Skip to main content

Full text of "Fantôme d'Orient"

See other formats


»AKSTHI)S] 


^■^€^ 


w-^f-^. 


■^ti^. 


M 


Return  this  book  on  or  before  the 
Latest  Date  stamped  below.  A 
charge   is   made   on   ail   overdue 

bOOkS.  TT  r    T      T      U 

U.  of  I.  Library 


m. 


m 


fiPn  IKIS^I 


*  MAi  -2  i34i 
\m  16  1342 


^"^ 

^i-. 


A 


m  -A  1948 


RPR  J4 


f  » 


JUL    51 


v->  v; 


17625-S 


S^i 


m. 


î^  ^^^  ^;v^s^-^  t^^  fe;^^^  à^'^^L-:^ 


FANTOME    D'ORIENT 


^ 


CALMANN-LEVY,  ÉDITEURS 


DU  MEME  AUTEUR 

Format  grand  in-18. 

vol. 


AU    MAROC    

AZIYADÉ 

LE    CHATEAU    DE    LA    BELLE    AU    BOIS   DORMANT. 

LES    DERNIERS    JOURS    DE    PEKIN    

LES    DÉSENCHANTÉES 

LE    DÉSERT 

l'exilée 

FANTÔME    d'orient 

FIGURES    ET    CHOSES    QUI    PASSAIENT 

FLEURS    d'ennui 

LA    GALILÉE    

l'inde   (sans   les   anglais) 

JAPONERIES    d'automne 

JÉRUSALEM •     .     .     . 

LE    LIVRE    DE    LA    PITIÉ    ET    DE    LA    MORT     .     .     . 

MADAME    CHRYSANTHÈME   

LE    MARIAGE    DE    LOTI 

MATELOT 

MON  FRÈRE  YVES   

LA  MORT  DE  PHIL^ 

PAGESCHOISIES 

PÊCHEUR    d'iSLANDE 

PROPOS    d'exil 

RAMUNTCHO     

RAMUNTCHO,  pièCG 

REFLETS  SUR  LA  SOMBRE  ROUTE 

LE  ROMAN  d'un  ENFANT 

LE  ROMAN  d'un  SPAHI 

LA  TROISIÈME  JEUNESSE  DE  MADAME  PRUNE. 
VERS  ISPAHAN  

Format  in-8»  cavalier, 
<EUVRES  COMPLÈTES,  tomes  I  à  XI 11  vol. 


Editions  illustrées, 

PÊCHEUR  d'islande,  format  in-8°  jésus,  illustré 
de  nombreuses  compositions  de  É.  Rudaux  .    .     1  vol 

les  trois  dames  de  la  kasbah,  format  in-16 
colombier,  illustrations  de  Gervais-Courtelle- 
MONT 1     — 

LE  MARIAGE  DE  LOTI,  format  in-8°  jésus.  Illus- 
trations de  l'auteur  et  de  A.  Robaudi 1    — 


E.   GREVIN  —  imprimerie  DE  LAGNY 


PIERRE    LOTI 

01  l'académie  française 


FANTOME  D'ORIENT 


PARIS 
CALMANN-LÉVY,   ÉDITEURS 

3,    RUE    AUBEH,    3 


Droits   de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  les  paya. 


'    FANTOME  D'ORIENT 


Septembre  188... 

Minuit,  après  une  fraîche  soirée  de  fin 

septembre  où   déjà    un    peu   d'automne 

s'annonce.  Du  silence  partout.  Dans  ma 

maison  familiale  paisiblement  endormie, 

je  reste   seul   éveillé,    l'esprit    en   grand 

C  trouble    d'anxiété    et    d'attente.    Depuis 

£  tantôt   deux    heures,  je    me   suis   retiré 

^  chez  moi,  disant  que  j 'allais  sagement  me 

\i%    coucher,  en  prévision  de  mon  départ  ma- 

_£"  tinal  de  demain.   Mais    le    sommeil    ne 

V;^  1 


316*210 


FANTOME     D   ORIENT 


Vient  pas.  Enfermé  dans  mon  logis  par- 
ticulier, errant  sans  but  d'une  pièce  dans 
untî  autre,  je  reste  indéfiniment  songeur, 
comme  à  la  veille  de  mes  grands  départs  de 
marin  pour  des  campagnes  longues  et  loin- 
taines, et,  en  dedans  de  moi-même,  je  passe 
une  lente  revue  sinistre  de  temps  accomplis, 
de  choses  à  jamais  finies,  de  visages  morts. 

Cette  fois  pourtant,  je  ne  pars  que  pour 
un  mois  et  je  ne  vais  pas  plus  loin  que  Cons- 
tantinople,  mais  le  voyage  sera  sombre... 

Il  faut  bien  qu'il  se  soit  joué  là-bas 
un  acte  inoubliable  de  cette Téèrie'^^  noire 
qui  a  été  ma  vie,  pour  que  je  m'inquiète 
ainsi  de  la  pensée  d'y  retourner  ;  pour 
que  tout  ce  qui  en  vient,  un  mot  tartare 
qui  me  repasse  en  tête,  une  arme  d'O- 
rient, une  étoffe  turque,  un  parfum,  aus- 


FANTOME     D'ORIENT 


sitôt  me  plonge  dans  une  rêverie  d'exilé 
où  réapparaît  Stamboul  !  Et  ce  n'est  pas 
par  simple  fantaisie  d'art  non  plus,  qu'ici 
mon  appartement  est  pareil  à  celui  de 
quelque  émir  d'autrefois,  ressemble  à  une 
demeure  orientale  qui,  par  sortilège,  se 
serait  irxcrustée  au  milieu  de  ma  chère 
maison  héréditaire,  avec  ses  arceaux  den- 
telés, ses  broderies  d'ors  archaïques  et 
ses  chaux  blanches.  Un  charme  dont  je 
ne  me  déprendrai  jamais  m'a  été  jeté 
par  l'Islam,  au  temps  où  j'habitais  la  rive 
du  Bosphore,  et  je  subis  de  mille  ma- 
nières ce  charme-là,  même  dans  les 
choses,  dans  les  dessins,  dans  les  cou- 
leurs, jusque  dans  ces  vieilles  fleurs  de 
rêve  qui  sont  ici  naïvement  peintes  sur 
les  faïences  de  mes  murs.  Et  surtout  il 


FANTOME     D   ORIENT 


m'attire,  ce  charme  triste,  il  m'attire  vers 
là-bas  où  je  serai  demain. 

C'est  donc  ^Tai  que  je  vais  revoir  Stam- 
boul... C'est  bien  réel  et  prochain,  ce  pèle- 
rinage auquel,  depuis  dix  ans,  je  rêve... 

Depuis  dix  ans  que  les  hasards  de  mon 
métier  de  mer  me  promènent  à  tous  les 
bouts  du  monde,  jamais  je  n'ai  pu  re- 
venir là,  jamais;  on  dirait  qu'un  sort, 
un  châtiment  sans  merci  m'en  ait  cons- 
tamment éloigné.  Jamais  je  n'ai  pu  tenir 
le  solennel  serment  de  retour  qu'en  par- 
tant j'avais  fait  à  une  petite  fille  circas- 
sienne,  abîmée  dans  le  suprême  désespoir. 

Et  je  ne  sais  plus  rien  d'elle,  qui  fut 
la  bien-aimée  à  qui  je  croyais  m'ètre 
donné  jusqu'à  l'âme,  pour  le  temps  et 
pour  les  au  delà  infinis. 


FANTOME     D  ORIENT 


Mais,  depuis  que  je  l'ai  quittée,  cons- 
tamment je  suis  poursui\d  en  sommeil 
par  cette  vision,  toujours  la  même  :  mon 
navire  fait  à  Stamboul  une  relâche  inat- 
tendue, rapide,  furtive;  ce  Stamboul  revu 
en  songe  est  étrange,  agrandi,  déformé, 
sinistre;  en  bâte,  je  descends  à  terre,  avec 
la  fièvre  d'arriver  jusqu'à  elle,  et  mille 
choses  m'en  empêchent,  et  mon  anxiété 
va  croissant  à  mesure  que  passe  l'heure; 
puis  tout  de  suite  vient  le  moment  de 
l'appareillage,  et  alors,  de  partir  sans 
l'avoir  revue  et  sans  avoir  seulement 
rien  retrouvé  de  sa  trace  égarée,  j'éprouve 
tant  d'angoisse  que  je  me  réveille... 

Pour    le    relire,    pendant   cette  soirée 

d'attente,  je  vais  chercher  avec  crainte  un 

1. 


FANTOME     D    ORIENT 


livre  qu'autrefois  j'ai  publié,  par  besoin 
déjà  de  chanter  mon  mal,  de  le  crier 
bien  fort  aux  passants  quelconques  du 
chemin,  et  que,  depuis  le  jour  où  il  a 
paru,  je  n'ai  plus  jamais  osé  ouvrir. 
Pauvre  petit  livre,  très  gauchement  com- 
posé, je  pense,  mais  où  j'avais  mis  toute 
mon  âme  d'alors,  mon  âme  en  déroute 
et  prise  des  premiers  vertiges  mortels, 
ne  pensant  pas  du  reste  que  je  conti- 
nuerais d'écrire  et  qu'on  saurait  plus 
tard  qui  était  l'auteur  anonyme  d'Aziyadi'\ 
(Aziyadé,  un  nom  de  femme  turque  in- 
venté par  moi  pour  remplacer  le  véritable 
qui  était  plus  joli  et  plus  doux,  mais  que 
je  ne  voulais  pas  dire.) 

Avec  recueillement,  comme  si  je  regar- 
dais dans  une  tombe  en  soulevant  la  dalle 


FANTOME    D  ORIENT 


funéraire,  je  commence  à  tourner  ces 
pages  oubliées,  étonnantes  pour  moi- 
même  qui  les  ai  jadis  écrites. 

Des  enfantillages  d'abord  qui  me  font 
sourire.  Un  certain  Loti  de  convention, 
auquel  je  m'imaginais  ressembler.  Et 
puis,  çà  et  là,  des  bravades,  des  blas- 
phèmes; les  uns  banals  et  ressassés  dont 
j'ai  pitié;  les  autres,  si  désespérés  et  si 
ardents,  que  c'étaient  encore  des  prières. 
Oh!  le  temps  jeune,  où  je  pouvais  blas- 
phémer et  prier!... 

Mais  tout  l'inexprimé  qui  dormait 
entre  les  lignes,  entre  les  mots  impuis- 
sants et  sourds,  s'éveille  peu  à  peu,  sort 
de  la  longue  nuit  où  je  l'avais  laissé 
s'évanouir.  Ils  me  réapparaissent,  ces 
insondables  dessous  de   ma  vie,  de  mon 


FANTOME     D'ORIENT 


amour  d'alors,  sans  lesquels  du  reste 
il  n'y  aurait  eu  ni  charme  profond  ni 
intime  angoisse.  De  temps  à  autre,  pour 
un  souvenir,  pour  une  souffrance  que 
ce  livre  évoque,  je  sens  cette  sorte  de 
secousse  glacée  ou  de  frisson  d'âme, 
qui  \ient  des  grands  abîmes  entrevus, 
des  grands  mystères  effleurés.  Mystères 
de  préexistences,  ou  de  je  ne  sais  quoi 
d'autre  ne  pouvant  même  pas  être  vague- 
ment formulé.  Pourquoi  l'impression, 
tout  à  coup  retrouvée,  d'un  rayon  de  la 
lune  de  mai  sur  cette  campagne  pierreuse 
de  Salon ique  où  commença  notre  his- 
toire, suffit-elle  à  me  donner  ce  frisson-là. 
Ou  bien  la  vision  d'un  soleil  de  soir  d'hi- 
ver, entrant  dans  notre  logis  clandestin 
d'Eyoub?  Ou  bien  une  phrase  dite  par 


FANTOME     d'orient 


elle,  qui  me  revient,  avec  les  intonations 
de  la  langue  turque  et  le  son  de  sa  jeune 
voix  grave?  Ou  tout  simplement  encore 
l'ombre  de  tel  grand  mur  désolé,  jetant 
sur  un  coin  de  rue  solitaire  l'oppression 
d'une  mosquée  voisine?  Ces  si  petites 
choses,  à  peine  saisissables,  à  peine  exis- 
tantes, à  quoi  donc  sont-elles  liées  dans 
les  tréfonds  inconnus  de  l'âme  humaine, 
à  quoi  d'antérieur  vont-elles  se  rattacher, 
à  quelles  aventures  mortes,  à  quelle 
poussière  encore  souffrante,  pour  faire 
ainsi  frémir?  Et  surtout  pourquoi  éprouve- 
t-on  ces  étranges  chocs  de  rappel,  uni- 
quement lorsqu'il  s'agit  de  pays,  de  lieux 
ou  de  temps,  que  l'amour  a  touchés  avec 
sa  baguette  de  délicieuse  et  mortelle 
magie? 


10  FANTOME    d'orient 

Beaucoup  de  feuillets  que  je  tourne 
vite,  sans  même  les  parœurir  :  ceux  où 
j'avais  arrangé,  changé  les  faits  avec  plus 
ou  moins  de  maladresse,  pour  les  besoins 
du  livre  ou  pour  mieux  dérouter  des 
recherches  indiscrètes.  Puis  voici  nos 
derniers  "jours  d'Eyoub,  avec  le  déchire- 
ment du  départ,  tandis  que  le  printemps 
revenait  une  fois  de  plus  sur  le  vieux 
Stamboul,  semant  par  les  rues  tristes  les 
fleurs  blanches  des  amandiers.  Et  main- 
tenant, la  fin,  tout  ce  passage  imaginaire 
d'Azraél  que  j'avais  ajouté,  non  pas  seu- 
lement parce  qu'il  me  semblait,  avec  mes 
idées  d'alors  sur  les  histoires  écrites, 
qu'un  dénouement  était  nécessaire,  mais 
bien  plutôt  parce  que  j'avais  ardemment 
rêvé,  pour  nous  deux,  de  finir  ainsi.  Ohî 


FANTOME    d'orient  11 

je  me  rappelle,  je  l'avais  composé  de  mes 
larmes  et  de  mon  sang,  ce  dénouement- 
là,  et,  bien  qu'il  soit  inventé,  il  a  été 
si  près  d'être  véritable,  que  je  le  relis  ce 
soir,  après  tant  d'années,  avec  un  trouble 
que  je  n'attendais  plus,  un  peu  comme 
on  relirait,  outre  tombe,  la  page  suprême 
du  journal  de  la  vie. 

Eh  bien!  la  vraie  fin  reste  mystérieuse 
encore,  et  je  tremble  en  songeant  que  je 
la  connaîtrai  bientôt,  que  je  pars  demain 
pour  aller  remuer  là-bas  toute  cette 
cendre. 

Quant  à  la  vraie  suite,  tout  simplement 
la  voici  : 

Non,  je  ne  sais  plus  rien  d'elle.  Je  ne 
base  sur  rien  cette  conviction    à  la  fois 


12  FANTOME    d'orient 

douce  et  infiniment  désolée,  que  j'ai  de 
sa  mort.  Peu  à  peu,  notre  histoire  d'a- 
mour s'est  arrêtée,  mais  sans  solution 
précise;  notre  histoire  à  deux  s'est  per- 
due, mais  sans  finir. 

Les  rares  petites  lettres  qui,  les  pre- 
miers temps,  malgré  les  farouches  sur- 
veillances, à  travers  mille  difficultés, 
m'arrivaient  encore,  ont  cessé,  depuis 
sept  ans  bientôt,  de  m'apporter  leur 
plainte  étouffée.  Finies  aussi,  les  lettres 
d'Achmet,  et  finies  d'une  façon  mquié- 
tante  :  devenues  d'abord  singulières, 
invraisemblables,  avec  des  confusions  de 
noms  et  de  personnes  que  lui-même 
n'aurait  jamais  faites,  avec  une  persis- 
tance à  ne  jamais  me  parler  d'elle,  — 
tellement  que  je  n'ai  plus  osé  questionner, 


FANTOME    d'orient  13 

ni  même  répondre,  dans  la  crainte  de 
pièges  tendus,  de  mains  étrangères  inter- 
ceptant nos  secrets. 

Et  comment,  à  distance,  déchiffrer 
cette  énigme;  quel  ami  assez  dévoué, 
assez  habile  et  assez  sûr  charger  de 
telles  recherches,  à  Stamboul,  derrière 
les  grillages  des  harems...  D'année  en 
année,  du  reste,  j'espérais  revenir,  — 
et  au  contraire  les  hasards  de  ma  vie 
me  conduisaient  ailleurs,  en  Afrique,  en 
Chine,  toujours  plus  loin...  Alors  peu  à 
peu  une  sorte  d'apaisement  de  ces  sou- 
venirs se  faisait  en  moi-même,  sans  que 
je  fusse  tout  à  fait  coupable  ;  ils  se  déco- 
loraient comme  sous  de  la  poussière,  sous 
de  la  cendre  de  sépulcre. 

Les  nuits  seulement,  pendant  les  luci- 


14  FANTOME    d'orient 

dites  du  rêve,  je  retrouvais,  sous  une 
forme  continuellement  la  même,  mes 
regrets  inatténués;  toujours  ces  imagi- 
naires retours  dans  un  Stamboul  aux 
dômes  trop  hauts  et  trop  sombres  profilés 
SUT  un  grand  ciel  mort;  toujours  ces 
courses  anxieuses,  arrêtées  malgré  moi 
par  des  inerties  insurmontables  et  n'abou- 
tissant pas;  et,  pour  finir,  toujours  ce 
réveil,  à  l'heure  supposée  de  l'appareil- 
lage, avec  l'angoisse  et  le  remords  d'avoir 
gaspillé  les  instants  rares  qui  auraient 
dû  me  suffire  pour  arriver  jusqu'à  elle. 
Ohl  l'étrange  Stamboul,  l'oppressante 
ville  spectrale  que  j'ai  vue  dans  mes 
nuits!  Quelquefois  elle  restait  lointaine, 
montrant  seulement  à  l'horizon  sa 
silhouette;  sur  quelque  plage  déserte,  je 


I 


FANTOME    D   ORIENT  i5 


débarquais  au  crépuscule,  apercevant,  là- 
bas,  les  minarets  et  les  dômes;  à  travers 
des  landes  funèbres,  semées  de  tombes,  je 
prenais  ma  course,  alourdie  par  le  som- 
meil; ou  bien  c'était  dans  des  marécages, 
et  les  joncs,  les  iris,  toutes  les  plantes  de 
feau  retardaient  ma  course,  se  nouaient 
/autour  de  moi,  m'enlaçaient  d'entraves. 
Et  l'heure  passait,  et  je  n'avançais  pas. 
D'autres  fois,  mon  navire  de  rêve  m'a- 
menait jusqu'aux  pieds  de  la  ville  sainte; 
c'était  dans  les  rues,  alors,  que  j'endu- 
rais le  supplice  de  ne  pas  arriver  ;  dans 
le  dédale  sombre  et  vide,  je  courais 
d'abord  vers  ce  quartier  haut  de  Méhmed- 
Fatih  qu'habitait  son  vieux  maître  ;  puis, 
en  route,  me  rappelant  tout  à  coup  que 
je  ne  pouvais  aller  directement  chez  elle, 


i6  FANTOME    d'orient 

j'hésitais,  enfiévré,  pendant  que  les  mi- 
nutes fuyaient,  ne  sachant  plus  quel  parti 
prendre  pour  retrouver  au  moins  quel- 
qu'un de  jadis  connu  qui  me  parlerait 
d'elle,  qui  saurait  me  dire  si  elle  était 
vivante  encore  et  ce  qu'elle  était  devenue, 
—  ou  bien  si  elle  était  morte  et  dans 
quel  cimetière  on  l'avait  mise  ;  et  mon 
temps  se  passait  en  indécisions,  en  ren- 
contres de  gens  pareils  à  des  spectres, 
qui  me  barraient  le  passage;  d'autres  fois, 
je  gaspillais  à  des  bagatelles  mes  minutes 
précieuses,  m'attardant,  comme  au  cours 
de  mes  promenades  de  jadis,  à  des  ba- 
zars d'armes,  m'asseyant  dans  des  cafés 
pour  attendre  des  personnages  que  j'en- 
voyais chercher  et  qui  n'arrivaient  pas  ; 
ou  encore  je  me  perdais,  avec  une  intime 


FANTOME    d'orient  17 

terreur,  dans  des  quartiers  inconnus  et 
déserts,  dans  des  rues  de  plus  en  plus 
étroites m'emprisonnant  comme  des  pièges 
au  milieu  d'une  nuit  profonde;  —  et, 
pour  finir,  arrivait  tout  à  coup  l'heure, 
l'heure  inexorable  de  l'appareillage,  avec 
l'excès  d'inquiétude  amenant  le  réveil. 
Dans  ce  rêve  obsédant  qui,  depuis  ces  dix 
années,  m'est  revenu  tant  de  fois,  m'est 
revenu  chaque  semaine,  jamais,  jamais  je 
n'ai  revu,  pas  même  défiguré  ou  mort, 
son  jeune  visage  ;  jamais  je  n'ai  obtenu, 
même  d'un  fantôme,  une  indication,  si 
confuse  qu'elle  fût,  sur  sa  destinée... 

Et  maintenant  le  maléfice  qui  me  te- 
nait éloigné  semble  à  la  fin  rompu  ;  en 
complète  possession  de  mon  activité  d'es- 

2. 


18  FANTOME    d'orient 

prit  et  de  vie,  je  vais  revoir  en  plein 
jour,  en  plein  soleil,  cette  ville  qui  pour 
moi  s'est  peu  à  peu  amalgamée  à  du 
sombre  rêve  au  point  de  me  paraître 
elle-même  presque  chimérique.  A  peine 
puis-je  croire  que  rien  ne  m'entravera  en 
chemin  ;  que  j'arriverai  au  but  ;  que  je 
marcherai  dans  ces  rues  sans  être  ralenti 
par  des  inerties  de  sommeil,  que  j'interro- 
gerai des  êtres  vivants,  et  que  peut-être 
je  retrouverai  la  chère  trace  perdue. 

Bien  réellement  je  pars  demain,  et  je 
pars  d'une  façon  aussi  banale  et  positive 
que  pour  un  voyage  quelconque  ;  mes 
malles  sont  en  bas,  prêtes  à  être  enlevées 
Qés  le  matin  par  la  voiture  qui  m'em- 
portera au  chemin  de  fer.  Empressé, 
comme  toute  ma  vie,  je  traverserai  l'Eu- 


FANTOME    d'ORIEXT  d9 

rope  très  vite,  en  trois  jours,  par  le  rapide 
de  Paris  à  Bucarest.  En  route  cependant, 
dans  les  Karpathes,  je  m'arrêterai  une 
semaine,  au  palais  d'une  reine  inconnue  : 
une  halte  qui  sans  doute  tiendra  un  peu 
du  rêve  et  de  l'enchantement,  avant  l'in- 
quiétante étape  finale.  Et  puis,  de  Varna, 
par  la  mer  Noire,  en  vingt-quatre  heures 
je  gagnerai  Gonstantinople. 

Mes  préparatifs  de  voyage  étant  par 
hasard  terminés  à  l'avance,  rien  ne 
trouble  la  paix  de  cette  veillée  de  départ, 
dans  tout .  ce  silence  et  ce  sommeil  d'a- 
lentour. 

Maintenant,  je  rassemble  ces  menus 
objets  plus  précieux  que  j'emporterai  sur 
moi,  des  lettres,  des  amulettes  et  certaine 


20  FANTOME    d'orient 

bague  qu'elle  m'avait  donnée.  Puis,  avec 
recueillement,  je  vais  ouvrir  un  tiroir 
mystérieux,  caché  sous  de  vieilles  brode- 
ries orientales  ;  c'est  le  cercueil  où  dorment 
mille  petites  choses  rapportées  d'Eyoub, 
des  feuillets  sur  lesquels  des  mots  turcs 
sont  gauchement  tracés  de  son  écriture 
enfantine,  des  morceaux  coupés  à  l'étoffe 
de  notre  divan  de  Brousse,  des  fantômes 
de  pauvres  fleurs  qui  jadis  poussèrent 
dans  des  jardins  de  Stamboul  au  prin- 
temps. Au  plus  profond  de  cette  cachette, 
sous  ces  débris,  je  cherche  une  adresse 
en  caractères  arabes  qui,  le  matin  de  mon 
départ,  fut  dictée  par  Achmet  à  l'écrivain 
public  de  la  place  d'Ieni-Djami  :  d'après 
lui,  elle  devait  me  servir  de  ressource 
suprême  pour  le  retrouver  si  je  ne  rêve- 


FANTOME    d'orient  21 

nais  qu'après  de  longues  années,  ayant 
épuisé  toutes  les  autres  enveloppes  à  son 
propre  nom,  dictées  Tavant-veille  par 
Azi}  adé,  tous  les  moyens  de  correspondre 
avec  eux. 

La-Jtcaci,  cette  adresse  ;  elle  a  cinq  ou 
six  lignes,  elle  n'en  finit  plus  ;  elle  donne 
le  nom  et  le  gisement  d'une  vieille  femme 
arménienne  :  «  Anaktar-Chiraz,  qui  de- 
meure au  faubourg  de  Kassim-Pacha, 
dans  une  maison  basse,  sur  la  place 
d'Hadji-Ali  ;  à  côté  il  y  a  un  marchand 
de  fruits,  et  en  face  il  y  a  un  vieux  qui 
vend  des  tarbouchs.  » 

Achmet  jugeait  que  cette  femme  ne 
quitterait  certainement  jamais  sa  mai- 
son, puisqu'elle  en  était  propriétaire.  Jadis 
elle  l'avait  recueilli  et  soigné  pour  je  ne 


22  FANTOME     d'orient 

sais  quelle  maladie,  pendant  son  enfance 
d'orphelin  ;  elle  l'aimait  beaucoup,  disait-il, 
et  saurait  toujours  où  le  prendre,  eût-il 
même  changé  vingt  fois  de  métier  ec  de 
demeure.  Pauvre  petite  adresse  naïve,  qui 
fut  écrite,  je  me  souviens,  en  plein  air, 
au  pied  de  la  mosquée,  sous  les  platanes, 
par  un  si  clair  soleil  de  printemps  et  de 
jeunesse,  et  qui  a  dormi  près  de  dix  années 
dans  l'obscurité  de  ce  tiroir,  pendant  que 
je  courais  le  monde  I  Elle  a  jauni,  pâli, 
pris  un  air  de  document  ancien  concer- 
nant des  personnes  mortes.  Elle  me  fait 
mal  à  revoir,  si  fanée.  Il  me  paraît  in- 
vraisemblable que  je  puisse  la  ramener 
à  la  grande  lumière  d'Orient,  et  que  les 
mots  écrits  là  me  servent  jamais  à  renouer 
un  fil  conducteur  vers  des  êtres  qui  soient 


FANTOME     d'orient  23 

encore  vivants  et  réels,  qui  ne  soient  pas 
des  mythes  de  mon  imagination,  des 
spectres  de  mon  souvenir.  Cette  vieille 
femme  arménienne,  ce  marchand  de  fruits, 
ce  marchand  de  tarbouchs,  pauvres  gens 
quelconques  d\in  faubourg  perdu,  et 
aussi  ce  petit  quartier  antique  où  je  me 
rappelle  vaguement  être  venu,  une  fois 
ou  deux,  m'asseoir  au  crépuscule  avec 
Achmet  sous  des  treilles  centenaires, 
dans  le  jardinet  triste  d'un  café  turc,  — 
qui  sait  ce  que  tout  cela  a  pu  devenir, 
qui  sait  ce  que  j'en  retrouverai... 

Dix  années,  c'est  du  reste  un  recul  pro- 
fond où  toutes  les  images  se  noient  dans 
une  même  brume.  Aussi,  au  début,  ma 
rêverie  s'était-elle  maintenue  dans  un 
sentiment  d'anxiété  encore  assourdie,  de 


24  FANTOME    d'orient 

mélancolie  plutôt  tranquille.  Mais  voici 
qu'un  plus  grand  trouble  me  vient,  à  cette 
réflexion  subite  :  pourtant  il  se  peut  qu'elle 
vive  I  Depuis  bien  longtemps  cette  pensée- 
là  ne  s'était  plus  présentée  à  moi  d'une 
manière  aussi  poignante.  En  effet,  puisque 
je  ne  sais  pas,  puisque  je  ne  suis  sûr  de 
rien,  il  n'est  donc  pas  impossible  que 
bientôt,  dans  si  peu  de  jours  que  j'en  fré- 
mis comme  si  ce  devait  être  demain,  je  me 
retrouve  en  sa  présence.  Oh!  rencontrer 
de  nouveau  son  regard,  que  je  m'étais 
habitué  à  croire  mort,  son  regard  de  dou- 
leur ou  de  sourire  ;  revoir,  comme  elle 
disait,  ses  «  yeux  face  à  face  I  »  oh  ! 
l'angoisse,  ou  l'ivresse  de  ce  moment-là  !... 
Et  comment  serait-elle  alors,  comment 
serait  son  visage  de  vingt-huit  ans?  Dans 


FANTOME     d'orient  25 

toute  sa  beauté  de  femme,  me  réapparaî- 
trait-elle, la  petite  fille  d'autrefois,  svelte, 
aux  yeux  vert  de  mer  ?  ou  bien  flétrie, 
qui  sait,  finie  à  jamais  en  tant  que  créa- 
ture de  chair  et  d'amour  ?  Peu  importe 
du  reste,  même  vieillie  et  mourante...  je 
l'aime  encore.  Mais  de  toute  façon  l'instant 
de  cet  étrange  revoir  serait  pour  nous 
deux  un  peu  terrible,  et  n'aurait  pas  de 
lendemain  arrangeable,  n'aurait  aucune 
suite  pouvant  être  envisagée  sans  effroi. 
Aziyadé  et  Loti,  ceux  d'autrefois  du  moins, 
sont  bien  morts;  ce  qui  peut  rester  d'eux- 
mêmes  s'est  transformé,  leur  ressemble  à 
peine  sans  doute,  de  visage  et  d'âme; 
comme  l'affirme  ce  petit  livre  enfantin 
que  je  viens  de  refermer,  tous  deux  sont 
morts. 

3 


26  FANTOME     d'orient 

C'est  presque  sacrilège  de  le  dire  :  en  ce 
moment,  je  crois  que  je  préférerais  être 
sûr  de  ne  trouver  là-bas  qu'une  tombe. 
Pour  elle  et  pour  moi,  j'aimerais  mieux 
qu'elle  m'eût  devancé  dans  la  finale  pous- 
sière qui  ne  pense  ni  ne  souffre.  Et  alors 
j'irais  tenir  mon  serment  de  retour  devant 
quelqu'une  de  ces  petites  bornes  funéraires, 
aux  mystiques  inscriptions  confiantes,  qui 
si  paisiblement  traversent  l'indéfini  des 
durées,  dans  les  bois  de  c^^près... 

Il  fait  lourd  et  il  fait  inquiétant  dans 
mon  logis,  ce  soir.  Et  tout  y  a  pris  l'air 
lugubre,  avec  ce  seul  flambeau  qui  laisse 
les  fonds  dans  une  obscurité  confuse  ;  çà 
et  là,  des  tranchants  d'acier  luisent,  des 
lames  courbes  de  yatagans,  et,  sur  le  rouge 


FANTOME    d'orient  27 

foncé  des  tentures  murales,  les  broderies 
étranges  semblent  la  figuration  symbo- 
lique de  mystères  d'Orient,  qui  me  se- 
raient profondément  incompréhensibles. 
Quels  êtres  inconnus,  de  quelle  génération 
ayant  précédé^  la  nôtre,  ont  fixé  dans  ces 
dessins  leursVêves,  leurs  immuables  rêves? 
Ceux  pour  qui  on  a  trempé  ces  armes  et 
tissé  ces  ors,  quelles  chimères  avaiqnt-ils, 
quelles  amours,  quelles  espérances?  Je 
les  sens  loin  de  moi  comme  jamais,  ces 
croyants-là,  qui  à  présent  dorment  en 
terre  sainte,  au  pied  des  mosquées  blanches. 
Tout  ce  décor  de  vieil  Orient  est  ce  soir 
pour  me  faire  mieux  sentir  combien  sont 
dissemblables  jusqu'à  l'âme  les  différentes 
races  humaines,  et  tout  ce  qu'il  y  a  d'in- 
sensé, d'impossible  et  de  funeste  à  aller 


28  FANTOME     d'orient 

chercher  de  l'amour  là-bas.  Entre  les  deux 
égarés  qui  s'aiment,  reste  toujours  la  bar- 
rière des  hérédités  et  des  éducations  fon- 
cièrement différentes,  l'abîme  des  choses 
qui  ne  peuvent  être  comprises.  Et  il  leur 
faut  prévoir  qu'ensuite,  quand  viendra 
leur  fin,  ils  n'auront  seulement  pas,  pour 
les  bercer  ensemble  à  la  dernière  heure, 
le  commun  souvenir,  encore  un  peu  doux, 
des  mirages  religieux  de  leur  enfance;  ni 
la  même  terre,  après,  pour  les  réunir. 

Il  semble  ainsi  que  le  temps  et  la  mort 
vous  séparent  davantage  et  qu'on  s'en 
aille  se  dissoudre  dans  des  néants  oppo- 
sés... 

Les  choses  ici  sont  imprégnées  d'odeurs 
turques  comme  dans  un  sérail,  et  c'est 


FANTOME    d'orient  29 

trop;  ce  silence  aussi  est  pesant,  ajoute 
encore  à  la  lourdeur  parfumée  de  Fair,  — 
et  j'ouvre  en  grand  les  fenêtres... 

Le  silence  reste  le  même,  augmenté 
plutôt,  prolongé  par  tout  le  silence  d'alen- 
tour. Entrent  un  phalène  et  les  longs 
rayons  de  la  lune.  Entre  aussi  une  fraî- 
cheur, une  fraîcheur  exquise,  venue  des 
jardins,  venue  de  la  campagne  et  des 
grands  marais,  de  par  delà  les  ormeaux 
des  remparts.  Je  me  sens  réveillé  par  cet 
air  frais,  comme  d'un  songe  très  sombre, 
et  je  me  penche  à  cette  fenêtre  pour  res- 
pirer de  la  vie.  Les  choses  familières  du 
voisinage  m'apparaissent  alors,  aux  places 
de  tout  temps  connues  ;  l'éclairage  lunaire 
leur  donne,  cette  nuit,  je  ne  sais  quoi 
d'immuablement    tranquille,    d'un    peu 

3. 


30  FANTOME     d'orient 

irréel  aussi;  mais  elles  sont  bien  les 
mêmes  toujours,  et  j'ai  vu  toute  ma  vie 
ces  vieux  toits,  ces  pans  de  murs,  ces 
trouées  profondes  des  jardins,  ces  masses 
ombreuses  des  verdures,  et  on  dirait  que 
tout  cela  me  chante  en  ce  moment  quelque 
petit  hymne  mélancolique  de  terre  natale, 
me  conseillant  de  ne  pas  partir.  Tant 
d'autres,  plus  simples  que  moi,  n'ont  ja- 
mais quitté  ce  pa3^s,  ni  seulement  ce 
voisinage  ! . . .  Peut-être,  si  j'avais  fait 
comme  eux... 

Une  senteur  monte  des  jardins,  sen- 
teur d'humidité,  de  mousse,  de  feuilles 
mortes,  qui  est  particulière  aux  premiers 
soirs  refroidis  où  des  brumes  légères  se 
lèvent.  Déjà  l'automne  I  Encore  un  été  qui 
s'en  va.  qui  aura  passé  quand  je  revien- 


FANTOME     d'orient  31 

drai  de  Stamboul.  Mon  Dieu,  je  vais, 
pour  ce  voyage,  perdre  nos  derniers 
beaux  jours  d'ici,  avec  la  plus  belle  flo- 
raison de  nos  roses  sur  nos  murs,  et  je  ne 
verrai  plus,  cette  année,  deux  chères  robes 
noires  se  promener  dans  notre  cour,  au 
dernier  resplendissement  de  septembre. 
Et  qui  sait,  avec  tout  l'imprévu  de  mon 
métier  de  mer,  quand  je  retrouverai  ces 
choses?  Me  voici  maintenant  indécis, 
attristé  et  presque  retenu,  à  cette  veille 
de  départ,  par  le  regret  de  ce  que  j'aban- 
donne. 

Puis,  brusquement,  tout  change,  dès 
que  je  suis  rentré  dans  le  logis  turc  rouge 
sombre  où  luisent .  les  armes  ;  tout  s'ou- 
bUe,  dans  l'impatience  inquiète  de  Stam- 
boul, à  cause  simplement  d'une  amulette 


32  FANTOME     d'orient 

que  je  suis  allé  prendre    au    fond  d'un 
coffre  et  que  j'ai  rattachée  à  mon  cou. 

Depuis  longtemps,  je  ne  l'avais  plus 
vue,  cette  amulette  d'Orient  ;  elle  se  com- 
pose de  je  ne  sais  quels  minuscules  objets 
mystérieux  enfermés  dans  un  sachet;  le 
sachet,  cousu  assez  gauchement  par  une 
petite  main  inhabile  qui  pourtant  s'était 
appliquée  beaucoup,  est  fait  d'un  morceau 
de  drap  d'or  sur  lequel  une  fleur  rose  est 
brochée;  et  ce  bout  d'étoffe  a  été  choisi, 
puis  coupé,  dans  ce  qui  restait  de  plus 
frais  de  certaine  petite  veste  qu'une  en- 
fant circassienne  avait  portée  pendant  deux 
étés  de  sa  vie  pour  aller  à  l'école  par  des 
sentiers  de  hautes  herbes,  le  long  du 
Bosphore,  au  village  de  Kanlidja.  Je 
pense  qu'il  est  vieux  comme  le  monde, 


FANTOME     d'orient  33 

cet  enfantillage  attristé  qui  consiste  à 
échanger  entre  soi,  si  l'on  s'aime,  de 
pauvres  petites  choses  datant  des  pre- 
mières années  de  l'existence  et  à  s'en 
faire  comme  des  amulettes  contre  le  mu- 
tuel oubli;  j'ai  connu  cela  bien  des  fois, 
chez  des  êtres  de  races  très  différentes. 
Et  cette  uniformité  des  sentiments  hu- 
mains est,  hélas!  pour  me  faire  douter 
davantage  de  l'individualité  propre  des 
âmes  :  quand  on  y  songe,  on  est  tenté, 
tellement  elles  semblent  pareilles,  de  ne 
les  regarder  que  comme  des  émanations 
éphémères  de  ce  même  tout  impersonnel 
qui  est  Y  espèce  indéfiniment  renouvelée. 
Donc,  c'est  ainsi  chez  nous  tous  :  quand 
l'amour  grandit  et  s'élève  jusqu'à  des 
aspirations   vers  d'éternelles  durées,   ou 


34  FANTOME     d'orient 

quand  l'amitié  devient  assez  profonde 
pour  donner  l'inquiétude  de  la  fin,  on  en 
arrive  à  jeter  les  yeux  en  arrière,  sur 
l'enfance  de  ceux  qu'on  aime.  Le  présen'; 
paraît  insuffisant  et  court;  alors  comme 
on  sait  que  l'avenir  ne  sera  peut-être  jamais, 
on  essaie  de  reprendre  le  passé,  qui,  lui 
au  moins,  a  été.  «  A  qui  ressemblais-tu 
quand  tu  étais  toute  petite  fille?  Dis-moi 
comment  était  ton  visage,  ton  costume? 
A  quoi  rêvais-tu  quand  tu  étais  tout  petit 
garçon?  Gomment  étaient  tes  allures  et 
tes  jeux?  Et  moi  aussi,  je  tiens  à  te  con- 
ter mes  premières  joies  d'enfant  et  mes 
premiers  chagrins  ;  même  je  veux  te  faire 
cadeau  de  telle  petite  chose  qui  vient  de 
ce  temps- là,  et  qui  m'était  très  pré- 
cieuse. »  A  Eyoub,  dans  le  mystère  plein 


FANTOME    d'orient  35 

de  dangers  de  notre  logis  turc,  enfermés 
tous  deux  et  inquiets  des  moindres  bruits 
qui  traversaient  le  lourd  silence  du  dehors, 
nous  passions  souvent  nos  soirées  d'hiver 
à  des  causeries  de  ce  genre.  Et  tant  de 
fois  dans  ma  vie  —  avant  de  l'avoir 
connue  et  après  l'avoir  presque  oubliée 
—  tant  de  fois  j'ai  fait  de  même,  hélas  I 
avec  d'autres,  sous  l'influence  douce  des 
amitiés  ou  sous  le  charme  mortel  des 
amours. . .  Oh  I  leurre  pitoyable  encore 
que  tout  cela  ! 

Et  cependant,  mon  Dieu,  il  a  peut- 
être  eu  la  plus  belle  part  d'ivresse  qu'un 
homme  puisse  attendre  de  la  vie,  et  il 
devrait  peut-être  se  contenter  de  mourir 
après,  celui  à  qui  une  petite  fille  déli- 
cieuse a  éprouvé  le  besoin  de  donner  une 


36  FANTOME     d'orient 

amulette  contre  i'oubli,  et  l'a  composée 
avec  tant  d'amour,  en  déchirant  la  plus 
sacrée  de  ses  reliques  d'enfance. 

Ce  talisman  de  drap  d'or  a  d'ailleurs, 
ce  soir,  produit  son  effet  magique,  car 
voici  qu'il  a  complété  étrangement  l'évoca- 
tion commencée  par  la  lecture  du  livre. 
Tout  à  coup,  celle  qui  me  l'avait  donné 
est  comme  présente  :  je  la  vois,  atta- 
chant l'amulette  à  mon  cou,  puis  levant 
vers  moi  un  regard  où  transparaissait 
toute  sa  petite  âme  simple  et  grave  :  son 
visage  est  sorti  de  la  nuit  avec  son  ex- 
pression des  derniers  jours  et  l'interro- 
gation suprême  de  ses  yeux...  Alors,  ce 
qu'il  y  avait  peut-être  d'un  peu  factice 
tout  à  l'heure,  d'un  peu  hésitant  dans 
mon  sentiment  pour  elle,  s'en  est  allé  en 


FANTOME    D'ORIENT  37 

.:uage,  avec  ce  que  je  m'étais  dit  à  moi- 
même  de  raisonnable  et  de  froid,  d'égoïste 
et  d'atroce  sur  les  probabilités  de  sa  mort. 
Oh  î  non ,  au  lieu  de  cette  tombe ,  que 
plutôt  je  la  retrouve,  elle,  n'importe 
comment  et  n'importe  à  quel  prix;  quand 
je  devrais  recommencer  à  souffrir  après, 
j'aimerais  mieux  la  revoir;  je  ne  l'espère 
pas,  mais  je  sens  que  je  le  voudrais,  au 
risque  de  tout.  Oh  1  la  retrouver,  même 
vieillie,  même  près  de  mourir,  ombre 
encore  un  peu  pensante  qui  seulement 
comprenne  que  je  suis  revenu  et  qui  m'en- 
tende demander  pardon;  ombre  qui  ait 
encore  ses  yeux,  son  expression  d'yeux, 
et  que  je  puisse  aimer  un  instant  avec 
le  meilleur  de  mon  âme  et  le  plus 
tendre  de  ma  pitié.  Ou  même,  s'il  le  faut, 


38  FANTOME    d'orient 

3(ue  je  la  retrouve  m'ayant  oublié,  jeune, 
belle  toujours,  et  jouissant  en  paix  de 
Tété  de  sa  vie,  des  quelques  années  de 
soleil  qui  étaient  son  lot,  à  elle  aussi  bien 
qu'à  toutes  les  autres  créatures,  et  que  je 
n'avais  pas  le  droit  de  lui  prendre. 

Ces  barrières  dont  je  parlais,  ces  diffé- 
rences profondes  des  races  et  des  religions, 
est-ce  que  cela  existe,  je  ne  sais  plus? 
Au-dessus  de  tout,  passe  l'amour,  le 
charme  d'un  regard  qui  va  du  fond  d'une 
âme  au  fond  d'une  autre  âme.  Et,  en  ce 
moment,  si  elle  était  près  d'ici,  j'irais 
la  chercher  par  la  main,  et,  sans  hésita- 
tion, avec  un  sourire.  Je  l'amènerais  au 
milieu  de  tout  ce  que  j'ai  de  plus  cher  et 
de  plus  respecté. 

Toutes  mes  impressions  changeantes  de 


FANTOME     d'orient  39 

cette  soirée  se  fondent  à  présent  dans  ce 
désir  attendri  de  la  revoir,  dans  cet  élan 
—  d'ailleurs  presque  sans  espérance  — 
vers  elle. 


II 


Bucarest,  octobre  188.  . 

Environ  quinze  jours  après,  à  Tautre 
bout  de  l'Europe,  dans  un  grand  palais 
de  souverain  où  je  suis  arrivé  la  nuit  et 
où  je  suis  seul. 

Ajant  traversé  très  vite  TAllemagne  et 
rAutriche,  j'ai  fait  halte  d'une  semaine 
chez  l'exquise  reine  de  ce  pays-ci,  dans  son 
château  d'été,  au  milieu  des  Karpathes. 

Je  l'ai  quittée  hier,  et  ici,  à  Bucarest, 
où  je  devais  passer  la  nuit,  l'hospitalité 


FANTOME     D   ORIENT  41 

m'était  préparée  au  paiais  royal,  inhabité 
en  ce  moment. 

Rien  de  désolé  et  de  tristement  solen- 
nel comme  un  palais  vide.  Sitôt  que  je 
suis  seul  dans  mon  appartement,  une 
sorte  de  silence  spécial  m'enveloppe.  De 
très  loin,  ce  bruit  de  voitures,  qui  est  en- 
core plus  incessant  à  Bucarest  qu'à  Paris, 
me  vient  comme  un  roulement  assourdi 
d'orage;  je  suis  séparé  de  la  rue  vivante 
par  de  grandes  places  sans  passants,  où 
veillent  des  factionnaires,  et,  dans  le  pa- 
lais même,  rien  ne  bouge. 

Au  château  de  la  reine,  je  m'étais  laissé 
malgré  moi  distraire  et  charmer  par  mille 
choses.  Mais  ici,  c'est  ma  dernière  étape 
avant  Stamboul,  qui  n'est  plus  qu'à  vingt- 
quatre  heures  de  moi,  et,  jusqu'au  matin, 

4. 


42  FANTOME    D*ORIENT 

j'entends  sonner  contre  les  pavés,  de  plus 
en  nlus  distinctement,  comme  en  cres- 
cendo, le  pas  régulier  des  sentinelles  qui 
gardent  les  portes. 


Mardi  5  octobre. 

A  quatre  heures  du  matin,  avant  jour, 
je  quitte  le  palais  royal.  Il  fait  très  froid 
dans  les  rues  de  Bucarest.  Un  landau  me 
mène  bride  abattue  à  la  gare,  au  milieu 
d'un  flot  de  voitures,  qui  roulent  dans 
l'obscurité.  Le  ciel  a  des  teintes  glacées 
d'hiver.  Le  long  de  ces  rues  droites  et 
nouvelles,  qui  ressemblent  à  celles  d'une 
capitale  quelconque  d'Europe,  je  ne  sais 
plus  trop  où  je  suis,   ni  où  ces  chevaux 


FANTOME     d'orient  43 

m'emportent  si  vite;  en  tout  cas,  je  ne  me 
figure  plus  très  nettement  que  je  suis  en 
route  pour  Stamboul  et  que  j'y  arriverai 
demain. 

A  cinq  heures  du  matin,  en  chemin  de 
fer,  dans  les  lourds  wagons  à  couchettes 
de  l'Express-Orient. 

Puis,  vers  huit  heures,  ce  train  s'arrête 
au  bord  du  Danube,  qu'il  faut  franchir 
en  bateau.  Très  froid  toujours,  avec  une 
brume  légère  aux  horizons  d'une  plaine 
plate,  infinie.  Mais  ici,  il  y  a  déjà  des 
costumes  d'Orient,  nos  bateliers  sont  coif- 
fés du  fez  et,  sur  le  fleuve,  des  barques, 
immobiles  le  long  des  berges,  portent  le 
pavillon  turc,  rouge  à  croissant  blanc. 
Alors  le  sentiment  me  revient,  plus  poi- 
gnant tout  à  coup,  du  but  vers  lequel  je 


44  FANTOME    d'orient 

m'achemine,  dans  cette  matinée  fraîche, 
d'octobre,  à  travers  ces  eaux  et  ces  prai- 
ries. 

Sur  l'autre  rive,  nous  montons  dans 
un  mauvais  petit  chemin  de  fer  qui  doit, 
dans  sa  journée,  nous  faire  franchir  Ici 
Bulgarie. 

Elle  est  bien  sombre  et  sauvage,  par 
ce  jour  d'automne,  cette  Bulgarie  en  révo- 
lution, en  guerre. 

Un  long  arrêt,  vers  midi,  à  je  ne  sais 
quel  village,  au  milieu  d'une  plaine  dé- 
serte. Il  y  a  là  un  campement  de  cava- 
lerie. Les  cavaliers  sont  en  tenue  de 
campagne,  l'air  déterminé  et  superbe, 
prêts  à  se  battre  demain.  Leur  musique 
s'aligne  en  rond  pour  nous  jouer  un  air 


FANTOME    d'orient  45 

étrange,  d'une  rare  tristesse  orientale, 
quelque  chose  comme  une  marche  guer- 
rière, lente  et  obstinée,  vers  un  but  qui 
serait  la  mort...  Et,  en  écoutant,  je  me 
sens  près  de  pleurer...  De  plus  en  plus, 
cette  approche  de  Stamboul  donne  pour 
moi  une  importance  exagérée  aux  choses 
quelconques  de  la  route,  change  leur 
aspect,  me  les  fait  voir  comme  à  travers 
du  crêpe. 

A  mesure  que  nous  avançons  vers  la 
mer  Noire,  l'air  se  fait  moins  froid.  Les 
stations  —  de  pau\Tes  villages,  de  loin 
en  loin,  perdus  au  milieu  de  régions 
désolées  —  commencent  à  avoir  des  noms 
tartares  que  je  puis  comprendre,  traduire, 
et  qui  alors  me  charment  comme  si  je 
rentrais  dans  une  patrie  :  Le  petit  marclu\ 


FANTOME     D   ORIENT 


Le  petit  diable,  etc..  Des  costumes  turcs, 
turbans,  vestes  de  bure  soutachées  de 
noir,  commencent  à  se  montrer  aux  bar- 
rières, —  et  je  prête  l'oreille  attentive- 
ment, pour  écouter  ces  gens-là  parler  la 
langue  aimée,  dans  cet  âpre  pays  triste. 

Enfin  Varna  paraît,  et  je  salue  les  pre- 
miers minarets,  les  premières  mosquées. 

Il  fait  calme  sur  la  mer  Noire,  quand 
nous  montons  dans  la  barque  qui  nous 
emmène  au  paquebot  de  Constantinople. 
L'air  est  devenu  tiède,  léger,  et  Varna, 
qui  s'éloigne  derrière  nous,  a  ses  mi- 
narets baignés  dans  la  lumière  d'or  du 
couchan:. 

Une  bruyante  table  d'hôte,  sur  ce  pa- 
quebot encombré  de  touristes,  —  et  alors, 


FANTOME     d'orient  47 

comme  conséquence  pour  moi,  l'oubli 
momentané,  dans  le  brouhaha  des  voix, 
dans  la  banalité  des  choses  qui  se  disent. 
Mais  après,  quand  je  me  promène  seul, 
à  travers  la  nuit  grise,  sur  le  pont  de  ce 
paquebot  qui  file  vers  le  sud,  qui  file  très 
vite,  sans  secousse,  sans  bruit,  comme 
en  glissant,  —  je  me  rappelle  que  je  suis 
tout  près  du  but  et  que  j'y  arriverai 
demain.  Sur  ce  na\ire,  je  m'étonne,  par 
habitude  de  métier,  de  n'avoir  pas  de 
quart  à  faire,  d'être  au  milieu  de  mate- 
lots qui  ne  m'obéiraient  point  et  à  qui 
je  suis  inconnu  ;  rien  ne  me  regarde,  ni 
la  manœuvre  ni  la  route,  —  et  cela  me 
semble  un  peu  invraisemblable  ;  cela  suf- 
fit, dans  cette  nuit  vague,  à  jeter  je  ne 
sais   quelle   incertitude   de    rêve    sur    la 


48  FANTOME     d'orient 

réalité  de  ma  présence  à  bord.  Personne 
ne  sait  ici  mon  nom,  encore  moins  ce 
que  je  vais  faire  là-bas  et  combien  cette 
approche  me  trouble.  Ce  retour  à  Stam- 
boul prend,  à  cette  heure,  je  ne  sais  quel 
air  clandestin,  et  funèbre  aussi,  dans  le 
silence  de  plus  en  plus  absolu  du  navire, 
qui  s'endort  tout  en  fuyant. 

Instinctivement,  mes  yeux  regardent  et 
suivent  deux  ou  trois  petits  feux  très 
lointains,  à  peine  perceptibles,  qui  sem- 
blent piqués  au  hasard  sur  l'immensité 
neutre,  —  dans  le  ciel  ou  dans  la  mer, 
on  ne  sait  trop,  —  et  qui  sont  des  phares 
de  la  côte  turque.  La  mer  devient  de  plus 
en  plus  inerte,  et  notre  allure,  toujours 
plus  glissante,  dans  la  nuit  confuse  où 
l'horizon  n'a  pas  de  contours. 


FANTOME     d'orient  43 

En  songe,  mes  retours  imaginaires  se 
passaient  ainsi  ;  très  vite,  je  glissais  dans 
l'obscurité  vers  Stamboul,  et,  ce  soir,  je 
finis  par  avoir  presque  l'impression  de 
n'être  plus  qu'un  fantôme  de  moi-même, 
en  route  nocturne  vers  le  pays  que  j'ai 
aimé... 


m 


Jeudi  6  octobre 

Au  petit  jour,  un  employé  à  voix  étran- 
gère vient  avertir  les  passagers,  dans  leurs 
cabines,  que  l'entrée  du  Bosphore  est 
proche.  Je  venais  à  peine  de  m'endormir, 
ayant  passé  la  nuit  à  songer,  et  je  me 
réveille  en  sursaut,  avec  une  commotion 
au  cœur,  rien  qu'à  ce  nom  de  Bosphore. 

Sur  le  pont  où  il  fait  froid,  un  à  un 
les  passagers  apparaissent,  indifférents, 
eux,    et  simplement  déçus    de   ce  qu'on 


FANTOME     d'orient  51 

leur  montre.  En  effet,  l'entrée  du  Bos- 
phore est  plutôt  maussade,  là-bas,  entre 
ces  montagnes  d'aspect  quelconque,  qui 
s'esquissent,  encore  confusément,  en 
teintes  sombres.  C'est  un  lever  de  jour 
d'automne,  gris  et  brumeux,  sous  un  im- 
mobile ciel  bas.  On  ne  verra  presque 
rien,  avec  ces  bancs  de  brouillard  qui 
traînent  comme  des  voiles 

Bien  fâcheux  pour  ces  touristes  :  l'ef- 
fet d'arrivée  sera  manqué.  Quant  à  moi, 
qui  n'aurai  que  deux  jours  et  demi,  rien 
que  deux  jours  et  demi  pour  ce  pèleri- 
nage, je  fais  cette  réflexion  que  si  le 
temps  se  met  déjà  à  l'hiver,  s'il  pleut, 
comme  c'est  probable,  tout  sera  plus 
triste,  plus  compliqué,  et  mes  recherches 
plus  difficiles... 


52  FANTOME     b'ORlKNT 

Je  n'avais  pas  vu  hier  au  soir  les  pas- 
sagers de  troisième  classe  qui  encombrent 
le  pont  :  ce  sont  bien  de  vrais  Turcs, 
ceux-ci,  les  hommes  en  cafetan,  les 
femmes  voilées.  Et  puis  tout  à  coup, 
comme  nous  approchons  de  la  terre,  il 
nous  arrive  une  senteur  pénétrante,  spé- 
ciale, exquise  à  mes  sens,  —  une  senteur 
jadis  si  bien  connue  et  depuis  longtemps 
oubliée,  la  senteur  de  la  terre  turque, 
quelque  chose  qui  vient  des  plantes  ou 
des  hommes,  je  ne  sais,  mais  qui  n'a 
pas  changé  et  qui,  en  un  instant,  me 
ramène  tout  un  monde  d'impressions 
d'autrefois.  Alors,  brusquement,  il  se 
fait  dans  mon  existence  comme  un  trou 
de  dix  années,  un  effondrement  de  tout 
ce  qui  s'est  passé  depuis  ce  jour  d'an- 


FANTOME     d'orient  53 

goisse  où  j'ai  quitté  Stamboul,  et  je  me 
retrouve  complètement  en  Turquie  avant 
même  d'y  avoir  remis  les  pieds,  comme 
si  une  certaine  âme  mienne,  qui  n'en 
serait  jamais  partie,  venait  de  reprendre 
possession  de  mon  corps  irresponsable  et 
errant... 

Nous  commençons  à  descendre  le  Bos- 
phore, et  la  grande  féerie  des  deux  rives, 
lentement,  se  déroule.  Je  reconnais  tout, 
les  palais,  les  moindres  villages,  les 
moindres  bouquets  d'arbres;  mais  je  me 
sens  si  calme  à  présent  que  cela  m'étonne, 
et  que  je  ne  me  comprends  plus;  on 
dirait  que  j'ai  quitté  depuis  hier  à  peine 
le  pays  turc.  Un  peu  anxieux  seulement 
quand  nous  passons  devant  ces  cimetières 


54  FANTOME     d'orient 

OÙ  il  y  a,  tout  au  bord  de  Teau,  des 
tombes  de  femmes,  sous  les  hauts  cyprès 
géants  aux  troncs  roses  aux  feuillages 
noirs.  Je  les  regarde  beaucoup  ces  tombes  ; 
pierres  debout,  toujours,  surmontées 
d'une  sorte  de  couronnement  symétrique 
qui  représente  des  fleurs  II  m'arrive 
même  de  me  retourner  tout  à  coup,  avec 
une  inquiétude  vague,  pour  suivre  des 
yeux,  à  mesure  qu'elle  s'éloigne,  quel- 
qu'une de  celles  qui  sont  bleues  ou 
vertes  avec  inscriptions  d'or  ;  je  me  suis 
toujours  représenté  que  sa  tombe  à  elle 
devait  être  ainsi.  Qui  sait  pourtant  quelles 
figures,  sans  doute  très  inconnues,  se 
sont  endormies  là-dessous  I 

Déjà  voici  les  kiosques  impériaux  et  les 
grands  harems;  puis  la  série  des  palais 


FANTOME    d'orient  55 

tout  blancs  aux  quais  de  marbre.  Et  en- 
fin, là-bas  et  là-haut,  sortant  tout  à  coup 
d'une  brume  qui  se  déchire,  la  silhouette 
incomparable  de  Stamboul. 

Oh  !  Stamboul  est  là  !  bien  réel,  très 
vite  rapproché  maintenant,  sous  un  éclai- 
rage net  et  banal,  ramené  à  son  appa- 
rence la  plus  ordinaire,  que  dix  ans  de 
rêve  m'avaient  un  peu  changée,  mais 
presque  aussi  beau  pourtant  que  dans 
mon  souvenir.  Et  je  m'étonne  d'être  de 
plus  en  plus  tranquille  d'âme,  causant 
même  avec  les  compagnons  de  route  que 
le  hasard  m'a  donnés,  et  leur  nommant 
comme  un  guide  les  palais  et  les  mos- 
quées. 

Le  mouillage  est  bruyant,  au  milieu 
du   fouillis   des  paquebots,   des   voiliers, 


56  FANTOME     d'orient 

portant  tous  les  pavillons  d'Europe.  Et 
aussitôt  commence  l'invasion  furieuse  des 
bateliers,  des  douaniers  et  des  portefaix; 
cent  caïques  nous  prennent  à  l'assaut,  et 
tous  ces  gens,  qui  montent  à  bord 
comme  une  marée,  parlent  et  crient  dans 
toutes  les  langues  du  Levant.  Oh!  je 
connais  si  bien  cela,  ce  brouhaha  des 
arrivées,  ces  voix,  ces  intonations,  ces 
visages  ;  et  cet  amas  de  navires  autour 
de  nous,  et  ces  fumées  noires  —  au- 
dessus  desquelles  montent,  là-bas  dans 
le  ciel  clair,  les  dômes  des  saintes  mos- 
quées I  Je  me  mêle  moi-même  à  tout  ce 
bruit;  d'ailleurs,  les  mots  turcs,  même 
les  plus  oubliés,  me  reviennent  tous  en- 
semble. Avec  des  bateliers  pour  mon 
passage,    avec    des    portefaix    pour    mes 


FANTOME     D    ORIENT 


malles,  je  discute  des  questions  qui  me 
sont  absolument  indifférentes,  par  besoin 
de  m'agiter  et  de  parler  aussi.  Jusque 
dans  la  barque,  où  je  suis  enfin  installé 
avec  mes  valises,  je  continue  je  ne  sais 
quel  étonnant  marchandage,  —  et  ainsi 
presque  sans  émotion,  —  à  part  un  trem- 
blement peut-être  quand  mon  pied  s'y 
pose  —  je  me  trouve  à  terre,  sur  le  quai 
de  Constanlinople. 

Après  plus  d'une  heure  perdue  en  for- 
malités de  douane,  de  passeport,  de  je 
ne  sais  quoi,  sur  ces  quais,  dans  ce  quar- 
tier bas  de  Galata  rempli  toujours  du 
même  grouillement  étrange  et  de  la  même 
clameur,  me  voici  cependant  monté  à 
Péra,  installé  à  l'hôtel  comme  il  faut  du 


58  FANTOME    d'orient 

lieu,  que  les  touristes  encombrent.  Bien- 
tôt dix  heures,  quel  gaspillage  de  temps, 
quand  mes  moindres  minutes  devraient 
être  comptées  ! 

Et  puis  il  faut  déjeuner,  ouvrir  ses 
malles,  faire  sa  toilette...  Et  le  temps 
continue  de  fuir. 

La  chambre  où  je  m'habille  est  quel- 
conque, haut  perchée,  dominant  de  ses 
fenêtres  un  ensemble  de  maisons  euro- 
péennes très  banales  ;  mais,  au-dessus 
de  ces  toits,  il  y  a  deux  ou  trois  petites 
échappées  merveilleuses,  sur  Stamboul 
ou  sur  Scutari  d'Asie  :  des  dômes,  des 
minarets,  des  cyprès,  qui  apparaissent 
comme  suspendus  dans  l'air.  Et  ces 
choses,  à  peine  entrevues,  suffisent  à  me 
donner,  avec  un  trouble  délicieux  et  un 


FANTOME     D   ORIENT 


besoin  de  hâte  un  peu  fébrile,  la  cons- 
cience de  ce  voisinage.  Mon  Dieu,  qui 
sait  ce  que  j'aurai  appris  ce  soir  !  Peut- 
être  rien,  hélas  î  En  deux  jours,  recher- 
cher dans  le  grand  Stamboul  mystérieux 
la  trace,  égarée  depuis  sept  ou  huit  ans, 
d'une  femme  de  harem,  quel  insensé  je 
suis  !  Je  ne  réussirai  jamais,  je  ne  trou- 
verai pas. 

Mon  plan  longuement  réfléchi,  est  de 
rechercher  d'abord  cette  vieille  femme 
arménienne  du  faubourg  de  Kassim- 
Pacha,  indiquée  par  Achmet  comme  res- 
source suprême  et  dont  j'ai  retrouvé 
l'adresse  compliquée,  la  nuit  de  mon 
départ.  Si  elle  est  vivante,  peut-être  me 
donnera-t-elle  la  clef  de  tout;  ce  serait 
le  moyen  le  plus  simple  et  le  plus  rapide. 


60  FANTOME     d'orient 

Maintenant  j'attends  un  interprète, 
qu'on  m'a  promis  de  m'amener,  —  car 
j'aurai  besoin  pour  mon  enquête  de  quel- 
qu'un sachant  bien  lire  le  turc,  que  je 
sais  parler  seulement.  Il  va  venir,  il  va 
venir,  me  dit-on  avec  un  calme  exaspé- 
rant. Et  le  temps  passe  toujours,  et  il 
n'arrive  pas. 

Alors  je  me  décide  à  redescendre  à 
Galata  en  chercher  un  autre  qu'on  m'a 
indiqué. 

Il  n'est  pas  chez  lui,  celui-là... 

Je  reviens  à  l'hôtel  en  courant.  Déjà 
plus  de  midi  €t  demi  I  Mon  Dieu,  que  de 
temps  perdu,  quand  je  n'ai  que  deux 
jours  I  c'est  comme  dans  mes  rêves  : 
tout  m'arrête!... 

Enfin  voici  un  interprète   qu'on   m'a- 


FANTOME     d'orient  6i 

mène.  Un  horrible  vieux  Grec,  rusé,  fu- 
reteur, qui  s'offre  de  me  suivre  tout 
aujourd'hui  et  tout  demain.  Gomme 
épreuve,  je  lui  présente  cette  adresse  de 
vieille  femme,  qu'il  lit  couramment;  il 
sait  très  bien  où  est  cette  place  de  Hadji- 
Ali  qu'elle  habite,  et  va  m'y  conduire  en 
hâte  puisque  l'heure  me  presse. 

Nous  irons  plus  vite  à  pied,  dit-il, 
nous  gagnerons  du  temps,  par  des  rao- 
courcis  qu'il  connaît,  par  des  rues  où  ni 
voitures  ni  chevaux  ne  sauraient  passer. 
Et  enfin  nous  voici  dehors,  en  route.  Les 
nuages  de  ce  matin  ont  disparu  du  ciel. 
Dieu  merci,  il  fera  presque  une  journée 
d'été,  lumineuse  et  chaude  ;  tout  sera 
moins  sinistre.  Je  tiens  à  la  main  l'a- 
dresse  de   la    vieille  Anaktar-Ghiraz,   le 

6 


FANTOME    D  ORIENT 


précieux  petit  grimoire  conducteur  sur 
lequel  tout  mon  plan  repose,  et  qui  re- 
voit, après  dix  années,  son  soleil  d'O- 
rient. Je  marche  d'un  pas  rapide,  avec 
la  fièvre  d'arriver,  avec  l'impression  phy- 
sique d'être  devenu  léger,  léger,  de  glis- 
ser pour  ainsi  dire  sans  toucher  le  sol  * 
cela  contraste  avec  ces  inerties  de  som- 
meil, qui,  pendant  tant  d'années,  me  re- 
tardaient si  lourdement  en  rêve;  dans 
ma  tête  il  me  semble  entendre  bruire  le 
sang,  qui  circulerait  plus  vite  que  de 
coutume  ;  je  voudrais  courir,  sans  ce 
vieux  qui  me  suit  et  que  je  traîne  comme 
une  entrave. 

Où  me  fait-il  passer?  Pourvu  qu'il  ait 
compris.  Yoici  des  quartiers  neufs  où 
je  ne  reconnais  rien.  Tout  est  changé  : 


FANTOME    d'orient  63 

on  a  bâti  effroyablement  par  ici  depuis 
mon  départ,  —  et  ces  transformations  si 
grandes  des  lieux  sont  pour  me  donner, 
plus  pénible,  le  sentiment  que  mon  his- 
toire d'amour  et  de  jeunesse  est  bien 
enfouie  dans  le  passé,  dans  la  poussière, 
que  j'en  chercherai  en  vain  la  trace  en- 
sevelie... 

Ah  I  de  vieux  quartiers  turcs  mainte- 
nant, —  des  petites  ruelles  tortueuses, 
où  je  commence  à  me  retrouver  un  peu 
chez  moi...  Nous  venons  de  descendre 
dans  un  bas-fond  qui  m'était  même  assez 
familier  jadis...  et,  derrière  ce  tournant, 
là-bas,  il  doit  y  avoir  un  antique  cou- 
vent de  derviches  hurleurs,  lugubre  avec 
les  catafalques  qu'on  apercevait  à  travers 
ses  fenêtres  grillées,  effrayant  quand  on 


64  FANTOME     d'orient 

passait  le  soir...  Oui,  il  est  là  encore; 
sans  ralentir  mon  pas,  je  jette  un  coup 
d'œil  entre  les  barreaux  de  fer  des  fe- 
nêtres :  toujours  les  mêmes  vieux  cer- 
cueils, couverts  des  mêmes  vieux  châles 
et  coiffés  des  mêmes  vieux  turbans,  le 
tout  à  peine  plus  mangé  qu'autrefois  par 
la  moisissure  et  les  vers.  C'est  étrange 
que  ces  choses  de  la  mort,  parce  qu'elles 
sont  demeurées  telles  quelles,  ravivent 
en  moi  précisément  des  souvenirs  de 
printemps  et  d'amour. 

De  plus  en  plus  je  me  reconnais.  Nous 
devons  même  approcher  beaucoup,  être 
tout  près  maintenant  du  quartier  d'Ana- 
ktar-Chiraz  —  car  je  revois  certaine  petite 
mosquée  dont  le  dôme,  déjeté  de  vieil- 
lesse, monte  tout  blanc  de  chaux,  entre 


FANTOME    d'orient  6o 

des  cyprès  noirs  —  et  même  je  revois  le 
café,  le  café  aux  treilles  centenaires  où 
Achmet  m'avait  présenté  un  soir  à  cette 
vieille  femme.  Je  touche  donc  à  la  pre- 
mière étape  de  mon  pèlerinage,  et  un 
peu  de  confiance  me  revient,  un  peu 
d'espérance  d'arriver  au  but. 

Gomme  je  sais  les  méfiances  qu'un 
étranger  inspire,  je  vais  m'asseoir  à  l'é- 
cart, dans  le  jardinet  triste  de  ce  petit 
café,  là,  sous  les  treilles  jaunies,  contre 
le  mur  antique,  à  la  même  place  qu'au- 
trefois ;  je  demanderai  un  narguiié,  comme 
quelqu'un  du  pays,  et  lui,  le  vieux  Grec, 
ira  de  droite  et  de  gauche  aux  informa- 
tions. 

Il  revient  découragé  :  j'ai  dû  faire 
quelque  erreur,  me  dit-il,  ou  mon  papier 


6<)  FANTOME    d'orient 

est  faux;  dans  le  voisinage,  personne  ne 
connaît  ça... 

Mais  je  suis  bien  sûr,  me:,  pourtant, 
que  c'était  ici  tout  près  !  Puisqu'elle  sor- 
tait de  chez  elle,  cette  femme,  quand  un 
soir  Achmet  l'avait  appelée,  pour  me  faire 
faire  sa  connaissance  et  la  prier  de  rece- 
voir pour  lui  les  lettres  que  j'écrirais  de 
mon  «  pays  franc  »...  Si  elle  est  morte, 
il  est  impossible  que  quelqu'un  au  moins 
ne  s'en  souvienne  pas.  Allons,  qu'il  re- 
tourne interroger  les  anciens  du  quar- 
tier ;  qu'il  insiste,  malgré  les  mines 
sombres  et  fermées,  et  je  doublerai  la  ré- 
compense promise. 

Un  quart  d'heure  d'impatiente  attente. 
H  reparaît,  agitant  d'un  air  de  triomphe 
un  bout  de  papier  crayonné.   Un  vieux 


FANTOME     d'orient  67 

juif,  qui  la  connaît  très  bien,  a  écrit  là- 
dessus,  pour  de  l'argent,  sa  nouvelle 
adresse.  Elle  n'est  pas  morte,  mais  elle 
a  déménagé  depuis  trois  ans,  pour  aller 
habiter  très  loin  d'ici,  à  Pri-Pacha,  dans 
l'extrême  banlieue,  près  des  grands  ci- 
metières israélites. 

Que  de  temps  il  faudra,  hélas,  pour 
s'y  rendre!  Et,  cependant,  j*ai  une  trace, 
une  piste  à  peu  près  sûre,  à  laquelle 
j'aime  mieux  m'attacher  que  d'essayer 
autre  chose  de  plus  dangereux,  de  plus 
incertain.  Vite,  qu'on  aille  n'importe  où 
chercher  deux  chevaux  sellés,  et  partons. 

Oh  !  ce  trajet  à  cheval,  jusqu'à  Pri- 
Pacha,  où  trouver  des  mots  pour  en  ex- 
primer la  mélancolie,  par  cette  tranquille 


Gi5  FANTOME    D'ORIENT 

journée  lumineuse  d'automne,  sous  ce 
soleil  encore  chaud,  qui  a  déjà  pris  son 
éclat  mourant  des  fins  d'été... 

Nous  cheminons  parallèlement  au  golfe 
de  la  Corne-d'Or,  mais  sur  la  rive  op- 
posée à  Stamboul,  et  un  peu  loin  de  la 
mer,  dans  la  morne  campagne,  contour- 
nant les  faubourgs  bâtis  au  bord  de 
l'eau. 

Comme  par  fait  exprès,  il  nous  faut 
repasser  par  tous  ces  lieux  jadis  si  fa- 
miliers que  je  traversais,  les  matins  d'hi- 
ver, du  temps  où  j'habitais  Eyoub  —  les 
matins  sombres  et  glacés  de  février  ou 
de  mars  —  pour  m'en  retourner  à  bord 
de  mon  navire  après  les  nuits  délicieuses. 
Ce  sont  les  lieux  aussi  que  j'ai  le  plus 
souvent  revus,  depuis  dix  ans,  dans  mes 


FANTOME     d'orient  C9 

visions  des  nuits  ;  dans  le  rêve  de  ce 
jour,  ils  sont  plus  éclairés,  mais  ils  ne 
me  semWent  pas  beaucoup  plus  réels. 

Nous  allons  en  hâte,  mettant  nos  che- 
vaux au  trot  chaque  fois  que  c'est  pos- 
sible. Tantôt  nous  descendons  dans  des 
fondrières,  tantôt  nous  montons  sur  des 
hauteurs,  toujours  un  peu  désolées j  au 
sol  aride,  d'où  nous  apercevons  là-bas 
l'autre  rive,  le  grand  décor  de  Stamboul 
entièrement  doré  de  lumière. 

En  plus  de  ma  tristesse  à  moi,  qui  me 
montre  aujourd'hui  les  choses  vivantes 
sous  leurs  aspects  de  mort,  quelle  autre 
tristesse  demeure  donc  éternellement  là, 
et  plane  sur  ces  abords  de  Gonstantinople. . . 
J'avais  essayé  de  l'exprimer,  dans  un  de 
mes  premiers  livres,  mais  je  n'avais  pu  y 


70  FANTOME     d'orient 

parvenir,  et  aujourd'hui,  à  chaque  pierre, 
à  chaque  tombe  que  je  reconnais  sur  ma 
route,  me  reviennent  les  impressions  in- 
dicibles d'autrefois,  avec  ce  tourment  inté- 
rieur, qui  aura  été  un  des  plus  continuels 
de  ma  vie,  de  me  trouver  impuissant  à 
peindre  et  à  fixer  avec  des  mots  ce  que  je 
vois  et  ce  que  je  sens,  ce  que  je  souffre... 
Partout,  sur  la  terre,  sur  les  roches  et 
sur  l'herbe  rase,  une  teinte  uniforme  d'un 
gris  roux,  qui  est  comme  la  patine  du 
temps  ;  on  dirait  qu'une  cendre  recouvre 
ce  pays,  sur  lequel  trop  de  races  d'hommes 
ont  passé,  trop  de  civilisations,  trop  d'é- 
puisantes splendeurs.  Et,  de  loin  en  loin, 
au  milieu  de  ces  espèces  de  landes  de  l'a- 
bandon, quelque  minaret  blanc  entouré 
de  cyprès  noirs. 


FANTOME    d'orient  71 

Un  ravin  plus  profond  se  présente  à 
nous,  où  il  faut  descendre  ;  il  est  d'appa- 
rence aussi  âpre  et  sauvage  que  si  nous 
étions  à  cent  lieues  d'une  ville.  Tout  au 
bas,  sous  des  platanes,  est  une  fontaine 
antique,  où  jadis  je  rencontrais  presque 
chaque  matin  la  même  jeune  femme 
turque,  qui  semblait  très  belle  sous  ses 
voiles.  C'était  avant  le  soleil  levé  que  je 
passais  là,  à  l'aube  d'hiver,  et  aux  mêmes 
heures  elle  venait  seule  remplir  à  cette 
fontaine  sa  cruche  de  cuivre.  Nous  croi- 
sant dans  le  chemin  creux,  embrumé  de 
vapeur  matinale,  nous  échangions  un 
regard  de  connaissance;  après  quoi,  ses 
yeux,  qui  étaient  seuls  visibles  dans  son 
visage  voilé,  se  détournaient  avec  un 
demi-sourire.  Je  n'avais  plus  pensé  à  elle 


72  FANTOME     d'orient 

depuis  dix  ans,  et  je  la  revois,  à  présent, 
comme  dans  un  clair  miroir,  et  je  re- 
trouve toutes  mes  impressions  tristes  de 
ces  levers  de  jour,  de  ces  courses  dans  ces 
chemins  encore  déserts,  le  visage  fouetté 
par  Tair  sec  et  glacé  ou  par  le  brouillard 
gris.  Et,  comme  j'avais  l'âme  inquiétée, 
en  ce  temps-là,  me  demandant  chaque 
matin  si,  avec  tant  de  dangers  autour  de 
nous,  l'obscurité  prochaine  me  réunirait 
encore  à  celle  que  je  venais  de  laisser, 
ou  bien  si,  avant  le  soir,  Azraël  ne  pas- 
serait pas  pour  tout  anéantir... 

A  Pri-Pacha,  où  nous  avons  fini  par 
arriver,  nous  trouvons,  après  avoir  inter- 
rogé les  passants  de  la  rue,  la  maisonnette 
de  cette  vieille  Arménienne  de  qui  dépend 


FANTOME    D*ORIENT  73 

tout  le  résultat  de  mon  pèlerinage, — et  je 
suis  anxieux  en  frappant  à  la  porte.  Deux 
fois,  trois  fois,  le  frappoir  antique  ré- 
sonne très  fort,  jusqu'à  faire  trembler  les 
planches  vermoulues  ;  personne  ne  vient 
ouvrir,  et  d'ailleurs  les  fenêtres  sont 
closes.  Mais  un  juif  caduc,  centenaire  pour 
le  moins,  sort  avec  effarement  d'une  mai- 
son voisine,  emmitouflé  d'un  cafetan 
vert  : 

—  La  vieille  Anaktar-Ghiraz  ?  nous  ré- 
pond-il d'un  air  soupçonneux,  qu'est-ce 
donc  que  nous  lui  voulons? 

Il  se  rassure  à  notre  mine  :  «  Oui, 
c'est  bien  ici,  en  efTet  ;  mais  elle  n'y  est 
pas  ;  elle  est  partie  hier  pour  aller  s'établir 
auprès  d'une  de  ses  parentes  qui  est  bien 


74  FANTOME    d'orient 

malade,  là-bas,  à  Kassim-Pacha  d'où  nous 
arrivons,  tout  à  côté  de  son  ancienne  de- 
meure. » 

Oh  I  alors  il  me  prend  une  vraie  fièvre  ! 
Que  faire?  Le  temps  passe,  il  doit  être 
tard.  Je  ne  sais  même  pas  l'heure,  ayant, 
dans  ma  précipitation,  oublié  ma  montre 
à  l'hôtel  ;  mais  il  me  paraît  que  déjà  le 
soleil  baisse.  Une  fois  la  nuit  venue,  il 
n'y  a  plus  rien  à  tenter  à  Stamboul,  — 
et  je  n'ai  plus  qu'une  journée  après 
celle-ci  qui  va  finir.  —  Il  semble  en  vé- 
rité que  j'aie  eu,  en  sommeil,  le  pressen- 
timent complet  de  ce  que  serait  ce  voyage; 
tout  va  tellement  comme  dans  mon  rêve  : 
ces  entraves  accumulées,  cette  inquiétude 
de  l'heure  trop  courte,  cette  angoisse  de 
^l'avoir  pas  le  temps  d'arriver  jusqu'au  but. 


FANTOME    d'orient  7o 

Quel  parti  prendre  à  présent?  Je  ne 
sais  plus  trop  et  ma  tête  se  perd  un  peu. 
Allons-nous  retourner  sur  nos  pas,  jus- 
qu'à ce  Kassim-Pacha  d'où  nous  venons, 
avec  ces  mauvais  chevaux  de  louage  qui 
ne  veulent  plus  marcher?...  Non,  Eyoub 
où  j'habitais,  et  qui  m'attire  comme  un 
aimant,  est  là  tronprès  de  nous,  juste  en 
face,  de  l'autre  côté  de  la  Corne -d'Or  — 
qui  se  rétrécit  dans  ces  parages  et  sera  si 
vite  traversée.  D'ailleurs,  je  me  sens  telle- 
ment redevenu  un  habitant  de  ce  saint 
faubourg  ;  les  dix  années,  qui  me  sépa- 
rent du  temps  où  j'y  vivais,  tiennent 
de  si  complètement  s'évanouir,  que  j'ai 
presque  l'illusion  de  rentrer  là  chez  moi, 
au  milieu  de  figures  familières,  et  que, 
sans  peine,  je  m'imaginerais  y  retrouver 


76  FANTOME    d'orient 

ma  maison  telle  que  je  l'ai  quittée,  avec 
les  chers  hôtes  d'autrefois.  Au  moins, 
j'entrerai  m'asseoir  dans  le  petit  café  an- 
tique où  nous  passions,  Achmet  et  moi, 
les  veillées  d'hiver,  en  compagnie  des  der- 
viches conteurs  de  féeriques  histoires  ;  il 
n'est  pas  possible  que,  dans  ce  quartier-là, 
quelqu'un  ne  me  reconnaisse  pas,  ne  me 
prenne  pas  en  pitié  et  ne  consente  à  me 
guider  dans  mes  recherches  —  qui,  sans 
doute,  ne  peuvent  plus  faire  ombrage  à 
personne. 

Donc,  nous  renvoyons  nos  chevaux; 
nous  descendons  vers  la  berge  pour 
prendre  un  caïque,  choisissant  un  rameur 
jeune  afin  d'aller  vite,  —  et  bientôt  nous 
voici  glissant,  très  légers,  à  grands  coups 
d'aviron  sur  l'eau  tranquille. 


FANTOME    d'orient  77 


Je  commence  à  regarder  de  mes  pleins 
yeux  là-bas  en  face,  fouillant  de  loin  cette 
autre  rive  où  nous  allons  aborder. 

Quoi,  est-ce  que  je  ne  m'y  reconnais 
plus?  C'était  bien  là  pourtant,  j'en  suis 
très  sur. 

Oh  !  mon  Dieu,  on  a  tout  changé,  hélasl 
Ma  maison,  très  vieille,  et  les  deux  ou 
trois  qui  l'entouraient  n'existent  plus. 
Je  n'avais  pas  prévu  cette  destruction  et 
je  sens  mon  cœur  se  serrer  davantage.  Ce 
cadre  qui  avait  entouré  ma  vie  turque 
est  à  jamais  détruit  —  et  cela  recule  tout 
dans  un  lointain  plus  effacé. 

Je  mets  pied  à  terre,  cherchant  à  m'o- 
rienter,  à  reconnaître  au  moins  quelque 
chose.  Le  petit  café  des  derviches  con- 
teurs d'histoires,    où   donc    est-il?  A  la 

7. 


78  FANTOME    d'orient 

place,  il  y  a  un  grand  mur  blanc  que 
je  ne  connaissais  pas,  un  corps  de  garde 
tout  neuf,  avec  des  soldats  en  faction.  El 
toutes  les  maisons  alentour  sont  fermées, 
muettes,  inabordables  surtout.  Allons,  je 
suis  un  étranger  ici  maintenant;  j'ai  été 
fou  de  venir  y  perdre  mes  instants  comp- 
tés, quand  j'aurais  dû  au  contraire  reve- 
nir sur  mes  pas,  suivre  la  seule  piste  un 
peu  sûre ,  rechercher  à  tout  prix  cette 
vieille  femme. 

Pourtant,  cela  faisait  partie  de  mon 
pèlerinage  aussi,  de  revoir  Eyoub,  et  j'en 
étais  si  près  î 

Ohl  et  la  mosquée  sainte,  et  l'allée  des 
saints  tombeaux  !  Je  suis  à  deux  pas  à 
présent  de  ces  choses  mystérieuses  el 
rares,  autrefois  si  familières,  dans  mon 


FANTOME    D'ORIENT  79 

voisinage  ;  je  ne  reviendrai  peut-être  ja- 
mais ici,  —  aurai-je  le  courage  de  quitter 
Eyoub  sans  aller  les  revoir.  Du  reste,  en 
courant,  ce  sera  une  perte  de  cinq  ou  dix 
minutes  à  peine,  —  et  je  dis  à  mon  ba- 
telier :  «  Va,  aborde  un  peu  plus  loin, 
au  quai  de  marbre  là-bas,  à  l'entrée  du 
saint  cimetière.  » 

Laissant  le  vieux  Grec  dans  le  caïque 
avec  le  rameur,  je  redescends  à  terre,  seul, 
saisi  tout  à  coup  par  le  silence  glacé  de 
ce  lieu,  par  sa  sonorité  funèbre,  que  j'a- 
vais oubliée,  et  qui  change  le  bruit  de 
mon  pas.  Dans  l'allée  d'éternelle  paix,  sur 
les  dalles  de  marbre  verdies  a  l'ombre, 
où  l'on  voudrait  marcher  lentement,  la 
tête  basse,  il  faut  passer  aujourd'hui  avec 
cette  précipitation  enfiévrée  qui  donne  à 


80  FANTOME    D'ORIENT 

toutes  les  choses,  revues  ainsi,  je  ne  sais 
quel  air  d'inexistence.  Je  cours,  je  cours, 
dans  cette  allée,  entre  les  deux  alignements 
de  kiosques  funéraires  et  de  tombes,  au 
milieu  de  toutes  les  silencieuses  blancheurs 
des  marbres.  De  droite  et  de  gauche, 
bordant  la  voie  étroite,  sont  de  vieilles 
murailles  blanches,  percées  d'une  série 
d'ogives,  par  où  la  vue  plonge  dans  les 
dessous  ombreux  d'une  sorte  de  bocage 
rempli  de  sépultures.  Rien  de  changé, 
naturellement,  dans  tout  cela  qui  est  sacré 
et  immuable;  ce  lieu  unique,  si  étrange- 
ment mêlé  à  mes  souvenirs  d'amour,  était 
le  même  bien  des  années  avant  notre 
existence  et  sera  ainsi  longtemps  encore 
après  que  nous  aurons  tous  deux  passé. 
Au  bout  de  l'avenue,  dans  une  ombre 


FANTOME    d'orient  81 

plus  épaisse,  sous  une  voûte  obscure  de 
platanes,  je  m'arrête  devant  la  petite 
porte  de  l'impénétrable  mosquée  sainte. 
Il  y  a  toujours  là  les  mêmes  vieilles  men- 
diantes, au  visage  voilé,  assises,  accrou- 
pies, immobiles  sur  des  pierres.  L'une 
d'elles,  réveillée  de  son  rêve  par  le  bruit 
de  mon  pas,  s'inquiète  de  me  voir  accourir, 
se  demande  si  j'aurai  par  hasard  l'impu- 
dence de  franchir  ce  seuil  :  «  YasakI 
Yasak!  »  (Défendu I  Défendu!),  dit-elle, 
d'une  voix  irritée,  en  étendant  une  main 
de  morte  comme  pour  me  barrer  le  pas- 
sage. Et  je  lui  réponds  tranquillement, 
dans  cette  langue  turque  que  je  reparle 
déjà  avec  la  facilité  d'autrefois  :  «  Je  le 
sais,  ma  bonne  mère,  que  c'est  défendu; 
je  veux  seulement  jeter  un  coup  d'œil  à 


82  FANTOME    d'orient 

l'entrée  et  puis  je  m'en  irai.  »  Ce  disant, 
je  lui  remets  une  aumône  ;  alors,  d'une 
voix  calmée,  elle  rassure  les  autres  qui 
s'inquiétaient  aussi  :  Il  sait,  il  sait;  il  est 
du  pays;  il  vient  regarder,  seulement.  Et 
en  effet,  je  regarde  à  la  hâte,  à  la  dérobée; 
tant  de  fois  jadis,  quand  j'habitais  Eyoub, 
j'étais  venu  jusqu'à  ce  seuil,  dont  je  re- 
connais encore  les  moindres  pierres,  dans 
la  demi-nuit  qui  tombe  des  grands  ar- 
bres. Du  lieu  d'ombre  où  je  suis,  au 
milieu  de  ces  pauvresses  voilées  aux  im- 
mobilités de  fantômes,  il  semble  qu'une 
clarté  un  peu  merveilleuse  rayonne  là-bas, 
dans  cette  cour  de  mosquée,  sur  les  blan- 
cheurs séculaires  de  la  chaux  et  des 
faïences... 

Tout  de  suite,  après  ce  regard  jeté,  je 


FANTOME    d'orient  83 

repars  en  courant  dans  la  sainte  allée, 
repris  par  l'inquiétude  de  Theure  qui  fuit, 
de  la  lumière  qui  me  paraît  plus  dorée, 
par  la  frayeur  du  soleil  couchant  et  du  soir. 

C'est  à  Kassim-Pacha,  naturellement, 
à  la  recherche  de  cette  vieille  femme,  que 
je  vais  retourner  coûte  que  coûte.  Et  j'irai 
par  mer  cette  fois;  d'ici,  ce  sera  le  plus 
rapide. 

Quand  je  suis  de  nouveau  étendu  dans 
mon  caïque,  je  dis  au  rameur  :  &  Va 
vite,  vite,  pour  une  bonne  récompense 
que  je  te  donnerai  I  »  Il  répond  par  un 
sourire  à  dents  blanches  et  se  met  à 
ramer  de  toute  la  force  de  ses  bras.  Le 
courant  nous  aide  et  nous  descendons 
lestement  la  Gorne-d'Or,  nous  éloignant 
du  sombre  Eyoub. 


FANTOME    d'orient 


Mais  nous  allons  passer  devant  le  fau- 
bourg d'Hadjikeuï.  Si  je  m'y  arrêtais!  Le 
quartier  n'est  pas  farouche  comme  celui 
d'où  je  viens,  et,  qui  sait,  quelqu'un  m'y 
reconnaîtra  peut-être,  quelqu'un  de  ces 
juifs  que  j'employais  à  mon  service,  le 
grand  Salomon  ou  même  le  vieux  Kaï- 
roullah,  n'importe  qui,  pourvu  qu'on  me 
renseigne.  En  passant,  je  vais  tenter  ce 
moyen...  Et  puis  cela  me  permettra  de 
revoir  ma  maison,  la  première  de  mes 
maisons  turques,  car  j'ai  habité  là  aussi, 
avant  de  pouvoir  réaliser  le  rêve  presque 
impossible  de  me  fixer  à  Eyoub. 

Dans  ce  livre  de  jeunesse  où  j'ai  conté 
ma  vie  orientale,  j'ai  passé  sous  silence 
notre  étape  à  Hadjikeuï,  pour  abréger,  et 
aussi  pour  obéir  à  une  sorte  de  sentiment 


FANTOME    D*ORIENT  85 

de  décorum  qui  m'amuse  bien  à  présent  : 
ce  Hadjikeuï  est  un  faubourg  pauvre, 
assez  mal  considéré  à  Constantinople. 

Là  pourtant  j'étais  venu  m'installef 
d'abord,  en  quittant  mon  logis  européen 
de  Péra  ;  là,  j'avais  reçu  Aziyadé  pour 
la  première  fois,  à  son  retour  de  Salo- 
nique.  Nous  y  étions  restés  près  de  deux 
mois,  bien  cachés,  avant  de  réussir  à 
trouver  une  maison  sur  l'autre  rive,  dans 
le  faubourg  des  saints  tombeaux,  et  nous 
avions  ensuite  conservé,  à  toute  éventua- 
lité, ce  premier  gîte  plus  sûr,  où,  par  fan- 
taisie, nous  revenions  de  temps  à  autre. 

A  la  longue,  comme  tout  se  transforme 

dans  la  mémoire,  tout  s'oublie  !  Voici  que 

je  ne  reconnais  même  plus  VÉchelle  de 

8 


FANTOME    D  ORIENT 


notre  rue,  c'est-à-dire  rappontcment  de 
vieilles  planches  qui  nous  était  si  familier, 
jadis,  et  où  nous  débarquions  avec  une 
telle  sûreté  d'habitude,  dans  le  mystère 
protecteur  des  nuits  bien  noires. 

Par  impatience,  je  mets  pied  à  terre 
ailleurs,  à  l'entrée  d'une  ruelle  israélite 
que  je  me  rappelle  vaguement,  très  va- 
guement. Et,  suivi  toujours  de  ce  même 
vieux  Grec,  je  recommence  à  marcher 
vite,  à  courir,  talonné  sans  trêve  par 
l'inquiétude  de  l'heure. 

A  un  tournant,  nous  tombons  sur  une 
rue  où  se  tient  un  marché  juif  :  cris  de 
vendeurs  et  d'acheteurs,  foule  affairée, 
encombrement  de  mannequins,  de  fruits 
et  de  légumes,  petits  fourneaux  où  l'on 
rôtit  des   viandes  en   plein  vent,  petits 


FANTOME    d'orient  87 

étalages  de  changeurs  et  d'usuriers...  Là, 
je  me  reconnais  tout  à  fait,  par  exemple, 
et  le  cœur  me  bat  plus  fort,  car  ma 
maison  doit  être  bien  près. 

J'avais  du  reste  gardé  de  ce  marché  un 
souvenir  très  singulier,  unique  même 
entre  tous.  Habitant  d'Hadjikeuï  ou  habi- 
tant d'Eyoub,  j'y  venais  chaque  soir  avec 
Achmet  pour  changer,  pour  emprunter 
de  l'argent  à  ces  juifs,  ou  bien  encore 
pour  leur  acheter  les  pains  et  les  gâteaux 
destinés  au  dîner  mystérieux  d'Aziyadé. 
C'est  que  Constantinople  est  la  seule  ville 
du  monde  où  j'aie  été  vraiment  mêlé  à 
la  vie  du  peuple,  —  à  la  vie  de  ce  peuple 
oriental,  bruyant,  coloré,  pittoresque, 
mais  besoigneux,  pauvre,  actif  à  mille 
petits  métiers,  à  mille  petits  brocantages. 


FANTOME    D  ORIENT 


Mon  compagnon  de  chaque  jour,  Achmet, 
était  lui-même  un  enfant  de  ce  peuple- 
là,  au  courant  des  moindres  rouages  de 
la  vie  laborieuse,  habitué  à  se  tirer  d'af- 
faire avec  presque  rien,  et  m'enseignant 
sa  manière,  me  rendant  homme  du  peuple 
comme  lui  à  certaines  heures.  Il  est  vrai, 
j'étais  pauvre,  moi  aussi,  à  cette  époque, 
et  bien  en  peine  quelquefois  pour  soute- 
nir mon  rôle  d'Hassan... 

Ce  marché,  que  je  traverse  aujourd'hui 
d'un  pas  dégagé  et  rapide,  sentant  peser 
la  ceinture  de  cuir  où  j'ai  fait  coudre  — 
un  peu  à  la  façon  des  matelots  —  ma 
réserve  de  pièces  d'or,  oh  !  ce  marché, 
tout  ce  qu'il  me  rappelle  de  misères, 
gaiement  endurées  à  cause  d'elle,  de  mar- 
chandages timides,  de  demandes  de  cré- 


FANTOME    D'ORIENT  89 

dit  pour  des  sommes  qui  à  présent  me 
font  sourire...  Et,  sous  le  costume  turc, 
ces  choses  me  semblaient  acceptables, 
m'amusaient  presque,  en  me  donnant  da- 
vantage l'impression  d'être  sorti  de  moi- 
même  et  devenu  quelqu'un  des  simples 
qui  m'entouraient.  Il  y  avait  tant  d'enfan- 
tillage encore  dans  ma  vie  de  ce  temps- là  I 
Après  cette  rue  du  marché,  une  place 
tranquille  au  bord  de  la  mer,  une  place 
silencieuse  bordée  de  berceaux  de  vigne 
et  ornée  en  son  milieu  d'une  vieille  fon- 
taine de  marbre.  Et  ma  maison  est  là, 
qui  tout  à  coup  me  réapparaît,  bien  réelle, 
au  beau  soleil  du  soir...  J'ai  enfin  re- 
trouvé une  chose  d'autrefois,  une  chose 
qui  a  fait  partie  de  mon  cher  passé  et  qui 

existe  encore... 

8. 


90  -  FANTOME    D*ORIENT 

Avec  je  ne  sais  quelle  crainte  de  m'en 
approcher,  avec  un  étrange  trouble 
d'âme,  je  vais  lentement  m'asseoir  en 
face,  en  plein  air,  devant  un  petit  café, 
sous  des  treilles  que  l'automne  a  jaunies, 
et  je  la  regarde.  (Gomme  ce  nom  de  café 
sonne  mal  pour  dire  ces  échoppes  orien- 
tales où  l'on  fume  le  narguilé.)  Je  la 
regarde,  ma  maisonnette  d'autrefois,  un 
peu  comme  je  regarderais  une  chose  de 
rêve  qui  oserait  se  montrer  en  plein 
jour.  Elle  me  semble  rapetissée  et  d'as- 
pect misérable;  cependant,  c'est  bien 
cela,  et  rien  que  ces  marbrures  de  vieil- 
lesse, sur  la  muraille,  ramènent  dans  ma 
tète  mille  souvenirs. 

Celte  place  n'a  pas  changé  non  plus  ; 
pas  une  pierre  n'a  été  dérangée  depuis 


FANTOME   d'orient  91 

que  j'y  habitais.  Est-ce  possible,  mon 
Dieu,  que  tout  y  soit  demeuré  si  pareil, 
que  le  soleil  Téclaire  si  gaiement,  que  je 
m'y  retrouve,  moi,  encore  jeune,  et  que, 
depuis  dés  années,  je  ne  sache  plus  rien 
d'elle,  même  pas  si  elle  est  vivante  ou  si 
elle  s'est  endormie  dans  la  terre.. 

C'est  mon  premier  instant  de  repos  et 
de  rêverie,  depuis  que  j'ai  commencé  ma 
longue  course  errante.  Ce  soleil  d'octobre, 
qui  d'abord  me  semblait  joyeux,  sur 
cette  place  solitaire,  subitement  me  de- 
vient triste,  triste  plus  que  la  brume  ou 
la  nuit.  Il  ne  me  charme  ni  ne  me 
trompe  plus;  je  n'ai  conscience  à  présent 
que  de  son  impassibilité  devant  les  con- 
tinuels anéantissements,  les  continuelles 
fins.  Je  sens  de  la  mort,  de  la  mélancolie 


92  FANTOME   d'orient 

de    mort,  dans    sa    lumière    douce;   £cs 
rayons  sont  pleins  de  mort... 

Un  jeune  garçon  se  présente  pour  nous 
servir.  Je  lui  demande  : 

—  Est-ce  que  le  maître  du  café  est 
vieux?  est  ici  depuis  longtemps? 

—  Le  maître?...  Oh!  depuis  peut-être 
cinquante  ans,  répondit-il,  étonné;  c'est 
un  très  vieux  père, 

—  Alors,  dis-lui  qu'il  vienne  me 
parler. 

Je  me  rappelle  tout  de  suite  la  figure 
de  ce  vieil  homme,  dès  qu'il  arrive  : 

—  Me  reconnais -tu  ?  Je  demeurais  là, 
dans  la  maison  d'en  face,  il  y  a  bien  des 
années. 

—  Ah!    oui,   dit-il,  un  peu  saisi.  Et 


FANTOME    D'ORIENT 


c'est  toi  qui  t'en  étais  allé,  après,  habiter 
Eyoub.  Pourtant,  non...  il  y  a  au  moins 
vingt  ans  de  ce  que  je  veux  dire  (on 
compte  toujours  très  mal  les  années,  en 
Turquie),  tu  serais  plus  vieux  que  tu 
n'es. 

—  Et  te  souviens -tu  de  mon  serviteur 
Achmet  ? 

De  mon  serviteur  Achmet,  il  se  sou- 
vient très  bien;  mais  il  ne  peut  me 
donner  aucun  renseignement  sur  lui  :  on 
ne  l'a  pas  revu  à  Hadjikeuï  depuis  mon 
départ. 

Alors  je  le  charge  d'aller  appeler  tous 
les  anciens  du  quartier,  tous  ceux  qui 
plus  ou  moins  peuvent  se  souvenir  de 
moi. 

Et  bientôt  un  attroupement  se  forme, 


94  FANTOME  D'ORIENT 

des  voisins,  des  curieux,  des  gens  quel- 
conques, qui  me  regardent  comme  un  re- 
venant de  l'autre  monde,  étonnés  eux 
aussi  de  me  voir  encore  jeune  :  il  semble 
que,  dans  leur  mémoire  à  tous,  mon  pas- 
sage ici  ait  peu  à  peu  remonté  jusqu'à 
des  époques  incertaines  et  reculées. 

Je  m'en  doutais  bien,  ils  n'ont  pas 
oublié  ce  Français  qui  avait  eu  l'idée  sin- 
gulière de  venir  s'isoler  ici  ;  mais,  hélas  I 
au  sujet  d'Achmet,  personne  ne  peut  rien 
médire.  Pourtant  on  me  propose  d'aller, 
si  je  veux,  chercher  un  juif  qui  me  con- 
naissait très  bien  et  qui  me  renseignerait 
peut-être,  —  un  nommé  Salomon. 

Salomon  !  Je  crois  bien  que  je  veux 
voir  Salomon  î  Qu'on  me  l'amène  bien 
vite,  et  il  y  aura  récompense.   Ce  Salo- 


FANTOME    d'orient  Ô5 

mon,  je  l'employais  souvent;  il  allait 
faire  des  achats  pour  moi  avec  Achmet, 
et  savait  même  les  allées  et  venues  clan  - 
destines  d'une  musulmane  dans  ma  mai- 
son. Au  moment  de  mon  départ,  je  l'avais 
chassé,  il  est  -vTai,  pour  je  ne  sais  plus 
quelle  fourberie;  mais  qu'importe  pourvu 
qu'il  me  guide.  J'aurai  même  presque 
une  joie  à  le  revoir,  comme  tout  ce  qui 
a  été  mêlé  à  ma  vie  d'autrefois... 

Il  arrive.  Sans  doute  il  ne  m'en  veut 
pas,  lui  non  plus,  car  il  paraît  tout  ému 
de  me  reconnaître,  et  il  embrasse  la  main 
que  je  lui  tends.  Je  l'avais  laissé  un 
homme  grand  et  superbe,  je  le  retrouve 
tout  courbé  et  blanchi. 

—  Achmet,  dit-il,  non,  je  ne  l'ai  pas 
revu,  et  n'ai  plus  entendu  parler  de  lui 


PANTOME    D  ORIENT 


depuis  ton  départ.  Il  doit  avoir  quitté  le 
pays,  —  ou  bien  il  est  mort. 

Puis  il  me  promet  de  passer  sa  soirée 
en  recherches  et  de  monter  demain  ma- 
tin à  Péra  m'en  rendre  compte. 

Allons,  je  ne  saurai  rien  de  plus  ici. 
Encore  une  halte  perdue.  Et  l'heure 
presse,  il  faut  repartir... 

Pourtant  je  voudrais  bien  entrer  dans 
ma  maison,  puisque  je  suis  si  près; 
surtout  je  voudrais  monter  au  premier 
étage,  dans  cette  chambre  que  j'avais  pré- 
parée avec  tant  d'amour  pour  la  recevoir. 

Et  j'envoie  Salomon  parlementer  avec 
les  gens  qui  habitent  là  :  des  Arméniens 
pauvres,  qui  consentent,  pour  une  pièc^ 
blanche,  à  m'ouvrir  leur  porte. 

J'entre,  je  monte  notre  escalier,  je  re- 


FANTOME    D  ORIENT 


vois  notre  chère  petite  chambre,  jadis 
si  jolie  dans  son  arrangement  étrange. 
A  présent,  plus  rien;  des  meubles  de 
misère,  du  désordre  et  des  loques  qui 
traînent.  J'aurais  mieux  fait  de  ne  pas 
regarder  cette  profanation  pitoyable;  le 
simple  coup  d'oeil  que  j'ai  jeté  là  vient 
de  suffire  pour  reculer,  reculer  encore 
plus  au  fond  de  l'abîme,  le  passé  dont  je 
poursuis  la  trace. 

Mais,  tandis  que  je  redescends,  par  ces 
marches  où  les  babouches  d'Aziyadé  se 
sont  posées,  une  émotion  poignante  me 
vient,  que  je  n'avais  pas  prévue... 

Un  jour,  très  loin  dans  mon  enfance, 
certain  rayon  de  soleil  d'hiver,  entré  par 
une  fenêtre  d'escalier,  m'avait  impres- 
sionné d'une  inexplicable  façon  profonde. 


FANTOME    d'orient 


—  J'ai  déjà  conté  cela,  je  ne  sais  où.  — 
Et  ici,  bien  des  années  plus  tard,  j'avais 
retrouvé  le  même  frisson,  en  revoyant, 
dans  cette  maison  d'Hadjikeuï,  un  rayon 
semblable  et  de  même  signification  mys- 
térieuse, —  qui,  chaque  soir,  glissait  le 
long  d'un  escalier,  pour  éclairer  une 
amphore  d'Athènes  posée  dans  une  niche 
du  mur...  Souvent,  des  détails  infimes 
se  gravent  pour  toujours  dans  une  mé- 
moire, et  on  dirait  qu'ils  résument  en 
eux-mêmes  tout  un  lieu,  toute  une  épo- 
que pénible  ou  regrettée  :  il  en  avait 
été  ainsi  de  ce  rayon  de  soleil  —  déjà 
mêlé  pour  moi  à  je  ne  sais  quel  antérieur 
inconnu  ;  —  j'y  avais  repensé  cent  fois 
depuis  mon  départ  du  pays  turc,  et  une 
angoisse  singulière,  uïie  angoisse  bizarre 


FANTOME    d'orient  C9 

et  d'inquiétante  origine,  m'était  toujours 
venue  à  l'idée  que  je  ne  reverrais  jamais 
cette  traînée  de  lumière  pâlie,  tombant 
dans  cette  niche  sur  cette  amphore, 
jamais,  jamais  plus... 

Eh  bien,  la  niche  vide  est  toujours  là 
dans  le  mur,  et  tandis  que  je  redescends, 
le  soleil  l'éclairé  de  son  même  rayon 
triste... 

En  tout  ce  qui  précède,  je  me  suis 
perdu,  une  fois  de  plus,  dans  l'indicible... 

Nous  remontons  dans  notre  caïque,  le 
Grec  et  moi,  après  cette  halte  qui  a  duré 
vingt  précieuses  minutes,  et  nous  conti- 
nuons notre  route  vers  Kassim-Pacha,  de 
toute  la  vitesse  de  nos  rames. 

Sur  la  Corne-d'Or,  c'est  le  va-et-vient 


100  FANTOME    d'orient 

coutumier,  le  croisement  incessant  des 
minces  calques  silencieux.  Et  que  cette 
après-midi  est  belle,  tiède  et  lumineuse  î 
Elle  me  donne  des  illusions  d'été,  à  moi 
qui  arrive  des  forêts  de  sapins  des  Kar- 
pathes,  où  déjà  des  neiges  tombaient... 
Et  je  me  laisse  reprendre  aux  tromperies 
du  soleil.  Je  me  laisse  peu  à  peu  bercer 
et  leurrer  par  tout  ce  mouvement,  si 
familier  jadis  :  comme  tout  à  l'heure  à 
Eyoub,  peu  à  peu,  je  me  figure  être  en- 
core au  temps  lointain  où  j'avais  des  logis 
mystérieux,  ici,  sur  ces  deux  rives... 
L'entour  est.  d'ailleurs,  resté  tellement 
pareil  I  Les  grands  dômes  des  mosquées 
se  dressent  aux  mêmes  places  ;  la  sil- 
houette immense  de  Stamboul  préside  à 
toute  cette  agitation  joyeuse  des  barques, 


FANTOME    D'ORIENT  101 

absolument  comme,  il  y  a  dix  ans,  elle 
dominait  nos  aventureuses  allées  et  ve- 
nues d'amour. . .  Oh  I  comment  dire  le 
charme  de  ce  lieu  qui  s'appelle  la  Corne- 
d'Orî...  Comment  le  dire,  même  para 
peu  près  :  il  est  fait  de  mes  joies  inquiètes 
et  de  mes  angoisses,  mêlées  à  de  l'ombre 
d'Islam  ;  il  n'existe  sans  doute  que  pour 
moi  seul... 

A  l'Échelle  de  Kassim-Pacha,  nous 
abordons  bientôt,  en  face  de  ce  palais, 
d'architecture  mauresque,  qui  est  l'Ami- 
rauté. Là,  je  regarde  l'heure...  A  quoi 
pensais-je  donc,  il  faut  que  j'aie  la  tête 
bien  inquiète  pour  n'avoir  pas  vu  qu'en 
effet  le  soleil  est  encore  très  haut  ;  il  est 
à  peine  trois  heures  et  demie  î  J'éprouve 
un    apaisement    à    cette    certitude    que 


102  FANTOME    d'orient 

le   jour   n'est  pas    trop  près  de   finir... 

Dix  minutes  de  marche  empressée  pour 
arriver  de  nouveau  à  ce  quartier  où  nous 
avons  chance  de  trouver  Anaktar-Chiraz. 
C'est  par  de  vieilles  petites  rues  bien  mu- 
sulmanes, où  circulent  en  babouches  des 
femmes  voilées  de  mousseline  blanche. 

Après  cette  longue  pérégrination  inutile 
que  je  viens  de  faire,  revenu  à  mon  point 
de  départ,  à  cette  place  d'Hadji-Aii,  qui 
est  tranquille  et  solitaire,  entre  ses  mai- 
sonnettes basses,  comme  une  place  de 
village,  je  m'assieds  au  même  petit  café 
que  tout  à  l'heure,  dans  le  jardin,  sous 
les  treilles  jaunies  qui  s'effeuillent.  Dans 
ce  recoin  paisible,  pauvre,  presque  cam- 
pagnard, nous  serons  bien  pour  causer 
du  passé,  sans  témoins,   au  milieu   de 


FANTOME  d'orient  103 

choses  immobilisées  depuis  des  siècles  ; 
l'endroit,  d'ailleurs,  est  comme  choisi, 
pour  l'entrevue  un  peu  funèbre  que  j'at- 
tends, pour  les  clioses  tristes  et  saupou- 
drées de  cendre  que  nous  allons  sans 
doute  nous  dire. 

J'envoie  le  fureteur  grec  s'enquérir 
d'Anaktar-Chiraz  et  la  prier  de  venir  ici, 
causer  un  moment  avec  moi  Je  crois  bien 
que,  cette  fois,  il  la  trouvera;  je  m'in- 
quiète seulement  de  savoir  si  elle  consen- 
tira à  venir,  si  elle  n'aura  pas  peur,  et  je 
demande  un  narguilé  pour  attendre.  La 
soirée  est  de  plus  en  plus  tiède,  jouant 
les  calmes  soirées  d'été;  le  soleil,  qui  des- 
cend, dore  l'antique  mosquée  d'en  face 
et  la  vigne  effeuillée  sous  laquelle  je  suis 
assis.  Sur  la  place,  personne  ne  passe;  à 


104  FANTOME    D*0R1ENT 

peine  une  rumeur  confuse  monte  jusqu'à 
moi ,  de  la  Corne-d'Or  et  des  navires  ; 
il  se  fait  un  grand  silence  alentour.  Des 
minutes  et  des  minutes  d'attente  se  pas- 
sent. L'immense  ville  voisine  n'est  plus 
indiquée  par  rien;  j'ai  maintenant  tout  à 
fait  l'impression  de  l'été,  d'un  soir  d'été 
finissant,  dans  quelque  village  oriental, 
et  du  calme  profond  redescend  en  moi. 

Enfin  il  revient,  le  Grec,  suivi  d'une 
vieille  femme  vêtue  de  noir,  basanée,  aux 
traits  durs,  que  je  reconnais  tout  de  suite. 
Je  l'avais  vue  une  seule  fois  dans  ^a  vie, 
mais  c'est  bien  elle.  Son  air  est  effaré, 
hagard;  elle  a  vieilli  terriblement.  Pourvu 
qu'elle  se  souvienne  ! 

Évidemment  elle  a  peur  de  ces  person- 


FANTOME    d'orient  105 

nages  inconnus ,  de  cet  interrogatoire 
qu'on  veut  lui  faire  subir  dans  un  lieu 
écarté.  Avec  une  cérémonieuse  révérence, 
elle  s'assied  devant  moi,  sur  le  bord  d*un 
tabouret,  et  me  regarde.  Je  suis  à  contre- 
jour  et  elle  doit  me  voir  en  ombre  sur 
un  fond  de  soleil. 

Oh  !  oui,  c'est  bien  elle  ;  je  viens  de 
reconnaître  surtout  ce  demi-sourire,  très 
bon,  très  honnête,  qui  a  éclairé  un  ins- 
tant son  visage  parcheminé  et  durci.  Une 
natte  de  ses  cheveux,  restés  noirs  comme 
de  Tébène,  entoure  le  foulard  de  soie, 
également  noir,  dont  sa  tète  est  envelop- 
pée comme  d'une  bandelette.  Sa  robe 
usée,  mais  propre,  est  taillée  à  l'euro- 
péenne, d'une  forme  démodée,  avec  des 
biais   de  velours  noir.   Chez  nous,  dans 


106  FANTOME    d'orient 

des  villages  du  Midi  ou  de  l'Auvergne, 
des  vieilles  femmes  ont  cette  tenue  et  cet 
aspect.  Elle  se  tient  roide,  sur  son  tabou- 
ret,  et  elle  attend. 

Je  commence  à  la  questionner  douce- 
ment, timidement,  en  langue  turque, 
ayant  peu?  de  ses  réponses. 

—  «  Achmet?  Achmet?  »  répète- t-elle, 
les  yeux  toujours  hagards.  Non,  elle  ne 
se  rappelle  pas.  Il  y  a  si  longtemps  de 
l'histoire  que  je  lui  conte,  —  et  elle  en  a 
tant  soigné,  tant  vu  mourir  dans  sa  vie, 
des  jeunes  hommes  et  des  vieux,  —  et  il 
y  en  a  tant  des  Achmet,  à  Constantinople  I 
«  Et  puis,  dit-elle  pour  s'excuser,  j'ai 
perdu  coup  sur  coup  mon  mari  et  mes 
fils.  Depuis  ce  temps-là,  ma  tête  s'est  dé- 
rangée, ma  mémoire  est  partie.  » 


FANTOME     d'orient  107 

Mon  Dieu,  comment  percer  la  nuit  qui 
s'est  faite  dans  cette  intelligence,  comment 
m'y  prendre...  Et  puis  elle  a  peur  surtout; 
peur  d'être  interrogée  pour  quelque  af- 
faire de  justice,  peur  de  je  ne  sais  quoi. 

—  Ne  crains  rien  de  nous,  bonne 
dame,  lui  dis-je.  Cet  Achmet,  je  le  re- 
cherche parce  que  je  l'aimais  tendrement, 
rien  que  pour  cela.  Tâche  de  te  rappeler. 
Je  voudrais  le  revoir.  Aide-moi.  A  présent, 
je  te  supplie,  tu  vois  bien.  Allons,  cher- 
che :  Achmet,  Mihran-Achmet?  Je  te  re- 
connais, moi,  pourtant;  je  suis  sûr  d'être 
venu  avec  lui  te  parler  ici,  il  y  a  dix  ans, 
quand  tu  demeurais  dans  ce  quartier.  Et 
je  lui  ai  même  écrit  chez  toi,  durant  les 
trois  premières  années  qui  ont  suivi  mon 
départ.  Tu  l'as  soigné,  ne  t'en  souviens- 


d08  FANTOME    d'orient 

tu  pas,  quand  il  était  blessé  et    si    ma- 
lade .. 

Une  lueur  paraît  traverser  sa  tête.  Elle 
se  penche  en  avant  pour  me  regarder  de 
plus  près,  ses  yeux  s'ouvrent,  se  dilatent; 
plongent  tout  au  fond  des  miens  :  «  Gom- 
ment t'appelles-tu  donc?  »  dit-elle  d'une 
voix  brusque. 

—  Loti! 

—  Loti!...  Ah  I  Loti  !...Ah!  Achmetl... 
Ah!  Mihran-AchmetI  Si  je  m'en  souviens, 
de  Mihran-Achmet  !  ! 

Un  silence  de  quelques  secondes,  pen- 
dant lequel  sa  figure  s'assombrit  tout  à 
fait.  Puis  elle  reprend  durement  : 

—  Eulû!  Eulûl  Yedi  seneh  dan,  tchok 
dan  euldi!  (Mort!  Mort!!  Il  y  a  sept  an- 
nées, il  y  a  beau  temps  qu'il  est  mort!) 


FANTOME    d'orient  109 

Gomme  c'est  étrange  I  Le  début  de  cette 
réponse,  le  ton  cruel,  la  répétition  irritée 
de  ce  premier  mot  aux  consonances  si- 
nistres, j'avais  imaginé  jadis,  pour  Azi- 
yadé,  quelque  chose  d'absolument  sem- 
blable... Eidûl  Eulû!  je  m'étais  figuré 
que,  pour  m'annoncer  sa  mort  à  elle,  on 
me  poursuivrait,  avec  acharnement,  de  ce 
mot-là. 

Et  j'ai  écouté,  à  peu  près  impassible,  la 
phrase  funèbre,  oubliant  presque  Achmet 
pour  me  dire  seulement  que  le  fil  con- 
ducteur devient  de  plus  en  plus  difficile 
à  ressaisir,  qu'il  ne  me  reste  d'espérance 
qu'en  sa  sœur  Ériknaz  et  qu'il  me  faut, 
ce  soir  même,  à  tout  prix,  la  retrouver. 

Elle  continue,  la  vieille  femme  :  —  Sa 
dernière  nuit,   tout  le  temps,  il  t'a    ap- 

10 


110  FANTOME    d'orient 

pelé  :  Loti!  Loti!  Loti!...  Donc,  c'est  à 
cause  de  toi  qu'il  est  mort,  à  cause  de 
toi!  » 

Cela  encore,  je  m'y  attendais.  Je  sais 
bien  que  non,  qu'il  a  dû  mourir  de  sa 
blessure,  le  pauvre  petit;  mais  je  ne  m'é- 
tonne pas,  puisqu'il  m"a  appelé  à  l'heure 
d'angoisse,  d'être  soupçonné  de  quelque 
maléfice  mortel.  Je  suis  seulement  surpris 
de  me  sentir  à  peine  ému,  comme  si 
j'avais  en  ce  moment  le  cœur  fermé,  ou 
rempli  d'autre  chose  que  de  lui. 

—  Tu  sais  où  est  sa  tombe?  dis-je  smi- 
plement.  Alors,  tu  m'y  conduiras  demain. . . 
Mais  il  y  aÉriknaz,  sa  sœur,  de  qui  j'ai 
besoin  dès  ce  soir;  dis-moi  où  elle  ha- 
bite, mène-moi  tout  de  suite  chez  elle, 
veux-tu? 


FANTOME    D*ORiENT  111 

—  Eriknaz?...  De  qui  donc  est-ce  que 
je  parle  là!  Six  mois  après  son  frère,  on 
l'a  mise  dans  un  cercueil',  elle  aussi. 
Quant  à  sa  fille  Alemshah,  elle  est  mariée 
et  s'en  est  allée  demeurer  très  loin  d'ici, 
sur  la  côte  d'Asie,  du  côté  d'Ismir... 

Et  Anaktar-Chiraz  fait  un  geste  de  la 
main,  le  geste  de  chasser  de  la  poussière, 
comme  pour  mieux  affirmer  que  c'est 
fini  de  tout  ce  monde-là;  table  rase,  il 
n'en  reste  rien. 

Allons,  il  est  brisé,  le  fil  conducteur 
sur  lequel  j'avais  compté;  il  est  brisé  et 
enfoui  sous  terre  depuis  des  années  avec 
Ériknaz.  Quant  à  cette  femme  qui  me 
parle,  inutile  de  l'interroger  sur  Aziyadé, 
elle  n'a  même  pas  connu  son  existence. 
«  C'est  une  bonne  et  sainte  femme,  disait 


112  FANTOME    d'orient 

Achmet,  mais  il  ne  faut  pas  lui  confier 
nos  secrets,  elle  ne  saurait  pas  les  tenir.  » 
Et  tout  mon  plan  s'écroule,  et  la  journée 
s'achève  et  je  ne  sais  plus  que  faire... 

Maintenant  elle  m'accable  de  questions, 
Anaktar-Chiraz,  très  radoucie  cependant, 
parce  qu'elle  comprend  que  je  souffre. 
Pourquoi  ai-je  disparu  pendant  dix  an- 
nées, sans  même  répondre  aux  lettres 
d'Achmet  mourant?  Qu'est-ce  qui  me  ra- 
mène aujourd'hui?  Qu'est-ce  que  je  veux 
savoir  d'Ériknaz,  et,  sous  tout  cela,  quel 
mystère  y  a-t-il? 

Je  ne  réponds  plus,  moi,  accablé  et 
songeant...  Mais  tout  à  coup  je  me  rap- 
pelle une  autre  sœur  d'Achmet.  Comment 
donc  était-elle   sortie    de   ma   mémoire. 


FANTOME    d'orient         '  i  13 

celle-là.  Il  est  vrai,  une  sorte  d'invisi- 
bilité entourait  cette  créature  très  bizarre 
Je  ne  l'avais  aperçue  qu'une  fois,  à  peine 
et  dans  l'obscurité.  Eux-mêmes,  Ériknaz 
et  lui,  ne  la  voyaient  presque  jamais,  et 
baissaient  la  voix  pour  parler  d'elle; 
c'était  une  sœur  très  aînée,  déjà  une 
vieille  femme  pour  laquelle  ils  avaient 
une  vénération  et  une  crainte,  l'appelant 
tout  bas  «  notre  mère  ».  Mais  elle  savait 
l'existence  d'Aziyadé,  et  sa  demeure,  et 
connaissait  bien  aussi  Kadidja,  la  né- 
gresse. Vraiment,  je  ne  comprends  plus 
comment  je  n'y  ai  pas  songé  plus  tôt... 
Et  j'interroge,  en  tremblant  : 
—  Te  rappelles-tu  qu'il  avait  une  vieille 
sœur...  qui  demeurait  toute  seule,  par 
là-bas,  vers  les  Eaux-Douces? 

10. 


114  FANTOME    d'orient 

Dieu  merci,  elle  se  rappelle,  et  elle 
croit  que  cette  vieille  sœur  existe  tou- 
jours, là-bas,  dans  sa  même  maison.  Mais 
c'est  une  personne  singulière,  qui  a  eu 
de  grands  malheurs  et  qui  vit  dans  la 
retraite.  Depuis  sept  années,  depuis  l'en- 
terrement, elle  ne  l'a  pas  revue. 

—  Oh  I  vite,  dis-je,  je  t'en  prie,  tu  vas 
m'y  conduire! 

Elle  objecte  qu'il  est  bien  tard,  que  le 
soleil  baisse;  que  sa  malade  l'attend. 
Pourquoi  pas  demain,  plutôt?  C'est  si 
loinl  Et  puis,  nous  recevra-t-elle  seule- 
ment; ça  n'est  pas  sûr. 

Je  le  lui  demande  avec  prière,  je  la 
supplie,  car  je  n'ose  lui  offrir  de  l'argent 
bien  qu'elle  paraisse  pauvre.  Je  la  sup- 
plie, et  je  vois  peu  à  peu  ses  yeux  s'at- 


FANTOME   d'orient  115 

tendrir.  Eh  bien,  oui,  alors,  elle  me 
conduira  ce  soir.  Le  temps  d'aller  avertir 
la  malade  qu'elle  soigne,  et  elle  revient, 
et  nous  partons  ensemble. 

Je  congédie  le  Grec,  qui  a  pris  un  air 
trop  attentif,  trop  inquisiteur,  et  je  reste 
seul,  suivant  des  yeux  la  robe  noire  de 
la  vieille  femme  qui  s'éloigne. 

Quelques  minutes  de  calme  et  de  si- 
lence, en  attendant  son  retour.  Au-dessus 
de  ma  tête,  la  vigne  effeuillée  prend  de 
plus  en  plus  des  teintes  d'or  rouge,  et 
une  nuance  d'or  se  répand  aussi  sur  la 
mosquée  d'en  face,  sur  le  branchage  des 
grands  cyprès,  sur  toutes  choses;  le  soir, 
le  calme  soir  descend  sur  ce  petit  quar- 
tier perdu  où  la  mort  d'Achmet  vient  de 
m'étre  confirmée.  Plus  j'y  songe,  plus  je 


ilG  FANTOME    d'orient 

suis  convaincu  qu'elle  aussi,  Aziyadé,  est 
couchée  comme  lui  dans  la  terre  turque. 
Et,  au  lieu  du  déchirement  affreux  que 
j'aurais  senti  autrefois,  je  n'éprouve  plus 
qu'une  mélancolie  douce  en  pensante  ces 
disparus,  une  mélancolie  douce  avec  peut- 
être  un  apaisement  de  les  savoir  là,  et  un 
désir  de  bientôt  les  rejoindre  dans  la  paix 
où  ils  sont.  A  ces  immobilités  d'Islam, 
que  je  sens  autour  de  moi,  s'ajoute, 
pour  me  bercer,  le  charme  tranquille  de 
cette  journée  finissante.  En  ce  moment, 
ma  souffrance  est  endormie  dans  une  rési- 
gnation absolue  à  l'universelle  mort. 

Oh!  pourtant,  si  ces  deux  pauvres 
petits,  qui  m'ont  tant  aimé  et  que  je  con- 
fonds   presque    maintenant    dans    unf 


FANTOME    d'OKIENT  117 

même  tendresse  n'ayant  plus  rien  de 
terrestre,  m'étaient  rendus  pour  un  ins- 
tant, avec  quelle  indicible  joie,  avec 
quelle  émotion  profonde  et  sans  nom  je 
les  serrerais  dans  mes  bras. 

Elle  revient,  la  vieille  bonne  femme, 
prête  à  me  suivre  chez  la  soeur  d'Achmet, 
et  nous  cheminons  de  nouveau  vers  la 
mer,  pour  retrouver  mon  caïque  et  mon 
batelier,  qui  nous  ramèneront  au  fond  de 
la  Gorne-d'Or,  à  Pri-Pacha,  près  des 
Eaux-Douces. 

Il  nous  faut  traverser,  pour  descendre, 
les  mêmes  quartiers  musulmans  que 
tout  à  l'heure,  illuminés  en  rose  mainte- 
nant par  les  derniers  rayons  du  soleil,  et 
animés  de  la  vie  orientale  du  soir,  tout 


118  FANTOME    d'orient 

pleins  de  costumes  aux  éclatantes  cou- 
leurs. 

A  l'Échelle  de  Kassim-Pacha,  notre 
batelier  nous  attendait,  confiant,  couché 
dans  son  caïque.  Et,  au  baisser  du  jour, 
nous  recommençons  à  glisser  sur  les  eaux 
de  la  Corne-d'Or,  en  sens  inverse  de 
notre  première  course.  Sur  la  rive  sud, 
la  lumière  meurt  peu  à  peu  derrière 
Stamboul,  —  et  c'est  la  grande  féerie 
ûnale  du  jour. 

Le  soleil  est  éteint  quand  nous  mettons 
pied  à  terre,  au  delà  de  Pri-Pacha,  dans 
l'extrême  banlieue  confinant  aux  im- 
menses cimetières.  Et  nous  voici,  l'Armé- 
nienne et  moi,  marchant  ensemble  très 
vite,  au  crépuscule,  dans  un  quartier  que 
je   ne  connaissais  pas,  dans  un  sombre 


FANTOME    d'orient  419 

petit  quartier  arménien  aux  rues  étroites 
et  tortueuses,  aux  maisons  de  bois,  peintes 
en  brun  ou  en  rouge,  et  grillées  comme 
des  cachots. 

Anaktar-Chiraz  s'arrête  devant  une  de 
ces  demeures  d'aspect  mystérieux  et 
frappe  avec  le  maillet  de  fer.  Les  coups 
résonnent  sinistrement  dans  toutes  les 
boiseries  du  vieux  voisinage  mort. 

Peu  après,  la  porte  s'entre-bâille  d'une 
façon  méfiante,  et,  dans  la  fente  d'ombre, 
m'apparaît  la  figure  spectrale,  qui  me 
fait  frémir  :  une  figure  de  cinquante  ans, 
triste,  fanée,  amaigrie,  mais  ressemblant 
au  pauvre  petit  Achmet,  d'une  de  ces 
ressemblances  qui  sont  frappantes  jus- 
qu'à l'épouvante.  Sa  sœur,  évidemment, 
mais  si  pareille   à    lui,    avec  les  mêmes 


12;^  FANTOME    d'orient 

traits,  la  même  expression,  les  mêmes 
yeux,  que  c'est  comme  si  je  l'avais  revu 
lui-même,  vieilli  de  trente  années,  et  me 
jetant  un  regard  de  reproche  par  delà 
le  temps  et  la  mort. 

Elle  est  étonnée,  hésitante,  prête  à  re- 
fermer sa  porte  à  peine  ouverte. 

—  Loti!  se  hâte  de  lui  dire  la  vieille 
Anaktar,  prononçant  ce  nom  tout  bas, 
comme  on  annoncerait  un  fantôme  :  Re- 
garde-le, c'est  Loti  I...  Loti  qui  est  revenu  I 

—  Loti?...  Loti?...  répète  l'autre  avec 
un  tremblement  dans  la  voix.  Ahl  Lotil... 
dit-elle  ensuite,  après  un  silence,  d'un 
accent  douloureux  et  amer  qui  me  va 
plus  au  cœur  que  le  plus  poignant  de 
tous  les  reproches... 

Elles  se  parlent  l'une  à  l'autre  en  turc, 


FANTOME    d'orient  !-2l 

bas  et  très  vite,  disant  des  choses  dont 
le  sens  m'échappe.  Puis  elles  me  prient 
de  monter  et  je  les  suis  par  un  petit 
escalier  noir. 

Au  premier  étage,  dans  une  chambre 
meublée  à  l'orientale,  mais  d'un  aspect 
sombre  et  pauvre,  elles  me  font  asseoir 
sur  un  divan  misérable;  puis,  cette  sœur 
d'Achmet  s'empresse  à  me  préparer  du 
café  —  ce  qui  est  ici  une  obligation  de 
l'hospitalité  —  et,  tandis  qu'elle  va  et 
vient  autour  de  son  petit  fourneau,  es- 
suyant pour  moi  ses  tasses  grossières  de 
pauvresse,  je  vois  des  larmes  silencieuses, 
de  grosses  larmes  qui  descendent  le  long 
de  ses  joues. 

Ohl  mon  Dieu,  qu'il  fait  triste,  ici,  au 

crépuscule,  dans  cette  chambre  nue  où 

11 


122  FANTOME    d'orient 

cette  femme  pleure,  et  comme  mon  cœur 
se  serre,  et  comme  les  mots  que  je  vou- 
drais dire  s'arrêtent  et  s'éteignent... 

Elles  voient  bien,  toutes  les  deux,  que 
je  suis  venu  pour  dire  ou  pour  deman- 
der quelque  chose  de  grave .  Mais  quoi  ? 
Je  ne  parle  pas.  Elles  attendent.  Et  le 
silence  se  fait  de  plus  en  plus  lourd, 
dans  la  nuit  qui  tombe... 

En  tremblant  je  me  décide  à  dire  : 
—  Tu    te   souviens   bien    de    madame 
Aziyadé,  la  petite  dame  turque  que  ton 
frère  aimait  beaucoup,  lui  aussi?  Tu  t'en 
souviens  ? 

Alors  elle  pose  ses  tasses  et  sa  ser- 
viette, comme  pour  être  plus  libre, 
comprenant  que    le  grave  interrogatoire 


FANTOilE    d'orient  123 

commence.  Et  elle  fait  «  oui  »  de  la  tête, 
avec  un  geste  des  mains  qui  signifie  : 
«  Oh  !  si  je  m'en  souviens  !  Gomment 
aurais-je  pu  oublier  tout  cela  !  » 

Encore  un  silence,  pendant  lequel  j'en- 
tends une  suite  de  petits  coups  frappés 
régulièrement  à  mes  tempes  —  le  bruit 
pressé  des  artères  qui  battent.  Et  enfin, 
d'une  voix  brusque,  qui  s'étrangle  un 
peu,  je  pose  la  question  suprême  : 

—  Elle  est  morte,  n'est-ce  pas  ? 

Lente  à  parler,  elle  me  regarde,  et  ses 
yeux  tristes,  tout  creusés,  prennent  un 
air  de  surprise  presque  injurieuse...  Alors, 
en  quelques  secondes  d'attente,  peu  à  peu 
je  comprends  que  c'est  oui... 


124  FANTOME    d'orient 

J'ai  même  irrévocablement  compris, 
quand  elle  se  décide  à  dire,  d'un  ton 
d'interrogation  amère  :  «  Vraiment  !... 
est-ce  que  tu  ne  le  sais  pas?  »  Et  je  ré- 
ponds à  demi-voix  ce  mensonge:  «  Si,  je 
sais,  je  sais...  »  Puis  j'ajoute  encore  plus 
bas  et  comme  un  enfant  qui  balbutie  ; 
«  Ce  n'est  pas  cela...  que  je  te  deman- 
dais... Je  voulais...  Je  voulais  te  prier  de 
me  dire  où  on  l'a  mise...  » 

Et  le  silence  se  fait  de  nouveau,  plus 
mort  que  tout  à  l'heure.  J'ai  dit  ce  men- 
songe, parce  que  j'avais  honte,  devant 
elle,  de  ne  pas  savoir,  et  d'avoir  pu  vivre 
des  années  ainsi.  Mais  je  vois  bien  qu'elle 
ne  m'a  pas  cru  et  que  son  regard  conti- 
nue de  me  fixer  avec  une  curiosité  mêlée 
de  répulsion  et  de  blâme...  Il  y  a  aussi 


FANTOME    d'orient  125 

mon  attitude  qu'elle  ne  s'explique  pas  : 
nos  sangs-froids  et  nos  tranquillités  de 
souffrance  sont  incompréhensibles  aux 
orientaux  qui,  eux,  jettent  des  cris... 

Ce  silence  devient  de  plus  en  plus  gla- 
cial; on  dirait  que,  entre  nous,  des 
couches  d'air  se  figent.  Et,  dans  la  maison 
grillée,  dans  la  chambre  pauvre  et  étrange, 
le  crépuscule  s'assombrit;  à  travers  l'é- 
pais quadrillage  de  bois  qui  masque  les 
fenêtres,  n'entre  plus  qu'une  vague  lu- 
mière incolore  ;  la  nuit  me  semble  tomber 
très  vite,  et  par  secousses,  comme  si  au- 
dessus  de  nous,  on  jetait  un  à  un,  en  se 
hâtant,  des  voiles  de  crêpe... 

Ainsi,  c'est  dans  ce  gite  triste  et  à  cette 

heure  désolée  qu'il  me  fallait  venir,  pour 

entendre  Tarrêt  final... 

11. 


FANTOME    D'ORIENT 


Je  ne  sais  combien  de  secondes,  ou 
combien  de  minutes,  je  reste  là  sans  par- 
ler, assis  entre  ces  deux  femmes,  dont 
l'une  pleure. 

La  sœur  d'Achmet,  pour  suivre  la  loi 
hospitalière,  m'a  remis  une  petite  tasse 
de  café,  et  je  bois  lentement,  toujours 
avec  cette  apparente  tranquillité.  En  de- 
dans de  moi-même,  dans  les  régions  pro- 
fondes de  la  pensée  et  du  souvenir,  il  y 
a  un  trouble  et  une  sorte  d'indécise  fan- 
tasmagorie, comme  en  songe  :  j'ai  l'im- 
pression d'assister  à  des  éboulements  dans 
des  abîmes  ;  des  choses,  qui  tenaient  de- 
bout, tombent  l'une  après  l'autre,  s'ef- 
fondrent, s'anéantissent;  de  grands  i/ruits 
imaginaires    accompagnent    ces    chutes, 


FANTOME    D  ORIENT  i27 

puis  s'éteignent,  se  taisent  quand  tout  est 
tombé,  et  le  silence  se  fait,  quand  rien 
ne  reste  plus,  le  silence  au  dedans  aussi 
morne  qu'au  dehors... 

Elle  ne  sait  pas,  la  sœur  d'Achmet,  où 
on  a  mis  le  corps  d'Aziyadé.  A  ma  ques- 
tion renouvelée,  elle  répond  cela,  froide- 
ment. Mais,  dit-elle,  Kadidja  la  négresse, 
qui  existe  toujours,  le  sait  sans  aucun 
doute  ;  si  fy  tiens,  elle  ira  demain  le  lui 
demander,  ou  même  la  prier  de  m'y  con- 
duire. 

—  «  Demain  !  —  Oh  !  non,  ce  soir, 
tout  de  suite  !  »  —  Après  ce  moment  de 
calme  funèbre,  la  vie  me  reprend,  en 
même  temps  que  l'inquiétude  des  heures. 

D'abord,  elle  refuse  :  chez  la  négresse, 


128  FANTOME   d'orient 

dans  le  Vieux-Stamboul,  avec  moi,  à  la 
nuit  qui  tombe  !  ..  Non,  dit-elle,  ce  n'est 
pas  possible,  elle  n'osera  pas. 

J'avais  tout  à  l'heure  supplié  l'autre, 
je  supplie  celle-ci  maintenant.  Et,  à  son 
tour,  je  la  vois  s'attendrir.  Eh  bien,  oui, 
elle  ira  ;  mais  seule,  elle  préfère  ;  elle  ira 
chez  Kadidjà,  l'avertir  et  prendre  rendez- 
vous  ;  puis,  dès  demain  matin,  elle  re- 
tournera la  chercher  avec  un  caïque  et 
me  l'amènera  où  je  voudrai... 

Et  voici  enfin  notre  plan  décidé  pour 
cette  journée  de  demain  :  à  huit  heures, 
nous  nous  retrouverons  tous,  de  ce  côté-ci 
de  la  Corne-d'Or,  à  Kassim-Pacha ,  sur 
la  petite  place  d'Hadji-Ali  ;  j'y  viendrai, 
moi,  avec  une  voiture  oii  je  ferai  monter 


FANTOME    d'orient  129 

rArménienne  et  la  négresse,  qui  me  gui- 
deront chacune  vers  un  des  tombeaux, 
tandis  que  la  sœur  d'Achmet,  toujours 
effacée,  rentrera  dans  son  logis  solitaire. 
C'est  convenu,  promis,  juré,  et  mainte- 
nant nous  allons  descendre  tous  les  trois. 
Pendant  que  la  sœur  d'Achmet  se  pré- 
pare pour  sortir,  j'essaie  de  la  question- 
ner. Mais  elle  ne  sait  presque  rien  ;  vi- 
vant toujours  dans  la  retraite,  elle  n'a 
jamais  eu  de  détails  précis  sur  la  mort 
d'Aziyadé  :  «  Demain,  Kadidja  me  dira 
tout  cela,  demain  î  »  Pour  ce  qui  est  de 
l'époque,  elle  ouvre  un  vieux  cahier  où 
des  dates  sont  écrites  en  turc  et  s'ap- 
proche des  grillages  d'une  fenêtre,  bisn 
près,  où  il  fait  encore  un  peu  clair  : 
«  Voyons,  c'était  à  la  fin  du  printemps  q  j: 


130  FANTOME    d'orient 

a  précédé  la  mort  d'Achmet,  Tan  4397 
de  l'hégire.  Donc,  il  doit  y  avoir  quelques 
mois  de  plus  que  sept  années.  »  Elle  sait 
qu'on  a  emporté  le  corps  le  soir,  presque 
clandestinement  ;  mais  que  le  vieil  Abed- 
din,  son  maître  —  qui  du  reste  est  mort 
lui  aussi  l'an  dernier  —  a  cependant  fait 
faire  une  tombe  de  marbre.  Et  c'est  tout. 
ft  Demain,  Kadidja  me  dira  le  reste,  de- 
main !  » 

Elle  est  prête,  maintenant  ;  elle  a  mis 
sur  sa  pauvre  robe  un  vieux  châle  noir, 
et  nous  descendons  ensemble,  elle,  ver- 
rouillant avec  soin  les  portes  après  que 
nous  sommes  passés. 

Par  la  petite  rue,  encore  plus  assom- 
brie, nous  nous  dirigeons  vers  la  mer, 
oii  nous  devons  nous  séparer. 


FANT051E    d'orient  131 

La  sœur  d'Achmet  loue  un  caïque  pour 
se  rendre  à  Stamboul;  la  vieille  Armé- 
nienne monte  dans  le  mien,  qui  m'atten- 
dait là,  et  s'assied  à  côté  de  moi  ;  je  la 
déposerai  à  Kassim-Pacha ,  en  passant, 
et  continuerai  ma  route,  seul,  sur  la 
Corne-d'Or,  pour  m'en  retourner  à  Péra, 
à  présent  que  ma  lugubre  journée  est 
finie.  A  la  réflexion,  j'aime  mieux  que 
mon  entrevue  avec  Kadidja  ait  été  remise 
à  demain  et  puisse  être  préparée  d'a- 
vance, car  j'ai  peur  d'affronter  cette  vieille 
femme,  peur  de  sa  rancune  et  de  son 
mépris...  Je  rappelle  même  la  sœur 
d'Achmet,  qui  déjà  s'éloignait  en  glissant 
sur  l'eau  grise,  et  je  retiens  d'une  main 
son  caïque  léger,  pour  lui  faire  mille  re- 
commandations •    «  Tu  lui  diras  bien,  à 


132  FANTOME    D'ORIENT 

Kadidja,  que  ce  sont  des  voj'^ages  mili- 
taires qui  m'ont  empêché  de  revenir,  des 
expéditions,  des  guerres  lointaines  ;  ce 
n'est  pas  ma  faute,  va  ;  si  je  ne  l'avais 
pas  aimée,  madame  Aziyadé,  est-ce  que  je 
serais  ici,  ce  soir,  revenu  de  si  loin, 
après  dix  ans,  à  cause  d'elle  !  Tu  lui  di- 
ras, n'est-ce  pas?...  »  Puis,  je  m'arrête, 
parce  que  je  sens  que  ma  voix  change  — 
et  qu'il  faut  que  je  me  raidisse  —  parce 
que  je  vais  pleurer.  —  «  Je  le  dirai,  Loti, 
je  le  dirai  »,  répond-elle,  et  il  me  semble 
voir  une  expression  tout  à  fait  douce 
maintenant  sur  son  visage  désolé,  —  puis 
nos  barques  se  séparent,  dans  le  crépus- 
cule plus  confus... 

Finie,  ma  lugubre  journée  I  Finies,  les 
agitations,  les  inquiétudes,  les  anxiétés. 


FANTOME    D*ORIENT  133 

les  prières  Fini,  tout.  Fini,  le  drame 
dont  le  dénouement  était  resté  comme  en 
suspens  durant  dix  années... 

Nous  glissons  rapidement  sur  l'eau  ; 
l'Arménienne,  silencieuse  à  mon  côté,  et 
droite  dans  sa  robe  noire.  Une  tranquillité 
de  tombeau  commence  à  se  faire  en  moi  ; 
il  me  semble  à  présent  que  ce  pays,  cette 
ville  si  longtemps  rêvée,  viennent  de  se 
dépouiller  tout  à  coup  de  leur  charme 
indicible,  en  même  temps  que  de  leur 
mystère  immense  ;  que  Stamboul  est  vide, 
et  mon  cœur  vide  aussi,  et  mon  âme 
vide  ;  je  sens  comme  un  affaissement  de 
toutes  choses  et  un  désir  de  quitter  cette 
Turquie  au  plus  tôt,  pour  n'y  revenir 
jamais. 

Nous  continuons  d'aller  à  grands  coups 

12 


134  FANTOME    d'orient 

d'aviron,  comme  des  gens  qui  ont  hâte 
d'arriver  quelque  part.  Pourquoi  si  vite? 
Je  ne  sais  pas.  Rien  ne  nous  presse  à 
présent,  puisque  tout  est  fini.  Et  où  donc 
allons-nous?  Je  ne  sais  même  plus.  J'ai 
peur  que  cette  vieille  femme,  assise  à 
mon  côté,  ne  me  parle,  ne  rompe  ce  si- 
lence dont  j'ai  besoin  ;  j'ai  peur  qu'elle 
ne  m'interroge  sur  Aziyadé,  sur  tout  ce 
qui  vient  de  lui  être  révélé  d'inattendu 
pour  elle  et  d'étonnant  ;  je  détourne  la 
tête  pour  ne  pas  rencontrer  ses  yeux, 
et  je  regarde,  sans  voir,  le  merveilleux 
décor  crépusculaire  :  Stamboul  qui  se  re- 
flète renversé  dans  l'eau  calme,  les  milliers 
de  caïques  qui  s'entrecroisent,  promenant 
sans  bruit  la  féerie  atténuée  des  costumes 
et  des  couleurs.  Tout  cela,  qui  avait  dis- 


FANTOME    D'ORIENT  135 

paru  pour  moi  pendant  des  années,  et 
qui  est  revenu  là  comme  dans  un  rêve 
enchanté,  ne  me  dit  plus  rien  ;  non  plus 
que  le  temps  délicieux  qu'il  fait,  le  temps 
encore  radouci,  tiède,  amollissant  comme 
en  été... 

A  l'échelle  de  Kassim-Pacha,  nous 
nous  arrêtons  enfin  pour  déposer  la  vieille 
femme  en  robe  noire,  dont  la  présence, 
même  muette,  m'était  devenue  une  telle 
gêne  :  «  Adieu,  dit  Anaktar-Chiraz  en 
s'en  allant,  que  Dieu  t'accompagne,  et, 
demain  matin,  sois  au  rendez-vous  pour 
les  tombes  ». 

Je  repars  seul,  comme  soulagé  d'un  poids 
funèbre,  mais  la  suivant  des  yeux  cepen- 
dant, la  regrettant  presque,  parce  qu'elle 


136  FANTOME    d'orient 

était  un  trait  d'union  avec  le  cher  passé. 
Mon  batelier,  d'un  air  câlin  d'enfant 
fatigué,  me  montre  ses  bras  nus,  qui  com- 
mencent, dit-il,  à  lui  faire  mal  :  «  Faut-il 
toujours  aller  aussi  vite?  »  —  Ahl  non, 
à  quoi  bon  maintenant;  j'oubliais  de  le 
lui  dire...  Je  n'ai  plus  de  but,  et  per- 
sonne ne  m'attend  nulle  part,  dans  cette 
grande  ville  où  je  ne  suis  plus  connu  que 
des  morts.  Peu  importe  où  nous  irons 
maintenant.  Plus  rien  à  faire  qu'à  errer, 
libre  et  seul,  en  recherchant  çà  et  là  des 
traces,  des  souvenirs  d'autrefois.  Alors  je 
lui  réponds  :  «  Va  très  doucement  au 
contraire,  va  où  tu  voudras  ;  laisse  dor- 
mir le  caïque  au  fil  de  l'eau,  rentre  tes 
rames  et  repose-toi  ;  croise  tes  bras  si  lu 
veux  et  chante...  » 


FANTOME    d'orient  137 

Et  bientôt  nous  sommes  presque  immo- 
biles, entraînés  seulement  par  une  insen- 
sible dérive  ;  le  rameur  a  croisé  ses  bras 
et  il  chante.  Il  fait  un  temps  rare,  et  si 
doux,  si  étonnamment  doux  ;  j'écoute  sa 
chanson,  qui  est  haute  et  plaintive,  et 
je  regarde  autour  de  moi,  avec  déjà  plus 
d'intérêt,  plus  de  vie  que  tout  à  l'heure. 
Vraiment,  depuis  qu'elle  est  partie,  la 
pauvre  vieille  femme  en  robe  noire  qui 
se  tenait  à  mon  côté  comme  un  remords^ 
je  sens  je  ne  sais  quel  allégement  trop 
rapide,  qui  m'étonne  et  me  confond... 
Je  regarde  maintenant  de  plus  en  plus, 
presque  avec  mon  habituelle  avidité  de 
voir...  Tout  a  changé  d'aspect  à  la  nuit 
tombée  ;  des  fanaux  se  sont  allumés  à 
terre,  sur  les  navires,  sur  les  caïques  si- 

12. 


138  FANTOME    d'orient 

lencieux  qui  glissent  en  tous  sens  ;  Stam- 
boul n'est  plus  qu'une  découpure  sombre 
de  coupoles  et  de  minarets,  profilée  sur 
le  ciel  encore  clair.  Au  milieu  de  la  Corne 
d'Or,  nous  suivons  toujours  le  fil  de  l'eau, 
et,  des  deux  rives  à  la  fois,  nous  vient, 
un  peu  assourdie,  la  clameur  orientale, 
l'ensemble  confus  de  ces  bruits  de  Cons- 
tantinople  que  je  reconnaîtrais  entre  tous 
les  bruits  de  la  terre.  Comme  c'est  bien 
la  même  chose  qu'autrefois,  comme  tout 
est  demeuré  pareil  ;  je  me  représente,  sans 
les  avoir  revus,  tous  ces  quartiers  des 
deux  bords,  où  j'ai  erré  des  nuits  et  des 
nuits  ;  je  sais  tout  ce  qui  s'y  passe,  tout 
ce  qui  s'y  marchande,  tout  ce  qui  s'y 
cache,  tout  ce  qui  s'y  chante!  Tellement 
que  je   n'ai   jamais  eu,    aussi    complète 


FANTOME    d'orient  139 

qu'en  ce  moment,  l'illusion  de  m'êire  re- 
plongé dans  l'antérieur  évanoui  des  du- 
rées, —  et  rien  de  ce  que  je  pourrais 
dire,  dans  des  pages  entières  ou  des  vo- 
lumes, ne  rendrait  la  mélancolie  sans  nom 
de  cette  impression-là... 

Par  contre,  comme  tout  est  différent, 
en  moi  et  pour  moi,  depuis  cette  époque 
si  jeune!...  Alors,  j'étais  pauvre,  très 
ignoré  ;  ma  vie  turque,  irrégulière  et  dan- 
gereuse, était  tout  le  temps  menacée,  je 
n'avais  d'appui  nulle  part  ;  une  plainte  de 
l'ambassade,  un  ordre  d'un  chef  pou- 
vaient à  chaque  instant  m'anéantir.  Alors, 
j'étais  en  peine  souvent  pour  quelques 
pièces  blanches,  quand  il  s'agissait  d'a- 
cheter un  costume  turc,  une  arme,  ou 
seulement  d'envoyer  le  juif  Salomon  aux 


140  FANTOME    d'orient 

petites  boutiques  du  voisinage  chercher 
noire  souper.  Alors,  il  me  fallait  compter 
avec  ces  foules,  que  j'entends  ce  soir  bruire 
sur  les  rives,  avec  ces  gens  du  peuple 
auxquels  ma  fantaisie  m'avait  mêlé  ;  j'a- 
vais parmi  eux  des  prêteurs,  des  créan- 
ciers, des  amis  qui  m'étaient  utiles,  des 
ennemis  dont  les  délations  m'épouvan- 
taient. A  présent,  j'achèterais  dix  fois  tous 
ces  petits  ennemis-là,  et  leur  silence  aussi, 
rien  qu'avec  ces  pièces  d'or  de  ma  cein- 
ture. A  présent,  mon  horizon  s'est  élargi, 
élargi  démesurément,  et  je  suis  presque 
un  souverain  auprès  de  l'enfant  isolé  que 
j'étais  jadis.  Eh  bien,  tout  cela  qui,  il  y 
a  dix  ans,  m'eut  fait  ici  la  vie  enchantée, 
avec  elle,  m'est  venu  trop  tard  sans  doute 
car  je  m'en  soucie  à  peine  ;  quelque  chose 


FANTOME    d'orient  141 

s'est  éteint  en  moi,  quelque  chose  de  moi- 
même  est  couché  dans  la  terre  turque, 
avec  Aziyadé. 

Le  grand  décor  continue  de  changer, 
les  mystérieux  dômes  deviennent  indécis 
et  presque  diaphanes  dans  la  nuit,  les 
feux  sont  innombrables,  et,  en  haut, 
brillent  les  étoiles.  Le  temps,  de  plus  en 
plus  doux,  sans  un  souffle  de  brise,  est 
comme  un  soir  d'été.  Je  regarde,  éveillé 
tout  à  fait  de  ma  torpeur  de  mort,  j? 
regarde  avidement,  avec  des  yeux  di- 
latés pour  tout  saisir.  Et  je  me  sens  plein 
de  contradictions  qui  m'effraient  :  par 
instants,  fidèle  tout  à  fait  à  la  chère 
petite  mémoire,  triste  jusqu'au  fond  de 
l'âme  et  comme  pour  toujours,  éprouvant 
ce    sentiment  (que    déjà  je  sais   fugitif. 


Ii2  FANTOME    d'orient 

hélas,  pour  l'avoir  d'autres  fois  connu), 
ce  sentiment  de  la  décoloration  et  de  la 
fin  de  tout  sur  terre;  puis,  le  moment 
d'après,  un  retour  de  vie  avec  une  sorte 
de  triomphe  égoïste  à  me  retrouver  en- 
core vivant,  encore  jeune,  encore  altéré 
d'amour  ;  et  je  me  laisse  troubler  malgré 
moi  par  tout  ce  pays  d'Orient,  par 
cette  tiédeur  du  soir,  par  ces  souvenirs 
d'ivresses  passées,  par  toutes  les  choses 
auxquelles  je  ne  devrais  jamais  plus 
prendre  garde. 

Dix  ans,  pour  nos  âmes  humaines  qui 
durent  si  peu,  c'est  vraiment  une  période 
infiniment  longue I...  Dix  ans  de  sépara- 
tion et  de  silence,  cela  creuse  comme  des 
trous  dans  le  souvenir;  cela  amène  une 
désuétude,  des  instants  d'oubli  étranges, 


FANTOME    D*0R1ENV  143 

presque  un  commencement  de  nuit, 
même  entre  ceux  qui  se  sont  le  plus 
aimés...  Et  le  constater  est,  en  soi,  une 
chose  décevante  amèrement. 


A  la  nuit  close,  nous  abordons  au  pied 
du  grand  pont  de  Stamboul,  et  je  re- 
monte à  Péra,  à  l'hôtel. 

Dîner  quelconque,  à  table  d'hôte,  en 
compagnie  de  touristes,  connus  hier  dans 
rOrient-Express  ou  sur  le  paquebot  de 
Varna.  Et,  pour  un  temps,  je  redeviens 
comme  tout  le  monde,  causant,  la  mé- 
moire endormie,  me  rappelant  à  peine 
que  c'est  demain,  demain  matin,  l'en- 
trevue redoutée  avec  Kadidja  et  la  visite 
au  tombeau. 


144  FANTOME    d'orient 

Mais,  aussitôt  après  ce  dîner,  je  de- 
mande un  cheval  pour  aller  à  Stamboul 
(cela  semble  toujours  une  chose  absurde 
aux  gens  des  hôtels  européens,  qu'on 
aille  à  Stamboul  la  nuit  et  surtout  qu'on 
y  aille  seul).  J'y  vais,  moi,  pour  revoir, 
même  dans  l'obscurité,  la  maison  du  vieil 
Abeddin,  cette  maison  où  elle  a  dû 
mourir  et  d'où,  «  un  soir,  presque  clan- 
destinement, on  l'a  emportée  »... 

D'abord  je  traverse  au  grand  trot  les 
rues  de  Galata,  pleines  de  lumières,  de 
cris  et  de  musique;  ensuite,  à  l'entrée  du 
pont  qui  réunit  les  deux  villes,  au  point  où 
commence  l'ombre  et  le  solennel  silence, 
je  m'arrête,  suivant  la  coutume,  pour 
faire  allumer  la  lanterne  qu'un  coureur 
portera  devant  moi  pendant  ma  prome- 


FANTOME    d'orient  145 

nade  sur  l'autre  rive,  et  bientôt,  le  pont 
franchi,  me  voici  engagé  dans  l'immense 
Stamboul,  noir,  fermé  et  mort.  Pendant 
le  jour,  retenu  ailleurs,  je  n'avais  fait 
que  l'apercevoir  de  loin  et,  après  ces  dix 
années,  j'y  arrive  en  pleine  nuit,  absolu- 
ment comme  le  soir  où  j'y  étais  venu 
pour  la  première  fois  de  ma  vie,  pendant 
une  fête  de  Baïram. 

Nuit  obscure,  les  étoiles  termes.  Mes 
yeux  s'y  habituent;  je  finis  par  y  voir, 
et,  sans  peine,  comme  si  j'en  étais  parti 
d'hier,  je  me  dirige  au  trot  dans  ce  dé- 
dale, entre  les  grands  murs  sans  fenêtres, 
reconnaissant  au  passage  les  vieux  palais 
grillés,  les  kiosques  funéraires  où  des 
veilleuses  brûlent,  les  dômes  des  pâles 
mosquées  silencieuses  qui  s'étagent  dans 


146  FANTOME    d'orient 

le  ciel.  Et  la  lueur  de  ma  lanterne,  qui 
court,  qui  danse  en  avant  de  moi,  me 
montre,  à  terre,  tout  le  long  du  chemin, 
des  masses  brunes  qui  sont  des  chiens 
endormis. 

Je  vais  très  vite,  car  il  est  tard  et  la 
maison  du  vieil  Abeddin  est  loin. 

A  un  tournant  de  rue,  s'ouvre  enfin 
devant  moi  la  grande  place  déserte  de 
Mehmed-Fatih,  bordée  d'une  série  de  pe- 
tits dômes  morts  qui  sont  d'une  blan- 
cheur de  linceul.  Je  touche  au  but,  me 
voilà  presque  arrivé.  Je  traverse  en  biais 
cette  place,  entendant  maintenant  les  sa- 
bots de  mon  cheval  sonner  plus  fort  sur 
le  dallage  et  éveiller  partout  des  échos 
lugubres.  Puis,  de  nouveau  je  m'enfonce 


FANTOME    d'ORIENi  147 


dans  l'obscurité  d'une  rue  étroite,  —  et 
c'est  là,  tout  près,  que  la  maison  va  m'ap- 
paraître,  la  vieille  maison  de  bois,  haute 
et  triste,  teinte  en  rouge  sombre,  avec  ses 
fenêtres  aux  grillages  saillants  sur  lesquels 
étaient  peints  des  papillons  jaunes  et  des 
tulipes  bleues.  Jamais  un  passant  dans  ce 
quartier,  jamais  une  porte  ouverte,  jamais 
un  bruit  de  vie,  jamais  une  lumière.  J'ai 
beaucoup  ralenti  mon  allure  et  je  fais 
éclairer,  par  le  fanal  de  mon  coureur,  les 
vieux  murs,  le  dessous  des  vieux  balcons 
aux  impénétrables  grilles,  pour  ne  pas 
me  tromper  quand  nous  passerons.  Mais 
tout  à  coup,  plus  rien  devant  moi,  un 
vide  indéfini,  semé  de  pierres  éboulées, 
de  poutres  noircies,  et  mon  cheval  bute 
sur  des  décombres...  C'est  le  feu  qui  a 


148  FANTOME    d'orient 

fait  son  œuvre  ;  un  de  ces  grands  in- 
cendies, qui  brûlent  ici  des  quartiers  en 
quelques  heures,  atout  anéanti.  «  L'hiver 
dernier,  cela  s'est  passé  »,  me  dit  mon 
coureur,  en  agitant  de  droite  et  de  gauche 
sa  lanterne  pour  mieux  me  montrer  cette 
désolation.  On  ne  reconnaît  même  plus 
trace  de  rue  ;  sur  un  espace  de  trois  ou 
quatre  cents  mètres,  il  n'y  a  plus  que  des 
débris.  Allons,  c'est  fini,  la  maison  où 
Aziyadé  a  fermé  ses  yeux  s'est  effondrée 
dans  la  flamme. . .  Il  faut  rebrousser  chemin 
devant  ces  ruines... 

Et  je  m'en  vais,  remettant  mon  cheval 
au  pas,  prenant  je  ne  sais  quelle  route  au 
hasard,  dans  la  nuit  noire. 

Ce  monceau  de  ruines...  non,  je  n'avais 
pas  prévu  cela  ;  cette  destruction  dépasse 


FANTOME    d'orient  149 

un  peu  la  mesure  de  ce  que  j'attendais. 
Je  ne  croyais  pourtant  pas  tenir  beaucoup 
à  ce  quartier  sombre  ;  mais  je  m'étais 
figuré,  sans  doute  parce  qu'il  avait  déjà 
des  siècles,  qu'il  durerait  encore,  au  moins 
aussi  longtemps  que  moi,  et  voici  que 
maintenant  j'ai  un  surcroît  de  détresse  à 
me  dire  que  jamais,  jamais  plus,  je  ne 
pourrai  venir  errer  dans  cette  rue  qui 
était  la  sienne,  sous  les  hauts  balcons 
grillés  de  cette  maison  où  elle  avait  passé 
la  moitié  de  sa  vie. 

En  m'en  allant,  je  ne  regarde  plus  rien, 
et  je  souffre,  tout  au  fond  de  moi-même, 
d'une  sorte  de  désespérance  morne  et 
absolue,  sans  compensation,  sans  charme, 
simplement  douloureuse.  Le  souvenir 
d'elle,  le  regret  qui  vient  d'elle,  et  le  re- 

13. 


150  FANTOME    d'orient 

mords  lourd,  sont  sur  moi  comme  un 
oppressant  manteau  de  deuil  ;  en  ce  mo- 
ment rien  ne  m'en  distrait  plus.  Et  puis, 
il  y  a  cette  désolante  question  qui  se  pose, 
avec  une  netteté  glaciale  :  à  quoi  bon  ce 
que  je  vais  faire  demain  ?  quel  leurre 
d'enfant"  que  cette  visite  à  sa  tombe; 
est-ce  que  quelque  chose  d'elle  saura  seu- 
lement que  je  suis  revenu,  aura  un  peu 
conscience  du  baiser  que  je  donnerai  à  la 
terre,  au-dessus  du  débris  qui  fut  son 
corps?  Oh!  l'amer  et  irrémédiable  cha- 
grin, de  ne  plus  pouvoir  jamais,  jamais 
échanger  avec  elle  une  seule  pensée  ! 
Pauvre  petite  Aziyadé,  tant  de  choses  que 
je  n'ai  jamais  su  lui  dire,  et  qui  me  brû- 
lent maintenant,  et  que  je  lui  dirais  là,  si 
on  pouvait  me  la  rendre  seulement  pour 


FANTOME    d'orient  iol 

quelques  minutes,  pour  un  entretien  su- 
prême: lui  dire  que  je  l'ai  aimée  bien 
plus  tendrement  encore  qu'elle  ne  le 
croyait  et  que  je  ne  le  croyais  moi-même  ; 
lui  dire  que  jamais  ne  s'éteindra  le  regret 
de  l'avoir  perdue  ;  lui  demander  pardon 
de  vivre,  et  d'être  encore  jeune,  et  d'ai 
mer  encore  ;  lui  dire  tout  cela,  et  puis  la 
laisser  se  rendormir  dans  la  terre,  après 
l'adieu  plein  d'amour!  Mais  non,  il  faudra 
en  rester  pour  l'éternité  sur  un  malen- 
tendu affreusement  cruel;  bientôt  viendra 
mon  heure  de  mourir  aussi,  rendant  plus 
irréparable  ce  malentendu-là,  et  plus  dé- 
finitif encore  ce  silence  entre  nous,  parce 
que  toutes  ces  choses,  qui  n'avaient  pu 
lui  être  dites,  mais  qui  vivaient  au  fond 
de  moi-même,  seront  mortes  avec  moi. 


152  FANTOME    d'orient 

Et  le  temps  continuera  de  fuir,   et  nos 
deux  noms  s'oublieront  —  séparément... 

M'en  allant,  toujours  au  hasard,  dans 
^  le  dédale  des  rues  et  dans  l'épaisse  nuit, 
je  finis  par  revenir  tout  au  centre  de 
cette  ville  immuable,  dans  certain  quar- 
tier très  saint  avoisinant  la  mosquée  de 
Sultan-Sélim  :  des  tombes,  des  cyprès, 
des  kiosques  funéraires  où  veillent  des 
petites  lampes  qui  éclairent  des  cata- 
falques. Et  voici  une  rue,  unique  en  son 
genre  et  exquise,  très  droite  et  cependant 
d'un  aspect  arabe,  toute  blanche  de  chaux 
et  bordée  régulièrement  par  des  séries  de 
porches  en  ogive;  ses  maisons  centenaires 
ne  sont  que  des  rez-de-chaussée  très  bas, 
laissant  voir,  de  droite  et  de  gauche,  des 


FANTOME     d'orient  153 

étendues  de  ciel  ;  on  est  là  sur  la  hauteur 
centrale  de  Stamboul,  dominant  tout 
alentour.  Seuls,  les  dômes  superposés  de 
la  mosquée  voisine  montent  dans  l'obs- 
curité bleuâtre  de  l'air,  pâles  comme  des 
neiges,  indécis  comme  ces  cercles  qui  se 
font  autour  de  la  lune.  La  rue  s'en  va, 
longue  file  d'arcades  tristes,  se  perdre 
dans  de  l'ombre  confuse;  mais,  un  peu 
loin  là-bas,  une  porte  encore  ouverte 
laisse  traîner  une  lueur  sur  les  pavés 
blancs...  Oh  I  c'est  précisément  le  vieux 
petit  café  où  j'avais  coutume  de  m'arrê- 
ter  avec  Achmet,  aux  heures  un  peu 
avancées  du  soir,  quand  nous  traversions 
à  pied  le  grand  Stamboul.  Gomment  se 
peut-il  qu'il  soit  resté  ouvert  aussi  tard? 
On  dirait  que  c'est  pour  moi,  qu'il  m'at- 


154  FANTOME     d'orient 

tend  et  qu'il  m'appelle.  Je  vais  descendre 
de  cheval  un  instant  pour  m'y  asseoir, 
dehors,  sous  les  arcades,  à  la  fraîcheur 
nocturne. 

Tout  ici  est  demeuré  intact;  les  vieilles 
peintures,  les  vieilles  images  de  la  Mecque 
accrochées  aux  murailles,  je  les  reconnais. 
En  face,  au  milieu  de  la  rue,  il  y  a  tou- 
jours l'antique  fontaine  de  marbre,  cou- 
verte au  sommet  de  quelque  chose  qui 
ressemble  à  une  chevelure  noire,  et  que 
je  sais  être  une  toufiTe  de  fougères.  Et 
sans  doute,  cet  escabeau,  que  le  cafetier 
vient  de  m'apporter,  a  dû  me  servir  déjà 
plus  d'une  fois. 

Jadis,  je  me  rappelle  bien,^  quand  on 
était  assis  là,  on  voyait  de  loin  en  loin 
passer  quelques  pieux  derviches  qui   se 


FANTOME     d'orient  155 

rendaient  à  la  mosquée.  — Et  ce  soir,  juste 
au  moment  où  j'y  songe,  un  groupe  de 
ces  derviches  apparaît.  Ils  cheminent  len- 
tement et  ils  se  retournent  pour  regarder 
ce  personnage,  attardé  à  cette  heure  inso- 
lite, devant  ce  café  qui  est  seul  ouvert  le 
long  de  l'avenue  déserte  aux  lointains 
perdus  dans  le  noir. 

Jadis,  je  me  rappelle  aussi,  il  y  avait 
un  musicien,  un  vieillard,  qui,  toute  la 
soirée,  dans  le  fond  de  la  petite  salle 
étrange,  jouait  sur  un  violon  des  airs 
d'Orient  tristes  à  déchirer  l'âme.  —  Et  ce 
soir,  tout  à  coup,  derrière  moi,  cette 
même  musique  commence  à  gémir.  Ohl 
alors,  c'est  une  évocation  telle,  que  je 
sens,  cette  fois,  passer  plus  profondément 
que  jamais,  passer  dans  les  moelles  vives, 


loG  FANTOME     d'orient 

le  frisson  de  réveil  et  d'angoisse...  Ainsi, 
je  suis  encore  là,  moi,  assis  tranquille  à 
cette  place  coutumière;  autour  de  moi, 
dans  Stamboul,  les  choses  sont  demeurées 
les  mêmes,  et  notre  petit  logis  adoré 
d'Eyoub  n'existe  plus,  et  sa  maison  à  elle 
est  tombée  en  cendres,  et  Achmet  est 
mort,  et  depuis  sept  ans  elle  est  couchée 
dans  la  terre,  et  tout  est  fauché,  balayé, 
fini  pour  l'éternité...  Cette  phrase  de  la 
sœur  d'Achmet  me  revient  tout  à  coup 
plus  terrible,  comme  si  ce  violon  me  la 
chantait  derrière  moi,  sur  les  notes  in- 
connues des  inouïes  tristesses  :  «  C'était 
à  la  fin  du  printemps...  On  l'a  emportée 
le  soir..i  » 

On  l'a  emportée  le  soir...  Je  vois  main- 
tenant ce  crépuscule  de  mai  ou  de  juin. 


FANTOME    d'orient  157 

bien  calme,  bien  limpide,  comme  par 
insouciante  ironie,  éclairant  en  rose  la 
maison  sombre;  et  puis  la  porte  s'ouvrant 
sans  bruit  pour  laisser  passer  des  porteurs 
chargés  d'une  chose  lourde...  Ohl  ce 
corps  qui  s'en  allait  ainsi,  et  qui  était  le 
sienî...  Non,  jamais  jusqu'ici  je  n'avais 
éprouvé  pour  elle  rien  de  comparable  à 
ma  souffrance  d'à  présent... 

D'ailleurs  il  semble  que,  depuis  le  com- 
mencement de  mon  pèlerinage  à  Gons- 
tantinople,  malgré  les  difficultés  semées 
comme  à  plaisir  sur  ma  route,  malgré  les 
changements,  les  destructions,  les  morts 
—  et  malgré  ces  intermittences  d'oubli 
qui  me  confondent  —  il  semble  que  je 
me  rapproche  toujours  de  plus  en  plus 
du  cher  petit  fantôme  poursuivi,  et  que 

14 


158  FANTOME     d'orient 

nos  âmes  soient  près  de   se  rejoindre... 

J'ai  tourné  la  tête  du  côté  de  la  rue  et 
de  l'ombre,  parce  que  mes  yeux,  subite- 
ment, se  voilent  et  ne  distinguent  plus 
rien.  Et  deux  larmes  affreusement  amères, 
larmes  d'abandonné,  comme  ont  dû  être 
les  siennes,  descendent  le  long  de  mes 
joues. 

Le  petit  garçon  qui  m'apporte  mon  café 
et  mon  narguilé  s'aperçoit  que  j'ai  pleuré, 
me  regarde  avec  étonnement,  puis  se  dit 
sans  doute  que  les  affaires  de  cet  étranger 
lui  sont  indifférentes,  et  se  retire  sans 
parler.  Le  vieux  musicien  de  mort  est 
seul,  à  peine  éclairé,  jouant  comme  en 
rêve.  Je  reste,  prolongeant  le  plus  pos- 
sible ce  moment  de  souffrance,  parce  que 
jamais,   depuis  dix  ans,   je  ne   me  suis 


FANTOME     d'orient  139 

senti  si  près  d'elle  qu'ici,  dans  la  soli- 
tude de  cette  rue  pleine  d'ombre,  tandis 
que  gémit  derrière  moi,  au  milieu  du  si- 
lence et  de  la  nuit  d'alentour,  la  petite 
musique  grêle  de  ce  violon... 

Une  heure  après,  repassé  sur  l'autre 
rive,  remonté  à  Péra,  je  congédie,  à  la 
porte  de  l'hôtel,  mon  coureur  et  mon 
cheval.  Et,  changeant  d'idée,  au  lieu  de 
rentrer,  je  repars  seul  à  pied,  pour  errer 
au  hasard,  peut-être  jusqu'au  matin  : 
j'aime  mieux  ne  pas  perdre,  à  dormir, 
le  temps  trop  court  que  je  passe  ici. 

D'abord  j'éprouve  une  sorte  de  griserie 
inattendue,  trop  complète,  à  être  seul, 
libre,  sans  but,  dans  les  rues  obscures. 
La  nuit  continue  d'être  douce  comme  une 


160  FANTOME    d'orient 

nuit  de  juin,  et  l'air  est  chargé  de  toutes 
les  senteurs  de  Constantinople,  où  do- 
mine, en  ces  quartiers,  le  parfum  balsa- 
mique des  bois  de  cyprès. 

Pendant  trois  mois  d'été,  avant  d'aller 
demeurer  à  Hadjikeuï  et  à  Eyoub,  j'avais 
habité  ici,  sur  la  hauteur  de  Péra,  regar- 
dant de  ma  fenêtre  le  merveilleux  panorama 
lointam  de  Stamboul  :  c'était  le  temps  où 
j'attendais  l'arrivée  d'Aziyadé,  sans  tout 
à  fait  croire  qu'elle  viendrait,  et,  en  l'at- 
tendant, je  m'étourdissais  avec  d'autres. 
C'était  aussi  l'époque  transitoire  de  ma 
vie,  où,  tout  à  coup,  n'ayant  plus  de 
foi  ni  d'espérance,  je  me  jetais  à  cœur 
perdu  dans  l'amour.  Et  l'enchantement 
nouveau  de  cet  Orient,  et  cette  splen- 
deur de  l'été,  et  l'appel  de  tant  d  yeux 


FANTOME     d'orient  161 

noirs,  tout  cela  avait  fait  de  ces  trois 
mois  d'attente  quelque  chose  d'étran- 
gement voluptueux,  avec  des  dessous 
d'une  tristesse  de  gouffre.  Oh  I  ces  nuits 
d'alors,  passées  à  errer  par  les  rues, 
comme  je  fais  ce  soir,  mais  toujours  à 
la  poursuite  de  quelque  aventure  nou- 
velle, ces  nuits,  comme  j'en  retrouve  les 
souvenirs  à  chaque  pas,  à  chaque  chose 
reconnue  dans  l'obscurité  I  Et  ces  sen- 
teurs, aussi,  qui  n'ont  pas  changé  I  Et 
tous  ces  bruits  qui  si  vite  me  redevien- 
nent familiers  :  aboiements  lointains  des 
chiens  errants,  signaux  des  veilleurs  qui 
frappent  les  pavés  sonores  du  bout  de 
leurs  bâtons  ferrés,  et  clameur  confuse 
venue  d'en  bas,  des  lieux  de  débauche  de 

Galata. 

n. 


162  FANTOME     d'orient 

Je  descends  maintenant  les  escaliers 
d'une  rue  qui  n'est  bordée  de  maisons 
que  d'un  seul  côté,  et  qui,  de  l'autre, 
domine  une  trouée  profonde  :  le  Champ- 
des-Morts,  avec,  au  delà,  une  ligne  pâle 
qui  est  la  mer  et  une  découpure  fantas- 
tique qui  est  Stamboul. 

Il  me  semble  connaître,  d'une  façon 
très  particulière,  ces  pavés,  ces  marches  I 

En  effet,  comment  n'avais-je  pas  vu 
plus  tôt  que  cette  rue  est  précisément  celle 
que  j'habitais,  et  que  voici  ma  maison  de 
Péra,  et  là-haut  les  fenêtres  de  ma  cham- 
bre? Que  de  fois  je  suis  rentré  dans  ce 
logis  à  des  heures  indues,  quand  déjà  les 
fraîches  lueurs  roses  du  matin  commen- 
çaient à  se  lever  du  côté  de  la  rive  d'Asie  I 
Peu    à    peu,    des    souvenirs  plus  précis 


FANTOME    d'orient  163 

d'ivresses  passées  me  reviennent  malgré 
moi  et  me  troublent  davantage... 

Puis,  j'arrive  au  Petit-Champ-des-Morts, 
entouré  de  murs  :  un  bois  de  cyprès  qui 
sent  bon  et  où  dorment  des  sépultures 
musulmanes  si  anciennes  qu'elles  n'ins- 
pirent plus  d'horreur.  Jadis  il  m'arrivait 
souvent  d'y  pénétrer,  au  milieu  des  nuits, 
et  de  m'y  asseoir,  sur  la  mousse  sèche 
semée  des  petits  piquants  parfumés  qui 
tombaient  des  arbres  :  c'était  un  asile  sûr, 
où  les  rendez-vous  n'avaient  pas  de  té- 
moins. L'entrée  était  là-bas,  par  ce  portail 
à  grilles  de  fer  que  je  commence  à  aper- 
cevoir. Toujours  fermé,  ce  portail  ;  mais, 
quand  on  était  comme  moi  coutumier  du 
lieu,  en  passant  la  main  à  certain  point 
où  la  pierre  du  mur  était  rongée,  on  at- 


164  FANTOME     d'orient 

teignait  le  verrou  et  on  pouvait  ouvrir... 
Et  ma  main,  comme  d'elle-même,  s'en- 
fonce dans  ce  trou  du  mur,  rencontre  le 
verrou  et  le  pousse  :  alors  le  portail 
s'ouvre  encore,  en  grinçant  légèrement 
sur  ses  gonds  rouilles,  avec  un  bruit 
connu  qui  achève  de  mettre  ma  tête  en 
déroute... 

Mon  Dieu,  est-ce  que  je  ne  sais  plus  ce 
que  je  suis  venu  faire  à  Constantinople? 
est-ce  que  j'ai  oublié?...  Si  près  de  ma 
visite  à  sa  tombe,  j'ai  pu  passer  par  un 
tel  moment  de  trouble  et  d'inquiétante 
insouciance I  Ohl  la  phrase  funèbre:  «  On 
l'a  emportée  le  soir...  »  comment  ai-je 
pu  la  perdre  de  vue,  même  pour  un 
instant?  comment  suis-je  assez  le  jouet 


FANTOME     d'orient  ICo 

de  mes  sensations  pour  m'occuper  d'autre 
chose?...  En  rentrant,  je  baisse  la  tête;  il 
me  semble  que  j'ai  insulté  à  la  chère 
petite  mémoire  tout  le  temps  de  cette 
étrange  promenade  de  nuit,  que  j'ai 
éloigné  de  moi  le  fantôme  aimé  qui  peu 
à  peu  se  rapprochait. 

Et  quand  je  suis  enfin  seul,  dans  le 
noir  de  cette  chambre  d'hôtel,  le  sommeil 
ne  me  vient  pas,  mais  les  larmes,  les 
larmes  qui  lavent  et  que  je  bénis. 


IV 


Vendredi,  7  octobre  188... 

Je  m'éveille,  après  des  rêves  confus;  je 
m'habille,  la  tête  inquiète,  pour  aller  à 
ce  cimetière. 

Dans  mes  malles,  j'ai  rapporté  ici  un 
de  ces  costumes  turcs  très  brodés  que  les 
hommes  du  peuple  mettent  les  jours  de 
fête,  pauvre  relique  un  peu  fanée  de 
notre  temps  d'Eyoub;  je  le  portais  dans 
notre  logis,  dans  notre  quartier,  le  soir. 
Aziyadé  m'avait  fait  jurer  aussi  que  je 


FANTOME     d'orient  167 

reviendrais  avec  ce  costume-là,  qu'elle  le 
reverrait,  et,  depuis  des  années,  je  m'étais 
dit  que  je  le  reprendrais,  même  pour 
aller  visiter  sa  tombe  au  cimetière. 

Puis,  quand  je  suis  ainsi  vêtu,  une 
hésitation  me  vient.  Cette  veste  d'Orient, 
qui  m'était  familière  jadis,  me  fait  au- 
jourd'hui un  effet  de  déguisement  et  de 
triste  mascarade.  Pourtant  je  voudrais  la 
garder  :  comment  faire?  D'abord  je  la 
dissimule  sous  un  banal  pardessus  de 
couleur  neutre,  —  que  je  remplace 
ensuite  par  un  manteau  de  voyage  en- 
core plus  long,  m'enveloppant  jusqu'aux 
guêtres  dorées...  Bien  puérils  tous  ces 
détails  d'accoutrement,  quand  il  s'agit 
d'un  pèlerinage  funèbre  dont  l'appréhen- 
sion vous  trouble  jusqu'au  fond  de  l'âme  I 


168  FANTOME    d'orient 

En  bas,  il  y  a  un  grand  landau  attelé, 
que  j'ai  commandé  la  veHle  pour  que  les 
vieilles  femmes  puissent  y  prendre  place 
à  côté  de  moi,  et  je  me  mets  en  route, 
par  un  beau  soleil  pur,  qui  a  un  air  de 
joie. 

Il  faut  faire  un  long  détour  et  passer 
par  des  rues  en  pente  dangereuse,  pour 
aller  en  voiture  à  cette  place  d'Hadji-Ali 
où  elles  m'ont  donné  rendez- vous,  Kas- 
sim-Pacha  étant  un  faubourg  en  contre- 
bas, séparé  de  Péra  par  les  fondrières  des 
a  Champs-des-Morts  ». 

Cependant  nous  arrivons,  car  voici  Tan- 
tique  petite  mosquée  blanche  et  ses  cyprès 
noirs. 

Sur  la  place  d'Hadji-Ali,  j'aperçois  deux 
femmes  qui  m'attendent,  rien  que  deux. 


FANTOME    d'orient  169 

Anaktar-Chiraz  et  la  sœur  d'Achmet.  La 
troisième,  Kadidja,  la  plus  désirée  et  l'es- 
sentielle, pourquoi  donc  n'y  est-elle  pas? 

Les  deux  autres,  en  me  voyant  pa- 
raître, font  un  geste  de  consternation. 
Qu'y  a-t-il  encore,  mon  Dieu  ?  A-t-elle 
refusé  de  me  voir?  Ou  bien  est-elle  morte? 
Et  alors  ce  serait  fini  ;  j'échouerais  au 
port  et  pour  jamais,  personne  au  monde 
ne  saurait  plus  me  conduire...  J'ai  le 
temps  de  me  dire  tout  cela,  en  quelques 
secondes  d'anxiété  haletante,  tandis  que 
je  saute  à  terre  et  que  je  cours  à  elles 
pour  les  interroger. 

Non,  répondent-elles,  ce  n'est  rien  de 
si  grave.  Mais  la  pauvre  vieille  est  infirme, 
depuis  l'hiver  dernier,  clouée  sur  un  gra- 
bat, incapable  de  faire  un  pas.  Et  aucune 

15 


170  FANTOME    d'orient 

voiture  ne  pourrait  arriver  dans  le  quar- 
tier qu'elle  habite,  tant  les  chemins  y 
sont  roides  et  étroits. 

D'ailleurs,  à  quoi  bon  serait-elle  venue 
de  ce  côté-ci  de  la  Corne-d'Or,  puisque 
c'est,  a-t-elle  dit,  sur  l'autre  rive  qu'est 
la  tombe;  du  côté  de  Stamboul,  mais 
très  loin,  en  dehors  des  murs,  dans  la 
campagne. . . 

En  dehors  des  murs  de  Stamboul,  c'est 
là  qu'on  l'a  mise!...  Oh!  combien  cette 
idée  me  serre  le  cœur  davantage  !... 

Et  je  me  représente  tout  à  coup  cette 
région  désolée,  faite  de  landes  et  de  bois 
de  cyprès,  qui  s'étend  au  pied  des  vieux 
remparts  immenses,  depuis  le  Phanar 
jusqu'aux  Sept-Tours  ;  tout  ce  funèbre 
désert,  d'une  dizaine    de  kilomètres  de 


FANTOME    d'orient  171 

longueur,  où  Ton  enterre  au  hasard  les 
morts  obscurs.  C'est  là  qu'on  l'a  misel 
J'en  avais  eu  quelquefois  la  frayeur, 
sans  vouloir  pourtant  y  arrêter  ma 
pensée;  non,  plutôt  je  cherchais  à  me 
la  figurer  dormant  dans  quelqu'un  de 
ces  cimetières  délicieux,  de  Scutari  ou 
des  bords  du  Bosphore.  Et  comment  dé- 
couvrir là-dedans  sa  chère  petite  tombe, 
si  cette  Kadidja,  —  qui  est  seule  à  la 
connaître  et  qui  sans  doute  n'a  plus  long- 
temps à  vivre,  —  ne  peut  venir  aujour- 
d'hui même,  à  n'importe  quel  prix,  me 
la  faire  voir. 

Une  fois  de  plus,  j'ai  l'angoisse  de 
sentir  le  fil  conducteur  s'échapper  de  ma 
main  ;  l'angoisse  de  chercher  un  expédient 
quelconque,    toujours   avec    cette   même 


172  FANTOME    d'orient 

hâte  enfiévrée,  et  de  n'en  trouver  aucun,.. 
A  la  fin,  une  idée  m'est  venue,  et 
j'appelle  le  cocher  grec  qui  m'a  conduit. 
—  Ce  conciliabule  sur  cette  place,  cet 
étranger,  cette  voiture,  sont  des  choses 
étonnantes  pour  les  gens  de  ce  quartier 
immobile,  et,  derrière  des  grillages  de 
fenêtres,  quelques  paires  d'yeux  com- 
mencent à  se  montrer.  —  Voici,  je  me 
suis  souvenu  que  les  chaises  à  porteurs, 
il  y  a  dix  ans,  étaient  encore  en  usage  à 
Péra  :  j'avais  vu  à  cette  époque,  les  soirs 
de  pluie,  des  actrices  ou  des  chanteuses 
se  faire  reconduire  ainsi  à  leur  hôtel.  Ce 
cocher,  qui  a  l'air  intelligent,  saurait 
peut-être  m'en  trouver  une,  tout  de  suite, 
et  me  la  ramener  ici  même,  avec  une  re- 
lève de  brancardiers... 


FANTOME    D'ORIENT  173 

Une  pièce  d'or  en  acompte;  une  autre 
après  pour  sa  peine,  s'il  m'a  procuré  tout 
cela  avant  une  demi-heure.  —  Et  il  part, 
l'air  sûr  de  son  fait,  fouettant  ses  che- 
vaux. 

Encore  une  de  ces  attentes  incertaines, 
comme  celles  qui  ont  coupé  si  souvent 
ma  journée  d'hier.  Dehors,  sur  une  pierre, 
je  m'assieds  entre  les  deux  femmes.  J'en- 
lève mon  manteau  gris,  qui  est  plus 
étrange  en  ce  quartier  que  ma  veste  orien- 
tale ;  alors  ces  broderies  de  mon  costume, 
jadis  choisi  par  elle,  se  remettent,  après 
tant  d'années,  à  briller  à  leur  lumière 
d'autrefois,  devant  le  suaire  de  chaux  des 
mêmes  vieux  murs,  et  là,  dans  la  blanche 
petite  rue,  ensoleillée,  solitaire,  je  me 
sens  heureux,    avec   mélancolie,   d'avoir 

15. 


174  FANTOME    d'orient 

repris  pour  un  moment  l'aspect  de  quel- 
qu'un du  peuple  d'ici... 

Trente  ou  quarante  minutes  se  passent 
dans  une  attente  silencieuse,  les  deux 
femmes  en  robe  noire,  assises,  la  tête 
dans  les  mains,  Tune  à  ma  droite,  l'autre 
à  ma  gauche  —  comme  des  pensées  de 
mort  qui  auraient  pris  forme  humaine. 

Et  enfin  là-haut,  au  sommet  d'une 
montée  qui  domine  ce  quartier  d'Hadji- 
Ali,  apparaît,  profilé  sur  le  ciel,  le  landau 
qui  revient  au  pas,  suivi  de  la  chaise  et 
des  porteurs! 

Qu'on  fasse  vite,  vite!  Que  la  voiture 
m'attende  ici,  avec  Anaktar-Ghiraz,  une 
heure,  deux  heures,  tout  le  temps  qu'il 
faudra,  et  que  la  sœur  d'Achmet,  les  por- 


FANTOME    d'orient  173 

leurs,  la  chaise,  descendent  avec  moi  jus- 
qu'à la  Corne-d'Or,  où  nous  louerons  un 
grand  caïque  pour  passer  à  Stamboul. 

A  Stamboul,  nous  débarquons  dans  le 
sombre  Phanar,  à  Téchelle  la  plus  voi- 
sine du  quartier  de  Kadidja;  puis  nous 
grimpons,  par  des  rues  en  escalier,  entre 
des  murailles  délabrées  et  croulantes, 
très  regardés  par  les  rares  passants,  qui 
se  retournent  d'un  air  d'inquiétude  hos- 
tile. 

Dans  un  taudis  sans  nom,  dans  une 
soupente  noire,  Kadidja  est  étendue  sur 
des  loques  horribles,  geignant  faiblement 
comme  une  pauvre  bête  malade.  Mais 
c'est  bien  elle,  et  je  crois  qu'aucun  visage, 


176  FANTOME    d'orient 

ni  aucune  chose  revue  à  Constantinople, 
ne  m'ont  impressionné  comme  cette  vieille 
figure  noire,  où  il  y  a  de  la  malice  de 
singe  agonisant  et  de  la  tendresse  sup- 
pliante, je  ne  sais  quel  mélange,  d'anima- 
lité qui  se  décompose  et  de  bonne  âme 
fidèle  qui  s'en  va.  . 

En  approchant,  j'avais  peur  de  ses  re- 
proches et  de  sa  colère.  Mais  l'explosion 
de  tout  cela  s'est  passée  hier,  quand  la 
sœur  d'Achmet  a  prononcé  mon  nom  ; 
après,  elle  m'a  pardonné  ,  parce  que  je 
suis  revenu.  Je  n'entends  pas  le  terrible: 
ft  Eulû  I  Eulù  !  »  ni  la  malédiction  dont 
j'avais  eu  le  pressentiment  cruel,  il  y  a 
dix  ans,  quand  j'ai  écrit  le  chapitre  final 
d'Aziyadé.  Au  contraire,  elle  me  tend  ses 
pauvres    mains  noires,    ridées,    tordues, 


FANTOME    d'orient  177 

effrayantes;  malgré  toutes  les  distances, 
nos  yeux  se  pénètrent  et  se  compren- 
nent ;  elle  pleure  et,  en  la  regardant,  je 
sens  que  des  larmes  me  viennent  aussi. 
Elle  est  la  dernière  des  dernières,  né- 
gresse esclave  de  naissance,  à  présent  dé- 
bris à  peine  humain  qui  finit  de  misère 
sur  un  fumier,  et  je  me  penche  sur  elle 
avec  une  pitié  tendre,  et  je  crois  que, 
sans  grand  effort,  je  lui  donnerais  un 
pieux  baiser. 

Certainement,  dit-elle,  elle  se  lèvera, 
malgré  son  mal  ;  elle  se  laissera  conduire, 
emporter  ;  elle  fera  tout  ce  que  je  vou- 
drai, au  risque  d'en  mourir  ce  soir,  heu- 
reuse, au  delà  de  ce  qu'elle  aurait  su 
demander  pour  son  ciel,  heureuse  du 
rôle  qu'elle  va  jouer  entre  sa  maîtresse 


178  FANTOME    D'ORIENT 

et  moi,  Jieureuse  de  cette  suprême  visite 
inespérée  qu'elle  va  faire  à  sa  tombe.  Et 
ses  larmes  coulent,  coulent  sur  le  noir 
de  ses  joues  ;  des  larmes  de  joie  qui  la 
transfigurent... 

Mais  voici  qu'une  difficulté  imprévue 
surgit  :  les  porteurs,  maintenant,  qui  se 
prennent  de  dégoût  et  qui  ne  veulent 
plus  I  Enlever  ça  dans  leurs  bras,  asseoir 
ça  dans  leur  chaise  qui  est  garnie  d'un 
velours  neuf,  non  jamais  !  Eux,  sont 
d'élégants  porteurs,  au  costume  brodé, 
qui  ne  s'attendaient  point  à  être  dérangés 
pour  une  telle  besogne.   Et  ils  refusent. 

D'ailleurs,  je  réfléchis  qu'elle  se  refroi- 
dirait mortellement,  cette  pauvre  vieille, 
presque  nue,  une  fois  retirée  des  loques 


FANTOME    d'orient  179 

immondes  qui  sont  entassées  sur  son 
corps...  Mais  je  me  rappelle  a^^jir  vu 
dans  le  quartier,  en  passant,  de  belles 
couvertures  de  laine,  d'une  couleur 
orange,  à  l'étalage  d'une  petite  boutique 
de  juifs,  et  je  prie  la  sœur  d'Achmet  de 
courir  en  acheter  une...  J'y  mettrai  la 
main  avec  elle;  à  nous  deux,  nous  enve- 
lopperons Kadidja  là-dedans,  et  les  por- 
teurs pourront,  après,  l'enlever  sans 
effroi. 

Un  quart  d'heure  de  perdu  encore,  à 
cette  toilette  qui  semble  un  ensevelisse- 
ment. Enfin  la  vieille  femme,  enveloppée, 
enroulée  dans  la  laine  épaisse  et  neuve, 
est  assise  sur  la  chaise  de  velours,  sou- 
riant, malgré  sa  douleur  et  son  chagrin, 
de  tout  ce  luxe  inconnu  jusqu'ici  dans  sa 


180  FANTOME    d'orient 

vie.  Et  nous  partons,  prenant  congé  de 
la  sœur  d'Achmet  avec  des  serrements  de 
mains  et  des  remerciements. 

Au  départ,  Kadidja,  redevenue  très  vi- 
vante, a,  d'une  voix  nette,  donné  ses 
ordres  et  indiqué  par  quelle  porte  de 
Stamboul  il  faudra  sortir.  La  matinée 
s'avance;  je  loue  un  cheval  en  route  et  je 
commande  aux  porteurs  de  courir.  Des 
enfants,  qui  voient  passer  grand  train 
cette  chaise,  escortée  par  ce  cavalier  doré 
comme  un  cavas  de  pacha,  regardent  par 
les  lucarnes  de  verre  pour  voir  la  belle 
qu'on  emporte  là-dedans  si  vite,  et  puis  s'é- 
pouvantent de  cette  figure  de  gaenon  noire. 

Toutes  ces  agitations,  tous  ces  empres- 
sements m'ont  fait  perdre  de  vue  le  but 


FANTOME    D'ORIENT  181 

de  la  course.  Et  puis,  il  y  a  le  plaisir 
physique  d'être  sur  ce  bon  cheval  jeune, 
que  le  hasard  m'a  procuré,  le  plaisir  de 
fendre  l'air  vif  et  pur,  un  beau  matin  de 
soleil...  Et,  encore  une  fois,  l'oubli  vient; 
je  trotte,  le  cœur  presque  léger,  m'inté- 
ressant  aux  choses  singulières  et  grandio- 
sement  tristes  de  Tentour. 

Nous  cheminons  longtemps  au  milieu 
de  ces  quartiers  presque  inhabités, 
presque  en  ruines,  qu'on  appelle  le 
«  Vieux-Stamboul  ».  Puis  enfin,  la  gigan- 
tesque muraille  crénelée,  qui  enferme 
tout  cela,  nous  apparaît;  nous  en  sortons 
par  d'antiques  portes  ogivales,  qui  se 
succèdent  en  voûte  obscure,  et  nous  voici 
dans  la  campagne,  dans  le  désert  des 
tombeaux. 

16 


182  FANTOME   d'orient 


Derrière  nous,  ces  remparts  que  nous 
venons  de  franchir,  semblent  l'enceinte 
de  quelque  colossale  ville  abandonnée; 
invraisemblablement  hauts,  hérissés  de 
dents  pointues,  flanqués  d'énormes  tours, 
ils  s'en  vont  sur  notre  droite  et  sur  notre 
gauche,  indéfiniment  pareils,  se  perdre 
dans  les  lointains  désolés. 

En  avant,  c'est  l'interminable  région 
des  sépultures  :  landes  d'un  gris  roux, 
avec,  çà  et  là,  des  bouquets  de  cyprès 
noirs  qui  montent  comme  des  flèches 
d'église.  Un  peuple  de  tombes  couvre  ce  sol; 
pierres  debout,  qui  sont  de  tous  les  âges,  de 
toutes  les  époques  de  l'histoire.  Cette  terre 
aride  est  pleine  d'ossements  de  morts. 

Jadis,  quand  j'habitais  Eyoub,  je  ve- 
nais  rarement   de   ces  côtés.    Une    fois, 


FANTOME    d'orient  183 

cependant,  nous  y  avions  fait  une  pro- 
menade en  plein  jour,  elle  et  moi,  une 
après-midi  de  décembre,  choisissant  ce 
lieu  parce  qu'il  était  plus  désert.  Et,  tout 
près  d'ici,  je  m'en  souviens,  un  petit  oi- 
seau, qui  sans  doute  se  trompait  de  sai- 
son, nous  avait  chanté,  pour  nous  seuls, 
un  air  de  printemps,  sur  la  branche  d'un 
de  ces  cyprès.  Ensuite,  un  peu  plus  loin, 
là-bas,  nous  avions  vu  enterrer  devant 
nous  une  si  jolie  petite  fille,  —  qui  doit 
être  en  poussière  aujourd'hui...  Oh!  cette 
promenade  sur  l'herbe  rasé  et  les  mar- 
guerites d'hiver,  la  seule  que  nous  ayons 
jamais  osé  faire  ensemble  à  la  lumière 
du  soleil,  comme  je  me  la  rappelle  tout 
à  coup  d'une  manière  déchirante... 
Et  maintenant  je  recommence  à  avoir 


184  FANTOME    d'orient 

la  pleine  conscience  de  tout  ce  qu'il  y 
a  d'infiniment  mélancolique  dans  notre 
course.  La  pensée  que  je  m'approche 
d'elle,  des  débris  qui  ont  été  son  corps, 
me  fait  passer  de  grands  frissons  glacés, 
et  je  sens  revenir  cette  impression  phy- 
sique, qui  est  particulière  aux  heures  de 
deuil,  cette  impression  d'avoir  les  tempes, 
la  poitrine,  serrées  peu  à  peu,  de  plus  en 
plus,  dans  des  étaux  de  fer. 

Je  regarde  autour  de  moi  les  tombes, 
les  plus  rapprochées  et  aussi  les  plus 
lointaines,  cherchant  et  interrogeant  des 
yeux  les  moins  vieilles,  celles  qui  sont 
restées  un  peu  blanches  et  où  brille  un 
peu  d'or,  celles  qui  n'ont  pas  encore  pris 
l'uniforme  teinte  gris-roux  de  l'ensemble 
de  tout  cet  immense  ossuaire...  Depuis 


FANTOME    d'orient  i8o 

bien  des  années,  j'avais  prévu,  deviné 
cette  promenade  funèbre,  tout  ce  qui  est 
réel  aujourd'hui  ;  mais  jamais  je  n'avais 
imaginé  que  cela  se  passerait  dans  cette 
région  de  suprême  abandon  où  nous 
sommes;  non,  je  ne  m'attendais  pas  à  ce 
qu'il  me  faudrait  venir  la  chercher  parmi 
ces  confuses  peuplades  de  morts;  vraiment 
je  souffrirais  moins  de  la  savoir  ailleurs 
qu'ici,  perdue  au  milieu  de  tant  d'autrts, 
de  tant  d'autres  qui  n'ont  même  plus  de 
nom,  même  plus  de  pierre... 

Kadidja  a  fait  obliquer  ses  porteurs  sur 
la  gauche,  et  nous  longeons  maintenant 
l'écrasante  et  interminable  muraille  créne- 
lée, dans  la  direction  des  Sept-Tours, 
marchant  sur  un  sol  dénudé  qui  a  un  air 

maudit. 

16. 


186  FANTOME    D'ORIEKT 

Nous  devons  approcher,  car  elle  a 
frappé,  de  sa  vieille  main  noire,  contre 
la  vitre  de  sa  chaise,  pour  faire  signe 
d'aller  doucement,  et  je  la  vois  qui  re- 
garde, les  yeux  dilatés,  qui  cherche... 
Même,  elle  a  l'air  d'hésiter  maintenant, 
—  et  moi  je  tremble.  Ahl  elle  a  dû  la 
voir,  car  elle  arrête  ses  beaux  porteurs 
d'un  geste  de  commandement.  Par  ici,  à 
droite,  sur  cette  espèce  de  monticule  où  il 
y  a  une  dizaine  de  pierres  debout  :  c'est 
làl  Dans  le  nombre,  il  y  a  trois  ou 
quatre  tombes  de  femmes,  que  je  dis- 
tingue du  premier  coup  d'oeil  :  des  bornes 
peintes  en  bleu  ou  en  vert,  avec  des  ins- 
criptions et  un  couronnement  d'étranges 
fleurs,  jadis  dorées...  Laquelle? 

Elle    s'est    fait    descendre,    la    pauvre 


FANTOME    d'orient  187 

vieille,  branlante,  les  yeux  ardents;  sou- 
levée par  deux  porteurs,  qui  la  tiennent 
enveloppée  dans  sa  couverture  orange  — 
non  par  égard  pour  elle,  mais  par  dégoût 
de  son  corps  —  elle  marche  presque,  Tin- 
firme;  elle  a  dégagé  des  plis  de  la  laine 
deux  eif rayants  bras  de  momie,  où  courent 
des  veines  gonflées,  et  elle  marche,  à  force 
de  volonté,  entre  les  hommes  qui  la  sou- 
tiennent, elle  avance  par  soubresauts  qui 
lui  font  mal.  Et  je  la  suis,  avec  une  in- 
finie pitié... 

Laquelle  de  ces  tombes?...  Ah!  celle-ci 
sans  doute,  vers  laquelle  elle  a  l'air  de  se 
diriger,  celle-ci,  qui  est  d'un  bleu  éteint, 
avec  des  inscriptions  d'or  encore  bril- 
lantes... Oui,  c'est  bien  là!...  Elle  se  jette 
dessus,    s'y    cramponne    à    deux    mains 


188  FANTOME    d'orient 

crispées,  pauvre  vieux  singe  qui  fait  mal 
à  voir  et  qui  fait  peur;  ensuite,  se  re- 
tourne pour  me  crier,  d'une  voix  révoltée, 
sauvage,  aigué,  surprenante  dans  ce  si- 
lence :  «  Bourda!...  Bourda,  Aziyadé!  » 
(Ici,  icil  Aziyadé!)  Il  y  a  cela,  sous- 
entendu,  que  je  comprends  bien  et  qui 
m'entre  comme  une  lame  :  «  Et  c'est  toi 
qui  l'y  as  conduite!  »  Puis,  subitement, 
elle  me  prend  les  mains,  et,  d'une  voix 
toute  changée,  d'une  voix  de  petit  enfant, 
qui  est  douce,  douce,  comme  pour  me 
demander  pardon,  elle  répète  :  «  Ici!... 
ici,  Aziyadé!  Vois-tu,  c'est  ici  qu'elle  est 
à  présent...  »  En  même  temps,  une  gri- 
mace à  fendre  l'âme  contracte  sa  figure 
noire,  et  un  brusque  jet  de  larmes  coule 
de  ses  yeux... 


FANTOME    d'orient  189 

Je  baisse  la  tête,  moi;  mais  pas  une 
larme  ne  me  vient.  D'un  geste  machinal, 
pour  me  découvrir  comme  on  fait  sur  les 
tombes  chrétiennes,  je  porte  la  main  à 
mon  front,  puis  je  la  laisse  retomber... 
J'oubliais  quel  costume  j'ai  repris  pour 
venir  ici  :  le  fez  turc  ne  s'enlève  jamais, 
même  pas  pour  prier  Dieu.  Et  je  me 
penche  sur  le  marbre,  cherchant,  parmi 
les  inscriptions  enroulées  que  je  ne  sais 
pas  déchiffrer,  cherchant  son  nom,  le 
vrai  et  l'aimé,  celui  qui  est  gravé  sur  la 
grossière  bague  d'or  qu'elle  m'a  donnée, 
celui  qui  est  écrit  aussi  sur  ma  poitrine, 
en  petites  lettres  bleues  indélébiles.  Mais 
comment  donc  suis-je  redevenu  tout  à 
coup  aussi  calme,  presque  distrait?  Il 
semble  que  je  ne  comprends  plus  bien, 


190  FANTOME   d'orient 

que  je  n'y  suis  plus.  Qu'est-ce  donc  qui 
m'a  fermé  le  cœur  d'une  façon  s'  inat- 
tendue? Sans  doute  la  présence  de  ces 
hommes,  avec  leurs  yeux  curieux,  leur 
étonnement  presque  ironique;  tout  ce 
groupe,  tout  cet  appareil  presque  théâtral. 
Ohl  il  aurait  fallu  pouvoir  venir  seul.  Ils 
ne  devraient  pas  être  ici,  eux;  leurs  re- 
gards, rien  que  leur  voisinage,  sont  insul- 
tants pour  le  cher  petit  tombeau  —  et 
s'ils  devinaient  tout,  ce  serait  peut-être 
même  un  danger,  plus  tard,  pour  la  tran- 
quillité de  ce  lieu  quand  je  serai  loin. 

Je  reviendrai  seul  demain  matin  ; 
j'aurai  le  temps  encore,  puisque  le  pa- 
quebot qui  m'emmène  ne  part  qu'à  trois 
heures  du  soir.  Alors,  ce  sera  ma  véri- 
table   visite.    Mais,    aujourd'hui,  allons- 


FANTOME   d'oRIEXT  491 

nous-en  ;  avec  ces  gens-là  qui  piétinent  le 
sol  et  qui  causent,  nous  profanons  tout... 

A  elle,  qui  dort  sous  cette  pierre,  je 
dis,  en  dedans  de  moi-même  :  «  Je  vien- 
drai seul  te  voir,  pauvre  petite,  je  pas- 
serai la  matinée  de  demain  avec  toi,  dans 
ton  désert;  tu  comprends  bien  déjà  que 
je  t'aime,  puisque  j'ai  fait,  pour  te  re- 
trouver, tout  ce  long  voyage...  »  Pourtant 
je  regarde  la  terre,  malgré  moi,  furtive- 
ment, la  terre  au  pied  de  cette  borne 
de  marbre...  Mais  non,  aujourd'hui  je  ne 
veux  pas  penser  à  ce  qui  est  en  dessous, 
je  détourne  la  tête,  et,  à  force  de  vouloir 
me  roidir,  je  me  sens  redevenu  tout  à  fait 
impassible,  l'expression  dure. 

Seulement,  je  prends  note  des  alen- 
tours avec  une  extrême  attention,  pour 


192  FANTOME   d'orient 

De  pas  me  tromper  de  chemin,  quand  je 
serai  seul.  D'abord,  le  long  de  cette  for- 
midable muraille  sombre,  qui  a  l'air  de 
fermer  le  monde  derrière  nous,  je  compte 
combien  de  bastions  carrés,  depuis  la 
porte  par  où  nous  venons  de  sortir  jus- 
qu'au lieu  où  nous  sommes;  puis,  je 
trace  à  la  hâte  sur  un  calepin  des  aligne- 
ments, des  silhouettes  de  cyprès,  afin 
d'avoir  tous  mes  points  de  repère  assu- 
rés; je  grave  pour  jamais  tout  ce  lieu  fu- 
nèbre dans  ma  mémoire,  afin  de  n'en 
plus  oublier  la  route,  quand  ce  serait 
dans  dix  ans,  dans  vingt  ans,  qu'il  me 
serait  donné  d'y  revenir.  Je  cherche 
même  quelles  petites  plantes  je  pourrai 
cueillir  demain  et  emporter  avec  moi  : 
presque  rien,  hélas  I  tant  ce  sol  est  aride; 


FANTOME  d'orient  193 

à  peine  deux  ou  trois  imperceptibles 
feuilles  épineuses  et  un  frêle  lichen  gris; 
je  ne  sais  même  pas  si,  au  printemps,  la 
moindre  fleur  de  lande  s'ouvre  sur  ce 
tombeau... 

Allons,  maintenant,  partons  vite.  Les 
porteurs  replacent  la  vieille  femme  épui- 
sée dans  sa  chaise,  je  remonte  à  cheval, 
et  nous  retraversons  cette  solitude  au  pas 
rapide,  comme  nous  étions  venus. 

Bien  étrange,  en  vérité,  et  bien  inat- 
tendue pour  moi,  cette  visite,  si  courte, 
si  froide.  Je  m'en  vais,  plus  amèrement 
triste,  mécontent,  inassouvi.  Si  cepen- 
dant quelque  chose  m'empêchait  de  re- 
venir demain,  si  d'ici-là  quelque  chose 
me  foudroyait...  Jusqu'au  moment  où 
nous  nous  engageons  sous  les  portes  fa- 

17 


194  FANTOME   d'orient 

Touches  de  la  grande  muraille,  je  reste 
hésitant,  je  regarde  derrière  moi,  tenté 
de  revenir  sur  mes  pas,  au  galop  de  mon 
cheval... 

Quand  Kadidja  est  recouchée  sur  ses 
loques,  dans  sa  soupente  noire,  je  congé- 
die ces  porteurs  dont  la  présence  m'était 
odieuse.  De  mon  mieux,  j'éteuds  sur  le 
corps  de  la  pauvre  vieille  sa  couverture 
neuve,  qui  lui  fait  tant  de  plaisir,  et 
qu'elle  caresse  avec  ses  mains,  à  la  ma- 
nière des  petits  enfants  en  possession  d'un 
jouet  nouveau. 

Et  maintenant,  je  voudrais  l'interroger, 
elle  qui  est  la  seule  au  monde  à  qui  je 
puisse  parler,  parmi  celles  qui  ont  vu, 
qui  ont  su,  qui  ont  gardé  dans  leur  mé- 


FANTOME    d'orient  195 

moire  tout  ce  que  je  tremble  d'apprendre. 

«  Oui,  oui,  répond-elle,  je  te  dirai  des 
choses,  des  choses...  Un  de  ces  jours,  tu 
viendras  causer  avec  ta  Kadidja,  quand 
elle  aura  bien  dormi,  pour  retrouver  toute 
sa  tête...  » 

Un  de  ces  jours  I...  Mais  je  n'ai  plus 
qu'aujourd'hui  I... 

«  Ah  I  Loti,  reprend-elle  en  se  dres- 
sant avec  effort,  tu  ne  sais  pas  :  on  m'a- 
vait chassée,  moi...  Mais  sa  Kadidja  n'est 
pas  partie  loin,  tu  penses,  et,  pendant 
deux  nuits,  quand  j'ai  compris  qu'elle 
mourait,  je  me  suis  tenue  dans  la  rue, 
contre  la  porte,  pour  entendre...  » 

On  l'avait  chassée...  Alors,  que  pourra- 
t-elle  tant  me  dire  ?  Quels  renseignements 
confus  et  étranges  pourrai-je  tirer  de  sa 


196  FANTOME    d'orient 

vieille  tête  qui,  d'ailleurs,  me  semble  déjà 
égarée. 

—  Et  Fenzilé-hanum,  dis-je,  tu  sais  ce 
qu'elle  est  devenue? 

—  Ah!  Fenzilé,  oui...  Oh!  elle  sait 
beaucoup  de  choses,  celle-là.  Et  peut-être 
bien,  peut-être  bien  qu'elle  viendrait  ici, 
pour  te  parler  ! 

Cette  Fenzilé,  une  des  trois  autres 
femmes  du  vieil  Abeddin,  je  l'avais  aper- 
çue une  seule  fois,  voilée  naturellement. 
Mais  je  savais  qu'elle  était  meilleure  que 
ses  compagnes  pour  Aziyadé,  presque 
serviable  et  bonne.  Et  il  paraît  que  c'est 
la  seule,  de  tout  ce  harem  dispersé,  qui 
soit  restée  à  Gonstantinople,  où  elle  s'est 
remariée.  Oh  !  s'il  y  avait  moyen  de  lui 
parler  !  Il  est  vrai,  je  n'espère  pas  du  tout 


FANTOME    D'ORIENT  107 

que  ce  soit  possible...  «  Gomment  faire, 
bonne  Kadidja,  pour  la  décider  à  venir 
ici  chez  toi?  » 

Un  instant  après,  sur  les  indications  de 
la  négresse,  j'ai  été  chercher  dans  un  tau- 
dis voisin  et  j'ai  ramené  avec  moi  une 
très  vieille  femme,  à  la  figure  sinistre 
d'entremetteuse,  qui  a  dû  tremper,  au 
cours  de  sa  vie,  dans  plus  d'une  louche 
aventure.  C'est  sur  cette  personne  que 
Kadidja  compte  pour  négocier  l'entrevue  ; 
très  agitée,  maintenant,  elle  lui  donne,  à 
ce  sujet,  des  instructions  qui  semblent 
assez  précises,  et  moi  je  promets  une 
forte  récompense.  Le  rendez-vous  serait 
ici,  et  pour  cette  après-midi,  bien  entendu, 
vers  sept  heures   à  la  turque.  Mais  j'y 

compte  si  peu... 

t7. 


198  FANTOME  d'orient 

Je  voudrais  interroger  encore  Kadidja  ; 
mais  elle  est  de  plus  en  plus  épuisée,  et 
j'ai  pitié.  Je  suis  moi-même  affreusement 
fatigué  de  cette  matinée.  Surtout,  je  pres- 
sens trop  ce  qu'elle  va  me  dire  en  termes 
plus  clairs,  si  j'insiste  :  c'est  qu'Aziyadé 
est  morte  de  mon  abandon.  Puisque  c'est 
vrai,  mon  devoir  est  de  l'entendre  et  j'y 
tiens,  mais  ce  sera  assez  d'une  fois,  quand 
je  reviendrai  ce  soir...  Alors,  je  me  rap- 
pelle qu'on  m'attend  de  l'autre  côté  de 
l'eau,  et,  un  peu  lâchement,  je  m'en 
vais... 

Maintenant  donc,  il  faut  redescendre 
vers  la  Gorne-d'Or,  prendre  un  caïque, 
passer  sur  l'autre  rive,  revenir  à  la  place 
d'Hadji-Ali  où  m'attendent  Anaktar-Chi- 


FANTOME    d'orient  199 

raz  et  le  landau,  et  aller  faire  visite  à  une 
autre  tombe. 

Assise  à  côté  de  moi,  Anaktar-Chiraz  a 
dit  au  cocher  :  «  Va  au  cimetière  armé- 
nien-catholique de  Chichli.  » 

C'est  très  loin,  paraît-il,  et  il  fouette 
ses  chevaux  qui  partent  au  trot  rapide. 
Tournant  le  dos  à  Stamboul,  nous  arri- 
vons de  nouveau  à  Péra  ;  nous  le  traver- 
sons à  toute  vitesse;  nous  le  dépassons, 
nous  dépassons  le  faubourg  du  Taxim,  et 
nous  voici  dans  une  autre  banlieue,  bien 
différente  de  celle  où  Aziyadé  est  ense- 
velie... Comme  on  les  a  couchés  loin  l'un 
ÔB  l'autre,  mes  deux  pauvres  petits  com- 
pagnons d'Eyoub. 

Dans  un  cimetière  catholique?...    En 


200  FANTOME   D'ORIEXT 

effet,  je  me  rappelle  à  présent  :  il  m'avail 
conté  qu'il  était  né  arménien-catholique 
et  que  plus  tard,  vers  sa  quinzième  année, 
il  s'était  fait  mulsulman  sous  ce  nom 
d'Achmet.  A  sa  dernière  heure,  il  se  sera 
souvenu  du  Christ. 

Quelle  horrible  banlieue  que  celle-ci, 
par  contraste  avec  celle  de  Stamboul, 
dont  la  tristesse  est  grande  et  superbe... 
Ici,  c'est  le  côté  où  tous  ces  gens  cosmo- 
polites de  Péra  viennent  s^amuser  aux 
jours  de  fête;  dans  une  campagne  sans 
arbres,  sans  verdure,  absolument  nue, 
s'étalent  d'abord  d'odieuses  guinguettes 
de  barrière,  arméniennes,  grecques,  juives, 
qui  rappellent  les  mauvais  alentours  pari- 
siens :  ensuite  commencent  des  chan^ps 
labourés,    dans    lesquels   notre    voitiire 


FANTOME    d'orient  201 

s'engage,  région  toute  grise,  couleur  de 
terre,  sans  une  herbe  verte;  et  enfin, 
sur  une  hauteur  solitaire,  paraît  un  carré 
de  murs,  gris  aussi,  au-dessus  desquels 
ne  s'élève  ni  un  cyprès,  ni  un  feuillage 
quelconque  :  c'est  le  cimetière  de  Chichli. 

Nous  entrons.  On  dirait  un  cimetière 
de  pauvres,  un  cimetière  de  suppliciés.  Pas 
une  fleur,  pas  une  plante.  Quelques  rares 
petites  croix  de  bois  ou  de  pierre,  quel- 
ques plaques  de  marbre  bien  humbles; 
presque  partout,  de  simples  bosses  de 
terre,  indiquant  le  gisement  des  cadavres. 

La  vieille  Arménienne  s'oriente,  choisit 
un  sentier,  se  met  à  compter  les  mon- 
ticules sinistres  — un,  deux,  trois,  quatre, 
—  et  s'arrête  à  une  place  qui  semble 
avoir  été  récemment  bêchée  :  «  Le  voilà, 


202  FANTOME    d'orient 

notre  Achmet!  »  Et  ses  bons  yeux  de 
vieille  mère  se  voilent  un  peu,  au  sou- 
venir de  l'enfant  qu'elle  avait  soigné 
comme  un  de  ses  fils. 

Oh!  le  pauvre  petit!  comme  il  est 
pénible  à  voir,  le  lieu  de  sa  sépulture... 

Je  n'aurai  pas  le  temps  de  revenir  une 
seconde  fois  auprès  de  lui,  aussi  vais-je 
lui  dire  mon  grand  adieu  :  «  De  quel 
côté  est  sa  tète?  »  —  «  Ici!  »  répond  la 
vieille  femme,  en  se  baissant  pour  tou- 
cher du  doigt  les  mottes  de  terre.  Et,  à 
la  place  qu'elle  m'indique,  je  cueille, 
pour  l'emporter,  un  petit  trèfle  chétif 
qui  a  poussé  là  solitairement. 

J'ai  dit  au  cocher  de  nous  ramener 
grand  train  à  l'hôtel. 


FANTOME   d'orient  203 

Anaktar-Ghiraz  est  assise  à  côté  de  moi 
dans  le  landau,  et,  en  route,  je  la  prie 
de  s'occuper,  après  mon  départ,  d'une 
plaque  de  marbre  que  je  veux  faire  mettre 
au  cimetière  pour  Achmet.  —  Car  une 
de  ses  grandes  tristesses  était,  je  me 
rappelle,  de  penser  que,  s'il  mourait  avant 
d'être  un  peu  riche,  il  n'aurait  peut-être 
pas  de  tombe. 

n  n'est  guère  que  midi  quand  nous 
arrivons  à  l'hôtel,  toutes  mes  longues 
pérégrinations  du  matin  n'ayant  pas  duré 
plus  de  quatre  heures. 

Je  fais  monter  chez  moi  l'Arménienne  ; 
les  gens  de  senâce,  peu  habitués  à  voir 
aux  touristes  de  telles  amies,  la  regardent, 
mais  sans  insolence,  tant  elle  a  l'air  hon- 
nête et  digne  dans  sa  robe  de  deuil. 


204  FANTOME    d'orient 

Ayant  tiré  de  sa  poche  de  grosses  lu- 
nettes, elle  s'assied  devant  un  bureau, 
afin  d'écrire  toutes  les  instructions  que  je 
vais  lui  laisser  pour  cette  tombe... 

Mais  nous  sommes  interrompus  par 
le  juif  Salomon,  qu'un  domestique  m'a- 
mène. Il  vient  me  rendre  compte  qu'il 
a  fait  tout  son  possible  pour  retrouver 
Achmet,  et  que  personne  ne  le  connaît 
plus. 

Oh  I  je  le  crois  sans  peine,  qu'Achmet 
est  introuvable  !...  Et,  depuis  hier,  depuis 
l'heure  où  j'avais  envoyé  ce  Salomon  aux 
renseignements,  que  de  chemin  j'ai  déjà 
parcouru,  dans  la  région  des  mornes  cer- 
titudes, des  tranquillités  funèbres.  A  ce 
moment-là,  tout  était  encore  en  trou- 
blante question  ;  à  présent,  il  semble  que, 


FANTOME   d'orient  205 

sur  ces  choses  qui  m'agitaient  hier,  une 
lourde  pluie  de  cendre  soit  tombée... 

En  caractères  arméniens,  Anaktar-Ghi- 
raz  a  fini  de  noter  pour  elle-même  ce 
que  je  lui  ai  recommandé  au  sujet  de  ce 
marbre. 

Et  maintenant  nous  avons  terminé  nos 
affaires  ensemble,  il  ne  nous  reste  plus 
qu'à  nous  dire  adieu. 

Elle  se  lève  pour  partir,  et  elle  me  re- 
garde, avec  ces  mêmes  bons  yeux  de  mère 
que  je  lui  ai  vus  tout  à  l'heure  à  Ghichli. 
Tandis  qu'elle  me  remercie  de  ce  que 
je  fais  pour  le  pauvre  petit  mort,  de 
grosses  larmes  lui  viennent,  qui,  pour 
un  peu,  me  gagneraient  aussi. 

Puis,  elle  me  demande  la  permission 
de  m'embrasser,  en  s'en  allant.  —  Oh  I 

18 


206  FANTOME    d'orient 

je  veux  bien...  Et  de  tout  mon  cœur, 
pour  Achmet,  je  lui  rends  son  baiser, 
sur  sa  joue  ridée  de  pauvre  vieille. 

A  huit  heures  à  la  turque  (environ  trois 
heures  de  l'après-midi)  je  suis  au  rendez- 
vous  chez  Kadidja. 

Auprès  du  grabat  à  couverture  orange, 
où  les  pauvres  effrayantes  mains  noires 
s'agitent,  la  femme  de  mauvais  aspect  à 
laquelle  j'ai  eu  affaire  ce  matin  se  tient 
seule,  debout.  Fenzilé-hanum  n'y  est  pas; 
je  m'en  doutais.  «  Elle  est  absente,  dit 
l'entremetteuse  ;  on  ne  sait  pas  où  elle  est 
allée;  on  ne  sait  pas  pour  combien  de 
temps,  non  plus...  »  Et  je  vois  tout  de 
suite,  à  ses  réponses  obstinément  éva- 
sives,  à  son  expression  glaciale  et  fermée. 


FANTOME   d'orient  207 

qu'il  est  inutile  d'insister;  cette  Fenzilé, 
qui  ne  veut  pas  me  voir,  lui  aura  fait 
peur  avec  je  ne  sais  quelles  menaces,  ou 
lui  aura  donné  de  l'argent  pour  ne  rien 
dire... 

Quand  elle  est  partie,  après  m'avoir 
réclamé  le  paiement  de  sa  course,  je 
m'assieds  sur  un  escabeau,  au  chevet  de 
Kadidja. 

Alors,  commence  pour  moi  l'heure  la 
plus  cruelle  de  tout  mon  pèlerinage  ici, 
l'heure  de  châtiment  et  d'expiation... 

Dans  un  entretien,  coupé  de  cris  et  de 
silences,  m'efforcer  de  savoir,  et  y  par- 
venir à  peine.  Tirer  de  cette  vieille  cer- 
velle noire,  qui  s'en  va,  qui  est  tantôt 
affaissée,  tantôt  prise  de  bruyant  délire, 
tirer  par  petites  bribes  incohérentes  les 


208  FANTOME    d'orient 

choses  qui  me  glacent  et  qui  me  brûlent. 
Être  arrêté  à  chaque  minute  par  la  pitié 
de  la  voir  si  fatiguée,  par  le  remords  de 
l'avoir  achevée  peut-être,  en  lui  faisant 
faire  ce  matin  cette  longue  course.  Sentir 
entre  elle  et  moi,  pour  augmenter  encore 
le  nuage  obscur,  les  difficultés  d'une 
langue  que  nous  ne  possédons  ni  l'un  ni 
l'autre  d'une  façon  parfaite.  Et  me  dire 
pourtant  qu'il  faut  profiter  à  tout  prix  de 
ce  moment  unique,  parce  que  je  vais 
partir  demain  et  parce  qu'elle  va  mourir; 
elle  est  le  seul  trait  d'union  qui  soit 
encore  à  peu  près  vivant  entre  ma 
chère  petite  amie  et  moi  ;  quand  on  l'aura 
misv3  en  terre,  tout  lien  sera  coupé  à 
jamais;  ce  que  je  ne  ferai  pas  sortir,  au- 
jourd'hui  même,    de    cette    mémoire    à 


FANTOME    d'orient  209 

moitié  décomposée,  sera  perdu  pour  tou- 
jours... 

En  ce  qui  concerne  la  date,  Kadidja 
est  d'accord  avec  la  sœur  d'Achmet;  c'est 
bien  cela,  il  y  a  eu,  au  printemps,  sept 
années  qu'Aziyadé  a  dû  mourir...  Quant 
aux  causes  de  sa  mort...  elles  restent 
comme  sous-entendues  entre  nous  deux; 
avec  une  délicatesse  que  je  n'attendais 
pas,  elle  évite  de  me  les  dire;  mais  elle 
m'arrête,  par  un  regard  d'étonnement  et 
de  douloureux  reproche,  quand  j'ai  l'air 
d'insister  pour  les  demander.  Malgré  des 
alternances  d'enfantillage  sénile,  elle  a 
gardé  des  côtés  d'intelligence  étrange,  et 
son  cœur  de  pauvre  vieille  esclave  n'a 
pas  cessé  d'être  foncièrement  bon.  De 
plus  en  plus,  je  me  prends  pour  elle  de 

18. 


210  FANTOME    d'orient 

respect,  —  et  puis  de  pitié  surtout,  de 
pitié  pour  tant  de  fatigue  mortelle  que  je 
lui  cause... 

—  «  Ainsi,  tu  dis,  bonne  Kadidja, 
qu'elle  a  espéré  pendant  plus  d'une 
année?  >  —  Espéré  quoi,  la  pauvre  pe- 
tite? Quelque  chimérique  retour,  avec 
un  enlèvement  peut-être;  une  de  ces 
dangereuses  aventures,  que  je  pourrais 
à  la  rigueur  tenter  aujourd'hui  avec  de 
l'or  et  de  l'indépendance,  mais  qui  jadis, 
m'étaient  si  impossibles! 

Et  c'est  au  bout  de  ce  temps-là  seu- 
lement qu'elle  a  commencé  à  décliner 
beaucoup,  et  à  perdre  ses  couleurs  de 
saine  jeunesse,  et  à  courber  sa  tète,  se 
croyant  même  oubliée,  et  abandonnée 
d'âme  pour  toujours.  — Mais  mes  lettres, 


FANTOME    d'orient  211 

mes  lettres  ne  lui  arrivaient  donc  plus?... 

—  Ohl  tes  lettres,  répond  Kadidja,  je 
lui  ai  remis...  attends...  je  lui  ai  remis 
jusqu'à  la  sixième... 

—  Et  pourquoi  plus  les  autres? 

—  Les  autres,  dit-elle...  dans  le  feul 
Je  les  ai  jetées  dans  le  feu!  Puisqu'on 
m'avait  chassée,  moi,  tu  vois  bien,  je  ne 
pouvais  donc  plus  les  lui  porter,  et,  de 
les  garder,  j'avais  peur...  A  la  façon 
dont  elle  a  prononcé  :  «  dans  le  feu!  » 
je  comprends  qu'elle  les  considérait,  à  la 
fin,  ces  lettres,  comme  petites  choses  men- 
songères et  maléficieuses,  causes  indirectes 
de  malheur. 

Quant  aux  lettres  d'Aziyadé,  Kadidja 
est  sûre  de  m'en  avoir  fait  passer  quatre, 
mais  pas  une  de  plus.  Et  c'est  bien  ce 


212  FANTOME    d'orient 

que  je  croyais:  les  quatre  premières,  celles 
qui  lui  ressemblaient,  celles  où  je  retrou- 
vais ses  chères  petites  pensées,  exquises, 
avec  leur  tour  drôle  de  pensées  d'enfant 
sauvage.  —  Les  suivantes,  alors,  ces  lettres 
quelconques,  banales  ou  invraisemblables 
comme  les  dernières  d'Achmet,  de  qui 
me  venaient-elles?  Quelle  main  inquié- 
tante me  les  avait  écrites,  et  dans  quel 
but?  Cela  restera  toujours  un  mystère, 
et  d'ailleurs  qu'importe,  fuisqu'à  pn'sent 
tout  est  fini... 

Ce  sont  bien  nos  imprudences  des  der- 
niers jours  qui  ont  tout  à  coup  ouvert 
les  yeux  au  vieil  Abeddin  sur  notre  longue 
intrigue  impunie  —  et  ensuite  sont  ve- 
nues les  délations  des  autres  femmes  du 
harem,    qu'on   a  interrogées    et  que  les 


FANTOME   d'orient  213 

menaces  ou  les  promesses  ont  fait  parler. 

Aziyadé  n'a  pourtant  point  été  ren- 
voyée de  chez  son  maître,  ni  maltraitée  ; 
mise  à  l'écart  seulement,  comme  chose 
impure,  reléguée  et  murée  dans  le  silence 
de  son  appartement  où  n'entraient  plus 
que  des  servantes  hostiles.  Au  bout  d'un 
an,  Kadidja  elle-même  s'était  vu  fermer 
la  porte  de  ce  logis  sombre,  comme  sus- 
pecte de  relations  avec  l'écrivain  public 
et  avec  la  poste  française  de  Péra.  Et 
c'est  alors  que  la  lente  agonie  avait 
réellement  commencé,  avec  la  fin  de  tout 
espoir. 

Je  ne  crois  pas  qu'une  créature  très 
jeune,  et  d'un  beau  sang  neuf  qu'aucune 
contagion  n'a  touché,  puisse  mourir  de 
désespérance  seulement,  si  on  lui  laisse 


214  FANTOME   d'orient 

le  soleil,  l'air  et  la  liberté...  Mais  là, 
cloîtrée  et  à  l'abandon  I... 

—  Tu  sais,  dit  Kadidja,  sa  chambre 
donnait  du  côté  de  l'Étoile  (du  côté  du 
Nord)  et  il  y  faisait  grand  froid. 

Oui,  je  me  rappelle  ces  fenêtres  aux 
épais  grillages,  situées  dans  une  aile  de  la 
maison  que  le  soleil  n'atteignait  jamais  ; 
à  dérobée,  je  les  regardais,  en  passant 
dans  cette  rue  oppressée  de  mystère,  où 
n'arrivaient  que  très  tard  les  rayons 
rouges  et  sans  chaleur  du  couchant.  Et  je 
me  représente  si  bien  ce  que  devait  être 
cet  appartement,  aujourd'hui  anéanti  par 
le  feu,  où  la  mort,  à  tout  petits  pas,  est 
venue  la  chercher... 

Puis  Kadidja  continue  :  «  L'hiver,  tou- 
jours enfermée  là,  elle  avait  pris  mal,  à 


FANTOME    d'orient  215 

cause  du  froid  de  cette  chambre...  Alors, 
les  autres  dames  lui  donnaient  des  re- 
mèdes... Oh  !  vois-tu,  Loti,  c'était  surtout 
ça  que  je  voulais  te  dire  :  on  lui  donnait 
des  remèdes. . .  dont  je  me  méfiais  bien  ! ...  » 
Mon  Dieu,  où  étais-je  moi,  pendant  que 
tout  cela  se  passait  dans  ce  harem 
obscur?...  Si  facilement  on  l'eût  sauvée, 
avec  un  peu  de  joie  et  de  soleil,  en  l'arra- 
chant de  là  !.. .  Dans  quel  coin  du  monde 
étais-je  à  courir,  ne  pouvant  rien,  ne  sa- 
chant rien,  tandis  que  l'âme  de  ma  petite 
amie  s'en  allait  en  détresse  et  que  s'affais- 
sait lentement  son  corps  adoré...  jusqu'à 
cette  soirée  de  mai,  où,  «  presque  clandes- 
tinement on  l'a  emportée...  » 

Encx)re  quelques  détails  que  je  demande 


216  FANTOME    d'orient 

et  qui  me  sont  donnés  à  grand'peine, 
avec  des  gémissements  de  petit  enfant  ou 
des  cris,  —  car  elle  est  de  plus  en  plus 
divagante,  Kadidja,  de  plus  en  plus 
épuisée.  Et  moi  aussi,  je  suis  épuisé,  par 
les  choses  affreusement  pénibles  que  j'en- 
tends, et  par  la  tension  d'esprit  qu'il  me 
faut  pour  les  faire  jaillir,  une  à  une,  de 
cette  tête  de  pauvre  vieux  singe  presque 
mort. 

Entre  l'effroi  d'interroger  davantage  et 
le  désir  de  savoir  plus  de  choses,  j'hésite; 
je  suis  à  tout  instant  près  d'en  finir,  — 
et  puis  je  reste  encore,  me  rappelant  que 
cet  entretien  est  suprême  :  c'est  la  der- 
nière fois  que,  avec  un  être  un  peu 
vivant,  je  parlerai  d'elle... 

Allons,  je  crois  cependant  que  sa  tor- 


FANTOME   d'orient  217 

ture  a  assez  duré,  —  et  la  mienne  aussi  ; 
d'ailleurs,  je  sais  à  peu  près  tout  ce  que 
je  voulais  savoir.  Je  vais  partir... 

—  «  A  présent,  il  est  tard,  tu  t'en  re- 
tournes à  Péra,  n'est-ce  pas?  »  demande- 
t-elle,  d'un  ton  câlin  et  persuasif,  re- 
devenue tout  à  coup  la  négresse  aux 
petites  manières  rusées  d'enfant,  et  im- 
patiente que  cela  finisse,  que  je  la  laisse 
en  paix. 

Je  lui  donne  quelques  louis  d'or,  qui 
l'éblouissent,  et  qui  lui  assurent  un  peu 
de  bien-être  pour  la  fin  de  ses  jours 
comptés.  Et  puis  je  lui  dis  l'adieu  défi- 
nitif, emportant  d'elle  un  pardon  et  une 
bénédiction  attendrie. 

Elle  va  bientôt  mourir,  c'est  certain  ; 

ses  yeux  qui,   après  les  miens,  étaient 

19 


218  FANTOME   D'ORIENT 

les  seuls  ayant  regardé  Aziyadé  avec  ten- 
dresse, vont  s'éteindre  et  se  décomposer; 
cette  image  d' Aziyadé,  qui  persistait 
encore  au  fond  de  sa  tête  finissante, 
bientôt  n'existera  plus...  Quand  nous 
mourons,  ce  n'est  que  le  commencement 
d'une  série  d'autres  anéantissements  par- 
tiels, nous  plongeant  toujours  plus  avant 
dans  l'absolue  nuit  noire.  Ceux  qui  nous 
aimaient  meurent  aussi;  toutes  les  têtes 
humaines,  dans  lesquelles  notre  image 
était  à  demi  conservée,  se  désagrègent  et 
retournent  à  la  poussière;  tout  ce  qui 
nous  avait  appartenu  se  disperse  et  s'é- 
miette;  nos  portraits,  que  personne  ne 
connaît  plus,  s'effacent;  —  et  notre  nom 
s'oublie;  —  et  notre  génération  achève  de 
passer... 


FANTOME   d'orient  219 

Je  m'en  vais  lentement,  par  la  petite 
rue  délabrée  et  déserte. 

A  quelques  pas  de  là,  je  reprends  mon 
cheval,  qu'un  enfant  promenait  en  rond 
autour  d'une  place  solitaire. 

Il  est  trop  tard  pour  retourner  voir  sa 
tombe;  j'y  passerai  ma  matinée  de  de- 
main... 

Et  je  commence,  une  fois  de  plus,  à 
errer  sans  but  jusqu'à  la  nuit... 

Au  crépuscule,  tout  à  coup,  je  me  re- 
trouve sur  l'immense  place  de  Mehmed- 
Fatih,  ramené  par  le  hasard. 

Alors  me  revient  cette  phrase  de  mon 
journal  d'autrefois,  qui  s'est  gravée  très 
singulièrement  dans  ma  mémoire  et  s'est 
peu  à  peu  liée,   pour  moi.  à  ce  quartier 


FANTOME    D   ORIENT 


saint,  comme  si  elle  en  était  l'expression 
même  : 

ce  La  mosquée  du  sultan  Mehmed-Fatih 
nous  voit  souvent  assis,  Achmet  et  moi, 
devant  ses  grands  portiques  de  pierres 
grises,  étendus  tous  deux  au  soleil,  sans 
souci  de  la  vie,  poursuivant  quelque 
rêve  intraduisible  en  aucune  langue  hu- 
maine... » 

Rien  de  changé  sur  cette  place;  elle 
est  restée  un  des  lieux  les  plus  turcs  et 
les  plus  mélancoliques  de  Stamboul.  La 
mosquée  s'y  dresse,  indéfiniment  pareille 
à  travers  les  siècles,  avec  ses  hautes 
portes. grises,  festonnées  de  dessins  mys- 
térieux. Et  alentour,  sous  les  treilles 
jaunies  des  petits  cafés,  les  mêmes  vieux 
cafetans  de  cachemire,  les  mêmes  vieux 


FANTOME    D'ORIENT  221 

turbans  blancs  sont  assis,  à  cette  der- 
nière lueur  du  soir  d'automne,  fumant 
des  nai^uilés  tout  en  devisant  de  choses 
saintes. 

Alors  je  m'arrête  au  milieu  deux,  a 
cette  même  place  où,  il  y  a  dix  ans, 
nous  avions  vu,  un  soir,  paraître  sur  les 
marches  de  la  mosquée  un  illuminé  qui 
levait  les  yeux  et  les  bras  au  ciel,  en 
criant  :  «  Je  vois  Dieu,  je  vois  l'Éternel  !  » 
—  Achmet  avait  secoué  la  tête,  incrédule, 
répondant  :  «  Quel  est  l'homme..  Loti, 
qui  pourra  jamais  voir  Allah I...  » 

En  vérité  je  ne  sais  pas  pourquoi  cette 
halte  sur  cette  place  a  marqué  si  profon- 
dément, parmi  tant  d'autres  souvenirs 
de  mon  pèlerinage;  ni  pourquoi  j'éprouve 
le  besom  de  la  fixer  ici,  pour  l'empêcher 

19. 


522  FANTOME   d'orient 

de  s'en  aller  trop  vite,  dans  la  fuite  de 
tout,  —  comme  on  retiendrait  de  la 
main,  un  instant,  quelque  légère  chose 
flottante,  emportée  au  fil  de  l'eau.,. 


VI 


Samedi,  8  octobre  188... 

C'est  le  matin  du  dernier  jour.  Un 
épais  brouillard  gris  est  descendu  sur 
Constantinople,  rappelant  les  automnes 
du  nord. 

Comme  hier,  j'ai  repris  mes  vêtements 
turcs,  pour  ressembler  plus  à  ce  que  jadis 
j'ai  été,  pour  être  mieux  reconnu,  dans 
cette  région  des  morts  où  je  va^s,  par 
je  ne  sais  quelles  incertaines  émanations 
d'âmes,  qui  doivent  regarder  au-dessus  des 


FANTOME     d'orient 


tombeaux.  Et,  seul  cette  fois,  je  chemine 
à  cheval  le  long  de  la  grande  muraille 
de  Stamboul,  seul  infiniment  sous  ce 
ciel  bas  et  obscur,  seul  aussi  loin  que  je 
puis  voir  au  milieu  de  ces  landes  et  de 
ces  bois  funéraires. 

La  muraille  se  prolonge  à  mesure  que 
j'avance,  se  déroule,  toujours  pareille 
dans  les  lointains  de  la  campagne  morte. 
Elle  a  l'air  de  soutenir,  avec  les  milliers 
de  pointes  de  ses  créneaux,  les  lourdes 
nuées  traînantes  prêtes  à  tomber  sur  la 
terre.  Elle  est  d'une  sinistre  couleur 
sombre,  par  cette  matinée  sans  soleil. 
Débris  colossal  du  passé,  elle  nous  diminue 
et  nous  écrase,  nous  et  nos  existences 
courtes,  et  nos  souffrances  d'une  heure, 
et  tout  le  rien  instable  que  nous  sommes. 


FANTOME    D'ORIENT 


En  passant,  je  regarde  les  profondes 
portes  ogivales  par  où  personne  n'entre 
ni  ne  sort;  puis,  je  compte  avec  soin 
les  énormes  tours  carrées  —  jusqu'au 
moment  où  m'apparaît  cette  sorte  de 
tertre  que  l'on  m'a  montré  hier,  et  sui 
lequel,  au  milieu  d'autres  tombes,  est 
la  petite  borne  bleue  aux  inscriptions 
d'or. 

Et  quand  je  l'ai  bien  reconnue,  la  pe- 
tite borne  d'Aziyadé,  j'attache  mon  cheval 
aux  branches  d'un  cyprès,  pour  m'appro- 
cher  seul  et  me  coucher  sur  la  terre,  — 
sur  la  terre  rousse  légèrement  brumée  de 
pluie,  où  poussent  de  rares  plantes  grêles. 
A  l'orientation  de  la  borne,  je  sais  la  po- 
sition du  corps  chéri  qui  est  enfoui  des- 
sous, et,  après  avoir  bien  regardé  au  loin 


226  FANTOME  d'orient 

alentour  si  personne  n'est  là  qui  puisse 
me  voir,  je  m'étends  doucement  eV  j'em- 
brasse cette  terre,  au-dessus  de  la  place 
où  doit  être  le  visage  mort. 

Il  y  a  des  années  que  j'avais  eu  le 
pressentiment,  et  pour  ainsi  dire  la  vi- 
sion anticipée  de  tout  ce  que  je  fais  ce 
matin  :  sous  un  ciel  bas  et  sombre 
comme  celui-ci,  je  m'étais  vu,  revenant, 
dans  ce  costume  d'autrefois,  pour  me 
coucher  sur  sa  tombe  et  embrasser  sa 
terre...  Et  c'est  aujourd'hui,  c'est  main- 
tenant, ce  dernier  baiser,  —  et  voici  qu'il 
ne  me  semble  plus  que  ce  soit  bien  réel; 
je  me  laisse  distraire  ici-même  par  je  ne 
sais  quoi,  peut-être  par  l'immensité  du 
décor  funèbre,  par  tout  ce  charme  de  dé- 
solation dont  s'entoure  et  s'agrandit,  à 


FANTOME    D  ORIENT 


mes  yeux  irresponsables,  la  scène  de  ma 
visite  à  cette  tombe. 

Cependant,  à  mesure  que  les  minutes 
passent,  effroyablement  silencieuses,  et 
tandis  que  les  nuées  lourdes  continuent 
de  se  traîner  au-dessus  des  grands  murs 
sarrazins,  je  reprends  peu  à  peu  cons- 
cience des  choses;  Je  souffre  plus  simple- 
ment, je  comprends  d'une  manière  plus 
humaine  et  plus  douloureuse,  le  frisson 
me  revient,  le  vrai  frisson  d'infinie  tris- 
tesse... 

Des  instants  passent  encore  ;  un  peu  de 
vent  se  lève,  semant  sur  ce  pays  des 
morts  des  gouttes  de  pluie  fouettante. 

Notre  longue  entrevue  muette  tra- 
verse des  phases  différentes,  qui  semblent 
de  plus  en  plus  nous  rapprocher  l'un  de 


228  FANTOME    D'ORIENT 

l'autre.  Maintenant  je  suis  tout  entier  à 
l'impression  que  nos  corps  sont  de  nou- 
veau presque  réunis,  —  après  avoir  été 
tant  séparés,  par  les  années,  par  les  dis- 
tances, par  les  courses  à  travers  le  monde 
et  par  l'indéchiffrable  mystère  qui  enve- 
loppait pour  moi  sa  destinée  à  elle;  je 
sens  que  nous  sommes  là,  tout  près  voi- 
sins, séparés  seulement  par  un  peu  de 
cette  terre,  dans  laquelle  on  l'a  couchée 
sans  cercueil.  Et  j'aime  tendrement  ces 
débris,  — »  qui  en  ce  moment  me  font  Veffet 
d'être  tout;  ie  voudrais  les  voir,  et  les 
toucher  et  les  emporter  :  rien  de  ce  qui 
a  été  Aziyadé  ne  pourrait  me  causer 
d'effroi  ni  d'horreur... 

Les  nuées  grises  se  traînent   toujours 
avec  des  franges  plus  sombres  qui,   en 


FANTOME  D'ORIENT 


passant,  jettent  de  la  pluie  sur  la  morne 
campagne  et  sur  la  muraille  immense... 
Maintenant  l'image  d'Aziyadé  est  de- 
vant moi  presque  vivante,  —  ramenée 
sans  doute  par  le  voisinage  de  ces  débris, 
au-dessus  desquels  a  dû  rester,  flottant, 
quelque  chose  comme  une  essence  d'elle- 
même...  Oh!  mais  vivante  tout  à  coup, 
si  vivante  que  jamais  je  ne  l'avais  re- 
trouvée ainsi  depuis  le  soir  de  la  sépa- 
ration. Je  revois,  comme  jamais,  son 
sourire,  son  regard  profond  sur  le  mien, 
son  regard  des  derniers  jours;  j'en- 
tends sa  voix,  ses  petites  intonations  fa- 
milières,'confiantes  et  enfantines;  je  re- 
trouve toutes  ces  intimes  et  insaisissables 
petites  choses  d'elle  que  j'ai  adorées  avec 
une  infinie  tendresse.  Alors  rien  d'autre 

20 


230  FANTOME   d'orient 

n'existe  plus,  ni  le  grand  décor,  ni  les 
ambiances  étranges;  il  n'y  a  plus  rien 
qu'elle-même,  —  et  toutes  mes  impres- 
sions changeantes  s'amollissent,  se  fondent 
en  quelque  chose  d'absolument  doux,  — 
et  je  pleure  à  chaudes  larmes,  comme 
j'avais    désiré  pleurer... 

De  cet  instant,  j'ai  l'illusion  délicieuse 
qu'elle  sait  que  je  suis  revenu  là  et 
qu'elle  a  tout  compris...  La  notion  m'est 
venue,  furtive,  inexplicable,  mais  res- 
sentie, d'une  âme  persistante  et  présente. 
Alors,  l'amertume  et  le  remords  qui 
s'attachaient  à  son  souvenir  ont  sans 
doute  disparu  pour  jamais. 

Et  je  me  relève  apaisé,  avec  une  tris- 
tesse différente.  Tout  à  coup  même  sa  desti- 


FANT03IE    d'orient  231 

née  à  elle  me  paraît  moins  sombre  :  elle 
s'en  est  allée,  elle,  en  pleine  jeunesse, 
n'ayant  eu  que  ce  seul  rêve  d'amour,  — 
et  le  baiser  que  je  suis  venu  donner  à  sa 
tombe,  personne  sans  doute  n'en  viendra 
donner  un  semblable  à  la  mienne. 

Au  pied  de  la  borne  de  marbre,  parmi 
les  petites  plantes  qui  sont  là,  je  choisis 
une  des  plus  fraîches  que  j'emporte  avec 
moi;  puis,  encore,  j'embrasse  son  nom, 
écrit  en  relief  de  marbre  et  recouvert 
d'or  éteint,  —  et  je  remonte  à  cheval, 
me  retournant  de  loin,  pour  la  revoir, 
au  milieu  de  sa  solitude  où  fuit  à  perte 
de  vue  la  haute  muraille  de  Stamboul... 


VII 


Le  soir,  accoudé  à  Tarrière  du  paque- 
bot qui  m'emporte,  je  regarde,  comme 
il  y  a  dix  ans,  s'éloigner  Gonstantinople. 
Puis  le  crépuscule  tombe,  comme  un 
grand  voile  jeté  sur  tout,  et,  à  la  sortie 
du  Bosphore,  dans  la  mer  Noire,  la  nuit 
nous  prend  tout  à  fait. 

Et  tout  s'apaise,  s'apaise  en  moi,,  de 
plus  en  plus  ;  tout  s'éloigne ,  retombe 
dans  un  lointain  plus  effacé... 


VIII 


Janvier  1892. 

Dans  mon  enfance,  je  me  souviens 
d'avoir  lu  l'histoire  d'un  fantôme  qui 
venait  timidement  le  soir,  appeler  de  la 
main  les  vivants.  Il  revint  ainsi  pendant 
des  années,  jusqu'au  moment  où,  quel- 
qu'un ayant  osé  le  suivre,  on  comprit  ce 
qu'il  demandait  et  on  lui  donna  satis- 
faction. 

Eh  bien!  ce  rêve  angoissant  qui,  pen- 
dant tant  d'années  m'avait  poursuivi,  ce 


234  FANTOME  d'orient 

rêve  d'un  retour  à  Constantinople  tou- 
jours entravé  et  n'aboutissant  jamais,  — 
ce  rêve  ne  m'est  plus  revenu  depuis  que 
j'ai  accompli  ce  pèlerinage.  Et,  du  côté 
de  l'Orient,  tout  s'est  apaisé  encore  dans 
mon  souvenir,  avec  les  années  qui  ont 
continué  de  passer... 

Ce  rêve  était  sans  doute  l'appel  du  cher 
petit  fantôme  de  là-bas,  auquel  j'ai  ré- 
pondu et  qui  ne  se  renouvelle  plus. 


FIN 


E.  6R£YIN  —  IMPRIMERIE  DE  LAGNY  —  969  9  II. 


BIBLIOTHEQUE    CONTEMPORAINE 


PIERRE    LOTI 


DE      L    ACADEMIE      FRANÇAIS 


FANTOME 

D'ORIENT 


CINQUANTE-CINQUIÈME     EDITION 


PARIS 
CALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 

3,    RUE   AUBER,    3 


/     \ 


DERNIÈRES     PUBLICATIONS 


Format    in-18  à   3  fr.  50   le    volume 


GABRIELE    D'ANNUNZIO 
Le  Martyre  de  Saint-Sebas- 
tien  

BARBERY 

Les  Résignées 

RENÉ    BAZIN 

La  Barrière 

GUY    CHANTEPLEURE 

Le  Hasard  et  l'Amour 

LOUISE  CHASTEAU 

La  Ravageuse 

GASTON  CHÉRAU 

La  Prison  de  Verre 

MARGUERITE  COMERT 

L'Appuyée 

COMTE    DE    COMMINGES 

Godelieve,     princesse    de 
Bahr 

PIERRE    DE    COULEVAIN 

Au  Cœur  de  la  Vie 

LOUIS   DELZONS 

Le  Cœur  se  trompe 

MARY  FLORAN 

En  Secret  ! 

ANATOLE    FRANCE 
Les   Sept  Femmes  de   la 
Barbe-Bleue 

LÉON   FRAPIË 

La  Liseuse 

HUMBERT  DE  6ALLIER 

Les  Mœurs  et  la  Vie  pri- 
vée d'autrefois 


Vo] 


JUDITH  GAUTIER  «  PIERRE  LOTI 

La  Fille  du  Ciel 

GYP 

L'Affaire  Débrouillar-Dela- 
tamize 

VICE-AMIRAL  DE   JONQUIÉRE 

Poésies  d'un  Marin   

ANATOLE    LE    BRAZ 

Ames  d'occident 

PIERRE    LOTI 
Le   Château   de  la  Belle- 
au-Bois-Dormant 

CAMILLE    MAUCLAIR 

Les   Passionnés 

PIERRE   MILLE 
Caillou  et  Tiii 

FRANCIS  DE  MIOMANDRE 

Au  bon  Soleil 

HENRI    DE    NOUSSANNE 
Un  Jeune  Homme  chaste. 
JEANNE    SCHULTZ 

Cinq  Minutes  d'arrêt 

MARQUIS   DE   ?c6UR 
Silhouettes  historiques  .. 

VALENTINE  THOMSON 

Chérubin  et  l'Amour 

MARCELLE   TINAYRE 

La  Douceur  de  Vivre 

LÉON  DE  TINSEAU 
Le  Finale  de  la  Symphonie 

COLETTE  YVER 
Le  Métier  de  Roi 


^-ér^J  .  ^VtN  ■',  {•■4^«*0i,"v  ;   ."S-ts-   i•■#iigi■■î^~!V*- 
■A  smé¥jm--jt.\^^ 


:-^ 


mm