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Full text of "Fantin-Latour, sa vie et ses amitiés; lettres inédites et souvenirs personnels"

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ADOLPIIV:    JULLIEN 


I  ANTIN-LATOUR 

SA  VIE  ET  SES  AMITIÉS 

I.KTTKfcS    liNElilli-S    tl     SULVEMIUS     l*ERSUi\iNti.S 

AVEC   CINOIANTE-TROIS    REl'RODLCTIONS 

n'OEUVRES    DU    MAITRE,    TIRÉES    A    PART,    SIX    AUTOGRAPHES 

£T   VINGT-DEUX   ILLUSTRATIONS    DANS    LB    TEXTIC 


PAIUS 

Il  i:ii:\    l,\Vi;i  i;,    I.IUIlxMRR-ËDITKUn 
13,    RIE    DES    sai.\ts-i'i;hi;>,     I  :i 


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FANTIN-LATOUR 

SA  VIE  ET   SES  AMITIÉS 


Tous  droits  île  liiiihirtion  et  de  reiiroduelion  réservés 
l«)ur  tous  les  pays. 

Published   1.',  noveniber  1908.    Privilège  of   copyright  in    tlie    Lnitcd   States 
reserved  under  tlieAct  approved  Morch  3,  igo.l,  by  Ldcibx  Lavich. 


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ADOLPHE    JULLIEN 


FANTIN-LATOUR 


SA  VIE  ET  SES  AMITIÉS 


LETTRES    INÉDITES    ET     SOUVENIRS    PERSONNELS 

AVEC   CI.NyUANTE-THOIS    HEPRÔDUCTIONS 

d'oeuvres   du   MAITRE,    TIRÉES    A    PART,    SIX    AUTOGRAPHES 

ET   VINGT-DEUX    ILLUSTRATIONS    DANS    LE   TEXTE 


PARIS 
LUCIEN    LAVEUR,   LIBRAIRE-ÉDITEUR 

13,     RIE     DES     SAINTS-PÈRES,     13 


I  !»()!» 


MADAME    FANTIN-LATOUR 


PRÉFACE 


«  Oui,  f  admire  et  j'aime  Fanlin-Lalour.  Depuis  quarante 
ans,  il  a  été  un  des  charmes  de  ma  vie.  Je  71  ai  jamais  eu  f  occa- 
sion de  le  lui  dire.  Je  veux  au  moins  le  dire  à  vous  et  à  vos  lec- 
teurs. C'est  un  admirable  peintre,  issu  des  meilleurs,  des  plus 
solides  et  des  plus  lumineux,  des  Hollandais  et  des  Vénitiens;  il 
tient  d'eux  ce  bon  savoir,  sans  lequel  le  sentiment  n'est  qu'un 
trouble  imitile.  Il  a  de  beaux  moyens  dart  et  une  belle  conscience. 
Il  a  le  respect  et  l'amour  de  la  vie.  Ses  portraits,  ses  groupes 
respiretit  une  gravité  douce,  dans  la  calme  lumière  qui  les  baigne. 
Je  ne  sais  rien  de  plus  touchant  qm  ces  assemblées  d'amis,  qu'on 
trouve  en  grand  nombre  dans  son  œuvre.  Les  figures  y  vivent 
une  vie  à  la  fois  familière  et  sublime.  J'appellerais,  volontiers, 
Fantin-Lalour  le  maître  de  T amitié \..  » 

Cest  M.  Anatole  France  qui,  sans  l'avoir  connu  le  moins  du 
monde,  a  su  si  bien  lire  au  plus  profond  du  cœur  de  f  homme,  si 
clairement  discerner  la  filiation  du  peintre  et  le  rattacher  à  ses 

/.  Livraison  des  Maîtres  Artistes  consacrée  à  P'anlin-Lalour  (2f<   février 
1903). 


IV  PRÉFACE. 


oérilahlpft  (mcêlres.  En  effet,  si  Fantin,  descendant  dune  famille 
italienne,  s'est  apparenté  par  ses  chefs-d'œuvre  aux  plus  grands 
peintres  flamands,  si  mainte  assemblée  célèbre  de  syndics,  d'érhe- 
vins  et  de  marchands  nous  saute  à  la  mémoire  en  face  de  ses 
œuvres  capitales,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  d'autres  maîtres, 
loin  des  brumes  des  Flandres,  sous  le  chaud  soleil  d'Italie,  ont 
également  composé  de  ces  groupements  de  personnages  inactifs 
ou  peu  s'eti  faut,  réunis  sur  la  toile  par  la  seule  volonté  du 
peintre,  et  que  le  Retour  de  Chasseurs  de  Giovanni  da  San  Gio- 
vanni, ou  la  Bamhocciata  de  Dosso  Dossi,  pourne  citer  que  ces 
deux  morceaux  du  Palais  Pitti,  font  penser  aux  grandes  toiles 
de  Fantin,  tout  autant  que  les  Syndics  dos  Drapiers  ou  les 
Archers  de  Saint-Georjjçes.  Et  s  il  est  pareillement  exact,  comme 
ta  vite  aperçu  l'esprit  aiguisé  de  M.  Anatole  France,  que  ce 
digne  héritier  des  grandi  peintres  d'Amsterdam,  de  Haarlem 
ou  de  Florence  fut  par  excellence  le  peintre  de  Famitié,  n'ap- 
partient-il  pas  à  l'amitié  de  lui  rendre  une  très  faible  partie  de 
ce  qu'il  a  fait  pour  elle  et  de  chercher,  si  maigrement  que  ce  soit, 
à  s'acquitter  sans  retard  envers  lui? 

En  vertu  de  quelle  loi  secrète  arrive-t-il  donc  que  les  événe- 
ments les  plus  précis,  les  faits  les  plus  formels,  même  ceux  qui 
datent  dhier  à  peine  et  dont  les  témoins  n'ont  pas  tous  dispiru, 
se  déforment  si  vite  en  passant  par  la  bouche  des  hommes  ou  la 
plume  des  journalistes?  Il  n'était  rien  qui  choquât  davantage 
Fantin- Latour,  au  courant  de  ses  nombreuses  lectures  et  pour  tout 
ce  qui  touchait  à  son  art,  que  ce  manque  d exactitude  et  cette 
substitution  du  romanesque  à  la  réalité.  Avec  sa  mémoire  incom- 
parable, où  tous  les  gens  qu'il  avait  connus  ou  simplement  entre- 


PRÉFACE.  V 

_ _ _^ 

VUS,  tous  les  livres  qicil  avait  lus,  tous  les  chef s-d œuvre  de  la 
littérature  et  des  arts  dont  il  faisait  son  régal  habituel  s'étaient 
gravés  (F une  façon  ineffaçable,  il  souffrait  singulièrement  dès 
qu'il  découvrait  la  moindre  erreur  de  date  ou  de  fait,  que  cette 
erreur  fût  simplement  l effet  d'une  négligence  accidentelle  ou 
qu'elle  provint,  comme  il  annve  trop  souvent,  dune  déformation 
réfléchie  de  la  vérité,  dune  histoire  inventée  à  plaisir  par  quelque 
écinvain  trop  pressé  pour  prendre  le  temps  de  s'instruire.  Il  pes- 
tait alors  contre  ces  individus,  si  peu  respectueux  de  la  vérité, 
qui  travestissaient  les  faits  sans  scruprde,  et  Dieu  sait  combien 
de  fois  j'ai  entendu  sortir  de  sa  bouche  des  apostrophes  du  genre 
de  celle-ci  :  a  Mais  vous,  les  jou?'nalistes,  vous  qui  tenez  une 
plume,  est-ce  que  vous  ne  devriez  pas  vous  élever  contre  ces 
inventions  saugrenues,  au  lieu  de  les  répandre  et  de  répéter  ingé- 
nument les  fables  que  certains  d'entre  vous  n  arrêtent  pas  de 
débiter?  » 

Sur  les  questions  d'opinion,  de  doctrine,  il  était  on  ne  peut 
plus  large,  du  moins  en  ce  qui  le  concernait,  car,  loin  de  s'ir- 
riter des  critiques  suscitées  par  ses  œuvres,  il  s'en  accommodait 
fort  bien  et  les  aurait  presque  provoquées,  lui  pourtant  si  irri- 
table et  si  acerbe  dès  qu'on  s'attaquait  aux  maîtres  dont  il  avait 
fait  ses  dieux  dans  la  littérature  et  dans  les  arts.  Mais  qu'il 
rencontrât  un  détail  inexact,  un  renseignement  erroné  sur  son 
compte  ou  sur  un  point  quelconque  d'histoire  que  sa  mémoire 
infaillible  lui  permettait  de  contrôler  sans  nulle  recherche,  alors 
il  partait  en  guerre  et  fulminait  contre  les  bavards  et  les  faiseurs 
de  phrases  creuses.  Des  faits  exacts  et  dûment vétnfiés,  voilà  ce 
qu'il  désirait  trouver  avant  tout  dans  ses  lectures,  pour  se  former 


VI  PRÉPACK. 


ensuite  une  opinion  lui-même  au  lieu  den  accepter  une  toute 
faite  :  «  //  nous  faut  un  beau  livre,  plein  do  documents  sérieux  », 
m'écr4vait-il  au  moment  où  je  travaillais  à  mon  Hector  Berlioz, 
frère  cadet  du  Richard  Wagner,  qu'il  se  lirêparait  également  à 
illustrer. 

Il  me  souvient  encore  du  jour  oit,  ni  improvisant  reporter, 
sans  savoir  où  ni  quand  mon  interview  pourrait  paraître,  je  lui 
demandai  de  fixer  définitivement  mes  souvenirs  sur  les  origines 
et  les  destinées  des  trois  grandes  toiles,  sœurs  aînées  <f  Autour 
du  piano,  qui  forment  avec  celle-ci  cette  magistrale  série  de 
tableaux  où  «  tant  de  beaux  portraits,  comme  l'a  dit  un  critique, 
raconteront  plus  tard,  éloquemnient,  tiime  des  intellectuels  de  la 
fin  du  xiX"  siècle  ».  //  7ne  souvient  de  F  empressement  qu'il  mit 
à  me  répondre,  de  f  insistance  avec  laquelle  il  revenait  sur  cer- 
tains détails,  de  la  hâte  qu'il  avait  de  lire  un  article  oit  plusieurs 
points  qui  lui  tenaient  au  cœur  seraient  définitivement  éclaircis... 
Je  ne  pus  cependant  pas  lui  procurer  ce  plaisir,  car  f  occasion  de 
publier  tous  les  renseignements  que  je  lui  devais  sur  ses  groupes 
et  portraits  d'artistes  et  d'hommes  de  lettres  ne  s'offrit  à  moi 
qu'après  qu'il  eut  disparu  de  ce  monde,  au  moment  oii  s'ouvrit 
l'Exposition  de  son  œuvre  à  f  École  des  Beaux-Arts. 

Lorsque  l'idée  me  vint  de  tifiterroger  de  la  sorte,  il  s'' agissait 
pour  moi  de  contrôler,  pour  lui  de  rectifier  et  compléter  ce  que 
ma  mémoire  avait  retenu  de  nos  entretiens  d'autrefois,  et  c'est 
de  grand  cœur  qu'il  s'y  prêta.  Mais  quoique  nous  nous  connus- 
stotis  déjà  depuis  longtemps  et  qu'il  dût  éprouver  une  satisfaction 
réelle  à  voir  paraître  un  écrit  de  ce  genre,  il  ne  s'en  était  jamais 
ouvert  à  moi;  bien  mieux,  c'est  seulement  après  sa  mort  que 


PRÉFACli:.  VII 


P appris  qu'il  attendait  avec  impatience  la  publication  de  ces  lignes 
et  que,  sans  m'en  reparler,  par  derrière,  il  me  reprochait,  moitié 
riant,  moitié  chaqrin,  d avoir  oublié  ce  que  je  lui  avais  promis 
de  faire.  Hélas!  non,  je  ne  l'avais  pas  oublié  —  et  c'est  pour 
réparer  ce  qu'il  pensait  être  négligence  de  ma  part  et  ce  qui  n'était 
qu'un  retard  indépendant  de  ma  volonté,  c'est  pour  répondre  à 
son  grand  amour  de  l' exactitude  et  de  la  vérité,  que  je  publie 
aujourd'hui  tous  les  souvenirs  que  j'ai  pu  recueillir  de  sa  bouche 
avec  ceux  qui  me  sont  personnels;  que  j'évoque  atissi  l' amateur 
passionné  de  musique  qu'il  était,  en  profitant  largement  des 
lettres  inédites  qui  furent  mises  à  ma  disposition. 

Mais  comment  avoir  tant  de  lettres  entre  les  mains,  soit  celles 
que  Fantin  adressait  d' Angleterre  à  ses  parents,  soit  celles  qu'il 
envoyait  de  Paris  à  ses  amis  d'Angleterre,  ou  de  sa  campagne  de 
Duré  à  ses  amis  de  Paris,  sans  en  tirer  d  autres  renseignements 
instructifs  que  ceux  qui  témoigneraient  de  son  goût  pour  la 
musique?  Coinment  ne  pas  y  chercher  surtout  les  manifestations 
de  la  pensée  du  peintre,  les  traces  de  la  formation  de  son  talent, 
les  échos  des  luttes  qu'il  a  soutenues,  les  explosions  retentissantes 
de  ses  admirations  et  de  ses  antipathies,  pour  ne  pas  employer  le 
gros  mot  de  haines;  comment  ne  pas  y  puiser  en  un  mot  les  pré- 
cieux éléments  d'une  ébauche  de  biographie  complète,  oh  l'homme 
revivrait  à  câté  de  [artiste,  celui-ci  au  milieu  de  ses  œuvres, 
celui-là  au  milieu  de  ses  amis?  C'est  ce  qu'il  était  peut-être 
téméraire  à  moi  d  entreprendre  ;  c'est  ce  que  j'ai  pourtant  essayé 
défaire,  en  laissant  à  d'autres,  beaucoup  plus  qualifiés,  le  mérite 
et  l'agrément  décrire  sur  Fantin  le  grand  travail  d'ensemble, 
biographique  et  critique,  auquel  plus  d'un  écrivain  dart  doit 


VIII  PRÉFACE, 


sûrement  penser.  Mais  encore,  au  milieu  de  tant  de  notes,  de 
lettres  et  de  souvenirs,  ai-je  cru  bon  de  pouMer  quand  même  au 
premier  plan  les  tableaux  dont  M.  Gustave  Geff'roy  a  dit  qu'ils 
«  constituaient  le  chapitre  le  plus  important  de  la  vie  d artiste  de 
Pantin  »,  cest-à-dire  ceux  de  ses  groupes  ou  portraits  qui  sont 
en  quelque  sorte  du  domaine  public,  parce  qu  ils  représentent  des 
gens  dont  le  public  peut  désirer  connaître  les  traits,  ceux  aussi 
sur  lesquels  le  peintre,  qui  n'aimait  pa^  les  indiscrétions,  pouvait 
le  plus  librement  s'exprimer. 

<(  Ce  sont  là,  écrivait  naguère  un  critique  avisé  ',  de  véritables 
documents  d'histoire  et  de  pensée,  des  œuvres  rtart  très  hautes 
qui  seront  recueillies  par  les  musées  de  F  avenir,  comme  les 
tableaux  des  corporations  de  Rembrandt,  de  Franz  Hais,  avec 
cette  différence  qu'au  lieu  de  l'effigie  d honnêtes  et  obscurs  mar- 
chands, elles  légueront  celles  d  artistes  et  de  penseurs.  »  Des 
artistes  et  des  penseurs,  soit!  je  ny  cotiti^edis  pas  pour  plusieurs 
de  ces  modèles  ;  mais  avant  tout  des  camarades,  des  amis  ou  de 
simples  connaissances  du  peintre.  Et  F  amitié  de  Fantin,  pour 
beaucoup  d'entre  eux,  ne  constituera  pas  leur  moindre  titre  à 
t  attention  de  la  postérité. 

I.  L'Éclair,  1  .i  mai  1892. 

A.  ./. 

iO  Octobre  1908. 


FANTIN-LATOUR 

SA  VIE   ET   SES   AMITIÉS 


CHAPITRE  PREMIER 

LA    VIE    ET    LA    CARRIÈRE    DU    PEINTRE 

N'est-il  pas  singulier  qu'un  des  peintres  qui  devaient  faire 
le  plus  d'honneur  à  l'école  française  et  qui,  par  les  gens  de 
tournure  honnête  et  modeste  qu'il  aimait  à  peindre,  par  la 
simplicité  des  intérieurs  où  il  plaçait  ses  modèles,  semble 
avoir  été  —  tous  l'ont  dit,  les  uns  pour  l'en  louer,  les  autres 
pour  l'en  railler  —  le  peintre  par  excellence  de  la  classe 
moyenne  et  de  la  société  bourgeoise,  ait  tenu,  par  ses  ori- 
gines, à  la  race  italienne,  à  la  race  slave,  et  qu'il  ait  pu,  un 
jour  qu'on  parlait  beaux-arts,  s'écrier  sans  trop  d'invraisem- 
blance :  «  Un  sang  trop  mélangé  coule  dans  mes  veines  pour 
que  les  questions  d'école  et  de  nationalité  puissent  beaucoup 
m'agiter?...  » 

Pantin  descendait  d'une  nombreuse  famille  établie  depuis 
des  siècles  dans  le  Briançonnais  —  elle  avait  dû  venir  autre- 

i 


FANTIN-LATOUU. 


fois  d'Italie,  car  ce  nom-là  est  sûrement  d'origine  italienne,  et 
l'on  peut  voir  à  Venise,  sur  la  petite  place  où  s'élève  le  théâtre 
de  la  Fenice,  une  église  de  San  Fantino,  avec  un  chœur 
remarquable  do  Sansovino,  —  mais  depuis  longtemps  déjà 
les  diverses  branches  de  cette  famille  avaient  ajouté  quelque 
surnom  à  leur  nom  patronymique,  afin  de  se  distinguer  entre 
elles.  Notre  peintre  appartenait  à  une  branche  dont  presque 
tous  les  membres  avaient  été  dans  la  robe  ou  la  finance,  à 
commencer  par  ce  Jean  Fantin,  fils  d'un  notaire  d'Arvieux  et 
subdélégué  à  Briancon,  qui  avait,  le  premier,  vers  la  fin  du 
dix-septième  siècle,  pris  le  nom  de  Latour,  en  raison  d'un 
domaine  que  sa  femme  lui  avait  apporté  en  dot,  non  loin  de 
la  ville. 

Dans  le  fait,  si  Fantin  se  rattachait  à  travers  les  siècles 
à  l'Italie,  nul  ne  s'en  serait  douté,  car,  avec  son  visage  légè- 
rement aplati  et  son  front  bombé,  il  se  rapprochait  très 
sensiblement  du  type  semi-asiatique  et  rien  qu'à  le  voir,  on 
aurait  deviné  qu'il  tenait  de  près  à  la  race  slave;  sa  mère,  en 
efl'et,  était  Russe  :  elle  était  née  dans  le  duché  de  Podolie, 
s'appelait  M"*'  Hélène  de  NaïdenolF  et  était  la  fille  adoptive  de 
la  comtesse  Zolofi",  née  princesse  Kourakine.  C'est  à  Cham- 
béry  que  le  père  de  Fantin,  Jean-Théodore,  né  à  Metz  en  I80"j, 
avait  rencontré  M""  de  Naïdenofî  et  l'avait  épousée,  au  mois 
d'octobre  183i-,  ensuite,  il  était  revenu  à  Grenoble,  où  son 
talent  de  peintre  était  fort  apprécié;  après  avoir  commencé 
de  travailler  à  l'école  de  dessin  de  Grenoble,  il  s'était  formé 
tout  seul  en  faisant  des  copies  au  Louvre,  dans  la  galerie  ita- 
lienne où  l'on  ne  voyait  vers  1830  que  de  rares  élèves  d'In- 


LA    VIK    KT    LA    GARRIÈRK    DT    l'KINTKE. 


gros),  et  là,  dans  une  ville  où  on  l'avait  connu  tout  enfant,  il 
faisait  de  nombreux  portraits  oÀ  peignait  des  tableaux  religieux 
pour  les  églises  ou  les  couvents.  Il  vivait  ainsi  tranquille  du 
produit  de  ses  pinceaux,  avec  sa  femme  et  non  loin  de  son 
père,  Jean-François  Fantin,  ancien  officier  de  l'Empire  qui 
avait  servi  dans  la  marine,  puis  dans  l'armée  de  terre,  avait 
pris  sa  retraite  comme  lieutenant-colonel  d'artillerie  et  don- 
nait à  ses  amis  le  spectacle  singulier  d'un  ardent  légitimiste, 
disciple  enthousiaste  de  Rousseau,  et  d'un  excellent  officier, 
ennemi  déclaré  de  la  guerre.  Est-ce  qu'on  ne  pourrait  pas, 
en  raison  de  l'un  ou  l'autre  de  ces  goûts,  de  cette  sainte  hor- 
reur de  la  guerre  en  particulier,  trouver  des  affinités  très 
sensibles  entre  le  grand-père  et  le  petit-fils? 

Voilà  comment  F'antin  naquit  à  Grenoble,  le  1  i  janvier 
183G,  au  deuxième  étage  d'une  maison  de  la  cour  de  Chaul- 
nes,  où  son  père  s'était  installé  tout  de  suite  après  avoir  con- 
tracté mariage.  Il  reçut  les  prénoms  de  Ignace-Henri-Jean- 
Théodore  :  Théodore,  parce  que  c'était  le  prénom  de  son 
père;  Jean,  parce  que  c'était  celui  de  son  grand-père;  Henri, 
parce  que  son  parrain,  frère  aîné  de  son  père,  s'appelait  ainsi; 
Ignace,  enfin,  parce  que  ce  parrain,  qui  était  jésuite  et 
souhaitait  que  le  nouveau-né  entrât  un  jour  dans  les  ordres, 
avait  tenu  à  le  mettre  sous  la  protection  du  fondateur  de  la 
Compagnie  :  il  marquait  même  une  telle  prédilection  pour  ce 
prénom  qu'il  n'appela  jamais  son  neveu  autrement  qu'Ignace, 
alors  que  toute  la  famille  l'appelait  couramment  Henri. 

Si  Fantin  était  né  à  Grenoble  et  s'il  garda  toujours  pour 
cette  ville,  sans  jamais  y  retourner,  une  certaine   tendresse 


FANTIN-LATOUR. 


qui  s'est  traduite  par  des  dons  considérables  au  musée,  il  est 
vrai  de  dire  qu'il  n'en  avait  aucun  souvenir  précis,  non  plus 
que  de   la  petite   campagne   de   la  Tronche  où  ses  parents 
allaient  passer  l'été,  et  le  contraire  eût  été  surprenant,  car  il 
n'avait  pas  encore  six  ans  lorsque  son  père,  ayant  perdu  son 
propre  père,   le  colonel  en  retraite,   et  ayant  vu  sa  famille 
s'augmenter  de  deux  filles  :  Marie  et  Nathalie,  voyant  d'autre 
part  diminuer  les  commandes  de  portraits  et  de  tableaux  de 
sainteté,  prit  le  parti  de  venir  se  fixer  à  Paris  où  il  pensait  que 
la  fortune  lui  sourirait  davantage.  11  alla  se  loger  avec  toute 
sa  smala,  car  il  amenait  avec  lui  non  seulement  sa  femme  et 
ses  trois  enfants,  mais  aussi  sa  sœur  et  un  de  ses  frères,  au 
n°  1   de  la  rue  du  Dragon,  dans  une  vieille  maison  qui   fait 
encore  le  coin  de  cette  rue  et  de  l'ancienne  rue  Taranne.  C'est 
là  que  le  petit  Henri  grandit  et  commença  de  s'instruire,  étu- 
diant mollement  le  latin  sous  la  direction  de  son  oncle  Victor, 
inquiet  surtout  de  voir  se   dresser,   au  bout  de   ses  études 
latines,   le   séminaire  où  son  oncle   Henri  rêvait  de   le  faire 
entrer,  et  s'essayant  avec  beaucoup  plus  de  goût  à  manier  le 
crayon,  comme  il  le  voyait  faire  à  son  père,  ayant  même  bientôt 
une  tâche  quotidienne  à  remplir,  par  exemple  des  modèles  à 
copier.  Car  Théodore  Fantin  n'entendait  pas  que  ce  fût  là  un 
simple  amusement  pour  l'enfant  âgé  de  dix  ans  à  peine,  et  vou- 
lait développer  les  dispositions  qu'il  voyait  poindre  chez  le 
bambin  ;  la  règle  de  travail  était  assez  sévère  et  le  petit  Henri 
ne  devait  abandonner  une  copie  commencée  qu'après  l'avoir 
achevée  avec  l'exactitude  la  plus  minutieuse:  aussi  le  gamin, 
quelquefois,  quand  il  était  à  bout  de  patience,  déchirait-il  ou 


POHÏRAIT     DK     FANTIN     l'AK     l.Ll-.MÈMK 
18î)8.  —  (ialerie  Nationak',  à  llerlin. 


LA    VIR    ET    LA    CARRIÈRE    DU   PEINTRE.  8 

maculait-il  son  papier,  comme  par  accident,  pour  passer  à  un 
autre  genre  d'exercices. 

Fantin,  cependant,  n'était  pas  un  élève  indocile,  tout  au 
contraire;  mais  il  aurait  déjà  voulu  voler  de  ses  propres 
ailes.  Après  qu'on  l'eut  mis  à  l'école  des  Frères  de  la  rue 
Saint-Benoît  pour  préparer  sa  première  communion  et  qu'il 
l'eut  faite,  il  revint  chez  son  père,  à  côté  de  qui  il  travaillait 
tout  le  jour  sans  désemparer.  Le  soir,  la  distraction  préférée 
de  ses  parents  était  d'aller,  l'été,  dîner  dans  quelque  restau- 
rant de  la  banlieue,  ou  l'hiver,  au  spectacle,  de  préférence 
au  Palais-Royal  ou  même  aux  Funambules,  où  l'enfant  s'amu- 
sait follement;  mais  sous  cette  apparence  docile,  le  jeune 
Henri  donnait  déjà  des  signes  d'indépendance.  Il  avait  d'abord 
copié  furtivement  des  dessins  de  Flaxmann  que  lui  avait 
prêtés  un  pharmacien  du  voisinage,  ancien  second  prix  de 
Rome  pour  la  sculpture,  puis  il  s'était  mis,  toujours  en 
cachette,  à  faire  de  l'aquarelle,  en  copiant  des  scènes  roman- 
tiques de  Baron  ou  des  paysages  de  Soulès;  bref,  l'heure 
approchait  où  son  père  ne  pourrait  plus  le  tenir  sous  sa  rude 
discipline. 

Un  jour  qu'il  passait  rue  de  l'École-de-Médecine,  il  lève 
les  yeux  et  lit  cette  inscription  :  «  École  de  Dessin  »,  au-dessus 
d'une  porte  ouverte;  il  entre  et  se  trouve  dans  une  salle  où 
l'on  avait  organisé  une  exposition  de  dessins  en  fin  d'exercice. 
Et  quels  étaient  ces  dessins?  Des  académies,  justement  comme 
il  rêverait  d'en  faire.  11  monte  au  secrétariat,  s'informe, 
apprend  qu'il  faut  avoir  quinze  ans  pour  être  admis  à  suivre 
les  cours  et  reste  penaud  en  pensant  qu'il  s'en  faut  de  trois 


FANTIN-LATOUK. 


mois  pour  qu'il  y  puisse  entrer.  Cependant  le  secrétaire,  touché 
(le  le  voir  si  désappointé,  passe  sur  le  règlement  et  lui  donne 
quand  même  une  carte  d'admission.  Le  lendemain  soir, 
10  octobre  1850,  à  l'heure  dite,  le  nouvel  élève  arrive  avec 
son  petit  bagage;  il  ne  connaît  aucun  maître,  aucun  élève;  il 
occupe  une  place  quelconque,  fait  exactement  ce  qu'il  voit 
faire  aux  autres  et  se  tire  si  bien  de  ces  études  d'après  la 
bosse  qu'au  premier  concours  de  places,  il  est  classé  d'emblée 
le  premier  :  jugez  de  la  joie  du  jeune  homme  et  du  bonheur 
de  ses  parents. 

Celui  qui  venait  au  second  rang  était  un  nommé  Solon, 
avec  qui  Fantin  s'était  rapidement  lié  parce  qu'ils  prenaient 
le  même  chemin  pour  rentrer  chez  eux,  au  sortir  de  l'école. 
Or,  ce  Solon  suivait  aussi  les  cours  que  M.  Lecoq  de  Boisbau- 
dran  faisait  au  n"  39  du  quai  des  Grands-Augustins  pour  expé- 
rimenter, sur  des  élèves  déjà  capables  de  peindre,  son  sys- 
tème basé  sur  l'éducation  de  la  mémoire  pittoresque.  Le  sys- 
tème très  original  de  ce  maître,  qui  professait  à  la  fois  à 
l'école  de  la  rue  de  l'École-de-Médecine  et  dans  une  succur- 
sale de  la  Légion  d'honneur,  comportait  deux  sortes  d'exer- 
cices :  ceux  propres  à  développer,  soit  la  mémoire  de  la 
forme  (dessins),  soit  la  mémoire  de  la  couleur  (les  premiers 
se  faisaient  à  la  rue  de  l'École-de-Médecine,  les  seconds  au 
quai  des  Grands-Augustins),  et  le  résultat  à  atteindre,  au  bout 
d'exercices  gradués,  était  de  reproduire  de  mémoire  et  sans 
le  secours  d'aucun  document,  quelque  morceau  de  peinture 
qu'on  était  allé  voir  au  Louvre.  Solon  n'eut  pas  de  peine  à 
décider   Fantin  à  l'accompagner   là;   mais  le  difficile    pour 


LA    VIE    ET    LA    CARRIÈRE   DU    PEINTRE.  7 

Fantin  était  d'obtenir  la  permission  de  son  père.  Aux  yeux 
de  celui-ci,  en  effet,  des  cours  du  soir,  comme  ceux  de 
l'école  de  dessin  que  Fantin  suivait  déjà,  étaient  toujours  bons  à 
fréquenter;  mais  ceux  de  l'atelier  Lecoq  avaitmt  lieu  le  matin 
jusqu'à  midi,  et  permettre  à  son  fils  d'y  assister  régulière- 
ment c'était  presque,  pour  M.  Fantin,  cesser  de  l'avoir  pour 
élève  et  même  un  peu  pour  aide  dans  ses  travaux  personnels  : 
le  père  de  Fantin  se  laissa  cependant  convaincre  et,  à  partir 
de  1851,  l'école  du  quai  des  Grands-Augustins  compta  un 
élève  de  plus. 

Ils  n'étaient  pas  nombreux  là,  dix  ou  douze  environ,  et 
l'installation  était  des  plus  sommaires,  la  cotisation  de  dix 
francs  par  élève  subvenant  tout  juste  aux  frais  généraux  et 
ne  permettant  que  de  recruter  des  modèles  d'occasion,  presque 
de  bonne  volonté.  Fantin,  à  dire  le  vrai,  pendant  les  trois 
ou  quatre  années  qu'il  suivit  ces  cours,  fit  quelques-uns  des 
exercices  de  mémoire  recommandés  par  son  maître,  mais  sans 
beaucoup  de  conviction  ;  par  tempérament,  il  était  rebelle  à 
tous  les  régimes,  quels  qu'ils  fussent,  et  venir  exactement  à 
l'atelier  n'était  pas  même  son  fait,  à  tel  point  que  M.  Lecoq 
avait  fini  par  l'appeler  :  «  l'Oiseau  voyageur  ».  En  réalité,  ce  qui 
l'attirait  et  le  ramenait  là,  après  des  absences  plus  ou  moins 
longues^  c'était  le  plaisir  de  travailler  d'après  le  nu;  c'était 
encore  la  grande  liberté  que  le  maître  laissait  à  ses  élèves, 
car  il  entrait  dans  le  système  d'enseignement  de  M.  Lecoq  de 
ne  les  contraindre  en  rien,  d'éviter  de  peser  sur  eux  le  moins 
du  monde,  fût-ce  en  leur  montrant  sa  propre  peinture;  de 
respecter  enfin  les  dispositions  individuelles,  de  cultiver  d'une 


FANTIN-LATOUR. 


façon  plus  ou  moins  intense  la  personnalité  de  chacun  par  le 
développement  de  la  mémoire  de  l'œil,  à  laquelle  le  maître 
attachait  une  si  grande  importance. 

Ce  qui  charmait  enfin  Fantin  par-dessus  tout  dans  cette 
école,  c'était  les  solides  amitiés  qu'il  y  avait  nouées  et  dont  il 
garda  jusqu'au  bout  le  plus  agréable  souvenir.  C'était  d'abord 
Alphonse  Legros,  simple  enfant  du  peuple  et  n'ayant  reçu 
qu'une  éducation  de  rencontre,  mais  le  boute-en-train  de 
la  bande,  possédant  un  don  d'imitation  très  particulier  et 
beaucoup  d'esprit  naturel  :  n'est-ce"  pas  lui  qui,  beaucoup 
plus  tard,  après  s'être  fait  naturaliser  Anglais,  dira  si  drôle- 
ment :  «  Comme  c'est  simple!  Hier,  j'avais  perdu  Waterloo; 
aujourd'hui,  je  l'ai  gagnée  !  »  C'était  naturellement  Solon,  fils 
d'un  avocat  appelé  par  le  Khédive  en  Egypte  et  qui  avait  un 
goût  très  vif  pour  les  choses  littéraires;  c'était  Guillaume 
Régamey,  déjà  porté  de  préférence  vers  les  études  de  che- 
vaux et  les  scènes  militaires;  c'était  Léon  Ottin,  fils  du  sculp- 
teur à  qui  l'on  doit  le  groupe  de  la  Fontaine  de  Médicis  et 
que  son  goût  très  développé  pour  la  musique  rapprochait  de 
Fantin  ;  c'était  Charles  Cuisin,  très  épris  de  Jean-Jacques, 
passionné  pour  la  botanique,  et  que  Fantin,  le  jour  où  il  était 
entré  à  l'atelier,  avait  été  très  surpris  de  voir  refaire  de 
mémoire,  avec  son  seul  couteau  à  palette,  la  tète  du  joueur 
de  viole  des  Noces  de  Cana  :  ce  dernier,  à  vrai  dire,  était  l'élève 
préféré  du  maître  et  le  phénix  de  l'atelier  Lecoq. 

Après  la  séance  du  matin,  tous  ces  jeunes  gens  prenaient 
leur  vol  dans  Paris,  travaillant  chacun  selon  ses  préférences  ; 
—  c'est  alors  que  Fantin  commença  à  aller  régulièrement  à  la 


l'OHIHAIT     IJlC     M.     ALlMlO.NSi:     I.KliUMS 
A  M""  Paul  Paix  (1858). 


LA    VIE    Rï    LA    CARRIÈRE    DU    PEINTRE.  9 

Bibliothèque  impériale  pour  voir  les  gravures  d'après  les  maî- 
tres, puis  au  Louvre  pour  voir  les  tableaux  mêmes  ;  —  mais, 
le  soir  venu,  tous  ceux  que  je  viens  de  nommer,  et  d'autres 
encore,  se  réunissaient  tantôt  dans  l'atelier  du  père  d'Ottin, 
tantôt  dans  une  petite  chambre  que  le  père  de  Fantin,  se  trou- 
vant trop  à  l'étroit,  avait  louée  pour  son  fils  dans  la  même 
maison,  et  c'étaient  parfois  de  si  bruyantes  discussions,  des 
causeries  ou  des  plaisanteries  tellement  vives,  qu'elles  finis- 
saient par  exaspérer  les  voisins.  Alors,  pour  ne  plus  gôner  per- 
sonne, nos  apprentis  peintres  se  rendaient  dans  un  petit  café, 
le  café  Taranne,  où  ils  occupaient  en  maîtres  la  salle  d'en- 
trée, tandis  que  des  littérateurs,  Gustave  Flaubert  et  Louis 
Bouilhet  entre  autres,  poursuivaient  leurs  entretiens  dans  une 
pièce  plus  reculée.  L'été  venu,  d'autres  distractions  s'of- 
fraient à  ces  jeunes  gens  :  ils  allaient  à  la  campagne,  surtout 
du  côté  de  l'étang  de  Villebon,  et  là,  pour  mettre  en  pratique 
les  idées  chères  à  M.  Lecoq,  ils  faisaient  des  études  de  nu 
en  plein  air,  en  profitant  d'une  baignade  pour  peindre  l'un  ou 
l'autre  d'entre  eux  et  juger  des  effets  de  la  lumière  plus  ou 
moins  diffuse,  de  ceux  de  l'éloignement,  en  un  mot  de  tous 
les  problèmes  de  la  perspective  sous  un  jour  autre  que  celui 
de  l'atelier.  Ce  furent  là  quelques  années  pendant  lesquelles 
Fantin  travailla  le  plus  librement  et  plus  utilement  du  monde; 
après  quoi,  sur  le  conseil  de  son  maître,  et  sans  pour  cela 
quitter  l'atelier  Lecoq,  il  se  présenta  à  l'École  des  Beaux-Arts, 
avec  quelques-uns  de  ses  camarades.  Au  bout  d'une  seule 
année  d'études,  en  1851,  il  avait  déjà  reçu  de  son  maître  un 
certificat  l'autorisant  à  passer  ce  concours,  mais  il  n'en  avait 

i 


10  FANTIN-LATOUR. 


rien  fait;  cette  fois-ci,  après  trois  années  de  travail  de  plus, 
il  s'y  présenta  et  fut  admis  le  41*',  à  la  date  du  28  février  iSIii, 

A  cette  époque,  il  n'y  avait  pas  d'atelier  de  professeur  à 
l'École,  et  le  seul  avantage  que  Fantin  et  ses  amis  dussent 
trouver  là,  c'était  d'avoir  des  séances  de  modèles  gratuites  : 
tout  l'enseignement  officiel  consistait  en  des  classes  du  soir 
où  peintres  et  sculpteurs,  confondus,  travaillaient  d'après  le 
nu  ou  l'antique.  Un  membre  de  l'Institut  venait  les  inspecter, 
deux  ou  trois  fois  par  semaine,  et  c'est  ainsi  que  Fantin  se 
souvenait  d'avoir  vu  passer  là  Horace  Vernet,  Paul  Delaroche, 
Léon  Cogniet,  David  d'Angers  :  le  premier,  toujours  aimable 
et  bienveillant;  le  second,  sec  et  gourmé,  n'épargnant  pas  les 
observations  désobligeantes;  le  dernier  enfin,  très  intéressant 
à  écouter,  le  seul  qui  parût  vouloir  faire  profiter  les  élèves 
de  son  expérience.  Au  total,  les  résultats  du  travail  de  Fantin 
à  l'École  des  Beaux-Arts  furent  négatifs  :  tous  les  trois  mois, 
pour  être  maintenus,  les  élèves  devaient  subir  un  nouveau 
concours  de  réadmission  ou  de  maintien,  comme  on  voudra 
dire  ;  or,  au  premier  de  ces  concours,  Fantin  eut  un  numéro 
inférieur  à  son  numéro  d'entrée;  à  l'examen  suivant,  il 
descendait  encore,  et  au  bout  de  trois  ou  quatre  concours,  il 
était  éliminé  :  les  juges  avaient  trouvé  qu'il  faisait  constam- 
ment des  progrès  à  rebours. 

C'est  ainsi  que  Fantin,  n'ayant  pas  eu  d'autres  maîtres  que 
son  père  et  Lecoq  de  Roisbaudran,  se  fit  gloire  de  s'inscrire 
toujours  sous  ce  double  patronage  et  contribua  pour  une 
très  large  part  à  la  célébrité  de  l'atelier  où  passèrent  après 
lui  Georges  Bellenger,  Cazin,   Lhermitte,  Félix  et  Frédéric 


LA    VIE    ET    LA    CAREUÊUE   DU    PEINTRE.  H 

Régamey,  Roty;  c'est  pourquoi  le  brave  M.  Lecoq,  tout 
heureux  et  tout  fier  des  succès  tardifs  de  son  élève,  se 
rappelait  à  lui,  d'une  façon  très  touchante,  à  son  heure 
dernière  :  «  J'ai  bien  regretté,  m'écrivait  Fantin  le  24  sep- 
tembre 1897,  de  ne  pas  être  à  Paris  pour  les  funérailles  de 
M.  Lecoq  :  la  lettre  de  faire-part  m'est  arrivée  trop  lard.  Au 
mois  de  janvier  de  cette  année,  il  a  fait  son  testament  (il 
avait  96  ans),  dans  lequel  il  me  laisse  oOOO  francs,  en  sou- 
venir. Cela  m'a  touché,  car  j'étais  un  élève  indiscipliné  et  il 
y  avait  bien  longtemps  que  je  ne  l'avais  vu...  » 


* 
»   * 


En  réalité,  les  véritables  maîtres  de  Fantin  étaient  au 
Louvre,  et  c'est,  comme  je  le  disais  plus  haut,  peu  de  temps 
après  son  entrée  à  l'atelier  Lecoq,  en  1853,  que  le  jeune 
peintre  entama  cette  longue  série  de  copies  et  d'études  où  il 
devait  égaler  parfois  les  originaux  devîmt  lesquels  il  passait 
toutes  ses  journées.  La  première  toile  qu'il  entreprit  de 
reproduire  fut  \e  François  I" ,  du  Titien,  auquel  succédèrent 
bientôt  le  Duc  de  Richmond,  de  Van  Dyck  ;  le  Mathématicien, 
de  Ferdinand  Bol,  fAssoîuplion  et  une  Sainte  Famille,  de 
Poussin,  le  Saint- Jérôme,  du  Titien,  etc.  ;  et  quelle  fut  sa  joie 
de  voir  souvent  de  près,  mais  sans  lui  adresser  la  parole, 
Delacroix  qui  venait  parler  à  son  élève  Andrieu,  alors  occupé 
comme  Fantin  à  copier  la  Vierge  du  Saint-Georges,  de  Véro- 
nèse!  A  cette  épo(jue,  c'est  lui-même  qui  l'a  dit,  il  fut  saisi 
d'une  véritable  lièvre  d'admiration  pour  ce  maître  et  repro- 


12  FANTIN-LATOUR. 


duisalt,  sur  des  bouts  de  toile  qu'on  a  pu  voir  à  l'Exposition 
de  son  atelier,  après  sa  mort,  la  femme  et  l'enfant  du  Mas- 
sacre de  Scio;  puis,  tour  à  tour,  tous  les  personnages  des 
Femmes  d'Alger;  enfin,  l'été  venu,  comme  son  camarade 
Solon,  installé  avec  sa  famille  à  Versailles,  l'avait  engagé  à  y 
venir  passer  quelques  jours,  il  occupait  toutes  ses  après-midi 
à  copier,  dans  la  Galerie  des  Batailles,  le  groupe  central  de 
l'Entrée  des  Croisés  à  Constantinople. 

Tout  à  coup,  arrivèrent  des  commandes  fructueuses,  encore 
par  l'intermédiaire  du  brave  Solon  :  il  s'agissait  de  faire 
des  copies  d'après  les  maîtres  pour  former  en  Amérique  un 
musée  organisé  par  le  très  riche  M.  Stowe,  beau-frère  de  la 
célèbre  romancière  M""*  Beecher-Stowe,  et  ce  fut  Fanlin  qui 
fut  choisi  pour  ce  vaste  travail,  sur  la  désignation  de  M.  Bel- 
loc,  le  directeur  de  l'École  de  dessin  de  la  rue  de  l'École-de- 
Médecine,  qui  ne  connaissait  nullement  Fantin,  à  la  vérité, 
mais  qui  le  jugea  d'après  ses  copies  antérieures.  «  Toi  qui 
passes  ta  vie  au  Louvre,  avait  dit  Solon  à  son  ami,  voilà  un 
travail  qui  serait  tout  à  fait  à  ta  convenance!  »  Et  Solon  ne 
se  trompait  pas,  car  Fantin,  comme  entrée  de  jeu,  mit  près  de 
deux  ans  à  faire  une  copie  des  Pèlerins  d'Emmaûs  du  Titien, 
grandeur  originale,  copie  si  religieusement  faite  qu'elle  attira 
l'attention  des  amateurs  ou  des  peintres  qui  venaient  encore 
au  musée  étudier  les  maîtres,  et  le  mit  en  rapport  avec  Cou- 
ture et  Lehmann,  avec  Bonvin,  Ricard  et  liobcrt-F'Ieury,  avec 
Jeanron,  le  «  Peintre  plébéien  »,  qui  suivait  de  jour  en  jour  les 
progrès  de  ce  travail  et  à  qui  le  jeune  homme  donna  quelques 
pochades,  tant  il  était  fier  d'un  pareil  encouragement. 


SCENE     FINALE     DL      M  II  lilN  (i  ()  LU 

Lithographie  oriftinale  (1877). 


LA    VIK    ET    LA    CARRIÈIIE    DU    HEIiNTRE.  13 


Mais  ce  n'était  pas  tout  que  de  copier.  Fantin  commen- 
çait à  produire  par  lui-môme  :  dès  1853,  alors  qu'il  n'avait 
que  dix-sept  ans,  il  faisait  un  portrait  de  lui,  qu'il  a  repro- 
duit plus  tard  en  lithographie  pour  accoui|)agner  le  catalogue 
de  ses  lithographies  dressé  par  Germain  Ilédiard,  puis  un 
petit  portrait  de  son  oncle  le  Jésuite  et  un  minuscule  paysage 
de  Montmartre,  deux  toiles  qui  ont  été  revues,  il  y  a  deux 
ans,  à  l'Exposition  rétrospective  de  son  œuvre.  Ensuite 
vinrent  une  tète  au  crayon,  d'après  sa  sœur  Nathalie;  un 
portrait  de  la  même  en  talma  de  velours  noir  sur  fond  rouge, 
qu'il  projetait  d'envoyer  à  l'Exposition  de  1855  et  qu'il  détrui- 
sit tout  à  coup;  une  esquisse  du  Songe,  ofTerte  à  son  ami 
Solon,  du  Songe  qui  devint  peu  après  d'abord  un  pastel,  puis  une 
peinture  à  l'huile  ;  et  c'était  encore  de  nouvelles  études  d'après 
ses  sœurs,  sujets  de  lithographies  pour  l'avenir,  avant  qu'il 
ne  s'improvisât  pour  un  jour  peintre  de  scènes  religieuses. 

Voici  dans  quelles  circonstances  s'opéra  cette  métamor- 
phose :  le  curé  du  Plessis-Piquet,  qui  s'appelait  Berlioz, 
ayant  manifesté  un  jour  devant  le  sculpteur  Ottin  le  désir  de 
faire  décorer  une  chapelle  de  sa  modeste  église,  la  chapelle 
des  fonts  baptismaux,  pourvu  qu'il  n'eût  à  payer  que  les 
dépenses  matérielles  :  couleurs,  échafaudages,  etc.,  les  jeunes 
peintres,  avisés  de  ce  désir,  saisirent  l'occasion  qui  s'ofl'rait 
à  eux  de  se  distraire  et  de  travailler  ensemble  pendant  tout 
l'automne  de  1855.  Cuisin,  l'aîné  et  le  plus  fort  de  l'atelier 
Lecoq,  devait  représenter  sur  le  mur  du  fond  le  baptême  du 
Christ  dans  le  Jourdain  ;  Ottin  s'était  chargé  de  peindre  sur 
la  voûte  les  médaillons  des  quatre  Évangélistes,  et  les  murs 


14  PANTIN-LATOUR. 


latéraux  furent  attribués,  l'un  à  Solon  pour  y  peindre  le 
baptême  de  l'eunuque  par  saint  Philippe,  et  l'autre  à  Fantin 
pour  y  représenter  saint  François-Xavier  baptisant  les  Indiens. 
Inutile  de  dire  qu'il  ne  subsiste  plus  rien  aujourd'hui,  sauf 
les  têtes  d'Ottin,  des  peintures  que  ces  jeunes  gens  avaient  pris 
tant  de  plaisir  à  faire,  que  le  curé  avait  été  si  fier  de  voir 
achever  et  dont  le  maire  avait  été  si  satisfait,  qu'il  avait  demandé 
à  chacun  des  peintres  d'exécuter  pour  lui  un  dessin  de  leurs 
compositions  ;  c'est  ainsi  que  Fantin  vit  tomber  inopinément 
dans  sa  poche  un  beau  billet  de  cent  francs  dont  il  ne  dut  pas 
faire  fi,  lui  qui  ne  gagnait  encore  un  peu  d'argent  qu'en 
donnant  des  leçons  de  dessin  dans  une  pension  de  la  rue 
des  Postes. 

Mais  ces  jeunes  peintres  ne  se  contentaient  pas  de  peindre. 
Afin  de  s'exciter  au  travail  et  de  se  forcer  à  échanger  leurs 
idées,  ils  avaient  imaginé  de  composer  un  album  collectif,  où 
ils  transcrivaient  leurs  impressions  en  les  accompagnant  au 
besoin  de  croquis  et  d'aquarelles,  et  Fantin,  justement  en  cette 
année  1855,  y  inséra  une  petite  allocution  à  ses  amis  où,  après 
leur  avoir  marqué  sa  joie  de  se  retrouver  au  milieu  d'eux  et 
le  regret  de  ne  pouvoir  exprimer  élégamment  ce  qu'il  éprouve, 
il  affirmait  déjà  que,  pour  lui,  il  n'y  avait  pas  d'autre  plaisir 
ni  d'autre  but  dans  la  vie  que  de  peindre;  que,  selon  lui,  la 
nature  devait  être  le  souverain  modèle,  la  meilleure  source 
d'inspiration  pour  l'homme  de  génie  comme  pour  l'artiste 
doué  de  facultés  moindres,  et  qu'il  lui  semblait  que  l'époque 
où  ils  vivaient  devait  être  féconde  parce  que  l'art  entrait  dans 
la  voie  de  la  nature  et  de  la  vérité. 


LA    VIE   ET   LA    CARRIÈRK   DU  PEINTRE.  15 

A  la  suite  de  ce  petit  «  laïus  »,  Cuisin,  qui  paraît  avoir  été 
le  gardien  de  cet  album,  ne  s'est  pas  tenu  d'ajouter  les  lignes 
que  voici  :  «  Ces  phrases  écrites  sans  art,  sans  prétention, 
sont  celles  qui  me  font  le  plus  de  plaisir.  Ce  sont  celles  où, 
bien  loin  de  se  le  figurer,  notre  modeste  Fantin  s'est  le  mieux 
peint.  Je  l'y  retrouve  tout  entier;  j'y  retrouve  son  parler 
calme,  doux  et  tranquille,  ses  expressions  indécises  qui  ne 
tracent  que  quelques  mots  à  de  grands  intervalles,  laissant  à 
la  pensée  à  combler  ce  qui  manque.  Et  puis  il  y  dit,  comme 
s'il  parlait,  tout  simplement  ce  qu'il  pense.  C'est  pour  cela 
qu'il  y  montre  bien  sa  nature,  son  caractère  particulier;  c'est 
pour  cela  qu'il  y  a  de  l'originalité,  et  pourtant  il  n'osait  nous 
les  lire,  craignant  que  nous  ne  les  trouvassions  trop  ordi- 
naires, trop  banales.  Et  pourtant  voilà  comme  on  devrait 
faire  des  arts.  Le  sentiment  et  la  personnalité,  loin  d'être  un 
objet  de  recherche  et  d'étude,  devraient  être  comme  une 
source  d'où  l'eau  s'épanche,  sans  cesse  et  sans  peine.  On 
devrait  se  laisser  aller  à  faire  tout  simplement  ce  qu'on  aime, 
comme  on  l'aime;  dire  ce  qu'on  pense  comme  on  le  pense, 
et  se  complaire  soi-même  dans  ce  que  l'on  fait'...  » 

Cette  année-là  môme,  l'Exposition  universelle  ouverte  au 
Palais  de  l'Industrie  avait  produit  une  forte  impression  sur 
notre  jeune  homme  qui  fut  toujours  très  sensible  à  ces  grandes 
manifestations  internationales  et  que  ses  promenades  dans  les 
salles  consacrées  à  Ingros,  à  Diaz,  à  Rousseau  rendaient  fou 
d'admiration.   C'est   dans  le  même  temps  qu'il  entreprenait 

i.  Cet  album,  dit  Album  de  Cuisin,  est  aujourd'hui  au  Musée  du  Luxem- 
bourg. 


16  FANTIN-LATOUR. 


pour  la  première  fois  de  copier  —  toujours  sur  la  demande 
de  M.  Stowe  —  ce  tableau  des  Noces  de  Cana,  cette  «  mer- 
veille de  l'art  »  qui  n'allait  pas  lui  demander  moins  de 
deux  ans  de  travail,  dont  il  devait  faire  encore  cinq  copies 
par  la  suite,  et  à  propos  duquel  un  connaisseur  qu'il  ne 
nomme  pas  lui  dira  plus  tard,  au  Louvre  :  «  C'est  bien,  cette 
copie,  vous  sentez  cela.  Je  ne  crois  pas  que  l'on  ait  mieux 
compris  Véronèse  que  vous  ne  le  faites.  »  Éloge  bien  doux  à 
l'oreille  de  l'artiste,  mais  qui  ne  l'empochait  pas  d'entendre 
des  voix  lui  disant  :  «  Tu  ne  peux  voir  l'ensemble;  tu  te  rac- 
croches aux  détails;  celui  qui  sentirait  vraiment  les  grandes 
choses  de  ce  maître,  verrait  et  ferait  cela  bien  autrement  que 
toi  »  ;  éloge  qui  l'enchantait,  mais  ne  le  grisait  pas,  et  qui  lui 
faisait  écrire  à  Edwards  :  «  Bien  des  fois,  je  me  suis  dit  : 
Travaillons;  le  travail  c'est  le  bonheur,  et  un  tas  d'autres 
sentences  dans  ce  goût.  Eh  bien!  voilà  le  moment.  Je  veux  en 
avoir  le  courage.  Puis  vous  ne  vous  figurez  pas  combien  cela 
m'est  pénible  de  ne  pas  faire  ce  que  je  veux.  Le  Louvre,  où 
je  vis,  me  désespère.  J'ai  travaillé  assez  sérieusement  depuis 
un  mois,  voulant  finir  ma  copie.  Cela  me  rendait  tout  triste 
de  n'être  vraiment  rien  à  côté  de  tous  ces  grands  artistes,  et 
vous  connaissez  le  remords  de  l'artiste  qui  résiste  même  aux 
plus  grands  compliments'...  » 

Ces  longues  séances  quotidiennes  au  Louvre  qui  durèrent 
presque  sans  interruption  jusqu'après  1870  —  car  Fanlin 
continuait  d'y  travailler  pour  lui-même  à  l'époque  où  je  fis  sa 


1.  Lettre  à  Edwards,  du  :21  août  I8fi5. 


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LA   VIE   ET    LA    CARRIÈRE   DU    PEINTRE.  17 

connaissance  —  l'amenèrent  à  connaître  dès  les  premiers 
temps,  d'abord  le  peintre  anglais  Leighton,  dont  l'atelier 
parisien  était  alors  un  rendez-vous  du  beau  monde  et  qui 
contribua  à  faire  avoir  à  Fantin  des  commandes  de  copies,  prin- 
cipalement dans  la  colonie  grecque  de  Londres;  ensuite  le 
brillant  (jarolus  Duran,  avec  qui,  si  dissemblables  que  dussent 
être  leurs  façons  de  vivre  et  leurs  caractères,  il  demeura  tou- 
jours en  rapports  très  sympathiques;  puis  encore  un  jeune 
peintre  récemment  arrivé  de  Francfort,  avec  qui  Fantin  se  lia 
de  la  plus  solide  amitié,  j'ai  nommé  Otto  Scholderer  qui  aimait 
la  musique  autant  que  lui,  savait  jouer  du  violon  et  mena 
tout  de  suite  son  nouvel  ami  chez  un  compatriote  où  se  don- 
naient rendez-vous  d'autres  musiciens  allemands  dont  les 
exécutions  ravissaient  d'aise  le  peintre  français.  Un  jour  enfin, 
—  et  ce  jour  dut  compter  dans  sa  vie,  —  au  moment  où  il  com- 
mençait une  seconde  copie  des  Noces  de  Cana  pour  un  M.  Pina, 
de  Mexico,  Fantin  vit  s'approcher  de  lui,  comme  pour 
obtenir  un  renseignement  quelconque,  un  jeune  homme,  très 
élégant  de  sa  personne  et  dont  la  suffisance  apparente  l'avait 
déjà  mal  disposé,  un  jeune  étranger  qui  flânait  beaucoup  au 
Louvre  en  retouchant  de  loin  en  loin  une  copie  des  Cavaliers 
de  Vélasquez,  qui  revenait  alors  d'un  voyage  aux  bords  du 
Rhin,  travaillait  dans  l'atelier  de  Gleyre  et  terminait  juste- 
ment quelques  eaux-fortes  dont  les  premières  épreuves  furent 
souscrites  par  Fantin  lui-même  :  c'était  James  Abbott  Mac 
Neil  Whistler,  qui  s'accorda  tout  de  suite  à  merveille  avec 
Fantin,  si  différentes  que  fussent  leurs  natures,  et  qui 
devait  occuper  une   grande  place  dans  sa  vie,  en  subissant 

3 


18  FANTIN-LATOUU. 


beaucoup  plus  son  influence  que  Fantin  ne  subit  la  sienne. 
Au  bout  de  peu  de  jours,  le  nouveau  venu  était  un  des  membres 
les  plus  assidus  du  petit  cercle  qui  se  réunissait  alors  rue  de 
rOdéon,  au  café  Molière,  et  qui  comptait,  en  plus  de  Fantin 
et  de  Whistler,  Legros,  Carolus  Duran,  Scholderer,  Zacharie 
Astruc,  etc.,  sans  oublier  quelques  Fenians  réfugiés  alors  à 
Paris  et  qui  vinrent  à  la  suite  do  Whistler  :  n'était-ce  pas  là 
comme  le  noyau  des  futures  réunions  du  café  de  Bade  et 
du  café  Guerbois? 

Whistler  était  comme  à  demeure  à  Paris,  au  moins  pour 
quelques  années;  mais  Scholderer,  lui,  partageait  son  temps 
entre  la  France  et  Francfort,  où  il  avait  sa  famille.  En  par- 
tant, certain  jour,  il  avait  prié  Fantin  de  lui  expédier  des 
cadres  qu'il  jugeait  plus  jolis  et  plus  avantageux  que  ceux 
qu'il  trouverait  en  Allemagne;  mais,  pour  éviter  d'avoir  à 
payer  les  droits  de  douane  dont  étaient  frappés  là-bas  les 
cadres  neufs,  il  avait  également  demandé  à  son  ami  de  mettre 
dedans  n'importe  quelle  ébauche.  Fantin  lui  expédia  de  la 
sorte,  à  seule  lin  que  ces  cadres  ne  fussent  pas  taxés  comme 
neufs,  quatre  ou  cinq  peintures  de  sa  façon  :  ses  deux  sœurs 
assises  l'une  à  côté  de  l'autre  sur  un  canapé  ;  son  propre  por- 
trait, de  face  et  de  profil,  avec  la  palette  à  la  main,  puis  un 
portrait  de  son  camarade  Alphonse  Legros,  et  c'est  de  tous 
ces  morceaux,  brossés  à  la  hâte,  que  Courbet,  passant  un 
jour  par  Francfort,  disait  à  Scholderer,  que  «  ce  n'était  pas  là 
de  la  peinture  pour  les  bourgeois  »,  on  pesant  sur  celte  der- 
nière syllabe  de  toute  la  lourdeur  de  son  accent  franc-comtois. 
Fantin,  cependant,  ne  pouvait  pas  se  contenter  éternellement 


LA   VIE   ET    LA    CARIUÈRE   DU   PEINTRE.  19 


de  faire  des  copies  pour  des  particuliers  ou  de  faire  cadeau 
de  ses  essais  de  peinture  à  des  amis.  11  souhaitait  de  prendre 
contact  avec  le  public,  et  si  la  première  tentative  qu'il  avait 
faite  avait  assez  mal  tourné  lorsqu'il  avait  vendu  une  nature 
morte  à  l'hôtel  Drouot  pour  la  modique  somme  de  dix-sept 
francs,  il  pensait  pouvoir  espérer  mieux  de  tableaux  qui 
auraient  passé  par  le  Salon,  et,  si  souvent  qu'il  eût  entendu 
son  maître  lui  recommander,  à  lui  et  à  d'autres,  de  ne  se  lancer 
dans  la  mêlée  que  le  plus  tard  possible,  il  commençait  à 
trouver  que  l'heure  était  venue  d'essayer  de  marquer  sa  place 
au  soleil. 

Pour  la  première  fois,  en  18o9,  il  se  décida  à  affronter  les 
sévérités  du  jury,  et  le  fait  est  qu'elles  ne  lui  furent  pas  mé- 
nagées. Des  trois  tableaux  qu'il  avait  envoyés  :  un  portrait 
de  sa  sœur  lisant,  un  autre  de  lui-même  en  corps  de  chemise, 
et  ses  deux  sœurs  occupées  l'une  à  tapisser,  l'autre  à  lire, 
aucun  ne  fut  admis.  Alors,  pour  protester  contre  ce  refus  qu'il 
jugeait  immérité  et  qui  englobait  aussi  des  tableaux  de  Ribot, 
le  Piano  de  Whistler,  un  portrait  du  père  de  Legros,  par 
Legros,  etc.,  Bonvin,  le  plus  ancien  de  cette  petite  phalange 
indépendante,  plus  avancé  lui-même  dans  la  carrière  et  ayant 
forcé  les  portes  du  Salon  depuis  quelque  dix  ans,  Honvin, 
dis-je,  imagina  d'ouvrir  comme  une  petite  Elxposition  des  Re- 
fusés dans  ce  qu'il  appelait  son  «  atelier  flamand  »  de  la  rue 
Saint-Jacques,  et  Fantin  fut  représenté  là  par  deux  des  trois 
toiles  qu'il  s'était  vu  refuser  :  son  propre  {)ortrait  et  celui  de 
sa  sœur.  Quant  au  tableau  où  figuraient  ses  deux  sœurs,  force 
fut  de  l'écarter,  la  place  étant  strictement  mesurée  à  chacun 


20  FANTIN-LATOUR. 


des  exposants  dans  cet  étroit  local  et  Fantin  occupant  déjà 
largement  colle  qui  lui  était  attribuée.  N'était-ce  pas  dans  ce 
malheureux  groupe,  refusé  d'un  côté,  éliminé  de  l'autre,  que 
le  peintre  avait  pu  saisir  pour  la  dernière  fois  les  traits  de 
sa  sœur  Nathalie  qui,  cette  année-là  môme,  tomba  gravement 
malade  et  qu'il  fallut  interner  à  Charenton  où  elle  resta  plus 
de  quarante-quatre  ans,  jusqu'à  sa  mort  arrivée  en  1903? 

L'année  était  mauvaise  pour  Fantin  :  son  échec  au  Salon, 
la  maladie  de  sa  sœur,  l'existence  monotone  et  serrée  qu'il 
menait  dans  sa  famille,  tout  contribuait  à  lui  suggérer  des 
pensées  tristes,  à  le  décourager.  Heureusement  que  son  nouvel 
ami  Whistler  intervint  alors  et  le  décida  par  ses  instances 
affectueuses  —  «  Mon  cher  petit  Fantin,  lui  écrivait-il,  il  faut 
que  nulle  idée,  théorie  ou  autre  absurdité  ne  t'empêche  de 
venir  ici  de  suite  »  —  à  faire  le  voyage  d'Angleterre  où  lui- 
môme  et  son  beau-frère,  le  chirurgien  et  graveur  à  l'eau-forle 
Seymour  Haden,  se  feraient  une  joie  de  le  recevoir;  où  Fantin 
allait  trouver  une  vie  très  large,  très  luxueuse,  dont  il  fut  tout 
émerveillé  et  qui  le  remonta  singulièrement  en  changeant  le 
cours  de  ses  idées.  Que  de  surprises  et  d'exclamations  dans 
ses  lettres  à  ses  parents!  La  commodité  des  installations, 
l'abondance  de  la  chère  et  la  variété  des  menus,  qu'il  énu- 
mère  :  «  Nous  dînons,  quels  dîners!  Champagne  frappé  pour 
boisson,  tout  le  temps!  »  les  équipages  avec  cochers  pou- 
drés; les  cavaliers  et  les  amazones,  les  «  très  belles  dames, 
mais  sans  goût,  sans  chic  aucun  »,  qu'il  voit  défiler  à  Hyde- 
Park,  tout  l'enchante,  jusqu'à  la  société  des  exilés  français 
où  cela  l'amuse  d'entendre  mal  parler  de  l'empereur. 


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LA    VIE    ET    LA    CARRIÈRE    DU    PEINTRE.  21 


Mais  l'artiste  est  moins  émerveillé  que  le  jeune  homme;  il 
découvre  que  les  Anglais  n'aiment  que  les  tout  petits  tableaux, 
très  achevés,  comme  au  pointillé,  surtout  les  sujets  de  genre, 
drôle  ou  sentimental,  et  richement  encadrés.  A  la  National 
Gallery  même,  il  reste  sur  la  défensive  et  déclare  qu'il  n'ad- 
mire plus  autant  les  pointures  anciennes;  qu'au  Louvre,  à  force 
de  regarder,  il  était  devenu  indulgent  pour  tout,  tandis  qu'ici, 
en  face  de  tableaux  qu'il  regarde  pour  la  première  fois,  il  voit 
plus  juste  et  trouve  que  «  tout  n'est  pas  beau  »  :  Rembrandt, 
Canaletti,  Van  Eyck,  les  Vénitiens,  Cuyp,  voilà  ce  qu'il  a 
rencontré  de  meilleur,  et  surtout  un  merveilleux  Vélasquez, 
une  Chasse  de  Philippe  IV,  «  la  plus  belle  chose  et  la  plus 
vraie  qu'il  ait  jamais  vue  ».  Il  entend  trop  jouer  par  les  orgues 
le  Miserere  de  Verdi,  qui  finit  par  lui  porter  sur  les  nerfs, 
mais  il  se  console  en  écoutant  M'""  Haden  jouer  sur  le  piano 
la  fameuse  barcarolle  A'Oberon,  et  au  bout  d'une  dizaine  de 
jours  de  cette  existence  «  paradisiaque  »,  après  avoir  donné 
à  Seymour  Haden  deux  esquisses  que  son  hôte  tient  à  lui 
payer,  en  lui  commandant  do  plus  une  copie  à  faire  au  Louvre, 
il  se  prépare  à  rentrer  à  Paris  et  signe  audacieusement  sa 
dernière  lettre  :  «  Henri  Fantin-Latour,  qui  sait  bien  main- 
tenant ce  qu'il  vaut.  »  C'est  ce  qu'il  lui  restait  à  montrer. 


* 
*  « 


Les  Salons  de  peinture,  à  cette  époque,  s'ouvraient  seule- 
ment tous  les  deux  ans  :  aussi  Fantin  ne  renouvela-t-il  sa 
tentative  qu'en  1861,  et  cette  fois,  trois  de  ses  tableaux  sur 


22  FANTIN-LATOUR. 


quatre  furent  admis  par  le  jury,  trois  Eludes-  d'après  natvre 
qui  étaient  en  réalité  des  portraits  :  un  d'après  lui-même, 
un  autre  de  sa  sœur  Marie  lisant  et  enfin  celui  du  peintre 
anglais  Ridley.  (]e  jeune  étranger,  qu'il  avait  connu  par 
Whistler,  lui  avait  fait  connaître  à  son  tour  un  avocat  de 
Londres,  nommé  Edwards,  qui  s'occupait  beaucoup  de  beaux- 
arts,  avait  un  réel  talent  de  graveur  à  l'eau-forte  et  s'essayait 
aussi  à  faire  de  la  peinture.  Une  sympathie  réciproque,  qui 
s'était  vite  transformée  en  une  amitié  très  solide,  avait  tout 
de  suite  uni  Fantin  à  Edwards,  le  jeune  peintre  trouvant  un 
guide,  un  conseil  des  plus  sûrs,  des  plus  judicieux  dans  la 
personne  du  barrister  anglais.  Aussi  Fantin,  ayant  retraversé 
la  Manche  dès  cette  même  année  1861,  dut-il  se  partager 
entre  Seymour  Haden  àqui  il  portait,  sur  une  commande  que 
celui-ci  lui  avait  faite,  une  grande  copie  des  Noces  de  Cana 
(il  était  allé  le  joindre  à  Whitley,  dans  la  maison  du  peintre 
Hook,  où  Haden  était  en  villégiature)  et  Edwards  auprès  de 
qui  il  trouva,  à  Sunbury,  une  hospitalité  tout  à  fait  cordiale 
qui  lui  rappelait  la  vie  de  famille  —  «  à  la  différence  que  je 
ne  manque  de  rien  »,  ajoute-t-il  en  plaisantant  —  et  que  ren- 
daient encore  plus  agréables  pour  lui  la  présence  de  son 
ami  Ridley  et  l'agréable  talent  de  M""=  Edwards  sur  le  piano. 
C'est  pendant  ce  grand  mois  d'une  tranquillité  parfaite  qu'il 
peignit  des  natures  mortes  très  préférables,  pensait-il,  à 
celles  qu'il  avait  déjà  faites,  et  qu'il  commença  le  portrait  de 
M™**  Edwards  on  robe  blanche,  on  buste  :  «  Je  travaille,  écri- 
vait-il à  ses  parents;  le  portrait  avance,  c'est  en  train,  j'ai 
espoir.    »   Mais  si   grande   hâte   qu'il   y  mît.    il    no   put  pas 


LA    VIK    KT    LA    CARRIÈRH:    DU    PEINTRE.  !i3 

l'achever  avant  son  départ  et  il  ne  le  termina  que  trois  ans 
plus  tard,  toujours  à  Sunbury,  en  186i. 

Au  commencement  de  septembre,  il  était  de  retour  à 
Paris  et  courait  voir  la  chapelle  que  Delacroix  venait  de 
peindre  à  Saint-Sulpice  :  x  Malgré  ce  nouveau  chef-d'œuvre, 
malgré  les  admirables  choses  qu'il  y  a,  je  n'ai  pensé  qu'à  la 
bêtise  de  l'homme  qui,  sur  la  terre,  s'amuse  à  barbouiller 
des  murailles,  et  aux  autres  qui  trouvent  des  merveilles  à  un 
coup  de  brosse  qui  va  plutôt  d'un  côté  que  d'un  autre  »;  il 
allait  travailler  pendant  un  mois  à  l'atelier  de  Courbet  et  s'en 
échappait  bien  vite;  il  écrivait  enfin  lettres  sur  lettres  à 
Edwards  pour  lui  exprimer  sa  reconnaissance  et  continuait  de 
lui  confier  toutes  ses  angoisses,  tant  il  voyait  l'avenir  en 
noir,  tant  il  se  heurtait  à  des  refus  d'exposer,  personne,  à 
ce  qu'il  dit,  ne  voulant  de  sa  peinture.  «  Il  y  a  Paris;  vous 
savez  :  Paris!!!  Ce  mot  n'est  pas  d'un  patriote,  le  patrio- 
tisme n'est  pas  chez  moi;  mon  sang  est  trop  mélangé!  Paris, 
c'est  l'art  libre.  On  n'y  vend  rien,  mais  on  y  a  sa  libre  mani- 
festation et  des  gens  qui  cherchent,  qui  luttent,  qui  applau- 
dissent; on  y  a  des  partisans,  on  y  fonde  une  école;  l'idée  la 
plus  ridicule  comme  la  plus  élevée  y  a  ses  partisans,  etc.  Au 
fond,  un  endroit  atroce  pour  pouvoir  y  vivr(>'.  »  Et  cepen- 
dant il  y  vécut  sans  trop  de  chagrin,  il  y  demeura  même 
obstinément,  n'en  voulant  presque  jamais  sortir,  dans  ce 
Paris  qu'un  peu  plus  tard  il  donnera  à  Edwards  comme  une 
seconde  Athènes  :  «  Athènes  fut  comme  Paris,  folle  et  chan- 

1.  LeUre  à  Edwards,  du  23  novembre  1861. 


24  FANTIN-LATOUR. 


géante,   absurde  même,   mais  artiste,    aimant  le   dehors,  la 
forme,  la  couleur,  l'art  pour  l'art'.  » 

Les  années  suivantes  comptent  parmi  les  plus  tristes  de 
la  carrière  de  Fantin.  Ses  soubresauts  de  confiance  et  de 
découragement,  d'espoir  et  de  désespoir  le  rendent  le  plus 
malheureux  du  monde,  —  «  Vous  savez,  dit-il  à  Edwards,  c'est 
le  tourmenté  et  le  tourmenteur,  »  —  et  lorsqu'il  trouve  à  se 
débarrasser  de  quelques  natures  mortes,  il  lui  semble  qu'il 
fait  du  commerce  :  «  Je  n'ai  jamais  eu  plus  d'idées  sur  l'art 
dans  la  tête  et  je  suis  obligé  de  faire  des  fleurs!  En  les  fai- 
sant, je  pense  à  Michel-Ange,  devant  des  pivoines  et  des  roses. 
Cela  ne  peut  pas  durer.  »  Un  portrait  qu'il  a  fait  de  lui-même 
est  refusé  au  Salon  de  1863  et  il  l'expose  au  Salon  des 
Refusés  avec  sa  toile  :  Féerie,  qui  avait  eu  le  môme  sort, 
tandis  que  son  tableau  de  la  Lecture  avait  été  admis  au  Salon 
officiel.  Puis  le  voilà  s'acharnantde  nouveau  à  faire  des  natures 
mortes  pour  le  monde  grec  de  Londres,  où  Whistler  l'avait 
introduit,  fort  à  propos  d'ailleurs,  puisqu'une  brouille  surve- 
nue entre  celui-ci  et  son  beau-frère  Haden  empêchait  ce 
dernier  de  renouveler  à  Fantin  les  commandes  qu'il  lui  avait 
faites  :  «  Le  bonheur  n'est  pas  permis,  la  nécessité  commande. 
Allons,  marche,  paresseux  !  Il  est  huit  heures.  Au  Louvre!  »  Et 
quelque  autre  jour,  comme  un  tableau  de  son  ami  vient  d'être 
refusé  au  Salon,  contre  toute  justice  à  ce  qu'il  lui  semblait, 
avec  quelle  fierté  ne  s'écriait-il  pas  :  «  Whistler  m'a  montré 
un    côté   que  je   ne  lui    connaissais  pas  :  la   persistance,  la 

\.  Lettre  à  Edwards,  du  27  novembre  1864. 


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LA    VIE    ET    LA   CABRIÈHE   DU    PEINTRE.  25 

volonté.  Mais  pourquoi  s'occupe-t-il  de  :  Reçu  ou  pas  reçu? 
Laissons  cela  aux  hommes;  nous  autres,  nous  sommes  des 
artistes  '  »? 

Mais  1864  lui  réservait  d'assez  {^^randes  satisfactions. 
D'abord,  il  fait  recevoir  au  Salon  sa  première  très  grande 
toile  :  Hommage  à  Delacroix,  qui  fut  mal  placée,  peu  regar- 
dée et  très  critiquée,  mais  qui  enfin  avait  affronté  victorieuse- 
ment le  jury;  ensuite,  il  a  le  grand  honneur  d'être  admis  à 
VAcademi/  de  Londres  avec  deux  tableaux  de  fleurs;  enfin,  il 
peut  faire  un  troisième  voyage  en  Angleterre  où  il  retrouve, 
plus  vives  encore  qu'aux  années  précédentes,  les  mêmes 
jouissances  artistiques,  la  même  tranquillité  de  vie,  avec 
l'oubli  momentané  de  ses  préoccupations  continuelles  :  «  C'est 
le  Paradis,  écrivait-il  à  ses  parents.  Ce  sont  là  les  moments 
les  plus  heureux,  les  plus  calmes  que  j'aie  jamais  eus;  mais 
je  sens  que  l'on  s'endort  dans  cette  vie-là,  que  cela  est  trop 
tôt;  cela  devrait  arriver  plus  tard...  »  Et  non  seulement  il  est 
accueilli  à  bras  ouverts,  mais  il  trouve  là  le  placement  de 
nombreux  tableaux,  en  particulier  de  la  Scène  de  TannhivAiser 
(le  Vénusberg)  qui  avait  été  reçue  cette  môme  anuée  au  Salon 
et  qu'il  retoucha  avant  de  la  vendre  à  M.  lonidès,  avec  deux 
tableaux  de  fleurs  :  «  Vous  ne  vous  imaginez  pas  comme  le 
voyage  fait  du  bien,  écrit-il  à  sa  mère.  Cela  change,  cela 
fait  faire  des  progrès  et  vous  donne  de  l'assurance,  avec  la 
vraie  opinion  sur  soi.  »  Il  n'y  a  qu'un  seul  point  noir  dans  ce 
tableau  enchanteur,  c'est  qu'il  avait  accepté  d'aller  chez  des 

!.  Lettre  à  Edwards,  du  15  mai  186!*. 


FANTIN-LATOUR. 


amis  de  Whistler,  «  à  cent  lieues  de  Londres  »,  dans  un  château 
très  triste  du  Lancashire,  et  lui-même  étant  encore  plus  triste 
que  le  château,  puis  de  peindre  là  le  portrait  d'une  dame  qu'il 
fallait  absolument  rajeunir,  ce  qu'il  est  tout  étonné  d'avoir 
entrepris,  mais  ce  qu'il  jure  bien  de  ne  jamais  recommencer. 
«  A  Sunbury,  je  vais  me  reposer  et  faire  mes  bouquets  avec 
plaisir  et  tout  doucement;  je  vais  tâcher  de  faire  de  bonne 
peinture,  car  j'ai  des  remords  de  mon  portrait;  c'est  horrible 
de  faire  des  portraits  pour  plaire  au  public.  Ah  !  que  je  t'ai 
plaint,  papa,  d'avoir  passé  tant  de  temps  à  faire  ce  métier! 
Que  c'est  affreux'  !  » 

Et  dès  qu'il  a  regagné  Paris,  avec  quelle  effusion  ne  re- 
mercie-t-il  pas  ses  hôtes  des  longs  jours  de  tranquillité  qu'il 
leur  doit!  «...  Moi,  dit-il,  je  reste  à  songer.  Je  suis  à  Sunbury, 
mon  cher  monsieur  Edwards.  Vous  ne  saurez  jamais  quel 
bonheur,  quel  beau  temps  j'ai  passé  auprès  de  vous,  ne  pou- 
vant vous  donner  une  idée  de  moi,  de  mon  éducation,  de 
mes  premières  années,  de  ma  pauvre  et  tourmentée  exis- 
tence, de  mon  pauvre  esprit,  tout  nerveux;  toujours  replié 
sur  moi-môme;  de  ma  vie,  toujours  seul,  toujours  aspirant 
au  bonheur,  à  la  gloire,  à  l'art;  jamais  content,  jamais  satis- 
fait. J'ai  trouvé  chez  vous  le  premier  repos  ;  vous  avez  été 
pour  moi  ce  que  j'avais  toujours  désiré,  me  supportant  sans 
rien  laisser  paraître  de  l'ennui  que  de  certaines  natures  comme 
la  mienne  doivent  causer*.  »  Sur  ces  entrefaites,  arrive  à 
Paris  Rossetti,  le  peintre  préraphaélite,  que  Pantin  se  repro- 


i.  Lettre  à  ses  parents,  du  li  septembre  1864. 
â.  Lettre  à  Edwards,  du  H  octobre  1864. 


LA    VIR    ET    LA    CARRIÈRE   DU    PEINTRE.  27 

chait  d'avoir  quitté  trop  brusquement,  sans  être  allé  le  re- 
mercier, après  toutes  les  amabilités  qu'il  avait  reçues  de  lui 
à  Londres,  et  pour  réparer  «  sa  grossièreté  »,  il  se  met  à  la 
disposition  du  voyageur;  il  le  promène  et  le  conduit  partout: 
au  Louvre,  au  Luxembourg,  chez  Manet,  chez  Courbet,  à 
l'Exposition  de  Delacroix,  etc.,  sans  jamais  se  lasser  de  ré- 
pondre à  toutes  les  explications  que  l'étranger  lui  demande. 
«  Il  m'a  fait  entendre  que,  pour  moi,  je  ne  faisais  rien  d'assez 
achevé.  Cela  est  vrai,  je  le  sens  bien,  mais  je  le  sens  :  on  ne 
doit  faire  que  comme  l'on  peut.  Je  suis  trop  irritable,  trop 
changeant,  mais  j'aurai  peut-être  les  bénéfices  de  mon  orga- 
nisation. On  ne  se  refait  pas'.  » 

Bref,  lorsqu'il  eut  fini  de  flâner,  de  courir  Paris  en  tout 
sens,  allant  chez  Manet  où  il  dîne  avec  Bracquemond,  Cordier 
et  Duranty,  puis  chez  ce  dernier,  où  il  parle  en  exalté  et  se 
rend  compte  qu'on  doit  le  croire  «  un  peu  fou  »,  il  se  remet 
au  travail,  il  entreprend  un  grand  tableau  où  il  groupe  des 
amis,  pensant  faire  ainsi  le  pendant  de  son  Hommage  à 
Delacroix,  un  tableau  que  Whistler,  tout  heureux  d'y  figurer 
au  premier  plan,  en  costume  japonais,  déclarait  d'avance 
splondide,  un  tableau  :  le  Toast,  qui  causa  au  peintre  une  peine 
infinie  et  dont  il  fut  si  mal  satisfait,  quand  il  le  vit  au  Salon 
de  1865,  qu'il  le  détruisit  sur  l'heure  et  n'en  conserva  que  de 
modestes  fragments.  «  Voilà  à  la  pendule  minuit  qui  sonne, 
avait-il  écrit  à  ses  amis  de  Sunbury  le  31  décembre  1864. 
Allons!  voilà  64  fini,  fini!  186o,  1865;  que  diable  qu'est-ce 

1.  Lettre  à  Edwards,  du  27  novembre  1864. 


28  FANTIN-LATOUR. 


que  cela  va  être  que  1865  pour  nous?  Cela  me  remue  beau- 
coup. J'ai  écouté  et  compté  les  douze  coups  à  la  pendule  et 
je  me  suis  dit  :  Ouf,  ça  y  est,  c'est  fini  !  Eh  bien  !  quoi  65  ? 
Oh  !  que  cela  me  fait  de  mal  l'anxiété  de  cette  année,  cette 
Exposition,  ce  travail  effrayant  à  faire!  Oh!  que  je  suis 
fatigué!  Enfin,  c'est  la  fatalité...»  Mais,  en  somme,  l'année 
1865,  qu'il  paraissait  tant  redouter,  ne  lui  avait  pas  été  trop 
défavorable  puisqu'il  avait  eu  un  tableau  considérable 
admis  au  Salon  et  qu'après  tout  c'est  lui  qui  s'était  montré 
très  sévère  envers  lui-même  au  lieu  que  ce  fussent  les  jurés 
officiels. 

Un  instant  il  avait  cru  qu'il  lui  serait  loisible  de  retour- 
ner cette  année-là  en  Angleterre,  et  il  projetait  de  faire  un 
tableau  où  ses  hôtes  et  des  amis  poseraient  en  plein  air, 
déjeunant  sur  l'herbe,  un  tableau  qu'il  intitulerait  le  Pique- 
Nique  et  qu'il  signerait  de  Sunbury-on-T liâmes,  tant  le  sou- 
venir de  Sunbury  le  charmait,  le  faisait  pleurer  même  en  en- 
tendant M""^  Manet  jouer  une  sonate  de  Beethoven  comme 
Mme  Edwards  le  faisait  à  Sunbury,  par  un  beau  soir  d'été  qui 
lui  rappelait  les  soirées  anglaises.  Il  aurait  tenu  à  faire  un 
grand  tableau  de  ce  genre  pour  se  relever  de  l'échec  du  Toa.ft, 
pour  ne  pas  atteindre  en  flâneur  sa  trentième  année  qui 
approchait  :  «  Des  figures  en  plein  air  sur  le  vert,  comme 
on  pourrait  faire  une  belle  chose  !  »  écrivait-il  au  printemps 
de  1865;  ou  encore  :  «  Savez- vous  que  cela  ferait  très  bien  à 
Paris,  un  tableau  anglais?  »  Mais  il  ne  fut  pas  libre  de 
quitter  Paris,  et  du  reste,  la  difficulté  de  travailler  en  plein 
air,  avec  le  soleil,  les  nuages,  le  temps  qui  change,  l'aurait 


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LA    VIE    ET    LA   CARRIÈRE   DU    PEINTRE.  29 


Sûrement  détourné  d'entreprendre  ce  tableau,  car,  comme  il 
le  dit  à  Edwards,  «  il  a  horreur  des  mouvements,  des  scènes 
animées,  il  voudrait  toujours  faire  des  portraits,  des  person- 
nages les  uns  à  côté  des  autres,  pour  faire  le  mieux  possible 
des  études  de  tètes,  de  mains,  de  plis  d'étoffe'  ». 

Cette  idée  d'un  groupe  le  hantait  pourtant  toujours  et 
c'est  sa  propre  famille  qu'il  parlait  un  peu  plus  tard  de  pein- 
dre, en  y  joignant  Edwards  qui  avait  accepté  de  venir  poser, 
«  quoique  le  Salon,  ajoutait-il,  n'eût  plus  le  don  de  l'inté- 
resser »;  mais  à  la  réflexion,  la  sagesse  l'emporte,  il  renonce 
à  ce  grand  projet  et  se  résout  à  faire  de  simples  natures  mortes 
et  des  études,  très  sûr  qu'il  est,  dit-il,  qu'en  continuant  de  tra- 
vailler encore  pour  apprendre  et  par  amour  de  l'art,  il  réussira 
à  vivre  tranquillement,  à  son  aise,  en  se  fortifiant  de  jour  en 
jour  dans  la  technique  de  son  art.  Et  c'est  ainsi  qu'au  lieu  d'une 
grande  scène  il  envoya  au  Salon  qui  allait  s'ouvrir  des  fleurs 
et  des  fruits  qu'il  vendit  par  la  suite  en  Angleterre,  plus  un 
portrait  de  sa  sœur  lisant  qu'il  ne  traita  pas  moins  sévèrement 
que  le  Toast.  Il  était  décidément  dans  une  période  d'énervement, 
encore  que  ses  deux  tableaux  eussent  été  bien  placés,  et  écri- 
vait à  Edwards,  peu  après  l'ouverture  du  Salon  :  «  Je  suis 
resté  quelque  temps  à  songer  sur  ce  qui  s'était  passé  là-bas, 
aux  opinions,  aux  critiques.  Plein  de  mépris  pour  tout\  puis 
me  disant  que  cela  est  ainsi,  qu'il  ne  faut  pas  s'occuper 
d'autre  chose  que  de  peindre;  la  misanthropie  la  plus  grande, 

1.  Lettre  du  26  juin  1865. 

2.  «  Pour  tout  »  est  bientôt  dit,  mais  c'était  trop  dire,  car  il  excepte  aus- 
sitôt de  ce  mépris  général  Courbet,  Corot,  Millet,  Rousseau,  etc. 


30  FANTIN-LATOUR. 


Je  ne  sais  si  c'est  la  maladie  qui  vient,  mais  je  suis  dégoûté  de 
tout,  je  me  sens  personnel,  seul  de  mon  opinion'...  » 

Cependant  l'heure  approchait  où  Fantin  allait  renverser  la 
fragile  barrière  qui  le  séparait  encore  du  monde.  Ne  s'avisa-t-il 
pas,  par  une  sorte  de  défi  aux  jurés  comme  au  public,  de 
peindre,  pour  envoyer  au  Salon  de  1867,  le  portrait  de  ce 
peintre  dont  les  œuvres  provoquaient  chaque  année  ou  les 
colères  du  jury  ou  les  éclats  de  rire  de  la  foule,  le  portrait  de 
ce  Manet  qui,  l'année  précédente,  avait  encore  vu  ses  deux 
tableaux  refusés,  dont  un  fifre  des  valtigeurs  de  la  garde  impé- 
riale que  Fantin  jugeait  «  très  bien,  simple,  très  franc  et  très 
agréable  »  ?  Or,  ce  portrait,  merveilleusement  peint,  d'un 
homme  élégant  de  sa  personne  et  dont  la  tenue  et  le  physique 
contrastaient  avec  l'idée  que  les  nigauds  avaient  dû  se  faire 
de  lui  d'après  ses  tableaux,  excita  la  curiosité  générale  et  fut 
un  des  succès  du  Salon.  Que  les  choses  avaient  changé  en 
deux  ans,  depuis  le  jour  où  Fantin  écrivait  à  Edwards  à  pro- 
pos du  Toast  :  «  Je  n'ai  jamais  eu  autant  de  gens  s'occupant 
de  moi  :  ce  sont  des  méchancetés  inouïes  partout,  par 
exemple!  Grâce  à  mon  sujet  et  au  portrait  de  Manet  dedans. 
Nous  sommes  toujours  ensemble  :  on  est  plus  violent  pour 
lui,  mais  plus  méchant  pour  moi!  »  Cette  fois-ci,  ils  se  pré- 
sentaient encore  de  compagnie,  mais  les  méchancetés  avaient 
cessé  ;  les  compliments  commençaient  et  tel  fut  l'effet  produit 
par  ce  portrait  que  Fantin  reçut  presque  sur  l'heure  des 
propositions  tout  à  fait  inespérées. 

1.  Loltrodu  14  mai  1866. 


LA    VIE   ET   LA   CAKUIÈllE   DU    PEINTRE.  31 

Par  son  canicirado,  un  peu  plus  âgé  que  lui,  l'estimable 
peintre  de  chasses,  comte  Albert  de  Ballcroy,  qui  figure  dans 
V Hommage  à  Delacroix^  il  s'était  trouvé  en  rapport  au  Louvre 
avec  la  duchesse  de  Fitz-Jamcs  qui  cultivait  également  la 
peinture,  et  celle-ci  lui  demanda  de  composer  un  tableau  des 
plus  considérables.  «  La  vie  prend  un  tout  autre  aspect, 
écrivait-il  à  Edwards  le  28  août  1867.  J'ai  le  bonheur  d'avoir 
dans  ce  moment  du  travail  et  des  chances  d'en  avoir  dans 
l'avenir.  Je  viens  de  l'Anjou,  du  château  de  M.  de  Fitz- 
James',  dont  j'ai  fait  ici  la  femme  et  les  quatre  enfants. 
J'ai  été  là-bas  quatre  jours  pour  disposer  un  tableau  qui  doit 
représenter  sa  mère  et  ses  quinze  petits-enfants  autour 
d'elle,  un  tableau  dans  la  donnée  de  celui  de  Delacroix.  Au 
lieu  de  mes  camarades,  ce  sont  tous  ses  petits-enfants,  depuis 
l'âge  de  deux  ans  jusqu'à  vingt  ans.  J'ai  petits  garçons  et 
petites  filles,  demoiselles,  jeunes  gens,  et  beaucoup  sont  char- 
mants; puis,  comme  personnages,  ce  sont  les  plus  grands 
noms  de  la  noblesse  :  la  duchesse  douairière  de  Fitz-James, 
les  deux  enfants  du  baron  de  Charette,  qui  commande  les 
zouaves  pontificaux  (il  est  descendant  du  célèbre  Vendéen), 
les  cinq  enfants  du  comte  de  Biron,  les  quatre  du  duc  de 
Salviati,  grande  famille  italienne,  et  les  quatre  à  refaire  du 
duc  de  Fitz-James.  Voyez,  est-ce  étonnant  d'être  lancé  dans 
ce  monde-là!  Je  me  demande  comment,  je  n'y  comprends 
rien.  Tout  cela  provient  du  Portrait  de  Manet...  » 

Mais  ce  grand  tableau,  déjà  préparé,  ne  reçut  jamais  de 

1.  Le  château  de  la  Lorie,  près  de  Segré. 


32  FANTIN-LATOUR. 


commencement  d'exécution,  et  le  peintre  qui  se  promettait  de 

redoubler  d'efforts  pour  surmonter  les  difficultés  d'une  pareille 

tâche,  qui  se  sentait  du  reste  en  verve  après  avoir  passé  deux 

grands  mois  à  faire  des  portraits,  n'eut  pas  l'occasion  de  se 

distinguer  «  en  allant  toujours  au  vrai  »  pour  réagir  contre 

tout  ce  qui  lui  paraissait  faux  dans  ce  temps-là.  C'est  lui  qui 

recula  devant  cette  grosse  besogne,  effrayé  qu'il  était  d'avoir 

à  faire  poser  tant  d'adolescents  et  de  bambins  qui  auraient 

été  d'assez    mauvais   modèles,   et  il  donne   très    nettement 

les  raisons  de  son  refus  dans  la  lettre  qu'il  écrivit  alors  à  la 

duchesse  douairière  de  Fitz-James  :   «  M'étant  convaincu  de 

la  très  grande  difficulté  du  tableau  que  je  devais  faire  de  vos 

petits-enfants,  je  me  vois  forcé  de  renoncer  à  mon  entreprise, 

sentant  la  tâche  au-dessus  de  mes  forces.  Dans  un  moment 

aussi  important  pour  ma  réputation,  je  craindrais  de  ne  pas 

réussir  ce  tableau,  ce  qui  me  ferait  le  plus  grand  tort  pour 

l'avenir.   Après  mon  voyage  à  la  Lorie  et  à  Fontenay,  j'ai 

reconnu  l'impossibilité  d'une  pareille  œuvre,  surtout  à  cause 

du  nombre  d'enfants  et  de  la  difficulté  de  les  faire  poser...  » 

Whistler,  hélas!  avait  parlé  trop  vite  lorsqu'il  avait  dit  à 

son  ami  :  «  Je  regrette  bien  que  tu  ne  puisses  venir  me  faire 

une   visite  ;   seulement  la  cause  fait  que  je  t'en  félicite.  Te 

voilà  maintenant  vraiment  lancé  dans  le  grand  monde.  Bravo! 

mon  cher,  j'en  suis  très  heureux,  et  je  suis  sûr  que  le  tableau 

que  tu  vas  faire  et  dont  tu  me  parles  sera  une  bien  belle 

chose.  Envoie-moi  un  croquis  dès  que  tu  l'auras  arrangé  !  » 

Les  seules  toiles  que  Fantin  termina  de  ce  côté,  dès  l'été  de 

1867,  sont  le  portrait  de  la  duchesse  Edouard  de  Fitz-James  et 


o 
y. 


—    — 


LA    VIE   ET    LA    CARRIÈRE   DU    PEINTRE.  33 


ceux  de  ses  deux  jeunes  fils,  de  ses  deux  jeunes  filles.  Après 
le  château  de  la  Lorie,  un  autre  château  s'ouvrit  devant  lui, 
celui  de  Fontenay-Trésigny,  en  Seine-et-Marne,  où  la  comtesse 
de  Biron,  belle-sœur  de  la  duchesse  de  Fitz-James,  pria 
Fantin  de  venir  ébaucher  le  portrait  de  sa  propre  fille,  afin 
de  le  terminer  ensuite  à  Paris  ;  et  ce  court  séjour  dans  la  Bric 
lui  fut  presque  plus  avantageux  que  sa  longue  station  dans 
l'Anjou,  puisqu'enplusdu  portraitde  M""  Marguerite  de  Biron, 
qu'il  se  vit  contraint  de  ne  pas  exposer,  il  recueillit  là  plu- 
sieurs commandes  de  portraits  qu'il  exécuta  par  la  suite  :  ceux 
de  M'"^  de  La  Panouse,  de  M""  de  Chaubry,  de  M""  Dcmachy 
et  de  son  jeune  frère,  des  deux  MM.. de  Bonneval...  Au  fond, 
Whistler  ne  voyait-il  pas  juste  lorsque,  vers  la  même  époque 
il  écrivait  joyeusement  à  son  ami  :  «  Nous  deux,  nous  pre- 
nons les  devants.  C'est  comme  aux  grandes  courses,  comme 
au  Derby.  C'est  le  pur  sang  qui  gagne!  Je  crois  que  nous 
pouvons  maintenant  en  être  sûrs.  Le  champ  est  à  nous  »? 


* 
*  * 


Non,  Whistler  ne  se  trompait  pas  en  poussant  ce  cri  de  joie 
dans  un  accès  de  franchise  et  d'amour-propre;  mais  Fantin 
était  plus  réfléchi,  plus  modeste  aussi.  Pour  lui,  entre  eux 
tous,  les  peintres  indépendants,  qui  s'appelaient  alors  les  réa- 
listes, qui  s'appelleront  plus  tard  les  impressionnistes,  en  révolte 
contre  la  règle  académique  ou  les  lois  de  la  mode,  il  n'y  avait 
pas  de  chef;  il  n'y  avait  que  des  camarades  réunis  par  leurs 
idées  d'indépendance,  mais  bataillant  chacun  à  sa  manière,  en 

5 


34  FANTIN-LATOUR. 

touto  liberté  d'action,  sans  se  ranger  sous  aucune  bannière, 
fût-ce  celle  de  Courbet,  car  Fantin,  tout  en  rendant  hommage 
aux  puissantes  qualités  du  peintre,  n'avait  pas  pu  demeurer 
plus  d'un  mois  dans  l'atelier  du  maître  d'Ornans.  Et  jamais 
l'idée  qu'il  pût  y  avoir  un  chef  parmi  eux  ne  le  choquait 
davantage  que  lorsqu'on  prétendait  l'affubler,  lui,  de  ce  titre, 
comme  Legros  avait  essayé  de  le  faire  :  «  A  propos  du  chef 
d'école,  c'est  comique,  écrit-il  à  Edwards,  le  2  janvier  1867. 
Voilà  bien  les  histoires  de  Legros;  voilà  près  de  deux  ou  trois 
ans  qu'il  dit  la  même  chose.  Je  lui  ai  dit  ceci  à  Paris,  à  son 
dernier  voyage  :  «  Voyons,  c'est  bête;  c'est  un  titre  que  le 
«  public  donne,  on  ne  le  prend  pas;  aujourd'hui,  c'est  Manet 
«  que  l'opinion  prend  pour  le  chef,  et  c'est  en  effet  celui  qui  a 
«  le  plus  occupé  les  masses.  »  A  ce  compte-là,  et  s'il  avait  suffi 
de  ne  pas  fuir  le  tapage  et  de  violenter  le  public  pour  obtenir 
un  titre  dont  Fantin  ne  voulait  absolument  pas  pour  lui-même, 
est-ce  qu'à  son  défaut  Whistler  n'aurait  pas  pu,  sinon  l'acca- 
parer, du  moins  le  partager  avec  l'auteur  de  Lola  de  Valence? 
Fantin  n'avait  donc  pu  rien  envoyer  au  Salon  de  1868; 
c'était,  comme  il  le  dit  avec  philosophie,  une  année  de  perdue 
à  rattraper;  il  s'y  employait  de  toutes  ses  forces,  mais  sans 
ligne  de  conduite  bien  arrêtée,  et  quoiqu'il  fît  de  belles  pro- 
testations dans  ses  lettres,  affirmant  qu'il  considérait  tout  le 
temps  passé  comme  une  école  :  école  d'étude  d'art,  école 
d'après  nature,  école  de  l'espèce  humaine,  —  c'est  de  celle-là, 
disait-il,  qu'il  était  le  plus  dégoûté;  —  quoiqu'il  déclarât  rester 
à  la  fois  «  l'étudiant  des  œuvres  du  passé,  au  Louvre,  et  l'éco- 
lier de  la  nature  »,  il  travaillait  d'une   façon   incertaine  et 


LA   VIE   ET   LA   CARRIÈRE  DU   PEINTRE.  38 


n'arrivait  pas  à  se  contenter  lui-même,  car  il  réserva  le  môme 
sort  aux  deux  toiles  peintes  pour  le  Salon  de  1869.  Il  détruisit 
aussi  bien  le  Lever,  qui  avait  été  admis  et  représentait  une 
femme  s'éveillant,  entourée  de  servantes  empressées  à  la  parer 
sous  les  rayons  du  soleil  levant,  que  le  tableau  :  Reflets 
d'Orient,  qui  avait  été  refusé  et  montrait  Schumann  rêvant  aux 
délicieux  morceaux  de  piano  qu'il  intitula  de  la  sorte.  «  Der- 
rière lui  et  autour  de  lui  je  montre  au  spectateur  les  caprices 
de  son  rêve  :  c'est  le  reflet  d'Orient.  Dans  le  vague  on  voit 
un  intérieur  de  harem  où  dansent  des  aimées,  intérieur  éclairé 
par  des  lanternes;  autour  de  l'aimée,  des  femmes  font  de  la 
musique.  Par  une  fenêtre  entri;  un  rayon  de  lune  qui  vient 
mêler  sa  lumière  blanche  et  bleue  aux  lumières  rose  doré  des 
lanternes;  c'est  un  fond  très  vaporeux  où  se  combinent  le  bleu 
et  le  rose  doré,  couleurs  qui  me  semblent  très  propres  au 
poétique  de  la  scène.  Entreprise  difficile.  Que  voulez-vous? 
Je  sens  que  je  suis  dans  mon  chemin;  je  sens  en  travaillant 
que  peu  m'importe  l'opinion  et  tout  le  reste.  Je  me  fais  plat' 
sir\..  »  Finalement,  de  toute  cette  scène,  amoureusement 
combinée,  il  ne  conserva  que  deux  figures  découpées  qu'il  inti- 
tulait Tune  l'Aurore,  l'autre  la  Nuit,  et  dont  il  fit  cadeau  par  la 
suite  à  son  ami  Edmond  Maître.  Triste  année,  en  somme,  que 
cette  année-là  et  où  le  sort  semblait  narguer  le  jeune  peintre  : 
ne  découvrait-il  pas  au  Salon,  sous  une  signature  inconnue 
de  lui,  certain  tableau  de  renoncules  qu'il  avait  donné  autre- 
fois à  un  camarade  et  qui  figurait  là  en  meilleure  place  que 
son  propre  envoi,  relégué  sous  les  frises? 
I.  Lettre  à  Edward»,  du  H  mars  18H9. 


36  PANTIN-LATOUR. 


Aussi  quel  découragement  perce  alors  dans  ses  lettres!  «  Je 
travaille  pourtant  beaucoup,  me;me  trop;  j'ai  constamment  des 
rages  de  travail  et  je  n'avance  à  rien.  Depuis  le  printemps, 
j'ai  fait  beaucoup  de  natures  mortes;  je  vais  en  même  temps 
au  Louvre  et  tout  cela  ne  mène  à  rien  de  sérieux  :  une  com- 
mande de  temps  en  temps,  à  peine  de  quoi  vivre.  Si  je  n'étais 
incapable  de  faire  autre  chose,  je  renoncerais.  Le  Salon  der- 
nier a  été  pitoyable  :  un  tableau  refusé  ;  l'autre  est  entré  par 
pitié,  placé  tout  en  haut  et  a  excité  la  critique  générale.  Les 
gens  les  mieux  disposés  pour  moi  n'osaient  pas  m'en  parler. 
Pensez,  quand  ces  deux  tableaux  sont  rentrés  chez  moi,  com- 
bien ils  étaient  tristes  à  voir.  L'auteur  a  tant  de  raisons  pour 
découvrir  des  défauts  en  plus  de  tous  ceux  qu'on  lui  montre  ! 
Il  faut  être  bien  certain  que  c'est  encore  le  seul  travail  qu'on 
peut  faire,  pour  continuer'.  »  Encore  un  effort,  et  les  choses 
allaient  complètement  changer  de  face  :  en  envoyant  au  Salon 
de  1870  une  grande  toile  où  il  avait  représenté  Manet  tra- 
vaillant au  milieu  d'amis  qui  le  regardent  peindre,  Fantin  allait 
retrouver,  plus  général  encore  et  presque  sans  restriction,  le 
succès  qu'il  avait  obtenu  trois  ans  plus  tôt,  avec  le  portrait  du 
môme  peintre.  Et  lui-même  en  avait  le  secret  pressentiment 
lorsqu'il  écrivait  à  Edwards,  dès  le  7  avril  :  «  Que  ce  serait 
agréable,  dites-moi,  de  venir  voir  ensemble  notre  Exposi- 
tion, car  au  fond  (je  n'ose  pas  trop  le  dire,  ayant  peu  de 
chance),  il  me  semble  que  mes  efforts,  cette  année,  devront 
être  remarqués!  Si  cela  n'était  pas,  je  serais  très  malheu- 
reux. » 

1.  LeUre  à  Edwards,  du  14  septembre  1869. 


I,  K     JUGKME.NT     DE     P  A  II  I  S 


Oessiii  au  crayon,  ré|)lii|ue  plus  poussée  du  crocpiis  fait  au  clii\t«au  de  Fontenay-Trésigny 

le  12  Novembre  180". 
Tiré  d'un  album  de  crii|uis  du  peintre,  au  Musée  du  Luxembourg. 


LA    VIE    ET    LA    CARRIÈRE   DU  PEINTRE.  37 

Mais  si  cet  Atelier  aux  Batignolles,  par  ses  dimensions  et 
les  personnages  mis  en  scène,  attirait  davantage  l'attention 
du  public,  l'autre  tableau  envoyé  par  Fantin  au  Salon  de  1870, 
la  Lecture,  où  figuraient  sa  future  femme  et  sa  future  belle- 
sœur,  n'était  pas  moins  apprécié  des  connaisseurs,  de  ceux- 
là  mêmes  qui  l'avaient  combattu  jusqu'alors,  comme  l'écrit 
l'artiste,  tout  étourdi  par  une  réussite  qui  dépassait  ses  espé- 
rances. Finalement,  la  troisième  médaille  qui  lui  fut  alors 
accordée  par  le  jury  devait  récompenser  indistinctement  l'une 
et  l'autre  de  ces  deux  toiles;  mais  la  mention  n'en  fut  accro- 
chée que  sur  la  plus  petite  et  la  moins  bien  placée  :  la  Lec- 
ture, comme  si  les  jurés  eussent  gardé  rancune  à  leur  justi- 
ciable d'avoir  encore  choisi  Manet  pour  personnage  principal 
de  son  grand  tableau. 

C'est  enfin  la  vogue  assurée  pour  le  peintre  et  les  com- 
mandes semblent  devoir  affluer,  lorsque  la  guerre  éclate  entre 
la  F'rance  et  l'Allemagne  et  remet  tout  en  question.  «  J'étais 
en  train  de  concevoir  de  grands  projets  pour  le  Salon,  et  voilà 
tout  arrêté,  l'argent  manque,  les  commandos  aussi...  »  écri- 
vait Fantin  à  Edwards  le  30  juillet,  avant  même  que  n'eussent 
commencé  nos  désastres,  mais  en  témoignant  déjà  de  cette  sainte 
horreur  de  la  guerre  qu'il  semblait  avoir  héritée  de  son  grand- 
père,  le  colonel  d'artillerie.  «  Adieu,  mon  cher  Edwards;  je 
vous  prie  de  présenter  mes  respects  à  Madame;  dites-lui  com- 
bien je  serais  désireux  de  lui  entendre  jouer  ces  sonates  de 
Beethoven.  Qui  sait,  avec  les  événements,  si  je  ne  serai  pas 
obligé  de  chercher  un  refuge  en  Angleterre?  L'avenir'?...  » 
1.  Lettre  du  30  juillet  1870. 


38  FANTIN-LATOUR. 


Non,  il  ne  chercha  pas  de  refuge  en  Angleterre  et  passa  tout 
le  temps  du  siège  à  Paris,  à  côté  de  son  père,  mais  dans  la 
situation  la  plus  pénible,  obligé  de  rester  couché  par  les  froids 
les  plus  rigoureux  pour  ne  pas  geler  dans  sa  chambre  sans  feu 
et  travaillant  toujours,  tantôt  dessinant  dans  son  lit  en  se 
prenant  lui-même  pour  modèle,  tantôt  peignant  de  mémoire 
ou  d'inspiration,..  Enfin,  la  guerre  est  finie  et  la  Commune 
n'est  pas  encore  proclamée.  Au  commencement  de  mars, 
Fantin  voit  arriver  son  ami  Edwards,  comme  une  providence. 
En  trouvant  là  tant  d'esquisses,  de  fleurs,  de  natures  mortes, 
le  harrister  anglais,  à  qui  la  suppression  et  le  rachat  de  sa 
charge  d'avoué  de  la  marine  laissaient  le  champ  libre,  devina 
qu'il  y  avait  un  coup  de  fortune  à  tenter  :  il  débarrassa 
le  peintre  de  toutes  ces  toiles  qui  l'encombraient,  les  dirigea 
sur  Londres  et  entreprit  de  les  vendre  à  des  amateurs 
anglais. 

L'affaire  dut  tourner  assez  vite  selon  les  vœux  d'Edwards, 
car  moins  de  trois  mois  après,  il  proposait  à  Fantin  d'acquérir 
également  V Atelier  aux  Batignolles,  et  c'était  là  une  véritable 
aubaine  pour  le  jeune  peintre  qui  ne  pouvait  absolument 
pas  suffire  à  ses  charges  de  famille.  «  .l'accepte  avec  grand 
plaisir,  disait-il  à  son  ami  le  G  juin  1871,  au  lendemain  de 
la  Commune  ;  j'accepte  avec  grand  plaisir  ;  vous  me  tirez 
littéralement  de  la  peine;  cela  me  remettra  complètement  et 
me  sortira  de  toutes  les  difficultés  du  moment  :  je  serai  en 
mesure,  non  seulement  pour  la  vie  de  chaque  jour,  mais 
encore  je  pourrai  payer  les  cinq  loyers  que  j'ai  en  arrière  et 
la  pension  de  ma  sœur  qui  est  dans  une  maison  de  santé.  Je 


LA   VIE    ET    LA    CARRIÈRE    DU    PEINTRE.  39 

ne  saurais  trop  vous  remercier;  je  vous  devrai  beaucoup  de 
me  tirer  de  là.  »  Et  de  même  qu'il  s'était  senti  comme  à  bout 
de  forces,  comme  écrasé  sous  les  coups  réitérés  des  événe- 
nements,  de  même,  aussitôt  qu'il  se  voit  débarrassé  des 
inquiétudes  pour  l'avenir,  il  reprend  courage  et  retrouve  sa 
belle  ardeur  au  travail.  «  Il  faut  bien  espérer,  disait-il  dans 
la  môme  lettre,  que  l'avenir  sera  plus  calme  et  que  Paris 
pourra  reprendre  un  peu  d'activité.  Vous  savez  que  c'est  ici 
qu'il  faut  que  je  me  fasse  une  position,  et  j'y  ai  déjà  tellement 
lutté!  Au  prochain  Salon,  je  veux  me  présenter  avec  un 
tableau  important,  on  doit  pouvoir  prendre  sa  place...  Pour 
les  choses  de  la  vie,  je  suis  bien  décidé.  Qu'est-ce  que  le 
temps?  Rien.  L'avenir  est  à  moi,  il  me  faut  seulement  passer 
quelques  jours  difficiles.  Il  y  aura  encore  des  jours  pour  la 
peinture  en  France,  et  je  les  veux  à  moi.  » 

Quelle  grande  place  tiendront  désormais  dans  la  vie  de 
Fantin  ces  amis  d'Angleterre  qui  n'étaient  pas  seulement  des 
gens  à  l'esprit  pratique  et  de  bon  conseil,  mais  qui,  par  leur 
sens  des  affaires,  surent  aussi  le  servir  et  guider  dans  la 
partie  matérielle  de  son  existence!  En  effet,  non  seulement  il 
s'ouvrait  à  M.  et  M'""  Edwards  do  ses  projets,  leur  communi- 
quant ses  idées,  leur  envoyant  même  des  croquis  de  ses  ta- 
bleaux futurs;  mais  il  s'en  remettait  à  eux  de  la  défense  de 
ses  intérêts,  les  consultait  pour  tout  ce  qui  le  touchait, 
fût-ce  ailleurs  qu'en  Angleterre,  et  c'est  grâce  à  leurs 
soins  prévoyants  qu'il  pourra  mener  une  vie  tranquille  et 
travailler  à  sa  guise  tandis  qu'eux  s'occuperont  de  placer 
maintes  toiles    de  lui,  vite  appréciées  au  delà  de  la  Manche. 


<0  FANTIN-LATOUR. 


Comment  donc  Fantin,  qui  peignait  pour  les  Expositions  de 
grands  tableaux  qui  ne  se  vendaient  pas  et  des  portraits  pour 
lesquels  il  demandait  une  rétribution  dérisoire,  aurait-il  pu 
vivre  s'il  n'avait  pas  eu  une  petite  réserve  que  ses  amis  de 
Londres  lui  constituaient  par  la  vente  de  ses  tableaux,  ces 
admirables  tableaux  de  fleurs  que  presque  personne  ne  con- 
naissait en  France,  qu'il  expédiait  directement  en  Angleterre, 
après  la  belle  saison,  et  que  les  acheteurs  attendaient  là-bas 
avec  impatience?  Ainsi  arriva-t-il  que  ces  toiles  éblouissantes 
de  vie  et  de  fraîcheur  aient  presque  toutes  échappé  aux  ama- 
teurs français,  qui  ne  s'en  seraient  guère  souciés  peut-être,  et 
qu'elles  aient  causé  une  surprise  à  peu  près  générale  lorsque, 
reparaissant  en  nombre  à  l'Exposition  rétrospective  de 
l'œuvre  du  peintre,  elles  éclatèrent  comme  un  feu  d'artifice 
aux  yeux  du  public  émerveillé  '. 

i.  Chose  particulière  :  Fantin  qui  a  peint  de  si  nombreux  tableaux  de 
fleurs,  n'a  jamais  fait  qu'une  seule  lithographie  représentant  des  fleurs,  ce 
fameux  Bouquet  de  roses  (n"  26  du  Catalogue  Hédiard),  qui  fut  exposé  au 
Salon  de  1880  et  que  Fantin  donnait  aimablement,  comme  il  faisait  de  toutes 
ses  lithographies  en  ce  temps-là,  à  quiconque  manifestait  le  désir  de  l'avoir, 
môme  sans  être  personnellement  connu  de  lui.  C'est  cette  pièce  unique  en 
son  genre  et  comparable,  moins  la  couleur,  aux  plus  jolis  tableaux  de 
fleurs  que  le  peintre  ait  brossés  (ce  Bouquet  de  roses,  du  reste,  avait  été 
d'abord  peint  à  l'huile  par  Fantin),  qui  a  monté  si  rapidement  de  prix  en 
vente  publique  et  qui,  après  avoir  été  cotée  21  francs,  pas  davantage,  à  la 
vente  Aglaiis  Bouveane,  en  novembre  1894,  puis  ISo  francs  à  la  vente 
van  Wisselingh,  à  Londres,  au  commencement  de  t90i,  et,  très  peu  après, 
323  francs,  à  la  vente  Barrion  à  Paris,  a  brusquement  sauté  à  680  francs,  à  la 
vente  Hédiard,  au  mois  de  novembre  de  la  même  année,  puis  à  960  francs, 
sans  les  frais,  à  la  vente  Gerbeau,  en  mai  1908.  Il  s'agit  là  dune  des  épreuves 
du  2'  étal,  tiré  à  50  épreuves  :  qu'est-ce  que  vaudrait  donc  une  des  sept 
ou  huit  épreuves  du  1"  état? 


IIOUyUET    DE     ItOSES 
l.illiii^'iapliic  ur-iginale  1I88U). 


c^  A  A-c  c<^  ->*i>..  ^^  ^  ^^  ^/.^  "^/^y*'^ 


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l'OltTllAlT     DE     M»"     FA.NTIN-L.VTOL'K 
Salon  de  1811.  —  A  M""  Faiilin-Latour. 


LA    VI1-:    ET    LA    CAURIÈIIE    DU    PEINTRE.  45 

Mais  revenons  à  l'année  1872.  Fantin,  dans  son  atelier 
ainsi  débarrassé  de  tant  d'esquisses  et  d'études  qui  s'y  étaient 
accumulées  depuis  des  années,  se  sentait  l'esprit  plus  libre  : 
à  peu  près  délivré  de  tout  souci  matériel  immédiat,  il  rêvait 
de  frapper  un  coup  comparable  à  celui  qu'avait  produit 
V Atelier  aux  Batignoiles  et  décida  de  composer  pour  le  premier 
Salon  qui  dût  s'ouvrir  après  «  l'Année  terrible  »,  une  autre 
grande  toile  à  personnages,  où  figureraient  surtout  des  poètes, 
de  jeunes  écrivains  habitués  du  passage  Choiseul  et  de  la 
librairie  Lcmerre.  Un  Coin  de  table,  tel  était  le  titre  de  ce 
tableau  qui  n'eut  pas,  tant  s'en  faut,  un  succès  comparable  à 
celui  de  VAtelier,  qui  fut  accueilli  par  de  nombreuses  plaisan- 
teries traduisant  les  dispositions  peu  favorables  du  public, 
mais  qui  fut  quand  même  immédiatement  acheté  par  un 
jeune  amateur  anglais.  A  dater  de  ce  jour,  cependant,  l'horizon 
s'éclaircit  singulièrement  devant  Fantin.  En  1873,  il  envoie 
au  Salon  deux  toiles  qui  sont  également  appréciées  :  d'abord 
un  portrait  de  femme  lisant,  qui  n'est  autre  que  celui  de  sa 
future  femme;  ensuite  une  nature  morte  :  Coin  de  table,  sorte 
d'étude  préparatoire  pour  le  précédent  tableau  portant  le 
même  titre  et  qui  fut,  après  la  mort  du  peintre,  une  des  toiles 
les  plus  regardées  à  l'Exposition  de  l'École  des  Beaux-Arts. 

Au  Salon  de  1874,  il  n'expose  que  des  Fleurs  et  objets 
divers;  mais  il  se  rattrape  l'année  suivante  en  envoyant  deux 
tableaux  qui  consolident  sa  réputation  naissante  et  dont 
l'un,  le  double  portrait  de  M.  et  M"""  Edwards,  fut  vite  classé 
parmi  ses  plus  célèbres,  tandis  que  l'autre,  le  portrait  de 
M"*  E.  Crowe,  très  goûté  par  les  gens  du  métier,  avait  beau- 


46  FANTIN-LATOUR. 


coup  moins  frappé  les  visiteurs  ordinaires  :  une  seconde  mé- 
daille fut  la  consécration  de  ce  double  succès  que  le  père  du 
peintre  ne  put  pas  connaître,  car  le  vieillard,  très  affaibli  depuis 
quelque  temps,  s'était  éteint  à  la  veille  de  l'ouverture  du  Salon 
de  peinture,  «  Tous  les  succès,  même  la  médaille,  écrivait 
Fantin  à  Edwards  le  26  mai  1873.  Me  voilà  hors  concours  et 
les  jurys  ne  se  mêleront  plus  de  mes  affaires;  cela  est  vrai- 
ment singulier,  ce  succès!...  Je  suis  bien  étonné  que  vous 
n'ayez  rien;  il  me  semblait  que  c'était  votre  tour,  mais  c'est 
que  vous  êtes  étranger.  Mais  Lhermitte,  cela  est  étonnant  : 
il  n'est  pas  étranger.  Enfin  la  justice  des  hommes...  »  En 
deux  ou  trois  ans,  Fantin  avait  donc  gagné  beaucoup  de 
terrain;  il  se  sentait  désormais  sûr  de  lui,  ne  comptait  plus 
que  de  timides  adversaires,  qui  faiblissaient  de  jour  en  jour, 
et  n'avait  qu'à  marcher  droit  devant  lui.  Dans  ces  conditions- 
là,  quel  plaisir  ce  dut  être  pour  lui  que  de  faire,  à  l'automne 
de  1875,  une  tournée  en  Belgique  et  en  Hollande  où  l'accom- 
pagnaient son  ami  Edwards  et  M.  et  M"°  Dubourg  en  qui,  par 
élan  réciproque  du  cœur  et  de  l'intelligence,  il  allait  trouver  la 
femme  prédestinée  à  porter  son  nom  1  Comme  il  était  loin  — 
heureusement  pour  lui  —  du  temps  où  il  écrivait  à  Edwards  : 
«  Si  je  me  mariais?  Non.  La  femme  n'est  pas  pour  moi;  je  la 
rendrais  trop  malheureuse  '  !  » 

Mais  la  fin  de  cette  année-là  lui  réservait  encore  une  rare 
jouissance  :  il  allait  entendre  exécuter  pour  la  première  fois 
en  entier  \e  Roméo  et  Juliette  de  Berlioz,  dont  il  n'avait  pu  con- 

1.  Lettre  du  3  février  1865. 


LA    VIK   ET    LA    CARRIÈRE    DU    PEINTRE.  47 

naître  encore  que  des  fragments  épars  aux  Concerts  populaires 
de  Pasdeloup,  et  l'impression  qu'il  ressentit  aux  Concerts  du 
Châtelet  fut  si  profonde  qu'immédiatement  il  sentit  le  besoin 
d'épancher  son  admiration  débordante.  Il  avait  tout  de  suite 
brossé  une  esquisse,  tracé  un  dessin,  préparé  une  lithogra- 
phie dont  le  sujet  était  toujours  le  même,  où  il  se  représen- 
tait, lui,  le  peintre,  apportant  une  couronne  au  pied  d'un 
monument  devant  lequel  se  tient  la  Muse  de  l'histoire  en 
deuil,  autour  duquel  se  groupent  ou  pleurent  les  héroïnes 
célébrées  par  Berlioz.  Cependant,  une  petite  esquisse  ou  une 
simple  lithographie  ne  suffisaient  pas  à  traduire  son  enthou- 
siasme :  il  prenait  une  grande  toile,  y  transportait  les  mômes 
personnages  en  grandeur  naturelle,  et  envoyait  au  Salon  de 
1876  ce  tableau  considérable,  dont  le  caractère  allégorique, 
le  titre  un  peu  vague  :  r Anniversaire  et  aussi  l'inscription 
tracée  sur  le  monument  :  A  Berlioz,  ne  furent  pas  sans  inquié- 
ter le  jury  et  troubler  les  visiteurs  du  Salon  qui  n'étaient 
encore,  ni  les  uns,  ni  les  autres,  ralliés  à  Berlioz  et  s'éton- 
naient qu'on  pût  lui  rendre  un  tel  hommage.  Aussi,  cette 
toile,  en  signe  de  désapprobation  qui  s'adressait  peut-être 
autant  au  compositeur  qu'au  peintre,  fut-elle  accrochée  au 
plus  haut  des  murs  du  Palais  de  l'Industrie  et  ne  valut-elle  à 
l'auteur,  de  la  part  des  meilleurs  juges,  que  des  compliments 
peu  nombreux,  perdus  au  milieu  de  restrictions  ou  de 
franches  critiques  formulées  par  nombre  de  gens  qui  n'étaient 
pas  fâchés  de  faire  payer  ses  récents  succès  au  jeune  peintre. 
Et  si  la  voix  d'un  ami  lui  dut  être  agréable  à  entendre  dans 
un  tel  conflit  de  blâmes  et  d'éloges,  ce  fut  sûrement  celle  de 


48  FANTIN-LATOUR. 


Léon  Valade,  le  délicat  poète,  un  des  convives  du  Coin  de 
table,  qui  accorda  son  luth  et  adressa  vite  à  Fantin  le  joli 
sonnet  que  voici  : 

Sur  la  tombe  où  tu  viens,  Musc  de  l'harmonie, 
Pleurer!  —  vois  :  consolant  ta  muette  langueur, 
Un  groupe  lumineux  chante  et  rayonne  en  chœur, 
Fait  des  créations  vivantes  du  génie. 

C'est  Didon,  soupirant  sa  jalouse  agonie, 
Marguerite,  l'enfance  adorable  du  cœur, 
Juliette,  jetée  au  bras  de  son  vainqueur 
Par  le  premier  amour  plein  d'extase  infinie... 

La  froide  Mort  a  pris  le  fils  d'Orphée  en  vain  : 
Le  bon  peintre,  dévot  au  maestro  divin, 
S'isole  au  premier  plan  dans  une  pose  austère  ; 

Et  cette  vision,  ce  rôve  glorieux 

Du  triomphe  posthume  emplit  l'àme  et  les  yeux 

Pensivement  baissés  du  pieux  donataire. 


* 

*    * 


Ce  n'est  pas  seulement  Berlioz  qui  fondit  sur  Fantin  et 
le  terrassa  d'admiration  en  cette  année  1876,  Berlioz,  dont 
il  avait  religieusement  écouté  les  Troyens  à  Carthage,  au 
Théâtre-Lyrique,  quelque  treize  ans  auparavant;  c'est  égale- 
ment Wagner  dont  il  s'était  déclaré  l'ardent  défenseur  d'après 
ce  qu'il  avait  pu  entendre  de  lui  dans  les  concerts,  mais  de 
qui  il  n'avait  jamais  vu  un  drame  entier  se  dérouler  à  la 
scène,  avec  toute  la  pompe  décorative  et  tout  l'appareil  théà- 


L  ANM  VKIISAIHE 

Salon  de  1891).  —  Musée  de  (ireiiuble. 


LA    VIE    ET    LA    CARRIÈRE    DU   PEINTRE.  49 

tral  que  demandaient  ces  créations  de  génie.  Et,  tout  à  coup, 
par  l'heureuse  entremise  d'un  ami  qui  lui  offre  un  billet 
disponible,  il  se  trouve  transporté  en  pleine  Bavière,  au  pied 
de  la  colline  où  le  théâtre  érigé  spécialement  pour  la  repré- 
sentation de  l'Anneau  du  Nihelung  vient  d'être  inauguré;  il 
assiste  lui-même  à  la  troisième  série  de  ces  fêtes  mémo- 
rables et  en  rapporte  des  impressions  tellement  vives,  des 
souvenirs  tellement  précieux,  qu'il  en  parlait  encore  avec 
émotion  de  longues  années  après.  Et  devant  Wagner  comme 
en  face  de  Berlioz,  comme  en  face  de  Schumann,  —  «  Schu- 
mann  est  avec  Wagner  la  musique  de  l'avenir  »,  écrivait-il  à 
ses  parents  dès  1864,  —  il  faut  que  son  enthousiasme  éclate 
aux  yeux  de  tous,  par  des  créations  pour  lesquelles  il  fait 
appel  tour  à  tour  au  crayon  de  couleur,  au  crayon  lithogra- 
phique, enfin  à  ses  pinceaux. 

De  ce  jour-là,  par  suite  de  la  double  commotion  qu'il  a 
ressentie,  le  poète  qui  sommeillait  en  lui  va  se  manifester; 
le  poète,  enflammé  d'admiration,  va  donner  libre  cours  à 
son  imagination  créatrice,  en  puisant  dans  les  chefs-d'œuvre 
de  la  musique  nombre  de  scènes  allégoriques,  dramatiques 
ou  fantastiques,  celles  pour  lesquelles,  plus  tard,  il  marquera 
peut-être  les  préférences  les  plus  vives,  parce  qu'elles  auront 
jailli  tout  entières  de  son  cerveau  sans  qu'il  ait  eu  besoin 
d'aucun  modèle  ni  d'aucune  aide  extérieure.  Est-ce  que 
ce  ne  fut  pas  là,  somme  toute,  et  sous  le  coup  d'une  in- 
fluence du  dehors,  l'explosion  de  désirs  qu'il  sentait  bouil- 
lonner en  lui  depuis  des  années  et  qu'il  laissait  percer  dès 
1869,    dans   une    lettre  à  Edwards  :  «  Je  fais   toujours  des 

7 


50  FANTIN-LATOUR. 


natures  mortes,  mais  mon  moi,  que  je  découvre  tous  les 
jours,  veut  paraître.  Plus  maintenant  d'essais  d'enfant.  Les 
esquisses  que  je  faisais  depuis  longtemps  :  la  Féerie,  que 
Whistler  a  chez  lui  et  que  j'exposais  aux  Refusés  en  1863; 
celle  de  Tannhœuser,  à  l'Exposition  de  1864,  et  bien  des 
esquisses  que  vous  avez  pu  voir  chez  Whistler,  ou  celle  de 
Ridley,  que  je  me  rappelle  que  vous  aviez  trouvée  bien,  j'y 
reviens  plus  de  jour  en  jour.  Depuis  deux  ans  les  portraits 
que  j'ai  faits  m'y  ont  poussé  beaucoup.  En  face  des  meilleures 
choses  que  j'aie  faites,  j'avais  toujours  cet  idéal  devant  moi  : 
faire,  représenter  avec  le  plus  de  réalité  possible  ces  rêves, 
ces  choses  qui  passent  un  moment  devant  les  yeux'...  »? 

Le  16  novembre  1876,  le  mariage  de  Fantin  avec  M"^  Vic- 
toria Dubourg,  qu'il  avait  connue  au  Louvre  (ne  leur  était-il 
pas  arrivé  de  copier  ensemble  le  Mariage  mystique  de  sainte 
Catherine,  du  Corrège,  sans  s'adresser  un  mot?),  fut  célébré  à 
l'église  Saint-Thomas  d'Aquin  dans  la  plus  stricte  intimité, 
ni  Scholderer,  ni  les  Edwards  qu'il  aurait  désiré  avoir, 
n'ayant  pu  venir.  Les  deux  témoins  du  peintre  étaient  natu- 
Tellement  ses  deux  grands  amis  :  Edouard  Manet  et  Edmond 
Maître,  et  ceux  de  la  jeune  fdle  :  d'abord  un  ami  de  la  famille, 
Paul  Hedler,  puis  le  graveur  Henri  Valentin  qui,  certain  jour, 
au  Louvre,  avait  présenté  le  peintre  à  M"®  Dubourg.  A  partir 
de  son  mariage,  l'existence  de  Fantin,  déjà  si  peu  accidentée, 
se  déroula  dans  un  calme  absolu,  dans  le  tranquille  bon- 
heur qu'il  avait  prévu  et  annoncé  d'avance  à  ses  amis  d'An- 

1.  Lettre  à  Edwards,  du  21  mars  1869. 


LA    VIE    ET    LA    CARRIÈRE   DU    PEINTRE.  SI 

gleterre,  en  les  remerciant  de  leurs  vœux  :  «  A  moins  de 
choses  indépendantes  de  nous  deux,  je  crois  que  je  vais  «Hre 
heureux;  nous  nous  connaissons  et  nous  convenons  très  bien'.  » 
Le  goût  du  chez  soi,  dès  lors,  l'envahit  de  plus  en  plus  : 
toutes  les  journées  passées  à  l'atelier,  à  peindre  en  com- 
pagnie de  sa  femme;  (juelque  sortie  hâtive  avant  le  dîner, 
puis,  le  soir,  la  lecture  en  commun  à  haute  voix  ou  quelques 
esquisses,  quelques  croquis  jetés  sur  des  bouts  de  papier; 
l'été  venu,  un  séjour  de  trois  mois  environ  au  village  de  Buré, 
dans  l'Orne,  où  sa  femme  avait  un  petit  bien  de  famille,  et 
tous  les  ans,  l'envoi  régulier  au  Salon  de  peintures,  de  pastels, 
de  lithographies,  fruits  de  ce  labeur  incessant,  sans  parler  des 
nombreux  tableaux  de  fleurs  qu'il  fait  à  la  campagne  et  qu'il 
expédie  tout  droit  à  Londres.  Dès  l'année  suivante,  en  même 
temps  que  ses  pastels  des  Filles  du  Rhin  et  de  la  Scène  finale 
de  la  Walkyrie  témoignaient  de  la  profonde  impression  qu'il 
avait  ressentie  à  Bayreuth,  il  exposait  au  Salon  un  nouveau 
portrait  de  sa  femme  et  un  groupe  :  la  Lecture,  où  sa  belle- 
sœur  figurait  avec  une  amie  (ici  se  place  un  voyage  qu'il  fit  en 
Belgique  avec  sa  femme  et  M""  Charlotte  Dubourg,  à  l'occa- 
sion du  centenaire  de  Bubens);  puis  il  réunissait  sur  la  toile 
M.  et  M'"''  Dubourg,  sa  femme  et  sa  belle-sœur  dans  cette 
admirable  Famille  D...,  peu  regardée  au  Salon  de  1878,  mais 
mieux  appréciée  cinq  ans  plus  tard,  à  l'Exposition  des  Por- 
traits du  siècle;  enfin,  en  1879,  il  se  mettait  en  évidence  au 
Palais  de  l'Industrie  avec  un  groupe  qui  fut  des  plus  remar- 

1.  LeUre  du  13  septembre  1876. 


52 


FANTIN-LATUUR. 


qués  :  Dans  C atelier.  Ces  succès,  se  suivant  presque  sans  inter- 
ruption, ne  pouvaient  faire  autrement  que  de  désigner  Fantin 
pour  une  distinction  que  tant  d'autres  peintres  plus  jeunes  que 
lui  avaient  déjà  obtenue  :  le  27  juillet  de  cette  année,  il  était 


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Magasin  de  Deuil.  —  Mourning  orders  carried  oui  ;it  a  mornrnfs  notice  by  Ihe 
D(reary)  Family. 

i/rtf/asm  de  Deuil.  —  I-es  commandes  sont  exécutées  sur  l'heure  par  la  Famille 

U((3solée). 

Caricaturo  du  Miuk,  do  Londres,  d'après  la  Famille  D...  (7  juin  1879). 

nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  et,  par  une  reconnais- 
sance bien  naturelle,  il  choisissait  pour  son  parrain  dans 
l'Ordre  celui-là  même  qui,  juste  vingt  ans  plus  tôt,  avait  re- 
cueilli ses  premiers  tableaux  refusés  par  le  jury  et  avait 
convié  le  public  à  les  venir  voir  :  le  peintre  Bonvin. 

Les  années  se  suivent  et  se  ressemblent  toutes  alors  dans 


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LA    VIE   ET    LA    CARRIÈRE   DU    PEINTRE.  53 

la  vie  de  Fanlin,  et  l'énumération  de  ses  œuvres  capitales  sulfit 
à  marquer  les  étapes  de  cette  carrière  si  sérieusement  pour- 
suivie, à  l'écart  de  toute  coterie  et  sans  l'ombre  d'intrigue. 
Voici  d'abord  \k  Scène  finale  du  Rheingold,  du  Salon  de  1880, 
qui,  quatre  ans  plus  tard,  par  le  succès  qu'elle  remporta  h 
l'Exposition  d'Anvers,  valut  au  peintre  la  décoration  de  l'Ordre 
do  Léopold  ;  voici  les  portraits  séparés  de  M""  Riesener  (  1 880)  et 
de  M""  Callimaki-Catargi  (1881),  les  deux  modèles  qui  avaient 
déjcà  posé  pour  Dans  C atelier.  Voici  cette  délicieuse  Brodeuse, 
portrait  de  la  belle-sœur  du  peintre,  toujours  en  1881, 
l'année  môme  où  il  obtint  pour  la  lithographie  une...  mention 
honorable  et  où  il  faisait  avec  sa  femme  un  quatrième  voyage 
en  Angleterre.  Ensuite  arrivent,  en  1882,  les  portraits  de 
M""*  Henry  Lerolle  et  de  W"  Léon  Maître,  plus  une  étude  au 
pastel  d'après  sa  belle-sœur;  en  1883,  un  nouveau  portrait 
sans  nom,  celui  de  sa  femme,  et  le  pastel  de  ï Aurore;  au 
Salon  triennal  de  cette  même  année,  son  propre  portrait,  le 
dernier  de  lui  qu'il  dût  faire,  et,  entre  tous  ces  travaux,  sa 
nomination  de  Membre  de  VInstitule,  à  Londres,  dont  il  se  trouva 
fort  honoré,  le  28  février  1883.  L'année  1884,  par  grande 
exception,  se  passa  sans  nouveau  portrait;  il  expédia  au  Salon 
la  Nuit  de  printemps,  qui  figura  cette  môme  année  à  VInstitute 
de  Londres,  comme  envoi  du  nouveau  membre,  et  l'Etude, 
qui  avait  paru  l'année  précédente  à  VAcademy;  mais  l'année 
suivante,  il  se  rattrapait  en  exposant  sa  dernière  grande  toile  : 
Autour  du  piano,  avec  quatre  des  lithographies  qu'il  avait 
composées  pour  illustrer  le  Richard  Wagner  d'un  de  ses 
modèles,  tandis  qu'il  envoyait  à  l'Exposition  d'Anvers,  outre 


Si  FANTIN-LATOUR. 


sa  Brodeuse,  un  deuxième  portrait  de  M"'*  Léon  Maître,  pnV- 
senté  sous  le  titre,  qui  n'a  jamais  varie';,  de  Rêverie. 

En  1880,  il  donnait  au  Salon  de  Paris,  comme  peintures, 
le  portrait  de  M.  Léon  Maître  avec  le  Venmherij,  de  Tann- 
Imuscr;  puis,  en  1887,  le  portrait  de  sa  beile-sfeur,  daté  de 
1882,  et  celui  de  l'auteur  de  ces  lignes,  qu'il  venait  de  faire; 
enfin,  après  la  Damnation  de  Faust  et  l'Or  du  Rhin,  exposés  en 
1888,  les  derniers  portraits  qu'il  dût  consentir  à  peindre  : 
celui  de  M.  Ricada,  accompagné  de  la  toile  Immortalité,  au 
Salon  de  1889,  et  ceux  de  M"^  Sonia  Yanowski,  sa  nièce,  et  de 
M™"  Léopold  Gravier,  en  môme  temps  que  le  pastel  du  Juge- 
ment de  Paris,  au  Salon  de  1890.  A  partir  de  ce  jour-là,  Fan- 
tin,  comme  pour  protester  contre  les  éloges  qu'on  accordait 
trop  exclusivement,  selon  lui,  à  ses  portraits,  n'en  fera  plus 
aucun  et  n'enverra  au  Salon  que  des  sujets  d'imagination,  ins- 
pirés par  la  musique,  la  mythologie  ou  la  fantaisie  pure,  notam- 
ment :  Danses  et  la  Tentation  de  saint  Antoine  en  1891  ;  Hélène 
et  le  Prélude  de  Lohengrin  en  1 892  ;  ensuite  le  Songe  et  Parsifal, 
r Aurore,  les  Troyens à  Carthage ,  les  Raigneuses,  Vision,  d'après 
VOheron  de  Weber;  la  Toilette,  la  Nuit,  une  seconde  Tentation 
de  saint  Antoine,  le  Lever,  Andromède,  Ondine,  encore  des  Bai- 
gneuses, ces  deux  derniers  tableaux  exposés  en  1899.  Et  ce  fut 
aussi  la  dernière  fois  qu'il  envoya  quelque  chose  au  Salon  : 
après  avoir  fourni  sa  part  à  l'Exposition  centennale  de  1900 
(ce  qui  lui  valut  la  rosette  d'officier  de  la  Légion  d'honneur) 
et  s'être  donné  le  malin  plaisir  de  présenter  là,  en  pleine 
gloire,  sa  Féerie,  reléguée  en  1863  au  Salon  des  Refusés,  il  se 
retira  sous  sa  tente  et  n'exposa  plus  jamais  rien. 


LA    VIE    ET    LA    CAEIRIÈRE   DU    PEINTRE.  55 

Il  n'en  travaillait  pas  moins  pour  cela;  mais  ses  tableaux 
allaient  directement  de  la  rue  des  Beaux-Arts  à  la  rue  Laf- 
fîtte,  où  son  ami  Tempelaere  les  montrait  aux  amateurs  et 
n'était  pas  long  à  les  vendre.  Au  surplus,  un  peu  de  gloire 
lui  était  arrivé  sur  le  tard  :  l'administration  des  Beaux-Arts 
avait  racheté  en  Angleterre  et  placé  au  musée  du  Luxembourg 
son  Atelier  aux  Batignolles ;  la  Ville  de  Paris  acquérait  Hélène 
et  la  Tentation  de  saint  Antoine;  la  ville  de  Grenoble  réparait 
la  bévue  qu'avait  commise  autrefois  l'adjoint  préposé  aux 
beaux-arts  en  dédaignant  l'Anniversaire,  et  achetait  ce  tableau 
que  le  peintre  avait  envoyé  à  l'Exposition  locale  de  1899;  le 
musée  de  Pau  acquérait  les  Danses  et  celui  de  Bruxelles  : 
Dans  P atelier  (de  1879),  tandis  qu'Anvers  s'assurait  d'un  an- 
cien portrait  du  peintre,  daté  de  1858;  Lyon  de  la  Lecture  et 
Berlin  du  portrait  de  la  femme  du  peintre,  fait  en  1883; 
enfin  la  haute  situation  que  Fantin  avait  conquise  en  Belgique 
lui  valait  d'être  promu  officier  dans  l'ordre  de  Léopold,  en 
1894,  après  l'Exposition  universelle  d'Anvers. 

Mais  en  combien  d'autres  circonstances  n'avait-il  pas  eu 
lieu  d'être  satisfait  de  la  tournure  que  prenaient  les  choses? 
Une  exposition  de  ses  lithographies,  qu'il  avait  faite  à  Kensing- 
ton  en  1898,  décidait  le  British  Muséum  à  acquérir  une  grande 
quantité  de  ses  compositions  sur  pierre;  une  exposition  du 
môme  genre,  organisée  par  M.  Léonce  Bénédite,  Tannée 
suivante,  au  musée  du  Luxembourg,  n'avait  pas  été  moins 
heureuse  et  l'avait  décidé  à  donner  à  ce  musée  presque  toutes 
ses  lithographies;  enfin  une  exposition  de  ses  dessins  originaux 
avait  attiré  beaucoup  de  monde  chez  Tempelaere  en  1901  et 


56  FANTIN-LATOUR. 


lui  avait  prouvé  que  ce  n'était  pas  seulement  ses  peintures  que 
prisaient  et  recherchaient  les  véritables  amateurs.  Or,  le  succès 
de  ces  expositions  toutes  spéciales,  et  qui  ne  s'adressaient 
pas  au  grand  public,  lui  avait  été  particulièrement  agréable, 
car,  en  ces  dernières  années  et,  comme  par  un  mouvement 
naturel  de  retour  sur  son  passé,  il  affectionnait  particulière- 
ment ces  compositions  en  noir,  par  où  il  s'était  échappé  des 
réalités  de  la  vie,  où  sa  fantaisie  et  son  imagination  s'étaient 
librement  épanchées  tant  que  le  peintre,  admis  et  classé  pour 
ses  portraits,  ne  s'était  pas  senti  assez  fort,  s'il  traitait  ces 
scènes  de  rôve  en  couleur,  pour  les  imposer  d'abord  au  jury, 
puis  au  public. 

Il  avait  eu  également  la  chance,  en  approchant  de  la  fin  de 
sa  vie,  de  rencontrer  deux  hommes  avec  qui  il  s'était  vite 
accordé  et  qui  lui  avaient  marqué  un  dévouement  sans  bornes  : 
l'un,  Gustave  Tempelaere,  dont  il  avait  fait  la  connaissance  à 
l'enterrement  de  Bonvin',  qui  s'était  attaché  à  sa  fortune  et 
était  devenu  pour  lui  un  véritable  ami,  d'excellent  conseil; 
l'autre,  Germain  Hédiard,  qui,  depuis  le  jour  où  il  s'était  pré- 
senté timidement  chez  le  peintre  afin  de  l'interroger  au  sujet 
de  ses  lithographies,  n'avait  fait  que  monter  dans  son  estime 
et  son  affection,  tant  il  apportait  dans  les  moindres  travaux 

1.  «  Je  reviens  de  Saint-Germain,  où  est  mort  Bonvin,  écrivait-il  à  M""  Ed- 
wards, le  21  décembre  1887.  On  l'a  enterré  à  midi,  là-bas,  dans  le  cimetière  du 
Pecq,  au  bas  de  la  terrasse  que  vous  connaissez  bien.  La  cérémonie  a  été  des 
plus  tristes.  Très  peu  de  monde;  rien  d'officiel,  rien  de  la  direction  des 
Beaux-Arts. Voilà  un  des  meilleurs  peintres  de  ce  temps  disparu,  et  sans  que 
le  monde  s'en  doute.  Et  l'on  ne  fait  rien  pour  ses  funérailles!  Pas  un  mot 
de  discours!...  » 


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LA    VIE    ET    LA    CARRIÈRE    DU    PEINTRE.  57 

qu'il  entreprenait,  outre  un  goût  très  prononcé  pour  l'art  litiio- 
grapliique,  un  esprit  très  précis,  un  amour  de  l'exactitude  la 
plus  minutieuse,  qui  étaient  bien  propres  à  ravir  Fantin.  Aussi 
fut-ce  un  gros  chagrin  pour  ce  dernier  de  voir  disparaître 
inopinément  celui  qui  avait  dressé  un  catalogue  si  clair  de 
ses  lithographies,  qui  s'apprêtait  à  le  compléter  et  qui  avait 
déjà  réuni  force  renseignements  très  développés  pour  s'oc- 
cuper de  l'homme  et  du  peintre  après  avoir  scrupuleusement 
étudié  le  lithographe.  Peu  d'années  auparavant,  en  1898,  Fantin 
avait  déjà  vu  partir  l'ami  qui,  sans  être  peintre  et  justement 
parce  qu'il  ne  maniait  pas  la  brosse,  avait  peut-être  été  son 
compagnon  le  plus  fidèle  et  le  plus  clairvoyant  dans  la  vie,  notre 
cher  Edmond  Maître,  à  qui  l'attachaient  tant  de  préférences 
communes  en  peinture,  en  musique,  en  littérature,  et  tant  de 
souvenirs  des  années  de  jeunesse  et  de  combat  pour  l'art. 

Cette  double  perte  avait  été  très  vivement  ressentie  par 
Fantin;  la  disparition  subite  d'Hédiard,  en  particulier,  au  mois 
de  mars  1904,  lui  avait  été  des  plus  sensibles;  mais  qui  donc 
aurait  cru  que,  vigoureux  comme  il  l'était  et  de  santé  toujours 
égale,  il  ne  survivrait  que  peu  de  mois  à  son  zélé  commenta- 
teur? A  l'été  de  cette  même  année,  il  était  parti,  comme  tous 
les  ans,  pour  sa  campagne  de  Buré,  où  il  allait  chercher  le  repos 
et  ses  fleurs  bien-aimées,  et  c'est  de  là  qu'il  expédiait  à 
M"»^  Edwards,  le  18  juillet,  un  court  billet  où  il  gémissait  de 
l'indilTérence  avec  laquelle  on  avait  appris  chez  nous  la  mort 
du  peintre  anglais  Watts  :  «  Ici,  on  ne  paraît  pas  se  douter  du 
grand  artiste  qu'il  était!  La  mort  de  Lenbach  n'a  pas  eu  plus 
de  retentissement.  Drôle  de  temps!  »  Dans  les  premiers  jours 

8 


58  FANTIN-LATOUR. 


d'août,  il  avait  eu  le  plaisir  de  recevoir  la  visite  du  fidèle  Tein- 
pelacre  accompagné  d'un  de  ses  fils,  —  une  photographie  a 
conservé  le  souvenir  de  cette  dernière  réunion  des  deux  amis, 
—  et  quelques  semaines  après,  le  matin  du  25  août,  à  l'heure  où 
des  amis  du  voisinage  arrivaient  pour  déjeuner  chez  lui,  Fantin, 
tout  à  coup,  fut  pris  d'un  très  violent  malaise  et  tomba  comme 
foudroyé,  dans  son  jardin,  entre  les  bras  de  sa  femme  et  de  sa 
belle-sœur. 

Mais  c'est  à  Paris  qu'il  devait  dormir  son  dernier  sommeil. 
Le  l*""  septembre,  ses  funérailles  étaient  célébrées  à  l'église 
Saint-Germain-des-Prés,  sans  honneurs  militaires,  sans  pompe 
officielle  ni  étalage  de  décorations,  mais  avec  la  noble  sévérité 
qui  convenait  pour  un  artiste  si  modeste  et  si  simple,  atté- 
nuée seulement  par  l'éclat  des  fleurs,  ces  fleurs  que  le 
peintre  aimait  tant  et  qu'il  faisait  vivre  en  quelque  sorte  sur 
la  toile.  Après  quoi,  ses  amis  et  ses  admirateurs  l'accompa- 
gnèrent à  sa  dernière  demeure,  au  cimetière  Montparnasse, 
où  le  directeur  des  Beaux-Arts,  M.  Henry  Marcel,  louait  avec 
beaucoup  de  chaleur  et  de  pénétration  l'artiste  et  l'homme; 
où  le  peintre  Eugène  Carrière  saluait  brièvement,  au  nom  des 
artistes,  l'aîné,  l'ami,  le  maître  qui  leur  avait  indiqué  quelle 
route  il  convenait  de  suivre,  tout  droit,  sans  défaillance. 


CHAPITRE  II 


CROUPES    ET    PORTRAITS    D'ARTISTES 
ET    D'HOMMES    DE    LETTRES 


Il  y  a  trente-sept  ans  environ  que  je  me  liai  avec  Fantin- 
Latour,  et  mes  premières  rencontres  avec  un  artiste  encore 
très  discuté,  mais  qu'un  de  mes  amis  saluait  déjà  comme  un 
des  futurs  maîtres  de  la  peinture,  sont  restées  aussi  pré- 
sentes à  mon  souvenir  que  si  elles  dataient  d'hier.  En  1871, 
au  lendemain  de  la  Guerre  et  de  la  Commune,  j'étais  dans  tout 
le  feu  de  mon  initiation  aux  chefs-d'œuvre  de  Wagner,  de 
Berlioz,  de  Schumann,  de  Brahms,  etc.  Toutes  les  soirées  que 
j'avais  de  libres,  je  courais  les  passer  chez  un  nouvel  ami, 
que  j'avais  connu  par  des  camarades  travaillant  comme  lui 
dans  les  bureaux  de  l'Hôtel  de  Ville,  et  là,  chez  Edmond 
Maître,  «  érudit  sans  pair,  férocement  spirituel,  cruel  à  la 
bêtise  et  solide  conseil  »,  comme  a  dit  de  lui  Verlaine,  il 
m'arrivait  constamment  de  me  trouver  avec  Pantin.  Maître 
et  lui  s'étaient  connus  six  ou  sept  ans  plus  tôt,  au  café  de 
Bade,  où  se  tenaient,  autour  de  Manet,  les  assises  de  la  jeune 
école  de  peinture,  et,  vite,  ils  s'étaient  liés  de  la  plus  solide 


60  FANTIN-LATOUR. 


amitié.  Le  temps  des  réunions  de  jeunesse  et  des  discussions 
d'art  au  café  avait  pris  fin;  mais  Fantin  venait  chez  son  ami 
tous  les  soirs,  et,  tandis  que  nous  nous  installions  au  piano, 
Maître  et  moi,  pour  deux  ou  trois  bonnes  heures,  lui  fumait 
sans  mot  dire  ou  se  promenait  dans  la  chambre  en  mordillant 
sa  courte  moustache,  comme  s'il  se  fût  ainsi  mieux  pénétré  de 
la  musique.  Aux  approches  de  minuit,  nous  quittions  la  rue 
Taranne,où  demeurait  Maître',  et  nous  tirions  chacun  de  notre 
côté,  Fantin  vers  le  Luxembourg;  moi,  vers  l'Hôtel  de  Ville... 
Ainsi  se  nouèrent,  entre  Fantin  et  moi,  sous  les  auspices  du 
plus  sûr  des  amis,  des  relations  que  le  temps  n'avait  fait  que 
resserrer,  et  voilà  comment  je  me  suis  trouvé  connaître  à 
fond,  quitte  à  l'appuyer  encore  de  mes  recherches  personnelles, 
l'histoire  de  tant  de  tableaux  dont  j'entendis  si  souvent  parler, 
en  particulier  des  toiles  que  j'appellerai  «  historiques  »  de 
Fantin-Latour. 

Mais  quels  peuvent  bien  être,  allez-vous  dire,  les  tableaux 
et  portraits  historiques  d'un  peintre  qui  n'a  jamais  fait  d'his- 
toire? Eh!  mais  tout  simplement  ceux  qui  pourront  présenter, 
dans  la  suite,  un  intérêt  historique;  ceux  où  revivront  quel- 
ques-uns d'entre  les  contemporains  de  l'artiste  :  écrivains, 
peintres,  musiciens,  etc.  Les  Primitifs,  Van Eyck, Memling,  etc., 
introduisaient  souvent  dans  leurs  tableaux  de  sainteté  des 
portraits  de  seigneurs,  supérieurs  de  couvents  ou  autres; 
mais  ce  n'étaient  là  que  des  figures  accessoires,  indépendantes 

1.  Ces  maisons  de  l'ancienne  rue  Taranne  existent  encore;  elles  forment 
les  numéros  impairs  du  boulevard  Sainl-Germain,  en  arrière  de  la  statue  de 
Diderot,  depuis  la  rue  de  Rennes  jusque  la  rue  des  Saints-Pères. 


Andromède' 

Salon  de  1898.  —  A  M.  Gorjeu. 


PORTRAITS    D'ARTISTES    ET    D'HOMMES    DE    LETTRES.     61 

du  sujet  principal  :  simple  hommage  aux  personnes  ou  aux 
familles  qui  les  faisaient  travailler.  Rembrandt,  dans  ses  cé- 
lèbres Syndics,  Van  der  Helst  et  surtout  Franz  Hais,  sont  les 
premiers  maîtres  qui  aient  osé  composer  des  tableaux  avec  de 
simples  réunions  de  personnages  contemporains,  tableaux 
dont  tout  le  mérite  est  dans  la  qualité  de  la  peinture,  dans  la 
vérité  de  la  représentation,  et  qui,  tout  en  étant  dépourvus 
de  sujet  proprement  dit,  acquièrent  avec  le  temps,  par  ces 
portraits,  le  sérieux  et  la  valeur  d'un  document  historique.  La 
condition  essentielle,  pour  entreprendre  sans  témérité  une 
composition  de  ce  genre,  où  tout  l'intérêt  se  concentre  sur  des 
figures  non  agissantes,  est  d'être  un  portraitiste  de  premier 
ordre.  Or,  ce  qu'ont  fait  Rembrandt  et  ses  contemporains, 
Fantin-Latour  fut  le  premier  à  le  tenter  de  nos  jours,  à  con- 
cevoir et  à  exécuter  d'importantes  compositions  dans  le  genre 
de  celles  des  maîtres  flamands. 


* 


Fantin  n'a  pas  produit  moins  de  quatre  grandes  toiles  de 
cette  catégorie,  et  toutes  les  quatre,  outre  qu'elles  sont  déjà 
classées  parmi  les  meilleurs  morceaux  de  peinture  de  ce  temps, 
offrent  une  valeur  historique  en  raison  de  la  notoriété  et  même 
de  la  célébrité  dont  jouissent  à  présent  la  plupart  des  modèles 
que  le  hasard  des  circonstances  a  fait  poser  devant  le  peintre. 
Il  faut  bien  savoir,  en  effet,  que  jamais  Fantin  n'aurait  donné 
place  à  n'importe  qui  dans  ses  tableaux,  en  raison  d'une  noto- 
riété plus  ou  moins  grande  ;  il  aurait  bien  plutôt  écarté  de  ses 


62  FANTIN-LATOUR. 


compositions  quiconque  lui  aurait  paru  avoir  trop  d'importance 
et  devoir  attirer  devant  ses  toiles  la  troupe  des  badauds,  en 
quête  de  portraits  de  gens  connus,  et  non  pas  seulement  les 
peintres  ou  les  vrais  amateurs  de  peinture  :  il  ne  voulait 
pour  ses  tableaux  d'autres  juges  que  ceux-ci.  Je  le  répète  : 
hasard  des  circonstances,  relations  plus  ou  moins  suivies, 
sympathies  plus  ou  moins  vives  à  tel  ou  tel  moment  de  la 
vie,  il  n'y  eut  pas  d'autres  raisons  que  celles-là  dans  le  choix 
que  Fantin  fit  de  ses  modèles,  et  c'est  ce  qui  explique  pour- 
quoi, entre  eux  tous,  trois  seulement,  ses  amis  de  la  première 
heure  :  Edouard  Manet,  Whistler  et  Edmond  Maître,  ont  dû  à 
l'ancienneté  de  leurs  rapports  avec  Fantin  de  figurer  dans 
deux  de  ses  grands  tableaux. 

La  première  de  ces  compositions  est  aussi  la  seule  qui,  par 
son  titre  môme  et  en  raison  des  écrivains  et  artistes  militants 
groupés  autour  d'un  portrait  ou  d'un  emblème,  ait  le  caractère 
d'une  consécration,  d'un  hommage;  où  le  peintre,  en  un  mot, 
ait  voulu  affirmer  ses  préférences  personnelles.  Il  venait  de 
suivre,  avec  Baudelaire  et  Manet,  le  convoi  funèbre  de  Dela- 
croix, et  revenait  du  Père-Lachaise  en  maugréant  avec  ses  amis 
contre  le  médiocre  concours  de  monde  qu'avait  attiré  l'enter- 
rement d'un  tel  maître,  lorsqu'ils  furent  rejoints  par  des  «  cro- 
que-morts »  qui  portaient,  tels  des  marchands  d'habits,  tout 
le  costume  d'académicien  de  Delacroix  :  la  famille  avait  oublié 
de  le  reprendre.  A  cette  vue,  une  généreuse  indignation  secoue 
le  peintre  de  vingt-sept  ans;  l'idée  de  protester  par  un  hom- 
mage public  contre  le  peu  de  solennité  de  ces  funérailles  tra- 
versa son  esprit,  et  ses  amis  s'y  associèrent  d'enthousiasme. 


PORTRAITS    D'ARTISTES    ET   D'HOMMES   DE   LETTRES.     63 

Pondant  dos  mois,  Fantin  brossa  doux,  trois,  quatro  projots, 
où  il  s'offorçait  d'associer  des  personnages  modernes  et  des 
figures  allégoriques;  Baudelaire  lui  proposait  même  une  idée 
d'apothéose  où  il  aurait  groupé  tous  les  génies  :  Shakespeare, 
Gœthe,  Byron,  etc.,  dont  Delacroix  s'était  inspiré,  mais  le 
peintre  hésitait  toujours. 

Un  jour  enfin,  certain  tableau  de  Franz  liais,  dont  il  lui  fut 
donné  de  voir  une  copie  faite  par  le  peintre  belge  Dubois,  le 
tira  du  doute  :  il  renonça  à  toute  idée  d'allégorie  et  décida  de 
ne  mettre  sur  sa  toile  que  des  personnages  réels.  Duranty 
amena  Champfleury  (ce  qui  fît  faire  la  grimace  à  Baudelaire, 
habitué  à  se  considérer  comme  le  défenseur  attitré  du  roman- 
tisme et  de  Delacroix,  tandis  que  Champfleury  n'était  pour  lui 
que  le  porte-voix  do  Courbet,  de  l'école  réaliste),  et  bientôt 
se  trouvèrent  rassemblés  autour  du  portrait  de  Delacroix  : 
Whistler,  bien  pris  dans  une  redingote  serrée  à  la  taille  et 
portant  des  fleurs;  Fantin  lui-même,  en  corps  de  chemise  et 
le  pinceau  à  la  main;  Duranty,  le  critique,  et  les  peintres 
Alphonse  Legros  et  Louis  Cordier;  puis  Champfleury,  Baude- 
laire, Manet,  Bracquemond  et  le  peintre  Albert  de  Balleroy. 
Mais  il  paraît  que  d'autres  avaient  dû  figurer  là.  «  Legros  et 
moi,  nous  viendrons  à  Paris  pour  poser  quinze  jours  avant  le 
Salon,  écrivait  Whistler  à  Fantin,  le  3  février  1864;  garde- 
nous  donc  deux  bonnes  places.  Peut-être  Rossetti  aussi;  il  m'a 
dit  qu'il  serait  très  fier  de  te  poser.  Il  a  une  tête  superbe  et 
c'est  un  grand  artiste  ;  tu  l'aimeras  beaucoup.  De  Balleroy  est 
bien,  pour  les  raisons  que  tu  donnes;  mais  pourquoi  Ribot? 
Fantin,  ton  tableau  va  être  très  beau;  la  grande  masse  de  lu- 


64 


FANTIN-LATOUR. 


mière  fait  bougrement  bien.  Cela  va  être  très  heureux  pour  toi, 
car  c'est  un  tableau  qui  attirera  forcément  l'attention...  » 

Il  l'attira,  c'est  positif,  mais  d'une  autre  façon  que  ne 
l'espérait  Whistler,  qui  laissait  échapper  dans  cette  même 
lettre  un  aveu  bien  caractéristique  :  «  Ah!  je  voudrais  bien 
savoir  un  peu  de  ce  que  tu  sais!  Je  viens  d'avoir  une  mau- 


MOI     ET     DELACHOIX,     AVEC     MES     AMIS     AUTOUR,    PAR     FANTl.N 

On  est  prié  de  remarquer  la  supériorité  de  celle  belle  réclame  sur  celles  distri- 
buées par  le  Bon  Diable  (49,  rue  de  Rivoli). 

Caricature  de  Oill  d'après  VBommagc  à  Delacroix  {te  Salon  pour  rire,  1864). 


vaise  journée  :  est-on  malheureux  de  faire  mauvais!  »  Comme 
elle  fut  mal  placée,  en  effet,  au  Salon  de  1864  et  combien  ne 
provoqua-t-elle  pas  de  fines  plaisanteries,  avec  ses  person- 
nages inactifs,  cette  toile  qui,  depuis  lors,  reparut  avec  éclat, 
d'abord  en  Angleterre,  à  deux  reprises;  ensuite  à  Paris  à  la 
seconde  Exposition  des  Portraits  du  siècle,  en  188a  ;  à  l'Exposi- 
tion centennale  de  1889,  et,  plus  récemment,  à  Glasgow,  d'où 
elle  ne  revint  que  pour  entrer  dans  la  riche  collection  de 


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PORTRAITS   D'ARTISTES    ET   D'HOMMES   DE    LETTRES.     65 


M.  Moreau-Néiaton  et,  par  la  suite,  au  Louvre,  avec  tous  les 
autres  tableaux  du  généreux  donateur! 

Il  en  est  d'une  toile  comme  d'une  œuvre  musicale  :  il  est 
bien  rare   qu'elle  disparaisse  tout  entière  et  qu'il  n'en  reste 


LE     TESTAMENT     DE     CESAR     GIRODOT,     PAR     FA N T IN-L ATOUR 

Le  tableau  est  navrant  de  tristesse.  On  vient  de  délivrer  les  legs.  Les  légataires 
sont  furieux  et  désolés.  Le  plus  important,  celui  du  milieu,  est,  à  son  grand  regret, 
héritier  du  sac  à  charbon  qu'il  vient  de  revêtir  et  de  vieilles  graltures  de  palette. 
Son  voisin  de  gauche,  d'un  soulier,  vieu.x  serviteur  de  Balzac;  celui  de  droite,  d'un 
reste  bien  sec  de  blanc  de  zinc;  sou  camarade,  d'une  vessie  de  vert  Véronèse.  Les 
autres  n'ont  rien  que  du  noir,  sauf  un  seul,  moins  attristé  peut-être,  qui  recueille 
avec  soin  le  chien  du  maître. 

Caricature  de  Bertall  d'après  l'Hommage  à  Delaci'oix  {Journal  ammani ,  4  juin  1881). 

pas  quelque  fragment,  lorsque  c'est  l'auteur  lui-même  qui  a 
entrepris  de  l'anéantir.  Tel  est,  en  effet,  le  cas  du  tableau  :  le 
Toast,  admis  au  Salon  de  1865,  qui  réunissait  autour  d'une 
table  les  camarades  habituels  de  Fantin  et  le  peintre  lui-même 
montrant  à  ses  amis  la  figure  de  la  Vérité,  quoique  l'artiste 

9 


68  FANTIN-LATOUR. 


ait  détruit  aussitôt  cette  composition  qui  le  choquait,  après 
qu'il  l'eût  jugée  au  Salon,  par  ce  mélange  inexplicable  du  nu  et 
du  costume  moderne,  autrement  dit  de  l'allégorie  et  de  la 
réalité.  Les  personnages  que  Fanlin  avait  groupés  là,  le  verre 
en  main  et  portant  un  toast  à  la  Vérité,  comme  le  peintre 
les  y  engageait  du  geste,  étaient  ses  modèles  ordinaires  : 
Manet,  Bracquemond,  Vollon,  Cordier,  Whistler  qui  avait  très 
naïvement  demandé  d'avoir  «  la  belle  place,  celle  du  devant  »; 
à  quoi  Fantin  avait  consenti  très  volontiers,  d'abord  pour  le 
remercier  de  toutes  ses  amabilités,  ensuite  et  surtout  parce 
que  Whistler  devait  poser  vêtu  d'une  robe  japonaise  et  qu'une 
robe  japonaise,  au  premier  plan,  tentait  singulièrement  le 
peintre.  «  Le  sujet  court  dans  le  monde  artistique,  écrivait 
Fantin  à  Edwards,  le  3  février  1865;  on  en  parle  beaucoup.  Il 
y  a  une  colère  générale;  je  suis  un  poseur,  prétentieux,  fou; 
un  aplomb  inouï!  Ces  messieurs  qui  sont  les  amants  de  la 
Vérité!  Puis  les  hauts  cris.  Une  femme  nue  avec  des  gens  à 
table,  c'est  incroyable,  et  vous  ne  vous  imaginez  pas  quelle 
colère  c'est  déjà.  Signe  que  je  frapperai  juste.  Je  crois  que 
cela  fera  son  chemin  et  nous  allons  voir  du  drôle  à  présent. 
Moi,  il  me  semble  que  cela  me  donne  des  forces...  » 

Après  avoir  fait  et  refait  cette  toile,  après  l'avoir  conçue 
et  retouchée  de  diverses  façons,  en  fondant  finalement  en  un 
seul  deux  tableaux  d'abord  distincts  dans  sa  tète,  —  «  le  Repas 
est  entré  dans  la  Vérité  et  la  Vérité  dans  le  Repas  »,  disait-il 
encore  dans  la  lettre  citée  plus  haut,  —  après  avoir  défié  le 
tiers  et  le  quart  lorsqu'il  était  dans  le  feu  de  la  composition 
et  crié  que  le  peintre  était  prêt  à   recevoir  des  coups,  mais 


PORTRAITS    D'ARTISTES    ET    D'HOMMES    DE   LETTRES.     67 

qu'il  saurait  résister  par  l'étude  et  le  travail,  ne  s'était-il  pas 
calmé  subitement  à  mesure  qu'il  approchait  de  l'heure  déci- 
sive, et  ne  félicitait-il  pas  Edwards  de  la  chance  qu'il  avait  de 
ne  pas  figurer  dans  un  «  tableau  véritablement  fait  pour  des 
fous  »?  Finalement,  il  écrivait  à  son  ami  de  Londres  :  «  Vous 
auriez  été  content  si  vous  m'aviez  vu  la  semaine  dernière,  depuis 
sept  heures  du  matin  jusqu'à  sept  heures  du  soir  exactement, 
tellement  que  ma  famille  a  été  pour  la  première  fois  de  ma  vie, 
je  crois,  étonnée  et  subjuguée.  Je  les  avais  à  mes  ordres  autour 
de  moi.  Debout  au  chevalet,  courant  à  la  glace  au  bout  de 
l'atelier,  pour  voir  mon  tableau  retourné.  Je  faisais  des  lieues 
ainsi.  Les  premiers  jours,  j'ai  cru  que  je  n'y  résisterais  pas; 
je  me  sentais  perdu,  le  sang  bourdonnait  dans  mes  oreilles,  les 
nerfs  de  la  tête  tendus,  vraiment  cela  est  fou  de  faire  des 
tableaux  ainsi.  J'ai  travaillé  jusqu'au  20,  hier,  midi.  On  a 
emporté  à  deux  heures.  Vous  dirai-je  que  mon  tableau  exécuté 
est  bien  au-dessous  de  mon  tableau  rêvé  ?  Presque  tout  est  resté 
inachevé,  ce  qui  maintenant  m'afflige  beaucoup.  Il  y  a  un  mor- 
ceau surtout  beau  :  c'est  Whistler  en  costume  chinois  (sic).  Son 
costume,  le  temps  qu'il  m'a  donné,  son  attention  à  la  pose,  à 
ne  rien  négliger,  en  fait  le  meilleur  morceau.  Quelques  têtes 
pas  mal,  voilà.  A  présent,  j'ai  hâte  de  le  voir  au  Salon;  j'ai 
peur  aussi,  mais  veux  le  voir,  surtout  pour  l'expérience.  J'ai 
beaucoup  pensé,  en  le  faisant,  au  recul,  à  la  grandeui-  des  salles, 
à  l'éloignement.  J'aurais  voulu  rendre  l'eUet  de  la  nature 
même,  vue  de  loin.  Alors  vous  comprenez  que  je  ne  peux  juger 
mon  tableau  qu'au  Salon  '.  » 

I.  Leltrc  à  Edwards  du  '2\  mars  ISCo. 


68  FANTIN-LATOUR. 

Mais  l'impression  qu'il  en  ressentit  fut  des  plus  fâcheuses, 
puisqu'il  n'hésita  pas  à  sacrifier  son  œuvre  de  lui-même  et 
par  conscience  d'artiste,  alors  que  les  attaques  auxquelles  il 
était  en  butte  auraient  pu  l'engager  à  la  conserver,  comme 
pour  braver  l'opinion  générale.  Mais  cela  n'entrait  pas  en  ligne 
de  compte  pour  Fantin  :  «  L'Exposition  est  finie,  Dieu  merci! 
écrivait-il  à  Edwards  le  26  juin.  Bien  critiqué,  allez.  C'est  igno- 
ble même.  J'ai  eu  partout  des  critiques  (cela  me  rend  bien 
content),  depuis  le  Moniteur  (Théophile  Gautier)  jusqu'au  der- 
nier des  journaux,  revues,  brochures,  mais  partout  méchan- 
tes, très  méchantes.  Si  l'on  a  sifflé  Manet,  moi,  je  suis  détesté 
des  peintres.  Ribot,  qui  ne  me  parle  plus,  dit  (à  ce  que  l'on  m'a 
répété)  que  je  lui  ai  fait  augmenter  le  prix  de  son  tableau  à 
Londres  pour  l'empêcher  de  le  vendre.  Que  dites-vous  de  cela? 
N'est-ce  pas  ignoble?...  On  dit  que  je  soutiens  Manet  pour  lui 
être  nuisible,  puis  (c'est  About  qui  a  écrit  cela  dans  un  jour- 
nal) que  je  l'empêche  d'achever  et  d'étudier  ses  tableaux, 
lui  criant  :  «  Vous  allez  gâter  vos  chefs-d'œuvre!  »  Voilà  la 
critique  d'art...  » 

Sans  aucune  hésitation,  Fantin  détruisit  donc  sa  toile  et 
n'en  conserva  que  quelques  morceaux,  «  quelques  têtes  pas 
mal  »,  comme  il  disait,  c'est-à-dire  la  sienne  propre  et  celles 
de  Vollon  et  de  Whistler.  Le  premier  de  ces  fragments  est 
encore  aujourd'hui  chez  M'"""  Fantin;  le  deuxième  appartient  à 
M.  Barrasse,  le  troisième  fut  acheté  assez  vite  par  un  amateur 
américain,  presque  un  marchand  de  tableaux,  nommé  Avery, 
qui  le  donna  par  la  suite,  avec  la  collection  très  complète  des 
lithographies  de  Fantin,  au  Musée  métropolitain  de  New- York. 


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PORTRAITS    DARTISTES   ET    D'HOMMES   DE   LETTRES.     69 

«  Tu  sais  que  je  suis  très  flatté,  écrivait  Whistler  à  Fantin, 
de  ce  que  tu  m'as  conservé  en  détruisant  ton  tableau;  chose 
très  à  regretter  tout  de  même  que  cette  démolition  de  nos 
anciennes  choses!  Je  l'ai  bien  trop  souvent  pratiquée  et  j'ai 
tant  pleuré  après!  »  Mais  si  désolé  qu'il  fût  de  cette  destruc- 
tion, Whistler  savait  s'en  consoler  en  pensant,  d'après  ce  que_ 
lui  disait  son  ami,  que  sa  figure  irait  peut-être  en  Amérique, 
et  «  rien  ne  pouvait  être  plus  charmant  pour  lui,  assurait-il, 
que  d'être  présenté  à  ses  compatriotes  par  Fantin  ».  Grâce  à 
l'opportune  intervention  du  collectionneur  Avery,  l'Amérique 
allait  reconquérir  l'Américain'. 

Cinq  grandes  années  se  passèrent  avant  que  le  peintre  ne 
se  décidât  à  entreprendre  une  toile  du  même  genre,  mais  en 
se  restreignant,  comme  l'a  très  bien  dit  M.  Léonce  Bénédite, 
«  au  rôle  plus  étroit  et  plus  sûr  de  représentation  de  personnages 
contemporains  sympathiquement  réunis  en  raison  d'une  com- 
munauté de  goûts  ou  de  travaux  ».  Fantin  qui,  dans  le  temps 
où  il  peignait  V Hommage  à  Delacroix  et  le  Toast,  demeurait 
rue  Saint-Lazare,  avait  pris  l'habitude,  en  raison  de  la  proxi- 
mité, de  se  rencontrer  avec  Manet  tous  les  jours,  soit  avant,  soit 
après  le  dîner.  Or,  ces  réunions  de  café,  où  il  ne  buvait  guère 
et  fumait  de  préférence  en  laissant  parler  ses  amis  qui,  presque 
tous,  fréquentaient  l'atelier  de  Manet,  lui  semblèrent  former  un 
sujet  de  tableau  tout  indiqué  :  dès  que  l'idée  lui  en  eut  passé 
par  la  tête,  elle  ne  fut  pas  longue  à  se  développer  et  à  aboutir. 

1.  Pour  de  plus  grands  détails  sur  ce  point  spécial,  voir  les  articles  très 
intéressants  de  M.  Léonce  Bénédite  :  Histoire  d'un  tableau  :  le  Toast,  dans  la 
Heoue  de  l'art  ancien  et  moderne  (janvier-lévrier  1903). 


70  FANTIN-LATOUR. 


«  Je  pense  au  Salon,  écrivait-il  à  Edwards  le  M  octobre 
1869;  je  commence  à  crayonner  des  projets.  Je  pense  beaucoup 
à  un  grand  tableau  de  plus  de  trois  mètres  de  large  sur  plus  de 
deux  de  haut,  représentant  au  centre  Manet  peignant  à  son 
chevalet,  devant  lui  son  modèle  posant;  à  côté  de  lui  et  autour, 
des  amis,  des  connaissances,  du  monde  dans  l'atelier.  Cela  me 
paraît  un  assez  joli  motif  de  tableau  pittoresque,  un  intérieur 
d'atelier.  J'aurai  des  complaisants  pour  poser.  Si  vous  veniez 
à  Paris,  je  voudrais  bien  vous  mettre  dans  ce  tableau.  Cela 
serait-il  possible?  Vous  voyez  que  je  suis  bien  oseur  pour  ten- 
ter un  pareil  tableau  :  j'espère  que  vous  serez  content  de  me 
voir  dans  votre  idée,  qui  est  de  continuer  toujours.  C'est  encore 
un  essai,  une  tentative;  mais  que  je  vais  être  dans  des  tour- 
ments de  tenter  une  si  grande  entreprise!  Pour  aller  jusqu'au 
bout,  il  faut  bien  du  courage.  J'y  pense  beaucoup  dans  ce 
moment  :  tout  ce  que  je  vois,  tout  ce  que  je  fais,  c'est  toujours 
en  vue  de  ce  projet.  » 

Plus  tard,  presque  au  dernier  moment,  il  insistait  encore 
et  pressait  Edwards  de  venir  :  qu'il  arrive  cinq  jours  seule- 
ment avant  le  jour  du  dépôt  fixé  au  20  mars  et  trois  ou 
quatre  jours  suffiront  pour  introduire  ce  retardataire  dans  le 
tableau  :  «  Je  crois  qu'il  va  assez  bien,  ajoute  Fantin  dans  sa 
lettre  du  1"  mars  1870.  C'est  pourtant  difficile  à  dire.  On  est 
si  étrange  dans  le  monde  artistique,  on  ne  sait  quoi  penser  de 
l'opinion  de  ses  confrères.  Je  me  donne  beaucoup  de  peine, 
je  travaille  beaucoup  et  plein  de  rage;  mais  suis-je  récom- 
pensé? Je  suis  tellement  fatigué  que  cela  ne  me  paraît  jamais 
à  hi  hauteur  de  mon  idéal;  je  ne  peux  guère  vous  donner  une 


PORTRAITS    DARTISTKS    ET    D'HOMMES    DE    LETTRES.     71 


idée  de  ce  que  c'est;  il  me  semble  que  l'aspect  est  simple  et 
sévère,  que  nulle  part  on  ne  voit  d'effronterie.  Lorsque  les 
sottises  d'aujourd'hui  auront  fait  place  à  celles  de  l'avenir,  que 
l'acharnement  contre  Manet  aura  disparu,  on  ne  verra  dans 
mon  tableau  qu'un  intérieur  d'atelier,  un  peintre  faisant  le 
portrait  d'un  ami,  avec  des  amis  autour.  Je  vous  ai  gardé 
dans  un  coin  une  place  modeste,  comme  vous  le  désiriez; 
vous  représentez  un  artiste  qui  entre  dans  l'atelier,  qui  vient 
de  l'étranger.  J'ai  l'intention,  si  vous  m'y  autorisez,  de  vous 
mettre  le  chapeau  de  soie  sur  la  tôte,  le  mac-farlane  ou  le 
costume  du  voyageur;  cela  rendrait  bien  l'intention  d'exprimer 
un  artiste  qui  entre  dans  l'atelier,  étant  près  du  bord  de  la  toile 
et  d'une  tapisserie  portière...  » 

Mais  Edwards  ne  put  pas  venir,  apparemment  parce  que 
Pantin  n'avait  pas  répondu  assez  vite  à  sa  lettre  d'acceptation, 
comme  celui-ci  s'en  excuse  à  la  date  du  7  avril  :  «  On  no 
sait  encore  rien  du  jury,  on  en  est  encore  à  voir  les  tableaux. 
Vous  pensez  que  j'ai  travaillé  jusqu'à  la  dernière  heure.  Comme 
je  suis  ennuyé  de  ne  pas  avoir  répondu  à  votre  lettre  d'ac- 
ceptation de  venir  poser!  Je  ne  sais  comment  je  n'ai  pas  songé 
à  vous  répondre;  je  pensais  que  vous  vous  imagineriez  combien 
j'étais  content  de  vous  peindre.  Cela  ne  pouvait  se  faire  autre- 
ment que  je  comptasse  sur  vous.  J'étais  si  occupé  de  ce 
tableau,  je  ne  voyais  plus  rien  d'autre.  Cela  a  été  si  difficile  à 
organiser,  tout  ce  monde  à  retenir,  l'arrangement  de  toutes  ces 
poses!  Pour  les  heures,  les  jours,  prendre  les  gens  quand  ils 
voulaient,  quand  ils  pouvaient,  car  tous  mes  modèles  faisaient 
quelque  chose  pour  le  Salon,  à  commencer  par  Manet,  qui  a  pu 


72 


FANTIN-LATOUR. 


à  peine  me  donner  le  temps  nécessaire.  Je  ne  peux  vous  donner 
une  idée  du  travail  que  j'ai  fait  pendant  trois  mois  sans  m'ar- 
rêter  et  toujours  du  premier  coup;  je  n'avais  le  temps  de 


lOûO 


JÉSUS     PEIGNANT     AU     MILIEU     DE     SES     DISCIPLES,     OU     LA    DIVINE    ÉCOLE 
DE    MANET,    TABLEAU     RELIGIEUX     PAR     FANTIN-LATOUR 
«  En  ce  lemps-là,  J.  Manet  dit  à  ses  disciples  :  En  vérité,  en  vérité,  je  vous  le  dis. 
Celui  qui  a  ce  trac  pour  peindre  est  un  grand  peintre.  Allez  et  peignez,  et  vous 
éclairerez  le  monde,  et  vos  vessies  seront  des  lanternes.  » 

Caricature  de  Bertall  d'après  Un  Atelier  aux  Balii/nollet  (Journal  amiaant.  i\  mai  1870). 


rien  recommencer.  Enfin,  cela  est  fait;  n'en  parlons  plus.  » 
Ce  que  Fantin  négligeait  de  dire  à  son  ami,  c'est  qu'il 
faillit  même  ne  pas  pouvoir  terminer  à  temps,  par  suite 
d'un  duel,  insignifiant  d'ailleurs,  qui  eut  lieu  entre  Duranty  et 
Manet  (Zola  servant  de  témoin  à  ce  dernier)  après  de  très  vives 
discussions  de  café.   Mais  tous  les  obstacles  furent  surmontés 


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PORTRAITS    D  ARTISTES    ET    D'HOMMES    DE   LETTRES.     73 

à  temps,  et  ce  fut  une  des  toiles  les  plus  regardées,  les  plus 
commentées  au  Salon  de  1870,  que  ci^lAleliet^  aux  Batignolles, 
ainsi  dénommé  en  raison  du  quartier  qu'habitaient  alors 
nombre  de  ces  artistes  (comme  on  disait  couramment  en  par- 
lant d'eux  l'école  des  BatignoUes),  où  Zacharie  Astruc,  le 
peintre  allemand  Scholderer,  Auguste  Renoir,  le  futur  «  impres- 
sionniste »,  Emile  Zola,  Edmond  Maître  et  son  ami  Frédéric 
Bazille,  puis  Claude  Monet,  figuraient  autour  de  Manet  occupé 
à  peindre.  «  Je  voudrais  bien  vous  voir,  écrivait  encore  Fantin 
à  Edwards  le  30  mai;  je  voudrais  bien  que  vous  puissiez 
voir  mes  tableaux  :  le  succès  a  dépassé  mes  espérances.  J'ai 
l'approbation,  je  crois,  des  meilleurs  juges;  j'ai  entendu  les 
meilleures  choses  et  les  compliments  qui  me  sont  le  plus 
sensibles.  Aussi  le  jury  s'est  décidé  enfin  à  me  donner  une 
médaille,  ce  qui  a  une  grande  importance  pour  le  monde  qui 
ne  s'y  connaît  pas  et  pour  la  vente,  et  il  fallait  absolument  main- 
tenant que  j'arrivasse  à  gagner  ma  vie.  Je  suis  accepté,  même 
par  mes  ennemis.  J'avoue  que  cela  m'a  fait  grand  plaisir  de 
réussir  sans  aucune  concession,  même  avec  le  tableau  qui  dut 
irriter  le  plus  les  peintres.  Je  me  sens  bien  dispos  pour  con- 
tinuer le  combat.  Oh!  ceux  qui  sont  nos  ennemis,  comme 
nous  allons  les  combattre!  J'ai  tant  de  colère  et  de  mépris.  Me 
voilà  libre  des  juges  aussi  (cette  médaille  donne  le  droit  de 
passer  sans  examen  du  jury,  on  est  reçu  de  droit!  )...  » 

Non  seulement  cet  Atelier  aux  Batiynolles  valut  à  l'auteur 
une  troisième  médaille  ;  mais,  en  raison  môme  de  cette  dis- 
tinction, il  fut  bien  près  d'être  acquis  par  la  Direction  des 
Beaux-Arts  pour  être  envoyé  au  musée  de  la  ville  natale  du 

10 


74  FANTIN-LATOUR. 


peintre,  à  Grenoble.  Tout  fut  arrêté  par  les  désastres  de  la 
guerre  et  les  changements  qui  s'ensuivirent  dans  l'adminis- 
tration, le  haut  fonctionnaire  des  Beaux-Arts,  Alfred  Arago, 
qui  avait  conclu  l'affaire  avec  P'antin,  dans  un  moment  d'allé- 
gresse causé  par  l'annonce  de  la  fausse  victoire  de  Reichshoffen, 
ayant  quitté  la  place  dès  le  lendemain,  et  n'ayant  laissé  aucune 
pièce,  aucun  papier  dont  pût  se  prévaloir  le  peintre  lorsqu'il 
se  retrouva  plus  tard,  la  guerre  une  fois  finie,  en  face  d'un 
autre  directeur  des  Beaux-Arts.  En  désespoir  de  cause,  Pantin, 
pour  se  débarrasser  de  cette  toile  encombrante,  la  céda  à 
Edwards,  et  c'est  en  la  lui  expédiant  qu'il  y  ajoutait  ces  por- 
traits à  la  plume  de  ses  différents  modèles,  sans  doute  afin 
qu'Edwards  pût  renseigner  sur  eux  les  amateurs  qui  seraient 
tentés  de  l'acquérir. 

«  Voici  les  noms  des  peintres  réunis  autour  de  Manet 
peignant,  écrivait-il  à  son  ami  de  Londres  le  15  juin  1871. 
A  côté  de  lui  (Manet),  Scholderer  (en  paletot  brun),  de  Franc- 
fort, peintre  qui  a  fait  de  très  belles  natures  mortes,  à  qui  je 
trouve  beaucoup  de  talent,  que  je  vous  recommande  comme 
un  ami  bien  charmant,  jouant  du  violon  en  artiste,  très  intel- 
ligent, très  doux,  avec  qui  vous  aurez,  j'en  suis  bien  sûr, 
des  relations  agréables...  Derrière  Manet  est  Renoir,  peintre 
qui  fera  parler  de  lui  (il  a  certes  du  talent),  puis  Astruc, 
poète  fantaisiste,  en  ce  genre  je  ne  m'y  connais  pas.  Manet 
semble  le  regarder  et  faire  son  portrait  :  il  semble  se  prêter 
de  bonne  grâce  à  cela;  je  crois  que  parmi  nous  il  n'y  a 
personne  qui  ne  l'ait  portraituré  :  c'est  un  plaisir  pour  lui 
de  poser.  Au-dessus,  Emile  Zola,  romancier  réaliste,  grand 


PORTRAITS    D'ARTISTES    ET    IVIIOMMKS    DE    LETTRES.     75 


défenseur  de  Manet  dans  les  journaux  ;  il  tient  un  lorgnon  à 
la  main.  A  côté,  presque  une  tête  seulement,  un  ami  :  Edmond 
Maître,  esprit  fin,  musicien  amateur,  employé  à  l'Hôtel  de 
Ville.  A  côté  de  lui,  Bazille,  pauvre  garçon  qui  s'est  fait  tuer 
à  Beaune-la-Rolande  par  les  Prussiens;  il  annonçait  du  talent. 
A  côté,  Monet,  peintre  que  vous  connaissez.  Sur  la  table,  une 
petite  Minerve  grecque  du  style  le  plus  pur,  un  pot  émaillé  de 
Bouvier,  peintre  faisant  ces  objets  avec  goût...  »  Peine  perdue, 
cette  grande  toile  ne  trouva  pas  d'acquéreur  en  Angleterre,  et 
après  être  restée  près  de  vingt  ans  chez  Edwards,  elle  finit  par 
être  achetée,  en  1 892,  par  notre  administration  des  Beaux-Arts  : 
aujourd'hui,  elle  occupe  une  place  d'honneur  au  musée  du 
Luxembourg. 

Fantin,  cependant,  caressait  depuis  quelque  temps  le 
projet  de  rendre  à  Baudelaire  un  hommage  pareil  à  celui 
qu'il  avait  rendu  à  Delacroix;  il  songeait  à  grouper  divers 
membres  du  monde  littéraire  autour  du  portrait  de  l'auteur 
des  Fleurs  du  mal.  Son  ami  Edmond  Maître,  qui  ne  devait 
pas  figurer  dans  ce  tableau,  l'avait  mis  en  rapport  avec  divers 
poètes,  qui  travaillaient  ou  fréquentaient  dans  les  bureaux 
de  la  Préfecture  de  la  Seine  :  Albert  Mérat,  Paul  Verlaine, 
Arthur  Rimbaud,  Léon  Valade,  etc.  L'édit(>ur  Poulet-Malassis 
parlait  aussi  d'amener  Théodore  de  Banville,  Asselineau, 
Lecontc;  de  Lisie,  et  le  tableau  prenait  déjà  forme  dans 
l'esprit  du  peintre,  qui  rangeait  quelques-uns  de  ses  modèles 
autour  d'une  table,  en  avant  du  portrait  de  Baudelaire,  orné 
lui-même  de  feuillage  et  placé  entre  deux  groupes  d'admi- 
rateurs. «  Cela  s'appellerait  Un  anniversaire,  à  cause  du  por- 


76 


FANTIN-LATOUH. 


Irait  de  Baudelaire  qui  serait  au  fond  de  la  salle,  éti'it-i|  à 
Edwards  le  22  décembre  1871.  Un  de  ces  messieurs  lirait 
une  de  ses  poésies;  les  autres  autour  de  la  table  et  dans  la 
salle...  Je  ferai  le  Baudelaire  d'après  le  portrait  que  j'en  ai 


FA.MIN-LATOLK    :    UN     COIN     DE     lABLli 

Caricature  de  Stop  (Journal  amusant,  I"  juiu  187*). 

dans  le  Delacroix.  Les  douze  apôtres  me  paraissent  un  sujet 
excitant  pour  l'opinion.  Baudelaire,  dont  la  réputation  grandit, 
est  considéré  par  le  public  comme  un  être  révolutionnaire, 
tandis  que  c'est  un  de  ces  purs  artistes  en  dehors  de  tout!...  » 
Ce  tableau  ne  paraissait  donc  pas  devoir  rencontrer  trop 
de  difficultés,  encore  que  certains  modèles  exprimassent  le 
regret  de   ne    pas  voir  figurer  au    milieu   d'eux  Swinburne, 


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Sillon  (le  18CI. 


PORTRAITS    D'ARTISTKS    ET    D'HOMMES    DE    LETTRES.     81 

qui  avait  dû,  paraît-il,  poser  auparavant  avoc  Whistler  dans 
{'Hommage  à  Delacroix  :  c'est  Fantin  qui  le  dit  lui-même  à 
Edwards  dans  sa  lettre  du  30  décembre  1871,  en  ajoutant 
que  si  Whistler  était  à  Paris,  il  aurait  pu  lui  parler  de  cela, 
mais  que  Swinburne  était  devenu  un  trop  grand  personnage 
pour  cfu'on  lui  fît  une  proposition  directe.  Bien  mieux,  le 
peintre  était  tellement  heureux  d'entreprendre  une  semblable 
besogne  qu'il  défiait  le  monde  en  quelque  sorte  et  s'écriait 
fièrement  dans  la  même  lettre  à  Edwards  :  «  Ce  que  l'on  dira 
(de  r Anniversaire) ,  jamais  cela  ne  m'a  moins  inquiété.  Je 
fais  de  la  peinture  pour  moi.  Edwards,  en  qui  j'ai  confiance, 
me  le  conseille;  les  autres,  cela  m'est  égal.  Je  vais  m'appli- 
quer.  J'ai  une  douzaine  de  tètes  plus  intéressantes  les  unes 
que  les  autres;  une  collection  de  portraits  superbes.  Ah!  que 
Holbein  en  aurait  fait  une  belle  collection  de  dessins!  » 

Mais  tout  marchait  trop  bien,  et  voilà  qu'une  querelle,  qui 
ne  touchait  en  rien  aux  lettres  ni  aux  arts,  éclate  un  beau 
soir,  au  dîner  des  Vilains  Bonshommes,  où  Fantin  s'était 
risqué  quelquefois,  entre  deux  des  modèles,  qu'unissait 
cependant  une  affection  des  plus  vives.  Cette  querelle',  allant 
jusqu'aux  voies  de  fait,  fit  grand  bruit  dans  le  monde  littéraire. 
Alors,  Albert  Mérat  déclara  se  retirer  d'une  société  où  les  pas- 
sions se  déchaînaient  avec  une  telle  violence;  il  n'était  déjà 
plus  question  d'amener  là  aucun  des  gros  bonnets  littéraires 
édités  par  Poulet-Malassis;  Fantin  modifia  instantanément  le 
plan  de  son  tableau;  Baudelaire  en  disparut;  une  haut<'  touffe 
d'hortensias  prit  la  place  d'Albert  Mérat,  exilé  volontaire,  et 
le  Coin  de  table,  enfin,  fut  terminé  juste  à  temps  pour  ligurer 

11 


82  FANTIN-LATOUK. 


au  Salon  de  1872.  Un  Coin  de  table,  disait  le  catalogue;  le 
Dinei^  des  Poètes,  disaient  les  gens  frottés  de  littérature;  le 
Repas  des  Communards,  disaient  les  artistes,  en  colportant  un 
propos  peu  charitable  de  Charles  Blanc,  alors  directeur  des 
Beaux-Arts;  et,  par  le  fait,  il  n'y  avait  guère  que  des  poètes 
autour  de  cette  table  :  Ernest  d'Hervilly,  Paul  Verlaine,"Arthur 
Rimbaud,  le  doux  Léon  Valade  et  Camille  Pelletan,  Elzéar 
Bonnier,  Emile  Blémont,  de  qui  Pantin  avait  fait  un  portrait 
isolé  deux  ans  auparavant,  et  Jean  Aicard. 

Ce  tableau-là,  contrairement  cà  ce  que  racontèrent  certains 
journaux  quand  le  peintre  mourut,  n'a  pas  fait  de  longs 
voyages.  Après  avoir  été  vu  à  Paris,  il  figura  dans  une  exposi- 
tion organisée  à  Londres  par  Durand-Ruel  et  fut  tout  de  suite 
acheté  par  un  jeune  Anglais,  M.  Crowley,  qui  étudiait  la  méde- 
cine et  marquait  beaucoup  de  goût  pour  la  peinture.  Au  bout 
de  peu  d'années,  ce  collectionneur,  qui  s'était  formé  une  très 
belle  galerie,  vint  à  mourir,  et  son  frère,  qui  hérita  de  lui  après 
que  leur  père  fut  mort  à  son  tour,  se  trouva  fort  embarrassé 
par  cette  grande  toile  qu'il  ne  savait  où  mettre  (il  l'avait  placée 
tant  bien  qu<'  mal  par  terre,  avec  des  meubles  devant  pour  la 
garantir)  :  il  manifestait  en  toute  occasion  le  projet  de  s'en 
défaire.  Pantin,  informé  de  cela  par  M'""  Kdwards,  en  avertit 
son  ami  Tempelaere,  qui  se  rendit  tout  de  suite  à  Reading, 
acheta  ce  tableau,  l'apporta  en  France  et  le  vendit  ensuite  à 
l'un  des  écrivains  ayant  posé  devant  le  peintre,  M.  Emile  Blé- 
mont  :  cela  se  passait  dans  le  courant  de  1897.  Voilà,  d'après  le 
récit  môme  que  Pantin  m'en  a  fait,  comment  ce  tableau  revint 
en  Prance,  et  cela  sans  avoir  été  jamais  destiné  par  Pantin  à 


PORTHAriS    D'ARTISTES    ET   D'HOMMES    DE    LETTRES.     83 

personne,  sans  qu'il  y  ait  jamais  eu  de  vente  publique  ni  d'en- 
chères, sans  que  nul  autre  que  le  peintre  se  soit  jamais  avisé  de 
le  faire  revenir  dans  son  pays  d'origine  :  tout  ce  qu'on  a  ra- 
conté d'autre  à  ce  sujet  est  pur  roman,  et  celui  qui  a  répandu 
ces  belles  histoires  connaissait  si  mal  Fantin,  qu'il  le  rattachait 
à  la  famille  du  pastelliste  Latour. 

Après  ces  peintres  et  ces  poètes,  Fantin  pensa  souvent  — 
et  longtemps  —  à  composer  un  groupe  de  personnes  faisant 
ou  écoutant  de  la  musique  (il  projetait  d'abord  de  peindre  un 
chœur  de  dames);  mais  tantôt  la  difficulté  de  trouver  des  mo- 
dèles à  sa  convenance  en  plus  de  Maître  et  de  moi,  tantôt 
l'ennui  d'avoir  à  faire  poser  des  dames,  le  faisait  reculer.  Fina- 
lement, après  qu'il  eut  rencontré  en  Chabrier  le  personnage, 
ni  trop  connu,  ni  trop  obscur,  mais  propre  à  figurer  devant  un 
piano,  qu'il  désirait  mettre  au  centre  de  son  tableau,  Fantin 
prit  simplement  diverses  personnes  avec  lesquelles  il  était  en 
relation  plus  ou  moins  suivie  ou  qu'on  lui  fit  connaître  et  c'est 
ainsi  que  se  groupèrent  autour  d'Emmanuel  Chabrier,  d'abord 
les  deux  amis  dont  il  pouvait  disposer  à  sa  guise  :  Maître  et  moi, 
puis  le  violoniste  Boisseau,  l'écrivain  d'art  Camille  Benoît,  le 
juge  d'instruction  Lascoux,  le  compositeur  Vincent  d'Indy  et 
le  romancier-critique  Amédée  Pigeon. 

Tout  fut  terminé,  sans  trop  de  presse  à  la  fin,  pour  le 
Salon  de  1885,  où  cette  toile,  que  le  peintre  avait  tout  sim- 
plement intitulée  :  Autour  du  piano,  souleva  autant  d'admi- 
ration parmi  les  connaisseurs  que  de  curiosité  dans  le  public; 
de  là  ce  tableau  alla  directement  à  Londres,  puis  à  Bruxelles 
et  à  Munich  avant  d'arriver  chez  celui  qui  s'en  était  assuré  la 


84  FANTIN-LATOUR. 


possession  dès  le  premier  jour.  «  Notre  tableau,  notre  succès 
va  bien  »,  disions-nous  en  plaisantant  avec  Fantin,  comme 
celui-ci  l'écrivait  plus  tard  à  M""  Edwards,  dans  la  lettre  où  il 
lui  apprend  que  l'ami  qui  avait  beaucoup  contribué  à  lui  faire 
entreprendre  cette  grande  toile  en  était  devenu  l'acquéreur  et 
ne  s'en  séparerait  presque  sûrement  jamais  :  le  fait  est  qu'elle 
est  toujours  à  la  place  où  le  peintre  a  pu  la  voir  accrocher,  il 
y  a  de  cela  vingt  ans  passés. 


# 
*   * 


Outre  ces  quatre  grands  tableaux,  Fantin  a  encore  peint 
quelques  portraits  —  cinq  ou  six  en  y  comprenant  le  sien  — 
qui  sont  en  quelque  sorte  du  domaine  public  ;  mais  encore 
fallait-il,  pour  que  Fantin  se  décidât  à  peindre  ces  gens-là, 
qu'ils  fussent  bien  de  ses  amis  et  posassent  devant  lui  comme 
simples  modèles  de  profession.  Du  reste,  en  fixant  de  nou- 
veau les  traits  de  Manet  ou  ceux  de  votre  serviteur,  il  n'aug- 
mentait pas  en  réalité  le  nombre  des  œuvres  dont  les  simples 
curieux  pourraient  s'occuper  un  jour,  en  dehors  de  toute 
question  de  peinture,  et  c'était  bien  alors  son  ami  Manet,  son 
ami  JuUien,  —  ce  n'était  ni  le  peintre,  ni  l'écrivain,  —  qu'il 
acceptait  de  faire  vivre  isolément  sur  la  toile,  exactement  comme 
quand  il  entreprit  le  double  portrait  de  M.  et  M""  Edwards; 
comme  aux  jours  où  il  prenait  pour  premiers  modèles,  après 
lui-même  et  ses  deux  sœurs,  soit  son  camarade  d'atelier 
Alphonse  Legros  (1856  et  1858),  soit  le  peintre  anglais  Ridiey 
(1861),  dont  les  portraits,  très  ignorés,  restèrent  si  longtemps 


POKTKAIT     DE     M.      Kl      .M"k     KIJWIN     KUWAIlIfS 

Salon  (le  18"5.  —  Nalioniil  tiullenj,  à  Lonilrcs. 


PORTRAITS    D'ARTISTES    ET    D'HOMMES    DE    LETTRES.     85 

accrochés  dans  l'atelier  du  peintre  avant  d'être  acquis  par  de 
clairvoyants  collectionneurs.  Là  s'arrêtent  les  rares  images  de 
gens  appartenant  au  public  que  Fantin,  qu'on  sollicitait  en  vain 
de  tant  de  côtés,  se  décida  à  faire  et  lit  avec  plaisir  parce  qu'il 
travaillait  par  amitié. 

Tout  d'abord  le  grand  portrait  d'Alphonse  Legros,  ne  l'ou- 
blions pas,  fut  brossé  comme  en  se  jouant  par  Fantin  dans  le 
seul  but  de  remplir  un  des  cadres  qu'Otto  Scholdcrer,  retour- 
nant à  Francfort,  l'avait  prié  de  lui  faire  envoyer  et  qui 
auraient  payé  beaucoup  plus  cher  à  la  douane  allemande, 
comme  cadres  neufs,  s'ils  eussent  été  expédiés  vides,  que 
comme  objets  presque  sans  valeur,  du  moment  qu'ils  entou- 
raient un  morceau  de  peinture  quelconque.  Ensuite,  quand  il 
fit  poser  devant  lui  le  jeune  Ridley,  arrivé  récemment  d'An- 
gleterre, Fantin  le  considérait  tellement  comme  un  modèle 
d'occasion  qu'il  envoyait  cette  toile  au  Salon  de  1861,  où  elle 
fut  admise,  non  pas  comme  un  portrait  réel,  mais  sous  la 
vague  mention  cVEtude  cTapri's  nature.  Et  qui  donc,  au  sur- 
plus, parmi  les  visiteurs  qui  arpentèrent  cette  année-là  les 
salles  du  Palais  de  l'Industrie,  se  serait  inquiété  de  découvrir 
le  nom  du  modèle  ou  môme  celui  du  peintre,  tous  les  deux 
également  obscurs? 

A  l'époque  où  Manet  posa  devant  Fantin,  dans  une  attitude 
que  lui-même  avait  choisie  et  qui  lui  était  habituelle,  l'au- 
teur cVO/i/mpia  se  trouvait  dans  la  période  la  plus  batailleuse 
de  sa  carrière,  en  butte  aux  sarcasmes  des  artistes,  aux  quo- 
libets de  la  critique.  Aussi  Fantin,  en  peignant  alors  son  com- 
pagnon des  jours  d'étude  au  Louvre,  en  exposant  ce  portrait 


86  FANTIN-LATOUR. 


en  1867,  ontendait-il  bien  manifester  à  la  fois  son  affection 
pour  l'homme  et  son  admiration  pour  le  peintre,  ainsi  qu'en 
témoigne  une  dédicace  toute  spéciale,  presque  provocatrice, 
inscrite  au  bas  de  la  toile  :  A  mon  ami  Edouard  Manel. 

Pour  ce  qui  regarde  Edwin  Edwards,  cet  avocat,  peintre  et 
graveur  à  l'eau-forte,  qui  était  né  à  Framiingham  (Suffolk)  en 
1823  (il  avait  donc  treize  ans  de  plus  que  Pantin)  et  mourut  à 
Londres  en  1879,  Pantin,  nous  le  savons,  étant  allé  le  voir  à 
Sunbury,  en  1864,  avait  commencé  par  le  représenter,  dans  une 
gravure  à  l'eau-forte,  jouant  de  la  flûte  avec  M™"  Edwards  au 
piano.  Nous  savons  aussi  par  les  lettres  de  Pantin  qu'il  était 
fort  ennuyé  d'avoir  accepté  de  faire  cette  planche  pour  Cadart 
et  Luquet,  les  éditeurs  de  la  Société  des  Aqua-fortistes  ;  qu'il 
soumit  à  Bracquemond  ce  qu'il  appelait  en  riant  son  «  grat- 
tage »  et  que  celui-ci,  ayant  jugé  qu'on  pouvait  en  tirer  quel- 
que chose,  à  condition  d'enlever  les  noirs,  y  donna  quelques 
coups  de  burin  pour  la  faire  passer  :  «  C'est  si  difficile,  écrivait 
Pantin,  de  faire  ce  qu'on  n'a  pas  appris!  »  Mais  c'est  seule- 
ment pour  le  Salon  de  1875  qu'il  composa  dans  son  atelier  de 
Paris  le  groupe  de  M.  et  M"®  Edwards,  auquel  sa  célébrité 
naissante  allait  s'accrocher'. 

De  ces  deux  tableaux,  qui  reparurent  à  l'Exposition  cen- 
tennale  de  1889,  l'un,  le  portrait  de  Manet,  a  trouvé  sa  place 

1.  En  se  reporlanl  à  la  leltre  de  Kaiitin  reproduite  en  fac-similé  à  la 
page  77,  on  verra  combien  le  tableau  tel  «mil  fut  exécuté,  tout  simple  et 
débarrassé  des  accessoires  oniblématitiues  auxquels  Fantin  avait  dabonl 
pensé,  est  préféiable  au  premier  projet,  où  «  la  Muse  inspiratrice,  en  Ange 
gardien  »  semblait  être  un  ressouvenir  du  célèbre  portrait  de  Cherubini,  par 
Ingres. 


PORTRAITS    D'ARTISTES    ET    D'HOMMES    DE    LETTRES.     87 


définitivo  au  musée  do  Chicago;  l'autro,  le  portrait  de  M.  et 
M""  Edwards,  a  la  sienne  à  la  National  Gallery,  M"""  Edwards 
en  ayant  fait  don  au  grand  musée  de  Londres  aussitôt  qu'elle 
eut  appris  la  mort  de  l'auteur.  Et  si  l'on  ne  peut  qu'approuver 
celle-ci  d'avoir  fait  à  son  pays  ce  magnifique  cadeau,  si  l'on 
doit  féliciter  l'Amérique  d'avoir  su  s'emparer  d'une  toile  aussi 
célèbre  que  le  Portrall  de  MaacA,  ne  faut-il  pas  déplorer  que 
le  portrait  d'un  peintre  comme  Manet  par  un  peintre  tel  que 
Fantin,  que  ce  gage  d'une  amitié  constante  entre  deux  artistes 
français  qui  auraient  pu  devenir  rivaux,  que  ce  tableau  auquel 
nous  aurions  dû  doublement  tenir  soit  perdu  pour  la  France 
et  que  notre  administration  des  Beaux-Arts,  lorsqu'elle  pou- 
vait facilement  l'arrêter,  l'ait  laissé  partir  pour  (Chicago? 

Après  ces  toiles  qui  sont  capitales  dans  son  œuvre  et  mar- 
quent des  points  lumineux  dans  sa  carrière,  Fantin  ne  pei- 
gnit plus  que  deux  portraits  qui  ne  fussent  pas  ceux  de 
simples  particuliers  :  le  sien  propre  et  celui  d'un  ami.  En 
1883,  il  fit  de  lui-même  un  portrait  définitif  pour  r(Mivoyer  au 
Salon  triennal  officiel  qu'on  projetait  d'ouvrir  tous  les  trois  ans, 
vers  l'automne,  au  Palais  de  l'Industrie,  et  qui  n'eut  lieu  que 
cette  année-là;  puis,  quatre  ans  après,  il  peignait  le  mien, 
sans  doute  afin  de  me  dédommager  de  la  place  un  peu  sacri- 
fiée que  j'occupais  dans  Autour  du  piano,  et  l'exposait  au  Salon 
de  1887.  Peu  de  tableaux  ont  autant  voyagé  que  ceux-là, 
allant  soit  en  Angleterre  et  en  Danemark,  soit  à  Bruxelles  et 
à  Munich,  etc.,  avant  de  se  fixer,  le  premier  à  Florence,  au 
Musée  des  Offices;  le  second  à  Paris,  tout  à  côté  à' Autour 
du  piano. 


8R  FANTIN-LATOUR. 


* 

*    * 


Voilà  quels  sont,  et  vous  voyez  qu'ils  peuvent  compter, 
les  groupes  ou  portraits  peints  par  Fantin-Latour  qui  pré- 
sentent déjà  ou  pourront  présenter  un  jour  quelque  intérêt 
d'histoire.  Il  est  vraiment  curieux  qu'un  peintre  qui  se  serait 
refusé  à  voir  jamais  poser  devant  lui  quelque  homme  célèbre, 
et  qui  vécut  toujours  en  dehors  du  monde,  à  l'écart  de  tout 
cénacle  ou  de  toute  école,  ait  tant  travaillé  pour  l'avenir, 
ayant  fixé  sur  la  toile  les  traits  d'un  grand  nombre  d'artistes 
ou  d'écrivains  militants  avec  lesquels  il  avait  fait  cause  com- 
mune. Et  c'est  bien  le  bon  combat  qu'il  combattit  sans  relâche, 
car  toutes  les  causes  d'art,  de  littérature  ou  de  musique 
auxquelles  Fantin  se  trouva  adhérer  et  qu'il  défendit  ou  plutôt 
qu'il  exalta  à  sa  manière,  ont  fini  par  triompher.  L'alliance 
était  toute  naturelle  qui  devait  s'établir  entre  cet  artiste  d'une 
indépendance  absolue  et  tant  de  libres  esprits  de  son  époque  : 
aussi  pourra-t-il  passer  à  bon  droit  dans  l'avenir  pour  le 
peintre,  non  pas  spécialement  des  Impressionnistes,  des 
Parnassiens  ou  des  Wagnéristes,  ce  qui  l'aurait  fort  irrité, 
mais  plus  largement  des  hommes  d'avant-garde  et  des 
indépendants. 


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CHAPITRE  III 


UN    PEINTRE    MELOMANE 


Qu'un  peintre  goûte  infiniment  la  musique  et  s'y  délecte, 
qu'il  s'y  exerce  même  et  qu'il  en  exécute  à  ses  moments  de 
loisir,  il  n'y  a  rien  là  que  de  naturel,  et  tout  aussitôt  nous 
revient  en  mémoire  le  souvenir  d'Ingres  qui  n'était  pas  médio- 
crement fier  de  son  agréable  talent  sur  le  violon  ;  mais  qu'un 
peintre  aime  la  musique  au  point  d'y  trouver  un  puissant 
réconfort  dans  ses  jours  de  fatigue  ou  de  doute,  qu'il  soit 
épris  de  l'art  des  sons  jusqu'à  chercher  dans  les  chefs-d'œuvre 
des  maîtres  les  sujets  de  la  plupart  de  ses  dessins  ou  toiles 
d'imagination,  lui,  le  peintre  de  la  réalité  et  de  la  vie,  de  la 
vie  chez  les  hommes  et  chez  les  fleurs,  voilà  ce  qui  est  tout 
à  fait  exceptionnel,  peut-être  unique,  et  ce  qui  est  mainte- 
nant à  considérer  chez  Fantin-Latour. 

Par  combien  de  compositions  idéales  :  peintures,  pastels 
ou  lithogra|)hies,  n'a-t-il  pas  témoigné  de  la  |)rofonde  admi- 
ration que  lui  inspiraient  les  plus  hautes  créations  de  l'art 
musical,  de  la  sensibilité  si  avisée,  de  l'instinct  si  sûr  qui 
le  poussèrent  dès  le  premier  jour  vers  les  maîtres  discutés, 

12 


90  FANTIN-LATOUR. 


méconnus,  injuriés,  mais  à  qui  un  avenir  plus  ou  moins 
rapproché  réservait  une  réparation  triomphale  !  Certes,  ses 
œuvres  peintes  ou  gravées  parlent  avec  éloquence  et  suffi- 
raient à  dire  à  ceux  qui  ne  l'ont  pas  connu  quelle  influence 
ont  exercée  sur  lui  les  plus  grands  maîtres  de  la  musique  au 
XIX®  siècle;  mais  n'est-il  pas  piquant  de  saisir  sur  le  vif,  dans 
l'instant  môme  où  il  les  ressentait  et  les  confiait  à  des  amis, 
l'expression  de  ses  sentiments  d'admiration  et  de  son  enthou- 
siasme en  présence  des  œuvres  qui  se  révélaient  à  lui  et  le 
troublaient  si  fort  qu'il  regrettait  parfois  de  n'avoir  pas  reçu 
du  ciel  le  don  de  création  musicale,  afin  de  pouvoir  se  livrer 
plus  complètement  à  l'art  qui  lui  procurait  d'aussi  vives 
jouissances? 

Si  Fantin  fut,  durant  toute  sa  vie,  très  désireux  d'entendre 
de  la  musique  et  s'il  s'absorbait,  des  soirées  entières,  dans 
l'audition  d'œuvres  exécutées  d'une  façon  plus  ou  moins  bril- 
lante par  des  amis  partageant  ses  admirations  et  ses  antipa- 
thies; s'il  fréquenta  beaucoup  les  théâtres  et  les  concerts 
avant  de  se  renfermer  dans  sa  tour  d'ivoire  de  la  rue  des 
lleaux-Arts,  c'est  surtout  en  deux  circonstances  bien  déter- 
minées (pi'il  se  sentit  bouleversé  par  le  démon  de  la  musique  : 
d'abord  au  moment  de  lu  grande  vogue  des  Concerts  popu- 
laires qui  le  passionnèrent,  lui  et  tous  wmx  de  son  âge,  en  leur 
révélant  quantité  de  chefs-d'œuvre  dont  ils  ne  connaissaient 
jusque-là  que  le  titre  ou  qu'ils  devaient  se  contenter  de  jouer 
au  piano;  ensuite,  à  l'heure  des  premières  représentations  de 
Mayreulh,  auxquelles  un  ami  lui  procura  inopinément  le  moyen 
d'assister.  Or,  à  ces  deux  époques,  Fantin  fut  comme  emporté 


UN    PEINTRE    MIÎF.OMANE.  91 

par  le  désir  de  communiquer  à  d'autres  ses  joies,  ses  sur- 
prises, ses  enthousiasmes;  d'enflammer  ses  amis  comme  il 
l'était  lui-môme,  et  ce  sont  ces  lettres-là  qui  vont  nous  per- 
mettre de  le  voir  sous  le  coup  immédiat  des  émotions  qu'il 
avait  ressenties,  de  les  lui  entcndr*^  traduire  en  un  l;m^af,'c 
d'autant  plus  vibrant  qu'il  est  moins  apprêté  et  plus  familier. 


* 

*   * 


C'est  pendant  les  trois  séjours  que  Kanlin  lit  en  Angleterre 
en  1859,  1861  et  186i,  tantôt  à  Londres  chez  le  cél«'l»re  fj;raveur 
Seymour  lladen,  beau-frère  de  \N  histler,  lantnt  à  Sunbury, 
chez  M.  et  M"""  Edwards,  qu'il  eut  la  révélation  d(>  la  musi(pu; 
et  du  maître  qui  devaient  exercer  tant  d'empire  sur  lui.  11  ren- 
contra là,  en  elVel,  des  dames  très  au  courant  de  la  musique 
allemand»;,  et  il  se  rappelait  toujours  avec  quelle  émotion, 
mêlée  de  surprise,  il  avait  entendu  chanter  par  une  jeune 
Grecque,  M""  lonidès,  qui  devait  épouser  le  pianiste,  écrivain 
et  conférencier  bien  connu,  Edouard  Dannreuther,  une  mélodie 
d'un  compositeur  totalement  inconnu  de  lui  :  Mondnacht  (titre 
français  :  l'Heure  du  Mystère),  de  Robert  Schuniann.  Certes, 
la  commotion  physique  qu'il  avait  ressenti»;  en  entendant  exé- 
cuter la  Prière  de  Moïse  par  un  orchestre  très  nombreux  au 
moment  môme  où  il  entrait  dans  le  colossal  Palais  de  Cristal, 
avait  été  plus  violente,  et  c'était  encore  là  un  des  souvenirs 
de  Londres  qui  lui  revenaient  le  plus  volontiers;  mais  si 
{grande  que  fût  déjà  et  que  dût  rester  son  admiration  pour 
Hossini,  admiration  qu'il  étendait,  un  peu  par  esprit  de  contra- 


PANTIN-LATOUR. 


diction,  jusqu'à  Zelmira,  jusqu'à  Bruschino  peut-être,  il  est 
certain  que  l'émotion  que  lui  avait  causée  une  simple  mélodie 
de  Schumann  avait  été  autrement  profonde,  autrement  déci- 
sive, autrement  féconde.  Ici  les  faits  parlent  plus  haut  que  les 
paroles  :  quoi  qu'il  en  pût  dire,  jamais  Rossini  ne  l'atteignit, 

comme  Schumann,  au  plus 
profond  du  cœur. 

Si  Fantin  s'était  décidé 
à  traverser  la  Manche,  c'était, 
nous  le  savons,  pour  répon- 
dre aux  pressants  appels  de 
Whistler  qui  désirait  lui 
faire  connaître  son  pays  d'a- 
doption, le  présenter  dans 
sa  famille,  et  nous  savons 
aussi  quel  accueil  il  avait 
reçu  du  beau-frère  de  Whis- 
tler, quelle  vie  plantureuse 
et  toute  nouvelle  pour  lui  il 
menait  là-bas  :  «  Lunch  ou 
goûter,  un  goûter  où  j'avale 
deux  ou  trois  tranches  de 
roastbeef.  J'en  mange,  de  la  viande,  et  de  l'excellente!  Bonne 
religion  qui  n'a  pas  de  jours  maigres!  Le  tout  arrosé  de  Xérès'.  » 
Puis,  par  Whistler,  il  avait  connu  Ridley  qui  travaillait  à  Paris, 
et  Ridley,  ayant  reçu  la  visite  de  son  compatriote  Edwards,  avait 
mis  celui-ci  en  rapport  avec  Fantin,  de  façon  que  dès  son 
1.  Lettre  à  ses  parents,  du  17  juillet  1859. 


Si  M.  Gérôme  ou  M.  Cabanel  se  per- 
mettent de  passer  à  portée  de  ma  canne, 
voilà  des  gaillards  qui  n'ont  qu'à  bien  se 
tenir. 

Caricature  do  Bertall  d'après  lo  Portrait  de 
Manet  (Journal  ammant,  8  juin  1867). 


POUTRAir     d'ÉDOIAUI)     manet 

Salon  de  186".  —  Arl  liislitule,  ii  Chicago. 


UN    PEINTRE    MÉLOMANE.  93 

second  voyage  en  Angleterre,  le  jeune  peintre  accepta  d'aller 
passer  quelque  temps  chez  les  Edwards;  là,  tout  de  suite,  il 
s'était  senti  en  confiance  avec  ses  hôtes,  si  bien  qu'il  les  prit 
dès  lors  pour  confidents  de  ses  joies,  de  ses  craintes,  de  ses 
espoirs.  Et  telle  fut  l'impression  de  calme  et  de  repos  bien- 
faisant qu'il  éprouva  dès  le  premier  jour  à  Sunbury,  auprès 
de  ses  nouveaux  amis,  qu'il  lui  suffisait  de  s'en  souvenir, 
disait-il,  pour  retrouver  un  peu  de  cette  tranquillité  per- 
due. Aussi  rien  ne  le  tentait  davantage  que  de  refaire  un  tel 
voyage  et  de  retourner  dans  ce  Sunbury  qu'il  appelait  plai- 
samment, d'après  Edwards,  son  hôtel  des  Invalides  :  «  Oh!  le 
bel  hôtel,  s'écriait-il,  et  ces  soirs  d'été,  et  la  Sonate  pathétique, 
et  Beethoven'  !...  » 

1862  :  c'est  l'année  où  le  nom  de  Richard  Wagner,  hué 
et  sifflé  l'année  précédente  à  notre  Opéra,  reparaît  sur  une 
affiche  à  Paris,  grâce  au  courageux  Pasdeloup  qui,  le  10  mai, 
quatorze  mois  aj)rès  la  déroute  d(>  Tannlwuser,  ose  bien  jouer 
pour  la  première  fois  la  grande  Marche  du  concours,  non 
sans  avoir  la  prudence  de  la  mettre  à  la  fin  d'un  concert  de 
bienfaisance  au  profit  de  l'Œuvre  de  Notre-Dame-des-Arts. 
Pantin  y  court  :  «  Eh  bien!  Wagner  marche  donc  dans 
l'esprit  des  foules!  écrit-il  sur  l'heure  à  Edwards.  Je  regrette 
toujours  de  voir  mes  adorations  adorées  par  d'autres,  surtout 
quand  cela  arrive  à  la  masse  du  monde.  Je  suis  très  jaloux 
quand  j'aime.  »  Et  d'enthousiasme,  impatient  de  proclamer 
son  «  amour  »  ,  aussi  vite  qu'il  a  pris  la  plume,  il  saisit  son 
crayon  et,  pour  célébrer  ce  premier  triomphe  de  Wagner 
\.  LeUre  à  Edwards,  du  23  novembre  1861. 


94  FANTIN-LATOUR. 


à  Paris,  compose  cette  belle  lithof^raphie  du  Venusherfj,  qui, 
complètement  transformée,  deviendra,  deux  ans  plus  tard,  le 
tableau  à  l'huile  admis  au  Salon  de  1864,  en  môme  temps  que 
V Hommage  à  Delaavix. 

Au  mois  de  septembre  de  cette  même  année  1864,  Fantin, 
alors  âgé  de  vingt-huit  ans,  retournait  à  Sunbury  où  la  vie 
lui  semblait  si  douce,  où  il  se  faisait  expédier  par  sa  mère 
des  pièces  de  piano,  de  Schumann,  destinées  à  M"""  Edwards; 
où  il  dessinait  la  curieuse  et  très  rare  eau-forte  qui  représen- 
tait Edwards  jouant  sur  la  flûte  un  morceau  de  Schumann 
avec  sa  femme  qui  l'accompagne  au  piano;  d'où  il  écrivait 
enfin  à  ses  parents  :  «  Que  vous  dirai-je  de  nouveau?  Rien.  J'ai 
commencé  à  travailler,  je  suis  heureux,  je  crois  que  c'est 
tout.  Ta  lettre,  ma  chère  mère,  m'a  fait  grand  plaisir  et  je 
vais  répondre  en  la  relisant,  car  que  vous  dirais-je?  Que  je 
relis  les  Misérables  qui  me  font  grand  plaisir,  que  la  musique 
de  Schumann  que  Madame  joue  dans  la  chambre  à  côté  est 
superbe,  que  j'entre  dans  un  monde  musical  qui  me  plaît 
beaucoup.  Cette  musique  de  l'avenir,  je  la  pressentais.  C'est 
celle-là  que  j'aimerais  faire  si  j'étais  musicien,  hélas!  » 

Ce  dernier  séjour  à  Sunbury  avait  sensiblement  resserré 
les  liens  entre  ses  amis  d'Angleterre  et  Fantin,  si  bien  que 
leur  correspondance  prend  alors  une  tournure  plus  familière, 
une  correspondance  où  la  musique  tient  une  large  place  en 
raison  des  œuvres  auxquelles  il  s'était  initié  chez  les  Edwards 
et  de  leur  commune  admiration  pour  l'auteur  de  Manfred. 
«  J'envoie  en  même  temps  que  ma  lettre,  —  écrit-il  en 
octobre   1864,   soit  très  vite  après  son    retour  à  Paris,   — 


UN    PEINTllE    MÉLOMANE.  95 

j'envoie  en  même  temps  que  nia  lettre  une  Vie  de  Robert 
Schnmann,  que  le  marchand  de  musique  m'a  indiquée. 
Madame,  lisez-la,  je  vous  prie.  Cela  vous  servira  pour  jouer 
cette  musique;  c'est  court,  mais  c'est  très  utile  pour  com- 
prendre ce  grand  artiste.  Il  faut  s'être  attendri,  avoir  connu 
les  souffrances  de  cette  vie  pour  bien  comprendre  cette  mu- 
sique. Oh!  je  suis  tout  entier  au  culte  de  ces  grands  artistes. 
Voilà  ma  religion,  l'Art;  voilà  le  seul  idéal,  la  seule  chose 
pure  dans  l'homme...  En  attendant  le  travail,  l'envie  de  re- 
prendre mes  éludes,  je  me  laisse  aller  à  la  musique.  Hier 
c'était  le  premier  Concert  populaire  de  musique  classique, 
dont  je  vous  ai  parlé.  J'y  ai  été.  C'était  Juhel-Onverture,  de 
Weher,  avec  le  chant  national  anglais  à  la  fin.  Une  superbe 
symphonie  de  Haydn  avec  un  adorable  minuelto.  Quelle  belle 
musique  !  La  polonaise  de  Sime/iwe  (opéra  joué  en  Alle- 
magne), de  Meyerbeer,  m'a  paru  n'avoir  pas  la  grandeur  de 
toute  la  musique  de  ce  concert.  Un  andante  de  Mozart,  vous 
savez  :  Mozart,  c'est  tout  dire,  un  andante  de  cet  ange  !  Puis, 
pour  finir,  la  grandiose  symphoni(!  de  Beethoven  en  ut  mineu7\ 
C'est  foudroyant,  l'on  est  emporté  dans  un  monde  splendide. 
Schumann  a  dit  quelque  chose  de  bien  :  «  C'est  haut  comme 
le  ciel,  c'est  profond  comme  la  mer.  »  Oui,  l'on  est  là,  au 
centre,  pris  de  vertige;  on  ne  sait  où  l'on  est  entraîné  sur 
ces  hauteurs,  dans  ces  profondeurs...  » 

Puis,  après  avoir  entretenu  ses  amis  de  choses  qui  n'ont 
pas  trait  à  notre  sujet,  il  ne  se  tient  pas  de  terminer  sa  lettre 
comme  il  l'avait  commencée,  en  parlant  de  Schumann,  en 
célébrant   les  louanges  de  celle  auprès  de  qui,   disait-il,  le 


96  FANTIN-LATOUR. 


maître,  brisé  par  le  travail,  devait  être  si  heureux  de  reposer 
sa  tête  fatiguée.  «  Je  crois  que  quand  vous  lirez  la  vie  de 
Scliumann,  cela  vous  intéressera  comme  moi,  quoique  dans 
un  autre  milieu.  Moi,  je  l'ai  lue  sans  désemparer.  J'étais  au 
Louvre,  assis  devant  les  Rembrandt  (c'est  mon  «  éternelle 
rumeur  »  à  moi),  et  j'ai  été  bien  intéressé.  Sous  cette  bio- 
graphie je  vois  une  nature  que  je  comprends.  Qu'il  a  été 
malheureux.  Que  Clara  Schumann  a  dû  être  pour  lui  une 
Providence  !  Elle  est  bien  intéressante,  avec  cette  continuelle 
persistance  à  faire  entendre  ses  œuvres  après  sa  mort. 
Comme  cela  doit  être  doux  pour  lui  quand  il  l'entend  !  Que 
la  femme  est  merveilleuse  quand  elle  est  comme  celle-là!... 
Vous  verrez  cette  vie  terrible  avant  son  mariage,  quand  elle 
jouait  dans  les  concerts,  vous  le  verrez  jaloux  de  ces  gens  du 
monde  n'aimant  rien  et  toujours  prodigues  des  compliments 
qu'ils  savent  dire,  puisqu'ils  les  débitent  à  toutes  les  femmes. 
Ce  piano  devenu  presque  impossible,  cette  famille  en  lutte, 
voilà  l'explication  de  sa  folie  et,  sans  Clara,  cela  serait  venu 
plus  vite;  nous  lui  devons  son  œuvre  peut-être.  Ce  sera  un 
pèlerinage  pour  moi,  si  cet  hiver  elle  vient  à  Paris  donner  des 
concerts'.  » 

Cette  admiration  reconnaissante  pour  Clara  Schumann,  en 
raison  de  l'influence  qu'une  compagne  aussi  aimante  et 
dévouée  peut  et  doit  exercer  sur  le  génie  et  les  créations  de 
l'artiste  à  qui  sa  vie  est  associée,  se  manifeste  à  diverses 
reprises  dans  les  lettres  du  peintre,  comme  s'il  eût  souhaité, 

1.  LeUre  du  '24  octobre  1864. 


A     LA     MÉMOIRE     DE     KO  11  EUT     SCIIL'MAN.N 
Lithographie  originale  (18"3). 


UN    PEINTRE    MÉLOMANE.  97 

pressenti  le  bonheur  que  l'avenir  lui  réservait  à  lui-môme. 
Un  jour,  comme  son  enthousiasme  croissant  pour  Schumann 
l'avait  fait  causer,  lui  si  peu  liant  d'habitude,  avec  un  autre 
habitué  des  Concerts  populaires,  ce  dernier,  qui  avait  eu  plu- 
sieurs fois  l'occasion  d'entendre  jouer  Clara,  parlait  d'elle  à 
Fantin  qui  se  hâtait  de  rapporter  ces  discours  à  M"""  Edwards  : 
«  J'avais  entendu  parler  d'elle,  disait  cet  amateur,  de  sa 
tendresse  pour  son  mari,  de  son  amour  pour  la  bonne  mu- 
sique. Je  vis  paraître  une  femme  en  noir,  très  simple,  non 
plus  jeune,  mais  qui  avait  dû  être  belle,  de  cette  beauté  que 
les  artistes  aiment;  elle  se  met  au  piano  tout  simplement, 
avec  respect^  sans  musique  devant  elle,  et  joue  une  sonate  de 
Beethoven.  Dès  les  premières  notes,  je  compris  que  j'enten- 
dais quelque  chose  de  nouveau,  c'est-à-dire  une  artiste  ;  tous 
les  souvenirs  de  pianistes  s'envolèrent.  Je  n'avais  pas  là  un 
de  ces  exécutants  qui  jouent,  comme  l'on  dit,  avec  inspira- 
tion ;  c'était  un  jeu  pur,  précis,  mesuré,  rigoureux.  Tout 
d'abord,  j'avais  été  pris  d'attention  pour  quelque  chose  de 
nouveau,  puis,  au  bout  d'un  quart  d'heure,  un  intérêt  très 
grand,  puis  l'enthousiasme,  provoqué  par  le  mérite  de  ce 
respect  pour  l'Art,  pour  l'œuvre  de  l'artiste.  C'était  un  respect 
qui  ressemblait  au  recueillement  de  la  prière;  Je  venais 
d'entendre  enfin  la  musique  d'un  homme  aimé,  de  voir  un 
artiste  compris  et  vénéré.  Ce  fut  très  beau  lorsqu'elle  joua 
des  œuvres  de  son  mari,  et  je  ne  puis  vous  en  dire  davantage, 
il  faudrait  l'entendre;  c'était  la  compréhension  et  le  respect 
même  que  le  jeu  de  cette  grande  artiste  !  »  —  «  Moi,  Madame, 
ajoute  Fantin,  moi,  enthousiaste  et  bien  un  peu  fou,  à  ce  que 

in 


98  FANTIN-LATOUR. 


m'a  dit  cette  personne,  je  pensais  que  Schumann  devait  être  là, 
peut-être,  non  pas  l'homme,  mais  l'artiste,  heureux  et  recon- 
naissant. Elle  doit  le  penser  aussi,  j'en  suis  sûr.  » 

Le  jeune  peintre  va  également  passer  quelques  soirées 
aux  Italiens.  11  y  entend  Don  Giovanni,  dont  l'ouverture  lui 
rappelle  les  agréables  séances  de  musique  à  Sunbury,  chez 
ses  amis;  Don  Giovanni,  merveilleux,  dit-il,  mais  bien  mal 
exécuté  par  de  mauvais  chanteurs,  exception  faite  de  la  Patti 
dans  Zerline,  «  avec  un  commandeur  semblable  à  un  garde 
national  en  plâtre  et  qui  a  fait  éclater  de  rire  toute  la  salle  ». 
Il  y  entend  aussi  la  Traviala,  «  musique  d'enragé,  peu  de 
musique,  c'est  vrai,  mais  quelque  chose  d'un  homme  pas- 
sionné, ce  qui  est  rare  aujourd'hui  »  ;  puis,  tout  de  suite  après 
avoir  émis  ce  jugement  qui  surprendra  un  peu  ceux  qui  se 
rappellent  comment  il  parlait  de  Verdi  sur  la  fin  de  sa  vie  : 
«  Rentrons  dans  l'art,  ajoute-t-il  dédaigneusement;  je  suis 
un  fervent  du  Concert  populaire.  J'ai  fait  amende  honorable  à 
Mendelssohn  ;  vraiment,  pour  le  bien  juger,  l'orchestre  est 
indispensable.  Dans  ce  Songe  d'une  nuit  dété,  il  est  merveil- 
leux de  sonorité,  il  a  des  effets  d'instrumentation  superbes, 
il  remplace  beaucoup  par  cela  les  idées  mélodiques*.  » 

Mais  quel  n'est  pas  son  chagrin,  on  pourrait  presque  dire 
son  désespoir  en  entendant  très  peu  applaudir  et  beaucoup 
siffler  à  ce  môme  concert  une  «  superbe  symphonie  »  de 
Schumann  (c'était  celle  en  si  héniol,  dont  Pasdeloup  donnait 
ce  jour-là  la  première  audition)  !  «  Les  chut  !  chut  !  m'entraient 

I.  Lettre  du  27  novembre  1864. 


UN    PEINTRE   MÉLOMANE.  99 

dans  le  cnour,  écrit-il.  Si  vous  m'aviez  vu,  Madame,  moi  dans 
la  salle,  vous  m'auriez  reconnu  rien  qu'à  la  rougeur  de  ma 
figure.  J'étais  bien  malheureux,  et  pourtant  cela  m'a  fait  l'effet 
du  Schumann  que  M'""  Thompson  nous  joua  :  même  grandeur, 
même  abondance  de  belles  idées,  même  caractère  de  cette 
musique.  Je  trouve  que,  là,  au  milieu  de  Haydn,  Mozart, 
Beethoven,  il  se  tient  par  l'originalité  de  ses  idées  qui  sont 
bien  de  lui,  et  c'est,  je  crois,  ce  qui  explique  l'opposition  qu'il 
y  a  contre  lui  :  on  a  horreur  du  nouveau,  cela  nous  irrite, 
nous  aimons  les  redites,  nous  n'aimons  pas  les  opinions 
autres,  les  caractères  différents.  De  ce  grand  artiste,  j'ai 
entendu  chez  M""^  Meurice,  par  elle  et  M"'"  Manet,  les  Reflets 
d Orient k  quatre  mains;  ce  sont.  Madame,  les  morceaux  (|ue 
jouèrent  vos  sœurs.  Oh!  que  cela  est  beau!  J'étais  transporté, 
tellement  que  l'on  s'est  moqué  de  moi,  Champfleury  m'a 
appelé  Schumanniste,  le  nom  me  reste.  Eh  bien  !  j'en  suis  fier. 
Mais  nous  n'avions  entendu  que  trois  de  ces  morceaux;  les 
trois  autres  aussi  sont  superbes,  il  y  en  a  un  surtout  qui  est 
ravissant,  c'est  inouï',  » 

Cette  M"'"  Thompson,  à  qui  Fantin  adresse  ici  un  souve- 
nir reconnaissant,  était  la  femme  du  célèbre  chirurgien  an- 
glais qui  opéra  heureusement  de  la  pierre  le  roi  Léopold  I", 
de  Belgique,  eut  moins  de  succès  avec  Napoléon  III,  et  de 
qui  Fantin  disait  tout  d'abord  qu'il  lui  était  peu  sympathique, 
«  un  médecin  ne  pouvant  pas  lui  être  plus  agréable  qu'un 
prêtre  »,  impression  qui  dut  se  modifier  par  la  suite,  car  cet 

1.  Lettre  du  27  novembre  18ti4. 


100  FANTIN-LATOUR. 


araateur  de  peinture  lui  iit  plusieurs  achats  et   commandes 
qui  n'étaient  pas  à  dédaigner. 

Quant  aux  deux  dames  françaises  à  qui  Fantin  fut  rede- 
vable d'entendre,  dès  cette  époque,  la  suite  complète  des 
Reflets  d'Orient,  elles  étaient  toutes  les  deux  d'habiles  pia- 
nistes :  l'une,  M"^"  Paul  Meurice,  fille  du  peintre  Oranger, 
l'élève  d'Ingres,  aurait  pu  se  livrer  tout  à  l'art  musical,  car 
elle  sut,  à  l'occasion,  tirer  parti  de  son  talent  sur  le  piano  en 
donnant  des  leçons;  l'autre,  M"'^  Edouard  Manet,  née  Suzanne 
Leenhoff,  Hollandaise  d'origine  et  fille  d'un  organiste,  était 
une  exécutante  très  brillante,  très  versée  dans  la  musicjue 
classique  et  très  initiée  aussi  à  la  musique  allemande  moderne 
que  si  peu  d'amateurs  soupçonnaient  alors  en  France.  C'est 
pour  elle  que  Théodore  de  Banville,  quelque  dix  ans  plus  tard, 
rimera  les  vers  suivants,  sous  forme  d'envoi,  en  lui  adressant 
un  exemplaire  de  ses  Exilés  : 

La  musique  aux  charmantes  voix 
S'éveille  et  chante  sous  vos  doigts, 
Parlant  des  deux  qu'elle  devine; 
Et  mes  vers,  oiseaux  las  d'errer, 
Volent  vers  vous  pour  s'enivrer 
Des  sons  de  la  lyre  divine 

Mais  comment  Fantin,  après  avoir  fait  la  sourde  oreille 
aux  compliments,  que  M'""  Meurice  essayait  de  lui  adresser 
au  Louvre,  —  «  Je  déteste  ce  petit  poseur!  »  s'était-elle 
écriée  un  jour,  —  avait-il  fini  par  se  laisser  entraîner  dans  un 
salon  où  fréquentaient  nombre  d'artistes,  de  musiciens,  de 
peintres,  de  littérateurs,  en  un  mot  «  tout  le  monde  Hugo 


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UN    PEINTRE    MÉLOMANE.  101 

et  C*  »?  Ce  fut  tout  de  suite  après  son  retour  d'Angleterre, 
en  1864,  que  les  avances  et  politesses  redoublèrent  et  qu'il 
se  laissa  conduire  chez  M'""  Meurice  par  Rracquemond,  Manet, 
Champfleury,  à  la  suite  d'une  très  aimable  invitation  à  dîner 
qui  ne  lui  permettait  pas,  dit-il,  de  continuer  à  faire  le  pay- 
san du  Danube.  «  ...  Conversation  sur  la  démocratie,  écrit-il. 
Je  ne  suis  nullement  dans  ces  idées  et  je  dis  que  l'art  n'a  rien 
à  voir  là.  Je  parle  de  mon  projet  de  voyage  à  Jersey  pour  le 
tableau  Hugo;  on  est  très  étonné  et  j'ai  vu  que  l'on  en  cau- 
serait en  famille.  Après  tous  ces  bavardages,  nous  restons 
quelques-uns;  on  fait  de  la  musique.  M"""  Meurice  et  M"'"  Manet 
jouent  un  morceau  d'Haydn  à  quatre  mains.  Je  parle  alors 
de  M'""  Schumann;  on  dit:  Beaucoup  de  talent,  mais  jeu  pré- 
cis, sec,  mathématique,  violent;  critiques  qui  me  paraissaient 
de  grands  éloges,  n'est-ce  pas.  Madame?  Et  puis,  que  je  vous 
dise  :  Voilà  qu'on  joue  du  Schumann,  tout  ce  qu'on  en  avait; 
puis,  vers  la  fin,  j'ai  l'aplomb  de  demander  si  dans  les  sonates 
de  Beethoven  que  l'on  a,  il  y  a  celle  en  mi  bémol,  op.  7.  Cela 
m'a  fait  grand  plaisir,  vous  pensez.  J'ai  entendu  deux  fois  la 
fin;  M""  Manet,  voyant  que  cela  me  faisait  tant  de  plaisir,  l'a 
recommencée.  J'avais  honte  et  mépris,  malgré  tout,  pour  tout 
ce  que  ce  monde  fait  :  il  n'aime  rien,  ne  comprend  rien.  Il 
m'a  suffi  de  parler  avec  chaleur  de  Schumann,  du  plaisir  que 
donne  sa  musique,  et  voilà  tout  ce  monde  qui  se  meta  brûler 
ce  qu'il  aime,  car  vous  pensez  que  le  début  de  la  musique,  ce 
soir-là,  avait  été  pour  Stephen  lleller,  Stamaty  et  autres. 
Eh  bien!  vers  une  heure  du  matin,  nous  étions  dans  Beetho- 
ven, en  mi  bémol.  Drôle,  étrange!  Et  l'on  veut  que  j'aille  dans 


102  FANTIN-LATOUR. 


ce  monde,  non,  n'est-ce  pas?  A  quoi  cela  sert-il?  Non,  non, 
la  solitude  est  préférable  ici,  môme  sans  travail'...  »  Il 
y  était  quand  môme  allé,  dans  ce  monde,  et,  la  musique  aidant, 
il  y  retournera  plus  d'une  fois  sans  trop  se  faire  prier. 

Tout  à  la  fm  de  cette  môme  année  1864,  Fantin  ressen- 
tait une  commotion  des  plus  violentes  en  entendant  l'ouver- 
ture du  Vaisseau  Fantôme,  que  Pasdeloup  exécutait  pour  la 
première  fois  :  «  Hier,  écrivait-il  le  26  décembre,  j'ai  com- 
mencé la  journée  par  le  concert  dont  je  m'étais  privé  depuis 
quelque  temps.  Mais  l'on  jouait  l'ouverture  du  Vaisseau  Fan- 
tôme, de  Richard  Wagner,  dont  j'ai  été  enthousiasmé.  Je  ne 
puis  vous  donner  une  idée  de  cette  musique.  L'orchestre 
dans  ses  mains  est  inouï,  le  début  de  l'ouverture  est  incom- 
parable :  de  merveilleuses  sonorités,  étrangetés  appartenant 
à  lui  seul;  l'on  aurait  dit  que  c'était  écrit  avec  d'autres 
instruments.  Ma  pauvre  tète  a  été  emportée  par  ce  tourbillon 
merveilleux.  Je  suis  rentré  chez  moi  par  un  froid  très  dur 
sans  le  sentir,  ou  plutôt  le  sentant  avec  plaisir;  ce  vent  froid 
me  coupait  la  figure,  me  mordait  les  joues,  mais  je  rêvais; 
j'étais  transporté.  Oh!  le  grand  bonheur  que  me  donne  la 
musique  !  Je  pensais  à  ces  grands  artistes  :  quelle  belle  chose 
que  de  produire  des  œuvres  qui  peuvent  tant  remuer  les 
hommes,  de  donner  sa  pensée,  son  suprême  idéal,  de  dire  ce 
que  l'on  ne  peut  dire  avec  la  voix  !  » 

1.  Lettre  à  Edwards,  du  24  octobre  1864.  —  Le  «  tableau  Hufro  »,  dont  il 
est  ici  question,  ne  fut  pas  même  esquissé.  Mais  avec  quel  empressement, 
Fantin,  beaucoup  plus  tard,  ne  répondra-t-il  pas  à  la  demande  de  Paul 
Meurice  en  peignant  le  Satyre  {Légende  des  Siècles),  qu'on  peut  voir  dans  la 
}{rande  galerie  de  la  Maison  de  Victor  Hugo,  à  la  place  des  Vosges  ! 


UN    PEINTRE    MÉLOMANE.  103 

«  Vous  souvenez-vous  que  dans  nos  derniers  jours  passés 
ensemble,  avait-il  encore  écrit  à  ses  amis,  à  la  date  du 
27  novembre  180i,  on  parlait  d'un  opéra  ayant  f;rand  succès, 
Roland  à  Roncevaux?  J'ai  eu  la  curiosité  d'aller  l'entendre;  ce 
n'est  pas  mauvais,  c'est  pis,  c'est  plat,  médiocre.  Oh  !  qu'il  faut 
se  méfier  des  grands  succès  du  public!  On  pourrait  établir  cet 
axiome  :  Quand  tout  le  monde  trouve  une  chose  bien,  c'est 
que  c'est  médiocre.  »  Axiome  très  juste,  à  condition  de  com- 
pléter par  un  seul  mot  la  pensée  du  peintre  :  «  Quand  tout 
le  monde  trouve  d'emblée  une  chose  bien,  c'est  que  c'est  mé- 
diocre »  ;  axiome  très  juste  et  dont  la  contre-partie  pourrait 
être  formulée  ainsi  :  toute  œuvre  véritablement  neuve  et  des- 
tinée à  braver  les  atteintes  du  temps,  à  marquer  une  grande 
étape  dans  l'histoire  de  l'art  musical,  commence  toujours  par 
contrarier  et  bouleverser  les  goûts  du  public. 

La  correspondance  de  Fantin  avec  M.  et  M"'*'  Edwards  prit 
fin  à  l'automne  de  1869,  —  du  moins  en  ce  qui  touche  à  la 
musique,  —  et  par  deux  lettres  où  il  leur  annonce  des  choses 
qui  le  mettent  en  joie.  D'abord,  c'est  qu'il  a  entendu  de  nou- 
veaux morceaux  qui  l'ont  enchanté  :  presque  tout  l'œuvre  de 
Schumann,  à  ce  qu'il  croit;  puis  de  nombreuses  pages  d'un 
élève  de  Schumann,  Johannès  Brahms,  qui  a  un  grand  talent  : 
«  Il  me  semble,  ajoute-t-il,  que  de  tout  ce  que  j'ai  entendu 
de  moderne,  c'est  ce  qui  m'a  fait  le  plus  d'impression.  »  En- 
suite, c'est  que  l'hiver  qui  vient  promet  d'être  très  favorable 
à  la  musique  :  «  On  ne  parle  que  de  concerts  ici,  écrit-il  le 
14  octobre;  non  seulement  les  Concerts  populaires  et  ceux 
du  Conservatoire,  mais  encore    l'Opéra  en    donnerait   et  le 


104  FANTIN-LATOUR. 


Théâtre-Italien,  qui  annonce  Fidelio,  de  Beethoven,  et  le  Pa- 
radis et  la  Péri,  de  Schumann,  une  sorte  de  symphonie-ora- 
torio. C'est  un  chef-d'œuvre  :  je  l'ai  entendu  au  piano  ;  cela 
me  paraît  si  beau  que  j'ai  hâte  de  l'entendre  à  l'orchestre...  » 
Ces  concerts  do  l'Opéra  étaient  ceux  que  Litolff  rêvait 
d'organiser,  qu'il  organisa,  en  effet,  et  qui  ne  dépassèrent 
pas  deux  soirées,  au  lieu  des  quatorze  annoncées,  mais  qui 
eurent  ce  résultat  inespéré  de  provoquer  un  revirement  du 
public  en  faveur  de  Berlioz,  mort  seulement  depuis  huit  ou 
neuf  mois,  tant  le  délicieux  menuet  des  Follets,  l'exquise 
danse  des  Sylphes  et  la  foudroyante  Marche  hongroise  émurent 
et  bouleversèrent  les  auditeurs  aux  deux  concerts,  car  il  avait 
fallu  répéter  les  deux  fois  ces  morceaux,  la  veille  encore 
inconnus,  de  la  Damnation  de  Faust.  Quant  aux  promesses 
faites  par  le  directeur  de  l'Opéra-Italien,  elles  furent  égale- 
ment tenues,  sans  beaucoup  plus  de  succès,  —  du  moins  en 
ce  qui  concernait  Schumann,  —  et  Fantin  de  courir  à  la 
salle  Ventadour.  Il  fut  donc,  avec  Maître,  avec  d'autres  qu'il 
allait  bientôt  connaître,  un  des  plus  fidèles  auditeurs  de  ces 
représentations  de  Fidelio,  de  ces  exécutions  de  le  Paradis 
et  la  Péri,  où  brillait  la  grande  tragédienne  lyrique  Gabrielle 
Krauss  (car  l'opéra  de  Beethoven  et  le  poème  dramatique  de 
Schumann  avaient  été  montés  exprès  pour  elle),  et  qui  ouvri- 
rent des  horizons  splendides  à  ceux  qui  eurent  alors  la  révé- 
lation de  ces  chefs-d'œuvre.  Le  jeune  peintre  en  fut  comme 
ébloui  et  des  souvenirs  de  ces  soirées  inoubliables  revenaient 
souvent,  par  la  suite,  dans  les  conversations  qu'il  avait  avec 
ses  amis,  lui  faisaient  même  prendre  le  crayon  et  dessiner  ses 


PORTRAIT     UE     Jl>'«    Il  E  Mi  Y     I.EIIOLI.E 
Salon  tle  1882.  —  A  M.  Henry  Lciolle. 


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Lilllugraphie  originale  (188SJ. 


UN    PEINTRE    MÉLOMANE.  109 

deux    premières    lithographies  à   la  gloire  de   Schumann... 

Quelques  années  plus  tard  allait  éclater  le  coup  de  tonnerre 

de  Bayreuth,  qui  devait  retentir  dans  tout  le  monde  musical'. 

* 
*  * 

Un  soir  du  mois  d'août  1876,  comme  Fantin  se  trouvait 
chez  son  ami  Maître,  où,  selon  son  habitude,  il  fumait  cigares 
sur  cigarettes  en  nous  écoutant  taper  de  nos  quatre  mains  sur 
un  méchant  piano,  tout  à  coup,  un  autre  ami  de  la  maison, 
magistrat  de  race  et  mélomane  passionné  qui  marchait  dès 
lors  en  tète  des  partisans  de  Wagner,  — j'ai  nommé  Lascoux, 
—  fit  irruption  dans  la  chambre  et  mit  à  la  disposition  de  qui 
voudrait  en  profiter  une  place  pour  la  troisième  série  des 
représentations  de  l'Anneau  du  Nibelung,  au  théâtre  de  Bay- 
reuth. Certes  l'offre  était  des  plus  tentantes  et  cette  place, 
un  billet  provenant  de  Léon  Leroy,  l'écrivain  tout  dévoué  aux 
intérêts  de  Wagner,  aurait  pu  susciter  de  vives  compétitions  : 
il  n'y  en  eut  aucune  et  Fantin,  qui  n'était  cependant  pas  un 
voyageur  déterminé,  accepta  de  partir  sur-le-champ  pour 
l'Allemagne,  bien  que  cette  absence  dût  faire  reculer  un  peu 
son  mariage  (il  comptait  d'ailleurs  retrouver  M.  et  M""  Du- 
bourg  à  Nuremberg,  puis  aller  avec  eux  à  Munich),  tant  sa 
joie  était  grande  d'être  un  des  premiers,  lui  si  vivement  épris 

1.  Le  tableau  dont  parle  Fantin  dans  la  lettre  ci-contre  (p.  105-108),  adressée 
à  M"^  Edwards,  est  Autour  du  piano,  qui  m'était  revenu  de  Londres  après  avoir 
été  exposé  à  VArMdfmy.  —  Dans  la  première  page,  les  initiales  V.  D.  (Victoria 
Dubourg)  désignent  M"'"  Fantin-Latour,  qu'il  ne  mentionnait  pas  autrement, 
d'habitude,  dans  ses  lettres  à  ses  amis  de  Londres. 


ilO  FANTIN-LATOUR. 


de  la  musique  de  Wagner,  à  visiter  la  Mecque  de  l'art  de 
l'avenir,  qui  venait  de  sortir  de  terre  par  la  volonté  d'un 
homme  et  la  protection  d'un  roi. 

Mais  il  ne  partit  pas  sans  promettre  à  ses  amis  de  les 
tenir  au  courant  de  ces  fêtes,  et  c'est  à  Edmond  Maître  qu'il 
envoya  les  quatre  lettres,  —  une  après  chaque  partie  du 
Ring,  —  dont  je  vais  donner  ici  les  passages  essentiels. 
Quand  je  dis  :  lettres,  le  terme  est  impropre,  car  ces  extraits 
n'ont  pas  de  forme  déterminée;  ce  sont,  comme  presque  tout 
ce  qu'écrivait  Pantin,  des  notes  très  rapides  en  style  télégra- 
phique, une  sorte  de  mémento  que  le  voyageur  rédige  pour 
lui-même  et  qu'il  communique  à  ses  amis  de  Paris,  mais  en 
recommandant  bien  qu'on  le  lui  conserve,  car  c'est  dans  ces 
feuilles,  écrites  à  la  hâte,  qu'il  retrouvera  plus  tard  ses  impres- 
sions toutes  fraîches,  prises  sur  le  vif,  au  courant  de  la  plume 
et  sans  aucune  recherche.  Mais  comment  n'être  pas  frappé 
de  leur  vivacité,  de  leur  concision  impétueuse,  et  comment  ne 
pas  remarquer  à  quel  point  l'œil  du  peintre,  ici,  est  vivement 
frappé  par  ce  qu'il  voit,  comme  son  oreille  par  ce  qu'elle 
entend?  C'est  pour  le  voyageur,  de  quelque  côté  que  son  atten- 
tion se  tourne,  un  émerveillement  toujours  plus  vif. 

Dès  qu'il  arrive  à  Bayreuth  et  qu'il  ouvre  sa  fenêtre,  le 
dimanche  27  août,  à  cinq  heures  du  matin,  Fantin  est  charmé 
par  l'aspect  agréable  et  joyeux  de  la  ville  qui  lui  rappelle  à  la 
fois  Versailles,  La  Haye  et  certains  quartiers  de  Londres.  Et 
quelle  animation  partout,  dès  la  matinée  !  La  ville  entière  est 
pavoisée  d'oriflammes  rouge,  blanc  et  noir  ou  d'autres  bleu  et 
blanc;  des   troupes  défilent,    le   Roi    vient  d'arriver  pour  la 


UN    PEINTRE    MÉLOMANK.  iH 

représentation  du  soir,  les  habitants  ont  pris  leur  grande  tenue 
du  dimanche,  tandis  que  les  touristes  circulent  en  habits  de 
voyage,  jumelles  au  côté,  guide  à  la  main  (lui,  cependant,  pro- 
menait partout  un  superbe  chapeau  haut  de  forme);  tout  à 
coup,  un  grand  vent  s'élève  et  tous  ces  beaux  drapeaux  se 
retournent,  s'accrochent,  se  déchirent;  puis  la  pluie  survient, 
et  c'est  par  un  temps  fâcheux,  qu'après  avoir  très  médiocre- 
ment déjeuné  en  ville,  Fantin  et  ses  amis  (il  voyageait  avec 
M.  et  M'"''  Lascoux  et  Jules  Bordier,  le  fondateur  des  Concerts 
populaires  d'Angers)  prennent  la  jolie  route  qui  doit  les  con- 
duire au  théâtre.  Mais  le  spectacle  ne  commencera  qu'à  sept 
heures  :  par  protection  spéciale,  il  leur  est  permis  de  visiter  la 
machinerie  de  la  scène,  puis  ils  se  dédommagent,  à  la  «  restau- 
ration »  du  théâtre,  de  leur  triste  repas  de  midi,  et  se  mêlent 
à  la  foule  qui  attend  le  passage  du  Roi.  Cependant,  le  souve- 
rain ne  paraît  toujours  pas  ;  une  fanfare  retentit,  et  vite,  il  leur 
faut  pénétrer  dans  la  salle  afin  de  s'assurer  de  leurs  fauteuils. 
«  Nous  entrons  ;  très  bien  l'aspect,  sobre  et  solennel  (il 
n'y  a  pas  d'extérieur  du  tout,  ni  façade,  rien).  A  peine  deux 
ou  trois  Français.  Liszt  avec  des  dames,  groupe  où  l'on 
parle  français.  M'""  Cosima  se  trouve  là.  Avant  l'obscurité,  il 
y  a  demi-lumière;  on  sent  qu'il  va  se  passer  quelque  chose 
de  sérieux.  Une  sonnerie  militaire  à  l'extérieur,  c'est  le  Roi  ; 
mais  avant  qu'on  puisse  le  voir,  le  signal  se  fait  entendre,  la 
nuit  (presque)  se  fait.  Je  vous  assure  que  cela  remue  très 
fort.  Puis  comme  des  mugissements  (c'est  sonore  et  voilé)  ; 
l'orchestre  fait  l'effet  d'une  seule  voix,  orgue  immense.  Oh  î 
c'est  très  beau!   Unique.  Rien  n'est  comme  cela.   C'est  une 


112 


FANTIN-LATOUR. 


sensation  non  encore  éprouvée.  Le  rideau  s'écarte  douce- 
ment et  voici  une  chose  sans  nom,  vague,  obscure,  petit  à 
petit  verdâtre,  s'éclairant  lentement;  bientôt  on  aperçoit  des 
roches,  puis  tout  doucement  des  formes  passent,  repassent, 

les  Filles  du  Rhin  dans  le 
haut;  dans  le  bas,  Albérich 
dans  le  fond  des  roches.  Je 
n'ai  rien  dans  mes  souvenirs 
de  plus  féerique,  de  plus 
beau,  de  plus  réalisé.  Le 
mouvement  des  Filles  du 
Rhin  qui  nagent  en  chantant 
est  parfait.  L'Albérich  qui 
grimpe,  qui  ravit  l'or;  l'é- 
clairage, la  lueur  que  jette 
l'or  dans  l'eau,  tout  est  ra- 
vissant. Là,  comme  dans  tout 
le  reste,  c'est  de  la  sensa- 
tion. Pas  la  musique,  pas 
le  décor,  pas  le  sujet;  mais 
un  empoignement  du  spec- 
tateur. Ce  n'est  pas  le  mot 
qu'il  faut  que  spectateur,  ni  auditeur  non  plus,  c'est  tout 
cela  môle.  Ces  messieurs  (Lascoux  et  Rordier)  sont  ravis, 
renversés  par  l'orchestre  et  le  sentiment  musical  de  l'en- 
semble :  absolument  réussi,  l'orchestre  invisible!  Son  absence 
fait  un  grand  effet  :  le  vide!  L'espace  mystique  est  éton- 
nant...   L'impression   est  énorme,   malgré   mon   manque  de 


LOUENUKIN  ËCLAIKANT  LE  MONDE 

Caricature  de  Stop  d'après  le  Prélude  de  Lufien- 
ijrin  (Journal  amusant,  30  avril  1892). 


PKÉLUDE     DE     I.OHENGRIN 

Lilhograpliie  originale  (1882),  reitrise  pour  le  liibleau  du  Salon  de  1892. 
A  M.  Ch.-Ed.  Uavilaud. 


UN    PEINTRE    MÉLUMANE.  il3 

connaissance  qui  m'einpèciie  de  suivre  d'un  bout  à  l'autre. 
Cela  me  fatigue  plus  que  l'audition  au  piano,  car  l'intensité 
des  impressions  est  si  forte!  Et  la  réunion  des  décors,  de 
l'action,  même  la  fatigue  de  la  langue  que  l'on  veut  com- 
prendre! Je  me  suis  vu  forcé  de  lâcher  quelquefois,  de  rester 
animal,  de  subir,  de  vivre  sans  réflexion.  Je  suis  persuadé 
pourtant  que  le  musicien  possédant  sa  partition,  connaissant 
cela  comme  on  connaît  une  langue,  n'éprouverait  pas  tant  de 
fatigue.  Pourtant  M.  Lascoux  vient  de  me  dire  qu'il  a  été  dans 
l'impossibilité  de  dormir.  Moi,  je  dors  bien,  accablé  par  les 
impressions  que  j'ai  ressenties.  Et  la  bière  est  si  bonne!  Nous 
avons  causé  en  rentrant  vers  dix  heures.  J'aime  bien  ce  pays. 
J'y  retrouve  déjà  le  plaisir  que  j'avais  en  Angleterre  :  on  est 
paisible.   » 

Le  lendemain,  à  son  réveil,  quelle  n'est  pas  la  surprise 
de  Pantin  en  entendant  sous  ses  fenêtres  un  gamin  qui  siffle 
la  chanson  du  matelot  de  Tristan  et  Iseiilt!  Puis  il  sort,  il 
arpente  la  ville,  il  va  voir  la  statue  de  Jean-Paul;  il  se  rend 
à  la  poste  où  il  trouve  deux  lettres  qui  lui  font  plaisir  :  l'une 
de  son  ami,  le  peintre  Otto  Scholderer,  alors  fixé  à  Londres, 
qui  l'engageait  vivement  à  passer  par  Francfort  pour  y  voir  sa 
famille;  l'autre  lui  apprenant  que  son  envoi  à  l'Exposition 
d'Anvers  [Panier  de  roses)  était  très  bien  placé;  il  flâne  aux 
devantures  des  boutiques,  achète  quelques  souvenirs  photo- 
graphiques pour  des  amis,  mais  laisse  de  côté  les  cravates- 
Wagner  et  les  casquettes-Bayreuth  ;  il  mange  à  droite,  à 
gauche,  là  où  le  hasard  le  mène  avec  ses  amis;  il  déjeune 
avec  tout  un   groupe    de   musiciens   de   l'orchestre,   ce    qui 

is 


lU  FANTIN-LATOUR. 


l'amuse,  et  dîne  ou  soupe  au  restaurant  du  tht'àtre,  ce  qui 
l'enchante,  en  face  du  délicieux  panorama  de  la  ville  et  des 
coteaux  qui  bordent  la  vallée  du  Mein  rouge.  Mais  le  malheur 
est  qu'il  pleut  toujours. 

«  Arrivons  à  la  Walkûre.  C'est  superbe.  Splcndide  est  la 
chevauchée  et  aussi  l'ensemble  des  Walkyries;  les  reproches 
de  Wotan,  leurs  cris  pendant  le  combat,  puis  en  face  de 
Wotan  quand  elles  cachent  Brunnhilde,  hors  de  toute  com- 
paraison. Une  violence  passionnée,  inouïe.  Bien  fatigants  les 
récits  de  Wotan,  délicieux  le  lied  du  Printemps,  mais  mal 
chanté  par  Niemann  qui  n'est  pas  bon.  Très  bien  Brunnhilde 
et  Sieglindc.  Belle  décoration  la  demeure  de  Hunding;  la 
porte  ouverte  par  le  printemps,  l'épée  dans  l'arbre,  grande 
idée  poétique.  Il  est  rempli  d'imagination.  Un  seul  reproche 
à  faire  :  son  idéal,  trop  élevé  pour  le  théâtre,  est  insuffisam- 
ment rendu.  Il  tente  l'impossible,  mais  aussi,  quand  il  réussit, 
c'est-à-dire  quand  on  le  rend  comme  il  le  veut,  c'est  admi- 
rable. Les  adieux  de  Wotan  très  beaux,  très  beaux  les  cris 
de  Brunnhilde.  Il  y  a  une  scène  magnifique  entre  Brunnhilde 
et  Sieglinde,  qu'elle  ramène  parmi  les  Walkyries.  Dans  l'en- 
tr'acte,  descendu  dans  l'orchestre,  c'est  superbe.  Je  compa- 
rerai cela  à  une  magnifique  cuisine,  pleine  d'ustensiles  de 
toute  sorte  (mais  je  vous  dirai  cela).  Wagner  a  été  aperçu 
dans  un  coin  du  théâtre;  ce  furent  des  cris,  des  cris!  A  la  fin, 
c'étaient  des  transports  enthousiastes.  A  peine  la  fanfare  (qui  me 
produit  toujours  grand  effet)  se  fait-elle  entendre  que  voilà  la 
nuit,  et  le  Boi,  suivi  de  Wagner,  entre  ;  mais  on  peut  à  peine  les 
voir.  Nous  avons  aperçu  MM.  Mendès,  d'Indy,  d'Eichthal,  etc., 


UN    PEINTRE    MÉLOMANE.  115 


mais  il  y  a  très  peu  de  Français;  nous  faisons  sensation,  on 
est  très  aimable  partout,  très  obligeant...  Je  ne  peux  pas 
rendre  ce  qui  se  passe  ici,  c'est  une  fête  très  animée.  Ce 
théâtre  dans  les  champs,  ces  belles  vues  tout  autour,  les 
restaurations,  des  bocks  partout,  tous  ces  voyageurs  qui  vont 
et  viennent.  Les  habitants  paraissent  enchantés.  La  présence 
du  Roi  anime  la  ville,  qui  est  paisible  comme  autrefois  Ver- 
sailles. Des  grandes  voitures  partout,  à  l'heure  du  théâtre, 
qui  se  suivent;  pourtant  pas  de  cris,  c'est  un  public  choisi. 
Je  suis  enchanté  d'être  venu.  Que  je  regrette  de  ne  pas  vous 
avoir  ici!  Nous  irions  où  je  vais  de  ce  pas,  à  la  maison  de 
Wagner.  Je  vais  là  tous  les  jours,  je  tourne  autour  et  je  suis 
content.  Adieu;  à.  demain  Siegfried.  » 

Pour  les  spectateurs  de  cette  troisième  série,  comme 
pour  ceux  des  deux  premières  qui  avaient  eu  lieu  du  13  au 
17  août  et  du  20  au  23,  la  soirée  la  plus  brillante  et  celle 
qui  leur  causa  à  la  fois  la  surprise  la  plus  vive  et  l'impres- 
sion la  plus  profonde,  ce  fut  celle  où  ils  entendirent  Siegfried, 
et  certes,  il  fallait  que  l'enchantement  et  l'émotion  qui  se 
dégageaient  de  cette  partie  de  l'œuvre  fussent  singulièrement 
puissants  pour  dépasser  l'effet  si  violent  que  la  Walkyrie 
avait  produit  la  veille  sur  tous  les  assistants.  Fantin  ne  ré- 
sista pas  plus  qu'un  autre  à  l'enthousiasme  général,  et  sa 
troisième  lettre  n'est,  d'un  bout  à  l'autre,  qu'une  explosion 
de  joie  délirante. 

«  ...  Il  n'y  a  rien  en  musique  d'aussi  beau,  s'écrie-t-il. 
J'ai  été  enlevé  non  pas  seulement  un  moment,  mais  cons- 
tamment et  par  degrés  toujours  plus  élevés;  le  duo  est  une 


116  FANTIN-LATOUR. 


scène  entière,  c'est  prodigieux!  M"'"  Materna  est  superbe,  le 
ténor  moins  bien,  mais  rien  n'y  fait,  c'est  la  plus  grande  sen- 
sation encore  ressentie!  Oh!  son  éveil!  presque  dit  seulement 
par  l'orchestre,  ravissant  et  sublime,  et  la  situation,  la  mise 
en  scène!  L'n  lever  de  soleil  comme  effet,  ah!  que  c'est 
beau!  Les  musiciens  ici  semblent  mettre  cela  au-dessus  des 
autres  partitions.  La  scène  des  oiseaux  est  charmante,  le  rôle 
de  Mime  si  bien  chanté  et  joué!  Voilà  une  surprise  de  trouver 
Wagner  plein  de  naturel,  de  comique,  lui,  le  musicien  de 
Lohengrin.  Ce  Siegfried  est  si  bien  imaginé!  Et  la  scène  de 
la  Forge!  Une  évocation  d'Erda  magnifique!  Très  belle  mise 
en  scène  et  beau  décor  pour  le  départ  de  Siegfried  dans  les 
flammes.  Mais  vous  savez  que  les  décors  sont  souvent  très 
bien,  comme  dans  Siegfried,  la  forge  de  Mime.  C'est  ici  qu'est 
le  fameux  dragon;  dans  le  Rheingold,  c'était  un  serpent  :  il 
est  bien  absurde.  Ce  n'est  que  ce  que  l'on  voit  dans  les  féeries. 
Que  je  suis  content  d'être  ici!  J'ai  vu  Wagner  d'assez  près.  Il 
paraît  vieilli,  presque  tout  blanc,  il  est  très  petit.  Un  vieux 
savant  ou  diplomate.  Madame  ressemble  beaucoup  à  Liszt 
que  l'on  voit  partout,  toujours  avec  des  femmes  autour  de  lui. 
Le  dîner  et  souper  à  la  Restauration-Wagner  est  très  amusant. 
Lascoux  a  fait  connaissance  avec  un  musicien  de  Montbé- 
liard  qui  est  un  grand  partisan  et  est  venu  s'offrir  comme 
exécutant.  La  salle  est  très  chaleureuse.  Le  Roi  a  été 
acclamé  sur  la  proposition  de  M.  Feustel  (le  banquier  orga- 
nisateur), c'a  été  étourdissant  de  bruit,  chapeaux  en  l'air,  etc. 
11  pleut  toujours,  nous  sommes  rentrés  hier  par  un  temps! 
Pluio  à  verse,  des  chemins!  Heureusement  que  nous  avions 


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UN    PEINTRE    MÉLOMANE.  117 

bien  soupe.  Menu  :  Suppe  Knlb,  ragoût  de  veau,  roastheef  et 
bière.  Quelle  bière  !  Que  je  suis  content  d'être  ici!  Ademain.» 

Le  Crépuscule  des  Dieux,  en  revanche,  exerça  une  action 
moins  immédiate  et  moins  forte,  au  moins  jusqu'au  dernier 
acte,  sur  des  auditeurs  qui  ne  connaissaient  pas  encore  assez 
tous  les  éléments  dont  se  compose  cette  musique  pour  en 
apprécier  l'admirable  structure  et  la  grandeur  prodigieuse. 
C'étaient  autant  de  néophytes,  pleins  de  bonne  volonté,  mais 
enfin  des  néophytes,  que  tous  les  spectateurs  qui  se  succé- 
dèrent à  Bayreuth  durant  cette  première  année,  et.Fantin, 
comme  il  le  dit  lui-même,  n'était  pas  assez  préparé  pour  ne 
pas  trouver,  avec  tous  ses  amis,  que  les  premières  scènes  de 
cette  quatrième  partie  traînaient  passablement  en  longueur; 
mais  quel  réveil  au  tableau  de  la  chasse  et  quelle  secousse  à 
la  mort  de  Siegfried  ! 

«  Hier,  grande  journée,  mon  cher  Maître  !  Quel  plaisir 
pour  un  artiste  que  ces  fêtes!  Il  faisait  beau.  Jamais  autant  de 
monde  sur  la  route.  Les  voitures  se  suivent  de  chaque  côté  ; 
les  Wagnériens  défilent,  la  population  est  sur  le  devant  des 
portes;  le  Roi  va  passer.  De  l'esplanade,  où  nous  restons  un 
moment,  on  voit  tout  ce  mouvement  :  c'est  superbe.  On 
apprête  l'illumination  du  soir,  il  fait  grand  jour,  jamais  le 
paysage  n'a  été  plus  charmant  de  ces  hauteurs.  La  fanfare  sur 
l'esplanade  se  fait  entendre,  tout  le  monde  entre,  on  se  presse, 
puis  voilà  un  monsieur  qui  adresse  de  sa  place  quelques  mots 
à  la  salle,  on  crie,  on  applaudit.  Il  compare  les  Wagnériens  qui 
vont  se  séparer  aux  apôtres  qui  vont  porter  partout  la  bonne 
nouvelle...   La  scène  des  Nornes,   le  départ  de  Siegfried,  la 


H8  FANTIN-LATOUR. 


veillée  de  Hagcn  ;  connaissant  peu  la  partition,  cela  paraît  un 
peu  long;  mais  le  dernier  acte  est  très  saisissant,  le  trio  des 
Filles  du  Rhin,  la  chasse,  le  récit,  la  mort  de  Siegfried,  la 
marche  funèbre,  triple  chef-d'œuvre  :  musique,  drame,  mise 
en  scène.  On  l'emporte  sur  son  bouclier,  escorté  par  tous  les 
guerriers  (admirablement  costumés),  effet  de  lune  sur  une  par- 
tie du  cortège  et  l'autre  dans  l'ombre.  Les  nuages  descendent 
au-dessus  du  cortège,  paraissent  le  suivre  et  le  couvrent  com- 
plètement. Admirable.  C'est  la  réussite  complète  de  son  idée 
que  cette  page,  et  vraiment  on  sent  alors  que  rien  ne  peut 
soutenir  la  comparaison.  C'est  un  art  nouveau,  l'art  de  l'avenir 
certainement. 

»  Pensez  à  l'ovation  finale  !  Une  tempête,  cris,  chapeaux, 
mouchoirs,  bouquets,  couronnes,  etc.  Enfin,  il  paraît!  Vous 
n'avez  pas  idée  de  l'émotion  qui  vous  gagne  de  voir  cet  homme, 
le  chapeau  à  la  main,  attitude  très  simple,  interdit,  voulant 
parler.  Derrière  lui,  la  toile  baissée,  à  ses  pieds,  ces  fleurs; 
les  larmes  me  reviennent  aux  yeux  en  vous  décrivant  ce  spec- 
tacle. Il  parle...  Applaudissements,  et  la  toile  tombe.  Encore 
de  grands  cris,  elle  se  relève;  alors,  tous  les  chanteurs  sont  là 
rangés,  il  leur  adresse  quelques  mots  qu'il  accentue  par  des 
frappements  de  pied  comme  s'il  conduisait  un  orchestre.  C'est 
émouvant  !  On  sort,  nous  allons  donner  un  coup  d'œil  à  la 
scène,  nous  nous  promenons  dans  les  coulisses,  nous  allons 
voir  l'orchestre,  on  embrasse  Wagner,  on  l'entoure;  Madame 
embrasse  des  dames;  on  pleure,  Wilhelmy  paraît  très  ému. 
On  se  dit  adieu.  Liszt  est  très  entouré;  c'est  une  vraie  fête 
de  famille.  J'entends  Wagner  qui  dit  à  des  dames  en  français  : 


UN    PEINTRE    MÉLOMANE.  119 

«  Prenez  garde  do  tomber!  »  avec  un  accent  très  allemand; 
il  paraît  fatigué,  comme  éteint.  Ah!  que  je  suis  content  d'avoir 
assisté  à  cette  fête  !  Combien  l'on  sent  ici  la  vie  !  Est-ce  triste 
pour  nous  d'être  obligés  d'aller  dehors  pour  assister  à  une  fête 
artistique,  d'aller  chercher  du  soutien  pour  notre  vie  d'artiste, 
car  cela  vous  fait  le  plus  grand  bien,  cela  rend  do  l'ardeur. 
Je  ne  peux  pas  exprimer  combien  je  me  sens  transporté.  » 

Qu'on  se  rappelle,  après  avoir  lu  ces  lignes,  par  quelles 
plaisanteries  furent  accueillies  en  France  l'ouverture  du  théâtre 
de  Bayreuth  et  les  premières  représentations  de  t Anneau  du 
Nibelung  ;  qu'on  se  souvienne  en  particulier  des  jugements 
cruellement  ironiques  que  portèrent  sur  cette  entreprise  et 
cette  œuvre  colossale  ceux  qui  faisaient  profession  chez  nous 
de  juger  les  productions  de  l'esprit  et  les  créations  d'art; 
qu'on  compare  cette  ignorance  arrogante  et  têtue  aux  fraîches 
impressions  d'un  artiste  qui  ressent  naïvement  les  choses 
sans  se  targuer  de  les  juger,  mais  qui  exprime  avec  une  cha- 
leur désordonnée  ce  qu'il  a  ressenti,  et  dites  de  quel  côté  se 
trouvent,  non  pas  seulement  l'indépendance  et  la  bonne  foi 
avec  lesquelles  Wagner  a  toujours  demandé  qu'on  appréciât 
ses  œuvres,  mais  aussi  la  clairvoyance  et  la  liberté  d'esprit. 


* 
*  * 


Les  fêtes  de  Bayreuth  sont  terminées.  Fantin,  après  avoir 
rejoint  M.  et  M""  Dubourg  à  Nuremberg,  s'arrête  à  Batisbonne, 
va  visiter  avec  eux  les  musées  de  Munich  (l'affluence  des 
étrangers  avait  forcé  les  trois  voyageurs  de  se  loger  à  Augs- 


MO  FANTIN-LATOUR. 


bourg),  puis,  sans  gagner  Francfort,  en  raison  d'un  deuil  sur- 
venu dans  la  famille  de  Scholderer,  il  rentre  à  Paris  en  pas- 
sant par  Stuttgart  et  Nancy  :  «  Je  suis  heureux  d'avoir  fait 
ce  voyage,  écrit-il  dès  son  retour,  à  Edwards;  cela  m'a  changé 
les  idées.  Je  suis  gai,  content,  bien  disposé  à  travailler'  !  »  Et, 
tout  aussitôt,  germe  et  monte  dans  son  cerveau  cette  abon- 
dante moisson,  si  prompte  à  lever,  de  compositions  idéales, 
lithographies  d'abord,  ensuite  pastels  et  tableaux  à  l'huile,  où 
les  œuvres  qu'il  aime  le  plus  prennent  une  nouvelle  vie  par 
lesquelles  les  maîtres  qu'il  admire  reçoivent  un  hommage 
éclatant;  par  lesquelles,  lui,  simple  auditeur  et  spectateur 
la  veille,  devient  poète  et  créateur  à  son  tour  et  remercie 
à  sa  façon,  en  les  glorifiant,  Berlioz,  Wagner  et  Schumann 
des  souveraines  jouissances  qu'ils  lui  ont  procurées. 

Quelques  mois  seulement  avant  d'aller  à  Bayreuth,  après 
avoir  entendu  aux  concerts  du  Gliàtelet  la  deuxième  exécution 
intégrale,  donnée  par  M.  Colonne  du  Roméo  et  Juliette,  de 
Berlioz  (avec  M""  Vergin,  MM.  Fùrst  et  Bouhy  comme  solistes), 
il  avait  composé  sa  grande  scène  allégorique  de  F  Anniver- 
saire, en  écrivant  dans  la  marge  :  Souvenir  du  o  décembre  1875, 
et  cette  admirable  composition,  d'abord  esquisse  à  l'huile,  puis 
dessin  de  même  grandeur,  enfin  lithographie,  d'où  est  sorti 
le  tableau  magistral  appartenant  aujourd'hui  au  musée  de  Gre- 
noble, était  la  première  qui  témoignât  de  son  culte  pour  Ber- 
lioz. De  môme,  à  peine  revenu  de  Bayreuth,  il  prenait  son 
crayon  et  traçait  sur  la  pierre  cette  délicieuse  scène  initiale 

1.  LeUre  du  13  septembre  1876. 


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UN    PEINTRE    MÉLOMANE.  121 

de  l'Or  du  Rhin,  qui  devint  par  la  suite  un  pastel,  puis  une 
huile,  en  inscrivant  au  bas  cette  dédicace  reconnaissante  : 
A  monsieur  A.  Lascoux,  souvenir  de  Bayreuth.  C'est  ainsi  qu'à 
peu  de  mois  d'intervalle,  il  se  sentit  dominé,  conquis,  emporté 
par  ces  maîtres,  et  que  les  délicieuses  émotions  qu'il  avait 
éprouvées  en  écoutant  leurs  chefs-d'œuvre  agirent  fortement 
sur  son  imagination  créatrice  et  le  poussèrent  dans  une  voie 
où  il  ne  pensait  guère  à  s'engager,  quoiqu'il  y  dût  marcher 
leur  égal. 

Il  faut  se  rappeler,  en  effet,  qu'avant  ces  grandes  compo- 
sitions lithographiques  de  l'Anniversaire  et  du  Rheingold, 
Fantin  n'en  avait  encore  dessiné  que  six,  entre  lesquelles 
trois  seulement  avaient  trait  à  la  musique  :  d'abord  la  pre- 
mière de  toutes,  le  Venusberrj ,  de  Tannhœuser,  composé  en 
1862  sous  le  coup  de  l'indignation  que  l'échec  de  cet  opéra 
à  Paris  lui  avait  causée  et  de  la  joie  qu'il  avait  ressentie  en 
entendant  jouer  la  célèbre  Marche  du  concours  aux  Concerts 
populaires  :  ensuite  celles  :  A  la  mémoire  de  Robert  Schumann 
et  la  Fée  des  Alpes,  qui  jaillirent  de  son  cerveau,  où  elles 
couvaient  depuis  longtemps  peut-être,  à  l'occasion  des  fêtes 
organisées  à  Bonn  en  l'honneur  de  Schumann,  durant  le  mois 
d'août  1873.  Est-ce  à  dire  pour  cela  que,  sans  la  vive  émotion 
que  lui  causèrent  l'audition  de  Roméo  et  Juliette  et  la  repré- 
sentation de  l'Anneau  du  NibeUtng,  Fantin  pe  se  serait  pas 
senti  entraîné  quelque  jour,  comme  il  l'avait  été  déjà  en 
deux  circonstances,  vers  les  figures  musicales  qu'avaient  évo- 
quées les  maîtres  chers  à  son  cœur?  Non  certes,  et  ce  serait 
exagérer  que  d'aller  jusque-là;  mais  n'y  ayant  pas  été  poussé 

46 


in  FANTIN-LATOUR. 


par  une  force  irrésistible,  il  aurait  mis  sans  doute,  dans  une 
tâche  poursuivie  à  bâtons  rompus,  moins  d'élan,  moins  de 
fièvre  et  n'aurait  peut-être  pas  produit  une  suite  aussi  nom- 
breuse, aussi  riche  de  ces  lumineuses  transpositions  de  la 
poésie  et  des  sons  en  dessins,  en  couleurs. 

Il  ne  m'appartient  ni  de  les  dénombrer  ni  de  les  juger, 

—  car  je  ne  fais  office  ici  ni  de  catalogueur  ni  de  critique, 

—  mais  ce  que  je  puis,  ce  que  je  dois  dire,  l'ayant  vu  mieux 
que  personne,  c'est  combien  Fantin  se  laissait  facilement 
entraîner  à  une  besogne  qui  le  charmait,  et  comment,  un 
auteur  de  ses  amis  lui  ayant  demandé  certain  jour  de  vouloir 
bien  dessiner  un  simple  frontispice  pour  un  ouvrage  en  pré- 
paration sur  Richard  Wagner,  le  peintre,  de  fil  en  aiguille, 
ne  composa  pas  moins  de  quatorze  lithographies,  jugeant  plus 
naturel  de  glorifier  ainsi  chacune  des  grandes  œuvres  du 
maître,  de  telle  façon  qu'un  peu  plus  tard,  il  se  vit  comme 
obligé  d'en  faire  autant  pour  Berlioz,  et  qu'il  le  fit,  du  reste, 
avec  autant  de  joie  et  d'aussi  bon  cœur.  Nul  doute,  assuré- 
ment, que  si  le  même  ami  l'avait  prié  de  se  remettre  à  la 
besogne  afin  d'honorer  par  leurs  communs  efforts,  et  chacun 
dans  la  mesure  de  leurs  forces,  le  génie  de  Robert  Schumann, 
il  ne  s'y  fût  prêté  avec  un  empressement  tout  pareil. 

Car,  entre  tous  les  musiciens,  c'était  bien  l'autour  de 
Manfred  qu'il  admirait  le  plus  vivement,  qu'il  aimait  le  plus 
tendrement,  si  j'ose  dire,  et  dès  1872,  il  pensait  à  composer 
en  son  honneur  un  grand  tableau  semblable  à  celui  dont  il 
rêvait  également  pour  Berlioz  et  qui,  celui-là,  devait  rapide- 
ment aboutir.  «  Que  penseriez-vous,  écrivait-il  à  Edwards  le 


UN    PEINTRE   MÉLOMANE.  123 


20  décembre    1872,    d'un  groupe   ou   d'une    procession    de 
jeunes  filles,  des  Muses,  par  exemple,  venant  orner  et  décorer 
le  tombeau  de  Robert  Schumann  avec  des  fleurs?..  Dans  une 
esquisse  que  j'ai  faite,  il  y  a  une  jeune  fille,  le   buste  nu, 
avec  une  poignée  de  roses  blanches  qu'elle  vient  apporter  sur 
le  tombeau  qui  est  une  grande  pierre  droite  et  où  il  y  a  une 
inscription  :  In  memoriam,  etc.  »  Et  les  demandes  se  pressent 
sous  sa  plume  :  Comment  honorer  dignement  cet  «  admirable 
poète  musicien  »  ?  Faut-il  peindre  autour  de  son  monument 
des  jeunes  filles,  ou  des  Muses,  ou  la  Musique  et  la  Poésie, 
ou  les  personnages  mêmes  de  ses  créations?  N'est-ce  pas  là 
une  besogne  au-dessus  de  ses  forces?  Comment  rendre   un 
digne  hommage  à  un  tel  créateur  avec  les  moyens  dont  lui- 
même  dispose,  et  ne  serait-il  pas  très  désolé  de  mal  l'honorer? 
Qu'Edwards  et  sa  femme,  qui  n'admirent  pas  moins  que  lui 
Schumann,  lui  prodiguent  avis  et  conseils,  à  lui,  qui  ne  s'est 
encore  ouvert  de  ce  projet  qu'à  son   ami  Maître...  En  suite 
de  quoi  parurent  deux  lithographies,  réalisant  chacun  de  ces 
deux  projets  :  d'abord,  celle  dont  il  est  question  plus  haut, 
datée  de  1873,   qui   représente  une  jeune  fille,  à  demi  nue, 
déposant  une  gerbe  de  fleurs  sur  la  tombe  du  maître;  puis, 
vingt  ans  plus  tard,   celle  où  toute  une  théorie   de  jeunes 
femmes,  guidées  par  un  génie  ailé,  se  dirige  avec  recueille- 
ment vers  une  stèle  surmontée  du  buste  de  Robert  Schumann. 
Schumann,  Berlioz,  Wagner,  tels  étaient  les  maîtres  vers 
lesquels  la    pensée  de  Pantin    se  tournait  de   préférence  et 
dirigeait  son  crayon  :  ce  sont,  de  toute  évidence,  ceux  dont 
les  inspirations  et  les  créations  parlaient  le  plus  à  son  esprit, 


iU  FANTIN-LATOUR. 


à  son  cœur;  mais  Brahms  aussi,  qu'il  aimait  et  défendait 
d'autant  plus  qu'il  le  sentait  plus  injustement  combattu  chez 
nous,  excita  plus  d'une  fois  son  imagination  ;  Rossini  ne  fut 
pas  sans  lui  inspirer  une  ou  deux  compositions;  Weber  en  fit 
éclore  au  moins  une,  et  s'il  ne  s'est  jamais  mesuré  avec 
Beethoven,  ce  ne  fut  pas  faute  de  l'admirer,  croyez-le  bien; 
c'est  plutôt  parce  qu'il  l'admirait  trop...  Et  puis,  quel  besoin 
Beethoven,  acclamé  par  tout  le  monde  musical,  avait-il  de 
son  aide?  En  quoi  le  peintre,  qui,  dans  le  fond,  mais  sans  y 
tendre,  faisait  œuvre  de  propagande  et  se  tournait  d'instinct 
vers  les  génies  que  la  foule  ignorait  ou  combattait  encore, 
aurait-il  pu  ôlre  du  moindre  secours  à  l'auteur  de  Fidelio  et 
de  la  Symphomo  avec  chœur,  et  ne  valait-il  pas  mieux  qu'il 
employât  tous  ses  efTorls,  qu'il  rassemblât  toutes  ses  forces 
pour  faire  triompher  dans  la  musique,  ainsi  qu'il  l'a  toujours 
fait  dans  la  peinture,  les  génies  souverains  à  qui  les  igno- 
rants, les  envieux  et  les  beaux  esprits  ont  si  longtemps  barré 
la  route  en  France? 


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CHAPITRE  IV 

AUTOUR    DU    PIANO    ET    LE    PORTRAIT    D'UN    AMI 

Ces  deux  tableaux-ci,  presque  les  derniers  de  leur  genre 
dans  l'œuvre  entier  du  peintre,  sont  ceux  sur  lesquels,  en  ma 
double  qualité  de  modèle  et  de  futur  possesseur,  j'en  ai  su, 
dès  l'origine,  autant  que  l'auteur  en  personne,  car  je  me 
rappelle  leur  préparation,  leur  enfantement  d'aussi  loin  que 
Fantin  pouvait  s'en  souvenir  lui-même.  Je  n'ai  rien  ignoré 
des  hésitations  par  lesquelles  il  a  passé  avant  d'entreprendre 
la  plus  importante  de  ces  deux  toiles,  j'ai  suivi  de  jour  en 
jour  les  progrès  de  son  travail;  enfin  j'ai  là,  devant  moi,  pour 
contrôler  mes  souvenirs,  nombre  de  documents  certains, 
esquisses  et  lettres  du  peintre  ou  lettres  d'un  ami  commun, 
qui  sont  arrivés  entre  mes  mains  après  la  mort  de  l'un  et  de 
l'autre  et  n'ont  pas  été  sans  me  rappeler  beaucoup  de  choses 
qui  sommeillaient  au  fond  de  ma  mémoire.  Mais  quelle  mélan- 
colie me  gagne  en  feuilletant  tous  ces  papiers,  croquis  ou 
billets,  que  nous  étions  plusieurs  autrefois  à  regarder,  à  nous 
communiquer  et  qui  reprennent  aujourd'hui  pour  moi  toute 
leur  signification,  dans  les  moindres  détails!... 


126  FANTIN-LATOUII. 


» 
*    * 


«  Voici  une  nouvelle  d'art  très  fraîche  et  très  sûre,  et  de 
la  dernière  importance.  Ce  matin,  lundi,  12  de  janvier  1885, 
à  9  heures  et  un  quart,  M.  Fantin-Latour,  chevalier  de 
l'Ordre  de  Léopold,  a  résolu  de  peindre  à  l'huile  une  toile 
de  plus  de  deux  mètres,  représentant  une  lecture  au  piano. 
Le  piano  sera  un  crapaud  et  le  pianiste  Emmanuel  Chabrier, 
tout  en  peau,  ayant  autour  de  lui  MM.  Vincent  d'Indy, 
Camille  Benoît,  Adolphe  Jullion,  Amédée  Pigeon  et  Edmond 
Maître,  —  et  peut-être  M.  Antoine  Lascoux  (s'il  daigne)  et 
M.  Jacques  Blanche  (s'il  est  nécessaire).  L'ordre  des  séances 
de  pose  sera  très  prochainement  indiqué  à  M.  Jullien,  qui 
est  d'ores  et  déjà  invité  à  soigner  son  teint...  » 

Voilà  en  quels  termes  Edmond  Maître  m'annonçait  ce  que 
notre  ami  venait  de  décider,  non  sans  qu'il  eût  longuement 
pesé  le  pour  et  le  contre  avant  de  reprendre  ses  pinceaux 
pour  peindre  un  tableau  tel  qu'il  n'en  avait  pas  composé 
depuis  de  longues  années.  Le  dernier  de  ce  genre  qu'il  eût 
entrepris  et  terminé,  le  Coin  de  table,  remontait  à  l'année 
1872.  Après  avoir  groupé  des  peintres  et  des  hommes  de 
lettres  devant  le  portrait  de  Delacroix  auquel  ils  rendaient 
hommage,  ou  autour  de  Manet  peignant  dans  son  atelier  des 
Batignolles;  après  avoir  représenté  plus  spécialement  des 
poètes  devant  le  cadre  vide  où  devait  d'abord  figurer 
Baudelaire,  Pantin  avait  souvent  caressé  le  projet  de  com- 
pléter cette  série  par  une   quatrième  toile,   où   la  Musique 


AUTOUR   DU    PIANO   ET    LE    PORTRAIT    D'UN    AMI.        127 

serait  glorifiée  après  la  Peinture  et  la  Poésie.  L'idée  lui  sou- 
riait de  célébrer  l'art  auquel  il  devait  des  jouissances  telle- 
ment vives  qu'il  regrettait  parfois,  comme  nous  l'avons  vu  le 
marquer  à  ses  parents,  de  n'avoir  pas  reçu  du  ciel  le  don  de 
création  musicale  et,  tout  d'abord,  il  aurait  conçu  l'hom- 
mage qu'il  désirait  rendre  à  la  Musique  sous  la  forme  d'un 
chœur  de  dames,  en  groupant  là,  sans  doute,  les  divers 
modèles  féminins  qu'il  avait  représentés  ailleurs,  un  livre 
sur  les  genoux,  devant  un  métier  de  brodeuse  ou  la  palette 
à  la  main. 

«  Si  je  trouvais  des  femmes,  je  ferais  une  répétition  d'un 
chœur  de  dames,  écrivait-il  à  Edwards  dès  le  mois  d'octobre 
1872.  Un  musicien  au  piano,  tournant  le  dos  au  public  (par 
conséquent,  ce  serait  l'accessoire,  le  prétexte),  et  tout  autour 
du  piano  et  derrière  une  série  de  jeunes  filles  et  femmes  chan- 
tant. Quel  joli  bouquet!  »  Mais  comment  composer  ce  «  bou- 
quet »  et,  à  défaut  des  personnes  dont  il  était  sûr,  connais- 
sant leur  exactitude  et  leur  façon  de  poser,  n'aurait-il  pas  dû 
recruter  des  modèles  parmi  ces  dames  et  jeunes  filles  du 
monde  auxquelles  il  refusa,  dès  qu'il  le  put,  le  concours  si 
souvent  sollicité  de  ses  pinceaux,  tant  il  aurait  été  exaspéré 
d'avoir  à  subir  ou  leurs  fantaisies  incessantes,  ou  les  obser- 
vations saugrenues  que  celles-là  qui  payent  très  cher  se 
croient  toujours  en  droit  de  faire,  soit  par  elles-mêmes,  soit 
par  la  bouche  de  leurs  amis,  aux  peintres  les  plus  considé- 
rables? N'est-ce  pas  là,  du  reste,  une  des  raisons,  je  dirai 
même  la  raison  capitale  du  refus  que  Fantin  opposait  presque 
invariablement  aux  demandes  qu'on  lui  faisait  de  peindre  des 


128  FANTIN-LATOUR. 


gens  qu'il  ne  connaissait  pas,  des  personnes  en  face  des- 
quelles il  se  serait  trouvé  pour  la  première  fois,  ou  peu  s'en 
faut,  le  jour  de  la  première  séance  de  pose? 

Il  semblait  que  cet  admirable  peintre  de  portraits  dût  être 
comme  habitué  aux  figures  qu'il  se  proposait  de  porter  sur  la 
toile,  qu'il  dût  être  d'avance  en  communion  avec  ceux  qu'il 
allait  portrairc.  Et  combien  sont  rares  les  personnes  qui,  sans 
préparation,  rien  que  par  une  démarche  habile  ou  une  parole 
opportune,  ont  su  le  surprendre  en  quelque  sorte  et  le  déci- 
der à  les  accepter  pour  modèles  du  jour  au  lendemain  !  Il 
fallait  voir  avec  quelle  inquiétude  il  écoutait  toute  proposi- 
tion de  ce  genre,  même  émanant  de  gens  à  qui  il  aurait  sou- 
haité d'être  agréable;  avec  quelle  insistance  il  se  défendait 
d'être  un  peintre  de  portraits,  au  sens  propre  du  mot,  ne 
faisant  jamais  poser  devant  lui,  disait-il,  que  des  personnes 
de  sa  famille  ou  des  amis,  plus  rarement  de  simples  connais- 
sances; avec  quelle  joie  il  renvoyait  ces  solliciteurs  à  ceux  de 
ses  illustres  confrères  qui  faisaient  vraiment  métier  de  pein- 
dre des  portraits  et  ne  s'en  lassaient  pas;  quel  soupir  de  sou- 
lagement il  poussait  enfin  lorsque  ces  visiteurs  importuns  se 
décidaient  à  battre  en  retraite  et  qu'il  avait  fermé  la  porte  sur 
eux. 

Deux  autres  points  difficiles  à  concilier  préoccupaient 
également  Fantin,  dès  qu'il  pensait  à  ce  tableau.  D'une  part, 
il  était  très  décidé,  s'il  se  mettait  jamais  à  l'œuvre,  à  n'ad- 
mettre sur  cette  toile  aucun  compositeur,  aucun  musicien, 
dont  la  réputation  fût  telle  qu'il  dût  écraser  les  autres  modèles 
ou  donner  à  cette  assemblée  un  caractère  de  petite  école  ou 


l'ourii.viT    iJi:    m'"'    léoi'Old    gravikk 
Salon  (Je  18'JO.  —  A  M.  Léopold  (jiavicr. 


AUTOUR    DU    PIANO    ET    LE    PORTRAIT    D'UN    AMI.        1129 

de  cénacle,  car  il  ne  se  reconnaissait  pas,  à  lui  peintre,  le 
droit  de  faire  une  sorte  de  manifestation  musicale  semblable  h 
celle  qu'il  avait  faite  avec  son  Hommage  à  Delacroix.  D'autre 
part,  il  voulait  que  le  personnage  principal  qu'il  placerait  au 
piano  ne  fît  pas  là  simplement  office  de  mannequin  et  que, 
sans  avoir  une  notoriété  trop  grande,  il  fût  cependant  bien  à 
sa  place  devant  un  clavier.  Ces  hésitations  auraient  pu  durer 
longtemps,  et  cela  malgré  mes  exhortations —  «Il  s'est  beau- 
coup occupé  du  tableau;  il  a  été  beaucoup  pour  me  décider 
à  le  faire,  »  dit  Fantin  en  parlant  de  moi  dans  une  lettre  à 
M'""  Edwards',  —  si  le  hasard  ne  l'eût  remis  un  jour  en  face 
d'Emmanuel  Chabrier,  qu'il  avait  perdu  de  vue  après  l'avoir 
souvent  rencontré  au  quartier  Latin. 

C'est  à  l'enterrement  d'Edouard  Manet  qu'ils  se  retrou- 
vèrent, au  printemps  de  1883  :  «  A  propos,  dit  tout  à  coup 
le  peintre  au  musicien,  seriez-vous  homme  à  poser  dans  un 
tableau,  assis  au  piano,  entouré  de  gens  qui  vous  écouteraient? 
—  Certainement  et  de  grand  cœur.  »  A  partir  de  ce  jour,  le 
projet  de  Fantin  prit  tout  à  fait  corps,  et,  s'il  ne  l'exécuta  pas 
sans  désemparer,  le  temps  lui  manquant  pour  faire  de  ce  tableau 
son  envoi  au  Salon  de  1884,  il  se  réserva  d'y  revenir  dès  l'hi- 
ver suivant.  Et  ses  divers  modèles,  en  plus  de  Chabrier,  furent 
effectivement  ceux  que  Maître  m'annonçait  dans  sa  lettre  : 
d'abord  Maître  et  moi-même,  ses  convives  du  lundi  soir, 
ainsi  qu'Amédée  Pigeon,  dont  il  avait  fait  la  connaissance  à 
propos  d'un  article  très  finement  écrit  sur  ses  tableaux;  puis 

1.  Lettre  du  29  octobre  1885. 


130  FANTIN-LATOUR. 


Antoine  Lascoux,  avec  qui  il  avait  assisté  aux  premières 
représentations  de  V Anneau  du  Nibelung,  à  Bayreuth;  de 
jeunes  compositeurs,  élèves  de  Franck,  qu'il  avait  entrevus 
justement  aux  soirées  de  musique  qui  se  donnaient  chez 
Lascoux  :  MM.  Camille  Benoît  et  Vincent  d'Indy,  l'un  ame- 
nant l'autre;  enfin  le  violoniste  Boisseau,  qui  faisait  également 
partie  de  ces  réunions  intimes  et  remplaça  dans  le  groupe 
le  jeune  peintre  Jacques  Blanche  auquel  il  se  peut  que  Fantin 
ait  d'abord  songé,  mais  qui  ne  fut  jamais  invité  à  y  figurer. 
Avant  môme  de  nous  convoquer,  Fantin  avait  presque 
établi  son  tableau  dans  sa  tête,  ainsi  que  le  prouve  une  pre- 
mière esquisse,  très  vague  et  ne  comprenant  que  sept  per- 
sonnages, en  date  du  26  décembre  1884;  mais  du  moment 
où  il  nous  eut  tous  réunis  devant  lui,  son  plan  définitif  fut 
très  vite  arrêté  :  dès  son  premier  grand  croquis,  le  peintre 
était  comme  fixé  et  n'apporta  plus  à  son  projet,  dans  les  deux 
croquis  suivants,  que  des  corrections  de  détail,  arrêtées  à  la 
date  du  19  janvier  1885.  Aussitôt  qu'il  nous  eut  campés  sur 
la  toile  et  qu'il  se  mit  à  peindre,  il  renonça  aux  séances  géné- 
rales et  nous  fit  poser  isolément  ou  par  petits  groupes,  et 
c'est  seulement  à  la  fin,  presque  à  la  veille  d'expédier  son 
tableau  au  Salon,  qu'il  nous  réunit  tous  encore,  afin  de  juger 
de  l'effet  d'ensemble.  Des  ambitions  cependant,  s'étaient 
éveillées  dans  le  monde  musical  à  l'annonce  du  tableau  qui 
allait  voir  le  jour,  et  plus  d'un  étranger  aurait  souhaité  de  s'y 
glisser  par  manœuvre  habile  ou  démarche  d'amis  complai- 
sants; mais  c'était  peine  perdue  avec  Fantin,  qui  ne  craignait 
rien  tant,  je  le  répète,  que  d'avoir  l'air  de  faire  une  manifes- 


AUTOUR    DU    PIANO    ET    LE    PORTRAIT    D'UN   AMI.        131 

talion  musicale  et  qui  écartait  do  son  tableau  non  seulement 
tout  accessoire,  tout  buste  ou  portrait  significatif,  mais  aussi 
toute  personnalité  un  peu  marquante.  C'est  ainsi,  pour  n'en 
citer  que  deux,  qu'il  refusa  nettement  d'y  introduire,  soit 
Charles  Lamoureux,  qui  était  alors  le  champion  le  plus  déter- 
miné de  la  cause  wagnérienne  en  F'rance;  soit  César  Franck, 
que  ses  trois  élèves  Chabrier,  d'Indy  et  Benoît  auraient  désiré 
voir  présider  en  quelque  sorte  à  cette  réunion. 

«  Madame,  écrivait  Fantin  à  M"''  Edwards  le  25  février  1 885, 
je  vous  envoie  un  croquis  du  tableau;  je  n'y  mets  pas  de 
femmes.  Ce  sont  toujours  des  réunions  d'artistes  que  je  fais, 
et  non  des  réunions  du  monde,  que  je  ne  connais  pas  et  dont 
j'ai  horreur:  on  ne  peut  rien  faire  avec  ces  gens-là  aujour- 
d'hui. Ils  sont  de  plus  en  plus  stupides.  Celui-là  est  la  suite 
des  autres  tableaux  :  les  Peintres,  les  Poètes,  les  Musi- 
ciens... »  Et,  deux  mois  plus  tard,  peu  de  temps  avant  l'ou- 
verture du  Salon,  où  Fantin  avait  envoyé  son  tableau,  il  pré- 
sentait par  écrit  ses  divers  modèles  à  M"""  Edwards,  qui,  entre 
eux  tous,  ne  connaissait  encore  que  Maître,  pour  l'avoir  ren- 
contré rue  des  Beaux-Arts  lorsqu'elle  venait  à  Paris,  chaque 
année,  à  l'époque  du  Salon  :  «  Voici  les  noms  des  personnages 
de  Autour  du  piano.  Celui  qui  joue  du  piano  est  Emmanuel 
Chabrier,  compositeur  de  grand  talent.  A  côté,  paraissant 
tourner  les  pages  au  pupitre,  Camille  Benoît,  qui  a  traduit 
des  écrits  de  Wagner,  et  aussi  compositeur;  derrière  lui,  le 
chapeau  sur  la  tête  et  la  canne  à  la  main,  Adolphe  JuUien, 
critique  d'art  musical,  sévère  pour  nos  prétendus  musiciens 
français,  auteur  de  plusieurs  ouvrages  sur  le  théâtre  du  siècle 


132 


FANTIN-LATOUH. 


dernier;  près  de  lui,  entre  les  portes,  M.  Boisseau,  violoniste 
à  l'Opéra  et  au  Conservatoire.  A  côté  de  Lascoux,  debout,  la 
cigarette  à  la  main,  Vincent  d'indy,  compositeur  d'avenir:  la 
tête  dans  la  main,  assis  et  le  dernier  de  ce  côté,  Amédée 
Pigeon,  qui  est  au  Figaro  pour  le  Courrier  d'Allemagne  et 

qui  vient  de  faire 
un  livre  très  inté- 
ressant intitulé  : 
L Allemarjne  de  M. 
de  Bismarck.  Tous 
wagnéristes  '  !  » 

Autour  du  piano 
fut  donc  exposé  au 
Salon  de  1885.  Mal- 
gré tant  de  précau- 
tions prises  pour 
que  la  peinture 
seule  attirât  l'at- 
tention des  connais- 
seurs, sans  que  des 
figurestropconnues 

fixassent  les  regards  des  badauds,  —  remarquez  qu'en  1885 
Chabrier  n'était  rien  de  plus  que  l'auteur  à'Esparla  et  que,  si 
M.  d'Indy  avait  déjà  produit  les  trois  parties  de  Wallenstein, 
il  n'avait  pas  encore  fait  exécuter  son  Chant  de  la  Cloche,  qui 
venait  seulement  d'être  couronné  au  concours  de  la  ^  ille  de 


A  lively  Suiulay  al  Hom(^  wilh  ail  Hyinns  anil  no 
H  ers. 

Un  joyeux  dimanche  à  la  maison,  avec  eux  tous 
et  sans  elles. 

[Plaisanterie  en  anglais  de  fantaisie,  i)ar  analogie 
de  prononciation  entre  les  mots  hymm  (hymnes)  et 
hitns  (barbarisme  créé  pour  signifier  :  eux)]. 

Caricature  du  Punch,  do  Londres,  d'après  Autour  du  piano 
(3  juillet  1886). 


1.  Lettre  du  19  avril  188R. 


AUTOUR   DU   PIANO   ET   LE   PORTRAIT   D'UN    AMI.        133 


Paris,  —  Fantin  ne  put  pas  empêcher  le  public  de  so  demander, 
devant  cette  toile  si  vivante  et  si  puissante,  quels  étaient  ces 
individus  ainsi  réunis  autour  d'un  pianiste  et  d'un  piano.  Les 
visiteurs  qui  se  prétendaient  bien  informés  renseignaient 
leurs  amis;  d'autres  s'ingéniaient  à  mettre  des  noms  sur  ces 
visages  et  ne 
manquaient 
pas  générale- 
ment de  re- 
connaître le 
compositeur 
Palad  i  1  h  e 
dansl'homme 
au  chapeau, 
ce  qui  aurait 
dû  me  flatter 
infiniment,  et 
de  trouver  un 
Saint  -  Saëns 
très  ressem- 
blant dans  le  personnage  à  cheval  sur  une  chaise,  ce  qui 
faisait  beaucoup  rire  Maître.  Aussi  Fantin,  voyant  que  sa 
réserve  allait  au  rebours  de  ses  intentions,  exaspéré  sur- 
tout de  voir  qu'on  aimait  à  découvrir  là  des  hommes  qu'il 
n'aurait  jamais  accepté  de  peindre,  voulut-il  couper  court 
à  ces  méprises.  Après  le  Salon  de  Paris,  Autour  du  piano 
avait  été  expédié  directement  à  Londres,  chez  W"  Edwards, 
pour  être  présenté  à  VAcademy,  qui  le  reçut  et  l'exposa  en 


Le  grand  De  profundis  du  maestro  Chabrier,  clianlé  par 
MM.  S,  T,  U,  V,  X,  Y  et  Z. 

Caricature  de  Stop,  d'après  Autour  du  piano  [Journal  amusant,  2  mai  1885). 


134  FANTIN-LATOUR. 


1886  ';  mais,  ensuite,  lorsque  Fantin  envoya  sa  toile  au  Salon 
triennal  de  Bruxelles,  en  1887,  puis  à  Munich,  l'année  sui- 
vante, il  fit  ce  qu'il  n'avait  jamais  voulu  faire  jusque-là  et 
dessina  un  petit  cartouche  explicatif,  afin  de  rendre  à  ses 
différents  modèles  leur  véritable  état  civil,  leur  notoriété 
généralement  très  modeste  et  leur  rang  de  simples  débutants 
dans  la  carrière  des  lettres  ou  des  arts  ^ 

Le  hasard,  cependant,  un  hasard  assez  naturel  après  tout, 
puisque  tous  les  gens  ici  représentés  n'étaient  pas  trop  vieux, 
avait  fait,  comme  Fantin  l'écrivait  à  M™''  Edwards,  que  ces 
divers  musiciens,  amateurs  ou  critiques  avaient  des  préfé- 
rences communes,  une  admiration  plus  ou  moins  vive  pour 
Richard  Wagner,  et  se  trouvaient  de  la  sorte  en  communauté 
d'opinions  avec  celui  qui  faisait  leurs  portraits;  or,  ce  simple 
hasard  avait  suffi  pour  que,  dès  avant  son  apparition,  ce 
tableau  fût  communément  désigné  sous  ce  titre  alors  quelque 
peu  menaçant  :  Les  Wagnéristes.  De  quelque  façon  qu'on  le 
désigne,  il  ne  faut  le  rattacher  à  aucune  école  ou  coterie  mu- 
sicale; il  faut  surtout  se  garder  d'évoquer  à  ce  propos  le 
souvenir  du  «  Petit  Bayreuth  »,  car  s'il  est  vrai  que  ce  tableau 

1.  «  ...Je  risque  VAcademy  cariémenl;  il  n'importe  que  je  sois  refusé!  Mon 
tableau  sera  vu  par  les  Académiciens,  el  n'est-ce  pas  le  plus  sérieux  public 
malgré  tout?  Cela  me  suflirait  presque.  Mon  refus  ne  passerait  pas  inaperçu, 
je  pense.  »  Ainsi  parle  Fantin  à  M""  Edwards  dans  sa  lettre  du  29  octobre  1885, 
lettre  où  il  se  dit  «  très  louché  »  des  oITres  que  je  lui  avais  faites  ou  plutôt 
que  je  lui  avais  fait  faire  par  Maître,  et  qui  commence  ainsi  :  «  Je  suis  bien 
content  ;  j'ai  trouvé  un  acquéreur  pour  Autour  du  piano!...  » 

2.  Ces  dates  des  divers  voyages  d'Autour  du  piano  à  l'étranger  sont  les 
seules  e.\acles,  quoiqu'elles  dilTorent  de  celles  qu'on  pourrait  trouver  dans 
d'autres  publications. 


AUTOUR    DU    PIANO    KT    LE    PORTRAIT    D'UN    AMI.        135 

parut  au  moment  où  les  réunions  wagnériennes,  organisées  et 
dirigées  par  Lascoux,  prenaient  de  l'extension  et  s'intitulaient 
plaisamment  «  Petit  Bayreuth  »,  c'était  là  une  coïncidence 
toute  fortuit(>,  et  plus  d'un  des  personnages  ici  représentés 
n'avait  jamais  pris  part,  ni  comme  exécutant,  ni  comme 
auditeur,  aux  exercices  musicaux  qui,  après  avoir  commencé 
dans  le  salon  de  Lascoux,  rue  de  l'Université,  avaient  lieu 
tantôt  dans  l'atelier  du  peintre  Toché,  tantôt  chez  M'"^  Pelouze, 
et  devaient  se  terminer  par  de  véritables  concerts,  où  tous 
les  wagnéristes  de  Paris  brûlaient  de  se  faire  inviter,  dans  la 
salle  de  la  Société  d'Encouragement  pour  l'Industrie  natio- 
nale, en  face  de  Saint-Germain-des-Prés. 

Il  ne  reste  plus  aujourd'hui  qu'un  souvenir  lointain  de  ces 
appellations  batailleuses,  et  c'est  sous  ce  titre  d'une  impré- 
cision très  réfléchie  :  Autour  du  piaiio,  auquel  Fantin  s'était 
tout  de  suite  attaché,  que  ce  tableau  a  conquis  la  célébrité. 
Il  complète,  après  V Hommage  à  Delacroix,  après  Un  Atelier 
aux  Batignolles,  après  Un  Coin  de  table,  la  série  des  grandes 
toiles  où  le  maître  peintre  a  groupé  divers  artistes,  hommes 
de  lettres  ou  libres  esprits  de  son  temps  et  qui  seront  plus 
tard,  qui  sont  déjà,  tout  mérite  de  peinture  mis  à  part,  des 
documents  très  utiles  à  consulter  pour  la  vie  intellectuelle  et 
artistique  de  la  fin  du  xix"  siècle.  Et  que  ressort-il  des  détails 
que  je  viens  de  donner  sur  cette  toile  aussi  bien  que  des 
esquisses  qu'on  trouvera  plus  loin?  C'est  que  rarement  peintre 
eut  l'idée  plus  nette  à  la  fois  du  tableau  qu'il  voulait  faire  et 
des  conditions  dans  lesquelles  il  le  voulait  entreprendre,  puis- 
qu'il ne  se  mit  au   travail   que  lorsqu'il  les  trouva  réunies; 


136  FANTIN-LATOUR. 


c'est  aussi  qu'il  était  tellement  possédé  de  son  sujet  et  l'avait 
tellement  dans  la  tête  que,  dès  qu'il  prit  ses  crayons,  il  jeta 
presque  du  premier  jet  sur  le  papier  le  tracé  définitif  de  cette 
grande  composition. 


* 
*   * 


Il  ne  balança  pas  davantage  et  ne  montra  pas  moins  de 
décision  lorsque,  se  mettant  en  face  de  l'ami  h  qui  il  avait 
assigné  une  place  un  peu  sacrifiée  dans  Autour  du  piano,  il 
entreprit  de  le  peindre  assis  devant  sa  table  de  travail,  en 
train  d'écrire,  ou  plutôt  se  préparant  à  écrire  quelque  article 
ou  quelque  livre  semblable  à  celui  qu'il  avait  déjà  publié  sur 
Richard  Wagner,  l'aide  du  grand  peintre  ne  devant  pas  plus 
lui  manquer  pour  honorer  l'auteur  de  la  Damnation  de  Faust 
qu'elle  ne  lui  avait  fait  défaut  pour  glorifier  celui  de  Tristan 
et  Iseult.  Ici,  trois  esquisses,  très  vite  ébauchées  (la  première 
fut  tout  de  suite  écartée  et  les  deux  autres  se  ressem- 
blent de  très  près),  suffirent  à  Fan  tin  pour  poser  son  per- 
sonnage, pour  établir  ce  portrait  qui  vint  deux  ans  après 
Autour  du  piano  et  semble  s'y  rattacher,  puisque  le  peintre 
reprenait  un  de  ses  modèles  pour  le  traiter  isolément  et  le 
mettre  en  pleine  lumière,  après  l'avoir  d'abord  rejeté  dans 
l'ombre.  Et  sitôt  que  la  demande  lui  fut  faite  de  peindre  son 
ami  Adolphe  Jullien,  Fantin  y  souscrivit  sur  l'heure,  avec 
d'autant  plus  d'empressement,  qu'il  savait  qu'il  pouvait 
compter  sur  l'exactitude  et  la  patiente  immobilité  d'un  modèle 
qu'il  avait  déjà  pu  juger,  mais  auquel  il  allait  beaucoup  plus 


go;tti;hd.kmmkri  N(i    :    siegfuied   kt   les   filles   du   iuiin 
Lithographie  originale  (1884). 


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AUTOUR   DU   PIAiNO    ET    LE   POKTRAIT    D'UN    AMI.        Ul 

demander.  Le  peintre,  en  effet,  avec  un  ami  qui  semblait 
être  à  ses  yeux  un  véritable  modèle,  et  dont  il  ne  craignait 
pas  de  se  servir,  travaillait  comme  pour  lui-même,  et  se  com- 
plaisait dans  sa  besogne  :  «  Mon  portrait  de  Jullien  marche, 
écrivait-il  à  M™"  Edwards  le  6  février  1887;  il  pose  très 
bien,  et  est  très  intéressant  à  faire'.  »  En  sorte  que  plus 
de  trente  séances,  de  quatre  heures  environ  chacune,  me 
retinrent  dans  l'atelier  de  la  rue  des  Beaux-Arts;  plus  de 
trente  séances,  dont  la  première  eut  lieu  le  19  janvier  et  la 
dernière  le  15  mars;  séances  très  agréables,  du  reste,  où  la 
conversation  ne  languissait  jamais  entre  le  modèle  et  ses 
hôtes,  et  coupées  d'un  bon  moment  de  repos  pour  déguster 
le  thé  quotidien,  lorsque  trois  heures  sonnaient  à  l'horloge 
de  l'Institut'. 

Lui,  pour  se  distraire  et  s'encourager  au  travail,  ne  lais- 
sait pas  que  de  provoquer  quelque  discussion  sur  n'importe 
quel  point  où  d'avance  il  savait  que  je  ne  serais  pas  de  son 
avis;  mais  il  fallait  voir  sa  surprise  lorsque,  déjouant  sa 
manœuvre,  il  m'arrivait  d'éluder  le  débat  qu'il  cherchait  et 
de  rompre  les  chiens.  Plus  il  avait  d'affection  pour  les  gens, 
plus  il  aimait  à  les  taquiner,  à  commencer  par  une  des  per- 

1.  A  rapprocher  de  celte  phrase  de  Fantin  dans  une  lettre  quil  adressait 
à  Edwards,  le  29  mars  1865,  à  propos  de  son  tableau  du  Toast  :  «  Oui,  pour 
nous,  sans  modèle  qui  ne  pose  pas  bien,  il  vaut  mieux  ne  rien  faire.  Chaque 
jour,  je  l'éprouve.  » 

2.  Dans  la  lettre  reproduite  ci-contre  (p.  137-UO)  le  «  déménagement  pour 
Bruxelles  »  dont  Fantin  me  parle  était  le  départ  d'Autour  du  piano  pour  l'Expo- 
sition générale  des  Beaux-Arts  qui  allait  avoir  lieu  dans  cette  ville,  du  1"^  sep- 
tembre au  1"  novembre  1887. 


142  FANTIN-LATOUR. 


sonnes  qui  lui  tenaient  le  plus  au  cœur  après  sa  femme,  et 
si  j'en  juge  par  sa  façon  d'être  avec  moi,  soit  durant  les  char- 
mants dîners  du  lundi  soir,  soit  pendant  nos  longues  séances 
de  pose,  je  n'étais  sûrement  pas  un  de  ceux  qu'il  aimait  le 
moins.  Entendez  bien  cependant  que  ces  taquineries  étaient 
très  inoiïensives  et  n'avaient  rien  que  de  très  cordial.  C'était 
un  de  ses  amusements  préférés  que  de  prendre  les  gens  en 
flagrant  délit  d'ignorance,  de  les  pousser  à  parler  de  ce  qu'ils 
connaissaient  mal,  surtout  de  la  peinture,  et,  volontiers,  si 
l'on  se  gardait  à  carreau  avec  lui  et  qu'on  évitât  d'aborder  les 
sujets  sur  lesquels  il  vous  guettait,  il  vous  tendait  quelque 
piège  et  cherchait  à  vous  y  faire  tomber. 

Il  me  souvient,  en  particulier,  d'un  jour  où,  certain  écri- 
vain étant  venu  l'entretenir  d'une  brochure  qu'il  projetait  de 
publier  sur  lui,  en  quêtant  de  droite  et  de  gauche  divers 
articles  ou  jugements,  et  lui  ayant  demandé  quelles  gens 
avaient  qualité,  à  ses  yeux,  pour  se  prononcer  sur  son  compte. 
Pantin,  après  avoir  nommé  dififérents  critiques  d'art  des  plus 
connus,  imagina  de  m'indiquer.  Il  me  souvient  de  la  joie  avec 
laquelle  il  m'annonça  que  j'allais  enfin  avoir  à  donner  mon 
avis  sur  sa  peinture  et  du  plaisir  qu'il  éprouvait  à  voir  ma 
mine  embarrassée,  avec  quelle  insistance  il  me  répétait  que 
je  devais  prendre  la  plume  et  m'exécuter,  que  je  ne  pouvais 
pas  me  dérober  à  la  question,  comme  je  paraissais  vouloir  le 
faire,  etc.,  etc.  La  brochure  parut  et  voici  ce  que  Pantin  put 
y  lire,  sous  ma  signature  :  «  Monsieur,  vous  voulez  bien  me 
demander  mon  opinion  sur  «  l'art  et  l'œuvre  »  de  Fantin- 
Latour;  voici  ma  réponse  :  Il  y  a  déjà  plus  de  trente  ans  que 


AUTOUR   DU    PIANO   ET    LE   PORTRAIT   D'UN    AMI.        143 


je  suis  lié  avec  Fantin  d'une  solide  amitié,  scellée  par  une 
collaboration  dont  je  m'honore  et  j'espère  que  nos  bonnes 
relations  ne  sont  pas  près  de  finir.  Si  cela  ne  vous  suffit 
pas...  Avec  mes  salutations  empressées.  »  Et  comme  je  ris  à 
part  moi,  quand  je  le  revis,  de  son  air  déconfît,  de  son  : 
«  Eh  bien  !  vous  n'en  dites  pas  long,  vous,  quand  on  vous 
interroge!  »,  qui  trahissait  son  dépit  d'avoir  été  si  bien 
deviné  et  déjoué  ! 

Mais  revenons  à  mon  portrait.  Ces  aimables  réunions, 
auxquelles  le  modèle  avait  pris  goût,  ne  s'arrêtèrent  que 
lorsque  le  peintre  dut  poser  ses  pinceaux  et  envoyer  ce  por- 
trait, tout  frais,  au  Salon  de  1887,  en  même  temps  que  celui 
de  M""  Charlotte  Dubourg,  daté  de  1882  et  contemporain,  par 
conséquent,  de  ceux  de  M'^"  Henry  Lerolle  et  de  M'""  Léon 
Maître.  C'est  sans  doute  pour  faire  honneur  au  peintre  et  à 
son  modèle  féminin  que  chacun  de  ces  deux  portraits,  celui 
de  son  ami  comme  celui  de  sa  belle-sœur,  fut  accroché  en 
très  belle  place,  dans  le  salon  central,  en  face  de  chacune 
des  portes  d'entrée,  si  bien  qu'on  les  apercevait  dès  qu'on 
arrivait  sur  le  large  palier  du  grand  escalier  du  Palais  de 
l'Industrie.  Et  ce  portrait,  qui  reçut  des  critiques  les  plus 
grands  éloges,  à  propos  duquel  M.  Gustave  Gedroy,  notam- 
ment, félicitait  l'auteur  d'avoir  montré  combien  il  «  excellait 
à  peindre  les  physionomies  écoutantes  de  ceux  qui  vivent 
parmi  les  livres  et  dans  une  atmosphère  musicale'  »,  eut 
également  l'heur  de  frapper  vivement  les  visiteurs  les  plus 

1.  La  Justice,  7  juin  1887. 


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FANTIN-LATOUR. 


superficiels  lorsqu'il  fut  exposé  au  Salon  de  Bruxelles,  en 
1890,  ou  encore  lorsqu'il  reparut  à  Paris  m«>me,  à  l'Exposi- 
tion des  Portraits  d'écrivains  et  de  journalistes  du  siècle,  en 
1893.    N'est-ce    pas  à   propos   de  cet  envoi   que    la  presse 

belge,  presque  unanimement, 
insistait  sur  le  plaisir  que  les 
amateurs  éprouveraient  à  trou- 
ver ainsi  réunis  deux  noms 
chers  au  public  bruxellois,  ceux 
du  peintre  et  de  l'écrivain  qui 
s'étaient  associés  pour  la  glo- 
rification de  ces  deux  grands 
artistes  :  Hector  Berlioz  et  Bi- 
chard  Wagner'? 

Que  deux  ou  trois  années 
s'écoulent  encore,  et  Fantin 
renoncera  complètement  à  faire 
des  portraits  (il  n'en  peignit 
pas  plus  de  trois  après  le  mien, 
et  les  derniers  qu'il  ait  signés  : 
ceux  de  sa  nièce.  M""  Sonia  Yanowski,  devenue  M'"®  de  Nika- 
noff,  et  de  M°»'=  Léopold  Gravier,  datent  de  1889-90),  tant  ce 


M.  Adolphe  Jullien  faisant  un 
pensum  pour  avoir  dit  du  mal  de 
Wagnoi'. 

Caricature  de  Stop,  d'après  le  Portrait 
de  M.  Adolphe  Jullien  {Journal  amu- 
sant, 30  avril  1887). 


1 .  «  11  me  semble  que  ce  Salon  s'annonce  bien,  mVcrivait  Fantin,  de  Buré, 
le  18  septembre  1890,  après  avoir  reçu  un  lot  de  journaux  belges;  j'envoie  ma 
carte  à  MM.  Fétis  et  Champal.  Il  me  semble  très  bon  d'avoir  un  article  comme 
celui-là  dans  Clndcpendance.  N'allez  pas  faire  votre  lêle  :  «  Fêle  originale!!  » 
Cela  se  lisait  en  elTet  dans  l'article  très  cbaud  de  M.  Edouard  Fétis;  quant  à 
M.  Cliampal,  qui  écrivait  à  la  Itéformc,  il  avait  jugé  que  le  portrait  d'homme 
exposé  par  Fantin,  «  merveilleux  de  simplicité,  était  un  véritable  monument 


POUTUAir     DIO     M.      A  I)  (  »  1. 1"  II  K     JULLIEN 
Salon  .lo  1887.  —  A  M.  Adolplie  Jullien. 


AUTOUR   DU    PIANO    ET    LE   PORTRAIT    D'UN   AMI.       145 

maître  portraitiste,  à  mesure  qu'il  s'élevait  dans  son  art,  en 
percevait  mieux  les  difficultés,  semblait  être  pris  d'inquiétude 
en  face  du  modèle  vivant,  bien  qu'il  eût  conscience  de  sa 
force,  et  mettait  une  ardeur,  un  acharnement  qui  l'éner- 
vaient  à  vouloir  atteindre  un  degré  de  perfection  où  il  redou- 
tait toujours  de  ne  pas  parvenir.  De  là  vient  que,  lorsqu'il  se 
trouvait  en  face  d'individus  qu'il  ne  craignait  pas  de  fatiguer, 
—  et  ce  fut  le  cas  pour  les  deux  tableaux  dont  je  puis  par- 
ler en  pleine  connaissance  de  cause,  —  il  ne  se  lassait  pas 
de  travailler,  je  ne  dirai  pas  pour  modifier  son  œuvre,  car, 
encore  une  fois,  il  la  concevait  très  rapidement  d'ensemble 
et  la  jetait  sur  la  toile  avec  une  sûreté  surprenante,  mais 
pour  y  mettre  plus  d'accent,  plus  de  relief,  plus  de  vigueur, 
pour  pénétrer  au  plus  profond  de  ses  modèles  et  donner 
d'eux  une  image  animée  d'une  puissante  vie  intérieure. 
«  Ah  !  le  peintre  franc,  véridique  !  s'écriait  M.  Roger  Marx, 
justement  à  propos  du  portrait  qui  vient  de  nous  occuper; 
comme  il  saisit  le  moral  de  la  ressemblance,  comme  il 
excelle  à  rendre  l'enveloppante  caresse  de  ce  jour  d'intérieur 
où  il  place  ses  modèles'  !  » 

.artistitiufi  ».  C'est  encore  à  l'occasion  de  ce  Salon  qu'un  rédacleur  de 
l'Kloile  belge,  ayant  qualifié  le  modèle  choisi  par  Fantin  de  «  célèbre  chef 
d'orchestre  français  »,  reçut  de  Paris  une  lettre  de  remerciements  qui  se 
terminait  ainsi  :  «  Je  n'ai  jamais  battu  la  mesure.  Ecrivain,  critique,  histo- 
rien musical,  tant  que  vous  voudrez;  mais  non  pas  chef  d'orchestre  —  heu- 
reusement pour  les  chanteurs.  Remettez-moi  donc,  je  vous  prie,  à  ma  vrai» 
place,  afin  que  Joseph  Dupont  ne  prenne  pas  ombrage  et  me  donne 
encore  la  main  lorsque  j'irai  à  Bruxelles.  » 
1.  Le  Voltaire,  i"m&i\8Sl. 

19 


liH  FANTIN-LATOUR. 


»    * 


Un  témoin  de  tous  les  jours  pouvait  seul  raconter  avec 
une  exactitude  absolue,  à  propos  de  ces  deux  tableaux  de 
Fantin,  comment  ils  furent  conçus  et  comment  ils  furent 
exécutés  sans  l'ombre  d'une  hésitation.  Aussi  voudra-t-on  bien 
m'excuser  d'avoir  profité  des  avantages  que  me  donnaient 
mon  âge  et  mes  longues  relations  avec  Fantin  pour  narrer 
par  le  menu  l'historique  de  ces  deux  toiles;  en  ajoutant 
encore,  afin  de  ne  rien  laisser  dans  l'ombre,  que  les  lignes 
si  simples  de  la  pièce  où  nous  sommes  groupés  autour  du 
piano  et  la  place  de  l'instrument  empiétant  sur  une  porte 
étaient  empruntées  au  salon  môme  où  Lascoux  donnait  ses 
réunions  de  musique,  et  que  le  morceau  ouvert  sur  le  pupitre 
était  non  pas  de  Richard  Wagner,  mais  —  combien  de  ces 
Wagnéristes  féroces  affectaient  d'en  rougir  !  —  de  Johannès 
Brahms. 

Sur  ma  demande,  après  coup,  Fantin,  quoiqu'il  n'aimât 
guère  à  revenir  sur  un  travail  dont  il  se  croyait  délivré,  fit 
un  dessin  au  crayon,  très  poussé,  d'après  mon  portrait —  afin 
que  ma  mère  n'en  fût  pas  absolument  privée  pendant  que 
l'original  courrait  le  monde  —  et  un  léger  croquis,  à  l'encre 
de  Chine,  d'après  Autour  du  piano  :  croquis  et  dessin  sont 
encore  entre  mes  mains.  En  ce  qui  concerne  Autour  du  piano, 
il  est  opportun  de  spécifier  que  ce  croquis,  mesurant  17  cen- 
timètres de  haut  sur  24  de  large,  est  le  seul  que  Fantin  ait 
fait  d'après  son  grand  tableau,  et  si  j'insiste  là-dessus,  c'est 


AUTOUR   DU    PIANO    ET    LE   PORTRAIT    D'UN    AMI.        147 

qu'il  m'est  revenu  que  certain  amateur  se  flattait  de  posséder 
un  dessin  de  Fantin,  à  l'encre  de  Chine  d'après  Autour  du 
piano  :  il  m'en  coûte,  assurément,  de  détruire  une  illusion, 
mais  comment  ne  pas  le  faire  ?  Il  existe  bien  un  autre  dessin 
à  l'encre  d'après  ce  tableau,  mais  qui  n'est  pas  de  Fantin  : 
il  fut  fait  par  M.   Félix  Jazinski  et  publié  dans  l'Ari  en  juil- 


)r«^ 


CARTE     DE     FANTIN-LATOUR 

Annonçant  qu'il  viendra  vernir  son  Autour  du  piano. 

let  1885.  Il  est  reconnaissable,  ainsi  que  toutes  les  épreuves 
qui  en  furent  tirées,  à  ce  que  les  fi}i;ures  et  les  habits  sont 
beaucoup  plus  travaillés,  que  mon  chapeau  et  l'intérieur  du 
dessus  du  piano  sont  très  noirs  et  qu'enlin  la  signature,  en 
haut,  à  droite,  très  accusée,  presque  toute  droite  et  suivie 
du  chiffre  83  (date  fausse),  n'a  aucun  rapport  avec  l'écriture 
de  Fantin,  tandis  que  dans  le  croquis  de  Fantin  lui-même,  la 
signature  est  beaucoup  plus  légère,  plus  penchée  et  n'est  sui- 
vie d'aucune  mention  d'année... 


148  FANTIN-LATOUR. 


Et  comment  mieux  terminer  qu'en  exhumant  une  page 
bien  oubliée  de  vous  sans  doute,  à  supposer  que  vous  l'ayez 
jamais  lue,  où  l'auteur  de  Bruges-la-Morte  a  magistralement 
caractérisé  le  talent  du  peintre  à' Autour  du  piano  :  «  Le  mérite 
de  cette  œuvre,  c'est,  avant  tout,  son  grand  style,  l'habileté 
du  peintre  à  avoir  saisi  les  traits  essentiels,  exprimé  la  vie 
par  la  synthèse.  C'est  bien  une  chambre  d'art,  celle  qui 
groupe  ainsi  autour  du  piano  les  musiciens  français  de  la 
jeune  école,  —  avec  Vincent  d'Indy,  l'auteur  de  la  Cloche, 
au  centre,  —  tandis  que  Ghabrier  exécute  une  musique  qui 
rend  méditatifs  tous  ces  visages  d'artistes.  On  dirait  qu'ils 
veulent  saisir  l'infini  qui  passe  dans  la  musique.  On  songe  à 
une  autre  œuvre  où  les  personnages  ont  aussi  le  même  natu- 
rel, la  même  tension  de  tout  l'être  pensant,  la  même  occu- 
pation d'âme;  c'est  la  sublime  page  de  Rembrandt  :  la  Leçon 
d'analomie,  où  toute  la  passion  sereine  de  la  science  solennise 
la  scène,  comme  ici  la  passion  douloureuse  de  l'art'  »? 


\.  Revue  générale,  de  Bruxelles,  octobre  1887 


PARSIFAI.     :      KVOCATION     DE     K  f  N  D  H  Y 

Lithographie  originale  (1883). 


CHAPITRE  V 


FANTIN-LATOUR    DANS    L'INTIMITE 


Lorsqu'on  pénétrait,  au  fond  d'une  cour  de  la  rue  des 
Beaux-Arts,  dans  la  remise  transformée  en  atelier,  aux  murs 
gris,  sans  aucun  luxe,  avec  des  ébauches  du  peintre  ou  des 
copies  de  tableaux  du  Louvre  accrochées  un  peu  partout,  et 
qu'on  se  trouvait  en  face  de  cet  homme  légèrement  trapu, 
toujours  vêtu  d'un  pantalon  et  d'un  veston  gris  foncé,  à  la 
barbe  courte,  aux  cheveux  clairsemés  et  grisonnants  qui  s'en- 
volaient derrière  une  sorte  de  visière  en  carton  qu'il  mettait 
pour  peindre;  lorsqu'on  entrait  dans  cet  intérieur  si  calme 
où  le  maître  et  M""®  Fantin  vivaient  loin  du  monde,  ne  sor- 
tant que  le  moins  possible  et  pleinement  heureux  d'être  l'un 
auprès  de  l'autre,  il  semblait  qu'on  vît  s'ouvrir  la  retraite  du 
sage  et,  dans  cette  sorte  de  thébaïde  où  nul  bruit  n'arrivait 
du  dehors  que  le  son  de  l'horloge  de  l'Institut,  on  se  serait 
cru  à  cent  lieues  de  Paris. 

Mais  à  voir  la  chaleur  que  le  peintre  mettait  dans  ses  dis- 
cours, dans  ses  boutades,  dans  ses  paradoxes;  à  voir  l'insis- 
tance avec  laquelle  il  interrogeait  les  visiteurs  pour  connaître 


150  FANTIN-LATOUR. 


l'envers  des  choses,  à  voir  comment  il  entretenait  la  culture 
de  son  esprit  par  des  lectures  du  soir,  toutes  très  sérieuses 
et  sans  jamais  sacrifier  à  la  mode,  il  était  clair  que  ce  quasi- 
reclus  volontaire,  qui  n'ouvrait  que  très  difficilement  sa  porte 
et  son  cœur,  que  ce  philosophe  qui  ne  voulait  plus  prendre 
aucune  part  ni  aux  luttes,  ni  aux  plaisirs  de  la  vie  et  se  can- 
tonnait dans  son  modeste  home,  à  l'écart  de  toutes  les  vaines 
discussions  du  monde,  avait  conservé,  contrairement  aux 
apparences,  une  âme  très  ardente,  un  esprit  très  vif,  très  ba- 
tailleur, et  était  en  réalité  beaucoup  moins  détaché  des  évé- 
nements extérieurs  qu'il  ne  voulait  le  paraître.  11  ne  descen- 
dait plus  dans  l'arène,  mais  il  regardait  combattre  les  autres 
et  prenait  même  très  vivement  parti  pour  ceux-ci  ou  pour 
ceux-là. 

Cet  homme,  qui  ne  redoutait  rien  tant  que  de  voir  de 
nouveaux  visages,  était  dans  le  fond  très  accessible  à  ceux 
qui  savaient  pénétrer  lentement  dans  son  affection  et  n'en- 
traient pas  chez  lui  comme  en  pays  conquis  pour  lui  deman- 
der quelque  travail,  fût-ce  au  poids  de  l'or,  ou  lui  arracher 
sur  lui-même  des  renseignements  qu'il  donnait  volontiers, 
d'ailleurs,  mais  à  la  longue,  à  bon  escient,  et  lorsqu'il  con- 
naissait bien  les  gens.  C'était  un  timide  plus  encore  qu'un 
sauvage,  mais  un  timide  qui  avait  de  terribles  coups  de  bou- 
toir et  ne  pardonnait  guère  à  ceux  qui  avaient  eu  la  maladresse 
de  l'indisposer.  Combien  n'en  ai-je  pas  vu  de  ces  visiteurs, 
de  ces  passants  qui  croyaient  pouvoir  entrer  là  comme  chez 
n'importe  quel  autre  peintre  et  s'en  retournaient  l'oreille  basse, 
sans  avoir  obtenu  ni  le  portrait  qu'ils  auraient  voulu  lui  faire 


FANTIN-LATOUH   DANS    L'INTIMITÉ.  151 

faire,  ni  les  renseignements  qu'ils  pensaient  obtenir  de  lui  ! 
En  réalité,  Pantin  n'eut  qu'un  seul  atelier,  celui  de  la  rue 
des  Beaux-Arts,  n"  8,  où  il  était  entré  le  Vendredi-Saint 
(10  avril)  de  l'année  1868  et  qu'il  ne  devait  jamais  quitter. 
Jusque-là,  il  avait  toujours  travaillé  dans  l'atelier  ou  plutôt 
dans  quelque  grande  pièce  de  l'appartement  de  son  père  : 
d'abord  :  1,  rue  du  Dragon,  puis  au  31  de  la  rue  de  Beaune', 
enfin,  rue  Saint-Lazare,  où  il  avait  peint  ses  grands  tableaux 
de  V  Hommage  à  Delacroix  et  du  Toast^,  puis,  très  peu  de 
temps,  rue  de  Londres.  Mais  cette  fugue  sur  la  rive  droite, 
où  sa  famille  avait  été  attirée  par  des  amis,  ne  fut  pas  de 
longue  dorée  —  rien  que  six  ans  —  et  dès  que  sa  mère  fut 
morte,  en  juillet  1867,  son  père  et  lui  revinrent  sur  leur  chère 
rive  gauche,  au  n"  11  de  la  rue  des  Saints-Pères  :  c'est  alors 
que  Pantin  occupa  l'atelier  de  la  rue  des  Beaux-Arts.  Et  telle 
était  sa  joie  d'avoir  enfin  un  «  chez  soi  »  qu'il  écrivait  à  son 
ami  Edwards,  le  14  juillet  1868  :  «  Aujourd'hui  le  monde  est 
parti  à  la  campagne;  je  reprends  avec  rage  le  travail  au 
Louvre;  j'étais  bien  en  retard;  je  me  suis  donné  tant  de  peine 
à  ces  portraits!  Le  dimanche  et  le  lundi  (les  deux  jours  où 
le  Louvre  était  interdit  aux  travailleurs),  je  fais  des  natures 

1.  Ici  l'appartement  était  si  petit,  que  le  père  de  Fantin  lui  avait  loué  une 
chambre  où  il  allait  coucher  dans  une  maison  de  la  rue  Pérou,  qui  abritait 
aussi  d'autres  artistes  :  Carolus  Duran,  Zacharie  Astruc,  etc.  Whistler,  quand 
il  s'était  attardé  dans  le  quartier,  venait  quelquefois  demander  l'hospitalité  à 
son  ami,  et  c'est  ainsi  qu'il  fit  un  jour  le  croquis  qui  représente  Fantin  encore 
au  lit,  le  chapeau  sur  la  tête,  et  s'ainusant  à  dessiner. 

2.  Cette  maison,  qui  portait  le  n"  71»,  a  disparu  lors  des  démolitions  entre- 
prises pour  établir  une  grande  place  et  un  square  devant  la  Trinité. 


152  •  FANTIN-LATOUR. 


mortes;  je  suis  dans  les  pêches  et  les  abricots.  J'ai  déménaf^é, 
je  suis  dans  un  atelier.  Oh!  je  suis  bien  là,  seul.  Et  mon 
premier  atelier,  pensez  à  mon  bonheur;  enfin,  en  avoir  un  à 
soi  seul  !  A  trente-deux  ans,  il  est  temps!  J'ai  une  petite  vie 
bien  tranquille  ;  je  me  renferme  et  je  vis  dans  les  rêves,  des 
illusions  sans  doute.  Enfin,  cela  rend  les  fous  joyeux.  » 

La  vie  du  peintre  s'est  écoulée  tout  entière,  on  peut  le 
dire  sans  nulle  exagération,  entre  les  salles  du  Louvre  et  son 
atelier.  Dès  qu'il  eut  goûté  du  bonheur  d'avoir  un  «  chez  soi  », 
il  y  resta  le  plus  possible  et  fréquenta  moins  le  Louvre,  mais 
il  restait  toujours  sous  l'influence  des  maîtres  auprès  desquels 
il  avait  cherché  longtemps  le  pain  quotidien  de  l'art.  De  là 
tant  d'esquisses  où  lui-même  avait  plaisir  à  reconnaître  les 
grands  peintres  dont  le  souvenir  traversait  sa  pensée;  de  là 
tant  de  projets  jetés  par  lui  sur  le  papier  dès  la  première 
heure,  qu'il  laissait  dormir  et  reprenait  un  beau  jour,  après 
de  longues  années,  pour  en  faire  quelque  tableau  ou  quelque 
lithographie,  comme  on  s'en  assurerait  en  feuilletant  les 
albums  de  croquis  que  sa  veuve  a  donnés  au  musée  du 
Luxembourg  et  à  celui  de  Grenoble.  Et  n'a-t-il  pas  lui-même, 
en  des  termes  d'une  sincérité  charmante,  célébré  l'attrait, 
toujours  nouveau  pour  lui,  de  ces  besognes  incessamment 
répétées  du  matin  et  du  soir?  «  Le  charme  de  l'esquisse, 
écrit-il,  est  cette  chose  impossible  à  déterminer,  à  affirmer; 
le  charme  est  dans  son  incertitude  que  chaque  spectateur 
achève  à  son  idée.  On  y  voit  ce  que  l'on  veut.  C'est  un  peu 
comme  la  sonate  qui  fait  rêver,  chacun  selon  son  goût,  ceux 
qui  ont  de  l'imagination  et  le  goût  du  rêve...  Ces  esquisses 


l'OUTIIAlT     1)1-;     M'"     Cil  AU  [.OIT  1-:     DlltOUItCi 
Salon  de  ISSI.  —  A  M"'  Cliurlottc  Dubourg. 


FANTIN-LATOUR   DANS   L'INTIMITÉ.  153 

sont  des  hommages,  des  actes  d'admiration  envers  des  maîtres 
que  j'aime;  c'est  un  peu  comme  si  l'on  chantait  des  mélodies 
que  l'on  aime,  comme  aussi  des  variations  sur  un  thème  que 
l'on  admire.  On  essaye  ainsi  ses  forces  en  se  mettant  dans 
les  idées  d'un  autre  avant  d'avoir  les  siennes;  on  se  rend 
compte  ainsi  des  choses,  pourquoi  ceci,  pourquoi  cela.  C'est 
en  faisant  des  esquisses  que  j'ai  compris  tous  ces  maîtres  du 
passé*...  » 

Que  va-t-il  faire  encore  au  Louvre,  le  matin,  dès  qu'il  a 
quelque  loisir?  Des  esquisses,  toujours  des  esquisses,  «  pour 
se  maintenir  dans  la  bonne  voie  )^.  Et  que  fait-il  le  soir,  alors 
qu'il  ne  peut  plus  peindre?  «  Je  cherche,  dit-il  un  peu  plus 
loin,  dans  quantité  d'anciens  projets,  les  idées  qui  me  semblent 
les  plus  propres  à  être  exécutées,  je  les  mets  en  train,  à  la 
lueur  de  la  lampe,  et  les  peins  le  lendemain.  La  vie  est  ainsi 
remplie.  Quand  je  retrouve  tous  ces  vieux  projets,  toutes 
ces  esquisses  dans  les  albums  ou  sur  de  petits  bouts  de  papier, 
je  me  dis  :  «  Qui  aurait  pensé  qu'un  jour  je  retrouverais 
tout  cela  avec  intérêt  et  m'en  servirais  et  le  continuerais?  Je 
ne  sais  qui  a  dit  que  l'on  passait  sa  vie  à  exécuter  les  projets 
de  sa  première  jeunesse?  On  les  abandonne  parce  que  l'on 
n'est  pas  capable  de  leur  donner  une  forme;  c'est  le  savoir 
qui  ne  vient  qu'avec  l'âge  qui  en  permet  l'exécution  \  »  Ne 
serait-ce  pas  Goethe  qui  parlait  à  peu  près  de  la  sorte,  et  Fan- 
tin,  par  cette  hésitation,  ne  faisait-il  pas  tort  à  son  admirable 
mémoire'? 

l-"2.  Lettre  à  Edwards,  du  30  décembre  1871. 

3.  C'est  dans  ses  Mémoires  {Vérité  et  Poésie)  que  Gœthe,  développant  le 

20 


\U  FANTIN-LATOUR. 


Tant  que  son  père  vécut,  Fantin  demeura  avec  lui,  d'abord 
rue  des  Saints-Pères,  ensuite  au  82  de  la  rue  Bonaparte,  dans 
une  maison  donnant  sur  les  jardins  du  séminaire  de  Saint-Sul- 
pice,  et  même,  à  la  fin,  comme  le  vieux  peintre  était  dans  un 
état  d'esprit  assez  faible,  son  fils  ne  le  quittait  chaque  soir,  le 
plus  souvent  pour  venir  rue  Taranne,  qu'après  l'avoir  vu  se  cou- 
cher, presque  s'endormir.  Plus  tard,  lorsque  son  père  fut  mort 
et  que  lui-même  se  fut  marié,  son  installation  rue  des  Beaux- 
Arts  prit  un  caractère  définitif  par  la  location  d'un  modeste 
appartement  communiquant  avec  son  atelier  par  un  escalier 
intérieur.  Et  tout  aussitôt  commencèrent  là  ces  charmantes 
réunions  d'amis,  ces  petits  dîners  tout  intimes  de  quinzaine,  le 
lundi  soir,  où  Fantin  groupa  d'abord  son  ami  Maître  et  le 
critique  Duranty  —  «  Je  crois  qu'il  vous  plaira,  écrivait-il  en 
1866  à  Edwards;  c'est  un  garçon  très  intelligent,  on  peut 
causer  avec  lui,  ce  qui  est  si  agréable,  des  questions  artis- 
tiques les  plus  élevées  »  ;  —  où  j'arrivai  moi-même  lorsque 
Duranty  n'y  était  déjà  plus,  dont  Amédée  Pigeon  devint  éga- 
lement un  convive  attitré  à  dater  de  l'époque  où  nous  posions 
pour  Autour  du  piano.  Je  vis  paraître  aussi  là  quelquefois, 
à  de  lointains  intervalles,  soit  le  critique  Arsène  Alexandre, 

vieux  proverbe  allemand  :  «  Ce  qu'on  désire  dans  la  jeunesse,  on  l'a  dans  la 
vieillesse  en  abondance  »,  écrit,  entre  autres  choses  qui  s'étaient  comme  cris- 
tallisées dans  l'esprit  de  Fantin  :  «  Nos  désirs  sont  les  pressentiments  des 
facultés  qui  sont  en  nous,  les  précurseurs  de  ce  que  nous  sommes  capables 
de  faire;  ce  que  nous  pouvons  et  que  nous  désirons  s'olTre  à  notre  imagina* 
tion  hors  de  nous  et  dans  l'avenir;  nous  espérons  ce  que  nous  possédons 
déjà  sans  le  savoir.  C'est  ainsi  qu'une  anticipation  ardente  transforme  une 
possibilité  véritable  en  une  réalité  imaginaire.  »  Mémoires  de  Gœthe,  trad. 
Jacques  Porchal;  2"  partie,  livre  IX. 


FANTIN-LATOUR   DANS    L'INTIMITÉ.  155 

soit  Germain  Hédiard,  lorsque  son  travail  sur  l'œuvre  litho- 
graphique de  Fantin  eut  fait  de  lui  un  des  visiteurs  les  plus 
assidus  de  l'atelier  de  la  rue  des  Beaux-Arts  ;  soit  le  frère 
d'Amédée  Pigeon,  professeur  à  la  Faculté  des  sciences  de 
Dijon,  très  passionné  pour  tout  ce  qui  touchait  à  la  photogra- 
phie, qui  essayait  de  nous  prendre  le  soir  au  magnésium  et 
n'arrivait  le  plus  souvent  qu'à  faire  des  images  où  presque 
toutes  les  personnes  avaient  brusquement  fermé  les  yeux. 

Fantin,  qui  détestait  tellement  le  monde,  aimait  beau- 
coup au  contraire  ces  repas  d'intimité,  toujours  très  fins, 
après  lesquels  il  évoquait  force  souvenirs  ou  cherchait  à  piquer 
amicalement  ses  convives,  ces  petites  soirées  qui  se  termi- 
naient entre  dix  et  onze  heures  par  une  excellente  tasse  de 
thé.  Et  s'il  m'était  permis  de  coudre  à  ces  souvenirs  d'art 
quelques  souvenirs  de  cuisine,  je  dirais  quelle  sollicitude  il 
avait  pour  les  amis  qu'il  traitait,  comment  il  ne  manquait 
presque  jamais,  ces  jours-là,  d'aller  chercher  des  cigares  de 
choix  pour  les  fumeurs  ou  de  rapporter  quelque  excellent  fro- 
mage pour  ceux  qui  en  étaient  aussi  friands  que  lui.  Quels 
délicieux  Chester,  quels  Gorgonzola  incomparables,  quels 
Slilton  exquis,  quels  merveilleux  Sassenage  —  en  souvenir  du 
Dauphiné  sans  doute  —  il  m'a  été  donné  de  déguster  là,  et 
comme  ils  étaient  les  bienvenus  chez  moi,  ces  fromages  de 
pays  qu'il  m'expédiait  do  Buré,  ces  Gacé,  proche  Camembert, 
qu'il  m'écrivait  devoir  tenir  agréablement  leur  partie  dans  la 
symphonie  odorante  des  fromages! 

Fantin  avait  toujours  été  l'homme  de  ces  réunions  intimes, 
de  ces  libres  causeries  entre  amis,  que  ce  fût  au  café  Molière, 


156  FANTIN-LATOUR. 


au  café  de  Bade,  au  café  Guerbois  ou  chez  son  ami  Maître  : 
«  Il  y  a  là,  dans  l'atelier,  M.  Edwards,  Ridley,  un  de  ses  amis, 
M""^  Edwards.  On  cause,  »  écrivait-il  de  Sunbury  à  ses  pa- 
rents dès  1861.  Aussi  avait-il  été  très  heureux,  sitôt  marié, 
de  reconstituer  ces  petites  réunions  chez  lui,  de  se  retrouver 
au  milieu  d'amis  éprouvés  sans  avoir  à  enlever  ses  chaus- 
sons, ses  chers  chaussons  auxquels  il  se  montrait  déjà  si  fort 
attaché  lors  de  ses  visites  à  Sunbury;  mais  il  évitait  toujours 
avec  horreur  réceptions  et  réunions,  il  s'était  soustrait  à 
toute  obligation  mondaine  et  ne  savait  plus  depuis  longtemps 
ce  que  c'était  qu'un  habit  noir.  Si  Fantin  fuyait  tellement  le 
monde,  c'est  qu'il  en  avait  peur  et  s'y  sentait  mal  à  l'aise; 
mais  ce  n'était  pas  là  seulement  une  répulsion  instinctive; 
c'était  aussi  que,  lorsqu'il  avait  été  forcé  d'entrer  en  contact 
avec  lui,  il  avait  senti  tout  le  vide  et  toute  la  fausseté  de  ses 
usages  et  de  ses  formules  et  qu'il  en  avait  souffert,  princi- 
palement lorsqu'il  avait  dû  faire  quelques  séjours  dans  des 
châteaux  de  la  Brie  ou  de  l'Anjou. 

A  une  seule  époque  de  sa  vie,  au  moment  de  ses  voyages 
en  Angleterre,  au  milieu  de  ce  luxe  et  de  ce  confort  qui 
l'avaient  tellement  surpris,  il  avait  eu  quelques  velléités  d'élé- 
gance et  s'était  vu  forcé  de  se  commander  un  habit  noir  : 
«  Si  tu  me  voyais  en  habit,  écrivait-il  de  Londres  à  sa  mère, 
en  1864,  je  suis  splendide;  j'ai  payé  le  tailleur,  j'en  ai  eu  à 
peu  près  pour  350  francs.  »  Mais  il  avait  eu  bien  vite  assez 
de  cette  vie  de  visites  et  de  présentations,  de  ces  fêtes  et  récep- 
tions, de  ces  dîners  au  Champagne,  toujours  en  habit,  toujours 
en  cravate  blanche.  Cependant,  lorsqu'il  était  revenu  en  France, 


K      2 


FANTIN-LATOUR   DANS    L'INTIMITÉ.  157 

il  s'était  ressenti  quelque  temps  de  ce  changement  d'habitudes  : 
«  Oh!  que  le  pauvre  peintre  a  de  peine  à  se  remettre!  écrivait-il 
à  Edwards,  le  27  novembre  1864.  11  ne  fait  rien,  flâne,  flâne, 
flâne  toujours;  on  le  voit  partout,  mais  non  pas  à  son  cheva- 
let. Il  est  devenu  l'homme  des  salons.  Ma  mère  est  enchan- 
tée, je  m'occupe  beaucoup  de  mes  gants,  de  savoir  s'ils  seront 
assez  frais;  ma  cravate  va  toujours  mal!  »  Et  ne  s'avise-t-on 
pas,  dans  le  monde,  de  le  trouver  aimable  ;  de  le  dire  à  sa  mère, 
parce  qu'un  jour,  en  revenant  d'une  soirée,  il  avait  ofl"ert  son 
bras  à  une  jolie  jeune  fille?  «  Partout  où  je  vais,  on  répète  à 
ma  mère  :  Oh!  votre  fils  est  charmant.  (Charmant!  le  mot 
a  été  dit!)  Pourquoi  était-il  si  ours?  Il  faut  l'amener,  le  dis- 
traire. Oh!  mais  cela  ne  va  pas  durer,  j'espère.  J'en  ai  honte  : 
c'est  abrutissant.  »  Et  le  fait  est  que  cela  ne  dura  guère  :  au 
bout  dépende  mois,  cette  crise  d'élégance  de  la  vingt-huitième 
année  avait  pris  fin. 

* 
*   * 

Au  moment  môme  où  Fantin  était  le  plus  séduit  par  la  vie 
anglaise,  il  faut  voir  de  quel  œil  il  regarde  et  de  quelle  plume  il 
décrit  le  monde  où  il  est,  les  personnes  qu'il  coudoie  et 
jusqu'à  la  figure  qu'il  doit  faire  là  :  «  Ah!  si  vous  saviez  ce 
que  je  m'embête,  écrit-il  à  Edwards,  le  4  septembre  1864,  de 
Mytton-llall,  où  il  avait  entrepris  le  portrait  de  M'"®  Potter; 
non,  cela  ne  peut  pas  se  dire.  Dans  ce  moment,  de  ma  fenêtre, 
je  vois  des  coteaux  ;  des  églises  sont  là  et  l'on  sonne  les 
cloches  :  c'est  triste  à  mourir.  Oh  !  que  je  regrette  d'être  venu 
et,  je  crois  aussi,  Whistler;  mais  il  ne  le  dit  que  le  moins 


158  ■  FANTIN-LATOUR. 


possible.  Je  ne  fais  que  m'habiller  :  c'est  la  redingote,  c'est 
l'habit  noir!  En  passant  le  pantalon  le  soir,  vers  sept  heures, 
j'injurie  Whistler  qui  est  très  gentil  et  le  supporte  assez  bien. 
On  boit  beaucoup  et  l'on  mange  très  bien,  mais  de  ces  nourri- 
tures de  salon,  des  miettes  de  quantité  de  choses.  A  table,  des 
jeunes  frères,  pas  gais;  une  demoiselle,  la  sœur,  peu  plaisante. 
M.  Potter  est,  lui,  très  gentil,  mais  ne  pense  qu'à  bien  vivre  : 
la  douceur  même,  embrasse  ses  enfants  comme  du  pain.  Et 
que  d'enfants!  Tous  ceux  d'Haden,  ce  qui  fait  quatre,  puis 
quatre  ou  cinq  de  Potter;  des  bruits  impossibles.  M"'*'  Haden, 
la  seule  qui  eût  été  agréable,  est  malade  et  garde  la  chambre. 
Non,  c'est  comme  un  fait  exprès...  Quand  je  serai  chez  vous, 
je  vous  ferai  la  reproduction  de  ma  tenue  ici  :  le  départ 
pour  s'habiller,  l'entrée  au  salon  au  crépuscule,  le  domes- 
tique entrant  pour  annoncer  le  repas;  moi,  splendide,  en 
noir,  prenant  ou  cherchant  à  prendre  une  pose  à  la  chemi- 
née; M"""  Potter,  en  grand  fia  fia,  bras  nus,  bracelets,  un  tas 
de  choses.  Moi,  alors,  j'arrondis  mon  bras  et  le  présente. 
Nous  entrons  dans  la  salle  à  manger;  je  cherche  des  mots, 
que  je  ne  trouve  pas  :  c'est  à  mourir  de  rire.  Hier,  j'ai  pensé 
à  l'aspect  que  je  devais  avoir;  j'ai  cru  que  j'allais  partir  d'un 
éclat  de  rire.  Je  vais  finir  par  apprendre  à  me  tenir  très  bien, 
à  savoir  bien  mener  à  table.  Oh  !  le  jour  d'Haden,  ce  sera  splen- 
dide :  je  représenterai  l'homme  du  monde!...  » 

Avec  tout  cela,  cet  homme  un  peu  sauvage  et  je  ne  dirai  pas 
bourru,  mais  brusque  et  renfrogné  lorsqu'il  le  voulait,  qui  disait 
volontiers  de  lui-môme  à  propos  des  avances  que  M™'=  Meurice 
lui  avait   faites  en  le  voyant  peindre  au  Louvre  :  «  J'ai  fait 


FANTIN-LATOUR  DANS    L'INTIMITÉ.  159 

l'ours,  »  n'était  pas  tellement  «  mal  léché  »  qu'il  ne  pût  s'adou- 
cir, non  pas  lorsqu'on  le  flattait,  mais  lorsqu'on  laissait 
échapper  quelque  parole  heureuse,  qui  le  mettait  en  sympathie 
avec  vous,  ou  lorsqu'il  se  laissait  aller  à  quelque  mouvement 
d'indulgence  dédaigneuse.  Et  nulle  histoire  ne  le  prouve 
mieux  que  celle  du  portrait  de  M"*^  Marguerite  de  Biron  qui 
lui  fut  particulièrement  pénible  et  se  termina  comme  vous 
allez  le  savoir. 

C'est  en  1867,  à  l'heure  où  le  succès  du  Portrait  de  Manct 
avait  signalé  Fantin  à  l'attention  des  amateurs  et  lui  avait  valu 
des  commandes  qui  auraient  pu,  s'il  avait  continué,  le  classer 
comme  peintre  attiré  du  grand  monde,  qu'il  avait  accepté  de 
se  rendre  au  château  de  Fontenay-Trésigny,  pour  peindre  le 
portrait  de  M""  de  Biron,  un  modèle  tout  à  fait  aimable  etqui 
se  prêtait  à  lui  jouer  quelques-uns  de  ses  morceaux  favoris, 
comme  le  Joyeux  laboureur,  de  Schumann.  «J'ai  été  faire  un 
portrait  à  la  campagne  et  je  le  termine  en  ce  moment  à  Paris, 
écrivait-il  à  Edwards  le  25  novembre  1867...  J'ai  fait  et  je  fais 
beaucoup  d'efforts  pour  faire  de  la  peinture  très  poussée  et 
et  je  m'en  trouve  très  bien  :  il  s'ouvre  devant  moi  des  horizons 
inconnus.  A  un  moment,  il  faut  bien  faire  des  choses  très 
achevées,  cela  me  sert  beaucoup  pour  voir  très  large.  Je  fais 
un  portrait  d'une  demoiselle  de  dix-huit  ans,  très  jolie,  en 
robe  blanche  et  rubans  cerise,  mi-corps,  la  main  posée  sur 
une  chaise;  dans  le  fond,  un  meuble  avec  des  fleurs;  et  faire 
un  portrait  dans  ces  données  si  connues,  en  peintre,  avec  des 
moyens  si  loin  de  la  beauté  de  la  nature,  cela  est  terriblement 
difficile.  Quelquefois,  je  suis  perdu  dans  ces  difficultés.  Joignez 


160  PANTIN-LATOUR. 


à  cela  la  vie  de  château,  le  inonde  autour  de  moi,  les  distrac- 
tions, les  séductions  de  toute  espèce,  la  tenue  de  l'habit  noir 
pour  dîner  au  moment  où  il  serait  si  doux  de  se  reposer; 
puis  passer  la  soirée  au  salon,  au  milieu  de  conversations  sans 
intérêt  pour  moi  !  » 

Quoi  qu'il  en  fût,  ce  portrait,  que  le  peintre  avait  traité  avec 
un  soin  infini,  touchait  à  sa  fin,  et  Fantin  comptait  déjà  sur 
le  succès  qu'il  ne  pouvait  manquer  d'avoir  au  Salon,  lorsque 
M""^  de  Biron,  prise  de  scrupules  qui  paraîtraient  aujourd'hui 
bien  étranges,  revint  sur  sa  promesse  et  fit  savoir  au  peintre 
qu'elle  désirait  que  le  portrait  de  sa  fille  ne  fût  pas  exposé. 
Et  cela  huit  jours  avant  l'expiration  du  délai  pour  les  envois 
au  Salon  de  1868,  sans  que  Fantin  eût  le  temps  de  faire 
ou  même  de  terminer  un  tableau  quelconque.  Il  se  résigna 
cependant,  très  désolé  dans  le  fond,  mais  sans  récriminer 
contre  ce  vélo  tardif  d'une  mère  inquiète.  Oui,  mais  n'apprit- 
il  pas  plus  tard  qu'afin  de  faire  entrer  son  œuvre  dans  une 
série  symétrique  de  portraits  de  famille,  on  l'avait  coupée  en 
ovale,  en  supprimant  des  mains  qu'il  avait  faites  aussi  fines, 
aussi  élégantes,  aussi  vivantes  que  possible?  Et  plus  tard 
encore,  après  qu'il  était  devenu  célèbre  et  que  les  propriétaires 
du  portrait  se  furent  avisés  qu'en  coupant  les  mains,  ce  qui 
n'était  pas  une  perte,  on  avait  aussi  coupé  la  signature,  ce 
qui  était  grand  dommage,  ne  vit-il  pas  arriver  chez  lui  l'ambas- 
sadeur d'un  membre  de  la  famille  qui  lui  demanda  le  plus 
simplement  du  monde  de  vouloir  bien  resigner  sa  toile  ainsi 
mutilée?  Fantin  fit  un  haut-Ie-corps  de  surprise  —  et  signa. 

Par    un    revirement    singulier,  Fantin,  qui,    adolescent. 


I 


c 


FANTIN-LATOUR   DANS    L'INTIMITÉ.  161 

avait  fréquenté  beaucoup  les  théâtres  avec  son  père,  surtout 
les  théâtres  gais,  et  qui,  jeune  homme,  avait  suivi  toutes  les 
représentations  de  l'ancien  Théâtre-Lyrique,  au  boulevard  du 
Temple,  —  quelle  source  inépuisable  de  souvenirs  communs 
pour  nous  deux!  —  s'était  sur  la  fin  tout  à  fait  détourné  des 
concerts  et  des  théâtres  :  il  disait  que  cela  le  fatiguait,  l'éner- 
vait,  d'entendre  de  la  musique,  et  peut-être  était-ce  vrai,  tant 
il  y  concentrait  toutes  les  forces  de  son  esprit  etde  sa  volonté. 
Je  l'ai  encore  vu  se  déranger  pour  aller  voir  jouer  Béatrice 
et  Bénédict,  de  Berlioz,  à  l'Odéon;  à  l'Opéra-Comique,  les 
Troyens,  dont  il  avait  été  un  des  auditeurs  assidus  en  1863, 
ou  môme,  à  l'Opéra,  VA'ida  de  Verdi,  vers  qui  il  était  revenu, 
ainsi  que  son  ami  Maître,  après  avoir  été  passablement  tiède 
et  presque  hostile  :  rappelez-vous  ce  qu'il  disait  de  la  Traviata 
et  l'exaspération  que  lui  causait  à  Londres  le  Misei^ere  du 
Trouvère. 

En  ce  qui  regarde  Wagner,  il  se  laissa  entraîner  à 
l'Opéra  pour  y  voir  jouer  Lohengrin,la  Walkyrie,  Tannhseuser 
et  les  Maîtres  Chanteurs  de  Nuremberg.  —  «  Nous  sommes  ravis, 
c'est  plein  de  vie,  écrivait-il  â  M""^  Edwards  le  19  novembre 
1897,  après  avoir  assisté  à  la  première  représentation.  On  voit 
que  Wagner  était  satisfait  de  son  sort  à  l'époque  où  il  com- 
posait cet  ouvrage  ;  »  —  mais  ce  fut  tout,  et  lorsque  arrivèrent 
Siegfried  et  Tristan  et  Iseult,  Fantin  sut  tenir  bon  contre  les 
exhortations  de  ses  amis  et  les  sollicitations  de  son  entourage 
immédiat  :  ni  pour  Wagner,  ni  pourBerlio/,  ni  pour  personne 
il  ne  se  dérangea  plus  jamais.  En  réalité,  Fantin,  surtout  après 
qu'il  se  fut  marié,  n'alla  plus  que  rarement  dans  les  concerts 

21 


162  FANTIN-LATOUR. 


ot  presque  jamais  au  spectacle;  tous  ses  appétits  de  musique 
étaient  satisfaits  par  les  séances  de  piano  à  quatre  mains  que 
son  ami  Lascoux  donnait  avec  un  ancien  magistrat,  M.  Grattery, 
et  dans  lesquelles  ces  deux  amateurs  exécutaient  avec  passion 
les  opéras  de  Wagner. 

Lascoux  ne  faisait  que  continuer  les  traditions  de  son 
père,  le  conseiller  à  la  Cour  de  Cassation,  chez  qui  avaient 
eu  lieu  jusqu'en  1870,  des  séances  intimes  de  quatuors  de 
musique  classique.  Fantin  avait  dû  être  introduit  là  par  son 
ami  Maître,  ainsi  que  le  peintre  Bazille,  et  quand  on  les 
voyait  tous  trois  arriver  dans  ce  milieu  tranquille  et  bourgeois  : 
«Tiens!  voilà  les  Manct!  »  s'écriait-on  avec  une  terreur  affectée. 
Les  séances  de  piano  à  quatre  mains  du  fds  s'étaient  bientôt 
transformées  en  séances  de  quatuors  où  l'on  jouait  surtout  des 
œuvres  de  Schumann,  de  Brahms;  où  les  auditeurs  ouvraient 
eux-mêmes  la  porte  aux  nouveaux  arrivants,  où  l'on  pouvait, 
tout  en  écoutant,  ou  fumer  ou  boire  à  satiété  d'excellent 
vin  d'Arbois;  où  l'on  aperçut  quelquefois  M.  Saint-Saëns, 
M.  Messager,  Chabrier,  M.  Fauré,  qu'on  appelait  déjà,  mais 
par  façon  de  plaisanter,  le  Schumann  français  ;  où  Svendsen  ne 
manquait  pas  de  venir,  quand  il  était  à  Paris,  et  tenait  môme 
une  partie  de  violon. 

Après  les  quatuors,  simples  ou  doublés,  les  transcriptions  de 
fragments  de  Parsif a/ arrangés  pour  petit  orchestre  par  M.  llum- 
perdinck  tout  exprès  pour  Lascoux;  après  quatre  exécutants, 
dix,  vingt,  trente,  au  nombre  desquels  figuraient  parfois  Garcin, 
Lamoureux,  Maurin,  sous  la  direction  de  Lascoux;  après  quinze 
ou  vingt  auditeurs,    tous   intimes,   cent,   deux    cents,    trois 


FANTIN-LATOUR   DANS    L'INTIMITÉ.  163 

cents,  convoqués  par  des  invitations  qu'on  sollicitait  de  toutes 
parts,  et  puis  tout  à  coup  plus  rien.  L'organisateur  de  ces 
séances,  excédé  du  bruit  qu'elles  faisaient  dans  Paris  et  des 
compliments  qu'on  lui  adressait  en  affectant  de  le  traiter,  au 
détriment  du  magistrat,  non  plus  comme  un  simple  amateur 
qui  s'amuse,  mais  comme  un  professionnel  de  la  musique, 
jugea  bon  d'arrêter  ces  divertissements  musicaux  :  dès  lors 
Fantin  n'entendit  pour  ainsi  dire  plus  du  tout  de  musique... 
Encore  qu'il  fût,  dans  l'intimité,  d'humeur  assez  gaie  et 
qu'il  rît  volontiers  en  se  rappelant  d'anciennes  pièces  du 
Palais-Royal,  son  théâtre  favori,  Fantin,  dans  le  courant  de 
la  vie,  était  plutôt  un  concentré,  je  ne  dis  pas  un  morose,  et 
son  amitié,  pour  solide  qu'elle  fût,  ne  se  manifestait  jamais 
d'une  façon  très  expansive  :  il  fallait  plutôt  deviner  et  sentir 
l'affection  qu'il  vous  portait  et  savoir  la  savourer.  Lui-même 
en  convenait  d'ailleurs  et  s'en  disculpait  assez  drôlement  dans 
ses  lettres  à  ses  parents  à  propos  de  quelque  fête  oubliée, 
sans  doute  celle  de  sa  mère  et  de  sa  sœur  Marie...  «  Ah! 
diable,  vos  fêtes,  écrivait-il  le  20  août  1861,  je  ne  connais 
pas  tout  cela.  J'écris  peu,  c'est  vrai,  mais  quand  j'écris,  c'est 
pour  vous,  c'est  parce  que  cela  me  fait  plaisir.  Que  me  fait 
ceci  :  C'est  la  sainte  Ceci;  c'est  la  sainte  Cela?  Eh  bien!  si  je 
vous  avais  écrit,  pour  vous  demander  des  bretelles  le  jour  de 
ma  fête,  le  jour  de  la  Saint-Henri...  Ah!  qu'en  dites-vous? 
Elle  est  bonne,  celle-là?...  »  Ou  encore,  un  peu  plus  loin, 
comme  sa  mère  avait  dû  mal  prendre  ce  Ion  cavalier  :  «  Ma 
chère  maman,  n'accusez  pas  votre  fils  comme  cela;  je  ne  fais 
pas  grand  bruit  de  mes  affections,  je  ne  comprends  pas  les 


164 


FANTIN-LATOUR. 


grandes  protestations,  mais  j'aime  bien.  Je  suis  très  malheu- 
reux même  de  ne  pouvoir  pas  dire  ce  que  je  sens.  Tu  pardon- 
neras cet  oubli  bien  involontaire,  je  t'assure.  J'ai  des  défauts 
bien  grands,  je  le  sais  (paresse),  mais  je  ne  crois  pas  être  si 
insensible  que  vous  le  supposez.  Mais  cacher  ce  que  j'éprouve 
est  une  chose  que  je  ne  peux  empêcher,   et  les  affections 

demandent,     je     crois,     du 


mystère  et  une  mutuelle  com- 
préhension. S'aimer,  sans  le 
dii^e,  pour  finir  par  une  bê- 
tise... » 

Et  de  même  que,  plus 
tard,  dans  les  lettres  qu'il 
m'écrira  de  Buré,  Pantin  me 
marquera  toujours  sa  recon- 
naissance pour  le  peu  de 
nouvelles  que  je  lui  envoyais 
de  Paris,  non  sans  quelques 
pointes  à  l'adresse  de  ceux 
qui,  comme  Maître  ou  Pigeon,  avaient  la  plume  moins  facile, 
de  même  dans  la  dernière  de  ses  lettres  d'Angleterre  à  ses 
parents,  il  écrivait  :  «  ...Je  sens  que  je  vais  travailler.  Le 
travail  artistique,  c'est  tout,  je  veux  faire  des  chefs-d'œuvre; 
il  n'y  a  rien  d'autre.  C'est  une  consolation,  c'est  la  seule  qui 
peut  faire  consentir  à  vivre.  Si  je  n'avais  pas  cet  espoir,  je 
voudrais  mourir.  Que  la  vie  est  absurde  autrement  !  Ce  n'est 
qu'illusions  qui  s'envolent,  que  bonheur  d'un  moment,  puis 
il  y  a  les  tristesses  qui  viennent;  je  redoute  toujours  la  fin 


KaiUin-Latour...  Une  pièce  de  Wagner? 
Mais  non...  Les  Cloches  de  Corneville. 

Voyez  par  ci...  voyez  par  Val 
Voyez,  voyez...  Parsifal  ! 

Caricature  de  Honriot,  d'après  Parsifal  et 
les  Filles- Fleurs  {L'Illtuitralion,  6  mai  1893). 


PAIISIFAI.     ET     LES     FI  LLES-FI.EU  H  S 

Lithographie  orlj^inale  (1883),  reprise  pour  le  tableau  du  Salon  de  1893. 
A  M.  Ch.-Ed.  Haviland. 


FANHN-LATOUR   DANS    L'INTIMITÉ. 


165 


du   bonheur.  Écrivez-moi  ;   cela  est  si  agréable   de  recevoir 
une  lettre,  on  se  sent  aimé  d'autres  qui  pensent  à  vous'.  » 

Il  faut  voir  encore  avec  quelle  émotion  il  annonce  à 
Edwards  le  départ  et  le  mariage  de  sa  chère  sœur  Marie, 
après  huit  ans  d'attente 
(elle  attendait  que  le 
fiancé  qu'elle  aimait  eût 
une  position  assurée, 
c'est-à-dire  le  grade  de 
colonel  dans  l'armée 
russe),  et  la  douleur  que 
lui  cause  cette  sépa- 
ration, d'autant  plus 
cruelle,  que  la  jeune 
fille  avait  dû  partir  seule 
pour  Varsovie  où  le  ma- 
riage allait  se  célébrer, 
chez  des  amis,  la  guerre 
de  la  Prusse  contre  l'Au- 
triche ayant  hâté  ce  ma- 
riage, en  môme  temps 
qu'elle  empêchait  les  parents  de  Pantin  de  se  rendre  si  loin,  sans 
être  sûrs  de  pouvoir,  au  retour,  retraverser  l'Europe  en  feu. 
«  Enfin,  tout  est  achevé,  elle  nous  a  quittés,  écrivait-il  à 
Edwards.  Jugez  des  douleurs  de  la  séparation;  cela  a  été  très 
pénible.  Je  ne  me  sens  plus  ce  que  j'ai  été,  cela  m'a  vieilli 


-  On  a  donné  à  votre  père,  ce  matin. 

Caricature  do  Stop,  d'après  Pnrsifat  cl  le)  FilUt- 
Fleurs  {Jottntal  amusant,  6  mai  1893). 


1.  Lettre  du  19  septembre  1864. 


FANTIN-LATOUR. 


beaucoup.  Si  ce  n'était  l'attente  et  l'angoisse  de  la  séparation, 
c'est  un  bien  pourtant  pour  elle...  11  a  trente-sept  ans  et  un  bel 
avenir  devant  lui;  vous  voyez  que  c'est  une  bonne  chose  pour 
elle  qui  n'était  plus  jeune  (vingt-neuf  ans)  :  je  craignais  toujours 
que  cela  n'arrivât  pas'...  »  Et  tout  de  suite  apr«;s,  il  ajoute  : 
<(  Vous  comprenezponrquoi,  malgré  tout leplaisirqucj'auraisde 
vous  voir,  il  m'est  impossible  d'aller  à  Sunbury  cette  année.  Me 
voilà  seul  enfant  pour  mon  père  et  ma  mère  ;  je  ne  peux  les 
laisser  seuls  maintenant,  n'est-ce  pas?  Ce  serait  cruel  et  je 
les  aime  tant.  Je  sens  que  c'est  mon  devoir  et  c'est  bien  le 
plus  vrai  de  tous  les  devoirs.  Je  crois  môme  que  cela  est  des 
plus  fortifiants  pour  le  travail.  Je  veux  leur  donner  du  bon- 
heur, leur  faire  passer  leur  vieillesse  dans  la  tranquillité, 
l'aisance  et  même,  si  je  le  peux  en  travaillant  beaucoup,  leur 
donner  du  bien-être,  du  luxe.  On  doit  être  si  sensible  à  cela 
en  vieillissant.  Ma  récompense  sera  le  bonheur  de  les  voir 
heureux;  mais  le  pourrai-je*?...  » 

Et  quel  coup  ce  fut  pour  Fantin  que  la  maladie  et  la 
mort  de  sa  mère  arrivant  juste  au  moment  où  il  avait  le  plus 
de  raisons  d'être  heureux,  car  au  milieu  de  la  bruyante 
colère  de  tous  les  refusés,  lui,  avait  vu  recevoir  son  tableau! 
Ce  tableau,  qui  était  le  portrait  de  Manet,  avait  vivement 
frappé  tous  les  jurés  et  gens  de  l'administration  qui  avaient 
pu  l'entrevoir  avant  l'ouverture  du  Salon.  «  Mais  je  ne  peux 
goûter  ce  plaisir,  écrit-il  à  Edwards  le  12  avril  1867, 
préoccupé  et  inquiet  de  l'état  de  ma  mère  qui  est  toujours  très 

1-2.  Lettre  k  Edwards,  du  2  juillet  1866. 


FANTIN-LATOUR   DANS  L'INTIMITÉ.  167 

malade;  »  ou  encore,  deux  grands  mois  plus  tard,  le  25  juin, 
lorsque  le  succès  du  Portrait  de  Manet  à  l'Exposition  lui 
eut  fait  venir  des  commandes,  trois  portraits  qu'il  peignait 
simultanément,  d'où  trois  séances  par  jour  :  «  Je  rentre 
dîner,  n'en  pouvant  plus;  je  relaye  mon  père,  je  prends  sa 
place  auprès  de  ma  mère,  passant  la  nuit  auprès  d'elle.  Oh  ! 
moi  qui  me  croyais  autrefois  dans  une  vie  dure,  je  vois  la 
vie  aujourd'hui.  Je  veux  en  partir  maintenant;  je  suis  au 
bout  de  mon  courage,  je  n'en  puis  plus.  »  Quatre  mois  après 
le  fatal  événement,  il  n'avait  pas  encore  repris  le  dessus  et 
écrivait  à  la  date  du  25  novembre  :  «  La  perte  de  ma  mère 
me  laisse  un  vide  atroce.  C'était  pour  moi  une  espérance 
continuelle  de  lui  montrer  son  fds  réussissant;  j'aurais  tant 
désiré  lui  procurer  une  vieillesse  plus  heureuse  que  le  com- 
mencement de  sa  vie,  et  puis  rien!  Oh!  voyez-vous,  c'est  la 
plus  grande  douleur  que  l'on  puisse  avoir.  Je  ne  m'en  suis 
pas  encore  ressenti  autant  que  maintenant  et  chaque  jour  ce 
sont  des  regrets  constants.  Au  retour,  ces  jours-ci  (il  revenait 
du  château  de  Fontenay-Trésigny,  où  il  avait  commencé  le 
portrait  de  M""  de  Biron),  quel  vide!  Que  c'est  triste  de  ne 
pas  trouver  un  accueil,  une  oonversation,  de  ne  pas  faire  des 
projets  ensemble,  de  ne  pas  parler  de  choses  à  faire,  des 
espérances  dans  l'avenir!  »  Combien  il  dut  regretter  alors  de 
n'avoir  pas  mis  sur  l'heure  à  exécution  le  projet  qu'il  avait 
formé  et  communiqué  peu  auparavant  à  Edwards  de  repré- 
senter sur  la  toile  toute  sa  famille  :  père,  n)ère,  sœur  —  et 
lui-même,  sans  doute,  avec  eux  ! 


168  FANTIN-LATOUR. 


*    * 


Tel  il  était  pour  sa  famille,  tel  il  était  pour  ses  amis  : 
peu  communicatif,  peu  expansif,  mais  très  attaché  quand 
même.  A  la  façon  dont  il  parle  d'eux  dans  ses  lettres,  par 
exemple  de  Legros  lorsque  celui-ci  se  brouille  presque  avec 
Fantin  parce  que,  installé  à  Londres  et  y  ayant  fait  toute  sa 
carrière,  il  ne  peut  pas  admettre  que  l'amitié  de  Fantin  se  par- 
tage entre  Whistler  et  lui-même;  à  la  joie  que  Fantin  mani- 
feste, lui  qui  est  si  triste  et  se  sent  si  seul  à  Paris,  en  apprenant 
le  prochain  retour  de  Scholderer  et  aux  craintes  qu'il  exprime 
de  le  trouver  changé  ou  différent  de  ce  qu'il  le  voudrait  voir; 
à  l'empressement  qu'il  met  à  annoncer  le  double  succès  rem- 
porté au  Salon  de  1868  par  Legros,  dont  il  ne  peut  d'ailleurs 
rien  tirer  quand  il  ne  lui  parle  pas  de  lui-môme,  et  par  Manet, 
qui  a  envoyé  là  un  très  bon  portrait  de  Zola,  «  son  meilleur 
et  le  meilleur  aussi  du  Salon  tout  entier  »,  il  est  facile  de  voir 
que  ce  garçon-là  ne  fait  bon  marché  ni  de  ses  opinions  ni  de 
ses  amitiés  et  qu'il  leur  demeure  fidèle,  alors  que  certains  de 
ses  amis  paraissent  s'écarter  de  lui  et  le  laissent  continuer 
seul  dans  la  vie.  «  Au  départ,  on  est  jeune,  heureux;  des  amis 
autour  de  soi,  puis  l'on  marche  et  l'on  se  quitte  sur  la  route. 
Adieu!  adieu!  dit-on  de  temps  en  temps,  puis  on  est  seul; 
heureux  quand  on  a  encore  l'Art.  Sans  quoi,  il  n'y  aurait  plus 
que  le  repos  éternel  comme  espoir  '.  » 

1.  Lettre  à  Edwards,  du  26  février  1866. 


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FANTIN-LATOUR   DANS    L'INTIMITÉ.  173 


Et  quelle  chaleur  n'avait-il  pas  mise  précédemment  à 
défendre  Manet,  tant  que  celui-ci  était  repoussé  par  des  juges 
qui  le  condamnaient  sans  même  avoir  vu  ses  tableaux!  «  Il  a 
été  refusé  de  parti  pris,  écrivait-il  à  Edwards  en  avril  1866. 
Depuis  l'année  dernière,  on  disait  qu'il  serait  refusé.  Ils  ont 
eu  le  courage  de  le  faire,  cela  produit  un  grand  effet  ici,  on 
ne  parle  que  de  cela.  Ils  lui  font,  en  voulant  lui  nuire,  le 
plus  grand  bien  :  le  voilà  martyr...  J'ai  été  très  satisfait  de 
sa  tenue  :  sur  le  moment,  il  a  eu  un  mouvement  de  colère, 
puis  a  repris  le  calme  de  celui  qui  est  fort  et  il  est  en  train 
de  commencer  un  autre  tableau.  Malgré  le  peu  de  succès  que 
la  peinture  vraie  a  dans  ce  temps-ci,  elle  est  en  marche  et 
bien  près  du  moment  où  on  l'admettra.  La  conduite  du  jury 
est  si  injuste  qu'il  y  a  une  réaction,  même  parmi  nos  enne- 
mis :  on  trouve  cela  trop  dur'.  » 

Mais  celui  de  tous  ses  amis  qui  le  surprenait  et  le  char- 
mait le  plus,  c'était  ce  volage  et  fringant  Whistler  qui  lui 

1.  Enfin,  beaucoup  plus  tard,  après  la  mort  de  Manet  :  «  Vous  avez  vu  les 
n'sultats  de  la  vente  Manet,  écrira-t-il  à  M'""  Edwards  le  H  février  1884.  Je 
crains  que  l'on  n'ait  exagéré  les  prix  des  tableaux,  ce  qui  fait  que  l'on  a  trop 
racheté  en  ne  voulant  par  les  vendre  à  bon  marché.  Quelle  déplorable  idée 
de  croire  que  la  bonne  peinture  peut  se  vendre  cher,  comme  la  mauvaise!  » 
—  Dans  la  lettre  reproduite  ci-contre  (p.  169-17'*),  Fantin,  selon  un  sys- 
If'me  qu'il  avait  adopté  par  manière  de  taquinerie,  exagère  visiblement  son 
admiration  pour  Rossini  en  affectant  de  mettre  indistinctement  tous  ses  opéras, 
même  Zelmira  et  /ticciardn  e  Zoraïde,  au  rang  des  chefs-d'œuvre  absolus. 
Le  catalogue  dont  il  parle  était  celui  de  ses  lithographies,  dressé  par  Germain 
Hédiard,  précédé  d'une  étude  générale  sur  son  œuvre  lithographique  elaccom- 
pagné  de  deux  lithographies  originales  (son  portrait  à  l'âge  de  dix-sept  ans 
et  Vénus  et  l'Amour)  et  publié  effectivement  «  chez  Edmond  Sagot,  libraire, 
marchand  d'estampes,  18,  rue  Guénégaud,  1892  ». 


m  FANTIN-LATOUR. 


avait  donné,  c'est  vrai,  de  très  nombreuses  marques  d'affec- 
tion et  l'avait  chaudement  soutenu  en  Angleterre,  mais  qu'il 
pouvait  difficilement  saisir,  à  qui  il  ne  se  lassait  pas  d'écrire 
sans  recevoir  de  réponse  régulière  et  de  qui  il  disait  à 
Edwards  :  «  Gela  me  ferait  un  grand  plaisir  de  le  revoir,  et 
je  peux  dire  maintenant  que  son  silence  m'a  fait  bien  de  la 
peine,  car  Whistler  est  pour  moi  comme  une  femme,  comme 
une  maîtresse  que  l'on  aime,  malgré  tous  les  ennuis  qu'elle 
vous  donne.  J'ai  bien  peu  d'affection  pour  les  femmes,  je  n'ai 
jamais  rien  fait  pour  elles;  elles  me  font  peur  et  je  ne  les 
comprends  pas  ;  mais  au  fond,  tout  au  fond,  je  sens  que  si 
j'étais  aimé,  je  serais  l'esclave  le  plus  soumis  et  serais  peut- 
être  capable  de  toutes  les  plus  grandes  folies.  Je  sens  que 
c'est  la  même  chose  pour  Whistler  :  s'il  savait  comme  il  pour- 
rait avoir  un  ami  dévoué  et  aimant  en  moi.  Malgré  tout,  il 
est  séduisant'...  « 

Mais  qu'il  se  retrouve  tout  à  coup  en  face  de  cet  incon- 
stant ami,  et  tout  aussitôt  les  dissemblances  de  leurs  deux 
natures  éclatent  à  ses  yeux  et  le  rendent  presque  dur  pour 
celui  qu'il  souhaitait  tant  de  revoir  :  «  J'ai  trouvé  Whistler 
très  Américain,  très  aimable;  mais,  moi,  pas  trop  aimable.  Je 
sens  que  nos  beaux  jours  sont  passés.  Offres  de  service,  vou- 
lant m'emmener  chez  lui;  mais  je  ne  pouvais  pas  :  ma  copie 
à  finir.  Je  me  reproche  de  n'être  pas  plus  aimable  avec  lui 
car  il  est  toujours  très  bien  pour  moi,  et,  je  le  sens,  il  m'est 
bien   utile   depuis   que  je  le  connais  :  chez  les  Grecs,  son 


1.  Lettre  du  2  juillet  1866. 


FANTIN-LATOUR -DANS   L'INTIMITÉ.  175 

absence  s'est  l'ait  sentir'.  Il  croit  trop  à  l'argent,  à  l'habit, 
au  bruit,  pas  assez  au  bien,  qui  est  le  seul  moyen  de  parvenir. 
C'est  long,  c'est  vrai,  et  c'est  pénible  :  il  faut  travailler,  mais 
quelle  belle  occupation,  un  travail  intéressant  et  le  prix  de  ce 
travail  si  captivant!  le  Capitole!  Couronnes!  Gloire  M...  »  Ils 
ne  rompirent  jamais,  c'est  vrai,  mais  combien  leurs  relations 
se  relâcheront,  surtout  après  que  Whistler  se  sera  marié  !  Et 
la  dernière  fois  qu'ils  se  rencontrèrent,  à  l'Exposition  cen- 
tennale  de  1900,  comme  ils  passaient  devant  la  Famille  D...  : 
«  Dis  donc,  s'écria  joyeusement  Whistler;  et  toi  qui  me  plai- 
santais sur  le  portrait  de  ma  mère? —  Oh!  repartit  Fantin  de 
son  air  le  plus  doux,  ce  n'est  que  ma  belle-mère.  » 

Certes,  Fantin,  à  la  différence  de  Whistler,  n'était  pas  un 
remuant,  pour  ne  pas  dire  plus,  et  ne  «  croyait  pas  à  l'habit  »  ; 
il  n'était  l'homme  ni  des  grandes  phrases  ni  des  grands  éclats 
de  voix,  et  on  se  le  représente  mal  autrement  qu'écoutant, 
fumant  et  buvant  —  oh  !  très  peu  —  dans  ces  réunions  de 
café  auxquelles  il  se  rendait  pourtant  régulièrement,  afin  d'y 
récolter  quelques  nouvelles  d'art,  mais  dont  le  ton  général 
déplaisait  à  sa  nature  silencieuse  et  renfermée.  C'est  au  café 
de  Bade,  où  il  s'arrêtait  tous  les  jours,  avant  le  dîner,  en 
remontant  du  Louvre  vers  la  rue  Saint-Lazare,  qu'il  avait  fait 
la  connaissance  de  Maître,  lequel  venait  là  de  son  côté  avec 
un  ami  très  original,  nommé  Fioupou,  sous-chef  au  Mini- 
stère des  Finances  et  grand  collectionneur  d'estampes,  une 

1.  Chez  les  Grecs,  c'est-à-dire  dans  la  colonie  grecque  de  Londres  où 
Whistler  lui  avait  fait  vendre  plusieurs  tableaux. 

2.  Lettre  à  Edwards,  du  2  janvier  1867. 


176 


FANTIN-LATOUR. 


sorte  de  personnage  hoffmannesque  dont  les  saillies  amères 
et  les  boutades  paradoxales,  lancées  à  haute  voix,  faisaient 
la  joie  des  habitués,  comme  Legros,  Zacharie  Astruc,  Cordier, 
Whistler,  etc.  C'est  encore  là  qu'il  connut  le  peintre  Bazille, 

ami  personnel  de  Maître,  également 
passionné  pour  la  peinture  et  la  mu- 
sique et  qui,  certain  soir,  comme  on  le 
priait  de  ne  pas  jouer  de  piano  avec 
ce  dernier  pour  cause  de  mort  dans 
la  maison,  prit  ses  cahiers  de  musique 
et  entraîna  toute  la  compagnie  de  la 
rue  Taranne  aux  Batignolles,  pour 
continuer  la  séance  qui  venait  d'être 
interrompue.  Et  Fantin  n'avait  pas  été 
le  moins  ardent  à  faire  ce  petit  voyage, 
afin  de  ne  pas  perdre  une  note  des 
morceaux  qu'il  s'était  promis  d'en- 
tendre. 

Au  café,  il  semblerait,  d'après  quelques  passages  des  lettres 
de  Whistler,  que  celui-ci  et  Fantin  dussent  principalement 
causer  ensemble,  en  se  tenant  un  peu  à  l'écart  de  leurs  cama- 
rades, sans  doute  en  raison  de  l'affection  réciproque  que 
Whistler  affirmait  en  ces  termes  :  «  Nous  sommes  nécessaires 
l'un  à  l'autre  pour  ce  véritable  échange  de  sympathie  que  nous 
ne  pouvons  pas  trouver  avec  d'autres.  »  Et  c'est  ce  qui  fait  que, 
de  Londres,  il  revient  volontiers  sur  ces  causeries  de  café, 
qu'il  demande  des  nouvelles  et  fait  à  Fantin  d'amusantes 
recommandations  du  genre  de  celle-ci  :  «  Maintenant,  voici 


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portrait  de  M"*  S.  \.  {Journal 
amusant,  4  mai  1890J. 


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Salon  de  1890.  —  A  M°"  de  NikanolT. 


FANTIN-LATOUR   DANS    L  INTIMITE.  177 

ce  que  tu  vas  propager  partout  avec  toute  la  finesse  de  gredin 
que  tu  sauras  parfaitement  y  mettre,  car  nous  nous  connaissons 
dignes  l'un  de  l'autre.  J'ai  reçu  la  médaille  d'or  de  la  Hollande. 
Tu  glisseras  ceci  au  commandant  (le  commandant  Lejosne, 
parent  de  Bazille)  au  café  de  Bade,  de  sorte  que  les  autres 
puissent  l'entendre  et  que  ça  vienne  naturellement  à  se  savoir 
partout...  » 

Après  le  café  de  Bade,  ce  fut  au  café  Guerbois,  avenue  de 
Clichy,  que  nos  jeunes  gens,  déjà  plus  mûrs,  tinrent  leurs 
assises,  probablement  parce  que  Manet,  Zola,  Monot,  Bazille, 
Renoir,  etc.,  demeuraient  dans  ces  parages  et  formaient  ce 
qu'on  appelait  alors  l'école  des  Batignolles.  Mais  ces  réunions 
du  soir,  auxquelles  Fantin  ne  manqua  guère  tant  qu'il  demeura 
dans  le  quartier  de  la  Chaussée-d'Antin,  le  virent  de  moins  en 
moins  lorsqu'il  fut  revenu  sur  la  rive  gaucbe,  et  c'est  alors, 
tout  de  suite  après  la  guerre,  que,  sans  pousser  si  loin,  il 
passait  presque  toutes  ses  soirées  à  nous  entendre  pianoter. 
Maître  et  moi,  sur  le  môme  instrument,  dans  la  môme  pièce 
où  s'escrimait  auparavant  le  pauvre  Bazille  qui  s'était  engagé 
dans  les  zouaves  et  avait  été  tué  à  la  bataille  de  Beaune-la- 
Rolande  :  la  rue  Taranne  l'attirait  beaucoup  plus. 

Du  reste,  ces  réunions  de  café  n'avaient  jamais  eu  pour 
Fantin  qu'un  attrait  bien  relatif.  C'était  en  quelque  sorte 
une  obligation  du  métier  que  de  s'y  rendre  et  d'y  entendre 
Courbet  pérorer  de  sa  grosse  voix,  avec  violence,  ou  Manet 
y  fulminer  contre  les  membres  du  jury  officiel  ;  mais  lui- 
môme  se  morigénait  en  s'appelant  :  «  Paresseux,  coureur  de 
café!   »,  se  plaisantait  sur  le  premier  verre  d'absinthe  qu'il 

23 


178  FANTLN-LATOUR. 


avait  bu,  le  premier  et  le  dernier,  pensait-il,  et,  qu'il  se 
trouvât  là  ou  bien  à  certain  banquet  des  Aqua-fortistes 
dont  il  avait  eu  un  instant  l'idée  de  faire  un  tableau,  il  éprou- 
vait la  môme  impression  qui  n'avait  rien  d'agréable.  «...  Au 
moment  du  café  et  du  Champagne,  écrit-il  à  Edwards  le  2  jan- 
vier 1864,  on  a  commencé  à  faire  de  mauvaises  charges  d'ate- 
lier, absurdes;  nous  sommes  alors  partis,  quelques-uns.  Ah! 
toujours  les  masses  stupides!..  Est-on  malheureux  de  n'avoir 
rien  comme  société  !  Pas  de  réunions  potables  ;  même  au  café 
de  Bade,  je  me  déplais.  C'est  de  mauvais  goût;  on  y  est  bote. 
Que  voulez-vous?  mais  je  ne  peux  pas  dire  autrement.  J'en 
sors  toujours  dégoûté.  On  n'y  dit  rien,  on  ne  pense  pas,  ce 
ne  sont  pas  des  artistes.  Des  cancans,  c'est  \h  tout.  Le  seul 
intérêt,  c'est  quelques  nouvelles  artistiques.  »  Comme  on 
comprend  qu'il  ait  vite  renoncé  à  traverser  tout  Paris  le  soir, 
après  son  dîner,  pour  se  retrouver  au  milieu  de  camarades 
dont  il  goûtait  de  moins  en  moins  les  propos  décousus,  sans 
portée,  et  les  plaisanteries  sans  sel  ! 

Pantin  n'était  pas  d'un  caractère  plaintif,  comme  on  pour- 
rait le  supposer  en  le  voyant  gémir  si  souvent,  dans  ses 
lettres,  sur  les  difficultés  auxquelles  il  se  heurte,  sur  son 
labeur  aussi  acharné  qu'improductif;  mais  c'est  que  de  très 
lourdes  charges  de  famille  pesaient  sur  lui,  car  il  ne  cache  pas 
à  Edwards,  au  moment  où  sa  sœur  Marie  les  quitte  pour  se 
marier,  qu'il  était  seul  pour  soutenir  son  père  et  sa  mère, 
plus  sa  sœur  Nathalie,  toujours  malade  et  internée,  et  qu'il  y 
avait  des  moments  où  il  désespérait  de  pouvoir  travailler 
assez  pour  répondre  à  tant  de  besoins  toujours  renaissants. 


pantin-latour  Dans  lintimité.  179 

Au  surplus,  les  questions  d'argent  ne  reparaissent  que  de 
loin  en  loin  dans  sa  correspondance,  et  c'est  toujours  l'art  seul 
qui  le  préoccupe;  les  périodes  d'espoir  et  les  crises  de  dé- 
couragement qu'il  traverse  proviennent  uniquement  de  l'état 
nerveux  où  le  jettent  son  travail  obstiné,  ses  efforts  plus  ou 
moins  heureux  pour  se  rapprocher  des  maîtres  qu'il  voudrait 
égaler.  Il  n'a  jamais  rien  dit  de  plus  vrai  que  lorsqu'il  écrivait 
dans  une  de  ses  premières  lettres  à  Edwards,  dès  le  mois 
d'octobre  1861  :  «  En  dehors  de  mon  art,  je  ne  peux  rien 
faire,  rien  dire,  et  la  façon  dont  je  vois  l'art  de  jour  en  jour 
m'éloigne  de  toutes  les  choses  de  cette  vie,  car  l'art  de- 
mande tous  les  sacrifices,  car  l'art  est  en  dehors  de  la  vie...  »; 
ou  encore,  trois  ans  plus  tard,  à  la  date  du  16  décembre  1864  : 
«  La  vie  ne  m'est  pas  bonne;  je  ne  me  plais  pas  quand  je 
suis  agité,  cela  me  tue.  J'attends  que  vous  me  disiez  :  Vous 
avez  raison;  l'atelier  et  rien  d'autre,  car  tout  est  là,  tout  le 
reste  n'est  que  mensonge,  horrible  illusion...  N'est-ce  pas  que 
je  vais  être  libre,  heureux  ?  L'art  veut  l'homme  tout  entier. 
A  l'œuvre,  à  l'œuvre  !  Cela  vaut  mieux  que  tout  !  »  Ces  maîtres 
mêmes  qu'il  aspirait  à  égaler,  ces  chers  maîtres  du  musée  du 
Louvre  auprès  de  qui  il  retrouvait  le  calme  et  le  bonheur 
dans  le  travail,  ne  lui  semblaient-ils  pas  quelquefois  s'animer, 
lorsqu'il  se  rapprochait  d'eux  après  quelque  absence,  et  lui 
parler  ainsi  :  «  Te  voilà,  viens,  c'est  beau  !  Nous  t'aimerons, 
nous  te  consolerons.  Tes  beaux  jours  sont  passés;  mais  nous, 
nous  t'en  donnerons.  L'Art,  c'est  la  vie  supportable;  l'avenir 
est  à  toi;  viens  dans  notre  famille'!...  » 
1.  LeUre  à  Edwards,  du  ii  octobre  186  4. 


i80  FANTIN-LATOUR. 


Et  quelle  noble  ambition  l'agite,  car  loin  de  se  défendre 
d'être  ambitieux,  il  dit  qu'il  faut  l'être,  et  lui-même  l'était, 
dit-il,  dès  le  premier  jour,  avant  même  de  devenir  un  artiste! 
«  Projets  pour  le  Salon,  esquisses,  pensées  sérieuses,  quand 
je  me  dis  que  j'ai  là  dans  mes  mains,  dans  mon  livre  de 
croquis,  la  gloire  ou  rien.  Faire  quelque  chose  de  bien,  mais 
pas  de  juges  !  Penser  seul  à  l'art,  ne  savoir  où  l'on  va,  entrer 
dans  l'inconnu,  marcher  en  avant,  puis  revenir,  prendre  à 
droite,  puis  à  gauche,  puis  s'asseoir  de  fatigue,  regarder 
tout  autour  de  soi,  chercher  une  lueur  à  l'horizon,  assis 
dans  la  nuit,  attendre  le  lever  du  soleil  :  que  cet  art  est  diffi- 
cile, que  les  appréciations  en  sont  fausses!  Et  pas  de  conseils, 
pas  d'éducation  ;  désapprendre  ce  que  l'on  sait  !  Oh  !  parfois 
j'en  perds  la  tête'.  »  Et  comme  il  sait  bien  quel  chemin  il 
doit  prendre  sans  tergiverser!  «  Il  faut  travailler  (ah  !  à  cela 
vous  ne  me  direz  rien);  oui,  travailler  vraiment,  je  me  suis 
aperçu  ces  jours-ci  que  quand  on  veut  aller  où  je  veux  aller, 
le  plus  haut  possible,  il  faut  absolument  faire  ce  travail  d'en- 
ragé \  »  Ou  bien  encore  :  «  Mon  cher  Edwards,  je  vous  dois 
d'avoir  compris  le  travail  et  le  vrai  calme  qu'il  donne. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  m'agiter,  de  parler;  je  travaille,  ce  qui 
vaut  mieux  \  » 

Enfin,  quand  il  s'interrogera  un  peu  plus  tard,  comme 
il  pourra  à  bon  droit  écrire  ceci  :  «  Je  récapitule  tous  mes 
efforts,  toutes  mes  préoccupations,  ce  que  j'ai  fait  pour  me 

i.  Lettre  à  Edwards,  du  26  décembre  1864. 

2.  Lettre  du  21  mars  1865. 

3.  Lettre  (\\\  8  avril  1866. 


LA     TOII.KTÏK     DK     VÉNL'S 
Dessin  tiré  d'un  album  de  croquis  du  peintre,  au  Musée  du  Luxembourg. 


FANTIN-LATOUR   DANS    L'INTIMITE.  181 

dégager  du  faux,  mes  ardeurs  à  chercher  le  vrai.  Je  pense  à 
ma  conduite  ;  je  ne  vois  rien  de  trop  fou.  Je  n'ai  derrière 
moi  rien  à  effacer.  De  l'hésitation?  Mais  le  chemin  est  si 
rude  et  si  peu  frayé;  je  me  suis  assis  peut-être  trop  souvent 
sur  la  route  pour  prendre  du  repos,  mais  cela  n'a  jamais  été 
que  quand  je  ne  voyais  plus  l'horizon  ou  que  le  chemin 
était  rempli  d'obstacles.  Je  me  suis  relevé,  je  veux  marcher... 
Si  je  tombais  aujourd'hui,  qui  sait  si  je  me  relèverais?  Vous 
devez  bien  me  connaître  à  présent,  mais  vous  ne  pouvez  pas 
encore  voir  le  fond  de  F'antin.  Je  suis  bien  décidé,  mais  je 
suis  très  faible  aussi.  J'ai  un  peu  de  force  nerveuse,  mais  peu 
de  force  matérielle.  J'ai  tant  de  peine  pour  faire  quelque  chose, 
cela  me  coûte  tant,  que  sans  cesse  je  suis  fatigué.  Cela  vous 
explique  mes  perpétuelles  plaintes'.  »  Et  comme,  selon  lui, 
on  peut  toujours  progresser,  comme  son  seul  but  est  de  faire 
encore  mieux,  comme  «  on  ne  peut  rien,  dit-il,  quant  aux 
facultés  naturelles,  mais  qu'on  peut  beaucoup  pour  réparer  ce 
qui  manque  »,  il  supplie  encore  son  ami  d'Angleterre  de  lui 
distribuer  généreusement  la  manne  réconfortante  de  ses 
conseils  ^ 

Mais  de  quel  courage  et  de  quelle  résolution  ne  devait-il 
pas  s'armer  pour  résister  aux  assauts  réitérés  que  lui  li- 
vraient les  séductions  de  la  vie  de  Paris  !  Qu'il  ait  le  malheur 
de  s'abandonner  à  la  flânerie,  et  tout  aussitôt  des  idées  de  vivre 
follement  l'assiègent  et  ne  le  lâchent  plus  :  «  Les  voitures 
qui  courent  au  Bois  de  Boulogne  emportent  ma  pensée.  La 

1.  Lettre  à  Edwards,  du  2  juillet  1866. 

2.  Lettre  du  3  janvier  1867. 


182  PANTIN-LATOUR. 


rue  de  la  Chausséo-d'Antin  que  je  remonte  le  soir,  au  sortir 
du  Louvre  et  du  travail  ;  cette  rue  si  remplie  de  cette  vie  pari- 
sienne, si  gaie,  si  attirante,  me  rend  triste;  je  m'ennuie... 
Je  désire  tout  ici,  dans  cette  vie  de  Paris:  c'est  la  femme  qui 
passe,  c'est  le  cheval  qui  court,  c'est  la  voiture  qui  roule  ;  ce 
sont  toutes  ces  vanités-là  qui  m'empêchent  de  faire  mes 
études,  de  me  mettre  à  apprendre  sérieusement  tout  ce  que 
je  ne  sais  pas.  »  Qu'il  ait  seulement  un  peu  d'argent,  qu'il 
soit  libre  d'agir  à  sa  guise,  et  loin  de  céder  à  ces  tentations 
mondaines,  il  y  échappera  en  fuyant  très  loin  et  se  réfugiera 
en  Italie,  dans  les  bras  de  la  Peinture;  il  vivra  là,  dans  le  pays 
de  Raphaël,  de  Michel-Ange,  de  Titien,  de  Véronèse,  une  vie 
douce  et  calme,  en  dehors  du  monde  qui  lui  donne  la  fièvre 
et  l'empêche  de  devenir  l'artiste  qu'il  rêverait  d'être.  Et  ce 
rêve  l'enchante;  mais,  en  attendant  qu'il  le  puisse  réaliser,  il 
lui  faut  gagner  péniblement  sa  vie  et  remonter  tristement  sur 
son  balcon  de  la  rue  de  Londres,  où  il  s'assoit  et  fume  toute 
la  soirée,  au  milieu  des  idées  noires  qui  l'assaillent  et 
jusqu'à  ce  qu'il  cherche  un  repos  momentané  dans  le  som- 
meil. Quant  au  repos  complet,  au  calme  définitif,  il  sait  qu'il 
ne  le  trouvera  que  dans  le  travail,  le  jour  où,  fermant  l'oreille 
à  tous  les  bruits  de  la  ville,  il  se  cloîtrera  presque  dans  son 
atelier  et  entrera  en  quelque  sorte  en  religion  artistique.  Et 
c'est  ce  qu'il  décida  de  faire  —  irrévocablement  —  à  deux  ou 
trois  reprises  :  plus  de  musique,  plus  de  distractions,  plus 
de  réunions  au  café,  plus  rien  de  la  vie  ni  des  bruits  du 
dehors  :  «  Frères,  il  faut  travailler'  !  » 

I.  Lettros  à  Edwards,  du  3  février  et  du  21  août  1865. 


FANTIN-LATOUR   DANS    L'INTIMITÉ.  183 


* 
*    * 


Ce  qui  frappe  dans  les  lettres  où  Fantin  ouvre  son  c(eur 
et  parle  d'abondance  à  Edwards,  c'est  comment,  sans  aucune 
recherche  et  même  sans  style,  au  moyen  de  courtes  phrases, 
de  notej  très  brèves  qu'il  jette  sur  le  papier  comme  il  jette- 
rait des  touches  de  peinture  sur  une  toile,  il  arrive  à  donner 
l'impression  très  nette  de  ce  qu'il  sent,  de  ce  qu'il  veut  dire 
et  comment,  en  le  lisant,  on  croirait  l'entendre  causer,  cou- 
pant ses  phrases  et  répétant  ses  mots  comme  il  avait  l'habi- 
tude de  le  faire.  Et  n'arrive-t-il  pas,  de  la  sorte,  à  de  véri- 
tables effets  de  vigueur,  particulièrement  dans  une  page  où, 
tout  irrité  de  la  sévérité  des  juges  officiels,  qu'il  faut  bien  subir, 
mais  sans  les  reconnaître,  il  explique  par  quelle  force  résul- 
tant de  leur  nombre  et  de  leur  union,  ses  amis  et  lui,  les 
refusés  d'il  y  a  deux  ans,  ont  pu  arriver  à  se  faire  admettre, 
à  forcer  les  résistances  aveugles  du  jury,  mais  comment, 
d'autres,  plus  jeunes  et  moins  forts,  payent  pour  eux? 

«  ...  Ce  n'est  que  par  peur,  on  peut  le  dire,  que  nous  (Manet, 
Whistler  et  lui-même)  avons  été  reçus.  Voyez-vous  :  tout  est 
dans  la  camaraderie  pour  le  jury  —  ou  bien  quand,  grâce  à 
des  incidents  particuliers,  on  force  les  portes  comme  nous, 
ici,  nous  le  faisons.  En  1803,  nous  étions  quelques-uns  à 
exposer.  On  nous  refuse.  Nous  étions  plusieurs  ;  alors  la  plainte 
est  forte.  On  expose  les  refusés;  le  public  (c'est-à-dire  l'en- 
semble de  toutes  les  opinions)  parle.  Cela  se  résume  en  : 
«  Eh  bien!  mais  il  y  a  des  capacités  là  dedans!  »  Ceci,  à  par- 


184  FANTIN-LATOUR. 


tir  de  ce  moment,  a  été  pour  nous  un  laissez-passer.  Tenez, 
mon  cher  Edwards,  laissez-moi  vous  faire  un  petit  tableau  de 
ce  que  c'est  que  les  jugements  artistiques.  Point  de  départ  : 
Des  peintres  de  talent;  des  idées  dans  la  tête  de  quelques-uns 
seulement;  les  autres,  la  foule,  suit.  Cette  foule  qui  suit  ne 
comprend  rien  ;  elle  imite,  copie,  surtout  les  défauts  :  on  ne 
peut  pas  copier  les  qualités,  sans  les  posséder,  en  germe  au 
moins.  Viennent  alors  des  gens  nouveaux  qui  sont  frappés 
surtout  des  défauts,  qui  cherchent  autre  chose;  voilà  l'idée 
qui  naît  dans  la  tête  d'un  homme;  autour  de  soi  on  en  voit 
d'autres  qui  se  rencontrent;  on  se  dit  :  «  Cela  est  vrai;  on  a 
tort  de  faire  ainsi;  on  devrait  faire  comme  cela.  »  Dans  les 
premiers  temps,  on  expose,  on  est  refusé.  Ce  n'est  pas  assez 
bien;  cela  n'est  pas  assez  différent,  cela  a  encore  du  rapport 
avec  les  choses  que  tout  le  monde  fait.  On  se  groupe,  on  crie, 
on  travaille,  on  est  plus  nombreux,  on  vous  laisse  passer. 
Alors,  on  se  rencontre,  on  en  voit  qui  font  aussi  comme  ce 
que  vous  aimez,  on  se  connaît,  on  se  sent  entouré ,  on  a  plus 
d'audace.  Voilà  ce  que  j'ai  tant  aimé,  moi  :  c'était  ce  moment-là. 
J'ai  cru  que  cela  pourrait  durer.  Là  était  mon  erreur,  mais 
enfin  cela  dément  cette  réputation  de  méchant  qui  grandit 
chaque  jour,  maintenant.  Non,  j'étais  artiste  avant  tout.  Main- 
tenant que  les  hommes  m'ont  montré  mon  don-quichottisme 
artistique,  je  deviens  comme  eux.  Je  reviens  au  moment  où 
l'on  était  plein  d'ardeur,  à  cette  année  1863,  où  l'on  nous 
exposa,  refusés.  Depuis,  quelques  noms  font  rugir  les  jurés; 
vous  ne  pouvez  pas  vous  imaginer  quelle  est  leur  colère.  Et 
puis  ils  disent  :  «  Nous  les  recevons  pour  les  punir,  pour  que 


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FANTIN-LATOUR   DANS    L'INTIMITÉ.  185 

le  public  en  fasse  justice.  »  A  présent,  vous,  vous  payez  pour 
nous.  On  se  venge  certainement  sur  vous.  Ils  se  disent  : 
«  Comment!  en  voilà  encore  d'autres?  Refusés!  refusés'!  » 

Et  l'année  suivante,  il  revient  encore  sur  ce  sujet  pour 
consoler  Edwards  du  refus  des  deux  tableaux  qu'il  avait  en- 
voyés et  qui  n'avaient  pas  eu  plus  de  succès  que  ses  envois  de 
l'année  précédente;  mais  cette  fois-ci  ce  n'est  plus  du  passé 
que  parle  Fantin,  c'est  de  l'avenir,  de  l'avenir  en  ce  qui 
regarde  la  peinture  en  général  comme  en  ce  qui  le  regarde, 
lui  particulièrement,  et  sur  ces  deux  points,  il  montre  une 
clairvoyance  extrême,  il  perçoit  avec  une  netteté  sans  égale  à 
la  fois  le  sens  dans  lequel  évoluera  la  peinture  et  à  la  suite  de 
quels  changements  il  arrivera  lui-même  à  gagner  la  faveur  du 
public.  Dans  un  temps,  dit-il,  où  l'on  commence  à  chercher 
le  simple  et  le  vrai,  le  jury,  qui  n'attache  aucune  valeur  à  la 
recherche  de  la  vérité,  n'a  plus  de  raison  d'être  :  «  Il  n'est 
plus  en  harmonie  avec  notre  époque  qui  est  pleine  de  tenta- 
tives et  de  recherches  originales.  Je  crois  même  que  le  temps 
est  passé  des  écoles  et  des  mouvements  artistiques.  Après  le 
mouvement  romantique,  né  de  l'exagération  classique;  après 
le  mouvement  réaliste,  issu  des  folies  du  romantisme,  on 
s'aperçoit  que  dans  toutes  ces  idées  il  y  a  de  grandes  bêtises. 
Nous  allons  arrivera  la  façon  personnelle  de  sentir.  Un  homme, 
devant  la  nature,  l'aime  à  de  certaines  heures,  aime  de  cer- 
tains objets,  est  frappé  de  la  puissance  de  la  nature,  de  sa 
finesse,  etc.  Cela  est  certainement  ce  que  l'on  voit  dans  les 

1.  Lettre  à  Edwards,  du  14  avril  1865. 

24 


186  FANTLN-LATOUR. 


beaux  moments  de  l'art.  Allez,  quoi  qu'en  dise  Legros,  Paris 
est  bien  éveillé.  Ce  que  l'on  y  dit,  discute,  espère  ou  tente 
nous  promet  un  temps  très  heureux  dans  l'avenir.  Oue  je 
regrette  de  n'être  pas  tout  à  fait  un  débutant,  de  ne  pas  pou- 
voir avoir  la  naïveté  première!  Je  vais  travailler  au  vrai- 
vi'ai\  »  Puis,  moins  de  deux  mois  après  :  «  Je  suis  très  satis- 
fait que  mes  natures  mortes  vous  fassent  cet  eflFet  que  ce 
n'était  pas  changé  et  que  cela  vous  paraisse  naturel.  Je  crois 
bien  que  je  n'ai  qu'à  attendre  le  moment  où  l'on  viendra  au 
naturel  comme  à  ce  qui  est  le  plus  difficile  et  le  plus  méritant. 
Je  crois  qu'il  y  a  dans  mes  natures  mortes  bien  des  choses  que 
le  public  n'apprécie  pas  parce  qu'il  est  mal  élevé  :  on  ne  sait 
pas  combien  cela  est  difficile  à  faire.  Vous  me  dites  :  «  Vous 
faites  cela  et  vous  êtes  triste.  »  Vous  comprenez  maintenant  : 
c'est  prétentieux  et  bête  de  se  dire  incompris;  mais  que  vou- 
lez-vous? j'ai  beau  me  dire  cela,  je  ne  peux  faire  autrement 
quand  je  vois  le  goût  du  jour  et  les  choses  que  l'on  trouve 
bien\  » 

L'heure  qu'il  attendait  finit  par  arriver,  celle  où  l'on  goûta 
surtout  le  naturel  :  il  recueillit  alors  la  récompense  de  sa  per- 
sévérance et  de  sa  fermeté  de  convictions  par  des  compliments 
bien  doux  à  son  oreille  ;  mais  sans  attendre  jusqu'à  ce  mo- 
ment-là, est-ce  que  les  témoignages  d'estime  les  plus  flatteurs 
ne  lui  étaient  pas  venus  surtout  d'Angleterre,  au  début  comme 
à  la  fin  de  sa  carrière?  En  1864  déjà,  la  première  fois  qu'il 
eut  l'honneur  d'être  exposé  à  l'Académie  de  Londres,  il  avait 

\.  Lettre  du  14  avril  1866. 
2.  Lettre  du  3  juin  1866. 


FA.NTIN-LATOUR   DAiNS    L  INTIMITÉ.  |s7 

appris  par  un  mot  joyeux  do  Whistler  qu'un  académicien  que 
son  ami  ne  nomme  pas  s'était  écrié  :  «  Les  bouquets  de  Mon- 
sieur Fantin  sont  ravissants  ;  y^  les  ai  vus  tous  les  deux;  ils 
sont  bien  complets!  »  et  l'on  devine  quelle  joie  une  telle 
parole  avait  dû  lui  causer.  Quelque  vingt  ans  plus  tard,  lors 
du  dernier  voyage  de  Fantin  en  Angleterre,  est-ce  que  Millais, 
apprenant  par  le  docteur  Blanche  que  le  peintre  français  était 
à  Londres,  ne  lui  avait  pas  aussitôt  écrit  pour  l'inviter  à  dîner 
et  le  présenter  à  des  confrères  d'Angleterre?  Est-ce  que  ce  ne 
fut  pas  uniquement  son  départ,  difficile  à  retarder,  qui  em- 
pêcha le  voyageur  d'accepter  cette  invitation,  très  llatteuse, 
mais  également  embarrassante  pour  quelqu'un  qui  ne  parlait 
pas  du  tout  l'anglais, et  la  lettre  que  Fantin  écrivit  à  Millais 
pour  s'excuser  ne  marquait-elle  pas  combien  il  avait  été  sen- 
sible à  cet  honneur,  en  même  temps  qu'elle  témoignait  d'une 
admiration  sincère  et  de  la  puissante  influence  que  lui-même 
avait  subie,  dès  son  premier  séjour  à  Londres,  en  regardant 
les  tableaux  du  maître  anglais? 

Fantin,  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  car  c'était  un  des 
signes  distinctifs  de  son  caractère,  avait  l'horreur  du  bruit, 
de  la  réclame,  et  tout  ce  qui  avait  l'apparence  d'une  manifes- 
tation lui  répugnait  profondément;  mais  s'il  n'avait  pas  le 
verbe  haut,  s'il  n'était  ni  un  grand  causeur,  ni  un  bruyant 
parleur,  il  était  cependant  d'humeur  combative  et,  sans  qu'il 
attaquât  les  gens  en  face,  il  ne  lui  déplaisait  nullement  que 
son  opinion  arrivât  aux  oreilles  des  artistes  qu'il  n'estimait 
guère.  Aussi  combien  de  fois  ne  l'a-t-on  pas  vu,  au  Salon, 
sans  en  avoir  l'air  et  tout  en  causant  avec  ceux  qui  l'accom- 


188 


FANTIN-LATOUR. 


pagnaient,  lancer  de  ces  jugements  brefs  et  caustiques  que 
recueillait  l'oreille  attentive  d'un  promeneur  quelconque  et 
qui  n'étaient  pas  longs  à  se  colporter,  à  arriver  à  leur 
adresse?  Il  disait  un  jour  à  ses  parents  qu'il  ne  pouvait  pas 

ne  pas  cacher  ce  qu'il  pensait. 
Soit;  toutefois,  dans  certaines 
circonstances,  et  lorsque  son 
art  était  en  jeu,  il  se  faisait  au 
contraire  un  malin  plaisir  de 
laisser  deviner  son  opinion,  ce 
qui  n'était  peut-être  pas  le 
moyen  de  se  faire  beaucoup 
d'amis;  mais  comme  il  avait 
pris  le  parti  de  marcher"  seul 
dans  la  vie  et  qu'il  ne  sollicitait 
rien  de  personne,  il  éprouvait 
une  jouissance  particulière  — 
et    combien  je    le    comprends! 


—  à  se  distinguer  de  la  masse 


MADEMOISELLE    AURORE 
DANS   LA    DANSE   DE   LOÏE   FOLLER 


Caricature  do  Stop,  d'après  l'Auroye 
(Journal  nmttsaut,  5  mai  IHtU.) 


de  ses  contemporains  par  Fin- 
dépendance  du  caractère  et  des 
jugements.  Non  qu'il  fût  mé- 
chant, comme  il  l'écrivait  un  jour  avec  une  sorte  de  jactance, 
car  il  ne  l'était  pas  du  tout;  mais  parce  qu'il  entendait  ne 
jamais  transiger  suc  les  règles  essentielles  du  beau,  sur  les 
conditions  vitales  de  l'art  auquel  il  s'était  consacré;  parce 
qu'il  était,  en  un  mot,  un  des  hommes  ayant  le  plus  réfléchi 
et  s'étant  le  plus  solidement  attachés  à  leurs  convictions. 


L  A  U  R  0  H  K 
Salon   de    1894. 


FANTIN-LATOUR   DANS    L'I>fTIMlTÉ  189 

Un  des  artistes  les  plus  fermement  convaincus;  oui,  mais 
aussi  l'un  des  moins  bruyants,  l'un  des  moins  préoccupés 
d'attirer  l'attention  de  la  galerie.  Et  combien  il  était  loin  de 
sa  pensée  de  chercher  à  se  singulariser,  à  conquérir  un  lustre 
particulier,  comme  de  bonnes  langues  l'auraient  volontiers 
insinué,  lorsqu'il  cherchait  et  trouvait  une  très  riche  source 
d'inspirations  dans  les  créations  maîtresses  de  la  littérature  et 
de  l'art  musical!  En  effet,  si  Fantin,  qui  prisait  fort  les  chefs- 
d'œuvre  littéraires  les  plus  divers  et  qui  aimait  passionnément 
la  musique,  avait  des  préférences  et  des  antipathies  très  mar- 
quées; s'il  les  traduisait  par  le  crayon  comme  un  autre  aurait 
pu  le  faire  par  la  plume,  c'était  uniquement  pour  sa  satisfac- 
tion personnelle  :  combien  il  s'en  fallait  qu'il  voulût  mettre 
ainsi  le  public  dans  la  confidence  de  ses  opinions! 

Avec  l'âge,  cet  éloignement  instinctif  de  Fantin  pour  tout 
ce  qui  sentait  la  réclame  ou  la  représentation,  cette  répu- 
gnance à  se  mettre  en  avant,  à  se  dévoiler  au  public  autre- 
ment que  par  les  manifestations  courantes  de  son  labeur 
d'artiste,  n'avaient  fait  que  croître  à  mesure  qu'il  s'absorbait 
davantage  dans  son  travail  solitaire,  ne  traçant  aucune  limite 
à  son  art,  n'acceptant  de  règle  de  personne,  et  se  délectant 
dans  des  jouissances  littéraires  et  musicales,  très  vives,  mais 
très  intimes,  qu'il  aurait  cru  profaner  en  les  criant  à  la  foule. 
Comme  cet  ermite  de  la  rue  des  Beaux-Arts  devait  se  sentir 
loin  des  deux  amis,  avec  lesquels  il  avait  combattu  dès  son 
entrée  dans  la  carrière,  et  combien  le  tapage  que  ceux-ci 
avaient  toujours  entretenu  autour  de  leurs  personnes  et  de 
leurs  œuvres  était  fait  pour  le  choquer!  Qu'il  était  différent 


KtO  FANTIN-LATOUR. 


d'un  Manctqui,  non  content  d'être  aussi  célèbre  que  (laribaldi, 
comme  des  flatteurs  le  lui  disaient  en  riant,  rêvait  d'une 
gloire  encore  plus  retentissante  et  souhaitait  que  nulle  céré- 
monie mondaine,  à  Paris,  n'eût  lieu  sans  que  sa  présence  y 
fût  signalée!  Qu'il  était  éloigné  d'un  Whistler  qui  se  connais- 
sait bien  et  se  qualifiait  en  termes  des  plus  libres  lorsqu'il 
voulait  caractériser  sa  façon  d'agir  avec  le  monde,  soit  qu'il 
prît  de  petites  mines  boudeuses,  soit  qu'il  prodiguât  les  cajo- 
leries et  les  sourires  !  Quel  contraste  entre  ces  remuants,  ces 
agités,  ces  bruyants  et  cet  isolé  volontaire,  qui,  selon  l'heu- 
reuse image  de  M.  Roger  Marx,  restait  sourd  aux  vains  bruits 
du  dehors  afin  de  mieux  entendre  la  voix  de  l'inspiration, 
cette  voix  qui  lui  disait  qu'il  n'était  pas  seulement  le  peintre 
de  la  réalité  vivante,  mais  aussi  celui  du  rêve,  un  évocateur, 
un  poète,  à  la  façon  des  maîtres  dont  la  musique  ou  les  vers 
chantaient  à  son  oreille  et  résonnaient  dans  son  co'ur  ! 

Telle  fut  donc  l'origine  de  cette  admirable  série  de  litho- 
graphies, grandes  et  petites,  qui  atteignent  presque  à  deux 
cents  et  dont  la  plupart  tendaient,  de  son  propre  élan  ou  sur 
la  demande  de  quelque  ami,  à  glorifier  les  écrivains,  les  poètes, 
surtout  les  musiciens  qu'il  aimait  le  mieux.  C'était  sa  manière, 
à  lui,  de  rendre  hommage  à  ses  auteurs  préférés,  par  des 
compositions  lithographiques  qu'il  faisait  tirer  pour  lui-même 
et  distribuait  ensuite  à  ceux  qu'elles  pouvaient  intéresser  : 
c'était  parce  qu'il  admirait  profondément  Hugo,  Stendhal  et 
Delacroix  qu'il  éprouvait  le  besoin  de  les  célébrer  à  sa  façon; 
c'était  parce  que  Berlioz,  Wagner,  Schumann  et  Brahms 
l'avaient  maintes  fois  enchanté  qu'il  leur  consacrait  tant  de 


FANTIN-LATOUK   DANS    L'INTIMITÉ.  191 

lithographies  d'une  poésie  enchanteresse;  enfin,  c'était  parce 
qu'il  goûtait  infiniment  André  Chénier  qu'il  acceptait  sur  le 
tard  de  faire,  pour  une  édition  des  œuvres  du  poète,  toute 
une  série  de  dessins  sur  pierre  semblables  à  ceux  qu'il  avait 
déjà  composés  pour  de  grandes  publications  sur  Richard 
Wagner  et  sur  Hector  Berlioz. 

Parmi  ces  lithographies,  il  en  reprit  plusieurs  par  la  suite 
afin  de  les  traiter  soit  à  l'huile,  soit  au  pastel  ;  mais  une  seule 
fois,  ne  l'oublions  pas,  il  fit  usage  de  ses  pinceaux  pour  con- 
sacrer une  grande  toile  à  la  glorification  d'un  des  maîtres  de 
la  musique.  C'est  en  1875,  dans  la  joie  de  voir  enfin  le  nom 
de  Berlioz  rayonner  au  ciel  de  l'art,  qu'il  composa  ce  grand 
tableau  :  V Anniversaire ,  que  je  me  rappelle  avoir  vu  accroché 
aux  frises  du  Palais  de  l'Industrie,  qui  fut  reproduit  cent  fois 
dans  tous  les  formats  par  la  gravure  ou  la  photographie,  que 
le  peintre  garda  tristement  chez  lui  pendant  des  années,  et 
qui  figure  aujourd'hui  en  très  belle  place  au  musée  de  Gre- 
noble. L'histoire  de  ce  tableau  sera  sûrement  celle  de  beaucoup 
d'autres  du  maître  —  «  Voyez,  admirez  ma  conduite,  écri- 
vait-il un  jour  en  riant;  je  crois  qu'elle  sera  proposée  à 
l'admiration  de  l'avenir  quand  on  racontera  que  j'ai  mis 
trente  ans  à  attendre  l'acheteur  '  »  —  et  ses  compositions 
capitales,  celles  dont  les  amateurs  et  les  marchands  se  sou- 
ciaient peu  quand  elles  virent  le  jour,  sont  aujourd'hui  presque 
toutes  en  France,  chez  des  amis  ou  des  amateurs  qui  ne  les 
laisseront  sûrement  pas  s'égarer.  C'était  une  satisfaction  des 

1.  Lellreà  M'""  Edwards,  du  -J!»  mars  1894. 


192  FANTIN-LATOUR. 


plus  vives  pour  le  peintre,  à  la  fin  de  sa  vie,  de  savoir  que 
ses  grandes  toiles  composées,  je  ne  dirai  pas  à  l'imitation, 
mais  dans  l'esprit  de  Rembrandt,  de  Van  der  Helst  et  de  Franz 
Hais,  étaient  toutes  réunies  à  Paris,  non  loin  du  Louvre. 

Ce  maître-là  s'en  est  allé,  comme  tant  d'autres,  à  l'heure 
où  la  fortune  et  la  vogue  commençaient  à  lui  venir,  mais 
comme  il  n'avait  jamais  cherché  ni  l'une  ni  l'autre,  il  n'était 
pas  en  peine  de  les  voir  arriver,  et  l'on  peut  assurer  qu'il 
mena,  durant  ses  dernières  années,  une  vie  particulièrement 
douce,  ayant  à  ses  côtés  une  compagne  bien-aimée  qui  sem- 
blait n'avoir  qu'une  âme  avec  lui-même  et  voyant  venir  régu- 
lièrement chez  lui  de  rares  mais  fidèles  amis,  éprouvés  de 
longue  date.  Il  n'en  demandait  pas  davantage  et  coulait  ainsi 
des  jours  heureux  :  la  mort  aussi  lui  aura  été  clémente,  puis- 
qu'elle l'a  abattu  d'un  seul  coup  de  sa  faux. 


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'5) 


APPENDICE 


CATALOGUE   DES    TABLEAUX   A    L'HUILE    ET    PASTELS 

ENVOYÉS    PAH     I  ANI  I^-I.ATOUR    ALX    SALONS    DE    PARIS 
ET    DE    IJlJELyLES    AUTHES    IMPORTANTS    DANS    SON    (EUVKE 


Ceci  n'est  pas,  tant  s'en  faut,  le  catalogue  complet  de  l'œuvre 
peint  de  Fantin-Latour  :  c'est  simplement  la  liste  de  ses  principales 
toiles,  à  tout  le  moins  de  toutes  celles,  peintures  à  l'huile  ou  pastels, 
qui  ont  été  présentées  par  lui  ou  reçues  aux  Salons  de  Paris,  de  1859 
à  1899,  augmentées  de  quelques  autres  et,  en  particulier,  de  tous  les 
portraits  dont  j'ai  pu  retrouver  la  trace.  Chaque  tableau  est  men- 
tionné, autant  que  possible,  à  l'année  oîi  il  a  été  peint,  alors  même 
qu'il  n'a  été  exposé  à  Paris  que  plus  tard;  de  plus,  lorsqu'une  toile 
a  été  exposée  d'abord  comme  pastel,  puis  reprise  à  l'huile,  elle  se 
trouve  indiquée  naturellement  à  son  année  d'origine,  celle  où  elle 
parut  comme  pastel.  Enfin,  j'ai  noté  le  plus  exaclemenl  que  j'ai  pu 
dansquels  muséesou  chez  quelles  personnes  se  trouvent  actuellement 
ces  différents  tableaux  ;  mais  sur  ce  point  encore  je  m'excuse  pourles 
erreurs  que  j'aurais  pu  commettre  ou  pour  les  lacunes  que  je  n'ai  pas 
pu  combler. 

25 


194  FANTIN-LATOUR. 


1853 

Petit  Portrait  de  son  oncle,  Henri  Fantin-Lalnur ,  père  jésuite. 

A  M""^  Fanlin-Latour. 
Petit  Portrait  de  lui-même  à  dlr-sept  ans  (tête). 

A  M""  Failli n-L;iluui-. 

1854 

Portrait  de  sa  sœur  Nathalie. 

Détruit. 

Saint  Jean  et  le  Chasseur. 
A  M°"=  Fanlin-Latour. 

Le  Son(/e,  première  esquisse  du  pastel  de  1889  et  du  tableau  à  l'huile 
de  1893. 

A  M""  Fanlin-Latour. 

1856 
Portrait  de  lui-même,  de  trois  quarts,  dans  un  fauteuil,  tourné  vers 

la  droite. 
Portrait  de  M.  Alphonse  Leyros  (petite  tête). 

1857 
Portrait  de  lui-même. 

A  M.  Ferdinand  Tempelaere. 

1858 
Portraits  de  ses  deux  sœurs  assises. 

A  M.  Julien  Tempelaere. 


APPENDICE.  195 


Portrait  de  lui-même,  en  corps  de  cliemise,  la  palette  à  lu  main. 

Musée  d'Anvers. 

Portrait  de  M.  Alphonse  Leyros  (grandeur  naturelle). 

A  M"»  Paul  Paix. 

Portrait  de  lui-même,  assis,  en  pied,  devant  un  chevalet. 

Galerie  Nationale,  à  Berlin. 

Portrait  de  lui-même  (tête). 

A  M.  Camille  Benoît. 

Portrait  de  kii-mcme  (tête) . 
A  M.  Jean  Dolent. 

Portrait  de  lui-même  (tète). 

A  M.  A.  fiuillemet. 

1859 
Portrait  de  sa  sœur  Marie  lisant,  refusé  au  Salon  de  J859. 

A  M.  (iorjeu. 

Portrait  de  lui-même,  en  corps  de  chemise,  refusé  au  Salon  de  1859. 
Mus('-e  de  Grenoble. 

Portraits  de  ses  sœurs  faisant  de  la  tapisserie  et   lisant,  refusé  au 
Salon  de  1859. 

A  M"»»  Victor  Klotz. 

1860 
Portrait  de  lui-même. 

A  M"»"  Victor  Klotz. 


196  FANTIN-LATOUR. 


1861 

Elude  d'après  nature  (son  propre  portrait),  Salon  de  IHfH. 

A  M.  G.  Viau. 

Elude  d'après  nature  (sa  sœur  Marie  lisant),  Salon  de  1861. 

A  M.  Raymond  Kœchlin. 

Étude  d'après  nature  (portrait  de  W.  Hidley),  Salon  de  1861. 

Petit  portrait  de  lui-même,  refnsé  au  Salon  de  1861. 

Portrait  de  31""'  Edwin  Edwards,  terminé  en  1864. 
Palais  des  Beaux-Arts  de  la  Ville  de  Paris. 

1862 

Portrait  de  lui-même,  refusé  au  Salon  de  1863;  exposé  au  Salon 
des  Refusés  de  1863. 

A  M.  Darrasse. 

1863 

La  Lecture  (portrait  de  sa  sœur  Marie),  Salon  de  1863. 
A  M.  Guillaume  Charlier  (Collection  Van  Cnlsem). 

Féerie^  Salon  des  Refusés  de  1863. 

A  M.  Cli.-E(l.  Ilavilaiul. 

186i 
Hommuye  à  Delacroix,  Salon  de  186i. 

Musée  du  Louvre  (Collection  Moreau-Nélaton). 

Scène  de  Tannhxuser,  Salon  de  1864. 

A  M.  Rosenberg. 

Portrait  de  M""  Potter. 


PORÏKAIT     DE     M"«:    EVA     C  A  I.l-l  M  A  K  I  -  C  AT  A  It  C.  1 
Salon  de  1881.  —  Sledelijk  Muséum,  k  Amsterdam. 


APPENDICE.  197 


1865 
Le  Toast,  Salon  de  1865. 

DtHruit. —  Kestentles  têtes  de  Whistler  (Musée  Métro|jolitain,  à  New-York), 
Je  Vûllon  (à  M.  Darrasse)  et  Je  Fanlin  (ù  M°"=  Fantin-Latour). 

1866 
Portrait  de  femme  (sa  sœur  Marie  lisant),  Salon  de  1866. 

Uétruit. 

Nature  morte  [La  Table  garnie).  Salon  de  1866. 

A  M.  Reginald  D. 

1867 

Portrait  de  M.  M*"  {Edouard  Manet),  Salon  de  1867. 

Art  Institute,  à  Chicago. 

Portrait-étude  (son  propre  portrait),  Salon  de  1867. 
Portrait  de  la  Duc/iesse  Edouard  de  Fitz-James. 

A  M.  BeurJelcy. 

Portrait  du  jeune  Jacques  de  Fitz-James ,  fils  de  la  précédente. 

A  M.  narrasse. 

Portrait  du  jeune  Henri  de  Fitz-James,  frère  cadet  du  précédent. 

A  M.  Albert  Pia. 

Portraits  séparés  des  deur  jeunes  demoiselles  de  Fitz-James,  sœurs  des 
précédents. 

1868 

Portrait  de  M"'  Marguerite  de  Biron,  destiné  mais  non  envoyé  au 
Salon  de  1868. 

A  M™"  la  .Marquise  de  Saint-Sauveur. 


198  KANTIN-LATOUR. 


Portrait  de  M'"'  de  La  Panouse. 

Portrait  de  M""  de  Chatibry. 

Portraits  de  M"'  Demachy  et  de  son  jeune  frère. 

Portraits  des  deux  M"  de  Donneval. 

1809 
Le  Lever,  Salon  de  1869.  * 

Détruit. 

Reflets  d'Orient,  refusé  au  Salon  de  1869. 

Détruit.  —  Restent  deux  fragments  :  l'Aurore  et  la  Nuit. 

Tête  déjeune  fille  (de  face). 

A  M.  Van  Gogh. 

Tête  de  la  même  jeune  fille  (profil). 

A  Sir  Herbert  Thonii)son. 

1870 

Un  Atelier  aux  Batignolles,  Salon  de  1870. 

Musée  du  Luxembourg. 

La  I^erture  (portraits  de  M""  Victoria  et  Charlolte  Dubourg),  Salon 
de  1870. 

A  M.  Ch.-Ed.  Haviland. 

Portrait  de  M.  Emile  Petitdidier  (Emile  Blémont)  (tête). 

A  M.  Éniili'  lilémont. 

Portrait  de  M.  Petitdidier,  frère  du  précédent  (tête). 


APPENDICE.  199 


1872 
Un  Coin  de  table,  Salon  de  1872. 

A  M.  Emile  Blémont. 

1873 

Porlraïl  de  M""**  [M"-'  Victoria  Dubourg),  Salon  de  1873. 

Musée  du  Luxembourg. 

Coin  de  table,  nature  morte,  Salon  de  1873. 

1874 
Fleurs  et  objets  divers.  Salon  de  1874. 

1875 
Portraits  de  M.  et  31""  Ë.  E***  [Edwin  Edwards),  Salon  de  1873. 

National  Gallenj,  à  Londres. 

Portrait  de  M''"  E.  C***  [Miss  Edith  Crowe),  Salon  de  1873 

A  .M""=  Paul  Paix. 

1876 
U Anniversaire ,  Salon  de  1876. 

Musée  de  Grenoble. 

Fleurs  (bouquet  de  dahlias),  Salon  de  1876. 

1877 
La  Lecture  (M""  Charlotte  Dubourg  et  une  amie),  Salon  de  1877. 

Musée  de  Lyon. 


200  FANTIN-LATOUR. 


Portrait  de  M'"'  F***  [M""  Fantin-Latour) ,  Salon  de  1877. 

A  M"»"  Fantin-Latour. 

Souvenir  de  Bayreuth  :  Aev  Filles  du  Rhin,  pastel,  Salon  de  1877 
Musée  du  Luxembourg. 

Scène  finale  de  la  Walkiire,  pastel,  Salon  de  1877. 

Détruit.  —  L'esquisse  pointe  est  au  Musée  de  Montpellier. 

1878 
La  Famille  />***  [Dubourg),  Salon  de  1878. 

A  M°«'  Fantin-Latour. 

JUnaldo,  pastel,  Salon  de  1878;  transformé  ensuite  en  peinture. 

Duo  des  Troyem,  pastel,  Salon  de   1878;  transformé   ensuite   en 
peinture. 

1879 

Portraits  ou  Dans  F  Atelier,  ou  La  Leçon  de  dessin  (M""'  Louise  llie- 
sener  et  Éva  Callimaki-Catargi),  Salon  de  1879. 

Musée  de  Hruxelles. 

1880 

Portrait  de  M"'  L.  li***  {M"'  Louise  Riesener),  Salon  de  1880. 
A  M°>°  Léouzon  le  Duc. 

Scène  finale  du  Rheingold,  Salon  de  1880. 
La  Musique,  pastel,  Salon  de  1880. 

A  M.  Sijthoflf,  de  Leyde. 


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APPENDICK.  201 


1881 
La  Brodeuse  (M"«CharloUe  Dubonrg),  Salon  de  1881. 

A  M""  Esnault-Pelteiie 

Portrait  de  M"'^  E.  C.-C**'  [M"'  Éva  Cnilimaki-Catargi),  Salon  de 
1881. 

Stedelijk  Muséum,  à  Amslerdam. 

Une  Mélodie  de  Sc.humann,  pastel,  Salon  de  1881. 

A  M.  Darrasso. 

Tentation,  pastel,  Salon  de  1881  ;  transformé  ensuite  en  peinture. 
Exposition  universelle  décennale  de  1889. 

Musée  de  (irenoble. 

1882 
Portrait  de  M""  H.  //'*  {M'""  Henry  Lerolle),  Salon  de  1882. 

h.  M.  Henry  Lerolle. 

Portrait  de  M'"'  L.  M"'  [M""'  Léon  Maître),  Salon  de  1882. 

Art  Institute,  à  Brooklyn. 

Étude  (M""  Charlotte  Dubourg),  pastel,  Salon  de  1882. 

A  M.  Roger  Marx. 

Portrait  de  M'"  C.  /)*"  {M""  Charlotte  Dubourg),  Salon  de  1887. 

A  M"»  Charlotte  Dubourg. 

1883 

Portrait  [M""  Fantin-Latour),  Salon  de  1883. 

Galerie  Nationale,  à  Berlin. 

26 


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ESQUISSES     POUH     «  AIÎTOIIH     Dl'     PIANO  »     .N"     I      ET     i 
A  M.  Adolphe  Jtillion. 

I^  N*  1.  croquis  jeté  sur  le  papier  avant  toute  séance  «le  pose, 
est  daté  du  Î6  décembre  I8S4. 


ESQUISSES     POUR     «AUTOUR     DU     PIANO»»     K°'     3     ET     4 
A  M.  Adolphe  Jullien. 

Le  >i"  4,  lo  troisième  des  projets  faits  avec  les  modèles  posaut, 
u  uK'^  arrêté  à  la  date  du  10  janvier  1885. 


FANTIN-LATOUR. 


L'Aurore,  pastel,  Salon  de  1883;  transformé  ensuite  en  peinture, 
Salon  de  1894. 

Portrait  de  lui-même,  Salon  triennal  de  1883. 

Musée  des  OfQces,  à  Florence. 

L'Etude  (Miss  BudgeLt),  Salon  de  188i. 

A  M.  Guillaume  Charlier  (Collection  Vaii  Cutsem). 

1884 
Nuit  de  printemps  (ou  Le  Rêve  du  poète),  Salon  de  1884. 

Musée  de  Pau. 

L Anniversaire,  pastel,  Salon  de  1884. 

A  M'"'=  Esiiault-Pelterie. 

Sara  la  baigneuse,  pastel,  Salon   de  1884;  transformé   ensuite  en 
peinture. 

Portrait  de  M"'  S.  B***  {Miss  Sarah  Dudfjett). 

A  M""  Budgelt. 

1885 

Autour  du  piano.  Salon  de  1885'. 
A  M.  Adolphe  Jullicn. 

1.  Je  donne  ci-contre,  à  titre  de  documents  (p.  20'2--203  et  207 j,  la  série 
complète  des  projets  pour  Autour  du  piano  et  pour  mon  portrait,  qui  m'ap- 
partiennent. On  pourra  vérifier  par  là  combien  Fantin,  ainsi  que  je  lai  dit 
plus  haut,  concevait  vite  et  réalisait  presque  sans  hésitation  ses  plus  grands 
tableaux. 


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APPENDICE.  'joo 


Rêverie  (M"""  Léon  Maître). 

Portrait  de  M""  Leroy. 

1886 

Tannhœuser  [Le  Venusberg),  Salon  de  1886. 

Portrait  de  M.  L.  M***  [Léon  Maître),  Salon  de  1886. 

A  M.  Henry  Lerolle. 

Siegfried  et  let  Filles  du  Rhin,  pastel,  Salon  de  1886;  transformé 
ensuite  en  peinture,  Exposition  universelle  décennale  de  1889. 

A  M.  Darrasse. 

Le  Jugement  de  Paris,  pastel.  Salon  de  1886. 

A  M.  Coudray. 

Portrait  de  M.  Becker. 

A  M.  Darrasse. 

1887 
Portrait  de  M.  Adolphe  JuUien,  Salon  de  1887. 

A  M.  Adolphe  Jullien. 

Ariane  abandonnée,  pastel.  Salon  de  1887. 
L'Aurore  et  la  Nuit,  pastel,  Salon  de  1887. 

1888 
La  Damnation  de  Faust,  Salon  de  1888. 


206  FANTIN-LATOUR. 


LOr  du  Rhin,  Salon  de  1888. 

A  M""  Esn<iult-Pelteiie. 

Béatrice  et  Bénédict,  pastel,  Salon  de  1888. 

A  M.  Teulsch. 

Danses,  pastel,   Salon  de  1888;    transformé  ensuite   en   peinture, 
Salon  de  1891. 

Musée  de  Pau. 

1889 
Immortalité,  Salon  de  1889. 

A  M.  Andrew  Reid. 

Polirait  de  M.  C.  R***  [Ricada],  Salon  de  1889. 

A  M™  Ricada. 

Le  Songe,  pastel,  Salon  de  1889;  transformé  ensuite  en  peinture, 
Salon  de  1893. 

A  M.  Bessonneau. 

Portrait  de  M'"'  L.  G***  {M'"'  Léopold  Gracier),  Salon  de  1890. 

A  M.  Léopold  Gravier. 

1890 
Portrait  de  M"'  S.  Y*"  [M'"  Sonia  Yanowski),  Salon  de  1890. 

A  M""  de  Nikanoff. 

Le  Jugement  de  Paris,  pastel.  Salon  de   1890;  transformé  ensuite 
en  peinture. 


ESQUISSES    l'OUK     LE     l'OItïHAIT     U  K     M.     AlHiMMIF,    4l,I,LIE.N 
A  M.  Adolpho  Jullien. 


208  FANTIN-LATOUR. 


1891 

La  Tentation  de  Saint  Antoine,  Salon  de  1891. 

A  M.  Abel  Jay,  de  Bordeaux. 

La  Vérité,  pastel,  Salon  de  1891. 

1892 

Hélène,  Salon  de  1892. 

Palais  des  Beaux-Arts  de  lu  Ville  de  Paris. 

Prélude  de  Lohengrin  [Le  Graal),  Salon  de  1892'. 

A  M.  Ch.-Ed.  Haviland. 

Évocation  de  Kundry,  pastel,  Salon  de  1892. 

A.  M.  Ferdinand  Dreyfus. 

Le  Bain,  pastel,  Salon  de  1892. 

A  M.  Ch.-Ed.  Haviland. 

1893 

Parsi/'al  et  les  Filles-Fleun,  Salon  de  1893. 

A  M.  Ch.-Ed.  Haviland. 

1.  Fantin  balança  longtemps  entre  ces  deux  titres  avant  d'adopter  le 
premier,  et  voici  ce  que  Maître  lui  écrivait  à  ce  propos  :  «  Plus  j'y  rêve  et 
mieux  je  me  persuade  que  le  catalogue  doit  demeurer  purement  didactique 
et  se  borner,  comme  c'était  votre  première  idée,  à  faire  connaître  la  significa- 
tion du  mot  :  Saint-Ciraal.  Qu'est-ce  que  le  Saint-Uraal ?  C'est  le  vase  sacré  où 
le  Sauveur  a  bu  le  jour  de  la  Cène  et  qui  recueillit  son  sang  sur  la  croix;  il  est 
rapporté  ici-bas  par  la  troupe  miraculeuse  des  Anges  pour  être  confié  à  la 
garde  de  pieux  chevaliers  qui  s'appelleront  de  son  nom.  Où  le  peintre  a-t-il 
puisé  directement  son  interprétation?  Dans  le  prélude  de  Latiengrin.  Ces 
deux  points  établis  qui  disent  le  sens  et  la  genèse  de  l'œuvre,  le  livret  a 
rempli  son  objet  :  le  reste  est  affaire  à  l'œuvre  elle-nièine.  » 


,i:s    rnoYK.NS    a    cahthauk    :    riAi.ii;:    iialie: 
Lithographie  originale  (1884). 


APPENDICE.  .)0!t 


L'Amour  désarmé,  pastel,  Salon  de  1893. 
Baigneuses,  pastel,  Salon  de  1893. 
Portrait  de  M""  Cli.-Ed.  Havitand,  pastel. 

A  M""  Pliilippe  Buity. 

1894 
L Aurore,  Salon  de  1894. 

Les  Troyens  à  Carthage,  Salon  de  1894. 

A  M.  Ch.-Ed.  Haviland. 

Musique  et  Poésie,  pastel,  Salon  de  1894. 
A  M.  Camus,  de  Limoges. 

Promenade,  pastel,  Salon  de  1894;  transformé  ensuite  en  peinture 
sous  le  titre  de  :  Baigneuses,  Salon  de  1899. 

A  M.  Lesieur. 

1895 
Baigneuses,  Salon  de  1893. 
Vision  (d'après  Oberon),  Salon  de  1895. 

A  M.  Krausliaar,  de  New- York. 

La  Nuit,  pastel,  Salon  de  1895. 

1896 

La  Toilette,  Salon  de  1896. 

«7 


210  FANTIN-LATOIIR. 


Véini<:  el  les  Aiiioais,  Salon  de  1H90. 

A  M"'"  Dubois. 

Ondine,  paslel,  Salon  do  IHÎKi. 

1897 
LaNuil,  Salon  de  1897. 

Must'o  ilu  Luxembourg. 

Ln  TenUiùon  de  Sninl  An/nine,  Salon  de  1897. 

Palais  des  Heanx-Aits  de  In  Ville  de  Paris 

1898 
Le  Lever,  Salon  de  1898. 

Musée  de  Reims. 

Andromède,  Salon  de  1898. 
A  M.  Gorjeu. 

Danses. 


1899 


Ondine,  Salon  de  1899. 


TABLE  DES  ILLUSTRATIONS 


ILLUSTRATIONS    HORS    TEXTE 

Pa(;cs. 

Fan'tin-Latour,  par  lui-irn^me  (1883).  Héliogravure  d'après  le  portrait 

du  Musée  des  Offices,  à  Florence Krontispiic 

Fantin-Latouh,    par   lui-même  (1858) 5 

PORTllAIT    DE    M.    Al.  l'IlONSE   Lkohos  (1858) 9 

Scène  finale  m;  Rueingold.  Lithographie  originale  (1877).   ...  13 

RiNALDO,  de  Brahms.  Lithographie  originale  (1878) 17 

Les    sœt'RS    du    peintur    :    M""'    Nathalie    i:ï    Maiue    Fa.nti.n- 

Latour  (1859) "21 

La  Walkyrie  (début).  Lithographie  originale  (I879j •!:'> 

Un  morceau  de  Scuumann.  Eau-forte  originale  (1864) i9 

Projkt  i>our  le  groupe  de  la  Famille  de  Fitz-James,  non  exé- 
cuté (1867).  Dessin  tiré  d'un  album  de  croquis  du  peintre  ....  33 

Le   Jugement    de   Paris.    Dessin   tiré   d'un    album   de  croquis  du 

peintre  (1867) 37 

Bouquet  de  roses.  Lithographie  originale  (1880) 41 

Portrait  de  M'""  Kantin-Latour  (Salon  de  1877) 4.") 

L'Anniversaire  (Salon  de  1896; 49 

La  Famille  D"'  (Salon  de  1878) 53 

Le  Paraius  et  la  Péri  (début).  Lithographie  originale  (1884)  .    .    .  57 


212  TABLE    DES    ILLUSTRATIONS. 

Page». 

Andromkde  (Salon  de  1898) 61 

HoMMAGK  A  Delacroix  (Salon  de  1864) 65 

PoHTKAiTs  DE  F  A  NTi  N-L  ATOUR ,  VoLLON  ET  Whistler.  Fragments 

conservés  du  tableau  du  Toast  (Salon  de  1865),  détruit  par  l'auteur.  69 

Un  atelier  aux  Batignolles  (Salon  de  t870j 73 

Un  coin  de  table  (Salon  de  1872) 77 

Portrait  de  W.  Ridley  (Salon  de  1861) 81 

Portraits  de  M.  et  M""^  Edwin  Edwards  (Salon  de  1875)  ....  85 

Tannu^iser  (le  Venusberg).  Lithographie  originale  (1862).    ...  89 

Portrait  d'Edouard  Manet  (Salon  de  1867) 93 

A  LA  MÉMOIRE  DE  RoBEHT  ScHUMANN.  Lithographie  Originale  (1873).  97 

Manfred  :  Apparition  de  la  Fée  des  Alpes.  Lithographie  origi- 
nale (1873) 101 

Portrait  de  M""  Henry  Lerolle  (Salon  de  1882) 105 

Poèmes  d'amour,  de  Brahms.  Lithographie  originale  (1885)  ....  109 

Prélude  de  Louengrin  (le  Graal).  Lithographie  originale  (1882).  113 

Siegfried  :  Évocation  d'Erda.  Lithographie  originale  (1876).   .    .  117 

La  Lecture  (Salon  de  1877) 121 

A  Robert  Scuumann.  Lithographie  originale  (1893) 125 

Portrait  de  M"""  Léopold  Gravier  (Salon  de  1890) 129 

Autour  du  piano  (Salon  de  1885) 133 

Gcetterd^mmerung  :  Siegfried  et  les  Filles  du   Iîmin.   Lilho- 

graphie  originale  (1880) 137 

La  Prise  de  Troie  :  Apparition  d'Hector  a  Énée.  Lithographie 

originale  (1880) 141 

Portrait  de  M.  Adolphe  Jullien  (Salon  de  1887) 145 

Parsifal  :  Évocation  de  Kundry.  Lithographie  originale  (1885)  .  149 

Portrait  de  M""  Charlotte  Dubourg  (Salon  de  1887) 153 

La  Nuit  (Salon  de  1897) 157 

L'Étude  (Salon  de  18831 161 

Parsifal  et  les  Filles-Fleurs.  Lithographie  originale    i8S,s  .    .  165 


TABLE   DES   ILLUSTRATIONS.  213 

P«ge». 

RÊVERIE  (M"'"  Léon  Maître),  1884 169 

Manfred  :  Apparition  d'Astarté.  Lithographie  originale  (1881)  .  173 

Portrait  de  M"''  Sonia  Yanowski  (Salon  de  1890) 177 

La  Toilette  de  Vénus.  Dessin  tiré  d'un  album  de  croquis  du  peinire.  181 

Dans  l'atelier,  ou  la  Leçon  de  dessin  fSalon  de  1879) 185 

L'Aurore  (Salon  de  1894) 189 

Ballet  des  Troyens.  Lithographie  originale  (1893) 193 

Portrait  de  M""  Éva  Callimaki-Catargi  (Salon  de  1881).    .    .    .  197 

Danses  (1898) 201 

Nuit  de  Printemps,  ou  le  Rêve  du  poète  (Salon  de  1884).   .   .   .  205 

Les  Troyens  a  CARTUAr.E  :  Italie!  Italie!  Lithographie  originale 

(1884)  :....; -209 


II 


ILLUSTRATIONS    DANS    LE    TEXTE 
ET    AUTOGRAPHES 

Fantin-Latour  dans  son  atelier  de  Buré.  Gravure  sur  bois 

d'après  une  photographie  faite  vers  190^2 Titre. 

Lettre  de  Fantin-Latour  à  Edwards  (de  Paris,  20  avril  1873)  .         41-44 

Caricature    d'après  La   Famillic  D*",   dans  le  Mnak,  de  Londres 

(1879j 52 

Caricature    d'A.NDRÉ    Gill,   d'après   I'Hommage   a    Delacroix, 

dans  le  Salon  pour  rire  (1864) 64 

Caricature  de  Bërtall,  d'après  I'Hommage  a  Delacroix,  dans 

le  Journal  amusant  (1864) 65 

Caricature  de  Bertall,  d'après  Un  atelier  aux  Batignolles. 

dans  le  Journal  amusant  (1870j 72 

Caricature  de  Stop,  d'après  Un  coin  de  table,  dans  le  Journal 

amusant  (1872) 76 


214  TABLE    DES  ILLUSTRATIONS, 

Lettre  de  Fantin-Latour  à  Edwards  (de  Paris,  26  novembre  1874).        77-80 

Caricature  de  Behtall,  d'après  le   Pokthaiï  de  Maxet,  dans 

le  Journal  amusant  (1867) 92 

Lettrede  Fantin-Latoir  àM™Edwards(dePari8,31octobrel886).    105-108 

Caricature  de  Stoi",  d'après  le  Préli  de  de  Lohengrin,  dans 

le  Journal  amusant  (1892j 112 

Caricature     d'après    Aitihh     nr    piano,    dans    le    Punch,    de 

Londres  (1886) 132 

Caricature  de  Stop,  d'après  Aitolk  du  piano,  dans  le  Journal 

amusant  (1885) 133 

Lettre    de    Fantin-Latoiu    à    M.    Adolpiie    Jullien   (de   Duré, 

2  septembre  1887) 137-140 

Caricature    de    Stop,    d'après   le    Portrait   de    M.    Adolphe 

Jl'llien,  dans  le  Journal  amusant  (1887) lit 

Carte  de  Faxtin-Latihk  :\  M.  Adolphe  Jullien  (de  Paris,  no- 
vembre 1886j 147 

Caricature  d'IlEXRiOT,  d'après  Parsifai,  kt  les  Filles- 
Fleurs,  dans   l'Illustration  (1893) 164 

Caricature  de  Stop,  d'après  Parsikal  et   les  Filles-Fleurs 

dans  le  Journal  amusant  (1893) 163 

Lettre  de  Fantin-Latour  à  M.  Adolphe  Jullien  (de  Duré,  14  sep- 
tembre 1892j 169-172 

Caricature  de  Stop,  d'après  le  Portrait  de  M""  S.  Y.,  dans  le 

Journal  amusant  (1890) 176 

Caricature  de  Stop,  d'après  L'Aurore,  dans  le  Journal  amusant 

(1894) 188 

Quatre  esquisses  pour  Autour  du  piano 202-203 

Trois  esquisses  pour  le  Portrait  de  M'.  Adolphe  Jullien.    .  207 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Papes. 

Préface m 

CiiAPiïHK    PREMIER.  —  La  Vie  et  la  Carrière  du  peintre 1 

CiiAi-iTRE    II.  —  Groupes    et    portraits    d'artistes   et  d'hommes   de 

lettres 59 

CiiAiTiRE  III.  —  Un  Peintre  mélomane 89 

Chapitre  IV.  —  Autour  du  piano  et  le  portrait  d'un  ami i'îô 

Chapitre     V.  —  Fantin-Latour  dans  l'intimité 149 

Appe.ndice.  —  Catalogue  des  tableaux  à  l'huile  et  pastels  envoyés 
par  Fantin-Latour  aux  Salons  de  Paris  et  de  quel- 
ques autres  importants  dans  son  O'uvre.    ...  193 

Table  des  Illustrations  uors  texte 211 

Table  des  Illustrations  dans  le  texte  et  des  Autographes.  213 


IMPRIMÉ 

l'A  H 

PHILIPPE    II  E  N  0  U  A  H  D 

19,  rue  des  Saints-Pères 

PAKIS 


0 


ND  Jxillien,  Adolphe 

553  Fantin-Latour 

F3J8 


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