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Full text of "Feuilles volantes. Oiseaux de neiges (cent et un sonnets)"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/feuillesvolantesOOfr 


POESIES    CHOISIES 


DEUX] È M E    SÉRIE 


LOUIS    FRÉCHETTE 


POESIES    CHOISIES 

(DEUXIÈME     SÉRIE) 


FEUILLES  YOLANTES 

ii 

OISEAUX  DE  NEIGES 


(CENT  ET  UN  SONNETS) 


Édition  définitive,  revue,  corrigée  et  augmentée 


MONTRÉAL 

LIBRAIRIE    BEAUCHEMIN,    Limitée 
256,  rue  Saint-Paul. 


?$ 

■ 
892319- 


Enregistra  conformément  à  l'acte  du  Parlement  du  Canada,  en  l'année  mil  huit  cent 
quatre-vingt-onze,  par  Louis  Fkéchette,  au  bureau  du  ministre  de  l'Agri- 
culture. 


FEUILLES    VOLANTES 


AVERTISSEMENT 


Après  la  Légende  d'un  Peuple,  qui  est  l'œuvre  la  plus 
importante  du  poète  dont  nous  avons  entrepris  de  publier 
les  principales  productions  poétiques,  venaient  tout  natu- 
rellement les  Feuilles  Volantes  et  les  Oiseaux  de  Neiges,  dont 
une  partie  est  comprise  dans  les  recueils  que  l'Académie 
française  a  couronnés  en  18S0. 

A  ce  qui  composait  originairement  les  Feuilles  Volantes, 
éditées  par  MM.  Granger  Frères,  en  1891,  nous  avons 
ajouté  un  certain  nombre  de  pièces  déjà  publiées  dans  les 
recueils  précédents  de  l'auteur,  et  choisies  parmi  celles  qui 
nous  ont  paru  les  plus  dignes  d'être  conservées,  —  en  ayant 
soin  d'indiquer,  pour  répondre  à  la  curiosité  des  biblio- 
philes, la  date  de  leur  apparition,  soit  en  volume,  soit  dans 
les  journaux  et  revues. 

Pour  compléter  cette  deuxième  série  des  poésies  de  choix 
ainsi  triées  dans  les  publications  périodiques  dont  l'auteur 
a  enrichi  notre  bibliothèque  nationale,  nous  avons  ajouté 
une  suite  de  cent  et  un  sonnets,  à  laquelle  nous  avons  con- 
servé le  titre  de  Oiseaux  de  Neiges  donné  par  l'auteur  à  un 
précédent  recueil  bien  moins  considérable,  publié  en  1880. 
Là  aussi  il  y  a  eu  remaniement  presque  complet,  en  outre 
des  additions  dont  le  chiffre  seul  suffit  pour  indiquer  l'im- 
portance. 

Le  volume  qui  suivra  bientôt  sera  intitulé  Les  Epaves 
poétiques,  et  complétera  la  troisième  série  de  ce  que  nous 
avons  intitulé  :  Poésies  choisies  de  Louis  Fréchette. 

Les  Editeurs 


«F 


J.-B.  DE  LA  SALLE 


FONDATEUR    DES    ÉCOLES    CHKKTIENXES 


O  Reims  !  j'ai  vu  L'éclat  de  tes  temples  superbes  : 
Flèches  et  contreforts  puissants  et  gracieux, 
Colonnes  en  faisceaux,  éblouissantes  gerbes 
De  marbre  et  de  granit  s'élançant  vers  les  cieux  ! 


J'ai  vu  ta  cathédrale  élégante  et  hardie, 
Légère  comme  un  rêve  et  belle  comme  un  chant, 
Son  portail  sans  rival  que  l'aurore  incendie, 
Et  son  chevet  bronzé  par  les  ors  du  Couchant. 


—  10  — 

Je  l'ai  tu  devant  moi  ton  miracle  de  pierre, 
Fier  chef-d'œuvre  d'un  art  dont  le  monde  est  en  deuil 
Je  l'ai  vu  se  dresser  splendide,  et  uia  paupière 
Garde  encore  un  reflet  du  sublime  coup  d'œil. 


Et  lorsque,  pénétrant  sous  ces  vastes  portiques, 
Mes  pas  ont  éveillé  l'écho  silencieux 
Qui  dort  sous  la  forêt  des  vieux  arceaux  gothiques, 
Des  siècles  d'héroïsme  ont  sur£Ï  sous  mes  veux. 


Aux  rayons  qui  tombaient  en  flots  d'azur  et  d'ambre 
Des  grands  vitraux  flambant  de  l'abside  à  la  tour, 
Saint  Louis,  Cbarlemagne,  et  jusqu'au  fier  Sicambre 
Dans  mon  rêve  ébloui  passèrent  tour  à  tour. 


Ils  vinrent  tous.    Ce  fut  un  radieux  cortège  ; 
Mes  souvenirs  lointains  me  le  montrent  encor, 
Dans  des  lueurs  de  pourpre  et  des  blancheurs  de  neige. 
Défilant  sous  les  nefs  en  longue  chaîne  d'or. 


Et  je  songeai  longtemps,  perdu  dans  la  pénombre, 
Au  cycle  évanoui  des  choses  d'autrefois, 
Regardant  se  peupler  de  fantômes  sans  nombre 
Ces  parvis  qu'ont  usés  les  sandales  des  rois. 


Comme  tes  monuments,  nobles  sont  tes  annales, 
O  Reims,  toi  qui  jadis  entre  tes  sœurs  brillais  ; 
Mais  pour  y  contempler  les  pages  virginales, 
Combien  faut-il  tourner  de  lourds  et  noirs  feuillets  ! 


De  ces  pages  pourtant,  ô  Reims,  il  en  est  une 
Ecrite  par  quelqu'un  qui  ne  fut,  parmi  nous, 
Ni  monarque,  ni  même  un  soldat  de  fortune, 
Mais  que  les  temps  futurs  nommeront  à  genoux. 


Ah  !  devant  celui-là  jamais  les  Renommées 
N'ont,  les  soirs  de  combats,  sonné  leurs  olifants. 
Il  ne  chevaucha  point  sur  le  front  des  armées  ; 
Sa  voix  ne  commandait  qu'a  des  petits  enfants. 


—  12  — 

Jamais  on  ne  le  vit,  en  long  manteau  d'hermine, 
Monter  des  degrés  d'or  frémissant  sous  son  poids 
Il  avait  pour  seul  trône  —  et  c'est  là  qu'il  domine  !- 
A  l'école  du  pauvre  un  humble  banc  de  bois. 


Jamais  des  courtisans  la  cohorte  servile 
Ne  l'entoura,  guettant  même  un  regard  moqueur  : 
En  vêtement  de  bure  il  allait  par  la  ville, 
Cherchant  à  qui  verser  le  trop  plein  de  son  cœur. 


Jamais  sur  son  passage,  inquiète  ou  craintive, 
La  foule  n'a  tremblé  quand  son  œil  avait  lui  ; 
Mais,  lorsqu'il  se  penchait  sur  l'enfance  chétive, 
Les  anges  du  Seigneur  s'inclinaient  devant  lui. 


Il  avait  un  grand  nom,  il  avait  des  richesses  ; 
L'avenir  l'attendait  sur  des  seuils  enchantés  : 
Fortune,  espoirs  mondains,  sourires  de  duchesse 
Il  sacrifia  tout  pour  les  déshérités. 


—  13  — 

Et  puis,  simple  soldat  dans  les  saintes  milices, 
Héros  obscur,  domptant  la  chair  et  ses  défis, 
De  l'abnégation  il  but  tous  les  calices 
Et  suspendit  son  âme  aux  clous  du  crucifix. 


De  tous  les  dévoùments  possédé  du  délire, 
Il  prit  un  livre  et  dit  aux  pauvres  :  —  Accourez  ! 
Accourez,  les  petits  !  venez  apprendre  à  lire  : 
Les  trésors  du  bon  Dieu  n'ont  point  de  préférés. 


Délaissés,  orphelins,  venez  tous  à  l'école  ; 
Je  vous  enseignerai,  compatissant  et  doux, 
La  science  profane  et  la  sainte  parole  : 
Je  suis  le  serviteur  des  serviteurs  de  tous  !  — 


La  haine  lui  jeta  plus  d'un  crachat  sordide. . . 
Mais  Dieu  prêtait  sa  force  à  son  noble  dessein  ; 
Et  le  peuple  suivait  cet  homme  au  front  candide, 
Prêchant  comme  Socrate,  et  vivant  comme  un  saint. 


—  14  — 

O  Reims  !  bien  des  beaux  noms  brillent  dans  ton  histoire  ; 
Sur  tes  dômes  ont  lui  bien  des  jours  triomphants  ; 
.Mais  lorsque  l'avenir  parlera  de  ta  gloire, 
Il  citera  La  Salle  entre  tous  tes  enfants  ! 


Car,  sur  les  pas  royaux,  quand  les  princes  en  foule 
Envahissaient  ton  temple  en  habits  de  gala, 
De  tes  autels  sacrés  jamais  la  sainte  ampoule 
X"a  coulé  sur  un  front  plus  grand  que  celui-là  ! 


LA     VISION 


Tous  les  prédestinés  ont  de  ces  voix  intimes. 

Sur  l'autel  du  devoir  qu'ils  s'offrent  en  victimes, 

Ou  qu'ils  aient  à  jouer  le  sort  des  nations, 

Ils  entrevoient  toujours  par  intuitions 

Un  coin  de  l'avenir.    Leur  conscience  épelle, 

Au  fond  de  l'ombre  où  Dieu  leur  parle  et  les  appelle, 

Inconnus  ou  puissants,  triomphants  ou  proscrits, 

Des  mots  mystérieux  par  le  destin  écrits. 

Bonaparte  à  quinze  ans  croyait  à  son  étoile  ; 

Et,  des  décrets  divins  levant  un  pli  du  voile, 

Dans  un  val  aux  confins  des  Vosges  endormi, 

A  la  vierge  priant  au  seuil  de  Domremy 

D'étranges  voix  disaient,  qui  parlaient  d'espérance  : 

—  Jeanne,  Jeanne  debout  !  va  délivrer  la  France  ! 
2 


—  16  — 

L'humble  sulpicien  de  Keiins  avait  aussi 
De  ces  pressentiments  ;  et  le  vague  souci 
De  la  tâche  future  emplissait  sa  pensée. 
Souvent,  la  nuit,  la  tête  en  ses  mains  enfoncée, 
Les  veux  baignés  de  pleurs  et  le  cœur  plein  d'émoi, 
11  s'écriait  :  —  Mon  Dieu,  que  voulez-vous  de  moi  ? 

Un  soir,  qu'en  un  recoin  du  temple  solitaire, 
Son  âme  s'épanchait  dans  l'ombre  et  le  mystère 
Des  vastes  nefs  au  fond  des  ténèbres  dormant, 
Un  grand  bruit  l'éveilla  de  son  recueillement. 

L'avenir,  éclairé  par  des  lueurs  mystiques, 
Entr'ouvrit  à  ses  yeux  ses  portes  prophétiques  ; 
Et  tout  ce  que  l'Histoire  enregistre  aujourd  hui, 
Vivant  panorama,  s'évoqua  devant  lui  : 

Il  vit  des  vieux  Etats,  tombant  en  pourriture, 
L'édifice  crouler  de  toute  sa  stature 
Sur  les  peuples  traînant  leur  éternel  boulet. 
Il  vit  sous  son  fardeau  l'opprimé  qui  râlait, 
Suant  des  millions  pour  un  royal  caprice, 
Montrer  le  poing  au  ciel  qu'il  taxait  d'injustice. 


—  17  — 

Il  vit,  autour  des  rois  condamnés  sans  recours, 
L'impiété  grandir  dans  l'impudeur  des  cours, 
Et  passer,  ricanant  sous  son  regard  austère, 
Des  bras  de  Messaline  aux  soupers  de  Voltaire. 

Il  vit  l'hydre  du  mal  triomphante  partout. 

Il  vit,  ébranlant  tout,  sapant  tout,  souillant  tout, 

A  la  face  du  ciel  que  leur  haine  défie, 

Affublés  du  manteau  de  la  philosophie, 

L'ignorance  et  l'orgueil  proclamer  en  tout  lieu 

Que  pour  affranchir  l'homme  il  faut  détruire  Dieu. 

Il  vit  la  royauté  s'effondrer  dans  la  boue. 

Il  vit,  aux  chevalets,  aux  bûchers,  à  la  roue, 

A  son  tour  implacable  arbitre  du  destin, 

Succéder  le  couteau  sanglant  de  Guillotin. 

Puis  désordres  sans  nom,  terreur,  révolte,  émeutes  ; 

L'anarchie  en  fureur  lançant  toutes  ses  meutes, 

A  l'aveugle  et  sans  frein,  contre  tous  les  pouvoirs. 

A  bas  tous  les  respects  !  au  vent  tous  les  devoirs  ! 

Il  vit  en  frémissant  les  rivières  accrues 

Des  flots  de  sang  humain  qu'on  versait  dans  les  rues. 


—  18  — 

Il  vit  les  saints  parvis  s'ouvrir,  et  sur  l'autel 

—  Le  paganisme  ancien  n'avait  vu  rien  de  tel  — 

La  Prostitution,  en  déesse  drapée, 

Venir  prendre  au  grand  jour  la  place  inoccupée. . . 

Le  prêtre  haletait  dans  l'ombre.   Les  sanglots 
Qu'arrachaient  de  son  cœur  ces  lugubres  tableaux 
Faisaient  pleurer  au  loin  l'écho  des  saintes  voûtes. 
Ses  larmes  arrosaient  le  marbre  goutte  à  gouttes. 
Comme  autrefois  le  Christ  au  mont  des  Oliviers, 
Il  sentait  sur  son  front,  comme  un  vol  d'éperviers, 
S'abattre  l'essaim  noir  des  misères  humaines. 
Il  voyait,  là,  livrée  à  mille  énergumènes, 
La  France  qu'il  aimait,  la  France  son  orgueil, 
Vaisseau  désemparé,  lutter  contre  recueil, 
Tandis  que  l'équipage  au  milieu  des  orgies, 
Le  blasphème  à  la  bouche  et  les  manches  rougies, 
Dans  des  affolements  sauvages  emporté, 
Profanait  ton  grand  nom,  sublime  Liberté  ! 

Et  pendant  que  le  saint  pleurait  dans  les  ténèbres, 
Le  doigt  de  Dieu  tournait  d'autres  pages  funèbres. 


—  19  — 

C'était,  plus  tard,  le  souffle  infernal  de  Satan 
Brisant  leurs  ailes  d'or  aux  légendes  d'antan  ; 
Du  scepticisme  froid  c'était  la  plaie  immonde 
Sans  cesse  élargissant  sa  tare  sur  le  monde  ; 
C'étaient  de  l'idéal  les  temples  oubliés  ; 
Sous  le  sceptre  d'argent  tous  les  genoux  plies  ; 
Plus  d'aspirations  vers  le  ciel  ;  tout  entière, 
L'humanité,  le  front  courbé  sur  la  matière, 
Traînant,  spectre  blasé,  sous  le  firmament  noir, 
Son  existence  morne  et  son  cœur  sans  espoir. 

Puis  l'âpre  vision  s'éteignit.    Clignotante, 

La  lampe  de  l'autel,  de  sa  lueur  flottante, 

Seule,  perçait  encor  les  ombres  du  lieii  saint. 

Le  prêtre,  agenouillé,  les  deux  mains  sur  son  sein, 

Pria  toute  la  nuit  au  fond  du  sanctuaire. 

Puis  on  le  vit  sortir,  pâle  comme  un  suaire, 

Courbé,  les  yeux  rougis,  mais  le  front  rayonnant, 

Disant  :  —  Je  sais  où  Dieu  m'appelle  maintenant  ! 


21 


III 


DIX-NEUVIÈME   SIECLE 


Je  t'admire,  ô  mon  siècle  !  oui,  je  t'admire  et  t'aime, 
Toi  qui,  sans  sourciller  sous  l'obscur  anathème 

Des  spectres  que  tu  vas  bravant, 
Le  chef  illuminé  comme  autrefois  Moïse, 
Marches  au  but,  avec  un  seul  mot  pour  devise, 

Le  mot  des  grands  cœurs  :  —  En  avant  ! 

O  mon  siècle,  qui  donc  a  dit  que  tu  recules, 

Quand  tout  penseur,  perçant  l'ombre  des  crépuscules, 

L'œil  tourné  vers  les  hauts  sommets, 
Le  froDt  dans  les  clartés,  prunelles  éblouies. 
S'effare  d'entrevoir  les  splendeurs  inouïes 

Des  aurores  que  tu  promets  ? 


—  22  — 

Toi  reculer  !  quand  tout,  dans  le  large  domaine 
Où  tressaille  et  se  meut  l'intelligence  humaine, 

Porte  ton  cachet  triomphant  ! 
Quand,  sous  tes  pas,  tandis  qu'un  nouveau  voile  tombe 
Tous  les  jours  on  entend  de  quelque  vieille  tombe, 

Craquer  la  pierre  qui  se  fend  ! 

Reculer  !  quand  l'éclat  de  ta  torche  qui  passe 
Du  microbe  invisible  à  l'astre  de  l'espace 

Eclaire  le  vaste  milieu, 
Et  force  l'être  humain,  qu'il  adore  ou  qu'il  nie, 
A  croire,  quoi  qu'il  fasse,  au  moins  à  son  génie, 

Pâle  reflet  qui  prouve  Dieu  ! 

Reculer  !  reculer  !  quand  debout  sur  le  faîte 
Des  saintes  visions,  le  mage  et  le  prophète 

Voient  déjà  les  jours  éclatants 
Où  les  âges  futurs  et  les  futures  races, 
Emus  et  recueillis,  viendront  baiser  tes  traces 

Sur  l'immense  échelle  des  temps  ! 


—  23  — 

Reculer  !  Oh  !  plutôt,  les  âmes  effrayées, 
En  te  voyant,  archange  aux  ailes  éployées, 

Courir  ainsi  l'éclair  au  poing, 
Se  demandent  quel  vent  souffle  aux  plis  de  ta  robe, 
Et  si,  quelque  matin,  les  assises  du  globe 

Sous  tes  pieds  ne  manqueront  point  ! 

Non,  mon  siècle  !  qui  parle  ainsi  te  calomnie  ! 
Parmi  les  hiboux  seuls  la  lumière  est  honnie  ; 

Le  ciel  sourit  à  tout  progrès  ; 
Et  quand  luit  ici-bas  quelque  aurore  nouvelle, 
Fléchissons  le  genou  :  c'est  Dieu  qui  nous  révèle 

Par  lambeaux  ses  divins  secrets. 

Ces  léviathans  noirs  aux  énormes  machines, 
Devant  qui  l'Océan  fait  courber  les  échines 

De  ses  grands  flots  effarouchés, 
Ces  lourds  convois  de  fer  dont  le  réseau  qui  gronde 
Coupe  les  continents  et  ceinture  le  monde, 

C'est  lui  qui  leur  a  dit  :  —  Marchez  ! 


—  24  — 

Et  ce  cable,  où  des  vols  de  foudre  condensée, 

Plus  prompte  que  l'éclair,  transmettent  la  pensée 

D'un  enfant  à  travers  les  mers, 
Dans  ses  fibres  d'acier  qu'est-ce  donc  qu'il  recèle, 
Si  ce  n'est  la  chaleur,  si  ce  n'est  l'étincelle 

Du  feu  qui  créa  l'univers  ? 

Qu'il  allume  sa  lampe  au  tonnerre,  ou  qu'il  mette 
Les  rênes  de  l'algèbre  au  col  de  la  comète  ; 

Qu'il  compte  et  pèse  les  soleils  ; 
Qu'il  dissèque  la  vie  à  sa  source  première  ; 
Qu'il  donne  un  corps  aux  sons,  ou  tienne  la  lumière 

Prisonnière  en  ses  appareils  ; 

Qu'il  dompte  la  douleur,  supprime  la  distance  ; 
Qu'il  sonde  les  secrets  de  sa  préexistence  ; 

Qu'il  cherche  l'or  dans  un  réchaud  ; 
Qu'il  aile  au  zénith  bleu  vaincre  le  vol  de  l'aigle, 
L'homme,  bon  gré  mal  gré,  ne  suit  pas  d'autre  règle 

Que  celle  qui  lui  vient  d'en  haut. 


—  25  — 

Le  progrès  quelquefois  déconcerte  ou  déroute  ; 
Mais  qu'il  perfore  un  isthme  ou  se  fraye  une  route 

A    travers   quelque   hinialaya  ; 
Qu'importe  la  pensée  insoumise  ou  méchante, 
C'est  quand  même  et  sans  fin,  la  Nature  qui  chanrt 

Son  éternel  alléluia  ! 


Voilà  l'humanité,  son  destin  et  sa  vie  ! 

Si  parfois  le  vaisseau  dans  sa  course  dévie, 

Que  ce  soit  hier  ou  demain, 
Toujours  quelqu'un  surgit  qui  regarde  l'étoile, 
S'empare  de  la  barre,  oriente  la  voile, 

Et  remet  le  monde  en  chemin. 

De  La  Salle  fut  un  de  ces  hommes  sublimes. 
Quand  il  sentit  la  nef  rouler  vers  les  abîmes, 

Penché  sur  le  gouffre,  il  crut  voir 
Dans  les  ombres  quelqu'un  qui  lui  dictait  son  rôle, 
Et  comprit  qu'une  main  posait  sur  son  épaule 

Le  poids  d'un  immense  devoir. 


Mais  ces  foules  courant  vers  leur  perte  prochaine, 
Cette  société  qui,  pour  rompre  sa  chaîne, 

Ose  tout  mordre  et  tout  narguer, 
Ces  peuples  entraînés  par  leur  soif  de  Tantale, 
Comment  les  retenir  sur  la  pente  fatale  ? 

Ce  torrent,  comment  l'endiguer  ? 

Tout  ce  sombre  avenir  né  des  anciens  servages, 
Comment  paralyser  ses  terribles  ravages  ? 

Devant  tout  culte  anéanti, 
Infaillible  signal  des  vastes  décadences, 
Comment  mettre  une  entrave  aux  funestes  tendances 

De  l'esprit  humain  perverti  ? 

Et  ces  masses  chez  qui  tout  noble  esprit  s'altère, 
Comment  les  arracher  au  morne  terre  à  terre 

De  leur  instinct  matériel  ? 
Comment  leur  relever  la  tète  ?  Cette  face 
Où  la  divine  empreinte  à  chaque  instant  s'efface, 

Comment  la  tourner  vers  le  ciel  ? 


—  27  — 

Par  quels  moyens  tenter  la  tâche  colossale  ? 

Que  faire  ? . . .  —  J'instruirai  le  peuple  !  dit  La  Salle 

Oui,  chez  ces  générations, 
Dont  l'âme  se  révolte  et  dont  le  cœur  se  ferme, 
Avec  l'esprit  chrétien  j'irai  semer  le  germe 

Des  hautes  aspirations  !  — 

Et  l'homme  tint  parole.  Et  ce  héros,  ce  prêtre 

—  De  tous  les  novateurs  le  plus  humble  peut-être  — 

Par  son  œuvre  immortalisé, 
Sur  nos  destins  présents  et  sur  ceux  qui  vont  luire, 
Qui  connaîtra  jamais,  qui  jamais  pourra  dire 

De  quel  poids  il  aura  pesé  ? 

Relever  les  petits,  soutenir  la  faiblesse, 

Tendre  une  main  de  père  à  ceux  que  le  sort  blesse  ; 

Instruire  le  peuple  !  voilà 
La  clé  du  grand  secret,  le  mot  du  grand  problème. . . 
Ne  vous  alarmez  plus,  songeurs  à  face  blême  : 

Tout  l'avenir  du  monde  est  là  ! 


Oui,  je  t'aime,  ô  mon  siècle  !  oui,  je  t'aime  et  t'admire  ; 
Sur  les  âges  futurs  j'entrevois  ton  empire, 

Siècle  de  doute  et  de  vertu  ! 
Mais,  sous  les  lambris  d'or  comme  dans  les  chaumières, 
O  siècle  de  progrès  !  ô  siècle  de  lumières  ! 

Sans  ce  mot-là  que  serais-tu  ? 


—  29 


IV 


ROUEN 

Nous  sommes  à  Rouen.    La  Seine  qui  serpente 
Dans  les  détours  des  ponts,  des  quais  et  des  îlots, 
Reflétant  vingt  clochers  dans  le  pli  de  ses  flots, 
Au  creux  de  son  vallon  féerique  suit  sa  pente. 

Voici  la  cathédrale  avec  sa  flèche  —  un  clou 
Dont  la  pointe  géante  accroche  les  nuées  ; 
Saint-Ouen  et  ses  tours  par  l'aigle  saluées  ; 
Et  cet  autre  poème  en  pierre,  Saint-Maclou  ! 

Passons.  —  Sur  ce  cheval  de  bronze  qui   se  cabre, 
Quel  est  cet  homme  sombre  au  grand  geste  d'airain, 
Qui  dresse  sur  le  ciel  son  torse  souverain, 
Avec  ses  cheveux  plats  et  sa  figure  glabre  ? 


—  30  — 

Cet  homme,  il  est  nommé.     Caveaux  du  Panthéon, 
—  Connue  le  monde,  un  jour,  ses  projets  gigantesques 
Vous  fûtes  trop  étroits  pour  loger  sous  vos  fresques 
Le  cercueil  de  celui  qui  fut  Napoléon  ! 


Et  cet  autre  profil  dont  l'aspect  seul  réveille, 
Calme  et  majestueux,  dans  l'âtue  du  passant, 
Des  demi-dieux  romains  le  peuple  éblouissant, 
Quel  est-il  ?  —  Chapeau  bas,  poètes,  c'est  Corneille 


Le  premier,  formidable  et  fatal  conquérant, 
Des  vieux  empereurs  morts  ramassa  la  couronne 
Et  l'Europe,  coursier  que  sa  botte  éperonne, 
S'attela  d'elle-même  à  son  char  fulgurant. 


Vingt  ans,  ce  rude  athlète  a  traîné  la  victoire 
Comme  une  esclave  au  flanc  de  ses  lourds  bataillons  ; 
Et  la  gloire  sur  lui  sema  tant  de  rayons, 
Que  leur  éclat  encor  déconcerte  l'histoire  ! 


—  31  — 

La  trace  du  second  suit  un  autre  chemin. 

Il  fut  vainqueur  aussi,  mais  sur  une  autre  arène, 

Et,  dans  sa  majesté  pacifique  et  sereine, 

Passa  devant  sou  siècle  une  palme  à  la  main. 


De  l'Art,  qu'on  oubliait,  il  rouvrit  le  portique, 
Acclimata  chez  nous  la  langue  des  Titans  ; 
Et  son  puissant  génie  imprima  sur  son  temps 
Le  cachet  mâle  et  fier  de  l'épopée  antique. 


Moderne  Ezéchiel,  au  vice  ricaneur 

Il  opposa  l'essor  de  sa  pensée  austère  ; 

Et  jamais  bouche  humaine,  aux  échos  de  la  terre, 

N'a  fait  sonner  plus  haut  le  grand  mot  de  l'honneur 


Saluons  le  guerrier!  saluons  le  poète  !... 
Mais  quel  est  donc,  plus  loin,  image  au  galbe  pur, 
Cet  autre  airain  muet  qui  tranche  sur  l'azur, 
Et  dont  l'or  du  soleil  nimbe  la  silhouette  ? 


—  32  — 

Est-ce  d'un  ari   distrait  l*effet  capricieux  ? 

Je  vois  une  effigie  en  soutane  vêtue  ; 

Deux  enfants  sont  groupés  au  pied  de  la  statue  : 

Un  qui  feuillette  un  livre,  un  qui  regarde  aux  cieux. 


Non,  là  tout  est  symbole  ;  aucune  fantaisie  ! 
La  pensée  artistique  a  vu  bien  au-delà  : 
Et  l'œuvre  de  La  Salle  est  tout  entière  là, 
Dans  sa  philosophique  et  simple  poésie. 


Colonne  du  désert  faite  d'ombre  et  de  feu, 
Œuvre  par  qui  deux  fois  le  monde  s'émancipe, 
Sachant  unir  et  fondre  en  un  même  principe 
Le  droit  de  la  science  avec  le  droit  de  Dieu  ! 


La  Salle  y  dévoua  son  âme  ;  et  l'humble  apôtre, 
De  ces  deux  droits  sacrés  défenseur  et  soutien, 
Par  son  esprit  civique  et  son  cœur  de  chrétien, 
A  su  maintenir  l'un  et  développer  l'autre. 


Et  voilà  que,  depuis  plus  de  deux  siècles,  fier 
De  marcher  sur  ses  pas  par  les  monts  et  les  plaines, 
L'essaim  de  ses  enfants  va  jetant  à  mains  pleines 
Le  froment  de  demain  dans  la  fange  d'hier. 


Ces  hommes  ont  compris,  piètre,  ta  grande  idée  ! 
Et,  semeurs  d'avenir  trop  souvent  méconnus, 
Dans  mainte  lande  aride  et  dans  maints  sillons  nus, 
Us  ont  fait  reverdir  la  glèbe  fécondée. 


Leur  devise?  deux  mots:  —  Sacrifice  et  Devoir  ! 
Le  prix  de  leurs  efforts  c'est  d'en  haut  qu'ils  l'attendent. 
Us  ne  demandent  rien  :  lorsque  leurs  mains  se  tendent, 
C'est  toujours  pour  donner,  jamais  pour  recevoir  ! 


Au  niveau  des  martyrs  ils  ont  haussé  leur  taille  ; 
Us  ont  porté  les  fers  et  gravi  l'échafaud, 
Et  prouvé  qu'ils  savaient  mourir,  quand  il  le  faut, 
Pour  la  Patrie  en  deuil,  sur  les  champs  de  bataille. 


—  34  — 

Et  ces  humbles  —  fut-il  jamais  rien  de  plus  beau  1 
Par  milliers  aujourd'hui,  sublimes  caravanes, 
Des  grandes  vérités  célestes  et  profanes 
Vont  jusqu'au  bout  du  monde  agiter  le  flambeau. 


La  Salle,  —  que  les  sots  ou  les  ingrats  sourient  !  — 
Quel  est  l'homme  de  cœur,  de  progrès  et  de  foi 
Qui  ne  te  bénirait  en  voyant,  grâce  à  toi, 
Deux  millions  d'enfants  qui  lisent  et  qui  prient  ? 


Et,  cependant,  que  sont  tous  ces  bienfaits  présents  '>. 
Dans  notre  monde  en  proie  aux  folles  aventures, 
Ceux  qui  te  béniront  sont  les  races  futures, 
Ce  seront  nos  neveux,  dans  deux  ou  trois  cents  ans 


Car  ce  sera  ta  gloire  incomparable,  ô  juste  ! 
De  voir  grandir  sans  fin  le  fruit  de  tes  travaux. . . 
Ne  va  rien  envier  à  tes  deux  grands  rivaux  : 
Leurs  noms  sont  éclatants,  mais  le  tien  est  auguste. 


—  35  — 

Tu  fis  l'humanité  meilleure  !  —  Et  c'est  pourquoi, 
Devant  leurs  piédestaux  dont  le  faste  émerveille, 
J'ai  salué  du  front  Bonaparte  et  Corneille. . . 
Et  plié  le  genou  devant  ton  bronze,  à  toi  ! 


L  '  E  S  P  A  G  N  E 


A  l'occasion  des  insultes  faites  au  roi  Alpin 
par  la  populace  de  Paris. 


Pourquoi  donc  cette  insulte  inepte  ?  Depuis  quand, 
O  fier  peuple  français,  le  sifflet  provocant, 
Les  farouches  clameurs  et  les  lâches  huées, 
Sous  tes  portes  aux  bruits  de  gloire  habituées, 
Accueillent-ils  ainsi  l'étranger  dans  Paris  ? 
Depuis  quand  est-ce  donc  par  des  charivaris 
Que  la  France  reçoit  l'hôte  qui  la  visite  ? 
Retournons-nous  aux  temps  du  Borusse  et  du  Scythe  ? 
Ton  beau  titre  de  peuple  éminemment  courtois, 
Des  sots,  pour  l'abdiquer,  monteraient  sur  les  toits  ! 
O  folie  !  est-ce  là  de  la  vertu  civique  ? 
Tu  renoncerais  donc,  sublime  République, 
Si  belle  en  tes  succès,  si  noble  en  tes  revers, 
Désormais  à  donner  l'exemple  à  l'univers  ! 


—  38  — 

France,  ce  n'est  pas  toi  qui  commis  cet  outrage. 

L'Europe  tout  entière  a  connu  ton  courage, 

Mais  ne  te  vit  jamais  arracher  les  fleurons 

Qui,  sans  injure  aux  tiens,  brillent  sur  d'autres  fronts  ! 

Des  gloires  d'ici-bas  ta  part  est  assez  large 

Pour  que  celles  d'autrui  ne  te  soient  point  à  charge. 

Ce  prince,  chef  élu  d'un  grand  peuple  éclairé, 

Devait  passer  chez  toi  comme  un  être  sacré. 

C'est  un  monarque,  soit  ;  en  est-il  moins  un  homme  ? 

Et  puis  Néron  lui-même,  à  l'étranger,  c'est  Rome  ! 

Ce  roi,  du  sol  français  n'eût-il  pas  fait  le  sien, 

Eût-il  vingt  fois  porté  l'uniforme  prussien, 

Eût-il   été  cent  fois  l'hôte  de  l'Allemagne, 

Saluez  !  à  son  front  luit  le  blason  d'Espagne  ! 


Dont-  c'est  bien  à  l'Espagne,  à  ses  nobles  drapeaux 
Qu'on  prodigue  l'opprobre  ainsi  hors  de  propos  ; 
Maladroits  !  avez-vous,  en  huant  ce  carrosse, 
Effacé  Saint-Quentin,  Pavie  et  Saragosse  ? 
Nos  pères,  ces  vainqueurs  aux  champs  d'Almonacid, 
Tout  en  croisant  l'épée  avec  les  fils  du  Cid, 


—  39  — 

Respectaient  votre  gloire,  antiques  Hispanies, 
Terre  de  sommets  bleus  et  de  plaines  jaunies, 
De  donjons  menaçants,  de  seuils  hospitaliers, 
Où  sonna  l'éperon  des  derniers  chevaliers  ! 


O  Murcie,  Aragon,  Castille,  Andalousie  ! 

Pays  bénis  du  ciel,  et  que  la  Poésie, 

Eprise,  un  soir  d'été,  de  vos  charmants  séjours, 

D'un  reflet  de  son  aile  a  doré  pour  toujours, 

C'est  à  vous  que  l'on  jette  un  cri  blasphématoire  ! 


Mais  ces  hommes  n'ont  donc  jamais  lu  votre  histoire  ! 
Ils  n'ont  donc  jamais  su  —  l'on  comprend  leur  dédain 
Que  l'Espagnol,  poète,  artiste  et  paladin, 
Fut,  peuple  sans  rival  que  la  gloire  enveloppe, 
Durant  plus  de  mille  ans,  le  premier  de  l'Europe  ! 
Que  déjà,  du  temps  même  où  les  forums  romains 
Au  mot  de  liberté,  joyeux,  battaient  des  mains, 
L'Espagne  au  fond  des  bois  tenait  des  assemblées  ! 
Que,  près  d'un  siècle  avant  que  les  castes  troublées 


—  40  — 

Discutassent  à  Londre  avec  acharnement, 

Les  Cortès,  à  Léon,  siégeaient  en  parlement  ! 

Que  huit  cents  ans  bientôt  auront  lui  sur  le  monde, 

Depuis  que  le  Progrès,  qui  dénoue  et  féconde, 

Sur  le  sol  espagnol  brisa  le  premier  frein, 

Et  proclama  les  droits  du  vote  souverain  ! 

Que  ce  peuple  fut  grand  par  les  arts  et  la  guerre  ! 

Qu'il  sut  braver  jadis  Charlemagne,  et  naguère 

Sut  défier  encor  le  fameux  conquérant 

Que  l'histoire  a  nommé  Napoléon  le  Grand  ! 

Que  Viriathe,  à  lui  seul,  rebelle  à  tout  servage, 

Acculé  comme  un  loup  dans  la  sierra  sauvage, 

Dix  ans  tint  en  échec  Rome  et  ses  généraux  ! 

Que  Pelage,  à  son  tour,  formidable  héros, 

Ecrivit  de  son  glaive  une  légende  telle 

Qu'elle  a  suffi  pour  rendre  une  époque  immortelle  ! 

Que  des  grands  noms  l'Espagne  est  l'un  des  plus  anciens  ! 

Que  Cadix  fut  bâti  par  les  Phéniciens, 

Sagonte  par  les  Grecs,  par  les  Gaulois  Numance  ; 

Que  Rome  de  Madrid  a  jeté  la  semence  ; 

Que  Carthagène  avait  Asdrubal  pour  parrain, 

Et  Tolède  pour  père  un  sauvage  du  Rhin  ! 


—  41  — 

Et  puis,  quelle  autre  race  ou  lettrée  ou  guerrière 

A  su  porter  plus  loin  l'éclat  de  sa  carrière  ? 

Quelle  autre  nation,  quel  peuple  jeune  ou  vieux 

A  bercé  dans  ses  bras  plus  d'enfants  glorieux  ? 

L'Espagne  eut  Cespédès,  cet  autre  Michel-Ange, 

Cervantes  le  profond  et  Mendoza  l'étrange, 

Calderon,  de  Vega,  Santos,  Monternayor, 

Valasquez,  Juan  Calvo,  Murillo,  Salvador, 

Zurbaran,  Hernaudez,  Médina,  Mercadante, 

Tous  les  talents  depuis  Phidias  jusqu'à  Dante, 

Tous  les  héros  connus  d'Achille  à  Spartacus  : 

Elle  eut  Léonidas,  et  Coclès  et  Gracchus. . . 

Mais  pourquoi  tant  fouiller  dans  la  cendre  historique  ? 

L'Espagne  eut  —  c'est  assez  —  Lépante  et  l'Amérique  ! 


Lépante  !  —  c'est  le  duel  de  deux  âges  rivaux  ; 
La  lutte  du  passé  contre  les  temps  nouveaux  ; 
C'est  du  monde  en  travail  l'une  des  grandes  crises 
C'est  l'Occident  chrétien  avec  l'Asie  aux  prises  ; 


Ce  n'est  plus  un  combat  entre  deux  nations, 
C'est  l'âpre  choc  de  deux  civilisations  ! 
Or  l'Espagne  enrayant  l'univers  sur  sa  pente, 
Soldat  de  l'avenir,  fut  vainqueur  à  Lépante  ! 

L'Amérique  !  —  Salut,  carrefour  surhumain 
Où  de  l'humanité  bifurque  le  chemin  ! 
Comment,  avec  les  mots  d'une  langue  inféconde, 
Te  nommer,  ô  sublime  éclosion  d'un  monde  ? 
Effacez  l'Amérique,  où,  sentant  son  déclin, 
L'Europe  qui  fermente  a  versé  son  trop  plein, 
Et,  sous  son  propre  poids  dont  le  fardeau  l'écrase. 
L'univers  ébranlé  chancelle  sur  sa  base. 
L'Amérique  c'est  la  soupape  des  Titans, 
Le  balancier  qui  vibre  entre  les  mains  du  Temps  : 
Double  objet  qui,  donnant  au  vieux  momie  un  sol  libre, 
Prévint  l'explosion  et  sauva  l'équilibre  ! 

Or,  à  toi,  noble  Espagne  !  à  toi,  Ferdinand  deux, 
La  grande  part  d'honneur  dans  ce  pas  hasardeux  ! 
Car,  quel  que  soit  le  point  qu'indiquât  sa  boussole, 
Si  Colomb  fut  génois,  sa  barque  est  espagnole  ! 


—  43  — 

Oui,  l'histoire  a  parlé  :  tout  ce  qui  peut  tenir 
D'aurore,  de  progrès,  d'espoir  et  d'avenir 
Dans  deux  noms  d'ici-bas  —  ô  vérité  frappante  !  — 
Tient  dans  ces  deux  grands  noms  :  Amérique  et  Lépante  I 


Et  notre  âge  les  doit,  Espagne,  à  tes  héros 


Enfin,  qui  n'aimerait  tes  vieux  romanceros, 
Tes  ballades  d'amour,  tes  légendes  tragiques, 
Les  récits  merveilleux  de  tes  conteurs  magiques, 
Belle  Espagne  !  Souvent  mon  rêve  tend  les  bras 
Vers  tes  escurials  et  vers  tes  alhambras, 
Où,  la  nuit,  vont  errer  sous  les  verts  sycomores 
Tes  monarques  chrétiens  avec  tes  vieux  rois  mores. 
Il  aime  les  grands  airs  de  ton  noble  hidalgo, 
Ton  boléro  jojeux,  ton  souple  et  fier  tango, 
Tes  gais  torréadors,  tes  brunes  gitanelles 
Cachant  sous  l'évantail  leurs  ardentes  prunelles  ; 
Il  s'arrête  parfois  aux  balcons  du  Prado, 
Lorsque  la  senora  soulève  son  rideau 


—  44  — 

Pour  écouter  chanter  les  douces  sérénades  ; 
Il  se  penche  souvent  au  bord  des  esplanades, 
A  l'heure  où  le  son  vif  et  clair  des  tambourins 
Flotte  dans  l'air  ému  de  tes  longs  soirs  sereins. 
Et  puis,  jamais  lassé  d'aller  boire  à  tes  sources, 
Mon  rêve,  revenu  de  ces  lointaines  courses 
—  De  parfums,  d'harmonie  et  d'amour  enivré  — 
Garde  encore  un  reflet  de  ton  beau  ciel  doré. 


Oui,  j'aime  ce  pays  de  la  blonde  romance, 

Où  Corneille  a  puisé,  par  où  Hugo  commence  ! 

Sol  de  l'antique  honneur  à  la  valeur  uni, 

Qui  nous  prête  le  Cid  et  nous  donne  Eernani! 

Sol  prodigue  et  fécond,  rien  ne  manque  à  ta  gloire, 

Et  quiconque  t'insulte,  insulte  aussi  l'histoire  ! 


Oh  !  non,  vaillante  Espagne,  en  ces  hideux  excès, 
Je  ne  reconnais  point  le  noble  sang  français. 
Ce  n'est  pas  là  non  plus  la  République  fière 
Qui  disait  à  chacun  des  peuples  :  Sois  mon  frère  ! 


—  45  — 

Au-dessus  de  ce  tas  d'ignorants  dévoyés, 

D'anarchistes  jaloux  et  peut-être .  .  .   pavés, 

Dans  d'autres  régions  on  voit  planer  la  France. 

Celle-là  sut  toujours  prêcher  la  tolérance  ; 

Et  —  même  auprès  d'un  roi,  fût-il  monstre  et  payen,  — 

Dans  ses  devoirs  envers  l'hôte  et  le  citoyen, 

Si  la  France  mentait  à  son  rôle  historique, 

Nous  saurions  protester,  nous,  Français  d'Amérique  ! 


AU     BOIiD     DE     LA    CREUSE 


A  M.  Paul  ISlakcmemai.n 


Oui,  j'y  songe  souvent,  ô  mon  lointain  ami  ; 

Et,  quand  autour  de  moi  tout  repose  endormi, 

Et  que  sur  mes  deux  mains  mon  front  lassé  se  penche, 

Dans  ces  chers  souvenirs  mon  cœur  ému  s'épanche. 

Sur  le  seuil  du  chalet  aux  murs  hospitaliers, 
Où  j'avais  découvert  tant  d'échos  familiers, 
Après  avoir  au  front  baisé  vos  petits  anges 
Frais  comme  des  lilas,  gais  comme  des  mésanges, 
Et,  la  voix  attendrie,  échangé  nos  adieux 
Avec  celle  qui  fait  vos  jours  si  radieux, 

4 


-  4S  — 

Nous  quittâmes  Biray.  i1)    L'âme  triste  sans  doute, 

Nous  vîmes  disparaître,  au  détour  de  la  route, 

La  tourelle  cachée  au  milieu  des  massifs. 

Et,  la  main  dans  la  main,  nous  marchâmes  pensifs. 

Vous  le  fils,  moi  l'ami,  vers  la  pieuse  enceinte 

Qui  d'un  noble  et  grand  cœur  garde  la  tombe  sain  m  . 

Pourquoi  redire  ici  ce  qui  gémit  en  nous 

Lorsque  ensemble  on  nous  vit  tomber  à  deux  genoux 

Sur  le  tertre  funèbre  où  dort  le  doux  poète  ? 

Tandis  que  le  clocher,  rustique  silhouette, 

Mystérieux,  jetait  son  ombre  entre  nous  deux, 

Nos  cœurs  sentaient  quelqu'un  qui  se  rapprochait  d'eux,  r) 


Ami,  ces  moments-là,  malgré  les  destinées, 
Sacrent  l'amitié  mieux  que  de  longues  années  ! 


Ce  saint  devoir  rempli,  vers  des  pays  nouveaux 
Nous  partîmes,  traînés  par  deux  fringants  chevaux. 
Quels  horizons  !  et  quelle  ineffable  journée  ! 
Sur  la  plaine,  d'azur  et  d'ambre  illuminée, 


-!!> 


Dans  des  bruines  d'or,  nos  regards  croyaient  voir 

La  verdure  sourire  et  les  rayons  pleuvoir. 

Fraîche  encor  du  baiser  de  l'aube  matinale, 

La  campagne  brillait  dans  sa  grâce  automnale  ; 

Là  des  bosquets  touffus,  des  coteaux  ondulés 

Que  festonne  la  vigne  ou  que  dorent  les  blés  ; 

Plus  loin,  de  grands  bœufs  roux  à  l'allure  indolente  ; 

Un  filet  d'eau  qui  fuit  sous  une  arche  branlante  ; 

Là-bas,  un  vieux  château  dégageant,  au  travers 

De  maigres  peupliers  et  de  châtaigniers  verts, 

Pignons  à  girouette  ou  poivrière  grise  ; 

Et  puis  des  papillons  voltigeant  à  la  brise  ; 

Des  buissons  pleins  d'oiseaux  et  de  vagues  rumeurs  ; 

Des  vents  frais  tout  chargés  d'arômes  parfumeurs  ; 

Dans  l'écho  le  refrain  d'une  chanson  lointaine  ; 

Et  puis. . .  Mais  à  quoi  bon  ?  Ma  mémoire  incertaine 

Par  ces  détails  oiseux  ne  pourrait  que  ternir 

Ce  qui  sans  doute  est  vif  dans  votre  souvenir. 

Nous  nous  acheminions  vers  la  source  où  la  Creuse 
S'ouvre  un  lit  murmurant  dans  sa  vallée  ombreuse. 
Soudain,  comme  un  coursier  qui  se  cabre  et  hennit, 
Prisonnières  heurtant  leurs  parois  de  granit, 


—  50  — 

Voici  de  Saint-Benoît  les  bruyantes  cascades. 
Nous  égarons  nos  pas  sous  les  sombres  arcades 
Du  vieux  cloître  en  ruine  où  les  bénédictins 
Pâlirent  autrefois  sur  les  textes  latins. 
Tombeaux,  inscriptions  par  les  siècles  rongées, 
De  mousses  et  de  lierre  ogives  surchargées, 
Beaux  restes  mutilés  de  chapitaux  romans. 
Tous  ces  trésors  poudreux  des  anciens  monuments, 
Nous  interrogeons  tout,  fatiguant  nos  paupières 
A  déchiffrer  les  mots  de  ces  pages  de  pierres. 
Nous  remarquons  aussi  quelques  travaux  romains  ; 
Puis,  pour  vous  oublier,  tristes  débris  humains, 
Inclinés  sur  le  bord  du  rocher  qui  surplombe, 
Nous  allons  méditer  au  bruit  de  l'eau  qui  tombe  ! 


Quelqu'un  nous  avait  dit  :  "  Là-haut,  sur  ce  sommet 
Au  pied  duquel,  ruisseau  que  le  druide  aimait, 
Le  Portefeuille  roule  en  chantant  sous  les  saules, 
S'élève  un  vieux  dolmen,  reste  des  vieilles  Gaules.  (3) 
Quelques  instants  après,  vers  le  plateau  lointain 
Où  gît  ce  survivant  de  tout  un  monde  éteint, 


—  51  — 

Enjambant  les  talus,  sautant  de  roche  en  roche, 

Effarouchant  l'oiseau  qui  fuit  à  notre  approche, 

Nous  nous  hâtons  tous  deux,  prêtant,  chemin  faisant, 

Notre  oreille  aux  récits  du  petit  paysan 

Pieds  nus  et  l'œil  madré  qui  nous  montre  la  route, 

Et  qui,  d'un  ton  ravi,  tout  charmé  qu'on  l'écoute, 

Et  promenant  sur  nous  ses  regards  ébahis, 

Nous  conte  la  légende  étrange  du  pays  : 

Cet  étang,  c'est  la  Mare  aux  Martes;  sur  ces  pierres, 

Tous  les  soirs,  à  minuit,  les  pâles  lavandières 

—  Quiconque  les  dérange  a  de  cuisants  remords  — 

Viennent  battre  et  laver  le  blanc  linceul  des  morts. 

Des  gens  ont,  disait-il,  vu  la  Pierre  levée 

Des  Rendes,  dans  la  nuit,  descendre  la  cavée, 

Allant  à  je  ne  sais  quel  affreux  rendez-vous. 

Lorsque  l'enfant  se  tut,  nous  avions  devant  nous, 

Enigme  interrogée  en  vain  par  l'antiquaire, 

Le  dolmen  — une  masse  énorme  de  calcaire  — 

Qui,  sur  quatre  piliers  informes  suspendu, 

S'élève  hors  du  sol  de  ce  coteau  perdu, 

Comme  un  autel  dressé  pour  quelque  dieu  farouche. 


—  52  — 

Le  colosse  était  là,  verdi  par  une  couche 

De  mousse  et  de  lichens  —  témoin  morne  et  discret 

D'une  époque  dont  nul  ne  connaît  le  secret. 

O  sombres  monuments  des  âges  druidiques, 

Qui  donc  fera  jaillir  de  vos  blocs  fatidiques 

L'éclair  mystérieux  qui,  depuis  trois  mille  ans, 

Invisible  pour  tous,  couve  en  vos  rudes  flancs  ? 

Nos  deux  chevaux  piaffaient  au  loin  sous  une  oulmière. 
Un  chemin  plat,  uni,  plein  d'ombre  et  de  lumière, 
Au  milieu  de  la  plaine  et  sous  un  ciel  doré, 
Serpentait  devant  nous  comme  un  ruban  moiré. 
Presque  au  hasard,  en  vrais  enfants  de  la  Bohème, 
Nous  nous  mîmes  en  route.    Oh  !  quel  riant  poème, 
Que  cette  excursion  à  travers  ce  Berry 
Si  gai,  si  verdoyant,  si  frais  et  si  fleuri  ! 

Je  crois  m'y  voir  encor.    Suspendant  notre  course, 
Parfois  nous  faisons  halte  au  bord  de  quelque  source, 
Où,  sous  le  dais  touffu  de  quelque  arbre  songeur, 
Nous  rompons  en  riant  le  pain  du  voyageur. 


—  53  — 

Nous  recherchons  surtout  les  sites,  les  ruines, 
Les  murs  démantelés  penchés  sur  les  ravines  ; 
Nous  visitons  aussi  campagnes  et  hameaux. 
Avec  les  villageois  échangeant  quelques  mots  ; 
Voici  Saint-Sébastien  et  sa  vaste  tour  ronde  ; 
Puis  Saint-Germain  qui  fut  lieu  d'exil  sons  la  Fronde. . . 
Hauts  clochers,  bourgs  coquets,  murs  noircis,vieux  manoir, 
Carrefours  où  se  dresse  une  croix  de  bois  noir, 
Tout  a  laissé  chez  moi  des  souvenirs  vivaces. 

Je  n'oublierai  jamais,  près  du  château  des  Places, 

La  jeune  paysanne  aux  yeux  bleus,  nous  contant, 

Timide,  la  légende  antique  de  l'étang  : 

Un  seigneur  mécréant,  rapace  oiseau  de  proie, 

Une  femme  qui  fuit,  une  enfant  qui  se  noie, 

Un  crime,  un  châtiment.  .  .  Et  puis,  que  sais-je  moi  ? 

Sinon  que  nous  prêtions  l'oreille  avec  émoi. 

Enfin  le  jour  tombait.     Le  soleil  qui  décline 
Dorait  de  tons  moins  vifs  le  flanc  de  la  colline. 


—  54  — 

Tout  à  coup,  et  jetant  son  ombre  aux  alentours, 
Sur  uu  roc  formidable,  un  sombre  amas  de  tours, 
De  lourds  donjons  penchants,  de  croulantes  murailles, 
Comme  un  géant  troué  qui  perdrait  ses  entrailles, 
Apparaît  devant  nous.    C'est  Oozant  ! 

Quel  beau  soir, 
Ou  plutôt  quelle  nuit  nous  passâmes  à  voir 
La  ruine  exhiber,  immense,  au  clair  de  lune, 
Les  flancs  déchiquetés  de  sa  carcasse  brune, 
Et  de  reflets  blafards  vaguement  inondés, 
Profiler  sur  l'azur  ses  grands  murs  lézardés  ! 

Seuils  effondrés,  arceaux  béants,  porches  pleins  d'ombres, 
Arcs-boutants  délabrés  émergeant  des  décombres, 
Blocs  disjoints  envahis  par  la  ronce  et  les  houx, 
Longs  couloirs  éventrés  heurtés  par  les  hiboux, 
Tans  épais  perforés  de  spirales  funèbres, 
Souterrains  où  l'on  voit  des  yeux  dans  les  ténèbres, 
Parapets  chancelants  qui  semblent  s'accrocher 
Aux  arbres  rabougris  qui  pendent  du  rocher, 


Puissants  remparts  flanqués  de  bastions  énormes, 
Lourds  amoncellements,  écroulements  difformes, 
Tout  dans  ce  fier  débris,  farouche  majesté 
Où  l'implacable  main  des  âges    a  sculpté 
Le  tragique  blason  des  vieux  siècles  gothiques, 
Prenait  à  nos  regards  des  formes  fantastiques. 
Cela  semblait,  sous  l'astre  aux  rayons  tremblotants, 
Comme  un  spectre  arrêté  sur  les  confins  du  temps  ! 

Soudain  il  nous  sembla,  cachés  dans  la  pénombre, 

Voir  s'animer  au  loin  la  forteresse  sombre. 

Nous  entendons  grincer  herses  et  ponts-levis  ; 

Et  les  barons  d'autan,  de  leurs  archers  suivis. 

Bardés  de  fer,  la  lance  au  poing,  panache  en  tête, 

Noirs  chevaucheurs  sonnant  leur  fanfare  de  fête, 

—  Comme  un  vol  de  vautours  qui  des  grands  monts  descend- 

Féroces,  altérés  de  pillage  et  de  sang, 

"Vont  rançonner  les  bourgs  et  battre  la  campagne. 

Leur  file  se  déroule  au  flanc  de  la  montagne  ; 

Ils  vont,  et  les  hauts  faits  de  ces  rudes  tueurs 

Allument  l'horizon  de  sinistres  lueurs. 


Puis,  sanglants  et  repus,  lourds  de  butin,  sauvages, 
Harassés  d'une  unit  de  meurtre  et  de  ravages, 
Essuyant  leur  flaniberge  aux  mousses  du  sentier, 
Vers  les  murs  sourcilleux  de  leur  repaire  altier, 
Nous  voyous  remonter  ces  fondateurs  de  races, 

fumer  au  loin  des  villes  sur  leurs  traces. 


Et  puis,  suprême  exploit  de  ces  puissants  larrons, 
Que  l'ou  nommait  alors  burgraves  ou  barons, 
Nous  croyons  voir,  hideux,  au  reflet  des  lanternes, 
Des  cadavres  se  tordre  aux  gibets  des  poternes  ! 
O  castels  féodaux,  jadis  si  pleins  de  bruits, 
Comme  on  aime  à  rêver  sous  vos  créneaux  détruits  ! 

Or,  comme  nous  quittions  l'antique  citadelle, 

Qui  domine  à  la  fois  la  Creuse  et  la  Sedelle, 

Et  que  je  vous  montrais,  sur  la  grève,  en  aval, 

Un  vieux  moulin  tournant  sa  roue  au  fond  du  val, 

Vous,  ému,  par-dessus  la  béante  crevasse 

Qui  l'isole  du  roc  où  s'accule  sa  masse, 

Sur   l'escarpement   noir  —  pour   clore   l'entretien  — 


Vous  m'indiquiez  du  doigt  l'humble  clocher  chrétien, 
Qui,  depuis  deux  mille  ans,  voit  tomber  en  poussière 
Les  colosses  de  bronze  et  les  babels  de  pierre  ! 

Daus  l'auberge  du  lieu  nous  trouvant  à  l'étroit, 
Le  curé  nous  avait  accueillis  sous  son  toit  ; 
Ce  brave  et  bon  abbé,  cœur  droit  et  sympathique, 
Qui  trouva  le  moyen  de  parler  politique 
Et  dogmes,  sans  jamais  faire  un  retour  mesquin 
De  vous  chaud  royaliste,  à  moi  républicain  ! 
C'était  le  lendemain  jour  de  grande  assemblée. 
Le  trot  de  nos  chevaux  sur  la  route  sablée, 
Nous  emporta  bientôt  vers  d'autres  horizons. 
Aux  branches  des  taillis,  au  velours  des  gazons, 
La  nuit  à  pleines  mains  avait  semé  des  perles  ; 
Sous  la  feuille  sifflaient  les  pinsons  et  les  merles  ; 
Les  taons  sonnaient  la  charge  autour  des  églantiers 
Et,  par  files,  suivant  le  détour  des  sentiers, 
Joyeux,  et  nous  faisant  un  salut  de  la  tête, 
Des  couples  d'amoureux  s'en  allaient  à  la  fête, 
Ayant  mis  le  matin  leurs  habits  les  plus  beaux, 
Et  faisant  sur  le  sol  résonner  leurs  sabots. 


—  58  — 

Désormais  la  campagne  est  plus  accidentée  ; 
Quand  nous  avons  gravi  quelque  longue  montée, 
Il  nous  faut  redescendre  au  fond  des  ravins  creux. 
Nous  côtoyons  parfois  d'âpres  coteaux  ocreux, 
D'où  l'œil  découvre  au  loin  de  vastes  chènevières. 
Nous  saluons  ici  le  manoir  des  Clavières  ; 
Puis  nous  apercevons,  monceau  de  granit  brun, 
Ce  rival  de  Crozant  qu'on  nomme  Châteaubrun.  (4) 


La  Creuse  sous  sa  droite,  un  torrent  smis  sa  gauche 
Le  vieux  burg  dresse  au  loin  sa  gigantesque  ébauche 
Dont  l'arête  hardie,  au  ton  couleur  d'airain, 
Découpe,  sur  l'azur,  son  profil  souverain. 
Jamais  ruine  n'eut  un  aspect  plus  austère. 
Pour  la  mieux  contempler  nous  mettons  pied  à  terre 
Et,  comme  j'en  crayonne  un  informe  croquis, 
Vous,  poète  inspiré,  dans  un  sonnet  exquis, 
Devant  ce  sombre  acteur  de  plus  d'un  sombre  drame, 
En  admiration  vous  épanchez  votre  âme. 


—  59  — 

Enfin  nous  arrivons  à  ce  recoin  perdu 

De  l'Indre,  qui  nous  montre,  aspect  inattendu, 

Surgissant  tout  à  coup  des  parois  d'une  gorge, 

Un  clocher  qu'on  voit  poindre  au  milieu  des  champs  d'orge; 

C'est  le  petit  village  aimé  de  George  Sand, 

Gargilesse,  retraite  obscure  où  le  passant 

S'arrête  ému  devant  mille  anciennes  reliques. 


Ici  c'est  l'abbaye  aux  murs  mélancoliques  ; 

Là  c'est  d'un  vieux  château  le  tympan  blasonné 

Qu'appuie  une  tourelle  au  front  découronné  ; 

Puis  enfin  c'est  l'église,  un  bijou  d'édifice 

Qui  mêle  dans  son  style,  élégant  artifice, 

Du  gothique  au  roman  tout  le  charmant  détail. 

Nous  en  admirons  tout,  de  l'abside  au  portail, 

Jusqu'à  la  crypte  sombre  où  le  vieux  capitaine 

Guillaume  de  Naillac,  grand  prieur  d'Aquitaine, 

Sous  sa  roide  effigie  aux  longs  traits  imposants, 

De  son  dernier  sommeil  dort  depuis  sept  cents  ans.  (5) 


—  60  — 

Nous  promenons  un  peu  notre  allure  bourgeoise 
Sur  la  place  où  bruit  la  foire  villageoise. 
Près  d'un  ruisseau  jaseur  et  presque  inaperçu, 
On  nous  montre  un  logis  rustique  au  toit  moussu, 
Où,  souvent,  d'un  grand  nom  fuyant  la  servitude, 
L'auteur  d'Indiana  chercha  la  solitude. 


Puis  un  bruit  de  crincrins  stridents  et  criailleurs 
Par  des  appels  joyeux  nous  attirant  ailleurs, 
Nous  entrâmes  pour  voir  les  danses  berrichonnes. 
Hélas  !  à  notre  aspect,  fillettes  folichonnes, 
Pour  prouver  que  de  nous  elles  faisaient  grand  cas,. 
Se  mirent  à  danser  valses  et  mazurkas. 
Plus  de  folle  bourrée  an  son  des  cornemuses. . . 
Vous  fuyez  donc  aussi  le  bal  rustique,  ô  Muses  ! 

Enfin,  sautant  tous  deux  dans  notre  phaéton, 
Nous  prenons  en  riant  la  route  d'Argenton  ; 
Argenton  la  puissante,  Argenton  la  romaine, 
Où  le  touriste  errant  qui  le  soir  s'y  promène 
Se  heurte  à  chaque  pas  sur  des  débris  gisants, 
Vestiges  d'un  passé  vieux  de  dix-huit  cents  ans. 


—  61  — 

La  voici  ;  regardez  !  De  ces  hauteurs  altières, 
Pendent  en  noirs  tronçons  des  murailles  entières  ; 
La  voici,  pittoresque,  avec  son  château-fort 
Qui  dans  le  vif  du  roc  s'arc-boute  avec  effort  ; 
Avec  sa  basilique  à  la  flèche  hardie, 
Dont  la  rosace  jette  un  reflet  d'incendie  ; 
Avec  son  esplanade  et  ses  couronnements 
D'où  l'œil  découvre  au  loin  tant  de  sites  charmants 
Avec  son  ancien  cirque  et  sa  tour  distordue, 
Croulante,  et  qu'on  dirait  avoir  été  fendue 
Par  quelque  coup  d'estoc  monstrueux.    La  voici  ! 
Que  d'assauts  meurtriers  se  donnèrent  ici  ! 

Nous  étions  arrivés  presque  à  la  nuit  tombante. 
La  fête,  comme  ailleurs,  éclatait,  absorbante  ; 
Des  bazars  regorgeant  de  monde  et  de  clarté 
Dans  l'ombre  des  maisons  s'ouvraient  de  tout  côté  ; 
Le  soir  pur  et  serein  prodiguait  son  arôme  ; 
Du  plaisir  on  sentait  le  gracieux  fantôme, 
Toujours  jeune,  flotter  sur  le  vieux  bourg  romain  ; 
Bras  dessus  bras  dessous,  ou  se  donnant  la  main, 


Des  bandes,  de  partout  pour  le  bal  accourues, 
En  groupes  tapageurs  circulaient  dans  les  rues 
A  pleine  voix  chantant  quelques  refrains  joyeux. 
Une  larme  monta  de  mon  cœur  à  mes  veux. 
Lorsque,  si  loin,  au  fond  de  notre  chère  France, 
J'entendis  l'air  aimé  d'une  ancienne  romance 
Que  ma  vieille  nourrice,  au  vieux  foyer,  chez  nous, 
Chantait  en  m'endorniant,  le  soir,  sur  ses  genoux.  (') 
Alors,  ô  mon  ami,  malgré  nos  sorts  contraires, 
Je  compris  mieux  eucor  combien  nous  étions  frères  ! 

Je  le  compris  surtout  lorsque,  sans  hésiter, 

Le  soir  même,  à  la  gare,  il  fallut  se  quitter. 

De  France  et  d'avenir  bien  longtemps  nous  causâmes, 

Echangeant  entre  nous  le  meilleur  de  nos  âmes. 

Vous  retourniez  au  toit  de  vos  enfants  chéris  ; 

Et  moi,  je  reprenais  la  route  de  Paris, 

Emportant  dans  mou  cœur  plus  que  je  ne  raconte. 

Ces  beaux  jours  sont  bien  loin,  car  la  vie  est  bien  prompte; 


—  63  — 

Mais  j'y  songe  souvent,  ô  mon  lointain  ami  ! 

Et  quand  autour  de  moi  tout  repose  endormi, 

Et  que  sur  mes  deux  mains  mon  front  lassé  se  penche, 

Dans  ses  chers  souvenirs  mon  cœur  ému  s'épanche. 


LE  PELLERIN 


En  souvenir  d'une  charmante  hospitalité. 


C'est  un  gros  bourg  assis  sur  les  bords  de  la  Loire. 
Poudreux,  morne,  accoudé  sur  son  coteau  penchant, 
Il  regarde  à  ses  pieds  le  grand  fleuve  de  moire 
Rouler  ses  larges  flots  de  l'aurore  au  Couchant. 


On  dirait  ces  vieillards,  au  seuil  de  leur  chaumière, 
Qui,  dans  la  paix  des  jours  trop  longtemps  attendus, 
Semblent  suivre  des  yeux,  au  loin,  dans  la  lumière, 
On  ne  sait  quels  lambeaux  d'anciens  rêves  perdus. 


Il  repose  au  soleil,  il  dort  sous  les  étoiles  ; 
Songeur,  mais  sans  regrets,  de  saison  en  saison, 
Il  voit  s'éparpiller  l'essaim  de  blanches  toiles 
Que  la  brise  du  large  emporte  à  l'horizon. 


Il  ignore  le  bruit,  les  chocs,  la  vie  émue  ; 
Il  n'aperçoit,  quand  vient  le  réveil  du  matin, 
De  toute  la  fumée  où  le  monde  remue, 
Que  celle  du  steamer  qui  fuit  dans  le  lointain. 


Autrefois,  dévastant  la  campagne  et  les  villes, 
Rasant  les  foyers  morts  et  les  champs  d'épis  mûrs, 
Deux  fois  le  noir  brandon  des  discordes  civiles 
En  décombres  sanglants  transforma  ses  vieux  murs. 


Mais  le  canon  s'est  tu  ;  la  torche  s'est  éteinte  ; 
Partout  la  quiétude  a  remplacé  le  bruit  ; 
Ce  n'est  plus  le  tocsin,  c'est  l'angélus  qui  tinte 
Dans  le  beau  clocher  neuf  du  temple  reconstruit. 


—  67  — 

Le  villageois  paisible  a  rebâti  son  gîte  ; 
Les  champs  ont  retrouvé  leur  blond  manteau  d'épis  ; 
Et,  si  quelqu'un  s'émeut,  c'est  qu'un  oiseau  s'agite 
Dans  le  lierre  qui  grimpe  aux  vieux  murs  recrépis. 


Silence  dans  la  rue  et  calme  sur  la  grève. . . 
Oh  !  quand  le  cœur  s'éprend  des  choses  d'au-delà, 
Pour  caresser  en  paix  sa  pensée  ou  son  rêve, 
Quel  coin  de  paradis  que  ce  bon  vieux  bourg-là  ! 


Je  le  revois  souvent,  aux  heures  fugitives 
Où  le  poète,  un  peu  comme  les  amoureux, 
S'attarde  à  contempler  les  douces  perspectives 
Qu'éclaire  le  rayon  des  souvenirs  heureux. 


Un  jour  d'isolement,  quand  mon  âme  assoiffée 
Cherchait  la  poésie  aux  hasards  du  chemin, 
Fut-ce  la  Providence  ou  quelque  bonne  fée  ? 
Quelque  chose  m'avait  conduit  là  par  la  main. 


Mon  labeur  n'eut  jamais  de  plus  fraîche  retraite  ; 
Ma  méditation  de  plus  ombreux  sentiers  ; 
Jamais  je  n'ai  cueilli,  plus  tendre  et  plus  discrète, 
La  fleur  au  doux  parfum  des  saintes  amitiés. 


Nous  avions  là  jardin,  verger,  pelouse  verte, 
Avec  des  murs  croulant  sous  les  pampres  ;  vraiment 
Cela  formait,  autour  de  ma  fenêtre  ouverte, 
Un  gracieux  tableau  dans  un  cadre  charmant. 


J'en  raffolais,  surtout  quand  l'aube,  ouvrant  son  urne, 
Semait  de  diamants  l'or  des  chemins  sableux, 
Ou  quand,  le  soir  venu,  montait  l'astre  nocturne 
Sous  le  dais  estompé  des  grands  firmaments  bleus. 


Et  ces  beaux  horizons  aux  lignes  reposées, 

Où  mon  regard  aimait  à  vous  chercher  souvent, 

Dans  Fonibre  de  la  nuit,  lumineuses  croisées 

Des  hauts  moulins  tournant  leurs  ailes  dans  le  vent  ! 


Comme  ils  me  captivaient  avec  leurs  silhouettes 
De  grands  pins  parasols  émergeant  des  massifs, 
Leur  donjon  de  Buzay  hanté  par  les  chouettes, 
Et  leurs  prés  verts,  plantés  de  vieux  chênes  pensifs  ! 


Mais,  au  flanc  des  coteaux,  qu'est-ce  donc  qui  rougeoie 
Et  jette  ces  reflets  fauves  aux  alentours  ? 
Quels  sont  ces  chants  lointains  et  ces  longs  cris  de  joie 
Qui  mêlent  leur  fanfare  aux  trompes  des  pastours  ? 


La  brise,  par  moments,  sur  ses  ondes  fluides, 
Nous  apporte  un  bruit  sourd  et  plein  d'étrangeté  ; 
C'est  l'âpre  appel  d'airain  des  antiques  druides . . . 
Salut,  belle  Bretagne,  à  ta  Saint-Jean  d'été  !  (7) 


Souvent  je  crois  refaire,  au  fil  des  rêveries, 
Mes  courses  —  douce  trêve  aux  travaux  épuisants 
Le  matin  par  la  lande  aux  bruyères  fleuries, 
Le  soir  par  les  chemins  bordés  de  vers  luisants. 


—  70  — 

D'autres  fois,  près  du  bord  que  la  vague  caresse, 
Je  reviens  voir  dormir  la  lune  sur  les  eaux, 
Sans  songer  si  mes  pas  troublent  dans  leur  paresse 
Les  douaniers  ronflant  sous  leurs  toits  de  roseaux. 


Nous  vivions  là,  pareils  aux  pinsons  dans  les  branches, 
Savourant  le  plaisir  d'échanger  sans  rancœur, 
Dans  le  laisser-aller  des  intimités  franches, 
Même  l'humble  sequin  contre  l'or  pur  du  cœur. 


Tous  les  soirs  —  je  veux  bien  qu'on  m'en  ridiculi 
Avant  le  couvre-feu,  solitaires  passants, 
Nous  poussions  doucement  la  porte  de  l'église 
Pour  aller  devant  Dieu  rêver  aux  chers  absents. 


Je  vois  planer  d'ici,  sur  notre  front  qui  penche, 
L'ombre  des  hautes  nefs  au  solennel  décor. . . 
Sereine  émotion  de  l'âme  qui  s'épanche, 
Jamais  je  ne  t'avais  si  bien  comprise  encor  ! 


—  71  — 

Enfin,  avec  le  jour  qui  tombe,  arrivait  l'heure 

Des  récits  merveilleux  aimés  du  paysan  : 

Et  le  conte  naïf,  la  légende  qui  pleure 

Nous  prêtaient  tour  à  tour  leur  charme  séduis;.'  nt. 


Puis,  au  travail  !  Ou  bien,  causerie  en  famille, 
Prolongée  au  milieu  du  silence  des  nuits, 
Pendant  qu'un  rossignol  perdu  dans  la  charmille 
Modulait  sa  chanson  d'allégresse  ou  d'ennuis. 


Alors,  tandis  qu'au  vol  des  vagues  fantaisies, 
Nous  chassions  la  chimère  aux  attraits  persifleurs, 
Que  de  fois  la  clé  d'or  des  chastes  poésies 
Nous  ouvrit  les  jardins  de  l'Idéal  en  fleurs  ! 


Ce  temps  est  loin  déjà  ;  l'aunée  aux  pas  rapides 
A  quatre  fois,  depuis,  tourné  son  sablier  ; 
Mais  ces  longs  jours  sereins  et  ces  beaux  soirs  limpides, 
Mon  cœur,  tout  vieux  qu'il  est,  ne  peut  les  oublier. 


—  72  — 

Leur  fantôme  me  suit  comme  une  ombre  fidèle  ; 
Et  mon  rêve  là-bas  retourne  à  chaque  instant, 
Comme  l'oiseau  qu'Avril  ramène  à  tire-d*aile 
Vers  l'ancien  nid  témoin  des  doux  amours  d'antan. 


Merci,  cher  bon  vieux  bourg,  pour  ces  beaux  reflets  roses 
Dont  se  pare  mon  ciel  trop  souvent  obscurci  : 
—  Hélas  !  qui  ne  gémit  sous  l'ongle  des  névroses  ?  — 
Pour  ces  souvenirs-là,  cher  bon  vieux  bourg,  merci  ! 

Et  toi,  noble  Bretagne,  aïeule  au  cœur  de  chêne, 
Toi  qui  n'as  qu'un  drapeau,  qu'une  âme  et  qu'un  autel, 
Toi  dont  l'antique  histoire  est  une  longue  chaîne 
Où  chaque  chaînon  porte  un  cachet  immortel  ; 

Mère  !  tu  sais  combien  j'aime  tes  vastes  landes, 
Tes  bois,  tes  monumeuts,  tes  forêts  de  menhirs, 
L'essaim  mystérieux  de  tes  vieilles  légendes . . . 
A  toi  surtout,  merci  pour  ces  chers  souvenirs  ! 


TANCES 


A    MOU   LE   CïI.WolNK    imrCHER 


A  Voccaswn  dx  soixantième  aiinircrsuirr  de  -son  ordination. 


J'ai  vu,  dans  la  prairie,  un  chêne  aux  vastes  branches, 
Qui,  sous  le  bleu  du  ciel,  offrait,  les  bras  ouverts, 
Aux  corbeaux  croassants  comme  aux  colombes  blanches 
L'asile  hospitalier  de  ses  grands  dômes  verts. 


Sous  ses  rameaux  touffus  flottaient  des  ombres  douces  ; 
Et,  quand  midi  flambait,  largement  abrité, 
Maint  troupeau,  sommeillant  dans  la  fraîcheur  des  mousses, 
Sous  sa  voûte  oubliait  les  ardeurs  de  l'été. 


Il  était  vieux  ;  pourtant  rage,  dont  l'aile  égrène 
Le  feuillage  du  chêne  et  la  fleur  du  glaïeul, 
N'avait  mis  qu'un  surcroît  de  majesté  sereine 
A  sa  cime  imposante  ainsi  qu'un  front  d'aïeul. 


La  sève  des  puissants  filtrait  sous  son  écorce  ; 
Pourtant,  quand  la  rafale  ébranlait  ses  arceaux, 
Le  vieux  géant  n'avait  —  suave  dans  sa  force  — 
Que  des  murmures  doux  comme  un  chant  de  berceaux. 


Le  colosse  avait  eu  ses  jours  sombres  ;  l'orage 
Avait  parfois  sur  lui  déchaîné  ses  Titans  ; 
Mais  l'averse  en  fureur  n'avait  pu,  dans  sa  rage, 
Que  laver  sur  son  tronc  la  poussière  du  temps. 


Tous  les  petits  oiseaux  l'aimaient  ;  sous  sa  feuillue. 
Grives  et  rossignols,  mésanges  et  pinsons, 
Penchés  au  bord  des  nids,  de  l'aube  à  la  veillée, 
Lui  payaient  leur  écot  en  joyeuses  chansons. 


—  75  — 

Et  le  grand  chêne,  droit  comme  un  vieillard  auguste, 
La  tête  dans  l'azur,  les  bras  au  firmament, 
Semblait  sourire  au  ciel  qui  l'avait  fait  robuste, 
Et  bénir  le  Très-Haut  de  l'avoir  fait  clément  ! 


Ah  !  je  voudrais  avoir  la  sagesse  d'un  mage 
Et  la  voix  d'un  prophète  —  oui,  moi,  l'humble  fourmi 
Pour  vous  dire  en  ce  jour  :  Ce  chêne  est  votre  image, 
O  saint  prêtre  de  Dieu,  mon  vénérable  ami  ! 


Toujours  jeune  et  debout  dans  votre  grâce  austère, 
Le  cœur  ouvert  à  tous,  même  aux  malicieux, 
Si,  comme  lui,  vos  pieds  touchent  encor  la  terre, 
Vous  avez  comme  lui  la  tête  dans  les  cieux. 


Comme  lui,  vous  avez  de  tranquilles  retraites  ; 
Comme  l'ombre  et  le  frais  qu'il  ménage  aux  troupeaux, 
Vous  versez  le  trésor  de  vos  bontés  discrètes 
A  tous  les  affamés  de  calme  et  de  repos. 


Comme  lui,  vous  avez  vu  bien  des  soleils  naître  ; 
Sur  votre  front  serein  tout  près  d'un  siècle  a  lui 
Vous  n'avez  pas  vieilli,  car  vous  étiez,  ô  prêtre  ! 
Puissant  comme  le  chêne  et  vaillant  comme  lui. 


Il  eut  son  temps  d'épreuve  et  vous  eûtes  le  vôtre  : 
Mais  les  assauts  jamais  n'ont  fait  vos  pas  tremblants  ; 
Et  l'orage  n'a  mis,  sur  votre  front  d'apôtre, 
Qu'un  reflet  d'arc-en-ciel  dans  vos  beaux  cheveux  blancs. 


Vous  aussi  vous  avez  de  fécondes  ramures, 
Dont  la  frondaison  vierge  a  bercé  bien  des  nids  ; 
Autour  de  vous  aussi  montent  bien  des  murmures, 
Chants  d'amour  de  tous  ceux  que  vous  avez  bénits  ! 


Le  petit  vous  révère  et  le  grand  vous  honore  ; 
Laissez  votre  cœur  battre  et  votre  œil  rayonner  ; 
Car,  s'il  fut  des  ingrats,  votre  âme  les  ignore  : 
Les  forts  sont  indulgents  et  savent  pardonner. 


Pardonner  et  bénir,  voilà  le  double  rôle 
Auquel  votre  existence  entière  s'immola  ; 
Et  si  jamais  fardeau  n'a  courbé  votre  épaule, 
C'est  qu'elle  était  de  fer,  car  vos  œuvres  sont  là  ! 


Soixante  ans,  votre  voix  ardente  a  fait  entendre 
L'éternelle  parole  aux  hommes  ;  soixante  ans, 
Votre  main,   ô  pasteur  —  infatigable  et  tendre  - 
Versa  le  sang  du  Christ  sur  les  cœurs  repentants 


Soixante  ans,  vous  avez,  pendant  le  saint  office, 
En  prononçant  les  mots  que  Dieu  même  dicta, 
Renouvelé  pour  nous  le  divin  sacrifice 
Qui  racheta  le  monde  aux  flancs  du  Golgotha. 


Soixante  ans,  vous  avez  relevé  qui  succombe  ; 
Soixante  ans,  on  vous  vit  au  chevet  du  mourant 
Soixante  ans,  vous  avez  suivi  jusqu'à  la  tombe 
La  dépouille  de  ceux  que  la  mort  nous  reprend. 


Soixante  ans,   vous  avez  de  vos  mains  paternel 
Bénit  l'anneau  sacré  qui  joint  les  épousés  ; 
Et  je  vois  devant  moi,  s'essuyant  les  prunelles, 
Des  vieillards  que  jadis  ces  mains  ont  baptisés  ! 


Du  pauvre  et  du  petit  vous  prîtes  la  défense  ; 
Et  nos  regards,  d'ici  peuvent  apercevoir, 
Construit  par  votre  zèle,  un  asile  où  l'enfance 
Va  puiser  la  science  aux  sources  du  devoir. 


Et  toujours  à  l'affût,  et  toujours  sur  la  brèche, 
Dans  tous  les  bons  combats  à  vaincre  toujours  prêt, 
On  vous  a  vu  saisir  la  cognée  et  la  bêche 
Pour  guider  le  colon  au  fond  de  la  forêt. 


Dans  tous  les  droits  sentiers  poursuivant  votre  marche, 
De  nos  oints  du  Seigneur  vénérable  doyen, 
Vous  sûtes  ajouter  au  nom  du  patriarche 
Celui  du  patriote  et  du  grand  citoyen  ! 


Oh  !  lorsque  vous  jetez  un  coup  d'œil  en  arrière, 

Vaillant  soldat  du  bien,  vétéran  des  autels, 

Et  que  vous  remontez  votre  longue  carrière 

En  comptant  vos  labeurs  et  leurs  fruits  immortels, 


Daus  cette  vaste  enceinte  où  chacun  vous  acclame 
Et  devrait  s'incliner  pour  baiser  vos  genoux, 
Quel  sentiment  ému  doit  envahir  votre  âme  ! 
Quel  joyeux  Te  Deum  doit  retentir  en  vous  ! 


Oh  !  laissez-vous  aller  à  ces  transports  suprêmes  ; 
Savourez  les  fruits  mûrs  de  vos  efforts  vainqueurs  : 
Cette  émotion-là,  nous  la  sentons  nous-mêmes  ; 
Ce  Te  Deum  d'amour  chante  aussi  dans  nos  cœurs  ! 


Près  de  vous,  ce  matin,  à  genoux  dans  son  temple, 
Au  Dieu  qui  récompense  et  fait  les  jours  nombreux, 
Nous  avons  dit  merci  pour  le  sublime  exemple 
Que  les  vôtres  plus  tard  laisseront  derrière  eux. 

6 


—  80  — 

Et  nous  l'avons  prié  pour  que  le  noble  chêne, 
Bravant,  longtemps  encor,  les  destins  courroucés, 
Reste  pour  nous  l'espoir  de  la  saison  prochaine. 
Après  avoir  été  l'orgueil  des  jours  passés. 


POUR    UNE    DOUBLE    NOCE 


A  Mm<?s  Foster  et  Wonham. 


Je  me  souviens  du  temps  charmant,  mesdemoiselles  — 
Ou  mesdames  plutôt  —  du  temps  où  j'ai  counu 
Deux  frais  petits  minois  au  sourire  ingénu 
Blonds,  gracieux,  bouclés- — têtes  d'anges  sans  ailes 


Nul  papillon  n'était  plus  léger  dans  son  vol. 
On  s'arrêtait  pour  voir  leurs  courses  enfantines  ; 
Et,  quand  tintait  le  son  de  leurs  voix  argentines, 
Chacun  croyait  entendre  un  chant  de  rossignol. 


—  82  — 

Leur  sourire  éclairait  comme  un  rayon  d'aurore  ; 
Leur  regard  calme  et  pur  reflétait  le  ciel  bleu  ; 
Et,  si  je  vous  disais  qu'ils  m'aimaient  bien  un  peu, 
Vous  me  pardonneriez  de  l'espérer  encore. 


Le  toit  qui  les  couvrait  m'a  souvent  abrité. 
C'était  un  beau  manoir  avec  pelouse"  verte. 
J'y  reçus  bien  des  fois,  sur  la  porte  entr'ouverte, 
Le  serrement  de  main  de  l'hospitalité. 


C'était  bien  loin  d'ici,  là-bas,  à  la  campagne. 
En  me  voyant  venir,  on  accourait  dehors  ; 
Et  la  franche  amitié  qui  m'accueillait  alors 
Me  grise  encor  le  cœur  comme  un  bon  vin  d'Espagne. 


Dieu  leur  avait  donné,  comme  à  ceux  qu'il  bénit, 
Des  parents  dont  les  vœux  avaient  su  se  comprendre 
Et  l'on  voyait  sur  eux  leur  tendresse  s'étendre 
Comme  une  aile  d'oiseau  veillant  au  bord  du  nid. 


—  S3  — 

Qu'ils  sont  nobles  et  saints,  ces  mariages  d'âmes  ! 
Us  font  la  maison  douce  et  les  enfants  aimés.  .  . 
Ces  petits  chérubins  qui  nous  ont  tant  charmés, 
Vous  les  reconnaissez,  car  c'étaient  vous,  mesdames. 


Aux  jours  de  grande  fête,  on  ne  manquait  jamais 
De  m'offrir  une  part  de  la  gaîté  commune, 
Poète  de  vingt  ans,  sans  nom  et  sans  fortune, 
N'ayant  que  des  chansons  pour  tous  ceux  que  j'aimais. 


Vous  ouvriez  pour  moi  le  cercle  de  famille  ; 

Des  liens  bien  puissants  paraissaient  nous  unir.  . . 

Peut-être  en  avez-vous  perdu  le  souvenir, 

Quand  l'enfant  fit  plus  tard  place  à  la  jeune  fille. 


Quoi  qu'il  en  soit  pourtant  —  je  le  dis  entre  nous  : 
Pour  faire  un  bon  récit  on  ne  doit  rien  omettre  — 
Tout  absurde  que  c'est,  il  vous  faut  bien  admettre 
Que  vous  avez  souvent  sauté  sur  mes  genoux. 


—  Si  - 

De  ces  choses,  plus  tard,  les  femmes  se  défendent . . . 
Mais  j'aurais  tort,  au  fond,  de  m'en  enorgueillir, 
Car  tout  cela  me  fait  terriblement  vieillir, 
Surtout  lorsque  je  songe  aux  maris  qui  m'entendent. 


Les  maris  !.  .  .  Oui,  c'est  vrai  ;  —  des  anges  d'autrefois, 
Je  me  dis  en  chantant  le  doux  épithalame, 
Qu'entre  l'aimable  enfant  et  la  charmante  femme, 
Il  n'est  que  le  mari  pour  oser  faire  un  choix. 


Pour  moi,  je  n'ose  pas  l'entreprendre,  et  pour  cause 
Mais,  sans  vouloir  risquer  un  fade  compliment, 
Une  main  sur  le  cœur  je  dirai  seulement  : 
J'aimais  tant  le  bouton,  que  doit  être  la  rose  ? 


Mais  pourquoi  remonter  le  flot  du  souvenir  ? 
Chaque  page  ici-bas  —  étape  de  la  vie  — 
Sitôt  le  feuillet  lu,  par  un  autre  est  suivie. . . 
Nous  aimions  le  passé  :  saluons  l'avenir  ! 


—  85  — 

Oui,  mesdames,  partez  pour  l'étape  nouvelle. 
Au  bras  de  vos  époux  nos  souhaits  vous  suivront. 
Pour  vous,  en  ce  beau  jour,  un  monde  se  révèle  : 
Laissez  par  d'autres  fleurs  se  parer  votre  front. 


Et  puis,  tenez,  la  plus  douce  de  mes  chimères, 

Après  le  déjeuner  des  noces  d'aujourd'hui, 

Ce  sera  de  pouvoir  assister  à  celui 

De  vos  petits-enfants . . .  quand  vous  serez  «rand'mères. 


(Même  sujet) 


A  MON  AMI  M.  LE  SENATEUR  L.-O.  DAVID, 


A  l'occasion  du  mariage  de  ses  deux  filles 


Mmes  B.  Rainville  et  R.  Clerk. 


Le  bon  Dieu,  qui  mêla  les  épines  aux  roses, 
Mit  un  regret  dans  tout  ce  que  les  hommes  font. 
Les  jours  les  plus  joyeux  ont  leurs  heures  moroses 
Nulle  coupe  qui  n'ait  un  peu  de  lie  au  fond. 


La  tristesse  est  la  sœur  jumelle  de  la  joie. 
Et  malgré  moi,  toujours,  mou  front  se  rembrunit. 
Quand  je  vois  par  hasard  un  oiseau  qui  déploie 
Pour  la  première  fois  son  aile  au  bord  du  uid. 


Aujourd'hui,  pour  nous  tous,  c'est  jour  de  grande  fête 
A  ce  foyer  béni  l'heure  vient  de  sonner, 
Où  l'on  voudrait  qu'enfin  le  vol  du  temps  s'arrête, 
Pour  laisser  à  loisir  quatre  fronts  rayonner. 


Jour  d'ivresse  pieuse  et  de  chaste  allégresse, 
Où,  d'un  lien  sacré  joignant  des  cœurs  aimants, 
L'Ange  des  bonheurs  purs,  d'une  double  caresse, 
A  comblé  les  espoirs  de  deux  couples  charmants 


Ils  s'aiment. . .  Nul' besoin  que  la  bouche  profère 
Les  serments  que  ces  cœurs  échangent  deux  à  deux. 
Ils  s'aiment...  c'est  assez  pour  dorer  l'atmosphère 
De  joie  et  de  parfums  qu'on  respire  autour  d'eux. 


—  89  — 

L'aile  du  temps  pour  eux  ne  va  pas  assez  vite  ; 
Voyez  !  de  les  distraire  on  essaierait  en  vain  ; 
C'est  le  bonheur  qui  passe,  et  du  doigt  les  invite  : 
Laissons-les  s'envoler  dans  leur  rêve  divin. 


Oui,  partez  deux  à  deux,  partez,  belle  jeunesse  ! 
Que  pour  vous  l'avenir  se  tisse  de  fils  d'or  ! 
Qu'après  un  jour  heureux  un  autre  jour  renaisse, 
Heureux  comme  la  veille,  ou  plus  heureux  encor 


Embrassons-nous,  partez,  car  l'heure  est  fugitive  ! 

Et  ne  détournez  pas  vos  regards  en  chemin, 

De  peur  d'apercevoir  une  larme  furtive 

A  l'œil  des  êtres  chers  qui  seront  seuls  demain  ! 


A  Mme  ALBANI 


A  l'occasion  dt  son 


rt  de  charité  à  Québec,  le  1S  mai  1890. 


N'est-ce  pas,  Albani  —  lorsque  tu  provoquais 
Ces  applaudissements  qui  font  tressaillir  l'âme  — 
Que  tu  t'es  dit  :  —  Ce  bruit,  ces  bravos,  ces  bouquets, 
C'est  la  Patrie  heureuse  et  fière  qui  m'acclame  ? 


Et  n'est-ce  pas  qu'aussi  jamais  tu  ne  rêvas, 

Sur  ta  route  —  chemin  de  rose  et  d'améthiste  — 

Accueil  enthousiaste  et  concert  de  vivats 

Mieux  faits  pour  enivrer  et  la  femme  et  l'artiste  ? 


Oh  !  oui,  t'est  la  Patrie  ;  et  même  plus  encor  ! 
Car,  sur  Ton  front  nimbé  que  la  gloire  environne, 
Tu  vois  Québec,  la  ville  au  merveilleux  décor, 
Venir  poser  ce  soir  sa  plus  fraîche  couronne. 


Et  —  tu  le  sais  —  ailleurs,  si  d'un  éclat  plus  beau 
La  richesse  a  doré  de  plus  vastes  coupoles, 
Québec,  du  sol  sacré  vénérable  lambeau, 
Est  encor  la  plus  chère  entre  nos  métropoles. 


Des  plaines  d'Abraham  aux  clochers  de  Saint-Rochr 
On  la  verra  toujours,  par  nulle  autre  éclipsée, 
Superbement  drapée  en  son  manteau  de  roc, 
Du  pays  des  aïeux  sentinelle  avancée  ! 


Sa  gloire  est  une  chaîne  aux  immortels  anneaux  ; 
C'est  la  ville  des  preux  et  des  grands  coups  d'épée 
Et  quand  le  vent,  la  nuit,  siffle  dans  ses  créneaux, 
On  sent  passer  dans  l'air  des  souffles  d'épopée. 


—  93  — 

Oui,  Québec,  Albani,  c'est  la  cité  des  preux  ; 
Et  du  passant  ému  les  pas  deviennent  graves, 
S'il  songe  que  chacun  de  ces  pavés  poudreux 
A  mêlé  sa  poussière  à  la  cendre  des  braves. 


Québec,  c'est  le  foyer,  l'âtre  jamais  éteint 
Où  du  patriotisme  ardent  couve  la  flamme  ; 
Et  son  rocher  géant  qu'on  voit  dans  le  lointain, 
C'est  le  mât  du  navire  où  flotte  l'oriflamme. 


Ailleurs,  c'est  l'avenir  ;  Québec  c'est  le  passé  ; 
Sur  ses  frontons  témoins  de  luttes  légendaires, 
A  cent  noms  de  héros  se  mêle  entrelacé 
Celui  de  nos  Dantons  et  de  nos  Lacordaires. 


Et  puis,  reflet  serein  des  choses  d'autrefois, 
La  Poésie  et  l'Art  planent  dans  son  enceinte  : 
Pour  nous  tous,  c'est  Athène  et  La  Mecque  à  la  fois, 
La  ville  académique  avec  la  ville  sainte. 


—  94  — 

Son  forum,  tour  à  tour  pacifique  et  guerrier, 
A  la  teute  d'Achille  et  le  salon  cTHorace  ; 
Mais,  que  brille  en  sa  main  la  palme  ou  le  laurier, 
Dans  sa  poitrine  bat  le  cœur  de  notre  race. 


Enfin,  c'est  le  berceau  béni  des  anciens  jours  ; 
Le  patrimoine  auquel  le  sang  même  nous  lie. 
Quand  on  l'aime  une  fois  on  l'adore  toujours  ; 
Et  quand  on  l'a  connu  jamais  on  ne  l'oublie. 


Or,  c'est  Québec  entier,  ô  notre  illustre  enfant, 
Qui  vient,  ce  soir  —  bonheur,  hélas,  bien  éphémère 
Ivre  d'enthousiasme  et  le  cœur  triomphant, 
T'offrir  en  sa  fierté  son  doux  baiser  de  mère. 


Orgueilleuse  de  ses  souvenirs  immortels  ; 
Elle  salue  en  toi  sa  gloire  rajeunie  ; 
Et  ses  muses  en  chœur  désertent  leurs  autels, 
Pour  rendre  un  solennel  hommage  à  ton  s;énie. 


—  95  — 

Tu  passes  parmi  nous  comme  une  vision  ; 
Mais  ton  pays  auquel  tant  d'amour  te  rattache, 
Ce  soir,  te  remercie  avec  effusion 
D'avoir  porté  si  loin  son  nom,  pur  et  sans  tache. 

Car,  si  courbé  qu'il  soit  devant  le  dieu  Dollar, 
Le  monde,  qu'un  besoin  d'idéal  vierge  affame, 
En  acclamant  chez  toi  la  prêtresse  de  l'Art, 
S'incline  aussi  devant  la  vertu  de  la  femme. 

Aussi,  chère  Albani,  dans  uns  moments  troublés 
Par  les  brandons  en  feu  de  l'âpre  politique, 
Dès  que  ta  voix  répond  aux  rappels  redoublés, 
Tout   s'oublie,   excepté   l'instinct   patriotique.    (8) 

Quand  l'orage  a  brouillé  l'eau  de  son  clair  bassin, 
La  source  jusqu'au  fond  s'obscurcit  et  se  voile  ; 
Mais  qu'une  étoile  d'or  se  penche  sur  son  sein, 
La  surface  s'éclaire  et  réfléchit  l'étoile  ! 


A    PAMPHILE     LE  MAY 


A  l'occasion  de  son  couronnement  par  l'université  Laval. 


Poète,  on  t'applaudit  !  poète,  on  te  couronne  ! 

Le  laurier  du  vainqueur  sur  ta  tête  rayonne  ; 

Le  passant  jette  à  flots  des  fleurs  sur  ton  chemin 

Au  tournoi  de  la  lyre  on  t'a  cédé  l'arène  ; 

Ta  muse  à  ses  rivaux  sourit  en  souveraine  : 

Et  je  ne  suis  plus  là  pour  te  serrer  la  main  ! 


Pourtant,  naguère  encor,   suivant  la  même  étoile, 
Nous  n'avions  qu'une  nef,  nous  n'avions  qu'une  voile 
Nos  luths  comme  nos  cœurs  vibraient  à  l'unisson. 
Poètes  de  vingt  ans,  c'étaient  luttes  sans  trêve  : 
C'était  à  qui  de  nous  ferait  le  plus  beau  rêve, 
C'était  à  qui  ferait  la  plus  belle  chanson. 


Nous  rêvions,  nous  chantions,  —  c'était  là  notre  vie. 

Et,  rivaux  fraternels,  sans  fiel  et  sans  envie, 

A  la  muse  des  vers  nous  faisions  notre  cour. 

Tu  charmais  les  zéphyrs,  je  narguais  la  bourrasque  ; 

Et  nous  voguions  tous  deux,  toi  songeur,  moi  fantasque, 

L'âme  ivre  de  printemps,  de  soleil  et  d'amour. 


Nos  soirs  étaient  sereins,  nos  matins  étaient  roses, 
Tout  était  calme  et  pur  ;  nuls  nuages  moroses 
N'estompaient  l'horizon  —  ô  présage  moqueur  ! 
J'aimais. . .  et  je  croyais  à  l'amitié  fidèle  ; 
Tout  me  parlait  d'espoir,  quand  le  sort,  d'un  coup  d'aile, 
Brisa  mes  rêves  d'or,  ma  boussole  et  mon  cœur  ! 


L'orage  m'emporta  loin  de  la  blonde  rive 

Où  ton  esquif  flottait  toujours  à  la  dérive, 

Bercé  par  des  flots  bleus  pleins  d'ombrages  mouvante. 

Et  depuis,  ballotté  par  la  mer  écumante, 

Hochet  de  l'ouragan,  jouet  de  la  tourmente, 

J'erre  de  vague  en  vague  à  la  merci  des  vents. 


Oui,  je  suis  loin,  ami  !  mais  parfois  les  rafales 
M'apportent  des  lambeaux  de  clameurs  triomphales 
Et  j'écoute,  orgueilleux,  ton  nom  que  l'on  redit. . . 
Alors  je  me  demande,  en  secret,  dans  mon  âme, 
Si  tu  songes  parfois,  quand  la  foule  t'acclame, 
A  celui  qui  jadis  tant  de  fois  t'applaudit. 


Chicago,  octobre 


SUR   LA   TOMBE   DE   CADIEUX. 


In  endless  night,  they  sleep.  unwept,  unknown. 
Thomas  Moobe. 


Sur  un  îlot  désert  de  l'Ottawa  sauvage, 
Le  voyageur  découvre,  à  deux  pas  du  rivage, 
Un  tertre  que  la  ronce  achève  de  couvrir  : 
Un  jour  quelqu'un,  ici,  s'arrêta  pour  mourir. 

L'humble  tombe  des  bois  n'a  ni  grille  ni  marbre  ; 

Mais,  poète  naïf,  à  l'écorce  d'un  arbre 

Cet  étrange  mourant  confia  son  secret, 

Et  dit,  sa  plainte  amère  au  vent  de  la  forêt. 

La  légende  a  doré  cette  histoire  touchante  : 

L'arbre  n'est  plus  debout  ;  mais  le  peuple  qui  chante, 

Bien  souvent,  au  hameau,  fredonne  en  soupirant 

La  complainte  qu'alors  chanta  Cadieux  mourant. 


O  sinistre  Ottawa,  combien  de  sombres  drames 
Dieu  n'a-t-il  pas  écrits  dans  le  pli  de  tes  lames 
Et  sur  les  flancs  rugueux  de  tes  âpres  récifs  ! 
Dans  les  ombres  du  soir,  combien  de  cris  plaintifs. 
Combien  de  longs  sanglots,  combien  de  plaintes  vagues 
Ne  se  mêlent-ils  pas  aux  clameurs  de  tes  vagues  ? 
Ah  !  c'est  que,  sous  tes  flots  et  dans  tes  sables  mous, 
Bien  des  corps  délaissés  dorment  dans  tes  remous  ! 

Ceux-là  n'ont  pas  même  eu  leurs  quelques  pieds  de  terre: 
Leur  linceul  est  l'oubli  ;  leur  tombe  est  un  mystère. 
Jamais,  au  fond  des  bois,  le  touriste  rêvant 
Ne  lira  leurs  adieux  sur  le  bouleau  mouvant  ; 
Et,  le  soir,  au  foyer,  nulle  voix  printanière 
Ne  mêlera  leurs  noms  aux  chants  de  la  chaumière. 
Pour  eux  nuls  souvenirs,  nul  bruit  de  pas  aimés. .  . 
Dans  vos  tombeaux  errants,  pauvres  perdus,  dormez  ! 


NOUVELLE   ANNÉE 


Tempus  edax  rerum. 


Vents  qui  secouez  les  branches  pendantes 
Des  sapins  neigeux  au  front  blanchissant  ; 
Qui  mêlez  vos  voix  aux  notes  stridentes 
Du  givre  qui  grince  aux  pieds  du  passant  ; 


Nocturnes  clameurs  qui  montez  des  vagues, 
Quand  l'onde  glacée  entre  en  ses  fureurs  ; 
Bruits  sourds  et  coufus,  rumeurs,  plaintes  vague» 
Qui  troublez  du  soir  les  saintes  horreurs  ; 


—  104  — 

Craquements  du  froid,  murmures  des  ombres, 
Frissons  des  forêts  que  l'hiver  étreint, 
Taisez-vous  !. . .  Du  haut  des  vastes  tours  sombres, 
La  cloche  a  jeté  ses  sanglots  d'airain  ! . . . 


Voix  mystérieuse  au  fond  du  ciel  blême, 
Le  bronze  a  sonné  douze  coups,  —  minuit 
C'est  le  dernier  mot,  c'est  l'adieu  suprême 
Que  le  présent  jette  au  passé  qui  fuit. 


Minute  fatale,  insensible  étape, 
Rapide  moment  sitôt  emporté, 
Cet  instant  qui  naît  et  qui  nous  échappe 
A  fait  faire  un  pas  à  l'Eternité  ! 


Plus  prompt  que  l'éclair  ou  l'oiseau  qui  vole, 
Ce  temps  qu'on  dépense  en  vœux  superflus, 
Ce  temps  qu'on  gaspille  en  calcul  frivole, 
Quand  on  va  l'atteindre,  il  n'est  déjà  plus  ! 


—  105  — 

Un  an  vient  de  fuir,  un  autre  commence. 
Penseurs  érudits,  raisonneurs  subtils, 
Vous  qui  disséquez  la  nature  immense, 
Ces  ans  qui  s'en  vont,  dites,  où  vont-ils  ? 


Us  vont  où  s'en  va  tout  ce  qui  s'effondre  ; 
Où  vont  nos  destins  à  peine  aperçus  ; 
Dans  l'abîme  abrupt  où  vont  se  confondre 
Avec  nos  bonheurs  nos  espoirs  déçus  ; 


Us  vont  où  s'en  va  la  vaine  fumée 
De  tous  nos  projets  de  gloire  et  d'amour 
Où  va  le  géant,  où  va  le  pygmée, 
L'arbre  centenaire  et  la  fleur  d'un  jour  ; 


Où  vont  nos  sanglots  et  nos  chants  de  fête, 
Où  vont  jeunes  fronts  et  chefs  tremblotants, 
Où  va  le  zéphyr,  où  va  la  tempête, 
Où  vont  nos  hivers,  où  vont  nos  printemps  !. 


—  106  — 

Temps  !  Eternité  !  mystère  insondable  ! 
Tout  courbe  le  front  devant  vos  grandeurs. 
Problème  effrayant,  gouffre  inabordable, 
Quel  œil  peut  plonger  dans  vos  profondeurs 


Atomes  sans  nom  perdus  dans  l'espace, 
Nous  roulons  sans  cesse  en  flots  inconstants  ; 
Seul  le  Créateur,  devant  qui  tout  passe, 
Immuable,  plane  au-dessus  des  temps. 


NUIT    D'ETE 


A  Mlle  Louise 


Quel  beau  soir  !   tout  riait  et  tout  chantait  en  chœur, 
Le  bois  et  la  prairie  et  la  vigne  et  mon  cœur. 

Arsène  Houssate. 


Vous  étiez  là,  Louise  ;  et  vous  savez  sans  doute 
Ce  que  mon  cœur  rêva  tout  le  long  de  la  route. 


C'était  un  soir  d'été,  calme  et  silencieux, 
Un  de  ces  soirs  charmants  qui  font  rêver  aux  cieux, 
Un  soir  pur  et  serein.     Les  vastes  solitudes 
Semblaient  prêter  l'oreille  aux  étranges  préludes, 
Aux  premiers  sons  perdus  du  sublime  concert 
Que  l'orchestre  des  nuits  dit  au  vent  du  désert. 


—  108  — 

Le  firmament  s'ornait  de  brillants  météores  ; 
La  brise  roucoulait  dans  les  sapins  sonores  ; 
Et  les  petits  oiseaux,  dans  le  duvet  des  nids, 
Murmuraient  la  chanson  de  leurs  amours  bénis  ! 


Vous  étiez  là,  Louise  ;  et  vous  savez  sans  doute 
Ce  que  mon  cœur  disait  tout  le  long  de  la  route. 


Les  arbres  du  chemin,  sous  les  baisers  du  vent, 
Secouaient  sur  nos  fronts  leur  éventail  mouvant 
De  feuilles,  où  perlaient  des  gouttes  de  rosée 
Qui  troublaient  du  ruisseau  la  surface  irisée  ; 
Et  tous  quatre,  égrenant,  sans  songer  au  sommeil, 
Des  heures  de  la  nuit  le  chapelet  vermeil, 
Nous  cheminions  gaîment  —  ô  bonheurs  éphémères  ! 
L'âme  dans  le  ciel  bleu,  le  front  dans  les  chimères. . . 
Et,  dans  l'enivrement,  j'écoutais  plein  d'émoi 
Les  chœurs  harmonieux  qui  s'éveillaient  en  moi. 


—  109 


Vous  étiez  là,  Louise  ;  et,  vous  savez  sans  doute 
Ce  que  mon  coeur  chantait  tout  le  long  de  la  route. 

* 

Soudain,  au  flanc  moelleux  d'un  nuage  qui  dort, 
La  lune,  dans  le  ciel,  montre  sa  corne  d'or. . . 
C'est  l'heure  des  adieux,  cette  heure  solennelle 
Où  l'Ange  des  regrets  emporte  sur  son  aile, 
Pour  que  notre  bonheur  ne  dure  pas  toujours, 
Les  rêves  de  jeunesse  et  les  serments  d'amours  ! 
Il  fallait  nous  quitter.  .  .  Longtemps  nous  hésitâmes, 
Comme  si  nous  laissions  quelque  part  de  nos  âmes. 
La  brise  du  matin  soufflait  dans  les  tilleuls  : 
Longs  furent  les  adieux  ;  —  puis  nous  revînmes  seuls. 

•  * 
Vous  n'étiez  plus  là,  non  ;  mais  vous  savez  sans  doute 
Que  mon  cœur  soupira  tout  le  long  de  la  route  ! 


A 
'7J  % 


PREMIERE    COMMUNION 


A  ma  petite  amie,  soledad  johanet,  de  Paris, 

et  à  ma  fille  .teanne 


A  SOLEDAD 


Le  beau  soleil  de  mai  rayonne, 
Et,  d'un  baiser  d'or,  dit  bonjour 
Au  bronze  saint  qui  carillonne 
Au  fond  des  grands  clochers  à  jour. 


—  112  — 

Une  foule  toute  fleurie 
Envahit  les  parvis  sacrés  ; 
Viens,  Soledad,  viens,  nia  chérie  ; 
C'est  Jésus  qui  nous  dit  :  —  Entrez  ! 


Il  t'attend  au  banquet  des  anges  ; 
Approche,  le  couvert  est  mis  ; 
Les  enfants,  les  fleurs,  les  mésanges, 
Tous  les  petits  sont  ses  amis. 


Les  cierges  brûlent,  l'orgue  chante, 
A  l'autel  fume  l'encensoir  ; 
La  voix,  qui  se  fait  plus  touchante, 
Te  dit  :  —  Ma  fille,  viens  t'asseoir  ! 


Ecoute  cet  appel  si  tendre  ; 
Obéis  à  la  douce  voix  ; 
C'est  Dieu  même  qui  vient  te  tendre 
La  main  pour  la  première  fois. 


—  113  — 

De  sa  croix  où  l'amour  le  cloue, 
Lui  l'Adorable,  lui  le  Saint, 
Il  veut  te  baiser  sur  la  joue  ; 
Il  veut  te  presser  sur  son  sein. 


Il  désire  être  à  toi . . .  Que  dis-je  ? 
Dans  son  amour  de  Tout-Puissant, 
Par  un  ineffable  prodige, 
Il  t'offre  son  corps  et  son  sang. 


Son  corps  qui,  d'un  gibet  immonde, 
Pour  pardonner  ouvre  les  bras  ! 
Son  sang  qui  racheta  le  monde, 
Et  coule  encor  pour  les  ingrats  ! 


Ce  corps,  ô  miracle  qui  touche  ! 
Ce  sang,  séraphique  liqueur, 
Ils  vont  descendre  sur  ta  bouche, 
Et  pénétrer  jusqu'en  ton  cœur. 


—  114  — 

Oui,  dans  ton  petit  cœur,  mignonne, 
Par  la  Foi  nos  yeux  entr'ouverts 
Vont  voir  flamboyer  la  couronne 
Du  monarque  de  l'univers. 


Ceux  qui  t'aiment  sont  là  qui  tremblent 
Devant  le  mystère  troublant. 
Ils  croient  voir  des  ailes  qui  semblent 
Palpiter  sous  ton  voile  blanc. 


Pour  bien  répondre  à  leur  tendresse, 
Ma  Soledad,  ouvre  au  Seigneur  ! 
Plonge-toi  dans  ta  sainte  ivresse, 
Abîme-toi  dans  ton  bonheur  ! 


Celui,  dont  la  grandeur  austère 
Se  courbe  aujourd'hui  sous  ton  toit, 
Te  donne  le  ciel  et  la  terre, 
Enfant,  puisqu'il  se  donne  à  toi. 


—  115  — 

Le  piètre  vient,  la  cloche  sonne, 
Voici  Dieu,  mon  ange,  à  genoux 
Tends-lui  ta  lèvre  qui  frissonne  ; 
Aime-le  bien  et  pense  à  nous  ! 


Prie  un  peu  pour  chaque  souffrance, 
Pour  l'incrédule  au  cœur  flétri, 
Pour  ta  famille  et  pour  la  France, 
La  grande  mère  au  sein  meurtri  ! 


Et  puis,  dans  ta  reconnaissance, 
Au  doux  Jésus  qui  t'aime  tant 
Offre  ta  candide  innocence, 
Et  le  bon  Dieu  sera  content. 


II 


A     JEANNE 


Près  de  toi,  ce  matin,  Jeanne,  chacun  s'empresse  ; 
On  te  choie,  on  t'embrasse  ;  et  ceux  que  tu  chéris, 
Pour  te  manifester  leur  joie  et  leur  tendresse, 
Ue  peuvent  pas  trouver  de  mots  assez  fleuris. 


Dès  l'aurore,  on  t'a  mise  en  belle  robe  blanche  ; 
Tu  devrais  te  sentir  radieuse  ;  et,  pourtant 
Ton  front  si  doux,  si  pur,  ainsi  qu'un  lys  qui  penche, 
.S'incline  tout  rêveur  sous  son  voile  flottant. 


—  117  — 

Je  comprends  :  aujourd'hui  les  choses  de  la  terre 
Ne  sauraient  captiver  ton  oreille  ou  tes  yeux  ; 
Tremblant  et  recueilli  devant  le  grand  mystère, 
Ton  cceur  se  ferme  au  monde  et  s'ouvre  pour  les  cieux. 


Ah  !  c'est  que,  tout  à  l'heure,  à  la  lueur  des  cierges, 
Au  parfum  de  l'encens,  au  bruit  des  saintes  voix, 
Tu  vas  rompre  le  pain  des  anges  et  des  vierges, 
Et  recevoir  ton  Dieu  pour  la  première  fois  ! 


Ton  Dieu,  le  Dieu  de  tous,  le  Tout-Puissant,  le  Maître 
Devant  qui  le  ciel  même  hésite  épouvanté, 
Le  Roi,  le  Saint  des  saints  !. . .  Et  ton  cher  petit  être 
S'émeut  d'effroi  devant  l'auguste  majesté. 


Tu  frémis  en  songeant  que  l'arbitre  du  monde, 
Que  le  souverain  Chef  qui  commande  en  vainqueur 
Aux  étoiles  des  cieux  comme  aux  gouffres  de  l'onde, 
Jeanne,  dans  un  instant,  va  descendre  en  ton  cceur. 


—  118  — 

Dieu,  pour  toi,  c'est  Celui  qui  d'un  mot  peut  dissoudre 
Et  plonger  au  néant  des  milliers  d'univers  ; 
C'est  le  mont  Sinaï  tout  couronné  de  foudre  ; 
C'est  le  grand  Juge  au  seuil  des  firmaments  ouvert*. 


Enfant,  détrompe-toi  !    Ne  tremble  pas,  espère  ! 
Dieu  n'est  pas  seulement  le  puissant  créateur  ; 
S'il  est  le  souverain,  il  est  aussi  le  père  ; 
Plus  encor  que  le  Maître,  il  est  le  bon  Pasteur. 


Il  s'éprend  de  pitié  devant  sa  créature  ; 
Les  humbles  sous  son  aile  ont  toujours  un  abri  ; 
C'est  la  grande  bonté  planant  sur  la  nature, 
L'universel  amour  sur  son  œuvre  attendri  ! 


Pour  son  immensité  tu  n'es  pas  trop  petite  ; 
Bergers  et  potentats  à  ses  yeux  sont  pareils  ; 
S'il  créa  l'astre,  il  fit  aussi  la  clématite  ; 
Le  brin  d'herbe  pour  lui  vaut  le  roi  des  soleils. 


—  119  — 

Il  a  fait  le  printemps,  la  lumière,  les  roses, 
Le  vol  de  l'hirondelle  et  le  chant  du  bouvreuil  ; 
Et  c'est  lui  qui,  charmante  entre  toutes  ces  choses, 
Fait  luire  en  ce  moment  cette  larme  à  ton  œil. 

Rassure-toi  ;  Jésus  est  un  Dieu  doux  et  tendre  ; 
Il  aime  à  se  pencher  sur  tous  les  cœurs  fervents  ; 
Et  puis,  n'a-t-il  pas  dit  —  heureux  qui  sait  l'entendre  1 
—  Laissez  venir  à  moi  tous  les  petits  enfants  ? 

A  genoux  !  ne  crains  rien,  souris  :  la  faute  d'Eve, 
Pour  ta  sainte  candeur  Dieu  l'efface  aujourd'hui  ; 
Car  la  communion,  c'est  uu  coin  qu'il  soulève 
Du  voile  qu'elle  a  mis  entre  la  terre  et  lui. 


Et  quand  il  touchera  ta  lèvre  diaphane, 
Que  tu  t'épancheras  dans  son  doux  entretien, 
Prie  un  peu  pour  celui  qui  voudrait  bien,  ô  Jeanne, 
L'aimer  avec  un  cœur  aussi  pur  que  le  tien  ! 


LA  FORÊT  CANADIENNE 


C'est  l'automne.    Le  vent  balance 
Les  ramilles,  et  par  moments 
Interrompt  le  profond  silence 
Qui  plane  sur  les  bois  dormants. 


Des  flaques  de  lumière  douce, 
Tombant  des  feuillages  touffus, 
Dorent  les  lichens  et  la  mousse 
Qui  croissent  au  pied  des  grands  fûts. 


122  

De  temps  en  temps,  sur  le  rivage, 
Dans  l'anse  où  Ta  boire  le  daim, 
Un  écho  s'éveille  soudain 
Au  cri  de  quelque  oiseau  sauvage. 


La  mare  sombre  aux  reflets  clairs, 
Dont  on  redoute  les  approches, 
Caresse  vaguement  les  roches 
De  ses  métalliques  éclairs. 


Et  sur  le  sol,  la  fleur  et  l'herbe, 
Sur  les  arbres,  sur  les  roseaux, 
Sur  la  croupe  du  mont  superbe, 
Comme  sur  l'aile  des  oiseaux. 


Sur  les  ondes,  sur  la  feuillée, 
Brille  d'un  éclat  qui  s'éteint 
Une  atmosphère  ensoleillée  : 
C'est  l'Eté  de  la  Saint-Marti 


—  123  — 

L'époque  où  les  feuilles  jaunies 
Qui  se  parent  d'un  reflet  d'or, 
Emaillent  la  forêt  qui  dort 
De  leurs  nuances  infinies. 


O  fauves  parfums  des  forêts  ! 

O  mystère  des  solitudes  ! 

Qu'il  fait  bon,   loin  des  multitudes, 

Rechercher  vos  calmes  attraits  ! 


Ouvrez-moi  vos  retraites  fraîches  ! 
A  moi  votre  dôme  vermeil, 
Que  transpercent  comme  des  flèches 
Les  tièdes  rayons  du  soleil  ! 


Je  veux,  dans  vos  sombres  allées, 
Sous  vos  grands  arbres  chevelus, 
Songer  aux  choses  envolées 
Sur  l'aile  des  temps  révolus. 


—  124  — 

Rêveur  ému,  sous  votre  ombrage, 
Oui,  je  veux  souvent  revenir, 
Pour  évoquer  le  souvenir 
Et  le  fantôme  d'un  autre  âge, 


J'irai  de  mes  jeux  éblouis, 
Relire  votre  fier  poème, 
O  mes  belles  forêts  que  j'aime  ! 
Vastes  forêts  de  mon  pays  ! 


Oui,  j'irai  voir  si  les  vieux  hêtres 
Savent  ce  que  sont  devenus 
Leurs  rois  d'alors,  vos  anciens  maîtres, 
Les  guerriers  rouges  aux  flancs  nus. 


Vos  troncs  secs,  vos  buissons, sans  nombre 
Me  diront  s'ils  n'ont  pas  jadis 
Souvent  vu  ramper  dans  leur  ombre 
L'ombre  de  farouches  bandits. 


—  125  — 

J'interrogerai  la  ravine, 
Où  semble  se  dresser  encor 
Le  tragique  et  sombre  décor 
Des  sombres  drames  qu'on  devine. 


La  grotte  aux  humides  parois 
Me  dira  les  sanglants  mystères 
De  ces  peuplades  solitaires 
Qui  s'y  blottirent  autrefois. 


Je  saurai  des  pins  centenaires, 
Que  la  tempête  a  fait  ployer, 
Le  nom  des  tribus  sanguinaires 
Dont  ils  abritaient  le  foyer. 


J'irai,  sur  le  bord  des  cascades, 
Demander  aux  rochers  ombreux 
A  quelles  noires  embuscades 
Servirent  leurs  flancs  ténébreux. 


—  126  — 

Je  chercherai,  dans  les  savanes, 
La  piste  des  grands  élans  roux 
Que  l'Iroquois,  rival  des  loups, 
Chassait  jadis  en  caravanes. 


Enhn,  quelque  biche  aux  abois, 
Dans  mou  rêve  où  Le  tableau  change, 
Fera  surgir  le  type  étrange 
De  nos  hardis  coureurs  des  bois. 


Et. . .  brise,  écho,  feuilles  légères, 
Souples  rameaux,  fourrés  secrets, 
Oiseaux   chanteurs,   molles  fougères 
Qui  bordez  les  sentiers  discrets. 


Bouleaux,  sapins,  chênes  énormes, 
Débris  caducs  d'arbres  géants, 
Rocs  moussus  aux  masses  difformes, 
Profondeurs  des  antres  béants. 


—  127  — 

Sommets  que  le  vent  décapite, 
Gorge  aux  imposantes  rumeurs, 
Cataracte  aux  sourdes  clameurs  : 
Tout  ce  qui  dort,  chante  ou  palpite. 


Dans  ses  souvenirs  glorieux 
La  forêt  entière  drapée, 
Me  dira  l'immense  épopée 
De  son   passé  mystérieux. 


Mais,  quand  mon  oreille  attentive 
De  tous  ces  bruits  s'enivrera, 
Tout  près  de  moi  retentira . . . 
Un  sifflet  de  locomotive  ! 


VERS  LUISANTS 


A  Mlle  Pauline  Guihal,  de  Nantes. 


J'aime  les  grands  chemins  de  France  —  ces  allées 
De  sable  fin,  on  l'or  mêle  son  clair  semis  — 
Qui  contournent  les  monts  et  longent  les  vallées, 
Dans  la  placidité  des  boas  endormis. 


Je  les  aime  surtout,  quand  les  ronces  des  haies 
Leur  font  comme  un  ourlet  de  vert  tendre,  où  reluit 
Au  soleil  du  matin  le  sang  des  rouges  baies, 
Et  que  des  fleurs  de  flamme  illuminent  la  nuit. 


—  130  — 

En  Bretagne,  souvent,  le  coup  d'œil  est  étrange. 
Dans  certains  soirs  obscurs,  pas  un  pli  de  gazon, 
Pas  un  creux  des  talus  que  la  bruyère  frange, 
Où  la  goutte  de  feu  ne  rutile  à  foison. 


Dans  le  genêt  doré,  sous  l'ajonc  d'énieraude, 
Partout  la  fleur  brûlante  allume  son  éclair  : 
C'est  un  essaim  vivant  d*étincelles  qui  rôde 
Dans  des  lueurs  d'aurore  et  de  firmament  clair. 


On  dirait  les  trésors,  éparpillés  dans  l'herbe, 
De  quelque  écrin  géant  répandu  sous  nos  yeux  ; 
Ou  plutôt  les  fragments  de  quelque  astre  superbe 
Qu'un  choc  terrible  aurait  égrené  dans  les  cieux. 


Ce  sont  des  vers  luisants.  Un  soir,  un  beau  soir  sombre 
Et  tiède  de  printemps  —  par  le  chemin  qui  dort  — 
Le  caprice  nous  vint  de  pourchasser  dans  l'ombre 
Le  vermisseau  trahi  par  son  écharpe  d'or. 


—  131  — 

Mon  amie  avait  fait  un  rets  de  sa  violette. . . 
—  Mon  amie  !. . .  oh  !  les  bons  souvenirs  printaniers  ! 
Et,  pendant  qu'au  hasard  je  faisais  la  cueillette, 
Le  blanc  filet  gardait  les  petits  prisonniers. 


J'allais  par-ci  par-là,  perpétrant  mes  rapines 
De  broussaille  en  broussaille  où  l'insecte  avait  lui, 
Jusque  sous  l'églantier  tout  hérissé  d'épines, 
Dont  la  griffe  souvent  vengeait  le  ver  et  lui. 


Et,  tout  en  fouillant  l'herbe  et  les  buissons  agrestes, 
Je  m'imaginais  voir  le  vol  vertigineux 
Des  planètes,  au  fond  des  profondeurs  célestes, 
Jalouser  le  lambeau  de  tissu  lumineux. 


Qu'ajouterai-je?  — Enfin,  moisson  d'étoiles  faite, 
Bras  dessus,  bras  dessous,  nous  rentrons  au  château  ; 
Tout  le  monde  applaudit,  et  la  petite  fête 
D'illumination  s'improvise  aussitôt. 


—  132  — 

Un  beau  parterre  est  là  devant  nous,  riche  nappe 
Où  le  printemps  a  mis  ses  plus  fraîches  couleurs  ; 
Le  voile  s'ouvre  :  un  flot  phosphorescent  s'échappe, 
Et  des  gerbes  de  feu  roulent  parmi  les  fleurs. 


L'effet  fut  radieux.     Les  recoins  les  plus  ternes 
S'éclairèrent  ;   c'était  —  spectacle   inattendu  — 
Comme  une  légion  de  petites  lanternes 
Sous  les  feuilles  cherchant  quelque  joyau  perdu. 


L'effet  fut  radieux  à  provoquer  l'extase  ; 
Les  pétales  bleu  ciel,  bronzés,  diamantés, 
Les  corolles  d'argent,  de  pourpre  et  de  topaze, 
Tout  fourmilla  soudain  de  magiques  clartés. 


C'étaient  des  lueurs  d'or,  des  chatoiements  de  bagues, 
Un  rayonnant  fouillis  des  plus  purs  incarnats, 
Des  reflets  opalins  aux  miroitements  vagues, 
Noyés  dans  la  rougeur  sanglante  des  grenats. 


L'air  était  doux,  le  soir  serein  :  nous  nous  assîmes 
En  face,  sur  un  vieux  banc  de  pierre  ;  et  longtemps, 
Le  regard  ici-bas,  mais  l'âme  sur  les  cimes, 
Nous  voguâmes  au  vol  des  rêves  inconstants  ; 


Cependant  que  la  nuit,  moins  sombre  et  moins  voilée, 

Nous  donnait,  par  moments,  l'illusion  de  voir 

Du  grand  dôme  d'azur  la  voûte  constellée 

Se  mirer  dans  les  fleurs  comme  dans  un  miroir. 


Le  lendemain,  hélas  !  —  ici-bas  tout  s'efface  — 
Lorsque,  le  soir  venu,  pour  savourer  encor 
Le  spectacle  charmant,  nous  vînmes  prendre  place, 
Il  ne  restait  plus  rien  du  féerique  décor. 


Plus  de  petits  follets  errants  !  Par  les  pelouses, 
Les  quinconces  épais,  les  cailloux  trébuchants, 
Et  le  réseau  feuillu  des  charmilles  jalouses, 
Les  lampyres  avaient  trouvé  la  clé  des  champs. 


Il  en  restait  à  peine  un  ou  deux  dont  la  flaninie 
Brillait  comme  à  regret,  tandis  que  nous  disions 
—  Voilà  bien  le  symbole  et  l'image  de  l'âme, 
Avec  ses  songes  d'or  et  ses  illusions  ! 


Tout  te  sourit  d'abord,  jeunesse  inassouvie  ; 
La  lumière  et  les  fleurs  couronnent  tes  festins  ; 
Mais  pour  le  cœur  qui  veut  recommencer  la  vie, 
S'il  reste  encor  des  fleurs,  les  flambeaux  sont  éteints 


A  UNE  JEUNE  FIANCEE 


La  veille  de  son  mariage. 


Un  jour,  Mademoiselle,  un  passant,  presque  un  vieux, 
Vint  s'asseoir  au  foyer  béni  de  votre  père, 
Et  —  vous  gardez  encor  ce  souvenir,  j'espère  — 
Fut  charmé  par  l'éclat  rêveur  de  vos  grands  yeux. 


Vous  étiez  une  enfant  folâtre,  un  peu  rebelle  ; 
Chacun  obéissait  quand  vous  disiez  :  je  veux  ! 
Et,  mutine,  écartant  le  flot  de  vos  cheveux, 
Vous  riiez  en  voyant  qu'on  vous  trouvait  si  belle. 


—  13C  — 

Je  vous  fis  quelque  peu  sauter  sur  mes  genoux  ; 
Mon  baiser  s'égara  dans  vos  boucles  soyeuses  ; 
Et,  malgré  mon  front  grave  et  vos  mines  joyeuses, 
Une  franche  amitié  s'établit  entre  nous. 


Elle  a  duré.     Plus  tard,  la  douce  jeune  fille, 
Rayonnante,  et  dans  tout  l'éclat  de  son  printemps, 
Remplaça  par  degrés  l'espiègle  de  sept  ans... 
Mais  je  restai  pour  elle  un  peu  de  la  famille. 


Je  vous  voyais  grandir,  hélas  !  presque  à  regret 
Et  pourtant  j'écoutais  d'une  oreille  ravie 
Monter  autour  de  vous  des  murmures  d'envie 
Contre  celui  qu'un  jour  votre  cœur  choisirait. 


Le  choix  est  fait  enfin.    L'âme  sœur  de  votre  âme 
A,  dans  un  jour  heureux,  croisé  votre  chemin  ; 
La  main  d'un  fiancé  s'est  mise  en  votre  main  ; 
Vous  n'êtes  plus  enfant  :  demain  vous  serez  femme 


—  137  — 

C'est  l'ordre  universel,  on  s'en  plaindrait  en  vain 
La  nature  en  tout  lieu  suit  sa  loi  souveraine  ; 
Après  le  frais  bouton  voici  la  fleur  sereine, 
De  qui  doit  à  son  tour  naître  le  fruit  divin. 


Oh  !  ne  l'oubliez  pas,  ee  jour  que  le  ciel  dore 
En  bénissant  l'hymen  de  deux  bonheurs  rêvés, 
Ce  jour  si  radieux,  hélas  !  vous  le  savez, 
L'ère  des  grands  devoirs  point  avec  son  aurore. 


Que  Dieu  jonche  de  fleurs  votre  nouveau  sentier  ! 
Qu'il  guide  votre  esquif  vers  des  rives  ombreuses  ! 
Et,  s'il  vous  faut,  pour  faire  envie  aux  plus  heureuses, 
Notre  vœu  le  plus  cher,  vous  l'avez  tout  entier  ! 


A  tous  les  saints  devoirs  vous  resterez  fidèle  : 
Vous  naquîtes  d'un  sang  qui  ne  saurait  déchoir  ; 
Et,  dans  la  mère  en  pleurs  qui  vous  bénit  ce  soir, 
De  toutes  les  vertus  vous  avez  le  modèle. 


—  138  — 

Allez,  soyez  aimée  !  et  songez  quelquefois 
Au  vieil  ami  d'autan,  qui,  paupière  mouillée, 
Avec  le  bon  papa,  le  soir,  à  la  veillée, 
Parlera  bien  souveut  du  bébé  d'autrefois. 


Celui  que  votre  cœur  aime  entre  tous  les  autres, 
Celui  qui  vous  enlève  au  doux  toit  paternel, 
E_n  se  liant  à  vous  par  un  mot  solennel, 
Va  —  loin  de  son  pays  —  devenir  un  des  nôtres. 


Qu'il  soit  le  bienvenu  !  Nous  aimons  à  genoux 
La  France  —  son  berceau  —  notre  France  sacrée. 
Et  nous  applaudissons  à  l'union  qui  crée 
Un  doux  lien  de  plus  entre  la  France  et  nous  ! 


A  MOX  PETIT-FILS 


Toi  que  la  vie  à  peine  effleure  de  son  aile  ; 
Toi  qui  de  l'innocence,  au  fond  de  ta  prunelle, 

Gardes  encor  l'éclat  vermeil  ; 
Enfant  !  toi  dont  les  jours  sont  pleins  de  douces  choses, 
Et  qui  ue  vois,  la  nuit,  que  des  chimères  roses 

Qui  se  penchent  sur  ton  sommeil  ! 

Toi  qui  goûtes  encor  les  tendresses  sans  nombre 
De  celle  devant  qui  s'effacent  comme  une  ombre 

Toutes  nos  amitiés  d'un  jour  ! 
Qui  de  purs  dévoûments  n'est  jamais  assouvie  ; 
Qui  nous  donne  son  âme,  et  qui  nous  fait  la  vie 

Douce  comme  un  baiser  d'amour  ! 


Toi  qui  sais  les  effets  sans  deviner  les  causes, 
Et  qui  souris  de  voir  nos  figures  morosi  s 

S'épanouir  à  tes  ébats  ; 
Toi  dont  le  cœur  est  comme  une  onde  transparente, 
Et  dont  la  foi  naïve  est  encore  ignorante 

Des  tristes  choses  d'ici-bas  ! 


Ecoute  !  il  est  un  temps  dans  l'existence  humaine, 
Où,  sous  le  lourd  fardeau  que  l'âge  nous  amène. 

Le  front  se  penche  soucieux  ; 
Où  le  cœur  se  flétrit,  où  l'âme  desséchée. 
Comme  une  pauvre  fleur  à  sa  tige  arrachée, 

S'effeuille  à  tous  les  vents  des  deux  ! 


Yn  temps  où  les  soucis,  de  leurs  ongles  arides, 
Sur  nos  traits  fatigués  ont  buriné  leurs  rides 

Au  milieu  d'étranges  pâleurs  ; 
Où  l'homme  mûr,  qui  sent  venir  sa  fin  prochaine, 
Traîne  derrière  lui  comme  une  immense  chaîne 

Dont  les  anneaux  sont  des  douleurs  ! 


Une  époque  où  souvent,  gémissante  et  blessée, 
Après  avoir  du  ciel  où  planait  sa  pensée 

Vu  fuir  les  blanches  visions. 
L'âme  humaine,  égarée  aux  détours  de  la  route, 
S'achemine  à  tâtons  dans  les  sentiers  du  doute, 

Veuve  de  ses  illusions  ! 


Tu  ne  sais  pas  encor  par  quel  triste  mystère 
On  rencontre,  parmi  les  puissants  de  la  terre, 

Tant  de  fronts  sombres  et  rêveurs.  .  . 
Crois-moi,  même  ceux-là  sont  peu  dignes  d'envie, 
Car  les  fruits  les  plus  beaux  de  l'arbre  de  la  vie 

Ont  souvent  d'amères  saveurs  ! 


Ah  !  si  l'ange  qui  tient  le  fil  des  destinées, 
A  jamais  suspendant  le  cours  de  tes  années, 

Pouvait,  d'un  arrêt  souveraiu. 
Eterniser  un  jour  sous  ta  paupière  humide 
Le  rayon  saint  et  pur  que  ton  âme  candide 

Fait  luire  dans  ton  œil  serein  ! 


—  142  — 

Si  tu  pouvais  garder  ton  enfance  suave  ! . . . 

Mais  tu  vieillis  aussi  ;  ton  front  devient  plus  grave  ; 

Bientôt  ta  raison  va  s'ouvrir 
Aux  secrets  d'ici-bas  qu'il  nous  faut  tous  connaître 
Tôt  ou  tard,  ô  mon  ange  !  —  et  ce  sera  peut-être 

Demain  à  ton  tour  de  souffrir  ! 


Mais  non  !  de  miel  doré  ta  coupe  est  pleine  encore 
Souris  à  l'avenir  ;  ta  radieuse  aurore 

Brille  d'un  éclat  triomphant  ! 
Mais  aux  déceptions  que  ton  cœur  s'accoutume  ! 
Et  qu'il  arrive  tard  le  jour  plein  d'amertume 
Où  tu  regretteras  de  n'être  plus  enfant  ! 


LA    CHAPELLE 


DE   BETHLÉEM  9 


Bien  souvent  je  me  la  rappelle, 
Dans  son  pli  de  coteaux  boisés, 
La  vieille  et  rustique  chapelle 
Qui  date  du  temps  des  Croisés  ! 


Elle  s'appuie,  humble  et  petite, 
Sur  ses  contreforts  descellés, 
Où  des  touffes  de  clématite 
Brodent  leurs  festons  étoiles. 


—  144  — 

Les  grands  chênes  pleins  de  murmures 
Où  ronflent  les  vents  assoupis, 
De  leur  ombre  et  de  leurs  ramures 
Caressent  ses  pans  décrépits. 


Elle  est  seule  au  bord  de  la  route 
Qui  rampe  le  long  dn  talus  ; 
La  chèvre  errante  y  rôde  et  broute 
Sur  un  seuil  où  l'on  n'entre  plus. 


Çà  et  là,  sur  les  pierres  plates 
De  ses  murs  qu'effrite  le  temps, 
Le  chercheur  découvre  des  dat<  s 
Vieilles  de  quatre  fois   cent   ans 


A  gauche,  là,  sous  la  corniche, 
Au-dessus  d'un  bassin  tari, 
Derrière  un  treillis,  dans  sa  niche. 
Une  statuette  sourit. 


—  145 


Et  la  pastoure  qui  fredonne 
Sa  ballade  au  bord  du  chemin, 
En  passant  devant  la  madone, 
Pour  se  signer  lève  la  main. 


Oui,  toujours  je  me  la  rappelle, 
Avec  ses  combles  ardoisés, 
L'antique  et  modeste  chapelle 
Qui  date  du  temps  des  Croisés. 


Elle  a  ses  contes,  ses  légendes, 
Touchants  ou  sombres  tour  à  tour, 
Comme  le  vieux  menhir  des  landes 
Et  le  grand  christ  du  carrefour. 


Souvent  la  famille  bretonne 
Mêle  son  nom  aux  longs  récits 
Que  les  anciens,  les  soirs  d'automne, 
Font  près  de  Pâtre  aux  murs  noircis 


—  146  — 

Et,  pourtant,  à  nul  auditoire 
Charmé,  tremblant  ou  curieux, 
Nul  n'a  raconté  ton  histoire, 
Petit  temple  mystérieux. 


Quel  que  soit  ce  qu'on  imagine, 
Au  fond  des  brumes  du  passé 
Le  secret  de  ton  origine 
Se  perd  à  jamais  effacé. 


Pourquoi  cet  autel  solitaire 
Au  bord  de  ce  profond  ravin  ? 
Quelle  est  cette  énigme,  mystère 
Que  l'on  cherche  à  sonder  en  vain  ? 


Quelle  pensée  ou  quel  caprice, 
Déroutant  l'esprit  confondu, 
Te  supendit,  frêle  édifice, 
Au  flanc  de  ce  coteau  perdu  ? 


—  147  — 

Ex-voto  de  reconnaissance, 
Parles-tu  d'enfant  retrouvé, 
De  deuil  cruel,  de  longue  absence, 
Ou  de  retour  longtemps  rêvé  ? 


Ton  portique  en  pierre  jaunâtre, 
Qui  l'a  dessiné  ?  qui  l'a  fait  ? 
Foulons-nous  ici  le  théâtre 
De  quelque  tragique  forfait  ? 


Es-tu  la  tombe  expiatoire 
Où  l'on  vint  pleurer  à  genoux 
Quelque  grand  crime  dont  l'histoire 
N'a  pas  retenti  jusqu'à  nous  ? 


Et  ce  nom  de  Bethléem  même, 
Que  dit-il  ?  qui  te  l'a  donné  ? 
Plus  on  sonde  et  plus  le  problème 
Garde  son  silence  obstiné  ! 


—  148  — 

Mais,  ô  temple  !  à  te  mieux  connaître 
Qu'importe  qu'on  soit  impuissant, 
Si  ton  aspect  pieux  fait  naître 
Un  espoir  au  cœur  du  passant  ! 


Que  tes  murs  tapissés  de  mousse 
Gardent  leur  éternel  secret  ; 
Qu'importe,  si  ta  vue  est  douce 
Au  pauvre  voyageur  distrait  ! 


Jadis,  fatigué  de  ma  course, 
Etranger  égaré  là-bas, 
Au  bord  de  ton  antique  source, 
Souvent  je  suspendis  mes  pas. 


Enivrement  des  solitudes  ! 
Au  seuil  du  vieux  portail  fermé, 
L'aile  des  douces  quiétudes 
Rafraîchissait  mon  front  calmé. 


—  149  — 

Adieu,  chagrins  et  pensers  sombres  ! 
Je  sentais  —  ô  ravissement  !  — 
Comme  un  essaim  de  chastes  ombres 
Penché  sur  mon  isolement. 


Et,  quand  vers  la  madone  sainte 
Mon  regard  montait  plein  d'émoi, 
A  ma  lèvre  expirait  la  plainte  ; 
L'espoir  se  réveillait  eu  moi. 


Oh  !  c'est  qu'alors  —  heures  trop  brèves 
A  travers  l'espace  incertain, 
Un  rêve,  le  plus  saint  des  rêves, 
M'emportait  au  foyer  lointain. 


Charme  sacré  de  la  prière, 
Le  temps  plus  vite  s'écoula. . 
J'aime  à  retourner  en  arrière 
Pour  revivre  ces  moments-là 


—  150  — 

Oui,  souvent  je  me  la  rappelle, 
Dans  mes  souvenirs  apaisés, 
La  bonne  petite  chapelle 
Qui  date  du  temps  des  Croisés. 


A   MATHEW    ARNOLD 


Lu  au  banquet  offert  au  poitr  anglais  à  Montrait,  U  20  février 


Plus  rapide  que  n'est  l'aile  de  la  mouette 
Au-dessus  des  gouffres  amers, 

Emportés  par  le  vol  de  ta  gloire,  ô  poète  ! 
Tes  chants  ont  traversé  les  mers. 


Ils  sont  venus  déjà,  sur  nos  plages  lointaines 

Où  la  neige  tombe  à  flocon, 
Nous  apporter,  avec  les  doux  parfums  d'Athènes, 

Comme  un  écho  de  l'Hélicon. 


—  152  — 

Ils  sont  venus  souvent,  troupe  mélodieuse 

D'oiseaux  dorés  du  paradis, 
Secouer  sur  nos  fronts  leur  gamme  radieuse  ; 

Et  nos  mains   les  ont  applaudi-. 


Car,  dans  ces  fiers  accents,  chacun  croyait  entendre 

La  flûte  du  divin  Bion, 
Ou  la  lyre  d'Olen  mêler  sa  note  tendre 

A  la  fanfare  d'Albion. 


Aujourd'hui  ce  n'est  plus  ta   muse  charmeresse 

Qui  franchit   l'océan  houleux, 
Pour  verser  un  rayon  du  soleil  de  la  Grèce 

Sur  nos  rivages  nébuleux. 


C'est  toi-même,  poète  à  la  vaste  envergure, 
Qui  t'arrêtes  sur  ton  chemin, 

Pour  nous  faire  admirer  ta  sereine  figure 
Et  nous  tendre  ta  noble  main. 


—  153  — 

O  toi  qui,  si  longtemps,  des  sources  d'Hippocrène 
T'abreuvas  au  flot  transparent, 

Comme  Chateaubriand  et  Moore,  qui  t'entraîne 
Aux   bords   glacés  du   Saint-Laurent  ? 


Qui  dirige  tes  pas  vers  nos  montagnes  blanches, 
Vers  nos  grands   fleuves  enrayés, 

Vers  nos  bois  sans  oiseaux,  et  dont  les  avalanches 
Tordent  les  rameaux  dépouillés  ? 


A  nos  traditions  bretonnes  et  normandes 
Viens-tu  demander  leurs  secrets  ? 

Ou  réveiller  l'essaim  de  farouches  légende 
Qui  dort  au  fond  de  nos  forêts  ? 


Croyais-tu,  quand,  vers  nous,  sur  la  vague  féline, 

Le  vent  du  large  t'apporta, 
Voir  surgir,  à  côté  d'une  autre  Evangeline, 

Quelque  nouvel  Hiawatha  ? 


—  154  — 

Oui,  sans  doute  ;  et  devant  notre  nature  immense 

Ton  génie  a  déjà  trouvé 
Le  récit  merveilleux,  la  sublime  romance, 

Le  poème  longtemps  rêvé. 

Qu'au  vent  de  nos  hivers  ta  muse  ouvre  son  aile  ! 

Qu'elle  entonne  ses  chants  hautains  ! 
Et  répète  aux  échos,  de  sa  voix  solennelle, 

Un  hymne  à  nos  futurs  destins  ! 

Qu'elle  chante  nos  lacs,  notre  climat  sauvage, 
Nos  torrents,  nos  monts  sourcilleux, 

Nos  martyrs,  nos  grands  noms,  et  l'héroïque  page 
Ecrite  ici  par  nos  aïeux  ! 

Oui,  prête-nous  ta  muse,  ô  chantre  d'Empédocle  ! 

Et,   chez  nous  —  fils  de  l'avenir  — 
Les  âges  passeront  sans  ébranler  du  socle 

Le  bronze  de  ton  souvenir. 


BIENVENUE 

A  NOS  VISITEURS  AMÉRICAINS 

Carnaval  de  1882. 

Frères,  salut  !  —  Jadis  vos  cohortes  altières 
—  Hélas  !  nous  nous  en  souvenons  — 

Connaissaient  le  chemin  de  nos  rudes  frontières 
Et  l'âpre  voix  de  nos  canons. 


Ensemble,  trop  souvent,  dans  le  feu  des  batailles, 

Nous  avons,  joyeux  de  mourir, 
Echangé  notre  vie  et  mesuré  nos  tailles, 

Pour  résister  ou  conquérir. 


—  156  — 

De  votre  sang  parfois  notre  rive  fut  teinte  ; 

Mais,  au  cœur  des  anciens  rivaux. 
La  vieille  inimitié  de  races  s'est  éteinte 

Au  souffle  des  progrès  nouveaux. 


Les  haines  d'autrefois  sont  toutes  étouffées  : 
Et  nos  drapeaux,  dans  leur  beauté, 

Au-dessus  de  nos  fronts  s'enlacent  en  trophées 
De  paix  et  de  fraternité. 


La  bannière  étoilée  et  notre  tricolore 
Mêlés  aux  couleurs  d'Albion  '. 

Quel  gage  d'avenir...   quelle  sublime  aurore 
D'embrassenient  et  d'union  ! 


Quel  astre  à  l'horizon  !  quel  radieux  présage  ! 

Si  les  peuples  allaient  s'unir  !... 
Si  nous  allions  toucher  et  voir  en  plein  visage 
Ce  fantôme  de  l'avenir  !.  .  . 


Hélas  !  ce  serait  trop  ;  ce  rêve  grandiose 

N'est,  je  le  crains,  qu'un  vain  espoir. . . 

Mais,  ô  nos  visiteurs,  c'est  déjà  quelque  chose 
Que  de  nous  le  faire  entrevoir  ! 


Soyez  les  bienvenus  !  prenez  part  à  nos  fêtes  ; 

Nous  serrons  cordialement  vos  mains, 
Grand  peuple  qui  marchez  à  toutes  les  conque  les 

Par  tous  les  plus  nobles  chemins  ! 


Vous  ne  trouverez  pas  chez  nous  vos  tièdes  brises, 

Vos  pelouses,  vos  orangers  ; 
Mais  nos  cieux  boréaux  gardent  d'autres  surprises 

Pour  le  regard  des  étrangers. 


De  nos  plaisirs  d'hiver  l'étincelant  cortège 
S'ouvre  pour  vous  avec  bonheur  ; 

Et  notre  carnaval  fait  tinter  sur  la  neige 
Tous  ses  grelots  en  votre  honneur. 


—  158  — 

Autour  de  nos  banquets,  approchez,  prenez  place 
A  vous  les  sièges  les  meilleurs  ! 

Sous  notre  eiel  blafard,  dans  nos  palais  de  glace, 
Les  cœurs  battent  chauds  comme  ailleurs  ! 


A    QUINZE    AN 


Et  mou  cœur  garde  son  image 
Toujours  ! 

Delphine  Gay. 


Si  vous  passez  dans  mon  village, 
Vous  verrez,  au  fond  d'un  enclos, 
Un  vieux  chalet  vaincu  par  l'âge, 
Croulant,  comme  dans  les  tableaux. 


Il  est  écarté  de  la  route  ; 
Rien  d'étrange  ne  le  trahit  ; 
Quelquefois  une  chèvre  y  broute 
L'herbe  haute  qui  l'envahit. 


Chaque  saison,  l'on  voit  s'emboire 
Ses  anciennes  couleurs  ;  et  puis 
Les  oiseaux  ne  viennent  plus  boire 
Sur  la  margelle  du  vieux  puits. 


Plus  de  riches  vergers  ;  les  brises 
De  l'automne  humide  et  venteux 
Déchiquètent  les  têtes  grises 
Des  grands  peupliers  souffreteux. 


Aux  crevasses  des  cheminées 
L'hirondelle  niche  au  printemps 
Mais  ce  toit,  depuis  des  années, 
N'a  pas  eu  d'autres  habitants. 


Rien  n'embellit,  rien  ne  décore 
Ce  dénûment  presque  absolu  ; 
Seul  un  vieux  lierre  grimpe  encore 
Aux  clous  d'un  auvent  vermoulu. 


—  161  — 

Cet  auvent  délabré  s'effondre 
Sur  un  chambranle  trébuchant, 
Où  viennent  jouer  et  se  fondre 
Les  lueurs  fauves  du  Couchant. 


Oh  !  la  radieuse  fenêtre  !. . . 
Quand  par  hasard  je  la  revois, 
Quelque  chose  en  mon  cœur  pénètre 
Qui  met  des  larmes  dans  ma  voix. 


Pourquoi  ?  —  J'avais  trempé  ma  plume 
Pour  vous  l'écrire,  mais  voilà  : 
Il  me  faudrait  faire  un  volume 
Pour  répondre  à  ce  pourquoi-là. 


J'avais  quinze  ans.    De  la  jeunesse 
En  moi  déjà  sonnait  le  cor  ; 
J'aurais  vendu  mon  droit  d'aînesse 
Pour  un  sourire.  . .  ou  moins  encor. 


—  162  — 

J'allais  par  les  bois,  sur  les  grèves, 
En  proie  à  de  vagues  ennuis  ; 
Mes  jours  étaient  hantés  de  rêves, 
Et  mille  émois  troublaient  mes  nuits. 


A  cet  âge  où  l'âme  raffole 
De  toute  énervante  liqueur, 
Souvent  mainte  émotion  folle 
Pour  un  rien  me  prenait  au  cœur. 


mes  courses  à  l'aven  Une, 
Je  passais  près  du  vieux  chalet, 
Dont  alors  l'antique  structure 
Dans  un  frais  jardin  s'isolait. 


La  maison  était  habitée 
Par  des  anciens,  nmis  disaiton 
Famille  à  l'écart,  molestée 
Par  tous  les  cancans  <lu  canton. 


—  163  — 

Des  étrangers,  des  gens  austères 
Qu'on  n'apercevait  pas  souvent. 
Jamais  d'enfants  dans  les  parterres 
L'aspect  morne  d'un  vieux  couvent. 


Chaque  fenêtre  était  fermée  ; 
Et,  quand  je  faisais,  soucieux, 
Ma  promenade  accoutumée, 
Jamais  je  n'y  levais  les  yeux. 


Un  soir  pourtant  —  toute  ma  vie 
En  garde  un  souvenir  croissant 
Je  ne  sais  quelle  vague  envie 
Me  fit  retourner  en  passant. 


Pour  ma  pauvre  âme  à  peine  ouverte, 
Quelle  aube  !  quelle  éclosion  ! 
A  travers  la  ramure  verte 
J'eus  une  blanche  vision. 


A  cette  fenêtre  en  ruines 
Que  je  viens  de  vous  dessiner, 
Au  milieu  de  roses  bruines 
Je  vis  un  profil  rayonner. 


Un  profil.  .  .  comment  vous  dirai-je 
Je  vous  le  décrirais  en  vain  ; 
Un  de  ces  profils  où  Corrège 
Mettait  tant  de  reflet  divin. 


C'était  une  tête  sereine, 
Une  fraîche  tête  d'enfant  ; 
Mais  jamais  face  souveraine 
N'eut  un  éclat  plus  triomphant. 


Elle  m'est  encor  familière  ; 
Je  la  retrouve  en  mon  sommeil, 
Blonde,  et  dans  son  cadre  de  lierre 
Souriante  au  Couchant  vermeil. 


—  165  — 

Elle  était  divinement  belle  ; 
Le  plus  grand  peintre  de  portraits 
Eût  trouvé  son  pinceau  rebelle 
Devant  l'idéal  de  ses  traits. 


Son  regard  plongeait  dans  l'espace. . 
Mille  parfums  débilitants 
Flottaient  dans  la  brise  qui  passe, 
Avec  les  chansons  du  printemps. 


Ne  croyez  pas  que  j'exagère 
Ma  pauvre  raison  s'ébranla  ; 
Je  m'enfuis  !  —  La  belle  étrangère 
Pour  toujours  aussi  s'envola. 


Je  ne  la  revis  plus.   Une  ombre 
S'efface  moins  rapidement. 
Mais  de  mes  souvenirs  sans  nombre 
C'est  peut-être  le  plus  charmant. 


—  166  — 

O  fleur  des  premières  aurores  ! 
Bouton  d'or  si  vite  cueilli  !.  .  . 
Depuis,  bien  d'autres  météores 
Ont  passé  dans  mon  ciel  vieilli  ; 


Mais,  quand  le  hasard  me  ramène 
Vers  ces  lieux  où  mon  cœur  se  plaît, 
Une  puissance  surhumaine 
M'entraîne  vers  le  vieux  chalet. 


Et  là,  ravi  de  tout  mon  être, 

Je  crois  revoir  —  regrets  cuisants  I 

Refleurir  à  cette  fenêtre 

La  douce  fleur  de  mes  quinze  ans  ! 


LE    BONHOMME    HIVER 


Un  bel  hiver  vaut  un  printemps. 

DE&AIXilLRS. 


Le  bonhomme  Hiver  a  mis  ses  parures, 
Souples  mocassins  et  bonnet  bien  clos, 
Et,  tout  habillé  de  chaudes  fourrures, 
Au  loin  fait  sonner  gaîment  ses  grelots. 


A  ses  cheveux  blancs  le  givre  étincelle  ; 
Son  large  manteau  fait  des  plis  bouffants  : 
Il  a  des  jouets  plein  son  escarcelle 
Pour  mettre  au  chevet  des  petits  enfants. 


—  168  — 

Quand  le  soleil  luit  la  neige  est  coquette  ; 
Mol  et  lumineux,  son  tapis  attend 
Le  groupe  rieur  qui,  sur  la  raquette, 
Au  flanc  des  coteaux  chemine  en  chantant. 


Dans  les  soirs  sereins,  l'astre  noctambule 
Plaque  vaguement  d'un  reflet  d'acier 
La  clochette  d'or  qui  tintinnabule 
Au  harnais  d'argent  du  fringant  coursier. 


A  u  feu  du  soleil  ou  des  girandoles, 
Emportée  au  vol  de  son  patin  clair, 
Mainte  patineuse,  en  ses  courses  folles, 
Sylphe  gracieux,  luit  comme  un  éclair. 


Un  rayon  là-bas  aux  vitres  rougeoie  ; 
On  entend  des  sons  d'orchestre  lointain  : 
Ce  sont  ces  deux  sœurs,  la  danse  et  la  joie, 
Qui  vont  s'amuser  jusques  au  matin. 


Et  dans  l'azur  vif  baigné  de  lumière, 
Spectacle  charmant,  aspect  sans  rival, 
Aux  toits  de  la  ville  et  sur  la  chaumière 
Flotte  le  drapeau  du  gai  carnaval. 


&ër 


A  Al.  C0FF1N1ERE  DE  NORDECK 


de  la  marine  française. 


Ami,  l'on  vient  de  me  remettre 
—  Envoi  qui  m'est  bien  précieux  — 
Un  croquis  des  plus  gracieux 
Avec  une  charmante  lettre. 


La  missive  en  mots  palpitants 
Me  révèle  une  amitié  franche  ; 
Sur  le  croquis,  l'onde  et  la  branche 
Tout  bas  me  parlent  du  printemps. 


—  172  — 

L'amitié,  cette  coupe  sainte 

Qui  toujours,  aux  lèvres  du  cœur, 

Donne  sa  suave  liqueur 

Sans  jamais  y  verser  d'absinthe  ! 

Le  printemps,  saison  des  amours, 
Des  oiseaux,  des  papillons  lestes, 
Des  rayons  et  des  fleurs  célestes, 
Des  douces  nuits  et  des  beaux  jours  ! 

Bientôt,  ami,  la  froide  neige 
Ici  va  tomber  à  foison  ; 
Je  vois  venir  à  l'horizon 
L'hiver  et  son  triste  cortège. 

Eh  bien,  quand  dehors  rugira 
La  sombre  voix  de  la  tempête, 
Je  n'aurai  qu'à  lever  la  tête, 
Et  ton  tableau  me  sourira. 


LES   PINS   DE   NICOLET 


A    Mlle    M.    C. 


O  mes  vieux  pins  touffus,  dont  le  tronc  centenaire 
Se  dresse,  défiant  le  temps  qui  détruit  tout, 
Et,  le  front  foudroyé  d'un  éclat  de  tonnerre, 
Indomptable  géant,  reste  toujours  debout  ! 


J'aime  vos  longs  rameaux  étendus  sur  la  plaine, 
Harmonieux  séjours,  palais  aériens, 
Où  les  brises  du  soir  semblent  à  chaque  haleine 
Caresser  des  milliers  de  luths  éoliens. 


J'aime  vos  troncs  rugueux,  votre  tête  qui  ploie 
Quand  le  sombre  ouragan  vous  prend  par  les  cheveux, 
Votre  cime  où  se  cache  un  nid  d'oiseau  de  proie, 
Vos  sourds  rugissements,  vos  sons  mystérieux. 


Un  soir,  il  m'en  souvient,  distrait,  foulant  la  mousse 
Qui  tapisse  en  rampant  vos  gigantesques  pieds, 
J'entendis  une  voix  fraîche,  enivrante,  douce, 
Ainsi  qu'un  chaut  d'oiseau  qui  monte  des  halliers. 


Et  j'écoutai  rêveur. . .  et  la  note  vibrante 
Disait  :  Ever  of  thee!  —  C'était  un  soir  de  mai  ; 
La  nature  était  belle,  et  la  brise  odorante.  .  . 
Tout  insufflait  l'ivresse  en  mon  cœur  désarmé. 


O  mes  vieux  pins  géants,  dans  vos  concerts  sublimes, 
Redites-vous  parfois  ce  naïf  chant  d'autour 
Qui  résonne  souvent  dans  mes  rêves  intimes, 
Comme  un  écho  lointaiu  de  mes  bonheurs  d'uu  jour  \ 


Puissé-je,  un  soir  encor,  sous  vos  sombres  ombrages, 
Rêver  en  écoutant  vos  bruits  tumultueux 
Ou  vos  longues  clameurs,  quand  l'aile  des  orages 
Vous  secoue  en  tordant  vos  bras  majestueux  ! 


Malheur  à  qui  prendra  la  hache  sacrilège 
Pour  mutiler  vos  flancs  par  de  mortels  affronts  !. . . 
Mais  non,  ô  mes  vieux  pins,  le  respect  vous  protège, 
Et  des  siècles  encor  passeront  sur  vos  fronts. 


SS=>     -SS>     /SS 


REMINISCOR 


A  Alphonse  Lttsionan 


D'un  poète  aimé  j'ai  fermé  le  tome, 
Et,  pensif,  je  songe  à  toi,  mon  ami  ; 
Car  le  souvenir,  gracieux  fantôme, 
Hante  bien  souvent  mon  cœur  endormi. 


Je  pense  au  passé,  beaux  jours  de  jeunesse, 
Des  illusions  âge  décevant, 
Songe  passager,  temps  de  folle  ivresse, 
Flot  de  poudre  d'or  qu'emporte  le  vent  ! 


—  17S  — 

Nous  avions  pour  nid  la  même  mansarde  ; 
Le  cœur  près  du  cœur,  la  main  dans  la  main, 
Nous  allions  gaîment. . .  Oh  !  oui,  Dieu  me  garde 
D'oublier  ces  jours,  fleurs  de  mon  chemin  ! 


Je  l'aime  toujours  ce  temps  de  bohème 
Où  chacun  de  nous  par  jour  ébauchait 
Un  roman  boiteux,  uu  chétif  poème 
Où  presque  toujours  le  bon  sens  louchait. 


Oui,  je  l'aime  encor  ce  temps  de  folie 

Où  le  vieux  Cujas,  vaincu  par  Musset, 

S'en  allait  cacher  sa  mélancolie 

Dans  l'ombre  où  d'ennui  Pothier  moisissait. 


Nos  quartiers  étaient  à  peine  accessibles 
Passable  grenier,  mais  logis  mesquin  ; 
Confuse  babel  d'objets  impossibles  : 
La  toge  romaine  au  dos  d'Arlequin  ! 


—  179  — 

C'était  un  spectacle  à  rompre  la  rate 
Que  ce  galetas  à  moitié  salon, 
Où  Scarron  faisait  la  nique  à  Socrate, 
Où  Scapin  donnait  réplique  à  Solon. 


Partout  des  bouquins  et  des  paperasses, 
Croquis  et  bouquets,  fleurets  et  débris, 
Pandémonium  d'articles  cocasses, 
Jonchant  au  hasard  parquets  et  lambris. 


Flanqué  d'un  cummer  et  d'une  chibouque, 
Tout  noir  au  milieu  d'un  cadre  branlant, 
Un  portrait  en  cap  de  monsieur  Soulouque, 
Faisait  la  grimace  à  mon  chien  Vaillant. 


En  face,  perché  sur  une  corniche, 
Un  plâtre  poudreux  nous  montrait  à  nu 
Diane  chassant  avec  son  caniche 
Aux  bords  de  l'Ismène  Actéon  cornu. 


—  ISO  — 

Sur  un  vieux  rayon  tout  blanc  de  poussière, 
Rabelais  donnait  le  bras  à  Caton  ; 
Pascal  et  Newton  coudoyaient  Molière, 
Gérard  de  Nerval  masquait  Duranton. 


Il  me  semble  voir  la  table  rustique 
Chef-d'œuvre  branlant,  au  pied  de  travers, 
Où  nous  écrivions  en  style  emphatique 
Nos  lettres  d'amour  et  uos  premiers  vers. 


Et  tous  ces  amis  à  la  joue  imberbe, 
Que  les  soirs  d'hiver  chez  nous  rassemblaient, 
Ministres  futurs,  grands  hommes  en  herbe, 
Que  les  noirs  soucis  jamais  ne  troublaient  ! 


Gaudemont  vantait  son  Italienne  ; 
Sur  un  pan  du  mur  Moreau  crayonnait  ; 
Buteau  nous  chantait  quelque  tyrolienne  ; 
Auger,  dans  un  coin,  ratait  un  sonnet  ; 


—  181  — 

Faucher  écrivait  pour  la  Mascarade; 
Paul  ressuscitait  un  vieux  calembour  ; 
Cassegrain  lisait  sa  (irand-Tnmciade 
A  Jack,  qui  ronflait  ainsi  qu'un  tambour 


Henri  nous  gâchait  de  la  politique  ; 
Arthur  empruntait  sa  pose  à  Talrna 
Vital  aiguisait  sa  verve  caustique, 
Et  Le  May  rêveur  chantait  Séliina. 


Il  me  semble  voir  la  piteuse  lippe 
Que  tu  nous  faisais  quand,  tant  soit  peu  gris, 
Un  profane  osait,  allumant  sa  pipe, 
Déclarer  la  guerre  à  tes  manuscrits. 


Musique,  peinture,  amour,  poésie, 
Jeunesse  et  gaîté,  brillants  tourbillons, 
Vous  nous  embaumiez  de  votre  ambroisie 
Vous  tissiez  nos  jours  avec  des  rayons  ! 


—  182  — 

Et  quand  venait  mai  dorer  notre  chambre, 
Ouvrant  la  fenêtre  au  printemps  vermeil, 
Nous  respirions  l'air  tout  parfumé  d'ambre 
Qui  venait  des  prés  tout  pleins  de  soleil. 


Bientôt,  à  son  tour,  adieu  la  croisée  ! 
Et  chaque  matin,  au  sortir  du  lit, 
Nous  allions  aux  champs,  malgré  la  rosée, 
Surprendre  les  fleurs  en  flagrant  délit. 


Oh  !  qu'il  faisait  bon  aller  sous  les  ormes 
Guetter  l'alouette  au  bord  des  ruisseaux, 
Voir  glisser  la  nue  aux  flocons  énormes, 
Ecouter  chanter  les  petits  oiseaux  ! 


Te  souvient-il  bien  de  nos  promenades. 
Quand,  flâneurs  oisifs,  les  cheveux  au  vent, 
Nous  allions  rôder  sur  les  esplanades. 
Où  l'on  te  lançait  maint  coup  d'oeil  savant 


Tout  était  pour  nous  sujet  d'aniusettes  ; 
Sans  le  sou  parfois,  mais  toujours  contents, 
Nous  suivions  aussi  le  pas  des  grisettes.  . . 
Nous  rendions  des  points  à  Roger  Bontemps. 


Je  t'ai  vu  souvent  faisant  pied  de  grue, 
Pour  lorgner  dans  l'ombre  un  joli  chignon, 
Ou  pour  voir  comment,  traversant  la  rue, 
Une  jambe  fine  orne  un  pied  mignon. 


Et  nous  rêvions  gloire,  amour  et  fortuue.  .  . 
Et,  comme  en  rêvant  l'homme  s'étourdit, 
Nous  nous  découpions  des  fiefs  dans  la  lune, 
Le  soir,  en  allant  souper  à  crédit. 


Nous  aurions  voulu,  tant  nous  sentions  battre 
D'ardeur  et  d'espoir  nos  coeurs  de  vingt  ans, 
Ivres  de  désirs,  monter  quatre  à  quatre, 
—  Fous  que  nous  étions  !  —  l'échelle  du  temps. 


—  184  — 

Nos  âmes  brûlaient  pour  la  même  cause  ; 
Nos  cœurs  s'allumaient  au  même  foyer  ; 
Et,  quand  arrivait  l'heure  où  tout  repose, 
Nous  nous  partagions  le  même  oreiller. 


Nos  soirs  n'avaient  point  de  songes  moroses 
Tu  rêvais  à  tout  ce  que  nous  aimions  ; 
Moi,  je  rêvais  à . . .  mais,  comme  les  roses, 
Le  souvenir  même  a  ses  aiguillons. 


Et  pourtant  celui  de  ce  temps  m'enivre... 
Beaux  jours  sans  soucis  et  nuits  sans  remords, 
Où  le  seul  bonheur  de  se  sentir  vivre 
Remplissait  d'émoi  nos  cœurs  jusqu'aux  bords  ! 


Mais  plus  tard,  hélas  !  le  vent  de  la  vie 
Sur  notre  lac  pur  soufflant  sans  pitié, 
Il  fallut  quitter  la  route  suivie 
Depuis  si  longtemps  par  notre  amitié  ! 


—  185  — 

Petit  à  petit  vinrent  les  jours  sombres  : 
Chaque  lendemain  nous  désabusait. . . 
Mais  l'éclair  ne  luit  que  mieux  dans  les  ombres  ; 
A  l'or  le  plus  pur  il  faut  le  creuset. 


Aux  réalités  il  fallut  se  rendre, 
Quand  un  beau  matin  l'âge  nous  parla  ; 
Il  restait  encor  deux  chemins  à  prendre 
Je  choisis  l'exil,  toi  l'apostolat. 


C'étaient  deux  billets  à  la  loterie  : 
Le  plus  triste  lot  me  fut  départi. . . 
Le  sort  me  traitait  sans  cajolerie  : 
Je  lui  ris  au  nez  et  pris  mon  parti 


Depuis  lors,  narguant  tout  ce  qui  me  froisse, 
En  vrai  Paturot  passé  bonnetier, 
J'amasse  un  pécule,  et  de  ma  paroisse 
J'aspire  à  l'honneur  d'être  marguillier. 


—  1S6  — 

Je  me  moralise  et  j'envoie  au  diantre 

Les  refrains  grivois  du  vieux  Béranger  ; 

Je  ne  chante  plus,  mais  je  prends  du  ventre. . 

On  nomme  cela,  je  crois,  se  ranger. 

Cependant,  le  soir,  au  feu  qui  pétille, 
Quand  passe  ma  main  sur  mon  front  lassé, 
Souvent  à  mon  œil  une  larme  brille  : 
Ah  !  c'est  que,  vois-tu,  j'aime  le  passé. 

J'aime  le  passé,  qu'il  chante  ou  soupire, 
Avec  ses  leçons  qu'il  faut  vénérer, 
Avec  ses  chagrins  qui  m'ont  fait  sourire, 
Avec  ses  bonheurs  qui  m'ont  fait  pleurer  ! 

Et  puis,  à  tous  bruits  fermant  ma  fenêtre, 
Divisant  mon  cœur  moitié  par  moitié, 
J'ai  fait  pour  toujours  deux  parts  de  mon  être 
L'une  est  au  devoir,  l'autre  à  l'amitié  ! 


Chicago,  mars  1868 


SEUL   ! 


Un  jour,  errant,  perdu  dans  un  désert  sans  borne, 
Un  pâle  voyageur  cheminait  lentement  ; 
Autour  de  lui  dormait  la  solitude  morne, 
Et  le  soleil  brûlait  au  fond  du  firmament. 


Pas  une  goutte  d'eau  pour  sa  lèvre  en  détresse 
Pas  un  ombrage  frais  !  pas  un  souffle  de  vent  ! 
Nulle  herbe,  nul  gazon  ;  et  la  plaine  traîtresse 
N'offre  à  son  pied  lassé  que  du  sable  mouvant. 


—  188  — 

Il  avancé  pourtant  ;  mais  la  route  s'allonge  ; 
Il  sent  à  chaque  pas  son  courage  tarir  ; 
Un  sombre  désespoir  l'envahit  quand  il  songe 
Qu'il  va  falloir  bientôt  se  coucher  pour  mourir. 

Il  se  roidit  en  vain  sous  le  poids  qui  l'accable  ; 
Il  marche  encore,  et  puis  s'arrête  épouvanté  ; 
Sur  son  sein  haletant,  cauchemar  implacable, 
Il  sent  avec  effroi  peser  l'immensité  ! 

Fatigué  de  sonder  l'horizon  qu'il  implore, 
Sans  force,  il  tombe  enfin  sur  le  sable  poudreux  ; 
Et  son  regard  mourant  semble  chercher  encore 
Les  vertes  oasis  et  leurs  palmiers  ombreux. 

Voyageurs  égarés  au  désert  de  la  vie, 
Combien  de  malheureux,  vaincus  par  la  douleur, 
Dans  leur  illusion  sans  cesse  poursuivie, 
Meurent  sans  avoir  vu  l'oasis  du  bonheur  ! 


LA  LOUISIANE 


A  Mme  A.  Le  Duc. 


Pays  du  soleil  où  la  fantaisie 

Sous  un  ciel  doré  tourne  son  fuseau, 

Radieux  rival  de  l'Andalousie, 

Dont  le  nom  charmant,  plein  de  poésie, 

Résonne  à  mon  cœur  comme  un  chant  d'oiseau  ! 


Sous  tes  frais  bosquets  qu'embaume  l'orange, 
On  sent  circuler  de  vagues  aimants  ; 
Tes  lourds  bananiers,  que  la  brise  effrange, 
Semblent  frissonner  au  concert  étrange 
Qui  flotte  dans  Pair  de  tes  soirs  charmants. 


—  190  — 

Sous  tes  dômes  verts  qu'ombre  la  liane 
Rayonnent  souvent  de  grands  jeux  hardis  ; 
Et,  l'artère  en  feu,  jusqu'à  la  diane, 
Plus  d'un  Werther  veille,  ô  Louisiane, 
Au  seuil  parfumé  de  tes  paradis. 

Et  moi,  fils  du  Nord  aux  hivers  moroses, 
—  Souvenir  lointain,  mais  toujours  vainqueur 
A  ces  douces  nuits,  à  ces  beaux  jours  roses, 
En  rêvant  je  sens,  malgré  mes  névroses, 
Comme  une  fleur  d'or  éclore  en  mon  cœur  ! 


A  MES  COMPATRIOTES 

DES      ÉTATS-UNIS 

Un  soir  que  mon  esquif,  battu,  désemparé, 
Au  milieu  des  brisants  luttait  désespéré 

Contre  les  vents  contraires, 
J'aperçus  un  rayon  qui  sur  l'onde  flottait 
En  me  montrant  la  route  et  le  salut  ;  c'était 

Votre  phare,  ô  mes  frères  ! 


Or  il  brille  toujours  ce  foyer  rayonnant 
Dont  la  clarté  sereine  indique  à  tout  venant 

Le  port  après  l'orage  ; 
Il  brille,  et  dans  la  nuit  combien  de  matelots 
Près  de  sombrer,  voyant  son  reflet  sur  les  flots, 

Echappent  au  naufrage  ! 


—  192  — 

Ces  feux,  ce  sont  vos  cœurs  qui  les  ont  allumés, 
O  vous,  qui  des  plus  purs  sentiments  animés, 

Dans  votre  âme  attendrie, 
Loin  du  sol  paternel  à  jamais  vénéré. 
Gardez  le  souvenir  et  le  culte  sacré 

D'une  double  patrie  ! 

Descendants  de  la  France,  et  fils  du  Canada, 
Sur  la  plage  étrangère  où  l'espoir  vous  guida  — 

Sans  reproche  et  sans  crainte  — 
Quand  du  foyer  natal  le  sort  vous  arrachait, 
ATous  avez  fièrement  de  ce  double  cachet 

Gardé  la  double  empreinte. 

De  vos  traditions  religieux  gardiens, 
Jaloux  d'être  à  la  fois  français,  et  canadiens, 

Soyez  la  sentinelle 
D'une  race  sur  qui  Dieu  se  plaît  à  veiller  ; 
Et  puisse  sur  recueil  toujours  au  loin  briller 
De  vos  signaux  amis  la  lueur  fraternelle  ! 


VIEILLE      HISTOIRE 


And  among  the  dreams  of  the  days  that  were 
I  find  my  lost  youth  again. 

Longfeixow. 


C'était  un  lieu  charmant,  une  roche  isolée, 
Seule,  perdue  au  loin  dans  la  bruyère  en  fleur  ; 
La  ronce  y  rougissait,  et  le  merle  sif fleur 
Y  jetait  les  éclats  de  sa  note  perlée. 


C'était  un  lieu  charmant.    Là,  quand  les  feux  du  soir 
Empourpraient  l'horizon  d'une  lueur  mourante, 
En  écartant  du  pied  la  luzerne  odorante, 
Tout  rêveurs,  elle  et  moi,  nous  allions  nous  asseoir. 


—  194  — 

Ce  qui  se  disait  là  d'ineffablernent  tendre, 

Quel  langage  enchanteur  pourrait  le  répéter  ! . . . 

La  brise  se  taisait  comme  pour  écouter  ; 

Des  fauvettes,  tout  près,  se  penchaient  pour  entendre. 


Propos  interrompus,  sourires  épiés, 
Ces  serrements  de  cœur  que  j'éprouvais  près  d'elle, 
Je  me  rappelle  tout,  jusqu'à  mon  chien  fidèle 
Dont  la  hanche  servait  de  coussin  pour  ses  pieds. 


O  mes  vieux  souvenirs  !  O  mes  fraîches  années  ! 
Quand  remonte  mon  cœur  vers  ces  beaux  jours  passés, 
Je  pleure  bien  souvent,  car  vous  m'apparaissez 
Comme  un  parquet  de  bal  jonché  de  fleurs  fanées. 


Le  temps  sur  nos  amours  jeta  son  froid  linceul. . . 
L'oubli  vint  ;  et  pourtant  —  colombes  éplorées  — 
Vers  ce  doux  nid,  témoin  de  tant  d'heures  dorées, 
Plus  tard,  chacun  de  nous  revint  souvent.  . .  mais  seul 


—  195  — 

Et  là,  du  souvenir  en  évoquant  l'ivresse, 
Qui  cherchions-nous  des  yeux?  qui  nommions-nous  tout  bas? 
—  L'un  l'autre,  direz- vous?  —  Oh  !  non  :  c'était,  hélas  ! 
Le  doux  fantôme  blanc  qui  fut  notre  jeunesse  ! 


A    UNE   ORPHELINE 


Heureux  le  cœur  de  l'homme  à  qui  Dieu  n'a   pas 
demandé  de  larmes  pour  le  tombeau  d'une  mère. 

Chs  Sainte-Foi. 


Dis,  mon  ange,  pourquoi  cette  pâleur  étrange  ? 
Pourquoi  ton  doux  regard  semble-t-il  s'attrister  ? 
La  beauté  sur  ta  joue  a  posé  sa  main  d'ange  ; 
Tu  ne  devrais  savoir  que  sourire  et  chanter. 


L'existence,  il  est  vrai,  perd  bien  vite  ses  charmes 
J'ai  vu  de  jeunes  fronts  blanchis  avant  le  temps  ; 
Mais  l'œil  des  chérubins  ne  verse  pas  de  larmes, 
Et  la  bise  d'automne  est  muette  au  printemps. 


—  198  — 

Laisse  à  ton  père,  à  moi,  soucis  et  peine  amère, 
Fardeau  qui  bien  souvent  fait  plier  nos  genoux . . . 
Mais,  entre  deux  sanglots,  ta  lèvre  a  dit  :  "  Ma  mère  !  " 
Ah  !  pauvre  ange,  pardon  :  viens  pleurer  avec  nous  ! 


NOELS    ! 


Le  lourd  battant  de  fer  bondit  dans  l'air  sonore, 
Et  le  bronze  en  rumeur  ébranle  ses  essieux . . . 
Volez,  cloches,  grondez,  clamez,  tonnez  encore, 
Chantez  paix  sur  la  terre  et  gloire  dans  les  cieux 


Sous  les  dômes  ronflants  des  vastes  basiliques, 
L'orgue  répand  le  flot  de  ses  accords  puissants  ; 
Montez  vers  l'Eternel,  beaux  hymnes  symboliques, 
Montez  avec  l'amour,  la  prière  et  l'encens  ! 


—  200  — 

Enfants,  le  doux  Jésus  vous  sourit  dans  ses  langes 
A  vos  accents  joyeux  laissez  prendre  l'essor  ; 
Lancez  vos  clairs  noëls  :  là-haut  les  petits  anges 
Pour  vous  accompagner  penchent  leurs  harpes  d'or. 


Blonds  chérubins  chantant  à  la  lueur  des  cierges, 
Cloche,  orgue,  bruits  sacrés  que  le  ciel  même  entend, 
Sainte  musique,  au  moins,  gardez  chastes  et  vierges, 
Pour  ceux  qui  ne  croient  plus,  les  légendes  d'antan. 


Et  quand  de  l'an  nouveau  l'heure  sera  sonnée, 
Sombre  airain,  cœurs  naïfs,  claviers  harmonieux, 
Pour  offrir  au  Très-Haut  l'aurore  de  l'année, 
Orgues,  cloches,  enfants,  chantez  à  qui  mieux  mieux  ! 


MESSE    DE    MINUIT 


C'est  Noël.    Bébé  dort  sous  ses  tentures  closes, 
Kêvant,  les  poings  fermés  sur  ses  yeux  alourdis, 
De  beaux  jouets  dorés,  de  fleurs  fraîches  écloses 
Dans  les  jardins  du  paradis. 


Au  dehors  on  entend  des  voix  ;  la  foule  passe, 
Calme,  écoutant  au  loin  le  clocher  plein  de  bruit 
Qui  jette  sa  clameur  sonore  dans  l'espace 
A  tous  les  échos  de  la  nuit. 


—  202  — 

Maîtres  et  serviteurs,  qu'un  symbole  égalise, 
De  crainte  d'éveiller  le  bébé  rose  et  frais, 
Pieux  et  recueillis,  pour  se  rendre  à  l'église, 
Passent  le  seuil  à  pas  discrets. 


Il  est  minuit  bientôt.    Seule,  la  jeune  mère 
Reste  auprès  du  berceau  que  son  amour  défend, 
Oubliant  tout,  chagrins,  soucis,  la  vie  amère, 
Pour  ne  songer  qu'à  son  enfant. 


Il  est  là  sous  ses  yeux,  son  trésor,  qui  sommeille 
Innocent  et  serein,  tandis  qu'au  ciel  profond 
Resplendit  pour  lui  seul  la  vision  vermeille 
Que  les  blonds  chérubins  lui  font. 


La  mère  enfin  se  lève,  anxieuse,  attentive, 
Et,  dans  les  petits  bas  au  chevet  suspendus, 
D'une  main  tout  émue  elle  glisse,  furtive, 
Joujoux  et  bonbons  confondus. 


Puis,  tombant  à  genoux,  jusqu'aux  pleurs  attendrie, 
Plus  folle  que  son  fils,  plus  riche  que  Crésus, 
Murmure  en  son  orgueil  :  —  Comme  vous,  ô  Marie, 
J'ai  mon  petit  Enfant-Jésus  ! 


LA  POUPEE 


CONTE  DE  NOËL 


L'hiver  était  bien  rude,  et  plus  d'un  pauvre  avait 
Vu  la  fièvre  et  la  faim  s'asseoir  à  son  chevet. 
A  maint  foyer,  malgré  la  froidure  croissante, 
La  bûche  de  Noël,  hélas  !  était  absente. 
Que  de  petits  souliers  usés  et  décousus, 
Allaient  être  oubliés  par  le  Petit-Jésus  ! 


Noël  !  —  La  rue  était  brillamment  éclairée  ; 
Sur  les  trottoirs  glissants  une  foule  affairée 
Des  magasins  ouverts  assiégeaient  les  abords. 
Mille  objets  attrayants  s'étalaient  au  dehors, 
En  groupes  à  l'aspect  plus  ou  moins  symétrique, 


—  206  — 

Rutilant  sous  des  flots  de  lumière  électrique. 
Partout  rire  et  gaîté  ;  le  givre  éblouissant 
Semblait  chanter  joyeux  sous  le  pied  du  passant  ; 
Tout  paraissait  noyé  dans  des  lueurs  d'opale. 
Un  instant,  j'entrevis  un  enfant  frêle  et  pâle, 
Un  tout  petit  garçon  grelottant,  mal  vêtu, 
Qui  battait  la  semelle,  et  d'un  air  abattu 
Dévorant  du  regard  un  brillant  étalage 
Des  mille  riens  dorés  qui  plaisent  tant  à  l'âge 
Où  l'on  n'a  pas  encor  le  cœur  rassasié. 
Le  petit  mendiant  semblait  extasié. 

J'allais  moi-même  entrer  pour  faire  quelque  emplette  : 
Jouets  d'enfants,  menus  articles  de  toilette, 
Bibelots  si  charmants  à  donner  ce  jour-là, 
Lorsque,  le  cœur  serré,  j'entends  crier  : 

—  Holà  ! 
Au  voleur!  Qu'on  l'empoigne!.  .  .  Oh!  l'affreux  misérable! 
A  l'aide  !.  . . 

En  un  instant  la  foule  inexorable 
Avait  appréhendé  le  délinquant  ;  c'était 
Le  malheureux  gamin.     Hagard,  il  haletait 


—  207  — 

Au  poignet  d'un  sergent  et  sous  l'âpre  huée, 
Tandis  que  sa  main  gourde  et  mal  habituée 
Au  métier  de  l'opprobre  essayait  gauchement, 
Sous  les  lambeaux  troués  d'un  pauvre  vêtement, 
De  cacher  une  raide  et  pimpante  poupée. 
Le  voleur  était  pris. 

L'âme  préoccupée, 
Je  poursuivis  ma  route.    Or,  en  rentrant  chez  moi, 
J'embrassai  mes  enfants,  ce  soir-là,  plein  d'émoi  ; 
Je  ne  sais  trop  pourquoi  l'action  insensée 
Du  petit  inconnu  tourmentait  ma  pensée. 
Et  quand,  la  nuit  venue,  écartant  les  rideaux, 
En  tapinois  j'allai  déposer  mes  cadeaux, 
Je  revis  —  un  hoquet  de  toux  à  la  poitrine  — 
L'enfant  déguenillé  penché  vers  la  vitrine. 
Je  le  vis  tout  tremblant,  avec  avidité, 
Porter  sa  main  transie  à  l'objet  convoité, 
Entr'ouvrir  les  haillons  qui  le  couvraient  à  peine, 
L'y  cacher,  et  soudain  fuir  à  perte  d'haleine. 
Puis  la  police,  puis  le  procès,  la  prison.  .  . 
Enfin  le  déshonneur,  le  deuil  à  la  maison  ! 

14 


Une  première  faute. .  .  un  orphelin  peut-être. . . 
Malgré  moi  je  plaignais  le  pauvre  petit  être  ; 

Si  bien  que  je  ne  sais  quel  prétexte  banal 

Me  conduisit  deux  jours  plus  tard  au  tribunal. 

Entre  deux  vagabonds  et  deux  filles  de  bouges 
Le  petit  comparut  livide  et  les  yeux  rouges. 

Son  histoire  était  courte  et  triste.   Cet  enfant, 
Hélas  !  était  de  ceux  que  la  loi  ne  défend 
Qu'à  regret,  dirait-on  ;  classe  déshéritée 
De  malheureux  sans  pain,  n'ayant  que  la  dictée 
De  leur  cœur,  ici-bas,  pour  supporter  leur  lot. 
Trois  ans  auparavant,  frappé  par  un  ballot 
Qu'il  arrimait  à  bord  d'un  brick  faisant  escale, 
Son  père  était  tombé  sans  vie  à  fond  de  cale. 
Et  la  mère  avait  dû,  de  saison  en  saison, 
Peiner  pour  apporter  du  pain  à  la  maison. 
Lui-même  —  le  petit  —  avait  payé  sa  dette 
A  la  famille,  ayant  gardé  sa  sœur  cadette, 
Lorsque  la  mère  allait  travailler  au  dehors. 


Et  puis  la  maladie  était  venue  ;  alors 

Il  avait  à  son  tour  dû  chercher  de  l'ouvrage. 

Tout  ce  qu'un  pauvre  enfant  peut  avoir  de  courage, 

Il  l'avait  dépensé  sans  plainte,  avec  douceur, 

Pour  sa  mère  clouée  au  chevet  de  sa  sœur. .  . 

Ce  soir-là  même,  ayant  vu  pleurer  la  petite 

En  songeant  à  Noël,  il  était  sorti  vite, 

Et,  le  cœur  gros,  avait  à  mainte  porte  osé 

Mendier  un  cadeau  qu'on  avait  refusé. . . 

—  C'est  pour  elle,  Monsieur,  oui,  pour  ma  sœur  mourante 

Que  j'ai  volé,  dit-il,  d'une  voix  déchirante  ; 

C'est  la  première  fois  ! 

Et  l'enfant,  à  ces  mots, 
Se  cacha  le  visage,  et,  fondant  en  sanglots, 
S'affaissa  lourdement  sur  la  banquette  infâme. 
Et  je  sortis,  plaignant  dans  le  fond  de  mon  âme 
Les  juges  —  leur  devoir  veut  quelquefois  cela  — 
Condamnés  à  punir  de  ces  criminels-là. 


LE    PREMIER    DE    L'AN 


C'est  le  premier  de  l'An  !  Allégresse  partout  ! 
On  s'aime,  on  se  caresse,  on  s'embrasse,  on  se  choie. 
Mais  le  premier  de  l'an,  pour  les  petits  surtout, 
Est  un  jour  d'ineffable  joie. 


Pour  les  enfants  la  vie  est  un  céleste  accord  ; 
Chaque  nouvelle  année  au  bonheur  les  invite  : 
A  cet  âge  naïf  on  ne  sait  pas  encor 

Combien  le  temps  s'envole  vite. 


Pour  eux  point  de  soucis,  nul  chagrin  n'est  profond  ; 
Ces  cœurs  que  rien  ne  blesse  ont  en  eux  leur  dictame 
Et  pourtant  qui  dira  ce  qui  se  passe  au  fond 
Quelquefois  de  la  petite  âme  ? 


Je  connais  des  parents  qui,  sur  leur  seuil  joyeux, 
Ayant  vu  s'arrêter  le  spectre  au  front  livide,  — 
Des  sanglots  plein  la  voix,  des  larmes  plein  les  yeux, 
Se  penchent  sur  un  berceau  vide. 


Le  pauvre  ange  est  parti,  par  la  mort  emporté  ; 
—  Pères  qui  m'entendez,  Dieu  vous  garde  les  vôtres  ! 
Ils  ne  blasphèment  pas,  non,  car  en  sa  bonté 
Le  ciel  leur  en  a  donné  d'autres. 


Tous  trois  sont  là,  groupés  au  milieu  de  monceaux 
De  cadeaux  radieux,  —  bonbons,   tambours,   épées, 
Chevaux  de  bois,  soldats  de  plomb,  frêles  berceaux 
Où  dorment  de  roses  poupées. 


—  213  — 

Oh  !  les  bons  cris  de  joie  !  oh  !  la  franche  gaîté  ! . . . 
Doux  échappés  du  ciel,  qui  donc  pourrait  décrire 
Ce  timbre  d'innocence  et  de  sérénité 

Qui  sonne  en  votre  éclat  de  rire  ! 

Le  cœur  gonflé,  le  père  ose  à  peine  parler  ; 
Et,  tandis  qu'autour  d'eux  le  frais  essaim  se  joue, 
La  pauvre  mère  est  là,  triste,  et  qui  sent  couler 
Deux  grosses  larmes  sur  sa  joue. 

—  Allons,  dit  le  brave  homme,  en  couvrant  de  baisers 
Les  petits  innocents  à  la  voix  de  mésanges, 
Ces  jouets  sont  à  vous  ;  prenez  et  divisez 

Entre  vous  trois,  mes  petits  anges. 


Or,  comme  l'on  faisait  quatre  parts,  étonné  : 
—  Pour  qui,  dit  le  papa,  cette  autre  part  entière  ? 
Et,  levant  ses  grands  yeux  :  —  C'est,  répondit  l'aîné, 
Pour  petit  frère  au  cimetière  ! 


m<* té^' 


LE     JOUR     DES     ROIS 


Voici  les  Rois.    La  joie  est  vive  à  la  maison. 
De  la  cuisine  on  sent  comme  une  exhalaison 
De  mets  appétissants,  de  choses  succulentes  ; 
Ustensiles  brunis,  lames  étincelantes 
Au  fumet  des  pâtés,  au  parfum  des  rôtis, 
En  tintements  joyeux  mêlent  leur  cliquetis. 


Dans  la  salle  à  manger  tout  prend  un  air  de  fête 
Sur  la  nappe  qui  luit  la  vaisselle  s'apprête  ; 
Au  salon  quelqu'un  joue  un  air  étourdissant  ; 
Le  lustre  du  plafond  rutile  incandescent, 
Et  met  des  plaques  d'or  sur  les  argenteries. 
La  porte  entre-bâillée  a  des  chuchoteries 


Au  rythme  clair  et  gai  comme  un  allegretto. 
C'est  la  voix  des  petits  qui  parlent  du   teau, 
Du  gâteau  merveilleux  à  la  croûte  dorée, 
A  la  mie  odorante,  et  qui,  pour  la  soirée, 
Désignera  bientôt,  dans  ce  groupe  enfantin, 
La  reine  du  hasard  et  le  roi  du  destin. 


Ils  sont  là,  frères,  sœurs,  et  cousins  et  cousines, 
Petits  voisins  avec  les  petites  voisines, 
Rieurs  et  babillards,  tapageurs,  triomphants... 
Oh  !  les  moments  bénis  que  ces  fêtes  d'enfants  ! 

—  Je  serai  roi,  dit  Paul. 

—  Et  moi,  je  serai  reine  ! 
Dit  Louise. 

—  Attendez,  c'est  moi  la  souveraine  ! 
S'écrie  Héva  ;  j'aurai  des  tas  de  bijoux  d'or. 

—  Moi,  fait  Joseph,  j'aurai  tout  plein  le  corridor 
De  soldats. 

—  Pas  du  tout,  dit  Albert  qui  s'approche  ; 
C'est  moi  le  roi  :  j'aurai  des  bonbons  plein  ma  poche 


—  217  — 

—  Non,  non  ! 

—  Si  !  si  ! 

Les  voix  se  taisent  tout  à  coup 
On  venait  de  frapper  à  la  porte  ;  et,  debout 
Au  dehors,  un  enfant  apparaissait  dans  l'ombre, 
Grelottant  et  tendant  la  main  dans  la  nuit  sombre. 
Cette  apparition  ne  dura  qu'un  instant. 

—  Allons,  cria  le  père  ;  à  table,  on  nous  attend  ! 
Il  ne  faut  pas  laisser  froidir  ces  bonnes  choses. 
Et  tous  ces  blonds  minois  et  ces  figures  roses, 
Fous  de  joie,  et  d'un  même  objet  préoccupés, 
Autour  du  gai  festin  furent  bientôt  groupés. 
On  avait  fait  des  plats  l'inspection  sommaire  ; 
Lorsque,  tout  étonnée  : 

—  Hein  !  voyons,  dit  la  mère, 
Qu'a-t-on  fait  du  gâteau  des  Rois  ? 

Tout  aussitôt, 
Chacun  de  s'écrier  : 

—  Où  donc  est  le  gâteau  ? 

—  Mais  je  viens  de  le  mettre  ici,  répond  la  bonne. 


—  218  — 

—  Plus  de  gâteau  !  reprend  le  père  ;  elle  est  bien  bonne 
Qu'est-il  donc  devenu  ?  Quelqu'un  l'aurait-il  prie  ? 

Et  les  petits  enfants  protestent  tout  surpris. 
Seule,  Jeanne,  en  son  coin,  semblait,  toute  confuse, 
Vouloir  se  dérober  ou  chercher  une  excuse. 
— Toi,  Jeanne  ? . . . 

Et  la  petite  avoue  en  bégayant  : 

—  Je  l'ai  donné  tantôt  au  petit  mendiant  ! 


Et  le  papa  charmé,  que  l'aveu  rassérène  : 

—  Viens  m'embrasser,  dit-il,  Jeanne  ;  c'est  toi,  la  reine  ! 


RENOUVEAU 


Mais  il  en  est  de  nous  comme  de  toutes  fleure. 
Emile  Diaz. 


Regardez  mourir  la  rose  épuisée  ! 
Plus  de  frais  parfums,  plus  d'éclat  vermeil. 
Pour  rendre  la  vie  à  la  fleur  brisée, 
Que  faudrait-t-il  donc  ?  —  Un  peu  de  rosée, 
Un  peu  de  soleil. 


De  même,  ici-bas,  la  vie  a  des  stages, 
Où,  meurtri,  froissé,  le  cœur  se  flétrit  ; 
Ainsi  que  la  fleur,  l'âme  a  ses  orages  ;  — 
Mais  qu'un  doux  rayon  tombe  des  nuages, 
Et  tout  refleurit  ! 


IMPROMPTU 


(à  bord  du  Québec,  le  2  juillet  1S66.) 


Le  Couchant  luit  là-bas  comme  un  vaste  incendie  ; 
Le  soleil  sur  les  flots  sème  un  rayon  mourant  ; 
Les  derniers  bruits  du  jour  chantent  leur  mélodie  ; 
Et,  dressant  fièrement  sa  carène  hardie, 
Le  Québec  fend  au  vol  les  eaux  du  Saint-Laurent. 


Le  long  panache  dont  sa  tête  est  couronnée 
Déroule  dans  les  airs  ses  ondoyants  réseaux  ; 
Il  tourmente  à  grand  bruit  la  vague  déchaînée. . . 
Il  passe,  il  fuit,  laissant  une  longue  traînée 
Noire  dans  le  ciel  pur  et  blanche  sur  les  eaux. 


O  fleuve,  qu'ils  sont  loin  les  jours  où  nul  servage 
N'avait  encor  dompté  ton  orgueil  éclatant  ; 
Où  de  légers  wigwams  ornaient  seuls  ton  rivage 
Où  tu  n'avais  bereé  sur  ta  houle  sauvage 
Que  la  frêle  pagaie  et  le  bouleau  flottant  ! 


Penchant  leur  front  pensif  sur  ton  urne  qui  gronde, 
O  vieux  Niagara,  qu'ont  donc  dit  tes  forêts, 
En  voyant,  jusqu'au  fond  de  ta  grotte  profonde, 
Ta  sombre  royauté  crouler  comme  ton  onde, 
Et  s'incliner  devant  le  sceptre  du  progrès  ? 


A  Mme  F.-X.  LEMIEUX 


A  l'occasion  de  la  naissance  de  sa  fille  Juliette, 
quatorzième  enfant  de  la  famille. 


Madame,  au  Dieu  d'amour  qui  féconde  le  nid, 

Le  doux  nid  des  mésanges, 
Il  a  plu  de  peupler  votre  foyer  béni 

De  bien  des  petits  anges. 


Treize  !  rangés  autour  d'une  table,  c'était 

Déjà  tout  un  poème  ; 
Mais  vous  avez  voulu,  croyant  qu'on  en  doutait, 

Y  joindre  un  quatorzième. 


—  224  — 

Pourquoi  donc,  a-t-on  dit,  à  ce  groupe  coquet 

Ajouter  quelque  chose  ? 
Ah  !  c'est  que  vous  vouliez  couronner  le  bouquet 

Par  un  bouton  de  rose  ! 


EPILOGUE 


A  vingt  ans,  poète  aux  abois, 
Quand  revenait  la  saison  rose, 
J'allais  promener  sous  les  bois 
Mon  cœur  morose. 

A  la  brise  jetant,  hélas  ! 
Le  doux  nom  de  quelque  infidèle, 
Je  respirais  les  frais  lilas 
En  rêvant  d'elle. 


Toujours  friand  d'illusions, 
Mon  cœur,  que  tout  amour  transporte, 
Plus  tard  à  d'autres  visions 
Ouvrit  sa  porte. 


—  226  — 

La  gloire,  sylphe  décevant 
Si  prompt  à  fuir  à  tire-d'aile, 
A  son  tour  m'a  surpris  souvent 
A  rêver  d'elle. 

Mais  maintenant  que  j'ai  vieilli, 
Je  ne  crois  plus  à  ces  mensonges  : 
Mon  pauvre  cœur  plus  recueilli 
A  d'autres  songes. 

Une  autre  vie  est  là  pour  nous. 
Ouverte  à  toute  âme  fidèle  : 
Bien  tard,  hélas  !  à  deux  genoux, 
Je  rêve  d'elle  ! 


FIX 
des  Feuilles  Volantes. 


OISEAUX    DE    NEIGES 


(CENT  ET  UN  SONNETS) 


Un  simple  amusement  d'esprit  dont  je  m'excuse. 

JOSÉPHIN    SOULAKY. 


PROLOGUE 


Pauvres  oiseaux,  voua  voilà  pris  I 


PROLOGUE 


Quand  le  rude  Equinoxe,  avec  son  froid  cortège, 
Quitte  nos  horizons  moins  inhospitaliers, 
Sur  nos  champs  de  frimas  s'abattent  par  milliers 
Ces  visiteurs  ailés  qu'on  nomme  Oiseaux  de  neige. 


De  graines  nulle  part,  nul  feuillage  aux  halliers. 
Contre  la  giboulée  et  nos  vents  de  Norvège, 
Seul  le  regard  d'en  haut  les  abrite,  et  protège 

Ces  courriers  du  soleil  en  butte  aux  oiseliers. 


—  234  — 

Chers  petits  voyageurs,  sous  le  givre  et  la  grêle, 
Vous  voltigez  gaîment,  et  l'on  voit  sur  votre  aile 
Luire  un  premier  rayon  du  printemps  attardé. 

Allez,   tourbillonnez   autour  des  avalanches  j 

Sans  peur,  aux  flocons  blancs  mêlez  vos  plumes  blanches 

Le  faible  que  Dieu  garde  est  toujours  bien  gardé. 


PAYSAGES 


Tout  palpite  aux  baisers  du  soleil. 

Théod.  de  Banville. 


237 


LES    MILLE-ILES 


Massifs  harmonieux,  édens  des  flots  tranquilles, 
D'oasis  aux  fleurs  d'or  innombrables  réseaux, 
Que  la  vague  caresse  et  que  les  blonds  roseaux 
Encadrent  du  fouillis  de  leurs  tiges  mobiles. 

Bosquets  que  l'onde  berce  au  doux  chant  des  oiseaux, 
Des  zéphirs  et  des  nids  pittoresques  asiles, 
Mystérieux  et  frais  labyrinthe,  Mille-Iles, 
Chapelet  d'émeraude  égrené  sur  les  eaux. 

Quand  la  première  fois  je  vis,  sous  vos  ombrages, 
Les  magiques  reflets  de  vos  brillants  mirages, 
Un  chaud  soleil  de  juin  dorait  vos  verts  abris  ; 

D'enivrantes  senteurs  allaient  des  bois  aux  grèves  ; 
Et  je  crus  entrevoir  ce  beau  pays  des  rêves 
Où  la  sylphide  jongle  avec  les  colibris. 


—  238  — 


Chantons  les  vastes  flots  :  tous  les  bardée  du  monde 
Ont  chanté  les  flots  gracieux. 


Aug.  Barbieb. 


LE    NIAGARA 


L'onde  majestueuse  avec  lenteur  s'écoule  ; 
Puis,  sortant  tout  à  coup  de  ce  calme  trompeur, 
Furieux,  et  frappant  les  échos  de  stupeur, 
Daus  l'abîme  sans  fond  le  fleuve  immense  croule. 

C'est  la  Chute  !  son  bruit  de  tonnerre  fait  peur 
Même  aux  oiseaux  errants,  qui  s'éloignent  en  foule 
Du  gouffre  formidable  où  l'arc-en-ciel  déroule 
Son  écharpe  de  feu  sur  un  lit  de  vapeur. 

Tout  tremble  ;  en  un  instant  cette  énorme  avalanche 
D'eau  verte  se  transforme  en  monts  d'écume  blanche, 
Farouches,  éperdus,  bondissant,  mugissant.  .  . 

Et  pourtant,  ô  mon  Dieu,  ce  flot  que  tu  déchaînes, 
Qui  brise  les  rochers,  pulvérise  les  chênes, 
Respecte  le  fétu  qu'il  emporte  en  passant. 

16 


240 


Nous  montâmes  longtemps  par  des  marches  croulantes. 

Joseph  Kousse. 


LES    "MARCHES    NATURELLES 


Encaissé  dans  un  lit  aux  arêtes  rugueuses, 
Entre  deux  pans  abrupts  rongés  par  le  courant, 
Tout  au  fond  d'un  ravin  sinueux,  le  torrent, 
Avec  un  bruit  confus,  roule  ses  eaux  fougueuses. 

Du  rivage  escarpé  jusqu'au  bois  odorant, 
Dont  l'ombre  couvre  au  loin  ces  grèves  rocailleuses, 
Des  gradins  encadrés  de  sapins  et  d'yeuses, 
Taillés  dans  le  granit,  s'élèvent  rang  par  rang. 

Mystérieux  degrés,  colossales  assises, 
Vastes  couches  de  roc  bizarrement  assises, 
Dites,  n'êtes-vous  pas  les  restes  effondrés 

D'une  étrange  Babel  aux  spirales  dantesques, 

Ou  bien  quelque  escalier  aux  marches  gigantesques 

Bâti  pour  une  race  aux  pas  démesurés  ? 

1871 


242  — 


ne  au  milieu  de  la  funèbre  enceinte. 

Xavier  Marmier. 


LE  CAP  TRINITE 


C'est  un  bloc  écrasant  dont  la  crête  surplombe 
Au-dessus  des  flots  noirs,  et  dont  le  front  puissant 
Domine  le  brouillard,  et  défie  en  passant 
L'aile  de  la  tempête  et  le  choc  de  la  trombe. 

Enorme  pan  de  roc,  colosse  menaçant 
Dont  le  flanc  narguerait  le  boulet  et  la  bombe, 
Qui  monte  d'un  seul  jet  dans  la  nue,  et  retombe 
Dans  le  gouffre  insondable  où  sa  base  descend. 

Quel  caprice  a  dressé  cette  sombre  muraille  ? 
Caprice  !  qui  le  sait  ?  Hardi  celui  qui  raille 
Ces  aveugles  efforts  de  la  fécondité  ! 

Cette  masse  nourrit  mille  plantes  vivaces  ; 
L'hirondelle  des  monts  niche  dans  ses  crevasses  ; 
Et  le  monstre  farouche  a  sa  paternité. 

1873 


De  l'horrible  Seylla  les  meutes  aboyantes. 


LE    MONTMORENCY 


Au  détour  du  courant  où  le  flot  qui  la  ronge 
Embrasse  les  contours  de  l'Ile  d'Orléans, 
Comme  une  tombe  énorme,  entre  deux  géants, 
La  blanche  cataracte  au  fond  du  gouffre  plonge. 

Indicibles  attraits  des  abîmes  béants  ! 
Imposantes  rumeurs  que  la  brise  prolonge  ! 
Lourds  flocons  écumeux  qui  passez  comme  un  songe, 
Et  que  le  fleuve  emporte  aux  mornes  océans  ! 

Spectacle  saisissant,  grandiose  nature, 

A  vous  interroger  quand  L'esprit  s'aventure, 

On  retombe  sans  fin  dans  un  trouble  nouveau  ; 

Le  bruit,  le  mouvement,  le  vide,  le  vertige, 
Tout  cela  va,  revient,  tourbillonne,  voltige, 
Ivre  et  battant  de  l'aile  aux  voiites  du  cerveau. 

1865 


Une  goutte   de  ciel,  un  beau  lae  dune  lieue. 

Lacke.nt-Pichat. 


LE    LAC    DE    BELŒ1L 


A  Mlle  C.  D. 


Qui  n'aime  à  visiter  ta  montagne  rustique, 
O  lac  qui,  suspendu  sur  vingt  sommets  hardis, 
Dans  ton  lit  de  joncs  verts,  au  soleil  resplendis, 
Comme  un  joyau  tombé  d'un  écrin  fantastique  ? 

Que]  mystère  se  cache  en  tes  flots  engourdis  ? 
Ta  vague  a-t-elle  éteint  quelque  cratère  antique  ' 
Ou  bien  Dieu  mit-il  là  ton  urne  poétique 
Pour  servir  de  miroir  aux  saints  du  paradis  ? 

Caché  comme  un  ermite  en  ces  monts  solitaires. 
Tu  ressembles,  ô  lac,  à  ces  âmes  austères 
Qui  vers  tout  idéal  se  tournent  avec  foi. 

Comme  elles  aux  regards  des  hommes  tu  te  voiles 
Calme  le  jour,  le  soir  tu  souris  aux  étoiles.  .  . 
Et  puis  il  faut  monter  pour  aller  jusqu'à  toi. 

1S71 


—  249  — 


LE     SAGUENAY 


Cela  forme  deux  rangs  de  massifs  promontoires, 
Gigantesque  crevasse  ouverte,  aux  premiers  jours, 
Par  quelque  cataclysme,  et  qu'on  croirait  toujours 
Prête  à  se  refermer  ainsi  que  des  mâchoires. 

Au  pied  de  caps  à  pic  dressés  comme  des  tours, 
Le  Saguenay  profond  roule  ses  ondes  noires  ; 
Parages  désolés  pleins  de  mornes  histoires, 
Fleuve  mystérieux  plein  de  sombres  détours. 

Rocs  foudroyés,  sommets  aux  pentes  infécondes, 
Sinistres  profondeurs  qui  défiez  les  sondes, 
Vaste  mur  de  granit  qu'on  nomme  Eternité, 

Comme  on  se  sent  vraiment  chétif,  quand  on  compare 
A  vos  siècles  les  ans  dont  notre  orgueil  se  pare, 
Et  notre  petitesse  à  votre  immensité  ! 

1875 


médite. 

Aug.  Genin, 


251 


LE    CAP    TOURMENTE 


Robuste,  et  largement  appuyé  sur  sa  base, 
Le  colosse  trapu  s'avance  au  sein  des  tlots  ; 
Sur  son  flanc  tout  couvert  de  pins  et  de  bouleaux 
Un  nuage  s'étend  comme  un  voile  de  gaze. 

Sur  son  vaste  sommet,  de  merveilleux  tableaux 
Se  déroulent  devant  le  regard  en  extase  ; 
Et  vous  suivez  des  yeux  chaque  voile  qui  rase, 
Dix-huit  cents  pieds  sous  vous,  le  fleuve  aux  verts  ilôts. 

Autrefois  c'était  là  presque  un  pèlerinage. 
Un  jour,  il  m'en  souvient,  collégiens  en  nage, 
Nous  gravîmes  gaîment  ses  agrestes  sentiers. 

Je  crois  revoir  encor  notre  dîner  sur  l'herbe 

Qui  tapisse  ta  croupe  immense,  ô  mont  superbe  ; 

Et  je  rêve  à  l'aspect  de  tes  plateaux  altiers. 


L'impétueux   torrent   s'écoule. 


LE    RAPIDE 


L'eau  qui  se  précipite  en  énorme  volume, 
Heurtant  l'angle  des  rocs  sur  leur  base  tremblants, 
Avec  de  longs  cris  sourds  roule  en  tourbillons  blancs  : 
C'est  le  fleuve  qui  prend  sa  course  dans  la  brume. 

Comme  un  cheval  fougueux  dont  on  saigne  les  flancs, 
Il  se  cabre  d'abord,  puis  court,  bondit,  écume, 
Et  va  dans  le  lointain  cacher  son  flot  qui  fume, 
Sous  le  rocher  sonore  ou  les  grands  bois  ronflants. 

De  partout  l'on  entend  monter  des  clameurs  vagues  ; 
On  voit  de  gros  oiseaux  pêcheurs  suivre  les  vagues 
De  remous  en  remous,  plongeant  et  tournoyant  ; 

Par  un  dernier  effort  cramponnés  au  rivage, 

De  vieux  troncs  rabougris  penchent  leur  front  sauvage, 

Noirs  fantômes,  au  bord  de  l'abîme  aboyant. 

1870 


0  lac,  rochers  muets,   grottes,  forêt  obscure. 

Lamartine. 


—  255 


LE   LAC   DE   BEAUPORT 


O  frais  miroir  !  Sa  nappe  humide  se  découpe 
Dans  les  sables  un  lit  paisible  au  creux  d'un  val  ; 
Des  montagnes  lui  font  un  cadre  sans  rival, 
Et  dans  son  flot  dormant  doublent  leur  ronde  croupe. 

Sur  la  rive,  un  balcon  d'aspect  oriental 
Emerge  d'un  massif  d'érables  qui  se  groupe 
Au  fond  de  l'anse  où  dort  une  svelte  chaloupe 
Dont  le  flanc  touche  à  peine  au  limpide  cristal. 

C'est  le  lac  de  Beauport,  ce  joyau  solitaire, 
Ce  petit  coin  béni,  ce  paradis  sur  terre, 
Ce  croquis  merveilleux,  ce  délicat  pastel, 

Où  la  blonde  légende,  en  repliant  ses  voiles, 
Laissa  tomber,  avant  de  monter  aux  étoiles, 
De  sa  robe  d'azur  un  reflet  immortel. 
1864  17 


256  — 


Lee  tribus  d'alentour  n'en  pariaient  qu'en  tremblant. 

Emile  Chevé. 


—  257  — 


CAUGHNA WAGA 


C'est  le  dernier  soupir  d'un  monde  agonisant. 
Venez  voir  ces  débris  des  antiques  peuplades, 
Anciens  rois  du  désert,  terribles  ancelades 
Ecrasés  sous  le  poids  des  choses  d'à  présent. 

Arrêtons-nous  ici,  non  loin  de  ces  cascades. 
Regardez  ce  hameau  qui  n'a  rien  d'imposant. 
C'est  là . . .  Dire  qu'on  peut  visiter  en  causant 
Ces  lieux  témoins  de  tant  de  fauves  embuscades . . . 

Est-ce  notre  regard  ou  l'histoire  qui  ment  ? 
Qu'êtes-vous  devenus,  guerriers  roux  des  prairies, 
Farouches  Iroquois  ?  —  O  désappointement  ! 

Sans  même  recourir  aux  moindres  jongleries, 
Le  chef  de  la  tribu,  marchand  d'épiceries, 
Avec  l'accent  anglais  nous  parle  bas-normand. 


Oh  !   le  jardin,   le  parc,  la  colline,  la  plaine, 

Le3  sentiers,  les  oiseaux  dont  la   feuillée  est  pleine. 


259  — 


SPENCER    WOOD 


En  amont  de  Québec,  on  fait  la  découverte 
D'un  pavillon  tout  blanc  coquettement  posé 
Sur  l'angle  à  pic  d'un  roc  au  long  flanc  ardoisé, 
Et  donc  la  large  épaule  est  de  grands  pins  couverte. 

Plus  loin,  s'il  plonge  un  peu  sur  le  sommet  boisé, 
L'œil  aperçoit,  au  fond  d'une  clairière  verte, 
Une  altière  villa  dont  la  porte  entr'ouverte 
Dresse  droit  devant  vous  son  tympan  pavoisé. 

Vaste  piazza,  sentiers  fleuris,  fraîches  ramures, 
Bosquets  pleins  de  parfums,  d'oiseaux  et  de  murmures, 
Site  revu  souvent,  et  toujours  contemplé  ! 

C'est  Spencer  Wood,  joli  tableau,  riant  poème, 
Foyer  que  la  Patrie  offre  à  son  chef  suprême, 
Et  qui  jamais  ne  fut  plus  noblement  peuplé. 

1876 


Tout  cérémonial  est  banni  de  ces  lieux. 

Colin  d'Hablevuxe. 


—  261  — 

LE   BOIS  DE   LA   ROCHE 

A  mon  ami,  M.  le  sénateur  Forget. 

Voici  le  flot  jaseur  ;  le  castel  est  tout  proche, 
Encadré  de  jardins,  de  bosquets,  de  maquis  ; 
Un  grand  peintre  en  ferait  un  ravissant  croquis  : 
Cet  asile  enchanté,  c'est  le  Bois  de  la  Roche. 

Au  seuil  où  nous  attend  l'accueil  le  plus  exquis, 
Un  groupe  radieux  sourit  à  notre  approche  ; 
On  sent  comme  un  fumet  de  faisans  à  la  broche  ; 
Sommes-nous  au  manoir  d'un  duc  ou  d'un  marquis  ? 

Nenni  !  c'est  mieux  :  ici,  vous  êtes  chez  un  homme 
Que  vénère  le  pauvre  et  que  le  riche  nomme 
D'un  nom  fier  que  jamais  nul  souffle  n'a  terni. 

Un  sage  !  sous  son  toit  tout  charme  et  tout  repose  ; 
C'est  la  simple  amitié  qui  vous  reçoit  sans  pose 
Près  d'un  heureux  foyer  que  le  ciel  a  béni. 

1902 


202 


Là  vous  évoquerez  les  héros  et  les  sages  ; 
Vous  y  respirerez  leur  âme  et  leur  vertu. 


V.   DE   LArRAPE. 


—  263  — 


M  O  X  ï  E  B  E  L  L  O 


Pittoresque  manoir,  retraite  hospitalière 
Où  Papineau  vaincu  coula  ses  derniers  jours, 
J'aime  à  revoir  tes  murs,  ta  terrasse,  tes  tours 
Secouant  au  soleil  leur  panache  de  lierre. 

Qui  suit  de  tes  sentiers  la  courbe  irrégulière, 
En  s'égarant  sous  bois,  s'imagine  toujours 
Voir,  dans  le  calme  ombreux  de  leurs  secrets  détours, 
Glisser  du  grand  tribun  l'image  familière. 

Car  il  vit  tout  entier  ici  —  dans  chaque  objet  ; 
Il  aimait  ce  fauteuil,  cet  arbre  l'ombrageait  ; 
Tout  nous  parle  de  lui,  tout  garde  sa  mémoire  ; 

Et,  pour  suprême  attrait,  sur  ce  seuil  enchanté, 
Le  cœur  tout  grand  ouvert,  la  Grâce  et  la  Beauté 
Ajoutent  leur  prestige  aux  souvenirs  de  gloire. 

1885 


264  — 


Ses  tours  ont  conservé  leur   sombre   majesté. 

Camtllb  Delthtl. 


LONGEFONT 

Château  de  Prosper  Blanchemain. 

Ce  fut,  dit-on,  jadis  un  paisible  couvent 
Coquettement  caché  sur  les  bords  où  la  Creuse 
Avec  un  bruit  d'écluse,  en  serpentant  se  creuse 
Un  lit  sonore  et  frais  sous  le  saule  mouvant. 

Des  grands  arbres  perçant  la  voûte  ténébreuse, 
6a  tour  jumelle  luit  sous  le  soleil  levant. . . 
Je  ne  l'ai  jamais  vu,  mais  en  rêve  souvent 
J'ai  suivi  les  détours  de  son  allée  ombreuse. 

Près  du  parterre  en  fleurs,  un  homme  au  front  serein, 
Où  le  génie  a  mis  son  cachet  souverain, 
Contemple  avec  amour  l'ange  de  sa  famille  ; 

Son  fils  est  là,  tout  près,  qui  se  penche  à  demi 
Sur  trois  gais  chérubins  jouant  sous  la  charmille. .  . 
Je  n'en  connais  aucun,  mais  je  suis  leur  ami. 

1878 


Il  voulait  se  construire  un  agréable  a^ile. 


GILL'MONT 

A  Mme  R.  Forget. 

Cette  villa  qui  brille  au  soleil,  et  dessine 

Sur  le  fond  vert  des  bois  ses  paradis  rêvés, 

Cette  villa  qui  tient  les  regards  captivés 

Vous  fait  bien  des  jaloux,  nia  charmante  cousine. 

Pour  orner  ce  palais  féerique,  vous  avez, 
Nous  a-t-on  dit,  au  fond  de  la  forêt  voisine, 
Précieux  talismans  par  hasard  retrouvés, 
Dérobé  les  secrets  de  quelque  Mélusine. 

On  prétend,  à  l'appui,  qu'autour  du  gai  manoir, 
Une  baguette  en  main,  sitôt  que  vient  le  soir, 
Une  femme  apparaît  de  longs  voiles  coiffée  ; 

Mais,  moi  qui  vous  connais,  je  sais,  même  de  loin, 
Que  pour  charmer  ainsi  vous  n'avez  eu  besoin 
Du  secours  de  personne,  et  que  c'est  vous,  la  fée  ! 

1902 


Chacun  peut  a  toute  heure 
Certain  d'être  accueilli   aborder  ma  demeure. 


CASTEL-BIRA  Y 


Villa  de  M.  Paul  Blanehemain. 


C'est  un  frais  manoir  aux  formes  exquises 
Dont  le  toit  domine  un  flot  de  bosquets, 
Un  joli  castel  aux  abords  coquets 
Qui  feraient  envie  à  bien  des  marquises. 

Le  bonheur,  ami  des  abris  discrets 
Si  précieux  toujours  aux  âmes  éprises, 
Sait  ménager  là  de  douces  surprises, 
Qui  disent  au  cœur  de  charmants  secrets. 

Voyageur,  ici  reposez  votre  aile. 
En  apercevant  la  blanche  tourelle, 
Lorsque  le  soir  tombe  ou  que  le  jour  point, 

Le  passant,  charmé,  s'arrête  à  mi-côte, 
Et  se  dit  tout  bas  qu'on  la  fit  si  haute 
Pour  que  l'amitié  la  vît  de  plus  loin. 

1880 


270 


Là,  ceinte  d'une  haie  et  de  pampre  couverte. 
Dans  un   pli   sinueux  de  la  colline  verte. 
Se   révèle  de   loin   ta   riante  maison. 

Francis  Pittié. 


LE    PLATON 


Sa  double  vérandah  couronne  un  monticule, 
Que  la  montagne  porte  à  son  flanc  adossé  ; 
On  l'aperçoit  du  large,  à  mi-côte  exhaussé, 
Au  pied  du  rocher  sombre  où  sa  masse  s'accule. 

C'est  un  château  qui  n'a  ni  herse  ni  fossé  ; 
Une  simple  charmille  autour  de  lui  circule  ; 
Mais  quand  le  tout  se  dore  aux  feux  du  crépuscule, 
C'est  un  tableau  superbe  et  largement  brossé. 

De  grands  arbres  touffus  pleins  de  lumière  et  d'ombre, 
Rejoignant  les  arceaux  de  leurs  rameaux  sans  nombre, 
Font  à  la  villa  blanche  un  dais  aérien. 

La  porte  ouverte  anime  encor  le  paysage  : 
Entrons  !  c'est  le  foyer  hospitalier  d'un  sage, 
D'un  aimable  convive,  et  d'un  grand  citoyen. 


AMITIES 


Le  passé  nous  est  cher,  et  c'est  pour  qu'il  renaisse 
Que   l'Ame   émue  évoque  un  souvenir  lointain. 

Pamphile  Le  May. 


275 


A    PAMPHILE    LE  MAY 

Ami,  sur  le  flot  noir  ou  la  vague  opaline, 
Naïfs  fervents  du  Eêve  ou  jouets  du  Destin, 
Bien  longtemps  nous  avons  vers  un  port  incertain 
Ouvert  la  même  voile  à  la  brise  féline. 

Comme  il  est  loin  déjà  notre  premier  matin  ! 
Voici  qu'à  l'horizon  notre  soleil  décline  ; 
Et,  voyageurs  lassés,  du  haut  de  la  colline, 
Nous  tournons  nos  regards  vers  le  passé  lointain. 

Là,  calme  radieux,  ailleurs  bourrasque  sombre  ! 
Chimère  qui  sourit,  espoir  trompeur  qui  sombre, 
Joie  ou  peine,  chacun  réclamait  sa  moitié. 

Et,  que  le  vent  fût  doux,  ou  battît  notre  toile, 
Jamais  ne  s'obscurcit  pour  nous  la  double  étoile 
Du  saint  amour  de  l'Art  et  de  notre  amitié. 

1904 


.'70. 


Cœurs  dignes  de  sentir  le  prix  de  l'amitié, 

Retenez  cet  ancien  adage  : 

Le  tout  ne  vaut  pas  la  moitié  ! 

Floriax. 


—  277  — 


AMITIE 


Je  connais  un  petit  ange 
Lequel  n'a  jamais  mouillé 
Sa  blanche  robe  à  la  fange 
Dont  notre  monde  est  souillé. 

C'est  lui  qui  donne  le  change 
Au  pauvre  cœur  dépouillé 
Que  l'amour,  vautour  étrange, 
D'un  bec  cruel  a  fouillé. 

Cet  ange,  qui  vous  ressemble, 
Sous  son  aile  nous  rassemble  : 
C'est  la  divine  Amitié. 

Son  regard  est  doux  et  calme  ; 
Il  m'offre  sa  chaste  palme. . . 
En  voulez-vous  la  moitié  ? 


Entrez,  c'est  mon  neveu  ! 

A.  Dusolier. 


279 


A   M.   LOUIS   HERBETTE 


C'est  Paris,  saluons  la  grande  capitale 
Où  tout  ce  qu'on  rêva  se  trouve  réuni  ; 
Où  merveille  partout  sur  merveille  s'étale, 
Antique  Eden  par  l'art  sans  cesse  rajeuni. 

Eloignons-nous  un  peu  de  la  ville  centrale  ; 
Et  sur  ce  seuil  discret,  élégant  et  béni, 
Laissons  nos  cœurs  émus  battre  la  générale  : 
Nous  sommes  au  dix  sept,  boulevard  Fortuny. 

Ici  le  froment  pur  ne  connaît  pas  l'ivraie  : 

Sous  ce  toit,  c'est  la  France,  et  c'est  la  France  vraie  ! 

C'est  la  vertu  civique  à  trente-six  carats  ! 

On  y  retrouve  à  fond  nos  fraternels  usages, 
Des  cœurs  tout  grand  ouverts  et  de  charmants  visages- 
Canadiens,  entrez  tous  :  l' Oncle  vous  tend  les  bras. 

1902 


Bientôt,  vous  compterez,  Estelle,  vingt-cinq  ans. 

Hentu  Dottin. 


281 


A     LISETTE 

Enfant  d'Alphonse  Lusiguan. 

Lisette,  tu  n'es  plus  le  bébé  d'autrefois, 
Le  bébé  frétillant,  beau  lutin  frais  et  rose, 
Agaçant  diablotin  dont  le  rire  et  la  voix 
Ont  souvent  déridé  mon  front  grave  ou  morose. 

Tout  est  plus  sérieux  dans  ton  air,  dans  ta  pose  ; 
Avant  de  t'embrasser,  lorsque  je  te  revois, 
Il  faut  qu'en  mon  esprit  je  groupe  et  recompose 
Mes  souvenirs  lointains  qui  s'égarent  parfois. 

Avouons  le  tout  court,  tu  deviens  grande  fille. 

Cela  te  fait  sourire,  et  ton  œil  qui  pétille, 

Moqueur,  semble  répondre  :  "  Un  beau  malheur  vraiment  !  " 

C'est  vrai,  pardonne-moi  ;  nous  autres,  pauvres  hommes, 
Nous  oublions  toujours,  grands  enfants  que  nous  sommes, 
■Que  ce  qui  vieillit  l'un  fait  l'autre  plus  charmant. 


—  282  — 


premiers  rêves  ! 

Lecoxte  de  Lisle. 


—  283 


NOCES   DE   DIAMANT 


A  M.  et  Mme  C.  P"* 


O  mes  chers  vieux  amis,  à  l'époque  trop  brève, 
Et  pour  moi  disparue,  hélas  !  depuis  longtemps, 
Où  l'on  voit  devant  soi  l'avenir  qui  se  lève 
Comme  un  soleil  joyeux  sur  l'azur  du  printemps 

Quand  j'étais  jeune,  enfin,  j'avais  fait  ce  doux  rêve 
D'une  existence  entière  —  oui,  de  tous  les  instants 
Aube  sans  lendemain  qui  commence  et  s'achève 
Dans  la  naïveté  des  amours  de  vingt  ans. 

Je  ne  réclame  point.   La  vie  est  bonne  mère  : 
Elle  mit  sur  ma  route,  en  brisant  ma  chimère, 
Une  assez  large  part  de  bonheur  en  retour  ; 

Mais  sans  trouver  en  rien  la  destinée  injuste, 
Je  salue,  attendri,  votre  vieillesse  auguste 
Qui  sut  réaliser  mon  beau  rêve  d'un  jour  ! 


>84 


Vous  qui  du  Pinde  abordez  les  coteaux. 


A   Mme  ELIZA   FRANK 


Quand  la  nuit  tombe,  —  au  bord  secret  des  étangs  clairs, 

Où  le  flot  balancé  dans  son  urne  trop  pleine 

Inonde  vaguement  de  ses  pâles  éclairs 

Un  fouillis  d'ajoncs  verts  qui  tremble  à  chaque  haleine,  — 

Avez-vous  entendu  —  voix  d'ange  ou  de  sirène  — 
Animant  tout  à  coup  l'ombre  des  bois  déserts, 
D'un  rossignol  ému  la  cantate  sereine 
S'élever  lentement  dans  le  calme  des  airs  ? 

Tout  fait  silence  alors  —  souffles,  soupirs,  murmures, 
Lyres  des  soirs  que  Dieu  suspendit  aux  ramures, 
De  la  brise  et  des  nids  colloques  enchantés  ?. . . 

Madame,  vous  avez  de  l'oiseau  solitaire 
L'accent  victorieux,  et  chacun  doit  se  taire 
Dans  le  ravissement  sitôt  que  vous  chantez  ! 

1877 


286 


O  vous  que  j'aperçois  passant  légère  et  belle  ! 

Em.  Ducros. 


A    MISS    WINNIE    HOWELS 


Bravant  dans  ses  rigueurs  notre  zone  neigeuse, 
Tourterelle  échappée  à  l'Orient  vermeil, 
Qui  donc  a  dirigé  ton  aile  voyageuse 
Vers  nos  pays  du  Nord  oubliés  du  soleil  ? 

Toi  dont  Venise,  au  chant  de  sa  lagune  heureuse, 
Berça  le  premier  rêve  et  le  premier  sommeil  ! 
Quel  caprice  a  conduit  ta  course  aventureuse 
Vers  nos  bords  où  l'été  n'a  qu'un  tardif  réveil  ? 

Oh  !  je  le  sais,  enfant  !  A  la  plus  pure  tlamme 

Ton  père,  doux  poète,  alluma  ta  belle  âme  ; 

Et,  fier  de  nous  montrer  un  cœur  comme  le  tien, 

Après  avoir  —  conteur  à  la  voix  sympathique  !  — 

Chanté  notre  pays  sur  sa  lyre  exotique, 

Il  t'i  nvoya  vers  nous  pour  faire  aimer  le  sien  ! 

19 


La  noce  sera  belle  et  riche  galamment. 

Jean  Richepin. 


A   M.    et  Mme  E.    D. 


de  leur  mariage. 


Voici  la  saison  des  pervenches  : 
Par  les  ravins  et  les  closeaux, 
L'ombre  palpite  sous  les  branches, 
Les  rayons  dorment  sur  les  eaux. 

Les  pommiers  sont  en  robes  blanches 
Pan  soupire  dans  les  roseaux  ; 
C'est  l'Eté  qui  prend  ses  revanches  : 
Mariez-vous,  petits  oiseaux  ! 

La  vie  est  belle  à  son  aurore  ; 
Mais  la  rose  qui  vient  d'éclore 
Peut  perdre  en  un  jour  sa  couleur. 

Pour  mieux  fixer  la  destinée, 
Voici  la  saison  fortunée  : 
Mariez-vous,  jeunesse  en  fleur  ! 


Hier,  en  voyant  une  hirondelle 
Que    nous    remenait    le    printemps . 


Hentji  Mtjrger. 


291 


LE    PEINTE M PS 


Voici  le  Printemps,  la  saison  des  roses. 
Plus  de  rameaux  nus,  de  gazons  jaunis  ; 
Plus  de  froids  matins  ni  de  soirs  moroses  : 
Voici  le  Printemps  et  ses  jours  bénis. 

Voici  le  Printemps  :  aux  fleurs  demi-closes 
La  brise  qui  vient  des  bois  rajeunis 
Murmure  tout  bas  de  divines  choses. . . 
Voici  le  Printemps,  la  saison  des  nids. 

Enfant,  tout  cela  chez  vous  se  révèle  ; 

Chez  vous,  comme  au  sein  de  la  fleur  nouvelle, 

La  coupe  d'ivresse  offre  sa  liqueur. 

Pour  vous  nul  besoin  que  le  temps  renaisse  : 
Vous  avez  la  vierge  et  sainte  jeunesse  ; 
C'est  votre  printemps,  la  saison  du  cœur. 

1874 


292 


C'est  leur  premier  enfant,  c'est  leur  premier  garçon. 

AutraN. 


A   LUCIEN 


Enfant  de  M.  Chs  Langelier. 


Enfant,  sous  les  langes  de  toile 
Dont  s'enveloppe  ton  sommeil, 
Dis-nous,  à  ton  premier  réveil, 
Le  doux  mystère  qui  te  voile. 

Dis,  quelque  chérubin  vermeil 
T'a-t-il  apporté  dans  son  voile  ? 
Es-tu  le  reflet  d'une  étoile  ? 
N'es-tu  qu'un  rayon  de  soleil  ? 

Et.  le  petit  que  l'on  adore, 

De  son  regard  que  le  ciel  dore, 

De  son  regard  tendre  et  vainqueur, 

Répond  :  —  Je  suis  l'être  éphémère 
Né  du  sourire  de  ma  mère 
Reflété  dans  un  noble  cœur. 

1884 


Amours  !   amour  !   et   sur  leurs   fronts  que  tu  courbas, 
Fais  ruisseler  la  pourpre  extatique  des  roses. 

Latjrent  Tatlhade. 


CINQUIÈME  ANNIVERSAIRE  DE  MARIAGE 

A  Mme  J.  R.  Tiiibaudeau. 

Madame,  dans  la  longue  et  brillante  série 
Des  bonheurs  radieux  que  Dieu  vous  a  donnés, 
Vous  avez,  comme  nous,  des  moments  fortunés, 
Plus  ou  moins  caressants  pour  votre  àme  attendrie. 

Or  l'instant  le  plus  beau  —  minute,  heure  fleurie  !  — 
Dont  vos  jours  si  sereins  se  soient  illuminés, 
C'est  sans  doute  celui  dont  —  vous  me  devinez  — 
Nous  venons  célébrer  la  mémoire  chérie. 

A  cette  occasion  acceptez  ce  bouquet.  — 
De  roses  l'on  devrait  couvrir  votre  parquet  ; 
Mais  s'il  fallait,  ce  soir,  que  l'on  vous  fît  l'offrande 

D'une  fleur  pour  chacun  des  dons  qu'on  aime  en  vous, 
Madame,  nos  bouquets,  pour  les  contenir  tous, 
Jamais  votre  maison  ne  serait  assez  grande. 

1885 


—  296  — 


Les  chants  lointains  sont  les  plus  doux. 

Philakète  Chasle. 


297 


A     M.     DE     SIARIT 


Quand  tous  les  jours  mon  cœur  vieilli  se  désenchante, 
Pourrais-je  ne  pas  faire  un  sympathique  accueil 
A  ce  frère  inconnu  dont  la  pitié  touchante 
Vient  verser  de  si  loin  du  baume  sur  mon  deuil  ! 

Merci  !  quand  se  gravait,  dans  une  heure  méchante, 
Le  mot  désespérance  en  travers  de  mon  seuil, 
Au  fond  de  ma  tristesse  amère  et  desséchante, 
Merci  pour  avoir  mis  cette  larme  à  mon  œil  ! 

Dieu  d'un  sceau  différent  marqua  nos  destinées  ; 
Pour  le  vol  le  plus  prompt  que  de  longues  journées 
Des  rivages  d'Afrique  au  lointain  Canada  ! . . . 

Mais  l'espace  dût-il  défier  la  boussole, 

Quand  la  brise  m'apporte  un  mot  qui  me  console, 

Je  pleure  en  écoutant  son  doux  surswm  corda  ! 

1905 


298  — 


Le  mariage,  Agnès,  n'est  pas  un  badinage. 

Molière. 


A    MON    AMI    ALPHONSE    LEDUC 

Le  jour  de  son  mariage. 

Le  bonheur  de  la  vie  est  un  fatal  problème 
Que  pour  résoudre  il  faut,  son  tour  venu,  savoir, 
Comme  un  hardi  joueur,  jeter  tout  son  avoir, 
Nom,  honneur,  avenir,  sur  la  carte  suprême. 

Ce  jour  aux  lendemains  que  nul  ne  peut  prévoir, 
C'est  celui  qu'on  choisit  pour  dire  :  —  Je  vous  aime  ! 
A  celle  qui,  changée  en  un  autre  vous-même, 
Doit  tremper  votre  amour  aux  sources  du  devoir. 

Ami,  le  risque  est  grand  ;  nul  cas  rédhibitoire  ; 

Le  destin  est  au  fond  de  l'urne  aléatoire, 

Et  les  arrêts  qu'il  rend  sont  les  arrêts  de  Dieu. 

Heureux  celui  qui  peut,  toute  crainte  bannie, 
Dans  le  choix  de  son  cœur  trouver  un  bon  génie, 
Et  dire  comme  toi  :  —  J'ai  gagné  tout  l'enjeu  ! 

1876 


300 


Sous  le  moliile  archet   la  corde  a  retenti. 


A  JEHIN-PIÏUME 


Tu  m'as  vu  bien  souvent  applaudir,  entraîné 
Par  ta  verve  attendrie  et  ta  grâce  énergique, 
Grand  artiste  inspiré  que  la  noble  Belgique, 
En  talents  si  féconde,  un  jour  nous  a  donné. 

Quand  ton  jeu  sombre  ou  doux,  caressant  ou  tragique, 

Berçait  ou  remuait  l'auditeur  fasciné, 

Comme  le  nerf  sonore,  ami,  j'ai  frissonné 

Bien  des  fois  sous  le  coup  de  ton  archet  magique. 

Et  pourtant  je  sentais  que  l'ingrat  instrument, 
Sur  lequel  tu  faisais  vibrer  si  puissamment 
Toute  la  passion  qui  te  couvait  dans  l'âme, 

Comme  au  poète  ardent  le  rythme  au  son  moqueur, 
Ne  répondait  qu'à  peine  aux  élans  de  ton  cœur. . . 
Mais,  voyant  le  reflet,  je  devinais  la  flamme. 

1886 


302 


Pays  natal,  on  te  retrouve 

Plus    cher    après    t'avoir    quitté. 


Gustave  Nadeatj. 


A    Mme    ANGELINA    B** 


Au  beau  pays  de  l'or  quel  attrait  vous  enchaîne, 
Vous,  la  plus  fraîche  fleur  de  nos  cercles  aimés, 
Vous  qu'on  ravit  un  soir  à  nos  regards  charmés, 
Et  qu'on  devait  nous  rendre  à  la  saison  prochaine  ! 

Qui  sait  ?  Peut-être,  hélas  !  qu'en  ces  lieux  embaumés 
Où  le  jour  est  si  pur  et  la  nuit  si  sereine, 
Et  puis  où  vous  régnez  sans  doute  en  souveraine, 
Vous  oubliez  un  peu  nos  cieux  moins  parfumés. 

Oh  !  revenez  !  —  Là-bas,  sur  ces  rives  fleuries, 
Plus  doux  sont  les  parfums,  plus  vertes  les  prairies, 
Les  bosquets  plus  touffus,  les  échos  plus  charmants  ; 

Les  oiseaux  plus  dorés  ont  la  voix  plus  étrange. . . 

Mais  ici  l'on  soupire  à  votre  cher  nom  d'ange  : 

Nos  climats  sont  plus  froids,  mais  les  cœurs  plus  aimants. 

1876  20 


—  304 


J'adore  de  tes  vers  la  profonde  har 

Alex.  Pabodi. 


—  305  — 


A    NEREE    BEAUCHEMIN 


J'aime  à  gravir  les  monts  sauvages,  le  matin, 
A  l'heure  harmonieuse  et  pleine  de  mystère 
Où  le  brouillard  des  nuits,  rafraîchissant  la  terre, 
Perle  en  bruines  d'or  au  feuillage  du  thym. 

Et  si,  du  fond  du  val,  quelque  timbre  argentin 
Soudain  dans  l'air  sonore  éclate  solitaire, 
Toutes  les  autres  voix  pour  moi  semblent  se  taire, 
Et  j'écoute  ravi  la  chanson  du  lointain. 

Poète,  ouvre  joyeux  l'aile  de  ton  génie, 
Chante  !  ton  chant  si  pur  rompt  la  monotonie 
Des  vulgaires  accents  du  grand  concert  banal  ; 

Et  moi  —  dont  le  soleil  à  l'horizon  décline,  — 
Je  veux  monter  souvent  sur  la  sainte  colline, 
Pour  entendre  de  loin  ton  refrain  matinal  ! 


Ne  peux-tu  rallumer  en  moi  l'ancienne  flamme  ? 

Virgile  Rossei* 


307 


A   ALFRED  GARNEAU 


Pourquoi  chanter,  ami,  lorsque  l'homme  n'écoute 

Que  le  son  du  métal,  et  qu'il  va,  délirant, 
Comme  un  triste  insensé,  laisser  indifférent 
Ses  lambeaux  de  croyance  aux  épines  du  doute  ? 

Bien  longtemps  j'ai  voulu  résister  au  torrent, 
M'attacher  aux  rameaux  dont  s'ombrageait  ma  route 
Mais  des  illusions  le  baume  goutte  à  goutte 
S'échappa  de  mon  cœur  pour  suivre  le  courant. 

A  bien  des  chocs  cruels  ma  lyre  s'est  brisée  ; 
A  lutter  sans  espoir  ma  main  s'est  épuisée  ; 
J'ai  fui  le  sol  mouvant  qui  manquait  sous  mon  pié  ; 

Et  si,  barde  vaincu,  parfois  je  chante  encore, 
C'est  qu'il  reste  en  mon  âme  une  corde  sonore 
Qui  vibrera  toujours  au  nom  de  l'amitié  ! 

1865 


308  - 


Une  image  !  une   image  !  et   pourtant   elle   parle  ! 

Pierre  Valade 


309  — 


A    Mine    JOSEPH    CAUCHON 


Madame,  vous  aimez  l'artiste  de  génie, 
Ce  sculpteur  inspiré  dont  le  ciseau  savant 
Sut  si  bien  reproduire,  en  ce  marbre  vivant, 
De  vos  traits  fins  et  doux  la  suave  harmonie. 

Vous  l'avez  dit  :  plus  tard,  quelqu'un  viendra  souvent, 
Pour  consoler  un  peu  son  âme  endolorie, 
Relire,  ému,  devant  cette  image  chérie, 
De  votre  souvenir  le  poème  émouvant.  — 

Oui,  c'est  vrai  ;  mais  lors  même  où,  fruit  tombé  de  l'arbre, 
Votre  fils  n'aurait  pas  ce  beau  buste  de  marbre 
Pour  lui  parler  de  vous  et  de  ses  premiers  jours, 

Il  saurait  retrouver  dans  les  cœurs,  chose  rare, 

Mieux  que  vos  traits  charmants  dans  ce  bloc  de  carrare, 

Votre  douce  mémoire  empreinte  pour  toujours  ! 

1872 


310 


Puis,  devant  tes  flots  bleus,  ô  magique  Provence.    . 

E.    DE    VlLLEDIETT. 


—  311  — 
A    M.    DE   BERLUC-PERUSSIS, 

poète  provençal. 

Poète,  hier,  encore,  en  humant  quelques  verres 
De  votre  fin  muscat  de  Provence,  —  frileux, 
Je  me  pris  à  rêver  aux  climats  fabuleux, 
Où  l'on  retrouve  encor  la  chanson  des  trouvères. 

Souffles  tièdes  berçant  de  frais  papillons  bleus, 
Ciel  d'azur,  rayons  d'or,  roses  et  primevères  !. .  . 
Désespérant  contraste  avec  les  froids  sévères 
De  nos  zones  qu'attriste  un  soleil  nébuleux  ! 

De  vie  et  de  parfums  brises  exhubérantes  ! 

Aux  chansons  des  oiseaux  forêts  toujours  vibrantes  ! 

Langue  au  rythme  sonore  et  plein  de  nonchaloh-  ! 

Ces  horizons  vermeils  !  cet  hiver  chimérique  !  — 
Dites,  n'est-ce  pas  là  quelque  monde  féerique 
Où  pour  être  poète  on  n'a  qu'à  le  vouloir  ? 

1878 


—  312  — 


Qu'aimable  est  la  vertu  que  la  grâce  environne  ! 

A  Chént:er. 


POUR  L'ALBUM  DE  Mme  H.  MERCIER 


Avant  d'écrire  un  mot  sur  cette  page  blanche, 
Auprès  d'elle,  en  rêvant,  j'ai  promené  mon  œil  ; 
Et,  sur  ce  frais  vélin  où  tant  d'amour  s'épanche, 
L'avourai-je  ?  j'ai  craint  de  trouver  un  écueil. 

J'hésite  encore,  ainsi  qu'un  oiseau  sur  la  branche  ; 
Mais,  puisque  de  ce  temple  il  faut  franchir  le  seuil, 
Je  m'exécute,  et  risque  une  parole  franche, 
En  songeant  à  celui  dont  vous  êtes  l'orgueil. 

Car  vous  aimez,  madame,  un  homme  au  cœur  d'élite  ; 
Votre  âme  suit  son  âme  en  fidèle  acolyte, 
Répandant  sur  sa  vie  un  vase  au  doux  parfum  ; 

Et,  lorsque  l'on  vous  voit  si  charmante  et  si  bonne, 
On  sent  qu'il  a  voulu  mêler,  dans  sa  couronne, 
La  fleur  de  poésie  aux  lauriers  du  tribun. 

1877 


314 


A  mon  avis,  l'hymen  et  ses  liens 

Sont  les  plus  grands  ou  des  maux  ou  des  biens. 


VOLTAIKE. 


PRESENT  DE  NOCE 

A  Mme  Corinne  W*** 

Un  soir,  que  nous  veillions  sous  les  marronniers  verts 
Nos  voix,  dans  le  jardin,  retentissaient  joyeuses, 
Et,  noyant  mes  dix  doigts  dans  vos  boucles  soyeuses, 
Entre  deux  gros  baisers,  je  vous  promis  des  vers. 

Depuis  lors,  j'ai  vieilli  ;  ma  vie  eut  des  revers  ; 
Je  me  berçai  souvent  d'espérances  railleuses  ; 
Mais  pour  vous,  la  jeunesse  et  ses  fleurs  merveilleuses 
Par  des  printemps  vermeils  ont  marqué  mes  hivers. 

Vierge  au  front  rougissant,  demain  vous  serez  femme  : 
Je  devrais  vous  écrire  un  long  épithalame  ; 
Mais,  hélas  !  ce  n'est  plus  de  mode  désormais. 

Le  sonnet,  ce  pigmée,  a  vaincu  le  colosse. . . 
Daignez  donc  accepter  celui-ci,  car  j'y  mets 
Tous  mes  vœux  de  bonheur  et  mon  présent  de  noce. 

1884 


Madrigaux  et  sonnets,  amoureuses  guirlandes. 

H.    BUFFENOIB. 


317 


A    PAUL    VIBEIÎT 


Ce  soir,  mon  ami,  les  pieds  aux  chenets, 
Dont  un  froid  de  loup  attisait  la  flamme, 
J'ai  pu  savourer  tes  charmants  sonnets, 
Et,  le  cœur  ému,  ma  muse  t'acclame  ! 

Je  ne  dirai  point  que  je  m'y  connais  ; 
On  prendrait  cela  pour  de  la  réclame  ; 
Mais  en  te  lisant  je  te  devinais,  , 

Et  ces  beaux  versdà  m'ont  remué  l'âme. 

D'aube  et  de  jeunesse  ils  sont  lumineux  ; 
Pourtant  du  passé,  l'on  respire  en  eux 
Je  ne  sais  quel  doux  et  suave  arôme  :  — 

Bercé  par  leur  rythme,  on  croit,  par  instants, 
—  Vaine  illusion  !  —  de  ses  dix-huit  ans, 
Voir  passer  au  loin  le  vague  fantôme  ! 

1877 


Dix  ans  ont  passé  sur  elle, 

Dix    ans    prompts    comme    l'éclair. 


Paul  Blaxchemain. 


DIXIEME  ANNIVERSAIRE  DE  MARIAGE 


Voici  pour  yous,  Madame,  un  bel  anniversaire, 
Car  c'est  dix  ans  de  calme  et  de  sérénités, 
Dix  ans  de  plaisirs  purs,  dix  ans  d'amour  sincère, 
Dix  ans  de  vrai  bonheur,  ce  soir,  que  vous  fêtez. 

Celui,  dont  la  puissance  et  la  justice  austère 
Dispensent  les  douleurs  et  les  félicités, 
A  voulu  vous  compter  ces  dix  ans  sur  la  terre 
Par  dix  printemps  vermeils  et  dix  féconds  étés. 

Oui,  les  fleurs  de  la  vie  ont  tressé  leur  couronne 
Autour  de  votre  front  sans  rides  qu'environne 
Un  doux  cercle  d'enfants,  votre  plus  cher  trésor. 

Béni  soit  le  destin  qui  vous  fit  tant  de  joie  ! 

Et  que  le  ciel  permette  un  jour  qu'on  vous  revoie, 

Ici  dans  quarante  ans,  fêter  vos  noces  d'or. 


320  — 


•T'ai  suivi  dans  ton  vol  ton  rêve  sympathique. 

Adolphe  Poisson. 


A     ADOLPHE     POISSON 


A  l'heure  où  le  loup  rôde  en  cherchant  sa  pâture, 
Heure  sombre  où  l'enfant  tressaille  au  moindre  bruit  ! 
Quand,  au  fond  du  ciel  morne  où  nul  astre  ne  luit, 
L'ombre,  sinistre  oiseau,  plane  sur  la  nature, 

Souvent  le  voyageur,  égaré  dans  la  nuit, 
Laisse  flotter  la  rêne  au  col  de  sa  monture  ; 
Et  l'animal,  cessant  d'aller  à  l'aventure, 
D'un  pas  ferme,  tout  droit  au  gîte  le  conduit. 

Ta  muse,  c'est  la  sûre  et  fidèle  cavale, 
Poète  !  et  tu  pourrais  errer  par  intervalle, 
Tâtonnant  sur  la  voie  où  le  doute  est  vainqueur  ; 

Mais  à  son  noble  instinct  toujours  tu  t'abandonnes, 
€erte  !  et  voilà  pourquoi,  même  quand  tu  fredonnes, 
Tu  sais  si  bien  trouver  tous  les  chemins  du  cœur  ! 

1878 


Beaux,  les  nobles  amants  qui,  sans  crainte  ni  doute, 
Vers    le   même    sommet   ont    pris    la   même    route. 


Arc.  Dorchajn. 


A   Mines  ELODIE   H***,  CORDELIA  DE   B*< 
et  ANGELINE  C*** 


Au  mois  de  mai,  doux  mois  où  fleurit  la  cerise, 
Dans  les  bosquets  tout  blancs  où  l'on  s'est  attardé, 
On  hume  les  parfums  vernals,  et  l'on  se  grise 
Dans  un  flot  virginal  d'effluve  débordé. 

Le  temps  passe  ;  et,  plus  tard,  on  voit  avec  surprise, 
Sur  un  rameau  pliant,  de  soleil  inondé, 
Le  fruit  lourd  et  vermeil,  que  balance  la  brise, 
Briller  robuste  et  mûr  sur  l'arbre  fécondé. 

Cousines,  bénissons  le  ciel  ;  la  vie  humaine 
Est  comme  la  nature  :  un  bon  ange  ramène 
Par  un  autre  chemin  le  bonheur  qui  s'enfuit. 

Tous  les  espoirs  joyeux  ici-bas  ont  leur  place  ; 

Et  Dieu,  qui  veut  toujours  le  plus  grand  bien,  remplace 

L'arôme  de  la  fleur  par  la  saveur  du  fruit. 

Mai  1907. 


INTIMITES 


J26  — 


Sois  l'âme  de  mon  âme  et  guide  tous  mes  pas. 

Saint-Atlaire. 


A   MA   FEMME 

La  veille  de  notre  mariage 

Hélas  !  ma  douce  amie,  elle  fut  bien  ardue 
La  route  que  sans  toi  j'avais  à  parcourir  ; 
Et  de  tout  ce  qu'on  peut  endurer  sans  mourir 
Mon  cœur  a  bien  des  fois  mesuré  retendue. 

Souvent  j'ai  failli  croire,  à  force  de  souffrir, 
A  la  Fatalité  sur  mon  front  suspendue  ; 
Et  si  mon  âme,  enfant,  dans  le  doute  éperdue, 
N'a  pas  senti  parfois  son  courage  tarirx 

C'est  que,  lorsque  le  vent  du  Nord  battait  ma  voile, 
L'Espérance  était  là,  resplendissante  étoile 
Dont  le  rayon  béni  venait  sécher  mes  pleurs. 

Cette  étoile,  aujourd'hui,  c'est  ton  regard  céleste, 
Enfant  !  et,  pour  payer  ce  bonheur  qui  me  reste, 
C'est  encore  trop  peu  que  vingt  ans  de  douleurs  ! 

1876 


328 


Un  souvenir   heureux  est   peut-être  sur  terre 
Plus  vrai  que  le  bonheur. 


A.  de  Musset. 


329  — 


CHÈRE    RELIQUE 


Je  possède  un  bouquet  de  pauvres  fleurs  fanées, 
Que  je  garde,  jaloux,  comme  on  garde  un  trésor  ; 
Car  dans  ce  cher  débris  je  crois  trouver  encor 
Le  parfum  de  la  main  qui  me  les  a  données. 

Et  quand  mon  souvenir  remonte  en  son  essor 
De  mes  jours  de  bonheur  les  rives  fortunées, 
Sur  ces  roses,  que  seul  le  temps  a  profanées, 
Un  doux  rayon  d'amour  sème  des  reflets  d'or. 

Pauvres  fleurs  !. . .  bien  souvent,  inutiles  rosées, 
Les  larmes  de  mes  yeux  vous  auront  arrosées, 
Sans  rien  vous  rendre,  hélas  !  de  votre  éclat  vermeil. 

N'importe,  je  vous  aime,  ô  reliques  bénies  ! 
Restez  là  sur  mon  cœur  ;  et  mes  lèvres  ternies 
Vous  presseront  encor  dans  mon  dernier  sommeil  ! 

1876 


Nous  n'existons  vraiment  que  par  ces  petits  êtres. 

Emile  Augiek. 


331 


LUI 


Il  a  bientôt  deux  ans.    Parfois,  quand  je  le  gronde, 
Il  baisse  ses  grands  yeux  qu'une  larme  a  ternis  ; 
Et  puis,  avec  des  airs  de  douceur  infinis, 
Il  relève  vers  moi  sa  belle  tête  blonde. 

Et  tout  à  coup,  —  l'enfance  a  ces  retours  bénis,  — 

D'un  sourire  joyeux  sa  figure  s'inonde  ; 

U  jase  en  éclatant  de  rire,  et  sa  faconde 

Semble  un  gazouillement  d'oiseaux  au  bord  des  nids. 

Alors  au  fond  de  moi  quelque  chose  remue  ; 

De  tendresses  sans  nom  ma  pauvre  âme  est  émue  ; 

Sous  mes  cils  à  mon  tour  je  sens  des  pleurs  jaillir. .  . 

Merci,  mon  Dieu,  merci  !  vous  dont  la  pitié  sainte 
A  mêlé  ce  rayon  de  miel  à  notre  absinthe  : 
L'enfant  aimé  pour  nous  consoler  de  vieillir  ! 

1878 


—  332  — 


J'étais  absent  de  vous,  inquiet,  désolé. 

Campistkon. 


EN    MER 

A  ma  petite  Marie- Jeanne. 

L'océan  roule  en  paix  sa  houle  souveraine, 
Où,  mobile,  se  joue  un  reflet  de  ciel  clair  : 
Et,  les  ailes  au  vent,  comme  un  oiseau  de  l'air, 
Notre  steamer  géant  y  plonge  sa  carène. 

Le  soleil  radieux  s'enfonce  dans  la  mer, 

Dorant  l'immensité  de  sa  splendeur  sereine  ; 

Sur  les  flots  monte  au  loin  comme  un  chant  de  sirène . . . 

Et  pourtant,  sur  ma  lèvre  erre  un  sourire  amer. 

Le  spectacle  est  charmant,  féerique,  unique  au  monde  ; 
Mais  j'aime  mieux  les  soirs  où  l'âpre  bise  gronde 
Et  dans  les  grands  huniers  jette  son  cri  strident  ; 

Ah  !  c'est  qu'il  est  trop  lent  le  vaisseau  qui  m'enlève, 
Et  que  je  vois  là-bas,  loin  là-bas,  dans  mon  rêve, 
Un  doux  berceau  béni  qu'on  berce  en  m'attendant. 


0  papa,  baisez-moi  de 


MA    PETITE     LOUISE 


Celle-ci,  c'est  Louise  ;  elle  est  la  plus  petite. 
C'est  un  lutin  ;  pourtant  je  l'aime  encor  beaucoup, 
Quand,  rieuse,  elle  vient  s'enlacer  à  mon  cou, 
Comme  autour  d'un  vieux  tronc  la  frêle  clématite. 

C'est  qu'elle  sait  très  bien,  l'espiègle,  le  froufrou, 
Qu'étant  la  moins  âgée  elle  est  la  favorite, 
Et  qu'on  ne  donnerait  sa  caresse  hypocrite 
Ni  son  baiser  mutin  pour  tout  l'or  du  Pérou. 

Douces  amours  d'enfants,  quelle  fraîche  rosée 
Pour  le  front  qui  vieillit,  et  pour  l'âme  épuisée 
Par  les  nuits  de  travail  et  les  jours  de  combat  ! 

Ah  !  Louise,  plus  tard,  Dieu  te  fera  connaître 
Tout  l'immense  bonheur  qui  frissonne  en  mon  être, 
Quand  ton  front  d'ange  vient  frôler  mon  cœur  qui  bat. 


336  — 


Que    suis-je,     Seigneur,    et    pourquoi 
Le  souverain  de  la  nature 
S'abaisse-t-il  jusqu'à   moi. 

J. 


A    MA    PETITE   PAULINE 

Le  jour  de  sa  première  communion. 

Qui  donc  ainsi  te  transfigure,  ô  ma  Pauline  ? 
Quel  nimbe  dore  ainsi  ton  sourire  enfantin  ? 
Un  timbre  étrange  vibre  en  ta  voix  cristalline  : 
Des  immortels  concerts  est-ce  un  écho  lointain  ? 

Aujourd'hui  pourquoi  donc  à  ta  lèvre  câline 
Osé-je  à  peine  offrir  mon  baiser  du  matin  ? 
Ah  !  c'est  qu'après  l'avoir  admise  au  grand  festin. 
L'ombre  auguste  d'un   Dieu  sur  ta  tète  s'incline. 

Je  sens  sur  toi  planer  l'immensité  divine  : 

Dans  tes  veux,  pur  miroir  de  ton  âme,  on  devine 

Que  tu  viens  de  gravir  les  éternels  sommets. 

Enfant,  garde  toujours  cette  ineffable  empreinte  ! 
Et  que  le  souvenir  de  la  céleste  étreinte 
Dans  ton  cher  petit  cœur  ne  s'efface  jamais  ! 

1900 


Faisons  à  tout  le  monde  un  accueil  favorable. 

F.  de  Neufcbateau. 


339 


A    MES    ENFANTS 


Avant  tout,  nies  enfants,  soyez  bons  :  la  bonté, 
C'est  le  sceptre  devant  lequel  tout  genou  plie. 
Travaillez  :  le  bonheur  n'est  jamais  acheté 
Que  par  le  noble  orgueil  de  la  tâche  accomplie. 

Pardonnez  :  le  pardon,  c'est  la  paix  ennoblie 
Par  les  justes  dédains  d'une  sainte  fierté. 
Elle  n'existe  plus  l'injure  qu'on  oublie  ; 
Ignoré,  le  méchant  n'a  jamais  existé. 

Pardonnez,  travaillez,  soyez  bons  !  qui  peut  dire 
Ce  que  vaut  quelquefois  l'aumône  d'un  sourire  ? 
Notre  âme  est  un  oiseau  qui,  hardi  dans  son  vol, 

A  besoin  d'horizon  serein  et  diaphane  : 
Toute  pensée  amère,  ou  perverse,  ou  profane, 
Comme  un  fil  ennemi  retient  son  aile  au  sol. 

1894 


340  — 


frère  est  un  ami  donné  par  la  nature. 

Legouvé. 


A  MON   FRERE  ACHILLE 


Frère,  tu  veux  causer  ;  tu  veux  que  je  rassemble 
Mes  souvenirs  ;  tu  veux,  me  tenant  par  la  main, 
Comme  un  vieillard  penché  sur  son  bâton  qui  tremble, 
Des  jours  qui  ne  sont  plus  remonter  le  chemin. 

Il  fut  rude,  souvent,  ce  long  passé  qui  semble 
Pourtant  si  court,  plus  tard,  au  pauvre  cœur  humain  ! 
Nous  n'avons  pas  fléchi,  car  nous  étions  ensemble  ; 
Nous  le  sommes  encor  :  le  serons-nous  demain  ? 

C'est  l'avenir,  vois-tu,  qui  frappe  à  notre  porte  ; 
Laissons  le  passé  fuir  avec  ce  qu'il  emporte  ; 
Oublions  s'il  fut  triste  ou  s'il  fut  caressant  ; 

Et,  pour  braver  le  sort  et  ses  coups  arbitraires, 
Rendons  grâces  au  ciel  qui  nous  fit  deux  fois  frères  : 
L'une  par  la  pensée  et  l'autre  par  le  sang  ! 

1871 


—  342  — 


Le  bonheur  est  aux  lieux  où  l'on  est  adoré. 

Delaville. 


343 


A     MA     SŒUR     MARIE 

Au  retour  de  son  voyage  de  noces. 

Ma  sœur,  comme  l'oiseau  qui  traverse  la  uue, 
Quand  le  soleil  d'avril  sur  ses  ailes  a  lui, 
Enfant  naïve  hier,  femme  heureuse  aujourd'hui, 
Au  doux  nid  paternel  te  voici  revenue. 

L'homme  aimé  que  ton  cœur  s'est  donné  pour  appui 
T'avait  bien  loin  de  nous  trop  longtemps  retenue  ; 
Il  te  ramène  enfin  :  sois  donc  la  bienvenue  ! 
Au  cercle  du  foyer  qui  s'ouvre  devant  lui. 

Approche  ;  asseyons-nous  autour  du  feu  qui  tremble  ; 
Nos  âmes  et  nos  mains  se  mêleront  ensemble  : 
Quand  il  est  partagé  le  bonheur  est  plus  grand. 

Puis,  en  te  souhaitant  des  jours  exempts  de  larmes, 
Nous  nous  demanderons  lequel  a  plus  de  charmes, 
L'ange  qu'on  nous  ravit  ou  l'ange  qu'on  nous  rend  ! 


Bonheur  est  le  plaisir  des  sages. 


345 


A    Mme    OSCAR    DUNN 


Cousine,  j'aime  à  voir  sourire  vos  dents  blanches  ; 
J'aime  entendre  éclater  votre  rire  mutin  : 
Jamais  son  plus  joyeux,  timbre  plus  argentin, 
N'ont  encor  résonné  sur  des  lèvres  plus  franches. 

On  dirait  un  oiseau  lançant,  de  branche  en  branches, 
Dans  l'éther  du  ciel  pur  son  hymne  du  matin.  .  . 
Ah  !  c'est  que  le  bonheur  que  vous  fit  le  destin 
Eclate  dans  vos  yeux,  bleus  comme  les  pervenches. 

Le  bonheur  !  le  bonheur  !  ô  trésor  précieux 

Que  notre  sphère  envie  à  la  splendeur  des  cieux  ! 

Rose  du  paradis  que  tout  homme  a  rêvée  ! 

Mot  de  l'immense  énigme  où  le  cœur  se  confond  ! 
Mot  qui  pour  l'âme  humaine  est  un  gouffre  profond  ! 
Bonheur  !  perle  sans  prix  que  vous  avez  trouvée  ! 


Dieu  dans  son  paradis  n'a  pas  mis  tous  ses  anges. 

Ekxest  Ameli.ve. 


347 


A   Mlle   HONORINE   CHAUVEAU 


A  quoi  donc  rêvent-ils,  vos  beaux  yeux  andalous, 
Quand,  voilant  à  demi  sa  lueur  incertaine. 
Votre  regard  s'en  va  se  perdre  loin  de  nous, 
Comme  s'il  contemplait  quelque  image  lointaine  ? 

Quand  vous  semblez  chasser  toute  pensée  humaine 
Et  que,  sur  le  clavier  au  son  plaintif  et  doux, 
Sans  but,  las  et  distrait,  votre  doigt  se  promène, 
Jeune  fille  rêveuse,  à  quoi  donc  songez-vous  ? 

Oh  !  sans  doute  qu'alors  votre  âme  ouvre  ses  ailes, 
Et  s'en  va  retrouver,  dans  des  sphères  nouvelles, 
Ceux  que  le  ciel  emporte,  hélas  !  et  ne  rend  pas  ! 

Nous  vivons  dans  un  monde  où  presque  tout  g'oublie  ; 
Mais  il  reste  toujours  quelque  chaînon  qui  lie 
Aux  anges  de  là-haut  les  anges  d'ici-bas  ! 

1876 


348  — 


La   lyre  chante  auprès  de  toi. 

Victor  Ht'go. 


349  — 


A    Mlle    YVONNE    LEDUC 


Yvonne,  devant  toi  tu  vois  s'ouvrir  la  vie.  .  . 
Comme  un  hôte  charmant  le  bonheur  à  venir, 
Doux  rêve  que  l'on  croit  ne  devoir  pas  finir, 
A  son  joyeux  festin  t'appelle  et  te  convie. 

De  radieux  espoirs  ta  prunelle  est  ravie, 

Ta  prunelle  qu'un  pleur  n'oserait  pas  ternir  ; 

Ton  regard  sans  effroi  plonge  dans  l'avenir  ; 

Pour  toi  tout  n'est  qu'aurore. .  .  oh  !  comme  je  t'envie  '. 

Quelque  autre  te  dirait,  assombrissant  ton  front, 
Qu'il  est  des  mauvais  jours  et  que  plus  tard  viendront 
Les  désenchantements.  .  .  Non,  non,  la  vie  est  bonne  ! 

Dans  ta  sainte  candeur,  aime-la,  chéris-la  ! 

Ne  laisse  pas  ton  œil  regarder  au-delà  ; 

Souris  à  l'Espérance,  et  chante,  mon  Yvonne  ! 

1901 


Un  jour  que  je  passais  par  là, 
J'aperçus  la  maison  fermée. 


—  351 


VIEUX     SOUVENIR 


Oui,  je  suis  revenu  sous  la  fenêtre  aimée, 
Dérobée  à  moitié  sous  les  grands  arbres  verts, 
Où,  pour  ouïr  du  soir  les  murmures  divers, 
Vous  penchiez  si  souvent  votre  tête  charmée. 

Les  oiseaux  gazouillaient  dans  les  sentiers  couverts 
Les  fleurs  ouvraient  au  vent  leur  corolle  embaumée; 
Et,  saluant  de  loin  la  fenêtre  fermée, 
Je  m'arrêtai  pensif  pour  crayonner  ces  vers. 

La  brise  au  vol  serein  jouait  dans  les  ramilles  ; 
D'acres  senteurs  montaient  des  épaisses  charmilles  ; 
Le  Couchant  teignait  d'or  le  front  de  la  villa  ; 

Et,  cependant,  malgré  ces  splendeurs  réunies, 
Ces  rayons,  ces  parfums,  ces  fleurs,  ces  harmonies, 
Le  deuil  planait  partout,  car  vous  n'étiez  plus  là  ! 

1874  23 


—  352 


Elle  a  gardé  pour  moi  lea  parfums  du  passé. 

VlCTOB    BlLLAUD. 


353 


MA     PETITE     CHAISE 


Dans  l'ombre,  autour  de  moi  quand  le  soir  est  tombé, 
Je  regarde  souvent  d'un  œil  mélancolique 
Un  pauvre  petit  meuble,  une  ancienne  relique 
Qui  retient  longuement  mon  esprit  absorbé. 

Et  quand  le  souvenir  penche  mon  front  courbé, 
Oubliant  de  l'objet  la  forme  un  peu  rustique, 
Mon  rêve  ému  revêt  d'un  nimbe  poétique 
Cette  épave  qui  fut  ma  chaise  de  bébé. 

Ah  !  c'est  que  j'y  revois  mon  enfance  éphémère, 
Le  souris  paternel,  le  baiser  de  ma  mère.  .  . 
Et  je  songe  pensif  au  glorieux  retour, 

Quand  dans  ses  bras  ouverts  —  inoubliable  fête  !  — 
D'autres  bébés  joufflus,  anges  à  blonde  tête, 
Enfants  de  mes  enfants  s'assiéront  à  leur  tour. 


354 


Heureux  qui  croit  à  l'avenir. 

H.  de  la  Madelènï. 


355 


A   MON  FILLEUL,  Louis  BERGEVIN 

1er  janvier  1905. 

Enfant  !  —  ô  douce  fleur  qu'un  printemps  fit  éclore  ! 
De  cette  vie  à  peine  eus-tu  franchi  le  seuil, 
Que  jamais  on  ne  vit  plus  triomphant  accueil 
Saluer  parmi  nous  plus  ravissante  aurore  ! 

Tu  ne  connais  encor  ni  tristesse  ni  deuil  ; 
S'il  est  des  jours  amers  ton  âme  les  ignore. . . 
Et  pourtant  l'on  a  vu  l'horizon  que  Dieu  dore 
Sous  de  brillants  reflets  cacher  plus  d'un  écueil. 

Oui,  mais,  fixant  pour  toi  le  cours  des  destinées, 

La  fée  aux  ailes  d'or  des  heures  fortunées 

Dès  ton  premier  soleil  te  marqua  de  son  sceau. 

Puisses-tu,  si  jamais  gronde  au  loin  la  tempête, 
Voir,  toujours  et  partout,  sourire  sur  ta  tête 
L'astre  dont  le  rayon  caressa  ton  berceau  ! 


—  356 


La  blessure  est  profonde  et   ne  guérira   pas  ! 

LÉox  Mac.vier. 


—  357 


LE  CREPE 


La  feuille  du  printemps  que  le  zéphir  effleure 
Et  qu'un  soleil  ami  dore  de  ses  rayons, 
Est  loin  de  se  douter  que  bientôt  viendra  l'heure 
Où  l'hiver  l'étreindra  dans  ses  froids  tourbillons. 

De  même  trop  souvent  l'âme  humaine  se  leurre. 
Sans  voir  le  gouffre  au  bord  duquel  nous  sommeillons, 
Jusqu'à  ce  qu'éveillé  soudain,  l'on  saigne  et  pleure 
Sous  la  morsure,  hélas  !  de  cuisants  aiguillons. 

L'oiseau  des  jours  sereins  avait  plié  son  aile 
Sur  ma  tente,  où,  croyant  sa  chanson  éternelle, 
Des  autans  envieux  je  narguais  la  rigueur. 

Un  jour  on  est  venu  mettre  un  crêpe  à  ma  porte. . . 
Et  depuis  lors,  Seigneur,  ce  crêpe  je  le  porte 
Fixé  par  une  épine  au  tréfond  de  mon  cœur. 


volonté   sainte. 


359 


FIAT    VOLUNTA 


Vous  me  l'aviez  donné,  vous  me  l'avez  ôté, 
Mon  cher  petit  trésor,  mon  amour  blond  et  rose. 
Lui  qui,  d'un  seul  sourire,  en  mes  jours  de  névrose, 
Ramenait  à  mon  front  le  calme  et  la  gaîté. 

Vous  me  l'avez  ôté,  Seigneur  ;  et  quand  j'arrose 
De  mes  pleurs  le  berceau  vide  qu'il  a  quitté, 
Je  sens  que  le  bonheur  et  la  sérénité 
Ont  aussi  déserté  mon  pauvre  cœur  morose. 

Mon  chérubin  chéri,  mon  doux  bébé  mignon, 
De  mes  vieux  ans  futur  et  dernier  compagnon, 
Vous  me  l'aviez  donné  dans  un  beau  jour  de  fête. 

Un  seul  de  ses  regards  était  pour  moi  sans  prix  : 
Pourquoi  donc  en  mes  bras  l'avoir  si  tôt  repris  ?. . . 
Et  pourtant,  ô  mon  Dieu,  ta  volonté  soit  faite  ! 


Accepter   la   souffrance   en   souriant    au    ciel. 

P.vMrHir.E  Le  May. 


—  361 


A    MES    FILLES 


C'était  le  premier  né,  votre  aîné,  mes  chéries. 
Il  avait  rajeuni  mon  cœur  désenchanté. 
Et  de  tout  le  bonheur  qu'il  avait  apporté, 
Nous  fîmes  ses  jours  clairs  et  ses  heures  fleuries. 

Il  fut  aimé  de  tous,  béni,  choyé,  gâté. 
On  s'extasiait  même  à  ses  espiègleries. 
Hélas  !  Dieu  ue  veut  pas  de  ces  idolâtries  ; 
Et  seul  le  souvenir  de  ce  temps  est  resté. 

Enfants,  il  ne  faut  pas  pleurer  la  vie  entière, 
Croyez-moi,  nos  chers  morts  couchés  au  cimetière 
Ne  nous  demandent  point  qu'on  s'occupe  autant  d'eux. 

Aussi,  quand  vous  verrez  sangloter  votre  mère, 
Pour  mettre  un  peu  d'oubli  dans  sa  pensée  amère, 
En  songeant  à  l'absent,  embrassez-la  pour  deux. 

1902 


Il  revenait  d'un  long  voyage. 

Axdré  Lemoyxe. 


A  M.  LE  COLONEL  DAMELINCOURT 


Vous  l'avez  donc  connu  notre  pauvre  exilé  ! 
A  travers  les  périls  de  l'océan  qui  gronde, 
Pour  promener  ses  pas  errants  autour  du  monde, 
Loin  du  foyer,  un  jour,  il  s'en  était  allé. 

Et  quand  le  voyageur,  las,  souffrant,  isolé, 
Suspendit  près  de  vous  sa  course  vagabonde, 
Laissant  tomber  sur  lui  votre  pitié  profonde, 
Au  nom  d'un  père  absent  vous  l'avez  consolé. 

C'est  ce  père  aujourd'hui,  qui,  penché  sur  la  pierre 
Humide  encor  des  pleurs  jaillis  de  sa  paupière, 
L'œil  tourné  vers  son  ciel  pour  jamais  obscurci, 

Dans  l'âpre  égarement  de  son  âme  en  détresse, 

Du  bout  des  mers  vous  tend  les  bras,  et  vous  adresse, 

Entre  deux  longs  sanglots,  son  douloureux  merci  ! 

1902 


—    364: 


Tous    deux    unis    désormais 
Dans  une  même  pensée. 


—  365  — 


AU  FRERE  STEPHEN 


J'ai  planté  ce  matin  un  bouquet  éphémère 
Au-dessus  du  cher  mort  sous  le  tertre  endormi  ; 
Et  je  veux,  un  moment,  dans  votre  sein  d'ami 
Epancher  le  trop  plein  de  ma  détresse  amère. 

Dieu,  qui  ne  fait  jamais  les  choses  à  demi, 
Près  du  pauvre  exilé  vous  mit  comme  une  mère  ; 
Et  quand  le  sort  fatal  vint  briser  ma  chimère 
Des  peines  de  mon  cœur  votre  cœur  a  gémi. 

Aussi,  dans  le  secret  de  mon  âme  froissée, 

Je  vous  confonds  tous  deux,  et  ma  triste  pensée 

Va  de  celui  que  j'aime  à  celui  que  j'aimais. 

Hanté  par  l*un,  je  sens  que  l'autre  me  regarde  ; 
Je  vous  complète  l'un  par  l'autre,  et  je  vous  garde 
Tous  deux  dans  ma  tendresse  alliés  pour  jamais. 

1902 


J'ai  cherché  du  secours  près  de  tous  ceux  que  j'aime. 

Lotjise  d'Isolé. 


367 


A  Mlle  Almita  LE  DUC 


O  ma  chère  Alinita,  dis-moi,  t'en  souvient-il  ? 
Ce  n'était  qu'un  bébé,  tu  n'étais  qu'un  doux  ange  ; 
Et  Dieu  sait  quel  courant  de  sympathie  étrange 
Vous  pénétra  tous  deux  de  son  charme  subtil. 

Puis  l'âge  vint  ;  la  vie  est  un  décor  qui  change. 
Pourtant,  presque  mourant,  quand  il  revint  d'exil, 
Ton  nom  fit  souvent  poindre  une  larme  à  son  cil  : 
Du  temps  et  de  l'oubli  toujours  le  cœur  se  venge. 

Tout  est  passé,  ma  chère  ;  et  ton  petit  ami 
Repose  maintenant  dans  sa  tombe  endormi  ; 
Si  fragile  est  la  base  où  tout  espoir  se  fonde  ! 

Il  dort,  et  j'attends  l'heure  où,  pensive,  à  genoux, 
Celle  qui  l'eût  aimé  viendra,  seule  avec  nous, 
Laisser  tomber  un  pleur  sur  la  fosse  profonde. 

24 


Je  ris  et  je  pleure  à  la  fois. 

Mme  Desborde-Valmoke. 


—  369  — 
A  MA  PETITE-FILLE  EMMA 

1er  janvier  1905. 

Viens,  mon  bébé  chéri  !  viens  vite,  je  t'attends 
Là,  sur  mon  cœur  qui  bat  ;  et  pardonne  si  j'ose, 
Réchauffant  mon  automne  auprès  de  ton  printemps, 
Pencher  mon  front  ridé  sur  ta  frimousse  rose. 

S'ils  veulent  effleurer  ta  lèvre  demi-close, 
Ne  repousse  pas  trop  mes  baisers  tremblotants  ; 
Et,  tandis  que  ta  tête  entre  mes  bras  repose, 
Laisse  un  peu  tes  trois  mois  rire  à  mes  soixante  ans  ! 

Des  souhaits  de  bonheur  c'est  la  fête,  mignonne  ; 
Partout  l'ivresse  chante  et  la  gaîté  rayonne  ; 
A  la  ronde  on  s'embrasse  en  un  joyeux  élan  ; 

Et,  tout  vieux  que  je  suis,  je  sens  à  ma  prunelle 
Perler  un  pleur  d'amour,  quand  ma  main  paternelle 
Se  lève  pour  bénir  ton  premier  jour  de  l'An  ! 


MELANGES 


—  372  — 


De  tes  grandeurs  tu  sus  te  faire  absoudre, 
France,   et  ton   nom   triomphe   des   revers. 


—  373  — 
LA     FRANCE 

Au  poète  Prosper  Blanchemain. 

Toi  dont  l'aile  plana  sur  notre  aurore,  ô  France  ! 
Toi  qui  de  l'idéal  connais  tous  les  chemins  ! 
Toi  dont  le  nom,  fanfare  aux  éclats  surhumains, 
De  tout  peuple  opprimé  sonne  la  délivrance  ! 

Terre  aux  grands  deuils  suivis  d'éclatants  lendemains  ! 

Noble  Gaule,  pays  de  l'antique  vaillance, 

Qui  sus  toujours  unir,  merveilleuse  alliance, 

Au  pur  esprit  des  Grecs,  l'orgueil  des  vieux  Romains  ! 

Toi  qui  portes  au  front  Paris,  l'auguste  étoile 
Qui  de  l'humanité  dirige  au  loin  la  voile, 
Nous,  tes  fils  éloignés,  nous  t'aimons,  tu  le  sais  ! 

Nous  acclamons  ta  gloire  et  pleurons  tes  défaites . . . 

Mais  c'est  en  écoutant  le  chant  de  tes  poètes 

Que  nous  sentons  surtout  battre  nos  cœurs  français  ! 

1874 


374 


Toute  notre  bachique  bande 
Boit  un  grand  verre  à  sa  santé. 


375 


TOAST    A    LA     FRANC: 


Mes  amis,  buvons  à  la  France, 
A  la  France,  qui  fut  toujours 
Le  plus  profond  de  nos  amours, 
Et  notre  plus  sainte  espérance  ! 

A  la  France  des  nouveaux  jours, 
Qui  sut  souffrir  sans  défaillance, 
Et  dont  l'indomptable  vaillance 
Nous  promet  d'éclatants  retours  ! 

Buvons  à  la  France,  à  sa  gloire, 
Aux  fiers  héros  de  son  histoire, 
A  sa  grandeur,  à  ses  succès  ! 

Et  —  s'il  lui  faut  brandir  le  glaive  - 
A  la  revanche  qui  se  lève  ! 
A  l'unité  du  sol  français  ! 

14  juillet,  1882. 


Cest  la   lumière.  c"est   la  flamme  ! 

(Les  Dkaoons  de  Villars). 


377  — 


A    LEON    XII 


Sur  tous  les  meurt-de-faim  qu'épuise  la  corvée, 
Sur  tous  les  révoltés  qu'étrangle  le  carcan, 
Sur  le  vieux  monde  amer,  sur  l'éternel  volcan, 
Comme  un  soleil  de  paix  une  Ame  s'est  levée  ; 

Grande  âme  qui  tressaille  à  toute  aube  rêvée  : 
Grand  cœur  qui,  sous  le  porche  ouvert  du  Vatican, 
Nous  fait,  dans  son  amour,  songer  au  pélican 
Qui  se  perce  le  flanc  pour  nourrir  sa  couvée. 

Oh  !  lorsque,  sur  le  seuil  des  pâles  horizons, 

En  troupeaux  effarés,  hélas  !  nous  nous  taisons, 

Prophète  à  l'œil  de  feu,  pontife  à  la  voix  tendre, 

La  croix  en  main,  debout  sur  les  sommets  sacrés, 
Qu'il  est  beau  de  te  voir  !  qu'il  est  bon  de  t'entendre 
Dire  à  tous  les  rayons  :  —  Plus  de  barrière,  entrez  ! 
1900 


378 


Surtout  il  est  instruit  en  l'art  de  bien  régner. 


379 


A  S.  A.  R.  LA  MARQUISE  DE  LORNE 


Dans  ces  temps  reculés  où  les  rois  de  la  terre 
Gagnaient  sceptre  et  couronne  au  milieu  des  combats, 
Us  menaient  à  loisir  un  peuple  de  soldats 
Au  bout  de  leur  épée  ou  de  leur  cimeterre. 

Le  progrès  a  vaincu  ces  puissants  potentats. 
Aujourd'hui,  dans  la  libre  et  loyale  Angleterre, 
Le  glaive  se  confie  aux  mains  d'un  ministère  : 
La  monarchie  y  règne  et  ne  gouverne  pas. 

Pourtant,  lorsqu'un  bon  vent  vous  guida  vers  nos  rives, 
Nous  mîmes  à  vos  pieds  bien  des  prérogatives 
Dont  nous  avions  été  si  jaloux  jusqu'ici  ; 

Notre  respect  vous  fit  plus  grande  qu'une  reine  ; 
Car,  par  les  dons  du  cœur  doublement  souveraine, 
Vous  régnez,  ô  princesse  !  et  gouvernez  aussi  ! 


La  liberté,  c'est  l'air,  l'espoir  et  la  croissance. 

A>T)RÉ  Lefèvee. 


381 


LE    "MAYFLOÏÏEE " 


}Ii>s  Mary  Garfield. 


Voyez-vous  ce  vaisseau  qui  plonge  dans  la  lame  ? 
On  lit  un  nom  de  fleur  à  sa  poupe  sculpté  ; 
C'est  le  berceau  d'un  peuple  au  gré  des  flots  porté  : 
L'Ange  de  l'avenir  le  protège  et  l'acclame. 

Ceux  qui  le  montent  fuient  un  sol  persécuté, 
Emportant  avec  eux  les  droits  sacrés  de  l'âme  ; 
Et  l'on  voit,  dans  les  plis  de  leur  noble  oriflamme, 
Flotter  au  veut  du  ciel  le  mot  de  liberté. 

Ils  s'en  vont  au  désert  —  ô  sainte  confiance  !  — 
Pour  y  servir  leur  Dieu  suivant  leur  conscience, 
Sans  s'incliner  devant  aucun  vain  oripeau .  . . 

Et,  destins  inouis,  ces  preux  au  front  austère 
Qui  cherchaient  pour  prier  un  libre  coin  de  terre, 
Sur  la  moitié  du  monde  ont  planté  leur  drapeau. 

18S0 


3S2 


Tu  chanteras  tout  bas,  bien  bas 
Tes  doux  refrains  de  femme. 


De  l'Eclusk. 


A  L  B  A  N  I 

au  chevet  funéraire  de  la  reine  Victoria. 

Froide,  et  couronne  au  front,  la  morte  bien-aiuiée 
Reposait  sur  un  lit  de  rose  et  de  jasmin  ; 
Sombre,  et  debout  devant  la  forme  inanimée, 
Pleurait  le  fils  d'hier,  monarque  de  demain. 

Non  loin  se  prosternait  une  autre  renommée, 
Artiste  dont  la  gloire  a  doré  le  chemin, 
Diva  cent  et  cent  fois  des  foules  acclamée . . . 
Le  roi  s'approcha  d'elle  et  la  prit  par  la  main. 

—  Chantez  !  dit-il  :  —  Alors  une  voix  chaude  et  tendre 
Vibra  dans  le  silence  auguste,  et  fit  entendre 
Comme  un  long  chant  de  deuil  doucement  sangloté.  .  . 

Emotion  suprême  !  ineffable  harmonie  ! 
C'étaient  la  Royauté,  la  Mort  et  le  Génie 
Qui  mêlaient  devant  Dieu  leur  triple  majesté  ! 

25 


—  384  — 


Son  front  s'éclaire  alors  d'un  fier  rayonnement. 

Paul  Manivet. 


—  385  — 


A    EHEA 


C'est  la  Muse  elle-même,  ô  Rhéa,  qui  t'inspire, 
Et  t'ouvre  à  deux  battants  la  porte  du  succès. 
Marche  !  et  nos  cœurs  émus  t'aplaniront  l'accès 
Des  sommets  où  la  gloire  a  fixé  son  empire. 

Oui,  nous  t'applaudirons,  noble  artiste  qui  sais, 
Soit  que  ta  voix  éclate  ou  sanglote  ou  soupire, 
Animer  parmi  nous  les  héros  de  Shakespeare 
Du  pur  souffle  de  l'art  et  de  l'esprit  français. 

Tous  les  sentiments  vrais  te  palpitent  dans  l'âme. 
L'idéal  même  trouve  un  reflet  de  sa  flamme 
Dans  ton  jeu  plein  de  charme  et  de  virilité  ; 

Et  rien  qu'au  seul  aspect  de  ta  grâce  candide, 
Chacun  croit  voir  briller,  sur  ta  tête  splendide, 
L'étoile  du  Cénie  au  front  de  la  Beauté  ! 

1884 


3S6 


Allez,   mon  navire  aux  grands  mâts  pavoises. 

De  Saint-Georges. 


—  387  — 

LA    "HENRIETTE" 

Yacht  français  en  rade  de  Montréal. 

Charmant  petit  vaisseau  —  naïade  ou  sirène  — 
Si  gracieux  à  voir  sur  ton  ancre  affermi, 
Orgueil  de  notre  port  dont  le  flot  endormi 
Reflète  en  son  miroir  ta  beauté  souveraine  ! 

Que  ta  voile  où  jamais  l'ouragan  n'a  frémi 
Ne  s'ouvre  qu'à  l'effort  d'une  brise  sereine  ; 
Et  que  nos  vagues  n'aient  pour  ta  svelte  carène, 
Charmant  petit  vaisseau,  que  des  baisers  d'ami  ! 

Va,  cours,  élance-toi  de  rivage  en  rivages  ; 

Dans  nos  havres  bruyants,  sur  nos  ondes  sauvages, 

Sur  nos  grands  lacs  lointains  ou  nos  fleuves  déserts, 

Va  promener  joyeux  ta  course  vagabonde, 

Et  puisses-tu  longtemps  dérouler  dans  les  airs 

Les  couleurs  de  la  France  au  vent  du  nouveau  monde  ! 

1879 


Prêtez  l'oreille  à  ma  voix  musicale, 
C'est  une  harpe  aux  chants  mélodieux. 

Prosper  Blajîcheuain. 


—  389  — 


A     ROSIT  A 


Aux  frais  bourdonnements  des  abeilles  dorées, 
Aux  chants  du  rossignol  se  prolongeant  sur  l'eau, 
Aux  confuses  rumeurs  des  limpides  soirées, 
Aux  duos  amoureux  de  l'onde  et  du  roseau, 

A  l'orchestre  enivrant  des  brises  éplorées 
Qui  bercent  des  forêts  l'harmonieux  réseau, 
N'as-tu  pas  dérobé  ces  notes  inspirées 
Qui  vibrent,  Rosita,  dans  ton  gosier  d'oiseau  ? 

Mais  non,  ô  douce  artiste  !  ô  belle  charmeresse  ! 
Des  sons  les  plus  divins  la  troupe  enchanteresse 
N'a  jamais  en  nos  cœurs  créé  plus  doux  émois  ; 

Car,  vois-tu,  quand  la  foule  à  ton  chant  suspendue, 
Frémit  d'enthousiasme  et  t'acclame,  éperdue, 
C'est  un  esprit  d'en  haut  qui  parle  par  ta  voix  ! 


390  — 


0  livre  tout  rempli  de  naïves  promesses  ! 

Eugène  Maxttel. 


POUR     UN     RECUEIL 

de  poésies  canadiennes. 

Dans  notre  lande  inculte,  ami,  comme  l'abeille, 
Butinant,  voltigeant,  vous  avez  çà  et  là 
Cueilli  bien  des  boutons,  et  vous  dites  :  "  Voilà 
De  ravissants  bouquets  ;  j'en  ai  plein  ma  corbeille  !  " 

Je  vous  pardonnerais  d'aller  même  au-delà  ; 
Mais  mon  enthousiasme  avec  lenteur  s'éveille  ; 
Car  pour  que  de  nos  jours  le  monde  s'émerveille, 
Il  faut  faire  à  ses  yeux  briller  plus  que  cela. 

N'importe  !  aux  champs  qu'un  ciel  exotique  illumine, 
S'étalent  trop  souvent  des  fleurs  dont  l'étamine 
Sous  de  riches  couleurs  cache  un  subtil  poison. 

Nos  parterres,  à  nous,  n'ont  que  d'humbles  fleurettes, 
Violettes  des  prés  ou  blanches  pâquerettes. . . 
Mais  leurs  fauves  parfums  n'ont  pas  de  trahison. 

1881 


Grenadier    (jue    tu    m'affliges 
En  m'apprenant  ton  départ  ! 


(  Ciiansox  POPULAIRE). 


393  — 


A  S.  E.  LADY  ABERDEEN 


de  son  départ. 

Vous  partez  !  —  C'est  la  loi  du  pauvre  genre  humain 
Nul  lien  que  le  temps  ou  le  destin  ne  brise. 
L'Ange  des  longs  adieux  prend  le  deuil,  et  la  brise 
De  l'immense  océan  vous  bercera  demain. 

Vos  pas  du  vieux  manoir  reprennent  le  chemin  ; 
Et  son  antique  seuil  —  radieuse  surprise  !  — 
Joyeux,  verra  bientôt  de  votre  grâce  éprise, 
La  foule  se  presser  pour  baiser  votre  main. 

Mais  dans  ces  lieux  chéris  dont  vous  êtes  la  reine, 
Où  l'on  doit  adorer  votre  bonté  sereine, 
Dût-on  vous  accueillir  en  pliant  les  genoux, 

Dût-on  vous  acclamer  sans  trêve  et  sans  mesure, 
Aux  plus  heureux  des  jours,  Madame,  soyez  sûre 
Qu'on  ne  vous  aimera  jamais  mieux  que  chez  nous! 
1898 


394  — 


Un  ange  au  radieux  visage. 


395  — 


A  S.  E.  LADY  MINTO 


La  scène  était  navrante.  On  voyait  jour  et  nuit 

—  Un  incendie  avait  presque  rasé  la  ville  — 
Des  groupes  d'affamés,  en  haillons,  sans  asile, 
Errer  en  sanglotant  sur  leur  foyer  détruit. 

Pour  ces  infortunés  chacun  tend  la  sébile  : 
Et,  chacun  à  son  tour  laissant  tomber  sans  bruit 
L'humble  morceau  de  pain  ou  la  pièce  qui  luit, 
Des  cœurs  compatissants  la  cohorte  défile. 

Lors,  un  petit  héros,  fils  de  patriciens, 

Sans  mot  dire,  un  instant  s'éloigne  un  peu  des  siens 

Et  dans  la  foule,  seul,  crânement  s'aventure. 

Puis  il  revient,  le  front  rayonnant,  mais  pieds  nus . .  . 

—  Comment  !  et  vos  souliers,  que  sont-ils  devenus  ? 

—  Tiens  !  je  les  ai  donnés . . .  puisqu'on  est  en  voiture  ! 

1900 


Dors  toujours  !   Dors  muet  dans  ta  tombe. 

A.  Beaupolx. 


—  397  — 


A  LA  MEMOIRE  DE  J.-N.  BIENVENU 


Ta  tombe  est  maintenant  morose  et  solitaire, 
O  Bienvenu,  modeste  ouvrier  du  devoir. 
Et,  seul,  tu  sens  la  neige  et  les  frimas  pleuvoir 
Sur  la  terre  où  tu  dors  au  fond  du  grand  mystère. 

Pourtant  nul  ne  t'oublie,  ô  patriote  austère, 
Indomptable  frondeur  des  abus  du  pouvoir  ; 
Et,  devant  ceux  du  jour,  on  s'étonne  de  voir 
Ta  plume  se  rouiller  et  ta  bouche  se  taire. 

Mais  ta  tâche  est  finie,  ami,  repose  en  paix 
Sous  les  ombrages  lourds  et  les  gazons  épais 
Qui  bientôt  renaîtront  au  cimetière  agreste. 

Ne  t'inquiète  plus  des  luttes  d'ici-bas  : 

Nous  te  succéderons  dans  les  mêmes  combats  ; 

Car,  si  tu  n'es  plus  là,  ton  exemple  nous  reste  ! 

1885 


—  398  — 


On  nous  a  tracé  le  chemin. 


LE    VIEUX    MONTREAL 


Dans  leurs  excursions  des  tropiques  aux  pôles, 
Nos  pères,  à  travers  fleuves,  monts  et  marais, 
Avec  leurs  vieux  mousquets  gelés  sur  leurs  épaules, 
Ouvraient  à  deux  battants  les  portes  du  progrès. 

Sur  le  flanc  des  rochers  ou  du  fond  des  forêts, 
Leur  bag3ètte  faisait  surgir  des  métropoles.  .  . 
C'est  par  eux,  Montréal,  que  tu  nous  apparais 
Désormais  le  front  ceint  «l'un  bandeau  de  ^^<W^vSj^ 

Salut,  pages  où  l'art  a,  d'un  savanfpinccnu. 

Su,  presque  pas  à  pas,  retracer  le  berceau 

D'un  grand  centre  aujourd'hui  peuplé  de  fortes  races  ! 

Chacun  de  nous,  devant  ce  passé  disparu, 

Doit  se  dire,  en  voyant  le  chemin  parcouru  : 

Nos  aïeux  étaient  grands;  sachons  suivre  leurs  traces! 

26 


C'est  quelque  chose  encor  que  de  faire  un  beau  rêve  ! 

C.  d'Hakleville. 


—  401 


CHATEAUX    EN    ESPAGNE 


Charmant  pays  du  Cid  et  de  Don  Diego, 
Espagnes,  Aragon,  Castille,  Andalousie, 
Doux  climats  où  les  vents  sont  chargés  d'ambroisie, 
Sol  qu'adora  Musset,  et  que  chanta  Hugo  : 

Souvent,  l'aigrette  au  front  comme  un  noble  hidalgo, 
Dans  un  nimbe  vermeil,  j'ai  vu  ma  fantaisie 
Cueillir  dans  tes  jardins  la  fleur  de  poésie, 
Et  sous  ton  ciel  d'azur  danser  le  fier  tango. 

J'ai  mainte  fois  erré  dans  tes  vieux  palais  maures  ; 
Je  me  suis  endormi  sous  tes  verts  sycomores  ; 
J'ai  vu,  près  du  flot  clair  qui  baigne  tes  coteaux, 

La  tzigane  à  l'oeil  noir  mirer  l'or  de  son  pagne. . . 
Et,  sur  tes  bleus  sommets  j'ai  bâti  cent  châteaux  ; 
Mais,  hélas  !  c'étaient  tous  des  châteaux  en  Espagne. 
1873 


L"Echo  répond  :  Coucou 


403  — 


REPONSE 


sonnet  d'Arvers. 


Non,  non,  votre  secret  n'était  pas  un  mystère. 
Cet  amour  éternel  discrètement  conçu, 
Vous  avez,  ô  poète,  eu  grand  tort  de  le  taire  : 
Celle  que  vous  aimiez  l'a  toujours  fort  bien  su. 

Vous  n'avez  point  passé  près  d'elle  inaperçu  ; 
Votre  âme  à  ses  côtés  n'était  pas  solitaire  ; 
Mais  vous  avez  perdu  votre  temps  sur  la  terre  : 
N'osant  rien  demander,  vous  n'avez  rien  reçu. 

Les  femmes  ont  le  cœur  aussi  subtil  que  tendre  : 
Pas  une,  soyez  sûr,  qui  marche  sans  entendre 
Le  moindre  des  soupirs  exhalés  sur  ses  pas. 

A  l'instinct  de  leur  sexe  uniquement  fidèles, 
Des  centaines,  croyant  vos  vers  tout  remplis  d'elles, 
Raillaient  votre  silence. .  .  et  ne  vous  plaignaient  p 


404 


•Je  marche  avec  mon  rêve  au  milieu  de  la  foule. 

Jean  Berge. 


—  405  — 


VARIATIONS  SUR  LE  MEME  SUJET 


Pour  tous  —  elle  excepté  —  ma  vie  a  son  mystère  : 
Un  amour  éternel  depuis  longtemps  conçu. 
Mon  cœur  en  débordait  ;  pourtant  j'ai  dû  le  taire  : 
Nul  profane  ici-bas  n'en  a  jamais  rien  su. 

A  distance  je  vis,  discret,  inaperçu  ; 
On  me  croit  en  ce  monde  un  passant  solitaire  ; 
Mais  j'eus  plus  que  ma  part  de  bonheur  sur  la  terre 
Nul  ne  saura  jamais  tout  ce  que  j'ai  reçu. 

Jamais  femme  ne  fut  plus  qu'elle  douce  et  tendre  ; 
Je  la  suis  en  silence,  et  sans  paraître  entendre 
Les  murmures  flatteurs  soulevés  sur  ses  pas. 

Et,  tandis  que,  dans  l'ombre,  à  mon  secret  fidèle, 
Je  trace  en  mon  émoi  ces  vers  tout  remplis  d'elle. 
Plusieurs  s'étonneront,  et  ne  comprendront  pas. 

1888 


Fuyez  cet  imposteur  dont  la  haine  timide 
Ne   lance  qu'en  secret  son  aiguillon  perfide. 


LEFRANC     DE    POMIMfiXAN'. 


407 


JOURNALISTE   PIEUX 


Sur  le  trottoir,  un  jour,  vous  heurtez  par  niégarde 
Un  être  qui  sans  voir  allait  clopin-clopant. 
Poli,  vous  demandez  pardon  au  sacripant, 
Qui  baisse  devant  vous  sa  paupière  hagarde. 

Le  sire,  avec  son  air  cauteleux  et  rampant, 
Voudrait  vous  étriper,  mais  quelqu'un  le  regarde  : 
Il  arrondit  le  dos  et  passe.  .  .  Prenez  garde  ! 
Vous  avez  mis  le  pied  sur  un  vilain  serpent. 

Voyez-le  s'éloigner,  il  louvoie,  il  sournoise  ; 
Son  astuce  déjà  songe  à  vous  chercher  noise  ; 
Il  vous  fera  savoir  demain  ce  qu'elle  vaut. 

Où  va-t-il  ?  Inventer  pour  vous  quelque  supplice  ? 
Vous  tendre  un  traquenard  ?  ameuter  la  police  ? 
Non,  il  va  rédiger  quelque  article  dévot  ! 

1902 


Ah  !   malheureuse   engeance,  apanage  du  diable  ! 

Regnabd. 


409 


A    PROPOS    D'UN    SAINT    HOMME 


D  UN     SAINT     JOURNAL 

C'est  un  cuistre  dévot  au  regard  torve  et  louche, 
Qui,  dans  un  lourd  pamphlet  d'où  suinte  le  dégoût, 
Pond  quatre  fois  par  mois  un  immonde  ragoût 
D'articles  papelards  qu'aurait  signés  Cartouche. 

Vil  grimaud  sans  talent,  sans  vergogne  et  sans  goût, 
Le  lâche  empoisonneur  salit  tout  ce  qu'il  touche  ; 
Son  torse  est  engorgé  de  venin,  et  sa  bouche 
Eructe  un  vent  de  peste  en  des  hoquets  d'égoûts. 

Ce  pieux  pénitent  qui  dans  l'ombre  festine, 
D'une  semaine  à  l'autre,  au  fond  de  sa  sentine, 
Diffame  et  calomnie  à  plume  que  veux-tu  ; 

Prose  de  sacristie  avec  du  fiel  écrite. . . 

—  Et  comment  nomme-t-on  cette  feuille  hypocrite  ? 

—  Le  nom  du  saint  journal  ?  parbleu,  c'est  La  Vertu  ! 

1902 


—  410  — 


Isolé  dans  sa  vie,  isolé  dans  sa  mort. 

Octave  Crémazie. 


TOMBE    ISOLEE 


A  Varennes,  pays  de  calme  et  de  bien-être, 
Au  milieu  d'un  enclos  ombragé  de  grands  fûts, 
Blanche,  parmi  le  vert  des  herbages  touffus 
Une  pierre  tombale  est  là  sous  ma  fenêtre. 

Pauvre  mort  délaissé  !  je  ne  veux  rien  connaître 
Ni  même  soupçonner  rien  de  ce  que  tu  fus  ; 
Pourtant  à  ta  pensée  un  sentiment  confus 
De  troublante  pitié  me  hante  et  me  pénètre. 

Serait-ce  que  la  mort  elle-même  a  le  don 
Au-delà  du  cercueil  de  sentir  l'abandon  ? 
La  tombe  a-t-elle  aussi  ses  ennuis  ?  non  sans  doute  ; 

Mais  le  cœur,  pauvre  cœur  —  à  quoi  bon  le  nier  ?  — 
Est  bien  fait  pour  aimer  sans  fin,  puisqu'il  redoute 
Jusqu'au  fond  du  tombeau  l'isolement  dernier. 


Tu  régneras  longtemps  après. 

A.  Deschamps. 


■il  3  — 


ADIEU 


A  Son  Excellence  Lady  Minto. 

Madame,  vous  avez  passé  dans  notre  Histoire 
Ainsi  qu'un  météore  au  lumineux  sillon, 
Ou  plutôt  comme  un  vol  vibrant  de  papillon 
Teintant  ses  ailes  d'or  d'un  poudroiement  de  gloire. 

Et  vous  allez  partir  !.  .  .  Mais,  charmant  médaillon, 
Votre  douce  figure  au  fin  profil  d'ivoire 
A  conquis  pour  toujours  place  en  notre  mémoire, 
Nimbée  à  tout  jamais  d'un  immortel  rayon. 

Car,  dans  le  tourbillon  doré  qui  vous  entraîne, 
Pour  nous,  vous  resterez  longtemps  la  souveraine 
Que  nos  petits  enfants  apprendront  à  bénir. 

Vous  régnerez  absente  au  fond  de  nos  pensées  ; 
Et  plus  tard,  remontant  vers  les  scènes  passées, 
Nos  cœurs  tressailleront  à  votre  souvenir. 


414 


L'hospitalière  mort  aux  genoux  reposants. 

Comtesse  de  Noaiixes. 


LA    MORT 


Pourquoi  craindre  la  mort,  la  grande  inévitable  ? 
Qu'elle  soit  le  repos,  qu'elle  soit  le  réveil, 
Pourquoi  de  cette  aurore  ou  de  ce  bon  sommeil, 
Se  faire  sans  raison  un  spectre  redoutable  ? 

Aucun  fantôme  n'est  effrayant  au  soleil  ; 

De  même  qu'on  accueille  un  ami  véritable, 

Si  l'Hôte  au  front  pâli,  prend  place  à  notre  table, 

Levons  en  son  honneur  la  coupe  au  jus  vermeil  ! 

Pour  moi,  je  me  confie  à  la  Justice  immense  ; 

Or,  ta  justice,  à  toi,  Seigneur,  c'est  la  Clémence  ! 

Aussi,  par  ta  bonté  céleste  rassuré. 

Quand  le  terme  viendra  de  ma  course  éphémère, 

Je  pencherai  ma  tête,  et  je  m'endormirai 

Sans  peur,  comme  un  enfant  sur  le  sein  de  sa  mère  ! 

27 


L'ANNEE  CANADIENNE 


—  418 


Quelle  main,  consacrant  la  première  journée, 
Vient  ouvrir  devant  moi  la  porte  de  l'année  î 


419 


J  A  X  V  I  E  E 


La  tempête  a  cessé.    L'éther  vif  et  limpide 
A  jeté  sur  le  fleuve  un  tapis  d'argent  clair, 
Où  l'ardent  patineur  à  l'envol  intrépide 
Glisse,  un  reflet  de  flamme  à  son  soulier  de  fer. 

La  promeneuse,  loin  de  son  boudoir  tépide, 
Bravant  sous  les  peaux  d'ours  les  morsures  de  l'air 
Au  son  des  grelots  d'or  de  son  cheval  rapide, 
A  nos  yeux  éblouis  passe  comme  un  éclair. 

Et  puis,  pendant  les  nuits  froidement  idéales, 
Quand,  au  ciel,  des  lambeaux  d'aurores  boréales 
Battent  de  l'aile  ainsi  que  d'étranges  oiseaux, 

Dans  les  salons  ambrés,  nouveaux  temples  d'idoles, 
Aux  accords  de  l'orchestre,  au  feu  des  girandoles, 
Le  quadrille  joyeux  déroule  ses  réseaux. 

1878 


Et  Février,  en  jupons  courts, 
Luit  et  fuit  comme  une  étincelle 
Derrière  son  loup  de  velours. 

Emile  Blémont. 


—  421  — 


FEVRIER 


Aux  pans  du  ciel  l'hiver  drape  un  nouveau  décor  ; 
Au  firmament  l'azur  de  tons  roses  s'allume  ; 
Sur  nos  trottoirs  un  vent  plus  doux  enfle  la  plume 
Des  petits  moineaux  gris  qu'on  y  retrouve  encor. 

Maint  coup  sec  retentit  dans  la  forêt  qui  dort  ; 
Et,  dans  les  ravins  creux  qui  s'emplissent  de  brume, 
Aux  franges  du  brouillard  malsain  qui  nous  enrhume 
L'Orient  plus  vermeil  met  une  épingle  d'or. 

Folâtre,  et  secouant  sa  clochette  argentine, 
Le  bruyant  Carnaval  fait  sonner  sa  bottine 
Sur  le  plancher  rustique  ou  le  tapis  soyeux  ; 

Le  spleen  chassé  s'en  va  chercher  d'autres  victimes  ; 
La  gaîté  vient  s'asseoir  à  nos  cercles  intimes. . . 
C'est  le  mois  le  plus  court  :  passons-le  plus  joyeux  ! 


Il  chasse  vers  le  Nord  l'hiver  au  fond  des  bois. 

Demoustieb. 


MARS 


Adieu  les  jours  sereius,  et  les  nuits  étoilées  ! 
La  neige  à  flocons  lourds  s'amoncelle  à  foison 
Au  penchant  des  coteaux,  dans  le  fond  des  vallées 
C'est  le  dernier  effort  de  la  rude  saison. 

C'est  le  mois  ennuyeux,  le  mois  des  giboulées  ; 
Des  frimas  cristallins  l'étrange  floraison 
Brode  ses  fleurs  de  givre  aux  branches  constellées 
Là-bas  un  trait  bronzé  dessine  l'horizon. 

Le  vieux  chasseur  des  bois  dépose  ses  raquettes  ; 
Plus  d'orignaux  géants,  plus  de  biches  coquettes, 
Plus  de  course  lointaine  au  lointain  Labrador. 

Il  s'en  consolera,  dans  la  combe  voisine, 
En  regardant  monter  sur  un  feu  de  résine 
La  sève  de  l'érable  en  brûlants  bouillons  d'or. 

1878 


Lève-toi,  lève-toi,  le  printemps  vient  de  naître. 

Loris  Bouilhet. 


AVRIL 


La  neige  fond  partout  ;  plus  de  lourde  avalanche. 
Le  soleil  se  prodigue  en  traits  plus  éclatants  ; 
La  sève  perce  l'arbre  en  bourgeons  palpitants 
Qui  feront  sous  les  fruits,  plus  tard,  plier  la  branche. 

Un  vent  tiède  succède  aux  farouches  autans  ; 
L'hirondelle  est  absente  encor  ;  mais  en  revanche 
Des  milliers  d'oiseaux  blancs  couvrent  la  plaine  blanche, 
Et  de  leurs  cris  aigus  rappellent  le  printemps. 

Sous  l'effluve  fécond  il  faut  que  tout  renaisse. . . 
Avril  c'est  le  réveil,  avril  c'est  la  jeunesse. 
Mais  quand  la  Poésie  ajoute  :  mois  des  fleurs  — 

Il  faut  bien  avouer  —  nous  que  trempe  l'averse. 
Qu'entraîne  la  débâcle,  ou  qu'un  glaçon  renverse  — 
Que  les  poètes  sont  d'aimables  persifleurs. 

1878 


426 


Le  beau  soleil   de  mai,  levé  sur  nos  climats, 
Féconde  les  sillons,  rajeunit  les  bocages. 


—  427  — 


MAI 


Hozanna  !  La  forêt  renaît  de  ses  ruines  ; 

La  mousse  agrafe  au  roc  sa  niante  de  velours  ; 

La  grive  chante  ;  au  loin  les  grands  bœufs  de  labours 

S'enfoncent  tout  fumants  dans  les  chaudes  bruines  ; 

Le  soleil  agrandit  l'orbe  de  son  parcours  ; 
On  ne  sait  quels  frissons  passent  dans  les  ravines  ; 
Et  dans  l'ombre  des  nids,  fidèle  aux  lois  divines, 
Bientôt  battra  son  plein  la  saison  des  amours. 

Aux  échos  d'alentour  chantant  à  gorge  pleine, 
Le  semeur,  dont  la  main  fertilise  la  plaine, 
Jette  le  froment  d'or  dans  les  sillons  fumés. 

Sortons  tous  ;  et,  groupés  sur  le  seuil  de  la  porte, 
Aspirons  à  loisir  le  vent  qui  nous  apporte 
Comme  un  vague  parfum  de  lilas  embaumés. 


L'astre    majestueux    dont    les   flammes    fécondes, 
Dispense   la   chaleur    et    la   vie   aux   deux    mondes 
A  passé  des  gémeaux  les  signes  radieux. 


429 


JUIN 


L'été  met  des  fleurs  à  sa  boutonnière  ; 
Au  flanc  des  ravins  et  dans  les  roseaux. 
Ivres  de  soleil,  les  petits  oiseaux 
Entonnent  en  chœur  l'hymne  printanière  ; 

Sur  les  clairs  sommets,  les  champs  et  les  eaux, 
Tombent  de  l'azur  des  jets  de  lumière  ; 
Au  nid,  au  palais  et  sous  la  chaumière, 
Le  parfait  amour  tourne  ses  fuseaux. 

Sous  les  bois  touffus  la  source  murmure  ; 
La  brise  en  jouant  berce  la  ramure  ; 
Le  papillon  vole  au  rosier  fleuri  ; 

Tout  chante,  s'émeut,  palpite,  étincelle. . . 
Transports  infinis  !  joie  universelle  ! 
A  son  créateur  le  terre  a  souri. 

1878 


430 


Fleur  qu'adore 
La  beauté, 
;  iel  que  dore 
La   gaîté, 
Loin  des  villes. 
Frais   asiles, 

Flots     tranquilles, 

C  'est   l'Eté  ! 


JUILLET 


Depuis  les  feux  de  l'aube  aux  feux  du  crépuscule, 
Le  soleil  verse  à  flots  ses  torrides  rayons  ; 
On  voit  pencher  la  fleur  et  jaunir  les  sillons  : 
Voici  les  jours  poudreux  de  l'âpre  canicule. 

Le  chant  des  nids  a  fait  place  au  chant  des  grillons  ; 
Un  fluide  énervant  autour  de  nous  circule  ; 
La  nature,  qui  vit  dans  chaque  animalcule, 
Fait  frissonner  d'émoi  tout  ce  que  nous  voyons. 

Mais  quand  le  bœuf  qui  broute  à  l'ombre  des  grands  chênes 
Se  tourne  haletant  vers  les  sources  prochaines, 
Quel  est  donc,  dites-vous,  ce  groupe  échevelé 

Qui  frappe  les  échos  de  ses  chansons  rieuses  ? 
Hélas  !  c'est  la  saison  des  vacances  joyeuses. . . 
Comme  il  est  loin  de  nous  ce  beau  temps  envolé  ! 

1878  28 


Quand  on  voit  éclairer  et  tonner  sur  sa  tête, 
On  doit  appréhender  l'orage  et  la  tempête. 


AOUT 


C'est  la  fenaison  ;  personne  ne  chôme. 
Dès  qu'on  voit  du  jour  poindre  les  blancheurs, 
En  groupes  épars,  les  rudes  faucheurs 
Vont  couper  le  foin  au  sauvage  arôme. 

Au  bord  des  ruisseaux,  d'indolents  pêcheurs 
Des  saules  pensifs  dorment  sous  le  dôme  ; 
Et,  le  soir  venu,  l'air  qui  nous  embaume 
Apporte  déjà  d'étranges  fraîcheurs. 

Mais,  quand  midi  luit  sur  les  fondrières, 
Deux  à  deux,  cherchant  de  blondes  clairières 
Où  la  mousse  étend  son  beau  tapis  vert, 

Des  couples  rieurs  vont  sous  la  feuillée 
Par  un  beau  ciel  d'or  tout  ensoleillée, 
Le  panier  au  bras,  mettre  le  couvert. 

1878 


434 


Je  sais  que  je  mourrai  :   l'automne  va  venir. 

Chs  Fvsteb. 


SEPTEMBRE 


L'atmosphère  dort,  claire  et  lumineuse  ; 

Un  soleil  ardent  rougit  les  houblons  ; 

Aux  champs,  des  monceaux  de  beaux  épis  blonds 

Tombent  sous  l'acier  de  la  moissonneuse. 

Sonore  et  moqueur,  l'écho  des  vallons 
Répète  à  plaisir  la  voix  ricaneuse 
Du  glaneur  qui  cherche  avec  sa  glaneuse, 
Pour  s'en  revenir,  des  sentiers  plus  longs. 

Tout  a  coup  éclate  uu  bruit  dont  la  chute 
Retentit  au  loin,  et  que  répercute 
Du  ravin  profond  le  vaste  entonnoir. 

N'ayez  point  frayeur  de  ce  tintamarre  ?. . . 
C'est  quelque  nemrod  qui,  de  mare  en  mare, 
Poursuit  la  bécasse  ou  le  canard  noir. 
1878 


Le  soleil  de  midi,  sur  le  sommet  aride, 
Répand  a  flots  plombés  sa  lumière  livide. 


TH. 


OCTOBRE 


Les  feuilles  des  bois  sont  rouges  et  jaunes  ; 
La  forêt  commence  à  se  dégarnir  ; 
L'on  se  dit  déjà  :  L'hiver  va  venir, 
Le  morose  hiver  de  nos  froides  zones. 

Sous  le  vent  du  nord  tout  va  se  ternir. . . 
Il  ne  reste  plus  de  vert  que  les  aulnes 
Et  que  les  sapins  dont  les  sombres  cônes 
Sous  les  blancs  frimas  semblent  rajeunir. 

Plus  de  chants  joyeux,  plus  de  fleurs  nouvelles  ! 
Aux  champs  moissonnés  les  lourdes  javelles 
Font  sous  leur  fardeau  crier  les  essieux. 

Un  brouillard  dormant  couvre  les  savanes  ; 
Les  oiseaux  s'en  vont,  et  leurs  caravanes 
Avec  des  cris  sourds  passent  dans  les  cieux. 

1878 


Les  arbres  étendaient  sous  un  ciel  attristé 
De  leurs  rameaux  ternis  la  triste  nudité. 


—  439  — 


NOVEMBRE 


Jours  de  deuil  !  plus  de  nids  sous  le  feuillage  vert  ; 
Les  chantres  de  l'été  désertent  nos  bocages  ; 
On  n'entend  que  le  cri  de  l'oiseau  dans  les  cages, 
Avec  les  coups  de  bec  sonores  du  pivert. 

De  jaunissants  débris  le  gazon  s'est  couvert  ; 
Les  grands  bœufs  tristement  reviennent  des  pacages 
Et  la  sarcelle  brune,  au  bord  des  marécages, 
Prend  son  essor  pour  fuir  l'approche  de  l'hiver. 

Aux  arbres  dépouillés  la  brise  se  lamente  ; 
A  l'horizon  blafard,  l'aile  de  la  tourmente 
Fouette  et  chasse  vers  nous  d'immenses  oiseaux  gris. 

Des  passants  tout  en  noir  gagnent  le  cimetière  ; 
Suivonsdes,  et  donnons  notre  pensée  entière, 
Pour  un  instant,  à  ceux  que  la  mort  nous  a  pris. 

1878 


L'Aquilon  siffle,  et  la  feuille  des  bois 

A   flots   bruyants   dans    les   airs   tourbillonne. 


—441 


DECEMBRE 


Le  givre  étiiicelant,  sur  les  carreaux  gelés, 
Dessine  des  milliers  d'arabesques  informes  ; 
Le  fleuve  roule  au  loin  des  banquises  énormes  ; 
De  fauves  tourbillons  passent  échevelés. 

Sur  la  crête  des  monts  par  l'ouragan  pelés, 
De  gros  nuages  lourds  heurtent  leurs  flancs  difformes  ; 
Les  sapins  sont  tout  blancs  de  neige,  et  les  vieux  ormes 
Dressent  dans  le  ciel  gris  leurs  grands  bras  désolés. 

Des  hivers  boréaux  tous  les  sombres  ministres 
Montrent  à  l'horizon  leurs  figures  sinistres  ; 
Le  froid  darde  sur  nous  son  aiguillon  cruel. 

Evitons  à  tout  prix  ses  farouches  colères  ; 

Et,  dans  l'intimité,  narguant  les  vents  populaires, 

Réchauffons-nous  autour  de  l'arbre  de  Noël. 

1878 


EPILOGUE 


444  — 


Aucun  chemin  de  fleur  ne  conduit  à  la  gloire. 

LAFON-TArXE. 


445 


A    MES    SONNETS 


Pauvres  petits  oiseaux  que  le  caprice  enlève 
Aux  paisibles  abris  de  vos  taillis  secrets, 
Vous  allez  demander  aux  regards  indiscrets 
Un  peu  de  cet  éclat  que  toute  enfance  rêve. 

Pauvres  petits  oiseaux,  sur  vos  humbles  attraits 
Vous  voulez,  dites-vous,  que  l'aurore  se  lève... 
Mais  dans  les  pleurs  souvent  un  beau  songe  s'achève, 
Et  la  gloire  a  coûté  bien  des  cuisants  regrets. 

N'importe!  ouvrez  au  vent  vos  ailes  frémissantes. 
Bravez,  petits  oiseaux,  nos  saisons  menaçantes: 
La  tempête  a  toujours  son  lendemain  vermeil; 

La  pelouse  a  des  tons  plus  verts  après  l'averse  j 
Et  l'azur  vif  où  nul  nuage  ne  se  berce 
Ne  sait  pas  refléter  les  rayons  du  soleil. 
1879 


FIX 
Oiseaux  de  Neiges. 


NOTES 


NOTES  DES  FEUILLES  VOLANTES 


(i) 


Castel-Biray   est  une   inagnifiqi 
chemain,  le  fils  du  poète  et  poète  de 
dans  l'Inde,  à  peu  de  distance  du  c. 
et  qu'habite  aujourd'hui  le  petit-fils. 


villa,   résidence   d'été  de   M.    Paul   Blan- 

grand  mérite  lui-même.     Elle  est  située 

le  Longeront  qu'habitait  le  père, 


(2) 


er  Blanchemain,  décédé  en  décembre  1879,  est  inhumé  dans  l'humble 
cimetière  d'Oulehe,  sa  paroisse,  â  l'ombre  d'une  petite  église  isolée.  Blan- 
chemain était  un  grand  poète  avec  deux  grands  défauts  :  il  était  riche  et 
sans  ambition.  Il  chantait  pour  chanter  —  comme  la  cigale  et  le  rossignol. 
Ses  belles  et  chastes  pages  resteront  cependant,  car  elles  ont  l'élévation  et 
la  clarté  ;  elles  vibrent  d'une  émotion  sincère,  et  sont  filles  d'une  inspiration 
vraie.  Des  liens  d'amitié  et  de  reconnaissance  m'unissaient  au  poète  :  une 
visite  a  sa  tombe  avait   pour  moi  le  caractère  sacré  d'un  pèlerinage. 


(3) 


Saint-Benoît  du-Saut  est  une  petite  ville  de  l'Indre,  dont  la  population 
dépasse  a  peine  un  millier  d'ames.  On  y  remarque  un  antique  couvent  de 
bénédictins,  ainsi  que  des  travaux  d'écluses  considérables,  où  roule  en  cascades 
la  rivière  Le  Porte-Feuille.  Sur  un  vaste  plateau,  le  dolmen  de  Montbonicau 
suivant  Larousse,  de  Mongarnaud  suivant  Jules  Verne.  Plus  loin  se  dresse 
un  menhir  qu'on  appelle  ordinairement  la  pierre  levée,  ou  bien  encore,  je  ne. 
sais  trop  pourquoi,  la  croix  des  Rendes.  Pour  y  parvenir,  en  suivant  le 
cours  de  la  rivière,  on  passe  par  un  endroit  très  sauvage  et  très  pittoresque, 
où  l'eau  fraye  bruyamment  sa  route  a  travers  des  roches  bizarrement  amon- 
celées, après  s'être  élargie  en  une  espèce  de  bassin  aux  formes  irrégulières. 
C'est  ce  qu'on  appelle  la  Mare  aux  Martes.  Les  Martes  sont  ces  mystérieuses 
femmes  druidiques  qui  tiennent  des  fées  ou  fades,  et  se  confondent,  dans  les 
traditions,  avec  les  terribles  lavandières  dont  les  apparitions  nocturnes  ont 
été  longtemps  redoutées  du  paysan  français. 


—  450  — 

La  vieille  ruine  de  Châteaubrun  a  été  célébrée  par  George  Sand.  C'est  là 
que  se  déroulent  les  principales  scènes  de  son  roman  socialiste  le  Péché  de 
M.  .1  nloine. 

Crozant  est  un  petit  bourg  du  canton  de  Dun,  dans  le  département  de  la 
Creuse.  Larousse  lui  donne  1362  habitants.  Les  ruines  de  Crozant  sont 
'célèbres  et  attirent  un  grand  nombre  de  touristes  et  d'artistes  désireux  de 
fixer  sur  toile  cette  montagne  de  vieilles  murailles  dont  l'effet  pittoresque  est 
réellement  extraordinaire.  Dix  mille  hommes  pouvaient  tenir  garnison  dans 
ce  vaste  château-fort,  qui  passait  pour  inexpugnable  avant  l'usage  de  la 
poudre  à  canon. 

(5) 

Guillaume  Philibert  de  Naillae,  grand  maître  de  l'ordre  de  Saint-Jean  de 
Jérusalem,  né  vers  13-10,  mort  en  1421.  Il  était  grand  Prieur  d'Aquitaine, 
lorsqu'il   remplaça  comme  grand  maître  Ferdinand  de  Heredia.  en  1396. 

Voici  l'inscription  tumulaire  qui  se  trouve  sur  son  tombeau,  dans  la 
petite  église  de  Gargilesse  : 

Anno  :  Domini  :  Millesimo  :  ducentesimo  :  sexagesimo  :  sento  :  die  : 
dominico  :  post  :  festum  :  ominum  :  sanctorum  :  obiit  :  G.  de  Naillac  :  de 
profundis  vili. 


(6) 

Argenton-sur-Creuse,  YArgentomagnus  des  Romains,  chef-lieu  de  canton 
(Indre).  4700  habitants.  Belle  basilique.  Magnifique  pont  en  pierre  de 
taille.  Vestiges  d'un  ancien  cirque.  Nombreuses  antiquités  découvertes  en 
creusant  les  tranchées  d'un  chemin  de  fer.  Sur  la  gauche  de  la  Creuse,  restes 
d'une  ancienne  voie  romaine,  et  ruines  d'un  château-fort  construit  sur  un 
rocher  qui  domine  la  ville. 

J'ai  retenu  un  couplet  de  la  vieille  chansonnette  chantée  par  la  jeunesse 
d'Argenton.  et  qui  se  retrouve  mot  pour  mot  et  note  pour  note  dans  les  tra- 
ditions populaires  canadiennes.     Le  voici: 

Vous  n'irez  plus  au  bal,  madam'  la  mariée  : 
Vous  n'irez  plus  au  bal,  ni  â  ces  assemblées  ; 

Vous    gard'rez    la    maison, 

Tandis  que  nous  irons. 


(7) 

Depuis  la  plus  haute  antiquité,  les  Bretons  ont  célébré  la  Saint-Jean  par 
de  grandes  réjouissances  populaires.  On  prétend  même  que  cette  fête  a  une 
origine  antérieure  au  christianisme.  Bien  des  archéologues  y  voient  un 
vestige  du  druidisme  :  le  culte  du  feu  transmis  aux  Celtes  par  les  anciens 
sectateurs  de  Zoroastre.  ("'--t.  en  tout  cas,  la  fête  du  solstice  d'été,  et  le 
trait  caractéristique  qui  la  distingue,  ce  sont  les  feux  de  joie  que  les  paysans 
allument  sur  toutes  les  hauteurs,  et  autour  desquels  ils  dansent  et  chantent 
jusqu'à  une  heure  avancée  de  la  nuit.  Tout  â  coup  on  entend  une  espèce  de 
rumeur  singulière  et  persistante  qui  semble  venir  de  tous  les  points  de  l'ho- 
rizon â  la  fois.  Ce  sont  les  cuivres  que  l'on  fait  vronzer.  Le  mot  est  tout 
■1  fait  local.  Voici  en  quoi  cela  consiste.  On  prend  les  grandes  bassines 
"airain  qui  servent  de  cuviers  en  Bretagne  ;  on  y  met  un  peu  d'eau  ;  on  y 
jette  des  sous,  des  clous,  des  clefs,  des  cuillers  ;   puis  on  tend  des  joncs  en 


traversée  1  évasement.  Alors,  tandis  que  des  mains  les  tiennent  fortement 
appliqués  sur  le  rebord,  d'autres,  trempées  d'eau,  glissent  sur  les  joncs  en 
leur  arrachant  d'aigres  gémissements,  des  bourdonnements  monotones,  des 
ronronnements  fantastiques.  On  prétend  que  les  druides  se  servaient  de  ce 
moyen  pour  convoquer  leurs  assemblées. 


(8) 
On  était  a  la  veille  d'élections  générales. 

(9) 


Cette  petite  chapelle,  dont  personne  ne  connaît  l'origine,  est  située  sur  la 

Z^Lqm      rge  ^  "veng^UOhe  de  la  Loire>  a   1uatre   lieue9  de  Nantes,  et 
environ  une  lieue  du  Pellenn.  ' 


TABLE 


FEUILLES   VOLANTES 


TABLE  DES  MATIERES 


PAGES 

Avertissement 7 

J.-Bte  de  la  Salle 9 

L'Espagne 31 

Au  bord  de  la  Creuse 47 

Le  Pellerin 64 

Stances  à  Mgr  le  chanoine  Boucher 73 

Pour  une  double  noce SI 

Même  sujet S7 

A  Mnie  Albani 91 

A  M.  Pamphile  Le  May 97 

Sur  la  tombe  de  Cadieux 101 

Nouvelle  année 103 

Nuit  d'été 107 

Première  communion 111 

La  forêt  canadienne 121 

Vers  luisants .  129 

A  une  jeune  fiancée 135 

A  mon  petit-fils 139 

La  chapelle  de  Bethléem 143 

A  Mathe^   Arnold 151 

Bienvenue 155 

A  quinze  ans 159 

Le  bonhomme  Hiver 167 

A  M.  Coffinière  le  Nordeek 171 

Les  pins  de  Nieolet , 173 

Keminiscor 177 

Seul  ! 187 

La  Louisianne , 189 

A  mes  compatriotes  des  Etats-Unis 191 

Vieille  histoire 193 


—  456  — 

PAGES 

A  une  orpheline 197 

Noël*  ! 199 

Messe  de  minuit 201 

La  poupée * 205 

Le  premier  de  l'An.. 211 

Le  jour  des  Rois 215 

Renouveau 219 

Impromptu 221 

A  Mme  F.-X.  Lemieux 223 

Epilogue 225 

Notes 447 


TABLE 


OISEAUX    DE    NEIGES 


TABLE  DES  MATIÈRES 


_.  PAGES 

Prologue 9„„ 

PAYSAGES 

Les  Mille-Iles 23? 


Le  Niagara 

Les  "  Marches  naturelles  ' 

Le  cap  Trinité 

Le  Montmorency 

Le  lac  de  Belœil.  . 


243 
245 


249 


Le  Saguenay 

Le  cap  Tourmente «si. 

Le  raPide 233 

Le  lac  de  Beauport o.jô 

Cauglmawaga 257 

Spencer  Wood 259 

Le  Bois  de  la  Roche 2ul 

Montebello 263 

Longefont ,     _  205 

GilPmont 2U7 

Castel-Biray 2U9 

Le  riaton 271, 

AMITIÉS 

A  Pamphile  Le  May 97g 

A  .MIL-  N**« "  „r7 


A  M.  Louis  Herbette. 


27!) 


A  Mlle  L*** 281 

Noces  de  diamant 283 

A  Mme  Eliza  Frank 2S."> 

A  Miss  YVinnie  Howells 287 


—  460  — 

PAGE» 

A  M.  et  Mme  R.  D*" 289 

Le  printemps 291 

A  Lucien 293 

Cinquième  anniversaire 295 

A  M.  de  Siarit 297 

A  M.  Alphonse  Le  Duc.  . .  . 299 

A  Jehin-Prume 301 

A  Mme  V.  B*" 303 

A  Nérée  Beauchemin . ,    .  .    .  .    305 

A  Alfred  Garneau 307 

A  Mme  Joseph  Cauchon .  .    , .    .  .   309 

A  M.  de  Berluc-Pérussis . . ..    ..311 

Pour  l'album  de  Mme  H.  Mercier .  . ..   313 

Présent  de  noces 315 

A  Paul  Vibert 317 

Dixième  anniversaire 319 

A  Adolphe  Poisson .  . 321 

A  Mmes  Elodie  H***,  Cordélia  de   B***,  et  Angéline   O** 323 

INTIMITÉS 

A  ma  femme 327 

Chère  relique .  . 329 

Lui 331 

En  mer .    . 333 

Ma  petite  Louise .  .    . 335 

A  ma  petite  Pauline 337 

A  mes  enfants 339 

A  mon  frère  Achille 341 

A  ma  sœur  Marie   . 343 

A  Mme  Oscar  Dunn 345 

AMlleHonorineChauvrt.il 347 

A  Mlle  Yvonne  Le  Duc .  .    .  .    349 

Vieux  souvenir 351 

Ma  petite  chaise 353 

A  mon  filleul  Louis  Bergevin 355 

Le  crêpe 357 

Fiat  voluntas .  .    . 350 

A  mes  filles.. 301 


—  461  — 

PAGES 

Au  colonel  Damelincourt 363 

Au  Fr.  Stephen 365 

A  Mlle  Almita  Le  Duc 367 

A  ma  petite-fille  Emma ..369 

MÉLANGES 

La  France 373 

Toast  à  la  France 375 

A  Léon  XIII.. 377 

A  S.  A.  R.  la  marquise  de  Lomé 379 

Le  "Mayflower". . .. 381 

Albani  au  chevet  de  la  reine  Victoria..    .. 383 

A  Rhéa. 385 

La  "  Henriette  " 387 

ARosita 389 

Pour  un  recueil  de  poésies  canadiennes .    . .  391 

A  S.   E.   Lady  Aberdeen 393 

A  S.  E.  Lady  Minto 395 

A  la  mémoire  de  J.  N.  Bienvenu  . .    . .    . . 397 

Le  vieux  Montréal 399 

Châteaux  en  Espagne 401 

Réponse  au  sonnet  d'Arvers. . 403 

Variations  sur  le  même  sujet .   . . 405 

Journaliste  pieux 407 

Saint  homme  et  saint  journal..   .. 409 

Tombe  isolée 411 

Adieu  à  S.  E.  Lady  Minto. 413 

La   mort 415 

L'ANNÉE  CANADIENNE 

Janvier 419 

Février.. ' 421 

Mars 423 


Avril 


435 


Mai 427 

Juin 429 

Juillet 431 


—  462  — 

PAGES 

Août r.vi 

Septembre 4.15 

Octobre 4:57 

Novembre , 430 

Décembre 441 

ÉPILOGUE 
A  mes  sonnets 445 


FIN 


PS  Frechette,   Louis  Honore 

94.61  ,     Feuilles  volantes 

R43F4.  Éd.   définitive,    rev.,    corr.   et 
1908  entée 


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