ADOLPIIV: JULLIEN
I ANTIN-LATOUR
SA VIE ET SES AMITIÉS
I.KTTKfcS liNElilli-S tl SULVEMIUS l*ERSUi\iNti.S
AVEC CINOIANTE-TROIS REl'RODLCTIONS
n'OEUVRES DU MAITRE, TIRÉES A PART, SIX AUTOGRAPHES
£T VINGT-DEUX ILLUSTRATIONS DANS LB TEXTIC
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FANTIN-LATOUR
SA VIE ET SES AMITIÉS
Tous droits île liiiihirtion et de reiiroduelion réservés
l«)ur tous les pays.
Published 1.', noveniber 1908. Privilège of copyright in tlie Lnitcd States
reserved under tlieAct approved Morch 3, igo.l, by Ldcibx Lavich.
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ADOLPHE JULLIEN
FANTIN-LATOUR
SA VIE ET SES AMITIÉS
LETTRES INÉDITES ET SOUVENIRS PERSONNELS
AVEC CI.NyUANTE-THOIS HEPRÔDUCTIONS
d'oeuvres du MAITRE, TIRÉES A PART, SIX AUTOGRAPHES
ET VINGT-DEUX ILLUSTRATIONS DANS LE TEXTE
PARIS
LUCIEN LAVEUR, LIBRAIRE-ÉDITEUR
13, RIE DES SAINTS-PÈRES, 13
I !»()!»
MADAME FANTIN-LATOUR
PRÉFACE
« Oui, f admire et j'aime Fanlin-Lalour. Depuis quarante
ans, il a été un des charmes de ma vie. Je 71 ai jamais eu f occa-
sion de le lui dire. Je veux au moins le dire à vous et à vos lec-
teurs. C'est un admirable peintre, issu des meilleurs, des plus
solides et des plus lumineux, des Hollandais et des Vénitiens; il
tient d'eux ce bon savoir, sans lequel le sentiment n'est qu'un
trouble imitile. Il a de beaux moyens dart et une belle conscience.
Il a le respect et l'amour de la vie. Ses portraits, ses groupes
respiretit une gravité douce, dans la calme lumière qui les baigne.
Je ne sais rien de plus touchant qm ces assemblées d'amis, qu'on
trouve en grand nombre dans son œuvre. Les figures y vivent
une vie à la fois familière et sublime. J'appellerais, volontiers,
Fantin-Lalour le maître de T amitié \.. »
Cest M. Anatole France qui, sans l'avoir connu le moins du
monde, a su si bien lire au plus profond du cœur de f homme, si
clairement discerner la filiation du peintre et le rattacher à ses
/. Livraison des Maîtres Artistes consacrée à P'anlin-Lalour (2f< février
1903).
IV PRÉFACE.
oérilahlpft (mcêlres. En effet, si Fantin, descendant dune famille
italienne, s'est apparenté par ses chefs-d'œuvre aux plus grands
peintres flamands, si mainte assemblée célèbre de syndics, d'érhe-
vins et de marchands nous saute à la mémoire en face de ses
œuvres capitales, il n'en est pas moins vrai que d'autres maîtres,
loin des brumes des Flandres, sous le chaud soleil d'Italie, ont
également composé de ces groupements de personnages inactifs
ou peu s'eti faut, réunis sur la toile par la seule volonté du
peintre, et que le Retour de Chasseurs de Giovanni da San Gio-
vanni, ou la Bamhocciata de Dosso Dossi, pourne citer que ces
deux morceaux du Palais Pitti, font penser aux grandes toiles
de Fantin, tout autant que les Syndics dos Drapiers ou les
Archers de Saint-Georjjçes. Et s il est pareillement exact, comme
ta vite aperçu l'esprit aiguisé de M. Anatole France, que ce
digne héritier des grandi peintres d'Amsterdam, de Haarlem
ou de Florence fut par excellence le peintre de Famitié, n'ap-
partient-il pas à l'amitié de lui rendre une très faible partie de
ce qu'il a fait pour elle et de chercher, si maigrement que ce soit,
à s'acquitter sans retard envers lui?
En vertu de quelle loi secrète arrive-t-il donc que les événe-
ments les plus précis, les faits les plus formels, même ceux qui
datent dhier à peine et dont les témoins n'ont pas tous dispiru,
se déforment si vite en passant par la bouche des hommes ou la
plume des journalistes? Il n'était rien qui choquât davantage
Fantin- Latour, au courant de ses nombreuses lectures et pour tout
ce qui touchait à son art, que ce manque d exactitude et cette
substitution du romanesque à la réalité. Avec sa mémoire incom-
parable, où tous les gens qu'il avait connus ou simplement entre-
PRÉFACE. V
_ _ _^
VUS, tous les livres qicil avait lus, tous les chef s-d œuvre de la
littérature et des arts dont il faisait son régal habituel s'étaient
gravés (F une façon ineffaçable, il souffrait singulièrement dès
qu'il découvrait la moindre erreur de date ou de fait, que cette
erreur fût simplement l effet d'une négligence accidentelle ou
qu'elle provint, comme il annve trop souvent, dune déformation
réfléchie de la vérité, dune histoire inventée à plaisir par quelque
écinvain trop pressé pour prendre le temps de s'instruire. Il pes-
tait alors contre ces individus, si peu respectueux de la vérité,
qui travestissaient les faits sans scruprde, et Dieu sait combien
de fois j'ai entendu sortir de sa bouche des apostrophes du genre
de celle-ci : a Mais vous, les jou?'nalistes, vous qui tenez une
plume, est-ce que vous ne devriez pas vous élever contre ces
inventions saugrenues, au lieu de les répandre et de répéter ingé-
nument les fables que certains d'entre vous n arrêtent pas de
débiter? »
Sur les questions d'opinion, de doctrine, il était on ne peut
plus large, du moins en ce qui le concernait, car, loin de s'ir-
riter des critiques suscitées par ses œuvres, il s'en accommodait
fort bien et les aurait presque provoquées, lui pourtant si irri-
table et si acerbe dès qu'on s'attaquait aux maîtres dont il avait
fait ses dieux dans la littérature et dans les arts. Mais qu'il
rencontrât un détail inexact, un renseignement erroné sur son
compte ou sur un point quelconque d'histoire que sa mémoire
infaillible lui permettait de contrôler sans nulle recherche, alors
il partait en guerre et fulminait contre les bavards et les faiseurs
de phrases creuses. Des faits exacts et dûment vétnfiés, voilà ce
qu'il désirait trouver avant tout dans ses lectures, pour se former
VI PRÉPACK.
ensuite une opinion lui-même au lieu den accepter une toute
faite : « // nous faut un beau livre, plein do documents sérieux »,
m'écr4vait-il au moment où je travaillais à mon Hector Berlioz,
frère cadet du Richard Wagner, qu'il se lirêparait également à
illustrer.
Il me souvient encore du jour oit, ni improvisant reporter,
sans savoir où ni quand mon interview pourrait paraître, je lui
demandai de fixer définitivement mes souvenirs sur les origines
et les destinées des trois grandes toiles, sœurs aînées <f Autour
du piano, qui forment avec celle-ci cette magistrale série de
tableaux où « tant de beaux portraits, comme l'a dit un critique,
raconteront plus tard, éloquemnient, tiime des intellectuels de la
fin du xiX" siècle ». // 7ne souvient de F empressement qu'il mit
à me répondre, de f insistance avec laquelle il revenait sur cer-
tains détails, de la hâte qu'il avait de lire un article oit plusieurs
points qui lui tenaient au cœur seraient définitivement éclaircis...
Je ne pus cependant pas lui procurer ce plaisir, car f occasion de
publier tous les renseignements que je lui devais sur ses groupes
et portraits d'artistes et d'hommes de lettres ne s'offrit à moi
qu'après qu'il eut disparu de ce monde, au moment oii s'ouvrit
l'Exposition de son œuvre à f École des Beaux-Arts.
Lorsque l'idée me vint de tifiterroger de la sorte, il s'' agissait
pour moi de contrôler, pour lui de rectifier et compléter ce que
ma mémoire avait retenu de nos entretiens d'autrefois, et c'est
de grand cœur qu'il s'y prêta. Mais quoique nous nous connus-
stotis déjà depuis longtemps et qu'il dût éprouver une satisfaction
réelle à voir paraître un écrit de ce genre, il ne s'en était jamais
ouvert à moi; bien mieux, c'est seulement après sa mort que
PRÉFACli:. VII
P appris qu'il attendait avec impatience la publication de ces lignes
et que, sans m'en reparler, par derrière, il me reprochait, moitié
riant, moitié chaqrin, d avoir oublié ce que je lui avais promis
de faire. Hélas! non, je ne l'avais pas oublié — et c'est pour
réparer ce qu'il pensait être négligence de ma part et ce qui n'était
qu'un retard indépendant de ma volonté, c'est pour répondre à
son grand amour de l' exactitude et de la vérité, que je publie
aujourd'hui tous les souvenirs que j'ai pu recueillir de sa bouche
avec ceux qui me sont personnels; que j'évoque atissi l' amateur
passionné de musique qu'il était, en profitant largement des
lettres inédites qui furent mises à ma disposition.
Mais comment avoir tant de lettres entre les mains, soit celles
que Fantin adressait d' Angleterre à ses parents, soit celles qu'il
envoyait de Paris à ses amis d'Angleterre, ou de sa campagne de
Duré à ses amis de Paris, sans en tirer d autres renseignements
instructifs que ceux qui témoigneraient de son goût pour la
musique? Coinment ne pas y chercher surtout les manifestations
de la pensée du peintre, les traces de la formation de son talent,
les échos des luttes qu'il a soutenues, les explosions retentissantes
de ses admirations et de ses antipathies, pour ne pas employer le
gros mot de haines; comment ne pas y puiser en un mot les pré-
cieux éléments d'une ébauche de biographie complète, oh l'homme
revivrait à câté de [artiste, celui-ci au milieu de ses œuvres,
celui-là au milieu de ses amis? C'est ce qu'il était peut-être
téméraire à moi d entreprendre ; c'est ce que j'ai pourtant essayé
défaire, en laissant à d'autres, beaucoup plus qualifiés, le mérite
et l'agrément décrire sur Fantin le grand travail d'ensemble,
biographique et critique, auquel plus d'un écrivain dart doit
VIII PRÉFACE,
sûrement penser. Mais encore, au milieu de tant de notes, de
lettres et de souvenirs, ai-je cru bon de pouMer quand même au
premier plan les tableaux dont M. Gustave Geff'roy a dit qu'ils
« constituaient le chapitre le plus important de la vie d artiste de
Pantin », cest-à-dire ceux de ses groupes ou portraits qui sont
en quelque sorte du domaine public, parce qu ils représentent des
gens dont le public peut désirer connaître les traits, ceux aussi
sur lesquels le peintre, qui n'aimait pa^ les indiscrétions, pouvait
le plus librement s'exprimer.
<( Ce sont là, écrivait naguère un critique avisé ', de véritables
documents d'histoire et de pensée, des œuvres rtart très hautes
qui seront recueillies par les musées de F avenir, comme les
tableaux des corporations de Rembrandt, de Franz Hais, avec
cette différence qu'au lieu de l'effigie d honnêtes et obscurs mar-
chands, elles légueront celles d artistes et de penseurs. » Des
artistes et des penseurs, soit! je ny cotiti^edis pas pour plusieurs
de ces modèles ; mais avant tout des camarades, des amis ou de
simples connaissances du peintre. Et F amitié de Fantin, pour
beaucoup d'entre eux, ne constituera pas leur moindre titre à
t attention de la postérité.
I. L'Éclair, 1 .i mai 1892.
A. ./.
iO Octobre 1908.
FANTIN-LATOUR
SA VIE ET SES AMITIÉS
CHAPITRE PREMIER
LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE
N'est-il pas singulier qu'un des peintres qui devaient faire
le plus d'honneur à l'école française et qui, par les gens de
tournure honnête et modeste qu'il aimait à peindre, par la
simplicité des intérieurs où il plaçait ses modèles, semble
avoir été — tous l'ont dit, les uns pour l'en louer, les autres
pour l'en railler — le peintre par excellence de la classe
moyenne et de la société bourgeoise, ait tenu, par ses ori-
gines, à la race italienne, à la race slave, et qu'il ait pu, un
jour qu'on parlait beaux-arts, s'écrier sans trop d'invraisem-
blance : « Un sang trop mélangé coule dans mes veines pour
que les questions d'école et de nationalité puissent beaucoup
m'agiter?... »
Pantin descendait d'une nombreuse famille établie depuis
des siècles dans le Briançonnais — elle avait dû venir autre-
i
FANTIN-LATOUU.
fois d'Italie, car ce nom-là est sûrement d'origine italienne, et
l'on peut voir à Venise, sur la petite place où s'élève le théâtre
de la Fenice, une église de San Fantino, avec un chœur
remarquable do Sansovino, — mais depuis longtemps déjà
les diverses branches de cette famille avaient ajouté quelque
surnom à leur nom patronymique, afin de se distinguer entre
elles. Notre peintre appartenait à une branche dont presque
tous les membres avaient été dans la robe ou la finance, à
commencer par ce Jean Fantin, fils d'un notaire d'Arvieux et
subdélégué à Briancon, qui avait, le premier, vers la fin du
dix-septième siècle, pris le nom de Latour, en raison d'un
domaine que sa femme lui avait apporté en dot, non loin de
la ville.
Dans le fait, si Fantin se rattachait à travers les siècles
à l'Italie, nul ne s'en serait douté, car, avec son visage légè-
rement aplati et son front bombé, il se rapprochait très
sensiblement du type semi-asiatique et rien qu'à le voir, on
aurait deviné qu'il tenait de près à la race slave; sa mère, en
efl'et, était Russe : elle était née dans le duché de Podolie,
s'appelait M"*' Hélène de NaïdenolF et était la fille adoptive de
la comtesse Zolofi", née princesse Kourakine. C'est à Cham-
béry que le père de Fantin, Jean-Théodore, né à Metz en I80"j,
avait rencontré M"" de Naïdenofî et l'avait épousée, au mois
d'octobre 183i-, ensuite, il était revenu à Grenoble, où son
talent de peintre était fort apprécié; après avoir commencé
de travailler à l'école de dessin de Grenoble, il s'était formé
tout seul en faisant des copies au Louvre, dans la galerie ita-
lienne où l'on ne voyait vers 1830 que de rares élèves d'In-
LA VIK KT LA GARRIÈRK DT l'KINTKE.
gros), et là, dans une ville où on l'avait connu tout enfant, il
faisait de nombreux portraits oÀ peignait des tableaux religieux
pour les églises ou les couvents. Il vivait ainsi tranquille du
produit de ses pinceaux, avec sa femme et non loin de son
père, Jean-François Fantin, ancien officier de l'Empire qui
avait servi dans la marine, puis dans l'armée de terre, avait
pris sa retraite comme lieutenant-colonel d'artillerie et don-
nait à ses amis le spectacle singulier d'un ardent légitimiste,
disciple enthousiaste de Rousseau, et d'un excellent officier,
ennemi déclaré de la guerre. Est-ce qu'on ne pourrait pas,
en raison de l'un ou l'autre de ces goûts, de cette sainte hor-
reur de la guerre en particulier, trouver des affinités très
sensibles entre le grand-père et le petit-fils?
Voilà comment F'antin naquit à Grenoble, le 1 i janvier
183G, au deuxième étage d'une maison de la cour de Chaul-
nes, où son père s'était installé tout de suite après avoir con-
tracté mariage. Il reçut les prénoms de Ignace-Henri-Jean-
Théodore : Théodore, parce que c'était le prénom de son
père; Jean, parce que c'était celui de son grand-père; Henri,
parce que son parrain, frère aîné de son père, s'appelait ainsi;
Ignace, enfin, parce que ce parrain, qui était jésuite et
souhaitait que le nouveau-né entrât un jour dans les ordres,
avait tenu à le mettre sous la protection du fondateur de la
Compagnie : il marquait même une telle prédilection pour ce
prénom qu'il n'appela jamais son neveu autrement qu'Ignace,
alors que toute la famille l'appelait couramment Henri.
Si Fantin était né à Grenoble et s'il garda toujours pour
cette ville, sans jamais y retourner, une certaine tendresse
FANTIN-LATOUR.
qui s'est traduite par des dons considérables au musée, il est
vrai de dire qu'il n'en avait aucun souvenir précis, non plus
que de la petite campagne de la Tronche où ses parents
allaient passer l'été, et le contraire eût été surprenant, car il
n'avait pas encore six ans lorsque son père, ayant perdu son
propre père, le colonel en retraite, et ayant vu sa famille
s'augmenter de deux filles : Marie et Nathalie, voyant d'autre
part diminuer les commandes de portraits et de tableaux de
sainteté, prit le parti de venir se fixer à Paris où il pensait que
la fortune lui sourirait davantage. 11 alla se loger avec toute
sa smala, car il amenait avec lui non seulement sa femme et
ses trois enfants, mais aussi sa sœur et un de ses frères, au
n° 1 de la rue du Dragon, dans une vieille maison qui fait
encore le coin de cette rue et de l'ancienne rue Taranne. C'est
là que le petit Henri grandit et commença de s'instruire, étu-
diant mollement le latin sous la direction de son oncle Victor,
inquiet surtout de voir se dresser, au bout de ses études
latines, le séminaire où son oncle Henri rêvait de le faire
entrer, et s'essayant avec beaucoup plus de goût à manier le
crayon, comme il le voyait faire à son père, ayant même bientôt
une tâche quotidienne à remplir, par exemple des modèles à
copier. Car Théodore Fantin n'entendait pas que ce fût là un
simple amusement pour l'enfant âgé de dix ans à peine, et vou-
lait développer les dispositions qu'il voyait poindre chez le
bambin ; la règle de travail était assez sévère et le petit Henri
ne devait abandonner une copie commencée qu'après l'avoir
achevée avec l'exactitude la plus minutieuse: aussi le gamin,
quelquefois, quand il était à bout de patience, déchirait-il ou
POHÏRAIT DK FANTIN l'AK l.Ll-.MÈMK
18î)8. — (ialerie Nationak', à llerlin.
LA VIR ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 8
maculait-il son papier, comme par accident, pour passer à un
autre genre d'exercices.
Fantin, cependant, n'était pas un élève indocile, tout au
contraire; mais il aurait déjà voulu voler de ses propres
ailes. Après qu'on l'eut mis à l'école des Frères de la rue
Saint-Benoît pour préparer sa première communion et qu'il
l'eut faite, il revint chez son père, à côté de qui il travaillait
tout le jour sans désemparer. Le soir, la distraction préférée
de ses parents était d'aller, l'été, dîner dans quelque restau-
rant de la banlieue, ou l'hiver, au spectacle, de préférence
au Palais-Royal ou même aux Funambules, où l'enfant s'amu-
sait follement; mais sous cette apparence docile, le jeune
Henri donnait déjà des signes d'indépendance. Il avait d'abord
copié furtivement des dessins de Flaxmann que lui avait
prêtés un pharmacien du voisinage, ancien second prix de
Rome pour la sculpture, puis il s'était mis, toujours en
cachette, à faire de l'aquarelle, en copiant des scènes roman-
tiques de Baron ou des paysages de Soulès; bref, l'heure
approchait où son père ne pourrait plus le tenir sous sa rude
discipline.
Un jour qu'il passait rue de l'École-de-Médecine, il lève
les yeux et lit cette inscription : « École de Dessin », au-dessus
d'une porte ouverte; il entre et se trouve dans une salle où
l'on avait organisé une exposition de dessins en fin d'exercice.
Et quels étaient ces dessins? Des académies, justement comme
il rêverait d'en faire. 11 monte au secrétariat, s'informe,
apprend qu'il faut avoir quinze ans pour être admis à suivre
les cours et reste penaud en pensant qu'il s'en faut de trois
FANTIN-LATOUK.
mois pour qu'il y puisse entrer. Cependant le secrétaire, touché
(le le voir si désappointé, passe sur le règlement et lui donne
quand même une carte d'admission. Le lendemain soir,
10 octobre 1850, à l'heure dite, le nouvel élève arrive avec
son petit bagage; il ne connaît aucun maître, aucun élève; il
occupe une place quelconque, fait exactement ce qu'il voit
faire aux autres et se tire si bien de ces études d'après la
bosse qu'au premier concours de places, il est classé d'emblée
le premier : jugez de la joie du jeune homme et du bonheur
de ses parents.
Celui qui venait au second rang était un nommé Solon,
avec qui Fantin s'était rapidement lié parce qu'ils prenaient
le même chemin pour rentrer chez eux, au sortir de l'école.
Or, ce Solon suivait aussi les cours que M. Lecoq de Boisbau-
dran faisait au n" 39 du quai des Grands-Augustins pour expé-
rimenter, sur des élèves déjà capables de peindre, son sys-
tème basé sur l'éducation de la mémoire pittoresque. Le sys-
tème très original de ce maître, qui professait à la fois à
l'école de la rue de l'École-de-Médecine et dans une succur-
sale de la Légion d'honneur, comportait deux sortes d'exer-
cices : ceux propres à développer, soit la mémoire de la
forme (dessins), soit la mémoire de la couleur (les premiers
se faisaient à la rue de l'École-de-Médecine, les seconds au
quai des Grands-Augustins), et le résultat à atteindre, au bout
d'exercices gradués, était de reproduire de mémoire et sans
le secours d'aucun document, quelque morceau de peinture
qu'on était allé voir au Louvre. Solon n'eut pas de peine à
décider Fantin à l'accompagner là; mais le difficile pour
LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 7
Fantin était d'obtenir la permission de son père. Aux yeux
de celui-ci, en effet, des cours du soir, comme ceux de
l'école de dessin que Fantin suivait déjà, étaient toujours bons à
fréquenter; mais ceux de l'atelier Lecoq avaitmt lieu le matin
jusqu'à midi, et permettre à son fils d'y assister régulière-
ment c'était presque, pour M. Fantin, cesser de l'avoir pour
élève et même un peu pour aide dans ses travaux personnels :
le père de Fantin se laissa cependant convaincre et, à partir
de 1851, l'école du quai des Grands-Augustins compta un
élève de plus.
Ils n'étaient pas nombreux là, dix ou douze environ, et
l'installation était des plus sommaires, la cotisation de dix
francs par élève subvenant tout juste aux frais généraux et
ne permettant que de recruter des modèles d'occasion, presque
de bonne volonté. Fantin, à dire le vrai, pendant les trois
ou quatre années qu'il suivit ces cours, fit quelques-uns des
exercices de mémoire recommandés par son maître, mais sans
beaucoup de conviction ; par tempérament, il était rebelle à
tous les régimes, quels qu'ils fussent, et venir exactement à
l'atelier n'était pas même son fait, à tel point que M. Lecoq
avait fini par l'appeler : « l'Oiseau voyageur ». En réalité, ce qui
l'attirait et le ramenait là, après des absences plus ou moins
longues^ c'était le plaisir de travailler d'après le nu; c'était
encore la grande liberté que le maître laissait à ses élèves,
car il entrait dans le système d'enseignement de M. Lecoq de
ne les contraindre en rien, d'éviter de peser sur eux le moins
du monde, fût-ce en leur montrant sa propre peinture; de
respecter enfin les dispositions individuelles, de cultiver d'une
FANTIN-LATOUR.
façon plus ou moins intense la personnalité de chacun par le
développement de la mémoire de l'œil, à laquelle le maître
attachait une si grande importance.
Ce qui charmait enfin Fantin par-dessus tout dans cette
école, c'était les solides amitiés qu'il y avait nouées et dont il
garda jusqu'au bout le plus agréable souvenir. C'était d'abord
Alphonse Legros, simple enfant du peuple et n'ayant reçu
qu'une éducation de rencontre, mais le boute-en-train de
la bande, possédant un don d'imitation très particulier et
beaucoup d'esprit naturel : n'est-ce" pas lui qui, beaucoup
plus tard, après s'être fait naturaliser Anglais, dira si drôle-
ment : « Comme c'est simple! Hier, j'avais perdu Waterloo;
aujourd'hui, je l'ai gagnée ! » C'était naturellement Solon, fils
d'un avocat appelé par le Khédive en Egypte et qui avait un
goût très vif pour les choses littéraires; c'était Guillaume
Régamey, déjà porté de préférence vers les études de che-
vaux et les scènes militaires; c'était Léon Ottin, fils du sculp-
teur à qui l'on doit le groupe de la Fontaine de Médicis et
que son goût très développé pour la musique rapprochait de
Fantin ; c'était Charles Cuisin, très épris de Jean-Jacques,
passionné pour la botanique, et que Fantin, le jour où il était
entré à l'atelier, avait été très surpris de voir refaire de
mémoire, avec son seul couteau à palette, la tète du joueur
de viole des Noces de Cana : ce dernier, à vrai dire, était l'élève
préféré du maître et le phénix de l'atelier Lecoq.
Après la séance du matin, tous ces jeunes gens prenaient
leur vol dans Paris, travaillant chacun selon ses préférences ;
— c'est alors que Fantin commença à aller régulièrement à la
l'OHIHAIT IJlC M. ALlMlO.NSi: I.KliUMS
A M"" Paul Paix (1858).
LA VIE Rï LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 9
Bibliothèque impériale pour voir les gravures d'après les maî-
tres, puis au Louvre pour voir les tableaux mêmes ; — mais,
le soir venu, tous ceux que je viens de nommer, et d'autres
encore, se réunissaient tantôt dans l'atelier du père d'Ottin,
tantôt dans une petite chambre que le père de Fantin, se trou-
vant trop à l'étroit, avait louée pour son fils dans la même
maison, et c'étaient parfois de si bruyantes discussions, des
causeries ou des plaisanteries tellement vives, qu'elles finis-
saient par exaspérer les voisins. Alors, pour ne plus gôner per-
sonne, nos apprentis peintres se rendaient dans un petit café,
le café Taranne, où ils occupaient en maîtres la salle d'en-
trée, tandis que des littérateurs, Gustave Flaubert et Louis
Bouilhet entre autres, poursuivaient leurs entretiens dans une
pièce plus reculée. L'été venu, d'autres distractions s'of-
fraient à ces jeunes gens : ils allaient à la campagne, surtout
du côté de l'étang de Villebon, et là, pour mettre en pratique
les idées chères à M. Lecoq, ils faisaient des études de nu
en plein air, en profitant d'une baignade pour peindre l'un ou
l'autre d'entre eux et juger des effets de la lumière plus ou
moins diffuse, de ceux de l'éloignement, en un mot de tous
les problèmes de la perspective sous un jour autre que celui
de l'atelier. Ce furent là quelques années pendant lesquelles
Fantin travailla le plus librement et plus utilement du monde;
après quoi, sur le conseil de son maître, et sans pour cela
quitter l'atelier Lecoq, il se présenta à l'École des Beaux-Arts,
avec quelques-uns de ses camarades. Au bout d'une seule
année d'études, en 1851, il avait déjà reçu de son maître un
certificat l'autorisant à passer ce concours, mais il n'en avait
i
10 FANTIN-LATOUR.
rien fait; cette fois-ci, après trois années de travail de plus,
il s'y présenta et fut admis le 41*', à la date du 28 février iSIii,
A cette époque, il n'y avait pas d'atelier de professeur à
l'École, et le seul avantage que Fantin et ses amis dussent
trouver là, c'était d'avoir des séances de modèles gratuites :
tout l'enseignement officiel consistait en des classes du soir
où peintres et sculpteurs, confondus, travaillaient d'après le
nu ou l'antique. Un membre de l'Institut venait les inspecter,
deux ou trois fois par semaine, et c'est ainsi que Fantin se
souvenait d'avoir vu passer là Horace Vernet, Paul Delaroche,
Léon Cogniet, David d'Angers : le premier, toujours aimable
et bienveillant; le second, sec et gourmé, n'épargnant pas les
observations désobligeantes; le dernier enfin, très intéressant
à écouter, le seul qui parût vouloir faire profiter les élèves
de son expérience. Au total, les résultats du travail de Fantin
à l'École des Beaux-Arts furent négatifs : tous les trois mois,
pour être maintenus, les élèves devaient subir un nouveau
concours de réadmission ou de maintien, comme on voudra
dire ; or, au premier de ces concours, Fantin eut un numéro
inférieur à son numéro d'entrée; à l'examen suivant, il
descendait encore, et au bout de trois ou quatre concours, il
était éliminé : les juges avaient trouvé qu'il faisait constam-
ment des progrès à rebours.
C'est ainsi que Fantin, n'ayant pas eu d'autres maîtres que
son père et Lecoq de Roisbaudran, se fit gloire de s'inscrire
toujours sous ce double patronage et contribua pour une
très large part à la célébrité de l'atelier où passèrent après
lui Georges Bellenger, Cazin, Lhermitte, Félix et Frédéric
LA VIE ET LA CAREUÊUE DU PEINTRE. H
Régamey, Roty; c'est pourquoi le brave M. Lecoq, tout
heureux et tout fier des succès tardifs de son élève, se
rappelait à lui, d'une façon très touchante, à son heure
dernière : « J'ai bien regretté, m'écrivait Fantin le 24 sep-
tembre 1897, de ne pas être à Paris pour les funérailles de
M. Lecoq : la lettre de faire-part m'est arrivée trop lard. Au
mois de janvier de cette année, il a fait son testament (il
avait 96 ans), dans lequel il me laisse oOOO francs, en sou-
venir. Cela m'a touché, car j'étais un élève indiscipliné et il
y avait bien longtemps que je ne l'avais vu... »
*
» *
En réalité, les véritables maîtres de Fantin étaient au
Louvre, et c'est, comme je le disais plus haut, peu de temps
après son entrée à l'atelier Lecoq, en 1853, que le jeune
peintre entama cette longue série de copies et d'études où il
devait égaler parfois les originaux devîmt lesquels il passait
toutes ses journées. La première toile qu'il entreprit de
reproduire fut \e François I" , du Titien, auquel succédèrent
bientôt le Duc de Richmond, de Van Dyck ; le Mathématicien,
de Ferdinand Bol, fAssoîuplion et une Sainte Famille, de
Poussin, le Saint- Jérôme, du Titien, etc. ; et quelle fut sa joie
de voir souvent de près, mais sans lui adresser la parole,
Delacroix qui venait parler à son élève Andrieu, alors occupé
comme Fantin à copier la Vierge du Saint-Georges, de Véro-
nèse! A cette épo(jue, c'est lui-même qui l'a dit, il fut saisi
d'une véritable lièvre d'admiration pour ce maître et repro-
12 FANTIN-LATOUR.
duisalt, sur des bouts de toile qu'on a pu voir à l'Exposition
de son atelier, après sa mort, la femme et l'enfant du Mas-
sacre de Scio; puis, tour à tour, tous les personnages des
Femmes d'Alger; enfin, l'été venu, comme son camarade
Solon, installé avec sa famille à Versailles, l'avait engagé à y
venir passer quelques jours, il occupait toutes ses après-midi
à copier, dans la Galerie des Batailles, le groupe central de
l'Entrée des Croisés à Constantinople.
Tout à coup, arrivèrent des commandes fructueuses, encore
par l'intermédiaire du brave Solon : il s'agissait de faire
des copies d'après les maîtres pour former en Amérique un
musée organisé par le très riche M. Stowe, beau-frère de la
célèbre romancière M""* Beecher-Stowe, et ce fut Fanlin qui
fut choisi pour ce vaste travail, sur la désignation de M. Bel-
loc, le directeur de l'École de dessin de la rue de l'École-de-
Médecine, qui ne connaissait nullement Fantin, à la vérité,
mais qui le jugea d'après ses copies antérieures. « Toi qui
passes ta vie au Louvre, avait dit Solon à son ami, voilà un
travail qui serait tout à fait à ta convenance! » Et Solon ne
se trompait pas, car Fantin, comme entrée de jeu, mit près de
deux ans à faire une copie des Pèlerins d'Emmaûs du Titien,
grandeur originale, copie si religieusement faite qu'elle attira
l'attention des amateurs ou des peintres qui venaient encore
au musée étudier les maîtres, et le mit en rapport avec Cou-
ture et Lehmann, avec Bonvin, Ricard et liobcrt-F'Ieury, avec
Jeanron, le « Peintre plébéien », qui suivait de jour en jour les
progrès de ce travail et à qui le jeune homme donna quelques
pochades, tant il était fier d'un pareil encouragement.
SCENE FINALE DL M II lilN (i () LU
Lithographie oriftinale (1877).
LA VIK ET LA CARRIÈIIE DU HEIiNTRE. 13
Mais ce n'était pas tout que de copier. Fantin commen-
çait à produire par lui-môme : dès 1853, alors qu'il n'avait
que dix-sept ans, il faisait un portrait de lui, qu'il a repro-
duit plus tard en lithographie pour accoui|)agner le catalogue
de ses lithographies dressé par Germain Ilédiard, puis un
petit portrait de son oncle le Jésuite et un minuscule paysage
de Montmartre, deux toiles qui ont été revues, il y a deux
ans, à l'Exposition rétrospective de son œuvre. Ensuite
vinrent une tète au crayon, d'après sa sœur Nathalie; un
portrait de la même en talma de velours noir sur fond rouge,
qu'il projetait d'envoyer à l'Exposition de 1855 et qu'il détrui-
sit tout à coup; une esquisse du Songe, ofTerte à son ami
Solon, du Songe qui devint peu après d'abord un pastel, puis une
peinture à l'huile ; et c'était encore de nouvelles études d'après
ses sœurs, sujets de lithographies pour l'avenir, avant qu'il
ne s'improvisât pour un jour peintre de scènes religieuses.
Voici dans quelles circonstances s'opéra cette métamor-
phose : le curé du Plessis-Piquet, qui s'appelait Berlioz,
ayant manifesté un jour devant le sculpteur Ottin le désir de
faire décorer une chapelle de sa modeste église, la chapelle
des fonts baptismaux, pourvu qu'il n'eût à payer que les
dépenses matérielles : couleurs, échafaudages, etc., les jeunes
peintres, avisés de ce désir, saisirent l'occasion qui s'ofl'rait
à eux de se distraire et de travailler ensemble pendant tout
l'automne de 1855. Cuisin, l'aîné et le plus fort de l'atelier
Lecoq, devait représenter sur le mur du fond le baptême du
Christ dans le Jourdain ; Ottin s'était chargé de peindre sur
la voûte les médaillons des quatre Évangélistes, et les murs
14 PANTIN-LATOUR.
latéraux furent attribués, l'un à Solon pour y peindre le
baptême de l'eunuque par saint Philippe, et l'autre à Fantin
pour y représenter saint François-Xavier baptisant les Indiens.
Inutile de dire qu'il ne subsiste plus rien aujourd'hui, sauf
les têtes d'Ottin, des peintures que ces jeunes gens avaient pris
tant de plaisir à faire, que le curé avait été si fier de voir
achever et dont le maire avait été si satisfait, qu'il avait demandé
à chacun des peintres d'exécuter pour lui un dessin de leurs
compositions ; c'est ainsi que Fantin vit tomber inopinément
dans sa poche un beau billet de cent francs dont il ne dut pas
faire fi, lui qui ne gagnait encore un peu d'argent qu'en
donnant des leçons de dessin dans une pension de la rue
des Postes.
Mais ces jeunes peintres ne se contentaient pas de peindre.
Afin de s'exciter au travail et de se forcer à échanger leurs
idées, ils avaient imaginé de composer un album collectif, où
ils transcrivaient leurs impressions en les accompagnant au
besoin de croquis et d'aquarelles, et Fantin, justement en cette
année 1855, y inséra une petite allocution à ses amis où, après
leur avoir marqué sa joie de se retrouver au milieu d'eux et
le regret de ne pouvoir exprimer élégamment ce qu'il éprouve,
il affirmait déjà que, pour lui, il n'y avait pas d'autre plaisir
ni d'autre but dans la vie que de peindre; que, selon lui, la
nature devait être le souverain modèle, la meilleure source
d'inspiration pour l'homme de génie comme pour l'artiste
doué de facultés moindres, et qu'il lui semblait que l'époque
où ils vivaient devait être féconde parce que l'art entrait dans
la voie de la nature et de la vérité.
LA VIE ET LA CARRIÈRK DU PEINTRE. 15
A la suite de ce petit « laïus », Cuisin, qui paraît avoir été
le gardien de cet album, ne s'est pas tenu d'ajouter les lignes
que voici : « Ces phrases écrites sans art, sans prétention,
sont celles qui me font le plus de plaisir. Ce sont celles où,
bien loin de se le figurer, notre modeste Fantin s'est le mieux
peint. Je l'y retrouve tout entier; j'y retrouve son parler
calme, doux et tranquille, ses expressions indécises qui ne
tracent que quelques mots à de grands intervalles, laissant à
la pensée à combler ce qui manque. Et puis il y dit, comme
s'il parlait, tout simplement ce qu'il pense. C'est pour cela
qu'il y montre bien sa nature, son caractère particulier; c'est
pour cela qu'il y a de l'originalité, et pourtant il n'osait nous
les lire, craignant que nous ne les trouvassions trop ordi-
naires, trop banales. Et pourtant voilà comme on devrait
faire des arts. Le sentiment et la personnalité, loin d'être un
objet de recherche et d'étude, devraient être comme une
source d'où l'eau s'épanche, sans cesse et sans peine. On
devrait se laisser aller à faire tout simplement ce qu'on aime,
comme on l'aime; dire ce qu'on pense comme on le pense,
et se complaire soi-même dans ce que l'on fait'... »
Cette année-là môme, l'Exposition universelle ouverte au
Palais de l'Industrie avait produit une forte impression sur
notre jeune homme qui fut toujours très sensible à ces grandes
manifestations internationales et que ses promenades dans les
salles consacrées à Ingros, à Diaz, à Rousseau rendaient fou
d'admiration. C'est dans le même temps qu'il entreprenait
i. Cet album, dit Album de Cuisin, est aujourd'hui au Musée du Luxem-
bourg.
16 FANTIN-LATOUR.
pour la première fois de copier — toujours sur la demande
de M. Stowe — ce tableau des Noces de Cana, cette « mer-
veille de l'art » qui n'allait pas lui demander moins de
deux ans de travail, dont il devait faire encore cinq copies
par la suite, et à propos duquel un connaisseur qu'il ne
nomme pas lui dira plus tard, au Louvre : « C'est bien, cette
copie, vous sentez cela. Je ne crois pas que l'on ait mieux
compris Véronèse que vous ne le faites. » Éloge bien doux à
l'oreille de l'artiste, mais qui ne l'empochait pas d'entendre
des voix lui disant : « Tu ne peux voir l'ensemble; tu te rac-
croches aux détails; celui qui sentirait vraiment les grandes
choses de ce maître, verrait et ferait cela bien autrement que
toi » ; éloge qui l'enchantait, mais ne le grisait pas, et qui lui
faisait écrire à Edwards : « Bien des fois, je me suis dit :
Travaillons; le travail c'est le bonheur, et un tas d'autres
sentences dans ce goût. Eh bien! voilà le moment. Je veux en
avoir le courage. Puis vous ne vous figurez pas combien cela
m'est pénible de ne pas faire ce que je veux. Le Louvre, où
je vis, me désespère. J'ai travaillé assez sérieusement depuis
un mois, voulant finir ma copie. Cela me rendait tout triste
de n'être vraiment rien à côté de tous ces grands artistes, et
vous connaissez le remords de l'artiste qui résiste même aux
plus grands compliments'... »
Ces longues séances quotidiennes au Louvre qui durèrent
presque sans interruption jusqu'après 1870 — car Fanlin
continuait d'y travailler pour lui-même à l'époque où je fis sa
1. Lettre à Edwards, du :21 août I8fi5.
•a
C
o
LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 17
connaissance — l'amenèrent à connaître dès les premiers
temps, d'abord le peintre anglais Leighton, dont l'atelier
parisien était alors un rendez-vous du beau monde et qui
contribua à faire avoir à Fantin des commandes de copies, prin-
cipalement dans la colonie grecque de Londres; ensuite le
brillant (jarolus Duran, avec qui, si dissemblables que dussent
être leurs façons de vivre et leurs caractères, il demeura tou-
jours en rapports très sympathiques; puis encore un jeune
peintre récemment arrivé de Francfort, avec qui Fantin se lia
de la plus solide amitié, j'ai nommé Otto Scholderer qui aimait
la musique autant que lui, savait jouer du violon et mena
tout de suite son nouvel ami chez un compatriote où se don-
naient rendez-vous d'autres musiciens allemands dont les
exécutions ravissaient d'aise le peintre français. Un jour enfin,
— et ce jour dut compter dans sa vie, — au moment où il com-
mençait une seconde copie des Noces de Cana pour un M. Pina,
de Mexico, Fantin vit s'approcher de lui, comme pour
obtenir un renseignement quelconque, un jeune homme, très
élégant de sa personne et dont la suffisance apparente l'avait
déjà mal disposé, un jeune étranger qui flânait beaucoup au
Louvre en retouchant de loin en loin une copie des Cavaliers
de Vélasquez, qui revenait alors d'un voyage aux bords du
Rhin, travaillait dans l'atelier de Gleyre et terminait juste-
ment quelques eaux-fortes dont les premières épreuves furent
souscrites par Fantin lui-même : c'était James Abbott Mac
Neil Whistler, qui s'accorda tout de suite à merveille avec
Fantin, si différentes que fussent leurs natures, et qui
devait occuper une grande place dans sa vie, en subissant
3
18 FANTIN-LATOUU.
beaucoup plus son influence que Fantin ne subit la sienne.
Au bout de peu de jours, le nouveau venu était un des membres
les plus assidus du petit cercle qui se réunissait alors rue de
rOdéon, au café Molière, et qui comptait, en plus de Fantin
et de Whistler, Legros, Carolus Duran, Scholderer, Zacharie
Astruc, etc., sans oublier quelques Fenians réfugiés alors à
Paris et qui vinrent à la suite do Whistler : n'était-ce pas là
comme le noyau des futures réunions du café de Bade et
du café Guerbois?
Whistler était comme à demeure à Paris, au moins pour
quelques années; mais Scholderer, lui, partageait son temps
entre la France et Francfort, où il avait sa famille. En par-
tant, certain jour, il avait prié Fantin de lui expédier des
cadres qu'il jugeait plus jolis et plus avantageux que ceux
qu'il trouverait en Allemagne; mais, pour éviter d'avoir à
payer les droits de douane dont étaient frappés là-bas les
cadres neufs, il avait également demandé à son ami de mettre
dedans n'importe quelle ébauche. Fantin lui expédia de la
sorte, à seule lin que ces cadres ne fussent pas taxés comme
neufs, quatre ou cinq peintures de sa façon : ses deux sœurs
assises l'une à côté de l'autre sur un canapé ; son propre por-
trait, de face et de profil, avec la palette à la main, puis un
portrait de son camarade Alphonse Legros, et c'est de tous
ces morceaux, brossés à la hâte, que Courbet, passant un
jour par Francfort, disait à Scholderer, que « ce n'était pas là
de la peinture pour les bourgeois », on pesant sur celte der-
nière syllabe de toute la lourdeur de son accent franc-comtois.
Fantin, cependant, ne pouvait pas se contenter éternellement
LA VIE ET LA CARIUÈRE DU PEINTRE. 19
de faire des copies pour des particuliers ou de faire cadeau
de ses essais de peinture à des amis. 11 souhaitait de prendre
contact avec le public, et si la première tentative qu'il avait
faite avait assez mal tourné lorsqu'il avait vendu une nature
morte à l'hôtel Drouot pour la modique somme de dix-sept
francs, il pensait pouvoir espérer mieux de tableaux qui
auraient passé par le Salon, et, si souvent qu'il eût entendu
son maître lui recommander, à lui et à d'autres, de ne se lancer
dans la mêlée que le plus tard possible, il commençait à
trouver que l'heure était venue d'essayer de marquer sa place
au soleil.
Pour la première fois, en 18o9, il se décida à affronter les
sévérités du jury, et le fait est qu'elles ne lui furent pas mé-
nagées. Des trois tableaux qu'il avait envoyés : un portrait
de sa sœur lisant, un autre de lui-même en corps de chemise,
et ses deux sœurs occupées l'une à tapisser, l'autre à lire,
aucun ne fut admis. Alors, pour protester contre ce refus qu'il
jugeait immérité et qui englobait aussi des tableaux de Ribot,
le Piano de Whistler, un portrait du père de Legros, par
Legros, etc., Bonvin, le plus ancien de cette petite phalange
indépendante, plus avancé lui-même dans la carrière et ayant
forcé les portes du Salon depuis quelque dix ans, Honvin,
dis-je, imagina d'ouvrir comme une petite Elxposition des Re-
fusés dans ce qu'il appelait son « atelier flamand » de la rue
Saint-Jacques, et Fantin fut représenté là par deux des trois
toiles qu'il s'était vu refuser : son propre {)ortrait et celui de
sa sœur. Quant au tableau où figuraient ses deux sœurs, force
fut de l'écarter, la place étant strictement mesurée à chacun
20 FANTIN-LATOUR.
des exposants dans cet étroit local et Fantin occupant déjà
largement colle qui lui était attribuée. N'était-ce pas dans ce
malheureux groupe, refusé d'un côté, éliminé de l'autre, que
le peintre avait pu saisir pour la dernière fois les traits de
sa sœur Nathalie qui, cette année-là môme, tomba gravement
malade et qu'il fallut interner à Charenton où elle resta plus
de quarante-quatre ans, jusqu'à sa mort arrivée en 1903?
L'année était mauvaise pour Fantin : son échec au Salon,
la maladie de sa sœur, l'existence monotone et serrée qu'il
menait dans sa famille, tout contribuait à lui suggérer des
pensées tristes, à le décourager. Heureusement que son nouvel
ami Whistler intervint alors et le décida par ses instances
affectueuses — « Mon cher petit Fantin, lui écrivait-il, il faut
que nulle idée, théorie ou autre absurdité ne t'empêche de
venir ici de suite » — à faire le voyage d'Angleterre où lui-
môme et son beau-frère, le chirurgien et graveur à l'eau-forle
Seymour Haden, se feraient une joie de le recevoir; où Fantin
allait trouver une vie très large, très luxueuse, dont il fut tout
émerveillé et qui le remonta singulièrement en changeant le
cours de ses idées. Que de surprises et d'exclamations dans
ses lettres à ses parents! La commodité des installations,
l'abondance de la chère et la variété des menus, qu'il énu-
mère : « Nous dînons, quels dîners! Champagne frappé pour
boisson, tout le temps! » les équipages avec cochers pou-
drés; les cavaliers et les amazones, les « très belles dames,
mais sans goût, sans chic aucun », qu'il voit défiler à Hyde-
Park, tout l'enchante, jusqu'à la société des exilés français
où cela l'amuse d'entendre mal parler de l'empereur.
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LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 21
Mais l'artiste est moins émerveillé que le jeune homme; il
découvre que les Anglais n'aiment que les tout petits tableaux,
très achevés, comme au pointillé, surtout les sujets de genre,
drôle ou sentimental, et richement encadrés. A la National
Gallery même, il reste sur la défensive et déclare qu'il n'ad-
mire plus autant les pointures anciennes; qu'au Louvre, à force
de regarder, il était devenu indulgent pour tout, tandis qu'ici,
en face de tableaux qu'il regarde pour la première fois, il voit
plus juste et trouve que « tout n'est pas beau » : Rembrandt,
Canaletti, Van Eyck, les Vénitiens, Cuyp, voilà ce qu'il a
rencontré de meilleur, et surtout un merveilleux Vélasquez,
une Chasse de Philippe IV, « la plus belle chose et la plus
vraie qu'il ait jamais vue ». Il entend trop jouer par les orgues
le Miserere de Verdi, qui finit par lui porter sur les nerfs,
mais il se console en écoutant M'"" Haden jouer sur le piano
la fameuse barcarolle A'Oberon, et au bout d'une dizaine de
jours de cette existence « paradisiaque », après avoir donné
à Seymour Haden deux esquisses que son hôte tient à lui
payer, en lui commandant do plus une copie à faire au Louvre,
il se prépare à rentrer à Paris et signe audacieusement sa
dernière lettre : « Henri Fantin-Latour, qui sait bien main-
tenant ce qu'il vaut. » C'est ce qu'il lui restait à montrer.
*
* «
Les Salons de peinture, à cette époque, s'ouvraient seule-
ment tous les deux ans : aussi Fantin ne renouvela-t-il sa
tentative qu'en 1861, et cette fois, trois de ses tableaux sur
22 FANTIN-LATOUR.
quatre furent admis par le jury, trois Eludes- d'après natvre
qui étaient en réalité des portraits : un d'après lui-même,
un autre de sa sœur Marie lisant et enfin celui du peintre
anglais Ridley. (]e jeune étranger, qu'il avait connu par
Whistler, lui avait fait connaître à son tour un avocat de
Londres, nommé Edwards, qui s'occupait beaucoup de beaux-
arts, avait un réel talent de graveur à l'eau-forte et s'essayait
aussi à faire de la peinture. Une sympathie réciproque, qui
s'était vite transformée en une amitié très solide, avait tout
de suite uni Fantin à Edwards, le jeune peintre trouvant un
guide, un conseil des plus sûrs, des plus judicieux dans la
personne du barrister anglais. Aussi Fantin, ayant retraversé
la Manche dès cette même année 1861, dut-il se partager
entre Seymour Haden àqui il portait, sur une commande que
celui-ci lui avait faite, une grande copie des Noces de Cana
(il était allé le joindre à Whitley, dans la maison du peintre
Hook, où Haden était en villégiature) et Edwards auprès de
qui il trouva, à Sunbury, une hospitalité tout à fait cordiale
qui lui rappelait la vie de famille — « à la différence que je
ne manque de rien », ajoute-t-il en plaisantant — et que ren-
daient encore plus agréables pour lui la présence de son
ami Ridley et l'agréable talent de M""= Edwards sur le piano.
C'est pendant ce grand mois d'une tranquillité parfaite qu'il
peignit des natures mortes très préférables, pensait-il, à
celles qu'il avait déjà faites, et qu'il commença le portrait de
M™** Edwards on robe blanche, on buste : « Je travaille, écri-
vait-il à ses parents; le portrait avance, c'est en train, j'ai
espoir. » Mais si grande hâte qu'il y mît. il no put pas
LA VIK KT LA CARRIÈRH: DU PEINTRE. !i3
l'achever avant son départ et il ne le termina que trois ans
plus tard, toujours à Sunbury, en 186i.
Au commencement de septembre, il était de retour à
Paris et courait voir la chapelle que Delacroix venait de
peindre à Saint-Sulpice : x Malgré ce nouveau chef-d'œuvre,
malgré les admirables choses qu'il y a, je n'ai pensé qu'à la
bêtise de l'homme qui, sur la terre, s'amuse à barbouiller
des murailles, et aux autres qui trouvent des merveilles à un
coup de brosse qui va plutôt d'un côté que d'un autre »; il
allait travailler pendant un mois à l'atelier de Courbet et s'en
échappait bien vite; il écrivait enfin lettres sur lettres à
Edwards pour lui exprimer sa reconnaissance et continuait de
lui confier toutes ses angoisses, tant il voyait l'avenir en
noir, tant il se heurtait à des refus d'exposer, personne, à
ce qu'il dit, ne voulant de sa peinture. « Il y a Paris; vous
savez : Paris!!! Ce mot n'est pas d'un patriote, le patrio-
tisme n'est pas chez moi; mon sang est trop mélangé! Paris,
c'est l'art libre. On n'y vend rien, mais on y a sa libre mani-
festation et des gens qui cherchent, qui luttent, qui applau-
dissent; on y a des partisans, on y fonde une école; l'idée la
plus ridicule comme la plus élevée y a ses partisans, etc. Au
fond, un endroit atroce pour pouvoir y vivr(>'. » Et cepen-
dant il y vécut sans trop de chagrin, il y demeura même
obstinément, n'en voulant presque jamais sortir, dans ce
Paris qu'un peu plus tard il donnera à Edwards comme une
seconde Athènes : « Athènes fut comme Paris, folle et chan-
1. LeUre à Edwards, du 23 novembre 1861.
24 FANTIN-LATOUR.
géante, absurde même, mais artiste, aimant le dehors, la
forme, la couleur, l'art pour l'art'. »
Les années suivantes comptent parmi les plus tristes de
la carrière de Fantin. Ses soubresauts de confiance et de
découragement, d'espoir et de désespoir le rendent le plus
malheureux du monde, — « Vous savez, dit-il à Edwards, c'est
le tourmenté et le tourmenteur, » — et lorsqu'il trouve à se
débarrasser de quelques natures mortes, il lui semble qu'il
fait du commerce : « Je n'ai jamais eu plus d'idées sur l'art
dans la tête et je suis obligé de faire des fleurs! En les fai-
sant, je pense à Michel-Ange, devant des pivoines et des roses.
Cela ne peut pas durer. » Un portrait qu'il a fait de lui-même
est refusé au Salon de 1863 et il l'expose au Salon des
Refusés avec sa toile : Féerie, qui avait eu le môme sort,
tandis que son tableau de la Lecture avait été admis au Salon
officiel. Puis le voilà s'acharnantde nouveau à faire des natures
mortes pour le monde grec de Londres, où Whistler l'avait
introduit, fort à propos d'ailleurs, puisqu'une brouille surve-
nue entre celui-ci et son beau-frère Haden empêchait ce
dernier de renouveler à Fantin les commandes qu'il lui avait
faites : « Le bonheur n'est pas permis, la nécessité commande.
Allons, marche, paresseux ! Il est huit heures. Au Louvre! » Et
quelque autre jour, comme un tableau de son ami vient d'être
refusé au Salon, contre toute justice à ce qu'il lui semblait,
avec quelle fierté ne s'écriait-il pas : « Whistler m'a montré
un côté que je ne lui connaissais pas : la persistance, la
\. Lettre à Edwards, du 27 novembre 1864.
f- s-
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- "H.
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LA VIE ET LA CABRIÈHE DU PEINTRE. 25
volonté. Mais pourquoi s'occupe-t-il de : Reçu ou pas reçu?
Laissons cela aux hommes; nous autres, nous sommes des
artistes ' »?
Mais 1864 lui réservait d'assez {^^randes satisfactions.
D'abord, il fait recevoir au Salon sa première très grande
toile : Hommage à Delacroix, qui fut mal placée, peu regar-
dée et très critiquée, mais qui enfin avait affronté victorieuse-
ment le jury; ensuite, il a le grand honneur d'être admis à
VAcademi/ de Londres avec deux tableaux de fleurs; enfin, il
peut faire un troisième voyage en Angleterre où il retrouve,
plus vives encore qu'aux années précédentes, les mêmes
jouissances artistiques, la même tranquillité de vie, avec
l'oubli momentané de ses préoccupations continuelles : « C'est
le Paradis, écrivait-il à ses parents. Ce sont là les moments
les plus heureux, les plus calmes que j'aie jamais eus; mais
je sens que l'on s'endort dans cette vie-là, que cela est trop
tôt; cela devrait arriver plus tard... » Et non seulement il est
accueilli à bras ouverts, mais il trouve là le placement de
nombreux tableaux, en particulier de la Scène de TannhivAiser
(le Vénusberg) qui avait été reçue cette môme anuée au Salon
et qu'il retoucha avant de la vendre à M. lonidès, avec deux
tableaux de fleurs : « Vous ne vous imaginez pas comme le
voyage fait du bien, écrit-il à sa mère. Cela change, cela
fait faire des progrès et vous donne de l'assurance, avec la
vraie opinion sur soi. » Il n'y a qu'un seul point noir dans ce
tableau enchanteur, c'est qu'il avait accepté d'aller chez des
!. Lettre à Edwards, du 15 mai 186!*.
FANTIN-LATOUR.
amis de Whistler, « à cent lieues de Londres », dans un château
très triste du Lancashire, et lui-même étant encore plus triste
que le château, puis de peindre là le portrait d'une dame qu'il
fallait absolument rajeunir, ce qu'il est tout étonné d'avoir
entrepris, mais ce qu'il jure bien de ne jamais recommencer.
« A Sunbury, je vais me reposer et faire mes bouquets avec
plaisir et tout doucement; je vais tâcher de faire de bonne
peinture, car j'ai des remords de mon portrait; c'est horrible
de faire des portraits pour plaire au public. Ah ! que je t'ai
plaint, papa, d'avoir passé tant de temps à faire ce métier!
Que c'est affreux' ! »
Et dès qu'il a regagné Paris, avec quelle effusion ne re-
mercie-t-il pas ses hôtes des longs jours de tranquillité qu'il
leur doit! «... Moi, dit-il, je reste à songer. Je suis à Sunbury,
mon cher monsieur Edwards. Vous ne saurez jamais quel
bonheur, quel beau temps j'ai passé auprès de vous, ne pou-
vant vous donner une idée de moi, de mon éducation, de
mes premières années, de ma pauvre et tourmentée exis-
tence, de mon pauvre esprit, tout nerveux; toujours replié
sur moi-môme; de ma vie, toujours seul, toujours aspirant
au bonheur, à la gloire, à l'art; jamais content, jamais satis-
fait. J'ai trouvé chez vous le premier repos ; vous avez été
pour moi ce que j'avais toujours désiré, me supportant sans
rien laisser paraître de l'ennui que de certaines natures comme
la mienne doivent causer*. » Sur ces entrefaites, arrive à
Paris Rossetti, le peintre préraphaélite, que Pantin se repro-
i. Lettre à ses parents, du li septembre 1864.
â. Lettre à Edwards, du H octobre 1864.
LA VIR ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 27
chait d'avoir quitté trop brusquement, sans être allé le re-
mercier, après toutes les amabilités qu'il avait reçues de lui
à Londres, et pour réparer « sa grossièreté », il se met à la
disposition du voyageur; il le promène et le conduit partout:
au Louvre, au Luxembourg, chez Manet, chez Courbet, à
l'Exposition de Delacroix, etc., sans jamais se lasser de ré-
pondre à toutes les explications que l'étranger lui demande.
« Il m'a fait entendre que, pour moi, je ne faisais rien d'assez
achevé. Cela est vrai, je le sens bien, mais je le sens : on ne
doit faire que comme l'on peut. Je suis trop irritable, trop
changeant, mais j'aurai peut-être les bénéfices de mon orga-
nisation. On ne se refait pas'. »
Bref, lorsqu'il eut fini de flâner, de courir Paris en tout
sens, allant chez Manet où il dîne avec Bracquemond, Cordier
et Duranty, puis chez ce dernier, où il parle en exalté et se
rend compte qu'on doit le croire « un peu fou », il se remet
au travail, il entreprend un grand tableau où il groupe des
amis, pensant faire ainsi le pendant de son Hommage à
Delacroix, un tableau que Whistler, tout heureux d'y figurer
au premier plan, en costume japonais, déclarait d'avance
splondide, un tableau : le Toast, qui causa au peintre une peine
infinie et dont il fut si mal satisfait, quand il le vit au Salon
de 1865, qu'il le détruisit sur l'heure et n'en conserva que de
modestes fragments. « Voilà à la pendule minuit qui sonne,
avait-il écrit à ses amis de Sunbury le 31 décembre 1864.
Allons! voilà 64 fini, fini! 186o, 1865; que diable qu'est-ce
1. Lettre à Edwards, du 27 novembre 1864.
28 FANTIN-LATOUR.
que cela va être que 1865 pour nous? Cela me remue beau-
coup. J'ai écouté et compté les douze coups à la pendule et
je me suis dit : Ouf, ça y est, c'est fini ! Eh bien ! quoi 65 ?
Oh ! que cela me fait de mal l'anxiété de cette année, cette
Exposition, ce travail effrayant à faire! Oh! que je suis
fatigué! Enfin, c'est la fatalité...» Mais, en somme, l'année
1865, qu'il paraissait tant redouter, ne lui avait pas été trop
défavorable puisqu'il avait eu un tableau considérable
admis au Salon et qu'après tout c'est lui qui s'était montré
très sévère envers lui-même au lieu que ce fussent les jurés
officiels.
Un instant il avait cru qu'il lui serait loisible de retour-
ner cette année-là en Angleterre, et il projetait de faire un
tableau où ses hôtes et des amis poseraient en plein air,
déjeunant sur l'herbe, un tableau qu'il intitulerait le Pique-
Nique et qu'il signerait de Sunbury-on-T liâmes, tant le sou-
venir de Sunbury le charmait, le faisait pleurer même en en-
tendant M""^ Manet jouer une sonate de Beethoven comme
Mme Edwards le faisait à Sunbury, par un beau soir d'été qui
lui rappelait les soirées anglaises. Il aurait tenu à faire un
grand tableau de ce genre pour se relever de l'échec du Toa.ft,
pour ne pas atteindre en flâneur sa trentième année qui
approchait : « Des figures en plein air sur le vert, comme
on pourrait faire une belle chose ! » écrivait-il au printemps
de 1865; ou encore : « Savez- vous que cela ferait très bien à
Paris, un tableau anglais? » Mais il ne fut pas libre de
quitter Paris, et du reste, la difficulté de travailler en plein
air, avec le soleil, les nuages, le temps qui change, l'aurait
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LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 29
Sûrement détourné d'entreprendre ce tableau, car, comme il
le dit à Edwards, « il a horreur des mouvements, des scènes
animées, il voudrait toujours faire des portraits, des person-
nages les uns à côté des autres, pour faire le mieux possible
des études de tètes, de mains, de plis d'étoffe' ».
Cette idée d'un groupe le hantait pourtant toujours et
c'est sa propre famille qu'il parlait un peu plus tard de pein-
dre, en y joignant Edwards qui avait accepté de venir poser,
« quoique le Salon, ajoutait-il, n'eût plus le don de l'inté-
resser »; mais à la réflexion, la sagesse l'emporte, il renonce
à ce grand projet et se résout à faire de simples natures mortes
et des études, très sûr qu'il est, dit-il, qu'en continuant de tra-
vailler encore pour apprendre et par amour de l'art, il réussira
à vivre tranquillement, à son aise, en se fortifiant de jour en
jour dans la technique de son art. Et c'est ainsi qu'au lieu d'une
grande scène il envoya au Salon qui allait s'ouvrir des fleurs
et des fruits qu'il vendit par la suite en Angleterre, plus un
portrait de sa sœur lisant qu'il ne traita pas moins sévèrement
que le Toast. Il était décidément dans une période d'énervement,
encore que ses deux tableaux eussent été bien placés, et écri-
vait à Edwards, peu après l'ouverture du Salon : « Je suis
resté quelque temps à songer sur ce qui s'était passé là-bas,
aux opinions, aux critiques. Plein de mépris pour tout\ puis
me disant que cela est ainsi, qu'il ne faut pas s'occuper
d'autre chose que de peindre; la misanthropie la plus grande,
1. Lettre du 26 juin 1865.
2. « Pour tout » est bientôt dit, mais c'était trop dire, car il excepte aus-
sitôt de ce mépris général Courbet, Corot, Millet, Rousseau, etc.
30 FANTIN-LATOUR.
Je ne sais si c'est la maladie qui vient, mais je suis dégoûté de
tout, je me sens personnel, seul de mon opinion'... »
Cependant l'heure approchait où Fantin allait renverser la
fragile barrière qui le séparait encore du monde. Ne s'avisa-t-il
pas, par une sorte de défi aux jurés comme au public, de
peindre, pour envoyer au Salon de 1867, le portrait de ce
peintre dont les œuvres provoquaient chaque année ou les
colères du jury ou les éclats de rire de la foule, le portrait de
ce Manet qui, l'année précédente, avait encore vu ses deux
tableaux refusés, dont un fifre des valtigeurs de la garde impé-
riale que Fantin jugeait « très bien, simple, très franc et très
agréable » ? Or, ce portrait, merveilleusement peint, d'un
homme élégant de sa personne et dont la tenue et le physique
contrastaient avec l'idée que les nigauds avaient dû se faire
de lui d'après ses tableaux, excita la curiosité générale et fut
un des succès du Salon. Que les choses avaient changé en
deux ans, depuis le jour où Fantin écrivait à Edwards à pro-
pos du Toast : « Je n'ai jamais eu autant de gens s'occupant
de moi : ce sont des méchancetés inouïes partout, par
exemple! Grâce à mon sujet et au portrait de Manet dedans.
Nous sommes toujours ensemble : on est plus violent pour
lui, mais plus méchant pour moi! » Cette fois-ci, ils se pré-
sentaient encore de compagnie, mais les méchancetés avaient
cessé ; les compliments commençaient et tel fut l'effet produit
par ce portrait que Fantin reçut presque sur l'heure des
propositions tout à fait inespérées.
1. Loltrodu 14 mai 1866.
LA VIE ET LA CAKUIÈllE DU PEINTRE. 31
Par son canicirado, un peu plus âgé que lui, l'estimable
peintre de chasses, comte Albert de Ballcroy, qui figure dans
V Hommage à Delacroix^ il s'était trouvé en rapport au Louvre
avec la duchesse de Fitz-Jamcs qui cultivait également la
peinture, et celle-ci lui demanda de composer un tableau des
plus considérables. « La vie prend un tout autre aspect,
écrivait-il à Edwards le 28 août 1867. J'ai le bonheur d'avoir
dans ce moment du travail et des chances d'en avoir dans
l'avenir. Je viens de l'Anjou, du château de M. de Fitz-
James', dont j'ai fait ici la femme et les quatre enfants.
J'ai été là-bas quatre jours pour disposer un tableau qui doit
représenter sa mère et ses quinze petits-enfants autour
d'elle, un tableau dans la donnée de celui de Delacroix. Au
lieu de mes camarades, ce sont tous ses petits-enfants, depuis
l'âge de deux ans jusqu'à vingt ans. J'ai petits garçons et
petites filles, demoiselles, jeunes gens, et beaucoup sont char-
mants; puis, comme personnages, ce sont les plus grands
noms de la noblesse : la duchesse douairière de Fitz-James,
les deux enfants du baron de Charette, qui commande les
zouaves pontificaux (il est descendant du célèbre Vendéen),
les cinq enfants du comte de Biron, les quatre du duc de
Salviati, grande famille italienne, et les quatre à refaire du
duc de Fitz-James. Voyez, est-ce étonnant d'être lancé dans
ce monde-là! Je me demande comment, je n'y comprends
rien. Tout cela provient du Portrait de Manet... »
Mais ce grand tableau, déjà préparé, ne reçut jamais de
1. Le château de la Lorie, près de Segré.
32 FANTIN-LATOUR.
commencement d'exécution, et le peintre qui se promettait de
redoubler d'efforts pour surmonter les difficultés d'une pareille
tâche, qui se sentait du reste en verve après avoir passé deux
grands mois à faire des portraits, n'eut pas l'occasion de se
distinguer « en allant toujours au vrai » pour réagir contre
tout ce qui lui paraissait faux dans ce temps-là. C'est lui qui
recula devant cette grosse besogne, effrayé qu'il était d'avoir
à faire poser tant d'adolescents et de bambins qui auraient
été d'assez mauvais modèles, et il donne très nettement
les raisons de son refus dans la lettre qu'il écrivit alors à la
duchesse douairière de Fitz-James : « M'étant convaincu de
la très grande difficulté du tableau que je devais faire de vos
petits-enfants, je me vois forcé de renoncer à mon entreprise,
sentant la tâche au-dessus de mes forces. Dans un moment
aussi important pour ma réputation, je craindrais de ne pas
réussir ce tableau, ce qui me ferait le plus grand tort pour
l'avenir. Après mon voyage à la Lorie et à Fontenay, j'ai
reconnu l'impossibilité d'une pareille œuvre, surtout à cause
du nombre d'enfants et de la difficulté de les faire poser... »
Whistler, hélas! avait parlé trop vite lorsqu'il avait dit à
son ami : « Je regrette bien que tu ne puisses venir me faire
une visite ; seulement la cause fait que je t'en félicite. Te
voilà maintenant vraiment lancé dans le grand monde. Bravo!
mon cher, j'en suis très heureux, et je suis sûr que le tableau
que tu vas faire et dont tu me parles sera une bien belle
chose. Envoie-moi un croquis dès que tu l'auras arrangé ! »
Les seules toiles que Fantin termina de ce côté, dès l'été de
1867, sont le portrait de la duchesse Edouard de Fitz-James et
o
y.
— —
LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 33
ceux de ses deux jeunes fils, de ses deux jeunes filles. Après
le château de la Lorie, un autre château s'ouvrit devant lui,
celui de Fontenay-Trésigny, en Seine-et-Marne, où la comtesse
de Biron, belle-sœur de la duchesse de Fitz-James, pria
Fantin de venir ébaucher le portrait de sa propre fille, afin
de le terminer ensuite à Paris ; et ce court séjour dans la Bric
lui fut presque plus avantageux que sa longue station dans
l'Anjou, puisqu'enplusdu portraitde M"" Marguerite de Biron,
qu'il se vit contraint de ne pas exposer, il recueillit là plu-
sieurs commandes de portraits qu'il exécuta par la suite : ceux
de M'"^ de La Panouse, de M"" de Chaubry, de M"" Dcmachy
et de son jeune frère, des deux MM.. de Bonneval... Au fond,
Whistler ne voyait-il pas juste lorsque, vers la même époque
il écrivait joyeusement à son ami : « Nous deux, nous pre-
nons les devants. C'est comme aux grandes courses, comme
au Derby. C'est le pur sang qui gagne! Je crois que nous
pouvons maintenant en être sûrs. Le champ est à nous »?
*
* *
Non, Whistler ne se trompait pas en poussant ce cri de joie
dans un accès de franchise et d'amour-propre; mais Fantin
était plus réfléchi, plus modeste aussi. Pour lui, entre eux
tous, les peintres indépendants, qui s'appelaient alors les réa-
listes, qui s'appelleront plus tard les impressionnistes, en révolte
contre la règle académique ou les lois de la mode, il n'y avait
pas de chef; il n'y avait que des camarades réunis par leurs
idées d'indépendance, mais bataillant chacun à sa manière, en
5
34 FANTIN-LATOUR.
touto liberté d'action, sans se ranger sous aucune bannière,
fût-ce celle de Courbet, car Fantin, tout en rendant hommage
aux puissantes qualités du peintre, n'avait pas pu demeurer
plus d'un mois dans l'atelier du maître d'Ornans. Et jamais
l'idée qu'il pût y avoir un chef parmi eux ne le choquait
davantage que lorsqu'on prétendait l'affubler, lui, de ce titre,
comme Legros avait essayé de le faire : « A propos du chef
d'école, c'est comique, écrit-il à Edwards, le 2 janvier 1867.
Voilà bien les histoires de Legros; voilà près de deux ou trois
ans qu'il dit la même chose. Je lui ai dit ceci à Paris, à son
dernier voyage : « Voyons, c'est bête; c'est un titre que le
« public donne, on ne le prend pas; aujourd'hui, c'est Manet
« que l'opinion prend pour le chef, et c'est en effet celui qui a
« le plus occupé les masses. » A ce compte-là, et s'il avait suffi
de ne pas fuir le tapage et de violenter le public pour obtenir
un titre dont Fantin ne voulait absolument pas pour lui-même,
est-ce qu'à son défaut Whistler n'aurait pas pu, sinon l'acca-
parer, du moins le partager avec l'auteur de Lola de Valence?
Fantin n'avait donc pu rien envoyer au Salon de 1868;
c'était, comme il le dit avec philosophie, une année de perdue
à rattraper; il s'y employait de toutes ses forces, mais sans
ligne de conduite bien arrêtée, et quoiqu'il fît de belles pro-
testations dans ses lettres, affirmant qu'il considérait tout le
temps passé comme une école : école d'étude d'art, école
d'après nature, école de l'espèce humaine, — c'est de celle-là,
disait-il, qu'il était le plus dégoûté; — quoiqu'il déclarât rester
à la fois « l'étudiant des œuvres du passé, au Louvre, et l'éco-
lier de la nature », il travaillait d'une façon incertaine et
LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 38
n'arrivait pas à se contenter lui-même, car il réserva le môme
sort aux deux toiles peintes pour le Salon de 1869. Il détruisit
aussi bien le Lever, qui avait été admis et représentait une
femme s'éveillant, entourée de servantes empressées à la parer
sous les rayons du soleil levant, que le tableau : Reflets
d'Orient, qui avait été refusé et montrait Schumann rêvant aux
délicieux morceaux de piano qu'il intitula de la sorte. « Der-
rière lui et autour de lui je montre au spectateur les caprices
de son rêve : c'est le reflet d'Orient. Dans le vague on voit
un intérieur de harem où dansent des aimées, intérieur éclairé
par des lanternes; autour de l'aimée, des femmes font de la
musique. Par une fenêtre entri; un rayon de lune qui vient
mêler sa lumière blanche et bleue aux lumières rose doré des
lanternes; c'est un fond très vaporeux où se combinent le bleu
et le rose doré, couleurs qui me semblent très propres au
poétique de la scène. Entreprise difficile. Que voulez-vous?
Je sens que je suis dans mon chemin; je sens en travaillant
que peu m'importe l'opinion et tout le reste. Je me fais plat'
sir\.. » Finalement, de toute cette scène, amoureusement
combinée, il ne conserva que deux figures découpées qu'il inti-
tulait Tune l'Aurore, l'autre la Nuit, et dont il fit cadeau par la
suite à son ami Edmond Maître. Triste année, en somme, que
cette année-là et où le sort semblait narguer le jeune peintre :
ne découvrait-il pas au Salon, sous une signature inconnue
de lui, certain tableau de renoncules qu'il avait donné autre-
fois à un camarade et qui figurait là en meilleure place que
son propre envoi, relégué sous les frises?
I. Lettre à Edward», du H mars 18H9.
36 PANTIN-LATOUR.
Aussi quel découragement perce alors dans ses lettres! « Je
travaille pourtant beaucoup, me;me trop; j'ai constamment des
rages de travail et je n'avance à rien. Depuis le printemps,
j'ai fait beaucoup de natures mortes; je vais en même temps
au Louvre et tout cela ne mène à rien de sérieux : une com-
mande de temps en temps, à peine de quoi vivre. Si je n'étais
incapable de faire autre chose, je renoncerais. Le Salon der-
nier a été pitoyable : un tableau refusé ; l'autre est entré par
pitié, placé tout en haut et a excité la critique générale. Les
gens les mieux disposés pour moi n'osaient pas m'en parler.
Pensez, quand ces deux tableaux sont rentrés chez moi, com-
bien ils étaient tristes à voir. L'auteur a tant de raisons pour
découvrir des défauts en plus de tous ceux qu'on lui montre !
Il faut être bien certain que c'est encore le seul travail qu'on
peut faire, pour continuer'. » Encore un effort, et les choses
allaient complètement changer de face : en envoyant au Salon
de 1870 une grande toile où il avait représenté Manet tra-
vaillant au milieu d'amis qui le regardent peindre, Fantin allait
retrouver, plus général encore et presque sans restriction, le
succès qu'il avait obtenu trois ans plus tôt, avec le portrait du
môme peintre. Et lui-même en avait le secret pressentiment
lorsqu'il écrivait à Edwards, dès le 7 avril : « Que ce serait
agréable, dites-moi, de venir voir ensemble notre Exposi-
tion, car au fond (je n'ose pas trop le dire, ayant peu de
chance), il me semble que mes efforts, cette année, devront
être remarqués! Si cela n'était pas, je serais très malheu-
reux. »
1. LeUre à Edwards, du 14 septembre 1869.
I, K JUGKME.NT DE P A II I S
Oessiii au crayon, ré|)lii|ue plus poussée du crocpiis fait au clii\t«au de Fontenay-Trésigny
le 12 Novembre 180".
Tiré d'un album de crii|uis du peintre, au Musée du Luxembourg.
LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 37
Mais si cet Atelier aux Batignolles, par ses dimensions et
les personnages mis en scène, attirait davantage l'attention
du public, l'autre tableau envoyé par Fantin au Salon de 1870,
la Lecture, où figuraient sa future femme et sa future belle-
sœur, n'était pas moins apprécié des connaisseurs, de ceux-
là mêmes qui l'avaient combattu jusqu'alors, comme l'écrit
l'artiste, tout étourdi par une réussite qui dépassait ses espé-
rances. Finalement, la troisième médaille qui lui fut alors
accordée par le jury devait récompenser indistinctement l'une
et l'autre de ces deux toiles; mais la mention n'en fut accro-
chée que sur la plus petite et la moins bien placée : la Lec-
ture, comme si les jurés eussent gardé rancune à leur justi-
ciable d'avoir encore choisi Manet pour personnage principal
de son grand tableau.
C'est enfin la vogue assurée pour le peintre et les com-
mandes semblent devoir affluer, lorsque la guerre éclate entre
la F'rance et l'Allemagne et remet tout en question. « J'étais
en train de concevoir de grands projets pour le Salon, et voilà
tout arrêté, l'argent manque, les commandos aussi... » écri-
vait Fantin à Edwards le 30 juillet, avant même que n'eussent
commencé nos désastres, mais en témoignant déjà de cette sainte
horreur de la guerre qu'il semblait avoir héritée de son grand-
père, le colonel d'artillerie. « Adieu, mon cher Edwards; je
vous prie de présenter mes respects à Madame; dites-lui com-
bien je serais désireux de lui entendre jouer ces sonates de
Beethoven. Qui sait, avec les événements, si je ne serai pas
obligé de chercher un refuge en Angleterre? L'avenir'?... »
1. Lettre du 30 juillet 1870.
38 FANTIN-LATOUR.
Non, il ne chercha pas de refuge en Angleterre et passa tout
le temps du siège à Paris, à côté de son père, mais dans la
situation la plus pénible, obligé de rester couché par les froids
les plus rigoureux pour ne pas geler dans sa chambre sans feu
et travaillant toujours, tantôt dessinant dans son lit en se
prenant lui-même pour modèle, tantôt peignant de mémoire
ou d'inspiration,.. Enfin, la guerre est finie et la Commune
n'est pas encore proclamée. Au commencement de mars,
Fantin voit arriver son ami Edwards, comme une providence.
En trouvant là tant d'esquisses, de fleurs, de natures mortes,
le harrister anglais, à qui la suppression et le rachat de sa
charge d'avoué de la marine laissaient le champ libre, devina
qu'il y avait un coup de fortune à tenter : il débarrassa
le peintre de toutes ces toiles qui l'encombraient, les dirigea
sur Londres et entreprit de les vendre à des amateurs
anglais.
L'affaire dut tourner assez vite selon les vœux d'Edwards,
car moins de trois mois après, il proposait à Fantin d'acquérir
également V Atelier aux Batignolles, et c'était là une véritable
aubaine pour le jeune peintre qui ne pouvait absolument
pas suffire à ses charges de famille. « .l'accepte avec grand
plaisir, disait-il à son ami le G juin 1871, au lendemain de
la Commune ; j'accepte avec grand plaisir ; vous me tirez
littéralement de la peine; cela me remettra complètement et
me sortira de toutes les difficultés du moment : je serai en
mesure, non seulement pour la vie de chaque jour, mais
encore je pourrai payer les cinq loyers que j'ai en arrière et
la pension de ma sœur qui est dans une maison de santé. Je
LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 39
ne saurais trop vous remercier; je vous devrai beaucoup de
me tirer de là. » Et de même qu'il s'était senti comme à bout
de forces, comme écrasé sous les coups réitérés des événe-
nements, de même, aussitôt qu'il se voit débarrassé des
inquiétudes pour l'avenir, il reprend courage et retrouve sa
belle ardeur au travail. « Il faut bien espérer, disait-il dans
la môme lettre, que l'avenir sera plus calme et que Paris
pourra reprendre un peu d'activité. Vous savez que c'est ici
qu'il faut que je me fasse une position, et j'y ai déjà tellement
lutté! Au prochain Salon, je veux me présenter avec un
tableau important, on doit pouvoir prendre sa place... Pour
les choses de la vie, je suis bien décidé. Qu'est-ce que le
temps? Rien. L'avenir est à moi, il me faut seulement passer
quelques jours difficiles. Il y aura encore des jours pour la
peinture en France, et je les veux à moi. »
Quelle grande place tiendront désormais dans la vie de
Fantin ces amis d'Angleterre qui n'étaient pas seulement des
gens à l'esprit pratique et de bon conseil, mais qui, par leur
sens des affaires, surent aussi le servir et guider dans la
partie matérielle de son existence! En effet, non seulement il
s'ouvrait à M. et M'"" Edwards do ses projets, leur communi-
quant ses idées, leur envoyant même des croquis de ses ta-
bleaux futurs; mais il s'en remettait à eux de la défense de
ses intérêts, les consultait pour tout ce qui le touchait,
fût-ce ailleurs qu'en Angleterre, et c'est grâce à leurs
soins prévoyants qu'il pourra mener une vie tranquille et
travailler à sa guise tandis qu'eux s'occuperont de placer
maintes toiles de lui, vite appréciées au delà de la Manche.
<0 FANTIN-LATOUR.
Comment donc Fantin, qui peignait pour les Expositions de
grands tableaux qui ne se vendaient pas et des portraits pour
lesquels il demandait une rétribution dérisoire, aurait-il pu
vivre s'il n'avait pas eu une petite réserve que ses amis de
Londres lui constituaient par la vente de ses tableaux, ces
admirables tableaux de fleurs que presque personne ne con-
naissait en France, qu'il expédiait directement en Angleterre,
après la belle saison, et que les acheteurs attendaient là-bas
avec impatience? Ainsi arriva-t-il que ces toiles éblouissantes
de vie et de fraîcheur aient presque toutes échappé aux ama-
teurs français, qui ne s'en seraient guère souciés peut-être, et
qu'elles aient causé une surprise à peu près générale lorsque,
reparaissant en nombre à l'Exposition rétrospective de
l'œuvre du peintre, elles éclatèrent comme un feu d'artifice
aux yeux du public émerveillé '.
i. Chose particulière : Fantin qui a peint de si nombreux tableaux de
fleurs, n'a jamais fait qu'une seule lithographie représentant des fleurs, ce
fameux Bouquet de roses (n" 26 du Catalogue Hédiard), qui fut exposé au
Salon de 1880 et que Fantin donnait aimablement, comme il faisait de toutes
ses lithographies en ce temps-là, à quiconque manifestait le désir de l'avoir,
môme sans être personnellement connu de lui. C'est cette pièce unique en
son genre et comparable, moins la couleur, aux plus jolis tableaux de
fleurs que le peintre ait brossés (ce Bouquet de roses, du reste, avait été
d'abord peint à l'huile par Fantin), qui a monté si rapidement de prix en
vente publique et qui, après avoir été cotée 21 francs, pas davantage, à la
vente Aglaiis Bouveane, en novembre 1894, puis ISo francs à la vente
van Wisselingh, à Londres, au commencement de t90i, et, très peu après,
323 francs, à la vente Barrion à Paris, a brusquement sauté à 680 francs, à la
vente Hédiard, au mois de novembre de la même année, puis à 960 francs,
sans les frais, à la vente Gerbeau, en mai 1908. Il s'agit là dune des épreuves
du 2' étal, tiré à 50 épreuves : qu'est-ce que vaudrait donc une des sept
ou huit épreuves du 1" état?
IIOUyUET DE ItOSES
l.illiii^'iapliic ur-iginale 1I88U).
c^ A A-c c<^ ->*i>.. ^^ ^ ^^ ^/.^ "^/^y*'^
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fo^ P^o^y ot^t^t/r. ^c**t^ x'T^ Ot'ttM^ ^r a-
<»«t_
l'OltTllAlT DE M»" FA.NTIN-L.VTOL'K
Salon de 1811. — A M"" Faiilin-Latour.
LA VI1-: ET LA CAURIÈIIE DU PEINTRE. 45
Mais revenons à l'année 1872. Fantin, dans son atelier
ainsi débarrassé de tant d'esquisses et d'études qui s'y étaient
accumulées depuis des années, se sentait l'esprit plus libre :
à peu près délivré de tout souci matériel immédiat, il rêvait
de frapper un coup comparable à celui qu'avait produit
V Atelier aux Batignoiles et décida de composer pour le premier
Salon qui dût s'ouvrir après « l'Année terrible », une autre
grande toile à personnages, où figureraient surtout des poètes,
de jeunes écrivains habitués du passage Choiseul et de la
librairie Lcmerre. Un Coin de table, tel était le titre de ce
tableau qui n'eut pas, tant s'en faut, un succès comparable à
celui de VAtelier, qui fut accueilli par de nombreuses plaisan-
teries traduisant les dispositions peu favorables du public,
mais qui fut quand même immédiatement acheté par un
jeune amateur anglais. A dater de ce jour, cependant, l'horizon
s'éclaircit singulièrement devant Fantin. En 1873, il envoie
au Salon deux toiles qui sont également appréciées : d'abord
un portrait de femme lisant, qui n'est autre que celui de sa
future femme; ensuite une nature morte : Coin de table, sorte
d'étude préparatoire pour le précédent tableau portant le
même titre et qui fut, après la mort du peintre, une des toiles
les plus regardées à l'Exposition de l'École des Beaux-Arts.
Au Salon de 1874, il n'expose que des Fleurs et objets
divers; mais il se rattrape l'année suivante en envoyant deux
tableaux qui consolident sa réputation naissante et dont
l'un, le double portrait de M. et M""" Edwards, fut vite classé
parmi ses plus célèbres, tandis que l'autre, le portrait de
M"* E. Crowe, très goûté par les gens du métier, avait beau-
46 FANTIN-LATOUR.
coup moins frappé les visiteurs ordinaires : une seconde mé-
daille fut la consécration de ce double succès que le père du
peintre ne put pas connaître, car le vieillard, très affaibli depuis
quelque temps, s'était éteint à la veille de l'ouverture du Salon
de peinture, « Tous les succès, même la médaille, écrivait
Fantin à Edwards le 26 mai 1873. Me voilà hors concours et
les jurys ne se mêleront plus de mes affaires; cela est vrai-
ment singulier, ce succès!... Je suis bien étonné que vous
n'ayez rien; il me semblait que c'était votre tour, mais c'est
que vous êtes étranger. Mais Lhermitte, cela est étonnant :
il n'est pas étranger. Enfin la justice des hommes... » En
deux ou trois ans, Fantin avait donc gagné beaucoup de
terrain; il se sentait désormais sûr de lui, ne comptait plus
que de timides adversaires, qui faiblissaient de jour en jour,
et n'avait qu'à marcher droit devant lui. Dans ces conditions-
là, quel plaisir ce dut être pour lui que de faire, à l'automne
de 1875, une tournée en Belgique et en Hollande où l'accom-
pagnaient son ami Edwards et M. et M"° Dubourg en qui, par
élan réciproque du cœur et de l'intelligence, il allait trouver la
femme prédestinée à porter son nom 1 Comme il était loin —
heureusement pour lui — du temps où il écrivait à Edwards :
« Si je me mariais? Non. La femme n'est pas pour moi; je la
rendrais trop malheureuse ' ! »
Mais la fin de cette année-là lui réservait encore une rare
jouissance : il allait entendre exécuter pour la première fois
en entier \e Roméo et Juliette de Berlioz, dont il n'avait pu con-
1. Lettre du 3 février 1865.
LA VIK ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 47
naître encore que des fragments épars aux Concerts populaires
de Pasdeloup, et l'impression qu'il ressentit aux Concerts du
Châtelet fut si profonde qu'immédiatement il sentit le besoin
d'épancher son admiration débordante. Il avait tout de suite
brossé une esquisse, tracé un dessin, préparé une lithogra-
phie dont le sujet était toujours le même, où il se représen-
tait, lui, le peintre, apportant une couronne au pied d'un
monument devant lequel se tient la Muse de l'histoire en
deuil, autour duquel se groupent ou pleurent les héroïnes
célébrées par Berlioz. Cependant, une petite esquisse ou une
simple lithographie ne suffisaient pas à traduire son enthou-
siasme : il prenait une grande toile, y transportait les mômes
personnages en grandeur naturelle, et envoyait au Salon de
1876 ce tableau considérable, dont le caractère allégorique,
le titre un peu vague : r Anniversaire et aussi l'inscription
tracée sur le monument : A Berlioz, ne furent pas sans inquié-
ter le jury et troubler les visiteurs du Salon qui n'étaient
encore, ni les uns, ni les autres, ralliés à Berlioz et s'éton-
naient qu'on pût lui rendre un tel hommage. Aussi, cette
toile, en signe de désapprobation qui s'adressait peut-être
autant au compositeur qu'au peintre, fut-elle accrochée au
plus haut des murs du Palais de l'Industrie et ne valut-elle à
l'auteur, de la part des meilleurs juges, que des compliments
peu nombreux, perdus au milieu de restrictions ou de
franches critiques formulées par nombre de gens qui n'étaient
pas fâchés de faire payer ses récents succès au jeune peintre.
Et si la voix d'un ami lui dut être agréable à entendre dans
un tel conflit de blâmes et d'éloges, ce fut sûrement celle de
48 FANTIN-LATOUR.
Léon Valade, le délicat poète, un des convives du Coin de
table, qui accorda son luth et adressa vite à Fantin le joli
sonnet que voici :
Sur la tombe où tu viens, Musc de l'harmonie,
Pleurer! — vois : consolant ta muette langueur,
Un groupe lumineux chante et rayonne en chœur,
Fait des créations vivantes du génie.
C'est Didon, soupirant sa jalouse agonie,
Marguerite, l'enfance adorable du cœur,
Juliette, jetée au bras de son vainqueur
Par le premier amour plein d'extase infinie...
La froide Mort a pris le fils d'Orphée en vain :
Le bon peintre, dévot au maestro divin,
S'isole au premier plan dans une pose austère ;
Et cette vision, ce rôve glorieux
Du triomphe posthume emplit l'àme et les yeux
Pensivement baissés du pieux donataire.
*
* *
Ce n'est pas seulement Berlioz qui fondit sur Fantin et
le terrassa d'admiration en cette année 1876, Berlioz, dont
il avait religieusement écouté les Troyens à Carthage, au
Théâtre-Lyrique, quelque treize ans auparavant; c'est égale-
ment Wagner dont il s'était déclaré l'ardent défenseur d'après
ce qu'il avait pu entendre de lui dans les concerts, mais de
qui il n'avait jamais vu un drame entier se dérouler à la
scène, avec toute la pompe décorative et tout l'appareil théà-
L ANM VKIISAIHE
Salon de 1891). — Musée de (ireiiuble.
LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 49
tral que demandaient ces créations de génie. Et, tout à coup,
par l'heureuse entremise d'un ami qui lui offre un billet
disponible, il se trouve transporté en pleine Bavière, au pied
de la colline où le théâtre érigé spécialement pour la repré-
sentation de l'Anneau du Nihelung vient d'être inauguré; il
assiste lui-même à la troisième série de ces fêtes mémo-
rables et en rapporte des impressions tellement vives, des
souvenirs tellement précieux, qu'il en parlait encore avec
émotion de longues années après. Et devant Wagner comme
en face de Berlioz, comme en face de Schumann, — « Schu-
mann est avec Wagner la musique de l'avenir », écrivait-il à
ses parents dès 1864, — il faut que son enthousiasme éclate
aux yeux de tous, par des créations pour lesquelles il fait
appel tour à tour au crayon de couleur, au crayon lithogra-
phique, enfin à ses pinceaux.
De ce jour-là, par suite de la double commotion qu'il a
ressentie, le poète qui sommeillait en lui va se manifester;
le poète, enflammé d'admiration, va donner libre cours à
son imagination créatrice, en puisant dans les chefs-d'œuvre
de la musique nombre de scènes allégoriques, dramatiques
ou fantastiques, celles pour lesquelles, plus tard, il marquera
peut-être les préférences les plus vives, parce qu'elles auront
jailli tout entières de son cerveau sans qu'il ait eu besoin
d'aucun modèle ni d'aucune aide extérieure. Est-ce que
ce ne fut pas là, somme toute, et sous le coup d'une in-
fluence du dehors, l'explosion de désirs qu'il sentait bouil-
lonner en lui depuis des années et qu'il laissait percer dès
1869, dans une lettre à Edwards : « Je fais toujours des
7
50 FANTIN-LATOUR.
natures mortes, mais mon moi, que je découvre tous les
jours, veut paraître. Plus maintenant d'essais d'enfant. Les
esquisses que je faisais depuis longtemps : la Féerie, que
Whistler a chez lui et que j'exposais aux Refusés en 1863;
celle de Tannhœuser, à l'Exposition de 1864, et bien des
esquisses que vous avez pu voir chez Whistler, ou celle de
Ridley, que je me rappelle que vous aviez trouvée bien, j'y
reviens plus de jour en jour. Depuis deux ans les portraits
que j'ai faits m'y ont poussé beaucoup. En face des meilleures
choses que j'aie faites, j'avais toujours cet idéal devant moi :
faire, représenter avec le plus de réalité possible ces rêves,
ces choses qui passent un moment devant les yeux'... »?
Le 16 novembre 1876, le mariage de Fantin avec M"^ Vic-
toria Dubourg, qu'il avait connue au Louvre (ne leur était-il
pas arrivé de copier ensemble le Mariage mystique de sainte
Catherine, du Corrège, sans s'adresser un mot?), fut célébré à
l'église Saint-Thomas d'Aquin dans la plus stricte intimité,
ni Scholderer, ni les Edwards qu'il aurait désiré avoir,
n'ayant pu venir. Les deux témoins du peintre étaient natu-
Tellement ses deux grands amis : Edouard Manet et Edmond
Maître, et ceux de la jeune fdle : d'abord un ami de la famille,
Paul Hedler, puis le graveur Henri Valentin qui, certain jour,
au Louvre, avait présenté le peintre à M"® Dubourg. A partir
de son mariage, l'existence de Fantin, déjà si peu accidentée,
se déroula dans un calme absolu, dans le tranquille bon-
heur qu'il avait prévu et annoncé d'avance à ses amis d'An-
1. Lettre à Edwards, du 21 mars 1869.
LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. SI
gleterre, en les remerciant de leurs vœux : « A moins de
choses indépendantes de nous deux, je crois que je vais «Hre
heureux; nous nous connaissons et nous convenons très bien'. »
Le goût du chez soi, dès lors, l'envahit de plus en plus :
toutes les journées passées à l'atelier, à peindre en com-
pagnie de sa femme; (juelque sortie hâtive avant le dîner,
puis, le soir, la lecture en commun à haute voix ou quelques
esquisses, quelques croquis jetés sur des bouts de papier;
l'été venu, un séjour de trois mois environ au village de Buré,
dans l'Orne, où sa femme avait un petit bien de famille, et
tous les ans, l'envoi régulier au Salon de peintures, de pastels,
de lithographies, fruits de ce labeur incessant, sans parler des
nombreux tableaux de fleurs qu'il fait à la campagne et qu'il
expédie tout droit à Londres. Dès l'année suivante, en même
temps que ses pastels des Filles du Rhin et de la Scène finale
de la Walkyrie témoignaient de la profonde impression qu'il
avait ressentie à Bayreuth, il exposait au Salon un nouveau
portrait de sa femme et un groupe : la Lecture, où sa belle-
sœur figurait avec une amie (ici se place un voyage qu'il fit en
Belgique avec sa femme et M"" Charlotte Dubourg, à l'occa-
sion du centenaire de Bubens); puis il réunissait sur la toile
M. et M'"'' Dubourg, sa femme et sa belle-sœur dans cette
admirable Famille D..., peu regardée au Salon de 1878, mais
mieux appréciée cinq ans plus tard, à l'Exposition des Por-
traits du siècle; enfin, en 1879, il se mettait en évidence au
Palais de l'Industrie avec un groupe qui fut des plus remar-
1. LeUre du 13 septembre 1876.
52
FANTIN-LATUUR.
qués : Dans C atelier. Ces succès, se suivant presque sans inter-
ruption, ne pouvaient faire autrement que de désigner Fantin
pour une distinction que tant d'autres peintres plus jeunes que
lui avaient déjà obtenue : le 27 juillet de cette année, il était
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Magasin de Deuil. — Mourning orders carried oui ;it a mornrnfs notice by Ihe
D(reary) Family.
i/rtf/asm de Deuil. — I-es commandes sont exécutées sur l'heure par la Famille
U((3solée).
Caricaturo du Miuk, do Londres, d'après la Famille D... (7 juin 1879).
nommé chevalier de la Légion d'honneur et, par une reconnais-
sance bien naturelle, il choisissait pour son parrain dans
l'Ordre celui-là même qui, juste vingt ans plus tôt, avait re-
cueilli ses premiers tableaux refusés par le jury et avait
convié le public à les venir voir : le peintre Bonvin.
Les années se suivent et se ressemblent toutes alors dans
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LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 53
la vie de Fanlin, et l'énumération de ses œuvres capitales sulfit
à marquer les étapes de cette carrière si sérieusement pour-
suivie, à l'écart de toute coterie et sans l'ombre d'intrigue.
Voici d'abord \k Scène finale du Rheingold, du Salon de 1880,
qui, quatre ans plus tard, par le succès qu'elle remporta h
l'Exposition d'Anvers, valut au peintre la décoration de l'Ordre
do Léopold ; voici les portraits séparés de M"" Riesener ( 1 880) et
de M"" Callimaki-Catargi (1881), les deux modèles qui avaient
déjcà posé pour Dans C atelier. Voici cette délicieuse Brodeuse,
portrait de la belle-sœur du peintre, toujours en 1881,
l'année môme où il obtint pour la lithographie une... mention
honorable et où il faisait avec sa femme un quatrième voyage
en Angleterre. Ensuite arrivent, en 1882, les portraits de
M""* Henry Lerolle et de W" Léon Maître, plus une étude au
pastel d'après sa belle-sœur; en 1883, un nouveau portrait
sans nom, celui de sa femme, et le pastel de ï Aurore; au
Salon triennal de cette même année, son propre portrait, le
dernier de lui qu'il dût faire, et, entre tous ces travaux, sa
nomination de Membre de VInstitule, à Londres, dont il se trouva
fort honoré, le 28 février 1883. L'année 1884, par grande
exception, se passa sans nouveau portrait; il expédia au Salon
la Nuit de printemps, qui figura cette môme année à VInstitute
de Londres, comme envoi du nouveau membre, et l'Etude,
qui avait paru l'année précédente à VAcademy; mais l'année
suivante, il se rattrapait en exposant sa dernière grande toile :
Autour du piano, avec quatre des lithographies qu'il avait
composées pour illustrer le Richard Wagner d'un de ses
modèles, tandis qu'il envoyait à l'Exposition d'Anvers, outre
Si FANTIN-LATOUR.
sa Brodeuse, un deuxième portrait de M"'* Léon Maître, pnV-
senté sous le titre, qui n'a jamais varie';, de Rêverie.
En 1880, il donnait au Salon de Paris, comme peintures,
le portrait de M. Léon Maître avec le Venmherij, de Tann-
Imuscr; puis, en 1887, le portrait de sa beile-sfeur, daté de
1882, et celui de l'auteur de ces lignes, qu'il venait de faire;
enfin, après la Damnation de Faust et l'Or du Rhin, exposés en
1888, les derniers portraits qu'il dût consentir à peindre :
celui de M. Ricada, accompagné de la toile Immortalité, au
Salon de 1889, et ceux de M"^ Sonia Yanowski, sa nièce, et de
M™" Léopold Gravier, en môme temps que le pastel du Juge-
ment de Paris, au Salon de 1890. A partir de ce jour-là, Fan-
tin, comme pour protester contre les éloges qu'on accordait
trop exclusivement, selon lui, à ses portraits, n'en fera plus
aucun et n'enverra au Salon que des sujets d'imagination, ins-
pirés par la musique, la mythologie ou la fantaisie pure, notam-
ment : Danses et la Tentation de saint Antoine en 1891 ; Hélène
et le Prélude de Lohengrin en 1 892 ; ensuite le Songe et Parsifal,
r Aurore, les Troyens à Carthage , les Raigneuses, Vision, d'après
VOheron de Weber; la Toilette, la Nuit, une seconde Tentation
de saint Antoine, le Lever, Andromède, Ondine, encore des Bai-
gneuses, ces deux derniers tableaux exposés en 1899. Et ce fut
aussi la dernière fois qu'il envoya quelque chose au Salon :
après avoir fourni sa part à l'Exposition centennale de 1900
(ce qui lui valut la rosette d'officier de la Légion d'honneur)
et s'être donné le malin plaisir de présenter là, en pleine
gloire, sa Féerie, reléguée en 1863 au Salon des Refusés, il se
retira sous sa tente et n'exposa plus jamais rien.
LA VIE ET LA CAEIRIÈRE DU PEINTRE. 55
Il n'en travaillait pas moins pour cela; mais ses tableaux
allaient directement de la rue des Beaux-Arts à la rue Laf-
fîtte, où son ami Tempelaere les montrait aux amateurs et
n'était pas long à les vendre. Au surplus, un peu de gloire
lui était arrivé sur le tard : l'administration des Beaux-Arts
avait racheté en Angleterre et placé au musée du Luxembourg
son Atelier aux Batignolles ; la Ville de Paris acquérait Hélène
et la Tentation de saint Antoine; la ville de Grenoble réparait
la bévue qu'avait commise autrefois l'adjoint préposé aux
beaux-arts en dédaignant l'Anniversaire, et achetait ce tableau
que le peintre avait envoyé à l'Exposition locale de 1899; le
musée de Pau acquérait les Danses et celui de Bruxelles :
Dans P atelier (de 1879), tandis qu'Anvers s'assurait d'un an-
cien portrait du peintre, daté de 1858; Lyon de la Lecture et
Berlin du portrait de la femme du peintre, fait en 1883;
enfin la haute situation que Fantin avait conquise en Belgique
lui valait d'être promu officier dans l'ordre de Léopold, en
1894, après l'Exposition universelle d'Anvers.
Mais en combien d'autres circonstances n'avait-il pas eu
lieu d'être satisfait de la tournure que prenaient les choses?
Une exposition de ses lithographies, qu'il avait faite à Kensing-
ton en 1898, décidait le British Muséum à acquérir une grande
quantité de ses compositions sur pierre; une exposition du
môme genre, organisée par M. Léonce Bénédite, Tannée
suivante, au musée du Luxembourg, n'avait pas été moins
heureuse et l'avait décidé à donner à ce musée presque toutes
ses lithographies; enfin une exposition de ses dessins originaux
avait attiré beaucoup de monde chez Tempelaere en 1901 et
56 FANTIN-LATOUR.
lui avait prouvé que ce n'était pas seulement ses peintures que
prisaient et recherchaient les véritables amateurs. Or, le succès
de ces expositions toutes spéciales, et qui ne s'adressaient
pas au grand public, lui avait été particulièrement agréable,
car, en ces dernières années et, comme par un mouvement
naturel de retour sur son passé, il affectionnait particulière-
ment ces compositions en noir, par où il s'était échappé des
réalités de la vie, où sa fantaisie et son imagination s'étaient
librement épanchées tant que le peintre, admis et classé pour
ses portraits, ne s'était pas senti assez fort, s'il traitait ces
scènes de rôve en couleur, pour les imposer d'abord au jury,
puis au public.
Il avait eu également la chance, en approchant de la fin de
sa vie, de rencontrer deux hommes avec qui il s'était vite
accordé et qui lui avaient marqué un dévouement sans bornes :
l'un, Gustave Tempelaere, dont il avait fait la connaissance à
l'enterrement de Bonvin', qui s'était attaché à sa fortune et
était devenu pour lui un véritable ami, d'excellent conseil;
l'autre, Germain Hédiard, qui, depuis le jour où il s'était pré-
senté timidement chez le peintre afin de l'interroger au sujet
de ses lithographies, n'avait fait que monter dans son estime
et son affection, tant il apportait dans les moindres travaux
1. « Je reviens de Saint-Germain, où est mort Bonvin, écrivait-il à M"" Ed-
wards, le 21 décembre 1887. On l'a enterré à midi, là-bas, dans le cimetière du
Pecq, au bas de la terrasse que vous connaissez bien. La cérémonie a été des
plus tristes. Très peu de monde; rien d'officiel, rien de la direction des
Beaux-Arts. Voilà un des meilleurs peintres de ce temps disparu, et sans que
le monde s'en doute. Et l'on ne fait rien pour ses funérailles! Pas un mot
de discours!... »
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LA VIE ET LA CARRIÈRE DU PEINTRE. 57
qu'il entreprenait, outre un goût très prononcé pour l'art litiio-
grapliique, un esprit très précis, un amour de l'exactitude la
plus minutieuse, qui étaient bien propres à ravir Fantin. Aussi
fut-ce un gros chagrin pour ce dernier de voir disparaître
inopinément celui qui avait dressé un catalogue si clair de
ses lithographies, qui s'apprêtait à le compléter et qui avait
déjà réuni force renseignements très développés pour s'oc-
cuper de l'homme et du peintre après avoir scrupuleusement
étudié le lithographe. Peu d'années auparavant, en 1898, Fantin
avait déjà vu partir l'ami qui, sans être peintre et justement
parce qu'il ne maniait pas la brosse, avait peut-être été son
compagnon le plus fidèle et le plus clairvoyant dans la vie, notre
cher Edmond Maître, à qui l'attachaient tant de préférences
communes en peinture, en musique, en littérature, et tant de
souvenirs des années de jeunesse et de combat pour l'art.
Cette double perte avait été très vivement ressentie par
Fantin; la disparition subite d'Hédiard, en particulier, au mois
de mars 1904, lui avait été des plus sensibles; mais qui donc
aurait cru que, vigoureux comme il l'était et de santé toujours
égale, il ne survivrait que peu de mois à son zélé commenta-
teur? A l'été de cette même année, il était parti, comme tous
les ans, pour sa campagne de Buré, où il allait chercher le repos
et ses fleurs bien-aimées, et c'est de là qu'il expédiait à
M"»^ Edwards, le 18 juillet, un court billet où il gémissait de
l'indilTérence avec laquelle on avait appris chez nous la mort
du peintre anglais Watts : « Ici, on ne paraît pas se douter du
grand artiste qu'il était! La mort de Lenbach n'a pas eu plus
de retentissement. Drôle de temps! » Dans les premiers jours
8
58 FANTIN-LATOUR.
d'août, il avait eu le plaisir de recevoir la visite du fidèle Tein-
pelacre accompagné d'un de ses fils, — une photographie a
conservé le souvenir de cette dernière réunion des deux amis,
— et quelques semaines après, le matin du 25 août, à l'heure où
des amis du voisinage arrivaient pour déjeuner chez lui, Fantin,
tout à coup, fut pris d'un très violent malaise et tomba comme
foudroyé, dans son jardin, entre les bras de sa femme et de sa
belle-sœur.
Mais c'est à Paris qu'il devait dormir son dernier sommeil.
Le l*"" septembre, ses funérailles étaient célébrées à l'église
Saint-Germain-des-Prés, sans honneurs militaires, sans pompe
officielle ni étalage de décorations, mais avec la noble sévérité
qui convenait pour un artiste si modeste et si simple, atté-
nuée seulement par l'éclat des fleurs, ces fleurs que le
peintre aimait tant et qu'il faisait vivre en quelque sorte sur
la toile. Après quoi, ses amis et ses admirateurs l'accompa-
gnèrent à sa dernière demeure, au cimetière Montparnasse,
où le directeur des Beaux-Arts, M. Henry Marcel, louait avec
beaucoup de chaleur et de pénétration l'artiste et l'homme;
où le peintre Eugène Carrière saluait brièvement, au nom des
artistes, l'aîné, l'ami, le maître qui leur avait indiqué quelle
route il convenait de suivre, tout droit, sans défaillance.
CHAPITRE II
CROUPES ET PORTRAITS D'ARTISTES
ET D'HOMMES DE LETTRES
Il y a trente-sept ans environ que je me liai avec Fantin-
Latour, et mes premières rencontres avec un artiste encore
très discuté, mais qu'un de mes amis saluait déjà comme un
des futurs maîtres de la peinture, sont restées aussi pré-
sentes à mon souvenir que si elles dataient d'hier. En 1871,
au lendemain de la Guerre et de la Commune, j'étais dans tout
le feu de mon initiation aux chefs-d'œuvre de Wagner, de
Berlioz, de Schumann, de Brahms, etc. Toutes les soirées que
j'avais de libres, je courais les passer chez un nouvel ami,
que j'avais connu par des camarades travaillant comme lui
dans les bureaux de l'Hôtel de Ville, et là, chez Edmond
Maître, « érudit sans pair, férocement spirituel, cruel à la
bêtise et solide conseil », comme a dit de lui Verlaine, il
m'arrivait constamment de me trouver avec Pantin. Maître
et lui s'étaient connus six ou sept ans plus tôt, au café de
Bade, où se tenaient, autour de Manet, les assises de la jeune
école de peinture, et, vite, ils s'étaient liés de la plus solide
60 FANTIN-LATOUR.
amitié. Le temps des réunions de jeunesse et des discussions
d'art au café avait pris fin; mais Fantin venait chez son ami
tous les soirs, et, tandis que nous nous installions au piano,
Maître et moi, pour deux ou trois bonnes heures, lui fumait
sans mot dire ou se promenait dans la chambre en mordillant
sa courte moustache, comme s'il se fût ainsi mieux pénétré de
la musique. Aux approches de minuit, nous quittions la rue
Taranne,où demeurait Maître', et nous tirions chacun de notre
côté, Fantin vers le Luxembourg; moi, vers l'Hôtel de Ville...
Ainsi se nouèrent, entre Fantin et moi, sous les auspices du
plus sûr des amis, des relations que le temps n'avait fait que
resserrer, et voilà comment je me suis trouvé connaître à
fond, quitte à l'appuyer encore de mes recherches personnelles,
l'histoire de tant de tableaux dont j'entendis si souvent parler,
en particulier des toiles que j'appellerai « historiques » de
Fantin-Latour.
Mais quels peuvent bien être, allez-vous dire, les tableaux
et portraits historiques d'un peintre qui n'a jamais fait d'his-
toire? Eh! mais tout simplement ceux qui pourront présenter,
dans la suite, un intérêt historique; ceux où revivront quel-
ques-uns d'entre les contemporains de l'artiste : écrivains,
peintres, musiciens, etc. Les Primitifs, Van Eyck, Memling, etc.,
introduisaient souvent dans leurs tableaux de sainteté des
portraits de seigneurs, supérieurs de couvents ou autres;
mais ce n'étaient là que des figures accessoires, indépendantes
1. Ces maisons de l'ancienne rue Taranne existent encore; elles forment
les numéros impairs du boulevard Sainl-Germain, en arrière de la statue de
Diderot, depuis la rue de Rennes jusque la rue des Saints-Pères.
Andromède'
Salon de 1898. — A M. Gorjeu.
PORTRAITS D'ARTISTES ET D'HOMMES DE LETTRES. 61
du sujet principal : simple hommage aux personnes ou aux
familles qui les faisaient travailler. Rembrandt, dans ses cé-
lèbres Syndics, Van der Helst et surtout Franz Hais, sont les
premiers maîtres qui aient osé composer des tableaux avec de
simples réunions de personnages contemporains, tableaux
dont tout le mérite est dans la qualité de la peinture, dans la
vérité de la représentation, et qui, tout en étant dépourvus
de sujet proprement dit, acquièrent avec le temps, par ces
portraits, le sérieux et la valeur d'un document historique. La
condition essentielle, pour entreprendre sans témérité une
composition de ce genre, où tout l'intérêt se concentre sur des
figures non agissantes, est d'être un portraitiste de premier
ordre. Or, ce qu'ont fait Rembrandt et ses contemporains,
Fantin-Latour fut le premier à le tenter de nos jours, à con-
cevoir et à exécuter d'importantes compositions dans le genre
de celles des maîtres flamands.
*
Fantin n'a pas produit moins de quatre grandes toiles de
cette catégorie, et toutes les quatre, outre qu'elles sont déjà
classées parmi les meilleurs morceaux de peinture de ce temps,
offrent une valeur historique en raison de la notoriété et même
de la célébrité dont jouissent à présent la plupart des modèles
que le hasard des circonstances a fait poser devant le peintre.
Il faut bien savoir, en effet, que jamais Fantin n'aurait donné
place à n'importe qui dans ses tableaux, en raison d'une noto-
riété plus ou moins grande ; il aurait bien plutôt écarté de ses
62 FANTIN-LATOUR.
compositions quiconque lui aurait paru avoir trop d'importance
et devoir attirer devant ses toiles la troupe des badauds, en
quête de portraits de gens connus, et non pas seulement les
peintres ou les vrais amateurs de peinture : il ne voulait
pour ses tableaux d'autres juges que ceux-ci. Je le répète :
hasard des circonstances, relations plus ou moins suivies,
sympathies plus ou moins vives à tel ou tel moment de la
vie, il n'y eut pas d'autres raisons que celles-là dans le choix
que Fantin fit de ses modèles, et c'est ce qui explique pour-
quoi, entre eux tous, trois seulement, ses amis de la première
heure : Edouard Manet, Whistler et Edmond Maître, ont dû à
l'ancienneté de leurs rapports avec Fantin de figurer dans
deux de ses grands tableaux.
La première de ces compositions est aussi la seule qui, par
son titre môme et en raison des écrivains et artistes militants
groupés autour d'un portrait ou d'un emblème, ait le caractère
d'une consécration, d'un hommage; où le peintre, en un mot,
ait voulu affirmer ses préférences personnelles. Il venait de
suivre, avec Baudelaire et Manet, le convoi funèbre de Dela-
croix, et revenait du Père-Lachaise en maugréant avec ses amis
contre le médiocre concours de monde qu'avait attiré l'enter-
rement d'un tel maître, lorsqu'ils furent rejoints par des « cro-
que-morts » qui portaient, tels des marchands d'habits, tout
le costume d'académicien de Delacroix : la famille avait oublié
de le reprendre. A cette vue, une généreuse indignation secoue
le peintre de vingt-sept ans; l'idée de protester par un hom-
mage public contre le peu de solennité de ces funérailles tra-
versa son esprit, et ses amis s'y associèrent d'enthousiasme.
PORTRAITS D'ARTISTES ET D'HOMMES DE LETTRES. 63
Pondant dos mois, Fantin brossa doux, trois, quatro projots,
où il s'offorçait d'associer des personnages modernes et des
figures allégoriques; Baudelaire lui proposait même une idée
d'apothéose où il aurait groupé tous les génies : Shakespeare,
Gœthe, Byron, etc., dont Delacroix s'était inspiré, mais le
peintre hésitait toujours.
Un jour enfin, certain tableau de Franz liais, dont il lui fut
donné de voir une copie faite par le peintre belge Dubois, le
tira du doute : il renonça à toute idée d'allégorie et décida de
ne mettre sur sa toile que des personnages réels. Duranty
amena Champfleury (ce qui fît faire la grimace à Baudelaire,
habitué à se considérer comme le défenseur attitré du roman-
tisme et de Delacroix, tandis que Champfleury n'était pour lui
que le porte-voix do Courbet, de l'école réaliste), et bientôt
se trouvèrent rassemblés autour du portrait de Delacroix :
Whistler, bien pris dans une redingote serrée à la taille et
portant des fleurs; Fantin lui-même, en corps de chemise et
le pinceau à la main; Duranty, le critique, et les peintres
Alphonse Legros et Louis Cordier; puis Champfleury, Baude-
laire, Manet, Bracquemond et le peintre Albert de Balleroy.
Mais il paraît que d'autres avaient dû figurer là. « Legros et
moi, nous viendrons à Paris pour poser quinze jours avant le
Salon, écrivait Whistler à Fantin, le 3 février 1864; garde-
nous donc deux bonnes places. Peut-être Rossetti aussi; il m'a
dit qu'il serait très fier de te poser. Il a une tête superbe et
c'est un grand artiste ; tu l'aimeras beaucoup. De Balleroy est
bien, pour les raisons que tu donnes; mais pourquoi Ribot?
Fantin, ton tableau va être très beau; la grande masse de lu-
64
FANTIN-LATOUR.
mière fait bougrement bien. Cela va être très heureux pour toi,
car c'est un tableau qui attirera forcément l'attention... »
Il l'attira, c'est positif, mais d'une autre façon que ne
l'espérait Whistler, qui laissait échapper dans cette même
lettre un aveu bien caractéristique : « Ah! je voudrais bien
savoir un peu de ce que tu sais! Je viens d'avoir une mau-
MOI ET DELACHOIX, AVEC MES AMIS AUTOUR, PAR FANTl.N
On est prié de remarquer la supériorité de celle belle réclame sur celles distri-
buées par le Bon Diable (49, rue de Rivoli).
Caricature de Oill d'après VBommagc à Delacroix {te Salon pour rire, 1864).
vaise journée : est-on malheureux de faire mauvais! » Comme
elle fut mal placée, en effet, au Salon de 1864 et combien ne
provoqua-t-elle pas de fines plaisanteries, avec ses person-
nages inactifs, cette toile qui, depuis lors, reparut avec éclat,
d'abord en Angleterre, à deux reprises; ensuite à Paris à la
seconde Exposition des Portraits du siècle, en 188a ; à l'Exposi-
tion centennale de 1889, et, plus récemment, à Glasgow, d'où
elle ne revint que pour entrer dans la riche collection de
A» ^
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PORTRAITS D'ARTISTES ET D'HOMMES DE LETTRES. 65
M. Moreau-Néiaton et, par la suite, au Louvre, avec tous les
autres tableaux du généreux donateur!
Il en est d'une toile comme d'une œuvre musicale : il est
bien rare qu'elle disparaisse tout entière et qu'il n'en reste
LE TESTAMENT DE CESAR GIRODOT, PAR FA N T IN-L ATOUR
Le tableau est navrant de tristesse. On vient de délivrer les legs. Les légataires
sont furieux et désolés. Le plus important, celui du milieu, est, à son grand regret,
héritier du sac à charbon qu'il vient de revêtir et de vieilles graltures de palette.
Son voisin de gauche, d'un soulier, vieu.x serviteur de Balzac; celui de droite, d'un
reste bien sec de blanc de zinc; sou camarade, d'une vessie de vert Véronèse. Les
autres n'ont rien que du noir, sauf un seul, moins attristé peut-être, qui recueille
avec soin le chien du maître.
Caricature de Bertall d'après l'Hommage à Delaci'oix {Journal ammani , 4 juin 1881).
pas quelque fragment, lorsque c'est l'auteur lui-même qui a
entrepris de l'anéantir. Tel est, en effet, le cas du tableau : le
Toast, admis au Salon de 1865, qui réunissait autour d'une
table les camarades habituels de Fantin et le peintre lui-même
montrant à ses amis la figure de la Vérité, quoique l'artiste
9
68 FANTIN-LATOUR.
ait détruit aussitôt cette composition qui le choquait, après
qu'il l'eût jugée au Salon, par ce mélange inexplicable du nu et
du costume moderne, autrement dit de l'allégorie et de la
réalité. Les personnages que Fanlin avait groupés là, le verre
en main et portant un toast à la Vérité, comme le peintre
les y engageait du geste, étaient ses modèles ordinaires :
Manet, Bracquemond, Vollon, Cordier, Whistler qui avait très
naïvement demandé d'avoir « la belle place, celle du devant »;
à quoi Fantin avait consenti très volontiers, d'abord pour le
remercier de toutes ses amabilités, ensuite et surtout parce
que Whistler devait poser vêtu d'une robe japonaise et qu'une
robe japonaise, au premier plan, tentait singulièrement le
peintre. « Le sujet court dans le monde artistique, écrivait
Fantin à Edwards, le 3 février 1865; on en parle beaucoup. Il
y a une colère générale; je suis un poseur, prétentieux, fou;
un aplomb inouï! Ces messieurs qui sont les amants de la
Vérité! Puis les hauts cris. Une femme nue avec des gens à
table, c'est incroyable, et vous ne vous imaginez pas quelle
colère c'est déjà. Signe que je frapperai juste. Je crois que
cela fera son chemin et nous allons voir du drôle à présent.
Moi, il me semble que cela me donne des forces... »
Après avoir fait et refait cette toile, après l'avoir conçue
et retouchée de diverses façons, en fondant finalement en un
seul deux tableaux d'abord distincts dans sa tète, — « le Repas
est entré dans la Vérité et la Vérité dans le Repas », disait-il
encore dans la lettre citée plus haut, — après avoir défié le
tiers et le quart lorsqu'il était dans le feu de la composition
et crié que le peintre était prêt à recevoir des coups, mais
PORTRAITS D'ARTISTES ET D'HOMMES DE LETTRES. 67
qu'il saurait résister par l'étude et le travail, ne s'était-il pas
calmé subitement à mesure qu'il approchait de l'heure déci-
sive, et ne félicitait-il pas Edwards de la chance qu'il avait de
ne pas figurer dans un « tableau véritablement fait pour des
fous »? Finalement, il écrivait à son ami de Londres : « Vous
auriez été content si vous m'aviez vu la semaine dernière, depuis
sept heures du matin jusqu'à sept heures du soir exactement,
tellement que ma famille a été pour la première fois de ma vie,
je crois, étonnée et subjuguée. Je les avais à mes ordres autour
de moi. Debout au chevalet, courant à la glace au bout de
l'atelier, pour voir mon tableau retourné. Je faisais des lieues
ainsi. Les premiers jours, j'ai cru que je n'y résisterais pas;
je me sentais perdu, le sang bourdonnait dans mes oreilles, les
nerfs de la tête tendus, vraiment cela est fou de faire des
tableaux ainsi. J'ai travaillé jusqu'au 20, hier, midi. On a
emporté à deux heures. Vous dirai-je que mon tableau exécuté
est bien au-dessous de mon tableau rêvé ? Presque tout est resté
inachevé, ce qui maintenant m'afflige beaucoup. Il y a un mor-
ceau surtout beau : c'est Whistler en costume chinois (sic). Son
costume, le temps qu'il m'a donné, son attention à la pose, à
ne rien négliger, en fait le meilleur morceau. Quelques têtes
pas mal, voilà. A présent, j'ai hâte de le voir au Salon; j'ai
peur aussi, mais veux le voir, surtout pour l'expérience. J'ai
beaucoup pensé, en le faisant, au recul, à la grandeui- des salles,
à l'éloignement. J'aurais voulu rendre l'eUet de la nature
même, vue de loin. Alors vous comprenez que je ne peux juger
mon tableau qu'au Salon '. »
I. Leltrc à Edwards du '2\ mars ISCo.
68 FANTIN-LATOUR.
Mais l'impression qu'il en ressentit fut des plus fâcheuses,
puisqu'il n'hésita pas à sacrifier son œuvre de lui-même et
par conscience d'artiste, alors que les attaques auxquelles il
était en butte auraient pu l'engager à la conserver, comme
pour braver l'opinion générale. Mais cela n'entrait pas en ligne
de compte pour Fantin : « L'Exposition est finie, Dieu merci!
écrivait-il à Edwards le 26 juin. Bien critiqué, allez. C'est igno-
ble même. J'ai eu partout des critiques (cela me rend bien
content), depuis le Moniteur (Théophile Gautier) jusqu'au der-
nier des journaux, revues, brochures, mais partout méchan-
tes, très méchantes. Si l'on a sifflé Manet, moi, je suis détesté
des peintres. Ribot, qui ne me parle plus, dit (à ce que l'on m'a
répété) que je lui ai fait augmenter le prix de son tableau à
Londres pour l'empêcher de le vendre. Que dites-vous de cela?
N'est-ce pas ignoble?... On dit que je soutiens Manet pour lui
être nuisible, puis (c'est About qui a écrit cela dans un jour-
nal) que je l'empêche d'achever et d'étudier ses tableaux,
lui criant : « Vous allez gâter vos chefs-d'œuvre! » Voilà la
critique d'art... »
Sans aucune hésitation, Fantin détruisit donc sa toile et
n'en conserva que quelques morceaux, « quelques têtes pas
mal », comme il disait, c'est-à-dire la sienne propre et celles
de Vollon et de Whistler. Le premier de ces fragments est
encore aujourd'hui chez M'""" Fantin; le deuxième appartient à
M. Barrasse, le troisième fut acheté assez vite par un amateur
américain, presque un marchand de tableaux, nommé Avery,
qui le donna par la suite, avec la collection très complète des
lithographies de Fantin, au Musée métropolitain de New- York.
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PORTRAITS DARTISTES ET D'HOMMES DE LETTRES. 69
« Tu sais que je suis très flatté, écrivait Whistler à Fantin,
de ce que tu m'as conservé en détruisant ton tableau; chose
très à regretter tout de même que cette démolition de nos
anciennes choses! Je l'ai bien trop souvent pratiquée et j'ai
tant pleuré après! » Mais si désolé qu'il fût de cette destruc-
tion, Whistler savait s'en consoler en pensant, d'après ce que_
lui disait son ami, que sa figure irait peut-être en Amérique,
et « rien ne pouvait être plus charmant pour lui, assurait-il,
que d'être présenté à ses compatriotes par Fantin ». Grâce à
l'opportune intervention du collectionneur Avery, l'Amérique
allait reconquérir l'Américain'.
Cinq grandes années se passèrent avant que le peintre ne
se décidât à entreprendre une toile du même genre, mais en
se restreignant, comme l'a très bien dit M. Léonce Bénédite,
« au rôle plus étroit et plus sûr de représentation de personnages
contemporains sympathiquement réunis en raison d'une com-
munauté de goûts ou de travaux ». Fantin qui, dans le temps
où il peignait V Hommage à Delacroix et le Toast, demeurait
rue Saint-Lazare, avait pris l'habitude, en raison de la proxi-
mité, de se rencontrer avec Manet tous les jours, soit avant, soit
après le dîner. Or, ces réunions de café, où il ne buvait guère
et fumait de préférence en laissant parler ses amis qui, presque
tous, fréquentaient l'atelier de Manet, lui semblèrent former un
sujet de tableau tout indiqué : dès que l'idée lui en eut passé
par la tête, elle ne fut pas longue à se développer et à aboutir.
1. Pour de plus grands détails sur ce point spécial, voir les articles très
intéressants de M. Léonce Bénédite : Histoire d'un tableau : le Toast, dans la
Heoue de l'art ancien et moderne (janvier-lévrier 1903).
70 FANTIN-LATOUR.
« Je pense au Salon, écrivait-il à Edwards le M octobre
1869; je commence à crayonner des projets. Je pense beaucoup
à un grand tableau de plus de trois mètres de large sur plus de
deux de haut, représentant au centre Manet peignant à son
chevalet, devant lui son modèle posant; à côté de lui et autour,
des amis, des connaissances, du monde dans l'atelier. Cela me
paraît un assez joli motif de tableau pittoresque, un intérieur
d'atelier. J'aurai des complaisants pour poser. Si vous veniez
à Paris, je voudrais bien vous mettre dans ce tableau. Cela
serait-il possible? Vous voyez que je suis bien oseur pour ten-
ter un pareil tableau : j'espère que vous serez content de me
voir dans votre idée, qui est de continuer toujours. C'est encore
un essai, une tentative; mais que je vais être dans des tour-
ments de tenter une si grande entreprise! Pour aller jusqu'au
bout, il faut bien du courage. J'y pense beaucoup dans ce
moment : tout ce que je vois, tout ce que je fais, c'est toujours
en vue de ce projet. »
Plus tard, presque au dernier moment, il insistait encore
et pressait Edwards de venir : qu'il arrive cinq jours seule-
ment avant le jour du dépôt fixé au 20 mars et trois ou
quatre jours suffiront pour introduire ce retardataire dans le
tableau : « Je crois qu'il va assez bien, ajoute Fantin dans sa
lettre du 1" mars 1870. C'est pourtant difficile à dire. On est
si étrange dans le monde artistique, on ne sait quoi penser de
l'opinion de ses confrères. Je me donne beaucoup de peine,
je travaille beaucoup et plein de rage; mais suis-je récom-
pensé? Je suis tellement fatigué que cela ne me paraît jamais
à hi hauteur de mon idéal; je ne peux guère vous donner une
PORTRAITS DARTISTKS ET D'HOMMES DE LETTRES. 71
idée de ce que c'est; il me semble que l'aspect est simple et
sévère, que nulle part on ne voit d'effronterie. Lorsque les
sottises d'aujourd'hui auront fait place à celles de l'avenir, que
l'acharnement contre Manet aura disparu, on ne verra dans
mon tableau qu'un intérieur d'atelier, un peintre faisant le
portrait d'un ami, avec des amis autour. Je vous ai gardé
dans un coin une place modeste, comme vous le désiriez;
vous représentez un artiste qui entre dans l'atelier, qui vient
de l'étranger. J'ai l'intention, si vous m'y autorisez, de vous
mettre le chapeau de soie sur la tôte, le mac-farlane ou le
costume du voyageur; cela rendrait bien l'intention d'exprimer
un artiste qui entre dans l'atelier, étant près du bord de la toile
et d'une tapisserie portière... »
Mais Edwards ne put pas venir, apparemment parce que
Pantin n'avait pas répondu assez vite à sa lettre d'acceptation,
comme celui-ci s'en excuse à la date du 7 avril : « On no
sait encore rien du jury, on en est encore à voir les tableaux.
Vous pensez que j'ai travaillé jusqu'à la dernière heure. Comme
je suis ennuyé de ne pas avoir répondu à votre lettre d'ac-
ceptation de venir poser! Je ne sais comment je n'ai pas songé
à vous répondre; je pensais que vous vous imagineriez combien
j'étais content de vous peindre. Cela ne pouvait se faire autre-
ment que je comptasse sur vous. J'étais si occupé de ce
tableau, je ne voyais plus rien d'autre. Cela a été si difficile à
organiser, tout ce monde à retenir, l'arrangement de toutes ces
poses! Pour les heures, les jours, prendre les gens quand ils
voulaient, quand ils pouvaient, car tous mes modèles faisaient
quelque chose pour le Salon, à commencer par Manet, qui a pu
72
FANTIN-LATOUR.
à peine me donner le temps nécessaire. Je ne peux vous donner
une idée du travail que j'ai fait pendant trois mois sans m'ar-
rêter et toujours du premier coup; je n'avais le temps de
lOûO
JÉSUS PEIGNANT AU MILIEU DE SES DISCIPLES, OU LA DIVINE ÉCOLE
DE MANET, TABLEAU RELIGIEUX PAR FANTIN-LATOUR
« En ce lemps-là, J. Manet dit à ses disciples : En vérité, en vérité, je vous le dis.
Celui qui a ce trac pour peindre est un grand peintre. Allez et peignez, et vous
éclairerez le monde, et vos vessies seront des lanternes. »
Caricature de Bertall d'après Un Atelier aux Balii/nollet (Journal amiaant. i\ mai 1870).
rien recommencer. Enfin, cela est fait; n'en parlons plus. »
Ce que Fantin négligeait de dire à son ami, c'est qu'il
faillit même ne pas pouvoir terminer à temps, par suite
d'un duel, insignifiant d'ailleurs, qui eut lieu entre Duranty et
Manet (Zola servant de témoin à ce dernier) après de très vives
discussions de café. Mais tous les obstacles furent surmontés
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PORTRAITS D ARTISTES ET D'HOMMES DE LETTRES. 73
à temps, et ce fut une des toiles les plus regardées, les plus
commentées au Salon de 1870, que ci^lAleliet^ aux Batignolles,
ainsi dénommé en raison du quartier qu'habitaient alors
nombre de ces artistes (comme on disait couramment en par-
lant d'eux l'école des BatignoUes), où Zacharie Astruc, le
peintre allemand Scholderer, Auguste Renoir, le futur « impres-
sionniste », Emile Zola, Edmond Maître et son ami Frédéric
Bazille, puis Claude Monet, figuraient autour de Manet occupé
à peindre. « Je voudrais bien vous voir, écrivait encore Fantin
à Edwards le 30 mai; je voudrais bien que vous puissiez
voir mes tableaux : le succès a dépassé mes espérances. J'ai
l'approbation, je crois, des meilleurs juges; j'ai entendu les
meilleures choses et les compliments qui me sont le plus
sensibles. Aussi le jury s'est décidé enfin à me donner une
médaille, ce qui a une grande importance pour le monde qui
ne s'y connaît pas et pour la vente, et il fallait absolument main-
tenant que j'arrivasse à gagner ma vie. Je suis accepté, même
par mes ennemis. J'avoue que cela m'a fait grand plaisir de
réussir sans aucune concession, même avec le tableau qui dut
irriter le plus les peintres. Je me sens bien dispos pour con-
tinuer le combat. Oh! ceux qui sont nos ennemis, comme
nous allons les combattre! J'ai tant de colère et de mépris. Me
voilà libre des juges aussi (cette médaille donne le droit de
passer sans examen du jury, on est reçu de droit! )... »
Non seulement cet Atelier aux Batiynolles valut à l'auteur
une troisième médaille ; mais, en raison môme de cette dis-
tinction, il fut bien près d'être acquis par la Direction des
Beaux-Arts pour être envoyé au musée de la ville natale du
10
74 FANTIN-LATOUR.
peintre, à Grenoble. Tout fut arrêté par les désastres de la
guerre et les changements qui s'ensuivirent dans l'adminis-
tration, le haut fonctionnaire des Beaux-Arts, Alfred Arago,
qui avait conclu l'affaire avec P'antin, dans un moment d'allé-
gresse causé par l'annonce de la fausse victoire de Reichshoffen,
ayant quitté la place dès le lendemain, et n'ayant laissé aucune
pièce, aucun papier dont pût se prévaloir le peintre lorsqu'il
se retrouva plus tard, la guerre une fois finie, en face d'un
autre directeur des Beaux-Arts. En désespoir de cause, Pantin,
pour se débarrasser de cette toile encombrante, la céda à
Edwards, et c'est en la lui expédiant qu'il y ajoutait ces por-
traits à la plume de ses différents modèles, sans doute afin
qu'Edwards pût renseigner sur eux les amateurs qui seraient
tentés de l'acquérir.
« Voici les noms des peintres réunis autour de Manet
peignant, écrivait-il à son ami de Londres le 15 juin 1871.
A côté de lui (Manet), Scholderer (en paletot brun), de Franc-
fort, peintre qui a fait de très belles natures mortes, à qui je
trouve beaucoup de talent, que je vous recommande comme
un ami bien charmant, jouant du violon en artiste, très intel-
ligent, très doux, avec qui vous aurez, j'en suis bien sûr,
des relations agréables... Derrière Manet est Renoir, peintre
qui fera parler de lui (il a certes du talent), puis Astruc,
poète fantaisiste, en ce genre je ne m'y connais pas. Manet
semble le regarder et faire son portrait : il semble se prêter
de bonne grâce à cela; je crois que parmi nous il n'y a
personne qui ne l'ait portraituré : c'est un plaisir pour lui
de poser. Au-dessus, Emile Zola, romancier réaliste, grand
PORTRAITS D'ARTISTES ET IVIIOMMKS DE LETTRES. 75
défenseur de Manet dans les journaux ; il tient un lorgnon à
la main. A côté, presque une tête seulement, un ami : Edmond
Maître, esprit fin, musicien amateur, employé à l'Hôtel de
Ville. A côté de lui, Bazille, pauvre garçon qui s'est fait tuer
à Beaune-la-Rolande par les Prussiens; il annonçait du talent.
A côté, Monet, peintre que vous connaissez. Sur la table, une
petite Minerve grecque du style le plus pur, un pot émaillé de
Bouvier, peintre faisant ces objets avec goût... » Peine perdue,
cette grande toile ne trouva pas d'acquéreur en Angleterre, et
après être restée près de vingt ans chez Edwards, elle finit par
être achetée, en 1 892, par notre administration des Beaux-Arts :
aujourd'hui, elle occupe une place d'honneur au musée du
Luxembourg.
Fantin, cependant, caressait depuis quelque temps le
projet de rendre à Baudelaire un hommage pareil à celui
qu'il avait rendu à Delacroix; il songeait à grouper divers
membres du monde littéraire autour du portrait de l'auteur
des Fleurs du mal. Son ami Edmond Maître, qui ne devait
pas figurer dans ce tableau, l'avait mis en rapport avec divers
poètes, qui travaillaient ou fréquentaient dans les bureaux
de la Préfecture de la Seine : Albert Mérat, Paul Verlaine,
Arthur Rimbaud, Léon Valade, etc. L'édit(>ur Poulet-Malassis
parlait aussi d'amener Théodore de Banville, Asselineau,
Lecontc; de Lisie, et le tableau prenait déjà forme dans
l'esprit du peintre, qui rangeait quelques-uns de ses modèles
autour d'une table, en avant du portrait de Baudelaire, orné
lui-même de feuillage et placé entre deux groupes d'admi-
rateurs. « Cela s'appellerait Un anniversaire, à cause du por-
76
FANTIN-LATOUH.
Irait de Baudelaire qui serait au fond de la salle, éti'it-i| à
Edwards le 22 décembre 1871. Un de ces messieurs lirait
une de ses poésies; les autres autour de la table et dans la
salle... Je ferai le Baudelaire d'après le portrait que j'en ai
FA.MIN-LATOLK : UN COIN DE lABLli
Caricature de Stop (Journal amusant, I" juiu 187*).
dans le Delacroix. Les douze apôtres me paraissent un sujet
excitant pour l'opinion. Baudelaire, dont la réputation grandit,
est considéré par le public comme un être révolutionnaire,
tandis que c'est un de ces purs artistes en dehors de tout!... »
Ce tableau ne paraissait donc pas devoir rencontrer trop
de difficultés, encore que certains modèles exprimassent le
regret de ne pas voir figurer au milieu d'eux Swinburne,
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l'UllTItAIT I)i; \V. HIDLEY
Sillon (le 18CI.
PORTRAITS D'ARTISTKS ET D'HOMMES DE LETTRES. 81
qui avait dû, paraît-il, poser auparavant avoc Whistler dans
{'Hommage à Delacroix : c'est Fantin qui le dit lui-même à
Edwards dans sa lettre du 30 décembre 1871, en ajoutant
que si Whistler était à Paris, il aurait pu lui parler de cela,
mais que Swinburne était devenu un trop grand personnage
pour cfu'on lui fît une proposition directe. Bien mieux, le
peintre était tellement heureux d'entreprendre une semblable
besogne qu'il défiait le monde en quelque sorte et s'écriait
fièrement dans la même lettre à Edwards : « Ce que l'on dira
(de r Anniversaire) , jamais cela ne m'a moins inquiété. Je
fais de la peinture pour moi. Edwards, en qui j'ai confiance,
me le conseille; les autres, cela m'est égal. Je vais m'appli-
quer. J'ai une douzaine de tètes plus intéressantes les unes
que les autres; une collection de portraits superbes. Ah! que
Holbein en aurait fait une belle collection de dessins! »
Mais tout marchait trop bien, et voilà qu'une querelle, qui
ne touchait en rien aux lettres ni aux arts, éclate un beau
soir, au dîner des Vilains Bonshommes, où Fantin s'était
risqué quelquefois, entre deux des modèles, qu'unissait
cependant une affection des plus vives. Cette querelle', allant
jusqu'aux voies de fait, fit grand bruit dans le monde littéraire.
Alors, Albert Mérat déclara se retirer d'une société où les pas-
sions se déchaînaient avec une telle violence; il n'était déjà
plus question d'amener là aucun des gros bonnets littéraires
édités par Poulet-Malassis; Fantin modifia instantanément le
plan de son tableau; Baudelaire en disparut; une haut<' touffe
d'hortensias prit la place d'Albert Mérat, exilé volontaire, et
le Coin de table, enfin, fut terminé juste à temps pour ligurer
11
82 FANTIN-LATOUK.
au Salon de 1872. Un Coin de table, disait le catalogue; le
Dinei^ des Poètes, disaient les gens frottés de littérature; le
Repas des Communards, disaient les artistes, en colportant un
propos peu charitable de Charles Blanc, alors directeur des
Beaux-Arts; et, par le fait, il n'y avait guère que des poètes
autour de cette table : Ernest d'Hervilly, Paul Verlaine,"Arthur
Rimbaud, le doux Léon Valade et Camille Pelletan, Elzéar
Bonnier, Emile Blémont, de qui Pantin avait fait un portrait
isolé deux ans auparavant, et Jean Aicard.
Ce tableau-là, contrairement cà ce que racontèrent certains
journaux quand le peintre mourut, n'a pas fait de longs
voyages. Après avoir été vu à Paris, il figura dans une exposi-
tion organisée à Londres par Durand-Ruel et fut tout de suite
acheté par un jeune Anglais, M. Crowley, qui étudiait la méde-
cine et marquait beaucoup de goût pour la peinture. Au bout
de peu d'années, ce collectionneur, qui s'était formé une très
belle galerie, vint à mourir, et son frère, qui hérita de lui après
que leur père fut mort à son tour, se trouva fort embarrassé
par cette grande toile qu'il ne savait où mettre (il l'avait placée
tant bien qu<' mal par terre, avec des meubles devant pour la
garantir) : il manifestait en toute occasion le projet de s'en
défaire. Pantin, informé de cela par M'"" Kdwards, en avertit
son ami Tempelaere, qui se rendit tout de suite à Reading,
acheta ce tableau, l'apporta en France et le vendit ensuite à
l'un des écrivains ayant posé devant le peintre, M. Emile Blé-
mont : cela se passait dans le courant de 1897. Voilà, d'après le
récit môme que Pantin m'en a fait, comment ce tableau revint
en Prance, et cela sans avoir été jamais destiné par Pantin à
PORTHAriS D'ARTISTES ET D'HOMMES DE LETTRES. 83
personne, sans qu'il y ait jamais eu de vente publique ni d'en-
chères, sans que nul autre que le peintre se soit jamais avisé de
le faire revenir dans son pays d'origine : tout ce qu'on a ra-
conté d'autre à ce sujet est pur roman, et celui qui a répandu
ces belles histoires connaissait si mal Fantin, qu'il le rattachait
à la famille du pastelliste Latour.
Après ces peintres et ces poètes, Fantin pensa souvent —
et longtemps — à composer un groupe de personnes faisant
ou écoutant de la musique (il projetait d'abord de peindre un
chœur de dames); mais tantôt la difficulté de trouver des mo-
dèles à sa convenance en plus de Maître et de moi, tantôt
l'ennui d'avoir à faire poser des dames, le faisait reculer. Fina-
lement, après qu'il eut rencontré en Chabrier le personnage,
ni trop connu, ni trop obscur, mais propre à figurer devant un
piano, qu'il désirait mettre au centre de son tableau, Fantin
prit simplement diverses personnes avec lesquelles il était en
relation plus ou moins suivie ou qu'on lui fit connaître et c'est
ainsi que se groupèrent autour d'Emmanuel Chabrier, d'abord
les deux amis dont il pouvait disposer à sa guise : Maître et moi,
puis le violoniste Boisseau, l'écrivain d'art Camille Benoît, le
juge d'instruction Lascoux, le compositeur Vincent d'Indy et
le romancier-critique Amédée Pigeon.
Tout fut terminé, sans trop de presse à la fin, pour le
Salon de 1885, où cette toile, que le peintre avait tout sim-
plement intitulée : Autour du piano, souleva autant d'admi-
ration parmi les connaisseurs que de curiosité dans le public;
de là ce tableau alla directement à Londres, puis à Bruxelles
et à Munich avant d'arriver chez celui qui s'en était assuré la
84 FANTIN-LATOUR.
possession dès le premier jour. « Notre tableau, notre succès
va bien », disions-nous en plaisantant avec Fantin, comme
celui-ci l'écrivait plus tard à M"" Edwards, dans la lettre où il
lui apprend que l'ami qui avait beaucoup contribué à lui faire
entreprendre cette grande toile en était devenu l'acquéreur et
ne s'en séparerait presque sûrement jamais : le fait est qu'elle
est toujours à la place où le peintre a pu la voir accrocher, il
y a de cela vingt ans passés.
#
* *
Outre ces quatre grands tableaux, Fantin a encore peint
quelques portraits — cinq ou six en y comprenant le sien —
qui sont en quelque sorte du domaine public ; mais encore
fallait-il, pour que Fantin se décidât à peindre ces gens-là,
qu'ils fussent bien de ses amis et posassent devant lui comme
simples modèles de profession. Du reste, en fixant de nou-
veau les traits de Manet ou ceux de votre serviteur, il n'aug-
mentait pas en réalité le nombre des œuvres dont les simples
curieux pourraient s'occuper un jour, en dehors de toute
question de peinture, et c'était bien alors son ami Manet, son
ami JuUien, — ce n'était ni le peintre, ni l'écrivain, — qu'il
acceptait de faire vivre isolément sur la toile, exactement comme
quand il entreprit le double portrait de M. et M"" Edwards;
comme aux jours où il prenait pour premiers modèles, après
lui-même et ses deux sœurs, soit son camarade d'atelier
Alphonse Legros (1856 et 1858), soit le peintre anglais Ridiey
(1861), dont les portraits, très ignorés, restèrent si longtemps
POKTKAIT DE M. Kl .M"k KIJWIN KUWAIlIfS
Salon (le 18"5. — Nalioniil tiullenj, à Lonilrcs.
PORTRAITS D'ARTISTES ET D'HOMMES DE LETTRES. 85
accrochés dans l'atelier du peintre avant d'être acquis par de
clairvoyants collectionneurs. Là s'arrêtent les rares images de
gens appartenant au public que Fantin, qu'on sollicitait en vain
de tant de côtés, se décida à faire et lit avec plaisir parce qu'il
travaillait par amitié.
Tout d'abord le grand portrait d'Alphonse Legros, ne l'ou-
blions pas, fut brossé comme en se jouant par Fantin dans le
seul but de remplir un des cadres qu'Otto Scholdcrer, retour-
nant à Francfort, l'avait prié de lui faire envoyer et qui
auraient payé beaucoup plus cher à la douane allemande,
comme cadres neufs, s'ils eussent été expédiés vides, que
comme objets presque sans valeur, du moment qu'ils entou-
raient un morceau de peinture quelconque. Ensuite, quand il
fit poser devant lui le jeune Ridley, arrivé récemment d'An-
gleterre, Fantin le considérait tellement comme un modèle
d'occasion qu'il envoyait cette toile au Salon de 1861, où elle
fut admise, non pas comme un portrait réel, mais sous la
vague mention cVEtude cTapri's nature. Et qui donc, au sur-
plus, parmi les visiteurs qui arpentèrent cette année-là les
salles du Palais de l'Industrie, se serait inquiété de découvrir
le nom du modèle ou môme celui du peintre, tous les deux
également obscurs?
A l'époque où Manet posa devant Fantin, dans une attitude
que lui-même avait choisie et qui lui était habituelle, l'au-
teur cVO/i/mpia se trouvait dans la période la plus batailleuse
de sa carrière, en butte aux sarcasmes des artistes, aux quo-
libets de la critique. Aussi Fantin, en peignant alors son com-
pagnon des jours d'étude au Louvre, en exposant ce portrait
86 FANTIN-LATOUR.
en 1867, ontendait-il bien manifester à la fois son affection
pour l'homme et son admiration pour le peintre, ainsi qu'en
témoigne une dédicace toute spéciale, presque provocatrice,
inscrite au bas de la toile : A mon ami Edouard Manel.
Pour ce qui regarde Edwin Edwards, cet avocat, peintre et
graveur à l'eau-forte, qui était né à Framiingham (Suffolk) en
1823 (il avait donc treize ans de plus que Pantin) et mourut à
Londres en 1879, Pantin, nous le savons, étant allé le voir à
Sunbury, en 1864, avait commencé par le représenter, dans une
gravure à l'eau-forte, jouant de la flûte avec M™" Edwards au
piano. Nous savons aussi par les lettres de Pantin qu'il était
fort ennuyé d'avoir accepté de faire cette planche pour Cadart
et Luquet, les éditeurs de la Société des Aqua-fortistes ; qu'il
soumit à Bracquemond ce qu'il appelait en riant son « grat-
tage » et que celui-ci, ayant jugé qu'on pouvait en tirer quel-
que chose, à condition d'enlever les noirs, y donna quelques
coups de burin pour la faire passer : « C'est si difficile, écrivait
Pantin, de faire ce qu'on n'a pas appris! » Mais c'est seule-
ment pour le Salon de 1875 qu'il composa dans son atelier de
Paris le groupe de M. et M"® Edwards, auquel sa célébrité
naissante allait s'accrocher'.
De ces deux tableaux, qui reparurent à l'Exposition cen-
tennale de 1889, l'un, le portrait de Manet, a trouvé sa place
1. En se reporlanl à la leltre de Kaiitin reproduite en fac-similé à la
page 77, on verra combien le tableau tel «mil fut exécuté, tout simple et
débarrassé des accessoires oniblématitiues auxquels Fantin avait dabonl
pensé, est préféiable au premier projet, où « la Muse inspiratrice, en Ange
gardien » semblait être un ressouvenir du célèbre portrait de Cherubini, par
Ingres.
PORTRAITS D'ARTISTES ET D'HOMMES DE LETTRES. 87
définitivo au musée do Chicago; l'autro, le portrait de M. et
M"" Edwards, a la sienne à la National Gallery, M""" Edwards
en ayant fait don au grand musée de Londres aussitôt qu'elle
eut appris la mort de l'auteur. Et si l'on ne peut qu'approuver
celle-ci d'avoir fait à son pays ce magnifique cadeau, si l'on
doit féliciter l'Amérique d'avoir su s'emparer d'une toile aussi
célèbre que le Portrall de MaacA, ne faut-il pas déplorer que
le portrait d'un peintre comme Manet par un peintre tel que
Fantin, que ce gage d'une amitié constante entre deux artistes
français qui auraient pu devenir rivaux, que ce tableau auquel
nous aurions dû doublement tenir soit perdu pour la France
et que notre administration des Beaux-Arts, lorsqu'elle pou-
vait facilement l'arrêter, l'ait laissé partir pour (Chicago?
Après ces toiles qui sont capitales dans son œuvre et mar-
quent des points lumineux dans sa carrière, Fantin ne pei-
gnit plus que deux portraits qui ne fussent pas ceux de
simples particuliers : le sien propre et celui d'un ami. En
1883, il fit de lui-même un portrait définitif pour r(Mivoyer au
Salon triennal officiel qu'on projetait d'ouvrir tous les trois ans,
vers l'automne, au Palais de l'Industrie, et qui n'eut lieu que
cette année-là; puis, quatre ans après, il peignait le mien,
sans doute afin de me dédommager de la place un peu sacri-
fiée que j'occupais dans Autour du piano, et l'exposait au Salon
de 1887. Peu de tableaux ont autant voyagé que ceux-là,
allant soit en Angleterre et en Danemark, soit à Bruxelles et
à Munich, etc., avant de se fixer, le premier à Florence, au
Musée des Offices; le second à Paris, tout à côté à' Autour
du piano.
8R FANTIN-LATOUR.
*
* *
Voilà quels sont, et vous voyez qu'ils peuvent compter,
les groupes ou portraits peints par Fantin-Latour qui pré-
sentent déjà ou pourront présenter un jour quelque intérêt
d'histoire. Il est vraiment curieux qu'un peintre qui se serait
refusé à voir jamais poser devant lui quelque homme célèbre,
et qui vécut toujours en dehors du monde, à l'écart de tout
cénacle ou de toute école, ait tant travaillé pour l'avenir,
ayant fixé sur la toile les traits d'un grand nombre d'artistes
ou d'écrivains militants avec lesquels il avait fait cause com-
mune. Et c'est bien le bon combat qu'il combattit sans relâche,
car toutes les causes d'art, de littérature ou de musique
auxquelles Fantin se trouva adhérer et qu'il défendit ou plutôt
qu'il exalta à sa manière, ont fini par triompher. L'alliance
était toute naturelle qui devait s'établir entre cet artiste d'une
indépendance absolue et tant de libres esprits de son époque :
aussi pourra-t-il passer à bon droit dans l'avenir pour le
peintre, non pas spécialement des Impressionnistes, des
Parnassiens ou des Wagnéristes, ce qui l'aurait fort irrité,
mais plus largement des hommes d'avant-garde et des
indépendants.
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CHAPITRE III
UN PEINTRE MELOMANE
Qu'un peintre goûte infiniment la musique et s'y délecte,
qu'il s'y exerce même et qu'il en exécute à ses moments de
loisir, il n'y a rien là que de naturel, et tout aussitôt nous
revient en mémoire le souvenir d'Ingres qui n'était pas médio-
crement fier de son agréable talent sur le violon ; mais qu'un
peintre aime la musique au point d'y trouver un puissant
réconfort dans ses jours de fatigue ou de doute, qu'il soit
épris de l'art des sons jusqu'à chercher dans les chefs-d'œuvre
des maîtres les sujets de la plupart de ses dessins ou toiles
d'imagination, lui, le peintre de la réalité et de la vie, de la
vie chez les hommes et chez les fleurs, voilà ce qui est tout
à fait exceptionnel, peut-être unique, et ce qui est mainte-
nant à considérer chez Fantin-Latour.
Par combien de compositions idéales : peintures, pastels
ou lithogra|)hies, n'a-t-il pas témoigné de la |)rofonde admi-
ration que lui inspiraient les plus hautes créations de l'art
musical, de la sensibilité si avisée, de l'instinct si sûr qui
le poussèrent dès le premier jour vers les maîtres discutés,
12
90 FANTIN-LATOUR.
méconnus, injuriés, mais à qui un avenir plus ou moins
rapproché réservait une réparation triomphale ! Certes, ses
œuvres peintes ou gravées parlent avec éloquence et suffi-
raient à dire à ceux qui ne l'ont pas connu quelle influence
ont exercée sur lui les plus grands maîtres de la musique au
XIX® siècle; mais n'est-il pas piquant de saisir sur le vif, dans
l'instant môme où il les ressentait et les confiait à des amis,
l'expression de ses sentiments d'admiration et de son enthou-
siasme en présence des œuvres qui se révélaient à lui et le
troublaient si fort qu'il regrettait parfois de n'avoir pas reçu
du ciel le don de création musicale, afin de pouvoir se livrer
plus complètement à l'art qui lui procurait d'aussi vives
jouissances?
Si Fantin fut, durant toute sa vie, très désireux d'entendre
de la musique et s'il s'absorbait, des soirées entières, dans
l'audition d'œuvres exécutées d'une façon plus ou moins bril-
lante par des amis partageant ses admirations et ses antipa-
thies; s'il fréquenta beaucoup les théâtres et les concerts
avant de se renfermer dans sa tour d'ivoire de la rue des
lleaux-Arts, c'est surtout en deux circonstances bien déter-
minées (pi'il se sentit bouleversé par le démon de la musique :
d'abord au moment de lu grande vogue des Concerts popu-
laires qui le passionnèrent, lui et tous wmx de son âge, en leur
révélant quantité de chefs-d'œuvre dont ils ne connaissaient
jusque-là que le titre ou qu'ils devaient se contenter de jouer
au piano; ensuite, à l'heure des premières représentations de
Mayreulh, auxquelles un ami lui procura inopinément le moyen
d'assister. Or, à ces deux époques, Fantin fut comme emporté
UN PEINTRE MIÎF.OMANE. 91
par le désir de communiquer à d'autres ses joies, ses sur-
prises, ses enthousiasmes; d'enflammer ses amis comme il
l'était lui-môme, et ce sont ces lettres-là qui vont nous per-
mettre de le voir sous le coup immédiat des émotions qu'il
avait ressenties, de les lui entcndr*^ traduire en un l;m^af,'c
d'autant plus vibrant qu'il est moins apprêté et plus familier.
*
* *
C'est pendant les trois séjours que Kanlin lit en Angleterre
en 1859, 1861 et 186i, tantôt à Londres chez le cél«'l»re fj;raveur
Seymour lladen, beau-frère de \N histler, lantnt à Sunbury,
chez M. et M""" Edwards, qu'il eut la révélation d(> la musi(pu;
et du maître qui devaient exercer tant d'empire sur lui. 11 ren-
contra là, en elVel, des dames très au courant de la musique
allemand»;, et il se rappelait toujours avec quelle émotion,
mêlée de surprise, il avait entendu chanter par une jeune
Grecque, M"" lonidès, qui devait épouser le pianiste, écrivain
et conférencier bien connu, Edouard Dannreuther, une mélodie
d'un compositeur totalement inconnu de lui : Mondnacht (titre
français : l'Heure du Mystère), de Robert Schuniann. Certes,
la commotion physique qu'il avait ressenti»; en entendant exé-
cuter la Prière de Moïse par un orchestre très nombreux au
moment môme où il entrait dans le colossal Palais de Cristal,
avait été plus violente, et c'était encore là un des souvenirs
de Londres qui lui revenaient le plus volontiers; mais si
{grande que fût déjà et que dût rester son admiration pour
Hossini, admiration qu'il étendait, un peu par esprit de contra-
PANTIN-LATOUR.
diction, jusqu'à Zelmira, jusqu'à Bruschino peut-être, il est
certain que l'émotion que lui avait causée une simple mélodie
de Schumann avait été autrement profonde, autrement déci-
sive, autrement féconde. Ici les faits parlent plus haut que les
paroles : quoi qu'il en pût dire, jamais Rossini ne l'atteignit,
comme Schumann, au plus
profond du cœur.
Si Fantin s'était décidé
à traverser la Manche, c'était,
nous le savons, pour répon-
dre aux pressants appels de
Whistler qui désirait lui
faire connaître son pays d'a-
doption, le présenter dans
sa famille, et nous savons
aussi quel accueil il avait
reçu du beau-frère de Whis-
tler, quelle vie plantureuse
et toute nouvelle pour lui il
menait là-bas : « Lunch ou
goûter, un goûter où j'avale
deux ou trois tranches de
roastbeef. J'en mange, de la viande, et de l'excellente! Bonne
religion qui n'a pas de jours maigres! Le tout arrosé de Xérès'. »
Puis, par Whistler, il avait connu Ridley qui travaillait à Paris,
et Ridley, ayant reçu la visite de son compatriote Edwards, avait
mis celui-ci en rapport avec Fantin, de façon que dès son
1. Lettre à ses parents, du 17 juillet 1859.
Si M. Gérôme ou M. Cabanel se per-
mettent de passer à portée de ma canne,
voilà des gaillards qui n'ont qu'à bien se
tenir.
Caricature do Bertall d'après lo Portrait de
Manet (Journal ammant, 8 juin 1867).
POUTRAir d'ÉDOIAUI) manet
Salon de 186". — Arl liislitule, ii Chicago.
UN PEINTRE MÉLOMANE. 93
second voyage en Angleterre, le jeune peintre accepta d'aller
passer quelque temps chez les Edwards; là, tout de suite, il
s'était senti en confiance avec ses hôtes, si bien qu'il les prit
dès lors pour confidents de ses joies, de ses craintes, de ses
espoirs. Et telle fut l'impression de calme et de repos bien-
faisant qu'il éprouva dès le premier jour à Sunbury, auprès
de ses nouveaux amis, qu'il lui suffisait de s'en souvenir,
disait-il, pour retrouver un peu de cette tranquillité per-
due. Aussi rien ne le tentait davantage que de refaire un tel
voyage et de retourner dans ce Sunbury qu'il appelait plai-
samment, d'après Edwards, son hôtel des Invalides : « Oh! le
bel hôtel, s'écriait-il, et ces soirs d'été, et la Sonate pathétique,
et Beethoven' !... »
1862 : c'est l'année où le nom de Richard Wagner, hué
et sifflé l'année précédente à notre Opéra, reparaît sur une
affiche à Paris, grâce au courageux Pasdeloup qui, le 10 mai,
quatorze mois aj)rès la déroute d(> Tannlwuser, ose bien jouer
pour la première fois la grande Marche du concours, non
sans avoir la prudence de la mettre à la fin d'un concert de
bienfaisance au profit de l'Œuvre de Notre-Dame-des-Arts.
Pantin y court : « Eh bien! Wagner marche donc dans
l'esprit des foules! écrit-il sur l'heure à Edwards. Je regrette
toujours de voir mes adorations adorées par d'autres, surtout
quand cela arrive à la masse du monde. Je suis très jaloux
quand j'aime. » Et d'enthousiasme, impatient de proclamer
son « amour » , aussi vite qu'il a pris la plume, il saisit son
crayon et, pour célébrer ce premier triomphe de Wagner
\. LeUre à Edwards, du 23 novembre 1861.
94 FANTIN-LATOUR.
à Paris, compose cette belle lithof^raphie du Venusherfj, qui,
complètement transformée, deviendra, deux ans plus tard, le
tableau à l'huile admis au Salon de 1864, en môme temps que
V Hommage à Delaavix.
Au mois de septembre de cette même année 1864, Fantin,
alors âgé de vingt-huit ans, retournait à Sunbury où la vie
lui semblait si douce, où il se faisait expédier par sa mère
des pièces de piano, de Schumann, destinées à M""" Edwards;
où il dessinait la curieuse et très rare eau-forte qui représen-
tait Edwards jouant sur la flûte un morceau de Schumann
avec sa femme qui l'accompagne au piano; d'où il écrivait
enfin à ses parents : « Que vous dirai-je de nouveau? Rien. J'ai
commencé à travailler, je suis heureux, je crois que c'est
tout. Ta lettre, ma chère mère, m'a fait grand plaisir et je
vais répondre en la relisant, car que vous dirais-je? Que je
relis les Misérables qui me font grand plaisir, que la musique
de Schumann que Madame joue dans la chambre à côté est
superbe, que j'entre dans un monde musical qui me plaît
beaucoup. Cette musique de l'avenir, je la pressentais. C'est
celle-là que j'aimerais faire si j'étais musicien, hélas! »
Ce dernier séjour à Sunbury avait sensiblement resserré
les liens entre ses amis d'Angleterre et Fantin, si bien que
leur correspondance prend alors une tournure plus familière,
une correspondance où la musique tient une large place en
raison des œuvres auxquelles il s'était initié chez les Edwards
et de leur commune admiration pour l'auteur de Manfred.
« J'envoie en même temps que ma lettre, — écrit-il en
octobre 1864, soit très vite après son retour à Paris, —
UN PEINTllE MÉLOMANE. 95
j'envoie en même temps que nia lettre une Vie de Robert
Schnmann, que le marchand de musique m'a indiquée.
Madame, lisez-la, je vous prie. Cela vous servira pour jouer
cette musique; c'est court, mais c'est très utile pour com-
prendre ce grand artiste. Il faut s'être attendri, avoir connu
les souffrances de cette vie pour bien comprendre cette mu-
sique. Oh! je suis tout entier au culte de ces grands artistes.
Voilà ma religion, l'Art; voilà le seul idéal, la seule chose
pure dans l'homme... En attendant le travail, l'envie de re-
prendre mes éludes, je me laisse aller à la musique. Hier
c'était le premier Concert populaire de musique classique,
dont je vous ai parlé. J'y ai été. C'était Juhel-Onverture, de
Weher, avec le chant national anglais à la fin. Une superbe
symphonie de Haydn avec un adorable minuelto. Quelle belle
musique ! La polonaise de Sime/iwe (opéra joué en Alle-
magne), de Meyerbeer, m'a paru n'avoir pas la grandeur de
toute la musique de ce concert. Un andante de Mozart, vous
savez : Mozart, c'est tout dire, un andante de cet ange ! Puis,
pour finir, la grandiose symphoni(! de Beethoven en ut mineu7\
C'est foudroyant, l'on est emporté dans un monde splendide.
Schumann a dit quelque chose de bien : « C'est haut comme
le ciel, c'est profond comme la mer. » Oui, l'on est là, au
centre, pris de vertige; on ne sait où l'on est entraîné sur
ces hauteurs, dans ces profondeurs... »
Puis, après avoir entretenu ses amis de choses qui n'ont
pas trait à notre sujet, il ne se tient pas de terminer sa lettre
comme il l'avait commencée, en parlant de Schumann, en
célébrant les louanges de celle auprès de qui, disait-il, le
96 FANTIN-LATOUR.
maître, brisé par le travail, devait être si heureux de reposer
sa tête fatiguée. « Je crois que quand vous lirez la vie de
Scliumann, cela vous intéressera comme moi, quoique dans
un autre milieu. Moi, je l'ai lue sans désemparer. J'étais au
Louvre, assis devant les Rembrandt (c'est mon « éternelle
rumeur » à moi), et j'ai été bien intéressé. Sous cette bio-
graphie je vois une nature que je comprends. Qu'il a été
malheureux. Que Clara Schumann a dû être pour lui une
Providence ! Elle est bien intéressante, avec cette continuelle
persistance à faire entendre ses œuvres après sa mort.
Comme cela doit être doux pour lui quand il l'entend ! Que
la femme est merveilleuse quand elle est comme celle-là!...
Vous verrez cette vie terrible avant son mariage, quand elle
jouait dans les concerts, vous le verrez jaloux de ces gens du
monde n'aimant rien et toujours prodigues des compliments
qu'ils savent dire, puisqu'ils les débitent à toutes les femmes.
Ce piano devenu presque impossible, cette famille en lutte,
voilà l'explication de sa folie et, sans Clara, cela serait venu
plus vite; nous lui devons son œuvre peut-être. Ce sera un
pèlerinage pour moi, si cet hiver elle vient à Paris donner des
concerts'. »
Cette admiration reconnaissante pour Clara Schumann, en
raison de l'influence qu'une compagne aussi aimante et
dévouée peut et doit exercer sur le génie et les créations de
l'artiste à qui sa vie est associée, se manifeste à diverses
reprises dans les lettres du peintre, comme s'il eût souhaité,
1. LeUre du '24 octobre 1864.
A LA MÉMOIRE DE KO 11 EUT SCIIL'MAN.N
Lithographie originale (18"3).
UN PEINTRE MÉLOMANE. 97
pressenti le bonheur que l'avenir lui réservait à lui-môme.
Un jour, comme son enthousiasme croissant pour Schumann
l'avait fait causer, lui si peu liant d'habitude, avec un autre
habitué des Concerts populaires, ce dernier, qui avait eu plu-
sieurs fois l'occasion d'entendre jouer Clara, parlait d'elle à
Fantin qui se hâtait de rapporter ces discours à M""" Edwards :
« J'avais entendu parler d'elle, disait cet amateur, de sa
tendresse pour son mari, de son amour pour la bonne mu-
sique. Je vis paraître une femme en noir, très simple, non
plus jeune, mais qui avait dû être belle, de cette beauté que
les artistes aiment; elle se met au piano tout simplement,
avec respect^ sans musique devant elle, et joue une sonate de
Beethoven. Dès les premières notes, je compris que j'enten-
dais quelque chose de nouveau, c'est-à-dire une artiste ; tous
les souvenirs de pianistes s'envolèrent. Je n'avais pas là un
de ces exécutants qui jouent, comme l'on dit, avec inspira-
tion ; c'était un jeu pur, précis, mesuré, rigoureux. Tout
d'abord, j'avais été pris d'attention pour quelque chose de
nouveau, puis, au bout d'un quart d'heure, un intérêt très
grand, puis l'enthousiasme, provoqué par le mérite de ce
respect pour l'Art, pour l'œuvre de l'artiste. C'était un respect
qui ressemblait au recueillement de la prière; Je venais
d'entendre enfin la musique d'un homme aimé, de voir un
artiste compris et vénéré. Ce fut très beau lorsqu'elle joua
des œuvres de son mari, et je ne puis vous en dire davantage,
il faudrait l'entendre; c'était la compréhension et le respect
même que le jeu de cette grande artiste ! » — « Moi, Madame,
ajoute Fantin, moi, enthousiaste et bien un peu fou, à ce que
in
98 FANTIN-LATOUR.
m'a dit cette personne, je pensais que Schumann devait être là,
peut-être, non pas l'homme, mais l'artiste, heureux et recon-
naissant. Elle doit le penser aussi, j'en suis sûr. »
Le jeune peintre va également passer quelques soirées
aux Italiens. 11 y entend Don Giovanni, dont l'ouverture lui
rappelle les agréables séances de musique à Sunbury, chez
ses amis; Don Giovanni, merveilleux, dit-il, mais bien mal
exécuté par de mauvais chanteurs, exception faite de la Patti
dans Zerline, « avec un commandeur semblable à un garde
national en plâtre et qui a fait éclater de rire toute la salle ».
Il y entend aussi la Traviala, « musique d'enragé, peu de
musique, c'est vrai, mais quelque chose d'un homme pas-
sionné, ce qui est rare aujourd'hui » ; puis, tout de suite après
avoir émis ce jugement qui surprendra un peu ceux qui se
rappellent comment il parlait de Verdi sur la fin de sa vie :
« Rentrons dans l'art, ajoute-t-il dédaigneusement; je suis
un fervent du Concert populaire. J'ai fait amende honorable à
Mendelssohn ; vraiment, pour le bien juger, l'orchestre est
indispensable. Dans ce Songe d'une nuit dété, il est merveil-
leux de sonorité, il a des effets d'instrumentation superbes,
il remplace beaucoup par cela les idées mélodiques*. »
Mais quel n'est pas son chagrin, on pourrait presque dire
son désespoir en entendant très peu applaudir et beaucoup
siffler à ce môme concert une « superbe symphonie » de
Schumann (c'était celle en si héniol, dont Pasdeloup donnait
ce jour-là la première audition) ! « Les chut ! chut ! m'entraient
I. Lettre du 27 novembre 1864.
UN PEINTRE MÉLOMANE. 99
dans le cnour, écrit-il. Si vous m'aviez vu, Madame, moi dans
la salle, vous m'auriez reconnu rien qu'à la rougeur de ma
figure. J'étais bien malheureux, et pourtant cela m'a fait l'effet
du Schumann que M'"" Thompson nous joua : même grandeur,
même abondance de belles idées, même caractère de cette
musique. Je trouve que, là, au milieu de Haydn, Mozart,
Beethoven, il se tient par l'originalité de ses idées qui sont
bien de lui, et c'est, je crois, ce qui explique l'opposition qu'il
y a contre lui : on a horreur du nouveau, cela nous irrite,
nous aimons les redites, nous n'aimons pas les opinions
autres, les caractères différents. De ce grand artiste, j'ai
entendu chez M""^ Meurice, par elle et M"'" Manet, les Reflets
d Orient k quatre mains; ce sont. Madame, les morceaux (|ue
jouèrent vos sœurs. Oh! que cela est beau! J'étais transporté,
tellement que l'on s'est moqué de moi, Champfleury m'a
appelé Schumanniste, le nom me reste. Eh bien ! j'en suis fier.
Mais nous n'avions entendu que trois de ces morceaux; les
trois autres aussi sont superbes, il y en a un surtout qui est
ravissant, c'est inouï', »
Cette M"'" Thompson, à qui Fantin adresse ici un souve-
nir reconnaissant, était la femme du célèbre chirurgien an-
glais qui opéra heureusement de la pierre le roi Léopold I",
de Belgique, eut moins de succès avec Napoléon III, et de
qui Fantin disait tout d'abord qu'il lui était peu sympathique,
« un médecin ne pouvant pas lui être plus agréable qu'un
prêtre », impression qui dut se modifier par la suite, car cet
1. Lettre du 27 novembre 18ti4.
100 FANTIN-LATOUR.
araateur de peinture lui iit plusieurs achats et commandes
qui n'étaient pas à dédaigner.
Quant aux deux dames françaises à qui Fantin fut rede-
vable d'entendre, dès cette époque, la suite complète des
Reflets d'Orient, elles étaient toutes les deux d'habiles pia-
nistes : l'une, M"^" Paul Meurice, fille du peintre Oranger,
l'élève d'Ingres, aurait pu se livrer tout à l'art musical, car
elle sut, à l'occasion, tirer parti de son talent sur le piano en
donnant des leçons; l'autre, M"'^ Edouard Manet, née Suzanne
Leenhoff, Hollandaise d'origine et fille d'un organiste, était
une exécutante très brillante, très versée dans la musicjue
classique et très initiée aussi à la musique allemande moderne
que si peu d'amateurs soupçonnaient alors en France. C'est
pour elle que Théodore de Banville, quelque dix ans plus tard,
rimera les vers suivants, sous forme d'envoi, en lui adressant
un exemplaire de ses Exilés :
La musique aux charmantes voix
S'éveille et chante sous vos doigts,
Parlant des deux qu'elle devine;
Et mes vers, oiseaux las d'errer,
Volent vers vous pour s'enivrer
Des sons de la lyre divine
Mais comment Fantin, après avoir fait la sourde oreille
aux compliments, que M'"" Meurice essayait de lui adresser
au Louvre, — « Je déteste ce petit poseur! » s'était-elle
écriée un jour, — avait-il fini par se laisser entraîner dans un
salon où fréquentaient nombre d'artistes, de musiciens, de
peintres, de littérateurs, en un mot « tout le monde Hugo
03
a
a
u =
a 'a
< 2
UN PEINTRE MÉLOMANE. 101
et C* »? Ce fut tout de suite après son retour d'Angleterre,
en 1864, que les avances et politesses redoublèrent et qu'il
se laissa conduire chez M'"" Meurice par Rracquemond, Manet,
Champfleury, à la suite d'une très aimable invitation à dîner
qui ne lui permettait pas, dit-il, de continuer à faire le pay-
san du Danube. « ... Conversation sur la démocratie, écrit-il.
Je ne suis nullement dans ces idées et je dis que l'art n'a rien
à voir là. Je parle de mon projet de voyage à Jersey pour le
tableau Hugo; on est très étonné et j'ai vu que l'on en cau-
serait en famille. Après tous ces bavardages, nous restons
quelques-uns; on fait de la musique. M""" Meurice et M"'" Manet
jouent un morceau d'Haydn à quatre mains. Je parle alors
de M'"" Schumann; on dit: Beaucoup de talent, mais jeu pré-
cis, sec, mathématique, violent; critiques qui me paraissaient
de grands éloges, n'est-ce pas. Madame? Et puis, que je vous
dise : Voilà qu'on joue du Schumann, tout ce qu'on en avait;
puis, vers la fin, j'ai l'aplomb de demander si dans les sonates
de Beethoven que l'on a, il y a celle en mi bémol, op. 7. Cela
m'a fait grand plaisir, vous pensez. J'ai entendu deux fois la
fin; M"" Manet, voyant que cela me faisait tant de plaisir, l'a
recommencée. J'avais honte et mépris, malgré tout, pour tout
ce que ce monde fait : il n'aime rien, ne comprend rien. Il
m'a suffi de parler avec chaleur de Schumann, du plaisir que
donne sa musique, et voilà tout ce monde qui se meta brûler
ce qu'il aime, car vous pensez que le début de la musique, ce
soir-là, avait été pour Stephen lleller, Stamaty et autres.
Eh bien! vers une heure du matin, nous étions dans Beetho-
ven, en mi bémol. Drôle, étrange! Et l'on veut que j'aille dans
102 FANTIN-LATOUR.
ce monde, non, n'est-ce pas? A quoi cela sert-il? Non, non,
la solitude est préférable ici, môme sans travail'... » Il
y était quand môme allé, dans ce monde, et, la musique aidant,
il y retournera plus d'une fois sans trop se faire prier.
Tout à la fm de cette môme année 1864, Fantin ressen-
tait une commotion des plus violentes en entendant l'ouver-
ture du Vaisseau Fantôme, que Pasdeloup exécutait pour la
première fois : « Hier, écrivait-il le 26 décembre, j'ai com-
mencé la journée par le concert dont je m'étais privé depuis
quelque temps. Mais l'on jouait l'ouverture du Vaisseau Fan-
tôme, de Richard Wagner, dont j'ai été enthousiasmé. Je ne
puis vous donner une idée de cette musique. L'orchestre
dans ses mains est inouï, le début de l'ouverture est incom-
parable : de merveilleuses sonorités, étrangetés appartenant
à lui seul; l'on aurait dit que c'était écrit avec d'autres
instruments. Ma pauvre tète a été emportée par ce tourbillon
merveilleux. Je suis rentré chez moi par un froid très dur
sans le sentir, ou plutôt le sentant avec plaisir; ce vent froid
me coupait la figure, me mordait les joues, mais je rêvais;
j'étais transporté. Oh! le grand bonheur que me donne la
musique ! Je pensais à ces grands artistes : quelle belle chose
que de produire des œuvres qui peuvent tant remuer les
hommes, de donner sa pensée, son suprême idéal, de dire ce
que l'on ne peut dire avec la voix ! »
1. Lettre à Edwards, du 24 octobre 1864. — Le « tableau Hufro », dont il
est ici question, ne fut pas même esquissé. Mais avec quel empressement,
Fantin, beaucoup plus tard, ne répondra-t-il pas à la demande de Paul
Meurice en peignant le Satyre {Légende des Siècles), qu'on peut voir dans la
}{rande galerie de la Maison de Victor Hugo, à la place des Vosges !
UN PEINTRE MÉLOMANE. 103
« Vous souvenez-vous que dans nos derniers jours passés
ensemble, avait-il encore écrit à ses amis, à la date du
27 novembre 180i, on parlait d'un opéra ayant f;rand succès,
Roland à Roncevaux? J'ai eu la curiosité d'aller l'entendre; ce
n'est pas mauvais, c'est pis, c'est plat, médiocre. Oh ! qu'il faut
se méfier des grands succès du public! On pourrait établir cet
axiome : Quand tout le monde trouve une chose bien, c'est
que c'est médiocre. » Axiome très juste, à condition de com-
pléter par un seul mot la pensée du peintre : « Quand tout
le monde trouve d'emblée une chose bien, c'est que c'est mé-
diocre » ; axiome très juste et dont la contre-partie pourrait
être formulée ainsi : toute œuvre véritablement neuve et des-
tinée à braver les atteintes du temps, à marquer une grande
étape dans l'histoire de l'art musical, commence toujours par
contrarier et bouleverser les goûts du public.
La correspondance de Fantin avec M. et M"'*' Edwards prit
fin à l'automne de 1869, — du moins en ce qui touche à la
musique, — et par deux lettres où il leur annonce des choses
qui le mettent en joie. D'abord, c'est qu'il a entendu de nou-
veaux morceaux qui l'ont enchanté : presque tout l'œuvre de
Schumann, à ce qu'il croit; puis de nombreuses pages d'un
élève de Schumann, Johannès Brahms, qui a un grand talent :
« Il me semble, ajoute-t-il, que de tout ce que j'ai entendu
de moderne, c'est ce qui m'a fait le plus d'impression. » En-
suite, c'est que l'hiver qui vient promet d'être très favorable
à la musique : « On ne parle que de concerts ici, écrit-il le
14 octobre; non seulement les Concerts populaires et ceux
du Conservatoire, mais encore l'Opéra en donnerait et le
104 FANTIN-LATOUR.
Théâtre-Italien, qui annonce Fidelio, de Beethoven, et le Pa-
radis et la Péri, de Schumann, une sorte de symphonie-ora-
torio. C'est un chef-d'œuvre : je l'ai entendu au piano ; cela
me paraît si beau que j'ai hâte de l'entendre à l'orchestre... »
Ces concerts do l'Opéra étaient ceux que Litolff rêvait
d'organiser, qu'il organisa, en effet, et qui ne dépassèrent
pas deux soirées, au lieu des quatorze annoncées, mais qui
eurent ce résultat inespéré de provoquer un revirement du
public en faveur de Berlioz, mort seulement depuis huit ou
neuf mois, tant le délicieux menuet des Follets, l'exquise
danse des Sylphes et la foudroyante Marche hongroise émurent
et bouleversèrent les auditeurs aux deux concerts, car il avait
fallu répéter les deux fois ces morceaux, la veille encore
inconnus, de la Damnation de Faust. Quant aux promesses
faites par le directeur de l'Opéra-Italien, elles furent égale-
ment tenues, sans beaucoup plus de succès, — du moins en
ce qui concernait Schumann, — et Fantin de courir à la
salle Ventadour. Il fut donc, avec Maître, avec d'autres qu'il
allait bientôt connaître, un des plus fidèles auditeurs de ces
représentations de Fidelio, de ces exécutions de le Paradis
et la Péri, où brillait la grande tragédienne lyrique Gabrielle
Krauss (car l'opéra de Beethoven et le poème dramatique de
Schumann avaient été montés exprès pour elle), et qui ouvri-
rent des horizons splendides à ceux qui eurent alors la révé-
lation de ces chefs-d'œuvre. Le jeune peintre en fut comme
ébloui et des souvenirs de ces soirées inoubliables revenaient
souvent, par la suite, dans les conversations qu'il avait avec
ses amis, lui faisaient même prendre le crayon et dessiner ses
PORTRAIT UE Jl>'« Il E Mi Y I.EIIOLI.E
Salon tle 1882. — A M. Henry Lciolle.
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Lilllugraphie originale (188SJ.
UN PEINTRE MÉLOMANE. 109
deux premières lithographies à la gloire de Schumann...
Quelques années plus tard allait éclater le coup de tonnerre
de Bayreuth, qui devait retentir dans tout le monde musical'.
*
* *
Un soir du mois d'août 1876, comme Fantin se trouvait
chez son ami Maître, où, selon son habitude, il fumait cigares
sur cigarettes en nous écoutant taper de nos quatre mains sur
un méchant piano, tout à coup, un autre ami de la maison,
magistrat de race et mélomane passionné qui marchait dès
lors en tète des partisans de Wagner, — j'ai nommé Lascoux,
— fit irruption dans la chambre et mit à la disposition de qui
voudrait en profiter une place pour la troisième série des
représentations de l'Anneau du Nibelung, au théâtre de Bay-
reuth. Certes l'offre était des plus tentantes et cette place,
un billet provenant de Léon Leroy, l'écrivain tout dévoué aux
intérêts de Wagner, aurait pu susciter de vives compétitions :
il n'y en eut aucune et Fantin, qui n'était cependant pas un
voyageur déterminé, accepta de partir sur-le-champ pour
l'Allemagne, bien que cette absence dût faire reculer un peu
son mariage (il comptait d'ailleurs retrouver M. et M"" Du-
bourg à Nuremberg, puis aller avec eux à Munich), tant sa
joie était grande d'être un des premiers, lui si vivement épris
1. Le tableau dont parle Fantin dans la lettre ci-contre (p. 105-108), adressée
à M"^ Edwards, est Autour du piano, qui m'était revenu de Londres après avoir
été exposé à VArMdfmy. — Dans la première page, les initiales V. D. (Victoria
Dubourg) désignent M"'" Fantin-Latour, qu'il ne mentionnait pas autrement,
d'habitude, dans ses lettres à ses amis de Londres.
ilO FANTIN-LATOUR.
de la musique de Wagner, à visiter la Mecque de l'art de
l'avenir, qui venait de sortir de terre par la volonté d'un
homme et la protection d'un roi.
Mais il ne partit pas sans promettre à ses amis de les
tenir au courant de ces fêtes, et c'est à Edmond Maître qu'il
envoya les quatre lettres, — une après chaque partie du
Ring, — dont je vais donner ici les passages essentiels.
Quand je dis : lettres, le terme est impropre, car ces extraits
n'ont pas de forme déterminée; ce sont, comme presque tout
ce qu'écrivait Pantin, des notes très rapides en style télégra-
phique, une sorte de mémento que le voyageur rédige pour
lui-même et qu'il communique à ses amis de Paris, mais en
recommandant bien qu'on le lui conserve, car c'est dans ces
feuilles, écrites à la hâte, qu'il retrouvera plus tard ses impres-
sions toutes fraîches, prises sur le vif, au courant de la plume
et sans aucune recherche. Mais comment n'être pas frappé
de leur vivacité, de leur concision impétueuse, et comment ne
pas remarquer à quel point l'œil du peintre, ici, est vivement
frappé par ce qu'il voit, comme son oreille par ce qu'elle
entend? C'est pour le voyageur, de quelque côté que son atten-
tion se tourne, un émerveillement toujours plus vif.
Dès qu'il arrive à Bayreuth et qu'il ouvre sa fenêtre, le
dimanche 27 août, à cinq heures du matin, Fantin est charmé
par l'aspect agréable et joyeux de la ville qui lui rappelle à la
fois Versailles, La Haye et certains quartiers de Londres. Et
quelle animation partout, dès la matinée ! La ville entière est
pavoisée d'oriflammes rouge, blanc et noir ou d'autres bleu et
blanc; des troupes défilent, le Roi vient d'arriver pour la
UN PEINTRE MÉLOMANK. iH
représentation du soir, les habitants ont pris leur grande tenue
du dimanche, tandis que les touristes circulent en habits de
voyage, jumelles au côté, guide à la main (lui, cependant, pro-
menait partout un superbe chapeau haut de forme); tout à
coup, un grand vent s'élève et tous ces beaux drapeaux se
retournent, s'accrochent, se déchirent; puis la pluie survient,
et c'est par un temps fâcheux, qu'après avoir très médiocre-
ment déjeuné en ville, Fantin et ses amis (il voyageait avec
M. et M'"'' Lascoux et Jules Bordier, le fondateur des Concerts
populaires d'Angers) prennent la jolie route qui doit les con-
duire au théâtre. Mais le spectacle ne commencera qu'à sept
heures : par protection spéciale, il leur est permis de visiter la
machinerie de la scène, puis ils se dédommagent, à la « restau-
ration » du théâtre, de leur triste repas de midi, et se mêlent
à la foule qui attend le passage du Roi. Cependant, le souve-
rain ne paraît toujours pas ; une fanfare retentit, et vite, il leur
faut pénétrer dans la salle afin de s'assurer de leurs fauteuils.
« Nous entrons ; très bien l'aspect, sobre et solennel (il
n'y a pas d'extérieur du tout, ni façade, rien). A peine deux
ou trois Français. Liszt avec des dames, groupe où l'on
parle français. M'"" Cosima se trouve là. Avant l'obscurité, il
y a demi-lumière; on sent qu'il va se passer quelque chose
de sérieux. Une sonnerie militaire à l'extérieur, c'est le Roi ;
mais avant qu'on puisse le voir, le signal se fait entendre, la
nuit (presque) se fait. Je vous assure que cela remue très
fort. Puis comme des mugissements (c'est sonore et voilé) ;
l'orchestre fait l'effet d'une seule voix, orgue immense. Oh î
c'est très beau! Unique. Rien n'est comme cela. C'est une
112
FANTIN-LATOUR.
sensation non encore éprouvée. Le rideau s'écarte douce-
ment et voici une chose sans nom, vague, obscure, petit à
petit verdâtre, s'éclairant lentement; bientôt on aperçoit des
roches, puis tout doucement des formes passent, repassent,
les Filles du Rhin dans le
haut; dans le bas, Albérich
dans le fond des roches. Je
n'ai rien dans mes souvenirs
de plus féerique, de plus
beau, de plus réalisé. Le
mouvement des Filles du
Rhin qui nagent en chantant
est parfait. L'Albérich qui
grimpe, qui ravit l'or; l'é-
clairage, la lueur que jette
l'or dans l'eau, tout est ra-
vissant. Là, comme dans tout
le reste, c'est de la sensa-
tion. Pas la musique, pas
le décor, pas le sujet; mais
un empoignement du spec-
tateur. Ce n'est pas le mot
qu'il faut que spectateur, ni auditeur non plus, c'est tout
cela môle. Ces messieurs (Lascoux et Rordier) sont ravis,
renversés par l'orchestre et le sentiment musical de l'en-
semble : absolument réussi, l'orchestre invisible! Son absence
fait un grand effet : le vide! L'espace mystique est éton-
nant... L'impression est énorme, malgré mon manque de
LOUENUKIN ËCLAIKANT LE MONDE
Caricature de Stop d'après le Prélude de Lufien-
ijrin (Journal amusant, 30 avril 1892).
PKÉLUDE DE I.OHENGRIN
Lilhograpliie originale (1882), reitrise pour le liibleau du Salon de 1892.
A M. Ch.-Ed. Uavilaud.
UN PEINTRE MÉLUMANE. il3
connaissance qui m'einpèciie de suivre d'un bout à l'autre.
Cela me fatigue plus que l'audition au piano, car l'intensité
des impressions est si forte! Et la réunion des décors, de
l'action, même la fatigue de la langue que l'on veut com-
prendre! Je me suis vu forcé de lâcher quelquefois, de rester
animal, de subir, de vivre sans réflexion. Je suis persuadé
pourtant que le musicien possédant sa partition, connaissant
cela comme on connaît une langue, n'éprouverait pas tant de
fatigue. Pourtant M. Lascoux vient de me dire qu'il a été dans
l'impossibilité de dormir. Moi, je dors bien, accablé par les
impressions que j'ai ressenties. Et la bière est si bonne! Nous
avons causé en rentrant vers dix heures. J'aime bien ce pays.
J'y retrouve déjà le plaisir que j'avais en Angleterre : on est
paisible. »
Le lendemain, à son réveil, quelle n'est pas la surprise
de Pantin en entendant sous ses fenêtres un gamin qui siffle
la chanson du matelot de Tristan et Iseiilt! Puis il sort, il
arpente la ville, il va voir la statue de Jean-Paul; il se rend
à la poste où il trouve deux lettres qui lui font plaisir : l'une
de son ami, le peintre Otto Scholderer, alors fixé à Londres,
qui l'engageait vivement à passer par Francfort pour y voir sa
famille; l'autre lui apprenant que son envoi à l'Exposition
d'Anvers [Panier de roses) était très bien placé; il flâne aux
devantures des boutiques, achète quelques souvenirs photo-
graphiques pour des amis, mais laisse de côté les cravates-
Wagner et les casquettes-Bayreuth ; il mange à droite, à
gauche, là où le hasard le mène avec ses amis; il déjeune
avec tout un groupe de musiciens de l'orchestre, ce qui
is
lU FANTIN-LATOUR.
l'amuse, et dîne ou soupe au restaurant du tht'àtre, ce qui
l'enchante, en face du délicieux panorama de la ville et des
coteaux qui bordent la vallée du Mein rouge. Mais le malheur
est qu'il pleut toujours.
« Arrivons à la Walkûre. C'est superbe. Splcndide est la
chevauchée et aussi l'ensemble des Walkyries; les reproches
de Wotan, leurs cris pendant le combat, puis en face de
Wotan quand elles cachent Brunnhilde, hors de toute com-
paraison. Une violence passionnée, inouïe. Bien fatigants les
récits de Wotan, délicieux le lied du Printemps, mais mal
chanté par Niemann qui n'est pas bon. Très bien Brunnhilde
et Sieglindc. Belle décoration la demeure de Hunding; la
porte ouverte par le printemps, l'épée dans l'arbre, grande
idée poétique. Il est rempli d'imagination. Un seul reproche
à faire : son idéal, trop élevé pour le théâtre, est insuffisam-
ment rendu. Il tente l'impossible, mais aussi, quand il réussit,
c'est-à-dire quand on le rend comme il le veut, c'est admi-
rable. Les adieux de Wotan très beaux, très beaux les cris
de Brunnhilde. Il y a une scène magnifique entre Brunnhilde
et Sieglinde, qu'elle ramène parmi les Walkyries. Dans l'en-
tr'acte, descendu dans l'orchestre, c'est superbe. Je compa-
rerai cela à une magnifique cuisine, pleine d'ustensiles de
toute sorte (mais je vous dirai cela). Wagner a été aperçu
dans un coin du théâtre; ce furent des cris, des cris! A la fin,
c'étaient des transports enthousiastes. A peine la fanfare (qui me
produit toujours grand effet) se fait-elle entendre que voilà la
nuit, et le Boi, suivi de Wagner, entre ; mais on peut à peine les
voir. Nous avons aperçu MM. Mendès, d'Indy, d'Eichthal, etc.,
UN PEINTRE MÉLOMANE. 115
mais il y a très peu de Français; nous faisons sensation, on
est très aimable partout, très obligeant... Je ne peux pas
rendre ce qui se passe ici, c'est une fête très animée. Ce
théâtre dans les champs, ces belles vues tout autour, les
restaurations, des bocks partout, tous ces voyageurs qui vont
et viennent. Les habitants paraissent enchantés. La présence
du Roi anime la ville, qui est paisible comme autrefois Ver-
sailles. Des grandes voitures partout, à l'heure du théâtre,
qui se suivent; pourtant pas de cris, c'est un public choisi.
Je suis enchanté d'être venu. Que je regrette de ne pas vous
avoir ici! Nous irions où je vais de ce pas, à la maison de
Wagner. Je vais là tous les jours, je tourne autour et je suis
content. Adieu; à. demain Siegfried. »
Pour les spectateurs de cette troisième série, comme
pour ceux des deux premières qui avaient eu lieu du 13 au
17 août et du 20 au 23, la soirée la plus brillante et celle
qui leur causa à la fois la surprise la plus vive et l'impres-
sion la plus profonde, ce fut celle où ils entendirent Siegfried,
et certes, il fallait que l'enchantement et l'émotion qui se
dégageaient de cette partie de l'œuvre fussent singulièrement
puissants pour dépasser l'effet si violent que la Walkyrie
avait produit la veille sur tous les assistants. Fantin ne ré-
sista pas plus qu'un autre à l'enthousiasme général, et sa
troisième lettre n'est, d'un bout à l'autre, qu'une explosion
de joie délirante.
« ... Il n'y a rien en musique d'aussi beau, s'écrie-t-il.
J'ai été enlevé non pas seulement un moment, mais cons-
tamment et par degrés toujours plus élevés; le duo est une
116 FANTIN-LATOUR.
scène entière, c'est prodigieux! M"'" Materna est superbe, le
ténor moins bien, mais rien n'y fait, c'est la plus grande sen-
sation encore ressentie! Oh! son éveil! presque dit seulement
par l'orchestre, ravissant et sublime, et la situation, la mise
en scène! L'n lever de soleil comme effet, ah! que c'est
beau! Les musiciens ici semblent mettre cela au-dessus des
autres partitions. La scène des oiseaux est charmante, le rôle
de Mime si bien chanté et joué! Voilà une surprise de trouver
Wagner plein de naturel, de comique, lui, le musicien de
Lohengrin. Ce Siegfried est si bien imaginé! Et la scène de
la Forge! Une évocation d'Erda magnifique! Très belle mise
en scène et beau décor pour le départ de Siegfried dans les
flammes. Mais vous savez que les décors sont souvent très
bien, comme dans Siegfried, la forge de Mime. C'est ici qu'est
le fameux dragon; dans le Rheingold, c'était un serpent : il
est bien absurde. Ce n'est que ce que l'on voit dans les féeries.
Que je suis content d'être ici! J'ai vu Wagner d'assez près. Il
paraît vieilli, presque tout blanc, il est très petit. Un vieux
savant ou diplomate. Madame ressemble beaucoup à Liszt
que l'on voit partout, toujours avec des femmes autour de lui.
Le dîner et souper à la Restauration-Wagner est très amusant.
Lascoux a fait connaissance avec un musicien de Montbé-
liard qui est un grand partisan et est venu s'offrir comme
exécutant. La salle est très chaleureuse. Le Roi a été
acclamé sur la proposition de M. Feustel (le banquier orga-
nisateur), c'a été étourdissant de bruit, chapeaux en l'air, etc.
11 pleut toujours, nous sommes rentrés hier par un temps!
Pluio à verse, des chemins! Heureusement que nous avions
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UN PEINTRE MÉLOMANE. 117
bien soupe. Menu : Suppe Knlb, ragoût de veau, roastheef et
bière. Quelle bière ! Que je suis content d'être ici! Ademain.»
Le Crépuscule des Dieux, en revanche, exerça une action
moins immédiate et moins forte, au moins jusqu'au dernier
acte, sur des auditeurs qui ne connaissaient pas encore assez
tous les éléments dont se compose cette musique pour en
apprécier l'admirable structure et la grandeur prodigieuse.
C'étaient autant de néophytes, pleins de bonne volonté, mais
enfin des néophytes, que tous les spectateurs qui se succé-
dèrent à Bayreuth durant cette première année, et.Fantin,
comme il le dit lui-même, n'était pas assez préparé pour ne
pas trouver, avec tous ses amis, que les premières scènes de
cette quatrième partie traînaient passablement en longueur;
mais quel réveil au tableau de la chasse et quelle secousse à
la mort de Siegfried !
« Hier, grande journée, mon cher Maître ! Quel plaisir
pour un artiste que ces fêtes! Il faisait beau. Jamais autant de
monde sur la route. Les voitures se suivent de chaque côté ;
les Wagnériens défilent, la population est sur le devant des
portes; le Roi va passer. De l'esplanade, où nous restons un
moment, on voit tout ce mouvement : c'est superbe. On
apprête l'illumination du soir, il fait grand jour, jamais le
paysage n'a été plus charmant de ces hauteurs. La fanfare sur
l'esplanade se fait entendre, tout le monde entre, on se presse,
puis voilà un monsieur qui adresse de sa place quelques mots
à la salle, on crie, on applaudit. Il compare les Wagnériens qui
vont se séparer aux apôtres qui vont porter partout la bonne
nouvelle... La scène des Nornes, le départ de Siegfried, la
H8 FANTIN-LATOUR.
veillée de Hagcn ; connaissant peu la partition, cela paraît un
peu long; mais le dernier acte est très saisissant, le trio des
Filles du Rhin, la chasse, le récit, la mort de Siegfried, la
marche funèbre, triple chef-d'œuvre : musique, drame, mise
en scène. On l'emporte sur son bouclier, escorté par tous les
guerriers (admirablement costumés), effet de lune sur une par-
tie du cortège et l'autre dans l'ombre. Les nuages descendent
au-dessus du cortège, paraissent le suivre et le couvrent com-
plètement. Admirable. C'est la réussite complète de son idée
que cette page, et vraiment on sent alors que rien ne peut
soutenir la comparaison. C'est un art nouveau, l'art de l'avenir
certainement.
» Pensez à l'ovation finale ! Une tempête, cris, chapeaux,
mouchoirs, bouquets, couronnes, etc. Enfin, il paraît! Vous
n'avez pas idée de l'émotion qui vous gagne de voir cet homme,
le chapeau à la main, attitude très simple, interdit, voulant
parler. Derrière lui, la toile baissée, à ses pieds, ces fleurs;
les larmes me reviennent aux yeux en vous décrivant ce spec-
tacle. Il parle... Applaudissements, et la toile tombe. Encore
de grands cris, elle se relève; alors, tous les chanteurs sont là
rangés, il leur adresse quelques mots qu'il accentue par des
frappements de pied comme s'il conduisait un orchestre. C'est
émouvant ! On sort, nous allons donner un coup d'œil à la
scène, nous nous promenons dans les coulisses, nous allons
voir l'orchestre, on embrasse Wagner, on l'entoure; Madame
embrasse des dames; on pleure, Wilhelmy paraît très ému.
On se dit adieu. Liszt est très entouré; c'est une vraie fête
de famille. J'entends Wagner qui dit à des dames en français :
UN PEINTRE MÉLOMANE. 119
« Prenez garde do tomber! » avec un accent très allemand;
il paraît fatigué, comme éteint. Ah! que je suis content d'avoir
assisté à cette fête ! Combien l'on sent ici la vie ! Est-ce triste
pour nous d'être obligés d'aller dehors pour assister à une fête
artistique, d'aller chercher du soutien pour notre vie d'artiste,
car cela vous fait le plus grand bien, cela rend do l'ardeur.
Je ne peux pas exprimer combien je me sens transporté. »
Qu'on se rappelle, après avoir lu ces lignes, par quelles
plaisanteries furent accueillies en France l'ouverture du théâtre
de Bayreuth et les premières représentations de t Anneau du
Nibelung ; qu'on se souvienne en particulier des jugements
cruellement ironiques que portèrent sur cette entreprise et
cette œuvre colossale ceux qui faisaient profession chez nous
de juger les productions de l'esprit et les créations d'art;
qu'on compare cette ignorance arrogante et têtue aux fraîches
impressions d'un artiste qui ressent naïvement les choses
sans se targuer de les juger, mais qui exprime avec une cha-
leur désordonnée ce qu'il a ressenti, et dites de quel côté se
trouvent, non pas seulement l'indépendance et la bonne foi
avec lesquelles Wagner a toujours demandé qu'on appréciât
ses œuvres, mais aussi la clairvoyance et la liberté d'esprit.
*
* *
Les fêtes de Bayreuth sont terminées. Fantin, après avoir
rejoint M. et M"" Dubourg à Nuremberg, s'arrête à Batisbonne,
va visiter avec eux les musées de Munich (l'affluence des
étrangers avait forcé les trois voyageurs de se loger à Augs-
MO FANTIN-LATOUR.
bourg), puis, sans gagner Francfort, en raison d'un deuil sur-
venu dans la famille de Scholderer, il rentre à Paris en pas-
sant par Stuttgart et Nancy : « Je suis heureux d'avoir fait
ce voyage, écrit-il dès son retour, à Edwards; cela m'a changé
les idées. Je suis gai, content, bien disposé à travailler' ! » Et,
tout aussitôt, germe et monte dans son cerveau cette abon-
dante moisson, si prompte à lever, de compositions idéales,
lithographies d'abord, ensuite pastels et tableaux à l'huile, où
les œuvres qu'il aime le plus prennent une nouvelle vie par
lesquelles les maîtres qu'il admire reçoivent un hommage
éclatant; par lesquelles, lui, simple auditeur et spectateur
la veille, devient poète et créateur à son tour et remercie
à sa façon, en les glorifiant, Berlioz, Wagner et Schumann
des souveraines jouissances qu'ils lui ont procurées.
Quelques mois seulement avant d'aller à Bayreuth, après
avoir entendu aux concerts du Gliàtelet la deuxième exécution
intégrale, donnée par M. Colonne du Roméo et Juliette, de
Berlioz (avec M"" Vergin, MM. Fùrst et Bouhy comme solistes),
il avait composé sa grande scène allégorique de F Anniver-
saire, en écrivant dans la marge : Souvenir du o décembre 1875,
et cette admirable composition, d'abord esquisse à l'huile, puis
dessin de même grandeur, enfin lithographie, d'où est sorti
le tableau magistral appartenant aujourd'hui au musée de Gre-
noble, était la première qui témoignât de son culte pour Ber-
lioz. De môme, à peine revenu de Bayreuth, il prenait son
crayon et traçait sur la pierre cette délicieuse scène initiale
1. LeUre du 13 septembre 1876.
X
u
^
UN PEINTRE MÉLOMANE. 121
de l'Or du Rhin, qui devint par la suite un pastel, puis une
huile, en inscrivant au bas cette dédicace reconnaissante :
A monsieur A. Lascoux, souvenir de Bayreuth. C'est ainsi qu'à
peu de mois d'intervalle, il se sentit dominé, conquis, emporté
par ces maîtres, et que les délicieuses émotions qu'il avait
éprouvées en écoutant leurs chefs-d'œuvre agirent fortement
sur son imagination créatrice et le poussèrent dans une voie
où il ne pensait guère à s'engager, quoiqu'il y dût marcher
leur égal.
Il faut se rappeler, en effet, qu'avant ces grandes compo-
sitions lithographiques de l'Anniversaire et du Rheingold,
Fantin n'en avait encore dessiné que six, entre lesquelles
trois seulement avaient trait à la musique : d'abord la pre-
mière de toutes, le Venusberrj , de Tannhœuser, composé en
1862 sous le coup de l'indignation que l'échec de cet opéra
à Paris lui avait causée et de la joie qu'il avait ressentie en
entendant jouer la célèbre Marche du concours aux Concerts
populaires : ensuite celles : A la mémoire de Robert Schumann
et la Fée des Alpes, qui jaillirent de son cerveau, où elles
couvaient depuis longtemps peut-être, à l'occasion des fêtes
organisées à Bonn en l'honneur de Schumann, durant le mois
d'août 1873. Est-ce à dire pour cela que, sans la vive émotion
que lui causèrent l'audition de Roméo et Juliette et la repré-
sentation de l'Anneau du NibeUtng, Fantin pe se serait pas
senti entraîné quelque jour, comme il l'avait été déjà en
deux circonstances, vers les figures musicales qu'avaient évo-
quées les maîtres chers à son cœur? Non certes, et ce serait
exagérer que d'aller jusque-là; mais n'y ayant pas été poussé
46
in FANTIN-LATOUR.
par une force irrésistible, il aurait mis sans doute, dans une
tâche poursuivie à bâtons rompus, moins d'élan, moins de
fièvre et n'aurait peut-être pas produit une suite aussi nom-
breuse, aussi riche de ces lumineuses transpositions de la
poésie et des sons en dessins, en couleurs.
Il ne m'appartient ni de les dénombrer ni de les juger,
— car je ne fais office ici ni de catalogueur ni de critique,
— mais ce que je puis, ce que je dois dire, l'ayant vu mieux
que personne, c'est combien Fantin se laissait facilement
entraîner à une besogne qui le charmait, et comment, un
auteur de ses amis lui ayant demandé certain jour de vouloir
bien dessiner un simple frontispice pour un ouvrage en pré-
paration sur Richard Wagner, le peintre, de fil en aiguille,
ne composa pas moins de quatorze lithographies, jugeant plus
naturel de glorifier ainsi chacune des grandes œuvres du
maître, de telle façon qu'un peu plus tard, il se vit comme
obligé d'en faire autant pour Berlioz, et qu'il le fit, du reste,
avec autant de joie et d'aussi bon cœur. Nul doute, assuré-
ment, que si le même ami l'avait prié de se remettre à la
besogne afin d'honorer par leurs communs efforts, et chacun
dans la mesure de leurs forces, le génie de Robert Schumann,
il ne s'y fût prêté avec un empressement tout pareil.
Car, entre tous les musiciens, c'était bien l'autour de
Manfred qu'il admirait le plus vivement, qu'il aimait le plus
tendrement, si j'ose dire, et dès 1872, il pensait à composer
en son honneur un grand tableau semblable à celui dont il
rêvait également pour Berlioz et qui, celui-là, devait rapide-
ment aboutir. « Que penseriez-vous, écrivait-il à Edwards le
UN PEINTRE MÉLOMANE. 123
20 décembre 1872, d'un groupe ou d'une procession de
jeunes filles, des Muses, par exemple, venant orner et décorer
le tombeau de Robert Schumann avec des fleurs?.. Dans une
esquisse que j'ai faite, il y a une jeune fille, le buste nu,
avec une poignée de roses blanches qu'elle vient apporter sur
le tombeau qui est une grande pierre droite et où il y a une
inscription : In memoriam, etc. » Et les demandes se pressent
sous sa plume : Comment honorer dignement cet « admirable
poète musicien » ? Faut-il peindre autour de son monument
des jeunes filles, ou des Muses, ou la Musique et la Poésie,
ou les personnages mêmes de ses créations? N'est-ce pas là
une besogne au-dessus de ses forces? Comment rendre un
digne hommage à un tel créateur avec les moyens dont lui-
même dispose, et ne serait-il pas très désolé de mal l'honorer?
Qu'Edwards et sa femme, qui n'admirent pas moins que lui
Schumann, lui prodiguent avis et conseils, à lui, qui ne s'est
encore ouvert de ce projet qu'à son ami Maître... En suite
de quoi parurent deux lithographies, réalisant chacun de ces
deux projets : d'abord, celle dont il est question plus haut,
datée de 1873, qui représente une jeune fille, à demi nue,
déposant une gerbe de fleurs sur la tombe du maître; puis,
vingt ans plus tard, celle où toute une théorie de jeunes
femmes, guidées par un génie ailé, se dirige avec recueille-
ment vers une stèle surmontée du buste de Robert Schumann.
Schumann, Berlioz, Wagner, tels étaient les maîtres vers
lesquels la pensée de Pantin se tournait de préférence et
dirigeait son crayon : ce sont, de toute évidence, ceux dont
les inspirations et les créations parlaient le plus à son esprit,
iU FANTIN-LATOUR.
à son cœur; mais Brahms aussi, qu'il aimait et défendait
d'autant plus qu'il le sentait plus injustement combattu chez
nous, excita plus d'une fois son imagination ; Rossini ne fut
pas sans lui inspirer une ou deux compositions; Weber en fit
éclore au moins une, et s'il ne s'est jamais mesuré avec
Beethoven, ce ne fut pas faute de l'admirer, croyez-le bien;
c'est plutôt parce qu'il l'admirait trop... Et puis, quel besoin
Beethoven, acclamé par tout le monde musical, avait-il de
son aide? En quoi le peintre, qui, dans le fond, mais sans y
tendre, faisait œuvre de propagande et se tournait d'instinct
vers les génies que la foule ignorait ou combattait encore,
aurait-il pu ôlre du moindre secours à l'auteur de Fidelio et
de la Symphomo avec chœur, et ne valait-il pas mieux qu'il
employât tous ses efTorls, qu'il rassemblât toutes ses forces
pour faire triompher dans la musique, ainsi qu'il l'a toujours
fait dans la peinture, les génies souverains à qui les igno-
rants, les envieux et les beaux esprits ont si longtemps barré
la route en France?
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CHAPITRE IV
AUTOUR DU PIANO ET LE PORTRAIT D'UN AMI
Ces deux tableaux-ci, presque les derniers de leur genre
dans l'œuvre entier du peintre, sont ceux sur lesquels, en ma
double qualité de modèle et de futur possesseur, j'en ai su,
dès l'origine, autant que l'auteur en personne, car je me
rappelle leur préparation, leur enfantement d'aussi loin que
Fantin pouvait s'en souvenir lui-même. Je n'ai rien ignoré
des hésitations par lesquelles il a passé avant d'entreprendre
la plus importante de ces deux toiles, j'ai suivi de jour en
jour les progrès de son travail; enfin j'ai là, devant moi, pour
contrôler mes souvenirs, nombre de documents certains,
esquisses et lettres du peintre ou lettres d'un ami commun,
qui sont arrivés entre mes mains après la mort de l'un et de
l'autre et n'ont pas été sans me rappeler beaucoup de choses
qui sommeillaient au fond de ma mémoire. Mais quelle mélan-
colie me gagne en feuilletant tous ces papiers, croquis ou
billets, que nous étions plusieurs autrefois à regarder, à nous
communiquer et qui reprennent aujourd'hui pour moi toute
leur signification, dans les moindres détails!...
126 FANTIN-LATOUII.
»
* *
« Voici une nouvelle d'art très fraîche et très sûre, et de
la dernière importance. Ce matin, lundi, 12 de janvier 1885,
à 9 heures et un quart, M. Fantin-Latour, chevalier de
l'Ordre de Léopold, a résolu de peindre à l'huile une toile
de plus de deux mètres, représentant une lecture au piano.
Le piano sera un crapaud et le pianiste Emmanuel Chabrier,
tout en peau, ayant autour de lui MM. Vincent d'Indy,
Camille Benoît, Adolphe Jullion, Amédée Pigeon et Edmond
Maître, — et peut-être M. Antoine Lascoux (s'il daigne) et
M. Jacques Blanche (s'il est nécessaire). L'ordre des séances
de pose sera très prochainement indiqué à M. Jullien, qui
est d'ores et déjà invité à soigner son teint... »
Voilà en quels termes Edmond Maître m'annonçait ce que
notre ami venait de décider, non sans qu'il eût longuement
pesé le pour et le contre avant de reprendre ses pinceaux
pour peindre un tableau tel qu'il n'en avait pas composé
depuis de longues années. Le dernier de ce genre qu'il eût
entrepris et terminé, le Coin de table, remontait à l'année
1872. Après avoir groupé des peintres et des hommes de
lettres devant le portrait de Delacroix auquel ils rendaient
hommage, ou autour de Manet peignant dans son atelier des
Batignolles; après avoir représenté plus spécialement des
poètes devant le cadre vide où devait d'abord figurer
Baudelaire, Pantin avait souvent caressé le projet de com-
pléter cette série par une quatrième toile, où la Musique
AUTOUR DU PIANO ET LE PORTRAIT D'UN AMI. 127
serait glorifiée après la Peinture et la Poésie. L'idée lui sou-
riait de célébrer l'art auquel il devait des jouissances telle-
ment vives qu'il regrettait parfois, comme nous l'avons vu le
marquer à ses parents, de n'avoir pas reçu du ciel le don de
création musicale et, tout d'abord, il aurait conçu l'hom-
mage qu'il désirait rendre à la Musique sous la forme d'un
chœur de dames, en groupant là, sans doute, les divers
modèles féminins qu'il avait représentés ailleurs, un livre
sur les genoux, devant un métier de brodeuse ou la palette
à la main.
« Si je trouvais des femmes, je ferais une répétition d'un
chœur de dames, écrivait-il à Edwards dès le mois d'octobre
1872. Un musicien au piano, tournant le dos au public (par
conséquent, ce serait l'accessoire, le prétexte), et tout autour
du piano et derrière une série de jeunes filles et femmes chan-
tant. Quel joli bouquet! » Mais comment composer ce « bou-
quet » et, à défaut des personnes dont il était sûr, connais-
sant leur exactitude et leur façon de poser, n'aurait-il pas dû
recruter des modèles parmi ces dames et jeunes filles du
monde auxquelles il refusa, dès qu'il le put, le concours si
souvent sollicité de ses pinceaux, tant il aurait été exaspéré
d'avoir à subir ou leurs fantaisies incessantes, ou les obser-
vations saugrenues que celles-là qui payent très cher se
croient toujours en droit de faire, soit par elles-mêmes, soit
par la bouche de leurs amis, aux peintres les plus considé-
rables? N'est-ce pas là, du reste, une des raisons, je dirai
même la raison capitale du refus que Fantin opposait presque
invariablement aux demandes qu'on lui faisait de peindre des
128 FANTIN-LATOUR.
gens qu'il ne connaissait pas, des personnes en face des-
quelles il se serait trouvé pour la première fois, ou peu s'en
faut, le jour de la première séance de pose?
Il semblait que cet admirable peintre de portraits dût être
comme habitué aux figures qu'il se proposait de porter sur la
toile, qu'il dût être d'avance en communion avec ceux qu'il
allait portrairc. Et combien sont rares les personnes qui, sans
préparation, rien que par une démarche habile ou une parole
opportune, ont su le surprendre en quelque sorte et le déci-
der à les accepter pour modèles du jour au lendemain ! Il
fallait voir avec quelle inquiétude il écoutait toute proposi-
tion de ce genre, même émanant de gens à qui il aurait sou-
haité d'être agréable; avec quelle insistance il se défendait
d'être un peintre de portraits, au sens propre du mot, ne
faisant jamais poser devant lui, disait-il, que des personnes
de sa famille ou des amis, plus rarement de simples connais-
sances; avec quelle joie il renvoyait ces solliciteurs à ceux de
ses illustres confrères qui faisaient vraiment métier de pein-
dre des portraits et ne s'en lassaient pas; quel soupir de sou-
lagement il poussait enfin lorsque ces visiteurs importuns se
décidaient à battre en retraite et qu'il avait fermé la porte sur
eux.
Deux autres points difficiles à concilier préoccupaient
également Fantin, dès qu'il pensait à ce tableau. D'une part,
il était très décidé, s'il se mettait jamais à l'œuvre, à n'ad-
mettre sur cette toile aucun compositeur, aucun musicien,
dont la réputation fût telle qu'il dût écraser les autres modèles
ou donner à cette assemblée un caractère de petite école ou
l'ourii.viT iJi: m'"' léoi'Old gravikk
Salon (Je 18'JO. — A M. Léopold (jiavicr.
AUTOUR DU PIANO ET LE PORTRAIT D'UN AMI. 1129
de cénacle, car il ne se reconnaissait pas, à lui peintre, le
droit de faire une sorte de manifestation musicale semblable h
celle qu'il avait faite avec son Hommage à Delacroix. D'autre
part, il voulait que le personnage principal qu'il placerait au
piano ne fît pas là simplement office de mannequin et que,
sans avoir une notoriété trop grande, il fût cependant bien à
sa place devant un clavier. Ces hésitations auraient pu durer
longtemps, et cela malgré mes exhortations — «Il s'est beau-
coup occupé du tableau; il a été beaucoup pour me décider
à le faire, » dit Fantin en parlant de moi dans une lettre à
M'"" Edwards', — si le hasard ne l'eût remis un jour en face
d'Emmanuel Chabrier, qu'il avait perdu de vue après l'avoir
souvent rencontré au quartier Latin.
C'est à l'enterrement d'Edouard Manet qu'ils se retrou-
vèrent, au printemps de 1883 : « A propos, dit tout à coup
le peintre au musicien, seriez-vous homme à poser dans un
tableau, assis au piano, entouré de gens qui vous écouteraient?
— Certainement et de grand cœur. » A partir de ce jour, le
projet de Fantin prit tout à fait corps, et, s'il ne l'exécuta pas
sans désemparer, le temps lui manquant pour faire de ce tableau
son envoi au Salon de 1884, il se réserva d'y revenir dès l'hi-
ver suivant. Et ses divers modèles, en plus de Chabrier, furent
effectivement ceux que Maître m'annonçait dans sa lettre :
d'abord Maître et moi-même, ses convives du lundi soir,
ainsi qu'Amédée Pigeon, dont il avait fait la connaissance à
propos d'un article très finement écrit sur ses tableaux; puis
1. Lettre du 29 octobre 1885.
130 FANTIN-LATOUR.
Antoine Lascoux, avec qui il avait assisté aux premières
représentations de V Anneau du Nibelung, à Bayreuth; de
jeunes compositeurs, élèves de Franck, qu'il avait entrevus
justement aux soirées de musique qui se donnaient chez
Lascoux : MM. Camille Benoît et Vincent d'Indy, l'un ame-
nant l'autre; enfin le violoniste Boisseau, qui faisait également
partie de ces réunions intimes et remplaça dans le groupe
le jeune peintre Jacques Blanche auquel il se peut que Fantin
ait d'abord songé, mais qui ne fut jamais invité à y figurer.
Avant môme de nous convoquer, Fantin avait presque
établi son tableau dans sa tête, ainsi que le prouve une pre-
mière esquisse, très vague et ne comprenant que sept per-
sonnages, en date du 26 décembre 1884; mais du moment
où il nous eut tous réunis devant lui, son plan définitif fut
très vite arrêté : dès son premier grand croquis, le peintre
était comme fixé et n'apporta plus à son projet, dans les deux
croquis suivants, que des corrections de détail, arrêtées à la
date du 19 janvier 1885. Aussitôt qu'il nous eut campés sur
la toile et qu'il se mit à peindre, il renonça aux séances géné-
rales et nous fit poser isolément ou par petits groupes, et
c'est seulement à la fin, presque à la veille d'expédier son
tableau au Salon, qu'il nous réunit tous encore, afin de juger
de l'effet d'ensemble. Des ambitions cependant, s'étaient
éveillées dans le monde musical à l'annonce du tableau qui
allait voir le jour, et plus d'un étranger aurait souhaité de s'y
glisser par manœuvre habile ou démarche d'amis complai-
sants; mais c'était peine perdue avec Fantin, qui ne craignait
rien tant, je le répète, que d'avoir l'air de faire une manifes-
AUTOUR DU PIANO ET LE PORTRAIT D'UN AMI. 131
talion musicale et qui écartait do son tableau non seulement
tout accessoire, tout buste ou portrait significatif, mais aussi
toute personnalité un peu marquante. C'est ainsi, pour n'en
citer que deux, qu'il refusa nettement d'y introduire, soit
Charles Lamoureux, qui était alors le champion le plus déter-
miné de la cause wagnérienne en F'rance; soit César Franck,
que ses trois élèves Chabrier, d'Indy et Benoît auraient désiré
voir présider en quelque sorte à cette réunion.
« Madame, écrivait Fantin à M"'' Edwards le 25 février 1 885,
je vous envoie un croquis du tableau; je n'y mets pas de
femmes. Ce sont toujours des réunions d'artistes que je fais,
et non des réunions du monde, que je ne connais pas et dont
j'ai horreur: on ne peut rien faire avec ces gens-là aujour-
d'hui. Ils sont de plus en plus stupides. Celui-là est la suite
des autres tableaux : les Peintres, les Poètes, les Musi-
ciens... » Et, deux mois plus tard, peu de temps avant l'ou-
verture du Salon, où Fantin avait envoyé son tableau, il pré-
sentait par écrit ses divers modèles à M""" Edwards, qui, entre
eux tous, ne connaissait encore que Maître, pour l'avoir ren-
contré rue des Beaux-Arts lorsqu'elle venait à Paris, chaque
année, à l'époque du Salon : « Voici les noms des personnages
de Autour du piano. Celui qui joue du piano est Emmanuel
Chabrier, compositeur de grand talent. A côté, paraissant
tourner les pages au pupitre, Camille Benoît, qui a traduit
des écrits de Wagner, et aussi compositeur; derrière lui, le
chapeau sur la tête et la canne à la main, Adolphe JuUien,
critique d'art musical, sévère pour nos prétendus musiciens
français, auteur de plusieurs ouvrages sur le théâtre du siècle
132
FANTIN-LATOUH.
dernier; près de lui, entre les portes, M. Boisseau, violoniste
à l'Opéra et au Conservatoire. A côté de Lascoux, debout, la
cigarette à la main, Vincent d'indy, compositeur d'avenir: la
tête dans la main, assis et le dernier de ce côté, Amédée
Pigeon, qui est au Figaro pour le Courrier d'Allemagne et
qui vient de faire
un livre très inté-
ressant intitulé :
L Allemarjne de M.
de Bismarck. Tous
wagnéristes ' ! »
Autour du piano
fut donc exposé au
Salon de 1885. Mal-
gré tant de précau-
tions prises pour
que la peinture
seule attirât l'at-
tention des connais-
seurs, sans que des
figurestropconnues
fixassent les regards des badauds, — remarquez qu'en 1885
Chabrier n'était rien de plus que l'auteur à'Esparla et que, si
M. d'Indy avait déjà produit les trois parties de Wallenstein,
il n'avait pas encore fait exécuter son Chant de la Cloche, qui
venait seulement d'être couronné au concours de la ^ ille de
A lively Suiulay al Hom(^ wilh ail Hyinns anil no
H ers.
Un joyeux dimanche à la maison, avec eux tous
et sans elles.
[Plaisanterie en anglais de fantaisie, i)ar analogie
de prononciation entre les mots hymm (hymnes) et
hitns (barbarisme créé pour signifier : eux)].
Caricature du Punch, do Londres, d'après Autour du piano
(3 juillet 1886).
1. Lettre du 19 avril 188R.
AUTOUR DU PIANO ET LE PORTRAIT D'UN AMI. 133
Paris, — Fantin ne put pas empêcher le public de so demander,
devant cette toile si vivante et si puissante, quels étaient ces
individus ainsi réunis autour d'un pianiste et d'un piano. Les
visiteurs qui se prétendaient bien informés renseignaient
leurs amis; d'autres s'ingéniaient à mettre des noms sur ces
visages et ne
manquaient
pas générale-
ment de re-
connaître le
compositeur
Palad i 1 h e
dansl'homme
au chapeau,
ce qui aurait
dû me flatter
infiniment, et
de trouver un
Saint - Saëns
très ressem-
blant dans le personnage à cheval sur une chaise, ce qui
faisait beaucoup rire Maître. Aussi Fantin, voyant que sa
réserve allait au rebours de ses intentions, exaspéré sur-
tout de voir qu'on aimait à découvrir là des hommes qu'il
n'aurait jamais accepté de peindre, voulut-il couper court
à ces méprises. Après le Salon de Paris, Autour du piano
avait été expédié directement à Londres, chez W" Edwards,
pour être présenté à VAcademy, qui le reçut et l'exposa en
Le grand De profundis du maestro Chabrier, clianlé par
MM. S, T, U, V, X, Y et Z.
Caricature de Stop, d'après Autour du piano [Journal amusant, 2 mai 1885).
134 FANTIN-LATOUR.
1886 '; mais, ensuite, lorsque Fantin envoya sa toile au Salon
triennal de Bruxelles, en 1887, puis à Munich, l'année sui-
vante, il fit ce qu'il n'avait jamais voulu faire jusque-là et
dessina un petit cartouche explicatif, afin de rendre à ses
différents modèles leur véritable état civil, leur notoriété
généralement très modeste et leur rang de simples débutants
dans la carrière des lettres ou des arts ^
Le hasard, cependant, un hasard assez naturel après tout,
puisque tous les gens ici représentés n'étaient pas trop vieux,
avait fait, comme Fantin l'écrivait à M™'' Edwards, que ces
divers musiciens, amateurs ou critiques avaient des préfé-
rences communes, une admiration plus ou moins vive pour
Richard Wagner, et se trouvaient de la sorte en communauté
d'opinions avec celui qui faisait leurs portraits; or, ce simple
hasard avait suffi pour que, dès avant son apparition, ce
tableau fût communément désigné sous ce titre alors quelque
peu menaçant : Les Wagnéristes. De quelque façon qu'on le
désigne, il ne faut le rattacher à aucune école ou coterie mu-
sicale; il faut surtout se garder d'évoquer à ce propos le
souvenir du « Petit Bayreuth », car s'il est vrai que ce tableau
1. « ...Je risque VAcademy cariémenl; il n'importe que je sois refusé! Mon
tableau sera vu par les Académiciens, el n'est-ce pas le plus sérieux public
malgré tout? Cela me suflirait presque. Mon refus ne passerait pas inaperçu,
je pense. » Ainsi parle Fantin à M"" Edwards dans sa lettre du 29 octobre 1885,
lettre où il se dit « très louché » des oITres que je lui avais faites ou plutôt
que je lui avais fait faire par Maître, et qui commence ainsi : « Je suis bien
content ; j'ai trouvé un acquéreur pour Autour du piano!... »
2. Ces dates des divers voyages d'Autour du piano à l'étranger sont les
seules e.\acles, quoiqu'elles dilTorent de celles qu'on pourrait trouver dans
d'autres publications.
AUTOUR DU PIANO KT LE PORTRAIT D'UN AMI. 135
parut au moment où les réunions wagnériennes, organisées et
dirigées par Lascoux, prenaient de l'extension et s'intitulaient
plaisamment « Petit Bayreuth », c'était là une coïncidence
toute fortuit(>, et plus d'un des personnages ici représentés
n'avait jamais pris part, ni comme exécutant, ni comme
auditeur, aux exercices musicaux qui, après avoir commencé
dans le salon de Lascoux, rue de l'Université, avaient lieu
tantôt dans l'atelier du peintre Toché, tantôt chez M'"^ Pelouze,
et devaient se terminer par de véritables concerts, où tous
les wagnéristes de Paris brûlaient de se faire inviter, dans la
salle de la Société d'Encouragement pour l'Industrie natio-
nale, en face de Saint-Germain-des-Prés.
Il ne reste plus aujourd'hui qu'un souvenir lointain de ces
appellations batailleuses, et c'est sous ce titre d'une impré-
cision très réfléchie : Autour du piaiio, auquel Fantin s'était
tout de suite attaché, que ce tableau a conquis la célébrité.
Il complète, après V Hommage à Delacroix, après Un Atelier
aux Batignolles, après Un Coin de table, la série des grandes
toiles où le maître peintre a groupé divers artistes, hommes
de lettres ou libres esprits de son temps et qui seront plus
tard, qui sont déjà, tout mérite de peinture mis à part, des
documents très utiles à consulter pour la vie intellectuelle et
artistique de la fin du xix" siècle. Et que ressort-il des détails
que je viens de donner sur cette toile aussi bien que des
esquisses qu'on trouvera plus loin? C'est que rarement peintre
eut l'idée plus nette à la fois du tableau qu'il voulait faire et
des conditions dans lesquelles il le voulait entreprendre, puis-
qu'il ne se mit au travail que lorsqu'il les trouva réunies;
136 FANTIN-LATOUR.
c'est aussi qu'il était tellement possédé de son sujet et l'avait
tellement dans la tête que, dès qu'il prit ses crayons, il jeta
presque du premier jet sur le papier le tracé définitif de cette
grande composition.
*
* *
Il ne balança pas davantage et ne montra pas moins de
décision lorsque, se mettant en face de l'ami h qui il avait
assigné une place un peu sacrifiée dans Autour du piano, il
entreprit de le peindre assis devant sa table de travail, en
train d'écrire, ou plutôt se préparant à écrire quelque article
ou quelque livre semblable à celui qu'il avait déjà publié sur
Richard Wagner, l'aide du grand peintre ne devant pas plus
lui manquer pour honorer l'auteur de la Damnation de Faust
qu'elle ne lui avait fait défaut pour glorifier celui de Tristan
et Iseult. Ici, trois esquisses, très vite ébauchées (la première
fut tout de suite écartée et les deux autres se ressem-
blent de très près), suffirent à Fan tin pour poser son per-
sonnage, pour établir ce portrait qui vint deux ans après
Autour du piano et semble s'y rattacher, puisque le peintre
reprenait un de ses modèles pour le traiter isolément et le
mettre en pleine lumière, après l'avoir d'abord rejeté dans
l'ombre. Et sitôt que la demande lui fut faite de peindre son
ami Adolphe Jullien, Fantin y souscrivit sur l'heure, avec
d'autant plus d'empressement, qu'il savait qu'il pouvait
compter sur l'exactitude et la patiente immobilité d'un modèle
qu'il avait déjà pu juger, mais auquel il allait beaucoup plus
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Lithographie originale (1884).
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AUTOUR DU PIAiNO ET LE POKTRAIT D'UN AMI. Ul
demander. Le peintre, en effet, avec un ami qui semblait
être à ses yeux un véritable modèle, et dont il ne craignait
pas de se servir, travaillait comme pour lui-même, et se com-
plaisait dans sa besogne : « Mon portrait de Jullien marche,
écrivait-il à M™" Edwards le 6 février 1887; il pose très
bien, et est très intéressant à faire'. » En sorte que plus
de trente séances, de quatre heures environ chacune, me
retinrent dans l'atelier de la rue des Beaux-Arts; plus de
trente séances, dont la première eut lieu le 19 janvier et la
dernière le 15 mars; séances très agréables, du reste, où la
conversation ne languissait jamais entre le modèle et ses
hôtes, et coupées d'un bon moment de repos pour déguster
le thé quotidien, lorsque trois heures sonnaient à l'horloge
de l'Institut'.
Lui, pour se distraire et s'encourager au travail, ne lais-
sait pas que de provoquer quelque discussion sur n'importe
quel point où d'avance il savait que je ne serais pas de son
avis; mais il fallait voir sa surprise lorsque, déjouant sa
manœuvre, il m'arrivait d'éluder le débat qu'il cherchait et
de rompre les chiens. Plus il avait d'affection pour les gens,
plus il aimait à les taquiner, à commencer par une des per-
1. A rapprocher de celte phrase de Fantin dans une lettre quil adressait
à Edwards, le 29 mars 1865, à propos de son tableau du Toast : « Oui, pour
nous, sans modèle qui ne pose pas bien, il vaut mieux ne rien faire. Chaque
jour, je l'éprouve. »
2. Dans la lettre reproduite ci-contre (p. 137-UO) le « déménagement pour
Bruxelles » dont Fantin me parle était le départ d'Autour du piano pour l'Expo-
sition générale des Beaux-Arts qui allait avoir lieu dans cette ville, du 1"^ sep-
tembre au 1" novembre 1887.
142 FANTIN-LATOUR.
sonnes qui lui tenaient le plus au cœur après sa femme, et
si j'en juge par sa façon d'être avec moi, soit durant les char-
mants dîners du lundi soir, soit pendant nos longues séances
de pose, je n'étais sûrement pas un de ceux qu'il aimait le
moins. Entendez bien cependant que ces taquineries étaient
très inoiïensives et n'avaient rien que de très cordial. C'était
un de ses amusements préférés que de prendre les gens en
flagrant délit d'ignorance, de les pousser à parler de ce qu'ils
connaissaient mal, surtout de la peinture, et, volontiers, si
l'on se gardait à carreau avec lui et qu'on évitât d'aborder les
sujets sur lesquels il vous guettait, il vous tendait quelque
piège et cherchait à vous y faire tomber.
Il me souvient, en particulier, d'un jour où, certain écri-
vain étant venu l'entretenir d'une brochure qu'il projetait de
publier sur lui, en quêtant de droite et de gauche divers
articles ou jugements, et lui ayant demandé quelles gens
avaient qualité, à ses yeux, pour se prononcer sur son compte.
Pantin, après avoir nommé dififérents critiques d'art des plus
connus, imagina de m'indiquer. Il me souvient de la joie avec
laquelle il m'annonça que j'allais enfin avoir à donner mon
avis sur sa peinture et du plaisir qu'il éprouvait à voir ma
mine embarrassée, avec quelle insistance il me répétait que
je devais prendre la plume et m'exécuter, que je ne pouvais
pas me dérober à la question, comme je paraissais vouloir le
faire, etc., etc. La brochure parut et voici ce que Pantin put
y lire, sous ma signature : « Monsieur, vous voulez bien me
demander mon opinion sur « l'art et l'œuvre » de Fantin-
Latour; voici ma réponse : Il y a déjà plus de trente ans que
AUTOUR DU PIANO ET LE PORTRAIT D'UN AMI. 143
je suis lié avec Fantin d'une solide amitié, scellée par une
collaboration dont je m'honore et j'espère que nos bonnes
relations ne sont pas près de finir. Si cela ne vous suffit
pas... Avec mes salutations empressées. » Et comme je ris à
part moi, quand je le revis, de son air déconfît, de son :
« Eh bien ! vous n'en dites pas long, vous, quand on vous
interroge! », qui trahissait son dépit d'avoir été si bien
deviné et déjoué !
Mais revenons à mon portrait. Ces aimables réunions,
auxquelles le modèle avait pris goût, ne s'arrêtèrent que
lorsque le peintre dut poser ses pinceaux et envoyer ce por-
trait, tout frais, au Salon de 1887, en même temps que celui
de M"" Charlotte Dubourg, daté de 1882 et contemporain, par
conséquent, de ceux de M'^" Henry Lerolle et de M'"" Léon
Maître. C'est sans doute pour faire honneur au peintre et à
son modèle féminin que chacun de ces deux portraits, celui
de son ami comme celui de sa belle-sœur, fut accroché en
très belle place, dans le salon central, en face de chacune
des portes d'entrée, si bien qu'on les apercevait dès qu'on
arrivait sur le large palier du grand escalier du Palais de
l'Industrie. Et ce portrait, qui reçut des critiques les plus
grands éloges, à propos duquel M. Gustave Gedroy, notam-
ment, félicitait l'auteur d'avoir montré combien il « excellait
à peindre les physionomies écoutantes de ceux qui vivent
parmi les livres et dans une atmosphère musicale' », eut
également l'heur de frapper vivement les visiteurs les plus
1. La Justice, 7 juin 1887.
\u
FANTIN-LATOUR.
superficiels lorsqu'il fut exposé au Salon de Bruxelles, en
1890, ou encore lorsqu'il reparut à Paris m«>me, à l'Exposi-
tion des Portraits d'écrivains et de journalistes du siècle, en
1893. N'est-ce pas à propos de cet envoi que la presse
belge, presque unanimement,
insistait sur le plaisir que les
amateurs éprouveraient à trou-
ver ainsi réunis deux noms
chers au public bruxellois, ceux
du peintre et de l'écrivain qui
s'étaient associés pour la glo-
rification de ces deux grands
artistes : Hector Berlioz et Bi-
chard Wagner'?
Que deux ou trois années
s'écoulent encore, et Fantin
renoncera complètement à faire
des portraits (il n'en peignit
pas plus de trois après le mien,
et les derniers qu'il ait signés :
ceux de sa nièce. M"" Sonia Yanowski, devenue M'"® de Nika-
noff, et de M°»'= Léopold Gravier, datent de 1889-90), tant ce
M. Adolphe Jullien faisant un
pensum pour avoir dit du mal de
Wagnoi'.
Caricature de Stop, d'après le Portrait
de M. Adolphe Jullien {Journal amu-
sant, 30 avril 1887).
1 . « 11 me semble que ce Salon s'annonce bien, mVcrivait Fantin, de Buré,
le 18 septembre 1890, après avoir reçu un lot de journaux belges; j'envoie ma
carte à MM. Fétis et Champal. Il me semble très bon d'avoir un article comme
celui-là dans Clndcpendance. N'allez pas faire votre lêle : « Fêle originale!! »
Cela se lisait en elTet dans l'article très cbaud de M. Edouard Fétis; quant à
M. Cliampal, qui écrivait à la Itéformc, il avait jugé que le portrait d'homme
exposé par Fantin, « merveilleux de simplicité, était un véritable monument
POUTUAir DIO M. A I) ( » 1. 1" II K JULLIEN
Salon .lo 1887. — A M. Adolplie Jullien.
AUTOUR DU PIANO ET LE PORTRAIT D'UN AMI. 145
maître portraitiste, à mesure qu'il s'élevait dans son art, en
percevait mieux les difficultés, semblait être pris d'inquiétude
en face du modèle vivant, bien qu'il eût conscience de sa
force, et mettait une ardeur, un acharnement qui l'éner-
vaient à vouloir atteindre un degré de perfection où il redou-
tait toujours de ne pas parvenir. De là vient que, lorsqu'il se
trouvait en face d'individus qu'il ne craignait pas de fatiguer,
— et ce fut le cas pour les deux tableaux dont je puis par-
ler en pleine connaissance de cause, — il ne se lassait pas
de travailler, je ne dirai pas pour modifier son œuvre, car,
encore une fois, il la concevait très rapidement d'ensemble
et la jetait sur la toile avec une sûreté surprenante, mais
pour y mettre plus d'accent, plus de relief, plus de vigueur,
pour pénétrer au plus profond de ses modèles et donner
d'eux une image animée d'une puissante vie intérieure.
« Ah ! le peintre franc, véridique ! s'écriait M. Roger Marx,
justement à propos du portrait qui vient de nous occuper;
comme il saisit le moral de la ressemblance, comme il
excelle à rendre l'enveloppante caresse de ce jour d'intérieur
où il place ses modèles' ! »
.artistitiufi ». C'est encore à l'occasion de ce Salon qu'un rédacleur de
l'Kloile belge, ayant qualifié le modèle choisi par Fantin de « célèbre chef
d'orchestre français », reçut de Paris une lettre de remerciements qui se
terminait ainsi : « Je n'ai jamais battu la mesure. Ecrivain, critique, histo-
rien musical, tant que vous voudrez; mais non pas chef d'orchestre — heu-
reusement pour les chanteurs. Remettez-moi donc, je vous prie, à ma vrai»
place, afin que Joseph Dupont ne prenne pas ombrage et me donne
encore la main lorsque j'irai à Bruxelles. »
1. Le Voltaire, i"m&i\8Sl.
19
liH FANTIN-LATOUR.
» *
Un témoin de tous les jours pouvait seul raconter avec
une exactitude absolue, à propos de ces deux tableaux de
Fantin, comment ils furent conçus et comment ils furent
exécutés sans l'ombre d'une hésitation. Aussi voudra-t-on bien
m'excuser d'avoir profité des avantages que me donnaient
mon âge et mes longues relations avec Fantin pour narrer
par le menu l'historique de ces deux toiles; en ajoutant
encore, afin de ne rien laisser dans l'ombre, que les lignes
si simples de la pièce où nous sommes groupés autour du
piano et la place de l'instrument empiétant sur une porte
étaient empruntées au salon môme où Lascoux donnait ses
réunions de musique, et que le morceau ouvert sur le pupitre
était non pas de Richard Wagner, mais — combien de ces
Wagnéristes féroces affectaient d'en rougir ! — de Johannès
Brahms.
Sur ma demande, après coup, Fantin, quoiqu'il n'aimât
guère à revenir sur un travail dont il se croyait délivré, fit
un dessin au crayon, très poussé, d'après mon portrait — afin
que ma mère n'en fût pas absolument privée pendant que
l'original courrait le monde — et un léger croquis, à l'encre
de Chine, d'après Autour du piano : croquis et dessin sont
encore entre mes mains. En ce qui concerne Autour du piano,
il est opportun de spécifier que ce croquis, mesurant 17 cen-
timètres de haut sur 24 de large, est le seul que Fantin ait
fait d'après son grand tableau, et si j'insiste là-dessus, c'est
AUTOUR DU PIANO ET LE PORTRAIT D'UN AMI. 147
qu'il m'est revenu que certain amateur se flattait de posséder
un dessin de Fantin, à l'encre de Chine d'après Autour du
piano : il m'en coûte, assurément, de détruire une illusion,
mais comment ne pas le faire ? Il existe bien un autre dessin
à l'encre d'après ce tableau, mais qui n'est pas de Fantin :
il fut fait par M. Félix Jazinski et publié dans l'Ari en juil-
)r«^
CARTE DE FANTIN-LATOUR
Annonçant qu'il viendra vernir son Autour du piano.
let 1885. Il est reconnaissable, ainsi que toutes les épreuves
qui en furent tirées, à ce que les fi}i;ures et les habits sont
beaucoup plus travaillés, que mon chapeau et l'intérieur du
dessus du piano sont très noirs et qu'enlin la signature, en
haut, à droite, très accusée, presque toute droite et suivie
du chiffre 83 (date fausse), n'a aucun rapport avec l'écriture
de Fantin, tandis que dans le croquis de Fantin lui-même, la
signature est beaucoup plus légère, plus penchée et n'est sui-
vie d'aucune mention d'année...
148 FANTIN-LATOUR.
Et comment mieux terminer qu'en exhumant une page
bien oubliée de vous sans doute, à supposer que vous l'ayez
jamais lue, où l'auteur de Bruges-la-Morte a magistralement
caractérisé le talent du peintre à' Autour du piano : « Le mérite
de cette œuvre, c'est, avant tout, son grand style, l'habileté
du peintre à avoir saisi les traits essentiels, exprimé la vie
par la synthèse. C'est bien une chambre d'art, celle qui
groupe ainsi autour du piano les musiciens français de la
jeune école, — avec Vincent d'Indy, l'auteur de la Cloche,
au centre, — tandis que Ghabrier exécute une musique qui
rend méditatifs tous ces visages d'artistes. On dirait qu'ils
veulent saisir l'infini qui passe dans la musique. On songe à
une autre œuvre où les personnages ont aussi le même natu-
rel, la même tension de tout l'être pensant, la même occu-
pation d'âme; c'est la sublime page de Rembrandt : la Leçon
d'analomie, où toute la passion sereine de la science solennise
la scène, comme ici la passion douloureuse de l'art' »?
\. Revue générale, de Bruxelles, octobre 1887
PARSIFAI. : KVOCATION DE K f N D H Y
Lithographie originale (1883).
CHAPITRE V
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITE
Lorsqu'on pénétrait, au fond d'une cour de la rue des
Beaux-Arts, dans la remise transformée en atelier, aux murs
gris, sans aucun luxe, avec des ébauches du peintre ou des
copies de tableaux du Louvre accrochées un peu partout, et
qu'on se trouvait en face de cet homme légèrement trapu,
toujours vêtu d'un pantalon et d'un veston gris foncé, à la
barbe courte, aux cheveux clairsemés et grisonnants qui s'en-
volaient derrière une sorte de visière en carton qu'il mettait
pour peindre; lorsqu'on entrait dans cet intérieur si calme
où le maître et M""® Fantin vivaient loin du monde, ne sor-
tant que le moins possible et pleinement heureux d'être l'un
auprès de l'autre, il semblait qu'on vît s'ouvrir la retraite du
sage et, dans cette sorte de thébaïde où nul bruit n'arrivait
du dehors que le son de l'horloge de l'Institut, on se serait
cru à cent lieues de Paris.
Mais à voir la chaleur que le peintre mettait dans ses dis-
cours, dans ses boutades, dans ses paradoxes; à voir l'insis-
tance avec laquelle il interrogeait les visiteurs pour connaître
150 FANTIN-LATOUR.
l'envers des choses, à voir comment il entretenait la culture
de son esprit par des lectures du soir, toutes très sérieuses
et sans jamais sacrifier à la mode, il était clair que ce quasi-
reclus volontaire, qui n'ouvrait que très difficilement sa porte
et son cœur, que ce philosophe qui ne voulait plus prendre
aucune part ni aux luttes, ni aux plaisirs de la vie et se can-
tonnait dans son modeste home, à l'écart de toutes les vaines
discussions du monde, avait conservé, contrairement aux
apparences, une âme très ardente, un esprit très vif, très ba-
tailleur, et était en réalité beaucoup moins détaché des évé-
nements extérieurs qu'il ne voulait le paraître. 11 ne descen-
dait plus dans l'arène, mais il regardait combattre les autres
et prenait même très vivement parti pour ceux-ci ou pour
ceux-là.
Cet homme, qui ne redoutait rien tant que de voir de
nouveaux visages, était dans le fond très accessible à ceux
qui savaient pénétrer lentement dans son affection et n'en-
traient pas chez lui comme en pays conquis pour lui deman-
der quelque travail, fût-ce au poids de l'or, ou lui arracher
sur lui-même des renseignements qu'il donnait volontiers,
d'ailleurs, mais à la longue, à bon escient, et lorsqu'il con-
naissait bien les gens. C'était un timide plus encore qu'un
sauvage, mais un timide qui avait de terribles coups de bou-
toir et ne pardonnait guère à ceux qui avaient eu la maladresse
de l'indisposer. Combien n'en ai-je pas vu de ces visiteurs,
de ces passants qui croyaient pouvoir entrer là comme chez
n'importe quel autre peintre et s'en retournaient l'oreille basse,
sans avoir obtenu ni le portrait qu'ils auraient voulu lui faire
FANTIN-LATOUH DANS L'INTIMITÉ. 151
faire, ni les renseignements qu'ils pensaient obtenir de lui !
En réalité, Pantin n'eut qu'un seul atelier, celui de la rue
des Beaux-Arts, n" 8, où il était entré le Vendredi-Saint
(10 avril) de l'année 1868 et qu'il ne devait jamais quitter.
Jusque-là, il avait toujours travaillé dans l'atelier ou plutôt
dans quelque grande pièce de l'appartement de son père :
d'abord : 1, rue du Dragon, puis au 31 de la rue de Beaune',
enfin, rue Saint-Lazare, où il avait peint ses grands tableaux
de V Hommage à Delacroix et du Toast^, puis, très peu de
temps, rue de Londres. Mais cette fugue sur la rive droite,
où sa famille avait été attirée par des amis, ne fut pas de
longue dorée — rien que six ans — et dès que sa mère fut
morte, en juillet 1867, son père et lui revinrent sur leur chère
rive gauche, au n" 11 de la rue des Saints-Pères : c'est alors
que Pantin occupa l'atelier de la rue des Beaux-Arts. Et telle
était sa joie d'avoir enfin un « chez soi » qu'il écrivait à son
ami Edwards, le 14 juillet 1868 : « Aujourd'hui le monde est
parti à la campagne; je reprends avec rage le travail au
Louvre; j'étais bien en retard; je me suis donné tant de peine
à ces portraits! Le dimanche et le lundi (les deux jours où
le Louvre était interdit aux travailleurs), je fais des natures
1. Ici l'appartement était si petit, que le père de Fantin lui avait loué une
chambre où il allait coucher dans une maison de la rue Pérou, qui abritait
aussi d'autres artistes : Carolus Duran, Zacharie Astruc, etc. Whistler, quand
il s'était attardé dans le quartier, venait quelquefois demander l'hospitalité à
son ami, et c'est ainsi qu'il fit un jour le croquis qui représente Fantin encore
au lit, le chapeau sur la tête, et s'ainusant à dessiner.
2. Cette maison, qui portait le n" 71», a disparu lors des démolitions entre-
prises pour établir une grande place et un square devant la Trinité.
152 • FANTIN-LATOUR.
mortes; je suis dans les pêches et les abricots. J'ai déménaf^é,
je suis dans un atelier. Oh! je suis bien là, seul. Et mon
premier atelier, pensez à mon bonheur; enfin, en avoir un à
soi seul ! A trente-deux ans, il est temps! J'ai une petite vie
bien tranquille ; je me renferme et je vis dans les rêves, des
illusions sans doute. Enfin, cela rend les fous joyeux. »
La vie du peintre s'est écoulée tout entière, on peut le
dire sans nulle exagération, entre les salles du Louvre et son
atelier. Dès qu'il eut goûté du bonheur d'avoir un « chez soi »,
il y resta le plus possible et fréquenta moins le Louvre, mais
il restait toujours sous l'influence des maîtres auprès desquels
il avait cherché longtemps le pain quotidien de l'art. De là
tant d'esquisses où lui-même avait plaisir à reconnaître les
grands peintres dont le souvenir traversait sa pensée; de là
tant de projets jetés par lui sur le papier dès la première
heure, qu'il laissait dormir et reprenait un beau jour, après
de longues années, pour en faire quelque tableau ou quelque
lithographie, comme on s'en assurerait en feuilletant les
albums de croquis que sa veuve a donnés au musée du
Luxembourg et à celui de Grenoble. Et n'a-t-il pas lui-même,
en des termes d'une sincérité charmante, célébré l'attrait,
toujours nouveau pour lui, de ces besognes incessamment
répétées du matin et du soir? « Le charme de l'esquisse,
écrit-il, est cette chose impossible à déterminer, à affirmer;
le charme est dans son incertitude que chaque spectateur
achève à son idée. On y voit ce que l'on veut. C'est un peu
comme la sonate qui fait rêver, chacun selon son goût, ceux
qui ont de l'imagination et le goût du rêve... Ces esquisses
l'OUTIIAlT 1)1-; M'" Cil AU [.OIT 1-: DlltOUItCi
Salon de ISSI. — A M"' Cliurlottc Dubourg.
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 153
sont des hommages, des actes d'admiration envers des maîtres
que j'aime; c'est un peu comme si l'on chantait des mélodies
que l'on aime, comme aussi des variations sur un thème que
l'on admire. On essaye ainsi ses forces en se mettant dans
les idées d'un autre avant d'avoir les siennes; on se rend
compte ainsi des choses, pourquoi ceci, pourquoi cela. C'est
en faisant des esquisses que j'ai compris tous ces maîtres du
passé*... »
Que va-t-il faire encore au Louvre, le matin, dès qu'il a
quelque loisir? Des esquisses, toujours des esquisses, « pour
se maintenir dans la bonne voie )^. Et que fait-il le soir, alors
qu'il ne peut plus peindre? « Je cherche, dit-il un peu plus
loin, dans quantité d'anciens projets, les idées qui me semblent
les plus propres à être exécutées, je les mets en train, à la
lueur de la lampe, et les peins le lendemain. La vie est ainsi
remplie. Quand je retrouve tous ces vieux projets, toutes
ces esquisses dans les albums ou sur de petits bouts de papier,
je me dis : « Qui aurait pensé qu'un jour je retrouverais
tout cela avec intérêt et m'en servirais et le continuerais? Je
ne sais qui a dit que l'on passait sa vie à exécuter les projets
de sa première jeunesse? On les abandonne parce que l'on
n'est pas capable de leur donner une forme; c'est le savoir
qui ne vient qu'avec l'âge qui en permet l'exécution \ » Ne
serait-ce pas Goethe qui parlait à peu près de la sorte, et Fan-
tin, par cette hésitation, ne faisait-il pas tort à son admirable
mémoire'?
l-"2. Lettre à Edwards, du 30 décembre 1871.
3. C'est dans ses Mémoires {Vérité et Poésie) que Gœthe, développant le
20
\U FANTIN-LATOUR.
Tant que son père vécut, Fantin demeura avec lui, d'abord
rue des Saints-Pères, ensuite au 82 de la rue Bonaparte, dans
une maison donnant sur les jardins du séminaire de Saint-Sul-
pice, et même, à la fin, comme le vieux peintre était dans un
état d'esprit assez faible, son fils ne le quittait chaque soir, le
plus souvent pour venir rue Taranne, qu'après l'avoir vu se cou-
cher, presque s'endormir. Plus tard, lorsque son père fut mort
et que lui-même se fut marié, son installation rue des Beaux-
Arts prit un caractère définitif par la location d'un modeste
appartement communiquant avec son atelier par un escalier
intérieur. Et tout aussitôt commencèrent là ces charmantes
réunions d'amis, ces petits dîners tout intimes de quinzaine, le
lundi soir, où Fantin groupa d'abord son ami Maître et le
critique Duranty — « Je crois qu'il vous plaira, écrivait-il en
1866 à Edwards; c'est un garçon très intelligent, on peut
causer avec lui, ce qui est si agréable, des questions artis-
tiques les plus élevées » ; — où j'arrivai moi-même lorsque
Duranty n'y était déjà plus, dont Amédée Pigeon devint éga-
lement un convive attitré à dater de l'époque où nous posions
pour Autour du piano. Je vis paraître aussi là quelquefois,
à de lointains intervalles, soit le critique Arsène Alexandre,
vieux proverbe allemand : « Ce qu'on désire dans la jeunesse, on l'a dans la
vieillesse en abondance », écrit, entre autres choses qui s'étaient comme cris-
tallisées dans l'esprit de Fantin : « Nos désirs sont les pressentiments des
facultés qui sont en nous, les précurseurs de ce que nous sommes capables
de faire; ce que nous pouvons et que nous désirons s'olTre à notre imagina*
tion hors de nous et dans l'avenir; nous espérons ce que nous possédons
déjà sans le savoir. C'est ainsi qu'une anticipation ardente transforme une
possibilité véritable en une réalité imaginaire. » Mémoires de Gœthe, trad.
Jacques Porchal; 2" partie, livre IX.
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 155
soit Germain Hédiard, lorsque son travail sur l'œuvre litho-
graphique de Fantin eut fait de lui un des visiteurs les plus
assidus de l'atelier de la rue des Beaux-Arts ; soit le frère
d'Amédée Pigeon, professeur à la Faculté des sciences de
Dijon, très passionné pour tout ce qui touchait à la photogra-
phie, qui essayait de nous prendre le soir au magnésium et
n'arrivait le plus souvent qu'à faire des images où presque
toutes les personnes avaient brusquement fermé les yeux.
Fantin, qui détestait tellement le monde, aimait beau-
coup au contraire ces repas d'intimité, toujours très fins,
après lesquels il évoquait force souvenirs ou cherchait à piquer
amicalement ses convives, ces petites soirées qui se termi-
naient entre dix et onze heures par une excellente tasse de
thé. Et s'il m'était permis de coudre à ces souvenirs d'art
quelques souvenirs de cuisine, je dirais quelle sollicitude il
avait pour les amis qu'il traitait, comment il ne manquait
presque jamais, ces jours-là, d'aller chercher des cigares de
choix pour les fumeurs ou de rapporter quelque excellent fro-
mage pour ceux qui en étaient aussi friands que lui. Quels
délicieux Chester, quels Gorgonzola incomparables, quels
Slilton exquis, quels merveilleux Sassenage — en souvenir du
Dauphiné sans doute — il m'a été donné de déguster là, et
comme ils étaient les bienvenus chez moi, ces fromages de
pays qu'il m'expédiait do Buré, ces Gacé, proche Camembert,
qu'il m'écrivait devoir tenir agréablement leur partie dans la
symphonie odorante des fromages!
Fantin avait toujours été l'homme de ces réunions intimes,
de ces libres causeries entre amis, que ce fût au café Molière,
156 FANTIN-LATOUR.
au café de Bade, au café Guerbois ou chez son ami Maître :
« Il y a là, dans l'atelier, M. Edwards, Ridley, un de ses amis,
M""^ Edwards. On cause, » écrivait-il de Sunbury à ses pa-
rents dès 1861. Aussi avait-il été très heureux, sitôt marié,
de reconstituer ces petites réunions chez lui, de se retrouver
au milieu d'amis éprouvés sans avoir à enlever ses chaus-
sons, ses chers chaussons auxquels il se montrait déjà si fort
attaché lors de ses visites à Sunbury; mais il évitait toujours
avec horreur réceptions et réunions, il s'était soustrait à
toute obligation mondaine et ne savait plus depuis longtemps
ce que c'était qu'un habit noir. Si Fantin fuyait tellement le
monde, c'est qu'il en avait peur et s'y sentait mal à l'aise;
mais ce n'était pas là seulement une répulsion instinctive;
c'était aussi que, lorsqu'il avait été forcé d'entrer en contact
avec lui, il avait senti tout le vide et toute la fausseté de ses
usages et de ses formules et qu'il en avait souffert, princi-
palement lorsqu'il avait dû faire quelques séjours dans des
châteaux de la Brie ou de l'Anjou.
A une seule époque de sa vie, au moment de ses voyages
en Angleterre, au milieu de ce luxe et de ce confort qui
l'avaient tellement surpris, il avait eu quelques velléités d'élé-
gance et s'était vu forcé de se commander un habit noir :
« Si tu me voyais en habit, écrivait-il de Londres à sa mère,
en 1864, je suis splendide; j'ai payé le tailleur, j'en ai eu à
peu près pour 350 francs. » Mais il avait eu bien vite assez
de cette vie de visites et de présentations, de ces fêtes et récep-
tions, de ces dîners au Champagne, toujours en habit, toujours
en cravate blanche. Cependant, lorsqu'il était revenu en France,
K 2
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 157
il s'était ressenti quelque temps de ce changement d'habitudes :
« Oh! que le pauvre peintre a de peine à se remettre! écrivait-il
à Edwards, le 27 novembre 1864. 11 ne fait rien, flâne, flâne,
flâne toujours; on le voit partout, mais non pas à son cheva-
let. Il est devenu l'homme des salons. Ma mère est enchan-
tée, je m'occupe beaucoup de mes gants, de savoir s'ils seront
assez frais; ma cravate va toujours mal! » Et ne s'avise-t-on
pas, dans le monde, de le trouver aimable ; de le dire à sa mère,
parce qu'un jour, en revenant d'une soirée, il avait ofl"ert son
bras à une jolie jeune fille? « Partout où je vais, on répète à
ma mère : Oh! votre fils est charmant. (Charmant! le mot
a été dit!) Pourquoi était-il si ours? Il faut l'amener, le dis-
traire. Oh! mais cela ne va pas durer, j'espère. J'en ai honte :
c'est abrutissant. » Et le fait est que cela ne dura guère : au
bout dépende mois, cette crise d'élégance de la vingt-huitième
année avait pris fin.
*
* *
Au moment môme où Fantin était le plus séduit par la vie
anglaise, il faut voir de quel œil il regarde et de quelle plume il
décrit le monde où il est, les personnes qu'il coudoie et
jusqu'à la figure qu'il doit faire là : « Ah! si vous saviez ce
que je m'embête, écrit-il à Edwards, le 4 septembre 1864, de
Mytton-llall, où il avait entrepris le portrait de M'"® Potter;
non, cela ne peut pas se dire. Dans ce moment, de ma fenêtre,
je vois des coteaux ; des églises sont là et l'on sonne les
cloches : c'est triste à mourir. Oh ! que je regrette d'être venu
et, je crois aussi, Whistler; mais il ne le dit que le moins
158 ■ FANTIN-LATOUR.
possible. Je ne fais que m'habiller : c'est la redingote, c'est
l'habit noir! En passant le pantalon le soir, vers sept heures,
j'injurie Whistler qui est très gentil et le supporte assez bien.
On boit beaucoup et l'on mange très bien, mais de ces nourri-
tures de salon, des miettes de quantité de choses. A table, des
jeunes frères, pas gais; une demoiselle, la sœur, peu plaisante.
M. Potter est, lui, très gentil, mais ne pense qu'à bien vivre :
la douceur même, embrasse ses enfants comme du pain. Et
que d'enfants! Tous ceux d'Haden, ce qui fait quatre, puis
quatre ou cinq de Potter; des bruits impossibles. M"'*' Haden,
la seule qui eût été agréable, est malade et garde la chambre.
Non, c'est comme un fait exprès... Quand je serai chez vous,
je vous ferai la reproduction de ma tenue ici : le départ
pour s'habiller, l'entrée au salon au crépuscule, le domes-
tique entrant pour annoncer le repas; moi, splendide, en
noir, prenant ou cherchant à prendre une pose à la chemi-
née; M""" Potter, en grand fia fia, bras nus, bracelets, un tas
de choses. Moi, alors, j'arrondis mon bras et le présente.
Nous entrons dans la salle à manger; je cherche des mots,
que je ne trouve pas : c'est à mourir de rire. Hier, j'ai pensé
à l'aspect que je devais avoir; j'ai cru que j'allais partir d'un
éclat de rire. Je vais finir par apprendre à me tenir très bien,
à savoir bien mener à table. Oh ! le jour d'Haden, ce sera splen-
dide : je représenterai l'homme du monde!... »
Avec tout cela, cet homme un peu sauvage et je ne dirai pas
bourru, mais brusque et renfrogné lorsqu'il le voulait, qui disait
volontiers de lui-môme à propos des avances que M™'= Meurice
lui avait faites en le voyant peindre au Louvre : « J'ai fait
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 159
l'ours, » n'était pas tellement « mal léché » qu'il ne pût s'adou-
cir, non pas lorsqu'on le flattait, mais lorsqu'on laissait
échapper quelque parole heureuse, qui le mettait en sympathie
avec vous, ou lorsqu'il se laissait aller à quelque mouvement
d'indulgence dédaigneuse. Et nulle histoire ne le prouve
mieux que celle du portrait de M"*^ Marguerite de Biron qui
lui fut particulièrement pénible et se termina comme vous
allez le savoir.
C'est en 1867, à l'heure où le succès du Portrait de Manct
avait signalé Fantin à l'attention des amateurs et lui avait valu
des commandes qui auraient pu, s'il avait continué, le classer
comme peintre attiré du grand monde, qu'il avait accepté de
se rendre au château de Fontenay-Trésigny, pour peindre le
portrait de M"" de Biron, un modèle tout à fait aimable etqui
se prêtait à lui jouer quelques-uns de ses morceaux favoris,
comme le Joyeux laboureur, de Schumann. «J'ai été faire un
portrait à la campagne et je le termine en ce moment à Paris,
écrivait-il à Edwards le 25 novembre 1867... J'ai fait et je fais
beaucoup d'efforts pour faire de la peinture très poussée et
et je m'en trouve très bien : il s'ouvre devant moi des horizons
inconnus. A un moment, il faut bien faire des choses très
achevées, cela me sert beaucoup pour voir très large. Je fais
un portrait d'une demoiselle de dix-huit ans, très jolie, en
robe blanche et rubans cerise, mi-corps, la main posée sur
une chaise; dans le fond, un meuble avec des fleurs; et faire
un portrait dans ces données si connues, en peintre, avec des
moyens si loin de la beauté de la nature, cela est terriblement
difficile. Quelquefois, je suis perdu dans ces difficultés. Joignez
160 PANTIN-LATOUR.
à cela la vie de château, le inonde autour de moi, les distrac-
tions, les séductions de toute espèce, la tenue de l'habit noir
pour dîner au moment où il serait si doux de se reposer;
puis passer la soirée au salon, au milieu de conversations sans
intérêt pour moi ! »
Quoi qu'il en fût, ce portrait, que le peintre avait traité avec
un soin infini, touchait à sa fin, et Fantin comptait déjà sur
le succès qu'il ne pouvait manquer d'avoir au Salon, lorsque
M""^ de Biron, prise de scrupules qui paraîtraient aujourd'hui
bien étranges, revint sur sa promesse et fit savoir au peintre
qu'elle désirait que le portrait de sa fille ne fût pas exposé.
Et cela huit jours avant l'expiration du délai pour les envois
au Salon de 1868, sans que Fantin eût le temps de faire
ou même de terminer un tableau quelconque. Il se résigna
cependant, très désolé dans le fond, mais sans récriminer
contre ce vélo tardif d'une mère inquiète. Oui, mais n'apprit-
il pas plus tard qu'afin de faire entrer son œuvre dans une
série symétrique de portraits de famille, on l'avait coupée en
ovale, en supprimant des mains qu'il avait faites aussi fines,
aussi élégantes, aussi vivantes que possible? Et plus tard
encore, après qu'il était devenu célèbre et que les propriétaires
du portrait se furent avisés qu'en coupant les mains, ce qui
n'était pas une perte, on avait aussi coupé la signature, ce
qui était grand dommage, ne vit-il pas arriver chez lui l'ambas-
sadeur d'un membre de la famille qui lui demanda le plus
simplement du monde de vouloir bien resigner sa toile ainsi
mutilée? Fantin fit un haut-Ie-corps de surprise — et signa.
Par un revirement singulier, Fantin, qui, adolescent.
I
c
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 161
avait fréquenté beaucoup les théâtres avec son père, surtout
les théâtres gais, et qui, jeune homme, avait suivi toutes les
représentations de l'ancien Théâtre-Lyrique, au boulevard du
Temple, — quelle source inépuisable de souvenirs communs
pour nous deux! — s'était sur la fin tout à fait détourné des
concerts et des théâtres : il disait que cela le fatiguait, l'éner-
vait, d'entendre de la musique, et peut-être était-ce vrai, tant
il y concentrait toutes les forces de son esprit etde sa volonté.
Je l'ai encore vu se déranger pour aller voir jouer Béatrice
et Bénédict, de Berlioz, à l'Odéon; à l'Opéra-Comique, les
Troyens, dont il avait été un des auditeurs assidus en 1863,
ou môme, à l'Opéra, VA'ida de Verdi, vers qui il était revenu,
ainsi que son ami Maître, après avoir été passablement tiède
et presque hostile : rappelez-vous ce qu'il disait de la Traviata
et l'exaspération que lui causait à Londres le Misei^ere du
Trouvère.
En ce qui regarde Wagner, il se laissa entraîner à
l'Opéra pour y voir jouer Lohengrin,la Walkyrie, Tannhseuser
et les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. — « Nous sommes ravis,
c'est plein de vie, écrivait-il â M""^ Edwards le 19 novembre
1897, après avoir assisté à la première représentation. On voit
que Wagner était satisfait de son sort à l'époque où il com-
posait cet ouvrage ; » — mais ce fut tout, et lorsque arrivèrent
Siegfried et Tristan et Iseult, Fantin sut tenir bon contre les
exhortations de ses amis et les sollicitations de son entourage
immédiat : ni pour Wagner, ni pourBerlio/, ni pour personne
il ne se dérangea plus jamais. En réalité, Fantin, surtout après
qu'il se fut marié, n'alla plus que rarement dans les concerts
21
162 FANTIN-LATOUR.
ot presque jamais au spectacle; tous ses appétits de musique
étaient satisfaits par les séances de piano à quatre mains que
son ami Lascoux donnait avec un ancien magistrat, M. Grattery,
et dans lesquelles ces deux amateurs exécutaient avec passion
les opéras de Wagner.
Lascoux ne faisait que continuer les traditions de son
père, le conseiller à la Cour de Cassation, chez qui avaient
eu lieu jusqu'en 1870, des séances intimes de quatuors de
musique classique. Fantin avait dû être introduit là par son
ami Maître, ainsi que le peintre Bazille, et quand on les
voyait tous trois arriver dans ce milieu tranquille et bourgeois :
«Tiens! voilà les Manct! » s'écriait-on avec une terreur affectée.
Les séances de piano à quatre mains du fds s'étaient bientôt
transformées en séances de quatuors où l'on jouait surtout des
œuvres de Schumann, de Brahms; où les auditeurs ouvraient
eux-mêmes la porte aux nouveaux arrivants, où l'on pouvait,
tout en écoutant, ou fumer ou boire à satiété d'excellent
vin d'Arbois; où l'on aperçut quelquefois M. Saint-Saëns,
M. Messager, Chabrier, M. Fauré, qu'on appelait déjà, mais
par façon de plaisanter, le Schumann français ; où Svendsen ne
manquait pas de venir, quand il était à Paris, et tenait môme
une partie de violon.
Après les quatuors, simples ou doublés, les transcriptions de
fragments de Parsif a/ arrangés pour petit orchestre par M. llum-
perdinck tout exprès pour Lascoux; après quatre exécutants,
dix, vingt, trente, au nombre desquels figuraient parfois Garcin,
Lamoureux, Maurin, sous la direction de Lascoux; après quinze
ou vingt auditeurs, tous intimes, cent, deux cents, trois
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 163
cents, convoqués par des invitations qu'on sollicitait de toutes
parts, et puis tout à coup plus rien. L'organisateur de ces
séances, excédé du bruit qu'elles faisaient dans Paris et des
compliments qu'on lui adressait en affectant de le traiter, au
détriment du magistrat, non plus comme un simple amateur
qui s'amuse, mais comme un professionnel de la musique,
jugea bon d'arrêter ces divertissements musicaux : dès lors
Fantin n'entendit pour ainsi dire plus du tout de musique...
Encore qu'il fût, dans l'intimité, d'humeur assez gaie et
qu'il rît volontiers en se rappelant d'anciennes pièces du
Palais-Royal, son théâtre favori, Fantin, dans le courant de
la vie, était plutôt un concentré, je ne dis pas un morose, et
son amitié, pour solide qu'elle fût, ne se manifestait jamais
d'une façon très expansive : il fallait plutôt deviner et sentir
l'affection qu'il vous portait et savoir la savourer. Lui-même
en convenait d'ailleurs et s'en disculpait assez drôlement dans
ses lettres à ses parents à propos de quelque fête oubliée,
sans doute celle de sa mère et de sa sœur Marie... « Ah!
diable, vos fêtes, écrivait-il le 20 août 1861, je ne connais
pas tout cela. J'écris peu, c'est vrai, mais quand j'écris, c'est
pour vous, c'est parce que cela me fait plaisir. Que me fait
ceci : C'est la sainte Ceci; c'est la sainte Cela? Eh bien! si je
vous avais écrit, pour vous demander des bretelles le jour de
ma fête, le jour de la Saint-Henri... Ah! qu'en dites-vous?
Elle est bonne, celle-là?... » Ou encore, un peu plus loin,
comme sa mère avait dû mal prendre ce Ion cavalier : « Ma
chère maman, n'accusez pas votre fils comme cela; je ne fais
pas grand bruit de mes affections, je ne comprends pas les
164
FANTIN-LATOUR.
grandes protestations, mais j'aime bien. Je suis très malheu-
reux même de ne pouvoir pas dire ce que je sens. Tu pardon-
neras cet oubli bien involontaire, je t'assure. J'ai des défauts
bien grands, je le sais (paresse), mais je ne crois pas être si
insensible que vous le supposez. Mais cacher ce que j'éprouve
est une chose que je ne peux empêcher, et les affections
demandent, je crois, du
mystère et une mutuelle com-
préhension. S'aimer, sans le
dii^e, pour finir par une bê-
tise... »
Et de même que, plus
tard, dans les lettres qu'il
m'écrira de Buré, Pantin me
marquera toujours sa recon-
naissance pour le peu de
nouvelles que je lui envoyais
de Paris, non sans quelques
pointes à l'adresse de ceux
qui, comme Maître ou Pigeon, avaient la plume moins facile,
de même dans la dernière de ses lettres d'Angleterre à ses
parents, il écrivait : « ...Je sens que je vais travailler. Le
travail artistique, c'est tout, je veux faire des chefs-d'œuvre;
il n'y a rien d'autre. C'est une consolation, c'est la seule qui
peut faire consentir à vivre. Si je n'avais pas cet espoir, je
voudrais mourir. Que la vie est absurde autrement ! Ce n'est
qu'illusions qui s'envolent, que bonheur d'un moment, puis
il y a les tristesses qui viennent; je redoute toujours la fin
KaiUin-Latour... Une pièce de Wagner?
Mais non... Les Cloches de Corneville.
Voyez par ci... voyez par Val
Voyez, voyez... Parsifal !
Caricature de Honriot, d'après Parsifal et
les Filles- Fleurs {L'Illtuitralion, 6 mai 1893).
PAIISIFAI. ET LES FI LLES-FI.EU H S
Lithographie orlj^inale (1883), reprise pour le tableau du Salon de 1893.
A M. Ch.-Ed. Haviland.
FANHN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ.
165
du bonheur. Écrivez-moi ; cela est si agréable de recevoir
une lettre, on se sent aimé d'autres qui pensent à vous'. »
Il faut voir encore avec quelle émotion il annonce à
Edwards le départ et le mariage de sa chère sœur Marie,
après huit ans d'attente
(elle attendait que le
fiancé qu'elle aimait eût
une position assurée,
c'est-à-dire le grade de
colonel dans l'armée
russe), et la douleur que
lui cause cette sépa-
ration, d'autant plus
cruelle, que la jeune
fille avait dû partir seule
pour Varsovie où le ma-
riage allait se célébrer,
chez des amis, la guerre
de la Prusse contre l'Au-
triche ayant hâté ce ma-
riage, en môme temps
qu'elle empêchait les parents de Pantin de se rendre si loin, sans
être sûrs de pouvoir, au retour, retraverser l'Europe en feu.
« Enfin, tout est achevé, elle nous a quittés, écrivait-il à
Edwards. Jugez des douleurs de la séparation; cela a été très
pénible. Je ne me sens plus ce que j'ai été, cela m'a vieilli
- On a donné à votre père, ce matin.
Caricature do Stop, d'après Pnrsifat cl le) FilUt-
Fleurs {Jottntal amusant, 6 mai 1893).
1. Lettre du 19 septembre 1864.
FANTIN-LATOUR.
beaucoup. Si ce n'était l'attente et l'angoisse de la séparation,
c'est un bien pourtant pour elle... 11 a trente-sept ans et un bel
avenir devant lui; vous voyez que c'est une bonne chose pour
elle qui n'était plus jeune (vingt-neuf ans) : je craignais toujours
que cela n'arrivât pas'... » Et tout de suite apr«;s, il ajoute :
<( Vous comprenezponrquoi, malgré tout leplaisirqucj'auraisde
vous voir, il m'est impossible d'aller à Sunbury cette année. Me
voilà seul enfant pour mon père et ma mère ; je ne peux les
laisser seuls maintenant, n'est-ce pas? Ce serait cruel et je
les aime tant. Je sens que c'est mon devoir et c'est bien le
plus vrai de tous les devoirs. Je crois môme que cela est des
plus fortifiants pour le travail. Je veux leur donner du bon-
heur, leur faire passer leur vieillesse dans la tranquillité,
l'aisance et même, si je le peux en travaillant beaucoup, leur
donner du bien-être, du luxe. On doit être si sensible à cela
en vieillissant. Ma récompense sera le bonheur de les voir
heureux; mais le pourrai-je*?... »
Et quel coup ce fut pour Fantin que la maladie et la
mort de sa mère arrivant juste au moment où il avait le plus
de raisons d'être heureux, car au milieu de la bruyante
colère de tous les refusés, lui, avait vu recevoir son tableau!
Ce tableau, qui était le portrait de Manet, avait vivement
frappé tous les jurés et gens de l'administration qui avaient
pu l'entrevoir avant l'ouverture du Salon. « Mais je ne peux
goûter ce plaisir, écrit-il à Edwards le 12 avril 1867,
préoccupé et inquiet de l'état de ma mère qui est toujours très
1-2. Lettre k Edwards, du 2 juillet 1866.
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 167
malade; » ou encore, deux grands mois plus tard, le 25 juin,
lorsque le succès du Portrait de Manet à l'Exposition lui
eut fait venir des commandes, trois portraits qu'il peignait
simultanément, d'où trois séances par jour : « Je rentre
dîner, n'en pouvant plus; je relaye mon père, je prends sa
place auprès de ma mère, passant la nuit auprès d'elle. Oh !
moi qui me croyais autrefois dans une vie dure, je vois la
vie aujourd'hui. Je veux en partir maintenant; je suis au
bout de mon courage, je n'en puis plus. » Quatre mois après
le fatal événement, il n'avait pas encore repris le dessus et
écrivait à la date du 25 novembre : « La perte de ma mère
me laisse un vide atroce. C'était pour moi une espérance
continuelle de lui montrer son fds réussissant; j'aurais tant
désiré lui procurer une vieillesse plus heureuse que le com-
mencement de sa vie, et puis rien! Oh! voyez-vous, c'est la
plus grande douleur que l'on puisse avoir. Je ne m'en suis
pas encore ressenti autant que maintenant et chaque jour ce
sont des regrets constants. Au retour, ces jours-ci (il revenait
du château de Fontenay-Trésigny, où il avait commencé le
portrait de M"" de Biron), quel vide! Que c'est triste de ne
pas trouver un accueil, une oonversation, de ne pas faire des
projets ensemble, de ne pas parler de choses à faire, des
espérances dans l'avenir! » Combien il dut regretter alors de
n'avoir pas mis sur l'heure à exécution le projet qu'il avait
formé et communiqué peu auparavant à Edwards de repré-
senter sur la toile toute sa famille : père, n)ère, sœur — et
lui-même, sans doute, avec eux !
168 FANTIN-LATOUR.
* *
Tel il était pour sa famille, tel il était pour ses amis :
peu communicatif, peu expansif, mais très attaché quand
même. A la façon dont il parle d'eux dans ses lettres, par
exemple de Legros lorsque celui-ci se brouille presque avec
Fantin parce que, installé à Londres et y ayant fait toute sa
carrière, il ne peut pas admettre que l'amitié de Fantin se par-
tage entre Whistler et lui-même; à la joie que Fantin mani-
feste, lui qui est si triste et se sent si seul à Paris, en apprenant
le prochain retour de Scholderer et aux craintes qu'il exprime
de le trouver changé ou différent de ce qu'il le voudrait voir;
à l'empressement qu'il met à annoncer le double succès rem-
porté au Salon de 1868 par Legros, dont il ne peut d'ailleurs
rien tirer quand il ne lui parle pas de lui-môme, et par Manet,
qui a envoyé là un très bon portrait de Zola, « son meilleur
et le meilleur aussi du Salon tout entier », il est facile de voir
que ce garçon-là ne fait bon marché ni de ses opinions ni de
ses amitiés et qu'il leur demeure fidèle, alors que certains de
ses amis paraissent s'écarter de lui et le laissent continuer
seul dans la vie. « Au départ, on est jeune, heureux; des amis
autour de soi, puis l'on marche et l'on se quitte sur la route.
Adieu! adieu! dit-on de temps en temps, puis on est seul;
heureux quand on a encore l'Art. Sans quoi, il n'y aurait plus
que le repos éternel comme espoir '. »
1. Lettre à Edwards, du 26 février 1866.
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FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 173
Et quelle chaleur n'avait-il pas mise précédemment à
défendre Manet, tant que celui-ci était repoussé par des juges
qui le condamnaient sans même avoir vu ses tableaux! « Il a
été refusé de parti pris, écrivait-il à Edwards en avril 1866.
Depuis l'année dernière, on disait qu'il serait refusé. Ils ont
eu le courage de le faire, cela produit un grand effet ici, on
ne parle que de cela. Ils lui font, en voulant lui nuire, le
plus grand bien : le voilà martyr... J'ai été très satisfait de
sa tenue : sur le moment, il a eu un mouvement de colère,
puis a repris le calme de celui qui est fort et il est en train
de commencer un autre tableau. Malgré le peu de succès que
la peinture vraie a dans ce temps-ci, elle est en marche et
bien près du moment où on l'admettra. La conduite du jury
est si injuste qu'il y a une réaction, même parmi nos enne-
mis : on trouve cela trop dur'. »
Mais celui de tous ses amis qui le surprenait et le char-
mait le plus, c'était ce volage et fringant Whistler qui lui
1. Enfin, beaucoup plus tard, après la mort de Manet : « Vous avez vu les
n'sultats de la vente Manet, écrira-t-il à M'"" Edwards le H février 1884. Je
crains que l'on n'ait exagéré les prix des tableaux, ce qui fait que l'on a trop
racheté en ne voulant par les vendre à bon marché. Quelle déplorable idée
de croire que la bonne peinture peut se vendre cher, comme la mauvaise! »
— Dans la lettre reproduite ci-contre (p. 169-17'*), Fantin, selon un sys-
If'me qu'il avait adopté par manière de taquinerie, exagère visiblement son
admiration pour Rossini en affectant de mettre indistinctement tous ses opéras,
même Zelmira et /ticciardn e Zoraïde, au rang des chefs-d'œuvre absolus.
Le catalogue dont il parle était celui de ses lithographies, dressé par Germain
Hédiard, précédé d'une étude générale sur son œuvre lithographique elaccom-
pagné de deux lithographies originales (son portrait à l'âge de dix-sept ans
et Vénus et l'Amour) et publié effectivement « chez Edmond Sagot, libraire,
marchand d'estampes, 18, rue Guénégaud, 1892 ».
m FANTIN-LATOUR.
avait donné, c'est vrai, de très nombreuses marques d'affec-
tion et l'avait chaudement soutenu en Angleterre, mais qu'il
pouvait difficilement saisir, à qui il ne se lassait pas d'écrire
sans recevoir de réponse régulière et de qui il disait à
Edwards : « Gela me ferait un grand plaisir de le revoir, et
je peux dire maintenant que son silence m'a fait bien de la
peine, car Whistler est pour moi comme une femme, comme
une maîtresse que l'on aime, malgré tous les ennuis qu'elle
vous donne. J'ai bien peu d'affection pour les femmes, je n'ai
jamais rien fait pour elles; elles me font peur et je ne les
comprends pas ; mais au fond, tout au fond, je sens que si
j'étais aimé, je serais l'esclave le plus soumis et serais peut-
être capable de toutes les plus grandes folies. Je sens que
c'est la même chose pour Whistler : s'il savait comme il pour-
rait avoir un ami dévoué et aimant en moi. Malgré tout, il
est séduisant'... «
Mais qu'il se retrouve tout à coup en face de cet incon-
stant ami, et tout aussitôt les dissemblances de leurs deux
natures éclatent à ses yeux et le rendent presque dur pour
celui qu'il souhaitait tant de revoir : « J'ai trouvé Whistler
très Américain, très aimable; mais, moi, pas trop aimable. Je
sens que nos beaux jours sont passés. Offres de service, vou-
lant m'emmener chez lui; mais je ne pouvais pas : ma copie
à finir. Je me reproche de n'être pas plus aimable avec lui
car il est toujours très bien pour moi, et, je le sens, il m'est
bien utile depuis que je le connais : chez les Grecs, son
1. Lettre du 2 juillet 1866.
FANTIN-LATOUR -DANS L'INTIMITÉ. 175
absence s'est l'ait sentir'. Il croit trop à l'argent, à l'habit,
au bruit, pas assez au bien, qui est le seul moyen de parvenir.
C'est long, c'est vrai, et c'est pénible : il faut travailler, mais
quelle belle occupation, un travail intéressant et le prix de ce
travail si captivant! le Capitole! Couronnes! Gloire M... » Ils
ne rompirent jamais, c'est vrai, mais combien leurs relations
se relâcheront, surtout après que Whistler se sera marié ! Et
la dernière fois qu'ils se rencontrèrent, à l'Exposition cen-
tennale de 1900, comme ils passaient devant la Famille D... :
« Dis donc, s'écria joyeusement Whistler; et toi qui me plai-
santais sur le portrait de ma mère? — Oh! repartit Fantin de
son air le plus doux, ce n'est que ma belle-mère. »
Certes, Fantin, à la différence de Whistler, n'était pas un
remuant, pour ne pas dire plus, et ne « croyait pas à l'habit » ;
il n'était l'homme ni des grandes phrases ni des grands éclats
de voix, et on se le représente mal autrement qu'écoutant,
fumant et buvant — oh ! très peu — dans ces réunions de
café auxquelles il se rendait pourtant régulièrement, afin d'y
récolter quelques nouvelles d'art, mais dont le ton général
déplaisait à sa nature silencieuse et renfermée. C'est au café
de Bade, où il s'arrêtait tous les jours, avant le dîner, en
remontant du Louvre vers la rue Saint-Lazare, qu'il avait fait
la connaissance de Maître, lequel venait là de son côté avec
un ami très original, nommé Fioupou, sous-chef au Mini-
stère des Finances et grand collectionneur d'estampes, une
1. Chez les Grecs, c'est-à-dire dans la colonie grecque de Londres où
Whistler lui avait fait vendre plusieurs tableaux.
2. Lettre à Edwards, du 2 janvier 1867.
176
FANTIN-LATOUR.
sorte de personnage hoffmannesque dont les saillies amères
et les boutades paradoxales, lancées à haute voix, faisaient
la joie des habitués, comme Legros, Zacharie Astruc, Cordier,
Whistler, etc. C'est encore là qu'il connut le peintre Bazille,
ami personnel de Maître, également
passionné pour la peinture et la mu-
sique et qui, certain soir, comme on le
priait de ne pas jouer de piano avec
ce dernier pour cause de mort dans
la maison, prit ses cahiers de musique
et entraîna toute la compagnie de la
rue Taranne aux Batignolles, pour
continuer la séance qui venait d'être
interrompue. Et Fantin n'avait pas été
le moins ardent à faire ce petit voyage,
afin de ne pas perdre une note des
morceaux qu'il s'était promis d'en-
tendre.
Au café, il semblerait, d'après quelques passages des lettres
de Whistler, que celui-ci et Fantin dussent principalement
causer ensemble, en se tenant un peu à l'écart de leurs cama-
rades, sans doute en raison de l'affection réciproque que
Whistler affirmait en ces termes : « Nous sommes nécessaires
l'un à l'autre pour ce véritable échange de sympathie que nous
ne pouvons pas trouver avec d'autres. » Et c'est ce qui fait que,
de Londres, il revient volontiers sur ces causeries de café,
qu'il demande des nouvelles et fait à Fantin d'amusantes
recommandations du genre de celle-ci : « Maintenant, voici
TANTm-LATOU
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Caricature de Stop, d'après le
portrait de M"* S. \. {Journal
amusant, 4 mai 1890J.
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Salon de 1890. — A M°" de NikanolT.
FANTIN-LATOUR DANS L INTIMITE. 177
ce que tu vas propager partout avec toute la finesse de gredin
que tu sauras parfaitement y mettre, car nous nous connaissons
dignes l'un de l'autre. J'ai reçu la médaille d'or de la Hollande.
Tu glisseras ceci au commandant (le commandant Lejosne,
parent de Bazille) au café de Bade, de sorte que les autres
puissent l'entendre et que ça vienne naturellement à se savoir
partout... »
Après le café de Bade, ce fut au café Guerbois, avenue de
Clichy, que nos jeunes gens, déjà plus mûrs, tinrent leurs
assises, probablement parce que Manet, Zola, Monot, Bazille,
Renoir, etc., demeuraient dans ces parages et formaient ce
qu'on appelait alors l'école des Batignolles. Mais ces réunions
du soir, auxquelles Fantin ne manqua guère tant qu'il demeura
dans le quartier de la Chaussée-d'Antin, le virent de moins en
moins lorsqu'il fut revenu sur la rive gaucbe, et c'est alors,
tout de suite après la guerre, que, sans pousser si loin, il
passait presque toutes ses soirées à nous entendre pianoter.
Maître et moi, sur le môme instrument, dans la môme pièce
où s'escrimait auparavant le pauvre Bazille qui s'était engagé
dans les zouaves et avait été tué à la bataille de Beaune-la-
Rolande : la rue Taranne l'attirait beaucoup plus.
Du reste, ces réunions de café n'avaient jamais eu pour
Fantin qu'un attrait bien relatif. C'était en quelque sorte
une obligation du métier que de s'y rendre et d'y entendre
Courbet pérorer de sa grosse voix, avec violence, ou Manet
y fulminer contre les membres du jury officiel ; mais lui-
môme se morigénait en s'appelant : « Paresseux, coureur de
café! », se plaisantait sur le premier verre d'absinthe qu'il
23
178 FANTLN-LATOUR.
avait bu, le premier et le dernier, pensait-il, et, qu'il se
trouvât là ou bien à certain banquet des Aqua-fortistes
dont il avait eu un instant l'idée de faire un tableau, il éprou-
vait la môme impression qui n'avait rien d'agréable. «... Au
moment du café et du Champagne, écrit-il à Edwards le 2 jan-
vier 1864, on a commencé à faire de mauvaises charges d'ate-
lier, absurdes; nous sommes alors partis, quelques-uns. Ah!
toujours les masses stupides!.. Est-on malheureux de n'avoir
rien comme société ! Pas de réunions potables ; même au café
de Bade, je me déplais. C'est de mauvais goût; on y est bote.
Que voulez-vous? mais je ne peux pas dire autrement. J'en
sors toujours dégoûté. On n'y dit rien, on ne pense pas, ce
ne sont pas des artistes. Des cancans, c'est \h tout. Le seul
intérêt, c'est quelques nouvelles artistiques. » Comme on
comprend qu'il ait vite renoncé à traverser tout Paris le soir,
après son dîner, pour se retrouver au milieu de camarades
dont il goûtait de moins en moins les propos décousus, sans
portée, et les plaisanteries sans sel !
Pantin n'était pas d'un caractère plaintif, comme on pour-
rait le supposer en le voyant gémir si souvent, dans ses
lettres, sur les difficultés auxquelles il se heurte, sur son
labeur aussi acharné qu'improductif; mais c'est que de très
lourdes charges de famille pesaient sur lui, car il ne cache pas
à Edwards, au moment où sa sœur Marie les quitte pour se
marier, qu'il était seul pour soutenir son père et sa mère,
plus sa sœur Nathalie, toujours malade et internée, et qu'il y
avait des moments où il désespérait de pouvoir travailler
assez pour répondre à tant de besoins toujours renaissants.
pantin-latour Dans lintimité. 179
Au surplus, les questions d'argent ne reparaissent que de
loin en loin dans sa correspondance, et c'est toujours l'art seul
qui le préoccupe; les périodes d'espoir et les crises de dé-
couragement qu'il traverse proviennent uniquement de l'état
nerveux où le jettent son travail obstiné, ses efforts plus ou
moins heureux pour se rapprocher des maîtres qu'il voudrait
égaler. Il n'a jamais rien dit de plus vrai que lorsqu'il écrivait
dans une de ses premières lettres à Edwards, dès le mois
d'octobre 1861 : « En dehors de mon art, je ne peux rien
faire, rien dire, et la façon dont je vois l'art de jour en jour
m'éloigne de toutes les choses de cette vie, car l'art de-
mande tous les sacrifices, car l'art est en dehors de la vie... »;
ou encore, trois ans plus tard, à la date du 16 décembre 1864 :
« La vie ne m'est pas bonne; je ne me plais pas quand je
suis agité, cela me tue. J'attends que vous me disiez : Vous
avez raison; l'atelier et rien d'autre, car tout est là, tout le
reste n'est que mensonge, horrible illusion... N'est-ce pas que
je vais être libre, heureux ? L'art veut l'homme tout entier.
A l'œuvre, à l'œuvre ! Cela vaut mieux que tout ! » Ces maîtres
mêmes qu'il aspirait à égaler, ces chers maîtres du musée du
Louvre auprès de qui il retrouvait le calme et le bonheur
dans le travail, ne lui semblaient-ils pas quelquefois s'animer,
lorsqu'il se rapprochait d'eux après quelque absence, et lui
parler ainsi : « Te voilà, viens, c'est beau ! Nous t'aimerons,
nous te consolerons. Tes beaux jours sont passés; mais nous,
nous t'en donnerons. L'Art, c'est la vie supportable; l'avenir
est à toi; viens dans notre famille'!... »
1. LeUre à Edwards, du ii octobre 186 4.
i80 FANTIN-LATOUR.
Et quelle noble ambition l'agite, car loin de se défendre
d'être ambitieux, il dit qu'il faut l'être, et lui-même l'était,
dit-il, dès le premier jour, avant même de devenir un artiste!
« Projets pour le Salon, esquisses, pensées sérieuses, quand
je me dis que j'ai là dans mes mains, dans mon livre de
croquis, la gloire ou rien. Faire quelque chose de bien, mais
pas de juges ! Penser seul à l'art, ne savoir où l'on va, entrer
dans l'inconnu, marcher en avant, puis revenir, prendre à
droite, puis à gauche, puis s'asseoir de fatigue, regarder
tout autour de soi, chercher une lueur à l'horizon, assis
dans la nuit, attendre le lever du soleil : que cet art est diffi-
cile, que les appréciations en sont fausses! Et pas de conseils,
pas d'éducation ; désapprendre ce que l'on sait ! Oh ! parfois
j'en perds la tête'. » Et comme il sait bien quel chemin il
doit prendre sans tergiverser! « Il faut travailler (ah ! à cela
vous ne me direz rien); oui, travailler vraiment, je me suis
aperçu ces jours-ci que quand on veut aller où je veux aller,
le plus haut possible, il faut absolument faire ce travail d'en-
ragé \ » Ou bien encore : « Mon cher Edwards, je vous dois
d'avoir compris le travail et le vrai calme qu'il donne.
Je n'ai pas besoin de m'agiter, de parler; je travaille, ce qui
vaut mieux \ »
Enfin, quand il s'interrogera un peu plus tard, comme
il pourra à bon droit écrire ceci : « Je récapitule tous mes
efforts, toutes mes préoccupations, ce que j'ai fait pour me
i. Lettre à Edwards, du 26 décembre 1864.
2. Lettre du 21 mars 1865.
3. Lettre (\\\ 8 avril 1866.
LA TOII.KTÏK DK VÉNL'S
Dessin tiré d'un album de croquis du peintre, au Musée du Luxembourg.
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITE. 181
dégager du faux, mes ardeurs à chercher le vrai. Je pense à
ma conduite ; je ne vois rien de trop fou. Je n'ai derrière
moi rien à effacer. De l'hésitation? Mais le chemin est si
rude et si peu frayé; je me suis assis peut-être trop souvent
sur la route pour prendre du repos, mais cela n'a jamais été
que quand je ne voyais plus l'horizon ou que le chemin
était rempli d'obstacles. Je me suis relevé, je veux marcher...
Si je tombais aujourd'hui, qui sait si je me relèverais? Vous
devez bien me connaître à présent, mais vous ne pouvez pas
encore voir le fond de F'antin. Je suis bien décidé, mais je
suis très faible aussi. J'ai un peu de force nerveuse, mais peu
de force matérielle. J'ai tant de peine pour faire quelque chose,
cela me coûte tant, que sans cesse je suis fatigué. Cela vous
explique mes perpétuelles plaintes'. » Et comme, selon lui,
on peut toujours progresser, comme son seul but est de faire
encore mieux, comme « on ne peut rien, dit-il, quant aux
facultés naturelles, mais qu'on peut beaucoup pour réparer ce
qui manque », il supplie encore son ami d'Angleterre de lui
distribuer généreusement la manne réconfortante de ses
conseils ^
Mais de quel courage et de quelle résolution ne devait-il
pas s'armer pour résister aux assauts réitérés que lui li-
vraient les séductions de la vie de Paris ! Qu'il ait le malheur
de s'abandonner à la flânerie, et tout aussitôt des idées de vivre
follement l'assiègent et ne le lâchent plus : « Les voitures
qui courent au Bois de Boulogne emportent ma pensée. La
1. Lettre à Edwards, du 2 juillet 1866.
2. Lettre du 3 janvier 1867.
182 PANTIN-LATOUR.
rue de la Chausséo-d'Antin que je remonte le soir, au sortir
du Louvre et du travail ; cette rue si remplie de cette vie pari-
sienne, si gaie, si attirante, me rend triste; je m'ennuie...
Je désire tout ici, dans cette vie de Paris: c'est la femme qui
passe, c'est le cheval qui court, c'est la voiture qui roule ; ce
sont toutes ces vanités-là qui m'empêchent de faire mes
études, de me mettre à apprendre sérieusement tout ce que
je ne sais pas. » Qu'il ait seulement un peu d'argent, qu'il
soit libre d'agir à sa guise, et loin de céder à ces tentations
mondaines, il y échappera en fuyant très loin et se réfugiera
en Italie, dans les bras de la Peinture; il vivra là, dans le pays
de Raphaël, de Michel-Ange, de Titien, de Véronèse, une vie
douce et calme, en dehors du monde qui lui donne la fièvre
et l'empêche de devenir l'artiste qu'il rêverait d'être. Et ce
rêve l'enchante; mais, en attendant qu'il le puisse réaliser, il
lui faut gagner péniblement sa vie et remonter tristement sur
son balcon de la rue de Londres, où il s'assoit et fume toute
la soirée, au milieu des idées noires qui l'assaillent et
jusqu'à ce qu'il cherche un repos momentané dans le som-
meil. Quant au repos complet, au calme définitif, il sait qu'il
ne le trouvera que dans le travail, le jour où, fermant l'oreille
à tous les bruits de la ville, il se cloîtrera presque dans son
atelier et entrera en quelque sorte en religion artistique. Et
c'est ce qu'il décida de faire — irrévocablement — à deux ou
trois reprises : plus de musique, plus de distractions, plus
de réunions au café, plus rien de la vie ni des bruits du
dehors : « Frères, il faut travailler' ! »
I. Lettros à Edwards, du 3 février et du 21 août 1865.
FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 183
*
* *
Ce qui frappe dans les lettres où Fantin ouvre son c(eur
et parle d'abondance à Edwards, c'est comment, sans aucune
recherche et même sans style, au moyen de courtes phrases,
de notej très brèves qu'il jette sur le papier comme il jette-
rait des touches de peinture sur une toile, il arrive à donner
l'impression très nette de ce qu'il sent, de ce qu'il veut dire
et comment, en le lisant, on croirait l'entendre causer, cou-
pant ses phrases et répétant ses mots comme il avait l'habi-
tude de le faire. Et n'arrive-t-il pas, de la sorte, à de véri-
tables effets de vigueur, particulièrement dans une page où,
tout irrité de la sévérité des juges officiels, qu'il faut bien subir,
mais sans les reconnaître, il explique par quelle force résul-
tant de leur nombre et de leur union, ses amis et lui, les
refusés d'il y a deux ans, ont pu arriver à se faire admettre,
à forcer les résistances aveugles du jury, mais comment,
d'autres, plus jeunes et moins forts, payent pour eux?
« ... Ce n'est que par peur, on peut le dire, que nous (Manet,
Whistler et lui-même) avons été reçus. Voyez-vous : tout est
dans la camaraderie pour le jury — ou bien quand, grâce à
des incidents particuliers, on force les portes comme nous,
ici, nous le faisons. En 1803, nous étions quelques-uns à
exposer. On nous refuse. Nous étions plusieurs ; alors la plainte
est forte. On expose les refusés; le public (c'est-à-dire l'en-
semble de toutes les opinions) parle. Cela se résume en :
« Eh bien! mais il y a des capacités là dedans! » Ceci, à par-
184 FANTIN-LATOUR.
tir de ce moment, a été pour nous un laissez-passer. Tenez,
mon cher Edwards, laissez-moi vous faire un petit tableau de
ce que c'est que les jugements artistiques. Point de départ :
Des peintres de talent; des idées dans la tête de quelques-uns
seulement; les autres, la foule, suit. Cette foule qui suit ne
comprend rien ; elle imite, copie, surtout les défauts : on ne
peut pas copier les qualités, sans les posséder, en germe au
moins. Viennent alors des gens nouveaux qui sont frappés
surtout des défauts, qui cherchent autre chose; voilà l'idée
qui naît dans la tête d'un homme; autour de soi on en voit
d'autres qui se rencontrent; on se dit : « Cela est vrai; on a
tort de faire ainsi; on devrait faire comme cela. » Dans les
premiers temps, on expose, on est refusé. Ce n'est pas assez
bien; cela n'est pas assez différent, cela a encore du rapport
avec les choses que tout le monde fait. On se groupe, on crie,
on travaille, on est plus nombreux, on vous laisse passer.
Alors, on se rencontre, on en voit qui font aussi comme ce
que vous aimez, on se connaît, on se sent entouré , on a plus
d'audace. Voilà ce que j'ai tant aimé, moi : c'était ce moment-là.
J'ai cru que cela pourrait durer. Là était mon erreur, mais
enfin cela dément cette réputation de méchant qui grandit
chaque jour, maintenant. Non, j'étais artiste avant tout. Main-
tenant que les hommes m'ont montré mon don-quichottisme
artistique, je deviens comme eux. Je reviens au moment où
l'on était plein d'ardeur, à cette année 1863, où l'on nous
exposa, refusés. Depuis, quelques noms font rugir les jurés;
vous ne pouvez pas vous imaginer quelle est leur colère. Et
puis ils disent : « Nous les recevons pour les punir, pour que
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FANTIN-LATOUR DANS L'INTIMITÉ. 185
le public en fasse justice. » A présent, vous, vous payez pour
nous. On se venge certainement sur vous. Ils se disent :
« Comment! en voilà encore d'autres? Refusés! refusés'! »
Et l'année suivante, il revient encore sur ce sujet pour
consoler Edwards du refus des deux tableaux qu'il avait en-
voyés et qui n'avaient pas eu plus de succès que ses envois de
l'année précédente; mais cette fois-ci ce n'est plus du passé
que parle Fantin, c'est de l'avenir, de l'avenir en ce qui
regarde la peinture en général comme en ce qui le regarde,
lui particulièrement, et sur ces deux points, il montre une
clairvoyance extrême, il perçoit avec une netteté sans égale à
la fois le sens dans lequel évoluera la peinture et à la suite de
quels changements il arrivera lui-même à gagner la faveur du
public. Dans un temps, dit-il, où l'on commence à chercher
le simple et le vrai, le jury, qui n'attache aucune valeur à la
recherche de la vérité, n'a plus de raison d'être : « Il n'est
plus en harmonie avec notre époque qui est pleine de tenta-
tives et de recherches originales. Je crois même que le temps
est passé des écoles et des mouvements artistiques. Après le
mouvement romantique, né de l'exagération classique; après
le mouvement réaliste, issu des folies du romantisme, on
s'aperçoit que dans toutes ces idées il y a de grandes bêtises.
Nous allons arrivera la façon personnelle de sentir. Un homme,
devant la nature, l'aime à de certaines heures, aime de cer-
tains objets, est frappé de la puissance de la nature, de sa
finesse, etc. Cela est certainement ce que l'on voit dans les
1. Lettre à Edwards, du 14 avril 1865.
24
186 FANTLN-LATOUR.
beaux moments de l'art. Allez, quoi qu'en dise Legros, Paris
est bien éveillé. Ce que l'on y dit, discute, espère ou tente
nous promet un temps très heureux dans l'avenir. Oue je
regrette de n'être pas tout à fait un débutant, de ne pas pou-
voir avoir la naïveté première! Je vais travailler au vrai-
vi'ai\ » Puis, moins de deux mois après : « Je suis très satis-
fait que mes natures mortes vous fassent cet eflFet que ce
n'était pas changé et que cela vous paraisse naturel. Je crois
bien que je n'ai qu'à attendre le moment où l'on viendra au
naturel comme à ce qui est le plus difficile et le plus méritant.
Je crois qu'il y a dans mes natures mortes bien des choses que
le public n'apprécie pas parce qu'il est mal élevé : on ne sait
pas combien cela est difficile à faire. Vous me dites : « Vous
faites cela et vous êtes triste. » Vous comprenez maintenant :
c'est prétentieux et bête de se dire incompris; mais que vou-
lez-vous? j'ai beau me dire cela, je ne peux faire autrement
quand je vois le goût du jour et les choses que l'on trouve
bien\ »
L'heure qu'il attendait finit par arriver, celle où l'on goûta
surtout le naturel : il recueillit alors la récompense de sa per-
sévérance et de sa fermeté de convictions par des compliments
bien doux à son oreille ; mais sans attendre jusqu'à ce mo-
ment-là, est-ce que les témoignages d'estime les plus flatteurs
ne lui étaient pas venus surtout d'Angleterre, au début comme
à la fin de sa carrière? En 1864 déjà, la première fois qu'il
eut l'honneur d'être exposé à l'Académie de Londres, il avait
\. Lettre du 14 avril 1866.
2. Lettre du 3 juin 1866.
FA.NTIN-LATOUR DAiNS L INTIMITÉ. |s7
appris par un mot joyeux do Whistler qu'un académicien que
son ami ne nomme pas s'était écrié : « Les bouquets de Mon-
sieur Fantin sont ravissants ; y^ les ai vus tous les deux; ils
sont bien complets! » et l'on devine quelle joie une telle
parole avait dû lui causer. Quelque vingt ans plus tard, lors
du dernier voyage de Fantin en Angleterre, est-ce que Millais,
apprenant par le docteur Blanche que le peintre français était
à Londres, ne lui avait pas aussitôt écrit pour l'inviter à dîner
et le présenter à des confrères d'Angleterre? Est-ce que ce ne
fut pas uniquement son départ, difficile à retarder, qui em-
pêcha le voyageur d'accepter cette invitation, très llatteuse,
mais également embarrassante pour quelqu'un qui ne parlait
pas du tout l'anglais, et la lettre que Fantin écrivit à Millais
pour s'excuser ne marquait-elle pas combien il avait été sen-
sible à cet honneur, en même temps qu'elle témoignait d'une
admiration sincère et de la puissante influence que lui-même
avait subie, dès son premier séjour à Londres, en regardant
les tableaux du maître anglais?
Fantin, on ne saurait trop le répéter, car c'était un des
signes distinctifs de son caractère, avait l'horreur du bruit,
de la réclame, et tout ce qui avait l'apparence d'une manifes-
tation lui répugnait profondément; mais s'il n'avait pas le
verbe haut, s'il n'était ni un grand causeur, ni un bruyant
parleur, il était cependant d'humeur combative et, sans qu'il
attaquât les gens en face, il ne lui déplaisait nullement que
son opinion arrivât aux oreilles des artistes qu'il n'estimait
guère. Aussi combien de fois ne l'a-t-on pas vu, au Salon,
sans en avoir l'air et tout en causant avec ceux qui l'accom-
188
FANTIN-LATOUR.
pagnaient, lancer de ces jugements brefs et caustiques que
recueillait l'oreille attentive d'un promeneur quelconque et
qui n'étaient pas longs à se colporter, à arriver à leur
adresse? Il disait un jour à ses parents qu'il ne pouvait pas
ne pas cacher ce qu'il pensait.
Soit; toutefois, dans certaines
circonstances, et lorsque son
art était en jeu, il se faisait au
contraire un malin plaisir de
laisser deviner son opinion, ce
qui n'était peut-être pas le
moyen de se faire beaucoup
d'amis; mais comme il avait
pris le parti de marcher" seul
dans la vie et qu'il ne sollicitait
rien de personne, il éprouvait
une jouissance particulière —
et combien je le comprends!
— à se distinguer de la masse
MADEMOISELLE AURORE
DANS LA DANSE DE LOÏE FOLLER
Caricature do Stop, d'après l'Auroye
(Journal nmttsaut, 5 mai IHtU.)
de ses contemporains par Fin-
dépendance du caractère et des
jugements. Non qu'il fût mé-
chant, comme il l'écrivait un jour avec une sorte de jactance,
car il ne l'était pas du tout; mais parce qu'il entendait ne
jamais transiger suc les règles essentielles du beau, sur les
conditions vitales de l'art auquel il s'était consacré; parce
qu'il était, en un mot, un des hommes ayant le plus réfléchi
et s'étant le plus solidement attachés à leurs convictions.
L A U R 0 H K
Salon de 1894.
FANTIN-LATOUR DANS L'I>fTIMlTÉ 189
Un des artistes les plus fermement convaincus; oui, mais
aussi l'un des moins bruyants, l'un des moins préoccupés
d'attirer l'attention de la galerie. Et combien il était loin de
sa pensée de chercher à se singulariser, à conquérir un lustre
particulier, comme de bonnes langues l'auraient volontiers
insinué, lorsqu'il cherchait et trouvait une très riche source
d'inspirations dans les créations maîtresses de la littérature et
de l'art musical! En effet, si Fantin, qui prisait fort les chefs-
d'œuvre littéraires les plus divers et qui aimait passionnément
la musique, avait des préférences et des antipathies très mar-
quées; s'il les traduisait par le crayon comme un autre aurait
pu le faire par la plume, c'était uniquement pour sa satisfac-
tion personnelle : combien il s'en fallait qu'il voulût mettre
ainsi le public dans la confidence de ses opinions!
Avec l'âge, cet éloignement instinctif de Fantin pour tout
ce qui sentait la réclame ou la représentation, cette répu-
gnance à se mettre en avant, à se dévoiler au public autre-
ment que par les manifestations courantes de son labeur
d'artiste, n'avaient fait que croître à mesure qu'il s'absorbait
davantage dans son travail solitaire, ne traçant aucune limite
à son art, n'acceptant de règle de personne, et se délectant
dans des jouissances littéraires et musicales, très vives, mais
très intimes, qu'il aurait cru profaner en les criant à la foule.
Comme cet ermite de la rue des Beaux-Arts devait se sentir
loin des deux amis, avec lesquels il avait combattu dès son
entrée dans la carrière, et combien le tapage que ceux-ci
avaient toujours entretenu autour de leurs personnes et de
leurs œuvres était fait pour le choquer! Qu'il était différent
KtO FANTIN-LATOUR.
d'un Manctqui, non content d'être aussi célèbre que (laribaldi,
comme des flatteurs le lui disaient en riant, rêvait d'une
gloire encore plus retentissante et souhaitait que nulle céré-
monie mondaine, à Paris, n'eût lieu sans que sa présence y
fût signalée! Qu'il était éloigné d'un Whistler qui se connais-
sait bien et se qualifiait en termes des plus libres lorsqu'il
voulait caractériser sa façon d'agir avec le monde, soit qu'il
prît de petites mines boudeuses, soit qu'il prodiguât les cajo-
leries et les sourires ! Quel contraste entre ces remuants, ces
agités, ces bruyants et cet isolé volontaire, qui, selon l'heu-
reuse image de M. Roger Marx, restait sourd aux vains bruits
du dehors afin de mieux entendre la voix de l'inspiration,
cette voix qui lui disait qu'il n'était pas seulement le peintre
de la réalité vivante, mais aussi celui du rêve, un évocateur,
un poète, à la façon des maîtres dont la musique ou les vers
chantaient à son oreille et résonnaient dans son co'ur !
Telle fut donc l'origine de cette admirable série de litho-
graphies, grandes et petites, qui atteignent presque à deux
cents et dont la plupart tendaient, de son propre élan ou sur
la demande de quelque ami, à glorifier les écrivains, les poètes,
surtout les musiciens qu'il aimait le mieux. C'était sa manière,
à lui, de rendre hommage à ses auteurs préférés, par des
compositions lithographiques qu'il faisait tirer pour lui-même
et distribuait ensuite à ceux qu'elles pouvaient intéresser :
c'était parce qu'il admirait profondément Hugo, Stendhal et
Delacroix qu'il éprouvait le besoin de les célébrer à sa façon;
c'était parce que Berlioz, Wagner, Schumann et Brahms
l'avaient maintes fois enchanté qu'il leur consacrait tant de
FANTIN-LATOUK DANS L'INTIMITÉ. 191
lithographies d'une poésie enchanteresse; enfin, c'était parce
qu'il goûtait infiniment André Chénier qu'il acceptait sur le
tard de faire, pour une édition des œuvres du poète, toute
une série de dessins sur pierre semblables à ceux qu'il avait
déjà composés pour de grandes publications sur Richard
Wagner et sur Hector Berlioz.
Parmi ces lithographies, il en reprit plusieurs par la suite
afin de les traiter soit à l'huile, soit au pastel ; mais une seule
fois, ne l'oublions pas, il fit usage de ses pinceaux pour con-
sacrer une grande toile à la glorification d'un des maîtres de
la musique. C'est en 1875, dans la joie de voir enfin le nom
de Berlioz rayonner au ciel de l'art, qu'il composa ce grand
tableau : V Anniversaire , que je me rappelle avoir vu accroché
aux frises du Palais de l'Industrie, qui fut reproduit cent fois
dans tous les formats par la gravure ou la photographie, que
le peintre garda tristement chez lui pendant des années, et
qui figure aujourd'hui en très belle place au musée de Gre-
noble. L'histoire de ce tableau sera sûrement celle de beaucoup
d'autres du maître — « Voyez, admirez ma conduite, écri-
vait-il un jour en riant; je crois qu'elle sera proposée à
l'admiration de l'avenir quand on racontera que j'ai mis
trente ans à attendre l'acheteur ' » — et ses compositions
capitales, celles dont les amateurs et les marchands se sou-
ciaient peu quand elles virent le jour, sont aujourd'hui presque
toutes en France, chez des amis ou des amateurs qui ne les
laisseront sûrement pas s'égarer. C'était une satisfaction des
1. Lellreà M'"" Edwards, du -J!» mars 1894.
192 FANTIN-LATOUR.
plus vives pour le peintre, à la fin de sa vie, de savoir que
ses grandes toiles composées, je ne dirai pas à l'imitation,
mais dans l'esprit de Rembrandt, de Van der Helst et de Franz
Hais, étaient toutes réunies à Paris, non loin du Louvre.
Ce maître-là s'en est allé, comme tant d'autres, à l'heure
où la fortune et la vogue commençaient à lui venir, mais
comme il n'avait jamais cherché ni l'une ni l'autre, il n'était
pas en peine de les voir arriver, et l'on peut assurer qu'il
mena, durant ses dernières années, une vie particulièrement
douce, ayant à ses côtés une compagne bien-aimée qui sem-
blait n'avoir qu'une âme avec lui-même et voyant venir régu-
lièrement chez lui de rares mais fidèles amis, éprouvés de
longue date. Il n'en demandait pas davantage et coulait ainsi
des jours heureux : la mort aussi lui aura été clémente, puis-
qu'elle l'a abattu d'un seul coup de sa faux.
o
U 3
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'5)
APPENDICE
CATALOGUE DES TABLEAUX A L'HUILE ET PASTELS
ENVOYÉS PAH I ANI I^-I.ATOUR ALX SALONS DE PARIS
ET DE IJlJELyLES AUTHES IMPORTANTS DANS SON (EUVKE
Ceci n'est pas, tant s'en faut, le catalogue complet de l'œuvre
peint de Fantin-Latour : c'est simplement la liste de ses principales
toiles, à tout le moins de toutes celles, peintures à l'huile ou pastels,
qui ont été présentées par lui ou reçues aux Salons de Paris, de 1859
à 1899, augmentées de quelques autres et, en particulier, de tous les
portraits dont j'ai pu retrouver la trace. Chaque tableau est men-
tionné, autant que possible, à l'année oîi il a été peint, alors même
qu'il n'a été exposé à Paris que plus tard; de plus, lorsqu'une toile
a été exposée d'abord comme pastel, puis reprise à l'huile, elle se
trouve indiquée naturellement à son année d'origine, celle où elle
parut comme pastel. Enfin, j'ai noté le plus exaclemenl que j'ai pu
dansquels muséesou chez quelles personnes se trouvent actuellement
ces différents tableaux ; mais sur ce point encore je m'excuse pourles
erreurs que j'aurais pu commettre ou pour les lacunes que je n'ai pas
pu combler.
25
194 FANTIN-LATOUR.
1853
Petit Portrait de son oncle, Henri Fantin-Lalnur , père jésuite.
A M""^ Fanlin-Latour.
Petit Portrait de lui-même à dlr-sept ans (tête).
A M"" Failli n-L;iluui-.
1854
Portrait de sa sœur Nathalie.
Détruit.
Saint Jean et le Chasseur.
A M°"= Fanlin-Latour.
Le Son(/e, première esquisse du pastel de 1889 et du tableau à l'huile
de 1893.
A M"" Fanlin-Latour.
1856
Portrait de lui-même, de trois quarts, dans un fauteuil, tourné vers
la droite.
Portrait de M. Alphonse Leyros (petite tête).
1857
Portrait de lui-même.
A M. Ferdinand Tempelaere.
1858
Portraits de ses deux sœurs assises.
A M. Julien Tempelaere.
APPENDICE. 195
Portrait de lui-même, en corps de cliemise, la palette à lu main.
Musée d'Anvers.
Portrait de M. Alphonse Leyros (grandeur naturelle).
A M"» Paul Paix.
Portrait de lui-même, assis, en pied, devant un chevalet.
Galerie Nationale, à Berlin.
Portrait de lui-même (tête).
A M. Camille Benoît.
Portrait de kii-mcme (tête) .
A M. Jean Dolent.
Portrait de lui-même (tète).
A M. A. fiuillemet.
1859
Portrait de sa sœur Marie lisant, refusé au Salon de J859.
A M. (iorjeu.
Portrait de lui-même, en corps de chemise, refusé au Salon de 1859.
Mus('-e de Grenoble.
Portraits de ses sœurs faisant de la tapisserie et lisant, refusé au
Salon de 1859.
A M"»» Victor Klotz.
1860
Portrait de lui-même.
A M"»" Victor Klotz.
196 FANTIN-LATOUR.
1861
Elude d'après nature (son propre portrait), Salon de IHfH.
A M. G. Viau.
Elude d'après nature (sa sœur Marie lisant), Salon de 1861.
A M. Raymond Kœchlin.
Étude d'après nature (portrait de W. Hidley), Salon de 1861.
Petit portrait de lui-même, refnsé au Salon de 1861.
Portrait de 31""' Edwin Edwards, terminé en 1864.
Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris.
1862
Portrait de lui-même, refusé au Salon de 1863; exposé au Salon
des Refusés de 1863.
A M. Darrasse.
1863
La Lecture (portrait de sa sœur Marie), Salon de 1863.
A M. Guillaume Charlier (Collection Van Cnlsem).
Féerie^ Salon des Refusés de 1863.
A M. Cli.-E(l. Ilavilaiul.
186i
Hommuye à Delacroix, Salon de 186i.
Musée du Louvre (Collection Moreau-Nélaton).
Scène de Tannhxuser, Salon de 1864.
A M. Rosenberg.
Portrait de M"" Potter.
PORÏKAIT DE M"«: EVA C A I.l-l M A K I - C AT A It C. 1
Salon de 1881. — Sledelijk Muséum, k Amsterdam.
APPENDICE. 197
1865
Le Toast, Salon de 1865.
DtHruit. — Kestentles têtes de Whistler (Musée Métro|jolitain, à New-York),
Je Vûllon (à M. Darrasse) et Je Fanlin (ù M°"= Fantin-Latour).
1866
Portrait de femme (sa sœur Marie lisant), Salon de 1866.
Uétruit.
Nature morte [La Table garnie). Salon de 1866.
A M. Reginald D.
1867
Portrait de M. M*" {Edouard Manet), Salon de 1867.
Art Institute, à Chicago.
Portrait-étude (son propre portrait), Salon de 1867.
Portrait de la Duc/iesse Edouard de Fitz-James.
A M. BeurJelcy.
Portrait du jeune Jacques de Fitz-James , fils de la précédente.
A M. narrasse.
Portrait du jeune Henri de Fitz-James, frère cadet du précédent.
A M. Albert Pia.
Portraits séparés des deur jeunes demoiselles de Fitz-James, sœurs des
précédents.
1868
Portrait de M"' Marguerite de Biron, destiné mais non envoyé au
Salon de 1868.
A M™" la .Marquise de Saint-Sauveur.
198 KANTIN-LATOUR.
Portrait de M'"' de La Panouse.
Portrait de M"" de Chatibry.
Portraits de M"' Demachy et de son jeune frère.
Portraits des deux M" de Donneval.
1809
Le Lever, Salon de 1869. *
Détruit.
Reflets d'Orient, refusé au Salon de 1869.
Détruit. — Restent deux fragments : l'Aurore et la Nuit.
Tête déjeune fille (de face).
A M. Van Gogh.
Tête de la même jeune fille (profil).
A Sir Herbert Thonii)son.
1870
Un Atelier aux Batignolles, Salon de 1870.
Musée du Luxembourg.
La I^erture (portraits de M"" Victoria et Charlolte Dubourg), Salon
de 1870.
A M. Ch.-Ed. Haviland.
Portrait de M. Emile Petitdidier (Emile Blémont) (tête).
A M. Éniili' lilémont.
Portrait de M. Petitdidier, frère du précédent (tête).
APPENDICE. 199
1872
Un Coin de table, Salon de 1872.
A M. Emile Blémont.
1873
Porlraïl de M""** [M"-' Victoria Dubourg), Salon de 1873.
Musée du Luxembourg.
Coin de table, nature morte, Salon de 1873.
1874
Fleurs et objets divers. Salon de 1874.
1875
Portraits de M. et 31"" Ë. E*** [Edwin Edwards), Salon de 1873.
National Gallenj, à Londres.
Portrait de M''" E. C*** [Miss Edith Crowe), Salon de 1873
A .M""= Paul Paix.
1876
U Anniversaire , Salon de 1876.
Musée de Grenoble.
Fleurs (bouquet de dahlias), Salon de 1876.
1877
La Lecture (M"" Charlotte Dubourg et une amie), Salon de 1877.
Musée de Lyon.
200 FANTIN-LATOUR.
Portrait de M'"' F*** [M"" Fantin-Latour) , Salon de 1877.
A M"»" Fantin-Latour.
Souvenir de Bayreuth : Aev Filles du Rhin, pastel, Salon de 1877
Musée du Luxembourg.
Scène finale de la Walkiire, pastel, Salon de 1877.
Détruit. — L'esquisse pointe est au Musée de Montpellier.
1878
La Famille />*** [Dubourg), Salon de 1878.
A M°«' Fantin-Latour.
JUnaldo, pastel, Salon de 1878; transformé ensuite en peinture.
Duo des Troyem, pastel, Salon de 1878; transformé ensuite en
peinture.
1879
Portraits ou Dans F Atelier, ou La Leçon de dessin (M""' Louise llie-
sener et Éva Callimaki-Catargi), Salon de 1879.
Musée de Hruxelles.
1880
Portrait de M"' L. li*** {M"' Louise Riesener), Salon de 1880.
A M°>° Léouzon le Duc.
Scène finale du Rheingold, Salon de 1880.
La Musique, pastel, Salon de 1880.
A M. Sijthoflf, de Leyde.
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APPENDICK. 201
1881
La Brodeuse (M"«CharloUe Dubonrg), Salon de 1881.
A M"" Esnault-Pelteiie
Portrait de M"'^ E. C.-C**' [M"' Éva Cnilimaki-Catargi), Salon de
1881.
Stedelijk Muséum, à Amslerdam.
Une Mélodie de Sc.humann, pastel, Salon de 1881.
A M. Darrasso.
Tentation, pastel, Salon de 1881 ; transformé ensuite en peinture.
Exposition universelle décennale de 1889.
Musée de (irenoble.
1882
Portrait de M"" H. //'* {M'"" Henry Lerolle), Salon de 1882.
h. M. Henry Lerolle.
Portrait de M'"' L. M"' [M""' Léon Maître), Salon de 1882.
Art Institute, à Brooklyn.
Étude (M"" Charlotte Dubourg), pastel, Salon de 1882.
A M. Roger Marx.
Portrait de M'" C. /)*" {M"" Charlotte Dubourg), Salon de 1887.
A M"» Charlotte Dubourg.
1883
Portrait [M"" Fantin-Latour), Salon de 1883.
Galerie Nationale, à Berlin.
26
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ESQUISSES POUH « AIÎTOIIH Dl' PIANO » .N" I ET i
A M. Adolphe Jtillion.
I^ N* 1. croquis jeté sur le papier avant toute séance «le pose,
est daté du Î6 décembre I8S4.
ESQUISSES POUR «AUTOUR DU PIANO»» K°' 3 ET 4
A M. Adolphe Jullien.
Le >i" 4, lo troisième des projets faits avec les modèles posaut,
u uK'^ arrêté à la date du 10 janvier 1885.
FANTIN-LATOUR.
L'Aurore, pastel, Salon de 1883; transformé ensuite en peinture,
Salon de 1894.
Portrait de lui-même, Salon triennal de 1883.
Musée des OfQces, à Florence.
L'Etude (Miss BudgeLt), Salon de 188i.
A M. Guillaume Charlier (Collection Vaii Cutsem).
1884
Nuit de printemps (ou Le Rêve du poète), Salon de 1884.
Musée de Pau.
L Anniversaire, pastel, Salon de 1884.
A M'"'= Esiiault-Pelterie.
Sara la baigneuse, pastel, Salon de 1884; transformé ensuite en
peinture.
Portrait de M"' S. B*** {Miss Sarah Dudfjett).
A M"" Budgelt.
1885
Autour du piano. Salon de 1885'.
A M. Adolphe Jullicn.
1. Je donne ci-contre, à titre de documents (p. 20'2--203 et 207 j, la série
complète des projets pour Autour du piano et pour mon portrait, qui m'ap-
partiennent. On pourra vérifier par là combien Fantin, ainsi que je lai dit
plus haut, concevait vite et réalisait presque sans hésitation ses plus grands
tableaux.
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APPENDICE. 'joo
Rêverie (M""" Léon Maître).
Portrait de M"" Leroy.
1886
Tannhœuser [Le Venusberg), Salon de 1886.
Portrait de M. L. M*** [Léon Maître), Salon de 1886.
A M. Henry Lerolle.
Siegfried et let Filles du Rhin, pastel, Salon de 1886; transformé
ensuite en peinture, Exposition universelle décennale de 1889.
A M. Darrasse.
Le Jugement de Paris, pastel. Salon de 1886.
A M. Coudray.
Portrait de M. Becker.
A M. Darrasse.
1887
Portrait de M. Adolphe JuUien, Salon de 1887.
A M. Adolphe Jullien.
Ariane abandonnée, pastel. Salon de 1887.
L'Aurore et la Nuit, pastel, Salon de 1887.
1888
La Damnation de Faust, Salon de 1888.
206 FANTIN-LATOUR.
LOr du Rhin, Salon de 1888.
A M"" Esn<iult-Pelteiie.
Béatrice et Bénédict, pastel, Salon de 1888.
A M. Teulsch.
Danses, pastel, Salon de 1888; transformé ensuite en peinture,
Salon de 1891.
Musée de Pau.
1889
Immortalité, Salon de 1889.
A M. Andrew Reid.
Polirait de M. C. R*** [Ricada], Salon de 1889.
A M™ Ricada.
Le Songe, pastel, Salon de 1889; transformé ensuite en peinture,
Salon de 1893.
A M. Bessonneau.
Portrait de M'"' L. G*** {M'"' Léopold Gracier), Salon de 1890.
A M. Léopold Gravier.
1890
Portrait de M"' S. Y*" [M'" Sonia Yanowski), Salon de 1890.
A M"" de Nikanoff.
Le Jugement de Paris, pastel. Salon de 1890; transformé ensuite
en peinture.
ESQUISSES l'OUK LE l'OItïHAIT U K M. AlHiMMIF, 4l,I,LIE.N
A M. Adolpho Jullien.
208 FANTIN-LATOUR.
1891
La Tentation de Saint Antoine, Salon de 1891.
A M. Abel Jay, de Bordeaux.
La Vérité, pastel, Salon de 1891.
1892
Hélène, Salon de 1892.
Palais des Beaux-Arts de lu Ville de Paris.
Prélude de Lohengrin [Le Graal), Salon de 1892'.
A M. Ch.-Ed. Haviland.
Évocation de Kundry, pastel, Salon de 1892.
A. M. Ferdinand Dreyfus.
Le Bain, pastel, Salon de 1892.
A M. Ch.-Ed. Haviland.
1893
Parsi/'al et les Filles-Fleun, Salon de 1893.
A M. Ch.-Ed. Haviland.
1. Fantin balança longtemps entre ces deux titres avant d'adopter le
premier, et voici ce que Maître lui écrivait à ce propos : « Plus j'y rêve et
mieux je me persuade que le catalogue doit demeurer purement didactique
et se borner, comme c'était votre première idée, à faire connaître la significa-
tion du mot : Saint-Ciraal. Qu'est-ce que le Saint-Uraal ? C'est le vase sacré où
le Sauveur a bu le jour de la Cène et qui recueillit son sang sur la croix; il est
rapporté ici-bas par la troupe miraculeuse des Anges pour être confié à la
garde de pieux chevaliers qui s'appelleront de son nom. Où le peintre a-t-il
puisé directement son interprétation? Dans le prélude de Latiengrin. Ces
deux points établis qui disent le sens et la genèse de l'œuvre, le livret a
rempli son objet : le reste est affaire à l'œuvre elle-nièine. »
,i:s rnoYK.NS a cahthauk : riAi.ii;: iialie:
Lithographie originale (1884).
APPENDICE. .)0!t
L'Amour désarmé, pastel, Salon de 1893.
Baigneuses, pastel, Salon de 1893.
Portrait de M"" Cli.-Ed. Havitand, pastel.
A M"" Pliilippe Buity.
1894
L Aurore, Salon de 1894.
Les Troyens à Carthage, Salon de 1894.
A M. Ch.-Ed. Haviland.
Musique et Poésie, pastel, Salon de 1894.
A M. Camus, de Limoges.
Promenade, pastel, Salon de 1894; transformé ensuite en peinture
sous le titre de : Baigneuses, Salon de 1899.
A M. Lesieur.
1895
Baigneuses, Salon de 1893.
Vision (d'après Oberon), Salon de 1895.
A M. Krausliaar, de New- York.
La Nuit, pastel, Salon de 1895.
1896
La Toilette, Salon de 1896.
«7
210 FANTIN-LATOIIR.
Véini<: el les Aiiioais, Salon de 1H90.
A M"'" Dubois.
Ondine, paslel, Salon do IHÎKi.
1897
LaNuil, Salon de 1897.
Must'o ilu Luxembourg.
Ln TenUiùon de Sninl An/nine, Salon de 1897.
Palais des Heanx-Aits de In Ville de Paris
1898
Le Lever, Salon de 1898.
Musée de Reims.
Andromède, Salon de 1898.
A M. Gorjeu.
Danses.
1899
Ondine, Salon de 1899.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
ILLUSTRATIONS HORS TEXTE
Pa(;cs.
Fan'tin-Latour, par lui-irn^me (1883). Héliogravure d'après le portrait
du Musée des Offices, à Florence Krontispiic
Fantin-Latouh, par lui-même (1858) 5
PORTllAIT DE M. Al. l'IlONSE Lkohos (1858) 9
Scène finale m; Rueingold. Lithographie originale (1877). ... 13
RiNALDO, de Brahms. Lithographie originale (1878) 17
Les sœt'RS du peintur : M""' Nathalie i:ï Maiue Fa.nti.n-
Latour (1859) "21
La Walkyrie (début). Lithographie originale (I879j •!:'>
Un morceau de Scuumann. Eau-forte originale (1864) i9
Projkt i>our le groupe de la Famille de Fitz-James, non exé-
cuté (1867). Dessin tiré d'un album de croquis du peintre .... 33
Le Jugement de Paris. Dessin tiré d'un album de croquis du
peintre (1867) 37
Bouquet de roses. Lithographie originale (1880) 41
Portrait de M'"" Kantin-Latour (Salon de 1877) 4.")
L'Anniversaire (Salon de 1896; 49
La Famille D"' (Salon de 1878) 53
Le Paraius et la Péri (début). Lithographie originale (1884) . . . 57
212 TABLE DES ILLUSTRATIONS.
Page».
Andromkde (Salon de 1898) 61
HoMMAGK A Delacroix (Salon de 1864) 65
PoHTKAiTs DE F A NTi N-L ATOUR , VoLLON ET Whistler. Fragments
conservés du tableau du Toast (Salon de 1865), détruit par l'auteur. 69
Un atelier aux Batignolles (Salon de t870j 73
Un coin de table (Salon de 1872) 77
Portrait de W. Ridley (Salon de 1861) 81
Portraits de M. et M""^ Edwin Edwards (Salon de 1875) .... 85
Tannu^iser (le Venusberg). Lithographie originale (1862). ... 89
Portrait d'Edouard Manet (Salon de 1867) 93
A LA MÉMOIRE DE RoBEHT ScHUMANN. Lithographie Originale (1873). 97
Manfred : Apparition de la Fée des Alpes. Lithographie origi-
nale (1873) 101
Portrait de M"" Henry Lerolle (Salon de 1882) 105
Poèmes d'amour, de Brahms. Lithographie originale (1885) .... 109
Prélude de Louengrin (le Graal). Lithographie originale (1882). 113
Siegfried : Évocation d'Erda. Lithographie originale (1876). . . 117
La Lecture (Salon de 1877) 121
A Robert Scuumann. Lithographie originale (1893) 125
Portrait de M""" Léopold Gravier (Salon de 1890) 129
Autour du piano (Salon de 1885) 133
Gcetterd^mmerung : Siegfried et les Filles du Iîmin. Lilho-
graphie originale (1880) 137
La Prise de Troie : Apparition d'Hector a Énée. Lithographie
originale (1880) 141
Portrait de M. Adolphe Jullien (Salon de 1887) 145
Parsifal : Évocation de Kundry. Lithographie originale (1885) . 149
Portrait de M"" Charlotte Dubourg (Salon de 1887) 153
La Nuit (Salon de 1897) 157
L'Étude (Salon de 18831 161
Parsifal et les Filles-Fleurs. Lithographie originale i8S,s . . 165
TABLE DES ILLUSTRATIONS. 213
P«ge».
RÊVERIE (M"'" Léon Maître), 1884 169
Manfred : Apparition d'Astarté. Lithographie originale (1881) . 173
Portrait de M"'' Sonia Yanowski (Salon de 1890) 177
La Toilette de Vénus. Dessin tiré d'un album de croquis du peinire. 181
Dans l'atelier, ou la Leçon de dessin fSalon de 1879) 185
L'Aurore (Salon de 1894) 189
Ballet des Troyens. Lithographie originale (1893) 193
Portrait de M"" Éva Callimaki-Catargi (Salon de 1881). . . . 197
Danses (1898) 201
Nuit de Printemps, ou le Rêve du poète (Salon de 1884). . . . 205
Les Troyens a CARTUAr.E : Italie! Italie! Lithographie originale
(1884) :....; -209
II
ILLUSTRATIONS DANS LE TEXTE
ET AUTOGRAPHES
Fantin-Latour dans son atelier de Buré. Gravure sur bois
d'après une photographie faite vers 190^2 Titre.
Lettre de Fantin-Latour à Edwards (de Paris, 20 avril 1873) . 41-44
Caricature d'après La Famillic D*", dans le Mnak, de Londres
(1879j 52
Caricature d'A.NDRÉ Gill, d'après I'Hommage a Delacroix,
dans le Salon pour rire (1864) 64
Caricature de Bërtall, d'après I'Hommage a Delacroix, dans
le Journal amusant (1864) 65
Caricature de Bertall, d'après Un atelier aux Batignolles.
dans le Journal amusant (1870j 72
Caricature de Stop, d'après Un coin de table, dans le Journal
amusant (1872) 76
214 TABLE DES ILLUSTRATIONS,
Lettre de Fantin-Latour à Edwards (de Paris, 26 novembre 1874). 77-80
Caricature de Behtall, d'après le Pokthaiï de Maxet, dans
le Journal amusant (1867) 92
Lettrede Fantin-Latoir àM™Edwards(dePari8,31octobrel886). 105-108
Caricature de Stoi", d'après le Préli de de Lohengrin, dans
le Journal amusant (1892j 112
Caricature d'après Aitihh nr piano, dans le Punch, de
Londres (1886) 132
Caricature de Stop, d'après Aitolk du piano, dans le Journal
amusant (1885) 133
Lettre de Fantin-Latoiu à M. Adolpiie Jullien (de Duré,
2 septembre 1887) 137-140
Caricature de Stop, d'après le Portrait de M. Adolphe
Jl'llien, dans le Journal amusant (1887) lit
Carte de Faxtin-Latihk :\ M. Adolphe Jullien (de Paris, no-
vembre 1886j 147
Caricature d'IlEXRiOT, d'après Parsifai, kt les Filles-
Fleurs, dans l'Illustration (1893) 164
Caricature de Stop, d'après Parsikal et les Filles-Fleurs
dans le Journal amusant (1893) 163
Lettre de Fantin-Latour à M. Adolphe Jullien (de Duré, 14 sep-
tembre 1892j 169-172
Caricature de Stop, d'après le Portrait de M"" S. Y., dans le
Journal amusant (1890) 176
Caricature de Stop, d'après L'Aurore, dans le Journal amusant
(1894) 188
Quatre esquisses pour Autour du piano 202-203
Trois esquisses pour le Portrait de M'. Adolphe Jullien. . 207
TABLE DES MATIÈRES
Papes.
Préface m
CiiAPiïHK PREMIER. — La Vie et la Carrière du peintre 1
CiiAi-iTRE II. — Groupes et portraits d'artistes et d'hommes de
lettres 59
CiiAiTiRE III. — Un Peintre mélomane 89
Chapitre IV. — Autour du piano et le portrait d'un ami i'îô
Chapitre V. — Fantin-Latour dans l'intimité 149
Appe.ndice. — Catalogue des tableaux à l'huile et pastels envoyés
par Fantin-Latour aux Salons de Paris et de quel-
ques autres importants dans son O'uvre. ... 193
Table des Illustrations uors texte 211
Table des Illustrations dans le texte et des Autographes. 213
IMPRIMÉ
l'A H
PHILIPPE II E N 0 U A H D
19, rue des Saints-Pères
PAKIS
0
ND Jxillien, Adolphe
553 Fantin-Latour
F3J8
PLEASE DO NOT REMOVE
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