
pris  en  face  de  la  science  de  telles  allures,  il  a  fait 
dans  l'esprit  public  de  tels  ravages  que  la  seule 
puissance  du  mépris  ne  suffit  plus  à  le  combattre. 

1.  «  Cîrâce  à  Dieu,  nous  croyons  en  Dieu,  et  si  je  doutais 
de  votre  foi,  vous  vous  lèveriez  pour  me  repousser  du  milieu 
de  vous  ;  les  portes  de  cette  métropole  s'ouvriraient  d'elles- 
mêmes  sur  moi,  et  le  peuple  n'aurait  besoin  que  d'un  regard 
pour  me  confondre,  lui  qui  tout  à  l'heure,  au  milieu  même 
de  l'enivrement  de  sa  force,  après  avoir  renversé  plusieurs 
générations  de  rois,  portait  dans  ses  mains  soumises,  et  comme 
associée  à  son  triomphe,  l'image  du  Fils  de  Dieu  fait  homme... 
(Applaudissements.) 

N'applaudissons  pas,  Messieurs,  la  parole  de  Dieu  ;  croyons- 
la,  aimons-la,  pratiquons-la,  c'est  la  seule  acclamation  qui 
monte  jusqu'au  ciel  et  qui  soit  digne  de  lui. 

Je  devrais  finir,  Messieurs,  puisque  vous  m'avertissez  de 
l'heureuse  inutilité  de  mon  discours.  »  (45e  Conférence,  R.  P. 
Lacordaire.) 


CONNAISSANCE    DE    DIEU 


Arrêtons-nous  donc,  plus  que  nous  ne  l'au- 
rions fait  devant  de  moindres  contradictions,  et 
en  des  temps  moins  malheureux,  à  cette  grande 
et  fondamentale  vérité  :  —  Il  est  un  Dieu.  Mais 
avant  de  la  prouver,  étudions  pas  à  pas  une 
question  intéressante  qui  commande,  en  quelque 
sorte,  tout  ce  que  nous  pouvons  dire  de  l'exis- 
tence, des  perfections  et  de  la  vie  de  Dieu,  la 
question  de  la  connaissance  de  Dieu  que  nous 
diviserons  ainsi  :  —  D'où  nous  vient  la  connais- 
sance de  Dieu  ?  —  Quels  sont  et  l'état  et  la 
marche  et  les  procédés  de  la  connaissance  de 
Dieu  dans  l'âme  humaine  ? 


Le  meilleur  moyen  de  connaître  une  chose, 
Messieurs,  c'est  de  la  voir,  à  ce  point  que  son 
essence  même  se  mette  en  rapport  direct  et 
immédiat  avec  notre  organe  visuel.  Ainsi 
voyons-nous  et  connaissons-nous  la  lumière. 
Or  ne  semble-t-il  pas  que  Dieu  soit  à  toute  in- 
telligence ce  que  la  lumière  est  à  notre  œil 
corporel,    que,    par    conséquent,    il    nous    soit 


44  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 


connu  par  son  essence  et  que  dans  son  essence 
il   nous   fasse   connaître   toutes   choses  ?   L'A- 
pôtre a  dit  de  lui  qu'il  est  proche  de  chacun 
de  nous,  non  longe  est  ab  uno  quoque  nostrum x  ; 
il  nous  entoure,  il  nous  pénètre,  il  nous  fait 
être,  il  nous  meut,  il  nous  fait  vivre.  In  ipso 
enim    vivimus,    movemur    et    sumus    2.    Bercés 
dans  les  vagues  de  son  être  immense,  nous  ne 
saurions  éviter  sa  substantielle  présence,  et  du 
moment  que  nous  pouvons  voir,  c'est  lui  que 
nous  voyons.  —  «  Sa  connaissance,  disent  cer- 
tains philosophes,  réside  moins  dans  notre  in- 
telligence que  dans  la  substance  même  de  notre 
âme,  elle  est  contemporaine  de  notre  existence 
et  ne  nous  a  jamais  manqué  ;  antérieure  à  toute 
opération  intellectuelle,  plus  certaine  que  toute 
démonstration,  innée  comme  l'appétit  du  bien, 
c'est  moins  une  connaissance  qu'un  toucher  et 
un   embrassement   étroit.   Autre   est   habituel- 
lement ce  qui  connaît,  autre  ce  qui  est  connu  ; 
mais   Dieu  et  l'âme  humaine   se  touchent  et 
s'enlacent  jusqu'à  ne  faire  qu'une  seule  chose. 
Qu'on  ignore,  qu'on  doute,  qu'on  dispute,  qu'on 

1.  Actes  des  Ap'.tres,  cap.  XVII,  27. 

2:   Ibid.,  2?. 


CONNAISSANCE    DE    DIEL". 


affirme  touchant  d'autres  objets  ;  qu'ils  ne 
viennent  en  lumière  qu'après  de  laborieuses 
opérations,  c'est  possible  ;  mais  cette  vérité  : 
Dieu  est,  est  tellement  infuse  dans  les  moelles 
mêmes  de  notre  âme,  tellement  incrustée 
dans  l'intime  essence  de  notre  être  qu'on  ne 
peut  l'ignorer,  ni  en  douter,  ni  jamais  affirmer 
le  contraire.  Fi  !  de  ceux  qui  prétendent  démon- 
tre par  voie  de  conclusion  l'existence  de  Dieu, 
comme  s'il  pouvait  y  avoir  une  controverse 
sur  ce  point  !  A-t-on  jamais  proposé  de  discu- 
ter ces  principes  :  Le  tout  est  plus  grand  que  sa 
partie.  Le  nombre  deux  est  un  nombre  pair  l.  » 

1.1°  Cognitionem  Dei  non  tam  intellectui  quam  ipsse  sub- 
stantiac  animœ  inesse.  2°  Collactaneam  esse  ipsius  animi  semper- 
que  cum  eo  fuisse.  3°  Omni  intellectione  priorem,  omni  demon- 
slratione  certiorem  esse.  \°  Simul  in  animo  esse  cum  innato 
boni  appetitu.  5°  Non  tam  cognitionem  esse  quam  contactum 
et  complexum.  6°  Cognoscens  et  cognitum  aliud  et  aliud  esse, 
ist  animos  Deum  contingere  unitate  et  copula  cum  Deo.  7°  Reli- 
auas  cognitiones  post  ignorationem,  dubitationem,  disputa- 
tionem,  affirmationem  m  animo  exoriri  et  illucessere  ;  at 
quod  Deus  sit  cum  ipsius  animas  medullis  implexum  sit,  et 
inlimae  essentioe  incisum,  nec  ignornri  unquam  potuisse,  nec 
dubitari  ;  ideoque  nec  in  alteram  unquam  partem  disputari 
potuisse  et  ita  afiirmari.  8°  Ideoque  longe  àihandandos  esse 
qui  Deum  existere  concludunt,  quasi  in  controversiam  vocari 
id  potuisset.  Quis  enim  unquam  disputandum  proposuit  an 
totum  sit  majus  parte,  vel  binarius  sit  par  ?  (Jamblique, 
résumé  par  Thomassin,  Dogmat.  theol,,  L.  I.  cap.  II.) 


46  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

Telle  est,  Messieurs,  la  doctrine  d'un  des  plus 
illustres  représentants  d'une  école  mystico- 
philosophique  qui  dut  au  christianisme  nais- 
sant ses  plus  hautes  conceptions. 

Sans  aller  aussi  loin  dans  leurs  affirmations, 
des  philosophes  chrétiens  ont  voulu  mettre  l'in- 
telligence humaine  en  rapport  direct  et  immé- 
diat avec  l'essence  divine.  —  «  Au-dessus  de  la 
force  intellectuelle,  ils  ont  placé  un  sens  mysté- 
rieux qui  touche  Dieu  plutôt  qu'il  ne  le  voit  et 
le  comprend.  Dieu  étant  superintelligible  ne 
peut  être  atteint  que  par  une  force  qui  surpasse 
l'intelligence  h  Rien  ne  pouvant  nous  le  mon- 
trer, il  faut  que  lui-même,  par  lui-même,  se 
présente  à  l'âme.  II  y  va  de  sa  dignité  de  n'être 
prévenu  par  quoi  que  ce  soit  ou  qui  que  ce  soit 
dans  un  si  grand  enseignement  2.  —  »  Nous 
voyons  donc  Dieu  d'une  vue  directe  et  immé- 


1.  Supra  vim  intelligendi  est  sensus  quidam  arcanus,  quo 
Deus  tangitur  magis  quam  cernitur  aut  intelligitur. 

Intelligibilia  intellectu  attinguntur.  At  Deus  cum  super- 
intelligibilis  sit,  vi  aliqua  intellectum  superante  attingetur. 
(Thomassin.  Dogmat.  theol.,  cap.  IX  ) 

2.  Omnia  Deo  commonstrando  imparia  esse,  ideo  ipsum 
seipso  menti  ultro  occurere,  et  tanti  magisterii  dignitatem  a 
quoq'itm  sit-i  prœripi  non  permittere.  (Thomassin,  ibid.,  cap. 
II,  »5.) 


Connaissance  de  dieu.  47 

diate  comme  notre  œil  corporel  voit  la  lumière 
du  soleil  K  Nous  avons  l'intuition  de  son  être, 
nous  voyons  son  être  en  tout  être  ou  plutôt 
nous  voyons  tout  être  en  lui. 

Ces  affirmations  ont-elles  pour  objet  une 
chose  impossible  ?  —  Non,  Messieurs,  elles 
sont  mal  placées.  La  doctrine  catholique  nous 
apprend  qu'un  jour  nous  aurons  rineiïable 
bonheur  de  nous  enivrer  des  délices  de  la  mai- 
son de  Dieu,  de  contempler  la  lumière  de  son 
être  dans  sa  lumière  même,  de  le  voir  face  à 
face,  tel  qu'il  est.  Un  jour  !  entendez  bien  ;  car 
il  faut  attendre  pour  cela  que  le  pèlerinage  de 
cette  vie  soit  terminé  et  que  Dieu,  par  un  su- 
prême effort  de  sa  bonté,  ait  élevé  jusqu'à 
lui  notre  nature,  non  par  un  simple  accrois- 
sement de  ses  forces  originales,  mais  par 
une  totale  transformation  de  toutes  ses  facul- 
tés. La  vue  directe  et  immédiate  de  l'essence 
divine  est  le  terme  d'un  état  justement  ap- 
pelé surnaturel,  parce  que  la  nature  par  aucun 
exercice  de  ses  puissances  n'y  saurait  arriver. 

1  Lumen  ergo  veritatis  aeternse  Deum,  sine  sensus,  sine 
magistri  opéra,  per  se  ipsam  videt  anima?  oculis,  mens,  ut 
lumen  solis  corporeus  oculus  intuetur.  (Thomassin,  Do^mat. 
theol.,c<ip.  VIII,  nn5.) 


48  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

13  y  a  donc  dans  les  affirmations  que  vous 
venez  d'entendre,  en  tant  qu'elles  s'appliquent 
à  notre  état  présent,  plus  qu'une  anticipation 
sur  l'avenir,  il  y  a  une  confusion  d'ordre,  une 
exagération  de  puissance,  une  erreur  fonda- 
mentale touchant  notre  mode  naturel  de  con- 
naître Dieu. 

Que  cette  erreur  soit  le  fait  de  grands  esprits, 
je  n'en  disconviens  pas.  —  «  11  est  des  erreurs, 
dit  un  philosophe  moderne,  qu'un  esprit  mé- 
diocre ne  commet  jamais  }.  »  —  Mais  enfin  il 
s'agit  d'une  erreur,  d'une  erreur  manifeste , 
dit  saint  Thomas2.Quand  l'essence  divine  se 
montre  à  une  créature  intelligente,  les  flots 
de  sa  vie  se  laissent  emporter  vers  cette  lumi- 

1.  Balmès.  Philosophie  fondamentale.  Liv.  I,  chap.  XXX. 

2.  «  Quidam  dixerunt  quod  primum  quod  a  mente  humai  a 
cognoscitur  etiam  in  hac  vita,  est  ipse  Deus,  qui  est  verit.  s 
prima,  et  per  hune  omnia  alia  cognoscuntur.  Sed  hoc  aperlu 
est  falsum,  quia  cognoscere  Deum  per  essentiam  est  homini; 
beatitudo  :  unde  sequeretur  omnem  hominem  beatum  esse  E' 
praeterea  cum  in  divina  essentia  omnia  quae  dicuntur  de  i;«i 
sint  unum,  nullus  erraret  circa  ea  quae  de  Deo  dicuntur,  quo  ! 
experimento  patet  esse  falsum  ;  et  iterum  ea  quae  sunt  prima 
in  cognitione  intellectus,  oportet  esse  certissima,  unde  intel- 
lectus  certus  est  se  ea  intelligere,  quod  patet  in  proposito  non 
esse.  Répugnât  etiam  ha?c  poiitio  auctoritati  Scripturœ. 
[Exod.  XXX] II.)  «  Non  videhit  me  homo  et  viiet.  »  (Saint  Th. 
'  puscul.  LXIX,  de  Trtrntate  circa  initium.) 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  49 

neuse  apparition  avec  une  impétuosité  qui 
défie  toute  résistance  et  brise  tout  obstacle. 
L'âme  s'attache  à  l'irrésistible  beauté  qui 
l'appelle,  aucune  force  ne  la  peut  plus  dis- 
traire de  la  contemplation  qui  la  ravit.  Elle 
regarde  l'être  ineffable  qui  est  toujours  le 
même,  elle  le  regarde  parce  que  toujours  le 
même  il  est  toujours  nouveau  ;  elle  jouit  en 
paix  de  ses  embrassements.  elle  est  heu- 
reuse et  fixée  dans  sa  béatitude.  —  Dieu, 
manifesté  par  son  essence,  c'est  l'unité  de 
toutes  ses  perfections  en  présence  de  l'intel- 
ligence, unité  victorieuse  qui  rend  impossible 
toute  erreur.  L'âme  saisie  ne  peut  plus  hési- 
ter un  seul  instant  à  exprimer  sa  connais- 
sance, et  tout  ce  qu'elle  dit  de  Dieu  dans  le 
cantique  de  son  ivresse  est  parole  de  vérité. 
—  Dieu  connu  par  lui-même,  c'est  Dieu 
aimé  d'un  amour  qui  ne  sait  plus  défaillir  ni 
refuser  ses  fervent  c  adorations.  —  Con- 
naître Dieu  par  une  vue  directe  et  immé- 
diate, c'est  être  tellement  certain  de  ce  qu'il 
est,  qu'on  peut  le  dire  et  affirmer  sans 
crainte  de  se  tromper.  —  Enfin,  voir  Dieu, 
c'est  tout  voir,   c'est  en  notre  esprit  l'assou- 

CONFÉRENCES  N.-t».  —   CARÊME   1873.  —   4 


50  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

vissement    suprême    de    tout    désir    de   con- 
naître  K 

Voilà,  Messieurs,  ce  que  doit  être  l'homme 
qui  connaît  Dieu  par  intuition.  Maintenant, 
suivez  le  conseil  de  l'angélique  Docteur  et 
faites  appel  à  votre  expérience.  Est-ce  que  votre 
expérience  ne  répond  pas  à  ceux  qui  prétendent 
faire  de  vous  des  voyants  de  l'essence  divine  : 
— Songe  que  tout  cela,  songe  et  mensonge. 
— Si  nous  voyions  l'essence  divine,  il  se  ferait 
un  soudain  apaisement  de  tous  nos  désirs.  Notre 
vie  remplie  serait  bienheureuse.  Mais,  peut-on 
appeler  bienheureuse  une  vie  comme  la  nôtre, 
traversée  par  tant  de  tribulations  et  de  cala- 
mités ?  Ah  !  sans  doute,  la  pensée  de  Dieu  nous 
y  console  ;  mais  elle  ne  nous  empêche  pas  de 
sentir  l'amertume  de  nos  chagrins  ni  la  pointe 
de  nos  souffrances.  L'erreur,  quoi  que  nous 
fassions,  est  l'inséparable  compagne  de  nos 
maux.  Si  nous  ne  cherchons  pas  la  félicité  près 
des    idoles    chères    à    nos    passions,    combien 


1^  Principium  enim  est  quod  est  et  si  illud  appareret  sufli- 
cienter  nihilo  indigeret  (rou)  quare  'Apy^  yàp  xo  ôti  xal  et 

TOÛTO     «paivOttO      àpXO'JVTCJÇ     OÙSSV      7TpO(îSe7)CT£l     TOÛ      SÎOTl. 

Aristote.  h'thica  Nichomackea,  lib.  I,  cap.  IV.) 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  51 

d'hommes  s'égarent  autour  de  nous  et  se  trom- 
pent de  divinités  ;  combien  de  misérables  prou- 
vent au  monde,  par  les  refus  impies  de  leur  cœur, 
que  Dieu  n'a  pas  encore  enchaîné  notre  amour 
à  son  irrésistible  beauté  !  Qui  de  nous,  en  pro- 
clamant avec  respect  le  saint  nom  de  Dieu,  ose- 
rait dire  qu'il  sait  avec  certitude  ce  que  Dieu 
est  en  lui-même  ?  Qui  se  sent  satisfait  au  point 
de  confesser  qu'il  n'a  plus  besoin  de  rien  con- 
naître ?  —  Et  nous  verrions  Dieu  !  et  nous  le  con- 
naîtrions dès  maintenant  par  son  essence  ?  C'est 
donc  bien  peu  de  chose  que  l'essence  de  Dieu  ? 

Je  sais  qu'on  peut  nous  répondre  que  nous 
voyons  l'essence  de  Dieu  d'une  certaine  manière 
proportionnée  à  notre  état  présent.  Je  ne  com- 
prends rien,  je  l'avoue,  à  cette  certaine  manière. 
L'essence  de  Dieu,  à  cause  de  sa  parfaite  sim- 
plicité, n'a  qu'une  manière  de  se  faire  voir  ;  — 
telle  qu'elle  est  —  ou  bien  on  ne  la  voit  pas  du 
tout.  Dieu  se  connaît  lui-même  par  son  essence, 
c'est  dans  sa  nature  ;  quant  à  nous,  nous  devons 
chercher  pour  notre  intelligence  une  origine 
plus  modeste  de  la  connaissance  de  Dieu. 

Le  divin  Platon  disait  à  ses  disciples  que 
l'âme  autrefois  parfaite  dans  le  sein  de  la  divi- 


CONNAISSANCE    HE    U1EL'. 


nité  apportait  en  cette  vie  obscure  les  impres- 
sions de  sa  première  existence.  Tristement 
emprisonnée  par  le  corps,  elle  aspire  à  sp 
ressouvenir  de  ce  qu'elle  a  déjà  contemplé  et 
aimé.  Lorsqu'elle  rencontre  ici-bas  quelque 
ressemblance  du  beau  et  du  bien  suprêmes  dont 
elle  fut  l'esclave,  elle  éprouve  comme  un  mou- 
vement de  stupeur.  Ses  idées  assoupies  se 
réveillent  et  resplendissent,  l'étincelle  jaillit 
du  foyer  caché  de  son  premier  amour.  Elle 
s'excite  alors  à  la  réminiscence  et  cherche  par- 
tout des  vestiges  de  la  divinité  dont  elle  a  gardé 
un  vague  souvenir. 

11  y  aurait  peut-être  moyen,  Messieurs,  d'in- 
terpréter cette  étrange  doctrine  en  l'appliquant 
à  la  chute  de  l'homme  ;  mais,  prise  à  la  lettre, 
la  préexistence  des  âmes  est  une  poétique  rê- 
verie qu'un  philosophe  sérieux  ne  peut  ad- 
mettre, et  qu'un  chrétien  condamne  avec 
l'Église. 

La  connaissance  de  Dieu  n'est  donc  point  une 
pure  réminiscence  d'une  vision  intérieure  ;  mais 
n'est-ce  pas  le  résultat  d'une  impression  directe 
de  l'infini  sur  nos  âmes  ?  Comme  les  corps  se 
représentent   eux-mêmes   par  leur  image  dans 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  53 

m're  œil  charnel,  Dieu  ne  se  représente-til 
pi  ;  lui-même  dans  notre  œil  intellectuel  par  des 
formes  qui  rappellent  son  être  et  sa  perfection, 
par  des  espèces  purement  intelligibles,  des 
idées  toutes  faites  qu'on  pourrait  appeler 
innées,  congénères,  coessenciées.  Ne  sont-ce  pas 
ces  idées  qui  apparaissent  les  premières  en 
notre  esprit,  et  ne  peut-on  pas  dire  que  la  con- 
naissance de  Dieu  précède  en  nous  toute  con- 
naissance ? 

Je  ne  nie  point,  Messieurs,  la  possibilité 
d'une  impression  directe  de  l'infini,  à  la  ma- 
nière dont  je  viens  de  la  définir,  sur  une  sub- 
stance intelligente.  Les  anges,  avant  de  con- 
templer l'essence  divine,  l'ont  connue  par  des 
formes  purement  intelligibles.  C'est  leur  mode 
naturel  de  connaître  ;  mais  nous  ne  sommes 
pas  des  anges,  et  bien  que  Dieu  puisse  nous 
faire  sentir  directement  l'influence  de  sa  lu- 
mière et  nous  donner,  ainsi,  une  plus  haute 
connaissance  de  lui-même,  ce  n'est  point  le 
moyen  naturel  par  lequel  il  se  révèle  à  nous 
pendant  notre  voyage  terrestre.  Consultez 
votre  expérienne,  étudiez  la  nature  humaine 
et    répondez    à    ces    questions  :    —    Aurions- 


CONNAISSANCE    DE    DIEU. 


nous  besoin  de  chercher  autour  de  nous  la  lu- 
mière si  l'âme  naissait  illuminée  ?  A  quoi  nous 
serviraient  les  connaissances  subalternes  que 
nous  acquérons  si  laborieusement,  du  moment 
que  nous  touchons,  avant  de  nous  mettre  en 
marche,  au  but  suprême  des  connaissances  hu- 
maines ?  A  quoi  bon  le  corps  et  son  merveilleux 
organisme,  s'il  ne  nous  doit  faire  connaître  que 
des  existences  singulières  dont  nous  contem- 
plons déjà  en  nous-mème  le  principe  et  les 
types  éternels  ?  Le  corps,  ce  prodige  de  tant  de 
délicates  et  fécondes  combinaisons,  ne  serait- 
il  pas  une  superfétation,  un  embarras  même 
dans  notre  personne,  plutôt  qu'une  partie  es- 
sentielle de  nous-même  ?  Toute  la  création 
elle-même  ne  devrait-elle  pas  être  supprimée 
puisqu'elle  parle  un  langage  inutile  ? 

En  vain,  nous  dira-t-on  qu'il  ne  faut  pas 
pousser  à  l'exagération  l'innéité  des  idées,  que 
les  êtres  sensibles  ont  pour  mission  de  frapper 
nos  organes  et  de  nous  avertir  afin  que  se  ré- 
veillent en  nous  les  formes  que  Dieu  a  impri- 
mées dans  le  vif  de  notre  substance.  Je  ne 
comprends  pas  cette  mesquine  combinaison, 
ce  jeu  puéril  de  causes  occasionnelles  entre  les 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  55 

deux  parties  essentielles  de  notre  nature,  ni  où 
se  peuvent  cacher  et  s'endormir  dans  une 
substance  simple  comme  notre  âme  des  idées 
qu'on  dit  appartenir  à  son  essence  même. 

Dùt-on  me  sacrifier  toutes  les  idées  innées 
et  coessenciées  et  se  borner  à  dire  que,  pour 
l'idée  d'infini  au  moins,  nous  devons  réclamer 
l'impression  divine,  aucune  créature  de  ce 
monde  ne  pouvant  nous  en  fournir  les  élé- 
ments, je  ne  me  rends  pas  encore  ;  mais  je  ré- 
ponds qu'il  y  a  ici  une  méprise  philosophique. 
«  En  philosophie,  dit  un  sage  auteur,  si  l'on 
ne  procède  par  une  analyse  judicieuse  et  sévère 
des  espaces  immenses  se  trouvent  franchis  à 
notre  insu  1.  »  Or,  Messieurs,  une  analyse  ju- 
dicieuse et  sévère  nous  apprend  que  l'idée 
d'infini  est  une  idée  abstraite  et  non  une  idée 
intuitive.  En  la  décomposant  nous  y  trouvons 
l'idée  générale  d'être  à  laquelle  nous  unissons 
la  négation  absolue  de  toutes  limites,  éléments 
qu'il  est  facile  de  rencontrer  autour  de  nous  ; 
mais  d'elle-même,  et,  si  je  puis  dire  ainsi,  en  son 
premier  état,  elle  ne  nous  représente  pas  celui 
qu'on  appelle  :  —  Eus  simplicisaimum  uno  et  pu- 

X.  Balmès,  Philosophie  fondamentale. 


)6  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 


rissimo  actu  perfectissimum,  l'être  très-simple 
possédant  dans  un  seul  et  très-pur  acte  toutes 
les  perfections.  Si,  après  l'avoir  laborieusement 
exploitée,  nous  y  rattachons  tout  ce  que  nous 
avons  appris  de  Dieu  et  par  tradition  et  par 
investigation,  il  ne  nous  est  plus  permis  de  la 
considérer  comme  première  ;  ce  serait  renver 
ser  la  pyramide  des  connaissances  humaines. 
Telle  est  pourtant  l'illusion  d'un  certain  nombre 
de  grandes  et  nobles  âmes,  qu'elles  s'imaginent 
avoir  toujours  vu  ce  qu'elles  contemplent  en 
elles-mêmes  lorsqu'elles  sont  arrivées  à  la  ma- 
turité des  ans,  du  travail  et  de  la  science,  et 
que  ce  qu'elles  contemplent  est  l'infini  lui- 
même  l.  Mais,  je  dis  bien,  c'est  une  illusion  ;  si 
haut  que  nous  nous  élevions  dans  la  connais- 
sance de  Dieu,  nous  ne  le  pouvons  voir  que 
sous  une  raison  finie,  comme  cause  des  perfec- 
tions visibles  dont  nous  nions  les  limites  pour 
nous  élever  jusqu'à  lui. 

1.  Prœdicta  autem  opinio  provenit  : 

Partim  quidem  ex  consuetudine,  qua  a  principio  homines 
assueti  sunt  nomen  Dei  audire  et  invocare.  Consuetudo  autem, 
et  preecipue  quœ  est  a  principio,  vim  naturae  obtinet  :  ex  quo 
contingit  ut  ea,  quibus  a  pueritia  animus  imbuitur,  ita  firmiter 
teneantur  ac  si  essent  naturaliter  et  per  se  nota.  (S.  Th., 
Summ.  contra  Cent.,  lib.  I,  cap.  XI.) 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  57 

Je  ne  veux  pas  violenter  vos  opinions  philo- 
sophiques, Messieurs,  ni  diminuer  l'admiration 
que  vous  professez  et  que  je  professe  moi- 
même  pour  les  grands  génies  que  je  contredis 
en  ce  moment.  Permettez-moi  cependant  de 
vous  dire  qu'une  sévère  analyse  de  notre  na- 
ture et  de  ses  opérations  me  paraît  justifier,  en 
tous  points,  cette  sage  affirmation  de  saint 
Thomas.  —  «  Dieu  nous  est  connu  en  cette  vie  de 
passage,  non  par  l'apparition  de  son  essence, 
non  par  des  représentations  directes  de  lui- 
même  imprimées  dans  notre  âme,  mais  par  les 
images  des  effets  qu'il  a  produits,  lesquels 
nous  conduisent  à  la  connaissance  de  son  exis- 
tence et  de  ses  perfections.  Toute  créature  le 
représente  d'une  certaine  manière,  et  toute 
créature  devient  ainsi  comme  un  degré  de 
l'échelle  mystérieuse  qui  nous  mène  jusqu'au 
seuil  de  son  incompréhensible  nature,  impéné- 
trable sanctuaire  dont  nous  ne  pouvons  forcer 
les   portes   1.» 


1.  Tripliciter  aliquid  videtur.  Uno  fnodo  per  essentiam 
suam,  sicut  quando  essentia  visibilis  conjungitur  visui  sicut 
oculus  videt  lucem.  Alio  modo  per  speciem  sicut  quando  simi- 
litudo   ispius  rei  ab    ipso    imprimitur  in    visum,   sicut   cum 


58  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

Je  dis  que  cette  affirmation  est  sage  parce 
qu'elle  se  fonde  sur  l'expérience  et  qu'elle 
suppose  le  jeu  plein  et  harmonieux  des  facul- 
tés  humaines. 

En  considérant  l'ordre  de  la  vérité  nous  con- 
fessons que  Dieu  est  la  première  vérité  à  con- 
naître, en  considérant  la  marche  de  nos  opéra- 
tions nous  devons  avouer  que  Dieu  n'est  pas  la 
première  vérité  connue  ;  ce  que  les  anciens 
exprimaient  par  cet  axiome  :  Deus  est  veritas 
prima  in  ordine  cognoscibilium  non  vero  in 
ordine  cognitorum.  Remontez  je  vous  prie  le 
cours  de  vos  années  jusqu'aux  jours  de  vos 
premiers  efforts  pour  connaître.  Avant  que  le 
nom  de  Dieu  eût  retenti  à  vos  oreilles  saviez- 
vous  qu'il  est  ?  Occupait-il  une  place  dans  la 
foule  des  pensées  qui  apparaissaient  en  votre 
âme,   comme   les   pointes  verdoyantes   que   le 

video  lapidem.  Tertio  vero  per  spéculum,  et  hoc  est  quando 
similitudo  rei  per  quam  cognoscitur  non  fit  in  visu  immédiate 
ab  ipsa  re,  sed  ab  eo  in  quo  similitudo  rei  reprœsentatur.  sicut 
in  speculo  résultant  species  sensibilium.  Primo  modo  igitur 
videre  Deum  est  naturale  soli  Deo,  supra  naturam  vero  homi- 
nis  et  angeli,  sed  secundo  modo  videre  Deum  est  naturale 
angelo  :  tertio  autem  modo  videre  Deum  est  naturale  homini, 
qui  venit  in  cognitionem  Dei  ex  creaturis,  utcumque  Deum 
reprœsentantibus.  (Qq.  disput.  q,  8,  de  cognitione  anselorum, 
art  3,  ad.  17.) 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  59 

printemps  appelle  à  la  surface  des  champs  ?  Si 
l'enseignement  n'eût  prévenu  ou  aidé  les 
efforts  de  votre  raison,  n'aurait-il  pas  fallu  at- 
tendre encore  pour  formuler  nettement  cette 
affirmation  :  Dieu  est  ?  Que  dis-je,  notre  intelli- 
gence elle-même,  lumière  dérivée  de  l'intelli- 
gence divine  n'est  pas  la  première  chose  que 
nous  connaissions,  il  faut  que  nous  percevions 
ses  opérations  avant  de  percevoir  qu'elle  est. 
Nous  ne  savons  que  nous  avons  une  intelligence 
que  parce  que  nous  nous  voyons  dans  l'acte  de 
la  pensée  *.   Quelles  sont  nos  premières  pen- 

1.  «  Unde  alii  dicunt  quod  divina  essentia  non  est  primum 
cognitum  a  nobis  in  via  sed  influentia  luminis  ipsius  et  se- 
cundum  hoc  Deus  est  primum  quod  a  nobis  cognoscitur.  Sed 
hoc  etiam  stare  non  potest,  quia  prima  lux  influxa  divinitus  in 
mentem,  est  lux  naturalis  per  quam  constituitur  vis  intellec- 
tiva.  Hœc  autem  lux  non  est  primum  cognita  a  mente,  neque 
cognitione  qua  scitur  de  ea  quid  est,  cum  multa  inquisitione 
indigeat  ad  cognoscendum  quid  est  intellectus  ;  neque  cogni- 
tione qua  cognoscitur  an  est,  quia  intellectum  nos  habere  non 
percipimus,  nisi  in  quantum  percipimus  nos  intelligere  ut 
patet  per  Philosophum  IX  Ethic.  Nullus  autem  intelligit  se 
aliquid  intelligere,  nisi  in  quantum  intelligit  aliquod  intelli- 
gibile.  Ex  quo  patet  quod  cognitio  alicujus  intelligibilis,  prae- 
cedit  cognitionem  qua  quis  cognoscit  se  intelligere,  et  per 
consequens  cognitionem  qua  quis  cognoscit  se  habere  intellec- 
tum ;  et  sic  influentia  lucis  intelligibilis  naturalis,  non  potest 
esse  primum  cognitum  a  nobis,  et  multo  minus  quaelibet  alia 
influentia  lucis  (St  Th.  Opuscul.  LXXX.  De  Trinitate  circa 
initiuia. 


UU  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

sées,  par  quels  fils  mystérieux  commence  à 
s'ourdir  cette  trame  sublime  où  s'enlaceront 
plus  tard  les  plus  hautes  conceptions,  les  plus 
subtils  et  les  plus  forts  raisonnements  ?  Per- 
sonne ne  pourrait  le  dire,  mais  il  n'y  a  pas 
qu'une  partie  de  nous-mêmes  qui  s'y  emploie, 
toute  notre  nature  est  à  l'œuvre.  Faite  pour 
recevoir  d'abord  les  images,  elle  les  attire  à 
elle  par  tous  les  sens  de  cet  admirable  corps 
qu'impressionnent  les  forces  du  monde  créé. 
Ce  ne  sont  pas  les  images  reçues  qui  se  trans- 
forment elles-mêmes  dans  une  évolution  du 
sens  intérieur,  comme  l'enseigne  une  philoso- 
phie grossière  ;  mais  l'âme,  pleine  d'une  divine 
activité,  vient  les  saisir,  les  grouper,  y  prendre 
l'universel,  qu'elle  contemple,  qu'elle  ordonne, 
qu'elle  féconde,  qu'elle  exprime  sur  un  déli- 
cat et  invisible  clavier  dont  les  touches  font 
chanter  les  cordes  de  ma  voix.  Ainsi,  mon 
âme,  tu  n'es  pas  seulement  une  puissance  ré- 
ceptive et  contemplative,  tu  es  une  puissance 
inventive  et  créatrice  ;  Dieu  te  réserve  le  repos 
béatifique  de  la  vigion,  mais  auparavant  fais 
comme  lui  ton  œuvre,  crée  en  toi  le  monde 
des  idées.  Et  toi,  mon  corps,  mon  pauvre  corps, 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  bl 

comme  te  voilà  vengé  de  ceux  qui  te  condam- 
nent à  n'être  qu'une  prison  ténébreuse,  un 
fourreau  de  vil  prix,  une  cangue  ignominieuse. 
Non,  non,  c'est  toi  qui  m'apportes  les  éléments 
informes  de  mes  connaissances,  c'est  toi  qui 
chantes  l'hymne  de  mes  pensées  ;  tu  es  mon 
ministre,  tu  es  ma  lyre.  Toute  ma  nature  est 
une  harmonie  qui  s'élève  vers  Dieu  à  travers 
les  harmonies  de  ce  monde. 

Si  je. n'admets  pas,  Messieurs,  que  Dieu  nous 
ait  faits  le  connaissant,  j'aime  à  répéter  ces 
mots  si  simples  et  si  éloquents  du  catéchisme 
chrétien  :  Dieu  nous  a  faits  pour  le  connaître.  A 
cet  effet,  non-seulement  il  prédispose  notre 
âme  en  lui  donnant  le  vrai  comme  objet  con- 
naturel  de  son  intelligence  et  l'appétit  du  bien 
universel  que  l'esprit  aperçoit  de  loin  sans  pou- 
voir l'appeler  encore  de  son  vrai  nom;  mais  cause 
suprême  de  tous  les  êtres,  il  donne  à  tous  les 
^tres  des  marques  évidentes  auxquelles  on  recon- 
naît leur  origine  divine  :  —  le  vestige  et  l'image. 
Le  vestige,  marque  d'un  puissance  souve- 
raine et  nécessaire  et  d'une  suprême  sagesse  qui 
accuse  une  suprême  intelligence,  l'image,  ex- 
pression amoindrie  d'un  être  simple,  incorrup- 


62  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

tible,  éternel  et  denses  opérations  d'intelligence 
et  d'amour  ;  le  vestige  dans  les  créatures  inintel- 
ligentes *,  l'image  dans  notre  âme  immortelle  2  ; 
le  vestige,  touche  de  l'artiste  infini,  l'image, 
reflet  de  ses  perfections.  Deux  Arabes  à  qui 
l'on  demandait  comment  ils  connaissaient  Dieu 
répondaient,  l'un  :  «  De  la  même  manière  que 
je  reconnais  par  les  traces  marquées  sur  le 
sable  qu'il  a  passé  un  homme  ou  une  bête.  » 
L'autre  :  «  N'est-ce  pas  par  l'aurore  que  l'on 
voit  le  soleil  ?  »  Messieurs,  ces  hommes  par- 
laient la  langue  vraie  de  la  nature.  Partout 
Dieu  a  laissé  de  lui  des  traces  sur  les  plages 
immenses  de  la  création,  et  nos  âmes  intelli- 
gentes sont  comme  des  lueurs  d'aurore  qui  an- 
noncent de  loin  la  présence  du  soleil  éternel. 
Faut-il  vous  dire  maintenant  ce  qui  m'incline 

1.  Mundus  ordinatissima  sua  mutabilitate  et  mobilitate,  et 
visibilium  omnium  pulche-rrima  specie  quodammodo  tacitus  et 
factum  se  esse  et  nonnisi  a  Deo  inefïabiliter  atque  invisibiliter 
pulchro  fleri  se  potuisse  proclamât.  (Aug.,  Lib.  II,  de  civit., 
De  cap.  IV.) 

2.  Prœcipuum  et  principale  spéculum,  ad  vivendum  Deum, 
est  animus  rationalis  inveniens  se  ipsum.  Si  enim  invisibilia 
Dei  per  ea  quse  facta  sunt,  intellecta  conspiciuntur,  ubi,  quseso 
quam  in  ejus  imagine,  cognitionis  ejus  vestigia  expressius 
impressa  reperiuntur.  Tergat  ergo  spéculum  suum,  mundet 
spiritum  suum  quisquis  sitit  videre  Deum  suum.  (S.  Bernard. 
de  donio  interiori,  cap.  VI.) 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  63 

vers  l'enseignement  de  l'angélique  Docteur, 
plus  que  l'expérience  et  l'étude  de  la  nature 
humaine  ?  Eh  bien,  c'est  sa  conformité  avec 
l'Écriture  et  le  symbole  de  notre  foi.  «  Dieu, 
«  est-il  dit  dans  les  Saintes  Lettres,  se  montre 
«  à  nous  comme  dans  un  miroir  et  sous  des 
«  voiles  que  nous  devons  déchirer  1.  Tous  les 
«  hommes  le  voient,  mais  ce  n'est  que  de 
«  loin  2.  Ses  perfections  invisibles,  son  éternelle 
«  puissance,  sa  divinité  se  révèlent  à  notre 
«  intelligence  par  les  créatures  de  ce  monde, 
«  par  les  choses  qu'il  a  faites  3.  Il  a  étendu 
«  les  cieux  comme  les  feuillets  d'un  livre  4, 
«  et  les  cieux  racontent  sa  gloire,  le  firma- 
«  ment  annonce  qu'il  est  l'œuvre  de  ses 
«  mains  6,  son  nom  admirable  se  lit  sur  toute 
«  la  terre  6.  La  magnificence  du  spectacle  de  la 

1.  Videmus  nunc  per  spéculum  et  in  senigraate.  (I  Cor.,  cap. 
XIII,  12.) 

2.  Omnes  homines  vident  eum  unusquisque  intuetur  procul. 
(Job,  cap.  XXXVI,  25.) 

3.  Invisibilia  enim  Dei  creatura  cujus  mundi  per  ea  quae 
facta  sunt  intellecta  conspiciuntur  sempiterna  quoque  ejus  vir- 
tus  et  divinitas.  (Rom.  cap.  I,  20.) 

4.  Extendens  cœlos  sicut  pellem.  (Psal.  102). 

5.  Cœli  enarrant  gloriam  Dei  et  opéra  manuum  ejus  annun- 
tiat  firmamentum.  (Psal.  18.) 

6.  Domine  Dominus  noster  quam  admirabile  est  nomen 
tuum  in  universa  terra.  (Psal.  8.) 


CONNAISSANCE    DE    DIEU. 


«  création  permet  à  notre  âme  de  voir  et  de 
«  connaître  le  créateur  de  toutes  choses  l. 
«  C'est  en  suivant  les  vestiges  de  Dieu  dans  la 
«  nature  qu'on  arrive  au  parfait  tout-puissant2. 
«  Plus  magnifique  que  le  monde,  l'homme  tire 
«  de  sa  propre  connaissance  une  plus  magni- 
o  tique  science  de  Dieu  3.  »  Ainsi  parle  rËcri- 
ture.  Quant  au  symbole,  il  résume  tout  en 
quelques  mots.  Après  ce  cri  de  la  foi  :  Credo 
in  Deum,  je  crois  en  Dieu,  il  ajoute  :  Patrem 
omnipotenteni  creatorem  cœli  et  terrœ,  le  Père 
tout-puissant,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre  ; 
comme  pour  nous  indiquer  les  sources  de  con- 
naissances par  lesquelles  la  raison  s'accorde 
avec  la  foi. 

Je  me  résume,  Messieurs,  il  est  temps,  et 
pour  cela  j'emprunte  les  propres  paroles  de 
saint  Thomas  :  —  «  Dieu  seul  se  connaît  natu- 
rellement par  son  essence,  l'ange  seul  connaît 
Dieu  naturellement  par  une  influence  directe 
de  la  lumière  céleste,  par  des  espèces  infuses  ; 

1.  A  magnitudine  enim  speciei  créature  cognoscibiliter  po- 
terit  creator  horum  videri.  (Sap.  XIII,  5.) 

2.  Forsitan  vestigia  Dei  comprehendes  et  usque  ad  perfec- 
tum  omnipotentem  reperies.  (Job.  XI,  7.) 

3.  Mirabilis  facfa  est  scier.iia  tua  ex  rre.  '"-a!    |P.1.Ï 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  65 

quant  à  l'homme,  il  arrive  à  la  connaissance 
de  Dieu  par  les  créatures  en  tant  qu'elles  re- 
présentent celui  qui  les  a  faites.  » 

Maintenant  vous  me  demandez  si,  dans  l'ordre 
pratique,  nous  sommes  tous  isolément  con- 
damnés au  travail  intellectuel  qui  nous  élève  à 
la  connaissance  de  l'incréé  par  le  créé.  Je  vais 
répondre  à  cette  question  en  vous  disant  quels 
sont  et  l'état  et  la  marche,  et  les  procédés  de  la 
connaissance  de  Dieu  dans  nos  âmes. 


Il 


Dieu  veut  être  connu,  Messieurs  ;  je  vous 
disais  tout  à  l'heure  qu'il  a  préparé  notre  âme 
à  cet  effet.  Nous  reviendrons  sur  cette  prépa- 
ration, quand  nous  étudierons  le  mouvement 
général  qui  emporte  l'humanité  vers  le  souve- 
rain bien  ;  pour  le  moment  je  me  borne  à  cons- 
tater cette  vérité  :  —  Dieu  nous  a  faits  pour  le 
connaître.  La  nature  resplendit  en  nous,  autour 
de  nous,  elle  nous  montre  les  vestiges  et  les 
images  de  la  divinité.  11  serait  impossible  de 
résister    à    ce    spectacle    si    les    harmonies    de 

OOr  ÉiRENCES  N.-D.  —  CARÊME  1873.  —  5 


66  CONNAISSANCE    DE    DÎEl". 

l'univers  n'avaient  pas  été  troublées.  Quand 
l'homme  nouvellement  animé  par  le  souffle  d'en 
haut  jeta  les  yeux  sur  le  monde  et  qu'il  le  vit 
si  plein  de  jeunesse  et  de  beauté,  il  saisit  du 
premier  coup  d'œil  de  sa  raison  toutes  les 
preuves  par  lesquelles  Dieu  se  révèle  dans  son 
œuvre.  Outre  que  sa  nature  intègre  était  douée 
d'une  singulière  pénétration,  la  grâce  ajoutait  à 
ses  forces  natives  et  donnait  à  ses  jugements 
plus  de  promptitude  et  de  fermeté.  Il  était 
voyant  plutôt  que  raisonneur,  si  nous  compa- 
rons ses  opérations  vives  et  décidées  aux  nôtres 
aujourd'hui  si  lentes  et  parfois  si  incertaines. 
Cependant  nos  facultés  blessées  n'ont  pas  perdu 
toutes  leurs  forces  vis-à-vis  de  la  nature.  Il 
reste  encore  à  notre  raison,  dit  saint  Thomas, 
le  pouvoir  de  s'élever,  aussitôt  qu'elle  entre  en 
action,  à  une  certaine  connaissance  de  Dieu. 
Naturali  ratione  statim  liomo  in  aliqualem  Dei 
cognitionem    pervenire    potest    1.    Sans     doute 

i.  Est  enim  qusedam  communis  et  confusa  Dei  cognitio, 
quae  quasi  omnibus  hominibus  adest  ;  sive  hoc  sit  per  hoc 
quod  Deum  esse  sit  per  se  notum,  sicut  alia  demonstrationis 
principia,  sicut  quibusdam  videtur,  ut  est  dictum  (1. 1,  cap.  10)  ; 
sive  (quod  magis  verum  videtur),  quia  naturali  ratione  statim 
homo  in  aliqualem  Dei  cognitionem  pervenire  potest  ;  videntes 
en  im  homines  res  naturales  secundum  ordinem  certum   cur- 


CONNAISSANCE    DE    DlEtf.  67 

Thomme  isolé,  sans  secours,  obligé  de  faire 
face  aux  nécessités  d'une  misérable  vie,  n'au- 
rait ni  le  temps,  ni  peut-être  la  pensée  et  le 
pouvoir  de  se  demander  à  lui-même  et  de  de- 
mander aux  créatures  le  pourquoi  de  leur  exis- 
tence ;  mais  être  raisonnable,  il  est  aussi  être 
sociable,  et  comme  tel  il  est  pris  dans  le  courant 
d'une  croyance  religieuse  qui  détermine  le 
mouvement  de  la  raison  et  dont  il  se  peut  donner 
par  un  acte  facile  une  prompte  et  sommaire  jus- 
tification l.  L'être  supérieur,  qu'il  entrevoit  dans 
les  existences  et  les  perfections  créées,  se  définit 
plus  sûrement  et  plus  vite  en  son  esprit  excité 
par  la  force  traditionnelle   et  aidé   de  l'ensei- 

rere,  quum  ordinatio  absque  ordinatore  non  sit,  percipiunt  ut 
in  pluribus  aliquem  esse  ordinatorem  rerum  quas  videmus. 
Quis  autem  vel  qualis  vel  si  unus  tantum  est  ordinator  naturas 
nondum  statim  ex  hac  communi  consideratione  habetur  ;  sicut, 
quum  videmus  hominem  moveri  et  alia  opéra  agere,  percipi- 
mus  in  eo  quamdam  causam  harum  operationum  quae  aliis 
rébus  non  inest,  et  hanc  causam  animam  nominamus  nondum 
tamen  scientes  quid  sit  anima,  si  est  corpus,  vel  qualiter  opé- 
rations praedictas  effîciat.  (Saint  Th.  Summ.  contra  Gent., 
Lib.  III,  cap...  XXXVIII.) 

1.  Divinitas  non  demonstratione  rationum  traditur,  sed  fide 
et  pia  cogitatione  cum  religione. 

H  yàp  Qéo—r^  oûx.  év  àrcoSsf^ei  Xôycov  &>p7itp  Sponrai 
TOxpaSîSo-ra'.  àXX'  bj  -Ictsi,  xai  bjaz&zZ  Xoyujjiôi  \iz-f 
-'"XaGsîa^.  f Athanase  id  Serap.) 


OS  CONNAISSANCE    DE    DÎEU. 

gnement  social,  et  s'il  ne  connaît  pas  toutes  les 
propriétés  de  Dieu,  il  sait  que  Dieu  est  et  que 
rien  ne  serait  s'il  n'était  pas.  S'il  fallait  préciser 
la  part  de  concours  qu'apportent  et  la  raison 
et  l'enseignement  dans  cette  connaissance,  peut- 
être  ne  le  pourrait-on  pas.  C'est  ici  le  cas 
d'appliquer  ce  qu'un  philosophe  moderne  dit 
de  la  certitude  en  général  :  —  «  La  manière  dont 
on  acquiert  la  certitude  est  le  plus  souvent  un 
phénomène  occulte  qui  ne  relève  pas  de  l'ob- 
servation *.  » 

Telle  est  la  connaissance  de  Dieu  que  l'angé- 
lique  Docteur  appelle  commune  et  qui  appar- 
tient à  presque  tous  les  hommes  :  Quœ  quasi  om- 
nibus hominibus  adest.  Au-dessus  de  cette  con- 
naissance commune,  il  en  est  une  plus  noble 
que  l'on  pourrait  appeler  démonstrative  et 
scientifique  2.  Un  petit  nombre  d'hommes  par- 

1.  Balmès,  Philosophie  fondamentale.  Liv.  I,  ch.  II. 

2.  Rursus  est  quaedam  alia  Dei  cognitio  altior  quam  prac- 
missa,  quœ  de  Deo  per  demonstrationem  habetur,  per  quam 
magis  ad  propriam  ipsius  cognitionem  acceditur,  quum  per  de- 
monstrationem removeantur  ab  eo  multa  per  quorum  remo- 
tionem  ab  aliis  discretus  intelligitur  ;  ostendit  enim  demonstra- 
tio  Deum  esse  immobilem,  aeternum,  incorporeum,  omnino 
simplicem,  unum,  et  alia  hujusmodi  quae  de  Deo  ostendimus 
(1.  I,  c.  13  et  seqq.)  A  propriam  autem  alicujus  rei  cogni- 
tionem pervenitur,  non  solum  per  amrmationes,  sed  etiam  per 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  69 


viennent  à  la  posséder,  pauci  perveniunt.  Mais 
je  veux,  Messieurs,  que  vous  soyez  de  ce  petit 
nombre,  que  vous  poursuiviez  la  tradition  glo- 
rieuse des  âmes  qui  ont  consacré  la  meilleure 
partie  de  leur  vie  et  les  plus  généreux  efforts  de 
leur  pensée  à  la  recherche  de  Dieu.  Ici,  enten- 
dez-le bien,  comme  dans  la  connaissance  com- 
mune, nous  ne  pensons  pas  pouvoir  nous  séparer 
de  l'enseignement  sans  nous  condamner  à  des 
hésitations  et  à  des  retards  funestes.  Quiconque 
veut  avancer  promptement,  en  quelque  science 
que  ce  soit,  doit  avoir  les  yeux  sur  ses  ancêtres 
et  tenir  compte  des  connaissances  qu'ils  ont 
acquises  et  que  recommande  l'honnêteté  de  leur 
vie.  Supprimer  le  passé  dans  la  science  et  vou- 
loir tout  reprendre  de  nouveau,  pour  son  propre 
compte,  c'est  s'excommunier  en  quelque  sorte 
de  la  lumière  ;  «  car  l'esprit  humain,  dit  élo- 


negationes  :  sicut  enim  prnprium  hominis  est  esse  animal  ra- 
tionale,  ita  proprium  ejus  est  non  inanimatum  esse  neque  ir- 
rationale  ;  sed  hoc  interest  inter  utrumque  cognitionis  propriae 
modum,  quod  per  afïirmationes  propria  cognitione  de  re  habita, 
scitur  quid  est  res  et  quomodo  ab  aliis  separatur  ;  per  nega- 
tiones  autem  habita,  propria  cognitione  de  re,  scitur  quod  est 
ab  aliis  discreta,  tamen  quid  sit  remanet  ignotum.  Talis  autem 
est  propria  cognitio  quœ  de  Deo  habetur  per  demonstrationes. 
Saint  Th.  Summ.  contra  Gent.,  Lib.  III,  cap.  XXXIX.) 


70  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

«  quemment  le  grand  Pascal,  est  comme  l'es- 
«  prit  d'un  homme  universel,  en  qui  les  effets 
«  du  raisonnement  augmentent  sans  cesse, 
«  parce  que  toute  la  suite  des  hommes  dans  le 
«  cours  de  tous  les  siècles  doit  être  considérée 
«  comme  un  même  homme  qui  subsiste  tou- 
«  jours  et  qui  apprend  continuellement  *.  » 

La  science  démonstrative  de  Dieu  a  donc 
comme  toute  science  une  tradition  pour  point  de 
départ.  Ainsi  appuyée  comment  procède-t-elle  ? 
Par  l'expérience  et  par  le  raisonnement.  L'ex- 
périence saisit  des  faits,  le  raisonnement  sou- 
met les  faits  à  des  principes  certains  et  monte 
par  la  voie  des  conclusions  de  l'affirmation  de 
l'existence  de  Dieu  à  l'affirmation  de  ses  pro- 
priétés infinies. —  Principe  de  causalité,  principe 
d'élimination,  principe  d'éminence,  trois  degrés 
d'une  échelle  sublime  que  l'intelligence  ne 
gravit  qu'avec  peine,  mais  au  bout  desquels 
elle  est  récompensée  de  .ses  fatigues  et  de  ses 
labeurs  par  la  plus  noble  et  la  plus  sainte  des 
connaissances  2. 

1.  Pensées.  Ch.  I. 

2.  Deus  non  potest  cognosci  quia  omnera  formam   nostri 
intellectus  subterfugit  quia  nulla  proportio  inter  infinitura  et 

tinitum. 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  71 

Nous  voyons  dans  la  nature  des  mouvements, 
des  substances,  un  ordre,  des  règles,  nous- 
mêmes  nous  sommes  des  êtres  en  mouvement, 
des  substances,  des  natures  ordonnées,  Or 
toutes  ces  choses,  la  raison  les  interroge.  Sub- 
sistent-elles par  elles-mêmes  ?  Ont-elles  en 
elles-mêmes  la  raison  d'être  tout  ce  qu'elles 
sont  ?  Non.  Si  loin  que  l'on  pousse  les  investi- 
gations, toujours  quelque  infirmité  se  révèle, 
sorte  d'apparition  du  néant  qui  nous  fait  dire  à 

Sed  contra  «  in  hoc  glorietur  qui  gloriatur  scire  et  nosce 
me.  »  (Jeremie,.IX.) 

Non  per  formam  suam  quae  est  sua  essentia,  non  per  for- 
marn  quae  sit  abstracta  ab  ipso...  Nec  per  species  pure  intelli- 
gibiles,  quae  sint  aliqua  similitudo  ipsius,  propter  connatura- 
litatem  inteilectus  nostri  ad  phantasmata.  Unde  relinquitur 
quod  solum  per  formam  efïectus  cognoscatur. 

....  Tripliciter  mens  humana  proficit  in  cognitionem  Dei 
quamvis  ad  cognoscendum  qu'id  est  non  pertingat,  sed  an  est 
solum,  Et  1°  secundum  quod  perfectius  cognoscitur  ejus  pro- 
ductio  vel  efficacia  ;  2°  Prout  nobiliorum  effectuum  causa 
cognoscitur,  quia  cum  ejus  similitudinem  altiori  modo  gérant, 
magis  eminentiam  ejus  commandant  ;  quod  magis  in  magis 
cognoscitur  elongatus  ab  his  omnibus  quae  in  efîectibus  appa- 
rent. Unde  dicit  Dyon.  de  àive  nom.  quod  cogniscitur  ea 
omnium  causa,  et  excessu  et  ablatione.  In  hoc  autem  profectu 
cognitionis  maxime  juvatur  mens  humana,  cum  lumen  ejus  na- 
turale,  nova  illustratione  confortatur  :  sicut  est  lumen  fidei  et 
doni  sapientise  et  inteilectus,  per  quod  mens  supra  se  in  con- 
templatione  elevatur,  in  quantum  cognoscit  Deum  esse  supra 
id  quod  naturaliter  apprehendit.  (Opus.  LXIX.  de  Trin. 
ad.  2.) 


72  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

l'être  le  plus  grand,  le  plus  beau,  le  plus  par- 
tait qu'il  nous  soit  donné  d'étudier  dans  le 
monde  :  Tu  n'es  pas  celui  qui  est.  Poussés  par 
une  force  irrésistible  jusqu'aux  dernières  limites 
de  l'objet  sur  lequel  s'exerce  nos  facultés  expé- 
rimentales, il  faut  bien  nous  armer  définitive- 
ment de  ce  principe  sur  lequel  repose  toute 
certitude  :  —  Une  chose  ne  peut  pas  êtreetn'être 
pas  en  même  temps,  par  conséquent  une  chose 
ne  peut  pas  être  son  effet  et  sa  cause.  Je  ne 
vois  que  des  effets,  donc  il  y  a  une  cause  su- 
prême ;  un  moteur  d'où  partent  tous  les  mouve- 
ments, une  force  d'où  émanent  toutes  les  forces, 
un  nécessaire  cause  de  toute  nécessité,  un  être 
plein  dont  participe  tout  être  borné,  un  ordon- 
nateur de  l'ordre,  un  régulateur  de  toutes  les 
tendances  vers  des  fins  préétablies.  Enfin  il  est 
un  être  premier. 

Observez  bien,  Messieurs,  que  je  ne  fais 
qu'indiquer  ici  un  procédé  de  la  connaissance 
démonstrative  de  Dieu,  nous  lui  donnerons  en 
son  temps  tous  les  développements  qu'il 
comporte.  Pourtant,  je  dois  dire  dès  mainte- 
nant que  le  procédé  indiqué  est  un  procédé 
certain,  qui  peut  nous  conduire  à  une  connais- 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  73 

sance  certaine  de  l'existence  de  Dieu.  Ainsi  l'a 
défini  l'Église  en  ces  termes  :  Sancta  mater 
Ecclesia  tenet  et  docet  Deiim,  rerum  omnium 
principium  et  finem,  naturali  humanœ  rationis 
lumine  a  rébus  creatis  certo  cognosci  posse. 

Cette  vérité  étant  acquise  :  —  Il  est  un  être 
premier, — nous  pouvons  avancer  en  mettant  en 
œuvre  le  principe  d'élimination  :  à  savoir  qu'il 
faut  nier  de  l'être  premier  tout  ce  qui  l'empê- 
cherait d'être  premier.  Donc,  pas  de  contin- 
gence qui  nous  permette  de  supposer  la  non- 
existence  et  de  considérer  l'être  à  l'état  de  pure 
possibilité  ;  l'être  premier  est  nécessaire  ;  pas  de 
composition  dont  les  éléments  se  limitent  ou  se 
perfectionnent  :  composition  d'esprit  et  de  corps, 
de  forme  et  de  matière,  d'essence  et  d'existence, 
d'acte  et  de  puissance,  de  substance  et  d'acci- 
dent ;  l'être  premier  est  simple,  tout  forme,  tout 
acte,  tout  substance  ;  on  ne  doit  pas  dire  qu'il  a 
l'être,  l'essence,  l'existence,  la  divinité,  la  vie  ; 
on  doit  dire  qu'il  est  son  être,  son  essence,  son 
existence,  sa  divinité,  sa  vie  ;  pas  de  mutabilité, 
de  succession,  de  limite,  d'imperfection  ;  l'être 
premier  est  immuable,  éternel,  immense,  infini, 
parfait  ;  pas  de  multiplicité  ;  l'être  premier  est 


/4  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

premier  non  comme  la  première  unité  d'une  sé- 
rie, mais  comme  une  unité  unique  à  laquelle  ne 
se  peuvent  ajouter,  ainsi  que  dans  les  nombres, 
des  unités  qui  augmentent  et  perfectionnent. 

C'est  fait,  nous  avons  écarté  de  l'être  pér- 
imer tout  ce  qui  l'empêcherait  d'être  premier. 
Allons  toujours  ;  appliquons  le  principe  d'émi- 
nence  et  disons  :  —  Il  faut  affirmer  de  l'être  pre- 
mier et  à  l'état  premier  toutes  les  perfections  qui 
se  rencontrent  en  ses  plus  nobles  effets.  — Lais- 
sons de  côté  les  vestiges  que  nous  découvrons 
dans  les  êtres  inférieurs,  et  considérons  notre 
âme  image  de  Dieu.  Dans  notre  âme,  le  plus 
noble  effet  de  la  cause  suprême  qu'il  nous  soit 
donné  de  contempler,  dans  notre  âme  il  y  a 
l'intelligence,  la  vérité,  la  science,  l'amour, 
la  vie  ;  dans  notre  âme,  il  y  a  des  qualités  et 
des  vertus  ;  la  puissance,  la  justice,  la  pru- 
dence, la  sagesse,  la  sainteté  ;  dans  notre 
âme,  il  y  a  la  soif  immense  de  la  béatitude. 
Eh  bien  !  considérez  que  toutes  ces  choses 
sont  en  nous  au  plus  bas  degré,  augmentez- 
les  encore,  encore,  encore,  toujours,  toujours, 
toujours  ;  traversez  d'un  œil  infatigable  toutes 
les  sphères  du  possible  jusqu'à  ce  qu'il  ne  vous 


CONNAISSANCE     DE    DIEU.  /O 

soit  plus  permis  de  rien  concevoir  de  plus 
grand  et  affirmez  de  Dieu,  vous  le  pouvez.  Il  est 
l'intelligence  sans  rivages,  il  voit  tout,  il  sait 
tout  dans  un  seul  principe  qui  est  lui-même,  il 
est  la  vérité,  la  vérité  subsistante  qui  fait  être 
vrai  tout  ce  qui  est  vrai.  Il  est  l'amour  même, 
il  est  la  vie  principe  de  toute  vie  ;  il  peut  tout  ; 
sa  justice  règle  toute  justice,  sa  prudence  est 
une  vertu  immense  qu'il  étend  au  gouvernement 
de  tous  les  êtres,  c'est  l'application  d'une  sa- 
gesse infinie  que  rien  ne  peut  tromper  ;  il  est 
saint,  saint,  saint,  la  sainteté  même.  Intelligence, 
vérité,  science,  amour,  vie,  puissance,  justice, 
sagesse,  providence,  sainteté,  tout  cela  n'est 
pas,  à  proprement  parler  en  lui,  c'est  lui-même, 
c'est  son  être,  et  son  être  c'est  son  repos  éter- 
nel, son  immuable  béatitude. 

Que  ces  affirmations  sont  sublimes  !  Mes- 
sieurs, et  cependant  qu'expriment-elles  ?  Hélas  ! 
une  connaissance  bien  courte  de  la  divinité. 
Arrivés  au  sommet  des  hauteurs  que  la  raison 
peut  atteindre,  ne  nous  enorgueillissons  pas  ; 
mais  répétons  humblement  ces  graves  et  mé- 
lancoliques paroles  de  saint  Thomas  :  —  «  Voilà 
«  donc  la  suprême  connaissance  que  nous  avons 


76  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 

«  de  Dieu  en  cette  vie,  c'est  qu'il  est  au-dessus 
«  de  tout  ce  que  nous  pouvons  penser  de  lui. 
«  Nous  affirmons  son  existence  et  sa  perfec- 
«  tion,  mais  nous  ne  pouvons  pas  le  définir 
«  parce  qu'il  est  incompréhensible.  11  échappe 
«  à  notre  intelligence  parce  qu'il  la  surpasse. 
«  Tout  ce  que  nous  pouvons  penser  et  dire  de 
«  lui  est  moins  que  lui  ;  aucun  des  noms  que 
«  notre  âme  ravie  emprunte  aux  créatures  pour 
«.  les  lui  donner  ne  peut  signifier  parfaitement 
c  son  essence.  S'il  y  en  a  qui  lui  sont  propres, 
«  aucun  ne  le  représente  adéquatement,  c'est 
«  par  le  nom  le  plus  indéterminé,  le  plus 
«  absolu  :  —  Celui  qui  est,  —  que  nous  nous 
«  approchons  le  plus  de  lui  sans  l'atteindre. 
«  O  homme  ,  sois  humble  ,  car  le  dernier 
«  mot  de  la  connaissance  de  Dieu  pour  toi, 
«  c'est  de  bien  connaître  que  tu  ne  le  connais 
«  pas  h  »  Nous  sommes  d'autant  plus  tenus  à 
l'humilité,   Messieurs,   que  les  procédés  de  la 

1.  Et  haec  est  summa  cognitio  quam  de  ipso  in  statu  viae 
habere  possumus,  ut  cognoscamus  Deum  esse  supra  omne  id 
quod  cogitamus  de  eo  ut  patet  per  Dyonisium  in  1,  cap.  de 
mystica  theologia.  (Qq.  disp.  de  verit.,  9.  2,  art.  1,  ad.  9'"".) 

«  Ad  5um  dicitur  quod  Deus  definiri  non  potest.  Omne  enim 
quod  definitur  in  intellectu  definientis  comprehenditur  ;  Deus 
autem  est  incomprehensibilis  ab  intellectu  ;  unde  cum  dicitur 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  77 

raison  dans  la  science  démonstrative  de  Dieu,  à 
part  celui  qui  nous  rend  compte  de  son  exis- 
tence, peuvent  s'égarer  en  des  voies  incer- 
taines qui  mènent  à  Terreur  \  Prendre  des 
sophismes  pour  de  vraies  démonstrations,  mêler 
des  imaginations  grossières  aux  conceptions  de 
la  raison,  laisser  à  Dieu  des  imperfections  qui 

quod  Deus  est  actus  purus,  haec,  non  est  definitio  ejus.  (Qq. 
disp.  de  pot.,  q.  7,  a.  3,  ad.  5"'n.) 

«Ad  13um  dicitur  quod  Deus  subterfugit  tormam  inteliectus 
nostri  quasi  omnem  inteliectus  nostris  vim  excedens.  »  (Qq. 
disp.  de  pot.,  q.  7,  a.  6  ad.  13.) 

«  Ad  14u,n  dicitur  quod  ex  quo  inteliectus  noster  divinam 
substantiam  non  adœquat,  hoc  ipsum  quod  est  Dei  substantia 
remanet  nostrum  intellectum  excedens,  et  ita  a  nobis  igno- 
ratur  :  et  propter  hoc  illud  est  ultimum  cognitionis  humanae  de 
Deo  quod  sciât  se  Deum  nescire,  in  quantum  cognoscit  illud 
quod  Deus  est,  omne  ipsum  quod  de  eo  intelligimus  excedere.  » 
(Ibid.  ad.  14um.) 

«  De  'causa  prima  hoc  est  quod  potissime  scire  possumus 
quod  omnem  scientiam  et  locutionem  nostram  excedit.  Ule 
enim  perfectissime  Deum  cognoscit,  qui  hoc  de  ipso  tenet 
quod  quidquid  cogitari  vel  dici  de  eo  potest,  minus  est  eo  quod 
Deus  est.  Unde  Dionysius  dicit  (in  10  mystic.  theol.)  quod 
homo  melius  suae  cognitionis  utitur  Deo  sicut  omnino  ignoto, 
eo  quod  nihil  de  eo  cognoscit,  cognoscens  ipsum  esse  supra 
omnem  mentem.  »  (D.  de  causis,  1.  VI.) 

1.  Deceptio  autem  et  error  magna  pars  miserise  est  ;  hoc  est 
enim  quod  omnes  naturaliter  fugiunt.  Praedictae  autem  cogni- 
tioni  quae  de  Deo  habetur  multiplex  error  adjungi  potest  ;quod 
patet  in  multis  qui  aliqua  vera  de  Deo  per  viam  demonstra- 
tionis  cognoverant,  qui,  suas  aestimationes  sequentes,  dum 
demonstratio  eis  deesset,  in  errores  multipliées  inciderunt. 
(S.  Th.  Summ.  contra  Cent.,  lib.  III,  cap.  XXXIX.) 


78  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 


ie  déshonorent,  lui  refuser  ou  amoindrir  les 
perfections  qui  lui  conviennent  en  propre,  rui- 
ner en  dépravant  sa  nature  le  dogme  même  de 
son  existence,  n'est-ce  pas  ce  qui  est  arrivé,  ce 
qui  arrive  tous  les  jours  à  la  plupart  de  ceux 
qui  se  contentent  de  philosopher  sur  les  attri- 
buts divins  ? 

Quoi  d'étonnant  à  cela?  —  «  Les  êtres  créés  par 
lesquels  nous  connaissons  naturellement  Dieu, 
dit  notre  grand  Docteur,  sont  placés  à  une 
distance  infinie  de  cet  objet  suprême  de  la 
science  humaine,  ne  le  voyant  que  de  loin,  nous 
sommes  exposés  à  des  erreurs  d'optique  intel- 
lectuelle. C'est  ce  qui  a  fait  dire  au  Sage  que  les 
créatures  sont  devenues  des  pièges  dans  le  che 
min  des  insensés,  et  au  Psaïmiste  que  ceux  qui 
scrutent  V éternelle  vérité  sont  tombés  en  défail- 
lance ;  defecerunl  scrutantes  l.  »  Il  faudrait  nous 


1.  Créature  enim  per  quas  naturaliter  cognoscitur  Deus  in 
infinitum  ab  ipso  distant.  Sed  quia  in  his  quae  procul  vi- 
dent ur,  facile  visus  decipitur,  idcirco  ex  creaturis  in  Deuni 
cognoseendum  tendentes,  in  errores  multipliées  inciderunt  : 
unde  sap.  XIV,  dicitur  quod  creaturse  factœ  sunt  muscipulae 
pedibus  insipientium,  et  in  Psal.  LXIII.  Defeceruntscrutantes, 
et  ideo  Deus  humano  generi  aliam  tutam  viam  cognitionis 
providit,  suam  notitiam  per  fidem  mentibus  hominum  infun- 
dens.  fOpuscul.  LXIX,  de  Trinitate.) 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  79 

défier,  dans  la  cqfinaisrance  démonstrative  de 
Dieu,  des  conclusions  qui  nous  paraissent  les 
plus  légitimes  et  les  plus  fermes  s'il  ne  nous 
était  donné  par  un  quatrième  principe,  supé- 
rieur aux  principes  d'élimination  et  d'éminence, 
de  prévenir  les  défaillances  et  les  égarements 
de  notre  esprit,  même  dans  les  choses  qui  sont 
de  sa  compétence.  Ce  principe  est  celui  de  la 
foi. 

Quel  bonheur  est  le  nôtre,  Messieurs  !  Le 
Dieu  qui  nous  a  faits  pour  le  connaître  a  dai- 
gné venir  au-devant  de  nos  recherches,  et 
avant  que  la  raison  se  mette  en  chemin,  il  lui 
propose  de  croire  ce  qu'elle  ne  peut  se  démon- 
trer qu'après  de  longs  et  patients  labeurs.  Tous 
les  états  bénéficient  de  la  foi.  La  connaissance 
commune,  à  l'abri  des  surprises  doctrinales 
dont  pâtit  la  naïveté  et  l'ignorance  du  vulgaire, 
s'élève  jusqu'à  la  possession  certaine  des  con- 
clusions qui  sont  le  propre  de  la  connaissance 
démonstrative,  et  celle-ci  préservée  de  l'erreur 
voit  s'enrichir  le  domaine  de  ses  affirmations 
de  vérités  inaccessibles  que  Dieu  seul  pouvait 
nous  révéler,  parce  que  lui  seul  en  possède  le 
secret.  Dieu  nous  a  parlé,  Messieurs  ;  les  signes 


80  CONNAISSANCE    DE    DIEU. 


de  son  intervention  dans  le  ifionde  religieux  ne 
sont  pas  moins  éclatants  et  victorieux  que  ceux 
qui  proclament  son  existence.  Soixante  siècles 
de  théophanies,  d'oracles  anticipant  sur  l'ave- 
nir, de  prodiges  surpassant  la  nature  et  trans- 
formant les  âmes,  ne  sont-ce  pas  d'irrésistibles 
arguments  à  l'appui  de  ce  fait  :  Dieu  a  parlé  *  ? 
Aidés  de  ce  fait  nous  pouvons  nous  élever,  dans 
la  connaissance  de  Dieu,  au-dessus  de  tous  les 
philosophes  passés,  présents  et  futurs,  en  met- 
tant en  œuvre  ce  principe  supérieur  à  tous  les 
autres  :  —  Il  faut  croire  de  l'être  premier  ce  que 
l'être  premier  a  dit  de  lui-même.  —  Aux  philo- 
sophes les  traditions  de  la  science  humaine 
servent  de  point  de  départ  ;  nous  chrétiens 
nous  partons  des  données  de  la  foi.  Nous 
jetons  en  avant  ce  cri  qui  passa  du  cœur  de 
nos  mères  dans  nos  bouches  d'enfant  :  Credo 
in  Deum;  et  suivant  le  conseil  d'un  illustre 
docteur,  «  en  croyant  nous  cherchons  encore, 
nous  parcourons  le  champ  de  la  vérité,  nous  de- 
mandons avec  une  noble  opiniâtreté  aux  démons- 

1.  Voyez  mon  Introduction  au  dogme  catholique,  où  j'ai  con- 
sacré quarante  Conférences  à  l'explication  du  pramier  mot  du 
symbole  Credo,  particulièrement  les  trois  parties  intitulées  : 
Prophéties,  Miracles,  Témoignages. 


CONNAISSANCE    DE    DIEU.  81 


trations  philosophiques  la  justification  de  notre 
foi.  Credendo,  perquire,  percurre,  persiste  *.» 
Notre  âme  réconfortée  par  une  nouvelle  lumière 
s'élève  au-dessus  d'eïïe-même  dans  la  contem- 
plation des  choses  divines,  et  instruite  des 
mystères  de  la  vie  de  Dieu  et  de  ses  plus  se- 
crètes opérations  dans  le  inonde  surnaturel, 
elle  reconnaît  que  Dieu  est  au-dessus  de  tout  ce 
que  la  nature  peut  nous  apprendre  de  lui  2. 

J'ai  dit,  Messieurs.  Vous  avez  devant  vous  la 
voie  sacrée  dans  laquelle  nous  marcherons  en- 
semble forts  de  la  raison  et  de  la  foi.  Faites- 
moi  la  grâce  de  répondre  aux  notions  prélimi- 
naires que  je  viens  de  vous  exposer  par  des 
dispositions  préliminaires  sans  lesquelles  mon 
ministère  demeurerait  stérile.  Je  ne  parle  pas 
de  la  sincérité,  de  la  droiture,  de  la  bonne  foi, 
de  la  bonne  volonté,  ce  serait  faire  injure  à  vos 
nobles  âmes.  S'il  y  a  par  le  monde  des  insensés 
dont  le  cœur  anxieux  redoute  la  rencontre  de 
l'Être  divin,  qui  doit  condamner  leurs  des- 
seins pervers  et  leur  vie  corrompue,  et  qui  ne 
cherchent  à  travers  les  créatures  que  les  voies 

t.  Saint  Hilaire. 

2.  Voyez  le  texte  de  sai.it  Thomas  cité  plus  haut. 

CONFÉRENCES  N.B.   —  CARÊME  1873.   —  6 


82  CONNAISSANCE    DE    UIEU. 

détournées  par  où  ils  pourront  l'éviter,  vous 
n'êtes  point  en  leur  compagnie,  Dieu  merci. 
Mais  ne  vous  contentez  pas,  je  vous  prie,  d'être 
de  ceux  dont  les  intentions  honnêtes  pour- 
suivent une  connaissance  bornée  comme  les 
facultés  de  la  nature.  Prenez  le  chemin  de  la 
grande  et  sublime  science  et  demandez  à  Dieu 
qu'il  ajoute  à  votre  sincérité,  à  votre  droiture,  à 
votre  bonne  foi,  à  votre  bonne  volonté,  sa 
sainte  grâce  :  onde  salutaire  qui  purifie  l'âme 
humaine  de  ses  souillures  et  y  fait  resplendir  la 
beauté  divine  *,  force  surhumaine  qui  nous 
unit,  dit  saint  Denis,  d'une  manière  inconnue  et 
meiïable  aux  objets  mystérieux  et  inaccessibles 
où  se  complaît  l'intelligence  2.  La  grâce  a  parlé 
dans  des  âmes  de  femmes  pauvres,  humbles, 
ignorantes,  et  elles  ont  poussé  des  cris,  chanté 
des  hymnes,  raconté  des  merveilles  près  des- 
quels languissent  les  plus  brillantes  élucubra- 
tions  de  la  philosophie.  La  grâce  parlera  dans 

1.  Si  accurrate  sordes  illicitos  ablueris  resplendebit   in  te 
pulchritudo  divina  (Greg.  Nyssen.  De  beatitud.  orat.  6.) 

2.  «  Rébus  ineflabilibus  et  ignotis  modo  mefFabiH  ignotoque 
conjungimur,  secundum   eam   unionem   quœ  vim   omnem  ac 
potentiam   nostram  aut  rationis,  aut  intellectionis  excedif. 
(De  divinis  nominibus,  cap.  I.) 


CONNAISSANCE    i»E    DIEU.  83 

vos  âmes,  Messieurs,  si  vous  l'y  appelez  ; 
excités  par  ses  révélations,  les  connaissances  de 
cette  vie  vous  paraîtront  vides  et  ternes,  vous 
aspirerez  de  toutes  vos  forces  à  la  suprême 
connaissance  de  Dieu  :  la  connaissance  de 
vision,  de  ravissement,  de  repos,  de  béatitude 
éternelle. 


TROISIÈME   CONFÉRENCE 


AFFIRMATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU 


TROISIÈME    CONFÉRENCE 


AFFIRMATION   DE   L'EXISTENCE    DE   DIEU 

Monseigneur,    Messieurs, 

J'ai  dit  en  parlant  de  la  connaissance  de 
Dieu,  qu'elle  s'appuie  sur  un  enseignement, 
qui  précède,  en  tout  état,  les  opérations  de 
la  raison.  Soit  que  nous  nous  contentions  de  la 
science  des  âmes  simples,  soit  que  nous  pous- 
sions nos  investigations  dans  le  monde  divin  jus- 
qu'aux extrêmes  limites  du  possible,  il  nous  faut 
prendre,  comme  point  de  départ,  l'affirmation 
du  milieu  social  dans  lequel  nous  vivons.  Ce 
fait  intéressant  me  paraît  solliciter  notre  atten- 
tion et  nos  observations  ;  c'est  pourquoi  j'en 
veux  étudier  avec  vous  les  qualités  et  la  valeur. 

L'existence  de  Dieu  est  affirmée,  cette  affirma- 
tion prévient  le  développement  de  nos  facultés 
naturelles  ;  elle  se  mêle  au  tissu  de  notre  vie 
intellectuelle  9t<  morale   f"è;   que   commence  à 


S»         AFFIRMATION    DE    L  EXISTENCE    DE    DIEU. 

s'ourdir  la  trame  de  nos  actions  ;  elle  est  uni- 
verselle, constante  et  éminemment  pratique  ; 
elle  suppose  soit  un  fait  primordial  dont  elle 
n'est  que  le  perpétuel  retentissement,  soit  une 
loi  de  nature  dont  elle  est  la  solennelle  expres- 
sion. Dans  ces  conditions  on  doit  la  considérer 
comme  une  indication  puissante,  capable  de 
diriger  le  bon  sens  avant  qu'il  se  soit  engagé 
dans  la  voie  des  démonstrations  rigoureuses. 
Voilà,  Messieurs,  les  propositions  que  j'ai 
l'intention  de  développer  aujourd'hui. 


I 


«  Dieu  a  été  le  fond  de  tout  ce  que  nous 
«  avons  vu  jusqu'à  présent.  11  s'est  révélé  à 
«  nous  comme  se  révèlent  tous  les  êtres,  par 
a  son  action.  Si  Dieu  n'avait  pas  agi  sur  la 
«  terre  et  s'il  n'y  agissait  pas  encore  tous  les 
«.jours,  nul  ne  croirait  en  lui,  quelque  démons- 
«  tration  qu'en  lissent  la  métaphysique  et  l'élo- 
«  quence.  L'humanité  croit  en  Dieu  parce 
«  qu'elle  le  voit  agir.  *  »  Ainsi  s'exprimait  un 

1.  R.  P.  Lacordaire.  Conférences  de  Notre-Dame,  45e  Con- 
férence. 


AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE   DE   DIEU.         89 

orateur  d'illustre  mémoire  en  traitant  dans  cette 
chaire  la  question  de  l'existence  de  Dieu.  Si 
ces  paroles  sont  vraies,  dans  un  sens  large,  de 
l'humanité  tout  entière,  il  nous  est  permis,  à 
nous  chrétiens,  de  nous  en  faire  la  plus  stricte 
application.  Nous  naissons  enveloppés  d'une 
affirmation  qui  se  recommande  moins  peut- 
être  par  son  grand  caractère  et  sa  pureté  que 
par  les  frais  qui  l'ont  provoquée  et  constam- 
ment entretenue  au  sein  de  l'humanité  :  l'affir- 
mation de  l'existence  de  Dieu.  Notre  incompa- 
rable théodicée  se  compose  de  deux  livres  :  un 
livre  doctrinal  et  un  livre  historique.  Oui,  Mes- 
sieurs, un  livre  historique,  car  nous  avons  une 
histoire  des  faits  et  gestes  de  Dieu  ;  non  pas  une 
fable  désarticulée,  une  légende  sans  suite  ;  mais 
une  magnifique  série  de  théophanies  que  je  me 
reprocherais  de  passer  sous  silence  puisque 
nous  lui  devons  notre  foi. 

Avant  toute  réflexion  et  toute  étude  nous 
croyons  en  Dieu  parce  qu'on  nous  a  raconté 
son  histoire.  On  nous  a  dit  que  Dieu,  dès  qu'il 
eut  couronné  l'œuvre  du  monde  par  la  création 
de  l'homme,  se  mit  en  rapport  avec  lui.  Porté 
par  les  brises  de  l'Eden,  à  l'heure  où  le  soleil 


90         AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE    DE   DIED. 

s'inclinait  vers  l'horizon,  il  apparaissait  et  don- 
nait à  l'humanité,  dans  lapersonnedesonpremier 
père,  des  leçons  de  sagesse  qui  eussent  assuré 
notre  bonheur  si  celui  qui  devait  nous  les  trans- 
mettre ne  les  eût  promptement  oubliées  ;  mais, 
même  après  sa  trahison,  le  dépositaire  infidèle 
de  la  grâce  et  de  la  science  divines  n'est  point 
répudié.  Dieu  revient  encore  à  lui,  il  parle  et  sa 
bonté,  plus  forte  que  sa  justice,  tempère  par  de 
douces  promesses  les  durs  effets  de  sa  malédic- 
tion. Adam  s'en  va,  triste  et  navré,  loin  du  lieu 
de  délices  qu'il  remplissait  du  cantique  de  sa 
joie  et  de  son  amour.  Que  de  larmes  il  répandit 
sur  sa  faute  !  que  de  fois,  réunissant  autour  de 
lui  les  générations  qui  lui  devaient  la  vie,  il  dut 
leur  dire  en  sanglotant  :  —  Mes  enfants,  je  suis 
votre  père,  mais  il  est  un  père  plus  grand  que 
moi  ;  c'est  Dieu  :  le  Dieu  que  j'ai  vu,  le  Dieu 
qui  m'a  parlé  ;  j'ai  trahi  son  amour,  hélas  ! 
mais,  vous,  ne  l'oubliez  jamais. 

Et  cependant,  appesantis  par  la  chair,  les 
hommes  oublient  Dieu.  Dieu  revient  encore  ; 
ne  voulant  pas  sacrifier  sa  miséricorde  à  sa 
justice  en  châtiant  les  prévaricateurs,  il  pré- 
serve par  ses  avertissements  et  ses  conseils  le 


AFFIRMATION   DE    L'EXISTENC§  DE    DIEU.         9.1 


juste  Noé  et   sa   famille   du  naufrage  univer- 
sel. 

Nouvelles  ingratitudes  de  l'humanité  sauvée, 
nouvelles  théophanies.  Théophanie  vengeresse 
à  Babel,  théophanies  miséricordieuses  dans 
les  familles  patriarcales.  Abraham,  Isaac  et 
Jacob  voient,  tour  à  tour,  le  Seigneur  et  ses 
anges,  tour  à  tour,  ils  entendent  ces  paroles  : 
«  Je  suis  le  Dieu  de  tes  pères  ;  »  tour  à  tour,  ils 
reçoivent  la  même  bénédiction  qui  ieUr  promet 
une  postérité  égale  en  nombre  aux  étoiles  du 
firmament.  C'est  merveille  de  voir  comme  leur 
vie  se  meut  à  la  voix  du  Seigneur  qui  les  appelle^ 
change  leur  nom,  les  envoie  de  l'orient  à  l'oc- 
cident, de  l'occident  à  l'orient,  leur  dit  :  —  pose 
ici  ta  tente,  creuse  un  puits,  érige  un  autelj 
fuis  ton  ennemi.  —  Mais  plus  grande  merveille 
est  la  vie  de  Moïse  le  bien-aimé.  Fugitif  et 
pleurant  au  désert  les  infortunes  de  son  peuple, 
il  aperçoit  de  loin  une  flamme  mystérieuse, 
il  va  voir  :  c'est  la  gloire  de  Dieu.  Et  une  voix 
se  fait  entendre  ■  Moïse  !  Moïse  !  —  Seigneur, 
me  voici.  —  N'approche  pas,  car  le  lieu  que  tu 
foules  aux  pieds  est  une  terre  sainte.  Je  suis  le 
Dieu  de  ton  père,  le  Dieu  d'Abraham,  d'isaac 


Q2        AFFIRMATION    DE    I.  EXISTENCE    DE    DIEU. 


et  de  Jacob.  J'ai  vu  l'affliction  de  mon  peuple, 
j'ai  entendu  ses  cris  douloureux,  va  l'arracher 
des  mains  de  l'Égyptien  :  —  Mais  si  le  peuple 
me  demande  :  quel  est  le  nom  de  Celui  qui 
t'envoie  ?  —  Je  suis  Celui  qui  suis  :  tu  diras, 
Celui  qui  est  m'envoie  vers  vous.  —  Mais, 
Seigneur,  je  suis  infirme  et  ne  sais  pas  parler. 
—  Va  ;  je  mets  en  tes  mains  ma  puissance  ;  il 
faudra  bien  croire  aux  prodiges.  —  Et  Moïse 
s'en  va.  Sur  la  terre  d'Egypte,  au  désert  où 
il  conduit  le  peuple  délivré,  Dieu  lui  parle 
encore  ;  à  chaque  instant  on  voit  revenir  dans 
les  derniers  livres  du  Pentateuque  ces  paroles  : 
«  Locotus  est  Dominus  ad  Moyseii,  dicit  Domi- 
nus  ad  Moysen.  »  Dieu  parle  à  son  serviteur, 
pendant  le  voyage,  sous  la  tente,  dans  les  assem- 
blées du  peuple,  sur  le  Sinaï  où  la  loi  sainte  est 
promulguée,  à  la  porte  et  sous  les  voiles  du 
Tabernacle.  Dieu  parle  à  son  serviteur  non 
comme  aux  autres  mortels,  mais  face  à  face, 
bouche  à  bouche,  comme  on  parle  à  un  ami. 
Si  souvent  le  prophète  a  vu  les  grandes 
visions  du  Seigneur  que  son  visage  illuminé  en 
porte  les  traces  radieuses  et  que,  enhardi  pt-.i 
tint  de  faveurs,  il  ose  dire  dans  un   mon^nt 


AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE    DE    DIEU.         93 

de  familiarité  sublime  :  «  0  Dieu,  montre- 
moi  ta  gloire  :  Ostcnde  mihi  sloriam  tuam.  » 
Le  peuple  de  Dieu  est  constitué,  ses  institu- 
tions religieuses  et  politiques  fonctionnent 
régulièrement  et  le  séparent  des  nations  mau- 
dites. Il  a  moins  besoin  des  apparitions  et  des 
hautes  interventions  de  Jéhovah  ;  cependant 
Jéhovah  ne  cesse  pas  de  l'assister.  Josué,  Gé- 
déon,  Jephté,  Samson,  Samuel,  entendent  la 
voix  du  Très- Haut,  reçoivent  la  visite  de  ses 
anges,  sont  pénétrés  de  la  lumière  et  de  la 
force  de  son  esprit.  David,  le  doux  prophète, 
consulte  le  Seigneur,  et  le  Seigneur  lui  répond. 
Salomon  voit  en  songe  le  maître  de  la  sagesse. 
Que  si  les  rois  deviennent  indignes  des  commu- 
nications divines,  les  prophètes  sont  là  pour  les 
recevoir.  Il  s'y  préparent  par  l'austérité  de 
leur  vie,  et,  depuis  les  jours  du  premier  temple 
jusqu'aux  jours  du  second,  y  compris  les 
années  douloureuses  de  l'esclavage  d'Israël  et 
de  la  captivité  de  Juda,  les  lumières,  les  signes, 
les  figures,  les  paroles  divines,  les  ravissements, 
les  assauts  de  l'Esprit-Saint  se  succèdent,  se 
multiplient,  anticipent  sur  l'avenir  et  tracert 
un    chemin    de    gloire    qui    conduit   le   mond 


94         AFFIRMATION    DE   INEXISTENCE   DE   DIEt*". 

ancien  jusqu'à  la  théophanie  par  excellence, 
l'apparition  du  Fils  de  Dieu. 

Il'  s'appelle  Jésus-Christ.  C'est  de  lui  que 
l'humanité  régénérée  a  reçu  son  nom  de  chré- 
tienne. On  l'a  vu,  non  pendant  le  court  instant 
de  son  passage  d'un  lieu  à  un  autre  lieu,  non 
comme  la  flamme  qui  brille  une  heure  et 
s'éteint,  non  comme  ces  figures  étranges  qui 
n'ont  que  la  durée  d'un  songe  ou  d'une  extase  ; 
on  l'a  vu  vivant  une  vie  d'homme  dans  une 
chair  mortelle.  On  l'a  entendu  non  comme  le 
bruit  passager  et  rapide  d'une  voix  mystérieuse; 
mais  comme  un  maître  enseignant,  posément  et 
tous  les  jours,  la  doctrine  qu'il  tenait  de  son 
Père  céleste.  Enfin,  chose  que  Dieu  n'avait 
jamais  permise  jusque-là,  on  l'a  touché  :  —  une 
mère  l'a  bercé  dans  ses  bras  et  pressé  sur  son 
cœur  ;  les  pécheurs  ont  baisé  respectueusement 
ses  pieds  et  les  ont  arrosés  de  leurs  larmes  ; 
les  infirmes  ont  senti  les  caresses  de  sa  main 
toute-puissante  ;  les  bourreaux  ont  martyrisé 
son  corps  ;  ses  amis  l'ont  pieusement  enseveli  ; 
les  incrédules  -ont  pu  mettre  le  doigt  dans  les 
plaies  de" sa  chair  ressuscitée. 

Pendant  trente-trois  ans,  Messieurs,  Dieu  a 


AFFIRMATION   DE    L  EXISTENCE    DE    DIEU.         9o 

vécu  de  notre  vie.  Comme  le  temple  et  ses 
fêtes  rappelaient  aux  Juifs  les  prodiges  et  les 
manifestations  de  gloire  divine  dont  leurs  pères 
avaient  été  témoins,  l'Église,  monument  vivant 
et  inaltérable,  l'Église  et  le  mouvement  reli- 
gieux de  sa  vie  nous  rappellent  la  grande  théo- 
phanie  qui  a  renouvelé  la  face  du  monde.  Que 
dis-je  ?  L'Église  est  un  vaste  sanctuaire  où 
Dieu  se  plaît  à  honorer  les  âmes  saintes  par  de 
continuelles  manifestations  dont  bénéficie  le 
peuple  chrétien  tout  entier,  et  dont  il  perpétue 
le  souvenir  par  des  monuments  et  des  actes 
religieux  qui  rendent  plus  vigoureuse,  impo- 
sante, solennelle  cette  première  affirmation  de 
sa  foi  :  —  Je  crois  en  Dieu. 

Chrétiens,  nous  l'avons  entendue  cette  affir- 
mation aux  premières  heures  de  notre  exis- 
tence, alors  que  notre  souple  nature  se  plie 
plus  aisément  aux  impressions  qu'elle  reçoit 
du  dehors.  Nous  l'avons  entendue  ;  elle  est 
entrée  dans  notre  mémoire,  dans  notre  sang 
avec  toute  l'histoire  des  théophanies.  Voilà 
pourquoi,  lors  même  que  le  temps  nous  fait 
défaut  pour  raisonner  longuement  et  forte- 
ment,   nous   nous   distinguons   entre   tous    les 


96         AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE    DE    DIEH. 

hommes  par  notre  foi  en  Dieu.  Non  seulement 
nous  croyons  qu'il  est  ;  mais,  habitués  à  son 
action,  nous  voyons  sa  main  très-puissante  et 
très-sainte  en  toutes  choses.  C'est  lui  qui  nous 
donne  des  jours  prospères,  c'est  lui  qui  nous 
fait  rentrer  en  nous-mêmes  par  le  malheur, 
abattant  notre  orgueil  sans  nous  laisser  tomber 
au  désespoir.  A  l'heure  qu'il  est,  il  n'est  pas  un 
seul  vrai  chrétien  qui  ne  puisse  répondre  fière- 
ment à  cette  question  railleuse  de  l'impie  :  —  Où 
est  votre  Dieu  ?  Ubi  est  Deus  tuus  ?  —  Dieu  !  — 
Il  est  dans  les  événements.  Vous  ne  le  voyez  pas 
parce  que  vous  ne  voulez  pas  voir.  C'est  lui  qui 
a  permis  que  nous  fussions  vaincus,  parce  que 
la  victoire  qui  eût  réjoui  notre  patriotisme  se  fût 
élevée,  peut-être,  à  la  hauteur  d'une  catastrophe 
européenne,  quand  on  songe  à  ceux  qui  au- 
raient triomphé.  C'est  lui  qui  a  ouvert  devant 
nous  des  abîmes  pour  nous  montrer  où  con- 
duisent les  principes  pervers  que  notre  sottise 
a  glorifiés.  Il  pouvait  d'un  seul  coup  termi- 
ner tous  nos  maux  ;  s'il  y  met  des  longueurs, 
c'est  qu'il  veut  que  nous  sachions  qu'il  respecte 
notre  liberté,  qu'il  est  patient  à  l'attendre,  et 
que  nous  devons  espérer  la  réhabilitation   de 


A1FIRMATION    DE    INEXISTENCE    DE    DIEU.  97 

notre    honneur    des    nobles    efforts    de    notre 
repen'ir  non  moins  que  de  son  assistance. 

Mais  je  m'écarte,  Messieurs,  du  chemin  que 
je  me  suis  tracé  en  commençant  ce  discours. 
J'ai  voulu  constater  notre  affirmation  chré- 
tienne de  l'existence  de  Dieu.  C'est  fait.  Notre 
affirmation  est  patente  et  forte  entre  toutes. 
Je  dis  —  entre  toutes  —  et  je  rentre  ainsi 
dans  mon  chemin  ;  car  ce  cri  :  Je  crois  en 
Dieu,  est  le  cri  de  l'humanité  entière.  Chez 
tous  les  peuples,  sans  en  excepter  un  seul, 
l'affirmation  précède  la  preuvet  de  l'existence 
de  Dieu. 

Il  m'est  impossible,  vous  le  comprenez  bien, 
de  me  livrer  ici  à  une  étude  de  statistique  qui 
serait  fastidieuse.  J'espère  que  vous  me  croirez 
si  je  vous  dis  que  tous  les  philosophes  et  his- 
toriens de  quelque  valeur  ont  constaté  l'uni- 
verselle et  constante  affirmation  de  l'existence 
de  Dieu. 

«  Aucune  nation  n'est  si  grossière  et  si 
sauvage,  dit  Cicéron,  qu'elle  ne  croie  à  l'exis- 
tence des  dieux,  lors  même  qu'elle  se  trompe 
sur  leur  nature.  »  Et  ailleurs  :  «  Quel  est  le 
peuple,  quelle  est  la  famille  hum^in^  qui  n'ait 

CONFÉR1NCES  N.-D.   —   CARÊME  1873.   —    1 


98        AFFIRMATION   DE    INEXISTENCE    DE    DIEU. 

avant  toute  science  une  connaissance  anticipée 
de  la  divinité  1  ?  » 

Les  avantages  de  la  civilisation  peuvent  man- 
quer quelque  part  ;  —  «  vous  pourrez  trouver 
des  cités  privées  de  murailles,  de  maisons,  de 
gymnases,  de  lois,  de  l'usage  de  la  monnaie,  de 
la  connaissance  des  lettres  ;  mais  un  peuple  sans 
Dieu,  sans  prières,  sans  serments,  sans  rites 
religieux,  sans  sacrifice,  nul  n'en  vit  jamais  2.  » 
L'idée  de  Dieu  est  partout  le  premier  élément 
civilisateur  ou  la  dernière  épave  du  naufrage 
dans  lequel  s'est  engloutie  la  gloire  d'une  na- 
tion. Il  est  difficile  que  les  hommes  s'entendent 
entre  eux.  —  «  Vous  les  verrez  établir  ici  une 
chose,  là  une  autre  chose,  et  non  seulement  de 
peuple  à  peuple,  de  ville  à  ville,  de  famille  à 
famille,  d'homme  à  homme  l'accord  est  labo- 
rieux, mais.il  arrive  que  le  même  homme  ne 
s'accorde  pas  avec  lui-même.  Pourtant,  dans 
ce  si  grand  combat  d'opinions,  remarquez  que 
toutes  les  lois  et  les  opinions  sont  d'accord  sur 
ce  point  qu'il  est  un  Dieu  roi  et  père  de  toutes 

1.  Quse  est  enim  gens,  aut  quod  genus  hominum,  quod  non 
habeat  sine  doctrina,  anticipationem  quamdam  Deorum.  (Cic, 
de  natura  Deor,  lib.  iv.) 

2.  Plutarque.  Aders.  Coin. 


AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE    I"E    DIEU.         99 

choses.  Le  grec  et  le  barbare,  l'homme  du 
continent  et  l'insulaire,  le  sage  et  le  sot  con- 
fessent unanimement  son  existence.  Si  depuis 
l'origine  du  monde  il  y  a  eu  deux  ou  trois  misé- 
rables sans  Dieu,  dites  hardiment  que  c'est  une 
race  abjecte,  cynique,  déraisonnable,  stérile; 
frappée  de  mort  l.  »  Partout  celui  qui  se  sent 
homme,  se  reconnaît  impuissant  et  supplée  à 
son  impuissance  par  le  religieux  instinct  de  la 
prière  qui  incline  vers  nous  la  toute-puissance. 
«  Tous  ceux  qui  ont  un  peu  de  raison,  dit 
Platon,  invoquent  la  divinité  au  commence- 
ment de  leurs  actions  qu'elles  soient  grandes  ou 
petites  2.  » 

Je  pourrais  multiplier  à  l'infini  les  citations, 

1.  Tu  aliis  videbis  alia  nec  unquam  eadem  statuere  homi- 
nes...  ut  non  modo  gens  cum  gente,  sed  nec  urbs  cum  urbe, 
nec  familia  cum  familia,  nec  homo  cum  homine,  nec  unus  ali- 
quis  interdum  secum  ipse  consentiat...  in  hac  tanta  pugna  et 
opinionum  varietate,  in  eo  leges  et  opiniones  ubique  terrarum 
convenire  videbis  Deum  esse  unum,  regem  omnium  et  pa- 
trem...  in  eo  Graecus  cum  barbaro,  mediterraneus  cum  insu- 
lano,  sapiens  consentit  cum  stulto...  Quod  si  ornai  sevo, 
duo  tresve  extiterint  sine  Deo  et  abjectum,  et  impudens... 
irrationale,  stérile,  et  infrugiferum  genus.  (Maxim.  Tyr. 
Dissertât.  I.) 

2.  Toûto  yz  8rt  toxvtsç  ôaoi  /.%'.  y.tx~i  Ppayù  cwçpoaiJvr,^ 
(j.£t£/_0'ji7'.v,  z-I-xgt,  ôpjjLT]  xxT  o(uxpoû  x.at  \iz\-i'/.o-j  -pxy^a- 
to?  0eôv  àet  tto'j  xaXoûaiv.  (Platon,  in  Tim.) 


100      AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE    DE    DIEU. 

Messieurs  ;  contentez-vous  de  celles  que  vous 
venez  d'entendre.  Cicéron,  Plutarque,  Maxime 
de  Tyr  et  Platon,  sont  dignes  de  témoigner 
pour  tous.  ' 

Je  sais  qu'on  peut  nous  objecter  un  fait  qui 
affaiblit,  dit-on,  la  portée  de  ces  témoignages 
et  détruit,  à  certains  égards,  l'unanimité  de 
l'affirmation  qu'ils  constatent  ;  c'est  le  fait  de 
l'idolâtrie.  Loin  qu'il  y  ait  accord  entre  les 
peuples  ils  se  divisent  par  l'objet  autant  que  par 
la  nature  de  leurs  actes  religieux,  Bossuet  consi- 
dérant les  prodigieux  égarements  des  nations  de 
l'antiquité  et  la  foule  immense  de  leurs  idoles  a 
pu  dire  :  —  «  Tout  était  dieu  excepté  Dieu  lui- 
même.  »  —  Ne  donnons  point,  Messieurs,  à  ces 
paroles  devenues  célèbres,  un  sens  qu'elles  n'ont 
jamais  eu  dans  l'esprit  de  celui  qui  les  a  écrites. 
Bossuet  a  dit  aussi  ces  autres  paroles  non 
moins  fortes  :  —  «  La  terre  porte  peu  de  ces 
insensés  qui,  dans  l'empire  de  Dieu,  parmi  ses 
ouvrages,  parmi  ses  bienfaits,  osent  dire  qu'il 
n'est  pas  et  ravissent  l'être  à  celui  par  qui  sub- 
siste toute  la  nature.  Les  idolâtres  même  et  les 
infidèles  ont  en  horreur  de  tels  monstres,  et 
lorsque  dans  la  lumière  du  christianisme  on  en 


■AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE    DE   DIEU.      101 

découvre  quelqu'un,  on  en  doit  estimer  la  ren- 
contre malheureuse  et  abominable  l.  » 

L'erreur  sur  ce  qu'est  Dieu  ne  détruit  donc 
pas  le  témoignage  que  rend  l'homme  de  son 
existence  ;  mais  avant  que  je  vous  explique  le 
vrai  sens  de  l'idolâtrie,  permettez-moi  de  vous 
dire  que  ce  n'est  pas  un  fait  primitif.  On  se 
tromperait  étrangement  si  Ton  considérait  les 
théodicées  païennes  comme  les  premières  ex- 
plosions de  la  pensée  humaine,  des  essais  de  la 
raison  inexpérimentée,  des  bégayements  d'en- 
fants ;  ce  sont  des  conceptions  de  décadence, 
des  obscurcissements  de  lumière,  des  rêves 
d'ébriété  ;  l'histoire  en  fait  foi.  «  Que  Ton  con- 
sidère nos  temps  ou  les  âges  anciens,  disait  un 
chantre  de  la  Providence,  on  verra  que  tous  les 
hommes  ont  pensé  qu'il  y  a  un  Dieu  et  que 
jamais  la  nature  n'a  cessé  de  nous  apprendre 
l'existence  de  son  auteur.  Que  si  l'erreur  impie 
a  altéré  cette  notion  en  attribuant  à  plusieurs  ce 
qui  n'est  dû  qu'à  un  seul,  par  le  fond  de  notre 
nature  nous  nous  rattachons  toujours  à  notre 
vrai  père  2.  » 

1 .  Premier  sermon  pour  le  premier  dimanche  de  V  A  vent. 
2   Seu  nostris  annos  seu  tempora  prisca  revolvas. 


1  J2      AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE    DE    DIEU. 

La  science  rriô>dèrae  rend  hommage  à  la 
vérité  de  ces  parole».  Les  mythologues  les  plus 
consciencieux  dans  leurs  recherches,  les  plus 
distingués  par  leur  savoir  conviennent  que  le 
monothéisme  est  la  forme  la  plus  ancienne,  la 
forme  primitive  de  la  croyance  en  Dieu,  celle 
que  tous  les  peuples  ont  emportée  dans  leur 
dispersion  *. 

Que  l'imagination  se  soit  laissé  séduire  par 
des  symboles,  qu'elle  ait  divisé  les  attributs  de 
Dieu  et  personnifié  les  forces  cosmiques,  par 
lesquelles  se  révèle  la  puissance  du  Très- Haut, 
ainsi  que  les  perfections  humaines,  images 
lointaines  dés  perfections  divines,  qu'elle  ait 
localisé  les  influences  célestes,  je  n'en  discon- 
viens pas  ;  mais  je  prétends  avec  les  savants, 
qui  ont  étudié  patiemment  le  polythéisme,  que 
la  foule  des  dieux  subalternes  ou  génies  est 
presque  partout  dominée  par  un  Dieu  suprême, 
je  prétends  avec  tous  les  observateurs  intelli- 

Esse  omnes  sensere  Deum  nec  defuit  ulli 

Authorem  natura  docens  ;  et  si  impius  error 

Amisit,  multis  tribuens  quod  debuit  uni  ; 

Innatum  est  cunctis  genitorem  agnoscere  verum. 
(  Auctor  carminis  de  Providentia  apud  Prosperum.  Versic.  104, 
seqq.) 

1.  Voyez  Frank,  Études  orientales. 


AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE    DE   DIEU.      10,3 

gents  des  actes  de  l'idolâtrie  que  ces  actes  ne 
font    d'abord    que    traverser    la    nature    pour 
atteindre  un  but  plus  élevé  qui  est  la  force 
cachée,  la  vertu  cachée,  l'esprit  caché.  Ce  que 
l'homme  adore  dans  les  forêts  ce  n'est  pas  le 
tronc  muet  des  arbres  ;  mais  le  souffle  mysté- 
rieux qui  agite  leur  feuillage  et  qu'il    prend 
pour  la  voix  d'en  haut.  L'épée  gigantesque  du 
peuple  guerrier  représente  la  force  infinie  d'où 
vient  le  courage.  Les  astres,  les  plantes  nourri- 
cières, les  animaux  domestiques  c'est  le  bien- 
faiteur universel  dans  ses  bienfaits  ;  les  êtres 
malfaisants   c'est  la   colère   céleste    qu'il   faut 
apaiser.  Le  feu  c'est  le  principe  de  toute  vie.  Le 
ciel  c'est  le  lieu  sacré  pour  la  puissance  im- 
mense et  l'intelligence  souveraine  qui  l'habitent. 
Enfin  le  polythéisme  ne  nie  pas  la  cause  pre- 
mière, il  multiplie  les  causes  ;  et  il  n'est  pas 
difficile  de  ramener  ces  causes  ainsi  multipliées 
à  un  principe  unique,  dût-il  s'appeler  le  grand 
Manitou. 

Du  reste,  Messieurs,  à  supposer,  ce  qui  est 
vrai,  puisque  l'Écriture  l'affirme,  que  l'homme 
tout  en  connaissant  un  premier  principe  pro- 
digue à  la  créature  des  adorations  sacrilèges, 


104      AFFIRMATION"   DE    L'EXISTENCE    DE    DIEU. 

ne -voyons-nous  pas  que,  dans  tous  les  milieux 
où  l'intelligence  humaine  conserve  quelque 
culture,  elle  proteste  contre  la  corruption  de 
l'idée  primitive  et  vraiment  traditionnelle  de 
Dieu.  L'Egypte  en  ses  livres  sacrés  «  confesse 
l'existence  d'un  Dieu  très-saint,  créateur,  tout- 
puissant,  très-haut,  juge  et  vengeur,  suprême 
gardien  des  lois  x.  »  Sophocle,  en  plein  théâtre, 
rappelle  aux  Athéniens,  adorateurs  des  divinités 
de  l'Olympe,  «  qu'il  y  a  dans  les  lois  sublimes 
du  monde  un  Dieu  suprême  et  qui  ne  vieillit 
pas  2.  »  Aristote,  l'homme  des  démonstrations, 
fait  appel  à  l'histoire  générale  du  monde.  — 
«  Une  antique  tradition,  dit-il,  répandue  par  nos 
pères  dans  toute  l'humanité,  nous  apprend  que 
toute  chose  vient  de  Dieu  et  par  Dieu,  qu'au- 
cune nature  ne  se  suffit  et  ne  subsiste  que  par 
son  secours...  Dieu  est  en  effet  conservateur 
et  père  de  tout  ce  qui  est  dans  le  monde,  et  il 
opère  dans  tout  ce  qui  s'opère  non  comme  un 
ouvrier  qui  travaille  et  se  fatigue,  mais  comme 
une  vertu  toute-puissante  qui  agit...  Sa  force 
est  irrésistible,  sa  beauté  accomplie,  sa  vertu 

1.  Livre  des  morts. 

2.  Œdipe,  roi.  -         :  • 


AFFIRMATION   DE    L'EXISTENCE   DE   DIEU.      10*i 

souveraine,  et  bien  qu'invisible  à  toute  nature 
mortelle,  il  est  visible  par  ses  œuvres.  Et 
certes  tous  les  mouvements  et  tous  les  êtres, 
qui  sont  dans  l'air,  sur  la  terre,  dans  les  eaux, 
sont  réellement  les  œuvres  du  Dieu  qui  contient 
l'univers.  Dieu  est  notre  loi  immuable,  loi 
qu'on  ne  ^saurait  changer  ni  corriger,  la  plus 
sainte  et  meilleure  que  les  lois  écrites  sur  nos 
tables,  gouvernant  tout  par  une  activité  inces- 
sante et  une  infaillible  harmonie  ;  il  dirige,  il 
ordonne  tout  l'univers,  terre  et  ciel,  et  se  ré- 
pand dans  tous  les  êtres.  Il  est  un,  mais  il  a 
plusieurs  noms  qui  lui  viennent  de  ses  opérations 
diverses  sur  le  monde.  Ne  semble-t-il  pas  que 
que  quand  nous  l'appelons  Zéna  et  Dia  nous 
voulons  dire  celui  par  lequel  nous  vivons  ?  Tous 
ces  noms  signifient  Dieu  seul  comme  le  remarque 
le  noble  Platon.  Dieu  donc,  d'après  V antique 
tradition,  est  le  principe,  la  lin  et  le  milieu  de 
tout  ce  qui  est  et  traverse  toute  la  nature 
en  ligne  directe,  montrant  à  toute  chose  la 
droite  voie,  toujours  suivi  de  la  justice  ven- 
geresse des  transgresseurs  de  cette  ligne  di- 
vine, justice  que  doit  posséder  quiconque  veut 
arriver  dans    l'avenir  à  la   béatitude,  et   qui- 


106      AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE    DE    DIEU. 

conque  veut  être  heureux  dès  maintenant  *.  » 
Je  n'ai  pas  voulu  mutiler,  Messieurs,  cette 
confession  naïve  et  franche  d'une  tradition  qui, 
au  sein  de  l'idôlatrie,  proteste  en  faveur  des 
croyances  primitives  de  l'humanité,  et,  dussiez- 
vous  m'aecuser  de  faire  abus  des  citations,  je 
veux  que  vous  en  subissiez  une  autre.  Elle  est 
d'un  profond  observateur  qui  surprenait  la 
nature  paganisée  en  flagrant  délit  de  contra- 
diction avec  elle-même.  —  «  Voulez-vous  bien 
écouter  le  témoignage  de  votre  âme,  dit  Tertul- 
lien  ?  Interrogez-la  malgré  la  prison  du  corps 
qui  la  captive,  malgré  les  préjugés  de  l'éduca- 
tion qui  arrêtent  son  essor,  malgré  les  passions 
qui  l'énervent  et  les  idoles  qui  la  tiennent  en 
esclavage,  lorsqu'elle  sort  pour  ainsi  dire  de 
son  ivresse  ou  de  son  sommeil,  ou  de  sa  mala- 
die, la  voilà  qui  invoque  Dieu  sous  le  seul  nom 
qui  lui  convienne.  Grand  Dieu  !  dit-elle,  bon 
Dieu  !  je  me  recommande  à  Dieu,  ce  qui  plaira 
à  Dieu,  Dieu  voit  tout,  que  Dieu  juge  entre 
nous  !...  Et  quand  elle  dit  cela,  ce  n'est  pas  le 
eapitole  que  l'âme  regarde  :  c'est  le  ciel...  0  té- 
moignage de  vérité  qui  au  milieu  des  démons 

1.  Ds  rhundo,  vi,  vit. 


AFFIRMATION   DE   LEXISTENCE   DE   DIEU.      107 

eux-mêmes  donne  un  appui  aux  chrétiens... 
0  témoignages  de  l'àme  !  d'autant  plus  natu- 
rels qu'ils  sont  plus  communs  ;  d'autant  plus 
divins  qu'ils  sont  plus  naturels. 

Incapables  de  s'inscrire  en  faux  contre  de  si 
grandes  autorités,  nos  savants  modernes  ont 
imaginé  d'opposer,  à  ceux  qui  invoquent  l'affir- 
mation universelle  du  genre  humain,  je  ne  sais 
quelles  tribus  sauvages  perdues  aux  extrémités 
des  mondes  récemment  découverts.  Là,  du 
moins,  l'athéisme  est  en  pleine  floraison. 

Est-ce  bien  vrai,  Messieurs  ?  Ces  vénérables 
amis  de  la  science  pure  n'ont-ils  pas  été  vic- 
times d'une  méprise  ?  Un  voyageur  arrive  quel- 
que part  avec  un  système  religieux  tout  fait  dont 
il  recherche  l'exacte  reproduction.  Tout  semble 
favoriser  ses  préoccupations  et  son  parti  pris  ; 
et  les  communications  bornées  dont  il  dispose 
ne  lui  permettant  pas  d'aller  au  fond  des  choses, 
il  retourne  chez  lui  en  prononçant  qu'il  n'a  pas 
rencontré  Dieu.  Faut-il  croire  sur  parole  ce 
passant  mal  renseigné  qui  n'a  eu  avec  les  peu- 
plades, dont  il  n'a  jamais  connu  la  langue,  que 

1.   Tertullien,    Apologet.,  cap.   XVII.  De  testimonio  animée, 
cap.  I  et  II. 


108      AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE   DE    DIEU. 

des  rapports  imparfaits,  lorsque  ses  affirma- 
tions sont  contredites  par  le  témoignage  des 
missionnaires  laborieux,  intelligents  et  dévoués 
qui  séjournent  pendant  de  longues  années  au 
milieu  des  sauvages,  se  mêlent  à  leur  vie  et 
poussent  la  patience  jusqu'à  reconstruire  leur 
idiome  déformé  ? 

Et  quand  même  il  serait  vrai  qu'il  y  a  dans 
un  coin  de  l'univers  quelques  misérables  avoi- 
sinant  la  bête  par  la  profondeur  de  leur  igno- 
rance et  la  brutalité  de  leurs  instincts,  faut-il 
en  faire  état,  «  comme  si  les  penchants  de  la  na- 
ture étaient  anéantis  par  la  dépravation  d'un 
peuple  et  que  l'espèce  ne  fût  rien  sitôt  qu'il  y 
a  des  monstres  *  ?  » 

Oh  comme  cette  parole  de  l'Écriture  est  vraie: 
«  Iniquitas  mentita  est  sibi!  L'iniquité  s'est  menti 
«  à  elle-même.  »  Voilà  des  hommes  qui  veulent 
nous  imposer  l'athéisme,  au  nom  de  la  science 
et  du  progrès,  et  qui  prennent  pour  auxiliaire, 
non  pas  la  nature  primitive  et  ingénue,  mais 
la  nature  dégradée  et  punie  :  —  «  Le  sauvage  qui 
voit  nos  arts,  nos  lois,  nos  sciences,  notre  luxe, 
notre  délicatesse,  nos  puissances  de  toute  es- 

1.  Jean-Jacques  Rousseau. 


AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE    DE    DIEU.       109 

pèce  et  notre  supériorité  surtout  qu'il  ne  peut 
se  cacher,  et  qui  tient  si  fort  à  ses  habitudes 
brutales  que  rien  ne  peut  l'en  dégoûter.  *  »  —  Le 
sauvage  !  l'athée  typique  !  Allez  théophobes  ! 
Poursuivez  Dieu,  vous  ne  parviendrez  à  le  chas- 
ser ni  de  l'histoire  ancienne,  ni  de  l'histoire 
contemporaine.  L'affirmation  de  l'humanité  ré- 
siste à  tous  les  efforts  que  vous  faites  pour 
rompre  son  universalité  et  sa  perpétuité.  Les 
civilisés,  les  barbares,  les  sauvages  traversent 
les  siècles  et  font  retentir  les  continents  et  les 
îles,  les  cités  superbes,  les  sombres  forêts, 
les  arides  déserts,  les  monts  et  les  glaciers 
d'un  cri  unanime  :  Je  crois  en  Dieu.  Credo  in 
Deum. 

N'est-ce  pas,  Messieurs,  un  merveilleux  con- 
cert que  cette  affirmation  ?  Je  sens  qu'elle  s'im- 
pose à  mon  âme  et  je  suis  sûr  que  vous  en 
subissez  vous-mêmes  l'impression.  Avant  de 
soupçonner  que  tout  le  monde  se  trompe,  on 
est  tenté  de  croire  que  tout  le  monde  a  raison. 
C'est  la  conclusion  qui  se  précipite  sous  l'im- 
pulsion  d'un  si  grand   témoignage,   aidez-moi 

t.  Joseph  de  Maistre.  Soirées  de.  Saint-Pétersbourg.  7e  En- 
tretien. 


110      AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE    DE    DIEU. 

par  votre  attention  à  la  rendre  claire  et  saisis- 
sante. 

II 

L'affirmation  de  l'existence  de  Dieu  étant  un 
fait  universel  et  perpétuel  comment  l'expliquer  ? 
—  Un  premier  moyen  se  présente,  extrêmement 
simple  et  facile,  c'est  de  supposer  dans  l'huma- 
nité le  retentissement  d'un  fait  primordial  qui 
ne  serait  autre  que  l'affirmation  de  Dieu  par  lui- 
même.  Si  Dieu  s'est  manifesté  et  a  dit  :  Je  suis, 
rien  de  plus  naturel  que  de  croire  à  son  exis- 
tence. Or,  Messieurs,  cette  affirmation  de  Dieu 
est,  pour  nous  chrétiens,  plus  qu'une  supposi- 
tion, c'est  une  vérité  historique.  Dieu  ne  nous  a 
pas  ménagé,  vous  l'avez  vu,  ses  manifestations. 
Nous  affirmons  donc  non  seulement  l'existence 
de  Dieu  ;  nous  affirmons  son  affirmation.  De 
cette  affirmation  ne  reste-t-il  aucun  vestige  en 
dehors  de  notre  histoire  chrétienne  ?  —  Loin  de 
là.  Toutes  les  religions  semblent  s'être  entendues 
pour  réclamer  le  privilège  des  communications 
divines  ;  c'est  une  chose  que  constatent,  d'assez 
bonne  grâce,  même  ceux  qui  ne  veulent  voir 


AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE   DE  DIEU.       lll 

dans  toute  forme  religieuse,  quelle  qu'elle  soit, 
qu'une  évolution  de  la  pensée  humaine.  L'Ilou 
des  Assyriens  et  des  Chaldéens,  quoique  im- 
mense et  impénétrable,  ne  dédaigne  pas  d'en- 
trer en  rapport  avec  les  hommes.  Ormuz,  le 
principe  de  la  vie  et  de  la  science,  dicte  lui- 
même  à  son  fidèle  serviteur  Zoroastre  les  for- 
mules sacrées  sur  lesquelles  reposent  la  reli- 
gion et  la  civilisation  du  monde.  Manou  est 
instruit  par  Dieu.  «  C'est  Brahma  le  grand 
Brahma  qui  a  composé  le  Véda.  Les  chantres 
humains  qui  Font  récité  devant  l'autel,  n'ont 
été  que  les  bouches  dont  ce  Dieu  s'est  servi 
pour  faire  entendre  la  vérité  aux  Aryas  ;  en  réa- 
lité Brahma  est  le  poète,  l'objet  de  la  théologie, 
la  théologie  elle-même  et  le  théologien.  » 
Chez  les  Phéniciens,  ce  sont  les  dieux  qui  com- 
muniquent au  monde  toutes  les  inventions  sans 
lesquelles  l'humanité  ne  peut  pas  vivre.  «  En 
Grèce,  chaque  divinité  est  regardée  comme  la 
fondatrice  de  son  propre  culte,  Junon  à  Argos, 
Apollon  à  Delphes  et  à  Délos,  Neptune  et  Pal- 
las  à  Athènes,  et  ainsi  des  autres  K  »  Enfin  dans 

1.  Voyez  Revue  des  Deux-Mondes,  15  avril  1868.  Les  sciences 
des  religions,  par  Emile  Burnouf. 


112      AFFIRMATION    DE    L  EXISTENCE    DE    DIEU. 

l'ancien  et  le  nouveau  monde,  dès  que  l'on  re- 
cherche l'origine  de  la  croyance  en  Dieu  au 
fond  le  plus  intime  des  traditions,  Dieu  lui- 
même  se  présente.  Il  n'est  pas  jusqu'au  sauvage 
qui  ne  se  prétende  enseigné  par  le  Grand-Es- 
prit. 

La  bonne  foi,  Messieurs,  peut-elle  mécon- 
naître l'importance  de  cet  accord  des  traditions 
avec  la  nôtre,  et  n'y  pas  voir  la  résolution  du 
témoignage  humain  dans  ce  témoignage  que 
Dieu  se  rend  à  lui-même  :  —  Je  suis  celui  qui 
suis.  —  Ego  sum  qui  sum. 

Mais,  je  le  veux  bien,  ne  tenons  aucun 
compte  de  cette  explication.  L'affirmation  uni- 
verselle et  perpétuelle  de  l'existence  de  Dieu 
demeure.  Il  faut  bien  qu'elle  ait  une  raison 
d'être,  et  je  n'en  conçois  pas  d'autre  qu'une  loi 
de  nature  dont  elle  est  la  solennelle  expression. 
Quand  nous  voyons  une  série  de  phénomènes  se 
produire  partout  et  toujours  dans  les  mêmes 
conditions  nous  disons  :  Il  y  a  là  une  loi.  C'est 
notre  cas,  Messieurs  ;  l'affirmation  universelle 
et  perpétuelle  de  l'existence  de  Dieu,  pour  être 
un  phénomène  de  nature  plus  élevée  que  tous 
les  phénomènes  du  monde  physique,  ne  laisse 


AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE    DE   DIEU.      113 

pas  de  se  produire  à  leur  instar  ;  il  y  a  là  une 
loi  :  loi  de  gravitation  intellectuelle  et  morale.  A 
supposer  quelles  planètes  fussent  lumineuses 
par  elles-mêmes  et  que  le  soleil  au  contraire 
fût  un  point  invisible,  son  existence  ne  vous 
serait-elle  pas  révélée  par  les  révolutions  or- 
données de  notre  système  planétaire,  et  ne  sau- 
riez-vous  pas  déterminer,  par  des  calculs  précis, 
sa  position  dans  l'espace  ?  Pourquoi,  si  la  même 
régularité  de  mouvements  se  remarque  dans 
l'humanité, ne  diriez-vous  pas: — l'humanité  est 
concentrique,  son  centre  c'est  Dieu  ?  —  Vous 
inscrirez-vous  en  faux  contre  cet  oracle  que  pro- 
nonçait le  bon  sens  par  la  bouche  de  Cicéron  : 
«  Omni  in  re  consensio.  Omnium  gentium  lex 
nalurœ  putanda  est.  En  toute  chose  le  consen- 
tement de  tous  les  hommes  doit  être  considéré 
comme  une  loi  de  nature  K  »  Non,  Messieurs, 
non  vous  ne  le  pouvez  pas.  —  «  Ce  que  confesse 
universellement  et  naturellement  la  nature,  dit 
le  savant  Guillaume  de  Paris,  est  nécessaire- 
ment vrai  ;  car  la  nature  ne  peut  pas  universel- 
lement   et    naturellement    mentir  2.    »   Si    elle 

ir>  Tusculan.  lib.  I,  cap.  XIII. 

2.  Quod  natura  universaliter  et  naturaliter  confitetur  en- 

CONFÉRENCIS  N.-D.  —   CARÊME   1873.   —   8 


114      AFFIRMATION   DE   INEXISTENCE   DE   DÎËÎ' 

mentait  il  ne  faudrait  plus  croire  à  rien.  L'hu- 
manité confesse  universellement  et  perpétuel- 
lement l'existence  de  Dieu  ;  c'est  la  nature  qui 
parle  ;  donc  :  Dieu  est. 

Comment  pouvons-nous  formuler  la  loi  qui 
fait  parler  la  nature  ?  —  De  plusieurs  manières. 
Les  uns  disent  :  —  Dieu  qui  nous  a  faits  nous  a 
donné  la  connaissance  innée  de  son  existence. 
Platon,  Cicéron,  Jamblique,  Plotin,  Proclus, 
saint  Justin,  saint  Grégoire  de  Nysse,  saint 
Jean  Damascène,  saint  Jérôme,  saint  Augustin 
€t  beaucoup  d'autres  penseurs  illustres  seraient, 
dit-on,  les  patrons  de  cette  formule.  Je  ne  vous 
défends  pas  de  l'accepter,  mais  je  vous  ai  dit, 
Messieurs,  que  je  n'en  voulais  pas  ;  et  je  crois 
même,  laissant  de  côté  les  philosophes,  que 
nous  pouvons  ramener  tout  ce  que  disent 
les  saints  Pères  de  la  connaissance  innée,  in- 
sérée, infuse  dans  la  nature,  à  l'explication 
judicieuse  qu'en  donne  saint  Thomas  :  «  Dei 
cognitio  nobis  dicitur  innata  esse,  in  quantum 
per  principia  nobis  innata  de  jacili  percipere 
possumus  Deum   esse.   »   La   connaissance    de 

cesse  est  verum  esse.  Naturam  enim  naturaliter  et  univerca- 
liter  mentiri  impossibile  est.  (Guillelmus  Parisiensis.  Lib  d-, 
viriut.) 


AFFIRMATION   DE   L'EXISTENCE   DE   DIEU.      115 

Dieu  est  dite  innée  en  tant  que  par  les  principes 
innés  de  nos  opérations  nous  pouvons  facile- 
ment percevoir  que  Dieu  est  l,  »  Et  quels  sont 
ces  principes  innés  ?  C'est  le  mouvement  pri- 
mitif de  notre  nature  vers  le  souverain  bien, 
c'est  l'aptation  de  nos  facultés  intellectuelles  à 
la  perception  de  la  cause  suprême  dans  les 
effets  créés,  c'est  le  plus  grand  effet  créé  qu'il 
nous  soit  donné  de  percevoir,  c'est-à-dire  la 
similitude  de  notre  nature  avec  la  nature  di- 
vine 2.  Munis  de  ces  principes  nous  partons  de 
Dieu  pour  aller  à  Dieu.  Notre  âme  pleine  de 
désirs  cherche  partout  son  bien  ;  elle  va  d'un 
objet  à  un  autre  et,  ne  trouvant  rien  qui  réponde 
à  ses  convoitises  infinies,  elle  appelle,  elle  attend, 
elle  prête  l'oreille,  elle  entend  le  pas  de  Celui 
qui  vient,  elle  ne  sait  pas  qui  c'est,  elle  ne  peut 
l'appeler  par  son  nom  ;  mais  lorsque  la  rai- 
son de  concert  avec  l'enseignement  prononce 

1.  Opuscul.  LXIX,  de  Trinitate. 

2.  Auctoritas  Damasceni  intelligenda  est  de  divina  cognitione 
nobis  insita,  secundum  ipsius  similitudinem,  et  non  secundum 
quod  est  in  sua  natura,  sicut  jam  dicitur  quod  omnia  appetunt 
Deum,  non  quidem  ipsum  prout  consideratur  in  sua  natura  sê'd 
in  sui  similitudine,  quia  nihil  desideratur,  nisi  in  quantum 
habet  similitudinem  ipsius,  et  etiam  nihil  cognoscitur.  (In  I 
sent.  Dist.  III,  q.  1,  art.  2.  ad.  1.) 


116      AFFIRMATION    lï£    L'EXISTENCE    DE    DIEU. 

ce  nom  sacré,  l'âme  retentit  et  dit  :  —  C'est  lui  ! 
Comment  ne  l'aurais-je  pas  cherché  puisqu'il 
m'a  faite  à  son  image  et  que,  partout,  c'est  son 
image  qui  m'attire  ?  Mais  laissons  de  côté  les 
opinions,  si  vous  le  voulez  bien,  et  mettons- 
nous  en  face  du  certain.  Le  certain  le  voici  : 
C'est  que  s'il  est  un  Dieu  qui  nous  a  faits,  il  n'a 
pas  dû  nous  faire  excentriques,  mais  bien  con- 
centriques, c'est-à-dire  pour  lui.  S'il  nous  a 
faits  pour  lui,  il  a  dû  nous  donner,  avec  une 
impulsion  originelle,  le  moyen  de  le  connaître  ; 
la  première  connaissance  que  nous  devons 
avoir  de  lui  c'est  qu'il  existe,  et  cette  connais- 
sance doit  s'exprimer  par  une  affirmation  uni- 
verselle et  perpétuelle. 

Messieurs,  trouvez-moi  une  autre  explication 
légitime  du  témoignage  de  l'humanité,  je  vous 
le  sacrifie  de  bon  cœur.  —  Direz-vous  avec  un 
ancien  :  C'est  à  la  crainte  que  l'on  doit  l'ori- 
gine des  dieux. 

Primus  in  orbe  Deos  timor  fecit. 

Ce  sont  nos  infirmités  et  nos  maux  qui  nom 
ont  donné  l'idée  d'une  puissance  ennemie  qu  il 
faut  fléchir.  —  Mais  n'y  a-t-il  donc  que  de  la 
crainte  dans  les  religions  des  peuples  ?  L'admi- 


AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE    DE    DIEU.      117 

ration,  la  reconnaissance,  l'amour  n'y  tiennent» 
ils  pas  la  plus  grande  place  ?  J'ai  beau  regarder, 
je  ne  vois  pas  autant  la  malfaisance  barbare  que 
la  puissance  libérale  et  magnifique  d'un  maître 
suprême  et  des  divinités  nationales  et  popu- 
laires dont  on  invoque  la  protection  ou  dont  on 
loue  les  bienfaits. 

Faut-il  accuser  les  législateurs  d'avoir  abusé 
de  l'enfance  des  nations  et  exploité,  au  profit 
de  leur  ambition  personnelle,  l'invention  d'un 
maître  invisible  et  imaginaire  dont  ils  étaient 
les  représentants  ?  —  Mais  lisez  donc  attenti- 
vement l'histoire  de  toutes  les  législations,  vous 
verrez  qu'il  n'en  est  aucune  qui  ne  suppose  la 
préexistence  d'une  croyance  en  la  divinité. 
Certains  législateurs  ont  pu  inventer  leurs  pré- 
tendus rapports  avec  Dieu  ;  ils  n'inventaient 
pas  Dieu. 

Invoquerez-vous  la  superstition  ?  —  Mais  la 
superstition  suppose  précisément  le  mouvement 
religieux  de  l'âme  contre  lequel  proteste  l'a- 
théisme, puisqu'elle  en  est  l'exagération,  le 
dérèglement. 

Dira-t-on  que  l'idée  de  Dieu  est  due  à  une 
évolution  psychologique?  —  Mais  nous  la  voyons 


118      AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE    DE   DIEU. 


profondément  enracinée  dans  l'esprit  humain 
aux  époques  les  moins  fécondes  en  évolutions 
psychologiques.  Et  puis,  ce  que  l'humanité  re- 
ligieuse affirme  ce  n'est  pas  une  idée,  c'est 
un  être  personnel,  vivant  et  agissant.  S'il  lui 
est  arrivé  de  faire  des  cultes  elle  n'en  a  pas  fait 
l'objet. 

Le  monde  est-il  victime  d'un  préjugé  que  la 
science  doit  détruire  ?  Incapable  de  se  rendre 
compte  des  forces  de  la  nature,  l'homme  ne 
trouve-t-il  pas  plus  aisé  de  supposer  une  force 
indépendante  et  maîtresse  ?  Ne  croit-il  pas  que 
Dieu  est,  comme  il  a  cru  pendant  longtemps, 
trompé  par  les  apparences,  que  le  ciel  tout  en- 
tier tournait  autour  de  la  terre  ?  —  Permettez- 
moi  de  vous  dire,  Messieurs,  que  la  parité  que 
l'on  veut  établir  ici  est  au  moins  ridicule.  Que  le 
ciel  tourne  autour  de  la  terre,  que  la  terre 
voyage  autour  du  soleil  ;  il  importe  peu.  Les 
saisons  se  succèdent,  les  blés  mûrissent,  la 
vigne  nous  donne  ses  grappes  dorées  et  ver- 
meilles, l'homme  naît,  vit,  engendre,  administre 
ses  affaires,  pas  un  iota  n'est  changé  dans 
notre  existence  ;  mais  que  Dieu  soit  ou  ne  soit 
pas,  ce  n'est  plus  la  même  chose.  La  foi  en  Dieu 


AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE   DE   DIEU.      119 

est  éminemment  pratique  et  toute  la  conduite 
de  la  vie  humaine  subit  sa  haute  et  souveraine 
influence.  Il  faut  obéir  à  un  maître  et  lui  sacrifier, 
qui  plus,  qui  moins,  des  pensées,  des  désirs,  des 
actes  pour  lesquels  la  voix  secrète  de  nos  ins- 
tincts réclame  souvent  l'indépendance.  Cette 
soumission  tourne-t-elle  à  notre  dommage  ? 
Loin  de  là,  Messieurs,  et  c'est  ici  que  se  révèle, 
dans  toute  sa  splendeur,  la  loi  dont  je  parlais 
tout  à  l'heure.  On  a  observé  que  «  de  la  con- 
«  ception  qu'un  peuple  a  de  Dieu  dépend  le 
«  niveau  de  son  organisation  sociale  (1).  » 
Plus  son  affirmation  est  nette  et  précise,  plus 
elle  dégage  la  cause  suprême,  l'infini,  l'éternel, 
l'absolu,  le  maître,  le  type  et  la  fin  de  toutes 
choses,  plus  aussi  on  voit  s'élever  la  nature  et  la 
civilisation  resplendir.  Par  civilisation  je  n'en- 
tends pas  cette  surabondance  de  vie  matérielle, 
ces  raffinements  de  luxe  et  de  jouissances  qui 
s'accordent  aisément  avec  les  plus  grossières 
erreurs  ;  j'entends  les  grandes  idées,  les  nobles 
sentiments,  les  vertus  héroïques.  Où  la  plus 
haute  intelligence  de  la  nature,  des  devoirs  et 
des  destinées  de  l'homme  ?  Où  le  sens  le  plus 

1.  Frank,  Études  orientales. 


120      AFFIRMATION    DE    INEXISTENCE   DE   DIEU. 

délicat,  le  plus  exquis,  le  plus  élevé  du  beau  ? 
Où  les  plus  admirables  chefs-d'œuvre  ?  Où  les 
institutions  plus  fermes  et  plus  équitables,  l'au- 
torité plus  respectée,  la  vraie  liberté  plus  à 
l'aise  ?  Où  les  mœurs  plus  douces  et  plus  in- 
tègres, la  justice  plus  solennelle,  les  serments 
plus  sacrés,  la  vertu  plus  aimable  et  plus  à 
l'abri  des  violences  de  la  passion  ?  Où  le  véri- 
table amour  de  l'humanité,  la  bienveillance,  le 
désintéressement,  la  générosité,  l'oubli  de  soi, 
l'esprit  de  sacrifice,  le  dévouement  à  la  patrie  ? 
Où  ces  admirables  et  saintes  choses  ;  sinon  chez 
les  peuples  dont  la  croyance  en  Dieu  est  plus 
forte  et  plus  pure  ?  Au  milieu  des  merveilles 
d'une  civilisation  raffinée,  combien  de  nations 
se  sont  déshonorées  par  les  monstrueux  excès 
de  la  tyrannie,  de  l'esclavage,  du  mépris  et 
de  l'oppression  des  misérables,  de  l'injustice, 
du  libertinage,  parce  qu'elles  avaient  laissé 
s'amoindrir  et  se  corrompre  l'idée  de  Dieu  ? 
Et  l'on  voudrait  que  l'affirmation  de  Dieu, 
dont  dépend  la  perfection  de  notre  nature, 
aboutît  au  néant  !  Et  il  y  aurait  une  solida- 
rité intime  entre  un  progrès,,  qui  est  la  loi 
de  notre  être,  et  une  affirmation  qui  en  serait 


AFFIRMATION    DE    L'EXISTENCE    DE    DIEU.      121 

le  désordre  !  C'est  impossible,  Messieurs,  ou 
bien  il  n'y  a  plus  de  lois  dans  le  monde.  Nous 
sommes  le  chaos. 

Le  chaos  !  c'est  ce  que  redoute  toute  so- 
ciété au  moment  où  elle  se  trouve  en  face  de 
l'athéisme  résolu  à  entrer  dans  les  mœurs  pu- 
bliques. Alors  les  endormis  se  réveillent  ;  l'ins- 
tinct religieux  éclate  en  protestations  ;  on  ne 
veut  pas  que  la  négation  athée  puisse  com- 
mencer une  histoire,  et  pour  l'arrêter  sur  le 
chemin  des  siècles,  qu'elle  prétend  envahir,  on 
dresse  un  monument  sur  lequel  est  écrit  : 
La  nation  croit  à  l'Être  suprême.  Si  elle  n'y 
croyait  pas,  la  civilisation  partirait  avec  Dieu  et 
sur  ses  ruines  fumantes  viendrait  s'asseoir  la 
barbarie  sauvage.  Nous  l'avons  vue,  Messieurs, 
pendant  deux  mois  qui  parurent  deux  siècles, 
régner  au  nom  de  l'athéisme  sur  cette  ville  su- 
perbe. Ce  fut  un  avertissement  pour  ceux  qui 
ne  voulaient  pas  comprendre,  à  l'heure  du  plai- 
sir, les  plaintes  de  nos  âmes  chrétiennes.  Ils 
purent  voir,  avec  effroi,  ce  qui  arriverait  si 
Dieu  disparaissait.  Puissent  leurs  yeux  s'ouvrir 
tout  à  fait  aux  lueurs  sinistres  de  nos  tempêtes 
civiles,  et  leurs  cœurs  instruits  par  les  événe- 


122      AFFIRMATION    I>E    L'EXISTENCE    DE    DIEU. 

ments  monter  jusqu'à  l'affirmation  si  forte,  si 
haute,  si  pure,  qui  seule  peut  relever  notre 
gloire  abattue  :  l'affirmation  chrétienne. 

Il  est  temps  de  conclure  ;  je  vais  le  faire 
brièvement.  L'humanité  affirme  universelle- 
ment et  perpétuellement  l'existence  de  Dieu. 
Rien  ne  peut  expliquer  cette  affirmation  qu'une 
loi  à  laquelle  obéit  notre  nature  ;  donc  cette  loi 
existe.  L'instinct  religieux  est  un  caractère 
propre  qui,  aussi  bien  que  la  raison,  fait  de 
l'homme  un  être  à  part,  de  l'humanité  un  règne 
dans  la  création.  Donc,  comme  le  remarque 
judicieusement  un  écrivain  moderne,  l'athée  se 
met  hors  la  loi  ;  «  l'athéisme  constitue  une 
anomalie,  et  cette  anomalie  est  la  plus  profonde 
qui  puisse  exister  puisqu'elle  efface  en  l'atro- 
phiant et  en  l'oblitérant  un  caractère  de  règne. 
Il  faut  dire  que  l'athéisme  est,  au  sens  des  na- 
turalistes, comme  au  sens  des  moralistes,  une 
monstruosité.  Je  ne  sais  pas  s'il  y  a  de  quoi 
être  fier  d'un  état  intellectuel  que  la  science 
classe  définitivement  parmi  les  phénomènes 
tératologiques  1.  » 

L'athée  se  met  hors  la  loi,  pas  autant  toute- 

1.  Amédée  de  Margerie,  Théodicée,  chap.  III. 


AFFIRMATION   DE    INEXISTENCE    DE   DIEU.      123 

fois  qu'il  le  voudrait.  Les  efforts  désespérés 
qu'il  fait  pour  devenir  excentrique  accusent  la 
force  concentrique  contre  laquelle  il  se  révolte. 
S'il  n'avait  affaire  qu'au  néant,  il  se  contente- 
rait d'un  calme  et  noble  mépris  ;  mais  pourquoi 
sa  haine  qui  va  jusqu'à  la  colère  ?  sa  colère 
jusqu'à  la  fureur  ?  sa  fureur  jusqu'à  la  rage  ?  sa 
rage  jusqu'à  la  folie  ?  Le  poète  Aristophane,  en 
sa  comédie  des  Chevaliers,  met  dans  la  bouche 
de  deux  de  ses  personnages  ce  dialogue  :  — 
«  Nicias,  crois-tu  qu'il  y  ait  des  dieux  ?  — 
Certainement.  —  Et  quelle  preuve  en  as-tu  ? 
—  La  preuve  ?  c'est  que  je  les  hais  *.  »  — 
Beaucoup  d'athées  en  sont  là,  Messieurs  ;  leur 
haine  de  Dieu  vient  de  ce  qu'ils  croient  en  lui, 
et  de  la  manière  dont  ils  disent  :  —  Dieu  n'est 
pas,  —  il  est  facile  de  conclure  que  Dieu  est. 

1.  Démosthènes,  èrov  ïjyet  yapf  ôeouç; 

Nicias,  Eycoye 

Démosthènes,  tzoLoï  xPc^PLev°Ç  TSXfAïjpCo»; 
Nicias,  Oxirj  6eoïaiv  b/Qpoç  ziy.  !  oûx  eikotcx;  ; 

(Aristophan,  Eauites.) 


QUATRIÈME   CONFÉRENCE 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU 


QUATRIÈME   CONFÉRENCE 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU 

Messieurs, 

Du  témoignage  de  l'humanité  nous  nous 
sommes  élevés  au  fait  primordial  par  lequel 
Dieu  lui-même  a  manifesté  son  existence,  et  à 
la  loi  de  nature  qui  indique  au  bon  sens  que 
l'affirmation  universelle,  perpétuelle,  éminem- 
ment pratique  du  genre  humain,  touchant  l'exis- 
tence de  Dieu,  ne  peut  pas  aboutir  au  néant  ni 
résulter  d'un  désordre  de  nos  facultés.  Pour 
un  grand  nombre  d'esprits  ces  indications 
suffisent  ;  ils  croient  parce  que  tout  le  monde 
croit,  et  vous  n'avez  pas  le  droit,  puisque  le 
cri  de  la  nature  est  l'expression  de  la  vérité, 
de  les  accuser  de  déraison.  Mais  vous  demandez 
davantage  ;  vous  voulez  contrôler  de  plus 
près  la  foi  des  peuples  et  la  loi  qui  la  régit. 
Je    me    soumets    de    bon    cœur,    Messieurs,    à 


128    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

cette  légitime  exigence  et  suis  prêt  à  mettre 
en  œuvre  le  procédé  de  raison  dont  il  a  été 
question,  lorsque  j'ai  traité  de  la  connais- 
sance de  Dieu,  lequel  procédé  a  pour  but  de 
démontrer  qu'il  existe  un  être  premier,  cause 
de  tous  les  êtres.  Cette  démonstration,  bien 
qu'elle  ne  soit  pas  du  même  ordre  que  les  démon- 
strations mathématiques,  est  cependant,  comme 
elles,  rigoureuse  et  nécessitante  ;  nous  pou- 
vons en  obtenir  des  conclusions  certaines. 
Chaque  philosophe  l'a  faite  à  sa  manière,  et  en 
plus  d'une  rencontre  le  désir  d'innover  a  plutôt 
affaibli  le  nerf  des  vrais  arguments  qu'il  n'a  en- 
richi l'argumentation.  Je  ne  céderai  point  à  la 
tentation  de  paraître  original,  persuadé  que  je 
suis  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  neuf,  pour  nos 
esprits  légers  et  superficiels,  que  les  vieilles  et 
fortes  méthodes  des  grands  maîtres. 

Écoutez  donc  saint  Thomas.  Il  ne  nous  a 
laissé  que  le  squelette  aride  de  sa  démonstration; 
mais  je  lui  ai  demandé  la  grâce  de  revêtir  ce 
squelette  d'une  parole  claire  et  vive  comme  celle 
qui  charmait  jadis  les  étudiants  de  la  célèbre 
université  de  Paris.  Ennemi  des  subtilités  sté- 
riles, le  docteur  du  bon  sens  écarte  avec  soin 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  PÉ  DIEU.    12i^ 

les  jeux  d'esprit  par  lesquels  on  s'efforce  de 
faire  sortir,  a  priori,  d'un  pur  concept, une  réalité 
actuelle  et  vivante.  Pareillement  il  répudie  les 
affirmations  hypothétiques  qui  concluent  à  une 
action  directe  et  immédiate  du  premier  prin- 
cipe sur  nos  âmes,  pour  nous  révéler  son  exis- 
tence *.  Il  se  met  en  face  du  monde  entier,  il 

1.  Ad  primum  sic  procedilur.  Videtur,  quod  Deum  esse  sit 
per  se  notum.  Illa  enim  nobis  dicuntur  per  se  nota,  quorum 
cognitio  nobis  naturaliter  inest,  sicut  patet  de  primis  principiis. 
Sed  sicut  dicit  Damascenus  :  (in  princ.  libri  sui),  omnibus  co- 
gnitio existendi  Deum  naturaliter  est  inserta.  Ergo  Deum  esse 
est  perse  notum. 

Prseterea,  Illa  dicuntur  esse  per  se  nota,  quse  statim  cognitis 
terminis  cognoscuntur,  quod  Philosophus  attribuit  primis  ae- 
monstrationis  principiis,  (in  I  PosLer).  Scito  enim  quid  est  to- 
tum,et  quid  pars,  statim  scitur,  quod  omne  toturn  majus  est 
sua  parte.  Sed  intellecto  quid  significet  hoc  nomen,  Deus,  sta- 
tim habetur,  quod  Deus  est.  Significatur  enim  hoc  nomine  id 
quo  majus  significari  non  potest  :  majus  autem  est,  quod  est 
in  re,  et  in  intellectu,  quam  qued  est  in  intellectu  tantum  : 
unde  cum  intellecto  hoc  nomine  Deus,  statim  sit  in  intellectu, 
sequitur  etiam  quod  sit  in  re.  Ergo  Deum  esse  est  perse  notum. 

Voyez  fin  du  volume  Note  I. 

Ad  primum  ergo  dicendum,  quod  cognoscere  Deum  esse, 
in  aliquo  communi,  sub  quadam  confusione  est  nobis  natura- 
liter insertum,  in  quantum  scilicet,  Deus  est  hominis  beatitudo. 
Homo  enim  naturaliter  desiderat  beatitudinem  :  et  quod  natu- 
raliter desideratur  ab  homine,  naturaliter  cognoscitur  ab  eodem. 
Sed  hoc  non  est  simpliciter  cognoscere  Deum  esse,  sicut 
cognoscere  venientem,  non  est  cognoscere  Petrum,  quamvis 
sit  Petrus  veniens.  Multi  enim  perfectum  hominis  bonum, 
quod  est  beatituii ,  existimant  divitias  ;  quidam  vero  volupta- 
tes,  quidam  autem  aliquid  aliud. 

COr  PéRENCESÎN.-D.   —  CABÊME   1873.  —   9 


130    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

le  saisit,  il  l'enserre,  il  le  presse  dans  l'étreinte 
d'un  seul  principe,  le  principe  de  causalité,  et 
après  avoir  obtenu  de  chaque  être,  considéré 
séparément,  et  de  l'ensemble  des  êtres  l'aveu 
d'une  infirmité  radicale  il  conclut  :  Donc  il 
existe  une  cause  suprême  de  toutes  choses  ; 
c'est  cette  cause  que  j'appelle  Dieu. 

Nous  sommes  à  bonne  école,  Messieurs,  sui- 
vons le  maître  dans  son  argumentation. 


I 


Si  j'interroge  un  être  je  vais  naturellement 
de  la  chose  la  plus  apparente  à  la  moins  appa- 
rente. Je  le  vois  d'abord  se  mouvoir  et  je  lui 
demande  :  —  Qui  te  meut  ?  Je  le  rattache  à  un 
autre  être  et  je  lui  demande  :  —  D'où  viens-tu  ? 

Ad  secundum  dicendum,  quod  forte  ille  qui  audit  hoc  no- 
men,  Deus,  non  intelligit  significari  aliquid,  quo  majus  cogitari 
non  possit,  cum  quidam  crediderint  Deum  esse  corpus.  Dato 
etiam,  quod  quilibet  intelligat  hoc  nomine,  Deus,  significari 
hoc  quod  dicitur,  scilicet  illud,  quo  majus  cogitari  non  potest  : 
non  tamen  propter  hoc  sequitur,  quod  intelligat,  id  quod 
significatur  per  nomen,  esse  in  rerum  natura  :  sed  in  appre- 
hensione  intellectus  tantum.  Nec  potest  argui,  quod  sit  in  re, 
nisi  daretur  quod  sit  in  re  aliquid,  quo  majus  cogitari  non  po- 
lest  :  quod  non  est  datum  a  ponentibus  Deum  non  esse. 
{Summ.,  theol.  I,  p...  q.  Il,  a.  1.) 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    131 

J'entre  plus  profondément  dans  le  mystère  de 
son  existence  et  je  lui  demande  :  —  Comment 
subsistes-tu  ?  Enfin,  je  veux  avoir  la  raison  de 
ces  trois  choses,  le  mouvement,  la  procession, 
la  subsistance. 

Le  monde  est  plein  de  mouvements,  Mes- 
sieurs, nous-mêmes  nous  en  faisons  à  chaque 
instant,  et  la  pratique  universelle  et  constante 
du  mouvement  nous  apprend  qu'il  faut  tou- 
jours soumettre  ce  qui  est  mû  à  l'influeflce 
d'un  moteur.  Nous  disons  bien  de  certaines 
choses  qu'elles  se  meuvent  elles-mêmes  ;  mais 
nous  sentons  par  expérience  qu'il  faut  décom- 
poser leur  acte  ;  que  ce  qui  meut  et  ce  qui  est 
mû  en  elles  n'est  ni  de  nature  semblable,  ni 
dans  les  mêmes  rapports  avec  le  terme  du 
mouvement.  Par  exemple,  ces  merveilles  de 
notre  industrie,  ces  chars  qui  dévorent  l'espace 
sembleraient,  à  qui  n'a  jamais  rien  vu  de  pareil, 
des  animaux  mystérieux  échappés  de  la  main 
du  maître  et  emportés  par  leur  propre  ardeur  ; 
nous,  qui  les  avons  faits,  connaissons  la  force 
d'où  leur  vient  le  mouvement  :  et  les  tour- 
ments de  la  vapeur  dans  la  poitrine  d'airain 
qui  la  retient  captive,  et  le  feu  cause  de  ces 


132    DÉMONSTRATION  DE  L  EXISTENCE  DE  DIEU. 

tourments,  et  l'homme  qui  active  le  feu.  Ainsi 
instruits  par  la  pratique  et  l'expérience,  dès 
que  nous  voyons  une  chose  se  mouvoir,  d'ins- 
tinct nous  cherchons  qui  la  meut,  et  parce  que 
notre  esprit,  contre  son  invincible  répugnance 
ne  saurait  être  condamné  à  une  course  folle 
dans  l'indéfini  sans  y  pouvoir  jamais  trouver 
un  point  d'arrêt,  et  parce  que  «  le  génie  de 
notre  nature  est,  comme  dit  Bossuet,  de  rame- 
ner* tous  les  changements  à  des  règles  im- 
muables 1  »,  nous  prononçons  que  tout  ce  qui 
entre  en  mouvement  doit  être  mû  ou  médiate- 
ment  ou  immédiatement  par  une  force  qui  ne 
peut  être  mue  elle-même,  l'immobile  2. 

1.  Connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même.  Ghap.  V. 

2.  Prima  autem  et  manifestior  via  est,  quœ  sumitur  ex  parte 
motus.  Certum  est  enim,  et  sensu  constat,  aliqua  moveri  in 
hoc  mundo  :  omne  autem  quod  movetur,  ab  alio  movetur. 
Nihil  enim  movetur,  nisi  secundum  quod  est  actu.  Movere 
enim  nihil  aliud  est,  quam  educere  aliquid  de  potentia  in 
actum.  De  potentia  autem  non  potest  aliquid  reduci  in  actum, 
nisi  per  aliquod  ens  in  actu*:  sicut  calidum  in  actu,  ut  ignis, 
facit  lignum,  quod  est  calidum  in  potentia,  esse  actu  calidum, 
et  per  hoc  movet,  et  altérât  ipsum.  Non  autem  est  possibile,  ut 
idem  sit  simul  in  actu  et  potentia  secundum  idem,  sed  solum 
secundum  diversa.  Quod  enim  est  calidum  in  actu,  non  potest 
simul  esse  calidum  in  potentia,  sed  est  simul  frigidum  in  po- 
tentia. Impossibile  est  srgo,  quod  secundum  idem,  et  eodem 
modo  aliquid  sit  movens  et  motum,  vel  quod  moveat  seipsum  : 
omne  ergo  quod  movetur,  oportet  ab  alio  moveri.  Si  e-go  id  a 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU.    133 

Quelle  est  donc  la  force  immobile  qui  meut  le 
monde  ?  Est-ce  la  loi  ?  —  Sans  doute,  Messieurs, 
tout  mouvement  est  soumis  à  une  loi  ;  mais  en 
dehors  de  l'esprit'  qui  l'a  conçue  et  de  la  volonté 
qui  en  assure  l'exécution,  la  loi  n'est  qu'une 
pure  abstraction,  une  vaine  formule  dont  on  ne 
peut  obtenir  la  moindre  mutation  dans  les  êtres. 
La  loi  règle  la  force,  elle  ne  la  produit  pas. 
Quiconque  se  flatte  d'avoir  expliqué  le  mouve- 
ment universel  par  ce  mot  magique  :  la  loi,  n'est 
pas  plus  avancé  que  celui  qui  dirait  :  — le  monde 
se  meut  parce  qu'il  se  meut. 

Il  faut  donc  avec  la  loi  une  force  régie  par 
la  loi.  Encore  une  fois  quelle  est  cette  force  ? 
Réside-t-elle  proprement  dans  chacun  des 
atomes  dont  se  compose  la  masse  de  l'univers  ? 
Avons-nous,  dans  un  infiniment  grand,  un  nom- 
bre infini  d'infiniment  petites  forces  qui  sont 
autant  de  premiers  moteurs  ?  —  Mais  qui  ne 

quo  movetur  moveatur,  oportet  et  ipsum  ab  alio  moveri,  et 
illud  ab  alio  :  hic  autem  non  est  procedere  in  infinitum  :  quia 
sic  non  esset  aliquod  primum  movens,  et  per  consequens  nec 
aliquod  aliud  movens  :  quia  moventia  secunda  non  movent 
nisi  per  hoc  quod  sunt  mota  a  primo  movente,  sicut  baculus 
non  movet  nisi  per  hoc  quod  est  motus  a  manu.  Ergo  necesse 
est  devenir?  ad  aliquod  primum  movens,  quod  a  nullo  mo- 
vetur :  et  hoc  omnes  intelligunt  Deum.  (Summ.  théol.  I,  p.. 
q.  II,  a.  3.  r\* 


13-5    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

voit,  au  simple  énoncé  de  cette  question,  qu'elle 
est  grosse  des  plus  grosses  absurdités  ?  Tant  de 
premiers  moteurs  ne  sont-ils  pas  condamnés 
fatalement  à  l'immobilité  générale  et  perpé- 
tuelle ?  Car,  s'il  s'agit  de  mouvoir  le  monde,  il 
faut  bien  que  chaque  mouvement  particulier  soit 
ordonné  au  mouvement  universel,  et  par  consé- 
quent déterminé  dans  un  sens  plutôt  que  dans 
un  autre.  Mais  cette  détermination  ne  peut  être 
prise  par  l'infiniment  petit  qu'autant  qu'il  con- 
naît les  termes  de  tous  les  mouvements,  pour  y 
placer  le  sien  à  propos,  de  telle  sorte  que  cette 
infinité  d'infiniment  petits  devient,  tout  à  coup, 
une  infinité  d'infiniment  grands.  Concevez  cela 
si  vous  le  pouvez,  Messieurs,  ou  bien  résignez- 
vous  à  l'indétermination  du  mouvement  et 
par  conséquent,  à  la  perpétuelle  immobilité. 

Or,  vous  le  savez  tout  aussi  bien  que  moi,  la 
détermination  du  mouvement  dans  le  monde  est 
un  phénomène  surabondamment  constaté  par 
l'expérience.  Les  premiers  éléments  de  la 
science  astronomique,  que  personne  d'entre 
vous  n'ignore,  nous  apprennent  que  tous  les 
corps,  dans  toutes  leurs  parties,  ont  une  direc- 
tion  concentrique.    La   terre   qui   nous   paraît 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU.    135 

immobilisée,  est  en  mouvement  de  la  circonfé- 
rence au  centre,  et  docile  elle-même  comme  ses 
propres  atomes,  elle  cède  aux  sollicitations 
d'un  astre  radieux  qui  lui  prodigue  sa  lumière 
et  sa  chaleur  en  échange  de  sa  soumission.  Le 
chœur  harmonieux  des  planètes,  ses  compagnes 
d'esclavage,  compose  ce  que  nous  appelons 
notre  système.  Le  soleil  centre  de  ce  système 
en  est-il  le  premier  moteur  ?  Mais  alors  il  y 
aura  dans  l'espace  autant  de  premiers  moteurs 
qu'il  y  a  de  soleils,  c'est-à-dire  un  nombre 
incommensurable  ;  car  ces  étoiles,  qui  brillent 
comme  des  pierreries  sur  le  manteau  du  firma- 
ment, sont  les  centres  d'autant  de  mondes  en 
comparaison  desquels  le  nôtre  n'a  pas  plus 
d'importance  que  le  grain  de  poussière  que  fou- 
lent nos  pieds  dédaigneux. 

Nous  sommes  en  pleine  immensité,  Mes- 
sieurs, mais  je  ne  m'y  perds  pas,  je  vais  tou- 
jours. —  Si  les  soleils  de  chaque  système 
sont  autant  de  premiers  moteurs  ils  ne  sauraient 
étendre  leur  action  au  delà  de  leur  sphère 
propre,  pour  la  même  raison  d'ordre  qui 
frappe  d'impuissance  les  infiniment  petits. 
Tous  les  systèmes  sont  donc  indépendants  les 


136    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

uns  des  autres  ?  —  C'est  précisément  ce  .que  ne 
veut  pas  la  science.  A  bon  droit  les  inductions 
astronomiques  poussent  à  fond  la  loi  d'attrac- 
tion et  subordonnent  tous  les  mondes  à  un 
centre  unique,  perdu  pour  nous  dans  l'étendue, 
mais  réel,  mais  agissant  jusqu'aux  extrêmes 
limites  de  la  matière  créée  et  l'enchaînant  tout 
entière  à  sa  force.  Quel  est  ce  centre  ?  —  Est-il 
masse  ?  —  S'il  est  masse  il  est  soumis  lui-même 
à  la  loi  générale,  et  d'un  atome  à  l'autre  nous 
arrivons  jusqu'à  un  point  simple,  indivisible, 
une  pure  force. 

Voilà  sans  doute  notre  premier  moteur  ?  — 
Pas  encore,  Messieurs.  S'il  n'y  avait  dans  le 
monde  qu'une  force  centrale,  il  se  ferait  selon 
la  remarque  de  Newton,  un  soudain  écrou- 
lement de  tous  les  astres,  une  pression  formi- 
dable de  la  matière  universelle  dont  chaque 
partie  tendrait  à  son  dernier  terme.  Ce  n'est 
point  cela  que  nous  voyons.  Chaque  monde  se 
tient  à  une  distance  respectueuse  du  centre  qui 
l'attire,  et,  chose  admirable  en  de  si  grandes 
masses,  d'un  rapide  et  souple  mouvement  elles 
tracent  au  loin  d'harmonieuses  circonférences. 
Elles   sont   donc   poussées   dans   une   direction 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU.    137 

contraire  à  ce!!e  que  leur  imprime  la  force  cen- 
trale par  une  force  indépendante  qui,  si  elle 
triomphait,  emporterait  par  la  tangente  de  son 
orbite  le  corps  qu'elle  meut  au  delà  de  toutes  les 
sphères.  Mais  elle  ne  triomphe  jamais  pas  plus 
que  ne  triomphe  la  force  centrale;  la  ligne  qu'elle 
poursuit  sans  cesse  fléchit  on  chacun  de  ses  points 
sans  jamais  se  rompre,  la  lutte  des  deux  forces 
se  combine  en  de  merveilleuses  révolutions. 

Qui  ne  comprend,  Messieurs,  que  le  premier 
moteur  ne  se  trouve  ni  du  côté  de  la  force  cen- 
trale, ni  du  côté  de  la  force  tangentielle  seule- 
ment ?  Ou  plutôt  qui  ne  comprend  qu'il  est  dans 
l'une  et  dans  l'autre  ;  force  supérieure  aux  deux 
grandes  forées  du  monde,  plus  simple  qu'elles, 
les  pénétrant,  commandant  leur  influence,  équi- 
librant leur  jeu  et  en  définitive  remuant  à  lui 
seul  l'univers. 

Force  simple  et  unique,  je  dis  encore  force 
immobile,  car  s'il  s'agissait  de  lui  trouver  un  mo- 
teur, ce  serait  impossible  puisque  nous  devrions 
procéder  indéfiniment.  Du  reste, que  tout  mouve- 
ment procède  de  l'immobile,  c'est  ce  que  prouve 
non  seulement  la  métaphysique,  mais  la  simple 
expérience. 


138    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 


Vous  immobilisez,  en  un  de  ses  points,  le 
levier  dont  vous  vous  servez  pour  soulever  une 
masse  ;  vous  immobilisez  votre  corps  lorsque 
vous  voulez  donner  une  impulsion,  et  plus  l'im- 
pulsion est  forte,  plus  vous  en  affermissez  le 
point  de  départ  ;  mais  écoutez  à  ce  sujet  une 
ingénieuse  analyse  de  saint  Augustin.  «  Si  nous 
considérons  attentivement  notre  corps,  dit-il, 
nous  verrons  que  tous  ses  membres  sont  pour- 
vus d'articulations  qui  sont  comme  des  gonds 
sur  lesquels  s'appuie  l'effort  qui  produit  le 
mouvement,  et  de  là  nous  conclurons  que  rien 
n'est  mû  dans  l'espace  que  le  mouvement  ne 
parte  d'un  point  fixe.  Le  doigt,  par  exemple, 
n'est  mû  tout  seul  que  lorsque  la  main  est  fixe 
par  rapport  à  lui,  et  ainsi  du  coude  par  rapport 
au  bras,  de  l'épaule  par  rapport  au  coude,  du 
buste  par  rapport  à  l'épaule,  des  reins  par  rap- 
port au  buste,  et  le  reste.  Si  nous  voulons 
marcher  nous  ne  pouvons  lever  un  pied  que 
l'autre  ne  soit  fixe  et  ne  supporte  tout  le  corps 
jusqu'à  ce  que  celui  qui  est  mû  devienne  lui- 
même  immobile  lorsqu'il  arrive  à  son  terme. 
Bref,  tout  membre  que  meut  la  volonté  reçoit 
son  mouvement  d'un  point  fixe  sur  lequel  elle 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    139 

arrête  ses  efforts  1.  »  Si  donc  tout  mouvement 
particulier  prend  son  point  d'appui  sur  une 
immobilité  relative,  il  faut  conclure  que  le  mou- 
vement général  s'appuie  sur  l'immobilité  abso- 
lue, c'est-à-dire,  sur  l'irréceptivité  totale  de 
toute  motion.  En  d'autres  termes,  le  premier 
moteur  donne  tous  les  mouvements  et  n'en  re- 
çoit aucun. 

J'ajoute,  Messieurs,  que  le  premier  moteur 
doit  être  tout  entier  en  acte  dans  chacun  des 
termes  du  mouvement  ;  et  cela  se  conçoit  aisé- 
ment car  aucune  force  subalterne  n'aboutirait 

1.  Affecta  quippe  anima  carnalium  sensuum  consuetudine 
etiam  seipsam  cum  corpore  per  locum  moveri  putat,  dum  id 
per  locum  movet.  Quœ  si  possit  diligenter  inspicere,  tanquam 
cardines  membrorum  corporis  sui,  quemadmodum  articulatim 
dispositi  sunt,  a  quibus  initia  motionum  nitantur  ;  inveniet  ea 
quse  per  spatia  locorum  moventur,  nisi  ab  eis  ouae  loco  fixa 
sunt,  non  moveri.  Non  enim  movetur  solus  digitui,  nisi  manus 
fixa  sit,  a  cujus  articulo  velut  cubiti,  sic  cubitus  ab  articulo 
humeri,  humérus  ab  scapula  cum  movetur,  stantibus  utique 
cardinibus  quibus  motio  nitatur,  ita  per  loci  spatium  quod 
movetur.  Sic  plantas  in  talo  est  articulus,  quo  stante  moveatur  ; 
sic  cruris  in  genu  et  totius  pedis  in  coxa  :  et  nullius  membiï 
motus  omnino  est,  quem  voluntas  movet,  nisi  ab  aliquo  arti- 
culi  cardine,  quem  nutus  ejusdem  voluntatis  primitus  figit,  ut 
ab  eo  quod  loci  spatio  non  movetur,  agi,  valeat  quod  movetur. 
Denique  nec  in  ambulando  pes  levatur,  nisi  alius  fixus  totum 
corpus  ferat,  donec  ille  qui  motus  est  a  loco  unde  fertur,  ad 
locum  quo  fertur,  immoto  articulo  sui  cardinis  innitatur. 
(S.  Aug.,  de  Genesi  ad  litter;  lib.  VIII,  cap.  XXI,  41.) 


140    DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU. 

si  elle  n'avait  reçu  la  juste  mesure  de  ses 
efforts,  et  cette  juste  mesure  ne  peut  être 
réglée  qu'autant  que  celui  qui  la  donne  voit  et 
possède  à  la  fois  tous  les  termes,  et  il  ne  voit 
et  possède  à  la  fois  tous  les  termes  qu'autant 
qu'il  est  tout  entier  et  en  acte  dans  chacun  des 
termes. 

Force  supérieure  à  toutes  les  forces  du 
monde,  force  simple,  unique,  immobile,  tout 
entière  et  en  acte  dans  chacun  des  termes  du 
mouvement  ;  voilà  le  premier  moteur.  Où  donc 
est-il  ?  Est-ce  vous  ?  Est-ce  moi  ?  —  Ah  pauvres 
que  nous  sommes,  malgré  tous  les  efforts  que 
nous  faisons  pour  nous  grandir,  comme  nous 
restons  petits  dans  la  vaste  étendue  du  monde  ! 
Combien  est  étroite  la  sphère  de  notre  activité  ! 
Combien  est  insignifiante  la  multiplicité  et  la 
variété  de  nos  mouvements  dans  le  mouvement 
universel  !  Tout  marche  sans  nous  et  nous 
sommes  trop  heureux  de  profiter  des  forces  qui 
ne  nous  doivent  rien.  Mais  au  moins,  me  direz- 
vous,  nous  nous  mouvons  nous-mêmes,  nous 
sommes  à  nous-mêmes  nos  premiers  moteurs  ; 
c'est  on  ne  peut  plus  évident.  —  Êtes-vous  bien 
sûrs  de  cela,  Messieurs  ?  Je  ne  veux  pas  vous 


DÉMONSTRATION  DE  1,'eXÎSTENCE  DE  DIEU.    141 

faire  remonter  le  fleuve  de  la  génération  humaine 
dont  vous  n'êtes  qu'une  vague  obscure,  pour 
vous  mener  à  la  recherche  d'une  première 
motion.  Je  vous  prie  seulement  de  regarder 
votre  âme.  «  C'est,  dit  saint  Augustin,  ce  que 
vous  devez  le  mieux  connaître,  car  rien  ne  se 
peut  mieux  livrer  aux  regards  de  votre  âme 
que  votre  âme  elle-même  l.  »  Eh  bien  !  est- 
il  vrai  que  votre  âme,  dont  vous  faites  le  pre- 
mier principe  de  tous  vos  mouvements,  ne 
reçoive  aucun  mouvement  ?  —  Ah  !  s'il  en  était 
ainsi,  laissez-moi  vous  le  dire,  vous  seriez 
condamnés  à  une  immobilité  pire  que  le  pire 
des  idiotismes.  Votre  âme  est  mue  par  deux 
choses  qui  déterminent  toutes  ses  opérations  ; 
l'intelligible  et  le  désirable,  le  vrai  et  le  bien  : 
le  vrai,  objet  propre  et  connaturel  de  l'intelli- 
gence ;  le  bien,  objet  propre  et  connaturel  de 
la  volonté.  Dites-moi  que  je  me  trompe  et 
je  vous  répondrai  que  vous  mentez  à  votre  na- 
ture. 

C'est  le  vrai  qui  sollicite  notre  intelligence, 


1.  Nihil  enim  tam  novit  mens  quam  id  quod  sibi  pracsto  est  ; 
nec  menti  magis  quidquam  prasto  est,  quam  ipsa  sib*.  (S. 
Aug.,  de  Trin.  XIV.) 


142    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

et,  même  au  fond  des  plus  abominables  erreurs, 
lui  seul  a  la  force  de  nous  enchaîner.  S'il  n'y 
avait  pas  dans  toute  erreur  quelque  rayon  égaré 
de  vérité  ce  serait  le  néant,  et  le  néant  ne  peut 
rien  sur  nous.  Admirable  puissance  de  la  nature 
qui  nous  révèle  sa  tendance  lors  même  que  nous 
nous  efforçons  de  la  renier.  Nous  ne  pouvons 
pas  arriver  à  cet  excès  de  dire  que  le  vrai  n'est 
pas,  sans  nous  persuader  qu'il  est  au  moins 
une  chose  vraie  au  monde,  c'est  que  le  vrai 
n'est  pas.  Si  donc  notre  âme  n'est  pas  faussée 
par  d'exécrables  violences  le  vrai  la  met  en 
mouvement,  l'entraîne,  la  ravit.  A  mesure 
qu'il  se  fait  mieux  voir  nous  allons  plus  loin  et 
toujours,  toujours,  jusqu'à  ce  qu'il  nous  soit 
donné  d'assouvir  le  désir  immense  de  connaître 
qui  nous  tourmente.  —  Lumière  !  Lumière  ! 
C'est  le  cri  de  nos  convoitises  intellectuelles. 
Mais  quelle  lumière  cherchons-nous  donc  ?  Celle 
du  monde  réel  ?  celle  du  monde  idéal  ?  Plus  que 
cela,  Messieurs.  Nous  sentons  que  dans  le 
monde  idéal  il  n'y  a  que  des  rayons,  et  un  invin- 
cible attrait  nous  emporte  des  rayons  au  foyer 
où  nous  espérons  voir,  non  plus  le  vrai  épars, 
maisje  vrai  total,  la  réalité  du  suprême  vrai. 


DÉMONSTRATION  DE   INEXISTENCE  DE  DIEU.    143 

Ce  fragile  insecte  qui  naît  à  la  tombée  de  la 
nuit,  et  se  tapit  dans  la  verdure  enveloppé  de 
ses  ailes  comme  d'un  linceul,  vous  le  croiriez 
mort  ;  il  n'a  de  mouvement  que  les  frissons  de 
la  feuille  ou  du  brin  d'herbe  qui  fut  son  ber- 
ceau ;  mais  dès  que  parait  une  clarté  lointaine, 
il  déploie  ses  ailes,  se  précipite  dans  le  rayon 
qui  l'appelle  à  la  vie  ;  il  va,  il  va,  jusqu'à  ce 
qu'il  puisse  joyeusement  voltiger  autour  de  la 
lumière  même,  dût-il  s'y  brûler  les  ailes  et 
mourir.  Voilà  notre  âme  endormie  et  comme 
morte,  si  le  vrai,  le  premier  vrai,  le  vrai  total 
ne  l'attire  vers  lui  par  les  clartés  qu'il  répand 
sur  tous  les  mondes  et  sans  lesquelles  l'intelli- 
gence ne  pourrait  rien  voir  ;  «  car,  dit  le  grand 
docteur  saint  Augustin,  ce  que  nous  apprenons 
dans  les  sciences,  ce  dont  nous  avons  l'intelli- 
gence, les  vérités  que  nous  réputons  certaines, 
ne  sont  intelligibles  que  parce  qu'elles  sont  illu- 
minées par  un  autre  qui  est  leur  soleil  1.  » 
,  Gomme  le  vrai  suprême  est  le  premier  mo- 
teur de  notre  intelligence,  le  bien  suprême  est 

1.  Illa  quœ  in  disciplinis  traduntur,  quae  quisquis  intelligit 
verissima  esse  nulla  dubitatione  concedit,  credendum  est  ea 
non  posse  intelligi,  nisi  ab  alio  quasi  suo  sole  illustrentur. 
(S.  Aug.  Soliloq.,  1.  I,  c.  V.) 


il  't    DÉMONSTRATION  DE  LEXISTE-NCË  DE  DlEl'. 

le  premier  moteur  de  notre  volonté,  ils  se  con- 
fondent même  dans  un  seul  attrait  au  sommet 
de  notre  âme  dont  le  vrai  est  le  premier  bien. 
Tout  être,  ici-bas,  veut  son  bien  qui  le  perfec- 
tionne ;  mais  nous,  plus  que  tous  les  êtres  ;  car 
nos  insatiables  désirs  nous  survivent.  Chaque 
créature,  après  nous  avoir  donné  sa  goutte  de 
miel,  nous  laisse  inassouvis.  Pendant  les  jours 
d'un  rapide  passage  à  travers  des  félicités  men- 
teuses, nous  pouvons  croire  que  notre  cœur  est 
content.  Illusion  !  —  Quand  l'heure  arrive  où 
notre  âme  doit  comme  l'abeille  diligente  quitter 
la  ruche  qui  s'écroule,  elle  sent  le  vide  et  s'écrie 
avec  l'infortuné  Jonathas  :  —  Déjà  !  —  Je  n'ai 
fait  que  goûter  un  peu  de  miel  et  il  me  faut 
mourir.  Gustans  gustavi  paululum  mellis  et  ecce 
morior.  Le  Psalmiste  a  chanté  les  admirables  sou- 
lèvements de  la  mer  :  Mirabiles  elationes  maris  ; 
combien  plus  admirables  sont  les  soulèvements 
de  cet  océan  de  désirs  qu'on  appelle  le  cœur 
humain  !  Ses  flots  tumultueux  s'élèvent  au-des- 
sus de  toutes  Iqs  choses  qui  ne  sont  bonnes  que 
parce  qu'elles  participent  inégalement  au  même 
bien  x.  Rien  ne  le  remplit,  il  veut  le  bien  lui- 

1.  Cum  certum  sit  quod  omnia  bona,  si  ad  invicem  confe- 


DFMONSTBATlON  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    145 

môme,  le  bien  des  biens.  Mais  alors  pourquoi 
tant  s'arrêter  à  dire  :  —  «  Ceci  est  bien,  cela  est 
bien.  Bonum  hoc  et  bonum  illud.  0  homme  ! 
enlève  donc  ceci  et  cela  et  vois  si  tu  peux  le 
bien  même.  Toile  hoc  et  illud  et  vide  ipsum  bo- 
num si  potes.  Ainsi  tu  verras  celui  qui  est  bien 
non  par  un  autre  bien,  mais  le  bien  de  tout  bien. 
lta  Deum  videbis  non  alio  bono  bonum  sed  bo- 
num omnis  boni  *.  » 

Reposons-nous,  Messieurs,  et  respirons  un 
instant  sur  notre  première  et  si  importante  con- 
clusion. J'ai  considéré  le  mouvement  dans  ses 
deux  plus  grandes  manifestations  :  le  mouve- 
ment général  de  la  matière  et  le  mouvement  gé- 
néral des  esprits.  Tous  les  mouvements  parti- 
culiers et  subalternes  doivent  naturellement 
trouver  leur  solution  au  même  point  que  les 
mouvements  généraux,  c'est-à-dire,  dans  le 
premier  moteur.  Ce  premier  moteur  est  une 
force  supérieure  à  toutes  les  forces  de  la  na- 
ture :  force  simple,  unique,  immobile,  tout 
entière  et  en  acte  dans  chacun  des  termes  du 

rantur,  aut  aequaliter  aut  inaequaliter  sint  bona,  necesse  est 
omnia  sint  per  aliquid  bona,  quod  intelligitnr  idem  in  diversis 
bonis.  (S.  Aug.  Monolog.,  cap.  I.) 
1 .  S.  Aug.  de  Trinitate,  VIII. 

CONFÉRENCES  N.-D.  —  CARÊME  1873.  —  10 


146    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

mouvement  :  le  vrai  suprême,  le  bien  suprême. 
Or  c'est  Dieu  que  l'on  entend  par  là.  Et  hoc 
omnes  intelligunt  Deum. 

Cette  question  que  j'adresse  à  l'être  en  mou- 
vement :  —  Qui  te  meut  ? — n'a  de  réponse  qu'en 
Dieu.  Pareillement,  Messieurs,  ces  deux  ques- 
tions que  j'adresse  à  toute  existence  :  —  D'où 
viens-tu  ?   Comment   subsistes-tu  ? 

Quand  je  considère  le  monde  sensible  j'y  vois 
des  séries  de  causes  et  d'effets,  c'est-à-dire  des 
êtres  procédant  d'autres  êtres  sur  différentes 
lignes,  qui,  ne  pouvant  se  prolonger  parallèle- 
ment à  l'indéfini,  doivent  de  toute  nécessité  con- 
verger vers  une  cause  commune,  sans  laquelle 
rien  ne  serait.  Que  cette  cause  se  soit  faite 
elle-même,  c'est  impossible  ;  car  se  faire  sup- 
pose qu'on  se  précède  ;  toute  cause  a  sur  son 
effet,  sinon  une  priorité  de  temps,  du  moins 
une  priorité  de  nature  La  cause  première  est 
rigoureusement  première,  c'est-à-dire,  qu'elle 
a  en  elle-même  sa  raison  d'ê  e,  et  c'est  à  cette 
cause  première  que  nous  renvoie  toute  exis- 
tence quand  nous  lui  demandons  :  —  D'où 
viens-tu  l  ?  Maintenant,  Messieurs,  comme  j'ai 

1.  Secunda  via  est  ex  ratione  causœ  efficientis.    Invcnimus 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    147 

cherché  à  propos  du  mouvement  le  premier  mo- 
teur, je  veux  chercher,  à  propos  des  processions, 
la  première  cause.  Quelle  est-elle  ?  J'écarte  d'a- 
bord ces  principes  imaginaires  qu'on  appelle 
idée  pure,  quantité  pure,  loi,  axiome  généra- 
teur :  stériles  abstractions  qui  ne  subsistent 
que  dans  l'être  qui  les  entend.  Il  nous  reste  à 
choisir  entre  deux  principes  réels,  la  matière  et 
l'esprit. 

Si  c'est  l'esprit  que  nous  prenons  comme 
premier  principe,  il  ne  s'agit,  assurément,  ni 
du  vôtre,  ni  du  mien,  ni  d'aucun  esprit  qui 
comme  les  nôtres  a  conscience  de  ne  se  point 
devoir  l'être,  de  n'avoir  pas  été  toujours, 
d'être  apparu  au  milieu  des  existences,   bien 

enim  in  istis  sensibilibus  esse  ordinem  causarum  efficientium  : 
nec  tamen  invenitur,  nec  est  possibile  quod  aliquid  sit  causa 
efficiens  sui  ipius,  quia  sic  esset  prius  seipso,  quod  est  impos- 
sibile.  Non  autem  est  possibile  quod  in  causis  efïicientibus 
procedatur  in  infinitum  :  qua  in  omnibus  causis  efïicientibus 
ordinatis  primum  est  causa  medii,  et  médium  est  causa  ultimi, 
sive  média  sint  plura,  sive  unum  tantum  :  remota  autem  causa, 
removetur  effectus  :  ergo,  si  non  fuerit  primum  in  causis  efïi- 
cientibus non  erit  ultimum  nec  médium.  Sed  si  procedatur  in 
infinitum  in  causis  efïicientibus,  non  erit  prima  causa  efficiens  : 
et  sic  non  erit  nec  effectus  ultimus,  nec 'causse  efficientes  mé- 
dise, quod  patet  esse  falsum.  Ergo  est  necesse  ponere  aliquam 
causam  efficientem  primam  quam  omnes  Deum  nominant. 
(Surnm.  theol.,  I,  p.  q.,  II,     a.  3  c). 


148   DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

loin  qu'il  les  ait  précédées.  Un  seul  esprit  sans 
origine  peut  être  l'origine  de  toutes  choses  et 
c'est  lui  qu'il  faut  appeler  Dieu.  Quam  omnes 
nominant  Deum. 

Point  du  tout,  me  dira-t-on.  Il  n'y  a  jamais 
eu,  il  n'y  a  pas,  il  n'y  aura  jamais  d'esprit.  La 
matière  seule  existe,  elle  est  la  cause  suprême 
de  toute  existence,  car  toute  existence  est  une 
pure  manifestation,  un  pur  phénomène  de  la 
matière.  Messieurs,  nous  nous  retrouverons 
plus  tard  en  face  de  la  matière  et  nous  l'é- 
craserons sous  le  poids  de  la  tradition,  du 
mouvement,  de  la  vie,  de  l'ordre,  de  la  pensée, 
de  la  conscience,  de  la  liberté  et  du  devoir  ; 
mais  puisqu'elle  vient  se  mettre  ici  au  travers 
de  notre  chemin,  permettez-moi  de  lui  adresser 
une  question  qui,  je  pense,  l'embarrassera 
quelque  peu  :  —  Comment  subsistes-tu  ? 

Je  vois  une  multitude  de  choses  qui  sont,  ne 
sont  plus,  pourraient  ne  pas  être  et  qui,  par 
conséquent,  n'ont  pas  toujours  été.  Or,  il  est 
impossible  qu'aucune  de  ces  choses  soit 
premier  principe  ;  car  le  premier  principe  doit 
être,  non  pas  une  pure  possibilité,  mais  un  être 
réel,  nécessaire,  ayant  en  lui-même  la  raison  de 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    149 

sa  nécessité.  Supprimez  ce  nécessaire,  n'ad- 
mettez que  des  possibles  ;  il  se  pourra  faire 
qu'à  un  moment  il  n'y  ait  rien  ;  si  cela  est  vrai, 
il  n'y  aura  jamais  rien,  il  n'y  a  rien  encore  ; 
nous  sommes  dans  l'absurde.  Il  faut  donc 
mettre  au  principe  de  toutes  choses  un  être 
nécessaire,  ce  que  Leibnitz  exprime  en  ces 
termes  :  «  La  raison  suffisante  ou  dernière  doit 
être  hors  de  la  suite  ou  séries  de  tout  le  détail 
du  contingent,  quelque  infini  qu'on  le  sup- 
pose \  »  —  Or,  mon  esprit  se  refuse  à  accorder 
cette  place  d'honneur  à  la  matière,  par  la  raison 
qu'il  conçoit  comme  possible  la  non-existence 
successive  de  toutes  les  parties  qui  la  com- 
posent, et  par  conséquent  comme  possible  la 
non-existence  du  tout  ;  comme  possibles  égale- 
ment une  infinité  de  parties  qu'elle  n'a  pas  et 
qu'elle  ne  peut  pas  avoir  actuellement  ;  comme 
possibles  enfin  une  infinité  d'êtres  qu'elle  ne 
peut  ni  être,  ni  produire,  parce  qu'ils  seront 
essentiellement  simples  et  qu'elle  est  essentiel- 
lement divisible. 

Chimères  que  tout  cela,  me  dira-t-on  encore, 
jeux  d'esprit,  suppositions  qui  portent  à  faux, 

1.  Prineipia  philosophiae,  §  57. 


lbU    DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU. 

on  ne  peut  rien  ajouter  à  la  matière,  ni  en  rien 
retrancher,  elle  est  le  nécessaire  même.  Alors, 
Messieurs,  ouvrez  les  yeux  pour  contempler 
cinq  monstruosités  qui  ne  s'enchaînent  que 
pour  s'aggraver. 

Première  monstruosité  :  —  Puisque  la  matière 
est  composée,  au  lieu  d'un  premier  et  unique 
nécessaire,  cause  de  toute  existence  et  de  toute 
nécessité,  vous  avez  à  l'origine  des  choses  une 
infinité  de  nécessaires,  parties  de  la  matière, 
indépendants  par  nature  les  uns  des  autres, 
puisque  chacun  a  en  lui-même  sa  raison  d'être, 
et  formant  néanmoins,  par  leur  union,  la  néces- 
sité d'un  tout  dont  ils  sont  dépendants. 

Deuxième  monstruosité  :  —  La  confusion  de 
toutes  les  subsistances,  c'est-à-dire  de  ce  qui  fait 
qu'un  être  est  proprement  lui-même,  dans  l'uni- 
que subsistance  de  la  matière.  Notre  instinct  in- 
tellectuel condamné,  malgré  son  irrésistible  pen- 
chant, à  ne  plus  voir  à  la  place  de  tant  d'êtres 
subsistants  en  eux-mêmes  que  des  phénomènes 
ou  manifestations  ;  notre  conscience  révoltée 
obligée  de  renier  notre  propre  personnalité. 

Troisième  monstruosité  :  — Un  être  nécessaire 
ayant  en  lui-même  sa  raison  d'être  sans  avoir, 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    IL  1 

en  même  temps,  conscience  de  sa  nécessité, 
puisqu'il  n'y  arrive  que  lorsque,  par  une  suite 
de  longues  et  laborieuses  évolutions,  il  a  formé 
cette  purée  magique  que  l'on  appelle  le  cerveau 
humain. 

Quatrième  monstruosité  :  —  L'être  nécessaire 
incapable  de  se  déterminer  originairement  à 
aucune  manifestation,  puisqu'il  n'a  pas  con- 
science de  lui-même,  et  se  déterminant  cepen- 
dant pour  acquérir  ce  qui  devrait  être  au 
principe  de  toutes  ses  opérations. 

Cinquième  monstruosité  :  —  L'être  nécessaire 
ne  prenant  conscience  de  sa  nécessité  que  dans 
un  phénomène  contingent  :  le  cerveau  humain, 
et  en  face  de  phénomènes  contingents  :  les  faits 
composites  du  monde,  les  couleurs,  les  formes, 
le  mouvement,  la  vie. 

Il  serait  par  trop  dur,  Messieurs,  de  se 
résigner  à  tant  d'affreux  mystères.  Le  bon  sens 
s'indigne  et  la  tranquille  raison  lui  vient  en 
aide  en  lui  montrant,  au-dessus  de  la  matière  et 
de  l'esprit  contingents,  des  choses  nécessaires 
dont  ils  subissent  les  lois  :  le  nombre  et  le  vrai. 
Que  la  matière  multiplie  à  l'infini  ses  évolutions, 
le  nombre  la  gouverne.  Les  axiomes  mathéma- 


152    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

tiques  et  les  axiomes  géométriques  l'enserrent, 
la  pénètrent  ;  elle  ne  peut  faire  un  mouvement 
qui  ne  soit  soumis  à  la  domination  du  nombre. 
Et  le  nombre  ne  subsiste  pas  dans  la  matière, 
pas  plus  qu'il  ne  subsiste  dans  mon  esprit  ;  car 
je  puis  concevoir  que  la  matière  ne  soit  pas, 
que  mon  esprit  ne  soit  pas,  et  le  nombre  est 
toujours  vrai.  Mais  si  le  nombre  ne  subsiste  ni 
par  lui-même,  ni  en  lui-même,  par  qui  sub- 
siste-t-il  ?  Quelle  est  la  cause  de  sa  nécessité  ? 
—  Et  les  grandes  vérités  qui  gouvernent  mon 
intelligence  ?  Vérités  des  essences  que  je  con- 
çois séparées  de  l'existence,  vérités  métaphy- 
siques et  morales  :  —  une  chose  ne  peut  pas  être 
et  n'être  pas  en  même  temps,  tout  accident 
suppose  une  substance,  tout  effet  suppose  une 
cause,  il  faut  faire  le  bien,  il  faut  éviter  le 
mal  !  —  Je  les  entends,  ces  vérités  ;  mais  quand 
même  je  ne  serais  pas  là  pour  les  entendre, 
ni  vous,  ni  aucun  être  humain,  ne  seraient-elles 
pas  toujours  vraies  ?  Et  en  qui  seraient-elles 
vraies  ?  —  Écoutez  les  réponses  de  deux  grands 
génies.  «  Ma  raison,  dit  saint  Augustin,  con- 
templant le  monde,  a  compris  que  les  nombres 
y  régnaient  et  elle  les  trouvait  divins  et  éter- 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU.    153 

nels  l.  »  Et  Bossuet  :  «  Les  vérités  éternelles  et 
immuables  nous  obligent  d'avouer  un  être  où 
la  vérité  est  éternellement  subsistante  et  où  elle 
est  toujours  entendue  2.  » 

Voilà,  Messieurs,  le  premier  et  unique  né- 
cessaire ;  non  plus  le  monstre  de  tout  à  l'heure  ; 
mais  un  esprit  éternel,  subsistant  par  lui- 
môme,  cause  de  toute  subsistance  et  de  toute 
nécessité  ;  celui  que  tout  le  monde  appelle 
Dieu.  Quod  omnes  dicunt  Dcum  3. 

1.  IntelHgebat  (ratio)  regnare  numéros,  reperiebat  divinos  et 
sempiternos.  (S.  Aug.,  Conf.,  1.  I). 

2.  Connaissance  de  Dieu.  Ch  IV,  §  5.  «  Toutes  ces  vérités  et 
toutes  celles  que  j'en  déduis  par  un  raisonnement  certain, 
subsistent  indépendamment  de  tous  les  temps  ;  en  quelque 
temps  que  je  mette  un  entendement  humain,  il  les  connaîtra  ; 
mais  en  les  connaissant  il  les  trouvera  vérités  et  ne  les  fera  pas 
telles  ;  car  ce  ne  sont  pas  nos  connaissances  qui  font  leurs 
objets,  elles  les  supposent.  Ainsi  ces  vérités  subsistent  devant 
tous  les  siècles  et  devant  qu'il  y  ait  eu  entendement  humain.  » 

3.  Tertia  via  est  sumpta  ex  possibili  et  necessario,  quae  talis 
est.  Invenimus  enim  in  rébus  quaedam,  quae  sunt  possibilia 
esse,  et  non  esse  :  cum  quaedam  inveniantur  generari  et  cor- 
rumpi  ;  et  per  consequens  possibilia  esse  et  non  esse.  Impossi- 
bile  est  autem  omnia  quae  sunt  talia,  semper  esse  :  quia  quod 
possibile  est  non  esse,  quandoque  non  est.  Si  igitur  omnia  sunt 
possibilia  non  esse,  aliquando  nihil  fuit  in  rébus.  Sed  si  htc 
est  verum,  etiam  nunc  nihil  esset  :  quia  quod  non  est,  non  in- 
cipit  esse  nisi  per  aliquid  quod  est.  Si  igitur  nihil  fuit  en?, 
impossibile  fuit  quod  aliquid  inciperet  esse,  et  sic  modo  nihi 
esset  ;  quod   patet  esse  falsum.  Non  ergo  omnia  entia  sunt 


154    DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU. 

Ainsi  donc  si  je  demande  à  chacun  des  êtres 
qui  peuplent  l'univers  :  —  qui  te  meut  ?  Il  me 
répond  :  Dieu.  —  D'où  viens-tu  ?  do  Dieu.  — 
Comment  subsistes-tu  ?  par  Dieu.  Je  pourrais 
m'en  tenir  à  ces  réponses  ;  mais  j'en  veux  de  plus 
éloquentes  encore  et,  pour  cela,  je  vais  interroger 
l'ensemble  des  êtres. 

II 

Deux  choses  se  remarquent  lorsque  l'on 
considère  l'ensemble  des  êtres  :  la  gradation 
de  leurs  perfections  et  la  convergence  réglée 
de  leurs  mouvements  vers  des  fins  déterminées  : 
le  progrès  et  l'ordre. 

L'échelle  progressive  de  la  perfection  dans 
les  êtres  n'est  pas  une  chimère  de  notre  imagi- 
nation, c'est  un  fait  qui  s'impose  à  notre  juge- 
ment. A  partir  des  frontières  du  néant  nous 

possibilia  ;  sed  oportet  aliquid  esse  necessarium  in  rébus. 
Omne  autem  necessarium  vel  habet  causam  suae  necessitatis 
aliunde,  vel  non  habet.  Non  est  autem  possibile  quod  proce- 
datur  in  infinitiim  in  necessariis  qua?  habent  causam  suae  ne- 
cessitatis, sicut  nec  in  causis  efïicientibus,  ut  probatum  est. 
Ergo  necesse  est  ponere  aliquid  quod  sit  per  se  necessarium, 
non  habens  causam  necessitatis  aliunde,  sed  quod  est  causa 
necessitatis  aliis  :  quod  omnes  dicunt  Deum.  (Summ.  theol.,  I, 
p.,  q.  II,  a.  3,  c.) 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU.    155 

voyons  croître  l'être,  la  force,  le  mouvement,  la 
vie,  le  vrai,  le  bon,  le  grand,  le  noble,  le  beau, 
D'un  genre  à  un  autre  genre,  d'une  espèce  à 
une  autre  espèce,  nous  nous  élevons  jusqu'à  la 
perfection  du  règne  ;  d'un  règne  à  un  autre 
règne  nous  nous  élevons  jusqu'à  la  perfection 
humaine.  Sans  doute  nous  sommes  peu  de 
chose  dans  l'immensité  qui  nous  enveloppe  ; 
mais  la  pensée  qui  nous  fait  hommes  nous  porte 
au-dessus  du  monde  entier.  S'il  y  a,  mêlée  à 
notre  grandeur,  quelque  misère,  il  est  grand  de 
le  savoir  pendant  que  tous  les  êtres  l'ignorent  ; 
et  «  quand  même  l'univers  l'écraserait,  l'homme 
serait  encore  plus  noble  que  ce  qui  le  tue,  dit 
Pascal,  parce  qu'il  sait  qu'il  meurt  ;  et  l'avantage 
que  l'univers  a  sur  lui,  l'univers  n'en  sait  rien. 
Ainsi  toute  notre  dignité  consiste  dans  la  pen- 
sée. »  x  C'est  par  elle  que  nous  connaissons 
notre  faiblesse,  par  elle  aussi  que  nous  connais- 
sons le  monde  qui  ne  nous  connaît  pas  et  que 
nous  parvenons  à  triompher  de  ses  forces 
aveugles.  Mais,  ce  qui  est  mieux  encore,  la 
pensée  ouvre  à  notre  liberté  les  chemins  glo- 
rieux par  où  nous  nous  élevons  jusqu'aux  splen- 

1.  Pensées  I™  part.  art.  IV,  6. 


156    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

ileurs  de  la  vertu,  la  plus  grande  des  grandeurs, 
la  plus  noble  des  noblesses,  la  plus  belle  des 
beautés. 

Placés  au  sommet  de  l'échelle  visible  de  la 
perfection,  en  sommes-nous  le  dernier  termo, 
Messieurs  ?  —  Non  ;  car  nous  sentons  irrésisti- 
blement que  la  perfection  n'est  pas  au  repos  en 
nous,  nous  avons  conscience  de  n'être  pas  le 
parfait  même  ;  une  voix  impérieuse  nous  crie 
de  le  chercher  :  Monte  plus  haut,  dit-el.'e, 
ascende  superiùs,  et  nous  montons  par  la  pensée 
au-dessus  de  tous  les  degrés  mobiles  du  parfait 
jusqu'au  point  où  notre  âme  peut  dire  :  —  Le 
parfait  est  là  tout  entier. 

Ce  parfait  suprême  que  je  mets  au-dessus 
de  tous  les  parfaits,  n'est-il  point  une  pure 
idée  ?  Cela  serait  si  je  procédais  dans  un  ordre 
purement  idéal  ;  mais  remarquez  que  je  pro- 
cède dans  un  ordre  réel.  Les  perfections  que 
je  vois,  en  plus  ou  en  moins,  et  dont  je  ne  puis 
dire  le  plus  et  le  moins  que  par  rapport  à  un 
maximum,  ne  sont  pas  uniquement  dans  mon 
esprit,  elles  sont  dans  les  choses.  Si  j'avais 
seulement  en  mon  esprit  l'idée  de  lumière,  je 
pourrais  concevoir  que  cette  lumière  idéale  fût 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    157 

plus  ou  moins  répandue  ;  mais  le  plus  ou  le 
moins  que  j'affirmerais  mentalement  ne  la  ferait 
point  exister.  Au  contraire,  si  je  vois  deux  corps 
plus  ou  moins  illuminés,  je  conclus  à  l'exis- 
tence de  la  lumière  même.  De  même  si  j'ai 
idée  d'une  note  de  soutien  et  d'appel,  je  puis 
concevoir  d'autres  notes  que  j'appellerai 
tierce,  quinte,  sixte,  sensible,  mais  ces  notes 
idéales  ne  feront  point  exister  la  tonique.  Au 
contraire  si  mon  oreille  entend  une  tierce,  une 
quinte,  une  sixte,  une  sensible,  je  conclus  qu'il 
y  a  une  tonique  réelle.  Or,  Messieurs,  c'est 
parce  que  dans  le  monde  réel,  et  non  pas  dans 
le  monde  idéal,  je  vois,  ou  plus  ou  moins,  la  lu- 
mière de  la  perfection,  j'entends,  ou  plus  ou 
moins,  le  son  de  la  perfection,  que  je  conclus 
à  l'existence  réelle  du  soleil  de  la  perfection, 
de  la  tonique  de  la  perfection  :  —  de  Dieu,  le 
plus  être  des  êtres,  maxime  ens.  Cela  est  si  natu- 
rel que  lorsque  je  contemple  un  grand  spectacle 
de  la  nature  ou  l'œuvre  d'un  homme  de  génie, 
j'y  crois  voir  un  reflet  d'une  invisible  et  parfaite 
beauté,  lorsque  mon  oreille  est  flattée  par  de 
doux  et  puissants  accords  ou  par  une  noble  paro- 
le, j'y  crois  entendre  ce  bruit  mystérieux  qu'Ëzé- 


458    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DlEÙ. 


chiel  appelle  :  le  son  du  sublime  maître,  sonum 
sublimis  Deiy  et  spontanément  je  m'écrie  :  C'est 
divin. 

Entendons-nous  bien  sur  ce  mot,  Messieurs. 
Sans  doute  une  chose  est  divine  parce  qu'elle 
nous  rappelle  plus  qu'une  autre  la  perfection 
même,  mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'elle  ne  soit 
en  rapport  avec  cette  perfection  que  comme  une 
copie,  toujours  imparfaite,  est  en  rapport  avec 
un  type.  Dieu,  parfait  suprême,  est  type  su- 
prême, mais  il  ne  peut  l'être  qu'en  étant  la 
cause  suprême  de  toute  perfection  ;  car  ni  les 
perfections  ne  pourraient  être  mesurées  si  un 
seul  ne  les  mesurait,  ni  celui  que  nous  appelons 
le  parfait  suprême  ne  le  serait  en  effet  si  quel- 
que chose  échappait  à  sa  causalité,  puisqu'il  lui 
manquerait  au  moins  d'être  cause  parfaite  et 
qu'il  faudrait  encore  chercher  cette  cause. 

Ainsi  donc  une  seule  lumière  de  beauté  éclaire 
le  monde,  une  seule  tonique  porte  et  appelle  la 
gamme  de  toutes  les  existences.  —  Être  infini 
dont  la  perfection  immobile  enveloppe  l'échelle 
mobile  des  êtres,  salut  !  Tu  es  parfaitement 
cause  puisqu'il  y  a  des  causes,  parfaitement 
esprit   puisqu'il  y  a  des   esprits,    parfaitement 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    159 

en  acte  tout  ce  que  les  esprits  ne  sont  qu'en 
puissance  et  en  habitude.  Enfin  tu  es  la  perfec- 
tion même,  puisqu'il  y  a  des  perfections  qui  ne 
peuvent  être  graduées  que  selon  leur  rapport 
avec  toi.  Salut,  c'est  toi  que  nous  appelons 
Dieu  :   Et  hoc  dicimus  Deum  l. 

Tout  être  sous  la  dépendance  du  parfait  su- 
prême a  sa  mesure  de  perfection.  Observez 
maintenant,  Messieurs,  que  nulle  perfection  ne 
s'isole.  Attirées  et  poussées  vers  des  fins  dé- 
terminées, les  plus  obscures  existences  se 
groupent  et  se  fondent,  en  quelque  sorte,  dans 
des  œuvres  admirables  qui  toutes  se  dirigent 
vrrs  un    même    but  ;   d'où   ce   nom   expressif 


1.  Quarta  via  sumitur  ex  gradibus,  qui  in  rébus  inveniun- 
tur.  Invenitur  enim  in  rébus  aliquid  magis  et  minus  bonum  et 
verum  et  nobile  :  et  sic  de  aliis  hujusmodi.  Sed  magis  et 
minus  dicuntur  de  diversis  secundum  quod  appropinquant 
diversimode  ad  aliquid,  quod  maxime  est  :  sicut  magis  cali- 
dum  est,  quod  magis  appropinquat  maxime  calido.  Est  igitur 
aliquid,  quod  est  verissimum,  et  optimum,  et  nobilissimum, 
et  per  consequens  maxime  ens  :  nam  quae  sunt  maxime  vera, 
sunt  maxime  entia,  ut  dicitur  secundo  metaph.  Quod  autem 
dicitur  maxime  taie  in  aliquo  génère,  est  causa  omnium  quœ 
sunt  illius  generis  :  sicut  ignis,  qui  est  maxime  calidus,  est 
causa  omnium  calidorum,  ut  in  eodem  libro  dicitur.  Ergo  est 
aliquid  quod  omnibus  entibus  est  causa  esse  et  bonitatis,  et 
cujuslibet  perfectionis  :  et  hoc  dicimus  Deum.  (Summ.  theol , 
I  p.,  q.  II,  a.  3,c.) 


160    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

d'univers  donné  à  l'ensemble  des  choses  :  — 
Universum  quasi  versus  unum.  Univers,  c'est- 
à-dire  ce  qui  tend  vers  un  seul  point. 

L'ordre  du  monde  n'est  pas  une  découverte 
noderne,  Moïse  le  décrit  dans  sa  Genèse,  David 
le  chante  dans  ses  psaumes  :  —  «  Les  cieux,  dit-il. 
racontent  la  gloire  de  Dieu,  la  nuit  et  le  jour 
nous  parlent  de  lui,  la  terre  entière  est  remplie 
de  son  nom  admirable.  »  Dans  tous  les  temps  les 
meilleurs  esprits  ont  demandé  aux  merveilles 
de  l'univers  la  preuve  la  plus  populaire  de 
l'existence  d'un  être  souverainement  puissant 
et  intelligent l.  Aucun  argument  n'est  plus  sym- 
pathique à  notre  bon  sens  ;  car  aucun  n'est  plus 
rapproché  de  notre  expérience,  aucun  n'est  plus 
promptement  et  infailliblement  construit  par  la 
force  analogique  de  notre  raison.  Il  est  évident, 

1.  Quinta  via  sumitur  ex  gubernatione  rerum  :  viflemus 
enim,  quod  aliqua  quse  cognitione  carent,  scilicet  corpora 
naturalia,  operantur  propter  finem  quod  apparet  ex  hoc,  quod 
semper  aut  frequentius  eodem  modo  operantur,  ut  consequan- 
tur  id  quod  est  optimum.  Unde  patet  quod  non  casu,  sed  ex 
intentione  perveniunt  ad  finem.  Ea  autem,  quae  non  habent 
;ognitionem,  non  tendunt  in  finem,  nisi  directa  ab  aliquo 
;ognoscente  et  intelligente  :  sicut  sagitta  a  sagittante.  Ergo  est 
iliquid  intclligens,  a  quo  omnes  res  naturales  ordinantur  ad 
iinem  :  et  hoc  dicimus  Deum.  (Summ.  theol.,  I  £.,_q.  II,  a. 
3.  c.) 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU.    161 

/n  effet,  que  tout  homme  dans  ses  œuvres  se 
propose  une  fin  et  exprime  ses  intentions  par 
un  ordre  do  moyens  aptes  à  cette  fin.  Une 
montre  est  faite  pour  marquer  l'heure,  un  vais- 
seau pour  se  soutenir,  marcher,  se  diriger  sur 
les  flots,  une  maison  pour  nous  servir  d'habi- 
tation, nos  vêtements  pour  nous  couvrir  et 
nous  orner,  enfin  tous  nos  travaux  et  les  instru- 
ments même  de  notre  travail  dénotent  une  fin, 
des  intentions,  un  ordre,  une  intelligence. 
Devant  cette  universelle  protestation  de  l'expé- 
rience que  peuvent  les  détracteurs  de  la  téléo- 
logie  et  de  l'ordre  dans  le  monde  ?  Si  leurs 
sophismes  nous  étonnent  lorsqu'ils  se  tiennent 
dans  les  régions  inexplorées  de  la  science,  ne 
deviennent-ils  pas  ridicules  dès  qu'ils  touchent 
les  plus  vulgaires  produits  de  l'art  humain  ? 

Fénelon  au  commencement  de  son  traité  de 
l'existence  de  Dieu  se  transporte  dans  une  île 
déserte  où  il  trouve  une  statue.  Devant  cette 
statue,  il  s'écrie  :  —  «  Sans  doute,  il  y  a  eu  ici 
autrefois  des  hommes,  je  reconnais  la  main 
d'un  habile  sculpteur  ;  j'admire  avec  quelle  dé- 
licatesse il  a  su  proportionner  tous  les  membres 
du   corps   pour  leur   donner   tant   de   beauté, 

CONFÉRENCES  N.-D.  —  CARÊME  1873.  ~  11 


162    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU 

de  grâce,  de  majesté,  de  vie,  de  tendresse,  de 
mouvement   et  d'action.   »   Qui   oserait   dire   : 
«  Non,  un  sculpteur  ne  fit  jamais  cette  statue. 
Les  pluies  et  les  vents  ont  détaché  le  marbre 
de  la  montagne,  un  orage  très  violent  l'a  jeté 
tout  droit  sur  ce  piédestal  qui  s'était  préparé  de 
lui-même  dans  cette  place...  Vous  croiriez,  il 
est  vrai,  que  cette  figure  marche,  qu'elle  vit, 
qu'elle  pense,  qu'elle  va  parler  ;  mais  elle  ne 
doit  rien  à  l'art,  et  c'est  un  coup  aveugle  du 
hasard  qui  l'a  si  bien  finie  et  placée.  »  Mes- 
sieurs,  Fénelon   parle   éloquemment  ;   mais  je 
n'ai  pas  besoin  d'un  si  grand  exemple  pour  con-, 
vaincre  de  déraison  les  détracteurs  des  causes 
finales.  Y  a-t-il  parmi  vous  un  de  ces  détrac- 
teurs  ?    Qu'il  me  permette  de   lui   offrir    une 
aiguille,  une    toute   petite    aiguille    et    de    lui 
adresser  cette  question  :  —  N'a-t-on  pas  fait  un 
trou  à  cette  aiguille  pour  qu'on  y  passât  le  fil  ? 
—  S'il  me  répond  comme  répondent  d'habitude 
les  antifinalistes  :  —  Jamais  ;  on  passe  le  fil  à 
cette  aiguille  parce  qu'elle  a  un  trou  ;  —  nous 
nous    regarderons    tristement,   et,   portant   la 
main  à  notre  front,  nous  dirons  sans  craindre 
de  nous  tromper  :  —  Cet  homme  est  malade. 


DÉMONSTR  VTIOjN"  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU.    163 

Sans  doute,  Messieurs,  nous  devons  éviter 
cet  excès  antiscientifique  qui  consiste  à  imposer 
aux  êtres  des  causes  finales,  a  priori,  et  à  les 
soumettre  à  un  ordre  préconçu  ;  sans  doute 
nous  ne  pouvons  pas  déterminer  la  finalité  de 
toutes  choses  ;  l'ordre  est  écrit  en  caractères 
gigantesques  dont  notre  œil  infirme  ne  peut 
embrasser  l'ensemble.  Mais  il  suffit  qu'il  y  ait 
un  ordre  évident  dans  le  monde,  pour  que  la 
force  analogique  transporte  notre  intelligence 
de  la  sphère  bornée  qu'elle  gouverne  à  la 
sphère  immense  que  gouverne  une  intelligence 
souveraine  K 


1.  «  Vous  jugez  que  j'ai  une  âme  intelligente  parce  que 
vous  apercevez  de  l'ordre  dans  mes  paroles  et  dans  mes 
actions  ;  jugez  donc,  en  voyant  l'ordre  de  ce  monde,  qu'il  y  a 
une  âme  souverainement  intelligente.  »  {Eléments  de  la  philo- 
sophie de  Newton,  lre  p.  c.  I.) 

«  Il  est  absurde  qu'il  y  ait  tant  de  suite  dans  les  vérités, 
tant  de  proportion  dans  les  choses,  tant  d'économie  dans 
leur  assemblage,  c'est-à-dire  dans  le  monde  ;  et  que  cette 
suite,  cette  proportion,  cette  économie  ne  soit  nulle  part  bien 
entendue.  »  (Bossuet,  Connais,  de  Dieu,  ch.  IV,  §  5.) 

«  Le  monde,  tel  qu'il  se  révèle  à  nous,  présente  un  théâtre 
<ù  étendu  de  diversité,  de  finalité  et  de  beauté,  que  tout  est 
impuissant  pour  rendre  de  si  nombreuses  et  si  énépuisables 
merveilles,  et  l'imoression  qu'elles  produisent  dans  nos  âmes. 
Partout  nous  voyons  ur.  enchaînement  d'effets  et  de  causes,  de 
fins  et  de  moyens,  une  régularité  dans  la  vie  et  dans  la  mort 
Ft  comme  rien  n'est  parvenu  de  soi-même  à  l'état  où  il  s« 


164    DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU. 

Lors  donc  que  debout  sur  le  promontoire  de 
la  science  nous  plongeons  nos  regards  dans 
l'océan  d'azur  et  que  nous  interrogeons  le  ciel, 
le  soleil,  la  lune,  les  étoiles,  ils  nous  répondent 
d'une  voix  sublime  :  C'est  lui  qui  nous  a  faits  2. 
—  Lui  !  et  prompt  comme  notre  œil,  notre  esprit 
découvre  au-dessus  des  vaisseaux  lumineux 
qui  voguent  dans  l'espace  l'intelligence  suprême 
qui  les  conduit  2,  celui  qu'un  philosophe  an- 

trouve,  l'universalité  des  choses  irait  s'abîmer  dans  le  néant 
si  on  ne  lui  donnait  pour  principe  et  pour  cause  une  réalité 
supérieuse  qui  la  soutient  après  l'avoir  produite.  Cet  argument, 
le  plus  ancien  et  le  plus  clair  de  tous,  mérite  toujours  d'être 
rappelé  avec  respect  ;  et  ce  serait  non  seulement  nous  priver 
d'une  consolation,  mais  encore  vouloir  l'impossible  que  de 
prétendre  enlever  quelque  chose  à  son  autorité.  La  raison, 
incessamment  élevée  par  des  arguments  si  forts  et  qui  vont 
toujours  se  multipliant  sous  sa  main,  n'oiïre  plus  de  prise  au 
doute  d'une  spéculation  stérile  et  abstraite  :  elle  s'affranchit 
de  toute  irrésolution  sophistique  :  et  en  présence  de  la  majesté 
qui  éclate  dans  la  structure  du  monde,  de  grandeur  en  gran- 
deur elle  s'élève  jusqu'à  la  grandeur  absolue.  »  (Kant,  Critique 
de  la  raison  pure.  Dialectique  Iranscendentale.) 

«  C'est  la  pratique  instinctive  de  la  méthode  expérimentale 
qui,  naturellement,  nécessairement,  me  conduit  à  cette  conclu- 
sion que  si  la  montre  est  l'œuvre  de  la  science  humaine,  l'être 
doué  de  la  vie  n'a  pu  la  recevoir  avec  l'instinct,  l'intelli- 
gence et  le  sens  moral,  que  d'une  science  divine.  »  (M.  Che- 
vreul,  Histoire  des  connaissances  chimiques.  L.  V,  ch.  III.) 

2.  Interrogavi  cœlum,  solem,  lunam,  stellas  et  exclamave- 
runt  voce  magna  :  Ipse  fecit  nos.  (Confess.  St.  Aug.  Lib.  X, 
cap.  VI.) 

3.  Quid  pole^t  esse  tam  apertum,    tam    perspicuum  cum 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEL.    165 

tique,  Sextus  Empiricus,  appelait  le  grand 
amiral,  et  Newton  le  grand  mécanicien,  le 
grand  géomètre  *.  Comment  se  tiennent  dans  le 
vide  ces  masses  énormes  si  elles  ne  sont  soute- 
nues par  une  invisible  vertu  qui  remplit  l'éten- 
due ?  Comment  n'éclatent-elles  pas  dans  leur 
vertigineuse  rotation  si  ce  n'est  qu'une  main 
toute-puissante  étreint  leurs  éléments  ?  Com- 
ment ne  se  trompent-elles  jamais  de  ligne  dans 
leur  course  rapide  ?  Comment  n'y  a-t-il  jamais 
de  trouble  dans  une  si  prodigieuse  variété  de 
vitesses,  de  directions  et  d'inclinaisons,  à  moins 
qu'une  science  profonde  n'ait  combiné  à  l'avance 
la  mesure  de  toutes  les  forces,  le  plan  de  tous 
les  mouvements  ?  Chaque  système  sidéral  est  un 
ordre,  chaque  ordre  est  engagé  dans  l'ensemble 
avec  plus  de  précision  que  les  rouages  les  plus 

ccclum  suspexim/is  cœlestiaque  contemplati  sumus,  quam 
ejse  aliquod  lumen  prœstantissimœ  mentis  quo  hœc  regantur. 
(Cicer.  Lib.  Il,  De  nat.  Deor.) 

1.  «  Dans  le  mouvement  régulier  des  planètes  et  de  leurs 
satellites,  leur  direction,  leur  plan,  leur  juste  degré  de  rapi: 
dite,  en  rapports  précis  avec  leurs  distances  par  rapport  au 
soleil  et  aux  autres  centres  du  mouvement,  il  y  a  la  trace  d'un 
conseil,  le  témoignage  de  l'action  d'une  cause  qui  n'est  ni 
aveugle,  ni  fortuite,  mais  qui  est  assurément  très  habile  en 
mécanique  et  en  géométrie...  (Corresp.  de  Newton  au  docteur 
L'ei.t'ey.  Dans  les  œuvres  comnlètes,  tome  IV.) 


166   DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU. 

délicats  dans  les  plus  ingénieuses  machines  de 
l'art  humain.  C'est  en  vain  que  nous  essayons 
de  rapprocher  de  nos  yeux  par  des  imitations 
un  si  bel  assemblage,  les  imperfections  de  notre 
génie  déçu  proclament  la  perfection  du  sublime 
génie  qui  ordonne  l'univers  *. 

Que  la  terre  est  petite  dans  le  tout  du  monde, 
et  cependant  quelle  immense  merveille  !  Son 
âme  de  feu  réchauffe  toutes  les  molécules  de 
son  corps  à  travers  la  ceinture  de  granit  qui 
modère  ses  transports  ;  les  glorieux  débris  des 
révolutions  qu'elle  a  subies  nous  racontent  son 
histoire,  ses  entrailles  sont  pleines  de  trésors 
que  n'épuise  pas  notre  insatiable  avidité,  et 
au-dessus  de  ce  capital  fixe  des  profondeurs 
nous  pouvons  encore  recueillir  la  richesse 
flottante  de  la  surface.  Le  perpétuel  mouvement 
des  eaux  qui  vont  des  abîmes  aux  montagnes, 

,  1.  «  Tous  les  mouvements  réguliers  des  astres,  dit  Newton, 
ne  tirent  point  leur  origine  première  des  causes  mécaniques. 
Oèite'  ofdonnance  admirablement  belle  du  soleil,  des  planètes 
et  des  comètes  ne  peut  venir  que  du  plan  et  de  la  souveraineté 
d'un  être  intelligent  et  puissant.  Car  d'une  aveugle  nécessité 
métaphysique,  toujours  et  partout  la  même,  aucune  variété  des 
choses  ne  saurait  provenir  ;  et  par  conséquent  la  diversité 
totale  des  choses  créées  dans  le  temps  et  dans  l'espace  ne  peut 
tirer  son  origine  que  du  plan  et  de  la  puissance  d'un  être 
existant  nécessairement.  » 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU.    167 

des  montagnes  aux  abîmes,  s'écoulant  par  des 
milliers  de  veines  et  d'artères  rafraîchit  la  pous- 
sière du  globe.  Périodiquement  elle  se  trans- 
forme ;  plus  on  la  tourmente,  plus  elle  est  gé- 
néreuse. 

0  vie,  que  de  mystères  incompréhensibles 
dans  tes  manifestation!,  si  je  ne  te  vois  sou- 
mise à  un  maître  de  la  vie  !  Qui  donc  a  ramassé 
les  grands  arbres  comme  les  brins  d'herbe  dans 
de  si  petites  semences  ?  Qui  couche  le  germe 
presque  invisible  entre  les  mamelles  qui  le 
doivent  nourrir  quand  la  chaleur  et  l'humidité 
du  sol  l'appelleront  à  la  vie  ?  Qui  fait  d'une 
goutte  imperceptible  un  fleuve  aux  ramifica- 
tions infinies  ?  Qui  tresse  les  inimitables  tissus 
des  racines,  des  tiges,  des  rameaux,  des  feuilles 
et  des  fleurs  ?  Qui  ouvre  toutes  les  petites 
bouches  par  où  la  plante  s'abreuve  et  respire  ? 
Qui  porte  aux  fruits,  doux  gages  de  l'immorta- 
lité des  espèces,  les  fécondes  effluves  de  la 
sève  ?  Enfin  quels  résultats  variés  de  cette  unité 
de  matière  et  de  force  !  Que  de  formes,  que  de 
couleurs,  que  de  nuances,  que  d'originalité, 
que  de  grâce,  que  de  majesté,  que  de  saveurs, 
que  de  vertus,  que  de  correspondance  à  tous 


1G8   DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU. 

nos  besoins,  afin  qu'il  soit  bien  prouvé,  par 
tant  de  magnifiques  spectacles  et  d'utiles  desti- 
nations, que  le  savant  ordonnateur  de  la  vie  est 
un  grand  artiste  et  un  sage  économiste  ! 

Voyez  comme  il  a  superposé  les  règnes  !  La 
terre  se  transforme  en  une  vie  supérieure  qui 
s'élève  au-dessus  d'elle-même  en  se  mêlant  aux 
flots  de  la  vie  animale.  Là,  une  plus  parfaite 
organisation  donne  au  mouvement,  à  la  force, 
aux  formes,  à  la  grâce,  à  la  grandeur,  à  la  re- 
production un  plus  haut  caractère.  Je  ne  veux 
pas  entrer  dans  le  détail  de  ce  nouvel  infini  où 
les  plus  petites  choses,  selon  la  pensée  de  saint 
Léon,  épouvantent  les  âmes  sincères  et  les 
forcent  de  louer  celui  qui  est  grand  par  excel- 
lence l.  Je  me  replie  sur  moi-même,  et,  dès  que 
je  me  contemple  j'oublie  le  monde  entier  2. 

Si  vous  ne  vous  êtes  jamais  admirés,  Mes- 
sieurs, vous  avez  eu  tort,  car  un  simple  coup 
d'œil  sur  la  merveilleuse  architecture  de  notre 


1.  Quis  disposuit  ista  ?  quis  fecit  ista  ?  Expavescis  in  mini- 
mis  :  Lauda  magnum.  (Serm.  44,  de  quadrag.  6,  cap.  I.) 

2.  Si  attenderis  tibi  ipsi,  nihil  opus  habebis  ex  universitatis 
structura  opificem  indagare.  Êàv  yàp  Tzgoaiyt]C,  asauTco,  oùSév 
Serjar)  èx  tyjç  tçov  ôXtav  xaTaaxeu'ï)^  fôv  S^utoupYÔv  èE,i/ysàsiv. 
(Basil,  op.,  tom.  I,  p.  352.) 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    169 

corps  et  sur  les  lois  sublimes  de  notre  âme, 
nous  apprend  que  le  Dieu  de  l'univers  n'est  pas 
loin  de  chacun  de  nous.  Non  longe  ab  unoquogue 
noslrum.  Demandez  à  vos  os  s'ils  n'ont  pas  été 
faits  pour  servir  de  charpente  à  l'édifice  mobile 
qu'anime  une  si  grande  vie  ;  rigides  par  nature, 
ils  peuvent  prendre,  grâce  à  la  souplesse  de 
leurs  articulations,  un  nombre  incalculable  de 
positions  diverses  ;  les  tendons  et  les  muscles 
les  recouvrent  pour  servir  de  ressorts  toujours 
aux  ordres  de  la  volonté  ;  des  fibres  délicates 
traversent  la  chair  en  tous  sens  afin  de  trans- 
mettre, comme  des  fils  électriques,  au  dehors 
les  commandements  du  dedans,  au  dedans  les 
impressions  du  dehors  ;  un  fleuve  empourpré 
chassé  du  cœur  par  des  palpitations  réglées, 
coule  et  circule  par  tous  les  membres,  revenant 
à  son  point  de  départ  après  s'être  purifié  dans 
des  chambres  mystérieuses  où  l'air  pour  lui  se 
décompose  ;  un  alambic  vivant  renouvelle  notre 
substance  épuisée.  Qui  a  fait  cela  ?  Est-ce  une 
force  inintelligente  ?  Mais  ne  savons-nous  pas 
que  nous-mêmes,  avec  notre  génie,  nous  ne 
pouvons  produire  de  toutes  ces  merveilles  que 
de  grossières  et  inertes  représentations.  Est-ce 


170    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU, 


qu'il  ne  connaissait  pas  les  lois  de  l'optique, 
celui  qui  a  construit  notre  œil  ?  ni  les  lois  du 
son,  celui  qui  a  fabriqué  notre  oreille  ?  Et  ce 
profond  mystère  de  la  génération,  matière  fé- 
tide et  acte  aveugle  par  lesquels  l'homme  se 
multiplie,  qui  le  règle  ?  Et  tous  ces  mouvements 
indélibérés  qui  s'accomplissent  avec  tant  do 
sûreté  dans  notre  organisme  et  vont  si  droit  à 
leur  but,  qui  leur  donne  la  juste  mesure  ?  Ne 
faut-il  pas  dire  avec  Bossuet  :  —  «  Ce  corps  est 
un  instrument  fabriqué  et  soumis  à  notre  vo- 
lonté par  une  puissance  qui  est  hors  de  nous, 
et  toutes  les  fois  que  nous  nous  en  servons  soit 
pour  parler,  ou  pour  respirer,  ou  pour  nous 
mouvoir  en  quelque  façon  que  ce  soit,  nous 
devrions  toujours  sentir  Dieu  présent  *.  » 

Magnifique  est  notre  corps,  plus  magnifique 
est  notre  âme.  Magnifique  dans  son  mariage 
avec  la  chair  qu'elle  gouverne  et  dont  elle  reçoit 
les  formes  sensibles  qu'elle  convertit  en  idées 
pures  ;  magnifique  dans  ses  manifestations  par 
la  parole,  musique  sacrée  au  service  des  pen- 
sées, des  sentiments,  des  passions  ;  magni- 
fique dans  les  lois  de  ses  opérations.  Elle  est 

1.  Connaissance  de  Dieu,  chap.  IV,  §  4. 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DE  DIEU.    171 

libre,  mais  elle  n'échappe  pas  à  l'intelligente 
direction  du  souverain  ordonnateur.  Nous  l'a- 
vons vue  emportée  vers  le  vrai  et  le  bien  su- 
prêmes ;  ce  n'est  pas  une  course  aveugle,  tous 
ses  mouvements  sont  conduits  avec  méthode. 
Des  principes  immuables  règlent  ses  jugements 
et  ses  raisonnements.  Sans  eux  elle  ne  saurait 
unir  une  pensée  à  une  autre  pensée,  elle  ne 
peut  les  changer,  et  même,  il  faut  qu'elle  en 
abuse  lorsqu'elle  entreprend  de  justifier  ses 
erreurs.  Ces  principes  éternels  sont  les  mêmes 
pour  tous,  si  leur  lumière  venait  à  s'éteindre, 
l'humanité  tomberait  dans  la  nuit  des  instincts, 
vivrait  au  jour  le  jour  et  ne  pourrait  plus  ra- 
conter son  histoire.  Dans  l'ordre  spéculatif, 
ils  font  l'unité  de  l'esprit  humain,  malgré  sa 
désolante  mobilité,  et  proclament  l'existence 
d'une  raison  supérieure  sans  cesse  occupée 
à  régler  notre  raison  bornée  toujours  prête 
à    s'égarer  l.    Dans    l'ordre    pratique    ils    font 

1.  Voilà  donc  deux  raisons  que  je  trouve  en  moi  :  l'une  est 
moi-même  ;  l'autre  est  au-dessus  de  moi.  Celle  qui  est  moi 
est  très  imparfaite,  fautive,  incertaine,  prévenue,  précipitée, 
sujette  à  s'égarer,  changeante,  opiniâtre  et  bornée  ;  enfin  elle 
ne  possède  jamais  rien  que  d'emprunt.  L'autre  est  commune 
à  tous  les  hommes,  et  supérieure  à  eux  ;  elle  est  parfaite,  éter- 
nelle, immuable,   toujours  prête   à  se  communiquer  en  tous 


172    DÉMONSTRATION  DE  l'eXISTEXCE  DE  DIEU. 

l'unité  de  la  conscience  en  tout  temps  et  par- 
tout d'accord  sur  ces  vérités  :  qu'il  faut  faire 
le  bien,  accomplir  ce  qui  est  juste  ;  qu'il  est 
beau  d'être  vertueux,  admirable  de  se  dé- 
vouer. «  Loi  éternelle  et  immobile  des  peu- 
«  pies  et  des  siècles,  dit  Cicéron,  qui  ne  peut 
«  venir  que  d'un  commun  maître  et  empereur 
«  des  âmes  l.  »  Nous  n'en  voyons  pas  la  sanc- 
tion temporelle  en  chacun  de  nous  ;  mais 
l'histoire  des  nations,  tour  à  tour  victimes  de 
leurs  dérèglements,  atteste  qu'on  ne  méprise 
pas  en  vain  les  ordres  du  roi  invisible  et  im- 
mortel des  peuples. 

Il  est  donc  un  Dieu  qui  nous  appelle,  un 
Dieu  qui  nous  conduit.  On  découvre  que  ce 
Dieu  est  le  port  éternel  des  âmes  en  étudiant  le 

lieux,  et  à  redresser  tous  les  esprits  qui  se  trompent  ;  enfin, 
incapable  d'être  jamais  ni  épurée,  ni  partagée,  quoiqu'elle  se 
donne  à  tous  ceux  qui  la  veulent.  Où  est  cette  raison  parfaite, 
qui  est  si  près  de  moi  ?  où  est-elle  ?  Il  faut  qu'elle  soit  quelque 
chose  de  réel  ;  car  le  néant  ne  peut  être  parfait,  ni  perfection- 
ner les  natures  imparfaites.  Où  est-elle  cette  raison  suprême  ? 
N'est-elle  pas  le  Dieu  que  je  cherche  ?  (Fénel.,  Traité  de 
l'exist.  de  Dieu,  Ire  part.,  ch.  II.) 

1.  Omnes  gentes  et  omni  tempore  una  lex  et  sempiterna  et 
immutabilis  continebit,  unusque  erit  communis  quasi  magister 
et  imperator  Deus,  ille  legis  hujus  inventor,  disceptator,  lator 
cui  qui  non  parebit  ipse  fugiet,  ac  naturam  hominis  asperna- 
tus,  hoc  ipso  luet  maximas  pœnas,  etiamsi  caetera  qua;  putantu.' 
effugerit.  (Cicero,  de  Republic.  Lib.  III.) 


DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU.    173 

principe  du  mouvement,  quand  on  voit  sa  di- 
rection on  doit  confesser  qu'il  en  est  le  pilote. 
Tout  ordre,  toute  perfection,  toute  existence 
dépend  de  lui.  S'il  n'était  pas,  non  seulement 
on  ne  pourrait  plus  appeler  le  monde  :  cosmos, 
la  beauté  ;  il  faudrait  l'appeler  le  chaos,  moins 
que  cela,  Messieurs  :  —  le  néant  l. 

0  Dieu,  le  ciel  et  la  terre  sont  remplis  de  ta 
gloire  :  Pîeni  surit  cœli  et  terra  gloria  tua.  Ho- 
sannah  !  Le  Seigneur  a  régné,  regnavit  Domi- 
nus  ;  qu'il  règne  à  jamais,  nous  croyons  en  lui, 
Credo  in  Deum.  En  Dieu,  premier  moteur  des 
êtres,  force  simple,  unique,  immobile,  tout  en- 
tière et  en  acte  dans  chacun  des  termes  du 
mouvement  ;  en  Dieu,  point  d'appel  des  âmes 
parce  qu'il  est  la  vérité  suprême  et  le  bien  su- 
prême ;  en  Dieu,  esprit  éternel,  subsistant  par 
lui-même,  cause  de  toute  subsistance  et  de  toute 
nécessité  ;  en  Dieu,  la  perfection  même,  type  et 
principe  de  toute  perfection  ;  en  Dieu  ordonna- 
teur de  l'univers,  maître  de  la  vie,  pilote  des 
âmes  et  pasteur  des  peuples.  Credo  in  Deum. 

Certes,  Messieurs,  je  ne  prétends  point  vous 

1.  Aomov  fjv  î(kïv  oùxsti  xôcrfiov  àXX'  àxocfiiav  (Athanas, 
oral.  cont.  Gent.) 


174    DÉMONSTRATION  DE  INEXISTENCE  DE  DIEU. 

avoir  fait  connaître  toutes  les  perfections  de 
Dieu  ;  mais  il  vous  est  facile  de  voir  que  j'ai 
surabondamment  prouvé  cette  proposition  :  —  il 
existe  un  être  premier,  cause  de  tous  les  êtres. 
N'affaiblissez  pas  ma  démonstration  en  isolant 
les  preuves  ;  elles  se  tiennent,  elles  se  pénè- 
trent ;  après  les  avoir  vues  séparément  vous  les 
pouvez  voir  toutes  dans  cet  argument  d'une 
simplicité  enfantine  : 

Il  existe  quelque  chose  dans  le  monde, 

Or,    si    Dieu    n'était    pas,    rien    n'existerait, 

Donc  Dieu  est. 

Dieu  est  ;  tenez  fermement  cette  conclusion 
ou  bien  résignez-vous  à  l'injure  que  le  doux 
Grégoire  de  Nazianze  jetait  à  la  face  des 
athées  de  son  temps  :  «  Nimis  absurdus  et  prœ- 
«  posterus  est  qui  non  cedit  argumentis  natura- 
«  libus,  et  inficialiir  Deum  esse.  C'est  être 
«  trop  absurde  et  arriéré  que  de  résister  aux 
«  arguments  de  la  nature  et  de  nier  l'existence 
a  de  Dieu  1.  » 


1.  Orat.  2.  Thcol. 


é 


CINQUIÈME   CONFÉRENCE 


LA  PERSONNALITÉ  DE  DIEU. 


CINQUIÈME   CONFÉRENCE 


LA  PERSONNALITÉ  DE  DIEU. 


Messieurs, 

Le  Dieu  que  l'humanité  affirme  si  solennelle- 
ment, le  Dieu  dont  la  raison  démontre  si  ri- 
goureusement l'existence  aux  esprits  droits  et 
aux  cœurs  sincères  est-il  un  être  réel,  vivant, 
personnellement  distinct  du  monde  ?  —  Nous  le 
croyons.  Ce  nom  qui  apparaît  en  tète  de  notre 
symbole,  Dieu,  représente  quelqu'un  et  non 
pas  une  substance  universelle,  une  chose  indé- 
terminée, une  abstraction  de  l'esprit,  un  pur 
idéal.  Cependant  l'athéisme,  avant  de  se  ré- 
soudre à  une  négation  franche  de  la  divinité, 
s'elïorce  d'en  dépraver  la  notion  et  de  dis- 
soudre, en  quelque  sorte,  celui  que  nous  ado- 
rons comme  le  premier  être  dans  l'ensemble  de 
toutes  les  existences.  —  «  Il  y  a  du  divin  dans  le 

COSriBENCES  K.-D.  —  CAREME  1873.  —  If 


178  LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 

«  monde,  dit-il,  mais  il  n'y  a  pas  de  Dieu  au 
«  sens  que  Ton  attache  vulgairement  à  ce  mot. 
c  Dieu  est  le  résumé  de  nos  besoins  supra- 
v.  sensibles,  c'est-à-dire  la  catégorie  de  li- 
ft déal  l.  »  —  «  L'être  infini,  universel,  ne  de- 
«  vient  parfait,  immuable,  supérieur  au  temps  et 
«  à  l'espace  qu'en  passant  à  l'état  idéal.  Il  est 
«  Dieu  alors,  mais  il  ne  prend  la  divinité  qu'en 
«  perdant  la  réalité.  Le  Dieu  réel,  c'est  le  cos- 
«  mos  2.  »  —  Toute  personnalité  attribuée  à  Dieu 
est  une  idole  de  l'imagination,  une  entité  inin- 
telligible de  la  scolastique. 

Messieurs,  les  preuves  que  j'ai  données  de 
l'existence  de  Dieu  vont  si  droit  à  un  être  réel 
et  personnel  que  j'aurais  pu  me  dispenser,  pour 
faire  marcher  plus  vite  notre  exposition  dog- 
matique, de  m'arrêter  aux  étranges  proposi- 
tions que  vous  venez  d'entendre  ;  mais  je  tiens 
à  me  montrer,  auprès  de  vous,  fils  soumis  de 
l'Église.  Or  l'Église,  dans  son  dernier  concile 
œcuménique,  supplie  ceux  qui  ont  la  charge 
d'enseigner  et  leur  ordonne,  par  les  entrailles 
de  Jésus-Christ,  par  l'autorité  de  ce  même  Dieu 

1.  Ernest  Renan. 

2.  Vacherot  :  La  métaphysique  et  la  science.  Tome  III. 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  179 


Sauveur,  d'appliquer  leur  zèle  et  leurs  soins  à 
combattre  et  à  détruire  les  erreurs  qu'elle  con- 
damne l, 

A  l'œuvre  donc  :  vengeons  notre  Dieu  per- 
sonnel et  mettons-le  en  face  du  Dieu  imperson- 
nel qu'on  nous  propose  pour  le  remplacer.  Il 
ne  pourra  que  gagner  à  cette  comparaison. 


I 


Chaque  fois  qu'il  s'agit  de  dégager  une 
grande  vérité  des  ombres  dont  l'enveloppent 
les  subtilités  de  la  sophistique,  je  ne  crois  pas, 
Messieurs,  qu'il  y  ait  de  meilleure  règle  à  suivre 
que  de  s'adresser  au  sens  commun  ;  c'est  parce 
qu'on  le  méprise  que  la  raison  s'égare  en  des 
spéculations  extravagantes.  —  «  Le  mot  sens 
«  commun,  dit  un  philosophe  moderne,  exprime 
«  une  loi  de  notre  intelligence,  loi  qui,  malgré 

1.  «  Itaque  supremi  pastoralis  nostri  officii  debitum  exe- 
qaente.î  omnes  Christi  fidèles,  maxime  vero,  eos  qui  prsesunt 
vel  docendi  munere  funguntur,  per  viscera  Jesu  Christi  obtes- 
tamur,  necnon  ejusdem  Dei  et  Salvatoris  nostri  auctoritate 
jubemus,  ut  ad  hos  errores  a  sancta  Ecclesia  arcendos  et  eli- 
minandos,  atque  purissimse  fidei  lucem  pandendam  studium 
et  operam  conférant.  »  (Constitutio  dogmatica  de  fidc  -atholica  : 
in  fine,  post  canones.  Synod.  œcumen.  Vatican.) 


180  LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 

«  ses  modifications  apparentes,  demeure  tou- 
«  jours  une,  toujours  la  même  ;  c'est  l'inclina- 
«  tion  naturelle  de  notre  esprit  à  donner  son 
«  assentiment  à  certaines  vérités,  en  dehors  du 
«  témoignage  de  la  conscience  et  des  démons- 
«  trations  de  la  raison,  parce  que  ces  vérités 
a  sont  nécessaires  à  la  vie  sensitive,  intellec- 
«  tuelle  et  morale  *.  »  —  De  cette  inclination  nul 
ne  peut  s'affranchir.  L'âme  y  revient  toujours 
par  ses  pentes  natives,  dès  que  s'arrêtent  les 
opérations  réflexes  par  lesquelles  elle  se  trompe 
elle-même.  Toute  vérité  de  sens  commun  est 
certaine  d'une  certitude  absolue  pour  le  genre 
humain  tout  entier  ;  aucune  négation  d'une  vé- 
rité de  sens  commun  ne  peut  donner  la  popu- 
larité et  la  vie  à  un  système,  si  habilement  cons- 
truit qu'on  le  suppose. 

Or,  Messieurs,  lorsque  les  anciennes  écoles 
posaient  cet  axiome  :  —  «  Actus  sunt  supposito- 
«  ram,  les  .actes  proviennent  d'êtres  subsis- 
«  tants  en  eux-mêmes  »,  —  elles  exprimaient  une 
vérité  de  sens  commun.  En  effet  une  loi  sentie, 
une  nécessité  instinctive  nous  pousse  à  attri- 
buer ce  que  nous  voyons  se  faire  à  un  facteur 

1.  Balmès.  Philosophie  fondamentale.  Liv.  I,  chap.  22. 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  181 

réel  et  subsistant.  Facteur  vivant,  s'il  s'agit  d'un 
fait  de  vie  ;  facteur  intelligent,  s'il  s'agit  d'un 
fait  ordonné.  De  nous-mêmes  à  autrui  l'induc- 
tion est  fatale.  Parce  que  nous  pouvons  dire  à 
chaque  instant  sans  crainte  de  nous  tromper  : 
c'est  moi  qui  ai  fait  cela  ;  parce  que  nous 
sommes  convaincus  que  nos  actes  procèdent 
d'un  moi  qui  s'appartient,  de  même  nous 
sommes  convaicus  qu'il  y  a  un  moi  quelconque 
à  l'origine  de  tout  acte  quel  qu'il  soit.  Notre 
langage  à  cet  égard  est  franc  et  spontané 
comme  notre  jugement.  Nous  disons  sans  hé- 
sitation :  —  Le  soleil  resplendit,  l'avalanche 
se  précipite,  l'océan  gronde,  le  lion  rugit, 
l'homme  parle  — ;  enfin  nos  affirmations  de  la 
cause  des  actes  traduisent  toutes  l'axiome  de  la 
scolastique  :  A  dus  siuit  suppositorum.  Qu'on 
nous  dise  :  —  «  L'ordre  des  causes  se  confond 
«  avec  l'ordre  des  faits  ;  un  fait  produit  un 
«  autre  fait  ;  un  fait  général  semblable  aux 
«  autres  est  la  loi  génératrice  d'où  tout  se  dé- 
«  duit l.  »  —  Ces  affirmations  sans  preuves  ne 
déroutent  pas  le  sens  commun  ;  opiniâtre 
comme  la  nature  il  demande  toujours  :  —  mais 

\.  Taine.  Les  Phihsonhes  français 


1S2  LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU, 

enfin  puisqu'il  s'agit  de  faits,  par  quoi  ou  par 
qui  ce  qui  est  fait  est-il  fait  ? 

Voici  la  réponse  qu'on  nous  donne.  Mes- 
sieurs, recueillez-vous  et  écoutez  :  —  «  Au  su- 
prême sommet  des  choses,  au  plus  haut  de  l'éthor 
lumineux  et  inaccessible,  se  prononce  l'axiome 
éternel  ;  et  le  retentissement  prolongé  de  cette 
formule  créatrice  compose,  par  ses  ondulations 
inépuisables,  l'immensité  de  l'univers.  Toute 
forme,  tout  changement,  tout  mouvement,  toute 
idée  est  un  de  ses  actes.  Elle  subsiste  en  toutes 
choses  et  elle  n'est  bornée  par  aucune  chose.  La 
matière  et  la  pensée,  la  planète  et  l'homme,  les 
entassements  des  soleils  et  les  palpitations  d'un 
insecte,  la  vie  et  la  mort,  la  douleur  et  la  joie, 
il  n'est  rien  qui  l'exprime  tout  entière.  Elle 
remplit  le  temps  et  l'espace  et  reste  au-dessus 
du  temps  et  de  l'espace,  elle  n'est  point  com- 
prise en  eux  et  ils  dérivent  d'elle.  Toute  vie 
est  un  de  ses  moments,  tout  être  est  une  de  ses 
formes  ;  et  les  séries  des  choses  descendent 
d'elle,  selon  des  nécessités  indestructibles  reliées 
par  les  divins  anneaux  de  sa  chaîne  d'or.  L'in- 
différente, l'immobile,  l'éternelle,  la  toute- 
puissante,  la  créatrice,  aucun  nom  np  l'épuisé. 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  183 

et  quand  se  dévoile  sa  face  sereine  et  sublime, 
il  n'est  point  d'esprit  d'homme  qui  ne  ploie 
consterné  d'admiration  et  d'horreur.  Au  môme 
instant  cet  esprit  se  relève  ;  il  oublie  sa  mor- 
talité et  sa  petitesse  :  il  jouit  par  sympathie  de 
cette  infinité  qu'il  pense  et  participe  à  sa  gran- 
deur1. » 

Ah  !  grand  merci  de  toute  cette  poésie  autour 
d'une  abstraction  ;  mais,  vous  aurez  beau  dire,  je 
ne  croirai  jamais  qu'une  formule,  si  sereine  et  su- 
blime  que  soit  sa  face,  opère  ce  que  j'ai  conscience 
d'opérer  moi-même.  A  aucun  homme  sensé  on 
ne  persuadera  que  les  voûtes  de  cette  basilique, 
par  exemple,  ont  été  suspendues  par  V axiome 
éternel  qui  se  prononce  au  sommet  des  choses.  — 
eût-il  épuisé  pour  cette  œuvre  ses  inépuisables 
ondulations,  —  plutôt  que  par  un  architecte  et 
un  maçon.  Du  reste,  les  philosophes  qui,  aux 
heures  de  la  réflexion,  se  perdent  en  ces  creuses 
rêveries,  n'en  sont  pas  dupes  dès  qu'ils  entrent 
dans  la  vie  pratique.  Placez-les  en  face  d'un 
chef-d'œuvre  dont  ils  ne  connaissent  pas  l'au- 
teur, la  nature  prendra  le  dessus  ;  ils  oublieront 

1.  Taine.  Les  Philosophes  français. 


184  LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 

tout  ce  qu'ils  ont  dit  et  pensé  de  la  formule 
créatrice,  et  le  sens  commun  demandera  par 
leurs  yeux  ravis  ou  leurs  lèvres  émues  :  —  Qui 
est-ce  qui  a  fait  cela  ? 

Croyez-le  bien,  Messieurs,  il  y  a  dans  cette 
simple  question  :  —  Qui  est-ce  qui  a  fait  cela  ? 
—  toute  une  révélation  :  la  révélation  d'une  loi 
de  nature  qui  nous  fait  aller,  d'instinct  et  avec 
ordre,  des  actes  aux  êtres  opérants.  Ne  remar- 
quez-vous pas  que  notre  intuition  des  causes 
s'exprime  différemment  selon  les  effets  ?  Devant 
un  simple  mouvement,  un  changement,  un  acci- 
dent où  nous  ne  voyons  pas  clairement  un  des- 
sein, nous  nous  contentons  de  dire  :  —  D'où 
vient  cela  ?  —  Mais  dès  que  l'intelligence  se 
décèle  quelque  part  :  dans  un  mécanisme  ingé- 
nieux, une  œuvre  d'art,  une  page  éloquente, 
nous  demandons  hardiment  :  —  Qui  est-ce  qui 
a  fait  cela  ?  —  et  exprimons,  de  la  manière 
même  dont  se  pose  notre  question,  le  jugement 
déjà  prononcé  spontanément  par  notre  raison  : 
qu'un  acte  intelligent  doit  être  fait  par  un  être 
intelligent,  une  personne. 

Vous  me  pardonnerez,  j'en  suis  persuadé, 
d'avoir  insisté  sur  ces  données  du  sens  commun, 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  185 

parce  que  vous  en  avez  pressenti  la  portée. 
Elles  nous  indiquent  ce  que  nous  devons  penser 
et  affirmer  de  Dieu.  Si  la  nature  nous  commande 
irrésistiblement  d'attribuer  les  actes  intelligents 
aux  personnes,  il  est  évident  que  Dieu  est  de 
toutes  les  personnes  la  plus  haute,  la  plus 
puissante,  la  plus  parfaite.  Rappelez-vous  les 
preuves  que  nous  avons  données  de  son  exis- 
tence ;  ne  sont-ce  pas  des  actes  ?  et  n'avons- 
nous  pas  vu  dans  ces  actes  se  manifester  avec 
un  incomparable  éclat  la  pensée,  le  dessein, 
l'intelligence  ?  Sublime  mécanisme  des  sphères 
semées  dans  l'espace  !  Prodiges  de  la  vie  !  Mer- 
veilles de  mon  corps  et  de  mon  âme,  ne  me  révè- 
lerez-vous  qu'un  nom  stérile  ?  Quand  je  lis  avec 
recueillement  la  Somme  théologique,  quand  je 
contemple  le  dôme  de  Saint-Pierre,  quand  je 
tombe  en  extase  devant  le  tableau  de  la  transfi- 
guration, mee  lèvres  murmurent  ces  grands 
noms:  Thomas d'Aquin,  Michel- Ange,  Raphaël, 
et  mon  âme  vole  à  leur  rencontre.  Je  les  vois, 
je  leur  rends  mes  hommages  ;  ce  ne  sont  pas  des 
ombres  vaines,  ce  sont  des  personnes  vivantes. 
Et  lorsque  se  déploie  devant  moi  le  magnifique 
spectacle   de  l'univers  ;  lorsque,  lancé  dans  les 


186  LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 


vagues  étendues,  je  poursuis  les  astres  pour  leur 
demander  le  secret  de  leurs  merveilleuses  révo- 
lutions ;  lorsque  mon  âme  rêveuse  se  laisse  bercer 
par  les  flots  de  l'océan  ;  lorsque  la  nature  fait 
briller  à  mes  yeux  ses  richesses  et  ses  parures 
sans  cesse  renouvelées  ;  lorsque  la  vie  me 
montre  ses  harmonies  et  l'âme  ses  mystères  ; 
lorsque  je  me  demande  avec  saint  Léon  :  —  qui  t\ 
fait  cela  ?  Qui  a  disposé  tout  cela  ?  Quis  fecit 
ista  ?  Quis  disposuit  ista  ?  —  lorsque  ma  raison 
prononce  le  nom  de  Dieu  ;  lorsqu'elle  se  précipite 
pour  aller  au-devant  du  grand  ordonnateur,  elle 
ne  rencontrerait  rien,  pas  même  une  ombre, 
mais  le  vide  sans  limites  ?  Oh  !  cela  n'est  pas 
ou  bien  ma  nature  a  menti  ! 

«  Jamais,  au  grand  jamais,  dit  Platon,  on 
ne  nous  persuadera  qu'il  n'y  a  rien  sous  le 
nom  de  Dieu,  que  celui  qui  est  absolument  n'a 
ni  le  mouvement,  ni  la  vie,  ni  l'âme,  ni  la 
pensée  ;  qu'il  est  inerte,  qu'il  est  privé  de  l'au- 
guste et  sainte  intelligence.  Dirons-nous  qu'il  a 
l'intelligence,  mais  qu'il  n'a  pas  la  vie  ?  Dirons- 
nous  qu'il  a  l'une  et  l'autre,  mais  non  la  per- 
sonnalité ?  Dirons-nous  qu'il  est  personnel, 
intelligent,  vivant,  mais  sans  action  ?  Tout  cela 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  187 

serait  absurde.  »  —  Oui.  Messieurs,  absurde  !  — 
C'est  un  Dieu  intelligent,  donc  c'est  un  Dieu 
jersonnel  qui  ordonne  le  monde  de  la  pensée,  le 
monde  de  la  conscience,  la  monde  des  existences; 
c'est  un  Dieu  personnel  qui,  perfection  suprême, 
produit,  appelle  et  soutient  toute  perfection  ; 
c'est  un  Dieu  personnel  qui  entend  éternelle- 
ment les  vérités  indépendantes  de  nos  esprits 
mobiles  et  bornés,  et  qui  leur  sert  de  point 
d'appui  ;  c'est  un  Dieu  personnel  qui  est  cause 
première  de  toute  procession  dans  le  monde  et 
de  toute  subsistance  ;  c'est  un  Dieu  personnel 
qui  attire  à  lui  nos  âmes  sous  les  formes  du  vrai 
et  du  bien  ;  c'est  un  Dieu  personnel  qui  meut 
l'univers.  0  Dieu!  l'humanité  a  eu  raison  de  vous 
appeler  le  grand  vivant,  et  moi  chrétien,  je  crois 
d'autant  plus  qu'elle  a  eu  raison  de  vous  appeler 
ainsi  que  vous  avez  daigné  lui  répondre  :  —  »  Eh 
oui  !  je  vis  et  je  fais  vivre.  Ego  vivo  et  vivere 
facio.  Je  suis  celui  qui  suis.  Ego  sum  qui  sum.  » 
Messieurs,  quand  bien  même  il  nous  serait 
impossible  d'aller  plus  loin  dans  la  connais- 
sance de  la  personnalité  divine,  nous  devrions  y 
croire  comme  à  une  nécessité  logique  des  actes 
qui  la  révèlent,   et  ne  pas  tenir  compte  des 


188  LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 

difficultés  dont  on  s'arme  pour  la  détruire.  Un 
principe  nécessaire  brave  toutes  les  tentatives 
de  l'esprit  humain  conjuré  contre  lui.  Cependant 
je  ne  veux  pas  laisser  triompher  l'ennemi  des 
embarras  qu'il  prétend  nous  susciter  en  affir- 
mant que  la  personnalité  diminue  Dieu,  et 
qu'en  le  diminuant  elle  le  supprime.  Sur  quoi 
s'appuie  cette  affirmation  ?  Sur  ce  que  Dieu, 
subsistant  en  lui-même,  s'isole  de  son  œuvre  et 
n'est  pas  son  œuvre.  Mais  d'abord  je  vous 
demande,  Messieurs,  si  un  philosophe  ou  un 
artiste  sont  amoindris  parce  qu'ils  multiplient, 
l'un  ses  savantes  élucubrations,  l'autre  ses 
chefs-d'œuvre.  Raphaël  serait-il  plus  grand  s'il 
n'avait  fait  que  la  Vierge  à  la  chaise,  plus 
grand  encore  s'il  n'avait  rien  fait  ?  N'est-ce  pas 
la  puissance  et  la  perfection  des  œuvres  qui 
accusent  la  puissance  et  la  perfection  de  la  per- 
sonnalité ?  Non  seulement  Dieu  ne  sera  pas 
moins  moteur,  moins  cause,  moins  nécessaire, 
moins  type  et  principe  de  toute  perfection, 
moins  intelligent  ordonnateur  de  l'univers,  s'il 
est  une  personne  ;  mais  il  n'est  moteur,  cause 
nécessaire,  type  et  principe  de  toute  perfection, 
intelligent  ordonnateur  de  l'univers  que  parce 


LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  183 

qu'il  est  une  personne.  Et  puis,  que  le  moi  de 
Dieu  l'isole  de  son  œuvre,  l'empêche  d'être  son 
œuvre,  ce  n'est  pas  vrai.  Messieurs.  Parce  que 
Dieu  dit  ego  sum,  il  ne  crée  pas  entre  lui  et  ce 
qu'il  fait  des  abîmes  au  delà  desquels  le  monde 
peut  trouver  l'indépendance.  Il  est  en  tout,  par 
sa  puissance,  per  potentiam,  en  tant  que  tout 
mouvement,  toute  détermination,  tout  ordre  est 
soumis  à  son  suprême  vouloir.  Il  est  en  tout,  par 
sa  présence,  per  prœsentiam,  en  tant  que  rien, 
pas  même  la  plus  secrète  de  nos  pensées,  la  plus 
imperceptible  ondulation  des  infiniment  petits, 
n'échappe  à  son  universel  savoir.  Il  est  en  tout, 
par  son  essence,  per  essetitiam,  en  tant  qu'il  est 
perpétuellement  pour  chaque  être  sa  cause 
d'être,  que  tout  subsiste  par  lui,  que  s'il  se 
retirait  tout  disparaîtrait  en  un  instant. Il  est  en 
tout  et  il  est  tout,  non  pas  formellement,  ce  qui 
ferait  voler  en  éclats  son  inaltérable  unité  ; 
mais  éminemment,  c'est-à-dire  en  ce  sens  que 
le  monde  réel  et  tous  les  mondes  possibles  sont 
contenus  dans  son  éternelle  sagesse  et  son  in- 
finie puissance. 

Êtres  bornés,  nous  ne  faisons  que  de  petites 
œuvres  qui  se  séparent  de  nous  et  nous  fuient. 


90  LA    PERSONNALITÉ    DE    DIET. 

n'emportant  au  loin  que  l'empreinte  de  nos 
idées  ;  cependant  nous  osons  dire  moi.  Et  il  ne 
pourrait  pas  dire  moi,  le  grand  ouvrier,  le  grand 
artiste,  qui  tient  si  bien  son  œuvre,  que  si,  par 
impossible,  elle  lui  échappait,  ce  ne  serait  plus 
rien.  Cessons,  Messieurs,  de  rêver  une  unité 
chimérique  qui  se  résout  inévitablement,  ainsi 
que  je  vous  le  ferai  voir,  en  une  inexplicable 
multiplicité,  et  contentons-nous  de  la  magni- 
fique unité  d'un  être  subsistant  par  lui-même, 
par  qui  tout  est  et  tout  subsiste. 

Mais,  me  dira-t-on,  vos  explications  ne  ré- 
pondent pas  à  la  maîtresse  difficulté.  Nous 
voulons  un  Dieu  parfait.  Or,  la  personnalité 
détermine  un  être,  un  être  déterminé  est  enve- 
loppé de  négations  qui  le  limitent,  car  toute 
détermination  est  négation  ;  omnis  determinatio 
negalio  est.  Cet  axiome  du  spinozisme  a  fait  for- 
tune, Messieurs,  mais  je  ne  comprends  pas,  je 
vous  le  confesse,  qu'un  esprit  sérieux  se  laisse 
embarrasser  par  une  équivoque  aussi  manifeste. 
Sans  doute  la  détermination  est  négation,  si 
c'est  l'acte  par  lequel  vous  ûxvz  les  limites  na- 
turelles d'un  être  fini  ;  mais  si  elle  a  pour  but 
de  préciser  les  caractères  constitutifs  par  les- 


LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  191 


quels  une  nature  subsiste,  bien  loin  qu'elle  nie, 
elle  affirme.  Toute  personnalité  finie  peut  être 
déterminée  dans  le  premier  sens,  dans  le  second 
sens  nous  pouvons  déterminer  la  personnalité 
infinie,  sans  préjudice  de  sa  perfection.  Il  me 
semble  ici  que  les  antipersonnalistes  oublient 
trop  facilement  la  vraie  notion  de  la  personna- 
lité. Le  propre  de  la  personnalité  n'est  point 
de  circonscrire  un  être,  mais  bien  de  faire  son 
unité,  comme  l'indique  le  mot  lui-même,  per- 
sona,  c'est-à-dire  chose  une  par  soi,  —  res  per 
se  una.  D'où  il  résulte,  en  définitive,  que  c'est 
précisément  parce  qu'un  être  est  plus  un,  plus 
indépendant  et  conséquemment  plus  parfait  que 
nous    l'appelons    personne,    —    persona. 

Faisons  de  ces  notions  une  vérification 
expérimentale,  si  vous  le  voulez  bien.  L'échelle 
des  êtres  va  nous  prêter  ses  degrés  divers 
pour  nous  élever  du  moins  au  plus,  et  il 
nous  sera  facile  de  nous  élancer  du  plus  au 
suprême. 

Les  corps  bruts  sont,  de  tous  les  êtres,  les 
plus  imparfaits  parce  qu'il  sont  moins  uns  ; 
car  ce  qui  fait  l'unité  d'un  être  c'est  l'élément 
dominateur.   Or,   dans  les  corps  bruts,   aucun 


192  LA  PERSONNALITÉ   DÉ    DIEU. 

élément  ne  domine.  Leurs  parties  égales  entre 
elles  obéissent,  il  est  vrai,  à  une  unité  de  lois, 
mais  on  peut  les  séparer  et  en  former  autant 
d'unités  de  même  nature.  Ces  unités, qui  portent 
dans  leur  sein  comme  une  multiplicité  infinie, 
demeurent  dans  la  plus  complète  dépendance 
du  temps  et  de  l'espace.  Chaque  jour  qui  passe 
les  retrouve  les  mêmes,  parce  que  des  lignes 
inflexibles,  au  delà  desquelles  elles  ne  peuvent 
s'étendre,  déterminent  leur  configuration.  Si 
des  corps  bruts  nous  passons  au  végétal,  nous 
voyons  apparaître  l'élément  dominateur  :  c'est 
le  principe  vital  qui  commande  tous  les  mou- 
vements de  la  vie  organique,  et  fait  un  individu 
plus  déterminé  quant  à  ses  caractères  constitu- 
tifs, moins  déterminé  quant  à  sa  délimitation. 
L'arbre  est  un.  Les  parties  que  vous  lui  arra- 
chez, rameau,  feuille,  fleur  ou  fruit,  ne  portent 
point  le  nom  de  son  unité.  La  force  qui  végète 
en  lui  rend  la  terre,  l'air,  la  lumière,  la  chaleur, 
la  rosée  et  les  pluies  du  ciel  tributaires  de 
son  développement.  Le  soleil  qui  l'éclairé  au- 
jourd'hui, demain  nous  révélera  le  progrès  de 
ses  formes  ;  ses  membres  vivants  s'empareront 
de  l'espace  qui  l'entoure  sans  qu'on  puisse,  à 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  193 

l'avance,  décrire  les  lignes  où  s'arrêtera  leur 
mouvement.  Mais  l'arbre  reste  attaché  au  sol 
et  voici  un  vivant  qui  se  déplace,  c'est  l'ani- 
mal. Il  est  plus  un,  parce  que  l'élément  domina- 
teur, le  principe  qui  l'anime,  il  le  sent  et  le  met 
spontanément  en  acte.  Lion  du  désert,  il  a  con- 
science de  sa  force  ;  d'un  mouvement  majestueux 
il  agite  son  opulente  crinière,  embrasse  du 
regard  l'horizon,  terrifie  par  ses  rugissements 
les  bêtes  timides  dont  il  a  dit  de  loin  :  c'est  ma 
proie.  Il  se  précipite,  il  tue,  il  déchire,  il  dé- 
vore et  va  porter  aux  petits  qui  l'attendent  la 
part  qui  leur  revient  de  son  royal  festin.  Cheval 
de  bataille,  il  a  conscience  de  son  courage  et 
rivalise  d'audace  avec  le  cavalier  dont  il  est  le 
docile  esclave  ;  le  souffle  de  ses  naseaux,  dit 
l'Écriture,  répand  la  terreur  ;  son  pied  creuse 
la  terre  ;  il  court  au-devant  des  hommes  armés  ; 
il  méprise  la  peur  et  se  jette  sur  le  glaive  ;  son 
harnais  résonne  pendant  que  ses  jarrets  fré- 
missants dévorent  l'espace.  Dès  qu'il  entend  le 
son  de  la  trompette  il  dit  :  —  Marchons.  —  Il 
sent  de  loin  l'odeur  de  la  guerre,  comprend  les 
encouragements  de  ceux  qui  commandent  et 
les  hurlements  des  armées. 

CM  FÉHÏNCKS  N.-D.  —  CABÉMB  1873.  —  13 


194  LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 

Messieurs,  ne  voyez-vous  pas  poindre  dans 
cette  généreuse  passion  d'un  vivant  comme 
l'aurore  d'une  plus  grande  perfection  :  la  per- 
fection de  l'homme  ?  Non  seulement  l'honlme  a 
conscience  de  l'élément  dominateur  qui  fait 
son  Unité,  mais  il  en  connaît  la  nature,  il  le 
réfléchit,  il  en  mesure  la  puissance,  il  le  met 
librement  en  acte.  Plus  de  nécessité  comme 
dans  la  plante, ;  plus  de  simple  spontanéité 
comme  dans  l'animal  ;  mais  la  sainte  et  auguste 
liberté.  L'homme  se  m©ut  parce  qu'il  le  veut 
et  comme  il  le  veut.  Enchaîné  au  temps  et  à 
l'espace  il  se  les  soumet.  Contemplateur  du 
présent  il  amasse  en  sa  mémoire  les  souvenirs 
du  passé,  la  force  conjecturale  de  son  intelli- 
gence s'empare  de  l'avenir.  Où  ses  pieds  ne 
peuvent  aller  son  œil  s'élance  ;  par  delà  les 
bornes  du  regard  son  imagination  voyage  ;  là 
bû*  s'arrête  l'imagination  épuisée  la  raison 
plane  dans  l'immuable  sphère  de  l'intelligible, 
de  l'universel  et  du  nécessaire.  Comprenez 
bien,  Messieurs,  que  ce  qui  fait  cette  supériorité 
de  l'homme,  plus  un  et  plus  indépendant,  c'est 
le  principe  même  qui  constitue  sa' personnalité; 
et  plus  cette  personnalité  se  possède  et  s'accuse 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  193 

plus  le  moi  est  fort  et  maître,  soit  dans  l'ordre 
physique,  soit  dans  l'ordre  intellectuel,  soit 
dans  l'ordre  moral,  plus  l'homme  en  son  genre 
est  parfait. 

Mais  il  serait  insensé  s'il  prétendait  absorber 
en  lui-même  toute  la  perfection  de  la  person- 
nalité. Si  grand  qu'il  soit,  il  doit  compter  encore 
avec  le  temps  et  l'espace  ;  ses  libres  opérations 
de  connaissance  et  de  volonté,  supérieures  à 
celles  des  autres  vivants,  se  multiplient  et  se 
succèdent  avec  labeur,  manquent  souvent  de 
suite  et  de  constance.  Il  faut,  sous  peine  de 
résister  à  un  mouvement  logique,  concevoir  des 
êtres  où  l'unité  est  plus  forte  que  dans  nos 
personnes,  où  dans  un  plus  petit  nombre  d'idées 
se  résument  de  plus  vastes  connaissances,  et 
dans  un  vouloir  plus  constant  une  puissance 
plus  étendue.  Enfin  au-dessus  de  ces  êtres  il 
faut  concevoir  une  unité  suprême  et  vivante, 
subsistant  non  seulement  en  elle-même,  mais 
par  elle-même,  possédant  son  être  et  ses  per- 
fections dans  un  indivisible  instant,  tout  entière 
et  partout  présente,  voyant  tout,  d'un  seul  re-; 
gard, -dans  une  seule  idée  qui  est  son  essence' 
même,  voulant  tout  d'un  seul  et  immuable  vou- 


196  LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 

loir,  tellement  maîtresse  de  tout  que  son  exis- 
tence même  est  la  nécessaire  condition  de  toute 
existence.  Eh  bien  !  Messieurs,  cette  admi- 
rable unité  c'est  celui  dont  le  sens  commun  a 
décrété  qu'il  devait  être  une  personne  :  Dieu, 
le  plus  indéterminé  des  êtres  quant  aux  limites, 
le  plus  déterminé  quant  à  l'être  même.  Vouloir 
qu'il  ne  soit  pas  parfait  parce  qu'il  est  la  per- 
fection même  de  la  personnalité,  c'est  avoir 
pris  son  parti  de  contredire  à  outrance  au  bon 
sens. 

Ne  remarquez-vous  pas  une  singulière  incon- 
hérence  dans  le  procédé  de  ceux  qui  prétendent 
supprimer  la  personnalité  divine  au  profit  d'un 
pur  idéal  ?  C'est  d'après  les  données  empiriques 
du  cosmos  qu'ils  construisent  leur  idéal  et  ils 
oublient  précisément  de  toutes  ces  données  la 
plus  expressive  quant  à  sa  perfection,  celle  de 
la  personnalité.  Qu'ils  soient  donc  conséquents 
av«c  leurs  propres  principes,  et,  puisqu'ils 
veulent  transporfer  dans  le  monde  idéal  toutes 
les  perfections  du  monde  réel,  qu'ils  ne  négli- 
gent pas  la  perfection  suprême.  Tout  ou  rien. 
Que  l'idéal  subsiste  réellement  ou  bien  qu'on 
cesse  de  le  rêver. 


LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  197 

On  nous  objecte  encore,  par  un  dernier  ef- 
fort de  sophistique,  que  les  noms  divins  de- 
viennent des  non-sens,  si  Dieu  est  un  être  per- 
sonnel. Messieurs,  cette  objection  vue  de  près 
se  réduit  à  une  pure  logomachie.  Je  vous  ai 
dit,  avec  saint  Thomas,  ce  qu'il  faut  penser 
de  notre  impuissance  à  nommer  Dieu.  Après 
que  nous  avons  affirmé  qu'il  est  réellement  parce 
que  sans  lui  rien  ne  se  meut,  rien  ne  produit, 
rien  ne  subsiste,  rien  ne  progresse,  rien  n'est 
ordonné,  notre  langue  immobile  ne  peut  trou- 
ver le  mot  propre  à  son  essence.  Nous  le  nom- 
mons, non  parce  que  nous  le  voyons,  mais  par  ce 
que  nous  voyons,  et  comme  rien  ne  le  repré- 
sente adéquatement,  il  nous  est  impossible, 
dussions-nous  épuiser  toutes  les  formules,  de 
dire  ce  qu'il  est.  Mais,  malgré  cela,  notre  âme 
est  tranquille  puisque  nous  savons  qu'il  est,  et 
qu'il  faut  qu'il  soit  réellement,  personnellement. 
—  0  Père  invisible  de  tous  les  êtres,  Père  qui 
tiens  suspendue  à  ton  sein  la  vie  universelle,  le 
soin  que  tu  prends  de  te  cacher  ne  désespère 
pas  tes  enfants  ;  ils  aspirent  au  bonheur  de  te 
voir  et  de  prononcer  enfin  le  nom  sacro-saint 
qui  maintenant  leur  échappe  !   En  attendant, 


198  LA    PEtfSÔNTS' ALITÉ    DE    DIEUi 

Messieurs,  notre  vocabulaire  divin  est  mal  fait, 
je  n'en  disconviens  pas,  cependant  nous  l'avons 
fait  de  notre  mieux  et  il  vous  faut  l'entendre  à 
notre  sens,  sous  peine  de  ne  rien  prouver 
contre  nous. 

Donc,  si  l'on  nous  dit  qu'un  Dieu  personnel 
n'est  pas  l'infini,  parce  qu'il  n'est  pas  tout, 
nous  répondrons  que,  par  être  infini,  nous  n'en- 
tendons pas  être  tout,  mais  posséder,  sans  limite 
aucune,  toutes  les  perfections  concevables.  Si 
Ton  dit  qu'un  Dieu  personnel  ne  peut  pas  être 
l'Universel,  parce  que  sa  subsistance  propre 
l'isole  de  toute  subsistance,  nous  répondrons 
que  Y  universel  n'a  pas  besoin  d'être  formelle- 
rrient  toute  '  subsistance,  ce  qui  briserait  son 
unité;  mais  qu'il  suffît  qu'il  contienne  tout  émi- 
nemment et  que  Hen  ne  subsiste  que  par  lui. 
Si  l'on  dit  qu'un  Dieu  personnel  ne  peut  pas 
être  l'absolu,  parce  qu'il  n'est  pas  indépendant 
dé'  toute  relation,  nous  répondrons  qu'être  ab- 
solu signifie  proprement  être  indépendant  de 
tout,  quant  à  son  essence  et,  quant  à  son  action, 
tenir  tout  sous  sa  dépendance.  Si  l'on  nous  dit 
eriïîii  qu'un  Dieu  personnel  ne  peut  pas"  être  le 
parfait' même  ;  parce  qu'il  est' fatalement  con- 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIBU.  199 

damné  à  une  œuvre  imparfaite,  nous  répon- 
drons que,  dans  les  profondeurs  de  son  être, 
dans  le  mystère  de  ses  processions,  Dieu  fait 
œuvre  égale  à  lui-même  ;  que  Dieu  n'est  pas 
parfait  de  la  perfection  du  monde,  mais  que 
tout  ce  que  le  monde  a  de  perfection  lui  vient 
de  Dieu  ;  qu'une  œuvre  n'est  pas  imparfaite 
parce  qu'on  ne  lui  a  donné  que  ce  qui  convient 
à  sa  nature  ;  qtie  la  responsabilité  du  mal  mo- 
ral, cette  pierre  d'achoppement  de  notre  rai- 
son, ne  va  pas  au  delà  du  libre  ageint  qui  fait 
dévier  un  principe  bon  dont  Dieu  seul  est  l'au- 
teur. ; 

Toutes  ces  questions,  Messieurs,  reviendront 
tour  à  tour  dans  les  cours  de  notre  exposition. 
Mais  dût  notre  raison  n'avoir  en  sa  présence 
que  des  mystères  inexplorables,  elle  les  accep- 
terait tels  qu'ils  sont,  du  moment  qu'elle,  est 
poussée  par  une  nécessité  logique  à  confesser 
l'existence  de  l'être  incompréhensible  de  qui 
dépendent  ces  mystères.  Et  cela  d'autant  mieux 
que  pour  les  supprimer  il  faut  recourir  à:  des 
affirmations  sans  preuves,  à  des  hypothèses 
monstrueuses,  à  des  propositions  absurdes, 
comme  vous  l'allez  voir. 


200  LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 


II 


J'ai  signalé  au  commencement  de  cette  confé- 
rence un  système  contemporain  qui  repose  tout 
entier  sur  l'incompatibilité  du  réel  et  de  l'idéal, 
et  se  prononce  contre  la  personnalité  de  Dieu. 
Ce  système  se  rattache  à  un  vaste  ensemble 
d'erreurs  que  l'on  peut  réunir  sous  un  nom 
commun  que  vous  connaissez  tous  :  —  le  pan- 
théisme. Depuis  longtemps  l'esprit  humain, 
préoccupé  de  la  difficulté  de  concilier  le  fini 
et  l'infini,  s'est  mis  à  la  poursuite  d'une  unité 
chimérique  qu'il  croit  avoir  trouvée  dans  l'iden- 
tification des  deux  termes. 

N'attendez  pas,  Messieurs,  que  je  réfute  le 
panthéisme  sous  toutes  ses  formes.  J'ai  devant 
moi  les  étables  d'Augias,  fussè-je  doué  de  la 
force  d'Hercule  le  temps  me  manquerait  pour 
les  nettoyer.  Le  panthéisme  est  des  temps  an- 
ciens et  des  temps  modernes  ;  il  est  dg  l'Inde, 
de  l'Egypte,  de  la  Grèce  ;  hollandais,  allemand 
et  français.  Il  est  des  sens,  de  l'imagination  et 
de  l'intelligence  ;  il  est  émanatiste,  réaliste, 
idéaliste  ;    il    est    subjectif,    objectif,    absolu, 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  201 

transcendental  ;  il  est  cosmique  et  humanitaire  ; 
il  s'appelle  la  contemplation,  l'absorption,  la 
science  suprême,  l'idéalisme  transcendant,  la 
philosophie  de  la,  nature,  la  philosophie  de 
l'absolu.  Il  pose  en  principe  l'unité  de  sub- 
stance, l'éternelle  coïncidence  ou  l'identité  des 
contraires.  Il  absorbe  le  fini  dans  l'infini,  le 
moi  dans  le  non-moi  ;  ou  bien  l'infini  dans  le 
fini,  le  non-moi  dans  le  moi  ;  il  fait  du  fini  un 
rêve,  de  l'infini  l'unique  réalité  ;  ou  bien  du  fini 
le  réel,  de  l'infini  l'abstraction  mère  de  toutes 
choses.  Il  tire  les  êtres,  soit  de  l'unité  pleine 
qui  se  dilate  et  évolue  sans  distinction  d'elle- 
même,  faisant  rentrer  finalement  en  son  sein  ce 
qui  s'est  échappé  de  sa  plénitude,  soit  du  Dieu 
sans  nom,  de  l'abîme  invisible,  de  la  nuit  im- 
mense, de  la  substance  indéterminée,  de  l'exis- 
tence absolue,  de  l'idée  pure.  Il  a  la  prétention 
d'être  toujours  nouveau  et  toujours  il  réédite 
de  vieilles  chimères: 

On  le  lui  a  dit  maintes  fois,  on  l'a  réfuté 
sous  toutes  les  formes  et  sur  tous  les  points. 
On  lui  a  montré  que  ses  principes  arbitraires 
offensent  le  sens  commun  ;  que  ses  répugnances 
à  distinguer  le  fini  de  l'infini  proviennent  d'une 


202  LA    PEKSONNALITÉ    DE    DIEU. 

fausse  conception  des  deux  termes,  et  de  la  ma- 
nière dont  lés  effets  peuvent  être  contenus  darts 
leur  cause  ;  que,  pour  les  besoins  d'une  extrava- 
gante spéculation,  il  pervertit  les  idées  fonda- 
mentales d'être,  d'essence  et  d'existence,  de 
substance  et  d'accident,  de  cause  et  d'effet, 
d'unité  et  de  relation  ;  que  la  certitude  des 
existences  extérieures  et  l'irrésistible  con- 
science de  notre  personnalité  protestent  contre 
l'absorption  de  toute  existence  dans  un  être 
unique  ;  que  le  Dieu-tout,  s'il  est  réel,  réduit 
toutes  les  réalités  contradictoires  à  la  condition 
d'un  rêve,  à  moins  qu'il  ne  devienne  un  être 
monstrueux  et  inexplicable  où  l'un  et  le  mul- 
tiple, l'esprit  et  la  matière,  le  parfait  et  l'im- 
parfait, la  vérité  et  l'erreur,  le  bien  et  le  mal, 
l'affirmation  et  la  négation,  enfin  toutes  les 
contradictions  possibles  se  marient  éternelle- 
ment ;  que  placer  une  abstraction  au  sommet 
des  choses  c'est  confondre  maladroitement 
l'ordre  idéal  avec  l'ordre  réel  ;  qu'un  principe 
indéterminé,  une  idée  pure,  un  absolu  sans 
existence  réelle  ne  peut  passer  à  la  détermina- 
tion que  par  une  incompréhensible  fatalité  qui 
n'est  plus  un  mystère,  mais  une  absurdité  ;  que 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU-  203 

les  connaissances  humaines  n'ayant  plus  d'ap- 
pui dans  un  système  où  l'idée  et  l'être  se  con- 
fondent, la  vérité  nous  échappe,  et  l'intelligence 
découragée  n'a  plus  de  refuge  que  dans  un 
scepticisme  universel  ;  qu'il  faut  effacer  de 
l'histoire  du  genre  humain,  dominée  par  lés  fa- 
tales évolutions  de  l'être-tout,  la  liberté,  la 
conscience,  le  devoir,  le  vice  et  la  vertu  ;  enfin 
que  pour  vouloir  tout  expliquer,  on  n'explique 
rien,  si  ce  n'est  que  la  présomption  de  l'esprit 
le  conduit  jusqu'aux  rivages  de  la  folie. 

Messieurs,  je  n'insiste  pas  davantage  sur  les 
erreurs  et  la  réfutation  du  panthéisme.  Le  ré- 
sumé que  vous  venez  d'entendre  nous  suffît, 
d'autant  que  de  nos  jours  les  systèmes  vont 
vite,  et  que,  par  une  juste  punition  de  Dieu 
outragé,  le  panthéisme  a  été  poussé  jusqu'au 
plein  triomphe  de  la  plus  grossière  dès  réalités  : 
jusqu'au  matérialisme.  Nous  nous  mesurerons 
prochainement  avec  cet  abject  système;  mais 
pour  le  moment  contentons-nous  de  déloger 
les  antipersonnalistes  de  la  position  où  ils  s'ef- 
forcent de  se  tromper  eux-mêmes,  s'ils  ne 
veulent  nous  tromper,  par  un  faux-semblânt  de 
théisme. 


204  LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEfc. 

«  Ce  qui  mérite,  disent-ils,  les  adorations  de 
a  notre  âme,  c'est  l'être  infini,  universel,  parfait, 
»  immuable,  supérieur  au  temps  et  à  l'espace  ; 
«  mais  il  n'est  tel  qu'en  passant  à  l'état  idéal... 
«  Il  ne  prend  la  divinité  qu'en  perdant  la  réa- 
«  lité...  Perfection  et  réalité  impliquent  con- 
«  tradiction.  La  perfection  n'existe  et  ne  peut 
«  exister  que  dans  la  pensée.  Le  Dieu  parfait 
«  n'est  qu'un  idéal...  Quant  au  Dieu  réel  il 
«  vit,  il  se  développe  dans  l'immensité  du 
«  temps  ;  il  nous  apparaît  sous  la  variété  in- 
«  finie  des  formes  qui  le  manifestent  ;  c'est  le 
«  cosmos  avec  ses  imperfections  et  ses  lacunes. 
«  C'est  donc  un  Dieu  bien  grand  et  bien  beau 
«  pour  qui  le  comprend,  le  voit  et  le  con- 
«  temple  des  yeux  de  la  philosophie...  En 
«  somme  Dieu  est  l'idée  du  monde,  le  monde 
«  est  la  réalité  de  Dieu...  Le  ciel  des  essences 
«  est  dans  notre  âme  l.  »  Si  l'on  disait  que 
nous  ne  pouvons  voir  Dieu  en  cette  vie  que 
sous  une  forme  idéale,  et  que  le  monde,  par  la 
variété  infinie  de  ses  formes,  nous  manifeste 
l'existence  réelle  d'une  cause  suprême,  il  n'y 
aurait  rien  à  reprendre  ;  mais  non,  Tidéal  et  le 

1.  Vacherot.  La  métaphysique  et  la  science  (passim.) 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  205 

réel  s'opposent  fatalement  et  Dieu  ne  se  divise 
que  pour  n'être  plus. 

Aidez-vous,  Messieurs,  du  souvenir  de  ce 
que  nous  avons  dit  à  propos  de  la  personnalité, 
vous  verrez  immédiatement  que  l'opposition 
qu'on  s'efforce  d'établir  entre  le  réel  et  l'idéal 
est  purement  chimérique.  Le  sens  commun 
nous  apprend  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  perfection 
idéale  que  s'il  y  a  une  perfection  réelle,  que 
l'existence  réelle  est  la  condition  de  toute  vraie 
perfection.  Il  n'est  aucun  esprit,  pour  peu  qu'il 
soit  débarrassé  des  subtilités  de  la  sophistique, 
qui  ne  convienne  qu'un  être  qui  subsiste  en  soi 
est  plus  parfait  qu'un  être  que  l'on  conçoit. 
Certes,  il  m'est  plus  parfait  d'exister  que  d'être 
simplement  imaginé  par  vous.  Il  est  plus  par- 
fait aux  charmantes  créatures  qui  égayent  votre 
foyer  de  vous  témoigner  leur  amour,  par  leurs 
tendres  caresses  et  leurs  bruyants  baisers,  que 
de  n'être  encore  que  les  enfants  de  vos  rêves  et  de 
vos  espérances.  Enfin,  Messieurs,  plus  un  être 
est,  plus  il  est  parfait,  voilà  ce  que  dit  l'irré- 
sistible bon  sens,  et  il  ne  nous  fait  voir,  dans  la 
personnalité,  une  perfection  supérieure  à  celle 
des  autres  existences  que  parce  que  nous  y  con- 


206  LA    PEH5.....VN ALITÉ    DE    DIEU. 


statons  plus  d'être  réel.  D'où  il  suit  que,  bien 
loin  d'opposer  l'idéal  au  réel,  nous  ne  pouvons 
concevoir  l'idéal  comme  la  perfection  même 
qu'en  y  faisant  entrer,  par  l'autorité  du  sens 
commun,  la  notion  de  subsistance  et  de  person- 
nalité. Sans  doute  ce  n'est  pas  parce  qu'il  sera 
idéal  que  l'être  parfait  subsistera  ;  mais  il  ne 
sera  idéal  qu'à  la  condition  de  subsister. 

Supprimez  la  notion  de  subsistance  dans 
l'idéal,  vous  ne  pouvez  plus  l'opposer  au  réel, 
comme  le  parfait  à  l'imparfait,  que  par  le  plus 
étrange  renversement.  Qui  est-ce  qui  fait 
l'idéal  ?  —  L'esprit  humain.  On  en  convient  :  — 
«  l'idéal  ne  se  montre  dans  toute  sa  vérité  qu'à 
la  lumière  de  la  pensée.  Il  n'a  pas  d'autre 
trône  que  l'esprit,  d'autre  réalité  que  l'idée.  » 
Il  est  donc  rigoureusement  soumis  aux  vicissi- 
tudes de  l'intelligence  qui  le  conçoit,  et,  si  toute 
pensée  vient  à  disparaître  ou  à  se  tourner  vers 
le  réel,  comme  vers  le  but  unique  de  la  science, 
il  n'y  a  plus  de  parfait.  Eh  bien  oui,  Messieurs, 
on  ne  recule  pas  devant  cette  proposition  :  -*-> 
«  Si  l'on  supprime  l'homme,  Dieu  n'existe 
plus.  »  —  Dans  dételles  conditions  nous  sommes 
évidemment  plus  parfaits  que  l'idéal,  puisque 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  207 

nous  le  faisons,  et  comme  en  définitive  nous 
dépendons  du  cosmos  dont  nous  sommes 
le  second  moment,  le  développement  extérieur, 
c'est  le  cosmos  qui  est  la  perfection  suprême. 
Tandis  que  l'idéal  n'a  qu'une  existence  pré- 
caire, le  réel,  dit-on,  —  «  n'est  contingent 
qu'en  apparence,  au  fond  il  est  nécessaire 
par  la  fixité  de  ses  lois,  par  rimmutabilite.de 
ses  types,  par  son  indestructible  substance...  le 
principe  de  tout  ce  qui  existe  dans  son  être 
comme  dans  la  forme  de  son  être,  c'est  l'ac- 
tivité immanente,  nécessaire,  instinctive  du 
cosmos.  »  —  Il  est  inutile,  Messieurs,  de  vous 
faire  remarquer  que  l'affirmation  de  la  nécessité 
du  cosmos  est  purement  gratuite,  je  n'insiste 
que  sur  ce  point,  c'est  qu'il  faut  s'être  brouillé 
de  parti  pris  avec  le  vrai  sens  des  mots  pour 
mettre  la  perfection  du  côté  de  l'existence  pré- 
caire et  conditionnée  de  l'idéal,  et  l'imperfection 
du  côté  de  l'existence  indépendante  et  nécessaire 
du  cosmos. 

On  aura  beau  dire  pour  relever  l'idéal  -qu'il 
est  le  type  de  toutes  choses  et  le  but  souverain 
de  la  nature.  Comment  cela,  Messieurs,  s'il 
n'en  est  que  la  dernière  production  ?   Pour  se 


208  LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU, 

proposer  un  but  il  faut  le  voir,  et,  de  l'aveu 
même  des  adorateurs  de  l'idéal,  le  Dieu-nature 
ne  prend  conscience  de  lui-même  et  ne  voit 
que  dans  son  second  moment  qui  est  l'esprit 
humain.  Que  fait-il  pendant  le  premier  mo- 
ment ?  Comment  se  détermine-t-il  ?  Je  conçois 
un  être  subsistant,  personnel,  intelligent,  qui 
dirige  tout  mouvement,  toute  perfection  et  tout 
ordre,  vers  des  fins  préconçues  ;  mais  un  être 
aveugle  qui  marche  vers  son  but  avant  que  h 
but  puisse  être  conçu,  c'est  pour  moi  plus 
qu'un  mystère  ;  c'est  l'inintelligible  même. 
Et  cependant,  Messieurs,  la  nature  est  intelli- 
gible. Notre  esprit  saisit  au-dessus  des  exis- 
tences multiples  qui  la  composent  les  lois  aux- 
quelles ces  existences  sont  soumises,  et,  dans 
l'ensemble  de  ces  lois,  la  perfection  de  l'ordre. 
Sans  cette  intelligibilité  de  la  nature,  toute  notre 
science  se  réduirait  à  des  notions  désarticulées, 
à  des  énumérations  infécondes.  C'est  parce 
qu'il  y  a  une  prédisposition  intelligente  des 
choses  qui  les  rend  intelligibles  que  nous  nous 
élevons  jusqu'aux  conceptions  idéales.  Mais  à 
qui  est  due  cette  prédisposition  intelligente  des 
choses  ?  Est-ce  à  l'activité  immanente,  néces- 


LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  209 

saire,"  instinctive,  d'une  substance  qui  ne  sait 
pas  aujourd'hui  ce  qu'elle  produira  demain  ? 
N'est-ce  pas  plutôt  à  un  être  supérieur  préexis- 
tant à  tout  et  disposant  tout  sur  un  vaste  plan 
dont  il  voit  à  l'avance  la  réalisation  ?  Refuser  à 
cet  être  la  réalité  lorsque  nous  avons  idéalisé 
les  perfections  qui  ne  peuvent  être  mises  que 
par  lui  dans  le  cosmos,  n'est-ce  pas  l'effet  d'un 
incompréhensible   aveuglement  ? 

Voyons-en,  Messieurs,  la  dernière  consé- 
quence ;  mais,  avant,  pardonnez-moi  de  vous 
retenir  si  longtemps  sur  cette  mer  de  glace. 
Nous  n'avons  plus  qu'une  crevasse  à  franchir, 
après  quoi  nous  descendrons  dans  la  vallée 
vivante  où  nous  entendrons  encore  une  fois 
la  voix  éloquente  de  la  nature  et  du  bon 
sens. 

Les  antipersonnalistes  repoussent  avec  une 
pieuse  horreur  les  dénominations  de  pan- 
théistes, d'athées  et  de  matérialistes  l.  Ce  n'est 

1.  On  n'est  pas  athée,  matérialiste,  panthéiste,  idéaliste  parce 
qu'on  ne  croit  pas  à  Dieu,  à  l'âme,  à  l'esprit,  à  la  matière,  au 
monde,  à  tous  ces  mots  métaphysiques  pris  dans  une  acception 
quelconque.  Le  véritable  athée,  s'il  y  en  a,  est  l'esprit  gros- 
sièrement empirique  auquel  manque  le  sens  de  l'intelligible, 
de  l'idéal,  du  divin.  Le  vrai  panthéiste  est  celui  qui  identifie 
la  vérité  et  la  réalité,  Dieu  et  le  monde,  soit  qu'il  divinise  le 

Cl  FKRENCES  N.B.  —  CARÊME  1873.  —  14 


210  LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 

pas  mensonge  et  hypocrisie  de  leur  part.  H  .y  a 
des  esprits  tellement  préoccupés  d'une  erreur 
qu'ils  en  poursuivent  toutes  les  conclusions 
avec  une  opiniâtre  et  lamentable  sincérité. 
Mais,  en  tenant  charitablement  compte  des  dis- 
positions de  ceux  qui  se  trompent,  nous  ne  de- 
vons pas  nous  aveugler  sur  la  portée  de  leurs 
systèmes.  Or  je  prétends  que  l'on  est  panthéiste 
lorsque,  après  avoir  supprimé  la  réalité  de  l'in- 
fini parfait,  on  enseigne  que  l infini  réel  et  vivant 
est  dans  le  monde  de  la  nature  et  de  V esprit  ;  — 


monde,  à  l'exemple  de  Spinoza  et  de  Gœthe,  soit  qu'il  matéria- 
lise Dieu  à  l'instar  des  stoïciens.  Le  vrai  matérialiste  est  celui 
qui  ravale  l'homme  à  la  bête,  soit  en  niant  ses  facultés  supé- 
rieures et  vraiment  humaines,  soit  en  les  dérivant  de  ses 
facultés  animales.  Le  vrai  idéaliste  (comme  Berkeley)  est  celui 
qui  rejette  comme  une  illusion  toute  réalité  extérieure,  quelque 
idée  qu'on  s'en  fasse,  qu'on  n'y  voie  que  des  forces  et  des  lois 
ou  qu'on  se  la  représente  comme  étendue  et  matérielle...  Tous 
ces  mots  veulent  être  définis  et  expliqués  sous  peine  de  mys- 
tères, de  contradiction  et  de  non-sens.  Dans  leur  vague  com- 
plexité ils  n'expriment  pas  des  idées  assez  simples,  ils  ne 
répondent  pas  à  des  objets  assez  précis  pour  que  la  science 
puisse  les  accepter  sans  réserve  et  sans  distinction...  Il  est 
une  élite  d'esprits  dont  les  sympathies  me  sont  chères  ;  je 
reste  profondément  attaché  à  toutes  les  vérités  qu'ils  regardent 
avec  raison  comme  la  force,  la  vie  et  l'honneur  de  la  philo- 
sophie. Je  reste  spiritualiste,  idéaliste,  athéiste  comme  eux 
et  aussi  sans  doute  avec  de  notables  réserves.  »  (Vacherot 
La  métaphysique  et  la  science,  dans  l'avant-propos  et  la  préface. 
T.  I,  p.  IV  et  34.) 


La  personnalité  de  dieu.  211 

que  le  monde  est  la  réalité  de  Dieu  ;  — que  toute 
réalité  est  un  phénomène  qui  passe  ;  —  que  l'es- 
prit, la  pensée,  ont  pour  base,  pour  substance,  la 
nature  ;  —  que  tout  est  Dieu  en  tant  que  tout 
rentre  dans  Vunité  organique  de  Vêtre  universel1. 
Je  prétends  que  l'on  est  athée  lorsque  l'on  affran- 
chit l'homme  de  toute  dépendance  réelle  et 
effective  d'un  être  supérieur  ;  lorsque  l'on  fait 
de  Dieu  le  simple  résumé  de  nos  besoins  supra- 
sensibles  2,  une  pure  catégorie  de  l'esprit  hu- 
main ;  lorsqu'on  donne  à  l'homme  le  pouvoir 
de  créer  littéralement  Dieu  en  le  pensant  ;  lors- 
qu'on partage  Dieu  en  deux  dieux  dont  ni  l'un 
ni  l'autre  n'est  Dieu  :  le  premier  parce  qu'il  est 
parfait  sans  exister,  le  second  parce  qu'il  existe 
sans  être  parfait 3.  Je  prétends  que  l'on  est  ma- 
térialiste lorsqu'on  fait  de  l'esprit  et  de  ses  pro- 
ductions un  second  moment,  un  développement 
extérieur  du  Dieu-nature  qui,  après  tout,  ne 
peut  être  que  matière  avant  d'être  esprit.  Si  les 
ennemis  de  la  personnalité  divine  se  plaignent 
<!'être  poussés  à  l'absurde,  c'est  à  tort.  Je  ne 

1.  Vacherot.  la  métaphysique  et  la  science. 

2.  Ernest  Renan. 
°.  Vacherot.  Ibid. 


212  LA   PERSONNALITÉ    DE    DIEU. 

les  pousse  pas,  ils  vont  d'eux-mêmes.  L'absurde 
est  un  abîme  ;  quand  on  a  brisé,  à  coups  de 
sophismes,  le  garde-fou  qui  tient  en  respect 
l'esprit  humain,  il  faut  tomber,  tomber  jusqu'à 
ce  qu'on  ait  touché  le  fond.  Alors  un  bruit 
strident  et  faux  retentit  ;  c'est  le  bruit  de  l'ab- 
surde. Puis-je  ne  pas  l'entendre  lorsqu'il  me 
déchire  les    oreilles  ? 

Messieurs,  il  faut  choisir  entre  le  Dieu  du 
sens  commun  et  le  Dieu  d'un  idéalisme  menteur, 
parent  des  plus  basses  et  des  plus  funestes  er- 
reurs. Sur  les  hauteurs  glacées  des  spéculations 
sophistiques,  laissons  rêver  les  penseurs  su- 
perbes qui  n'ont  que  de  la  pitié  ou  du  mépris 
pour  les  parties  simples  de  l'humanité.  Leur 
Dieu  ne  sera  jamais  ni  le  Dieu  du  peuple,  ni  le 
Dieu  du  génie.  Le  peuple  et  le  génie,  ces  deux 
extrémités  du  genre  humain,nous  font  entendre 
leur  harmonieuse  voix,  qui  étouffe,  en  tous  les 
siècles,  le  bruit  discordant  de  l'absurde.  Écou- 
tez ce  qu'ils  veulent  et  ce  qu'ils  demandent. 
Ils  veulent  et  ils  demandent  un  Dieu  personnel, 
vivant  et  agissant  ;  un  Dieu  puissant,  juste  et 
bon  ;  un  Dieu  sauveur,  père  et  ami  ;  un  Dieu 
force,  lumière  et  amour  ;  un  Dieu  qui  secoure 


LA    PERSONNALITÉ    DE    DIEU.  213 


le  faible  ;  un  Dieu  qui  soutienne  la  vertu  persé- 
cutée ;  un  Dieu  qui  reçoive  en  ses  bras  le  juste 
chassé  de  la  vie  par  les  abus  sacrilèges  de  la 
force  ;  un  Dieu  qui  châtie  l'injustice  et  réprime 
la  violence  ;  un  Dieu  qui  console  l'affligé  ;  un 
Dieu  qui  ait  pitié  des  douleurs  et  des  larmes 
du  pauvre  ;  un  Dieu  qui  remplace  dans  nos  af- 
fections les  vides  que  fait  la  mort  ;  un  Dieu  qui 
touche  les  coupables  et  fasse  tressaillir  les 
saints  ;  un  Dieu  que  l'on  prenne  à  témoin  de  la 
sincérité  de  ses  paroles  et  de  ses  actions  ;  un 
Dieu  dont  on  menace  les  oppresseurs  ;  un  Dieu 
que  l'on  appelle  dans  la  détresse  et  que  l'on 
remercie  dans  la  prospérité  ;  un  Dieu  qui  bé- 
nisse les  humbles  efforts  du  travailleur,  veille 
sur  la  famille  et  protège  les  peuples  ;  un  Dieu 
à  qui  toute  une  nation  puisse  dire  à  l'heure  du 
péril  et  de  l'angoisse  :  —  0  Dieu  sauve  donc  la 
patrie  malheureuse  !  O  Dieu  sauve  la  France  ! 


SIXIÈME   CONFÉRENCE 


L'IDOLE  CONTEMPORAINE. 


SIXIÈME  CONFÉRENCE 


L'IDOLE  CONTEMPORAINE. 


Messieurs, 

11  y  a  un  progrès  descendant  de  l'erreur 
comme  il  y  a  un  progrès  ascendant  de  la  vé- 
rité. Confesser  l'existence  réelle  et  personnelle 
d'un  être  supérieur  et  invisible,  c'est  accepter, 
en  principe,  toutes  les  vérités  qui  se  rattachent 
à  cette  existence,  si  profondes  et  incompréhen- 
sibles qu'elles  soient.  Mais  quand  l'esprit  hu- 
main entreprend  de  supprimer  les  mystères 
qu'il  ne  peut  s'expliquer,  il  ne  s'arrête  que 
lorsqu'il  croit  avoir  détruit  la  racine  même  de 
ces  mystères.  Une  négation  pure  et  simple  de 
Dieu  devait  succéder  aux  imemnses  complica- 
tions des  systèmes  panthéisliques,  dans  lesquels 
reparaissent,  sous  des  formes  plus  difficiles  à 
comprendre  et,  partant,  plus  inacceptables,  les 


21S  l'idole  contemporaine. 

idées  de  cause  première  et  de  finalité  dont  on 
voudrait  se  défaire.  L'un  primor-iial  qui  tombe 
au-dessous  de  lui-même  se  divise  et  devient 
une  multiplicité  infinie,  sans  cesser  d'être  un  ; 
la  substance  émanant  ses  attributs,  lesquels 
produisent  une  innombrable  quantité  d'autres 
attributs  ;  l'être  pur,  indéterminé  qui  se  déter- 
mine ;  le  néant-être  qui  se  fait  devenir  ;  le  deve- 
nir qui  prend  conscience  de  lui-même  et  se 
fait  univers  ;  l'idée  qui  n"évolue  que  pour  se 
reprendre,  revenir  à  soi  après  l'exil,  la  disper- 
sion, la  fuite  hors  d'elle-même  :  voilà  ce  que 
doit  croire  un  panthéiste  ;  avouons-le,  c'est  dur. 
L'intelligence  s'est  fatiguée  de  ces  creuses  rê- 
veries, et  les  efforts  de  l'idéalisme,  pour  régula- 
riser chez  nous  la  position  du  panthéisme,  n'ont 
pu  le  sauver  d'une  universelle  déconsidération. 
L'Allemagne,  après  l'avoir  appelé  la  philo- 
phie  de  l'avenir,  lui  jette  aujourd'hui  à  la  face 
ces  paroles  méprisantes  :  —  «  Ce  qu'on  appelle, 
«à  l'ordinaire,  profondeur  de  l'esprit  alle- 
«  mand  nous  a  toujours  paru  plutôt  le  trouble 
«  des  idées  que  la  vraie  profondeur  de  l'ea- 
«  prit...  Rien  ne  répugne  tant  que  de  voir 
cette     philosophie  prendre  les  airs  d'une  pro- 


l'idole  contemporaine.  219 

«  fonde  érudition,  et  se  targuer  de  ses  théories 
«  creuses  et  vides.  »  —  Ce  n'est  pas  assez  du 
mépris  on  va  jusqu'à  la  grossièreté.  —  «  Nos 
«  philosophes  modernes  aiment  à  nous  ré- 
a  chauffer  de  vieux,  légumes  en  leur  donnant 
'(  des  noms  nouveaux,  pour  les  servir  comme 
«  les  dernières  inventions  de  la  cuisine  philo- 
«  sophique.  1  » 

Bref,  on  ne  veut  plus  du  moi  égal  à  moi,  du 
moi  absorbé  par  le  non-moi,  de  l'idée  pure  et 
de  ses  trois  moments  ;  tout  cela  est  remplacé 
par  la  sainte  nature,  la  matière  féconde,  exisr 
tant  par  elle-même,  les  conditions  physiques  et 
leurs  résultats.  Mais  une  inexorable  fatalité 
poursuit  l'esprit  humain  jusqu'en  ses  plus  pro- 
fonds égarements.  Le  matérialisme,  en  niant 
Dieu,  ne  peut  se  déprendre  des  idées  que  ce 
nom  auguste  représente  ;  bon  gré,  mal  gré,  il 
les  transporte  à  l'être  infirme  dont  il  proclame 
Tunique  et  suprême  existence.  En  fait,  il  n'y  a 
qu'une  substitution,  et  Leibnitz  a  bien  dit  :  — 
c  Une  nature  universelle  doit  nécessairement 
v  devenir  une  idole.  » 

Vous    ne    l'ignorez     pas,     Messieurs,     celte 

1.  Bùchner.  Force  et  matière.  ■  ■ 


220  l'idole  contemporaine. 

idole  est  la  honte  de  notre  temps.  On  apprend 
à  notre  jeunesse  à  rendre  un  culte  au  dieu-ma- 
tière, on  promet,  au  peuple  ses  faveurs.  Devant 
un  tel  scandale,  nous  ne  pouvons  plus  nous  con- 
tenter de  la  flétrissure  énergique  que  fit  subir 
au  matérialisme  un  de  mes  prédécesseurs  en 
cette  chaire  x;  il  faut  pénétrer  de  force  dans 
l'usine  scientifique  où  se  fabrique  l'idole  con- 
temporaine, voir  à  l'œuvre  les  ouvriers,  étu- 
dier leurs  procédés  de  fabrication,  constater  les 
défauts  du  produit  qu'ils  prétendent  imposer 
aux  adorations  du  genre  humain,  briser  l'idole 
en  morceaux,  pour  la  gloire  de  notre  grand 
Dieu  et  l'honneur  de  la  conscience  publique. 


I 


Les  ouvriers  occupés  à  la  fabrication  du 
dieu-matière  sont  de  trois  sortes  :  les  timides, 
les  sournois,  les  travailleurs  francs  et  résolus. 
Les  timides  s'appliquent  à  circonscrire  le  do- 

1.  Le  R.  P.  Lacordair'e  parlant  du  matérialisme  s'écriait 
avec  indignation  :  —  «  Quoi  !  je  n'aurais  pas  le  droit,  usant  de 
«  toute  la  hauteur  de  la  vérité  contre  l'imposture,  de  me  re- 
«  tourner  avec  mépris,  et  d'écraser  cette  canaille  de  doctrine.  » 
(Contéreures  de  Notre-Dame  48e); 


l'idole  contemporaine.  221 

maine  des  sciences  naturelles  ;  ils  proclament 
la  souveraineté  de  l'expérience  pour  détermi- 
ner les  faits  de  Tordre  physique,  et  la  nécessité 
de  se  débarrasser,  dans  l'étude  des  phénomènes, 
de  leurs  conditions  et  de  leurs  lois,  de  toute 
préoccupation  systématique  l.  En  cela  nous  ne 
les  blâmons  pas.  Les  conceptions  a  priori  peu- 
vent dérouter  l'observation  qui  va  à  la  re- 
cherche des  lois  de  la  nature.  Mais  qu'il  nous 
soit  permis  de  regretter  que  des  hommes,  qui 
se  disent  savants,  rétrécissent  le  domaine  de  la 
science  en  écartant,  de  parti  pris,  au  sujet  des 
causes  premières  et  des  forces  immatérielles, 
certaines  conclusions  qui  se  présentent  naturel- 

1.  «  Le  caractère  essentiel  de  tout  fait  scientifique  est  d'être 

*  déterminé  ou  du  moins  déterminable.  Déterminer  un  fait 
<  c'est  le  rattacher  à  sa  cause  immédiate  et  l'expliquer  par 
c  elle.  —  Dans  tout  ordre  de  sciences  physiques  et  naturelles, 
«  il  n'y  a  pour  nous  que  des  phénomènes  à  étudier,  les  condi- 
c  tions  matérielles  de  leur  manifestations  à  connaître  et  les 
i  lois   de  ces  manifestations  à  déterminer.   C'est  le  critérium 

•  scientifique  par  excellence,  et,  da«s  l'ordre  des  phénomènes 
«  physico-chimiques  comme  dans  l'ordre  des  phénomènes 
c  \itaux,  il  s'applique  sans  restriction.  » 

)  «  La  connaissance  du  fond  intime  des  choses,  le  secret  de 
t  leur  essence,  atome  ou  monade,  esprit  ou  matière,  leur 
«  principe  et  leur  origine,  Dieu  ou  la  nature,  l'évolution  dia- 
t  lectique  de  l'idée  ou  la  source  du  mouvement  inné  à  la 
«  molécule  ;  toutes  ces  questions  ou  autres  semblables  appar- 
t  tiennent  à  un  autre  ordre  de  connaissances,  où  le  détarmi- 
i  nisme  scientifique  ne  pénètre  pas.  »  {Claude  Bernard.) 


222  l'idole  contemporaine, 

lement,  au  bout  de  toute  expérience  bien 
conduite  ;  conclusions  que  des  devanciers 
illustres  ont  acceptées  sans  hésitation,  parce 
qu'elles  répondent  à  l'impérieux  besoin  qu'é- 
prouve la  raison,  après  avoir  épelé  les  phéno- 
mène3,  de  s'élever  à  des  connaissances  plus 
hautes,  et  de  satisfaire,  par  de  légitimes  spécu- 
lations, ses  aspirations  natives  vers  la  perfec- 
tion, en  remplissant  les  lacunes  de  l'expérience1. 
Qu'on  nous  permette  d'observer  qu'il  y  a,  dans 
l'ordre  purement  intellectuel  ainsi  que  dans 
l'ordre  moral,  des  faits  sur  lesquels  l'expé- 
rience,  sans   autre   appareil   que   les   yeux   et 

1.  «  La  raison  éprouve  un  besoin  beaucoup  plus  élevé  que 
«  celui  d'épeler  des  phénomènes  et  de  les  réunir  en  une  syn- 
«  thèse  qu'elle  puisse  lire  comme  une  page  d'expérience  :  elle 
«  s'élève  naturellement  à  des  connaissances  trop  hautes  pour 
«  pouvoir  correspondre  à  des  objets  empiriques  ».  (Kant.  Cri- 
tique de  la  raison  pure.) 

«  Personne,  dit  M.  Virchoov,  ne  sait  ce  qui  était  avant  ce 
o  qui  est..  La  science  n'a  d'autres  données  que  le  monde  qui 
«  existe...  Le  matérialisme  est  une  tendance  à  vouloir  expli- 
«  quer  tout  ce  qui  existe,  tout  ce  qui  se  fait  par  les  propriétés 
«  de  la  matière.  Le  matérialisme  va  au  delà  de  l'expérience, 
«  il  se  constitue  à  l'état  de  système.  Or  les  systèmes  sont  bien 
«  plus  le  résultat  de  spéculations  que  le  résultat  de  l'expé- 
a  rience.  Ils  prouvent  en  nous  un  certain  besoin  de  perfection 
«  que  la  spéculation  peut  seule  satisfaire,  car  toute  connais- 
«  sance  qui  est  le  résultat  de  l'expérience  est  incomplète, 
«  et  présente  des  lacunes.  »  (Bévue  des  cours  scientifiques. 
Année  186 l.\ 


l'idole  contemporaine.  223 

sans  autre  instrument  que  la  raison,  peut  se 
'prononcer  avec  autant  de  sûreté  que  dans 
l'ordre  physique,  et  qu'il  est  injuste,  par  con- 
séquent, de  confisquer  l'expérience  au  profit 
exclusif  des  sciences  dites  positives. 

Sans  doute,  les  timides  avouent  que  — 
«  c'est  la  mise  en  œuvre  des  faits  par  le  rai- 
sonnement expérimental,  c'est-à-dire  la  théo- 
rie, qui  constitue  la  science  ;  que  la  théorie 
n'est  que  l'idée  scientifique  contrôlée  par  l'ex- 
périence ;  que  le  raisonnement  ne  .sert  qu'à 
donner  une  forme  à  nos  idées,  de  sorte  que  tout 
se  ramène  primitivement  et  finalement  à  l'idée; 
*que  c'est  l'idée  qui  constitue  le  point  de  départ, 
ou  le  primum  movens,  de  tout  raisonnement 
scientifique  ;  que  c'est  elle  qui  en  est  également 
le  but  dans  l'aspiration  vers  l'inconnu 1.  » 
Mais  nous  voudrions  qu'ils  se  prononçassent 
tplus  clairement  sur  la  nature,  l'origine,  le 
siège  et  la  portée  de  cette  idée  a  priori.  —  Sans 
doute,  ils  s'inclinent  respectueusement  devant 
la  philosophie  qu'ils  écartent  de  l'expérience» 
—  «  La  philosophie,  disent-ils,  représente 
l'aspiration  éternelle  de  la  raison  humaine  vers 

t.  Claude  Bernard. 


224  l'idole  contemporaine. 

l'inconnu  ;  elle  communique  à  la  pensée  humaine 
un  mouvement  qui  la  vivifie  et  l'ennoblit,  en  la 
reportant  sans  cesse  vers  la  solution  inépui- 
sable des  grands  problèmes  ;  elle  entretient  ce 
feu  sacré  de  la  recherche  qui  ne  doit  jamais 
s'éteindre  chez  un  savant  l.  »  —  Tout  cela  est 
bien,  mais  ces  respects  ne  nous  suffisent  pas. 
Nous  voudrions  une  confession  plus  ouverte  des 
réalités  que  l'on  appelle  indéterminées  :  Dieu, 
la  Providence,  la  spiritualité  de  l'âme,  ses 
fonctions  maîtresses  dans  la  vie  ;  nous  voudrions 
un  aveu  bien  franc  de  la  possibilité  d'unir  ces 
deux  mondes  qui  ne  peuvent  être  étrangers 
l'un  à  l'autre  :  le  monde  physique  et  le  monde' 
métaphysique  ;  un  hommage  rendu  à  la  grande 
et  vraie  science,  celle  qui  ramène  à  des  principes 
plus  élevés  et  plus  uns  l'ensemble  des  connais- 
sances humaines.  —  Sans  doute,  enfin,  les 
timides,  dans  l'étude  des  phénomènes  de  la  vie, 
la  biologie,  confessent  que  le  comment  de  l'orga- 
nisme ne  peut  s'expliquer  que  par  un  seul  mot  : 
création,  que  «l'idée  créatrice  est  à  proprement 
parler  directrice  de  l'évolution  vitale  ;  »  — mais 
pourquoi  ne  pas  saluer  résolument  le  créateur 

L.  Voyez  le  Matérialisme  et  la  science,  par  Caro. 


l'idole  contemporaine.  225 

de  la  vie,  comme  Newton  saluait  le  moteur  de 
l'univers  ? 

Toute  hésitation  en  pareille  matière  est  fu- 
neste,' je  dirai  presque  coupable,  dans  un  cou- 
rant qui  porte  les  esprits  à  ne  rien  voir  au-dessus 
des  réalités  grossières  de  la  matière.  Tenons 
compte,  cependant,  des  aveux  et  des  concessions 
du  déterminisme,  et  puisqu'il  laisse  à  notre  dis- 
crétion le  monde  philosophique,  profitons-en. 

Les  sournois  ne  sont  pas  aussi  accommodants, 
ils  s'appellent  positivistes.  Le  positivisme  est  em- 
pirique au  plus  haut  point.  Vous  ne  lui  ferez 
jamais  admettre  que  l'esprit  humain  ait  une 
force  intime  et  originale  qui,  par  ses  intuitions 
et  raisonnements,  commande,  dirige  et  règle 
l'expérience.  —  «  Des  faits,  rien  que  des  faits, 
analysés  et  coordonnés,  cela  suffit  et  tout  le 
reste  est  de  trop.  »  —  Pareillement  il  supprime 
d'autorité  tout  un  ordre  d'idées  qui  ne  repose 
pas  sur  l'expérimentation  des  phénomènes.  Les 
causes  et  les  fins  sont  des  non-sens  pour  lui. 
Si  quelque  esprit  délicat  et  scrupuleux  s'efforce 
d'échapper  à  ses  rigueurs  en  saluant  de  loin  la 
métaphysique  comme  une  science  étrangère  qu'il 
ne  faut  pas  ménriser,  et  Dieu  comme  une  inteî- 

CONFÉRKNCES  N.-D.   —   CARÊME  1873.    —    15 


226  l'idole  contemporaine. 

ligence  suprême  et  régulatrice  à  laquelle  on* 
peut  croire  sans  préjudice  de  la  cause  direc- 
tement déterminative  de  chaque  phénomène1, 
le  positivisme  se  récrie  :  —  «  Il  ne  faut  pas 
croire  que  traitant  des  causes  secondes  il  laisse 
libre  de  penser  ce  qu'on  veut  des  causes  pre- 
mières. Non.  Il  ne  laisse  là-dessus  aucune 
liberté,  sa  détermination  est  précise,  catégo- 
rique :  Il  déclare  les  causes  premières  incon- 
nues 2.  »  — -Tout  ce  qui  n'est  pas  dans  les 
faits  est  inaccessible  à  la  raison.  N'essayez  pas 
de  réserver  la  psychologie  comme  science  spé- 
ciale 3,  vous  serez  gourmande  et  l'on  pronon- 
cera contre  vous  cet  arrêt  :  —  «  De  même  que  le 
physicien  reconnaît  que  la  matière  pèse,  le 
physiologiste  constate  que  la  substance  ner- 
veuse pense,  sans  que  ni  l'un  ni  l'autre  ait  la 

1.  «  Tout  ce  que  la  philosophie  positive  peut  établir,  dit 
«  M.  Stuart-Mill,  c'est  que,  dans  les  limites  de  l'ordre  exis- 
«  tant  de  l'univers,  ou  plutôt  de  la  partie  qui  nous  est  con- 
«  nue,  la  cause  directement  déterminative  de  chaque  phér.o- 
«  mène  est  naturelle.  Mais  avec  ce  fait  il  n'est  nullement 
«  incompatible  de  croire  que  l'univers  fut  créé  et  même  qu'il 
«  est  continuellement  gouverné  par  une  intelligence  suprême, 
«  pourvu  que  nous  admettions  que  ce  gouvernement  intelligent 
«  adhère  à  des  lois  fixes.  » 

2.  Littré. 

3.  Stuart-Mill. 


l'idole  contemporaine.  22v 

prétention  d'expliquer  pourquoi  l'une  pèse  et 
pourquoi  l'autre  ppnse  1.  »  —  «  Il  est  évident, 
dit  un  professeur  distingué,  que  la  neutralité 
diplomatique  des  positivistes  cache  un  traité 
secret  d'alliance  contre  un  ennemi  commun,  le 
spiritualisme,  et  peut-être  y  aurait-il  quelque 
naïveté  à  s'imaginer  que  dans  la  grande  mêlée 
des  doctrines,  leurs  vœux  soient  équivoques  a». 

J'ai  bien  dit,  Messieurs  ;  les  positivistes  sont 
des  ouvriers  sournois.  Il  ne  peuvent,  quoi  qu'ils 
fassent,  nous  cacher  leur  jeu,  trahi  du  reste 
par  leurs  compagnons  d'atelier.  —  «  Qu'on  le 
sache  bien,  dit  l'un  d'eux,  si  les  services  du 
positivisme  nous  engagent  à  fermer  les  yeux 
sur  ses  faiblesses,  nous  ne  sommes  nullement 
dupes  de  ses  réticences.  Ses  affirmations  et  ses 
négations  ne  nous  abusent  ni  sur  sa  valeur 
propre,  ni  sur  sa  portée.  L'école  positive  est 
une  secte  qui  procède  du  matérialisme  ;  elle  ne 
vaut  et  n'a  de  portée  que  par  le  matérialisme  3.  » 

Voilà  qui  est  clair,  Messieurs,  le  positivisme 

1.  Littré.  Préface  au  livre  de  M.  Leblais  :  Matérialisme  si 
spiritualisme. 

2.  Caro.  Le  matérialisme  et  la  science. 

3.  À.  Lebebvre.  Pensée  nouvelle.  Article  Réticences  positi- 
vistes. 


228  l'idole  contemporaine. 

rend  des  services.  Il  prépare  sournoisement 
l'ouvrage  des  travailleurs  francs  et  résolus  qui 
s'appellent  sans  vergogne  matérialistes.  Comme 
?ls  s'agitent  autour  de  l'immense  fourneau  où 
se  liquéfie  le  bronze  de  la  grande  idole,  avec 
f/uelle  activité  ils  préparent  le  moule  qui  lui 
doit  donner  ses  formes  définitives  et  à  jamais 
adorées.  Voulez-vous  savoir  quels  procédés  ils 
emploient  à  cette  œuvre  ?  les  voici  :  —  N'avoir 
aucun  souci  de  se  contredire,  affirmer  avec 
audace,  se  vanter  avec  impudence. 

La  première  contradiction  des  matérialistes, 
la  plus  voyante  et  la  plus  caractéristique, 
est  celle  que  j'apellerai  contradiction  de  mé- 
thode. Elle  consiste  à  poser  en  principe,  d'une 
part,  que  l'empirisme  est  la  règle  souveraine 
de  toute  affirmation  scientifique,  qu'il  ne  faut 
rien  admettre  qui  ne  soit  constaté  par  l'expé- 
rience, et  à  se  livrer,  d'autre  part,  à  un  dogma- 
tisme effréné  dont  les  propositions  échappent 
à  toute  discipline  et  à  toute  vérification  expé- 
rimentale. 

Notre  regard,  aidé  des  instruments  les  plus 
perfectionnés,  ne  s'exerce  que  sur  une  portion 
limitée  de  l'espace.  Ne  pouvant  embrasser  l'im- 


l'idole  contemporaine.  229 

mensité  de  l'étendue,  il  semble  que  nous  de- 
vions  au   moins   nous   taire   sur   un   si   grand 
mystère,  du  moment  qu'il  n'est  pas  permis  à  la 
métaphysique  de   nous    l'expliquer.   Eh  bien  ! 
non  ;  —  le  matérialisme  se  prononce  et  déclare 
que  la  matière  est  infinie.  L'expérience  ne  nous 
livre  que  des  faits.  Qu'on  les  analyse,  qu'on  les 
coordonne,  qu'on  les  interprète,  je  le  veux  bien  ; 
mais  qu'on  respecte  l'essence,  puisque  personne 
ne  la  peut  observer.  Non  encore  ;  —  le  matéria- 
lisme entre  de  force  en  cet  arcane,  et  proclame 
que  le  mouvement  est  essentiel  à  la  matière.  On 
n'a  jamais  constaté  que  la  matière  changeât 
les  espèces,   ou  les  produisît  ;  malgré  cela  on 
prétend  qu'elle  a  fait  de  tout  temps  ce  qu'on  ne 
lui  voit  plus  faire,  qu'elle  est  toute-puissante. 
Tout  commence,  tout  se  succède,  tout  finit  : 
êtres,  formes,  mouvements,  révolutions.  Nous 
ne  saisissons,  dans  le  court  espace  de  temps  qui 
s'appelle  une  vie,  que  des  possibles  et  des  con- 
tingents. Qu'à  cela  ne  tienne,  le  matérialisme 
décrète  que  la  matière  est  nécessaire  et  éter- 
nelle.    Des  aveux  même  de  son  ignorance  des 
causes,  il  fait  sortir  tout  à  coup  des  conclusions 
monstrueuses  où  se  décèle,  sans  pudeur,  son  mé- 


230  l'idole  contemporaine. 

pris  de  toute  logique.  Il  convient  ne  savoir  pas 
ce  qui  produit  les  opérations  intellectuelles, 
lès  idées,  les  jugements,  les  raisonnements,  les 
sentiments,  le  vouloir,  les  déterminations  ;  — 
donCj  ajoute-t-il,  toutes  ces  choses  sont  des 
mouvements  de  la  matière.  Pourquoi  tant  prôner 
une  méthode  que  l'on  trahit  à  chaque  instant  ? 
N'est-il  pas  manifeste  que  les  faits  sur  lesquels 
le  matérialisme  se  jette  avec  avidité  ne  l'inté- 
ressent, comme  on  l'a  fort  bien  dit,  «  que  dans 
l'exacte  mesure  de  la  conformité  espérée  ou 
pressentie  entre  ces  faits  et  une  doctrine  ar- 
rêtée d'avance  ?  x  »  N'est-il  pas  manifeste  que 
cette  doctrine  est  un  but  auquel  on  veut  arriver 
per  fas  et  nejas  et  non  une  conclusion  légitime 
de  la  science  expérimentale  ? 

Pour  fuir  l'opprobre  de  ses  contradictions, 
le  matérialisme  cherche  un  faux-fuyant.  Il 
prétend  que  «  les  matériaux  de  l'expérience, 
s'ils  ne  peuvent  résoudre  certaines  questions 
d'une  manière  positive,  suffisent  pour  les  ré- 
soudre négativement  2.  »  C'est  par  trop  naïf> 
Messieurs  ;  un  enfant  ne  se  laisserait  pas  prendre 

1.  Caro.  La  matérialisme  et  la  science. 
%.  Bùehner   Force  ti  matièret 


l'idole  contemporaine.  231 

à  une  pareille  défaite.  Il  y  a,  vous  le  savez,  des 
négations  qui  équivalent  à  une  affirmation. 
Quand  vous  me  dites  :  Je  ne  Suis  pas  un  mal- 
honnête homme,  j'entends  par  là  que  vous  êtes 
un  honnête  homme  ;  de  même  quand  on  me  dit 
que  la  matière  n'a  pas  de  limite,  j'entends  par 
là  qu'elle  est  infinie  ;  quand  on  me  dit  :  on  ne 
peut  pas  concevoir  d'autres  causes  que  la  ma- 
tière, j'entends  par  là  qu'elle  est  toute-puissante; 
quand  on  me  dit  :  la  matière  n'a  pas  été  créée, 
j'entends  par  là  qu'elle  existe  de  soi  et  qu'elle 
est  éternelle.  Le  matérialisme  a  beau  protester, 
il  faut  qu'il  renonce  ou  à  sa  méthode  ou  à  son 
dogmatisme. 

La  contradiction  fondamentale  de  méthode 
enfante  nécessairement,  Messieurs,  sur  la  cause, 
la  nature,  la  finalité  des  choses,  maintes  pro-- 
positions  honteuses  de  se  rencontrer  dans  le 
même  système.  Par  exemple,  après  avoir  établi 
qu'il  n'y  a  absolument  pas  d'autre  principe  que 
la  matière,  on  ne  se  fait  pas  faute  de  lui  oppo- 
ser la  force  sous  une  forme  simple  qui  l'exclut1. 

1.  «  Nous  avons  défini  la  force  une  propriété  de  la  matière 
«  et  nous  avons  vu  que  toutes  les  deux  sont  inséparables  ; 
«  pourtant  l'idée  de  chacune  est  très  divergente  de  l'autre  : 
«  oui,  l'une  n'est  en  quelque  sorte  que  la  négation  de  l'autre. 


232  l'idole  contemporaine. 

On  veut  que  l'homme  ne  soit  pas  d'autre  na- 
ture que  le  plus  vil  atome,  cependant  on  se 
flatte  de  s'élever,  de  plus  en  plus,  au-dessus  de 
la  matière  domptée  par  la  science  et  le  travail 
de  chaque  jour1.  Tantôt  la  vie  naît  du  hasard; 
tantôt  elle  se  forme  comme  les  cristaux  sous 
l'action  du  soleil,  par  conséquent  sous  l'in- 
fluence de  lois  mathématiques  ;  tantôt  elle  pro- 
cède du  vivant  2.  Tantôt  la  matièree  st  incon- 
sciente et  aveugle   3,   tantôt   c'est   un   artiste 

«  Du  moins  nous  ne  saurions  définir  l'esprit,  autrement  la 
t  force,  si  ce  n'est  que  c'est  quelque  chose  d'immatériel,  quel- 
«  que  chose  qui  exclut  la  matière  ou  qui  soit  opposé  à  cette 
«  dernière.  »  (Bùchner.  Force  et  matière.  ) 

1.  «  C'est  grâce  aux  philosophes  et  aux  savants  matéria- 
«  listes  que  l'homme  s'élève  de  plus  en  plus  au-dessus  de  la 
«  matière  domptée  par  la  science  et  par  le  travail  de  chaque 
«  jour.  >  (Bùchner.) 

2.  «  Quelque  grandes  et  puissantes  que  soient  encore  de 
«  nos  jours  les  influences  des  milieux,  on  n'a  pourtant  pu 
«  constater,  jusqu'à  présent,  qu'une  espèce  ait  été  changée 
c  en  une  autre,  ni  que  des  organismes  plus  parfaits  aient  été 
«  produits  par  le  simple  concours  de  la  matière  et  de  forces 
i  inorganiques,  et  sans  la  préexistence  d'un  germe  engendré 
«  à  l'avance  par  des  semblables.  En  effet,  une  loi  générale  et 
«  absolue  semble  aujourd'hui  dominer  le  monde  inorganique  : 
«  Omne  vivum  ex  ovo...  D'où  viennent  donc  les  êtres  orga- 
«  nisés  ?  Comment  se  sont-ils  formés  ?  Si  tout  être  organisé  est 
«  engendré  par  des  parents,  comment  sont  nés  les  premiers 
«  parents  ?  »  (Bùchner.  Force  et  matière.) 

3.  «  La  fatalité  domine  la  nature  ;  ni  les  prières  d'une  mère, 
«  ni  les  larmes  d'une  épouse,  ni  le  désespoir  d'un  époux  ne 


l'idole  CONTEMPORAINE.  23c! 

créateur  K  Tantôt  il  n'y  a  aucune  intention,  au- 
cun plan  dans  son  organisation,  tantôt  on  y 
découvre  des  traces  évidentes  d'appropriation 
à  certaines  fins  2.  Toutes  ces  contradictions  se 
côtoient,  se  croisent,  se  mêlent,  se  confondent  ; 
il  n'importe,  le  matérialisme  n'en  est  pas  moins 
lier. 

Voyez,  Messieurs,  avec  quelle  admirable  au- 
dace il  affirme.  La  métaphysique  n'est  pas  pour 
lui  une  science.  Au  lieu  de  chercher  à  concilier 
les  intuitions  et  les  inductions  transcendantes 
de  l'esprit  humain  avec  les  données  de  l'expé- 
rience, il  prononce  qu'il  y  a  antinomie  entre 
les  principes  de  la  physique  et  ceux  de  la  mé- 
taphysique. Il  appelle  hardiment  Dieu  et  l'âme 
des  hypothèses  absurdes,  sans  s'inquiéter  de 
prouver  que  ces  hypothèses  impliquent  contra- 
diction. Il  nous  accuse  de  parler  de  la  création 

«  retiennent  sa  main  inexorable.  Les  lois  de  la  nature  ne 
«  connaissent  ni  morale,  ni  bienveillance  :  la  nature  ne  ré- 
«  pond  ni  aux  plaintes,  ni  aux  prières  de  l'homme.  » 

1.  Taine. 

2.  «  Ne  croyez  pas  que  je  sois  assez  téméraire  pour  dénier 
«  à  la  nature  un  dessein  et  un  but.  Ceux  dont  je  partage  les 
«  idées  ne  repoussent  nullement  le  TeXoç  qu'ils  devinent,  qu'ils 
«  voient  partout  avec  Aristote  dans  la  nature.  »  (Moleschot. 
Discours  d'ouverture  à  Turin.  Revue  des  cours  scientifiques. 
Janvier  1864.) 


234  l'idole  contemporaine. 


comme  si  nous  en  avions  été  les  témoins  1,  et 
il  parle  lui-même  de  l'infinité,  de  l'éternité,  de 
la  toute-puissance  de  la  lumière  comme  s'il 
avait  vu  l'infini,  l'éternel,  le  tout-puissant  sor- 
tir de  ses  cornues.  Incapable  d'écraser  les 
spiritualistes  sous  le  poids  de  solides  argu- 
ments, il  y  supplée  par  l'injure  :  ce  sont  des 
rêveurs  creux,  des  penseurs  prudes  et  hypo- 
crites. Il  nous  jette  à  la  face  cet  argument 
triomphant:  —  tout  ce  qui  est  possible  arrive,  or 
l'univers  est  possible,  cela  suffit  pour  qu'il  soit. 
Plutôt  que  d'admettre  des  conclusions  inévi- 
tables, il  s'élève,  ce  chevalier  du  positif  et  de 
l'expérience,  jusqu'à  un  mysticisme  transcen- 
dant dont  je  vous  prie  de  bien  remarquer  la 
formule.  —  «  Il  est  vrai  que  nous  ne  savons 
pas  comment  les  choses  se  sont  passées  au 
commencement; mais  quelle  que  soit  notre  igno- 
rance, nous  devons  dire,  avec  certitude,  que 
la  création  organique  a  pu  et  a  dû  avoir  lieu 
sans  l'intervention  d'une  force  extérieure.  »  — 
Voici    qui    est    plus    merveilleux.    —   o    Nous 

i.  «  Messieurs  les  philosophes  sont  des  gens  singuliers.  Ils 
«  parlent  de  la  création  du  monde  comme  s'ils  y  avaient  été 
présents,  etc.  »  (Bùchner,  p.  143.) 


l'idole  contemporaine.  235 

avons  la  certitude,  subjective  de  la  naissance 
spontanée  des  êtres  organiques  1  ».  Messieurs, 
si  le  ridicule  pouvait  être  sublime,  nous  serions, 
à  coup  sûr,  en  plein  sublime. 

Toutefois  les  affirmations  de  l'école  matéria- 
liste me  semblent  moins  répugnantes  que  l'ou- 
trecuidance de  ses  prétentions.  Oublieuse  du 
passé  elle  ose  impudemment  s'appeler  la  pensée 
nouvelle.  La  pensée  nouvelle  !  Mais  à  part  les 
fausses  interprétations  de  certains  faits,  relevés 
par  de  récentes  expériences,  il  n'est  aucune  des 
propositions  matérialistes  qui  n'ait  été  depuis 
longtemps  énoncée.  On  pourrait  construire, 
avec  de  la  patience,  le  tableau  synoptique  des 
affirmations  contemporaines  et  des  affirmations 
du  siècle  dernier,  et  se  convaincre  que  les  ma- 
térialistes du  dix-huitième  siècle  pensaient 
exactement  comme  ceux  du  dix-neuvième. Même 
préconisation  et  même  abus  de  la  méthode 
expérimentale,  même  tendance  à  diviniser  la 
nature,  mêmes  qualités  attribuées  à  la  matière, 
même  répulsion  à  l'endroit  de  toute  substance 
simple,  même  opinion  touchant  la  génération 
spontanée,  la  vie  circulaire,  les  transformations 

\.  Biichner.  Force  et  matîèn, 


236  l'idole  contExMpora.ine. 

successives  et  l'identité  des  êtres,  même  hor- 
reur des  finalités,  même  adoration  de  la  loi  et 
de  la  fatalité  ;  mais  le  style  diiïère,  les  anciens 
parlent  une  meilleure  langue  *.  Un  apolo- 
giste qui  les  a  réfutés  leur  refuse  la  bonne 
foi  2  ;  mais  il  constate  leur  parenté  avec  Lu- 
crèce. Ëpicure,  Démocrite,  lesquels  avaient 
pour  ancêtres  les  matérialistes  auxquels  le  livre 
de  la  Sagesse  prête  ces  paroles  :  «  Nous 
sommes  nés  du  néant,  nous  retournerons  au 
néant,  ....  notre  corps  sera  cendre,  notre  es- 
prit se  dissipera  comme  une  vapeur  légère.... 
quand  la  vie  est  finie  tout  est  fini....allons, 
jouissons  des  biens  présents,  hâtons-nous,  la 
jeunesse  passe  vite,  enivrons-nous  de  vin  et  de 
parfums.  Cueillons  la  fleur  du  temps,  couron- 
nons-nous de  roses  avant  qu'elles  ne  soient 
flétries,  qu'il  n'y  ait  aucun  champ  qui  ne 
soit  foulé  par  nos  pieds  voluptueux  3  .  » 
Voilà,  Messieurs,  de  vieilles  pensées  par- 
faitement d'accord  avec  celles  de  notre  temps. 

1.  Voyez  Note  II,  fin  du  volume. 

2.  «  Les  anciens  matérialistes  ne  raisonnaient  pas  mieux  que 
ceux  d'aujourd'hui  ;  mais  ils  étaient  d%  meilleure  foi.  »  (Ber- 
gier.  Péfutation  du  matérialisme.) 

3.  Sagesse.  Chap.  H. 


l'idole  contemporaine.  237 

Le  matérialisme  n'est  pas  plus  la  pensée 
nouvelle  qu'il  n'est  la  science.  Il  a  beau  se  van- 
ter et  dire  solennellement  :  —  «  La  science  a  re- 
conduit Dieu  à  ses  frontières  en  le  remerciant 
de  ses  services  provisoires,  maintenant  elle  ne 
veut  plus  de  lui.  La  science  affirme  ceci,  la 
science  nie  cela,  la  science  prononce,  la  science 
décrète,  la  science  ordonne.  »  —  Cela  ne  doit  ni 
vous  déconcerter,  ni  même  vous  émouvoir  ;  car, 
fussiez-vous  étrangers  à  toute  science,  vous 
pouvez  invoquer  avec  fierté  les  noms  respectés 
d'une  foule  d'hommes  illustres  qui  disaient: —  il 
me  semble,  je  vous  soumets  ces  réflexions,  —  et 
qui,  sous  cette  forme  simple  et  réservée,  pronon- 
çaient des  oracles  qu'on  n'a  pas  encore  réfor- 
més ;  les  noms  des  Kepler  et  des  Copernic  qui 
remerciaient  Dieu  avec  tendresse  des  lumières 
qu'il  a  répandues  sur  le  monde  ;  les  noms  des 
Newton  et  des  Linnée  qui  suivaient  les  traces 
d'une  puissance  et  d'une  sagesse  infinies,  à  tra- 
vers les  espaces  du  firmament  et  les  règnes  de 
la  nature  1  ;  et,  parmi  nous,  les  noms  de  savants 

t.  «  Le  Dieu  éternel,  le  Dieu  immense,  sachant  tout,  pou» 
«  vant  tout,  a  passé  devant  moi.  Je  ne  l'ai  pas  vu  en  face,  mais 
«  ce  reflet  de  lui,  saisissant  soudainement  mon  âme,  l'a  jetée 
c  dans  la  stupeur  et  l'admiration.  J'ai  suivi  çà  et  là  ses  traces 


238  l'idole  contemporaine. 

distingués  dont  je  ne  veux  pas  blesser  la  mo- 
destie, mais  que  je  remercie  publiquement  de 
leur  courage  et  de  leur  persévérance  à  contra- 
rier, par  l'autorité  indiscutable  de  leurs  travaux, 
l'œuvre  des  fabricateurs  de  l'idole-matière. 
Savants  pour  savants,  j'aime  mieux  les  mo- 
destes que  les  impudents,  ceux  qui  cherchent  à 
me  persuader  pour  m'élever  que  ceux  qui  s'im- 
posent  pour  me  dégrader. 

Vous  venez  de  voir,  Messieurs,  quels  sont 
les  procédés  de  l'école  matérialiste.  11  est  facile 
de   juger   le    fruit    de    ses    labeurs    au    simple 

«  parmi  les  choses  de  la  création  ;  et  dans  toutes  ces  œuvres, 
«  même  dans  les  plus  petites,  les  plus  imperceptibles,  quelle 
«  force  !  quelle  sagesse  !  quelle  indéfinissable  perfection  !... 
«  ...  Évidemment  il  faut  croire  qu'il  est  un  Dieu  immense, 
«  éternel,  que  nul  être  n'a  engendré,  que  rien  n'a  créé,  dans 
«  lequel  rien  n'existe,  qui  a  fait  et  ordonné  cet  ouvrage  uni- 
«  versel.  Il  échappe  à  nos  yeux  qu'il  remplit  toutefois  de  sa 
«  lumière  ;  seule  la  pensée  le  saisit,  c'est  dans  ce  sanctuaire 
«  profond  que  se  cache  cette  Majesté.  »  (Linnée.) 

Nous  rapprochons  de  ces  belles  paroles  de  Linnée  celles  de 
d'Alembert  dont  le  témoignage  ne  saurait  être  suspect  : 
«  Comment  expliquer  ce  qu'on  ne  comprend  pas,  si  ce  n'est  en 
o  disant  :  Dieu  l'a  voulu  ainsi  ?  Si  les  philosophes  ont  quelque 
o  chose  à  se  reprocher,  c'est  peut-être  de  ne  pas  donner  plus 
«  souvent  cette  solution  aux  questions  qu'on  leur  fait  ;  ils 
a  n'en  seraient  pas  plus  ignorants,  ni  nous  plus  mal  instruits  ; 
«  ils  auraient  de  plus  le  mérite  d'avouer  au  moins  leur  igno- 
«  rance,  et  nous  celui  de  ne  pas  chercher  en  vain  à  sortir  de 
i  la  nôtre.  »  (D'Alemb.  Mélanges,  etc.  Tom.  V,  p.  143.) 


L'IDOLE  CONTEMPORAINE. 


239 


examen  de  ces  procédés;  mais  je  vous  ai  promis 
une  expertise  ayant  pour  but  de  constater  les 
défauts  de  fabrication  de  l'idole  qu'on  veut 
substituer  au  vrai  Dieu.  Je  vais  accomplir  ma 
promesse. 


Il 


On  a  dit,  Messieurs,  que  ces  mots  :  —  Dieu, 
Pros'idence, immortalité — étaient  vieuxet  lourds 
à  porter  ;  rien  de  plus  vrai.  L'idole  contempo- 
raine, soumise  à  la  pression  des  idées  et  des 
actes  que  représentent  Dieu  d'un  côté,  l'âme 
humaine  de  l'autre,  plie,  se  rompt,  vole  en 
éclate  et  proteste  contre  les  outrecuidantes 
prétentions   de   ses   fabricateurs. 

Avant  de  vous  appliquer  au  détail  de  cette 
consolante  catastrophe,  n'ètes-vous  pas  frappés 
comme  moi  de  ce  fait  étrange,  c'est  que  nous 
avons  l'idée  précise  d'êtres  tout  à  fait  différents, 
par  nature,  de  la  matière,  l'idée  de  forces  qui 
lui  sont  supérieures  ?  Quelle  que  soit  l'origine 
de  cette  idée,  comment  nous  est-elle  venue,  s'il 
n'y  a  jamais  eu  et  s'il  n'y  a  encore  que  de  ia 


2'l0  L*IDOLE  CONTEMPORAINE. 

matière  ?  Je  me  refuse  absolument  à  comprendre 
qu'un  être  puisse  jamais  produire  l'idée  de  ce 
qui  n'est  pas,  et  qu'en  se  perfectionnant  il  abou- 
tisse finalement  à  une  protestation  contre  lui- 
même.  Et  puisqu'on  nous  dit  que  nous  sommes 
le  jouet  d'une  illusion,  je  prétends  que  l'illusion 
est  improductible  et  qu'il  est  de  toute  impos- 
sibilité que  nous  puissions  imaginer  des  choses 
dont  les  éléments  n'ont  pas  existé,  n'existent 
pas  et  n'existeront  jamais.  Étudiez  les  chimères 
que  conçoit  l'esprit  humain,  vous  verrez  qu'elles 
se  composent  de  choses  qui  existent  dans  la 
nature  ;  mais  comment  concevrai- je  ces  chi- 
mères, Dieu  et  l'âme,  puisque  l'essence  que  je 
leur  attribue  est  tout  à  fait  en  dehors  de  ce  qui 
est  et  de  ce  qui  peut  être,  à  supposer  que  la  ma- 
tière soit  le  seul  être  actuel  et  possible  ?  Je  ne 
sais,  Messieurs,  si  je  vous  présente  bien  cette 
difficulté  que  le  sens  commun  oppose,  de  prime 
abord,  au  matérialisme  ;  mais  je  la  vois,  je  la 
saisis  et  elle  ruine  d'un  seul  coup  tout  le  sys- 
tème en  mon  esprit.  Du  reste,  analysons-la, 
vous  en  comprendrez  mieux  toute  la  force. 

Dieu    représente    pour    ndus    le    nécessaire, 
l'infini,  le  parfait  suprême,  le  moteur  de  loi' 


l'idole  contemporaine.  241 

les  mondes,  l'ordonnateur  intelligent  de  l'uni- 
vers, le  créateur  et  le  maître  de  notre  vie.  Si 
Dieu  n'est  pas,  il  faut  absolument  que  la  matière 
réponde  à  toutes  ces  idées,  car  il  est  impossible 
de  les  supprimer,  sans  faire  mentir  l'esprit  hu- 
main et  sans  tomber  dans  le  plus  effroyable 
chaos.  Aussi  n'est-ce  point  l'intention  des  ou- 
vriers et  des  pontifes  de  la  grande  idole  ;  ils 
subissent,  je  vous  l'ai  dit,  la  fatalité  qui  trans- 
porte à  la  matière  tout  ce  que  l'on  ravit  à  Dieu. 
Donc  la  matière  doit  porter  le  poids  de  la  néces- 
sité, de  l'infinité,  de  la  perfection  suprême,  de 
la  toute-puissance  intelligente,  et  voilà  ce  qui 
l'écrase. 

Comment  serait-il  nécessaire,  cet  être  tant  de 
de  fois  divisible  et  divisé,  qui  acquiert  et  perd 
sans  cesse,  que  je  puis  concevoir  autrement 
qu'il  n'est,  augmenter,  diminuer  et  changer  au 
gré  de  ma  pensée  ?  Esclave  de  cette  puissance 
maîtresse,  ce  n'est  que  par  elle  qu'il  peut  prendre 
conscience  de  lui-même.  Il  serait  nécessaire  !  — 
et  il  ne  possède  aucun  moyen  de  manifester  sa 
nécessité,  il  ne  la  connaît  que  dans  une  forme 
contingente  et  par  des  phénomènes  contingents! 
Étrange  nécessaire  ! 

CONFÊREIS'CBS  N.-D.  _    CAKFME   1873.    -r-    16 


242  l'idole  contemporaine. 


Comment  serait-il  infini  ?  L'infini  ne  se  con- 
çoit qu'en  supprimant  à  la  fois  la  limite  et  le 
nombre.  Or  la  matière  est  toute  en  nombres. 
Non  seulement  les  êtres  distincts  s'y  multiplient, 
mais  chaque  être  et  chaque  partie  d'être  se 
résout  en  une  foule  innombrable  d'éléments 
que  l'observation  ne  peut  atteindre.  Toutes  ces 
quantités  finies  additionnées  ensemble  ne  pro- 
duiront jamais  qu'un  nombre  fini.  Un  nombre 
actuellement  infini  d'unités  successives  révolte 
l'intelligence.  Fût-il  possible,  ce  serait  mentir 
aux  faits  que  de  l'affirmer  ;  car  un  nombre 
infini  dans  la  matière  créerait  le  plein  absolu, 
le  plein  à  son  maximum  de  densité  ;  alors  le 
vide  devient  absurde,  l'espace  chimérique,  les 
formes  se  confondent,  les  mouvements  s'ar- 
rêtent, le  monde  n'est  plus  qu'une  masse,  une 
nuit,  un  repos  immense. 

Mêmes  difficultés  pour  la  perfection.  Je  ne 
puis  admettre  que  le  parfait  suprême  existe  là 
où  je  puis  dire  le  plus  et  le  moins,  là  où  je  vois 
de  continuels  changements,  quand  mon  esprit 
cherche  un  être  dans  lequel,  selon  l'expression 
de  l'Écriture,  il  n'y  ait  pas  l'ombre  de  vicis- 
situde. On  me  dit  :  La  matière  est  toujours  en 


l'idole  contemporaine.  243 

eiïort;  je  ne  m'y  oppose  pas.  Quoi  qu'elle  fasse. 
elle  n'arrivera  jamais  jusqu'aux  régions  su- 
blimes où  je  place  la  perfection.  A  mesure 
qu'elle  deviendra  plus  belle,  j'irai  plus  au  delà; 
et  si  moi-même  je  ne  suis  que  matière,  ce  sera 
donc  pour  me  jeter,  au  nom  d'un  être  impos- 
sible, un  perpétuel  défi.  Comment  serait-il 
parfait,  l'être  qui  porte  ainsi  la  contradiction 
dans  son  sein  ? 

Si  vous  ne  voyez  pas  bien  clairement,  Mes- 
sieurs,les  blessures  que  reçoit  l'idole  des  grandes 
idées  que  je  viens  de  lancer  contre  elle,  des- 
cendez de  la  méthaphysique  dans  les  régions  plus 
humbles  du  sens  commun,  et  mettez  la  matièrp 
en  présence  du  mouvement  universel,  de  l'im- 
mense variété  des  êtres  et  de  l'ordre  du  monde. 
Il  faut  qu'elle  soit  la  mère  de  toutes  ces  mer- 
veilles s'il  n'y  a  pas  de  Dieu,  et  cependant,  de 
l'aveu  même  de  ses  adorateurs,  elle  est  origi- 
nairement indifférente  et  aveugle.  Quand  par 
«  un  effort  inné,  elle  organise  ses  éléments 
dispersés,  et  acquiert  des  propriétés  et  des  per- 
fections qu'elle  n'avait  pas  x  »,  esclave  de  lqjs 
fatales  qui  la  poussent  en  avant,  elle  subit  la 

I.  Taine. 


244  l'idole  contemporaine. 


tyrannie  de  toutes  les  circonstances  fortuites 
qui  détermineront  ses  formes.  «  Singulière 
cause,  dit  justement  un  critique  moderne,  qui 
blesse  toutes  les  lois  de  la  logique,  qui  en  tout 
agit  en  opposition  avec  elle-même  ;  qui  inin- 
telligente fait  une  œuvre  intelligente,  qui 
aveugle  engendre  l'harmonie,  qui  imprévoyante 
pourvoit  à  tout,  qui  fortuite  crée  Tordre,  qui 
inconsciente  établit  la  solidarité,  qui  fatale  se 
conduit  comme  si  elle  avait  une  volonté,  qui 
inanimée  enfante  l'âme  et  la  vie,  qui  privée  de 
raison,  d'entrailles  et  de  sentiments  fait  des  mi- 
racles de  génie  et  d'amour.  » 

La  matière  est  tout,  la  matière  peut  tout,  la 
matière  fait  tout  ;  voilà,  Messieurs,  Tes  proposi- 
tions les  plus  inintelligibles  qui  se  puissent  com- 
mettre, si  ce  n'est  que  les  explications  qu'on  en 
donne  sont  plus  inintelligibles  encore. 

Et  d'abord  comment  la  matière  meut-elle 
l'univers?  —  C'est  bien  simple  ;  le  mouvement, 
dit-on,  est  essentiel  à  la  matière.  —  C'est-à-dire, 
Messieurs,  que  l'on  affirme,  sans  preuve  aucune, 
justement  le  contraire  de  ce  qui  se  conçoit  na- 
turellement quand  l'esprit  unit  ensemble  ces 
deux  choses  :  matière  et  mouvement  ;  le  con- 


L  IDOLE   CONTEMPORAINE. 


traire    également    de    ce    que    constate   l'expé- 
rience.   Naturellement   nous   concevons   de    la 
matière   qu'elle    est   mue  ;    expérimentalement 
nous  ne   saisissons    que    des    séries    de     mou- 
vements   dont    le    principe    fuit    perpétuelle- 
ment devant  nous.  Dans  ces  mouvements,  nous 
voyons  une  déperdition  qui  se   fait  sans  cesse 
au  profit  de  la  stabilité  des  corps,  d'où  il  suit 
que,  s'il  nous  est  permis  de  nous  prononcer  sur 
l'essence  de  la  matière,  d'après  l'observation  de 
ses  tendances,  nous  ne  devons  pas  dire  :  —  le 
mouvement  est  essentiel  à  la  matière, mais  bien: 
— l'état  stationnaire est  essentiel  à  la  matière.  Les 
meilleurs  physiciens  sont  d'accord,  sur  ce  point, 
avec  la  naturelle  propension  de  notre  esprit  à 
croire  au  mouvement  acquis.  Selon  eux  l'inertie 
est  le  résultat  principal  de  l'expérience  et  le 
fondement  de  la  mécanique,  «la  physique  doit 
toujours  faire  entrer  la  matière  dans  ses  calculs 
comme  coefficient  d'inertie  l.  »  Du  reste,  Mes- 
sieurs, vous  avez  vu, quand  nous  avons  traité  les 
preuves   de   l'existence  de  Dieu,  quelle  consé- 
quence absurde  on  peut  tirer  du  mouvement 
essentiel  de  la  matière  ;  c'est  que  chaque  atome 

1.  Léon  Foucault. 


246  L'IDOLE  CONTEMPORAINE. 

doit  posséder  comme  premier  moteur  le  plan 
harmonique  de  toutes  les  évolutions  du  mouve- 
ment et  que  Tin  Animent  petit  devient,  par  cette 
vaste  conception  d'ensemble,  un  infiniment 
grand  *. 

Veut-on  unir  la  force  et  la  matière?  Je  deman- 
derai ce  que  l'on  entend  par  force.  —  S'agit-il 
d'une  série  de  mouvements  produits  par  des 
mouvements  antécédents  ?  La  question  reste  la 
même.  —  S'agit-il  d'une  qualité  inhérente  à  la 
matière  ?  Nous  la  voyons  contredite  par  une 
qualité  contraire  qui  tend  au  repos.  —  S'agit-il 
de  la  chaleur,  de  l'électricité,  du  magnétisme  ? 
Ce  sont  des  effets  du  mouvement  et  non  des 
causes.  —  S'agit-il  d'un  axiome,  d'une  formule, 
d'une  abstraction  ?  Cela  ne  signifie  rien  2.  — 
S'agit-il  d'un  être  distinct  de  la  matière  ?  Ou  cet 
être  est  multiple  comme  les  éléments,  ou  il  est 
unique.  S'il  est  multiple,  il  faut  qu'il  soit  déter- 

1.  Voyez  quatrième  conférence,  lre  partie. 

2.  «  Donner  à  la  matière  le  mouvement  par  abstraction,  c'est 
«  dire  des  mots  qui  ne  signifient  rien  ;  et  lui  donner  un  mou- 
«  vement  déterminé,  c'est  supposer  une  cause  qui  le  déter- 
«  mine...  Loin  de  pouvoir  imaginer  aucun  ordre  dans  ce  concours 
«  fortuit  des  éléments,  je  n'en  puis  pas  même  imaginer  le 
«  conbat,  et  le  chaos'  de  l'univers  m'est  plus  inconcevable 
«  que  ses  harmonies.  »  (J.-J.  Rousseau.  Emile.  Liv.  IV.) 


I.'lDOLE  CONTEMPORAINE  247 

miné  et  ordonné  au  mouvement  d'ensemble  par 
une  forée  supérieure;  s'il  est  unique, il  est  simple, 
immense,  intelligent,  tout-puissant;  le  matéria- 
lisme ne  peut  l'admettre  sans  être  inconséquent 
avec  lui-même,  sans  renier  son  idole. 

Donc,  premier  mystère  parfaitement  inintelli- 
gible :  —  l'inertie  essentielle  à  l'origine  de  tout 
mouvement.  Second  mystère  —  l'indifférence  et 
l'uniformité  produisant  l'immense  variété  des 
êtres. 

On  dit,  Messieurs,  que  tout  a  commencé  par 
une  période  atomique  et  que  la  mécanique  est  à 
l'origine  des  choses.  Je  m'abstiendrai  de  de- 
mander à  l'atome  primitif  et  à  la  mécanique 
originelle  d'où  ils  viennent,  cette  question 
pourrait  les  embarrasser.  Prenons-les  tels  qu'on 
nous  les  donne.  Les  atomes  constitutionnels 
sont  identiques  et  indifférents,  la  mécanique 
indéterminée.  Je  vous  demande  si  la  conclusion 
naturelle  que  le  sens  commun  tire  de  pareils 
principes  n'est  pas  qu'ils  doivent  produire  des 
êtres  parfaitement  semblables,  si  toutefois  ils 
produisent  quelque  chose.  Je  dis  :  s'ils  produi- 
sent quelque  chose  ;  car  l'affinité  élective  que 
l'en  suppose  aux  atomes  est  en  contradiction 


248  l'idole  contemporaine. 


manifeste  avec  la  complète  ressemblance  et  in- 
différence qu'on  leur  attribue.  Ils  n'ont  pas 
même  le  mérite  des  atomes  crochus  d'Ëpicure, 
avec  lesquels  on  peut  concevoir  une  certaine 
variété  dans  les  êtres.  D'un  autre  côté  l'indéter- 
mination originelle  de  la  mécanique  ne  se  peut 
pas  changer  d'elle-même  en  détermination. 
Cependant,  passons  sur  cette  difficulté.  Ac- 
cordons que  les  causes  primordiales,  dont  je 
viens  de  vous  faire  la  présentation,  produisent 
tous  les  êtres  inorganiques.  Voici  la  vie  ;  elles 
n'iront  pas  plus  loin.  «  Il  n'y  a  de  semblable  à 
la  vie  que  la  vie  elle-même  1.»  Elle  naît  tou- 
jours et  partout  d'un  germe  vivant  qui  se  nour- 
rit d'un  blastème  engendré  lui-même  par  l'être 
vivant.  En  croissant  il  lui  faut  encore  des  prin- 
cipes organiques  qu'elle  puisse  s'assimiler,  les 
substances  inorganiques  élémentaires  à  l'état 
d'indifférence  chimique  ne  la  peuvent  soutenir2. 

1.  Discours  :   Atome,   et  Individu  par  Virchow,   Revue  des 
•ours  scientifiaues,  22  septembre  186K. 

2.  «  Toute  plante  se  nourrit  avec  des  principes  immédiats- 
Le  blastème,  sorte  de  lait  contenu  dans  la  graine,  nourrit 
l'embryon...  Les  substances  parvenues  à  l'état  d"indifîérence 
chimique  ne  peuvent  former  uniquement  les  principes  immé- 

u  diats.  11  n'est  pas  possible  de  prouver  que  les  plantes  peuvent 
«  vivre  exclusivement  avec  des  substances  inorganiques  élé- 


l'idole  contemporaine.  249 

On  a  beau  dire  «qu'une  bouteille  contenant  du 
carbonate  d'ammoniaque,  du  chlorure  de  po- 
tassium, du  phosphate  de  soude,  de  la  chaux', 
de  la  magnésie,  du  fer,  de  l'acide  sulfurique  et 
de  la  silice  est,  d'une  manière  idéale,  le  prin- 
cipe vital  complet *  ;  »  je  défie  qui  que  ce  soit 
et  quoi  que  ce  soit  de  faire  passer  cette  bou- 
teille de  l'idéal  à  la  réalité.  Mais  les  généra- 
tions spontanées?  —  Je  ne  les  ai  pas  étudiées 
de  près,  Messieurs;  je  m'en  rapporte  aux  expé- 
riences décisives  qui  les  ont  à  jamais  enterrées2, 
et  aux  savants  consciencieux  qui  m'affirment 

•  mentaires  à  l'état  d'indifférence  chimique  ;  car  il  se  trouve 
«  toujours  dans  la  terre,  où  les  plantes  sont  fixées,  et  même 
«  dans  l'air  qui  les  environne,  des  matières  organiques  en  voie 
«  de  décomposition.  Il  semble  en  un  mot  que  les  êtres  vivants, 
i  aussi  bien  dans  le  règne  animal  que  dans  le  règne  végétal, 
<  de  même  qu'ils  se  développent  dans  un  milieu  neutre  qu'on 
«  appelle  le  blastème,  ne  peuvent  ensuite  se  nourrir  qu'au 
«  moyen  de  substances  parvenues  à  cet  état  par  suite  ae  leur 
«  décomposition.  »  (Claude  Bernard.  Les  fumiers,  les  détritus 
animaux  et  végétavx). 

1.  Moleschot.  Le  même  auteur  a  dit  encore  :  «  Plus  nous 
i  concevons  clairement  que  nous  travaillons  au  plus  haut  dé- 
«  veloppement  de  l'humanité  par  une  judicieuse  association 
«  d'acide  carbonique,  d'ammoniaque  et  de  sels,  d'acide  hu- 
«  mique  et  d'eau,  plus  aussi  deviennent  nobles  la  lutte  et  le 
«  travail  au  moyen  desquels  nous  cherchons  à  fixer  sur  le  plus 
«  court  chemin,  au  dedans  du  cercle,  la  rotation  des  éléments.  » 
Et  il  y  a  des  savants  qui  écrivent  de  pareilles  choses  sans  rire  ! 

2.  Expériences  de  M.  Pasteur. 


250  l'idole  contemporaine. 

que  «  la  matière  dénuée  de  spontanéité  ne  peut 
rien  engendrer  1,  »  «  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir 
de  génération  spontanée  2,  »  «  que  tout  la  re- 
pousse 3,  »  que  les  forces  physico-chimiques 
sont  condamnées  à  une  stérilité  absolue  ; 
«  qu'il  faut  voir,  dans  tout  germe  vivant,  une 
idée  créatrice  qui  se  développe  et  se  manifeste 
par  l'organisation  4.  » 

Il  y  a  plus,  Messieurs  ;  non-seulement  tout 
germe  proteste  contre  l'atome  primitif  et 
la  mécanique  primordiale,  mais  les  germes 
eux-mêmes  protestent  contre  les  germes.  Ils 
sont  tous  déterminés  à  des  espèces  distinctes 
qui  jamais  ne  se  fondent  l'une  dans  l'autre  5. 
On  a  imaginé,  je  le  sais,  un  roman  scien- 
tifique  chargé   d'hypothèses,  où  la  lutte  pour 

1.  Claude  Bernard. 

2.  Muller. 

3.  Flourens. 

4.  «  La  vie  c'est  la  création.  Dans  tout  germe  vivant,  il  y  a 
«  une  idée  créatrice  qui  se  développe  et  se  manifeste  par  l'or- 
«  ganisation.  Pendant  toute  sa  durée  l'être  vivant  reste  sous 
«  l'influence  de  cette  force  vitale  créatrice,  et  la  mort  arrive 
t  lorsqu'elle  ne  peut  plus  se  réaliser.  Ici  comme  partout  tout 
c  dérive  de  l'idée  qui  seule  crée  et  dirige.  »  (Claude  Bernard.) 

5.  Voltaire  disait  plaisamment  :  «  Nul  animal,  ni  végétal 
«  ne  peut  se  former  sans  germe,  autrement  une  carpe  pourrait 
a  naître  sur  un  if  et  un  lapin  au  fond  d'une  rivière,  sauf  à  y 
■  périr.  » 


l'idole  contemporaine.  251 

l'existence  et  la  sélection  naturelle  jouent 
un  rôle  extravagant,  où  Ton  infère,  de  la 
possibilité  des  variétés  dans  les  espèces  la  pos- 
sibilité de  leurs  transformations  successives, 
et,  de  la  possibilité  des  transformations  d'une 
espèce  à  l'autre,  la  possibilité  des  transforma- 
tions d'un  règne  à  l'autre1.  Mais  bien  loin  que 
l'expérience  justifie  ces  hardiesses,  partout  elle 
les  confond.  Partout  elle  constate  que  la  sélec- 
tion artificielle  n'engendre  que  des  variétés  ; 
que  les  efforts  libres,  intelligents  et  calculés  de 
l'homme  vers  un  but  déterminé  se  brisent 
constamment  contre  l'immutabilité  de  l'espèce; 
que  la  nature  opiniâtre  ramène  toujours  les  pro- 
duits de  l'art  humain  au  type  primitif  dès  que 
l'art  humain  les  abandonne.  D'où  elle  conclut 
que  la  sélection  naturelle,  résultat  de  circons- 
tances fortuites,  ne  peut  opérer  aucune  trans- 
formation radicale,  que  les  types  sont  irréfor- 
mables,  que  «  le  plan  de  l'organisation  est 
invariable  dans  les  limites  de  l'espèce,  que 
l'espèce  ne  sort  pas  de  l'espèce2,  »  enfin  que  la 

1.  Voyez  Darwin. 

2.  Virchow.  Atome  et  Individu.  «  Au  germe  il  faut  nécessai- 
f  rement  une  influence  héréditaire,  une  idée  créatrice  qui  se 
«  transmet  par  hérédité.  »  (Claude  Bernard.) 


2b2  L'IDOLE  CONTEMPORAINE. 

souveraine  puissance  des  atomes  identiques  et 
de  la  mécanique  indéterminée  sont  des  contes 
à  dormir  debout. 

Nous  arrivons,  Messieurs,  en  présence  d'un 
troisième  mystère  de  toute-puissance  non  moins 
inintelligible  et  révoltant  que  ceux  qui  pré- 
cèdent :  —  le  mystère  de  l'harmonie  engendrée 
par  l'inintelligence.  —  Sans  doute  on  ne  nie  pas 
que  la  matière  puisse  devenir  intelligente,  ce 
serait  nier  l'homme  et  ses  œuvres  ;  mais  elle  a 
besoin  pour  cela  de  monter,  par  une  longue 
suite  de  transformations,  jusqu'au  cerveau  hu- 
main, producteur  de  la  pensée.  Avant  de  con- 
trôler la  puissance  de  cet  organe  merveilleux, 
je  demande  au  matérialisme  s'il  est  bien  vrai 
qu'aucune  œuvre  intelligente  ne  précède  les 
œuvres  de  l'homme,  s'il  n'y  a  dans  le  monde 
aucune  harmonie  préexistant  à  nos  actes  intel- 
lectuels. —  Aucune,  me  répond-il  par  la  bouche 
de  ses  plus  enragés  docteurs  ;  la  nature  va  à 
l'aveugle  sans  dessein  et  sans  ordre;  à  côté  des 
choses  qui  semblent  accuser  un  plan,  elle  pro- 
digue les  exceptions  et  les  monstruosités  ; 
«  l'harmonie  est  une  imagination  de  l'homme 
qui  transporte  à  l'univers  ses  façons  d'envisa- 


l'idoLè  contemporaine.  233 

ger  les  choses1.  »  Il  est  facile  de  répondre  à 
ces  affirmations  plus  que  hardies.  S'il  y  a  des 
exceptions  et  des  monstruosités  dans  la  nature, 
elles  sont  évidemment  de  nulle  valeur  en  com- 
paraison des  faits  précis  dans  lesquels  se  dénote 
un  dessein  arrêté,  tout  au  plus  prouvent-elles 
les  limites  de  notre  esprit  qui  n'en  peut  pas 
toujours  donner  l'explication.  Aux  yeux  du  vrai 
savant,  l'exception  confirme  la  loi  ;  la  mons- 
truosité fait  resplendir  l'ordre,  par  la  puis- 
sance du  contraste.  Quant  à  croire  que  nous 
nous  trompons  en  affirmant  l'intelligence  là  où 
nous  voyons  l'ordre,  c'est  impossible  ;  car  nous 
y  sommes  contraints  non  par  l'imagination 
mais  par  la  force  analogique  du  sens  commun. 
Je  ne  reviendrai  pas,  Messieurs,  sur  ce  que 
j'ai  dit  de  l'harmonie  du  monde  et  des  desseins 
supérieurs  qu'elle  nous  révèle.  Il  faut  s'aveu- 
gler à  plaisir  pour  ne  pas  voir  des  choses  si 
manifestes,  et  ne  pas  comprendre  que,  si  nous 
nous  efforçons  nous-mêmes  de  mettre  dans  nos 
œuvres  le  nombre,  le  poids  et  la  mesure,  ce 
n'est  que  par  une  imitation  de  l'œuvre  admi- 
rable en  présence  de  laquelle  tout  homme  droit 

1.  B"chne»\  vorce  et  matière. 


L  IDOLE  CONTEMPORAINE. 


et  sincère  a  le  sentiment  de  son  néant.  «  Voyez 
chaque  molécule,  c'est  un  modèle  de  symétrie 
qui  présente  un  type  géométrique  ;  les  corps 
simples  pour  former  les  composés  ne  peuvent 
se    combiner    qu'en    nombres    proportionnels, 
déterminés,  invariables  *.  »  Une  faculté  mathé- 
matique  préside  à  toute  combinaison  2,  le  sa- 
vant  la   découvre   dans   l'infiniment   petit,   le 
peuple  la  contemple  dans  l'infiniment  grand.  Et 
dans  les  vivants  «quel  plan  raisonné  d'harmo- 
nie disposant  les  parties  de  telle  sorte  qu'elles 
répondent  au  but  en  vue  duquel  le  tout  existe.3» 
Quel  art  merveilleux  dans  les  tissus  !  L'homme 
à  lui  seul  en  possède  trente,  et  dans  leurs  in- 
nombrables  enlacements   chaque   molécule   va 
prendre    sûrement   la   place    qui   lui    est    due. 
Quelle  sage  prévoyance  dans  la  loi  des  couples 
et  dans  la  loi  d'amour,  convergeant  non  seule- 
ment à  la  propagation  de  l'espèce,  mais  à  la 
conservation,  à  la  protection,  à  l'éducation  des 
êtres  fragiles  qui  s'essayent  aux  luttes  de  la  vie. 
Pour  expliquer  ces  prodiges  d'un  génie  qui  se 

1.  Camille  Flammarion. 

2.  Nous  le  demandons  ;  la  faculté  mathématique  peut-elle 
appartenir  à  la  matière  ?  (Flammarion.) 

3.  Mullar. 


l'idole  contexMporaine.  255 

dérobe  à  nos  yeux,  on  invoque  la  fixité  des 
lois1,  la  fédération  des  éléments  anatomiques, 
le  consensus  nécessaire  de  leurs  tendances  in- 
vincibles2; comme  si  toutes  ces  choses  ne  sup- 
posaient pas  l'intelligence  qui  fait  la  loi,  orga- 
nise la  fédération  des  éléments  et  règle  leurs 
tendances.  Que  j'aime  mieux  ce  savant  qui 
s'écrie  :  «  C'est  la  loi,  c'est-à-dire  l'intelli- 
gence, c'est-à-dire  l'idée,  c'est-à-dire  l'esprit, 
c'est-à-dire  l'amour  qui  construit  le  monde  3  ;  » 
et  cet  autre  qui,  dans  son  ravissement,  oublie  les 
formules  sèches  de  la  science  et  chante,  comme 
un  poète,  les  noces  glorieuses  des  éléments  ainsi 
que.  l'Esprit  divin  qui  les  bénit4.  Vous  voyez, 
Messieurs,  qu'il  y  a  de  l'intelligence  avant  le 
cerveau  humain.  Si  la  matière  ne  pense  que 
par  cet  organe,  il  faut  se  résigner  à  cette  énor- 
mité  :  l'inintelligence  est  mère  de  l'harmonie. 
O  divinité  misérable!  idole  menteuse  du  ma- 
térialisme te  voilà  donc  écrasée  par  le  monde 
entier.  Le  mouvement,  la  variété  des  êtres,  la 

1.  Bûchner.  Force  et  matière. 

2.  Voyez  (Revue  des  Deux-Mondes,  15  juillet  1870)  un  curieux. 
article  de  M.  Fernand  Papillon  sur  V Anatomie  générale  de 
M.  Robin. 

3.  Liebig. 

4.  Bœrhaave. 


256  l'idole  contemporaine. 

vie,  Pharmonie,  tout  pèse  sur  toi  d'un  poids 
immense  qui  suffît  à  te  réduire  en  poudre  ; 
mais  je  veux  te  porter  les  derniers  coups  sur 
ce  cerveau  humain  dont  tu  te  glorifies  comme 
de  ton  plus  bel  ouvrage. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu,  Messieurs,  de  dé- 
montrer longuement  la  spiritualité  de  l'âme  : 
cette  question  viendra  à  sa  place.  Je  ne  m'arrê- 
terai pas  non  plus  aux  sophismes  vulgaires  qui 
s'obstinent  à  nous  représenter,  comme  des 
causes,  les  conditions  organiques  et  les  fonc- 
tions concomitantes  de  nos  opérations  intellec- 
tuelles et  morales.  Je  me  bornerai  à  signaler 
des  faits  devant  lesquels  la  matière  est  convain- 
cue, encore  une  fois,  de  complète  impuissance. 

Dans  nos  actes  les  plus  nobles  et  les  plus 
relevés  nous  avons  le  sens  de  la  limite  et,  par 
conséquent,  de  la  dépendance.  Or,  si  c'est  de  la 
matière  que  nous  dépendons  uniquement,  nous 
devons  lui  attribuer  la  conscience  de  notre  moi, 
nos  idées,  nos  jugements,  nos  raisonnements, 
nos  volontés,  notre  sentiment  du  devoir,  c'est- 
à-dire  faire  dériver,  contre  toute  raison,  l'im- 
muable du  changeant,  l'un  du  divisible,  le 
libre  du  fatal,  le   méritoire   de  l'irresponsable. 


L'iDOLEtONTEMPOftÀtNE.  257 

L'être  vivant,  nuit  et  jour  mû  par  le  principe 
qui  l'anime,  perd  et  acquiert,  disparaît  et  se 
renouvelle,  au  point  que  de  la  matière  qu'il 
possédait,  au  commencement  d'une  période 
mathématiquement  mesurée  par  la  science,  il 
ne  reste  pas  la  plus  petite  molécule,  lorsque 
cette  période  est  terminée.  De  quelque  noble 
pâte  que  soit  composé  le  cerveau  humain,  il 
change  à  un  moment  donné,  malgré  les  appa- 
rences ce  n'est  plus  la  même  masse.  Nous  de- 
vrions, ce  semble,  sous  l'impression  du  travail 
constant  qui  nous  renouvelle,  modifier  cons- 
tamment l'affirmation  de  notre  existence.  Point 
du  tout.  Elle  est  toujours  la  même.  Il  y  a  vingt, 
quarante,  soixante  ans,  et  plus  peut-être,  que 
nous  disons:  moi; — moi  immuable  qui  persévère 
à  travers  l'incessante  mutabilité  de  notre  or- 
ganisme. Gomment  expliquer  cela,  Messieurs  ? 
Dirons-nous  que  chaque  atome  avant  de  partir 
a  soin  de  faire  ses  adieux  et  ses  confidences  à 
celui  qui  le  remplace  ?  C'est  une  plaisanterie. 
Le  moi  ne  subsiste  et  ne  s'affirme  que  parce 
qu'il  y  a  en  nous  une  substance  simple  et  im- 
muable, qui  unit  ensemble  les  phases  mobiles 
de  notre  existence,  et  la  matière  toujours  en 

COI  F  ÉtWNCKS  N.-D.  —  CARÊME   1873.  —   17 


258  l'idole  contemporaine. 

fuite  et  toujours  remplacée,  ne  peut  pas  être 
cette   substance. 

Pareillement,  Messieurs,  la  matière  divisible 
ne  peut  pas  être  la  substance  qui  voit  en  nous 
les  idées  et  fait  l'unité  de  nos  jugements  et  rai- 
sonnements. La  précieuse  moelle  cérébrale,  si 
impressionnable  qu'elle  soit,  ne  peut  recevoir 
que  les  empreintes  des  objets  qui  lui  sont  offerts, 
et,  à  supposer  qu'elle  les  garde,  ces  empreintes 
ne  nous  représenteront  jamais  que  des  êtres 
particuliers,  des  individus  déterminés.  S'il  n'y 
a  en  moi  que  des  impressions  cérébrales,  je 
verrai  peut-être  tel  arbre, tel  animal,  tel  homme; 
mais  il  me  sera  absolument  impossible,  renfer- 
mant dans  un  seul  mot  tout  un  genre  ou  toute 
une  espèce,  de  voir  l'arbre,  l'animal,  l'homme 
en  général  ;  combien  plus  s'il  s'agit  de  choses 
matériellement  et  actuellement  irreprésentables, 
comme  le  nécessaire,  le  -possible,  Yinfini,  Yab- 
solu,  Y  avenir  et  le  reste.  Ce  n'est  pas  le  divi- 
sible c'est  Yun  qui  porte  les  idées  et  surtout 
qui  les  marie  dans  nos  jugements  et  nos  raison- 
nements. Quand  je  dis  :  cet  homme  est  bon  ; 
où  se  fait  le  lien  de  cette  proposition  ?  Quand 
j'affirme  que  telle  conclusion  est  renfermée  dans 


l'idole  contemporaine.  259 

telle  et  telle  prémisse  ;  où  se  prononce  cette 
affirmation  ?  Est-ce  dans  chaque  molécule  de  la 
substance  cérébrale  ?  Mais  comment  n'y  a  t -il 
qu'un  jugement  et  qu'un  raisonnement  ?  Qui 
fait  l'entente  d'une  masse  tant  de  fois  divisible 
et  divisée,  si  ce  n'est  Yun  qui  la  gouverne,  Y  un 
qu'elle  n'est  pas  et  qu'elle  ne  peut  pas  être. 

On  me  dit  :  La  matière  est  soumise  à  des  lois 
inflexibles  ;  —  soit.  Mais  cependant  je  me  sens 
libre.  Si  je  veux  aller  à  droite  plutôt  qu'à 
gauche,  j'y  vais  ;  remuer  mon  bras  plutôt,  que 
de  le  tenir  immobile,  je  le  remue  ;  ouvrir  les 
yeux  plutôt  que  de  les  fermer,  je  les  ouvre  ; 
suivre  une  pensée  plutôt  qu'une  autre,  je  la 
suis.  En  tous  ces  actes  c'est  ma  volonté  que 
j'accomplis,  je  le  sens  bien  ;  or  si  je  n'étais  que 
matière  je  serais  tellement  l'esclave  de  la  néces- 
sité que  non  seulement  je  ne  pourrais  pas  faire 
des  actes  libres,  mais  au  grand  jamais  je  ne 
pourrais  savoir  ce  que  signifie  ce  mot  de  li- 
berté. 

Si  le  fatal  dans  la  matière  est  en  contradic- 
tion avec  le  libre,  par  une  conséquence  inévi- 
table, l'irresponsable  repousse  toute  idée  de 
mérite  ou  de  démérite.   Cependant,   Messieurs, 


260  L51D0LË  contemporaine. 

il  est  incontestable  que  nous  avons  en  nous  la 
notion  et  le  sentiment  de  ces  deux  choses,  parce 
que  nous  avons  la  notion  et  le  sentiment  du 
devoir.  Une  loi  que  nous  n'avons  pas  faite  et 
qu'il  ne  nous  est  pas  permis  de  changer  saisit 
notre  vie,  règle,  mesure  et  qualifie  ses  actes. 
Si  nous  agissons  conformément  à  cette  loi, 
c'est  bien,  nous  méritons  ;  si  nous  la  trans- 
gressons, c'est  mal,  nous  déméritons.  Or,  qui 
nous  donne  le  droit  de  dire  de  nos  actions  :  — 
Celle-ci- est  bonne,  celle-là  est  mauvaise,  —  si, 
devant  nous,  il  n'y  a  rien,  si  derrière  nous,  il  n'y 
a  que  de  la  matière  ?  Ne  nous  enseigne-t-on  pas 
que  la  matière  est  le  jouet  d'une  inflexible  néces- 
sité? Comment  puis-je  être  bon  ou  mauvais  dès 
que  je  subis  les  violences  d'une  force  à  laquelle 
je  ne  puis  me  soustraire  ?  Je  respecte,  j'aime,  je 
donne,  je  rends  service,  je  me  dévoue;  —  c'est  la 
nécessité  qui  le  veut  ;  je  méprise,  je  hais,  je 
tue,  je  ramène  tout  à  moi; — c'est  la  nécessité  qui 
le  veut  Dût-on  appeler  cela  une  monstruosité, 
elle  n'est  pas  plus  coupable  qu'une  loupe  sur  le 
tronc  d'un  arbre  ou  un  squirrhe  dans  le  flanc 
d'un  animal.  Si  le  matérialisme  est  conséquent 
avec  lui-même,  il  doit  admettre  que  le  vice  et  la 


l'idole  contemporaine.  2G1 

vertu  sont  des  produits  comme  le  vitriol  et  le 
sucre,  qu'il  n'est  pas  plus  contraire  à  la  morale 
d'être  pervers  que  d'être  borgne  ou  bossu  1. 
Pourtant  il  se  révolte  parfois  contre  ces  consé- 
quences, et  nous  accuse,  lorsque  nous  les  lui  je- 
tons à  la  face,  d'entreprendre  une  guerre  déloyale 
et  de  fuir,  par  peur,  les  réfutations  scientifiques. 
Les  réfutations  scientifiques  !  Vous  savez  si  je 
les  ai  fuies,  Messieurs  ;  mais  quand  même  je 
n'aurais  pour  écraser  l'idole  contemporaine 
que  l'argument  du  devoir,  je  prétends  ne 
pas  sortir  de  la  science.  Est-ce  que  les  don- 
nées du  sens  intime  ne  valent  pas  celles  de 
l'expérience  physique  ?  Est-ce  que  la  science, 
la  vraie  science,  ne  consiste  pas  à  connaître  les 
principes  et  à  voir  les  conclusions  dans  les 
principes  ?  Si  dans  les  principes  du  maté- 
rialisme je  vois  la  destruction  de  toute  morale, 
faut-il  que  j'en  prenne  mon  parti  ?  Ne  puis-je 
pas  dire,  quand  un  principe  ruine  ce  qui  doit 
être,  que  ce  n'est  pas  un  principe,  puisque  les 
principes  sont  les  règles  de  l'être  ? 

Aussi,   Messieurs,    tout    en    se    récriant    les 
matérialistes  capitulent.  Hérétiques  de  l'erreur 

1.  Ainsi  parlent  MM.  Taino  et  Naauef. 


262  l'idole  contemporaine. 

ils  consentent  au  devoir  tant  ils  se  sentent  en 
contradiction  avec  la  conscience  du  genre 
humain.  Il  y  a  plus  de  soixante  siècles  qu'elle 
parle  cette  conscience  et  qu'elle  nous  dit  qu'il 
faut  accomplir  son  devoir,  même  au  détriment 
de  la  matière.  Entendez-vous  r — même  au  détri- 
ment de  la  matière  !  —  Eh  bien,  rien  de  plus 
atroce  et  de  plus  insensé  que  cet  universel 
axiome  de  morale  si  nous  n'avons  pas  d'autre 
créateur  et  maître  que  la  matière.  La  sagesse, 
la  justice,  le  devoir  c'est  de  la  respecter,  de  lui 
rendre  un  culte,  de  suivre  docilement  ses  mou- 
vements. Et  cependant  cela  nous  paraît  bas  et 
vil.  «  Plus  de  raison,  plus  de  partie  haute,  tout 
est  sens,  tout  est  abruti,  tout  est  entièrement  à 
terre,  »  selon  l'énergique  et  belle  parole  de 
Bossuet.  Au  contraire,  il  a  toujours  été  et  il 
sera  toujours  glorieux  de  s'élever  au-dessus  de 
la  matière,  de  résister  à  la  chaleur  de  son 
sang  et  à  la  violence  de  ses  instincts  pour  la 
justice,  de  souffrir  pou.  la  justice,  de  mourir 
pour  la  justice,  de  maltraiter  la  matière,  de 
n'en  pas  tenir  compte  pour  témoigner  d'un 
grand  amour.  Quand  la  misère  fait  entendre  sa 
voix  plaintive,  qui  est  plus  beau,  plus  aimable, 


l'ipqle  contemporaine,  263 

plus  d'gne  de  louanges  ?  —  Est-ce  l'épicurien  qui 
se  soigne  et  qui,  fidèle  à  la  maxime  égoïste  des 
païens,  n'éprouve  en  face  du  malheur  ni  dou- 
leur, ni  pitié  ;  ou  bien  l'homme  généreux  qui 
prodigue  son  argent,  son  temps,  ses  forces,  sa 
santé  pour  sauver  la  vie  d'un  de  ses  frères  ?  Quand 
la  patrie  envahie  pousse  un  cri  d'alarme  et  ap- 
pelle ses  enfants,  quel  est  le  héros  dont  elle 
chantera  plus  tard  les  hauts  faits  ?  —  Est-ce  le 
réfractaire  tremblant  qui,  par  respect  pour  sa 
chère  matière,  va  la  mettre  à  l'abri  des  fatigues 
et  des  coups  dans  quelque  préfecture  ou  quelque 
grolîe,  ou  bien  le  vaillant  homme  qui  vole  au 
bataillon,  brav*e  les  souffrances  d'une  mor- 
telle campagne  eu  offre  sa  noble  poitrine  au  feu 
de  l'ennemi  ? 

0  matière,  idole  bête  autant  que  fragile,  plus 
je  te  méprise,  plus  je  suis  grand  1  Non  seule- 
ment tu  me  fais  perdre  l'honneur  si  je  te  nié- 
nage  ;  mais,  si  je  cherche  la  félicité  dans  tes 
embrassements,  elle  me  fuit  avec  une  persévé- 
rante ironie.  Écoute  ce  cri  lamentable  du 
poète  : 

Si  mon  cœur  fatigué  d'un  rêve  qui  l'obsède, 

A  la  réalité  revient  pour  s'assouvir, 

Au  fond  des  vains  plaisirs  que  j'appelle  à  mon  aide, 


264  l'idole  contemporaine. 

Je  trouve  un  tel  dégoût  que  je  me  sens  mourir. 
Aux  jours  même  où  parfois  la  pensée  est  impie, 
Où  l'on  voudrait  nier  pour  cesser  de  douter, 
Quand  je  posséderais  tout  ce  qu'en  cette  vie 
Dans  ses  vastes  désirs  l'homme  peu  convoiter  ; 


Quand  Horace,  Lucrèce  et  le  vieil  Épicure, 
Assis  à  mes  côtés  m'appelleraient  heureux  ; 
Quand  tous  ces  grands  amants  de  l'antique  nature 
Me  chanteraient  la  joie  et  le  mépris  des  dieux  ; 
Je  leur  dirais  à  tous  :  »  Quoi  que  vous  puissiez  faire, 
Je  souffre,  il  est  trop  tard  ;  le  monde  s'est  fait  vieux  : 
Une  immense  espérance  a  traversé  la  terre  : 
Malgré  nous,  vers  le  ciel,  il  faut  lever  les  yeux  I 

Ainsi  donc,  ô  matière,  tu  ne  peux  pas  porter 
le  poids  de  mon  âme,  comment  porterais-tu  le 
poids  de  la  divinité  ?  Va  !  Va  !  Je  n'ai  pas  be- 
soin de  toi,  mais  il  me  faut  mon  grand  Dieu. 

O  Dieu  !  si  tu  n'étais  pas,  quel  vaste  et 
effroyable  abîme  s'ouvrirait  pour  engloutir  ce 
qu'il  y  a  de  plus  grand,  de  plus  noble,  de  plus 
respectable  au  monde.  Où  iraient  les  prières  de 
tes  saints  ?  Où  iraient  les  contemplations  su- 
blimes des  âmes  qui  rêvent  l'idéal  !  Où  iraient 
les  dévoûments  et  les  sacrifices  des  cœurs  gé- 
néreux ?    Où    irait    le    sang    des    martyrs    du 

1.  Alfred  de  Musset.  (Poésies  nouvelles  :  L'Espoir  en  Dieu.) 


l'idole  contemporaine.  265 

devoir  ?  Où  iraient  les  plaintes  et  le  dernier 
espoir  de  la  justice  opprimée  ?  Où  iraient  les 
larmes  des  abandonnés  ?  Au  néant,  au  néant, 
pendant  que  les  méchants  enhardis  par  l'irres- 
ponsabilité de  leurs  crimes  dévasteraient  le 
monde.  Quelle  horreur  !  non,  non,  mon  grand 
Dieu,  nous  ne  voulons  pas  être  orphelins.  Toi 
seul  peux  porter  l'univers  dont  tu  es  le  père. 
Viens  au  milieu  de  nous  et  îais-nous  entendre  la 
grande  parole  du  désert  :  Je  suis  celui  qui  suis. 
Ego  sum  qui  sum.  Oui,  force  infinie,  cause  uni- 
verselle, nécessaire  existence,  perfection  su- 
prême, souveraine  intelligence,  créateur  et 
ordonnateur  du  monde,  maître  de  notre  vie,  tu 
es  celui  qui  est,  et  la  matière  est  ce  qui  n'est 
pas,  car  sans  toi  elle  ne  serait  rien.  Regarde  ; 
nous  voici,  debout,  les  yeux  et  les  mains  au  ciel  ; 
avec  toi  nous  foulons  aux  pieds  les  membres 
rompus  de  l'idole  de  ia  fausse  science  et  à 
la  place  de  la  foule  aveuglée  qui  criait  tout-a- 
l'heure  :  11  n'y  a  pas  de  Dieu.  Non  est  Deus  ! 
Nous,  tes  enfants,  nous  chantons  d'un  cœur  ravi 
et  d'une  voix  émue  :  Je  crois  en  Dieu.  Credo  in 
Deuni  ! 


NOTES 


NOTE   I. 

FAUSSES  PREUVES   DE   INEXISTENCE   DE   DIEU. 

«  Ennemi  des  subtilités  stériles  le  docteur 
«  du  bon  sens  écarte  avec  soin  les  jeux  d'es- 
'<  prit  par  lesquels  on  s'efforce  de  faire  sortir, 
«  a  priori,  d'un  pur  concept  une  réalité  actuelle 
«  et  vivante.  Pareillement  il  répudie  les  affir- 
«  mations  hypothétiques  qui  concluent  à  une 
«  action  directe  et  immédiate  du  premier  prin- 
«  cipe  sur  nos  âmes,  pour  nous  révéler  son 
«  existence  » 

(Voyez  page  129,  4e  Conférence). 

Par  ces  paroles,  j'ai  voulu  désigner  l'argument,  a 
priori,  de  saint  Anselme  et  l'argument  de  l'école 
cartésienne  fondé  sur  la  présence  de  l'idée  d'infini 
dans  nos  âmes.  Je  n'ai  point  fait  usage  de  ces  argu- 
ments dans  ma  démonstration,  parce  que  je  les  con- 
sidère avec  saint  Thomas,  comme  de  fausses 
preuves  de  l'existence  de  Dieu.  Voici  comment 
s'explique  saint  Anselme  : 

»  Accordez-moi,ô  mon  Dieu,vous  qui  donnez  à  la  foi 
l'intelligence  d'elle-môme,  de  comprendre  que  vous 
êtes  et  ce  que  vous  êtes  aussi  bien  que  je  le  crois...  Or 


NOTES. 

je  crois  que  vous  êtes  un  être  tel  qu'on  n'en  peut  con- 
cevoir de  plus  grand.  Est-ce  qu'une  semblable  nature 
n'existerait  pas  parce  que  l'insensé  a  dit  dans  son 
cœur  :  Il  n'y  a  point  de  Dieu  ?  Mais,  certes,  l'insensé 
dis-je,  comprend  ce  qu'il  entend,  et  ce  qu'il  comprend 
est  dans  son  intelligence,  alors  même  qu'il  ne  com- 
prend pas  que  l'être  dont  je  lui  parle  existe  réelle- 
ment. Car  autre  chose  est  d'avoir  dans  l'esprit  l'idée 
d'un  être,  autre  chose  est  concevoir  que  cet  être 
existe.  Ainsi,  quand  un  peintre  médite  un  ouvrage 
qu'il  va  composer,  il  a  dans  l'esprit  l'idée  de  cet 
ouvrage,  quoiqu'il  ne  pense  pas  que  cet  ouvrage 
soit  réellement  composé.  Mais  quand  le  tableau  est 
terminé,  alors  le  peintre  tout  à  la  fois  en  conçoit  l'idée 
et  pense  qu'il  est  réellement  composé.  L'insensé  est 
donc  convaincu  d'avoir,  tout  au  moins  dans  l'esprit, 
cet  être  tel  qu'on  n'en  peut  concevoir  de  plus  grand, 
puisqu'il  comprend  ces  paroles  quand  on  les  pro 
nonce,  et  que  ce  qu'il  comprend  est  dans  son  esprit. 
Or,  il  est  impossible  que  l'être  tel  qu'on  n'en  peut 
concevoir  de  plus  grand  n'existe  que  dans  l'esprit. 
Car,  s'il  n'existait  que  dans  l'esprit,  on  pourrait 
penser  à  ce  même  être  comme  existant  à  la  fois  dans 
l'esprit  et  dans  la  réalité,  ce  qui  est  plus  que  de 
n'exister  que  dans  l'esprit.  Si  donc  l'être  tel  qu'on 
n'en  peut  concevoir  de  plus  grand  n'existe  que  dans 
l'esprit,  on  arrive  à  cette  conséquence,  que  l'être 
tel  qu'on  n'en  peut  concevoir  de  plus  grand  est  aussi 
l'être  tel  qu'on  peut  concevoir  un  être  plus  grand, 
ce  qui  est  certainement  impossible.  Concluons  donc, 
sans  aucun  doute,  que  l'être  tel  qu'on  ne  peut  rien 
concevoir  de  plus  grand  existe  tout  ensemble  dans 
l'esprit  et  dans  la  réalité  »  \ 

1.  Saint  Anselme,  Proslogium,  ch.  3. 


NOTES.  271 

Descartes  a  reproduit  ce  raisonnement  du  saint 
docteur  dans  ses  Méditations  l.  Leibnitz,  dans  ses 
Nouveaux  Essais  2,  s'efforce  de  le  perfectionner  en 
y  introduisant  ce  qu'il  appelle  des  propositions 
modales,  mais  ces  propositions  ramènent,  en  fin  de 
compte,  l'argument  a  priori  à  notre  procédé  d'effet 
à  cause.  Il  s'agit  en  effet,  d'après  le  philosophe  alle- 
mand, de  prouver  que  Dieu  est  possible  pour  con- 
clure de  la  possibilité  de  son  être  l'actualité  même  de 
son  être  ;  mais  cette  preuve  ne  se  peut  faire  qu'en 
s'appuyant  sur  la  connaissance  expérimentale  du 
contingent,  comme  nous  l'avons  vu  dans  notre  qua- 
trième conférence. 

L'argument  de  saint  Anselme  n'a  rien  gagné  au:: 
retouches  qu'on  lui  a  fait  subir,  et  sa  forme  primitive 
me  paraît  être,  de  toutes  les  formes,  la  plus  claire  et  la 
plus  saisissante.  Au  premier  énoncé  de  cette  démons- 
tration hardie  l'intelligence  est  surprise,  je  l'avoue, 
et,  plus  elle  est  novice  dans  l'art  de  philosopher, 
plus  la  preuve  anselmique  lui  semble  supérieure  à 
toutes  les  autres  preuves.  Il  n'en  est  rien  cependant. 
L'argument  a  priori  n'a  obtenu  l'importance  qu'on 
lui  donne  aujourd'hui  dans  les  écoles  philosophiques 
que  depuis  l'avènement  du  cartésianisme.  Les  plus 
grands  maîtres  de  la  scolastique  ou  l'ont  réfuté,  ou 
l'ont  dédaigné,  ou  ne  lui  ont  donné  qu'une  place 
secondaire.  Il  est  juste  en  lui-même  et  sa  conclusion 
est  logiquement  amenée,  si  l'on  ne  considère  que 
le  mécanisme  des  propositions  ;  mais  en  réfléchis- 
sant il  est  facile  de  voir  qu'il  se  réduit  à  un  pur  jeu 
d'esprit.  Car,  étant  donné,  comme  le  fait  très  bien 
remarquer  saint  Thomas,  que  par  ce  nom  de  Dieu  on 

1.  Médit.  5. 

2.  Nouveaux  Essais,  I,  4,  ch.  9,  paragraphe  7. 


272  NOTES. 

,  veuille  entendre  ce  qui  se  peut  concevoir  de  plus 
grand,  il  ne  s'ensuit  pas  que  l'on  entende  que  ce  que 
l'on  conçoit  de  plus  grand  existe  autre  part  que  dans 
l'intelligence,  c'est-à-dire,  dans  la  nature  des  choses, 
in  rerum  naiura.  Sans  doute  au  Dieu  idéal  que  je 
conçois,  j'attribue  toutes  les  perfections  et  même 
l'être  réel,  mais  je  ne  fais  pas  cet  être  réel  parce  que 
je  le  conçois.  Tous  les  attributs  que  j'énonce  d'un 
sujet  sont  de  même  nature  que  lui  ;  mon  sujet  est 
idéal,  donc  mes  attributs  ne  sortent  pas  de  l'ordre 
idéal. 

Je  dirai  plus.  L'argument  do  saint  Anselme,  bien 
loin  d'être  a  priori,  ne  me  paraît  être  que  la  résul- 
tante de  tous  les  arguments  par  lesquels  j'arrive  à 
la  connaissance  de  l'être  premier.  Je  ne  puis  dire,  en 
effet,  que  j'entends  par  le  nom  de  Dieu  ce  qui  se  peut 
concevoir  de  plus  grand  qu'après  avoir  mis  en  œuvre 
les  principes  de  causalité,  d'élimination,  d'éminence 
et,  par  leur  moyen,  connu  et  affirmé  l'existence  et 
la  souveraine  perfection  de  Dieu  ;  d'où  il  suit  que  la 
preuve  anselmique  est  plutôt  le  résume  que  le  pro- 
logue de  la  démonstration  thomiste,  dans  laquelle 
concourent,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  plus  haut, 
l'expérience  et  le  raisonnement. 

La  preuve  cartésienne,  tirée  de  l'idée  d'infini,  est 
une  preuve  d'effet  à  cause.  Selon  les  Cartésiens  l'in- 
fini est  l'affirmation  suprême  ;  le  fini  est  une  pure 
négation.  «  L'idée  que  j'ai  de  l'infini,  dit  Fénelon, 
n'est  ni  confuse  ni  négative  ;  car  ce  n'est  point  en 
excluant  indéfiniment  toutes  bornes  que  je  me 
représente  l'infini.  Qui  dit  borne,  dit  une  négation 
toute  simple  ;  au  contraire,  qui  nie  cette  négation 
affirme  quelque  chose  de  très  positif.  Donc  le  tprme 
d'infini,  quoiqu'il  paraisse  dans  la  langue  un  terme 


NOTES.  273 

négatif  et  qu'il  veuille  dire  non  fini,  est  néanmoins 
très  positif.  C'est  le  mot  de  fini  dont  le  vrai  sens  est 
très  négatif.  Rien  n'est  si  négatif  qu'une  borne  ; 
car  qui  dit  borne  dit  négation  de  toute  étendue 
ultérieure.  Il  faut  donc  que  je  m'accoutume  à  regar- 
der toujours  le  terme  de  fini  comme  étant  négatif  : 
par  conséquent  celui  d'infini  est  très  positif.  La 
négation  redoublée  vaut  une  affirmation,  d'où  il 
s'ensuit  que  la  négation  absolue  de  toute  négation 
est  l'expression  la  plus  positive  qu'on  puisse  conce- 
voir et  la  suprême  affirmation  *.  » 

Non  seulement  l'infini  est  l'affirmation  suprême, 
mais  sa  notion  précède  en  notre  esprit  celle  du  fini. 
«  J'ai  en  quelque  façon  premièrement  en  moi  la  no- 
tion de  l'infini  que  du  fini,  dit  Bossuet,  c'est-à-dire 
de  Dieu  que  de  moi-même  ;  car  comment  serait-il 
possible  que  je  pusse  connaître  que  je  doute  et  que  je 
désire,  c'est-à-dire  qu'il  me  manque  quelque  chose 
et  que  je  ne  suis  pas  tout  parfait,  si  je  n'avais  en  moi 
aucune  idée  d'un  être  plus  parfait  que  le  mien,  par  la 
comparaison  duquel  je  connaîtrais  les  défauts  de  ma 
nature  2  ?  » 

Il  suit  naturellement  de  ces  idées  sur  l'infini  que 
nous  ne  pouvons  l'atteindre  par  aucun  effort  de 
notre  intelligence  ;  il  faut  que  lui-même  inculque  sa 
connaissance  à  nos  âmes.  L'esprit  de  l'homme, 
selon  Fénelon,  est  comme  un  miroir,  l'infini  seul 
peut  mettre  sa  propre  image  dans  ce  miroir  3,  d'où 
cette  légitime  conclusion  :  l'infini  existe. 

Mettons  en  forme  ces  données  du  cartésianisme  : 

1.  Fénelon,  Traité  de  Vexistence  de  Dieu,  deuxième  partie, 
en. 11. 

2.  Bossuet.  Élévations  sur  les  mystères,  lre  semaine,  élév.  2. 

3.  Traité  de  Vexistence  de  Dieu,  lre  partie,  ch.  2. 

CONFÉRENCES  N.-D.    —  CARÊME  1873.    —   1S 


274  aoTEg. 

J'ai  l'idée  d'infini. 

Or,  cette  idée  ne  peut  m'être  donnée  que  par  l'in- 
fini lui-même  puisque  je  ne  puis  la  voir  en  aucune 
chose  : 

Donc  l'infini  existe. 

Toutes  les  propositions  de  cet  argument  marchent 
logiquement,  mais  elles  ne  sauraient  donner  une  con- 
clusion certaine,  car  l'argument  est  l'onde  sur  une 
opinion  contestable  et  contestée,  laquelle  opinion  me 
parait  procéder  d'une  équivoque. Les  Cartésiens  veu- 
lent que  l'idée  de  l'infini  soit  innée  ;  pourquoi  cela  ? 
—  parce  qu'ils  exagèrent  la  valeur  de  cette  idée,  en 
la  considérant  comme  intuitive  tandis  qu'elle  n'est 
qu'abstraite.  Nous  avons  vu,  dans  notre  deuxième 
conférence,  en  traitant  de  la  connaissance  de  Dieu, 
que  l'idée*  d'infini,  réduite  par  une  analyse  judicieuse 
et  sévère  à  ses  éléments  constitutifs,  se  compose  de 
l'idée  générale  d'être  à  laquelle  on  unit  la  négation 
de  toute  limite,  d'où  nous  obtenons  un  qualificatif 
qui  peut  s'appliquer  à  tous  les  attributs  et  à  toutes 
les  perfections  de  Dieu.  Quelle  nécessité  logique 
nous  oblige  à  faire,  avec  les  Cartésiens,  dé  ce  quali* 
ficatif  le  nom  propre  de  l'Être  divin  ?  Mais  quand 
bien  même,  par  une  convention  de  l'esprit,  on  com- 
poserait l'idée  d'infini  de  tout  ce  que  l'enseignement, 
l'expérience  et  le  raisonnement  peuvent  nous 
apprendre  de  Dieu  et  de  ses  perfections,  s'ensui- 
ATait-il  qu'il  soit  impossible  d'acquérir  cette  idée, 
et  qu'il  faille  recourir  à  une  impression  originelle  de 
l'infini  dans  nos  âmes  ?  Sans  doute,  cette  impression 
serait  nécessaire,  si  l'idée  que  nous  avons  de  Dieu 
le  représentait  adéquatement  ;  mais  il  n'en  est  point 
ainsi.  Aucune  idée  si  élevée  qu'elle  soit  ne  représentp, 
à  proprement  parler,  l'être  et  les  perfections  de  Dieu; 
aucune  idée  si  élevée  qu'elle  soit,  à  moins  qu'il  ne 


Notes.  2/5 

s'agisse  des  mystères  de  l'ordre  surnaturel,  ne  sur- 
passe nos  moyens  naturels  de  connaître.  Nous 
pouvons  acquérir,  quoi  qu'en  disent  les  Cartésiens, 
l'idée  d'infini  et  cela  par  le  moyen  du  fini  ;  car,  si 
l'infini  est  l'affirmation  suprême,  le  fini  n'est  pas  une 
pure  négation  ;  c'est  un  composé  d'affirmations 
limitées.  En  comparant  ces  affirmations  les  unes 
aux  autres,  les  inférieures  aux  supérieures,  nous, 
arrivons  à  la  connaissance  de  l'affirmation  suprême 
en  comparaison  de  laquelle  tout  est  rtwins,  rien  n'^st 
plus.  En  somme  c'est  par  voie  d'induction  sur  les 
choses  finies,  qui  ne  sont  que  des  participations 
limitées  de  l'être  et  des  perfections  de  Dieu,  que 
nous  arrivons  à  connaître  tout  ce  qu'il  y  a  de  posi-1 
tif,  de  réel,  de  premier,  de  suprême,  de  parfait  dans 
l'infini.  La  mineure  de  l'argument  cité  plus  haut  n'a 
donc  point  une  valeur  certaine  ;  elle  ne  peut,  par 
conséquent,  concourir  à  une  preuve  rigoureuse  de 
l'existence  de  Dieu. 

Si  l'on  veut  prendre  l'idée  de  Dieu  comme  point 
de  départ  d'une  démonstration  de  son  existence, 
il  faut  procéder  comme  nous  l'avons  fait,  dans  la 
seconde  partie  de  notre  troisième  conférence,  c'est- 
à-dire,  remonter  par  la  méthode  expérimentale  du 
phénomène  à  la  loi. 

NOTE  II 

LES   AFFIRMATIONS   MATÉRIALISTES   AU    XIXe   ET 
AU     XVIIIe     SIÈCLE. 


«  On  pourrait,  avec  de  la  patience,  construire 
«  le  tableau  synoptique  des   affirmations  cou- 


276  notes. 

«  temporaines  et  des  affirmations  du  siècle 
«  dernier,  et  se  convaincre  que  les  matérialistes 
«  du  dix-huitième  siècle  pensaient  exactement 
«  comme  ceux  du  dix-neuvième.  Même  préco- 
«  nisation  et  même  abus  de  la  méthode  expé- 
«  rimentale,  etc.. 

(Voir  page  235,  6e  Conférence). 

Je  me  contenterai  de  citer  l'auteur  du  système 
de  la  nature*  réfuté  par  Bergier. 

1°  «  Continuellement,  dit  Bergier,  l'auteur  du 
système  de  la  nature  nous  renvoie  à  l'expérience  et 
toujours  il  la  contredit.  » 

2°  Comme  nos  matérialistes  contemporains,  il 
abuse  de  la  méthode  expérimentale  pour  conclure  à 
la  suppression  de  la  métaphysique.  —  «  Penser  à  des 
objets  qui  n'ont  agi  sur  aucun  de  nos  sens,  c'est 
penser  à  des  mots,  rêver  à  des  sons.  C'est  chercher 
dans  son  imagination  des  objets  auxquels  on  puisse 
les  attacher.  Assigner  des  qualités  à  ces  mêmes 
objets  c'est  sans  doute  redoubler  d'extravagance. 
Le  mot  Dieu  est  destiné  à  me  représenter  un  objet 
qui  ne  peut  agir  sur  aucun  de  nos  organes  et  dont, 
par  conséquent,  il  m'est  impossible  de  constater  ni 
l'existence,  ni  les  qualités  »... 

3°  Mêmes  principes  de  toutes  choses  que  ceux 
admis  par  les  matérialistes  modernes  à  savoir  la 
matière  et  le  mouvement. 

—  «  L'univers,  ce  vaste  assemblage  de  tout  ce  qui 
existe,  ne  nous  offre  partout  que  de  la  matière  et  du 
mouvement.  Il  n'existe  rien  au  delà.  Les  différentes 


NOTES.  277 

espèces  de  matière,  leurs  propriétés,  leurs  combi- 
naisons constituent  les  essences  des  êtres  »... 

—  «  Dans  tous  les  changements  qui  surviennent 
à  la  matière  nous  ne  voyons  que  des  effets  du  mou- 
vement nécessairement  dirigé,  modifié,  accéléré  ou 
ralenti,  fortifié  ou  affaibli  en  raison  des  différentes 
propriétés  que  les  êtres  acquièrent  et  perdent  succes- 
sivement «... 

—  «  Dans  la  génération,  dans  la  nutrition,  dans  la 
conservation  nous  ne  verronsjamais  quedesmatiêres 
diversement  combinées  »...  Les  actions  visibles  de 
l'homme,  ainsi  que  les  mouvements  invisibles  ex- 
cités dans  son  intérieur,  qui  viennent  de  sa  volonté 
ou  de  sa  pensée  sont  également  des  effets  naturels, 
des  suites  nécessaires  de  son  mécanisme  propre  et 
des  impressions  qu'il  reçoit  des  êtres  dont  il  est 
entouré.  » 

4°  Même  divinisation  de  la  nature. 

—  «  Faute  de  connaître  la  nature,  l'homme  se 
forma  des  dieux  qui  sont  devenus  les  seuls  objets  de 
ses  espérances  et  de  ses  craintes.  » 

5°  Même  dogmatisme  effréné  touchant  l'infinité, 
l'éternité,  la  nécessité  de  la  matière  ;  les  propositions 
sont  absolument  les  mêmes. 

«  La  matière  est  infinie,  la  matière  est  éternelle, 
la  matière  est  nécessaire  par  cela  seul  qu'elle  existe  ; 
la    matière  n'a  jamais  eu  de   commencement    »... 

—  «  Tout  le  monde  convient  que  la  matière  ne 
peut  point  s'anéantir  totalement  ou  cesser  d'exister; 
or  comment  comprendra-t-on  que  ce  qui  ne  peut 
cesser  d'être,  ait  jamais  pu  commencer  ?... 

6°  N'est-ce  pas  le  système  de  la  vie  circulaire  de 
Moleschott  que  l'on  croit  retrouver  dans  ces  paroles? 

—  «  L'univers  est  un  vaste  cercle  de  générations 
et  de  destructions,  de  combinaisons  et  de  décom- 


278  NOTES. 

positions  qui  n'a  point  eu  de  commencement  et  ne 
peut  avoir  de  fin  »... 

«  La  nature  n'est  qu'une  chaîne  immense  de 
causes  et  d'eiïets  qui  découlent  sans  cesse  les  uns 
des  autres  »... 

«  Les  mouvements  des  êtres  particuliers  dépendent 
du  mouvement  général  qui,  lui-même,  est  entretenu 
par  le  mouvement  des  êtres  particuliers  »... 

«  Dans  ce  que  les  physiciens  ont  nommé  les  trois 
règnes  de  la  nature,  il  se  fait,  à  l'aide  du  mouvement, 
une  transmigration,  un  échange,  une  circulation 
continuelle  des  molécules  de  la  matière  »... 

7°  Voici  la  lutte  pour  l'existence  de  Darwin. 

—  «  Quelle  est  la  direction  ou  tendance  générale 
ou  commune  que  nous  voyons  dans  tous  les  êtres  ? 
Quel  est  le  but  visible  et  connu  de  tous  leurs  mou- 
vements ?  —  C'est  de  conserver  leur  existence 
actuel  et  d'y  persévérer.  » 

8°  Point  de  causes  indépendantes,  point  de  fina- 
lités dans  la  nature,  dit  aujourd'hui  le  matérialisme. 

«  Il  ne  peut  y  avoir,  dit  l'auteur  du  système  de  la 
nature,  d'énergie  indépendante,  de  cause  isolée, 
d'action  détachée,  dans  une  nature  où  tous  les  êtres 
agissent,  sans  interruption,  les  uns  sur  les  autres,  et 
qui  n'est  elle-même  qu'un  cercle  éternel  de  mouve- 
ments donnés  et  reçus  suivant  des  lois  nécessaires  »... 
«  La  nature  n'a  point  d'intelligence  et  de  but.  » 
«  Le  tout  ne  peut  avoir  de  but  ;  car  s'il  avait  un 
but,  une  tendance,  il  ne  serait  plus  le  tout.  » 

9°  Comparez  tout  ce  que  dit  Bùchner1  de  l'origine 
de  l'homme,  de  sa  nature,  de  la  pensée,  des  idées,  de 
la  volonté  avec  ce  qui  suit.  N'y  avt-il  pas  identité  de 
doctrine?  —  Selon  Biichner  l'homme  est  un  insecte 

i.  Force  et  matière,  ch.  Pennée  et  cerveau,  Idées,  etc. 


NOTES.  27° 

éphémère,  il  n'y  a  pas  à  s'occuper  de  son  origine; 
il  est  tout  matière,  et  les  plus  subtiles  idées  comme 
les  mouvements  libres  de  sa  volonté  dépendent  de 
ses  organes  et  particulièrement  de  son  cerveau; 
Or,  selon  l'auteur  du  système  de  la  nature,  «  on 
ignore  d'où  l'homme  vient  »... 

«  L'expérience  ne  nous  met  point  à  portée  de  ré- 
soudre cette  question,  et  elle  ne  peut  nous  intéres- 
ser véritablement  »... 

«  L'homme  est  comme  tous  les  autres  êtres  une 
production  de  la  nature  »... 

«  L'homme  est  un  être  matériel  organisé  ou  con- 
formé de  manière  à  sentir,  à  penser,  à  être  modifié 
de  certaines  façons  propres  à  lui  seul,  à  son  organi- 
sation, aux  combinaisons  particulières  des  matières 
qui  se  trouvent  rassemblées  en  lui  »... 

«  L'homme  dans  son  origine  n'est  qu'un  point  im- 
perceptible, où  nous  n'apercevons  ni  sentiments, 
ni  intelligence,  ni  pensée,  ni  force,  ni  raison.  Ce  point 
se  développe  et  s'accroît  par  l'addition  des  matières 
analogues  à  son  être,  qu'il  attire,  qui  se  combinent, 
qui  s'assimilent  avec  lui.  Ces  matières  parviennent 
à  former  un  tout  agissant,  vivant,  sentant,  jugeant, 
raisonnant,  voulant,  délibérant,  choisissant,  capable 
de  travailler  plus  ou  moins  efficacement  à  sa  con- 
servation »... 

«  Sans  organisation  il  ne  peut  y  avoir  ni  percep-  / 
tions,  ni  idées,  ni  intuition,  ni  pensées,  ni  volonté, 
ni  plan,  ni  action  »... 

«  Les  spiritualistes  ont  regardé  les  idées  comira 
des  êtres  réels,  tandis  que  ce  ne  sont  que  des  mod- 
fications  produites  en  nous  par  des  objets  étrangers 
à  notre  cerveau  »... 

«  Toutes  les  fois  qu'un  mot  ou  une  idée  ne  nous 
fournit  aucun  objet  sensible  auquel  on  puisse  le 


233  NOTES. 

rapporter,  ce  mot  ou  cette  idée  sont  venus  de  rien 
ou  sont  vides  de  sens  ». 

Je  pourrais  relever  encore  quantité  de  proposi- 
tions dans  lesquelles  on  reconnaîtrait,  à  ne  pouvoir 
pas  s'y  méprendre,  le  matérialisme  contemporain  ; 
mais  je  pense  que  nous  pouvons  nous  arrêter  ici  et 
que  j'ai  justifié  cette  assertion  de  ma  sixième  con- 
férence :  —  le  matérialisme  se  vante  impudemment 
en  affirmant  qu'il  est  la  pensée  nouvelle. 


TABLE 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES 


AU. LECTEUR    .       »       -       »       .        •       .       .       .       .       .  1 

PREMIERE  CONFERENCE. 

VUE  GÉNÉRALE  DU  DOGME  CATHOLIOUE. 


Nécessité  d'exposer  le  dogme  catholique  si  nous  vou- 
lons revenir  à  la  plénitude  de  la  lumière.  —  Vue  d'en- 
semble. Pourquoi  cette  vue  d'ensemble?  —  Pour  engager 
toutes  les  questions  qui  seront  successivement  traitées  et' 
pour  relever  cette  préparation  didactique  par  un  argu- 
ment d'ordre  supérieur  ;  l'argument  esthétique.  —  I.  La 
vie  humame  et  la 'vie' (du  monde  entier  sont  comme  sus- 
pendues à  Ja  solution  de  ce  problème  :  Étant  donnés  ces 
deux  termes,  l'infini  et  le  fini,  expliquer  leurs  rapports. 
' —  Solutions  de  l'enseignement  catholique  :  Dieu,  son 
être,  ses  perfections,  sa  vie  intime,  existence  de  tous  les 
possibles  en  Dieu",  acte'  créateur,  harmonie  du  monde, 
place  de  l'homme  dans  le  niondé,  rapports  de  l'homme 
avec  Dieu. —  En  résumé  :  LMnfini,  être  parfait,  auteur, 
moteur  et  consommateur  de  toutes  choses  ;  le  fini  créa- 
ture de  Dieu,  dé  tous  côtés  dépendante  dans  son  origine, 
ses  mouvements,  ses  destinées.  —  Misère  du  péché.'  — 
Dessein  caché  de  Dieu  se  déclarant 'dans  la  régénération' 
du  genre  humain,  -—  Incarnation. —  3VTo",rei]leux  rapport?' 


284  T\BLE    DES    MATIÈRES. 

de  l'infini  et  du  fini  dans  la  personne  de  Jésus-Christ.  — 
Jésus-Christ,  auteur,  moteur  et  consommateur  de  l'hu- 
manité régénérée.  —  II.  Merveille  du  dogme  catholique 
considéré  dans  son  ensemble.  —  Tout  est  divin  dans  cet 
édifice  intellectuel  :  1°  La  grandeur  et  la  majesté  de  ses 
formes.  2°  La  pureté  de  ses  lignes.  3°  L'harmonie  de  ses 
proportions.  —  Impuissance  de  la  raison  à  produire  une 
pareille  merveille.  —  Pour  toute  âme  sincère  le  seul  as- 
pect du  dogme  catholique  considéré  dans  son  ensemble 
est  une  preuve  de  sa  divinité 3 

DEUXIÈME   CONFÉRENCE. 

CONNAISSANCE   DE   DIEU. 

La  première  vérité  que  l'enseignement  catholique  pro- 
pose à  notre  foi  est  celle  de  l'existence  de  Dieu.  —  Pour- 
quoi insister  sur  cette  vérité  ?  —  Avant  de  la  traiter,  il 
est  bon  d'étudier  une  question  qui  commande,  en  quelque 
sorte,  tout  ce  que  l'on  peut  dire  de  l'existence,  des 
perfections  et  de  la  vie  de  Dieu  :  La  question  de  la  con- 
naissance de  Dieu.  —  1°  D'où  vient  cette  connaissance  ? 
2°  Quels  sont  l'état,  la  marche  et  les  procédés  de  la  con- 
naissance de  Dieu  dans  l'âme  humaine? — I.  Réfutation 
de  ceux  qui  prétendent  que  nous  connaissons  Dieu  par 
son  essence,  et  de  ceux  qui  attribuent  la  connaissance  de 
Dieu  à  l'impression  originelle  de  l'idée  d'infini  dans  l'âme 
humaine.  —  Exposition  de  la  doctrine  de  saint  Thomas. 

—  Dieu,  cause  première,  est  connu  par  ses  effets.  — 
Comment  cette  doctrine  se  fonde  sur  l'expérience  et  sup- 
pose le  jeu  plein  et  harmonieux  des  facultés  humaines. 

—  Comment  elle  est  conforme  à  l'Écriture  et  au  symbole 
de  notre  foi.  —  11.  État  de  la  connaissance  de  Dieu  dans 
l'âme  du  premier  homme.  —  Quelle  puissance  reste  à 


TABLE    DES    MATIERES.  285 

notre  raison.  —  Concours  de  l'enseignement.  —  Trois 
connaissances  de  Dieu  selon  saint  Thomas  :  1°  Connais- 
sance commune.  2°  Connaissance  démonstrative  procé- 
dant à  l'aide  de  ces  trois  principes  :  —  Principe  de  causa- 
lité. —  Principe  d'élimination.  —  Principe  d'éminence. 
3°  Connaissance  de  foi  affermissant  et  complétant  la 
connaissance  commune  et  la  connaissance  démons- 
trative  41 

TROISIÈME  CONFÉRENCE. 

AFFIRMATION    1>E     L'EXISTENCE    DE    DIEU. 

L'existence  de  Dieu  est  affirmée  ;  c'est  un  fait  dont  il 
faut  étudier  les  qualités  et  la  valeur. — I.  Affirmation  chré- 
tienne de  l'existence  de  Dieu.  —  Elle  se  recommande 
moins,  peut-être,  par  son  grand  caractère  et  sa  pureté, 
que  par  les  faits  qui  l'ont  provoquée  et  constamment  en- 
tretenue au  sein  de  l'humanité.  —  Histoire  rapide  des 
Théophanies. — L'affirmation  chrétienne  n'est  pas  isolée. 
—  Chez  tous  les  peuples,  l'affirmation  précède  la  preuve 
de  l'existence  de  Dieu.  —  Témoignages.  —  Objection 
tirée  de  l'idolâtrie.  —  Réponses  :  1°  L'idolâtrie  n'est  pas 
un  fait  primitif.  2°  Une  étude  attentive  de  l'idolâtrie 
nous  prouve  que  l'erreur,  sur  ce  qu'est  Dieu,  ne  détruit 
que  le  témoignage  rendu  à  son  existence.  3°  Dans  tous 
les  milieux  où  l'intelligence  humaine  conserve  quelque 
culture,  elle  proteste  contre  la  corruption  de  l'idée  pri- 
mitive et  vraiment  traditionnelle  de  Dieu.  —  Réponse 
aux  prétendus  savants  qui  croient  avoir  découvert  des 
peuplades  sans  Dieu.  —  IL  L'affirmation  de  l'existence 
de  Dieu  ayant  pour  qualités  d'être  universelle  et  perpé- 
tuelle, comment  l'expliquer  ?  —  L'explication  qu'on  en 
donne  doit  révéler  sa  valeur.  —  Deux  explications  : 


288  TABLE    DES    MATIÈRES. 

1°  Dieu  à  l'origine  du  monde  s'est  affirmé  lui-même  et  a 
dit  :  Je  suis.  Cette  explication  est  justifiée,  non  seulement 
par  l'histoire  chrétienne,  mais  par  toutes  les  traditions 
qui  nous  montrent  la  divinité  s'affifmant  originairement 
elle-même: 2°  En  considérant  l'affirmation  universelle  et 
perpétuelle  de  l'existence  de  Dieu  comme  un  phénomène 
de  nature  plus  élevée  qiie  les  phénomènes  du  monde 
physique,  mais  se  produisant  à  leur  instar^  on  arrive  à 
une  loi  de  nature  que  l'on  peut  expliquer  ainsi  :  L'huma- 
nité est  concentrique,  son  centre  cest  Dieu.  —  Impossi- 
bilité de  trouver  une  autre  explication  légitime  du 
témoignage  de  l'humanité.  —  Objections  et  réponses.  — 
Bien  plus,  les  rapports  de  l'affirmation  de  l'existence  de 
Dieu  avec  le  vrai  progrès  de  notre  nature  prouvent  en 
faveur  de  la  loi.  Conclusion  :  —  L'athée  se  met  horâ  la 
loi.  —  Comment  sa  négation  peut  devenir  un  tériloi* 
gnage 87 

QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

DÉMONSTRATION  DE   INEXISTENCE  DE  DIEU 

Nous  suivons  dans  cette  conférence  la  démonstration 
de  saint  Thomas.  —  Le  grand  docteur  rejette  les  subti- 
lités stériles,  les  jeux  d'esprit,  les  affirmations  hypothé- 
tiques. Il  se  met  en  face  du  monde  entier  et  le  soumet 
au  principe  de  causalité.  Il  applique  ce  principe  :  1°  A 
chaque  être  en  particulier.  2°  A  l'ensemble  des  êtres.  — * 
I.  A  chaque  être  en  particulier,  trois  questions  :  1°  Qui 
te  meut  ?  2°  D'où  viens-tu  ?  3°  Gomment  subsistes-tu  ? 
D'où,  trois  preuves  pour  avoir  la  raison  de  ces  trois 
choses  :  Le  mouvement,  la  procession,  la  subsistance.  — 
1°  Données  expérimentales  sur  le  mouvement  con- 
cluant à  un  premier  moteur.  — ^  Analyse  des  deux  mou- 


TABLE     DES    MATIÈRES.  287 


vements  généraux  de  la  matière  et  de  l'esprit  concluant 
à  la  nécessité  d'une  force  unique,  immobile,  tout  entière 
et  en  acte  dans  chacun  des  termes  du  mouvement,  simple 
vrai  suprême,  bien  suprême.  —  2°  Données  expérimen- 
tales sur  la  causalité,  concluant  à  la  nécessité  d'une  pre- 
mière cause  qui  ne  peut  être  qu'un  esprit  sans  origine. 

—  3°  Impossibilité  pour  la  matière  de  remplacer  cet 
esprit,  car  la  considération  des  possibles  nous  conduit  au 
nécessaire  subsistant  par  lui-même  ;  la  matière  ne  peut 
pas  être  ce  nécessaire.  —  Examen  de  cinq  monstruosités 
découlant  de  cette  affirmation  :  La  matière  est  le  néces- 
saire même.  —  Le  nombre  et  le  vrai,  faisant  subir  leurs 
loisàla  matière  et  à  l'esprit  contingents,  et  ne  subsistant 
pas  en  eux-mêmes,  prouvent  que  le  premier  et  unique 
nécessaire  doit  être  un  esprit  éternel,  subsistant  par 
lui-même,  cause  de  toute  subsistance  et  de  toute  néces- 
sité. —  II.  Dans  l'ensemble  des  êtres  deux  choses  à 
remarquer  :  La  gradation  de  leurs  perfections  et  la  con- 
vergence réelle  de  leurs  mouvements  vers  des  fins 
déterminées  :  Le  progrès  et  l'ordre.  —  1°  L'échelle 
progressive  des  perfections  dans  la  nature  nous  fait  irré- 
sistiblement sentir  la  nécessité  d'un  parfait  suprême. 

—  Comment  nous  procédons  dans  un  ordre  réel  et 
non  pas  dans  un  ordre  idéal  pour  découvrir  ce  parfait. 

—  Comment  ce  parfait  doit  être  cause  suprême  en 
même  temps  que  type  suprême.  —  2°  Ordre  admirable 
du  monde.  —  Réalité  des  finalités  affirmées  par  la  force 
analogique  de  la  raison  humaine  comparant  ses  œuvres  à 
l'œuvre  universelle.  —  L'argument  tiré  de  l'ordre 
du  monde  est  le  plus  populaire  parce  qu'il  est  le  plus 
rapproché  de  notre  expérience,  le  plus  promptement  et 
le  plus  facilement  construit.  —  Rapide  tableau  des  mer- 
veilles du  mondé.  - —  Conclusion.  Il  existe  un  ordonnateur 
suprême.  —  Conclusion  générale  :  Le  premier  moteur 
des  êtres,  la  cause  suprême,  l'esprit  éternel,  nécessaire, 


28S  TABLE    DES    MATIÈRES. 

cause  de  toute  subsistance  et  de  toute  nécessité,  le  par- 
fait suprême,  type  et  principe  de  toute  perf ection, l'ordon- 
nateur de  l'univers,  c'est  Dieu 127 

CINQUIÈME  CONFÉRENCE 

LA.    PERSONNALITÉ    DE    DIEU 

Le  Dieu  que  l'humanité  affirme  si  solennellement,  le 
Dieu  dont  la  raison  démontre  si  rigoureusement  l'exis- 
tence... est-il  un  être  réel,  vivant,  personnellement  dis- 
tinct du  monde  ?....  Il  y  en  a  qui  le  nient....  —  Contre 
leurs  négations  il  faut  :  1°  Prouver  la  personnalité  de 
Dieu.  2°  Mettre  Dieu  personnel  en  face  du  Dieu  imper- 
sonnel qu'on  nous  propose  pour  le  remplacer.  —  I.  Appel 
au  sens  commun.  —  Ce  que  c'est  que  le  sens  commun.  — 
Ce  que  l'on  entend  par  vérité  de  sens  commun.  —  Que 
cet  axiome  de  la  scolastique  :  Actus  sunt  suppositorum, 
les  actes  proviennent  d'êtres  subsistant  en  eux-mêmes, 
est  une  vérité  de  sens  commun  ;  d'où  l'on  conclut  que 
tout  fait  de  vie  vient  d'un  facteur  vivant,  tout  fait  ordon- 
né, d'un  facteur  intelligent.  —  Vaines  théories  des  anti- 
personnalistes. —  Leurs  contradictions  pratiques.  — 
Dieu,  se  prouvant  par  ses  actes  :  actes  de  vie,  actes 
ordonnés,  est  un  facteur  vivant,  un  facteur  intelligent, 
une  personne.  —  La  personnalité  de  Dieu  ne  l'isole  point 
de  son  œuvre.  —  Réponse  à  cette  objection  :  Que  la 
personnalité  détermine  un  être,  et  qu'un  être  déterminé 
est  enveloppé  de  négations  qui  le  limitent.  —  Vérifica- 
tion expérimentale  de  ce  principe  :  Que  la  personne  fait 
l'unité  d'un  être,  que  plus  un  être  est  un,  indépendant, 
parfait,  plus  il  faut  l'appeler  une  personne  —  Incohé- 
rence de  ceux  qui  prétendent  supprimer  la  personnalité 
divine  au  profit  d'un  pur  idéal.  —  Réponses  aux  objec- 


TABLE    DES    MATIÈRES.  289 

tions  tirées  des  noms  divins.  —  II.  Le  système  des  anti- 
personnalistes se  rattache  à  un  vaste  ensemble  d'erreurs 
que  l'on  peut  réunir  sous  le  nom  commun  de  Panthéisme. 

—  Rapide  exposé  du  panthéisme  et  de  ses  réfutations. 

—  On  démontre  :  1°  Que  l'idéal  ne  peut  pas  s'opposer  au 
réel.  2°  Que,  en  supprimant  la  notion  de  subsistance 
dans  l'idéal,  on  ne  peut  l'opposer  au  réel,  comme  le  par- 
fait à  l'imparfait,  que  par  un  renversement  qui  offense  le 
vrai  sens  des  mots.  3°  Que  l'idéal,  tel  qu'il  est  entendu 
par  les  antipersonnalistes,  ne  peut  pas  être  le  but  souve- 
rain de  la  nature.  4°  Que  sans  un  être  supérieur,  préexis- 
tant à  tout,  et  disposant  tout  sur  un  vaste  plan  dont  il 
voit  à  l'avance  la  réalisation,  la  nature  est  inintelligible. 
5°  Que  l'erreur  des  antipersonnalistes  aboutit  au  pan* 
théisme,  à  Vathéisme,  au  matérialisme.  —  Le  Dieu  du 
peuple    et    du    génie 177 

SIXIÈME  CONFÉRENCE. 

i  ,  : 

L  IDOLE  CONTEMPORAINE. 

Profonds  mystères  que  propose  le  panthéisme  à  l'intel- 
ligence, mystères  plus  inacceptables  que  ceux  qui  dé- 
coulent de  l'existence  de  Dieu,  parce  qu'ils  sont  inin- 
telligibles. —  L'intelligence  fatiguée  se  réfugie  dans  une 
négation  pure  et  simple  de  Dieu  ;  mais  elle  ne  peut  éviter 
une  substitution  fatale.  —  La  nature  universelle,  ou  plu- 
tôt la  matière,  devient  une  idole.  —  Cette  idole  est  la 
honte  de  notre  temps.  —  Il  faut  pénétrer  de  force  dans 
l'usine  scientifique  où  se  fabrique  l'idole  contemporaine 
et  :  1°  Voir  les  ouvriers  à  l'œuvre,  étudier  leurs  procé- 
dés de  fabrication.  2°  Constater  les  défauts  du  produit 
qu'ils  prétendent  imposer  aux  adorations  du  genre  hu- 
main ;  enfin  briser  l'idole.  I.  Les  ouvriers  occupés  à  la 

CONFÉRENCES  N.-D.  —  CARÊMB  1873.   —    10 


2'JO  TABLE    DES    MATIÈRES. 

fabrication  du  dieu-matière  sont  de  trois  sortes  :  1°  Les 
timides,  déterministes.  2°  Les  sournois,  positivistes.  3°  Les 
travailleurs  francs  et  résolus  qui  s'appellent  sans  ver- 
gogne, matérialistes.  —  Quels  sont  les  procédés  de  ces 
derniers  ?  1°  N'avoir  nul  souci  de  se  contredire.  2°  Af- 
firmer avec  audace.  3°  Se  vanter  avec  impudence.  — 
Examen  de  ces  procédés.  —  Cet  examen  nous  amène  à 
conclure  que  le  fruit  des  labeurs  de  l'école  matérialiste 
ne  saurait  être  bon  ;  mais,  pour  rendre  plus  irrésistible 
cette  conclusion,  il  faut  faire  une  expertise  ayant  pour 
but  de  constater  les  défauts  de  fabrication  de  l'idole  que 
l'on  veut  opposer  au  vrai  Dieu.  —  IL  L'idole  contempo- 
raine soumise  à  la  pression  des  idées  et  des  actes  qui  repré- 
sentent Dieu  d'un  côté,  l'âme  humaine  de  l'autre,  plie, 
se  rompt,  vole  en  éclats  et  proteste  contre  les  outre- 
cuidantes prétentions  de  ses  fabricateurs.  —  1°  Examen 
préliminaire  de  ce  fait  étrange  :  Nous  avons  l'idée  pré- 
cise d'être  tout  à  fait  différents,  par  nature,  de  la  ma- 
tière et  de  forces  qui  lui  sont  supérieures.  —  Conclusion 
victorieuse  que  l'on  peut  tirer  de  ce  fait.  —  2°  Dieu  re- 
présente pour  nous  le  nécessaire,  l'infini  le  parfait,  le 
suprême.  La  matière  est  incapable  de  porter  le  poids  de 
ces  idées.  —  3°  Mise  en  présence  du  mouvement  univer- 
sel, de  l'immense  variété  des  êtres  et  de  l'ordre  du  monde, 
la  matière  nous  force  d'accepter  trois  mystères  parfaite- 
ment inintelligibles  à  savoir  :  —  L'inertie  essentielle  à 
l'origine  de  tout  mouvement.  —  L'indifférence  et  l'uni- 
formité produisant  l'immense  variété  des  êtres.  —  L'har- 
monie engendrée  par  l'inintelligence. — 4°  Considérée  dans 
le  cerveau  humain,  dont  elle  se  glorifie  comme  de  son 
plus  bel  ouvrage,  la  matière  est  convaincue  encore  une 
fois  de  complète  impuissance.  —  Si  nous  lui  attribuons 
la  conscience  de  notre  moi,  il  faut  faire  dériver  contre 
toute  raison  l'immuable  du  changeant.  —  Si  nous  lui  at- 
tribuons nos  idées,  nos  jugements,  nos  raisonnements,  il 


TAULE     DiiS    MATIERE?. 


201 


faut  faire  dériver  l'un  du  divisible.  —  Si  nous  lui  attri- 
buons nos  volontés,  il  faut  faire  dériver  le  libre  du  fatal. 
—  Si  nous  lui  attribuons  notre  notion  et  notre  sentiment 
du  devoir,  il  faut  faire  dériver  le  méritoire  de  l'irrespon- 
sable. —  Capitulation  des  matérialistes  à  l'endroit  du 
devoir.  —  Contradictions  du  sentiment  universel  auquel 
ils  ne  peuvent  se  soustraire  avec  leurs  principes.  —  Appel 
à  Dieu  dans  la  vie  morale.  —  Dernier  cri  de  la  foi  :  Credo 
in  Deum  ! 217 

NOTES. 

Note  I. — Fausses  preuves  de  l'existence  de  dieu  : 
1°  Argument,  a  priori,  de  saint  Anselme.  2°  Argument  du 
cartésianisme  tiré  de  l'idée  d'infini 269 

Note  II.  - —  Affirmations  comparées  du  matéria- 
lisme au  dix-neuvième  et  au  dix-huitième  siècle  275 


FIN    DE    LA    TABLE    DES    MATIERES. 


lmp.  Téqui,  3  bis,  rue  de  la   Sablière,  Paris.  —  673-7-24 


BX  1751  .M65  v.l   SMC 
Monsabre,  Jacques  Marie  Loui 
Exposition  du  dogme 
catholique  :  carême  1873-189 
47086050