VICTOR-ÉMlLE MlCftîELET
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Figures
dEvocateurs
BAUDELAIRE OU LE DIVINATEUR DOULOUREUX
ALFRED DE VIGNY OU LE DÉSESPÉRANT
BARBbY D'AUREVILLY OU LE CKOYANT
VfLLllRS DE L'ISLE-ADAM CL' L'iNITIÉ
PARIS
EUGÈÎ'ÎE FI
7.
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Illllll
39003002562^93
FIGURES D'ÉVOCATEURS
DU MÊME AUTEUR
POESIE
La Porte d'Or, ouvrage ayant obtenu le prix Sully Pru-
dhomme l'année de sa fondation, 2« édition {Librairie
Ollendorff * ''^j-
VEspoir Merveilleux, 2' édition {Société du Mercure de
France) ^ ^°^-
PROSE
Contes surhumains, nouvelle édition ; (librairie Eugène Fi-
guière) • ; ,;.,* ^°.^-
Contes aventureux, couronnés par l'Académie (Librairie
Guilmoto) -, 1 ^«!-
Uésotérisme dans V art {esihéiiqne). . • 1 vol., épuise.
Etudes sur quelques artistes originaux : Maufra, peintre et
graveur. (Librairie Floury) „*
Uaprès-midi des Poètes : la Poésie symboliste, conférence
faite au Salon des Artistes Indépendants, avec deux con-
férences de MM. P. N. Roinard et Guillaume Apollinaire
{VEdition) ^/'^^••
Vamour et la magie, (librairie Durville) .... 1 vol.
Le cœur d'Alcyone, '{\ihTa.irie Eugène Figuière). . • .
1 plaquette (tirage très restreint).
THEATRE
Le pèlerin d'amour, un acte en vers, [Odéon]. . .1 vol.
Florizel et Perdita, pièce lyrique en 4 actes, imitée du
Conte d'hiver de Shakespeare, musique de A. Rabuteau
[imprimé hors commerce par la Ville de Paris) . . 1 vol.
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT
La Possédée, tragédie.
Voheau vert qui dit tout, conte lyrique en 3 actes, mu-
sique de M. Edmond Maurat.
Introduction à la vie amoureuse, poème.
Par la porte de corne et la porte d'ivoire, prose.
VICTOR-ÉMILE MICHHLET
Figures
d'Evocateurs
BAUDELAIRE OU LE DIVINATEUR DOULOUREUX
ALFRED DE VIGNY OU LE DÉSESPÉRANT
BARBEY D'AUREVILLY OU LE CROYANT"
VILLIERS DE LTSLE-ADAM OU L'INITIÉ
PARIS
EUGÈNE FIGUIÉRE & G", ÉDITEURS
7, RUE CORNEILLE 7, ,.:^C^Mvè^^^
MCMXIII. ^
'f-.'OTHECA
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CTiAT{LES BJlUDELAJJiE
OU
LE DJYJNATEUT^ D0yL0ll7{EUX
riGURES D'ÉVOCATEURS
CHARLES BAUDELAIRE
OU
LE DIVINATEUR DOULOUREUX
Pourquoi donc telle parole du poète est-elle
émouvante ? Pourquoi peut-elle éveiller en nous
des puissances endormies, pourquoi nous appeler
à une vie terrible ou sublime ? Vertu mystérieuse
du Verbe ! « Dans le principe était le Verbe »,
chante le premier vers de saint Jean. Il est
au principe de nous-môme. Pour que la parole
du poète ait la force d'enchantement, il faut
qu'elle jaillisse d'un sein où fut invoqué tout un
monde, tout le cœur du monde. Voici un poète
dont la parole prolonge en nous les plus fortes
et les plus télétiques résonnances. Ses sonorités
8 FIGUKES D ÉVOCATELRS
engendrent en nos âmes des esprits vivants, et
parfois des esprits impurs. Elles galvanisent nos
spectres intérieurs ; elles caressent nos péchés
virtuels ; elles convulsent nos ténébreux désirs.
Nul poète de France n'a proféré une incantation
aussi ensorcelante. Où donc la parole de celui-ci
a-t-elle puisé son pouvoir oppressif ? Elle s'est
aimantée au frôler des mauvais anges. Elle s'est
imprégnée de leurs haleines et parfumée de leur
séduction douloureuse. Celle de Dante revenait
de l'enfer qui prend les morts. Celle de Charles
Baudelaire revient de l'enfer qui prend les
vivants.
Ah ! le génie est presque toujours un vase d'im-
puretés. 11 contient la quintessence de l'âme hu-
maine, et l'âme humaine gravite dans l'attirance
du mal ; les plus saintes ne s'évadent vers la lu-
mière qu'en traversant le doute et le désespoir.
Et précisément, c'est une des missions du génie
de révéler aux hommes le monde infernal. Avec
une profonde prudence, les initiateurs religieux,
avant tout préoccupés de tracer une voie mqrale,
jettent un discret voile noir sur l'abîme luciférien.
Le catholicisme, si audacieux dans la présenta-
tion de certains arcanes, reste muet sur ceux des
extérieures Ténèbres. 11 n'y a guère que dans ses
chants liturgiques qu'il laisse passer sur elles des
CHARLES BAUDELAIRE if
lueurs, visibles seulement aux yeux qui ont déjà
vu. Zoroastre et Mahomet esquissent la furtive
silhouette du mauvais ange accompagnant chaque
homme, du satellite de malédiction. Ceux qui,
dans toutes les races, voient l'unique re'alité, les
mystiques, ont décrit des coins du domaine in-
quiétant. Mais, non asservis au didactique silence,
les grands poètes, fussent-ils nourris à l'unanime
Tradition, comme le brahmanique des Védas ou
le runique du Kalévala, ou surtout solitaires
inspirés, se sont anxieusement penchés sur le
gouffre oii les passions des hommes se crispent
parmi les rondes démoniaques. C'est que le poète
parait un anneau détaché d'une chaîne. Certes il
conserve des attaches encore avec les anneaux voi-
sins, mais elles sont peu visibles, elles se fondent
dans la brume qui monte de l'eau d'Hippocrène.
Dans le bataillon des pasteurs d'hommes, il est
un enfant perdu. Il porte sa responsabilité seule,
non celle d'une église ou d'un système. Il n'est
l'hiérodoule d'aucun temple. Alors grandit sa
part de liberté, et tel le pétrel, l'ouragan l'attire.
Quand Merlin fut adolescent, l'évêque Gildas le
chapitra pour le lier à la vie cénobitique : « Tu
m'offres le port, dit Merlin, Je choisis la tem-
pête ». Il sentait brûler en ses veines le sang du
démon qui l'avait engendré d'une nonne. Cons-
10 nouitiis d'évocateurs
tante véracité de la légende : il y a toujours un
peu de ce sang-là dans les artères d'un poète.
Tous ont subi l'équivoque attirance de l'ange dé-
chu, eussent-ils, au principe de leur élan, la pu-
reté du cœur d'Eloa. A cela, nous découvririons
les raisons les plus radicales, les plus originelles.
Certainement, ce puritain de Milton n'a point en-
trepris son chant pour faire de Satan son plus
vertigineux héros. Il y fut amené peu à peu, par la
force même qui mène toutes choses.
Nous aussi, nous tous, c'est quand il émeut
la corde sinistre de la Lyre que le génie nous
atteint le plus profondément. Pourquoi donc ?
N'est-ce pas le chant solaire et chaleureux d'un Or-
phée qui suscitera les plus délicieux enchante-
ments ? N'aimerons-nous pas, entre tous, nos gé-
nies lumineux, ceux qui nous appellent aux joies
supérieures, ceux qui nous portent dans les meil-
leurs enthousiasmes ! N'est-ce pas à eux qu'est
due notre confiance, qu'est promise notre tendre
reconnaissance ? N'est-ce pas eux nos vrais
maîtres, nos purs guides, nos chers conquérants ?
Sans doute, nous le savons bien. Certes nous les
aimons. Nul ne prétendrait, s'il n'est un sophiste,
que nous ne devons pas les suivre dans leur voie,
dans Tunique et véridique voie. Le verbe orphique
enchante les bêtes, affirme l'immortelle légende.
CHARLES 15AUDELAIRE 11
Enchanterait-il les compagnons d'Ulysse après
que Circé a soufflé sur leurs cœurs pour fixer
leurs formes bestiales, leurs formes exactes ?
Mais l'haleine goëtique de Circé ne peut créer
ces formes bestiales ; elle ne peut que les révéler.
Avant elle, les hommes qui les ont revêtues les
portaient autour d'eux en puissance. Et qui sait
si la transmutation dont les frappe la magicienne
ne leur est pas bienfaisante ? Qui sait si cette
révélation, éclatante à leurs yeux jusqu'alors
fermés, ne leur ouvre pas la vision épouvantée
de leurs instincts, la vision salutaire de toutes
leurs détestables assomptions ? Vous souvient-il
que ce vertigineux prophète qui laisse tomber
•le temps en tempe une parole pareille à une
flamme dans une caverne, comme un dieu lais-
serait tomber des comètes dans une nuit sombre,
vous souvient-il que saint Paul a proféré cette
étrange exclamation : « Félix culpa! » C'est une
des paroles les plus mystérieuses échappées à
l'initié lyrique qui prédit la future beauté des
damnés. Elle avoue l'utilité, la nécessité de la
faute. Ici, prenons garde : la descente aux pires
sophismes est aussi facile que celle de l'Averne.
Des légions d^esprits désordonnés, fauteurs
d'hérésies baroques ou rhéteurs venimeux, sont
toujours là, prêts à tirer de toute proposition juste
12
FIGURES D EVOCATEDRS
les conclusions les plus cchevelées. Proclamer
la félicité de la faute, c'est détruire toute vie
morale. Sans doute, mais pour voir toutes choses,
il est des plans différents, il est des points de vue
d'inégale hauteur. Telle proposition, vraie, —
c'est-à-dire fidèle à la réalité, — sur un plan, est
fausse sur un autre. Quand Hegel aboutit à son
« tout est identique » ; ou quand Angèle de Fo-
ligno énonce paisiblement : « J'aime tous les
biens et les maux, les bienfaits et les forfaits ;
rien ne rompt pour moi l'harmonie », tous deux
émettent des propositions vraies sur le plan où
ils se placent, fausses sur tous les autres. De cer-
tains sommets, la vérité et l'erreur apparaissent
équivalentes. Mais nous ne devons jamais nous
croire sur un sommet. Ah ! ils connaissaient
toute l'âme humaine^ toutes les âmes supra hu-
maines, les voyants qui ont placé l'orgueil à la
base de la faute initiale, à la base de toute faute !
C'est l'orgueil qui a créé l'enfer, tous les enfers,
comme c'est lui qui a créé le sophisme de notre
temps, c'est-à-dire l'enfer intellectuel de notre
temps.
Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe,
0 vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir
Gomme un parfait chimiste et comme une âme sainte I
CHARLES BAUDELAIRE 13
Ainsi s'écrie celui qui n'est pas descendu aux
enfers, mais qui a fait monter l'enfer en lui, qui
s'est nourri aux bouffées sulfureuses. En a-t-il le
droit? « Il descendit, pour notre enseignement,
dans les royaumes du péché », dit, dans un de
ses vastes sonnets, Michel-Ange glorifiant celui
auprès de qui « il ne fut jamais d'homme plus
grand sur la terre ». Quel homme de génie, pour
remplir sa fonction, n'a pas piétiné les premières
marches de ces royaumes? Heureux ceux qui,
dans ces insidieuses pérégrinations, surent se
faire accompagner des cent soixante anges gar-
diens que certains hiérographes persans attribuent
aux meilleurs d'entre les hommes ! Heureux qui
put être « un parfait chimiste », c'est-à-dire un
maître de la plus rare chrysopée ! Car un esprit
aussi intuitif et aussi certain ne peut prendre le
mot « chimiste » qu'au sens supérieur où l'en-
tendaient les Philosophes du Feu, de Geber au
Philalèthe. Heureux qui put opérer la trasmuta-
tion, et fit de son esprit l'athanor où la vase de
l'âme humaine, sous les rayons du feu mystique,
devient la sublime Pierre rouge qu'habite le prin-
cipe multiplicateur de la vie ! Mais qu'ils sont
peu nombreux, ceux qui atteignirent cette sainteté
du génie ! La plupart de ceux qui, mus par la
nécessaire curiosité, aspirent Thaleine de l'Erèbe
i4 FIGURES d'ÉVOCATEUP.S
en demeurent empoisonnes, et celle qui sort de
leurs poitrines est par instants vénéneuse. Mais
toujours la Moire de la Terre. Lachésis, dans la
laine noire dont elle file leur destinée, glisse le
fil d'or du pur désir, et ce fil lie leur génie au
salut, l'attache à la tige de l'ineffable Rose que
révèle Béatrice.
*
* *
Les génies sombres ne touchent pas la vieil-
lesse, qui s'appuie sur la sérénité. La logique mort
les fauche à l'heure de la jeunesse ou de la ma-
turité. Ainsi Poë, Byron, William Blake. Charles
Baudelaire mourut avant la cinquantaine. Et il
semble que sa vie ait été très brève. Des silhouettes
de femmes y passent : une mère, une négresse,
une élégante. Et c'est une rapidité effrayante. De
lui m'ont souvent parlé ses amis : Théodore de
Banville, Barbey d'Aurevilly, Arsène Houssaye,
Villiers de l'Asle-Adam, Léon Cladel. Dans au-
trui, nous ne voyons jamais que nous-mêmes.
Notre prochain est un miroir oii cfmtempler le
reflet de quelques puissances de nous-mêmes.
Dans un tableau qui présente un groupe de por-
CHARLES BAUDELAIRE 15
traits, Hommage à Delacroix, Fantin-Latour, ar-
tisan sincère, mais sans génie, a peint un Bau-
delaire aux lèvres rases, d'aspect déplaisant,
complètement étranger aux sursaturantes séduc-
tions de ses poèmes. Ne nous attardons pas à
chercher l'homme vrai sous le masque qu'il s'est
façonné. Une terrible pudeur le force à se voiler
de paradoxes et de mystifications. 11 se plaît à
des déguisements fantasques et falots. Il veut dé-
concerter les yeux les plus pénétrants, les plus
amicaux. Une force extérieure l'en nécessite. Et,
en même temps, une force intérieure le contraint
aux confessions les plus saigneuses et les plus
atroces, celles de sa pensée vivante et terrifiée.
H rêve, et il commence de réaliser, cette impu-
deur désespérée qu'il intitule : « Mon cœur mis à
nu ». Il veut oser la proclame de sa lèpre comme
nul encore ne l'osa, ni le professeur de rhétorique-
saint Augustin, ni le laquais Jean-Jacques. Con-
traste logique : L'homme, en traversant le monde,
se dérobe par tous les moyens. Le poète expose
sur la place publique la tragédie de sa cons-
cience. Et cela est très juste. Car l'homme pri-
vé n'offre qu'un pauvre intérêt relatif et transi-
toire. Il n'est qu'une pierre dans la tour de Ba-
I-el, une cellule du grand Adam Kadmon,
disaient les anciens Sages. Qu'importe sa pauvre
16 FIGURES d'ÉVOCATEURS
vie apparente, fragile et brève ! Son instinct l'a-
vertit de la protéger d'une armure, de n'en point
exposer la pitoyable nudité. Et c'est pourquoi
tant d'hommes dont l'œuvre nous a saisis, nous
a charmés, nous a augmenté l'âme, sont vus de
leurs contemporains, de leur familiers, sous des
aspects différents, contradictoires. Ah ! comme
le poète a besoin d'être mort ! La mort le lave de
ses taches, le débarrasse de ses oripeaux de bala-
din ou de pauvre homme, et le campe, auréolé
d'une gloire qui est peut-être le principe de son
corps glorieux, au plan qu'il s'est assigné, qu'il
a su conquérir. « La mort planant comme un so-
leil nouveau » le vêt d'une juste lumière, dissout
ses particularités adventices et révèle sa vérité
essentielle. C'est cette vérité-là qui seule importe.
C'est vers elle seule qu'il s'est efforcé. C'est celle-
là qu'il a versée dans son œuvre. Et c'est ainsi
qu'il aura été lui-même. Etre soi-même, être sa
propre réalité, que cela est rare dans le cours
d'une vie^ fût-ce d'une vie sublime ! Mais nous
ne vivons vraiment que dans les instants oîi
nous atteignons notre propre génie, où nous in-
carnons notre âme suprême. C'est ces instants-
là qui façonnent notre personnalité et c'est leurs
souvenirs vivants qui résonneront dans le timbre
de notre chant.
CHARLES BAUDELAIRE 17
Nous avons, si vraiment nous sommes vivants,
une vie apparente et une vie réelle. Aucuns n'ont
qu'une vie apparente, mais ils sont des morts qui
marchent. Ils ont des yeux et ils ne voient pas ;
ils ont des oreilles et ils n'entendent pas ; ils ont
un cœur et ils ne frémissent pas. Le bruit de leurs
pas sur la terre n'éveille pas d'échos dans l'atmos-
phère plus haute. Ceux qui ont une vie réelle ne
laissent voir aux passants que leur vie apparente.
Et les passants ne les distinguent pas. Il se peut
que leur vie réelle se trahisse par une parole, par
un geste, par quelque chose d'inattendu. II se
peut qu^elle demeure toujours cachée. A moins
qu'un orage du destin ne projette sur elle quelque
lueur fulgurale, elle se poursuit dans l'ombre.
Mais elle se révèle dans les paroles qu'ils ont
laissées, dans leur œuvre, définitif miroir re-
flétant exactement leur vie réelle.
Quand un homme est assez fortement consti-
tué pour laisser par-delà la tombe une idée repré-
sentative de sa personne, quand il se survit dans
une œuvre saillante, point n'est besoin, pour le
connaître intimement, de l'avoir vu dans le monde
des vivants. II donne de lui-môme un témoignage
véridique, irréfutable. C'est là qu'il est inscrit,
et non ailleurs. C'est là-dedans qu'il a vidé le vais-
seau de son cœur et de son esprit, rempli de tout
2
48 FIGURES d'ÉVOCATEURS
ce qu'y avaient précipité les cieux et la terre, —
l'enfer aussi, surtout l'enfer.
Cet homme portait le nom d'une épée. Mais
quelle sorte d'épée était le baudelaire ? Le blason,
qui conserve dans ses hiéroglyphes les anciennes
beautés, montre encore le baudelaire. Ce n'est
pas l'épée flamboyante dont seule est digne la
main archangélique. Ce n'est pas l'olinde longue
et souple dans le poing. C'est une sorte de cou-
telas. Ceux qui ont beaucoup aimé l'art des armes
savent comme l'épée, dans une main qui la com-
prend, devient quelque chose de vivant. Il y a
lame des épées. Le baudelaire large et court, à
deux tranchants, fait la blessure largo, comme
le couteau de chasse.
Toi qui, comme un coup de couteau
Dans mon cœur plaintif est entrée....
Le baudelaire entre d'un coup certain et sau-
vage, car la main qui la tient est proche de sa
pointe. L'esprit de ce poète pénètre les choses
avec une force agressive et ramassée. 11 pénètre
le lecteur avec un emportement féroce et pos-
sessif. Mystérieuse prédestination des noms.
« Les noms sont les compléments des choses »,
disaient les Anciens. Ils sont aussi les complé-
CHARLES BAUDELAIRE 19
ments des hommes. Il n'est pas dans le monde
deux choses sans rapports entre elles. Mais l'in-
telligence humaine ne peut dévider l'écheveau des
rapports liant les êtres aux choses. Quelquefois
il advient qu'une brusque lueur lui permet de
voir ^enchevêtrement de quelques-uns de ces
fils. Et c'est cela le génie. Les esprits faibles, dé-
sespérant de jamais voir quelqu'une de ces pro-
jections farouches éclairer brusquement leurs pas
dans les ténèbres, se contentent d'un mot renon-
ciateur : le hasard. L'onomancie plonge ses ra-
cines dans les mystères du verbe.
Ce n'est point trop qu'avoir une âme d'épée
pour vivre parmi les hommes, pour « paraître
en ce siècle ennuyé » quand un décret des
puissances suprêmes vous y envoie subir l'é-
preuve du don poétique. Rien d'étonnant si les
contemporains de Charles Baudelaire ont gardé
de lui un souvenir acéré. Ils virent un person-
nage noir et sarcastique, appliqué à déplaire.
Déplaire est le grand arcane de la séduction.
C'est occuper fortement les imaginations, c'est
s'emparer violemment des trames sur lesquelles
elles brodent. Défions-nous des femmes qui
savent nous déplaire au premier aspect. Peut-
être enfonceront-elles en nous un souvenir
despotique et lancinant, comme une blessure. Les
20 FIGURES d'ÉVOCATEURS
fortes personnalités, d'ordinaire, sont blessantes.
Leurs angles ne sont pas usés par les frotte-
ments. Plaire à tous prouve une banalité, sans
prendre ici le mot banalité au sens défavorable
que lui attribuent les contemporains. Plaire aux
médiocres prouve quelque sourde affinité avec
eux. Le statuaire Charles Lebourg, un bon élève
du grand Rude, me raconta cette anecdote. Un
jour de sa jeunesse, dans les dernières années du
second empire, il travaillait dans son atelier
d'après un modèle de profession, une belle fille
réputée dans le monde des a rtistes, Emma Z. On
frappa à la porte. C'était un homme de moyenne
taille, rasé de près, aux yeux bruns pesants ; —
M''* Emma Z. n'est-elle pas ici ? » demanda ce
visiteur. — Ah ! s'écria le modèle reconnaissant
le timbre mordant de la voix, c'est Baudelaire !
Faites entrer ! » Le nouveau venu s'assit en
s'excusant avec une politesse ancienne. Ses
manières, sa vèture semblaient d'un gentil-
homme fourvoyé dans la Bohême et tenté de se
faire quaker. Alors, tout en pétrissant sa glaise,
le jeune statuaire, qui d'ailleurs était un esprit
haut, s'étonna d'entendre se poursuivre, entre ce
personnage original et la belle femme nue im-
mobile sur Testrade, une conversation du plan
le plus élevé, proche des cimes de l'art et de la
CHARLES BAUDELAIRE 21
pensée. Car constamment les plus merveilleuses
aventures se déroulent dans d'obscurs coins de
Paris. Quand le visiteur fut parti, l'artiste in-
terrogea son modèle : — Qui donc est cet extraor-
dinaire causeur? » — Mais c'est Baudelaire, répon-
dit la jeune femme, ne connaîtriez -vous point /<î.s
Fleurs du Mali » Charles Lebourg, bien que lettré,
n'avait pas encore entendu ce nom.
Ce nom pourtant n'était pas inconnu. Il
figurait dans la promiscuité de la notoriété. Un
scandale l'avait enveloppé quand le poète s'était
révélé. Certes le bouquet qu'il avait cueilli aux
bords de l'Erèbe était, pour des yeux bourgeois,
d'une beauté scandaleuse. Il était logique qu'une
société basée sur la médiocrité décente s'en alar-
mât. Nuln'apporte une beauté nouvelle sans s'ex-
poser à la stupeur choquée de ses contemporains.
Ce n'est pas que sa force passe inaperçue ; toute
force se fait toujours reconnaître. Mais elle est
sentie seulement par l'instinct, longtemps avant
d'être comprise par l'intellection. Pour situer
immédiatement un esprit créateur au plan qu'avec
le temps lui assignera l'élite, il faut plus que la
certitude de l'esprit critique ; il faut presque le
don prophétique. Sainte-Beuve, esprit menu, d'ho-
rizon étroit, voit certes bien que le poète des
Fleurs du Mal n'est pas indifférent ; mais il l'es-
22 FIGURES d'ÉVOCATEURS
timeun excentrique, sans se douter qu^il vient du
centre même de i^âme humaine ; et il construit
cette image fameuse, si incompréhensive, dans
laquelle il représente ce poète édifiant un kiosque
bizarre sur un Kamchatka lointain et fabuleux.
Et il donne bien la moyenne de Fopinion de ses
contemporains. Il semble que la jeune généra-
tion d'alors devait la mettre en demeure de cor-
riger son erreur. Il n'en fut rien. Cette pléiade
de gracieux petits rimeurs qu'on dénomma les
Parnassiens trouvait devant elle un grand poète,
Baudelaire, et un poète estimable, Leconte de
Lisle. Sans hésiter, elle élut pour maître le beau
rhéteur estimable. Elle n'eut pas tort ; le grand
poète eût été un guide singulièrement dangereux.
11 vaut mieux ne pas suivre ceux qui vont soli-
taires par des routes non frayées. Ce guide-là
eût conduit ses disciples dans les palus infernaux.
Virgile y mena bien un disciple ; mais alors il
avait, ombre heureuse, dépouillé toute faiblesse
humaine, et celui qu'il guidait s'appelait Dante.
Une faudrait pas croire que la jeunesse remet
immédiatement à son plan l'homme qui fut trop
original inventeur aux yeux de ses contemporains.
La jeunesse a la générosité d'un redresseur de torts
aux yeux bandés. Elle aime certains esprits pour
leurs défauts plutôt que pour leurs qualités,
CHARLES BAUDELAIRE 23
comme on aime les femmes. Elle choisit ceux qui
correspondent à la mode qu'elle aime, ceux qui,
sans affinité avec les défauts de leurs contempo-
rains, sympathisent avec ses propres défauts,
puisque chaque génération aies siens. On n'aime
jamais personne que comme un miroir où se con-
templer. La jeunesse obéit à son instinct en choi-
sissant ses miroirs. Elle les préfère flatteurs. Et
il faut attendre qu'une très restreinte élite im-
pose, avec Faide du temps, les gloires défini-
tives.
Puis ce poète n'est pas jeune. Presque tous
les hommes figent leur vie dans l'un de ses
âges. Leur force se révèle dans une période de
leur existence, et très rares sont ceux qui
montrent un égal bouillonnement extérieur de
leur activité à tous les âges. Musset a vécu
quarante-six ans. Il nous apparaît dans le
charme des vingt ans. Son précoce et spontané
génie n'a jamais atteint la maturité. Lamartine
pour nos imaginations a trente ans ; Hugo en
a soixante. Baudelaire iL'a passé en^ ce monde,
comme Musset, que quarante-six ans d'une vie
qui semble écoulée avec une décevante rapidité.
Son enthousiasme est lourd d'une maturité
désenchantée. Il a toujours eu plus de souvenirs
que s'il avait mille ans. Son esprit est sans
24 FIGURES d'ÉVOCATEURS
âge, comme certains visages qu'on rencontre,
Son génie naquit, grandit dans la ville, et dans
quelle ville ? Dans celle du monde où l'atmosphère
est la plus ardente et la plus saturée d'haleines
passionnées, dans ce Paris toujours ému qui
donne plus de flamme aux yeux plus enfoncés.
Oui, ce génie est bien marqué à la terrible
empreinte de Paris. Le rythme des saisons s'é-
voque en lui comme quelque chose de lointain et
d^'excessif, et Thumanité s'y tord dans des
paysages minéraux. L'inquiétude nocturne, la
terreur sacrée que suggère le respir de la lune y
est plus chaude et plus fiévreuse et c'est dans
l'enfer dissimulé où se tordent des passions
plus forcenées qu'il a pu cueillir les fleurs les
plus quintessenciées du mal.
Cette société du second empire, dans la durée
de laquelle s'écoulèrent les années viriles du
poète, ne différait guère de la nôtre. L'oligarchie
de la haute bourgeoisie d'affaires qui dirigeait
alors la France sous le couvert de l'entreprise
napoléonienne était la même que celle qui fonc-
tionne aujourd'hui sous le couvert de l'entreprise
dite radicale. L'esprit n'en était pas plus élevé.
Le goût, en cette période, était plus grossier.
Quand on voit aujourd'hui les documents repré-
sentant l'accoutrement des femmes de cette
CHARLES BAUDKLAIRK À\i
époque, on est fixé sur le goût non encore
décrassé de cette bourgeoisie. C'est quinze ans
après 1870 qu'il commença de s'afliner. Il n'y a
jamais eu de démocratie, car on masque de ce
nom la ploutocratie, c'est-à-dire la pourriture
sociale. Mais quand une démocratie a l'air
d'exister, c'est que nulle aristocratie n'eut la force
de se constituer et d'agir. Or le poète, essentiel-
lement aristocrate, ne trouve pas sa place dans
un monde décapité. Il a situation d'exilé. C'est
la seule que lui ofîre le monde moderne. Alors
il habite les limbes sociaux.
Oui, aux confins de la société tant bien que
mal organisée s'étendent ses limbes. C'est la bo-
hème. Là évoluent tous ceux qu'une défaillance,
un vice ou une supériorité empêche do s'adapter
au mécanisme social, d'entrer dans ses rouages, de
devenir un de ses ressorts. Monde bizarre, extra-
ordinairement composite où se retrouvent, éton-
nés, des hommes venus des plus disparates ho-
rizons du désir. Des âmes très basses y côtoient
de très hauts esprits. Des saints en puissance,
des génies vêtus de silence y passent pêle-mêle
avec des paresseux irréductibles, des ivrognes
invétérés, des envieux forcenés. Des passions con-
templatives, exaspérées de ne point se manifester
en actes, s'y lovent comme des serpents engour-
26 FiGURi^s d'évocateurs
dis par un climat trop froid. Des enthousiasmes
rengainés y jaillissent parfois en éclats furieux.
Des minerais d'oii l'or ne sera pas extrait,
des gangues d'où ne sortira pas le diamant brut.
« Maint joyau dort enseveli, bien loin des pioches
et des sondes ». Du génie s'y résorbe, au mode
de l'ouroboros, l'antique figure emblématique du
serpent qui se mord la queue. Et le discours s'é-
vase de la sottise ou de la méchanceté au verbe
prophétique, aux prosopopées transcendantes.
On oublie qu'il y a des imbéciles en écoutant
des causeurs prestigieux, dont toute la force s'é-
panche dans des paroles perdues, puisqu'elle ne
se concentre pas pour animer une œuvre. D'au-
cuns ont connu toutes les doctrines, toutes les
métaphysiques, toutes les initiations. D'aucuns
ont l'air d'avoir gravi des Sinaï. Là s'atrophient
les projets jamais réalisés, les rêves grandioses
toujours avortés, les élans toujours brisés. Là
dorment les plus grandes richesses et les plus pâles
misères de l'esprit, les plus généreuses ardeurs
et les plus tristes rages du cœur. Ivraie et fro-
ment dont ne pourrait s^opérer le tri que dans la
vallée de Josaphat.
Dans ce pays de Bohême, limbes où grouille
une aristocratie impuissante à naître, un poète
ou un gentilhomme se meuvent à l'aise, autant
CHAULES BAUDELAIRE 27
I
qu'un bourgeois y est déplacé. Nous voyons bien
Baudelaire y descendre, froid, tranchant, écar-
tant d'une parole d'acier les contacts de la tri-
vialité, déconcertant la familiarité. C'est pour-
tant là, plutôt qu'ailleurs, qu'il peut rencontrer
qui le comprendra. Il heurtera, disert et savant,
ses idées contre celles qui volent dans cette at-
mosphère, afin qu'elles puisent dans ces combats
l'endurance et l'expérience. Car il est, tel cet ex-
traordinaire Edgar Poë qu'il aime comme un
frère, un théoricien déductif autant qu'un inven-
teur spontané. Il construit des systèmes, prêche
une esthétique, modèle un corps de doctrines. Il
est capable d'avoir sur toutes choses une déci-
sion. C'est ainsi que s'affirme l'universalité d'un
esprit, universalité qui se fera entendre, lointaine
et pourtant efficace, dans la moindre parole,
dans le vers qui semblera le plus fluide et le
plus léger. Car tout ce qui est en nous, tout ce
que nous avons invoqué, tout ce qui traversa
notre âme, impose une marque à nos gestes et se
révèle dans nos pensées.
Il y a aussi l'influence des femmes. Elle est né-
cessaire et multiforme, comme celle de la lune
dont elles dépendent. Nul homme supérieur sur
lequel elle n'ait agi profondément, La femme fé-
conde l'esprit de l'homme aussi exactement que
28 FIGURES d'ÉVOGATEURS
•
riioinme féconde ses lianes. Elle ne stérilise que
ceux qui seraient stériles d'eux-raômes. Il y a
les amantes et les amies. Leur action est diffé-
rente ou pareille. Mais quelle folie de croire que
nous en mesurerons la portée. Elle est insaisis-
sable et mystérieuse, comme celle d'un climat ou
d'une planète. Elle nous imprègne et nous pé-
nètre sans que nous le sentions. Mais nous la
transposons. Un lent, un vital travail intérieur,
pareil à celui du fond des eaux, la transforme à
l'infini. Heureux l'homme assez puissant pour
être l'athanor où toute sensation versée par la
femme se transmute en œuvre de beauté ! Les
biographes de Baudelaire citent trois femmes
dans son destin : sa mère, pesante et malfaisante
comme toutes les mères ; une négresse fameuse,
qui tient toujours une large place dans sa vie,
qui de maîtresse chaude devient une vieille amie
malade et lamentable ; une mondaine légèrement
courtisane, subtile et délicieuse, idéale amie,
inspiratrice ayant donné son beau corps à peine ;
puis d'autres sans doute, des inconnues. De ce
bouquet féminin, de la noire Ghamide, reine de
Saba tombant en ruines, puis de la suave rose
parisienne, et des autres fleurs au passage res-
pirées, un parfum violent s'élaborera dans cet
esprit sublimant, qui imprégnera tout d'effluves
CHARLES UAUDELAIRE 29
sensuels spiritual i ses, d'un magnétique mélange
de musc, de rose et d'encens.
*
* *
Car une vivante, une douloureuse odeur d'a-
mour enveloppe cette œuvre et multiplie sa sé-
duction, œuvre qui saisit le lecteur par tous
les sens, par les cinq sens d'où viennent les joies
du p«îché, les cinq sens qu^il faut exorciser avant
l'onction suprême. Ce vers qui flatte les yeux
comme une peinture, possède les oreilles comme
une musique ensorcelée^ émeut aussi Fodorat par
des senteurs fauves ou de mystiques arômes,
comme il évoque des saveurs fortes ou des
formes appelant la caresse de la main. Et par ces
véhicules il atteint à la moelle la plus abstraite
de notre intellection. La logique rigoureuse, la
démoniaque logique y est un squelette vêtu d'une
chair de volupté. La sensation, l'émotion et la
pensée s'y étreignent et s'y épousent, au point de
s'y présenter si mêlées, si fondues, qu'elles pa-
raissent vivantes comme un homme, c'est-à-dire
comme un vaisseau de chair où sont enfermées
mi^..
30 FIGURES d'ÉVOCATEURS
toutes les étincelies correspondant aux flammes
de tous les mondes.
Ainsi doit s'exprimer Tart du poète, qui, en
langue française, n'a trouvé sa formule qu'au
dix-neuvième siècle. Longtemps on l'a confondu
avec l'art littéraire, dont la mission est de donner
aux idées une forme claire et définitive. On lui
demandait d'enclore des idées dans une forme
rythmée, pénétrant facilement dans Pesprit
et se fixant solidement dans la mémoire. Il a
fallu forger cet outil encore inusité ainsi, merveil-
leux pourtant, qu'est la langue française pour
lui faire dire, par le jeu mystique des résonnances,
le fm du fin de la sensation, de l'émotion, comme
de la pensée. Le vers doit ouvrir des horizons
plus vastes et plus solennels. Un chant subtil,
s'envolant de lui comme subrepticement doit en-
velopper les sens du lecteur, emporter son esprit,
son cœur et son âme, dans une atmosphère oii il
se sente autre, plus libre, plus léger, une atmos-
phère bénéfique et despotique entr'ouvrant des
portes spirituelles, et suggérant une sorte d'état
de grâce, appelant à une vie nouvelle, ingénue et
visionnaire. Cette musique du vers a un rôle
analogue à la musique, qui crée Tatmosphère
qu'elle veut. Dans la Passion de Jean-Sébastien
Dach, il y a ces trois mots qui se contentent d'ex-
CHARLES BAUDELAIRE 3i
poser un fait : <( Et Jésus répondit : » La phrase
musicale enveloppant ces trois mots est telle que
l'auditeur est envoyé dans une attente anxieuse.
Une force sonore l'envahit et lui fait sentir avec
une impérieuse, une irrésistible précision, que
celui qui va répondre est quelqu'un de surhu-
main. Mais la musique du vers n'a rien de com-
mun avec la musique. Cest un autre art très
différent, ayant d'autres modes d'expression, et
soumis à d'autres lois. Aussi est-il absurde de
mettre en musique des v^ers vivants, des vers
ayant leur musique propre. Le compositeur assez
niais pour commettre cette faute agit comme un
peintre qui voudrait étaler sur un Titien des cou-
leurs à son goût. La musique du vers s'obtient
par l'entente des résonnances des mots, par l'en-
tente de leur vie. Alors le langage du vers n'au-
rait sa force que dans la langue où il est écrit?
Le chant des mots ne passerait pas dans une
tangue étrangère ? Enfin le vers serait intradui-
sible ? Assurément il perd de sa vertu dans toute
traduction, comme un tableau de maître ne
montre pas toutes ses beautés dans une reproduc-
tion photographique. Mais si l'esprit qui vit en
lui est assez intense, assez enllammé pour trans-
paraître sous le chant adéquat, sous les mots
merveilleusement adaptés, tel un homme enfer-
32 FIGURES D EVOCATEURS
mé dans une cage de verre, alors leur souffle
spirituel, sous les mains ouvrières et rares d'un
bon traducteur, s'incarne dans les mots de n'im-
porte qu'elle langue. Sa force dépasse la force
pourtant magique des mots. Ceux-ci sont le vête-
ment d'un esprit qui puise sa vie sur des plans
lointains, qui plonge ses racines dans des
royaumes originels. Ils ont pourtant leur valeur
intrinsèque, valeur devinée également par le
poète et l'humble sorcier de campagne qui sait,
par sa tradition et par son instinct, que les mots
peuvent s'investir d'un pouvoir d'incantation. La
vie des mots, le maître des runes en connaissait
les arcanes ; et dans les cryptes d'Eleusis ou dans
les antres de Thessalie, le beau cortège des femmes
en délire divin clamaient les quatre hiéroglyphes
du Tétragramme : « lod ! Evohé ! » c'est-à-dire
la trame môme de la Parole perdue que cherchent
les fils d'Hiram. La langue française, autant que
les langues antiques, est hiéroglyphique, et ses
plus nobles vocables peuvent être confrontés au
Nombre.
Mais les mots valent aussi parce que nous ver-
sons en eux de nous-mêmes. Un pacte se conclut
entre eux et nous, et c'est une part de notre vie
qu'ils nous prennent pour résonner de nos plus
intimes vibrations. Us aspirent notre vitalité pour
CHARLES BAUDELAIRE 33
en nourrir la leur. Ainsi le schin renversé, tracé
sur parchemin vierge avec le sang de l'équi-
voque incantateur s'aimantait des esprits de ce
sang. L'homme donnait au signe quelque chose
de sa vie. Les paroles sont ailées, dit le plus glo-
rieux des hommes, qui était aveugle et mendiant,
et ses paroles, à travers plus de trois mille ans,
volent vers nous comme des colombes qui nous
apporteraient des messages du cœur de l'univers.
Les paroles aussi s'envolent de nous, chargées
d'effluves de nous. Rarement un poète aura su,
aussi fortement que Baudelaire, magnétiser les
mots qu'il dispose, au point de leur injecter une
spiritualité qui fait oublier leur structure phy-
sique ; rarement il aura su conclure avec eux le
pacte d'alliance si justement qu'ils résonnent de
tout ce qui a vibré en lui au cours de sa vie. Il
est parvenu à extravaser ses esprits pour les
verser dans l'urnedeson vers. Aussi ce vers prend-
il sur nous un pouvoir de hantise et d'obsession.
Il habite en nous ; il s'y loge avec une énergie
mordante et impérieuse. Il a parfois un pouvoir
mauvais d'ensorcellement.
Cet esprit avait beaucoup à dire. 11 s^était en-
richi à contempler des trésors. Il avait exercé sa
méditation sur eux comme sur lui-même. Et ce
qu'il avait à dire, il l'a dit. Il est mort en pleine
3
34 FIGURES d'ÉVOCATEURS
force, en seconde jeunesse, à quarante-six ans.
S'il est mort, c'est qu'il n'avait plus rien à dire.
Quand un homme meurt, c'est qu'il n'a plus de
raisons de vivre. Nous pouvons croire qu'il en a
encore, nous nous trompons, nous ne voyons
pas juste. Le bourgeois Franklin, de son bon
sens, disait : « Un sac vide ne peut se tenir de-
bout ». De même un homme. La vie et la mort
sont terriblement logiques. Nous les incriminons
quand nous ne voyons pas les causes de leur
action. Chez cet homme, la source de la vie était
empoisonnée. La constante douleur qui montait
de son corps à son esprit sourd dans le chant âpre
de son vers :
Ah î Seigneur, donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !
La lèpre de son corps lui arrache, dans ses
notes intimes, des accents désespérés. L'impu-
reté qui courait en son sang l'attirait vers les
poisons de l'âme, vers les lieux maudits de l'esprit.
ïl partit de ce monde en laissant un livre de
poèmes, puis les poèmes en prose, deux volumes de
critique et une traduction des Contes d'un esprit
fraternel, Edgar Poë. C'est tout. Il mit là-de-
dans une immensité d'amertume, de dilatation du
CIJARLKS liALDELAÏRIi]
35
cœur, de justesse de vision et de précision d'intel-
ligence.
Un fort esprii; est un, est lui-même, sous
quelques apparences qu'il se montre. Celui-ci se
révèle dans le poème, en vers et en prose, dans la
critique, dans « l'essai » et la traduction. Avant
de s'affirmer comme un maître, par l'éclat des
Fleurs du Mal, sans avoir jamais tâtonné en
cherchant sa voie, c'est comme traducteur qu'il ap-
paraît. Et il donne une traduction qui est un miroir
exact, une recréation de l'œuvre traduite. Aucune
œuvre étrangère n'eut la fortune de trouver une
telle traduction française. Le jeune Chateaubriand
avait traduit Milton ; le sombre Lamennais et le
tendre Brizeux avaient traduit Dante. Et pourtant
jamais encore la langue française n'avait épousé
l'œuvre d'un poète étranger avec tant de juste
amour, au point de saisir les plus mystérieux
frissons, et comme le battement du pouls de cette
œuvre.
Voici un rare exemple de piété fraternelle de
l'esprit. Baudelaire rencontre l'œuvre d'un grand
36 FIGURES d'ÉVOCATEURS
poète étranger complètement inconnu en France,
en qui il peut aimer un esprit très proche, et ses
années de jeunesse qui seraient les plus vigou-
reuses, les plus riches de force créatrice, il les
consacre à traduire en français les Contes de ce
génie ténébreux et doré, fulgureux et sublime,
Edgar Poe. Il le fit pour sa joie. Car quelle joie
plus grande, pour un esprit généreux, que de
trouver un esprit connivent ! Il est des familles
d'esprits, rattachées par des liens spirituels, plus
forts parfois que ceux du sang. Certes l'admiration
enthousiaste est une des joies les plus nécessaires
et les plus fécondes. Plaignons celui qui Fignore :
11 manque d'une des sources les plus torrentielles
alimentant le fleuve de sa vie ; il n'a plus qu'une
vie desséchée. Mais l'admiration va à la supé-
riorité, non à la proximité. Elle s'impose par la
force ; elle investit ceux qu'elle va prendre d'un
élan de conquête ; elle peut saisir par violence ou
par surprise. Elle peut dominer avec âpreté, avec
hostilité. Il arrive qu'on la subit en grondant de ré-
volte, et qu'on s'en délivre avec soulagement. Mais
quand elle se donne à nous avec amour, quand
elle arrive appelée par l'affinité, elle nous est
joyeuse et précieuse, et nous trouvons en elle un
complément de nous-mêmes. Si nous rencon-
trions dans le vaste monde le frère jumeau de
CHAULES liAUDELAniE
37
notre esprit, celui qui aurait exprimé exactement
toute notre conception, tout notre sentiment,
nous n'aurions plus qu^à l'écouter et à nous taire.
Ceux qui ont une personnalité forte, une àme
accentuée et déchiquetée, ne rencontrent jamais
l'image exacte d'eux-mêmes. Les âmes qui leur
sont le plus prochaines sont pourtant très diffé-
rentes. Il y a plus de distance entre deux génies
les plus parents, les plus semblables, qu'entre deux
paysans appartenant aux races les plus opposées.
Néanmoins, il est des esprits entre lesquels
existe une affinité inéluctable. Ils ont des parties
pareilles, et d'autres très différentes. Il y a des
familles d'esprits. Assurément, Edgar Poë. Bau-
delaire, Villiers de l'Isle-Adam sont des esprits
de même famille, bien que très différents. Saturne
et Phœbé soufflent sur leur destin une haleine
lourde de curiosité ténébreuse et d'ingéniosité
exaspérée, tandis que tout leur élan ralenti vou-
drait se tendre vers la perfection solaire. Edgar
Allan Poë, esprit méthodique, âme démesurée,
frère, ô douloureux frère de tous ceux qui tra-
versèrent l'anxiété de l'esprit et les ouragans
du cœur, quelle tendresse mérite toujours ton
délire sombre ! Combien peu, parmi les plus hauts
et les plus purs de tes aînés, ont frôlé de leurs
ailes les cimes angéliques oii tend ton désir dé-
38 FIGURES d'ÉVOCAI'KURS
scspéré ! Le poète d'Ulalumc et du Corbean atteint
les sommets de la beauté anxieuse, de la beauté
crispée que seule expriment les grands mo-
dernes, car ils vivent dans un monde qui ne leur
permet pas la sérénité, dans un monde oii la
douleur ne peut être transmutée en joie^ même
dans les cœurs les plus puissants. Pourquoi donc
Baudelaire, avec sa judiciaire si sûre, n'a-t-il
pas traduit les poèmes du grand américain, avant
les contes, ces poèmes où l'âme la plus haute du
jeune inspiré essaie de s'évader vers les plus lu-
mineux horizons entrevus par son génie alourdi
de visions néfastes ? Toute célébrité comporte une
méconnaissance. Celle qui environne Poë ne
veut connaître en lui que le tragique manieur
d'effroi, l'explorateur du cône d'ombre où la terre
traîne en son sillage le peuple occulte des êtres
équivoques, larves ou idées, vampires ou signes,
ou encore le mathématique cerveau qui se plaît
à résoudre les équations énigmatiques. Mais, le
lyrique voyant des Hiérarchies, dont les bras se
tendirent si éperdûment vers les plus spirituelles,
les plus angéliques des amours, le pâle illuminé
qu'accompagnaient les ombres embaumées des
Ligeïa et des Morella, seuls le connaissent ceux
qui l'aiment. Et c'est peut-être celui-là qui a si
impérieusement attiré ramitié fraternelle de
CHARLES r.ALDELAlRE 30
Baudelaire. Ces deux hommes ont senti autour
d'eux l'amertume des haleines infernales ; ils sont
tombés de lassitude de marcher dans la poix dé-
moniaque. Dœmonas sciunt poetae, dit Tertullien,
initié perdu dans la polémique. Ces deux poètes-là
ont connu les démons comme leurs frères plus par-
faits. Et tous deux ont farouchement couvé dans
leurs cœurs l'ardeur de leurs suaves espoirs bles-
sés. Mais aussi, ils ont fortement ouvert leurs yeux
aux suprêmes lumières. Elles leur ont éclairé la
voie qui conduit hors des ténèbres. Et le vertige
ni la peur n'ont troublé leurs fronts penchés sur
l'abîme de la mort. Pour y regarder, le prophète ,
qu'il soit Elie ou Apollonius de Thyane, s'enve-
loppe du manteau de laine. Le poète, presque
toujours, ne possède pas ce symbole de l'isole-
ment protecteur. Il est nu, exposé aux coups du
mystérieux gardien du seuil défendu. Il en est
souvent frappé à mort. Hélas ! il n'y aura jamais
pour lui que deux sujets dominant tous les
autres : l'amour et la mort. Le premier protège
contre la seconde ou bien y précipite. Ces deux
poètes-là ont vu dans les profondeurs les secrets
de l'amour et de la mort. Ils les ont vus, et ils
en raisonnent avec méthode. Ils sont, peut-être
les premiers d'entre leurs frères, des visionnaires
ratiocinant. En tous cas, l'homme qui a écrit ces
40 FIGURES d'ÉVOCATEURS
pages assurées et exactement belles : Colloque de
Monos et U?ia, et Conversation (TEiros avec Char-
mio7i a évoqué les données les plus précises que
nous puissions avoir sur le grand secret terrible,
et prononcé des paroles s'approchant de celles des
plus fermes Voyants, des plus traditionnels Ini-
tiés , des paroles correspondant à celles qui
éclatent parfois, dans les chants liturgiques de
toutes les races, comme des diamants trop éblouis-
sants pour nos yeux, et qui semblent gênés de
scintiller à des feux occultés et trop forts. Car, pour
les yeux de l'esprit humain, la lumière est plus
impénétrable que les ténèbres. Les hommes se
lamentent de marcher dans une épaisseur de té-
nèbres. Ils marchent aussi dans des rayonnements
de lumière ; mais leurs yeux ne sont pas capables
de les percevoir. C'est Tinfirmité de nos prunelles
qu'il faut déplorer. « La Vérité! clament-ils,
nous voulons la Vérité ! » La Vérité! Elle est par-
tout, en nous, hors de nous; elle nous baigne et
nous pénètre. Mais nous ne pouvons la saisir. Nous
ne la percevons jamais que par une de ses différen-
ciations,les erreurs. Elle s'offre ànous, mais comme
le diamant, dans une gangue, et nulle main hu-
maine n'opérera de ce diamant la taille parfaite.
Pourtant la gangue est plus ou moins épaisse, le
mode d'erreur est plus ou moins proche de lavé-
CHARLES BAUDELAIRE 41
rite. A nous de choisir l'approximation ; à nous
de nous fier aux maîtres qui nous présentent l'er-
reur la plus voisine de la vérité, la plus chargée
de véracité. Et si proches que soient les limites
de notre liberté, elle se meut du moins dans un
orbe qui lui permet rélection et la dilection.
Entre le poète du Corbeau et celui des Fleura
du Mal, il n'y avait pas seulement pareille atti-
rance des abîmes extra-humains, pareille mélan-
colie de la mort^ et pareils frémissements de la
chair et de l'esprit. Tous deux, Saturne et la Lune
les avait signés. Et si la Lune donne à ceux qu'elle
influence le goût de l'eau du Styx, Saturne inspire
à ses favoris, avec la mélancolie de la terre, le
pouvoir de construire une armature solide à
leurs rêves, Saturne qui rogne sur tous les
squelettes, ceux des hommes et ceux de la terre.
Une philosophie, — c'est-à-dire une méthode de
fonctionnement des facultés, — est le squelette
de l'âme. V^oicideux poètes, d'esprit fraternel, bien
que séparés par le temps et l'espace, qui se sont
complu à déployer sur des sujets divers des fa-
cultés déductives égalant leurs facultés intuitives.
Poë et Baudelaire se sont amusés aux jeux les
plus compliqués de l'intellection. Entraînés tous
deux à une gymnastique mathématique, ils se
meuvent dans la spéculation abstraite avec une
42 FIGURES d'i';vocateurs
vigueur et une aisance à laquelle on n'est plus
habitué. Ils manient en maîtres la rigueur ana-
lytique et la dialectique. Ils ont dû s'en armer
contre l'esprit de leur temps, j'entends l'esprit du
vulgaire de leur temps, qui prétendait envahir
des domaines auxquels il demeurera toujours
étranger. Contradiction qui nous choquerait bien
si nous ne savions que chez le vulgaire des
hommes^ tout est contradiction : Le siècle, qui
s'est si bruyamment vanté de s'enliser dans un
épais rationalisme, et qui nie les facultés ailées
de l'esprit, a délaissé les rudes et salutaires sen-
tiers de la dialectique et de la logique. Il rit de
la décadente scolastique des derniers temps du
Moyen-Age ; mais la forte discipline aristotélique
où elle fut puisée lui est inconnue. Il se gausse
d'une mécanique intellectuelle aussi perfectionnée
que VArs magna d'un Raymond Lulle ; mais il
s'en gausse en l'ignorant. On dirait même que la
Logique avec laquelle Port-Royal a longtemps
embrayé la spéculation française, et à laquelle
Racine a confronté la logique des passions vitales,
est tombée dans un complet oubli. Le siècle a ap-
pliqué la mécanique à la matière avec un tel em-
portement, qu'il ne lui reste plus de force pour
l'appliquer à l'esprit. Les hommes se sont penchés
avec une telle attention sur les rouages des ma-
CHARLES. BArDELAIRi: i'-i
chines de fer qu'ils ne peuvent plus se hausser
vers les rouages de la machine intellectuelle.
Aussi quand des esprits ailés, capables de péné-
trer les êtres et les choses par une intuition for-
cenée, ou par certains autres modes plus rares
que l'esprit réserve à quelques élus, s'arment des
méthodes déductives, ils manient ces glaives avec
une précision redoutable. Et certes, ils ont besoin
d'être armés, car une hostilité permanente les
enveloppe et les envoûte s'ils ne savent pas d'une
pointe de glaive éventrer le maiélice. Les uns
brandissent le rire, qui est un carquois abon-
dant en flèches empoisonnées. Poe riait quelquefois
mais en Yankee, d'un rictus glacé, pareil à celui
des têtes de mort. Son rire n'est pas étincelant ; il
est rare et féroce. Baudelaire ne sait pas rire ;
tout au moins, il ne s'est pas adonné au rire dans
son œuvre. Il y eût certainement réussi s'il l'avait
voulu. Il eût appliqué au comique sa sûre mé-
thode ; et les mystihcations qu'on le vit exercer
sur des imbéciles prouvent qu'il aurait victo-
rieusement manié l'épée du rire. Sans doute il la
dédaigna dans la polémique écrite. Il usait d'un
procédé certain et lent : il décomposait les élé-
ments de la masse à laquelle il s'attaquait. Ainsi
est-il facile de démontrer par la faiblesse des
éléments la faiblesse du composé. Il les hachait
44 FIGURES d'ÉVOCATEURS
d'une analyse tranchante comme un baudelaire.
Et c'était un hachis des éléments qu'il présentait
comme la tête de l'ennemi sur un plat d'or ci-
selé. C'est par ce moyen qu'il s'en prenait, che-
min faisant, aux fariboles de son temps, cou-
sines des fariboles du nôtre, aux lieux-communs
de la sottise, si universellement adoptés par la
faiblesse ou la lâcheté, qu'en naissant on est em-
poisonné de leur pestilence. Car le génie, étant
l'équilibre des hautes puissances de l'esprit, a
parmi ses premières vertus le bon sens, et son
devoir instinctif est de travailler à rétablir l'ordre
intellectuel. Tout désordre attire sur lui une ven-
geance ; et le désordre intellectuel, source de
tous les autres, entraîne tous les fléaux de la dé-
cadence. La floraison du sophisme, dans une
époque ou dans un pays, est un symptôme
sombre et elle s'étend rapidement dans un peuple
qui se rue dans les villes où son impressionnabilité
la plus généreusement naïve, développée et exas-
pérée, le livre en proie aux plus déboutés rhéteurs
comme aux plus niais bavards. Si cette France
privilégiée ne possédait toujours, — presque
sans s'en douter, — une aristocratie éparse et
occultée, qui lui verse l'antidote, elle mourrait
du poison sophistique. Le rire est un antidote,
quand il est versé par des mains fortes : le rire
CHARLES BAUDELAIRE 43
large d'un Daumier, le rire furieux d'un Garlyle,
le rire acérain d'un Villiers de l'Isle-Adam, le rire
acide d'un Laurent Tailhade se diffusent len-
tement comme de sûrs contrepoisons. Pourquoi
donc Baudelaire n'a-t-il pas ri ? Peut-être était-il
trop attristé de se sentir attiré par l'aspir dé-
moniaque. Il est théologien. Il sait que le
rire est satanique, qu'il correspond à la perte de
la pureté première de l'esprit. « Pour ce que rire
est le propre de l'homme », les candides animaux
ne rient pas, ni les Anges, et le poète alourdi d'ha-
leines érébéennes a toujours soupiré vers les neuf
chœurs hiérarchiques que président les neuf Muses
graves. Puis estimait-il suffisant d^avoir pris
au logicien Satan sa méthode sûre et affilée de
raisonnement analytique ? Quand il démonte les
rouages d'un mécanisme, d'un système ou d'une
œuvre, il prend immédiatement une ardeur gla-
cée d'abstraction. Il taille les esprits ou leurs pro-
ductions d'une main certaine et virile de chirur-
gien. Il a entraîné savamment chez lui cette fa-
culté de raisonnement, secondaire chez le poète,
car elle est impuissante à créer, et elle doit cé-
der le pas à la vision spontanée, à la voyance.
Mais elle est nécessaire, car elle sert à la vérifica-
tion des données intuitives et géniales. C'est le
piéton patient et minutieux qui, pour dresser la
46 lU.LRES u'évocateurs
carte d'une région, contrôlerait péniblement les
observations A^astes et vives de l'aviateur. Le sens
critique, impuissant à créer s'il est seul, est indis-
pensable à quiconque prétend créer. Il est le
maître de la règle. Le cheval ailé mène son cava-
lier dans les royaumes de l'extase ; mais il faut
une main de fer pour lui tenir les rênes. Et sans
cette main de fer, il jetterait son trop faible domp-
teur dans les précipices du désordre, de l'inco-
hérence et du pathos. Peu de poètes eurent le
sens critique aussi sûr, aussi juste que Poë et
Baudelaire. Le premier Texerca sur la solution de
très ardus problèmes. Le second l'exerça sur les
arts et les lettres, c'est-à-dire sur des objets reliés
à toutes les idées et à toutes les formes. 11 enve-
loppe les œuvres d'un coup d'oeil dont la perspica-
cité ne se laisse jamais abuser. Baudelaire a laissé
deux volumes de critique d'art, et la plupart des
chapitres en furent composés selon les nécessités
de l'actualité. Or, on les lit encore, parce qu'ils
sont nourris d'enseignements, parce qu'ils ne se
contentent pas d'émettre des aperçus rapides et
des jugements éphémères. 11 est peut-être le seul
écrivain d'art du X1X*= siècle, avec Fromentin,
dans les décisions duquel nous puissions avoir
confiance ; et encore Fromentin était peintre. La
postérité a ratifié ses choix ; elle le fait bien rare-
CHAr.Ll:;S l'.AUDELAIRE 47
ment. C'est que nulle fausseté n'est parvenue à
éblouir ses yeux justes, ni les succès dus à la mode,
ni même, — piège plus perfide, — les prestiges
des talents séduisants et superficiels. Gomme tous
les esprits habitués à remonter aux principes, il
se montre austère et ferme. Toutes les sources de
faiblesse qui coulent sur la pensée et sur l'art de
son temps, il les indique d'un doigt certain. On
ne prend pas en défaut son sens de la beauté.
Mais nul n'atteint une telle sûreté de jugement
sans avoir mûri sa méditation à de puissants
foyers. Aussi lui suffit-il d'une phrase lancée en
passant pour caractériser un homme ou une
œuvre ou une idée. Là est le signe de la maî-
trise ; saisir d'emblée le caractère essentiel
des choses, les voir et les décomposer d'une
cime.
A l'époque où Baudelaire écrivait des arts plas-
tiques, ceux-ci se traînaient dans une situation
analogue à celle d'aujourd'hui. L'Etat français,
obéissant à sa tendance vers une centralisation
intégrale, mais conduit par des politiques à
courte vue, avait accepté et encouragé l'organisa-
tion d'un art d'Etat, comme d'une science d'Etat.
Pourtant, un des plus formes créateurs de cette
centralisation, homme de sûr et vaste coup d'œil,
Richelieu, avait senti le danger de ces lamentables
48 FIGURES d'ÉVOCATEURS
institutions de petits états dans l'Etat. Il encoura-
geait, dans chaque corps d'état, les fortes person-
nalités indépendantes et dissidentes. Il fondait
l'Académie, c'est-à-dire une littérature officielle,
mais il favorisait à la dérobée ceux qui la fron-
daient. Quoi qu'il en soit, il existe en France, de-
puis le dix-neuvième siècle , un art officiel,
maintenu par une armée d'artisans presque fonc-
tionnaires, et, — invention déconcertante pour
qui ne Taurait pas constatée, — ne représentant
pas même quelque chose de médiocre et de terne,
ne représentant rien. En sorte que cet art officiel
ne peut pas être critiqué : oij il n'y a rien la cri-
tique perd ses droits. 11 a peut-être son utilité :
fortifier, par la lutte oii il les contraint, les rares
artistes véritables. Lagénération de 1840 comptait
de beaux peintres, les généreux paysagistes, encore
que trop emportés, par la réaction contre le poncif
classique, vers un acquiescement à l'étude ex-
clusive de la nature, au détriment de Timagina-
tion et de la composition. Et tout en aimant le
charme profond de cet harmonieux poète ingénu,
Corot, ou la passion véhémente d'un Théodore
Rousseau, Baudelaire eut le courage de voir ce
qui leur manquait. On voudrait sans défauts
ceux qu'on aime. Il y avait un caricaturiste qui
dépassait les bornes de son art, qui se haussait
CHARLES BAUDELAIRE 49
vers de plus fiers sommets : Daumier. Puis il y
avait, solitaire et dénigré, un grand peintre
tragique, le seul de son temps qui atteignit la
forte spiritualité : Delacroix. On lui opposait un
mauvais peintre, professeur de dessin estimable,
Ingres. Delacroix, < homme de génie malade
de génie », est un fier exemple pour qui veut
protéger sa sensibilité d'un rempart de solitude.
Lion qui défend son antre pour y vivre sa seule
vie intérieure, pour n'avoir d'autres joies que
celles nées de son enthousiasme. Cet homme oli-
vâtre et dévoré écrivait dans le journal passionné
qu'il nous laissa : « Je me suis dit et ne puis assez
me le dire pour mon repos et mon bonheur —
l'un et l'autre sont une même chose — que je ne
puis et ne dois vivre que par l'esprit. » Pensée à
laquelle il revient à chaque instant, et il fut dou-
loureusement fidèle. Cet ascète émacié de l'art,
ce tragique et sulfureux esprit avait pris pour
devise ces vers hautains de Michel-Ange : « J^ai
du moins cette joie, au milieu de mes chagrins,
que personne ne lit sur mon visage ni mes en-
nuis, ni mes désirs, que je ne crains pas plus l'en-
vie que je ne prise les vaines louanges de la foule
ignorante ; et je marche solitaire dans des routes
non frayées », C'est dans de telles routes que
marchent les forts avec agilité.
50 FIGURES d'ÉVOCATEURS
Mon esprit, tu te meus avec agilité !
C'est là, certainement, la constatation satisfaite
d'une très forte volupté. Sentir son esprit se
mouvoir avec aisance dans les éléments de
l'analyse, flotter sur des déductions profondes,
c'est une volupté pareille à celle qu'éprouve le
nageur qui se meut dans l'eau, la brassant d'un
^este sûr et stylisé, tout en apercevant, à
quelques mètres au-dessous de ses yeux, un sol
vague et fluant. C'est une gymnastique intel-
lectuelle, un bon exercice d'assouplissement, un
mode de se mouvoir dans les limites du connais-
sable. Cela forme un esprit musclé, entraîné
selon la méthode socratique. Attention ! toute
volupté peut jeter au danger de l'abus. Gello-ci
mène à la décomposition philosophique, au
délire de la ratiocination, à la vanité affolée de
l'esprit. Gare au nageur, si maître soit-il de son
art, si sûr de son endurance, qui s'éloigne trop
de la côte 1 Voyez la philosophie allemande : si
on la laissait faire, elle empoisonnerait le monde
civilisé. Ce fut une maladie de ce temps, une
foi éperdue en sa raison, précisément à l'heure
où il laissait dans l'oubli les lois du maniement
de la raison, quand il la jetait hors des limites
que lui découvrait sagement l'un de ses meilleur»
GIIABLES BAUDELAIRE 51
mainteneurs, le prudent René Descartes. On dirait
que notre époque, demandant aux poiriers de
donner des pommes, est toujours prête à les jeter
au feu s'ils ne lui donnent que des poires.
L'intellection a son domaine, ample, aux limites
lointaines. Qu'elle s'év^ertue, de toute sa sûre
énergie, dans les royaumes qui d'elle ressor-
tissent ! Tant d'autres lui échappent. Et le poète
doit les visiter tous. Arrête-t-elle seulement son
action aux bords de l'inconnaissable ? D'autres
frontières lui sont fermées. Si déliée, si puissante
soit-elle devenue, elle ne les franchira jamais.
Supposons que chez un homme le sens de la vue
ait acquis une force de pénétration presque illi-
mitée. Si pendant ce temps son odorat est mort,
il ne percevra point par les yeux le parfum
d'une rose.
Quand l'ange Azraël lui demandera descompfces,
qu^il se trouverait interdit et désemparé, celui-
là qui répondrait : « Toutes les choses que
m^offrait le monde, je n'y ai touché que par mon
intellection. J'ai exercé son mécanisme sur elle.
Je les ai comprises. » Non. Comprendre, c'est
prendre avec l'ensemble de nos puissances, avec
toutes les énergies qui nous furent départies.
Non, tu n'as pas compris, tu n'as pas saisi. Nui
ne fut un saint qui ne fut point tenté, un mage
52 FIGLRES d'ÉVOCATEURS
qui n'ait pas frémi, un héros qui n'ait pas faibli.
Nul ne fut réellement un vivant s^il n'a pas été
pénétré dans toutes les fibres de sa chair, de son
esprit et de son âme. Nul ne fut un poète, c'est-
à-dire un homme neuf fois vivant s'il ne fut,
comme le satyre Marsyas, écorché par Apollon,
afin de pouvoir offrir à la vie le contact de toutes
ses sensibilités à vif.
Tant de moyens de comprendre le monde sont
à notre portée ! Mais nous ne choisissons pas nos
moyens. Ils nous sont imposés par nos fatalités,
par nos tendances innées, par nos directions
initiales. Notre sensibilité a ses tentacules parti-
culiers pour happer les faits, pour les soumettre
à ses tâtonnements, pour en prélever son expé-
rience et ses lassitudes. La souffrance nous est
un mode de comprendre, le plus véhément et le
plus pénétrant. La volupté en est un autre, ardent
et impérieux. Aucuns n'auront perçu le monde
que par la douleur. Ils sont profonds, ils sont
poignants, ils sont incomplets. Que Leopardi est
monotone ! D'autres ne l'auront perçu que par
la volupté. Ils sont séduisants comme des roses.
Un parfum vénusien s'envole de leur haleine : ils
sont incomplets. Leur charmant domaine est
enclavé dans des steppes tristes. Les jardins d'Ar-
mide sont bornés par des bosquets de jasmin et
CHARLES BAUDELAIRE 53
(le fleurs délicieuses. Mais on n'y découvro [kh
l'horizon. Tous les modes de la sensation nous
apportent des effluves de la terre et les précipilont
dans l'urne de notre cœur, tous les modes, de-
puis la joie légère jusqu'au plus ténébreux dé-
sespoir. Les posséder tous et les équilibrer?
Gomment saisir l'énigme de la vie ? En quelle
partie du sphinx enfoncerons-nous nos ongles
pour fixer son regard? 11 a des ailes d'aigle, des
ailes qui portent au sommet de l'espace, là d'où
l'on voit les perspectives les plus vastes, là d'où
l'on connaît les cimes de la terre. Il a des
seins de femmes, des seins dont la forme sug-
gère l'amour et la volupté. Il a les pattes de lion,
les griffes de l'audace, du courage jamais dé-
faillant. 11 a les flancs du taureau qui peine et
qui s'obstine à tirer la charrue pour tracer ses
sillons. Il faudrait lui prendre à la fois les ailes
et les seins et les pattes et les flancs, le maîtriser
d'un quadruple efl'ort, pour le contraindre à
livrer le mot de son énigme, la clé d'or ouvrant
les cinquante portes de lumière.
J'appelle poète celui, — et celui-là seul est un
poète, — qui a su contraindre le sphinx, qui a
pu saisir le mystère de la vie par tous les modes
de la sensibilité et de l'intellection. Ailleurs, un
homme est un maître quand il a agrandi jusqu'à
54 FIGURES d'ÉVOCATEURS
son excès une des puissances humaines. Il res-
pire, avec une intensité supérieure, mais avec
une seule àme. Une de ses facultés se bande vers
sa cime ; les autres calmissent. Il aura humé, de
toute l'énergie de sa poitrine, l'un des forts par-
fums de la terre. Il aura extrait de la vie une des
essences les plus concentrées, et le bouquet qu'il
aura cueilli pour l'ange Azraël épandra quelque
temps son odeur dans l'atmosphère animique.
Ainsi aura-t-il fait de lui-même l'un des types
culminants qu'emmène dans sa ronde la fau-
cheuse égalitaire que dessinent avec une verve
profonde les Danses macabres du Moyen-Age.
Il aura vu la sphère de la réalité par l'une de ses
faces. Mais quelle variété dans ces perceptions !
Il aura pu être un saint, ou un héros, ou un
amant. Mais que de différentes façons d'être un
saint, ou un héros, ou un amant ! Que de chemins
mènent à la cité mystique ! D'aucuns atteignent
leurs cimes par l'activité, d'autres par la passivité,
parla contemplation. D'aucuns donnent toute leur
force à leur foi. La foi est un mode d'îiccession à la
Connaissance, passif et rapide, plus sûr peut-être
que des modes plus lents, comme l'étude ou la
méditation, sujet à l'erreur^ certes, comme tous les
autres, mais planant comme l'aigle quand il a as-
suré son vol, et découvrant de plus vastes hori-
CHARLES BAUDELAIRE 55
zons. D'autres ont accueilli la souffrance comme
leur mode de développement. Ils l'auront aimée
ou maudite, souvent môme aimée et maudite à,
la fois ; mais ils auront pris leur flamme à son
brasier ; ils y auront consumé tout ce qui n'était
pas essentiel à eux-mêmes, tout ce qui les aurait
détournés de leur voie. Ceux qui saisirent la révé-
lation de la vie par la douleur en auront senti
tout leur être ébranlé jusqu'en ses plus secrètes
profondeurs ; et il n'importe qu'ils l'aient con-
quise au titre de saints, de héros ou d'amants.
La volupté aussi est un mode de posséder la vie,
un véhicule vers l'extase, c'est-à-dire vers l'un des
plus terribles sommets spirituels, et la volupté est
multiforme. Elle s'offre sous les plus différentes
apparences, jusqu'à celle où elle se distingue à
peine de sa sœur la douleur. Et celui qui s'est
fié à l'une appelle l'autre d'un inconscient et dé-
voué amour. Et cependant, tous ces modes de
sentir, de comprendre et d'aimer, le poète doit
les avoir maniés. Mille âmes, cent mille âmes, —
mais l'humanité ne contient pas plus de mille
types, — ont vécu dans l'âme de Shakespeare avec
toutes leurs beautés ou toutes leurs difformités.
Elles y furent aussi à l'aise que sous le firma-
ment, car rien n'y attenta au développement de
toutes leurs possibilités , fussent-elles mons-
36 FIGURES d'ÉVOCATEURS
trueuses. Et cet étrange, ce déconcertant génie,
qui quitta un jour tout ce monde de passions dé-
chaînées, tout ce peuple d'âmes jaillies de la sienne
pour aller planter placidement ses choux jus-
qu'à sa dernière heure, a-t-il pas embrassé la vie
comme aucun autre homme ne l'embrassa ja-
mais ? Et n'en éprouva-t-il pas alors un invin-
cible dégoût ? Et s'il en était ainsi, cette retraite
serait le plus terrible, le plus décourageant des
exemples, — un exemple auprès duquel celui de
Gharles-Quint quittant le trône pour le cloître
serait celui de l'espoir.
Celui-là était un poète dramatique, c^est-à-dire
un cœur habité par les cœurs étrangers, un homme
en qui vivent d'autres hommes.
On s'y saoule, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux.
Il en est de même pour le poète lyrique, en-
core que les êtres étrangers pénétrant en lui
soient moins apparents. Ils n'y viennent pas
vivre la durée d'une action qui tend leurs facul-
tés au paroxysme. Mais ils y passent et s'enfuient,
et capricieusement repassent. Capricieusement ?
Non. Ils obéissent à la logique régulière qui do-
mine les âmes et les passions, comme la lune
règle les marées. 11 ne vient en nous que ce qui
CHARLES BAUDELAIRE 57
obéit à notre appel secret, ou ce que nous accep-
tons, ce que nous ne savons chasser. Et mille
reflets d'être entrent clans l'âme du poète lyrique.
Les tragédies qui sortent de lui sont plus brèves.
Les âmes qui habitent en lui n'y viennent que
proférer le chant de leur passion, la clameur de
leur désespérance. 11 pourrait les suivre dans la
durée d'un conflit tragique, et les ordonner jus-
qu'au dénouement du conflit. Certainement, si
Poë et Baudelaire avaient tenté la forme drama-
tique, ils l'auraient maniée en maîtres, surtout
Poë, implacable constructeur de mécanismes dé-
clanchant les émotions. Et tous deux pouvaient
écouter en eux les voix de mille âmes différentes.
Ils y songèrent. Poe avait entrepris un drame,
Politien, qui ne fut pas achevé, mais dont les
fragments écrits promettent une grande beauté.
Quant à Baudelaire, il racontait souvent ses pro-
jets dramatiques à son ami Théodore de Ban-
ville. Mais,
Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage,
L'art est long et le temps est court.
Pour chaque œuvre nouvelle il faut devenir un
homme nouveau. Une palingénésie de l'esprit et
de l'âme s'impose, une renaissance d'ingénuité.
58 FIGURES D EVOCATEUllS
C'est là l'exigence de tout nouvel amour. Mais
ce n'est pas toujours possible. A quelle vie nou-
velle renaître ? Quel ange entr'ouvrira les portes
neuves du monde de l'enthousiasme ? Quand on
s'est empoisonné le cœur, quand on a saturé son
sein des eftluves des fleurs du mal, quel dieu in-
voquer qui viendrait jeune et pur, quel Apollon
joyeux ?
Et si nulle renaissance n'est possible, si l'on
ne découvre pour son génie ni la fontaine de Ga-
nathé, où Junon chaque année se plongeait pour
en sortir vierge redevenue, ni même la fontaine de
Jouvence, quand on est un esprit de haut vol, on
ne subit pas la déchéance. On ne se répète pas
comme un vulgaire rhéteur ; on ne devient pas
le singe de soi-même. On entre dans le silence
ou dans la mort.
*
* *
Voici des mots qui chantent des chants forts et
captivants. Ils pénètrent en nous comme un
baume ou comme une blessure. Qui leur a donné
ce pouvoir ?
Sans doute ils furent agencés par un ouvrier
CHARLES BAUDELAIRE 59
savant, aussi expert à manier les émotions et les
rythmes que celui qui s'amusa de démontrer, —
après coup, — comment il avait froidement com-
posé son ardent Corbeau. Sans doute leur musique
fut travaillée pour obséder, pour prendre, pour
charmer Tesprit, pour lui ouvrir des portes qui
d'ordinaire lui sont fermées. Mais cela suffit-il à
leur donner la vertu d'ensorcellement, une par-
celle de ce mystérieux pouvoir de lier dont l'usage
fut réservé, — selon de divines paroles ? Non.
D^adroits rimeurs en feraient autant, qui ne fe-
raient qu'œuvre morte.
Ces mots sont aimantés. Un homme les a char-
gés des effluves magnétiques sortant de lui, sa-
turés de toutes les exhalaisons de son cœur, de
son esprit , de son âme, de ses âmes. Et ils
gardent les vibrations de toutes les résonnances
qui passaient en cet homme. Le vocable et
rhomme restent reliés par un lien magique. La
magie suppose la connaissance des correspon-
dances existant entre les plans divers du monde.
Mais l'homme lui-même, à quels êtres, à quelles
étoiles s'est-il relié ?
Une ardente, une violente spiritualité l'embrase
et le consume jusqu'à la cendre. Elle s'enlace à
une sensualité pénétrante et ubiquitaire. L'une va
rarement sans Tautre. Toutes deux s'épousent et
60 FIGURES d'ÉVOCATELKS
se complètent. Elles sont les deux pôles de la sen-
sibilité. Elles se communiquent leurs flammes.
Que l'une serait froide si l'autre ne la brûlait pas !
Y a-t-il entre elles conflit? Pas toujours. Quel-
quefois elles s'entendent à merveille. Non, le con-
flit tragique de cette âme, qui la torture et la dé-
vaste, naît des directions différentes de sa terrible
spiritualité. Elle frémit d'un désespéré désir de
s'évertuer dans les zones lumineuses que hantent
les cœurs étincelants. Elle soupire avec rage vers
la palme de sérénité. Mais des voix d'abime l'ap-
pellent toujours, et toujours elle obéit à cet appel.
Nous allons où nous sommes attirés. Nous
sommes libres du choix. Mais dans quelle mesure?
Astra inclinant, no7i nécessitant. Sans doute, mais
nous obéissons facilement à l'inclinaison qui nous
est donnée, au mouvement qui nous est indiqué,
si cette inclinaison, si ce mouvement sont dirigés
vers le monde de notre curiosité. Chaque nuit, la
terre va plonger sa face, quand le soleil se recule,
dans le cône d'ombre où gravitent les démons de
la nuit, les lémures et les lamies. Des peuples de
larves s'y ruent, qui vivent de notre substance,
et qui sont les passions des hommes, les hideuses
et voraces passions. Chaque homme aussi plonge
sa face dans un cône d'ombre où se tordent les
essaims des mauvais rêves, des détestables désirs,
CHARLES lîAUDELAlRE 61
des gestes coupables. C'est là que sont métamor-
phosées nos généreuses intentions déformées jus-
qu'à devenir nos actes peccamineux. Tout l'arse-
nal démoniaque, sur un appel de nous, sur une
de nos pâles velléités, y jetterait ses armes dange-
reuses et ses flèches empoisonnées. Il y forge les
<îauchemars de nos sommeils, et, — plus péril-
leux — les cauchemars de notre esprit éveillé. Nid
soyeux de nos mauvais instincts, de nos virtua-
lités déréglées, retraite où nous savons caresser
nos infernales tendances ; chaque homme, comme
la terre, traîne après lui son Erèbe. Malheur à qui
lui voue sa plus intime curiosité.
Il semble que la curiosité de l'esprit soit encla-
vée par les dieux dans des limites très proches
qu'elle ne peut franchir sans attirer sur elle un
châtiment. Un ironique eritis sicut dii l'invite aux
pièges les plus certains et les plus vindicatifs. Et
c'est pourquoi, peut-être, le génie, qui est une cu-
riosité ordonnée et victorieuse, entraîne tant de
maux pour qui le possède. Une anxieuse, une
flambante curiosité a jeté l'esprit de Baudelaire
dans le cône d'ombre de la terre, dans le cône
d'ombre des âmes individuelles. Son frère Poe
aussi écoutait liévreusement l'appel du démon de
la perversité. Les autres aussi, tous les grands
frères douloureux des hommes, tous ceux qui leur
62 FIGURES d'ÉVOCATEURS
parlent en « sachant » se sont penchés sur ces
gouffres. Ils ne s'y sont pas attardés. Ils n'y ont
pas savouré une terrible délectation morose. Ils ne
sont pas demeurés longuement, férocement, éper-
dûraent, au jardin des Fleurs du Mal, pour en ex-
traire des essences violentes, des essences qui nous
pénètrent jusqu'aux moelles. Sans doute, puis-
qu'ils ont des yeux de Voyants, ils savent que le
monde n'est pas ordonné par un dieu des bonnes
gens bénisseur et bourgeois, par un démiurge dé-
cent et modéré. Ils savent tout le mal, et toute la
douleur et tout l'enfer. Ils savent que les hommes
sont la postérité d'Atrée et de Thyeste, et que les
Euménides accompagnent leurs pas prédestinés.
Mais ils ont aussi tendu, dans leurs mains ensan-
glantées, des roses fraîches, correspondances sua-
vement mystérieuses de la rose mystique, de la
rose oîi s'^inscrit le sublime espoir, la rose du
Dante et de Saadi.
Il y a une grâce noire, une grâce érébéenne,
s'il n'est pas périlleux d'accoupler ces mots, et
nul théologien n'en a tracé le procès logique.
Ce n'est pas la disgrâce, qui est négative. Celle-
là est positive et efficace. C'est une part du far-
deau karmique. D'aucuns en sont baignés. Leurs
seins, dès le berceau, avant le berceau, en furent
investis. Et ils auront toujours le goût des fleurs
CHARLES BAUDELAIRE 63
d'abîme et des poisons. Leur âme respire le soufre
et le datura. L\m d'eux est-il né grand poète ?
il sera Baudelaire. L'autre est-il entraîné vers les
profondeurs de la métaphysique? Il sera Stanislas
de Guaita. Tous deux ont avidement étudié les
poisons qui traversent le corps pour enivrer l'i-
magination, autant que les poisons spirituels.
Le premier avait décomposé, de sa coupante et
didactique analyse Topium et le haschich. Le
second, chimiste, et mieux : philosophe du Feu,
possédait tous les secrets dangereux de la mor-
phine et de la cocaïne. C'était là, pour eux, des
études servant de préludes à celles qu'ils pous
saient audacieusement sur les poisons de l'âme,
à leurs stations doctorales dans le temple de Sa-
tan. J'ai bien souvent entendu Guaita parler de
Baudelaire. Esprit méthodique, classique, il pré
ferait secrètement en lui au poète divinateur le
dogmatique dialecticien, le déductif tranchant
qui jette quelquefois parmi les couleurs enflam-
mées des iïeurs du mal l'éclat et aussi la froideur
de l'acier. Mais je me souviens, trop confusément
à travers la brume des années, d'une causerie
singulièrement belle écoutée au courant des rues
solitaires de Paris nocturne, sur ce thème inat-
tendu : la sainteté de Baudelaire. Le causeur était
un de ces esprits de spéculation profonde dont
64 FIGURES d'ÉVOCATEURS
toute la force, accaparée par la méditation, ne
peut plus se résoudre à l'effort de se figer dans
une œuvre. Mais elle se répand parfois dans la pa-
role qui s'envole, qui s'envole et va se poser
quelque part dans le réservoir des forces dont
aucune ne se perd. Paris, qui contient tant de
merveilleuses richesses, compte toujours un
nombre de ces esprits de haut vol, ' solitaires ou
noctambules, bohémiens de la transcendante
spiritualité, que seuls connaissent une poignée
d'écouteurs de qualité différente. C'est dans un
café, ou dansla rue, ou dans une mansarde qu'il
arrive d'entendre ces magiciens de la méditation
verser la joaillerie de leur parole. Et ils donnent
à leurs auditeurs de nobles fêtes. Leur mission
est d'appeler à eux de belles idées, de leur offrir
la possibilité de vivre parmi nous, et d'attacher
à nous leur aimantation. Ils sont comme des ves-
tales chargées d'entretenir une flamme divine,
comme ces Bénédictines veillant sur une lampe
symbolique nourrie de leurs effusions autant que
d'huile consacrée. C'était un de ces esprits-là qui
m'entretint, deux heures durant, au cours d'une
déambulation dans la rue nocturne, de ce thème
nouveau : la sainteté de Baudelaire. Je regrette
d'avoir oublié l'argumentation : elle était d'une
étrange beauté. Elle ne me paraît point si para-
CHARLES BAUDELAIRE 65
doxale. On ne fabrique pas les saints avec des
bourgeois décents, avec des âmes moyennes.
Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe,
0 vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte !
Comme une âme forcenée dans ses plongées
aux gouffres de la spiritualité équivoque et dans
ses retours enthousiastes aux pures lumières.
Tout génie a sa mission. 11 lui faut la mener à
bien sans défaillir, sans s'abandonner aux pres-
tiges des tentations extérieures. En cet homme,
l'homme intérieur, le « moi » ésotérique vivait
ardemment. Il mêlait sa vie à la divination du
monde de la douleur et de la passion, du monde où
naissent les cauchemars et les esprits mauvais.
Sa spiritualité virait à gauche, au pôle sinistre.
Il avait la mission d'être le divinateur doulou-
reux de la réalité. 11 possédait le don de voir la
réalité sur certains plans, et dans les antres de
TErèbe.
Pourquoi donc n'est-il pas le sublime poète ?
Celui qui peut atteindre cette cime dore tout ce
qu'il touche d'un reflet de sérénité. Une joie loin-
taine et mystérieuse accompagne en sourdine ses
chants les plus poignants et les plus déchirés.
5
66 FIGURES d'ÉVOCATEURS
Et c'est la joie de respirer au rythme des meil-
leures, des plus véridiques puissances. Pourtant,
chez celui-ci, cette chérubique sérénité jaillit par-
fois, épanchant sa musique éthérée dans sa fumée
de myrrhe. Et le chant prend alors un timbre
d'or pur, d'or solaire et archangélique, comme
le son du bouclier de saint Michel. Mais elle ne
sourd point constamment dans les dessous de
l'œuvre. C'est que l'auteur n'eut pas le pouvoir
de l'évoquer toujours, et d'en emplir le fond de
ses poumons, l'essence de son haleine. Il s^est
trop complu aux curiosités nécessaires de son gé-
nie ; il a trop aimé les noirs compagnons de ses
périples périlleux. L'attraction de mauvaises si-
rènes pèse sur son essor, quand il le veut libérer.
Il a fait entrer dans son cœur les créatures de l'E-
rébe. Elles ont versé en lui leur indélébile odeur,
et la vibration crispée de leur accent. On ne joue
pas en vain au sorcier ; alors on ne peut plus de-
venir un mage. Reconquérir la pure sérénité, ce
fut son obsession impuissante et torturante.
Hélas ! c'est la nôtre. C'est celle du monde d'au-
jourd'hui, du monde d'hier. Le génie panique qui
déjà harcelait Pascal a distendu la portée de son
souffle. Et plus que jamais les destins se font rigou-
reux aux âmes sublimes. Un jour, au hasard de
traverser un cimetière, Chateaubriand fut arrêté
CHARLES BAUDELAIRE (j7
par une tombe, pensif d'y lire le seul mot qui y
fut inscrit : miserrimus. N'est-ce-pas ce mot là qui
devrait être engravé sur Faérolithe sous lequel
repose la dépouille d'Edgar Poë, puisque les
hommes de son pays, après l'avoir supplicié vi-
vant, reconnurent que seule une pierre venue di-
rectement du ciel pouvait peser sur une telle sé-
pulture? Celui-là aussi, puisque le monde surna-
turel était découvert à ses yeux de Voyant, puis-
qu'il voyait la réalité^ par delà les apparences,
tendait vers la palme de sérénité sa main crispée.
Mais comment aurait-il pu la cueillir pour la donner
aux hommes, quand chacun de ses jours était
tissé de quelque horrible détresse ? Une force in-
l'ernale devait briser ses héroïques envolées, Ali !
le gardien du seuil veille terriblement sur les tré-
sors dont il a la garde ! Nul chevalier, parti sur le
navire Argo toujours réviviscent, ne rapportera
la Toison d'or, l'or divin de la sérénité.
Les mots, quand on suit leur vie mystérieuse,
enseignent toutes choses : sérénité descend du
sanscrit sourya, qui désigne le soleil, ce soleil
qui est, au dire de l'Aréopagite, la statue transpa-
rente de Dieu. Sérénité, transmutation merveil-
leuse des douleurs et des angoisses, d'aucuns
pourtant l'obtinrent, parmi nos anciens. Leurs
mains imprégnaient de ta mystérieuse essence
68 FIGURES d'ÉVOCATEURS
tout ce qu'elles touchaient, fût-ce les profondeurs
de la misère humaine, aussi sûrement que celles
de Midas changeaient en or tout ce qui venait à
leur contact. Mais depuis des temps révolus, une
malédiction étrangea de ton haleine nos plus
puissants génies. Us portent la marque de leur
temps, le sceau de l'inquiétude. Et ceux qui ont
vu l'Erèbe et ses effrois, les divinateurs dou-
loureux, n'invoquent plus qu'avec désespoir, le
parfum trop lointain concentré au cœur de la
mystique Rose,
Neî giallo délia Rosa sempiterna.
ALFJiED DE VJGJMY
OU
LE DÉSESPÉ7{AJ^JT
I
ALFRED DE VIGNY
OU
LE DÉSESPÉRANT
Celui-là qui vit réellement, celui qui a un cœur
où se déroule la tragédie du silence, ne s'inquiète
plus de paraître sous un aspect quelconque. Pa-
raître ? Qu'a-t-il affaire de la grande affaire des
hommes vulgaires ? Pour lui, la grande affaire, t
c'est d'être soi-même, c'est-à-dire d'atteindre saj
propre cime. Car être soi-même, c^est livrer laf
place à l'homme intérieur et supérieur qu'on porte»
en soi. Et cependant, celui qui donne une forme à
sa pensée et à son émotion, une forme publique,
n'est jamais sans se préoccuper de l'effet que pro-
duira sur les hommes ce qu'il leur présente de lui-
72 FIGURES d'ÉVOCATEURS
même. Usait sa responsabilité. Alors il paraîtra,
tout naturellement, sous l'aspect le plus beau qu'il
se puisse donner, et ce sera son aspect le plus vé-
ridique. Il montrera la grande toilette de son es-
prit. Son émotion vêtira une robe de parade. En
sera-t-il moins sincère ? Non, certes. Car un
homme ainsi fait est doublement sincère, par né-
cessité et par volonté. D'ailleurs, n'est pas insin-
cère qui veut. 11 mettra parfois sa main sur son
sein pour en calmer les battements. Un scrupule
lui murmure que Fécho de ces battements, si le
rythme en est troublé, peut déprimer des âmes.
Celui qui porte en lui le désespoir, qu'a-t-il à
dire ? A-t-il le droit de proclamer sa désespérance,
de la déverser dans des esprits ?
Seul le silence est grand : tout le reste est faiblesse.
Voici un esprit de qualité pure. Il tend à
être un juste bien plutôt qu'un artiste. Il porte
en lui le désespoir de l'esprit et la mélancolie du
cœur. Il sait que toutes ses paroles seront char-
gées de ces parfums amers. Alors il se plonge
dans le désir du silence, et ses paroles, vêtues de
grave et douloureuse beauté, se feront rares et
réticentes. Avec un tact doux, il affectera de par-
ler d'autre chose que de son tourment, comme
ALFRED DE VIGNY 73
rhomme de bonne compagnie parle dans un sa-
lon du temps qu'il fait ou des modes du jour,
quand soixante-dix-huit serpents secrets lui
mordent l'âme. V^oilà pourquoi il aura peu parlé.
Voilà pourquoi il aura imprimé des dits qui lui
sont étrangers, qui n^ont pas traversé la scène
tragique de son intimité, qui n'en ont pas puisé
les émanations violentes. Voilà pourquoi il ne se
sera pas toujours montré lui-même. Mais, par
moments, les fortes secousses du Destin lui feront
jaillir de la bouche les paroles réelles, profondes,
définitives de lui-même. Celles-là vibreront de
toutes ses résonnances cachées. Ainsi sera trahie
la beauté désespérée de cet esprit.
Et ce fut la mort qui la révéla. Car Vigny est,
comme l'âpre Milton, dont il est quelque peu
parent, un poète posthume. Tous deux, leurs
contemporains les connurent. Mais ils sortirent
du tombeau différents de ce qu'ils avaient paru
vivants, plus réels, plus vrais. L'œuvre d'Alfred
de Vigny tient toute en cinq ou six cents vers. Pon-
derantur, non numerantur. Mais en ces quelques
poèmes, il a exprimé, teintée d'une résignation
virile, l'une des grandes angoisses de l'âme hu-
maine. Et cela suffît à créer une gloire.
Quand il offrit aux hommes sa gerbe, il écrivait :
a L'avenir accepte rarement tout ce que lui lègue
74 FIGURES d'ÉVOCATEURS
un poète. Il est bon Je chercher à deviner son
goût et de lui épargner autant qu'on peut le faire,
son travail d'épurations rigides ». Il était jeune
encore quand il parlait ainsi, et il n'avait pas
encore fait son œuvre véritable. L'avenir d'alors
-est entré daus le passé. Il n'a point retenu la plu-
part de ces poèmes. 11 en a retenu d'autres, ceux
que Fauteur ne montra pas de son vivant. A part
quatre ou cinq poèmes : Moïse ^ Eloa, les Ainants
de Montmorency , Paris, les vers qu^il a publiés
en son vivant ne nous touchent point. Ils sont
gracieux, d'un timbre agréable et noble sans doute.
Ils nous sont étrangers, comme ils sont étrangers
à l'auteur.
Combien d'heures de notre vie, combien de nos
brèves années employons-nous à nous chercher!
Nousconnaitrons-nous jamais ? nous demandons-
nous parfois avec inquiétude. Puis cette connais-
sance survient, ou lente ou foudroyante de rapidi-
té, toujours trop tard. On devient initié, disait la
sagesse antique, dans le temps que des siècles
s'écoulent ou dans le temps que met une bonne
femme à filer sa quenouille. Il en est ainsi de
l'initiation à soi-même. /Il ne me paraît pas ad-
missible qu'un esprit aussi sagace, aussi pénétrant,
n'ait pas senti que la plupart des sujets qu'il
avait traités n'avaient pas vécu en lui, n'étaient
ALFRHD DE VIG^Y 75
pas sortis de lui chargés de sa substance.'^ Cer-
tainement il avait eu la révélation de lui-môme.
Sans doute une réserve instinctive, une fierté
native, et surtout un scrupule l'empêchèrent de
la laisser transparaître évidemment. On le repré-
sente d'ordinaire drapé dans un manteau mili-
taire. Il n'est peut-être rien, dans nos gestes fa-
miliers, qui ne corresponde à certaines de nos
puissances les plus lointaines, de nous-mêmes
insoupçonnées. Dans le symbolique langage de
l'antiquité, le manteau signifiait l'isolement, le
recueillement qui permet d'accéder à la notion
profonde de la réalité.
11 s^était toujours enveloppé du manteau. Dis-
cret, il s'était peu mêlé à la turbulente phalange
romantique. Néanmoins, si fort soit-on, si capable
de cette haute solitude hors de laquelle on ne
saurait grandir, on respire toujours l'atmosphère
de son temps. Il s'agit d'en éliminer les poisons.
Vigny revendique l'honneur d'avoir, le premier
parmi ses contemporains, écrit des poèmes dans
lesquels une pensée philosophique est mise en
scène sous une forme épique ou dramatique. Il
sait qu'une œuvre vaut uniquement par son éso-
térisme, et que l'affabulation, le récit de Tanec-
dote ne peuvent être que des agréments disposés
avec grâce autour de la flamme intérieure qu'ils
76 FIGURES d'ÉVOCITEURS
voilent. Mais, à cette époque papillotante du ro-
mantisme, ses jeunes contemporains, ses cadets
rimaient volontiers des anecdotes ou des chansons
tout extérieures, complètement étrangères à leur
esprit. Ils composaient, parés d'aimables talents,
et combinés avec adresse, des poèmes sur des
thèmes choisis, comme des écoliers exécutent des
discours latins sur des sujets imposés. C'est une
mode qui leur a survécu, qui subsiste encore.
Mais le jeune Musset dans ses fantaisies espa-
gnoles mettait tant de charme, Hugo dans ses
Orientales jetait tant de couleur, qu'aujourd'hui
encore elles ne sont pas tout-à-fait mortes. Tous
ceux-là mettaient en œuvre des récits qui leur
étaient indifférents, tel un pianiste exécute sur le
clavier des morceaux de maîtres disparates avec
des doigts habiles et froids. Victor Hugo alla jus-
qu'à prêter sa forme savante successivement aux
lieux-communs qui passaient en son temps par
les bouches de la foule, lieux-communs aujour-
d'hui remplacés par d'autres ; car ils se chassent
comme les nuages dans le ciel. On l'en glorifiait,
et il s'englorifiait. Bizarre conception ! Sophisme
malsain ! Une formule circulait : « Le poète est
l'écho de son temps ». Un homme porte le cos-
tume de son temps, mais là-dessous il est fait de
chair et d'os, et d'organes, pareil aux hommes de
ALFRED DE VIGNY 77
tous les temps. Un poète parle la langue de son
temps, de son pays ; mais il ne vaut que si sa
pensée et son émotion correspondent à ce qu'il y
a d'immanent dans le cœur des hommes. Existe-il,
d'ailleurs, une pensée collective du temps ? Peut-
être sur certains objets très délimités, sur cer-
taines nécessités vitales. Et comment se mani-
festerait-elle ? Qui l'exprimerait ? On croit cou-
ramment par exemple, qu'en France les hommes
du dix-huitième siècle avaient une pensée collec-
tive. Je crois que c'est là une vue très superficielle.
Où donc cette pensée se montre-t-elle ? Chez les
encyclopédistes^ dit-on. Mais ces encyclopédistes,
qui avaient si mesquinement borné leur horizon,
ne constituaient qu'une petite fraction des écri-r
vains de ce siècle. 11 y avait alors des esprits d^une
portée autrement vaste, encore que le vulgaire les
ignore. Il y avait Claude de Saint-Martin et
Court de Gébelin et Fabre d'Olivet. Nous ne
savons pas, aujourd'hui, si dans l'avenir ces
hommes ne seront pas considérés comme repré-
sentatifs de leur époque bien plutôt que les
encyclopédistes. Quand une époque ou une na-
tion porte une aspiration nette et déterminée,
ce n^est pas un poète qui la formule, c'est un
homme d'action qui la concrétise. Et encore, il est
facile de voir le désir d'une nation. Elle veut vivre,
78 FIGURES d'ÉVOCATEURS
car elle est un être. Une époque ne constitue pas un
être collectif. Une collectivité' ne s'ordonne pas
selon le temps comme elle s'ordonne selon l'espace •
Une époque n'engendre point comme une nation,
sonégrégore. Le sentiment d'une nation peut être
exprimé par un poète, mais cela n'arrive guère
que lorsqu'il ne peut être mis en acte par un hé-
ros. Il n'y a peut-être qu'une nation qui ait des
poètes nationaux. La Pologne s'affirme par la
grande voix de ses Miçkiewicz, de ses Krazewski,
de ses Slowacki parce qu'elle ne peut plus s'af-
firmer parle geste de héros.
La grande affaire, c'est de s'évader des trivia-
lités du temps, c'est de s'évader des formules du
temps. On a dit que Vigny les contemplait du
haut de la tour d'ivoire où il s'était réfugié. Il
fut longtemps à trouver ce refuge. Une générosité
imprudente le jeta dans le siècle. Il fut candidat
à l'Assemblée Nationale, en 1848 ; il crut, lui pes-
simiste, que le naïf socialisme, jeune alors, se-
rait un contrepoison à l'effroyable oligarchie des
hommes d'argent. Et quand il eut confirmé sa
méditation et son expérience, il monta dans sa
tour d'ivoire, désenchanté, incroyant aux hommes
comme il était désespérément incroyant aux
dieux. Belle et précieuse matière que l'ivoire,
mais fragile : les contacts la rayent. Il faudrait
ALFUED DE VIGNY 79
une tour en ciment armé. Ce n'est que du haut
d'une tour qu'on domine les hommes. Et celui
qui ne sait pas tracer autour de lui une aire de
solitude ne prominera jamais. « Tu sortiras de la
solitude esprit de lumière ou esprit de ténèbres »,
disait l'antique sagesse d'Egypte.
Avant d'atteindre sa propre hauteur, qui ne put
être estimée qu'après sa mort, Vigny s'était mon-
tré sous ses aspects moindres. Outre ses poèmes,
un roman à thèse généreuse, un roman histo-
rique, et surtout des pièces de théâtre avaient
répandu son nom discret. OEuvres honorables
certes, où se reconnaît une main forte, mais on
les pourrait retrancher sans le diminuer. Ainsi
subit-il vivant cette ironique destinée : il eut des
succès, et en réalité il était inconnu. « Avoir du
succès » est peut-être la plus amère aventure qui
puisse blesser un esprit haut. Le génie dans
l'obscurité est une des grandes beautés de ce
monde. Le génie nié, bafoué, insulté, gagne sa
couronne d'épines. L'insulte le confirme. Mais le
génie toléré, admis, félicité comme un personnage
aimable et mondain, terni par les approbations
médiocres, c'est sa pire tristesse, c'est la substi-
tution d'une couronne en papier doré à son au-
réole natale. Cependant, c'est le destin de tout
esprit de passer déformé à travers l'esprit des
80 FIGURES d'ÉVOGATEURS
autres, comme un rocher de marbre est réfracté
dans l'eau. Les hommes ne sont pas tenus d'être
prophètes. On ne peut demander aux contempo-
rains de Vigny d'avoir deviné que celui dont ils
estimaient d'estimables productions portait dans
sa tête, dans son sein, dans son àme déchirée,
les grandes pages des Destinées. Elles ne devaient
voir la lumière qu'après sa mort. Pouvait-il être
compris des autres, puisqu'il ne s'était compris
lui-même que tard, ou par accès ? Se découvrir,
s'inventer, plonger au gouffre de soi-même pour
y pêcher la perle, la perle sécrétée par la douleur
tréfoncière de Fâme : rude tâche ! Il faut être très
fort pour n'y pas succomber.
Cinq ou six cents vers et c'est tout. Cela suffit.
Ce que Vigny avait à dire tient entièrement là.
Quand un homme a donné une forme belle à deux
ou trois idées attenant au fond même de l'âme
humaine, il peut être sûr que l'avenir retiendra
son œuvre. D'aucuns versent des fleuves d'idées
diverses et étincelantes. Elles passent, elles
éblouissent un instant, puis disparaissent. C'est
qu'ils avaient éparpillé leurs forces sans en trou-
ver en eux une source suffisamment abondante
et généreuse. Les hommes ont besoin de simpli-
fier leur conception de ceux d'entre eux qu'ils
admirent. Ils aiment l'homme d'une idée. Celui-
ALFRED DE VIGNY 81
là ne les déconcerte pas par la multiplicité de ses
aspects. Il présente un diamant taillé à plusieurs
facettes. On sait que c'est un diamant qu'il porte.
Celui dont la main tient une poignée de gemmes
inépuisables inspire l'hésitation. L'homme d'une
idée se fait entendre de ses contemporains si son
idée correspond à leur désir. Une idée est un être
vivant, comme le savait Platon. Pour exercer son
action dans le monde de l'humanité, il lui faut
s'allier à un homme, le plus étroitement, le plus
douloureusement possible. Elle se nourrit de sa
substance, et quelquefois lui prend son sang et sa
vie. Si elle est pour lui unique, comme une maî-
tresse très aimée, elle l'enveloppe d'une oppres-
sive autorité. Et si elle s'empare d'un esprit
faible, elle le ronge et le détruit. Elle devient l'i-
dée fixe, selon le langage médical. Mais nul es-
prit de quelque puissance ne devient la proie d'une
seule idée. Dans le tourbillon de celles qui l^as-
saillent, il en est une qui domine les autres,
comme une reine dans un essaim d'abeilles. Elle
règne despotiquement. Elle dessert et diminue
ses compagnes ; elle les contraint de porter sa li-
vrée ; elle ne tolère que celle dont elle accepte la
soumission ; elle chasse celles dont elle redoute la
rivalité. L'esprit qu'elle asservit a perdu sa liber-
té ; car elle l'a pétri, elle l'a façonné à sa guise
6
82 FIGURES d'ÉVOCATEURS
plénière. Elle ne lui permettra de voir toute chose
qu'à travers des verres à sa couleur. Et il par-
courra le monde des émotions et des sensations
sans pouvoir les connaître autrement qu'à travers
le prisme dont elle les décomposera pour lui.
Telle aventure ne touche pas les grands gé-
nies, les esprits complets. Ceux-ci, toutes les idées
les habitent, en ordre hiérarchique, échelonnées
selon leur puissance générative. Mais certains
esprits moindres, ne possédant qu'une sorte de
grandeur, ne s'évertuant que dans un secteur du
cercle spirituel, deviennent la demeure d'une
idée. Elle imprègne leur âme de sa teinture, —
et il faut ici donner à ce mot le sens mystique oîj
l'entendait Jacob Boehm. Vignj est^hanté d'une
idée : la désespérance. Est-ce une idée ou un sen-
timent? A-t-elle jailli de son intellection, de son
imagination, ou de son cœur? Elle est fille de son
esprit, mais née aux confins de son cœur. Et elle
l'habite entier. Saint Augustin dit que la déses-
péraH€e tue les âmes. Cette âme-là, sans doute
parce qu'elle voulut s'y bâtir un palais tout ré-
sonnant de ses échos, la désespérance ne l'a pas
tuée, et même, par une singulière destinée, elle
l'a fait vivre et elle lui a donné la force.
ALFRED DE VIGNV 83
Voici un homme qui a proféré de belles
paroles terribles. Voici la postérité de l'Eoclé-
siaste. Sa bouche n^a pas jeté des cris bestiaux,
des clameurs forcenées. Elle n^émit que des
chants limpides, assez majestueux pour valoir
d'être confrontés à la majesté du silence. G^est
qu'ils n'exprimaient pas des désespoirs, c'est-à-
dire des sentiments violents à causes immédiates
et nettement déterminées, mais une désespérance
métaphysique et foncière, un état latent de
l'âme et de l'esprit. Cette désespérance acquise
était-elle une résultante de désespoirs apportés
par la vie ? Non. Si des souffrances comme nous
en subissons tous avaient déposé sur elle leurs
sédiments sentimentaux, elles n'ont pas altéré
son caractère essentiel. Sans doute un cœur
hanté d'anciens désespoirs passag-ers renforce le
sombre accent d'un esprit envoûté par la déses-
pérance, mais, à moins de le trouver étrange-
ment faible, il ne saurait entraîner cet esprit à
la définitive désespérance.
Il y a pour les hommes mille motifs de dé-
sespoir. Ils sont individuels ou collectifs. L'his-
84 FIGURES d'ÉVOCATEURS
toire les enregistre, et la tragédie les évoque. Et
quelle vie humaine atteignit son terme sans avoir
traversé la région oii ne vit aucun espoir ? La-
quelle ignore le désert sans puits à l'horizon ?
C'est le désespoir jeté dans notre sein par une
cause individuelle comme une flèche par la main
d'un archer visible. C'est celui d'Hécube hurlant
comme une chienne, ou celui de Roméo croyant
Juliette morte. Mais de ce désespoir causé par la
ruine de notre amour, on sort toujours, soit par
la mort, quand le destin vient nous dire comme
Macduff à Macbeth : « Despair and die ! » soit
par la vie qui met le baume du temps sur nos
blessures. Ugolin sort du désespoir par la mort.
La belle Andromaque par la vie : elle entre au lit
du fils de celui qui tua son Hector. Elle, elle avait
perdu son amour, et l'amour est une vertu diffé-
rente de l'espérance. Il y a le désespoir de la
chair, celui d'Ugolin , qui ayant vu ses quatre
fils mourir de faim sous ses yeux, sentit t« lui
« le jeûne plus puissant que la douleur : « Pos-
cia,più che il dolor, pote il digiuno ». Mais si la
porte, clouée sur lui, de la tour de Pise s'était
ouverte avant la mort de ses quatre beaux enfants,
le plus pitoyable des traîtres, sorti de sa terrible
prison, n'en aurait bientôt peu à peu gardé que le
souvenir évanescent d'un cauchemar. Le déses-
ALFRED DE VIGNY 8?)
poir de la chair est temporaire, et celui du cœur
aussi, à condition de ne pas mourir immédiate-
ment ou dans un délai. C'est le vide de l'âme de-
vant laquelle s'est effondré l'espoir qu'elle cons-
truisait, pour y loger sa vie, ou la part la plus
forte de sa vie. Mais sur l'emplacement de la
maison détruite s'en bâtit bientôt une autre. Cer-
taines existences sont hachées par les coups du
désespoir du cœur. Elles persistent, elles persé-
vèrent, comme recommence l'araignée dont une
main mauvaise déchire successivement la toile
constamment retissée. Une évidente providence a
mis en nous la force de reconstruire l'espoir.
Il est des accommodements avec la douleur
comme avec le ciel. Quand Jupiter délivra Promé-
thée, il ne pouvait violer son serment divin. Il
avait juré que l'audacieux ravisseur du Feu se-
rait pour toujours enchaîné au Caucase. Promé-
thée dut porter toujours au doigt un anneau de
fer dont le chaton fut formé d'une gemme prise
au Caucase. Notre désespoir passé n'est plus
qu'un anneau mystique que nous portons au
doigt pour nous rappeler la chaîne qui hier nous
enveloppait le cœur. Si sublime fût-il, Prométhée
avait connu le désespoir de la chair. Quel héros
ne Ta pas connu ? Ney, le brave des braves, disait :
« Je voudrais bien voir lejeanfoutre qui prétend
86 FIGURES d'ÉVOCATEURS
n'avoir jamais eu peur ». Je voudrais bien voir
le héros qui n'a pas connu le désespoir de la chair
ou celui du cœur. Rappelons-nous la sueur d'a-
gonie du jardin des Oliviers le soir où la planète
vit le plus mystérieux des désespoirs.
Désespoir de la chair, désespoir du cœur, ce
sont des tourmentes, des cyclones qui nous tra-
versent et nous bouleversent, qui laissent en nous
des ruines et des désastres. Mais après la désola-
tion qui leur succède, une frénésie nous prend de
reconstruire là où ils ont détruit, une fièvre de
vivre, là où la convalescence avait ralenti les
battements du sang. Sans doute ils laisseront
longtemps dans notre âme, dans notre esprit,
leurs rudes vestiges ; sans doute leur souvenir
apporte sa gravité dans le timbre de notre voix.
Mais ils agissent sur nous selon les innéités qu'ils
rencontrent en notre fond. Us s'allient aux ten-
dances qui leur ressemblent : ils les confirment. Ils
influent sur notre esprit ; ils pèsent sur lui, mais
ils n'en modifient pas la trame, s'ils en altèrent
la couleur. Sans doute entre l'expérience que
nous apporte la rumination des faits blessants et
la conviction où nous induit notre méditation in-
térieure, il n'est pas de cloison étanche. La pre-
mière vient se jeter sur la seconde, au risque de
la dessécher. Mais chez les hommes d'une ccr-
ALFRED DE VIGNY 87
taine force, les racines de l'esprit ne sont pas
brûlées par l'eau salée des larmes dont elles sont
arrosées.
Voici un fait : il agréa à la comédienne Marie
Dorval de coucher avec le jeune et beau comédien
Mélingue. Quand Alfred de Vigny apprit ce fait,
il sentit, écrivit-il sur une page intime, « la terre
lui manquer sous tes pieds ». Les événements
puisent leur importance dans nos sentiments..
Sans doute un tel incident, pour insignifiant
qu'il soit intrinsèquement, peut retentir long-
temps dans une âme telle que celle qu'il frappait.
Mais s'il devait ébranler ou transformer les con-
ceptions fondamentales sur lesquelles s'appuie
cette âme, s'il devait voiler d'une plus sombre
couleur sa vision du monde, c'est qu'il la trou-
verait sans force native et sans puissance. Que
dire d'un esprit qui laisserait péricliter sa foi ou
dépérir son espérance à cause que le coeur qu'il
accompagne serait blessé , comme par sept
flèches, par les sept pensées que Jérémie attribue
aux femmes concupiscentes ?
Les faits qui nous déchirent fortifient nos in-
néités qui leur correspondent, qui sont aptes à
profiter de leur rude enseignement. Mais ils ne
créent pas en nous des tendances étrangères. Ils
n'ont pas le pouvoir d'innover dans nos âmes.
88 FIGURES d'ÉVOCA-TEURS
L'expérience de la vie développe certaines de nos
puissances au détriment de certaines autres, et
les courbe dans une direction. Elle n'en invente
aucune. C'est un impavide jardinier qui peut à
un pommier couper des branches et supprimer
des fructescences tandis qu'il soignera quelques
fruits choisis pour les mieux aoûter ; mais il ne
lui fera jamais porter de prunes. La langue fran-
çaise, qui se sert du verbe faire pour mille usages,
possède une expression singulièrement forte :
« un homme fait », dit-elle d'un homme dont la
jeunesse est morte. Les heures de sa vie l'ont
fait tel qu'il est, l'ont façonné comme les lames
successives ont sculpté les récifs dans la mer.
Celles qui furent les plus âpres, les plus vio-
lentes, les plus douloureuses, lui permirent de
jeter plus profondément ses regards en lui-même.
L'homme ne voit guère son âme qu'à travers des
déchirures. Elles auront agrandi certaines de ses
facultés, et diminué certaines autres. Elles auront
modifié la nature de ses relations avec les hommes,
non celle de ses relations avec les dieux. Le som-
met de la vie, c'est l'enthousiasme, c'est-à-dire
le moment oii l'être intérieur s'approche du plan
divin. L'effort des belles âmes ne permet pas aux
hordes des souffrances de détruire en elles la
puissance d'enthousiasme. Mais l'enthousiasme
ALFRED DE VIGNY 89
est une llamme qui se teinte de toutes les couleurs
du prisme sentimental, depuis la douleur jusqu'à
la joie. Il peut être aux couleurs de la désespé-
rance, qui lui donneront une rude et trafique
beauté.
De temps en temps, à notre époque insoumise
à la hiérarchie intellectuelle , quelque critique
agnostique prend sous son bonnet et met à la
mode pendant quelques années, un système qui
prétend expliquer les hautes âmes et les esprits
supérieurs. Ces systèmes, comme les jours, se
suivent et ne se ressemblent pas. Tantôt l'un dé-
montre que le grand homme est produit par ce
que ce jargon pédant appelle «son milieu », ce
qui revient à démontrer qu'un aérolithe est le
produit d'un carré de choux. Tantôt un autre dé-
couvre que ce grand homme représente les gens
parmi lesquels il a vécu, ce qui revient à décou-
vrir qu'il faut un nombre considérable d'imbéciles
pour être représentés par un grand homme. Ces
fariboles ne valent pas discussion. Le premier des
travaux d'un homme de quelque puissance, celui
dont dépend tout le cycle des autres travaux,
c'est de devenir lui-même, c'est de conquérir sa
personnalité contre tous obstacles, c'est de s'af-
franchir des chaînes de ces contingences natives
que la langue vigoureuse des généthliaques nomme
90 FIGURES d'ÉVOCATEURS
chances tl'ctat. Cet effort, comme tous les grands
autres efforts, s'accomplit dans le tréfond de la
vie secrète. Certes, la vie apparente pèse lourde-
ment sur la vie réelle et profonde d'un homme,
môme très fort. Mais nous ne voyons pas les effets
de cette pression, et toutes nos conjectures sur
la vie secrète sont vaines.
Rien, dans la vie apparente d'Alfred de Vigny,
ne nécessite les deux épais nuages à l'ombre des-
quels grandit la fleur de son œuvre : la désespé-
rance et le sentiment de la solitude absolue. fKien,
dans la vie apparente d'un homme supérieur, ne
nécessite les directions de son esprit. Tous les
imbéciles qui ont écrivaillé sur Molière, — et
nul plus que Molière ne fut affligé par les com-
mentaires des imbéciles, — ont fait graviter ce
viril génie autour du malheur conjugal. A les
entendre, il suffirait d'être cocu pour écrire le
Misanthrope ! \La vie apparente de Vigny fut
mélancolique, solitaire et voilée. D'un poète, la
période décisive est l'adolescence, comme de
tout homme. A ce moment, la personnalité
vaporeuse encore, pour la première fois se
condense. Non encore enténébrée par les expé-
riences du monde, elle a la force divinatri«e; elle
a l'oreille ouverte aux voix qui chantent la
suprême réalité. Pour entendre ce que la pro-
ALFRED DE VIGNY 91
fonde sagesse hindoue appelle « la voix suave de
l'oiseau d'immortalité ;^ il faut avoir longue-
ment cheminé dans les âpres sentiers de la vie
ascendante. L'adolescent n'a pas atteint cette
hauteur, mais il la pressent. Siegfried écoute
ingénument le chant de l'oiseau. Ceux d'entre
les hommes qui deviennent des héros ont obéi
sans hésitation aux commandements des voix de
leur adolescence. Les autres, les moins forts,
ceux qui ont tâtonné, qui ont péniblement cher-
ché leur route à travers les hasards, ne recon-
quièrent, — mais hélas ! diminuée, — leur
personnalité perdue que lorsqu'ils parviennent
à Rajuster, meurtrie par les expériences vaines,
au rêve restitué de leur adolescence. Mais cette
période de la vie, féconde et concréfiante, de-
meure secrète, sous les apparences, et d'autant
plus impénétrable que l'àrae qui la traverse est
de plus haute qualité. On raconte volontiers que
les grands événements historiques impriment
une direction déterminée aux âmes adolescentes
qui se forment au moment où ils se passent.
Par ainsi, le vol des aigles françaises sur le
monde aurait jeté le poids de son ombre sur le
jeune Vigny, de même que sur toute la géné-
ration romantique. Je crois qu'il ne faut voir là
qu'un développement de rhétorique, une decla-
112 FIGURES d'ÉVOCATEURS
matio, dit le poète latin. La jeunesse a un prodi-
gieux pouvoir de vivre en elle-même, et ceux
qui sentent une force intérieure savent s'enfer-
mer dans un isolement que ne troublent pas les
clameurs du dehors. Toute ma génération, —
celle dont le berceau entendit les échos de Sedan,
— a grandi dans l'idée que le champ de bataille
l'attendait pour la victoire ou la mort. Si, à
chacun des hommes de cette génération ayant
montré une activité féconde, on demandait quelle
influence cette idée exerça sur leur âme ado.
lescente, chacun répondrait : « Aucune. Si le
destin m'avait appelé , j'aurais fait comme les
autres mon devoir, et voilà tout! »
De la vie apparente de Vigny on cite des faits.
Le blond gentilhomme adolescent fut soldat. La
vie militaire fait éclore, selon les âmes qu'elle
prend, des vertus ou des vices. Le poète, c'est-à-
dire l'esprit pénétrant l'ordre et l'harmonie, y
prit le sens de la discipline, de la hiérarchie et
du sacrifice. Mais il n'était pas né pour être sol-
dat, pas plus qu'il n'était né pour écrire les poèmes
gracieux et inférieurs de sa première manière.
Cet esprit n'eut la révélation de lui-même que
fort tard, et par éclairs, mais quels farouches
éclairs ! 11 regarda la vie du soldat de son œil
stoïque, et il sut peindre sa vision en une sorte
ALFRED DE VIGNY
93
de traité de la hauteur d ame sous le harnais.
Dans cette vie apparente on cite le passage de
trois femmes. Une femme de lettres gracieuse et
spirituelle, qu'il renonça à épouser quand elle
n'était encore qu'une jeune fille rimant genti-
ment. La brillante Delphine Gay devint la femme
d'un déplaisant et vulgaire lanceur de journaux.
Aurait-elle pu être mieux ? Celle qu'épousa le jeune
gentilhomme, pour des considérations médiocres,
paraît d'une lourde médiocrité. Enfin, celle qu'é-
lut la passion fut une comédienne occupée, comme
toutes, d'obtenir des rôles. Espérons qu'il y eut
quelque inconnue, d'un niveau plus élevé.
Une curiosité passionnée toujours cherche l'é-
nigme féminine dans la vie d'un poète. Elle n'est
pas si vaine, mais toujours déroutée. L'énigme
n'est jamais déchiffrée : elle cache au plus profond
de la vie secrète son sens obscurci. Certes, les
femmes marquent l'œuvre d'un homme au sceau
de leur baiser. Mais déterminer la part de leur
influence, la part de l'influence de chacune, seul
l'intéressé le pourrait peut-être, et encore devrait"
il posséder un don merveilleux de voir en lui-
même. Cette influence impondérable se trans-
forme, se transpose dans l'esprit qu'elle touche.
Elle y dépose des ferments poursuivant leur ac-
tion dans le mystère de la conscience en travail.
94 FIGURES b'ÉVOCATEUI'.S
Elle coopère, selon sa puissance, à une transélé-
mentation des impressions qui y pénètrent. Mais
l'œuvre latente de nos sœurs d'argile, comme les
nomme Shelley, est tout autre que le croient ceux
qui ne voient que la surface. Elle naît de vibra-
tions infinitésimales, pareilles à l'émission d'ondes
hertziennes, et bien fou qui prétendrait perce-
voir, avec les faibles lunettes de l'intellection,
sa subtile genèse. Une loi au moins paraît là cer-
taine : la plus belle fille du monde ne peut don-
ner que ce qu'elle a. Et ce qu'elle a, seul le sait
celui à qui elle l'a donné.
Voilà pourquoi ils me font toujours rire^ comme
les maris selon Gavarni, les docteurs ès-critique
qui se targuent de jauger une influence de femme
sur l'œuvre d'un poète. Vous nous racontez que
la comédienne Marie Dorval, d'un accès de cou-
cherie, a inspiré la colère de Samson! Est-ce elle
qui a inspiré à Milton son Samson agonistes ? Et
ils me font rire aussi ceux qui prétendent con-
naître dans sa réalité un haut esprit par ses pa-
piers confidentiels, par des notes de journal in-
time, parles lettres d'épanchement. On ne peut
trouver là qu'une partie de lui-même, une partie
transitoire et recroquevillée, éphémère, mesquine
et négligeable. Gerte, une personnalité est cons-
tituée de tous ses éléments. Elle se révèle entière
ALFRED DE VIGNY 95
dans l'œuvre la plus parfaite qu'elle a créée. Là
se retrouvera aussi cette partie secondaire d'elle-
même qu'on chercherait naïvement à connaître
par des notes confidentielles, par des anecdotes
extérieures. Car cette partie pèse de tout son poids
sur l'autre, sur celle qui importe, sur celle qui
différencie la personnalité du vulgaire, sur celle
qui lui donne sa grandeur et sa beauté, sa plus
haute et sa définitive vérité. La famille de Racine
détient, dit-on, des papiers intimes qui montre-
raient ce poète sous un aspect nouveau. Cela
n'importe. Il est entier et réel, il découvre sous
tous ses aspects, dans Andromaque et dans
Phèdre, son âme forcenée. La famille de V igny
possède, dit-on, un long et minutieux journal
de son célèbre parent. C'est dans les Destinées
qu'il apparaît intégral. Aux heures où il les con-
<;;ut , il fut lui-même , réellement et totale-
ment, il sentit frémir toute son âme sous les
attaches qui la liaient au cœur secret du monde.
Quand il écrivait son journal, ou des lettres à
ses amis, il n'était que l'homme incomplet, rai-
sonneur et limité que nous sommes tous aux
heures ordinaires de notre vie. Cet homme-là, ne
nous en inquiétons pas trop. C'est lui qui alour-
dit l'élan vers les cimes. Assurément nous lui
devons notre respect attendri pour son honnêteté
96 FIGURES d'ÉVOCATECRS
native et sa limpidité, pour son noble et constant
tourment. Mais réservons-lui notre tendresse
plus profonde et plus affirmée pour les heures où
il invoque son âme la plus haute, où il nous ap-
paraît vêtu de sa plus généreuse beauté. Le poète
n'est lui-même qu'aux moments où il atteint sa
propre cime. Il n'est que sa propre ombre quand
il en est descendu.
Le grave chercheur de doctrine, dont l'enfance
se nourrit à la Bible, dont la maturité accepta le
dogme de la fatalité, s'arrête au seuil qu'enve-
loppent les apparences. Il n'a pas eu la force d'en-
foncer la porte de la réalité, c'est-à-dire du mys-
tère entrevu. Et de là tout son mal, toute sa belle
douleur stoïquement voilée.
Le juste opposera le dédain à l'absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la divinité.
Le juste ? soit, mais non le mage. Une oreille
de prophète entend le silence. Une oreille de di-
vinateur perçoit, dans ce silence, — dans cette
Sigè mystérieuse dont les Gnostiques ont fait, avec
l'Abîme, un des deux principes de la création, —
tout le concert des voix intermédiaires. Ici, ar-
rêtons-nous au bord des profondeurs abyssales.
ALFRED DE VlGxNY 07
Mais certainement les hommes du siècle, les
hommes qui passent, sont sourds au sublime si-
lence, sont sourds à la voix qui parle dans un
buisson ardent. Heureusement pour eux ! S'ils
l'entendaient, leur organisation en serait à jamais
détraquée. Mais le poète doit les entendre. Il doit
être assez fort pour supporter la redoutable
audition. S'il n^a l'ouïe merveilleuse du prophète,
si sa parole n'est l'écho de lointaines vibrations du
ciel, à quoi bon sa vaine rimaillerie ? S'il n'entend
pas battre le cœur du monde, sa voix ne saura se
plier au rythme nécessaire. Elle ne chantera pas;
elle ne pourra que parler.
Voici le malheur réel de Vigny : Son esprit ne
pénètre pas au monde transcendant, et quelque-
fois, aux heures où il conçut les poèmes des
Destinées, il y toucha. Quelques puissants coups
d'aile, inattendus et rares, l'emportèrent au-delà
des plans qu'il hantait, au-delà des domaines où
il bornait sa course.
Tout homme a vu le mur qui borne son esprit.
Assurément ; mais la surface enclose par ce
mur est plus ou moins vaste. Si elle est plus
étroite que le désir de Tâme, il y a chez l'homme
un désaccord entre ses puissances, et de ce con-
7
98 FIGURES d'ÉVOCATEURS
Ait naît le drame intérieur. Chez Vigny, l'âme
a plus d'aspirations que l'esprit n'en peut satis-
faire et n'en peut apaiser : de là le conflit tra-
gique. Dans ses nobles ouvrages en prose, dans
son journal intime, suivez sa pensée : elle est
juste, et elle est d'un juste ; elle est ferme et
droite, frappée au coin de ce haut bon sens qui
fait la preuve de l'aristocratie spirituelle. Mais
elle ne lance pas d'étincelles mystiques. Elle
marche avec gravité ; elle ne s'envole pas. Elle
garde le ton raisonneur de la terre, non la grâce
aérienne et spacieuse. Elle a pris une telle ha-
bitude de marcher sûrement sur le sol dense, que,
quand il lui arrive d'être emportée par un élan
sublime, elle semble retenue par une gène lé-
gère, jamais abdiquée. Elle s'est tant accoutumée
à s'exprimer dans la parole de la terre, qu'elle
s'étonne de vibrer dans un chant éolien. Et si
pur soit-il, son chant, ce chant intérieur qui doit
s'accorder à l'essentielle musicalité du monde,
manque de certaines résonnances insondables.
Et pourtant, nous l'écoutons en tressaillant de
presque toutes nos fibres, cet hymne d'une ma-
jesté déchirée, qui déroule sur d'amples orgues
les thèmes de Tisolenient de la créature et de sa
désespérance. L'atmosphère où il vibre est amère
et veuve d'encens. Dans la symbolique immé-
ALFRED DE VIGiNY
moriale des Orientaux, telle qu'on l'entend chez
le délicieux et profond Hafiz, les parfums si-
gnifient l'espérance. Vous qui pénétrez en ces
beaux poèmes stoïquement terrifiés, laissez là
le désir d'y respirer ces parfums vivifiants. Vous
y trouverez une àme si limpide que la désespé-
rance l'élut pour s'y mirer, pour y refléter sa
beauté fatale, pour s'y transmuter sous l'ardeur
sourde de la résignation.
Dans le journal intime de Vigny se lit cette
phrase : « L'espérance est la plus grande de toutes
nos folies et la source de toutes nos lâchetés ».
C'est pourtant la seule chose que Pandore nous
ait conservée dans sa boîte. Voilà une phrase si-
nistre, mais étroite. Elle ne tombe pas d'un som-
met. L'esprit d'où elle sort n'est pas d'un Voyant,
mais d'un homme dont les regards s'arrêtent au
mur de l'apparence. Il ne voit pas au-delà de l'ho-
rizon de la terre ; il ne verra pas celui de sa terre
promise. 11 ne voit pas la constante logique de
la vie maintenue par <( la chaîne d'or » dont le
discret Platon ne parle qu'à mots couverts. 11
envisage les choses selon la vision des philo-
sophes exotériques. Son esprit n'est pas illuminé,
mais son àme a des ailes. Que l'esprit, l'àme et
le cœur d'un homme atteignent de cô^aeiEV© |^^*
mêmes hauteurs, qu'ils respiltent daphnies a
V
^'îîavicris'\s
iOO FIGURES d'ÉVOCATEURS
mêmes atmosphères, et c'est cet e'quilibrc qui
constitue le grand poète.
Chez le courageux auteur des Destinées^ tout
ce qui pénètre d'incomplet et d'imparfait est
corrigé par la pureté de l'âme et la générosité du
cœur. Là bouillomie le secret de son chant, qui
prend l'accord sur l'acceptation de l'inéluctable,
sur l'adhésion tranquille au malheur. Voici ce
que son esprit a démêlé dans l'écheveau em-
brouillé des apparences : Nous vivons dans l'isole-
ment définitif, que la nature prolonge autour de
nous, et dont rien ne nous console, pas même
un sentiment, pas même l'amour « taciturne et
toujours menacé », et l'unique horizon de notre
vie, c'est la désespérance absolue. Car nulle voix
des cieux n'a jamais répondu à l'anxieuse inter-
rogation des hommes, et même nulle voix n'a ré-
pondu à la plus terrible question qu'ait entendue
la planète, dans le soir enténébrant le jardin des
Oliviers. Alors ?
Le juste opposera le dédain à l'absence.
Mais, le dédain est-il une ample vertu digne d'un
stoïque ? Est-il de force à protéger contre la fata-
lité? Sans doute.
Une des vertus premières du poète est le
ALFRED DE VIGNY 101
dédain : le dédain des choses basses, le dédain
de tout ce qui est facile, facile comme la descente
de tous les Avernes Ah ! qu'elle est nécessaire,
cette vertu défensive ! Fine cotte de mailles d'un
acier bien trempé, qu'il faut porter sur le torse,
invisible, insensible, sous la tunique ou sous le
veston. Sans doute, cette vertu-là prend sa source
dans l'orgueil, le prince des vices. Mais toute
fleur eut du fumier à sa racine, et, en se réfrac-
tant dans les belles âmes, les vices deviennent
des vertus. Une merveilleuse transmutation
s'élabore dans ces âmes, et n'est-ce pas la plus
sublime de nos fins, n'est-ce-pas le suprême
Grand-OEuvre de transformer en beauté toutes
les vilenies que la vie nous tend dans sa corbeille ?
Quel œil suivra la mystérieuse élaboration de
notre vie intérieure ? Aucun œil humain n'en
aura jamais le pouvoir, et pas même celui du
plus clairvoyant divinateur. Du moins nous
assistons chez Vigny à la transmutation d'une con-
ception déprimante en une émouvante et fécon-
dante beauté, à la transfiguration de la désespé-
rance.
L'homme ne vit pas seulement de pain. Il vit
surtout d'espoir et de foi ; il vit de son adhésion
à des axiomes; il vit, pour prendre un mot de
saint Paul, de la substance des choses espérables.
'02 FIGURES d'ÉVOCATECRS
Celui qui serait sans aucun espoir, sans au-
cune foi, ne pourrait pas plus vivre que sans
nourriture. Quiconque attente à un espoir ou à
une foi, quiconque détruit le pain spirituel n^est-
il pas pareil au ravageur qui brûlerait les mois-
sons et les granges ? Les sophistes de la désespé-
rance sont des malfaiteurs que les sociétés orga-
nisées supprimaient. Heureusement, les tristes
bûcherons qui s'attaquent à la forêt de nos espoirs
ébrèchent leurs cognées sur des fûts résistants et
réviviscents. Comment donc trancheraient-ils les
vivaces racines de notre vie ? Mais Vigny est
loin de les blesser. Cet homme, qui vaut avant
tout par sa qualité d'âme, n'a trouvé dans le
monde d'autre déesse que la désespérance. Mais
il l'a enveloppée des forces de son amour, et il l'a
baignée, cette noire déité sans arôme, des effluves
de son parfum intérieur ; et son âme scrupuleuse
et charitable s'est tant effrayée de la montrer à
ses frères telle qu'il la voyait, qu'il n'a déchiré
que par accès brefs, nécessaires, imposés, le
voile de silence dont il l'avait couverte.
Il est un critère de l'action exercée par un es-
prit, critère indépendant de la mesure de son pou-
voir, c'est l'impression qu'il laisse dans les autres-
Cette action, il ne l'exerce que sur ceux qui sont
en affinité avec lui. 11 ne fait vibrer que les es-
ALFRED DE VIGNY 103
prits à son diapason. Mais quelle vibration leur
donne-t-il ? Tumultueuse ou harmonieuse? Quelle
semence jette-t-il : quel froment généreux ou quel
blé retrait ? Qu'ils sont rares les esprits qui nous
exaltent vers la paix supérieure;, vers les cimes
de l'amour rasséréné ! Les plus grands passent
à travers nous comme des torrents emportant
des cailloux, et des débris et de la vase. Us nous
secouent et nous dévastent. Remercions-les. Quelle
reconnaissance ne leur devrons-nous pas, si, une
fois la tourmente passée, nous nous apercevons
que l'eau torrentielle nous a lavés, nous a puri-
fiés, et nous laisse cet apaisement du sang que
notre corps puise dans des flots bien vivants et
bien agités.
Balzac, qui, en dépit de la dilution de son gé-
nie en pages trop nombreuses, en bavardages
romanesques, demeure un condensateur d'éner-
gie, a laissé une formule célèbre : « Les hommes
n'ont pas besoin de maîtres pour douter. » Gom-
i mentons-la. Celui-là ne sera jamais un maître,
i qui laissera le doute dans les esprits oi^i il passe.
Si, comme on l'a dit, « le scepticisme est un mol
oreiller pour dormir », les hommes ont besoin
de vivre, et ils appellent d'instinct ceux qui leur
: imposent une foi. Car toute vie est un acte de foi
; à des axiomes. Le septicisme à la Pyrrhon, c'est-
104 FIGURES d'ÉVOCATELRS
à-dire le mode le plus perfectionné du genre,
constitue un jeu d'esprit amusant pour des man-
darins lettrés ou des grœciili de décadence. Là se
borne sa portée. Mais il n'est pas mauvais qu'une
âme ait été assaillie par le doute. Bien plus, cela
est nécessaire à son entraînement, à son dévelop-
pement, à son ascèse. Le doute fait partie de la pro-
fitable tentation, comme la désespérance, comme
tous les troubles, comme tous les fruits attirants
et amers. Dans l'immémoriale symbolique des
« Philosophes du Feu » des esprits qui voient la
matière poursuivre sa vie sur plusieurs plans,
une phase est annoncée dans la conduite du
Grand-Œuvre, une phase terrible que beaucoup
désignent sous le nom de Tête de Corbeau. Cest
la phase où tous les efforts accomplis paraissent
vains : La matière qui avait passé par d'éclatantes
couleurs tombe dans un noir de néant ; et le Phi-
losophe sent entrer en lui la mort de l'espoir.
Mais s'il est vaillant, il persiste dans son labeur
et l'œuvre sort triomphalement de la phase fa-
I taie. Dans le Grand-CEuvre qu'est le développe-
I ment d'une ùme dans la vie de ce monde, la
I phase de la Tête de Corbeau survient toujours.
Il faut la traverser selon d'inéluctables nécessités,
comme il fallait, pour arriver aux Champs-Ely-
séens, traverser les quatre fleuves infernaux. Alors
ALFRED DE VlGiNY
105
jouent leur rôle utile les faux-maîtros qui prêchent
le doute. Mais les vrais maîtres aussi, les plus
forts et les plus certains, ont traversé la phase
du doute, nécessaire et féconde, et ils. la font tra-
verser aux autres, comme un guide au pied sûr
vous aide à franchir un passage difficile d'un
sentier de montagne. Le doute méthodique de
Descartes est une station salubre du chemin cru-
cial de l'esprit.
Mais d'autres stations nous attendent sur la
voie douloureuse, d'autres que déva 4(>tit les vents
chargés des plus tristes exhalaisons, jusqu'à celle
où l'âme sent en elle-même la morî de l'espoir.
Et des guides nous y accompagn^Mil ; quelques-
uns mêmes nous y mènent de for.r Les faibles
nous y abandonnent, comme ils y sont aban-
donnés eux-mêmes. Les forts s'encv.ulent, et leur
élan généreux nous remporte vers de meilleurs
horizons.
L'heure sonne pour tous de la leddition des
comptes. Figurons-nous, dans une .sorte de vallée
de Josaphat de l'esprit, les poètes qu(; nous avons
aimés traduits devant le tribunal de nos cons-
ciences. Qu'elles s'efforcent d'être justes comme
si Minos, Eaque etRhadamante dressaient derrière
elles leurs ombres ténébreuses. Nous demanderons
à chacun d'eux ce qu'il évoqua pour nous d'es-
106 FIGLllt:S D^ÉVOCATEURS
sentiel et de définitif ; nous lui demanderons de
quels esprits il nous a traversé l'âme, et surtout,
— oh ! surtout, — quels arômes il a laissés en
nous. Certe chacun d'eux nous a troublés ; chacun
nous a secoués de passions, d'angoisses, de délires.
Les plus audacieux nous ont hantés de cette in-
quiétude sacrée sans laquelle la vie ne serait
qu'une torpeur plus lamentable que la mort. Et
c'est une mission du génie de nous tordre lame
comme Michel-Ange tord la musculature de ses
frémissants Hercules, afin de nous faire vivre
selon nos plus excessives possibilités. Mais nous
séparerons l'ivraie du bon grain. Ceux qui, après
nous avoir jetés dans la tourmente, nous y laissent ;
ceux qui nous quittent plus inquiets, plus mo-
roses, plus désespérés, ceux-là nous ont diminués.
Ceux-là ne sont pas des maîtres, et la déchéance
dont ils nous ont frappés, fiit-elle aussi fugitive
que l'éclair, crie leur condamnation. Nous les
aimerons peut-être amèrement, parce que, selon
Shakespeare, « nos natures se jettent sur le mal
comme les rats sur le poison », et parce que la
même perversion nous inspire que les femmes
immémorialement attirées par le prestige sata-
nique. Mais ceux-là sont les vrais maîtres, les
guides purs et tendres, qui, après avoir versé en
nous le torrent de leurs doutes, de leurs angoisses,
ALFRED DE VIGNY 107
de leurs passions sanglantes et de leurs déses-
poirs, nous laissent un baume d'apaisement. A
leur généreux contact, nous avons frémi, et nous
avons grandi, et ils nous ont imposé le calme de
leur force. Le génie est expiatoire, et c'est pour-
quoi l'histoire des hommes qui reçurent ce don
terrible est un martyrologe.
Quand on sort d'écouter la voix pénétrante
d'Alfred de Vigny, quelle impression persiste en
nous ; quel chant perdurable y prolonge ses échos ;
quel sens garde l'ardeur qui nous émeut? Cette
voix nous a chanté les hymnes les plus sombres
et les plus désolées ; mais le timbre en est si pur,
si clair, si généreux, qu'elle nous laisse une dou-
ceur profonde, une dilatation apaisée. 11 a évoqué
la solitude inviolable et nue et la définitive dé-
sespérance. Il les a vêtues d'amour, et il sut éveil-
ler sur leurs visages un sourire si résigné et si
fier que nulle crispation n'en détruit le charme.
11 fut doux avec elles, comme au dire de Bossuet,
Madame fut douce avec la mort. 11 enchanta ces
Bêtes, pour nous les présenter familières, d'un
geste d'orphique virilité. Il ne les dompta pas par
la force transcendante de l'esprit, ; il les charma
par l'énergie du cœur ; il fit, selon son pouvoir,
son devoir d'assumer plus intense sa part de la dou-
leur humaine, afin d'adoucir celle qui est dévolue
lOcS FIGURES d'ÉVOCATEURS
à chacun de nous. Les belles urnes, dit le poète
hindou, sont comme le bois de santal qui parfum e
la hache qui le frappe.
Tout homme dont la voix ne parle pas vaine-
ment, mais prolonge ses résonnances dans les
antres profonds de l'esprit, est élu pour apporter
un message. Si celui qui affirma la solitude de
cœur et la désespérance de l'âme, à cause de les
avoir vêtues d'amour et contraintes à nous sou-
rire, par chaste pitié pour notre faiblesse, est res-
pectueusement salué et tendrement aimé, quel
accueil ferions-nous à celui qui nous apporterait,
dans ses belles mains, le message de l'espérance?
Les hommes seront toujours les mômes. Celui-là?
peut-être mort serait-il très chéri, mais vivant il
serait sûrement lapidé.
BAJiBEY d\/lUT{EriLLr
on
LE C7{0TA?JT
BARBEY D'AUREVILLY
OU
LE CROYANT
Les mains des morts ont souvent imc étrange
beauté. On croirait qu'elles ont vêtu^ comme des
gants mystiques, la joie de n'avoir plus à faire
les gestes du péché, la fierté de s'être autrefois
tordues dans la douleur ou tendues vers le ciel.
Après vingt ans, je revois, comme si c'était hier,
les mains de Barbey d'Aurevilly sur son lit de
mort.
J'arrivai dans la vieille maison de la rue Rous-
selet par une de ces matinées ensoleillées d'avril
qui font jaillir sur Paris un rayonnement venu
du cœur secret de la cité. Dans l'escalier, deux
112 FIGURES d'ÊVOCATEURS
chats, reconnaissant une figure amie, vinrent se
frotter contre mes jambes. C'était la chatte noire
Démonotte. et son fils Spirito, un angora fauve.
Dans la chambre, dont Fhumblc mobilier était
bouleversé, on apercevait, par les deux fenêtres
ouvertes, chantant sous le soleil par la voix de ses
oiseaux,legaijardin des frères Saint-Jean-de-Dieu.
Barbey d'Aurevilly gisait sur son lit, vêtu d'une
sorte de simarre blanche, un petit crucifix de cuivre
sur la poitrine. Son visage s'encadrait d'une « clé-
mentine » écarlate à bandes noires ; sorte d'an-
cienne coilTure papaline qu'il portait habituelle-
ment chez lui et qui rappelle un peu le pschent
égyptien. Cet homme de quatre-vingts ans s'était
battu contre la vieillesse comme contre tout ce qui
lui semblait une faiblesse, et, dans son masque
aquilin d'un jaune de vieille cire, je voyais pour la
première fois blanche la moustache serpentant
sur F(HT anguleux de la bouche. Mais les mains
étaient belles, comme taillées dans l'ivoire ancien,
très larges à la racine du pouce, ainsi que les
mains surmontant les sceptres et de celles qui
peuvent tenir avec une égale aisance un sceptre
ou un bâton de chemineou, une épée ou une
plume. Pendantplus d'un demi-siècle, ellesavaient
tenu ïa plume comme on tient l'épée quand on
est de chevalerie.
BARBEY D AUREVILLY 113
Rude tâche ! Cet homme avait conquis une foi
et une certitude. Elles n'avaient pas été toujours
son bien permanent, l'arôme habitant sa chair,
consubstantiel à son esprit. Il en avait fait la con-
quête violemment, et il les défendit de toute sa
force contre l'ennemi le plus abondant, le plus
fourmillant, le plus décourageant : la médiocrité.
Ainsi se défendait-il lui-même, car les temps lui
étaient hostiles. Ils le sont toujours à ceux qui
se dressent solitaires et passionnés, à ceux qui,
envers et contre tous, prétendent devenir et rester
eux-mêmes. « Il n'est plus haute seigneurie que
de soi-même » a écrit Léonard de Vinci. Cette sei-
gneurie-là se paie cher au prix du sang, et seuls
l'atteignent jamais ceux qui offrirent délibérément
leur sein à d'invisibles et profondes blessures.
Leur vie est un combat sans trêve, mais qui donc
mériterait la palme sans avoir combattu ? Barbey
d'Aurevilly, avant tout, admirait le geste héroïque.
Il aimait l'action, il estimait la force. Il écrivait
dans Ce qui ne meurt pas : « L'action l'emporte
sur la pensée de toute la beauté de la volonté ac-
complie ». Sur l'exemplaire du Chevalier Des-
touches qu'il me donna, il avait inscrit, de sa lé-
gendaire encre rose pailletée d'or : « En agissant,
ils firent nos livres : nous, nous ne les avons qu'é-
crits ». Constante émulation, féconde rivalité de
H 4 FIGURES d'ÉVOCATEURS
l'homme qui agit et de celui qui indique une di-
rection à l'activité. Barbey était artiste : il suivit
sa destinée, à regret comme nous faisons tous plus
ou moins. Il regrettait de n'être pas un soldat. 11
avait la mine d'un soldat d'aventure. Quand je le
connus, il était plus que septuagénaire. Il portait
la tête haute, comme habituée à résister au poids
du casque et Ton s'étonnait de voir son flanc sans
épée. A première vue, ce qui m'avait frappé, c'é-
tait l'importance de son cou, aussi large que la
tête qu'il supportait. Ainsi sont construits les bons
taureaux de combat. Celui-ci avait, toute sa vie,
foncé sur les idées et les œuvres qui attentaient à
ses convictions. Il s'était toujours battu. Et main-
tenant il se battait aussi contre la vieillesse, et
comme tous ceux qui portent en eux une force in-
térieure, il n'était pas désabusé. Ceux qui ont de-
mandé leur joie, non pas au monde, mais à leur
idéal, conservent sous l'agression répétée des ans,
leur juvénile fraicheur d'âme. Sans doute ce vieil-
lard enduisait de noir ses moustaches et les restes
de sa crinière d'ancien lion romantique. Il ne vou-
lait pas que son aspect offrit les apparences de la
vieillesse, puisqu^il portait au profond de lui la
flamme de la jeunesse, comme une antique église
délabrée est intérieurement joyeuse par la lampe
du sanctuaire.
BARBEY d'aUREVILLY 115
Il avait une attitua de : tête haute et le poing-
sur la hanche. Il voulut la conserver jusqu'à la
iin, tel Trivulse à sa dernière heure se mit debout
et l'épée à la main pour ne pas mourir dans un
lit. Une attitude ? Qui donc traverse sans en avoir
une ce bal masqué qu'est le monde ? 11 en est de
deux sortes : la fausse et la vraie, l'insincère et
la sincère, celle de Tartufe et celle de Parsifal.
Elle est vraie, elle est sincère, quand elle con-
corde avec la plus certaine et la plus profonde
réalité de nous-mêmes. Elle devient la forme de
notre essence intime, et nous nous mouvons en
elle comme dans notre propre fantôme. Elle est
la légende visible de notre vérité sublimée. Elle a
éloigné de nous le trivial et le superflu pour cons-
tituer le juste symbole de notre personnalité.
Celui qui possède une personnalité doit terri-
blement la défendre. S'il ne la cuirassait pas, elle
s'étiolerait vide sous les coudoiements. Combien
d'âmes sont mortes dans l'atmosphère de la mé-
diocrité, parce qu'elles n'ont pas assez vaillam-
ment lutté pour vivre ? Une personnalité, la sono-
rité propre d'une personne. La logique mysté-
rieuse du langage est infaillible : Que signifie
le mot « personne » ? Persona, c'était le masque
qu'au théâtre l'acteur se mettait sur le visage, et
à travers lequel sa voix multipliait sa réson-
116 FI&URES d'ÉVOCATEURS
nance. Sa voix sonnait par rintermédiaire de ce
masque. Notre personne, c'est l'instrument à tra-
vers lequel resonne la voix que nous pouvons
percevoir de l'infini Dieu est personnel, disent
]'3S tliéologiens, c'est-à-dire: il est masqué par le
monde ; il est incommunicable.
Notre personnalité , quand nous la sentons
d'accord avec notre idéal, — avec notre ange, di-
raient les Mystiques, — avec la part la plus forte,
la plup haute de notre âme, c'est notre devoir pre-
mier de combattre pour la sauver, autant que
pour sauver notre vie même. Tout ce qui l'en-
toure y attente. Tout ce qui passe veut l'effriter.
Des sopiiistes du XIX^ siècle ont inventé ce qu'ils
nommentj en leur pénible jargon, « l'influence
des milieux ». Cette influence est une fatalité
pesant sur les âmes vulgaires. Elle ne peut dis-
soudre que ce qui lui est soluble. Une âme vigou-
reuse, une forte personnalité lui demeurent im-
perméables, j
Assurément d'Aurevilly vécut dans une cons-
tante tension de tout son être contre le courant
qci emportait autour de lui les faibles. Il passa, les
muscles bandés comme dans les dessins de Mi-
chel-Anp f». Mais il traversa victorieusement son
temps. Aucune des médiocrités ambiantes n'a con-
tumirii' c ,n esprit robuste, aucune dos fadnisps
BARBEY d'aUREVILLY 117
endémiques n'effémina sa pensée virile. Il a sauvé
sa personnalité par tous les moyens, et il a pu
dire la parole liturgiques : « Non confundar ».
C'est un des modes de faire son salut. Saluons !
Aussi ses contemporains le considérèrent-ils
comme un excentrique, puisqu'il ne se soumettait
pas aux propositions admises, aux idées courantes,
aux fariboles, aux sottises qu'on respirerait avec
l'air, si l'on ne savait quelquefois se boucher le
nez, et auxquelles des esprits distingués , mais
sans force héroïque, finissent par acquiescer,
par lassitude, par faiblesse, par péché contre eux-
mêmes. Les esprits des autres sont pour nous des
miroirs convexes ou concaves oii nous nous voyons
déformés. Plus nous sommes différents des autres,
plus la déformation est accusée. Pour ses contem-
porains, Barbey d'Aurevilly était une sorte d'ex-
centrique dont la pensée, comme la toilette s'écar-
tait de l'ordinaire. Que de sottises ne furent pas
écrites sur ses costumes ! Il avait appris à la mé-
thode catholique le pouvoir sourd de la règle,
l'emprise sournoise des rites, et que tout ce qui
touche notre corps déteint sur notre esprit. Peut-
être s'habillait-il à son goût pour mettre plus de
distance entre lui et le monde étranger. Il avait
conservé dans son vêtement la mode de sa jeu-
nesse, et il apparaissait, en 1883, vêtu comme un
118 FIGURES d'ÉVOCATEURS
dan'Jy de 1830. Là se bornait toute cette fameuse
excentricité de costume sur laquelle ont bavardé
tant de grimauds. Peut-être encore, révolté contre
le cours du temps, pensait-il maintenir en lui la
jeunesse intérieure, en s'habillant comme lors de
st>s vingt- cinq ans. Les plus fermes esprits ont
le>/.r part d'enfantillage, et c'est une de leurs
grâces. Mais cet enfantillage est toujours obédient
à un instinct sûr comme celui de l'animal. Il n'est
point sans cause. La cause nous échappe et sou-
vent à eux aussi.
Défendre sa personnalité, c'est défendre son
uniîé. Qu'ils apparaissent rares, les hommes mon-
trap.i une unité! Ceux-là sont réellement des
hommes : ils réalisent en eux l'harmonie du cœur,
de Tesprit et de l'âme. Les vents du siècle soufflent
sur eux de toutes leurs aires sans les enivrer des
haleines qu'ils apportent, sans les troubler des
odeurs qu'ils soulèvent, sans les souiller des pous-
sières qu'ils dispersent. Eux, ils apportent la lo-
gique et la constance dans leurs décisions. Mais
une personnalité forte ne jaillit point dans le
monde comme une Pallas toute casquée du cer-
veau de Jupiter. Elle se forme, s'accroît, se déve-
loppe, comme un athlète, par un entraînement
sans défaillance. Elle ne peut vivre isolée, sans
attaches profondes, pas plus qu'un arbre ne vi-
BARBEY d'aUREVILLY 110
vrait sans racines dans la terre. Nul corps, nul
esprit n'ont grandi sans nourriture. Il lui faut
plonger ses racines dans une doctrine éprouvée,
dans une foi spontanée ou dans une certitude
conquise, mais toujours dans une révélation déci-
sive de la réalité. Qu'est la force de celui qui se
fie à sa propre force? Elle trouve vite sa limite.
Notre force vaut selon les forces où elle corres-
pond, oii elle s'est accordée. Elle est assistée par
des principes vivants, par des influences fidèles.
Les forces que nous appelons viennent à nous, si
nous savons être les centres d'aimantation qui
les attirent. Nous pouvons choisir nos anges et
les attacher à nous. C'est l'acte de notre liberté.
La personnalité de Barbey doit sa vigueur à
son unité. Tous ses rayons, quoi qu'ils aillent
toucher, partent d'un même foyer. Le poète, le
romancier, le critique, le polémiste, le causeur
se ressemblent. Ceux qui l'ont entendu, quand ils
le lisent, entendent sa voix, cette voix dont l'âge,
quand je l'entendis, avait assourdi le timbre et
molli Tarticulation. Il parlait exactement comme
il écrivait, avec une projection d'images incisives
et chaudes. D'autres ont pu dire ses attitudes de
jeunesse et de maturité. Les ans avaient-ils jeté
sur ses manières une auréole de simplicité ? Je le
vis toujours simple et charmant. Peut-être le
120 FIGURES d'ÉVOCATEURS
vieux maître mettait-il une coquetterie à traiter
comme un égal le petit poète de vingt ans par
lequel il se sentait compris. 11 cherchait à plaire
à qui lui plaisait, mais ceux-là étaient rares. Son
amabilité ne s'exerçait qu'à bon escient et, une
fois conquise, ne défaillait jamais. D^aucuns l'ont
recherchée sans l'obtenir. Quand il écrivait, à
l'encre rose et or, sur la feuille de garde d'un de
ses livres un de ces envois d'auteurs spirituels,
gracieux ou profonds, si scintillants toujours qu'un
écrivain de race les a recueillis et publiés, c'est
qu'il avait pour le destinataire estime ou amitié.
Je sais tel académicien, mort aujourd'hui, homme
d'esprit et galant homme, qui se démena pour ob-
tenir un de ces envois d'auteur. 11 n'y parvint
jamais : Barbey dédaignait sa littérature.
Les hommes qui nourrirent fortement leur es-
prit ont une parole équivalente à leur style écrit.
Barbey improvisait des conversations éclatantes,
011 la pensée vigoureuse apparaissait entre deux
pointes spirituelles, comme un obus entre deux
flèches d'or. Ce diable d'homme, qui avait quel-
quefois signé Old Noll n'avait pas l'esprit de l'es-
calier. Il envoyait du tac au tac les ripostes dont
certaines sont devenues fameuses. Certes il avait
subi victorieusement les épreuves d'où les carac-
tères sortent trempés ou faussés. La plus délétère.
BARBEY d' AUREVILLY 121
celle du succès, ne lui avait été présentée qu'en
sa vieillesse. Il comptait soixante-douze ans quand
il obtint, avec une Histoire sans nom^ son premier
succès. Sa romantique jeunesse avait henni à la
gloire, ce mirage fascinant les jeunes âmes nobles.
La gloire, elle apparaît comme ces belles femmes
nues et insaisissables oii les peintres et les sculp-
teurs incarnent les allégories. Aussi nulle part ne
se piète-t-elle mieux que sur les tombeaux. Mais
quelquefois, pour se montrer dans le monde des
vivants ou de ceux qui semblent des vivants, elle
s'habille, elle revêt la défroque éclatante de ce
singe savant, le succès, et alors elle lui res-
semble, et elle grimace. Le mépris de la gloire
n'appartient qu'aux âmes très fortes, à qui peut
être un mage, ou un saint, ou un héros parfait.
Jamais le poète, parce qu'il tient trop par ses fibres
aux fibres de ce monde, et parce que sa voix parle
aux hommes, ne se désintéressera complètement
de l'opinion des hommes. Le délicieux et souriant
Banville, qui avait également fréquenté le boule-
vard et l'Olympe, prétendait que sur cette terre le
poète fait l'apprentissage de son métier pour chan-
ter plus tard devant les anges. Mais l'apprenti
s'adresse encore aux hommes. Dans une petite
chapelle d'un couvent de Bénédictines, j'ai souvent
entendu le chant merveilleux d'une des sœurs.
122 FIGURES d'ÉVOCATEURS
Cette voix chantant pour son Dieu atteignait une
sublimité qui effaçait les plus grandes cantatrices.
Celles-ci ne chantaient que pour les hommes, et,
plus ou moins, la préocupation de l'effet à pro-
duire, ridée de gloire, sous quelque forme, ma-
gnifique ou basse, qu'elle leur apparût, diminuait
leur art et rétrécissait leur puissance. Quand on
habite la tour d'ivoire, on domine de haut les
hommes. C'est même de là qu'on les domine le
plus sûrement. Mais, si on les laisse pénétrer dans
la tour sous-prétexte qu'ils y apporteront de l'en-
cens, ils ne sauraient y apporter que la boue de
leurs souliers. Et pourtant, qu'il serait misérable,
l'adolescent qui déjà saurait cette vérité, et, qui?
dénué d'illusion généreuse, ne brûlerait pas de
traverser ces flammes, le désir de la gloire et le
désir de la femme !
Barbey eut la chance de vivre longtemps dans
l'obscurité. Il s'y fortifia. La période lui fut longue
des tâtonnements où le jeune esprit en formation
s'interroge, se cherche dans les limbes anxieux
de lui-même. Sa personnalité en jaillit après la
conquête définitive de son unité. Car ce qui
frappe le plus en elle, c'est cette unité. Si, vers qua-
rante-cinq ans, à la voix de son ami Raymond Bruc-
ker, Barbey s'est lié, des pieds et des poignets, au
catholicisme, il fut beaucoup moins séduit par cette
lîARBEY d'aUUEVILLY 123
merveilleuse my&tique qui aspire les âmes poé-
tiques que par la doctrine invinciblement uni-
taire ; et l'Eglise lui paraissait avant tout un mé-
canisme fabriquant l'unité conceptuelle et sa con-
séquence l'unité sociale, une machine à tuer tous
les schismes. Une de ses premières études histo-
riques, écrite, pendant sa période de libre pen-
sée, à propos de l'ouvrage d'Urter sur Inno-
cent m et la papauté est telle qu'il n'aurait eu rien
à y changer plus tard. Le puissant terroir nor-
mand, qui instille le bon sens aux veines de ses
enfants, avait versé en sa tête ce solide jugement
qui la rendit invulnérable aux sophismes contem-
porains. Ce petit gentilhomme terrien du Coten-
tin était de Saint-Sauveur-le- Vicomte, distant de
la mer de quelques milles. A la côte vivent, jux-
taposées, deux races très différentes : les gens de
mer et ceux que Fhomme de lignée marine, — le
den a vor , disent les Bretons, — nomme dédai-
gneusement les paysans. Bien que descendant du
grand armateur Ango, qui mettait au service de
François 1*='' sa flotte de douze navires corsaires,
bien que ses armes, sans ancienneté et attestant
la décadence de l'héraldique, portassent d'azur à
deux barbeaux (barbeys) adossés, Barbey n'a rien
du type marin ; c'est bien un terrien, mais il l'est
puissamment. Il revendiquait sa qualité de nor-
i24 FIGURES D'ÉVOr.ATEURS
mand. Il la sentait palpiter en lui. L'homme qui
tient à la terre par des racines ancestrales, qui a
vécu parmi les arbres et les plantes, qui a subi
le rytlime des saisons et les mouvements des élé-
m^ents, a absorbé par les narines et par les pores
sa dose vitale de bon sens. L'homme né dans
les villes, plus impressionnable, plus mobile
et plus vibrant, est sensible aux atmosphères ar-
dentes et passionnées. Il est plus doux, plus poli,
et aussi plus exaspéré, plus excessif. Il n'a pas la
force radicale de résister aux rhétoriques, aux sé-
ductions des idées folles dansant comme des sa-
lamandres dans la buée lumineuse qui le soir
monte des cités vers les étoiles. Hélas '. il ignore
la nuit, la grande nuit apaisante et mystérieuse,
car la nuit effarée et rapide qui glisse sur les
villes à pas d'intruse semble venir y semer des
cauchemars avec des mains dépouillées de leurs
primitives ténèbres. Et c'est de si loin que monte
à peine en sa chair le chant du printemps ou la
mélancolie de l'automne !
L'unité frappante de la personnalité de Barbey
l'a fait entrer dans la gloire comme un coin dans
une bûche. Les lisières dont l'enserrent les né-
cessités, les fatalités, elle les fait craquer et les
brise. 11 faut qu'elle soit, pour elle-même et de-
vant les autres. Gomment se m ontre-t-elle à
BARBEY d' AUREVILLY 125
nous ? Pas selon son désir. Le jeune Barbey, avec
toute la génération dite de 1830, était entré dans
l'adolescence quand le tonnerre des canons de l'é-
popée française résonnait encore en longs échos
dans les cervelles ardentes. Il rêvait d'agir :
soldat ou plutôt homme d'état. On n'a guère fait
remarquer que Napoléon, guerrier malgré lui,
surtout meneur d'hommes, avait suscité chez les
hommes qui eurent vingt ans sous la Restaura-
tion l'ambition de gouverner les populations plu-
tôt que de les conquérir. Barbey ne se donna pas
d'abord aux lettres avec tout l'amour, avec l'hu-
milité de l'amour. Cela lui permit de juger durant
ioute sa vie, sans aveuglement, leurs fautes et
leurs dangers. Car, filles de la langue d'Esope elles
partagent la double puissance de leur mère. Mais
il leur offrit un amour toujours croissant, comme
doit l'être le véritable amour. La période des
tâtonnements lui fut longue, quelque nettes et
fermes qu'aient été les directions initiales de sa
personnalité. Dans le grand œuvre alchimique,
tous les philosophes du Feu reconnaissent une
phase où tout semble perdu, la phase de ténèbres
et d'angoisses qu'ils nomment en leur langue de
haut symbole, « la tête de corbeau ». Dans ce
grand œuvre qu'est le salut en ce monde, soit la
conservation de la personnalité, il y a une phase
426 FIGURES d'évocateurs
analogue. C'est la période la plus trouble de la
vie, celle oij il s'agit de se connaître, de se sen-
tir, de se deviner, et de se situer au plan de ses
puissances. Nous traversons alors la douloureuse
inquiétude de l'esprit et de l'âme. Il semble que
nous fassions alors dans notre vie de la terre,
l'apprentissage de ce jugement des morts dont la
religion égyptienne avait exotérisé la révélation, et
dont Ezéchiel parle sous les voiles de ses images
augurales. Le plus fréquemment, c'est notre
jeunesse le théâtre où se déroule le conflit tra-
gique de nous-mêmes. Une fougue impatiente et
dispersée nous agite et nous éloigne, nous fait
étranger à jamais de la voie véritable et juste où
nous poussait l'élan de notre adolescence, véri-
dique comme l'instinct. Plus tard, si nous avons
triomphé de l'épreuve, si nous avons émergé des
vertiges, nous revenons au point initial de notre
course vitale, et nous tâchons à modeler, de nos
mains plus expertes et moins ardentes, la statue
de la vision dont s'illuminait notre rêve ado-
lescent. — trop heureux s'il n'est pas trop tard I
La jeunesse de Barbey d'Aurevilly fut solitaire
et mondaine. Elle ne se môle point à l'efferves-
cence tumultueuse de la génération. Elle ignore
les cénacles, les parlottes littéraires, où les jeunes
hommes impatients brassent les vocables et les
BARBEY d'aLTxEVII-LY 127
doctrines dans un pétrin où ils versent rarement
le levain du génie. 11 est né six ans après Hugo,
deux ans avant ce Musset qu'il définit si joliment
« un bois de lilas foudroyé ». Il ne les frôle pas.
Il ne connaît guère dans les lettres que son ami
de collège voué à un éclat posthume, Maurice de
Guérin. Dans un salon, il voit Chateaubriand.
— Comment était-il? lui clemandai-je un jour
avec cette curiosité passionnée qui saisit notre
jeunesse quand un vivant peut nous parler d'un
mort éblouissant déjà loin de nous dans le temps.
— Aucun homme, me répondit Barbey, ne
donnait l'impression de s'ennuyer aussi profon-
dément. Il semblait la statue de l'ennui. Silen-
cieux dans un fauteuil dont il ne bougeait pas,
il n'ouvrait la bouche que pour mordre constam-
ment son mouchoir. »
Et ce portrait ne contredisait pas celui que se
faisait mon imagination du solennel désenchanté
qui enviait la terrible épitaphe lue par lui sur
une tombe anonyme : Miserrimus. Gomme il
contrastait avec la silhouette du vieillard que
j'entendais le décrire et que je voyais aussi dans
un salon, en grande toilette démodée, vif d'esprit,
désireux de charmer, empressé près des femmes
dont il regardait le reOet dans un petit miroir
caché par son gant noir brodé d'or. Et j'inter-
128 FIGURES DÉVOCATEURS
rogeai le vieux maître sur Balzac. Il décrivait
son aspect fameux, ajoutant qu'il l'avait vu sans
jamais l'entendre. Je savais ce qu'il ne m'avouait
pas. C'est que, déjà lui-même, ayant fait ses
preuves et gagné ses éperons, il rencontrait
quelquefois Balzac dans Tomnibus qui le con-
duisait à cette maisonnette de Passy, perdue
dans la verdure, d'où l'on découvre aujourd'hui
encore cette belle vallée de la Seine dont la mal-
faisante main des hommes n'a pu détruire
complètement le charme. Et tel était son respect
pour ce gros homme haussé, dans son jugement,
à la hauteur de Shakespeare, qu'il le suivait sans
jamais oser lui adresser la parole.
Le nom de Barbey d'Aurevilly n'est point mêlé
à ceux de cette tumultueuse jeunesse de 1830.
Sa jeuness! à lui fut un piaffement dans le désert ;
et s'il proRiena dans des salons sa silhouette de
dandy inquiet, le monde n'est-il pas un désert
humain ? A part le jeune chevaucheur du Centaure,
son ami du collège, Maurice de Guérin, le fidèle
Trébutien, son cousin Edelestand du Méril, il n'a
pas auprès de lui ces esprits qui nous sont pa-
rents, et qui souvent nous sont nécessaires pour
l'équilibre de notre esprit. Nous versons en eux
le trop-plein d'une pensée qui nous opprimerait
sous son silence, et ils nous donnent en échange
I5ARBLY d'aUREVILLV 129
quelque chose de la leur ; ils jettent leurs étin-
celles sur notre bûcher intérieur.
Puis, que savons-nous jamais des échanges
faits, des influences subies ? Il y a une source
mystérieuse d'influence : les femmes. Leurs
doigts nous tendent la clé de la connaissance de
nous-mêmes. Elles sont le miroir où nous vou-
lons voir notre plus beau reflet. Certainement
elles durent peser de tout le poids de leur charme
sur la formation de cet esprit, sur la jeunesse de
celui qui a si fortement modelé des figures fémi-
nines.
L'unité d'un esprit est créée par les principes
dont il vit. Aussi la reconnait-on sous les appa-
rences les plus variées qu'il lui plaît de revêtir,
de même qu'on retrouve le même corps d'une
femme sous les toilettes les plus disparates. La
personnalité de Barbey déborde des cadres oiî elle
entre. On l'aperçoit poète, contour, romancier,
critique. Sous ces avatars, il reste toujours lui-
même.
Poète il l'est toujours au long de son œuvre,
9
130 FIGURES d'ÉVOCATEURS
puisqu'il a les dons essentiels, la sensibilité, l'ar-
deur, la passion, et celui, dominateur, de saisir
les rapports unissant les choses, de voir sous les
apparences, la réalité. Mais, dans son œuvre en
vers constitué par un petit recueil, Poussières , qu il
dédaigna de publier, il ne prétend pas ceindre
son front de la couronne de chêne. Il en porta
toujours le regret mélancolique. Quel noble ado-
lescent ne rêva pas d'être un poète ? Tous ceux
qui durent s'accomplir sous une autre apparence,
qui parvinrent à donner quelque grandeur à leur
vie, tendirent leurs bras vers l'un de ces deux
emblèmes : la Lyre ou l'Epée. Avant de songer à
l'aire de sa vie un poème de la sainteté, François
d'Assise s'essayait à rimer. Mais le don mysté-
rieux d'évoquer de lointaines beautés par la mu-
sique du vers, les Muses cruelles le distribuent
comme il leur plaît. On les voit le refuser à de
très hauts esprits, à des cœurs magnifiques en
même temps qu'elles l'accordent à des intelli-
gences aimables et courtes.
Deux fois j'ai entendu Barbey d'Aurevilly dire
ses vers, de sa voix encore sonore de vieillard,
les bras aux accotoirs d'un fauteuil, le buste re-
jeté en arrière. Il laissait deviner, en disant : « Oh!
pourquoi voyager ! » la mélancolie passionnée qui
était son plus intime sentiment, et, en disant u?i
liAllBEV d'aU?.EV1LLY 131
amour de jupe la grâce mondaine dont il se mas-
quait. Ses vers ont la couleur éclatante et Tardeur
attristée dont il signe tout ce qu'il écrit. Ils portent
la griffe de cette personnalité intense. Mais ils ne
sont pas des vers de poète. Ils ne ressortissent pas
du divin langage qui peut, par de mystérieuses
résonnaaces puisées dans les analogies musicales
du verbe, clés du secret de Tincantation, ouvrir
à l'àme du lecteur prédestiné des horizons illi-
mités. Ils ne chantent pas au cœur. Ils se con-
tentent de lui parler, ce qui n'est pas suffisant.
Puis d'aucuns portent leur date, nous paraissent
affublés à la mode de leur temps, déguisés de
ces oripeaux du dandysme romantique qui rend
insupportables bien des pages du délicieux
Musset.
Barbey exerçait sur lui-même comme sur autrui
sa sûre judicature de critique. « Le vers n'est pas
ma langue », disait-il non sans mélancolie. Aussi
ne s'attarda-t-il pas à manier un langage qu'il ne
sentait pas sien, et voulut-il étiqueter ses poèmes
peu nombreux d'un titre dédaigneux : Poussières.
11 se trouvait plus à l'aise dans le poème en prose,
qu'il aima toute sa vie d'un amour heureux ; je
n'en veux pour preuve que cette brillante Amaï-
dée écrite dans sa jeunesse, perdue pendant des
lustres, et retrouvée dans sa vieillesse, et aussi
132 FIGURES d'ÉVOCATEURS
ces Rythmes oubliés qui sont bien maniés par la
poigne ferme d'un maître.
Mais ses dons poétiques trouvèrent leur expan-
sion dans le roman et dans la critique, et c'est
par eux qu'il est sacré romancier et critique de
premier ordre. Les huit romans et les six fameuses
Diaboliques sont des conquêtes violemment arra-
chées au labeur du journaliste. Aussi ont-ils la
force conquérante.
Le roman doit nous saisir par Fàme et l'esprit,
par le cœur et les entrailles. Il est tenu de nous
passionner; autrement il nous ennuie. Piètre ro-
man, celui dont nous lisons quelques pages, puis
que nous fermons. Il faut que, dès les premières
pages, l'intérêt nous emporte, haletants jusqu'à
la fin. Forme littéraire infréieure, prolixe et écla-
mée, sorte d'épopée bourgeoise qui a pullulé dans
une époque bourgeoise, le roman eut sa gloire
quand il était de chevalerie. Et, par une ironie
du destin, le plus parfait des romans, je veux
dire don Quichote, fut écrit en raillerie du roman
de chevalerie enseveli dans le poncif. Quand le
roman est un masque sur une tête œcuménique,
celle d'un Cervantes ou d'un Balzac, il s'illumine
d'imprévus rayonnements.
Le pauvre roman est l'enfant déshérité des
Muses. Condamné à se traîner dans les longueurs
BARDEY d' AUREVILLY 133
du récit, pénible cul-de-jatte des lettres, et sur-
chargé encore d'accessoires utiles et futiles, il lui
faut porter comme Bias tout son bien sur lui ;
mais ce bien est toujours beaucoup plus encom-
brant que l'immatériel bagage du sage Grec. La
tragédie, la comédie, alertes, dégagées, laissent
au lecteur ou à l'auditeur, le soin d imaginer leur
mise en scène. Elles restent dans la destination
littéraire qui est de présenter les passions et les
sentiments des hommes, leur vie intérieure à
l'heure oii elle est éclairée par les étincelles d'un
conflit de conscience. Le roman, dans ces derniers
temps, s'évada souvent du domaine qui lui est as-
signé. Une personnalité très puissante, emprison-
née dans un genre littéraire, le dilate jusqu'à le
faire éclater. Ainsi Balzac élargit-il de sa corpu-
lence le moule du roman. Il y entra avec les nova-
tions des conquérants. N'avait-il pas laissé voiler
la lucidité de son génie par les fumées de cette
étrange ivresse qui depuis deux siècles a troublé
des cerveaux d'écrivains ? On conte qu'il avait
épingle à la muraille de sa cellule érémitique un
portrait de Napoléon au-dessous duquel il avait
inscrit cette phrase : « Ce qu'il a commencé par
l'épée, je l'achèverai par la plume ». Ainsi ce
ferme esprit songeait à prendre sur la vie des
bornâmes une inflence immédiate. Il voulait être
134 FIGURES d'ÉVOCATELRS
un maître dans la directe acception du terme.
Que cela est dangereux ! Le vulgaire des hommes,
dans les plus noblement substantielles corbeilles
que leur tendent les mains des grands hommes,
ne prend jamais que les fruits pourrissants. Il
obéit à ses instincts comme le pourceau à ses
appétits ; et il déforme à l'usage de ses passions
les plus pures créations du génie quand il sent
que le génie se diminue jusqu'à les lui destiner.
Voilà pourquoi nul esprit, si fort et sihaut soit-il,
ne peut prévoir l'action de ses œuvres sur la
foule, s'il se leurre du désir de prendre sur la
foule une immédiate autorité. Le vin du génie
est trop fort pour les faibles cervelles : il leur
donne une ivresse mauvaise. Elles ne décou-
vriront jamais dans Foeuvre de Balzac le haut et
lumineux enseignement sourdant, entre les pages,
du cœur expérimenté comme de l'esprit certain
du Voyant. Elles n'y trouveront que l'affolante
mêlée des passions emplissant les fresques du
grand peintre de l'enfer social, de celui qui a fait
de la Comédie humaine une espèce de pendant
montrueux à la divine Comédie.
Ce Balzac a créé la grandeur du roman. De
mesquine qu'elle avait toujours été, cette forme
a pris sous ses mains d'ouvrier une telle am-
pleur qu'on en appela le roman la forme tao-
BARBEY d'aUREVILLY 13o
derne de l'épopée. Ne sommes-nous pas au siècle
de l'exagération ? Jamais une forme forcée de se
traîner dans les longueurs de la prose analytique
pourrait-elle approcher d'une forme exigeant la
concision, cette mystérieuse condensation de
la pensée qui seule lui permet d'atteindre, quand
elle a pris la minceur de la flèche, les horizons
qui touchent au monde divin ? A égal génie, le
romancier et le poète épique sont trop inégale-
ment lotis. S'ils montent la même somme sur la
pente de l'Hélicon, le premier porte un sac de
sous, l'autre une pièce d'or.
Le roman^ aimé des femmes, est comme elles.
Il vaut dans sa jeunesse. Mais qu'il a de peine à
subir l'épreuve du temps ! Car l'imagination, à
qui il s'adresse, la folle du logis a-t-on dit, porte
en elle l'ingratitude des femmes légères. Elle ou-
blie le roman qui lui ouvrit les portes d'un palais
au balcon duquel elle put voir passer la vie en
robe couleur du beau temps. Car le romancier est
le couturier qui habille la vie au goût de son gé-
nie, lequel se plie au goût du jour. Et la robe la
plus merveilleuse n'est plus qu'une loque indif-
férente lorsque quelques années ont démodé sa
coupe et fané ses couleurs. Encore advient-il
que la popularité, qui choisit ses favoris à sa hau-
teur, garde longtemps^ pour sa banalité touchante
136 I-IGLRES d'ÉVOCATEURS
et sa basse sentimentalité, tel roman médiocre
comme Manon Lescaut. Vraiment, quel dommage
qu'en ces trente dernières années se soient bâties
tant d'usines à romans ! Leur reproduction a jeté
quelque discrédit sur ce genre littéraire, si sédui-
sant quand il est le truchement d'un beau cœur ou
d'un esprit vigoureux, capables d'atteindre cette ex-
pression évocatoire sans laquelle il n'est pas d'art.
Après l'unique Balzac, la main qui, au dix-neu-
vième siècle, aura le plus fortement pétri la pâte
du roman, est celle de Barbey d'Aurevilly. Pour
apparaître aux premiers plans, le laborieux et pé-
nible Flaubert, si respectable que soit son effort,
est dénué d'âme, et sa vision ne dépasse pas un
étroit horison. Beau peintre de morceaux pour ou-
vriers de lettres, lui-même bon ouvrier qui ne
passera jamais maître. La force d^'un conteur,
comme celle d'un arbre, vient de ses racines.
Celui qui raconte les actes oij les hommes sont
contraints par leurs passions doit voir vivre ces
passions sur les plans soustraits aux regards vul-
gaires. Il doit percevoir monter en elle la sève
ardente venue de leurs racines plongeant dans un
monde de ténèbres. Elles sont vivantes comme
des larves attachées aux flancs de leurs auteurs.
Et comment un romancier les pourrait-il voir
vivre, s'il n'avait le sens du surnaturel?
BARBEY d' AUREVILLY 137
Pas de poète sans ce sens, pas de génie sans
cette intuition. Nombre d'esprits, en notre temps,
ont renoncé cette essentielle notion. Ils ont ré-
tréci l'horizon oii ils veulent passer décapités. En
sorte que la mode de notre temps nie le surna-
turel. Cela n'importe. Celui qui voit la réalité,
celui qui conquit la seigneurie de lui-même, ne
prend souci des modes de son temps, ni de ses
errements. Il va droit devant lui, les yeux des-
silles, sans s'inquiéter de l'opinion de ses con-
temporains. Le contact des aveugles ne commu-
nique la cécité qu'aux prunelles sans destin. Ce
qui fait de Balzac et de Barbey des romanciers
supérieurs aux autres de leur siècle, c'est leur
vision du monde surnaturel. Si les personnages
qu'ils créent nous attachent à eux par les liens
d'une ardente émotion, c'est qu'autour d'eux nous
sentons une atmosphère charriant des passions
aussi vivantes que des bêtes. Leurs actes, exé-
cutés en obéissance à des ordres dictés par de
mystérieuses puissances, prolongent leurs con-
séquences infernalement logiques jusqu'en de té-
nébreux domaines, impérieusement soupçonnés-
Les héros de Barbey, qu'il est licite d'appeler
héros puisqu'ils portent jusque dans la perver-
sité ou le crime leur furieuse fierté, exhalent
une odeur de sang ou de soufre. Il faut excepter
138 FIGURES d'ÉVOCaTEURS
quelques-uns respirant un parfum d'innocence.
Ce sont rares fleurs humaines, dans la littérature
comme dans la vie. Hélas ! l'âme des hommes est
ainsi dirigée, qu'elle s'intéresse moins longtemps,
moins fortement, aux êtres purs qu'aux pervers.
La pureté est monotone, la perversité très variée.
Et ce qui nous attache à une créature pure, c'est
en elle le germe originel du mal, c'est sa lutte
avec le mal. Le saint ne nous touche que par sa
tentation. Le génie, qui saisit ce qu'il voit le
plus clairement, montre toujours une prédi-
lection farouche pour ses plus mauvais enfants.
Avec quelle sollicitude Shakespeare a-t-il ca-
ressé son Yago et Molière son don Juan, ces deux
fils du génie tendant leurs sinistres bras vers
un idéal de mal absolu ! Le conteur des Diabo-
liques, le mâle et chaud romancier de YEiisor-
celee et û^un Prêtre marié, d'une vieille Maî-
tresse et d\(ne Histoire sans no?n ne se laisse in-
timider par nulle horreur des âmes. Son poing
viril ne tremble pas d'élever la torche sur leur
gouffre où s'entrechoquent des passions forcenées.
11 sait que ces passions puisent leur énergie vi-
tale dans le pacte que les hommes concluent avec
elles et signent de leur sang, de ce sang dont elles
se nourrissent comme des stryges ou des lamies.
Pour descendre dans les âmes, il faut du courage
BARBEY d'aUREVILLY 139
comme pour descendre aux enfers. Et il faut des
yeux puissants, — les yeux de l'esprit plutôt que
ceux du corps, — pour voir ce que jette en elles le
monde occulte, ou tout au moins la partie de ce
monde où nos idées et nos désirs plongent leurs
racines pour y vivre et grandir, ce que jette en
elles le royaume de la tentation. Barbey, ce nor-
mand qui campait solidement ses pieds sur son
terroir, sur le sol visible à tous les yeux, n'était
pas un mystique. Mais son intuition et son étude
lui permettaient des visions sur le domaine de la
Mystique. Il accédait à la noLion de l'Occulte par
la voie catholique, qui, entre celles qui y mènent
est une des plus prudentes. Du point oij il s'était
placée il pouvait suivre la hiérarchie des plans sur
lesquels les gestes des hommes prennent leurs
causes ou envoient leurs résonnances. Tout au
moins pouvait-il voir les plus proches anneaux
de la chaîne d'or de Platon, et de la chaîne de fer
dont le grand vulgarisateur grec n'a pas exotérisé
la rude image- C'est d'un pareil sommet que tout
poète tragique voit dans une clarté fulgureuse la
terrible logique de la vie^ et démontre la réalité de
la prophétique parole : « Satan est logicien » . Le
génie du poète ou du romancier est une équilibra-
tion de facultés. Il lui faut le sens de la Mystique,
mais sans que ce sens empiète sur les autres. Un
140 FIGURES d'éVOCATEUUS
mystique pur ne saurait être un artiste ; ainsi
Ernest Hello ne vaut que par son sens mystique
qui lui dicte d'admirables pages, et, dès qu'il veut
marcher dans une autre voie, il n'apparaît plus
qu'un écrivain médiocre et un conteur terne.
Dans le roman, la formidable main de Balzac
brasse tout un monde de caractères et de passions
comme un conquérant brasse les peuples soumis.
Ce romancier-là dépassait le roman, qui doit d'or-
dinaire se contenter de jeter sa lumière sur une
situation mettant en action deux ou trois carac-
tères, sur quelque individualité saillante ou sur
une passion unique. Et c'est bien assez. Cette
tragédie racontée que doit être le roman a besoin
de se couler dans cette triste et belle unité d'ac-
tion que seuls un Shakespeare ou un Balzac
peuvent se permettre de briser. Barbey entreprend
ce roman de proportions ordinaires, mais sous
son souffle de flamme, la passion devient in-
cendie, un incendie qui laissera les âmes en
ruines. Plutôt qu'un romancier, il est un conteur.
Il ne laisse pas ses personnages agir, parler, A'ivre
par eux-mêmes sous l'ceil du lecteur. Il ne les
quitte pas. 11 est toujours là, qui les présente, qui
les évoque et qui les juge. Mais il leur a insuffle
une vie ardente et terrible, et nous les voyons,
tout près de nous, familiers encore que hautains,
BARBEY d'aCRKVILLY 141
et enveloppés d'une atmosphère violente où
leurs passions tendent leurs griffes et leurs
gueules de monstres. Eux, ils les aiment, ces
monstres^ avec l'aveuglement Je l'amour qui
conduit ses aveuglés à l'abime. Et leur auteur,
que nulle sensiblerie n'émasciilc, les accompagne
d'un pas justicier jusqu'au bord.
Plutôt conteur que romancier, leur auteur s'est
parfois attardé avant de les jeter pantelants sous
nos yeux, et il nous faut attendre trop longtemps
le moment oii ils viendront si près de nous, que
nous respirerons avec eux, que nous retiendrons
notre souffle pour écouter le leur. Puis, voici la
pierre sur laquelle achoppe quelquefois le roman-
cier. 11 nous présente certains héros prêts à
d'extraordinaires exploits, et nous les voyons
pareils à des écureuils tournant dans leurs cages.
Voici le beau protagoniste d'une vieille Maîtresse,
Ryno de Marigny, dardant sur le monde des re-
gards de conquérant. Ses facultés condensent une
telle force, d'après son auteur, que sans doute il
laissera derrière lui un de ces inoubliables sillages
que tracent les maîtres d'entre les hommes. Or,
que fait-il en tout et pour tout ? Il s'acoquine à
une vieille maîtresse qui traîna dans des lits ba-
naux son pouvoir ensorcelant. Rirn de plus. A-t-il
au moins la gloire d'être un grand amant ? Cette
142 FIGURES DÉVOCATEURS
gloire-là est l'égale des autres. Elle prend même
sur les autres la supériorité du secret. Elle s'illu-
mine de n'être connue que d'une seule femme et
de Dieu. La gloire dans les ténèbres est quelque
chose de si beau, qu'elle est réservée, ainsi qu'aux
grands amants, à de suprêmes génies ou à des hé-
ros élus. L'instinct populaire ne se trompe pas qui
mêle les noms des grands amants légendaires à
ceux des plus illustres d'entre les hommes. Ce
Ryno de Marigny n'est qu'un médiocre amant,
passif jouet du destin, inerte volant que se ren-
voient ces deux raquettes du diable, l'orgueil et
la luxure. C'est un petit cœur, et son auteur nous
parle couramment de sa grandeur. Il n'est pas
seul à nous décevoir parmi les personnages de
Barbey. D'autres piaffent, mais ne courent pas
vers un but qui vaille. Ils semblent dévorés par
l'ennui des oiseaux captifs. Ils n'ont pas su éployer
leurs puissances. Portaient-ils un cœur trop vaste
pour le rétrécir aux dimensions qui lui permet-
traient de se loger dans quelqu'un des cadres
que le monde tient tout préparés pour ses mé-
diocres favoris ? C'est probable. Souvent les
hommes au trop large rêve sont incapables de
s'adapter aux conditions ambiantes. Quelques-
uns trouvent en eux la force de faire éclater les
cadres trop étroits pour les contenir. Mais, en défi-
BARBEY d'aUREVILLY 143
nitive, quel homme s'est jamais accompli selon
son désir? Quel héros, quel poète, quel saint a pu
dire, à son heure dernière : « Ma vie fut supérieure
à mon rêve adolescent ? » Qui donc a taillé sa
propre statue à l'échelle de son idéal ?
Mais nous, nous ne pouvons nous intéresser
qu'aux personnages correspondant à nos puis-
sances, ceux dont les passions ont leurs germes
en nos cœurs, et si, après la lecture d'un roman
ou d'une tragédie nous savions faire jusqu'au
plus profond notre examen de conscience, nous
découvririons que nous aussi nous avons, sinon
mille âmes, comme on l'a dit de Shakespeare, au
moins mille possibilités d'âmes. Et le contact de
ces personnages de d'Aurevilly fait lever en nos
âmes des songes forcenés, qui s'y tapissaient au
plus ténébreux comme des lièvres, peut-être aussi
peureux que des lièvres de se montrer. Ces gens
furent par leur auteur aimantés d'une magnétique
attirance, et nous attachent à eux par des liens
entrant en nous. Car nous sentons qu'une part
de leur vie se déroule sur des plans voilés, mais
aussi certains que notre instinct. Ces êtres de chair
ardente, et tourmentés des plus violents vertiges
des nerfs et du sang, ont un pied, comme nous
dans le monde surnaturel. C'est dans ce monde-là
que se déroulent, avec une terrible logique, les
344 FIGURES d'évocateurs
causes et les conséquences de leurs actions. C'est
dans ce monde-là que résonnent leurs voluptés et
leurs angoisses. Les maîtres sont ceux qui voient
ce déroulement, qui entendent ces résonnances,
et qui évoquent à nos yeux leurs visions. Nous
aussi_, nous sentons le prolongement de notre vie
dans le domaine des causes et des conséquences.
Notre instinct nous le murmure, notre intuition
nous le chante, notre raisonnons l'affirme. Et les
voix qui nous en parlent avec le plus de certitude
sont celles qui font vibrer en nous les échos les
plus nombreux et les plus impérieux.
Le romancier, comme le poète tragique, nous
présente ses enfants, en nous montrant ses héros
àTheuredeleur plus ardentconflit avec la vie. Il les
a engendrés et enfantés. Il leur a modelé la face
à la ressemblance de ses passions virtuelles, de
ses désirs en germe, de ses songes en brume.
En eux ses innéités assoupies se réveillent avec
leur développement intégral. C'est d'avoir jailli
d'une âme fortement vivante que les personnages
de romans se saturent d'un fluide attractif et
emplissent leurs veines d'un sang généreux. Et
ceux qui les voient vivre dans l'œuvre du
conteur les aiment quand ils se sentent liés à
ces êtres imaginaires par quelque obscure affi-
nité.
BARBEY d'aUREVILLY 145
Notre vie pétrit notre génie d'une main mys-
térieuse dont nul ne voit le geste, pas même
nous. Tout ce qui passa par notre cœur laisse
en nous des vestiges perdurables. Notre âme est
douée d'une mémoire occulte capable de garder
les échos de tous les cris qui résonnèrent en elle.
Comme la vie grave jour par jour, jusqu'à la vieil-
lesse, sur le visage des hommes, l'histoire de leurs
pensées et de leurs désirs, de leurs défauts et de
leurs douleurs, elle imprègne leur esprit de l'a-
rome qu'ils respirèrent en elle. Nous sommes tein-
tés de notre passé, même quand nous l'avons rache-
té au prix de notre sang. Si dans nos œuvres per-
durent de belles pages, c'est que notre vie eut sa
beauté secrète, fut-ce seulement en désir, et de
même nos défaillances s'y peuvent deviner. Je
comprends donc cette curiosité morbide qui tient
certains de rechercher tous les détails de la vie
des grands écrivains. Mais cette recherche est
vaine, parce qu'elle ne trouve jamais que des ap-
parences. Elle découvre quelquefois des faits in-
déniables. Mais les faits n'agissent sur les âmes
que par les émotions qu'elles y engendrent. Et
ringéniosité des fureteurs ne parvient pas à per-
cevoir la qualité de ces émotions, dont le souvenir
vibre dans notre voix. « Notre vie est faite de la
trame de nos rêves », dit Shakespeare, trame sur
10
14G FIGURES d'ÉVOCATEURS
laquelle nos plus secrets émois brodent des fleurs
couleur d'or et de sang.
Tout ce qui au fond de nous s'accumula de
notions et de vibrations y forme une sorte d'or-
chestre occulte dont le chant lointain, perceptible
seulement à de très subtiles oreilles, accompagne
toutes nos paroles. Et c'est cela qui donne à nos
paroles leur force réelle et leur autorité.
Eh bien ! voici un critique possédant la force
et l'autorité. J'estime, en Barbey d'Aurevilly, le
critique plus assuré et plus complet que le ro-
mancier. Ses contemporains qui admirèrent en lui
le romancier, s'accordèrent presque tous à taxer
ses jugements de partialité et de témérité. Ils
honorèrent du critique la virtuosité, la couleur
et la fougue. Ils n'allèrent pas au fond, où s'éta-
geaient la fermeté et la justesse des décisions.
Barbey d'Aurevilly toute sa vie passa pour un
critique sévère et malveillant. L'argot des bas-
fonds littéraires le qualifia d' « éreinteur ». Je
l'entendis s'en plaindre, car les plus bronzés
liARBEY d'aHREVILLY 147
souffrent derincompréhension. Le temps ordonne
toutes choses. Il permet de voir que les sévérités
de Barbey, encore qu'elles éclatèrent comme des
cris de guerre, furent justes. Quand le critique
pécha, ce fut par indulgence. Quelquefois ses
amitiés, ses sympathies troublèrent son coup d^œil,
etnousnous étonnons de Tcntendre vanter quelques
œuvres, depuis longtemps mortes, qui n'ont jamais
eu que ^apparence de la vie.
Cet œuvre critique est considérable , fécond
et varié. Le monument, construit pierre à pierre
au cours d'une longue carrière, ne fut dévoilé que
longtemps après la mort de l'auteur. Il se com-
pose d'articles écrits sous le souffle de l'actualité,
et soumis aux rudes conditions qu'impose le
journalisme, aux nécessités de l'improvisation,
à la gêne constante. Cet écrivain prétendait, sur
les œuvres et les hommes de son temps, écrire
sa pensée en pleine indépendance. Il voulait son
esprit libre au milieu d'une organisation qui ne
tolère que des esclaves. La presse ne peut vivre
qu'enchaînée, par des chaînes qui ne sont même
pas toujours d'or. Gomment pourrait-elle donner
la liberté à ses ouvriers ?Meme si elle le voulait,
elle ne le pourrait pas. Un écrivain fier est,
dans un journal, en butte à mille difficultés. Il
est comme don Quichote parmi des moulins à
148 FIGURES d'ÉVOCAÏEURS
vent. Il risque toujours d'être happé par quelque
aile tournante.
Quiconque dut passer son esprit au laminoir
du journalisme apprit à ses dépens à admirer
l'énergie avec laquelle Barbey subit l'épreuve
sans se diminuer. Le journal est certainement
l'un des plus dévorants dragons de notre âge de
papier. Il dévore les forêts, il arrache à la planète
sa chevelure de frondaisons pour en faire la
pâte de son éphémère papier, de sa prochaine
poussière. Ce n'est presque pas métapho-
riquement qu^il se nomme une feuille. Il est le
prolongement de la langue d'Esape, ce qu'il y a
de meilleur au monde et ce qu'il y a de pire.
Dragon dévorant, disais-je ; oui mais dragon
enchaîné. Que ferait-il s'il était libre ? La
liberté n'est que le pouvoir de choisir son maître,
fût-ce d'adhérer à un axiome. La presse n'est pas
libre de choisir son maître. Elle est tenue en
chaîne par le pouvoir régnant sur la société
actuelle, l'argent. La ploutocratie est le ferment
des sociétés en décomposition. L'empire romain
en mourut. Notre monde en meurt.
Serve de tous les pouvoirs, apparents ou se-
crets, bavarde bâillonnée, qui doit répéter les
paroles dictées quand est desserré son bâillon
d'or, la presse obéit avec passivité. L'écrivain que
BARBEY d'aUREVILLY 149
les destins lui ont livré subit l'impulsion de cette
maîtresse de l'épreuve. S'il est sincère, s'il pré-
tend montrer sa pensée, c'est-à-dire sa force, tout
l'engrenage de la machine cherche à le broyer. Une
ploutocratie veut des courtisans et des valets, non
des maîtres. Elle hait d'instinct toute aristocra-
tie, et celle de Tintellection avant toutes autres.
La critique a souffert de telles conditions. Elle
a lutté pour vivre. Puis vraiment, la vie lui fut
toujours dure. Si elle résiste à la mode, si elle
ne s'habille pas au goût du jour, elle est dédai-
gnée. Elle est tenue dans un dilemne : courtisane
ou reléguée. Son aventure est de tous les temps.
Ce lourd gars breton de Fréron portait dans sa
cervelle plus de bon sens que n'en avaient tous
les Encyclopédistes ensemble, plus de perspica-
cité que ce brillant touche-à-tout de Voltaire. Le
terrible esprit de Voltaire a couvert Fréron de
ridicule. Et comme nul ne lira plus Fréron, ni
même Voltaire, le procès gagné par l'homme
d'esprit contre l'homme de pensée ne sera pas
révisé. Oui, la critique est toujours vouée à d'in-
grats destins. Elle a le rôle, non de la belle fille
qui séduit, mais de la vieille qui grogne. Et
pourtant sa voix est nécessaire, si elle se fait en-
tendre d'un sommet. Elle vaut selon la doctrine
qui l'étaie, et selon l'homme qui la manie. La
150 FIGURES d'ÉVOCATEURS
tâche est rude. Il est bien rare que l'homme soit
à la hauteur de la tâche. L'adhésion fidèle à des
principes éprouvés, et la justesse du coup d'oeil ;
la fermeté de la décision et le courage de la pa-
role ; la virilité de l'intelligence et la délicatesse
de la sensibilité : vertus rarement conjuguées que
la critique exige. Aussi ne les rencontre t-elle
guère réunies que chez des hommes doués aussi
de facultés créatrices. Ceux-ci la considèrent sans
enthousiasme, ou la dédaignent, ou ne lai con-
sacrent leurs talents que par échappées. C'est une
personne qui ne peut contracter que des mariages
de raison. D'ordinaire les maîtres, qui possèdent
la faculté critique comme ils possèdent la faculté
de création, ne l'exercent que sur leurs propres
œuvres^ dans le silence de la conscience. « La
critique, c'est la puissance des impuissants », di-
sait dédaigneusement Lamartine au nez de Sainte-
Beuve. Aussi, quand, dans la période des dé-
boires, il se mit à la critique, il l'accepta comme
un métier indigne de lui. On ne fait bien que ce
qu'on aime faire. D'ailleurs son génie valait beau-
coup plus par la chaleur du cœur que par la pro-
fondeur de l'intellection. Mais il avait cette sen-
sibilité généreuse et spontanée qui seule permet
de voir la beauté. Rare faculté, don précieux pou-
vant suppléer à tous les autres !
BARBEY d'Aurevilly ISl
Barbey d'Aurevilly se faisait une haute idée
de la critique, encore qu'elle ne soit pas admise
dans le chœur des Muses. Un bon ouvrier fait
avec amour toutes ses tâches. Celui-ci eut, jus-
qu'à la fin de sa longue carrière, assez d'ardeur
pour en embraser des pages écrites sur des choses
souvent indignes d'occuper son esprit. L'auteur
du Dandysme connaît trop certainement le sourd
pouvoir de la tenue sur Thomme, pour jamais se
laisser aller. Sa critique est toujours casquée.
Elle est guerrière. 11 lui faut résister à tant d'en-
nemis ! Mais elle est aussi pacifique ; et, si d'une
main elle tient l'épée, de l'autre elle sème à la
volée le grain de l'idée. En effet, la critique mé-
riterait le dédain si elle se bornait à énoncer de
stériles décisions, d'inutiles verbiages. Sa gloire,
toujours obnubilée, c'est de proposer de hauts
conseils et-de beaux exemples. Elle ne doit parler
du passé, du présent, qu'en s'adressant à l'avenir.
En montrant les défauts des œuvres terminées,
elle songe à orienter vers la perfection les œuvres
futures, indécises encore dans leurs limbes. Elle
éveille un vivant cortège d'espoirs. Qu'elle leur
dénonce tous les pièges innombrables, tendus
sous leurs pas ; qu'elle leur recense toutes les
fautes offertes à leurs tâtonnements; qu'elle leur
éclaire les voies qui mènent aux gouffres !
132 FIGURES d'ÉVOCATEURS
L'esprit qui traitera la critique avec cette sûre
autorité devra être nourri à de fortes doctrines,
assez fortes pour lui avoir imposé le sens de
l'ordre. Voilà qui manque à la plupart des esprits
contemporains, l'empreinte d'une puissante doc-
trine. Sans doute d'aucuns ont le goût expéri-
menté, la sensibilité juste. Mais on les dirait ré-
fractaires à la continuité du jugement, à la per-
sévérance de la certitude. Ils vacillent ; ils tré-
buchent. Nulle initiation profonde ne leur a ré-
vélé la face saillante d'une certitude. Ils ne sont
pas descendus dans la crypte d'Eleusis, et ils
n'ont demandé à nul hiérophante la coupe dont
le vin provient d'une vigne ancienne et célébrée.
Regardons autour de nous : qu'ils sont rares, les
esprits vertébrés! La plupart semblent dédaigner
de fortifier leur ossature. S'ils le connaissaient,
l'admirable mécanisme de l'intellect construit sur
des plans immémoriaux dans l'Ars magna d'un
Raymond LuUe leur prêterait à rire.
Rarbey s'attache à une doctrine. L'artiste et le
critique ont été fondus du même métal dans le
même moule, selon la même armature. Cette
personnalité tumultueuse et véhémente, si elle
n'était tenue par la force à laquelle elle s'est fiée,
s'égarerait dans les sentiers de gauche, hors de la
voie droite et sûre. A ce Normand de bon sens,
BARBEY d'aUREVILLY 1 -"iS
fils de ceux qui depuis les siècles, ont fait vivre
l'Angleterre de la constitution sage qu'ils lui don-
nèrent, il faut une autre doctrine que celles qui
passent un moment sur de beaux esprits, comme
une risée, au souffle d'un philosophe en faveur
pour un instant, voire pour quelques lustres. Il
faut une doctrine éprouvée par les siècles. Aussi
va-t-il droit à celle qui fit notre civilisation, au
catholicisme. Quand il fixe son choix, son esprit
touche l'heure de la maturité. Il a quarante-cinq
ans. Depuis l'adolescence jusque-là, il a erré, il a
flirté avec toutes les idées du siècle, avec tous les
concepts à la mode ; il a été l'esprit fort négateur
et souriant. L'enfant prodigue apprécie mieux la
demeure qu'il regagne en la maison du père.
Comment comprendrez-vous votre ville natale, si
vous n'avez jamais voyagé, si vous ne pouvez la
comparer à nulle autre ? Hélas ! infirmité du cœur
humain ! Gomment sentirez-vous votre grand,
votre définitif amour, consubstantiel à vous-même,
si vous ne vous êtes blessé à de moindres
amours ? Heureux ceux qui n'ont traversé les
orages de l'esprit ou du cœur, ceux qui passèrent
attachés au même giron dont ne les sépara nulle
fièvre d'aventure ! Mais d'autres ne sont pas nés
pour cette tranquillité. Les oiseaux grands voiliers
sont construits pour la tempête. Les esprits comme
154 FIGURES d'éVOCATEURS
Barbey respirent à l'aise dans l'ouragan. Mais ils
ont besoin de savoir qu'ils peuvent se reposer sur
du granit.
Chez Barbey, c'est le critique, le penseur, plu-
tôt que l'artiste, qui avait besoin de la doctrine
catholique. D'ordinaire, c'est sa mystique, si clai-
rement ordonnée, qui appelle au catholicisme les
âmes d'artistes, féminines toujours un peu, quand
elles ne possèdent pas le complet androgynat du
génie. Ou encore, quand leur sensibilité superfi-
cielle vibre aux beautés extérieures dont elle n'at-
teint pas la vie profonde, c'est la pompe des sym-
boles. Certes Barbey portait en lui assez d'intui-
tion poétique pour assentir dans le catholicisme
sa présentation précise, partant un peu sommaire,
des hiérarchies du monde surnaturel. Mais ce
qui de cet ensemble attire avant tout cet esprit
déductif, c'est la méthode et c'est le plan de cons-
truction sociale. C'est l'éthique du catholicisme
qui a captivé cette tête normande de raisonneur.
Volontiers Barbey s'attacherait à l'Eglise histo-
rique plutôt qu'à l'Eglise mystique. La croyance
est différente selon l'esprit qu'elle habite. D'au-
cuns sombrent dans la crédulité niaise, dans
l'abdication totale, par lâcheté spirituelle, — s'ils
ne peuvent accéder à une splendeur d'humilité.
D'autres, sans rien renoncer de leurs facultés,
BARBEY d'aUREVILLY 1 Tm
donnent leur adhésion à une évidence. Ils fa-
çonnent leur foi selon la définition de Thomas
d'Aquin : « la foi est le courage de l'esprit qui
s'élance résolument devant lui, certain de décou-
vrir la vérité ». Pour eux, la croyance est un
mode d'accession à la connaissance, et la foi est
le seuil de la certitude. Nul dogme, dans aucune
religion, ne saurait masquer une notion sufii-
samment pour la dérober à un esprit capable de
la voir.
Barbey, romancier ou critique, est, comme
Balzac, préoccupé d'éthique plus fortement que
d'art. En lui, comme en Balzac, Tartiste est tou-
jours prêt à céder le pas au moraliste. Aussi a-t-il
vu d'abord dans le christianisme ce qu'y voyait
Balzac : « un système complet d'opposition aux
tendances dépravées de l'homme ». Assurément,
ces deux esprits étaient trop hauts pour n'y pas
voir des sommets dépassant ce niveau pragma-
tique. Mais l'un et l'autre construisirent leur
œuvre sur cette base. C'est piété sur ce terrain
que Barbey aura lancé le faucon de sa critique sur
la philosophie, l'apologétique, l'histoire, la poli-
tique, la littérature, les arts et les mœurs.
Et rien n'aura ébloui la fermeté de son regard,
— si ce n'est quelquefois l'amitié. Nulle répu-
tation, si boursouflée fût-elle, ne lui aura imposé,
156 FIGURES d'ÉVOCATEURS
comme nulle mode. Sa fière poigne de justicier
arrache le masque de la célébrité vaine, les ori-
peaux du succès grossier. Les idées et les hommes
du dix-neuvième siècle défilent sous ses yeux pers-
picaces. Ils ont depuis passé sous la toise du temps,
qui déjà rendit à des renommées démesurées leur
véritable taille. Mais le temps lui-même, ce des-
tructeur de toutes choses, ne parvient pas à fau-
cher les fausses gloires, celles qui, édifiées par
les esprits médiocres, sont par eux conservées à
travers les siècles. Or, la critique, si elle s'appuie^
comme elle dit, sur la connaissance des principes
et des lois de l'esprit, doit se montrer aussi inac-
cessible au vain prestige de renommées acceptées
par une badauderie millénaire qu'à celui prêté
par la mode à des réputations contemporaines.
Nulle critique ne vaut sans une métaphysique
supérieur^. Barbey en montre une qu'il semble
avoir confrontée aux Ethiques d'Aristote, et c'est
au feu de cette lampe intérieure qu'il juge même
les plus éphémères productions de la petite lit-
térature.
L'éthicien s'inquiète des ravages apportés de-
puis deux siècles à l'esprit de la France, à son
cœur, à tout son organisme par le poison litté-
raire. Un esprit ferme est rebelle à toute idolâtrie ;
il ne professe pas le culte aveugle du talent, car
BARBEY d'aUREVILLY 157
le talent littéraire, véhément ou menu, trouble
trop souvent comme une vapeur d'alcool le cer-
veau oiî il loge. Dans une de ses fortes préfaces,
le mâle Corneille souhaite échapper « à cet enivre-
ment d'orgueil familier aux personnes qui se
mêlent d'écrire »_, mais son droit génie ne s'oppo-
sait-il pas à ce péril comme la plus sûre protection ?
L'homme de lettres, le rhéteur a pris l'habitude
de soumettre à son jugement insuffisant les plus
hautes questions dont son esprit est incapable de
voir les cimes obnubilées. 11 ne saurait apporter
dans sa décision rapide la rectitude ni la profon-
deur essentielles au génie. Il n'enferme pas en
lui, pour éclairer ses propres ténèbres, la lampe
certaine d'une initiation. Souvent il n'est pas lié
à une tradition qui le maintiendrait dans une voie
sûre. Il ne relève alors que de lui-même, c^est-à-
dire de peu de chose. II est un vulgaire parlant au
vulgaire, et lui parlant en sa langue. Il arrive que
des hommes de petit esprit, d'âme courte, de cœur
étroit, atteignent les tours de main du talent et
les prestiges oratoires. Tel est le cas de presque
tous les petits lettrés. Ils touchent aux grands
problèmes avec des doigts de rustres, mais quelque-
fois précieusement gantés, et leur virtuosité éblouit
la foule. Or, si sans posséder les fortes supério-
rités, sans respirer dans les hautes atmosphères,
158 FIGURES d'ÉVOCATEUUS
l'écrivain montre un talent prestigieux, il devient
d'autant plus pernicieux. Qui dira la nuisance du
venimeux dilettantisme d'un Renan? Et n'avons-
nous pas vu les ravages qu'exerça dans des cer-
velles victiraées un populaire romancier russe,
Tolstoï, lorsqu'enivré d'orgueil, à l'instar de son
maître le rhéteur Jean-Jacques, il prétendit sou-
mettre à sa puérile dialectique de Barbare les con-
cepts souverains et les plus beaux génies de notre
civilisation ?
C'est une vertu du génie d'adhérer spontané-
ment à de justes principes, de plonger au cœur du
monde. Partant, il ne tombe pas plus dans l'er-
reur morale que dans l'erreur métaphysique. lia
la droiture innée. Mais l'écrivain moindre, celui
à qui n'est pas attribuée la certitude primordiale,
doit s'inquiéter de sa responsabilité morale. Il
verse nécessairement dans son œuvre son essence
intérieure, car tout homme exhale son odeur psy-
chique, pure ou impure, comme toute ileur son
parfum. Ce qui fait la qualité morale d'une œuvre,
c'est le sens moral de son auteur, c'est sa qua-
lité d'âme. L'écrivain ne peut donc faire œuvre
morale ou immorale à volonté ; il œuvre selon sa
moralité intime, qui transparaît toujours. Les lit-
tératures vivent de la peinture des passions hu-
maines, qui sont le plus souvent abominables.
ï'îAarvEY d'aurevilly 159
C'est l'âme Ju peintre qui enveloppe la peinture
d'une atmosphère morale, comme Véronèse revêt
d'un rellet d'argent tout ce qu^il touche. Et la
morale d'une oeuvre doit être comme le parfum
d'une fleur : les parfums les plus pénétrants sont
les plus discrets. A tout écrivain, au romancier
comme à l'historien, la critique doit demander
compte de sa tendance, de son sentiment éthique.
Barbey n'y manque pas, et il a jugé avec une si
décisive fermeté les écrivains d'histoire, qu'on se
prend à regretter qu'il ait dispersé en croquis de
maître ses études d'histoires, plutôt qu'en faire de
larges et définitives fresques.
Qu'est-ce que l'Histoire ? C'est la confession
des fautes de l'humanité. Il lui faut la sincérité
et la profondeur de l'examen de conscience.
Précisément, presque tous les écrivains qui s'en
mêlent sont des passionnés. Rien de mieux si
leurs passions étaient grandes et fortes, car sans
passion nulle beauté littéraire, et la froideur du
cœur obscurcit la portée des yeux. Mais leurs
passions mesquines ne sont même pas les leurs.
Elles sont celles de leur temps, de leur villagCr
de leur coterie. Presque toujours, les historiens
n'imaginent pas des idées, des idées maîtresses^
de celles qui dirigent une époque, différentes de
celles qui semblent diriger leur époque. La
160 FIGURES d'ÉVOCAIEURS
première vertu de l'historien, c'est la liberté de
l'esprit. Son premier devoir, c'est de planer au-
dessus des lieux communs de son temps, c'est
de pouvoir épouser d'autres conceptions que
celles dont il entend autour de ses oreilles le
bourdonnement. C'est le même génie que le
poète tragique qui peut vivre les vies les plus
contradictoires, et qui, comme Shakespeare, peut
avoir mille âmes. Aussi quel historien égale
Shakespeare historien ? L'histoire est la critique
du passé. Elle n^a donc que les puissances
négatives de la critique : elle peut enseigner à
éviter les fautes. Elle ne peut donner le talent
politique, mais elle révèle comment les mêmes
fautes engendrent toujours les mêmes consé-
quences. Et combien d'esprits, en notre âge de
pensée aveulie, entendent ses leçons rudes,
annonçant l'inéluctable ? Combien ont appris
d'elle que toute démocratie — c'est-à-dire toute
ploutocratie, — aboutit à l'empire militaire?
C'est parce qu'il a sauvé sa personnalité que
Barbey d'Aurevilly est un grand historien. Sans
doute il n'a écrit aucun gros volume sur un su-
jet historique. Journaliste, il critiquait, au cou-
rant de leur apparition, les livres d'histoire. Mais
d'ordinaire, il faisait en un article, l'histoire
que l'auteur n'avait pas su faire en un livre. La
BARBEY d'Aurevilly 161
force première de l'historien, c'est sa connaissance
du cœur humain. Les événements ne sont que
les conséquences logiques des passions. Connaître
les hommes : rude science qu'on avale avec les
crapauds éclos, par génération spontanée, de leur
fréquentation, rude science que les plus intui-
tifs, les plus géniaux, n'acquièrent qu'en res-
pirant l'odeur vénéneuse de leur contact, trop
heureux si la l'obustesse de leur tempérament
leur permet d'éliminer le poison ! C'est cette
science-là, qu'on n'apprend pas dans les écoles,
que doit avant toute autre posséder l'historien,
aussi bien que le poète tragique et le romancier.
« Je ne suis pas un sentimental historique, —
un philanthrope qui se cabre devant l'humanité,
parce que l'imbécile la croyait charmante. Je sais
de reste qu'à toutes les pages de l'Histoire il y en a
d'affreuses, pleines de sang et de larmes, et que
les annales de ce monde ne nous offrent que le
spectacle de révoltes, de colères, de renverse-
ments. » Mais les passions humaines sont le le-
vain dans la pâte où se moulent les événements.
Quelle main mystérieuse la brasse ? Celle de la
Providence ! s'écrie Bossuet. Celle de la fatalité !
murmure Vico et clament les déterministes.
« Tantôt l'une, tantôt l'autre », dit le plus juste
visionnaire , Fabre d'Olivet. Mais l'auteur mé-
n
162 FIGURES d'ÉVOCATEURS
connu de l'Histoire philosophique du genre hu-
maiuy d'intuition profonde et de science colos-
sale, n a pas les grands dons merveilleux du
style qui seuls assurent la gloire. Et sa voix ne
vibre pas d'un assez sonore métal pour atteindre
d'autresi oreilles que celles d'une très restreinte
élite, à laquelle il révéla lejeu occulte des forces
auxquelles adhère ou résiste la liberté de l'homme .
Je ne crois pas que Barbey d'Aurevilly, dont la
lecture était énorme, ait connu l'œuvre de Fabre
d'Olivet, qu'il aurait compris.
Autre vertu nécessaire à l'historien : la virilité
de l'esprit. Mais n'est-ce pas elle aussi qui assure
la connaissance des passions. Clio est une rude
Muse, qui, pour être toujours vierge comme ses
huit sœurs, a le masque énergique modelé par
une âme héroïque. Elle vomit toutes les lâchetés,
et la sensiblerie est la lâcheté du cœur. Il faut
admirer en d'Aurevilly cette virilité intellectuelle
et cuirassée. L'historien ne délace jamais sa
cuirasse. Pour juger les hommes et les événe-
ments, dans le passé comme dans le présent,
pour être un juge toujours droit et d'aplomb,
il s'est attaché à un poteau solide : le catholi-
cisme. Les cordes qui le maintiennent là, droit
comme le poteau, n'ont pas chez lui troublé le
cours du sang au point de ui donner la iièvre.
BARBEY d' AUREVILLY 163
Il a autant de sang-froid dans le coup d'œil que
d'ardeur dans l'expression. Ne se laisser aveugler
ni par ses haines, ni par ses amours, c'est une
irrécusable preuve de force. Monarchiste, puisque
la monarchie est une tendance à l'unité, et que
son critère est l'unité, nul ne peint avec plus
d'intensité les fautes do la monarchie française
depuis la Renaissance jusqu'à sa fin. Nul n'a plus
justement flagellé ces secs Valois et ces épais
Bourbons qui ont rongé de leurs dents longues
Fœuvre admirable de leurs prédécesseurs, de
Charlemagne à Louis XL Appartenir à un parti,
c'est renoncer sa personnalité, c'est se faire étalon
dans un haras, selon le mot de Musset qui re-
fusait cette déchéance de toute la fière vibration
de sa tête chevaline. La plupart des historiens
modernes ont cette abnégation de se sacrifier à
leur parti. Ils commencent par se décapiter.
Ensuite ils tâchent à étaler les faits sur le lit de
Procuste de leurs thèses. Certes la froideur et la
neutralité sont des stupéfiants. L'historien sans
passion n'est qu'un radoteur inécouté. Mais, si la
passion de l'artiste multiplie la force, celle du
partisan la ratatine.
11 ne peut exister d'histoire nationale. La vie
d'une nation se mêle à celle du monde entier.
Elle ne s'isole pas. Pour être autre chose qu'une
164 FIGURES d'ÉVOCATEURS
peuplade sauvage, qu'un anonyme ramassis de
barbares sans annales, pour constituer une nation,
un peuple doit porter à travers le monde l'éten-
dard d'une idée ou d'un sentiment. Sa fonction
est d'exécuter le pacte mystique qu'il a conclu
pour vivre. II ne vit qu'autant qu'il obéit fidèle-
mentaux conditions de son tempérament etau mi-
rage de son idéal, qu'il équilibre, par son vou-
loir les directions à lui assignées par sa fatalité
et les tendances suscitées par un appel supérieur.
Un historien national rétrécirait son champ de
vision autant qu'un historien partisan. Il man-
querait de la première faculté exigée par l'his-
toire : le sens de la perspective, la perception des
plans où se situent les péripéties de ce drame
qu'est l'histoire. Un historien national ne serait
guère plus grand qu'un historien de clocher. 11
faut laisser à la morgue allemande ce souci de
faire de l'histoire un piédestal colossal où jucher
la flasque Gretchen casquée qui l'allégorise. L'Al-
lemagne n'est pas une nation. Conglomérat sa-
turnien de petits peuples, elle est, comme sa
langue amorphe, dénuée de vertèbres. Mais la
France est unenation.S'iln'est pas possible d'écrire
l'histoire d'une nation, il est possible de faire
sa biographie. Or la France attend encore son bio-
graphe. Nul n'a raconté avec la voix du génie sa
BARBEY d'aUREVILLY IGo
vie passionnée. Qui donc aujourd'hui prendrait
au se'rieux ce capricant et mesquin professeur,
Jules MicheletjSénile banderillero qu'éventra, dans
un accès de colère, un coup de corne de cet acre
taureau de la logique, Proudhon, logicien comme
le diable ? Voici une nation solaire et rayonnante
qui n'a enfanté ni un historien de sa vie ni un
poète de son épopée. Or elle a toujours mêlé sa
vie à celle du monde, et elle a semé sur la terre
l'éclat de gestes épiques. Elle donne Charlemagne,
puis cette merveille épanouie de l'héroïsme dévoué :
la Chevalerie, Et les fameuses chansons de gestes
ne sont que d'assez ternes rapsodies. Elle che-
vauche dans les Croisades, au cours desquelles, oc-
cultée par les éclats des chocs d'cpées, s'accomplit
dans la crypte l'entente des initiations d'Occident
et d'Orient, qui, maintenue, eût apporté au monde
une paix sociale dont elle élançait du sol de France
un témoignage de pierre : la cathédrale gothique.
Quel historien montra la portée des Croisades,
depuis celle que prêcha Pierre l'Ermite jusqu'à
celle qu'accomplit contre la Chine, en 1900, l'Eu-
rope alliée au Japon? Quelle âme épique de Fran-
çais en révéla les péripéties évidentes ou voilées?
Ce n'était pas ce gracieux et faible italien, Tor-
quato Tasso, qui pouvait planer à la hauteur
du sujet. Que cette France est féconde en créa-
166
FIGURES D EVOCATEURS
tures exceptionnelles ! Elle enfante Jeanne d'Arc,
l'inspire'e miraculeuse dont Fépée déchire un pan
du voile dérobant le plan où les événements de
ce monde plongent leurs racines cachées. La
Voyante guerrière n'a ni son historien ni son
poète. Salumière désespère les cécités rationalistes.
Sa cuirasse a reçu bien des taches d'encre. Toute
grandeur les attire. Puis songez à la multitude de
grands hommes émergeant de la foule : combien
ont trouvé un biographe à leur taille ? Il est beau-
coup plus facile d'être un grand homme que d'être
compris par un autre homme. Le jeune génie
d'Alexandre le savait quand il pleurait d'être né
après la mort d^Homère.
La Révolution a-t-elle trouvé son historien ? Urf
peut-être : l'Anglais de génie qui en peignit la ca-
ricature, Carlyle, une espèce de prophète bouffe.
En France, elle ne fut racontée que par des fana-
tiques. Les uns en écrivirent avec amour ; les
autres avec horreur. Les illuminés secondaires
qui la préparèrent sur le sol de France avaient
brouillé les plans lucides du Grand Architecte.
Les superficiels rhéteurs de l'Encyclopédie rétré-
cissaient les horizons. Les quarterons d'initiés
dévoyés qui, dans la frénésie de l'échec, se guil-
lotinèrent les uns les autres, ne pouvaient com-
prendre que les principes dont ils voulaient ins-
BARBEY d'aUREVILLY 167
taiirer les conséquences ne recevaient Thaieine
vivifiante de la vérité que sur certains plans
transcendants. Appliqués sur le plan social, ils
devenaient absurdes et n'engendraient que du dé-
sordre. Et c'est pourquoi Joseph de Maistre, qui
voit parfois les racines souterraines des faits, dé-
clare la Révolution satanique. Or, qu'est-ce que
Satan ? C'est le principe déséquilibrant dont Fhé-
roglyphe se retrouve, tonifié par le D qui le pré-
cède, dans l'hiéroglyphe du mot français DeSTi N.
Car la langue française, comme toutes les autres,
est hiéroglyphique.
Non, cette France qui enfante des hommes su-
périeurs sans se lasser de ses parturitions et sans
les lasser de sa maternelle ingratitude, accomplit
sa geste dans le monde sans avoir tiré de ses flancs
l'historien qui la conterait fortement, ni le poète
épique qui en révélerait le logique déroulement
sur le film du Mystère, Rares sont toujours les
écrivains qui méritent le titre d'historiens, ceux
dont s'empare cette possessive et terrible Clio à
qui la symbolique des Anciens attribuait un
ventre d'airain. Il faut un génie singulièrement
viril pour accoler ce ventre et y faire tressaillir
les entrailles. L'intrépidité du jugement accom-
pagnant la puissance du coup d'oeil, l'énerg-ie de
faire comparaître les morts et de les traduire à
168 FIGURES d'ÉVOCATEURS
une vie nouvelle, à une vie plus essentielle que
celle qu'ils ont vécue , plus saillante de par le
raccourci des gestes, quand on a ces grandes ver-
tus de l'historien, on présente Richard III ou
Henri VIII, et on se nomme Shakespeare. Et
quand un homme portant le reflet de ces vertus
peint le portrait d'un vivant appartenant à l'his-
toire, il efi"ace tout ce que les autres écrivent de
ce personnage. Il existe un portrait de Louis XIV
tracé par Saint-Simon. 11 existe, sur ce roi hour-
souflé, une foule de documents, de ces documents
officiels sous la poussière desquels de naïfs érudits
croient surprendre le secret des événements, sans
se douter que tout document officiel est obliga-
toirement mensonger. Nous ne voyons Louis XIV
que selon Saint-Simon.
Barbey d'Aurevilly possédait les dons pragma-
tiques de l'historien, et il pouvait envisager les
plus horribles convulsions de l'humanité sans dé-
tourner les yeux et sans pâlir. Sans doute, il n"a
pas fait œuvre d'historien. Il ne s'est pas mis
aux prises avec cette difficulté si rarement vain-
cue de construire un ouvrage des fondations au
faîte, bien que, né lutteur, il eût appris à ceinturer
le sujet qu'il trouvait en face de lui. Il dut se
contenter de promener sa judiciaire passionnée
au travers des édifices construits par les autres.
BAU15EY d'aUREVILLY 169
Mais le propre d'un esprit ferme est d'émettre, sur
tout ce qu'il touche, une décision essentielle. Bar-
bey, dans ses articles écrits au jour le jour, a jeté
les lueurs de sa lanterne sourde sur les faits et sur
les hommes du passé dont il retrouvait les traces
dans les livres que son métier l'obligeait à cri-
tiquer, et telles pages par lui écrites à propos
d'historiens tombés dans un juste oubli resteront
définitives.
Un historien est un juge de la politique, c'est-à-
dire de l'adaptation des principes aux passions.
Cette tète historienne de Barbey, qui, dans sa jeu-
nesse, se laissa férir de politique active, dut sou-
vent, au cours de sa carrière, critiquer des ou-
vrages politiques. 11 le fit toujours avec empres-
sement, même sur le tard de sa vie, avec cette
vigueur des esprits que l'âge semble ne toucher
que pour leur donner plus d'énergie. Et pourtant
aucune littérature n'est aussi vaine que la litté-
rature politique. Quelle méprisable chose que la
rhétorique prétendant précéder l'action ! Assuré-
ment la politique, qui est l'art de gouverner les
hommes, est fondée sur des principes immuables
aussi immuables que les passions humaines. A
l'énoncé de ces principes par Aristote, personne
n'a jamais rien ajouté. Si Machiavel, quelque
surfait qu'il soit, nous émeut encore, avec son
170 FIGURES d'ÉVOGATEURS
Prince^ c'est qu'il était un artiste et que sa lan-
terne sourde perçait terriblement l'ombre fétide
où grouillent les désirs des hommes. Sans doute
un génie comme Dante ne se traîne pas dans l'en-
fer de la banalité quand il écrit son de Monar-
chia. Mais que nous importe sa théorie politique ?
Nous estimons qu'il a perdu son temps à l'écrire.
Quant à la littérature sociale, elle ne peut mon-
trer un livre ; elle n'existe pas. Les benêts con-
temporains qui s'y adonnent rabâchent tous la
Cité du Soleil, l'utopique fantaisie du mathéma-
tique Carapanella, qui vaut beaucoup mieux que
son livre. Jamais un état social ne s'est établi sur
une théorie. Jamais un écrivain n'a prévu un état
social, que seules peuvent construire les néces-
sités. Saint Augustin, qui n'a jamais pu dépouil-
ler le professeur de rhétorique, mais qui était un
rude constructeur, n'a pas soupçonné comment
s'adapteraient à la vie du monde les doctrines
qu'il propageait. 11 ne concevait pas une autre
forme que l'empire romain, et il eût été stupéfait
si on lui avait prédit la belle synarchie française
du XIII"^ siècle. Pour lui, la chrétienté ne pouvait
vivre qu'avec l'empire romain.
Au fond, toutes les littératures qui prétendent
diriger l'action sont du bavardage d'hommes de
lettres, le plus néfaste des bavardages, parce qu'il
BARBEY d'aUREVILLY 171
est souvent multiplié par la séductive sonorité du
talent. Aucune littérature militaire n'a suscité un
grand capitaine, comme aucune théorie ne suscite
le génie. Certes l'œuvre laissé par Ardant du Picq
est fort beau, etTauteur était mieux qu'un théori-
cien, puisqu^il se fit tuer sur le champ de bataille.
Il serait bon que tous les jeunes officiers l'aient lu.
Mais un colporteur lorrain qui savait à peine lire,
devenu du jour au lendemain le général Humbert,
jeté sur file d'Irlande avec mille hommes fit
contre cent mille ennemis une merveilleuse cam-
pagne, bien qu'abandonné et trahi, et il aurait con-
quis l'Angleterre si ses ministres n'avaient fait
charger par la cavalerie de Saint-Georges les vastes
poches des potentats éphémères du Directoire. Ah !
la littérature qui veut enseigner l'action ! Elle peut
quelquefois susciter l'ardeur, souffler la flamme.
Car, si elle ne peut avoir une influence technique,
elle peut avoir une influence morale.
La littérature politique ne se contente pas de
son inutilité. Elle est vénéneuse comme toutes
les rhétoriques. C'est ce diable de Voltaire qui
nous en a empoisonnés. Pour commenter Cor-
neille, assez sottement bien souvent, il avait étu-
dié les tragédies politiques de cette puissante tête
sur laquelle Napoléon aurait voulu poser un cha-
peau de premier ministre. C'est peut-être là que
172 FIGURES d'ÉVOCATKUUS
ce brillant touche-à-lout, qui n'avait d'esprit
<iue lorsqu'il touchait à de petites choses, a pris
l'idée de se faire une espèce de roi, le roi Voltaire,
comme écrivit l'intuitif Arsène Houssaye. C'est
d'avoir vu sur son crâne sec la couronne de pa-
pier que tant d'hommes de lettres ont tâché à
gouverner les autres hommes, ou tout au moins
à écrivailler sur la façon de les gouverner. Oxens-
tiern a écrit avec mépris : « On ne sait pas com-
bien il faut peu de génie pour gouverner les
hommes ». Ce Suédois, dont la politique obtint
l'admiration de Richelieu, s'y connaissait : il avait
gouverné à coups de bottes les Prussiens conquis.
Un autre grand Scandinave, Charles XII, absent
de ses états, voulait envoyer à ses sujets sa botte
pour les diriger à sa place.
Quelquefois, la littérature politique peut at-
teindre à la hauteur de critique de Faction. Elle
se hausse alors aux qualités négatives de la cri-
tique, qui, impuissante à enseigner ce qu'il faut
faire, peut montrer ce qu'il ne faut pas faire. Elle
projette une lumière sur les fautes commises. Et
encore elle n'obtient guère cette force que lors-
qu'elle est pratiquée par un homme d'action dé-
chu. Napoléon a occupé ses loisirs de Sainte-Hé-
lène à faire la critique de sa politique. Aucun
des mille et mille auteurs qui ont écrit sur cet
BARBEY d'aUREYILLY 173
homme du destin n'a vu ses fautes avec le demi-
quart de la lucidité que montre le Mémorial de
Sainte-Hélène. César et Napoléon ont commenté
leur œuvre. Tous deux ont la vision du génie.
Mais le premier écrit en pleine ascension de sa
fortune : il parade devant la postérité. Le second
écrit quand iln'est plus rien : il a puisé dans la
chute une sincérité majestueuse qui donne à sa
critique une force profonde, comme si la justice
— ou la justesse — était une étoile qui ne se voit
que dans la nuit du malheur.
Une politique n'est jamais qu'une résultante de
philosophies, puisque toute actionnait d'une idée.
Il appartient au mâle génie de la critique de
saisir l'entrelacement des doctrines et des actes,
et de dénoncer l'action mauvaise des idées et des
œuvres. Barbey a rempli ce devoir avec simplici-
té ou avec frénésie. Tout combattant qu'il est, il
sait se placera hauteur d'embrasser tout le champ
de bataille. Son point de vue est assez haut pour
lui permettre de voir entre les masses militantes
l'insidieux serpentement des doctrines. Il ne fut
pas tendre aux philosophes. Loué soit-il d'avoir
hautainement fouaillé la funeste meute des in-
venteurs de systèmes. Coups de fouet dont le
claquement n'a pas eu encore un assez fort re-
tentissement pour disperser les badauds de Tes-
174 FIGURES d'ÉVOCATEURS
prit, toujours rassemblés respectueusement de-
vant la baraque où les acrobates de la ratiocination
font la parade. Platon voulait chasser les poètes
de sa République ; et Platon était autre chose
qu'un philosophe ; c'était un exotérisateur de la
doctrine unique, de la tradition vivante. Mais les
poètes, les prophètes, ne chasseront-ils pas du
royaume de l'esprit les philosophes, ces parasites !
Je crois qu'il n'est pas d'homme aussi superflu
qu'un philosophe. Le poète, s'il est digne de porter
ce nom sublime, contient en son esprit toute la
philosophie vivante, puisqu'il voit la réalité de
ses yeux prophétiques, puisqu'il doit pénétrer au
cœur du monde. Mais le philosophe, Thomme
qui marche isolé, sans attache avec quelque
chaîne reliée à la chaîne d'or évoquée par Pla-
ton, n'est jamais qu'un béquillard de l'esprit.
Seul son orgueil le suscite et l'inspire, et tout ce
qui est construit sur l'orgueil s'efîondre. « Les
philosophies ont pour loi d'engendrer d'autres
philosophies qui les dévorent ». Loi vérifiable
au cours des temps. Nulle horlogerie du raisonne-
ment individuel, fût-elle aussi ingénieusement
compliquée que celle d'un Kant ou d'un Hegel,
n'a jamais résisté aux dents des rongeurs sortis
des souterrains du concept isolé. Tant mieux,
car autrement elles sonneraient plus longtemps
BARBEY d'aUREVILLY 175
sur le monde Theure de Terreur vaniteuse.
Barbey s'était piété sur un tertre assez haut
pour toiser les systèmes, comme pour mesurer les
hommes, même s'ils paraissaient grands aux pas-
sants. Les œuvres et les hommes, il les a saisis
avec une puissance de jugement et une sponta-
néité de sensation équivalentes. En lui le penseur
viril et l'artiste ardent s'entrelacent. Un esprit
vaut par son unité. Toutes les idées qui coulent de
celui-ci, impétueusement, sont solidaires. Un fil
les relie comme les perles d'un collier. Cette ima-
gination véhémente s'est soumise à une disci-
pline constante, car l'intelligence qui l'accom-
pagne envisage l'ordre comme le support de toute
beauté. Ainsi, si le poète a vécu dans cette exal-
tante inquiétude du cœur, dans les orages de
l'imagination hors de quoi il ne saurait vivre^
pas plus que le poisson hors de l'eau, le penseur at-
teignit la paix de l'esprit, cette haute sérénité
promise à ceux qui se fient à une croyance évi-
dente et éprouvée, à l'élan intuitif et supérieure-
ment calculé vers la certitude.
Jules Barbey d'Aurevilly, solitaire éclatant qui
marchiez hors des routes banales, quand j'avais
vingt ans, vous les aviez presque quatre fois, et
vous vous plaisiez à m'enorgueillir de votre indul-
gente amitié. Sans doute, d^avoir longtemps vécu
176 FIGURES d'ÉVOCATEURS
parmi les idées et les hommes, votre esprit s'était
vêtu d'une sagace expérience, d'une connaissance
profonde. Mais dans tout votre être qui s'était re-
fusé à vieillir, survivait une telle flamme de jeu-
nesse, que de vous à moi, je ne sentais pas de
différence d'âge. Auprès de deux de vos contem-
porains, qui étaient vos amis, et qui voulurent
bien s'affirmer les miens, auprès du délicieux
Arsène Houssaye, du charmant Théodore de Ban-
ville, deux intuitifs esprits, j'éprouvais la môme
impression. Aujourd'hui, la neige arrive à ma
tempe, et c'est moi qui ai pour amis des poètes
de vingt ans. Je souhaite à mon tour qu'ils m'es-
timent proche d'eux, comme je souhaite que les
cuis^tres qui vous détestent aient pour moi le
même éloignement. Puissé-je témoigner qui vous
étiez, si différent de celui que montrait une stu-
pide légende, non encore abolie. Pour traverser
la foule des nigauds, vous aviez mis un masque
sur votre visage. Il y a toujours des nigauds qui
prennent le masque pour l'homme qui s'en cache.
Ils vous voient dandy, imitateur effacé de Georges
Brummel, votre personnage d'un jour. Dandy !
ah I que vous en étiez loin? Mais quelle généro-
sité de l'esprit et du cœur, vainement voilée du
paradoxe de votre parole, jaillissait dans votre
.œuvre, pour y fixer sa vie perdurable !
YJLUEJiS DE zlSLE-JlBAM
OU
L'JJ^JITIÉ
12
VILLIERS DE l'ISLE-ADAM
OU
L'INITIÉ
I
Depuis que Jean-Marie-Mathias-FMiilippe-Au-
guste, comte de Villiers de l'Isle-Adam, a quitté
cette terre sur laquelle il vécut dans la joie et la
douleur du génie, plus de vingt années se sont
écoulées. Quel éclat ce laps de temps donna-t-il à
sa gloire? Il semble qu'il n'ait pas entièrement
dissous la brume dorée dont elle fut enveloppée
avant la tombe. Le domaine de l'apothéose, Vil-
liers le traverse comme un grand fantôme, mais
nous ne lui voyons pas la robuste et précise mus-
culature des héros définitifs. Sa gloire altière ne
rayonne encore que pour l'élite qui n'en a pas im-
180 FIGURES d'ÉVOCATELRS
posé l'évidence aux esprits moindres. Ses aînés
dans la mort, Vigny, Baudelaire, Lacuria ont un
semblable destin.
Il n'est pas, dans la langue française, de prose
plus belle, plus puissament aimantée du pouvoir
mystérieux de résonner jusqu'au fond des âmes.
La magique vertu du Verbe y descendit. Villiers
a laissé des pages qui deviendront classiques.
Un jour, les pédants s'empareront de son œuvre.
C'est la seconde mort des écrivains. Sort triste :
ut déclamatio fias! Bossuet, Corneille, Molière
sont soumis à ce supplice. On les montre aux ado-
lescents comme une matière à philologie, comme
si l'on voulait leur dérober à jamais la vie pro-
fonde et merveilleuse de ces génies. Rien n'atteste
le néant de la gloire autant que la fatalité qui fait
d'un esprit un sujet de pensums.
Peut-être Villiers paraît-il déconcertant par sa
noblesse constante. Il ne déchoit jamais pour se
mettre à portée d'un grand nombre. Il est or pur.
Les monnaies courantes doivent être faites d'al-
liage. L'or pur s'userait en passant dans les mains
des hommes. Villiers a agi selon le conseil de
Théophile Gautier :
Ne fais pas d'escalier à ta pensée ardue.
Mais d'autres ne sont pas venus mettre l'es-
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 181
calier. La cime est restée pure dans sa neige que
ne foulent point les pas vulgaires. Une fonction
de cet esprit lui donnait prise sur les esprits ba-
naux : la terrifiante raillerie. En son vivant, Vil-
liers apparut à maints un créateur d'anecdotes
ironiques. Ainsi, l'esprit qui lui est fraternel,
Edgar Poë, n'est guère considéré que comme un
hallucinant dispensateur de terreur. Mais le su-
blime poète à'Ulalume et le Voyant certain du
Colloque entre Monos et Una demeure l'objet d'un
culte bien peu répandu.
Cette juste parole d'Emerson : « Les réputations
du dix-neuvième siècle suffiront un jour à attester
sa barbarie » fixe l'état d'esprit désordonné d'un
temps qui ne voulut accepter la hiérarchie de
ses esprits, et les situa selon le plus parfait mé-
pris de la perspective. Il ne sut mettre aucun de
ses hommes à son plan. Il en eut de très grands.
Il les relégua dans des coins. Il en jucha de très
petits sur des socles gigantesques.
Villiers de |risle-Adam domina de sa haute
stature de chevalier la littérature de son temps.
Il n'a pu parvenir à faire la synthèse de sa
science et de son art. S'il avait pu conduire à ee
sommet son ambitieux génie, il eut été l'Orphée
de son époque. Il eut réalisé la prophétie de
Wronski qui annonce cet apogée d'un art futur,
182 FIGURES d'ÉVOCATELRS
égal à celui d'un merveilleux passé. Cet art
suprême enferme dans ses formes d'évocation la
science, non cette science éperdue en d'infimes
détails et de puériles analyses que vantent les
petits esprits et les badauds intellectuels, mais
la Haute Science, qui est et sera toujours person-
nelle (1), ésotériquo et intransmissible.
Dans l'anarchie intellectuelle du temps, une
élite disséminée et restreinte a seule conservé
le sentiment de la hiérarchie des esprits. Cette
élite se renouvelle incessamment. C'est elle qui
prépare aux fronts prédestinés la gloire que
viendra confirmer la mort, et ses décisions sont
plus sûres, — étant immuables à travers les temps,
— que celles fluctuantes des postérités. Cette élite
a toujours placé Villiers au rang qui lui était dû.
Elle sut qu'Axel est un drame qui ne pâlit pas
auprès d'un drame de Shakespeare. Elle sut que
dans VEve future des pages ouvrent des horizons
illimités. Elle sut que des contes comme l'id/?-
7io?iciat€ur et A/cédi/sséril sont des chefs-d'œuvre
de langue française. Elle sut que Villiers de l'Isle-
Adam n'a pas dit tout ce qu'il avait à dire, qu'il
n'a pas réalisé tout ce qu'il a médité. Elle pleura,
(1) Peut-être n'est-il pas superflu de rappeler que per-
sonnel signifie incommunicable. Seuls les théologiens lui
ont conservé son véritable sens.
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 183
le jour de sa mort, une espérance fauchée ; et,
sur la tombe de cet homme de cinquante ans,
frappe dans la tleur du génie, elle pensa mettre,
comme sur la tombe des jeunes hommes, une
colonne brisée.
A ce poète, la vie et la mort furent si dures
qu'elles l'empôchèfent d'achever son œuvre.
Nous ne connaîtrons jamais le Vieux de la Mon-
tagne, ni cette œuvre dont il me raconta le
plan, et dans laquelle il se proposait de montrer
le mage Raymond LuUe éteignant en lui la
llamme du désir. Ce m'est un regret cruel de
n'avoir pas noté, au sortir de ses causeries étoi.
lées, les belles conceptions qui sortaient de ses
lèvres, tout armurées d'une forme éblouissante,
comme des Pallas casquées. Au sujet d'un Tor-
qitemada en gestation, dont il m'enchanta deux
heures durant, je retrouve une lettre qu'il m'écri-
vait trois ans avant sa mort, que je crois devoir
publier, alin de montrer la modestie charmante
de ce haut esprit.
7 septembre 1886.
Mon cher ami,
Z. est un de mes vieux camarades, et,m'ayant, un
soir montré un Torquemada de sa composition dans le-
184 FIGURES d'ÉVOGATEUBS
quel, — à Finslar de Dostoïewsky, — le digne inqui-
siteur faisait brûler son bon dieu, — je lui dis ces
seuls mots : « A ta place, je prendrais le sujet comme
ceci ». Et j'ébauchai l'idée qu'il m'a demandé la per-
mission de traiter à la place de sa première concep-
tion. Donc, tout est pour le mieux, et j'aurais l'air
d'un monsieur qui reprend ce qu'il a donné si je m'en
plaignais. — De plus, je suis charmé qu'il ait écrit
cela, car c'était trop difficile pour moi : je l'aurais à
peine esquissé en trois semaines au moins de tra-
vail. — Il serait donc inutile même d'en parler à cet
excellent Z.
Merci, et bien cordialement
Votre ami,
ViLLIERS DE l'IsLE-AdAM.
Cette modestie si jolie de Villiers n'était pas
feinte. Elle le poussait à n'être jamais satisfait de
ce qu'il avait fait. Il sentait aussi que chacune de
ses œuvres, pour éblouissante qu'elle nous appa-
raisse, n'était pas animée de toute la force qu'il
lui rêvait.
II
La première fois que je vis Villiers, ce fut chez
Catulle Mendès qui habitait alors 6, rue Mansart.
Je crois que la première impression qu'on a d'un
VlXLIERS DE l'iSLE-ADAM 185
homme est la plus juste. Il me parut usé. Il de-
vait mourir, cinq ans plus tard, d\ine mort na-
vrante. Il était de taille moyenne, et ses mouve-
ments montraient une élégance native et indiffé-
rente. Ce qui captait dabord l'attention, c'était
son front, très beau, très large, découvert à droite
par le départ d'une raie partageant les cheveux
grisonnants, dont une mèche, toujours descendue,
était toujours rejetée en arrière par le geste habi-
tuel d'une main très belle. Le visage, très large
en haut, devenait très étroit à la base, la courbe
de la mâchoire descendait rapidement vers le
menton prolongé par la pointe d'une royale que
Villiers tordait machinalement aux moments de
réflexion intense, — et c'étaient les plus fréquents
de sa vie.
Les yeux, lunaires, distants des sourcils, étaient
pâles et fatigués. Et pourtant les regards qu'ils
projetaient sur les êtres et les choses avaient une
pénétration extraordinaire. De stupides légendes
représentent les hommes de très haut esprit
comme des rêveurs incapables de voir autre
chose que leurs rêveries. C'est là un de ces lieux
communs contemporains comme le profond rail-
leur en a poursuivi de sa verve. Au vrai, les es-
prits tendus sur leur idéal métaphysique ont une
puissance toute particulière de capturer, jusqu'au
186 FIGURES d'ÉVOCATEURS
fond le plus intime, les objets qu'ils regardent,
quand ils posent sur eux des yeux habitués à
voir de haut. Garlyle déclare que l'homme de gé-
nie est celui qui voit « le Fait » et qui agit fidè-
lement à cette vision. Disons que l'homme de gé-
nie est celui qui voit la Réalité, et nous serons
d'accord avec Garlyle en constatant que le grand
nombre des faibles ne voit pas la Réalité et ne
peut agir fidèlement à elle.
Nous apparaissons aux autres sous des aspects
différents, et chacun se fait de nous une représen-
tation adaptée à son esprit. « L'homme qui t'in-
sulte, écrivait dédaigneusement Villiers n'insulte
que l'idée qu'il a de toi, c'est-à-dire lui-môme ».
Plus l'homme est haut, plus il est difficile à voir.
Un personnage comme Villiers déconcerte ceux
qui le regardent. On a montré une quantité de
Villiers différents. J'en ai connu deux : celui qui
traversait la foule des « passants », comme il di-
sait, et celui de l'intimité. Le premier, incertain
de ne savoir trop sous quel masque préserver son
Ame et songénie, accompagnant les passants d'in-
quiets mouvements de ses prunelles couleur des
Heurs de lin, tortillant de sa belle main pâle sa
barbiche émaillée d'argent, émettait à regret une
parole descendant de la plus altière éloquence
jusqu'au bredouillement, Le second était un en-
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 187
chanteur. Quand il se sentait dans l'intelligente
amitié, il déchaînait une parole ailée — car il
faut toujours revenir aux justes épithètes homé-
riques — et tout aimantée de son ardente vie in-
térieure. Il parlait comme le phénix s'envolait
des cendres de son ancien corps. Il contait sa vi-
sion dans un langage pareil à son langage écrit,
lourd de significations profondes, et chatoyant
d'esprit. Souvent, je le rencontrais dans la rue,
silhouette frileuse dont la tète pesante se penchait
sur les épaules, et longtemps je marchais à son
côté, dans la fête de sa parole à la fois éthérisée
comme un phantasme et ferme comme un ro-
cher. Il se sentait à l'aise dans la rue de Paris,
ce canal de vitalité, oîi l'atmosphère est saturée
de passion, d'amour, de douleur et de joie. L'oc-
culte bouillonnement de la cité correspondait au
volcan de son verbe. Le trottoir du boulevard lui
était un tremplin pour bondir aux zones su-
prêmes de l'esprit. 0 Paris^ merveille des villes,
quel torrent de génie dévale sur ton pavé, mêlé
à l'eau immense des larmes de tes enfants en
détresse ! Et quelle chaude et magnétique solitude
tu sais offrir aux méditatifs dont la marche aiguil-
lonne la pensée ! En ces inoubliables heures de
promenade côte-à-côte avec Villiers, rien n'exis-
tait plus, que la voix du lyrique enchanteur.
l88 FIGURES d'éVOCATEURS
Le timbre de la voix révèle entière la sensibi-
lité de l'homme. Le timbre, chez Villiers, usé
quand je le connus, avait dû être très beau. Il
devenait, dans les moments de solennelles pa-
roles, d'une sonorité merveilleuse, assez forte
pour agir en mode d'incantation, pour pronon-
cer, en déchaînant leurs lointaines vertus, les
mantrams notés par les sages de l'Inde. Cette voix
puisait son pouvoir au cœur du génie dont elle
énonçait la pensée. Villiers, dont l'intuition sûre
et la science avaient pénétré les mystères de la
sonorité, semblait mettre en pratique ce passage
du Rig-Véda : « Au nombre de quatre sont les
sortes de paroles ; les Brahmanes instruits dans
les Védas savent cela : trois d'entre elles sont la-
tentes, la dernière est parlée. » Je dois même
dire qu'aucun chanteur ne m'a fait comprendra
la délicieuse mélodie de Lohengrin : « Mon cygne
aimé... » aussi fortement que Villiers, quand il
la chantait sur un grand piano de Pape qu'il avait
conservé à travers ses pénibles aventures.
Car il eût pu révéler son génie par la musique
aussi pleinement, peut-être, que par le langage.
Il était, pour les musiques qu'il aimait, un inter-
prète inspiré, tout exécutant sans métier qu'il fût.
Mais sa jeunesse avait été si enivrée des ardentes
inventions de Wagner, alors méconnu, qu'il ne
VILLIERS DE l'iSLE-ADA31 189
connaissait plus guère que cette musique torren-
tielle. 11 avait longtemps projeté de faire toute
une partition sur le livret d'opéra la Esmeralda,
que Victor Hugo avait écrit pour Mademoiselle
Louise Bertin. Je crois que le projet ne fut jamais
exécuté. Villiers avait mis en musique plusieurs
sonnets de Baudelaire. Je ne les ai pas entendus.
Incapable d'écrire cette musique, il l'avait dictée
à M""® Augusta Holmes.
Villiers avait la prétention d'être un bon athlète,
de manier savamment l'épée et de lancer un sioing
selon les règles les plus classiques de la boxe an-
glaise. 11 avait, en eflet, une très sûre compréhen-
sion des méthodes en ces deux arts. 11 aurait pu
écrire un traité d'escrime tout comme Descartes
ou Léonard de Vinci. INIais ces arts demandent un
entraînement constant, qu'il était loin de possé-
der. Rodolphe Darzens et moi, nous lui avons plu-
sieurs fois laissé la joie de nous battre, avec le
fleuret ou le poing, alors que, en pleine forme à
cette époque, nous n'aurions eu qu'à fc serrer notre
jeu » pour qu'il lui fût à peu près impossible de
nous toucher. 11 avait certainement le don du ti-
reur à la carabine, qu'il avait développé par un
patient travail en sa jeunesse, et bien qu'il n'eût
guère l'occasion de pratiquer le tir quand je le
connus, je lui vis faire d'excellents cartons.
190 FIGURES DÉVOCATEURS
Tel m'apparut Villiers, pour l'enchantement
(le mon jeune esprit. Tous ceux qu'il honora de
sa belle amitié ont gardé de lui un souvenir mer-
veilleux ; tous ceux qui l'ont connu le jugèrent
extraordinaire, et même les plus épais bélitres
que frôla sa silhouette durent subir son charme
au point de le déclarer un hagard et excentrique
bouffon, un clown désopilant.
Comment fut-il considéré par les pobtes et les
écrivains de sa génération ? Tandis que Tinfail-
lible coup (J'œil de Baudelaire avait deviné ce
jeune esprit, ceux-ci, sauf quelques exceptions, ne
surent point le reconnaître, et le tinrent pour un
esprit excentrique et bizarre. Quand, du vivant de
Villiers je leur parlais avec admiration de leur
grand contemporain méconnu, ils me regardaient
avec étonnement, et ne s'attardaient pas à discuter
ce qu'ils estimaient l'enthousiasme erroné d'un
jeune homme. 11 en est toujours ainsi. L'homme
d'originale supériorité ne peut être compris de
ceux de son âge, qui sont nécessairement inca-
pables de le distinguer des détraqués d'apparence
brillante. Les hommes qui ont vingt ans à l'heure
où sa parole est dans sa maturité puissante, com-
mencent à l'entendre. Il est en dehors de la mode,
en dehors du goût particulier de l'époque, et c'est
précisément parce qu'il se fie à de l'éternel qu'il a
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 191
besoin de conclure un pacte tacite avec le temps.
Les Parnassiens, qui s'appliquaient à un art strict,
métallique et déterminé, ne pouvaient guère se
plaire aux sonores et mystérieuses évocations de
Villiers. Toujours, des groupements ou des écoles
littéraires, ceux qui doivent surgir avec une sta-
ture plus haute sont ceux qui avaient avec ces
groupements quelques attaches légères et molles,
mais qui n'en faisaient pas partie intégraeste.L n
lions vont seuls. Ainsi Villiers, Mallarmé, étaient
à côté des Parnassiens, et très différents d'eux,
cemme Verlaine en sa deuxième manière. Ils s'en
rapprochaient par le goût des belles formes.
Il n'est pas d'esprit méconnu. Je veux dire qu'il
est toujours reconnu par ceux qui se sentent avec
lui en affinité. Peu importe leur nombre. Ponde'
rantia\ non numerantur. Quand Mahomet, à qua-
rante et un ans, se découvrit une mission, tout son
entourage se mit à rire. Mais il n'était point mé-
connu, puisque sa femme Kadidja et son neveu Ali
le comprirent. Villiers était enveloppé d'un groupe
d'admirateurs, peu nombreux, mais sûrs et fer-
vents. Ceux qui l'approchaient ont tous reçu
-quelque joyau princier de sa couronne spirituelle.
Aux uns il facilitait l'accès de leur propre voie
intellectuelle ; aux autres, il distribuait les iné-
duisables richesses de ses idées. D'une conversa-
192 FiGUiŒS d'évocatelrs
tion de Villiers pouvaient profiter tous les homm.es
de réalisation, quelle que fût leur spécialité : écri-
vains, artistes, théologiens, ingénieurs, inven-
teurs, savants, hommes d'affaires, financiers,
bateleurs, etc. Car il montait et descendait toute
l'échelle de l'esprit, du prophétisme à la bouffon-
nerie, et sans cesser d'être lui-même. Quelqu'un
de ses amis de lettres lui lisait-il ou lui racontait-
il quelque ouvrage en gestation, quelque projet
encore informe, si la conception ne l'en avait pas
satisfait, Villiers réiléchissait un instant^ tordait
sa barbiche et disait : « Heu ! Heu ! à ta place, je
m'y prendrais ainsi... » Et, immédiatement, il re-
construisait entièrement l'œuvre écoutée ; il lui
donnait soudain une ampleur, une logique, une
vie dont l'auteur restait stupéfait. Tant mieux
pour celui-ci s'il avait une bonne mémoire...
H!
Saint- Brieuc est une ville rude, discrète et
mélancolique. Sur un sol montueux, d'angu-
leuses et massives maisons de schiste sombre
dominent la très creuse baie triangulaire d'Yf-
finiac. 11 semble que la ville ait attendu dans
sa solitude que la mer vint à elle, après avoir
rongé la terre. Rue Saint-Benoit, une hôtellerie
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 193
moderne occupe aujourd'hui une vaste maison,
autrefois construite, comme dépendance de leur
couvent, par les Dames Bénédictines du Calvaire.
C'est là, dans une cliambre éclairée par deux
larges fenêtres, dont l'une est flanquée d'un banc
de pierre, que naquit, le 7 novembre 1838, sur
les neuf heures du matin, Jean-Marie-Mathias-
Philippe-Auguste de Villiers de l'Isle-Adam,
haut seigneur spirituel sorti d'une illustre lignée.
Les Villiers de l'Isle-Adam, originaires de l'Ile
de France, avaient donné, au long des siècles,
des Croisés héroïques ou de vigoureux gens de
guerre. En 1670, un Villiers de l'Isle-Adam, par
son mariage avec une demoiselle de Courson,
fonda la branche bretonne de cette famille. Son
petit-fils, capitaine marin d'humeur aventureuse,
émigra pendant la Révolution et revint en France
vers 1820. Il eut trois enfants, une fille, Gabrielle,
morte, il y a environ vingt-cinq ans, dame du
Sacré-Cœur de Jésus, en Avignon, et deux fils,
dont l'aîné fut le père du poète et le cadet se fit
prêtre .
Un jour de l'été de 1894, j'arrivai, au hasard
de la promenade, sur la place d'un joli bourg
des Côtes-du-Nord, Ploumilliau. En visitant
l'église, mon attention fut attirée par une vaste
plaque de marbre blanc, taillée en segment de
13
194 FIGURES DÉVOCATEURS
cercle, et récemment encastrée dans le mur. J'y
lus, en lettres d'or neuf, Tépitaphe que voici :
CIT-GIT
VÉNÉRABLE ET DISCRET MeSSIRE YvES-MaRIE-ViCTOR,
Comte Villiers de l'Isle-Adam,
DOCTEUR en théologie, CHANOINE HONORAIRE,
recteur DE cette PAROISSE PENDANT 25 ANS,
DÉCÉDÉ LE 12 MAI 1889, A l'aGE DE 80 ANS.
Souvenir respectueux de ses Paroissiens.
Benedictio perituri super me veniehat, et
cor viduae consolatus sum.
Job, cap. XXIX — V — 13.
En haut de la plaque étaient gravées des armes
que je reconnus : d'or, au chef d'azur chargé d'un
dextrochère d'hermine vêtu d'un fanon du même.
Certes, si le langage héraldique laissa souvent,
aux esprits ouA'erts, entrevoir le profond mystère
de son ésotérisme, si le pantacle d'un blason
écrit le pacte conclu par une lignée avec l'occulte
entité de son destin, le rapport s'impose entre
les antiques armoiries de cette famille et le génie
du poète qui fut sa suprême floraison.
Ainsi, celui qui reposait dans cette calme église
bretonne, c'était l'oncle du poète, qui avait pré-
cédé de trois mois son neveu dans la mort. Je
VILLIERS DE l'iSLE-ADAJF 195
revins sur la place où chaque maison avait un
débit de boissons. Un couchant d'or et de sang
se mirait sur la mer, sur les eaux apaisées de la
toute proche baie de Plestin. A l'église s'accotait
le presbytère, décoré de glycines. C'était là, qu'en
1877, dans une trêve de sa vie tourmentée, Vil-
liers était venu demander quelques instants de
repos à son oncle, et qu'il écrivit ce conte célèbre,
Y Intersigne ; et je me rappelai ce tableau de ce
que je voyais alors, tracé en belles phrases majes-
tueuses dont les dernières chantaient en ma mé-
moire sans pâtir du voisinage des plus mysté-
rieuses harmonies du vers :
« L'aspect champêtre de cette maison, les croi-
sées et leurs jalousies vertes, les trois marches
de grès, les lierres, les clématites et les roses-thé
qui s'enchevêtraient sur les murs jusqu'au toit,
d'oii s'échappait d'un tuyau à girouette un petit
nuage de fumée, m^inspirèrent des idées de re-
cueillement, de santé et de paix profonde. Les
arbres d'un verger voisin montraient, à travers
un treillis d'enclos, leurs feuilles rouillées par
l'énervante saison. Les deux fenêtres de l'unique
étage brillaient des feux de l'Occident ; une niche,
on se trouvait l'image d'un Bienheureux, était
creusée entre elles. Je mis pied à terre silen-
cieusement ; j'attachai le cheval au volet et je
196 FIGURES d'ÉVOCATEURS
levai le marteau de la porte en jetant un coup
d'œil de voyageur à l'horizon derrière moi. Mais
rhorizon brillait tellement sur les forêts de chênes
lointains et de pins sauvages où les derniers oi-
seaux s'envolaient dans le soir, les eaux d'un
étang couvert de roseaux, dans l'éloignement,
réfléchissaient si solennellement le ciel ; la na-
ture était si belle, au milieu de ces airs calmés,
dans cette campagne déserte, à ce moment où
tombe le silence, que je restai — sans quitter le
marteau suspendu — je restai muet.
« 0 toi, pensai-je, qui n'as point l'asile de tes
rêves, et pour qui la terre de Ghanaan, avec ses
palmiers et ses eaux vives, n'apparaît pas, au mi-
lieu des aurores, après avoir tant marché sous
de dures étoiles, voyageur si joyeux au départ et
maintenant assombri, — cœur fait pour d'autres
exils que ceux dont tu partages l'amertume avec
des frères mauvais, — regarde ! Ici Ton peut s'as-
seoir sur la pierre de la mélancolie ! Ici les rêves
morts ressuscitent, devançant les moments de la
tombe ! Si tu veux avoir le véritable désir de
mourir, approche : ici la vue du ciel exalte jus-
qu'à l'oubli. »
Le marquis de Villiers de TIsle-Adam, père
du poète, semble avoir été un chimérique son-
geur occupé de chercher des trésors. Sans doute,
VILLIERS DE l'iSLK-ADAM 197
d'avoir entendu s'émettre cette propension, Fau-
teur à.' Axel conçut le déroulement de cette œuvre
autour d'un trésor oublié sous le sol de la Forùt
Noire, trésor qui, d'ailleurs, fut trouvé quelques
années après la mort de Villiers. Le père et la
mère du poète eurent foi en le génie naissant
qu'il promit dès Tadolescence. Ils réalisèrent leur
petit avoir, quittèrent Saint-Brieuc et vinrent à
Paris afin que le jeune homme y pût épanouir une
destinée qu'ils pressentaient exceptionnelle, et qui
en eiïet le fut dans l'angoisse de la vie comme
dans la sublimité de l'esprit.
11 est un mode de critique qui scrute en ses
aventures les plus tragiques comme les plus fu-
tiles la vie des grands écrivains pour en déduire
la répercussion sur l'œuvre. Tentative misérable
achoppant à l'impossibilité. Car nul ne peut se
vanter de connaître l'impression produite par
un fait sur une âme autre que la sienne. Chaque
homme voit les événements dans une perspective
différente. Voici un illustre esprit : Newton. Quel
est le fait le plus important de sa vie ? Un jour
il a vu tomber une pomme ; mais, ce jour-là, il
avait les yeux du génie grand ouverts. L'insi-
gnifiant incident lui a évoqué une vision dont
nous nous entretenons encore. Seul l'inventeur
sait quelle fut la source de sa trouvaille ; et
198 FIGURES d'ÉVOCATEURS
presque toujours il l'oublie ; et quelquefois il
Fignore, puisqu'un esprit ardent est emporté dans
le tourbillon des associations d'idées, fugaces,
difficiles à reconstituer. Mais nul n'évaluera ja-
mais l'écho qu'un fait a éveillé dans le mystère
d'une àme qui n'est pas la sienne. La vie exté-
rieure, apparente du poète, est très souvent pa-
rallèle à sa vie intérieure, seule réelle. Elle ne
la rencontre pas. L'homme supérieur, aux heures
oii les autres le croient dans la pire détresse,
peut appartenir entier à un« exaltation délicieuse,
exclusive et jalouse. Spinoza, souffreteux, penché
sur la meule pour polir des verres de lunettes, ou
sainte Lydwine, sur son chronique grabat de
moribonde, avaient d'insoupçonnés ravissements.
On raconte la vie des hommes qui prominèrent
entre leurs semblables. Mais de ces vies, que
savons-nous? Des faits, et c'est tout. Nous igno-
rons le jeu des ressorts de l'âme, comme en
regardant un bateau manœuvrer au large, nous
voyons ses évolutions, mais nous ignorons les
sentiments de ses passagers.
La vie apparente et extérieure de Villiers de
risle-Adam ne semble pas voir épousé sa vie
réelle et intérieure. Autour d'elle la virile fierté
de cet homme s'est plu à condenser des ténèbres
qu'il serait malséant de dissiper. Il souffrit de si-
VILLTERS DE l'iSLE-ADAM 199
nistres misères, et plus d'une fois il manqua de
pain pour lui et les siens. S'il est universellement
vrai, le vers fameux :
Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire,
On peut ajouter que le chemin qui conduisit Vil-
liers fut semé des plus cruelles épines. Mais
quand bien même le destin y eût placé les fruits
de la terre vers quoi se limitent l'ambition et l'ap-
pétence du vulgaire, Villiers ne les eût cueillis
que d'une main distraite et étrangère. Si les pa-
lais qu'il a évoqués avec sa justesse d'artiste
avaient été offerts en patrimoine à ses pas inquiets,
il n'y eut promené qu'une mélancolie d'exilé et
une effervescence d'esprit enivré d'intimes songes.
Il estimait toute âme haute comme en exil, et
cette conception se répand en son œuvre. Une pa-
triC; c'est le monde des esprits qui nous sont fra-
ternels. Tout autre monde ne nous offre que l'exil.
« Regardez-vous comme exilé et comme étranger
sur la terre », dit l'Imitation.
Les hommes comme Villiers, s'ils appliquaient
à cette fin leur intelligence, sauraient, aussi ha-
bilement que le plus adroit de nos hommes de
lettres ayant conquis pignon sur rue, organiser
leur vie et leur œuvre pour leur assurer le lit douil-
200 FIGURES d'ÉVOCATEURS
let d'une situation sociale enviée. Mais à quoi bon?
puisque ces hommes, sous quelque apparence
dorée qu'elle se dissimule, voient la réalité. Ils ont
subi quelque terrible initiation analogue à celle
du mage Raymond Lulle, dont Villiers se pro-
posait de tracer l'anxieux tableau. Le maître de
VArs magna n'était encore qu'un jeune cavalier
mondain et galant quand il obtint un rendez-vous
de la belle femme de Palma qu'il poursuivait d^un
tenace amour. « Tu m'aimes, dit la jeune femme,
eh bien, regarde ! » Et elle lui dévoila son sein
rongé par un horrible cancer.
IV
Villiers n'appelait à lui que l'extraordinaire.
Et l'extraordinaire lui advenait directement,
Ceux qui l'approchaient ne se seraient point
étonnés de le voir dans les plus invaisemblables
aventures. Ainsi, nous aurions appris un beau
jour qu'il avait pris d'assaut, avec quatre hommes
et un caporal, une ville défendue par cent mille
hommes, nous aurions trouvé cela tout simple.
Ce qui nous eût surpris, c'eût été de le voir plongé
dans le banal, dans le trivial, dans ce qui
entoure le commun des hommes. Quand un
homme a mérité d'être environné d'une légende»
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 201
c'est que son désir essentiel eut la puissance de
coaguler tout ce qui lui était éventuel. Une
légende est une quintessence de vérité possible.
Une légende n'est jamais fausse que pour les
petits esprits qui ne savent discerner la vérité
réelle, animée et vivante, des vérités apparentes
et mort-nées. Or Villiers portait autour de lui
sa légende, augmentée chaque jour d'une anec-
dote panachée d'étrangeté.
Est-il strictement exact que Villiers, jeune
gentilhomme venu de Bretagne pour éblouir
Paris et le monde des feux de son génie, et, par
droit héréditaire, grand maître de l'Ordre des
Chevaliers de Malte, ait revendiqué la couronne
de Grèce ? Eut-il avec ce rêveur lassé qui, sous
le nom de Napoléon Ifl, n'était qu'un empereur
apparent, une entrevue dans laquelle il sollicita
l'aide de l'épée française pour la conquête du
trône hellénique ? Ou bien ne put-il exposer ses
royales prétentions qu'à quelque chambellan
sceptique et balourd ? L'exactitude ici n'importe
guère. Le geste était bien de Villiers, et les amis
du jeune poète eussent trouvé tout simple que
son front prédestiné ceignît la couronne royale
que forgent les orfèvres, comme la couronne de
chêne que pour leurs élus les Muses tressent en
y glissant des épines.
202 FIGURES d'évocaïeurs
Eut-il à tirer l'épée pour soutenir son droit
à porter son nom héroïque ? Ses bio^rapties,
parmi lesquels son cousin du Pontavice de Heus-
sey, racontent qu^un officier ayant affirmé être
le seul qui dût porter le nom de Villiers de llsle-
Adam, le poète répliqua vertement dans une lettre
parue au Figaro. La polémique s'aiguisa. Villiers
adressa à l'officier deux de ses amis. Quand on
arriva sur le pré, à Saint-Germain-en-Laye, l'of-
ficier déclara très galamment qu'il ne pouvait
soutenir, les armes à la main, des droits qu^il re-
connaissait ne pas avoir. Et le poète embrassa
son adversaire. En réalité, cet officier appartenait
à une famille de Villiers qui, croyant éteint le
nom des Villiers de TIsle-Adam, avait obtenu
d'un des sceptiques Bourbons de la Restauration
d'ajouter « de l'Isle-Adam » à son patronyme.
Plusieurs fois Villiers, agacé d'entendre con-
tester sa filiation par des personnes mal infor-
mées, saisit l'occasion de la prouver. L'auteur
dramatique Lockroy, dans un mélodrame fait en
collaboration, avait attribué un rôle de traître au
maréchal Villiers de l'Isle-Adam. Le poète inten-
ta un procès aux héritiers Lockroy aux fins d'in-
terdire la représentation d'une pièce déshonorant
son ancêtre. Sans doute il savait bien que les au-
teurs dramatiques seraient fort gênés s'il ne leur
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 203
était plus permis de présenter à leur façon les
personnages historiques, d'autant plus que Fhis-
toire n'est que le champ de toutes les hypothèses
Mais il comptait, par ce procès, établir irréfuta-
blement sa descendance.
La légende dessine encore un Villiers exalté
par l'émotion tragique de 1870, qu'il a rappelée
dans son frappant et mystérieux récit, le Droit
du passé, et dans une page sur Augusta Holmes.
On le voit, après Tarmistice, garde national, prêt
à reprendre la bataille, applaudir de son élo-
quence, avec Verlaine, aux premiers efforts de
la Commune. Assurément, l'histoire officielle de
tous les âges n'est qu'un tissu de mensonges ou
d'erreurs, mais l'histoire des événements de 1870-
1871 est enveloppée d'une brume bien opaque. Il
semble à tout esprit juste et généreux qu'avant
de s'être laissé envahir, — comme il advient iné-
vitablement à toute insurrection, — par un esprit
de bandits, la Commune fut, à ses débuts, repré-
sentative de l'esprit de la France. La magnanime
illusion d'un Rossel honore la patrie que trahis-
saient alors de louches fauteurs de combinai-
sons politiques. Les chercheurs pourraient re-
trouver, dans un petit journal paraissant en 1871,
le Tribun du peuple, un article enflammé de Vil-
liers en faveur de la naissante Commune brandis-
204 FIGURES d'éyocateurs
sant «des drapeaux couleur de vengeance ». Ce
Breton vibrait d'accord avec l'âme de Paris, qui
voulait se battre encore. Il n'est pas prouvé qu'à
cette heure-là, l'apparition d'un jeune héros, di-
rigeant un soubresaut de ce singulier peuple de
France, coutumier de tels gestes, n'eût pas recon-
duit un peu rudement les Allemands au-delà du
Rhin.
Aucune nation, autant que celle à qui fut en-
voyée Jeanne d'Arc, n^a reçu autant d'hommes
supérieurs par le cœur ou le génie, autant d'en-
voyés de l'Infini. Aucune ne les accueille avec si
grande ingratitude. On dirait que cette France
privilégiée se plaît à dilapider ses plus heureux
trésors, à gaspiller l'esprit de ses plus merveilleux
enfants. Quand elle a un André Chénier, elle lui
coupe la tête. Qui dénombrera les admirables es-
prits qui lui furent donnés au dix-neuvième siècle
et qu'elle maltraita ? Le malheur est l'épreuve
salutaire aux peuples comme aux individus. 11
semble que le coup de massue de 1870 dût lui en-
seigner la foi en les grands esprits qui lui seraient
envoyés. Elle a vite repris l'indifférence légère
des femmes dont la vie est joyeuse. Ce sont les
nations douloureuses qui sont fidèles à leurs hé-
ros. La France heureuse ne saurait accorder à ses
plus sublimes fils un culte comme celui dont la
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 205
Pologne entoure ses Miçkiewictz ou ses Siowacki.
Aussi, pour des hommes comme Villicrs, elle se
montre une mère ingrate.
Us sont obligés de se défendre. Ils ont une arme
redoutable : ils savent rire. Les grands méditatifs,
les inspirés, ont de l'esprit, possédant l'esprit.
Puisqu'il leur est donné de voir au fond les choses
et les âmes, ils découvrent à quel point précis
lancer laflèche d'une parole acérée. Ecoutez Jeanne
d'Arc devant ses ennemis : elle est spirituelle dans
les mots comme elle est spirituelle dans la vie in-
térieure. Si subtile soit-elle, l'ironie déconcerte
les plus épais goujats, et plus elle tombe de haut,
elle est pénétrante. Presque toujours, avec les es-
prits très fiers, les railleurs de taille ordinaire
n'ont pas l'avantage. Us trouvent aussitôt leurs
maîtres en ces mélancoliques songeurs qui, dans
l'escrime de l'esprit, pratiquent la botte la plus
élégante : coup droit sur préparation d'attaque
de l'adversaire. Tels se montrèrent ces deux gen-
tilshommes de lettres très différents par certains
aspects, très proches par certains autres, Barbey
d'Aurevilly et Villiers de l'Isle-Adam. Ces deux
hommes, qui s'amusèrent d'être de terribles sa-
gittaires, longtemps se méconnurent. D'Aurevilly
avait critiqué vertement son cadet, lui reprochant
de n'être pas à la hauteur de son nom. Villiers
206 FIGURES b'ÉVOCATEURS
avait répondu vigoureusement. Ils ne se connais-
saient pas. Beaucoup plus tard, vers 1885, un ami
commun, — Huysmans, si mes souvenirs ne m'a-
busent, — les mit en présence. Ils se reconnurent
faits pour s'entendre. Je ne les vis point ensemble,
à mon regret ; mais chacun d'eux me parla de
l'autre avec chaleur.
Les hommes de forte pensée se révèlent, quand
ils le veulent, de rudes polémistes. Quand ils
chargent un adversaire, ils le mettent en pièces.
Les moqueurs n'osaient plus s'attaquer à Viiliers,
dont les mots d'acier ricochaient comme des
balles sur les tables des cafés du boulevard. Tel
mauvais compagnon, entre autres, fut transpercé
de justes épigrammes sanguinaires , qui sont
restées fichées dans son nom. D'autres fois, des
ripostes sonnaient comme des heurts d'armures.
Ainsi, on contait qu'un jour, à l'improviste, Vii-
liers reçut d'un Israélite très puissant une lettre
l'invitant à venir le voir pour un entretien très
sérieux. Le poète qui, étreint par la pauvreté,
gardait toujours une tendresse pour les chimères,
montrait la précieuse lettre à ses amis, affirmant
que l'influent personnage, comprenant sa valeur,
prétendait s'honorer en se faisant un intelligent
Mécène. Quand il arriva chez son correspondant,
il lui fut expliqué qu'on lui demandait d'employer
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 207
ses dons de polémiste à écrire un livre destiné à
être opposé à un ouvrage très batailleur de
M. Edouard Drumont, qui faisait grand bruit en
ce temps-là.
— Quant au prix, ajouta négligemment l'in-
terlocuteur, n'en parlons pas : il sera tel que vous
le fixerez.
Villiers tortillait sa barbiche :
— Monsieur, répondit-il, le prix est fixé de
toute éternité. C'est trente deniers.
Les cibles préférées des grands railleurs seront
toujours la sottise et la bassesse d'âme, qui d'or-
dinaire s'offrent conjuguées. Villiers avait in-
carné un horrible état de bêtise et d'ignominie
modernes en un type qui a pris sa place dans l'in-
fernale galerie des monstres-types de notre temps,
à côté de Joseph Prudhomme, de Homais, de
Robert-Macaire. Il a créé un personnage très ca-
ractérisé, la brute scientifique. Son docteur Tri-
bulat Bonhomet est le bourgeois dont la cervelle
a développé sa férocité native à l'acquisition de
dogmes d'une prétendue science infatuée et stu-
pide. Chaque époque génère une bêtise d'un ca-
ractère particulier. La nôtre aura vu s'épanouir
la bêtise scientifique. Sur les états d'esprit du
vulgaire aux siècles précédents, nous n'avons au-
cune donnée, puisque ne survit que la pensée des
208 FIGURES d'évocateurs
hommes qui pensent en dehors de leur temps, en
sorte que le péché de sottise, différent selon le
siècle, s'engloutit dans le néant. Les hypothèses
des historiens valent des bulles de savon. Suppo-
sons fondée celle qui attribue au vulgaire, dans
la période précédant l'an mille, la croyance à la
fm du monde. La démence collective dut alors
revêtir des formes déconcertantes. La sottise con-
temporaine a été fomentée par la croyance du vul-
gaire à une vague entité qu'il nomme la science
et à un avenir de bonheur créé par cette entité.
Des niais convaincus ou d'adroits imposteurs ont
jeté dans le vulgaire, ébloui par des inventions
ingénieuses de quelques admirables expérimen-
tateurs, cette illusion que demain il saurait tout
et que demain il serait heureux. C'est l'antique
parole eritis sicut dii sous sa plate traduction mo-
derne. Comme si l'humanité était construite pour
vivre dans de tels éléments, la connaissance et le
bonheur ! Si par invraisemblable fortune, un dieu
l'y transportait, elle y périrait aussitôt, comme le
poisson passant de la lourde pression de l'eau à
celle de l'air. De telles calembredaines détrui-
raient le bon sens, le sens droit et juste de la vie
dans la race, si d'elle ne surgissaient les grands
rieurs qui continuent la lignée des Rabelais et des
Molière et qui transpercent le dragon de la cuis-
viixiERS DE l'isle-adam 209
trerie. Oui, dragon aux cent mille têtes, que la
cuistrerie contemporaine, contre laquelle une
juste allégorie nous montrerait un Villiers de
risle-Adam armure d'acier comme ses ancêtres,
levant un glaive vengeur. Le glaive que manie
Villiers quand il rit ressemble à celui de la guil-
lotine. Le sarcasme tombe comme sous le déclic
d'une mécanique. Le créateur de Tribulat Bon-
homet qualifie son invention de « boufFonnerie
énorme et sinistre, couleur du siècle ». Malheu-
reusement, Villiers, prodigue d'anecdotes effa-
rantes adornant la légende du docteur Tribulat
Bonhomet, dédaignait de les écrire. En sorte que
cette légende comique est constituée par une tra-
dition orale bien plutôt que par les trois ou quatre
fantaisies qu'il s'amusa d'écrire et de placer dans
un volume intitulé : Tribulat Bonhomet., dont la
partie la plus importante est formée par l'oppres-
sant récit de l'aventure de Glaire Lenoir. Le doc-
teur Tribulat Bonhomet, « membre honoraire de
plusieurs Académies, professeur agrégé de physio-
logie », bourgeois féroce et rationnel, venimeux
et jobard tenant de doctrines falotes et délétères,
est une allégorie de l'arrière-pensée moderne. Son
inventeur l'imagina afin que sa nombreuse per-
sonne inspirât « quelqu'une de ces pages de feu,
de honte et de vomissement que, de siècle en
14
210 FIGURES d'éVOCATEURS
siècle, l'un des soldats de Tidéal crache, en fré-
missant, au front de ses congénères ».
Villiers se plaisait à se considérer, — il me le
répéta plusieurs fois, — comme le révélateur de
l'arrière-pensée de ses contemporains. En certains
de ses contes, d'une saveur de vitriol, il se montra
tel, soit dans la Machine à gloire^ C Affichage cé-
leste ou les Demoiselles de Bienfildtre. On a rare-
ment ri avec autant d'amertume et de dégoût. Mais
nous ne devons voir là qu'une face de son mul-
tiple génie. Je crois qu'il faut trouver ici la cause
de l'impression déconcertante que laissent cer-
taines de ses œuvres de longue haleine, l'Eve fu-
ture, par exemple. Des envolées sublimes n'y
parviennent pas à nous donner un sentiment de
plénitude, et nous nous demandons si tout puis-
samment ailé qu'il nous apparaisse, le poète ne
b'jîte pas d'avoir, comme Jacob, lutté avec l'Ange.
Les éléments très différents de son génie n'ont pas
trouvé leur équilibre parfait. Le railleur et le
savant, le bouffon et le prophète, le satirique
et le Voyant, chacun à son tour prominent sans
que le poète, maître de l'ordre, ait réussi à con-
tenir chacun dans le domaine qu'il lui assigne.
VILLIERS DE L^ISLE-ADÀM 211
V
A vingt et un ans, Villiers publia son volume
de vers intitulé : Premières poésies. C'est là le
début ordinaire à notre époque. Tout poète a écrit,
à vingt ans, son recueil de vers. Les uns le livrent
à l'imprimerie, les autres le brûlent ou le gardent
au fond d'un tiroir. L'un ou l'autre de ses gestes
est indifférent. Il n'y a pas d'exemple qu'une de
ces œuvres de la première jeunesse valut d'être
conservée. 11 est possible d'y discerner le don qui
doit plus tard s'épanouir, d'y entendre, dans le
balbutiement, la sonorité de la voix future. S'il
a le don du rythme, l'adolescent le laisse voir
dans ses premiers essais. Mais l'originalité vir-
tuelle ne s'y montre jamais. C'est un travail d'é-
colier, imité des maîtres préférés, glacé, sans vie
et sans âme, que produit le poète très jeune. Hélas !
il faut avancer en âge pour conquérir sa jeunesse,
pour la délivrer des entraves, pour vivre selon
son initial élan. Si ingénument méditatif, si no_
blement solitaire qu'il soit, le jeune homme
s'ignore. Il lui faudra, au cours de la vie, décou-
vrirson âme, comm e une terre inconnue. Etquand,
douloureux et mûri, il l'aura découverte, il la
212 FIGURES d'ÉVOCATEURS
conduira sur la voie qu'entrevoyaient ses premiers
rêves adolescents. La vie d'un homme, comme
celle d'un monde, est cyclique.
Les Poésies de Villiers n'échappent pas à la
commune règle. L'adolescent de génie s'y annonce
aux yeux très clairvoyants. Le don du rythme,
la qualité du timbre s"y découvrent ; mais les
poèmes juvéniles n'y révèlent pas Toriginalité
future. De quel maître portent-ils l'empreinte ?
Précisément celle du seul poète français dont les
vers de jeunesse ne soient pas dénués de signifi-
cation, celle du charmant et spontané Musset.
Après avoir jeté aux vents ces premiers poèmes,
Villiers abandonna le vers. Il le mania pourtant
plus tard avec maîtrise, quand il s'y essaya. Les
Contes cruels contiennent une série de poèmes
d'une haute et belle inspiration, d'un chant so-
nore et bien à lui. Mais chaque artiste a le choix
de son expression. Il préféra la prose, à laquelle
il donna une mélodie nombreuse et profonde, in-
cantatoire aussi fortement que les vers les plus
mystérieux. Le vers est un langage très particu-
lier, dans lequel plusieurs maîtres de la prose,
poètes par la qualité de l'esprit ou la générosité
du cœur, furent impuissants à s'exprimer. Tel
Chateaubriand. J'ai entendu Barbey d'Aure-
villy dire : « Si le vers avait été ma langue,
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 213
j'aurais voulu faire mon œuvre en vers. Mais,
hélas ! ce n'était pas ma langue ». Pourtant, les
vers qu'il écrivit sont très beaux. Mais il leur
manque cette résonnance lointaine et ineffable
qui multiplie dans l'âme des échos vibrant au
diapason d'un monde illimité.
Un an après les Premières poésies paraît Isis,
première partie d'un ample roman philosophique
dont l'auteur abandonna le développement. Il
était, quand il l'entreprit, à l'âge des grands es-
poirs et des vastes pensées. Et il est fort extraor-
dinaire qu'un jeune homme de vingt ans ait
conçu et mené à sa fin cette œuvre où l'écrivain,
déjà, dès ses premiers pas, se révèle lui-même.
Le jeune songeur de la côte bretonne ne s'est pas
attardée cueillir des Heurs plantées par d'autres
dans le jardin des lettres. On sent que la main qui
écrivit Isis sera celle d'un maître. La sûreté et la
hauteur de la pensée s'y annoncent comme la
beauté du langage. Les personnages qui s'y des-
sinent sont les premières ébauches de ceux dont
l'esprit de Villiers sera hanté toujours. TuUia
Fabriana est la maquette, encore incertaine de
laquelle surgira vingt ans plus tard, Sara de Mau-
pers. Héroïne qui drape son beau corps athlétique
d'un manteau romantique encore, mais dont le
souci constant est de préserver des atteintes du
214 FIGURES d'ÉVOCATEURS
monde sa solitude où se développe à Taise sa vie
intérieure, ardente et dévorée de rêves. Elle allie
à de suprêmes séductions de femme un esprit vi-
ril que des méditations profondes et d'audacieuses
études ont trempé comme l'acier. Cette Tullia
est surtout envahie des conceptions hégéliennes.
Le jeune Yilliers semble alors obsédé par
Hegel, qui lui donna le point de départ de son
développement. Car, au fur et à mesure que
s'augmenteront les conquêtes de son esprit, que
s'étendra le domaine de sa culture multiple, cha-
cune de ses œuvres nouvelles prendra plus d'am-
pleur et d'autorité ; et l'horizon s'y reculera jus-
qu'au bord de l'infini. Certes, si le devoir d'un
poète est de confronter sa méditation aux formes
les plus variées de la Connaissance, nul plus que
Villiers n'aura rempli ce devoir. Il n'aura jamais
parlé sans s'être surchargé de substantielles no-
tions. Il partit de Hegel, qui marqua d'une forte
empreinte la jeunesse de son esprit. Mais il re-
monta aux sources d'où découlait Hegel, soit Ja-
cob Bœhm, le cordonnier sublime dont l'expres-
sion trouble voile lourdement l'illumination, soit
encore l'école hindoue adwaïti, qui alimenta
toute la philosophie allemande. Pour un esprit de
large envergure, la spéculation philosophique ne
peut être qu'un apéritif. II ne peut s'en contenter :
YILLIERS DE l'iSLE-ADAM 21-i
car le simple philosophe, si fort crentendemcnt
soit-il, n'a pour point d'appui que sa seule intelli-
gence, faillible comme toutes les autres, et n'est
pas maintenu par une tradition certaine, établie
par un concours de Voyants. Les-théologies strictes
et figées, la mystique aux formes variées, les ca-
bales, portes redoutables ouvrant sur la voie de
l'initiation de Fillumination intérieure, s'offrent
comme des auxiliaires fermes. Villiers chercha
de ces côtés sa voie, la bonne voie, l'unique. 11
est écrit : « Frappez et il vous sera ouvert ». Il
s'agit de trouver, selon la belle expression de
Thomas de Vagan, le Philalèthe, « l'entrée ou-
verte au palais fermé du Roy ». Cène fut certes
pas sans peines, sans tâtonnements et sans in-
quiétudes que Villiers franchit « l'entrée ou-
verte ». Mais il triompha des épreuves, et il faut
saluer en lui l'un des plus hauts et des plus par-
faits Initiés de France, un des plus sûrs mainte-
neurs de la Tradition occidentale, un guide et un
Maître. 11 entend le sens vivant de la Parole, et il
en transmet la révélation avec l'autorité de ceux
qui voient la lumière intérieure des arcanes. Ce
n'est pas, évidemment, dans les œuvres de sa
jeunesse qu'il montre cette certitude. Nul n'at-
teint le sommet, dès les premiers pas. C'est dans
les œuvres de sa forte maturité, surtout dans Aké-
216 FIGURES d'ÉVOCATEURS
dysséril, dans l'Eve future et dans Axel que les
phrases deviennent, par delà leur sonorité pro-
fonde, par delà leur signification première et ap-
parente, lourdes de significations latentes et de
mâle certitude.
Cependant, ceux qui doivent accomplir cette as-
cèse sont appelés. Ils portent dans la main, à la
base du doigt solaire, le triple sceau. Et souvent
leurs premières paroles font prévoir en eux les
prédestinés. Déjà, dans les œuvres de jeunesse,
une atmosphère s'étend, trop forte pour le respir
du vulgaire. Il faut diviser sa production en deux
périodes, avant et après 1870. il semble que cette
année terrible ait creusé un fossé dans l'esprit des
générations de France. Elle tranforma aussi celui
de plusieurs individus. Le poète partagea le des-
tin de sa patrie, dont il sut magnifier le noble
langage. En 1870, il est dans la trentaine. C'est
l'âge où l'homme renaît ou commence à mourir.
Jusqu'à 1870, il met au jour des œuvres diverses,
théâtre ou contes, éclatantes et vivantes, mais
n'affirmant pas son génie. C'est une belle florai-
son de promesses. Après 1870, il traverse huit
années de recueillement et de silence. Il en sor-
tira aimanté de son fécond savoir et maître de
son originalité, enfin conquérant de lui-même.
Il a vingt-cinq ans quand il fait paraître Elën^
VILLIERS DE LISLE-ADAM 217
drame en trois actes, où l'élan juvénile épouse les
hautes préoccupations d'un esprit en ascension,
où déjà une page, le songe d'opium, doit de-
meurer célèbre. Déjà Villiers était un semeur
d'idées. 11 en répandait opulemment le trésor au-
tour de lui, et c'est sans doute dans cette Elën
que le jeune François Coppée trouva le germe de
son gracieux Passant, qui, coulé dans une poésie
plus étroite, plus mesquine, devait séduire le
vulgaire, certainement rebelle aux tendances
plus altières à'Elën.
L^année suivante apparaît Morgane, drame eu
cinq actes. Elën et Morgane sont revêtues du
manteau romantique, dont le poète semble n^a-
voir abandonné qu'avec un certain regret le luxe
un peu puéril. Villiers ne connut pas la joie de
voir vivre ces deux pièces sur la scène. Morgane n'y
parut jamais. Elën fut représentée une fois, cinq
années après la mort de l'auteur, par le second
Théâtre-Libre, que dirigeait M. Larochelle. Elën
et Morgane, longtemps introuvables en librairie,
puisque l'auteur, ne leur souhaitant que la scène,
les avait fait tirer à un très petit nombre d'exem-
plaires, sont demeurées peu connues. Villiers^
en sa seconde période, les déprisait. D'ailleurs,
toujours en gestation d'une nouvelle beauté, il
cédait à la tendance emportant les esprits créa-
2\8 FIGURES d'ÉVOCATEURS
teurs au dédain de leurs œuvres passées. Le gé-
nial auteur d'Axel n'avait pas à dédaigner Mor-
<jane. Aocël, dans la pensée de Villiers, était uni-
quement pour le livre, Morgane était uniquement
pour la scène. Si le drame de la jeunesse du poète
ne contient pas les profondeurs étoilées du dra-
matique poème de la maturité, il montre ce-
pendant de sombres et vertigineuses beautés.
Morgane, dans la tradition celtique, est la
Vénus immortelle dont le nom signifie « née de
la mer », et, sur les côtes de Bretagne, les ma-
rins ont conservé la crainte de la « Marie-Mor-
garie », la sirène aux cheveux d'or qui les appelle
vers les récifs mortels. Ce nom redoutable,
Villiers l'entendit tout enfant, dans la baie natale
de Saint Brieuc, et, poète juvénile, il en baptisa
sa tragique héroïne. Il en signa celte femme fa-
tale qui portait en sa belle poitrine brune un
cœur déchiré de cimes et d'abîmes. La femme
fatale, tous les grands poètes l'ont montrée, par-
dessus le ricanement du vulgaire, apparaissant
dans la vie comme l'associée du Destin. Quand
l'homme en ascension vers son devenir voulu
va d'un effort placer son front sous le rayon de
l'étoile d'élection, la femme fatale surgit, mis-
sionnaire des influences adverses, et, d'une ca-
resse de ses mains longues, fait dévier le front
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 219
mâle du rayon d^étoile. Dans les œuvres de Vil-
liers, cette femme fatale apparaît toujours. C'est
Morgane, Elën, mistress Andrews, Sara. Entre
le héros encore mordu par les passions, encore
enténébré par les fumées de Tinstinct, et le lu-
mineux idéal vers lequel il tend la main, elle
interposera son ombre délicieuse et dévastatrice.
Elle étouffera les soupirs d^argoisse de l'homme
dans la volupté préordonnée de ses cheveux.
Ainsi la plupart des hommes créés par Villiers,
anxieux héros dont l'âme hautaine a des tendons
vulnérables encore, vont s'abîmer sous de mys-
térieux baisers, comme de majestueux vaisseaux
en vue du port sous les vagues nocturnes. Ainsi
Morgane emporte dans la mort son magnifique
amant, après avoir pénétré du respir de son Ascen-
dant l'aspir de l'Ascendant du beau Sergius.
Avec Morgane, Villiers de l'Isle-Adam ramenait
le théâtre à sa voie, la voie où marchèrent les Tra-
giques anciens et les grands Français et Shakes-
peare. Car le théâtre, art hiératique, doit faire
couler en ses flancs la vie apparente et la vie
mystérieuse des êtres. Au point de vue scénique,
Morgane est constituée comme un organisme
complet, comme un drame solide et d'un intérêt
haletant.
En 1870 paraissent deux fantaisies en un acte,
220 FIGURES d'ÉVOCATEURS
t^ Evasion et la Révolte. La première, de portée
moindre, ne fut représentée qu'une quinzaine
d'années plus tard, à la première soirée du Théâtre-
Libre, dans des conditions amusantes. Ce fut une
de ces petites fêtes comme les aime le Paris spiri-
tuel, car un public de choix, vivant et brillant,
s'était entassé dans une baraque en bois, au fond
du passage de TElysée-des-Beaux-Arts, à Mont-
martre, à l'appel de quelques jeunes genss'impro-
visant comédiens et criant sur les toits qu'ils al-
laient montrer du nouveau. L'Evasion, aventure
d'un forçat échappé qui renonce à égorger un
jeune couple d'amants, fut saluée d'acclamations.
Ce n'était pas la pièce, c'était le nom de son au-
teur qu'acclamait avec passion une jeunesse ar-
dente.
La Révolte avait été représentée en 1870, au
Vaudeville, grâce à l'intervention d'Alexandre
Dumas fils, qui en aimait la dure logique. Ce dia-
logue entre un époux bourgeois acharné à gagner
de l'argent, et une épouse, qui jusqu'alors asso-
ciée irréprochable, veut maintenant fuir sa geôle
et vivre, provoqua des colères et des discussions.
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 221
VI
L'œuvre théâtrale dans laquelle Villiers devait
sWfirmer en maître de la scène parut dix ans
plus tard. C'était un drame en cinq actes, le Nou-
veau Monde. Pour l'écrire, le poète avait dû s'é-
tendre sur un lit de Procuste. Une Société amé-
ricaine avait mis au concours^ en 1876, une pièce
devant présenter en scène la guerre de l'indépen-
dance américaine. Celle qui devait être estimée la
meilleure par un jury constitué à cet effet serait
représentée par les soins de cette société, et l'au-
teur recevrait une prime de dix mille francs. Un
artiste très expérimenté ne se diminue pas en exécu-
tant une commande imposant de strictes conditions
d'exécution. Il sait faire entrer son génie dans un
cadre régulier aussi bien que le déchaîner vers le
libre espace sans limites. Villiers sut avec une
magistrale habileté donner la vie à une aventure
symbolique dont les péripéties s'enchevêtrent
dans la lutte de la jeune Amérique contre la vieille
Angleterre. Comme tous les ouvriers très experts
en leur art, Villiers aimait quelquefois le tour
de force. C'était une manie chez E<%ar Poë. Tous
222 FIGURES d'évocateurs
deux étaient marqués au sceau saturnien qui at-
tribue à l'artiste le don de construire, comme il
donne à l'homme un squelette solide. Il incite
aussi les esprits qu'il sigillé à la solution des plus
ardus problèmes, au goût de vaincre la difficulté.
Villiers, qui met toujours à ses œuvres une arma-
ture précise et minutieusement ajustée, avait édi-
fié son Nouveau Monde sur une charpente qui est
une merveille d'ingéniosité. Il sut encore de cha-
cun des protagonistes faire un personnage symbo-
lique tout en lui insufflant une vie ardente et per-
sonnelle, et il leur conféra de la grandeur tragique,
parce que ses mains déposaient de l'or sur tout
ce qu'elles touchaient. Lord Ceci!, l'aristocratique
héros représentatif de la tradition anglaise, Ste-
phen Aswell, le noble champion des jeunes li-
bertés, Ruth Moore, tendre cœur fiancé à l'avenir
qui possède son amour, et lié au passé qui tient
sa générosité, cœur de femme oii se tord le conflit
générateur de tragédie, atteignent une grandeur
qu'un critique d'ordinaire moins intelligent,
J. J. Weiss, estima cornélienne. Cette pièce de
circonstance, écrite pour courir les chances déce-
vantes d'un concours, est un des plus majestueux
drames de notre temps. Le jury lui décerna le prix.
Mais la Société américaine qui avait institué le
concours faillft à tous ses engagements. Elle ne
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 223'
versa pas la prime à l'auteur et ne s'inquiéta
jamais de faire représenter la pièce.
En 1883, après les pénibles et illusoires dé-
marches destinées à emplir de lie la coupe où
boit tout poète qui fait œuvre théâtrale, l'auteur,
aidé de quelques amis, parvint à monter sa pièce
sur la scène du Théâtre-Historique, aujourd'hui
occupé par M'"'" Sarah Bernhardt. Construite pour
une mise en scène soignée, la pièce affrontait la
rampe dans les lamentables conditions qu'offrent
ces représentations de fortune : troupe d'acteurs
sans cohésion, mise en scène misérable. Mais
l'intérêt du drame et sa robuste beauté triom-
phèrent des chances adverses. La salle palpita.
La majorité des critiques dramatiques, celle dont
Je jugement s'établit dans les papotages des cou-
loirs, ne savait trop que dire. Elle reprocha à l'au-
teur de n'avoir pas été toujours sublime.
Cependant, cette reprc-sentation avait fait de
Villiers un personnage « d'actualité parisienne ».
Telles sont les mœurs présentes. Un homme peut
vivre simultanément dans la gloire et dans l'obs-
curité. Le cas est môme fréquent. La gloire est
faite par vingt esprits. La renommée est faite par
vingt voix. L'une et l'autre n'ont rien de commun
La gloire est une grande dame. La renommée est
une bonne commère. Qui que vous soyez, quel
224 FIGURES d'évocateurs
que soit votre idéal, votre œuvre, votre héroïsme,
votre fantaisie ou votre forfait, celle-ci, dès
qu'un incident vous lance sur la vague de « l'ac-
tualité parisienne », s'empare de vous et vous serre
dans ses bras inconstants. L'allégorie moderne de
la Renommée aux cent bouches, la presse pari-
sienne, est coutumière d'élans généreux, de spon-
tanéités charmantes. Elle représente bien l'hu-
meur de Paris, ouverte, généreuse et légère, mer-
veilleusement compréhensive et follement capri-
cieuse. Mais elle ne fait pas ce qu'elle veut. Elle
est une esclave soumise à des règles et à des
mœurs. Pour qu'elle ait le droit de montrer sa
sympathie à un homme, il faut qu'il soit « d'ac-
tualité ». Villiers était dans les rédactions un
personnage notoire. Sa légende y courait ; sa verve
terrible, son esprit intarissable, toute les anec-
dotes qui l'enveloppaient, l'auréolaient, plus ou
moins fausses comme presque toutes les anecdotes,
lui donnaient un grand prestige. On disait :
« Villiers ! ah ! oui ! » Exclamation qui pouvait
ainsi se traduire : « Certainement, c'est un homme
de grand talent, ou de génie. Mais qu'en faire,
puisqu'il échappe à toute classification ? » Puis,
on avait vn l'homme ; on l'avait aperçu dans les
cafés. Il venait dans les rédactions offrir un conte,
un article, qu'on n'acceptait pas toujours. Il m'a-
VILLIERS DE l'iSLE-AUAM 225
vait dit un jour : « Mon ami, quand vous aurez
travaillé vingt ans, vous pourez faire passer des
articles à trois sous la ligne dans des journaux
guipaient quelquefois ».
En même temps que le Nouveau Monde s'éclai-
rait de la rampe, les Congés CrM^/5 paraissaient en
librairie. Le nom de Villiers de l'Isle-Adam, glo-
rifié par le dernier qui le portait, fut alors jeté
aux échos de toute la presse.
VII
Villiers, qui réservait sa tendresse à ses œuvres
de haute portée, et surtout à son Axel inachevé,
n'accordait pas grande importance à ses contes.
« Bah ! disait-il, des anecdotes ! » Cependant,
nombre de ceux qu'il écrivit montrent une beauté
définitive et complète. Moins préocupé de les sur-
charger des efflorescences de sa pensée touffue, il
atteignait en chacun d'eux, avec aisance, le but
qu'il s'était fixé. Aussi, certains de ses contes
donnent cette impression de plénitude prouvant
le chef-d'œuvre. Le conte en prose ne peut accep-
ter que des paroles essentielles. C'est une forme
où se trouvent merveilleusement à l'aise les esprits
très riches, ceux dont le verbe magnétique dissi-
15
226 FIGURES d'évocateurs
mule son rayonnement sous le chatoiement des
phrases. Il maintient l'artiste dans un cadre strict,
comme le poème à forme fixe. Il adapte toutes les
émotions, depuis la terreur mystérieuse d'Edgar
Poë jusqu'à la gracieuse volupté de Boccace ;
mais il exige le don universel du poète. Il n'existe
pas, dans aucune langue européenne, de contes
plus parfaitement beaux que ceux de Villiers.
V Intersigne ^ Véra, V Amour suprême seront cer-
tainement toujours admirés comme des chefs-
d'œuvre. Dans les quatre volumes de contes qu'a
laissés Villiers, nombreux surgissent ceux qui
peuvent être cités comme des modèles, ceux dans
lesquels le poète évoque un horizon se perdant au
bord de l'infini. Il y a quelques années, un édi-
teur belge se plut à réunir dans un livre luxueux,
sous le titre heureux de Histoires souveraines
quelques-uns des plus beaux contes de l'auteur.
Mais comment faire la sélection ? Et le choix,
quoique intelligent, ne contenta point les admira-
teurs du conteur, car chacun d'eux avait ses pré-
férences personnelles.
Les Contes Cruels, qui parureut en 1883, con-
tenaient Azraël^ mystérieux poème en prose qui,
publié d'abord en 1878, sous format luxueux,
annonçait l'entrée de l'auteur, sorti de la période
des essais éclatants, dans la possession de son
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 227
génie. Huit années do silence, d'études constantes
et de méditation avaient dynamisé son ascèse. U
a traversé le dédale ténébreux qui conduit aux
cinquante portes de Lumière, et le monde oc-
culte lui a ouvert ses horizons. Il a terrassé
riUusion, et désormais il voit la réalité. 11 est,
comme disaient les Anciens, deux fois né, —
dwidja, prononcent encore les Hindous.
De Claire Lenoir^ parue sous sa première
forme en 1867, à YEve future, parue en 1886,
énorme est la distance. Dans Claire Lenoir, si
intuitif, si hanté d'étincelles soit-il, le jeune
homme trébuche. Le solide constructeur n'a
pas bien équilibré son œuvre, qui demeure dé-
concertante. Il a commis la faute de faire nar-
rer l'aventure inquiétante de Glaire Lenoir par
ce sinistre farceur de Tribulat Bonhomet. La
voix grinçante du dangereux fantoche nous
gène. Et le poète, qui plus tard déploiera un
don si prestigieux d'évoquer l'atmosphère occulte
oii se prolongent les événements dont nous ne
voyons que les phases apparentes, n'atteint
pas son but, ne parvient pas à nous emporter
dans les cycles de la terreur. Du moins a-t-il
chanté par la bouche charmante de la belle
Glaire Lenoir, dans un langage déjà magnifique,
de très belle et très pure métaphysique religieuse.
228 FIGUULS DÉVOCAÏEURS
Dans cette prodigieuse Eve future^ qu'il dé-
die « aux rêveurs, aux railleurs », il atteint do
plus hauts sommets. Tels dialogues d'Edison et
de lord Ewald s^envolent sur les cimes de
l'esprit humain. Et louvrage est à la fois la
plus solennelle glorification de l'effort de cet
esprit et la plus désespérée raillerie de sa fai-
blesse. La construction de cette délicieuse An-
dréide est une forme du Grand-OEuvre, une
adaptation de Fhomuncule cherché par des
souffleurs en alchimie. Villiers a tenu, — trop,
peut-être, — à parler dans leur langue aux
hommes de son temps. C'est pourquoi VEve future
portera sa date, tandis quMajè/ est affranchi de
cette servitude. Il s'est amusé de donner dans
son œuvre une part considérable à la science
exotérique de son temps, science transitoire qui
demain niera ce qu'elle affirmait hier. Lui qui
entend et qui parle le langage de la Science
éternelle, il s'est attardé aux tours de main de
son époque, certes très ingénieux, mais destinés
à être détrônés, dans un proche avenir, par les
tours de main d'une autre époque. Toutefois,
la réalisation, si minutieuse dans les détails, du
corps de TAndréide n'est au poète qu'un noyau
autour duquel il agrège le tourbillon solaire de
ses justes pensers, nés d'une héroïque audace
VILLIEI'.S DK l'lSLE-AUAM 229
intellectuelle. Et cette audace, chez lui, paraît
naturelle, tant il y semble voué. Toute destinée
de poète a son mystère. Les Vllliers de l'Isle-
Adam ont deux devises : « Va oultre ! » et « La
main à l'œuvre ! ». « Va oultre », c'est la parole
profonde dictée par Saturne. Va oultre ! va par-
delà, va au plus profond des abîmes du Mystère !
« La main à l'œuvre », c'est la parole dictée par
Mercure, qui favorise les laborieux ouvriers d'art.
Or Villiers a été fidèle singulièrement aux deux
devises familiales. Il fut l'un des plus profonds
entre les poètes. Il fut un merveilleux et patient
ouvrier du Verbe.
VIII
Axel est l'œuvre préférée de Villiers, celle en
laquelle son audacieux génie a essayé son plus
audacieux essor. Est-il destiné à occuper, dans
la pensée des hommes, une place à côté des grands
chefs-d'œuvre définitifs ? Villiers ne le croyait
pas. Sans doute il avait raison de ne pas le croire.
II est dans le monde des Victoires mutilées.
Elles ont surgi de quelque crypte ou de quelque
fosse, merveilleuses, mais, hélas ! incomplètes.
Statues qu'on soupçonne parfaites, qui nous im-
230 riGLHEs d'kvocatelrs
posent le concept de leur perfection, à l'une il
manque un bras ou un pied, à l'autre la tête, à
l'autre une aile. Mais telles, elles sont si belles
qu'il nous faut un effort, un malaise latent, pour
nous apercevoir de ces amputations, La Victoire
de Samothrace est décapite'e ; elle a perdu des
membres. Ce qui subsiste d'elle est si impérieuse-
ment obsédant, qu'en le voyant, nous ne savons
que nous laisser envahir par son pouvoir. Il est,
dans le monde, des Victoires mutilées. Il est des
chefs-d'œuvre qui furent trempés dans l'eau du
Styx, mais pas entièrement. Ils restent, comme
Achille, vulnérables au talon. La flèche de la cri-
tique peut les y atteindre. Achille était le plus
complet des héros. Les chefs-d'œuvre vulnérables
sont peut-être ceux qui prirent les plus magni-
fiques élans.
Axel est un chef-d'œuvre inachevé. Depuis la
première vision qu'il en perçut jusqu'à sa mort,
Tauteur y travailla, le fit passer par différents
« états », comme disent les graveurs. Nous n'au-
rons pas connu le dernier état, l'épreuve défini-
nitive. Villiers voulait modifier toute la dernière
partie, changer le dénouement, dont il voyait,
avec sa coutumière lucidité, la faiblesse. La
mort s'y opposa.
J'ai eu entre les mains le manuscrit A' Axel
VILLIEHS DK L ISLK-ADAM
231
en l'un de ses états, tel qu'il fut publié, en 1886,
par la revue la Jeune-France^ dont j'étais alors
secrétaire de rédaction. On y constate de sen-
sibles différences avec le dernier état^ celui qui
parut en librairie, après la mort de l'auteur. J'ai-
dais alors Villiers dans la correction des épreuves.
Ce n'était pas mince besogne. Nous allions à Tim-
primerie, cachée dans le faubourg Montmartre,
au fond d'un étroit passage sur les murailles du-
quel un oiselier accrochait des centaines de cages
pépiantes et chantantes. Nous regardions les oi-
seaux. Je répétai à Villiers cette parole de maître
Janus :
— Oii point de cieux, point d'ailes !
— Hélas ! fit-il, ^ Té/ n^a pas pour théâtre l'es-
pace céleste. C'est un aigle prisonnier dans une
cave, mais il s'y démène avec une telle furie,
avec un tel fracas d'ailerons, que le bruit percera
les épaisses voûtes, et l'on entendra au dehors
les clameurs de l'aigle blessé. »
Nous arrivions à l'imprimerie, où les « pa-
quets » nous attendaient « sur le marbre ».
Los épreuves étaient surchargées d'un texte nou-
veau. Souvent, une page entière avait été chan-
gée sur épreuve. A peine avais-je vérifié si les
corrections d'auteur couvrant la première épreuve
d^une claire écriture étaient toutes faites sur la
232 iMGUKi'.s i»'kv(»(;\tkuhs
seconde, que Villiers s'emparait du feuillet, ra-
turait, écrivait, prononçant à haute voix les belles
phrases sonores improvisées là, récitant, mimant,
vivant le drame extraordinaire. Et le metteur en
pages, les typos et les « typotes », sombres en
leurs sarreaux noirs comme Sara de Maupers,
s'arrêtaient de fouiller les cassetins pour regarder
cet étrange personnage qui proférait des paroles
incompréhensibles, mais captivantes comme une
incantation. Et quand Villiers s'interrompait,
on aurait pu entendre le vol d'une mouche dans
l'atelier odorant Tencre grasse.
Depuis ces jours-là, Axel fut remanié cons-
tamment. Le texte paru dans la Jeune-France,
en 1886, présente de notables différences avec
le texte paru plus tard dans Tédition Quantin.
Mais le poème, tel que nous le connaissons, n'é-
tait, dans la pensée de Tauteur, qu'une ébauche,
et il faut le considérer comme inachevé. Ce fut
l'angoisse de Villiers de voir la mort venir avant
qu'il eût pu terminer son œuvre de prédilection.
Il en déplorait le dénouement provisoire, dont
l'évidente faiblesse le blessait.
Ce n'est pas par un suicide que peut être donnée
au monde la vertu d'un « Signe nouveau ». Le sui-
cide, c'est-à-dire Taveu de l'impuissance à vivre,
est par essence stérile. Il ne peut jaillir d'une
VILLIEHS DK l'isLE-AUAM 2'3)^
tombe volontaire qu'une fleur vénéneuse. Quoi !
voici deux jeunes gens surhumains par leur gé-
nérosité native et par leur formation exception-
nelle : Axel d'Auërsperg et Sara de Maupers. Ils
ont été^ l'un et l'autre, élus du fond des âges pour
une mystérieuse prédestination. Ils ont la beauté,
la force, et devant eux s'ouvrent les plus belles
avenues qui puissent conduire à l'avenir. Ils ont
conquis la puissance conférée par un trésor qui
dépasse les limites de la richesse, au point qu'il
devient un irrésistible talisman. Plus encore :
leur jeunesse possède la clé de la Connaissance
parfaite. La jeune fille encerclée dans la règle con-
ventuelle qui concentre les forces de la vie inté-
rieure et mystique, et libre d^ailleurs d'initier son
esprit aux arcanes révélés dans les manuscrits des
Roses-Croix ; le jeune homme saturé de l'atmos-
phère quasi-surnaturelle enveloppant le formi-
dable esprit qui l'a élevé, qui l'a nourri, ce maître
Janus dont la parole semble venir du cœur même
du monde, savent, ou devinent déjà, ce que seuls
savent ou devinent les rares et suprêmes génies de
l'humanité. Oui, par intuition comme par acquisi-
tion, ils savent. Et leur aboutissement serait le
suicide vulgaire ! Non, ils savent ou ils pressentent,
ces jeunes initiés, où les conduirait la mort volon-
taire, de l'autre côté de la porte du sépulcre. Sans
234 FIGURES D'l':V<M;ATi;iliS
doute, chacun de son côté, ils ont renoncé la vie
sublime pour entrer dans le monde passionnel,
pour subir la double épreuve de l'or et de l'amour.
La passion, dont ils supportent pour la première
fois les assauts, les trouble au point de les trans-
porter hors d'eux-mêmes. Doivent-ils donc dé-
pouiller toute force originelle pour devenir im-
médiatement la proie de la démence ? De tels es-
prits sont prompts à se ressaisir. Sans doute,
comme le déclare Axel, ils ne retrouveront jamais,
s'ils survivent, une intensité égale à l'instant de
leur rencontre, de leur premier et foudroyant élan
d'amour. Mais ne doivent-ils pas accepter de vivre
dans le monde passionnel qu'ils ont souhaité ?
Refusons donc, — d'accord avec la volonté de
Villiers, — le dénouement d'yl.T^/ tel que nous le
connaissons. Nous attendions plus grandiose. Est-
ce parce qu'elle est femme que Sara ne sait of-
frir à son merveilleux amant que de banales réali-
sations ? Certains esprits n'ont pas le droit d'énon-
cer, fût-elle sertie dans le métal d'une admirable
éloquence, une banalité. Villiers est de ceux-là.
Nous ne sommes nullement surpris de la bana-
lité des conceptions de Victor Hugo. Nous savons
que sa fonction est de proférer des lieux communs
dans un porte-voix d'or. 11 est des génies dont la
mission consiste à magnifier le banal. Mais nous
I
VILUKUS UE l"iSIJ>ADA.M 235
nous étonnons quand un parent spirituel de Vil-
liers, Jean-Paul, choit de sa hauteur dans quelque
platitude allemande.
La tâche que se proposait Villiers en écrivant
Axëi était terrible. Assurément, dans sa pensée,
ce poèmô à forme dramatique n'était pas écrit
pour la scène. L'auteur ne voulait, à aucun prix,
que cette œuvre fut représentée sur un théâtre. 11
me l'affirma plusieurs fois très énergiquement.
Les discours de l'archidiacre et les sentences ini-
tiatiques de maître Janus sont pour être méditées,
non pour être jouées. Pourtant, en 1894, M. Laro-
chelle, qui présidait à la seconde phase du
Théâtre-Libre, eut l'idée hardie de monter Axel
sur les planches. L'unique représentation donnée
à la Gaité fut fort étrange. M. Larochelle jouait
le personnage d'Axel ; une jeune fomme qui aban-
donna peu après la scène, M'""^ Camée, incarna avec
intelligence Sara. Mais nous vîmes un maître Janus
qui aurait désarmé Villiers. C'était un tragédien
delà plus puissante envergure, Emile Raymond,
mort plus tard de phtisie et de misère, sans avoir
pu jamais conquérir la moindre place où montrer
l'éclat de son grand talent. 11 est des destinées
d'artistes mystérieusement maléficiées. Raymond
comprenait, devinait, sentait, vivait les propos su-
prêmes du mage. 11 envoûtait la salle du pouvoir de
'2'S(') FIGUUtOS d'évocaikurs
ce verbe adamantin. Cette salle se divisait en deux
camps. Celase passait aux temps dits « héroïques »,
au plus ardent moment de ce mouvement littéraire
de 1890. Il y avait d'une part une jeunesse vi-
brante, passionnée^, enivrée de la parole deVilliers.
Il y avait, d'autre part, la critique dramatique,
une partie de ce petit monde parisien qui, par mé-
tier ou par goût, ligure aux répétitions générales,
monde composite et bizarre, d'esprit fin, mais
routinier, expérimenté, mais ignorant, blasé,
mais naïf, monde fait d'élément les plus différem-
ment originaires, conglomérant le cuistre et l'a-
venturier, le bélître et l'inspiré, le bourgeois et
le bohème, le normalien prétentieusement rica-
neur et l'ancien chasseur de cercle promu journa-
liste de fortune. Spectacle amusant que l'ahuris-
sement de ces personnages aux sidérantes phrases
imposées par maître Janus. Ils ne savaient que
penser. Ils n'osaient même pas s'ennuyer. La ma-
gie verbale de Villiers ne leur en laissait pas le
loisir. Dehors, ils se secouèrent comme des chiens
mouillés, et les articles de critique furent comiques
au possible. Au fond, ces gens moyens, médiocres,
quelconques, n'avaient pas tort. Ils étaient venus
pour assister à un spectacle. On leur avait offert,
dans une prose gemmée, des concepts de métaphy-
sique transcendante.
VILLIERS DE l'iSLE-ABAM 237
Oui, Axel demeure Teffort de la plus auda-
cieuse ambition. Je ne vois que les anciens poètes
hindous qui aient plongé leur inspiration au
gouffre de la me'taphysique occulte avec une au-
dace égale. Mais les poètes des civilisations an-
ciennes avaient des avantages que nous ne con-
naissons pas. La formation de leur génie s'opé-
rait entre les colonnes du Temple. Certes, comme
l'affirme maître Janus, nul n'est initié que par
lui-même. Certes toute connaissance d'une cer-
taine profondeur est intransmissible. Certes au-
cun Maître digne de ce nom ne peut dire autre
chose que «je n'instruis pas, j'éveille ». Toutefois,
s'ils prétendaient, avant d'écrire leurs pensées et
leurs émotions, franchir les cinquante portes de
Lumière qui s'ouvrent sur la Gnose, la voie leur
était facile. Quand ils voulaient se dynamiser
l'âme, le réservoir immense de la Connaissance
était à leur portée. Le verbe prophétique s'élabo-
rait en eux, près des sanctuaires surchargés de
puissances latentes, avant de s'évader de leurs
lèvres. Mais aujourd'hui, quels labeurs déréglés,
quels tâtonnements découragés, quelles peines
anxieuses sont le lot du poète qui, avant de parler,
tend à posséder la certitude ! Car la parole des
agnostiques s'inscrit sur le sable. Elle ne contient
aucun principe de durée.
238 FIGURE» d'évocaïeurs
Le poète d'Axel a conquis le trésor de la Con-
naissance, aussi énorme que ramoncellcmenl
d'or et de pierreries que découvre, dans les sou-
terrains du château dAuërsperg, aux yeux un
instant éblouis du jeune margrave, le calme poi-
gnard de la belle Sara de Maupers. Et ce trésor
occulte pèse sur le poème, autant que la présence,
cachée jusqu'aux approches du dénouement, du
trésor d'or et de gemmes. De lui surgit, comme
de terre le bois d'un chêne, la construction de
l'œuvre, assurée et solide, et le logique déroule-
ment des événements générant les émotions des
personnages. Il semble que l'auteur ait noté les
signes que devait sur leurs fronts préalablement
graver la main de la destinée. Puis, dans la troi-
sième partie du drame, le Monde occulte^ chaque
parole de maître Janus incitant son jeune dis-
ciple à choisir la voie surhumaine est lourde de
significations profondes. La difficulté terrible,
c'était que le métaphysicien n'usurpât pas la
place du poète. Il n'est point de grand poète
sans certitude métaphysique. Mais dans tout
poème, le métaphysicien doit céder le pas au
poète. Il doit être près de lui, toujours présent,
mais dissimulé. Le langage du vers, maintenu
dans des règles de fer^ oblige le métaphysicien à
rester dans les dessous, à ne pas monter sur le
VILLIERS DK L ISLE-ADAM
239
Pinde où ^a parole sonnerait d'un timbre plus
froid. Mais la prose, — fût-elle aussi belle que
celle d'A.rël, — lui permet de réclamer une place
plus importante. On a dit que Shakespeare avait
mille âmes. Le poète contient une foule d'esprits,
celui du théologien, ou du métaphysicien, ou du
mage, aussi bien que celui de la bonne femme
égrenant humblement son chapelet.
Souvent Villiers a délaissé le monde de l'hu-
manité pour celui de la surhumanité. Alors il
est semblable à l'albatros que montre Baudelaire
sur le pont d'un navire. Ses ailes de géant l'em-
pêchent de marcher. Les génies suprêmes, Cor-
neille ou Shakespeare, ont leurs pieds solidement
appuyés sur la terre, sur la terre où nous vivons,
où nous souffrons, où retournent nos corps. Ils
ont aussi des ailes pour s'enlever dans les cieux
les plus mystérieux, et s'y mouvoir avec une
divine aisance. Et les hommes, leurs frères plus
faibles, s'ils perdent alors de vue leurs envolées
lointaines, entendent pourtant encore, du fond
des hauteurs, le battement de ces cœurs où se
sublimèrent leurs propres émotions.
Villiers ne classait pas Axel parmi ses œuvres
dramatiques, mais parmi ses œuvres métaphy-
siques. Quoi qu'il en soit, pour inachevée qu'il
faille la prendre, l'œuvre surgit merveilleuse et
240
FKIUIŒS D EYOCATEURS
solitaire, sans parenté dans la littérature euro-
péenne, si ce n'est, peut-être, le second Faust ou
Titan. Et c'est une parure de diamants noirs,
d'or et de perles, sur le sein généreux de la Muse
de France.
IX
Villiers de l'Isle-Adam, prince audacieux de
l'esprit celte, a emporté la littérature française
sur des cimes qu'elle n'avait jamais atteintes
avant sa venue. Est-il voué, de par son héroïque
envolée, à la solitude et à Texil ? Bien qu'il appa-
raisse encore isolé dans une couronne de nuées,
il appartient bien à son temps, et il exerce sur
lui une influence profonde.
Certains hommes reçoivent mission de relier
l'esprit de leur race à son principe. Ils sont des
chaînons de la chaîne qui le rattachent aux
hiérarchies de l'esprit. Villiers me disait plusieurs
fois : « Je suis peut-être le porte-voix derarrièrc-
pensée moderne. » Il était beaucoup plus. 11
était l'expression sonore du désir inconscient de
son époque.
Carlyle a écrit : « L'Europe demande une aris-
tocratie réelle, sans quoi elle ne peut continuer à
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 241
exister». Ikie société ne peut pas plus vivre sans
aristocratie qu'un corps sans tête. L'aristocratie
essentielle de Villiers suffirait à le signaler. Mais
surtout, sa haute sérénité d'Initié certain de sa
foi contrôlée par l'examen de son intelligence,
la pénétration de sa science et la vision de son
génie, le désigne comme un maître à une époque
éperdue de recherche anxieuse et de préoccupa-
tion dévoyée. Le siècle est àprement théologique.
Il a brisé un maillon de la chaîne qui le liait
aux Hiérarchies, et il tend désespérément les
bras vers qui le remettrait en sa voie, vers ses
maîtres. VilUiers est un de ceux-là.
Il fut, avec son ami Stéphane Mallarmé, un
précurseur de cette explosion littéraire commencée
vers 1885, et qu'on étiqueta du nom de symbo-
lisme. Ce mouvement, qui semblait devoir ré-
nover l'art et les lettres de France, et partant, du
monde occidental, et dont le point de départ était
beaucoup plus juste que celui de 1830, n'a pas
pris l'expansion espérée. La promesse obscure et
lumineuse qu'il déroulait n'est pas sortie de ses
limbes. Pourquoi? Les ardents jeunes hommes
qui semblaient devoir élargir des horizons nou-
veaux et vastes, avaient tenté de marcher dans la
vraie voie, dans l'unique. Ils voulaient du monde
et de la vie percevoir l'essentiel et l'inscrire en
16
242 FIGURES d'évocatelirs
des symboles. Ils cherchaient, sous le voile de
l'apparence, la réalité. C'est là le but réel et cer-
tain de toute poésie haute, de tout art sublime.
Mais ils s'arrêtèrent à mi-chemin. Leur audace
manqua de persévérance. Ils ne montèrent point
jusqu'à la hauteur où le sens vivant des choses
est dévoilé ; ils n'accédèrent point à l'initiation
intérieure. Ils se contentèrent de cérébrales sen-
sualités. Ils fléchirent, comme Axel, alors que
maître Janus lui disait : « Tu es dans l'âge otj le
scintillement des astres dérobe, à chaque instant,
le sentiment du Ciel. Oublie plutôt des expressions
qui, sur tes lèvres, sont purement verbales, et
dont tu ne saurais entendre le sens vivant. Ne
joue pas avec elles. Chacune de tes paroles flotte
autour de toi quelques instants, puis... te quitte ».
Il n'est jamais que les fortes individualités qui,
contre tous obstacles, s'accomplissent ; et il faut
toujours honorer ceux qui, n'ayant pas touché
leur terre de promission, tentèrent du moins de
la chercher.
Catulle Mendès, qui enviait les dons extrordi-
naires de son compagnon de jeunesse (Villiers,
avec une diction et une mimique cruellement
comiques, prononçait Catulle Abraham Mendès),
a prétendu reconnaître en lui un demi-génie.
Est-ce juste? Quand Villiers mourut, le 18 août
VILLIERS DK l'iSLE-ADAM 2i3
1889, chez les frères Saint-Jean-dc-Dieii, dans la
détresse, dans Tangoisse de laisser inachevé son
œuvre, et dans la sérénité du chrétien et de l'initie,
quand s'ouvrit pour lui la porte du tombeau qui
donne sur la gloire humaine, — si peu de chose, —
et sur la paix céleste, toute la presse parisienne,
dont la vibrante sensibilité se montre souvent si
intuitive, s'écria : « Un homme de génie est
mort! » Le génie est d'essence audacieux. Si ce-
lui-ci n'a pas toujours atteint son but, s'il n'a
pas laissé, parachevée exactement selon son vou-
loir, son œuvre, c'est que son audace fut verti-
gineuse. Il voulut, lidèle à la tradition des grands
Anciens, donner à cette œuvre une signification
vivante dont l'essor se perpétue en des horizons
de plus en plus lointains. Il avait, pour prendre
une expression chère à son premier maître Hegel,
« saisi le Mystère », et il voulait en inscrire le
reflet dans la parole humaine. C'est le secret de
l'incantation, que, intuitif ou savant le poète doit
connaître et sentir, doit voir vivre. Plusieurs fois
Villiers y fait allusion. Ecoutons cette phrase de
r Eve future : « Sans doute n'estimait-il, dans la
vibration du mot, que cet insaisissable au-delà
dont le magnétisme, inspiré par la Foi, peut pé-
nétrer un vocable dans 1 instant oii on le profère ».
Et c'est une œuvre de ténèbres, réalisée par la
244 FIGURES d'évocateurs
magie verbale, que dénoncent ces phrases d'A-
kédysséril : « Ah ! les délations de mes phaodjs
sont profondes. Elles mont éclairé sur certaine
détestable puissance dont tu disposes ! Us ont at-
testé, en un serment, les Dévas des Expiations
éternelles, que nulle arme n'est redoutable auprès
de l'usage où ton noir génie sait plier la parole
des vivants. Sur ta langue, aflirment-ils, s'entre-
croisent, à ton gré, des éclairs plus fallacieux,
plus éblouissants et plus meurtriers que ceux qui
jaillisent, dans les combats, des feintes de nos ci-
meterres. Et lorsqu'un esprit funeste agile su
torche au fond de tes desseins, cet art, ce pouvoir,
plutôt, se résout, d'abord, en... en des suppositions
lointaines, motivées subtilement et suivies d'af-
freux silences... Puis, — des inflexions très sin-
gulières de ta voix éveillent... on ne sait quelles
angoisses — dont tu épies, sans trêve, l'ombre
passant sur les fronts. Alors — mystère de toute
raison vaincue ! — d'élranges conso/inafices, oui ,
presque nulles de signilication, — et dont les ma-
giques secrets te sont familiers, — te suffisent
pour effleurer nos esprits d'insaisissables, de gla-
çantes inquiétudes ! de si troubles soupçons qu'une
anxiété inconnue oppresse, bientôt^ ceux-là mêmes
dont la déflance, en éveil, commençait à te regar-
der fixement. Il est trop tard. Le verbe de tes
VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 245
lèvres revêt, alors, les reflets bleus et froids des
glaives, de l'écaillé des dragons, des pierreries.
Il enlace, fascine, déchire, éblouit, envenime,
étouffe... et il a des ailes ! Ses occultes morsures
font saigner l'amour à n'en plus guérir...»
Villiers do Ilsle-Adam a proféré une parole
solennelle, aimantée d'une âme participant à la
vie des suprêmes esprits, une parole accordée au
verbe divin. Il descendait d'un grand-maître de
ces Templiers qui avaient fait serment « de
protéger et de défendre l'Eglise catholique, apos-
tolique et johannite ». Il se dresse sur notre
temps comme l'un des plus purs représentants
de l'initiation celtique, dont la chaîne s'envelop-
pant, à travers les siècles, dans le dogme drui-
dique, puis dans le dogme catholique, est assez
solide encore pour rattacher aux sources céleste?
dévie l'esprit du monde de l'Occident.
L
1
TABLE DES MATIÈRES
Charles Baudelaire ou le Divinateur douloureux. 6
Alfred de Vigny ou le Désespérant(. ... 69
Barbey d'Aurevilly ou le Croyant 109
VillJers de risIe-Adam ou l'Initié 177
"^
Vannes. — Imprimerie LAFOLYE Frères.
Lo Bibliothèque
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The Librory
University of Ottowo
Dot* dut
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APR 10
1972
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1
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^ ''EV. 799:1
2t) FEV. 1993
a39003 002562^93b
CE PQ 2191 r ;
.Z5(^5 1913
CCO MICHELET, VI FIGURES D«EV
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Envoi franco contre mandat
Vannes. — Inip. LAFOLYK Fhêhei. 2. place des Liées.