Skip to main content

Full text of "Figures d'évocateurs : Baudelaire ou le divinateur douloureux, Alfred de Vigny ou le désespérant, Barbey d'Aurevilly ou le croyant, Villiers de l'Isle-Adam ou l'initié"

See other formats


VICTOR-ÉMlLE  MlCftîELET 


r-g 


r 


Figures 

dEvocateurs 


BAUDELAIRE  OU  LE  DIVINATEUR  DOULOUREUX 

ALFRED  DE  VIGNY  OU  LE  DÉSESPÉRANT 

BARBbY     D'AUREVILLY     OU     LE    CKOYANT 

VfLLllRS  DE  L'ISLE-ADAM  CL'  L'iNITIÉ 


PARIS 


EUGÈÎ'ÎE  FI 
7. 


m 


U  dVof  OT 

Illllll 

39003002562^93 


FIGURES  D'ÉVOCATEURS 


DU  MÊME  AUTEUR 


POESIE 


La  Porte  d'Or,  ouvrage  ayant  obtenu  le  prix  Sully  Pru- 
dhomme  l'année  de  sa  fondation,  2«  édition  {Librairie 
Ollendorff *  ''^j- 

VEspoir  Merveilleux,    2'  édition  {Société  du    Mercure  de 

France) ^  ^°^- 

PROSE 
Contes  surhumains,  nouvelle  édition  ;  (librairie  Eugène  Fi- 

guière) •    ;   ,;.,*  ^°.^- 

Contes   aventureux,  couronnés  par  l'Académie  (Librairie 

Guilmoto) -,  1  ^«!- 

Uésotérisme  dans  V art  {esihéiiqne).     .     •     1    vol.,  épuise. 

Etudes  sur  quelques  artistes  originaux  :  Maufra,  peintre  et 
graveur.  (Librairie    Floury) „* 

Uaprès-midi  des  Poètes  :  la  Poésie  symboliste,  conférence 
faite  au  Salon  des  Artistes  Indépendants,  avec  deux  con- 
férences de  MM.  P.  N.  Roinard  et  Guillaume  Apollinaire 
{VEdition) ^/'^^•• 

Vamour  et  la  magie,  (librairie  Durville) ....     1  vol. 

Le  cœur  d'Alcyone, '{\ihTa.irie  Eugène  Figuière).  .  •  . 
1  plaquette  (tirage  très  restreint). 

THEATRE 

Le  pèlerin  d'amour,  un  acte  en  vers,  [Odéon].     .     .1  vol. 

Florizel  et  Perdita,  pièce  lyrique  en  4  actes,  imitée  du 
Conte  d'hiver  de  Shakespeare,  musique  de  A.  Rabuteau 
[imprimé  hors  commerce  par  la  Ville  de  Paris)  .     .     1  vol. 

POUR  PARAITRE  PROCHAINEMENT 

La  Possédée,  tragédie. 

Voheau  vert  qui  dit  tout,  conte  lyrique  en  3  actes,  mu- 
sique de  M.  Edmond  Maurat. 
Introduction  à  la  vie  amoureuse,  poème. 
Par  la  porte  de  corne  et  la  porte  d'ivoire,  prose. 


VICTOR-ÉMILE  MICHHLET 


Figures 
d'Evocateurs 


BAUDELAIRE  OU  LE  DIVINATEUR  DOULOUREUX 

ALFRED  DE  VIGNY  OU  LE  DÉSESPÉRANT 

BARBEY    D'AUREVILLY    OU    LE    CROYANT" 

VILLIERS  DE  LTSLE-ADAM  OU  L'INITIÉ 


PARIS 

EUGÈNE  FIGUIÉRE  &  G",  ÉDITEURS 

7,    RUE  CORNEILLE   7,    ,.:^C^Mvè^^^ 


MCMXIII.  ^ 


'f-.'OTHECA 


%  ^- -i 


/    ^ 


CTiAT{LES   BJlUDELAJJiE 

OU 

LE  DJYJNATEUT^    D0yL0ll7{EUX 


riGURES  D'ÉVOCATEURS 

CHARLES   BAUDELAIRE 

OU 

LE    DIVINATEUR    DOULOUREUX 


Pourquoi  donc  telle  parole  du  poète  est-elle 
émouvante  ?  Pourquoi  peut-elle  éveiller  en  nous 
des  puissances  endormies,  pourquoi  nous  appeler 
à  une  vie  terrible  ou  sublime  ?  Vertu  mystérieuse 
du  Verbe  !  «  Dans  le  principe  était  le  Verbe  », 
chante  le  premier  vers  de  saint  Jean.  Il  est 
au  principe  de  nous-môme.  Pour  que  la  parole 
du  poète  ait  la  force  d'enchantement,  il  faut 
qu'elle  jaillisse  d'un  sein  où  fut  invoqué  tout  un 
monde,  tout  le  cœur  du  monde.  Voici  un  poète 
dont  la  parole  prolonge  en  nous  les  plus  fortes 
et  les  plus   télétiques  résonnances.  Ses  sonorités 


8  FIGUKES    D  ÉVOCATELRS 

engendrent  en  nos  âmes  des  esprits  vivants,  et 
parfois  des  esprits  impurs.  Elles  galvanisent  nos 
spectres  intérieurs  ;  elles  caressent  nos  péchés 
virtuels  ;  elles  convulsent  nos  ténébreux  désirs. 
Nul  poète  de  France  n'a  proféré  une  incantation 
aussi  ensorcelante.  Où  donc  la  parole  de  celui-ci 
a-t-elle  puisé  son  pouvoir  oppressif  ?  Elle  s'est 
aimantée  au  frôler  des  mauvais  anges.  Elle  s'est 
imprégnée  de  leurs  haleines  et  parfumée  de  leur 
séduction  douloureuse.  Celle  de  Dante  revenait 
de  l'enfer  qui  prend  les  morts.  Celle  de  Charles 
Baudelaire  revient  de  l'enfer  qui  prend  les 
vivants. 

Ah  !  le  génie  est  presque  toujours  un  vase  d'im- 
puretés. 11  contient  la  quintessence  de  l'âme  hu- 
maine, et  l'âme  humaine  gravite  dans  l'attirance 
du  mal  ;  les  plus  saintes  ne  s'évadent  vers  la  lu- 
mière qu'en  traversant  le  doute  et  le  désespoir. 
Et  précisément,  c'est  une  des  missions  du  génie 
de  révéler  aux  hommes  le  monde  infernal.  Avec 
une  profonde  prudence,  les  initiateurs  religieux, 
avant  tout  préoccupés  de  tracer  une  voie  mqrale, 
jettent  un  discret  voile  noir  sur  l'abîme  luciférien. 
Le  catholicisme,  si  audacieux  dans  la  présenta- 
tion de  certains  arcanes,  reste  muet  sur  ceux  des 
extérieures  Ténèbres.  11  n'y  a  guère  que  dans  ses 
chants  liturgiques  qu'il  laisse  passer  sur  elles  des 


CHARLES    BAUDELAIRE  if 

lueurs,  visibles  seulement  aux  yeux  qui  ont  déjà 
vu.  Zoroastre  et  Mahomet  esquissent  la  furtive 
silhouette  du  mauvais  ange  accompagnant  chaque 
homme,  du  satellite  de  malédiction.  Ceux  qui, 
dans  toutes  les  races,  voient  l'unique  re'alité,  les 
mystiques,  ont  décrit  des  coins  du  domaine  in- 
quiétant. Mais,  non  asservis  au  didactique  silence, 
les  grands  poètes,  fussent-ils  nourris  à  l'unanime 
Tradition,  comme  le  brahmanique  des  Védas  ou 
le  runique  du  Kalévala,  ou  surtout  solitaires 
inspirés,  se  sont  anxieusement  penchés  sur  le 
gouffre  oii  les  passions  des  hommes  se  crispent 
parmi  les  rondes  démoniaques.  C'est  que  le  poète 
parait  un  anneau  détaché  d'une  chaîne.  Certes  il 
conserve  des  attaches  encore  avec  les  anneaux  voi- 
sins, mais  elles  sont  peu  visibles,  elles  se  fondent 
dans  la  brume  qui  monte  de  l'eau  d'Hippocrène. 
Dans  le  bataillon  des  pasteurs  d'hommes,  il  est 
un  enfant  perdu.  Il  porte  sa  responsabilité  seule, 
non  celle  d'une  église  ou  d'un  système.  Il  n'est 
l'hiérodoule  d'aucun  temple.  Alors  grandit  sa 
part  de  liberté,  et  tel  le  pétrel,  l'ouragan  l'attire. 
Quand  Merlin  fut  adolescent,  l'évêque  Gildas  le 
chapitra  pour  le  lier  à  la  vie  cénobitique  :  «  Tu 
m'offres  le  port,  dit  Merlin,  Je  choisis  la  tem- 
pête ».  Il  sentait  brûler  en  ses  veines  le  sang  du 
démon  qui  l'avait  engendré  d'une  nonne.  Cons- 


10  nouitiis  d'évocateurs 

tante  véracité  de  la  légende  :  il  y  a  toujours  un 
peu  de  ce  sang-là  dans  les  artères  d'un  poète. 
Tous  ont  subi  l'équivoque  attirance  de  l'ange  dé- 
chu, eussent-ils,  au  principe  de  leur  élan,  la  pu- 
reté du  cœur  d'Eloa.  A  cela,  nous  découvririons 
les  raisons  les  plus  radicales,  les  plus  originelles. 
Certainement,  ce  puritain  de  Milton  n'a  point  en- 
trepris son  chant  pour  faire  de  Satan  son  plus 
vertigineux  héros.  Il  y  fut  amené  peu  à  peu,  par  la 
force  même  qui  mène  toutes  choses. 

Nous  aussi,  nous  tous,  c'est  quand  il  émeut 
la  corde  sinistre  de  la  Lyre  que  le  génie  nous 
atteint  le  plus  profondément.  Pourquoi  donc  ? 
N'est-ce  pas  le  chant  solaire  et  chaleureux  d'un  Or- 
phée qui  suscitera  les  plus  délicieux  enchante- 
ments ?  N'aimerons-nous  pas,  entre  tous,  nos  gé- 
nies lumineux,  ceux  qui  nous  appellent  aux  joies 
supérieures,  ceux  qui  nous  portent  dans  les  meil- 
leurs enthousiasmes  !  N'est-ce  pas  à  eux  qu'est 
due  notre  confiance,  qu'est  promise  notre  tendre 
reconnaissance  ?  N'est-ce  pas  eux  nos  vrais 
maîtres,  nos  purs  guides,  nos  chers  conquérants  ? 
Sans  doute,  nous  le  savons  bien.  Certes  nous  les 
aimons.  Nul  ne  prétendrait,  s'il  n'est  un  sophiste, 
que  nous  ne  devons  pas  les  suivre  dans  leur  voie, 
dans  Tunique  et  véridique  voie.  Le  verbe  orphique 
enchante  les  bêtes,  affirme  l'immortelle  légende. 


CHARLES    15AUDELAIRE  11 

Enchanterait-il  les  compagnons  d'Ulysse  après 
que  Circé  a  soufflé  sur  leurs  cœurs  pour  fixer 
leurs  formes  bestiales,  leurs  formes  exactes  ? 
Mais  l'haleine  goëtique  de  Circé  ne  peut  créer 
ces  formes  bestiales  ;  elle  ne  peut  que  les  révéler. 
Avant  elle,  les  hommes  qui  les  ont  revêtues  les 
portaient  autour  d'eux  en  puissance.  Et  qui  sait 
si  la  transmutation  dont  les  frappe  la  magicienne 
ne  leur  est  pas  bienfaisante  ?  Qui  sait  si  cette 
révélation,  éclatante  à  leurs  yeux  jusqu'alors 
fermés,  ne  leur  ouvre  pas  la  vision  épouvantée 
de  leurs  instincts,  la  vision  salutaire  de  toutes 
leurs  détestables  assomptions  ?  Vous  souvient-il 
que  ce  vertigineux  prophète  qui  laisse  tomber 
•le  temps  en  tempe  une  parole  pareille  à  une 
flamme  dans  une  caverne,  comme  un  dieu  lais- 
serait tomber  des  comètes  dans  une  nuit  sombre, 
vous  souvient-il  que  saint  Paul  a  proféré  cette 
étrange  exclamation  :  «  Félix  culpa!  »  C'est  une 
des  paroles  les  plus  mystérieuses  échappées  à 
l'initié  lyrique  qui  prédit  la  future  beauté  des 
damnés.  Elle  avoue  l'utilité,  la  nécessité  de  la 
faute.  Ici,  prenons  garde  :  la  descente  aux  pires 
sophismes  est  aussi  facile  que  celle  de  l'Averne. 
Des  légions  d^esprits  désordonnés,  fauteurs 
d'hérésies  baroques  ou  rhéteurs  venimeux,  sont 
toujours  là,  prêts  à  tirer  de  toute  proposition  juste 


12 


FIGURES    D  EVOCATEDRS 


les  conclusions  les  plus  cchevelées.  Proclamer 
la  félicité  de  la  faute,  c'est  détruire  toute  vie 
morale.  Sans  doute,  mais  pour  voir  toutes  choses, 
il  est  des  plans  différents,  il  est  des  points  de  vue 
d'inégale  hauteur.  Telle  proposition,  vraie,  — 
c'est-à-dire  fidèle  à  la  réalité,  —  sur  un  plan,  est 
fausse  sur  un  autre.  Quand  Hegel  aboutit  à  son 
«  tout  est  identique  »  ;  ou  quand  Angèle  de  Fo- 
ligno  énonce  paisiblement  :  «  J'aime  tous  les 
biens  et  les  maux,  les  bienfaits  et  les  forfaits  ; 
rien  ne  rompt  pour  moi  l'harmonie  »,  tous  deux 
émettent  des  propositions  vraies  sur  le  plan  où 
ils  se  placent,  fausses  sur  tous  les  autres.  De  cer- 
tains sommets,  la  vérité  et  l'erreur  apparaissent 
équivalentes.  Mais  nous  ne  devons  jamais  nous 
croire  sur  un  sommet.  Ah  !  ils  connaissaient 
toute  l'âme  humaine^  toutes  les  âmes  supra  hu- 
maines, les  voyants  qui  ont  placé  l'orgueil  à  la 
base  de  la  faute  initiale,  à  la  base  de  toute  faute  ! 
C'est  l'orgueil  qui  a  créé  l'enfer,  tous  les  enfers, 
comme  c'est  lui  qui  a  créé  le  sophisme  de  notre 
temps,  c'est-à-dire  l'enfer  intellectuel  de  notre 
temps. 

Anges  revêtus  d'or,  de  pourpre  et  d'hyacinthe, 
0  vous,  soyez  témoins  que  j'ai  fait  mon  devoir 
Gomme  un  parfait  chimiste  et  comme  une  âme  sainte  I 


CHARLES    BAUDELAIRE  13 

Ainsi  s'écrie  celui  qui  n'est  pas  descendu  aux 
enfers,  mais  qui  a  fait  monter  l'enfer  en  lui,  qui 
s'est  nourri  aux  bouffées  sulfureuses.  En  a-t-il  le 
droit?  «  Il  descendit,  pour  notre  enseignement, 
dans  les  royaumes  du  péché  »,  dit,  dans  un  de 
ses  vastes  sonnets,  Michel-Ange  glorifiant  celui 
auprès  de  qui  «  il  ne  fut  jamais  d'homme  plus 
grand  sur  la  terre  ».  Quel  homme  de  génie,  pour 
remplir  sa  fonction,  n'a  pas  piétiné  les  premières 
marches  de  ces  royaumes?  Heureux  ceux  qui, 
dans  ces  insidieuses  pérégrinations,  surent  se 
faire  accompagner  des  cent  soixante  anges  gar- 
diens que  certains  hiérographes  persans  attribuent 
aux  meilleurs  d'entre  les  hommes  !  Heureux  qui 
put  être  «  un  parfait  chimiste  »,  c'est-à-dire  un 
maître  de  la  plus  rare  chrysopée  !  Car  un  esprit 
aussi  intuitif  et  aussi  certain  ne  peut  prendre  le 
mot  «  chimiste  »  qu'au  sens  supérieur  où  l'en- 
tendaient les  Philosophes  du  Feu,  de  Geber  au 
Philalèthe.  Heureux  qui  put  opérer  la  trasmuta- 
tion,  et  fit  de  son  esprit  l'athanor  où  la  vase  de 
l'âme  humaine,  sous  les  rayons  du  feu  mystique, 
devient  la  sublime  Pierre  rouge  qu'habite  le  prin- 
cipe multiplicateur  de  la  vie  !  Mais  qu'ils  sont 
peu  nombreux,  ceux  qui  atteignirent  cette  sainteté 
du  génie  !  La  plupart  de  ceux  qui,  mus  par  la 
nécessaire  curiosité,  aspirent  Thaleine  de  l'Erèbe 


i4  FIGURES    d'ÉVOCATEUP.S 

en  demeurent  empoisonnes,  et  celle  qui  sort  de 
leurs  poitrines  est  par  instants  vénéneuse.  Mais 
toujours  la  Moire  de  la  Terre.  Lachésis,  dans  la 
laine  noire  dont  elle  file  leur  destinée,  glisse  le 
fil  d'or  du  pur  désir,  et  ce  fil  lie  leur  génie  au 
salut,  l'attache  à  la  tige  de  l'ineffable  Rose  que 
révèle  Béatrice. 


* 
*  * 


Les  génies  sombres  ne  touchent  pas  la  vieil- 
lesse, qui  s'appuie  sur  la  sérénité.  La  logique  mort 
les  fauche  à  l'heure  de  la  jeunesse  ou  de  la  ma- 
turité. Ainsi  Poë,  Byron,  William  Blake.  Charles 
Baudelaire  mourut  avant  la  cinquantaine.  Et  il 
semble  que  sa  vie  ait  été  très  brève.  Des  silhouettes 
de  femmes  y  passent  :  une  mère,  une  négresse, 
une  élégante.  Et  c'est  une  rapidité  effrayante.  De 
lui  m'ont  souvent  parlé  ses  amis  :  Théodore  de 
Banville,  Barbey  d'Aurevilly,  Arsène  Houssaye, 
Villiers  de  l'Asle-Adam,  Léon  Cladel.  Dans  au- 
trui, nous  ne  voyons  jamais  que  nous-mêmes. 
Notre  prochain  est  un  miroir  oii  cfmtempler  le 
reflet  de  quelques  puissances  de  nous-mêmes. 
Dans  un  tableau  qui  présente  un  groupe  de  por- 


CHARLES    BAUDELAIRE  15 

traits,  Hommage  à  Delacroix,  Fantin-Latour,  ar- 
tisan sincère,  mais  sans  génie,  a  peint  un  Bau- 
delaire   aux    lèvres    rases,   d'aspect  déplaisant, 
complètement  étranger  aux  sursaturantes  séduc- 
tions de  ses  poèmes.  Ne  nous  attardons  pas  à 
chercher  l'homme  vrai  sous  le  masque  qu'il  s'est 
façonné.  Une  terrible  pudeur  le  force  à  se  voiler 
de  paradoxes  et  de  mystifications.  11  se  plaît  à 
des  déguisements  fantasques  et  falots.  Il  veut  dé- 
concerter les  yeux  les  plus  pénétrants,  les  plus 
amicaux.  Une  force  extérieure  l'en  nécessite.  Et, 
en  même  temps,  une  force  intérieure  le  contraint 
aux  confessions  les  plus  saigneuses  et  les  plus 
atroces,  celles  de  sa   pensée  vivante  et  terrifiée. 
H  rêve,  et  il  commence  de  réaliser,  cette  impu- 
deur désespérée  qu'il  intitule  :  «  Mon  cœur  mis  à 
nu  ».  Il  veut  oser  la  proclame  de  sa  lèpre  comme 
nul  encore  ne  l'osa,  ni  le  professeur  de  rhétorique- 
saint  Augustin,  ni  le  laquais  Jean-Jacques.  Con- 
traste logique  :  L'homme,  en  traversant  le  monde, 
se  dérobe  par  tous  les  moyens.  Le  poète  expose 
sur   la  place  publique   la  tragédie   de    sa   cons- 
cience. Et  cela  est  très  juste.  Car  l'homme  pri- 
vé n'offre  qu'un  pauvre  intérêt  relatif  et  transi- 
toire. Il  n'est  qu'une   pierre  dans  la   tour  de  Ba- 
I-el,    une    cellule    du    grand    Adam    Kadmon, 
disaient  les  anciens  Sages.  Qu'importe  sa  pauvre 


16  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

vie  apparente,  fragile  et  brève  !  Son  instinct  l'a- 
vertit de  la  protéger  d'une  armure,  de  n'en  point 
exposer  la  pitoyable  nudité.  Et  c'est  pourquoi 
tant  d'hommes  dont  l'œuvre  nous  a  saisis,  nous 
a  charmés,  nous  a  augmenté  l'âme,  sont  vus  de 
leurs  contemporains,  de  leur  familiers,  sous  des 
aspects  différents,  contradictoires.  Ah  !  comme 
le  poète  a  besoin  d'être  mort  !  La  mort  le  lave  de 
ses  taches,  le  débarrasse  de  ses  oripeaux  de  bala- 
din ou  de  pauvre  homme,  et  le  campe,  auréolé 
d'une  gloire  qui  est  peut-être  le  principe  de  son 
corps  glorieux,  au  plan  qu'il  s'est  assigné,  qu'il 
a  su  conquérir.  «  La  mort  planant  comme  un  so- 
leil nouveau  »  le  vêt  d'une  juste  lumière,  dissout 
ses  particularités  adventices  et  révèle  sa  vérité 
essentielle.  C'est  cette  vérité-là  qui  seule  importe. 
C'est  vers  elle  seule  qu'il  s'est  efforcé.  C'est  celle- 
là  qu'il  a  versée  dans  son  œuvre.  Et  c'est  ainsi 
qu'il  aura  été  lui-même.  Etre  soi-même,  être  sa 
propre  réalité,  que  cela  est  rare  dans  le  cours 
d'une  vie^  fût-ce  d'une  vie  sublime  !  Mais  nous 
ne  vivons  vraiment  que  dans  les  instants  oîi 
nous  atteignons  notre  propre  génie,  où  nous  in- 
carnons notre  âme  suprême.  C'est  ces  instants- 
là  qui  façonnent  notre  personnalité  et  c'est  leurs 
souvenirs  vivants  qui  résonneront  dans  le  timbre 
de  notre  chant. 


CHARLES    BAUDELAIRE  17 

Nous  avons,  si  vraiment  nous  sommes  vivants, 
une  vie  apparente  et  une  vie  réelle.  Aucuns  n'ont 
qu'une  vie  apparente,  mais  ils  sont  des  morts  qui 
marchent.  Ils  ont  des  yeux  et  ils  ne  voient  pas  ; 
ils  ont  des  oreilles  et  ils  n'entendent  pas  ;  ils  ont 
un  cœur  et  ils  ne  frémissent  pas.  Le  bruit  de  leurs 
pas  sur  la  terre  n'éveille  pas  d'échos  dans  l'atmos- 
phère plus  haute.  Ceux  qui  ont  une  vie  réelle  ne 
laissent  voir  aux  passants  que  leur  vie  apparente. 
Et  les  passants  ne  les  distinguent  pas.  Il  se  peut 
que  leur  vie  réelle  se  trahisse  par  une  parole,  par 
un  geste,  par  quelque  chose  d'inattendu.  II  se 
peut  qu^elle  demeure  toujours  cachée.  A  moins 
qu'un  orage  du  destin  ne  projette  sur  elle  quelque 
lueur  fulgurale,  elle  se  poursuit  dans  l'ombre. 
Mais  elle  se  révèle  dans  les  paroles  qu'ils  ont 
laissées,  dans  leur  œuvre,  définitif  miroir  re- 
flétant exactement  leur  vie  réelle. 

Quand  un  homme  est  assez  fortement  consti- 
tué pour  laisser  par-delà  la  tombe  une  idée  repré- 
sentative de  sa  personne,  quand  il  se  survit  dans 
une  œuvre  saillante,  point  n'est  besoin,  pour  le 
connaître  intimement,  de  l'avoir  vu  dans  le  monde 
des  vivants.  II  donne  de  lui-môme  un  témoignage 
véridique,  irréfutable.  C'est  là  qu'il  est  inscrit, 
et  non  ailleurs.  C'est  là-dedans  qu'il  a  vidé  le  vais- 
seau de  son  cœur  et  de  son  esprit,  rempli  de  tout 

2 


48  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

ce  qu'y  avaient  précipité  les  cieux  et  la  terre,  — 
l'enfer  aussi,  surtout  l'enfer. 

Cet  homme  portait  le  nom  d'une  épée.  Mais 
quelle  sorte  d'épée  était  le  baudelaire  ?  Le  blason, 
qui  conserve  dans  ses  hiéroglyphes  les  anciennes 
beautés,  montre  encore  le  baudelaire.  Ce  n'est 
pas  l'épée  flamboyante  dont  seule  est  digne  la 
main  archangélique.  Ce  n'est  pas  l'olinde  longue 
et  souple  dans  le  poing.  C'est  une  sorte  de  cou- 
telas. Ceux  qui  ont  beaucoup  aimé  l'art  des  armes 
savent  comme  l'épée,  dans  une  main  qui  la  com- 
prend, devient  quelque  chose  de  vivant.  Il  y  a 
lame  des  épées.  Le  baudelaire  large  et  court,  à 
deux  tranchants,  fait  la  blessure  largo,  comme 
le  couteau  de  chasse. 

Toi  qui,  comme  un  coup  de  couteau 
Dans  mon  cœur  plaintif  est  entrée.... 

Le  baudelaire  entre  d'un  coup  certain  et  sau- 
vage, car  la  main  qui  la  tient  est  proche  de  sa 
pointe.  L'esprit  de  ce  poète  pénètre  les  choses 
avec  une  force  agressive  et  ramassée.  11  pénètre 
le  lecteur  avec  un  emportement  féroce  et  pos- 
sessif. Mystérieuse  prédestination  des  noms. 
«  Les  noms  sont  les  compléments  des  choses  », 
disaient  les  Anciens.  Ils  sont  aussi  les  complé- 


CHARLES    BAUDELAIRE  19 

ments  des  hommes.  Il  n'est  pas  dans  le  monde 
deux  choses  sans  rapports  entre  elles.  Mais  l'in- 
telligence humaine  ne  peut  dévider  l'écheveau  des 
rapports  liant  les  êtres  aux  choses.  Quelquefois 
il  advient  qu'une  brusque  lueur  lui  permet  de 
voir  ^enchevêtrement  de  quelques-uns  de  ces 
fils.  Et  c'est  cela  le  génie.  Les  esprits  faibles,  dé- 
sespérant de  jamais  voir  quelqu'une  de  ces  pro- 
jections farouches  éclairer  brusquement  leurs  pas 
dans  les  ténèbres,  se  contentent  d'un  mot  renon- 
ciateur  :  le  hasard.  L'onomancie  plonge  ses  ra- 
cines dans  les  mystères  du  verbe. 

Ce  n'est  point  trop  qu'avoir  une  âme  d'épée 
pour  vivre  parmi  les  hommes,  pour  «  paraître 
en  ce  siècle  ennuyé  »  quand  un  décret  des 
puissances  suprêmes  vous  y  envoie  subir  l'é- 
preuve du  don  poétique.  Rien  d'étonnant  si  les 
contemporains  de  Charles  Baudelaire  ont  gardé 
de  lui  un  souvenir  acéré.  Ils  virent  un  person- 
nage noir  et  sarcastique,  appliqué  à  déplaire. 
Déplaire  est  le  grand  arcane  de  la  séduction. 
C'est  occuper  fortement  les  imaginations,  c'est 
s'emparer  violemment  des  trames  sur  lesquelles 
elles  brodent.  Défions-nous  des  femmes  qui 
savent  nous  déplaire  au  premier  aspect.  Peut- 
être  enfonceront-elles  en  nous  un  souvenir 
despotique  et  lancinant,  comme  une  blessure.  Les 


20  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

fortes  personnalités,  d'ordinaire,  sont  blessantes. 
Leurs   angles  ne  sont    pas  usés  par  les  frotte- 
ments. Plaire   à  tous  prouve  une  banalité,  sans 
prendre  ici  le  mot  banalité  au  sens  défavorable 
que  lui  attribuent  les    contemporains.  Plaire  aux 
médiocres  prouve  quelque   sourde  affinité  avec 
eux.  Le  statuaire  Charles  Lebourg,  un  bon  élève 
du  grand  Rude,   me  raconta  cette  anecdote.  Un 
jour  de  sa  jeunesse,  dans  les  dernières  années  du 
second  empire,    il   travaillait    dans    son  atelier 
d'après  un  modèle  de  profession,  une  belle  fille 
réputée  dans  le  monde  des  a  rtistes,  Emma  Z.  On 
frappa  à  la  porte.  C'était  un  homme  de  moyenne 
taille,  rasé  de  près,  aux  yeux  bruns  pesants  ;  — 
M''*   Emma  Z.  n'est-elle  pas  ici  ?  »  demanda  ce 
visiteur.  —  Ah  !  s'écria  le  modèle  reconnaissant 
le  timbre  mordant  de   la  voix,  c'est  Baudelaire  ! 
Faites    entrer  !   »    Le  nouveau  venu  s'assit  en 
s'excusant    avec    une    politesse    ancienne.    Ses 
manières,    sa   vèture     semblaient    d'un   gentil- 
homme fourvoyé  dans  la  Bohême   et  tenté  de  se 
faire  quaker.  Alors,  tout  en  pétrissant  sa  glaise, 
le  jeune  statuaire,  qui  d'ailleurs  était  un  esprit 
haut,  s'étonna  d'entendre  se  poursuivre,  entre  ce 
personnage  original  et  la  belle  femme  nue  im- 
mobile  sur  Testrade,   une  conversation  du  plan 
le  plus  élevé,  proche  des  cimes  de  l'art  et  de  la 


CHARLES    BAUDELAIRE  21 

pensée.  Car  constamment  les  plus  merveilleuses 
aventures  se  déroulent  dans  d'obscurs  coins  de 
Paris.  Quand  le  visiteur  fut  parti,  l'artiste  in- 
terrogea son  modèle  :  —  Qui  donc  est  cet  extraor- 
dinaire causeur?  »  —  Mais  c'est  Baudelaire,  répon- 
dit la  jeune  femme,  ne  connaîtriez -vous  point /<î.s 
Fleurs  du  Mali  »  Charles  Lebourg,  bien  que  lettré, 
n'avait  pas  encore  entendu  ce  nom. 

Ce  nom  pourtant  n'était  pas  inconnu.  Il 
figurait  dans  la  promiscuité  de  la  notoriété.  Un 
scandale  l'avait  enveloppé  quand  le  poète  s'était 
révélé.  Certes  le  bouquet  qu'il  avait  cueilli  aux 
bords  de  l'Erèbe  était,  pour  des  yeux  bourgeois, 
d'une  beauté  scandaleuse.  Il  était  logique  qu'une 
société  basée  sur  la  médiocrité  décente  s'en  alar- 
mât. Nuln'apporte  une  beauté  nouvelle  sans  s'ex- 
poser à  la  stupeur  choquée  de  ses  contemporains. 
Ce  n'est  pas  que  sa  force  passe  inaperçue  ;  toute 
force  se  fait  toujours  reconnaître.  Mais  elle  est 
sentie  seulement  par  l'instinct,  longtemps  avant 
d'être  comprise  par  l'intellection.  Pour  situer 
immédiatement  un  esprit  créateur  au  plan  qu'avec 
le  temps  lui  assignera  l'élite,  il  faut  plus  que  la 
certitude  de  l'esprit  critique  ;  il  faut  presque  le 
don  prophétique.  Sainte-Beuve,  esprit  menu,  d'ho- 
rizon étroit,  voit  certes  bien  que  le  poète  des 
Fleurs  du  Mal  n'est  pas  indifférent  ;  mais  il  l'es- 


22  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

timeun  excentrique,  sans  se  douter  qu^il  vient  du 
centre  même  de  i^âme  humaine  ;  et  il  construit 
cette  image  fameuse,  si  incompréhensive,  dans 
laquelle  il  représente  ce  poète  édifiant  un  kiosque 
bizarre  sur  un  Kamchatka  lointain  et  fabuleux. 
Et  il  donne  bien  la  moyenne  de  Fopinion  de  ses 
contemporains.  Il  semble  que  la  jeune  généra- 
tion d'alors  devait  la  mettre  en  demeure  de  cor- 
riger son  erreur.  Il  n'en  fut  rien.  Cette  pléiade 
de  gracieux  petits  rimeurs  qu'on  dénomma  les 
Parnassiens  trouvait  devant  elle  un  grand  poète, 
Baudelaire,  et  un  poète  estimable,  Leconte  de 
Lisle.  Sans  hésiter,  elle  élut  pour  maître  le  beau 
rhéteur  estimable.  Elle  n'eut  pas  tort  ;  le  grand 
poète  eût  été  un  guide  singulièrement  dangereux. 
11  vaut  mieux  ne  pas  suivre  ceux  qui  vont  soli- 
taires par  des  routes  non  frayées.  Ce  guide-là 
eût  conduit  ses  disciples  dans  les  palus  infernaux. 
Virgile  y  mena  bien  un  disciple  ;  mais  alors  il 
avait,  ombre  heureuse,  dépouillé  toute  faiblesse 
humaine,  et  celui  qu'il  guidait  s'appelait  Dante. 
Une  faudrait  pas  croire  que  la  jeunesse  remet 
immédiatement  à  son  plan  l'homme  qui  fut  trop 
original  inventeur  aux  yeux  de  ses  contemporains. 
La  jeunesse  a  la  générosité  d'un  redresseur  de  torts 
aux  yeux  bandés.  Elle  aime  certains  esprits  pour 
leurs    défauts  plutôt   que    pour  leurs  qualités, 


CHARLES    BAUDELAIRE  23 

comme  on  aime  les  femmes.  Elle  choisit  ceux  qui 
correspondent  à  la  mode  qu'elle  aime,  ceux  qui, 
sans  affinité  avec  les  défauts  de  leurs  contempo- 
rains, sympathisent  avec  ses  propres  défauts, 
puisque  chaque  génération  aies  siens.  On  n'aime 
jamais  personne  que  comme  un  miroir  où  se  con- 
templer. La  jeunesse  obéit  à  son  instinct  en  choi- 
sissant ses  miroirs.  Elle  les  préfère  flatteurs.  Et 
il  faut  attendre  qu'une  très  restreinte  élite  im- 
pose, avec  Faide  du  temps,  les  gloires  défini- 
tives. 

Puis  ce  poète  n'est  pas  jeune.  Presque  tous 
les  hommes  figent  leur  vie  dans  l'un  de  ses 
âges.  Leur  force  se  révèle  dans  une  période  de 
leur  existence,  et  très  rares  sont  ceux  qui 
montrent  un  égal  bouillonnement  extérieur  de 
leur  activité  à  tous  les  âges.  Musset  a  vécu 
quarante-six  ans.  Il  nous  apparaît  dans  le 
charme  des  vingt  ans.  Son  précoce  et  spontané 
génie  n'a  jamais  atteint  la  maturité.  Lamartine 
pour  nos  imaginations  a  trente  ans  ;  Hugo  en 
a  soixante.  Baudelaire  iL'a  passé  en^  ce  monde, 
comme  Musset,  que  quarante-six  ans  d'une  vie 
qui  semble  écoulée  avec  une  décevante  rapidité. 
Son  enthousiasme  est  lourd  d'une  maturité 
désenchantée.  Il  a  toujours  eu  plus  de  souvenirs 
que  s'il  avait  mille    ans.    Son    esprit   est    sans 


24  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

âge,  comme  certains  visages  qu'on  rencontre, 
Son  génie  naquit,  grandit  dans  la  ville,  et  dans 
quelle  ville  ?  Dans  celle  du  monde  où  l'atmosphère 
est  la  plus  ardente  et  la  plus  saturée  d'haleines 
passionnées,  dans  ce  Paris  toujours  ému  qui 
donne  plus  de  flamme  aux  yeux  plus  enfoncés. 
Oui,  ce  génie  est  bien  marqué  à  la  terrible 
empreinte  de  Paris.  Le  rythme  des  saisons  s'é- 
voque en  lui  comme  quelque  chose  de  lointain  et 
d^'excessif,  et  Thumanité  s'y  tord  dans  des 
paysages  minéraux.  L'inquiétude  nocturne,  la 
terreur  sacrée  que  suggère  le  respir  de  la  lune  y 
est  plus  chaude  et  plus  fiévreuse  et  c'est  dans 
l'enfer  dissimulé  où  se  tordent  des  passions 
plus  forcenées  qu'il  a  pu  cueillir  les  fleurs  les 
plus  quintessenciées  du  mal. 

Cette  société  du  second  empire,  dans  la  durée 
de  laquelle  s'écoulèrent  les  années  viriles  du 
poète,  ne  différait  guère  de  la  nôtre.  L'oligarchie 
de  la  haute  bourgeoisie  d'affaires  qui  dirigeait 
alors  la  France  sous  le  couvert  de  l'entreprise 
napoléonienne  était  la  même  que  celle  qui  fonc- 
tionne aujourd'hui  sous  le  couvert  de  l'entreprise 
dite  radicale.  L'esprit  n'en  était  pas  plus  élevé. 
Le  goût,  en  cette  période,  était  plus  grossier. 
Quand  on  voit  aujourd'hui  les  documents  repré- 
sentant  l'accoutrement    des    femmes    de    cette 


CHARLES    BAUDKLAIRK  À\i 

époque,  on  est  fixé  sur  le  goût  non  encore 
décrassé  de  cette  bourgeoisie.  C'est  quinze  ans 
après  1870  qu'il  commença  de  s'afliner.  Il  n'y  a 
jamais  eu  de  démocratie,  car  on  masque  de  ce 
nom  la  ploutocratie,  c'est-à-dire  la  pourriture 
sociale.  Mais  quand  une  démocratie  a  l'air 
d'exister,  c'est  que  nulle  aristocratie  n'eut  la  force 
de  se  constituer  et  d'agir.  Or  le  poète,  essentiel- 
lement aristocrate,  ne  trouve  pas  sa  place  dans 
un  monde  décapité.  Il  a  situation  d'exilé.  C'est 
la  seule  que  lui  ofîre  le  monde  moderne.  Alors 
il  habite  les  limbes  sociaux. 

Oui,  aux  confins  de  la  société  tant  bien  que 
mal  organisée  s'étendent  ses  limbes.  C'est  la  bo- 
hème. Là  évoluent  tous  ceux  qu'une  défaillance, 
un  vice  ou  une  supériorité  empêche  do  s'adapter 
au  mécanisme  social,  d'entrer  dans  ses  rouages,  de 
devenir  un  de  ses  ressorts.  Monde  bizarre,  extra- 
ordinairement  composite  où  se  retrouvent,  éton- 
nés, des  hommes  venus  des  plus  disparates  ho- 
rizons du  désir.  Des  âmes  très  basses  y  côtoient 
de  très  hauts  esprits.  Des  saints  en  puissance, 
des  génies  vêtus  de  silence  y  passent  pêle-mêle 
avec  des  paresseux  irréductibles,  des  ivrognes 
invétérés,  des  envieux  forcenés.  Des  passions  con- 
templatives, exaspérées  de  ne  point  se  manifester 
en  actes,  s'y  lovent  comme  des  serpents  engour- 


26  FiGURi^s  d'évocateurs 

dis  par  un  climat  trop  froid.  Des  enthousiasmes 
rengainés  y  jaillissent  parfois  en  éclats  furieux. 
Des  minerais  d'oii  l'or  ne  sera  pas  extrait, 
des  gangues  d'où  ne  sortira  pas  le  diamant  brut. 
«  Maint  joyau  dort  enseveli,  bien  loin  des  pioches 
et  des  sondes  ».  Du  génie  s'y  résorbe,  au  mode 
de  l'ouroboros,  l'antique  figure  emblématique  du 
serpent  qui  se  mord  la  queue.  Et  le  discours  s'é- 
vase de  la  sottise  ou  de  la  méchanceté  au  verbe 
prophétique,  aux  prosopopées  transcendantes. 
On  oublie  qu'il  y  a  des  imbéciles  en  écoutant 
des  causeurs  prestigieux,  dont  toute  la  force  s'é- 
panche dans  des  paroles  perdues,  puisqu'elle  ne 
se  concentre  pas  pour  animer  une  œuvre.  D'au- 
cuns ont  connu  toutes  les  doctrines,  toutes  les 
métaphysiques,  toutes  les  initiations.  D'aucuns 
ont  l'air  d'avoir  gravi  des  Sinaï.  Là  s'atrophient 
les  projets  jamais  réalisés,  les  rêves  grandioses 
toujours  avortés,  les  élans  toujours  brisés.  Là 
dorment  les  plus  grandes  richesses  et  les  plus  pâles 
misères  de  l'esprit,  les  plus  généreuses  ardeurs 
et  les  plus  tristes  rages  du  cœur.  Ivraie  et  fro- 
ment dont  ne  pourrait  s^opérer  le  tri  que  dans  la 
vallée  de  Josaphat. 

Dans  ce  pays  de  Bohême,  limbes  où  grouille 
une  aristocratie  impuissante  à  naître,  un  poète 
ou  un  gentilhomme  se  meuvent  à  l'aise,  autant 


CHAULES    BAUDELAIRE  27 

I 

qu'un  bourgeois  y  est  déplacé.  Nous  voyons  bien 
Baudelaire  y  descendre,  froid,  tranchant,  écar- 
tant d'une  parole  d'acier  les  contacts  de  la  tri- 
vialité, déconcertant  la  familiarité.  C'est  pour- 
tant là,  plutôt  qu'ailleurs,  qu'il  peut  rencontrer 
qui  le  comprendra.  Il  heurtera,  disert  et  savant, 
ses  idées  contre  celles  qui  volent  dans  cette  at- 
mosphère, afin  qu'elles  puisent  dans  ces  combats 
l'endurance  et  l'expérience.  Car  il  est,  tel  cet  ex- 
traordinaire Edgar  Poë  qu'il  aime  comme  un 
frère,  un  théoricien  déductif  autant  qu'un  inven- 
teur spontané.  Il  construit  des  systèmes,  prêche 
une  esthétique,  modèle  un  corps  de  doctrines.  Il 
est  capable  d'avoir  sur  toutes  choses  une  déci- 
sion. C'est  ainsi  que  s'affirme  l'universalité  d'un 
esprit,  universalité  qui  se  fera  entendre,  lointaine 
et  pourtant  efficace,  dans  la  moindre  parole, 
dans  le  vers  qui  semblera  le  plus  fluide  et  le 
plus  léger.  Car  tout  ce  qui  est  en  nous,  tout  ce 
que  nous  avons  invoqué,  tout  ce  qui  traversa 
notre  âme,  impose  une  marque  à  nos  gestes  et  se 
révèle  dans  nos  pensées. 

Il  y  a  aussi  l'influence  des  femmes.  Elle  est  né- 
cessaire et  multiforme,  comme  celle  de  la  lune 
dont  elles  dépendent.  Nul  homme  supérieur  sur 
lequel  elle  n'ait  agi  profondément,  La  femme  fé- 
conde l'esprit  de  l'homme  aussi  exactement  que 


28  FIGURES   d'ÉVOGATEURS 

• 

riioinme  féconde  ses  lianes.  Elle  ne  stérilise  que 
ceux  qui  seraient  stériles  d'eux-raômes.  Il  y  a 
les  amantes  et  les  amies.  Leur  action  est  diffé- 
rente ou  pareille.  Mais  quelle  folie  de  croire  que 
nous  en  mesurerons  la  portée.  Elle  est  insaisis- 
sable et  mystérieuse,  comme  celle  d'un  climat  ou 
d'une  planète.  Elle  nous  imprègne  et  nous  pé- 
nètre sans  que  nous  le  sentions.  Mais  nous  la 
transposons.  Un  lent,  un  vital  travail  intérieur, 
pareil  à  celui  du  fond  des  eaux,  la  transforme  à 
l'infini.  Heureux  l'homme  assez  puissant  pour 
être  l'athanor  où  toute  sensation  versée  par  la 
femme  se  transmute  en  œuvre  de  beauté  !  Les 
biographes  de  Baudelaire  citent  trois  femmes 
dans  son  destin  :  sa  mère,  pesante  et  malfaisante 
comme  toutes  les  mères  ;  une  négresse  fameuse, 
qui  tient  toujours  une  large  place  dans  sa  vie, 
qui  de  maîtresse  chaude  devient  une  vieille  amie 
malade  et  lamentable  ;  une  mondaine  légèrement 
courtisane,  subtile  et  délicieuse,  idéale  amie, 
inspiratrice  ayant  donné  son  beau  corps  à  peine  ; 
puis  d'autres  sans  doute,  des  inconnues.  De  ce 
bouquet  féminin,  de  la  noire  Ghamide,  reine  de 
Saba  tombant  en  ruines,  puis  de  la  suave  rose 
parisienne,  et  des  autres  fleurs  au  passage  res- 
pirées,  un  parfum  violent  s'élaborera  dans  cet 
esprit  sublimant,  qui  imprégnera  tout  d'effluves 


CHARLES    UAUDELAIRE  29 

sensuels  spiritual i ses,  d'un  magnétique  mélange 
de  musc,  de  rose  et  d'encens. 


* 
*  * 


Car  une  vivante,  une  douloureuse  odeur  d'a- 
mour enveloppe  cette  œuvre  et  multiplie  sa  sé- 
duction, œuvre  qui  saisit  le  lecteur  par  tous 
les  sens,  par  les  cinq  sens  d'où  viennent  les  joies 
du  p«îché,  les  cinq  sens  qu^il  faut  exorciser  avant 
l'onction  suprême.  Ce  vers  qui  flatte  les  yeux 
comme  une  peinture,  possède  les  oreilles  comme 
une  musique  ensorcelée^  émeut  aussi  Fodorat  par 
des  senteurs  fauves  ou  de  mystiques  arômes, 
comme  il  évoque  des  saveurs  fortes  ou  des 
formes  appelant  la  caresse  de  la  main.  Et  par  ces 
véhicules  il  atteint  à  la  moelle  la  plus  abstraite 
de  notre  intellection.  La  logique  rigoureuse,  la 
démoniaque  logique  y  est  un  squelette  vêtu  d'une 
chair  de  volupté.  La  sensation,  l'émotion  et  la 
pensée  s'y  étreignent  et  s'y  épousent,  au  point  de 
s'y  présenter  si  mêlées,  si  fondues,  qu'elles  pa- 
raissent vivantes  comme  un  homme,  c'est-à-dire 
comme  un  vaisseau  de  chair  où  sont  enfermées 


mi^.. 


30  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

toutes  les  étincelies  correspondant  aux  flammes 
de  tous  les  mondes. 

Ainsi  doit  s'exprimer  Tart  du  poète,  qui,  en 
langue  française,  n'a  trouvé  sa  formule  qu'au 
dix-neuvième  siècle.  Longtemps  on  l'a  confondu 
avec  l'art  littéraire,  dont  la  mission  est  de  donner 
aux  idées  une  forme  claire  et  définitive.  On  lui 
demandait  d'enclore  des  idées  dans  une  forme 
rythmée,  pénétrant  facilement  dans  Pesprit 
et  se  fixant  solidement  dans  la  mémoire.  Il  a 
fallu  forger  cet  outil  encore  inusité  ainsi,  merveil- 
leux pourtant,  qu'est  la  langue  française  pour 
lui  faire  dire,  par  le  jeu  mystique  des  résonnances, 
le  fm  du  fin  de  la  sensation,  de  l'émotion,  comme 
de  la  pensée.  Le  vers  doit  ouvrir  des  horizons 
plus  vastes  et  plus  solennels.  Un  chant  subtil, 
s'envolant  de  lui  comme  subrepticement  doit  en- 
velopper les  sens  du  lecteur,  emporter  son  esprit, 
son  cœur  et  son  âme,  dans  une  atmosphère  oii  il 
se  sente  autre,  plus  libre,  plus  léger,  une  atmos- 
phère bénéfique  et  despotique  entr'ouvrant  des 
portes  spirituelles,  et  suggérant  une  sorte  d'état 
de  grâce,  appelant  à  une  vie  nouvelle,  ingénue  et 
visionnaire.  Cette  musique  du  vers  a  un  rôle 
analogue  à  la  musique,  qui  crée  Tatmosphère 
qu'elle  veut.  Dans  la  Passion  de  Jean-Sébastien 
Dach,  il  y  a  ces  trois  mots  qui  se  contentent  d'ex- 


CHARLES    BAUDELAIRE  3i 

poser  un  fait  :  <(  Et  Jésus  répondit  :  »  La  phrase 
musicale  enveloppant  ces  trois  mots  est  telle  que 
l'auditeur  est  envoyé  dans  une  attente  anxieuse. 
Une  force  sonore  l'envahit  et  lui  fait  sentir  avec 
une  impérieuse,  une  irrésistible  précision,  que 
celui  qui  va  répondre  est  quelqu'un  de  surhu- 
main. Mais  la  musique  du  vers  n'a  rien  de  com- 
mun avec  la  musique.  Cest  un  autre  art  très 
différent,  ayant  d'autres  modes  d'expression,  et 
soumis  à  d'autres  lois.  Aussi  est-il  absurde  de 
mettre  en  musique  des  v^ers  vivants,  des  vers 
ayant  leur  musique  propre.  Le  compositeur  assez 
niais  pour  commettre  cette  faute  agit  comme  un 
peintre  qui  voudrait  étaler  sur  un  Titien  des  cou- 
leurs à  son  goût.  La  musique  du  vers  s'obtient 
par  l'entente  des  résonnances  des  mots,  par  l'en- 
tente de  leur  vie.  Alors  le  langage  du  vers  n'au- 
rait sa  force  que  dans  la  langue  où  il  est  écrit? 
Le  chant  des  mots  ne  passerait  pas  dans  une 
tangue  étrangère  ?  Enfin  le  vers  serait  intradui- 
sible ?  Assurément  il  perd  de  sa  vertu  dans  toute 
traduction,  comme  un  tableau  de  maître  ne 
montre  pas  toutes  ses  beautés  dans  une  reproduc- 
tion photographique.  Mais  si  l'esprit  qui  vit  en 
lui  est  assez  intense,  assez  enllammé  pour  trans- 
paraître sous  le  chant  adéquat,  sous  les  mots 
merveilleusement  adaptés,  tel  un  homme  enfer- 


32  FIGURES    D  EVOCATEURS 

mé  dans  une  cage  de  verre,  alors  leur  souffle 
spirituel,  sous  les  mains  ouvrières  et  rares  d'un 
bon  traducteur,  s'incarne  dans  les  mots  de  n'im- 
porte qu'elle  langue.  Sa  force  dépasse  la  force 
pourtant  magique  des  mots.  Ceux-ci  sont  le  vête- 
ment d'un  esprit  qui  puise  sa  vie  sur  des  plans 
lointains,  qui  plonge  ses  racines  dans  des 
royaumes  originels.  Ils  ont  pourtant  leur  valeur 
intrinsèque,  valeur  devinée  également  par  le 
poète  et  l'humble  sorcier  de  campagne  qui  sait, 
par  sa  tradition  et  par  son  instinct,  que  les  mots 
peuvent  s'investir  d'un  pouvoir  d'incantation.  La 
vie  des  mots,  le  maître  des  runes  en  connaissait 
les  arcanes  ;  et  dans  les  cryptes  d'Eleusis  ou  dans 
les  antres  de  Thessalie,  le  beau  cortège  des  femmes 
en  délire  divin  clamaient  les  quatre  hiéroglyphes 
du  Tétragramme  :  «  lod  !  Evohé  !  »  c'est-à-dire 
la  trame  môme  de  la  Parole  perdue  que  cherchent 
les  fils  d'Hiram.  La  langue  française,  autant  que 
les  langues  antiques,  est  hiéroglyphique,  et  ses 
plus  nobles  vocables  peuvent  être  confrontés  au 
Nombre. 

Mais  les  mots  valent  aussi  parce  que  nous  ver- 
sons en  eux  de  nous-mêmes.  Un  pacte  se  conclut 
entre  eux  et  nous,  et  c'est  une  part  de  notre  vie 
qu'ils  nous  prennent  pour  résonner  de  nos  plus 
intimes  vibrations.  Us  aspirent  notre  vitalité  pour 


CHARLES  BAUDELAIRE  33 

en  nourrir  la  leur.  Ainsi  le  schin  renversé,  tracé 
sur  parchemin  vierge  avec  le  sang  de  l'équi- 
voque incantateur  s'aimantait  des  esprits  de  ce 
sang.  L'homme  donnait  au  signe  quelque  chose 
de  sa  vie.  Les  paroles  sont  ailées,  dit  le  plus  glo- 
rieux des  hommes,  qui  était  aveugle  et  mendiant, 
et  ses  paroles,  à  travers  plus  de  trois  mille  ans, 
volent  vers  nous  comme  des  colombes  qui  nous 
apporteraient  des  messages  du  cœur  de  l'univers. 
Les  paroles  aussi  s'envolent  de  nous,  chargées 
d'effluves  de  nous.  Rarement  un  poète  aura  su, 
aussi  fortement  que  Baudelaire,  magnétiser  les 
mots  qu'il  dispose,  au  point  de  leur  injecter  une 
spiritualité  qui  fait  oublier  leur  structure  phy- 
sique ;  rarement  il  aura  su  conclure  avec  eux  le 
pacte  d'alliance  si  justement  qu'ils  résonnent  de 
tout  ce  qui  a  vibré  en  lui  au  cours  de  sa  vie.  Il 
est  parvenu  à  extravaser  ses  esprits  pour  les 
verser  dans  l'urnedeson  vers.  Aussi  ce  vers  prend- 
il  sur  nous  un  pouvoir  de  hantise  et  d'obsession. 
Il  habite  en  nous  ;  il  s'y  loge  avec  une  énergie 
mordante  et  impérieuse.  Il  a  parfois  un  pouvoir 
mauvais  d'ensorcellement. 

Cet  esprit  avait  beaucoup  à  dire.  11  s^était  en- 
richi à  contempler  des  trésors.  Il  avait  exercé  sa 
méditation  sur  eux  comme  sur  lui-même.  Et  ce 
qu'il  avait  à  dire,  il  l'a  dit.  Il  est  mort  en  pleine 

3 


34  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

force,  en  seconde  jeunesse,  à  quarante-six  ans. 
S'il  est  mort,  c'est  qu'il  n'avait  plus  rien  à  dire. 
Quand  un  homme  meurt,  c'est  qu'il  n'a  plus  de 
raisons  de  vivre.  Nous  pouvons  croire  qu'il  en  a 
encore,  nous  nous  trompons,  nous  ne  voyons 
pas  juste.  Le  bourgeois  Franklin,  de  son  bon 
sens,  disait  :  «  Un  sac  vide  ne  peut  se  tenir  de- 
bout ».  De  même  un  homme.  La  vie  et  la  mort 
sont  terriblement  logiques.  Nous  les  incriminons 
quand  nous  ne  voyons  pas  les  causes  de  leur 
action.  Chez  cet  homme,  la  source  de  la  vie  était 
empoisonnée.  La  constante  douleur  qui  montait 
de  son  corps  à  son  esprit  sourd  dans  le  chant  âpre 
de  son  vers  : 

Ah  î  Seigneur,  donnez-moi  la  force  et  le  courage 
De  contempler  mon  cœur  et  mon  corps  sans  dégoût  ! 

La  lèpre  de  son  corps  lui  arrache,  dans  ses 
notes  intimes,  des  accents  désespérés.  L'impu- 
reté qui  courait  en  son  sang  l'attirait  vers  les 
poisons  de  l'âme,  vers  les  lieux  maudits  de  l'esprit. 
ïl  partit  de  ce  monde  en  laissant  un  livre  de 
poèmes,  puis  les  poèmes  en  prose,  deux  volumes  de 
critique  et  une  traduction  des  Contes  d'un  esprit 
fraternel,  Edgar  Poë.  C'est  tout.  Il  mit  là-de- 
dans une  immensité  d'amertume,  de  dilatation  du 


CIJARLKS    liALDELAÏRIi] 


35 


cœur,  de  justesse  de  vision  et  de  précision  d'intel- 
ligence. 


Un  fort  esprii;  est  un,  est  lui-même,  sous 
quelques  apparences  qu'il  se  montre.  Celui-ci  se 
révèle  dans  le  poème,  en  vers  et  en  prose,  dans  la 
critique,  dans  «  l'essai  »  et  la  traduction.  Avant 
de  s'affirmer  comme  un  maître,  par  l'éclat  des 
Fleurs  du  Mal,  sans  avoir  jamais  tâtonné  en 
cherchant  sa  voie,  c'est  comme  traducteur  qu'il  ap- 
paraît. Et  il  donne  une  traduction  qui  est  un  miroir 
exact,  une  recréation  de  l'œuvre  traduite.  Aucune 
œuvre  étrangère  n'eut  la  fortune  de  trouver  une 
telle  traduction  française.  Le  jeune  Chateaubriand 
avait  traduit  Milton  ;  le  sombre  Lamennais  et  le 
tendre  Brizeux  avaient  traduit  Dante.  Et  pourtant 
jamais  encore  la  langue  française  n'avait  épousé 
l'œuvre  d'un  poète  étranger  avec  tant  de  juste 
amour,  au  point  de  saisir  les  plus  mystérieux 
frissons,  et  comme  le  battement  du  pouls  de  cette 
œuvre. 

Voici  un  rare  exemple  de  piété  fraternelle  de 
l'esprit.  Baudelaire  rencontre  l'œuvre  d'un  grand 


36  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

poète  étranger  complètement  inconnu  en  France, 
en  qui  il  peut  aimer  un  esprit  très  proche,  et  ses 
années  de  jeunesse  qui  seraient  les  plus  vigou- 
reuses, les  plus  riches  de  force  créatrice,  il  les 
consacre  à  traduire  en  français  les  Contes  de  ce 
génie  ténébreux  et  doré,  fulgureux  et  sublime, 
Edgar  Poe.  Il  le  fit  pour  sa  joie.  Car  quelle  joie 
plus  grande,  pour  un  esprit  généreux,  que  de 
trouver  un  esprit  connivent  !  Il  est  des  familles 
d'esprits,  rattachées  par  des  liens  spirituels,  plus 
forts  parfois  que  ceux  du  sang.  Certes  l'admiration 
enthousiaste  est  une  des  joies  les  plus  nécessaires 
et  les  plus  fécondes.  Plaignons  celui  qui  Fignore  : 
11  manque  d'une  des  sources  les  plus  torrentielles 
alimentant  le  fleuve  de  sa  vie  ;  il  n'a  plus  qu'une 
vie  desséchée.  Mais  l'admiration  va  à  la  supé- 
riorité, non  à  la  proximité.  Elle  s'impose  par  la 
force  ;  elle  investit  ceux  qu'elle  va  prendre  d'un 
élan  de  conquête  ;  elle  peut  saisir  par  violence  ou 
par  surprise.  Elle  peut  dominer  avec  âpreté,  avec 
hostilité.  Il  arrive  qu'on  la  subit  en  grondant  de  ré- 
volte, et  qu'on  s'en  délivre  avec  soulagement.  Mais 
quand  elle  se  donne  à  nous  avec  amour,  quand 
elle  arrive  appelée  par  l'affinité,  elle  nous  est 
joyeuse  et  précieuse,  et  nous  trouvons  en  elle  un 
complément  de  nous-mêmes.  Si  nous  rencon- 
trions dans  le  vaste  monde  le  frère  jumeau  de 


CHAULES    liAUDELAniE 


37 


notre  esprit,  celui  qui  aurait  exprimé  exactement 
toute  notre  conception,  tout  notre  sentiment, 
nous  n'aurions  plus  qu^à  l'écouter  et  à  nous  taire. 
Ceux  qui  ont  une  personnalité  forte,  une  àme 
accentuée  et  déchiquetée,  ne  rencontrent  jamais 
l'image  exacte  d'eux-mêmes.  Les  âmes  qui  leur 
sont  le  plus  prochaines  sont  pourtant  très  diffé- 
rentes. Il  y  a  plus  de  distance  entre  deux  génies 
les  plus  parents,  les  plus  semblables,  qu'entre  deux 
paysans  appartenant  aux  races  les  plus  opposées. 
Néanmoins,  il  est  des  esprits  entre  lesquels 
existe  une  affinité  inéluctable.  Ils  ont  des  parties 
pareilles,  et  d'autres  très  différentes.  Il  y  a  des 
familles  d'esprits.  Assurément,  Edgar  Poë.  Bau- 
delaire, Villiers  de  l'Isle-Adam  sont  des  esprits 
de  même  famille,  bien  que  très  différents.  Saturne 
et  Phœbé  soufflent  sur  leur  destin  une  haleine 
lourde  de  curiosité  ténébreuse  et  d'ingéniosité 
exaspérée,  tandis  que  tout  leur  élan  ralenti  vou- 
drait se  tendre  vers  la  perfection  solaire.  Edgar 
Allan  Poë,  esprit  méthodique,  âme  démesurée, 
frère,  ô  douloureux  frère  de  tous  ceux  qui  tra- 
versèrent l'anxiété  de  l'esprit  et  les  ouragans 
du  cœur,  quelle  tendresse  mérite  toujours  ton 
délire  sombre  !  Combien  peu,  parmi  les  plus  hauts 
et  les  plus  purs  de  tes  aînés,  ont  frôlé  de  leurs 
ailes  les  cimes  angéliques  oii  tend  ton  désir  dé- 


38  FIGURES    d'ÉVOCAI'KURS 

scspéré  !  Le  poète  d'Ulalumc  et  du  Corbean  atteint 
les  sommets  de  la  beauté  anxieuse,  de  la  beauté 
crispée  que  seule  expriment  les  grands  mo- 
dernes, car  ils  vivent  dans  un  monde  qui  ne  leur 
permet  pas  la  sérénité,  dans  un  monde  oii  la 
douleur  ne  peut  être  transmutée  en  joie^  même 
dans  les  cœurs  les  plus  puissants.  Pourquoi  donc 
Baudelaire,  avec  sa  judiciaire  si  sûre,  n'a-t-il 
pas  traduit  les  poèmes  du  grand  américain,  avant 
les  contes,  ces  poèmes  où  l'âme  la  plus  haute  du 
jeune  inspiré  essaie  de  s'évader  vers  les  plus  lu- 
mineux horizons  entrevus  par  son  génie  alourdi 
de  visions  néfastes  ?  Toute  célébrité  comporte  une 
méconnaissance.  Celle  qui  environne  Poë  ne 
veut  connaître  en  lui  que  le  tragique  manieur 
d'effroi,  l'explorateur  du  cône  d'ombre  où  la  terre 
traîne  en  son  sillage  le  peuple  occulte  des  êtres 
équivoques,  larves  ou  idées,  vampires  ou  signes, 
ou  encore  le  mathématique  cerveau  qui  se  plaît 
à  résoudre  les  équations  énigmatiques.  Mais,  le 
lyrique  voyant  des  Hiérarchies,  dont  les  bras  se 
tendirent  si  éperdûment  vers  les  plus  spirituelles, 
les  plus  angéliques  des  amours,  le  pâle  illuminé 
qu'accompagnaient  les  ombres  embaumées  des 
Ligeïa  et  des  Morella,  seuls  le  connaissent  ceux 
qui  l'aiment.  Et  c'est  peut-être  celui-là  qui  a  si 
impérieusement    attiré    ramitié    fraternelle    de 


CHARLES    r.ALDELAlRE  30 

Baudelaire.  Ces  deux  hommes  ont  senti  autour 
d'eux  l'amertume  des  haleines  infernales  ;  ils  sont 
tombés  de  lassitude  de  marcher  dans  la  poix  dé- 
moniaque. Dœmonas  sciunt  poetae,  dit  Tertullien, 
initié  perdu  dans  la  polémique.  Ces  deux  poètes-là 
ont  connu  les  démons  comme  leurs  frères  plus  par- 
faits. Et  tous  deux  ont  farouchement  couvé  dans 
leurs  cœurs  l'ardeur  de  leurs  suaves  espoirs  bles- 
sés. Mais  aussi,  ils  ont  fortement  ouvert  leurs  yeux 
aux  suprêmes  lumières.  Elles  leur  ont  éclairé  la 
voie  qui  conduit  hors  des  ténèbres.  Et  le  vertige 
ni  la  peur  n'ont  troublé  leurs  fronts  penchés  sur 
l'abîme  de  la  mort.  Pour  y  regarder,  le  prophète , 
qu'il  soit  Elie  ou  Apollonius  de  Thyane,  s'enve- 
loppe du  manteau  de  laine.  Le  poète,  presque 
toujours,  ne  possède  pas  ce  symbole  de  l'isole- 
ment protecteur.  Il  est  nu,  exposé  aux  coups  du 
mystérieux  gardien  du  seuil  défendu.  Il  en  est 
souvent  frappé  à  mort.  Hélas  !  il  n'y  aura  jamais 
pour  lui  que  deux  sujets  dominant  tous  les 
autres  :  l'amour  et  la  mort.  Le  premier  protège 
contre  la  seconde  ou  bien  y  précipite.  Ces  deux 
poètes-là  ont  vu  dans  les  profondeurs  les  secrets 
de  l'amour  et  de  la  mort.  Ils  les  ont  vus,  et  ils 
en  raisonnent  avec  méthode.  Ils  sont,  peut-être 
les  premiers  d'entre  leurs  frères,  des  visionnaires 
ratiocinant.  En  tous  cas,  l'homme  qui  a  écrit  ces 


40  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

pages  assurées  et  exactement  belles  :  Colloque  de 
Monos  et  U?ia,  et  Conversation  (TEiros  avec  Char- 
mio7i  a  évoqué  les  données  les  plus  précises  que 
nous  puissions  avoir  sur  le  grand  secret  terrible, 
et  prononcé  des  paroles  s'approchant  de  celles  des 
plus  fermes  Voyants,  des  plus  traditionnels  Ini- 
tiés ,  des  paroles  correspondant  à  celles  qui 
éclatent  parfois,  dans  les  chants  liturgiques  de 
toutes  les  races,  comme  des  diamants  trop  éblouis- 
sants pour  nos  yeux,  et  qui  semblent  gênés  de 
scintiller  à  des  feux  occultés  et  trop  forts.  Car,  pour 
les  yeux  de  l'esprit  humain,  la  lumière  est  plus 
impénétrable  que  les  ténèbres.  Les  hommes  se 
lamentent  de  marcher  dans  une  épaisseur  de  té- 
nèbres. Ils  marchent  aussi  dans  des  rayonnements 
de  lumière  ;  mais  leurs  yeux  ne  sont  pas  capables 
de  les  percevoir.  C'est  Tinfirmité  de  nos  prunelles 
qu'il  faut  déplorer.  «  La  Vérité!  clament-ils, 
nous  voulons  la  Vérité  !  »  La  Vérité!  Elle  est  par- 
tout, en  nous,  hors  de  nous;  elle  nous  baigne  et 
nous  pénètre.  Mais  nous  ne  pouvons  la  saisir.  Nous 
ne  la  percevons  jamais  que  par  une  de  ses  différen- 
ciations,les  erreurs.  Elle  s'offre  ànous, mais  comme 
le  diamant,  dans  une  gangue,  et  nulle  main  hu- 
maine n'opérera  de  ce  diamant  la  taille  parfaite. 
Pourtant  la  gangue  est  plus  ou  moins  épaisse,  le 
mode  d'erreur  est  plus  ou  moins  proche  de  lavé- 


CHARLES    BAUDELAIRE  41 

rite.  A  nous  de  choisir  l'approximation  ;  à  nous 
de  nous  fier  aux  maîtres  qui  nous  présentent  l'er- 
reur la  plus  voisine  de  la  vérité,  la  plus  chargée 
de  véracité.  Et  si  proches  que  soient  les  limites 
de  notre  liberté,  elle  se  meut  du  moins  dans  un 
orbe  qui  lui  permet  rélection  et  la  dilection. 

Entre  le  poète  du  Corbeau  et  celui  des  Fleura 
du  Mal,  il  n'y  avait  pas  seulement  pareille  atti- 
rance des  abîmes  extra-humains,  pareille  mélan- 
colie de  la  mort^  et  pareils  frémissements  de  la 
chair  et  de  l'esprit.  Tous  deux,  Saturne  et  la  Lune 
les  avait  signés.  Et  si  la  Lune  donne  à  ceux  qu'elle 
influence  le  goût  de  l'eau  du  Styx,  Saturne  inspire 
à  ses  favoris,  avec  la  mélancolie  de  la  terre,  le 
pouvoir  de  construire  une  armature  solide  à 
leurs  rêves,  Saturne  qui  rogne  sur  tous  les 
squelettes,  ceux  des  hommes  et  ceux  de  la  terre. 
Une  philosophie,  —  c'est-à-dire  une  méthode  de 
fonctionnement  des  facultés,  —  est  le  squelette 
de  l'âme.  V^oicideux  poètes,  d'esprit  fraternel,  bien 
que  séparés  par  le  temps  et  l'espace,  qui  se  sont 
complu  à  déployer  sur  des  sujets  divers  des  fa- 
cultés déductives  égalant  leurs  facultés  intuitives. 
Poë  et  Baudelaire  se  sont  amusés  aux  jeux  les 
plus  compliqués  de  l'intellection.  Entraînés  tous 
deux  à  une  gymnastique  mathématique,  ils  se 
meuvent  dans  la  spéculation  abstraite  avec   une 


42  FIGURES  d'i';vocateurs 

vigueur  et  une  aisance  à  laquelle  on  n'est  plus 
habitué.  Ils  manient  en  maîtres  la  rigueur  ana- 
lytique et  la  dialectique.  Ils  ont  dû  s'en  armer 
contre  l'esprit  de  leur  temps,  j'entends  l'esprit  du 
vulgaire  de  leur  temps,  qui  prétendait  envahir 
des  domaines  auxquels  il  demeurera  toujours 
étranger.  Contradiction  qui  nous  choquerait  bien 
si  nous  ne  savions  que  chez  le  vulgaire  des 
hommes^  tout  est  contradiction  :  Le  siècle,  qui 
s'est  si  bruyamment  vanté  de  s'enliser  dans  un 
épais  rationalisme,  et  qui  nie  les  facultés  ailées 
de  l'esprit,  a  délaissé  les  rudes  et  salutaires  sen- 
tiers de  la  dialectique  et  de  la  logique.  Il  rit  de 
la  décadente  scolastique  des  derniers  temps  du 
Moyen-Age  ;  mais  la  forte  discipline  aristotélique 
où  elle  fut  puisée  lui  est  inconnue.  Il  se  gausse 
d'une  mécanique  intellectuelle  aussi  perfectionnée 
que  VArs  magna  d'un  Raymond  Lulle  ;  mais  il 
s'en  gausse  en  l'ignorant.  On  dirait  même  que  la 
Logique  avec  laquelle  Port-Royal  a  longtemps 
embrayé  la  spéculation  française,  et  à  laquelle 
Racine  a  confronté  la  logique  des  passions  vitales, 
est  tombée  dans  un  complet  oubli.  Le  siècle  a  ap- 
pliqué la  mécanique  à  la  matière  avec  un  tel  em- 
portement, qu'il  ne  lui  reste  plus  de  force  pour 
l'appliquer  à  l'esprit.  Les  hommes  se  sont  penchés 
avec  une  telle  attention  sur  les  rouages  des  ma- 


CHARLES.   BArDELAIRi:  i'-i 

chines  de  fer  qu'ils  ne  peuvent  plus  se  hausser 
vers  les  rouages  de  la  machine  intellectuelle. 
Aussi  quand  des  esprits  ailés,  capables  de  péné- 
trer les  êtres  et  les  choses  par  une  intuition  for- 
cenée, ou  par  certains  autres  modes  plus  rares 
que  l'esprit  réserve  à  quelques  élus,  s'arment  des 
méthodes  déductives,  ils  manient  ces  glaives  avec 
une  précision  redoutable.  Et  certes,  ils  ont  besoin 
d'être  armés,  car  une  hostilité  permanente  les 
enveloppe  et  les  envoûte  s'ils  ne  savent  pas  d'une 
pointe  de  glaive  éventrer  le  maiélice.  Les  uns 
brandissent  le  rire,  qui  est  un  carquois  abon- 
dant en  flèches  empoisonnées.  Poe  riait  quelquefois 
mais  en  Yankee,  d'un  rictus  glacé,  pareil  à  celui 
des  têtes  de  mort.  Son  rire  n'est  pas  étincelant  ;  il 
est  rare  et  féroce.  Baudelaire  ne  sait  pas  rire  ; 
tout  au  moins,  il  ne  s'est  pas  adonné  au  rire  dans 
son  œuvre.  Il  y  eût  certainement  réussi  s'il  l'avait 
voulu.  Il  eût  appliqué  au  comique  sa  sûre  mé- 
thode ;  et  les  mystihcations  qu'on  le  vit  exercer 
sur  des  imbéciles  prouvent  qu'il  aurait  victo- 
rieusement manié  l'épée  du  rire.  Sans  doute  il  la 
dédaigna  dans  la  polémique  écrite.  Il  usait  d'un 
procédé  certain  et  lent  :  il  décomposait  les  élé- 
ments de  la  masse  à  laquelle  il  s'attaquait.  Ainsi 
est-il  facile  de  démontrer  par  la  faiblesse  des 
éléments  la  faiblesse  du  composé.  Il  les  hachait 


44  FIGURES   d'ÉVOCATEURS 

d'une  analyse  tranchante  comme  un  baudelaire. 
Et  c'était  un  hachis  des  éléments  qu'il  présentait 
comme  la  tête  de  l'ennemi  sur  un  plat  d'or  ci- 
selé. C'est  par  ce  moyen  qu'il  s'en  prenait,  che- 
min faisant,  aux  fariboles  de  son  temps,  cou- 
sines des  fariboles  du  nôtre,  aux  lieux-communs 
de  la  sottise,  si  universellement  adoptés  par  la 
faiblesse  ou  la  lâcheté,  qu'en  naissant  on  est  em- 
poisonné de  leur  pestilence.  Car  le  génie,  étant 
l'équilibre  des  hautes  puissances  de  l'esprit,  a 
parmi  ses  premières  vertus  le  bon  sens,  et  son 
devoir  instinctif  est  de  travailler  à  rétablir  l'ordre 
intellectuel.  Tout  désordre  attire  sur  lui  une  ven- 
geance ;  et  le  désordre  intellectuel,  source  de 
tous  les  autres,  entraîne  tous  les  fléaux  de  la  dé- 
cadence. La  floraison  du  sophisme,  dans  une 
époque  ou  dans  un  pays,  est  un  symptôme 
sombre  et  elle  s'étend  rapidement  dans  un  peuple 
qui  se  rue  dans  les  villes  où  son  impressionnabilité 
la  plus  généreusement  naïve,  développée  et  exas- 
pérée, le  livre  en  proie  aux  plus  déboutés  rhéteurs 
comme  aux  plus  niais  bavards.  Si  cette  France 
privilégiée  ne  possédait  toujours,  —  presque 
sans  s'en  douter,  —  une  aristocratie  éparse  et 
occultée,  qui  lui  verse  l'antidote,  elle  mourrait 
du  poison  sophistique.  Le  rire  est  un  antidote, 
quand  il  est  versé  par  des  mains  fortes  :  le  rire 


CHARLES    BAUDELAIRE  43 

large  d'un  Daumier,  le  rire  furieux  d'un  Garlyle, 
le  rire  acérain  d'un  Villiers  de  l'Isle-Adam,  le  rire 
acide  d'un  Laurent  Tailhade  se  diffusent  len- 
tement comme  de  sûrs  contrepoisons.  Pourquoi 
donc  Baudelaire  n'a-t-il  pas  ri  ?  Peut-être  était-il 
trop  attristé  de  se  sentir  attiré  par  l'aspir  dé- 
moniaque. Il  est  théologien.  Il  sait  que  le 
rire  est  satanique,  qu'il  correspond  à  la  perte  de 
la  pureté  première  de  l'esprit.  «  Pour  ce  que  rire 
est  le  propre  de  l'homme  »,  les  candides  animaux 
ne  rient  pas,  ni  les  Anges,  et  le  poète  alourdi  d'ha- 
leines érébéennes  a  toujours  soupiré  vers  les  neuf 
chœurs  hiérarchiques  que  président  les  neuf  Muses 
graves.  Puis  estimait-il  suffisant  d^avoir  pris 
au  logicien  Satan  sa  méthode  sûre  et  affilée  de 
raisonnement  analytique  ?  Quand  il  démonte  les 
rouages  d'un  mécanisme,  d'un  système  ou  d'une 
œuvre,  il  prend  immédiatement  une  ardeur  gla- 
cée d'abstraction.  Il  taille  les  esprits  ou  leurs  pro- 
ductions d'une  main  certaine  et  virile  de  chirur- 
gien. Il  a  entraîné  savamment  chez  lui  cette  fa- 
culté de  raisonnement,  secondaire  chez  le  poète, 
car  elle  est  impuissante  à  créer,  et  elle  doit  cé- 
der le  pas  à  la  vision  spontanée,  à  la  voyance. 
Mais  elle  est  nécessaire,  car  elle  sert  à  la  vérifica- 
tion des  données  intuitives  et  géniales.  C'est  le 
piéton   patient  et  minutieux  qui,  pour  dresser  la 


46  lU.LRES  u'évocateurs 

carte  d'une  région,  contrôlerait  péniblement  les 
observations  A^astes  et  vives  de  l'aviateur.  Le  sens 
critique,  impuissant  à  créer  s'il  est  seul,  est  indis- 
pensable à  quiconque  prétend  créer.  Il  est  le 
maître  de  la  règle.  Le  cheval  ailé  mène  son  cava- 
lier dans  les  royaumes  de  l'extase  ;  mais  il  faut 
une  main  de  fer  pour  lui  tenir  les  rênes.  Et  sans 
cette  main  de  fer,  il  jetterait  son  trop  faible  domp- 
teur dans  les  précipices  du  désordre,  de  l'inco- 
hérence et  du  pathos.  Peu  de  poètes  eurent  le 
sens  critique  aussi  sûr,  aussi  juste  que  Poë  et 
Baudelaire.  Le  premier  Texerca  sur  la  solution  de 
très  ardus  problèmes.  Le  second  l'exerça  sur  les 
arts  et  les  lettres,  c'est-à-dire  sur  des  objets  reliés 
à  toutes  les  idées  et  à  toutes  les  formes.  11  enve- 
loppe les  œuvres  d'un  coup  d'oeil  dont  la  perspica- 
cité ne  se  laisse  jamais  abuser.  Baudelaire  a  laissé 
deux  volumes  de  critique  d'art,  et  la  plupart  des 
chapitres  en  furent  composés  selon  les  nécessités 
de  l'actualité.  Or,  on  les  lit  encore,  parce  qu'ils 
sont  nourris  d'enseignements,  parce  qu'ils  ne  se 
contentent  pas  d'émettre  des  aperçus  rapides  et 
des  jugements  éphémères.  11  est  peut-être  le  seul 
écrivain  d'art  du  X1X*=  siècle,  avec  Fromentin, 
dans  les  décisions  duquel  nous  puissions  avoir 
confiance  ;  et  encore  Fromentin  était  peintre.  La 
postérité  a  ratifié  ses  choix  ;  elle  le  fait  bien  rare- 


CHAr.Ll:;S    l'.AUDELAIRE  47 

ment.  C'est  que  nulle  fausseté  n'est  parvenue  à 
éblouir  ses  yeux  justes,  ni  les  succès  dus  à  la  mode, 
ni  même,  —  piège  plus  perfide,  —  les  prestiges 
des  talents  séduisants  et  superficiels.  Gomme  tous 
les  esprits  habitués  à  remonter  aux  principes,  il 
se  montre  austère  et  ferme.  Toutes  les  sources  de 
faiblesse  qui  coulent  sur  la  pensée  et  sur  l'art  de 
son  temps,  il  les  indique  d'un  doigt  certain.  On 
ne  prend  pas  en  défaut  son  sens  de  la  beauté. 
Mais  nul  n'atteint  une  telle  sûreté  de  jugement 
sans  avoir  mûri  sa  méditation  à  de  puissants 
foyers.  Aussi  lui  suffit-il  d'une  phrase  lancée  en 
passant  pour  caractériser  un  homme  ou  une 
œuvre  ou  une  idée.  Là  est  le  signe  de  la  maî- 
trise ;  saisir  d'emblée  le  caractère  essentiel 
des  choses,  les  voir  et  les  décomposer  d'une 
cime. 

A  l'époque  où  Baudelaire  écrivait  des  arts  plas- 
tiques, ceux-ci  se  traînaient  dans  une  situation 
analogue  à  celle  d'aujourd'hui.  L'Etat  français, 
obéissant  à  sa  tendance  vers  une  centralisation 
intégrale,  mais  conduit  par  des  politiques  à 
courte  vue,  avait  accepté  et  encouragé  l'organisa- 
tion d'un  art  d'Etat,  comme  d'une  science  d'Etat. 
Pourtant,  un  des  plus  formes  créateurs  de  cette 
centralisation,  homme  de  sûr  et  vaste  coup  d'œil, 
Richelieu,  avait  senti  le  danger  de  ces  lamentables 


48  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

institutions  de  petits  états  dans  l'Etat.  Il  encoura- 
geait, dans  chaque  corps  d'état,  les  fortes  person- 
nalités indépendantes  et  dissidentes.  Il  fondait 
l'Académie,  c'est-à-dire  une  littérature  officielle, 
mais  il  favorisait  à  la  dérobée  ceux  qui  la  fron- 
daient. Quoi  qu'il  en  soit,  il  existe  en  France,  de- 
puis le  dix-neuvième  siècle ,  un  art  officiel, 
maintenu  par  une  armée  d'artisans  presque  fonc- 
tionnaires, et,  —  invention  déconcertante  pour 
qui  ne  Taurait  pas  constatée,  —  ne  représentant 
pas  même  quelque  chose  de  médiocre  et  de  terne, 
ne  représentant  rien.  En  sorte  que  cet  art  officiel 
ne  peut  pas  être  critiqué  :  oij  il  n'y  a  rien  la  cri- 
tique perd  ses  droits.  11  a  peut-être  son  utilité  : 
fortifier,  par  la  lutte  oii  il  les  contraint,  les  rares 
artistes  véritables.  Lagénération  de  1840  comptait 
de  beaux  peintres,  les  généreux  paysagistes,  encore 
que  trop  emportés,  par  la  réaction  contre  le  poncif 
classique,  vers  un  acquiescement  à  l'étude  ex- 
clusive de  la  nature,  au  détriment  de  Timagina- 
tion  et  de  la  composition.  Et  tout  en  aimant  le 
charme  profond  de  cet  harmonieux  poète  ingénu, 
Corot,  ou  la  passion  véhémente  d'un  Théodore 
Rousseau,  Baudelaire  eut  le  courage  de  voir  ce 
qui  leur  manquait.  On  voudrait  sans  défauts 
ceux  qu'on  aime.  Il  y  avait  un  caricaturiste  qui 
dépassait  les  bornes  de  son  art,  qui  se  haussait 


CHARLES    BAUDELAIRE  49 

vers  de  plus  fiers  sommets  :  Daumier.  Puis  il  y 
avait,  solitaire  et  dénigré,  un  grand  peintre 
tragique,  le  seul  de  son  temps  qui  atteignit  la 
forte  spiritualité  :  Delacroix.  On  lui  opposait  un 
mauvais  peintre,  professeur  de  dessin  estimable, 
Ingres.  Delacroix,  <  homme  de  génie  malade 
de  génie  »,  est  un  fier  exemple  pour  qui  veut 
protéger  sa  sensibilité  d'un  rempart  de  solitude. 
Lion  qui  défend  son  antre  pour  y  vivre  sa  seule 
vie  intérieure,  pour  n'avoir  d'autres  joies  que 
celles  nées  de  son  enthousiasme.  Cet  homme  oli- 
vâtre et  dévoré  écrivait  dans  le  journal  passionné 
qu'il  nous  laissa  :  «  Je  me  suis  dit  et  ne  puis  assez 
me  le  dire  pour  mon  repos  et  mon  bonheur  — 
l'un  et  l'autre  sont  une  même  chose  —  que  je  ne 
puis  et  ne  dois  vivre  que  par  l'esprit.  »  Pensée  à 
laquelle  il  revient  à  chaque  instant,  et  il  fut  dou- 
loureusement fidèle.  Cet  ascète  émacié  de  l'art, 
ce  tragique  et  sulfureux  esprit  avait  pris  pour 
devise  ces  vers  hautains  de  Michel-Ange  :  «  J^ai 
du  moins  cette  joie,  au  milieu  de  mes  chagrins, 
que  personne  ne  lit  sur  mon  visage  ni  mes  en- 
nuis, ni  mes  désirs,  que  je  ne  crains  pas  plus  l'en- 
vie que  je  ne  prise  les  vaines  louanges  de  la  foule 
ignorante  ;  et  je  marche  solitaire  dans  des  routes 
non  frayées  »,  C'est  dans  de  telles  routes  que 
marchent  les  forts  avec  agilité. 


50  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

Mon  esprit,  tu  te  meus  avec  agilité  ! 

C'est  là,  certainement,  la  constatation  satisfaite 
d'une  très  forte  volupté.  Sentir  son  esprit  se 
mouvoir  avec  aisance  dans  les  éléments  de 
l'analyse,  flotter  sur  des  déductions  profondes, 
c'est  une  volupté  pareille  à  celle  qu'éprouve  le 
nageur  qui  se  meut  dans  l'eau,  la  brassant  d'un 
^este  sûr  et  stylisé,  tout  en  apercevant,  à 
quelques  mètres  au-dessous  de  ses  yeux,  un  sol 
vague  et  fluant.  C'est  une  gymnastique  intel- 
lectuelle, un  bon  exercice  d'assouplissement,  un 
mode  de  se  mouvoir  dans  les  limites  du  connais- 
sable.  Cela  forme  un  esprit  musclé,  entraîné 
selon  la  méthode  socratique.  Attention  !  toute 
volupté  peut  jeter  au  danger  de  l'abus.  Gello-ci 
mène  à  la  décomposition  philosophique,  au 
délire  de  la  ratiocination,  à  la  vanité  affolée  de 
l'esprit.  Gare  au  nageur,  si  maître  soit-il  de  son 
art,  si  sûr  de  son  endurance,  qui  s'éloigne  trop 
de  la  côte  1  Voyez  la  philosophie  allemande  :  si 
on  la  laissait  faire,  elle  empoisonnerait  le  monde 
civilisé.  Ce  fut  une  maladie  de  ce  temps,  une 
foi  éperdue  en  sa  raison,  précisément  à  l'heure 
où  il  laissait  dans  l'oubli  les  lois  du  maniement 
de  la  raison,  quand  il  la  jetait  hors  des  limites 
que  lui  découvrait  sagement  l'un  de  ses  meilleur» 


GIIABLES    BAUDELAIRE  51 

mainteneurs,  le  prudent  René  Descartes.  On  dirait 
que  notre  époque,  demandant  aux  poiriers  de 
donner  des  pommes,  est  toujours  prête  à  les  jeter 
au  feu  s'ils  ne  lui  donnent  que  des  poires. 
L'intellection  a  son  domaine,  ample,  aux  limites 
lointaines.  Qu'elle  s'év^ertue,  de  toute  sa  sûre 
énergie,  dans  les  royaumes  qui  d'elle  ressor- 
tissent  !  Tant  d'autres  lui  échappent.  Et  le  poète 
doit  les  visiter  tous.  Arrête-t-elle  seulement  son 
action  aux  bords  de  l'inconnaissable  ?  D'autres 
frontières  lui  sont  fermées.  Si  déliée,  si  puissante 
soit-elle  devenue,  elle  ne  les  franchira  jamais. 
Supposons  que  chez  un  homme  le  sens  de  la  vue 
ait  acquis  une  force  de  pénétration  presque  illi- 
mitée. Si  pendant  ce  temps  son  odorat  est  mort, 
il  ne  percevra  point  par  les  yeux  le  parfum 
d'une  rose. 

Quand  l'ange  Azraël lui  demandera  descompfces, 
qu^il  se  trouverait  interdit  et  désemparé,  celui- 
là  qui  répondrait  :  «  Toutes  les  choses  que 
m^offrait  le  monde,  je  n'y  ai  touché  que  par  mon 
intellection.  J'ai  exercé  son  mécanisme  sur  elle. 
Je  les  ai  comprises.  »  Non.  Comprendre,  c'est 
prendre  avec  l'ensemble  de  nos  puissances,  avec 
toutes  les  énergies  qui  nous  furent  départies. 
Non,  tu  n'as  pas  compris,  tu  n'as  pas  saisi.  Nui 
ne  fut  un  saint  qui  ne  fut  point  tenté,  un  mage 


52  FIGLRES    d'ÉVOCATEURS 

qui  n'ait  pas  frémi,  un  héros  qui  n'ait  pas  faibli. 
Nul  ne  fut  réellement  un  vivant  s^il  n'a  pas  été 
pénétré  dans  toutes  les  fibres  de  sa  chair,  de  son 
esprit  et  de  son  âme.  Nul  ne  fut  un  poète,  c'est- 
à-dire  un  homme  neuf  fois  vivant  s'il  ne  fut, 
comme  le  satyre  Marsyas,  écorché  par  Apollon, 
afin  de  pouvoir  offrir  à  la  vie  le  contact  de  toutes 
ses  sensibilités  à  vif. 

Tant  de  moyens  de  comprendre  le  monde  sont 
à  notre  portée  !  Mais  nous  ne  choisissons  pas  nos 
moyens.  Ils  nous  sont  imposés  par  nos  fatalités, 
par  nos  tendances  innées,  par  nos  directions 
initiales.  Notre  sensibilité  a  ses  tentacules  parti- 
culiers pour  happer  les  faits,  pour  les  soumettre 
à  ses  tâtonnements,  pour  en  prélever  son  expé- 
rience et  ses  lassitudes.  La  souffrance  nous  est 
un  mode  de  comprendre,  le  plus  véhément  et  le 
plus  pénétrant.  La  volupté  en  est  un  autre,  ardent 
et  impérieux.  Aucuns  n'auront  perçu  le  monde 
que  par  la  douleur.  Ils  sont  profonds,  ils  sont 
poignants,  ils  sont  incomplets.  Que  Leopardi  est 
monotone  !  D'autres  ne  l'auront  perçu  que  par 
la  volupté.  Ils  sont  séduisants  comme  des  roses. 
Un  parfum  vénusien  s'envole  de  leur  haleine  :  ils 
sont  incomplets.  Leur  charmant  domaine  est 
enclavé  dans  des  steppes  tristes.  Les  jardins  d'Ar- 
mide  sont  bornés  par  des  bosquets  de  jasmin  et 


CHARLES   BAUDELAIRE  53 

(le  fleurs  délicieuses.  Mais  on  n'y  découvro  [kh 
l'horizon.  Tous  les  modes  de  la  sensation  nous 
apportent  des  effluves  de  la  terre  et  les  précipilont 
dans  l'urne  de  notre  cœur,  tous  les  modes,  de- 
puis la  joie  légère  jusqu'au  plus  ténébreux  dé- 
sespoir. Les  posséder  tous  et  les  équilibrer? 
Gomment  saisir  l'énigme  de  la  vie  ?  En  quelle 
partie  du  sphinx  enfoncerons-nous  nos  ongles 
pour  fixer  son  regard?  11  a  des  ailes  d'aigle,  des 
ailes  qui  portent  au  sommet  de  l'espace,  là  d'où 
l'on  voit  les  perspectives  les  plus  vastes,  là  d'où 
l'on  connaît  les  cimes  de  la  terre.  Il  a  des 
seins  de  femmes,  des  seins  dont  la  forme  sug- 
gère l'amour  et  la  volupté.  Il  a  les  pattes  de  lion, 
les  griffes  de  l'audace,  du  courage  jamais  dé- 
faillant. 11  a  les  flancs  du  taureau  qui  peine  et 
qui  s'obstine  à  tirer  la  charrue  pour  tracer  ses 
sillons.  Il  faudrait  lui  prendre  à  la  fois  les  ailes 
et  les  seins  et  les  pattes  et  les  flancs,  le  maîtriser 
d'un  quadruple  efl'ort,  pour  le  contraindre  à 
livrer  le  mot  de  son  énigme,  la  clé  d'or  ouvrant 
les  cinquante  portes  de  lumière. 

J'appelle  poète  celui,  — et  celui-là  seul  est  un 
poète,  —  qui  a  su  contraindre  le  sphinx,  qui  a 
pu  saisir  le  mystère  de  la  vie  par  tous  les  modes 
de  la  sensibilité  et  de  l'intellection.  Ailleurs,  un 
homme  est  un  maître  quand  il  a  agrandi  jusqu'à 


54  FIGURES  d'ÉVOCATEURS 

son  excès  une  des  puissances  humaines.  Il  res- 
pire, avec  une  intensité  supérieure,  mais  avec 
une  seule  àme.  Une  de  ses  facultés  se  bande  vers 
sa  cime  ;  les  autres  calmissent.  Il  aura  humé,  de 
toute  l'énergie  de  sa  poitrine,  l'un  des  forts  par- 
fums de  la  terre.  Il  aura  extrait  de  la  vie  une  des 
essences  les  plus  concentrées,  et  le  bouquet  qu'il 
aura  cueilli  pour  l'ange  Azraël  épandra  quelque 
temps  son  odeur  dans  l'atmosphère  animique. 
Ainsi  aura-t-il  fait  de  lui-même  l'un  des  types 
culminants  qu'emmène  dans  sa  ronde  la  fau- 
cheuse égalitaire  que  dessinent  avec  une  verve 
profonde  les  Danses  macabres  du  Moyen-Age. 
Il  aura  vu  la  sphère  de  la  réalité  par  l'une  de  ses 
faces.  Mais  quelle  variété  dans  ces  perceptions  ! 
Il  aura  pu  être  un  saint,  ou  un  héros,  ou  un 
amant.  Mais  que  de  différentes  façons  d'être  un 
saint,  ou  un  héros,  ou  un  amant  !  Que  de  chemins 
mènent  à  la  cité  mystique  !  D'aucuns  atteignent 
leurs  cimes  par  l'activité,  d'autres  par  la  passivité, 
parla  contemplation.  D'aucuns  donnent  toute  leur 
force  à  leur  foi.  La  foi  est  un  mode  d'îiccession  à  la 
Connaissance,  passif  et  rapide,  plus  sûr  peut-être 
que  des  modes  plus  lents,  comme  l'étude  ou  la 
méditation,  sujet  à  l'erreur^  certes,  comme  tous  les 
autres,  mais  planant  comme  l'aigle  quand  il  a  as- 
suré son  vol,  et  découvrant  de  plus  vastes  hori- 


CHARLES    BAUDELAIRE  55 

zons.  D'autres  ont  accueilli  la  souffrance  comme 
leur  mode  de  développement.  Ils  l'auront  aimée 
ou  maudite,  souvent  môme  aimée  et  maudite  à, 
la  fois  ;  mais  ils  auront  pris  leur  flamme  à  son 
brasier  ;  ils  y  auront  consumé  tout  ce  qui  n'était 
pas  essentiel  à  eux-mêmes,  tout  ce  qui  les  aurait 
détournés  de  leur  voie.  Ceux  qui  saisirent  la  révé- 
lation de  la  vie  par  la  douleur  en  auront  senti 
tout  leur  être  ébranlé  jusqu'en  ses  plus  secrètes 
profondeurs  ;  et  il  n'importe  qu'ils  l'aient  con- 
quise au  titre  de  saints,  de  héros  ou  d'amants. 
La  volupté  aussi  est  un  mode  de  posséder  la  vie, 
un  véhicule  vers  l'extase,  c'est-à-dire  vers  l'un  des 
plus  terribles  sommets  spirituels,  et  la  volupté  est 
multiforme.  Elle  s'offre  sous  les  plus  différentes 
apparences,  jusqu'à  celle  où  elle  se  distingue  à 
peine  de  sa  sœur  la  douleur.  Et  celui  qui  s'est 
fié  à  l'une  appelle  l'autre  d'un  inconscient  et  dé- 
voué amour.  Et  cependant,  tous  ces  modes  de 
sentir,  de  comprendre  et  d'aimer,  le  poète  doit 
les  avoir  maniés.  Mille  âmes,  cent  mille  âmes,  — 
mais  l'humanité  ne  contient  pas  plus  de  mille 
types,  —  ont  vécu  dans  l'âme  de  Shakespeare  avec 
toutes  leurs  beautés  ou  toutes  leurs  difformités. 
Elles  y  furent  aussi  à  l'aise  que  sous  le  firma- 
ment, car  rien  n'y  attenta  au  développement  de 
toutes    leurs    possibilités ,    fussent-elles   mons- 


36  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

trueuses.  Et  cet  étrange,  ce  déconcertant  génie, 
qui  quitta  un  jour  tout  ce  monde  de  passions  dé- 
chaînées, tout  ce  peuple  d'âmes  jaillies  de  la  sienne 
pour  aller  planter  placidement  ses  choux  jus- 
qu'à sa  dernière  heure,  a-t-il  pas  embrassé  la  vie 
comme  aucun  autre  homme  ne  l'embrassa  ja- 
mais ?  Et  n'en  éprouva-t-il  pas  alors  un  invin- 
cible dégoût  ?  Et  s'il  en  était  ainsi,  cette  retraite 
serait  le  plus  terrible,  le  plus  décourageant  des 
exemples,  —  un  exemple  auprès  duquel  celui  de 
Gharles-Quint  quittant  le  trône  pour  le  cloître 
serait  celui  de  l'espoir. 

Celui-là  était  un  poète  dramatique,  c^est-à-dire 
un  cœur  habité  par  les  cœurs  étrangers,  un  homme 
en  qui  vivent  d'autres  hommes. 

On  s'y  saoule,  on  s'y  tue,  on  s'y  prend  aux  cheveux. 

Il  en  est  de  même  pour  le  poète  lyrique,  en- 
core que  les  êtres  étrangers  pénétrant  en  lui 
soient  moins  apparents.  Ils  n'y  viennent  pas 
vivre  la  durée  d'une  action  qui  tend  leurs  facul- 
tés au  paroxysme.  Mais  ils  y  passent  et  s'enfuient, 
et  capricieusement  repassent.  Capricieusement  ? 
Non.  Ils  obéissent  à  la  logique  régulière  qui  do- 
mine les  âmes  et  les  passions,  comme  la  lune 
règle  les  marées.  11  ne  vient  en  nous  que  ce  qui 


CHARLES    BAUDELAIRE  57 

obéit  à  notre  appel  secret,  ou  ce  que  nous  accep- 
tons, ce  que  nous  ne  savons  chasser.  Et  mille 
reflets  d'être  entrent  clans  l'âme  du  poète  lyrique. 
Les  tragédies  qui  sortent  de  lui  sont  plus  brèves. 
Les  âmes  qui  habitent  en  lui  n'y  viennent  que 
proférer  le  chant  de  leur  passion,  la  clameur  de 
leur  désespérance.  11  pourrait  les  suivre  dans  la 
durée  d'un  conflit  tragique,  et  les  ordonner  jus- 
qu'au dénouement  du  conflit.  Certainement,  si 
Poë  et  Baudelaire  avaient  tenté  la  forme  drama- 
tique, ils  l'auraient  maniée  en  maîtres,  surtout 
Poë,  implacable  constructeur  de  mécanismes  dé- 
clanchant  les  émotions.  Et  tous  deux  pouvaient 
écouter  en  eux  les  voix  de  mille  âmes  différentes. 
Ils  y  songèrent.  Poe  avait  entrepris  un  drame, 
Politien,  qui  ne  fut  pas  achevé,  mais  dont  les 
fragments  écrits  promettent  une  grande  beauté. 
Quant  à  Baudelaire,  il  racontait  souvent  ses  pro- 
jets dramatiques  à  son  ami  Théodore  de  Ban- 
ville. Mais, 

Bien  qu'on  ait  du  cœur  à  l'ouvrage, 
L'art  est  long  et  le  temps  est  court. 

Pour  chaque  œuvre  nouvelle  il  faut  devenir  un 
homme  nouveau.  Une  palingénésie  de  l'esprit  et 
de  l'âme  s'impose,  une  renaissance  d'ingénuité. 


58  FIGURES    D  EVOCATEUllS 

C'est  là  l'exigence  de  tout  nouvel  amour.  Mais 
ce  n'est  pas  toujours  possible.  A  quelle  vie  nou- 
velle renaître  ?  Quel  ange  entr'ouvrira  les  portes 
neuves  du  monde  de  l'enthousiasme  ?  Quand  on 
s'est  empoisonné  le  cœur,  quand  on  a  saturé  son 
sein  des  eftluves  des  fleurs  du  mal,  quel  dieu  in- 
voquer qui  viendrait  jeune  et  pur,  quel  Apollon 
joyeux  ? 

Et  si  nulle  renaissance  n'est  possible,  si  l'on 
ne  découvre  pour  son  génie  ni  la  fontaine  de  Ga- 
nathé,  où  Junon  chaque  année  se  plongeait  pour 
en  sortir  vierge  redevenue,  ni  même  la  fontaine  de 
Jouvence,  quand  on  est  un  esprit  de  haut  vol,  on 
ne  subit  pas  la  déchéance.  On  ne  se  répète  pas 
comme  un  vulgaire  rhéteur  ;  on  ne  devient  pas 
le  singe  de  soi-même.  On  entre  dans  le  silence 
ou  dans  la  mort. 


* 
*  * 


Voici  des  mots  qui  chantent  des  chants  forts  et 
captivants.  Ils  pénètrent  en  nous  comme  un 
baume  ou  comme  une  blessure.  Qui  leur  a  donné 
ce  pouvoir  ? 

Sans  doute  ils  furent  agencés  par  un  ouvrier 


CHARLES    BAUDELAIRE  59 

savant,  aussi  expert  à  manier  les  émotions  et  les 
rythmes  que  celui  qui  s'amusa  de  démontrer,  — 
après  coup,  —  comment  il  avait  froidement  com- 
posé son  ardent  Corbeau.  Sans  doute  leur  musique 
fut  travaillée  pour  obséder,  pour  prendre,  pour 
charmer  Tesprit,  pour  lui  ouvrir  des  portes  qui 
d'ordinaire  lui  sont  fermées.  Mais  cela  suffit-il  à 
leur  donner  la  vertu  d'ensorcellement,  une  par- 
celle de  ce  mystérieux  pouvoir  de  lier  dont  l'usage 
fut  réservé,  —  selon  de  divines  paroles  ?  Non. 
D^adroits  rimeurs  en  feraient  autant,  qui  ne  fe- 
raient qu'œuvre  morte. 

Ces  mots  sont  aimantés.  Un  homme  les  a  char- 
gés des  effluves  magnétiques  sortant  de  lui,  sa- 
turés de  toutes  les  exhalaisons  de  son  cœur,  de 
son  esprit ,  de  son  âme,  de  ses  âmes.  Et  ils 
gardent  les  vibrations  de  toutes  les  résonnances 
qui  passaient  en  cet  homme.  Le  vocable  et 
rhomme  restent  reliés  par  un  lien  magique.  La 
magie  suppose  la  connaissance  des  correspon- 
dances existant  entre  les  plans  divers  du  monde. 
Mais  l'homme  lui-même,  à  quels  êtres,  à  quelles 
étoiles  s'est-il  relié  ? 

Une  ardente,  une  violente  spiritualité  l'embrase 
et  le  consume  jusqu'à  la  cendre.  Elle  s'enlace  à 
une  sensualité  pénétrante  et  ubiquitaire.  L'une  va 
rarement  sans  Tautre.  Toutes  deux  s'épousent  et 


60  FIGURES    d'ÉVOCATELKS 

se  complètent.  Elles  sont  les  deux  pôles  de  la  sen- 
sibilité. Elles  se  communiquent  leurs  flammes. 
Que  l'une  serait  froide  si  l'autre  ne  la  brûlait  pas  ! 
Y  a-t-il  entre  elles  conflit?  Pas  toujours.  Quel- 
quefois elles  s'entendent  à  merveille.  Non,  le  con- 
flit tragique  de  cette  âme,  qui  la  torture  et  la  dé- 
vaste, naît  des  directions  différentes  de  sa  terrible 
spiritualité.  Elle  frémit  d'un  désespéré  désir  de 
s'évertuer  dans  les  zones  lumineuses  que  hantent 
les  cœurs  étincelants.  Elle  soupire  avec  rage  vers 
la  palme  de  sérénité.  Mais  des  voix  d'abime  l'ap- 
pellent toujours,  et  toujours  elle  obéit  à  cet  appel. 
Nous  allons  où  nous  sommes  attirés.  Nous 
sommes  libres  du  choix.  Mais  dans  quelle  mesure? 
Astra  inclinant,  no7i  nécessitant.  Sans  doute,  mais 
nous  obéissons  facilement  à  l'inclinaison  qui  nous 
est  donnée,  au  mouvement  qui  nous  est  indiqué, 
si  cette  inclinaison,  si  ce  mouvement  sont  dirigés 
vers  le  monde  de  notre  curiosité.  Chaque  nuit,  la 
terre  va  plonger  sa  face,  quand  le  soleil  se  recule, 
dans  le  cône  d'ombre  où  gravitent  les  démons  de 
la  nuit,  les  lémures  et  les  lamies.  Des  peuples  de 
larves  s'y  ruent,  qui  vivent  de  notre  substance, 
et  qui  sont  les  passions  des  hommes,  les  hideuses 
et  voraces  passions.  Chaque  homme  aussi  plonge 
sa  face  dans  un  cône  d'ombre  où  se  tordent  les 
essaims  des  mauvais  rêves,  des  détestables  désirs, 


CHARLES   lîAUDELAlRE  61 

des  gestes  coupables.  C'est  là  que  sont  métamor- 
phosées nos  généreuses  intentions  déformées  jus- 
qu'à devenir  nos  actes  peccamineux.  Tout  l'arse- 
nal démoniaque,  sur  un  appel  de  nous,  sur  une 
de  nos  pâles  velléités,  y  jetterait  ses  armes  dange- 
reuses et  ses  flèches  empoisonnées.  Il  y  forge  les 
<îauchemars  de  nos  sommeils,  et,  —  plus  péril- 
leux —  les  cauchemars  de  notre  esprit  éveillé.  Nid 
soyeux  de  nos  mauvais  instincts,  de  nos  virtua- 
lités déréglées,  retraite  où  nous  savons  caresser 
nos  infernales  tendances  ;  chaque  homme,  comme 
la  terre,  traîne  après  lui  son  Erèbe.  Malheur  à  qui 
lui  voue  sa  plus  intime  curiosité. 

Il  semble  que  la  curiosité  de  l'esprit  soit  encla- 
vée par  les  dieux  dans  des  limites  très  proches 
qu'elle  ne  peut  franchir  sans  attirer  sur  elle  un 
châtiment.  Un  ironique  eritis  sicut  dii  l'invite  aux 
pièges  les  plus  certains  et  les  plus  vindicatifs.  Et 
c'est  pourquoi,  peut-être,  le  génie,  qui  est  une  cu- 
riosité ordonnée  et  victorieuse,  entraîne  tant  de 
maux  pour  qui  le  possède.  Une  anxieuse,  une 
flambante  curiosité  a  jeté  l'esprit  de  Baudelaire 
dans  le  cône  d'ombre  de  la  terre,  dans  le  cône 
d'ombre  des  âmes  individuelles.  Son  frère  Poe 
aussi  écoutait  liévreusement  l'appel  du  démon  de 
la  perversité.  Les  autres  aussi,  tous  les  grands 
frères  douloureux  des  hommes,  tous  ceux  qui  leur 


62  FIGURES   d'ÉVOCATEURS 

parlent  en  «  sachant  »  se  sont  penchés  sur  ces 
gouffres.  Ils  ne  s'y  sont  pas  attardés.  Ils  n'y  ont 
pas  savouré  une  terrible  délectation  morose.  Ils  ne 
sont  pas  demeurés  longuement,  férocement,  éper- 
dûraent,  au  jardin  des  Fleurs  du  Mal,  pour  en  ex- 
traire des  essences  violentes,  des  essences  qui  nous 
pénètrent  jusqu'aux  moelles.  Sans  doute,  puis- 
qu'ils ont  des  yeux  de  Voyants,  ils  savent  que  le 
monde  n'est  pas  ordonné  par  un  dieu  des  bonnes 
gens  bénisseur  et  bourgeois,  par  un  démiurge  dé- 
cent et  modéré.  Ils  savent  tout  le  mal,  et  toute  la 
douleur  et  tout  l'enfer.  Ils  savent  que  les  hommes 
sont  la  postérité  d'Atrée  et  de  Thyeste,  et  que  les 
Euménides  accompagnent  leurs  pas  prédestinés. 
Mais  ils  ont  aussi  tendu,  dans  leurs  mains  ensan- 
glantées, des  roses  fraîches,  correspondances  sua- 
vement mystérieuses  de  la  rose  mystique,  de  la 
rose  oîi  s'^inscrit  le  sublime  espoir,  la  rose  du 
Dante  et  de  Saadi. 

Il  y  a  une  grâce  noire,  une  grâce  érébéenne, 
s'il  n'est  pas  périlleux  d'accoupler  ces  mots,  et 
nul  théologien  n'en  a  tracé  le  procès  logique. 
Ce  n'est  pas  la  disgrâce,  qui  est  négative.  Celle- 
là  est  positive  et  efficace.  C'est  une  part  du  far- 
deau karmique.  D'aucuns  en  sont  baignés.  Leurs 
seins,  dès  le  berceau,  avant  le  berceau,  en  furent 
investis.  Et  ils  auront  toujours  le  goût  des  fleurs 


CHARLES    BAUDELAIRE  63 

d'abîme  et  des  poisons.  Leur  âme  respire  le  soufre 
et  le  datura.  L\m  d'eux  est-il  né  grand  poète  ? 
il  sera  Baudelaire.  L'autre  est-il  entraîné  vers  les 
profondeurs  de  la  métaphysique?  Il  sera  Stanislas 
de  Guaita.  Tous  deux  ont  avidement  étudié  les 
poisons  qui  traversent  le  corps  pour  enivrer  l'i- 
magination, autant  que  les  poisons  spirituels. 
Le  premier  avait  décomposé,  de  sa  coupante  et 
didactique  analyse  Topium  et  le  haschich.  Le 
second,  chimiste,  et  mieux  :  philosophe  du  Feu, 
possédait  tous  les  secrets  dangereux  de  la  mor- 
phine et  de  la  cocaïne.  C'était  là,  pour  eux,  des 
études  servant  de  préludes  à  celles  qu'ils  pous 
saient  audacieusement  sur  les  poisons  de  l'âme, 
à  leurs  stations  doctorales  dans  le  temple  de  Sa- 
tan. J'ai  bien  souvent  entendu  Guaita  parler  de 
Baudelaire.  Esprit  méthodique,  classique,  il  pré 
ferait  secrètement  en  lui  au  poète  divinateur  le 
dogmatique  dialecticien,  le  déductif  tranchant 
qui  jette  quelquefois  parmi  les  couleurs  enflam- 
mées des  iïeurs  du  mal  l'éclat  et  aussi  la  froideur 
de  l'acier.  Mais  je  me  souviens,  trop  confusément 
à  travers  la  brume  des  années,  d'une  causerie 
singulièrement  belle  écoutée  au  courant  des  rues 
solitaires  de  Paris  nocturne,  sur  ce  thème  inat- 
tendu :  la  sainteté  de  Baudelaire.  Le  causeur  était 
un  de  ces  esprits  de  spéculation  profonde  dont 


64  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

toute  la  force,  accaparée  par  la  méditation,  ne 
peut  plus  se  résoudre  à  l'effort  de  se  figer  dans 
une  œuvre.  Mais  elle  se  répand  parfois  dans  la  pa- 
role qui  s'envole,  qui  s'envole  et  va  se  poser 
quelque  part  dans  le  réservoir  des  forces  dont 
aucune  ne  se  perd.  Paris,  qui  contient  tant  de 
merveilleuses  richesses,  compte  toujours  un 
nombre  de  ces  esprits  de  haut  vol,  '  solitaires  ou 
noctambules,  bohémiens  de  la  transcendante 
spiritualité,  que  seuls  connaissent  une  poignée 
d'écouteurs  de  qualité  différente.  C'est  dans  un 
café,  ou  dansla  rue,  ou  dans  une  mansarde  qu'il 
arrive  d'entendre  ces  magiciens  de  la  méditation 
verser  la  joaillerie  de  leur  parole.  Et  ils  donnent 
à  leurs  auditeurs  de  nobles  fêtes.  Leur  mission 
est  d'appeler  à  eux  de  belles  idées,  de  leur  offrir 
la  possibilité  de  vivre  parmi  nous,  et  d'attacher 
à  nous  leur  aimantation.  Ils  sont  comme  des  ves- 
tales chargées  d'entretenir  une  flamme  divine, 
comme  ces  Bénédictines  veillant  sur  une  lampe 
symbolique  nourrie  de  leurs  effusions  autant  que 
d'huile  consacrée.  C'était  un  de  ces  esprits-là  qui 
m'entretint,  deux  heures  durant,  au  cours  d'une 
déambulation  dans  la  rue  nocturne,  de  ce  thème 
nouveau  :  la  sainteté  de  Baudelaire.  Je  regrette 
d'avoir  oublié  l'argumentation  :  elle  était  d'une 
étrange  beauté.  Elle  ne  me  paraît  point  si   para- 


CHARLES    BAUDELAIRE  65 

doxale.  On  ne  fabrique   pas    les  saints  avec  des 
bourgeois  décents,  avec  des  âmes  moyennes. 

Anges  revêtus  d'or,  de  pourpre  et  d'hyacinthe, 
0  vous,  soyez  témoins  que  j'ai  fait  mon  devoir 
Comme  un  parfait  chimiste  et  comme  une  âme  sainte  ! 

Comme  une  âme  forcenée  dans  ses  plongées 
aux  gouffres  de  la  spiritualité  équivoque  et  dans 
ses  retours  enthousiastes  aux  pures  lumières. 
Tout  génie  a  sa  mission.  11  lui  faut  la  mener  à 
bien  sans  défaillir,  sans  s'abandonner  aux  pres- 
tiges des  tentations  extérieures.  En  cet  homme, 
l'homme  intérieur,  le  «  moi  »  ésotérique  vivait 
ardemment.  Il  mêlait  sa  vie  à  la  divination  du 
monde  de  la  douleur  et  de  la  passion,  du  monde  où 
naissent  les  cauchemars  et  les  esprits  mauvais. 
Sa  spiritualité  virait  à  gauche,  au  pôle  sinistre. 
Il  avait  la  mission  d'être  le  divinateur  doulou- 
reux de  la  réalité.  11  possédait  le  don  de  voir  la 
réalité  sur  certains  plans,  et  dans  les  antres  de 
TErèbe. 

Pourquoi  donc  n'est-il  pas  le  sublime  poète  ? 

Celui  qui  peut  atteindre  cette  cime  dore  tout  ce 
qu'il  touche  d'un  reflet  de  sérénité.  Une  joie  loin- 
taine et  mystérieuse  accompagne  en  sourdine  ses 
chants  les  plus  poignants  et  les  plus  déchirés. 

5 


66  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

Et  c'est  la  joie  de  respirer  au  rythme  des  meil- 
leures, des  plus  véridiques  puissances.  Pourtant, 
chez  celui-ci,  cette  chérubique  sérénité  jaillit  par- 
fois, épanchant  sa  musique  éthérée  dans  sa  fumée 
de  myrrhe.  Et  le  chant  prend  alors  un  timbre 
d'or  pur,  d'or  solaire  et  archangélique,  comme 
le  son  du  bouclier  de  saint  Michel.  Mais  elle  ne 
sourd  point  constamment  dans  les  dessous  de 
l'œuvre.  C'est  que  l'auteur  n'eut  pas  le  pouvoir 
de  l'évoquer  toujours,  et  d'en  emplir  le  fond  de 
ses  poumons,  l'essence  de  son  haleine.  Il  s^est 
trop  complu  aux  curiosités  nécessaires  de  son  gé- 
nie ;  il  a  trop  aimé  les  noirs  compagnons  de  ses 
périples  périlleux.  L'attraction  de  mauvaises  si- 
rènes pèse  sur  son  essor,  quand  il  le  veut  libérer. 
Il  a  fait  entrer  dans  son  cœur  les  créatures  de  l'E- 
rébe.  Elles  ont  versé  en  lui  leur  indélébile  odeur, 
et  la  vibration  crispée  de  leur  accent.  On  ne  joue 
pas  en  vain  au  sorcier  ;  alors  on  ne  peut  plus  de- 
venir un  mage.  Reconquérir  la  pure  sérénité,  ce 
fut  son  obsession  impuissante  et  torturante. 

Hélas  !  c'est  la  nôtre.  C'est  celle  du  monde  d'au- 
jourd'hui, du  monde  d'hier.  Le  génie  panique  qui 
déjà  harcelait  Pascal  a  distendu  la  portée  de  son 
souffle.  Et  plus  que  jamais  les  destins  se  font  rigou- 
reux aux  âmes  sublimes.  Un  jour,  au  hasard  de 
traverser  un  cimetière,  Chateaubriand  fut  arrêté 


CHARLES    BAUDELAIRE  (j7 

par  une  tombe,  pensif  d'y  lire  le  seul  mot  qui  y 
fut  inscrit  :  miserrimus.  N'est-ce-pas  ce  mot  là  qui 
devrait  être  engravé  sur  Faérolithe  sous  lequel 
repose  la  dépouille  d'Edgar  Poë,  puisque  les 
hommes  de  son  pays,  après  l'avoir  supplicié  vi- 
vant, reconnurent  que  seule  une  pierre  venue  di- 
rectement du  ciel  pouvait  peser  sur  une  telle  sé- 
pulture? Celui-là  aussi,  puisque  le  monde  surna- 
turel était  découvert  à  ses  yeux  de  Voyant,  puis- 
qu'il voyait  la  réalité^  par  delà  les  apparences, 
tendait  vers  la  palme  de  sérénité  sa  main  crispée. 
Mais  comment  aurait-il  pu  la  cueillir  pour  la  donner 
aux  hommes,  quand  chacun  de  ses  jours  était 
tissé  de  quelque  horrible  détresse  ?  Une  force  in- 
l'ernale  devait  briser  ses  héroïques  envolées,  Ali  ! 
le  gardien  du  seuil  veille  terriblement  sur  les  tré- 
sors dont  il  a  la  garde  !  Nul  chevalier,  parti  sur  le 
navire  Argo  toujours  réviviscent,  ne  rapportera 
la  Toison  d'or,  l'or  divin  de  la  sérénité. 

Les  mots,  quand  on  suit  leur  vie  mystérieuse, 
enseignent  toutes  choses  :  sérénité  descend  du 
sanscrit  sourya,  qui  désigne  le  soleil,  ce  soleil 
qui  est,  au  dire  de  l'Aréopagite,  la  statue  transpa- 
rente de  Dieu.  Sérénité,  transmutation  merveil- 
leuse des  douleurs  et  des  angoisses,  d'aucuns 
pourtant  l'obtinrent,  parmi  nos  anciens.  Leurs 
mains  imprégnaient  de  ta  mystérieuse  essence 


68  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

tout  ce  qu'elles  touchaient,  fût-ce  les  profondeurs 
de  la  misère  humaine,  aussi  sûrement  que  celles 
de  Midas  changeaient  en  or  tout  ce  qui  venait  à 
leur  contact.  Mais  depuis  des  temps  révolus,  une 
malédiction  étrangea  de  ton  haleine  nos  plus 
puissants  génies.  Us  portent  la  marque  de  leur 
temps,  le  sceau  de  l'inquiétude.  Et  ceux  qui  ont 
vu  l'Erèbe  et  ses  effrois,  les  divinateurs  dou- 
loureux, n'invoquent  plus  qu'avec  désespoir,  le 
parfum  trop  lointain  concentré  au  cœur  de  la 
mystique  Rose, 

Neî  giallo  délia  Rosa  sempiterna. 


ALFJiED    DE    VJGJMY 

OU 

LE  DÉSESPÉ7{AJ^JT 


I 


ALFRED    DE    VIGNY 

OU 

LE    DÉSESPÉRANT 


Celui-là  qui  vit  réellement,  celui  qui  a  un  cœur 
où  se  déroule  la  tragédie  du  silence,  ne  s'inquiète 
plus  de  paraître  sous  un  aspect  quelconque.  Pa- 
raître ?  Qu'a-t-il  affaire  de  la  grande  affaire  des 
hommes    vulgaires  ?  Pour  lui,  la  grande  affaire,  t 
c'est  d'être  soi-même,  c'est-à-dire  d'atteindre  saj 
propre  cime.  Car   être  soi-même,  c^est  livrer  laf 
place  à  l'homme  intérieur  et  supérieur  qu'on  porte» 
en  soi.  Et  cependant,  celui  qui  donne  une  forme  à 
sa  pensée  et  à  son  émotion,  une  forme  publique, 
n'est  jamais  sans  se  préoccuper  de  l'effet  que  pro- 
duira sur  les  hommes  ce  qu'il  leur  présente  de  lui- 


72  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

même.  Usait  sa  responsabilité.  Alors  il  paraîtra, 
tout  naturellement,  sous  l'aspect  le  plus  beau  qu'il 
se  puisse  donner,  et  ce  sera  son  aspect  le  plus  vé- 
ridique.  Il  montrera  la  grande  toilette  de  son  es- 
prit. Son  émotion  vêtira  une  robe  de  parade.  En 
sera-t-il  moins  sincère  ?  Non,  certes.  Car  un 
homme  ainsi  fait  est  doublement  sincère,  par  né- 
cessité et  par  volonté.  D'ailleurs,  n'est  pas  insin- 
cère qui  veut.  11  mettra  parfois  sa  main  sur  son 
sein  pour  en  calmer  les  battements.  Un  scrupule 
lui  murmure  que  Fécho  de  ces  battements,  si  le 
rythme  en  est  troublé,  peut  déprimer  des  âmes. 
Celui  qui  porte  en  lui  le  désespoir,  qu'a-t-il  à 
dire  ?  A-t-il  le  droit  de  proclamer  sa  désespérance, 
de  la  déverser  dans  des  esprits  ? 

Seul  le  silence  est  grand  :  tout  le  reste  est  faiblesse. 

Voici  un  esprit  de  qualité  pure.  Il  tend  à 
être  un  juste  bien  plutôt  qu'un  artiste.  Il  porte 
en  lui  le  désespoir  de  l'esprit  et  la  mélancolie  du 
cœur.  Il  sait  que  toutes  ses  paroles  seront  char- 
gées de  ces  parfums  amers.  Alors  il  se  plonge 
dans  le  désir  du  silence,  et  ses  paroles,  vêtues  de 
grave  et  douloureuse  beauté,  se  feront  rares  et 
réticentes.  Avec  un  tact  doux,  il  affectera  de  par- 
ler d'autre  chose  que  de  son  tourment,  comme 


ALFRED    DE    VIGNY  73 

rhomme  de  bonne  compagnie  parle  dans  un  sa- 
lon du  temps  qu'il  fait  ou  des  modes  du  jour, 
quand  soixante-dix-huit  serpents  secrets  lui 
mordent  l'âme.  V^oilà  pourquoi  il  aura  peu  parlé. 
Voilà  pourquoi  il  aura  imprimé  des  dits  qui  lui 
sont  étrangers,  qui  n^ont  pas  traversé  la  scène 
tragique  de  son  intimité,  qui  n'en  ont  pas  puisé 
les  émanations  violentes.  Voilà  pourquoi  il  ne  se 
sera  pas  toujours  montré  lui-même.  Mais,  par 
moments,  les  fortes  secousses  du  Destin  lui  feront 
jaillir  de  la  bouche  les  paroles  réelles,  profondes, 
définitives  de  lui-même.  Celles-là  vibreront  de 
toutes  ses  résonnances  cachées.  Ainsi  sera  trahie 
la  beauté  désespérée  de  cet  esprit. 

Et  ce  fut  la  mort  qui  la  révéla.  Car  Vigny  est, 
comme  l'âpre  Milton,  dont  il  est  quelque  peu 
parent,  un  poète  posthume.  Tous  deux,  leurs 
contemporains  les  connurent.  Mais  ils  sortirent 
du  tombeau  différents  de  ce  qu'ils  avaient  paru 
vivants,  plus  réels,  plus  vrais.  L'œuvre  d'Alfred 
de  Vigny  tient  toute  en  cinq  ou  six  cents  vers.  Pon- 
derantur,  non  numerantur.  Mais  en  ces  quelques 
poèmes,  il  a  exprimé,  teintée  d'une  résignation 
virile,  l'une  des  grandes  angoisses  de  l'âme  hu- 
maine. Et  cela  suffît  à  créer  une  gloire. 

Quand  il  offrit  aux  hommes  sa  gerbe,  il  écrivait  : 
a  L'avenir  accepte  rarement  tout  ce  que  lui  lègue 


74  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

un  poète.  Il  est  bon  Je  chercher  à  deviner  son 
goût  et  de  lui  épargner  autant  qu'on  peut  le  faire, 
son  travail  d'épurations  rigides  ».  Il  était  jeune 
encore  quand  il  parlait  ainsi,  et  il  n'avait  pas 
encore  fait  son  œuvre  véritable.  L'avenir  d'alors 
-est  entré  daus  le  passé.  Il  n'a  point  retenu  la  plu- 
part de  ces  poèmes.  11  en  a  retenu  d'autres,  ceux 
que  Fauteur  ne  montra  pas  de  son  vivant.  A  part 
quatre  ou  cinq  poèmes  :  Moïse ^  Eloa,  les  Ainants 
de  Montmorency ,  Paris,  les  vers  qu^il  a  publiés 
en  son  vivant  ne  nous  touchent  point.  Ils  sont 
gracieux,  d'un  timbre  agréable  et  noble  sans  doute. 
Ils  nous  sont  étrangers,  comme  ils  sont  étrangers 
à  l'auteur. 

Combien  d'heures  de  notre  vie,  combien  de  nos 
brèves  années  employons-nous  à  nous  chercher! 
Nousconnaitrons-nous  jamais  ?  nous  demandons- 
nous  parfois  avec  inquiétude.  Puis  cette  connais- 
sance survient,  ou  lente  ou  foudroyante  de  rapidi- 
té, toujours  trop  tard.  On  devient  initié,  disait  la 
sagesse  antique,  dans  le  temps  que  des  siècles 
s'écoulent  ou  dans  le  temps  que  met  une  bonne 
femme  à  filer  sa  quenouille.  Il  en  est  ainsi  de 
l'initiation  à  soi-même.  /Il  ne  me  paraît  pas  ad- 
missible qu'un  esprit  aussi  sagace,  aussi  pénétrant, 
n'ait  pas  senti  que  la  plupart  des  sujets  qu'il 
avait  traités  n'avaient  pas  vécu  en  lui,  n'étaient 


ALFRHD    DE    VIG^Y  75 

pas  sortis  de  lui  chargés  de  sa  substance.'^  Cer- 
tainement il  avait  eu  la  révélation  de  lui-môme. 
Sans  doute  une  réserve  instinctive,  une  fierté 
native,  et  surtout  un  scrupule  l'empêchèrent  de 
la  laisser  transparaître  évidemment.  On  le  repré- 
sente d'ordinaire  drapé  dans  un  manteau  mili- 
taire. Il  n'est  peut-être  rien,  dans  nos  gestes  fa- 
miliers, qui  ne  corresponde  à  certaines  de  nos 
puissances  les  plus  lointaines,  de  nous-mêmes 
insoupçonnées.  Dans  le  symbolique  langage  de 
l'antiquité,  le  manteau  signifiait  l'isolement,  le 
recueillement  qui  permet  d'accéder  à  la  notion 
profonde  de  la  réalité. 

11  s^était  toujours  enveloppé  du  manteau.  Dis- 
cret, il  s'était  peu  mêlé  à  la  turbulente  phalange 
romantique.  Néanmoins,  si  fort  soit-on,  si  capable 
de  cette  haute  solitude  hors  de  laquelle  on  ne 
saurait  grandir,  on  respire  toujours  l'atmosphère 
de  son  temps.  Il  s'agit  d'en  éliminer  les  poisons. 
Vigny  revendique  l'honneur  d'avoir,  le  premier 
parmi  ses  contemporains,  écrit  des  poèmes  dans 
lesquels  une  pensée  philosophique  est  mise  en 
scène  sous  une  forme  épique  ou  dramatique.  Il 
sait  qu'une  œuvre  vaut  uniquement  par  son  éso- 
térisme,  et  que  l'affabulation,  le  récit  de  Tanec- 
dote  ne  peuvent  être  que  des  agréments  disposés 
avec  grâce  autour  de  la  flamme  intérieure  qu'ils 


76  FIGURES    d'ÉVOCITEURS 

voilent.  Mais,  à  cette  époque  papillotante  du  ro- 
mantisme, ses  jeunes  contemporains,  ses  cadets 
rimaient  volontiers  des  anecdotes  ou  des  chansons 
tout  extérieures,  complètement  étrangères  à  leur 
esprit.  Ils  composaient,  parés  d'aimables  talents, 
et  combinés  avec  adresse,  des  poèmes  sur  des 
thèmes  choisis,  comme  des  écoliers  exécutent  des 
discours  latins  sur  des  sujets  imposés.  C'est  une 
mode  qui  leur  a  survécu,  qui  subsiste  encore. 
Mais  le  jeune  Musset  dans  ses  fantaisies  espa- 
gnoles mettait  tant  de  charme,  Hugo  dans  ses 
Orientales  jetait  tant  de  couleur,  qu'aujourd'hui 
encore  elles  ne  sont  pas  tout-à-fait  mortes.  Tous 
ceux-là  mettaient  en  œuvre  des  récits  qui  leur 
étaient  indifférents,  tel  un  pianiste  exécute  sur  le 
clavier  des  morceaux  de  maîtres  disparates  avec 
des  doigts  habiles  et  froids.  Victor  Hugo  alla  jus- 
qu'à prêter  sa  forme  savante  successivement  aux 
lieux-communs  qui  passaient  en  son  temps  par 
les  bouches  de  la  foule,  lieux-communs  aujour- 
d'hui remplacés  par  d'autres  ;  car  ils  se  chassent 
comme  les  nuages  dans  le  ciel.  On  l'en  glorifiait, 
et  il  s'englorifiait.  Bizarre  conception  !  Sophisme 
malsain  !  Une  formule  circulait  :  «  Le  poète  est 
l'écho  de  son  temps  ».  Un  homme  porte  le  cos- 
tume de  son  temps,  mais  là-dessous  il  est  fait  de 
chair  et  d'os,  et  d'organes,  pareil  aux  hommes  de 


ALFRED    DE    VIGNY  77 

tous  les  temps.  Un  poète  parle  la  langue  de  son 
temps,  de  son  pays  ;  mais  il  ne  vaut  que  si  sa 
pensée  et  son  émotion  correspondent  à  ce  qu'il  y 
a  d'immanent  dans  le  cœur  des  hommes.  Existe-il, 
d'ailleurs,  une  pensée  collective  du  temps  ?  Peut- 
être  sur  certains  objets  très  délimités,  sur  cer- 
taines nécessités  vitales.  Et  comment  se  mani- 
festerait-elle ?  Qui  l'exprimerait  ?  On  croit  cou- 
ramment par  exemple,  qu'en  France  les  hommes 
du  dix-huitième  siècle  avaient  une  pensée  collec- 
tive. Je  crois  que  c'est  là  une  vue  très  superficielle. 
Où  donc  cette  pensée  se  montre-t-elle  ?  Chez  les 
encyclopédistes^  dit-on.  Mais  ces  encyclopédistes, 
qui  avaient  si  mesquinement  borné  leur  horizon, 
ne  constituaient  qu'une  petite  fraction  des  écri-r 
vains  de  ce  siècle.  11  y  avait  alors  des  esprits  d^une 
portée  autrement  vaste,  encore  que  le  vulgaire  les 
ignore.  Il  y  avait  Claude  de  Saint-Martin  et 
Court  de  Gébelin  et  Fabre  d'Olivet.  Nous  ne 
savons  pas,  aujourd'hui,  si  dans  l'avenir  ces 
hommes  ne  seront  pas  considérés  comme  repré- 
sentatifs de  leur  époque  bien  plutôt  que  les 
encyclopédistes.  Quand  une  époque  ou  une  na- 
tion porte  une  aspiration  nette  et  déterminée, 
ce  n^est  pas  un  poète  qui  la  formule,  c'est  un 
homme  d'action  qui  la  concrétise.  Et  encore,  il  est 
facile  de  voir  le  désir  d'une  nation.  Elle  veut  vivre, 


78  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

car  elle  est  un  être.  Une  époque  ne  constitue  pas  un 
être  collectif.  Une  collectivité'  ne  s'ordonne  pas 
selon  le  temps  comme  elle  s'ordonne  selon  l'espace  • 
Une  époque  n'engendre  point  comme  une  nation, 
sonégrégore.  Le  sentiment  d'une  nation  peut  être 
exprimé  par  un  poète,  mais  cela  n'arrive  guère 
que  lorsqu'il  ne  peut  être  mis  en  acte  par  un  hé- 
ros. Il  n'y  a  peut-être  qu'une  nation  qui  ait  des 
poètes  nationaux.  La  Pologne  s'affirme  par  la 
grande  voix  de  ses  Miçkiewicz,  de  ses  Krazewski, 
de  ses  Slowacki  parce  qu'elle  ne  peut  plus  s'af- 
firmer parle  geste  de  héros. 

La  grande  affaire,  c'est  de  s'évader  des  trivia- 
lités du  temps,  c'est  de  s'évader  des  formules  du 
temps.  On  a  dit  que  Vigny  les  contemplait  du 
haut  de  la  tour  d'ivoire  où  il  s'était  réfugié.  Il 
fut  longtemps  à  trouver  ce  refuge.  Une  générosité 
imprudente  le  jeta  dans  le  siècle.  Il  fut  candidat 
à  l'Assemblée  Nationale,  en  1848  ;  il  crut,  lui  pes- 
simiste, que  le  naïf  socialisme,  jeune  alors,  se- 
rait un  contrepoison  à  l'effroyable  oligarchie  des 
hommes  d'argent.  Et  quand  il  eut  confirmé  sa 
méditation  et  son  expérience,  il  monta  dans  sa 
tour  d'ivoire,  désenchanté,  incroyant  aux  hommes 
comme  il  était  désespérément  incroyant  aux 
dieux.  Belle  et  précieuse  matière  que  l'ivoire, 
mais  fragile  :  les  contacts  la  rayent.  Il  faudrait 


ALFUED    DE    VIGNY  79 

une  tour  en  ciment  armé.  Ce  n'est  que  du  haut 
d'une  tour  qu'on  domine  les  hommes.  Et  celui 
qui  ne  sait  pas  tracer  autour  de  lui  une  aire  de 
solitude  ne  prominera  jamais.  «  Tu  sortiras  de  la 
solitude  esprit  de  lumière  ou  esprit  de  ténèbres  », 
disait  l'antique  sagesse  d'Egypte. 

Avant  d'atteindre  sa  propre  hauteur,  qui  ne  put 
être  estimée  qu'après  sa  mort,  Vigny  s'était  mon- 
tré sous  ses  aspects  moindres.  Outre  ses  poèmes, 
un  roman  à  thèse  généreuse,  un  roman  histo- 
rique, et  surtout  des  pièces  de  théâtre  avaient 
répandu  son  nom  discret.  OEuvres  honorables 
certes,  où  se  reconnaît  une  main  forte,  mais  on 
les  pourrait  retrancher  sans  le  diminuer.  Ainsi 
subit-il  vivant  cette  ironique  destinée  :  il  eut  des 
succès,  et  en  réalité  il  était  inconnu.  «  Avoir  du 
succès  »  est  peut-être  la  plus  amère  aventure  qui 
puisse  blesser  un  esprit  haut.  Le  génie  dans 
l'obscurité  est  une  des  grandes  beautés  de  ce 
monde.  Le  génie  nié,  bafoué,  insulté,  gagne  sa 
couronne  d'épines.  L'insulte  le  confirme.  Mais  le 
génie  toléré,  admis,  félicité  comme  un  personnage 
aimable  et  mondain,  terni  par  les  approbations 
médiocres,  c'est  sa  pire  tristesse,  c'est  la  substi- 
tution d'une  couronne  en  papier  doré  à  son  au- 
réole natale.  Cependant,  c'est  le  destin  de  tout 
esprit  de  passer  déformé  à   travers  l'esprit  des 


80  FIGURES    d'ÉVOGATEURS 

autres,  comme  un  rocher  de  marbre  est  réfracté 
dans  l'eau.  Les  hommes  ne  sont  pas  tenus  d'être 
prophètes.  On  ne  peut  demander  aux  contempo- 
rains de  Vigny  d'avoir  deviné  que  celui  dont  ils 
estimaient  d'estimables  productions  portait  dans 
sa  tête,  dans  son  sein,  dans  son  àme  déchirée, 
les  grandes  pages  des  Destinées.  Elles  ne  devaient 
voir  la  lumière  qu'après  sa  mort.  Pouvait-il  être 
compris  des  autres,  puisqu'il  ne  s'était  compris 
lui-même  que  tard,  ou  par  accès  ?  Se  découvrir, 
s'inventer,  plonger  au  gouffre  de  soi-même  pour 
y  pêcher  la  perle,  la  perle  sécrétée  par  la  douleur 
tréfoncière  de  Fâme  :  rude  tâche  !  Il  faut  être  très 
fort  pour  n'y  pas  succomber. 

Cinq  ou  six  cents  vers  et  c'est  tout.  Cela  suffit. 
Ce  que  Vigny  avait  à  dire  tient  entièrement  là. 
Quand  un  homme  a  donné  une  forme  belle  à  deux 
ou  trois  idées  attenant  au  fond  même  de  l'âme 
humaine,  il  peut  être  sûr  que  l'avenir  retiendra 
son  œuvre.  D'aucuns  versent  des  fleuves  d'idées 
diverses  et  étincelantes.  Elles  passent,  elles 
éblouissent  un  instant,  puis  disparaissent.  C'est 
qu'ils  avaient  éparpillé  leurs  forces  sans  en  trou- 
ver en  eux  une  source  suffisamment  abondante 
et  généreuse.  Les  hommes  ont  besoin  de  simpli- 
fier leur  conception  de  ceux  d'entre  eux  qu'ils 
admirent.  Ils  aiment  l'homme  d'une  idée.  Celui- 


ALFRED    DE    VIGNY  81 

là  ne  les  déconcerte  pas  par  la  multiplicité  de  ses 
aspects.  Il  présente  un  diamant  taillé  à  plusieurs 
facettes.  On  sait  que  c'est  un  diamant  qu'il  porte. 
Celui  dont  la  main  tient  une  poignée  de  gemmes 
inépuisables  inspire  l'hésitation.  L'homme  d'une 
idée  se  fait  entendre  de  ses  contemporains  si  son 
idée  correspond  à  leur  désir.  Une  idée  est  un  être 
vivant,  comme  le  savait  Platon.  Pour  exercer  son 
action  dans  le  monde  de  l'humanité,  il  lui  faut 
s'allier  à  un  homme,  le  plus  étroitement,  le  plus 
douloureusement  possible.  Elle  se  nourrit  de  sa 
substance,  et  quelquefois  lui  prend  son  sang  et  sa 
vie.  Si  elle  est  pour  lui  unique,  comme  une  maî- 
tresse très  aimée,  elle  l'enveloppe  d'une  oppres- 
sive   autorité.   Et    si   elle    s'empare  d'un  esprit 
faible,  elle  le  ronge  et  le  détruit.  Elle  devient  l'i- 
dée fixe,  selon  le  langage  médical.  Mais  nul  es- 
prit de  quelque  puissance  ne  devient  la  proie  d'une 
seule  idée.  Dans  le  tourbillon  de  celles  qui  l^as- 
saillent,   il  en  est  une  qui  domine    les  autres, 
comme  une  reine  dans  un  essaim  d'abeilles.  Elle 
règne  despotiquement.   Elle   dessert  et  diminue 
ses  compagnes  ;  elle  les  contraint  de  porter  sa  li- 
vrée ;  elle  ne  tolère  que  celle  dont  elle  accepte  la 
soumission  ;  elle  chasse  celles  dont  elle  redoute  la 
rivalité.  L'esprit  qu'elle  asservit  a  perdu  sa  liber- 
té ;  car  elle  l'a  pétri,  elle  l'a  façonné  à  sa  guise 

6 


82  FIGURES   d'ÉVOCATEURS 

plénière.  Elle  ne  lui  permettra  de  voir  toute  chose 
qu'à  travers  des  verres  à  sa  couleur.  Et  il  par- 
courra le  monde  des  émotions  et  des  sensations 
sans  pouvoir  les  connaître  autrement  qu'à  travers 
le  prisme  dont  elle  les  décomposera  pour  lui. 

Telle  aventure  ne  touche  pas  les  grands  gé- 
nies, les  esprits  complets.  Ceux-ci,  toutes  les  idées 
les  habitent,  en  ordre  hiérarchique,  échelonnées 
selon  leur  puissance  générative.  Mais  certains 
esprits  moindres,  ne  possédant  qu'une  sorte  de 
grandeur,  ne  s'évertuant  que  dans  un  secteur  du 
cercle  spirituel,  deviennent  la  demeure  d'une 
idée.  Elle  imprègne  leur  âme  de  sa  teinture,  — 
et  il  faut  ici  donner  à  ce  mot  le  sens  mystique  oîj 
l'entendait  Jacob  Boehm.  Vignj  est^hanté  d'une 
idée  :  la  désespérance.  Est-ce  une  idée  ou  un  sen- 
timent? A-t-elle  jailli  de  son  intellection,  de  son 
imagination,  ou  de  son  cœur?  Elle  est  fille  de  son 
esprit,  mais  née  aux  confins  de  son  cœur.  Et  elle 
l'habite  entier.  Saint  Augustin  dit  que  la  déses- 
péraH€e  tue  les  âmes.  Cette  âme-là,  sans  doute 
parce  qu'elle  voulut  s'y  bâtir  un  palais  tout  ré- 
sonnant de  ses  échos,  la  désespérance  ne  l'a  pas 
tuée,  et  même,  par  une  singulière  destinée,  elle 
l'a  fait  vivre  et  elle  lui  a  donné  la  force. 


ALFRED    DE    VIGNV  83 


Voici  un  homme  qui  a  proféré  de  belles 
paroles  terribles.  Voici  la  postérité  de  l'Eoclé- 
siaste.  Sa  bouche  n^a  pas  jeté  des  cris  bestiaux, 
des  clameurs  forcenées.  Elle  n^émit  que  des 
chants  limpides,  assez  majestueux  pour  valoir 
d'être  confrontés  à  la  majesté  du  silence.  G^est 
qu'ils  n'exprimaient  pas  des  désespoirs,  c'est-à- 
dire  des  sentiments  violents  à  causes  immédiates 
et  nettement  déterminées,  mais  une  désespérance 
métaphysique  et  foncière,  un  état  latent  de 
l'âme  et  de  l'esprit.  Cette  désespérance  acquise 
était-elle  une  résultante  de  désespoirs  apportés 
par  la  vie  ?  Non.  Si  des  souffrances  comme  nous 
en  subissons  tous  avaient  déposé  sur  elle  leurs 
sédiments  sentimentaux,  elles  n'ont  pas  altéré 
son  caractère  essentiel.  Sans  doute  un  cœur 
hanté  d'anciens  désespoirs  passag-ers  renforce  le 
sombre  accent  d'un  esprit  envoûté  par  la  déses- 
pérance, mais,  à  moins  de  le  trouver  étrange- 
ment faible,  il  ne  saurait  entraîner  cet  esprit  à 
la  définitive  désespérance. 

Il  y  a  pour  les  hommes  mille  motifs  de  dé- 
sespoir. Ils  sont  individuels  ou  collectifs.  L'his- 


84  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

toire  les  enregistre,  et  la  tragédie  les  évoque.  Et 
quelle  vie  humaine  atteignit  son  terme  sans  avoir 
traversé  la  région  oii  ne  vit  aucun  espoir  ?  La- 
quelle ignore  le  désert  sans  puits  à  l'horizon  ? 
C'est  le  désespoir  jeté  dans  notre  sein  par  une 
cause  individuelle  comme  une  flèche  par  la  main 
d'un  archer  visible.  C'est  celui  d'Hécube  hurlant 
comme  une  chienne,  ou  celui  de  Roméo  croyant 
Juliette  morte.  Mais  de  ce  désespoir  causé  par  la 
ruine  de  notre  amour,  on  sort  toujours,  soit  par 
la  mort,  quand  le  destin  vient  nous  dire  comme 
Macduff  à  Macbeth  :  «  Despair  and  die  !  »  soit 
par  la  vie  qui  met  le  baume  du  temps  sur  nos 
blessures.  Ugolin  sort  du  désespoir  par  la  mort. 
La  belle  Andromaque  par  la  vie  :  elle  entre  au  lit 
du  fils  de  celui  qui  tua  son  Hector.  Elle,  elle  avait 
perdu  son  amour,  et  l'amour  est  une  vertu  diffé- 
rente de  l'espérance.  Il  y  a  le  désespoir  de  la 
chair,  celui  d'Ugolin ,  qui  ayant  vu  ses  quatre 
fils  mourir  de  faim  sous  ses  yeux,  sentit  t«  lui 
«  le  jeûne  plus  puissant  que  la  douleur  :  «  Pos- 
cia,più  che  il  dolor,  pote  il  digiuno  ».  Mais  si  la 
porte,  clouée  sur  lui,  de  la  tour  de  Pise  s'était 
ouverte  avant  la  mort  de  ses  quatre  beaux  enfants, 
le  plus  pitoyable  des  traîtres,  sorti  de  sa  terrible 
prison,  n'en  aurait  bientôt  peu  à  peu  gardé  que  le 
souvenir  évanescent  d'un  cauchemar.  Le  déses- 


ALFRED    DE    VIGNY  8?) 

poir  de  la  chair  est  temporaire,  et  celui  du  cœur 
aussi,  à  condition  de  ne  pas  mourir  immédiate- 
ment ou  dans  un  délai.  C'est  le  vide  de  l'âme  de- 
vant laquelle  s'est  effondré  l'espoir  qu'elle  cons- 
truisait, pour  y  loger  sa  vie,  ou  la  part  la  plus 
forte  de  sa  vie.  Mais  sur  l'emplacement  de  la 
maison  détruite  s'en  bâtit  bientôt  une  autre.  Cer- 
taines existences  sont  hachées  par  les  coups  du 
désespoir  du  cœur.  Elles  persistent,  elles  persé- 
vèrent, comme  recommence  l'araignée  dont  une 
main  mauvaise  déchire  successivement  la  toile 
constamment  retissée.  Une  évidente  providence  a 
mis  en  nous  la  force  de  reconstruire  l'espoir. 
Il  est  des  accommodements  avec  la  douleur 
comme  avec  le  ciel.  Quand  Jupiter  délivra  Promé- 
thée,  il  ne  pouvait  violer  son  serment  divin.  Il 
avait  juré  que  l'audacieux  ravisseur  du  Feu  se- 
rait pour  toujours  enchaîné  au  Caucase.  Promé- 
thée  dut  porter  toujours  au  doigt  un  anneau  de 
fer  dont  le  chaton  fut  formé  d'une  gemme  prise 
au  Caucase.  Notre  désespoir  passé  n'est  plus 
qu'un  anneau  mystique  que  nous  portons  au 
doigt  pour  nous  rappeler  la  chaîne  qui  hier  nous 
enveloppait  le  cœur.  Si  sublime  fût-il,  Prométhée 
avait  connu  le  désespoir  de  la  chair.  Quel  héros 
ne  Ta  pas  connu  ?  Ney,  le  brave  des  braves,  disait  : 
«  Je  voudrais  bien  voir  lejeanfoutre  qui  prétend 


86  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

n'avoir  jamais  eu  peur  ».  Je  voudrais  bien  voir 
le  héros  qui  n'a  pas  connu  le  désespoir  de  la  chair 
ou  celui  du  cœur.  Rappelons-nous  la  sueur  d'a- 
gonie du  jardin  des  Oliviers  le  soir  où  la  planète 
vit  le  plus  mystérieux  des  désespoirs. 

Désespoir  de  la  chair,  désespoir  du  cœur,  ce 
sont  des  tourmentes,  des  cyclones  qui  nous  tra- 
versent et  nous  bouleversent,  qui  laissent  en  nous 
des  ruines  et  des  désastres.  Mais  après  la  désola- 
tion qui  leur  succède,  une  frénésie  nous  prend  de 
reconstruire  là  où  ils  ont  détruit,  une  fièvre  de 
vivre,  là  où  la  convalescence  avait  ralenti  les 
battements  du  sang.  Sans  doute  ils  laisseront 
longtemps  dans  notre  âme,  dans  notre  esprit, 
leurs  rudes  vestiges  ;  sans  doute  leur  souvenir 
apporte  sa  gravité  dans  le  timbre  de  notre  voix. 
Mais  ils  agissent  sur  nous  selon  les  innéités  qu'ils 
rencontrent  en  notre  fond.  Us  s'allient  aux  ten- 
dances qui  leur  ressemblent  :  ils  les  confirment.  Ils 
influent  sur  notre  esprit  ;  ils  pèsent  sur  lui,  mais 
ils  n'en  modifient  pas  la  trame,  s'ils  en  altèrent 
la  couleur.  Sans  doute  entre  l'expérience  que 
nous  apporte  la  rumination  des  faits  blessants  et 
la  conviction  où  nous  induit  notre  méditation  in- 
térieure, il  n'est  pas  de  cloison  étanche.  La  pre- 
mière vient  se  jeter  sur  la  seconde,  au  risque  de 
la  dessécher.  Mais  chez  les  hommes  d'une  ccr- 


ALFRED    DE    VIGNY  87 

taine  force,  les  racines  de  l'esprit  ne  sont  pas 
brûlées  par  l'eau  salée  des  larmes  dont  elles  sont 
arrosées. 

Voici  un  fait  :  il  agréa  à  la  comédienne  Marie 
Dorval  de  coucher  avec  le  jeune  et  beau  comédien 
Mélingue.  Quand  Alfred  de  Vigny  apprit  ce  fait, 
il  sentit,  écrivit-il  sur  une  page  intime,  «  la  terre 
lui  manquer  sous  tes  pieds  ».  Les  événements 
puisent  leur  importance  dans  nos  sentiments.. 
Sans  doute  un  tel  incident,  pour  insignifiant 
qu'il  soit  intrinsèquement,  peut  retentir  long- 
temps dans  une  âme  telle  que  celle  qu'il  frappait. 
Mais  s'il  devait  ébranler  ou  transformer  les  con- 
ceptions fondamentales  sur  lesquelles  s'appuie 
cette  âme,  s'il  devait  voiler  d'une  plus  sombre 
couleur  sa  vision  du  monde,  c'est  qu'il  la  trou- 
verait sans  force  native  et  sans  puissance.  Que 
dire  d'un  esprit  qui  laisserait  péricliter  sa  foi  ou 
dépérir  son  espérance  à  cause  que  le  coeur  qu'il 
accompagne  serait  blessé ,  comme  par  sept 
flèches,  par  les  sept  pensées  que  Jérémie  attribue 
aux  femmes  concupiscentes  ? 

Les  faits  qui  nous  déchirent  fortifient  nos  in- 
néités  qui  leur  correspondent,  qui  sont  aptes  à 
profiter  de  leur  rude  enseignement.  Mais  ils  ne 
créent  pas  en  nous  des  tendances  étrangères.  Ils 
n'ont  pas  le  pouvoir  d'innover  dans   nos   âmes. 


88  FIGURES    d'ÉVOCA-TEURS 

L'expérience  de  la  vie  développe  certaines  de  nos 
puissances  au  détriment  de  certaines  autres,  et 
les  courbe  dans  une  direction.  Elle  n'en  invente 
aucune.  C'est  un  impavide  jardinier  qui  peut  à 
un  pommier  couper  des  branches  et  supprimer 
des  fructescences  tandis  qu'il  soignera  quelques 
fruits  choisis  pour  les  mieux  aoûter  ;  mais  il  ne 
lui  fera  jamais  porter  de  prunes.  La  langue  fran- 
çaise, qui  se  sert  du  verbe  faire  pour  mille  usages, 
possède  une  expression  singulièrement  forte  : 
«  un  homme  fait  »,  dit-elle  d'un  homme  dont  la 
jeunesse  est  morte.  Les  heures  de  sa  vie  l'ont 
fait  tel  qu'il  est,  l'ont  façonné  comme  les  lames 
successives  ont  sculpté  les  récifs  dans  la  mer. 
Celles  qui  furent  les  plus  âpres,  les  plus  vio- 
lentes, les  plus  douloureuses,  lui  permirent  de 
jeter  plus  profondément  ses  regards  en  lui-même. 
L'homme  ne  voit  guère  son  âme  qu'à  travers  des 
déchirures.  Elles  auront  agrandi  certaines  de  ses 
facultés,  et  diminué  certaines  autres.  Elles  auront 
modifié  la  nature  de  ses  relations  avec  les  hommes, 
non  celle  de  ses  relations  avec  les  dieux.  Le  som- 
met de  la  vie,  c'est  l'enthousiasme,  c'est-à-dire 
le  moment  oii  l'être  intérieur  s'approche  du  plan 
divin.  L'effort  des  belles  âmes  ne  permet  pas  aux 
hordes  des  souffrances  de  détruire  en  elles  la 
puissance  d'enthousiasme.   Mais   l'enthousiasme 


ALFRED    DE    VIGNY  89 

est  une  llamme  qui  se  teinte  de  toutes  les  couleurs 
du  prisme  sentimental,  depuis  la  douleur  jusqu'à 
la  joie.  Il  peut  être  aux  couleurs  de  la  désespé- 
rance, qui  lui  donneront  une  rude  et  trafique 
beauté. 

De  temps  en  temps,  à  notre  époque  insoumise 
à  la  hiérarchie  intellectuelle ,  quelque  critique 
agnostique  prend  sous  son  bonnet  et  met  à  la 
mode  pendant  quelques  années,  un  système  qui 
prétend  expliquer  les  hautes  âmes  et  les  esprits 
supérieurs.  Ces  systèmes,  comme  les  jours,  se 
suivent  et  ne  se  ressemblent  pas.  Tantôt  l'un  dé- 
montre que  le  grand  homme  est  produit  par  ce 
que  ce  jargon  pédant  appelle  «son  milieu  »,  ce 
qui  revient  à  démontrer  qu'un  aérolithe  est  le 
produit  d'un  carré  de  choux.  Tantôt  un  autre  dé- 
couvre que  ce  grand  homme  représente  les  gens 
parmi  lesquels  il  a  vécu,  ce  qui  revient  à  décou- 
vrir qu'il  faut  un  nombre  considérable  d'imbéciles 
pour  être  représentés  par  un  grand  homme.  Ces 
fariboles  ne  valent  pas  discussion.  Le  premier  des 
travaux  d'un  homme  de  quelque  puissance,  celui 
dont  dépend  tout  le  cycle  des  autres  travaux, 
c'est  de  devenir  lui-même,  c'est  de  conquérir  sa 
personnalité  contre  tous  obstacles,  c'est  de  s'af- 
franchir des  chaînes  de  ces  contingences  natives 
que  la  langue  vigoureuse  des  généthliaques  nomme 


90  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

chances  tl'ctat.  Cet  effort,  comme  tous  les  grands 
autres  efforts,  s'accomplit  dans  le  tréfond  de  la 
vie  secrète.  Certes,  la  vie  apparente  pèse  lourde- 
ment sur  la  vie  réelle  et  profonde  d'un  homme, 
môme  très  fort.  Mais  nous  ne  voyons  pas  les  effets 
de  cette  pression,  et  toutes  nos  conjectures  sur 
la  vie  secrète  sont  vaines. 

Rien,  dans  la  vie  apparente  d'Alfred  de  Vigny, 
ne  nécessite  les  deux  épais  nuages  à  l'ombre  des- 
quels grandit  la  fleur  de  son  œuvre  :  la  désespé- 
rance et  le  sentiment  de  la  solitude  absolue. fKien, 
dans  la  vie  apparente  d'un  homme  supérieur,  ne 
nécessite  les  directions  de  son  esprit.  Tous  les 
imbéciles  qui  ont  écrivaillé  sur  Molière,  —  et 
nul  plus  que  Molière  ne  fut  affligé  par  les  com- 
mentaires des  imbéciles,  —  ont  fait  graviter  ce 
viril  génie  autour  du  malheur  conjugal.  A  les 
entendre,  il  suffirait  d'être  cocu  pour  écrire  le 
Misanthrope  !  \La  vie  apparente  de  Vigny  fut 
mélancolique,  solitaire  et  voilée.  D'un  poète,  la 
période  décisive  est  l'adolescence,  comme  de 
tout  homme.  A  ce  moment,  la  personnalité 
vaporeuse  encore,  pour  la  première  fois  se 
condense.  Non  encore  enténébrée  par  les  expé- 
riences du  monde,  elle  a  la  force  divinatri«e;  elle 
a  l'oreille  ouverte  aux  voix  qui  chantent  la 
suprême  réalité.   Pour  entendre   ce  que  la  pro- 


ALFRED    DE    VIGNY  91 

fonde  sagesse  hindoue  appelle  «  la  voix  suave  de 
l'oiseau  d'immortalité  ;^  il  faut  avoir  longue- 
ment cheminé  dans  les  âpres  sentiers  de  la  vie 
ascendante.  L'adolescent  n'a  pas  atteint  cette 
hauteur,  mais  il  la  pressent.  Siegfried  écoute 
ingénument  le  chant  de  l'oiseau.  Ceux  d'entre 
les  hommes  qui  deviennent  des  héros  ont  obéi 
sans  hésitation  aux  commandements  des  voix  de 
leur  adolescence.  Les  autres,  les  moins  forts, 
ceux  qui  ont  tâtonné,  qui  ont  péniblement  cher- 
ché leur  route  à  travers  les  hasards,  ne  recon- 
quièrent, —  mais  hélas  !  diminuée,  —  leur 
personnalité  perdue  que  lorsqu'ils  parviennent 
à  Rajuster,  meurtrie  par  les  expériences  vaines, 
au  rêve  restitué  de  leur  adolescence.  Mais  cette 
période  de  la  vie,  féconde  et  concréfiante,  de- 
meure secrète,  sous  les  apparences,  et  d'autant 
plus  impénétrable  que  l'àrae  qui  la  traverse  est 
de  plus  haute  qualité.  On  raconte  volontiers  que 
les  grands  événements  historiques  impriment 
une  direction  déterminée  aux  âmes  adolescentes 
qui  se  forment  au  moment  où  ils  se  passent. 
Par  ainsi,  le  vol  des  aigles  françaises  sur  le 
monde  aurait  jeté  le  poids  de  son  ombre  sur  le 
jeune  Vigny,  de  même  que  sur  toute  la  géné- 
ration romantique.  Je  crois  qu'il  ne  faut  voir  là 
qu'un  développement   de  rhétorique,  une  decla- 


112  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

matio,  dit  le  poète  latin.  La  jeunesse  a  un  prodi- 
gieux pouvoir  de  vivre  en  elle-même,  et  ceux 
qui  sentent  une  force  intérieure  savent  s'enfer- 
mer dans  un  isolement  que  ne  troublent  pas  les 
clameurs  du  dehors.  Toute  ma  génération,  — 
celle  dont  le  berceau  entendit  les  échos  de  Sedan, 
—  a  grandi  dans  l'idée  que  le  champ  de  bataille 
l'attendait  pour  la  victoire  ou  la  mort.  Si,  à 
chacun  des  hommes  de  cette  génération  ayant 
montré  une  activité  féconde,  on  demandait  quelle 
influence  cette  idée  exerça  sur  leur  âme  ado. 
lescente,  chacun  répondrait  :  «  Aucune.  Si  le 
destin  m'avait  appelé ,  j'aurais  fait  comme  les 
autres  mon  devoir,  et  voilà  tout!  » 

De  la  vie  apparente  de  Vigny  on  cite  des  faits. 
Le  blond  gentilhomme  adolescent  fut  soldat.  La 
vie  militaire  fait  éclore,  selon  les  âmes  qu'elle 
prend,  des  vertus  ou  des  vices.  Le  poète,  c'est-à- 
dire  l'esprit  pénétrant  l'ordre  et  l'harmonie,  y 
prit  le  sens  de  la  discipline,  de  la  hiérarchie  et 
du  sacrifice.  Mais  il  n'était  pas  né  pour  être  sol- 
dat, pas  plus  qu'il  n'était  né  pour  écrire  les  poèmes 
gracieux  et  inférieurs  de  sa  première  manière. 
Cet  esprit  n'eut  la  révélation  de  lui-même  que 
fort  tard,  et  par  éclairs,  mais  quels  farouches 
éclairs  !  11  regarda  la  vie  du  soldat  de  son  œil 
stoïque,  et  il  sut  peindre  sa  vision  en  une  sorte 


ALFRED    DE    VIGNY 


93 


de  traité  de  la  hauteur  d  ame  sous  le    harnais. 

Dans  cette  vie  apparente  on  cite  le  passage  de 
trois  femmes.  Une  femme  de  lettres  gracieuse  et 
spirituelle,  qu'il  renonça  à  épouser  quand  elle 
n'était  encore  qu'une  jeune  fille  rimant  genti- 
ment. La  brillante  Delphine  Gay  devint  la  femme 
d'un  déplaisant  et  vulgaire  lanceur  de  journaux. 
Aurait-elle  pu  être  mieux  ?  Celle  qu'épousa  le  jeune 
gentilhomme,  pour  des  considérations  médiocres, 
paraît  d'une  lourde  médiocrité.  Enfin,  celle  qu'é- 
lut la  passion  fut  une  comédienne  occupée,  comme 
toutes,  d'obtenir  des  rôles.  Espérons  qu'il  y  eut 
quelque  inconnue,  d'un  niveau  plus  élevé. 

Une  curiosité  passionnée  toujours  cherche  l'é- 
nigme féminine  dans  la  vie  d'un  poète.  Elle  n'est 
pas  si  vaine,  mais  toujours  déroutée.  L'énigme 
n'est  jamais  déchiffrée  :  elle  cache  au  plus  profond 
de  la  vie  secrète  son  sens  obscurci.  Certes,  les 
femmes  marquent  l'œuvre  d'un  homme  au  sceau 
de  leur  baiser.  Mais  déterminer  la  part  de  leur 
influence,  la  part  de  l'influence  de  chacune,  seul 
l'intéressé  le  pourrait  peut-être,  et  encore  devrait" 
il  posséder  un  don  merveilleux  de  voir  en  lui- 
même.  Cette  influence  impondérable  se  trans- 
forme, se  transpose  dans  l'esprit  qu'elle  touche. 
Elle  y  dépose  des  ferments  poursuivant  leur  ac- 
tion dans  le  mystère  de  la  conscience  en  travail. 


94  FIGURES    b'ÉVOCATEUI'.S 

Elle  coopère,  selon  sa  puissance,  à  une  transélé- 
mentation  des  impressions  qui  y  pénètrent.  Mais 
l'œuvre  latente  de  nos  sœurs  d'argile,  comme  les 
nomme  Shelley,  est  tout  autre  que  le  croient  ceux 
qui  ne  voient  que  la  surface.  Elle  naît  de  vibra- 
tions infinitésimales,  pareilles  à  l'émission  d'ondes 
hertziennes,  et  bien  fou  qui  prétendrait  perce- 
voir, avec  les  faibles  lunettes  de  l'intellection, 
sa  subtile  genèse.  Une  loi  au  moins  paraît  là  cer- 
taine :  la  plus  belle  fille  du  monde  ne  peut  don- 
ner que  ce  qu'elle  a.  Et  ce  qu'elle  a,  seul  le  sait 
celui  à  qui  elle  l'a  donné. 

Voilà  pourquoi  ils  me  font  toujours  rire^  comme 
les  maris  selon  Gavarni,  les  docteurs  ès-critique 
qui  se  targuent  de  jauger  une  influence  de  femme 
sur  l'œuvre  d'un  poète.  Vous  nous  racontez  que 
la  comédienne  Marie  Dorval,  d'un  accès  de  cou- 
cherie,  a  inspiré  la  colère  de  Samson!  Est-ce  elle 
qui  a  inspiré  à  Milton  son  Samson  agonistes  ?  Et 
ils  me  font  rire  aussi  ceux  qui  prétendent  con- 
naître dans  sa  réalité  un  haut  esprit  par  ses  pa- 
piers confidentiels,  par  des  notes  de  journal  in- 
time, parles  lettres  d'épanchement.  On  ne  peut 
trouver  là  qu'une  partie  de  lui-même,  une  partie 
transitoire  et  recroquevillée,  éphémère,  mesquine 
et  négligeable.  Gerte,  une  personnalité  est  cons- 
tituée de  tous  ses  éléments.  Elle  se  révèle  entière 


ALFRED    DE    VIGNY  95 

dans  l'œuvre  la  plus  parfaite  qu'elle  a  créée.  Là 
se  retrouvera  aussi  cette  partie  secondaire  d'elle- 
même  qu'on  chercherait  naïvement  à  connaître 
par  des  notes  confidentielles,  par  des  anecdotes 
extérieures.  Car  cette  partie  pèse  de  tout  son  poids 
sur  l'autre,  sur  celle  qui  importe,  sur  celle  qui 
différencie  la  personnalité  du  vulgaire,  sur  celle 
qui  lui  donne  sa  grandeur  et  sa  beauté,  sa  plus 
haute  et  sa  définitive  vérité.  La  famille  de  Racine 
détient,  dit-on,  des  papiers  intimes  qui  montre- 
raient ce  poète  sous  un  aspect  nouveau.  Cela 
n'importe.  Il  est  entier  et  réel,  il  découvre  sous 
tous  ses  aspects,  dans  Andromaque  et  dans 
Phèdre,  son  âme  forcenée.  La  famille  de  V  igny 
possède,  dit-on,  un  long  et  minutieux  journal 
de  son  célèbre  parent.  C'est  dans  les  Destinées 
qu'il  apparaît  intégral.  Aux  heures  où  il  les  con- 
<;;ut ,  il  fut  lui-même ,  réellement  et  totale- 
ment, il  sentit  frémir  toute  son  âme  sous  les 
attaches  qui  la  liaient  au  cœur  secret  du  monde. 
Quand  il  écrivait  son  journal,  ou  des  lettres  à 
ses  amis,  il  n'était  que  l'homme  incomplet,  rai- 
sonneur et  limité  que  nous  sommes  tous  aux 
heures  ordinaires  de  notre  vie.  Cet  homme-là,  ne 
nous  en  inquiétons  pas  trop.  C'est  lui  qui  alour- 
dit l'élan  vers  les  cimes.  Assurément  nous  lui 
devons  notre  respect  attendri  pour  son  honnêteté 


96  FIGURES    d'ÉVOCATECRS 

native  et  sa  limpidité,  pour  son  noble  et  constant 
tourment.  Mais  réservons-lui  notre  tendresse 
plus  profonde  et  plus  affirmée  pour  les  heures  où 
il  invoque  son  âme  la  plus  haute,  où  il  nous  ap- 
paraît vêtu  de  sa  plus  généreuse  beauté.  Le  poète 
n'est  lui-même  qu'aux  moments  où  il  atteint  sa 
propre  cime.  Il  n'est  que  sa  propre  ombre  quand 
il  en  est  descendu. 

Le  grave  chercheur  de  doctrine,  dont  l'enfance 
se  nourrit  à  la  Bible,  dont  la  maturité  accepta  le 
dogme  de  la  fatalité,  s'arrête  au  seuil  qu'enve- 
loppent les  apparences.  Il  n'a  pas  eu  la  force  d'en- 
foncer la  porte  de  la  réalité,  c'est-à-dire  du  mys- 
tère entrevu.  Et  de  là  tout  son  mal,  toute  sa  belle 
douleur  stoïquement  voilée. 

Le  juste  opposera  le  dédain  à  l'absence, 

Et  ne  répondra  plus  que  par  un  froid  silence 

Au  silence  éternel  de  la  divinité. 

Le  juste  ?  soit,  mais  non  le  mage.  Une  oreille 
de  prophète  entend  le  silence.  Une  oreille  de  di- 
vinateur perçoit,  dans  ce  silence,  —  dans  cette 
Sigè  mystérieuse  dont  les  Gnostiques  ont  fait,  avec 
l'Abîme,  un  des  deux  principes  de  la  création,  — 
tout  le  concert  des  voix  intermédiaires.  Ici,  ar- 
rêtons-nous au  bord  des  profondeurs  abyssales. 


ALFRED    DE    VlGxNY  07 

Mais  certainement  les  hommes  du  siècle,  les 
hommes  qui  passent,  sont  sourds  au  sublime  si- 
lence, sont  sourds  à  la  voix  qui  parle  dans  un 
buisson  ardent.  Heureusement  pour  eux  !  S'ils 
l'entendaient,  leur  organisation  en  serait  à  jamais 
détraquée.  Mais  le  poète  doit  les  entendre.  Il  doit 
être  assez  fort  pour  supporter  la  redoutable 
audition.  S'il  n^a  l'ouïe  merveilleuse  du  prophète, 
si  sa  parole  n'est  l'écho  de  lointaines  vibrations  du 
ciel,  à  quoi  bon  sa  vaine  rimaillerie  ?  S'il  n'entend 
pas  battre  le  cœur  du  monde,  sa  voix  ne  saura  se 
plier  au  rythme  nécessaire.  Elle  ne  chantera  pas; 
elle  ne  pourra  que  parler. 

Voici  le  malheur  réel  de  Vigny  :  Son  esprit  ne 
pénètre  pas  au  monde  transcendant,  et  quelque- 
fois, aux  heures  où  il  conçut  les  poèmes  des 
Destinées,  il  y  toucha.  Quelques  puissants  coups 
d'aile,  inattendus  et  rares,  l'emportèrent  au-delà 
des  plans  qu'il  hantait,  au-delà  des  domaines  où 
il  bornait  sa  course. 

Tout  homme  a  vu  le  mur  qui  borne  son  esprit. 

Assurément  ;  mais  la  surface  enclose  par  ce 
mur  est  plus  ou  moins  vaste.  Si  elle  est  plus 
étroite  que  le  désir  de  Tâme,  il  y  a  chez  l'homme 
un  désaccord  entre  ses  puissances,  et  de  ce  con- 

7 


98  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

Ait  naît  le  drame  intérieur.  Chez  Vigny,  l'âme 
a  plus  d'aspirations  que  l'esprit  n'en  peut  satis- 
faire et  n'en  peut  apaiser  :  de  là  le  conflit  tra- 
gique. Dans  ses  nobles  ouvrages  en  prose,  dans 
son  journal  intime,  suivez  sa  pensée  :  elle  est 
juste,  et  elle  est  d'un  juste  ;  elle  est  ferme  et 
droite,  frappée  au  coin  de  ce  haut  bon  sens  qui 
fait  la  preuve  de  l'aristocratie  spirituelle.  Mais 
elle  ne  lance  pas  d'étincelles  mystiques.  Elle 
marche  avec  gravité  ;  elle  ne  s'envole  pas.  Elle 
garde  le  ton  raisonneur  de  la  terre,  non  la  grâce 
aérienne  et  spacieuse.  Elle  a  pris  une  telle  ha- 
bitude de  marcher  sûrement  sur  le  sol  dense,  que, 
quand  il  lui  arrive  d'être  emportée  par  un  élan 
sublime,  elle  semble  retenue  par  une  gène  lé- 
gère, jamais  abdiquée.  Elle  s'est  tant  accoutumée 
à  s'exprimer  dans  la  parole  de  la  terre,  qu'elle 
s'étonne  de  vibrer  dans  un  chant  éolien.  Et  si 
pur  soit-il,  son  chant,  ce  chant  intérieur  qui  doit 
s'accorder  à  l'essentielle  musicalité  du  monde, 
manque  de  certaines  résonnances  insondables. 

Et  pourtant,  nous  l'écoutons  en  tressaillant  de 
presque  toutes  nos  fibres,  cet  hymne  d'une  ma- 
jesté déchirée,  qui  déroule  sur  d'amples  orgues 
les  thèmes  de  Tisolenient  de  la  créature  et  de  sa 
désespérance.  L'atmosphère  où  il  vibre  est  amère 
et  veuve   d'encens.    Dans   la  symbolique  immé- 


ALFRED    DE    VIGiNY 


moriale  des  Orientaux,  telle  qu'on  l'entend  chez 
le  délicieux  et  profond  Hafiz,  les  parfums  si- 
gnifient l'espérance.  Vous  qui  pénétrez  en  ces 
beaux  poèmes  stoïquement  terrifiés,  laissez  là 
le  désir  d'y  respirer  ces  parfums  vivifiants.  Vous 
y  trouverez  une  àme  si  limpide  que  la  désespé- 
rance l'élut  pour  s'y  mirer,  pour  y  refléter  sa 
beauté  fatale,  pour  s'y  transmuter  sous  l'ardeur 
sourde  de  la  résignation. 

Dans  le  journal  intime  de  Vigny  se  lit  cette 
phrase  :  «  L'espérance  est  la  plus  grande  de  toutes 
nos  folies  et  la  source  de  toutes  nos  lâchetés  ». 
C'est  pourtant  la  seule  chose  que  Pandore  nous 
ait  conservée  dans  sa  boîte.  Voilà  une  phrase  si- 
nistre, mais  étroite.  Elle  ne  tombe  pas  d'un  som- 
met. L'esprit  d'où  elle  sort  n'est  pas  d'un  Voyant, 
mais  d'un  homme  dont  les  regards  s'arrêtent  au 
mur  de  l'apparence.  Il  ne  voit  pas  au-delà  de  l'ho- 
rizon de  la  terre  ;  il  ne  verra  pas  celui  de  sa  terre 
promise.  11  ne  voit  pas  la  constante  logique  de 
la  vie  maintenue  par  <(  la  chaîne  d'or  »  dont  le 
discret  Platon  ne  parle  qu'à  mots  couverts.  11 
envisage  les  choses  selon  la  vision  des  philo- 
sophes exotériques.  Son  esprit  n'est  pas  illuminé, 
mais  son  àme  a  des  ailes.  Que  l'esprit,  l'àme  et 
le  cœur  d'un  homme  atteignent  de  cô^aeiEV©  |^^* 
mêmes    hauteurs,     qu'ils    respiltent   daphnies  a 


V 


^'îîavicris'\s 


iOO  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

mêmes  atmosphères,  et  c'est  cet  e'quilibrc  qui 
constitue  le  grand  poète. 

Chez  le  courageux  auteur  des  Destinées^  tout 
ce  qui  pénètre  d'incomplet  et  d'imparfait  est 
corrigé  par  la  pureté  de  l'âme  et  la  générosité  du 
cœur.  Là  bouillomie  le  secret  de  son  chant,  qui 
prend  l'accord  sur  l'acceptation  de  l'inéluctable, 
sur  l'adhésion  tranquille  au  malheur.  Voici  ce 
que  son  esprit  a  démêlé  dans  l'écheveau  em- 
brouillé des  apparences  :  Nous  vivons  dans  l'isole- 
ment définitif,  que  la  nature  prolonge  autour  de 
nous,  et  dont  rien  ne  nous  console,  pas  même 
un  sentiment,  pas  même  l'amour  «  taciturne  et 
toujours  menacé  »,  et  l'unique  horizon  de  notre 
vie,  c'est  la  désespérance  absolue.  Car  nulle  voix 
des  cieux  n'a  jamais  répondu  à  l'anxieuse  inter- 
rogation des  hommes,  et  même  nulle  voix  n'a  ré- 
pondu à  la  plus  terrible  question  qu'ait  entendue 
la  planète,  dans  le  soir  enténébrant  le  jardin  des 
Oliviers.  Alors  ? 

Le  juste  opposera  le  dédain  à  l'absence. 

Mais,  le  dédain  est-il  une  ample  vertu  digne  d'un 
stoïque  ?  Est-il  de  force  à  protéger  contre  la  fata- 
lité? Sans  doute. 

Une    des  vertus    premières    du    poète  est  le 


ALFRED    DE    VIGNY  101 

dédain  :  le  dédain  des  choses  basses,  le  dédain 
de  tout  ce  qui  est  facile,  facile  comme  la  descente 
de  tous  les  Avernes  Ah  !  qu'elle  est  nécessaire, 
cette  vertu  défensive  !  Fine  cotte  de  mailles  d'un 
acier  bien  trempé,  qu'il  faut  porter  sur  le  torse, 
invisible,  insensible,  sous  la  tunique  ou  sous  le 
veston.  Sans  doute,  cette  vertu-là  prend  sa  source 
dans  l'orgueil,  le  prince  des  vices.  Mais  toute 
fleur  eut  du  fumier  à  sa  racine,  et,  en  se  réfrac- 
tant dans  les  belles  âmes,  les  vices  deviennent 
des  vertus.  Une  merveilleuse  transmutation 
s'élabore  dans  ces  âmes,  et  n'est-ce  pas  la  plus 
sublime  de  nos  fins,  n'est-ce-pas  le  suprême 
Grand-OEuvre  de  transformer  en  beauté  toutes 
les  vilenies  que  la  vie  nous  tend  dans  sa  corbeille  ? 
Quel  œil  suivra  la  mystérieuse  élaboration  de 
notre  vie  intérieure  ?  Aucun  œil  humain  n'en 
aura  jamais  le  pouvoir,  et  pas  même  celui  du 
plus  clairvoyant  divinateur.  Du  moins  nous 
assistons  chez  Vigny  à  la  transmutation  d'une  con- 
ception déprimante  en  une  émouvante  et  fécon- 
dante beauté,  à  la  transfiguration  de  la  désespé- 
rance. 

L'homme  ne  vit  pas  seulement  de  pain.  Il  vit 
surtout  d'espoir  et  de  foi  ;  il  vit  de  son  adhésion 
à  des  axiomes;  il  vit,  pour  prendre  un  mot  de 
saint  Paul,  de  la  substance  des  choses  espérables. 


'02  FIGURES    d'ÉVOCATECRS 

Celui   qui    serait  sans  aucun   espoir,  sans  au- 
cune  foi,   ne  pourrait  pas   plus  vivre  que  sans 
nourriture.   Quiconque  attente  à  un  espoir  ou  à 
une  foi,  quiconque  détruit  le  pain  spirituel  n^est- 
il  pas  pareil  au  ravageur  qui  brûlerait  les  mois- 
sons et  les  granges  ?  Les  sophistes  de  la  désespé- 
rance sont  des  malfaiteurs  que  les  sociétés  orga- 
nisées supprimaient.  Heureusement,  les  tristes 
bûcherons  qui  s'attaquent  à  la  forêt  de  nos  espoirs 
ébrèchent  leurs  cognées  sur  des  fûts  résistants  et 
réviviscents.  Comment  donc  trancheraient-ils  les 
vivaces  racines  de   notre  vie  ?  Mais  Vigny  est 
loin  de  les  blesser.  Cet  homme,  qui  vaut  avant 
tout  par    sa  qualité    d'âme,  n'a  trouvé    dans  le 
monde  d'autre  déesse  que  la  désespérance.  Mais 
il  l'a  enveloppée  des  forces  de  son  amour,  et  il  l'a 
baignée,  cette  noire  déité  sans  arôme,  des  effluves 
de  son  parfum  intérieur  ;  et  son  âme  scrupuleuse 
et  charitable  s'est  tant  effrayée  de  la  montrer  à 
ses  frères  telle  qu'il  la  voyait,  qu'il  n'a  déchiré 
que  par  accès    brefs,     nécessaires,   imposés,    le 
voile  de  silence  dont  il  l'avait  couverte. 

Il  est  un  critère  de  l'action  exercée  par  un  es- 
prit, critère  indépendant  de  la  mesure  de  son  pou- 
voir, c'est  l'impression  qu'il  laisse  dans  les  autres- 
Cette  action,  il  ne  l'exerce  que  sur  ceux  qui  sont 
en  affinité  avec  lui.  11  ne  fait  vibrer  que  les  es- 


ALFRED    DE    VIGNY  103 

prits  à  son  diapason.  Mais  quelle  vibration  leur 
donne-t-il  ?  Tumultueuse  ou  harmonieuse?  Quelle 
semence  jette-t-il  :  quel  froment  généreux  ou  quel 
blé  retrait  ?  Qu'ils  sont  rares  les  esprits  qui  nous 
exaltent  vers  la  paix  supérieure;,  vers  les  cimes 
de  l'amour  rasséréné  !  Les  plus  grands  passent 
à  travers  nous  comme  des  torrents  emportant 
des  cailloux,  et  des  débris  et  de  la  vase.  Us  nous 
secouent  et  nous  dévastent.  Remercions-les.  Quelle 
reconnaissance  ne  leur  devrons-nous  pas,  si,  une 
fois  la  tourmente  passée,  nous  nous  apercevons 
que  l'eau  torrentielle  nous  a  lavés,  nous  a  puri- 
fiés, et  nous  laisse  cet  apaisement  du  sang  que 
notre  corps  puise  dans  des  flots  bien  vivants  et 
bien  agités. 

Balzac,  qui,  en  dépit  de  la  dilution  de  son  gé- 
nie en   pages  trop    nombreuses,   en   bavardages 
romanesques,  demeure  un  condensateur  d'éner- 
gie, a  laissé  une  formule  célèbre  :  «  Les  hommes 
n'ont  pas  besoin  de  maîtres  pour  douter.  »  Gom- 
i  mentons-la.  Celui-là  ne  sera  jamais  un  maître, 
i  qui  laissera  le  doute  dans  les  esprits  oi^i  il  passe. 
Si,  comme  on  l'a  dit,  «  le  scepticisme  est  un  mol 
oreiller  pour  dormir  »,    les  hommes  ont  besoin 
de  vivre,  et  ils  appellent  d'instinct  ceux  qui  leur 
:  imposent  une  foi.  Car  toute  vie  est  un  acte  de  foi 
;  à  des  axiomes.  Le  septicisme  à  la  Pyrrhon,  c'est- 


104  FIGURES    d'ÉVOCATELRS 

à-dire   le   mode  le  plus  perfectionné  du  genre, 
constitue  un  jeu  d'esprit  amusant  pour  des  man- 
darins lettrés  ou  des  grœciili  de  décadence.  Là  se 
borne  sa  portée.  Mais  il  n'est  pas  mauvais  qu'une 
âme  ait  été  assaillie  par  le  doute.  Bien  plus,  cela 
est  nécessaire  à  son  entraînement,  à  son  dévelop- 
pement, à  son  ascèse.  Le  doute  fait  partie  de  la  pro- 
fitable tentation,  comme  la  désespérance,  comme 
tous  les  troubles,  comme  tous  les  fruits  attirants 
et   amers.    Dans   l'immémoriale  symbolique  des 
«  Philosophes  du  Feu  »  des  esprits  qui  voient  la 
matière   poursuivre   sa  vie  sur  plusieurs   plans, 
une   phase  est   annoncée   dans    la    conduite   du 
Grand-Œuvre,  une  phase  terrible  que  beaucoup 
désignent  sous  le  nom  de  Tête  de  Corbeau.  Cest 
la  phase  où  tous  les  efforts  accomplis  paraissent 
vains  :  La  matière  qui  avait  passé  par  d'éclatantes 
couleurs  tombe  dans  un  noir  de  néant  ;  et  le  Phi- 
losophe  sent  entrer   en  lui  la  mort  de  l'espoir. 
Mais  s'il  est  vaillant,  il  persiste  dans  son  labeur 
et  l'œuvre  sort  triomphalement   de   la  phase  fa- 
I  taie.  Dans  le  Grand-CEuvre  qu'est  le  développe- 
I  ment  d'une  ùme   dans  la  vie  de   ce  monde,  la 
I  phase  de  la  Tête  de  Corbeau  survient  toujours. 
Il  faut  la  traverser  selon  d'inéluctables  nécessités, 
comme  il  fallait,  pour  arriver  aux  Champs-Ely- 
séens,  traverser  les  quatre  fleuves  infernaux.  Alors 


ALFRED    DE    VlGiNY 


105 


jouent  leur  rôle  utile  les  faux-maîtros  qui  prêchent 
le  doute.  Mais  les  vrais  maîtres  aussi,  les  plus 
forts  et  les  plus  certains,  ont  traversé  la  phase 
du  doute,  nécessaire  et  féconde,  et  ils.  la  font  tra- 
verser aux  autres,  comme  un  guide  au  pied  sûr 
vous  aide  à  franchir  un  passage  difficile  d'un 
sentier  de  montagne.  Le  doute  méthodique  de 
Descartes  est  une  station  salubre  du  chemin  cru- 
cial de  l'esprit. 

Mais  d'autres  stations  nous  attendent  sur  la 
voie  douloureuse,  d'autres  que  déva  4(>tit  les  vents 
chargés  des  plus  tristes  exhalaisons,  jusqu'à  celle 
où  l'âme  sent  en  elle-même  la  morî  de  l'espoir. 
Et  des  guides  nous  y  accompagn^Mil  ;  quelques- 
uns  mêmes  nous  y  mènent  de  for.r  Les  faibles 
nous  y  abandonnent,  comme  ils  y  sont  aban- 
donnés eux-mêmes.  Les  forts  s'encv.ulent,  et  leur 
élan  généreux  nous  remporte  vers  de  meilleurs 
horizons. 

L'heure  sonne  pour  tous  de  la  leddition  des 
comptes.  Figurons-nous,  dans  une  .sorte  de  vallée 
de  Josaphat  de  l'esprit,  les  poètes  qu(;  nous  avons 
aimés  traduits  devant  le  tribunal  de  nos  cons- 
ciences. Qu'elles  s'efforcent  d'être  justes  comme 
si  Minos,  Eaque  etRhadamante  dressaient  derrière 
elles  leurs  ombres  ténébreuses.  Nous  demanderons 
à  chacun  d'eux  ce  qu'il  évoqua  pour  nous  d'es- 


106  FIGLllt:S    D^ÉVOCATEURS 

sentiel  et  de  définitif  ;  nous  lui   demanderons  de 
quels  esprits  il  nous  a  traversé  l'âme,  et  surtout, 
—  oh  !  surtout,  —  quels  arômes  il  a  laissés  en 
nous.  Certe  chacun  d'eux  nous  a  troublés  ;  chacun 
nous  a  secoués  de  passions,  d'angoisses,  de  délires. 
Les  plus  audacieux  nous  ont  hantés  de  cette  in- 
quiétude   sacrée  sans  laquelle   la  vie  ne   serait 
qu'une  torpeur  plus  lamentable  que  la  mort.  Et 
c'est  une  mission  du  génie  de  nous  tordre  lame 
comme  Michel-Ange  tord  la  musculature  de  ses 
frémissants    Hercules,  afin  de   nous   faire    vivre 
selon  nos  plus  excessives  possibilités.  Mais  nous 
séparerons  l'ivraie  du  bon  grain.  Ceux  qui,  après 
nous  avoir  jetés  dans  la  tourmente,  nous  y  laissent  ; 
ceux  qui  nous  quittent  plus  inquiets,   plus  mo- 
roses, plus  désespérés,  ceux-là  nous  ont  diminués. 
Ceux-là  ne  sont  pas  des  maîtres,  et  la  déchéance 
dont  ils  nous  ont  frappés,  fiit-elle  aussi  fugitive 
que  l'éclair,  crie  leur    condamnation.   Nous   les 
aimerons  peut-être  amèrement,  parce  que,  selon 
Shakespeare,  «  nos  natures  se  jettent  sur  le  mal 
comme  les  rats  sur  le  poison  »,  et  parce  que  la 
même    perversion   nous  inspire  que  les  femmes 
immémorialement  attirées  par  le  prestige  sata- 
nique.   Mais  ceux-là  sont   les   vrais  maîtres,  les 
guides  purs  et  tendres,  qui,  après  avoir  versé  en 
nous  le  torrent  de  leurs  doutes,  de  leurs  angoisses, 


ALFRED    DE    VIGNY  107 

de  leurs  passions  sanglantes  et  de  leurs  déses- 
poirs, nous  laissent  un  baume  d'apaisement.  A 
leur  généreux  contact,  nous  avons  frémi,  et  nous 
avons  grandi,  et  ils  nous  ont  imposé  le  calme  de 
leur  force.  Le  génie  est  expiatoire,  et  c'est  pour- 
quoi l'histoire  des  hommes  qui  reçurent  ce  don 
terrible  est  un  martyrologe. 

Quand  on  sort  d'écouter  la  voix  pénétrante 
d'Alfred  de  Vigny,  quelle  impression  persiste  en 
nous  ;  quel  chant  perdurable  y  prolonge  ses  échos  ; 
quel  sens  garde  l'ardeur  qui  nous  émeut?  Cette 
voix  nous  a  chanté  les  hymnes  les  plus  sombres 
et  les  plus  désolées  ;  mais  le  timbre  en  est  si  pur, 
si  clair,  si  généreux,  qu'elle  nous  laisse  une  dou- 
ceur profonde,  une  dilatation  apaisée.  11  a  évoqué 
la  solitude  inviolable  et  nue  et  la  définitive  dé- 
sespérance. Il  les  a  vêtues  d'amour,  et  il  sut  éveil- 
ler sur  leurs  visages  un  sourire  si  résigné  et  si 
fier  que  nulle  crispation  n'en  détruit  le  charme. 
11  fut  doux  avec  elles,  comme  au  dire  de  Bossuet, 
Madame  fut  douce  avec  la  mort.  11  enchanta  ces 
Bêtes,  pour  nous  les  présenter  familières,  d'un 
geste  d'orphique  virilité.  Il  ne  les  dompta  pas  par 
la  force  transcendante  de  l'esprit,  ;  il  les  charma 
par  l'énergie  du  cœur  ;  il  fit,  selon  son  pouvoir, 
son  devoir  d'assumer  plus  intense  sa  part  de  la  dou- 
leur humaine,  afin  d'adoucir  celle  qui  est  dévolue 


lOcS  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

à  chacun  de  nous.  Les  belles  urnes,  dit  le  poète 
hindou,  sont  comme  le  bois  de  santal  qui  parfum  e 
la  hache  qui  le  frappe. 

Tout  homme  dont  la  voix  ne  parle  pas  vaine- 
ment, mais  prolonge  ses  résonnances  dans  les 
antres  profonds  de  l'esprit,  est  élu  pour  apporter 
un  message.  Si  celui  qui  affirma  la  solitude  de 
cœur  et  la  désespérance  de  l'âme,  à  cause  de  les 
avoir  vêtues  d'amour  et  contraintes  à  nous  sou- 
rire, par  chaste  pitié  pour  notre  faiblesse,  est  res- 
pectueusement salué  et  tendrement  aimé,  quel 
accueil  ferions-nous  à  celui  qui  nous  apporterait, 
dans  ses  belles  mains,  le  message  de  l'espérance? 
Les  hommes  seront  toujours  les  mômes.  Celui-là? 
peut-être  mort  serait-il  très  chéri,  mais  vivant  il 
serait  sûrement  lapidé. 


BAJiBEY  d\/lUT{EriLLr 

on 

LE  C7{0TA?JT 


BARBEY    D'AUREVILLY 

OU 

LE   CROYANT 


Les  mains  des  morts  ont  souvent  imc  étrange 
beauté.  On  croirait  qu'elles  ont  vêtu^  comme  des 
gants  mystiques,  la  joie  de  n'avoir  plus  à  faire 
les  gestes  du  péché,  la  fierté  de  s'être  autrefois 
tordues  dans  la  douleur  ou  tendues  vers  le  ciel. 
Après  vingt  ans,  je  revois,  comme  si  c'était  hier, 
les  mains  de  Barbey  d'Aurevilly  sur  son  lit  de 
mort. 

J'arrivai  dans  la  vieille  maison  de  la  rue  Rous- 
selet  par  une  de  ces  matinées  ensoleillées  d'avril 
qui  font  jaillir  sur  Paris  un  rayonnement  venu 
du  cœur  secret  de  la  cité.  Dans  l'escalier,  deux 


112  FIGURES    d'ÊVOCATEURS 

chats,  reconnaissant  une  figure  amie,  vinrent  se 
frotter  contre  mes  jambes.  C'était  la  chatte  noire 
Démonotte.  et  son  fils  Spirito,  un  angora  fauve. 
Dans  la  chambre,  dont  Fhumblc  mobilier  était 
bouleversé,  on  apercevait,  par  les  deux  fenêtres 
ouvertes,  chantant  sous  le  soleil  par  la  voix  de  ses 
oiseaux,legaijardin  des  frères  Saint-Jean-de-Dieu. 
Barbey  d'Aurevilly  gisait  sur  son  lit,  vêtu  d'une 
sorte  de  simarre  blanche,  un  petit  crucifix  de  cuivre 
sur  la  poitrine.  Son  visage  s'encadrait  d'une  «  clé- 
mentine »  écarlate  à  bandes  noires  ;  sorte  d'an- 
cienne coilTure  papaline  qu'il  portait  habituelle- 
ment chez  lui  et  qui  rappelle  un  peu  le  pschent 
égyptien.  Cet  homme  de  quatre-vingts  ans  s'était 
battu  contre  la  vieillesse  comme  contre  tout  ce  qui 
lui  semblait  une  faiblesse,  et,  dans  son  masque 
aquilin  d'un  jaune  de  vieille  cire,  je  voyais  pour  la 
première  fois  blanche  la  moustache  serpentant 
sur  F(HT  anguleux  de  la  bouche.  Mais  les  mains 
étaient  belles,  comme  taillées  dans  l'ivoire  ancien, 
très  larges  à  la  racine  du  pouce,  ainsi  que  les 
mains  surmontant  les  sceptres  et  de  celles  qui 
peuvent  tenir  avec  une  égale  aisance  un  sceptre 
ou  un  bâton  de  chemineou,  une  épée  ou  une 
plume.  Pendantplus  d'un  demi-siècle,  ellesavaient 
tenu  ïa  plume  comme  on  tient  l'épée  quand  on 
est  de  chevalerie. 


BARBEY    D  AUREVILLY  113 

Rude  tâche  !  Cet  homme  avait  conquis  une  foi 
et  une  certitude.  Elles  n'avaient  pas  été  toujours 
son  bien  permanent,  l'arôme  habitant  sa  chair, 
consubstantiel  à  son  esprit.  Il  en  avait  fait  la  con- 
quête violemment,  et  il  les  défendit  de  toute  sa 
force  contre  l'ennemi  le  plus  abondant,  le  plus 
fourmillant,  le  plus  décourageant  :  la  médiocrité. 
Ainsi  se  défendait-il  lui-même,  car  les  temps  lui 
étaient  hostiles.  Ils  le  sont  toujours  à  ceux  qui 
se  dressent  solitaires  et  passionnés,  à  ceux  qui, 
envers  et  contre  tous,  prétendent  devenir  et  rester 
eux-mêmes.  «  Il  n'est  plus  haute  seigneurie  que 
de  soi-même  »  a  écrit  Léonard  de  Vinci.  Cette  sei- 
gneurie-là se  paie  cher  au  prix  du  sang,  et  seuls 
l'atteignent  jamais  ceux  qui  offrirent  délibérément 
leur  sein  à  d'invisibles  et  profondes  blessures. 
Leur  vie  est  un  combat  sans  trêve,  mais  qui  donc 
mériterait  la  palme  sans  avoir  combattu  ?  Barbey 
d'Aurevilly,  avant  tout,  admirait  le  geste  héroïque. 
Il  aimait  l'action,  il  estimait  la  force.  Il  écrivait 
dans  Ce  qui  ne  meurt  pas  :  «  L'action  l'emporte 
sur  la  pensée  de  toute  la  beauté  de  la  volonté  ac- 
complie ».  Sur  l'exemplaire  du  Chevalier  Des- 
touches qu'il  me  donna,  il  avait  inscrit,  de  sa  lé- 
gendaire encre  rose  pailletée  d'or  :  «  En  agissant, 
ils  firent  nos  livres  :  nous,  nous  ne  les  avons  qu'é- 
crits ».  Constante  émulation,  féconde  rivalité  de 


H  4  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

l'homme  qui  agit  et  de  celui  qui  indique  une  di- 
rection à  l'activité.  Barbey  était  artiste  :  il  suivit 
sa  destinée,  à  regret  comme  nous  faisons  tous  plus 
ou  moins.  Il  regrettait  de  n'être  pas  un  soldat.  11 
avait  la  mine  d'un  soldat  d'aventure.  Quand  je  le 
connus,  il  était  plus  que  septuagénaire.  Il  portait 
la  tête  haute,  comme  habituée  à  résister  au  poids 
du  casque  et  Ton  s'étonnait  de  voir  son  flanc  sans 
épée.  A  première  vue,  ce  qui  m'avait  frappé,  c'é- 
tait l'importance  de  son  cou,  aussi  large  que  la 
tête  qu'il  supportait.  Ainsi  sont  construits  les  bons 
taureaux  de  combat.  Celui-ci  avait,  toute  sa  vie, 
foncé  sur  les  idées  et  les  œuvres  qui  attentaient  à 
ses  convictions.  Il  s'était  toujours  battu.  Et  main- 
tenant il  se  battait  aussi  contre  la  vieillesse,  et 
comme  tous  ceux  qui  portent  en  eux  une  force  in- 
térieure, il  n'était  pas  désabusé.  Ceux  qui  ont  de- 
mandé leur  joie,  non  pas  au  monde,  mais  à  leur 
idéal,  conservent  sous  l'agression  répétée  des  ans, 
leur  juvénile  fraicheur  d'âme.  Sans  doute  ce  vieil- 
lard enduisait  de  noir  ses  moustaches  et  les  restes 
de  sa  crinière  d'ancien  lion  romantique.  Il  ne  vou- 
lait pas  que  son  aspect  offrit  les  apparences  de  la 
vieillesse,  puisqu^il  portait  au  profond  de  lui  la 
flamme  de  la  jeunesse,  comme  une  antique  église 
délabrée  est  intérieurement  joyeuse  par  la  lampe 
du  sanctuaire. 


BARBEY    d'aUREVILLY  115 

Il  avait  une  attitua  de  :  tête  haute  et  le  poing- 
sur  la  hanche.  Il  voulut  la  conserver  jusqu'à  la 
iin,  tel  Trivulse  à  sa  dernière  heure  se  mit  debout 
et  l'épée  à  la  main  pour  ne  pas  mourir  dans  un 
lit.  Une  attitude  ?  Qui  donc  traverse  sans  en  avoir 
une  ce  bal  masqué  qu'est  le  monde  ?  11  en  est  de 
deux  sortes  :  la  fausse  et  la  vraie,  l'insincère  et 
la  sincère,  celle  de  Tartufe  et  celle  de  Parsifal. 
Elle  est  vraie,  elle  est  sincère,  quand  elle  con- 
corde avec  la  plus  certaine  et  la  plus  profonde 
réalité  de  nous-mêmes.  Elle  devient  la  forme  de 
notre  essence  intime,  et  nous  nous  mouvons  en 
elle  comme  dans  notre  propre  fantôme.  Elle  est 
la  légende  visible  de  notre  vérité  sublimée.  Elle  a 
éloigné  de  nous  le  trivial  et  le  superflu  pour  cons- 
tituer le  juste  symbole  de  notre  personnalité. 

Celui  qui  possède  une  personnalité  doit  terri- 
blement la  défendre.  S'il  ne  la  cuirassait  pas,  elle 
s'étiolerait  vide  sous  les  coudoiements.  Combien 
d'âmes  sont  mortes  dans  l'atmosphère  de  la  mé- 
diocrité, parce  qu'elles  n'ont  pas  assez  vaillam- 
ment lutté  pour  vivre  ?  Une  personnalité,  la  sono- 
rité propre  d'une  personne.  La  logique  mysté- 
rieuse du  langage  est  infaillible  :  Que  signifie 
le  mot  «  personne  »  ?  Persona,  c'était  le  masque 
qu'au  théâtre  l'acteur  se  mettait  sur  le  visage,  et 
à  travers  lequel  sa  voix  multipliait   sa  réson- 


116  FI&URES    d'ÉVOCATEURS 

nance.  Sa  voix  sonnait  par  rintermédiaire  de  ce 
masque.  Notre  personne,  c'est  l'instrument  à  tra- 
vers lequel  resonne  la  voix  que  nous  pouvons 
percevoir  de  l'infini  Dieu  est  personnel,  disent 
]'3S  tliéologiens,  c'est-à-dire:  il  est  masqué  par  le 
monde  ;  il  est  incommunicable. 

Notre  personnalité ,  quand  nous  la  sentons 
d'accord  avec  notre  idéal,  —  avec  notre  ange,  di- 
raient les  Mystiques,  —  avec  la  part  la  plus  forte, 
la  plup  haute  de  notre  âme,  c'est  notre  devoir  pre- 
mier de  combattre  pour  la  sauver,  autant  que 
pour  sauver  notre  vie  même.  Tout  ce  qui  l'en- 
toure y  attente.  Tout  ce  qui  passe  veut  l'effriter. 
Des  sopiiistes  du  XIX^  siècle  ont  inventé  ce  qu'ils 
nommentj  en  leur  pénible  jargon,  «  l'influence 
des  milieux  ».  Cette  influence  est  une  fatalité 
pesant  sur  les  âmes  vulgaires.  Elle  ne  peut  dis- 
soudre que  ce  qui  lui  est  soluble.  Une  âme  vigou- 
reuse, une  forte  personnalité  lui  demeurent  im- 
perméables, j 

Assurément  d'Aurevilly  vécut  dans  une  cons- 
tante tension  de  tout  son  être  contre  le  courant 
qci  emportait  autour  de  lui  les  faibles.  Il  passa,  les 
muscles  bandés  comme  dans  les  dessins  de  Mi- 
chel-Anp  f».  Mais  il  traversa  victorieusement  son 
temps.  Aucune  des  médiocrités  ambiantes  n'a con- 
tumirii'  c  ,n  esprit  robuste,  aucune   dos    fadnisps 


BARBEY    d'aUREVILLY  117 

endémiques  n'effémina  sa  pensée  virile.  Il  a  sauvé 
sa  personnalité  par  tous  les  moyens,  et  il  a  pu 
dire  la  parole  liturgiques  :  «  Non  confundar  ». 
C'est  un  des  modes  de  faire  son  salut.  Saluons  ! 
Aussi  ses  contemporains  le  considérèrent-ils 
comme  un  excentrique,  puisqu'il  ne  se  soumettait 
pas  aux  propositions  admises,  aux  idées  courantes, 
aux  fariboles,  aux  sottises  qu'on  respirerait  avec 
l'air,  si  l'on  ne  savait  quelquefois  se  boucher  le 
nez,  et  auxquelles  des  esprits  distingués  ,  mais 
sans  force  héroïque,  finissent  par  acquiescer, 
par  lassitude,  par  faiblesse,  par  péché  contre  eux- 
mêmes.  Les  esprits  des  autres  sont  pour  nous  des 
miroirs  convexes  ou  concaves  oii  nous  nous  voyons 
déformés.  Plus  nous  sommes  différents  des  autres, 
plus  la  déformation  est  accusée.  Pour  ses  contem- 
porains, Barbey  d'Aurevilly  était  une  sorte  d'ex- 
centrique dont  la  pensée,  comme  la  toilette  s'écar- 
tait de  l'ordinaire.  Que  de  sottises  ne  furent  pas 
écrites  sur  ses  costumes  !  Il  avait  appris  à  la  mé- 
thode catholique  le  pouvoir  sourd  de  la  règle, 
l'emprise  sournoise  des  rites,  et  que  tout  ce  qui 
touche  notre  corps  déteint  sur  notre  esprit.  Peut- 
être  s'habillait-il  à  son  goût  pour  mettre  plus  de 
distance  entre  lui  et  le  monde  étranger.  Il  avait 
conservé  dans  son  vêtement  la  mode  de  sa  jeu- 
nesse, et  il  apparaissait,  en  1883,  vêtu  comme  un 


118  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

dan'Jy  de  1830.  Là  se  bornait  toute  cette  fameuse 
excentricité  de  costume  sur  laquelle  ont  bavardé 
tant  de  grimauds.  Peut-être  encore,  révolté  contre 
le  cours  du  temps,  pensait-il  maintenir  en  lui  la 
jeunesse  intérieure,  en  s'habillant  comme  lors  de 
st>s  vingt- cinq  ans.  Les  plus  fermes  esprits  ont 
le>/.r  part  d'enfantillage,  et  c'est  une  de  leurs 
grâces.  Mais  cet  enfantillage  est  toujours  obédient 
à  un  instinct  sûr  comme  celui  de  l'animal.  Il  n'est 
point  sans  cause.  La  cause  nous  échappe  et  sou- 
vent à  eux  aussi. 

Défendre  sa  personnalité,  c'est  défendre  son 
uniîé.  Qu'ils  apparaissent  rares,  les  hommes  mon- 
trap.i  une  unité!  Ceux-là  sont  réellement  des 
hommes  :  ils  réalisent  en  eux  l'harmonie  du  cœur, 
de  Tesprit  et  de  l'âme.  Les  vents  du  siècle  soufflent 
sur  eux  de  toutes  leurs  aires  sans  les  enivrer  des 
haleines  qu'ils  apportent,  sans  les  troubler  des 
odeurs  qu'ils  soulèvent,  sans  les  souiller  des  pous- 
sières qu'ils  dispersent.  Eux,  ils  apportent  la  lo- 
gique et  la  constance  dans  leurs  décisions.  Mais 
une  personnalité  forte  ne  jaillit  point  dans  le 
monde  comme  une  Pallas  toute  casquée  du  cer- 
veau de  Jupiter.  Elle  se  forme,  s'accroît,  se  déve- 
loppe, comme  un  athlète,  par  un  entraînement 
sans  défaillance.  Elle  ne  peut  vivre  isolée,  sans 
attaches  profondes,  pas  plus  qu'un  arbre  ne  vi- 


BARBEY   d'aUREVILLY  110 

vrait  sans  racines  dans  la  terre.  Nul  corps,  nul 
esprit  n'ont  grandi  sans  nourriture.  Il  lui  faut 
plonger  ses  racines  dans  une  doctrine  éprouvée, 
dans  une  foi  spontanée  ou  dans  une  certitude 
conquise,  mais  toujours  dans  une  révélation  déci- 
sive de  la  réalité.  Qu'est  la  force  de  celui  qui  se 
fie  à  sa  propre  force?  Elle  trouve  vite  sa  limite. 
Notre  force  vaut  selon  les  forces  où  elle  corres- 
pond, oii  elle  s'est  accordée.  Elle  est  assistée  par 
des  principes  vivants,  par  des  influences  fidèles. 
Les  forces  que  nous  appelons  viennent  à  nous,  si 
nous  savons  être  les  centres  d'aimantation  qui 
les  attirent.  Nous  pouvons  choisir  nos  anges  et 
les  attacher  à  nous.  C'est  l'acte  de  notre  liberté. 
La  personnalité  de  Barbey  doit  sa  vigueur  à 
son  unité.  Tous  ses  rayons,  quoi  qu'ils  aillent 
toucher,  partent  d'un  même  foyer.  Le  poète,  le 
romancier,  le  critique,  le  polémiste,  le  causeur 
se  ressemblent.  Ceux  qui  l'ont  entendu,  quand  ils 
le  lisent,  entendent  sa  voix,  cette  voix  dont  l'âge, 
quand  je  l'entendis,  avait  assourdi  le  timbre  et 
molli  Tarticulation.  Il  parlait  exactement  comme 
il  écrivait,  avec  une  projection  d'images  incisives 
et  chaudes.  D'autres  ont  pu  dire  ses  attitudes  de 
jeunesse  et  de  maturité.  Les  ans  avaient-ils  jeté 
sur  ses  manières  une  auréole  de  simplicité  ?  Je  le 
vis  toujours   simple   et  charmant.    Peut-être  le 


120  FIGURES   d'ÉVOCATEURS 

vieux  maître  mettait-il  une  coquetterie  à  traiter 
comme  un  égal  le  petit  poète  de  vingt  ans  par 
lequel  il  se  sentait  compris.  11  cherchait  à  plaire 
à  qui  lui  plaisait,  mais  ceux-là  étaient  rares.  Son 
amabilité  ne  s'exerçait  qu'à  bon  escient  et,  une 
fois  conquise,  ne  défaillait  jamais.  D^aucuns  l'ont 
recherchée  sans  l'obtenir.  Quand  il  écrivait,  à 
l'encre  rose  et  or,  sur  la  feuille  de  garde  d'un  de 
ses  livres  un  de  ces  envois  d'auteurs  spirituels, 
gracieux  ou  profonds, si  scintillants  toujours  qu'un 
écrivain  de  race  les  a  recueillis  et  publiés,  c'est 
qu'il  avait  pour  le  destinataire  estime  ou  amitié. 
Je  sais  tel  académicien,  mort  aujourd'hui,  homme 
d'esprit  et  galant  homme,  qui  se  démena  pour  ob- 
tenir un  de  ces  envois  d'auteur.  11  n'y  parvint 
jamais  :  Barbey  dédaignait  sa  littérature. 

Les  hommes  qui  nourrirent  fortement  leur  es- 
prit ont  une  parole  équivalente  à  leur  style  écrit. 
Barbey  improvisait  des  conversations  éclatantes, 
011  la  pensée  vigoureuse  apparaissait  entre  deux 
pointes  spirituelles,  comme  un  obus  entre  deux 
flèches  d'or.  Ce  diable  d'homme,  qui  avait  quel- 
quefois signé  Old  Noll  n'avait  pas  l'esprit  de  l'es- 
calier. Il  envoyait  du  tac  au  tac  les  ripostes  dont 
certaines  sont  devenues  fameuses.  Certes  il  avait 
subi  victorieusement  les  épreuves  d'où  les  carac- 
tères sortent  trempés  ou  faussés.  La  plus  délétère. 


BARBEY    d' AUREVILLY  121 

celle  du  succès,  ne  lui  avait  été  présentée  qu'en 
sa  vieillesse.  Il  comptait  soixante-douze  ans  quand 
il  obtint,  avec  une  Histoire  sans  nom^  son  premier 
succès.  Sa  romantique  jeunesse  avait  henni  à  la 
gloire,  ce  mirage  fascinant  les  jeunes  âmes  nobles. 
La  gloire,  elle  apparaît  comme  ces  belles  femmes 
nues  et  insaisissables  oii  les  peintres  et  les  sculp- 
teurs incarnent  les  allégories.  Aussi  nulle  part  ne 
se  piète-t-elle  mieux  que  sur  les  tombeaux.  Mais 
quelquefois,  pour  se  montrer  dans  le  monde  des 
vivants   ou  de  ceux  qui  semblent  des  vivants,  elle 
s'habille,   elle  revêt  la  défroque  éclatante  de  ce 
singe   savant,  le   succès,  et   alors    elle  lui    res- 
semble, et  elle  grimace.  Le  mépris  de  la  gloire 
n'appartient  qu'aux  âmes  très  fortes,   à  qui  peut 
être  un  mage,  ou  un  saint,  ou  un  héros  parfait. 
Jamais  le  poète,  parce  qu'il  tient  trop  par  ses  fibres 
aux  fibres  de  ce  monde,  et  parce  que  sa  voix  parle 
aux  hommes,  ne  se  désintéressera  complètement 
de  l'opinion  des  hommes.  Le  délicieux  et  souriant 
Banville,  qui  avait  également  fréquenté  le  boule- 
vard et  l'Olympe,  prétendait  que  sur  cette  terre  le 
poète  fait  l'apprentissage  de  son  métier  pour  chan- 
ter plus   tard  devant  les  anges.   Mais  l'apprenti 
s'adresse  encore   aux  hommes.   Dans  une  petite 
chapelle  d'un  couvent  de  Bénédictines,  j'ai  souvent 
entendu  le  chant  merveilleux  d'une  des   sœurs. 


122  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

Cette  voix  chantant  pour  son  Dieu  atteignait  une 
sublimité  qui  effaçait  les  plus  grandes  cantatrices. 
Celles-ci  ne  chantaient  que  pour  les  hommes,  et, 
plus  ou  moins,  la  préocupation  de  l'effet  à  pro- 
duire, ridée  de  gloire,  sous  quelque  forme,  ma- 
gnifique ou  basse,  qu'elle  leur  apparût,  diminuait 
leur  art  et  rétrécissait  leur  puissance.  Quand  on 
habite  la  tour  d'ivoire,  on  domine  de  haut  les 
hommes.  C'est  même  de  là  qu'on  les  domine  le 
plus  sûrement.  Mais,  si  on  les  laisse  pénétrer  dans 
la  tour  sous-prétexte  qu'ils  y  apporteront  de  l'en- 
cens, ils  ne  sauraient  y  apporter  que  la  boue  de 
leurs  souliers.  Et  pourtant,  qu'il  serait  misérable, 
l'adolescent  qui  déjà  saurait  cette  vérité,  et,  qui? 
dénué  d'illusion  généreuse,  ne  brûlerait  pas  de 
traverser  ces  flammes,  le  désir  de  la  gloire  et  le 
désir  de  la  femme  ! 

Barbey  eut  la  chance  de  vivre  longtemps  dans 
l'obscurité.  Il  s'y  fortifia.  La  période  lui  fut  longue 
des  tâtonnements  où  le  jeune  esprit  en  formation 
s'interroge,  se  cherche  dans  les  limbes  anxieux 
de  lui-même.  Sa  personnalité  en  jaillit  après  la 
conquête  définitive  de  son  unité.  Car  ce  qui 
frappe  le  plus  en  elle,  c'est  cette  unité.  Si,  vers  qua- 
rante-cinq ans,  à  la  voix  de  son  ami  Raymond  Bruc- 
ker,  Barbey  s'est  lié,  des  pieds  et  des  poignets,  au 
catholicisme,  il  fut  beaucoup  moins  séduit  par  cette 


lîARBEY    d'aUUEVILLY  123 

merveilleuse  my&tique  qui  aspire  les  âmes  poé- 
tiques que  par  la  doctrine  invinciblement  uni- 
taire ;  et  l'Eglise  lui  paraissait  avant  tout  un  mé- 
canisme fabriquant  l'unité  conceptuelle  et  sa  con- 
séquence l'unité  sociale,  une  machine  à  tuer  tous 
les  schismes.  Une  de  ses  premières  études  histo- 
riques, écrite,  pendant  sa  période  de  libre  pen- 
sée, à  propos  de  l'ouvrage  d'Urter  sur  Inno- 
cent m  et  la  papauté  est  telle  qu'il  n'aurait  eu  rien 
à  y  changer  plus  tard.  Le  puissant  terroir  nor- 
mand, qui  instille  le  bon  sens  aux  veines  de  ses 
enfants,  avait  versé  en  sa  tête  ce  solide  jugement 
qui  la  rendit  invulnérable  aux  sophismes  contem- 
porains. Ce  petit  gentilhomme  terrien  du  Coten- 
tin  était  de  Saint-Sauveur-le- Vicomte,  distant  de 
la  mer  de  quelques  milles.  A  la  côte  vivent,  jux- 
taposées, deux  races  très  différentes  :  les  gens  de 
mer  et  ceux  que  Fhomme  de  lignée  marine,  —  le 
den  a  vor ,  disent  les  Bretons,  —  nomme  dédai- 
gneusement les  paysans.  Bien  que  descendant  du 
grand  armateur  Ango,  qui  mettait  au  service  de 
François  1*=''  sa  flotte  de  douze  navires  corsaires, 
bien  que  ses  armes,  sans  ancienneté  et  attestant 
la  décadence  de  l'héraldique,  portassent  d'azur  à 
deux  barbeaux  (barbeys)  adossés,  Barbey  n'a  rien 
du  type  marin  ;  c'est  bien  un  terrien,  mais  il  l'est 
puissamment.  Il  revendiquait  sa  qualité  de  nor- 


i24  FIGURES    D'ÉVOr.ATEURS 

mand.  Il  la  sentait  palpiter  en  lui.  L'homme  qui 
tient  à  la  terre  par  des  racines  ancestrales,  qui  a 
vécu  parmi  les  arbres  et  les  plantes,  qui  a  subi 
le  rytlime  des  saisons  et  les  mouvements  des  élé- 
m^ents,  a  absorbé  par  les  narines  et  par  les  pores 
sa  dose  vitale  de  bon  sens.  L'homme  né  dans 
les  villes,  plus  impressionnable,  plus  mobile 
et  plus  vibrant,  est  sensible  aux  atmosphères  ar- 
dentes et  passionnées.  Il  est  plus  doux,  plus  poli, 
et  aussi  plus  exaspéré,  plus  excessif.  Il  n'a  pas  la 
force  radicale  de  résister  aux  rhétoriques,  aux  sé- 
ductions des  idées  folles  dansant  comme  des  sa- 
lamandres dans  la  buée  lumineuse  qui  le  soir 
monte  des  cités  vers  les  étoiles.  Hélas  '.  il  ignore 
la  nuit,  la  grande  nuit  apaisante  et  mystérieuse, 
car  la  nuit  effarée  et  rapide  qui  glisse  sur  les 
villes  à  pas  d'intruse  semble  venir  y  semer  des 
cauchemars  avec  des  mains  dépouillées  de  leurs 
primitives  ténèbres.  Et  c'est  de  si  loin  que  monte 
à  peine  en  sa  chair  le  chant  du  printemps  ou  la 
mélancolie  de  l'automne  ! 

L'unité  frappante  de  la  personnalité  de  Barbey 
l'a  fait  entrer  dans  la  gloire  comme  un  coin  dans 
une  bûche.  Les  lisières  dont  l'enserrent  les  né- 
cessités, les  fatalités,  elle  les  fait  craquer  et  les 
brise.  11  faut  qu'elle  soit,  pour  elle-même  et  de- 
vant  les    autres.    Gomment  se    m ontre-t-elle  à 


BARBEY    d' AUREVILLY  125 

nous  ?  Pas  selon  son  désir.  Le  jeune  Barbey,  avec 
toute  la  génération  dite  de  1830,  était  entré  dans 
l'adolescence  quand  le  tonnerre  des  canons  de  l'é- 
popée française  résonnait  encore  en  longs  échos 
dans  les  cervelles  ardentes.  Il  rêvait  d'agir  : 
soldat  ou  plutôt  homme  d'état.  On  n'a  guère  fait 
remarquer  que  Napoléon,  guerrier  malgré  lui, 
surtout  meneur  d'hommes,  avait  suscité  chez  les 
hommes  qui  eurent  vingt  ans  sous  la  Restaura- 
tion l'ambition  de  gouverner  les  populations  plu- 
tôt que  de  les  conquérir.  Barbey  ne  se  donna  pas 
d'abord  aux  lettres  avec  tout  l'amour,  avec  l'hu- 
milité de  l'amour.  Cela  lui  permit  de  juger  durant 
ioute  sa  vie,  sans  aveuglement,  leurs  fautes  et 
leurs  dangers.  Car,  filles  de  la  langue  d'Esope  elles 
partagent  la  double  puissance  de  leur  mère.  Mais 
il  leur  offrit  un  amour  toujours  croissant,  comme 
doit  l'être  le  véritable  amour.  La  période  des 
tâtonnements  lui  fut  longue,  quelque  nettes  et 
fermes  qu'aient  été  les  directions  initiales  de  sa 
personnalité.  Dans  le  grand  œuvre  alchimique, 
tous  les  philosophes  du  Feu  reconnaissent  une 
phase  où  tout  semble  perdu,  la  phase  de  ténèbres 
et  d'angoisses  qu'ils  nomment  en  leur  langue  de 
haut  symbole,  «  la  tête  de  corbeau  ».  Dans  ce 
grand  œuvre  qu'est  le  salut  en  ce  monde,  soit  la 
conservation  de  la  personnalité,  il  y  a  une  phase 


426  FIGURES  d'évocateurs 

analogue.  C'est  la  période  la  plus  trouble  de  la 
vie,  celle  oij  il  s'agit  de  se  connaître,  de  se  sen- 
tir, de  se  deviner,  et  de  se  situer  au  plan  de  ses 
puissances.  Nous  traversons  alors  la  douloureuse 
inquiétude  de  l'esprit  et  de  l'âme.  Il  semble  que 
nous  fassions  alors  dans  notre  vie  de  la  terre, 
l'apprentissage  de  ce  jugement  des  morts  dont  la 
religion  égyptienne  avait  exotérisé  la  révélation,  et 
dont  Ezéchiel  parle  sous  les  voiles  de  ses  images 
augurales.  Le  plus  fréquemment,  c'est  notre 
jeunesse  le  théâtre  où  se  déroule  le  conflit  tra- 
gique de  nous-mêmes.  Une  fougue  impatiente  et 
dispersée  nous  agite  et  nous  éloigne,  nous  fait 
étranger  à  jamais  de  la  voie  véritable  et  juste  où 
nous  poussait  l'élan  de  notre  adolescence,  véri- 
dique  comme  l'instinct.  Plus  tard,  si  nous  avons 
triomphé  de  l'épreuve,  si  nous  avons  émergé  des 
vertiges,  nous  revenons  au  point  initial  de  notre 
course  vitale,  et  nous  tâchons  à  modeler,  de  nos 
mains  plus  expertes  et  moins  ardentes,  la  statue 
de  la  vision  dont  s'illuminait  notre  rêve  ado- 
lescent. —  trop  heureux  s'il  n'est  pas  trop  tard  I 
La  jeunesse  de  Barbey  d'Aurevilly  fut  solitaire 
et  mondaine.  Elle  ne  se  môle  point  à  l'efferves- 
cence tumultueuse  de  la  génération.  Elle  ignore 
les  cénacles,  les  parlottes  littéraires,  où  les  jeunes 
hommes  impatients  brassent  les  vocables  et  les 


BARBEY   d'aLTxEVII-LY  127 

doctrines  dans  un  pétrin  où  ils  versent  rarement 
le  levain  du  génie.  11  est  né  six  ans  après  Hugo, 
deux  ans  avant  ce  Musset  qu'il  définit  si  joliment 
«  un  bois  de  lilas  foudroyé  ».  Il  ne  les  frôle  pas. 
Il  ne  connaît  guère  dans  les  lettres  que  son  ami 
de  collège  voué  à  un  éclat  posthume,  Maurice  de 
Guérin.  Dans  un  salon,  il  voit  Chateaubriand. 

—  Comment  était-il?  lui  clemandai-je  un  jour 
avec  cette  curiosité  passionnée  qui  saisit  notre 
jeunesse  quand  un  vivant  peut  nous  parler  d'un 
mort  éblouissant  déjà  loin  de  nous  dans  le  temps. 

—  Aucun  homme,  me  répondit  Barbey,  ne 
donnait  l'impression  de  s'ennuyer  aussi  profon- 
dément. Il  semblait  la  statue  de  l'ennui.  Silen- 
cieux dans  un  fauteuil  dont  il  ne  bougeait  pas, 
il  n'ouvrait  la  bouche  que  pour  mordre  constam- 
ment son  mouchoir.  » 

Et  ce  portrait  ne  contredisait  pas  celui  que  se 
faisait  mon  imagination  du  solennel  désenchanté 
qui  enviait  la  terrible  épitaphe  lue  par  lui  sur 
une  tombe  anonyme  :  Miserrimus.  Gomme  il 
contrastait  avec  la  silhouette  du  vieillard  que 
j'entendais  le  décrire  et  que  je  voyais  aussi  dans 
un  salon,  en  grande  toilette  démodée,  vif  d'esprit, 
désireux  de  charmer,  empressé  près  des  femmes 
dont  il  regardait  le  reOet  dans  un  petit  miroir 
caché  par  son  gant  noir  brodé  d'or.   Et  j'inter- 


128  FIGURES    DÉVOCATEURS 

rogeai  le  vieux  maître  sur  Balzac.  Il  décrivait 
son  aspect  fameux,  ajoutant  qu'il  l'avait  vu  sans 
jamais  l'entendre.  Je  savais  ce  qu'il  ne  m'avouait 
pas.  C'est  que,  déjà  lui-même,  ayant  fait  ses 
preuves  et  gagné  ses  éperons,  il  rencontrait 
quelquefois  Balzac  dans  Tomnibus  qui  le  con- 
duisait à  cette  maisonnette  de  Passy,  perdue 
dans  la  verdure,  d'où  l'on  découvre  aujourd'hui 
encore  cette  belle  vallée  de  la  Seine  dont  la  mal- 
faisante main  des  hommes  n'a  pu  détruire 
complètement  le  charme.  Et  tel  était  son  respect 
pour  ce  gros  homme  haussé,  dans  son  jugement, 
à  la  hauteur  de  Shakespeare,  qu'il  le  suivait  sans 
jamais  oser  lui  adresser  la  parole. 

Le  nom  de  Barbey  d'Aurevilly  n'est  point  mêlé 
à  ceux  de  cette  tumultueuse  jeunesse  de  1830. 
Sa  jeuness!  à  lui  fut  un  piaffement  dans  le  désert  ; 
et  s'il  proRiena  dans  des  salons  sa  silhouette  de 
dandy  inquiet,  le  monde  n'est-il  pas  un  désert 
humain  ?  A  part  le  jeune  chevaucheur  du  Centaure, 
son  ami  du  collège,  Maurice  de  Guérin,  le  fidèle 
Trébutien,  son  cousin  Edelestand  du  Méril,  il  n'a 
pas  auprès  de  lui  ces  esprits  qui  nous  sont  pa- 
rents, et  qui  souvent  nous  sont  nécessaires  pour 
l'équilibre  de  notre  esprit.  Nous  versons  en  eux 
le  trop-plein  d'une  pensée  qui  nous  opprimerait 
sous  son  silence,  et  ils  nous  donnent  en  échange 


I5ARBLY    d'aUREVILLV  129 

quelque  chose  de  la  leur  ;  ils  jettent  leurs  étin- 
celles sur  notre  bûcher  intérieur. 

Puis,  que  savons-nous  jamais  des  échanges 
faits,  des  influences  subies  ?  Il  y  a  une  source 
mystérieuse  d'influence  :  les  femmes.  Leurs 
doigts  nous  tendent  la  clé  de  la  connaissance  de 
nous-mêmes.  Elles  sont  le  miroir  où  nous  vou- 
lons voir  notre  plus  beau  reflet.  Certainement 
elles  durent  peser  de  tout  le  poids  de  leur  charme 
sur  la  formation  de  cet  esprit,  sur  la  jeunesse  de 
celui  qui  a  si  fortement  modelé  des  figures  fémi- 
nines. 


L'unité  d'un  esprit  est  créée  par  les  principes 
dont  il  vit.  Aussi  la  reconnait-on  sous  les  appa- 
rences les  plus  variées  qu'il  lui  plaît  de  revêtir, 
de  même  qu'on  retrouve  le  même  corps  d'une 
femme  sous  les  toilettes  les  plus  disparates.  La 
personnalité  de  Barbey  déborde  des  cadres  oiî  elle 
entre.  On  l'aperçoit  poète,  contour,  romancier, 
critique.  Sous  ces  avatars,  il  reste  toujours  lui- 
même. 

Poète  il  l'est  toujours  au  long  de  son  œuvre, 

9 


130  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

puisqu'il  a  les  dons  essentiels,  la  sensibilité,  l'ar- 
deur, la  passion,  et  celui,  dominateur,  de  saisir 
les  rapports  unissant  les  choses,  de  voir  sous  les 
apparences,  la  réalité.  Mais,  dans  son  œuvre  en 
vers  constitué  par  un  petit  recueil,  Poussières ,  qu  il 
dédaigna  de  publier,  il  ne  prétend  pas  ceindre 
son  front  de  la  couronne  de  chêne.  Il  en  porta 
toujours  le  regret  mélancolique.  Quel  noble  ado- 
lescent ne  rêva  pas  d'être  un  poète  ?  Tous  ceux 
qui  durent  s'accomplir  sous  une  autre  apparence, 
qui  parvinrent  à  donner  quelque  grandeur  à  leur 
vie,  tendirent  leurs  bras  vers  l'un  de  ces  deux 
emblèmes  :  la  Lyre  ou  l'Epée.  Avant  de  songer  à 
l'aire  de  sa  vie  un  poème  de  la  sainteté,  François 
d'Assise  s'essayait  à  rimer.  Mais  le  don  mysté- 
rieux d'évoquer  de  lointaines  beautés  par  la  mu- 
sique du  vers,  les  Muses  cruelles  le  distribuent 
comme  il  leur  plaît.  On  les  voit  le  refuser  à  de 
très  hauts  esprits,  à  des  cœurs  magnifiques  en 
même  temps  qu'elles  l'accordent  à  des  intelli- 
gences aimables  et  courtes. 

Deux  fois  j'ai  entendu  Barbey  d'Aurevilly  dire 
ses  vers,  de  sa  voix  encore  sonore  de  vieillard, 
les  bras  aux  accotoirs  d'un  fauteuil,  le  buste  re- 
jeté en  arrière.  Il  laissait  deviner,  en  disant  :  «  Oh! 
pourquoi  voyager  !  »  la  mélancolie  passionnée  qui 
était  son  plus  intime  sentiment,  et,  en  disant  u?i 


liAllBEV    d'aU?.EV1LLY  131 

amour  de  jupe  la  grâce  mondaine  dont  il  se  mas- 
quait. Ses  vers  ont  la  couleur  éclatante  et  Tardeur 
attristée  dont  il  signe  tout  ce  qu'il  écrit.  Ils  portent 
la  griffe  de  cette  personnalité  intense.  Mais  ils  ne 
sont  pas  des  vers  de  poète.  Ils  ne  ressortissent  pas 
du  divin  langage  qui  peut,  par  de  mystérieuses 
résonnaaces  puisées  dans  les  analogies  musicales 
du  verbe,  clés  du  secret  de  Tincantation,  ouvrir 
à  l'àme  du  lecteur  prédestiné  des  horizons  illi- 
mités. Ils  ne  chantent  pas  au  cœur.  Ils  se  con- 
tentent de  lui  parler,  ce  qui  n'est  pas  suffisant. 
Puis  d'aucuns  portent  leur  date,  nous  paraissent 
affublés  à  la  mode  de  leur  temps,  déguisés  de 
ces  oripeaux  du  dandysme  romantique  qui  rend 
insupportables  bien  des  pages  du  délicieux 
Musset. 

Barbey  exerçait  sur  lui-même  comme  sur  autrui 
sa  sûre  judicature  de  critique.  «  Le  vers  n'est  pas 
ma  langue  »,  disait-il  non  sans  mélancolie.  Aussi 
ne  s'attarda-t-il  pas  à  manier  un  langage  qu'il  ne 
sentait  pas  sien,  et  voulut-il  étiqueter  ses  poèmes 
peu  nombreux  d'un  titre  dédaigneux  :  Poussières. 
11  se  trouvait  plus  à  l'aise  dans  le  poème  en  prose, 
qu'il  aima  toute  sa  vie  d'un  amour  heureux  ;  je 
n'en  veux  pour  preuve  que  cette  brillante  Amaï- 
dée  écrite  dans  sa  jeunesse,  perdue  pendant  des 
lustres,   et  retrouvée  dans  sa  vieillesse,  et  aussi 


132  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

ces  Rythmes  oubliés  qui  sont  bien  maniés  par  la 
poigne  ferme  d'un  maître. 

Mais  ses  dons  poétiques  trouvèrent  leur  expan- 
sion dans  le  roman  et  dans  la  critique,  et  c'est 
par  eux  qu'il  est  sacré  romancier  et  critique  de 
premier  ordre.  Les  huit  romans  et  les  six  fameuses 
Diaboliques  sont  des  conquêtes  violemment  arra- 
chées au  labeur  du  journaliste.  Aussi  ont-ils  la 
force  conquérante. 

Le  roman  doit  nous  saisir  par  Fàme  et  l'esprit, 
par  le  cœur  et  les  entrailles.  Il  est  tenu  de  nous 
passionner;  autrement  il  nous  ennuie.  Piètre  ro- 
man, celui  dont  nous  lisons  quelques  pages,  puis 
que  nous  fermons.  Il  faut  que,  dès  les  premières 
pages,  l'intérêt  nous  emporte,  haletants  jusqu'à 
la  fin.  Forme  littéraire  infréieure,  prolixe  et  écla- 
mée,  sorte  d'épopée  bourgeoise  qui  a  pullulé  dans 
une  époque  bourgeoise,  le  roman  eut  sa  gloire 
quand  il  était  de  chevalerie.  Et,  par  une  ironie 
du  destin,  le  plus  parfait  des  romans,  je  veux 
dire  don  Quichote,  fut  écrit  en  raillerie  du  roman 
de  chevalerie  enseveli  dans  le  poncif.  Quand  le 
roman  est  un  masque  sur  une  tête  œcuménique, 
celle  d'un  Cervantes  ou  d'un  Balzac,  il  s'illumine 
d'imprévus  rayonnements. 

Le  pauvre  roman  est  l'enfant  déshérité  des 
Muses.  Condamné  à  se  traîner  dans  les  longueurs 


BARDEY    d' AUREVILLY  133 

du  récit,  pénible  cul-de-jatte  des  lettres,  et  sur- 
chargé encore  d'accessoires  utiles  et  futiles,  il  lui 
faut  porter  comme  Bias  tout  son  bien  sur  lui  ; 
mais  ce  bien  est  toujours  beaucoup  plus  encom- 
brant que  l'immatériel  bagage  du  sage  Grec.  La 
tragédie,  la  comédie,  alertes,  dégagées,  laissent 
au  lecteur  ou  à  l'auditeur,  le  soin  d  imaginer  leur 
mise  en  scène.  Elles  restent  dans  la  destination 
littéraire  qui  est  de  présenter  les  passions  et  les 
sentiments  des  hommes,  leur  vie  intérieure  à 
l'heure  oii  elle  est  éclairée  par  les  étincelles  d'un 
conflit  de  conscience.  Le  roman,  dans  ces  derniers 
temps,  s'évada  souvent  du  domaine  qui  lui  est  as- 
signé. Une  personnalité  très  puissante,  emprison- 
née dans  un  genre  littéraire,  le  dilate  jusqu'à  le 
faire  éclater.  Ainsi  Balzac  élargit-il  de  sa  corpu- 
lence le  moule  du  roman.  Il  y  entra  avec  les  nova- 
tions  des  conquérants.  N'avait-il  pas  laissé  voiler 
la  lucidité  de  son  génie  par  les  fumées  de  cette 
étrange  ivresse  qui  depuis  deux  siècles  a  troublé 
des  cerveaux  d'écrivains  ?  On  conte  qu'il  avait 
épingle  à  la  muraille  de  sa  cellule  érémitique  un 
portrait  de  Napoléon  au-dessous  duquel  il  avait 
inscrit  cette  phrase  :  «  Ce  qu'il  a  commencé  par 
l'épée,  je  l'achèverai  par  la  plume  ».  Ainsi  ce 
ferme  esprit  songeait  à  prendre  sur  la  vie  des 
bornâmes  une  inflence  immédiate.  Il  voulait  être 


134  FIGURES    d'ÉVOCATELRS 

un  maître  dans  la  directe  acception  du  terme. 
Que  cela  est  dangereux  !  Le  vulgaire  des  hommes, 
dans  les  plus  noblement  substantielles  corbeilles 
que  leur  tendent  les  mains  des  grands  hommes, 
ne  prend  jamais  que  les  fruits  pourrissants.  Il 
obéit  à  ses  instincts  comme  le  pourceau  à  ses 
appétits  ;  et  il  déforme  à  l'usage  de  ses  passions 
les  plus  pures  créations  du  génie  quand  il  sent 
que  le  génie  se  diminue  jusqu'à  les  lui  destiner. 
Voilà  pourquoi  nul  esprit,  si  fort  et  sihaut  soit-il, 
ne  peut  prévoir  l'action  de  ses  œuvres  sur  la 
foule,  s'il  se  leurre  du  désir  de  prendre  sur  la 
foule  une  immédiate  autorité.  Le  vin  du  génie 
est  trop  fort  pour  les  faibles  cervelles  :  il  leur 
donne  une  ivresse  mauvaise.  Elles  ne  décou- 
vriront jamais  dans  Foeuvre  de  Balzac  le  haut  et 
lumineux  enseignement  sourdant,  entre  les  pages, 
du  cœur  expérimenté  comme  de  l'esprit  certain 
du  Voyant.  Elles  n'y  trouveront  que  l'affolante 
mêlée  des  passions  emplissant  les  fresques  du 
grand  peintre  de  l'enfer  social,  de  celui  qui  a  fait 
de  la  Comédie  humaine  une  espèce  de  pendant 
montrueux  à  la  divine  Comédie. 

Ce  Balzac  a  créé  la  grandeur  du  roman.  De 
mesquine  qu'elle  avait  toujours  été,  cette  forme 
a  pris  sous  ses  mains  d'ouvrier  une  telle  am- 
pleur qu'on   en  appela  le  roman  la  forme  tao- 


BARBEY    d'aUREVILLY  13o 

derne  de  l'épopée.  Ne  sommes-nous  pas  au  siècle 
de  l'exagération  ?  Jamais  une  forme  forcée  de  se 
traîner  dans  les  longueurs  de  la  prose  analytique 
pourrait-elle  approcher  d'une  forme  exigeant  la 
concision,  cette  mystérieuse  condensation  de 
la  pensée  qui  seule  lui  permet  d'atteindre,  quand 
elle  a  pris  la  minceur  de  la  flèche,  les  horizons 
qui  touchent  au  monde  divin  ?  A  égal  génie,  le 
romancier  et  le  poète  épique  sont  trop  inégale- 
ment lotis.  S'ils  montent  la  même  somme  sur  la 
pente  de  l'Hélicon,  le  premier  porte  un  sac  de 
sous,  l'autre  une  pièce  d'or. 

Le  roman^  aimé  des  femmes,  est  comme  elles. 
Il  vaut  dans  sa  jeunesse.  Mais  qu'il  a  de  peine  à 
subir  l'épreuve  du  temps  !  Car  l'imagination,  à 
qui  il  s'adresse,  la  folle  du  logis  a-t-on  dit,  porte 
en  elle  l'ingratitude  des  femmes  légères.  Elle  ou- 
blie le  roman  qui  lui  ouvrit  les  portes  d'un  palais 
au  balcon  duquel  elle  put  voir  passer  la  vie  en 
robe  couleur  du  beau  temps.  Car  le  romancier  est 
le  couturier  qui  habille  la  vie  au  goût  de  son  gé- 
nie, lequel  se  plie  au  goût  du  jour.  Et  la  robe  la 
plus  merveilleuse  n'est  plus  qu'une  loque  indif- 
férente lorsque  quelques  années  ont  démodé  sa 
coupe  et  fané  ses  couleurs.  Encore  advient-il 
que  la  popularité,  qui  choisit  ses  favoris  à  sa  hau- 
teur, garde  longtemps^  pour  sa  banalité  touchante 


136  I-IGLRES   d'ÉVOCATEURS 

et  sa  basse  sentimentalité,  tel  roman  médiocre 
comme  Manon  Lescaut.  Vraiment,  quel  dommage 
qu'en  ces  trente  dernières  années  se  soient  bâties 
tant  d'usines  à  romans  !  Leur  reproduction  a  jeté 
quelque  discrédit  sur  ce  genre  littéraire,  si  sédui- 
sant quand  il  est  le  truchement  d'un  beau  cœur  ou 
d'un  esprit  vigoureux, capables  d'atteindre  cette  ex- 
pression évocatoire  sans  laquelle  il  n'est  pas  d'art. 
Après  l'unique  Balzac,  la  main  qui,  au  dix-neu- 
vième siècle,  aura  le  plus  fortement  pétri  la  pâte 
du  roman,  est  celle  de  Barbey  d'Aurevilly.  Pour 
apparaître  aux  premiers  plans,  le  laborieux  et  pé- 
nible Flaubert,  si  respectable  que  soit  son  effort, 
est  dénué  d'âme,  et  sa  vision  ne  dépasse  pas  un 
étroit  horison.  Beau  peintre  de  morceaux  pour  ou- 
vriers de  lettres,  lui-même  bon  ouvrier  qui  ne 
passera  jamais  maître.  La  force  d^'un  conteur, 
comme  celle  d'un  arbre,  vient  de  ses  racines. 
Celui  qui  raconte  les  actes  oij  les  hommes  sont 
contraints  par  leurs  passions  doit  voir  vivre  ces 
passions  sur  les  plans  soustraits  aux  regards  vul- 
gaires. Il  doit  percevoir  monter  en  elle  la  sève 
ardente  venue  de  leurs  racines  plongeant  dans  un 
monde  de  ténèbres.  Elles  sont  vivantes  comme 
des  larves  attachées  aux  flancs  de  leurs  auteurs. 
Et  comment  un  romancier  les  pourrait-il  voir 
vivre,  s'il  n'avait  le  sens  du  surnaturel? 


BARBEY   d' AUREVILLY  137 

Pas  de  poète  sans  ce  sens,  pas  de  génie  sans 
cette  intuition.  Nombre  d'esprits,  en  notre  temps, 
ont  renoncé  cette  essentielle  notion.  Ils  ont  ré- 
tréci l'horizon  oii  ils  veulent  passer  décapités.  En 
sorte  que  la  mode  de  notre  temps  nie  le  surna- 
turel. Cela  n'importe.  Celui  qui  voit  la  réalité, 
celui  qui  conquit  la  seigneurie  de  lui-même,  ne 
prend  souci  des  modes  de  son  temps,  ni  de  ses 
errements.  Il  va  droit  devant  lui,  les  yeux  des- 
silles, sans  s'inquiéter  de  l'opinion  de  ses  con- 
temporains. Le  contact  des  aveugles  ne  commu- 
nique la  cécité  qu'aux  prunelles  sans  destin.  Ce 
qui  fait  de  Balzac  et  de  Barbey  des  romanciers 
supérieurs  aux  autres  de  leur  siècle,  c'est  leur 
vision  du  monde  surnaturel.  Si  les  personnages 
qu'ils  créent  nous  attachent  à  eux  par  les  liens 
d'une  ardente  émotion,  c'est  qu'autour  d'eux  nous 
sentons  une  atmosphère  charriant  des  passions 
aussi  vivantes  que  des  bêtes.  Leurs  actes,  exé- 
cutés en  obéissance  à  des  ordres  dictés  par  de 
mystérieuses  puissances,  prolongent  leurs  con- 
séquences infernalement  logiques  jusqu'en  de  té- 
nébreux domaines,  impérieusement  soupçonnés- 
Les  héros  de  Barbey,  qu'il  est  licite  d'appeler 
héros  puisqu'ils  portent  jusque  dans  la  perver- 
sité ou  le  crime  leur  furieuse  fierté,  exhalent 
une  odeur  de  sang  ou  de  soufre.  Il  faut  excepter 


138  FIGURES  d'ÉVOCaTEURS 

quelques-uns  respirant  un  parfum  d'innocence. 
Ce  sont  rares  fleurs  humaines,  dans  la  littérature 
comme  dans  la  vie.  Hélas  !  l'âme  des  hommes  est 
ainsi  dirigée,  qu'elle  s'intéresse  moins  longtemps, 
moins  fortement,  aux  êtres  purs  qu'aux  pervers. 
La  pureté  est  monotone,  la  perversité  très  variée. 
Et  ce  qui  nous  attache  à  une  créature  pure,  c'est 
en  elle  le  germe  originel  du  mal,  c'est  sa  lutte 
avec  le  mal.  Le  saint  ne  nous  touche  que  par  sa 
tentation.  Le  génie,  qui  saisit  ce  qu'il  voit  le 
plus  clairement,  montre  toujours  une  prédi- 
lection farouche  pour  ses  plus  mauvais  enfants. 
Avec  quelle  sollicitude  Shakespeare  a-t-il  ca- 
ressé son  Yago  et  Molière  son  don  Juan,  ces  deux 
fils  du  génie  tendant  leurs  sinistres  bras  vers 
un  idéal  de  mal  absolu  !  Le  conteur  des  Diabo- 
liques, le  mâle  et  chaud  romancier  de  YEiisor- 
celee  et  û^un  Prêtre  marié,  d'une  vieille  Maî- 
tresse et  d\(ne  Histoire  sans  no?n  ne  se  laisse  in- 
timider par  nulle  horreur  des  âmes.  Son  poing 
viril  ne  tremble  pas  d'élever  la  torche  sur  leur 
gouffre  où  s'entrechoquent  des  passions  forcenées. 
11  sait  que  ces  passions  puisent  leur  énergie  vi- 
tale dans  le  pacte  que  les  hommes  concluent  avec 
elles  et  signent  de  leur  sang,  de  ce  sang  dont  elles 
se  nourrissent  comme  des  stryges  ou  des  lamies. 
Pour  descendre  dans  les  âmes,  il  faut  du  courage 


BARBEY    d'aUREVILLY  139 

comme  pour  descendre  aux  enfers.  Et  il  faut  des 
yeux  puissants,  —  les  yeux  de  l'esprit  plutôt  que 
ceux  du  corps,  —  pour  voir  ce  que  jette  en  elles  le 
monde  occulte,  ou  tout  au  moins  la  partie  de  ce 
monde  où  nos  idées  et  nos  désirs  plongent  leurs 
racines  pour  y  vivre  et  grandir,  ce  que  jette  en 
elles  le  royaume  de  la  tentation.  Barbey,  ce  nor- 
mand qui  campait  solidement  ses  pieds  sur  son 
terroir,  sur  le  sol  visible  à  tous  les  yeux,  n'était 
pas  un  mystique.  Mais  son  intuition  et  son  étude 
lui  permettaient  des  visions  sur  le  domaine  de  la 
Mystique.  Il  accédait  à  la  noLion  de  l'Occulte  par 
la  voie  catholique,  qui,  entre  celles  qui  y  mènent 
est  une  des  plus  prudentes.  Du  point  oij  il  s'était 
placée  il  pouvait  suivre  la  hiérarchie  des  plans  sur 
lesquels  les  gestes  des  hommes  prennent  leurs 
causes  ou  envoient  leurs  résonnances.  Tout  au 
moins  pouvait-il  voir  les  plus  proches  anneaux 
de  la  chaîne  d'or  de  Platon,  et  de  la  chaîne  de  fer 
dont  le  grand  vulgarisateur  grec  n'a  pas  exotérisé 
la  rude  image-  C'est  d'un  pareil  sommet  que  tout 
poète  tragique  voit  dans  une  clarté  fulgureuse  la 
terrible  logique  de  la  vie^  et  démontre  la  réalité  de 
la  prophétique  parole  :  «  Satan  est  logicien  » .  Le 
génie  du  poète  ou  du  romancier  est  une  équilibra- 
tion de  facultés.  Il  lui  faut  le  sens  de  la  Mystique, 
mais  sans  que  ce  sens  empiète  sur  les  autres.  Un 


140  FIGURES    d'éVOCATEUUS 

mystique  pur  ne  saurait  être  un  artiste  ;  ainsi 
Ernest  Hello  ne  vaut  que  par  son  sens  mystique 
qui  lui  dicte  d'admirables  pages,  et,  dès  qu'il  veut 
marcher  dans  une  autre  voie,  il  n'apparaît  plus 
qu'un  écrivain  médiocre  et  un  conteur  terne. 

Dans  le  roman,  la  formidable  main  de  Balzac 
brasse  tout  un  monde  de  caractères  et  de  passions 
comme  un  conquérant  brasse  les  peuples  soumis. 
Ce  romancier-là  dépassait  le  roman,  qui  doit  d'or- 
dinaire se  contenter  de  jeter  sa  lumière  sur  une 
situation  mettant  en  action  deux  ou  trois  carac- 
tères, sur  quelque  individualité  saillante  ou  sur 
une  passion  unique.  Et  c'est  bien  assez.  Cette 
tragédie  racontée  que  doit  être  le  roman  a  besoin 
de  se  couler  dans  cette  triste  et  belle  unité  d'ac- 
tion que  seuls  un  Shakespeare  ou  un  Balzac 
peuvent  se  permettre  de  briser.  Barbey  entreprend 
ce  roman  de  proportions  ordinaires,  mais  sous 
son  souffle  de  flamme,  la  passion  devient  in- 
cendie, un  incendie  qui  laissera  les  âmes  en 
ruines.  Plutôt  qu'un  romancier,  il  est  un  conteur. 
Il  ne  laisse  pas  ses  personnages  agir,  parler,  A'ivre 
par  eux-mêmes  sous  l'ceil  du  lecteur.  Il  ne  les 
quitte  pas.  11  est  toujours  là,  qui  les  présente,  qui 
les  évoque  et  qui  les  juge.  Mais  il  leur  a  insuffle 
une  vie  ardente  et  terrible,  et  nous  les  voyons, 
tout  près  de  nous,  familiers  encore  que  hautains, 


BARBEY    d'aCRKVILLY  141 

et  enveloppés  d'une  atmosphère  violente  où 
leurs  passions  tendent  leurs  griffes  et  leurs 
gueules  de  monstres.  Eux,  ils  les  aiment,  ces 
monstres^  avec  l'aveuglement  Je  l'amour  qui 
conduit  ses  aveuglés  à  l'abime.  Et  leur  auteur, 
que  nulle  sensiblerie  n'émasciilc,  les  accompagne 
d'un  pas  justicier  jusqu'au  bord. 

Plutôt  conteur  que  romancier,  leur  auteur  s'est 
parfois  attardé  avant  de  les  jeter  pantelants  sous 
nos  yeux,  et  il  nous  faut  attendre  trop  longtemps 
le  moment  oii  ils  viendront  si  près  de  nous,  que 
nous  respirerons  avec  eux,  que  nous  retiendrons 
notre  souffle  pour  écouter  le  leur.  Puis,  voici  la 
pierre  sur  laquelle  achoppe  quelquefois  le  roman- 
cier. 11  nous  présente  certains  héros  prêts  à 
d'extraordinaires  exploits,  et  nous  les  voyons 
pareils  à  des  écureuils  tournant  dans  leurs  cages. 
Voici  le  beau  protagoniste  d'une  vieille  Maîtresse, 
Ryno  de  Marigny,  dardant  sur  le  monde  des  re- 
gards de  conquérant.  Ses  facultés  condensent  une 
telle  force,  d'après  son  auteur,  que  sans  doute  il 
laissera  derrière  lui  un  de  ces  inoubliables  sillages 
que  tracent  les  maîtres  d'entre  les  hommes.  Or, 
que  fait-il  en  tout  et  pour  tout  ?  Il  s'acoquine  à 
une  vieille  maîtresse  qui  traîna  dans  des  lits  ba- 
naux son  pouvoir  ensorcelant.  Rirn  de  plus.  A-t-il 
au  moins  la  gloire  d'être  un  grand  amant  ?  Cette 


142  FIGURES    DÉVOCATEURS 

gloire-là  est  l'égale  des  autres.  Elle  prend  même 
sur  les  autres  la  supériorité  du  secret.  Elle  s'illu- 
mine de  n'être  connue  que  d'une  seule  femme  et 
de  Dieu.  La  gloire  dans  les  ténèbres  est  quelque 
chose  de  si  beau,  qu'elle  est  réservée,  ainsi  qu'aux 
grands  amants,  à  de  suprêmes  génies  ou  à  des  hé- 
ros élus.  L'instinct  populaire  ne  se  trompe  pas  qui 
mêle  les  noms  des  grands  amants  légendaires  à 
ceux  des  plus  illustres  d'entre  les  hommes.  Ce 
Ryno  de  Marigny  n'est  qu'un  médiocre  amant, 
passif  jouet  du  destin,  inerte  volant  que  se  ren- 
voient ces  deux  raquettes  du  diable,  l'orgueil  et 
la  luxure.  C'est  un  petit  cœur,  et  son  auteur  nous 
parle  couramment  de  sa  grandeur.  Il  n'est  pas 
seul  à  nous  décevoir  parmi  les  personnages  de 
Barbey.  D'autres  piaffent,  mais  ne  courent  pas 
vers  un  but  qui  vaille.  Ils  semblent  dévorés  par 
l'ennui  des  oiseaux  captifs.  Ils  n'ont  pas  su  éployer 
leurs  puissances.  Portaient-ils  un  cœur  trop  vaste 
pour  le  rétrécir  aux  dimensions  qui  lui  permet- 
traient de  se  loger  dans  quelqu'un  des  cadres 
que  le  monde  tient  tout  préparés  pour  ses  mé- 
diocres favoris  ?  C'est  probable.  Souvent  les 
hommes  au  trop  large  rêve  sont  incapables  de 
s'adapter  aux  conditions  ambiantes.  Quelques- 
uns  trouvent  en  eux  la  force  de  faire  éclater  les 
cadres  trop  étroits  pour  les  contenir.  Mais,  en  défi- 


BARBEY    d'aUREVILLY  143 

nitive,  quel  homme  s'est  jamais  accompli  selon 
son  désir?  Quel  héros,  quel  poète,  quel  saint  a  pu 
dire,  à  son  heure  dernière  :  «  Ma  vie  fut  supérieure 
à  mon  rêve  adolescent  ?  »  Qui  donc  a  taillé  sa 
propre  statue  à  l'échelle  de  son  idéal  ? 

Mais  nous,  nous  ne  pouvons  nous  intéresser 
qu'aux  personnages  correspondant  à  nos  puis- 
sances, ceux  dont  les  passions  ont  leurs  germes 
en  nos  cœurs,  et  si,  après  la  lecture  d'un  roman 
ou  d'une  tragédie  nous  savions  faire  jusqu'au 
plus  profond  notre  examen  de  conscience,  nous 
découvririons  que  nous  aussi  nous  avons,  sinon 
mille  âmes,  comme  on  l'a  dit  de  Shakespeare,  au 
moins  mille  possibilités  d'âmes.  Et  le  contact  de 
ces  personnages  de  d'Aurevilly  fait  lever  en  nos 
âmes  des  songes  forcenés,  qui  s'y  tapissaient  au 
plus  ténébreux  comme  des  lièvres,  peut-être  aussi 
peureux  que  des  lièvres  de  se  montrer.  Ces  gens 
furent  par  leur  auteur  aimantés  d'une  magnétique 
attirance,  et  nous  attachent  à  eux  par  des  liens 
entrant  en  nous.  Car  nous  sentons  qu'une  part 
de  leur  vie  se  déroule  sur  des  plans  voilés,  mais 
aussi  certains  que  notre  instinct.  Ces  êtres  de  chair 
ardente,  et  tourmentés  des  plus  violents  vertiges 
des  nerfs  et  du  sang,  ont  un  pied,  comme  nous 
dans  le  monde  surnaturel.  C'est  dans  ce  monde-là 
que  se  déroulent,  avec  une  terrible  logique,  les 


344  FIGURES  d'évocateurs 

causes  et  les  conséquences  de  leurs  actions.  C'est 
dans  ce  monde-là  que  résonnent  leurs  voluptés  et 
leurs  angoisses.  Les  maîtres  sont  ceux  qui  voient 
ce  déroulement,  qui  entendent  ces  résonnances, 
et  qui  évoquent  à  nos  yeux  leurs  visions.  Nous 
aussi_,  nous  sentons  le  prolongement  de  notre  vie 
dans  le  domaine  des  causes  et  des  conséquences. 
Notre  instinct  nous  le  murmure,  notre  intuition 
nous  le  chante,  notre  raisonnons  l'affirme.  Et  les 
voix  qui  nous  en  parlent  avec  le  plus  de  certitude 
sont  celles  qui  font  vibrer  en  nous  les  échos  les 
plus  nombreux  et  les  plus  impérieux. 

Le  romancier,  comme  le  poète  tragique,  nous 
présente  ses  enfants,  en  nous  montrant  ses  héros 
àTheuredeleur  plus  ardentconflit  avec  la  vie.  Il  les 
a  engendrés  et  enfantés.  Il  leur  a  modelé  la  face 
à  la  ressemblance  de  ses  passions  virtuelles,  de 
ses  désirs  en  germe,  de  ses  songes  en  brume. 
En  eux  ses  innéités  assoupies  se  réveillent  avec 
leur  développement  intégral.  C'est  d'avoir  jailli 
d'une  âme  fortement  vivante  que  les  personnages 
de  romans  se  saturent  d'un  fluide  attractif  et 
emplissent  leurs  veines  d'un  sang  généreux.  Et 
ceux  qui  les  voient  vivre  dans  l'œuvre  du 
conteur  les  aiment  quand  ils  se  sentent  liés  à 
ces  êtres  imaginaires  par  quelque  obscure  affi- 
nité. 


BARBEY    d'aUREVILLY  145 

Notre  vie  pétrit  notre  génie  d'une  main  mys- 
térieuse dont  nul  ne  voit  le  geste,  pas  même 
nous.  Tout  ce  qui  passa  par  notre  cœur  laisse 
en  nous  des  vestiges  perdurables.  Notre  âme  est 
douée  d'une  mémoire  occulte  capable  de  garder 
les  échos  de  tous  les  cris  qui  résonnèrent  en  elle. 
Comme  la  vie  grave  jour  par  jour,  jusqu'à  la  vieil- 
lesse, sur  le  visage  des  hommes,  l'histoire  de  leurs 
pensées  et  de  leurs  désirs,  de  leurs  défauts  et  de 
leurs  douleurs,  elle  imprègne  leur  esprit  de  l'a- 
rome  qu'ils  respirèrent  en  elle.  Nous  sommes  tein- 
tés de  notre  passé,  même  quand  nous  l'avons  rache- 
té au  prix  de  notre  sang.  Si  dans  nos  œuvres  per- 
durent de  belles  pages,  c'est  que  notre  vie  eut  sa 
beauté  secrète,  fut-ce  seulement  en  désir,  et  de 
même  nos  défaillances  s'y  peuvent  deviner.  Je 
comprends  donc  cette  curiosité  morbide  qui  tient 
certains  de  rechercher  tous  les  détails  de  la  vie 
des  grands  écrivains.  Mais  cette  recherche  est 
vaine,  parce  qu'elle  ne  trouve  jamais  que  des  ap- 
parences. Elle  découvre  quelquefois  des  faits  in- 
déniables. Mais  les  faits  n'agissent  sur  les  âmes 
que  par  les  émotions  qu'elles  y  engendrent.  Et 
ringéniosité  des  fureteurs  ne  parvient  pas  à  per- 
cevoir la  qualité  de  ces  émotions,  dont  le  souvenir 
vibre  dans  notre  voix.  «  Notre  vie  est  faite  de  la 
trame  de  nos  rêves  »,  dit  Shakespeare,  trame  sur 

10 


14G  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

laquelle  nos  plus  secrets  émois  brodent  des  fleurs 
couleur  d'or  et  de  sang. 

Tout  ce  qui  au  fond  de  nous  s'accumula  de 
notions  et  de  vibrations  y  forme  une  sorte  d'or- 
chestre occulte  dont  le  chant  lointain,  perceptible 
seulement  à  de  très  subtiles  oreilles,  accompagne 
toutes  nos  paroles.  Et  c'est  cela  qui  donne  à  nos 
paroles  leur  force  réelle  et  leur  autorité. 


Eh  bien  !  voici  un  critique  possédant  la  force 
et  l'autorité.  J'estime,  en  Barbey  d'Aurevilly,  le 
critique  plus  assuré  et  plus  complet  que  le  ro- 
mancier. Ses  contemporains  qui  admirèrent  en  lui 
le  romancier,  s'accordèrent  presque  tous  à  taxer 
ses  jugements  de  partialité  et  de  témérité.  Ils 
honorèrent  du  critique  la  virtuosité,  la  couleur 
et  la  fougue.  Ils  n'allèrent  pas  au  fond,  où  s'éta- 
geaient  la  fermeté  et  la  justesse  des  décisions. 
Barbey  d'Aurevilly  toute  sa  vie  passa  pour  un 
critique  sévère  et  malveillant.  L'argot  des  bas- 
fonds  littéraires  le  qualifia  d'  «  éreinteur  ».  Je 
l'entendis   s'en   plaindre,    car  les   plus   bronzés 


liARBEY    d'aHREVILLY  147 

souffrent  derincompréhension.  Le  temps  ordonne 
toutes  choses.  Il  permet  de  voir  que  les  sévérités 
de  Barbey,  encore  qu'elles  éclatèrent  comme  des 
cris  de  guerre,  furent  justes.  Quand  le  critique 
pécha,  ce  fut  par  indulgence.  Quelquefois  ses 
amitiés,  ses  sympathies  troublèrent  son  coup  d^œil, 
etnousnous  étonnons  de  Tcntendre  vanter  quelques 
œuvres,  depuis  longtemps  mortes,  qui  n'ont  jamais 
eu  que  ^apparence  de  la  vie. 

Cet  œuvre  critique  est  considérable ,  fécond 
et  varié.  Le  monument,  construit  pierre  à  pierre 
au  cours  d'une  longue  carrière,  ne  fut  dévoilé  que 
longtemps  après  la  mort  de  l'auteur.  Il  se  com- 
pose d'articles  écrits  sous  le  souffle  de  l'actualité, 
et  soumis  aux  rudes  conditions  qu'impose  le 
journalisme,  aux  nécessités  de  l'improvisation, 
à  la  gêne  constante.  Cet  écrivain  prétendait,  sur 
les  œuvres  et  les  hommes  de  son  temps,  écrire 
sa  pensée  en  pleine  indépendance.  Il  voulait  son 
esprit  libre  au  milieu  d'une  organisation  qui  ne 
tolère  que  des  esclaves.  La  presse  ne  peut  vivre 
qu'enchaînée,  par  des  chaînes  qui  ne  sont  même 
pas  toujours  d'or.  Gomment  pourrait-elle  donner 
la  liberté  à  ses  ouvriers  ?Meme  si  elle  le  voulait, 
elle  ne  le  pourrait  pas.  Un  écrivain  fier  est, 
dans  un  journal,  en  butte  à  mille  difficultés.  Il 
est  comme  don  Quichote   parmi  des  moulins  à 


148  FIGURES    d'ÉVOCAÏEURS 

vent.  Il  risque  toujours  d'être  happé  par  quelque 
aile  tournante. 

Quiconque  dut  passer  son  esprit  au  laminoir 
du  journalisme  apprit  à  ses  dépens  à  admirer 
l'énergie  avec  laquelle  Barbey  subit  l'épreuve 
sans  se  diminuer.  Le  journal  est  certainement 
l'un  des  plus  dévorants  dragons  de  notre  âge  de 
papier.  Il  dévore  les  forêts,  il  arrache  à  la  planète 
sa  chevelure  de  frondaisons  pour  en  faire  la 
pâte  de  son  éphémère  papier,  de  sa  prochaine 
poussière.  Ce  n'est  presque  pas  métapho- 
riquement qu^il  se  nomme  une  feuille.  Il  est  le 
prolongement  de  la  langue  d'Esape,  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur  au  monde  et  ce  qu'il  y  a  de  pire. 
Dragon  dévorant,  disais-je  ;  oui  mais  dragon 
enchaîné.  Que  ferait-il  s'il  était  libre  ?  La 
liberté  n'est  que  le  pouvoir  de  choisir  son  maître, 
fût-ce  d'adhérer  à  un  axiome.  La  presse  n'est  pas 
libre  de  choisir  son  maître.  Elle  est  tenue  en 
chaîne  par  le  pouvoir  régnant  sur  la  société 
actuelle,  l'argent.  La  ploutocratie  est  le  ferment 
des  sociétés  en  décomposition.  L'empire  romain 
en  mourut.  Notre  monde  en  meurt. 

Serve  de  tous  les  pouvoirs,  apparents  ou  se- 
crets, bavarde  bâillonnée,  qui  doit  répéter  les 
paroles  dictées  quand  est  desserré  son  bâillon 
d'or,  la  presse  obéit  avec  passivité.  L'écrivain  que 


BARBEY    d'aUREVILLY  149 

les  destins  lui  ont  livré  subit  l'impulsion  de  cette 
maîtresse  de  l'épreuve.  S'il  est  sincère,  s'il  pré- 
tend montrer  sa  pensée,  c'est-à-dire  sa  force,  tout 
l'engrenage  de  la  machine  cherche  à  le  broyer. Une 
ploutocratie  veut  des  courtisans  et  des  valets,  non 
des  maîtres.  Elle  hait  d'instinct  toute  aristocra- 
tie, et  celle  de  Tintellection  avant  toutes  autres. 
La  critique  a  souffert  de  telles  conditions.  Elle 
a  lutté  pour  vivre.  Puis  vraiment,  la  vie  lui  fut 
toujours  dure.  Si  elle  résiste  à  la  mode,  si  elle 
ne  s'habille  pas  au  goût  du  jour,  elle  est  dédai- 
gnée. Elle  est  tenue  dans  un  dilemne  :  courtisane 
ou  reléguée.  Son  aventure  est  de  tous  les  temps. 
Ce  lourd  gars  breton  de  Fréron  portait  dans  sa 
cervelle  plus  de  bon  sens  que  n'en  avaient  tous 
les  Encyclopédistes  ensemble,  plus  de  perspica- 
cité que  ce  brillant  touche-à-tout  de  Voltaire.  Le 
terrible  esprit  de  Voltaire  a  couvert  Fréron   de 
ridicule.  Et  comme  nul  ne  lira  plus   Fréron,  ni 
même  Voltaire,    le  procès    gagné   par  l'homme 
d'esprit  contre  l'homme  de  pensée  ne  sera  pas 
révisé.  Oui,  la  critique  est  toujours  vouée  à  d'in- 
grats destins.  Elle  a  le  rôle,  non  de  la  belle  fille 
qui   séduit,   mais   de  la  vieille  qui    grogne.   Et 
pourtant  sa  voix  est  nécessaire,  si  elle  se  fait  en- 
tendre d'un  sommet.  Elle  vaut  selon  la  doctrine 
qui  l'étaie,  et  selon  l'homme  qui  la  manie.  La 


150  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

tâche  est  rude.  Il  est  bien  rare  que  l'homme  soit 
à  la  hauteur  de  la  tâche.  L'adhésion  fidèle  à  des 
principes  éprouvés,  et  la  justesse  du  coup  d'oeil  ; 
la  fermeté  de  la  décision  et  le  courage  de  la  pa- 
role ;  la  virilité  de  l'intelligence  et  la  délicatesse 
de  la  sensibilité  :  vertus  rarement  conjuguées  que 
la  critique  exige.  Aussi  ne  les  rencontre  t-elle 
guère  réunies  que  chez  des  hommes  doués  aussi 
de  facultés  créatrices.  Ceux-ci  la  considèrent  sans 
enthousiasme,  ou  la  dédaignent,  ou  ne  lai  con- 
sacrent leurs  talents  que  par  échappées.  C'est  une 
personne  qui  ne  peut  contracter  que  des  mariages 
de  raison.  D'ordinaire  les  maîtres,  qui  possèdent 
la  faculté  critique  comme  ils  possèdent  la  faculté 
de  création,  ne  l'exercent  que  sur  leurs  propres 
œuvres^  dans  le  silence  de  la  conscience.  «  La 
critique,  c'est  la  puissance  des  impuissants  »,  di- 
sait dédaigneusement  Lamartine  au  nez  de  Sainte- 
Beuve.  Aussi,  quand,  dans  la  période  des  dé- 
boires, il  se  mit  à  la  critique,  il  l'accepta  comme 
un  métier  indigne  de  lui.  On  ne  fait  bien  que  ce 
qu'on  aime  faire.  D'ailleurs  son  génie  valait  beau- 
coup plus  par  la  chaleur  du  cœur  que  par  la  pro- 
fondeur de  l'intellection.  Mais  il  avait  cette  sen- 
sibilité généreuse  et  spontanée  qui  seule  permet 
de  voir  la  beauté.  Rare  faculté,  don  précieux  pou- 
vant suppléer  à  tous  les  autres  ! 


BARBEY  d'Aurevilly  ISl 

Barbey  d'Aurevilly  se  faisait  une  haute  idée 
de  la  critique,  encore  qu'elle  ne  soit  pas  admise 
dans  le  chœur  des  Muses.  Un  bon  ouvrier  fait 
avec  amour  toutes  ses  tâches.  Celui-ci  eut,  jus- 
qu'à la  fin  de  sa  longue  carrière,  assez  d'ardeur 
pour  en  embraser  des  pages  écrites  sur  des  choses 
souvent  indignes  d'occuper  son  esprit.  L'auteur 
du  Dandysme  connaît  trop  certainement  le  sourd 
pouvoir  de  la  tenue  sur  Thomme,  pour  jamais  se 
laisser  aller.  Sa  critique  est  toujours  casquée. 
Elle  est  guerrière.  11  lui  faut  résister  à  tant  d'en- 
nemis !  Mais  elle  est  aussi  pacifique  ;  et,  si  d'une 
main  elle  tient  l'épée,  de  l'autre  elle  sème  à  la 
volée  le  grain  de  l'idée.  En  effet,  la  critique  mé- 
riterait le  dédain  si  elle  se  bornait  à  énoncer  de 
stériles  décisions,  d'inutiles  verbiages.  Sa  gloire, 
toujours  obnubilée,  c'est  de  proposer  de  hauts 
conseils  et-de  beaux  exemples.  Elle  ne  doit  parler 
du  passé,  du  présent,  qu'en  s'adressant  à  l'avenir. 
En  montrant  les  défauts  des  œuvres  terminées, 
elle  songe  à  orienter  vers  la  perfection  les  œuvres 
futures,  indécises  encore  dans  leurs  limbes.  Elle 
éveille  un  vivant  cortège  d'espoirs.  Qu'elle  leur 
dénonce  tous  les  pièges  innombrables,  tendus 
sous  leurs  pas  ;  qu'elle  leur  recense  toutes  les 
fautes  offertes  à  leurs  tâtonnements;  qu'elle  leur 
éclaire  les  voies  qui  mènent  aux  gouffres  ! 


132  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

L'esprit  qui  traitera  la  critique  avec  cette  sûre 
autorité  devra  être  nourri  à  de  fortes  doctrines, 
assez  fortes  pour  lui  avoir  imposé  le  sens  de 
l'ordre.  Voilà  qui  manque  à  la  plupart  des  esprits 
contemporains,  l'empreinte  d'une  puissante  doc- 
trine. Sans  doute  d'aucuns  ont  le  goût  expéri- 
menté, la  sensibilité  juste.  Mais  on  les  dirait  ré- 
fractaires  à  la  continuité  du  jugement,  à  la  per- 
sévérance de  la  certitude.  Ils  vacillent  ;  ils  tré- 
buchent. Nulle  initiation  profonde  ne  leur  a  ré- 
vélé la  face  saillante  d'une  certitude.  Ils  ne  sont 
pas  descendus  dans  la  crypte  d'Eleusis,  et  ils 
n'ont  demandé  à  nul  hiérophante  la  coupe  dont 
le  vin  provient  d'une  vigne  ancienne  et  célébrée. 
Regardons  autour  de  nous  :  qu'ils  sont  rares,  les 
esprits  vertébrés!  La  plupart  semblent  dédaigner 
de  fortifier  leur  ossature.  S'ils  le  connaissaient, 
l'admirable  mécanisme  de  l'intellect  construit  sur 
des  plans  immémoriaux  dans  l'Ars  magna  d'un 
Raymond  LuUe  leur  prêterait  à  rire. 

Rarbey  s'attache  à  une  doctrine.  L'artiste  et  le 
critique  ont  été  fondus  du  même  métal  dans  le 
même  moule,  selon  la  même  armature.  Cette 
personnalité  tumultueuse  et  véhémente,  si  elle 
n'était  tenue  par  la  force  à  laquelle  elle  s'est  fiée, 
s'égarerait  dans  les  sentiers  de  gauche,  hors  de  la 
voie  droite  et  sûre.  A  ce  Normand  de  bon  sens, 


BARBEY    d'aUREVILLY  1 -"iS 

fils  de  ceux  qui  depuis  les  siècles,  ont  fait  vivre 
l'Angleterre  de  la  constitution  sage  qu'ils  lui  don- 
nèrent, il  faut  une  autre  doctrine  que  celles  qui 
passent  un  moment  sur  de  beaux  esprits,  comme 
une  risée,  au  souffle  d'un  philosophe  en  faveur 
pour  un  instant,  voire  pour  quelques  lustres.  Il 
faut  une  doctrine  éprouvée  par  les  siècles.  Aussi 
va-t-il  droit  à  celle  qui  fit  notre  civilisation,  au 
catholicisme.  Quand  il  fixe  son  choix,  son  esprit 
touche  l'heure  de  la  maturité.  Il  a  quarante-cinq 
ans.  Depuis  l'adolescence  jusque-là,  il  a  erré,  il  a 
flirté  avec  toutes  les  idées  du  siècle,  avec  tous  les 
concepts  à  la  mode  ;  il  a  été  l'esprit  fort  négateur 
et  souriant.  L'enfant  prodigue  apprécie  mieux  la 
demeure  qu'il  regagne  en  la  maison  du  père. 
Comment  comprendrez-vous  votre  ville  natale,  si 
vous  n'avez  jamais  voyagé,  si  vous  ne  pouvez  la 
comparer  à  nulle  autre  ?  Hélas  !  infirmité  du  cœur 
humain  !  Gomment  sentirez-vous  votre  grand, 
votre  définitif  amour,  consubstantiel  à  vous-même, 
si  vous  ne  vous  êtes  blessé  à  de  moindres 
amours  ?  Heureux  ceux  qui  n'ont  traversé  les 
orages  de  l'esprit  ou  du  cœur,  ceux  qui  passèrent 
attachés  au  même  giron  dont  ne  les  sépara  nulle 
fièvre  d'aventure  !  Mais  d'autres  ne  sont  pas  nés 
pour  cette  tranquillité.  Les  oiseaux  grands  voiliers 
sont  construits  pour  la  tempête.  Les  esprits  comme 


154  FIGURES   d'éVOCATEURS 

Barbey  respirent  à  l'aise  dans  l'ouragan.  Mais  ils 
ont  besoin  de  savoir  qu'ils  peuvent  se  reposer  sur 
du  granit. 

Chez  Barbey,  c'est  le  critique,  le  penseur,  plu- 
tôt que  l'artiste,  qui  avait  besoin  de  la  doctrine 
catholique.  D'ordinaire,  c'est  sa  mystique,  si  clai- 
rement ordonnée,  qui  appelle  au  catholicisme  les 
âmes  d'artistes,  féminines  toujours  un  peu,  quand 
elles  ne  possèdent  pas  le  complet  androgynat  du 
génie.  Ou  encore,  quand  leur  sensibilité  superfi- 
cielle vibre  aux  beautés  extérieures  dont  elle  n'at- 
teint pas  la  vie  profonde,  c'est  la  pompe  des  sym- 
boles. Certes  Barbey  portait  en  lui  assez  d'intui- 
tion poétique  pour  assentir  dans  le  catholicisme 
sa  présentation  précise,  partant  un  peu  sommaire, 
des  hiérarchies  du  monde  surnaturel.  Mais  ce 
qui  de  cet  ensemble  attire  avant  tout  cet  esprit 
déductif,  c'est  la  méthode  et  c'est  le  plan  de  cons- 
truction sociale.  C'est  l'éthique  du  catholicisme 
qui  a  captivé  cette  tête  normande  de  raisonneur. 
Volontiers  Barbey  s'attacherait  à  l'Eglise  histo- 
rique plutôt  qu'à  l'Eglise  mystique.  La  croyance 
est  différente  selon  l'esprit  qu'elle  habite.  D'au- 
cuns sombrent  dans  la  crédulité  niaise,  dans 
l'abdication  totale,  par  lâcheté  spirituelle,  —  s'ils 
ne  peuvent  accéder  à  une  splendeur  d'humilité. 
D'autres,   sans  rien  renoncer  de  leurs  facultés, 


BARBEY    d'aUREVILLY  1  Tm 

donnent  leur  adhésion  à  une  évidence.  Ils  fa- 
çonnent leur  foi  selon  la  définition  de  Thomas 
d'Aquin  :  «  la  foi  est  le  courage  de  l'esprit  qui 
s'élance  résolument  devant  lui,  certain  de  décou- 
vrir la  vérité  ».  Pour  eux,  la  croyance  est  un 
mode  d'accession  à  la  connaissance,  et  la  foi  est 
le  seuil  de  la  certitude.  Nul  dogme,  dans  aucune 
religion,  ne  saurait  masquer  une  notion  sufii- 
samment  pour  la  dérober  à  un  esprit  capable  de 
la  voir. 

Barbey,  romancier  ou  critique,  est,  comme 
Balzac,  préoccupé  d'éthique  plus  fortement  que 
d'art.  En  lui,  comme  en  Balzac,  Tartiste  est  tou- 
jours prêt  à  céder  le  pas  au  moraliste.  Aussi  a-t-il 
vu  d'abord  dans  le  christianisme  ce  qu'y  voyait 
Balzac  :  «  un  système  complet  d'opposition  aux 
tendances  dépravées  de  l'homme  ».  Assurément, 
ces  deux  esprits  étaient  trop  hauts  pour  n'y  pas 
voir  des  sommets  dépassant  ce  niveau  pragma- 
tique. Mais  l'un  et  l'autre  construisirent  leur 
œuvre  sur  cette  base.  C'est  piété  sur  ce  terrain 
que  Barbey  aura  lancé  le  faucon  de  sa  critique  sur 
la  philosophie,  l'apologétique,  l'histoire,  la  poli- 
tique, la  littérature,  les  arts  et  les  mœurs. 

Et  rien  n'aura  ébloui  la  fermeté  de  son  regard, 
—  si  ce  n'est  quelquefois  l'amitié.  Nulle  répu- 
tation, si  boursouflée  fût-elle,  ne  lui  aura  imposé, 


156  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

comme  nulle  mode.  Sa  fière  poigne  de  justicier 
arrache  le  masque  de  la  célébrité  vaine,  les  ori- 
peaux du  succès  grossier.  Les  idées  et  les  hommes 
du  dix-neuvième  siècle  défilent  sous  ses  yeux  pers- 
picaces. Ils  ont  depuis  passé  sous  la  toise  du  temps, 
qui  déjà  rendit  à  des  renommées  démesurées  leur 
véritable  taille.  Mais  le  temps  lui-même,  ce  des- 
tructeur de  toutes  choses,  ne  parvient  pas  à  fau- 
cher les  fausses  gloires,  celles  qui,  édifiées  par 
les  esprits  médiocres,  sont  par  eux  conservées  à 
travers  les  siècles.  Or,  la  critique,  si  elle  s'appuie^ 
comme  elle  dit,  sur  la  connaissance  des  principes 
et  des  lois  de  l'esprit,  doit  se  montrer  aussi  inac- 
cessible au  vain  prestige  de  renommées  acceptées 
par  une  badauderie  millénaire  qu'à  celui  prêté 
par  la  mode  à  des  réputations  contemporaines. 
Nulle  critique  ne  vaut  sans  une  métaphysique 
supérieur^.  Barbey  en  montre  une  qu'il  semble 
avoir  confrontée  aux  Ethiques  d'Aristote,  et  c'est 
au  feu  de  cette  lampe  intérieure  qu'il  juge  même 
les  plus  éphémères  productions  de  la  petite  lit- 
térature. 

L'éthicien  s'inquiète  des  ravages  apportés  de- 
puis deux  siècles  à  l'esprit  de  la  France,  à  son 
cœur,  à  tout  son  organisme  par  le  poison  litté- 
raire. Un  esprit  ferme  est  rebelle  à  toute  idolâtrie  ; 
il  ne  professe  pas  le  culte  aveugle  du  talent,  car 


BARBEY    d'aUREVILLY  157 

le  talent  littéraire,  véhément  ou  menu,  trouble 
trop  souvent  comme  une  vapeur  d'alcool  le  cer- 
veau oiî  il  loge.  Dans  une  de  ses  fortes  préfaces, 
le  mâle  Corneille  souhaite  échapper  «  à  cet  enivre- 
ment d'orgueil  familier  aux  personnes  qui  se 
mêlent  d'écrire  »_,  mais  son  droit  génie  ne  s'oppo- 
sait-il pas  à  ce  péril  comme  la  plus  sûre  protection  ? 
L'homme  de  lettres,  le  rhéteur  a  pris  l'habitude 
de  soumettre  à  son  jugement  insuffisant  les  plus 
hautes  questions  dont  son  esprit  est  incapable  de 
voir  les  cimes  obnubilées.  11  ne  saurait  apporter 
dans  sa  décision  rapide  la  rectitude  ni  la  profon- 
deur essentielles  au  génie.  Il  n'enferme  pas  en 
lui,  pour  éclairer  ses  propres  ténèbres,  la  lampe 
certaine  d'une  initiation.  Souvent  il  n'est  pas  lié 
à  une  tradition  qui  le  maintiendrait  dans  une  voie 
sûre.  Il  ne  relève  alors  que  de  lui-même,  c^est-à- 
dire  de  peu  de  chose.  II  est  un  vulgaire  parlant  au 
vulgaire,  et  lui  parlant  en  sa  langue.  Il  arrive  que 
des  hommes  de  petit  esprit,  d'âme  courte,  de  cœur 
étroit,  atteignent  les  tours  de  main  du  talent  et 
les  prestiges  oratoires.  Tel  est  le  cas  de  presque 
tous  les  petits  lettrés.  Ils  touchent  aux  grands 
problèmes  avec  des  doigts  de  rustres,  mais  quelque- 
fois précieusement  gantés,  et  leur  virtuosité  éblouit 
la  foule.  Or,  si  sans  posséder  les  fortes  supério- 
rités, sans  respirer  dans  les  hautes  atmosphères, 


158  FIGURES    d'ÉVOCATEUUS 

l'écrivain  montre  un  talent  prestigieux,  il  devient 
d'autant  plus  pernicieux.  Qui  dira  la  nuisance  du 
venimeux  dilettantisme  d'un  Renan?  Et  n'avons- 
nous  pas  vu  les  ravages  qu'exerça  dans  des  cer- 
velles victiraées  un  populaire  romancier  russe, 
Tolstoï,  lorsqu'enivré  d'orgueil,  à  l'instar  de  son 
maître  le  rhéteur  Jean-Jacques,  il  prétendit  sou- 
mettre à  sa  puérile  dialectique  de  Barbare  les  con- 
cepts souverains  et  les  plus  beaux  génies  de  notre 
civilisation  ? 

C'est  une  vertu  du  génie  d'adhérer  spontané- 
ment à  de  justes  principes,  de  plonger  au  cœur  du 
monde.  Partant,  il  ne  tombe  pas  plus  dans  l'er- 
reur morale  que  dans  l'erreur  métaphysique.  lia 
la  droiture  innée.  Mais  l'écrivain  moindre,  celui 
à  qui  n'est  pas  attribuée  la  certitude  primordiale, 
doit  s'inquiéter  de  sa  responsabilité  morale.  Il 
verse  nécessairement  dans  son  œuvre  son  essence 
intérieure,  car  tout  homme  exhale  son  odeur  psy- 
chique, pure  ou  impure,  comme  toute  ileur  son 
parfum.  Ce  qui  fait  la  qualité  morale  d'une  œuvre, 
c'est  le  sens  moral  de  son  auteur,  c'est  sa  qua- 
lité d'âme.  L'écrivain  ne  peut  donc  faire  œuvre 
morale  ou  immorale  à  volonté  ;  il  œuvre  selon  sa 
moralité  intime,  qui  transparaît  toujours.  Les  lit- 
tératures vivent  de  la  peinture  des  passions  hu- 
maines, qui  sont  le    plus    souvent  abominables. 


ï'îAarvEY  d'aurevilly  159 

C'est  l'âme  Ju  peintre  qui  enveloppe  la  peinture 
d'une  atmosphère  morale,  comme  Véronèse  revêt 
d'un  rellet  d'argent  tout  ce  qu^il  touche.  Et  la 
morale  d'une  oeuvre  doit  être  comme  le  parfum 
d'une  fleur  :  les  parfums  les  plus  pénétrants  sont 
les  plus  discrets.  A  tout  écrivain,  au  romancier 
comme  à  l'historien,  la  critique  doit  demander 
compte  de  sa  tendance,  de  son  sentiment  éthique. 
Barbey  n'y  manque  pas,  et  il  a  jugé  avec  une  si 
décisive  fermeté  les  écrivains  d'histoire,  qu'on  se 
prend  à  regretter  qu'il  ait  dispersé  en  croquis  de 
maître  ses  études  d'histoires,  plutôt  qu'en  faire  de 
larges  et  définitives  fresques. 

Qu'est-ce  que  l'Histoire  ?  C'est  la  confession 
des  fautes  de  l'humanité.  Il  lui  faut  la  sincérité 
et  la  profondeur  de  l'examen  de  conscience. 
Précisément,  presque  tous  les  écrivains  qui  s'en 
mêlent  sont  des  passionnés.  Rien  de  mieux  si 
leurs  passions  étaient  grandes  et  fortes,  car  sans 
passion  nulle  beauté  littéraire,  et  la  froideur  du 
cœur  obscurcit  la  portée  des  yeux.  Mais  leurs 
passions  mesquines  ne  sont  même  pas  les  leurs. 
Elles  sont  celles  de  leur  temps,  de  leur  villagCr 
de  leur  coterie.  Presque  toujours,  les  historiens 
n'imaginent  pas  des  idées,  des  idées  maîtresses^ 
de  celles  qui  dirigent  une  époque,  différentes  de 
celles   qui  semblent    diriger    leur    époque.    La 


160  FIGURES    d'ÉVOCAIEURS 

première  vertu  de  l'historien,  c'est  la  liberté  de 
l'esprit.  Son  premier  devoir,  c'est  de  planer  au- 
dessus  des  lieux  communs  de  son  temps,  c'est 
de  pouvoir  épouser  d'autres  conceptions  que 
celles  dont  il  entend  autour  de  ses  oreilles  le 
bourdonnement.  C'est  le  même  génie  que  le 
poète  tragique  qui  peut  vivre  les  vies  les  plus 
contradictoires,  et  qui,  comme  Shakespeare,  peut 
avoir  mille  âmes.  Aussi  quel  historien  égale 
Shakespeare  historien  ?  L'histoire  est  la  critique 
du  passé.  Elle  n^a  donc  que  les  puissances 
négatives  de  la  critique  :  elle  peut  enseigner  à 
éviter  les  fautes.  Elle  ne  peut  donner  le  talent 
politique,  mais  elle  révèle  comment  les  mêmes 
fautes  engendrent  toujours  les  mêmes  consé- 
quences. Et  combien  d'esprits,  en  notre  âge  de 
pensée  aveulie,  entendent  ses  leçons  rudes, 
annonçant  l'inéluctable  ?  Combien  ont  appris 
d'elle  que  toute  démocratie  —  c'est-à-dire  toute 
ploutocratie,   — aboutit  à  l'empire  militaire? 

C'est  parce  qu'il  a  sauvé  sa  personnalité  que 
Barbey  d'Aurevilly  est  un  grand  historien.  Sans 
doute  il  n'a  écrit  aucun  gros  volume  sur  un  su- 
jet historique.  Journaliste,  il  critiquait,  au  cou- 
rant de  leur  apparition,  les  livres  d'histoire.  Mais 
d'ordinaire,  il  faisait  en  un  article,  l'histoire 
que  l'auteur  n'avait  pas  su  faire  en  un  livre.  La 


BARBEY  d'Aurevilly  161 

force  première  de  l'historien,  c'est  sa  connaissance 
du  cœur  humain.  Les  événements  ne  sont  que 
les  conséquences  logiques  des  passions.  Connaître 
les  hommes  :  rude  science  qu'on  avale  avec  les 
crapauds  éclos,  par  génération  spontanée,  de  leur 
fréquentation,  rude  science  que  les  plus  intui- 
tifs, les  plus  géniaux,  n'acquièrent  qu'en  res- 
pirant l'odeur  vénéneuse  de  leur  contact,  trop 
heureux  si  la  l'obustesse  de  leur  tempérament 
leur  permet  d'éliminer  le  poison  !  C'est  cette 
science-là,  qu'on  n'apprend  pas  dans  les  écoles, 
que  doit  avant  toute  autre  posséder  l'historien, 
aussi  bien  que  le  poète  tragique  et  le  romancier. 
«  Je  ne  suis  pas  un  sentimental  historique,  — 
un  philanthrope  qui  se  cabre  devant  l'humanité, 
parce  que  l'imbécile  la  croyait  charmante.  Je  sais 
de  reste  qu'à  toutes  les  pages  de  l'Histoire  il  y  en  a 
d'affreuses,  pleines  de  sang  et  de  larmes,  et  que 
les  annales  de  ce  monde  ne  nous  offrent  que  le 
spectacle  de  révoltes,  de  colères,  de  renverse- 
ments. »  Mais  les  passions  humaines  sont  le  le- 
vain dans  la  pâte  où  se  moulent  les  événements. 
Quelle  main  mystérieuse  la  brasse  ?  Celle  de  la 
Providence  !  s'écrie  Bossuet.  Celle  de  la  fatalité  ! 
murmure  Vico  et  clament  les  déterministes. 
«  Tantôt  l'une,  tantôt  l'autre  »,  dit  le  plus  juste 
visionnaire  ,   Fabre  d'Olivet.   Mais   l'auteur  mé- 

n 


162  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

connu  de  l'Histoire  philosophique  du  genre  hu- 
maiuy  d'intuition  profonde  et  de  science  colos- 
sale, n  a  pas  les  grands  dons  merveilleux  du 
style  qui  seuls  assurent  la  gloire.  Et  sa  voix  ne 
vibre  pas  d'un  assez  sonore  métal  pour  atteindre 
d'autresi  oreilles  que  celles  d'une  très  restreinte 
élite,  à  laquelle  il  révéla  lejeu  occulte  des  forces 
auxquelles  adhère  ou  résiste  la  liberté  de  l'homme . 
Je  ne  crois  pas  que  Barbey  d'Aurevilly,  dont  la 
lecture  était  énorme,  ait  connu  l'œuvre  de  Fabre 
d'Olivet,  qu'il  aurait  compris. 

Autre  vertu  nécessaire  à  l'historien  :  la  virilité 
de  l'esprit.  Mais  n'est-ce  pas  elle  aussi  qui  assure 
la  connaissance  des  passions.  Clio  est  une  rude 
Muse,  qui,  pour  être  toujours  vierge  comme  ses 
huit  sœurs,  a  le  masque  énergique  modelé  par 
une  âme  héroïque.  Elle  vomit  toutes  les  lâchetés, 
et  la  sensiblerie  est  la  lâcheté  du  cœur.  Il  faut 
admirer  en  d'Aurevilly  cette  virilité  intellectuelle 
et  cuirassée.  L'historien  ne  délace  jamais  sa 
cuirasse.  Pour  juger  les  hommes  et  les  événe- 
ments, dans  le  passé  comme  dans  le  présent, 
pour  être  un  juge  toujours  droit  et  d'aplomb, 
il  s'est  attaché  à  un  poteau  solide  :  le  catholi- 
cisme. Les  cordes  qui  le  maintiennent  là,  droit 
comme  le  poteau,  n'ont  pas  chez  lui  troublé  le 
cours  du  sang  au  point  de    ui  donner  la  iièvre. 


BARBEY   d' AUREVILLY  163 

Il  a  autant  de  sang-froid  dans  le  coup  d'œil  que 
d'ardeur  dans  l'expression.  Ne  se  laisser  aveugler 
ni  par  ses  haines,  ni  par  ses  amours,  c'est  une 
irrécusable  preuve  de  force.  Monarchiste,  puisque 
la  monarchie  est  une  tendance  à  l'unité,  et  que 
son  critère  est  l'unité,  nul  ne  peint  avec  plus 
d'intensité  les  fautes  do  la  monarchie  française 
depuis  la  Renaissance  jusqu'à  sa  fin.  Nul  n'a  plus 
justement  flagellé  ces  secs  Valois  et  ces  épais 
Bourbons  qui  ont  rongé  de  leurs  dents  longues 
Fœuvre  admirable  de  leurs  prédécesseurs,  de 
Charlemagne  à  Louis  XL  Appartenir  à  un  parti, 
c'est  renoncer  sa  personnalité,  c'est  se  faire  étalon 
dans  un  haras,  selon  le  mot  de  Musset  qui  re- 
fusait cette  déchéance  de  toute  la  fière  vibration 
de  sa  tête  chevaline.  La  plupart  des  historiens 
modernes  ont  cette  abnégation  de  se  sacrifier  à 
leur  parti.  Ils  commencent  par  se  décapiter. 
Ensuite  ils  tâchent  à  étaler  les  faits  sur  le  lit  de 
Procuste  de  leurs  thèses.  Certes  la  froideur  et  la 
neutralité  sont  des  stupéfiants.  L'historien  sans 
passion  n'est  qu'un  radoteur  inécouté.  Mais,  si  la 
passion  de  l'artiste  multiplie  la  force,  celle  du 
partisan  la  ratatine. 

11  ne  peut  exister  d'histoire  nationale.  La  vie 
d'une  nation  se  mêle  à  celle  du  monde  entier. 
Elle  ne  s'isole  pas.  Pour  être  autre  chose  qu'une 


164  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

peuplade  sauvage,  qu'un  anonyme  ramassis  de 
barbares  sans  annales,  pour  constituer  une  nation, 
un  peuple  doit  porter  à  travers  le  monde  l'éten- 
dard d'une  idée  ou  d'un  sentiment.  Sa  fonction 
est  d'exécuter  le  pacte  mystique  qu'il  a  conclu 
pour  vivre.  II  ne  vit  qu'autant  qu'il  obéit  fidèle- 
mentaux  conditions  de  son  tempérament  etau  mi- 
rage de  son  idéal,  qu'il  équilibre,  par  son  vou- 
loir les  directions  à  lui  assignées  par  sa  fatalité 
et  les  tendances  suscitées  par  un  appel  supérieur. 
Un  historien  national  rétrécirait  son  champ  de 
vision  autant  qu'un  historien  partisan.  Il  man- 
querait de  la  première  faculté  exigée  par  l'his- 
toire :  le  sens  de  la  perspective,  la  perception  des 
plans  où  se  situent  les  péripéties  de  ce  drame 
qu'est  l'histoire.  Un  historien  national  ne  serait 
guère  plus  grand  qu'un  historien  de  clocher.  11 
faut  laisser  à  la  morgue  allemande  ce  souci  de 
faire  de  l'histoire  un  piédestal  colossal  où  jucher 
la  flasque  Gretchen  casquée  qui  l'allégorise.  L'Al- 
lemagne n'est  pas  une  nation.  Conglomérat  sa- 
turnien de  petits  peuples,  elle  est,  comme  sa 
langue  amorphe,  dénuée  de  vertèbres.  Mais  la 
France  est  unenation.S'iln'est  pas  possible  d'écrire 
l'histoire  d'une  nation,  il  est  possible  de  faire 
sa  biographie.  Or  la  France  attend  encore  son  bio- 
graphe. Nul  n'a  raconté  avec  la  voix  du  génie  sa 


BARBEY    d'aUREVILLY  IGo 

vie   passionnée.  Qui  donc    aujourd'hui  prendrait 
au  se'rieux   ce  capricant  et  mesquin  professeur, 
Jules MicheletjSénile  banderillero qu'éventra, dans 
un  accès  de  colère,  un  coup  de  corne  de  cet  acre 
taureau  de  la  logique,  Proudhon,  logicien  comme 
le  diable  ?  Voici  une  nation  solaire  et  rayonnante 
qui  n'a  enfanté  ni  un   historien  de  sa  vie  ni  un 
poète  de  son  épopée.  Or  elle  a  toujours  mêlé  sa 
vie  à  celle  du  monde,  et  elle  a  semé  sur  la  terre 
l'éclat  de  gestes  épiques.  Elle  donne  Charlemagne, 
puis  cette  merveille  épanouie  de  l'héroïsme  dévoué  : 
la  Chevalerie,  Et  les  fameuses  chansons  de  gestes 
ne  sont  que  d'assez  ternes  rapsodies.  Elle  che- 
vauche dans  les  Croisades,  au  cours  desquelles,  oc- 
cultée par  les  éclats  des  chocs  d'cpées,  s'accomplit 
dans  la  crypte  l'entente  des  initiations  d'Occident 
et  d'Orient,  qui,  maintenue,  eût  apporté  au  monde 
une  paix  sociale  dont  elle  élançait  du  sol  de  France 
un  témoignage  de  pierre  :  la  cathédrale  gothique. 
Quel  historien  montra   la  portée  des  Croisades, 
depuis  celle  que  prêcha  Pierre  l'Ermite  jusqu'à 
celle  qu'accomplit  contre  la  Chine,  en  1900,  l'Eu- 
rope alliée  au  Japon?  Quelle  âme  épique  de  Fran- 
çais en  révéla  les  péripéties  évidentes  ou  voilées? 
Ce  n'était  pas  ce  gracieux  et  faible  italien,  Tor- 
quato  Tasso,   qui   pouvait   planer   à  la  hauteur 
du  sujet.  Que  cette  France  est  féconde  en  créa- 


166 


FIGURES    D  EVOCATEURS 


tures  exceptionnelles  !  Elle  enfante  Jeanne  d'Arc, 
l'inspire'e  miraculeuse  dont  Fépée  déchire  un  pan 
du  voile  dérobant  le  plan  où  les  événements  de 
ce  monde  plongent  leurs  racines  cachées.  La 
Voyante  guerrière  n'a  ni  son  historien  ni  son 
poète.  Salumière  désespère  les  cécités  rationalistes. 
Sa  cuirasse  a  reçu  bien  des  taches  d'encre.  Toute 
grandeur  les  attire.  Puis  songez  à  la  multitude  de 
grands  hommes  émergeant  de  la  foule  :  combien 
ont  trouvé  un  biographe  à  leur  taille  ?  Il  est  beau- 
coup plus  facile  d'être  un  grand  homme  que  d'être 
compris  par  un  autre  homme.  Le  jeune  génie 
d'Alexandre  le  savait  quand  il  pleurait  d'être  né 
après  la  mort  d^Homère. 

La  Révolution  a-t-elle  trouvé  son  historien  ?  Urf 
peut-être  :  l'Anglais  de  génie  qui  en  peignit  la  ca- 
ricature, Carlyle,  une  espèce  de  prophète  bouffe. 
En  France,  elle  ne  fut  racontée  que  par  des  fana- 
tiques. Les  uns  en  écrivirent  avec  amour  ;  les 
autres  avec  horreur.  Les  illuminés  secondaires 
qui  la  préparèrent  sur  le  sol  de  France  avaient 
brouillé  les  plans  lucides  du  Grand  Architecte. 
Les  superficiels  rhéteurs  de  l'Encyclopédie  rétré- 
cissaient les  horizons.  Les  quarterons  d'initiés 
dévoyés  qui,  dans  la  frénésie  de  l'échec,  se  guil- 
lotinèrent les  uns  les  autres,  ne  pouvaient  com- 
prendre que  les  principes  dont  ils  voulaient  ins- 


BARBEY    d'aUREVILLY  167 

taiirer  les  conséquences  ne  recevaient  Thaieine 
vivifiante  de  la  vérité  que  sur  certains  plans 
transcendants.  Appliqués  sur  le  plan  social,  ils 
devenaient  absurdes  et  n'engendraient  que  du  dé- 
sordre. Et  c'est  pourquoi  Joseph  de  Maistre,  qui 
voit  parfois  les  racines  souterraines  des  faits,  dé- 
clare la  Révolution  satanique.  Or,  qu'est-ce  que 
Satan  ?  C'est  le  principe  déséquilibrant  dont  Fhé- 
roglyphe  se  retrouve,  tonifié  par  le  D  qui  le  pré- 
cède, dans  l'hiéroglyphe  du  mot  français  DeSTi  N. 
Car  la  langue  française,  comme  toutes  les  autres, 
est  hiéroglyphique. 

Non,  cette  France  qui  enfante  des  hommes  su- 
périeurs sans  se  lasser  de  ses  parturitions  et  sans 
les  lasser  de  sa  maternelle  ingratitude,  accomplit 
sa  geste  dans  le  monde  sans  avoir  tiré  de  ses  flancs 
l'historien  qui  la  conterait  fortement,  ni  le  poète 
épique  qui  en  révélerait  le  logique  déroulement 
sur  le  film  du  Mystère,  Rares  sont  toujours  les 
écrivains  qui  méritent  le  titre  d'historiens,  ceux 
dont  s'empare  cette  possessive  et  terrible  Clio  à 
qui  la  symbolique  des  Anciens  attribuait  un 
ventre  d'airain.  Il  faut  un  génie  singulièrement 
viril  pour  accoler  ce  ventre  et  y  faire  tressaillir 
les  entrailles.  L'intrépidité  du  jugement  accom- 
pagnant la  puissance  du  coup  d'oeil,  l'énerg-ie  de 
faire  comparaître  les  morts  et  de  les  traduire  à 


168  FIGURES   d'ÉVOCATEURS 

une  vie  nouvelle,  à  une  vie  plus  essentielle  que 
celle  qu'ils  ont  vécue ,  plus  saillante  de  par  le 
raccourci  des  gestes,  quand  on  a  ces  grandes  ver- 
tus de  l'historien,  on  présente  Richard  III  ou 
Henri  VIII,  et  on  se  nomme  Shakespeare.  Et 
quand  un  homme  portant  le  reflet  de  ces  vertus 
peint  le  portrait  d'un  vivant  appartenant  à  l'his- 
toire, il  efi"ace  tout  ce  que  les  autres  écrivent  de 
ce  personnage.  Il  existe  un  portrait  de  Louis  XIV 
tracé  par  Saint-Simon.  11  existe,  sur  ce  roi  hour- 
souflé,  une  foule  de  documents,  de  ces  documents 
officiels  sous  la  poussière  desquels  de  naïfs  érudits 
croient  surprendre  le  secret  des  événements,  sans 
se  douter  que  tout  document  officiel  est  obliga- 
toirement mensonger.  Nous  ne  voyons  Louis  XIV 
que  selon  Saint-Simon. 

Barbey  d'Aurevilly  possédait  les  dons  pragma- 
tiques de  l'historien,  et  il  pouvait  envisager  les 
plus  horribles  convulsions  de  l'humanité  sans  dé- 
tourner les  yeux  et  sans  pâlir.  Sans  doute,  il  n"a 
pas  fait  œuvre  d'historien.  Il  ne  s'est  pas  mis 
aux  prises  avec  cette  difficulté  si  rarement  vain- 
cue de  construire  un  ouvrage  des  fondations  au 
faîte,  bien  que,  né  lutteur,  il  eût  appris  à  ceinturer 
le  sujet  qu'il  trouvait  en  face  de  lui.  Il  dut  se 
contenter  de  promener  sa  judiciaire  passionnée 
au  travers  des  édifices  construits  par  les  autres. 


BAU15EY    d'aUREVILLY  169 

Mais  le  propre  d'un  esprit  ferme  est  d'émettre,  sur 
tout  ce  qu'il  touche,  une  décision  essentielle.  Bar- 
bey, dans  ses  articles  écrits  au  jour  le  jour,  a  jeté 
les  lueurs  de  sa  lanterne  sourde  sur  les  faits  et  sur 
les  hommes  du  passé  dont  il  retrouvait  les  traces 
dans  les  livres  que  son  métier  l'obligeait  à  cri- 
tiquer, et  telles  pages  par  lui  écrites  à  propos 
d'historiens  tombés  dans  un  juste  oubli  resteront 
définitives. 

Un  historien  est  un  juge  de  la  politique,  c'est-à- 
dire  de  l'adaptation  des  principes  aux  passions. 
Cette  tète  historienne  de  Barbey,  qui,  dans  sa  jeu- 
nesse, se  laissa  férir  de  politique  active,  dut  sou- 
vent, au  cours  de  sa  carrière,  critiquer  des  ou- 
vrages politiques.  11  le  fit  toujours  avec  empres- 
sement, même  sur  le  tard  de  sa  vie,  avec  cette 
vigueur  des  esprits  que  l'âge  semble  ne  toucher 
que  pour  leur  donner  plus  d'énergie.  Et  pourtant 
aucune  littérature  n'est  aussi  vaine  que  la  litté- 
rature politique.  Quelle  méprisable  chose  que  la 
rhétorique  prétendant  précéder  l'action  !  Assuré- 
ment la  politique,  qui  est  l'art  de  gouverner  les 
hommes,  est  fondée  sur  des  principes  immuables 
aussi  immuables  que  les  passions  humaines.  A 
l'énoncé  de  ces  principes  par  Aristote,  personne 
n'a  jamais  rien  ajouté.  Si  Machiavel,  quelque 
surfait  qu'il  soit,   nous  émeut  encore,  avec  son 


170  FIGURES    d'ÉVOGATEURS 

Prince^  c'est  qu'il  était  un  artiste  et  que  sa  lan- 
terne sourde  perçait  terriblement  l'ombre  fétide 
où  grouillent  les  désirs  des  hommes.  Sans  doute 
un  génie  comme  Dante  ne  se  traîne  pas  dans  l'en- 
fer de  la  banalité  quand  il  écrit  son  de  Monar- 
chia.  Mais  que  nous  importe  sa  théorie  politique  ? 
Nous  estimons  qu'il  a  perdu  son  temps  à  l'écrire. 
Quant  à  la  littérature  sociale,  elle  ne  peut  mon- 
trer un  livre  ;  elle  n'existe  pas.  Les  benêts  con- 
temporains qui  s'y  adonnent  rabâchent  tous  la 
Cité  du  Soleil,  l'utopique  fantaisie  du  mathéma- 
tique Carapanella,  qui  vaut  beaucoup  mieux  que 
son  livre.  Jamais  un  état  social  ne  s'est  établi  sur 
une  théorie.  Jamais  un  écrivain  n'a  prévu  un  état 
social,  que  seules  peuvent  construire  les  néces- 
sités. Saint  Augustin,  qui  n'a  jamais  pu  dépouil- 
ler le  professeur  de  rhétorique,  mais  qui  était  un 
rude  constructeur,  n'a  pas  soupçonné  comment 
s'adapteraient  à  la  vie  du  monde  les  doctrines 
qu'il  propageait.  11  ne  concevait  pas  une  autre 
forme  que  l'empire  romain,  et  il  eût  été  stupéfait 
si  on  lui  avait  prédit  la  belle  synarchie  française 
du  XIII"^  siècle.  Pour  lui,  la  chrétienté  ne  pouvait 
vivre  qu'avec  l'empire  romain. 

Au  fond,  toutes  les  littératures  qui  prétendent 
diriger  l'action  sont  du  bavardage  d'hommes  de 
lettres,  le  plus  néfaste  des  bavardages,  parce  qu'il 


BARBEY   d'aUREVILLY  171 

est  souvent  multiplié  par  la  séductive  sonorité  du 
talent.  Aucune  littérature  militaire  n'a  suscité  un 
grand  capitaine,  comme  aucune  théorie  ne  suscite 
le  génie.  Certes  l'œuvre  laissé  par  Ardant  du  Picq 
est  fort  beau,  etTauteur  était  mieux  qu'un  théori- 
cien, puisqu^il  se  fit  tuer  sur  le  champ  de  bataille. 
Il  serait  bon  que  tous  les  jeunes  officiers  l'aient  lu. 
Mais  un  colporteur  lorrain  qui  savait  à  peine  lire, 
devenu  du  jour  au  lendemain  le  général  Humbert, 
jeté  sur  file  d'Irlande  avec  mille  hommes  fit 
contre  cent  mille  ennemis  une  merveilleuse  cam- 
pagne, bien  qu'abandonné  et  trahi,  et  il  aurait  con- 
quis l'Angleterre  si  ses  ministres  n'avaient  fait 
charger  par  la  cavalerie  de  Saint-Georges  les  vastes 
poches  des  potentats  éphémères  du  Directoire.  Ah  ! 
la  littérature  qui  veut  enseigner  l'action  !  Elle  peut 
quelquefois  susciter  l'ardeur,  souffler  la  flamme. 
Car,  si  elle  ne  peut  avoir  une  influence  technique, 
elle  peut  avoir  une  influence  morale. 

La  littérature  politique  ne  se  contente  pas  de 
son  inutilité.  Elle  est  vénéneuse  comme  toutes 
les  rhétoriques.  C'est  ce  diable  de  Voltaire  qui 
nous  en  a  empoisonnés.  Pour  commenter  Cor- 
neille, assez  sottement  bien  souvent,  il  avait  étu- 
dié les  tragédies  politiques  de  cette  puissante  tête 
sur  laquelle  Napoléon  aurait  voulu  poser  un  cha- 
peau de  premier  ministre.  C'est  peut-être  là  que 


172  FIGURES    d'ÉVOCATKUUS 

ce  brillant  touche-à-lout,  qui  n'avait  d'esprit 
<iue  lorsqu'il  touchait  à  de  petites  choses,  a  pris 
l'idée  de  se  faire  une  espèce  de  roi,  le  roi  Voltaire, 
comme  écrivit  l'intuitif  Arsène  Houssaye.  C'est 
d'avoir  vu  sur  son  crâne  sec  la  couronne  de  pa- 
pier que  tant  d'hommes  de  lettres  ont  tâché  à 
gouverner  les  autres  hommes,  ou  tout  au  moins 
à  écrivailler  sur  la  façon  de  les  gouverner.  Oxens- 
tiern  a  écrit  avec  mépris  :  «  On  ne  sait  pas  com- 
bien il  faut  peu  de  génie  pour  gouverner  les 
hommes  ».  Ce  Suédois,  dont  la  politique  obtint 
l'admiration  de  Richelieu,  s'y  connaissait  :  il  avait 
gouverné  à  coups  de  bottes  les  Prussiens  conquis. 
Un  autre  grand  Scandinave,  Charles  XII,  absent 
de  ses  états,  voulait  envoyer  à  ses  sujets  sa  botte 
pour  les  diriger  à  sa  place. 

Quelquefois,  la  littérature  politique  peut  at- 
teindre à  la  hauteur  de  critique  de  Faction.  Elle 
se  hausse  alors  aux  qualités  négatives  de  la  cri- 
tique, qui,  impuissante  à  enseigner  ce  qu'il  faut 
faire,  peut  montrer  ce  qu'il  ne  faut  pas  faire.  Elle 
projette  une  lumière  sur  les  fautes  commises.  Et 
encore  elle  n'obtient  guère  cette  force  que  lors- 
qu'elle est  pratiquée  par  un  homme  d'action  dé- 
chu. Napoléon  a  occupé  ses  loisirs  de  Sainte-Hé- 
lène à  faire  la  critique  de  sa  politique.  Aucun 
des   mille  et  mille  auteurs  qui  ont  écrit  sur  cet 


BARBEY    d'aUREYILLY  173 

homme  du  destin  n'a  vu  ses  fautes  avec  le  demi- 
quart  de  la  lucidité  que  montre  le  Mémorial  de 
Sainte-Hélène.  César  et  Napoléon  ont  commenté 
leur  œuvre.  Tous  deux  ont  la  vision  du  génie. 
Mais  le  premier  écrit  en  pleine  ascension  de  sa 
fortune  :  il  parade  devant  la  postérité.  Le  second 
écrit  quand  iln'est  plus  rien  :  il  a  puisé  dans  la 
chute  une  sincérité  majestueuse  qui  donne  à  sa 
critique  une  force  profonde,  comme  si  la  justice 
—  ou  la  justesse  —  était  une  étoile  qui  ne  se  voit 
que  dans  la  nuit  du  malheur. 

Une  politique  n'est  jamais  qu'une  résultante  de 
philosophies,  puisque  toute  actionnait  d'une  idée. 
Il  appartient  au  mâle  génie  de  la  critique  de 
saisir  l'entrelacement  des  doctrines  et  des  actes, 
et  de  dénoncer  l'action  mauvaise  des  idées  et  des 
œuvres.  Barbey  a  rempli  ce  devoir  avec  simplici- 
té ou  avec  frénésie.  Tout  combattant  qu'il  est,  il 
sait  se  placera  hauteur  d'embrasser  tout  le  champ 
de  bataille.  Son  point  de  vue  est  assez  haut  pour 
lui  permettre  de  voir  entre  les  masses  militantes 
l'insidieux  serpentement  des  doctrines.  Il  ne  fut 
pas  tendre  aux  philosophes.  Loué  soit-il  d'avoir 
hautainement  fouaillé  la  funeste  meute  des  in- 
venteurs de  systèmes.  Coups  de  fouet  dont  le 
claquement  n'a  pas  eu  encore  un  assez  fort  re- 
tentissement pour  disperser  les  badauds  de  Tes- 


174  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

prit,  toujours  rassemblés  respectueusement  de- 
vant la  baraque  où  les  acrobates  de  la  ratiocination 
font  la  parade.  Platon  voulait  chasser  les  poètes 
de  sa  République  ;  et  Platon  était  autre  chose 
qu'un  philosophe  ;  c'était  un  exotérisateur  de  la 
doctrine  unique,  de  la  tradition  vivante.  Mais  les 
poètes,  les  prophètes,  ne  chasseront-ils  pas  du 
royaume  de  l'esprit  les  philosophes,  ces  parasites  ! 
Je  crois  qu'il  n'est  pas  d'homme  aussi  superflu 
qu'un  philosophe.  Le  poète,  s'il  est  digne  de  porter 
ce  nom  sublime,  contient  en  son  esprit  toute  la 
philosophie  vivante,  puisqu'il  voit  la  réalité  de 
ses  yeux  prophétiques,  puisqu'il  doit  pénétrer  au 
cœur  du  monde.  Mais  le  philosophe,  Thomme 
qui  marche  isolé,  sans  attache  avec  quelque 
chaîne  reliée  à  la  chaîne  d'or  évoquée  par  Pla- 
ton, n'est  jamais  qu'un  béquillard  de  l'esprit. 
Seul  son  orgueil  le  suscite  et  l'inspire,  et  tout  ce 
qui  est  construit  sur  l'orgueil  s'efîondre.  «  Les 
philosophies  ont  pour  loi  d'engendrer  d'autres 
philosophies  qui  les  dévorent  ».  Loi  vérifiable 
au  cours  des  temps.  Nulle  horlogerie  du  raisonne- 
ment individuel,  fût-elle  aussi  ingénieusement 
compliquée  que  celle  d'un  Kant  ou  d'un  Hegel, 
n'a  jamais  résisté  aux  dents  des  rongeurs  sortis 
des  souterrains  du  concept  isolé.  Tant  mieux, 
car  autrement  elles  sonneraient  plus  longtemps 


BARBEY   d'aUREVILLY  175 

sur  le  monde  Theure  de  Terreur  vaniteuse. 
Barbey  s'était  piété  sur  un  tertre  assez  haut 
pour  toiser  les  systèmes,  comme  pour  mesurer  les 
hommes,  même  s'ils  paraissaient  grands  aux  pas- 
sants. Les  œuvres  et  les  hommes,  il  les  a  saisis 
avec  une  puissance  de  jugement  et  une  sponta- 
néité de  sensation  équivalentes.  En  lui  le  penseur 
viril  et  l'artiste  ardent  s'entrelacent.  Un  esprit 
vaut  par  son  unité.  Toutes  les  idées  qui  coulent  de 
celui-ci,  impétueusement,  sont  solidaires.  Un  fil 
les  relie  comme  les  perles  d'un  collier.  Cette  ima- 
gination véhémente  s'est  soumise  à  une  disci- 
pline constante,  car  l'intelligence  qui  l'accom- 
pagne envisage  l'ordre  comme  le  support  de  toute 
beauté.  Ainsi,  si  le  poète  a  vécu  dans  cette  exal- 
tante inquiétude  du  cœur,  dans  les  orages  de 
l'imagination  hors  de  quoi  il  ne  saurait  vivre^ 
pas  plus  que  le  poisson  hors  de  l'eau,  le  penseur  at- 
teignit la  paix  de  l'esprit,  cette  haute  sérénité 
promise  à  ceux  qui  se  fient  à  une  croyance  évi- 
dente et  éprouvée,  à  l'élan  intuitif  et  supérieure- 
ment calculé  vers  la  certitude. 

Jules  Barbey  d'Aurevilly,  solitaire  éclatant  qui 
marchiez  hors  des  routes  banales,  quand  j'avais 
vingt  ans,  vous  les  aviez  presque  quatre  fois,  et 
vous  vous  plaisiez  à  m'enorgueillir  de  votre  indul- 
gente amitié.  Sans  doute,  d^avoir  longtemps  vécu 


176  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

parmi  les  idées  et  les  hommes,  votre  esprit  s'était 
vêtu  d'une  sagace  expérience,  d'une  connaissance 
profonde.  Mais  dans  tout  votre  être  qui  s'était  re- 
fusé à  vieillir,  survivait  une  telle  flamme  de  jeu- 
nesse, que  de  vous  à  moi,  je  ne  sentais  pas  de 
différence  d'âge.  Auprès  de  deux  de  vos  contem- 
porains, qui  étaient  vos  amis,  et  qui  voulurent 
bien  s'affirmer  les  miens,  auprès  du  délicieux 
Arsène  Houssaye,  du  charmant  Théodore  de  Ban- 
ville, deux  intuitifs  esprits,  j'éprouvais  la  môme 
impression.  Aujourd'hui,  la  neige  arrive  à  ma 
tempe,  et  c'est  moi  qui  ai  pour  amis  des  poètes 
de  vingt  ans.  Je  souhaite  à  mon  tour  qu'ils  m'es- 
timent proche  d'eux,  comme  je  souhaite  que  les 
cuis^tres  qui  vous  détestent  aient  pour  moi  le 
même  éloignement.  Puissé-je  témoigner  qui  vous 
étiez,  si  différent  de  celui  que  montrait  une  stu- 
pide  légende,  non  encore  abolie.  Pour  traverser 
la  foule  des  nigauds,  vous  aviez  mis  un  masque 
sur  votre  visage.  Il  y  a  toujours  des  nigauds  qui 
prennent  le  masque  pour  l'homme  qui  s'en  cache. 
Ils  vous  voient  dandy,  imitateur  effacé  de  Georges 
Brummel,  votre  personnage  d'un  jour.  Dandy  ! 
ah  I  que  vous  en  étiez  loin?  Mais  quelle  généro- 
sité de  l'esprit  et  du  cœur,  vainement  voilée  du 
paradoxe  de  votre  parole,  jaillissait  dans  votre 
.œuvre,  pour  y  fixer  sa  vie  perdurable  ! 


YJLUEJiS    DE    zlSLE-JlBAM 

OU 

L'JJ^JITIÉ 


12 


VILLIERS    DE   l'ISLE-ADAM 

OU 

L'INITIÉ 


I 

Depuis  que  Jean-Marie-Mathias-FMiilippe-Au- 
guste,  comte  de  Villiers  de  l'Isle-Adam,  a  quitté 
cette  terre  sur  laquelle  il  vécut  dans  la  joie  et  la 
douleur  du  génie,  plus  de  vingt  années  se  sont 
écoulées.  Quel  éclat  ce  laps  de  temps  donna-t-il  à 
sa  gloire?  Il  semble  qu'il  n'ait  pas  entièrement 
dissous  la  brume  dorée  dont  elle  fut  enveloppée 
avant  la  tombe.  Le  domaine  de  l'apothéose,  Vil- 
liers le  traverse  comme  un  grand  fantôme,  mais 
nous  ne  lui  voyons  pas  la  robuste  et  précise  mus- 
culature des  héros  définitifs.  Sa  gloire  altière  ne 
rayonne  encore  que  pour  l'élite  qui  n'en  a  pas  im- 


180  FIGURES    d'ÉVOCATELRS 

posé  l'évidence  aux  esprits  moindres.  Ses  aînés 
dans  la  mort,  Vigny,  Baudelaire,  Lacuria  ont  un 
semblable  destin. 

Il  n'est  pas,  dans  la  langue  française,  de  prose 
plus  belle,  plus  puissament  aimantée  du  pouvoir 
mystérieux  de  résonner  jusqu'au  fond  des  âmes. 
La  magique  vertu  du  Verbe  y  descendit.  Villiers 
a  laissé  des  pages  qui  deviendront  classiques. 
Un  jour,  les  pédants  s'empareront  de  son  œuvre. 
C'est  la  seconde  mort  des  écrivains.  Sort  triste  : 
ut  déclamatio  fias!  Bossuet,  Corneille,  Molière 
sont  soumis  à  ce  supplice.  On  les  montre  aux  ado- 
lescents comme  une  matière  à  philologie,  comme 
si  l'on  voulait  leur  dérober  à  jamais  la  vie  pro- 
fonde et  merveilleuse  de  ces  génies.  Rien  n'atteste 
le  néant  de  la  gloire  autant  que  la  fatalité  qui  fait 
d'un  esprit  un  sujet  de  pensums. 

Peut-être  Villiers  paraît-il  déconcertant  par  sa 
noblesse  constante.  Il  ne  déchoit  jamais  pour  se 
mettre  à  portée  d'un  grand  nombre.  Il  est  or  pur. 
Les  monnaies  courantes  doivent  être  faites  d'al- 
liage. L'or  pur  s'userait  en  passant  dans  les  mains 
des  hommes.  Villiers  a  agi  selon  le  conseil  de 
Théophile  Gautier  : 

Ne  fais  pas  d'escalier  à  ta  pensée  ardue. 

Mais  d'autres  ne  sont  pas  venus  mettre   l'es- 


VILLIERS    DE  l'iSLE-ADAM  181 

calier.  La  cime  est  restée  pure  dans  sa  neige  que 
ne  foulent  point  les  pas  vulgaires.  Une  fonction 
de  cet  esprit  lui  donnait  prise  sur  les  esprits  ba- 
naux :  la  terrifiante  raillerie.  En  son  vivant,  Vil- 
liers  apparut  à  maints  un  créateur  d'anecdotes 
ironiques.  Ainsi,  l'esprit  qui  lui  est  fraternel, 
Edgar  Poë,  n'est  guère  considéré  que  comme  un 
hallucinant  dispensateur  de  terreur.  Mais  le  su- 
blime poète  à'Ulalume  et  le  Voyant  certain  du 
Colloque  entre  Monos  et  Una  demeure  l'objet  d'un 
culte  bien  peu  répandu. 

Cette  juste  parole  d'Emerson  :  «  Les  réputations 
du  dix-neuvième  siècle  suffiront  un  jour  à  attester 
sa  barbarie  »  fixe  l'état  d'esprit  désordonné  d'un 
temps  qui  ne  voulut  accepter  la  hiérarchie  de 
ses  esprits,  et  les  situa  selon  le  plus  parfait  mé- 
pris de  la  perspective.  Il  ne  sut  mettre  aucun  de 
ses  hommes  à  son  plan.  Il  en  eut  de  très  grands. 
Il  les  relégua  dans  des  coins.  Il  en  jucha  de  très 
petits  sur  des  socles  gigantesques. 

Villiers  de  |risle-Adam  domina  de  sa  haute 
stature  de  chevalier  la  littérature  de  son  temps. 
Il  n'a  pu  parvenir  à  faire  la  synthèse  de  sa 
science  et  de  son  art.  S'il  avait  pu  conduire  à  ee 
sommet  son  ambitieux  génie,  il  eut  été  l'Orphée 
de  son  époque.  Il  eut  réalisé  la  prophétie  de 
Wronski  qui  annonce  cet  apogée  d'un  art  futur, 


182  FIGURES    d'ÉVOCATELRS 

égal  à  celui  d'un  merveilleux  passé.  Cet  art 
suprême  enferme  dans  ses  formes  d'évocation  la 
science,  non  cette  science  éperdue  en  d'infimes 
détails  et  de  puériles  analyses  que  vantent  les 
petits  esprits  et  les  badauds  intellectuels,  mais 
la  Haute  Science,  qui  est  et  sera  toujours  person- 
nelle (1),  ésotériquo  et  intransmissible. 

Dans  l'anarchie  intellectuelle  du  temps,  une 
élite  disséminée  et  restreinte  a  seule  conservé 
le  sentiment  de  la  hiérarchie  des  esprits.  Cette 
élite  se  renouvelle  incessamment.  C'est  elle  qui 
prépare  aux  fronts  prédestinés  la  gloire  que 
viendra  confirmer  la  mort,  et  ses  décisions  sont 
plus  sûres,  —  étant  immuables  à  travers  les  temps, 
—  que  celles  fluctuantes  des  postérités.  Cette  élite 
a  toujours  placé  Villiers  au  rang  qui  lui  était  dû. 
Elle  sut  qu'Axel  est  un  drame  qui  ne  pâlit  pas 
auprès  d'un  drame  de  Shakespeare.  Elle  sut  que 
dans  VEve  future  des  pages  ouvrent  des  horizons 
illimités.  Elle  sut  que  des  contes  comme  l'id/?- 
7io?iciat€ur  et  A/cédi/sséril  sont  des  chefs-d'œuvre 
de  langue  française.  Elle  sut  que  Villiers  de  l'Isle- 
Adam  n'a  pas  dit  tout  ce  qu'il  avait  à  dire,  qu'il 
n'a  pas  réalisé  tout  ce  qu'il  a  médité.  Elle  pleura, 

(1)  Peut-être  n'est-il  pas  superflu  de  rappeler  que  per- 
sonnel signifie  incommunicable.  Seuls  les  théologiens  lui 
ont  conservé  son  véritable  sens. 


VILLIERS   DE    l'iSLE-ADAM  183 

le  jour  de  sa  mort,  une  espérance  fauchée  ;  et, 
sur  la  tombe  de  cet  homme  de  cinquante  ans, 
frappe  dans  la  tleur  du  génie,  elle  pensa  mettre, 
comme  sur  la  tombe  des  jeunes  hommes,  une 
colonne  brisée. 

A  ce  poète,  la  vie  et  la  mort  furent  si  dures 
qu'elles  l'empôchèfent  d'achever  son  œuvre. 
Nous  ne  connaîtrons  jamais  le  Vieux  de  la  Mon- 
tagne,  ni  cette  œuvre  dont  il  me  raconta  le 
plan,  et  dans  laquelle  il  se  proposait  de  montrer 
le  mage  Raymond  LuUe  éteignant  en  lui  la 
llamme  du  désir.  Ce  m'est  un  regret  cruel  de 
n'avoir  pas  noté,  au  sortir  de  ses  causeries  étoi. 
lées,  les  belles  conceptions  qui  sortaient  de  ses 
lèvres,  tout  armurées  d'une  forme  éblouissante, 
comme  des  Pallas  casquées.  Au  sujet  d'un  Tor- 
qitemada  en  gestation,  dont  il  m'enchanta  deux 
heures  durant,  je  retrouve  une  lettre  qu'il  m'écri- 
vait trois  ans  avant  sa  mort,  que  je  crois  devoir 
publier,  alin  de  montrer  la  modestie  charmante 
de  ce  haut  esprit. 


7  septembre   1886. 


Mon  cher  ami, 


Z.  est  un  de  mes  vieux  camarades,  et,m'ayant,  un 
soir  montré  un  Torquemada  de  sa  composition  dans  le- 


184  FIGURES    d'ÉVOGATEUBS 

quel,  —  à  Finslar  de  Dostoïewsky,  —  le  digne  inqui- 
siteur faisait  brûler  son  bon  dieu,  —  je  lui  dis  ces 
seuls  mots  :  «  A  ta  place,  je  prendrais  le  sujet  comme 
ceci  ».  Et  j'ébauchai  l'idée  qu'il  m'a  demandé  la  per- 
mission de  traiter  à  la  place  de  sa  première  concep- 
tion. Donc,  tout  est  pour  le  mieux,  et  j'aurais  l'air 
d'un  monsieur  qui  reprend  ce  qu'il  a  donné  si  je  m'en 
plaignais.  —  De  plus,  je  suis  charmé  qu'il  ait  écrit 
cela,  car  c'était  trop  difficile  pour  moi  :  je  l'aurais  à 
peine  esquissé  en  trois  semaines  au  moins  de  tra- 
vail. —  Il  serait  donc  inutile  même  d'en  parler  à  cet 
excellent  Z. 
Merci,  et  bien  cordialement 

Votre  ami, 

ViLLIERS   DE   l'IsLE-AdAM. 

Cette  modestie  si  jolie  de  Villiers  n'était  pas 
feinte.  Elle  le  poussait  à  n'être  jamais  satisfait  de 
ce  qu'il  avait  fait.  Il  sentait  aussi  que  chacune  de 
ses  œuvres,  pour  éblouissante  qu'elle  nous  appa- 
raisse, n'était  pas  animée  de  toute  la  force  qu'il 
lui  rêvait. 


II 


La  première  fois  que  je  vis  Villiers,  ce  fut  chez 
Catulle  Mendès  qui  habitait  alors  6,  rue  Mansart. 
Je  crois  que  la  première  impression  qu'on  a  d'un 


VlXLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  185 

homme  est  la  plus  juste.  Il  me  parut  usé.  Il  de- 
vait mourir,  cinq  ans  plus  tard,  d\ine  mort  na- 
vrante. Il  était  de  taille  moyenne,  et  ses  mouve- 
ments montraient  une  élégance  native  et  indiffé- 
rente. Ce  qui  captait  dabord  l'attention,  c'était 
son  front,  très  beau,  très  large,  découvert  à  droite 
par  le  départ  d'une  raie  partageant  les  cheveux 
grisonnants,  dont  une  mèche,  toujours  descendue, 
était  toujours  rejetée  en  arrière  par  le  geste  habi- 
tuel d'une  main  très  belle.  Le  visage,  très  large 
en  haut,  devenait  très  étroit  à  la  base,  la  courbe 
de  la  mâchoire  descendait  rapidement  vers  le 
menton  prolongé  par  la  pointe  d'une  royale  que 
Villiers  tordait  machinalement  aux  moments  de 
réflexion  intense,  — et  c'étaient  les  plus  fréquents 
de  sa  vie. 

Les  yeux,  lunaires,  distants  des  sourcils,  étaient 
pâles  et  fatigués.  Et  pourtant  les  regards  qu'ils 
projetaient  sur  les  êtres  et  les  choses  avaient  une 
pénétration  extraordinaire.  De  stupides  légendes 
représentent  les  hommes  de  très  haut  esprit 
comme  des  rêveurs  incapables  de  voir  autre 
chose  que  leurs  rêveries.  C'est  là  un  de  ces  lieux 
communs  contemporains  comme  le  profond  rail- 
leur en  a  poursuivi  de  sa  verve.  Au  vrai,  les  es- 
prits tendus  sur  leur  idéal  métaphysique  ont  une 
puissance  toute  particulière  de  capturer,  jusqu'au 


186  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

fond  le  plus  intime,  les  objets  qu'ils  regardent, 
quand  ils  posent  sur  eux  des  yeux  habitués  à 
voir  de  haut.  Garlyle  déclare  que  l'homme  de  gé- 
nie est  celui  qui  voit  «  le  Fait  »  et  qui  agit  fidè- 
lement à  cette  vision.  Disons  que  l'homme  de  gé- 
nie est  celui  qui  voit  la  Réalité,  et  nous  serons 
d'accord  avec  Garlyle  en  constatant  que  le  grand 
nombre  des  faibles  ne  voit  pas  la  Réalité  et  ne 
peut  agir  fidèlement  à  elle. 

Nous  apparaissons  aux  autres  sous  des  aspects 
différents,  et  chacun  se  fait  de  nous  une  représen- 
tation adaptée  à  son  esprit.  «  L'homme  qui  t'in- 
sulte, écrivait  dédaigneusement  Villiers  n'insulte 
que  l'idée  qu'il  a  de  toi,  c'est-à-dire  lui-môme  ». 
Plus  l'homme  est  haut,  plus  il  est  difficile  à  voir. 
Un  personnage  comme  Villiers  déconcerte  ceux 
qui  le  regardent.  On  a  montré  une  quantité  de 
Villiers  différents.  J'en  ai  connu  deux  :  celui  qui 
traversait  la  foule  des  «  passants  »,  comme  il  di- 
sait, et  celui  de  l'intimité.  Le  premier,  incertain 
de  ne  savoir  trop  sous  quel  masque  préserver  son 
Ame  et  songénie,  accompagnant  les  passants  d'in- 
quiets mouvements  de  ses  prunelles  couleur  des 
Heurs  de  lin,  tortillant  de  sa  belle  main  pâle  sa 
barbiche  émaillée  d'argent,  émettait  à  regret  une 
parole  descendant  de  la  plus  altière  éloquence 
jusqu'au  bredouillement,  Le  second  était  un  en- 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  187 

chanteur.  Quand  il  se  sentait  dans  l'intelligente 
amitié,  il  déchaînait  une  parole  ailée  —  car  il 
faut  toujours  revenir  aux  justes  épithètes  homé- 
riques —  et  tout  aimantée  de  son  ardente  vie  in- 
térieure. Il  parlait  comme  le  phénix  s'envolait 
des  cendres  de  son  ancien  corps.  Il  contait  sa  vi- 
sion dans  un  langage  pareil  à  son  langage  écrit, 
lourd  de  significations  profondes,  et  chatoyant 
d'esprit.  Souvent,  je  le  rencontrais  dans  la  rue, 
silhouette  frileuse  dont  la  tète  pesante  se  penchait 
sur  les  épaules,  et  longtemps  je  marchais  à  son 
côté,  dans  la  fête  de  sa  parole  à  la  fois  éthérisée 
comme  un  phantasme  et  ferme  comme  un  ro- 
cher. Il  se  sentait  à  l'aise  dans  la  rue  de  Paris, 
ce  canal  de  vitalité,  oîi  l'atmosphère  est  saturée 
de  passion,  d'amour,  de  douleur  et  de  joie.  L'oc- 
culte bouillonnement  de  la  cité  correspondait  au 
volcan  de  son  verbe.  Le  trottoir  du  boulevard  lui 
était  un  tremplin  pour  bondir  aux  zones  su- 
prêmes de  l'esprit.  0  Paris^  merveille  des  villes, 
quel  torrent  de  génie  dévale  sur  ton  pavé,  mêlé 
à  l'eau  immense  des  larmes  de  tes  enfants  en 
détresse  !  Et  quelle  chaude  et  magnétique  solitude 
tu  sais  offrir  aux  méditatifs  dont  la  marche  aiguil- 
lonne la  pensée  !  En  ces  inoubliables  heures  de 
promenade  côte-à-côte  avec  Villiers,  rien  n'exis- 
tait plus,  que  la  voix  du  lyrique  enchanteur. 


l88  FIGURES    d'éVOCATEURS 

Le  timbre  de  la  voix  révèle  entière  la  sensibi- 
lité de  l'homme.  Le  timbre,  chez  Villiers,  usé 
quand  je  le  connus,  avait  dû  être  très  beau.  Il 
devenait,  dans  les  moments  de  solennelles  pa- 
roles, d'une  sonorité  merveilleuse,  assez  forte 
pour  agir  en  mode  d'incantation,  pour  pronon- 
cer, en  déchaînant  leurs  lointaines  vertus,  les 
mantrams  notés  par  les  sages  de  l'Inde.  Cette  voix 
puisait  son  pouvoir  au  cœur  du  génie  dont  elle 
énonçait  la  pensée.  Villiers,  dont  l'intuition  sûre 
et  la  science  avaient  pénétré  les  mystères  de  la 
sonorité,  semblait  mettre  en  pratique  ce  passage 
du  Rig-Véda  :  «  Au  nombre  de  quatre  sont  les 
sortes  de  paroles  ;  les  Brahmanes  instruits  dans 
les  Védas  savent  cela  :  trois  d'entre  elles  sont  la- 
tentes, la  dernière  est  parlée.  »  Je  dois  même 
dire  qu'aucun  chanteur  ne  m'a  fait  comprendra 
la  délicieuse  mélodie  de  Lohengrin  :  «  Mon  cygne 
aimé...  »  aussi  fortement  que  Villiers,  quand  il 
la  chantait  sur  un  grand  piano  de  Pape  qu'il  avait 
conservé  à  travers  ses  pénibles  aventures. 

Car  il  eût  pu  révéler  son  génie  par  la  musique 
aussi  pleinement,  peut-être,  que  par  le  langage. 
Il  était,  pour  les  musiques  qu'il  aimait,  un  inter- 
prète inspiré,  tout  exécutant  sans  métier  qu'il  fût. 
Mais  sa  jeunesse  avait  été  si  enivrée  des  ardentes 
inventions  de  Wagner,  alors  méconnu,  qu'il  ne 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADA31  189 

connaissait  plus  guère  que  cette  musique  torren- 
tielle. 11  avait  longtemps  projeté  de  faire  toute 
une  partition  sur  le  livret  d'opéra  la  Esmeralda, 
que  Victor  Hugo  avait  écrit  pour  Mademoiselle 
Louise  Bertin.  Je  crois  que  le  projet  ne  fut  jamais 
exécuté.  Villiers  avait  mis  en  musique  plusieurs 
sonnets  de  Baudelaire.  Je  ne  les  ai  pas  entendus. 
Incapable  d'écrire  cette  musique,  il  l'avait  dictée 
à  M""®  Augusta  Holmes. 

Villiers  avait  la  prétention  d'être  un  bon  athlète, 
de  manier  savamment  l'épée  et  de  lancer  un  sioing 
selon  les  règles  les  plus  classiques  de  la  boxe  an- 
glaise. 11  avait,  en  eflet,  une  très  sûre  compréhen- 
sion des  méthodes  en  ces  deux  arts.  11  aurait  pu 
écrire  un  traité  d'escrime  tout  comme  Descartes 
ou  Léonard  de  Vinci.  INIais  ces  arts  demandent  un 
entraînement  constant,  qu'il  était  loin  de  possé- 
der. Rodolphe  Darzens  et  moi,  nous  lui  avons  plu- 
sieurs fois  laissé  la  joie  de  nous  battre,  avec  le 
fleuret  ou  le  poing,  alors  que,  en  pleine  forme  à 
cette  époque,  nous  n'aurions  eu  qu'à  fc  serrer  notre 
jeu  »  pour  qu'il  lui  fût  à  peu  près  impossible  de 
nous  toucher.  11  avait  certainement  le  don  du  ti- 
reur à  la  carabine,  qu'il  avait  développé  par  un 
patient  travail  en  sa  jeunesse,  et  bien  qu'il  n'eût 
guère  l'occasion  de  pratiquer  le  tir  quand  je  le 
connus,  je  lui  vis  faire  d'excellents  cartons. 


190  FIGURES    DÉVOCATEURS 

Tel  m'apparut  Villiers,  pour  l'enchantement 
(le  mon  jeune  esprit.  Tous  ceux  qu'il  honora  de 
sa  belle  amitié  ont  gardé  de  lui  un  souvenir  mer- 
veilleux ;  tous  ceux  qui  l'ont  connu  le  jugèrent 
extraordinaire,  et  même  les  plus  épais  bélitres 
que  frôla  sa  silhouette  durent  subir  son  charme 
au  point  de  le  déclarer  un  hagard  et  excentrique 
bouffon,  un  clown  désopilant. 

Comment  fut-il  considéré  par  les  pobtes  et  les 
écrivains  de  sa  génération  ?  Tandis  que  Tinfail- 
lible  coup  (J'œil  de  Baudelaire  avait  deviné  ce 
jeune  esprit,  ceux-ci,  sauf  quelques  exceptions,  ne 
surent  point  le  reconnaître,  et  le  tinrent  pour  un 
esprit  excentrique  et  bizarre.  Quand,  du  vivant  de 
Villiers  je  leur  parlais  avec  admiration  de  leur 
grand  contemporain  méconnu,  ils  me  regardaient 
avec  étonnement,  et  ne  s'attardaient  pas  à  discuter 
ce  qu'ils  estimaient  l'enthousiasme  erroné  d'un 
jeune  homme.  11  en  est  toujours  ainsi.  L'homme 
d'originale  supériorité  ne  peut  être  compris  de 
ceux  de  son  âge,  qui  sont  nécessairement  inca- 
pables de  le  distinguer  des  détraqués  d'apparence 
brillante.  Les  hommes  qui  ont  vingt  ans  à  l'heure 
où  sa  parole  est  dans  sa  maturité  puissante,  com- 
mencent à  l'entendre.  Il  est  en  dehors  de  la  mode, 
en  dehors  du  goût  particulier  de  l'époque,  et  c'est 
précisément  parce  qu'il  se  fie  à  de  l'éternel  qu'il  a 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  191 

besoin  de  conclure  un  pacte  tacite  avec  le  temps. 
Les  Parnassiens,  qui  s'appliquaient  à  un  art  strict, 
métallique  et  déterminé,  ne  pouvaient  guère  se 
plaire  aux  sonores  et  mystérieuses  évocations  de 
Villiers.  Toujours,  des  groupements  ou  des  écoles 
littéraires,  ceux  qui  doivent  surgir  avec  une  sta- 
ture plus  haute  sont  ceux  qui  avaient  avec  ces 
groupements  quelques  attaches  légères  et  molles, 
mais  qui  n'en  faisaient  pas  partie  intégraeste.L  n 
lions  vont  seuls.  Ainsi  Villiers,  Mallarmé,  étaient 
à  côté  des  Parnassiens,  et  très  différents  d'eux, 
cemme  Verlaine  en  sa  deuxième  manière.  Ils  s'en 
rapprochaient  par  le  goût  des  belles  formes. 

Il  n'est  pas  d'esprit  méconnu.  Je  veux  dire  qu'il 
est  toujours  reconnu  par  ceux  qui  se  sentent  avec 
lui  en  affinité.  Peu  importe  leur  nombre.  Ponde' 
rantia\  non  numerantur.  Quand  Mahomet,  à  qua- 
rante et  un  ans,  se  découvrit  une  mission,  tout  son 
entourage  se  mit  à  rire.  Mais  il  n'était  point  mé- 
connu, puisque  sa  femme  Kadidja  et  son  neveu  Ali 
le  comprirent.  Villiers  était  enveloppé  d'un  groupe 
d'admirateurs,  peu  nombreux,  mais  sûrs  et  fer- 
vents. Ceux  qui  l'approchaient  ont  tous  reçu 
-quelque  joyau  princier  de  sa  couronne  spirituelle. 
Aux  uns  il  facilitait  l'accès  de  leur  propre  voie 
intellectuelle  ;  aux  autres,  il  distribuait  les  iné- 
duisables  richesses  de  ses  idées.  D'une  conversa- 


192  FiGUiŒS  d'évocatelrs 

tion  de  Villiers  pouvaient  profiter  tous  les  homm.es 
de  réalisation,  quelle  que  fût  leur  spécialité  :  écri- 
vains, artistes,  théologiens,  ingénieurs,  inven- 
teurs, savants,  hommes  d'affaires,  financiers, 
bateleurs,  etc.  Car  il  montait  et  descendait  toute 
l'échelle  de  l'esprit,  du  prophétisme  à  la  bouffon- 
nerie, et  sans  cesser  d'être  lui-même.  Quelqu'un 
de  ses  amis  de  lettres  lui  lisait-il  ou  lui  racontait- 
il  quelque  ouvrage  en  gestation,  quelque  projet 
encore  informe,  si  la  conception  ne  l'en  avait  pas 
satisfait,  Villiers  réiléchissait  un  instant^  tordait 
sa  barbiche  et  disait  :  «  Heu  !  Heu  !  à  ta  place,  je 
m'y  prendrais  ainsi...  »  Et,  immédiatement,  il  re- 
construisait entièrement  l'œuvre  écoutée  ;  il  lui 
donnait  soudain  une  ampleur,  une  logique,  une 
vie  dont  l'auteur  restait  stupéfait.  Tant  mieux 
pour  celui-ci  s'il  avait  une  bonne  mémoire... 

H! 

Saint- Brieuc  est  une  ville  rude,  discrète  et 
mélancolique.  Sur  un  sol  montueux,  d'angu- 
leuses et  massives  maisons  de  schiste  sombre 
dominent  la  très  creuse  baie  triangulaire  d'Yf- 
finiac.  11  semble  que  la  ville  ait  attendu  dans 
sa  solitude  que  la  mer  vint  à  elle,  après  avoir 
rongé  la  terre.  Rue  Saint-Benoit,  une  hôtellerie 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  193 

moderne  occupe  aujourd'hui  une  vaste  maison, 
autrefois  construite,  comme  dépendance  de  leur 
couvent,  par  les  Dames  Bénédictines  du  Calvaire. 
C'est  là,  dans  une  cliambre  éclairée  par  deux 
larges  fenêtres,  dont  l'une  est  flanquée  d'un  banc 
de  pierre,  que  naquit,  le  7  novembre  1838,  sur 
les  neuf  heures  du  matin,  Jean-Marie-Mathias- 
Philippe-Auguste  de  Villiers  de  l'Isle-Adam, 
haut  seigneur  spirituel  sorti  d'une  illustre  lignée. 
Les  Villiers  de  l'Isle-Adam,  originaires  de  l'Ile 
de  France,  avaient  donné,  au  long  des  siècles, 
des  Croisés  héroïques  ou  de  vigoureux  gens  de 
guerre.  En  1670,  un  Villiers  de  l'Isle-Adam,  par 
son  mariage  avec  une  demoiselle  de  Courson, 
fonda  la  branche  bretonne  de  cette  famille.  Son 
petit-fils,  capitaine  marin  d'humeur  aventureuse, 
émigra  pendant  la  Révolution  et  revint  en  France 
vers  1820.  Il  eut  trois  enfants,  une  fille,  Gabrielle, 
morte,  il  y  a  environ  vingt-cinq  ans,  dame  du 
Sacré-Cœur  de  Jésus,  en  Avignon,  et  deux  fils, 
dont  l'aîné  fut  le  père  du  poète  et  le  cadet  se  fit 
prêtre . 

Un  jour  de  l'été  de  1894,  j'arrivai,  au  hasard 
de  la  promenade,  sur  la  place  d'un  joli  bourg 
des  Côtes-du-Nord,  Ploumilliau.  En  visitant 
l'église,  mon  attention  fut  attirée  par  une  vaste 
plaque  de  marbre  blanc,  taillée  en  segment  de 

13 


194  FIGURES    DÉVOCATEURS 

cercle,  et  récemment  encastrée  dans  le  mur.  J'y 
lus,  en  lettres  d'or  neuf,  Tépitaphe  que  voici  : 

CIT-GIT 
VÉNÉRABLE    ET   DISCRET    MeSSIRE   YvES-MaRIE-ViCTOR, 

Comte  Villiers  de  l'Isle-Adam, 

DOCTEUR  en  théologie,  CHANOINE  HONORAIRE, 
recteur  DE  cette  PAROISSE  PENDANT  25  ANS, 
DÉCÉDÉ    LE   12  MAI    1889,    A   l'aGE   DE   80   ANS. 

Souvenir  respectueux   de  ses  Paroissiens. 

Benedictio   perituri  super   me  veniehat,  et 
cor  viduae  consolatus  sum. 

Job,  cap.  XXIX  —  V  —  13. 

En  haut  de  la  plaque  étaient  gravées  des  armes 
que  je  reconnus  :  d'or,  au  chef  d'azur  chargé  d'un 
dextrochère  d'hermine  vêtu  d'un  fanon  du  même. 
Certes,  si  le  langage  héraldique  laissa  souvent, 
aux  esprits  ouA'erts,  entrevoir  le  profond  mystère 
de  son  ésotérisme,  si  le  pantacle  d'un  blason 
écrit  le  pacte  conclu  par  une  lignée  avec  l'occulte 
entité  de  son  destin,  le  rapport  s'impose  entre 
les  antiques  armoiries  de  cette  famille  et  le  génie 
du  poète  qui  fut  sa  suprême  floraison. 

Ainsi,  celui  qui  reposait  dans  cette  calme  église 
bretonne,  c'était  l'oncle  du  poète,  qui  avait  pré- 
cédé de  trois  mois  son  neveu  dans  la  mort.  Je 


VILLIERS    DE   l'iSLE-ADAJF  195 

revins  sur  la  place  où  chaque  maison  avait  un 
débit  de  boissons.  Un  couchant  d'or  et  de  sang 
se  mirait  sur  la  mer,  sur  les  eaux  apaisées  de  la 
toute  proche  baie  de  Plestin.  A  l'église  s'accotait 
le  presbytère,  décoré  de  glycines.  C'était  là,  qu'en 
1877,  dans  une  trêve  de  sa  vie  tourmentée,  Vil- 
liers  était  venu  demander  quelques  instants  de 
repos  à  son  oncle,  et  qu'il  écrivit  ce  conte  célèbre, 
Y  Intersigne  ;  et  je  me  rappelai  ce  tableau  de  ce 
que  je  voyais  alors,  tracé  en  belles  phrases  majes- 
tueuses dont  les  dernières  chantaient  en  ma  mé- 
moire sans  pâtir  du  voisinage  des  plus  mysté- 
rieuses harmonies  du  vers  : 

«  L'aspect  champêtre  de  cette  maison,  les  croi- 
sées et  leurs  jalousies  vertes,  les  trois  marches 
de  grès,  les  lierres,  les  clématites  et  les  roses-thé 
qui  s'enchevêtraient  sur  les  murs  jusqu'au  toit, 
d'oii  s'échappait  d'un  tuyau  à  girouette  un  petit 
nuage  de  fumée,  m^inspirèrent  des  idées  de  re- 
cueillement, de  santé  et  de  paix  profonde.  Les 
arbres  d'un  verger  voisin  montraient,  à  travers 
un  treillis  d'enclos,  leurs  feuilles  rouillées  par 
l'énervante  saison.  Les  deux  fenêtres  de  l'unique 
étage  brillaient  des  feux  de  l'Occident  ;  une  niche, 
on  se  trouvait  l'image  d'un  Bienheureux,  était 
creusée  entre  elles.  Je  mis  pied  à  terre  silen- 
cieusement ;  j'attachai  le  cheval  au  volet  et  je 


196  FIGURES  d'ÉVOCATEURS 

levai  le  marteau  de  la  porte  en  jetant  un  coup 
d'œil  de  voyageur  à  l'horizon  derrière  moi.  Mais 
rhorizon  brillait  tellement  sur  les  forêts  de  chênes 
lointains  et  de  pins  sauvages  où  les  derniers  oi- 
seaux s'envolaient  dans  le  soir,  les  eaux  d'un 
étang  couvert  de  roseaux,  dans  l'éloignement, 
réfléchissaient  si  solennellement  le  ciel  ;  la  na- 
ture était  si  belle,  au  milieu  de  ces  airs  calmés, 
dans  cette  campagne  déserte,  à  ce  moment  où 
tombe  le  silence,  que  je  restai  —  sans  quitter  le 
marteau  suspendu  —  je  restai  muet. 

«  0  toi,  pensai-je,  qui  n'as  point  l'asile  de  tes 
rêves,  et  pour  qui  la  terre  de  Ghanaan,  avec  ses 
palmiers  et  ses  eaux  vives,  n'apparaît  pas,  au  mi- 
lieu des  aurores,  après  avoir  tant  marché  sous 
de  dures  étoiles,  voyageur  si  joyeux  au  départ  et 
maintenant  assombri,  —  cœur  fait  pour  d'autres 
exils  que  ceux  dont  tu  partages  l'amertume  avec 
des  frères  mauvais,  —  regarde  !  Ici  Ton  peut  s'as- 
seoir sur  la  pierre  de  la  mélancolie  !  Ici  les  rêves 
morts  ressuscitent,  devançant  les  moments  de  la 
tombe  !  Si  tu  veux  avoir  le  véritable  désir  de 
mourir,  approche  :  ici  la  vue  du  ciel  exalte  jus- 
qu'à l'oubli.  » 

Le  marquis  de  Villiers  de  TIsle-Adam,  père 
du  poète,  semble  avoir  été  un  chimérique  son- 
geur occupé  de  chercher  des  trésors.  Sans  doute, 


VILLIERS    DE    l'iSLK-ADAM  197 

d'avoir  entendu  s'émettre  cette  propension,  Fau- 
teur à.' Axel  conçut  le  déroulement  de  cette  œuvre 
autour  d'un  trésor  oublié  sous  le  sol  de  la  Forùt 
Noire,  trésor  qui,  d'ailleurs,  fut  trouvé  quelques 
années  après  la  mort  de  Villiers.  Le  père  et  la 
mère  du  poète  eurent  foi  en  le  génie  naissant 
qu'il  promit  dès  Tadolescence.  Ils  réalisèrent  leur 
petit  avoir,  quittèrent  Saint-Brieuc  et  vinrent  à 
Paris  afin  que  le  jeune  homme  y  pût  épanouir  une 
destinée  qu'ils  pressentaient  exceptionnelle,  et  qui 
en  eiïet  le  fut  dans  l'angoisse  de  la  vie  comme 
dans  la  sublimité  de  l'esprit. 

11  est  un  mode  de  critique  qui  scrute  en  ses 
aventures  les  plus  tragiques  comme  les  plus  fu- 
tiles la  vie  des  grands  écrivains  pour  en  déduire 
la  répercussion  sur  l'œuvre.  Tentative  misérable 
achoppant  à  l'impossibilité.  Car  nul  ne  peut  se 
vanter  de  connaître  l'impression  produite  par 
un  fait  sur  une  âme  autre  que  la  sienne.  Chaque 
homme  voit  les  événements  dans  une  perspective 
différente.  Voici  un  illustre  esprit  :  Newton.  Quel 
est  le  fait  le  plus  important  de  sa  vie  ?  Un  jour 
il  a  vu  tomber  une  pomme  ;  mais,  ce  jour-là,  il 
avait  les  yeux  du  génie  grand  ouverts.  L'insi- 
gnifiant incident  lui  a  évoqué  une  vision  dont 
nous  nous  entretenons  encore.  Seul  l'inventeur 
sait  quelle  fut  la    source   de  sa  trouvaille  ;   et 


198  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

presque  toujours  il  l'oublie  ;  et  quelquefois  il 
Fignore,  puisqu'un  esprit  ardent  est  emporté  dans 
le  tourbillon  des  associations  d'idées,  fugaces, 
difficiles  à  reconstituer.  Mais  nul  n'évaluera  ja- 
mais l'écho  qu'un  fait  a  éveillé  dans  le  mystère 
d'une  àme  qui  n'est  pas  la  sienne.  La  vie  exté- 
rieure, apparente  du  poète,  est  très  souvent  pa- 
rallèle à  sa  vie  intérieure,  seule  réelle.  Elle  ne 
la  rencontre  pas.  L'homme  supérieur,  aux  heures 
oii  les  autres  le  croient  dans  la  pire  détresse, 
peut  appartenir  entier  à  un«  exaltation  délicieuse, 
exclusive  et  jalouse.  Spinoza,  souffreteux,  penché 
sur  la  meule  pour  polir  des  verres  de  lunettes,  ou 
sainte  Lydwine,  sur  son  chronique  grabat  de 
moribonde,  avaient  d'insoupçonnés  ravissements. 
On  raconte  la  vie  des  hommes  qui  prominèrent 
entre  leurs  semblables.  Mais  de  ces  vies,  que 
savons-nous?  Des  faits,  et  c'est  tout.  Nous  igno- 
rons le  jeu  des  ressorts  de  l'âme,  comme  en 
regardant  un  bateau  manœuvrer  au  large,  nous 
voyons  ses  évolutions,  mais  nous  ignorons  les 
sentiments  de  ses  passagers. 

La  vie  apparente  et  extérieure  de  Villiers  de 
risle-Adam  ne  semble  pas  voir  épousé  sa  vie 
réelle  et  intérieure.  Autour  d'elle  la  virile  fierté 
de  cet  homme  s'est  plu  à  condenser  des  ténèbres 
qu'il  serait  malséant  de  dissiper.  Il  souffrit  de  si- 


VILLTERS    DE    l'iSLE-ADAM  199 

nistres  misères,  et  plus  d'une  fois  il  manqua  de 
pain  pour  lui  et  les  siens.  S'il  est  universellement 
vrai,  le  vers  fameux  : 

Aucun  chemin  de  fleurs  ne  conduit  à  la  gloire, 

On  peut  ajouter  que  le  chemin  qui  conduisit  Vil- 
liers  fut  semé  des  plus  cruelles  épines.  Mais 
quand  bien  même  le  destin  y  eût  placé  les  fruits 
de  la  terre  vers  quoi  se  limitent  l'ambition  et  l'ap- 
pétence du  vulgaire,  Villiers  ne  les  eût  cueillis 
que  d'une  main  distraite  et  étrangère.  Si  les  pa- 
lais qu'il  a  évoqués  avec  sa  justesse  d'artiste 
avaient  été  offerts  en  patrimoine  à  ses  pas  inquiets, 
il  n'y  eut  promené  qu'une  mélancolie  d'exilé  et 
une  effervescence  d'esprit  enivré  d'intimes  songes. 
Il  estimait  toute  âme  haute  comme  en  exil,  et 
cette  conception  se  répand  en  son  œuvre.  Une  pa- 
triC;  c'est  le  monde  des  esprits  qui  nous  sont  fra- 
ternels. Tout  autre  monde  ne  nous  offre  que  l'exil. 
«  Regardez-vous  comme  exilé  et  comme  étranger 
sur  la  terre  »,  dit  l'Imitation. 

Les  hommes  comme  Villiers,  s'ils  appliquaient 
à  cette  fin  leur  intelligence,  sauraient,  aussi  ha- 
bilement que  le  plus  adroit  de  nos  hommes  de 
lettres  ayant  conquis  pignon  sur  rue,  organiser 
leur  vie  et  leur  œuvre  pour  leur  assurer  le  lit  douil- 


200  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

let  d'une  situation  sociale  enviée.  Mais  à  quoi  bon? 
puisque  ces  hommes,  sous  quelque  apparence 
dorée  qu'elle  se  dissimule,  voient  la  réalité.  Ils  ont 
subi  quelque  terrible  initiation  analogue  à  celle 
du  mage  Raymond  Lulle,  dont  Villiers  se  pro- 
posait de  tracer  l'anxieux  tableau.  Le  maître  de 
VArs  magna  n'était  encore  qu'un  jeune  cavalier 
mondain  et  galant  quand  il  obtint  un  rendez-vous 
de  la  belle  femme  de  Palma  qu'il  poursuivait  d^un 
tenace  amour.  «  Tu  m'aimes,  dit  la  jeune  femme, 
eh  bien,  regarde  !  »  Et  elle  lui  dévoila  son  sein 
rongé  par  un  horrible  cancer. 

IV 

Villiers  n'appelait  à  lui  que  l'extraordinaire. 
Et  l'extraordinaire  lui  advenait  directement, 
Ceux  qui  l'approchaient  ne  se  seraient  point 
étonnés  de  le  voir  dans  les  plus  invaisemblables 
aventures.  Ainsi,  nous  aurions  appris  un  beau 
jour  qu'il  avait  pris  d'assaut,  avec  quatre  hommes 
et  un  caporal,  une  ville  défendue  par  cent  mille 
hommes,  nous  aurions  trouvé  cela  tout  simple. 
Ce  qui  nous  eût  surpris,  c'eût  été  de  le  voir  plongé 
dans  le  banal,  dans  le  trivial,  dans  ce  qui 
entoure  le  commun  des  hommes.  Quand  un 
homme  a  mérité  d'être  environné  d'une  légende» 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  201 

c'est  que  son  désir  essentiel  eut  la  puissance  de 
coaguler  tout  ce  qui  lui  était  éventuel.  Une 
légende  est  une  quintessence  de  vérité  possible. 
Une  légende  n'est  jamais  fausse  que  pour  les 
petits  esprits  qui  ne  savent  discerner  la  vérité 
réelle,  animée  et  vivante,  des  vérités  apparentes 
et  mort-nées.  Or  Villiers  portait  autour  de  lui 
sa  légende,  augmentée  chaque  jour  d'une  anec- 
dote panachée  d'étrangeté. 

Est-il  strictement  exact  que  Villiers,  jeune 
gentilhomme  venu  de  Bretagne  pour  éblouir 
Paris  et  le  monde  des  feux  de  son  génie,  et,  par 
droit  héréditaire,  grand  maître  de  l'Ordre  des 
Chevaliers  de  Malte,  ait  revendiqué  la  couronne 
de  Grèce  ?  Eut-il  avec  ce  rêveur  lassé  qui,  sous 
le  nom  de  Napoléon  Ifl,  n'était  qu'un  empereur 
apparent,  une  entrevue  dans  laquelle  il  sollicita 
l'aide  de  l'épée  française  pour  la  conquête  du 
trône  hellénique  ?  Ou  bien  ne  put-il  exposer  ses 
royales  prétentions  qu'à  quelque  chambellan 
sceptique  et  balourd  ?  L'exactitude  ici  n'importe 
guère.  Le  geste  était  bien  de  Villiers,  et  les  amis 
du  jeune  poète  eussent  trouvé  tout  simple  que 
son  front  prédestiné  ceignît  la  couronne  royale 
que  forgent  les  orfèvres,  comme  la  couronne  de 
chêne  que  pour  leurs  élus  les  Muses  tressent  en 
y  glissant  des  épines. 


202  FIGURES  d'évocaïeurs 

Eut-il  à  tirer  l'épée  pour  soutenir  son  droit 
à  porter  son  nom  héroïque  ?  Ses  bio^rapties, 
parmi  lesquels  son  cousin  du  Pontavice  de  Heus- 
sey,  racontent  qu^un  officier  ayant  affirmé  être 
le  seul  qui  dût  porter  le  nom  de  Villiers  de  llsle- 
Adam,  le  poète  répliqua  vertement  dans  une  lettre 
parue  au  Figaro.  La  polémique  s'aiguisa.  Villiers 
adressa  à  l'officier  deux  de  ses  amis.  Quand  on 
arriva  sur  le  pré,  à  Saint-Germain-en-Laye,  l'of- 
ficier déclara  très  galamment  qu'il  ne  pouvait 
soutenir,  les  armes  à  la  main,  des  droits  qu^il  re- 
connaissait ne  pas  avoir.  Et  le  poète  embrassa 
son  adversaire.  En  réalité,  cet  officier  appartenait 
à  une  famille  de  Villiers  qui,  croyant  éteint  le 
nom  des  Villiers  de  TIsle-Adam,  avait  obtenu 
d'un  des  sceptiques  Bourbons  de  la  Restauration 
d'ajouter  «  de  l'Isle-Adam  »  à  son  patronyme. 

Plusieurs  fois  Villiers,  agacé  d'entendre  con- 
tester sa  filiation  par  des  personnes  mal  infor- 
mées, saisit  l'occasion  de  la  prouver.  L'auteur 
dramatique  Lockroy,  dans  un  mélodrame  fait  en 
collaboration,  avait  attribué  un  rôle  de  traître  au 
maréchal  Villiers  de  l'Isle-Adam.  Le  poète  inten- 
ta un  procès  aux  héritiers  Lockroy  aux  fins  d'in- 
terdire la  représentation  d'une  pièce  déshonorant 
son  ancêtre.  Sans  doute  il  savait  bien  que  les  au- 
teurs dramatiques  seraient  fort  gênés  s'il  ne  leur 


VILLIERS  DE    l'iSLE-ADAM  203 

était  plus  permis  de  présenter  à  leur  façon  les 
personnages  historiques,  d'autant  plus  que  Fhis- 
toire  n'est  que  le  champ  de  toutes  les  hypothèses 
Mais  il  comptait,  par  ce  procès,  établir  irréfuta- 
blement sa  descendance. 

La  légende  dessine  encore  un  Villiers  exalté 
par  l'émotion  tragique  de  1870,  qu'il  a  rappelée 
dans  son  frappant  et  mystérieux  récit,  le  Droit 
du  passé,  et  dans  une  page  sur  Augusta  Holmes. 
On  le  voit,  après  Tarmistice,  garde  national,  prêt 
à  reprendre  la  bataille,  applaudir  de  son  élo- 
quence, avec  Verlaine,  aux  premiers  efforts  de 
la  Commune.  Assurément,  l'histoire  officielle  de 
tous  les  âges  n'est  qu'un  tissu  de  mensonges  ou 
d'erreurs,  mais  l'histoire  des  événements  de  1870- 
1871  est  enveloppée  d'une  brume  bien  opaque.  Il 
semble  à  tout  esprit  juste  et  généreux  qu'avant 
de  s'être  laissé  envahir,  —  comme  il  advient  iné- 
vitablement à  toute  insurrection,  —  par  un  esprit 
de  bandits,  la  Commune  fut,  à  ses  débuts,  repré- 
sentative de  l'esprit  de  la  France.  La  magnanime 
illusion  d'un  Rossel  honore  la  patrie  que  trahis- 
saient alors  de  louches  fauteurs  de  combinai- 
sons politiques.  Les  chercheurs  pourraient  re- 
trouver, dans  un  petit  journal  paraissant  en  1871, 
le  Tribun  du  peuple,  un  article  enflammé  de  Vil- 
liers en  faveur  de  la  naissante  Commune  brandis- 


204  FIGURES  d'éyocateurs 

sant  «des  drapeaux  couleur  de  vengeance  ».  Ce 
Breton  vibrait  d'accord  avec  l'âme  de  Paris,  qui 
voulait  se  battre  encore.  Il  n'est  pas  prouvé  qu'à 
cette  heure-là,  l'apparition  d'un  jeune  héros,  di- 
rigeant un  soubresaut  de  ce  singulier  peuple  de 
France,  coutumier  de  tels  gestes,  n'eût  pas  recon- 
duit un  peu  rudement  les  Allemands  au-delà  du 
Rhin. 

Aucune  nation,  autant  que  celle  à  qui  fut  en- 
voyée Jeanne  d'Arc,  n^a  reçu  autant  d'hommes 
supérieurs  par  le  cœur  ou  le  génie,  autant  d'en- 
voyés de  l'Infini.  Aucune  ne  les  accueille  avec  si 
grande  ingratitude.  On  dirait  que  cette  France 
privilégiée  se  plaît  à  dilapider  ses  plus  heureux 
trésors,  à  gaspiller  l'esprit  de  ses  plus  merveilleux 
enfants.  Quand  elle  a  un  André  Chénier,  elle  lui 
coupe  la  tête.  Qui  dénombrera  les  admirables  es- 
prits qui  lui  furent  donnés  au  dix-neuvième  siècle 
et  qu'elle  maltraita  ?  Le  malheur  est  l'épreuve 
salutaire  aux  peuples  comme  aux  individus.  11 
semble  que  le  coup  de  massue  de  1870  dût  lui  en- 
seigner la  foi  en  les  grands  esprits  qui  lui  seraient 
envoyés.  Elle  a  vite  repris  l'indifférence  légère 
des  femmes  dont  la  vie  est  joyeuse.  Ce  sont  les 
nations  douloureuses  qui  sont  fidèles  à  leurs  hé- 
ros. La  France  heureuse  ne  saurait  accorder  à  ses 
plus  sublimes  fils  un  culte  comme  celui  dont  la 


VILLIERS    DE  l'iSLE-ADAM  205 

Pologne  entoure  ses  Miçkiewictz  ou  ses  Siowacki. 
Aussi,  pour  des  hommes  comme  Villicrs,  elle  se 
montre  une  mère  ingrate. 

Us  sont  obligés  de  se  défendre.  Ils  ont  une  arme 
redoutable  :  ils  savent  rire.  Les  grands  méditatifs, 
les  inspirés,  ont  de  l'esprit,  possédant  l'esprit. 
Puisqu'il  leur  est  donné  de  voir  au  fond  les  choses 
et  les  âmes,  ils  découvrent  à  quel  point  précis 
lancer  laflèche  d'une  parole  acérée.  Ecoutez  Jeanne 
d'Arc  devant  ses  ennemis  :  elle  est  spirituelle  dans 
les  mots  comme  elle  est  spirituelle  dans  la  vie  in- 
térieure. Si  subtile  soit-elle,  l'ironie  déconcerte 
les  plus  épais  goujats,  et  plus  elle  tombe  de  haut, 
elle  est  pénétrante.  Presque  toujours,  avec  les  es- 
prits très  fiers,  les  railleurs  de  taille  ordinaire 
n'ont  pas  l'avantage.  Us  trouvent  aussitôt  leurs 
maîtres  en  ces  mélancoliques  songeurs  qui,  dans 
l'escrime  de  l'esprit,  pratiquent  la  botte  la  plus 
élégante  :  coup  droit  sur  préparation  d'attaque 
de  l'adversaire.  Tels  se  montrèrent  ces  deux  gen- 
tilshommes de  lettres  très  différents  par  certains 
aspects,  très  proches  par  certains  autres,  Barbey 
d'Aurevilly  et  Villiers  de  l'Isle-Adam.  Ces  deux 
hommes,  qui  s'amusèrent  d'être  de  terribles  sa- 
gittaires, longtemps  se  méconnurent.  D'Aurevilly 
avait  critiqué  vertement  son  cadet,  lui  reprochant 
de  n'être  pas  à  la  hauteur  de  son  nom.  Villiers 


206  FIGURES    b'ÉVOCATEURS 

avait  répondu  vigoureusement.  Ils  ne  se  connais- 
saient pas.  Beaucoup  plus  tard,  vers  1885,  un  ami 
commun,  —  Huysmans,  si  mes  souvenirs  ne  m'a- 
busent, —  les  mit  en  présence.  Ils  se  reconnurent 
faits  pour  s'entendre.  Je  ne  les  vis  point  ensemble, 
à  mon  regret  ;  mais  chacun  d'eux  me  parla  de 
l'autre  avec  chaleur. 

Les  hommes  de  forte  pensée  se  révèlent,  quand 
ils  le  veulent,  de  rudes  polémistes.  Quand  ils 
chargent  un  adversaire,  ils  le  mettent  en  pièces. 
Les  moqueurs  n'osaient  plus  s'attaquer  à  Viiliers, 
dont  les  mots  d'acier  ricochaient  comme  des 
balles  sur  les  tables  des  cafés  du  boulevard.  Tel 
mauvais  compagnon,  entre  autres,  fut  transpercé 
de  justes  épigrammes  sanguinaires ,  qui  sont 
restées  fichées  dans  son  nom.  D'autres  fois,  des 
ripostes  sonnaient  comme  des  heurts  d'armures. 
Ainsi,  on  contait  qu'un  jour,  à  l'improviste,  Vii- 
liers reçut  d'un  Israélite  très  puissant  une  lettre 
l'invitant  à  venir  le  voir  pour  un  entretien  très 
sérieux.  Le  poète  qui,  étreint  par  la  pauvreté, 
gardait  toujours  une  tendresse  pour  les  chimères, 
montrait  la  précieuse  lettre  à  ses  amis,  affirmant 
que  l'influent  personnage,  comprenant  sa  valeur, 
prétendait  s'honorer  en  se  faisant  un  intelligent 
Mécène.  Quand  il  arriva  chez  son  correspondant, 
il  lui  fut  expliqué  qu'on  lui  demandait  d'employer 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  207 

ses  dons  de  polémiste  à  écrire  un  livre  destiné  à 
être  opposé  à  un  ouvrage  très  batailleur  de 
M.  Edouard  Drumont,  qui  faisait  grand  bruit  en 
ce  temps-là. 

—  Quant  au  prix,  ajouta  négligemment  l'in- 
terlocuteur, n'en  parlons  pas  :  il  sera  tel  que  vous 
le  fixerez. 

Villiers  tortillait  sa  barbiche  : 

—  Monsieur,  répondit-il,  le  prix  est  fixé  de 
toute  éternité.  C'est  trente  deniers. 

Les  cibles  préférées  des  grands  railleurs  seront 
toujours  la  sottise  et  la  bassesse  d'âme,  qui  d'or- 
dinaire s'offrent  conjuguées.  Villiers  avait  in- 
carné un  horrible  état  de  bêtise  et  d'ignominie 
modernes  en  un  type  qui  a  pris  sa  place  dans  l'in- 
fernale galerie  des  monstres-types  de  notre  temps, 
à  côté  de  Joseph  Prudhomme,  de  Homais,  de 
Robert-Macaire.  Il  a  créé  un  personnage  très  ca- 
ractérisé, la  brute  scientifique.  Son  docteur  Tri- 
bulat  Bonhomet  est  le  bourgeois  dont  la  cervelle 
a  développé  sa  férocité  native  à  l'acquisition  de 
dogmes  d'une  prétendue  science  infatuée  et  stu- 
pide.  Chaque  époque  génère  une  bêtise  d'un  ca- 
ractère particulier.  La  nôtre  aura  vu  s'épanouir 
la  bêtise  scientifique.  Sur  les  états  d'esprit  du 
vulgaire  aux  siècles  précédents,  nous  n'avons  au- 
cune donnée,  puisque  ne  survit  que  la  pensée  des 


208  FIGURES  d'évocateurs 

hommes  qui  pensent  en  dehors  de  leur  temps,  en 
sorte  que  le  péché  de  sottise,  différent  selon  le 
siècle,  s'engloutit  dans  le  néant.  Les  hypothèses 
des  historiens  valent  des  bulles  de  savon.  Suppo- 
sons fondée  celle  qui  attribue  au  vulgaire,  dans 
la  période  précédant  l'an  mille,  la  croyance  à  la 
fm  du  monde.   La  démence  collective  dut  alors 
revêtir  des  formes  déconcertantes.  La  sottise  con- 
temporaine a  été  fomentée  par  la  croyance  du  vul- 
gaire à  une  vague  entité  qu'il  nomme  la  science 
et  à  un  avenir  de  bonheur  créé  par  cette  entité. 
Des  niais  convaincus  ou  d'adroits  imposteurs  ont 
jeté  dans  le  vulgaire,  ébloui  par  des  inventions 
ingénieuses  de  quelques  admirables  expérimen- 
tateurs, cette  illusion  que  demain  il  saurait  tout 
et  que  demain  il  serait  heureux.  C'est  l'antique 
parole  eritis  sicut  dii  sous  sa  plate  traduction  mo- 
derne. Comme  si  l'humanité  était  construite  pour 
vivre  dans  de  tels  éléments,  la  connaissance  et  le 
bonheur  !  Si  par  invraisemblable  fortune,  un  dieu 
l'y  transportait,  elle  y  périrait  aussitôt,  comme  le 
poisson  passant  de  la  lourde  pression  de  l'eau  à 
celle  de  l'air.   De  telles  calembredaines  détrui- 
raient le  bon  sens,  le  sens  droit  et  juste  de  la  vie 
dans  la  race,  si  d'elle  ne  surgissaient  les  grands 
rieurs  qui  continuent  la  lignée  des  Rabelais  et  des 
Molière  et  qui  transpercent  le  dragon  de  la  cuis- 


viixiERS  DE  l'isle-adam  209 

trerie.  Oui,  dragon  aux  cent  mille  têtes,  que  la 
cuistrerie    contemporaine,    contre    laquelle   une 
juste   allégorie  nous  montrerait  un   Villiers   de 
risle-Adam  armure  d'acier  comme  ses  ancêtres, 
levant  un  glaive  vengeur.  Le  glaive  que  manie 
Villiers  quand  il  rit  ressemble  à  celui  de  la  guil- 
lotine. Le  sarcasme  tombe  comme  sous  le  déclic 
d'une  mécanique.  Le  créateur  de  Tribulat  Bon- 
homet  qualifie  son  invention  de  «  boufFonnerie 
énorme  et  sinistre,  couleur  du  siècle  ».  Malheu- 
reusement, Villiers,   prodigue   d'anecdotes  effa- 
rantes adornant  la  légende  du  docteur  Tribulat 
Bonhomet,  dédaignait  de  les  écrire.  En  sorte  que 
cette  légende  comique  est  constituée  par  une  tra- 
dition orale  bien  plutôt  que  par  les  trois  ou  quatre 
fantaisies  qu'il  s'amusa  d'écrire  et  de  placer  dans 
un  volume  intitulé  :  Tribulat  Bonhomet.,  dont  la 
partie  la  plus  importante  est  formée  par  l'oppres- 
sant récit  de  l'aventure  de  Glaire  Lenoir.  Le  doc- 
teur Tribulat  Bonhomet,  «  membre  honoraire  de 
plusieurs  Académies,  professeur  agrégé  de  physio- 
logie »,  bourgeois  féroce  et  rationnel,  venimeux 
et  jobard  tenant  de  doctrines  falotes  et  délétères, 
est  une  allégorie  de  l'arrière-pensée  moderne.  Son 
inventeur  l'imagina  afin  que  sa  nombreuse  per- 
sonne inspirât  «  quelqu'une  de  ces  pages  de  feu, 
de  honte  et  de  vomissement   que,  de  siècle  en 

14 


210  FIGURES    d'éVOCATEURS 

siècle,  l'un  des  soldats  de  Tidéal  crache,  en  fré- 
missant, au  front  de  ses  congénères  ». 

Villiers  se  plaisait  à  se  considérer,  —  il  me  le 
répéta  plusieurs  fois,  —  comme  le  révélateur  de 
l'arrière-pensée  de  ses  contemporains.  En  certains 
de  ses  contes,  d'une  saveur  de  vitriol,  il  se  montra 
tel,  soit  dans  la  Machine  à  gloire^  C Affichage  cé- 
leste ou  les  Demoiselles  de  Bienfildtre.  On  a  rare- 
ment ri  avec  autant  d'amertume  et  de  dégoût.  Mais 
nous  ne  devons  voir  là  qu'une  face  de  son  mul- 
tiple génie.  Je  crois  qu'il  faut  trouver  ici  la  cause 
de  l'impression  déconcertante  que  laissent  cer- 
taines de  ses  œuvres  de  longue  haleine,  l'Eve  fu- 
ture, par  exemple.  Des  envolées  sublimes  n'y 
parviennent  pas  à  nous  donner  un  sentiment  de 
plénitude,  et  nous  nous  demandons  si  tout  puis- 
samment ailé  qu'il  nous  apparaisse,  le  poète  ne 
b'jîte  pas  d'avoir,  comme  Jacob,  lutté  avec  l'Ange. 
Les  éléments  très  différents  de  son  génie  n'ont  pas 
trouvé  leur  équilibre  parfait.  Le  railleur  et  le 
savant,  le  bouffon  et  le  prophète,  le  satirique 
et  le  Voyant,  chacun  à  son  tour  prominent  sans 
que  le  poète,  maître  de  l'ordre,  ait  réussi  à  con- 
tenir chacun  dans  le   domaine  qu'il  lui  assigne. 


VILLIERS    DE  L^ISLE-ADÀM  211 


V 


A  vingt  et  un  ans,  Villiers  publia  son  volume 
de  vers  intitulé  :  Premières  poésies.  C'est  là  le 
début  ordinaire  à  notre  époque.  Tout  poète  a  écrit, 
à  vingt  ans,  son  recueil  de  vers.  Les  uns  le  livrent 
à  l'imprimerie,  les  autres  le  brûlent  ou  le  gardent 
au  fond  d'un  tiroir.  L'un  ou  l'autre  de  ses  gestes 
est  indifférent.  Il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'une  de 
ces  œuvres  de  la  première  jeunesse  valut  d'être 
conservée.  11  est  possible  d'y  discerner  le  don  qui 
doit  plus  tard  s'épanouir,  d'y  entendre,  dans  le 
balbutiement,  la  sonorité  de  la  voix  future.  S'il 
a  le  don  du  rythme,  l'adolescent  le  laisse  voir 
dans  ses  premiers  essais.  Mais  l'originalité  vir- 
tuelle ne  s'y  montre  jamais.  C'est  un  travail  d'é- 
colier, imité  des  maîtres  préférés,  glacé,  sans  vie 
et  sans  âme,  que  produit  le  poète  très  jeune.  Hélas  ! 
il  faut  avancer  en  âge  pour  conquérir  sa  jeunesse, 
pour  la  délivrer  des  entraves,  pour  vivre  selon 
son  initial  élan.  Si  ingénument  méditatif,  si  no_ 
blement  solitaire  qu'il  soit,  le  jeune  homme 
s'ignore.  Il  lui  faudra,  au  cours  de  la  vie,  décou- 
vrirson  âme,  comm  e  une  terre  inconnue.  Etquand, 
douloureux  et  mûri,    il  l'aura   découverte,   il  la 


212  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

conduira  sur  la  voie  qu'entrevoyaient  ses  premiers 
rêves  adolescents.  La  vie  d'un  homme,  comme 
celle  d'un  monde,  est  cyclique. 

Les  Poésies  de  Villiers  n'échappent  pas  à  la 
commune  règle.  L'adolescent  de  génie  s'y  annonce 
aux  yeux  très  clairvoyants.  Le  don  du  rythme, 
la  qualité  du  timbre  s"y  découvrent  ;  mais  les 
poèmes  juvéniles  n'y  révèlent  pas  Toriginalité 
future.  De  quel  maître  portent-ils  l'empreinte  ? 
Précisément  celle  du  seul  poète  français  dont  les 
vers  de  jeunesse  ne  soient  pas  dénués  de  signifi- 
cation, celle  du  charmant  et  spontané  Musset. 

Après  avoir  jeté  aux  vents  ces  premiers  poèmes, 
Villiers  abandonna  le  vers.  Il  le  mania  pourtant 
plus  tard  avec  maîtrise,  quand  il  s'y  essaya.  Les 
Contes  cruels  contiennent  une  série  de  poèmes 
d'une  haute  et  belle  inspiration,  d'un  chant  so- 
nore et  bien  à  lui.  Mais  chaque  artiste  a  le  choix 
de  son  expression.  Il  préféra  la  prose,  à  laquelle 
il  donna  une  mélodie  nombreuse  et  profonde,  in- 
cantatoire aussi  fortement  que  les  vers  les  plus 
mystérieux.  Le  vers  est  un  langage  très  particu- 
lier, dans  lequel  plusieurs  maîtres  de  la  prose, 
poètes  par  la  qualité  de  l'esprit  ou  la  générosité 
du  cœur,  furent  impuissants  à  s'exprimer.  Tel 
Chateaubriand.  J'ai  entendu  Barbey  d'Aure- 
villy dire  :   «  Si   le  vers   avait   été  ma  langue, 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  213 

j'aurais  voulu  faire  mon  œuvre  en  vers.  Mais, 
hélas  !  ce  n'était  pas  ma  langue  ».  Pourtant,  les 
vers  qu'il  écrivit  sont  très  beaux.  Mais  il  leur 
manque  cette  résonnance  lointaine  et  ineffable 
qui  multiplie  dans  l'âme  des  échos  vibrant  au 
diapason  d'un  monde  illimité. 

Un  an  après  les  Premières  poésies  paraît  Isis, 
première  partie  d'un  ample  roman  philosophique 
dont  l'auteur  abandonna  le  développement.  Il 
était,  quand  il  l'entreprit,  à  l'âge  des  grands  es- 
poirs et  des  vastes  pensées.  Et  il  est  fort  extraor- 
dinaire qu'un  jeune  homme  de  vingt  ans  ait 
conçu  et  mené  à  sa  fin  cette  œuvre  où  l'écrivain, 
déjà,  dès  ses  premiers  pas,  se  révèle  lui-même. 
Le  jeune  songeur  de  la  côte  bretonne  ne  s'est  pas 
attardée  cueillir  des  Heurs  plantées  par  d'autres 
dans  le  jardin  des  lettres.  On  sent  que  la  main  qui 
écrivit  Isis  sera  celle  d'un  maître.  La  sûreté  et  la 
hauteur  de  la  pensée  s'y  annoncent  comme  la 
beauté  du  langage.  Les  personnages  qui  s'y  des- 
sinent sont  les  premières  ébauches  de  ceux  dont 
l'esprit  de  Villiers  sera  hanté  toujours.  TuUia 
Fabriana  est  la  maquette,  encore  incertaine  de 
laquelle  surgira  vingt  ans  plus  tard,  Sara  de  Mau- 
pers.  Héroïne  qui  drape  son  beau  corps  athlétique 
d'un  manteau  romantique  encore,  mais  dont  le 
souci  constant  est  de  préserver  des  atteintes  du 


214  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

monde  sa  solitude  où  se  développe  à  Taise  sa  vie 
intérieure,  ardente  et  dévorée  de  rêves.  Elle  allie 
à  de  suprêmes  séductions  de  femme  un  esprit  vi- 
ril que  des  méditations  profondes  et  d'audacieuses 
études  ont  trempé  comme  l'acier.  Cette  Tullia 
est  surtout  envahie  des  conceptions  hégéliennes. 
Le  jeune  Yilliers  semble  alors  obsédé  par 
Hegel,  qui  lui  donna  le  point  de  départ  de  son 
développement.  Car,  au  fur  et  à  mesure  que 
s'augmenteront  les  conquêtes  de  son  esprit,  que 
s'étendra  le  domaine  de  sa  culture  multiple,  cha- 
cune de  ses  œuvres  nouvelles  prendra  plus  d'am- 
pleur et  d'autorité  ;  et  l'horizon  s'y  reculera  jus- 
qu'au bord  de  l'infini.  Certes,  si  le  devoir  d'un 
poète  est  de  confronter  sa  méditation  aux  formes 
les  plus  variées  de  la  Connaissance,  nul  plus  que 
Villiers  n'aura  rempli  ce  devoir.  Il  n'aura  jamais 
parlé  sans  s'être  surchargé  de  substantielles  no- 
tions. Il  partit  de  Hegel,  qui  marqua  d'une  forte 
empreinte  la  jeunesse  de  son  esprit.  Mais  il  re- 
monta aux  sources  d'où  découlait  Hegel,  soit  Ja- 
cob Bœhm,  le  cordonnier  sublime  dont  l'expres- 
sion trouble  voile  lourdement  l'illumination,  soit 
encore  l'école  hindoue  adwaïti,  qui  alimenta 
toute  la  philosophie  allemande.  Pour  un  esprit  de 
large  envergure,  la  spéculation  philosophique  ne 
peut  être  qu'un  apéritif.  II  ne  peut  s'en  contenter  : 


YILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  21-i 

car  le  simple  philosophe,  si  fort  crentendemcnt 
soit-il,  n'a  pour  point  d'appui  que  sa  seule  intelli- 
gence, faillible  comme  toutes  les  autres,  et  n'est 
pas  maintenu  par  une  tradition  certaine,  établie 
par  un  concours  de  Voyants.  Les-théologies  strictes 
et  figées,  la  mystique  aux  formes  variées,  les  ca- 
bales, portes  redoutables  ouvrant  sur  la  voie  de 
l'initiation  de  Fillumination  intérieure,  s'offrent 
comme  des  auxiliaires  fermes.  Villiers  chercha 
de  ces  côtés  sa  voie,  la  bonne  voie,  l'unique.  11 
est  écrit  :  «  Frappez  et  il  vous  sera  ouvert  ».  Il 
s'agit  de  trouver,  selon  la  belle  expression  de 
Thomas  de  Vagan,  le  Philalèthe,  «  l'entrée  ou- 
verte au  palais  fermé  du  Roy  ».  Cène  fut  certes 
pas  sans  peines,  sans  tâtonnements  et  sans  in- 
quiétudes que  Villiers  franchit  «  l'entrée  ou- 
verte ».  Mais  il  triompha  des  épreuves,  et  il  faut 
saluer  en  lui  l'un  des  plus  hauts  et  des  plus  par- 
faits Initiés  de  France,  un  des  plus  sûrs  mainte- 
neurs  de  la  Tradition  occidentale,  un  guide  et  un 
Maître.  11  entend  le  sens  vivant  de  la  Parole,  et  il 
en  transmet  la  révélation  avec  l'autorité  de  ceux 
qui  voient  la  lumière  intérieure  des  arcanes.  Ce 
n'est  pas,  évidemment,  dans  les  œuvres  de  sa 
jeunesse  qu'il  montre  cette  certitude.  Nul  n'at- 
teint le  sommet,  dès  les  premiers  pas.  C'est  dans 
les  œuvres  de  sa  forte  maturité,  surtout  dans  Aké- 


216  FIGURES   d'ÉVOCATEURS 

dysséril,  dans  l'Eve  future  et  dans  Axel  que  les 
phrases  deviennent,  par  delà  leur  sonorité  pro- 
fonde, par  delà  leur  signification  première  et  ap- 
parente, lourdes  de  significations  latentes  et  de 
mâle  certitude. 

Cependant,  ceux  qui  doivent  accomplir  cette  as- 
cèse sont  appelés.  Ils  portent  dans  la  main,  à  la 
base  du  doigt  solaire,  le  triple  sceau.  Et  souvent 
leurs  premières  paroles  font  prévoir  en  eux  les 
prédestinés.  Déjà,  dans  les  œuvres  de  jeunesse, 
une  atmosphère  s'étend,  trop  forte  pour  le  respir 
du  vulgaire.  Il  faut  diviser  sa  production  en  deux 
périodes,  avant  et  après  1870.  il  semble  que  cette 
année  terrible  ait  creusé  un  fossé  dans  l'esprit  des 
générations  de  France.  Elle  tranforma aussi  celui 
de  plusieurs  individus.  Le  poète  partagea  le  des- 
tin de  sa  patrie,  dont  il  sut  magnifier  le  noble 
langage.  En  1870,  il  est  dans  la  trentaine.  C'est 
l'âge  où  l'homme  renaît  ou  commence  à  mourir. 
Jusqu'à  1870,  il  met  au  jour  des  œuvres  diverses, 
théâtre  ou  contes,  éclatantes  et  vivantes,  mais 
n'affirmant  pas  son  génie.  C'est  une  belle  florai- 
son de  promesses.  Après  1870,  il  traverse  huit 
années  de  recueillement  et  de  silence.  Il  en  sor- 
tira aimanté  de  son  fécond  savoir  et  maître  de 
son  originalité,  enfin  conquérant  de  lui-même. 

Il  a  vingt-cinq  ans  quand  il  fait  paraître  Elën^ 


VILLIERS    DE    LISLE-ADAM  217 

drame  en  trois  actes,  où  l'élan  juvénile  épouse  les 
hautes  préoccupations  d'un  esprit  en  ascension, 
où  déjà  une  page,  le  songe  d'opium,  doit  de- 
meurer célèbre.  Déjà  Villiers  était  un  semeur 
d'idées.  11  en  répandait  opulemment  le  trésor  au- 
tour de  lui,  et  c'est  sans  doute  dans  cette  Elën 
que  le  jeune  François  Coppée  trouva  le  germe  de 
son  gracieux  Passant,  qui,  coulé  dans  une  poésie 
plus  étroite,  plus  mesquine,  devait  séduire  le 
vulgaire,  certainement  rebelle  aux  tendances 
plus  altières  à'Elën. 

L^année  suivante  apparaît  Morgane,  drame  eu 
cinq  actes.  Elën  et  Morgane  sont  revêtues  du 
manteau  romantique,  dont  le  poète  semble  n^a- 
voir  abandonné  qu'avec  un  certain  regret  le  luxe 
un  peu  puéril.  Villiers  ne  connut  pas  la  joie  de 
voir  vivre  ces  deux  pièces  sur  la  scène.  Morgane  n'y 
parut  jamais.  Elën  fut  représentée  une  fois,  cinq 
années  après  la  mort  de  l'auteur,  par  le  second 
Théâtre-Libre,  que  dirigeait  M.  Larochelle.  Elën 
et  Morgane,  longtemps  introuvables  en  librairie, 
puisque  l'auteur,  ne  leur  souhaitant  que  la  scène, 
les  avait  fait  tirer  à  un  très  petit  nombre  d'exem- 
plaires, sont  demeurées  peu  connues.  Villiers^ 
en  sa  seconde  période,  les  déprisait.  D'ailleurs, 
toujours  en  gestation  d'une  nouvelle  beauté,  il 
cédait  à  la  tendance  emportant  les  esprits  créa- 


2\8  FIGURES    d'ÉVOCATEURS 

teurs  au  dédain  de  leurs  œuvres  passées.  Le  gé- 
nial auteur  d'Axel  n'avait  pas  à  dédaigner  Mor- 
<jane.  Aocël,  dans  la  pensée  de  Villiers,  était  uni- 
quement pour  le  livre,  Morgane  était  uniquement 
pour  la  scène.  Si  le  drame  de  la  jeunesse  du  poète 
ne  contient  pas  les  profondeurs  étoilées  du  dra- 
matique poème  de  la  maturité,  il  montre  ce- 
pendant de  sombres  et  vertigineuses  beautés. 

Morgane,  dans  la  tradition  celtique,  est  la 
Vénus  immortelle  dont  le  nom  signifie  «  née  de 
la  mer  »,  et,  sur  les  côtes  de  Bretagne,  les  ma- 
rins ont  conservé  la  crainte  de  la  «  Marie-Mor- 
garie  »,  la  sirène  aux  cheveux  d'or  qui  les  appelle 
vers  les  récifs  mortels.  Ce  nom  redoutable, 
Villiers  l'entendit  tout  enfant,  dans  la  baie  natale 
de  Saint  Brieuc,  et,  poète  juvénile,  il  en  baptisa 
sa  tragique  héroïne.  Il  en  signa  celte  femme  fa- 
tale qui  portait  en  sa  belle  poitrine  brune  un 
cœur  déchiré  de  cimes  et  d'abîmes.  La  femme 
fatale,  tous  les  grands  poètes  l'ont  montrée,  par- 
dessus le  ricanement  du  vulgaire,  apparaissant 
dans  la  vie  comme  l'associée  du  Destin.  Quand 
l'homme  en  ascension  vers  son  devenir  voulu 
va  d'un  effort  placer  son  front  sous  le  rayon  de 
l'étoile  d'élection,  la  femme  fatale  surgit,  mis- 
sionnaire des  influences  adverses,  et,  d'une  ca- 
resse de  ses  mains  longues,  fait  dévier  le  front 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  219 

mâle  du  rayon  d^étoile.  Dans  les  œuvres  de  Vil- 
liers,  cette  femme  fatale  apparaît  toujours.  C'est 
Morgane,  Elën,  mistress  Andrews,  Sara.  Entre 
le  héros  encore  mordu  par  les  passions,  encore 
enténébré  par  les  fumées  de  Tinstinct,  et  le  lu- 
mineux idéal  vers  lequel  il  tend  la  main,  elle 
interposera  son  ombre  délicieuse  et  dévastatrice. 
Elle  étouffera  les  soupirs  d^argoisse  de  l'homme 
dans  la  volupté  préordonnée  de  ses  cheveux. 
Ainsi  la  plupart  des  hommes  créés  par  Villiers, 
anxieux  héros  dont  l'âme  hautaine  a  des  tendons 
vulnérables  encore,  vont  s'abîmer  sous  de  mys- 
térieux baisers,  comme  de  majestueux  vaisseaux 
en  vue  du  port  sous  les  vagues  nocturnes.  Ainsi 
Morgane  emporte  dans  la  mort  son  magnifique 
amant,  après  avoir  pénétré  du  respir  de  son  Ascen- 
dant l'aspir  de  l'Ascendant  du  beau  Sergius. 

Avec  Morgane,  Villiers  de  l'Isle-Adam  ramenait 
le  théâtre  à  sa  voie,  la  voie  où  marchèrent  les  Tra- 
giques anciens  et  les  grands  Français  et  Shakes- 
peare. Car  le  théâtre,  art  hiératique,  doit  faire 
couler  en  ses  flancs  la  vie  apparente  et  la  vie 
mystérieuse  des  êtres.  Au  point  de  vue  scénique, 
Morgane  est  constituée  comme  un  organisme 
complet,  comme  un  drame  solide  et  d'un  intérêt 
haletant. 

En  1870  paraissent  deux  fantaisies  en  un  acte, 


220  FIGURES   d'ÉVOCATEURS 

t^ Evasion  et  la  Révolte.  La  première,  de  portée 
moindre,  ne  fut  représentée  qu'une  quinzaine 
d'années  plus  tard,  à  la  première  soirée  du  Théâtre- 
Libre,  dans  des  conditions  amusantes.  Ce  fut  une 
de  ces  petites  fêtes  comme  les  aime  le  Paris  spiri- 
tuel, car  un  public  de  choix,  vivant  et  brillant, 
s'était  entassé  dans  une  baraque  en  bois,  au  fond 
du  passage  de  TElysée-des-Beaux-Arts,  à  Mont- 
martre, à  l'appel  de  quelques  jeunes  genss'impro- 
visant  comédiens  et  criant  sur  les  toits  qu'ils  al- 
laient montrer  du  nouveau.  L'Evasion,  aventure 
d'un  forçat  échappé  qui  renonce  à  égorger  un 
jeune  couple  d'amants,  fut  saluée  d'acclamations. 
Ce  n'était  pas  la  pièce,  c'était  le  nom  de  son  au- 
teur qu'acclamait  avec  passion  une  jeunesse  ar- 
dente. 

La  Révolte  avait  été  représentée  en  1870,  au 
Vaudeville,  grâce  à  l'intervention  d'Alexandre 
Dumas  fils,  qui  en  aimait  la  dure  logique.  Ce  dia- 
logue entre  un  époux  bourgeois  acharné  à  gagner 
de  l'argent,  et  une  épouse,  qui  jusqu'alors  asso- 
ciée irréprochable,  veut  maintenant  fuir  sa  geôle 
et  vivre,  provoqua  des  colères  et  des  discussions. 


VILLIERS    DE   l'iSLE-ADAM  221 


VI 


L'œuvre  théâtrale  dans  laquelle  Villiers  devait 
sWfirmer  en  maître  de  la  scène  parut  dix  ans 
plus  tard.  C'était  un  drame  en  cinq  actes,  le  Nou- 
veau Monde.  Pour  l'écrire,  le  poète  avait  dû  s'é- 
tendre sur  un  lit  de  Procuste.  Une  Société  amé- 
ricaine avait  mis  au  concours^  en  1876,  une  pièce 
devant  présenter  en  scène  la  guerre  de  l'indépen- 
dance américaine.  Celle  qui  devait  être  estimée  la 
meilleure  par  un  jury  constitué  à  cet  effet  serait 
représentée  par  les  soins  de  cette  société,  et  l'au- 
teur recevrait  une  prime  de  dix  mille  francs.  Un 
artiste  très  expérimenté  ne  se  diminue  pas  en  exécu- 
tant une  commande  imposant  de  strictes  conditions 
d'exécution.  Il  sait  faire  entrer  son  génie  dans  un 
cadre  régulier  aussi  bien  que  le  déchaîner  vers  le 
libre  espace  sans  limites.  Villiers  sut  avec  une 
magistrale  habileté  donner  la  vie  à  une  aventure 
symbolique  dont  les  péripéties  s'enchevêtrent 
dans  la  lutte  de  la  jeune  Amérique  contre  la  vieille 
Angleterre.  Comme  tous  les  ouvriers  très  experts 
en  leur  art,  Villiers  aimait  quelquefois  le  tour 
de  force.  C'était  une  manie  chez  E<%ar  Poë.  Tous 


222  FIGURES  d'évocateurs 

deux  étaient  marqués  au  sceau  saturnien  qui  at- 
tribue à  l'artiste  le  don  de  construire,  comme  il 
donne  à  l'homme  un  squelette  solide.  Il  incite 
aussi  les  esprits  qu'il  sigillé  à  la  solution  des  plus 
ardus  problèmes,  au  goût  de  vaincre  la  difficulté. 
Villiers,  qui  met  toujours  à  ses  œuvres  une  arma- 
ture précise  et  minutieusement  ajustée,  avait  édi- 
fié son  Nouveau  Monde  sur  une  charpente  qui  est 
une  merveille  d'ingéniosité.  Il  sut  encore  de  cha- 
cun des  protagonistes  faire  un  personnage  symbo- 
lique tout  en  lui  insufflant  une  vie  ardente  et  per- 
sonnelle, et  il  leur  conféra  de  la  grandeur  tragique, 
parce  que  ses  mains  déposaient  de  l'or  sur  tout 
ce  qu'elles  touchaient.  Lord  Ceci!,  l'aristocratique 
héros  représentatif  de  la  tradition  anglaise,  Ste- 
phen  Aswell,  le  noble  champion  des  jeunes  li- 
bertés, Ruth  Moore,  tendre  cœur  fiancé  à  l'avenir 
qui  possède  son  amour,  et  lié  au  passé  qui  tient 
sa  générosité,  cœur  de  femme  oii  se  tord  le  conflit 
générateur  de  tragédie,  atteignent  une  grandeur 
qu'un  critique  d'ordinaire  moins  intelligent, 
J.  J.  Weiss,  estima  cornélienne.  Cette  pièce  de 
circonstance,  écrite  pour  courir  les  chances  déce- 
vantes d'un  concours,  est  un  des  plus  majestueux 
drames  de  notre  temps.  Le  jury  lui  décerna  le  prix. 
Mais  la  Société  américaine  qui  avait  institué  le 
concours  faillft  à  tous  ses  engagements.  Elle  ne 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  223' 

versa  pas  la  prime  à  l'auteur  et  ne  s'inquiéta 
jamais  de  faire  représenter  la  pièce. 

En  1883,  après  les  pénibles  et  illusoires  dé- 
marches destinées  à  emplir  de  lie  la  coupe  où 
boit  tout  poète  qui  fait  œuvre  théâtrale,  l'auteur, 
aidé  de  quelques  amis,  parvint  à  monter  sa  pièce 
sur  la  scène  du  Théâtre-Historique,  aujourd'hui 
occupé  par  M'"'"  Sarah  Bernhardt.  Construite  pour 
une  mise  en  scène  soignée,  la  pièce  affrontait  la 
rampe  dans  les  lamentables  conditions  qu'offrent 
ces  représentations  de  fortune  :  troupe  d'acteurs 
sans  cohésion,  mise  en  scène  misérable.  Mais 
l'intérêt  du  drame  et  sa  robuste  beauté  triom- 
phèrent des  chances  adverses.  La  salle  palpita. 
La  majorité  des  critiques  dramatiques,  celle  dont 
Je  jugement  s'établit  dans  les  papotages  des  cou- 
loirs, ne  savait  trop  que  dire.  Elle  reprocha  à  l'au- 
teur de  n'avoir  pas  été  toujours  sublime. 

Cependant,  cette  reprc-sentation  avait  fait  de 
Villiers  un  personnage  «  d'actualité  parisienne  ». 
Telles  sont  les  mœurs  présentes.  Un  homme  peut 
vivre  simultanément  dans  la  gloire  et  dans  l'obs- 
curité. Le  cas  est  môme  fréquent.  La  gloire  est 
faite  par  vingt  esprits.  La  renommée  est  faite  par 
vingt  voix.  L'une  et  l'autre  n'ont  rien  de  commun 
La  gloire  est  une  grande  dame.  La  renommée  est 
une  bonne  commère.  Qui  que  vous  soyez,    quel 


224  FIGURES  d'évocateurs 

que  soit  votre  idéal,  votre  œuvre,  votre  héroïsme, 
votre  fantaisie  ou  votre  forfait,  celle-ci,  dès 
qu'un  incident  vous  lance  sur  la  vague  de  «  l'ac- 
tualité parisienne  »,  s'empare  de  vous  et  vous  serre 
dans  ses  bras  inconstants.  L'allégorie  moderne  de 
la  Renommée  aux  cent  bouches,  la  presse  pari- 
sienne, est  coutumière  d'élans  généreux,  de  spon- 
tanéités charmantes.  Elle  représente  bien  l'hu- 
meur de  Paris,  ouverte,  généreuse  et  légère,  mer- 
veilleusement compréhensive  et  follement  capri- 
cieuse. Mais  elle  ne  fait  pas  ce  qu'elle  veut.  Elle 
est  une  esclave  soumise  à  des  règles  et  à  des 
mœurs.  Pour  qu'elle  ait  le  droit  de  montrer  sa 
sympathie  à  un  homme,  il  faut  qu'il  soit  «  d'ac- 
tualité ».  Villiers  était  dans  les  rédactions  un 
personnage  notoire.  Sa  légende  y  courait  ;  sa  verve 
terrible,  son  esprit  intarissable,  toute  les  anec- 
dotes qui  l'enveloppaient,  l'auréolaient,  plus  ou 
moins  fausses  comme  presque  toutes  les  anecdotes, 
lui  donnaient  un  grand  prestige.  On  disait  : 
«  Villiers  !  ah  !  oui  !  »  Exclamation  qui  pouvait 
ainsi  se  traduire  :  «  Certainement,  c'est  un  homme 
de  grand  talent,  ou  de  génie.  Mais  qu'en  faire, 
puisqu'il  échappe  à  toute  classification  ?  »  Puis, 
on  avait  vn  l'homme  ;  on  l'avait  aperçu  dans  les 
cafés.  Il  venait  dans  les  rédactions  offrir  un  conte, 
un  article,  qu'on  n'acceptait  pas  toujours.  Il  m'a- 


VILLIERS    DE    l'iSLE-AUAM  225 

vait  dit  un  jour  :  «  Mon  ami,  quand  vous  aurez 
travaillé  vingt  ans,  vous  pourez  faire  passer  des 
articles  à  trois  sous  la  ligne  dans  des  journaux 
guipaient  quelquefois  ». 

En  même  temps  que  le  Nouveau  Monde  s'éclai- 
rait de  la  rampe,  les  Congés  CrM^/5  paraissaient  en 
librairie.  Le  nom  de  Villiers  de  l'Isle-Adam,  glo- 
rifié par  le  dernier  qui  le  portait,  fut  alors  jeté 
aux  échos  de  toute  la  presse. 


VII 


Villiers,  qui  réservait  sa  tendresse  à  ses  œuvres 
de  haute  portée,  et  surtout  à  son  Axel  inachevé, 
n'accordait  pas  grande  importance  à  ses  contes. 
«  Bah  !  disait-il,  des  anecdotes  !  »  Cependant, 
nombre  de  ceux  qu'il  écrivit  montrent  une  beauté 
définitive  et  complète.  Moins  préocupé  de  les  sur- 
charger des  efflorescences  de  sa  pensée  touffue,  il 
atteignait  en  chacun  d'eux,  avec  aisance,  le  but 
qu'il  s'était  fixé.  Aussi,  certains  de  ses  contes 
donnent  cette  impression  de  plénitude  prouvant 
le  chef-d'œuvre.  Le  conte  en  prose  ne  peut  accep- 
ter que  des  paroles  essentielles.  C'est  une  forme 
où  se  trouvent  merveilleusement  à  l'aise  les  esprits 
très  riches,  ceux  dont  le  verbe  magnétique  dissi- 

15 


226  FIGURES  d'évocateurs 

mule  son  rayonnement  sous  le  chatoiement  des 
phrases.  Il  maintient  l'artiste  dans  un  cadre  strict, 
comme  le  poème  à  forme  fixe.  Il  adapte  toutes  les 
émotions,  depuis  la  terreur  mystérieuse  d'Edgar 
Poë  jusqu'à  la  gracieuse  volupté  de  Boccace  ; 
mais  il  exige  le  don  universel  du  poète.  Il  n'existe 
pas,  dans  aucune  langue  européenne,  de  contes 
plus  parfaitement  beaux  que  ceux  de  Villiers. 
V Intersigne ^  Véra,  V Amour  suprême  seront  cer- 
tainement toujours  admirés  comme  des  chefs- 
d'œuvre.  Dans  les  quatre  volumes  de  contes  qu'a 
laissés  Villiers,  nombreux  surgissent  ceux  qui 
peuvent  être  cités  comme  des  modèles,  ceux  dans 
lesquels  le  poète  évoque  un  horizon  se  perdant  au 
bord  de  l'infini.  Il  y  a  quelques  années,  un  édi- 
teur belge  se  plut  à  réunir  dans  un  livre  luxueux, 
sous  le  titre  heureux  de  Histoires  souveraines 
quelques-uns  des  plus  beaux  contes  de  l'auteur. 
Mais  comment  faire  la  sélection  ?  Et  le  choix, 
quoique  intelligent,  ne  contenta  point  les  admira- 
teurs du  conteur,  car  chacun  d'eux  avait  ses  pré- 
férences personnelles. 

Les  Contes  Cruels,  qui  parureut  en  1883,  con- 
tenaient Azraël^  mystérieux  poème  en  prose  qui, 
publié  d'abord  en  1878,  sous  format  luxueux, 
annonçait  l'entrée  de  l'auteur,  sorti  de  la  période 
des  essais  éclatants,  dans  la  possession  de   son 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  227 

génie.  Huit  années  do  silence,  d'études  constantes 
et  de  méditation  avaient  dynamisé  son  ascèse.  U 
a  traversé  le  dédale  ténébreux  qui  conduit  aux 
cinquante  portes  de  Lumière,  et  le  monde  oc- 
culte lui  a  ouvert  ses  horizons.  Il  a  terrassé 
riUusion,  et  désormais  il  voit  la  réalité.  11  est, 
comme  disaient  les  Anciens,  deux  fois  né,  — 
dwidja,   prononcent  encore  les  Hindous. 

De  Claire  Lenoir^  parue  sous  sa  première 
forme  en  1867,  à  YEve  future,  parue  en  1886, 
énorme  est  la  distance.  Dans  Claire  Lenoir,  si 
intuitif,  si  hanté  d'étincelles  soit-il,  le  jeune 
homme  trébuche.  Le  solide  constructeur  n'a 
pas  bien  équilibré  son  œuvre,  qui  demeure  dé- 
concertante. Il  a  commis  la  faute  de  faire  nar- 
rer l'aventure  inquiétante  de  Glaire  Lenoir  par 
ce  sinistre  farceur  de  Tribulat  Bonhomet.  La 
voix  grinçante  du  dangereux  fantoche  nous 
gène.  Et  le  poète,  qui  plus  tard  déploiera  un 
don  si  prestigieux  d'évoquer  l'atmosphère  occulte 
oii  se  prolongent  les  événements  dont  nous  ne 
voyons  que  les  phases  apparentes,  n'atteint 
pas  son  but,  ne  parvient  pas  à  nous  emporter 
dans  les  cycles  de  la  terreur.  Du  moins  a-t-il 
chanté  par  la  bouche  charmante  de  la  belle 
Glaire  Lenoir,  dans  un  langage  déjà  magnifique, 
de  très  belle  et  très  pure  métaphysique  religieuse. 


228  FIGUULS    DÉVOCAÏEURS 

Dans  cette  prodigieuse  Eve  future^  qu'il  dé- 
die «  aux  rêveurs,  aux  railleurs  »,  il  atteint  do 
plus  hauts  sommets.  Tels  dialogues  d'Edison  et 
de  lord  Ewald  s^envolent  sur  les  cimes  de 
l'esprit  humain.  Et  louvrage  est  à  la  fois  la 
plus  solennelle  glorification  de  l'effort  de  cet 
esprit  et  la  plus  désespérée  raillerie  de  sa  fai- 
blesse. La  construction  de  cette  délicieuse  An- 
dréide  est  une  forme  du  Grand-OEuvre,  une 
adaptation  de  Fhomuncule  cherché  par  des 
souffleurs  en  alchimie.  Villiers  a  tenu,  —  trop, 
peut-être,  —  à  parler  dans  leur  langue  aux 
hommes  de  son  temps.  C'est  pourquoi  VEve  future 
portera  sa  date,  tandis  quMajè/  est  affranchi  de 
cette  servitude.  Il  s'est  amusé  de  donner  dans 
son  œuvre  une  part  considérable  à  la  science 
exotérique  de  son  temps,  science  transitoire  qui 
demain  niera  ce  qu'elle  affirmait  hier.  Lui  qui 
entend  et  qui  parle  le  langage  de  la  Science 
éternelle,  il  s'est  attardé  aux  tours  de  main  de 
son  époque,  certes  très  ingénieux,  mais  destinés 
à  être  détrônés,  dans  un  proche  avenir,  par  les 
tours  de  main  d'une  autre  époque.  Toutefois, 
la  réalisation,  si  minutieuse  dans  les  détails,  du 
corps  de  TAndréide  n'est  au  poète  qu'un  noyau 
autour  duquel  il  agrège  le  tourbillon  solaire  de 
ses  justes    pensers,  nés   d'une  héroïque  audace 


VILLIEI'.S    DK    l'lSLE-AUAM  229 

intellectuelle.  Et  cette  audace,  chez  lui,  paraît 
naturelle,  tant  il  y  semble  voué.  Toute  destinée 
de  poète  a  son  mystère.  Les  Vllliers  de  l'Isle- 
Adam  ont  deux  devises  :  «  Va  oultre  !  »  et  «  La 
main  à  l'œuvre  !  ».  «  Va  oultre  »,  c'est  la  parole 
profonde  dictée  par  Saturne.  Va  oultre  !  va  par- 
delà,  va  au  plus  profond  des  abîmes  du  Mystère  ! 
«  La  main  à  l'œuvre  »,  c'est  la  parole  dictée  par 
Mercure,  qui  favorise  les  laborieux  ouvriers  d'art. 
Or  Villiers  a  été  fidèle  singulièrement  aux  deux 
devises  familiales.  Il  fut  l'un  des  plus  profonds 
entre  les  poètes.  Il  fut  un  merveilleux  et  patient 
ouvrier  du  Verbe. 


VIII 

Axel  est  l'œuvre  préférée  de  Villiers,  celle  en 
laquelle  son  audacieux  génie  a  essayé  son  plus 
audacieux  essor.  Est-il  destiné  à  occuper,  dans 
la  pensée  des  hommes,  une  place  à  côté  des  grands 
chefs-d'œuvre  définitifs  ?  Villiers  ne  le  croyait 
pas.  Sans  doute  il  avait  raison  de  ne  pas  le  croire. 

II  est  dans  le  monde  des  Victoires  mutilées. 
Elles  ont  surgi  de  quelque  crypte  ou  de  quelque 
fosse,  merveilleuses,  mais,  hélas  !  incomplètes. 
Statues  qu'on   soupçonne  parfaites,  qui  nous  im- 


230  riGLHEs  d'kvocatelrs 

posent  le  concept  de  leur  perfection,  à  l'une  il 
manque  un  bras  ou  un  pied,  à  l'autre  la  tête,  à 
l'autre  une  aile.  Mais  telles,  elles  sont  si  belles 
qu'il  nous  faut  un  effort,  un  malaise  latent,  pour 
nous  apercevoir  de  ces  amputations,  La  Victoire 
de  Samothrace  est  décapite'e  ;  elle  a  perdu  des 
membres.  Ce  qui  subsiste  d'elle  est  si  impérieuse- 
ment obsédant,  qu'en  le  voyant,  nous  ne  savons 
que  nous  laisser  envahir  par  son  pouvoir.  Il  est, 
dans  le  monde,  des  Victoires  mutilées.  Il  est  des 
chefs-d'œuvre  qui  furent  trempés  dans  l'eau  du 
Styx,  mais  pas  entièrement.  Ils  restent,  comme 
Achille,  vulnérables  au  talon.  La  flèche  de  la  cri- 
tique peut  les  y  atteindre.  Achille  était  le  plus 
complet  des  héros.  Les  chefs-d'œuvre  vulnérables 
sont  peut-être  ceux  qui  prirent  les  plus  magni- 
fiques élans. 

Axel  est  un  chef-d'œuvre  inachevé.  Depuis  la 
première  vision  qu'il  en  perçut  jusqu'à  sa  mort, 
Tauteur  y  travailla,  le  fit  passer  par  différents 
«  états  »,  comme  disent  les  graveurs.  Nous  n'au- 
rons pas  connu  le  dernier  état,  l'épreuve  défini- 
nitive.  Villiers  voulait  modifier  toute  la  dernière 
partie,  changer  le  dénouement,  dont  il  voyait, 
avec  sa  coutumière  lucidité,  la  faiblesse.  La 
mort  s'y  opposa. 
J'ai  eu  entre  les  mains  le   manuscrit  A' Axel 


VILLIEHS    DK    L  ISLK-ADAM 


231 


en  l'un  de  ses  états,  tel  qu'il  fut  publié,  en  1886, 
par  la  revue  la  Jeune-France^  dont  j'étais  alors 
secrétaire  de  rédaction.  On  y  constate  de  sen- 
sibles différences  avec  le  dernier  état^  celui  qui 
parut  en  librairie,  après  la  mort  de  l'auteur.  J'ai- 
dais alors  Villiers  dans  la  correction  des  épreuves. 
Ce  n'était  pas  mince  besogne.  Nous  allions  à  Tim- 
primerie,  cachée  dans  le  faubourg  Montmartre, 
au  fond  d'un  étroit  passage  sur  les  murailles  du- 
quel un  oiselier  accrochait  des  centaines  de  cages 
pépiantes  et  chantantes.  Nous  regardions  les  oi- 
seaux. Je  répétai  à  Villiers  cette  parole  de  maître 
Janus  : 

—  Oii  point  de  cieux,  point  d'ailes  ! 

—  Hélas  !  fit-il,  ^ Té/ n^a  pas  pour  théâtre  l'es- 
pace céleste.  C'est  un  aigle  prisonnier  dans  une 
cave,  mais  il  s'y  démène  avec  une  telle  furie, 
avec  un  tel  fracas  d'ailerons,  que  le  bruit  percera 
les  épaisses  voûtes,  et  l'on  entendra  au  dehors 
les  clameurs  de  l'aigle  blessé.  » 

Nous  arrivions  à  l'imprimerie,  où  les  «  pa- 
quets »  nous  attendaient  «  sur  le  marbre  ». 
Los  épreuves  étaient  surchargées  d'un  texte  nou- 
veau. Souvent,  une  page  entière  avait  été  chan- 
gée sur  épreuve.  A  peine  avais-je  vérifié  si  les 
corrections  d'auteur  couvrant  la  première  épreuve 
d^une  claire  écriture  étaient  toutes  faites  sur  la 


232  iMGUKi'.s  i»'kv(»(;\tkuhs 

seconde,  que  Villiers  s'emparait  du  feuillet,  ra- 
turait, écrivait,  prononçant  à  haute  voix  les  belles 
phrases  sonores  improvisées  là,  récitant,  mimant, 
vivant  le  drame  extraordinaire.  Et  le  metteur  en 
pages,  les  typos  et  les  «  typotes  »,  sombres  en 
leurs  sarreaux  noirs  comme  Sara  de  Maupers, 
s'arrêtaient  de  fouiller  les  cassetins  pour  regarder 
cet  étrange  personnage  qui  proférait  des  paroles 
incompréhensibles,  mais  captivantes  comme  une 
incantation.  Et  quand  Villiers  s'interrompait, 
on  aurait  pu  entendre  le  vol  d'une  mouche  dans 
l'atelier  odorant  Tencre  grasse. 

Depuis  ces  jours-là,  Axel  fut  remanié  cons- 
tamment. Le  texte  paru  dans  la  Jeune-France, 
en  1886,  présente  de  notables  différences  avec 
le  texte  paru  plus  tard  dans  Tédition  Quantin. 
Mais  le  poème,  tel  que  nous  le  connaissons,  n'é- 
tait, dans  la  pensée  de  Tauteur,  qu'une  ébauche, 
et  il  faut  le  considérer  comme  inachevé.  Ce  fut 
l'angoisse  de  Villiers  de  voir  la  mort  venir  avant 
qu'il  eût  pu  terminer  son  œuvre  de  prédilection. 
Il  en  déplorait  le  dénouement  provisoire,  dont 
l'évidente  faiblesse  le  blessait. 

Ce  n'est  pas  par  un  suicide  que  peut  être  donnée 
au  monde  la  vertu  d'un  «  Signe  nouveau  ».  Le  sui- 
cide, c'est-à-dire  Taveu  de  l'impuissance  à  vivre, 
est  par  essence  stérile.    Il  ne  peut   jaillir  d'une 


VILLIEHS    DK    l'isLE-AUAM  2'3)^ 

tombe  volontaire  qu'une  fleur  vénéneuse.  Quoi  ! 
voici  deux  jeunes  gens  surhumains  par  leur  gé- 
nérosité native  et  par  leur  formation  exception- 
nelle :  Axel  d'Auërsperg  et  Sara  de  Maupers.  Ils 
ont  été^  l'un  et  l'autre,  élus  du  fond  des  âges  pour 
une  mystérieuse  prédestination.  Ils  ont  la  beauté, 
la  force,  et  devant  eux  s'ouvrent  les  plus  belles 
avenues  qui  puissent  conduire  à  l'avenir.  Ils  ont 
conquis  la  puissance  conférée  par  un  trésor  qui 
dépasse  les  limites  de  la  richesse,  au  point  qu'il 
devient  un  irrésistible  talisman.  Plus  encore  : 
leur  jeunesse  possède  la  clé  de  la  Connaissance 
parfaite.  La  jeune  fille  encerclée  dans  la  règle  con- 
ventuelle qui  concentre  les  forces  de  la  vie  inté- 
rieure et  mystique,  et  libre  d^ailleurs  d'initier  son 
esprit  aux  arcanes  révélés  dans  les  manuscrits  des 
Roses-Croix  ;  le  jeune  homme  saturé  de  l'atmos- 
phère quasi-surnaturelle  enveloppant  le  formi- 
dable esprit  qui  l'a  élevé,  qui  l'a  nourri,  ce  maître 
Janus  dont  la  parole  semble  venir  du  cœur  même 
du  monde,  savent,  ou  devinent  déjà,  ce  que  seuls 
savent  ou  devinent  les  rares  et  suprêmes  génies  de 
l'humanité.  Oui,  par  intuition  comme  par  acquisi- 
tion, ils  savent.  Et  leur  aboutissement  serait  le 
suicide  vulgaire  !  Non,  ils  savent  ou  ils  pressentent, 
ces  jeunes  initiés,  où  les  conduirait  la  mort  volon- 
taire, de  l'autre  côté  de  la  porte  du  sépulcre.  Sans 


234  FIGURES    D'l':V<M;ATi;iliS 

doute,  chacun  de  son  côté,  ils  ont  renoncé  la  vie 
sublime  pour  entrer  dans  le  monde  passionnel, 
pour  subir  la  double  épreuve  de  l'or  et  de  l'amour. 
La  passion,  dont  ils  supportent  pour  la  première 
fois  les  assauts,  les  trouble  au  point  de  les  trans- 
porter hors  d'eux-mêmes.  Doivent-ils  donc  dé- 
pouiller toute  force  originelle  pour  devenir  im- 
médiatement la  proie  de  la  démence  ?  De  tels  es- 
prits sont  prompts  à  se  ressaisir.  Sans  doute, 
comme  le  déclare  Axel,  ils  ne  retrouveront  jamais, 
s'ils  survivent,  une  intensité  égale  à  l'instant  de 
leur  rencontre,  de  leur  premier  et  foudroyant  élan 
d'amour.  Mais  ne  doivent-ils  pas  accepter  de  vivre 
dans  le  monde  passionnel  qu'ils  ont  souhaité  ? 

Refusons  donc,  —  d'accord  avec  la  volonté  de 
Villiers,  —  le  dénouement  d'yl.T^/  tel  que  nous  le 
connaissons.  Nous  attendions  plus  grandiose.  Est- 
ce  parce  qu'elle  est  femme  que  Sara  ne  sait  of- 
frir à  son  merveilleux  amant  que  de  banales  réali- 
sations ?  Certains  esprits  n'ont  pas  le  droit  d'énon- 
cer, fût-elle  sertie  dans  le  métal  d'une  admirable 
éloquence,  une  banalité.  Villiers  est  de  ceux-là. 
Nous  ne  sommes  nullement  surpris  de  la  bana- 
lité des  conceptions  de  Victor  Hugo.  Nous  savons 
que  sa  fonction  est  de  proférer  des  lieux  communs 
dans  un  porte-voix  d'or.  11  est  des  génies  dont  la 
mission  consiste  à  magnifier  le  banal.  Mais  nous 


I 


VILUKUS    UE    l"iSIJ>ADA.M  235 

nous  étonnons  quand  un  parent  spirituel  de  Vil- 
liers,  Jean-Paul,  choit  de  sa  hauteur  dans  quelque 
platitude  allemande. 

La  tâche  que  se  proposait  Villiers  en  écrivant 
Axëi  était  terrible.  Assurément,  dans  sa  pensée, 
ce  poèmô  à  forme  dramatique  n'était  pas  écrit 
pour  la  scène.  L'auteur  ne  voulait,  à  aucun  prix, 
que  cette  œuvre  fut  représentée  sur  un  théâtre.  11 
me  l'affirma  plusieurs  fois  très  énergiquement. 
Les  discours  de  l'archidiacre  et  les  sentences  ini- 
tiatiques de  maître  Janus  sont  pour  être  méditées, 
non  pour  être  jouées.  Pourtant,  en  1894,  M.  Laro- 
chelle,  qui  présidait  à  la  seconde  phase  du 
Théâtre-Libre,  eut  l'idée  hardie  de  monter  Axel 
sur  les  planches.  L'unique  représentation  donnée 
à  la  Gaité  fut  fort  étrange.  M.  Larochelle  jouait 
le  personnage  d'Axel  ;  une  jeune  fomme  qui  aban- 
donna peu  après  la  scène,  M'""^  Camée,  incarna  avec 
intelligence  Sara.  Mais  nous  vîmes  un  maître  Janus 
qui  aurait  désarmé  Villiers.  C'était  un  tragédien 
delà  plus  puissante  envergure,  Emile  Raymond, 
mort  plus  tard  de  phtisie  et  de  misère,  sans  avoir 
pu  jamais  conquérir  la  moindre  place  où  montrer 
l'éclat  de  son  grand  talent.  11  est  des  destinées 
d'artistes  mystérieusement  maléficiées.  Raymond 
comprenait,  devinait,  sentait,  vivait  les  propos  su- 
prêmes du  mage.  11  envoûtait  la  salle  du  pouvoir  de 


'2'S(')  FIGUUtOS    d'évocaikurs 

ce  verbe  adamantin.  Cette  salle  se  divisait  en  deux 
camps.  Celase  passait  aux  temps  dits  «  héroïques  », 
au  plus  ardent  moment  de  ce  mouvement  littéraire 
de  1890.  Il  y  avait  d'une  part  une  jeunesse  vi- 
brante, passionnée^,  enivrée  de  la  parole  deVilliers. 
Il  y  avait,  d'autre  part,  la  critique  dramatique, 
une  partie  de  ce  petit  monde  parisien  qui,  par  mé- 
tier ou  par  goût,  ligure  aux  répétitions  générales, 
monde  composite  et  bizarre,  d'esprit  fin,  mais 
routinier,  expérimenté,  mais  ignorant,  blasé, 
mais  naïf,  monde  fait  d'élément  les  plus  différem- 
ment originaires,  conglomérant  le  cuistre  et  l'a- 
venturier, le  bélître  et  l'inspiré,  le  bourgeois  et 
le  bohème,  le  normalien  prétentieusement  rica- 
neur et  l'ancien  chasseur  de  cercle  promu  journa- 
liste de  fortune.  Spectacle  amusant  que  l'ahuris- 
sement de  ces  personnages  aux  sidérantes  phrases 
imposées  par  maître  Janus.  Ils  ne  savaient  que 
penser.  Ils  n'osaient  même  pas  s'ennuyer.  La  ma- 
gie verbale  de  Villiers  ne  leur  en  laissait  pas  le 
loisir.  Dehors,  ils  se  secouèrent  comme  des  chiens 
mouillés,  et  les  articles  de  critique  furent  comiques 
au  possible.  Au  fond, ces  gens  moyens,  médiocres, 
quelconques,  n'avaient  pas  tort.  Ils  étaient  venus 
pour  assister  à  un  spectacle.  On  leur  avait  offert, 
dans  une  prose  gemmée,  des  concepts  de  métaphy- 
sique transcendante. 


VILLIERS    DE  l'iSLE-ABAM  237 

Oui,  Axel  demeure  Teffort  de  la  plus  auda- 
cieuse ambition.  Je  ne  vois  que  les  anciens  poètes 
hindous  qui  aient  plongé  leur  inspiration  au 
gouffre  de  la  me'taphysique  occulte  avec  une  au- 
dace égale.  Mais  les  poètes  des  civilisations  an- 
ciennes avaient  des  avantages  que  nous  ne  con- 
naissons pas.  La  formation  de  leur  génie  s'opé- 
rait entre  les  colonnes  du  Temple.  Certes,  comme 
l'affirme  maître  Janus,  nul  n'est  initié  que  par 
lui-même.  Certes  toute  connaissance  d'une  cer- 
taine profondeur  est  intransmissible.  Certes  au- 
cun Maître  digne  de  ce  nom  ne  peut  dire  autre 
chose  que  «je  n'instruis  pas,  j'éveille  ».  Toutefois, 
s'ils  prétendaient,  avant  d'écrire  leurs  pensées  et 
leurs  émotions,  franchir  les  cinquante  portes  de 
Lumière  qui  s'ouvrent  sur  la  Gnose,  la  voie  leur 
était  facile.  Quand  ils  voulaient  se  dynamiser 
l'âme,  le  réservoir  immense  de  la  Connaissance 
était  à  leur  portée.  Le  verbe  prophétique  s'élabo- 
rait en  eux,  près  des  sanctuaires  surchargés  de 
puissances  latentes,  avant  de  s'évader  de  leurs 
lèvres.  Mais  aujourd'hui,  quels  labeurs  déréglés, 
quels  tâtonnements  découragés,  quelles  peines 
anxieuses  sont  le  lot  du  poète  qui,  avant  de  parler, 
tend  à  posséder  la  certitude  !  Car  la  parole  des 
agnostiques  s'inscrit  sur  le  sable.  Elle  ne  contient 
aucun  principe  de  durée. 


238  FIGURE»  d'évocaïeurs 

Le  poète  d'Axel  a  conquis  le  trésor  de  la  Con- 
naissance, aussi  énorme  que  ramoncellcmenl 
d'or  et  de  pierreries  que  découvre,  dans  les  sou- 
terrains du  château  dAuërsperg,  aux  yeux  un 
instant  éblouis  du  jeune  margrave,  le  calme  poi- 
gnard de  la  belle  Sara  de  Maupers.  Et  ce  trésor 
occulte  pèse  sur  le  poème,  autant  que  la  présence, 
cachée  jusqu'aux  approches  du  dénouement,  du 
trésor  d'or  et  de  gemmes.  De  lui  surgit,  comme 
de  terre  le  bois  d'un  chêne,  la  construction  de 
l'œuvre,  assurée  et  solide,  et  le  logique  déroule- 
ment des  événements  générant  les  émotions  des 
personnages.  Il  semble  que  l'auteur  ait  noté  les 
signes  que  devait  sur  leurs  fronts  préalablement 
graver  la  main  de  la  destinée.  Puis,  dans  la  troi- 
sième partie  du  drame,  le  Monde  occulte^  chaque 
parole  de  maître  Janus  incitant  son  jeune  dis- 
ciple à  choisir  la  voie  surhumaine  est  lourde  de 
significations  profondes.  La  difficulté  terrible, 
c'était  que  le  métaphysicien  n'usurpât  pas  la 
place  du  poète.  Il  n'est  point  de  grand  poète 
sans  certitude  métaphysique.  Mais  dans  tout 
poème,  le  métaphysicien  doit  céder  le  pas  au 
poète.  Il  doit  être  près  de  lui,  toujours  présent, 
mais  dissimulé.  Le  langage  du  vers,  maintenu 
dans  des  règles  de  fer^  oblige  le  métaphysicien  à 
rester  dans  les  dessous,  à  ne  pas  monter  sur  le 


VILLIERS    DK  L  ISLE-ADAM 


239 


Pinde  où  ^a  parole  sonnerait  d'un  timbre  plus 
froid.  Mais  la  prose,  —  fût-elle  aussi  belle  que 
celle  d'A.rël,  —  lui  permet  de  réclamer  une  place 
plus  importante.  On  a  dit  que  Shakespeare  avait 
mille  âmes.  Le  poète  contient  une  foule  d'esprits, 
celui  du  théologien,  ou  du  métaphysicien,  ou  du 
mage,  aussi  bien  que  celui  de  la  bonne  femme 
égrenant  humblement  son  chapelet. 

Souvent  Villiers  a  délaissé  le  monde  de  l'hu- 
manité pour  celui  de  la  surhumanité.  Alors  il 
est  semblable  à  l'albatros  que  montre  Baudelaire 
sur  le  pont  d'un  navire.  Ses  ailes  de  géant  l'em- 
pêchent de  marcher.  Les  génies  suprêmes,  Cor- 
neille ou  Shakespeare,  ont  leurs  pieds  solidement 
appuyés  sur  la  terre,  sur  la  terre  où  nous  vivons, 
où  nous  souffrons,  où  retournent  nos  corps.  Ils 
ont  aussi  des  ailes  pour  s'enlever  dans  les  cieux 
les  plus  mystérieux,  et  s'y  mouvoir  avec  une 
divine  aisance.  Et  les  hommes,  leurs  frères  plus 
faibles,  s'ils  perdent  alors  de  vue  leurs  envolées 
lointaines,  entendent  pourtant  encore,  du  fond 
des  hauteurs,  le  battement  de  ces  cœurs  où  se 
sublimèrent  leurs  propres  émotions. 

Villiers  ne  classait  pas  Axel  parmi  ses  œuvres 
dramatiques,  mais  parmi  ses  œuvres  métaphy- 
siques. Quoi  qu'il  en  soit,  pour  inachevée  qu'il 
faille  la  prendre,  l'œuvre  surgit  merveilleuse  et 


240 


FKIUIŒS    D  EYOCATEURS 


solitaire,  sans  parenté  dans  la  littérature  euro- 
péenne, si  ce  n'est,  peut-être,  le  second  Faust  ou 
Titan.  Et  c'est  une  parure  de  diamants  noirs, 
d'or  et  de  perles,  sur  le  sein  généreux  de  la  Muse 
de  France. 


IX 


Villiers  de  l'Isle-Adam,  prince  audacieux  de 
l'esprit  celte,  a  emporté  la  littérature  française 
sur  des  cimes  qu'elle  n'avait  jamais  atteintes 
avant  sa  venue.  Est-il  voué,  de  par  son  héroïque 
envolée,  à  la  solitude  et  à  Texil  ?  Bien  qu'il  appa- 
raisse encore  isolé  dans  une  couronne  de  nuées, 
il  appartient  bien  à  son  temps,  et  il  exerce  sur 
lui  une  influence  profonde. 

Certains  hommes  reçoivent  mission  de  relier 
l'esprit  de  leur  race  à  son  principe.  Ils  sont  des 
chaînons  de  la  chaîne  qui  le  rattachent  aux 
hiérarchies  de  l'esprit.  Villiers  me  disait  plusieurs 
fois  :  «  Je  suis  peut-être  le  porte-voix  derarrièrc- 
pensée  moderne.  »  Il  était  beaucoup  plus.  11 
était  l'expression  sonore  du  désir  inconscient  de 
son  époque. 

Carlyle  a  écrit  :  «  L'Europe  demande  une  aris- 
tocratie réelle,  sans  quoi  elle  ne  peut  continuer  à 


VILLIERS   DE    l'iSLE-ADAM  241 

exister».  Ikie  société  ne  peut  pas  plus  vivre  sans 
aristocratie  qu'un  corps  sans  tête.  L'aristocratie 
essentielle  de  Villiers  suffirait  à  le  signaler.  Mais 
surtout,  sa  haute  sérénité  d'Initié  certain  de  sa 
foi  contrôlée  par  l'examen  de  son  intelligence, 
la  pénétration  de  sa  science  et  la  vision  de  son 
génie,  le  désigne  comme  un  maître  à  une  époque 
éperdue  de  recherche  anxieuse  et  de  préoccupa- 
tion dévoyée.  Le  siècle  est  àprement  théologique. 
Il  a  brisé  un  maillon  de  la  chaîne  qui  le  liait 
aux  Hiérarchies,  et  il  tend  désespérément  les 
bras  vers  qui  le  remettrait  en  sa  voie,  vers  ses 
maîtres.  VilUiers  est  un  de  ceux-là. 

Il  fut,  avec  son  ami  Stéphane  Mallarmé,  un 
précurseur  de  cette  explosion  littéraire  commencée 
vers  1885,  et  qu'on  étiqueta  du  nom  de  symbo- 
lisme. Ce  mouvement,  qui  semblait  devoir  ré- 
nover l'art  et  les  lettres  de  France,  et  partant,  du 
monde  occidental,  et  dont  le  point  de  départ  était 
beaucoup  plus  juste  que  celui  de  1830,  n'a  pas 
pris  l'expansion  espérée.  La  promesse  obscure  et 
lumineuse  qu'il  déroulait  n'est  pas  sortie  de  ses 
limbes.  Pourquoi?  Les  ardents  jeunes  hommes 
qui  semblaient  devoir  élargir  des  horizons  nou- 
veaux et  vastes,  avaient  tenté  de  marcher  dans  la 
vraie  voie,  dans  l'unique.  Ils  voulaient  du  monde 
et  de  la  vie   percevoir  l'essentiel  et  l'inscrire  en 

16 


242  FIGURES   d'évocatelirs 

des  symboles.  Ils  cherchaient,  sous  le  voile  de 
l'apparence,  la  réalité.  C'est  là  le  but  réel  et  cer- 
tain de  toute  poésie  haute,  de  tout  art  sublime. 
Mais  ils  s'arrêtèrent  à  mi-chemin.  Leur  audace 
manqua  de  persévérance.  Ils  ne  montèrent  point 
jusqu'à  la  hauteur  où  le  sens  vivant  des  choses 
est  dévoilé  ;  ils  n'accédèrent  point  à  l'initiation 
intérieure.  Ils  se  contentèrent  de  cérébrales  sen- 
sualités. Ils  fléchirent,  comme  Axel,  alors  que 
maître  Janus  lui  disait  :  «  Tu  es  dans  l'âge  otj  le 
scintillement  des  astres  dérobe,  à  chaque  instant, 
le  sentiment  du  Ciel.  Oublie  plutôt  des  expressions 
qui,  sur  tes  lèvres,  sont  purement  verbales,  et 
dont  tu  ne  saurais  entendre  le  sens  vivant.  Ne 
joue  pas  avec  elles.  Chacune  de  tes  paroles  flotte 
autour  de  toi  quelques  instants,  puis...  te  quitte  ». 
Il  n'est  jamais  que  les  fortes  individualités  qui, 
contre  tous  obstacles,  s'accomplissent  ;  et  il  faut 
toujours  honorer  ceux  qui,  n'ayant  pas  touché 
leur  terre  de  promission,  tentèrent  du  moins  de 
la  chercher. 

Catulle  Mendès,  qui  enviait  les  dons  extrordi- 
naires  de  son  compagnon  de  jeunesse  (Villiers, 
avec  une  diction  et  une  mimique  cruellement 
comiques,  prononçait  Catulle  Abraham  Mendès), 
a  prétendu  reconnaître  en  lui  un  demi-génie. 
Est-ce  juste?  Quand  Villiers  mourut,  le  18  août 


VILLIERS    DK    l'iSLE-ADAM  2i3 

1889,  chez  les  frères  Saint-Jean-dc-Dieii,  dans  la 
détresse,  dans  Tangoisse  de  laisser  inachevé  son 
œuvre,  et  dans  la  sérénité  du  chrétien  et  de  l'initie, 
quand  s'ouvrit  pour  lui  la  porte  du  tombeau  qui 
donne  sur  la  gloire  humaine,  — si  peu  de  chose,  — 
et  sur  la  paix  céleste,  toute  la  presse  parisienne, 
dont  la  vibrante  sensibilité  se  montre  souvent  si 
intuitive,  s'écria  :  «  Un  homme  de  génie  est 
mort!  »  Le  génie  est  d'essence  audacieux.  Si  ce- 
lui-ci n'a  pas  toujours  atteint  son  but,  s'il  n'a 
pas  laissé,  parachevée  exactement  selon  son  vou- 
loir, son  œuvre,  c'est  que  son  audace  fut  verti- 
gineuse. Il  voulut,  lidèle  à  la  tradition  des  grands 
Anciens,  donner  à  cette  œuvre  une  signification 
vivante  dont  l'essor  se  perpétue  en  des  horizons 
de  plus  en  plus  lointains.  Il  avait,  pour  prendre 
une  expression  chère  à  son  premier  maître  Hegel, 
«  saisi  le  Mystère  »,  et  il  voulait  en  inscrire  le 
reflet  dans  la  parole  humaine.  C'est  le  secret  de 
l'incantation,  que,  intuitif  ou  savant  le  poète  doit 
connaître  et  sentir,  doit  voir  vivre.  Plusieurs  fois 
Villiers  y  fait  allusion.  Ecoutons  cette  phrase  de 
r Eve  future  :  «  Sans  doute  n'estimait-il,  dans  la 
vibration  du  mot,  que  cet  insaisissable  au-delà 
dont  le  magnétisme,  inspiré  par  la  Foi,  peut  pé- 
nétrer un  vocable  dans  1  instant  oii  on  le  profère  ». 
Et  c'est  une  œuvre  de  ténèbres,  réalisée  par  la 


244  FIGURES  d'évocateurs 

magie  verbale,  que  dénoncent  ces  phrases  d'A- 
kédysséril  :  «  Ah  !  les  délations  de  mes  phaodjs 
sont  profondes.  Elles  mont  éclairé  sur  certaine 
détestable  puissance  dont  tu  disposes  !  Us  ont  at- 
testé, en  un  serment,  les  Dévas  des  Expiations 
éternelles,  que  nulle  arme  n'est  redoutable  auprès 
de  l'usage  où  ton  noir  génie  sait  plier  la  parole 
des  vivants.  Sur  ta  langue,  aflirment-ils,  s'entre- 
croisent, à  ton  gré,  des  éclairs  plus  fallacieux, 
plus  éblouissants  et  plus  meurtriers  que  ceux  qui 
jaillisent,  dans  les  combats,  des  feintes  de  nos  ci- 
meterres. Et  lorsqu'un  esprit  funeste  agile  su 
torche  au  fond  de  tes  desseins,  cet  art,  ce  pouvoir, 
plutôt,  se  résout,  d'abord,  en...  en  des  suppositions 
lointaines,  motivées  subtilement  et  suivies  d'af- 
freux silences...  Puis,  —  des  inflexions  très  sin- 
gulières de  ta  voix  éveillent...  on  ne  sait  quelles 
angoisses  —  dont  tu  épies,  sans  trêve,  l'ombre 
passant  sur  les  fronts.  Alors  —  mystère  de  toute 
raison  vaincue  !  —  d'élranges  conso/inafices,  oui , 
presque  nulles  de  signilication,  —  et  dont  les  ma- 
giques secrets  te  sont  familiers,  —  te  suffisent 
pour  effleurer  nos  esprits  d'insaisissables,  de  gla- 
çantes inquiétudes  !  de  si  troubles  soupçons  qu'une 
anxiété  inconnue  oppresse,  bientôt^  ceux-là  mêmes 
dont  la  déflance,  en  éveil,  commençait  à  te  regar- 
der  fixement.  Il  est   trop  tard.  Le  verbe  de  tes 


VILLIERS    DE    l'iSLE-ADAM  245 

lèvres  revêt,  alors,  les  reflets  bleus  et  froids  des 
glaives,  de  l'écaillé  des  dragons,  des  pierreries. 
Il  enlace,  fascine,  déchire,  éblouit,  envenime, 
étouffe...  et  il  a  des  ailes  !  Ses  occultes  morsures 
font  saigner  l'amour  à  n'en  plus  guérir...» 

Villiers  do  Ilsle-Adam  a  proféré  une  parole 
solennelle,  aimantée  d'une  âme  participant  à  la 
vie  des  suprêmes  esprits,  une  parole  accordée  au 
verbe  divin.  Il  descendait  d'un  grand-maître  de 
ces  Templiers  qui  avaient  fait  serment  «  de 
protéger  et  de  défendre  l'Eglise  catholique,  apos- 
tolique et  johannite  ».  Il  se  dresse  sur  notre 
temps  comme  l'un  des  plus  purs  représentants 
de  l'initiation  celtique,  dont  la  chaîne  s'envelop- 
pant,  à  travers  les  siècles,  dans  le  dogme  drui- 
dique, puis  dans  le  dogme  catholique,  est  assez 
solide  encore  pour  rattacher  aux  sources  céleste? 
dévie  l'esprit  du  monde  de  l'Occident. 


L 


1 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Charles  Baudelaire  ou  le  Divinateur  douloureux.  6 

Alfred  de   Vigny  ou   le   Désespérant(.      ...  69 

Barbey  d'Aurevilly  ou  le  Croyant 109 

VillJers  de  risIe-Adam   ou  l'Initié 177 


"^ 


Vannes.  —  Imprimerie  LAFOLYE  Frères. 


Lo  Bibliothèque 
Univtrtité  d'Ottowo 


The  Librory 

University  of  Ottowo 

Dot*  dut 


m  ^Q 


APR  10 


1972 


^«^-^^-47  5 


i^cSbc 


1 


^i:^" 


^   v; 


?^ 


^  ''EV.  799:1 
2t)  FEV.  1993 


a39003  002562^93b 


CE    PQ      2191  r ; 

.Z5(^5    1913 

CCO      MICHELET,    VI    FIGURES    D«EV 
ACC#    1220321 


Eug.  FIGUIÈRE  et  C'*,  Éditeurs,  7,  rue  Corneille .  -    Paris 


DERNIERES  PUBLICATIONS 

\.-H.  Rosny  &mè  :  Amour  Etrusque,  roninn  ......  3  5<> 

rrédéric  Passy  :  Par-dessus   la   haie         3  50 

F*aui  Fort  :  Ile  de   France,  ballades   françaises     ....  3  'oO 

—  :  Mort,cerf\                                 —                    .      .           .  3  50 

—  :  La  Tristesse  de  l'HomiûP.     —                   ...  3  50 

—  :  L'Aventure  éJernelle.           -                     ...  3  50 

—  :  Moiilhléry  La  Bataille        —                   ■     .           .  3  50 

—  :   yirie  en  dieu.     \                 —                     .           .  3  50 

tean  de  Boniiefoii  :  Drnis  les  Déhii    f'  sur  tes  Ituines.  ^j  50 

Ictor-Emiie  Michelet  :  (.'on les  siiri,uninins  .           .  3  5o 

—                      Lti  cœur  d'Ali  iione  .....  "i     » 

Charles  Vildrac,    :    Le  Livre   d'an    ur                  .  .{50 

Alexandre  Mercereau  ;  Le.'s  l'on  ton  des  /('mèhres 3  50 

(ules  Komains  :    Pnissanyes  de  Parts- 3  5) 

—           :   .1/0,7  de  Quelqu'un                       ....  3  50 

Han  Ryner  :  1  '  Cinquième  Uvaaqile 3  50 

—  :   !  e  rils  rfii    .<ilenre    .      .                 ....  3  50 

—  ;  l.i'i.  Paraboles  Cyniques  .                 .....  3  60 

André  Warnod  :  Le  Vieux  Montmartre,  avec  illustration-  3  50 

M.-C.  Poinsot  :  /.</  Joie   des  Yeu'\   roman         .     .  3  50 

Jacques  Nayral  :  L'Elianr/e  histoire  d'André    Léris.    rnni m  3  50 

V.  de  Saint- Point  :  Une  ilorl    ronian                                    .     .  3  50 

Gabriel  Clotizet  :  .lea  >ne  Moreau.  roraan  (Prix  r|p«    innntp-  .;  oii 

Henri  Martin  Bar/an  :  L'Ere  du    Dran'i'  ...  '  ^'H 

René  Cihil  :  Les  h  iaf/i's  du  Monde,  poèmes  ;>    '^' 

Alfons  Maseras  :  L'A.'^re  du  bien   et  du  mat,  roiuan  3  50 

Jules  Leroux:  Une  Fille  de  rien,  roman.          ....  3  oO 

Yvonne  Durand  : /^e  Bonheur  occe.^.iittle.  roinnn  .     .  3  50 

Marcel  Rica  :  Moindres ^  î>0 

Pour    paraître    très    prnvhu'nement    : 

Laurent  Tailhade  :  Pldlres  et  Marires.     ......  3  50 

Charles-Henry  Hirsch  :  Ériy,  conjurât  et  ven.^elir,  rom;'."  3  50 

Jules  Bois  :  L'Amour  dou.r  et  cruel                       ...  3  50 

Alfred  Joubert    :  Terres  d'Amour    ...           ....  3  50 

Georges  Beaume  :  Le  Borr/ue.     .     .          •'  •'•<• 

Guillaume  Apollinaire  :  Méditations  esthétiques,    avec  30  i 

lustrations 

Nonce  Casanova  :   Populv.   roiiinn •"!  ■>^.^ 

Envoi  franco  contre  mandat 

Vannes.  —  Inip.  LAFOLYK  Fhêhei.  2.  place  des  Liées.