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G €)3.6
HARVARD
COLLEGE
LIBRARY
EXTRAITS
DKS
ORATEURS ATTIQUES
TRADUCTION FRANÇAIS!']
plBT.IÉE AVEC DES NOTICES ET f» E S ^OiES
l»A n
LOUIS BODIN
Af]^rë.2rG (les lettres
Profsteur au coUrf^e Slani^ilas
De Li-^ufvi. 'h l'iHùct'tir
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET G'^
79. BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
^
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EXTRAITS
ORATEURS ATTIQUES
e 03.S
HARVARD
COLLEGE
LIBRARY
EXTRAITS
DKS
ORATEURS ATTIQIES
TRADUCTION FRANCAISK
riBLIEE AVEC DES NOTICES ET I»ES NOIES
I» A l:
LOUIS BODIN
Agrâ.^é des lullres
Profsronr au collrfj^ti Stanislas
De Li^f.Mt>-i. 'h l'iiiiéf'Kiir
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET G"
19. BOUl.EVARD SAÎXT-GBRMAIN, 10
EXTRAITS
D£S
ORATEURS ATTIQUES
r
i
AVERTISSEMENT
^te traduction n'est qu'en partie nouvelle.
|iscours de Lysias Contre Eratosthêne, le
lyrique d'Isocrate, les deux discours d'Es-
Sur V Ambassade el Contre Ctésiphon, ainsi
;eux d'Hypéride, sauf le Contre Athéno-
figuraient dans les Chefs-d'œuvre des Ora-
Attiques publiés par G. Hinstin (Paris,
lette, 1888). M. Max Egger, dans sa traduc-
du. Jugement sur Lysias de Denys d'Halicar-
|e (Paris, Hachette, 1890), avait également
lit le Contre Diogiton. Je n'ai pas cru devoir,
les morceaux empruntés à ces différents
iours, refaire un travail qui se trouvait déjà
jet bien fait. Je me suis contenté de revoir de
près ces traductions, en particulier celles
linstin, soit pour les mettre au courant des
îdifîcations apportées au texte, soit pour pré-
T le sens de certains passages, ou même pour
proposer une interprétation différente. Des
iges entières d'Eschine et d'Hypéride ont été
isi complètement remaniées.
' J'ai traduit à nouveau tous les autres Extraits^
aais non sans mettre à profit les travaux anté-
Vlll AVERTISSEMENT
rieurs. Les deux traductions du discours Sur
l'Écha>i(/efa.t Carlelier (Paris, Imprimerie natio-
nale, 1862), et du Contre A Ihénogme par M. Théo-
dore Reinacii {Revun des éludes grecques, t. V]
m"ont même été plus d'une fois d'un utile
secours. Je dois enfin une reconnaissance par-
licuHère à mon excellent maitre, M. Desrous-
seaiix, qui bien souvent m'a aidé de ses con-
seils, et â. trois de mes élèves, MM. Bourdon,
Bousquet et O'Lanyer, en qui j'ai trouvé de
zéliSs et très précieux collaborateurs. Qu'ils
veuillent bien accepter ici mes sincères remer-
ciements.
Quelle que soit l'origine des traductions réu-
nies dans ce volume, j'espfcre qu'elles témoigne-
ront toutes d'un même souci d'exactitude. J'ai
tâclié de conserver à chaque orateur son carac-
lêrfi, S. chaque discours son accent el commn
sa physionomie propre. Mais les nuances sont
en cela trop délicates pour qu'on puisse espérer
les rendre toujours avec fidélité. Ou la traduc-
tion les exagère, ou elle les elîace : on ne lii
véritablement un auteur que dans sa langue.
Auïsi mon seul but a-t-il été de rendre plus aiséi'
. aux élèves la lecture de Lysias, d'isocrale
d'Eschine et d'Hjpéride, et si j'y avais réussi
je croirais avoir bien rempli ma t&che.
L. B.
Paris, S Juillcl 1899.
EXTRAITS
DES
ORATEURS ATTIQUES
I
LYSIAS
SUR L'OLIVIER
(VII)
ARGUAIENT
L'olivier (è>.aa) à Athènes n'était ])as seulement un
arbre sacré, présent d'Athèna, placé sous la protection
de la déesse et de Zeus jx<$pioç; c'était aussi un arbre de
rapport, qui se reproduisait rapidement et dont l'exploi-
tation était pour le trésor une source importante de
revenus. Aussi la culture des oliviers était-elle de la part
de PÉtat l'objet d'une étroite surveillance. Un propric-
tiire ne pouvait disposer librement des oliviers qui se
trouvaient sur sa terre. Les uns (i6tai èXàat) lui appar-
tenaient en propre; mais il ne pouvait en arracher plus
tle deux par an pour son usage personnel. Toute con-
Iravention était punie d'une amende de 200 drachmes
I^ar arbre arraché. Les autres, bien qu'ayant poussé
dans sa propriété, ne lui appartenaient pas. C'étaient
1
r
2 LYS[AS.
.ceux qu'on appelait oliviers
sac:-i!s ((loplaO- Us faisaient
. partie du doniaine de l'ËIaL
: uni' luirque apparente les
^UlBtinftuail : on niellait m.
fcriiif la récolte de leurs
fruits, el chaque année l'An
Auquel iU ÉUîent placés,
B|tâclaux (B«iTV(i(t<jvE!) pour i
j'.i^hiiriT de leur entrelien.
fous peine d'amende, il éi:
Ait ilér<:ndu de cultiver la
terre dans un cerlainra;,»!.!
Liil'uir lie leur pied, pour ne
pas les riii|... !.. r .!■■ -■ i. -i
.'I:mi nu d'étendre leurs
Mdnes. I.- .:
. . i |iour lequel la pres-
CriptiOn .;:..-■
piiise. Tout citoyen
(4 pOuXr,j,E,.,; ; .,,1 ,i.|..|,'
., .„ . ûiipable une («c«™-
«on d-impielv W3-,r, in;ô-:
u) qiiL elail portée devant
l'AréopBge.
Ces mesures Ae proleclion
ne s'appliquaient pas scu-
lement aux oliviers en plein
rstipnrl el dont la conser-
vation éluit d'un intérêt inn
\w.\]:\\ pfiur 1-Ëtal. Comme
l'nlivier est une plante vivai
'<' < ' <|iii repousse du pied
quand l'arhre « élè nl>lmé. .
II. - - .(endaienl aussi aus
oliviers sacrés qui avaient éi
1.- l.[.il-s pendant la guerr.-
Ol donl il lie rc-staît plus r
[!.,■ 1. tronc (TiiXt/o;). C-
troncs dépouillés lie leurs
brnncUes étaient enloiim
: mot avait fini par s'appi
au terrain qu'elle limita
et A l'arbre lui-ciittine.
C'eBleomme inculpé .le des
Iriiclii>n d'un ar,»!; (au sc<
le plus lai'ge du mot) que le
clirni de Lysias compar
devant l'Aréopage. Ce n'étaii
pi-, il est vrai, le mu
alléeuÉ dnn^ VmIc doccHS'ilU
>iMi-'-'piîVi). lléUit que
lion.lnn^ O'ii- ]•':■■■ 'fur,. -
.uMMv.siim de[.op;«. Ma
"*a'i' '■ ■■ '■ ■ ■
ic -■l't.iii ravisé et av^i
l'ijur ri'[."ii'i ■ ■■■!!■ ■ 'ir
iii.jii nouvelle. Lysine <h
reuianirr > ^.>i. |.ia..l.>«i-i' Il
siK I.T faire sans en all,L.
. ïnaplui ilo> («ruivi t>«p:a ci 9if%',%. Il fuut iDui tcni
I 4Bna rfmijii de te llwgiir>. do U tigiulllcaliaa Ir^s i
BifMrfquH Ib> d«u luiiU av MifDl |iu ■yiufnymci. tue roiiii'l.i
! SUR l'olivier (vu).
(les lignes générales, et son discours, tel qu'il nous est
parvenu, est composé avec une habileté qu'on n'a pas
• coutume de rencontrer chez lui au même degré.
Dans un exorde rapide (t-3), Torateur signale la
manœuvre de son adversaire. Puis, comme s'il avait
hâle de se débarrasser de l'accusation, il va droit aux
faits, et par des rapprochements de dates, des citations
de témoins, il établit que cette accusation ne repose sur
rien de solide (4-il). A la rigueur, cette première dis-
cussion dans laquelle la nai^'ation se mêle à Vargwnen-
talion pourrait suffire. Mais les témoignages sont quel-
quefois suspects et peuvent laisser des doutes : d'ailleurs
si la cause est bonne, on peut tenter d'obtenir un acquit-
tement à l'unanimité en profitant de tous les avantages
qu'elle offre à la défense : enfin l'accusateur est un
jeune homme, un débutant qui, malgré son inexpérience,
s'est fait l'instrument de rancunes cachées. En homme
pour qui le métier n'a plus de secrets, Lysias veut lui
donner une bonne leçon. De là ce long examen des
craisemblances et des indices (12-29) qui remplit la plus
grande partie de son plaidoyer. Non seulement Taccusa-
(ion péchait par la base, mais de tous côtés elle donnait
prise à la critique. Lysias se fait un jeu de le démon-
■ Irer, et cela, sans se départir de son rôle de logographe,
en conservant à son client son caractère. Cette discus-
jion brièvement résumée, l'orateur, conformément à
'usage, énumère les services qu'il a rendus à l'État (30-
19), puis, appropriant à sa cause un lieu commun qu'on
•etrouve ft-équemment dans les plaidoyers, il rappelle
|ii'il a voulu livrer ses esclaves à la torture, mais qu'il
5*«.'st heurté au refus deNicomaque (34-37). Gela l'amène
k une nouvelle attaque contre son adversaire, auquel il
reproche de n'être qu'un syco^hante (38-39). Un appel à
a pitié des juges, appel pathétique mais très court,
16 m me il convient devant l'Aréopage (40-41) et un épi-
9f/ue (42-fin) dans lequel sont sommairement indiqués
Es points les plus faibles de- l'accusation terminent le
jlaidoyer.
\ Indépendamment de l'habileté avec laquelle la dis-
'^ssion y est conduite, le uepl xoO ayjxoO peut prendre
.i\ce à côté du Discours sur VInvalide pour la finesse
ation que Ljsias y déploie dons la peinlim
Jl des caractères. La physionomie de Taccusî
e ricliB, mais ilc vie relirtSe, esprit simple, in
lo bon sens et que révoltent les alUiiiies InuA
s du jeune Nicomiquu — y est très heurouMOIl
mise en lumière.
Qnoique la date ne puisse en Être délermindtW
certitude, ce diâcnurs a tlù fitre prononcé vers 39S(j
Exorde et exposé des faits.
Jusqu'à présent, citoyens du conseil, je CtOS
qu'il élail possible i^ ijui voulait, d'tïviter, n
tenant à l'écurt de la politique, vi les prociaip|
ennuis. Muis aujourd'hui je me trouve eu pr^
d'iiccusations tellement imprévues et de caloori
irun lellemcnl efTronlés que, s'il (oui le dire, ai
même d'élreu^, on doit dfjà trembler pour l'aTfli
tant il est vrai qu'avec de telles gens le pfril ca
niSme pour Us innocent» et pour les grands coi
blés. Et voyei dans quel (embarras me jette c
afTaîre : à rorifiiiie i:'i':tail un olivier qu'on m'accu
d'nvoii' nrruelir-, et mes advcrsitirts s'^n alluient,
quflle de l^nioifrnn^es, trouver le» ffrmîcr»
arbres sucrés. \"uyant pu rfussir, par ce moye
ma prendre eu faute, ils viennent dire malnt«l
que c'est un Ironc d'olivier ijue j'iù Tait diaporul
pnnMinl nuv pour moi, l'accusation »ura ainsi ]
ifllcilc il réfuter et qu'il iKur sera plus aisé &
e dire tout ce qu'ils voudront, ie n'ui appris (p
SUR l'olivier (VII, §§1-6). 5
noncer, les manœuvres de mon adversaire, et c'est
dans ces conditions qu'il me faut plaider, quand il
y va de ma patrie et de ma fortune ! J'essaierai
cependant de vous exposer les faits, en les repre-
nant dès l'origine.
Le champ en question appartenait à Pisandre.
Les biens de Pisandre ayant été confisqués, le
peuple en fit présent à Apoliodore de Mégare.
Celui-ci cultiva lui-même ce terrain jusqu'au jour
où, peu avant l'établissement des Trente, il le vendit
à Antiklès, qui le mit en ferme. Moi-même enfin je
l'achetai à Antiklès après la conclusion de la paix.
1 J'estime dès lors, citoyens du conseil, que ce que
' j'ai à faire, c'est de vous montrer que, quand je
dgvins propriétaire du champ, il ne s'y trouvait
ni olivier ni tronc d'olivier. Car pour ce qui est du
passé, en admettant même qu'il y ait eu là un
grand nombre d'oliviers sacrés, je ne crois pas que
je doive, en bonne justice, en être responsable : si ce
n'est ni par moi ni par quelqu'un des miens que
ces arbres ont été arrachés, ce n'est pas à nous
d'être poursuivis comme des coupables, pour les
délits que d'autres ont commis. Vous savez tous, en
effet, que, parmi tant d'autres maux que nous causa
la guerre il nous faut compter la ruine de nos cam-
pagnes, ravagées au loin par les Lacédémoniens,
dévastées tout près de nous par ceux qui nous
servaient : serait-il juste dans ces conditions de me
faire payer à mol aujourd'hui les malheurs qui
frappèrent autrefois la cité? Comme d-e plus ce
champ, qui avait été confisqué, est resté, à l'époque
de la guerre, pendant plus de trois années sans
acquéreur, il ne faut pas s'étonner si on arrachait les
oliviers sacrés ilans un temps où nous ne pouvions
même pas préserver nos propres biens. Vous
n'ignorez pas, citoyens du conseil, vous tous sur-
tout qui vous occupez de ces questions, qu'il y avail,
ù celte époque, beaucoup de plants d'oliviers tris
fournis, appartenant soit à des particuliers, soit à
l'État, que la plupart sont détruits, et qu'à leur place
la terre est nue. Malgré cela, vous ne croyez pas
devoir punir même des gens qui sont restés propriï-
Inirosàlafois pendant la paix et pendant la guerre,
quand d'aulres qu'eux ont arraché les arbres. Si
donc vous déchargez de toute accusation ceux q
ont fait valoir pendant toute cette période, û pli
forte raison ne devez-vous pas inquiéter ceux qui
ne sont devenus acquéreurs qu'après la paix.
Mais je n'insiste pas, citoyens du conseil,
quoique ayant beaucoup à dire sur ces faits pass
j'estime que ces considérations suffisent. Moins
cinq jours aprJ'S être entré en possession du champ
je l'affermai à Kallistratcsousl'archontnt de Pyllit
doros. Kallistrate le cultiva pendant deux ans, sa
avoir i-eçu de moi ni olivier privé, ni olivier sai-i
ni tronc d'olivier. La troisième année, Démélrr
que voici le prit et l'exploita pendant un an.
quatrirme année, je le louai à Alkias, adrain
d'AntiitlIiène. ('elui-là est mort. Enfin, durant tr<
ans, Proti^as le prit en ft'rme dans les mêmes en
dilioni). Témoins, veuillez approcher (Témoins).
A l'expiration de ce dernier bail, j'ai pris m»
même l'exploiLilion et, d'après l'accusateur, ce
sous l'archonlat de SouniaUès que j'ai arraché
Ironc d'olivier. Or ceux qui ont cultivé le terrai
avant moi, qui l'ont reçu de moi en ferme peiuU
SUR l'olivier (vu, §§ 7-13). 7
plusieurs années ont témoigné devant vous qu'ils
n'y avaient trouvé aucun tronc d'olivier. Peut-on
prouver d'une manière plus éclatante que mon
adversaire ment? Il n'est pas possible, en effet, que
celui qui cultive en dernier lieu une terre en fasse
disparaître ce qui, avant lui, n'y était pas.
II
Argumentation (vraisemblances et indices).
(§§ 12-29)
Pour en revenir à moi, citoyens du conseil, jusqu'à
présent quand on s'en allait répétant que j'étais un
homme avisé et scrupuleux, incapable d'agir à
l'aventure et sans réflexion, je me récriais, estimant
qu'on me donnait là des titres qui ne me conve-
naient pas. Mais aujourd'hui je voudrais que tous
vous eussiez de moi cette opinion. Car alors vous
vous diriez que si j'avais mis la main à pareille
besogne, j'aurais considéré d'abord quel avantage
il y avait à arracher l'arbre et quel inconvénient à
n'y pas toucher, puis, en second lieu, ce que je
i^agnais, en supposant que je ne fusse pas vu, et à
(jnels châtiments je m'exposais de votre part, si
j'étais découvert. Quand un homme fait de pareilles
choses, ce n'est pas par bravade, mais parce qu'il
y cherche son profit. Voilà le point de vue auquel
il est naturel que vous vous placiez ; voilà sur quelles
considérations des adversaires doivent appuyer leurs
accusations, en montrant quel avantage le coupable
pouvait trouver. Or l'homme que voilà ne saurait
prouver ni que la pauvreté m'ait contraint k pareil
attentat, ni fjue mon champ fût perdu si le tronc
d'olivier subsistait, ni que l'arbre gênât mes vignes,
ni qu'il fût trop près de ma maison, ni que j'igno-
rasse les risques à courir devant votre tribunal. Je
ne suis pas en jjeine au contraire, moi, de vous
montrer combien de gros ennuis je me préparais
- en faisant ce qui m'est reproché. Et d'abord, c'est
en plein jour que j'aurais, dit-on, coupé le tronc
d'olivier, comme si ce n'était pas là une chose à
cacher, et comme si tous les Athéniens dussent .
Stre mis au counint. Encore, s'il ne se fût agi que ^
d'une action houLeuse, peut-être aurait-on pu ne
pas tenir compte des passants; mais ce n'est pas li
la honte que jv m'exposais, c'est aux peines les
plus terribles. Ne serais-je pas le plus malheureux
des hommes si, ayant mis mes serviteurs dans le
secret d'uQ tel délit, je devais désormais trouver en
eux non plus des esclaves, mais des maîtres .pour
le reste de mes jours? Eussent-ils commis envers
moi les fautes les plus graves, je ne serais plus à
même de les punir, sachant fort bien qu'il serait en
leur pouvoir et de se venger de moi et d'obtenir
leur liberté en me dénonçant.
Mais j'admets que j'aie pu ne pas me préoccuper
de mes serviteurs : aurais-je osé, alors que les fer-
miers avaient été si nombreux et que tous connais-
saient les lieux aussi bien que moi, faire disparaître
le tronc d'olivierî D'abord le profit était mince; de
plus la prescription n'étant pas admise pour les
risques à courir, tous ceux qui avaient cultivé le
champ n'étaieuWls pas également intéressés à ce
que l'arbre fût en bon état, afin de pouvoir, en cas
SUR l'olivier (vil, §§ 14-21). 9
traccusation, rejeter la faute sur leur successeur?
Mais vous le voyez, leur témoignage me décharge,
et, s'ils mentent, ils se mettent eux-mêmes en cause
avec moi. A supposer niaintenant que sur ce point
encore j'eusse pris mes sûretés, comment aurais-je
pu gagner tous les passants et tous les voisins? Non
seulement ces gens savent les uns des autres ce qui
peut être vu de tout le monde, mais ils se mettent
encore au courant de ce qu'on voudrait cacher à
tous les yeux. Or j'ai des voisins qui sont mes
amis; mais il en est d'autres avec lesquels mes
intérêts me créent des difficultés. Voilà les gens
que mon adversaire aurait dû citer comme témoins,
au lieu de se contenter de lancer contre moi, d'une
manière aussi inconsidérée, d'audacieuses accusa-
tions. Suivant lui, en effet, c'était moi qui présidais
à la besogne, tandis que mes serviteurs coupaient
les racines de l'arbre, et que le bouvier, après avoir
chargé le bois, l'emportait dans sa charrette!
En vérité Nicomaque, tu devais, à ce moment-là,
et citer les passants comme témoins, et faire con-
stater le délit. Tu m'enlevais par là tout moyen de
défense, et quant à toi, si c'était par rancune per-
sonnelle que tu agissais, tu aurais, de cette manière,
obtenu satisfaction; si c'était par zèle pour la cité,
tu m'aurais ainsi confondu et tu ne te serais pas
donné des airs de sycophante; et si c'était de
l'argent que tu voulais, c'est alors que tu aurais le
plus touché : car, le délit étant flagrant, j'aurais
considéré que ma seule chance de salut était de te...
persuader. Mais tu n'as rien fait de tout cela et,
comptant sur ta seule éloquence pour me perdre,
tu te plains que mon crédit et ma fortune sont
10 LÏSIAH.
cause (jufi personne na veul Ift ilunner s
gnage! Eh bien! si au moment où tu prâ
m'avoir vu urracliei' l'olivier sacrt tu avais a,
sur les lieux soil les neuf arcliontes, soit à
citoyens membres de l'Aréopage, lu
eu besoin d'aller cberclier ailleurs des téinoij
aurais eu pour garants de la sincérité de tes p
ceux-là mêmes qui devaient prononcer sur led
Ma situation est dts lors bien Étrange. !
adversaire vous amenait des témoins, il vous d^
derait d'ajouter foi h leurs dires, et parce i;
témoins lui (ont défaut, il prétend que cette G
slance même doit tourner à mon désavantft
ee1a sans doute je ne m'étonne pas, c;
bon sycophanle ne manquera â la fois et de U
eL de raisonnements de ce geni-e; mais ce j
vous demande, c'est de ne pas partager son
Vous savez qu'il y a dans la plaine, sur mea
propriétt's, beaucoup d'olivjei's sacrés et de 1
d'oliviers brûlés pendant lu iiuerre. Ces a
pouvais, si je le voulais, avec iieaucoup i
risques, les arracher ou les couper du pie^
cultiver le terrain qui ne m'appnrtcnait pas, d'fl
que, comme ils étaient uonibreux, le délit 9
moins visible. Or, en réalité, je fais autant i
de ces arbres que de ma patrie et aussi do n
lune, esUmant qu'y toucher c'est mctirn ceti
choses en péril. Et ici c'est vous-mêmes i
veux invoqnr^r cimmc témoins, vous qui,
mois, vous mi'ttci uu courant de res questia
qui, chaque année, envoyer sur les lieux des
l«ui
Ite .
jaiii
d'amendes pour avoir mis en culture les t
SUR L'OLIVIER (VU, §§ 22-29). 11
qui entourent les oliviers sacrés. Est-il possible en
vérité que j'attache tant d'importance à de légers
dommages, et si peu à ceux qui m'atteindraient
dans ma personne? que je me montre si soigneux
des oliviers quand, en raison de leur nombre, il
m'est plus facile de commettre un délit, et que je
sois accusé aujourd'hui d'avoir fait disparaître un
arbre qui était seul et que je ne pouvais arracher
sans être vu?
Quel était d'ailleurs pour moi le plus avantageux,
de violer la loi sous la démocratie ou bien de la vio-
ler sous les Trente? Et je ne veux pas dire par là
que mon crédit était plus grand à cette époque ou
que je sois mal vu aujourd'hui; j'entends seulement
qu'il était plus facile alors à n'importe qui de
faire le mal que maintenant. Pour moi donc vous
verrez que, même en ce temps-là, je n'ai commis
aucun délit, ni de ce genre, ni d'aucun autre. Et
comment, à moins d'être pour moi-môme le pire
des ennemis, comment aurais-je pu, avec la sur-
veillance que vous exercez, essayer de faire dis-
paraître l'olivier en question d'un champ dans lequel
il n'y a pas un seul arbre, et où ne se trouvait, au
dire de mon accusateur, qu'un tronc d'olivier igolé?
d'une terre qu'un chemin borde de tous côtés ; autour
de laquelle j'ai des voisins à droite et à gauche,
qui n'est pas close, et où, de toutes parts, on voit
ce qui se passe? Qui donc, dans de telles conditions,
aurait-eu l'audace de tenter pareille entreprise?
Aussi me semble-t-il fort étrange que, tandis que
vous auxquels, de tout temps, la cité a confié le
soin de surveiller les oliviers sacrés, vous ne m'avez
jamais, ni frappé d'amendes pour avoir mis en
i2 LYSIAS.
culture un terraiu réservé, ni traduit en justice
pour avoir arrachi* des arbres, cet homme, qui n'a
pas d'exploitation ilans mon voisinage, qui n'est pas
préposé à la surveillance des arbres, qui n'a pas
l'âge de connaître ces questions, vienne m'accuscr
d'avoir fait disparaître un olivier sacré?
t"WV
CONTRE ERATOSTHENE
(XII)
ARGUMENT
Ce discours présente un intérêt particulier : il est
le premier que Lysias ait composé et le seul qu'il ait
prononcé lui-môme. Aux plus mauvais jours de l'oligar-
chie, lors de la poursuite intentée aux riches métèques *,
son frère Polémarque avait été arrêté par Ératosthène,
un des trente tyrans, et condamné à boire la ciguë.
Lui-même n'avait échappé à la mort que par la fuite. 11
avait donc, lorsqu'il revint à Athènes après l'amnistie,
à se venger personnellenrient contre les oligarques et à
venger son frère contre Ératosthène.
L'acte de réconciliation solennellement juré par les
deux partis — le parti du port (ol èv Iletpaisî) et le
parti de la ville (ol èv àd-et) — sous les auspices du roi
Pausanias, tout en excluant de l'amnistie les Trente,
les Dix, les Onze et les commandants du Pirée, en
accordait néanmoins le bénéfice à ceux d'entre eux qui
consentiraient à rendre leurs comptes 2. Or, peu après
la rentrée des bannis et l'échange des serments, Éra-
tosthène se présenta pour remplir cette formalité devant
les Ti(i7)(jLaTa Tiapexojxevoi, c'est-à-dire devant les citoyens
1. On donnait le nom de métèques à toute une catégorie d'étran-
gers domiciliés à Athènes, qui, moyennant le paiement d'une taxe
annuelle, participaient à certains droits des citoyens.
2. Voir p. 135, n. 1.
14 LYSIAS.
de l'un et l'autre parti qui justifiawnl du degré
reventi alteint par [e trésor et auxquels avait été confie
le soin de recevoir ces comptes. Ce fui le moment qiit
choisit Lysias pour intervenir. Dans un procès de o'
genre, Ëralostliène sent pouvait être mis en cause, cl
il ne pouvait l'être de la part de Visolète • Lysias qu(
sur le fait même du meurtre de Polémarque, Il ne
parait pas cependant que celui-ci se soit renrermé dans
ces étroites limites. Dès Vtxorde (1-3), i'oralcur se ptr
sente comme plaidant moins sa propre cause que cell'
de tous les citoyens : il parle de tous les crimes A«-
Trente avant de parler de celui d''Ératosihène et lors-
qu'il en vient enfin & Éraloslliène, c'est autant pour le
rendre solidaire des fautes de ses collègues que pouf
lui demander compte de la mort de son frère. La sui't
du plaidoyer présente le même caractère. Dans la pf-
mière partie (i-36) Lysias se lient assez êtroilemenl i
l'objet de sa plainte, mais dans la seconde (37-91) — qui
est la plus longue, -- il se livre à. un examen de tout'-
ta vie de l'accusé, critique la part qu'il a prise au gou-
vernement lies Trente, puis, sous prétexte qu'braio-
sttiène va invoquer ses relations avec Théraméne, c'l:^l
la mémoire de cet homme d'État qu'il attaque, c'rr^
toute sa carrière qu'il condamne depuis l'époque d»
Quatre-Cents Jusqu'à celle de sa lin tragique. Aussi.
lorsqu'il en vient à l'épilogue (92-nn], peut-il confonJre
la cause d'b.raloslliène avec celle des Trente : il s'en
prend à eux autant qu'à lui : il demande leur chilimeni
autant que le sien et il termine eu rappelant aux deui
partis les souffrances qu'ils ont endurées sous l'oli-
Sans doute celle façon de procéder éiait imposée ftr
les circonstances et autorisée par l'usage. A côté d(
l'argumentation proprement dite, la rliélorique anciennt
accordait une large place k Vargumenlalio eiU-a cautam,
et puisque Ératosthènc alléguait pour son excuse la prcr
sion exercée sur lui par la majorité des Trente, suB
adversaire pouvait, dans une certaine mesure, confondre
1. L«t ItiiH
À
CONTRE ÉRATOSTHENE (XIl). 15
leur procès avec le sien. De plus, il n*est pas douteux
que Lysias n'eût avantage à mettre au premier plan la
question politique et à laisser dans l'ombre la question
de droit. La défense d'Ératosthëne était solide : il avait
protesté contre les poursuites intentées aux métèques :
il n'avait cédé que sous l'impression de la peur, et la
mort de Théramène prouvait que cette peur était jus-
tifiée. L'argumentation si serrée, si subtile, si ingénieuse
de Lysias (26 et suiv.) n'aurait pas suffi à détruire l'effet
produit par ces raisons.
Mais Lysias avait un autre motif de faire dévier la
question. Pour comprendre l'importance de son dis-
cours, il faut se rendre compte de l'état des esprits au
moment où il fut prononcé. L'amnistie solennellement
jurée n'avait pas contenté tout le monde. La réconcilia-
tion avait été l'œuvre, non de tous les démocrates du
port, comme on est trop porté à le croire, mais des
modérés des deux partis. Elle avait ramené au pouvoir
cette fraction du conseil des Trente dont Théramène
avait jadis été le chef; et, si on n'y mettait ordre, c'est
cette fraction qui allait garder la direction des affaires.
La démocratie radicale se sentait vaincue. La reddition
de comptes d'Ératosthène lui permit de rentrer en scène.
Pour elle, l'occasion était unique et décisive : Érato-
sthène acquitté, c'était la paix conclue, c'était un gage
de modération donné par le parti du Pirée au parti de
la ville, c'était l'œuvre des modérés définitivement con-
sacrée.
A tout prix il fallait perdra Ératosthène. Mais l'affaire
n'allait pas sans difficultés. Ératosthène avait été, Lysias
lui-même le reconnaît, le plus modéré des Trente : il
avait été l'ami, l'agent, le défenseur de ce Théramène
que les Trente avaient sacrifié et il se réclamait de lui
dans un temps où sa mort l'avait rendu sympathique à
quelques-uns de ceux qui ne partageaient pas ses idées.
Le procès était porté devant un tribunal hostile par sa
constitution à la démocratie radicale et dans lequel sié-
geaient, à côté des bannis du Pirée, des gens de la
ville, d'anciens partisans de l'oligarchie. Enfin, la
Période anarchique et violente qu'on venait de traverser,
les dangers qu'on avait courus avaient fait naître un
16 LYSIAS.
besoin d'apaisement et de concorde. Même parmi les
mécontents, l'amnistie avait des défenseurs résolus.
C'est donc dans ces conditions et au milieu de ces
difficultés que Lysias engagea la lutte. Le désir de
venger Polémarque n'était pour lui qu'un prétexte : son
but était de ruiner l'œuvre encore mal assurée des
modérés.
On s'explique dès lors la disposition adoptée dans son
discours : on s'explique aussi et les nombreuses pré-
cautions oratoires auxquelles il recourt et l'âpreté avec
laquelle il s'exprime . Le Discours contre Ératosthène
n'est pas seulement un discours politique, c'est un véri-
table pamphlet. Passionné, haineux par endroits, mais
très habilement composé, il dut avoir un très granil
retentissement. Ëntraîna-t-il la condamnation de l'ac-
cusé? Cela est plus que douteux étant données les cir-
constances. Mais, quel qu'ait été le résultat, ce discours
constitue aujourd'hui un document historique de grande
importance et apparaît comme un des chefs-d'œuvre de
l'éloquence de Lysias.
I
Exorde et exposé des faits.
(■§§ i-^r»)
Ce n'est pas de commencer raccusation qui iw
paraît embarrassant, ô juges, mais c'est de m'arrt^lei
quand j'aurai pris la parole. Les crimes de ces
hommes sont, en effet, si odieux et si nombreux,
que la fiction même n'en pourrait dénoncer de plus
horribles, et que, m<hne en se bornant à dire l.i
v(^rité, l'accusateur est incapable de tout dire : sûre-
ment le courage lui manquera ou le temps lui fera
défaut. Nous allons d'ailleurs, ce me semble, nous
trouver dans une situation toute nouvelle. Jusqu'ici,
(XU, §g l-ô). 17
Taocusateur avait à montrer la haine qui l'animait
contre l'accusé : il lui faut aujourd'hui demander
à l'accusé quelle haine il a dû vouer à la cité
pour oser se rendre coupable h son égard de
tels forfaits. Et si Je parle ainsi, ce n'est pas
que je n'aie des motifs particuliers de le haïr, et
que par lui je n'aie peraonnellement souffert :
mais c'est qu'à mon avis, tous les citoyens ont
grandement sujet de lui reprocher avec indigna-
tion soit leurs malheurs privés, soit les malheurs de
la patrie. En ce qui me concerne, juges, je n'ai
encore été inélé à aucune affaire, ni personnellement
ni pour le compte d'autrui, et me voilà contraint
par les circonstances d'accuser cet homme. Aussi
plus d'une fois me suis-je senti bien découragé,
craignant que mon inexpérience me rendît inca-
pable de soutenir dignement celte accusation au
nom de mon frère comme au mien. J'essayerai
cependant de vous instruire des faits, en remontant
à leur origine, le plus brièvement qu'il me sera
possible.
Mon père Képlialos vint, sur les instances de Pé-
riclès, s'établir dans ce pays; il y vécut durant trente
années et jamais il ne nous arriva, pas plus à nous
qu'à lui, d'être ni accusateurs ni accusés '. mais
nous nous conduisîmes, tant que dura le régime
démocratique, de manière à ne faire de tort à per-
sonne et à Ji'être inquiétés de personne. Bientôt les
Trente, ces hommes pervers, ces sycophantes, pri-
rent le pouvoir. Ils proclamaient la nécessité de
débarrasser la ville des mauvais citoyens, et de
porter les autres à la vertu et à la justice : ils le
disaient du moins, mais faisaient tout le contraire.
comme .je vais essayer île voua le nionUer, en
cornineTiçant par voua parler de moi, pour voii'
rappeler ensuite ce qui vous louche vous-mêmes.
Dans le conseil des Trente, Tttéogais et Pison,
parlant des métèques, prétendirent qu'il y en avait
d'hosliles à la constitution. " Excellente occasiun.
disaient-ils, de les pressurer, en ayant l'air de les
punir. Athènes était pauvre, et ses chefs avaient bf-
soin d'argent, n 11 n'était pas malaisé de persuadifr
des gens qui cumptaient pour peu la vie d'uii
homme, mais pour beaucoup son argent. Ils dén-
dèrent donc de faire iirréler dix métèques, doni
deux seraient pauvre.s : de cette manière, même i
l'égard des autres, ils pourraient soutenir qu'il*
avaient agi en cela, comme dans le reste, non pat
cupidité, mais dans l'intérêt public. Ils ac par-
tajfent les maisons, et se mettent en roule. Pour
moi, ils me surprennent ayant lies hAles à ma table:
ils les chassent et me livrent à Pison. Les aulr**
étuicnl allés à l'alelier, et dressaient une liste <■■-
nos esclaves. Je demande h Pison si, pour de l'ar'
geni, il voudrait me .sauver; il me répond que nui.
à condition qu'il y en ail beaucoup. Je me déclari'
pri^t i^ lui payer un talent d'argent et il me pruin'''
de Taire ce que Je désire. Je savais bien qu'il n'avail
aucun respect ni des dieux ni des hommes, ir
en ce moment criti(|ue, il me parut indispensnMr
de le lier par un serment. PronnnQanl des impré-
cations terribles sur ses enfants et sur lui-même, iî
jure lie me sauver la vie pour un talent. J'entre alof
dans mon cahinct, j'ouvre ma caisse. Pison s'en
nperçiiit, entre aussi, et voyant ce qu'elle contenait,
appelle deux de ses serviteurs, et leur onloon--
CONTRE ÉRATOSTHÈNE (XII, §§ 5-i5). 19
d'enlever tout ce qu'il y avait dans la caisse. C'était
bien plus que la somme convenue, ô juges : trois
talents d'argent, quatre cents cyzicènes, cent da-
riques et quatre patères d'argent. Je le prie de me
donner au moins une petite somme pour le voyage :
il me répond que je dois m'estimer heureux si je
puis sauver ma personne. Juste au moment où nous
sortions, Pison et moi, nous rencontrons Mèlobios
et Mnèsithidès qui revenaient de l'atelier : ils nous
arrêtent sur le seuil même de la porte, et nous
demandent où nous allons. Pison lui répond qu'il
va chez mon frère pour voir ce qu'il y avait aussi
dans sa maison. Ils l'engagent à y aller; et moi, ils
m'ordonnent de les suivre chez Damnippe. Pison,
s'approchant de moi, m'exhorte à ne rien dire et à ^|
prendre confiance, m'assurant qu'il viendrait me
rejoindre. Nous trouvons chez Damnippe, Théognis,
qui gardait d'autres prisonniers: ils me laissent
entre ses mains, et repartent.
Dans une telle situation, je crus devoir tenter
quelque chose pour échapper à la mort que je voyais
imminente. J'appelle Damnippe : « Tu es mon ami,
lui dis-je; me voici dans ta maison. Je ne suis pas
coupable : c'est ma fortune qui me perd. Tu vois ce
qui m'arrive : viens à mon aide, fais tout ce que tu
pourras pour me sauver. » Il me le promet, mais
juge que le mieux est d'en parler à Théognis, de
qui, pensait-il, on obtiendrait tout avec de l'argent.
Pendant qu'il le prenait à part, moi, qui connaissais
la maison et n'ignorais pas qu'elle avait deux issues,
je vis dans cette circonstance un moyen de salut
que je résolus d'essayer. Si j'échappe aux regards,
me disais-je, je suis sauvé : si je suis pris, ou Théo-
20 LYSIAS.
gnis acceptera la somme d'argent offerte par Dam-
nippe, et je n'en serai pas moins relâché: ou il la
refusera, et je ne mourrai toujours qu'une fois. Là-
dessus, je pris la fuite. La porte de la cour était
seule gardée. Il y en avait trois autres par où je
devais passer : je les trouve toutes les trois ouvertes.
Arrivé chez le capitaine Archénéos, je l'envoie à
Athènes s'informer du sort de mon frère : il re-
vient m'annoncer qu'Ératosthène l'a arrêté dans la
rue et emmené en prison. A cette nouvelle, dès la
nuit suivante, je m'embarque pour Mégare.
Cependant les Trente donnent à Polémarqiie
l'ordre habituel à cette époque, celui de boire la
ciguë, sans faire savoir au malheureux pourquoi il
devait mourir, à plus forte raison sans le juger ni
écouter sa défense. Ils l'emportèrent mort de la
prison, mais ne voulurent pas que le convoi partit
d'aucune des trois maisons que nous possédions :
ils louèrent un hangar et c'est là qu'ils exposèrent
le corps. Nous ne manquions pas de vêtements pour
parer le mort : ils n'en accordèrent pas un seul aux
gens qui les demandaient. Ce furent ses amis qui
donnèrent, celui-ci un manteau, celui-là un coussin,
chacun ce qu'il avait, pour l'ensevelir. Et, bien
qu'ils nous eussent pris sept cents boucliers, tant
d'or et d'argent, de l'airain, des meubles, de?
bijoux, des habillements de femmes, qu^ils n'au-
raient jamais cru trouver aussi nombreux, et, avec
cela, cent vingt esclaves, dont ils avaient gardé \f^
meilleurs et vendu les autres au profit du Trésor,
voyez encore cette preuve de leur insatiable cupi-
dité et ce trait de leur caractère : les pendants d'or
que portait la femme de Polémarque, au moment
CONTRE ÉHATOSTHÈNE (Xll, S§ 15-23). 21
OÙ elle entra pour la première fois dans la maison,
MMobios les lui arracha des oreilles 1
Il n'y eut pas enfin une parcelle, si petite fùt-elle,
de notre fortune, qui nous obtint la moindre pitié
de leur part ; et on les vit s'acharner contre nous,
pour nous dépouiller, comme d'autres l'auraient
fait pour se venger des plus graves offenses. Est-ce
là ce que nous devions attendre de la république?
Nous avions accepté toutes les chorégies ', et fourni
de nombreuses contributions au Trésor; nous
nous montrions bons citoyens et faisions tout ce
qui nous était commandé, nous avions réussi à ne
nous faire aucun ennemi et racheté beaucoup de
prisonniers athéniens : et voilà comme ils nous ont
traités, nous qui remplissions nos devoirs de mé-
tèques autrement qu'eux leurs devoirs de citoyens!
Que d'Athéniens, en effet, réduits par eux à s'enfuir
liiez nos ennemis! Que d'innocents mis à mort et
privés de sépulture! Que de citoyens jouissant de
leurs droits et qui en avaient été privés! Que de
filles, sur le point de se marier et qui en avaient
Été empêchées! Et Us poussent l'audace jusqu'à
ïenir se justifier: ils soutiennent qu'ils n'ont rien
fait de mal ni de honteux. Plût aux dieux que ce
fût vrai! Personne n'y serait plus intéressé que
moi. Mais ce n'est vrai ni pour la république ni pour
moi-même. Je l'ai dit, Ératosthène a fait périr mon
frère, non pour venger quelque crime dont il se fût
rendu coupable envers lui ou envers la république,
mais pour prendre plaisir à satisfaire ses caprices de
tyran. Juges, qu'Ératosthène monte à la tribune :
22 LYSIAS.
je veux rinterroger. Car tel est mon sentiment : je
considérerais le fait seul de parler de lui à qui que
ce fût pour le sauver, comme une impiété ; mais je
crois remplir un pieux et saint devoir en lui parlant
à lui-même pour le perdre.
Monte donc ici, et réponds à mes questions. As-tu.
oui ou non, conduit Polémarque en prison? —
« J'ai exécuté, par crainte, les ordres de ceux
qui étaient les maîtres. » — Étais-tu au Conseil
lorsqu'il y fut question de nous? — « J'y étais. » —
As-tu défendu ou combattu l'avis de ceux qui pro-
posaient de nous faire périr? — «Je l'ai combattu. ^
— Voulais-tu notre mort ou ne la voulais-tu pas?
— « Je ne la voulais pas. » — A ton avis, étions-
nous ainsi traités avec ou sans justice? — « San?
justice. »
II
Réfutation : examen des « vraisemblances »•
(gSï 26-36)
Ainsi donc, ô le plus scélérat des hommes, tu
parlais contre tes collègues pour nous sauver, et tu
arrêtais Polémarque pour nous perdre? Quand
le vote de la majorité d'entre vous pouvait disposer
de notre vie, tu combattais, dis-tu, ceux qui vou-
laient notre mort : et, quand il dépend de toi seul
de sauver ou de perdre Polémarque, tu le condui>
en prison? Quoi! pour avoir, comme tu le soutiens,
parlé contre les Trente, sans réussir à sauver mon
frère, tu te flattes de mériter notre estime, etquand*
CONTRE ÉHATOSTHENE (XIT, gg 23-30). 23
en l'arrêtant, tu t'es fait son meurtrier, tu prétends
échapper à ma vengeance, à la vindicte publicjue?
Et d'ailleurs, s'il est vrai, comme il le dit, qu'il
ait parlé contre cette mesure, comment croire —
c'est ce qu'il prétend— qu'on l'eût chargé de l'exé-
cuter? D'abord, ce n'est pas dans une affaire comme
celle des métèques qu'on eût voulu mettre à
l'épreuve sa fidélité. Ensuite, à qui devait-on moins
donner cet ordre, qu'à un homme qui l'ayait com-.
battu, et qui avait clairement exprimé son opinion
il ce sujet? Qui- devait, selon toute vraisemblance,
mettre moins d'empressement à obéir, que celui
qui s'était opposé au projet de ses collègues? 11 y a
plus i les autres citoyens ont une excuse très sufll-
snnte, à mon avis, en ce qui concerne ces événe-
ments passés ; ils peuvent en rejeter la faute sur
les Trente. Mais que les Trente se la renvoient à
eux-mêmes, pouveî-vous l'admettre ? Ah ! s'il y avait
eu à Athènes une autorité supérieure à la leur, de
qui cet homme eût reçu l'ordre de faire périr les
citoyens contre toute justice, peut-être aurait-il
droit h votre indulgence ; mais, en vérité, qui sera
maintenant responsable de ces crimes, si les Trente
peuvent alléguer qu'ils n'ont fait qu'exécuter les
ordres des Trente?
Circonstance aggravante ; ce n'est pas dans sa
maison, c'est dans la rue et quand il pouvait à la
fois sauver mon frère et respecter les décisions
prises qu'Éralosthène l'a arrêté pour le conduire en
priaon. Voua n'avei pas assez d'indignation contre
tous ceux qui violaient vos domiciles pour vous,
lechereher, vous ou quelqu'un des vôtres. Cepen-
ilflnt, s'il faut avoir quelque indulgence pour ceux
24 LYSIAS.
qui ne voient leur salut que dans la perte des autres,
ceux-là y auraient encore quelque droit : il y avait
danger pour eux à ne pas aller où on les envoyait,
et, s'ils avaient trouvé les proscrits, à ne pas
l'avouer. Mais Ératosthène pouvait dire qu'il n'avait
pas rencontré Polémarque, et ensuite qu'il ne
l'avait pas vu. Cette dernière affirmation ne com-
portait ni recherche ni enquête : en sorte que,
même aux plus acharnés de ses ennemis, il eût été
impossible de le convaincre. Si tu avais voulu agir
en honnête homme, Ératosthène, tu aurais dû bien
plutôt avertir ceux qui allaient être injustement
mis à mort, et non arrêter ces innocentes victimes.
Aujourd'hui ta conduite prouve clairement que lu
as vu, non avec chagrin, mais avec joie, ce qui est
arrivé. Ce n'est donc pas sur tes paroles, mais sur
tes actes, que les juges doivent prononcer leur sen-
tence; c'est en prenant ce que tu as fait commt'
indice de ce que tu as dit, puisque sur ce point il
nous est impossible de produire aucun témoignage.
Comment , en effet , aurions-nous eu le droit
d'assister à vos conseils? nous n'avions pas raênK
celui de rester dans nos maisons : en sorte que ces
hommes sont libres, après avoir fait à la républiqut'
tout le mal possible, de dire d'eux-mêmes tout 1**
bien qu'ils veulent.
Mais, soit! je n'y contredis pas : je t'accorde, si
tu le veux, que tu as résisté à tes collègues. Je me
demande alors ce que tu aurais bien pu faire, si tu
avais été de leur avis, puisque en leur résistant,
comme tu t'en vanti*s, tu as fait périr Polémarque.
Voyons, juges, que feriez-vous, alors même qw*
vous seriez frères ou fils de l'accusé? L'acquitte-
CONTRE ÉRATOSTIIÈNE (XII, §§ 31-36). 25
riez-vous? Il faut, en effet, qu'Ératosthène prouve
de deux choses l'une, ou qu'il n'a pas arrêté Polé-
marque, ou qu'il l'a fait avec justice. Or il a
reconnu l'injustice de l'arrestation : il vous a donc
rendu facile à remplir, en ce qui le touche lui-
même, votre devoir de juges. De plus, beaucoup
d'Athéniens, beaucoup d'étrangers sont accourus
ici pour savoir ce que vous déciderez à l'égard de
ces hommes. Les uns, ceux qui sont vos conci-
toyens, emporteront d'ici l'une ou l'autre de ces
leçons, ou qu'ils seraient punis de leurs attentats,
ou que, s'ils réussissaient, ils deviendraient vos
tyrans, et que, s'ils échouaient, ils resteraient vos
égaux. Aux autres, aux étrangers ici présents, vous
allez apprendre s'ils ont tort ou raison de chasser
les Trente de leurs villes. Si, en effet, ceux mômes
qui ont été les victimes de ces tyrans les renvoient
absous, lorsqu'ils les tiennent, ils se demanderont
assurément pourquoi ils se donneraient, eux, la peine
de veiller pour vous. Eh quoi! ne serait-ce pas là une
chose révoltante? Des généraux, vainqueurs dans
une bataille navale, parce qu'ils n'avaient pu, à
cause d'une tempête, comme ils l'ont déclaré eux-
mêmes, retirer les cadavres des flots, vous les avez
condamnés à mort, convaincus que vous deviez cette
satisfaction aux braves qui avaient péri : et ces
hommes qui, avant même d'arriver au pouvoir,avaient
contribué, autant qu'il était en eux, au désastre de
votre flotte; qui ensuite, maîtres d'Athènes, recon-
naissent avoir, de leur plein gré, mis à mort sans
jugement un grand nombre de citoyens : vous ne
trouveriez pas qu'ils méritent, eux et leurs enfants,
(l'être condamnés par vous aux derniers supplices?
Argumentation « extra i
de Théramène.
(§§ 6i-T8)
El maintenant je vais aussi le plus brièvoincnl
possible vous éUifipr sur le compte de ThiTamèii''-
Dans mon inlérêt, comme dans l'inttTêl public, j'-
vous demande toute votre attention. Et qu'on "'■
s'étonne pas que je charge Théramène, <juau<i cV>i
Ki-atostliéne qui est en cause. Ëratoslliène, je !■■
sais, doit alléguer pour sa diifense qu'il était l'ami
de Théramène, et qu'il a pris part aux mêmes action?
que lui. Je ne doute pas alors que, s'il avait gou-
verné Athènes avec Thémistocle, il ne s'attriboùl U
gloire d'en avoir fait construire les murs puisqu ri
se vante aussi d'avoir contribué avec Théramène j
les faire abattre 1 Ces deui hommes n'ont pas <■"
tout à fait, ce me semble, le même mi^rile : l'un,
malgré l'opposition des Lacédémoniens, élève 1''--
remparts d'Alliènes; l'autre trompe ses conci-
loyens pour les détruire. Quoi qu'il en soit d'ail-
leurs de ce rapprochement, les choses ont lourm-
pour la ville tout autrement qu'on eût pu ^>
attendre. Les amis de Tliéramène auraient dû périr
avec lui, excepté ceux, s'il s'en trouvait par liasarJ.
qui avaient combattu sa politique : or voici maiiil'"
nantque des accusés, pour leur défense, se couvre»'
du son nom et se font de son amitié un litre à vuln'
estime, comme si la république eût trouvé en lui If
CONTRE ÉRATOSTHÈNE (XII, §S 62-68). 27
plus utile, et non le plus malfaisant des citoyens.
C'est d'abord Théramène qui fut le principal auteur
de la première oligarchie en vous conseillant
d'adopter le gouvernement des Quatre-Cents. Son
père, en sa qualité de délégué provisoire *, y con-
tribua aussi, et Théramène lui-même, qui parais-
sait très dévoué au nouvel ordre de choses, fut
nommé stratège par les délégués. Tant qu'on le
combla d'honneurs, il remplit fidèlement sa charge.
Mais lorsqu'il vit que Pisandre, Kallaischros, et d'au-
tres, prenaient une autorité supérieure à la sienne,
et que, d'autre part, ils n'avaient plus l'oreille du
peuple, la jalousie qu'il ressentait contre eux et la
crainte que vous lui inspiriez l'amenèrent à conspirer
avec Aristocrates. Pour donner à la démocratie un
gage de sa fidélité, il accusa ses meilleurs amis,
Antiphon et Archéptolémos et se fit ainsi leur
meurtrier. Sa perversité sut à la fois vous asservir
pour garder la confiance de ses partisans et les
faire périr pour gagner la vôtre.
Honoré par vous, comblé de marques de votre
estime, il s'engage spontanément à sauver Athènes,
et c'est lui qui la perd. Il avait, disait-il, découvert
un expédient merveilleux, d'un prix inestimable.
Il s'engageait à faire conclure la paix sans donner
d'otages, sans abattre les murs, sans livrer les vais-
seaux. Pour le surplus, il ne voulut rien dire à
1- Â la suite du désastre de Sicile, on avait nommé un conseil
<le dix citoyens âgés (icp(56ouXoi) chargés de veiller au salut
public. Bientôt à ces dix 7Cp66ôuXoi on en avait adjoint vingt
autres et ce sont ces trente délégués qui avaient préparé le gou-
vernement des Quatre-Cents. Hagnon, père de Théramène faisait
partie de la commission.
28 LYSIAS.
personne, demandant qu'on s'en rapportât à lui. Et
vous, Athéniens, quand l'Aréopage travaillait à nous
sauver, quand Théramène rencontrait une forte
opposition, quand vous saviez qu'un bon citoyen
n'a de secrets que pour l'ennemi, et que Théra-
mène au contraire cachait précisément à ses
compatriotes ce qu'il devait dire à l'ennemi, vous ne
lui en avez pas moins tout remis, patrie, femmes,
enfants, et vous-mêmes. Lui ne fît rien de ce qu'il
avait prorais. Il était si convaincu qu'il lui -fallait
abaisser et affaiblir la république qu'il vous tH
prendre une résolution que jamais n'avait exig^
aucun ennemi ni prévue aucun citoyen : sans y être
forcé par les Lacédémoniens, mais de lui -même, il
leur promit d'abattre les défenses du Pirée et de
renverser votre constitution démocratique. C'est
qu'il savait bien que, à moins de vous réduire à une
situation tout à fait désespérée, il ne pourrait plus
échapper longtemps à votre vengeance. Enfin,
Juges, il ne laissa pas siéger l'assemblée du peuple
avant d'avoir bien constaté que le moment qu'il
appelait lui, le moment favorable, était venu, avant
que la flotte de Lysandre, qu'il avait fait venir,
fût arrivée de Samos et l'armée lacédémonienne
entrée en Attique.
C'est alors que, ces dispositions étant prises, il?
convoquent l'assemblée et l'invitent à délibérer sur
la forme du gouvernement en présence d»*
Lysandre, de Philocharès et de Miltiade, de telle
sorte que nul orateur ne puisse protester ni
menacer, et que vous, au lieu de prendre ^^
résolutions les plus utiles à la république, vous
soyez réduits ù voter celles que vous imposeraient
CONTRE ÉRATOSTHÈNE (Xll, §§ 69-76). 29
VOS ennemis. Théramène se lève : il vous enjoint
de remettre le gouvernement d'Athènes à trente
magistrats et d'adopter la constitution exposée par
Dracontidès. Vous cependant, même dans une telle
situation, vous protestez tumultueusement que vous
n'en ferez rien : vous compreniez bien que, ce
jour-là, votre assemblée allait décider si Athènes
serait esclave ou libre. Théramène, ô juges — ici
j'invoque le témoignage de vos propres souvenirs,
— Théramène s'écrie alors qu'il ne tient pas compte
de vos murmures,- parce qu'il sait que beaucoup
d'Athéniens adhèrent à sa politique, et qu'il exprime
d'ailleurs les intentions de Lysandre et de Sparte.
Après lui, Lysandre se lève, et dit, entre beaucoup
d'autres choses, qu'il vous considérait comme
n'ayant pas exécuté les clauses du traité, et que,
si vous n'obéissiez pas aux ordres de Théramène, ce
n'est pas la forme du gouvernement qui serait en
question, mais l'existence de la cité. Tous les
honnêtes citoyens présents à cette réunion voient
bien l'intrigue qui s'ourdit et la contrainte qu'on
leur impose. Les uns restent et gardent le silence;
les autres se retirent, et ont au moins conscience
de n'avoir dojiné leur suffrage à aucune mesure
fatale à la république; quelques-uns seulement,
gens lâches ou mal inspirés, votent à mains levées
ce qu'on leur a prescrit. Ils avaient reçu l'ordre
de nommer dix citoyens désignés par Théramène,
dix imposés par les éphores * qu'on venait d'éta-
i. Après la conclusion de la paix, un comité de cinq membres
avait été nommé pour préparer la révolution. Ces cinq délégués
avaient reçu le nom à^ éphores ^ emprunté à la constitution de
Sparte.
30 LYSIAS.
blir, dix choisis dans rassemblée même : vos ennemis,
en effet, voyaient si bien votre faiblesse et étaient
si sûrs de leur force qu'ils savaient d'avance ce que
cette assemblée déciderait.
Ce n'est pas moi qu'il faut en croire, c*est Théra-
mène. Tout ce que je viens de vous dire, il Ta dit
lui-même pour se justifier dans le Conseil, où il
rappelait amèrement aux bannis qu'ils lui étaient
redevables de leur rappel, alors que les Lacédémo-
niens ne s'inquiétaient pas d'eux, et à ses collègues
que c'était lui qui les avait élevés au pouvoir — par
les moyens que je vous ai fait connaître, — pour
être ainsi traité par eux maintenant, après leur
avoir donné tant de preuves manifestes de sa
loyauté et reçu d'eux-mêmes tant de serments. Et
voilà celui dont Ératosthène et ses complices ose-
ront se dire les amis, cet homme qui a commis tant
d'indignités et d'infamies, celles-là et d'autres
encore, anciennes ou récentes, grandes ou petites;
ce Théramène qui a péri, non pour vous défendre,
mais pour expier ses crimes; que l'oligarchie a jus-
tement frappé ~ il travaillait déjà à la renverser — et
qu'aurait aussi justement frappé la démocratie, — il
vous avait deux fois asservi; — qui enfin, toujours
ennemi de la constitution présente, toujours voulait
celle qu'il n'avait pas, et décorait d'un beau nom les
crimes abominables dont il donnait l'exemple.
^ .i-
CONTRE ÉRATOSTHÈNE (xii, §§ 76-78; 92-94). 31
IV
Péroraison : Appel aux deux partis.
(§§ 92-100)
Je veux, avant de descendre, rappeler quelques
souvenirs aux citoyens des deux partis, à ceux de
la ville et à ceux du Pirée, pour que les malheurs
causés par ces hommes vous servent d'exemple au
moment où vous allez déposer votre vote. Et d'abord
vous qui appartenez au parti de la ville, considérez
que leur tyrannie vous a réduits à engager contre
des frères, des fils, des concitoyens une lutte où la
défaite vous laisse les égaux des vainqueurs, mais
où la victoire eût fait de vous leurs esclaves. Eux,
à la faveur du désordre, augmentaient leur fortune
privée ; et vous, cette guerre fratricide a diminué la
vôtre. Ils ne voulaient pas vous associer à leurs
profits, mais ils vous associaient de force à leur
déshonneur, arrivant à ce point de mépris pour •
vous, qu'au lieu de vous donner part à la fortune
afin de s'assurer votre fidélité, ils croyaient, en vous
faisant partager leur honte gagner votre bienveil-
lance. Aussi, maintenant que vous n'avez plus rien
à craindre, vengez-vous de tout votre pouvoir,
vengez le Pirée. Songez d'abord que vous aviez en
eux d'exécrables despotes; songez ensuite qu'au-
jourd'hui, avec des hommes de cœur, vous exercez
vos droits de citoyens, vous combattez vos ennemis,
vous délibérez sur les intérêts de la cité. Rappelez-
vous enfin ces auxiliaires établis par les Trente dans
JSéÉ,
32 LYSIAS.
l'Acropole pour maintenir leur tyrannie el volri'
servitude.
J'aurais encore beaucoup à vous dire : je m'ar-
rête. — Et vous, braves du Pirée, souvenei-ïOii'=
que vous avei été dépouillés de vos armes, non p.ir
les ennemis dans les nombreux combats livrés par
vous hors de TAttique, mais par les Trente en plein"
paix. Souvenez-vous aussi qu'ils vous ont cha'si''
de la ville de vos pères, et que, bannis, ils demnn-
daient votre extradition à celles qui vous avnieni
donné asile, A ces souvenirs enllammei-vous .1-
colère, comme au temps de votre exil. Rappelw-
vous aussi tout ce que ces hommes vous ont enci^iv
fait souffrir : comment ils saisissaient les uns sur
l'Agora, dans les temples, pour los faire périr d-
mort violente; comment ils arrachaient les auti'-
à leurs- enfants, à leurs parents, à leurs femm-''.
pour les contraindre à se tuer de leur.i protin-
mains, et défendaient qu'on leur rendit même k-
derniers devoirs, persuadés apparemment que l-uf
tyrannie était trop solide pour avoir rien à cminll^'
de la justire céleste. Ceux d'entre vous qui éclinj.-
pËrcnlà la mortcoururcnt bien des périls, errèri'ni
en bien des villes. Chassés de partout, manquant
de lout, apK's avoir laissé vos enfants, soit ilan<
voire patrie devenue pour vous un sol ennemi, s^ii
sur la terre étrangère, à travers d'innomhraM-
obstacles, vous arriver enfin au Pirée. I.à, au mili-»
de nombreux et sérieux dangers, vous déployez un
intrépide courafie, et parmi vos concitoyens v<'U>
délivrez les uns; aux auli-es, vous rouvrez Irur
patrie. Si la fortune vous eût été contraire, si v>iii>
aviez échoué dans cette lutte, vous-mêmes, d'un
CONTRE ÉRATOSTHÈNE (XII, §§ 95-100). 33
côté, VOUS seriez retournés en exil plutôt que d'en-
durer encore une fois tout ce que vous aviez déjà
souffert, sachant, qu'avec leurs façons tyranniques,
vous n'auriez trouvé de refuge , malgré votre
innocence, ni dans ces temples, ni au pied de ces
autels, qui même pour les coupables sont un asile;
et, quant à vos enfants, les uns, restés à Athènes,
auraient été outragés par eux; et les autres, sur
la terre étrangère, faute d'appuis, pour quelque
mince dette, réduits en esclavage.
Mais je ne veux pas vous parler de ce qu'auraient
pu faire les Trente, quand je ne puis vous dire
tout ce qu'ils ont fait : ce n'est pas assez d'un accu-
sateur ou de deux; il en faudrait un grand nombvç.
Du moins n'ai-je pas manqué de zèle pour dénoncer
à votre justice les sanctuaires dont ils ont vendu
les biens ou qu'ils souillaient de leur présence, la
république qu'ils ont amoindrie, les arsenaux qu'ils
ont détruits, enfin leurs victimes, dont vous n'avez
pu sauver la vie, dont il vous faut venger la mort.
Oui, j'imagine que ces morts nous entendent, et
qu'ils apprendront à vous connaître quand vous
déposerez vos suffrages dans l'urne. Si vous acquit-
tez leurs bourreaux, ils se croiront eux-mêmes une
seconde fois condamnés à périr; si, au contraire,
vous les livrez au supplice, ils seront vengés.
Je termine ici mon accusation. Vous avez entendu,
vu, souffert; vous savez : jugez!
POUR L'INVALIDE
, (XXIV)
L'Invalide pour qui fui composé ce plaidoyer
il'liumble condition. C'éuil un petit commerçant qMj
■tenait boutique près de rAgora. Parfois ses
l'appelaient au dehors : on le rencontrait alors appu^f I
sur deui béquilles, ou bien, quand les courses élalrni ■
trop longues, monté sur le cheval de quelque
charitable. Comme il était bon compagnon et s
rire, on se réunissait volontiers chez lui : sa
était le rendez-vous, non pas peul^tre de la meilleur'
société d'Athènes, mais de quelques habitués de l'Adora,
pens de loisirs, amis des longues flâneries et des ru»
vcrsalions sans Un sur la politique et sur tes procès "
cours. On discutait sous l'auvent: on s'égaiyail iu>
dépens des passants. L'Invalide avait la langue i'
malheur ft qui lui déplaisait ; le trait était vite décochi
et portait juste. Mais on le connaissait : soit qu'on !■
redoutât, soit qu'on ciU égard h son malheur, on 1'
laissait dire. Un jour cependant quelqu'un dut pvi>ir-
patience et il semble bien que ce Tùt unedese^vietiini-
— un jeune homme sans doute — qui, pour « senff
de ses railleries, voulut lui faire retirer la petite penûtd
dont il jouissait.
L'Invalide, en cTel, touchait une pension. En vrrli
d'une loi due k Solon, tout citoyen dont la. fortune éiW
7»r
POUR l'invalide (xxiv). 35
inférieure à trois mines (291 francs) et qu*une Infirmité
mettait hors d'état de subvenir à son existence avait
droit, poHrvu qu'il présentât certaines garanties de
moralité, à l'assistance dç l'État. Celui-ci lui allouait une
somme qui, à l'époque de notre discours, s'élevait à
une obole par jour (environ fr. 16 de notre monnaie).
Ces pensions étaient accordées par un décret du peuple
et, chaque année, le Conseil (y; povXiq) procédait à un
examen des Invalides (âSoxîfiaÇs toÙç àî-uvatoy;) pour
s'assurer qu'ils remplissaient toujours les conditions
exigées par la loi. Ceux qui ne se présentaient pas per-
daient leurs droits pour la durée d'une prytanie * (35 à
38 jours suivant les années). La procédure suivie était
la même que dans les dokimasies ^ de magistrats.
L'examen terminé, tout citoyen (6 Po-uX6(i,svo;) pouvait
se porter accusateur et contester les titres de l'Invalide
pensionné : celui-ci présentait sa défense et l'on pas-
sait au vote.
C'est à une défense de ce genre que nous avons ici
a/Taire. L'objet du débat était mince; l'Invalide mis en
cause était un bien petit personnage : tout le charme du
discours vient de l'art délicat avec lequel Lysias a su
approprier son style et ses arguments à la nature du
sujet et au caractère de l'accusé.
Vexorde est très simple, mais d'une simplicité soi-
gnée, et sur un ton de fine et ironique bonhomie qui
sera celui de tout le plaidoyer. L'affaire ne comportant
point de nm^ration, l'orateur passe tout de suite à la
discussion et reprend une à une les allégations de son
adversaire. Quoi que celui-ci prétende, il n'est point
dans l'aisance et son métier ne saurait le faire vivre;
son infirmité est bien réelle : il suffît d'ouvrir les yeux
pour la constater; enfin, tout ce qu'on a dit de son
mauvais caractère, de son humeur querelleuse, de sa
violence, est contraire au bon sens : il faut être riche,
1. Les cinquante représentants que chacune des dix tribus
avait au Conseil restaient successivement en permanence au pry-
tance pendant la dixième partie de l'année. C'est cette période
de temps qui constituait la prytanie.
3. La dokimaaie était Vexamen auquel les différents magistrats
étaient soumis avant leur entrée en charge.
36 LYSIAS.
jeune et bien bâti, pour se permettre d'être insolent.
Rien de pénible d'ailleurs, ni de travaillé dans cette
argumentation : l'Invalide ne se met point en frais pour
prouver que sa fortune est bien inférieure à trois mine*,
ou que, s'il touche une pension, c'est parce qu'il ne peut
vivre de son travail. Ce serait attacher trop d'impor-
tance au débat. Il plaisante, au contraire, il parle en
homme qui est sûr ou qui veut paraître sûr de ses juge?
et de sa cause; il discute peu les raisons de son adver
saire, s'en amuse et les tourne en ridicule; ou, s H
affecte de les prendre au sérieux, c'est pour en tirer de-
conséquences inattendues et piquantes à force d*iic-
prévu. Puis soudain il redevient grave : il s'indigne, il
invoque les srentiments de justice et de pitié des mem-
bres du conseil : mais sa gravité est souriante et ^>n
indignation évite les grands éclats. Une étonnante
variété de ton, un mélange constant du sérieux et «lu
plaisant, de l'ironie et du pathétique, de la colère et
d'une certaine bonne humeur'font de celte petite dis-
cussion un chef-d'œuvre de grâce légère et amusantt-
On dirait par moments que Lysias, très maître de st>n
art, très sûr de ses effets, se joue lui-même de ses pro-
pres procédés. Tel lieu commun débité gravement par
l'Invalide prend dans sa bouche un air de parodie. <r:
un certain comique très fin, sensible surtout à de«
oreilles exercées aux disputes judiciaires, nait du cttn-
traste voulu entre l'objet du débat et l'emploi pour li
défense de moyens en usage dans les plaidoyers plu-
sérieux. La même variété de ton se retrouve dans îi
péroraison, mais avec quelque chose de plus érau. Aprr-
avoir rappelé — ce que devait faire tout bon Athénier
cité en justice — qu'il avait fui la ville sous les Trente.
l'orateur termine en ramenant la question à ses vérita-
bles proportions et en donnant une dernière leçon à son
adversaire.
On ignore la date exacte du procès de l'Invalide : «r.
voit seulement, d'après le § 25, qu'il est postérieur de
plusieurs années au rétablissement de la démocratie.
POUR l'invalide (xxiv, §§ 1-4). 37
Discours.
{§§ 1--21)
Pour un peu, citoyens du conseil, je remercierais
mon accusateur de m'avoir intenté ce procès. Car
auparavant je n'avais pas de prétextes pour rendre
compte de ma conduite, et voici que, grâce à lui,
j'en ai trouvé un. Aussi je vais essayer, en vous
parlant, de montrer que cet homme ment, et que,
pour ce qui est de moi, la vie que j'ai menée jusqu'à
aujourd'hui devrait m'attirer des éloges plutôt que
la jalousie. S'il m'expose au danger où vous me
voyez, c'est en effet, à ce que je crois, par pure
jalousie. — Et de quelle méchanceté, à votre avis,
n'est-on pas capable, quand on porte envie à des
gens dont tout le monde a pitié? — Car enfin ce
n'est pas par amour de l'argent qu'il me calomnie,
et s'il allègue que je suis son ennemi et qu'il se
venge, il ment. Méchant comme il l'est, je n'ai jamais
eu de rapports avec lui ni comme ami ni comme
ennemi. Vous voyez donc bien qu'il est jaloux, et
cela, parce que, dans le malheur où je me trouve,
je suis encore meilleur citoyen que lui. C'est que
j'estime, citoyens du conseil, qu'il faut que les
qualités morales corrigent les misères physiques.
Supposez que mes sentiments, que toute ma
conduite répondent à mon mauvais sort, en quoi
vaudrais-je mieux que cet homme?
Mais en voilà assez sur ce sujet. Pour la défense
qu'il me convient de présenter, je serai aussi court
que je pourrai. Mon adversaire prétend que je n'ai
38 LYSUS.
ancQD droit à toucher l'argent de la cité, que j--
suis asseï solide de corps poor n'être pas compi'
parmi ks Im-alides, et que j'exerce un méli'r
Citpable, même sans le secours qui m'est alloué. Jv
me faire rirre. Les preuves qu'il allègue sont, pour
ma force corporelle, que je monte à ctieval, pour
les profits de mon métier, que je suis en état J-
frêquenler des gens qui sont eux-mêmes eo étal i)>r
faire de la dépense. Sur les profils de mon métier.
et sur toute ma vie, du reste, vous savei tous, j^
pense, à (pioi vous en tenir. Je veux cepcnd-nnl
vous en dire à mon tour quelques mots.
Mon pèi'e, en liéritage, ne m'a rien laissé du tout:
ma mère est morte il y a deux ans, et jusque-lJ
j'ai pourvu à son entretien; quant à des enrani>
pour me soigner, je n'en ai pas encore. Ce que j-'
lire de mon métief est peu de chose ; déjà j'ai J-
1.1 peine à l'exercer moi-même, etje n'ai pas encoi*
le moyen d'acheter un esclave qui me remptacr.
En fait de rentes je u'ai que celle-ci. One vous ni'
l'enleviez, je risque fort de tomber dans la plii>
noire misère. Eh bien non, citoyens du conseil-
jiuisque vous pouvez, en bonne justice, me sau^-i
la vie, n'allez pas contre toute justice me l'âter: i-
que vous m'avez accoriié alors que j'étais plu-
j«une et plus solide, n'allez pas me le retinT
aujourd'hui que je suis vieux et sans forces ; n'allr j
pas, api-ès avoir passé jusqu'ici pour la nation h
plus humaine h l'égard même de ceux qui u'avaieni
aucune infirmité, accueillir avec dureté, pour le bo"
plaisir de cet homme, des mi.sérables qui font pili'
même à leurs ennemis; n'allez pas, en prenant sur
vous de me faire du tort, iMei' tout courage & ceuï
POUR l'invalide (xxiv, §g 4-10). 39
qui se trouvent dans la même situation que moi-.
Ce serait, en effet, citoyens du conseil, une chose
Jbien étrange : on m'aurait vu toucher cette pension,
quand je n'avais que mon malheur, et maintenant
que la vieillesse, la maladie, et tout leur cortège
de maux viennent fondre sur moi, maintenant, dis-
je, on me l'enlèverait!
Pour nia pauvreté, m'est avis que mon adversaire,
à lui tout seul, pourrait mieux que personne au
monde vous en montrer l'étendue. Supposez que
Je sois constitué chorège pour le concours de tra-
gédie et que je le somme de faire l'échange des
biens *, il aimerait mieux exercer dix fois la
chorégie que de consentir une seule fois à l'échange.
Eh bien! n'est-ce pas là une chose bizarre? Voilà
un homme qui allègue contre moi que j'ai assez de
bien pour frayer de pair avec les citoyens les plus
riches d'Athènes, et, si ma supposition pouvait en
quelque point se réaliser, il reconnaîtrait que je
suis tel que je dis, et plus misérable encore!
'Sur mes aptitudes équestres, dont il a eu le front
de vous entretenir, sans avoir égard ni à la fortune,
ni à vous-mêmes, point n'est besoin de tant parler.
Je dis seulement, en effet, citoyens du conseil, que
tout homme ayant éprouvé quelque disgrâce cherche
et s'ingénie à trouver un moyen, pour s'accommoder
au moins mal possible de son malheur. Or je suis
du nombre, étant tombé dans l'infortune où vous
me voyez, et c'est là l'adoucissement que j'ai trouvé
aux courses trop longues que la nécessité m'impose.
La meilleure preuve, citoyens du conseil, que le
1. Voir p. l(fô, n. 1.
40
LYSIAS.
malheur seul, et non nion insolence» comme il le
prétend, me fait aller à cheval, c'est que, si j'avais
des rentes, je me ferais porter en cacolet, au lieu
de monter des bêtes d'emprunt. Comme il m'est
impossible de me payer un pareil équipage, je suis
bien obligé de recourir souvent au cheval du voisin.
Eh bien, n'est-ce pas une chose absurde, citoyens
du conseil, que le même homme, qui, s'il me voyait
voiture en cacolet, garderait le silence — car que
pourrait-il encore dire? — parce que je monte un
cheval d'emprunt, cherche à vous faire entendre
que je suis valide? Je me sers aussi de deux bdlons
pour marcher, alors que les autres Athéniens n'en
ont qu'un : que ne soutient-il contre moi que cela
aussi est le fait d'un homme bien portant, lui qui,
de ce que je monte à cheval, se fait un argument
pour vous soutenir que je ne suis pas infirme? Car
cheval ou béquilLs c'est pour la même raison que
je me sers de l'un et de l'autre.
Mais il passe tellement en effronterie tous les
autres hommes, qu'il s'efforce de prouver — lui
seul contre vous tous tant que vous êtes — que j<'
ne fais pas partie des Invalides. Eh bien! s'il par-
vient à faire admettre cela à quelques-uns d'entn*
vous, citoyens du conseil, qui empêche que je prenne
part au tirage au sort pour les neuf archontes, et
que vous me priviez de mon obole, comme sain de
corps, pour l'en gratifier tous en chœur, par un
vote, comme estropié. Car apparemment vous n'irei
pas priver de sa pension, en alléguant qu'il est
valide, un homme auquel les thesmothètes refuse-
ront le tirage au sort en alléguant qu'il ne Test pa5.
Mais je sais bien (jue vous n'êtes pas d'accord avec
k
POUR l'invalide (XXIV, §§ ll-i7). 41
mon adversaire, — lui non plus, d'ailleurs, et il a bien
raison. Il vient exercer ses revendications comme
si mon malheur était une fille épiclère *, et il s'efforce
de vous faire entendre que je ne suis pas l'infirme
que vous voyez; mais vous, comme il convient à des
hommes de sens, croyez-en plutôt vos yeux que les
discours de cet individu.
Il dit encore que je suis insolent, que je suis vio-
lent, que je suis extrêmement grossier, comme
si, en employant de grands mots, il devait dire la
vérité, et si, en le prenant de moins haut, ce n'était
plus la même chose ! Moi , j'ai idée , citoyens du
conseil, que c'est à vous de faire une distinction
entre ceux qui peuvent se permettre d'être insolents
et ceux qui ne le peuvent pas. Ce n'est point aux
gens pauvres et dénués de toutes ressources que
l'insolence est naturelle, c'est à ceux qui ont plus
que le nécessaire ; ce n'est pas à des individus mal
bâtis, mais à ceux qui peuvent avoir toute con-
fiance en leurs bras; ce n'est pas à ceux qui sont
déjà avancés en âge, mais à des hommes jeunes et
de corps et d'esprit. Les riches, en effet, avec leur
or, achètent l'impunité; mais les pauvres, privés
de tout, sont obligés par là même d'être sages. Pour
ce qui est des jeunes, on trouve bon qu'ils obtien-
nent l'indulgence des vieux : mais quand ce sont
1. Â Athènes, les filles n'héritaient pas; mais en Tabsencc d'héri-
tiers mâles, elles étaient appelées à transmettre la succession. On
les désignait alors sons le nom d'épiclères. Comme la religion de
la famille se transmettait avec la fortune, le plus proche parent
de Vépiclère avait le droit de la réclamer en mariage. Aussi plus
la succession était importante, plus les prétendants étaient nom-
'>reax. D'où de fréquentes contestations que les tribunaux avaient
i trancher.
les vieux qui font mal, tous, jeunes et vieux, sont
d'accord pour les blâmer. Enfin des gens robuslo
peuvent, sans qu'il leur arrive malheur, insulter qn:
bon leur semble : mais il est interdit h un impoleoL
et lorsqu'on l'insulte, de repousser l'insulteur, eU'il
veut faire l'insolent, d'avoir le dernier mot avec s**
victimes. Aussi, quand mon adversaire vient parlr
de mon insolence, je ne crois pas qu'il le fa^
sérieusement : il plaisante et cherche moins à ïûus
persuader que je suis ce qu'il dit, qu'à me tourner
en ridicule — comme si c'était là un bel exploil-
II raconte aussi que ma boutique est le renJ'-'-
vous d'une foule de gens tarés, qui, après avoir
gaspillé tout leur bien, cherchent à faire tombct
dans leurs pièges ceus qui veulent conserver leur
avoir. Mais mettez-vous bien tous ceci dans la trtf.
c'est qu'en disant cela ce n'est pas plus à moi qui
tous les gens de métier qu'il s'en prend, ni à rar?
pratiques plus qu'à celles des autres artisans
C'est, en effet, pour chacun de vous une habituil*''
on va faire son tour chez le parfumeur, chei I'
barbier, chei le cordonnier, chez n'imporle qm-
plus souvent dans les boutiques qui sont le plU'
rapprochées de l'Agora, plus rarement dans cellr>
qui s'en éloignent davantage. En sorle que, accu>«i
de malice ceux qui viennent cheï moi, c'est accus<r
aussi ceux qui passent leur temps chez lesaulr^-
et du mi^me coup, tous les Athéniens. Car tousvov
aimez à faire votre lour et à vous installer là ou U-
Mais je ne sais, en vérité, si je dois répondr
point par point à chacun de ses dires et vou-
ennuyer plus longtemps. J'ai traité les question-
les plus importantes; à quoi bon m'occuper d'arii"
■î-Ç^
POUR l'invalide (xxiv, §§ 17-25). 43
ments qui ne valent pas mieux que Thomme qui
est là? Mais tous, citoyens du conseil, je vous
demande de conserver de moi la môme opinion que
vous aviez jusqu'à aujourd'hui : le seul avantage
auquel la fortune m'ait donné part dans ma patrie,
ne m'en privez pas pour le bon plaisir de cet homme ;
ne souffrez pas que ce que vous m'avez accordé
jadis par un vote unanime, mon adversaire, à lui
seul, vous persuade aujourd'hui de me l'enlever!
La divinité, citoyens du conseil, nous ayant interdit
les plus hautes magistratures, la cité nous a, par un
vole, accordé cette pension, considérant que tout le
monde doit avoir les mêmes chances de bonheur et
de malheur. Ne serait-ce pas dès lors le comble de
la misère, si, déjà privé par mon accident de ce
qu'il y a de plus important et de plus honorable, je
me voyais également frustré, par le fait de mon
accusateur, de ce que la cité, dans sa sollicitude
pour les malheureux comme moi, m'a accordé. Non,
citoyens du conseil, n'accordez pas votre vote à
cette tentative.
Et pourquoi en viendrais-je à trouver chez vous
de tels sentiments? Serait-ce que quelque citoyen
traduit par moi en justice ait jamais, par ma faute,
perdu sa fortune? Mais il n'y aurait pas un seul
homme pour le prouver. Suis-je alors un intrigant,
plein de confiance en lui, aimant à se faire des
ennemis? Mais je n'ai pas des moyens d'existence
à me permettre de pareilles manières. Est-ce donc
que je suis un insolent, un emporté? Mais mon
accusateur lui-môme se garderait de le prétendre,
s'il ne voulait ajouter un nouveau mensonge à
tous les autres. Serait-ce enfin qu'on m'ait *vu sous
les Trente disposer du pouvoir pour faire !■■
malheur de beaucoup de mes concitoyens? Mai?
j'étais en exil avec vous, avec le peuple, à Chalcis.
et quand rien ne m'empêchait de vivre ici tran-
quillement avec les Trente, j'ai mieux aimé m ex-
patrier, et partager vos périls. Ne me frailez donr
pas, ciloyens du conseil, moi qui n'ai comim^
aucune Taute, comme vous traitez ceux qui en ont
commis de nombreuses; que voire vote soit pour
moi ce qu'a été celui des Conseils qui vous ont pn-
cédés. Souveneï-vouB que je ne suis pas là api> •
avoir manié l'argent de la cité, pour rendre m""-
comptes, ni après avoir exercé une magislralun
pour justifier mon administration, mais qu'il n<-
s'agit dans ce débat que d'une obole. Et alurs,
votre décision sera conforme au droit; moi, j'obtien-
drai justice, et vous rendrai la reconnaissance qui
vous est due; quant à mon adversaire, cela lut
apprendra à ne pas s'attaquer à plus faible que lui.
et à ne chercher des triomphes que sur ses égaux.
rTpp
POUR UN SUSPECT
(XXV)
ARGUMENT
Le titre * sous lequel ce discours nous est parvenu n'est
pas exact. Le personnage inconnu qui est mis en cause
n'a pas spécialement à répondre à une accusation de
menées anti-démocratiques (ypaçT) xaraXOdea); xoO 6i^{iou).
Désigné, par le sort ou par Télection, pour Texer-
cice d'une magistrature, il s'était présenté, comme
devaient le faire tous ceux qui étaient dans son cas,
pour subir Vexamen (ôoxijiaortx) devant le tribunal
(èv $ix(z<rTT}p(fi)). Lorsque, Vexamen terminé, le président
avait posé la question traditionnelle : « Quelqu'un veut-il
accuser cet homme? • (tovtou poûXeraî ttç xaTYiyopeïv ;),
trois accusateurs, Épigène, Démophane et Clislhène,
s'étaient présentés. Leur accusation entendue, la parole
avait été donnée à l'accusé, et c'est le discours prononcé
par lui à ce moment que nous possédons. Ce discours
est donc proprement une défense pour un citoyen mis
en cause à l'occasion d'une dokimasie. Comme l'accusa-
tion avait été dirigée surtout contre la conduite du can-
didat sous l'oligarchie, celui-ci s'applique, dans sa
défense, à établir la sincérité de ses sentiments démocra-
tiques et de son attachement à la constitution. De là
I. Titre dans le manuscrit : Défense pour un citoyen, accusé de
menées anti-démocratiques. ...
46 LYSÏAS.
l'erreur commise sur la nature du débat et par suite <ur
le titre du discours.
Nous ne connaissons les accusateurs que de nom:
mais du moins nous savons à quel parti ils apparte-
naient. Ils étaient du nombre des démocrates avancé?
qui, revenus avec Thrasybule, avaient subi pluti^t
qu'accepté l'acte de réconciliation, et qui, depuis, cher-
chaient à le rendre lettre morte dans la pratique. Leur
haine intéressée ne faisait aucune distinction paroi,
ceux qui n'avaient pas quitté Athènes sous les T^enl<^ :
quiconque n'avait pas fui les oligarques passait à leur^
yeux pour les avoir servis : et contre tous ils avaient
une accusation toujours prôte, celle d'avoir pris part .
des menées anti-démocratiques. Or, peu avant la doh -
masie qui fait l'objet de notre discours, ce parti avait
remporté un succès. Le bruit s'étant répandu que Ify
aristocrates retirés à Eleusis, en vertu des conventions,
préparaient un retour ofTensif contre Athènes , le-
démocrates avancés avaient organisé contre eux un**
expédition. Les chefs de l'armée d'Élcusis, appelés pour
négocier, avaient été mis à mort et l'on avait conclu un
nouvel et définitif arrangement avec les derniers sur^i*
vants de l'oligarchie (40i-iOO). Fière de ce succès, i\
démocratie radicale relevait la tête et reprenait coniiv
le parti modéré le système d'attaque dont elle avait fait
Pessai avec le Discours contre Èralosthine. A trois an«
de distance, et en tenant compte de la dilTérence d««
circonstances^ la Défense pour im suspect forme <lon«-
comme la contre-partie de ce discours, et, après avoir
entendu Lysias se faire l'interprète des rancunes démo-
cratiques, nous l'entendons plaider, pour le compta
d'un client, la cause du parti modéré.
Le métier de logographe imposait quelquefois de Ct>
tâches délicates; mais nul n'était plus capable que
Lysias de les mènera bien. 11 avait l'art non seuleroen:
de se dissimuler derrière son client, mais de s'identifier
avec lui, d'entrer dans ses sentiments, de partager m^
vues. 11 ne se contentait pas d'observer ses habitudes et
de saisir ses manies : sa psychologie allait plus avant
et atteignait le caractère. Peu de discours le monlre-
raient mieux que celui-ci.
h-
=Tyrr--
POUR UN SUSPECT (XXV). 47
L'accusé est inconnu, mais sa personnalité est si for-
tement empreinte dans le discours composé pour lui
par Lysîas, que nous arrivons sans nul effort à nous le
représenter. C'est un homme qui, visiblement, s'est
intéressé à la politique, mais que la politique a lassé.
Engagé, à ce qu'il semble, dans le parti de Théramène,
il avait au début favorisé l'oligarchie; puis bien vite il
avait compris qu'il faisait fausse route et s'était ténu
à l'écart. De son passage aux affaires, il avait gardé
ce sentiment que, dans les luttes de parti, ce sont
toujours des intérêts personnels qui sont en jeu. On
ne naît point aristocrate ou démocrate : les opinions
sont affaire de circonstance : l'avantage de chacun en
décide. Voulez-vous savoir si cet homme a servi la
cause de la révolution? Demandez-vous plutôt s'il avait
profit à la servir. En cela, d'ailleurs, nulle mauvaise
humeur : de l'amertume, mais point de rancune. Le
client de Lysias n'a rien du politique qui se croit
méconnu : il se contente d'observer les événements et
de tirer la leçon que ces événements comportent. Libre
de tout esprit de parti, non seulement défiant, mais
radicalement sceptique à l'égard de tout ce qui est sen-
timent, il le fait d'une façon tranquille. 11 ne s'indigne
pas, il ne s'émeut pas, il est revenu de tout. Comment,
en effet, conserver encore des illusions quand on a vu
autour de soi un Pisandre, un Phrynichos servir avec la
même ardeur la démocratie et l'oligarchie, quand on a
rencontré parmi les patriotes du Pirée d'anciens mem-
bres du gouvernement des Quatre-Cents?
Homme d'expérience, c'est l'expérience qu'il invoque.
Ses raisonnements n'ont rien d'abstrait : à chaque ins-
tant ils s'appuient sur les faits : ils ne sont en quelque
sorte que ces faits rapprochés et mis en lumière les
uns par les autres. Tout le discours se réduit à une
série de considérations sur l'histoire intérieure d'Athènes
depuis la fin du cinquième siècle. Ces considérations
»e sont pas liées entre elles d'une façon très étroite,
6t l'orateur ne paraît pas se préoccuper des transitions.
Mais chacune d'elles prise à part est présentée avec
force, en des développements très nets, très clairs et
^ont l'ampleur contraste avec la sécheresse ordinaire de
48 LYSIAS.
Lysias. C'est ainsi que jusque dans la façon d'expos«r
les faits reparait le caractère pratique de raccusé. Tout
est subordonné à la nécessité de faire comprendre i
l'auditeur les leçons que lui fournit Thistoire. Aussi
cette Défense est-elle moins un plaidoyer qu'un discours
politique : elle a sa place marquée à côté du Contre
Èratosthene parmi les œuvres les plus fortes de Lysiâ>.
Fragment d'Argumentation.
(§§ 7-27)
... J'essaierai de vous montrer quels sont, à m«^Q
avis, parmi les citoyens, ceux qui doivent naturelle-
ment souhaiter, les uns, un régime oligarchique, ^^
autres, une démocratie. Cette distinction nous per-
mettra, à vous, de prendre votre décision, à ni«»J.
de présenter ma défense. J'établirai, en effet, qu»-
rien dans ma conduite, ni sous la démocratie, m
sous l'oligarchie, ne devait faire de moi un ennemi
du peuple. Gela étant, vous devez avant tout vou*
bien mettre dans l'esprit que nul homme n'est, p^r
caractère, ni partisan de l'oligarchie, ni parUs«in
de la démocratie. Le régime que chacun souhait'*
de voir établi, c'est celui qui sert le mieux ses inU-
rets. C'est donc de vous qu'il dépend pour un»
large part que les partisans de l'ordre de chos^^
actuel soient le plus nombreux possible. Et la preu»'
qu'il en est bien ainsi, vous la trouverez sans pein*
dans les événements antérieurs. Considérez en e(TeU
juges, de quelle versatilité les chefs de nos deux oli-
garchies ont fait preuve. N'est-ce pas Phrynicho>,
Pisandre et les démagogues de leur suite qui, apn-^
vous avoir fait beaucoup de mal, ont établi, pjr
^'J^vv^r-...-!
POUR UN SUSPECT (XXV, §§ 7-11). 49
crainte du châtiment qu'ils s'étaient attiré, la pre-
mière oligarchie? N'a-t-on pas vu un grand nombre
de ceux qui avaient fait partie des Quatre-Cents ren-
trer à Athènes avec les démocrates du Pirée, et quel-
ques-uns de ceux qui avaient renversé les Quatre-
Cents, se retrouver ensuite parmi les Trente ? Certains
même, après s'être fait inscrire pour résider à Eleusis,
ont marché avec vous contre cette ville, assiégeant
ainsi ceux dont ils avaient partagé les sentiments. Il
n'est donc pas difficile de voir, juges, que ce n'est
point la question de la forme du gouvernement qui
nous divise, mais bien celle de nos intérêts parti-
culiers. Voilà ce qui doit vous guider, lorsque vous
avez à juger, dans une dokimasie *, des citoyens :
examinez leur conduite sous la dernière démocratie,
cherchez s'ils avaient quelque intérêt au renverse-
ment de la constitution, et votre sentence sera alors
tout à fait conforme à la justice.
Ainsi, à mon sens, tous ceux qui, sous la démo-
cratie, avaient, à la suite d'une reddition de comptes 2,
été privés de leurs droits de citoyens, tous ceux qui
s'étaient vu confisquer leurs biens ou qui avaient
éprouvé quelque au're disgrâce du même genre,
tous ceux-là devaient naturellement souhaiter l'avè-
nement d'un nouveau régime, dans l'espoir de
retirer quelque avantage d'uùe révolution. Quant
à ceux, au contraire, qui souvent ont rendu service
au peuple sans jamais lui faire de mal, et dont la
conduite mérite de votre part plutôt de la recon-
naissance qu'un châtiment, il ne convient pas
d'accueillir les calomnies qu'on débite contre eux,
1. Voir p. 35, n. 2.
•2. Voir p. 135, n. 1.
..v^-a^
SO LYSUS.
non, pas même si tous nos hommes politiqD«
vous les représentent comme animés de s«nii-
ments oligarchiques. Et maintenant, en ce quinif
concerne, juges, jamais à l'époque dont je vou.-
parle, je n'avais k aucun moment, ni dans if^
alTaires privées ni dans des affaires publitiU"^.
éprouvé la moindre disgrâce qui pût faire de in*i.
par désir de me tirer d'nne situation fâcheuse. I'
partisan d'un nouvel ordre de choses. J'ai eiercr
cinq fois la triérarchie et pris part à quatre balailIfJ
navales ; pendant la guerre, j'ai'fourni de nombreux
contributions, cnRn je ne me suis montré, dan?
l'exercice de mes liturgies ', inférieur à aucun J*
mes concitoyens. Or si je dépensais ainsi plus qor
la cité ne le demandait, c'était alin que vous eussin
de moi une meilleure opinion, et que, si jamais
quelque disgrâce m'atteignait, je pusse me défeoilff
dans de meilleures conditions. Ces avantages. j'«B
ai été complètement privé sous l'oligarchie. Ce n'éuii
pas en effet à des hommes qui avaient rendu quelqu'
service au peuple que les oligarques croyaient devuL-
de la reconnaissance : ceux qu'ils élevaient aux hon-
neurs, c'étaient ceux qui vous avaient fait le plus il'
mal, trouvant là, de la part des gens restés comni'
moi dans la ville, un gage de fidélité donné à leur
cause. Voilà ce dont vous devez vous persuader, D'
vous fiant pas aux discours des hommes ici préseoLi.
mais cherchant, à la lumière des faits, ce qu'a été la '
conduite de cluicun. Quant à moi, en eiïet, jugp.'-
1. ïjo mot de Ufuri/îe d^iigne certaines obligaticint qnp i^tu'
jnipoEAitaux cjtojen>]os plus riches; celles, ptr exemple, de pour
POUR UN SUSPECT (XXV, gg H-16). 51
je n'ai pas fait partie des Quatre-Cents, — ou bien
que celui de mes accusateurs qui le voudra s'avance
à la tribune pour me confondre; — encore bien
moins pourra-t-on vous prouver qu'après l'établis-
sement des Trente, j'ai fait partie du Conseil ou
exercé aucune magistrature. Eh bien! si pouvant
exercer des charges, je les ai refusées, j'ai droit
aujourd'hui à recevoir de vous un honneur, et si
c'est que les gens alors au pouvoir ne voulaient pas
de moi comme collaborateur, puis-je vous prouver
plus clairement l'imposture de ceux qui m'accusent?
Mais il convient, juges, que vous teniez compte
aussi dans votre examen du reste de ma conduite.
J'ai, en effet, gardé, au milieu des malheurs de la
cité, une attitude telle que si tous avaient partagé
mes sentiments, personne parmi vous n'aurait
éprouvé la moindre disgrâce. On verra qu'au temps
de l'oligarchie, personne n'a été par moi traîné en
prison, que je n'ai ni exercé de vengeance contre
aucun de mes ennemis, ni obligé aucun de mes
amis, — à la vérité, ce n'est pas ce dernier trait qui
doit vous étonner : il était en effet difficile à une
pareille époque de rendre un service, tandis que
faire le mal était chose à la portée de tous, — on
verra, dis-je, que je n'ai fait inscrire sur la fameuse
liste * aucun Athénien, que je n'ai obtenu de sentence
arbitrale contre personne, et que je n'ai pas profité de
vos malheurs pour m'enrichir. Eh bien, si vous ne
pardonnez pas à ceux qui ont été la cause de vos
1. Il s'agit probablement de la liste, dressée sur la demande de
l^ysandre, des citoyens autres que les trois mille. Ces derniers
seuls jouissant des droits politiques, cette liste était comme une
sorte de liste de proscription.
.M
52 LYSFAS.
maux, il est naturel aussi que vous regardiez comme
meilleurs que les autres les citoyens qui ne vous ont
fait aucun mal. Au reste, juges, je crois avoir donné
à la démocratie le plus sûr des gages. N'ayant rien
fait contre elle à cette époque, et quand la chose
m'eût été si facile, à plus forte raison aujourd'hui
mettrai-je tout mon zèle à me montrer excellent
citoyen, étant bien certain qu'à la première faute
je recevrais, sans tarder, mon châtiment. Mais
pourquoi insister? Mes principes sont toujours
restés les mêmes : sous l'oligarchie, je ne cherchais
pas à prendre le bien d'autrui ; sous la démocratie,
je dépense le mien pour vous sans compter.
J'estime également, juges, qu'il ne serait pas
juste de prendre en haine ceux qui, sous Toligar-
chie, n'ont éprouvé aucun malheur, quand rien ne
vous empêche de sévir contre ceux qui ont fait tort
au peuple, et que vous devez tenir pour ennemis,
non ceux qui ne sont pas partis en exil, mais ceux
qui vous y ont envoyés; non ceux qui se préoccu-
paient de sauver leur fortune, mais ceux qui s'em-
paraient de celle de leurs concitoyens; non ceux
qui, pour assurer leur propre sécurité, sont reslôs
dans la ville, mais ceux qui, pour en faire périr
d'autres, ont mis la main au pouvoir. Que si tous
croyez nécessaire de perdre les hommes que Tinjus-
tice des tyrans a épargnés, de tous les citoyens
restés dans la ville pas un ne subsistera.
Voici encore, juges, une considération qui doit
vous guider. Sous la première démocratie, vous If
savez tous, beaucoup de nos hommes politiques
pillaient le trésor public ; quelques-uns se laissaient
corrompre et vous payiez les frais; d'autres, par
POUR UN SUSPECT {XXV, gg 16-22). 53
leurs dénonciations calomnieuses, poussaient nos
alliés à faire défection. Si les Trente n'eussent
exercé leurs sévérités que contre ces gens-là, vous
auriez été les premiers à les tenir pour de bons
citoyens; mais comme vous voyiez qu'en réulitfi
ils prétendaient faire porter à tout le peuple lo poids
de ces fautes, vous vous indigniez, considérant qu'il
était révoltant d'associer aux injustices de quel-
ques-uns la cité tout entière. Vous ne devez Jonc
pas, après avoir vu, sous les Trente, à quelles erreurs
ces principes conduisaient, vous en inspirer aujour-
d'hui, ni considérer comrae juste, quand vous l'in-
flige)! à d'autres, un traitement que vous estimiez
injuste quand vous en étiez les victimes. Rentrés
dans la ville, ayez pour ces autres citoyens les sen-
timents que, dans votre esil, vous aviez pour vous-
mêmes. C'est par là que vous assurerez le mieux la
concorde, que notre cité deviendra tout à fait puis-
sante, et que voire décision sera le plus désagniaijle
à vos ennemis.
Vous devez songer aussi, juges, à ce qui s'est
pjissé au temps des Trente, pour que les fautes de
vos ennemis vous inspirent de meilleures résolu-
tions dans vos propres affaires. Quand on 'venait
vous dire que les gens de la ville étaient d'accord
entre eux, vous ne comptiez guère sur une rentrée
dans Athènes, considérant que, dans votre situation
d'exilés, notre union était pour vous le pire des
maux ; appreniez-vous au contraire que les trois
mille se constituaient en parti, qu'on décrétait le
bannissement des autres citoyens, que la division
se mettait parmi les Trente, qu'il y avait plus de
gens à trembler pour votre sort qu'à vous combattre.
54 LYSIAS.
c'est alors que vous vous croyiez loulprèsdc fuire
votre rentrée et de tirer vengeance de vos ennemis.
La conduite que vous leur voyiez tenir était préci-
sément celle que vous demandiez aux dieux A'
leur inspirer, persuadés que la perversité dp>
Trente ferait plus pour votre salul, que les forer*
des exilés pour voire retour.
C'est donc, juges, en vous appuyant sur l'exempli'
du passé, que voua devez arrêter vos résolutions
pour l'avenir : et ceux-là doivent être regani'"'*
comme les meilleurs amis du peuple, qui veulent
maintenir la concorde parmi vous et s'en lienneni
fld&lement aux serments et aux conventions, con-
sidérant que celte politique est, pour la ville, la
meilleure sauvegarde, pour vos ennemis, le plus dur
des châtiments. Rien en effet ne saurait leur èliv
plus pénible que d'apprendre que nous avons aclrt'^
aux affaires, et d'autre part de voir que les ciloïen>
vivent comme si aucune difficulté ne s'était jamai-'
élevée enlre eux. Il esl nC-cessnire (Vgalemenl de !'■
savoir. Juges, les oligarques exilés souhaitent qur
le plus grand nombre possible de citoyens soient
exposés à la calomnie et privés de leurs droit*,
dans Tespoir que vos victimes deviendront pour
eux des alliés; et d'un autre côté, ils ne serai*"'
pas fâchés d'apprendre que les sycophanles sont en
honneur auprès de vous, et jouissent d'un granJ
crédit dans la ville, car ils regardent la malice >)<'
ces gens comme leur meilleure chance de salul.
Il est bon de vous rappeler aussi les événement
qui ont suivi le régne des Quaire-Cents. Vous Tern"!
alors parfaitement que ce que ces gens-là s'ac-
cordent à vous conseiller n'a Jamais été à votrï
POUR UN SUSPECT (XXV, gg 22-27). 55
avantage, et qu'au contraire les résolutions que je
vous invite à prendre peuvent servir en toutes
circonstances l'une et l'autre forme de gouverne-
ment. Vous savez en effet qu'Épigène, que Démo-
phane, que Clisthène, dans leur particulier, ont
exploité à leur profit les malheurs de l'État, dans
leur vie publique, ont provoqué les maux les plus
grands. Pour les uns, c'a été la peine de mort qu'ils
vous ont fait prononcer, sans jugement régulier;
pour un grand nombre, des confiscations injustes;
pour d'autres, le bannissement et la privation des
droits de citoyen. Ils étaient gens à se faire payer
pour innocenter les coupables, et à citer les inno-
cents devant vous pour les perdre. Et ils n'eurent
pas de cesse qu'ils n'eussent jeté la cité dans les
dissensions et dans les plus grands malheurs, et
qu'ils ne fussent eux-mêmes devenus riches de
pauvres qu'ils étaient. Vous, au contraire, vous avez
eu pour politique constante d'accueillir les exilés,
de rendre leurs droits aux citoyens qui en avaient
été privés, de sceller par des serments votre accord
avec les autres. Enfin vous auriez plus volontiers
châtié ceux qui, sous la démocratie, faisaient métier
de sycophantes, que ceux qui, sous l'oligarchie,
avaient exercé le pouvoir. Et c'était avec raison,
juges. Il est bien évident, en effet, maintenant, et
pour tout le monde, qu'une politique d'injustice
sous l'oligarchie engendre la démocratie," et que, si
par deux fois le régime oligarchique s'est établi,
c'est grâce aux sycophantes de la démocratie. Aussi
ne convient-il pas de prendre toujours pour con-
seillers des gens que vous n'avez pas une seule fois
trouvé profit à écouter.
éSà.::. . . .. ^<^
CONTRE DIOGITON
(XXXll)
Ce discours ne nous esl connu que par Denys d'Halicit- i
nasse, qui, dans son Jugement sur Lyiias, en cite ur,
Trasmeot important (environ la moilié, suivant toui'
vraisemblance) pour donner une idée de la méthode f.
du talent de l'orateur (1^ txiivou tt,v k nposipcoiv »1 tt,- ,
£iivi|iiv toû àvlpà( itititilo^Ki). Voici en quels tcrmi~
Denys en expose je sujet ; - Diodote, un de eeui qui
furent enrâlés avec Thrasylle pendant la guerre du Pélo-
ponnèse, élanl sur le point de s'embarquer pour l'Asif.
sous l'archontat de Glaucippe, et ayant des enfants tu
bas Age, Ht un testament; il leur laissa pour tuteur S4>n
frère Diogilon, qui était à la fois i'oncle paternel <ir'
enfants et leur grand-père du câté de leur mère (Dimlolr
avait épousé la (llte de Diogilon). Dioilote mourut en com-
battant près d'Ëphèse. Diogilon administra tout tt qut
possédaient les orpliclins, et d'une très grande fortune
il ne put l'icn leur représenter. Il est. ï la majorité d'un
des jeunes héritiers, accusé par lui d'avoir mal géré \>
tutelle. Celui qui parle en justice contre Diogiton, c'r^l
l'époux de la peiiic-nile de Diogilon, seeur des jeunr-
gens. ■
Sous avons donc nlTaire h un de ces procès de tulellr
qui semblent avoir été très nombreux cbei les Orers ex
dont le plu* célébra est le prucés intenté par Dému-
CONTRE DIOGITON (XXXIl). 57
sthène à Âphobos. La procédure suivie en pareil cas
est bien connue. Lorsque, après examen du compte de
tutelle (Xdyo; vr^z èictTpoiryi;) , l'orphelin devenu majeur
constatait que sa fortune avait été mal gérée par le
tuteur (ô sTctTpoicoç), il pouvait intenter à celui-ci une
action de tutelle (èix>] eTciTpoirrjç). S'il se décidait à agir,
Taitaire était instruite par TArchonte (celui qu'on désigne
plus tard sous le nom d'éponyme) et introduite par
celui-ci devant un tribunal d'héliastes dont il avait la pré-
sidence. L'accusateur devait, dans son acte d'accusation
(à'YxXTjpia) , indiquer la somme dont il se prétendait
frustré et fixer lui-même Tindemnité qu'il exigeait
{Tt|i.7iffiç, estimation). L'accusé, de son côté, déposait une
contre-estimation (àvTiTtiiTjdiç). Le jugement rendu, s'il
n'avait pas obtenu le cinquième des suffrages, l'accusa-
teur devait payer le sixième de la somme qu'il récla-
mait. Mais, en général, les tribunaux étaient sympa-
thiques aux orphelins et leur donnaient volontiers gain
de cause. Ceux-ci, néanmoins, avaient tout intérêt à se
montrer modérés dans leurs revendications. Faire
retomber sur le tuteur infidèle l'odieux de pareilles
discussions entre parents, s'excuser de la nécessité
d'intervenir sur la grandeur du dommage causé, rap-
peler les concessions qu'on était disposé à faire pour
arranger le différend à l'amiable, étaient autant de
lieux communs qui s'imposaient à l'orateur et pouvaient
lui fournir une entrée en matière. Dans le plaidoyer
composé pour le gendre de Diodote, Lysias n'en néglige
aucun et l'on comprend que Denys ail considéré son
exorde comme un modèle du genre.
Mais ce qui fait surtout l'intérêt de ce discours, c'est
la narration (ÔnQyYjffiç). Elle présente les qualités de
hrièveté, de clarté et de simplicité propres à Lysias,
ï^ais relevées d'une nuance de sentiment qui les rend
plus précieuses. Un pathétique discret et dont les efTets
sont habilement ménagés s'y mêle peu à peu à l'exposé
des faits. Sans recherches de style, sans violences
«l'expression, par le seul art de raconter en choisissant
'e détail qui touche, le trait qui porte, Lysias arrive à
produire l'émotion. Il met en scène la veuve de Diodote
et il prête à cette femme, qui est à la fois la mère de
^
58 LYSIAS.
Taccusateur et la fille de Taccusé, l'attitude ferme et
respectueuse qui convient à sa situation et aux circon-
stances. Accompagnée de ses enfants, entourée d*amii.
elle va trouver son père. Elle n'a pas, dit-elle, l'habi-
tude de parler devant les hommes, mais la grandeur de
ses maux la force à sortir de sa réserve. Et avec une
énergie calme et maîtresse d'elle-même, avec une logiqu-*
toute féminine et où la passion s'allie au raisonnemen!.
elle lui reproche sa conduite, elle lui rappelle toute;
les sommes qu'il a reçues et lui montre qu'elle ne sau-
rait être dupe des comptes fantastiques qu'il présent.
Son langage est celui d'une femme de tête qui, bien qui*
tenue en dehors des affaires, est au courant de tout et 4
qui l'amour maternel blessé donne un sentiment tr^
fin et très éclairé de la façon dont a été gérée la fortune
de ses enfants.
Après ce discours habilement rapporté par roraleur.
les personnages sont jugés; l'effet moral de la narra-
tion est produit : il ne reste qu'à conclure. Lysias i-
fait très heureusement : en quelques mots il note !a
tristesse poignante qui avait saisi tous les témoins dr
cette scène, leur enlevant jusqu'à la force d'échangtr
leurs impressions. Puis brusquement, et tandis qik
l'effet produit dure encore, il passe à la discussion.
Cette note émue, cet emploi du pathétique son',
choses rares chez Lysias. A l'ordinaire il est plutôt trr^
fin, pénétrant, spirituel : il comprend les malheurs «'•'
ses clients plus qu'il ne les partage : il les fait saisir s
ses auditeurs plus qu'il ne leur en donne une impn^
sion vive. Ce don de sympathie qui seul chez un lo^-
graphe pouvait produire l'émotion lui fait presqt.'
défaut. A cet égard, le discours Contre Diogilom f>'
donc comme une exception dans son œuvre. Et enc*>r-
peut-on remarquer que, même dans ce discours, ce sont
ses qualités ordinaires d'observation qui le servent
c'est en cherchant à être vrai qu'il devient touchant •
le pathétique y naît moins d'un sentiment profond qu'
d'une intelligence très nette des soufTrances de UmU
sorte endurées par ceux qu'il fait parler.
GrAce à certaines indications chronologiques qu*;>
renferme, le discours Contre Diogiton peut être da*-^
CONTRE DIOGITON (XXXIT, SS i
avec eKactitude. 11 a dû Stre comiio»é en
tient par conséquent aux débuis de Lysîi
Tibre de logoi/t-aphe.
Exposé dea faits.
Juges, Diodote et Diogiton étaient frères, nés du
même père et lie la même mère, et ils se partagèrent
les biens non apparents, mais ils gardaient en com-
mun les biens apparents. Diodote ayant réalisa de
grandes richesses par le négoce, Diogiton l'amène à
prendre en mariage sa fille, son unique enfant, et il
liait à Diodote deux (lis et une fille. Dans ta suite, il
est enrôlé parmi les hoplites qui partaient avec Thra-
sylle; il fait venir sa femme, qui était sa nièce, le
père de celle-ci, qui se trouvait à la fois son beau-
père, son frère, l'aïeul et l'oncle des petits-enfanls ;
il croyait, à cause de ces liens de parenté, qu'il n'y
aurait pas pour se montrer juste envers ses enfants
un homme plus convenable que Diogiton ; il lui
remet son testament et cinq talents d'argent en
ilépôt;il lui explique que sept talents et quarante
mines étaient prêtés à la grosse aventure,... et qu'on
lui devait deux mille drachmes on Gbersonèse; il
lui recommanda, en cas de malheur, de donner en
dot à sa femme un talent et de lui donner aussi les
meubles de sa chambre à coucher, et à sa fille un
talent. Il laissa de plus à sa femme vingt raines et
ti'ente statères de Cyiique. Cela fait, il laisse cheïlui
copie des documents, et port en campagne avecThra-
sylle.MaisDiodoteétantmortfLÉphèse, Diogiton cache
ù sa fille la mort de son mari, et prend les papiers
que Diodote avait laissés cachetés, alléguanl qu'il
besoin de produire ces pièces pour recouvrer J'arjifS-
prêté à la grosse aventure. Enfin, avec le temps,
révèle la mort à la famille; on rend à Diodolel
devoirs d'usage, et l'on passe d'abord une an»'
au Pirée ; c'est 14 que Diodote avait laisw
parlant tout ce qui était nécessaire. Mais o-i i-
sources commençant à s'épuiser, Diugîlon ri'm'
les enfants h la ville et marie leur mère en la J'iI^e
de cinq mille drachmes, mille de moins i
mari ne lui en avait donné.
Huit ans après, l'aîné des deux jeunes gens aile
sa mc^ioritë ; alors Diogiion les fait venir et dit ''
leur père a laissé pour eux vingt mines d'aïf eiU
trente statères, <• J'ai dépensé, ajou(a-l-tl. u
grande partie do ma fortune pour votre enlreli-
"faut que Je le pouvais, cela m'inquiétait peu : ta
aujourd'hui je suis moi-même sans ressources. Ain
toi qui désormais es mnjeur et qui comptes par
les hommes, dès re jour veille seul à ta subsistani'
A ces mots, hoi's d'eux-mêmes et en pleur».
accourent chez leur mère, l'emmènent et artivi
chex moi : ils faisaient peine & voir dans l<'i-
malheur : on les avait indignement cliassés: <■>
pleuraient et me ronjuroient de ne pas les lais^"
ninsi privés de patrimoine, tombés dans In rniri-i'.
nulrufiés par ceux dont ils attendaient le rni-ii^
pareil trailement ; au contraire je leur devais |>:
toction pour leur sœur et pour eux-m^mes.
Je pourrais en dire long sur le druil qui r^)Li\- '■
alors dans la maison ; a la (in leur mère me prie ' *
supplie de réunir son père et leurs amis : lii>-i
qu'elle n'ait jamais été accoutumée à parler deTan'
CONTRE DIOGITON (XXXII, §g 7-15). 61
les hommes, la grandeur de ses infortunes lui fera
cependant violence pour nous exposer le détail de
ies malheurs. Je vais donc me plaindre chez
^égémon, le second mari de la fille de Diogiton, je
?ause aussi avec nos autres parents, et je demande
i Diogiton de venir rendre compte de ses actes.
D'abord il refuse ; à la fin il est forcé par ses amis.
Nous nous réunissons, et la femme lui demande
quel cœur il avait pour vouloir traiter ainsi les
enfants : « Vous êtes le frère de leur père, mon père,
leur oncle et leur aïeul, et si vous n'aviez point de
lionte à l'égard des hommes, dit-elle, vous deviez
au moins craindre les dieux, vous qui, au moment
du départ de Diodote, avez reçu de lui en dépôt
cinq talents; et sur ces faits je veux bien, entourée
des enfants, de ceux-ci et de ceux qui depuis me
sont nés, prêter serment à l'endroit que vous dési-
gnerez vous-même. Certes je ne suis point assez
misérable et je n'attache pas assez de prix à l'argent
pour ne quitter la vie qu'après m'être parjurée sur
mes enfants, ou pour arracher injustement les
biens de mon père. » En outre, elle le convainc
(l'avoir reçu les sept talents et quatre mille drachmes
prêtées à la grosse aventure, et elle montre l'écrit
qui en faisait foi : car au temps de son déménage-
ment, lorsqu'il quitta Collyte pour aller habiter la
maison de Pbèdre, les enfants avaient trouvé le
vegistre tombé dans le transport, et l'avaient remis
à leur mère. Elle prouva qu'il avait reçu cent mines
prêtées au taux de l'intérêt terrestre, et une seconde
somme, celle-là de deux mille drachmes, et des
meubles d'un grand prix; de plus, chaque année il
arrivait aux enfants du blé de laChersonèse* — « Et
62 LYSIAS.
après cela, ajouta- t-elle, vous avez osé dire, vous
possesseur de tant de richesses, que leur père avait
laissé seulement deux mille drachmes et trent-
statères, juste la somme qui m'avait été donnée cl
qu'à sa mort je vous avais remise; et ces enfaoi<
vous avez trouvé bon de les chasser, eux fils d^
votre fille, de leur propre maison, mal habill«^.
sans souliers, sans valets, sans couvertures, sans
vêtements, sans les meubles que leur père leur
avait laissés, sans l'argent qu'il avait déposé ch-:
vous. Et maintenant, les enfants que vous avez»!-
ma belle-mère, vous les élevez au milieu tl"?
richesses, et ils sont heureux, et en cela vous av»-:
raison : mais les miens vous leur faites du tort »'r.
les chassant avec ignominie de leur demeure, you<
désirez changer leur richesse en misère, et p<''J'
de pareilles œuvres rien ne vous arrête, ni la crainî'
des dieux, ni la pudeur à la vue de votre fiH*"-
témoin de votre conduite, ni le souvenir de vntr^
frère ; loin de là, nous sommes tous peu de chose «
vos yeux auprès d'une fortune! »
Alors, juges, après ce long et véhément discoun-.
en quel état nous avaient mis et les manœuvn^
de Diogiton et les paroles de sa fille! La vue J"
maux endurés par les enfants, l'idée que le va*
avait laissé un curateur de ses biens aussi indi^'n'*i
la pensée des difficultés qu'on éprouve à trouv
un homme de confiance pour les soins de sa f<
(une, tout cela, juges, empêchait les assistant^ '
(lire un mot : ils pleuraient autant que les ^•'
timeset ils se séparèrent en silence.
II
ISOCRATE
PANEGYRIQUE
(IV)
ARGUMENT
Ce discours, appelé quelquefois très improprement
Vanéfjyrique d'Athènes, tire en réalité son nom de ce
qu'il est censé prononcé dans une de ces assemblées
solennelles des Grecs (iravi^Yupiç) que provoquait la célé-
bration de certaines fêtes, comme les Panathénées ou
les Jeux Olympiques. Sa publication dut coïncider avec
la Panégyrie d'Olympie en 380.
Les circonstances mêmes imposaient à Torateur le
choix d*un sujet ayant une haute portée morale ou poli-
tique et capable d'intéresser un auditoire nombreux,
venu de tous les points de la Grèce. Or le but qu'Iso-
crale se propose est de rétablir la concorde entre les
diiïérents peuples grecs depuis longtemps divisés, pour
les amener à entreprendre en commun une expédition
contre les Barbares. Nul cadre ne pouvait mieux conve^
nip que celui d'un Discours Panégyrique au développe-
ment d'un pareil thème : la fiction s'accommode ici
merveilleusement au sujet.
Ce sujet d'ailleurs n'était pas nouveau. Quelques
64 ISOCRATE.
années auparavant, en 392, le célèbre sophiste Gorgias,
dans un discours réellement prononcé, mais qui n«
nous est pas parvenu, Tavait déjà traité devant les Grecs
assemblés à Olympie. Quatre ans plus tard, en 3^
Lysias l'avait repris dans les mêmes circonstances, mais
en le modifiant légèrement. Son discours, en effet, dont
la plus grande partie nous a été conservée par Deny»
d'Halicarnasse, invitait les Grecs à s'unir, non pas seule-
ment contre les Barbares d*Asie, mais contre Deny>
TAncien, tyran de Syracuse. En le traitant une troisième
fois, Isocrate le modifie à son tour et le renouvelle par
la façon dont il pose la question. Selon lui, la concorde
entre Grecs ne sera possible que du jour où Athènes et
Sparte auront cessé de se disputer le commandemeot
suprême, Vhégémonie. C'est à cette vieille rivalité entr*
les deux glorieuses cités qu'il importe avant tout «1^
mettre fin, et le seul moyen d'y arriver est de partag<^f
entre elles cette suprématie que Tune et l'autre reven-
diquent. Que si cependant Vhégémonie devait être ra(4*
nage d'une seule ville, c'est & Athènes qu'elle reviendra.!
de droit, en raison des nombreux services rendus par
les Athéniens à la cause hellénique. Par là, la questior
se trouvait complètement déplacée : le discours n*élai'
plus seulement un discours délibéralif (avi&So'jXe^jTtxo; :
il rentrait dans le genre laudalif (i^%tù}^\,cLa^\%6<i). Vé\o^
d'Athènes devenait un élément nécessaire de Targumen-
tation.
Or cet éloge d'Athènes n'était point non plus un sujet
très neuf. Thème en quelque sorte obligé des orai*
sons funèbres >, Périclès, Gorgias, l'auleur inconnu d^
l'èTTiTaoïoç attribué à Lysias, et un grand nombre d*au-
très orateurs l'avaient déjà développé. Cette considéra-
tion n'était point de nature à empêcher Isocrate de \*
reprendre. Bien loin que le souvenir de ses devancier^
soit pour lui une gêne, il semble au contraire éprouver
du plaisir à rivaliser avec eux : il rappelle leurs œuvr^:
au besoin, il les critique; et son admiration pour U
puissance du Xdyoc e^t telle qu'il considère pres4|u<
comme moins glorieux de discourir sur des sigeU don?
1. Voir rArgnmont de VOraiêon funèbre d'IIypérîde, p. ttlO.
PANÉGYRIQUE (iv). 65
personne n'a jamais parlé que de donner une forme
nouvelle et de plus en plus voisine dé la perfection à
un sujet déjà traité.
De fait, le Panégyrique laisse bien loin derrière lui
non seulement les deux discours de Lysiasetdu pseudo-
Lysias, auxquels on peut le comparer, mais même les
plus achevés des discours d'Isocrate. CÉuvre artificielle
sans doute, mais qui reste cependant toujours sincère
et qui, par la pureté de la forme, comme par la noblesse
constante de Tinspiration, constitue le monument le
plus glorieux que la rhétorique ait élevé à la grandeur
d'Athènes.
Uerorde, quoique assez développé, est heureusement
proportionné au reste du discours. L'orateur cherche à
prévenir les objections que Ton pourrait faire à son
dessein d'écrire un Panégyrique, Il sait qu'il n'y a point
de prix réservés dans les fêles gymniques aux œuvres
de l'éloquence : mais la gloire qu'il se promet est le
seul prix qu'il ambitionne; il n'ignore point que d'autres
l'ont devancé : mais il se flatte de les vaincre et de les
faire oublier; enfin, si les discours d'apparat sont d'or-
dinaire sans utilité pratique, il a cependant confiance
que le sien vient à son heure et peut agir sur les événe-
ments. Puis, passant à Verposition du sujet (itpdOeat;),
Isocrate montre par quel lien étroit se rattachent l'une
à l'autre les deux questions qu'il va traiter : droits
d'Athènes à l'hégémonie; nécessité et opportunité de la
guerre contre les Barbares.
Athènes a pour elle non seulement sa puissance et
une expérience reconnue — ce seraient aux yeux de
beaucoup des titres insuffisants, — mais l'antiquité
même de son origine, et la supériorité que lui confèrent
les nombreux et importants services qu'en toutes cir-
constances elle a rendus à la Grèce. L'énumération de
ces services constitue la première partie du discours.
Isocrate commence par rappeler le rôle pacifique
d'Athènes : c'est elle dont on retrouve le nom à l'origine
àe toutes les inventions et de tous les arts qui con-
tribuent au bonheur des hommes. Puis, mêlant d'une
façon très heureuse la légende à l'histoire, il caractérise
sa politique par le souvenir du concours désintéressé
5
66 " ISÔCRATE.
prêté aux fils d*Hèraklès et à Adraste. Enfin il en vient
aux exploits militaires des Athéniens contre les Barbares
et, dans une page célèbre, il compare la glorieuse con-
duite de Sparte et celle d'Athènes au temps des guerre?
médiques, et revendique pour les vainqueurs de Sala-
mine rhonneur d'avoir sauvé le monde grec par leur
esprit de décision et leur ardeur héroïque.
Une objection que Torateur se fait à lui-même sur le
caractère de la domination athénienne Tamëne à établir
un parallèle entre la façon dont Sparte et Athènes ont
exercé leur hégémonie. Tout en se réservant la direction
générale de la politique, Athènes a su maintenir Find*'-
pehdance de ses alliés; Sparte, par le honteux Irait''
d'Antalcidas, lés a livrés au Grand Roi. Et c'est ain?;
que, par une transition insensible, Isocrate arrive h \i
seconde partie, à la partie proprement délibépalive àr
son discours.
En se laissant humilier par le roi de Perse, les Grty"*
prouvent qu'ils n'ont pas le sentiment de sa faible<'4
Et cependant cette faiblesse est évidente : la Perse a
dû abandonner l'Egypte; elle a échoué devant l*énergi'
du roi de Chypre Évagoras; et tout récemment, dao> :*
guerre de Rhodes, malgré l'appui de Conon, la fl«»i •
chargée de la défense de l'Asie est restée investie ]^'
cent trières pendant trois ans. Et ce ne sont pas là <1'^
accidents : la véritable cause de tous ces revers est irré-
médiable; elle est dans le caractère des Perses et (!at)
leur système d'éducation. Une expédition contre ("^
offre toutes les chances de succès désirables. £)•'
répondra au sentiment unanime des Grecs qui ont au
fond du C(Eur la haine du Barbare : elle sera favori^'*'
par les circonstances, qui n'ont jamais été plus \*t-
pices; elle procurera à la génération actuelle des sati^
factions qui lui sont bien dues après tous les malheur-
qu'elle a éprouvés. Quant aux traités, c'est vainemen'
qu'on voudrait les objecter : en réaliti', il s'agit d'onirv-
, donnés par le Grand Roi, et plutôt que d'y obéir, «>p
devrait blâmer les aml)assadeur8 qui ont consenti à uik
paix si avantageuse pour lui, si honteuse pour les Grff^
Dans un court épilogue, Isocrate résume toutes te*
raisons qui viennent à l'appui de son projet et termina
PANÉGYRIQUE (ïV, §§ 19-20). 67
en regrettant dB n'avoir pu, malgré ses promesses du
début, trouver des paroles qui répondissent à la gran-
deur de son sujet.
Est-il besoin d'ajouter que ce Panégyrique n*eut et ne
pouvait avoir de conséquences pratiques et qu'il ne
changea rien ni à la politique d'Athènes, ni aux disposi-
tions de Sparte? Néanmoins, son succès fut considérable.:
il devint comme le modèle du genre, et, quelques années'
plus tard, Isocrate lui-même pouvait se plaindre dii
grand nombre de ceux qui l'avaient pillé pour orner
leurs propres discours.
Influence civilisatrice d'Athènes.
(g 1^50)
Les autres orateurs auraient donc mieux fait de
commencer par là * , au lieu de nous donner leur opi-
nion sur les points incontestés avant de nous éclai-
rer sur les autres. Pour moi, deux raisons me déter-
minent à m' arrêter particulièrement sur cette quesr
tion; la première et la plus importante est le désir
que mon discours ait un effet utile, et que, terminant
nos querelles, nous nous unissions pour marcher
contre les Barbares ; en second lieu, si ce résultat ne
peut être atteint, je veux faire connaître ceux qui
mettent obstacle au bonheur de la Grèce et montrer
à tous que, (^près avoir autrefois possédé à juste
1. Isocrato avait dit au paragraphe précèdent : «. L'orateur qui
00 se préoccupe pas seulement de faire montre de son talent, mais
qui veut atteindre un résultat, doit chercher des paroles capables
de persuader à ces deux villes (Athènes et Sparte) de se rendrb
(égales l'une à l'antre, de partager l'hégémonie et de réalispr au
détriment des Barbares les avantages qu'elles s'efforcent d'ac-
quérir aux dépens des Grecs ». -
68 ISOCRATE. 1
titre l'empire maiilime, ce n'est pas sans dmil qn' I
notre ville prétend aujourd'hui à l'hégémonie. D'un' 1
part, en effet, si, dans toutes les circonstances, un |
doit honorer ceux qui possèdent à la fois la plu'
grande puissance et l'expérience la plus étendue, il
nous appartient, sans aucun doute, de reprenJrr
celte hégémonie que nous exercions autrefois : esl-
il, en effet, une seule ville qui l'emporte dans \fi
, combals sur terre autant que la ndtre se dîstinEU'
dans les périls des luttes navales? Et, d'autre pari.
si quelques-uns ne trouvent pas cette solution «
forme h la justice, parce que, disent-ils, les cbosr-
humaines sont sujettes à inille révolutions, elqufli
puissance ne reste pas toujours dans les mènn^
mains; s'ils pensent que l'hégémonie, comme tuut'-
prérogative, doit appartenir à ceux qui ont obiers
les premiers cet honneur ou rendu à la Grèce i"
plus grands services, j'estime que ceux-là aussi $<-b'
avec nous. Car plus on remonte dans les siècle-
passés pour examiner ce double litre de préémi-
nence, plus nous laissons loin derrière nous ciui
qui nous le contestent.
11 est reconnu que notre ville est la plus ancieon'
la plus grande el la plus renommée du monde enli>-r
A ce premier titre de gloire se rattaclient des ni-
constances qui nous donnent plus de droit encot«'>
être honorés. Si nous habitons cette terre, ce nV?'
pus que nous en ayons expulsé d'autres peuples, n
que nous l'ayons occupée quand elle était déseri'-'
ni que nous y formions un mélange de plusieurs
races diverses; mais telle est la noblesse et la purri'
de notre origine que le sol d'oil nous sommes n^
est celui que nous n'avons jamais cessé de posséder.
PANÉGYRIQUE (iV, gg 20-28). 69
étant autochtones et pouvant donner à notre terre
natale les mêmes noms qu'aux êtres qui nous sont
les plus chers : seuls des Grecs, en effet, nous avons
le droit de l'appeler à la fois nourrice, patrie, et
mère. Eh bien! les peuples qui veulent justifier leur
orgueil, qui prétendent avoir droit à- l'hégémonie
et ne cessent de rappeler les titres de leurs ancêtres
doivent produire une telle origine.
Tels sont les dons précieux qui nous ont été
départis dès le principe, et qiie nous avons reçus
de la fortune. Que de biens, à notre tour, nous
avons procurés aux autres peuples de la Grèce ! C'est
ce que je ne saurais mieux faire voir qu'en remon-
tant aux âges les plus lointains et en exposant selon
l'ordre des temps la conduite constante de la répu-
blique. On verra ainsi, que non seulement elle a
forcé les Grecs à affronter les dangers de la guerre,
mais qu'elle leur a enseigné à peu près tout ce qui
assure la vie sociale, la vie politique, la vie maté-
rielle. Parmi tant de bienfaits, je ne choisirai pas
ceux que leur médiocre importance a ensevelis
dans le silence et dans l'oubli, mais les plus écla-
tants, ceux dont aujourd'hui encore comme jadis
on se souvient, dont on s'entretient partout dans
l'univers.
Les premiers besoins qui se firent sentir aux
mortels, c'est notre ville qui leur apprit à y pourvoir.
En effet, pour être fabuleuse, cette tradition n'en
mérite pas moins d'être encore rappelée aujour-
d'hui. Les courses errantes de Dèmèter après l'enlè-
vement de Korè l'avaient amenée dans notre pays :
nos ancêtres lui rendirent des services qui ne
peuvent être révélés qu'aux initiés. Dans sa recon-
70 ISOCRATE,
naissance, elle leur fit deux présents, les plus
précieux que les hommes puissent recevoir : elle
leur donna Tagriculture, qui nous a permis de ne
plus vivre à la manière des bêtes sauvages, et le>
mystères, qui offrent aux initiés, pour le terme d*»
la vie et pour l'éternité, de plus douces espérances.
Comblée de ces faveurs, Athènes, amie des dieux,
voulut auâsi se montrer amie des hommes, et, loio
de garder pour elle seule les biens qu'elle avait
reçus, elle en fit part à tous les autres peuples. Main-
tenant encore, chaque année, nous leur révélon»
nos mystères; et quant à Tagriculture, c'est noire
ville qui leur en a enseigné tout à la fois l'usage,
les travaux, les bienfaits. Quelques mots encorv.
et personne ne voudra mettre en doute ce qu*
j'avance.
Et d'abord, l'ancienneté même de ces récits, qui
pourrait les rendre suspects à quelques esprits, est,
au contraire, une raison d'y croire. Cent fois pu-
bliés, connus de tout le monde, il convient de le*
regarder, bien qu'ils ne soient pas nouveaux,
comme cependant dignes de foi. Ensuite, nous n*-
sommes pas réduits à invoquer seulement leur haut^
antiquité et celle de la tradition : nous avons :^UI
ce point des preuves plus convaincantes à citer.
Chaque année, en mémoire de cet antique bienfait,
la plupart des villes nous envoient comme un tribut
les prémices de leurs blés : plus d*une fois même,
à celles qui y manquèrent, la Pythie ordonna d^*
nous apporter notre part de leur récolte, et d'ar-
complir envers Athènes ce devoir héréditaire. Or.
s'il est des choses dignes de foi, n*est-ce pas celles
qu'attestent les réponses du dieu, le témoigna^
^
PANÉGYRIQUE (IV, S§ 28-35). 1\
unanime des Grecs, les coutumes du présent con-
formes à, la tradition du passé, l'accord de ce qui se
fait aujourd'hui avec ce qui s'est dit de tout temps?
Et si, d'ailleurs, laissant de côté toutes ces consi-
dérations, nous remontons à l'origine des peuples,
nous verrons que les premiers hommes qui ont paru
sur la terre n'ont pas trouvé tout de suite, comme
on les trouve aujourd'hui, les ressources nécessaires
à la vie, mais que ce fut peu à peu et par de com-
muns efforts qu'ils se les procurèrent. Or ce bien
dont nous parlons, à quel peuple faut-il recon-
naître le mérite de l'avoir reçu des dieux ou cher-
ché et trouvé lui-même? N'est-ce pas à celui qui,
de l'aveu de tous, est le plus ancien, le mieux doué
pour les arts, et le plus attaché au culte des dieux?
Et quant à essayer de dire quels honneurs doivent
être réservés à de tels bienfaiteurs du genre humain,
c'est chose superflue : comment, en effet, trouver
une récompense assez magnifique pour répondre à
la grandeur du service qu'ils ont rendu?
Sur le plus grand, le plus ancien, le plus uni-
versel de nos bienfaits, voilà ce que j'avais à dire.
Environ le même temps, voyant que les Barbares
occupaient la plus grande partie de la terre,
tandis que les Hellènes, resserrés en d'étroites
limites, faute de terres à cultiver, se dressaient
des embûches, se faisaienjt la guerre, et périssaient
décimés, les uns par la misère, les autres par les
combats, Athènes, loin de rester indifférente à cet
état de la Grèce, envoya partout des chefs, qui pri-
rent avec eux les plus dénués de ressources, se
raireot à leur tête, et après avoir vaincu les Barba-
res, fondèrent un grand nombre de villes sur les
~ 72 ISOCRATÈ.
deux continents, conduisirent des colonies dans
toutes les îles, et par là sauvèrent également ceux
qui les avaient suivis et ceux qui étaient restés dans
leurs foyers. Aux uns ils laissaient dans leurpays nn
territoire qui suffisait à leurs besoins; aux autres
ils en procuraient un plus étendu que celui qu'ils
possédaient : ils avaient en effet embrassé dès cp
moment toute cette étendue de pays que nous
occupons maintenant. Par cette conduite, ils rendi.
rent la tâche bien facile aux peuples qui à leur
tour voulurent, dans la suite, établir des colonies
et imiter notre exemple. Ceux-ci, en effet, n*avaient
pas besoin de s'exposer aux chances de la guerr»*
pour conquérir un pays nouveau : il leur suffisait
d'aller habiter les contrées dont nous avions marqué
les limites. Qu'on nous montre donc une domina-
tion comparable à la nôtre, ou plus anciennement
héréditaire — puisqu'elle existait déjà avîyit la fon-
dation de la plupart des villes grecques, — ou plus
bienfaisante — puisque c'est elle qui avait chass»'*
les Barbares de leur pays et amené les Grecs à un
tel état de prospérité !
Pour avoir accompli les plus importants de se5
devoirs, Athènes ne négligea pas les autres. E\U
avait inauguré ses bienfaits en procurant des
moyens d'existence à ceux qui en étaient' privés :
c'est par là qu'il faut commencer, quand on pn^-
tend gouverner sagement les affaires humaines.
Mais, persuadée que la vie, si elle n'est que cela,
ne mérite pas d'être vécue, elle s'est occupée d«*
tout le reste avec tant d'ardeur que, parmi tous les
biens que possèdent les hommes et qu'ils doivent,
non pas aux dieux, mais à eux-mêmes, à leur»
-J
m^'?'
PANÉGYRIQUE (iV, §§ 35-42). 73
mutuels efiforts, il n'y en a pas un où Athènes ne
soit pour quelque chose, et que la plupart leur
viennent d'elle.
Elle avait trouvé les Grecs sans lois, dispersés, les
uns opprimés par des tyrans, les autres ruinés par
Tanarchie : c'est elle qui les a délivrés de ces maux,
en soumettant les uns à son autorité, en proposant
aux autres son exemple. Athènes est, en effet, la
première ville qui ait établi des lois et fondé un
gouvernement régulier. Voici ce qui le prouve : les
premiers qui poursuivirent les meurtres en justice
et voulurent terminer leurs différends par la raison
plutôt que par la force, se conformèrent à nos lois
pour rendre leurs arrêts. Mais il y a plus ; les arts
qui servent aux nécessités de. la vie, comme ceux qui
ont été .créés eti vue d'en accroître les jouissances,
c'est nous qui les avons tous inventés ou expéri-
mentés pour les transmettre ensuite aux autres
peuples.
Dans tout le reste de sa conduite, Athènes s'est
montrée si libérale aux étrangers, si accueillante à
tous qu'elle attire ceux qui veulent gagner leur vie
aussi bien que ceux qui veulent jouir de leur foTr
tune. Heureux ou malheureux dans leur patrie, ce
n'est pas en vain qu'ils s'adressent à elle : aux uns
elle offre le plus agréable séjour, aux autres l'asile
le plus sûr. En outre, comme les différents peuples,
occupant chacun des régions qui ne pouvaient se
suffire à elles-mêmes et qui tantôt leur refusaient
presque certaines productions, tantôt leur en accor-
daient d'autres avec surabondance, comme ces
peuples se trouvaient dans un grand embarras, ne
sachant ni où vendre celles-ci, ni où acheter celles-
là, c'est encore Athènes qui leur vint en aide : ellf 1
fit du Pirée Un entrepôt commun placé au milieu 1
de la Grèce, et si abondamment pourvu de tout, quf
les produits les plus difficiles ù trouver dans cha- .
cun des autres marchés on peut tous se les pro-
curer facilement dans le nôtre.
Ceux qui ont institué les panégyries mériteni
notre reconnaissance : nous suivons encore 1^
usages qu'ils nous ont transmis. Nous concluons i"
trêves, nous effaçons les haines qui nous diviseoi.
pour nous rassembler tous dans les mêmes lieux l'à
la communauté des vœux et des sacrifices nous ni|^
pelle la parenté qui nous unit et nous laisse pour
l'avenir mieux disposés les uns à l'égard des antres.
Là sous resserrons les anciens liens d'hospilaliW f '
nous en contractons de nouveaux. Les hommes ief
plus ordinaires n'y perdent pas plus leur temps quf
les' plus distingués : mais c'est une occasion, pon'
les uns, de faire briller aux yeux de la Grèce eutièrv
les dons qu'ils ont reçus de la nature, et, pour \f>
autres, de voir ces rivaux se disputer la palme. ^'
les uns ni les autres ne languissent dans une froiJ''
indilTérence : mais ils sont également flattés, ceiu-
ci de voir les efforts que font les athlètes pour leuf
plaire, et ceux-là de penser que les spectateurs n''
sont tous venus que pour eux. Tels sont les avan-
tages que nous oITrent ces grandes assemblées. Eh
bien! en cela même, notre ville n'a été surpass»
par aucune autre.
Elle possède les spectacles les plus nombreux ri
les plus beaux : les uns dont rien n'égale la magni-
ficence, d'autres que rehausse la perfection de l'tFi;
d'autres enfin, qui réunissent ces deux mérites. El
PANÉGYRIQUE (iV, g§ 42-48). 75
la foule qui accourt à nos fêtes est telle que, si les
hommes trouvent quelque plaisir à se rapprocher
les uns des autres, c'est aussi notre ville qui se
flatte de leur procurer cette jouissance. C'est encore
à Athènes que Ton peut trouver les amitiés les plus
fidèles, les relations les plus variées. Ici on se dispute
la palme, non pas seulement de l'agilité et de la force,
mais de l'esprit, de- l'éloquence, de tous les arts :
et nulle part les vainqueurs ne sont plus magnifi-
quement récompensés. Gagnés par notre exemple,
les autres Grecs ajoutent leurs prix à ceux que nous
décernons : car nos jugements ont une si grande
autorité qu'ils s'imposent à tous les hommes. Enfin,
les autres panégyries ne se réunissent qu'à de longs
intervalles et ne durent que peu de temps : Athènes,
au contraire, offre aux étrangers qu'elle reçoit le
spectacle d'une perpétuelle panégyrie.
La philosophie, qui a conçu et créé toutes ces
institutions, qui nous a appris à nous conduire, qui
nous a rendus plus humains à l'égard les uns des
autres, qui enfin, distinguant entre les malheurs
qui viennent de la nécessité et ceux que cause notre
ignorance, nous a enseigné à éviter les uns et à sup-
porter noblement les autres, c'est Athènes qui l'a
mise en honneur. Et elle n'a pas attaché moins de
prix à cet art de la parole que tous désirent pos-
séder et envient à ceux qui le possèdent. Elle savait
bien que la parole est le seul don que nous ait
spécialement accordé la nature, en le refusant à
tous les animaux, et que ce privilège nous assure, à
leur égard, toutes.les autres supériorités. Elle voyait
aussi que, dans les affaires humaines, souvent le
caprice de la fortune fait échouer la sagesse et
76 ISOCRATE.
réussir la sottise, mais que l'art de composer d*»
beaux discours, refusé aux esprits médiocres, ap-
partient aux esprits distingués ; et que, si tel>
hommes passent pour instruits, tels autres pour
ignorants, c'est par là surtout qu'ils diffèrent à c»»
point. Elle avait de plus observé que ni le courage,
ni la fortune, ni les autres avantages de ce geniv
ne distinguent ceux qui ont reçu dès l'enfance unr
éducation libérale, mais qu'ils se font surtout recon-
naître à leurs discours, et que c'est là la marque la
plus sûre que chacun puisse donner de Téducalion
qu'il a reçue. Elle voyait enfin que les homoK?
doués du talent de la parole sont puissants chfx
eux et honorés chez les autres. Notre ville, dan*
le domaine de la pensée et de l'éloquence, a laiss»
si loin derrière elle les autres peuples, que ce sont
ses disciples qui sont devenus leurs maîtres. Gràc**
à Athènes, le nom d'Hellènes semble désign^-r
moins une race qu'une forme de pensée, et l'on
mérite plus encore d'être appelé Hellène, si Ton i
reçu la culture athénienne, que si l'on est seulemeni
d'origine hellénique.
II
Puissance militaire d'Athènes.
Les guerres médiqaes.
Voilà certes des faits glorieux et bien dignes d'un
peuple qui prétend à l'hégémonie. Des exploit^
du même genre, et tels qu'on devait en attendre d^
descendants de ces héros, furent accomplis par \f^
vainqueurs de Darius et de Xerxès. Jamais nou*
r-v --
PANÉGYRIQUE (iv, §§ 48-50; 71-74). 77
n'avions été engagés dans une guerre aussi ter-
rible; de nombreux périls nous menaçaient à Ja
fois; nos ennemis étaient persuadés que leur
nombre les rendait invincibles, nos alliés, qu'on ne
pouvait les surpasser en courage : eh bien! nos
ancêtres vainquirent lès uns et les autres, de
la manière dont ceux-ci et ceux-là pouvaient être
vaincus, et se distinguèrent à ce point dans tous,
les combats qu'ils méritèrent d'abord le prix de la
valeur et que, bientôt après, l'empire de la mer
leur fut décerné par les autres Hellènes, sans con-
testation de la part de ceux qui cherchent aujour-
d'hui à nous le ravir.
Je ne méconnais pas, croyez-le bien, les grands
services que, dans ces circonstances, les Lacédé-
moniens eux aussi rendirent à la Grèce. C'est au
contraire une raison de plus pour moi de louer
notre cité, qu'ayant rencontré de tels émules, elle
les ait tellement surpassés. Mais je veux parler
un peu plus longuement de ces deux villes, sans
passer trop vite sur l'une ni sur l'autre, afin que
vous ayez présent à l'esprit le double souvenir et
de la valeur de nos ancêtres et de leur haine pour
les Barbares. Je ne me dissimule pas, à la vérité,
qu'il est difficile, arrivant le dernier, de reprendre
un tel sujet, quand tout en a été dit d'avance
depuis longtemps, quand les plus habiles orateurs
l'ont souvent traité dans l'éloge des citoyens ense-
velis aux frais de l'État. Ils en ont pris nécessaire-
ment les plus beaux traits : ce qu'ils ont laissé est
peu de chose. Mais, après tout, ce faible reste, puis-
qu'il peut être utile à notre dessein, ne craignons
pas d'en faire usage.
dâi.^
78 ISMBATE.
Sans doute, ils sont, à mes yeux, les auteurs J*
la plupart des biens dont nous jouissons, et Ai
méritent les plus magnifiques éloges, ces homoie.'
qui ont exposé leur vie pour le salut de- la Grèce,
Mais il ne serait pas juste non plus d'oublier ceui
qui vivaient avant cette guerre, et qui ont gonvem^
les deux cités. Ce sont eux qui ont formé les géor
rations suivantes, suscité l'iiéroïsme des deux peu-
ples, et préparé aux Barbares de si redoutabli'
adversaires. On ne les voyait pas, insouciants des
intérêts de l'État, ou disposer de la fortune publiqa*-.
comme si elle leur eût appartenu, ou la né^ig".
comme si elle leur eùl été étrangère : ils en avaîepL
au contraire, le soin qu'on a de son bien, et s'absl-*
naient d'y porter les mains, comme à la cbofr
d'autrui. L'argent n'était pas pour eux la raesur-
du bonheur; mais ce'lui-li passait, à leurs yeui.
pour posséder les richesses les plus solides el Ir
plus brillantes, qui, par ses actes, s'acquérait le plu-
de réputation et préparait le plus noble héritai»
de gloire à ses enfants. On ne les voyait pas riva-
liser d'audace, ni se complaire dans leur insolencr:
mais ils considéraient comme plus redoutable d'éln
mal jugés de leurs concitoyens que de bien mourii
pour la patrie; et ils avaient honte des fautes <l<-
la république beaucoup plus que chacun ne rouci'
aujourd'hui des siennes propres. I.a raison e
qu'ils s'appliquaient à donner à Athènes des loi*
bien faites, pleines de sagesse, moiiïs en vue iV
régler les discussions d'intérêt que de maintenir U
pureté des mœurs. Ils savaient bien que les hon-
nêtes gens n'ont pas besoin de tant d'onlonnance».
mais qu'il leur sufOt d'un petit nombre de conven-
- 4
PANÉGYRIQUE (iV, §§ 75-82). 79
lions pour s'entendre aisément sur les affaires
publiques ou privées.
Us avaient à un si haut degré Tesprit politique
que leurs querelles de partis avaient pour objet de
décider, non qui écraserait ses adversaires pour
dominer seul, mais qui préviendrait les autres par
son zèle à servir la cité; et quand ils formaient
des associations politiques c'était, non dans leur
intérêt particulier, mais pour le bien général. Le
même esprit les animait dans leurs rapports avec
les autres Hellènes. Toujours prêts à les servir,
non à les outrager, ils voulaient commander, non
tyranniser, être appelés par eux chefs, et non
maîtres, libérateurs plutôt qu'oppresseurs, et ils
aimaient mieux gagner les villes par leurs bienfaits
que les réduire par la violence. Leur parole était
plus sûre que ne le sont aujourd'hui les serments;
ils obéissaient à une convention, comme à une
invincible nécessité.. Moins orgueilleux de leur
puissance que fiers de l'exercer avec modération,
ils tenaient à montrer pour les plus faibles lés
sentiments qu'ils exigeaient eux-mêmes des plus
puissants. Enfin, tandis que leurs cités n'étaient
pour eux que des villes particulières, ils voyaient
dans la Grèce une patrie commune.
Animés de ces généreux sentiments, s'en inspi-
rant dans l'éducation qu'ils donnaient à la jeunesse,
ils firent de ceux qui devaient lutter contre les
peuples de l'Asie des guerriers si vaillants, que
jamais aucun poète, aucun orateur n'a pu digne^
ment célébrer, leurs exploits. Vraiment je leur par-
donne de n'y avoir pas réussi : car il est aussi dif-
ficile de louer' les hommes qui ont dépassé là
SO 150CRATE.
mesure e>>iuiiiune du mérite, que ceux itoni la ne
D"»ffre rien de mémorable. Ici les faits maoqueDl
à Toraleur, là les paroles restent au-des»>u3 de;
fails. Quel discours, en effet, pourrait égaler les
exploits de ces héros qui se sont montrés bien
supérieurs aux vainqueurs de Troie, puisqne ceu-
l'i Turvot arrêtés pendant dix années par le sifet
d'une seule rille, tandis que ceux-là, dans un coui i
espace de temps, ont triomphé de toutes les forco
de r.isie, et non seulement sauvé leurs patrie*.
mais déUrré rUellade entière ! Quels travaux, quelle
épreuves, quels périls n'auraient pas acceptés, ponc
vivre avec lionneur, ces hommes qui, pour Hr-
honorés après leur mort, se sont si bravemeni
déterminés à périr? Je croirais volontiers que c«>l^
guerre leur fut suscitée par quelqu'un des diem
qui admirait leur vertu et ne voulait pas que J-
tels hommes vécussent ignorés ou mourasseD^
obscurément, mais fussent jugés dignes des mém^
honneurs que les (ils des immortels, que ceux qn-
nous appelons des demi-dieux : ils ont laissr h
nature prendre ses droits sur le corps de cesbn-
ves, mais ils onl rendu immortel le souvenir de Itu:
vertu.
Nos pères et les Lncédémoniens ont toujours él
en lutte : mais ils ne connaissaient alors d'autr
rivalité que celle des grandes actions. Se consi'i>~
rant comme des émules et non comme des eno<-
mis, incapables de flatter le Barbare pour aasemr
les Grecs, mais se mettant d'accord pour assurer '•■
salut commun, c'était la gloire seule d'en être r*»-
teur que chacun des deux peuples dispulail <
l'autre. Us signalèrent d'abord leur vaillance coi:
PANÉGYRIQUE (iV, §§ 82-89). 8^
l'armée envoyée par Darius. Les Perses ayant débar-
qué en Attique, les Athéniens n'attendirent pas
leurs alliés, mais faisant leur affaire particulière
d'une guerre qui regardait tous les peuples, et
marchant avec les seules forces d'Athènes contre
cet ennemi qui insultait à la Grèce entière, ils
opposèrent leur petit nombre à des myriades de
soldats, prêts à braver la mort, comme si ce n'était
pas leur vie qui fût en jeu. Les Lacédémoniens,
de leur côté, n'eurent pas plus tôt appris l'invasion
de l'Attique, qu'ils négligèrent tout pour venir à
notre secours, avec autant d'ardeur que si c'était
leur propre pays qui eût été ravagé. Voici bien la
preuve de l'élan et de l'émulation que montrèrent
les deux peuples : en un même jour, dit-on, nos
ancêtres apprirent le débarquement des Barbares,
coururent à la frontière pour les repousser, com-
battirent, furent victorieux, et dressèrent un tro-
phée de leur victoire ; quant aux Lacédémoniens,
marchant sous les armes, ils franchirent en trois
jours et autant de nuits un espace de douze cents
stades, tant ils avaient hâte, les uns de prendre
leur part du danger, les autres de livrer bataille
avant qu'on pût arriver à leur secours.
Puis eut lieu la seconde expédition conduite par
Xerxès lui-même. Il avait quitté son palais et osé
se mettre à la tête de son armée, traînant à sa suite
toutes les forces de l'Asie. Quelque effort que l'on
ait fait pour exagérer la puissance de ce prince,
îi'est-on pas toujours resté au-dessous de la vérité?
bans l'excès de son orgueil, il jugeait que l'asser-
vissement de la Grèce était trop peu de chose pour
lui, et Voulait laisser un monument qui l'élevât
6
au-dessus de l'humanilé. Aussi n'eul-il pas de repir>
qu'il n'eût conçu et à tout prix exëcuté la daubl'
entreprise, si fameuse dans le monde entier, J*
naviguer sur terre et de marcher sur mer avec *>'ii
armée, en perdant l'Athos et en unissant tes Jeut
rives de l"Hellespont. Eh bien! ce roi qui araii
Jormé de si vastes projets, qui avait accompli ileî
choses si merveilleuses et qui s'était rendu tnaUf
de tant de peuples, Lacédémoniens ei AthénieD>,
se partageant te péril, marchèrent à sa renconlrc ■
lés premiers, jusqu'aux Thermopyles, au-deraol •!'
l'armée de terre, avec mille d'entre eux choisis pam..
les plus braves et soutenus par un petit noisbr-
d'alliés, pour arrêter les Barbares dans le défiU ''
les empêcher d'aller plus loin; nos ancêtres, ïer-
Artémisium, avec soixante trières, contre toute U
flotte des Perses. V0II&. ce que les uns et les aulrr'
osèrent entreprendre, moins par mépris de IfH-
nemi que pour rivaliser entre eux de courage. I.e>
Lacédémoniens nous enviaient notre victoire i'
Marathon, ils brûlaient de s'égalera nous, et crai-
gnaient que notre ville n'eût deux Tois de sui:-
l'honneur de sauver les Hellènes. Nos pères rva-
laient soutenir leur gloire, et montrer & tous qu-
leur premier succès était bien l'œuvre de leur cou-
rage, non de la fortune. Ils voulaient de plv
amener les Grecs k tenter les chances d'un comhi'
naval, en leur prouvant que, sur mer comme sur
terre, la valeur triomphe du nombre.
L'intrépidité fut égale de part et d'autre, le 9uc<:<<
fut différent. Les Lacédémoniens périrent; nuis. ^
leur corps succomba, leur âme demeura victu-
rieu»e — peut-on dire, en eiïet, qu'ils furent vaiocn».
.rJl
PANÉGYRIQUE (IV, §§ 89-95). 83
puisque pas un ne voulut fuir? — Les nôtres vain-
quirent Tavant-garde de la flotte; puis, apprenant
que, sur terre, les ennemis étaient maîtres du pas-
sage, ils retournèrent dans leurpatrie, organisèrent
tout dans la ville, et, par la résolution qu'ils prirent
en ce péril extrême, surpassèrent alors tout ce qu'ils
avaient jamais fait de plus grand.
Tous nos alliés étaient découragés ; les Pélopon-
nésiens élevaient un mur pour fermer l'Isthme, et
ne songeaient qu'à leur propre sûreté ; les autres
cités s'étaient soumises aux Perses et combattaient
avec eux, exce()té quelques-unes que leur faiblesse
avait fait négliger; douze cents trières faisaient
voile vers l'Attique, et une armée innombrable était
prête à l'envahir; les Athéniens n'entrevoyaient
même plus aucune chance de salut : abandonnés
de leurs alliés, trompés dans toutes leurs espé-
rances, ils auraient pu, non seulement échapper à
ces périls, mais même accepter les magnifiques
avantages que leur offrait le Grand-Roi, convaincu
que, s'il pouvait disposer de notre flotte, il serait
bientôt maître aussi du Péloponnèse : malgré cela
ils ne voulurent pas entendre parler de ses présents,
et le ressentiment de la trahison des Grecs ne les
entraîna pas à se jeter dans les bras des Barbares ;
mais ils se préparèrent à combattre pour la liberté,
pardonnant aux autres d'accepter la servitude. Ils
pensaient que les petites cités peuvent chercher leur
salut à tout prix, mais que celles qui ont l'ambition
de se placer à la tête de la Grèce ne sont pas libres
de se dérober aux périls; et que, si pour les
hommes d'élite une belle mort est préférable à une
vie honteuse, de même il vaut mieux, pour les
84 ISOCRATE.
grandes républiques, disparaître du milieu des peu-
ples que de donner le spectacle de leur asservisse-
ment. Us firent bien voir que telle était leur pensée:
car, ne pouvant tenir tête à Tennemi sur terre et
sur mer à la fois, ils prirent tout ce qu'il y arail
d'hommes dans la ville et se portèrent dans l'Ile voi-
sine, afin d'affronter la flotte et l'armée des Perses
l'une après l'autre.
Surpassa-t-on jamais en grandeur d'âme ou en
dévouement à la Grèce ces hommes qui, pour ne
pas livrer à l'esclavage les autres peuples, eurent le
courage de voir leur ville abandonnée, leur pa«
dévasté, leurs sanctuaires saccagés, leurs temple*
livrés aux flammes, et tout le poids de la guerre
supporté par leur patrie? Ils osèrent plus encore:
ils étaient prêts à engager seuls la bataille contre
une flotte de douze cents navires. On ne les laissa
pas faire. Tant d'héroïsme fit honte aux Péloponné-
siens ; -comprenant que, si. Athènes périssait d'abord.
ils ne pourraient se sauver eux-mêmes, et que
sa victoire couvrirait leurs villes d'opprobre, ik
cédèrent à la nécessité de partager nos périls.
Je ne vois pas pourquoi je m'attarderais à décrire
le tumulte du combat, les cris, les exhortations,
choses communes à toutes les batailles navales. J u
seulement à dire ce qui nous est particulier, ce qui
justifie nos prétentions à Thégémonie et confirm**
les raisons que j'ai déjà fait valoir. On peut juger de
ce qu'était, avant sa destruction, la supériorité
d'Athènes, par ce fait que, même ruinée, elle mit
en ligne, dans la bataille. engagée pour le salut de
la Grèce, plus de trières à elle seule que tous le^
alliés ensemble. Et personne n'est assez préreno
l
t1
V
PANÉGYRIQUE (iV, 96-99). 85
contre nous pour ne pas reconnaître que c'est la ■'^
victoire de Salamine qui a fait le succès de la guerre,
et que cette victoire, c'est à Athènes qu'on la doit.
Eh bien ! maintenant qu'il s'agit d'une expédition
contre les Barbares, qui doit en avoir le comman-
dement? N'est-ce pas ceux qui, dans la guerre pré-
cédente, se sont le plus couverts de gloire; qui,
plus d'une fois, ont combattu seuls pour la Grèce, et
qui, dans les combats livrés en commun, ont mérité
le prix du courage ; n'est-ce pas ceux qui ont aban-
donné leur patrie pour le salut des autres; qui,
dans les premiers temps, fondèrent le plus grand
nombre de villes, et, dans la suite, les sauvèrent des
plus grandes calamités? Combien n'aurions-nous
pas à nous plaindre, si, après avoir eu la plus
grande part à la peine, nous avions la moindre à
l'honneur, et si le peuple qui fut jadis à la tête de
la Grèce pour défendre la cause commune se voyait
maintenant réduit à marcher au second rang?
AREOPAGITIQUE
(VII)
iGocrate, dans le Panégyrique, arail «xpoeé ses i<l'~'
sur ta politique extérieure d'Athènes. Dans VArMpor-
lique, il examine la situation inlérieure de l'Êiai, r:
<lénonc« les périls et Inillque les mesures qui lui p*n:~
sent devoir être prises pour l'améliorer. Ce disewf
renire dand le genre délibéralif (oujiïouXtutiiiid : l'on
leur suppose qu'il s'adresse i VAsaemblée apr** "*■'
obtenu du Conseil le droit de ee pi'éienler devant ri'
(itpduoSov ^toitioeai) pour développer une proposili' '
concernant le iqlul public {istpl aifsupiai). Cette propi"'
lion a pour objet de rendre à l'Aréopage l'autoriié qu
avait au temps de Solon el de Clislliine : de là le tiii"
d'Aréopagilique (àptona^itixo^ H-jo^) bous lequel le Oi-
cour,* nous psl parvenu.
VAriopaqUique doit avoir été composé A la fin dv I"
ou au commencement de 35i. Le moment éUil bK-
choisi. On venait d'échapper aux dangers de la giter'-
Sociale. Chios, Rhodes, Cos et Byiance s'élaienl lit.:
cMeiAe la confédéralion atliénienne et avaient recuuir
leur complète autonomie. On parlai! d'immensc5 pr-
paralifs dirigés par le roi de Perse contre la Grèce. ["■-
politiques clairvoyants signalaient avec anxiété la pui~
sanrc déjà grandiïsanle de la Uacédoine. Uais, ta Ar\
■le tous ci^s molifs d'inquiétude, la ronHanrc .
ARÉOPAGITIQUE (VIl). 87
revenue : les nouvellistes s'en allaient répétant que
c'était aiix ennemis d'Athènes de craindre et de prendre
des mesures' pour leur salut. Ainsi se fai^it jour ce
dangereux état d'esprit contre lequel allaient se briser
tous les efforts de Démosthène. C'est l'honneur d'Iso-
crate de l'avoir senti : avec cette perspicacité que donne
parfois l'antipathie, il a montfé le danger que faisait
courir à l'État une démocratie sans frein. Au point de
vue historique, son discours a donc un très grand
intérêt : il résume l'opinion qu'un modéré pouvait se
faire de la constitution athénienne ou, plus générale-
ment, de l'état moral d'Athènes au milieu du iv' siècle,
à la veille de la guerre de Macédoine.
A vrai dire, la critique est empreinte d'une. certaine
amertume. Isocrate, âgé de plus de quatre-vingts ans,
juge les institutions avec le mécontentement grondeur
d'un vieillard : l'image idéalisée qu'il se fait du passé
le rend un peu injuste pour ses contemporains. Ce qu'il
a sous les yeux, c'est cette multitude oisive qui de plus
en plus déserte la campagne pour fréquenter l'Agora,
ces hommes politiques improvisés pour qui la politique
est un gagne-pain y ces sycophantes qui, vivant de procès,
remplissent les tribunaux de leurs accusations. Sans
cesse appelés en justice, les riches sentent que leur for-
lune n'est plus en sûreté; ils ne peuvent même compter
sur l'impartialité de leurs juges : ceux-ci appartiennent
pour la plupart à la classe pauvre et s'inspirent moins
de la justice que de considérations personnelles. Il en
résulte un esprit de défiance qui ruine le crédit : l'ar-
gent ne circule plus et ne produit plus. Par suite encore
l'activité commerciale se ralentit; et, comme les débou-
chés manquent, la production cesse. Les paresseux, les
inutiles, et aussi les pauvres sont chaque jour plus
nombreux. Pour remédier à cet état de choses, on mul-
tiplie les lois; mais cette multiplicité des lois prouve
seulement l'étendue du mal : elle ne le guérit pas. Le
mal ne peut être que dans la constitution, car la consti-
tution est « Vâme même de la cité * : si l'on veut le
détruire, c'est elle qu'il faut améliorer.
Et tout d'abord celte constitution repose sur une con-
ception fausse de l'égalité. La véritable égalité n'est pas
88 ISOCILVTE. I
celle qui né met aucune différence entre les indîTiiiu^. I
mais celle qui tient compte du mérite de chacun. FaukB
de le comprendre, on a substitué, pour la désignaii'>r..«
des magistrats, le principe du tirage au sort appliqu"'!
sans restriction, à Tancien système, plus compliqué mai^H
plus juste, qui faisait précéder Te tirage au sort d'unril
élection. Cette erreur a été suivie d'une seconde, celk-flB
plus grave : l'institution d'un traitement pour les ma^i^^l
ti^ats, pour les héliastes, pour les membres du Conj^'IB
et pour ceux qui assistaient aux séances de IM^jemi^^^tl
De ce jour les fonctions publiques ont cessé d'être oïl
service rendu à l'État, une liturgie, pour devenir nrlB
profession. Incapables et ambitieux se sont jetés danfl
la politique, écartant des affaires les gens désinlére>:<^1
et libres. Contre les inconvénients d'un pareil syslèm*". I
une éducation bien comprise, appropriée à la situali^r I
et à la fortune de chacun, pourrait réagir. Mais rèiliHl
cation est négligée et les jeunes gens livrés à eax*méD<*- 1
passent leur temps dans les maisons de jeu et dans k^ 1
lieux de plaisir. Ce qui manque donc, c'est un pouvoir
modérateur, un corps assez indépendant pour exercer
un contrôle efficace sur les institutions et sur lesmœu^
et dont l'autorité serait fondée moins sur la crainte qu^ !
sur le respect. Or ce pouvoir modérateur a exisié: il
subsiste encore, privé de ses moyens d'action, inâi>
toujours vénérable : c'est l'Aréopage. On l'a vu & l'œovrr
au temps de Solon et de Clisthène : c'est lui qui a fonde
'a grandeur d'Athènes. Pour rétablir l'ordre, il suffirait
de lui rendre ses anciennes prérogatives.
Isocrate, il est vrai, ne présente pas ses idées d*UD«
façon aussi systématique. Sa critique est surtout indi-
recte, et il s'attache moins à peindre la situation acluelle
qu'à tracer un tableau séduisant du passé. En cela il
se montre habile écrivain et prudent politique. Dt*
attaques trop vives rebuteraient le lecteur et éveille-
raient les susceptibilités de la démocratie. La consti-
tution qu'il réclame et qu'il présente comme étant la
plus véritablement démocratique, en réalité ne l'est |m<.
L'Aréopage de Solon était un corps aristocratique. Il s<
composait bien, comme l'Aréopage du iv* siècle, de^
archontes sortis de charge; mais ces archontes, tiré*
1
ARÉOPÀGITiQCE (VII, '§ 9). HO
au sort sur une liste de quarante membres choisis
dans les rangs des deni premières classes, reprétien-
laitnt V aristocratie . On ne peut rendre à l'Aréupage 5on
iiuiorîLé qu'en rétablissant l'ancien mode de nominalion
(les archontes. Isocrate l'insinue prudemment. Mais en
bomme qui prévoit les objections, il s'appuie sur Jes
noms de Solon et de Clisthène, citoyens dévoués erirt-
tous à la démocratie, et il feint d'oublier qu'à tblt
d'Éphialte ou de Pcriclès, Solon et Clisthène sont àes
démocrates singulièrement timides. Et c'est encore par
une équivoque qu'il se défend de toute att^he arec
l'aristocratie. Il confond l'aristocratie avec l'oligarcuie
et consacre la seconde partie de son discours à une
critique très vive du gouvernement des Trente. Gomme
s'il n'y avait pas eu des divergences profondes entre
les Trente! comme si les vues de Kritias avaient été les
mêmes que celles de Théramène! Or précisément,
quelque soin qu'il mette à parler de son attachement
à la démocratie, Isocrate apparaît en conformité de vnes
avec ce dernier. Il n'a rien sans doute de sa souplesse
et de son activité politique : il n'aurait pas été homme
à profiter comme lui des circonstances; maiB ce sont
bien ses idées qu'il représente, avec les modificalinits
qu'elles n'avaient pu manquer de subir au cours des
événements et en passant par un esprit naturellement
idéaliste et porté à prendre ses rêves pour des réalîti^a.
NéoeBûté de réviser la Constitution.
(55 9-18)
Je ne sais ce qne je dots supposer : ou que vous ne
vous souciei pas des alTaires publiques, ou que, tout
en vous en préoccupant, vous vous êtes laissé aveu-
gler au point de ne pas voir quel désordre règ^ie
dans la cité. Tel est, en effet, semble-tTil, votre élat
90 ISOCRATE.
d'esprit i aprèsavoir perdu toutes les villes que nous
possédions sur la côte de Tlirace et dépensé sans
protit plus de mille talents pour l'entretien des mer-
cenaires, décriés auprès des autres peuples grecs,
devenus les ennemis du Barbare, forcés en outre dr
secourir les partisans des Thébains, tandis que nous
laissions échapper nos propres alliés, — c'est pour
de tels succès que nous avons par deux fois déj.i
oITert le sacrifice qui célèbre les bonnes nouvelles.
et nous nous montrons plus négligents quand dou>
délibérons sur ces événements dans nos assemblées
que ceux qui réussissent en tout comme ils t"
doivent !
H n'y a rien d'ailleurs de surprenant ni dans celle
manière d'agir, ni dans ces résultats : quand un
peuple n'a pas su, par de sages résolutions, donnrr
à sa politique une bonne direction générale, îl fsi
impossible que rien suive pour lui un cours régu-
lier, et, réussit-il même, soil par un heureux
hasard, soit par le mérite d'un homme, dans cer-
taines entréprises particulières, il ne tai-de pas à
retomber dans les mêmes difficultés qu'au para vaut.
C'est ce dont on pourrait se rendre compte d'apr>*
ce qui nous est arrivé. En eiïet, bien qu'après I»
victoire navale de Conon et la campagne de Tinii>-
thée, la Grèce entière !ùl tombée sous noire domi-
nation, nous n'avons pas pu soutenir un seul ins
tant ces succès, et en peu de temps nous en avon'
gaspillé et perdu le bénéfice. C'est que ni nous i'
possédons ni nous ne nous appliquons, comme il I'
Taudrait, ii trouver une constitution qui saurait tirrr
parti des événements. El cependant nous sovod*
loua que )a véritable et solide prospérité appartieDi
i
ARÉOPAGÏTIQUE (VII, §g 9-16). 91
non à ceux qui s'entourent des remparts les plus
beaux et les plus résistants, ni à ceux qui réunis-
sent auprès d'eux le plus grand nombre d'hommes,
mais à ceux qui gouvernent leur cité de la manière
la meilleure et la plus sage. C'est la constitution, en
effet, qui est véritablement l'âme de la cité : elle est
polir une république ce que la raison est pour
l'homme. C'est elle qui préside à toutes les délibé-
rations, et qui, tout en conservant les avantages
acquis, nous met à l'abri des revers. C'est sur elle que
se forment et se modèlent nécessairement et les lois
et les hommes politiques et les simples particuliers :
les succès de chacun dépendent de la valeur de la
constitution. Or chez nous la constitution est malade
et nous ne nous en inquiétons pas et nous ne
cherchons pas à la remettre en état ! Assis
devant les ateliers nous nous élevons contre ce
qui existe, nous déclarons que jamais, sous le
régime démocratique, nous n'avons été plus mal
gouvernés; mais quand nous agissons, quand nous
raisonnons, nous nous attachons beaucoup plus
à notre constitution qu'à celle que nous ont laissée
nos ancêtres. Eh bien! c'est de la constitution
que je veux vous entretenir aujourd'hui et c'est
pour cela que je me suis fait donner le droit de me
présenter devant vous.
Pour détourner les dangers qui nous menacent,
pour nous affranchir des maux qui nous entourent,
je ne trouve qu'un seul moyen : revenir à cette
forme de gouvernement démocratique que Solon,
de tous les citoyens le plus dévoué à la cause popu-
laire, a instituée, et que Clisthène, l'homme qui a
chassé les tyrans et rétabli le peuple dans ses droits.
92 ISOCRATE.
n'a rien eu de plus pressé que de remettre en
vigueur. Nous ne saurions en trouver une qui soit
plus' favorable au peuple, ni plus utile à la cité. En
voici la meilleure preuve : tandis que nos ancêtres,
régis par cette constitution, après avoir accompli
un grand nombre de glorieuses actions et s*élre
illustrés aux yeux de tous les hommes, ont vu les
Grecs leur offrir d'eux-mêmes rhégémonie, les par-
tisans de la constitution actuelle se sont attiré la
haine de tous les peuples, ont enduré de nom-
breuses et terribles souffrances, et peu s'en faut
qu'ils n'aient fini par tomber dans les derniers
malheurs. Comment dès lors célébrer, comment
aimer un régime qui , après nous avoir fait
tant de mal , est entraîné chaque jour vers la
ruine? Comment ne pas craindre que si cette
décadence continue, nous ne finissions par nous
heurter comme sur un écueil à une situation plus
dure encore que celle où nous nous sommes trouvés
naguères?
II
La démocratie au temps de Solon
et de Clisthène.
(S§ 19-35)
Et pour que ce ne soit pas sur un simple résum»*
général, mais en parfaite connaissance de cause que
vous prononciez votre jugement et que vous choi-
sissiez entre ces deux constitutions, il vous faut
accorder toute votre attention à ce que je vais dire,
tandis que je m'efforcerai, moi, de vous exposer
ARÉOPAOrTIQUE (vil, gg 17-22). 93
l'une et l'aulre, aussi brièvement qu'il me sera pos-
sible.
La constitution qu'avaient établie ceux qui, dans
ees temps reculés, administraient la cité n'était pas
une constitution qui, désignée parle ttrine le plus
large et le plus doux i entendi-e, apparût comme tout
autre dans la pratique à ceux qui l'éprouvaient, ou
qui dirigeât de telle inauière l'éducation des citoyens
que ceux-ci en vinssent è. confondre le désordre avec
la démocratie, la violation des lois avec la liberté, le
pouvoir de tout dire avec l'égalité, l'absence de
cuntrainte enfm en ces matièies avec le VLiittLblc
bonheur : leur conslitutifin leur faisait détestei et
punir ceux qui agissaient suitant de pareilles
maximes et par Ib. avait rendu tous les citoyens
meilleurs et plus retenus. Et te qui pour eux con-
tribuait le plus à la bonne administration de la
cité, c'est que, étant donné qu on distingue deax
sortes d'égalité, l'une qui attnbue k m?me part a
tous, Faulre qui n'accorde à thacun que ce qui lui
revient, bien loin de se méprendre sur leui valeui
réciproque, ils condamnaient lune — celle qui ne .
fait pas de différence entre les mauvais iiloyens et
les meilleurs — comme n'étant pis conforme a la
justice, et lui préféraient l'autre — celle qui règle
sur le mérite de chacun les récompenses et les puni-
tions — pour l'appliquer au gouvernement de la cité ;
nesecontentantpas de tirer les luagistraturesau sort
parmi tous les citoyens sans distinction, mais dési-
gnant par un choix préalable, pour remplir chaque
fonction, les meilleurs et les plus aptes. Ils espé-
raient, en effet, que tant vaudraient les hommes
placés k la tête des affaires, tant vaudraient aussi
94 ' ISOCRATE.
les autres citoyens. Et de plus ils considéraient ce
système comme plus démocratique que celui qui a
pour principe le tirage au sort : car, dans le lirase
au sort, le hasard serait juge et il arriverait sou-
vent que les magistratures tomberaient aux majn>
des fauteurs de l'oligarchie : en désignant au con-
traire par un vote préalable les citoyens les pltt>
qualifiés, le peuple serait maître de ne choisir quv
les partisans les plus déterminés de la constitution
établie.
Ce qui faisait que ce régime était accepté du plu;'
grand nombre et qu'on- ne se disputait pas le-
magistratures, c'est qu'on avait appris à travailler
et à économiser, à ne pas négliger son propre
bien, pour chercher à mettre la main sur celui A^
autres, à ne pas faire sa fortune aux dépens dn
trésor, mais à contribuer, s'il le fallait, sur s^
ressources personnelles au bien de tous, à ne pa*
connaître enfin avec plus d'exactitude les revenu.*
qu'on pouvait tirer de l'exercice des magistratun?>
que ceux qu'on trouvait dans son propre fonds. On
se tenait si soigneusement à l'écart des affaires à*
la cité qu'il était plus difficile en ce temps-là i\^
rencontrer des gens qui voulussent exercer \^
charges, qu'il ne l'est aujourd'hui d'en trouver qui
ne le désirent pas. C'est qu'on considérait alor*
l'administration des affaires publiques non corom»
un commerce, mais comme un ministère, et qu'on
se préoccupait moins, le jour où on entrait m
charge, de rechercher d'abord si les magistrats sor-
tants n'avaient pas laissé quelque profit à taire,
que de voir si, par leur faute, quelque question
demandant une solution immédiate n*étail ^
ARÉOPAGITIQUE (VII, §§ 23-29). 95
restée en souffranee. Pour résumer, les hommes
d'alors avaient reconnu nettement qu'il faut, d'une
part, que le peuple comme un tyran établisse les
magistrats, punisse les coupables, tranche les diffé-
rends entre les citoyens ; d'autre part, que ceux qui
ont des loisirs et possèdent des moyens d'existence
suffisants administrent les affaires publiques comme
des serviteurs et que, s'ils ont rempli exactement
leur charge, on leur décerne un éloge qui soit leur
seule récompense, s'ils s'en sont au contraire mal
acquittés, qu'on n'ait pour eux aucune indulgence,
mais qu'on les frappe des peines les plus sévères.
Est-il possible, en vérité, de trouver un régime
démocratique mieux établi et plus juste que celui
qui place à la tête des affaires les hommes les plus
capables et qui les. soumet eux-mêmes à l'autorité
souveraine du peuple^
Tel était donc pour nos ancêtres le système de
gouvernement : il est facile dès lors de comprendre
combien droite et réglée était leur conduite dans
la vie de chaque jour. La direction générale donnée
aux affaires, quand les principes qui l'inspirent
sont bons, s'impose de même nécessairement aux
actions particulières.
Et tout d'abord en ce qui concerne les dieux —
car c'est par là qu'il est juste de commencer, — les
cérémonies qu'ils célébraient en leur honneur, le
culte qu'ils leur rendaient n'étaient pas choses
livrées au caprice et au hasard; on ne les voyait
pas, au gré de leur fantaisie, faire figurer trois cents
bœufs dans les cortèges religieux, et, quand cela se
trouvait, abandonner les sacrifices transmis par
leurs ancêtres; on ne les voyait pas non plus, dans
96 ISOCRATE.
des fêtes nouvellement introduites et accompagnées
de banquets, déployer une grande magnificence,
pour mettre -ensuite en adjudication les plus saintes
des cérémonies : ils n'avaient qu'une seule préoc-
cupation, ne laisser perdre aucune des antiques
traditions, ne rien innover qui ne fût conforme aux
usages. La piété consistait pour eux, non dans d»*
vaines profusions, mais dans un attachement iné-
branlable aux institutions transmises par les anc*^*-
très. Aussi les dieux leur accordaient-ils leurs
faveurs, non d'une manière imprévue et déconcer-
tante, mais dans le moment voulu, qu'il s'agît ila
travail de la terre ou de la rentrée des récoltes.
Des principes analogues réglaient les rapports
qu'ils avaient entre euxt Non seulement ils restaienl
d'accord sur les affaires publiques, mais dans la vie
privée elle-même, ils avaient les uns pour les
autres tous les égards que se doivent des gens rai-
sonnables, citoyens d'une même patrie. Les pauvre?
étaient si loin de porter envie aux riches qu'ils pre-
naient autant de soin des intérêts des grands pro-
priétaires que des leurs, pensant que la prospérit»^
de ceux-ci était la condition de leur propre bien-
être; et les riches non seulement ne méprisaient
pas ceux qui étaient dans une situation de fortune
inférieure, mais, considérant comme une honle
pour eux-mêmes la pauvreté de leurs concitoyens,
venaient en aide à leur misère, confiant aux uns,
pour de modiques fermages, des exploitations agri-
coles, lançant ceux-ci dans des entreprises com-
merciales, fournissant à ceux-là des capitaux pour
d'autres opérations. Ils ne redoutaient ni Tune ni
l'autre de ces deux éventualités, ou de perdre tout
rf-'"*'
ARÉOPAGITIQUE (VII, §S 29-35). 97
leur avoir, ou, après beaucoup d'ennuis, de ne rentrer
que dans une partie de leurs avances et regardaient
comme également sûr l'argent qu'ils mettaient en
circulation et celui qu'ils conservaient dans leur
caisse.
La raison en est que, dans les procès pour dettes,
ils voyaient que les juges, au lieu de garder des
ménagements, se conformaient à la loi; au lieu de
chercher par leur complaisance dans les procès des
autres, à s'asstirer à eux-mêmes des facilités pour
mal agir ensuite, portaient encore plus de haine
aux sj)oliateurs que leurs propres victimes et consi-
déraient ceux qui ruinaient la confiance dans les
contrats, comme faisant plus de tort aux pauvres
qu'aux riches. Pour les riches, en effet, ne plus faire
d'avances d'argent, ce serait se priver d'un modique
revenu ; pour les pauvres, n'avoir plus personne qui
leur vienne en aide, ce serait la dernière des
misères. Il résultait de ces principes que personne
ni ne cherchait à dissimuler sa fortune ni n'hési-
tait à prêter son argent et qu'on voyait avec plus
de plaisir celui qui venait emprunter que celui qui
venait restituer. Cette habitude, en effet, procurait
à la fois les deux avantages que peut souhaiter un
homme intelligent : on aidait ses concitoyens et on
îaisait valoir sa fortune. Le résultat général de cette
réciprocité de bons rapports, c'éjtait la possession
de la richesse garantie à ceux qui la détenaient jus-
tement, et sa jouissance mise à la disposition de
tous les citoyens qui étaient dans le besoin.
L
98 ISOCRATE.
III
L'Aréopage gardien de la démocratie.
{§§ 36-55)
Peut-être me reprochera-t-on de m'être contenta
jusqu'ici de louer la conduite des hommes de celle
époque sans expliquer pourquoi ils se montraient
si sages et dans les relations qu'ils avaient entiv
eux et dans le gouvernement de la cité. Je crois
avoir déjà dit quelque chose de la question : néan-
moins je vais tâcher de la reprendre avec plus
de développement et en termes plus clairs. 11 n**
faudrait pas croire qu'après avoir eu des maUrt'>
en grand nombre pendant leur première éducation,
ils devinssent, au moment de leur majorité, Whrf^
d'agir comme bon leur semblait : ils étaient au
contraire l'objet d'une surveillance plus attentivf\
quand ils avaient atteint leur plein développement
que lorsqu'ils étaient encore enfants. Tel était, en
effet, le zèle que nos ancêtres apportaient à faviv
riser l'esprit de modération qu*ils avaient institu»-
le Conseil de l'Aréopage pour veiller au maintien
du bon ordre; et, comme cette assemblée nVtait
accessible qu'aux citoyens de bonne naissance, qui
avaient fait preuve dans leur vie d'une grande vertu
et d'une grande sagesse, elle s'élevait naturellement
au-dessus de toutes les autres assemblées de U
(irèce.
On peut d'ailleurs, même d'après ce qu'elle t'>l
actuellement, juger de ce qu'elle était autrefois.
ARÉOPAGITIQUE (VII, §§ 36-41). 99
Aujourd'hui encore, en effet, et bien qu'on ait
laissé tomber en désuétude toutes les mesures rela-
tives au choix de ses membres et à leur examen,
nous pouvons voir que des gens qui, dans le reste
de leur vie, ne sont pas même supportables, après
qu'ils ont été siéger à l'Aréopage, n'osent plus se
laisser aller à leur caractère et s'attachent aux tra-
ditions qu'ils y trouvent plutôt que de suivre les
mauvais instincts qu'ils portent en eux. Tant est
grande la crainte que nos pères avaient su inspirer
aux méchants! Tant est puissant le souvenir qu'ils
ont laissé en ces lieux de leur vertu et de leur
sagesse !
Je disais donc que c'était à cette assemblée ainsi
constituée qu'ils avaient donné pleins pouvoirs pour
veiller au maintien de l'ordre. Elle estimait : que c'est
une erreur de croire que là où les lois sont établies
avec le plus de soin, là aussi les citoyens sont les
meilleurs, — car alors rien n'empêcherait que tous
les Grecs fussent semblables, chaque peuple pouvant
sans difficulté emprunter aux autres leurs législa-
tions ; — qu'en fait ce ne sont pas les lois qui font
progresser la vertu, mais la conduite adoptée dans
la vie de chaque jour, — car la plupart des citoyens
finissent par régler leurs mœurs sur celles au milieu
desquelles chacun d'eux a été élevé ; — que même, le
grand nombre des lois et l'exactitude minutieuse
de leurs prescriptions est plutôt la marque d'une
mauvaise administration de la cité, — car c'est e-n
cherchant à mettre une barrière à l'envahissement
du mal qu'on se trouve amené à établir de nom-
breuses lois ; — et qu'enfin, chez un peuple bien gou-
verné, ce ne sont pas les portiques qui se couvrent
100 ISOCRAT£.
de textes législatifs, c'est dans les cœurs que résiil»*
le sentiment de la justice, — car ce ne sont pas l<*s
décrets, mais les mœurs qui font qu'une cité se gou-
verne bien : ceux qui ont été formés suivant d»»
mauvais principes oseront toujours enfreindre les
lois, même si elles ont éjté établies avec une exac-
titude minutieuse; ceux qui, au contraire, ont élr
élevés dans de bons principes sauront toujours s»-
conformer aux lois même si elles ont été rédigée*
sans détails. — Imbus de ces idées, ils cherchaient
avant tout, non pas les moyens de punir le désordre,
mais ceux de prévenir les moindres sujets de puni-
tion; pensant que c'était là leur véritable office et
que le soin d'exercer des vengeances devait êtr»*
laissé à l'inimitié personnelle.
Leur attention se portait ainsi sur tous les citoyen>.
mais d'une manière particulière sur les plus jeune>.
Ils voyaient, en effet, que c'est à cet ûge surtout qu»*
l'esprit est inquiet et agité, que le cœur est tout
débordant de passions, que l'âme a besoin d*élrr
comme domptée par la pratique de nobles ocru-
pations et par des exercices qui n'excluent pas l-
plaisir, et que seuls, en effet, de tels passe-temps
pouvaient retenir les gens ayant reçu une éducation
libérale et formés aux pensées généreuses. En cun-
séquence, comme il était impossible, par suite <ie
l'inégalité des fortunes, de diriger tout le mond*'
vers les mêmes carrières, ils assignaient à chaqu**
catégorie de citoyens des occupations en rapport ave-
leurs ressources. Ceux qui se trouvaient dans un^
situation de fortune inférieure, ils les dirigeaient du
côté de l'agriculture et du commerce, sachant qu**
la paresse engendre la pauvreté et la pauvreté Tin-
ARÉOPAGITIQUE (VII, §§ 41-48). 101
conduite. Supprimer ce qui est la cause première
du vice, c'était, à leur avis, le moyen de supprimer
toutes les fautes que cette cause entraîne avec elle.
Quant à ceux dont les ressources étaient suffisantes
pour vivre, ils les obligeaient à se livrer à Téquitation,
à la gymnastique, à la chasse, à la philosophie, cons-
tatant que par là les uns devenaient des hommes
supérieurs, les autres se gardaient de la plupart des
désordres ordinaires à leur âge.
Tout en établissant ces pratiques, ils ne négli-
geaient pas pour cela le reste de Texistence, mais
grâce à une division de la ville en quartiers et de la
campagne en dèmes, ils exerçaient une surveillance
sur la vie de chacun et déféraient ceux qui ne se con-
duisaient pas bien, au Conseil de l'Aréopage. Celui-ci
avertissait les uns, menaçait les autres ou leur
infligeait les châtiments mérités. Ils savaient, en
effet, que, pour conduire au mal comme pour en
détourner, il y a deux moyens; que, chez un peuple
où Ton n'a pas pris de mesures pour le prévenir et où
la justice n'est pas scrupuleusement appliquée, chez
ce peuple, dis-je, les meilleures natures se corrom-
pent ; mais que là où il est difficile, quand on commet
une faute, de ne pas être pris, et, quand on est
découvert, d'obtenir de l'indulgence, là au contraire,
les mauvaises mœurs finissent par disparaître. Gela
reconnu, ils contenaient les citoyens dans le devoir
et par les châ^timents et par la vigilance : bien loin,
en effet, que ceux qui étaient en faute pussent
échapper à leur surveillance , ils connaissaient
d'avance ceux qui semblaient devoir commettre
quelque mauvaise action. Et c'est pour cela que les
jeunes gens, au lieu de perdre leur temps dans lef
102 ISOCRATE.
maisons de jeu, ou chez les joueuses de flûte, ou dan<
d'autres sociétés telles que celles où ils passent à pré-
sent leurs journées, demeuraient fidèles aux occupa-
tions qui leur étaient assignées, pleins d'admiratioD
pour ceux qu'ils voyaient y réussir et rivalisant avec
eux. Ils évitaient avec tant de soin de paraître à l'Agora
que, si parfois ils étaient obligés de la traverser, on
voyait qu'ils ne le faisaient qu'avec beaucoup d"
modestie et de réserve. Contredire les pereonn»^
plus âgées ou leur adresser des paroles injurieuse^
était à leurs yeux un acte plus abominable que n-»
serait aujourd'hui celui de manquer en quelque
chose à ses parents. Personne, pas même un domes-
tique, pour peu qu'il fût comme il faut, n'aurait ci-
boire ou manger dans un cabaret : on cherchait à
avoir de la tenue, non fi faire des folies : les hoinme>
d'esprit, les railleurs que nous regardons aujour-
d'hui comme des gens bien doués passaient en (^
temps-là pour des êtres disgraciés de la fortune.
Et qu'on n'aille pas croire que je sois anim^ <!»*
mauvais sentiments à l'égard de nos jeunes gens.
Non seulement je ne crois pas qu'ils soient respon-
sables de ce qui se passe, mais je tiens de la plu-
part d'entre eux qu'ils sont très loin de se réjouir
d'un état de choses qui leur permet de vivre dan^
de tels désordres. Aussi n'est-ce point a eux que j»'
dois m'en prendre, mais beaucoup plus justement
à ceux qui ont gouverné la république un peu avant
notre époque. Voilà les hommes qui ont pousv
la jeunesse à se laisser ainsi aller et qui ont bri»*'
le pouvoir de l'Aréopage. Au temps où ce conseiî
avait la direction des affaires, la cité n'était pa*»
remplie de procès, d'accusations, de contributioDs
ARÉOPAGITIQUE (VII, §§ 48-54). 103
d'indigence, de guerres; c'était le calme entre les
citoyens, et la paix avec tous les autres peuples.
Les hommes d'alors savaient inspirer aux Grecs la
confiance, et aux Barbares la crainte : ils avaient,
en effet, sauvé les uns et infligé aux autres un châ-
timent tel que ceux-ci s'estimaient heureux de
n'avoir rien souffert de plus.
Aussi vivait-on, grâce à cela, dans une sécurité si
complète que les maisons et les installations étaient
plus belles et plus somptueuses à la campagne qu'à
l'intérieur des murailles : même au moment des
fêtes, beaucoup de citoyens dédaignaient de venir à
la ville, et préféraient demeurer sur leurs terres,
plutôt que de prendre part aux réjouissances com-
munes. En effet, tout ce qui concernait les spec-
tacles, et qui aurait pu être un attrait pour quel-
ques-uns se faisait non avec profusion et osten-
tation, mais d'une manière raisonnable : ni le luxe
des processions, ni l'ardeur à rivaliser dans l'exer-
cice des chorégies*,ni toutes les autres vantardises
du même genre n'étaient considérées comme le
signe de la prospérité : on cherchait le bonheur
dans la modération des citoyens, dans la façon de
régler la vie de chaque jour, dans la satisfaction
accordée aux besoins de tous. C'est là-dessus, en
effet, qu'on doit décider si un peuple prospère véri-
tablement et s'il ne se gouverne pas de façon à se
rendre insupportable. Car actuellement quel homme
de sens ne s'affligerait de voir nombre de citoyens
réduits à se présenter au tirage au sort, avant l'ou-
verture des tribunaux, pour savoir s'ils auront ou
1. Voir p. 50, n. 1.
104 ISOCRATE.
s'ils n^auront pas le nécessaire et prétendre avec
cela entretenir sur leur flotte des rameurs de bonn«»
volonté pris parmi les autres Grecs; de les voir
figurer dans les chœurs tout couverts d'or, et passer
l'hiver vêtus d'une manière que je m'abstiens de
dire ; de remarquer enfin dans leur façon de vi^r»
d'autres contradictions du même genre qui sont la
honte de la cité?
Rien de tout cela n'existait sous le gouvernemeni
de l'Aréopage. Cette assemblée, en effet, avait m$
les pauvres à l'abri du besoin en leur fournissant
du travail et en les faisant assister par les riches:
elle avait arraché les jeunes gens aux désordres en
leur donnant des occupations et en les forçant a ^
surveiller; elle avait détourné les hommes poli-
tiques de l'ambition en les punissant et en emp<^-
chant les coupables d'échapper à la justice; ell«*
avait prévenu le découragement des vieillards en
leur décernant des honneurs publics et en l^nr
assurant les égards de la jeunesse. Pourrait-on. j»*
le demande, imaginer une constitution qui mérii»-
plus de louanges que celle qui veillait à toutes le>
affaires avec tant de soin?
SUR L'ECHANGE
(XV)
ARGUMENT
Dans une sorte d'introduction placée en tête de ce
discours, Isocrate a expliqué lui-même comment il avait
été amené à le composer. A l'occasion d'un procès qu'il
avait eu à soutenir dans une affaire d'échanger de biens
(àvT:5o(rtç *, d'où le titre du discours), il s'était aperçu
que beaucoup de gens avaient une idée fausse de son
caractère, de ses travaux, de son enseignement. Ne
jugeant pas possible de faire de lui-même un éloge direct,
et voulant ce'pendant détruire les erreurs qui avaient
coursa son sujet, il suppose un nouveau procès engagé
contre lui. L'accusateur fictif, un certain Lysimaque,
est censé lui avoir reproché de corrompre les jeunes
gens en leur enseignant l'éloquence et en leur apprenant
à gagner une cause au mépris du droit (ireipôttat jxe
SiaSdiXXeiv t xanrJYopoç ei!>ç SiapBecpu) toùc vewrépovç, Xlyeiv
Si8â(rxcr>v xal icapà tb Sixaiov èv toi; àytoffi ir).govexTeiv) 2,
1. "Un citoyen désigné pour exercer une liturgie (voir p. 50,
D. 1 ) poavait, lorsqu'il jugeait sa fortune insuffisante, désigner un
citoyen qu'il estimait plus riche que lui, comme devant l'exercer
^ sa place. Lorsque celui-ci refusait, le débiteur de la liturgie
pouvait lui proposer d'échanger ses biens contre les siens.
2. Discours Sur VÉchange (§ 30).
406 ISOCRATE.
et c'est à cette accusation qu'Isocrate répond. Son dis-
cours appartient à un genre mixte (pLeixToç Xdyo;) : c'est
à la fois un éloge et un plaidoyer : on y retrouTc tous
les lieux communs chers aux orateurs judiciaires; par
deux fois même il est fait allusion à la clepsydre. Quant
à la fiction, qui paraît aujourd'hui bien froide et peu
adroite, elle a été vraisemblablement suggérée k Isocrate
par le souvenir du procès de Socrate et par les Apologie*
que les disciples du philosophe avaient composées pour
lui après sa mort.
Le discours Sur VÊchange est le plus long de tous ceux
de notre orateur. Il se divise en deux parties. C'est dan>
la première qu'Isocrate fait proprement son apologie :
il n'est point un homme d'aftaires ni un faiseur de plai-
doyers; ses discours •• sont plus semblables aux œutrtf
d*art qu* accompagnent la musique et le rythme qi^au lan-
gage qu'on entend devant les tribunaux ^ ». Ils ont aussi
une tout autre portée, et, pour le prouver, Isocraïf
cite de longs extraits du Panégyrique, du discours ^fc»"
fa Paix et du discours A Nicoclès. C'est en écrivant de
telles œuvres qu'il s'est fait des disciples dans toute U
Grèce : leur gloire est le plus bel éloge de celui qui le^
a formés. Après avoir célébré l'un d'eux, le stratège
Timothée, il termine cette première partie en rappelant
la vie qu'il a toujours menée et en présentant quelques
considérations sujr sa fortune.
Dans la seconde partie, Isocrate expose ses vues ("
matière d'éducation *. Cette question de l'éducation
avait déjà fait l'objet d'un de ses premiers discours* !<*
discours Contre les Sophistes, dont une grande partie
malheureusement ne nous est pas parvenue. Elle avait
été également traitée — quoique d'une façon incident'
— dans le début de son Éloge d'Hélène. Si Ton ajouK
à ces deux témoignages importants le discours ^
VÈchange, qui est le plus considérable, et quelque
passages pris dans ses autres œuvres, notamment dan*
le NicocléSf dans le Panégyrique et dans le Panatht-
1. Discours Sur V Échange (% 46).
'2. On verra un intércssaot résumé do la question dans P- *' '
rard, CÉducation athénienne, p. 310 et sniv.
SUR l'Échange (xv). 407
naîque^ on pourra se faire une idée du but et de la
méthode d*Isocrate.
Le but n'est pas d'enseigner la vertu : la vertu ne
s'enseigne pas et il n^est pas de méthode capable d'ins-
pirer l'esprit de modération et de justice à qui ne l'a
pas naturellement. Est-ce à dire qu'il faille bannir toute
préoccupation morale de l'éducation? Loin de lit : il
faut seulement se rendre compte de ce qui est possible
et chercher avant tout à réaliser un certain idéal de
sagesse pratique. L'homme bien élevé (irsuaiSeufiévoc) *
est celui qui, en toutes circonstances, se décide d'après
une* opinion juste et trouve la meilleure conduite à
suivre; d'un commerce agréable et facile, il supporte
sans humeur les défauts de caractère de ceux avec qui
il est en rapports; ni le malheur ne l'abat, ni le succès
ne le corrompt : Tégalité d'âme s'unit en lui à la recti-
tude du jugement.
Cet homme accompli (tlXeio;), ce ne sont ni les éris-
tiques et les dialecticiens^ ni les maîtres de rhétorique
qui le formeront. Les maîtres de rhétorique^ dont toute
l'ambition est d'apprendre à plaider, ne s'appliquent à
développer chez leurs disciples qu'une activité indis-
crète (iro>.yirpaYw.o<juvT)) et Taraour du succès (irXeoveÇia).
Quant aux éristiques et aux dialecticiens^ s'ils ont des
préoccupations plus hautes et s'ils se proposent en effet
d'enseigner la vertu et la modération, ils ont le tort de
promettre en cela plus qu'ils ne peuvent tenir et ensuite
de se livrer à des subtilités qui ne sauraient être d'au-
cune utilité dans la pratique 2. H en est de leurs exer-
cices comme de la géométrie et de l'astronomie : favo-
rables au développement de l'esprit par l'effort d'attention
qu'ils exigent, ils ne peuvent constituer un véritable
moyen d'éducation.
Le seul moyen pratique d'éducation, c'est celui que
fournit l'éloquence, le Xôyo;. La parole est, en effet, comme
le miroir de l'âme : en elle se reflètent les bonnes et
les mauvaises qualités de chacun. « Parler comme il
1. Voir Isocrate (XII, ^ 30 et suiv.).
2. Pour toute cette partie critique, voir Isocrate (XIIl, 1-8;
20-21, XII, 26 et suiv., X, 4-5) et XV, %1 et suiv.
108 ISOCRATE.
faut est la marque la plus certaine d'une raison droite,
et un langage conforme à la réalité, à l'usage et à U
justice, est l'image d'une âme belle et en qui Ton peui
se fier *. »
Mais si le langage est ainsi l'image de la pensée, il en
résulte que s'appliquer à bien parler, c'est s'appliquer
à bien penser, et par là apparaît la valeur éducatrice du
Xdyo;. Seul un noble sujet peut inspirer un discour»
vraiment beau 2 ; l'orateur qui veut s'imposer à un nom-
breux auditoire doit avant tout donner confiance en son
honnêteté, et quiconque cherche un succès de bon à\oi
ne peut y atteindre qu'à condition de s'appuyer sir h
vertu. Sans doute, il faut tenir compte des disposition'»
naturelles de chacun. Isocrate ne prétend pas réali^r
la perfection absolue : mais en faisant de la vertu une
condition du succès, il élève singulièrement la dignilf
de son art. Ainsi entendue, l'éloquence n'est pas un
vain bavardage; elle est la forme la plus haute de la
culture intellectuelle : elle est une philosophie. H y 1
plus : cette philosophie est la seule qui mérite son nom.
parce que seule elle a un but pratique. Elle apprend s
se conduire dans la vie; elle prépare le citoyen à li
politique. Isocrate d'ailleurs résume lui-même sa pen»*;^
avec une grande netteté : « Puisqu'il n'est pas donné a
l'homme d'acquérir une science (£iti«TTr,^xr,v), grâce *
laquelle il puisse discerner ce qui doit être fait ou du
je regarde comme sages (<roîo'j;) ceux qui sont capable^,
dans le plus grand nombre des cas, de rencontrer, par de
simples opinions (6dÇaic), le parti le meilleur, et j'appelir
philosophes (^tXoa-â^ouc) ceux qui se livrent aux étude^
propres à faire naître le plus rapidement possible reUi^
disposition d'esprit 3. •
Cette façon exclusive de concevoir la philosophie n'éUii
pas faite pour concilier à Isocrate les sympathies d^
Platon. On sait que dans le Phèdre, le philosophe 8*é(ai:
plu à opposer à Tart un peu grêle de Lysias Téloquencv
plus nourrie d'Isocrate. - Il ne faudra point s'étonnor.
1. Voir Isocrate, XV. § '255, et rapprocher IV. § 4B.
2. Voir Isocrato, XV, ^ 275 et suiv.
3. Voir XV, §271.
Sim LECH^NGE (aV, S 180). 1(W
(a sa l I d re a bo raie quand il avancera en âge, si
I abo d dan le genre ou 1 aexerce aujourd'liui. lous
1 n a I es ne pa a sent a p ëa de lui que des enfanu,
e même ne se conlenlanl plus de ses sureùs. il se
Ht porté ve s de plus grandes choses par un instinct
1 lus d n car en réal lé mon cher Phèdre, il ;/ a en
l de ta pk lojopl e L éloge renfermait une sorte
de conbe 1 Ma s le on e I na ait pas été suivi. Entre
Platon et Iso rate les d vergences s'accentuËrunt et il
en résulta des polem ques ^ lont on trouvera plii^ loin
Le (I scours u It h nge parut en 3Sl. L'oratuur
nous apprend en elTet qu I ava t qu8lre-vingt<leuï ans
I rsqu 1 le compo B et malg é certaines faiblesses dans
le développement, malgré des longueurs inévitables, on
verra qu'il avait conservé dans cet Age avancé (juelqucs-
unes de ses meilleures qualités.
L'enseignement de la paiole : aa méthode.
Bon âornaine.
(S180-1M)
Je veux d'abord vous parler de l'éducation ora-
toire ù la manière des auteurs de gi^néalogiçs. U est
admis que noire être se compose de deux éléments,
le corps et l'esprit. De ces deux éléments personne
ne saurait nier que si l'un a de par sa nature idus
d'autorité et d'importance, ce ne soit l'esprit; i lui,
en eiïet, de prendre des résolutions et daus les
afTaires privées et dans les aJTaires publiques : au
corps, de se mettre au service de ces résolutions,
I. MédM, p. 379 A.
<!. \iiaao\ammeai.Aii<a\'Evlhydèmt,p. 3<»Cel saiv.., une cii-
lique très Ane des prétentions d'Isocrate.
'1
no ISOCRATE.
Cela étant, quelques-uns de ceux qui sont venu;
longtemps avant noua, remarquant que, si poui
d'autres objets on avait constitué des méthodes en
grand nombre, rien de tel n'avait été fait ni pour h
corps nipour l'esprit, instituèrent deux ordres d'en-
seignement qu'ils nous ont transmis, à savoir, eu i ■■
qui concerne le corps, l'art du pêdotribe dans lequt-l
rentre la gymnastique, en ce qui concerne l'esprii.
la philosophie dont je dois vous entretenir; ensei-
gnements qui se correspondent, marchent de pair.
sont en accord l'un avec l'autre et à l'aide dcsquii-
ceux qui y sont passés maîtres forment les esprit'
. pour les rendre plus justes et les corps pour leuf
donner plus de souplesse, sans établir d'ailleurs <!>'
séparation entre ces deux modes d'éducation, raal?
en recourant à des préceptes, exercices et autres
procédés d'étude qui, dans les deux cas, sont à p-'i:
près les mêmes.
En effet, lorsqu'ils ont des élèves, les uns, li-
pédotribes, enseignent à ceux qui les fréquentent
les attitudes imaginées en vue de la lutte; les autres,
les philosophes, font k leurs disciples un exposa
complet et détaillé de tous les lieux communs qm
peuvent être en usage dans le discours. Les élév.'*
sont-ils en possession de ces éléments, en onl-il-
une connaissance minutieuse, alors les maîtres l<^
font passer aux exercices, les habituent à rcffort, 1<"
obligent progressivement à lier ensemble les notii>n>
qu'ils ont acquises, alin de les leur faire par là pos-
séder plus sûrement et de les mettre plus à mém''
de saisir par de simples opinions ce que demanJ''
chaque cas particulier. Car d'embrasser ces diff-^
rents cas par une science, c'est ce qui n'est pas
• SDR l'Échange (xv, §§ 181-187). 111
possible : en toutes choses, ils échappent à la
science ; et ce sont les esprits qui s'appliquent avec
le plus de soin à voir ce qui arrive dans la majorité
des cas et qui en sont le plus capables, qui, le plus
souvent aussi, savent rencontrer juste. Mais si. grâce
à cette direction et à cet enseignement, ces deux
maîtres peuvent bien aller jusqu'à perfectionner
leurs élèves et à rendre plus solides, chez les uns,
l'intelligence, chez les autres, la constitution phy-
sique, ils sont bien loin tous les deux de posséder
une science leur permettant de former, l'un, des
athlètes tels qu'il les voudrait, l'autre des ora-
teurs capables de suffire à leur tâche. Ce qui est
vrai, c'est qu'ils n'y peuvent contribuer qu'en partie
et que la perfection absolue n'est donnée qu'à ceux
qui l'emportent à la fois et par l'étude et par les
dispositions naturelles.
Tel est à peu près le caractère général de la philo-
sophie. Mais vous saisiriez mieux encore son essence,
je crois, si je vous faisais connaître les engagements
que nous prenons avec ceux qui veulent devenir nos
disciples. Nous leur disons, en effet, que, quand on
aspire au premier rang, soit dans l'éloquence, soit
dans la vie pratique, soit dans toute autre forme de
l'activité, il faut, premièrement, être heureusement
doué pour ce à quoi on se destine de préférence ;
deuxièmement, avoir reçu l'éducation et acquis la
science qui conviennent à chacune des carrières
qu'on se propose; troisièmement s'être exercé et
rompu au maniement et à la pratique de ces diffé-
rentes carrières. C'est de cette manière que, dans tous
les emplois, on atteint la perfection et une grande
supériorité sur les autres. De ces obligations qui
\ 12 ISOCRATE.
incombent aux maîtres et aux élèves, les unes sont
spéciales à chacun, à savoir, pour les élèves, cell»*
d'apporter les dispositions naturelles qui con-
viennent; pour les maîtres, celle d'être capable*
d'instruire les élèves ainsi doués : l'autre est com-
mune aux uns et aux autres, à savoir celle de faire
les exercices concernant la pratique*. C'est en effet
un devoir, et, pour les maîtres, de diriger avec soin
leurs élèves, et, pour les élèves, de suivre ferme-
ment la direction imposée par leurs maîtres.
Ce sont là des préceptes qui regardent tous le>
arts. Si maintenant, faisant abstraction du mAe,
quelqu'un me demandait quel est, de ces trois élé-
ments, le plus important pour l'éducation oraloire.
je répondrais que celui que constituent les dons
naturels est prépondérant et l'emporte sur tous ie>
autres. Qu'un homme en effet possède, avec d'heu-
reuses facultés d'invention, d'assimilation, de tra-
vail et de mémoire un organe et une netteté d^^
débit tels que ce soit non seulement ses paroles,
mais l'harmonie même de ses phrases qui per-
suadent ses auditeurs ; qu'il joigne à cela la hardiesse.
je ne dis pas celle qui trahit de l'impudence, mai.<
celle qui, mêlée de réserve, permet à l'esprit àf
rester aussi maître de lui dans un discours prononcr
devant tous les citoyens réunis que dans le travail
de la réflexion intérieure ; — qui ne voit qu'au if\
homme, quand bien même, au lieu d'une éducaliou
accomplie, il n'aurait reçu qu'une éducatioD super-
ficielle et courante, serait cependant un orateur
tel qu'il ne s'en est peut-être jamais rencontré en
Grèce?
Nous n'ignorons pas non plus d'ailleurs que ceui
SUR L'ÉCHANGE (xv, §§ 188-192). 413
qui sont moins favorisés de la nature, mais qui
s'exercent davantage et avec plus d'application,
arrivent non seulement à se perfectionner, mais
même à s'élever au-dessus de ceux qui, tout en
étant heureusement doués, se sont cependant trop
négligés. De telle sorte que ces deux conditions
prises à part peuvent également former des hommes
habiles à la parole et à Tâction; et que, réunies
dans le même individu, elles feraient sûrement de
lui un orateur que nul ne pourrait surpasser. En
ce qui concerne les dispositions naturelles et l'exer-
cice, voilà donc mon avis : pour ce qui est, au con-
traire, de l'enseignement tMorique, je ne puis tenir
le même langage. Son action, en effet, ne s'exerce
ni de la même manière,, ni d'une manière appro-
chante. Eût-on reçu tous les préceptes relatifs à
l'éloquence et les eût-on plus complètement appro-
fondis que personne, on pourrait, à la rencontre,
devenir un faiseur de discours supérieur en agré-
ment à beaucoup d'autres ; mais, une fois en pré-
sence de la foule, par cela seul qu'on manquerait
de hardiesse, on serait incapable même d'ouvrir la
bouche.
[pour prouver que sur tous ces' points, ses idées n'ont
jamais varié, Isocrate fait lire nn passage du discours
Contre les Sophistes écrit au début de sa carrière. Puis,
se tournant vers ses adversaires, il établit : r que l'édu-
cation est bien une science réelle et efficace et que ce
ne sont pas seulement les tempéraments qui mettent
des différences entre les hommes; 2° que l'érlucation,
telle qu'il la comprend, n'est nullement corruptrice et
que l'éloquence qu'il enseigne n'a rien de commun avec
celle des tribunaux. Il y a une bonne et une mauvaise
éloquence; et' il ne faut pas juger le XdYoç sur les mau-
vais emplois qu'on en fait (193-250).]
8
:.V^
IH ISOCRATE.
Il
Éloge de la parole : principe sur lequel
repose la Philosophie.
(§§ 251-257)
On pourrait relever un plus grand nombre <lr
contradictions de ce genre; mais cela demanderaii
plus de jeunesse que je n'en ai, un esprit plus libr^
de soucis que n'est le mien en ce moment. Voici,
en effet, sur le même sujet, quelques considération*
qu'on peut encore faire valoir. Supposez que df?
gens à qui leurs parents auraient laissé une grand'*
fortune, au lieu de rendre quelque service à l'Élai.
se mettent à insulter les citoyens et à déshonorer It^
femmes; quelqu'un oserait-il s'en prendre de cir*
désordres aux auteurs de leur fortune? n'esl-<*'
pas au contraire sur ceux qui commettraient li
faute qu'on ferait retomber le châtiment? Suppos«»i
encore que des hommes ayant appris le- maniement
d'armes, plutôt que de réserver contre rcnneni.
l'usage de leur science, viennent à s*insurger et j
massacrer un grand nombre de leurs concitoyens:
ou bien que d'autres enfin, après avoir reçu dan>
l'art de la boxe et du pancrace l'éducation la pla<>
soignée, délaissent les jeux publics pour frapper !<*>
passants, qui ne serait d'avis de louer les maitivs,
mais de mettre à mort leurs élèves pour avoir fait
un mauvais usage de leur enseignement? Il suit d*
là qu'on doit raisonner sur l'art de la parole exac-
tement comme sur les autres arts et se garder de
SUR l'Échange (xv, §§ 251-256). 115
porter sur des sujets de même nature des juge-
ments contradictoires, et de montrer de la défiance
pour celui de nos dons naturels auquel nous sommes
redevables du plus grand nombre de biens.
En effet, comme je l'ai déjà dit autrefois, nos
autres qualités ne nous donnent aucune supériorité
sur les animaux : tout au contraire beaucoup parmi
eux l'emportent sur nous par l'agilité, la force et
les autres avantages naturels; mais, par cela seul
que nous possédons la faculté de nous persuader
les uns les autres et de nous éclairer nous-mêmes
sur les sujets qui nous intéressent, nous échappons
à la vie sauvage ; bien plus, c'est cette faculté qui
nous a permis de nous rassembler et de bâtir des
villes, d'instituer des lois, d'inventer des arts; et
presque tout ce qui a été créé par notre activité l'a
été sous l'influence et avec le concours de la parole.
C'est la parole, en effet, qui a Vixé par des lois les
limites du juste et de l'injuste, du bien et du mal;
et, si ces limites n'avaient pas été posées, nous ne
pourrions vivre en société. C'est d'elle que nous
nous servons pour confondre les méchants et pour
louer les bons. C'est par elle que nous formons l'es-
prit des insensés et que nous éprouvons celui des
sages; car parler comme il faut est pour nous la
marque la plus certaine d'une raison droite, et
un langage conforme à la réalité, à l'usage et à la
justice est l'image d'une âme belle et en qui on
peut se 'fier. C'est à elle enfin que nous avons
recours lorsque nous discutons sur les choses con-
troversées* et que nous réfléchissons sur celles qui
nous échappent. Les mêmes arguments sur lesquels
nous nous appuyons, dans le discours, pour per-
416 ISOCRATE.
suader les autres, nous servent encore.dans le tra-
vail de la réflexion intérieure; et, de même qu*»
nous donnons le titre de bons orateurs à ceux qui
se montrent capables de parler devant une foule, de
même aussi nous tenons pour de bons esprits ceux
qui savent le mieux discuter avec eux-mêmes sur
leurs entreprises. Et, sMl faut tout dire d'un mol
au sujet de cette faculté, nous reconnaîtrons qn»*
rien de sensé ne se fait sans le secours de la parole,
mais que c'est elle au contraire qui dirige tout*'>
nos actions et toutes nos pensées et que les homme>
qui recourent le plus souvent à elle sont précisé-
ment ceux qui ont l'intelligence la plus étendue.
C'est faute d'avoir réfléchi à tout cela que Lysi-
maque* a osé mettre en accusation ceux qui pour-
suivent un pareil objet, source d'avantages si nom-
breux et si considérables.
[Il ne faut pas s'étonner qu'on juge mal de la pan>le.
puisque les éris tiques eux-mêmes ne lui épargnent pfr»
leurs critiques. Mais Isocrate va répondre — sto*
amertume et avec une entière sincérité — à ces alU-
ques (258-260).]
III
Critique de PÉristique : définition précise
de la Philosophie*
(§§ -261-271)
Je suis persuadé que ceux qui régnent dan-
l'éristique ou qui cultivent rastronoroie, la géom*-
1. Sons co nom Isocrato désigne l'accosatear Actif anqiwl Ur<
consé répondre.
■wr
SUR L'ÉCHANGE (xv, gg 256-257; 261-265), 117
trie et autres sciences analogues, loin de nuire à
leurs élèves, leur sont . utiles, moins sans doute
qu'ils ne le leur promettent, mais jjIus qu'on ne le
pense communément. La plupart des hommes, en
effet, ne voient dans de pareilles seiences que des
futilités et un vain bavardage; non seulement il
n'en est aucune, à les entendre, qui soit de quelque
secours dans les affaires tant privées que publiques,
mais elles ne sauraient même se fixer pour long-
temps dans la mémoire des élèves parce qu'elles ne
les accompagnent pas dans la vie, qu'elles ne les sou-
tiennent pas dans leur conduite, qu'elles sont com-
plètement étrangères aux nécessités de l'existence.
Pour ma part, je n'approuve ni ne rejette tout à
fuit une pareille manière de voir : ceux qui esti-
ment que ce système d'éducation ne rend aucun
service dans la pratique, ne raisonnent pas mal, à
mon avis ; mais - ceux qui en font l'éloge sont aussi
dans le vrai.
S'il paraît quelque contradiction dans ce que
j'avance, c'est qu'aussi bien ces sciences, par leur
nature, ne ressemblent en rien aux autres sciences
qui font l'objet de notre application. Ces dernières,
en effet, ont pour caractère qu'elles nous sont utiles,
lorsque nous en avons une fois acquis la connais-
sance entière : les premières, au contraire, ne sau-
raient rendre de service à ceux qui les posséderaient
pleinement, que s'ils se proposaient d'en tirer un
moyen d'existence ; pour les autres, c'est au moment
où ils les apprennent qu'elles leur sont utiles. En
effet, en donnant leur temps à ce que l'astronomie
et la géométrie ont de subtile et de précis, en s'ap-
pliquant à l'étude de questions ardues, en s'habi-
.111 if^ III m
118 ISOCRATE.
tuant à s'arrêter avec effort aux exposés et aux
démonstrations, a empêcher leur attention de >e
disperser, ils s'exercent Tesprit, le rendent plu?
pénétrant et deviennent ainsi aptes à recevoir et a
saisir avec plus de facilité et de rapidité des connais-
sances plus sérieuses et d'un plus haut intérêt.
Ce n'est donc pas, à mon avis, une philosophi-»
vraiment digne de ce nom que celle qui n est d'au-
cun secours immédiat ni pour la parole, ni pour l'ac-
tion : j'appelle seulement gymnastique de Tesprit.
introduction à la philosophie, une étude de ce genr*.
qui, bien qu'elle soit plus virile que celles auxqa**'-
les se livrent les enfants dans les écoles, leur rv-
semble cependant encore par beaucoup de côtés. Lt^
enfants, en effet, quand ils se sont donné beau-
coup de peine pour apprendre les lettres, l-
musique et tout ce qu'on leur enseigne, s'ils n'ont
encore fait, pour ce qui est de mieux parler et «i**
mieux réfléchir sur les affaires, aucun progrès, s«^n'.
cependant devenus plus capables de s'assimiler J»*"
connaissances plus importantes et plus sérieus<?^
Que les jeunes gens donc, si je puis leur donner u'*
conseil, consacrent une part de leur temps à «!♦•*
études de ce genre, mais qu'ils veillent à ne pa*
laisser leur esprit s'y dessécher, ni à donner dan-
les élucubrations de ces anciens sophistes, pam
lesquels, l'un déclare que les êtres sont en nombr-
infini, un autre, Empédocle, qu'ils se ramènent J
quatre qui ont avec eux la discorde et l'amour; h»"
à son tour n'en reconnaissant pas plus de tn.*i'.
Alcméon deux seulement, Parménide et Mélisso^ un
seul, tandis que Gorgias n'en admet plus aucun. !•••
pareilles monstruosités ressemblent, à mon avis, i
SUR L'ÉCHANGE (XV, §§ 265-271). . llî>
ces tours de charlatan qui ne servent à rien, mais
qui sont un attrait pour les badauds; et je crois que
si ron veut faire quelque chose d'utile il faut laisser
complètement en dehors de ses études ce qui n'est
que vains raisonnements et pratiques stériles pour
la vie.
Mais, sur ce sujet, je me contente pour le moment
de ces réflexions et de ces conseils; pour ce qui est
de la sopfkie et de la philosophie, si Tobjet du débat
était autre, une discussion sur de pareils termes
serait déplacée — ils sont en effet étrangers à toute
espèce de causes; — mais puisque c'est sur ce
point que porte l'accusation dirigée contre moi, et
que d'autre part je dénie le titre de philosophie à
la science que çjertains appellent de ce nom, il est
bon que je définisse devant vous et que je vous
fasse connaître celle qu'il serait juste de reconnaître
pour telle. Or là-dessus mon sentiment est assez
simple : puisqu'il n'est pas donné à l'homme d'ac-
quérir une science grâce à laquelle il puisse dis-
cerner ce qui doit être fait et dit, je regarde comme
sages ceux qui sont capables, dans le plus grand
nombre des cas, de rencontrer par de simples opi-
nions le parti le meilleur, et j'appelle philosophes
ceux qui se livrent aux études propres à faire
naître le plus rapidement possible cette disposition
d'esprit.
120 ISOCRATE.
IV
Comment l'étude de la parole peut deyenir
une Philosophie.
![§§ 274-290)
Je suis d'avis qu'il n'y a pas et qu'il n'y a jamai*
eu de méthode permettant d'inspirer à des homm*^
qui ne sont pas naturellement enclins à la vertu,
des sentiments de modération et d'amour d« »*
justice et que ceux qui prennent des engagemeni>
à ce sujet se décourageront et renonceront à leor
vain bavardage avant que personne ait trouvé ul
pareil système d'éducation ; néanmoins il me sembK
que ces hommes moins bien doués pourraient eui
aussi se rendre meilleurs et atteindre un cerUJt
degré de perfection, s'ils étaient animés d'un beai
zèle pour l'art de la parole, s'ils se passionnwfo^
pour arriver à persuader un auditoire, s'ils étaien'-
soutenus ^nfîn par l'ambition, non par l'ambilior.
telle que 'le vulgaire la conçoit, mais par celle qw
est véritablement digne de ce nom.
Maintenant, qu'il en soit ainsi dans la réalil''*
c'est ce que je crois pouvoir rapidement démonli>?r.
Et tout d'abord il n'est pas possible que celui qui ><
propose de parler ou d'écrire de façon à mérit«r
l'estime et la louange ne dédaigne pas les sujct>
contraires à la justice, dénués d'importance, ins-
pirés seulement par des intérêts particuliers, pour
s'attacher à des sujets élevés, généreux, humains
dictés par le souci des intérêts communs. N'en pa*
II
SUR l'éœange (XV, §g 274-280). 121
rencontrer de tels, c'est se condamner à ne rieu
obtenir de ce qn'on veut. Ajoutez que, parmi les
actions particulières qui peuvent servir son dessein,
11 choisira les plus nobles, celles qui ont le plus
de poids et, en s'habituant b. considérer de tels
exemples, à les soumettre i l'épreuve de sa criti-
que, il en viendra à faire passer non seulement
dans le discours objet actuel de ses soins, mais dans
toute sa conduite cette perfection qu'il y irouve.
G'est ainsi qu'on arrivera à la fois à bien parler et îi
bien penser quand, avec de la pliilosophie, on a
l'amour des beaux discours.
En second lieu, bien loin que celui qui veut per-
suader un auditoire néglige la vertu, son principal
souci sera de donner de lui à ses concitoyens la
meilleure opinion possible. Qui ne sait en efTet que
la parole d'un homme bien considéré inspire plus
de confiance que celle d'un homme décrié, et que
les preuves de sincérité qui résultent de toute la
conduite, d'un orateur ont plus de poids que celles
que le discours fournit? Plus on mettra donc d'ar-
deur à persuader son auditoire, plus on s'exercera
à être un parfait honnête homme et h. acquérir l'es-
time de ses concitoyens. Et n'allez pas croire que,
tandis que tout le mondé sait quel intérêt il y a
pour persuader à gagner la sympathie des juges,
seuls ceux qui se consacrent à la philosophie ignorent
la force que donne le crédit. Car non seulement
ils le savent mieux que personne, mais ils sont
convaincus en outre qu'indices, vraisemblances et
toutes autres preuves du même genre ne servent
qu'au moment précis où on a recours à chacune
d'elles, et qu'au contraire une réputation de parfaite
122 ISOCRATE.
honnêteté, outre la confiance qu'elle inspire dans !••
discours, a toujours eu pour résultat de faire valoir
les actions de celui qui en jouit — et c'est ce doni
un homme qui pense bien doit se préoccuper par j
dessus tout.
J'en viens maintenant au chapitre deTambilioD.
qui, des trois que j'annonçais, était le plus délie
à traiter. Si quelqu'un ^'imagine que dépouiller s^*
semblables, les tromper, leur faire du tort, c'f^
s'élever au-dessus des autres, il se fait une id'-
fausse. Il n'est pas d'hommes au inonde qui, dao*
toute leur façon de vivre, se déconsidèrent davan-
tage que ceux-là, qui se créent de plus nombreu><?>
difficultés,' qui vivent d'une manière plus bonleus?.
qui, en un mot, soient plus complètement malb^tt-
reux. Pour nous, au contraire, considérons coniro'
s'élevant dès maintenant au-dessus des autres ^'
comme appelés à s'élever encore davantage, d'un'
part, aux yeux des dieux, ceux qui se dislinp»**»-
par leur piété et par leur zèle à les servir, d'aulr
part, aux yeux des hommes, ceux qui, animés J*'"
meilleurs sentiments à l'égard de leurs compatriol«^
et de leurs concitoyens, s'acquièrent pour eu^"
mêmes la meilleure réputation.
C'est bien ainsi que les choses sont en réalité <'
c'est de cette manière qu'il en faut parler. A beau-
coup d'égards, en effet, il règne aujourd'hui «n t''
désordre, une telle confusion dans la cité que cer-
taines personnes n'emploient plus les mots dan*
leur véritable sens et transportent aux plus hon-
teuses pratiques ceux qui ont la plus noble signifi-
cation. De bouffons, de gens qui savent se moquer
des autres et les contrefaire, on dit que ce sont de»
k
beureusemenl doués quand il contiendrait Ae
.V CG titre il ceux <\\u. leur natuie incline lui
à la verlu on regnide comme capables de
er au-dessus des autres des hommes qui ont
liturel pervers et mt'diant et qui pour de
prolits se fout une triste lepulation et u'>ii
^i se distinguent par leur | iLte et par JLtii
e, ambitieux non pour le mil mai'î pour le
d'autres délaisse ni ils la tÛLhe qui leui
ïbe pour salUn-liei aut inventions iidicules
ophistes on les appelle philosophe* de jie
ce à ceux qui par les oecupitions et les In
aoxquels ds se livrent se prépareut ii bien
et leur ïi rtune personnelle el celle de
— ce qui est le but auquel douent tendre
notre peine toute notre philusofbie luule
e activité De tout cela il v a longtemps que \ dus
jrnex les jeunes gens par I approbation que
donjieï aux discours de ceux (jui condamnent
façon de les diriger Par la \ous Atcs cause que
neilleurs d entre eux cjusuinent leur jeunesse
des banquets dans des ifunions se laissant
à la mollesse plutôt que de chercher a se rendre
lieurs; les autres, ceux qui ont un moins bon
«1, passent leur temps dans des desmdres
[IreFois un domestique même, pour peu qu'il
lomme il faut, ne se serait pas permis les uns
rafraîchir leur mu à I Ennéakrounos, d'autres
boire dana les cabarets, d autres se li>rent aux
dans les maisons de jeu, un grand nombre
ml leui temps dans les «coies de joueuses de
El on ne soit p.is que les hommes qui pré-
|g( s'uitércssLi a cette ji'nut^sïe aient jamais^
124 ISOCRATE.
cité à votre tribunal ceux qui encouragent ces désor-
dres : mais c'est à nous qu'ils s'en prennent, à nous
qui, au défaut de toute autre raison, mériierioDJ
plutôt votre reconnaissance pour le soin aveclequei
nous détournons les jeunes gens de tels passe-
temps. Cette race des sycophantes pousse si loin la
malveillance que, loin de châtier les jeunes g^'D"
quand, pour une somme de vingt ou trente inini»>.
ils affranchissent des femmes qui se disposent a
gaspiller avec eux le reste de leur patrimoine, iN
partagent la joie de leurs désordres et reprocli»Di
de 8e perdre à ceux qui dépensent la moindre ch«'>"
potlr leur éducation. Qui moins que ceux-là cepen-
dant mériterait un pareil reproche? Dans la Ileo:
de la jeunesse, à un âge où les autres ne nH^nt
d'ordinaire que les plaisirs, ils ont négligé les plai-
sirs; quand rien ne les empêchait de se laisser wr
sans dépenser la moindre chose, ils ont mieux aim
payer et se donner du mal; à peine sortis de l'en-
fance, ils ont compris, ce que beaucoup de gen*
plus âgés ignorent, que celui qui a mis sa jeunes>'
dans la bonne et droite voie, et qui tient à hi**"
commencer sa vie doit se préoccuper moins de >^
biens que de lui-même et n'avoir à cœur ni *!'
chercher à diriger autrui avant de s'être assuré ui.
maître capable de guider sa propre pensée, ni J*
tirer plaisir ou vanité de ses autres avantages autant
que de ceux que procure à l'dme une bonne éduca-
tion. En vérité, des gens qui se font de tels raison-
nements ne faut-il pas les louer, bien loin de \*^
blâmer, et les regarder comme les meilleurs, 1'^
plus sages de ceux de leur âge?
TRAPEZITIQUE
(XVII)
Le Trapézitique ou discours Contre le Banquiiir
|ipii[£i;!tiiî, de tpâitstï, table sur laquelle les premiErs
rtiangeurs faisaient leurs opérations) constitue un tëniuï-
gnage des plus curieux sur les mœurs financières
il'Aitiënes au iv* siècle.
L'accusé, Pasion, est un personna|{e connu. Long-
temps esclave de deui banquiers, Archeslrate et Anli-
âlhène, il avait Uni par recevoir la liberté et, grAce ,i
son activité et à son intelligence des alTaires, il avniL
pu succéder à ses anciens maitres. Sa maison jouissait
<l'un grand crédit non seulement 11 AttiËnes, mais dtns
loul le monde grec. L'accusateur est un jeune étranger
•lont le père Sopieos était en grande faveur auprès du
roi de Pont, Satyros. Venu à Athènes, en partie poiii-
âon plaisir, en partie aussi pour y faire du commerce, il
nvait déposé chez Pasion, à charge de les faire valoir,
les fonds assez, considérables qu'il avait apportés avec
lui. C'est h propos de ces fonds que s'engagea le procès
ilonl il est ici question, le jeune homme voulant reli^'er
son aident, Pasion prétendant s'être acquitté avec lui
et ne plus rien lui devoir.
1. Pour l'élude plu» complète do ce discours, voir G. Perroi,
12C ISOCRATE.
Le Trapéziiique est donc un véritable discours judi-
ciaire, composé pour un client. Isocrate, qui devait
dire beaucoup de mal des logographes, avait commence
lui-même par être logographe. Grâce à ce plaidoyer el
à cinq autres qui nous sont également parvenus, nou*
pouvons nous rendre compte des mérites dont il avaii
fait preuve dans ce genre très particulier.
Isocrate, orateur judiciaire, n'a pas ces qualités <î^
simplicité et de naturel qui font le charme de Ly5ia> :
il ne sait pas, comme lui, s'effacer derrière son clienl.
reproduire son caractère et lui composer une physio-
nomie; mais là où il l'emporte c'est dans l'art de di-
poser ses preuves et d'ordonner les différentes parliez
de son discours. Tous deux excellent à solliciter 1*^
faits, à exploiter les vraisemblances : mais tandis qu»
chez l'un les arguments n'ont pas toujours entre eoi
un lien très étroit, ils forment au contraire chez Taoln
un véritable ensemble et empruntent une valeur no;»-
velle à l'ordre même dans lequel ils se succèdent. Ce*i
ainsi que, dans notre discours, les faits une fois expo>(-^.
Isocrate s'applique d'abord à ruiner par avance le ^y-
tème de la défense et à infirmer l'autorité de la pn-
tendue décharge sur laquelle celle-ci doit s*appu}<r
Puis, passant à la partie positive de son argumentati<»r.
il s'efforce de prouver la réalité de son dépôt. AloJ^
seulement, et quand il a ainsi prévenu en sa faveur
l'esprit des juges, il relève la charge qui est la plu*
accablante pour Pasîon : la disparition de resclaver*
plus tard le refus de lui laisser appliquer la tortun
Un court épilogue dans lequel l'orateur rappelle les ser-
vices rendus à Athènes par Satyros et Sopeeos tennin<'
le discours.
Quelle fut l'issue du procès? Il est difficile de le dir'
avec certitude. Il n'est pas probable cependant qv»*
Pasion ait été condamné. Une condamnation dans eett'
eirconstance aurait affaibli son crédit. Or on sait, a-
contraire, par le discours de Démosthène Pour Pkorm^^
et par la série des plaidoyers Pour ApoUodore insen^
dans la collection des œuvres de cet orateur, que v
maison resta longtemps florissante et très considérée.
J0»
Exorde et exposé des faits.
(§S 1-23)
Ce débat, juges, a une grande importance à mes
yeux, il n'y va pas seulement pour moi d'une
somme d'argent considérable : il y va de la réputa-
tion que je me suis faite de ne pas convoiter injus-
tement le bien d'autrui, et celte réputation, je la
mets au-dessus de tout. Pour la fortune, en effet,
il m'en restera toujours assez, même si je perds la
somme en question ; mais que je semble réclamer
tant d'argent sans aucun droit, me voilà perdu
(l'honneur pour toute mon existence. D'autre part,
juges, rien n'est plus embarrassant que d'avoir
affaire à des adversaires comme ceux-là. Avec les
banquiers, en effet, les contrats se passent sans
témoins ; de plus, vient-on à être victime de leurs
agissements, on est obligé de plaider contre des
hommes qui ont beaucoup d'amis, manient des
fonds considérables et inspirent confiance par leur
profession. Cependant même dans ces conditions je
crois pouvoir démontrer à tous que la somme dont
il s'agit m'a été enlevée par Pasion.
Cela dit, je reprends les faits à l'origine, pour
vous les exposer du mieux que je pourrai. Mon
père, juges, est Sopa;os. Tous ceux qui voyagent
dans le Pont savent qu'il est si bien en cour auprès
de Satyres qu'il gouverne une grande partie du
pays et qu'il a la direction de toutes les forces -
taires de ce prince. Gomme j'entendais parler
votre ville et du reste de la Grèce, il me prit
128 ISOCRATE.
de voyager. Mon pèje fréta à mon inlention deux
navires chargés de blé, me donna des fonds et ro*
lit partir, autant pour me livrer au commerce qu"
pour voir du pays. Pythodoros, le fils de Phœnix.
m'ayant mis en.relations avec Pasion, celui-ci defiDi
mon banquier.
Quelque temps agrès, des calomniateurs rappor-
tent à Satyros que mon père conspire contre Si»n
autorité et que je suis moi-même d'intelligencr
avec les bannis. Satyros fait arrêter mon père o*.
donne mandat à des gens du Pont qui résidaiec
ici, d'abord de se saisir de mes biens, puis U»
m'inviter moi-même à m'embarquer. Si je refusai
d'exécuter ces ordres, ils devaient vous demander
de me livrer à eux. Dans une telle détresse, je coDi'
mes malheurs à Pasion : j'étais, en effet, si lié av^
lui qu'il avait toute ma confiance, non seulemeiit
en matière d'argent, mais encore pour toutes mr-
autres aflaires. [Je * me disais qu'abandonner tou>
mes fonds, c'était courir le risque, au cas où il lu
arriverait malheur, de me trouver dénué de tont,
ayant été dépouillé à la fois de ce que je posséda:-
et ici et là-bas; mais que, d'autre part, reconnaltr
l'existence de ces fonds et refuser de les liviv:
quand Satyros l'ordonnait, c'était provoquer aupr>--
de ce prince, les pires calomnies conliv mon p^r»
et contre moi.] Nous tînmes conseil et le moillftir
nous parut être [de nous entendre pour obéir fu
tout point aux ordres de Satyros] : je livrerais c
que je possédais au mi et au su de tout le mund*
1. I^es mots mis entre crochets droits ne Aspirent pas •!«■» '>^*
manusorits d'Isocrate et ne sont connus que par une ciUtMM ■'
Denys d'Ilalicarnasse.
TRAPÉZITIQUE (XVII, §§ 4-9). 129
pour l'argent déposé à la banque, non seulement
j'en nierais l'existence, mais je ferais croire que
c'était moi qui devais et à mon banquier et à
d'autres des sommes prises à intérêt; enfin je ne
négligerais rien pour mieux persuader aux envoyés
du prince que j'étais sans argent.
Je croyais à ce moment-là, juges, que Pasion me
donnait tous ces conseils par amitié. Mais lorsque
j'en eus fini avec les agents de Satyros, je m'aperçus
que c'était un piège pour s'emparer de mes biens.
En effet, comme je voulais retirer ce que je possé-
dais et faire voile vers Byzance, mon homme se dit
qu'il lui était tombé là une aubaine magnifique : les
fonds déposés chez lui étaient considérables et va-
laient bien qu'on payât d'audace; moi-même j'avais
afiîrmé devant un grand nombre de témoins que je
ne possédais rien et c'était un fait connu de tous
que j'en étais à mendier et que je ne me cachais
pas d'avoir d'autres créanciers que lui; avec cela,
juges, il pensait que, ou bien j'essaierais de rester
ici, et alors la cité me livrerait à Satyros, ou je me
réfugierais ailleurs et il n'aurait pas à s'inquiéter de
mes propos, ou enfin je m'embarquerais pour le
Pont et on me mettrait à mort avec mon père.
Toutes ces réflexions donc lui inspirèrent le projet
de me dépouiller de mes biens. Avec moi, il feignait
de manquer de fonds pour le moment et de n'être
pas en mesure de me rembourser. Alors voulant tirer
l'affaire au clair, je charge Philomèlos et Ménexène
de lui porter ma réclamation ; mais, avec eux^ c'est
autre chose et il nie qu'il ait rien à moi. Vous ima*
ginez sans peine quels pouvaient être mes senti-
ments au milieu de tant de maux fondant sur mol
9
130 ISOCRATE.
de tous côtés : si je ne disais rien, il me dépouillait
de tous mes biens; si je parlais, je ne rentrais pas
davantage dans mes fonds et je m'exposais a être»
ainsi que mon père, violemment calomnié auprès
de Satyros. Dans ces conditions, je pensai que U
mieux était de me tenir tranquille.
Là-dessus, juges, arrivent des gens chargés de
m'annoncer que mon père était hors d'affaire, et
que Satyros, regrettant tout ce qui s'était passP.
lui avait donné les marques les plus sérieuses de *a
confiance; qu'il lui avait reconnu une autorité plu>
grande encore que par le passé et qu'il avait fai'
épouser ma sœur à son fils. Informé de cela •»»
sachant que je défendrais désormais ouvertement
mes intérêts, Pasion fait disparaître le commis
Kittos qui était au courant avec lui de mon dépOt
Puis comme j'étais allé le trouver pour demande,
le commis dont le témoignage devait, selon moi.
être une preuve irrécusable à l'appui de ma nVla-
mation, il me tient le discours le plus étrange .
nous avions, Ménexène et moi, gagné le couimi^.
et par nos manœuvres nous lui avions extonju»^.
tandis qu'il était à son comptoir, une somme de m\
talents d'argent; après quoi, pour qu'il ne pût >
avoir de preuve et qu'on ne pût apjiliquer la que^
tion, c'était nous — toujours à l'entendre — qu:
avions fait disparaître Kittos; et nous venion.s luain
tenant, retournant l'accusation contre lui, réclam»>r
celui que nous avions nous-mêmes fait disparaitn-
Tout en disant cela, avec des cris d'indignation,
avec des larmes, il me traîne devant le Polémarqu«* '.
1. On portait ainsi devant l'Archonte Polémarque tontes i^»
affaires dans lesquelles un étranger était partie.
s
TRAPÉZITIQUE (XVII, §S 10-15). 131
en demandant que je fournisse une caution, et il
ne me lâcha pas avant que j'eusse constitué des
garants pour une somme de six talents. Greffier,
appelle-moi les témoins de ces faits. (Témoins,)
Vous avez entendu les dépositions, juges. Moi qui
me voyais frustré de mon argent et qui, à propos
de l'autre somme, étais en butte aux accusations
les plus infamantes, je partis pour le Péloponnèse
afin d'y chercher le commis. Mais Ménexène le
découvre ici même, se saisit de lui, et demande
qu'on le soumette à la question relativement et à
mon dépôt et aux imputations que l'homme que
voici avait dirigées contre nous. Pasion alors en
vint à cet excès d'audace de le faire enlever à Mé-
nexène sous prétexte qu'il était libre et cet homme
qu'il nous accusait d'avoir traité en esclave, auquel,
à l'en croire, nous étions redevables d'une si forte
somme, il alla jusqu'à nous empêcher de le sou-
mettre à la question, en revendiquant pour lui,
dans les formes, la condition d'homme libre. Et ce
qu'il y a de plus fort, c'est que, comme Ménexène,
auquel on avait enlevé le commis, réclamait une.
caution devant le Polémarque, Pasion cautionna
lui-même son commis pour une somme de sept
talents. Témoins, venez à la tribune déposer de ces
faits. {Témoins.)
Mais, après avoir agi de la sorte, juges, Pasion,
estimant que jusqu'alors il avait visiblement mal
raisonné et convaincu qu'il pouvait encore se rele-
ver, Pasion vint nous trouver disant qu'il était prêt
à livrer le commis pour qu'on le soumît à la ques-
tion. Nous nous rencontrâmes au temple d'Héphaes-
tos : lui-même avait choisi des enquêteurs. Je prie
132 ISOCRATfi.
ceux-ci de rouer et de frapper de verges, jusqu'à ce
qu'il leur paraisse dire la vérité, l'homme qui leur
avait été abandonné. Mais Pasion que voici déclara
qu'il n'avait point pris des enquêteurs officiels iH
invita ces gens à se renseigner auprès du commis
s'ils le voulaient, mais seulement en l'interrogeanl.
En présence de ce désaccord, les enquêteurs se refu-
sèrent à appliquer eux-mêmes la question et déci-
dèrent que Pasion devait me livrer le commis. Lui
cependant avait une telle peur de voir celui-ci soumis
à la question qu'il refusa de leur obéir, déclarant,
qu'en cas de condamnation, il était prêt à payer la
somme convenue. Greffier, appelle-moi les témoins
de ces faits. (Témoins.)
A la suite de ces entretiens tout le monde lui
donnait tort et déclarait étrange sa manière d'acir.
Ce commis, en effet, que je prétendais être au
courant de mon dépôt, il avait commencé par le
faire disparaître tout en disant que c'était nous
qui l'avions fait disparaître, puis lorsque celui-i'i
avait été arrêté, il avait empêché qu'on le soumit à
la question en alléguant qu'il était libre; «mtîn,
après l'avoir livré comme esclave et avoir fait choix
d'encjuêteurs, il avait bien ordonné en parole:^
qu'on le soumît à la question, mais en réalité il s'y
était refusé. Aussi pensant quVn raison de tout cela
il ne lui restait aucune chance de .salut, s'il était
traduit devant vous, il me fit prier de me rendre
daits un sanctuaire pour me rencontrer avec lui.
Nous nous transportons à l'Acropole : la UHo enve-
loppée de son manleau, il pleurait. C'était, disait-iU
l'embarras de ses affaires qu\ l'avait mis dans l'obli-
gation de nier : avant peu, il tAcherait de me roîiti-
TBAPÉZITlQtT (XV]], f:; I.U2I1. 133
tuer mon argent; et en m^me tempï il me suppliait
de lui être indulgent, de l'aider à cacher <^on mal-
heur, pour qu'on ne sût pas quelles inJflicalesses
il avait commises en recelant des di-pôts. Croyiinl
qu'il regrettait sa conduite. Je lui aci-onlai ce iju'il
désirait et l'invitai à trouver, par les moyen* iiu'il
vaudrait, une solution nous; permellant, à lui il''
sauver sa réputation, à moi de rentrer dans mes
fonds.
Nous étant rencontrés deux jours après, nnus
primes l'un envers l'autre rengagemeiil de lairo ce
qui s'était passé — enga^-ement que cet liomme
a d'ailleurs violé, comme la suite du i.liscinn's
vous l'apprendra, — 11 in^ prociiil aussi de fiiirc
avec moi le voyage du Ponf et là de me rendi'e
mon argent, voulant ré^^ler notre affaire le [dus loin
possible de votre ville, alîn ijue personne ne sQLici
comment nous nous étions arrangés et qu'au rploiU'
de son voyage il pût dire ii.utre qu'il voudi'ait. Pmiv
le cas où il ne tiendrait p.is son engagement, il s'en
remettaità l'arbitrage do Snlyros, avec reltf cliini-c
spéciale qu'il serait alrji-r. condamné h payer lu
moitié en sus de la somme fjn'il de\7iil.Ces i'i>nven-
tions une fois rédigées, nous emmenons à i'Airo-
pole Pyron, citoyen de Phères, qui fiiisait fréquem-
ment ta traversée du Poni,
garde de notre accord en lui recommandant de jeter
l'acte au (eu si nous nous a
cas contraire, de le remettre, i
à Satyros.
Nos affaires, juges, se treiivn
gêes. Mais Ménexène qui f
dirigée également contre 1
134 ISOCRATE.
à son tour et réclamait Kittos, estimant que Pasion
convaincu de niensonge devait subir la peine qu'il
aurait lui-même encourue si on Tavait convaincu
d'un délit de ce genre. Mon adversaire alors me
demande de faire désister Ménexène, disant qu'il
n'aurait rien gagné si, après avoir fait, confornur-
ment à nos conventions, le voyage du Pont, ♦•i
m'avoir rendu mon argent, il n'en était ni plus m
moins exposé ici au ridicule. Le commis, en eff»*l.
si on le mettait à la question, dirait toute la véril»'
sur l'affaire. Je consentis à faire à l'égard de Mé-
nexène ce que Pasion désirait; mais je lui demantlai
de ne pas oublier, en ce qui me concernait, nos con-
ventions. Dans ce temps-là, il était bien humbl*',
ne sachant comment il sortirait de tous ces ennuis.
Et ce n'était pas seulement, en effet, l'application
de la question qui le tourmentait, non plus que
l'action introduite contre lui, c'était notre écrit : il
tremblait que Ménexène ne mît la main Jessu*-.
Ainsi embarrassé, et ne trouvant pas d'autre raoy»*n
de se tirer d'affaire, il gagne les fils de noire étran-
ger, et fait falsifier l'acte qu'on devait remettra* à
Satyros, si je ne recevais pas satisfaction. Il n'eu*,
pas plutôt achevé cette manœuvre qu'il devinî
l'homme du monde le plus intraitable, refusant «!•
faire avec moi le voyage du Pont, niant qu'il eùi
aucune affaire avec moi, demandant enfin qu'on
ouvrît notre contrat devant témoins. Mais que vou»
dirai-je Juges ? On constata que Pasion était déchan:'-
par moi de toute accusation.
III
ESCHINE
SUR L'AMBASSADE
(II)
ARGUMENT
L'ambassade qui fait Tobjet de ce discours est la
seconde, celle qui avait été chargée de recevoir les
serments de Philippe et de ses alliés. Dès son retour à
Athènes, Démosthène, qui en faisait partie, avait pro-
testé contre la façon dont elle avait été conduite.
En 345, un an à peine après la conclusion de la paix, il
voulut aller plus loin. Les ambassadeurs étaient soumis
à une reddition de comptes ^ , Lorsque Eschine se présenta
pour remplir cette formalité, Démosthène, de concert
avec un certain Timarque, mêlé depuis peu à la poli-
tique active, déposa contre lui une ypaç-rjuapaTcpeffêetaç 2,
l'accusant d'avoir, au cours de la seconde ambassade,
1. Formalité à laquelle étaient soumis les magistrats lorsqu'ils
sortaient de charjg^e. Quand ce tribunal avait approuvé les comptes,
les magistrats pouvaient encore, pendant un délai de trois jours,
être actionnés devant les vérificateurs des comptes par le premier
citoyen venu.
2. Action intentée aux ambassadeurs au moment do leur reddi-
tion de /comptes, lorsqu'ils paraissaient avoir trahi d'une manière
quelconque les intérêts de TÉtat.
136 ESCHINE.
trahi les intérêts d'Athènes. Malheureusement Timarqut
était un citoyen peu honorable, de mœurs très libre*.
Eschine invoqua contre lui une loi de Solon qui excluaii
de la tribune tout orateur ne présentant pas certaine*
garanties de moralité : Timarque fut frappé é'alimie •
et son accusation fut abandonnée.
Soit qu'il redoutât la mauvaise impression produite
par rissue de ce procès, soit qu'Eschine fût peu pressa
de rendre ses comptes, Démoslhène ne reprit Taccus»-
tion qu'en 343. Les circonstances étaient à celle daU;
beaucoup plus favorables à sa cause : les fautes com-
mises commençaient à apparaître dans leurs cens*-
quences; les conditions de la paix étaient remises eo
question; Tauteur lui-même du traité, Philocrale, Kami
d'Eschine, convaincu par Hypéride 2 « d'avoir reçu if
l'argent et des présents des ennemis d'Athènes pour
conseiller au peuple des mesures contraires à s»^n
intérêt », venait de prendre la fuite afin d'échapper a
la peine de mort.
C'est alors qu'Eschine fut cité devant un Iribunal
présidé probablement par les Thesmothèles 3 pour y
répondre de sa conduite au cours de la seconde amba»-
sade. Démosthène prononça contre lui un long discour»
dont il est indispensable d'indiquer ici les lignes géoc
raies. Eschine était accusé : 1** d'avoir trompé le peuple
par les rapports qu'il avait faits à l'Assemblée au retour
de l'ambassade; 2® de lui avoir donné à celle époque
des conseils contraires à ses intérêts; 3® de n*avoir, pen-
dant l'ambassade, tenu compte d'aucun des ordres qu'iî
avait reçus; 4" d'avoir, par ses lenteurs, fait perdre à U
ville d'importantes occasions; 5» d'avoir, en récompen^*
1. Vatimie était la privation de tout ou partie des droits «i**
citoyen.
2. Voir Ilypérido, III. 29, p. 195.
3. Les Thesmothètes, au nombre de six, étaient des majfivtrat*
chargés de la surveillance des lois. Lorsqu'à la suite d'une rc<U.-
tion do comptes, un magistrat qui avait obtenu décharge deTin:
le tribunal, était actionné par un citoyen pour des faits relatifs 1
l'exercice de sa magistrature, c'est eux qui étaient, autant qo .
semble, chargés d'introduire l'affaire devant un nonve«a tr
bunal.
SUR l'ambassade (u). 137
lie ces perfidies, touché l'or de Philippe, île compte &
itemi avec Philocrate. Ces accusations n'avaient pas
toutes la même importance ni la mâme solidité, el en
réalité Démosthène n'en retient que trais : la première
(raux rapports), la quatrième (lenteurs] et la cinquième
(vtïnalité}. Cette dernière ne reposait que sur des preuves
morales, surdes apparences, sur des soupçons. Pour l'éta-
blir, Démoslhëne est obligé de recourir h toutes les res-
sources de son art, et son discours n'est, en grande partie,
qu'une savante mise en œuvre et une habile discussion
de vraisemblances. La première, au contraire, était de
beaucoup la plus grave et la mieux fondée. Les faits
ment ou de parti pris, Eschine avait trompé le peuple
sur les véritables intentions de Philippe; il lui avait
représenté ce prince comme hostile aux Thébains el
dévoué aux intérêts d'Athènes et des Phocidiens; il
avait appuyé la motion de Philocrale. Les conséquences
avaient été terribles et pesaient encore lourdement sur
la République ; grâce à ces faux rapports, Philippe avait
pu, sans être inquiété, s'emparer des Thermopyles el
ruiner la Phocide. C'était là contre Eschine la charge
la plus accablante : c'est celle que Démosthène relève
lout d'abord. Négligeant l'ambassade proprement dite,
il commence par résumer vivement, dans un court récit
préliminaire, ce qui a suivi son retour à Athènes. Puis,
dans une exposition plus développée, il reprend les
Faits, rappelle les dates, avance ses preuves, et le
malheur des Phocidiens apparaît comme imputable au
seul Eschine, i cet Eschine qui, quelques mois avant,
s'en allait par toute la Grèce prêcher la guerre contre
Philippe. Ce n'est qu'après avoir ainsi frappé l'espril des
juges et établi une forte présomption contre son adver-
saire que Démosthène aborde les deux autres chefs
d'accusation réservés par lui (vénalité, lenteurs des
députés). Les moindres faits, les raisonnements les plus
faibles ont mainlenant une valeur nouvelle : insjgni-
liants par eux-mêmes, ils empruntent leur force à
l'exposé M^cablanl qui les précède. Et encore Démos-
thène se garde-t-il de retracer les événements dans leur
ordre chronologique. Il les rapproche, non d'après les
138 ESCHINE.
dates, mais d'après leur signification : il remonte jus-
qu'aux premières négociations pour la paix et descend
jusqu'à la troisième ambassade : la narration ne ><
distingue pas de la discussion, elle fait corps avec eïK
elle n'est elle-même qu'une autre forme plus vive d'ar-
gumentalion. Et lorsque Démosthène, avec celte liberif
d'allures qui fait une grande partie de sa force, a ain>i
justifié sa triple accusation, il réfute par avance que.-
ques objections possibles, présente sa propre apologi'.
dénonce les traîtres qui, dans toute la Grèce, préparer:
les voies à Philippe, et, pour terminer, rappelle d<
nouveau, dans une page saisissante, roccupation de-
Thcrmopyles et la destruction des Phocidiens. A-
commencement et à la fin du discours c'est le mém*
argument irréfutable qui apparaît, soutenant et eoci-
drant tous les autres.
La défense d'Eschine n'est pas moins habile — si It^u-
lefois c'est une habileté que d'esquiver sans cesse li
question, d'exposer avec beaucoup d'esprit et dans ut
grand détail des faits qui sont hors de cause, de néglirrr
les accusations les plus graves pour discuter aw:
sérieux des assertions sans importance.
Après avoir rappelé dans Vexorde (1-6) celles desacce-
sations de Démosthène qui l'ont le plus révolté, Esehir»*'
critique le plan confus de son adversaire (7-11). Pou-
lui, il se contentera de présenter les faits dans leur
ordre de succession : disposition ingénieuse qui li
permet, tout en affectant la simplicité, de se dérober \
l'argumentation de Démosthène. Entrant de suite f*
matière par une première narration (12-55), il racooV'
longuement — beaucoup trop longuement, puisque c«-
faits n'étaient pas en cause — les négociations enfajrt'*
avec Philippe au sujet de la paix et les opéralions *i'
la première ambassade. Lorsqu'on en vient aux faib
directement incriminés, le récit fait place à la rffit!'^
lion (56-96). Eschine répond aux accusations diri^rf^
contre lui par Démosthène : r au sujet des assembiet-
tenues pour la paix (56-80); 2° au sujet de la ruine *it
Kerséblepte (81-93); 3» au sujet de la troisième ambas-
sade (94-96). Les arguments qu'il allègue sont de valejr
inégale : quelques-uns sont très faibles; mais le (»U:-
SUR l'ambassade ([[). 139
loyer est en son milieu et il n'a encore été question ni
le la seconde ambassade ni de la ruine des Phocidlens.
De la seconde ambassade, Démosthëne avait surtout
criUquë les lenteurs : c'est sur quoi Eschine se garde
de s'expliquer. Mais comme il excelle à conter et qu'il
le sait, il introduit ici une seconde nai-ration (97-118)
pour montrer les députés d'Aihènes en présence de Phi-
lippe. Il rappelle complïisamment le discours que lui-
mânie a tenu, et critique l'attitude de Démosthëne, ce
qui lui permettra de passer rapidement sur les préten-
dues promesses qu'il avait faites au retour. Il s'en
explique cependant (119-129) et déclare qu'il s'est con-
tenté de rapporter ce qu'il avait entendu dire. La
partie la plus importante de cette nouvelle réfutalion
est celle qui concerne les Phocidiens (130-143). Ce
n'est pas aux lenteurs de l'ambassade qu'il Tant allri-
buer leur ruine ; c'est à des causes beaucoup plus
générales : la Fortune ^ de qui tout dépend — l'épui-
sement causé par une longue guerre, l'esprit d'indisci-
pline et de révolte (130-135). Tout le monde d'ailleurs à
cette époque, et les Thébains eux-mËmes, croyaient à un
changement dans la politique de Philippe (136-141). EnTm,
91 Eschine était l'auteur de leur ruine, on ne verrait pas
di!s Phocidiens intercéder en sa faveur > (142-143). Dans
YèpUogtie (144-170) qui suit immédiatement celte dis-
cussion, Eschine rappelle les services rendus à Athènes
et à la démocratie par ses parents, essaye de se justi-
Der sur le grieT de trahison, répond i. certaines accusa-
lions de Démosthëne et montre qu'au contraire de
celui-ci, ii a satisfait h toutes les obligations militaires
'l'un citoyen. La péforaiaon (ni-fin), qui n'esl qu'un
éloge de la paii, en partie imité d'Andocide, se termine
par un court morceau pathétique dans lequel Eschine
tiiit appel à la pitié et k la justice du tribunal.
On sait quelle fut l'issue du procès. La fixation de la
peine était laissée à l'appréciation des juges. Démosthène
l'éclimait la mort ou tout au moins Vatimie. Mais, sou-
I" proportionnellomenl ui
tenu par Eubule et par Phocion, Eschin
la majorité de trente voiï. Une victoire i
acquise ne saurait prouver l'innocence <:
Récit de la piemiëre ambaB
t?5 30-54; 34-54)
premières négociations engagées au sujet de la paû-
L'initiatiïe de toute cette affaire vint doncnv"
de moi, mais de Démosthène et de Philocrate. ftw-
le cours de l'ambassade, il se montra fort dé?ifui
de prendre ses repas avec nous, et il l'oblint, n>'-
de moi, mais de mes collègues, d'Aglaocréoo •;'
Ténédos, que vous aviez choisi pour représent'
nos alliés, et d'iatroclès. II prétend qu'en roui"".'
l'aurais invité à unir nos efforts pour surveiller ^1-
près ce monstre, ce Philocrate : pure inrenlii"!
Comment, en effet, aurais-je animé Démosth'-n
contre Philocrate, quand je savais que c'était !'
qui avait défendu Philocrate accusé d'illégalité ', ■
que c'était Pbilocrate qui avait proposé Démosth' i:
pour l'ambassade? D'ailleurs nous n'étions pttr'"
ces termes avec lui : il nous suflisait bien d'avo i
endurer pendant tout le voyage un homme inMi;-
portable et fatigant comme ce Démoslliène. Am-
commc nous examinions ensemble ce qu'il nii:-
faudrait dire, et que Cimon exprimait la craîale qu
suB l'ambassade (il, g^ 20-23). IH
Philippe ne l'emportât sur nous dans ce débat,
Démosthène, lui, se vantait de posséder des sources
d'éloquence intarissables : il pnrlerail, ajoutait-il,
de nos droits sur Amphipolis et des causes de la
guerre, de façon à lui coudre la bouche avec un
simple brin de jonc sec; href, il amènerait les
Athéniens à rappeler Léostfaène, et Philippe à rendre
Amphipolis aux Athéniens.
Mais je ne veux pas vous parler plus longtemps de
son arrogance. Dès notre arrivée en Macédoine, il
l'ut réglé entre nous que, devant Philippe, le plus
ùgé prendrait d'abord la parole, puis les autres, par
rang d'ûge. Démosthène se trouvait — il nous Ta dit
lui-même— le plus jeune des diîpulés. Cependant
nous sommes introduits. Prétez-moi maintenant
toute votre attention. C'est ici précisément que vous
allez voir en plein l' extraordinaire jalousie de cet
homme, sa licheté inouïe, s;i mi'chancelé, et com-
ment à ses commensaux, à ses collègues, il lenilail
des pièges tels qu'on n'en ternirait pas de semblables,
sans y regarder ù deux fois, mSine à ses piresenncmis.
Il révère, dit-il, le sel offert par la ci té dans les repas
du Prytanée : et il napparticnl ni à notre soi — on
le montrera tout à l'heure — ni à notre racel Nous
qui possédons dans cette pairie les tombeaux el la
religion de nos pères, qui menons une existence
et entretenons avec vous des relations d'hommes
libres, qui avons des épouses, des parents, des
enfants légitimes, nous enfm qui à Âthimcs avions
mérité votre confiance — car sans cela vous ne
nous auriez pas élus — à peine arrivés en Macédoine,
nous serions tout à coup devenus des traîtres! Quant
à cet homme, en qui il n'y arien qui ne soit à vendre,
142 ESCHINE.
pas même Torgane de la voix, il se croit Aristide, celui
qui fixa les contributions des alliés et qu'on appelai'
le Juste ! Et il fait le difficile, il nous crache au visaii-
des accusations de vénalité ! Écoutez donc nos di-
cours, voyez comment nous avons soutenu vos inU-
rêts, et comment aussi a parlé Démosthène, rhomm"
indispensable à la cité : je veux ainsi délniir
successivement et point par point chacun il**
griefs de l'accusation. Je vous dois à tous, juç»-.
une reconnaissance sans bornes pour la silenci*'u>'
et impartiale attention que vous me prêtez : s'il »^ï*
quelque imputation dont je ne réussisse pas à m»
justifier, c'est de moi seul, et non de vous qu-
j'aurai à me plaindre.
[Eschine résume en style indirect le discours qt:'
avait tenu à Philippe, lui rappelant les obligations ^'^
tractées par sa famille envers les Athéniens et clal»*.»'
sant les droits de ceux-ci à la possession (IWmphip»»'*
(§§ 25-33).]
Après ces propos et quelques autres encore, •'
fut le tour de Démosthène de prendre la par»'-
comme an[ibassadeur. L'attention était général»'
on allait entendre des merveilles d'éloquence! CW
annonce xl'un discours extraordinaire était arriv'
— on Ta su depuis — jusqu'à Philippe lui-nit^m»* »
à ses amis. Tous les auditeurs dressaient Ton*!!!-
Alors ce lion de la tribune balbutie une Si^r
d'exorde obscur, que la peur fait expinT sur > •
lèvres. Il avance un peu dans son sujrt : mais ti-'
à coup il s'arrête, il perd la téti' et finit par res;»
court. Philippe, qui le voit dans cet étal, Texhort»* •
reprendre courage : « Il n'est pas sur la scriie, • '
ce n'est pas un bien grand malheur : qu'il se rrmfl'-
^r*-^
SUR l'ambassade (II, §§ 23-24; 34-38j. 143
donc tranquillement à rappeler peu à peu ses sou-
venirs, et qu'il parle comme il avait dessein de le
faire. » Mais, une fois troublé, et après s'être écarté
de ce qu'il avait écrit, Démosthène ne put reprendre
possession de lui-même. Il essaya bien encore de
parler : ce fut la même chose. Comme le silence se
prolongeait, le héraut nous invita à nous retirer.
Quand nous fûmes seuls entre nous, prenant un
air tout refrogné, ce bon citoyen de Démosthène me
dit que j'avais causé la perte d'Athènes et de ses
alliés. Stupéfaits, tous mes collègues et moi, nous
voulons savoir la cause de cette étrange imputation.
Il me demande alors si j'avais oublié la situation
d'Athènes, si je ne savais plus combien le peuple
était épuisé et soupirait ardemment après la paix :
« ou cette superbe confiance te serait-elle inspirée,
me dit-il, par les cinq cents navires que le peuple a
décrétés, et qu'il n'armera jamais? Tu as si bien
irrité Philippe et parlé de telle sorte, que ce n'est
pas la paix qui va succéder à la guerre, mais une
guerre implacable à la paix. » Je commençais à le
réfuter lorsque les serviteurs de Philippe nous
rappellent. Nous rentrons, nous nous asseyons; et
Philippe, reprenant chacun des points de nos dis-
cours, s'attachait à y répondre. Il s'arrêta particu-
lièrement à mes paroles — chose toute naturelle, car
peut-être n'avais-je rien omis, à ce qu'il me semble,
de ce qu'il fallait dire, — et dans cette réponse il
prononça plusieurs fois mon nom. Quant à Démos-
thène, qui s'en était tiré d'une manière si ridicule,
je ne crois pas que, sur aucun point, il ait pris la
peine de discuter avec lui. C'était, à ce que je
compris, pour cet homme, à se mettre la corde a^
144 ESCHINE.
COU. Que fut-ce, quand il vit Philippe passer à un
langage plein de bienveillance, et s'effondrer ainsi
l'accusation calomnieuse qu'il venait de lanctT
contre moi en présence de nos collègues, lorsqu il
avait annoncé que j'allumerais la discorde et b
guerre? Oh! alors il était visiblement tout hors Jtr
lui, à ce point même que, au banquet où nous
fûmes invités comme hôtes de Philippe, il se con-
duisit avec la dernière inconvenance.
Nous revenions de l'ambassade. En route, il se ni'*l
tout à coup à causer avec chacun de nous sur un
ton d'extraordinaire amabilité. Je n'avais pas encore
ridée de ce que signifient les mots de Cercope K il**
Fleur de farine, de Pipeur de dés et autres expr»*>-
sions du même genre ; je les comprends fort bien,
maintenant que cet homme m'a aidé à saisir toul*»^
les sortes de perfidies. 11 nous prenait tour à lour
chacun à part. A fun il promettait d'organiser pour
lui un prêt par souscription et de lui venir en aid»-
sur ses propres ressources ; i\ un autre de le faii»*
nommer stratège. Pour moi, il- s'attachait à mes pa<.
exaltait mon talent, admirait les discoure que j'aval*
prononcés; il était intarissable et me fatiguait de «i»**
louanges. Nous dînions tous ensemble à Larisa : i!
se mit à plaisanter sur lui-même, et sur rembari\i>
1. 11 y a plusieurs traditions relatives aux Cercopet : dans l-
languc populaire, le mot désignait un homme fourbe et rasé.
L'expression de Fleur de farine se disait d'un individu insaw-
sable, sachant se tirer d'affaire. — Pipeur de dra n'est que IV, •
valent du terme dont se sert Kschine : xh 7ca>t{i6o>.ov parait ftrr
en effet une métaphore empruntée au jeu et désigner un tru*Uccr
Mais peut-être fo mot avait-il une tout autre origine ci &"ap{ i
quait-il à l'homme qui, suivant Toccasion, retourne son nuuitrj'-
On pourrait alors traduire par : un Maitre Jacques.
SUR l'ambassade ([[, ^ 39-44). 14n
où. il s'était trouvé pendant qu'il parlait; pour Phi-
lippe, il proclamait qu'il n'y avait pas sous le soleil
un homme aussi étonnant. D'accord avec lui ,
.j'tisprimais une opinion semblable, et rappelais
aussi de quelle mémoirs il avait Tait preuve dans
sa réponse h nos discours. Ctésiphon, de son côté,
qui ét^it le plus âgé de nous, parlant de sa vieiltessn
et de ses années, dont il exagérait même le nombre,
disait que, dans le cours d'une aussi longue exis-
tence, il n'avait jamais vu d'homme à ce point char-
mant et aimable. Alors ce Sisyphe battit des mains :
■ ce Mais pourtant, s' écria- t-il, Ctésiphon, tu ne redirais
pas ces paroles devant le peuple ; et lui non plus —
c'était moi qu'il désignait — n'oserait vanter aux
Athéniens l'éloquence et la mémoire de Philippe. "
Nous, sans rien comprendre, sans deviner son
arrière-pensée, que vous allez bientôt connaître,
Qous nous laissons prendre par lui et nous nous
engageons, en quelque sorte, à répéter ces propos
devant vous. En ce qui me concerne, il ate prie pu
outre instamment de ne pas oublier de dire qu'il
avait, lui aussi, parlé d'Amphipolis.
Jusqu'ici j'ai pour moi le témoignage de mes col-
lègues, que cet homme, dans son accusation, n'a
cessé d'outrager et de calomnier. Quant aux dis-
cours prononcés devant vous à cette tribune, voii.>!
les avez entendus : il ne me sera donc pas possible
de déguiser la vérité. Ayez encore la patience, je vous
en prie, d'écouter ce qu'il me reste à vous exposer.
Chacun de vous, je le sais, désire m'entendre au
sujet de Kerséblepte el des griefs qui ont trait à la
Phocide :j'ai hâte d'y arriver. Mais, si vous n'avez
d'abord entendu les faits qui précèdent, vous ne
10
146 ESCHINE.
pourrez pas non plus suivre ceux-ci avec précision.
Si, au contraire, vous me laissez, moi qui suis
l'accusé, me défendre comme j'ai dessein de l»-
faire, vous pourrez, non seulement constater raoïi
innocence et ra'absoudre en toute connaissance d»-
cause, mais aussi, d'après ce qui n'est pas conteslt^,
discerner la vérité dans ce qui est en discussion.
De retour à Athènes, nous fîmes au Conseil un
rapport succinct de notre ambassade, et nou-
remîmes la lettre de Philippe. Démosthène alor-
demanda pour nous un éloge à ses collègues de:»
Cinq-Cents, et jura par l'Hestia du Conseil qu'il félici-
tait la cité d'avoir confié cette mission à des honime'^
qui, par leur éloquence et leur loyauté, s'étaient
montrés dignes d'Athènes. De moi il dit, à peu prr->
textuellement, que je n'avais pas trompé les espé-
rances de ceux qui m'avaient désigné pour ceiw
ambassade. Comme conclusion il proposa de décer-
ner à chacun de nous une couronne d'olivier, <*î.
récompense de notre dévouement au peuple, el «!•»
nous inviter le lendemain au repas du Prytan»'M-.
Pour attester que je ne vous ai rien dit de faux, y
demande que le greffier prenne le décret et list» l»-
témoignages de mes collègues d'ambassade. {Décrtt.
Témoignages.)
Lorsqu'ensuite nous rendîmes compte de nolp'
mission à l'Assemblée du peuple, Ctésiphon, étani
le plus âgé, s'avança le premier, et dit, entre aulrr-
choses, ce qu'il avait promis à Démosthène de vou^
dire sur l'affabilité du roi, sur la beauté de sou
visage, sur son talent de buveur. Après lui, Phil*»-
crale prononça quelques mots, ainsi que Derkylo".
et co fut mon tour. Je passai en revue les autn*^
SUR l'ambassade (i[, S§ 44-51), 117
fails de l'ambassade; puis, abordant le sujet con-
venu avec mes collègues, je dis de quelle mémoire
ef de quelle habileté Philippe avait fait preiive
en parlant. Je n'oubliai pas non plus la prière
de Démosthène, et je rappelai qu'il s'était charge de
dire sur Ainphipolis ce qui aurait pu nous échapper.
Le dernier de nous tous, Démosthène se lève : il
prend cette attitude de charlatan qui lui est habi-
tuelle; il se gratte le front; et, comme il a vu le
peuple accompagner mes paroles de signes d'assen-
timent et les accueillir avec faveur, il s'écrie '[uo
c'est toujours pour lui un sujet d'étonnement quand
auditeurs et ambassadeurs, oubliant les uns de di^'li-
bérer, les autres d'éclairer la délibération, pi^rdent
leur temps et s'amusent à des commérages sui- ce
qui se passe à l'étranger, au lieu de traiter les
affaires d'Athènes.
Était-il donc si malaisé de rendre compte de
l'ambassade? » Je veux même, ajoute-t-il, vous mon-
trer comment il faut s'y prendre. " Et il fait lire le
décret du peuple. Le décret lu : " Voilà, reprend-il,
en vertu de quelle délibération nous avons Été
envoyés en Macédoine. Les instructions qu'elle
donne, nous les avons suivies. Prends-moi aussi
la lettre que nous apportons de la partde Philippe.»
On la lit, et il ajoute : » Vous connaissez ta réponse :
il ne vous reste plus qu'à délibérer, n Grande
rumeur dans l'assemblée : les uns le trouvent habile
et concis; la plupart, méchant et envieux. " Voyez
encore, dit-il, comme j'abrégerai de mfme le
compte rendu de tout le reste. Philippe a paru un
homme étonnant à Eschine, non à moi : retirez-lui
sa puissance, et donnez-la à un autre, celui-ci
148 ESCHINE.
n'aura guère moins de mérite. Gtésiphon Ta trouvé
beau : Tacteur Aristodème — il était là avec nous
et faisait partie de l'ambassade — me parait
l'être tout autant. Il a, dit-on, de la mémoire :
d'autres en ont aussi. Il excelle à boire : mais Phi-
locrate, notre collègue, y excelle davantage. On
prétend m'avoir laissé quelque chose à dire sur
Araphipolis : mais ni à vous ni à moi cet orateur ne
céderait la parole. Au reste, ajoute-t-il, ce sont là
pures bagatelles. Je vais proposer un décret pour
qu'on accorde un sauf-conduit au héraut envoyé
par Philippe, ainsi qu'aux ambassadeurs qui doivent
veftir ici de sa part, et pour que, après leur arrivée,
les prytanes convoquent une assemblée qui se réu-
nira deux jours de suite non seulement sur la paix,
mais aussi sur l'alliance. Quant à nous, vos députés,
je demande qu'on nous décerne des éloges, si l'on
juge que nous les méritons, et qu'on nous invite à
nous asseoir demain à la table du Prytanée. »
Pour certifier que je dis vrai, prends-moi le>
décrets : vous verrez , juges , les variations de
Démosthène , sa jalousie , son accord en toutes
choses avec Philocrate, son caractère insidieux et
perfide. Appelle aussi mes collègues d'ambassade.
lis leurs dépositions. et les décrets proposés par
Démosthène.
SUR l'ambassade (II, §§ 51-54; 146). 149
II
La famille d'Eschine. Réponse à c[uelc[ue8
calomnies de Démosthène.
(§§ 146-152) .
Les démocraties respectent peu la vie privée de leurs
hommes politiques. Au temps d'Aristophane, on sait de
quelle liberté les poètes comiques jouissaient à Pégard
de quiconque touchait aux affaires publiques. A l'époque
de Démosthène, ce ne sont plus les poètes comiques, ce
sont les orateurs, les hommes d'État eux-mêmes qui se
renvoient les accusations les plus infamantes. Démos-
thène s'était conformé à l'usage et, dans le discours Sur
l'Ambassade, s'était attaqué à toute la famille d'Eschine.
— C'est à ses insinuations que celui-ci s'efîorce de
répondre dans un passage de son ÈTrîXoYoç.
Beaucoup de ses griefs m'ont révolté, mais nul
plus que le reproche de trahison : car m'accuser
ainsi, c'était nécessairement faire voir en moi un
monstre, un être dénué de sentiment et déjà cou-
pable de beaucoup d'autres attentats. Or, sur ma
vie, sur ma conduite de chaque jour, votre contrôle
suffît, à ce qu'il me semble. Mais j'ai d'autres titres,
difficiles à saisir pour le commun des hommes, pré-
cieux cependant aux âmes nobles : je vais, comme
la loi m'y autorise, en produire à vos yeux à cette
tribune le plus grand nombre et les meilleurs, pour
que vous sachiez quels garants de ma loyauté j'ai
laissés ici, quand je suis parti en ambassade pour
la Macédoine. Ces titres, Démosthène, tu les as déna-
turés pour me perdre : je veux à mon tour les faire
150 ESCHINE.
connaître avec exactitude et comme j'en ai été
instruit.
Voici mon père Atromète, presque le plus âeé
des citoyens : car il a quatre-vingt-quatorze ans.
Dans sa jeunesse, avant que la guerre lui eût fait
perdre sa fortune, il fut athlète. Banni par les
Trente, il alla servir en Asie et se distingua dans
les combats. Il appartient par son génos à la phra-
trie qui sacrifie sur les mêmes autels que cette
famille des Étéoboutades d'où sort la prêtresse
d'Athèna Polias. Il s'est trouvé, comme je l'ai dit un
peu plus haut, parmi ceux qui ont ramené la démo-
cratie. J'ai aussi le bonheur de ne compter que de*
parents libres du côté de ma mère, qu'il me semble
voir en ce moment, inquiète de mon sort et pleine
d'angoisses. Oui, Démosthène, ma mère, sous \^
Trente, a suivi son mari en exil à Corinthe; elle a
partagé les malheurs de la patrie : toi, au contraire,
qui prétends être un homme — je n'oserais, en
effet, dire que tu mérites ce nom, — accusé coium»'
déserteur, tu as dû, pour échapper à une condam-
nation, gagner à prix d'or Nicodème d'Aphidna, ton
accusateur, que tu as assassiné plus lard de com-
plicité avec Aristarque : et, tu oses, les mains souil-
lées de sang, paraître sur l'Agora!
Philocharès que voici, notre frère aîné, ne se
livre pas, comme tu le dis méchamment, à de \'ilf>
occupations; mais il vit dans les gymnases, il a faii
campagne avec Iphicrate, et voici la troisième anort*
de suite qu'il est renommé stratège : il vient vous suj»-
plier de m^acquitter. Voyez encore mon fr^re Apho-
bètos, le plus jeune de nous. Chargé par vous d'une
ambassade auprès du roi de Perse, il a fait honneur
SUR l'ambassade (il, ^ 146-132), 15{
à Athènes. Quand vous l'avez appelé à la direction
des finances, il s'est montré habile et intègre admi-
nistrateur de vos revenus. 11 est là, plein de mépris
pour tes injures : la calomnie frappe bien les
oreilles, mais ne pénètre pas plus loin.
Tu n'as pas épargné même ceux auxquels je tiens
par alliance : ton impudence va si loin, ton ingra-
titude remonte si haut que tu n'aimes ni ne révères
Philodëme, père de Philon et d'Épicratès, Philo-
dème, par qui tu as été inscrit h ton dème, comme
le savent les anciens de Pœania. Mais je suis stupé-
fait de voir que tu aies l'audace d'injurier Philon, et
cela devant les plus sages des Athéniens, venus ici
pour se prononcer en cherchant le plus grand bien
de la cité, et pour peser nos actes plutôt que nos .
discours. Crois-tu donc qu'ils ne désireraient pas
dix mille hoplites 'Comme Philon, de corps aussi
robuste et d'esprit aussi sage, plutôt que trente
mille débauchés comme toi? A Épicratès, frère de
Philon, tu fais un crime de sa bonne humeur. Mais
qui l'a jamais vu se conduire indécemment, soit
pendant le jour, comme tu le prétends, h la proces-
sion des Dionysies, soit pendant la nuit? Et ne va
pas dire que ses désordres ont pu échapper aux
, regards : ce n'était pas un inconnu.
Moi-même, Athéniens, de la (ille de Pliilodème,
sœur de Philon et d'Epicratès, j'ai eu trois enfants,
une fille et deux lils. Je les fais paraître ici avec
mes autres parents pour vous adresser cette seule
question et présenterce seul argument au tribunal :
" Croyez-vous, Athéniens, que j'aurais, avec ma
patrie, avec la société de mes amis, avec tes céré-
monies religieuses et les tombeaux transmis par nos
^JH
J52 ESCUINE.
ancêtres, livré à Philippe ces êtres qui sont ce que
j'ai de plus cher au monde, et que j'eusse préféré la
faveur du roi à leur salut? » A quelle séduction
aurais-je cédé? Quelle bassesse avais-je jamais com-
mise pour de l'argent? Comme si c'était la Macé-
doine qui nous rendait honnêtes ou malhonnêtes,
et non le caractère de chacun! Gomme si nous
étions autres, au retour d'une ambassade, et non
tels que vous nous aviez envoyés !
III
Portrait de Démosthène.
(§§ 153-158)
Ce morceau fait immédiatement suite au précédent.
Pour détruire rimpression qu'ont pu produire sur le»
juges deux récits de Démosthène, Ëscbine s'attaque à
son adversaire lui-même, conteste sa loyauté et tourne
en ridicule son pathétique.
Mais je me suis trouvé associé, dans une fonction
publique, à un homme fourbe et méprisable au
delà de toute expression, qui ne saurait, même
involontairement, dire un seul mot de vérité. Quand
il ment, il commence par jurer sur ses yeui
effrontés ; puis, d'une chose qui n'est pas il affirme
qu'elle est : il fait plus, il dit le jour où elle serait
arrivée, et il ajoute le nom, qu'il invente, dun
témoin qui se serait trouvé là par hasard, contrefai-
sant le langage de la vérité même. Une seule chose
nous sauve, nous les innocents, c'est qu'avec ses
manières de charlatan, son art d'arranger les mots,
il n'a pas le sens commun.
r"f»wif^
SUR l'ambassade (il, §§ ^ 53-155). 453
Considérez, en effet, la sottise et la grossièreté de
cet homme, qui a forgé contre moi, à propos de la
femme d'Olynthe, une si odieuse calomnie, que
vous Tavez arraché de la tribune au milieu même
de son discours. Celui qu'il accusait ainsi, et devant
des auditeurs qui le connaissaient, s'était, en effet,
tenu toujours complètement éloigné de pareilles
infamies. Et voyez comme il préparait de longue
main cette accusation. Il y a parmi les étrangers
venus se fixer chez nous un certain Aristophane
d'Olynthe. Démosthène lui est présenté par quelques
personnes, apprend qu'il sait parler, et alors le
comble de politesses, de séductions, pour l'en-
gager à porter contre moi devant vous un faux
témoignage : il promet de lui donner, s'il veut
paraître devant les juges et leur dire en gémissant
que j'ai outragé dans l'ivresse sa propre femme, qui
était captive, cinq cents drachmes tout de suite, et
cinq cents autres après sa déposition. Aristophane
— il le racontait lui-même — répondit à ce fourbe
que sur sa situation d'exilé, sur son dénuement,
ses conjectures, loin d'être fausses, étaient aussi
exactes que possible, mais que, sur son caractère, il
s'était absolument trompé : et il lui déclara qu'il ne
ferait rien de pareil. Pour prouver ce que je dis, je
ferai paraître comme témoin Aristophane lui même.
Appelle-moi donc Aristophane d'Olynthe, et lis sa
déposition. Appelle aussi ceux qui lui ont entendu
raconter cette histoire et me l'ont rapportée, Der-
kylos d'Hagnonte, fils d'Autoclès, et Aristide de
Képhisia, fils d'Euphilètos. (Témoignages»)
Vous entendez les serments et les dépositions des
témoins. Rappelez-vous maintenant ces abominables
154 ESCHINE,
artifices de rhéteur qu'il enseigne à la jeunesse, el
dont il use aujourd'hui contre moi : comment, par
exemple, versant des larmes, gémissant sur la
Grèce, et louant l'acteur comique Satyres d'avoir
obtenu de Philippe, dans un banquet, la liberté' de
quelques hôtes à lui, qui étaient prisonniers et
travaillaient chargés de fers aux vignes du roi, il
est parti de là pour enfler cette voix aigre et impu-
dente qu'on lui connaît, et demander s'il n'était pas
inouï qu'un acteur habitué à jouer les Carions «•!
les Xanthias se montrât si noble, si magnanime, t-l
que moi, ministre d'une grande cité, moi qui don-
nais des conseils aux Dix-Mille en Arcadie, je n'aie
pas su contenir ma violence, mais que, échauffé par
le vin, à la table où nous recevait Xénodochos, l'un
des courtisans de Philippe, j'aie traîné par les che-
veux et, des lanières à la main, fouetté une capliv•^
Si donc vous aviez ajouté foi à ses paroles, ou <:
Aristophane avait voulu se faire contre moi le cum-
plice de ses calomnies, j'aurais indignement suc-
combé sous le poids d'accusations honteuses. Ot
impie, qui attire sur lui le malheur — puisse-l-»
ne pas l'attirer sur la cité 1 — souffrirez-vous qu Ti
demeure au milieu de vous! Quoi? vous purifiei
l'assemblée du peuple : et c'est en vertu de décn'i>
proposés par cet homme que vous ordonnerez d'-s
supplications ou des expéditions sur mer et sur
terre? Et cependant, Hésiode le dit :
Souvent une ville entière a partagé le sort d*un mau-
vais citoyen qui agit mal et médite des projets iDsea«^
SUR l'ambassade {ir, gg 156-158; 179).
Fragment de la péroraiBon.
(S n9-lS4]
Dans les discours judiciaires, la péroraison se termi-
nait d'ordinaire par un appel à la pitié des juges (è).tau
eîo-Soi^). Pour rendre cet appel plus saisissant, les
accusés faisaient monter à la Irihune («ï«6i6iioaî6ai Ênl
rô tlr,[ii,oi) leurs pères, leurs enfants, leurs femmes.
Malgré les railleries des poêles comiques (voir Aidsto-
phane. Guêpes, v. 568 et suiï.), cet usage avait persisté.
Souvent aussi on invoquait l'appui (napaxaXEîv, napÉ-
K>,T]iiic) d'habitants de son dÈnie, d'amis d'enfance, de
slratËges, d'hommes politiques inHoents. Ceux-ci venaient
assister les accusés (^orficiy), parler en leur favtur
(a-jvafoptisn) et adresser des supplications aux juges
{cchcîcrSai, ilantîoiai). L'orateur cilail alors avec complai-
sance les noms de ceux qui lui prêtaient leur concours.
De pareils procédés convenaient à l'éloquence naturel-
lement emphatique d'Eschine. Le fragment qui suit jieut
passer pour le modèle du genre.
Voyez ceux qui viennent vous supplier avec moi ;
un père, à qui vous no ravirez pas lespoir de s,i
vieillesse ; mes frères, qui aimeraient mieux ne jilus
vivre, si vousm'arracliiei de leurs bras; des parents,
des alliés, et ces enfants si petits, encore incons-
cients du péril, mais bien dignes de pitié, s'il m'ar-
rivait quelque malheur. Je vous prie, je vous con-
jure de vous intéressera leur sort, et de ne pas les
livrer à leurs ennemis, à cet homme, qui n'est pas
homme, mais femme par ses passions.
J'invoque et je supplie pour mon salut, les dieux
d'abord, puis vous, qui disposez des suffrages et
i56 ESCHINE.
devant qui j*ai répondu — autant que ma mémoire
me Ta permis — à toutes les imputations; je vous
demande de me sauver, de ne pas me livrer à ce
logographeS à un Scythe *. Vous êtes, les uns pères
de jeunes garçons, les autres pleins de sollicitude
pour de jeunes frères ; rappelez-vous que, dans le
procès de Timarque, je leur ai- laissé d'ineffaçables
exhortations à la vertu. Vous tous enfin, qui m*avez
toujours trouvé incapable de vous nuire, simple par-
ticulier, modéré comme vous dans mes sentiments^
seul parmi tant d'autres à n'avoir jamais dans nos
luttes politiques pris part à aucune intrigue contre
vous, je vous demande de sauver un citoyen qui a fait
preuve, dans son ambassade, d'un absolu dévoue-
ment à la cité et s'est exposé, sans appui, à ce5
fureurs des sycophantes, que tant d'hommes illustres
à la guerre n'ont pas osé affronter. C'est qu'en effet
ce n'est pas la mort qui est redoutable, c'est Tin-
sulte lancée au mourant. Voir alors le visage rianl
d'un ennemi, l'entendre de nos propres oreilles
nous insulter, quel sort misérable ! Eh bien! j'ai eu
cette audace, j'ai affronté ce péril. Élevé au milieu
de vous, j'ai vécu de votre vie. Il n'en est pas un
parmi vous dont j'aie, pour satisfaire mes plaisir?,
gâté l'existence ; pas un que j'aie privé de sa patrie
en l'accusant lors du recensement des citoyens:
pas un qui par moi ait été mis en danger pour uoe
charge dont il fût comptable.
Quelques mots encore, et je descends. Il dépen-
dait de moi. Athéniens, de n'être point coupaM'*
envers vous, mais que je ne fusse point accusa.
1. Voir p. 200, n. 1.
9. Voir p. 181, le morceau intitule : ta famille de DvmotikàM.
SL'R l'amhassade (il, gg 180-184). )57
cela dépcndail de la Fortune. Or, metlatU au sorl
ma destinée, elle m'a associé i un aycophnnte bar-
bare qui, sans avoir Égard aux sacrifices, aux liba-
tiuns, à noire tahle commune, pour effrayei' ses
adversaires à venir, vous apporte une accusation
mensongère qu'il a Forgée contre moi. Sauvez ceux
qui luttent pour la paix, pour votre sécurité : alors
l'intérêt public trouvera de nombreux défenseurs,
prêts à s'exposer pour vous.
J'appelle encore à moi, comme intercesseurs,
parmi les hommes d'État et les sages ciloïens,
Eubule; parmi les stratèges, Phociou, que srin inté-
grité, autant que son titre, élève au-dessus de tous;
parmi mes amia et les gens de mon âge, Nausiclès
et tous ceux avec qui j'ai des relations et auxquels
me lie la communauté des occupations. Mon dis-
cours est terminé. Maintenant noua vous aliandon-
nons ma vie, moi et la loi.
CONTRE CTESIPHON
(III)
ARGUMENT
Peu de périodes de l'histoire d'Athènes furent au?>i
fécondes en procès politiques que celle qui suivit la
bataille de Ghéronée. L'échec subi par le parti anlimi-
cédonien n'avait pas détruit ses espérances ni aballu
son courage : il avait seulement donné plus de con-
fiance et d'audace à ses adversaires. Démoslhène lui-
même, dont l'activité ne s'était pas ralentie, se vil, à ce
moment, malgré les marques de sympathie que If
peuple lui avait prodiguées, en butte à de nombreose^
accusations. Le procès intenté de nom à GlésiphoD. fl
dirigé en fait contre toute sa politique, n'est que 1*
dernier et le plus retentissant de ceux qu'il eut alors a
soutenir.
Le désastre de Ghéronée avait fait sentir la nécessité
de fortifier pour l'avenir les moyens de défense don*»
disposait Athènes. L'année môme qui suivit la batailU
(338-337), sur la proposition de Démosthène, on a\*;i
décidé de procéder à la réparation des murs de la vill*
et du Pirée. Une commission de dix membres (un par
tribu) devait surveiller l'exécution des travaux. Dénn>*-
thène, qui, dans cette commission, représentait la lril»u
Pandionide, s'était acquitté avec beaucoup de zèle de >i
mission; et aux dix talents afTectés à la section dont ii
CONTRE CTÉSIPHON (lll). 159
avait la surveillance, avait joint une gomme de cent
mines prise sur sa fortune personnelle.
Aussi, Tannée suivante (337-336), lorsque les travaux
furent terminés et avant que les commissaires eussent
rendu leurs comptes, un membre du conseil, Gtésiphon,
qui était Pami de Démosthène, proposa-t-il qu'une cou-
ronne d'or lui fût décernée par le peuple. La proclama-
lion devait avoir lieu aux grandes Dionysies, et le décret
spécifiait en quel endroit et dans quels termes : « Le
héraut proclamera dans le théâtre, devant tous les Grecs,
que le peuple d'Athènes couronne Démosthène pour sa
vertu et sa prud'homie, parce qu'il ne cesse, par ses
discours comme par ses actes, de contribuer au bien du*
peuple* >». La formule dont s'était servi Gtésiphon était
la formule usitée en pareil cas; mais elle empruntait
aux circonstances une valeur particulière. G'était moins
l'acte de générosité de Démosthène qui était en question
que toute sa politique, et cela lorsque cette politique
semblait condamnée par ses résultats. Eschine crut le
moment venu de réparer l'échec qu'il avait éprouve
dans le procès de l'Ambassade, et quand le décret —
adopté par le Gonseil — fut soumis à FAssemblée, il
intenta à Gtésiphon, qui l'avait proposé, une action
dHllégalité {ypcccpri TcapavdjjLwv) 2.
Le résultat immédiat de cette intervention d'Eschine
fut d'empêcher Démosthène de recevoir la couronne. En
effet, l'année révolue, le procès n'avait pas été plaidé et
la proposition de Gtésiphon se trouvait annulée. Ge ne
fut que sept ans plus tard, en 330 (fin d'août ou com-
mencement de septembre) 3, que l'accusation fut reprise.
Alexandre, qui, dans l'intervalle, avait succédé à Philippe,
venait de remporter la victoire d'Arbèles : Agis de
Sparte, qui s'était fait le défenseur de la liberté grecque,
avait échoué à Mégalopolis. Le moment pouvait sembler
1. Eschino, Contre Gtésiphon^ § 49; traduction de M. Weil.
2. Action intentée à Tauteur d'un décret ou d'une loi en contra-
diction avec une loi existante.
3. L'année est donnée par Denys d'Halicarnasse {Lettre à
Animée^ I, 12), le mois, par Eschine, § 254 : « Nous sommes à la
veille des jeux Pythiques ». Or ces jeux avaient lieu au 2« mois de
l'année Delphique (août-septembre).
160 ESCHINE.
Opportun 'pour accabler le parti an li macédonien donl
Démosthène était le chef *.
Aussi comprend-on sans peine Té motion soulevée par
ce procès. G résiphon n'était qu'un comparse dont U
personnalité s'efîaçait derrière celle de Démosthène, e:
les deux adversaires en présence étaient les deux
hommes les plus éloquents de leur temps. Tous deux
d'ailleurs représentaient des partis qui, après vingt ans
de lutte, n'avaient pas désarmé et qui continuaient d«
se disputer la direction de la politique athénienne.
Enfin, la cause elle-même était de nature à intéresser
non seulement la ville d'Athènes, mais le monde grec
en général menacé dans sa liberté par la domination
macédonienne. Ce fut en présence d'un auditoire w!
que jamais, au dire d'Eschine 3, aucun procès publia
n'en avait attiré, que s'ouvrirent les débats ; et, par ud'
singulière fortune, nous possédons les deux discours
qui furent prononcés dans cette grave circonstance par
Eschine et par Démosthène. Ces deux discours san«
doute ont été remaniés et corrigés après l'audience :
mais, tels qu'ils sont, ils peuvent donner une i<in
très exacte de ceux qui furent prononcés. Celui d'Es-
chine même présente encore des traces d'une premier*
rédaction correspondant vraisemblablement à Tépoqoe
où avait été déposée l'accusation.
Le plan du Contre Ctésiphon est, conime celui du di?*
cours Sur VAmbassade, facile à suivre dans ses lign^?^
générales. Après avoir, dans un court préambule, in:^
les Athéniens en garde contre les embûches de Dêmo^
thène et de son parti, Eschine consacre son exordeil-'*
à montrer l'importance des lois et parsnite de la 'vps;-
iTapavd|x(i)v dans une démocratie. Puis, abordant la dif-
cussion, il dirige toirt d'abord Varyumentation sur U
question de droit (9-50) et s'attache éprouver l'illégalité
du décret de Ctésiphon. Cette illégalité porte sur trui>
points : l» Démosthène n'avait pas rendu ses compte^
1. Ce sont là, du moins, les raisons auxquelles te rallie M. ^'•■i
pour expliquer un retard d'autant plus singulier que Démoctb^o*
lui-même ne le reproche pas à son adversaire.
2. Voir Eschine, Contre Ctêêiphon, § 56.
CONTRE CTESIPIION (lil). 161
quand Cléslplion avait déposé sa proposilion. Or la loi
(léTend de couronner un magistrat qui n'a pas rendu
ses comptes (9-31); 2" Ctésiphon demande que la couronne
de Démosthëne soit proclamée dans le théâtre. Or la loi
ordonne que les couronnes seront proclamées dans le
Conseil, si elles sont décernées par le Conseil, dans
E'AKsemblée, si elles sont décernées par l'Assembl.ée.
Seules les couronnes étrangères peuvent, moyennant un
décret du peuple, être proclamées dans le Ihéâlre (^2-iS);
3° Cléslphon dit que Démoslhène ■ ne cesse, par ses
paroles et par ses actes, de contribuer au bien du
peuple ■. Or cela est taux et la loi dérend de rien insérer
de faux dans les actes publics (iS-SD). Toute cette argu-
mentation est IrËs solide et témoigne chez Eschine d'une
rare habileté h manier les textes de loi. Mais la dernière
proposition appelle nécessairement un examen de la
conduite de Démosthène et noua amène à la seconde
partie, à la partie proprement politique du plaïdojer-
Après une courte pré térition sur la vie privée de Démoa-
iliëne (St-53), Eschine aborde sa vie publique et, pour
plus de clarté, adopte une division en quatre périodes
que les événements eux-mêmes suggèrent : r* période,
liepuis le commencement de la guerre avec Philippe
jusqu'à la paix de Pliilocrate : c'est Démosthène qui a
conclu la paix de concert avec Philocrate, sans attendre
la réunion d'un congrès hellénique (38-*8)i2' période,
depuis la paix de Pbllocrate jusqu'à la reprise des hos-
tilités : Eschine attaque surtout ici la politique de
Démosthène en Eubée (79-105); 3' période, depuis la
reprise des hostilités jusqu'à la bataille de Cliéronée ;
par sa conduite dans l'alTaire d'Amphissa, par son
impiété à l'égard du temple de Delphes, Démosthène a
attiré les plus grands malheurs sur la Grèce. L'alliance
qu'il a ensuite conclue avec Thëbes a été une véritable
duperie pour Athènes (ine-lSS); i* période, événements
qui ont suivi ChéronÉe ; Démosthène a perdu volontai-
rement toutes les occasions de combattre Alexandre
(Iô9-t67). La conclusion de toute cette partie, c'est que
Démosthène n'est pas un véritable homme d'Étal ; sous
prétexte de le démontrer, Eschine se livre à de nouvelles
attaques contre la vie privée de son adversaire (168-118).
11
162 ESCHINE.
Tout ce qui suit constitue comme une sorte de )oBe
épilogue. Après un développement sur Tabus que Toc
fait actuellement des distinctions honorifiques (n7-!*9.
Eschine, par une transition très heureuse, revient aJ
thème de son exorde : l'importance de la Y?«»'n wap»>^?'»"
(190-200), puis il résume avec beaucoup de clarté le plan
qu'il a suivi (201-206), dirige de nouvelles invective^
contre Démosthène (207-212) et contre Gtésiphon (213-21» .
puis répond par avance à quelques-unes des accusaliûii>
que son adversaire doit produire. contre lui (215-229). 1/*
fin du discours présente un certain désordre; illégalii-"
du décret, indignité de Démosthène, son rôle en EuUe<-
)»art qu'il a prise à l'alliance thébaine, vénalité dont il i
fait preuve : tous ces points qui ont été traités prrc-
demment sont rappelés d'une façon sommaire (â30-24i
Sur quoi, Eschine adresse un dernier appel aux jup^
pour leur montrer l'importance du verdict qu'ils ^«.>"*.
rendre, évoqua dans un tableau qui ne manque pa^ii'
largeur ni même d'une certaine éloquence arlificieuy.
les grands hommes d'Athènes, et termine son plaido)»»:
par un morceau emphatique qui parait aujourd'hui bie
froid et dépare sa péroraison.
L'accusation étant dirigée contre Gtésiphon, celui-^'*
dut, au moins pour la forme, répondre en- quelques mot?
Après quoi la parole fut donnée à Démosthène qui inter-
venait en qualité de synégore^. On sait le discours qui
prononça et avec quelle hardiesse, opposant aux insi-
nuations de son adversaire l'unité d'une vie politiqu'
consacrée tout entière à la défense d'une même idée, i
revendiqua sa part de responsabilité dans les dernier»
événements. Son triomphe fut complet. Eschine n*ohir*
même pas la cinquième partie des sufTrages, et se v..
par suite, condamné à une amende de mille drachme>'
privé du droit d'intenter à l'avenir des accusation^ «i
même genre. C'était la fin de sa carrière politique : i
le comprit et partit pour l'exil.
1. Les parties étaient obligées de plaider eUes-mémes )««r
propre cause. Néanmoins le plaideur, après avoir pris loi ■» ■ >
la parole, pouvait demander TassisUnce d'un ami. C«t ami se troc
▼ait ainsi Jouer un rôle d'avocat. C'est à lui qu'on doooait » •
nom de Synégore.
CONTRE CTÉSIPHON (lll, § 107). 163
I
Affaire d'Amphissa. Eschine pylagore.
(§§ 107-124)
La troisième guerre Sacrée, celle qui amena Philippe
i Ghéronée, avait été provoquée par un discours d'Es-
îhine'à rassemblée Amphictyonique de Delphes. Y avait-
1 eu de sa part imprévoyance ou trahison? Avait-il été
l'agent docile de Philippe ou son infatuation Tavait-elle
'ait tomber dans un piège habilement préparé? Ses apo-
ogistes les plus déclarés se rattachent à cette dernière
liypothèse. Le fragment qui suit ne peut que leur
lonner raison. Même après que les événements l'ont
condamné, Eschine comprend si peu sa faute que ce
ïu'il reproche à Démosthène, c'est d'avoir empêché les
Athéniens de le suivre.
Athéniens, il est une plaine appelée plaine de
Cirrha, et un port qu'on nomme aujourd'hui Exé-
crable et Maudit. Cette contrée fut jadis habitée par
les Girrhéens et les Gragalides, peuples qui ne res-
pectaient aucune loi, qui profanaient le temple de
Delphes et ses offrandes, et qui outrageaient même
les Amphictyons *. Indignés de ces violences, d'abord
et surtout, dit-on, vos ancêtres, puis aussi les autres
Amphictyons allèrent demander un oracle au dieu
1. I^s Amphictyonies étaient des associations de plusieurs
peuples [Amphictyons) groupés autour d'un même sanctuaire
dont ils administraient les biens. La plus célèbre de ces associa-
tions est Y Amphictyonie Delphique. Chacun des peuples qui en
faisaient partie était représenté par un hiéromnémon, qui avait le
droit de vote, et par des pylagorea^ qui eux ne votaient pas, mais
assistaient aux séances de V Assemblée pour y soutenir les droits
de leurs cités.
164 ESGHINE.
sur le châtiment que devaient subir les profana- 1
teurs. La Pythie leur répondit de combattre nuil eî
jour les Girrhéens et les Gragalides, de ravager leu:
pays, de les réduire eux-mêmes en servitude, et d»
consacrer à Apollon Pythien, à Artémis, à Lalon^.
à Athèna Pronœa, leurs terres complètement aban-
données, sans jamais cultiver cette plaine, ni per-
mettre qu*on la cultivât.
Sur c^tte réponse de l'oracle, et d'après Tavîs <!►
Solon, un Athénien, un homme à la fois capable »!•
faire des lois et habile en poésie autant qu'en phi-
losophie, les Amphictyons décrétèrent de marchrr
en armes contre les sacrilèges, comme TorJvu-
nait l'oracle du dieu. Ils rassemblent donc un^
puissante armée amphictyonique, réduisent »'c^
peuples en servitude, rasent la ville et les fortifica-
tions du port, et consacrent leur territoire, suivan'
l'ordre de la Pythie. De plus, ils jurent solennel!'-
ment de ne jamais cultiver eux-mêmes la terr
sacrée, de ne la laisser cultiver par personne, «■*
de mettre au service du dieu et de la terre saie-
leurs mains, leurs pieds, leur voix, et toute ^u.
puissance. Et il ne leur suffit pas de prêter ce >» '
ment : ils se dévouèrent eux-mêmes par une impr--
cation terrible. Telle est en effet la formule de ctM:
imprécation : « Si quelqu'un, y est-il dit en propp*
termes, viole ce serment, particulier, ville, -^
peuple, qu'il soit maudit d'Apollon, dWrlémis. d
Latone et d'Alhèna Pronœa. » La malédiction pi-r
en outre le vœu que la terre ne leur donne auou.
fruit, ni leurs femmes des enfants semblables
leurs pères, mais des monstres; que leur bétail n'ei -
gendre pas selon la nature; qu'eux-mêmes sk^wl'
CONTHE CTÉSIPIKIN (111, ^ 108-llS). 165
raiiicus à la guerre, dans les tribunaux, dons les
issemMécs politiques; qu'enfin ils pâHsseut, eux,
euroiaison, et leur race. « EtI'imprécalinns'achtve
sur ces mots : « Que jamais ils ne puissent sainte-
ment sacrifier à Apollon, h Artémis, à Lalone, à
Athéna Prontea, et que leurs offrandes soient reje-
(éesl I. Pour allester que je dis vrai, lis l'oracle du
dieu (Oracle). — Écoutez l'imprÉcatiuii [Impréca-
tion). — Rappelei-vous les serments prfités par vos
nncÉtres aveu les Amphictyons [Serments],
Malgré cette imprécation et ces serments it cet
oracle inscrits encore aujourd'hui sur nos tables, les
l.ocriens d'Ampbissa, ou plutôt leurs chefs, hommes
sans loi, ont cultivù la plaine sacrée, fortifié de nou-
veau et habité le port Exécrable et Maudit, levé un
péage sur les pèlerins qui abordaient, et corrompu
à prix d'or quelques-uns des pylagores entojés à
Delphes : Ilêmosthëue était du nombre. Oui, élu
par vous pylagore, il reçoit des Ampbissiens deux
mille drachmes pour ne point parler d'eux au
Conseil aniphictyonique. De plus, ou s'engage»,
même pour l'avenir, à lui envoyer it-i chaque année
vingt mines de cet argent exécrable et maudit,
i condition qu'il soutiendi-uit il Athènes par tous
les moyens la cause d'Amphissa. Dès lors, plus
que jamais, quiconque eut affaire à lui, simple
pai'ticulier, prince ou État libre, fut jeté en d'irré-
parables malheurs. Mais admirez ici la puissance
di; la divinité et de la fortune, et voyeî comme elles
• ont triomphé de l'impiété des Aniphissiens. Sous
l'»rcboulat de Théophraste, Uiognètos d'Anaphlyste
«tant hiéromnémon, vous élûtes pylagores ce Midias
d'Aiiagyrunte, que, pour plus d'une raison, je vou-
166 ESCHINE.
drais voir encore vivant, Thrasyclès d'OEon, et in«'i
troisième. A peine étions-nous arrivés à Delphes qu-
le hiéromnémon Diognètos fut soudain pris de la
fièvre ; la même chose arriva également à Midia>.
Les autres Amphictyons avaient déjà pris séancr».
Quelques-uns d'entre eux voulant donner une preuve
de bienveillance à notre république, nous fontsav«n:
que les Amphissiens, alors soumis aux Thébains c:
servilement dévoués à leur cause , préparaiec
contre notre cité une résolution qui condamnai'
le peuple athénien à une amende de cinqaaot-
talents, pour avoir suspendu des boucliers d'-r
au nouveau temple, avant sa conséci^tion, et fa;*
graver cette inscription, — qui d'ailleurs n'avait
rien que de juste — : « Les Athéniens sur 1^:*
Mèdes et sur les Thébains combattant contre 1»*
Hellènes. » Le hiéromnémon m'envoie chercher. 1.
me demande d'entrer dans la salle des séances ♦*
de prendre la parole devant les Amphictyons pi>u!
défendre Athènes : c'était précisément ce que j'avi.?
l'intention de faire.
Je commençais à parler devant rAssembiét" —
j'avais été d'autant plus empressé à m'y l'endre q"-
les autres pylagores s'étaient déjà retirés, — quan
je suis interrompu par les cris d'un Amphissie-
homme brutal et dénué, à ce qu'il me parut, d-
ouïe éducation, et peut-être aussi poussé pa.
quelque mauvais génie à cette extravagance. « Avaii'.
tout, Hellènos, s'écrie-t-il, si vous étiez sages, vou-
ne prononceriez pas même le nom des Aihénien'îfr.
ces jours : vous les chasseriez du temple comme ♦!♦ •
impies. » En même temps, il rappelait notre allian« *
avec les Phocidions, alliance proposée par noti-
CONTRE CTÉSIPHON (lll, §g 115-120). 167
fameux Krobylos *, etil débitait contre Athènes mille
3^ autres injures, que je ne pouvais entendre alors de
sang-froid, et dont le souvenir aujourd'hui m'est
encore pénible. De ma vie je ne ressentis une telle
colère. Je ne vous dirai pas tout ce que je répondis.
Mais la pensée me vint de rappeler les profanations
des Amphissiens sur la terre sacrée ; et, de la place
où j'étais, je les montrai aux Amphictyons : caria
uiaine de Cirrha s'étend au pied du temple, d'où
Kn peut la voir tout entière.
« Vous voyez, m'écriai-je, Amphictyons, cette
plaine cultivée par les Amphissiens, ces ateliers de
poterie qu'ils y ont élevés, ces fermes; vous voyez
de vos propres yeux ce port Exécrable et Maudit
dont ils ont relevé les murs. Vous savez par vous-
mêmes, et vous n'avez pas besoin d'autres témoi-
gnages, qu'ils ont exigé des droits et qu'ils per-
çoivent de l'argent dans un port consacré. » En
même temps j'ordonnai de lire l'oracle du dieu, le
serment de nos ancêtres, l'imprécation, et je fis
cette déclaration expresse : « Pour le peuple athé-
nien, pour moi, pour mes enfants et ma maison, je
saurai, fidèle à mon serment, défendre le dieu et la
terre sacrée, des mnins, des pieds, de la voix, de
toutes mes forces, et libérer ma patrie envers les
dieux. A vous maintenant de prendre un parti pour
vous-mêmes. Les corbeilles sacrées sont prêtes, les
victimes sont à l'autel : vous allez appeler la faveur
des dieux sur nous tous et sur vous. Mais, songez-y,
de quelle voix, de quel cœur, de quels yeux, de
quel front pourrez-vous leur adresser vos prières,
1. Surnom donné à l'orateur Hégésippc.
168 ÊSCHINE.
si vous laissez impunis ces hommes souillés d'un
sacrilège et condamnés par les imprécations? Car
l'imprécation désigne , non par énigmes , ma*-
expressément, les peines que doivent subir, non
pas seulement les profanateurs, mais ceux qui ltr>
tolèrent. Et dans les dernières lignes il est écrit :
« Que ceux qui ne puniront pas les coupables n»
puissent saintement sacrifier à Apollon, à Arlémi*.
à Latone, à Athèna Pronœal Que leurs offrando?
soient rejetées! »
Après ces paroles et beaucoup d*autres encore, j»'
me retire, je quitte l'Assemblée. Aussitôt gran-î*
cris et tumulte parmi les Amphictyons : il n>st plu»
question des boucliers dont nous avions fait offranJ* .
mais du châtiment des Amphissiens. Comme il élait
déjà tard ce jour-là, le héraut s'avance, et publi»'
que le lendemain, dès le matin, tous les Delphien*
au-dessus de dix-huit ans, libres ou esclaves, devront
se réunir de bonne heure avec des bêches et dt?
pioches dans l'endroit qu'on appelle à Delphes U
Place des sacrifices. Ce même héraut annonce encor
que les hiéromnémons et les pylagores devront ^ y
rendre aussi pour défendre le dieu et la lexr»
sacrée : « La ville qui ne sera pas représentée s»m.i
exclue du temple, déclarée sacrilège, et atteinte par
l'imprécation ».
Le lendemain, nous nous trouvons dès raurc»n*
au lieu désigné. Nous descendons dans la plaine de
Girrha : nous détruisons le port, nous brûlons lc>
maisons, et nous nous retirons. Sur ces entre-
faites, les Locriens d'Amphissa, qui habitent à
soixante stades de Delplics, fondent sur nous on
armes, avec toutes leurs forces ; et, si nous n eus-
COSTIIE CTÉSIPIION (il], g^ 121-121). iGD
sions à graad'peine regagné la. ville en courant,
notre vie était menacée. Le jour suivant, Kottyphos,
qui était chargé de mettre aux voix les motions
proposées, convoque une assemblée générale des
Amphictyons : on appelle ainsi celle où se réunissent
non seulement les pjlagores et les liiéromnémons,
mais tous ceux qui sont venus pour prendre part aux
sacrifices et pour consulter le dieu, !.à, ce ne sont
que plaintes contre Âmphissa, éloges pour Athènes.
On finit par décider que, avant la prochaine Assem-
blée amphictyonique, les hiêromnémons viendront
à un jour fixé, aux Tliermopyles, avec des instruc-
tions sur la peine à iniliger aux Amphissiens pour
leurs attentats contre le dieu, contre ia terre sacrée
et contre les Amphictyons.
[De retour à AlhËnes, Eechine et ses compagnoagront
approuver leur conduite par le peuple. Mais DémoE-
thëne, payé par les Ampbissiens, obtient, gr&ce à un
décret de rédaction amïiiguË, que les Athéniens ne se
rendraient pas fi la session extraordinaire. Les Thébains
a'aljBliennent de niSme, et, en l'absence de ces deux peu-
ples, on organise contre les Amphissiens une première
expédilioti commandée par Kottyphos. Les Amphissiens,
bien que vaincus, n'exécutant pas les décisions des
Amphictyons, on conOe 'a. Philippe le commandement
d'une seconde expédition. La vénahtË de Démoelhéne
avait empêché les Athéniens de dérendre les Intérêts du
dieu (SS 125-129).]
II
L'Alliance thébaine.
(^ 132-158)
L'alliance conclue enLre Athènes et ThÈbes avait été
le résultat des eiïortg de Dcmosthène, Celui ci, malgré
le désastre de Chéronée, en acceptait, en revendiquait
170 ESCHINE.
même la pleine responsabilité. Examinant la politique de
son adversaire, Eschine ne pouvait négliger un évéDe-
ment aussi considérable. On trouvera ici, dans son entier,
le passage qu'il lui a consacré. C'est un des morceaux le»
plus brillants du Contî^e Ctésiphon.
Aussi qu'y a-t-il d'extraordinaire et d'inattendu
qui ne se soit accompli de nos jours? Car ce n'esl
pas une vie d'hommes que nous avons vécue, mai>
nous sommes nés pour fournir de récits étranges
les générations qui nous suivent. N'est-il pas vrai
que le roi des Perses, celui qui perçait rAthos et
enchaînait l'Hellespont, qui demandait aux Hellènes
la terre et l'eau, qui, dans ses lettres, osait se dire
le maître de tous les peuples du couchant à l'aurore.
n'est-il pas vrai qu'il combat aujourd'hui, non plus
pour régner sur les autres, mais pour défendre se*
propres jour3? Et ne voyons-nous pas en pos-
session de cette gloire, ainsi que du commande-
ment dans la guerre contre les Perses, ceui-là
mêmes qui ont délivré le sanctuaire de Delphes^
Et Thèbes, Thèbes notre voisine, n'a-t-elle pas éi^
en un jour balayée du sol de la Grèce, sort qu'elle
méritait sans doute, pour avoir trahi les intérêts
communs des Hellènes, mais surtout par un égare-
ment fatal, par le délire dont elle avait été frappée,
et qu'il faut moins attribuer à des causes humaint-^
qu'à la vengeance céleste? Pour avoir seulement
trempé dans ces sacrilèges, au début, lors de la
prise du temple, les infortunés Lacédémoniens«
qui prétendaient jadis à l'empire de la Grèce, forc^^
aujourd'hui de se livrer en otages et de dévoiler leur
misère, vont se rendre auprès d'Alexandre, subir
pour eux-mêmes et pour leur patrie tout ce qu'il
CONTRE CTÉSIPHON (lll, §§ 132-137). 171
lui plaira, et attendre leur arrêt de la clémence
d'un vainqueur offensé. Notre ville enfin, l'asile
commun des Hellènes, où jadis de toute la Grèce
les ambassades affluaient, chaque peuple, chaque
cité venant chercher auprès de nous son salut,
notre ville aujourd'hui ne combat plus pour l'hégé-
monie de l'HelIade, mais pour le sol de la patrie.
Le poète Hésiode parle admirablement des hommes
de cette espèce. C'est en des vers où il instruit les
peuples et conseille aux cités de ne pas se confier
aux orateurs pervers. Je veux à mon tour redire
ses paroles ; car, si l'enfance apprend les maximes
des poètes, c'est, je suppose, pour que l'âge mûr
les applique.
Souvent une ville entière a partagé le sort d'un mau.
vais citoyen qui agit mal et médite des projets insensés.
Du haut du ciel, le fils de Kronos lui envoie de terri-
bles fléaux, la famine avec la peste, et les peuples péris-
sent. C'est tantôt leur vaste armée, tantôt leurs remparts
qu'il détruit, tantôt leurs vaisseaux qu'il anéantit dans
les flots, lui, Zeus, dont la vue s'étend au loin.
Laissez la mesure des vers, n'en voyez que Je
sens : ce n'est plus, à ce qu'il semble, un passage
d'Hésiode que vous croirez entendre, c'est un
oracle contre la politique de Démosthène, politique
funeste, qui a tout emporté, flottes, armées, répu-
bliques.
Non, certes, ni Phrynondas, ni Eurybate, ni aucun
de ces anciens scélérats ne furent jamais à ce point
magiciens et charlatans. terre ! ô dieux ! ô
génies! et vous tous mortels, qui voulez entendre
la vérité! Il ose dire, vous regardant en face, que
l'alliance des Thébains avec notre cité a eu pour
172 ESCHINE.
cause, non les circonstances, non la terreur qui les
enveloppait, non votre gloire, mais les harangues
de Démosthène. Cependant, avant lui, combien
d'autres, particulièrement attachés à ce peuple,
avaient été nos ambassadeurs à Thèbes! Et tout
d'abord, Thrasybule de Collyte, estimé des Thébains
comme personne ne le fut jamais; puis Thrason
d'Herchia, qui était leur proxène * ; Léodamas
d'Acharnés, orateur aussi puissant que Démosthène»
mais, selon moi, plus agréable; Archédèmos de
Pélèces, habile aussi à bien dire, et qui, aux aCTaîres.
courut, par zèle pour Thèbes, de si grands périls;
Aristophon d'Azènia, que Ton accusa longtemps de
béotiser; enfin Pyrrhandre d'Anaphlyste, qui vil
encore. Cependant aucun d'eux n'avait jamais pu
convertir les Thébains à votre alliance. J'en sais la
cause, mais ne juge pas que leurs malheurs me
permettent de la dire.
Ce fut, à mon avis, quand Philippe leur eut
enlevé Nikœa, pour la donner aux Thessaliens:
quand, après avoir éloigné la guerre de la Béotie,
il l'eut ramenée, à travers la Phocide, devant Ie>
murs mêmes de Thèbes; quand enfin il eut pris,
fortifié, armé Élatée : ce fut alors seulement que»
menacés eux-mêmes, les Thébains nous appelèrent:
et vous étiez sortis d'Athènes, entrés dans Thèbes
armés, prêts à combattre, cavaliers et fantassins,
avant que Démosthène eût écrit un seul mot sur
l'alliance. Ce qui vous a conduits à Thèbes, ce sont
1. Los Proxî'iies étaient dos représentants qtio chaque cit<r
avait à l'étranger et qui étaient pris, non comme nos coosil^
parmi les nationaux, mais parmi les citoyens de la viUe où l'ca
voulait avoir un appui.
CONTRE CTÉSlPilON (111, S) 137-143), 173
Jonc les circonstances, la crainte du danger, le
besoin d'une alliance, ce n'est pas Démoslliine.
Pour lui, en effet, en toule cette afTaîre, il n'a
fait que vous causer trois préjudices, les plus graves
qu'il vous fût possible de subir. Voici le premier.
De nom , c'était vous sans doute que Philippe
avait pour ennemis; mais, de fait, c'était beaucoup
pluldt les Thébains qu'il haïssait — l'événement
l'a bien montré : en faut-il d'autres preuves? — Op,
cette disposition qu'il vous importait si fort de con-
naître, Démosthène vous l'a cachée en vous faisant
croire que cette alliance Ihébaine serait l'œuvre,
non des circonstances, mais de ses ambassades.
Par là, d'abord, il persuada au peuple de n'en plus
discuter les conditions, mais de s'estimer heureux
si elle se faisait. Ce premier point gagné, il livra la
Bôotie entière aux Thébains, en écrivant dans son
décret que, si quelque ville se séparait d'eux,
Athènes secourrait les Béotiens de Thèbes, Il vou-
lait, selon sa coutume, tromper sur les noms et
donner le change sur les choses : comme si la
Béotie, réellement opprimée, devait se payer d'une
ingénieuse combinaison de mots de Démosthène, et
non s'indigner plutôt de ce qu'on lui faisait souf-
frir! Puis, quand il s'agit de répartir les frais de la
guerre, il vous en imposa les deux tiers, bien
qu'Athènes fût moins voisine du péril, et an tiers
seulement aux Thébains, qui lui payaient chacune de
ces faveurs. Quant au commandement, il rendit
commun celui de mer, bien qu'il en fit peser la
dépense sur vous seuls ; et celui de terre — parlons
sans ambages, — il le donna dans sa précipitation
tout entier aux Thébains; de telle sorte que, pen-
174 ESCHINE.
dant toute la durée de la guerre, Stratoclès, volrp
stratège, ne fut pas maître de pourvoir au salut des
soldats. Et qu'on ne dise pas que ces faits, je suis
seul à les condamner, tandis que les autres y sont
indifférents : la vérité c'est que moi, je les dénonce,
que tout le monde les blâme, que vous-mêmes, vous
les connaissez aussi et ne vous en indignez pas.
Telles sont, en effet, vos dispositions à Tégard de
Démosthène : vous êtes maintement habitués à
entendre parler de ses fourberies, et elles ne vou5
étonnent plus. Mais il n'en doit pas être ainsi : il
faut vous indigner et punir, si vous voulez qu'à
l'avenir la cité soit prospère.
Le second préjudice qu'il vous a causé, et celui-ci
plus grave que le premier, est d'avoir tout à fait
enlevé à Athènes, sans qu'on y prît garde, et trans-
porté à Thèbes, dans la Cadmée, le siège du Con-
seil et le gouvernement démocratique, en stipulant
pour les Béotarques * le droit de prendre part à la
direction de toutes nos affaires. Il s'était en outre
ménagé une telle autorité, qu'il en vint à affirmer
du haut de la tribune qu'il se faisait fort d'aller en
ambassade partout où il voudrait, même sans avoir
reçu de vous aucune mission. Quelqu'un de vos
stratèges osait-il le contredire? Pour asservir vo?
chefs et les accoutumer à ne lui opposer aucune
résistance, il menaçait d'intenter à l'état-major, au
nom de la tribune, un procès en règlement de com-
pétence; car il disait vous avoir rendu plus de ser-
vices à la tribune que les stratèges dans Tétat-major.
1. Les Béotarques étaient des magistrats élus par chaciia» d<i
cités de la coofédération béotienne. Réunis en conseil. Us armieoi
la direction des opérations militaires.
CONTEE CTÉSIPRON (lll, SS i-i3-li8). IIS
Il touchait une solde pour des cadres de l'armée mer-
cenaire qui restaient vides; il volait l'argent des
soldats; enliu, en louant aux Amphissiens les dix
mille étrangers que vous savez, malgré toutes mes
protestations, malgré mes plaintes dans nos assem-
blées, il livra, de gaieté de cœur, au péril, par
l'anéantissement de cette milice, notre ville sans
défense-. Que pensez-vous, en elTel, que dût alors
souhaiter Philippe? N'élail-ce pas de combatlre
séparément, ici les troupes athéniennes, àAmphissû
les troupes étrangères et de surprendre les Hellène»
d.ins l'abattement où les jetterait un coup si terrible?
Et après avoir provoqué de tels désastres, Démos-
thène ne se contente pas de l'impunité! 11 s'indi^up
si vous ne lui donnez aussi une couronne d'or. Kt
il ne lui suffit pas que la proclamation en soit failo
devant vous : si le héraut ne le nomme pas devant
la Grèce entière, il s'indigne encore. C'est ainîrl,
parail-il, qu'une nature perverse peut, en s'arro-
géant un grand pouvoir, mettre le comble aux mal-
heurs publics!
Hais il s'est rendu coupable d'un troisième méfait,
le plus grave de tous : je vais vous le dire. Philipi>e
ne méprisait pas les Hel|Ènes. 11 savait bien — car
il ne manquait pas de sens — que, dans le court
espace d'une journée, il allait livrer au hasard d'une
- bataille tous les avantages qui lut étaient acquis.
Aussi voulait-il la paix, et était-il sur le point de
nous envoyer des députés. D'autre part, ceux qui
commandaient à Thèbes étaient elTrayés du péril
qui approchait, — et cela avec raison i car ils s'ins-
piraient, non des conseils d'un orateur qui n'avait
pas fait la guerre et qui avait déserté son poste,
176 ESGHINE.
mais de l'ineffaçable enseignement que leur avaient
laissé les dix années de la guerre de Phocide. — Dans
cette situation, dont il se rendit compte, Démos-
thène, soupçonnant les Béotarques de vouloir
faire seuls la paix et recevoir sans lui l'or d»»
Philippe, jugea que ce n'était plus la peine d**
vivre s'il manquait une occasion de se vendre. Il
bondit dans l'Assemblée. Personne ne s'était pro-
noncé ni pour ni contre la paix à conclure avec
Philippe. Alors, lui, comme pour déclarer aui
Béotarques par la voix du héraut qu'ils eussent «î
lui apporter une partie de leur salaire, il jure par
Athèna — dont Phidias, apparemment, avait voulu
faire la complice des rapines et des parjures d^
Démosthène, — il jure que, si quelqu'un parle de
traiter avec Philippe, il le saisira par les cheveux et
le traînera en prison, reprenant la politique par
laquelle Gléophon, à ce qu'on raconte, avait, à Vépv
que de la guerre contre Lacédémone, perdu la
république. Mais, comme les magistrats de Thèb»^?
ne l'écoutaient pas et, pour vous amener à des résiv
lutions pacifiques, faisaient même revenir vos soldat^
qui étaient déjà en marche, à ce moment il devient
tout à fait hors de sens : il monte à la tribun»*,
appelle les Béotarques traîtres à la patrie hellénique,
et, lui qui n'a jamais regardé Tennemi en face, i.
déclare qu'il va vous proposer, par décret, Tenvm
d'une ambassade chargée de demander aux Th«^-
bains le passage contre Philippe. Tout honteux, le*
magistrats de Thèbes craignent de passer réell*^
ment pour avoir trahi la cause des Hellènes : ils
renoncent à la paix et courent à la bataille.
Ici il convient de donner un souvenir aux brave*
CONTRE CTÉSIPJION (lIF, gg 148-134]. t77
que, malgré les sacriflces défiivorables el les pré-
sages funestes, cet homme envoya à une perte cer-
taine, pour oser ensuite, montant sur le torlre des
morts, de ses pieds fuyards et dÉserteurs, faire
l'êloge de leur courage. toi, de tous les hommes
le moins capable d'une action grande et courageuse,
mais le plus étonnamment audacieux en paroles,
oseras-tu dire tout à l'heure h ces citoyens, sans
craindre de les regarder en face, qu'il faut te cou-
ronner pour les désastres de la patrie? Et, s'il le
dit, vous, Athéniens, le support eres-vousï Et fau-
dra-t-il croire que, en perdant vos morts, vous avei
.lussi perdu la mémoire? Figurez-vous un instant,
je TOUS prie, que vous êtes assis, non plus dans ce
tribunal, mais au théâtre; que vous voyez le héraut
s'avanrer, et que la proclamation va se faire aux
termes du décret : et demandez-vous si les parents
des morts pleureront sur les tragédies, sur les
infortunes des héros qui vont paraître sur la scène,
autant que sur l'égarement de la cité.
Est-il un Hellène, élevé en homme libre, tjui ne
gémirait en se rappelant, à défaut de tout autre
souvenir, la cérémonie qui jadis, à pareil jour,
avait lieu de même avant le concours tragique,
lorsq h' Athènes était gouvernée par de meilleures
lois et de meilleurs chefs? Le héraut s'avançait, et,
présentant les orphelins dont les pères étaient
morts à la guerre, jeunes hommes revêtus d'une
armure complète, il prononçait ces admirables
paroles, bien failes pour exhorter i la vertu : c Ces
jeunes gens, dont les pères ont reçu dans les cora-
hits la mort des braves, le peuple les a fait élever
jusqu'à leur âge d'hommes. Maintenant, après les
12
178 ESCHINK.
avoir revêtus de cette armure complète, il les laisse
aller, accompagnés de ses vœux, libres désormais
de s'occuper eux-mêmes de leurs affaires, et il le»
appelle à s'asseoir aux places d'honneur. » Voilà r»^
que disait alors le héraut. Aujourd'hui ce sera aulre
chose. Quand il présentera celui qui a fait tant
d'orphelins, quelle proclamation pourra-t-il fairv!
que pourra-t-il même dire? Car s'il se contente d-*
lire les dispositions du décret, alors en tout cas.
l'opprobre qui résulte de la réalité ne se taira pa> :
on croira l'entendre opposer sa voix à celle de
héraut. « Cet homme, dira-t-elle — si tant est t|U'
le nom d'homme lui convienne, -*- le peuple alh»-
tiien le couronne pour sa vertu, et c'est un mi>'-
rable; pour son courage, et c'est un lâche qui j
déserté son poste. »
Non, par Zeus et par tous les dieux! je vous »•::
conjure, Athéniens, n'élevez pas dans l'otchestre d^
Dionysos uil trophée à votre hoilte ; ne donnez p >
en spectacle aux Hellènes le peuple d'Athènes ivi.-
vaincu de démeilce; ilë rappelez pas leurs irn'pa-
fables, leurs incurables misères à ces Thébain^
infortunés, par lui fugitifs, recueillis par vous, qu:
ont tout perdu, temples, enfantsj tombeaux, et U'U»
par la vénalité de Démosthène, par l'or du Roi. Ah',
puisque vous n'en aves^ pas été personnellement
témoins, voyez du moins par la pensée les malheur^
de ce peuple : représentez-vous la ville prise, *• *
murs renversés, ses maisons en ilammes, des mèn-^.
des enfants traînés en osolavace, des vieillard^. «î*'
pauvres vieilles femmes qui désapprennent si tai i
la liberté : baignés de larmes, ils vous implon^nt.
ils maudissent moins les exécuteurs que les auteui^
CONTRE CTESIPHON (lll, §§ 154-158). iM
d*une vengeance cruelle; ils vous conjurent de ne
couronner à aucun prix le fléau de l'Hellade, maiâ
de vous garder du fatal génie, du mauvais sort com-
pagnons fidèles de cet homme. Jamais ville, jamais
citoyen n'a réussi en s'inspirant des conseils de
Démosthène. N'avez-vous pas honte, Athéniens, de
ce que vous faites? Contre les bateliers qui vous
conduisent à Salamine, s'il arrive que leur barque
chavire dans le trajet, même sans qu'il y ait de leur
faute, vous avez fait une loi qui leur interdit à
l'avenir d'exercer leur métier, afin que nul ne se
joue de la vie d'un Hellène : et l'homme par qui la
Grèce et Athènes ottt essuyé un tel naufrage, vous
le laisseriez encore une fois au gouvernail de la
république?
III
La famille de Démosthène;
(§§ 168-176)
On a vu, à roccasion d'un plâssagé du discours Sur
f Ambassade (p. 149), avec quelle liberté les orateurs pour"
suivaient leurs adversaires jusque dans leur vie privée.
Ici, pour donner plus d'ampleur à^on attaque, Eschiné
commence par faire le portrait du véritable démocrate.
Puis, à cette image idéale, habilement tracée, il opposé
la vie de son adversaire et l'histoire de sa famille.
Soit, dira-t-on, mais il est attaché à la démo-
cratie. — Oh! si vous ne faites attention qu'à ses
belles paroles, vous serez, comme par le passé,
absolument trompés : vous ne le serez plus, si vous
examinez son caractère, si vous consultez la vérité:
180 ESCHINE.
Voici le moyen de juger ce qu'il vaut. Je vai?
rechercher avec vous quelles doivent être les qua-
lités du démocrate et de Thonnête citoyen: H
j'opposerai à ce portrait celui du mauvais citoyen,
du partisan de Toligarchie. Vous alors, comparant
Tun à l'autre, vous verrez auquel des deux res-
semble Démoslhèiie, non par ses discours, mais par
ses actes.
Vous serez, je pense, unanimes à reconnaître qu»*
le démocrate doit réunir les qualités sui?ant»'N
Avant tout, il sera de condition libre du côté de >*'U
père, comme du côté de sa mère : le malheur de si
naissance pourrait le rendre ennemi des lois q*J'
sont la sauvegarde de la démocratie. Ensuite >•*
ancêtres auront rendu quelque service au peupl».
tout au moins, ils n'auront pas été ses ennemis» «i"
peur que la pensée de venger leurs disgrâces ne 1
porte à quelque entreprise coupable contre Vtu
En troisième lieu, il sera naturellement modest»» •'
réglé dans sa manière de vivre : un luxe effn'n
l'induirait à se vendre et à trahir le peuple. P«»' '
quatrième condition, il unira la sagesse à l'»!-
quence — c'est une belle chose, en effet, de p""-
séder la sagesse qui discerne le meilleur parti 1
prendre, en môme temps que la science oratoire ••
le talent de persuasion qui le font accepter J»"
auditeurs; — sinon, à l'éloquence on doit toujour-
préférer la sagesse. Il lui faudra une cinqui^'n
qualité : une âme assez ferme pour que dans l-
circonstances critiques et à l'heure du danccf
n'abandonne pas le peuple. Le partisan de VoVit: -
chie présentera lous les traits opposés : à quoi b "
refaire une énumération? Vovez maintenant le-
CONTRE CTESIPHON (lll, §§ 468-173). 181
quels sont ceux de Démostliène : faisons le compte
en toute équité.
Il eut pour père Démosthène de Pœania, homme
libre, car il ne faut pas mentir. Mais par sa mère et
par son aïeul maternel à quelle origine se ratlache-
t-il? C'est ce que je vais dire. 11 y avait un certain
Gylon du Céramique. Cet homme, après avoir livré
aux ennemis Ny mphœon , ville du Pont, qui alors nous
appartenait, s'était exilé d'Athènes, sans attendre le
jugement, et avait été condamné à mort. Il arriva
dans le Bosphore. Là il reçoit comme récompense
des tyrans du pays le territoire de ce qu'on appelle
les Jardins, et il épouse une femme, riche sans
doute, et qui lui apportait beaucoup d'argent, mais
qui, de naissance, était Scythe. 11 en eut deux filles
qu'il envoya ici avec des dots considérables. Il
maria l'une, inutile de dire à qui — je ne veux pas
soulever tant de haines; — Démosthène de Pœania,
au mépris des lois, épousa l'autre. C'est d'elle que
vous est né le brouillon, le sycophante Démosthène.
Ainsi, par son aïeul maternel, il serait déjà l'ennemi
du peuple — car vous avez condamné ses ancêtres à
mort; — par sa mère, c'est un Scythe, un Barbare,
qui n'a d'un Hellène que le langage, aussi peu
Athénien par sa naissance que par sa perversité.
Et quelle a été sa vie? Au sortir de sa triérarchie %
il se révèle logographe, parce qu'il a ridiculement
laissé perdre son patrimoine. S'étant fait, même
dans ce métier, la réputation d'un homme peu
scrupuleux qui passait pour communiquer à la
partie adverse les discours composés pour ses
1. Voir p. 50, n. 1.
182 ESCHINE.
clients, il s'installe d'un bond à la tribune. Mêlé à
Ja politique, il en tira des sommes énormes, et n**.
mit que peu de chose de côté. Aujourd'hui cepen-
dant, l'or du roi a couvert ses dépenses; mai*
cela même ne suffira pas : quelle fortune a jamais
résisté aux désordres de la conduite? Somme toute,
il vit, non de ses revenus, mais de vos dangers.
Pour la sagesse et l'éloquence, que trouvez-vous en
lui? Il parle bien, et il vit mal. Et à cela que gagn»*
la cité? Les discours sont beaux; les actes sont
Tuauvaig.
De son courage je ne vous dirai qu'un mol. Si!
niait sa lâcheté, ou si vous ne la connaissiez vouv
jnômes, je m'arrêterais à vous la prouver. Mai*
comme il en fait l'aveu dans vos assemblées, comir.'
vous savez très bien ce qu'il en est. je me content»
de vous rappeler les lois établies contre les g<*ns J»
cette espèce. Solon, le législateur de nos pères, cru'
devoir infliger la même peine au réfraclaire, au
déserteur, et au lûche : car il y a aussi des accusa-
tions publiques de lâcheté. Quelqu'un de vous pour-
rait s'en étonner : quoi! poursuivre en justice >
naturel? Oui, sans doute. Et pourquoi? Pour «p'
chacun de nous, redoutant les peines légales y\\>
que l'ennemi, soit à la patrie un plus intrépid
défenseur. Ainsi le législateur interdit au réfra •
taire, au lâche, au déserteur, de franchir les lirait»*
marquées autour de l'Agora par les vases d'eau lu-
traie ; ils ne peuvent être ni couronnés, ni admis au\
sacrifices offerts par l'État. Et toi, Ctésiphon, celu
auquel la loi interdit les couronnes, lu veux n'"î*
le faire couronner! Ton décret appelle sur î-
théâtre, pendant le concours de tragédie, «
CONTRE Cl LSI ['[10 S (iii, '^ 173-171); 255). 183
Ltiinme qui en psI légalement exclu, et introduit
ilnns le sanctuaire de Dionysos celui dont la lâcheté
a livré tous nos sanctuaires!
Hais |e crains dP vous égarer loin de mon sujet.
Voici seulement ce que je vous prie de ne pas
oublier, quand il se dit l'ami du peuple
non ses liarangues, mais sa ïie; non
flrc, mais ce qu'il est.
Fragment de la péroraison.
j torme, en quelque sorte, la contre-partie
de celui qui termine le discours Suc l'Ambassade. Accusé,
Eschine avait Tait parailre û ses câtés ses parents et ses
ami!! : accusateur, il prévient les juges conire ceu.'^ qui
vont prêter leur appui à Démostliène.
Pensez donc, en délibérant, qu'il s'agit, non d'une
ville étrangère, mais de la vôtre. Ne prodiguez pas
les honneurs, accordez-les avec discei-nement, et
réservez vosrécompensosàdes personnages plus esti-
mables et plus dignes. Ne vous bornez pas à éoouler;
ouvrez les yeux pour voir quels sont ceux d'entre
vous qui intercéderont en faveur de Démosthène.
Les amis de sa jeunesse? Ses compagnons de chasse
ou de gymnase? Mais, fiar Zens Olympien! ce n'est
pas à la chasse au sanglier, ni aux exereicca du
corps qu'il a passé sa vie, c'est à étudier l'art de
prendre dans ses fileta les nitoyeus opulents. Songez
plutôt à sa jactance, quand il vous dira que, par une
simple ambassade, il a arraché Byzance des mains
184 ESCHINE.
de Philippe, qu'il a soulevé rAcarnanie, et que ses
harangues ont transporté les Thébains : il tous
suppose devenus assez simples pour Ven croir»*,
comme si Athènes possédait en lui, non un syco-
phante, mais la Persuasion elle-même.
Et lorsque, arrivé à la fin de son discours, il
appellera auprès de lui à titre de synégores* les
complices de sa vénalité, imaginez que vous voyez
rangés à mes côtés, à cette tribune où je parle, et
prêts à r epousser leur audace, les citoyens qui ont
bien mérité de la République. Solon, dont les admi-
rables lois ont réglé notre démocratie, Solon, philo-
sophe et grand législateur, vous prie, avec simpltcitr
comme il convient à un homme tel que lui, de n^
pas préférer le beau langage de Démosthène à To-i
serments et aux lois. Aristide, qui fixa les contribu-
tions des Hellènes, et dont les filles furent, après sa
mort, dotées par le peuple, Aristide s'indigne de voir
la justice ainsi traînée dans la boue, et vous demanda*
s'il ne vous semble pas honteux que vos pères jadis,
pour punir Arthmios de Zéleia, qui avait apporté en
Grèce l'or des Perses, qui se trouvait dans notre ville,
et qui avait le titre de proxène * du peuple athénien.
aient été sur le point de le mettre à mort et l'aient eu
réalité banni d'Athènes, banni de tout notre empire :
tandis que ce Démosthène, qui n'a pas seulement
apporté chez nous l'or des Perses, mais qui l'a reçu
pour prix de ses trahisons, et qui le détient encorv
entre ses mains, vous allez lui décerner une cou-
ronne d'or! Et Thémistocle, et les morts de Mara-
thon et de Platées, et les tombeaux mêmes de no5
1. Voir p. 16-2, n. 1.
•>. Voir p. n-2. n. 1.
j j
CONTRE CTÉSIPIION {tri, gg 236-260). IM,'i
Uifclres, pensez-vous qu'ils ne gémiraient pas, si
l'Ijomme qui, île son jiropre aveu, fait cause com-
mue avec les Barbares contre les Hellènes, rece-
ht une couronDfiî
bûur moi, ô Terre, Soleil, Vertu, et voua, Intelli-
fence, Éducation, qui nous faites discerner le bien
el le mal, j'ai lutté, j'ai dit. Si mon accusationa été
ce qu'elle devait être, si elle a répondu au crime, j'ai
parlé comme je l'ai voulu; si elle est restée au-des-
sous, j'ai fait du moins ce que j'ai pu. Vous, Athé-
niens, rappelez-vous ce que j'ai dit, suppléez à ce
que j'ai pu omettre : el puisse votre arrêt s'inspirer
de la justice ainsi que de l'intérêt de la cité!
' Tfr-«
IV
HYPÉRIDE
POUR EUXÉNIPPE
" (iii)
AROUMENT
Le discours Pour Euxénippe est le seul discours d'Hy-
péride qui nous soit parvenu en son entier. Ce n'est, il
est vrai, qu'une deutérologie *. Hypéride ne fait que
compléter la défense de Taccusé. Mais nous y gagnons
de Ventendre parler en son nom, de le voir donner de
sa personne. Comme les questions quMl aborde sont de
nature assez différente, il se montre à nous sous plu-
sieurs aspects, avec toute la richesse, toute la variété de
son tempérament. Enfin, quelques-unes de ces questions
ont, au point de vue historique, une grande importance :
il est intéressant de voir avec quelle largeur d'esprit
Hypéride les pose et les résout.
L'objet du procès est lui-même curieux. Après la
l>ataille de Chéronée, Philippe avait donné aux Athé-
niens le territoire d'Oropos. En vertu d'un décret, ce
1. Titre donné au discours que prononçait le Synégore. (Voir
p. 162, n. 1.)
•j^ ^!
188 HYPÉRIDE.
territoire fut partagé en cinq lots et un tirage ao sort
répartit les lots entre les dix tribus groupées deux à
deux. Le partage fait, on découvrit qu'un de ces lots,
celui des tribus Acamantide et Hippothon lide, appar-
tenait au héros Âmphiaraos, honoré à Oropos. On ne
pouvait, sans impiété, dépouiller Amphiaraos : d'autre
part, les deux tribus faisaient valoir leurs droits. Pour
trancher la difficulté, il fut décidé qu'Euxénip|»e.
citoyen riche, considéré, et déjà âgé, irait à.Oropo^
avec deux compagnons. Tous trois devaient passer la
nuit dans le temple d*Ampbiaraos et rapporter fidêl^
ment à leurs concitoyens ce qu*ils auraient vu et
entendu. C'était là une des manières de consulter lo<
oracles.
Mais les oracles ne répondaient pas toujours avec uni*
netteté parfaite, surtout lorsque leurs intérêts élaien;
en jeu. Le récit que fît Euxénippe du songe qu'il anit
en, dut être assez ambigu pour ne mécontenter ni le
héros ni les tribus ^. Comme il fallait prendre une
résolution, Polyeucte, citoyen du dème de Kydantitle*.
proposa de restituer au dieu le domaine contesté et de*
demander pour les deux tribus ainsi dépouillées ud
dédommagement aux huit autres. Le décret fit l'olùet
d'une fpai^Ti irapotv^iJLwv ^ et valut à son auteur un»*
amende de vingt-cinq drachmes. Cette amende élaiî
légère; néanmoins, Polyeucte irrité de son échec >*
retourna contre Euxénippe et lui intenta une eisan-
gélie 3, sous prétexte qu'il s'était laissé corrompre et
n'avait pas rapporté fidèlement au peuple l'oracle du
1. On a cru pouvoir prouver, d'après les §§ M et 15 dn discoorv
tantôt que la réponse de l'oracle était favorable aux tribos, uoti'
qu'elle leur ëtait défavorable. Il no me parait pas possible <i^
conclure ni dans un sens ni dans l'autre. Les considArtnis 4«
décret de Polyeucte (§ 16), proposé à Toccasion da soog« ti Ja
récit d'Euxénippe, semblent indiquer que celui-ci s'était, daas «
réponse, référé prudemment aux décisions des commi^sa-rn
chargés de la répartition.
2. Voir p. 159, n. 2.
3. h'eitangélh était une forme particulière de procédnre rno.^
nelle suivant laquelle une affaire était portée soit dcvaot le f *•%
teil, soit devant VAtgemblée.
POUR EIJXÉSIL'CE (III). 189
liéroi. C'est oella eisangéîie qui fait l'objet du diacaurs.
La procédure de i'eisangé/ie s'applitiuail-elle bien au
cas d'Euxènippe < ÎHypéride le cotiLeïte, non sans raison.
D'apréa le tejte de la loi, Veisangélie atleignail tout
oraleur qui élait oonvaineu de n'avoir pas conseillé les
mesures les plus Favorables au peuple el d'avoir pour
cela Louché de l'argent. Ka admettant qu'Euxénippe se
tùt vendu et n'eflt pas dit la Térité, il restait qu'il l'avait
fait comme simple particulier et non comme orateur.
Il devait donc être h l'abri de la poursuite. C'est ce
qu'Uypéride établit dans une argumentation trës serrée,
i qui rappelle la manière de Lysias, mais avec qnelque
1 chose de plus libre et de plus simple. Il éltve la ques-
tion et dénonce, avec exemples à l'appui, l'abus qu'on
fait de VeUangélie, Cette procédure, qui n'était, dans le
principe, applicable qu'aux délits les plus graves dans
l'ordre politique, est maintenant appliquée aux faits les
plus divers, sans discernement ni mesure. Sous prétexte
que violer une loi c'est attaquer les institutions de la
cité, on intente une eisangflie 0. DiogntdËs et à Antidoros
pour avoir loué trop cher des joueuses de flûte, ou A
AgasiclÈs du Pirée pour s'être Tait inscrire sur le registre
d'Halimonte! Exagérations dangereuses qui faussent l'es-
prit de la législation et ruinent la démocratie.
Ce n'est pas lA le seul avertissement donné par Hjpé-
ride ft ses concitoyens. A plusieurs reprises, Polyeucle
a insinué qu'Euxénippe était riche, espérant entraîner
sa condamnation par l'appât d'une conDscnljon. Toute
considération de justice mise à part, est-ce là un moyen
d'enrichir l'Élatî N'est-ce pas pour un profil immédiat,
citoyens dans l'État et du m&me coup supprimer l'esprit
d'initiative el tarir les véritables sources de la richesse?
Qu'on regarde plutAl ce qui s'est passé pour les mines!
Des sycophantes ont voulu faire condamner des con-
cessionnaires qui s'étaient enrichis dans leur exploi-
tation. Si on les avait écoutée, l'Ëlal aurait réalisé, sur
Le lîyp<fride n'clait p
m eûangHie. Polyeu
a solide. Cf. | 19, p.
190 HYPÉRIDE.
le moment, certains bénéfices. Mais, la sécurité notant
plus garantie aux concessionnaires, les adjudicataires
auraient été moins nombreux, la valeur des minr*
aurait diminué et un des revenus les plus considérable*
de rÉtat aurait été réduit à rien. Aussi a-t-on sagement
fait de repousser les accusations des sycophanles. Grà*'«
à la sagesse que les juges ont montrée contre eux, I:.
confiance a augmenté : les adjudicataires se présent»»nl
plus nombreux et la valeur des concessions s'est accrue.
De telles vues sont d'un homme d'État et honorei.'
Hypéride. On verra, en lisant les extraits qui suivent.
avec quel art elles sont rattachées à Tobjet du proc<ff.
Très libre dans ^argumentation, Hypéride ne s'écarl-
cependant pas de sa cause. Nulle part les transitior«
n'apparaissent : un développement amène l'autre et •«
discours touche aux objets les plus divers sans jaroii*
surprendre. La trame en est à la fois légère et soli'!-*.
Le style a la même fermeté et la même aisance. Tou-
jours clair et net, abondant et mesuré, il s*élève à IV-
casion sans rien perdre de sa grâce familière. L'a
certaine véhémence, du pathétique même par endroit-
rehaussent le ton. Hypéride, arrivé à sa maturité, donr •
dans ce plaidoyer la mesure de ses meilleures qualii**?
Nous ignorons quelle fut l'issue du procès. Il fi-
même difficile d'en déterminer exactement la datc
Tout ce qu'on sait, c'est qu'il est postérieur à la nn«ri
d'Alexandre d'Épire et antérieilr à celle de Lycurguc*.
Il doit donc être placé entre 330 et 324.
î
Exposé et discussioii des faits.
(§§ M-23)
[Une deutérologie né comportait pas, à proprem«*f .
parler, d'exorde. Dans un court préambule, Hypèrio
dénonce, non sans ironie, l'abus qu*on fait de VeiM/*-
gélie; puis, examinant le texte de la loi relative à c<f'
POUR EUXENIPPE (ïll, Sg i4-16). i9i
procédure, il montre que son client peut, quoi qu'en
dise Polyeucte, l'invoquer pour sa défense. Enfin, il
établit le droit qu'il a de se présenter lui-même comme
si/négorCi $$ 1-13.]
... C'est que, comme tu le dis dans ton accusation,
ce qu'il a fait est horrible et mérite la mort. Voyez
donc, juges, et examinez en détail chacun des faits.
Le peuple avait ordonné à Euxénippe d'aller avec
deux autres au temple * pour s'y coucher. Euxénippe
y dort, et dit y avoir eu un songe, qu'il rapporte
au peuple. S'il te semblait qu'il fût sincère et qu'il
rapportât au peuple ce qu'il avait réellement vu en
songe, en quoi est-il coupable d'avoir transmis aux
Athéniens les ordres mêmes du dieu? Si tu croyais,
au contraire, comme tu le soutiens aujourd'hui,
que cette prétendue révélation divine était une
imposture et qu'il avait, pour se faire bien voir de
quelques-uns, rapporté au peuple des choses qui
n'étaient pas vraies, il ne fallait pas présenter un
décret à propos de ce songe, mais, ainsi que te le
disait celui qui a parlé avant moi, envoyer à Delphes
pour demander la vérité au dieu. Tu n'en as rien
fait, mais tu as, sans l'autorisation du Conseil, déposé
Un projet de décret funeste à deux tribus, décret
absolument injuste, et dé pliis en contradiction
avec lui-même. C'est pour cela que tu as été con-
vaincu d'illégalité et noil pai^ la faute d'Euxénippe.
Mais voyons ce qu'il faut penser de ce décret. Les
tribus s'étaient partagé deiix à deux les collines du
territoire d'Oropos, ainsi ique le peuple en avait
décidé. La colline en question était échue aux
»
l. Il d'agitda temple d'ÂmpUiaraos«
192 HVPÉRmE.
tribus Âcamantide el Hippothontide. Or, ton décrri
ordonnait à ces tribus de restituer à Amphiamo.'' «t
la colline et la valeur des produits qu'elles en araieu:
déjà retirés, sous le prétexte qu'auparavant les cin-
quante commissaires préposés à la déliiDitâtinn
l'avaient réservée au dieu et exclue du partage. Je
telle sorte que les deux tribus ne la possédaient paf
en légitime propriété. Mais, un peu plus loin, lu
proposes dans le même décret que les huit auln'^
tribus donnent à ces deus-ci l'équivalent du l-i
restitué et les indemnisent de leur perte, pvuc
qu'elles ne se trouvent pas moins bien partagées. E:
pourtant, de deux choses l'une : ou lu as frustré 1rs
deux tribus d'une colline qui était bien à elles, fi
il y a lieu de s'en indigner; ou elles n'avaient aucun
droit sur ce domaine, qui appartenait au dieu : <'i
alors pourquoi faut-il, suivant ton décret, que lei
autres tribus leur payent en sus une somme d'ar-
gent? Elles devaient s'estimer heureuses d'avoir sim-
plement il restituer au dieu sa propriété, sans payir
en outre une amende.
C'est ainsi que ton décret, examiné par le tribn-
nal, ne lui parut pas régulier, et que les jupt-s Ir
condamnèrent. Ainsi donc, si tu avais été acquill> .
Euxénippe n'aurait pas outragé le dieu par ud men-
songe : mais comme tu as eu le malheur de penlr.
la cause, il faut qu'il périsse! Toi, pour avoir pn-
posé un pareil décret, tu n'as eu à payer quP viniil-
cinq drachmes; et lui, pour Ctre allé se couch'T
dans le temple, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre du
peuple, ne pourra même recevoir une sépulture en
Attique!
Mais oui, dis-tu, car il s'est conduit d'uif
POUR EuxÉNiPPE (m, §§ 16-22). 193
manière inqualifiable dans l'affaire de la patère, en
tolérant qu'Olympias suspende cette offrande à la
statue d'Hygie. C'est là, en effet, que tu vas chercher
des armes pour le procès. Tu espères, grâce à ce
nom, jeté dans le débat, et par une accusation
mensongère de flatterie, soulever contre Euxénippe
la haine et la colère des juges. Mais ce n'est pas,
mon cher, en mettant en avant les noms d'Olympias
et d'Alexandre qu'il faut chercher misère à un
citoyen : c'est quand ces personnages adressent au
peuple athénien des demandes injustes ou déplacées,
c'est alors qu'il faut se lever, répondre dans l'inté-
rêt de là ville, plaider contre leurs envoyés la cause
tle la justice, et aller au congrès des Hellènes pour
y soutenir les droits de la patrie. Mais jamais, dans
ces circonstances, on ne t'a vu te lever, jamais sur
ces questions tu n'as pris la parole et si tu fais
aujourd'hui profession de haïr Olympias, c'est pour
perdre Euxénippe, que tu représentes comme un
flatteur et de cette reine et des Macédoniens. Or si
tu prouves qu'il soit jamais allé en Macédoine, qu'il
ait jamais reçu secrètement des Macédoniens chez
lui, que jamais il se trouve en relations ou se ren-
contre avec quelqu'un de là-bas; que, dans un ate-
lier,' ou sur l'Agora, ou ailleurs, il ait dit quoi que
ce fût sur ce sujet; qu'en un mot il ne se borne pas
à faire honnêtement et modestement ses affaires,
comme tout autre citoyen : eh bien, alors, que les
juges le traitent comme ils voudront
Si les faits dont tu l'accuses étaient vrais, tu ne
serais pas le seul à les savoir, mais ils seraient
connus de tout le monde dans la ville, comme il
arrive pour tous ceux qui servent les Macédoniens
13
194 IIYPÉRIDE.
par leurs discours ou par leurs actes. Car non seu-
lement ces gens ont conscience de leur rôle, mais
tous les Athéniens, même les enfanCs des écoles,
connaissent et les orateurs k la solde de la Uàc-'-
doine et les citoyens capables d'offrir l'IiospiUlit^
à ses envoyés, de les accueillir dans leur raais'ip.
d'aller à leur rencontre quand ils arrivent. Or, tu
ne trouveras nulle part, à côté d'un seul de w
noms, celui d'Euxénippe. Et cependant lu ne citl^
ni ne mets en jugement aucun de ceux qui, aa '<i
de tout le monde, agissent ainsi, et c'est Euiécipi"
que tu accuses de flatterie, Euxénippe, dont la lii'
repousse cette imputation!
[Soulever celte discussion, c'es
politique. Ce n'est pas au moment où Ol.vmpias conlfîi'
aux Alhëniens le droit d'envoyer une théorie à Doiloii''
et de rendre des lioiineurs à la statue de Dioné qu"
convient de lui reprocher une offrande fnile à «il'
d'Hygie, ^ 2i-26.]
Procès politi([ues intentés par Hypéride.
[L'orateur, lout en opposant sa conduite à cellr <l<
son adversaire, revient h la discussion de la procéilur
que celui-ci a suivie.]
Mais il n'est rien, ce me semble, l'olyeucte, où l"
ne voies matière à accusation. Cependani, pui^""
lu t'es mis en têle de jouer un rôle politique — ei,
par Zeus! rien ne t'en empêche, — tu devrais, bi«:
pas mettre en jugement les simples parliculieri n*
POUR EUXÉNIPPE (III, §g 22-23; 27-30). 195
signaler contre eux ta vaillance; mais, un orateur
se met-il en faute, l'appeler devant les tribunaux;
un stratège n'a-t-il pas fait son devoir, le pour-
suivre d'une eisangélie : car ce sont eux qui peuvent
nuire à l'État, quand ils le veulent, ce n'est pas
Euxénippe, non plus qu'aucun de ceux qui nous
jugent. Et Ton ne peut pas dire que, si je te con-
seille d'agir ainsi, on m'ait vu moi-même, dans ma
carrière politique, agir autrement. Le fait est que
jamais de la vie je n'ai cité en justice un simple
citoyen tandis qu'à plus d'un j'ai déjà prêté assis-
tance dans la mesure de mes moyens.
Quels sont donc les hommes que j'ai accusés et
fait* comparaître devant les juges? Aristophon
d'Azénia, dont le rôle fut considérable dans l'État,
et qui, dans ce même tribunal, n'échappa à la con-
damnation que grâce à une majorité de deux voix;
Diopithe de Sphèttos, qui passait pour être un de
nos plus redoutables concitoyens; Philocrate d'Hag-
nonte, qui montra en politique une audace et une
impudence sans bornes. Contre celui-ci je déposai
une eisangélie pour les services qu'il rendait à Phi-
lippe au préjudice d'Athènes, et je le convainquis
dans le tribunal : la plainte, conforme à la justice
et à la loi, portait que « Philocrate, étant orateur,
ne donnait pas les conseils les plus utiles au peuple
athénien, parce qu'il recevait.de l'argent et des
présents des ennemis d'Athènes ». Et je ne me
contentai pas de cette fonnule générale de Teisan-
gélie; j'ajoutai un peu plus loin : « Voici ce qu'il
conseilla, contrairement à l'intérêt du peuple, parce
qu'il avait reçu de l'argent », et au-dessous je citai
son décret; puis encore : « Autre conseil donné par
196 HYPÉRIDE.
lui contrairement à l'intérêt du peuple, parce qu'il
avait reçu de l'argent », et je citai un second décn»!.
Et je recommençai cinq ou six fois, persuadé que la
procédure comme la sentence devaient être con-
formes à la légalité. Mais toi, qui accuses Euxénippe
d'avoir donné des conseils contraires à Tintérél do
peuple, tu n'as pu en citer un seul dans ton eisan-
gélie ; et tu le mets en jugement, lui qui n'est qu un
simple particulier, comme s'il figurait au nombre
des orateurs.
[Au rieu de s'en tenir au texte de la loi, Polyeuclt
dirige contre Eûxé nippe des accusations étrangères au
procès, S 31.]
III
Insinuations de Polyeucte relatives à la fortune
d'Euxénippe. Courte péroraison.
{§§ 32-41)
Mais de tout ce que contenait ton discours, voici cr-
qui m'a paru le plus odieux : c'est quand, avec un<*
arrière-pensée que tu croyais dissimuler, mais qui
était fort claire, tu répétais plusieurs fois, hors d**
propos, dans le cours de ta harangue, qu'Euxénipp**
était riche, pour ajouter peu après qu'il avait
acquis ces grandes richesses par des moyens mal-
honnêtes. Et d'abord il n'importe à aucun degrv. en
cette affaire, de savoir si Euxénippe possède beau-
coup ou peu de fortune. Ensuite il y a là, de la part
de l'orateur, une singulière méchanceté, et. A
l'égard des juges,un injurieux soupçon, comme >'il-
étaient capables d'arrt^ter leur esprit à toute autp
POUR ELTXÊNiPPE (111, g$ 30 ; 32-35). 197
chose qu'à la question même, qui est celle-ci :
rnccusé a-t-il, oui ou non, des torts envers vous?
Vous me paraisse/, mal savoir, Polyeucte, el toi et
lous ceux qui iiartagent ta manière de voir, qu'il
n'y a pas, dans le moude entier, une seule répu-
blique, un seul souverain, un seul peuple qui soit
plus magnanime que le peuple athénien. Voit-il des
citoyens, seuls ou réunis, en butte aux attaques des
sycophantesîloinde les abandonner, il leur vient en
aide. Ainsi, pour citer un premier exemple, Tisia
d'AgrylÈ avait diïnoncé comme appartenant à l'État
la fortune d'Euthycrate, qui élait de plus de
soixante talents; et, après celle-là, il se déclarait
pr&t à en dénoncer une autre, celle de Philippe et
de Nansiclës, qui s'r^taient enrichis, disait-il, du
produit de mines exploitées sans décliiration. Mais
le tribunal se montra si peu disposé à accueillir
cette dénonciation et à convoiter le bien d'autrui,
qu'il frappa aussitôt d'atimie', en lui refusant la
cinquième partie des suffrages, le sycophante qui
avait tenté une pareille manœuvre.
Et, dis-moi, cette autre sentence rendue naguère
par les juges — elle est du mois dernier — ne
mérite-t-elle pas de grands éloges? Lysandre avait
dénoncé la mine d'Èpicratrs de Pallène, en allé-
guant que celui-ci, pour l'exploiter, empiétait sur la
concession voisine. Il y avait trois ans déjà qu'Épi-
cratès y faisait travailler, et ses associés étaient
peut-être les plus riches d'Athènes. Lysandre pro-
mettait de faire gagner à la ville trois cents talents
— c'était, d'après lui, ce que rapportait la mine; —
1, Volrp, 136, u. ].
"lis^-^rr. m^ ^ir-oirar ir^it!:TLç»îs i* c* qui élail
1^-. .- ^r---!ir rm- a mue i.7T.Lr:*si;t bien aux
^1. -f- — — -= . ^ j: -htt ' «r-. j^Tz xiriz.:;r^?iiî à la fois la
z r=r-=i a. ^'- ffîiTr Ji^tîLs-iTjLk :î?L_:* d-*reiploî talion.
-T— ^ î-r : iii -^iMfls aiTOT^fZ»*?- ai^nère délaissée>
1 iT i-iiiLi'-. T-of— ril**^ 3iiL jL-iiz.: rQ pleine actiflt»^,
r- xi "ili- ^ 'i:: r n!:r-irz« leîr-T^ans qu'elle en tin*.
;£^:^î^ :t*^. l~l :^CL^^•iz:»^, L< riaient di mina es par
Lt^ imj^iz^ riL ^zaLT.Li-ta: !* j-euple et dépouil-
.it^-tns -rîî? ^c-C.jL»t- Lir^^ -ïe ces mines. (Test qu'en
-^'"i. ,i-£--ï- > ':*:' :;::yen n'est pas celui qui, pour
ZJL zijz.:e 2»rz.^±:-^ q^i'il pr»>cure à la communaulé.
.!_ lu: p«rrlr» zl^is quil ne lui donne, et qui,
-«:"ir i iTin:,»^** immrdiat d'un gain injustement
p-r:-^. tarit la s*;-urce de ses reTenus légitimes:
D^a. c'est l'homme qui se préoccupe aussi pour
i'aTer*îr des intérêts de la cité, celui qui a souci de
la concorde des citoyens et de votre réputation.
Kaîs il est des gens qui s'inquiètent fort peu d>*
tout cela : ils dépouillent ceux qui travaillent, ei
prétendent enrichir d'autant TÉtat, alors qu'ils lap-
pauvrissent. Si, en cITet, on ne peut plus, sau>
péril, ni acquérir, ni épargner, qui en voudra
courir le risque?
Pcut-<^tre n'est-il pas facile d'empêcher ces syci.»-
plwmlcs de faire leur métier. Mais vous, juges.
qui iwoi déjù sauvé tant de citoyens injustement
uroust^s, viMior. de même en aide à Euxénippe; n»*
r(Uwnuh>unox p«s, aloi^ qu'il est poursuivi pour un»-
onu^o rtussi futile ol par la procédure d'une eisan-
lî»Mi<\ qui uon soulomeul ne lui est pas applicabl**
ou I\mU iux'^i> qui o$l, ou principe, illégale, et qui.
POUR ErxÉMppE (m, g^ 3641), IDU
de plus, se trouve en quelcpie sorte dtlruite pur
l'accusaleur lui-mSine. Polyeucte, en effet, accuse
Euxénippe u de n'avoir pas tenu le langage le plus
conforme aux intÉrf^ts du peuple athénien, s'élant
laissé corrompre par l'argent et par les présents
des ennemis d'Athènes ". Or, s'il eût désigné hors
<3.e la ville, quelques hommes dont Euxénippeauruit
reru les présenta pour servir leurs intérêts, on eût
c-ompns qu il voua dit Les coupables sont trop
lun poui i|ue le ehJtiment puisse les attemdre; il
faut donc punir ceux qui se font ici leurs instru-
ments Mais non Ce sont dit il des Athéniens
c[ui ont COI rompu Enxéuippe par des présents. » Eh
quoi' ajdut sous la mou dans cette iilte les
ennemis du peuplu lu ne les fais pas cliitier, mais
L est à Euîtenippe )ue tu t en piends'
Quelques mots encore sur le vote que vous allez
émettre, et je descends de la tribune. Au moment de
vous prononcer, ordonnez, juges, au greffier de vous
lire et le texte de son eisangélie et la loi qui régit
i?ette procédure, ainsi que le serment des liéliastes.
Oubliez alors tout ce que nous avons pu dire les
uns et les autres ; voyez seulement, d'après i'eisan-
gélie même et d'après la loi, ce qui vous semble
juste et conforme à votre serment et proclameï-le
par Totre vote.
J'ai fait pour toi ce que j'ai pu, Euxénippe. Il te
reste à implorer les juges, à appeler tes amis, h
faire monter ici les enfants.
CONTRE ATHÉNOGÈNE
Ce plaidoyer a été relrouvé, il y a dix ans eovip'n.
en Egypte, sur un papyrus k peu près complet. Il vUi'
auparavant impossible de se faire une idée de f'
qu'avait été Hypéride comme logographe. Les sntîen-
citaient, contme ses chefs-d' œuvre en ce genre, se$ dis-
cours pour Phryné et contre AthénogÈne. L'Égjr''
nous rendra peut-être aussi le premier.
Un mélÈque, c'esl-à-dire un étranger (tomictlié i
Athènes, nommé Alliénogène, possédait trois l>oulïqiit-
de parfumerie gérées par des esclaves & lui. Celait •'•■
que nous appellerions un homme d'afTaires (àyopiia;''. ''
par-dessus le marché un logographe '. On sail que '■
métier n'était pas toujours fort honorable, et qu'une
rencontrait beaucoup d'étrangers el beaucoup de fi-
peu recommandables. Alhénogène était évidemment'!'
ceux-ci. A la létc d'une de ses boutiques était un esrli>
nommé Midas, pÈre de deux enfants. Un bon bour^eoi-.
nommé Ëpicratës, se prit de la plus vive alTeclion poii:
l'un d'eux, el, aiin de pouvoir se l'attacher, offrit •■
rapha
CONTRE ATETÉNOGÈNE (v). 201
AlhénogÈne (le lui payer son afTpanclnsseiiient. L'aulrc
nairi une bonne airaire et refusa. Les dÉsira du
bonliommo n'en devinrent que plus violenta : il oITril
davantage. Alhénogène refusa encore, mais cependant
. il dépêchait secrèteraenlàEpicratès une retnme, Antigona,
' peut-être sa maîtresse, en tout cas aussi Tourbe que lui,
~ et qui avait Tait el Taisait encore les plus vilains métiers-
La rusée amena ÉpicralÈs à des offres magnifiques ; il
ronaentil A payer l'affranchissement de Midas et de ses
' deux (Ils. Mais cela ne surfisait pas encore. Au momeni
I de conclure l'allkire, AthénogÈne feignit de se raviser
' dans l'intérêt d'Épieratts, et au lieu d'afi'ranchir ses
esclaves en sa faveur, moyennant linance,illes lui vendit'.
Il semble même — bien que les savants ne soient pas
d'accord sur ce point — qu'il lui vendit le fonds de bou-
tique en sus. Dans le contrat, prêt d'avance et signé séance
tenante, il avait inséré qne ses esclaves avaient quelques
petites dettes, qui incomberaient naturellement à l'ache-
I leur. Au bout de quelque temps, Épicratès s'apergut
que ces dettes montaient fort haut, que des sociétés
' avaient plaué dans la boutique des sommes qu'il fallait
leur rendre. Bref, pour quarante mines, il avait acheté
cinq talents de dettes. Il essaya de faire annuler le con-
trat : c'est le sujet du procès.
Épicratês, peu capable de lutter seul contre Athéno-
gène, fourbe et habile logographe, s'adressa A plus
' habite que loi encore el alla chercher Hypéride. L'affaire
était difllcile h plaider. La loi était formelle : tout con-
trat régulier est exécutoire; c'était à Epicratësà prendre
202 HVPÉRIDE.
BTpéride s*est acquitté de sa tâche a^ec une verve
qui a été pour nous une révélation. Il ne manque pa«
de tableaux de mœurs dans les plaidoyers anciens : on
a pu en lire plus haut tirés de ceux de Lysias; il n'en
existe pas de plus vivant. La crédulité du bonhomme.
qu*une seule passion domine, et qui mord si bien aui
appâts des deux compères, est rendue avec une nalyetc
extrêmement habile. Les juges durent se moquer d*Êpi-
cratès, mais avoir pitié de lui. Il n*y a pas lieu de faire
ici une analyse du plaidoyer : nous en avons extrait le<
récits les plus piquants, ne laissant de côté que deux
ou trois passages où Hypéride s'eflbrce de donner le
change aux juges sur le point de droit, en assimilant
des cas fort di(Térents. La langue y est partout si claire^
si naturelle, le ton y est si enjoué, la narration si amu-
sante, qu'on lira sans* peine ces pages tant goûtées de^
anciens, et dont de longues années d*admiration D*oot
pas gâté pour nous la fraîcheur.
Les indications manquent pour dater ce discours
avec précision : on voit seulement par l'un des derniers
paragraphes (S 32) qu'il est postérieur à 330.
I
Exposé des faits.
(.^ 1-12)
I^a première partie de cet exposé est malheureusement
perdue ainsi que l'exorde. Le papyrus commence avec le
morceau cilé ici.
... Quand je lui eus dit ce qui en était, qu'Ath»**-
uo^t^no so montrait intraitable avec moi, etqu*il n*'
voulait mo (ixxvo aucune concession raisonnable',
ollo me rt^pondit qu'il ctait toujours ainsi, mai'
qu'il no fallait pas me décourager, car elle me sou-
tioudiait olle>uuMue de tout point. Et tout en par-
CONTRE ATIEESOCÈNE [V, % 1-4). 203
mt ainsi, elle prenait l'air le plus sérieux ilu
Boonde, jurant ses grands dieux que ce qu'elle en
disait, c'était pur bienveillance pour moi, el en
kmte sincérité; si bien, juges — car il faut dire
la vériti!, — que je m'y laissai prendre. Tant il
lemble que l'amour chasse le naturel de l'hnmrae,
quand il prend pour auxiliaire la méchanceté d'une
remme! Le fait est que celle-là, avec tous ses arti-
fices, trouva encore à gratter pour elle, afin de se
|pa.ver une petite servante, une somme de trois
< cents drachmes en reconnaissance de ses bons
> offices. Peut-être après tout, juges, n'y a-l-il rien
d'étonnant à ce que je me sois ainsi laissé mener
comme un enfant par Antigona *'?.... Eh bien, la
femme qui à elle seule se tirait de telles intrigues,
que pensez-vous qu'elle puisse faire aujourd'hui,
quand elle s'est assuré le concours d'ALhiinogéne,
un logûgraphe, un homme d'affaires et, ce qu'il
y a de mieux, un Égyptien? Enfin, pour être
bref, elle me fit encore revenir une autre fois, et
' me dit qu'après avoir dépensé beaucoup d'élo-
I quence auprès d'Athénogtne, elle l'avait i grand'-
peine persuadé d'alfrancliir ù, mes frais Midas et ses
deux lils, moyennant quarante mines, me conseil-
lant de fournir la somme au plus vile , avant
qn'Athénogène se ravisût. Je ramassai donc de
■ l'argent de tous côtés, j'ennuyai mes amis, et, les
quarante mines déposées à la banque, je tus cheï
Antigona.
Alors elle nous réunit, Athénogène et moi, nous
, 1. Uy|i«ridc rapportslt ici qUDiqn'un des cxiiloilE rt'AjitigoDa.
Mils le pas«ago ost madu ï |>eu pr6a îiimlcUigiblo par lei
lacunes du impyms.
204 HYPÉRIDE.
fit faire la paix, et nous engagea à vivre en bon>
termes à l'avenir. Je lui répondis que pour ma par',
je le voulais bien, et Athénogène ici présent, piq-
uant la parole, déclara que je devais être recon-
naissant à Antigona de ce qui s'était fait. « Mainl'»-
nant, ajouta-t-il, je vais par complaisance pour
elle, te montrer tous les avantages que j'entends l-
faire. Tu venais verser ton argent pour Ig. liberté J»-
Midas et de ses enfants : moi, je te les vends par un
contrat en bonne et due forme, afin que, d'un»
part, personne ne puisse ni chercher misère .i
Midas ni le corrompre et que, d'autre part, h
crainte que tu leur inspireras les empêche de v
mal conduire. Voici enfin le plus avantageux :
actuellement ils auraient l'air de me devoir i»'ur
liberté; si, au contraire, après les avoir achetés p^:
un contrat en règle, tu veux, plus tard, quand loi
te semblera, les affranchir, ils te devront doul»-
reconnaissance. Ils ont seulement quelques dette?:
le prix de certains parfums à l'avoir de Pankalo-j •
de Proclès, et peut-être aussi diverses soinm<^
déposées à la parfumerie, comme il arrive, par l»
ou tel client : c'est toi, ajouta-t-il, qui prendras **<•■'
à ta charge. C'est d'ailleurs fort peu de chose, «'l i.
y a, dans le magasin, des marchandises pour uu-
somme bien supérieure : de l'huile paiTumée, J»"
alabastres, de la myrrhe — il disait encore Je ne si *
quels autres noms, — qui acquitteront facilemtn'
toutes ces detles. »
C'est là, à ce qu'il paraît, juges, qu'était le pi»--
et la grande tromperie. En effet, en versant ranreii.
pour leur mise en liberté, je ne perdais que ce qQ'
je lui donnais, sans qu'il m'arrivât rien de fâcheux.
Ë (V, ^g 5-10}. 205
niais, si je les achetais par contrat régulier, après
in'être engagé à endosser le passif, que je regar-
dais, faute de prévoyance, comme peu important,
il se réservait de lancer contre moi par la suite,
■ fnand je serais pris dans le traité, les créanciers et
les bailleurs de fonds. C'est bien ce qu'il fit, A peine,
PU effet, avais-je déclan^ souscrire à sa proposition,
nue, prenant sur ses genous une pièce écrite à
l'avance, il se mit à la lire. C'étaient des conventions
à passer avec moi; tandis qu'il en donnait lecture,
je prêtais bien l'oreille, mais j'étais tout occupé d'en
finir avec l'affaire qui m'avait amené. Lui, sans plus
attendre, sans même sortir de la maison, il met le
roulrat sous scellés, pour éviter que quelqu'un de
sensé n'en connût la teneur. Il avait fait signer
avec moi Nikon de Képhisia. Après être passés à la
parfumerie, nous allons déposer la pièce chei Lysi-
clès de Leuconoé; moi je verse les quarante mines,
et conclus le marché. La chose faile le vis arriver
les créanciers à qui l'on devait chez Midas, ainsi
que les bailleurs de fonds. Nous nous eïphquons
ensemble, et en trois mois, tout le passif était
dévoilé. Avec les cotisations déposées, cela faisait,
ainsi que je le disais tout k 1 heuie, une somme de
près de cinq talents.
Quand je compris tout mon malheui, je me hJtai
de rassembler mes amis et mes piotîies, et nous
lûmes In copie des conventions On j liouvait
expressément inscrits les noms de Pankalos et de
Polyclès', ainsi que la mention de la somme qui
nom do Proi^lts. l.o CQi>btu a dil eommutlra UDi erreur isD? ] nn
des deui passages.
206 HYPÉRIDE.
leur était due pour l'huile parfumée. C'était peu il«*
chose, et mes deux compères pouvaient dire" qu»^
Thuile du magasin représentait une valeur équiva-
lente à cette somme. La plupart des dettes, au con-
traire, et les plus importantes, n'étaient pas men-
tionnées nominativement ; on avait seulement
ajouté en appendice, comme s'il ne s'agissait d<*
rien : « et tout ce qui peut être dû par Midas. ■
Pour les fonds de cotisation, un seul dépôt, dont
il restait encore trois versements à faire, au compt»*
de Dicéocratès; quant aux autres, dont Midas avait
reçu le total et qui avaient été versés récemment.
Athénogène ne les avait pas mentionnés dans lf>
conventions, et les avait passés sous silence.
On se consulta, et l'on résolut d'aller trouv»»r
l'homme que vous voyez, et d'entrer en pourparlers.
Nous le rencontrons devant les parfumeries, et now*
lui demandons s'il n'avait pas honte de mentir, etil«*
nous avoir tendu un piège dans ses conventions, en
ne nous prévenant point des dettes. Il nous répondit
qu'il ne connaissait point les dettes dont nous par-
lions, qu'il ne nous écoutait point, et qu'il avait, à
ce sujet, un acte en forme avec moi. Gomme la di>-
cussion avait lieu dans l'Agora, beaucoup de gen^
s'assemblaient et écoutaient l'affaire, menaçant
d'écharper mon individu, et nous engageant à Tai^
préhender comme un traitant d'esclaves. Mais nim-»
ne crûmes point devoir agir ainsi, et nous le ciidrot -
devant vous conformément à la loi. On va don-
d'abord vous lire ces conventions : c'est IVcn*
môme qui vous fera connaître la fraude.
[Sans doute la loi oblige à observer les convenlioo*
(69a ôcv ëtcpo; ixi^ta 6|i.oXoY'n^i) xûpia dvat). Mais elU
CONTRE ATFIÉS-OGÈSE (V, §g 10-12; 19-20). 207
n'enlend parler que des conventions justes. La preuve,
(l'est qu'une loi enjoint i'[i£Uî£Ïv tv tj à-opi, une aiilre
oblige (le (l*filarer les tares li'un esclave mis en venle.
soiiB peine d'action rédhibiloire ; d'autres ne recon-
naissent comme valables les conventions des Kancailles
et des testaments que si elles sont justes el ont été
obtenues sans pression. Ce n'est pas le cas ici ; les con-
ventions sont injustes el ont été arrachées par la ruse
d'Alhén<sèqe et d'Antigona, Sg 13-18.]
I Fragment de l'argumentation.
I (Ï,S \9--11>
... Kt laiiJis que moi, qui n'aijamais rien entendu
aux choses de l'Agora, j'ai pu, sans me remuer,
connaître dans l'espace de trois mois, toutes les
dettes et tous les dépôts, lui, flls et peliL-flis de par-
fumeurs, qui passe dans l'Agora tous les jours que
Dieu fait, qui possède trois boutiques de parfumerie,
et qui, chaque mois, recevait ses comptes, il ignorait
les dettes! Ainsi, dans les autres alTaires, ce n'était
pas le premier venu, et, avec son propre esclave, le
voilà devenu à ce point naïf! 11 connaissait, à ce
qu'il paraît, quelques-unes des dettes, et il dit ignorer
les autres — toutes celles qu'il trouve bon d'ignorer.
Tenirun tel langage, juges, ce n'est pas se défendre
c'estavouerquejen'ai pasi acquitter les dettes. Car
s'il prétend qu'il n'était pas au courant de toutes
les sommes dues, il ne peut pas soutenir en même
temps qu'il m'avait fait connaître le passif. Or, les
dettes que je n'ai pas connues par le vendeur, ce
n'est pas, en bonne justice, à moi de les payer. Mais
TT
208 HYPÉRIDE,
la preuve, Athénogène, que tu savais que Midas
devait ces sommes, elle ressort pour tous, à mon
avis, de ce fait entre beaucoup d'autres, que tu
avais demandé à Nicon de se porter garant pour
moi. Tu savais que sans lui et à moi tout seul, j«-
ne saurais suffire aux dettes contractées.
Je n'insiste* pas cependant, et je veux entrer dan-
ton raisonnement. Tu ignorais tout, tu ne savais ni
qui avait déposé de l'argent, ni ce qui avait été dépos*'*,
ni ce que représentait chacune des dettes prise à
part. Soit, procédons de cette manière. Si c'est pai
ignorance que tu ne m'as pas prévenu de toutes \v>
dettes, et si moi, de mon côté, j'étais convaincu on
concluant la convention , que celles que J'avais
entendu énoncer étaient les seules, qui de nous deux
doit payer? le dernier venu, l'acquéreur? ou bien
l'autre, celui qui était propriétaire au moment iW
l'emprunt? Eh bien, à mon avis, c'est loi. Et w
maintenant il y a contestation ià-dessus, prenons
pour arbitre la loi, la loi qui n'a été établie n:
par des amoureux ni par des gens qui guet-
taient le bien d'autrui, mais par Thomme le plu*
dévoué au peuple, par Solon. Sachant qu'il v
conclut beaucoup de marchés dans la ville, il -
établi cette loi, juste aux yeux de tous, que tou-
les dommages causés par des esclaves, les dépeus«'>
faites par eux doivent être à la charge du maîlr-
sous lequel l'esclave commet le délit. Et cela à bon
droit. Si, en effet, un esclave fait quelque choso iU
bien, s'il découvre quelque nouvelle industrie. !•
profit on revient à son maître. Mais toi, tu lais*»"'
là la loi, et tu disputes sur des conventions in^>
dieusement faites. Solon estime qu'un décret, menir
CIINTRE ATIÎÉNOCÈNE (V, % 20-22). 209
' juste, ne sauiail: prévaloir contre autune loi, et lu
;, toi, qu'une convention injuste doit avoir plus
r que toutes les lois.
[Dans la Buile du plaidoyer, Ëpicratès explique à iiu
veau comment il Tut amené par ÂlhénogËne k prendr
otilre l'enfant, le Trëre, le père et le fonds de commerc
Le reste est fort mutilé, sauf -un passage où, seU
l'habitude, le plaideur incrimine toute la vie privée
publique de son adversaire, citant surtout sa lâcheté
sa fuite àTrézène lora de la bataille de Chéronée. 11 i
reste plus grand'choae de la péroraison.]
ORAISON FUNEBRE
(VI)
ARGUMENT
L"EiriTàçio; Xoyoç d*Hypéride, retrouvé sur un pap>ru>.
il y a une cinquantaine d'années, est pour nous d'un
intérêt très particulier, parce que c'est le seul spé-
cimen authentique d'un genre très florissant daDS ii
Grèce classique. L'oraison funèbre de Gorgias est un
exercice d'école; celle de Thucydide, si belle, n-*
reproduit pas exactement les paroles de Périclès: cell«
de Lysias et celle de Démosthène sont faussement atlr -
buées à ces auteurs, et n'ont jamais été prononcée»; I'
Ménexène de Platon est une piquante raillerie du genn--
Seule l'oraison funèbre d'Hypéride a été reelIemei'J
prononcée, et dans une circonstance critique de l'hiv
toire d'Athènes.
Autrefois, le chef des familles faisait après chaqu>
campagne l'éloge de ses parents morts. Puis il y eu!,
dans les cités, des poètes officiels chargés de ce soin. A
Athènes la poésie fît bientôt place à l'éloquence. Seul
entre toutes les villes grecques, elle institua de brillani^^
cérémonies pour honorer ses morts. Après toutes U«
guerres, on réunissait dans dix larges bières les reàt»»-
des membres des dix tribus que l'on a>»ait pu retrouver,
et l'on ajoutait une onzième bière vide pour les dis-
parus. Les funérailles se faisaient magnifiques, a>
milieu d'un grand concours de peuple, et un orat«>ir.
choisi officiellement, faisait l'éloge des morts. Toutefois.
vers le iv* siècle, la solennité eut lieu tous les ans, qu'i
y eût eu campagne ou non, et il fallut, tous les an-.
ORAISON FUNEDHE (Vl). 2H
e oraison fun&bre. Lu genre devint mpiite-
nenl faux et hanai, la forme conventionnelle. Mais, en
llne circonstance spéciale, un grand orateur pouvait
Kp*!ndant trouver des accents nouveaux.
, C'est ce qui arriva à Hypéride. Il fui urateur désigné
rannée où AthËnes avait fait un suprême elTort pour son
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212 HYPÉRIDE.
I
Éloge de Léostliène et de ses soldats.
(§§ 6-16)
[Exoi*de sur la difficulté du sujet : les oublis df
Torateur seront réparés par la mémoire des auditeurs.
Plan : éloge de la cité, des morts, de leur chef Léo*-
tbène. Mais Téloge de la cité serait trop long à faire en
détail ; après quelques généralités, Torateur passe à celai
des guerriers morts, §S 1-5.J
Mais je ne veux, comme je Tai annoncé, rien dit'
de ce qui est l'œuvre commune de la cité ; je par-
lerai seulement de Léosthène et des autres. Par
où cependant commencer? Et que rappelle rai-j»*
d'abord? Dois-je faire la généalogie de chacun d'eux*
Ce serait, j'imagine, montrer quelque naïveté. Ab'
s'il s'agissait de louer un autre peuple, formé «i»
colons qui se fussent rassemblés de divers puin*>
pour habiter une seule ville, où ils auraient apport»
chacun leur nationalité distincte, il faudrait biti.
remonter à chacune de ces origines : maïs, lt»r^
qu'on parle d'Athéniens, qui doivent à leur comnjun •
origine d'autochtones une noblesse incomparab!» .
ce serait, à mon avis, chose superflue que de fair
successivement pour chacun d'eux en parUculi»:
l'éloge de sa race. Parlerai-je de leur éducation*
Dirai-je qu'ils ont été dès leur enfance nourr**
et élevés dans des sentiments de haute modération •■'
qu'ils ont reçu l'éducation que nous avons coutuiu'
de donner? Mais vous le savez tous, je suppi»**'.
si l'on élève ainsi les enfants, c>st pour qu'il*
lIRAlSItN FUNtllRE (V[, gg 6-13). 213
iloviennent des hommes de tŒur. Goux doDC qui, à
r<\ge d'hommes, ont Tait preuve dans les combats
d'une rare vaillance, ne montrent-ils pas par là
nn^iTie qu'ds ont reçu dans leur enfance une édu-
calion irréprochable?
Le plus simple est, à ce qu'il me semlile, iIp vous
rappeler combien, en cette guerre, ils ont déployé
de bravoure, et tout ce que leur doit, non seulement
Ifur pairie, mais encore l'Hellade entière. Je com-
meucerai par te générai, et c'est justice. VoyanI la
Gi'Lxc entière abaissée, tremblante, perdue par tes
I Irailres qui vendaient leurs pairies à Philippe et à
Alexandre, comme il fallait i Athènes un homme
i-t à la Grèce une ville qui pût se mettre à la télé
du mouvement, Léoslhène s'est donné à sa patrie
!■[ a donné sa patrie à la Grèce pour marcher à la
liberté. Déjà chef d'un corps de mercenaires qu'il
avait réunis, mis à la tête des forces d'Athènes, les
premiers ennemis de l'indépendance hellénique qui
s'offrirent à lui, Béotiens, Macédoniens, Eubéens,
ainsi que leurs autres alliés, il leur livra bataille
1^1 les vainquit en Béotie. Do là il marcha sur les
Thrrmopyles, s'empara des passages par où les
llnrbares avaient jadis pénétré en Grève, arrêta
ainsi la marche d'Antipater, le surprit lui-même
dans ces parages, le battît, et l'enferma dans
Lamia, dont il lit le siège. Thessaliens, Phocidiens,
(Bioliens, et tous les peuples de cette contrée
'devinrent ses auxiliaires : et les hommes, dont la
jsoumîssioQ forcée faisait la gloire de Philippe et
i d'Alexandre, acceptèrent de leur plein gré le cora-
I. mandement de Léosthène. Il réussit en ce qui dépen-
Ijluit de sa volonlé : mais il n'était pas en son pou-
"** HTPÉRIDE.
voir de triompher du destin. Aussi faut-il lui sav. ,
gré. non seulement de ce quU a fait Ini-inrm..
mais de Iheureux comiat qui suivit sa mort et J-
autres succès obtenus par les Grecs dans frit.
expédition : car cest sur les fondements posés pi:
Leosthène que nous élevons aujourd'hui lédifitv i-
1 avenir.
Et qu'on ne m'accuse pas d'oublier les auli -
citoyens, de navoir d'éloges que poui- Léoslhtn.
le louer pour ses combats, c'est louer tous les aut^^
avec lui. Le mérite de concevoir un beau plan :■
bataille appartient au général, et celui de vaina
en combattant, aux braves qui payent résolumtn
de leurs personnes : en sorte que célébrer not,
victoire, c'est rendre hommage en même leni;-
qu au commandement de Leosthène à la vaillani
de ses soldats. Et qui donc ne louerait justemeni I •
citoyens morts dans cette campagne, donnant 1- ••:
vie pour affranchir les Grecs, persuadés qu'il* •
pouvaient mieux attester aux yeux de tous le-::
volonté de rendre à la Grèce son indépendant-,
que s ils mouraient en combattant pour elle?
nJn!'',"* *'!*""^"*® leur gloire, c'est qu'ils onlcomt^t
(es colères d'Alexandre, qui étaient de nature i i -
décourager. Quant au combat des Thermoprles. il ri. •
nisera leur mémoire : deux fois par an, en se rtun ^
sant en cet endroit, les Amphictyons se souviendra'
IX eux. Sans eux, la terre entière obéissait fe un *•
maître, et on peut juger de ce qui serait «rriré mi •
f-lT," ? .""' ''°". • "^^J* "«* insolences des S^A ■
" ne^Iiv niîé'tr' '""/•" *"*"«''*'' personne fS^
ï"n-8o'"'"- *' *<>* <lomestique8 comme desl h«f>«
*>m
Ldeur du but pouratdvi par Léosthëue
} soldats. Félicité qui tes attend.
i expâdition ne mit JELmais plus en lumière
-ci le courage de ceux qui y prirent part ;
K's6 mettre en bataille chaque jour et livrer ^
I celle seule rampagne plus de combats que- '
ont jamais livrt^ toug les combattants dee i
isfl passés; il fallut opposeï' à la rigueur des
à tant et k de si ci-uelles privations suppor-
Shaquo jour, uue si Énergique ri^sistance que
ue fi la rendre 1 Mats le chef, Léos-
j ijui a dÉtermini^ ses concitoyens à soutenir
Lfaiblesse de telles épreuves, et les hommes qui
^Rt généreusement offerts pour seconder un tel
e devons-nous pas les trouver plus heu-
|t. d'avoir montré tant de courage que malheureux
7 perdu la vie, puisque, au prix d'un corps
Issable, ils out acquis une gloire immortelle, et
^3 ont affermi, chacun par sa valeur, l'iiidépen-
e commune des Hellènes?... Il faut, en effet, que |
t dépende non des menaces d'un homme '
1 voix seule de la loi; que des fîmes libres
Kutent, non l'accusation devant les tribunaux
B les reproches de la conscience publique; (ju^
iirité des citoyens repose, non sur ceux qui
aient les citoyens et llattent les puissants,
S sur la conflance que les lois inspirent. Voilà
quels biana ces hommes, aêéopt '
^^s^
216 HYPÉRIDE.
épreuves sur épreuves, et, par le péril d'un jour,
affranchissant à jamais des craintes de l'avenir leur
patrie et la Grèce, ont donné leur vie pour que
nous vivions avec honneur.
Par eux, leurs pères sont comblés de gloire, leurs
mères attirent les regards de la foule, leurs sœurs
trouvent ou trouveront, sous la protection des lois,
des unions honorables, leurs fils auront pour ria-
tique et comme titre à la bienveillance du peuple la
vertu de ces héros qui, je ne dirai pas, sont moris
— le mot ne convient pas à des braves qui
renoncent à vivre pour atteindre un but si gK»-
rieux — mais qui ont échangé la vie contre uno
condition que rien ne leur ôtera. Si, en effet, la
mort, qui pour les autres est si dure à supporter,
a été pour eux le principe de grands biens, ne
doit-on pas les estimer heureux et croire qu'ils ont,
non pas cessé de vivre, mais obtenu plutôt une
seconde naissance plus précieuse que la première"?
Celle-ci n'avait fait d'eux que des enfants privés de
raison : aujourd'hui ils sont nés à la gloire des
hommes vaillants... En quel temps ne parlora-l-<>n
pas de leur valeur? En quel lieu ne seront-ils pa^
un objet d'imitation et des plus glorieuses louanges*?
Dans la prospérité publique? Mais ces biens, quiN
nous auront procurés, à qui, si ce n'est à eux, vau-
dront-ils les louanges et le souvenir d'Alhène^î'?
Dans le bonheur de la vie privée? Mais c'est a eui
que nous en devons la paisible jouissance.
I
r-
I ORA
0RA1I>0N reNÈHRE (VI
Les exploits de Léosthëae et de ses soldats com-
paras d Deux des héros lui les oat précédés.
Demandons-nous maintenant quels sont ceux qui,
dans les enfers, feront accueil à leur chef. Ne nous
figurons-uons pas LéosthiVne reçu avec bienveillance
et admiration par la foule des héros qui marchèrent
contre Troie î Ses actions sont sœurs de leurs
actions, et telle est même sa supériorité sur eux,
que, tandis qu'avec les forces de toute la Grèce ils
ont pris une seule ville, lui, avec sa patrie seule, il
a humilié cette puissance qui commande à l'Europe
et à l'Asie, C'est de l'injure d'une seule femme
qu'ils furent les vengeurs; les outrages qu'il a
enipêclits menaçaient toutes les Grecques. Il a
repris l'œuvre de ces hommes qu'il retrouve aujour-
d'hui dans la tombe et qui, venus après ces illustres
guerriers, se sont montrés, par leurs exploits, dignes
de leur vaillance; Je veux dire les compagnons de
Milliade et de Théniistocle, tous ceux qui, en déli-
vrant la Grèce, ont rendu leur patrie glorieuse et -
leur propre vie illustre? Mais combien il les a
surpassés en courage et en prudence I Ils avaient
repoussé l'invasion des Barbares, il l'a prévenue.
Ils avaient vu, sans trembler, l'ennemi porter les
armes dans leur pairie; lui, il a vaincu ses adver-
saires sur leur propre territoire.
Je pense aussi que ces hommes qui affirmèrent
avec tant de fermeté dans leur dévouement au
i.
218 HYPÉRIDE.
peuple leur mutuelle affection, c'est Harmodîos et
Aristogiton que je veux dire, ne se considèrent
comme liés avec personne par des liens aussi éti*oil>
qu'avec Léosthène et ses compagnons de lutte, »'î
qu'il n'est personne dont ils aimeraient davan-
tage à se rapprocher dans les enfers. Rien «lo-
pins juste, en effet : car les actions que ceux-ri
viennent d'accomplir ne sont pas inférieures aux
leurs, elles sont même , s'il faut le dire, plu*
grandes : ce ne sont pas seulement les tyrans de la
patrie qu'ils ont renversés, ce sont les tyrans il»'
toute la Grèce. quelle merveilleuse et incroyab!»*
audace ont déployée ces hommes ! Quelle glorieux-
et sublime résolution ils ont prise î
IV
Péroraison.
(§§ 41-43)
Cette péroraison, depuis longtemps célèbre, nous .\
été conservée par Stobée.
Sans doute, il est difficile de consoler ceux «ju
sont frappés de telles afflictions. Ni la raison ni U
loi n'endorment les deuils, mais c'est le natur*'.
de chacun et son affection pour le mort qui don-
nent la mesure de son chagrin. Toutefois il fau'
prendre courage, modérer sa douleur autant qu*t>:
le peut, et penser non seulement à la mort de ceux
qu*on a perdus, mais à la réputation d'honuft::
qu'ils laissent après eux. Leur sort est moins dign
de regrets que leurs actions ne sont dignes il
ORAISON FrsÈuriE (VI, §S 39-43). 219
louanges. S'ils n'onl pas joui il'uiie vieillesse sujette
à Itt mort ils ont acquis ute gloire qui ng vieillira
jamais et le parfait touk ur Les uns sont morts
sans postérité leur gloire répandue dans h Giece
seia pour eu'î comme une immortelle famille Les
a,utres cnt laissé des enfants la bienveillanre de
la jatrie servira de tuti le et de giidieniie à ces
orphelins En outre si mourir est la même ohose
que n être ras ils sont délivres des nralndies des
(. tiagrms et des autres misères qui fondent sur la
V e humaine Si au contraire on consene dans les
enfers le sentiment si 1 ation vigilante de la divi-
nité sy exerce encoie et cest notre ciojance
nous pomons nous dire que ceux qui ont défendu
leurs honneurs profanés, trouvent auprès des dieus
la plus grande sollicitude.
TABLE DES MATIÈRES
LTSIAS
Son L'OUÏIKH (VII) I
I. Exorde et exposé des raits(l-ll) 4
li. Argumentation (vmsEjnblances et indices)
(ia-2!i} 7
CONTHB ËHilTOSTllËnE (XU) 13
1. Exorde et exposé des faits (1-25) 16
11. Réfulaiion : examen des • vraisemblances ■
(26-36) 32
III. Argumentation • extra causam -. La poli-
tique de ThéramËne (62-';g) 26
IV. PëroraiBOD. Appel aux deux partis (92-100)... 31
Pooii l'Isïalide (XXIV) 34
POUB UN SUSPBCT (XXV) 15
Fragment d'argumentalion (1-2'?) iS
CONTIIE DlOOITON (XXXll) 56
Exposé des faits (4-18) S9
II
ISOCSATE
Panéotriouk (IV) 63
I. Influence civilisatrice d'Athènes (19-50) 67
11. Puissance militaire d'Athènes. Les guerres
médiques (71-99) 76
222 TABLE DES MATIERES.
Aréopagitique (Vil) 86
I. Nécessité de reviser la constitution (9-18).... 89
II. La démocratie au temps de- Solon et de Clis-
' thèrie (19-35) 92
III. UAréopage, gardien de la démocratie (36-55). 98
Sur l'Échange (XV) 105
I. L'enseignement de la parole : sa méthode,
son domaine (180-192) 109
II. Eloge de la parole : principe sur lequel repose
la Philosophie (251-257) 114
III. Critique de l'Éristique : défînition précise de
la Philosophie (261-271) 116
IV. Comment l'étude de la parole peut devenir
une Philosophie (274-290) 120
TiupÉziTiQUE (XVII) 12r.
Exorde et exposé des faits (1-23).. 127
III
ESGHINE
Sur l'AiMBAssade (II) 13^
I. Récit de la première ambassade (20-24; 34-34). 140
II. La famille d'Eschine. Réponse à quelques
calomnies de Démosthène (146-152) I4t*
III. Portrait de Démosthène (153-158) l.%2
IV. Fragment de la péroraison (179-184) lôr»
Contre Ctésiphon (111) tr»<
I. Affaire d'Amphissa. Eschine pylagore (107-
124) 1^
II. L'Alliance thébaine (132-158) 169
III. La famille de Démosthène (168-176) ITv
IV. Fragment de la péroraison (255-260) |83
IV
HTPËRIDE
Pour Euxénippe (III) 1^;
I. Exposé et discussion des faits (14-23) |9^
II. Procès politiques intentés par Hypéride (27-
30) 1 19»
TABLE DES MATIEBES, 223
III. Insinuations de Polyeucte relalives à la for-
tune d'Euxénippe. Courte péroraison (32-41). 196
COKTRE AtHÉHOOÉSE (V) 200
I. Exposé des faits (1-12) 202
II. Fragment de l'argumentation (l9-2â} 201
OhAIBOM FHNiBBÏ (VT) 210
I. Ë10(!CdeLéoatliËneeldcsessoldals(S-ie)... 212
11. Grandeur du but poursuivi par Léosthëne et
ses soldats. Félicité gui les attend (23-30)... 215
IH. Les exploits de Léosltiëne et de ses soldats
comparés à ceux des héros qui les onl pré-
cédés (35-40) an
IV, Péroraison (il-l3) 218
: P.UL BRODARD. - îll-9(
^
90
,A 25
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JAN24'S3H