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FANTOME D'ORIENT
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CALMANN-LEVY, ÉDITEURS
DU MEME AUTEUR
Format grand in-18.
vol.
AU MAROC
AZIYADÉ
LE CHATEAU DE LA BELLE AU BOIS DORMANT.
LES DERNIERS JOURS DE PEKIN
LES DÉSENCHANTÉES
LE DÉSERT
l'exilée
FANTÔME d'orient
FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT
FLEURS d'ennui
LA GALILÉE
l'inde (sans les anglais)
JAPONERIES d'automne
JÉRUSALEM • . . .
LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT . . .
MADAME CHRYSANTHÈME
LE MARIAGE DE LOTI
MATELOT
MON FRÈRE YVES
LA MORT DE PHIL^
PAGESCHOISIES
PÊCHEUR d'iSLANDE
PROPOS d'exil
RAMUNTCHO
RAMUNTCHO, pièCG
REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE
LE ROMAN d'un ENFANT
LE ROMAN d'un SPAHI
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colombier, illustrations de Gervais-Courtelle-
MONT 1 —
LE MARIAGE DE LOTI, format in-8° jésus. Illus-
trations de l'auteur et de A. Robaudi 1 —
E. GREVIN — imprimerie DE LAGNY
PIERRE LOTI
01 l'académie française
FANTOME D'ORIENT
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBEH, 3
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les paya.
' FANTOME D'ORIENT
Septembre 188...
Minuit, après une fraîche soirée de fin
septembre où déjà un peu d'automne
s'annonce. Du silence partout. Dans ma
maison familiale paisiblement endormie,
je reste seul éveillé, l'esprit en grand
C trouble d'anxiété et d'attente. Depuis
£ tantôt deux heures, je me suis retiré
^ chez moi, disant que j 'allais sagement me
\i% coucher, en prévision de mon départ ma-
_£" tinal de demain. Mais le sommeil ne
V;^ 1
316*210
FANTOME D ORIENT
Vient pas. Enfermé dans mon logis par-
ticulier, errant sans but d'une pièce dans
untî autre, je reste indéfiniment songeur,
comme à la veille de mes grands départs de
marin pour des campagnes longues et loin-
taines, et, en dedans de moi-même, je passe
une lente revue sinistre de temps accomplis,
de choses à jamais finies, de visages morts.
Cette fois pourtant, je ne pars que pour
un mois et je ne vais pas plus loin que Cons-
tantinople, mais le voyage sera sombre...
Il faut bien qu'il se soit joué là-bas
un acte inoubliable de cette Téèrie'^^ noire
qui a été ma vie, pour que je m'inquiète
ainsi de la pensée d'y retourner ; pour
que tout ce qui en vient, un mot tartare
qui me repasse en tête, une arme d'O-
rient, une étoffe turque, un parfum, aus-
FANTOME D'ORIENT
sitôt me plonge dans une rêverie d'exilé
où réapparaît Stamboul ! Et ce n'est pas
par simple fantaisie d'art non plus, qu'ici
mon appartement est pareil à celui de
quelque émir d'autrefois, ressemble à une
demeure orientale qui, par sortilège, se
serait irxcrustée au milieu de ma chère
maison héréditaire, avec ses arceaux den-
telés, ses broderies d'ors archaïques et
ses chaux blanches. Un charme dont je
ne me déprendrai jamais m'a été jeté
par l'Islam, au temps où j'habitais la rive
du Bosphore, et je subis de mille ma-
nières ce charme-là, même dans les
choses, dans les dessins, dans les cou-
leurs, jusque dans ces vieilles fleurs de
rêve qui sont ici naïvement peintes sur
les faïences de mes murs. Et surtout il
FANTOME D ORIENT
m'attire, ce charme triste, il m'attire vers
là-bas où je serai demain.
C'est donc ^Tai que je vais revoir Stam-
boul... C'est bien réel et prochain, ce pèle-
rinage auquel, depuis dix ans, je rêve...
Depuis dix ans que les hasards de mon
métier de mer me promènent à tous les
bouts du monde, jamais je n'ai pu re-
venir là, jamais; on dirait qu'un sort,
un châtiment sans merci m'en ait cons-
tamment éloigné. Jamais je n'ai pu tenir
le solennel serment de retour qu'en par-
tant j'avais fait à une petite fille circas-
sienne, abîmée dans le suprême désespoir.
Et je ne sais plus rien d'elle, qui fut
la bien-aimée à qui je croyais m'ètre
donné jusqu'à l'âme, pour le temps et
pour les au delà infinis.
FANTOME D ORIENT
Mais, depuis que je l'ai quittée, cons-
tamment je suis poursui\d en sommeil
par cette vision, toujours la même : mon
navire fait à Stamboul une relâche inat-
tendue, rapide, furtive; ce Stamboul revu
en songe est étrange, agrandi, déformé,
sinistre; en bâte, je descends à terre, avec
la fièvre d'arriver jusqu'à elle, et mille
choses m'en empêchent, et mon anxiété
va croissant à mesure que passe l'heure;
puis tout de suite vient le moment de
l'appareillage, et alors, de partir sans
l'avoir revue et sans avoir seulement
rien retrouvé de sa trace égarée, j'éprouve
tant d'angoisse que je me réveille...
Pour le relire, pendant cette soirée
d'attente, je vais chercher avec crainte un
1.
FANTOME D ORIENT
livre qu'autrefois j'ai publié, par besoin
déjà de chanter mon mal, de le crier
bien fort aux passants quelconques du
chemin, et que, depuis le jour où il a
paru, je n'ai plus jamais osé ouvrir.
Pauvre petit livre, très gauchement com-
posé, je pense, mais où j'avais mis toute
mon âme d'alors, mon âme en déroute
et prise des premiers vertiges mortels,
ne pensant pas du reste que je conti-
nuerais d'écrire et qu'on saurait plus
tard qui était l'auteur anonyme d'Aziyadi'\
(Aziyadé, un nom de femme turque in-
venté par moi pour remplacer le véritable
qui était plus joli et plus doux, mais que
je ne voulais pas dire.)
Avec recueillement, comme si je regar-
dais dans une tombe en soulevant la dalle
FANTOME D ORIENT
funéraire, je commence à tourner ces
pages oubliées, étonnantes pour moi-
même qui les ai jadis écrites.
Des enfantillages d'abord qui me font
sourire. Un certain Loti de convention,
auquel je m'imaginais ressembler. Et
puis, çà et là, des bravades, des blas-
phèmes; les uns banals et ressassés dont
j'ai pitié; les autres, si désespérés et si
ardents, que c'étaient encore des prières.
Oh! le temps jeune, où je pouvais blas-
phémer et prier!...
Mais tout l'inexprimé qui dormait
entre les lignes, entre les mots impuis-
sants et sourds, s'éveille peu à peu, sort
de la longue nuit où je l'avais laissé
s'évanouir. Ils me réapparaissent, ces
insondables dessous de ma vie, de mon
FANTOME D'ORIENT
amour d'alors, sans lesquels du reste
il n'y aurait eu ni charme profond ni
intime angoisse. De temps à autre, pour
un souvenir, pour une souffrance que
ce livre évoque, je sens cette sorte de
secousse glacée ou de frisson d'âme,
qui \ient des grands abîmes entrevus,
des grands mystères effleurés. Mystères
de préexistences, ou de je ne sais quoi
d'autre ne pouvant même pas être vague-
ment formulé. Pourquoi l'impression,
tout à coup retrouvée, d'un rayon de la
lune de mai sur cette campagne pierreuse
de Salon ique où commença notre his-
toire, suffit-elle à me donner ce frisson-là.
Ou bien la vision d'un soleil de soir d'hi-
ver, entrant dans notre logis clandestin
d'Eyoub? Ou bien une phrase dite par
FANTOME d'orient
elle, qui me revient, avec les intonations
de la langue turque et le son de sa jeune
voix grave? Ou tout simplement encore
l'ombre de tel grand mur désolé, jetant
sur un coin de rue solitaire l'oppression
d'une mosquée voisine? Ces si petites
choses, à peine saisissables, à peine exis-
tantes, à quoi donc sont-elles liées dans
les tréfonds inconnus de l'âme humaine,
à quoi d'antérieur vont-elles se rattacher,
à quelles aventures mortes, à quelle
poussière encore souffrante, pour faire
ainsi frémir? Et surtout pourquoi éprouve-
t-on ces étranges chocs de rappel, uni-
quement lorsqu'il s'agit de pays, de lieux
ou de temps, que l'amour a touchés avec
sa baguette de délicieuse et mortelle
magie?
10 FANTOME d'orient
Beaucoup de feuillets que je tourne
vite, sans même les parœurir : ceux où
j'avais arrangé, changé les faits avec plus
ou moins de maladresse, pour les besoins
du livre ou pour mieux dérouter des
recherches indiscrètes. Puis voici nos
derniers "jours d'Eyoub, avec le déchire-
ment du départ, tandis que le printemps
revenait une fois de plus sur le vieux
Stamboul, semant par les rues tristes les
fleurs blanches des amandiers. Et main-
tenant, la fin, tout ce passage imaginaire
d'Azraél que j'avais ajouté, non pas seu-
lement parce qu'il me semblait, avec mes
idées d'alors sur les histoires écrites,
qu'un dénouement était nécessaire, mais
bien plutôt parce que j'avais ardemment
rêvé, pour nous deux, de finir ainsi. Ohî
FANTOME d'orient 11
je me rappelle, je l'avais composé de mes
larmes et de mon sang, ce dénouement-
là, et, bien qu'il soit inventé, il a été
si près d'être véritable, que je le relis ce
soir, après tant d'années, avec un trouble
que je n'attendais plus, un peu comme
on relirait, outre tombe, la page suprême
du journal de la vie.
Eh bien! la vraie fin reste mystérieuse
encore, et je tremble en songeant que je
la connaîtrai bientôt, que je pars demain
pour aller remuer là-bas toute cette
cendre.
Quant à la vraie suite, tout simplement
la voici :
Non, je ne sais plus rien d'elle. Je ne
base sur rien cette conviction à la fois
12 FANTOME d'orient
douce et infiniment désolée, que j'ai de
sa mort. Peu à peu, notre histoire d'a-
mour s'est arrêtée, mais sans solution
précise; notre histoire à deux s'est per-
due, mais sans finir.
Les rares petites lettres qui, les pre-
miers temps, malgré les farouches sur-
veillances, à travers mille difficultés,
m'arrivaient encore, ont cessé, depuis
sept ans bientôt, de m'apporter leur
plainte étouffée. Finies aussi, les lettres
d'Achmet, et finies d'une façon mquié-
tante : devenues d'abord singulières,
invraisemblables, avec des confusions de
noms et de personnes que lui-même
n'aurait jamais faites, avec une persis-
tance à ne jamais me parler d'elle, —
tellement que je n'ai plus osé questionner,
FANTOME d'orient 13
ni même répondre, dans la crainte de
pièges tendus, de mains étrangères inter-
ceptant nos secrets.
Et comment, à distance, déchiffrer
cette énigme; quel ami assez dévoué,
assez habile et assez sûr charger de
telles recherches, à Stamboul, derrière
les grillages des harems... D'année en
année, du reste, j'espérais revenir, —
et au contraire les hasards de ma vie
me conduisaient ailleurs, en Afrique, en
Chine, toujours plus loin... Alors peu à
peu une sorte d'apaisement de ces sou-
venirs se faisait en moi-même, sans que
je fusse tout à fait coupable ; ils se déco-
loraient comme sous de la poussière, sous
de la cendre de sépulcre.
Les nuits seulement, pendant les luci-
14 FANTOME d'orient
dites du rêve, je retrouvais, sous une
forme continuellement la même, mes
regrets inatténués; toujours ces imagi-
naires retours dans un Stamboul aux
dômes trop hauts et trop sombres profilés
SUT un grand ciel mort; toujours ces
courses anxieuses, arrêtées malgré moi
par des inerties insurmontables et n'abou-
tissant pas; et, pour finir, toujours ce
réveil, à l'heure supposée de l'appareil-
lage, avec l'angoisse et le remords d'avoir
gaspillé les instants rares qui auraient
dû me suffire pour arriver jusqu'à elle.
Ohl l'étrange Stamboul, l'oppressante
ville spectrale que j'ai vue dans mes
nuits! Quelquefois elle restait lointaine,
montrant seulement à l'horizon sa
silhouette; sur quelque plage déserte, je
I
FANTOME D ORIENT i5
débarquais au crépuscule, apercevant, là-
bas, les minarets et les dômes; à travers
des landes funèbres, semées de tombes, je
prenais ma course, alourdie par le som-
meil; ou bien c'était dans des marécages,
et les joncs, les iris, toutes les plantes de
feau retardaient ma course, se nouaient
/autour de moi, m'enlaçaient d'entraves.
Et l'heure passait, et je n'avançais pas.
D'autres fois, mon navire de rêve m'a-
menait jusqu'aux pieds de la ville sainte;
c'était dans les rues, alors, que j'endu-
rais le supplice de ne pas arriver ; dans
le dédale sombre et vide, je courais
d'abord vers ce quartier haut de Méhmed-
Fatih qu'habitait son vieux maître ; puis,
en route, me rappelant tout à coup que
je ne pouvais aller directement chez elle,
i6 FANTOME d'orient
j'hésitais, enfiévré, pendant que les mi-
nutes fuyaient, ne sachant plus quel parti
prendre pour retrouver au moins quel-
qu'un de jadis connu qui me parlerait
d'elle, qui saurait me dire si elle était
vivante encore et ce qu'elle était devenue,
— ou bien si elle était morte et dans
quel cimetière on l'avait mise ; et mon
temps se passait en indécisions, en ren-
contres de gens pareils à des spectres,
qui me barraient le passage; d'autres fois,
je gaspillais à des bagatelles mes minutes
précieuses, m'attardant, comme au cours
de mes promenades de jadis, à des ba-
zars d'armes, m'asseyant dans des cafés
pour attendre des personnages que j'en-
voyais chercher et qui n'arrivaient pas ;
ou encore je me perdais, avec une intime
FANTOME d'orient 17
terreur, dans des quartiers inconnus et
déserts, dans des rues de plus en plus
étroites m'emprisonnant comme des pièges
au milieu d'une nuit profonde; — et,
pour finir, arrivait tout à coup l'heure,
l'heure inexorable de l'appareillage, avec
l'excès d'inquiétude amenant le réveil.
Dans ce rêve obsédant qui, depuis ces dix
années, m'est revenu tant de fois, m'est
revenu chaque semaine, jamais, jamais je
n'ai revu, pas même défiguré ou mort,
son jeune visage ; jamais je n'ai obtenu,
même d'un fantôme, une indication, si
confuse qu'elle fût, sur sa destinée...
Et maintenant le maléfice qui me te-
nait éloigné semble à la fin rompu ; en
complète possession de mon activité d'es-
2.
18 FANTOME d'orient
prit et de vie, je vais revoir en plein
jour, en plein soleil, cette ville qui pour
moi s'est peu à peu amalgamée à du
sombre rêve au point de me paraître
elle-même presque chimérique. A peine
puis-je croire que rien ne m'entravera en
chemin ; que j'arriverai au but ; que je
marcherai dans ces rues sans être ralenti
par des inerties de sommeil, que j'interro-
gerai des êtres vivants, et que peut-être
je retrouverai la chère trace perdue.
Bien réellement je pars demain, et je
pars d'une façon aussi banale et positive
que pour un voyage quelconque ; mes
malles sont en bas, prêtes à être enlevées
Qés le matin par la voiture qui m'em-
portera au chemin de fer. Empressé,
comme toute ma vie, je traverserai l'Eu-
FANTOME d'ORIEXT d9
rope très vite, en trois jours, par le rapide
de Paris à Bucarest. En route cependant,
dans les Karpathes, je m'arrêterai une
semaine, au palais d'une reine inconnue :
une halte qui sans doute tiendra un peu
du rêve et de l'enchantement, avant l'in-
quiétante étape finale. Et puis, de Varna,
par la mer Noire, en vingt-quatre heures
je gagnerai Gonstantinople.
Mes préparatifs de voyage étant par
hasard terminés à l'avance, rien ne
trouble la paix de cette veillée de départ,
dans tout . ce silence et ce sommeil d'a-
lentour.
Maintenant, je rassemble ces menus
objets plus précieux que j'emporterai sur
moi, des lettres, des amulettes et certaine
20 FANTOME d'orient
bague qu'elle m'avait donnée. Puis, avec
recueillement, je vais ouvrir un tiroir
mystérieux, caché sous de vieilles brode-
ries orientales ; c'est le cercueil où dorment
mille petites choses rapportées d'Eyoub,
des feuillets sur lesquels des mots turcs
sont gauchement tracés de son écriture
enfantine, des morceaux coupés à l'étoffe
de notre divan de Brousse, des fantômes
de pauvres fleurs qui jadis poussèrent
dans des jardins de Stamboul au prin-
temps. Au plus profond de cette cachette,
sous ces débris, je cherche une adresse
en caractères arabes qui, le matin de mon
départ, fut dictée par Achmet à l'écrivain
public de la place d'Ieni-Djami : d'après
lui, elle devait me servir de ressource
suprême pour le retrouver si je ne rêve-
FANTOME d'orient 21
nais qu'après de longues années, ayant
épuisé toutes les autres enveloppes à son
propre nom, dictées Tavant-veille par
Azi} adé, tous les moyens de correspondre
avec eux.
La-Jtcaci, cette adresse ; elle a cinq ou
six lignes, elle n'en finit plus ; elle donne
le nom et le gisement d'une vieille femme
arménienne : « Anaktar-Chiraz, qui de-
meure au faubourg de Kassim-Pacha,
dans une maison basse, sur la place
d'Hadji-Ali ; à côté il y a un marchand
de fruits, et en face il y a un vieux qui
vend des tarbouchs. »
Achmet jugeait que cette femme ne
quitterait certainement jamais sa mai-
son, puisqu'elle en était propriétaire. Jadis
elle l'avait recueilli et soigné pour je ne
22 FANTOME d'orient
sais quelle maladie, pendant son enfance
d'orphelin ; elle l'aimait beaucoup, disait-il,
et saurait toujours où le prendre, eût-il
même changé vingt fois de métier ec de
demeure. Pauvre petite adresse naïve, qui
fut écrite, je me souviens, en plein air,
au pied de la mosquée, sous les platanes,
par un si clair soleil de printemps et de
jeunesse, et qui a dormi près de dix années
dans l'obscurité de ce tiroir, pendant que
je courais le monde I Elle a jauni, pâli,
pris un air de document ancien concer-
nant des personnes mortes. Elle me fait
mal à revoir, si fanée. Il me paraît in-
vraisemblable que je puisse la ramener
à la grande lumière d'Orient, et que les
mots écrits là me servent jamais à renouer
un fil conducteur vers des êtres qui soient
FANTOME d'orient 23
encore vivants et réels, qui ne soient pas
des mythes de mon imagination, des
spectres de mon souvenir. Cette vieille
femme arménienne, ce marchand de fruits,
ce marchand de tarbouchs, pauvres gens
quelconques d\in faubourg perdu, et
aussi ce petit quartier antique où je me
rappelle vaguement être venu, une fois
ou deux, m'asseoir au crépuscule avec
Achmet sous des treilles centenaires,
dans le jardinet triste d'un café turc, —
qui sait ce que tout cela a pu devenir,
qui sait ce que j'en retrouverai...
Dix années, c'est du reste un recul pro-
fond où toutes les images se noient dans
une même brume. Aussi, au début, ma
rêverie s'était-elle maintenue dans un
sentiment d'anxiété encore assourdie, de
24 FANTOME d'orient
mélancolie plutôt tranquille. Mais voici
qu'un plus grand trouble me vient, à cette
réflexion subite : pourtant il se peut qu'elle
vive I Depuis bien longtemps cette pensée-
là ne s'était plus présentée à moi d'une
manière aussi poignante. En effet, puisque
je ne sais pas, puisque je ne suis sûr de
rien, il n'est donc pas impossible que
bientôt, dans si peu de jours que j'en fré-
mis comme si ce devait être demain, je me
retrouve en sa présence. Oh! rencontrer
de nouveau son regard, que je m'étais
habitué à croire mort, son regard de dou-
leur ou de sourire ; revoir, comme elle
disait, ses « yeux face à face I » oh !
l'angoisse, ou l'ivresse de ce moment-là !...
Et comment serait-elle alors, comment
serait son visage de vingt-huit ans? Dans
FANTOME d'orient 25
toute sa beauté de femme, me réapparaî-
trait-elle, la petite fille d'autrefois, svelte,
aux yeux vert de mer ? ou bien flétrie,
qui sait, finie à jamais en tant que créa-
ture de chair et d'amour ? Peu importe
du reste, même vieillie et mourante... je
l'aime encore. Mais de toute façon l'instant
de cet étrange revoir serait pour nous
deux un peu terrible, et n'aurait pas de
lendemain arrangeable, n'aurait aucune
suite pouvant être envisagée sans effroi.
Aziyadé et Loti, ceux d'autrefois du moins,
sont bien morts; ce qui peut rester d'eux-
mêmes s'est transformé, leur ressemble à
peine sans doute, de visage et d'âme;
comme l'affirme ce petit livre enfantin
que je viens de refermer, tous deux sont
morts.
3
26 FANTOME d'orient
C'est presque sacrilège de le dire : en ce
moment, je crois que je préférerais être
sûr de ne trouver là-bas qu'une tombe.
Pour elle et pour moi, j'aimerais mieux
qu'elle m'eût devancé dans la finale pous-
sière qui ne pense ni ne souffre. Et alors
j'irais tenir mon serment de retour devant
quelqu'une de ces petites bornes funéraires,
aux mystiques inscriptions confiantes, qui
si paisiblement traversent l'indéfini des
durées, dans les bois de c^^près...
Il fait lourd et il fait inquiétant dans
mon logis, ce soir. Et tout y a pris l'air
lugubre, avec ce seul flambeau qui laisse
les fonds dans une obscurité confuse ; çà
et là, des tranchants d'acier luisent, des
lames courbes de yatagans, et, sur le rouge
FANTOME d'orient 27
foncé des tentures murales, les broderies
étranges semblent la figuration symbo-
lique de mystères d'Orient, qui me se-
raient profondément incompréhensibles.
Quels êtres inconnus, de quelle génération
ayant précédé^ la nôtre, ont fixé dans ces
dessins leursVêves, leurs immuables rêves?
Ceux pour qui on a trempé ces armes et
tissé ces ors, quelles chimères avaiqnt-ils,
quelles amours, quelles espérances? Je
les sens loin de moi comme jamais, ces
croyants-là, qui à présent dorment en
terre sainte, au pied des mosquées blanches.
Tout ce décor de vieil Orient est ce soir
pour me faire mieux sentir combien sont
dissemblables jusqu'à l'âme les différentes
races humaines, et tout ce qu'il y a d'in-
sensé, d'impossible et de funeste à aller
28 FANTOME d'orient
chercher de l'amour là-bas. Entre les deux
égarés qui s'aiment, reste toujours la bar-
rière des hérédités et des éducations fon-
cièrement différentes, l'abîme des choses
qui ne peuvent être comprises. Et il leur
faut prévoir qu'ensuite, quand viendra
leur fin, ils n'auront seulement pas, pour
les bercer ensemble à la dernière heure,
le commun souvenir, encore un peu doux,
des mirages religieux de leur enfance; ni
la même terre, après, pour les réunir.
Il semble ainsi que le temps et la mort
vous séparent davantage et qu'on s'en
aille se dissoudre dans des néants oppo-
sés...
Les choses ici sont imprégnées d'odeurs
turques comme dans un sérail, et c'est
FANTOME d'orient 29
trop; ce silence aussi est pesant, ajoute
encore à la lourdeur parfumée de Fair, —
et j'ouvre en grand les fenêtres...
Le silence reste le même, augmenté
plutôt, prolongé par tout le silence d'alen-
tour. Entrent un phalène et les longs
rayons de la lune. Entre aussi une fraî-
cheur, une fraîcheur exquise, venue des
jardins, venue de la campagne et des
grands marais, de par delà les ormeaux
des remparts. Je me sens réveillé par cet
air frais, comme d'un songe très sombre,
et je me penche à cette fenêtre pour res-
pirer de la vie. Les choses familières du
voisinage m'apparaissent alors, aux places
de tout temps connues ; l'éclairage lunaire
leur donne, cette nuit, je ne sais quoi
d'immuablement tranquille, d'un peu
3.
30 FANTOME d'orient
irréel aussi; mais elles sont bien les
mêmes toujours, et j'ai vu toute ma vie
ces vieux toits, ces pans de murs, ces
trouées profondes des jardins, ces masses
ombreuses des verdures, et on dirait que
tout cela me chante en ce moment quelque
petit hymne mélancolique de terre natale,
me conseillant de ne pas partir. Tant
d'autres, plus simples que moi, n'ont ja-
mais quitté ce pa3^s, ni seulement ce
voisinage ! . . . Peut-être, si j'avais fait
comme eux...
Une senteur monte des jardins, sen-
teur d'humidité, de mousse, de feuilles
mortes, qui est particulière aux premiers
soirs refroidis où des brumes légères se
lèvent. Déjà l'automne I Encore un été qui
s'en va. qui aura passé quand je revien-
FANTOME d'orient 31
drai de Stamboul. Mon Dieu, je vais,
pour ce voyage, perdre nos derniers
beaux jours d'ici, avec la plus belle flo-
raison de nos roses sur nos murs, et je ne
verrai plus, cette année, deux chères robes
noires se promener dans notre cour, au
dernier resplendissement de septembre.
Et qui sait, avec tout l'imprévu de mon
métier de mer, quand je retrouverai ces
choses? Me voici maintenant indécis,
attristé et presque retenu, à cette veille
de départ, par le regret de ce que j'aban-
donne.
Puis, brusquement, tout change, dès
que je suis rentré dans le logis turc rouge
sombre où luisent . les armes ; tout s'ou-
bUe, dans l'impatience inquiète de Stam-
boul, à cause simplement d'une amulette
32 FANTOME d'orient
que je suis allé prendre au fond d'un
coffre et que j'ai rattachée à mon cou.
Depuis longtemps, je ne l'avais plus
vue, cette amulette d'Orient ; elle se com-
pose de je ne sais quels minuscules objets
mystérieux enfermés dans un sachet; le
sachet, cousu assez gauchement par une
petite main inhabile qui pourtant s'était
appliquée beaucoup, est fait d'un morceau
de drap d'or sur lequel une fleur rose est
brochée; et ce bout d'étoffe a été choisi,
puis coupé, dans ce qui restait de plus
frais de certaine petite veste qu'une en-
fant circassienne avait portée pendant deux
étés de sa vie pour aller à l'école par des
sentiers de hautes herbes, le long du
Bosphore, au village de Kanlidja. Je
pense qu'il est vieux comme le monde,
FANTOME d'orient 33
cet enfantillage attristé qui consiste à
échanger entre soi, si l'on s'aime, de
pauvres petites choses datant des pre-
mières années de l'existence et à s'en
faire comme des amulettes contre le mu-
tuel oubli; j'ai connu cela bien des fois,
chez des êtres de races très différentes.
Et cette uniformité des sentiments hu-
mains est, hélas! pour me faire douter
davantage de l'individualité propre des
âmes : quand on y songe, on est tenté,
tellement elles semblent pareilles, de ne
les regarder que comme des émanations
éphémères de ce même tout impersonnel
qui est Y espèce indéfiniment renouvelée.
Donc, c'est ainsi chez nous tous : quand
l'amour grandit et s'élève jusqu'à des
aspirations vers d'éternelles durées, ou
34 FANTOME d'orient
quand l'amitié devient assez profonde
pour donner l'inquiétude de la fin, on en
arrive à jeter les yeux en arrière, sur
l'enfance de ceux qu'on aime. Le présen';
paraît insuffisant et court; alors comme
on sait que l'avenir ne sera peut-être jamais,
on essaie de reprendre le passé, qui, lui
au moins, a été. « A qui ressemblais-tu
quand tu étais toute petite fille? Dis-moi
comment était ton visage, ton costume?
A quoi rêvais-tu quand tu étais tout petit
garçon? Gomment étaient tes allures et
tes jeux? Et moi aussi, je tiens à te con-
ter mes premières joies d'enfant et mes
premiers chagrins ; même je veux te faire
cadeau de telle petite chose qui vient de
ce temps- là, et qui m'était très pré-
cieuse. » A Eyoub, dans le mystère plein
FANTOME d'orient 35
de dangers de notre logis turc, enfermés
tous deux et inquiets des moindres bruits
qui traversaient le lourd silence du dehors,
nous passions souvent nos soirées d'hiver
à des causeries de ce genre. Et tant de
fois dans ma vie — avant de l'avoir
connue et après l'avoir presque oubliée
— tant de fois j'ai fait de même, hélas I
avec d'autres, sous l'influence douce des
amitiés ou sous le charme mortel des
amours. . . Oh I leurre pitoyable encore
que tout cela !
Et cependant, mon Dieu, il a peut-
être eu la plus belle part d'ivresse qu'un
homme puisse attendre de la vie, et il
devrait peut-être se contenter de mourir
après, celui à qui une petite fille déli-
cieuse a éprouvé le besoin de donner une
36 FANTOME d'orient
amulette contre i'oubli, et l'a composée
avec tant d'amour, en déchirant la plus
sacrée de ses reliques d'enfance.
Ce talisman de drap d'or a d'ailleurs,
ce soir, produit son effet magique, car
voici qu'il a complété étrangement l'évoca-
tion commencée par la lecture du livre.
Tout à coup, celle qui me l'avait donné
est comme présente : je la vois, atta-
chant l'amulette à mon cou, puis levant
vers moi un regard où transparaissait
toute sa petite âme simple et grave : son
visage est sorti de la nuit avec son ex-
pression des derniers jours et l'interro-
gation suprême de ses yeux... Alors, ce
qu'il y avait peut-être d'un peu factice
tout à l'heure, d'un peu hésitant dans
mon sentiment pour elle, s'en est allé en
FANTOME D'ORIENT 37
.:uage, avec ce que je m'étais dit à moi-
même de raisonnable et de froid, d'égoïste
et d'atroce sur les probabilités de sa mort.
Oh î non , au lieu de cette tombe , que
plutôt je la retrouve, elle, n'importe
comment et n'importe à quel prix; quand
je devrais recommencer à souffrir après,
j'aimerais mieux la revoir; je ne l'espère
pas, mais je sens que je le voudrais, au
risque de tout. Oh 1 la retrouver, même
vieillie, même près de mourir, ombre
encore un peu pensante qui seulement
comprenne que je suis revenu et qui m'en-
tende demander pardon; ombre qui ait
encore ses yeux, son expression d'yeux,
et que je puisse aimer un instant avec
le meilleur de mon âme et le plus
tendre de ma pitié. Ou même, s'il le faut,
38 FANTOME d'orient
3(ue je la retrouve m'ayant oublié, jeune,
belle toujours, et jouissant en paix de
Tété de sa vie, des quelques années de
soleil qui étaient son lot, à elle aussi bien
qu'à toutes les autres créatures, et que je
n'avais pas le droit de lui prendre.
Ces barrières dont je parlais, ces diffé-
rences profondes des races et des religions,
est-ce que cela existe, je ne sais plus?
Au-dessus de tout, passe l'amour, le
charme d'un regard qui va du fond d'une
âme au fond d'une autre âme. Et, en ce
moment, si elle était près d'ici, j'irais
la chercher par la main, et, sans hésita-
tion, avec un sourire. Je l'amènerais au
milieu de tout ce que j'ai de plus cher et
de plus respecté.
Toutes mes impressions changeantes de
FANTOME d'orient 39
cette soirée se fondent à présent dans ce
désir attendri de la revoir, dans cet élan
— d'ailleurs presque sans espérance —
vers elle.
II
Bucarest, octobre 188. .
Environ quinze jours après, à Tautre
bout de l'Europe, dans un grand palais
de souverain où je suis arrivé la nuit et
où je suis seul.
Ajant traversé très vite TAllemagne et
rAutriche, j'ai fait halte d'une semaine
chez l'exquise reine de ce pays-ci, dans son
château d'été, au milieu des Karpathes.
Je l'ai quittée hier, et ici, à Bucarest,
où je devais passer la nuit, l'hospitalité
FANTOME D ORIENT 41
m'était préparée au paiais royal, inhabité
en ce moment.
Rien de désolé et de tristement solen-
nel comme un palais vide. Sitôt que je
suis seul dans mon appartement, une
sorte de silence spécial m'enveloppe. De
très loin, ce bruit de voitures, qui est en-
core plus incessant à Bucarest qu'à Paris,
me vient comme un roulement assourdi
d'orage; je suis séparé de la rue vivante
par de grandes places sans passants, où
veillent des factionnaires, et, dans le pa-
lais même, rien ne bouge.
Au château de la reine, je m'étais laissé
malgré moi distraire et charmer par mille
choses. Mais ici, c'est ma dernière étape
avant Stamboul, qui n'est plus qu'à vingt-
quatre heures de moi, et, jusqu'au matin,
4.
42 FANTOME D*ORIENT
j'entends sonner contre les pavés, de plus
en nlus distinctement, comme en cres-
cendo, le pas régulier des sentinelles qui
gardent les portes.
Mardi 5 octobre.
A quatre heures du matin, avant jour,
je quitte le palais royal. Il fait très froid
dans les rues de Bucarest. Un landau me
mène bride abattue à la gare, au milieu
d'un flot de voitures, qui roulent dans
l'obscurité. Le ciel a des teintes glacées
d'hiver. Le long de ces rues droites et
nouvelles, qui ressemblent à celles d'une
capitale quelconque d'Europe, je ne sais
plus trop où je suis, ni où ces chevaux
FANTOME d'orient 43
m'emportent si vite; en tout cas, je ne me
figure plus très nettement que je suis en
route pour Stamboul et que j'y arriverai
demain.
A cinq heures du matin, en chemin de
fer, dans les lourds wagons à couchettes
de l'Express-Orient.
Puis, vers huit heures, ce train s'arrête
au bord du Danube, qu'il faut franchir
en bateau. Très froid toujours, avec une
brume légère aux horizons d'une plaine
plate, infinie. Mais ici, il y a déjà des
costumes d'Orient, nos bateliers sont coif-
fés du fez et, sur le fleuve, des barques,
immobiles le long des berges, portent le
pavillon turc, rouge à croissant blanc.
Alors le sentiment me revient, plus poi-
gnant tout à coup, du but vers lequel je
44 FANTOME d'orient
m'achemine, dans cette matinée fraîche,
d'octobre, à travers ces eaux et ces prai-
ries.
Sur l'autre rive, nous montons dans
un mauvais petit chemin de fer qui doit,
dans sa journée, nous faire franchir Ici
Bulgarie.
Elle est bien sombre et sauvage, par
ce jour d'automne, cette Bulgarie en révo-
lution, en guerre.
Un long arrêt, vers midi, à je ne sais
quel village, au milieu d'une plaine dé-
serte. Il y a là un campement de cava-
lerie. Les cavaliers sont en tenue de
campagne, l'air déterminé et superbe,
prêts à se battre demain. Leur musique
s'aligne en rond pour nous jouer un air
FANTOME d'orient 45
étrange, d'une rare tristesse orientale,
quelque chose comme une marche guer-
rière, lente et obstinée, vers un but qui
serait la mort... Et, en écoutant, je me
sens près de pleurer... De plus en plus,
cette approche de Stamboul donne pour
moi une importance exagérée aux choses
quelconques de la route, change leur
aspect, me les fait voir comme à travers
du crêpe.
A mesure que nous avançons vers la
mer Noire, l'air se fait moins froid. Les
stations — de pau\Tes villages, de loin
en loin, perdus au milieu de régions
désolées — commencent à avoir des noms
tartares que je puis comprendre, traduire,
et qui alors me charment comme si je
rentrais dans une patrie : Le petit marclu\
FANTOME D ORIENT
Le petit diable, etc.. Des costumes turcs,
turbans, vestes de bure soutachées de
noir, commencent à se montrer aux bar-
rières, — et je prête l'oreille attentive-
ment, pour écouter ces gens-là parler la
langue aimée, dans cet âpre pays triste.
Enfin Varna paraît, et je salue les pre-
miers minarets, les premières mosquées.
Il fait calme sur la mer Noire, quand
nous montons dans la barque qui nous
emmène au paquebot de Constantinople.
L'air est devenu tiède, léger, et Varna,
qui s'éloigne derrière nous, a ses mi-
narets baignés dans la lumière d'or du
couchan:.
Une bruyante table d'hôte, sur ce pa-
quebot encombré de touristes, — et alors,
FANTOME d'orient 47
comme conséquence pour moi, l'oubli
momentané, dans le brouhaha des voix,
dans la banalité des choses qui se disent.
Mais après, quand je me promène seul,
à travers la nuit grise, sur le pont de ce
paquebot qui file vers le sud, qui file très
vite, sans secousse, sans bruit, comme
en glissant, — je me rappelle que je suis
tout près du but et que j'y arriverai
demain. Sur ce na\ire, je m'étonne, par
habitude de métier, de n'avoir pas de
quart à faire, d'être au milieu de mate-
lots qui ne m'obéiraient point et à qui
je suis inconnu ; rien ne me regarde, ni
la manœuvre ni la route, — et cela me
semble un peu invraisemblable ; cela suf-
fit, dans cette nuit vague, à jeter je ne
sais quelle incertitude de rêve sur la
48 FANTOME d'orient
réalité de ma présence à bord. Personne
ne sait ici mon nom, encore moins ce
que je vais faire là-bas et combien cette
approche me trouble. Ce retour à Stam-
boul prend, à cette heure, je ne sais quel
air clandestin, et funèbre aussi, dans le
silence de plus en plus absolu du navire,
qui s'endort tout en fuyant.
Instinctivement, mes yeux regardent et
suivent deux ou trois petits feux très
lointains, à peine perceptibles, qui sem-
blent piqués au hasard sur l'immensité
neutre, — dans le ciel ou dans la mer,
on ne sait trop, — et qui sont des phares
de la côte turque. La mer devient de plus
en plus inerte, et notre allure, toujours
plus glissante, dans la nuit confuse où
l'horizon n'a pas de contours.
FANTOME d'orient 43
En songe, mes retours imaginaires se
passaient ainsi ; très vite, je glissais dans
l'obscurité vers Stamboul, et, ce soir, je
finis par avoir presque l'impression de
n'être plus qu'un fantôme de moi-même,
en route nocturne vers le pays que j'ai
aimé...
m
Jeudi 6 octobre
Au petit jour, un employé à voix étran-
gère vient avertir les passagers, dans leurs
cabines, que l'entrée du Bosphore est
proche. Je venais à peine de m'endormir,
ayant passé la nuit à songer, et je me
réveille en sursaut, avec une commotion
au cœur, rien qu'à ce nom de Bosphore.
Sur le pont où il fait froid, un à un
les passagers apparaissent, indifférents,
eux, et simplement déçus de ce qu'on
FANTOME d'orient 51
leur montre. En effet, l'entrée du Bos-
phore est plutôt maussade, là-bas, entre
ces montagnes d'aspect quelconque, qui
s'esquissent, encore confusément, en
teintes sombres. C'est un lever de jour
d'automne, gris et brumeux, sous un im-
mobile ciel bas. On ne verra presque
rien, avec ces bancs de brouillard qui
traînent comme des voiles
Bien fâcheux pour ces touristes : l'ef-
fet d'arrivée sera manqué. Quant à moi,
qui n'aurai que deux jours et demi, rien
que deux jours et demi pour ce pèleri-
nage, je fais cette réflexion que si le
temps se met déjà à l'hiver, s'il pleut,
comme c'est probable, tout sera plus
triste, plus compliqué, et mes recherches
plus difficiles...
52 FANTOME b'ORlKNT
Je n'avais pas vu hier au soir les pas-
sagers de troisième classe qui encombrent
le pont : ce sont bien de vrais Turcs,
ceux-ci, les hommes en cafetan, les
femmes voilées. Et puis tout à coup,
comme nous approchons de la terre, il
nous arrive une senteur pénétrante, spé-
ciale, exquise à mes sens, — une senteur
jadis si bien connue et depuis longtemps
oubliée, la senteur de la terre turque,
quelque chose qui vient des plantes ou
des hommes, je ne sais, mais qui n'a
pas changé et qui, en un instant, me
ramène tout un monde d'impressions
d'autrefois. Alors, brusquement, il se
fait dans mon existence comme un trou
de dix années, un effondrement de tout
ce qui s'est passé depuis ce jour d'an-
FANTOME d'orient 53
goisse où j'ai quitté Stamboul, et je me
retrouve complètement en Turquie avant
même d'y avoir remis les pieds, comme
si une certaine âme mienne, qui n'en
serait jamais partie, venait de reprendre
possession de mon corps irresponsable et
errant...
Nous commençons à descendre le Bos-
phore, et la grande féerie des deux rives,
lentement, se déroule. Je reconnais tout,
les palais, les moindres villages, les
moindres bouquets d'arbres; mais je me
sens si calme à présent que cela m'étonne,
et que je ne me comprends plus; on
dirait que j'ai quitté depuis hier à peine
le pays turc. Un peu anxieux seulement
quand nous passons devant ces cimetières
54 FANTOME d'orient
OÙ il y a, tout au bord de Teau, des
tombes de femmes, sous les hauts cyprès
géants aux troncs roses aux feuillages
noirs. Je les regarde beaucoup ces tombes ;
pierres debout, toujours, surmontées
d'une sorte de couronnement symétrique
qui représente des fleurs II m'arrive
même de me retourner tout à coup, avec
une inquiétude vague, pour suivre des
yeux, à mesure qu'elle s'éloigne, quel-
qu'une de celles qui sont bleues ou
vertes avec inscriptions d'or ; je me suis
toujours représenté que sa tombe à elle
devait être ainsi. Qui sait pourtant quelles
figures, sans doute très inconnues, se
sont endormies là-dessous I
Déjà voici les kiosques impériaux et les
grands harems; puis la série des palais
FANTOME d'orient 55
tout blancs aux quais de marbre. Et en-
fin, là-bas et là-haut, sortant tout à coup
d'une brume qui se déchire, la silhouette
incomparable de Stamboul.
Oh ! Stamboul est là ! bien réel, très
vite rapproché maintenant, sous un éclai-
rage net et banal, ramené à son appa-
rence la plus ordinaire, que dix ans de
rêve m'avaient un peu changée, mais
presque aussi beau pourtant que dans
mon souvenir. Et je m'étonne d'être de
plus en plus tranquille d'âme, causant
même avec les compagnons de route que
le hasard m'a donnés, et leur nommant
comme un guide les palais et les mos-
quées.
Le mouillage est bruyant, au milieu
du fouillis des paquebots, des voiliers,
56 FANTOME d'orient
portant tous les pavillons d'Europe. Et
aussitôt commence l'invasion furieuse des
bateliers, des douaniers et des portefaix;
cent caïques nous prennent à l'assaut, et
tous ces gens, qui montent à bord
comme une marée, parlent et crient dans
toutes les langues du Levant. Oh! je
connais si bien cela, ce brouhaha des
arrivées, ces voix, ces intonations, ces
visages ; et cet amas de navires autour
de nous, et ces fumées noires — au-
dessus desquelles montent, là-bas dans
le ciel clair, les dômes des saintes mos-
quées I Je me mêle moi-même à tout ce
bruit; d'ailleurs, les mots turcs, même
les plus oubliés, me reviennent tous en-
semble. Avec des bateliers pour mon
passage, avec des portefaix pour mes
FANTOME D ORIENT
malles, je discute des questions qui me
sont absolument indifférentes, par besoin
de m'agiter et de parler aussi. Jusque
dans la barque, où je suis enfin installé
avec mes valises, je continue je ne sais
quel étonnant marchandage, — et ainsi
presque sans émotion, — à part un trem-
blement peut-être quand mon pied s'y
pose — je me trouve à terre, sur le quai
de Constanlinople.
Après plus d'une heure perdue en for-
malités de douane, de passeport, de je
ne sais quoi, sur ces quais, dans ce quar-
tier bas de Galata rempli toujours du
même grouillement étrange et de la même
clameur, me voici cependant monté à
Péra, installé à l'hôtel comme il faut du
58 FANTOME d'orient
lieu, que les touristes encombrent. Bien-
tôt dix heures, quel gaspillage de temps,
quand mes moindres minutes devraient
être comptées !
Et puis il faut déjeuner, ouvrir ses
malles, faire sa toilette... Et le temps
continue de fuir.
La chambre où je m'habille est quel-
conque, haut perchée, dominant de ses
fenêtres un ensemble de maisons euro-
péennes très banales ; mais, au-dessus
de ces toits, il y a deux ou trois petites
échappées merveilleuses, sur Stamboul
ou sur Scutari d'Asie : des dômes, des
minarets, des cyprès, qui apparaissent
comme suspendus dans l'air. Et ces
choses, à peine entrevues, suffisent à me
donner, avec un trouble délicieux et un
FANTOME D ORIENT
besoin de hâte un peu fébrile, la cons-
cience de ce voisinage. Mon Dieu, qui
sait ce que j'aurai appris ce soir ! Peut-
être rien, hélas î En deux jours, recher-
cher dans le grand Stamboul mystérieux
la trace, égarée depuis sept ou huit ans,
d'une femme de harem, quel insensé je
suis ! Je ne réussirai jamais, je ne trou-
verai pas.
Mon plan longuement réfléchi, est de
rechercher d'abord cette vieille femme
arménienne du faubourg de Kassim-
Pacha, indiquée par Achmet comme res-
source suprême et dont j'ai retrouvé
l'adresse compliquée, la nuit de mon
départ. Si elle est vivante, peut-être me
donnera-t-elle la clef de tout; ce serait
le moyen le plus simple et le plus rapide.
60 FANTOME d'orient
Maintenant j'attends un interprète,
qu'on m'a promis de m'amener, — car
j'aurai besoin pour mon enquête de quel-
qu'un sachant bien lire le turc, que je
sais parler seulement. Il va venir, il va
venir, me dit-on avec un calme exaspé-
rant. Et le temps passe toujours, et il
n'arrive pas.
Alors je me décide à redescendre à
Galata en chercher un autre qu'on m'a
indiqué.
Il n'est pas chez lui, celui-là...
Je reviens à l'hôtel en courant. Déjà
plus de midi €t demi I Mon Dieu, que de
temps perdu, quand je n'ai que deux
jours I c'est comme dans mes rêves :
tout m'arrête!...
Enfin voici un interprète qu'on m'a-
FANTOME d'orient 6i
mène. Un horrible vieux Grec, rusé, fu-
reteur, qui s'offre de me suivre tout
aujourd'hui et tout demain. Gomme
épreuve, je lui présente cette adresse de
vieille femme, qu'il lit couramment; il
sait très bien où est cette place de Hadji-
Ali qu'elle habite, et va m'y conduire en
hâte puisque l'heure me presse.
Nous irons plus vite à pied, dit-il,
nous gagnerons du temps, par des rao-
courcis qu'il connaît, par des rues où ni
voitures ni chevaux ne sauraient passer.
Et enfin nous voici dehors, en route. Les
nuages de ce matin ont disparu du ciel.
Dieu merci, il fera presque une journée
d'été, lumineuse et chaude ; tout sera
moins sinistre. Je tiens à la main l'a-
dresse de la vieille Anaktar-Ghiraz, le
6
FANTOME D ORIENT
précieux petit grimoire conducteur sur
lequel tout mon plan repose, et qui re-
voit, après dix années, son soleil d'O-
rient. Je marche d'un pas rapide, avec
la fièvre d'arriver, avec l'impression phy-
sique d'être devenu léger, léger, de glis-
ser pour ainsi dire sans toucher le sol *
cela contraste avec ces inerties de som-
meil, qui, pendant tant d'années, me re-
tardaient si lourdement en rêve; dans
ma tête il me semble entendre bruire le
sang, qui circulerait plus vite que de
coutume ; je voudrais courir, sans ce
vieux qui me suit et que je traîne comme
une entrave.
Où me fait-il passer? Pourvu qu'il ait
compris. Yoici des quartiers neufs où
je ne reconnais rien. Tout est changé :
FANTOME d'orient 63
on a bâti effroyablement par ici depuis
mon départ, — et ces transformations si
grandes des lieux sont pour me donner,
plus pénible, le sentiment que mon his-
toire d'amour et de jeunesse est bien
enfouie dans le passé, dans la poussière,
que j'en chercherai en vain la trace en-
sevelie...
Ah I de vieux quartiers turcs mainte-
nant, — des petites ruelles tortueuses,
où je commence à me retrouver un peu
chez moi... Nous venons de descendre
dans un bas-fond qui m'était même assez
familier jadis... et, derrière ce tournant,
là-bas, il doit y avoir un antique cou-
vent de derviches hurleurs, lugubre avec
les catafalques qu'on apercevait à travers
ses fenêtres grillées, effrayant quand on
64 FANTOME d'orient
passait le soir... Oui, il est là encore;
sans ralentir mon pas, je jette un coup
d'œil entre les barreaux de fer des fe-
nêtres : toujours les mêmes vieux cer-
cueils, couverts des mêmes vieux châles
et coiffés des mêmes vieux turbans, le
tout à peine plus mangé qu'autrefois par
la moisissure et les vers. C'est étrange
que ces choses de la mort, parce qu'elles
sont demeurées telles quelles, ravivent
en moi précisément des souvenirs de
printemps et d'amour.
De plus en plus je me reconnais. Nous
devons même approcher beaucoup, être
tout près maintenant du quartier d'Ana-
ktar-Chiraz — car je revois certaine petite
mosquée dont le dôme, déjeté de vieil-
lesse, monte tout blanc de chaux, entre
FANTOME d'orient 6o
des cyprès noirs — et même je revois le
café, le café aux treilles centenaires où
Achmet m'avait présenté un soir à cette
vieille femme. Je touche donc à la pre-
mière étape de mon pèlerinage, et un
peu de confiance me revient, un peu
d'espérance d'arriver au but.
Gomme je sais les méfiances qu'un
étranger inspire, je vais m'asseoir à l'é-
cart, dans le jardinet triste de ce petit
café, là, sous les treilles jaunies, contre
le mur antique, à la même place qu'au-
trefois ; je demanderai un narguiié, comme
quelqu'un du pays, et lui, le vieux Grec,
ira de droite et de gauche aux informa-
tions.
Il revient découragé : j'ai dû faire
quelque erreur, me dit-il, ou mon papier
6<) FANTOME d'orient
est faux; dans le voisinage, personne ne
connaît ça...
Mais je suis bien sûr, me:, pourtant,
que c'était ici tout près ! Puisqu'elle sor-
tait de chez elle, cette femme, quand un
soir Achmet l'avait appelée, pour me faire
faire sa connaissance et la prier de rece-
voir pour lui les lettres que j'écrirais de
mon « pays franc »... Si elle est morte,
il est impossible que quelqu'un au moins
ne s'en souvienne pas. Allons, qu'il re-
tourne interroger les anciens du quar-
tier ; qu'il insiste, malgré les mines
sombres et fermées, et je doublerai la ré-
compense promise.
Un quart d'heure d'impatiente attente.
H reparaît, agitant d'un air de triomphe
un bout de papier crayonné. Un vieux
FANTOME d'orient 67
juif, qui la connaît très bien, a écrit là-
dessus, pour de l'argent, sa nouvelle
adresse. Elle n'est pas morte, mais elle
a déménagé depuis trois ans, pour aller
habiter très loin d'ici, à Pri-Pacha, dans
l'extrême banlieue, près des grands ci-
metières israélites.
Que de temps il faudra, hélas, pour
s'y rendre! Et, cependant, j*ai une trace,
une piste à peu près sûre, à laquelle
j'aime mieux m'attacher que d'essayer
autre chose de plus dangereux, de plus
incertain. Vite, qu'on aille n'importe où
chercher deux chevaux sellés, et partons.
Oh ! ce trajet à cheval, jusqu'à Pri-
Pacha, où trouver des mots pour en ex-
primer la mélancolie, par cette tranquille
Gi5 FANTOME D'ORIENT
journée lumineuse d'automne, sous ce
soleil encore chaud, qui a déjà pris son
éclat mourant des fins d'été...
Nous cheminons parallèlement au golfe
de la Corne-d'Or, mais sur la rive op-
posée à Stamboul, et un peu loin de la
mer, dans la morne campagne, contour-
nant les faubourgs bâtis au bord de
l'eau.
Comme par fait exprès, il nous faut
repasser par tous ces lieux jadis si fa-
miliers que je traversais, les matins d'hi-
ver, du temps où j'habitais Eyoub — les
matins sombres et glacés de février ou
de mars — pour m'en retourner à bord
de mon navire après les nuits délicieuses.
Ce sont les lieux aussi que j'ai le plus
souvent revus, depuis dix ans, dans mes
FANTOME d'orient C9
visions des nuits ; dans le rêve de ce
jour, ils sont plus éclairés, mais ils ne
me semWent pas beaucoup plus réels.
Nous allons en hâte, mettant nos che-
vaux au trot chaque fois que c'est pos-
sible. Tantôt nous descendons dans des
fondrières, tantôt nous montons sur des
hauteurs, toujours un peu désolées j au
sol aride, d'où nous apercevons là-bas
l'autre rive, le grand décor de Stamboul
entièrement doré de lumière.
En plus de ma tristesse à moi, qui me
montre aujourd'hui les choses vivantes
sous leurs aspects de mort, quelle autre
tristesse demeure donc éternellement là,
et plane sur ces abords de Gonstantinople. . .
J'avais essayé de l'exprimer, dans un de
mes premiers livres, mais je n'avais pu y
70 FANTOME d'orient
parvenir, et aujourd'hui, à chaque pierre,
à chaque tombe que je reconnais sur ma
route, me reviennent les impressions in-
dicibles d'autrefois, avec ce tourment inté-
rieur, qui aura été un des plus continuels
de ma vie, de me trouver impuissant à
peindre et à fixer avec des mots ce que je
vois et ce que je sens, ce que je souffre...
Partout, sur la terre, sur les roches et
sur l'herbe rase, une teinte uniforme d'un
gris roux, qui est comme la patine du
temps ; on dirait qu'une cendre recouvre
ce pays, sur lequel trop de races d'hommes
ont passé, trop de civilisations, trop d'é-
puisantes splendeurs. Et, de loin en loin,
au milieu de ces espèces de landes de l'a-
bandon, quelque minaret blanc entouré
de cyprès noirs.
FANTOME d'orient 71
Un ravin plus profond se présente à
nous, où il faut descendre ; il est d'appa-
rence aussi âpre et sauvage que si nous
étions à cent lieues d'une ville. Tout au
bas, sous des platanes, est une fontaine
antique, où jadis je rencontrais presque
chaque matin la même jeune femme
turque, qui semblait très belle sous ses
voiles. C'était avant le soleil levé que je
passais là, à l'aube d'hiver, et aux mêmes
heures elle venait seule remplir à cette
fontaine sa cruche de cuivre. Nous croi-
sant dans le chemin creux, embrumé de
vapeur matinale, nous échangions un
regard de connaissance; après quoi, ses
yeux, qui étaient seuls visibles dans son
visage voilé, se détournaient avec un
demi-sourire. Je n'avais plus pensé à elle
72 FANTOME d'orient
depuis dix ans, et je la revois, à présent,
comme dans un clair miroir, et je re-
trouve toutes mes impressions tristes de
ces levers de jour, de ces courses dans ces
chemins encore déserts, le visage fouetté
par Tair sec et glacé ou par le brouillard
gris. Et, comme j'avais l'âme inquiétée,
en ce temps-là, me demandant chaque
matin si, avec tant de dangers autour de
nous, l'obscurité prochaine me réunirait
encore à celle que je venais de laisser,
ou bien si, avant le soir, Azraël ne pas-
serait pas pour tout anéantir...
A Pri-Pacha, où nous avons fini par
arriver, nous trouvons, après avoir inter-
rogé les passants de la rue, la maisonnette
de cette vieille Arménienne de qui dépend
FANTOME D*ORIENT 73
tout le résultat de mon pèlerinage, — et je
suis anxieux en frappant à la porte. Deux
fois, trois fois, le frappoir antique ré-
sonne très fort, jusqu'à faire trembler les
planches vermoulues ; personne ne vient
ouvrir, et d'ailleurs les fenêtres sont
closes. Mais un juif caduc, centenaire pour
le moins, sort avec effarement d'une mai-
son voisine, emmitouflé d'un cafetan
vert :
— La vieille Anaktar-Ghiraz ? nous ré-
pond-il d'un air soupçonneux, qu'est-ce
donc que nous lui voulons?
Il se rassure à notre mine : « Oui,
c'est bien ici, en efTet ; mais elle n'y est
pas ; elle est partie hier pour aller s'établir
auprès d'une de ses parentes qui est bien
74 FANTOME d'orient
malade, là-bas, à Kassim-Pacha d'où nous
arrivons, tout à côté de son ancienne de-
meure. »
Oh I alors il me prend une vraie fièvre !
Que faire? Le temps passe, il doit être
tard. Je ne sais même pas l'heure, ayant,
dans ma précipitation, oublié ma montre
à l'hôtel ; mais il me paraît que déjà le
soleil baisse. Une fois la nuit venue, il
n'y a plus rien à tenter à Stamboul, —
et je n'ai plus qu'une journée après
celle-ci qui va finir. — Il semble en vé-
rité que j'aie eu, en sommeil, le pressen-
timent complet de ce que serait ce voyage;
tout va tellement comme dans mon rêve :
ces entraves accumulées, cette inquiétude
de l'heure trop courte, cette angoisse de
^l'avoir pas le temps d'arriver jusqu'au but.
FANTOME d'orient 7o
Quel parti prendre à présent? Je ne
sais plus trop et ma tête se perd un peu.
Allons-nous retourner sur nos pas, jus-
qu'à ce Kassim-Pacha d'où nous venons,
avec ces mauvais chevaux de louage qui
ne veulent plus marcher?... Non, Eyoub
où j'habitais, et qui m'attire comme un
aimant, est là tronprès de nous, juste en
face, de l'autre côté de la Corne -d'Or —
qui se rétrécit dans ces parages et sera si
vite traversée. D'ailleurs, je me sens telle-
ment redevenu un habitant de ce saint
faubourg ; les dix années, qui me sépa-
rent du temps où j'y vivais, tiennent
de si complètement s'évanouir, que j'ai
presque l'illusion de rentrer là chez moi,
au milieu de figures familières, et que,
sans peine, je m'imaginerais y retrouver
76 FANTOME d'orient
ma maison telle que je l'ai quittée, avec
les chers hôtes d'autrefois. Au moins,
j'entrerai m'asseoir dans le petit café an-
tique où nous passions, Achmet et moi,
les veillées d'hiver, en compagnie des der-
viches conteurs de féeriques histoires ; il
n'est pas possible que, dans ce quartier-là,
quelqu'un ne me reconnaisse pas, ne me
prenne pas en pitié et ne consente à me
guider dans mes recherches — qui, sans
doute, ne peuvent plus faire ombrage à
personne.
Donc, nous renvoyons nos chevaux;
nous descendons vers la berge pour
prendre un caïque, choisissant un rameur
jeune afin d'aller vite, — et bientôt nous
voici glissant, très légers, à grands coups
d'aviron sur l'eau tranquille.
FANTOME d'orient 77
Je commence à regarder de mes pleins
yeux là-bas en face, fouillant de loin cette
autre rive où nous allons aborder.
Quoi, est-ce que je ne m'y reconnais
plus? C'était bien là pourtant, j'en suis
très sur.
Oh ! mon Dieu, on a tout changé, hélasl
Ma maison, très vieille, et les deux ou
trois qui l'entouraient n'existent plus.
Je n'avais pas prévu cette destruction et
je sens mon cœur se serrer davantage. Ce
cadre qui avait entouré ma vie turque
est à jamais détruit — et cela recule tout
dans un lointain plus effacé.
Je mets pied à terre, cherchant à m'o-
rienter, à reconnaître au moins quelque
chose. Le petit café des derviches con-
teurs d'histoires, où donc est-il? A la
7.
78 FANTOME d'orient
place, il y a un grand mur blanc que
je ne connaissais pas, un corps de garde
tout neuf, avec des soldats en faction. El
toutes les maisons alentour sont fermées,
muettes, inabordables surtout. Allons, je
suis un étranger ici maintenant; j'ai été
fou de venir y perdre mes instants comp-
tés, quand j'aurais dû au contraire reve-
nir sur mes pas, suivre la seule piste un
peu sûre , rechercher à tout prix cette
vieille femme.
Pourtant, cela faisait partie de mon
pèlerinage aussi, de revoir Eyoub, et j'en
étais si près î
Ohl et la mosquée sainte, et l'allée des
saints tombeaux ! Je suis à deux pas à
présent de ces choses mystérieuses el
rares, autrefois si familières, dans mon
FANTOME D'ORIENT 79
voisinage ; je ne reviendrai peut-être ja-
mais ici, — aurai-je le courage de quitter
Eyoub sans aller les revoir. Du reste, en
courant, ce sera une perte de cinq ou dix
minutes à peine, — et je dis à mon ba-
telier : « Va, aborde un peu plus loin,
au quai de marbre là-bas, à l'entrée du
saint cimetière. »
Laissant le vieux Grec dans le caïque
avec le rameur, je redescends à terre, seul,
saisi tout à coup par le silence glacé de
ce lieu, par sa sonorité funèbre, que j'a-
vais oubliée, et qui change le bruit de
mon pas. Dans l'allée d'éternelle paix, sur
les dalles de marbre verdies a l'ombre,
où l'on voudrait marcher lentement, la
tête basse, il faut passer aujourd'hui avec
cette précipitation enfiévrée qui donne à
80 FANTOME D'ORIENT
toutes les choses, revues ainsi, je ne sais
quel air d'inexistence. Je cours, je cours,
dans cette allée, entre les deux alignements
de kiosques funéraires et de tombes, au
milieu de toutes les silencieuses blancheurs
des marbres. De droite et de gauche,
bordant la voie étroite, sont de vieilles
murailles blanches, percées d'une série
d'ogives, par où la vue plonge dans les
dessous ombreux d'une sorte de bocage
rempli de sépultures. Rien de changé,
naturellement, dans tout cela qui est sacré
et immuable; ce lieu unique, si étrange-
ment mêlé à mes souvenirs d'amour, était
le même bien des années avant notre
existence et sera ainsi longtemps encore
après que nous aurons tous deux passé.
Au bout de l'avenue, dans une ombre
FANTOME d'orient 81
plus épaisse, sous une voûte obscure de
platanes, je m'arrête devant la petite
porte de l'impénétrable mosquée sainte.
Il y a toujours là les mêmes vieilles men-
diantes, au visage voilé, assises, accrou-
pies, immobiles sur des pierres. L'une
d'elles, réveillée de son rêve par le bruit
de mon pas, s'inquiète de me voir accourir,
se demande si j'aurai par hasard l'impu-
dence de franchir ce seuil : « YasakI
Yasak! » (Défendu I Défendu!), dit-elle,
d'une voix irritée, en étendant une main
de morte comme pour me barrer le pas-
sage. Et je lui réponds tranquillement,
dans cette langue turque que je reparle
déjà avec la facilité d'autrefois : « Je le
sais, ma bonne mère, que c'est défendu;
je veux seulement jeter un coup d'œil à
82 FANTOME d'orient
l'entrée et puis je m'en irai. » Ce disant,
je lui remets une aumône ; alors, d'une
voix calmée, elle rassure les autres qui
s'inquiétaient aussi : Il sait, il sait; il est
du pays; il vient regarder, seulement. Et
en effet, je regarde à la hâte, à la dérobée;
tant de fois jadis, quand j'habitais Eyoub,
j'étais venu jusqu'à ce seuil, dont je re-
connais encore les moindres pierres, dans
la demi-nuit qui tombe des grands ar-
bres. Du lieu d'ombre où je suis, au
milieu de ces pauvresses voilées aux im-
mobilités de fantômes, il semble qu'une
clarté un peu merveilleuse rayonne là-bas,
dans cette cour de mosquée, sur les blan-
cheurs séculaires de la chaux et des
faïences...
Tout de suite, après ce regard jeté, je
FANTOME d'orient 83
repars en courant dans la sainte allée,
repris par l'inquiétude de Theure qui fuit,
de la lumière qui me paraît plus dorée,
par la frayeur du soleil couchant et du soir.
C'est à Kassim-Pacha, naturellement,
à la recherche de cette vieille femme, que
je vais retourner coûte que coûte. Et j'irai
par mer cette fois; d'ici, ce sera le plus
rapide.
Quand je suis de nouveau étendu dans
mon caïque, je dis au rameur : & Va
vite, vite, pour une bonne récompense
que je te donnerai I » Il répond par un
sourire à dents blanches et se met à
ramer de toute la force de ses bras. Le
courant nous aide et nous descendons
lestement la Gorne-d'Or, nous éloignant
du sombre Eyoub.
FANTOME d'orient
Mais nous allons passer devant le fau-
bourg d'Hadjikeuï. Si je m'y arrêtais! Le
quartier n'est pas farouche comme celui
d'où je viens, et, qui sait, quelqu'un m'y
reconnaîtra peut-être, quelqu'un de ces
juifs que j'employais à mon service, le
grand Salomon ou même le vieux Kaï-
roullah, n'importe qui, pourvu qu'on me
renseigne. En passant, je vais tenter ce
moyen... Et puis cela me permettra de
revoir ma maison, la première de mes
maisons turques, car j'ai habité là aussi,
avant de pouvoir réaliser le rêve presque
impossible de me fixer à Eyoub.
Dans ce livre de jeunesse où j'ai conté
ma vie orientale, j'ai passé sous silence
notre étape à Hadjikeuï, pour abréger, et
aussi pour obéir à une sorte de sentiment
FANTOME D*ORIENT 85
de décorum qui m'amuse bien à présent :
ce Hadjikeuï est un faubourg pauvre,
assez mal considéré à Constantinople.
Là pourtant j'étais venu m'installef
d'abord, en quittant mon logis européen
de Péra ; là, j'avais reçu Aziyadé pour
la première fois, à son retour de Salo-
nique. Nous y étions restés près de deux
mois, bien cachés, avant de réussir à
trouver une maison sur l'autre rive, dans
le faubourg des saints tombeaux, et nous
avions ensuite conservé, à toute éventua-
lité, ce premier gîte plus sûr, où, par fan-
taisie, nous revenions de temps à autre.
A la longue, comme tout se transforme
dans la mémoire, tout s'oublie ! Voici que
je ne reconnais même plus VÉchelle de
8
FANTOME D ORIENT
notre rue, c'est-à-dire rappontcment de
vieilles planches qui nous était si familier,
jadis, et où nous débarquions avec une
telle sûreté d'habitude, dans le mystère
protecteur des nuits bien noires.
Par impatience, je mets pied à terre
ailleurs, à l'entrée d'une ruelle israélite
que je me rappelle vaguement, très va-
guement. Et, suivi toujours de ce même
vieux Grec, je recommence à marcher
vite, à courir, talonné sans trêve par
l'inquiétude de l'heure.
A un tournant, nous tombons sur une
rue où se tient un marché juif : cris de
vendeurs et d'acheteurs, foule affairée,
encombrement de mannequins, de fruits
et de légumes, petits fourneaux où l'on
rôtit des viandes en plein vent, petits
FANTOME d'orient 87
étalages de changeurs et d'usuriers... Là,
je me reconnais tout à fait, par exemple,
et le cœur me bat plus fort, car ma
maison doit être bien près.
J'avais du reste gardé de ce marché un
souvenir très singulier, unique même
entre tous. Habitant d'Hadjikeuï ou habi-
tant d'Eyoub, j'y venais chaque soir avec
Achmet pour changer, pour emprunter
de l'argent à ces juifs, ou bien encore
pour leur acheter les pains et les gâteaux
destinés au dîner mystérieux d'Aziyadé.
C'est que Constantinople est la seule ville
du monde où j'aie été vraiment mêlé à
la vie du peuple, — à la vie de ce peuple
oriental, bruyant, coloré, pittoresque,
mais besoigneux, pauvre, actif à mille
petits métiers, à mille petits brocantages.
FANTOME D ORIENT
Mon compagnon de chaque jour, Achmet,
était lui-même un enfant de ce peuple-
là, au courant des moindres rouages de
la vie laborieuse, habitué à se tirer d'af-
faire avec presque rien, et m'enseignant
sa manière, me rendant homme du peuple
comme lui à certaines heures. Il est vrai,
j'étais pauvre, moi aussi, à cette époque,
et bien en peine quelquefois pour soute-
nir mon rôle d'Hassan...
Ce marché, que je traverse aujourd'hui
d'un pas dégagé et rapide, sentant peser
la ceinture de cuir où j'ai fait coudre —
un peu à la façon des matelots — ma
réserve de pièces d'or, oh ! ce marché,
tout ce qu'il me rappelle de misères,
gaiement endurées à cause d'elle, de mar-
chandages timides, de demandes de cré-
FANTOME D'ORIENT 89
dit pour des sommes qui à présent me
font sourire... Et, sous le costume turc,
ces choses me semblaient acceptables,
m'amusaient presque, en me donnant da-
vantage l'impression d'être sorti de moi-
même et devenu quelqu'un des simples
qui m'entouraient. Il y avait tant d'enfan-
tillage encore dans ma vie de ce temps- là I
Après cette rue du marché, une place
tranquille au bord de la mer, une place
silencieuse bordée de berceaux de vigne
et ornée en son milieu d'une vieille fon-
taine de marbre. Et ma maison est là,
qui tout à coup me réapparaît, bien réelle,
au beau soleil du soir... J'ai enfin re-
trouvé une chose d'autrefois, une chose
qui a fait partie de mon cher passé et qui
existe encore...
8.
90 - FANTOME D*ORIENT
Avec je ne sais quelle crainte de m'en
approcher, avec un étrange trouble
d'âme, je vais lentement m'asseoir en
face, en plein air, devant un petit café,
sous des treilles que l'automne a jaunies,
et je la regarde. (Gomme ce nom de café
sonne mal pour dire ces échoppes orien-
tales où l'on fume le narguilé.) Je la
regarde, ma maisonnette d'autrefois, un
peu comme je regarderais une chose de
rêve qui oserait se montrer en plein
jour. Elle me semble rapetissée et d'as-
pect misérable; cependant, c'est bien
cela, et rien que ces marbrures de vieil-
lesse, sur la muraille, ramènent dans ma
tète mille souvenirs.
Celte place n'a pas changé non plus ;
pas une pierre n'a été dérangée depuis
FANTOME d'orient 91
que j'y habitais. Est-ce possible, mon
Dieu, que tout y soit demeuré si pareil,
que le soleil Téclaire si gaiement, que je
m'y retrouve, moi, encore jeune, et que,
depuis dés années, je ne sache plus rien
d'elle, même pas si elle est vivante ou si
elle s'est endormie dans la terre..
C'est mon premier instant de repos et
de rêverie, depuis que j'ai commencé ma
longue course errante. Ce soleil d'octobre,
qui d'abord me semblait joyeux, sur
cette place solitaire, subitement me de-
vient triste, triste plus que la brume ou
la nuit. Il ne me charme ni ne me
trompe plus; je n'ai conscience à présent
que de son impassibilité devant les con-
tinuels anéantissements, les continuelles
fins. Je sens de la mort, de la mélancolie
92 FANTOME d'orient
de mort, dans sa lumière douce; £cs
rayons sont pleins de mort...
Un jeune garçon se présente pour nous
servir. Je lui demande :
— Est-ce que le maître du café est
vieux? est ici depuis longtemps?
— Le maître?... Oh! depuis peut-être
cinquante ans, répondit-il, étonné; c'est
un très vieux père,
— Alors, dis-lui qu'il vienne me
parler.
Je me rappelle tout de suite la figure
de ce vieil homme, dès qu'il arrive :
— Me reconnais -tu ? Je demeurais là,
dans la maison d'en face, il y a bien des
années.
— Ah! oui, dit-il, un peu saisi. Et
FANTOME D'ORIENT
c'est toi qui t'en étais allé, après, habiter
Eyoub. Pourtant, non... il y a au moins
vingt ans de ce que je veux dire (on
compte toujours très mal les années, en
Turquie), tu serais plus vieux que tu
n'es.
— Et te souviens -tu de mon serviteur
Achmet ?
De mon serviteur Achmet, il se sou-
vient très bien; mais il ne peut me
donner aucun renseignement sur lui : on
ne l'a pas revu à Hadjikeuï depuis mon
départ.
Alors je le charge d'aller appeler tous
les anciens du quartier, tous ceux qui
plus ou moins peuvent se souvenir de
moi.
Et bientôt un attroupement se forme,
94 FANTOME D'ORIENT
des voisins, des curieux, des gens quel-
conques, qui me regardent comme un re-
venant de l'autre monde, étonnés eux
aussi de me voir encore jeune : il semble
que, dans leur mémoire à tous, mon pas-
sage ici ait peu à peu remonté jusqu'à
des époques incertaines et reculées.
Je m'en doutais bien, ils n'ont pas
oublié ce Français qui avait eu l'idée sin-
gulière de venir s'isoler ici ; mais, hélas I
au sujet d'Achmet, personne ne peut rien
médire. Pourtant on me propose d'aller,
si je veux, chercher un juif qui me con-
naissait très bien et qui me renseignerait
peut-être, — un nommé Salomon.
Salomon ! Je crois bien que je veux
voir Salomon î Qu'on me l'amène bien
vite, et il y aura récompense. Ce Salo-
FANTOME d'orient Ô5
mon, je l'employais souvent; il allait
faire des achats pour moi avec Achmet,
et savait même les allées et venues clan -
destines d'une musulmane dans ma mai-
son. Au moment de mon départ, je l'avais
chassé, il est -vTai, pour je ne sais plus
quelle fourberie; mais qu'importe pourvu
qu'il me guide. J'aurai même presque
une joie à le revoir, comme tout ce qui
a été mêlé à ma vie d'autrefois...
Il arrive. Sans doute il ne m'en veut
pas, lui non plus, car il paraît tout ému
de me reconnaître, et il embrasse la main
que je lui tends. Je l'avais laissé un
homme grand et superbe, je le retrouve
tout courbé et blanchi.
— Achmet, dit-il, non, je ne l'ai pas
revu, et n'ai plus entendu parler de lui
PANTOME D ORIENT
depuis ton départ. Il doit avoir quitté le
pays, — ou bien il est mort.
Puis il me promet de passer sa soirée
en recherches et de monter demain ma-
tin à Péra m'en rendre compte.
Allons, je ne saurai rien de plus ici.
Encore une halte perdue. Et l'heure
presse, il faut repartir...
Pourtant je voudrais bien entrer dans
ma maison, puisque je suis si près;
surtout je voudrais monter au premier
étage, dans cette chambre que j'avais pré-
parée avec tant d'amour pour la recevoir.
Et j'envoie Salomon parlementer avec
les gens qui habitent là : des Arméniens
pauvres, qui consentent, pour une pièc^
blanche, à m'ouvrir leur porte.
J'entre, je monte notre escalier, je re-
FANTOME D ORIENT
vois notre chère petite chambre, jadis
si jolie dans son arrangement étrange.
A présent, plus rien; des meubles de
misère, du désordre et des loques qui
traînent. J'aurais mieux fait de ne pas
regarder cette profanation pitoyable; le
simple coup d'oeil que j'ai jeté là vient
de suffire pour reculer, reculer encore
plus au fond de l'abîme, le passé dont je
poursuis la trace.
Mais, tandis que je redescends, par ces
marches où les babouches d'Aziyadé se
sont posées, une émotion poignante me
vient, que je n'avais pas prévue...
Un jour, très loin dans mon enfance,
certain rayon de soleil d'hiver, entré par
une fenêtre d'escalier, m'avait impres-
sionné d'une inexplicable façon profonde.
FANTOME d'orient
— J'ai déjà conté cela, je ne sais où. —
Et ici, bien des années plus tard, j'avais
retrouvé le même frisson, en revoyant,
dans cette maison d'Hadjikeuï, un rayon
semblable et de même signification mys-
térieuse, — qui, chaque soir, glissait le
long d'un escalier, pour éclairer une
amphore d'Athènes posée dans une niche
du mur... Souvent, des détails infimes
se gravent pour toujours dans une mé-
moire, et on dirait qu'ils résument en
eux-mêmes tout un lieu, toute une épo-
que pénible ou regrettée : il en avait
été ainsi de ce rayon de soleil — déjà
mêlé pour moi à je ne sais quel antérieur
inconnu ; — j'y avais repensé cent fois
depuis mon départ du pays turc, et une
angoisse singulière, uïie angoisse bizarre
FANTOME d'orient C9
et d'inquiétante origine, m'était toujours
venue à l'idée que je ne reverrais jamais
cette traînée de lumière pâlie, tombant
dans cette niche sur cette amphore,
jamais, jamais plus...
Eh bien, la niche vide est toujours là
dans le mur, et tandis que je redescends,
le soleil l'éclairé de son même rayon
triste...
En tout ce qui précède, je me suis
perdu, une fois de plus, dans l'indicible...
Nous remontons dans notre caïque, le
Grec et moi, après cette halte qui a duré
vingt précieuses minutes, et nous conti-
nuons notre route vers Kassim-Pacha, de
toute la vitesse de nos rames.
Sur la Corne-d'Or, c'est le va-et-vient
100 FANTOME d'orient
coutumier, le croisement incessant des
minces calques silencieux. Et que cette
après-midi est belle, tiède et lumineuse î
Elle me donne des illusions d'été, à moi
qui arrive des forêts de sapins des Kar-
pathes, où déjà des neiges tombaient...
Et je me laisse reprendre aux tromperies
du soleil. Je me laisse peu à peu bercer
et leurrer par tout ce mouvement, si
familier jadis : comme tout à l'heure à
Eyoub, peu à peu, je me figure être en-
core au temps lointain où j'avais des logis
mystérieux, ici, sur ces deux rives...
L'entour est. d'ailleurs, resté tellement
pareil I Les grands dômes des mosquées
se dressent aux mêmes places ; la sil-
houette immense de Stamboul préside à
toute cette agitation joyeuse des barques,
FANTOME D'ORIENT 101
absolument comme, il y a dix ans, elle
dominait nos aventureuses allées et ve-
nues d'amour. . . Oh I comment dire le
charme de ce lieu qui s'appelle la Corne-
d'Orî... Comment le dire, même para
peu près : il est fait de mes joies inquiètes
et de mes angoisses, mêlées à de l'ombre
d'Islam ; il n'existe sans doute que pour
moi seul...
A l'Échelle de Kassim-Pacha, nous
abordons bientôt, en face de ce palais,
d'architecture mauresque, qui est l'Ami-
rauté. Là, je regarde l'heure... A quoi
pensais-je donc, il faut que j'aie la tête
bien inquiète pour n'avoir pas vu qu'en
effet le soleil est encore très haut ; il est
à peine trois heures et demie î J'éprouve
un apaisement à cette certitude que
102 FANTOME d'orient
le jour n'est pas trop près de finir...
Dix minutes de marche empressée pour
arriver de nouveau à ce quartier où nous
avons chance de trouver Anaktar-Chiraz.
C'est par de vieilles petites rues bien mu-
sulmanes, où circulent en babouches des
femmes voilées de mousseline blanche.
Après cette longue pérégrination inutile
que je viens de faire, revenu à mon point
de départ, à cette place d'Hadji-Aii, qui
est tranquille et solitaire, entre ses mai-
sonnettes basses, comme une place de
village, je m'assieds au même petit café
que tout à l'heure, dans le jardin, sous
les treilles jaunies qui s'effeuillent. Dans
ce recoin paisible, pauvre, presque cam-
pagnard, nous serons bien pour causer
du passé, sans témoins, au milieu de
FANTOME d'orient 103
choses immobilisées depuis des siècles ;
l'endroit, d'ailleurs, est comme choisi,
pour l'entrevue un peu funèbre que j'at-
tends, pour les clioses tristes et saupou-
drées de cendre que nous allons sans
doute nous dire.
J'envoie le fureteur grec s'enquérir
d'Anaktar-Chiraz et la prier de venir ici,
causer un moment avec moi Je crois bien
que, cette fois, il la trouvera; je m'in-
quiète seulement de savoir si elle consen-
tira à venir, si elle n'aura pas peur, et je
demande un narguilé pour attendre. La
soirée est de plus en plus tiède, jouant
les calmes soirées d'été; le soleil, qui des-
cend, dore l'antique mosquée d'en face
et la vigne effeuillée sous laquelle je suis
assis. Sur la place, personne ne passe; à
104 FANTOME D*0R1ENT
peine une rumeur confuse monte jusqu'à
moi , de la Corne-d'Or et des navires ;
il se fait un grand silence alentour. Des
minutes et des minutes d'attente se pas-
sent. L'immense ville voisine n'est plus
indiquée par rien; j'ai maintenant tout à
fait l'impression de l'été, d'un soir d'été
finissant, dans quelque village oriental,
et du calme profond redescend en moi.
Enfin il revient, le Grec, suivi d'une
vieille femme vêtue de noir, basanée, aux
traits durs, que je reconnais tout de suite.
Je l'avais vue une seule fois dans ^a vie,
mais c'est bien elle. Son air est effaré,
hagard; elle a vieilli terriblement. Pourvu
qu'elle se souvienne !
Évidemment elle a peur de ces person-
FANTOME d'orient 105
nages inconnus , de cet interrogatoire
qu'on veut lui faire subir dans un lieu
écarté. Avec une cérémonieuse révérence,
elle s'assied devant moi, sur le bord d*un
tabouret, et me regarde. Je suis à contre-
jour et elle doit me voir en ombre sur
un fond de soleil.
Oh ! oui, c'est bien elle ; je viens de
reconnaître surtout ce demi-sourire, très
bon, très honnête, qui a éclairé un ins-
tant son visage parcheminé et durci. Une
natte de ses cheveux, restés noirs comme
de Tébène, entoure le foulard de soie,
également noir, dont sa tète est envelop-
pée comme d'une bandelette. Sa robe
usée, mais propre, est taillée à l'euro-
péenne, d'une forme démodée, avec des
biais de velours noir. Chez nous, dans
106 FANTOME d'orient
des villages du Midi ou de l'Auvergne,
des vieilles femmes ont cette tenue et cet
aspect. Elle se tient roide, sur son tabou-
ret, et elle attend.
Je commence à la questionner douce-
ment, timidement, en langue turque,
ayant peu? de ses réponses.
— « Achmet? Achmet? » répète- t-elle,
les yeux toujours hagards. Non, elle ne
se rappelle pas. Il y a si longtemps de
l'histoire que je lui conte, — et elle en a
tant soigné, tant vu mourir dans sa vie,
des jeunes hommes et des vieux, — et il
y en a tant des Achmet, à Constantinople I
« Et puis, dit-elle pour s'excuser, j'ai
perdu coup sur coup mon mari et mes
fils. Depuis ce temps-là, ma tête s'est dé-
rangée, ma mémoire est partie. »
FANTOME d'orient 107
Mon Dieu, comment percer la nuit qui
s'est faite dans cette intelligence, comment
m'y prendre... Et puis elle a peur surtout;
peur d'être interrogée pour quelque af-
faire de justice, peur de je ne sais quoi.
— Ne crains rien de nous, bonne
dame, lui dis-je. Cet Achmet, je le re-
cherche parce que je l'aimais tendrement,
rien que pour cela. Tâche de te rappeler.
Je voudrais le revoir. Aide-moi. A présent,
je te supplie, tu vois bien. Allons, cher-
che : Achmet, Mihran-Achmet? Je te re-
connais, moi, pourtant; je suis sûr d'être
venu avec lui te parler ici, il y a dix ans,
quand tu demeurais dans ce quartier. Et
je lui ai même écrit chez toi, durant les
trois premières années qui ont suivi mon
départ. Tu l'as soigné, ne t'en souviens-
d08 FANTOME d'orient
tu pas, quand il était blessé et si ma-
lade ..
Une lueur paraît traverser sa tête. Elle
se penche en avant pour me regarder de
plus près, ses yeux s'ouvrent, se dilatent;
plongent tout au fond des miens : « Gom-
ment t'appelles-tu donc? » dit-elle d'une
voix brusque.
— Loti!
— Loti!... Ah I Loti !...Ah! Achmetl...
Ah! Mihran-AchmetI Si je m'en souviens,
de Mihran-Achmet ! !
Un silence de quelques secondes, pen-
dant lequel sa figure s'assombrit tout à
fait. Puis elle reprend durement :
— Eulû! Eulûl Yedi seneh dan, tchok
dan euldi! (Mort! Mort!! Il y a sept an-
nées, il y a beau temps qu'il est mort!)
FANTOME d'orient 109
Gomme c'est étrange I Le début de cette
réponse, le ton cruel, la répétition irritée
de ce premier mot aux consonances si-
nistres, j'avais imaginé jadis, pour Azi-
yadé, quelque chose d'absolument sem-
blable... Eidûl Eulû! je m'étais figuré
que, pour m'annoncer sa mort à elle, on
me poursuivrait, avec acharnement, de ce
mot-là.
Et j'ai écouté, à peu près impassible, la
phrase funèbre, oubliant presque Achmet
pour me dire seulement que le fil con-
ducteur devient de plus en plus difficile
à ressaisir, qu'il ne me reste d'espérance
qu'en sa sœur Ériknaz et qu'il me faut,
ce soir même, à tout prix, la retrouver.
Elle continue, la vieille femme : — Sa
dernière nuit, tout le temps, il t'a ap-
10
110 FANTOME d'orient
pelé : Loti! Loti! Loti!... Donc, c'est à
cause de toi qu'il est mort, à cause de
toi! »
Cela encore, je m'y attendais. Je sais
bien que non, qu'il a dû mourir de sa
blessure, le pauvre petit; mais je ne m'é-
tonne pas, puisqu'il m"a appelé à l'heure
d'angoisse, d'être soupçonné de quelque
maléfice mortel. Je suis seulement surpris
de me sentir à peine ému, comme si
j'avais en ce moment le cœur fermé, ou
rempli d'autre chose que de lui.
— Tu sais où est sa tombe? dis-je smi-
plement. Alors, tu m'y conduiras demain. . .
Mais il y aÉriknaz, sa sœur, de qui j'ai
besoin dès ce soir; dis-moi où elle ha-
bite, mène-moi tout de suite chez elle,
veux-tu?
FANTOME D*ORiENT 111
— Eriknaz?... De qui donc est-ce que
je parle là! Six mois après son frère, on
l'a mise dans un cercueil', elle aussi.
Quant à sa fille Alemshah, elle est mariée
et s'en est allée demeurer très loin d'ici,
sur la côte d'Asie, du côté d'Ismir...
Et Anaktar-Chiraz fait un geste de la
main, le geste de chasser de la poussière,
comme pour mieux affirmer que c'est
fini de tout ce monde-là; table rase, il
n'en reste rien.
Allons, il est brisé, le fil conducteur
sur lequel j'avais compté; il est brisé et
enfoui sous terre depuis des années avec
Ériknaz. Quant à cette femme qui me
parle, inutile de l'interroger sur Aziyadé,
elle n'a même pas connu son existence.
« C'est une bonne et sainte femme, disait
112 FANTOME d'orient
Achmet, mais il ne faut pas lui confier
nos secrets, elle ne saurait pas les tenir. »
Et tout mon plan s'écroule, et la journée
s'achève et je ne sais plus que faire...
Maintenant elle m'accable de questions,
Anaktar-Chiraz, très radoucie cependant,
parce qu'elle comprend que je souffre.
Pourquoi ai-je disparu pendant dix an-
nées, sans même répondre aux lettres
d'Achmet mourant? Qu'est-ce qui me ra-
mène aujourd'hui? Qu'est-ce que je veux
savoir d'Ériknaz, et, sous tout cela, quel
mystère y a-t-il?
Je ne réponds plus, moi, accablé et
songeant... Mais tout à coup je me rap-
pelle une autre sœur d'Achmet. Comment
donc était-elle sortie de ma mémoire.
FANTOME d'orient ' i 13
celle-là. Il est vrai, une sorte d'invisi-
bilité entourait cette créature très bizarre
Je ne l'avais aperçue qu'une fois, à peine
et dans l'obscurité. Eux-mêmes, Ériknaz
et lui, ne la voyaient presque jamais, et
baissaient la voix pour parler d'elle;
c'était une sœur très aînée, déjà une
vieille femme pour laquelle ils avaient
une vénération et une crainte, l'appelant
tout bas « notre mère ». Mais elle savait
l'existence d'Aziyadé, et sa demeure, et
connaissait bien aussi Kadidja, la né-
gresse. Vraiment, je ne comprends plus
comment je n'y ai pas songé plus tôt...
Et j'interroge, en tremblant :
— Te rappelles-tu qu'il avait une vieille
sœur... qui demeurait toute seule, par
là-bas, vers les Eaux-Douces?
10.
114 FANTOME d'orient
Dieu merci, elle se rappelle, et elle
croit que cette vieille sœur existe tou-
jours, là-bas, dans sa même maison. Mais
c'est une personne singulière, qui a eu
de grands malheurs et qui vit dans la
retraite. Depuis sept années, depuis l'en-
terrement, elle ne l'a pas revue.
— Oh I vite, dis-je, je t'en prie, tu vas
m'y conduire!
Elle objecte qu'il est bien tard, que le
soleil baisse; que sa malade l'attend.
Pourquoi pas demain, plutôt? C'est si
loinl Et puis, nous recevra-t-elle seule-
ment; ça n'est pas sûr.
Je le lui demande avec prière, je la
supplie, car je n'ose lui offrir de l'argent
bien qu'elle paraisse pauvre. Je la sup-
plie, et je vois peu à peu ses yeux s'at-
FANTOME d'orient 115
tendrir. Eh bien, oui, alors, elle me
conduira ce soir. Le temps d'aller avertir
la malade qu'elle soigne, et elle revient,
et nous partons ensemble.
Je congédie le Grec, qui a pris un air
trop attentif, trop inquisiteur, et je reste
seul, suivant des yeux la robe noire de
la vieille femme qui s'éloigne.
Quelques minutes de calme et de si-
lence, en attendant son retour. Au-dessus
de ma tête, la vigne effeuillée prend de
plus en plus des teintes d'or rouge, et
une nuance d'or se répand aussi sur la
mosquée d'en face, sur le branchage des
grands cyprès, sur toutes choses; le soir,
le calme soir descend sur ce petit quar-
tier perdu où la mort d'Achmet vient de
m'étre confirmée. Plus j'y songe, plus je
ilG FANTOME d'orient
suis convaincu qu'elle aussi, Aziyadé, est
couchée comme lui dans la terre turque.
Et, au lieu du déchirement affreux que
j'aurais senti autrefois, je n'éprouve plus
qu'une mélancolie douce en pensante ces
disparus, une mélancolie douce avec peut-
être un apaisement de les savoir là, et un
désir de bientôt les rejoindre dans la paix
où ils sont. A ces immobilités d'Islam,
que je sens autour de moi, s'ajoute,
pour me bercer, le charme tranquille de
cette journée finissante. En ce moment,
ma souffrance est endormie dans une rési-
gnation absolue à l'universelle mort.
Oh! pourtant, si ces deux pauvres
petits, qui m'ont tant aimé et que je con-
fonds presque maintenant dans unf
FANTOME d'OKIENT 117
même tendresse n'ayant plus rien de
terrestre, m'étaient rendus pour un ins-
tant, avec quelle indicible joie, avec
quelle émotion profonde et sans nom je
les serrerais dans mes bras.
Elle revient, la vieille bonne femme,
prête à me suivre chez la soeur d'Achmet,
et nous cheminons de nouveau vers la
mer, pour retrouver mon caïque et mon
batelier, qui nous ramèneront au fond de
la Gorne-d'Or, à Pri-Pacha, près des
Eaux-Douces.
Il nous faut traverser, pour descendre,
les mêmes quartiers musulmans que
tout à l'heure, illuminés en rose mainte-
nant par les derniers rayons du soleil, et
animés de la vie orientale du soir, tout
118 FANTOME d'orient
pleins de costumes aux éclatantes cou-
leurs.
A l'Échelle de Kassim-Pacha, notre
batelier nous attendait, confiant, couché
dans son caïque. Et, au baisser du jour,
nous recommençons à glisser sur les eaux
de la Corne-d'Or, en sens inverse de
notre première course. Sur la rive sud,
la lumière meurt peu à peu derrière
Stamboul, — et c'est la grande féerie
ûnale du jour.
Le soleil est éteint quand nous mettons
pied à terre, au delà de Pri-Pacha, dans
l'extrême banlieue confinant aux im-
menses cimetières. Et nous voici, l'Armé-
nienne et moi, marchant ensemble très
vite, au crépuscule, dans un quartier que
je ne connaissais pas, dans un sombre
FANTOME d'orient 419
petit quartier arménien aux rues étroites
et tortueuses, aux maisons de bois, peintes
en brun ou en rouge, et grillées comme
des cachots.
Anaktar-Chiraz s'arrête devant une de
ces demeures d'aspect mystérieux et
frappe avec le maillet de fer. Les coups
résonnent sinistrement dans toutes les
boiseries du vieux voisinage mort.
Peu après, la porte s'entre-bâille d'une
façon méfiante, et, dans la fente d'ombre,
m'apparaît la figure spectrale, qui me
fait frémir : une figure de cinquante ans,
triste, fanée, amaigrie, mais ressemblant
au pauvre petit Achmet, d'une de ces
ressemblances qui sont frappantes jus-
qu'à l'épouvante. Sa sœur, évidemment,
mais si pareille à lui, avec les mêmes
12;^ FANTOME d'orient
traits, la même expression, les mêmes
yeux, que c'est comme si je l'avais revu
lui-même, vieilli de trente années, et me
jetant un regard de reproche par delà
le temps et la mort.
Elle est étonnée, hésitante, prête à re-
fermer sa porte à peine ouverte.
— Loti! se hâte de lui dire la vieille
Anaktar, prononçant ce nom tout bas,
comme on annoncerait un fantôme : Re-
garde-le, c'est Loti I... Loti qui est revenu I
— Loti?... Loti?... répète l'autre avec
un tremblement dans la voix. Ahl Lotil...
dit-elle ensuite, après un silence, d'un
accent douloureux et amer qui me va
plus au cœur que le plus poignant de
tous les reproches...
Elles se parlent l'une à l'autre en turc,
FANTOME d'orient !-2l
bas et très vite, disant des choses dont
le sens m'échappe. Puis elles me prient
de monter et je les suis par un petit
escalier noir.
Au premier étage, dans une chambre
meublée à l'orientale, mais d'un aspect
sombre et pauvre, elles me font asseoir
sur un divan misérable; puis, cette sœur
d'Achmet s'empresse à me préparer du
café — ce qui est ici une obligation de
l'hospitalité — et, tandis qu'elle va et
vient autour de son petit fourneau, es-
suyant pour moi ses tasses grossières de
pauvresse, je vois des larmes silencieuses,
de grosses larmes qui descendent le long
de ses joues.
Ohl mon Dieu, qu'il fait triste, ici, au
crépuscule, dans cette chambre nue où
11
122 FANTOME d'orient
cette femme pleure, et comme mon cœur
se serre, et comme les mots que je vou-
drais dire s'arrêtent et s'éteignent...
Elles voient bien, toutes les deux, que
je suis venu pour dire ou pour deman-
der quelque chose de grave . Mais quoi ?
Je ne parle pas. Elles attendent. Et le
silence se fait de plus en plus lourd,
dans la nuit qui tombe...
En tremblant je me décide à dire :
— Tu te souviens bien de madame
Aziyadé, la petite dame turque que ton
frère aimait beaucoup, lui aussi? Tu t'en
souviens ?
Alors elle pose ses tasses et sa ser-
viette, comme pour être plus libre,
comprenant que le grave interrogatoire
FANTOilE d'orient 123
commence. Et elle fait « oui » de la tête,
avec un geste des mains qui signifie :
« Oh ! si je m'en souviens ! Gomment
aurais-je pu oublier tout cela ! »
Encore un silence, pendant lequel j'en-
tends une suite de petits coups frappés
régulièrement à mes tempes — le bruit
pressé des artères qui battent. Et enfin,
d'une voix brusque, qui s'étrangle un
peu, je pose la question suprême :
— Elle est morte, n'est-ce pas ?
Lente à parler, elle me regarde, et ses
yeux tristes, tout creusés, prennent un
air de surprise presque injurieuse... Alors,
en quelques secondes d'attente, peu à peu
je comprends que c'est oui...
124 FANTOME d'orient
J'ai même irrévocablement compris,
quand elle se décide à dire, d'un ton
d'interrogation amère : « Vraiment !...
est-ce que tu ne le sais pas? » Et je ré-
ponds à demi-voix ce mensonge: « Si, je
sais, je sais... » Puis j'ajoute encore plus
bas et comme un enfant qui balbutie ;
« Ce n'est pas cela... que je te deman-
dais... Je voulais... Je voulais te prier de
me dire où on l'a mise... »
Et le silence se fait de nouveau, plus
mort que tout à l'heure. J'ai dit ce men-
songe, parce que j'avais honte, devant
elle, de ne pas savoir, et d'avoir pu vivre
des années ainsi. Mais je vois bien qu'elle
ne m'a pas cru et que son regard conti-
nue de me fixer avec une curiosité mêlée
de répulsion et de blâme... Il y a aussi
FANTOME d'orient 125
mon attitude qu'elle ne s'explique pas :
nos sangs-froids et nos tranquillités de
souffrance sont incompréhensibles aux
orientaux qui, eux, jettent des cris...
Ce silence devient de plus en plus gla-
cial; on dirait que, entre nous, des
couches d'air se figent. Et, dans la maison
grillée, dans la chambre pauvre et étrange,
le crépuscule s'assombrit; à travers l'é-
pais quadrillage de bois qui masque les
fenêtres, n'entre plus qu'une vague lu-
mière incolore ; la nuit me semble tomber
très vite, et par secousses, comme si au-
dessus de nous, on jetait un à un, en se
hâtant, des voiles de crêpe...
Ainsi, c'est dans ce gite triste et à cette
heure désolée qu'il me fallait venir, pour
entendre Tarrêt final...
11.
FANTOME D'ORIENT
Je ne sais combien de secondes, ou
combien de minutes, je reste là sans par-
ler, assis entre ces deux femmes, dont
l'une pleure.
La sœur d'Achmet, pour suivre la loi
hospitalière, m'a remis une petite tasse
de café, et je bois lentement, toujours
avec cette apparente tranquillité. En de-
dans de moi-même, dans les régions pro-
fondes de la pensée et du souvenir, il y
a un trouble et une sorte d'indécise fan-
tasmagorie, comme en songe : j'ai l'im-
pression d'assister à des éboulements dans
des abîmes ; des choses, qui tenaient de-
bout, tombent l'une après l'autre, s'ef-
fondrent, s'anéantissent; de grands i/ruits
imaginaires accompagnent ces chutes,
FANTOME D ORIENT i27
puis s'éteignent, se taisent quand tout est
tombé, et le silence se fait, quand rien
ne reste plus, le silence au dedans aussi
morne qu'au dehors...
Elle ne sait pas, la sœur d'Achmet, où
on a mis le corps d'Aziyadé. A ma ques-
tion renouvelée, elle répond cela, froide-
ment. Mais, dit-elle, Kadidja la négresse,
qui existe toujours, le sait sans aucun
doute ; si fy tiens, elle ira demain le lui
demander, ou même la prier de m'y con-
duire.
— « Demain ! — Oh ! non, ce soir,
tout de suite ! » — Après ce moment de
calme funèbre, la vie me reprend, en
même temps que l'inquiétude des heures.
D'abord, elle refuse : chez la négresse,
128 FANTOME d'orient
dans le Vieux-Stamboul, avec moi, à la
nuit qui tombe ! .. Non, dit-elle, ce n'est
pas possible, elle n'osera pas.
J'avais tout à l'heure supplié l'autre,
je supplie celle-ci maintenant. Et, à son
tour, je la vois s'attendrir. Eh bien, oui,
elle ira ; mais seule, elle préfère ; elle ira
chez Kadidjà, l'avertir et prendre rendez-
vous ; puis, dès demain matin, elle re-
tournera la chercher avec un caïque et
me l'amènera où je voudrai...
Et voici enfin notre plan décidé pour
cette journée de demain : à huit heures,
nous nous retrouverons tous, de ce côté-ci
de la Corne-d'Or, à Kassim-Pacha , sur
la petite place d'Hadji-Ali ; j'y viendrai,
moi, avec une voiture oii je ferai monter
FANTOME d'orient 129
rArménienne et la négresse, qui me gui-
deront chacune vers un des tombeaux,
tandis que la sœur d'Achmet, toujours
effacée, rentrera dans son logis solitaire.
C'est convenu, promis, juré, et mainte-
nant nous allons descendre tous les trois.
Pendant que la sœur d'Achmet se pré-
pare pour sortir, j'essaie de la question-
ner. Mais elle ne sait presque rien ; vi-
vant toujours dans la retraite, elle n'a
jamais eu de détails précis sur la mort
d'Aziyadé : « Demain, Kadidja me dira
tout cela, demain î » Pour ce qui est de
l'époque, elle ouvre un vieux cahier où
des dates sont écrites en turc et s'ap-
proche des grillages d'une fenêtre, bisn
près, où il fait encore un peu clair :
« Voyons, c'était à la fin du printemps q j:
130 FANTOME d'orient
a précédé la mort d'Achmet, Tan 4397
de l'hégire. Donc, il doit y avoir quelques
mois de plus que sept années. » Elle sait
qu'on a emporté le corps le soir, presque
clandestinement ; mais que le vieil Abed-
din, son maître — qui du reste est mort
lui aussi l'an dernier — a cependant fait
faire une tombe de marbre. Et c'est tout.
ft Demain, Kadidja me dira le reste, de-
main ! »
Elle est prête, maintenant ; elle a mis
sur sa pauvre robe un vieux châle noir,
et nous descendons ensemble, elle, ver-
rouillant avec soin les portes après que
nous sommes passés.
Par la petite rue, encore plus assom-
brie, nous nous dirigeons vers la mer,
oii nous devons nous séparer.
FANT051E d'orient 131
La sœur d'Achmet loue un caïque pour
se rendre à Stamboul; la vieille Armé-
nienne monte dans le mien, qui m'atten-
dait là, et s'assied à côté de moi ; je la
déposerai à Kassim-Pacha , en passant,
et continuerai ma route, seul, sur la
Corne-d'Or, pour m'en retourner à Péra,
à présent que ma lugubre journée est
finie. A la réflexion, j'aime mieux que
mon entrevue avec Kadidja ait été remise
à demain et puisse être préparée d'a-
vance, car j'ai peur d'affronter cette vieille
femme, peur de sa rancune et de son
mépris... Je rappelle même la sœur
d'Achmet, qui déjà s'éloignait en glissant
sur l'eau grise, et je retiens d'une main
son caïque léger, pour lui faire mille re-
commandations • « Tu lui diras bien, à
132 FANTOME D'ORIENT
Kadidja, que ce sont des voj'^ages mili-
taires qui m'ont empêché de revenir, des
expéditions, des guerres lointaines ; ce
n'est pas ma faute, va ; si je ne l'avais
pas aimée, madame Aziyadé, est-ce que je
serais ici, ce soir, revenu de si loin,
après dix ans, à cause d'elle ! Tu lui di-
ras, n'est-ce pas?... » Puis, je m'arrête,
parce que je sens que ma voix change —
et qu'il faut que je me raidisse — parce
que je vais pleurer. — « Je le dirai, Loti,
je le dirai », répond-elle, et il me semble
voir une expression tout à fait douce
maintenant sur son visage désolé, — puis
nos barques se séparent, dans le crépus-
cule plus confus...
Finie, ma lugubre journée I Finies, les
agitations, les inquiétudes, les anxiétés.
FANTOME D*ORIENT 133
les prières Fini, tout. Fini, le drame
dont le dénouement était resté comme en
suspens durant dix années...
Nous glissons rapidement sur l'eau ;
l'Arménienne, silencieuse à mon côté, et
droite dans sa robe noire. Une tranquillité
de tombeau commence à se faire en moi ;
il me semble à présent que ce pays, cette
ville si longtemps rêvée, viennent de se
dépouiller tout à coup de leur charme
indicible, en même temps que de leur
mystère immense ; que Stamboul est vide,
et mon cœur vide aussi, et mon âme
vide ; je sens comme un affaissement de
toutes choses et un désir de quitter cette
Turquie au plus tôt, pour n'y revenir
jamais.
Nous continuons d'aller à grands coups
12
134 FANTOME d'orient
d'aviron, comme des gens qui ont hâte
d'arriver quelque part. Pourquoi si vite?
Je ne sais pas. Rien ne nous presse à
présent, puisque tout est fini. Et où donc
allons-nous? Je ne sais même plus. J'ai
peur que cette vieille femme, assise à
mon côté, ne me parle, ne rompe ce si-
lence dont j'ai besoin ; j'ai peur qu'elle
ne m'interroge sur Aziyadé, sur tout ce
qui vient de lui être révélé d'inattendu
pour elle et d'étonnant ; je détourne la
tête pour ne pas rencontrer ses yeux,
et je regarde, sans voir, le merveilleux
décor crépusculaire : Stamboul qui se re-
flète renversé dans l'eau calme, les milliers
de caïques qui s'entrecroisent, promenant
sans bruit la féerie atténuée des costumes
et des couleurs. Tout cela, qui avait dis-
FANTOME D'ORIENT 135
paru pour moi pendant des années, et
qui est revenu là comme dans un rêve
enchanté, ne me dit plus rien ; non plus
que le temps délicieux qu'il fait, le temps
encore radouci, tiède, amollissant comme
en été...
A l'échelle de Kassim-Pacha, nous
nous arrêtons enfin pour déposer la vieille
femme en robe noire, dont la présence,
même muette, m'était devenue une telle
gêne : « Adieu, dit Anaktar-Chiraz en
s'en allant, que Dieu t'accompagne, et,
demain matin, sois au rendez-vous pour
les tombes ».
Je repars seul, comme soulagé d'un poids
funèbre, mais la suivant des yeux cepen-
dant, la regrettant presque, parce qu'elle
136 FANTOME d'orient
était un trait d'union avec le cher passé.
Mon batelier, d'un air câlin d'enfant
fatigué, me montre ses bras nus, qui com-
mencent, dit-il, à lui faire mal : « Faut-il
toujours aller aussi vite? » — Ahl non,
à quoi bon maintenant; j'oubliais de le
lui dire... Je n'ai plus de but, et per-
sonne ne m'attend nulle part, dans cette
grande ville où je ne suis plus connu que
des morts. Peu importe où nous irons
maintenant. Plus rien à faire qu'à errer,
libre et seul, en recherchant çà et là des
traces, des souvenirs d'autrefois. Alors je
lui réponds : « Va très doucement au
contraire, va où tu voudras ; laisse dor-
mir le caïque au fil de l'eau, rentre tes
rames et repose-toi ; croise tes bras si lu
veux et chante... »
FANTOME d'orient 137
Et bientôt nous sommes presque immo-
biles, entraînés seulement par une insen-
sible dérive ; le rameur a croisé ses bras
et il chante. Il fait un temps rare, et si
doux, si étonnamment doux ; j'écoute sa
chanson, qui est haute et plaintive, et
je regarde autour de moi, avec déjà plus
d'intérêt, plus de vie que tout à l'heure.
Vraiment, depuis qu'elle est partie, la
pauvre vieille femme en robe noire qui
se tenait à mon côté comme un remords^
je sens je ne sais quel allégement trop
rapide, qui m'étonne et me confond...
Je regarde maintenant de plus en plus,
presque avec mon habituelle avidité de
voir... Tout a changé d'aspect à la nuit
tombée ; des fanaux se sont allumés à
terre, sur les navires, sur les caïques si-
12.
138 FANTOME d'orient
lencieux qui glissent en tous sens ; Stam-
boul n'est plus qu'une découpure sombre
de coupoles et de minarets, profilée sur
le ciel encore clair. Au milieu de la Corne
d'Or, nous suivons toujours le fil de l'eau,
et, des deux rives à la fois, nous vient,
un peu assourdie, la clameur orientale,
l'ensemble confus de ces bruits de Cons-
tantinople que je reconnaîtrais entre tous
les bruits de la terre. Comme c'est bien
la même chose qu'autrefois, comme tout
est demeuré pareil ; je me représente, sans
les avoir revus, tous ces quartiers des
deux bords, où j'ai erré des nuits et des
nuits ; je sais tout ce qui s'y passe, tout
ce qui s'y marchande, tout ce qui s'y
cache, tout ce qui s'y chante! Tellement
que je n'ai jamais eu, aussi complète
FANTOME d'orient 139
qu'en ce moment, l'illusion de m'êire re-
plongé dans l'antérieur évanoui des du-
rées, — et rien de ce que je pourrais
dire, dans des pages entières ou des vo-
lumes, ne rendrait la mélancolie sans nom
de cette impression-là...
Par contre, comme tout est différent,
en moi et pour moi, depuis cette époque
si jeune!... Alors, j'étais pauvre, très
ignoré ; ma vie turque, irrégulière et dan-
gereuse, était tout le temps menacée, je
n'avais d'appui nulle part ; une plainte de
l'ambassade, un ordre d'un chef pou-
vaient à chaque instant m'anéantir. Alors,
j'étais en peine souvent pour quelques
pièces blanches, quand il s'agissait d'a-
cheter un costume turc, une arme, ou
seulement d'envoyer le juif Salomon aux
140 FANTOME d'orient
petites boutiques du voisinage chercher
noire souper. Alors, il me fallait compter
avec ces foules, que j'entends ce soir bruire
sur les rives, avec ces gens du peuple
auxquels ma fantaisie m'avait mêlé ; j'a-
vais parmi eux des prêteurs, des créan-
ciers, des amis qui m'étaient utiles, des
ennemis dont les délations m'épouvan-
taient. A présent, j'achèterais dix fois tous
ces petits ennemis-là, et leur silence aussi,
rien qu'avec ces pièces d'or de ma cein-
ture. A présent, mon horizon s'est élargi,
élargi démesurément, et je suis presque
un souverain auprès de l'enfant isolé que
j'étais jadis. Eh bien, tout cela qui, il y
a dix ans, m'eut fait ici la vie enchantée,
avec elle, m'est venu trop tard sans doute
car je m'en soucie à peine ; quelque chose
FANTOME d'orient 141
s'est éteint en moi, quelque chose de moi-
même est couché dans la terre turque,
avec Aziyadé.
Le grand décor continue de changer,
les mystérieux dômes deviennent indécis
et presque diaphanes dans la nuit, les
feux sont innombrables, et, en haut,
brillent les étoiles. Le temps, de plus en
plus doux, sans un souffle de brise, est
comme un soir d'été. Je regarde, éveillé
tout à fait de ma torpeur de mort, j?
regarde avidement, avec des yeux di-
latés pour tout saisir. Et je me sens plein
de contradictions qui m'effraient : par
instants, fidèle tout à fait à la chère
petite mémoire, triste jusqu'au fond de
l'âme et comme pour toujours, éprouvant
ce sentiment (que déjà je sais fugitif.
Ii2 FANTOME d'orient
hélas, pour l'avoir d'autres fois connu),
ce sentiment de la décoloration et de la
fin de tout sur terre; puis, le moment
d'après, un retour de vie avec une sorte
de triomphe égoïste à me retrouver en-
core vivant, encore jeune, encore altéré
d'amour ; et je me laisse troubler malgré
moi par tout ce pays d'Orient, par
cette tiédeur du soir, par ces souvenirs
d'ivresses passées, par toutes les choses
auxquelles je ne devrais jamais plus
prendre garde.
Dix ans, pour nos âmes humaines qui
durent si peu, c'est vraiment une période
infiniment longue I... Dix ans de sépara-
tion et de silence, cela creuse comme des
trous dans le souvenir; cela amène une
désuétude, des instants d'oubli étranges,
FANTOME D*0R1ENV 143
presque un commencement de nuit,
même entre ceux qui se sont le plus
aimés... Et le constater est, en soi, une
chose décevante amèrement.
A la nuit close, nous abordons au pied
du grand pont de Stamboul, et je re-
monte à Péra, à l'hôtel.
Dîner quelconque, à table d'hôte, en
compagnie de touristes, connus hier dans
rOrient-Express ou sur le paquebot de
Varna. Et, pour un temps, je redeviens
comme tout le monde, causant, la mé-
moire endormie, me rappelant à peine
que c'est demain, demain matin, l'en-
trevue redoutée avec Kadidja et la visite
au tombeau.
144 FANTOME d'orient
Mais, aussitôt après ce dîner, je de-
mande un cheval pour aller à Stamboul
(cela semble toujours une chose absurde
aux gens des hôtels européens, qu'on
aille à Stamboul la nuit et surtout qu'on
y aille seul). J'y vais, moi, pour revoir,
même dans l'obscurité, la maison du vieil
Abeddin, cette maison où elle a dû
mourir et d'où, « un soir, presque clan-
destinement, on l'a emportée »...
D'abord je traverse au grand trot les
rues de Galata, pleines de lumières, de
cris et de musique; ensuite, à l'entrée du
pont qui réunit les deux villes, au point où
commence l'ombre et le solennel silence,
je m'arrête, suivant la coutume, pour
faire allumer la lanterne qu'un coureur
portera devant moi pendant ma prome-
FANTOME d'orient 145
nade sur l'autre rive, et bientôt, le pont
franchi, me voici engagé dans l'immense
Stamboul, noir, fermé et mort. Pendant
le jour, retenu ailleurs, je n'avais fait
que l'apercevoir de loin et, après ces dix
années, j'y arrive en pleine nuit, absolu-
ment comme le soir où j'y étais venu
pour la première fois de ma vie, pendant
une fête de Baïram.
Nuit obscure, les étoiles termes. Mes
yeux s'y habituent; je finis par y voir,
et, sans peine, comme si j'en étais parti
d'hier, je me dirige au trot dans ce dé-
dale, entre les grands murs sans fenêtres,
reconnaissant au passage les vieux palais
grillés, les kiosques funéraires où des
veilleuses brûlent, les dômes des pâles
mosquées silencieuses qui s'étagent dans
146 FANTOME d'orient
le ciel. Et la lueur de ma lanterne, qui
court, qui danse en avant de moi, me
montre, à terre, tout le long du chemin,
des masses brunes qui sont des chiens
endormis.
Je vais très vite, car il est tard et la
maison du vieil Abeddin est loin.
A un tournant de rue, s'ouvre enfin
devant moi la grande place déserte de
Mehmed-Fatih, bordée d'une série de pe-
tits dômes morts qui sont d'une blan-
cheur de linceul. Je touche au but, me
voilà presque arrivé. Je traverse en biais
cette place, entendant maintenant les sa-
bots de mon cheval sonner plus fort sur
le dallage et éveiller partout des échos
lugubres. Puis, de nouveau je m'enfonce
FANTOME d'ORIENi 147
dans l'obscurité d'une rue étroite, — et
c'est là, tout près, que la maison va m'ap-
paraître, la vieille maison de bois, haute
et triste, teinte en rouge sombre, avec ses
fenêtres aux grillages saillants sur lesquels
étaient peints des papillons jaunes et des
tulipes bleues. Jamais un passant dans ce
quartier, jamais une porte ouverte, jamais
un bruit de vie, jamais une lumière. J'ai
beaucoup ralenti mon allure et je fais
éclairer, par le fanal de mon coureur, les
vieux murs, le dessous des vieux balcons
aux impénétrables grilles, pour ne pas
me tromper quand nous passerons. Mais
tout à coup, plus rien devant moi, un
vide indéfini, semé de pierres éboulées,
de poutres noircies, et mon cheval bute
sur des décombres... C'est le feu qui a
148 FANTOME d'orient
fait son œuvre ; un de ces grands in-
cendies, qui brûlent ici des quartiers en
quelques heures, atout anéanti. « L'hiver
dernier, cela s'est passé », me dit mon
coureur, en agitant de droite et de gauche
sa lanterne pour mieux me montrer cette
désolation. On ne reconnaît même plus
trace de rue ; sur un espace de trois ou
quatre cents mètres, il n'y a plus que des
débris. Allons, c'est fini, la maison où
Aziyadé a fermé ses yeux s'est effondrée
dans la flamme. . . Il faut rebrousser chemin
devant ces ruines...
Et je m'en vais, remettant mon cheval
au pas, prenant je ne sais quelle route au
hasard, dans la nuit noire.
Ce monceau de ruines... non, je n'avais
pas prévu cela ; cette destruction dépasse
FANTOME d'orient 149
un peu la mesure de ce que j'attendais.
Je ne croyais pourtant pas tenir beaucoup
à ce quartier sombre ; mais je m'étais
figuré, sans doute parce qu'il avait déjà
des siècles, qu'il durerait encore, au moins
aussi longtemps que moi, et voici que
maintenant j'ai un surcroît de détresse à
me dire que jamais, jamais plus, je ne
pourrai venir errer dans cette rue qui
était la sienne, sous les hauts balcons
grillés de cette maison où elle avait passé
la moitié de sa vie.
En m'en allant, je ne regarde plus rien,
et je souffre, tout au fond de moi-même,
d'une sorte de désespérance morne et
absolue, sans compensation, sans charme,
simplement douloureuse. Le souvenir
d'elle, le regret qui vient d'elle, et le re-
13.
150 FANTOME d'orient
mords lourd, sont sur moi comme un
oppressant manteau de deuil ; en ce mo-
ment rien ne m'en distrait plus. Et puis,
il y a cette désolante question qui se pose,
avec une netteté glaciale : à quoi bon ce
que je vais faire demain ? quel leurre
d'enfant" que cette visite à sa tombe;
est-ce que quelque chose d'elle saura seu-
lement que je suis revenu, aura un peu
conscience du baiser que je donnerai à la
terre, au-dessus du débris qui fut son
corps? Oh! l'amer et irrémédiable cha-
grin, de ne plus pouvoir jamais, jamais
échanger avec elle une seule pensée !
Pauvre petite Aziyadé, tant de choses que
je n'ai jamais su lui dire, et qui me brû-
lent maintenant, et que je lui dirais là, si
on pouvait me la rendre seulement pour
FANTOME d'orient iol
quelques minutes, pour un entretien su-
prême: lui dire que je l'ai aimée bien
plus tendrement encore qu'elle ne le
croyait et que je ne le croyais moi-même ;
lui dire que jamais ne s'éteindra le regret
de l'avoir perdue ; lui demander pardon
de vivre, et d'être encore jeune, et d'ai
mer encore ; lui dire tout cela, et puis la
laisser se rendormir dans la terre, après
l'adieu plein d'amour! Mais non, il faudra
en rester pour l'éternité sur un malen-
tendu affreusement cruel; bientôt viendra
mon heure de mourir aussi, rendant plus
irréparable ce malentendu-là, et plus dé-
finitif encore ce silence entre nous, parce
que toutes ces choses, qui n'avaient pu
lui être dites, mais qui vivaient au fond
de moi-même, seront mortes avec moi.
152 FANTOME d'orient
Et le temps continuera de fuir, et nos
deux noms s'oublieront — séparément...
M'en allant, toujours au hasard, dans
^ le dédale des rues et dans l'épaisse nuit,
je finis par revenir tout au centre de
cette ville immuable, dans certain quar-
tier très saint avoisinant la mosquée de
Sultan-Sélim : des tombes, des cyprès,
des kiosques funéraires où veillent des
petites lampes qui éclairent des cata-
falques. Et voici une rue, unique en son
genre et exquise, très droite et cependant
d'un aspect arabe, toute blanche de chaux
et bordée régulièrement par des séries de
porches en ogive; ses maisons centenaires
ne sont que des rez-de-chaussée très bas,
laissant voir, de droite et de gauche, des
FANTOME d'orient 153
étendues de ciel ; on est là sur la hauteur
centrale de Stamboul, dominant tout
alentour. Seuls, les dômes superposés de
la mosquée voisine montent dans l'obs-
curité bleuâtre de l'air, pâles comme des
neiges, indécis comme ces cercles qui se
font autour de la lune. La rue s'en va,
longue file d'arcades tristes, se perdre
dans de l'ombre confuse; mais, un peu
loin là-bas, une porte encore ouverte
laisse traîner une lueur sur les pavés
blancs... Oh I c'est précisément le vieux
petit café où j'avais coutume de m'arrê-
ter avec Achmet, aux heures un peu
avancées du soir, quand nous traversions
à pied le grand Stamboul. Gomment se
peut-il qu'il soit resté ouvert aussi tard?
On dirait que c'est pour moi, qu'il m'at-
154 FANTOME d'orient
tend et qu'il m'appelle. Je vais descendre
de cheval un instant pour m'y asseoir,
dehors, sous les arcades, à la fraîcheur
nocturne.
Tout ici est demeuré intact; les vieilles
peintures, les vieilles images de la Mecque
accrochées aux murailles, je les reconnais.
En face, au milieu de la rue, il y a tou-
jours l'antique fontaine de marbre, cou-
verte au sommet de quelque chose qui
ressemble à une chevelure noire, et que
je sais être une toufiTe de fougères. Et
sans doute, cet escabeau, que le cafetier
vient de m'apporter, a dû me servir déjà
plus d'une fois.
Jadis, je me rappelle bien,^ quand on
était assis là, on voyait de loin en loin
passer quelques pieux derviches qui se
FANTOME d'orient 155
rendaient à la mosquée. — Et ce soir, juste
au moment où j'y songe, un groupe de
ces derviches apparaît. Ils cheminent len-
tement et ils se retournent pour regarder
ce personnage, attardé à cette heure inso-
lite, devant ce café qui est seul ouvert le
long de l'avenue déserte aux lointains
perdus dans le noir.
Jadis, je me rappelle aussi, il y avait
un musicien, un vieillard, qui, toute la
soirée, dans le fond de la petite salle
étrange, jouait sur un violon des airs
d'Orient tristes à déchirer l'âme. — Et ce
soir, tout à coup, derrière moi, cette
même musique commence à gémir. Ohl
alors, c'est une évocation telle, que je
sens, cette fois, passer plus profondément
que jamais, passer dans les moelles vives,
loG FANTOME d'orient
le frisson de réveil et d'angoisse... Ainsi,
je suis encore là, moi, assis tranquille à
cette place coutumière; autour de moi,
dans Stamboul, les choses sont demeurées
les mêmes, et notre petit logis adoré
d'Eyoub n'existe plus, et sa maison à elle
est tombée en cendres, et Achmet est
mort, et depuis sept ans elle est couchée
dans la terre, et tout est fauché, balayé,
fini pour l'éternité... Cette phrase de la
sœur d'Achmet me revient tout à coup
plus terrible, comme si ce violon me la
chantait derrière moi, sur les notes in-
connues des inouïes tristesses : « C'était
à la fin du printemps... On l'a emportée
le soir..i »
On l'a emportée le soir... Je vois main-
tenant ce crépuscule de mai ou de juin.
FANTOME d'orient 157
bien calme, bien limpide, comme par
insouciante ironie, éclairant en rose la
maison sombre; et puis la porte s'ouvrant
sans bruit pour laisser passer des porteurs
chargés d'une chose lourde... Ohl ce
corps qui s'en allait ainsi, et qui était le
sienî... Non, jamais jusqu'ici je n'avais
éprouvé pour elle rien de comparable à
ma souffrance d'à présent...
D'ailleurs il semble que, depuis le com-
mencement de mon pèlerinage à Gons-
tantinople, malgré les difficultés semées
comme à plaisir sur ma route, malgré les
changements, les destructions, les morts
— et malgré ces intermittences d'oubli
qui me confondent — il semble que je
me rapproche toujours de plus en plus
du cher petit fantôme poursuivi, et que
14
158 FANTOME d'orient
nos âmes soient près de se rejoindre...
J'ai tourné la tête du côté de la rue et
de l'ombre, parce que mes yeux, subite-
ment, se voilent et ne distinguent plus
rien. Et deux larmes affreusement amères,
larmes d'abandonné, comme ont dû être
les siennes, descendent le long de mes
joues.
Le petit garçon qui m'apporte mon café
et mon narguilé s'aperçoit que j'ai pleuré,
me regarde avec étonnement, puis se dit
sans doute que les affaires de cet étranger
lui sont indifférentes, et se retire sans
parler. Le vieux musicien de mort est
seul, à peine éclairé, jouant comme en
rêve. Je reste, prolongeant le plus pos-
sible ce moment de souffrance, parce que
jamais, depuis dix ans, je ne me suis
FANTOME d'orient 139
senti si près d'elle qu'ici, dans la soli-
tude de cette rue pleine d'ombre, tandis
que gémit derrière moi, au milieu du si-
lence et de la nuit d'alentour, la petite
musique grêle de ce violon...
Une heure après, repassé sur l'autre
rive, remonté à Péra, je congédie, à la
porte de l'hôtel, mon coureur et mon
cheval. Et, changeant d'idée, au lieu de
rentrer, je repars seul à pied, pour errer
au hasard, peut-être jusqu'au matin :
j'aime mieux ne pas perdre, à dormir,
le temps trop court que je passe ici.
D'abord j'éprouve une sorte de griserie
inattendue, trop complète, à être seul,
libre, sans but, dans les rues obscures.
La nuit continue d'être douce comme une
160 FANTOME d'orient
nuit de juin, et l'air est chargé de toutes
les senteurs de Constantinople, où do-
mine, en ces quartiers, le parfum balsa-
mique des bois de cyprès.
Pendant trois mois d'été, avant d'aller
demeurer à Hadjikeuï et à Eyoub, j'avais
habité ici, sur la hauteur de Péra, regar-
dant de ma fenêtre le merveilleux panorama
lointam de Stamboul : c'était le temps où
j'attendais l'arrivée d'Aziyadé, sans tout
à fait croire qu'elle viendrait, et, en l'at-
tendant, je m'étourdissais avec d'autres.
C'était aussi l'époque transitoire de ma
vie, où, tout à coup, n'ayant plus de
foi ni d'espérance, je me jetais à cœur
perdu dans l'amour. Et l'enchantement
nouveau de cet Orient, et cette splen-
deur de l'été, et l'appel de tant d yeux
FANTOME d'orient 161
noirs, tout cela avait fait de ces trois
mois d'attente quelque chose d'étran-
gement voluptueux, avec des dessous
d'une tristesse de gouffre. Oh I ces nuits
d'alors, passées à errer par les rues,
comme je fais ce soir, mais toujours à
la poursuite de quelque aventure nou-
velle, ces nuits, comme j'en retrouve les
souvenirs à chaque pas, à chaque chose
reconnue dans l'obscurité I Et ces sen-
teurs, aussi, qui n'ont pas changé I Et
tous ces bruits qui si vite me redevien-
nent familiers : aboiements lointains des
chiens errants, signaux des veilleurs qui
frappent les pavés sonores du bout de
leurs bâtons ferrés, et clameur confuse
venue d'en bas, des lieux de débauche de
Galata.
n.
162 FANTOME d'orient
Je descends maintenant les escaliers
d'une rue qui n'est bordée de maisons
que d'un seul côté, et qui, de l'autre,
domine une trouée profonde : le Champ-
des-Morts, avec, au delà, une ligne pâle
qui est la mer et une découpure fantas-
tique qui est Stamboul.
Il me semble connaître, d'une façon
très particulière, ces pavés, ces marches I
En effet, comment n'avais-je pas vu
plus tôt que cette rue est précisément celle
que j'habitais, et que voici ma maison de
Péra, et là-haut les fenêtres de ma cham-
bre? Que de fois je suis rentré dans ce
logis à des heures indues, quand déjà les
fraîches lueurs roses du matin commen-
çaient à se lever du côté de la rive d'Asie I
Peu à peu, des souvenirs plus précis
FANTOME d'orient 163
d'ivresses passées me reviennent malgré
moi et me troublent davantage...
Puis, j'arrive au Petit-Champ-des-Morts,
entouré de murs : un bois de cyprès qui
sent bon et où dorment des sépultures
musulmanes si anciennes qu'elles n'ins-
pirent plus d'horreur. Jadis il m'arrivait
souvent d'y pénétrer, au milieu des nuits,
et de m'y asseoir, sur la mousse sèche
semée des petits piquants parfumés qui
tombaient des arbres : c'était un asile sûr,
où les rendez-vous n'avaient pas de té-
moins. L'entrée était là-bas, par ce portail
à grilles de fer que je commence à aper-
cevoir. Toujours fermé, ce portail ; mais,
quand on était comme moi coutumier du
lieu, en passant la main à certain point
où la pierre du mur était rongée, on at-
164 FANTOME d'orient
teignait le verrou et on pouvait ouvrir...
Et ma main, comme d'elle-même, s'en-
fonce dans ce trou du mur, rencontre le
verrou et le pousse : alors le portail
s'ouvre encore, en grinçant légèrement
sur ses gonds rouilles, avec un bruit
connu qui achève de mettre ma tête en
déroute...
Mon Dieu, est-ce que je ne sais plus ce
que je suis venu faire à Constantinople?
est-ce que j'ai oublié?... Si près de ma
visite à sa tombe, j'ai pu passer par un
tel moment de trouble et d'inquiétante
insouciance I Ohl la phrase funèbre: « On
l'a emportée le soir... » comment ai-je
pu la perdre de vue, même pour un
instant? comment suis-je assez le jouet
FANTOME d'orient ICo
de mes sensations pour m'occuper d'autre
chose?... En rentrant, je baisse la tête; il
me semble que j'ai insulté à la chère
petite mémoire tout le temps de cette
étrange promenade de nuit, que j'ai
éloigné de moi le fantôme aimé qui peu
à peu se rapprochait.
Et quand je suis enfin seul, dans le
noir de cette chambre d'hôtel, le sommeil
ne me vient pas, mais les larmes, les
larmes qui lavent et que je bénis.
IV
Vendredi, 7 octobre 188...
Je m'éveille, après des rêves confus; je
m'habille, la tête inquiète, pour aller à
ce cimetière.
Dans mes malles, j'ai rapporté ici un
de ces costumes turcs très brodés que les
hommes du peuple mettent les jours de
fête, pauvre relique un peu fanée de
notre temps d'Eyoub; je le portais dans
notre logis, dans notre quartier, le soir.
Aziyadé m'avait fait jurer aussi que je
FANTOME d'orient 167
reviendrais avec ce costume-là, qu'elle le
reverrait, et, depuis des années, je m'étais
dit que je le reprendrais, même pour
aller visiter sa tombe au cimetière.
Puis, quand je suis ainsi vêtu, une
hésitation me vient. Cette veste d'Orient,
qui m'était familière jadis, me fait au-
jourd'hui un effet de déguisement et de
triste mascarade. Pourtant je voudrais la
garder : comment faire? D'abord je la
dissimule sous un banal pardessus de
couleur neutre, — que je remplace
ensuite par un manteau de voyage en-
core plus long, m'enveloppant jusqu'aux
guêtres dorées... Bien puérils tous ces
détails d'accoutrement, quand il s'agit
d'un pèlerinage funèbre dont l'appréhen-
sion vous trouble jusqu'au fond de l'âme I
168 FANTOME d'orient
En bas, il y a un grand landau attelé,
que j'ai commandé la veHle pour que les
vieilles femmes puissent y prendre place
à côté de moi, et je me mets en route,
par un beau soleil pur, qui a un air de
joie.
Il faut faire un long détour et passer
par des rues en pente dangereuse, pour
aller en voiture à cette place d'Hadji-Ali
où elles m'ont donné rendez- vous, Kas-
sim-Pacha étant un faubourg en contre-
bas, séparé de Péra par les fondrières des
a Champs-des-Morts ».
Cependant nous arrivons, car voici Tan-
tique petite mosquée blanche et ses cyprès
noirs.
Sur la place d'Hadji-Ali, j'aperçois deux
femmes qui m'attendent, rien que deux.
FANTOME d'orient 169
Anaktar-Chiraz et la sœur d'Achmet. La
troisième, Kadidja, la plus désirée et l'es-
sentielle, pourquoi donc n'y est-elle pas?
Les deux autres, en me voyant pa-
raître, font un geste de consternation.
Qu'y a-t-il encore, mon Dieu ? A-t-elle
refusé de me voir? Ou bien est-elle morte?
Et alors ce serait fini ; j'échouerais au
port et pour jamais, personne au monde
ne saurait plus me conduire... J'ai le
temps de me dire tout cela, en quelques
secondes d'anxiété haletante, tandis que
je saute à terre et que je cours à elles
pour les interroger.
Non, répondent-elles, ce n'est rien de
si grave. Mais la pauvre vieille est infirme,
depuis l'hiver dernier, clouée sur un gra-
bat, incapable de faire un pas. Et aucune
15
170 FANTOME d'orient
voiture ne pourrait arriver dans le quar-
tier qu'elle habite, tant les chemins y
sont roides et étroits.
D'ailleurs, à quoi bon serait-elle venue
de ce côté-ci de la Corne-d'Or, puisque
c'est, a-t-elle dit, sur l'autre rive qu'est
la tombe; du côté de Stamboul, mais
très loin, en dehors des murs, dans la
campagne. . .
En dehors des murs de Stamboul, c'est
là qu'on l'a mise!... Oh! combien cette
idée me serre le cœur davantage !...
Et je me représente tout à coup cette
région désolée, faite de landes et de bois
de cyprès, qui s'étend au pied des vieux
remparts immenses, depuis le Phanar
jusqu'aux Sept-Tours ; tout ce funèbre
désert, d'une dizaine de kilomètres de
FANTOME d'orient 171
longueur, où Ton enterre au hasard les
morts obscurs. C'est là qu'on l'a misel
J'en avais eu quelquefois la frayeur,
sans vouloir pourtant y arrêter ma
pensée; non, plutôt je cherchais à me
la figurer dormant dans quelqu'un de
ces cimetières délicieux, de Scutari ou
des bords du Bosphore. Et comment dé-
couvrir là-dedans sa chère petite tombe,
si cette Kadidja, — qui est seule à la
connaître et qui sans doute n'a plus long-
temps à vivre, — ne peut venir aujour-
d'hui même, à n'importe quel prix, me
la faire voir.
Une fois de plus, j'ai l'angoisse de
sentir le fil conducteur s'échapper de ma
main ; l'angoisse de chercher un expédient
quelconque, toujours avec cette même
172 FANTOME d'orient
hâte enfiévrée, et de n'en trouver aucun,..
A la fin, une idée m'est venue, et
j'appelle le cocher grec qui m'a conduit.
— Ce conciliabule sur cette place, cet
étranger, cette voiture, sont des choses
étonnantes pour les gens de ce quartier
immobile, et, derrière des grillages de
fenêtres, quelques paires d'yeux com-
mencent à se montrer. — Voici, je me
suis souvenu que les chaises à porteurs,
il y a dix ans, étaient encore en usage à
Péra : j'avais vu à cette époque, les soirs
de pluie, des actrices ou des chanteuses
se faire reconduire ainsi à leur hôtel. Ce
cocher, qui a l'air intelligent, saurait
peut-être m'en trouver une, tout de suite,
et me la ramener ici même, avec une re-
lève de brancardiers...
FANTOME D'ORIENT 173
Une pièce d'or en acompte; une autre
après pour sa peine, s'il m'a procuré tout
cela avant une demi-heure. — Et il part,
l'air sûr de son fait, fouettant ses che-
vaux.
Encore une de ces attentes incertaines,
comme celles qui ont coupé si souvent
ma journée d'hier. Dehors, sur une pierre,
je m'assieds entre les deux femmes. J'en-
lève mon manteau gris, qui est plus
étrange en ce quartier que ma veste orien-
tale ; alors ces broderies de mon costume,
jadis choisi par elle, se remettent, après
tant d'années, à briller à leur lumière
d'autrefois, devant le suaire de chaux des
mêmes vieux murs, et là, dans la blanche
petite rue, ensoleillée, solitaire, je me
sens heureux, avec mélancolie, d'avoir
15.
174 FANTOME d'orient
repris pour un moment l'aspect de quel-
qu'un du peuple d'ici...
Trente ou quarante minutes se passent
dans une attente silencieuse, les deux
femmes en robe noire, assises, la tête
dans les mains, Tune à ma droite, l'autre
à ma gauche — comme des pensées de
mort qui auraient pris forme humaine.
Et enfin là-haut, au sommet d'une
montée qui domine ce quartier d'Hadji-
Ali, apparaît, profilé sur le ciel, le landau
qui revient au pas, suivi de la chaise et
des porteurs!
Qu'on fasse vite, vite! Que la voiture
m'attende ici, avec Anaktar-Ghiraz, une
heure, deux heures, tout le temps qu'il
faudra, et que la sœur d'Achmet, les por-
FANTOME d'orient 173
leurs, la chaise, descendent avec moi jus-
qu'à la Corne-d'Or, où nous louerons un
grand caïque pour passer à Stamboul.
A Stamboul, nous débarquons dans le
sombre Phanar, à Téchelle la plus voi-
sine du quartier de Kadidja; puis nous
grimpons, par des rues en escalier, entre
des murailles délabrées et croulantes,
très regardés par les rares passants, qui
se retournent d'un air d'inquiétude hos-
tile.
Dans un taudis sans nom, dans une
soupente noire, Kadidja est étendue sur
des loques horribles, geignant faiblement
comme une pauvre bête malade. Mais
c'est bien elle, et je crois qu'aucun visage,
176 FANTOME d'orient
ni aucune chose revue à Constantinople,
ne m'ont impressionné comme cette vieille
figure noire, où il y a de la malice de
singe agonisant et de la tendresse sup-
pliante, je ne sais quel mélange, d'anima-
lité qui se décompose et de bonne âme
fidèle qui s'en va. .
En approchant, j'avais peur de ses re-
proches et de sa colère. Mais l'explosion
de tout cela s'est passée hier, quand la
sœur d'Achmet a prononcé mon nom ;
après, elle m'a pardonné , parce que je
suis revenu. Je n'entends pas le terrible:
ft Eulû I Eulù ! » ni la malédiction dont
j'avais eu le pressentiment cruel, il y a
dix ans, quand j'ai écrit le chapitre final
d'Aziyadé. Au contraire, elle me tend ses
pauvres mains noires, ridées, tordues,
FANTOME d'orient 177
effrayantes; malgré toutes les distances,
nos yeux se pénètrent et se compren-
nent ; elle pleure et, en la regardant, je
sens que des larmes me viennent aussi.
Elle est la dernière des dernières, né-
gresse esclave de naissance, à présent dé-
bris à peine humain qui finit de misère
sur un fumier, et je me penche sur elle
avec une pitié tendre, et je crois que,
sans grand effort, je lui donnerais un
pieux baiser.
Certainement, dit-elle, elle se lèvera,
malgré son mal ; elle se laissera conduire,
emporter ; elle fera tout ce que je vou-
drai, au risque d'en mourir ce soir, heu-
reuse, au delà de ce qu'elle aurait su
demander pour son ciel, heureuse du
rôle qu'elle va jouer entre sa maîtresse
178 FANTOME D'ORIENT
et moi, Jieureuse de cette suprême visite
inespérée qu'elle va faire à sa tombe. Et
ses larmes coulent, coulent sur le noir
de ses joues ; des larmes de joie qui la
transfigurent...
Mais voici qu'une difficulté imprévue
surgit : les porteurs, maintenant, qui se
prennent de dégoût et qui ne veulent
plus I Enlever ça dans leurs bras, asseoir
ça dans leur chaise qui est garnie d'un
velours neuf, non jamais ! Eux, sont
d'élégants porteurs, au costume brodé,
qui ne s'attendaient point à être dérangés
pour une telle besogne. Et ils refusent.
D'ailleurs, je réfléchis qu'elle se refroi-
dirait mortellement, cette pauvre vieille,
presque nue, une fois retirée des loques
FANTOME d'orient 179
immondes qui sont entassées sur son
corps... Mais je me rappelle a^^jir vu
dans le quartier, en passant, de belles
couvertures de laine, d'une couleur
orange, à l'étalage d'une petite boutique
de juifs, et je prie la sœur d'Achmet de
courir en acheter une... J'y mettrai la
main avec elle; à nous deux, nous enve-
lopperons Kadidja là-dedans, et les por-
teurs pourront, après, l'enlever sans
effroi.
Un quart d'heure de perdu encore, à
cette toilette qui semble un ensevelisse-
ment. Enfin la vieille femme, enveloppée,
enroulée dans la laine épaisse et neuve,
est assise sur la chaise de velours, sou-
riant, malgré sa douleur et son chagrin,
de tout ce luxe inconnu jusqu'ici dans sa
180 FANTOME d'orient
vie. Et nous partons, prenant congé de
la sœur d'Achmet avec des serrements de
mains et des remerciements.
Au départ, Kadidja, redevenue très vi-
vante, a, d'une voix nette, donné ses
ordres et indiqué par quelle porte de
Stamboul il faudra sortir. La matinée
s'avance; je loue un cheval en route et je
commande aux porteurs de courir. Des
enfants, qui voient passer grand train
cette chaise, escortée par ce cavalier doré
comme un cavas de pacha, regardent par
les lucarnes de verre pour voir la belle
qu'on emporte là-dedans si vite, et puis s'é-
pouvantent de cette figure de gaenon noire.
Toutes ces agitations, tous ces empres-
sements m'ont fait perdre de vue le but
FANTOME D'ORIENT 181
de la course. Et puis, il y a le plaisir
physique d'être sur ce bon cheval jeune,
que le hasard m'a procuré, le plaisir de
fendre l'air vif et pur, un beau matin de
soleil... Et, encore une fois, l'oubli vient;
je trotte, le cœur presque léger, m'inté-
ressant aux choses singulières et grandio-
sement tristes de Tentour.
Nous cheminons longtemps au milieu
de ces quartiers presque inhabités,
presque en ruines, qu'on appelle le
« Vieux-Stamboul ». Puis enfin, la gigan-
tesque muraille crénelée, qui enferme
tout cela, nous apparaît; nous en sortons
par d'antiques portes ogivales, qui se
succèdent en voûte obscure, et nous voici
dans la campagne, dans le désert des
tombeaux.
16
182 FANTOME d'orient
Derrière nous, ces remparts que nous
venons de franchir, semblent l'enceinte
de quelque colossale ville abandonnée;
invraisemblablement hauts, hérissés de
dents pointues, flanqués d'énormes tours,
ils s'en vont sur notre droite et sur notre
gauche, indéfiniment pareils, se perdre
dans les lointains désolés.
En avant, c'est l'interminable région
des sépultures : landes d'un gris roux,
avec, çà et là, des bouquets de cyprès
noirs qui montent comme des flèches
d'église. Un peuple de tombes couvre ce sol;
pierres debout, qui sont de tous les âges, de
toutes les époques de l'histoire. Cette terre
aride est pleine d'ossements de morts.
Jadis, quand j'habitais Eyoub, je ve-
nais rarement de ces côtés. Une fois,
FANTOME d'orient 183
cependant, nous y avions fait une pro-
menade en plein jour, elle et moi, une
après-midi de décembre, choisissant ce
lieu parce qu'il était plus désert. Et, tout
près d'ici, je m'en souviens, un petit oi-
seau, qui sans doute se trompait de sai-
son, nous avait chanté, pour nous seuls,
un air de printemps, sur la branche d'un
de ces cyprès. Ensuite, un peu plus loin,
là-bas, nous avions vu enterrer devant
nous une si jolie petite fille, — qui doit
être en poussière aujourd'hui... Oh! cette
promenade sur l'herbe rasé et les mar-
guerites d'hiver, la seule que nous ayons
jamais osé faire ensemble à la lumière
du soleil, comme je me la rappelle tout
à coup d'une manière déchirante...
Et maintenant je recommence à avoir
184 FANTOME d'orient
la pleine conscience de tout ce qu'il y
a d'infiniment mélancolique dans notre
course. La pensée que je m'approche
d'elle, des débris qui ont été son corps,
me fait passer de grands frissons glacés,
et je sens revenir cette impression phy-
sique, qui est particulière aux heures de
deuil, cette impression d'avoir les tempes,
la poitrine, serrées peu à peu, de plus en
plus, dans des étaux de fer.
Je regarde autour de moi les tombes,
les plus rapprochées et aussi les plus
lointaines, cherchant et interrogeant des
yeux les moins vieilles, celles qui sont
restées un peu blanches et où brille un
peu d'or, celles qui n'ont pas encore pris
l'uniforme teinte gris-roux de l'ensemble
de tout cet immense ossuaire... Depuis
FANTOME d'orient i8o
bien des années, j'avais prévu, deviné
cette promenade funèbre, tout ce qui est
réel aujourd'hui ; mais jamais je n'avais
imaginé que cela se passerait dans cette
région de suprême abandon où nous
sommes; non, je ne m'attendais pas à ce
qu'il me faudrait venir la chercher parmi
ces confuses peuplades de morts; vraiment
je souffrirais moins de la savoir ailleurs
qu'ici, perdue au milieu de tant d'autrts,
de tant d'autres qui n'ont même plus de
nom, même plus de pierre...
Kadidja a fait obliquer ses porteurs sur
la gauche, et nous longeons maintenant
l'écrasante et interminable muraille créne-
lée, dans la direction des Sept-Tours,
marchant sur un sol dénudé qui a un air
maudit.
16.
186 FANTOME D'ORIEKT
Nous devons approcher, car elle a
frappé, de sa vieille main noire, contre
la vitre de sa chaise, pour faire signe
d'aller doucement, et je la vois qui re-
garde, les yeux dilatés, qui cherche...
Même, elle a l'air d'hésiter maintenant,
— et moi je tremble. Ahl elle a dû la
voir, car elle arrête ses beaux porteurs
d'un geste de commandement. Par ici, à
droite, sur cette espèce de monticule où il
y a une dizaine de pierres debout : c'est
làl Dans le nombre, il y a trois ou
quatre tombes de femmes, que je dis-
tingue du premier coup d'oeil : des bornes
peintes en bleu ou en vert, avec des ins-
criptions et un couronnement d'étranges
fleurs, jadis dorées... Laquelle?
Elle s'est fait descendre, la pauvre
FANTOME d'orient 187
vieille, branlante, les yeux ardents; sou-
levée par deux porteurs, qui la tiennent
enveloppée dans sa couverture orange —
non par égard pour elle, mais par dégoût
de son corps — elle marche presque, Tin-
firme; elle a dégagé des plis de la laine
deux eif rayants bras de momie, où courent
des veines gonflées, et elle marche, à force
de volonté, entre les hommes qui la sou-
tiennent, elle avance par soubresauts qui
lui font mal. Et je la suis, avec une in-
finie pitié...
Laquelle de ces tombes?... Ah! celle-ci
sans doute, vers laquelle elle a l'air de se
diriger, celle-ci, qui est d'un bleu éteint,
avec des inscriptions d'or encore bril-
lantes... Oui, c'est bien là!... Elle se jette
dessus, s'y cramponne à deux mains
188 FANTOME d'orient
crispées, pauvre vieux singe qui fait mal
à voir et qui fait peur; ensuite, se re-
tourne pour me crier, d'une voix révoltée,
sauvage, aigué, surprenante dans ce si-
lence : « Bourda!... Bourda, Aziyadé! »
(Ici, icil Aziyadé!) Il y a cela, sous-
entendu, que je comprends bien et qui
m'entre comme une lame : « Et c'est toi
qui l'y as conduite! » Puis, subitement,
elle me prend les mains, et, d'une voix
toute changée, d'une voix de petit enfant,
qui est douce, douce, comme pour me
demander pardon, elle répète : « Ici!...
ici, Aziyadé! Vois-tu, c'est ici qu'elle est
à présent... » En même temps, une gri-
mace à fendre l'âme contracte sa figure
noire, et un brusque jet de larmes coule
de ses yeux...
FANTOME d'orient 189
Je baisse la tête, moi; mais pas une
larme ne me vient. D'un geste machinal,
pour me découvrir comme on fait sur les
tombes chrétiennes, je porte la main à
mon front, puis je la laisse retomber...
J'oubliais quel costume j'ai repris pour
venir ici : le fez turc ne s'enlève jamais,
même pas pour prier Dieu. Et je me
penche sur le marbre, cherchant, parmi
les inscriptions enroulées que je ne sais
pas déchiffrer, cherchant son nom, le
vrai et l'aimé, celui qui est gravé sur la
grossière bague d'or qu'elle m'a donnée,
celui qui est écrit aussi sur ma poitrine,
en petites lettres bleues indélébiles. Mais
comment donc suis-je redevenu tout à
coup aussi calme, presque distrait? Il
semble que je ne comprends plus bien,
190 FANTOME d'orient
que je n'y suis plus. Qu'est-ce donc qui
m'a fermé le cœur d'une façon s' inat-
tendue? Sans doute la présence de ces
hommes, avec leurs yeux curieux, leur
étonnement presque ironique; tout ce
groupe, tout cet appareil presque théâtral.
Ohl il aurait fallu pouvoir venir seul. Ils
ne devraient pas être ici, eux; leurs re-
gards, rien que leur voisinage, sont insul-
tants pour le cher petit tombeau — et
s'ils devinaient tout, ce serait peut-être
même un danger, plus tard, pour la tran-
quillité de ce lieu quand je serai loin.
Je reviendrai seul demain matin ;
j'aurai le temps encore, puisque le pa-
quebot qui m'emmène ne part qu'à trois
heures du soir. Alors, ce sera ma véri-
table visite. Mais, aujourd'hui, allons-
FANTOME d'oRIEXT 491
nous-en ; avec ces gens-là qui piétinent le
sol et qui causent, nous profanons tout...
A elle, qui dort sous cette pierre, je
dis, en dedans de moi-même : « Je vien-
drai seul te voir, pauvre petite, je pas-
serai la matinée de demain avec toi, dans
ton désert; tu comprends bien déjà que
je t'aime, puisque j'ai fait, pour te re-
trouver, tout ce long voyage... » Pourtant
je regarde la terre, malgré moi, furtive-
ment, la terre au pied de cette borne
de marbre... Mais non, aujourd'hui je ne
veux pas penser à ce qui est en dessous,
je détourne la tête, et, à force de vouloir
me roidir, je me sens redevenu tout à fait
impassible, l'expression dure.
Seulement, je prends note des alen-
tours avec une extrême attention, pour
192 FANTOME d'orient
De pas me tromper de chemin, quand je
serai seul. D'abord, le long de cette for-
midable muraille sombre, qui a l'air de
fermer le monde derrière nous, je compte
combien de bastions carrés, depuis la
porte par où nous venons de sortir jus-
qu'au lieu où nous sommes; puis, je
trace à la hâte sur un calepin des aligne-
ments, des silhouettes de cyprès, afin
d'avoir tous mes points de repère assu-
rés; je grave pour jamais tout ce lieu fu-
nèbre dans ma mémoire, afin de n'en
plus oublier la route, quand ce serait
dans dix ans, dans vingt ans, qu'il me
serait donné d'y revenir. Je cherche
même quelles petites plantes je pourrai
cueillir demain et emporter avec moi :
presque rien, hélas I tant ce sol est aride;
FANTOME d'orient 193
à peine deux ou trois imperceptibles
feuilles épineuses et un frêle lichen gris;
je ne sais même pas si, au printemps, la
moindre fleur de lande s'ouvre sur ce
tombeau...
Allons, maintenant, partons vite. Les
porteurs replacent la vieille femme épui-
sée dans sa chaise, je remonte à cheval,
et nous retraversons cette solitude au pas
rapide, comme nous étions venus.
Bien étrange, en vérité, et bien inat-
tendue pour moi, cette visite, si courte,
si froide. Je m'en vais, plus amèrement
triste, mécontent, inassouvi. Si cepen-
dant quelque chose m'empêchait de re-
venir demain, si d'ici-là quelque chose
me foudroyait... Jusqu'au moment où
nous nous engageons sous les portes fa-
17
194 FANTOME d'orient
Touches de la grande muraille, je reste
hésitant, je regarde derrière moi, tenté
de revenir sur mes pas, au galop de mon
cheval...
Quand Kadidja est recouchée sur ses
loques, dans sa soupente noire, je congé-
die ces porteurs dont la présence m'était
odieuse. De mon mieux, j'éteuds sur le
corps de la pauvre vieille sa couverture
neuve, qui lui fait tant de plaisir, et
qu'elle caresse avec ses mains, à la ma-
nière des petits enfants en possession d'un
jouet nouveau.
Et maintenant, je voudrais l'interroger,
elle qui est la seule au monde à qui je
puisse parler, parmi celles qui ont vu,
qui ont su, qui ont gardé dans leur mé-
FANTOME d'orient 195
moire tout ce que je tremble d'apprendre.
« Oui, oui, répond-elle, je te dirai des
choses, des choses... Un de ces jours, tu
viendras causer avec ta Kadidja, quand
elle aura bien dormi, pour retrouver toute
sa tête... »
Un de ces jours I... Mais je n'ai plus
qu'aujourd'hui I...
« Ah I Loti, reprend-elle en se dres-
sant avec effort, tu ne sais pas : on m'a-
vait chassée, moi... Mais sa Kadidja n'est
pas partie loin, tu penses, et, pendant
deux nuits, quand j'ai compris qu'elle
mourait, je me suis tenue dans la rue,
contre la porte, pour entendre... »
On l'avait chassée... Alors, que pourra-
t-elle tant me dire ? Quels renseignements
confus et étranges pourrai-je tirer de sa
196 FANTOME d'orient
vieille tête qui, d'ailleurs, me semble déjà
égarée.
— Et Fenzilé-hanum, dis-je, tu sais ce
qu'elle est devenue?
— Ah! Fenzilé, oui... Oh! elle sait
beaucoup de choses, celle-là. Et peut-être
bien, peut-être bien qu'elle viendrait ici,
pour te parler !
Cette Fenzilé, une des trois autres
femmes du vieil Abeddin, je l'avais aper-
çue une seule fois, voilée naturellement.
Mais je savais qu'elle était meilleure que
ses compagnes pour Aziyadé, presque
serviable et bonne. Et il paraît que c'est
la seule, de tout ce harem dispersé, qui
soit restée à Gonstantinople, où elle s'est
remariée. Oh ! s'il y avait moyen de lui
parler ! Il est vrai, je n'espère pas du tout
FANTOME D'ORIENT 107
que ce soit possible... « Gomment faire,
bonne Kadidja, pour la décider à venir
ici chez toi? »
Un instant après, sur les indications de
la négresse, j'ai été chercher dans un tau-
dis voisin et j'ai ramené avec moi une
très vieille femme, à la figure sinistre
d'entremetteuse, qui a dû tremper, au
cours de sa vie, dans plus d'une louche
aventure. C'est sur cette personne que
Kadidja compte pour négocier l'entrevue ;
très agitée, maintenant, elle lui donne, à
ce sujet, des instructions qui semblent
assez précises, et moi je promets une
forte récompense. Le rendez-vous serait
ici, et pour cette après-midi, bien entendu,
vers sept heures à la turque. Mais j'y
compte si peu...
t7.
198 FANTOME d'orient
Je voudrais interroger encore Kadidja ;
mais elle est de plus en plus épuisée, et
j'ai pitié. Je suis moi-même affreusement
fatigué de cette matinée. Surtout, je pres-
sens trop ce qu'elle va me dire en termes
plus clairs, si j'insiste : c'est qu'Aziyadé
est morte de mon abandon. Puisque c'est
vrai, mon devoir est de l'entendre et j'y
tiens, mais ce sera assez d'une fois, quand
je reviendrai ce soir... Alors, je me rap-
pelle qu'on m'attend de l'autre côté de
l'eau, et, un peu lâchement, je m'en
vais...
Maintenant donc, il faut redescendre
vers la Gorne-d'Or, prendre un caïque,
passer sur l'autre rive, revenir à la place
d'Hadji-Ali où m'attendent Anaktar-Chi-
FANTOME d'orient 199
raz et le landau, et aller faire visite à une
autre tombe.
Assise à côté de moi, Anaktar-Chiraz a
dit au cocher : « Va au cimetière armé-
nien-catholique de Chichli. »
C'est très loin, paraît-il, et il fouette
ses chevaux qui partent au trot rapide.
Tournant le dos à Stamboul, nous arri-
vons de nouveau à Péra ; nous le traver-
sons à toute vitesse; nous le dépassons,
nous dépassons le faubourg du Taxim, et
nous voici dans une autre banlieue, bien
différente de celle où Aziyadé est ense-
velie... Comme on les a couchés loin l'un
ÔB l'autre, mes deux pauvres petits com-
pagnons d'Eyoub.
Dans un cimetière catholique?... En
200 FANTOME D'ORIEXT
effet, je me rappelle à présent : il m'avail
conté qu'il était né arménien-catholique
et que plus tard, vers sa quinzième année,
il s'était fait mulsulman sous ce nom
d'Achmet. A sa dernière heure, il se sera
souvenu du Christ.
Quelle horrible banlieue que celle-ci,
par contraste avec celle de Stamboul,
dont la tristesse est grande et superbe...
Ici, c'est le côté où tous ces gens cosmo-
polites de Péra viennent s^amuser aux
jours de fête; dans une campagne sans
arbres, sans verdure, absolument nue,
s'étalent d'abord d'odieuses guinguettes
de barrière, arméniennes, grecques, juives,
qui rappellent les mauvais alentours pari-
siens : ensuite commencent des chan^ps
labourés, dans lesquels notre voitiire
FANTOME d'orient 201
s'engage, région toute grise, couleur de
terre, sans une herbe verte; et enfin,
sur une hauteur solitaire, paraît un carré
de murs, gris aussi, au-dessus desquels
ne s'élève ni un cyprès, ni un feuillage
quelconque : c'est le cimetière de Chichli.
Nous entrons. On dirait un cimetière
de pauvres, un cimetière de suppliciés. Pas
une fleur, pas une plante. Quelques rares
petites croix de bois ou de pierre, quel-
ques plaques de marbre bien humbles;
presque partout, de simples bosses de
terre, indiquant le gisement des cadavres.
La vieille Arménienne s'oriente, choisit
un sentier, se met à compter les mon-
ticules sinistres — un, deux, trois, quatre,
— et s'arrête à une place qui semble
avoir été récemment bêchée : « Le voilà,
202 FANTOME d'orient
notre Achmet! » Et ses bons yeux de
vieille mère se voilent un peu, au sou-
venir de l'enfant qu'elle avait soigné
comme un de ses fils.
Oh! le pauvre petit! comme il est
pénible à voir, le lieu de sa sépulture...
Je n'aurai pas le temps de revenir une
seconde fois auprès de lui, aussi vais-je
lui dire mon grand adieu : « De quel
côté est sa tète? » — « Ici! » répond la
vieille femme, en se baissant pour tou-
cher du doigt les mottes de terre. Et, à
la place qu'elle m'indique, je cueille,
pour l'emporter, un petit trèfle chétif
qui a poussé là solitairement.
J'ai dit au cocher de nous ramener
grand train à l'hôtel.
FANTOME d'orient 203
Anaktar-Ghiraz est assise à côté de moi
dans le landau, et, en route, je la prie
de s'occuper, après mon départ, d'une
plaque de marbre que je veux faire mettre
au cimetière pour Achmet. — Car une
de ses grandes tristesses était, je me
rappelle, de penser que, s'il mourait avant
d'être un peu riche, il n'aurait peut-être
pas de tombe.
n n'est guère que midi quand nous
arrivons à l'hôtel, toutes mes longues
pérégrinations du matin n'ayant pas duré
plus de quatre heures.
Je fais monter chez moi l'Arménienne ;
les gens de senâce, peu habitués à voir
aux touristes de telles amies, la regardent,
mais sans insolence, tant elle a l'air hon-
nête et digne dans sa robe de deuil.
204 FANTOME d'orient
Ayant tiré de sa poche de grosses lu-
nettes, elle s'assied devant un bureau,
afin d'écrire toutes les instructions que je
vais lui laisser pour cette tombe...
Mais nous sommes interrompus par
le juif Salomon, qu'un domestique m'a-
mène. Il vient me rendre compte qu'il
a fait tout son possible pour retrouver
Achmet, et que personne ne le connaît
plus.
Oh I je le crois sans peine, qu'Achmet
est introuvable !... Et, depuis hier, depuis
l'heure où j'avais envoyé ce Salomon aux
renseignements, que de chemin j'ai déjà
parcouru, dans la région des mornes cer-
titudes, des tranquillités funèbres. A ce
moment-là, tout était encore en trou-
blante question ; à présent, il semble que,
FANTOME d'orient 205
sur ces choses qui m'agitaient hier, une
lourde pluie de cendre soit tombée...
En caractères arméniens, Anaktar-Ghi-
raz a fini de noter pour elle-même ce
que je lui ai recommandé au sujet de ce
marbre.
Et maintenant nous avons terminé nos
affaires ensemble, il ne nous reste plus
qu'à nous dire adieu.
Elle se lève pour partir, et elle me re-
garde, avec ces mêmes bons yeux de mère
que je lui ai vus tout à l'heure à Ghichli.
Tandis qu'elle me remercie de ce que
je fais pour le pauvre petit mort, de
grosses larmes lui viennent, qui, pour
un peu, me gagneraient aussi.
Puis, elle me demande la permission
de m'embrasser, en s'en allant. — Oh I
18
206 FANTOME d'orient
je veux bien... Et de tout mon cœur,
pour Achmet, je lui rends son baiser,
sur sa joue ridée de pauvre vieille.
A huit heures à la turque (environ trois
heures de l'après-midi) je suis au rendez-
vous chez Kadidja.
Auprès du grabat à couverture orange,
où les pauvres effrayantes mains noires
s'agitent, la femme de mauvais aspect à
laquelle j'ai eu affaire ce matin se tient
seule, debout. Fenzilé-hanum n'y est pas;
je m'en doutais. « Elle est absente, dit
l'entremetteuse ; on ne sait pas où elle est
allée; on ne sait pas pour combien de
temps, non plus... » Et je vois tout de
suite, à ses réponses obstinément éva-
sives, à son expression glaciale et fermée.
FANTOME d'orient 207
qu'il est inutile d'insister; cette Fenzilé,
qui ne veut pas me voir, lui aura fait
peur avec je ne sais quelles menaces, ou
lui aura donné de l'argent pour ne rien
dire...
Quand elle est partie, après m'avoir
réclamé le paiement de sa course, je
m'assieds sur un escabeau, au chevet de
Kadidja.
Alors, commence pour moi l'heure la
plus cruelle de tout mon pèlerinage ici,
l'heure de châtiment et d'expiation...
Dans un entretien, coupé de cris et de
silences, m'efforcer de savoir, et y par-
venir à peine. Tirer de cette vieille cer-
velle noire, qui s'en va, qui est tantôt
affaissée, tantôt prise de bruyant délire,
tirer par petites bribes incohérentes les
208 FANTOME d'orient
choses qui me glacent et qui me brûlent.
Être arrêté à chaque minute par la pitié
de la voir si fatiguée, par le remords de
l'avoir achevée peut-être, en lui faisant
faire ce matin cette longue course. Sentir
entre elle et moi, pour augmenter encore
le nuage obscur, les difficultés d'une
langue que nous ne possédons ni l'un ni
l'autre d'une façon parfaite. Et me dire
pourtant qu'il faut profiter à tout prix de
ce moment unique, parce que je vais
partir demain et parce qu'elle va mourir;
elle est le seul trait d'union qui soit
encore à peu près vivant entre ma
chère petite amie et moi ; quand on l'aura
misv3 en terre, tout lien sera coupé à
jamais; ce que je ne ferai pas sortir, au-
jourd'hui même, de cette mémoire à
FANTOME d'orient 209
moitié décomposée, sera perdu pour tou-
jours...
En ce qui concerne la date, Kadidja
est d'accord avec la sœur d'Achmet; c'est
bien cela, il y a eu, au printemps, sept
années qu'Aziyadé a dû mourir... Quant
aux causes de sa mort... elles restent
comme sous-entendues entre nous deux;
avec une délicatesse que je n'attendais
pas, elle évite de me les dire; mais elle
m'arrête, par un regard d'étonnement et
de douloureux reproche, quand j'ai l'air
d'insister pour les demander. Malgré des
alternances d'enfantillage sénile, elle a
gardé des côtés d'intelligence étrange, et
son cœur de pauvre vieille esclave n'a
pas cessé d'être foncièrement bon. De
plus en plus, je me prends pour elle de
18.
210 FANTOME d'orient
respect, — et puis de pitié surtout, de
pitié pour tant de fatigue mortelle que je
lui cause...
— « Ainsi, tu dis, bonne Kadidja,
qu'elle a espéré pendant plus d'une
année? > — Espéré quoi, la pauvre pe-
tite? Quelque chimérique retour, avec
un enlèvement peut-être; une de ces
dangereuses aventures, que je pourrais
à la rigueur tenter aujourd'hui avec de
l'or et de l'indépendance, mais qui jadis,
m'étaient si impossibles!
Et c'est au bout de ce temps-là seu-
lement qu'elle a commencé à décliner
beaucoup, et à perdre ses couleurs de
saine jeunesse, et à courber sa tète, se
croyant même oubliée, et abandonnée
d'âme pour toujours. — Mais mes lettres,
FANTOME d'orient 211
mes lettres ne lui arrivaient donc plus?...
— Ohl tes lettres, répond Kadidja, je
lui ai remis... attends... je lui ai remis
jusqu'à la sixième...
— Et pourquoi plus les autres?
— Les autres, dit-elle... dans le feul
Je les ai jetées dans le feu! Puisqu'on
m'avait chassée, moi, tu vois bien, je ne
pouvais donc plus les lui porter, et, de
les garder, j'avais peur... A la façon
dont elle a prononcé : « dans le feu! »
je comprends qu'elle les considérait, à la
fin, ces lettres, comme petites choses men-
songères et maléficieuses, causes indirectes
de malheur.
Quant aux lettres d'Aziyadé, Kadidja
est sûre de m'en avoir fait passer quatre,
mais pas une de plus. Et c'est bien ce
212 FANTOME d'orient
que je croyais: les quatre premières, celles
qui lui ressemblaient, celles où je retrou-
vais ses chères petites pensées, exquises,
avec leur tour drôle de pensées d'enfant
sauvage. — Les suivantes, alors, ces lettres
quelconques, banales ou invraisemblables
comme les dernières d'Achmet, de qui
me venaient-elles? Quelle main inquié-
tante me les avait écrites, et dans quel
but? Cela restera toujours un mystère,
et d'ailleurs qu'importe, fuisqu'à pn'sent
tout est fini...
Ce sont bien nos imprudences des der-
niers jours qui ont tout à coup ouvert
les yeux au vieil Abeddin sur notre longue
intrigue impunie — et ensuite sont ve-
nues les délations des autres femmes du
harem, qu'on a interrogées et que les
FANTOME d'orient 213
menaces ou les promesses ont fait parler.
Aziyadé n'a pourtant point été ren-
voyée de chez son maître, ni maltraitée ;
mise à l'écart seulement, comme chose
impure, reléguée et murée dans le silence
de son appartement où n'entraient plus
que des servantes hostiles. Au bout d'un
an, Kadidja elle-même s'était vu fermer
la porte de ce logis sombre, comme sus-
pecte de relations avec l'écrivain public
et avec la poste française de Péra. Et
c'est alors que la lente agonie avait
réellement commencé, avec la fin de tout
espoir.
Je ne crois pas qu'une créature très
jeune, et d'un beau sang neuf qu'aucune
contagion n'a touché, puisse mourir de
désespérance seulement, si on lui laisse
214 FANTOME d'orient
le soleil, l'air et la liberté... Mais là,
cloîtrée et à l'abandon I...
— Tu sais, dit Kadidja, sa chambre
donnait du côté de l'Étoile (du côté du
Nord) et il y faisait grand froid.
Oui, je me rappelle ces fenêtres aux
épais grillages, situées dans une aile de la
maison que le soleil n'atteignait jamais ;
à dérobée, je les regardais, en passant
dans cette rue oppressée de mystère, où
n'arrivaient que très tard les rayons
rouges et sans chaleur du couchant. Et je
me représente si bien ce que devait être
cet appartement, aujourd'hui anéanti par
le feu, où la mort, à tout petits pas, est
venue la chercher...
Puis Kadidja continue : « L'hiver, tou-
jours enfermée là, elle avait pris mal, à
FANTOME d'orient 215
cause du froid de cette chambre... Alors,
les autres dames lui donnaient des re-
mèdes... Oh ! vois-tu, Loti, c'était surtout
ça que je voulais te dire : on lui donnait
des remèdes. . . dont je me méfiais bien ! ... »
Mon Dieu, où étais-je moi, pendant que
tout cela se passait dans ce harem
obscur?... Si facilement on l'eût sauvée,
avec un peu de joie et de soleil, en l'arra-
chant de là !.. . Dans quel coin du monde
étais-je à courir, ne pouvant rien, ne sa-
chant rien, tandis que l'âme de ma petite
amie s'en allait en détresse et que s'affais-
sait lentement son corps adoré... jusqu'à
cette soirée de mai, où, « presque clandes-
tinement on l'a emportée... »
Encx)re quelques détails que je demande
216 FANTOME d'orient
et qui me sont donnés à grand'peine,
avec des gémissements de petit enfant ou
des cris, — car elle est de plus en plus
divagante, Kadidja, de plus en plus
épuisée. Et moi aussi, je suis épuisé, par
les choses affreusement pénibles que j'en-
tends, et par la tension d'esprit qu'il me
faut pour les faire jaillir, une à une, de
cette tête de pauvre vieux singe presque
mort.
Entre l'effroi d'interroger davantage et
le désir de savoir plus de choses, j'hésite;
je suis à tout instant près d'en finir, —
et puis je reste encore, me rappelant que
cet entretien est suprême : c'est la der-
nière fois que, avec un être un peu
vivant, je parlerai d'elle...
Allons, je crois cependant que sa tor-
FANTOME d'orient 217
ture a assez duré, — et la mienne aussi ;
d'ailleurs, je sais à peu près tout ce que
je voulais savoir. Je vais partir...
— « A présent, il est tard, tu t'en re-
tournes à Péra, n'est-ce pas? » demande-
t-elle, d'un ton câlin et persuasif, re-
devenue tout à coup la négresse aux
petites manières rusées d'enfant, et im-
patiente que cela finisse, que je la laisse
en paix.
Je lui donne quelques louis d'or, qui
l'éblouissent, et qui lui assurent un peu
de bien-être pour la fin de ses jours
comptés. Et puis je lui dis l'adieu défi-
nitif, emportant d'elle un pardon et une
bénédiction attendrie.
Elle va bientôt mourir, c'est certain ;
ses yeux qui, après les miens, étaient
19
218 FANTOME D'ORIENT
les seuls ayant regardé Aziyadé avec ten-
dresse, vont s'éteindre et se décomposer;
cette image d' Aziyadé, qui persistait
encore au fond de sa tête finissante,
bientôt n'existera plus... Quand nous
mourons, ce n'est que le commencement
d'une série d'autres anéantissements par-
tiels, nous plongeant toujours plus avant
dans l'absolue nuit noire. Ceux qui nous
aimaient meurent aussi; toutes les têtes
humaines, dans lesquelles notre image
était à demi conservée, se désagrègent et
retournent à la poussière; tout ce qui
nous avait appartenu se disperse et s'é-
miette; nos portraits, que personne ne
connaît plus, s'effacent; — et notre nom
s'oublie; — et notre génération achève de
passer...
FANTOME d'orient 219
Je m'en vais lentement, par la petite
rue délabrée et déserte.
A quelques pas de là, je reprends mon
cheval, qu'un enfant promenait en rond
autour d'une place solitaire.
Il est trop tard pour retourner voir sa
tombe; j'y passerai ma matinée de de-
main...
Et je commence, une fois de plus, à
errer sans but jusqu'à la nuit...
Au crépuscule, tout à coup, je me re-
trouve sur l'immense place de Mehmed-
Fatih, ramené par le hasard.
Alors me revient cette phrase de mon
journal d'autrefois, qui s'est gravée très
singulièrement dans ma mémoire et s'est
peu à peu liée, pour moi. à ce quartier
FANTOME D ORIENT
saint, comme si elle en était l'expression
même :
ce La mosquée du sultan Mehmed-Fatih
nous voit souvent assis, Achmet et moi,
devant ses grands portiques de pierres
grises, étendus tous deux au soleil, sans
souci de la vie, poursuivant quelque
rêve intraduisible en aucune langue hu-
maine... »
Rien de changé sur cette place; elle
est restée un des lieux les plus turcs et
les plus mélancoliques de Stamboul. La
mosquée s'y dresse, indéfiniment pareille
à travers les siècles, avec ses hautes
portes. grises, festonnées de dessins mys-
térieux. Et alentour, sous les treilles
jaunies des petits cafés, les mêmes vieux
cafetans de cachemire, les mêmes vieux
FANTOME D'ORIENT 221
turbans blancs sont assis, à cette der-
nière lueur du soir d'automne, fumant
des nai^uilés tout en devisant de choses
saintes.
Alors je m'arrête au milieu deux, a
cette même place où, il y a dix ans,
nous avions vu, un soir, paraître sur les
marches de la mosquée un illuminé qui
levait les yeux et les bras au ciel, en
criant : « Je vois Dieu, je vois l'Éternel ! »
— Achmet avait secoué la tête, incrédule,
répondant : « Quel est l'homme.. Loti,
qui pourra jamais voir Allah I... »
En vérité je ne sais pas pourquoi cette
halte sur cette place a marqué si profon-
dément, parmi tant d'autres souvenirs
de mon pèlerinage; ni pourquoi j'éprouve
le besom de la fixer ici, pour l'empêcher
19.
522 FANTOME d'orient
de s'en aller trop vite, dans la fuite de
tout, — comme on retiendrait de la
main, un instant, quelque légère chose
flottante, emportée au fil de l'eau.,.
VI
Samedi, 8 octobre 188...
C'est le matin du dernier jour. Un
épais brouillard gris est descendu sur
Constantinople, rappelant les automnes
du nord.
Comme hier, j'ai repris mes vêtements
turcs, pour ressembler plus à ce que jadis
j'ai été, pour être mieux reconnu, dans
cette région des morts où je va^s, par
je ne sais quelles incertaines émanations
d'âmes, qui doivent regarder au-dessus des
FANTOME d'orient
tombeaux. Et, seul cette fois, je chemine
à cheval le long de la grande muraille
de Stamboul, seul infiniment sous ce
ciel bas et obscur, seul aussi loin que je
puis voir au milieu de ces landes et de
ces bois funéraires.
La muraille se prolonge à mesure que
j'avance, se déroule, toujours pareille
dans les lointains de la campagne morte.
Elle a l'air de soutenir, avec les milliers
de pointes de ses créneaux, les lourdes
nuées traînantes prêtes à tomber sur la
terre. Elle est d'une sinistre couleur
sombre, par cette matinée sans soleil.
Débris colossal du passé, elle nous diminue
et nous écrase, nous et nos existences
courtes, et nos souffrances d'une heure,
et tout le rien instable que nous sommes.
FANTOME D'ORIENT
En passant, je regarde les profondes
portes ogivales par où personne n'entre
ni ne sort; puis, je compte avec soin
les énormes tours carrées — jusqu'au
moment où m'apparaît cette sorte de
tertre que l'on m'a montré hier, et sui
lequel, au milieu d'autres tombes, est
la petite borne bleue aux inscriptions
d'or.
Et quand je l'ai bien reconnue, la pe-
tite borne d'Aziyadé, j'attache mon cheval
aux branches d'un cyprès, pour m'appro-
cher seul et me coucher sur la terre, —
sur la terre rousse légèrement brumée de
pluie, où poussent de rares plantes grêles.
A l'orientation de la borne, je sais la po-
sition du corps chéri qui est enfoui des-
sous, et, après avoir bien regardé au loin
226 FANTOME d'orient
alentour si personne n'est là qui puisse
me voir, je m'étends doucement eV j'em-
brasse cette terre, au-dessus de la place
où doit être le visage mort.
Il y a des années que j'avais eu le
pressentiment, et pour ainsi dire la vi-
sion anticipée de tout ce que je fais ce
matin : sous un ciel bas et sombre
comme celui-ci, je m'étais vu, revenant,
dans ce costume d'autrefois, pour me
coucher sur sa tombe et embrasser sa
terre... Et c'est aujourd'hui, c'est main-
tenant, ce dernier baiser, — et voici qu'il
ne me semble plus que ce soit bien réel;
je me laisse distraire ici-même par je ne
sais quoi, peut-être par l'immensité du
décor funèbre, par tout ce charme de dé-
solation dont s'entoure et s'agrandit, à
FANTOME D ORIENT
mes yeux irresponsables, la scène de ma
visite à cette tombe.
Cependant, à mesure que les minutes
passent, effroyablement silencieuses, et
tandis que les nuées lourdes continuent
de se traîner au-dessus des grands murs
sarrazins, je reprends peu à peu cons-
cience des choses; Je souffre plus simple-
ment, je comprends d'une manière plus
humaine et plus douloureuse, le frisson
me revient, le vrai frisson d'infinie tris-
tesse...
Des instants passent encore ; un peu de
vent se lève, semant sur ce pays des
morts des gouttes de pluie fouettante.
Notre longue entrevue muette tra-
verse des phases différentes, qui semblent
de plus en plus nous rapprocher l'un de
228 FANTOME D'ORIENT
l'autre. Maintenant je suis tout entier à
l'impression que nos corps sont de nou-
veau presque réunis, — après avoir été
tant séparés, par les années, par les dis-
tances, par les courses à travers le monde
et par l'indéchiffrable mystère qui enve-
loppait pour moi sa destinée à elle; je
sens que nous sommes là, tout près voi-
sins, séparés seulement par un peu de
cette terre, dans laquelle on l'a couchée
sans cercueil. Et j'aime tendrement ces
débris, — » qui en ce moment me font Veffet
d'être tout; ie voudrais les voir, et les
toucher et les emporter : rien de ce qui
a été Aziyadé ne pourrait me causer
d'effroi ni d'horreur...
Les nuées grises se traînent toujours
avec des franges plus sombres qui, en
FANTOME D'ORIENT
passant, jettent de la pluie sur la morne
campagne et sur la muraille immense...
Maintenant l'image d'Aziyadé est de-
vant moi presque vivante, — ramenée
sans doute par le voisinage de ces débris,
au-dessus desquels a dû rester, flottant,
quelque chose comme une essence d'elle-
même... Oh! mais vivante tout à coup,
si vivante que jamais je ne l'avais re-
trouvée ainsi depuis le soir de la sépa-
ration. Je revois, comme jamais, son
sourire, son regard profond sur le mien,
son regard des derniers jours; j'en-
tends sa voix, ses petites intonations fa-
milières,'confiantes et enfantines; je re-
trouve toutes ces intimes et insaisissables
petites choses d'elle que j'ai adorées avec
une infinie tendresse. Alors rien d'autre
20
230 FANTOME d'orient
n'existe plus, ni le grand décor, ni les
ambiances étranges; il n'y a plus rien
qu'elle-même, — et toutes mes impres-
sions changeantes s'amollissent, se fondent
en quelque chose d'absolument doux, —
et je pleure à chaudes larmes, comme
j'avais désiré pleurer...
De cet instant, j'ai l'illusion délicieuse
qu'elle sait que je suis revenu là et
qu'elle a tout compris... La notion m'est
venue, furtive, inexplicable, mais res-
sentie, d'une âme persistante et présente.
Alors, l'amertume et le remords qui
s'attachaient à son souvenir ont sans
doute disparu pour jamais.
Et je me relève apaisé, avec une tris-
tesse différente. Tout à coup même sa desti-
FANT03IE d'orient 231
née à elle me paraît moins sombre : elle
s'en est allée, elle, en pleine jeunesse,
n'ayant eu que ce seul rêve d'amour, —
et le baiser que je suis venu donner à sa
tombe, personne sans doute n'en viendra
donner un semblable à la mienne.
Au pied de la borne de marbre, parmi
les petites plantes qui sont là, je choisis
une des plus fraîches que j'emporte avec
moi; puis, encore, j'embrasse son nom,
écrit en relief de marbre et recouvert
d'or éteint, — et je remonte à cheval,
me retournant de loin, pour la revoir,
au milieu de sa solitude où fuit à perte
de vue la haute muraille de Stamboul...
VII
Le soir, accoudé à Tarrière du paque-
bot qui m'emporte, je regarde, comme
il y a dix ans, s'éloigner Gonstantinople.
Puis le crépuscule tombe, comme un
grand voile jeté sur tout, et, à la sortie
du Bosphore, dans la mer Noire, la nuit
nous prend tout à fait.
Et tout s'apaise, s'apaise en moi,, de
plus en plus ; tout s'éloigne , retombe
dans un lointain plus effacé...
VIII
Janvier 1892.
Dans mon enfance, je me souviens
d'avoir lu l'histoire d'un fantôme qui
venait timidement le soir, appeler de la
main les vivants. Il revint ainsi pendant
des années, jusqu'au moment où, quel-
qu'un ayant osé le suivre, on comprit ce
qu'il demandait et on lui donna satis-
faction.
Eh bien! ce rêve angoissant qui, pen-
dant tant d'années m'avait poursuivi, ce
234 FANTOME d'orient
rêve d'un retour à Constantinople tou-
jours entravé et n'aboutissant jamais, —
ce rêve ne m'est plus revenu depuis que
j'ai accompli ce pèlerinage. Et, du côté
de l'Orient, tout s'est apaisé encore dans
mon souvenir, avec les années qui ont
continué de passer...
Ce rêve était sans doute l'appel du cher
petit fantôme de là-bas, auquel j'ai ré-
pondu et qui ne se renouvelle plus.
FIN
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