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Full text of "Figures et doctrine de philosophes : Socrate - Lucrèce - Marc-Aurèle - Descartes - Spinoza - Kant - Maine de Biran"

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FIGURES  ET  DOCTRINES 


DB 


PHILOSOPHES 


Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  en  1918. 


DU  MÊME  AUTEUR 


Le  Problème  moral  dans  la  philosophie  de  Spinoza 
et  dans  l'histoire  du  Spinozisme.  Un  vol.  in-S»  de  xii- 
569  pages.  F.  Alcan,  éditeur.  (Épuisé.)  1893. 

La  Philosophie  pratique  de  Kant.  Un  fort  vol.  in-8»  de 
iv-7o6  pages.  (Couronné  par  l'Académie  française.)  F.  Alcan, 
éditeur.  1905. 

Les  Fondements  de  la  métaphysique  des  mœurs  de 
Kant.  Traduction  nouvelle,  avec  introduction  et  notes.  Un 
vol.  in-12  de  210  pages.  Ch.  Delagrave,  éditeur. 

Le  Spinozisme.  Un  vol.  in-8»  de  215  pages,  à  la  Société  fran- 
çaise d'Imprimerie  et  de  Libraiiie.  1916. 

L'Esprit  philosophique  de  l'Allemagne  et  la  Pensée 
française.  Une  brocJaure  in-16  de  43  pages.  Blocd  et  Gay, 
éditeurs. 

Une  Théorie  allemande  de  la  culture  :  TV.  Ost-wald 
et  sa  philosophie.  Une  brochure  in-16  de  31  pages.  Bloud 
et  Gay,  éditeurs. 

La  Philosophie  française.  Un  vol.  in-16  de  vni-368  pages. 
Plon-Nourrit  et  C'«,  éditeurs. 


l'AHIS.    TYP.    PLON-NOURRIT    ET    C'«,    8,    RUIC   GAIIANCIÈRE.    —    25960. 


VICTOR  DELBOS 

-iBMBRE  rr  t'ryfTiTUT 

PKoïïSSZi  -ORBOXSH 


FIGURES  ET  DOCTRINES 


DB 


PHILOSOPHES 


SOCBATS    —     LUCRECE     —     MARC-AURELK 

DESCARTES 
iPIXOZA    —     KAXT     —    M.VIXB    DB    BIBAN 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOUKRIT  kt  CMWPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     ROE    GABANCIKRE     —    6' 


4921 

Tous  droits  réienré» 


Droits  de  reproJuclion  et  de  fraducliiB 
réseivt-s  pour  tous  pays. 


AVERTISSEMENT 


Lorsque  surpris  par  la  maladie  en  pleine  acti- 
vité Victor  Delhos  a  succombé  à  cinquante-trois 
ans  le  16  juin  1916,  il  laissait,  outre  d'importants 
manuscrits  qui  pourront  être  pubHés,  un  ouvrage 
complètement  achevé  qu'il  avait  lui-même  remis  à 
l'éditeur  peu  de  semaines  avant  la  guerre.  Au 
cours  des  deux  années  précédentes,  il  m'avait 
maintes  fois  entretenu  de  l'attentive  «  mise  au 
point  »  des  différentes  conférences  qui,  réunies  en 
volume,  développées  et  illustrées  de  citations 
expressives,  devaient  selon  son  désir  devenir  de 
plus  en  plus  accessibles  à  tous  les  esprits  cultivés. 
Le  1"  juin  1914  il  m'écrivait  :  «  Je  viens  de  com- 
pléter les  études  qui  composent  mon  petit  livre  : 
Figures  et  doctrines  de  philosophes.  Il  est  mainte- 
nant entre  les  mains  de  l'imprimeur.  Il  paraîtra 
sans  doute  en  octobre.  Je  voudrais  qu'il  fît  quel- 
que bien.  » 

11  faut  que  ce  vœu  soit  exaucé.  Si,  même  avant 
la  iin  de  l'horrible  tourmente  qui  en  a  retardé  l'ap- 
parition, nous  publions  cet  ouvrage,  c'est  parce 
qu'il  fait  honneur  à  la  France  et  à  l'humanité, 
c'est  parce  qu'il  est  «  bienfaisant  ». 


II     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

Plus  que  jamais  il  est  bon  de  proposer  aux  médi- 
tations ces  grandes  œuvres  de  la  pensée  philoso- 
phique dont  «  il  n'est  aucune  qui  ne  puisse  contri- 
buer à  faire  comprendre  et  à  orienter  la  vie  »  ;  qui 
ne  mette  «  à  notre  service  quelque  façon  de  culti- 
ver notre  âme  et  de  nous  rendre  meilleurs  »  ;  qui  à 
des  degrés  divers  «  n'apprenne  aux  hommes,  selon 
un  mot  autrefois  très  usuel  parmi  les  philosophes, 
la  sagesse  ».  Dans  la  douleur  profonde  que  cause 
à  tous  les  amis  de  «  la  sagesse  »  la  disparition 
prématurée  d'une  telle  «  figure  de  philosophe  », 
c'est  une  consolation  de  penser  que,  l'enseigne- 
ment de  Victor  Delbos  continuera  de  porter  des 
fruits. 

Maurice  Bi.ondel. 


AVANT-PROPOS 


Les  études  qui  composent  ce  volume  ont  été,  à 
l'origine,  «les  conférences  à  l'adresse  d' auditoires 
quelque  peu  dissemblables,  mais  qui  avaient  ce 
caractère  commun  de  n'être  préparés  à  les  enten- 
dre que  par  une  culture  générale  et  par  la  curio- 
sité des  questions  philosophiques,  non  par  une 
éducation  et  des  connaissances  spéciales. 

Écrites  après  coup,  quelques-unes  pour  satis- 
faire à  l'engragement  de  les  laisser  paraître  dans  des 
Revues,  elles  ont  reçu  des  développements  que  ne 
comportait  pas  une  exposition  orale,  et  elles  ne  se 
sont  pas  interdit  de  demander  à  des  lecteurs  un 
plus  grand  effort  que  celui  qu'elles  pouvaient 
exiger  d'auditeurs.  Elles  ont  continué  néanmoins 
à  éviter  les  explications  et  les  formules  trop  tech- 
niques. Elles  ont  tâché  d'être  exactes  sans  préten- 
dre être  complètes,  et  de  rester  largement  accessi- 
bles sans  se  contenter  de  généralités  vagues,  et 
sans  négliger  ou  altérer  l'essentiel. 

Si  elles  ont  été  réunies  dans  ce  recueil,  c'est 
qu  elles  se  sont  trouvées  avoir,  sans  préméditation 
primitive  et  malgré  la  diflérence  des  sujets,  cer- 
tains traits  qui  les  rapprochent.  Elles  présentent 


IV     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

des  doctrines  qui  sont  assurément  parmi  les  plus 
importantes  que  la  pensée  philosophique  ait  pro- 
duites; mais  elles  les  présentent  dans  leur  rapport 
direct  avec  la  personnalité  des  philosophes  qui  les 
ont  soit  créées,  soit  prises  à  leur  compte  ;  et  elles 
les  présentent  surtout  en  raison  de  leurs  façons  de 
comprendre  et  d'orienter  la  vie  humaine. 

Certes  les  systèmes  philosophiques  ont,  en  de- 
hors des  circonstances  où  ils  ont  apparu,  une  signi- 
fication intrinsèque  qui  autorise  à  les  considérer 
et  à  les  juger  en  eux-mêmes.  Toutefois,  quand  ils 
sont  exclusivement  aperçus  dans  la  suite  logique 
de  leurs  idées  constitutives,  ils  peuvent  sembler 
bien  lointains.  Ils  se  rapprochent  de  nous  au  con- 
traire et  nous  invitent  presque  à  plus  de  familiarité 
quand  ils  se  montrent  à  travers  des  physionomies 
individuelles,  si  originales  qu'elles  soient.  Ils  ma- 
nifestent ainsi  qu'ils  ont  participé  à  des  existences 
d'hommes,  soit  pour  en  refléter  intellectuellement 
certains  aspects,  soit  pour  y  imprimer  par  la  force 
d'idées  agissantes  des  marques  profondes.  Ils  ne 
fontpas  alors  communiquer  seulement  des  concepts 
avec  des  intelligences,  mais  des  personnes  avec  des 
personnes. 

Peut-être  les  doctrines  dont  il  est  question  dans 
ce  livre  souffriraient-elles  encore  moins  que 
d'autres  l'oubli  du  tour  d'esprit  et  du  genre  de 
caractère  des  philosophes  qui  les  ont  professées. 
S'aviserait-on  de  parler  de  la  philosophie  de  So- 
crate  sans  le  faire  voir  lui-même,  sans  peindre  au 
moins  sa  nature  morale,  sans  essayer  de  prendre 
sur  le  vif  les  actes  et  les  procédés  d'enseignement 


AVANT-PROPOS  v 

par  lesquels  il  remplissait  sa  singulière  vocation, 
sans  remettre  sous  les  yeux  quelle  fut  sa  manièie 
de  vivre  et  sa  manière  de  mourir?  Plus  stricte  est 
la  fidélité  de  Lucrèce  à  l'épicurisme,  doctrine  de 
prudence  étroite  et  bien  réglée,  plus  \-ivement  res- 
sort la  puissance  de  pénétration  morale  qu'il  lui 
confère  par  l'éclat  de  son  imagination,  la  fougue 
de  sa  conviction  et  de  sa  propagande,  la  contagion 
de  ses  tourments  peut-être  mal  apaisés,  le  frémis- 
sement de  sa  sympathie  pour  toutes  les  misères  et 
toutes  les  agitations  humaines.  Marc-Aurèle  et 
Maine  de  Biran  ont  également  écrit,  chacun  à  sa 
façon,  un  Journal  intime  :  Marc-Aurèle  pour  se  re- 
trouver, parmi  les  lourdes  obligations  de  sa  charge 
impériale,  directement  en  lace  de  son  idéal  stoï- 
cien, en  rappeler  les  exigences  et  se  mesurer  par 
elles  ;  Maine  de  Biran  pour  tâcher  de  se  saisir  tel 
qu'il  est  dans  les  fluctuations  et  les  contrariétés  de 
sa  nature,  travailler  à  conquérir  grâce  à  son  expé- 
rience même  la  doctrine  qui  lui  assure  la  plénitude 
du  calme  et  de  la  possession  de  soi  :  la  diversité  de 
leur  temps,  de  leurs  conditions,  même  de  leurs 
espèces  d'analyse  personnelle  n'empêche  pas  qu'ils 
ne  s'appliquent  semblablement,  l'un  et  l'autre,  à  sui- 
vre du  regard  intérieur  le  plus  attentif  et  le  plus  péné- 
trant le  double  mouvement  de  leur  âme  à  leur  philo- 
sophie et  de  leur  philosophie  à  leur  âme.  Comment 
la  signification  de  leurs  pensées  ne  s'enrichirait-elle 
pas  du  témoignage  qu'ils  en  ont  donné  dans  l'inti- 
mité de  leur  conscience  ?  Malgré  ce  qu'a  de  plus 
exclusivement  intellectuel  l'autobiographie  qui 
constitue  une  part  du  Discours  de  la  Méthode^  il  es' 


VI     FIGURES   ET    DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

cortain  que  Descartes,  par  l'histoire  qu'il  nous 
offre  de  la  formation  de  son  esprit,  de  la  décou- 
verte de  sa  méthode  et  de  l'élaboration  de  sa  doc- 
trine, nous  rend  incomparablement  plus  saisis- 
sante la  révolution  philosophique  qu'il  a  opérée. 
Même  il  n'est  pas  indifférent  que  sa  façon  de  phi- 
losopher n'ait  eu  rien  de  professionnel,  que  ses  in- 
ventions et  ses  spéculations  quoique  conduites 
par  ordre  aient  apparu  au  cours  d'une  vie  errante, 
souvent  occupée  d'autres  soins  et  d'autres  curio- 
sités :  ainsi  nous  devient  plus  sensible  la  liberté 
qu'il  attribuait  à  l'exercice  de  la  pensée.  Encore 
Descartes  n'avait-il  pas  engagé  dans  sa  philosophie 
son  existence  tout  entière  et  le  souci  de  son  sa- 
lut. Mais  Spinoza,  cartésien  en  quelque  mesure, 
est  philosophe  pour  de  tout  autres  motifs  que  Des- 
cartes, pour  des  motifs  qu'achèvent  de  rendre  tra- 
giques et  pressants  ses  conflits  avec  les  ministres 
et  les  docteurs  de  la  foi  juive  :  la  philosophie,  c'est 
la  demeure  spirituelle  qu'il  est  obligé  de  se  créer 
hors  de  la  maison  dont  il  ne  s'était  que  discrète- 
ment retiré,  mais  qui  maintenant  s'est  fermée  vio- 
lemment à  lui  et  le  laisse  exposé  à  toutes  les  per- 
sécutions et  à  tous  les  périls.  Il  ne  bâtit  pas  son 
système  seulement  pour  paraître  savant,  mais 
pour  être  sauvé,  et  sa  hardiesse  à  affirmer  qu'il  a 
trouvé  parles  ressources  de  sa  raison  avec  la  vérité 
certaine  la  joie  imperturbable,  n'est  que  l'expres- 
sion de  la  force  avec  laquelle  il  a  senti  1'  «  amour 
intellectuel  de  Dieu  »  s'imposer  à  lui  et  réprimer 
en  lui  le  sentiment  des  inquiétudes,  des  déceptions 
et  des  souffrances  de  sa  vie.  Une  existence  comme 


AVANT-PROPOS  vu 

la  sienne  est  conduite  par  le  sentiment  d'une  en- 
tière dépendance  à  l'égard  de  l'Ltre  infini.  Une 
existence  comme  celle  de  Kant  se  dirige  au  con- 
traire par  la  conscience  et  la  volonté  de  ne  dépen- 
dre que  de  soi  et  de  la  raison  intérieure  à  soi  :  elle 
rejette  d'elle  toutes  les  causes  d'inexactitude, 
d'irrégularité,  jusque  dans  les  heures  mêmes  de 
détente  et  de  loisir  ;  elle  se  concentre  sur  les 
objets  de  la  recherche  philosophique  avec  un  es- 
prit de  rigueur  et  de  suite  qui  ne  peut  souffrir  que 
les  diversions  prévues  ;  or,  s'il  a  toujours  semblé 
évident  que  la  puissance  des  convictions  morales 
chez  Kant  et  le  rigorisme  même  de  son  caractère 
formé  par  une  éducation  piétiste  se  sont  exprimés 
dans  sa  doctrine,  ne  faut-il  pas  ajouter  que  de  là 
aussi  ont  pu  provenir,  à  un  certain  degré,  la  sévé- 
rité de  ses  procédés  d'investigation,  son  désir 
d'épuration  intellectuelle  et  de  critique,  son  be- 
soin de  dissiper  la  confusion  des  idées  et  des  mé- 
thodes? 

La  connaissance  de  la  vie  et  la  représentation 
de  la  physionomie  des  philosophes  peuvent  donc 
nous  ménager  en  quelque  façon  l'accès  à  leurs 
doctrines.  Mais  il  reste  vrai  que  leurs  doctrines 
sont  infiniment  plus  que  de  simples  expressions 
de  leur  individuîdité,  qu'elles  sont  comme  des 
manifestations  de  l'esprit  humadn  aux  prises  lui- 
mt^me  avec  les  plus  hauts  et  les  plus  difficiles  pro- 
blèmes. Les  doctrines  qui  sont  exposées  dans  ce 
livre  ont  donné  à  ces  problèmes  des  solutions  di- 
verses et  même  contraires;  et  elles  font  saillir  par 
là  certaines  des  tendances  profondes  auxquelles  a 


VIII  FIGURES   ET    DOCTRINES   DE    PHILOSOPHES 

obéi  et  entre  lesquelles  s'est  partagée  la  pensée 
philosophique.  Socrate  fonde  la  science  morale;  il 
rappelle  l'homme  à  la  connaissance  de  soi  et  met 
sa  conduite  sous  l'empire  souverain  de  sa  raison. 
Il  imprime  ainsi  à  la  pliilosophie  grecque  l'idée 
qu'il  y  a  une  organisation  possible  et  nécessaire 
de  la  vie  morale  en  dehors  de  l'influence  des  pré- 
jugés et  de  la  coutume,  par  une  application  sys- 
tématique du  savoir  au  désir  qu'a  l'homme  d'at- 
teindre le  plus  grand  bonheur.  Cette  manière  de 
poser  le  problème  moral  et  d'en  conduire  l'étude 
reste  celle  de  toutes  les  morales  helléniques  et  en 
particulier  des  deux  morales  dont  l'opposition  est 
do  plus  en  plus  comme  une  alternative  pour  la 
conscience  du  monde  antique  :  l'épicurisme  et  le 
stoïcisme.  Tandis  que  l'épicurisme  ramène  la  vertu 
à  la  recherche  prévoyante  du  plaisir  tel  que  les 
sens  nous  le  font  éprouver  et  place  l'homme  dans 
un  inonde  dont  une  matière  aveugle  a  déterminé 
la  formation,  le  stoïcisme  ramène  le  bonheur  à  la 
vertu  et  fait  dépendre  la  vertu  de  l'obéissance  à  la 
raison  qui  gouverne  et  pénètre  l'univers.  Le  Chris- 
tianisme a  appelé  les  âmes  à  une  autre  vie  que 
celle  que  l'intelligence  philosophique  avait  conçue, 
à  une  vie  surnaturelle.  Mais  il  n'a  point  dispensé 
la  philosophie  de  continuer  à  rechercher  ce  qui, 
dans  la  nature  humaine,  sert  de  principe  et  de  base 
à  la  conquête  de  la  perfection  la  plus  haute.  Des- 
cartes  est  sans  doute  avant  tout  préoccupé  de  fonder 
la  certitude  de  la  science;  mais  il  déclare  lui-même 
que,  s'il  tient  à  distinguer  le  vrai  du  faux,  c'est 
qu'il  reconnaît  là  le  seul  moyen  de  voir  clair  en 


AVANT-PROPOS  ix 

ses  actions  et  de  marclier  avec  assurance  dans 
cette  We;  quoiqu'il  n'ait  point  définitiveiiierU  dis- 
posé ses  idées  sur  la  morale,  il  en  faisait  lobjet 
de  ses  méditations  les  plus  ordinaires.  En  tout  cas, 
il  était  fermement  convaincu  que  la  science  est 
stérile  si  elle  n'aboutit  pas  à  la  pratique  en  tout 
ordre;  si  riiomnie,  parla  science  de  la  nature  ma- 
térielle, arrive  à  disposer  des  forces  extérieures,  il 
peut  égalemeril,  par  une  science  tout  aussi  positive 
de  lui-même  et  de  ses  passions,  arriver  à  changer 
les  mouvements  de  sa  vie  intérieure.  Alliant  à  des 
souvenirs  de  la  morale  stoïcienne  une  inspiration 
chrétienne.  Descartes  rattache  au  plus  haut  exercice 
de  la  raison  le  contentement  de  Tàme  et  l'amour 
de  Dieu.  Spinoza,  lui,  pose  directement  le  pro- 
blème de  la  béatitude  et  du  salut,  et  il  le  résout  en 
poussant  le  cartésianisme  dans  le  sens  d'un  pan- 
théisme rationaliste;  il  appuie  l'amour  de  Dieu  sur 
la  nécessite  toute  géométrique  par  laquelle  la  Subs- 
tance absolument  infinie  a  produit  des  êtres  finis, 
simples  modes  d'elle-même;  et  ainsi  il  fait  coïn- 
cider la  plus  grande  puissance  de  notre  être, 
c'esl-à-dire  toute  notre  vertu,  avec  la  connaissance 
du  rapport  d'inhérence  qui  nous  lie  à  l'Etre  infini. 
Kant,  au  contraire,  considère  comme  illégitime  la 
prétention  de  connaître  des  réalités  absolues;  il 
emploie  sa  critique  de  la  métaphysique  tradition- 
nelle à  faire  ressortir  la  puissance  législatrice  et 
l'autonomie  de  la  raison,  dont  l'expression  su- 
prême est  la  loi  morale,  unique  règle  et  unique 
mesure  de  la  valeur  de  son  action.  C'est  à  un  tout 
autre   point   de  vue  que  celui  du  rationalisme. 


X      FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

métaphysique  ou  critique,  que  se  place  enfin  Maine 
de  Biran  :  il  en  appelle  avant  tout  à  cette  expé- 
rience intérieure,  qu'élargit  et  qu'approfondit  la 
réflexion,  pour  atteindre  ce  qu'est,  par  delà  la  vie 
animale,  la  vie  proprement  humaine;  et,  préoccupé 
de  trouver  ce  qui  peut  donner  à  notre  existence, 
naturellement  instable  et  agitée,  la  certitude  et  le 
calme,  il  conçoit,  par  delà  la  vie  humaine  dont  le 
stoïcisme  lui  paraissait  fournir  les  plus  justes  dé- 
terminations morales,  une  vie  de  l'esprit  dont  son 
christianisme  croissant  contribue  à  lui  faire  sentir 
la  réalité,  une  vie  que  caractérisent  l'abnégation 
du  moi  et  l'influence  de  la  grâce. 
V  Si  différentes  et  même  parfois  si  contraires 
qu'apparaissent  toutes  ces  doctrines,  elles  relèvent 
cependant  d'un  même  principe  qui  a  dominé  toutes 
les  morales  véritablement  philosophiques,  à  sa- 
voir, comme  dit  l'une  d'elles,  qu'il  y  a  une  «  nature 
humaine  supérieure  »  qui  s'off"re  comme  modèle 
ou  s'impose  comme  règle  à  notre  nature  humaine 
actuelle.  La  conception  de  cette  nature  humaine 
supérieure  ne  saurait  résulter  delà  seule  constata- 
tion, même  scientifique,  d'une  réalité  quelconque. 
Elle  suppose  plutôt  que  l'esprit  ne  saurait  se  laisser 
tout  entier  absorber  par  la  connaissance  des  objets; 
qu'il  possède,  par  delà  la  puissance  de  se  mettre 
au  niveau  des  choses  données  pour  les  connaître, 
la  puissance  de  se  redresser  pour  concevoir  et 
tâcher  de  réaliser  un  autre  ordre  où  il  se  recon- 
naisse plus  immédiatement  et  plus  complètement 
lui-même.  Elle  suppose  aussi  que  les  mobiles  de  la 
vie  pratique,  tour  à  tour  en  accord  ou  en  conflit, 


AVANT-PROPOS  xi 

sentiments,  passions,  tendances,  images,  idées,  ne 
sont  pas  geuleraent  des  produits,  mais  véritable- 
ment aussi  des  factem'S  qui  se  laissent  régler  et 
ordonner  dans  une  mesure  plus  ou  moins  grande 
à  l'intérieur  de  nous-mêmes,  sans  emprunter  à  un 
savoir  extérieur  plus  que  des  moyens  auxiliaires. 
Elle  suppose  donc  aussi  qu'il  y  a  des  maximes  d'ac- 
tion dont  nous  pouvons  éprouver  la  valeur  par  la 
capacité  que  nous  avons  de  les  mettre  à  l'épreuve 
et  d'en  constater  directement  l'empire  sur  nous- 
mêmes. 

Voilà  pourquoi  ces  diverses  doctrines  contien- 
nent plus  ou  moins,  avec  leur  explication  propre 
des  fins  de  la  vie,  une  large  part  d'observation 
humaine  ;  elles  rattachent  le  développement  et  le 
perfectionnement  de  notre  nature  à  un  ensemble 
de  conditions,  de  moyens  ou  de  méthodes  que 
l'expérience  de  chacun  est  à  même  de  contrôler. 
Elles  s'offrent  ainsi  sans  protection  artificielle  au 
jugement  de  ceux  qui  prennent  la  peine  de  les 
méditer.  Et  elles  méritent  certainement  toutes  que 
l'on  prenne  cette  peine.  Car  s'il  est  légitime  de 
chercher,  soit  de  préférence  dans  telle  d'entre  elles, 
soit  par-dessus  elles  toutes,  la  vérité  qui  satisfait  à 
l'explication  complète  et  à  toutes  les  requêtes  de 
notre  vie,  s'il  est  nécessaire  de  mettre  cette  vérité 
au  rang  de  régulatrice  absolue  et  d'inspiratrice 
souveraine,  elle  n'en  laisse  pas  moins  une  place 
à  l'inégalité  des  moyens  et  à  la  particularité  des 
efforts  par  lesquels  nous  pouvons  travailler  à  nous 
en  rapprocher.  Or  il  n'est  aucune  des  doctrines 
ici  exposées  qui  ne  nous  fasse  comprendre  et  ne 


XII     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

mette  à  notre  service  quelque  façon  de  cultiver 
notre  âme  et  de  nous  rendre  meilleurs.  Un  mot 
autrefois  très  usuel  parmi  les  philosophes,  que 
notre  langue  philosophique  d'aujourd'hui  paraît 
laisser  tomber  en  désuétude,  rappelle  exactement 
ce  qu'elles  ont  voulu  apprendre  aux  hommes  et  ce 
qu'elles  peuvent  en  effet,  à  des  degré»  divers, 
leur  enseigner  encore  :  la  sagesse. 


FIGURES  ET  DOCTRINES 


DE 


PHILOSOPHES 


I 

SOCRATE 


Quelle  a  été'  la  philosophie  de  Socrate?  —  De  longs 
développements  ne  doivent  pas  sembler  nécessaires 
pour  exposer  la  doctrine  d'un  philosophe  qui  n"a  rien 
écrit.  Mais  ce  philosophe  a  été'  provoqué  par  de  mul- 
tiples causes  à  remplir  sa  singulière  et  irrésistible  voca- 
tion; il  a  pensé  à  la  fois  avec  son  temps,  pour  son 
temps,  contre  son  temps;  il  a  légué  à  la  postérité,  non 
seulement  ses  idées,  mais  encore,  si  Ton  peut  dire,  sa 
personne,  sa  vie  et  sa  mort  même.  En  toute  rigueur 
on  pourrait  ramener  à  quelques  formules  simples  et 
brèves  l'essentiel  de  ce  qu'il  a  enseigné;  mais  on nau- 
rait  expliqué  par  là  ni  le  rôle  qu'il  a  joué  à  son  époque 
et  dans  son  pays,  ni  l'enthousiasme  des  disciples  qu'il 
8'est  faits,  ni  Tinimitié  des  adversaires  qu'il  s'est  sus- 
cités, ni  la  profonde  influence  qu'il  a  exercée  sur  le 
développement  de  l'esprit  humain.  Ainsi,  dès  que  l'on 
veut  se  garder  de  l'isoler  ou  de  la  réduire,  l'œuvre  de 
Socrate  apparaît  aussi  considérable  et  aussi  complexe, 
pour  ne  pas  dire  plus,  qu'aucune  de  celles  qui,  sous  la 

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2     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

forme  de  livres  philosophiques,  mettent  à  l'épreuve 
nos  facultés  dintelligence  et  d'analyse. 

* 
•  * 

Il  faut  donc  rappeler  d'abord  dans  quel  milieu  so- 
cial et  intellectuel  Socrate  est  apparu.  Au  cours  du 
v«  siècle,  une  fois  assuré  le  triomphe  de  la  Grèce 
sur  l'Orient  barbare,  il  s'était  produit  dans  les  cités 
grecques,  tout  spécialement  à  Athènes,  une  grande 
transformation  de  l'état  des  esprits  et  des  mœurs.  Les 
succès  extraordinaires  qui  venaient  d'être  remportés 
n'avaient  pas  seulement  exalté  la  conscience  publique; 
ils  avaient  fait  naître  dans  les  âmes  mêmes  des  indi- 
vidus un  besoin  d'expansion  et  d'action,  un  goût  et  une 
volonté  de  puissance  que  devait  beaucoup  plus  gêner 
que  servir  le  respect  des  institutions  et  des  croyances 
traditionnelles.  Gefurent  cesinstitutionsetces  croyances 
qui  se  trouvèrent  dès  lors  ébranlées  par  le  mouvement 
intense  et  tumultueux  des  esprits.  L'affaiblissement  en 
fut  bien  représenté  en  même  temps  que  précipité  par 
ce  qu'on  appelle  la  sophistique. 

Selon  son  sens  primitif,  le  «  sophiste  »  est  celui  qui 
fait  profession  de  science;  mais,  vers  le  milieu  du 
\'  siècle,  on  prit  l'habitude  de  donner  ce  nom,  en- 
core honorable,  à  un  groupe  d'hommes  qui  préten- 
daient apporter  et  enseigner  une  science  nouvelle.  Or, 
dès  qu'elle  fut  quelque  peu  développée,  cette  science 
nouvelle  apparut  comme  également  opposée  aux  idées 
reçues  et  aux  recherches  philosophiques.  Destinée  à 
rendre  tout  citoyen  capable  de  se  tirer  d'affaire  en  toute 
circonstance,  à  lui  assurer  les  meilleurs  moyens  d'action 
et  le  plus  grand  pouvoir,  elle  tendit  inévitablement  à  faire 
prédominer  l'individu  sur  la  tradition  et  à  dénoncer 
dans  la  tradition  tout  ce  qu'elle  pouvait  enfermer  de 
suranné  et  d'arbitraire.  Mais  si  les  sophistes  furent 
ainsi  portés  à  s'affranchir  de  l'autorité  extérieure  et  de 
la  coutume,  ce  ne  fut  point  pour  engager  les  intelli- 


SOCRATE  8 

gences  émancipées  dans  les  voies  de  la  recherche  pro- 
prement scientifique;  ce  fut  tout  au  contraire  pour  les 
en  détourner.  Ils  invoquèrent  à  cet  égard  un  argument 
qui  leur  était  fourni  par  les  écoles  philosophiques 
mêmes,  à  savoir  la  contradiction  des  résultats  aux- 
quels elles  avaient  abouti.  Et  de  fait,  dans  leur  effort 
plus  ou  moins  naïf  pour  atteindre  les  premiers  prin- 
cipes des  choses,  ioniens,  pythagoriciens,  éléates 
s'étaient  constamment  opposés  les  uns  aux  autres  : 
d'où  les  sophistes  concluaient  que  «  l'homme  est  la 
mesure  des  choses  »,  c'est-à-dire  qu'il  n'y  a  pas  de 
vérité  fixe  et  universelle.  Leur  enseignement  s'appli- 
quait donc  à  exposer  les  moyens,  non  d'établir  la 
science,  mais  de  faire  prévaloir  de  simples  opinions 
dans  l'intérêt  de  chacun;  il  avait  pour  principaux 
objets  Téristique  et  la  rhétorique. 

C'étaient  là  des  effets  dépendant  d'une  cause  plus 
générale  et  plus  relevée  :  la  culture  de  l'esprit  était  de- 
venue un  facteur  essentiel  de  la  vie  publique.  Or  il 
était  inévitable  que  cette  introduction  croissante  de 
l'activité  et  de  la  curiosité  intellectuelles  dans  tous  les 
domaines  eût  pour  suite  la  prédominance  de  la  réflexion 
sur  la  spontanéité,  du  calcul  sur  l'inspiration,  de  la 
critique  sur  la  tendance  à  l'affirmation  immédiate  et 
catégorique.  Cette  transformation  apparaît  bien  dans 
les  œuvres  littéraires  marquées  au  plus  haut  degré  du 
caractère  social,  dans  les  œuvres  dramatiques.  Com- 
paré au  théâtre  d'Eschyle  et  à  celui  de  Sophocle,  le 
théâtre  d'Euripide  est  extrêmement  plus  préoccupé  de 
dépeindre  et  d'exciter  la  sensibilité  individuelle;  il  est 
animé  en  outre  d'une  liberté  et  d'une  hardiesse  qui 
s'exercent  volontiers  contre  les  idées  traditionnelles, 
et  s'expriment  plus  d'une  fois  par  des  maximes  sophis- 
tiques. La  comédie  d'Aristophane,  si  elle  vante  élo- 
quemment  l'ancienne  éducation  morale,  ne  se  gêne 
point  cependant  çà  et  là  pour  livrer  à  la  risée  les  fonc- 
tions et  les  croyances  qui  y  étaient  étroitement  unies, 
et  elle  témoigne  bien  ainsi  de  l'impossibilité  d'une  res- 


4       FIGURES  ET  DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

tauration  pure  et  simple.  En  somme  l'évolution  de  la 
vie  sociale  ainsi  que  les  progrès  de  la  culture  intellec- 
tuelle avaient  relâché  ou  brisé  les  liens  qui  rattachaient 
la  conscience  de  l'individu  aux  convictions  et  aux 
règles  collectives.  Retrouver  dans  cette  conscience 
même  le  principe  de  fixité  et  de  régularité  qui  parais- 
sait lui  manquer,  mais  qui,  une  fois  découvert,  devait 
apparaître  comme  le  soutien  ou  le  substitut  des 
croyances  indispensables  à  l'homme  et  à  la  cité  :  telle 
fut  l'œuvre  de  Socrate. 

Socrate  tient  aux  sophistes  par  certaines  ressem- 
blances qu'il  a  avec  eux  et  par  l'opposition  qu'il  leur 
fait.  Il  leur  ressemble  extérieurement  par  la  subtilité  et 
l'argutie  de  quelques-uns  de  ses  raisonnements;  il  leur 
ressemble  d'une  manière  plus  profonde  par  la  con- 
damnation qu'il  prononce  comme  eux  sur  la  science  de 
la  nature  et  par  la  préoccupation  exclusive  qu'il  a 
comme  eux  des  choses  humaines.  Il  s'oppose  à  eux 
par  la  foi  qu'il  a  dans  la  vérité,  par  le  droit  qu'il  at' 
tribue  à  la  science,  telle  qu'elle  peut  et  doit  être  ins- 
tituée, de  régler  la  conduite  de  l'homme.  Mais  ses 
conceptions  philosophiques  ne  se  présentent  pas  en 
formules  d'école;  quoiqu'elles  contiennent  toute  une 
technique  de  la  pensée,  elles  sont  tout  d'abord  liées  à 
sa  vie,  à  sa  personnalité  et  à  sa  façon  propre  d'en- 
seigner. 

»  * 

Fils  du  statuaire  Sophronisque  et  de  la  sage-femme 
Phénarète,  Socrate  naquit  à  Athènes  vers  4G9;  il  exerça 
lui-même  pendant  quelque  temps  le  même  art  que  son 
père;  on  lui  attribuait  avec  plus  ou  moins  de  raison  un 
groupe  des  trois  Grâces  vêtues,  qui  figurait  à  l'entrée 
de  l'Acropole.  Il  reçut  l'éducation  régulière  ;  il  s'initia 
aux  questions  de  géométrie  et  d'astronomie;  il  fut  ins- 
truit des  idées  de  Parménide,  d'Heraclite,  d'Anaxagore, 
peut-être  d'Empédocle.  11  fut  en  rapport  avec  diverses 


SOCRATE  5 

personnes  dont  le  commerce  dut  étendre  ses  connais- 
sances et  surtout  susciter  ses  réflexions,  en  particulier 
avec  des  sophistes^  tels  que  Protagoras,  Gorgias,  Pro- 
dicos,  etc..  C'est  à  l'occasion  de  l'enseignement  des 
sophistes,  et  par  re'action  contre  leurs  idées  et  leurs 
procédés,  qu'il  prit  conscience  de  sa  mission,  et  il  y 
resta  fidèle  jusqu'à  sa  mort,  qu'il  encourut  pour  ne  pas 
vouloir  y  manquer.  11  s'y  dévoua  malgré  Tinsuffisance 
de  ses  ressources,  malgré  les  tracas  dune  vie  domes- 
tique que  lui  rendait  dure  le  caractère  de  sa  femme 
Xantippe,  soutenu  par  la  déclaration  de  l'oracle  de 
Delphes  qui  l'avait  proclamé  le  plus  sage  des  hommes, 
s'appliquant  sans  relâche  à  s'examiner  lui-m^nie 
comme  à  examiner  les  autres.  Xénophon  et  Plate  n 
nous  sont  également  témoins  qu'il  poursuivit  scn 
œuvre  sans  défaillance  de  son  esprit  pas  plus  que  de 
sa  volonté. 

Ce  fut  un  personnage  bien  extraordinaire  que  So- 
crate,  d'une  physionomie  bien  singulière  et  bien  saisi.s- 
sante.  Il  était  laid;  il  avait  la  figure  large,  le  nez  aplati, 
les  lèvres  épaisses,  les  yeux  saillants.  Il  négligeait  son 
extérieur  au  point  d'exciter  la  risée  publique,  portant, 
hiver  comme  été,  le  même  manteau  d'étofle  commune, 
doué  au  reste  d'une  robuste  constitution  qui  lui  per- 
mettait d'aller  nu-pieds  dans  toutes  les  saisons  et  de 
supporter  le  plus  légèrement  du  mon  le  la  fatigue  et  la 
douleur.  Sa  physionomie  intellectuelle  et  morale  était 
incomparablement  moins  simple  que  sa  physionomie 
physique.  A  vrai  dire,  beaucoup  des  vertus  qui  furent 
les  siennes,  si  on  les  dégage  de  la  forme  personnelle 
qu'il  leur  donnait,  pourraient  apparaître  uniquement 
comme  des  vertus  communes  d'honnête  homme  :  tem- 
pérance, modération,  fermeté  dans  les  idées,  exacti- 
tude dans  l'accomplissement  de  tous  les  devoirs,  civi- 
ques ou  autres,  etc.  C'est  par  là  que  sa  sagesse,  —  la 
sagesse  du  bonhomme  dont  on  lui  a  parfois  trop  exclu- 
sivement prêté  la  figure,  —  a  quelque  chose  de  familier 
et  de  peu  éclatant;  mais  ce  qui  la  relève,  et  à  une  très 


«       FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

grande  hauteur,  c'est  l'extrême  énergie  spirituelle 
qu'il  déploya  pour  en  rechercher,  à  rencontre  de  l'état 
de  dissolution  où  se  trouvaient  les  croyances  tradition- 
nelles, le  principe  ferme,  et  pour  défendre  ce  principe, 
une  fois  trouvé,  contre  l'inintelligence,  la  routine  ou  le 
parti  pris  de  scepticisme.  D'ailleurs,  môme  en  dehors 
de  l'accomplissement  de  la  mission  qu'il  s'était  donnée, 
il  eut  mainte  occasion  de  révéler  sa  force  d'âme  et  son 
courage.  Il  combattit  comme  hoplite  au  siège  de 
Potidée  et  à  la  bataille  de  Délium  avec  une  bravoure 
qui  fit  l'admiration  de  tous;  à  Potidée  il  sauva  Alci- 
biade  blessé.  Malgré  sa  volonté  de  rester  éloigné  des 
affaires  publiques,  il  dut,  comme  prytane,  participer 
en  406  à  la  présidence  de  l'assemblée  du  peuple  qui 
devait  décider  de  la  procédure  à  suivre  contre  les  gé- 
néraux vainqueurs  aux  Arginuses  :  ceux-ci  étaient  ac- 
cusés d'avoir  négligé  de  sauver  les  équipages  d'un 
certain  nombre  de  vaisseaux  gravement  endommagés 
et  aussi  de  n'avoir  pas  pris  soin  d'ensevelir  les  morts; 
se  faisant  l'écho  des  passions  populaires,  un  certain 
Gallixène  réclamait,  contrairement  à  l'esprit  de  la  cons- 
titution, sinon  à  la  lettre  de  la  loi,  qu'ils  fussent  jugés 
tous  au  scrutin  secret  et  en  bloc  :  Socrate,  jusqu'au 
bout,  refusa  de  mettre  aux  voix  la  proposition  et  faillit 
être  victime  de  sa  résistance.  Sous  la  tyrannie  des 
Trente,  délégué  pour  procéder  avec  quatre  autres 
citoyens  à  l'arrestation  illégale  d'un  adversaire  des 
gouvernants,  Léon  de  Salamine,  il  fut  seul  à  oser  re- 
fuser, et  il  aurait  sans  doute  payé  de  sa  vie  son  refus 
si  les  Trente  n'avaient  été  renversés  presque  aussitôt. 
11  défendit  donc,  à  l'occasion,  la  justice  contre  tous  les 
pouvoirs,  contre  le  peuple  et  contre  les  tyrans.  Tout  le 
monde  sait  l'héroïsme  de  sa  mort. 

* 
»  * 

Mais  où  Socrate  déploie  avec  la  plus  admirable  cons- 
tance toute  l'énergie  de  son  caractère,  c'est  dans  la 


SOCRATE  7 

lutte  contre  les  impressions  du  dehors  et  les  préjuges, 
c'est  dans  l'effort  pour  conquérir  une  vie  intérieure 
ferme.  Incapable  de  se  satisfaire  des  formes  ordinaires 
de  pensée,  il  exerce  ses  facultés  de  réflexion  avec  une 
intensité  singulière,  et  il   porte   souvent  son  intelli- 
gence à  ce  degré  de  concentration   extrême  où   elle 
semble  toute  possédée  par  les  objets   auxquels   elle 
s'applique;  et  alors  il  ne  paraît  plus  rien  voir  autour 
de  lui.  11  fut  surpris  un  jour,  nous  rapporte  Platon, 
dans  un  état  d'absorption  extraordinaire  par  ses  idées  : 
c'était  au  camp  de  PoliJée.   «  Un  matin,  on  l'aperçut 
debout,  méditant  sur  quelque  chose.  Ne  trouvant  pas 
ce  qu'il  cherchait,  il. ne  bougea  point,  et  continua  de 
réfléchir  dans  la  même  posture.  Il  était  déjà  midi;  nos 
gens  l'observaient  et  se  disaient  avec  étonnement  les 
uns  aux  autres  que  Socrate  était  là  rêvant  depuis  le 
matin.  Enfin,  vers  le  soir,  des  soldats  ioniens,  après 
avoir  soupe,  apportèrent  leurs  lits  de  camp  en  cet  en- 
droit afin  de  coucher  au  frais  (on  était  alors  en  été)  et 
d'observer  en  même  temps  s'il  passerait  la  nuit  dans  la 
même  attitude.  En  effet  il  continua  de  se  tenir  debout 
jusqu'au  lendemain,  au  lever  du  soleil.  Alors,  après 
avoir  fait  sa  prière  au  soleil,  il  se  retira.  »  Voilà  donc 
comment  sa  force  de  méditation,  en  le  détachant  des 
choses,  semblait  presque  le  ravir  à  lui-même  et  prendre 
la  forme  d'une  inspiration.   C'est  que  tous  les  con- 
trastes dont  était  faite  sa  nature  intellectuelle  se  rame- 
naient peut-être  à  un  contraste  essentiel  :  la  passion 
de  la  raison,  l'ardeur  enthousiaste  jiourles  idées  claires 
et  le  savoir  défini.  Or  ce  savoir  défini,  ces  idées  claires, 
au  lieu  d'en  rechercher  la  possession  par  des  procédés 
d'école,  c'est  par  les  moyens  les  plus  souples  et  les 
plus  libres  qu'il  les  poursuit.  Il  fréquente  volontiers  les 
hommes  et  les  femmes  de  son  temps  qui  passent  pour 
avoir  une  culture  supérieure.  Uconnaît  les  anciens  phi- 
losophes. Il  écoute  les  sophistes.  Mais  dans  ce  large 
embrassement  de  conceptions  très  diverses,  souvent 
disparates,  il  conserve  intactes,   pour  les  appliquer 


8       FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

avec  une  rare  pénétration,  toutes  ses  facultés  critiques. 
Toutes  ces  notions  ou  connaissances  qui  lui  viennent 
du  dehors,  il  ne  les  accueille  que  pour  les  examiner  et 
pour  prendre  plus  nettement  conscience  de  la  vérité 
intérieure.   Quoi  qu'il  ait  lu,  quoi  qu'il  ait  entendu,  il 
est  donc  bien,  selon  le  mot  de  Xénophon,  le  propre 
artisan  de  sa  philosophie.  Cette  façon  originale  d'ap- 
prendre se  complète  par  une  façon  originale  d'ensei- 
gner. Enseigne-t-il,  à  vrai  dire?  Non,  si  l'enseignement 
n'est  que  la  leçon  suivie  et  prolongée,  destinée  avant 
tout  à  mettre  en  évidence  le  savoir  acquis  et  la  supé- 
riorité intellectuelle  du  maître.  11  refuse  obstinément 
ce  titre  de  maître;  il  prétend  avoir  des  amis  et  des 
compagnons  plutôt  que  des  disciples;  c'est  à  eux  qu'il 
vient  demander  ce  qu'ils  pensent  et  ce  qu'ils  savent  au 
lieu  de  leur  imposer  ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  sait;  car 
pour  lui,  aime-t-il  à  répéter,  il  ne  sait  qu'une  chose, 
c'est  qu'il  ne  sait  rien.  Refusant  tout  salaire,  et  ensei- 
gnant de  la  sorte,  il  n'a  pas  de  disciples  attitrés.  Il  va 
partout,  sur  la  place  publique,  dans  les  gymnases,  dans 
les  ateliers;  il  engage  avec  tout  venant,  connu  ou  in- 
connu. Athénien  ou  étranger,  une  conversation  qui, 
partie  de  questions    souvent    triviales,    frivoles    ou 
bizarres,  tourne  par  des  voies  imprévues  aux  plus  im- 
portants des  problèmes  scientifiques  et  moraux.  Au 
besoin  il  sait  parler  à  chacun  de  ses  affaires;  il  inter- 
vient pour  conseiller,  pour  redresser,  pour  aider;  il 
réconcilie  deux  frères;  jl  rappelle  son  propre  fils  au 
respect  d'une  mère  acariâtre  et  tracassière;  à  un  riche 
il  fournit  un  intendant  pour  le  soin  de  ses  biens;  à  un 
homme  ruiné  il  recommande  le  travail  et  lui  en  vante 
la  noblesse,  s'élevant  ainsi  au-dessus  des  préjugés  de 
son  temps;  il  met  au  pied  du  mur  un  jeune  ambitieux 
qui  prétend  à  la  direction  des  affaires  publiques  et  le 
force  de  confesser  son  incompétence;  il  encourage  au 
contraire  l'ambition  d'un  homme  capable,  mais  timide 
et  trop  modeste.  Il  parle  peinture   avec   Parrhasios, 
sculpture  avec  Cliton  le  statuaire.  Il  ne  se  lasse  pas  de 


SOCRATE  9 

causer,  et  sa  causerie,  qui  sait  revêtir  toutes  les  formes, 
qui  sait  s'adapter  sans  eiïort  à  toutes  les  variétés  d'es- 
prit, abandonnée  ou  élevée^  de  ton  très  commun  ou 
de  tour  très  subtil,  ne  se  désintéresse  jamais,  dans  ses 
apparentes  négligences^  de  sa  fin  propre,  qui  est  la  ré- 
forme des  esprits  et  des  caractères.  Il  attire  invincible- 
ment ceux-là  mêmes  que  sa  critique  et  sa  raillerie  de- 
vraient éloigner,  ces  jeunes  gens,  élèves  des  sophistes, 
tout  fiers  de  la  science  qu'ils  ont  payée,  et  naïvement 
disposes  à  l'étaler.  11  voit  se  confier  à  lui  des  âmes 
désenchantées  aussi  bien  que  des  âmes  présomp- 
tueuses :  un  Apollodore  de  Phalère,  mécontent  de  tout 
le  monde,  las  de  lui-même,  dégoûté  de  tout,  un  Alci- 
biade,  infatué  de  lui-même,  satisfait  de  la  vie,  n'ayant 
d'autre  volonté  que  la  volonté  de  ses  caprices.  Et  c'est 
Alcibiade  qui,  dans  le  Banquet  de  Platon,  nous  dit  la 
forte  et  singulière  impression  que  produisait  sur  lui 
Socrate.  Écoutons-le  : 

«  Pour  louer  Socrate,  mes  amis,  j'userai  de  compa- 
raisons :  lui  croira  peut-être  que  je  veux  plaisanter; 
mais  ces  images  viseront  à  la  vérité,  non  à  la  plaisan- 
terie. Je  dis  d'abord  que  Socrate  ressemble  tout  à  fait 
à  ces  Silènes  qu'on  voit  exposés  dans  les  ateliers  des 
sculpteurs  et  que  les  artistes  représentent  avec  une 
flûte  ou  des  pipeaux  à  la  main;  si  vous  séparez  les 
deux  pièces  dont  ces  statues  se  composent,  vous  trouvez 
dans  l'intérieur  des  images  de  divinités.  Je  prétends 
ensuite  que  Socrate  ressemble  particulièrement  au  sa- 
tyre Marsyas.  Quant  à  l'extérieur,  Socrate,  tu  ne  con- 
testeras pas  que  cela  ne  soit  vrai;  pour  les  autres  traits 
de  ressemblance,  écoute  ce  que  j'ai  à  dire.  N'es  tu  pas 
un  effronté  railleur?  Si  tu  n'en  conviens  pas,  je  pro- 
duirai mes  témoins.  N'es-tu  pas  aussi  joueur  de  flûte, 
et  bien  plus  admirable  que  Marsyas?  Il  charmait  les 
hommes  par  la  puissance  des  sons  que  sa  bouche  lirait 
de  ses  instruments,  et  autant  en  fait  aujourd'hui  qui- 
conque répète  ses  airs;  en  effet,  ceux  que  jouait 
Olympos,  je  soutiens  qu'il  les  a  appris  de  Marsyas. 


40     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

Qu'un  artiste  habile  ou  une  méchante  joueuse  de  flûte 
les  exe'cute,  ils  ont  par  eux  seuls  la  vertu  de  nous  en- 
lever à  nous-mêmes  et  de  faire  reconnaître  ceux  qui 
ont  besoin  des  initiations  et  des  dieux  ;  car  ils  ont  un 
caractère  divin.  La  seule  différence  qu'il  y  ait  à  cet 
égard  entre  Marsyas  et  toi,  Socrate,  c'est  que,  sans  ins- 
truments, avec  de  simples  discours,  tu  fais  la  même 
chose.  Qu'un  autre  parle,  fût-ce  le  plus  habile  orateur, 
pas  un  de  nous,  pour  ainsi  dire,  n'en  garde  l'impres- 
sion. Mais  que  l'on  t'entende,  ou  que  l'on  entende  seu- 
lement quelqu'un  qui  reproduit  tes  discours,  si  pauvre 
orateur  que  soit  celui  qui  les  répète,  tous  les  audi- 
teurs, hommes,  femmes  ou  adolescents,  en  sont  saisis 
et  transportés.  Pour  moi,  mes  amis,  n'était  la  crainte 
de  vous  paraître  tout  à  fait  ivre,  je  vous  attesterais 
avec  serment  l'effet  extraordinaire  que  ses  discours 
ont  produit  et  produisent  encore  sur  moi.  Quand  je 
fécoute,  le  cœur  me  bat  avec  plus  de  violence  que  si 
j'étais  agité  de  la  danse  des  corybantes;  tes  paroles  me 
font  verser  des  larmes  et  j'en  vois  un  grand  nombre 
d'autres  ressentir  les  mômes  émotions.  Périclès  et  nos 
autres  bons  orateurs,  quand  je  les  ai  entendus,  m'ont 
sans  doute  paru  éloquents  :  mais  ils  ne  m'ont  fait 
éprouver  rien  de  semblable.  Mon  âme  n'était  point 
troublée;  elle  ne  s'indignait  pas  contre  elle-même  du 
honteux  esclavage  où  elle  était;  tandis  que,  en  écou- 
tant le  Marsyas  que  voilà,  j'ai  été  souvent  disposé  à 
penser  qu'à  vivre  comme  je  fais  ce  n'est  pas  la  peine 
de  vivre.  Tu  ne  contesteras  pas,  Socrate,  la  vérité  de 
ce  que  je  dis  là;  et  je  suis  .sûr  qu'en  ce  moment  même, 
si  je  me  mettais  à  prêter  l'oreille  à  tes  discours,  je  n'y 
résisterais  pas  et  que  j'éprouverais  les  mêmes  impres- 
sions. C'est  un  homme  qui  me  force  de  convenir  que, 
manquant  moi-môme  de  bien  des  choses,  je  néghge 
mes  propres  affaires  pour  me  charger  de  celles  des 
Athéniens.  Il  me  faut  donc  m'éloigner  de  lui  en  me 
bouchant   les    oreilles    comme    pour    échapper   aux 
sirènes;  sinon,  je  resterais  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours 


SOCRATE  H 

assis  à  la  m^'me  place  auprès  de  lui.  Il  est  le  seul  à 
éveiller  en  moi  un  sentiment  dont  on  ne  me  croirait 
guère  susceptible  :  de  la  honte  en  présence  d'un  autre 
homme.  Oui,  Socrate  seul  me  fait  rougir.  Car  j'ai  la 
conscience  de  ne  pouvoir  rien  opposer  à  ses  conseils, 
et  cependant  de  n'avoir  pas  la  force,  quand  je  l'ai 
quitté,  de  renoncer  à  la  faveur  populaire.  Je  le  fuis 
donc;  mais  lorsque  je  le  revois,  je  rougis  devant  lui 
d'avoir  manqué  à  ma  parole;  et  souvent  j'aimerais 
mieux,  je  crois,  qu'il  n'existât  pas;  et  pourtant,  si  cela 
arrivait,  je  sais  bien  que  j'en  serais  plus  malheureux 
encore;  de  sorte  que  je  ne  sais  comment  faii'e  avec  cet 
homme-là.  » 

« 
*  * 

On  n'a  pas  de  peine  à  comprendre  qu'un  tel  homme, 
par  les  apparentes  contradictions  de  son  esprit  et  de 
son  caractère,  poussant  à  l'extrême,  tantôt  l'amour  du 
bon  sens,  tantôt  le  goût  du  paradoxe,  familier  et  ex- 
centrique, railleur  jusqu'à  l'effronterie,  enthousiaste 
jusqu'à  l'exaltation,  ait  plus  d'une  fois  déconcerté  ses 
contemporains.  Au  fait,  est-ce  bien  un  vrai  Grec  que 
l'athénien  Socrate?  Ne  semble-t-il  pas  dépaysé,  étran- 
ger à  son  temps  comme  à  son  pays?  Au  milieu  d'un 
peuple  qui  a  le  sentiment  vif  des  convenances,  qui  est 
épris  de  la  beauté  extérieure,  il  vit  négligé,  insouciant 
de  tout  apparat,  proclamant  la  valeur  suprême  des 
qualités  intérieures.  La  nature  a,  d'ailleurs,  puissam- 
ment favorisé  en  lui  ce  dédain  de  l'extérieur  ;  et  sa  lai- 
deur physique,  jointe  aux  perfections  morales  qu'on 
lui  attribue,  est  comme  une  provocation  à  ces  Athé- 
niens qui  ne  peuvent  concevoir  la  vertu  du  caractère 
qu'associée  à  la  beauté  du  corps.  Comment  !  Dans  le 
corps  d'un  Silène  peut  résider  l'âme  d'un  Apollon?  Lui- 
même  passe  tout  à  fait  froid  devant  les  chefs-d'œuvre 
artistiques  qui  ornent  la  ville  et  qui  excitent  l'admira- 
tion générale  :  il  ne  semble  avoir  de  regard  que  pour 


12     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

les  principes  de  la  vie  intérieure  et  les  avantages  pra- 
tiques de  la  vertu.  Il  reproche  aux  poètes  de  produire 
par  inspiration,  non  par  réflexion.  Il  veut  que  le  terme 
de  «  beau  »  s'applique  surtout  aux  choses  utiles.  Pour- 
quoi aller  se  promener  hors  de  la  ville?  dit-il  dans  le 
Phèdre  de  Platon.  Est-ce  que  les  arbres  et  la  cam- 
pagne ont  quelque  chose  à  nous  apprendre?  Ainsi  la 
prédominance  de  la  réflexion  intellectuelle  et  le  souci 
constant  de  la  pratique  lui  donnent,  en  présence  des 
manifestations  de  la  beauté,  une  sorte  d'air  prosaïque 
et  de  sens  rassis  qui  jurent  singulièrement  avec  le 
goût  artistique,  si  spontané  et  si  fin,  de  ses  conci- 
toyens, avec  la  délicatesse  esthétique  de  la  vie  grecque. 
C'est  pourquoi  un  écrivain  comme  Nietzsche  s'est  plu 
à  dénoncer  Socrate  comme  «  passionné  dans  tout  ce 
qui  est  antihellénique  ».  Socrate,  prétend-il,  en  intro- 
duisant la  dialectique  dans  lés  choses  de  la  vie,  altéra 
le  goût  naturel  des  Grecs  et  rabaissa  leur  noblesse. 
S'il  put  fasciner  certains  jeunes  gens,  malgré  sa  lai- 
deur, ses  perpétuelles  ergoteries,  sa  haine  de  l'art,  sa 
vulgarité  de  plébéien,  c'e.st  que  les  purs  instincts  de 
l'âme  grecque  avaient  perdu  dès  lors  leur  naturelld 
harmonie  et  étaient  en  voie  de  dissolution. 

Cependant  les  caractères  antihelléniques  que,  non 
sans  de  grandes  exagérations,  l'on  relève  dans  So- 
crate, ne  l'empêchent  pas  de  refléter  dans  sa  personne, 
avec  une  remarquable  fidélité,  des  traits  essentiels  à  sa 
race  et  à  son  pays.  C'est  malgré  tout  un  Grec,  un  vrai 
Grec  que  Socrate,  un  Grec  d'Athènes.  Il  est  Grec  par 
toute  sa  vie,  par  cette  vie  vagabonde  de  laisser-aller 
et  de  loisir  qui  ne  compte  jamais  avec  le  temps,  par 
cet  amour  de  la  parole  qui  distinguait  ses  concitoyens, 
de  la  parole  libre,  vivante,  constamment  en  quête  d'es- 
prits à  solliciter;  Grec  et  Athénien,  par  la  finesse  de 
son  coup  d'œil,  le  tour  malicieux  de  son  interrogation, 
de  son  ironie,  avec  cette  apparence  railleuse  de  foi 
dans  la  science  d'autrui,  cet  art  de  paraître  dupe  alors 
qu'il  n'est  jamais  tant  sur  ses  gardes  ;  Athénien  au  su- 


80CRÀTE  il 

préme  degré,  par  son  ardeur  enthousiaste  pour  la  cul- 
ture intellectuelle,  par  la  préférence  décisive  qu'il 
accorde  aux  formes  nettes  et  lumineuses  de  la  pensée 
sur  les  intuitions  obscures  et  amorphes,  à  la  philoso- 
phie parfaitement  circonscrite  de  l'esprit  humain  sur 
les  aventureuses  et  trop  peu  humaines  philosophies 
de  la  nature.  Et  les  limites  mêmes  qu'il  impose  à  son 
sentiment,  pourtant  si  vif,  de  la  vie  intérieure,  empê- 
chent que  son  idéal  ne  soit  radicalement  détaché  de  la 
vie  grecque  pour  être,  comme  il  Ta  été  parfois,  plus 
ou  moins  assimilé  à  l'idéal  chrétien.  Car  la  vie  inté- 
rieure, c'est,  pour  lui,  avant  tout  la  liberté  de  l'esprit, 
non  la  charité  de  l'âme  ;  la  tempérance  qu'il  pratique 
et  qu'il  recommande  n'a  rien  d'ascétique  ;  elle  n'écarte 
les  jouissances  sensibles  que  tout  autant  que  celles-ci 
font  obstacle  à  la  possession  de  soi  ;  elle  gouverne  les 
penchants  sans  les  réprimer.  Socrate  a  sacrifié  sa  vie 
à  sa  mission  sans  reconnaître  le  prix  souverain  et  in- 
trinsèque du  sacrifice.  Sa  sagesse  n'est  point  condes- 
cendante; jusque  dans  ses  manifestations  les  plus  fa- 
miUères,  elle  reste,  de  par  son  principe,  altière  comme 
la  pensée.  Pour  que  plus  tard  puisse  paraître  adhérer 
au  christianisme  la  spiritualité  qu'elle  contient,  il  fau- 
dra qu'elle  soit  vivifiée  et  transfigurée  par  un  tout 
autre  principe. 

•  • 

Mais  enfin,  quelle  fut  la  philosophie  de  Socrate,  et 
comment  pouvons-nous  la  connaître,  puisque  Socrate 
n'a  point  écrit  ?  Trois  écrivains,  dont  deux  furent  des 
disciples  directs  de  Socrate,  nous  l'ont  rapportée  :  Xé- 
nophon,  Platon,  Aristote.  Mais  Xénophon  nous  l'a 
rapportée  en  la  ramenant  trop  aux  proportions  de  son 
esprit  qui  était  fort  peu  philosophique  et  avec  un  trop 
grand  souci  de  disculper  Socrate.  au  risque  de  lui  enle- 
ver son  originalité,  pour  le  révéler  inoiîensif.  Platon, 
au  contraire,  auteur  d'un  puissant  et  profond  système^ 


14     FIGURES  ET  DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

a  mêlé,  dans  les  expositions  de  ses  Dialogues,  la  pensée 
de  son  maître  à  sa  propre  pensée,  si  bien  que  la  part 
exacte  des  deux  est  fort  mal  aisée  à  faire.  Aristote,  dis- 
ciple de  Platon,  paraît  bien  nous  dire  plus  précisément 
ce  qui  revient  à  Socrate  ;  mais  les  indications  qu'il 
nous  transmet  ne  sont  plus  de  première  main  ;  il  nous 
les  fournit,  en  outre,  par  occasion  et  sans  les  coordon- 
ner. 11  y  a  donc  une  extrême  difficulté  à  dégager  de  ces 
divers  témoignages  la  doctrine  vraie  de  Socrate;  et  les 
controverses  érudites  ont  plutôt  mis  cette  difficulté  en 
relief  qu'elles  n'ont  fourni  le  moyen  de  la  résoudre  avec 
certitude,  selon  des  règles  bien  définies.  Il  ne  paraît 
pas  impossible  toutefois,  quand  on  recherche  sans 
parti  pris  quelle  fut  la  philosophie  de  Socrate,  de  la 
découvrir  à  peu  près  telle  qu'elle  fut,  sans  trop  grands 
risques  d'erreur. 

JEt  d'abord,  nous  pouvons  considérer  comme  juste 
en  gros  une  formule  bien  connue  de  Cicéron,  d'après 
laquelle  Socrate  a  détourné  la  philosophie  du  ciel.  En- 
tendons par  là  qu'il  a  renoncé  à  toute  spéculation  du 
genre  de  celle  des  astronomes,  à  toute  philosophie  de 
la  nature,  qu'il  n'a  reconnu  comme  possibles  et  fruc- 
tueuses que  les  sciences  pratiques.  Or,  parmi  ces 
sciences,  la  plus  importante  est  celle  qui  gouverne  la 
vie  de  l'homme,  la  science  morale.  Pourtant  cette 
science,  Socrate  ne  prétend  point  la  posséder  ;  il  dé- 
clare simplement  qu'il  la  cherche  et  que^  s'il  peut  la 
trouver,  ce  n'est  que  par  la  conversation  avec  autrui. 
Que  d'autres  affectent  de  l'avoir  :  il  commencera  par 
les  dépouiller  de  la  fausse  science  dont  ils  sont  imbus, 
ou  de  la  prétention  injustifiée  au  savoir  qu'ils  manifes- 
tent. Faisant  profession  d'ignorance  pour  son  compte, 
il  paraîtra  d'abord  admettre  leur  science  comme  au- 
thentique :  il  leur  demandera  seulement  de  révéler 
leur  secret  ;  il  les  interrogera  d'une  façon  de  plus  en 
plus  pressante^  soumettant  leurs  réponses  à  un  exa- 
men en  règle,  c'est-à-dire  recherchant  si  elles  contien- 
nent cet  élément  d'universalité  qui  constitue  le  vrai. 


SOCRATE  15 

Et  le  terme  de  cette  épreuve,  c'est  l'aveu  imposé  à  ses 
interlocuteurs  de  leur  ignorance  réelle,  vainement 
masquée  par  un  étalage  de  science  irompeuse.  Socrate, 
qui  dit  ne  rien  savoir,  a  la  conscience  claire  des  condi- 
tions de  la  science  ;  le  sophiste  ou  son  élève,  qui  disent 
savoir,  ne  savent  même  pas  à  quelles  conditions  on 
sait,  loin  d'être  en  mesure  d'y  satisfaire.  C'est  dans  ce 
rapport  de  Socrate  à  ses  interlocuteurs  que  se  mani- 
feste son  ironie,  qui  n'est  pas  simplement  une  sorte  de 
simplicité  affectée  et  de  familiarité  railleuse,  qui  est  en 
outre,  dans  son  fond,  un  procédé  de  discussion  cri- 
tique, au  moyen  du  dialogue. 

La  conclusion  à  laquelle  conduit  l'ironie  n'est  néga- 
tive qu'en  apparence  si  l'on  prend  bien  dans  tout  «on 
sens  la  devise  qui  peut  la  résumer  et  qui  a  pour  elle 
l'autorité  de  l'oracle  de  Delphes  :  Connais-toi  toi-même. 
Cette  connaissance  de  soi  a  l'avantage  positif  d'éclai- 
rer tout  homme  sur  ce  qu'il  doit  et  ce  qu'il  peut,  de  le 
sauver  des  illusions  souvent  funestes  qu'il  se  fait  sur 
ses  semblables  comme  sur  lui-même.  <  N'est-il  pas 
évident,  dit  Socrate  chez  Xénophon,  que  les  hommes 
ne  sont  jamais  plus  heureux  que  lorsqu'ils  se  connais- 
sent eux-mêmes,  ni  plus  malheureux  que  lorsqu'ils  se 
trompent  sur  leur  propre  compte  ?  En  effet,  ceux  qui 
se  connaissent  eux-mêmes  sont  instruits  de  ce  qui  leur 
convient,  et  distinguent  les  choses  dont  ils  sont  capa- 
bles ou  non.  Ils  se  bornent  à  faire  ce  qu'ils  savent, 
cherchent  à  acquérir  ce  qui  leur  manque,  et,  s'abste- 
nant  complètement  de  ce  qui  est  au-dessus  de  leur 
connaissance,  ils  évitent  les  erreurs  et  les  fautes.  Mais 
ceux  qui  ne  se  connaissent  pas  eux-mêmes  et  se  trom- 
pent sur  leurs  propres  forces  sont  dans  la  même  igno- 
rance par  rapport  aux  autres  hommes  et  aux  choses 
humaines  en  général  ;  ils  ne  savent  ni  ce  qui  leur 
manque,  ni  ce  qu'ils  sont,  ni  ce  qui  leur  sert  ;  mais, 
étant  dans  l'erreur  sur  ces  choses,  ils  laissent  échap- 
per les  biens  et  ne  s'attirent  que  des  maux.  »  La  con- 
naissance de  soi,  c'est  la  science  première  et  la  science 


16     FIGURES   ET    DOCTRINES    DE   PHILOSOPHES 

qui  suffit.  Or,  si  elle  réussit  à  régler  la  conduite  hu- 
maine, ce  ne  peut  être  que  par  ses  caractères  propres, 
qui  sont  avant  tout  son  intériorité  et  l'universalité  de 
son  objet.  Connais-toi  toi-mi^me,  cela  veut  dire  :  re- 
nonce à  chercher  hors  de  toi,  à  apprendre  par  des 
moyens  extérieurs  ce  que  tu  es  réellement  et  ce  qu'il 
te  convient  de  faire;  reviens  à  toi,  non  pas  certes 
pour  te  complaire  en  tes  opinions  et  dispositions  indi- 
viduelles, mais  pour  découvrir  en  toi,  par  la  réflexion, 
ce  qu'il  y  a  de  constant  et  d'universel,  ce  qui  appar- 
tient à  la  nature  humaine  en  général  :  et  agis  en  accord 
avec  ce  type  permanent  et  exemplaire  d'humanité  qui 
est  ton  véritable  toi-même.  Conception  d'une  extrême 
importance,  puisqu'elle  réforme  radicalement  l'idée 
que  l'on  se  faisait  de  la  science,  puisqu'elle  défend 
d'entendre  la  science  comme  une  chose  qui  peut  se 
communiquer  du  dehors,  se  transvaser  d'un  esprit 
dans  un  autre,  puisqu'elle  proclame  qu'en  tout  esprit 
humain  existe  la  science  qui  intéresse  l'homme  et  qui 
n'a  besoin  que  d'être  dégagée.  Dès  lors  aussi  le  rôle 
du  maître  change  complètement;  c'est  le  rôle  d'un 
auxiliaire  qui  assiste  simplement  les  esprits  pour  les 
aider  à  produire  leurs  idées  et  pour  examiner  si  elles 
sont  viables,  mais  qui  ne  saurait  prétendre  sans  absur- 
dité enfanter  le  vrai  à  leur  place.  Le  maître  ne  sait  pas 
plus  que  le  disciple;  il  cherche  comme  lui  et  avec  lui. 
Le  dialogue  n'est  pas  un  procédé  extérieur  et  acciden- 
tel d'enquête  et  d'exposition  ;  il  est  l'expression  essen- 
tielle de  l'effort  en  commun  pour  dégager  la  vérité  in- 
térieure  aux  esprits. 

•* 
«  * 

Cependant  cet  effort  a  sa  règle  dans  certaines  condi- 
tions logiques,  qui  en  respectent  du  reste  roriginalité. 
Aristote  nous  apprend  que  Socrate  pratiquait  l'induc- 
tion et  la  définition  par  l'universel.  Qu'était-ce  au 
juste?  Des  exemples  fournis  par  Xénophon  nous  l'ex- 


SOCRATE  47 

pliqiient.  Voici  une  proposition  générale  :  les  hommes 
se  soumettent  volontiers  en  toutes  choses  à  ceux  qu'ils 
croient  les  plus  habiles.  Cette  proposition  ge'nérale  ré- 
sulte de  la  considération  des  faits  particuliers  sui- 
vants :  dans  lu  maladie,  on  obéit  au  médecin  que  Ion 
juge  le  plus  expérimenté,  en  mer  au  pilote  le  plus 
adroit,  en  matière  d'agriculture  à  l'agriculteur  le  plus 
renommé,  etc.  C'est  en  dégageant  lélément  commun 
de  ces  faits  particuliers  que  Ton  remonte  à  la  proposi- 
tion générale,  ce  qui  est  proprement  induire.  Quand  la 
proposition  générale  a  été  ainsi  établie,  il  est  du  reste 
possible  de  l'appliquer  à  d'autre  cas  que  ceux  dont  elle 
a  été  induite.  Ailleurs  Socrate  interroge  Euthydèmeet 
obtient  de  lui  l'aveu  qu'il  aspire  à  commander,  et  que 
pour  exercer  le  commandement  la  justice  est  indispen- 
sable. Qu'est-ce  donc  que  la  justice?  L'homme  injuste, 
dit  Euthydème,  est  celui  qui  ment,  qui  trompe,  qui 
vole.  Mais,  observe  Socrate,  il  y  a  des  cas  dans  les- 
quels il  est  permis  de  mentir,  de  tromper,  de  voler  ; 
c'est  lorsque  l'on  a  affaire  à  des  ennemis.  Nous  dirons 
donc  que  ces  actions  ne  sont  injustes  que  lorsqu'elles 
atteignent  des  amis.  Cependant  nous  arrêterons-nous 
là?  N'y  a-t-il  pas  des  cas  où  ces  actions,  même  envers 
des  amis,  sont  permises?  Un  général  ne  peut-il  pas 
donner  du  courage  à  son  armée  par  un  mensonge?  Un 
père,  user  de  supercherie  pour  faire  prendi*e  un  re- 
mède à  son  fds?  Un  ami,  dérober  à  un  ami  les  armes 
avec  lesquelles  il  voulait  se  tuer  ?  Disons  donc  : 
l'homme  injuste  est  celui  qui  ment  à  ses  amis,  qui  les 
vole  ou  les  trompe,  pour  leur  nuire.  Ainsi  le  procédé 
inductif  de  Socrate  consiste  à  comparer  un  certain 
nombre  de  cas  particuliers  pour  en  dégager  un  carac- 
tère commun  et  général,  qu'exprimera  la  définition. 
Il  s'appuie  sur  une  confrontation  d'exemples  variés 
afin  d'éviter  le  péril  des  généralisations  précipitées  et 
aussi  de  spécifier  exactement  les  propriétés  qui  prépa- 
rent ou  qui  servent  à  définir.  Il  use  donc  des  précau- 
tions que  requiert,  pour  ne  point  aboutir  au  vague  ou 


48     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

à  l'arbitraire,  le  passage  du  particulier  au  général  ;  et 
en  cela,  malgré  l'imperfection  de  ses  moyens  de  véri- 
fication et  de  critique,  il  paraît  déjà  observer  les  con- 
ditions de  prudence,  les  exigences  de  révision  et  de 
contrôle  auxquelles  se  soumet  en  pleine  conscience  l'in- 
duction scientifique  moderne.  Toutefois  l'induction  so- 
cratique, outre  qu'elle  n'est  pas  encore  très  rigoureu- 
sement constituée  comme  méthode,  a  des  traits  qui  lui 
viennent  de  ce  qu'elle  ne  vise  pas  à  la  connaissance 
des  lois  de  la  nature  et  de  ce  qu'elle  prétend  en  retour 
fournir  des  règles  à  la  conduite;  elle  prend  donc 
pour  points  de  départ  non  pas,  comme  l'induction 
scientifique  moderne,  des  faits  dépouillés  de  toute 
marque  humaine,  mais  bien  au  contraire  les  discours 
et  les  opinions  des  hommes  sur  ce  qui  les  intéresse 
pratiquement  et  moralement,  et  la  définition  contient 
l'essence  universelle  des  pratiques  et  des  vertus  dont 
traitent  ces  opinions  et  ces  discours. 

* 
*  * 

C'est  par  une  science  de  cette  sorte,  et  seulement 
par  elle,  que  peut  se  restaurer,  ou  mieux,  que  peut 
véritablement  s'établir  la  moralité.  L'honnêteté  mo- 
rale traditionnelle,  uniquement  soutenue  par  l'autorité 
et  la  coutume,  est  incapable  de  s'adapter  à  des  condi- 
tions sociales  nouvelles,  comme  de  résister  aux  causes 
d'affaiblissement  et  de  dissolution  qui  agissent  de  plus 
en  plus  fortement  de  toute  part.  Or  quel  remède  appor- 
ter à  ce  radical  défaut,  sinon  une  science  qui  ait  la  so- 
lidité de  principes  permanents,  le  rapport  le  plus 
immédiat  à  notre  nature  intérieure,  et  qui  puisse  aussi 
nous  offrir  le  modèle  à  réaliser  en  toute  circonstance? 
Est-ce  que  l'on  ne  voit  pas  dans  tous  les  arts  et  dans 
tous  les  métiers  la  possession  des  idées  claires  mettre 
un  terme  aux  tâtonnements,  aux  maladresses,  et  con- 
duire aux  plus  sûrs  résultats  par  la  plus  exacte  appro- 
priation des  moyens  à  la  fin  ?  Pourquoi  ne  pas  compter 


SOCRATE  19 

sur  ces  mêmes  succès  dans  un  ordre  supérieur,  du 
moment  que  la  conduite  des  individus,  ainsi  que  celle 
des  sociéte's,  au  lieu  d'être  abandonnées  à  des  prescrip- 
tions injustifiées,  inefficaces,  et  souvent  incohérentes, 
dépendraient  directement  d'une  science  dont  l'im- 
muable vérité  serait  reconnue  en  chaque  âme  par  la 
raison? 

Puisque  cette  science  existe  en  effet,  et  à  la  portée 
de  toute  àme,  que  faut-il  de  plus  pour  agir  selon  la 
vérité  qu'elle  exprime  ?  Rien  de  plus  ;  et  ici  nous  tou- 
chons à  ce  que  l'on  a  appelé  le  paradoxe  socratique. 
Toute  vertu  est  une  science,  c'est-à-dire  que  la  science 
n'est  pas  seulement  la  condition  nécessaire  de  la  vertu, 
elle  en  est  encore  la  condition  suffisante.  Quiconque 
connaît  véritablement  le  bien  par  là  même  le  pratique 
et  ne  peut  s'empêcher  de  le  pratiquer.  Il  n'y  a  pas  de 
désir,  si  fort  qu'il  soit,  qui  puisse  tenir  la  science  en 
échec  quand  la  science  est  assez  parfaite  pour  éclairer 
complètement  son  objet.  Socrate  s'oppose  radicale- 
ment à  la  conviction  vulgaire  qui  imagine  que  l'on 
peut,  tout  en  voyant  le  bien,  succomber  au  mal.  Ce 
n'est  là,  selon  lui,  qu'une  apparence  très  illusoire. 
Quand  on  succombe  au  mal,  c'est  qu'on  ne  voit  pas 
vraiment  le  bien,  ou  qu'on  le  voit  seulement  dans  une 
espèce  de  vague  lueur  ou  de  demi-clarté.  La  volonté 
du  bien  est  chez  tous  les  hommes  réelle  et  indéfec- 
tible :  comment  des  hommes  pourraient-ils  vouloir 
leur  mal  ?  S'ils  pèchent  donc,  ce  n'est  point  par  une 
faute  de  leur  volonté,  mais  par  l'insuffisante  culture 
de  leur  esprit.  Personne,  proclame  Socrate,  n'est  mé- 
chant volontairement. 

Personne  n'est  méchant  volontairement,  parce  que 
personne  ne  travaille  volontairement  à  se  rendre 
malheureux.  Cette  équivalence  entre  la  vertu  et  le 
bonheur,  Socrate  l'introduit  dans  la  morale  afin  d'as- 
surer celle-ci  d'un  principe  qui  soit  hors  de  toute  con- 
testation ;  car,  que  nous  voulions  être  heureux,  c'est 
ce  qui  est  par  soi  tout  à  fait  évident.  Ce  qui  l'est  beau- 


20     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

coup  moins  à  première  vue,  c'est  que  la  vertu,  qui 
exige  si  souvent  de  si  dures  restrictions  à  nos  pen- 
chants, apporte  avec  elle  le  bonheur,  et  qu'inverse- 
ment le  vice,  qui  si  souvent  contente  nos  besoins  de 
jouissance,  entraîne  après  lui  le  malheur  ;  l'opposition 
du  bonheur  et  de  la  vertu  sei  ait  à  bien  des  égards  plus 
concevable.  Ce  fut  l'une  des  grandeurs  de  la  pensée  de 
Socrate,  que  de  ne  pas  accepter  cette  opposition 
comme  elle  s'offrait,  c'est-à-dire  en  des  termes  tels 
que  la  verlu^  privée  de  tout  fondement  naturel,  dût 
inévitablement  aller  à  sa  ruine.  11  mit  sans  doute  à 
profit,  pour  accorder  la  vertu  et  le  bonheur,  diverses 
maximes  de  la  sagesse  commune  qui  tendaient  à  iden- 
tifier l'action  bonne  avec  les  salisfacUons  ou  les  avan- 
tages qu'elle  procure,  soit  à  l'individu,  soit  à  la  so- 
ciété; il  fut  même  servi  par  certaines  ambiguïtés  du 
langage  ordinaire,  comme  celles  qui  confondaient  sous 
le  môme  nom  l'état  de  l'homme  qui  se  conduit  bien  et 
celui  de  l'homme  qui  réussit.  Il  n'en  eut  pas  moins 
l'originalité  de  proclamer  que,  si  la  vertu  est  insépa- 
ral)le  du  bonheur,  le  bonheur  complet  à  son  tour  ne 
peut  être  obtenu  que  par  la  vertu  et  ne  fait  qu'un  avec 
elle.  Il  posa  ainsi  un  principe  qui  fut  reçu  pour  indis- 
cutable par  toutes  les  morales  de  l^antiquité,  y  compris 
la  morale  stoïcienne,  et  par  bon  nombre  de  morales 
modernes.  Dans  ces  diverses  philosophies  assurément 
la  notion  du  bonheur  complet  varie  selon  la  hauteur  à 
laquelle  elles  placent  la  vertu  ;  mais  elles  admettent 
toujours  en  commun  ceci,  que  la  fin  suprême  de  notre 
activité  morale,  que  le  souverain  bien  répond  à  un  désir 
d'être  heureux  qui  est  implanté  au  plus  profond  de 
notre  nature,  et  qui,  comme  premier  moteur  de  nos  dé- 
marches, piéexiste  à  toute  délibération  et  à  tout  choix. 
La  délibération  et  le  choix  ne  sauraient  donc  porter 
que  sur  les  moyens  d'atteindre  cette  fin  à  laquelle 
nous  tendons  nécessairement.  Mais  là  encore,  d'après 
Socrate,  il  ne  saurait  y  avoir  de  place  pour  une  vo- 
lonté indéterminée;  car,  enjustifiaiit  la  fin  suprême  de 


SOCRATE  81 

notre  activité  et  en  s'y  attachant,  l'intelligence  déter- 
mine, à  rencontre  de  l'empirisme,  de  la  routine  et  des 
incertitudes  de  l'ignorance,  les  sûrs  moyens  de  l'at- 
teindre ;  elle  représente  comme  des  biens  les  formes 
essentielles  des  actions  qu'elle  juge  indispensables  au 
bonheur.  Ne  pas  se  régler  sur  ce  que  l'intelligence  dé- 
couvre comme  vrai,  ce  nest  donc  pas  seulement  une 
inconséquence  au  sens  faible  du  mot,  c'est-à-dire  un 
accident  fâcheux,  mais  toujours  possible,  c'est  une 
inconséquence  au  sens  fort,  une  contradiction  réelle 
et  complète,  une  impossibilité. 

Ce  principe,  que  de  la  connaissance  vraie  la  vertu 
découle  nécessairement,  que  par  conséquent  la  grande 
affaire,  c'est  la  droite  éducation  de  l'intelligence,  d'où 
la  rectitude  de  l'action  suivra,  a  conquis  de  par  Socrate 
une  importance  considérable.  Il  n'a  cessé  d'inspirer 
plus  ou  moins  secrètement  un  grand  nombre  de  phi- 
losophes, même  quand  ceux-ci  ont  essayé  d'en  limiter 
le  sens  et  d'en  tempérer  les  applications.  Il  exprime 
en  effet  l'idée,  très  naturelle  à  quiconque  a  foi  dans  la 
spéculation  philosophique,  que  la  vérité  communique 
sa  puissance  souveraine  à  l'intelligence  qui  la  repré- 
sente, et  de  là  à  toute  l'âme  dont  l'intelligence  est  la 
faculté  essentielle.  Selon  la  remarque  d'Aristote,  So- 
crate a  décidé  comme  si  la  partie  de  l'âme  qui  est  dé- 
pourvue de  raison  n'avait  absolument  aucune  exis- 
tence. Mais  les  limites  de  son  observation  ne  doivent 
pas  empêcher  de  rendre  justice  à  ce  qu'elle  a  eu  de 
pénétrant  et  de  fort  :  les  défaillances  intellectuelles,  si 
elles  n'établissent  pas  par  elles  seules  l'empire  des 
passions^  contribuent  du  moins  à  le  prolonger  et 
même  à  raffermir,  tandis  que  l'ordre  conçu  par  la  rai- 
son tend  à  éliminer  du  caractère  ce  qui  en  détruit 
l'unitéj  ce  qui  entretient  les  conflits  entre  les  divers 
penchants.  Partant  de  là,  Socrate  soutient  que  la  pré- 
sence de  la  pensée  claire  suffit  pour  définir  et,  du 
même  coup,  pour  produire  la  vertu.  Comment  l'évi- 
dence de  notre  bien,  irrésistible  pour  notre  pensée,  ne 


Î2     FIGURES   ET   DOCTRINES    DE    PHILOSOPHES 

le  serait-elle  pas  a  fortiori  pour  noLie  voloulé  ?  Si  le 
principe  socratique  méconnaît  un  facteur  de  la  vie  mo- 
rale que  le  Christianisme  et  d'après  lui  certaines  phi- 
losophies  comme  la  philosophie  de  Kant  mettront  au 
premier  rang,  à  savoir  la  pure  disposition  du  cœur, 
l'intention  bonne  par  elle-même,  il  a  du  moins  marqué 
avec  vigueur  le  rôle  que  peut  et  doit  jouer  l'intelli- 
gence comme  re'gulatrice  et  ordonnatrice  de  nos  ten- 
dances, comme  force  capable  de  nous  détacher  de  nos 
façons  individuelles  de  voir,  de  sentir  et  d'agir  pour 
nous  tourner  vers  l'universel.  D'autre  part,  le  principe 
socratique,  dans  le  sens  et  la  direction  que  Socrate  lui 
donnait,  est  beaucoup  moins  paradoxal  que  ne  le  se- 
rait de  nos  jours  la  formule  qui  viendrait  énoncer  que 
le  progrès  de  la  science  a  pour  conséquence  nécessaire 
le  progrès  des  mœurs  ;  car  la  science  que  Socrate  a  en 
vue,  c'est  uniquement  la  science  de  la  nature  humaine, 
et  une  science  entendue  de  façon  à  représenter  la  na- 
ture humaine  en  ce  qu'elle  a  de  général  et  d'exem- 
plaire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Socrate  opposait  énergiquement 
son  principe,  le  principe  de  la  compétence  par  la 
science,  à  tout  ce  qui  dans  la  cité  mettait  le  gouverne- 
ment sous  l'empire  d'éléments  irrationnels,  force  phy- 
sique, choix  populaire,  tirage  au  sort.  Quelle  folie, 
qu'une  fève  décide  qui  sera  magistrat,  tandis  que  l'on 
ne  tire  au  sort  ni  un  pilote,  ni  un  architecte,  ni  un 
joueur  de  flûte  !  C'est  de  la  science  que  dépend  l'art  de 
gouverner,  et  c'est  aux  meilleurs,  c'est-à-dire  aux  plus 
savants,  que  le  gouvernement  doit  être  réservé.  Con- 
séquence qui  ne  fut  pas  sans  émouvoir  les  hommes 
politiques  du  temps.  Mais  Socrate  n'allait  pas  aux 
applications  extrêmes  qu'aurait  pu  comporter  son 
principe  :  il  ne  prétendait  pas  en  user  pour  réformer 
les  lois  positives  :  bien  mieux,  il  faisait  de  la  connais- 
sance et  du  respect  des  lois  établies  la  condition  et  le 
signe  de  la  pratique  de  la  justice.  Au  reste,  d'une  façon 
générale,  après  avoir  posé  la  réduction  de  la  vertu  à 


SOr.RATÉ  88 

la  science,  Socrate,  pour  expliquer  les  différentes  ver- 
tus, ramène  le  plus  souvent  la  connaissance  à  la  con- 
sidération des  conséquences.  Le  bien,  pour  lui,  c'est 
ce  qui  est  utile,  ce  qui  rapporte  quelque  avantage  cer- 
tain. Le  courage  est  utile  parce  qu'il  est  la  connais- 
sance des  choses  que  Ton  peut  braver  ou  qu'il  faut 
éviler  ;  la  justice  est  utile,  parce  qu'elle  est  la  connais- 
sance des  avantages  qu'il  y  a,  pour  nous  et  pour 
1  État,  à  obéir  aux  lois.  A  coup  sûr  l'appel  à  ces  expé- 
riences extrinsèques  affaiblit,  plutôt  qu'il  ne  le  fortitie, 
le  principe  socratique  :  mais  cétait  déjà  beaucoup  que 
d'avoir  posé  le  principe  lui-même  et  d'avoir  mis  au 
premier  rang  des  intérêts  les  intérêts  intellectuels.  Et 
l'influence  du  principe  a  déjà  épuré  les  vertus  que  So- 
crate justifiait  par  leurs  avantages  positifs  ;  car  elle  a 
contribué  à  relever  l'évaluation  de  ces  avantages,  à 
donner  la  primauté  aux  vertus  qui  sont  des  vertus  du 
caractère  :  sobriété,  endurance,  possession  de  soi, 
amitié  spirituelle. 

« 
*  « 

Telle  était  donc  la  conception  que  Socrate  se  faisait 
de  la  science  morale.  Il  ne  sarrt'tait  point  là  cepen- 
dant. Si  indifférent  qu'il  fût  aux  recherches  cosmolo- 
giques, il  était  obligé  par  la  morale  même  d'avoir  une 
idée  de  l'ensemble  des  choses.  Mais  cette  idée  est  chez 
lui  purement  pratique  et  théologique  ;  elle  répond  à  la 
question,  moralement  inévitable,  de  savoir  si  la  Provi- 
dence existe.  Or  la  nature,  par  toutes  les  harmonies 
merveilleuses  qu'elle  renferme,  par  tout  ce  qu'elle  con- 
tient d'utile  à  l'homme,  fournit  la  preuve  d'une  Intel- 
ligence ordonnatrice,  prévoyante  et  bonne  :  Socrate  a 
ainsi  pris  à  son  compte  et  largement  développé  cette 
théologie  populaire  qui  se  plaît  à  invoquer  les  causes 
finales.  Quant  à  .sa  façon  de  se  représenter  la  Divinité, 
elle  tendait  au  monothéisme,  sans  exclure  absolument 
le  polythéisme  de  la  religion  commune  :  les  dieux  mul- 


J4     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

tiples  lui  apparaissaient  sans  doute  comme  des  agents 
du  Dieu  suprême.  Il  recommandait  également  le  culte 
légal,  et  il  ne  s'en  abstenait  pas  pour  son  compte  :  il 
s'efforçait  seulement  de  le  spiritualiser,  d'y  mettre  un 
esprit  de  véritable  piété.  Avant  tout  il  avait  foi  en  la 
Providence,  et  c'est  cette  foi  qui  suscitait  en  lui  l'espé- 
rance d'une  autre  vie,  sans  que  cette  espérance  parti- 
cipât à  ses  yeux  d'une  certitude  démonstrative. 

Mais  qui  était  ce  démon  dont  il  prétendait  recevoir 
et  dont  il  se  flattait  de  suivre  les  indications  salu- 
taires ?  Était-ce  un  dieu  nouveau  qu'il  venait  ajou- 
ter ou  substituer  aux  divinités  reconnups?  Telle  fut 
peut-être  l'opinion  de  ceux  qui  crurent  aux  accu- 
sations portées  contre  lui.  Cependant,  en  dépit  d'une 
certaine  tradition,  rien  n'autorise  à  penser  que  Socrate 
ait  considéré  son  démon  comme  un  être  personnel. 
Xénophon  et  Platon  parlent  sans  plus  de  précision 
d'une  manifestation  ou  d'un  signe  démonique.  Ce 
quelque  chose  de  divin,  Socrate  le  percevait  en  lui 
comme  une  voix  :  voix  assez  familière  pour  se  faire 
entendre  dans  des  occasions  sans  importance,  mais 
qui  intervenait  cependant  surtout  dans  les  circons- 
tances graves,  quand  les  intérêts  et  le  sort  même  de 
Socrate  étaient  tout  à  fait  engagés.  C'est  elle,  par 
exemple,  qui  s'oppose  à  ce  qu'il  prenne  une  part  active 
à  la  politique,  ou  encore,  quand  il  est  accusé,  à  ce 
qu'il  prépare  proprement  une  défense.  Mais  ses  aver- 
tissements ne  font  pas  en  réalité  double  emploi  avec 
des  prescriptions  morales  rationnelles  dont  ils  vien- 
draient seulement  renforcer  l'autorité  ;  qu'ils  aient 
pour  caractère  de  pousser  à  des  actions  autant  que  d'en 
détourner,  comme  l'indique  Xénophon,  ou  simplement 
d'en  détourner,  selon  le  témoignage  peut-être  plus  sûr 
de  Platon,  toujours  est-il  qu'ils  ont  trait  exclusivement 
à  des  façons  de  se  comporter  dans  des  cas  particuliers 
et  qu'ils  ont  pour  rôle  principal  d'en  faire  pressentir  les 
suites  scientifiquement  imprévisibles.  Ainsi,  plus  So- 
crate tendait  à  placer  sous  l'empire  de  la  réflexion  les 


SOCRATB  S5 

motifs  de  la  volonté  et  à  les  régler  par  des  notions  uni- 
verselles, plus  il  était  porté  à  prendre  pour  une  révéla- 
tion divine  le  sentiment  souvent  intense  et  toujours 
inexplicable  qui,  hors  de  la  vue  claire  du  bien,  lui  dic- 
tait sa  conduite  en  lui  présageant  les  conséquences 
qu'elle  aurait  pour  lui.  Il  y  avait  là  pour  le  diriger  une 
sorte  de  divination  plus  ou  moins  semblable  à  celle 
qu'accomplissaient  les  oracles  ;  et  c'était  sans  doute  un 
oracle  que  son  démon,  mais  un  oracle  qu'il  sentait  in- 
térieur à  lui,  et  dont  l'intervention  spontanée  excluait 
le  recours  aux  signes  et  aux  pratiques  externes.  Que 
Socrate,  par  la  foi  qu'il  professait  en  cette  action  spé- 
ciale et  immédiate  de  la  Divinité  sur  lui,  se  soit  mis  en 
opposition,  beaucoup  plus  qu'il  ne  le  croyait  lui-m^me, 
avec  le  ritualisme  de  la  Religion  légale,  cela  est  fort 
possible  ;  mais  il  ne  se  mettaitpas  pour  cela  en  opposition 
avec  la  science,  telle  qu'il  l'entendait.  Car  si,  en  prêtant 
les  accents  d'une  parole  intérieure  à  une  espèce  de 
sentiments  irrationnels  qu'il  éprouvait  en  lui,  son 
esprit  a  suivi  la  pente  d'un  certain  mysticisme,  c'a  été 
sans  que  ce  mysticisme  pénétrât  dans  les  domaines 
soumis  à  la  pure  pensée. 

• 

«    0 

Socrate  avait  déjà  atteint  les  débuts  de  l'extrême 
vieillesse  lorsque  éclata  l'orage  qui  depuis  longtemps  le 
menaçait.  L'étonnement  toujours  renouvelé  que  sou- 
levait l'apparente  impertinence  de  ses  questions,  lirri- 
tation  que  causaient  ses  habitudes  d'inquisition  intellec- 
tuelle, l'action  constamment  décisive  de  son  ironie,  la 
singularité  de  son  rôle,  la  profondeur  et  l'étendue  de 
son  influence  sur  les  jeunes  gens  ;  l'émotion,  feinte  ou 
réelle,  que  provoquaient  les  sujets  de  ses  entretiens, 
sur  les  choses  morales,  la  vie  politique,  la  justice  et  les 
dieux,  ainsi  que  sa  libre  manière  de  les  traiter,  enfin 
les  relations  qu'il  avait  avec  certains  chefs  du  parti 
aristocratique  :  tout  cela  avait  composé  un  bloc  de 


26     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

forces  hostiles  qui  n'attendaient  qu'une  occasion  pour 
s'abattre  sur  lui.  Déjà  longtemps  auparavant,  Aristo- 
phane, dans  les  Nuées,  s'était  fait  l'interprète  mal- 
veillant d'une  opinion  assez  répandue,  en  représentant 
Socrate  comme  un  sophiste  occupé  à  donner  à  la  jeu- 
nesse des  leçons  de  subtilités  oiseuses,  d'arrogance, 
de  fronde  et  d'impiété.  Mais  ce  fut  seulement  en  399, 
après  le  rétablissement  de  la  démocratie,  que  le  poète 
Meletos,  le  politique  Anytos  et  le  rhéteur  Lycon  Tac- 
cusèrent  d'avoir  abjuré  la  religion  de  l'État,  introduit 
des  divinités  nouvelles  et  corrompu  les  jeunes  gens.  La 
réaction  démocratique  englobait  dans  le  même  senti- 
ment de  haine  les  aristocrates,  les  philosophes  et  les 
ennemis  des  Dieux.  Socrate  dédaigna  de  se  défendre 
par  un  plaidoyer.  Il  se  borna  à  essayer  de  convaincre 
ses  accusateurs  d'ignorance,  de  rectifier  les  opinions 
erronées  qui  pouvaient  avoir  cours  sur  lui,  de  réfuter 
l'accusation  par  la  méthode  dialectique.  En  même 
temps  il  déclara  qu'il  ne  chercherait  point  à  émouvoir 
ses  juges  par  des  supplications,  que,  convaincu  de 
l'excellence  de  sa  mission,  il  ne  l'abandonnerait  en 
aucun  cas,  aimant  mieux  obéir  aux  Dieux  qu'aux  Athé- 
niens. Peut-être,  sans  la  fierté  de  ce  discours,  eût-il 
été  absous.  Il  ne  fut  condamné  qu'à  une  faible  majo- 
rité. Interrogé,  selon  la  jurisprudence  athénienne,  sur 
la  peine  qu'il  méritait,  il  répondit  qu'en  toute  justice 
il  ne  pouvait  proposer  que  d'être  nourri  dans  le  Pry- 
tanée  aux  frais  de  l'État,  mais  que  subsidiairement  il 
se  taxait  à  30  mines  d'amende,  dont  ses  amis  se  por- 
taient caution.  Cette  réponse  d'un  incorrigible  pro- 
voqua contre  lui  une  majorité  de  juges  beaucoup  plus 
forte  et  fut  suivie  de  la  sentence  de  mort.  Mis  en  pri- 
son et  ayant  les  moyens  de  s'évader,  il  refusa  de  man- 
quer de  la  sorte  aux  lois  de  son  pays.  Il  but  donc  la 
ciguë,  entouré  de  ses  disciples,  après  s'être  entretenu 
avec  eux  de  la  destinée  humaine,  leur  avoir  redit  que 
rien  de  mal  ne  peut  arriver  à  l'homme  de  bien,  ache- 
vant, dans  cette  journée  funèbre,  de  confirmer  par  son 


î^OCRATE  27 

courage,  sa  sérénité  souriante,  la  foi  en  la  Providence 
qui  avait  inspiré  toute  sa  vie. 

€  Mais  il  est  temps  que  nous  nous  séparions,.  —  ce 
sont  les  dernières  paroles  que  Platon  lui  prête  devant 
ses  juges,  —  moi  pour  mourir,  et  vous  pour  vivre. 
Qui  de  nous  a  la  meilleure  part?  Nul  ne  le  sait,  excepté 
Dieu.  »  A  un  autre  tribunal,  moins  haut  et  moins  in- 
faillible que  celui  de  Dieu,  mais  plus  impartial  que 
celui  des  contemporains  et  des  compatriotes  de  Socrate, 
la  sentence  décisive  a  été  rendue  sur  cette  question  : 
l'humanité  pensante  a  relevé  à  jamais  le  rationalisme 
spiritualiste  et  moral  de  Socrate  de  l'insuccès  matériel 
que  lui  avait  inQigé  un  jour  l'aveuglement  de  rancunes 
individuelles  et  de  préjugés  collectifs,  et  dans  les  plus 
belles  et  les  plus  fortes  de  ses  conceptions  philosophi- 
ques, dans  celles  mêmes  qui,  pour  s'éclairer  d'une 
autre  lumière,  n'ont  point  cru  devoir  méconnaître  le 
légitime  empire  de  la  raison  humaine  sur  la  vie^  elle 
n'a  cessé  de  recueillir,  de  ressusciter,  en  les  transfor- 
mant, les  idées  et  le-sprit  même  de  Socrate.  Socrate 
•  en  vérité  a  eu  la  meilleure  part. 


II 

LUCRÈCE 


Les  Romains  n'ont  pas  eu  de  philosophie  originale. 
Leur  esprit,  tourné  surtout  vers  la  pratique,  n'avait  pas 
cette  curiosité  désintéressée  qui  avait  engendré  chez 
les  Grecs  de  si  beaux  et  si  profonds  systèmes;  il  était 
plutôt  porté  à  considérer  comme  des  bagatelles  fri- 
voles et  peut-être,  en  fln  de  compte^  dangereuses  ces 
essais  d'explication  du  monde  et  de  direction  de  la  vie 
dans  lesquels  s'exprimait  la  pensée  philosophique.  Si 
donc  les  Romains  ne  formèrent  leur  littérature  qu'au 
contact  des  œuvres  grecques,  ils  reçurent  encore  plus 
complètement  des  Grecs  leur  philosophie,  car  ils  la 
reçurent  toute  faite,  et  à  une  époque  où,  en  Grèce 
même,  les  grands  maîtres  avaient  laissé  la  place  à  des 
philosophes  de  second  ordre,  commentateurs  et  pro- 
fesseurs plutôt  que  créateurs  d'idées.  La  philosophie 
ne  pénétra  pas  d'ailleurs  chez  eux  sans  résistance;  à 
plusieurs  reprises,  les  philosophes  furent  bannis  pour 
les  périls  qu'ils  faisaient  courir  aux  vieilles  mœurs  et 
aux  traditions.  En  particulier,  lorsqu'une  ambassade, 
composée  de  l'académicien  Carnéade,  du  stoïcien  Dio- 
gène  et  du  péripatéticien  Critolaos  vint  à  Rome  (1.^5 
av.  J.-C),  la  voix  grondeuse  du  vieux  Gaton  s'éleva 
pour  demander,  et  elle  obtint  le  renvoi  de  ces  philo- 
sophes. Mais  il  était  trop  tard;  l'éloquence  et  les  sub- 
tilités de  Carnéade  avaient  fait  une  forte  impression 
sur  la  jeunesse.  Au  reste,  toute  la  civilisation  grecque 
avait  déjà  envahi  les  esprits,  et  Gaton  lui-môme  en 


LUCRÈCE  29 

avait  été  touché  plus  qu'il  ne  lavouait.  Cependant  les 
Romains  ne  connurent  jamais  dans  leur  grande  et  ori- 
ginale signification  ni  la  doctrine  d'un  Platon,  ni  celle 
d'un  Aristote.  Ils  s'approprièrent,  soit  les  théories  des 
académiciens  qui,  en  tournant  le  platonisme  vers  le 
probabilisme,  favorisaient  leur  goût  de  culture  éclec- 
tique et  le  dilettantisme  professionnel  des  avocats,  soit 
les  doctrines  stoïcienne  et  épicurienne  qui  étaient  avant 
tout,  l'une  et  l'autre,  des  doctrines  de  la  vie  morale, 
et  dont  l'une  convenait  particulièrement  à  la  rectitude, 
à  la  sévérité  et  à  la  dignité  du  caractère  romain,  tan- 
dis que  l'autre  favorisait  davantage,  avec  une  façon 
tout  individuelle  de  chercher  le  bonheur,  l'indépen- 
dance à  l'égard  des  croyances  traditionnelles.  Indul- 
gent en  apparence  à  un  certain  relâchement  des 
mœurs  et  par  là  même  défiguré,  l'épicurisme  eut  la 
bonne  fortune  d'être  adopté  et  exposé  tel  qu'il  était 
véritablement  par  le  grand  poète  Lucrèce  ;  c'est  par  le 
poème  de  Lucrèce  Sur  la  Nature  que  la  philosophie 
grecque  a  été  à  Rome  le  plus  puissamment  et  le  plus 
magnifiquement  représentée. 

*  « 

De  la  vie  de  Lucrèce  nous  ne  savons  presque  rien. 
Il  naquit  vers  98  avant  Jésus-Christ.  Il  appartenait  à 
une  famille  équestre.  Il  se  tint  à  l'écart  des  hommes 
et  des  aflaires,  par  décision  volontaire  peut-être  plus 
que  par  goût  naturel,  et  sans  doute  après  de  doulou- 
reuses expériences.  Une  tradition,  rapportée  par  saint 
Jérôme,  veut  que,  devenu  fou  par  lelTet  d'un  philtre 
qu'on  lui  aurait  fait  prendre,  il  ait  composé  quelques 
livies  de  son  poème  dans  les  intervalles  lucides  de  ses 
accès  de  démence,  et  que,  dans  sa  quarante-quatrième 
année,  il  ait  lui-même  mis  fin  à  ses  jours.  Ce  tragique 
récit  n'aurait-il  pas  été  inventé  de  toutes  pièces  afin  de 
rendre  sensibles  les  chAtiments  auxquels,  sur  cette 
terre  mt^me,  s'expose  déjà  l'impiété?  On  peut  se  le 


30     FIGURAS   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

demander.  Cependant  il  est  extrêmement  probable  que 
saint  Jérôme  s'est  borné  à  reproduire  avec  une  par- 
faite fidélité  un  renseignement  qui  lui  était  fourni  par 
Suétone;  et  Suétone,  poly graphe  sans  invention,  a  dû 
lui-môme,  soit  le  recueillir  comme  notoire,  soit  l'em- 
prunter à  quelque  écrivain  antérieur  qui  aurait  seule- 
ment ajouté  à  des  faits  tombant  sous  l'observation, 
comme  la  folie  et  le  suicide  du  poète,  une  explication 
fictive  par  l'histoire  romanesque  du  philtre.  Quoi  qu'il 
en  soit,  si  peu  que  nous  connaissions  positivement  la 
vie  de  Lucrèce,  nous  la  devinons  en  quelque  mesure 
par  ce  poème,  où  pourtant  il  ne  nous  dit  rien  directe- 
ment de  lui  :  assombrie  par  le  spectacle  des  plus 
affreuses  guerres  civiles,  écœurée  de  l'amertume  des 
voluptés  vaines,  compensant  une  sorte  de  lassitude 
morne  par  une  exaspération  fiévreuse  contre  les  objets 
de  croyance  ou  de  désir  qui  avaient  pu  l'occuper  un 
moment  et  qui  l'avaient  finalement  laissée  sans  conten- 
tement et  sans  appui;  gardant,  sous  la  sérénité  pénible- 
ment conquise  de  la  contemplation  philosophique,  l'im- 
pression encore  toute  vive  des  luttes  traversées,  des 
déceptions  subies,  des  souffrances  éprouvées.  Ce  sont 
là  des  sentiments  qui  débordent  dans  l'œuvre  de  Lu- 
crèce; et  sans  doute  le  soulagement  qui  lui  vint  de  les 
laisser  ainsi  s'épancher  de  lui-même  contribua  à  lui 
procurer  cet  état  de  calme  qu'il  se  flattait  de  ne  devoir 
qu'à  la  vérité  de  la  doctrine  épicurienne. 

* 

*  * 

C'est  à  un  de  ses  amis,  C.  Memmius,  homme  d'une 
famille  illustre,  que  Lucrèce  dédie  son  poème;  le  per- 
sonnage ne  méritait  quelque  peu  cet  honneur  que  par 
le  raffinement  de  sa  culture  d'esprit;  il  en  était  bien 
indigne  par  la  violence  de  son  caractère,  et  plus  encore 
par  la  dépravation  de  ses  mœurs;  mais  en  s'adressant 
parliculièienient  à  lui,  Lucrèce  ne  pouvait  manquer  de 
penser  qu'il  écrivait  pour  une  foule  d'autres,  de  même 


LUCRÈCE  31 

qu'il  avait  la  conscience  de  la  nouveauté  hardie  de  son 
œuvre  et  de  l'éclat  qu'elle  devait  donner  aux  lettres 
latines.  Écoutons-le  d'après  l'un  de  ses  traducteurs, 
André  Lefèvre,  qui  a  souvent  réussi  à  faire  passer  en 
des  vers  français  Ténergie,  la  plénitude,  la  beauté 
tour  à  tour  pittoresque  et  abstraite  de  l'original  : 

J'enti'e  en  des  régions  que  nul  pied  n'a  foulées. 

Fier  de  boire  vos  eaux,  sources  inviolées, 

Heureux  de  vous  cueillir,  fleurs  vierges,  qu'à  mon  front. 

Je  le  sens,  je  le  veux,  les  rauses  suspendront, 

Fleurs  dont  nul  avant  moi  n'a  couronné  sa  tète. 

Digne  prix  des  labeurs  du  sage  et  du  poète 

Qui,  des  religions  brisant  les  derniers  nœuds. 

Sur  tant  de  nuit  épanche  un  jour  si  lumineux  I 

Et  qui  nous  blâmera,  si  par  la  poésie 

Tout  ce  que  nous  touchons  est  frotté  d'ambroisie? 

Je  suis  le  médecin  qui  présente  à  l'enfant 

Quelque  breuvage  amer,  qu'il  faut  boire  pourtant. 

Les  bords  du  vase  enduits  d'un  miel  qui  les  parfume 

A  cet  âge  léger  dérobent  l'amertume: 

L'enfant  est  dupe  et  non  victime;  il  boit  sans  peur. 

Et  dans  le  corps  descend  le  suc  réparateur. 

Emportant  avec  lui  les  douleurs  et  les  fièvres. 

Le  mensonge  sauveur  n'a  trompé  que  les  lèvres. 

Ainsi  je  fais  passer  l'austère  vérité, 

Baume  suspect  à  ceux  qui  ne  l'ont  pas  goûté. 

La  foule,  enfant  qu'apaise  une  innocente  ruse. 

Cédant  sans  défiance  au  charme  de  la  muse. 

Sous  le  couvert  du  miel  boira  les  sucs  amers. 

Ainsi  puissé-je,  ami,  grâce  à  l'attrait  des  vers, 

En  toi  de  la  Nature  infuser  la  science. 

Et  t'en  faire  sentir  la  salubre  infiuence. 

Cependant  la  pensée  de  présenter  sous  la  forme  d'un 
poème  des  conceptions  philosophiques  n'était  pas 
neuve,  même  à  Rome.  Ennius  déjà,  en  transposant 
dans  des  œuvres  latines  le  mécanisme  et  la  prosodie 
grecque,  y  avait  plié  l'expression  d'idées  pythagori- 
ciennes ou  épicuriennes;  d'autres  écrivains,  avant  Lu- 
crèce ou  en  même  temps  que  lui,  avaient  également 


32     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

songé  à  user  de  la  langue  poétique  pour  conquérir 
l'esprit  romain  à  leurs  doctrines  préférées.  Mais  ici 
encore,  c'était  la  Grèce  qui  avait  fourni  le  modèle.  A 
une  époque  encore  toute  proche  des  premiers  essais 
d'explication  philosophique,  un  Xénophane,  un  Par- 
ménide,  un  Empédocle,  en  des  poèmes  dont  nous  pou- 
vons, par  les  fragments  qui  nous  en  restent,  admirer 
la  grandeur,  la  puissance  d'expression  et  même  la 
grâce,  avaient  exposé  ou  plutôt  révélé  leur  système  du 
monde.  C'est  vers  ces  épopées  de  la  science  nais- 
sante que  Lucrèce,  en  possession  d'une  science  plus 
façonnée,  a  tourné  ses  regards  et  son  émulation;  dans 
Empédocle,  en  particulier,  il  a  salué  le  poète,  au  génie 
surhumain,  dont  l'inspiration  divine  s'est  traduite  par 
des  chants  immortels.  Quant  à  lui,  entreprenant  une 
œuvre  semblable,  il  se  trouvait,  à  dire  vrai,  dans  des 
conditions  bien  différentes;  d'abord  ce  n'était  pas 
d'une  commune  source  que  découlaient  pour  lui,  comme 
pour  ces  premiers  penseurs  de  la  Grèce,  l'invention 
philosophique  et  la  création  poétique,  puisqu'il  avait 
emprunté  sa  doctrine  à  un  maître;  en  outre,  les  pro- 
grès de  la  réflexion  et  de  l'abstraction  avaient  de  plus 
en  plus  relâché  les  liens  de  parenté  naturelle  qui 
avaient  uni  à  l'origine  la  philosophie  et  la  poésie;  ils 
avaient  fait  de  la  prose  l'instrument  de  précision  par 
excellence,  l'outil  le  mieux  approprié  à  l'explication  et 
à  l'analyse  des  idées.  Que  fallait-il  donc  à  Lucrèce 
pour  combler  en  quelque  mesure  l'intervalle  que  met- 
taient entre  lui  et  ses  modèles  ces  différences  de  situa- 
tion intellectuelle?  Avant  tout  une  foi  ardente  dans  la 
dijctrine,  une  foi  dont  les  transports  fussent  capables 
d'exalter  l'assentiment  de  l'âme  jusqu'à  la  faculté 
màme  de  vision  ou  de  création.  Et  aussi  un  don, 
antérieur  à  toute  préoccupation  didactique,  d'entrer 
en  commerce  sympatbique  avec  le  monde,  de  se  com- 
poser presque  inconsciemment  et  de  mettre  en  réserve 
une  multitude  de  tableaux  où  fussent  peints,  en  des 
traits  saisissants,  les  aspects  des  choses  et  les  mouve- 


LUCRÈCE  33 

ments  des  êtres.  Certes,  observateur  amoureux  de  la 
nature,  Lucrèce  dut  l'être  pour  le  pluisir  d'abord  et  avec 
une  sorte  de  détachement,  jusqu'au  jour  où  l'effort 
pour  exposer  en  un  poème  la  doctrine  d'Épicure  vint 
évoquer  du  fond  de  son  esprit  les  riches  et  expressives 
images  qui  gisaient  en  quelque  sorte  dans  l'attente. 
Ces  images  cependant,  vives  et  fortes  presque  tou- 
jours, parfois  délicates  et  gracieuses,  projele'es  ou  glis- 
sées dans  les  vers  de  Lucrèce  par  la  passion  ou  la  sen- 
sibilité d'un  cœur  profondément  ému,  n'y  sont  jamais 
des  ornements  surajoutés  et  comme  des  pièces  d'orfè- 
vrerie; elles  entrent  directement  dans  la  trame  de  la 
démonstration  pour  en  faire  uniquement  éclater 
davantage  le  sens  et  la  vigueur.  Ainsi  s'unissent  sans 
cesse  au  cours  de  Tœuvre  la  peinture  et  le  raison- 
nement. Tant  s'en  fallait  néanmoins  que  le  génie  de 
Lucrèce  n'eût  qu'à  s'épanouir  dans  son  sujet  :  il 
rencontrait  comme  obstacles,  de  l'aveu  mùmedu  poète, 
l'indigence  de  la  langue  et  la  nouveauté  des  matières. 
Si  dans  la  lutte  contre  ces  obstacles  il  n'a  pas  toujours 
triomphé,  s'il  garde  encore  trop  du  passé  des  lettres 
romaines  l'inachèvement  du  style  et  la  rudesse  inculte 
de  la  forme,  s'il  laisse  parfois  l'exposition  didactique 
dégénérer  en  un  prosaïsme  embarrassé  et  lourd,  avec 
quelle  merveilleuse  puissance  de  transfiguration  artis- 
tique il  anime  le  morne  et  glacial  enseignement  d'Épi- 
cure, et  de  quels  jets  vigoureux  de  lumière  resplen- 
dissante il  perce  souvent  la  couche  dure  des  abstrac- 
tions et  des  notions  techniques  I  Mais,  môme  dans  les 
passages  où  il  peut  sembler  que  l'on  lise  uniquement 
de  la  prose  versifiée,  le  visible  souci  de  ne  point  sacri- 
fier à  de  vaines  parures  l'exactitude  de  lidée,  l'adop- 
tion courageuse  du  terme  simple  et  précis,  l'exhibition 
de  la  pensée  nue  ne  sont  pas  sans  grandeur  et  sans 
beauté. 

Ce  poème,  dans  lequel  Lucrèce  ne  nous  parle  de  lui 
que  pour  dire  son  désir  de  venir  au  secours  des 
hommes  et  son  espoir  d'être  récompensé  de  ses  efforts 


34     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

par  la  gloire,  laisse  de  toute  part  transparaître  sa  com- 
plexe nature,  grave  et  familière^,  passionnée  et  raison- 
neuse, ar.iemment  croyante  dans  les  plus  violentes 
impre'cations  contre  les  croyances,  ivre  d'une  doctrine 
qui  ne  semblerait  devoir  convenir  qu'à  des  intelli- 
gences sobres  et  sèches,  en  communion  intime  avec  le 
monde  dont  elle  sent  pourtant  l'aveugle  force  d'écrase- 
ment, avec  la  vie  dont  elle  éprouve  les  contrariétés 
douloureuses  et  les  efforts  sans  cesse  avortés,  avec 
l'humanité  dont  elle  attaque  les  illusions  et  dont  elle 
plaint  les  misères;  mêlant  donc  à  l'enthousiasme  la 
critique,  au  prosélytisme  emporté  et  joyeux  une  amère 
mélancolie,  à  l'invocation  de  la  science  impassible  et 
sereine  l'indignation  et  toutes  les  formes  de  la  raillerie, 
depuis  le  dédaigneux  sourire  jusqu'au  sarcasme  mor- 
dant, jusqu'à  l'âpre  et  fière  ironie.  Toutes  ces  ten- 
dances diverses,  tous  ces  divers  sentiments  se  fondent 
dans  l'accomplissement  de  l'œuvre  qui  est  pour  Lu- 
crèce sa  mission  :  il  s'agit  de  guérir  les  hommes  de 
leurs  maux  en  leur  enseignant  la  vérité,  —  la  vérité 
telle  que  l'a  enfin  révélée  Épicure. 


* 
«  « 


Qu'un  génie  aussi  riche  et  aussi  personnel  que  celui 
de  Lucrèce  ait  consenti  à  s'emprisonner  tout  entier 
dans  le  système  le  plus  étroit  qui  fût,  c'est  ce  dont  l'on 
pourrait  s'étonner  si  l'on  ne  savait  pas  à  quel  point  le 
respect  absolu  de  la  pensée  du  maître  faisait  partie  de 
la  profession  sérieuse  d'épicurisme.  Gicéron  nous 
apprend  qu'un  jour,  tandis  qu'Épicure  enseignait  la 
physique,  un  de  ses  disciples,  Colotès-,  se  jeta  à  ses 
pieds  et  l'adora.  C'est  avec  un  vrai  sentiment  d'adora- 
tion que  Lucrèce,  lui  aussi,  invoque  Épicure  : 

Pour  ce  puissant  esprit  le  nom  d'homme  est  trop  peu  : 
La  majesté  de  l'œuvre  en  lui  proclame  un  dieu. 


LUCRÈCE  35 

Oui,  noble  Memmius,  il  fut  uq  dieu  cet  homme 
Qui  le  premier  trouva  celte  règle  qu'on  nomme 
La  Sagesse,  et  dont  l'art,  à*travers  tant  de  flcts 
Guidant  la  vie  au  port  d'un  si  parfait  repos. 
Change  en  un  jour  si  pur  de  si  noires  ténèbres. 

L'éloge  dÉpicure,  d'Epicure  ennemi  de  la  religion, 
d'Épicure  savant,  d'Epicure  moraliste  revient,  avec  un 
enthousiasme  qui  ne  s'épuise  pas,  au  début  de  presque 
tous  les  livres  du  poème;  et  c'est  uniquement  à  être 
l'interprète  d'Épicure  que  Lucrèce  veut  consacrer  les 
veilles  de  ses  *  nuits  sereines  » .  De  fait,  il  ne  paraît  pas 
avoir  apporté  de  modification  essentielle  aux  idées-  de 
son  maître.  Chez  l'un  et  chez  l'autre,  c'est  une  même 
façon  d'entendre  la  nature  et  la  vie.  Mais  c'est  une 
tout  autre  façon  de  les  contempler  et  de  les  sentir.  Aux 
strictes  données  de  l'épicurisme,  Lucrèce  a  ajouté  la 
profondeur  de  son  âme,  l'intensité  de  sa  vision  artis- 
tique, le  relief  de  son  réalisme;  et  si  la.  cosmologie 
d'Epicure  a  revêtu  pour  bien  des  regards  un  aspect 
grandiose  et  poétique,  c'est  sans  aucun  doute  parce 
que  l'esprit  de  Lucrèce  s'est  chargé  un  jour  de  la 
représenter. 

« 
•  « 

Cette  cosmologie,  Épicure  l'avait  adoptée,  non  parce 
qu'elle  avait  à  ses  yeux  une  valeur  théorique  absolue, 
mais  parce  qu'elle  lui  paraissait  le  mieux  répomlre  à 
ses  intentions  pratiques.  Et  si  Lucrèce,  en  ladoptant 
à  son  tour,  y  voit  peut-être  davantage  un  principe  de 
certitude  inébranlable,  ce  qu'il  y  cherche  cependant 
avant  tout,  comme  son  maître,  c'est  l'unique  remède 
qui  puisse  sauver  les  hommes  empoisonnés  par  cette 
double  crainte  :  la  crainte  des  dieux  et  la  crainte  de  la 
mort.  D'avoir  bravé  cette  double  craiute  en  la  procla- 
mant vaine,  de  l'avoir  bravée  en  dépit  de  toutes  les 
circonstances  et  de  tous  les  préjugés  qui  contribuaient 


38     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

à  en  imposer  l'ignominieuse  servitude,  c'est  l'éternel 
honneur  et  l'éternel  bienfait  d'Épicure  : 

Longtemps  dans  la  poussière,  écrasée,  asservie, 
Sous  la  religion  l'on  vit  ramper  la  vie; 
Horrible,  secouant  la  tête  dans  les  cieux, 
Planait  sur  les  mortels  l'épouvantail  des  dieux. 
Un  Grec,  un  homme  vint,  le  premier  dont  l'audace 
Ait  regardé  cette  ombre  et  l'ait  bravée  en  face  ; 
Le  prestige  des  dieux,  les  foudres,  le  fracas 
Des  menaces  d'en  haut  ne  l'ébranlèrent  pas. 
L'obstacle  exaspéra  l'ardeur  de  son  génie, 
Fier  de  forcer  l'accès  de  la  sphère  infinie, 
Des  portes  du  mystère  il  perça  l'épaisseur, 
Et,  dépassant  de  loin  par  un  élan  vainqueur 
Les  murailles  de  flammes  et  les  voûtes  d'étoiles, 
Sa  pensée  embrassa  l'immensilé  sans  voiles. 
De  son  hardi  voyage  il  nous  a  rapporté 
La  mesure  et  la  loi  de  la  fécondité, 
Et  quel  cercle  émané  de  leur  intime  essence 
Des  êtres  à  jamais  circonscrit  la  puissance. 
Il  pose  sur  l'erreur  son  pied  victorieux  ; 
La  religion  croule  et  nous  égale  aux  dieux! 

Ohl  cet  Épicure  dont  Lucrèce  célèbre  si  magnifique- 
ment la  révolte  et  le  triomphe,  cet  Épicure  qui  serait 
une  façon  de  Prométhée  vainqueur,  ce  n'a  point  été 
l'Épicure  véritable,  d'une  impiété  certainement  plus 
calme  et  plus  indulgente,  si  même  il  y  eut  impiété. 
Car  peut-on  traiter  d'impie  un  homme  qui  avait  Com- 
posé des  livres  de  dévotion,  un  traité  de  la  sainteté  et 
un  traité  de  la,' piété  que  Cicéron  jugeait  tout  à  fait  édi- 
fiants? Sans  doute,  par  une  concession  qui  n'est  pas 
Sans  d'autres  exemples,  Épicure  conciliait  avec  sa 
négation  très  explicite  de  la  Providence  et  de  la  vie 
future  un  certain  respect  et  une  certaine  pratique  de 
l'ancienne  religion;  mais  précisément  ce  compromis 
empêche  de  lui  attribuer  une  sorte  de  fureur  irréli- 
gieuse; et  Lucrèce  ne  la  lui  prête  que  parce  qu'il  ea 
est  lui-môme  animé. 


^ 


LUCRÈCE  ,  17 

Au  reste,  la  religion  grecque  ne  pouvait  comporter 
chez  ses  incre'dules  la  même  altitude  que  la  religion 
romaine;  les  caractères  singulièrement  clairs  et  har- 
monieux de  son  anthropomorphisme  la  faisaient  très 
humaine  et  très  susceptible  de  s'humaniser  toujours 
davantage;  dans  les  dieux  qu'elle  proposait  à  l'adora- 
tion des  hommes,  les  honmies  pouvaient  reconnaître 
leur  propre  natm-e  réfléchie  et  idéalisée;  les  conceptions 
théologiques  qu'elle  énonçait  devenaient  en  quelque 
sorte  légères  par  leur  alliance  naturelle  avec  la  poésie  ; 
le  culte  et  les  cérémonies  qu'elle  instituait  s'accordaient 
à  merveille  avec  les  tendances  esthétiques  de  l'esprit 
grec.  Au  contraire,  le  paganisme  romain,  dépourvu 
d'unité  et  de  principe  intérieur  de  vie,  appelait  dans 
son  panthéon  des  divinités  obscures,  sans  claire  généa- 
logie, aussi  peu  faites  pour  satisfaire  aux  besoins  de 
l'imagination  plastique  qu'à  ceux  de  la  réflexion  spiri- 
tuelle :  c'étaient  des  puissances  plus  encore  que  des 
dieux  aux  formes  et  à  la  personnalité  définies,  avant 
tout  objets  d'un  culte  très  minutieux,  gouvernant  le 
destin  des  hommes  jusque  dans  les  plus  infimes  détails 
de  la  vie.  Une  telle  religion,  surchargée  encore,  au 
temps  de  Lucrèce,  de  pratiques  et  de  cérémonies 
étranges,  en  pesant  davantage  sur  les  âmes,  devait 
naturellement  provoquer  une  incrédulité  plus  violente. 
Et  voilà  pourquoi  l'incrédule  Lucrèce  la  poursuit,  non 
seulement  de  sa  critique,  mais  de  sa  haine. 

Limpiété,  cependant,  n'est-ce  pas  la  voie  ouverte 
au  crime?  C'est  l'injurieux  reproche  que  Lucrèce 
attend  pour  le  retourner  sans  délai  contre  la  religion. 
De  combien  de  crimes  s'est  souillé  le  fanatisme  reli- 
gieux depuis  le  moment  où  un  oracle  barbare  imposait 
à  Agamemnon,  pour  assurer  des  vents  favorables  à  la 
flotte  grecque,  le  sacrifice  de  sa  fille  Iphigénie! 

Peut-être  on  te  dira  que  tu  cours  à  l'abime. 
Que  la  science  impie  est  le  chemin  du  crime. 
Eh!  qui  plus  enfanta  d'atroces  actions, 
Plus  de  hideux  forfaits,  que  les  religions? 


38     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

J'en  atteste  le  sang  qui  coula  dans  l'Aulide, 

Le  sang  d'iphigénie  et  Diane  homicide  : 

La  vierge  lâchement  livrée,  et  les  héros, 

La  fleur  des  Achéens,  transformés  en  bourreaux  ; 

Le  funèbre  bandeau  sur  ce  front  pur  se  noue  ; 

La  laine  en  bouts  égaux  se  répand  sur  la  joue. 

Un  père  est  là.  debout,  morne  devant  l'autel; 

Les  prêtres,  près  de  lui,  cachent  le  fer  mortel  ; 

La  foule  pleure,  émue  à  l'aspect  du  supplice. 

La  victime  a  compris  l'horrible  sacrifice; 

Elle  tombe  à  genoux,  sans  couleur  et  sans  voix. 

Ah!  que  lui  sert  alors  d'avoir  au  roi  des  rois 

La  première  donné  le  nom  sacré  de  père? 

Palpitante  d'horreur  on  l'arrache  de  terre. 

Et  les  bras  des  guerriers  l'emportent  à  l'autel, 

Non  pour  l'accompagner  à  l'hymen  solennel. 

Mais  pour  qu'aux  égorgeurs  par  un  père  livrée, 

Le  jour  même  où  l'attend  l'union  désirée. 

Chaste  par  l'attentat  de  l'infâme  poignard, 

Elle  assure  aux  vaisseaux  l'heureux  vent  du  départ  ! 

Tant  la  religion  put  conseiller  de  crimes  I 

C'est  donc  avant  tout  la  raalfaisance  de  la  religion 
que  dénonce  Lucrèce  avec  frénésie.  Assurément  la  reli- 
gion qu'il  vise,  c'est  celle  qui  sous  ses  yeux  terrorise 
les  âmes,  c'est  la  religion  de  son  pays  et  de  son  temps. 
Mais  l'on  doit  reconnaître  que  son  attaque  va  plus  loin 
et  qu'elle  atteint  le  fond  de  toute  croyance  religieuse, 
quelle  qu'elle  soit.  En  effet,  le  système  d'explication  du 
monde  qu'expose  Lucrèce  est  destiné  à  mettre  en  évi- 
dence l'inutilité  et  l'impossibilité  de  toute  intervention 
surnaturelle.  Ce  système  dont,  comme  nous  l'avons 
vu,  il  fait  honneur  à  Épicure,  Épicure  l'avait  en  réalité 
emprunté  à  Démocrite,  en  lui  faisant  seulement  subir 
sor  divers  points  des  modifications  plus  ou  moins 
heureuses. 

* 

Une  intervention  surnaturelle  suppose  que  quelque 
chose  se  produit  dans  le  monde,  qui  n'y  était  pas 


LUCRÈCE  39 

auparavant  contenu;  une  explication  scientifique  sup- 
pose au  contraire  que  tout  ce  qui  se  produit  dans  le 
monde  y  préexistait  en  quelque  façon  et  n'est  que  la 
transformation  d'une  réalité  antérieure.  D'où  le  prin- 
cipe qu'énonce  solennellement  Lucrèce,  et  qui  est 
devenu  en  effet  une  maxime  de  la  science.  Rien  ne 
vient  du  néant;  rien  ne  retourne  au  néant.  Si  quelque 
chose  se  formait  de  rien,  n'importe  quelle  espèce  d'être 
pourrait  naître  de  n'importe  quelle  autre  espèce,  et  la 
succession  des  phénomènes  serait  une  incohérence 
dont  le  monde  ne  nous  offre  point  le  spectacle.  La 
vérité  est  que,  pour  produire  une  chose,  il  faut  un 
germe  certain,  des  conditions  définies,  un  temps  dé- 
terminé. D'autre  part  rien  ne  s'anéantit.  Si  quelque 
chose  périssait  absolument,  il  ny  aurait  pas  de  raison 
pour  que  celte  destruction  radicale  ne  sétendtt  pas  à 
tout  :  et  de  quoi  alors  se  composeraient  les  êtres  nou- 
veaux" qui  apparaissent  à  la  surface  du  monde?  Les 
corps  qui  semblent  périr  ne  font  réellement  que  se 
désagréger,  et  les  parties  qui  les  ont  un  moment  com- 
posés, une  fois  séparées  les  unes  des  autres,  rentrent 
dans  la  constitution  d'autres  objets. 

Si  rien  ne  vient  du  néant,  si  rien  ne  retourne  au 
néant,  c'est  que  la  matière  est  formée  en  dernière  ana- 
lyse d'éléments  éternels  et  indestructibles,  immuables 
dans  leur  nature,  dans  leurs  figures  et  leurs  gran- 
deurs, parfaitement  solides  et  indivisibles,  les  atomes. 
Mettrait-on  en  doute  leur  existence,  parce  que,  tels 
quels,  ils  échappent  à  nos  sens?  Mais  que  de  phéno- 
mènes incontestablement  réels  y  échappent  tout  au- 
tant! Qu'est-ce  donc  que  les  vents,  sinon  des  corps 
imperceptibles  qui  balayent  et  la  terre  et  la  mer  et  les 
nuages  du  ciel,  et  qui  parfois  entraînent  tout  dans  la 
violence  de  leurs  tourbillons?  Les  odeurs,  la  chaleur, 
le  froid,  le  son  ne  nous  affectent-ils  pas  par  des  parti- 
cules invisibles?  Des  étoffes  suspendues  sur  le  bord 
de  la  mer  deviennent  humides;  puis,  étendues  au 
soleil,  elles  sèchent,  sans  que  l'on  voie  venir  ou  dispa- 


40     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

raftre  les  molécules  aqueuses.  II  est  impossible  aux 
yeux  les  plus  perçants  de  discerner  les  parties  qui 
s'ajoutent  ou  se  retranchent  dans  toute  naissance  et 
dans  toute  destruction.  Pourquoi,  à  plus  forte  raison, 
les  éléments  primitifs  des  choses  ne  seraient-ils  pas 
invisibles  ? 

Les  atomes  ne  remplissent  pas  tout  l'univers;  comme 
ils  sont  distincts  les  uns  des  autres,  il  faut  qu'il  y  ait 
entre  eux  des  intervalles  vides.  L'existence  des  atomes 
a  donc  pour  conséquence  celle  du  vide.  Au  surplus, 
sans  le  vide,  bien  des  phénomènes  que  nous  observons 
seraient,  au  dire  de  Lucrèce,  tout  à  fait  inexplicables. 
Comment  les  arbres  pourraient-ils  croître,  ccnnment  le 
son  pourrait-il  traverser  les  murs,  comment  les  roches 
pourraient-elles  laisser  passer  l'eau  goutte  à  goutte,  s'il 
n'existait  pas  de  certains  vides  pour  livrer  passage  aux 
corps  étrangers?  Et  d'où  viendrait  la  différence  de  den- 
sité entre  les  corps?  Et  comment  le  mouvement  serait- 
il  possible,  dès  que  la  résistance,  vertu  propre  de  la 
matière,  se  trouverait  partout  et  toujours?  —  Argu- 
ments de  nulle  valeur,  et  qui  témoignent  bien  qu'au 
moment  même  où  il  cherche  à  dépasser  la  réalité 
immédiatement  sensible  pour  en  atteindre  les  prin- 
cipes, Lucrèce  reste  sous  l'empire  des  préjugés  que  crée 
cette  réalité  ;  il  ne  songe  point  que  de  simples  dépla- 
cements de  matière  expliqueraient  les  phénomènes  où  il 
croit  voir  le  vide,  et  il  n'arrive  pas  à  une  conception 
assez  rationnelle  du  mouvement  pour  supposer  que  le 
mouvement  pourrait  bien  être  compatible  avec  le  plein. 

En  dehors  des  atomes  et  du  vide,  il  n'y  a  rien, 
selon  Lucrèce;  c'est-à-dire  qu'il  érige  en  axiome  que 
toute  réalité  est  matérielle,  et  qu'il  s'engage  à  expli- 
quer la  formation  du  monde  par  la  seule  combinaison 
des  atomes  dans  le  vide.  Si  les  corps  particuliers  nous 
apparaissent  divers,  c'est  que  les  atomes  qui  les  com- 
posent se  sont  unis  différemment.  Ainsi  les  mots  divers 
du  discours  sont  formés  d'un  certain  nombre  de  lettres 
différemment  assemblées. 


LUCRÈCE  41 


« 


Donc  les  atomes  vont  à  travers  le  vide,  anime's  d'un 
mouvement  éternel,  et  avec  une  vitesse  infinie.  Ils 
sont  doués  d'une  propriété  primordiale  que  Démocrite 
sans  doute  leur  avait  refusée,  et  que  Lucrèce,  après 
Epicure,  leur  attribue  :  la  pesanteur,  qui  les  fait  tendre 
vers  le  bas.  Us  peuvent  avoir  leur  direction  modifiée 
par  des  chocs.  Mais,  à  l'origine,  tombant  parallèlement 
dans  le  vide  avec  la  même  vitesse,  comment  se  ren- 
contreraient-ils? Ils  descendraient  sans  fin  les  uns  à 
cAté  des  autres,  comme  les  gouttes  d'une  pluie  éter- 
nelle. Pour  se  tirer  d'embarras,  et  aussi  pour  fournir 
un  appui  à  la  liberté  de  l'homme  qui  doit  se  soustraire 
également  à  la  fatalité  de  l'impulsion  et  à  la  sponta- 
néité de  la  nature,  Épicure  et  Lucrèce  supposent  dans 
les  atomes,  au  moins  dans  quelques-uns,  un  imper- 
ceptible pouvoir  de  dévier  la  ligne  de  leur  chute.  Une 
déclinaison,  si  faible  qu'elle  soit,  en  quelque  endroit  et 
en  quelque  temps  qu'elle  se  produise,  en  voilà  assez 
pour  qu'un  jour,  quelque  part,  les  atomes  se  rencon- 
trent, s'agrègent,  et,  par  la  variété  de  leurs  agrégats, 
finissent  par  composer  notre  monde.  Le  nombre  des 
formes  qu'affectent  les  atomes  est  limité,  mais  à  cha- 
cune des  figures  d'atomes  correspond  un  nombre  ilU- 
mité  d'atomes  identiques.  La  diversité  de  ces  formes, 
la  différence  des  positions,  et  le  jeu  infiniment  varié 
des  combinaisons  font  cependant  qu'il  n'y  a  point  deux 
êtres  qui  soient  absolument  semblables.  Et  de  là,  éga- 
lement, il  suit  que  les  compositions  d'atomes,  dont 
résulte  notre  monde,  sont  bien  loin  d'être  les  seules 
possibles. 

Ainsi  ce  monde  s'est  formé,  ce  monde  se  conserve, 
sans  aucune  intervention, des  dieux.  Ce  n'est  pas 
qu'Épicure  et  Lucrèce  soient  proprement  athées.  Avec 
une  netteté  d'affirmation  aussi  catégorique  qu'elle 
peut  d'abord  nous  paraître  inconséquente,  ils  tiennent 


42     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

pour  impossible  qu'à  nos  représentations  des  dieux  ne 
corresponde  pas  quelque  chose  de  réel.  Ils  admettent 
donc  des  dieux,  formés  eux  aussi,  comme  le  monde  et 
comme  les  êtres  vivants,  par  un  concours  d'atomes, 
d'une  si  fine  essence  toutefois  qu'elle  échappe  à  nos 
sens  et  qu'elle  peut  à  peine  être  saisie  par  une  vue  de 
l'esprit.  Ces  dieux  exempts  de  toute  cause  de  trouble, 
étrangers  à  toute  préoccupation  des  choses  terrestres, 
vivent,  bien  loin  deThomme,  dans  les  «  intermondes  », 
c'est-à-dire  dans  ces  espaces  vides  et  déserts  placés  en 
dehors  du  mouvement  et  du  choc  des  atomes,  et  où 
règne  le  silence  de  l'éternelle  paix.  C'est  donc  la  pro- 
vidence, non  Texistence  des  dieux,  que  nie  Lucrèce;  et 
s'il  nie  la  providence,  c'est  pour  qu'à  l'insouciance  des 
dieux  vis-à-vis  des  hommes  réponde  l'insouciance  des 
hommes  vis-à-vis  des  dieux.  Il  serait  puéril  de  conti- 
nuer à  craindre  des  êtres  qui  ne  se  mêlent  jamais  des 
choses  d'ici-bas. 

L'enchaînement  mécanique  des  causes  et  des  effets, 
à  la  suite  du  mouvement  insensible  et  presque  nul  de 
la  déclinaison  suffit  à  expliquer  ce  qu'est  le  monde,  et 
il  y  manifeste  une  régularité  certaine,  sans  qu'il  y  ait 
lieu  de  supposer  qu'un  dessein  intelligent  ait  ordonné 
les  atomes  comme  il  convenait;  mais  c'est  par  suite 
des  déplacements  innombrables  qu'ils  ont  subis,  c'est 
pour  avoir  été  heurtés  de  toute  façon  et  projetés  dans 
tous  les  sens,  c'est  pour  avoir  traversé  comme  à  l'essai 
toutes  sortes  de  combinaisons,  queles  atomes  en  sont  ve- 
nus enfin  à  certains  arrangements  qui  constituent  l'ordre 
de  ce  monde.  On  renverse  les  termes  quand  on  imagine 
que  cet  ordre  a  été  voulu  avant  de  s'accomplir  :  l'ap- 
parente harmonie  de  l'univers,  comme  l'organisation 
des  êtres  vivants,  ne  sont  que  des  résultats  fortuite- 
ment heureux  d'une  action  mécanique  opérant  à  l'infini. 

* 
*  * 

Et,  du  reste,  comme  cette  harmonie  est  souvent  illu- 
soire ou  précaire!  Et  par  combien  de  désordres  et  d'im- 


LUCRECE  43 

perfections  elle  est  compensée,  quand  elle  semble 
réelle  !  De  ces  imperfections  et  de  ces  désordres  Lucrèce 
compose  des  tableaux  au  gré  de  sa  sombre  imagina- 
tion; il  accumule  à  plaisir  les  raisons,  faciles  à  en- 
tendre, qui  ont  servi  de  tout  temps  à  montrer  la  sagesse 
divine  absente  de  notre  monde.  Pourquoi  une  partie 
de  la  terre  est-elle  usurpée  par  les  montagnes  et  les 
forêts,  repaires  des  animaux  sauvages  ?  Pourquoi  ici 
les  excessives  ardeurs  du  soleil,  là  le  froid  excessif  de 
perpétuels  frimas  enlèvent-ils  aux  hommes  la  jouis- 
sance de  si  grands  espaces?  Pourquoi  la  nécessité  de 
déchirer  le  sol  afin  que  le  blé  puisse  pousser?  Kt 
quand  les  fruits  sont  venus,  quand  les  récoltes  sont 
proches,  pourquoi  la  sécheresse  ou  l'orage  arrachent- 
ils  à  l'homme  la  récompense  de  son  labeur?  Pourquoi 
les  monstres?  Pourquoi  les  maladies?  Pourquoi  la 
mort  errant  au  hasard  et  avant  l'heure?  Que  le  monde 
soit  fait  pour  l'homme,  quelle  absurde  croyance,  quand 
on  considère  les  incertitudes  et  la  fragilité  de  la  vie  de 
l'enfant  ! 

Pareil  au  naufragé  vomi  du  sein  de  l'onde, 

L'enfant,  quand  la  Nature  aux  rivages  du  monde 

Le  dépose,  arraché  d'un  ventre  endolori. 

Gît  sur  la  terre,  nu,  sans  armes,  sans  abri. 

Sans  parole;  et,  du  seuil  de  cette  vie  obscure, 

Par  un  vagissement  lugubre  il  inaugure 

Le  long  cercle  de  maux  que  lui  promet  le  sort. 

Heureux  les  animaux  des  champs!  Nés  sans  effort, 

Ils  croissent  sans  hochets  et  sans  tendres  nourrices- 

Dont  le  babil  sans  fin  apaise  leurs  caprices. 

Les  voyons-nous  chercher  selon  l'état  de  l'air 

Des  vêtements  nouveaux?  Ont-ils  besoin  du  fer 

Ou  des  remparts  altiers  pour  garder  leurs  richesses? 

La  terre,  toute  à  tous,  les  comble  de  largesses. 

Et  l'active  Nature  a  travaillé  pour  eux. 

Mais  il  y  a  plus  :  ce  monde  même,  en  qui  nous 
voyons  les  êtres  se  former  et  se  désagréger,  naître  et 
périr,  pourquoi  échapperait-il  à  la  loi  commune?  Ne 


44     FIGURES  ET  DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

voyons-nous  pas  que  la  terre,  notre  mère,  après  avoir 
engendré  les  espèces  vivantes,  donne  des  signes  d'épui- 
sement? Ne  voyons-nous  pas  les  sources  de  lumière  et 
de  vie  se  tarir  peu  à  peu  par  la  prodigalité  même  de 
ce  qu'elles  ont  jusqu'à  présent  déversé?  Il  viendra 
donc,  et  il  est  peut-être  tout  proche,  le  jour  où,  après 
avoir  duré  tant  d'années,  s'efîondrera  la  masse  et  crou- 
lera la  machine  du  monde  I  Seuls  subsisteront,  pour 
déterminer  des  rencontres  et  combinaisons  nouvelles, 
les  éléments  premiers,  les  atomes  éternels. 

*  * 

Telles  sont  donc  les  vues  de  Lucrèce  sur  l'origine,  la 
constitution  et  les  destinées  de  notre  monde.  Elles 
n'ont  pas  seulement  l'intérêt  d'avoir  servi  de  matière  à 
une  admirable  exposition  poétique.  Elles  ont  eu  aussi 
dans  l'histoire  de  la  pensée  humaine  une  importance 
et  une  fortune  considérables.  Lucrèce  ne  pourrait-il  se 
prévaloir  des  confirmations  que  la  science  a  données  à 
la  doctrine  de  son  choix?  Certes  lui-môme  semble  être 
entré  fort  avant  dans  l'esprit  de  la  science,  quand  il 
a  mis  en  relief^  plus  sans  doute  que  ne  l'avait  fait  Épi- 
cure,  l'idée  de  la  loi  naturelle,  l'idée  de  ce  t  contrat  » 
par  lequel  la  nature  s'est  comme  engagée  à  ne  pro- 
duire certains  effets  que  dans  de  certaines  conditions 
et  à  produire  dans  les  mômes  conditions  les  mêmes 
effets.  Si  le  hasard  de  la  décUnaison  a  seul  permis 
la  formation  du  monde,  une  fois  le  monde  formé 
tout  s'y  enchaîne  selon  un  ordre  certain,  et  tout, 
par  conséquent,  s'y  prête  à  une  explication  scien- 
tifique. En  outre,  la  doctrine  atomistique,  quoiqu'elle 
ait  subij  au  cours  du  développement  des  sciences, 
bien  des  vicissitudes  diverses^  n'en  exprime  pas 
moins  une  façon,  toujours  très  plausible,  de  rendre 
compte  de  la  réalité  matérielle.  Mais  justement  la 
science  positive,  en  reproduisant  certaines  maximes  et 
en  paraissant  adopter  certaines  théories  générales  de 


LUCKÈGfi  45 

Lucrèce,  parce  qu'elle  est  la  science  et  uniquement  la 
science,  doit  leur  assigner  une  portée  bien  moindre 
que  celle  que  Lucrèce  leur  attribuait.  Elle  ne  les  prend 
que  dans  un  sens  relatif,  réduit  aux  conditions  de  notre 
expérience  et  aux  exigences  de  notre  analyse,  non 
dans  un  sens  absolu  qui  déterminerait  lorigine  radi- 
cale et  le  principe  entier  du  développement  des  êtres. 
L'illusion  matérialiste  qui  tient  les  éléments,  supposés 
ou  vérifiés,  des  choses  pour  leurs  raisons  suffisantes 
et  complètes,  est  le  fait  d'une  science  jeune  qui  réalise 
ses  conceptions  au  lieu  de  les  mettre  par  la  critique 
à  leur  rang,  et  qui,  le  plus  souvent,  introduit,  sans  y 
prendre  garde,  au  sein  des  propriétés  dites  élémen- 
taires, les  propriétés  plus  complexes  et  plus  riches 
dont  elles  sont  censées  rendre  compte.  Entraîné,  en 
outre,  par  son  ardeur  antireligieuse,  Lucrèce  s'est 
défendu  moins  qu'un  autre  de  ce  dogmatisme,  et,  plus 
d'une  fois,  pour  avoir  mis  la  nature  en  dehors  de  l'ac- 
tion des  dieux,  il  a  divinisé  la  Nature  elle-mi^me  : 
Nature  créatrice,  comme  il  l'appelle,  Nature  qui  gou- 
verne et  qui  dirige. 

• 
•  • 

Fidèle  à  sa  doctrine  générale,  comme  à  ses  inten- 
tions, Lucrèce  va  essayer  de  délivrer  les  hommes  de  la 
crainte  d'une  autre  vie,  en  leur  montrant  que  l'âme,  de 
ra^me  nature  que  le  corps,  meurt  avec  lui.  L'âme  est 
formée  de  souffle,  de  chaleur,  d'air  et  d'une  quatrième 
essence  que  l'on  ne  sait  comment  nommer,  tant  elle 
diffère  des  essences  connues.  Cette  quatrième  essence, 
première  source  de  la  sensation,  est  cachée  dans  le 
sanctuaire  le  plus  intime  du  corps  ;  elle  est  en  quelque 
sorte  l'âme  de  l'âme,  puisqu'elle  est  au  reste  de  l'àme 
ce  que  l'âme  est  au  corps,  et  qu'elle  règne  sur  tous 
deux.  C'est  sans  doute  sous  l'influence  de  ce  que  Pla- 
ton et  Aristote  avaient  dit  touchant  la  différence  de  la 
vie  corporelle  et  de  la  vie  mentale,  qu'Épicure  avait 


46     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

admis  cette  essence  innommée  et  lui  avait  attribué  la 
faculté  privilégiée  de  donner  naissance  au  sentiment  ; 
mais,  ne  pouvant  rien  concevoir  qui  fût  immatériel,  il 
avait  soutenu  qu'elle  devait  se  composer  des  atomes 
les  plus  petits  et  les  plus  subtils.  L'âme  est  donc  toute 
matérielle.  Si  elle  ne  l'était  pas,  comment  comprendre 
la  correspondance  qu'elle  a  avec  le  corps,  et  l'influence 
qu'aie  corps  sur  elledanslamaladie,dansrivresse,  etc? 
Pour  qu'il  y  ait  influence,  il  faut  qu'il  y  ait  con- 
tact, et  il  n'y  a  contact  qu'entre  des  parties  de  matière. 
Aiiïsi,  l'àme  un  jour  se  désagrégera.  Pourquoi  crain- 
dre la  mort?  Elle  est  la  fin  de  tout.  Que  nous  importe 
ce  qui  nous  arrivera  après?  Nous  n'en  pouvons  être 
plus  affectés  que  de  ce  qui  est  arrivé  avant  notre  nais- 
sance. Il  n'y  a  de  misère  et  de  soufl"rance  que  si  l'on 
vit;  et  après  la  mort  on  ne  vit  pas.  Ce  qui  nous  entre- 
tient dans  l'illusion,  c'est  la  tendance  instinctive  que 
nous  avons  à  prolonger  par-delà  la  mort  notre  faculté 
de  sentir;  nous  persistons  à  animer  le  cadavre  que 
nous  serons!  Nous  ne  songeons  pas  que,  grâce  à  la 
mort,  il  en  sera  pour  nous  comme  si  nous  n'avions 
jamais  existé;  nous  ne  songeons  pas  que,  si  la  mort 
nous  enlève  des  biens,  elle  nous  enlève  du  même  coup 
le  regret  de  les  perdre.  Quand  la  chaleur  de  la  vie  est 
dissipée,  il  n'y  a  même  pas  de  rêve  dans  ce  sommeil 
de  glace.  Que  signifient  donc  toutes  ces  récriminations 
des  hommes  déplorant  un  état  qu'ils  ne  pourront, 
quand  il  sera  réel,  sentir  déplorable;  et,  par  peur  de 
cet  état  qui  ne  leur  fera  cependant  rien  éprouver,  que 
signifie  leur  honteux  attachement  à  l'existence  et  aux 
biens  que  l'existence  peut  leur  offrir?  Dans  un  pas- 
sage d'une  puissance  de  poésie  incomparable,  Lucrèce 
évoque  la  Nature,  qui  vient  apostropher  l'homme  do- 
miné par  l'appétit  insatiable  de  la  vie  : 

Si,  prenant  une  voix,  la  Nature  des  Choses 

Se  levait,  lasse  enfin  de  nos  terreurs  sans  causes, 

Et  gouimaridait  ainsi  quelqu'un  des  mécontents  : 

e  Mortel,  pourquoi  ce  deuil  ?  pourquoi  ces  pleurs  constants? 


LUCRÈCK  47 

€  Si  jusqu'ici  pour  loi  la  vie  en  biens  abonde 

.  Qui,  sur  tes  jours  versés,  n'ont  pas  fui  comme  une  onde 

€  En  un  vase  sans  fond,  quitte-la  satisfait; 

t  Sors-en  rassasié  comme  on  sort  d'un  banquet, 

.  Et  tranquille  endors-toi  dans  la  pais  éternelle. 

«  Si,  iéçu  par  ses  dons,  tu  t'es  dégoûté  d'elle, 

«  Pourquoi,  cueillant  des  fruits  qui  tombent  de  ta  main, 

€  Joindre  aux  pertes  d'hier  les  pertes  de  demain? 

.  La  mort  clôt  ton  labeur,  reçois-la  sans  colère. 

€  D'ailleurs  je  ne  sais  plus  qu'inventer  pour  te- plaire! 

t  J'ai  fait  le  monde  ainsi,  ni  pire  ni  meilleur. 

«  _  Ton  corps  est  dans  sa  force  et  ton  âge  en  sa  fleur, 

€  Dis-tu?  —  Quand  tu  vivrais  mille  ans,  les  mêmes  peines 

c  S'attacheraient  encor  aux  fortunes  humaines. 

I  Ton  immortalité  n'en  romprait  pas  le  couis.  » 

Que  pourraient  les  mortels  répondre  à  ce  discours? 

Que  la  Nature  est  juste  et  sa  parole  vraie. 

Au  malheureux  surtout  qui  du  trépas  s'efTraie, 

Elle  crie  à  bon  droit  :  «  Laisse  là  tes  vains  pleurs, 

«  Pauvre  fou,  quand  la  mort  vient  guérir  tes  douleurs, 

«  Et  toi,  vieillard,  toujours  ton  âme  inassouvie, 

«  Dédaigneuse  des  biens  que  t'épancha  la  vie, 

«  N'eut  soif  que  des  absents,  de  ceux  que  tu  n'as  plus. 

t  Tes  jours  mal  employés  pourtant  sont  révolus; 

t  Sur  ton  front  la  mort  plane  imprévue  et  t'arrête 

€  Avant  que  le  dégoût  t'inspire  la  retraite. 

c  Va,  le  regret  sied  mal  à  ta  caducité. 

t  II  est  temps.  Place,  place  à  ta  postérité!  » 

Grande  et  forte  leçon!  Tout  est  métamorphoses; 

Toujours  un  flot  nouveau  chasse  les  vieilles  choses; 

Et  l'échange  éternel  rajeunit  l'univers. 

Rien  ne  roule  au  Tartare,  au  gouffre  des  enfers. 

Pour  les  peuples  à  naître  il  faut  de  la  matière; 

Ils  vivront  à  leur  tour  et  verront  la  lumière. 

Les  uns  nous  précédaient,  les  autres  nous  suivront. 

C'est  un  cercle  éternel  que  nul  effort  ne  rompt  ; 

Et  la  vie  à  jamais  se  transmet  d'âge  en  âge  ; 

Elle  n'est  à  personne;  et  tous  en  ont  l'usage. 

Si  la  mort  met  fin  à  tout,  les  enfers  et  le  Tartare  ne 
sont  que  des  fictions  qui  ont  servi  à  représenter  l  àme 
humaine  tourmentée  dès  cette  vie  par  les  terreurs  dont 


48     FIGURES  ET  DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 


elle  est  dupe  ou  par  les  passions  coupables  auxquelles 
elle  s'abandonne.  C'est  dans ''ce  monde  que  la  vie  des 
âmes  déréglées  devient  véritablement  un  enfer. 

Par  cette  dernière  observation  Lucrèce,  en  voulant 
combattre  encore  la  religion,  marque  cependant  ce  qui 
pour  toute  religion  pure  est  le  pi^emier  principe  de 
l'expiation,  à  savoir,  la  souffrance  intérieure  causée 
par  le  péché.  S'il  n'a  pas  donné  à  cette  observation  la 
grande  portée  positive  qu'elle  pouvait  recevoir,  c'est 
que,  ennemi  d'une  religion  extérieure  et  formaliste,  il 
n'a  pas  saisi  le  rapport  profond  des  sanctions  d'outre- 
tombe  aux  dispositions  intimes  des  âmes.  L'immorta- 
lité, telle  que  la  présentait  le  paganisme  romain,  était 
pleine  d'horreurs  mystérieuses;  c'était  en  outre,  du 
temps  de  Lucrèce,  un  sujet  fréquent  de  tableaux  que  la 
peinture  des  supplices  infligés  aux  morts  dans  le  Tar- 
tare;  le  théâtre  figurait  volontiers  des  revenants  qui, 
au  témoignage  de  Gicéron,  faisaient  frissonner  le  pu- 
blic en  racontant  mille  choses  effrayantes  des  lieux 
qu'ils  avaient  pendant  un  temps  fréquentés.  Lucrèce, 
s'attaquant  à  l'idée  de  la  vie  future,  ne  l'a  conçue  que 
comme  elle  s'offrait  à  lui.  De  plus,  adhérent  d'une  doc- 
trine qui  reconstituait  la  vie  humaine  mécaniquement 
et  comme  du  dehors,  il  n'a  point  saisi  dans  leur  pro- 
fondeur les  tendances  dont  il  signalait  lui-même  la 
force,  en  particulier  cette  tendance  de  l'homme  à  se 
prolonger  par  delà  le  temps.  De  même  quand  il  mon- 
tre dans  une  peinture  saisissante  que,  par  comparaison 
avec  la  mort,  la  vie  présente  ne  mérite  pas  tant  qu'on 
y  tienne;,  quand  il  dénonce,  en  des  termes  qui  font 
songer  à  Pascal,  la  vanité  des  divertissements  par  les- 
quels l'homme  tente  de  se  fuir  lui-même,  il  n'atteint 
malgré  tout  de  cette  inquiétude  que  les  circonstances 
extérieures  et  les  conditions  superficielles  :  il  n'en  dé- 
couvre point  le  principe  secret  et  indestructible,  et  il 
ne  sait  point  y  voir,  comme  Pascal,  le  signe  que 
l'homme  n'est  produit  que  pour  l'infinité. 


LUCRECE  49 


Comme  il  a  expliqué  la  formation  du  monde  et  la 
composition  de  l'ùme,  Lucrèce  explique  la  naissance 
des  idées.  De  chaque  objet  émanent  des  images,  des 
simulacres,  qui  viennent  frapper  nos  sens.  Ces  images 
qui  représentent  les  choses  en  miniature,  qui  en  sont 
comme  de  petits  portraits  voltigeants,  sont  d'une 
extrême  subtilité;  elles  se  meuvent,  elles  arrivent  de 
toute  part  avec  une  incroyable  vitesse.  Les  perceptions 
des  sens,  étant  ainsi  produite.s,  ne  sauraient  être  ja- 
mais trompeuses  :  les  sens  ne  nous  trompent  point  : 
quand  ils  semblent  nous  avoir  trompés,  c'est  que  les- 
priten  a  mal  interprété  les  données.  Après  nous  avoir 
ainsi  rassurés  sur  la  valeur  de  la  connaissance  sensi- 
ble, Lucrèce  se  complaît  à  expliquer  les  diverses  sortes 
d'illusions  qui  remplissent  l'âme.  Et  d'abord  les  illu- 
sions du  rêve.  Les  images  du  rêve  sont  dues  aux 
mêmes  causes  que  celles  de  la  veille;  ce  sont  seulement 
des  images  plus  ténues  encore  et  plus  légères,  et  c'est 
quand  nous  dormons  qu'elles  s'insinuent  jusqu'à  nous. 
Nous  les  accueillons  selon  les  rapports  qu'elles  ont 
avec  nos  occupations  habituelles,  nos  intérêts  et  le 
tour  ordinaire  de  notre  imagination.  En  rêve,  l'avocat 
croit  plaider,  l'homme  de  guerre  se  battre,  les  marins 
lutter  contre  les  vents,  et  moi,  dit  Lucrèce,  en  rêve  je 
poursuis  mon  poème,  je  cherche  sans  relâche  les  lois 
de  la  nature,  j'expose  mes  découvertes  dans  la  langue 
de  mon  pays.  Après  les  illusions  du  rêve,  ce  sont  les 
illusions  de  l'amour  que  dénonce  avec  une  farouche 
énergie  la  psychologie  de  Lucrèce  :  les  illusions,  ou 
plutôt  les  misères.  Le  poète  les  a  dépeintes  en  des 
traits  aussi  effrayants  et  dans  un  sentiment  réaliste 
aussi  violent  qu'il  décrira,  à  la  fia  de  son  poème,  la 
peste  d'Athènes.  Il  y  a  les  misères  de  l'amour  heureux  : 
il  consume  les  forces,  gaspille  les  fortunes,  rabaisse 
la  dignité,  il  s'empoisonne  de  soupçons,   cherchant, 

i 


50     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

par  une  sorte  de  perspicacité  exaspérée,  à  discerner 
dans  un  visage  impassible,  non  pas  même  un  sourire, 
mais  la  simple  trace  d'un  sourire  infidèle;  et  la  jouis- 
sance qu'il  donne  n'est  pas  exempte  d'un  certain  dé- 
goût; de  la  source  des  plaisirs  surgit  on  ne  sait  quoi 
d'amer  qui  saisit  à  la  gorge  au  milieu  des  fleurs.  Et 
que  dire  alors  de  l'amour  malheureux,  de  tous  les 
efforts  qu'il  fait,  de  toutes  les  ruses  qu'il  invente  pour 
se  satisfaire,  de  la  cruauté  des  déceptions  qu'il  éprouve, 
de  l'aveuglement  dans  lequel  il  s'entretient?  Car  telle 
est  la  malfaisance  de  cette  funeste  passion  que,  plus 
qu'une  autre,  elle  empêche  de  voir  son  objet  tel  qu'il 
est;  elle  lui  prête  toutes  sortes  de  charmes  et  d'attraits 
imaginaires.  C'est  Molière  qui  dans  le  Misanthrope  s'est 
chargé  de  nous  traduire  les  fines  et  piquantes  observa- 
tions de  Lucrèce  : 

L'amour,  pour  l'oi'clinaire,  est  peu  fait  à  ces  lois, 

Et  l'on  voit  les  amants  vanter  toujours  leur  choix. 

Jamais  leur  passion  n'y  voit  rien  de  blâmable, 

lit,  dans  l'objet  aimé,  tout  leur  devient  aimable; 

lis  comptent  les  défauts  pour  des  perfections 

Et  savent  y  donner  de  favorables  noms. 

La  pâle  est  au  jasmin  en  blancheur  comparable; 

La  noire  à  faire  peur,  une  brune  adorable  ; 

La  maigre  a  de  la  taille  et  de  la  liberté; 

La  grasse  est,  dans  son  port,  pleine  de  majeslé  ; 

La  malpropre  sur  soi,  de  peu  d'attraits  chargée. 

Est  mise  sous  le  nom  de  beauté  négligée; 

La  géante  paraît  une  déesse  aux  jeux; 

La  naine  un  abrégé  des  merveilles  des  cieux; 

L'orgueilleuse  a  le  cœur  digne  d'une  couronne; 

La  fourbe  a  de  l'esprit;  la  sotte  est  toute  bonne; 

La  trop  grande  parleuse  est  d'agréable  humeur; 

Et  la  muette  garde  une  honnête  pudeur. 

C'est  ainsi  qu'un  amant  dont  l'ardeur  est  extrême 

Aime  jusqu'aux  défauts  des  personnes  qu'il  airne. 

Néanmoins,   tout  en  condamnant  l'amour   comme 
passion,  Lucrèce  loue  les  attachements  tendres  que 


LUCRÈCE  51 

créent  entre  les  époux  l'habitude  et  le  dévouement, 
surtout  le  dévouement  de  la  femme  à  l'homme. 

«  * 

Il  est  remarquable  que  cette  psychologie  des  illu- 
sions, souvent  si  clairvoyante,  ne  va  jamais  jusqu'à 
découvrir  dans  leur  essence  les  sentiments  primitifs  et 
justes  dont  ces  illusions  ne  sont  que  les  égarements. 
Et  cela  est  encore  très  visible  dans  l'explication  que 
fournit  Lucrèce  de  la  croyance  aux  dieux  :  l'imagina- 
tion enfantine  des  hommes,  surexcitée  dans  le  som- 
meil et  môme  pendant  la  veille,  se  représentait  des 
êtres  d'une  puissance  extraordinaire,  d'une  majesté 
imposante,  d'une  beauté  inaltérable,  d'une  sérénité 
profonde,  des  dieux.  D'une  part  les  hommes,  vo^'ant 
s'accomplir  régulièrement  la  marche  des  phénomènes 
célestes  et  la  révolution  des  saisons,  ont  supposé,  dans 
leur  ignorance  des  causes,  que  tout  tournait  sur  un 
signe  de  la  divinité.  Et  aussi,  quand  ils  ont  été  émus 
par  la  foudre,  les  tempêtes,  les  tremblements  de  terre, 
ils  n'ont  pu  s'empt^cher  de  croire  les  dieux  irrités  ;  ils 
ont  pensé  qu'il  fallait  se  prosterner  devant  les  autels, 
faire  des  sacrifices  et  des  vœux  :  comme  si  la  piété  ne 
consistait  pas  plutôt  à  pouvoir  tout  contempler  d'un 
esprit  rasséréné!  Mais  comment  empêcher  que  les 
grandes  catastrophes  ne  serrent  les  cœurs  de  la  crainte 
des  dieux?  Telles  sont  les  causes  qui  ont  fait  et  qui 
font  surgir  encore  du  sol  tant  de  temples,  et  qui  y  ras- 
semblent aux  jours  consacrés  une  foule  ignorante  et 
superstitieuse.  On  voit  comment  dans  cette  explication 
des  croyances  religieuses  Lucrèce  ne  fait  entrer  que 
l'imagination  et  la  crainte,  sans  aucune  des  forces 
spirituelles  et  morales  qui  sont  au  fond  de  la  nature 
hjimaine. 

»  * 

Et  de  là  aussi,  dans  toute  son  explication  de  ce  que 
doit  être  la  vie  des  hommes,  quelque  chose  de  limité 


fî2     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHE<î 

et  d'étroit,  qui  enferme  presque  toute  la  vertu  humaine 
dans  la  prudence  et  la  simplicité.  Le  renoncement  à 
l'ambition,  à  la  richesse,  à  la  puissance,  loin  d'être 
l'occasion  ou  le  moyen  de  mettre  en  valeur  les  res- 
sources intérieures  de  lame,  ne  font,  selon  les  règles 
ëpicuriennes,  qu'arrêter  l'élan  de  la  vie  pour  l'empêcher 
de  se  briser.  Le  libre  arbitre,  qui  soustrait  la  volonté 
au  destin,  ne  sert  guère  qu'à  borner  la  destinée  de 
l'individu.  Aussi  le  tableau  que  nous  offre  Lucrèce  de 
la  condition  humaine,  constamment  menacée  par 
l'ignorance,  l'erreur,  le  fanatisme,  les  passions,  aurait- 
il  quelque  chose  de  morne  et  de  désolant,  s'il  n'avait 
pour  pendant  le  tableau  des  progrès  accomplis  par 
l'humanité  sous  la  poussée  de  ses  instincts,  de  ses  be- 
soins, de  ses  souffrances  mêmes.  C'est  après  une  bril- 
lante peinture  de  l'histoire  de  l'univers,  de  la  forma- 
tion des  corps  célestes  et  de  l'apparition  des  êtres  vi- 
vants, où  les  explications  les  plus  fantaisistes  se  mêlent 
aux  vues  les  plus  ingénieuses,  que  Lucrèce  nous  retrace 
l'histoire  de  l'homme  et  le  développement  de  la  civili- 
sation humaine.  Le  progrès  est  un  fait,  qui  n'est  pour 
lui  évidemment  lié  à  l'action  d'aucune  providence;  les 
facteurs  en  sont  le  besoin  qui  porte  à  chercher  et  à 
tâtonner  dans  tous  les  sens,  l'expérience  qui  entasse  et 
qui  maintient  à  travers  le  temps  les  résultats  de  ces 
recherches  et  de  ces  tâtonnements,  la  raison  qui  met 
en  pleine  lumière  les  enseignements  de  l'expérience. 
De  même  que,  selon  Lucrèce,  parmi  les  multitudes 
d'êtres  vivants  produits  au  hasard,  ceux-là  seuls  ont 
survécu  qui  étaient  capables  de  maintenir  et  de  défen- 
dre leur  vie  —  anticipation  intéressante  du  principe 
darwinien  de  la  sélection  naturelle  —  de  même  parmi 
les  tentatives  et  les  inventions  humaines,  celles-là 
seules  ont  réussi  et  se  sont  perpétuées,  qui  répon- 
daient à  de  vrais  besoins  et  à  des  utilités  éprouvées. 
L'âge  d'or  n'est  pas  à  Torigine,  comme  l'ont  conté  les 
poètes.  Simple  animal  tout  d'abord,  l'homme  avait 
une  plus  puissante  stature  et  de  plus  solides  tendons 


h 


LUCRÈCE  53 

qu'aujourd'hui;  et  c'était  assez  pour  soutenir  sans 
trop  de  de'savantage  la  lutte  pour  la  vie;  il  habitait  les 
forêts  et  les  cavernes,  sans  industrie,  sans  institutions, 
sans  lois.  La  terre  féconde  lui  offrait  spontanément  la 
nourriture;  les  sources  et  les  rivières  étanchaient  sa 
soif.  C'est  péniblement  et  peu  à  peu  qu'il  sortit  de  cet 
état  sauvage;  il  apprit  à  se  vêtir  de  la  dépouille  des 
animaux,  il  imagina  de  se  construire  des  huttes  ;  enfin 
il  se  procura  du  feu.  Une  fois  le  feu  découvert  et  les 
premières  cabanes  construites,  autour  du  foyer  et  sous 
le  toit  commun,  la  famille  put  se  former,  et  les  attec- 
tions  familiales  purent  grandir.  La  famille  constituée 
amena,  par  une  extension  naturelle,  la  nai'^sance  de  la 
société  qui  fut  d'abord  une  association  de  familles  voi- 
sines, convenant  entre  elles  de  s'abstenir  de  l'injustice 
et  de  la  violence,  de  protéger  réciproquement  les 
femmes  et  les  enfants,  signifiant  entre  eux,  avant 
même  tout  langage  articulé,  qu'il  est  juste  d'avoir  pitié 
des  faibles.  Mais  ce  langage  articulé  qui  n'a  peis  pré- 
cédé la  formation  de  la  vie  sociale  a  dû  presque  immé- 
diatement la  suivre  :  il  a  eu  pour  cause  première,  non 
pas  l'initiative  d'un  inventeur,  impossible  à  compren- 
dre sans  le  langage  même,  mais  l'émission  naturelle 
de  certains  son.s  en  accord  avec  les  sensations  et  les 
idées  de  chaque  homme  :  l'enfant  inaugure  déjà  le 
langage  lorsque,  montrant  du  doigt  l'objet  qui  le 
frappe,  il  cherche,  par  l'emploi  d'un  son,  à  faire  par- 
tager aux  autres  ses  émotions.  Cependant,  après  l'éta- 
blissement du  langage  qui  facilite  et  fortifie  le  lien  so- 
cial, la  découverte  des  métaux,  en  créant  des  instru- 
ments de  travail  déplus  enpius  perfectionnés,  engen- 
dre l'industrie,  fournit  des  armes  plus  terribles  à  la 
guerre,  des  moyens  de  satisfaction  plus  sûrs  et  plus 
raffinés  à  tous  les  besoins.  Aux  arts  industriels  s'ajou- 
tent les  beaux-arts  :  la  musique  naît  de  l'imitation  du 
chant  des  oiseaux,  et  après  elle,  la  poésie,  cette  musi- 
que des  mots;  les  sciences  se  perfectionnent  :  les  villes 
se  fondent  et  se  fortifient;  la  mer  se  couvre  de  voiles; 


les  nations  se  lient  par  des  contrats  semblables  à  ceux 
qui  avaient  lié  jadis  les  individus;  l'écriture  est  in- 
ventée, qui  permet  de  fixer  la  mémoire  des  hommes, 
et  les  poètes,  par  leurs  chants,  transmettent  les  événe- 
ments à  la  postérité.  Mélange  de  divinations  hardies, 
de  conjectures  arbitraires,  d'explications  plausibles, 
cette  théorie  souvent  grandiose  de  la  civilisation^  qui 
semble  vouloir  faire  si  considérable  la  part  du  tâton- 
nement aveugle  et  de  la  recherche  obscure,  fait  plus 
d'une  fois  intervenir  implicitement,  sans  y  prendre 
garde,  une  sorte  de  prévoyance,  ou  d'heureuse  direction 
de  la  nature,  et  en  tout  cas  une  sorte  de  loi  providen- 
tielle qui  attribue  à  l'espèce  humaine  le  bénéfice  des 
initiatives  renouvelées  et  des  efforts  plus  ou  moins 
douloureux  des  individus. 


* 
*  * 


Que  l'œuvre  de  la  civilisation  doive  finalement 
succomber  dans  la  dissolution  du  monde,  il  n'en  reste 
donc  pas  moins  qu'elle  surélève  en  quelque  sorte  les 
facultés  et  les  destinées  de  Ihomme.  Car  si  l'on  revient 
à  l'idéal  de  sagei^se  que  Lucrèce  propose  à  chacun,  ce 
n'est  guère  qu'un  état  nu  de  calme,  avant-goût  de 
l'évanouissement  de  la  conscience  dans  l'éternel  som- 
meil. La  paix  de  l'âme  qu'il  recommande,  c'est  une 
paix  par  pauvreté  consentie,  non  par  plénitude  con- 
quise. Par  là  les  vertus  mêmes  qu'il  recommande  et 
qui  restent  assurément  d'un  grand  prix,,  vertu  de  re- 
noncement partiel  et  de  pleine  domination  sur  soi,  ne 
semblent  pouvoir  régner  nulle  part  plus  souveraine- 
ment que  dans  le  vide  du  cœur.  Cependant  ce  qui  vi- 
vifie cette  n?'»rale,  ce  qui  fait  qu'elle  porte  beaucoup 
plus  loin  que  ses  préceptes  littéralement  énoncés, 
c'est  qu'au  lieu  de  proportionner  d'avance  l'homme 
aux  froides  considérations  de  sa  prudence,  elle  s'ac- 
compagne, chez  le  poète,  d'une  conscience  toujours 
palpitante  des  agitations,  des  misères  et  des  espérances 


LUCRhICE  53 

humaines.  Vainement  Lucrèce.,  en  un  passage  bien 
connu,  prétend  se  réserver  les  délices  de  la  retraite  et 
l'impassible  sérénité  de  la  contemplation  philoso- 
phique : 

Il  est  doux,  quand  les  vents  troublent  au  loin  les  ondes. 

De  contempler  du  bord  sur  les  vagues  profondes 

Un  naufrage  imminent.  Non  que  le  cœur  jaloux 

Jouisse  du  malheur  d'autrui;  mais  il  est  doux 

Pe  voir  ce  que  le  sort  nous  épargne  de  peines. 

Il  est  doux,  en  lieu  sûr,  de  suivre  dans  les  plaines 

Les  bataillons  livrés  aux  chances  des  combats 

Et  les  périls  lointains  qu'on  ne  partage  pas. 

Mais  rien  n'est  aussi  doux  que  d'établir  sa  vie 

Sur  les  calmes  hauteurs  de  la  philosophie. 

Dans  l'impassible  fort  de  la  sérénité; 

De  voir  par  cent  chemins  l'errante  humanité 

Chercher,  courir,  lutter  de  force  et  de  génie. 

Consumer  en  labeurs  la  veille  et  l'insomnie. 

Monter  de  brigue  en  brigue  aux  échelons  derniers. 

Et  s'asseoir  au  sommet  des  choses,  sous  nos  pieds! 

Lucrèce,  malgré  tout,  ne  cesse  de  participer,  avec 
toute  son  imagination  et  toute  son  âme,  à  l'affliction 
de  ceux  qu'ont  bles.*;és  leurs  erreurs,  et  il  ne  cesse  de 
ga  der,  parmi  les  désillusions  les  plus  attristantes,  la 
pensée  de  les  ramener,  parla  ferveur  et  l'énergie  de  ses 
conseils,  à  la  vérité.  C'est  ce  large  flot  d'universelle 
sympathie  qui  déborde  chez  lui  de  toute  part  Tétroi- 
tesse  de  l'enseignement  épicurien,  et  qui  l'entraîne 
vers  une  intelligence  plus  compréhensive  et  un  senti- 
ment plus  riche  de  la  vie  humaine. 

De  même,  le  système  qu'expose  Lucrèce  avec  une 
respectueuse  fidélité  représente  un  monde,  si  l'on  peut 
dire,  radicalement  inhumain.  A  ce  monde  l'homme 
n'appartient  que  par  un  hasard  heureux,  ou  plutôt 
peut-être  malheureux,  tant  sa  destinée  est  précaire, 
traversée  de  menaces  et  de  soulTrances  !  En  tout  cas  ses 
idées,  ses  efforts,  ses  espérances  n'ont  dans  la  na- 
ture des  choses^  résultat  de  chocs  et  de  rencontres 


86     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

aveugles,  rien  qui,  tout  en  les  disciplinant,  les  sou- 
tienne, rien,  à  plus  forte  raison,  qui  les  oriente  vers  des 
fins  plus  hautes  qu'un  bonheur  fait  de  peu.  Telle  est 
en  etfet  la  façon  dont  Lucrèce,  d'accord  avec  Épicure, 
comprend  le  monde  et  les  rapports  du  monde  avec 
l'homme. 

Mais  parfois  un  certain  naturalisme  à  l'accent  et 
aux  pressentiments  quasi  religieux  corrige  la  stricte 
logique  de  son  matérialisme  et  de  son  irréligion,  et 
laisse  deviner,  derrière  le  mécanisme  des  choses  et 
de  la  vie,  on  ne  sait  quoi  qui  pourrait  jouer  le  rôle  de 
moteur,  de  ressort  intime,  d'aspiration  à  un  autre 
ordre.  Ainsi  par  la  tendance  de  son  imagination  à  voir 
dans  la  Nature  plus  que  la  pure  matière,  à  y  introduire 
une  sorte  de  puissance  génératrice  et  régulatrice,  par 
les  ardeurs  passionnées  de  son  esprit,  par  le  frémisse- 
ment généreux  de  sa  sensibilité,  par  sa  promptitude 
à  s'émouvoir  de  toutes  les  inquiétudes  et  de  toutes  les 
souffrances  de  ses  semblables,  Lucrèce  peut  plus  d'une 
fois  par  delà  sa  doctrine  susciter  en  d'autres  âmes 
cela  même  qu'il  n'a  pas  su  y  deviner;  et  ces  âmes,  à 
leur  tour,  sans  rien  retrancher  d'elles,  ne  doivent  avoir 
aucun  scrupule  à  se  laisser  toucher  par  la  magnificence 
de  son  œuvre  et  par  l'humanité  de  son  génie. 


III 

MARC-AURÈLE 


«  Dans  ces  temps-là,  la  secte  des  stoïciens  s'étendait 
et  s'accre'ditait  dans  l'Empire;  il  semblait  que  la  na- 
ture humaine  eût  fait  un  effort  pour  produire  d'elle- 
même  cette  secte  admirable,  qui  était  comme  ces 
plantes  que  la  terre  fait  naître  dans  les  lieux  que  le 
Ciel  n'a  jamais  vus. 

«  Les  Romains  lui  durent  leurs  meilleurs  empereurs; 
rien  n'est  capable  de  faire  oublier  le  premier  Antonin 
que  Marc-Aurèle  qu'il  adopta;  on  sent  en  soi-même  un 
plaisir  secret  lorsqu'on  parle  de  cet  empereur^  on  ne 
peut  lire  sa  vie  sans  une  espèce  d'attemirissement;  tel 
est  l'effet  qu'elle  produit  qu'on  a  meilleure  opinion  de 
soi-même  parce  qu'on  a  meilleure  opinion  des  hom- 
mes. »  (Montesquieu,  Considérations  sur  les  causes  de  la 
grandeur  des  Romains  et  de  leur  décadence,  ch.  xvi.) 

Ce  n'est  pas  l'un  des  traits  les  moins  curieux  de  la 
destinée  du  sto'icisme,  que  cette  philosophie  ait  eu 
pour  le  dernier  de  ses  grands  représentants  Marc-Au- 
rèle, un  empereur.  Car,  pendant  les  guerres  civiles  qiii 
avaient  précédé  à  Rome  l'établissement  de  l'empire,  le 
sto'icisme  avait  été  dans  bien  des  âmes  le  soutien  des 
convictions  et  des  vertus  républicaines;  sous  l'empire, 
il  avait  inspiré  une  opposition  aux  Césars  plus  morale 
sans  doute  que  politique,  plus  silencieuse  qu'agissante, 
mais  qui,  depuis  Tibère  jusqu'à  l'avènement  des  An- 
tonins,  n'en  avait  pas  moins  attiré  sur  ses  adeptes 
toutes  sortes  de  soupçons  et  de  persécutions.  Et  voilà 


58     FIGURES   ET    DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

que  peu  à  peu  il  avait  fini  par  forcer  les  portes  du  pa- 
lais impérial  :  accepté  d^abord  comme  ornement 
ou  comme  simple  conseil,  il  obtenait  maintenant  la 
plus  glorieuse  revanche  et  le  plus  éclatant  triomphe 
qu''il  pût  poursuivre  :  il  gouvernait  la  pensée  et  Tâme 
de  celui  qui  allait  gouverner  le  monde.  Mais  les  prin- 
cipes qu'il  proclamait  faisaient  avec  les  fonctions  im- 
périales un  bien  plus  grand  contraste  encore  que  le 
mépris  et  les  violences  qu'il  avait  dû  pendant  un 
temps  subir;  plus  qu'aucune  autre  philosophie,  il 
visait  à  établir  la  prédominance  des  vertus  indivi- 
duelles sur  les  vertus  civiques,  à  élargir  le  domaine  de 
ce  qui  doit  rester  libre  dans  Thomme,  à  émanciper 
l'individu  en  reculant  ou  plutôt  en  supprimant  les  li- 
mites de  l'association  humaine,  à  faire  valoir  d'autres 
formes  d'héroïsme  que  celles  que  suscite  la  pensée  du 
bien  public.  Il  représentait  donc  à  l'esprit  de  Marc- 
Aurèle  un  ordre  d'idées  profondément  différent  des 
croyances  qui  avaient  contribué  à  constituer  l'État 
romain,  et  il  lui  offrait  comme  modèle  une  société  tout 
autre  que  celle  qu'un  empereur  était  appelé  à  con- 
duire. —  Voyons  donc  de  quelles  conceptions  essen- 
tielles il  s'était  originairement  formé  avant  de  venir 
rencontrer  à  Rome,  outre  cette  fortune  singulière,  des 
causes  spéciales  de  diffusion  et  de  renouvellement. 

* 
*  * 

La  prétention  de  la  philosophie  stoïcienne,  c'est  de 
rendre  par  la  vertu  et  la  connaissance  l'homme  indé- 
pendant des  choses  extérieures  et  de  lui  assurer  le 
bonheur  par  cette  indépendance.  Elle  professe,  comme 
conception  générale,  un  panthéisme  d'après  lequel 
tout  ce  qui  est  et  tout  ce  qui  arrive  ne  fait  qu'un  avec 
la  divinité,  est  une  manifestation  ou  un  effet  néces- 
saire de  l'Klre  divin.  Dieu  est  une  sorte  de  feu  éthéré 
qui  par  un  véritable  art,  supérieur  à  tout  art  humain, 
engendre  toutes  les  choses,  les  pénètre  etles  parcourt, 


MAKC-AURKLE 

puis,  à  rexpiralion  de  certaines  périodes  de  teiu|i-, 
les  reprend  en  lui  et  les  consume  pour  les  appeler  de 
nouveau  à  l'existence;  et  ainsi  de  suite  à  l'infini.  Dieu 
est  également  la  raison  universelle  qui  ordonne  tout  : 
d'une  part,  la  destinée  qui  gouverne  d'après  des  lois 
inflexibles  la  série  entière  des  causes  et  des  effets; 
d'autre  part,  la  Providence  qui  dans  le  monde  dirige 
tout  pour  le  mieux  et  vers  le  mieux.  Se  mettre  d'accord 
avec  la  raison  ou  Tordre  éternel  de  la  nature,  ce  qui 
revient  encore  à  se  mettre  d'accord  avec  soi  :  telle  est 
latdche  de  l'homme,  et  dont  l'accomplissement  lui 
donnera  à  la  fois  la  vertu  et  le  bonheur.  Tout  ce  qui 
concourt  à  ce  but  est  un  bien,  tout  ce  qui  en  éloigne 
est  un  mal  :  tout  le  reste,  si  important  qu'il  semble, 
santé,  honneurs,  plaisirs,  richesses,  vie,  d'un  côté,  — 
maladie,  obscurité,  tristesse,  pauvreté,  mort,  d'un 
autre  côté,  tout  cela  n'a  aucun  rapport  au  vrai  bien  de 
l'homme  :  seule  la  vertu  est  un  bien,  comme  seul  le 
vice  est  un  mal.  Or  la  vertu,  ainsi  que  l'avait  déjà  en- 
seigné Socrate,  est  identique  avec  la  raison;  elle  est, 
comme  elle,  comme  la  vérité,  simple,  uniforme, 
absolue.  Donc,  concluent  les  stoïciens,  cette  dispo- 
sition intérieure  qu'est  la  vertu,  on  l'a  ou  on  ne 
l'a  pas  :  il  n'y  a  pas  de  milieu.  On  ne  possède  pas  non 
plus  la  vertu  par  morceau  :  on  la  possède  tout  entière 
ou  on  ne  la  possède  pas  du  tout  :  là  encore,  il  n'y  a 
pas  de  milieu.  Quiconque  a  une  vertu  a  toutes  les  ver- 
tus, quiconque  a  un  vice  a  tous  les  vices.  Hors  de  la 
sagesse  parfaite,  il  n'y  a  que  démence  et  que  misère. 
Par  conséquent,  les  hommes  se  divisent  en  deux 
classes  entièrement  distinctes  :  il  y  a,  d'une  part,  les 
sages,  qui  ont  toutes  les  perfections,  tous  les  bonheurs, 
tous  les  avantages  véritables;  il  y  a,  d'autre  part,  les 
fous,  qui  ont  toutes  les  imperfections,  toutes  les  in- 
fortunes, tous  les  dé.savantages.  C'est  la  seule  distinc- 
tion essentielle  que  comporte  l'humanité.  Les  autres 
différences  que  Ton  allègue,  différences  de  race,  de  na- 
tionalité, etc..  n'ont  aucune  portée  réelle.  Tous  les 


«0     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

hommes  ont  même  nature,  môme  origine;  par  leur 
raison  ils  participent  tous  du  môme  ordre  ou  de  la 
môme  divinité;  ils  ont  la  môme  condition  et  sont  sou- 
mis au  môme  régime  ;  ils  forment  un  seul  et  uniçiue 
État  qui  n'a  d'autres  limites  que  l'univers,  un  État 
dont  le  chef  est  Dieu,  et  dont  les  lois  ne  sont  autres 
que  les  lois  de  la  nature.  Plus  l'homme  se  laisse  con- 
duire par  ces  lois  dont  il  reconnaît  la  nécessité,  plus  il 
s^afïranchit  des  choses  extérieures;  et  plus  en  môme 
temps  il  soutient  avec  le  monde  dont  il  est  une  partie, 
comme  avec  la  communauté  humaine  dont  il  est  un 
membre,  des  rapports  normaux  et  justes.  Ainsi  il  doit, 
dans  tout  ce  qui  contrarie  ses  désirs,  se  soumettre  à 
l'ordre  universel,  et,  dans  tout  ce  qu'il  accomplit,  s'en 
faire  l'instrument  volontaire. 

* 

*  * 

Telle  est  la  doctrine  qu'avait  constituée  à  Athènes, 
aux  environs  de  300  avant  Jésus-Christ,  Zenon  de 
Cittium,  et  qu^avaient  développée  après  luiCléanthe  et 
surtout  Chrysippe.  En  s'implantant  à  Rome,  elle  s'y 
dépouille  de  ce  que  Cicéron  appelle  ses  broussailles. 
C'est-à-dire  que,  sous  l'influence  du  caractère  romain 
et  sous  Tempire  des  circonstances,  elle  renonce  aux 
subtilités  et  aux  complications  de  sa  logique,  s'attarde 
peu  aux  conceptions  de  sa  physique  pour  insister 
presque  exclusivement  sur  les  principes  et  les  appli- 
cations de  sa  morale.  A  se  concentrer  ainsi  sur  les  pro- 
blèmes qui  intéressent  avant  tout  la  vie  pratique,  elle 
fait  mieux  que  reproduire,  en  les  corrigeant  ou  en  les 
atténuant  çà  et  là,  ses  dogmes  essentiels;  elle  s'adjoint 
un  art  tout  nouveau,  très  souple  et  très  pénétrant,  de 
Jémêler  les  diverses  cau>es  de  la  faiblesse  et  de  la 
grandeur  de  notre  nature,  un  ensemble  de  procédés 
plus  délicats  pour  traiter  les  maladies  de  l'âme,  une 
vue  plus  concrète  des  divers  degrés  de  la  perfection  et 
des  moyens  de  les  atteindre  ou  de  les  franchir,  enfin 


MARC-ÂURËLE  61 

un  sentiment  religieux,  sinon  plus  ferme,  du  moins 
plus  vif,  plus  intimement  pénétré  des  aspirations  et 
des  inquiétudes  humaines.  Elle  sort  donc  de  plus  en 
plus  des  écoles  pour  aller  chercher  à  éclairer  et  à  di- 
riger les  consciences.  Et  elle  subit  pour  ce  qu'elle  en 
seigne  l'heureux  contrecoup  de  cette  façon  plus  directe 
et  plus  personnelle  d'enseigner.  Sénèque  se  défend 
d'être  de  ces  «  philosophes  de  la  chaire  »  qui  prêchent 
bruyamment  et  confusément  pour  de  grandes  assem- 
blées; il  ne  veut  pas,  dit-il,  imiter  ces  archers  qui 
lancent  beaucoup  de  flèches  au  hasard,  avec  l'espoir 
que  dans  le  nombre  quelqu'une  atteindra  le  but  ;  il 
n'admet  auprès  de  lui  que  quelques  disciples  choisis 
dont  il  reçoive  les  confidences  et  qui  se  conduisent  par 
ses  conseils.  De  là  la  place  que  tiennent  dans  ses  ou- 
vrages la  peinture  des  caractères,  l'analyse  des  pas- 
sions, et  toute  une  série  de  réflexions  fines  et  d'obser- 
vations profondes  qu'il  devait  certainement  moins  à 
l'étude  de  Zenon  et  de  Chrysippe  qu'à  la  pratique  du 
monde  et  au  contact  des  personnes.  C'est  ainsi  qu'il 
rajeunit,  en  les  vivifiant,  les  affirmations  stoïcienne* 
sur  les  conditions  de  la  vertu.  Il  insiste  sur  le  devoir 
que  nous  avons  de  regarder  la  poursuite  de  la  perfec- 
tion comme  un  perpétuel  combat,  de  nous  soumettre 
à  un  sévère  examen  intérieur,  de  nous  rendre  compte 
à  nous-mêmes  tous  les  soirs  de  la  façon  dont  nous 
avons  rempli  la  journée;  il  -rappelle  que  rien  de  ce 
que  nous  faisons  n'échappe  à  la  conscience  qui  nous 
guette  et  qui  nous  juge,  que  les  dieux  sont  les  témoins 
toujours  présents  de  nos  pensées,  de  nos  discours  et 
de  nos  actes.  Il  va  jusqu'à  recommander  de  nous  pré- 
parer à  l'éternité  en  l'ayant  sans  cesse  présente  à  l'es- 
prit; il  déclare  que  notre  mort  portera  sur  nous  un 
jugement  souverain  et  irrécusable,  que  le  dernier  jour 
de  la  vie  est  le  jour  de  naissance  de  la  vie  éternelle; 
il  parle  de  l'admiration  qui  s'emparera  de  nous  quand 
la  lumière  divine  nous  apparaîtra  et  que  nous  la  con- 
templerons à  son  foyer;  il  décrit  la  présence  et  la 


62     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

pénétration  de  Dieu  dans  l'âme  de  Thomme  comme 
une  action  personnelle  et  secourable,  comme  l'action 
d'un  «  père  » ,  inspirée  par  un  e  amour  énergique  »  ; 
il  veut  que  la  prière,  si  on  la  fait,  consiste  à  demander 
avant  tout  une  âme  bonne.  Cependant  ces  formules 
traduisent  souvent  des  aspirations  plutôt  que  des 
croyances  arrêtées,  et  elles  mettent  l'accent  sur  cer- 
taines parties  du  stoïcisme  plutôt  qu'elles  n'en  modi- 
fient le  fond.  Si  Sénèque  a  de  la  faiblesse  humaine  un 
sentiment  vif  et  profond  qui  le  fait  davantage  recourir 
à  Dieu,  il  déclare  par  ailleurs  absurde  de  demander 
une  sagesse  que  l'on  peut  obtenir  de  soi-même,  et  il 
n'admet  pas  que  l'homme  ait  d'autres  moyens  de  triom- 
pher des  passions  et  de  s'unir  à  Dieu  que  la  raison.  Sa 
foi  dans  Timmortalité  est  inconstante,  parfois  paraît 
réserver  aux  sages  seuls  un  prolongement  plus  ou 
moins  durable  de  la  vie,  parfois  s'éclipse  entièrement. 
Il  se  plaît  sans  doute  aussi  à  exalter  la  douceur,  la 
bonté,  la  fraternité  humaine';  et  il  paraît  même  ré- 
clamer de  préférence  la  charité  du  cœur,  la  plus  im- 
portante de  toutes  :  mais  de  celte  bienveillance,  quel- 
que large  qu'elle  soit,  il  fait  moins  un  don  gracieux  de 
soi-même  qu'un  moyen  pour  le  sage  de  tremper  son 
caractère  ou  de  tenir  haut  sa  pensée.  Il  n'en  reste  pas 
moins  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  contribué  à  pénétrer 
le  stoïcisme  d'humanité.  Si  par  certaines  faiblesses  de 
sa  vie,  surtout  de  sa  vie  publique,  il  semble  trahir  son 
idéal,  il  a  toujours  eu  cependant  pour  le  bien  un 
amour  sincère,  et  il  a  racheté  en  quelque  mesure  ses 
fautes  par  le  courage  de  sa  mort.  Si  d'autre  part  il  fait 
tort  parfois  à  la  hauteur  et  à  la  pénétration  de  ses 
idées  par  une  recherche  excessive  du  trait  brillant,  de 
l'expression  piquante,  du  tour  imprévu,  il  a,  grâce  à 
la  vivacité  et  à  la  couleur  de  son  style,  imprimé  bien 
plus  fortement  dans  les  imaginations  les  thèses  et  les 
sentences  de  sa  philosophie. 

Après   Sénèque,   le  grand  seigneur  opulent,  c'est 
Épictète,  l'esclave  affranchi,  qui  professe  le  stoïcisme. 


MARC-AURÊLE  '-3 

mais  en  le  faisant  entrer  dans  sa  vie  autant  que  dans 
ses  leçons.  Caractère  tout  d'une  pièce,  il  restitue  par 
là  à  la  doctrine  quelque  chose  de  la  rigueur  tranchante 
qu'elle  avait  à  ses  débuts.  Toutefois  il  l'approprie  en- 
core à  l'esprit  romain  et  aux  besoins  du  temps  en 
rejetant  comme  oiseuses  les  spéculations  sur  la  nature 
qui,  comme  l'avait  dit  Socrate,  dépassent  nos  facultés 
et  n'ont  pour  nous  aucun  intérêt.  Lui  aussi  dégage 
avant  tout  de  la  philosophie  stoïcienne  sa  signification 
et  ses  applications  pratiques.  Ce  qu'il  expose  avec  une 
énergique  simplicité  d'accent,  c'est  que  le  bien  su- 
prême est  pour  nous  dans  la  liberté,  dans  la  liberté 
qui  sait  se  gouverner  en  se  donnant  à  elle  même  sa 
loi.  Il  distingue,  entre  les  choses,  celles  qui  dépendent 
de  nous  et  celles  qui  ne  dépendent  pas  de  nous.  Ne 
dépendent  pas  de  nous  notre  corps,  les  biens,  la  ré- 
putation, les -dignités,  etc.,  toutes  choses  qui  par 
conséquent  ne  sont  ni  à  rechercher  ni  à  craindre.  Dé- 
pendent au  contraire  de  nous  l'opinion,  le  vouloir,  le 
désir,  l'aversion,  qu'il  nous  appartient  dès  lors  de 
diriger  comme  il  le  faut.  Le  véritable  exercice  de  la 
lilierté  consiste  dans  un  bon  usage  de  nos  représenta- 
tions, c'est-à-dire  dans  la  formation  de  jugements  qui 
soient  en  accord  avec  la  nature  des  choses.  Or  le  pro- 
pre de  ces  jugements,  c'est  de  nous  faire  comprendre 
que  les  choses  arrivent  nécessairement  comme  elles 
arrivent,  de  nous  incliner  par  suite  à  les  accepter 
telles  qu'elles  sont,  telles  que  les  a  réglées  le  régula- 
teur souverain,  sans  prétendre  les  plier  à  nos  désirs  et 
sans  en  recevoir  aucun  trouble.  Au  nom  de  cette  in- 
flexible loi  de  la  raison  Épictète  commande  de  contenir 
les  élans,  selon  lui  désordonnés,  de  nos  affections  les 
plus  naturelles,  et  il  va  jusqu'à  interdire  les  larmes 
que  provoque  la  perte  d'un  ami,  d'une  femme,  d'un 
fils.  Bien  plus,  s'il  autorise,  s'il  engage  même  à  com- 
patir à  la  douleur  d'autrui,  il  prescrit  que  cette  com- 
passion soit  seulement  en  paroles  et  en  attitudes,  mais 
qu'elle  ne  parle  jamais  du  fond  de  l'âme  :  rien  ne  doit 


84     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

être  préféré  et  rien  ne  doit  porter  atteinte  à  la  sérénité 
intérieure  de  la  raison.  Pourtant,  malgré  cette  héroï- 
que dureté  qu'il  impose  au  sage  pour  le  niaintenir 
digne  et  impassible,  il  n'est  pas  sans  faire  participer 
le  sentiment  aux  rapports  des  hommes  entre  eux.  U 
déclare  que  dans  l'accomplissement  de  nos  obligations 
sociales  et  familiales  nous  ne  devons  pas  avoir  une 
insensibilité  de  statues.  Il  n'abuse  pas  delà  distinction 
stoïcienne  des  sages  et  des  fous  pour  juger  que  la  folie 
d'une  grande  part  du  genre  humain  est  incurable;  il 
veut  que  le  philosophe  se  comporte  comme  un  méde- 
cin attentif  et  dévoué  qui  n'a  de  cesse  qu'il  n'ait  guéri 
ses  malades;  il  prescrit  de  traiter  avec  justice  et  bonté 
tous  les  hommes,  même  les  esclaves,  car  les  esclaves, 
aussi  bien  que  les  autres  hommes,  sont  des  enfants  de 
Dieu.  Cette  idée  de  la  parenté  des  hommes  avec  Dieu, 
Epictète  Tadopte  de  préférence  à  Tidée  plus  abstraite 
de  la  communauté  de  raison,  pour  en  faire  le  principe 
de  la  grandeur  d'âme  autant  que  de  la  fraternité.  La 
force  de  son  sentiment  religieux  paraît  toujours  sur 
le  point  de  faire  éclater  Tenveloppe  trop  étroite  du 
panthéisme  stoïcien  ;  en  tout  cas,  elle  transforme  le 
rapport  de  l'homme  à  la  divinité  en  un  rapport  tout 
intime  de  respect,  de  reconnaissance,  d'abandon  et 
d'amour.  La  présence  de  Dieu  en  nous,  la  vigilance 
de  Dieu  sur  nous,  la  bonté  de  Dieu  pour  nous  :  ce 
sont  des  vérités  dont  il  faut  que  nous  remplissions 
notre  pensée  et  notre  cœur,  et  qui  doivent  rester  iné- 
branlables aux  plus  pressantes  objections.  Mettons- 
nous  à  la  suite  de  Dieu,  et  nous  ferons  toujours  en 
sûreté  le  voyage  de  la  vie  :  sachons  vouloir  ce  que 
Dieu  veut,  ne  pas  vouloir  ce  que  Dieu  ne  veut  pas  ; 
et  ne  nous  laissons  jamais  décourager  de  cette  sou- 
mission et  de  cette  confiance  par  l'adversité  :  quand 
Dieu  nous  reprend  quelque  chose,  bénissons  Dieu. 
Les  stoïciens  combinent  d'ordinaire  le  polythéisme  de 
la  religion  populaire  avec  leur  panthéisme  en  admet- 
tant que  les  dieux  sont  dans  l'ensemble  de  la  nature 


MARC-AURÈLE  65 

des  manifestations  diverses  du  dieu  unique  :  ils  n'éli- 
minent donc  pas  «  les  dieux  >  de  leur  langue,  ni 
même  en  un  sens,  à  titre  de  flgures,  de  leur  doctrine. 
Tout  en  sacrifiant  encore  à  ces  habitudes  polythéistes, 
Épictète  parle  plus  volontiers  de  Dieu  que  des  dieux  : 
et  cela  même  achève  de  manifester  sa  tendance  à  con- 
cevoir l'action  divine  en  chaque  être  humain  comme 
plus  intime  et  plus  personnelle.  Et  la  piété  qui  ac- 
compagne cette  tendance  se  répand  chez  lui  en  efiu- 
sions  lyriques  :  <  Eh  bien  I  puisque  vous  êtes  aveugles, 
vous,  le  grand  nombre,  ne  fedlait-il  pas  qu'il  y  eût 
quelqu'un  qui  chantât  pour  tous  l'hymne  à  la  divinité? 
Que  puis-je  faire,  moi,  vieux  et  boiteux,  si  ce  n'est  de 
chanter  Dieu?  Si  j'étais  rossignol,  je  ferais  le  métier 
d'un  rossignol;  si  j'étais  cygne,  celui  d'un  cygne.  Je 
suis  un  être  raisonnable;  il  me  faut  chanter  Dieu. 
Voilà  mon  métier,  et  je  le  fais.  C'est  un  rôle  auquel  je 
ne  failUrai  pas,  autant  qu'il  sera  en  moi;  et  je  vous  en- 
gage tous  à  chanter  avec  moi.  »  Épictète  est  à  ce  point 
porté  à  chanter  Dieu,  c'est-à-dire  à  le  justifier,  qu'il 
ne  saurait  se  décider  à  tenir  la  vie  présente  pour  in- 
suffisamment bonne,  à  tirer  de  là  un  argument  en  fa- 
veur d'une  vie  future  :  de  fait,  la  vie  est  selon  lui  une 
fête  qui  prend  fin  comme  toutes  les  fêles,  ou  du  moins 
à  laquelle  chacun  n'est  convié  que  pour  un  temps.  Si 
Sénèque  a  paru  osciller  sur  cette  redoutable  question, 
Épictète  n'hésite  point  :  il  ne  se  pose  même  pas,  à  dire 
vrai,  le  problème,  et  il  trouve  tout  naturel  de  consi- 
dérer la  mort  comme  une  simple  décomposition  des 
éléments  dont  nous  sommes  formés.  Ainsi,  d'une  part, 
la  foi  dans  la  puissance  inviolable  de  notre  liberté,  don 
divin  que  Dieu  ne  saurait  reprendre;  d'autre  part, 
l'abandon  non  seulement  le  plus  soumis,  mais  encore 
le  plus  affectueux  aux  lois  de  la  Providence  :  tels  sont 
les  deux  grands  sujets  d'exhortation  quTpictète  anime 
de  sa  conviction  ardente,  de  son  zèle  généreux  de  pro- 
pagande, de  sa  dialectique  familière  et  brusque.  Ce 
'est  pas  à  lui  qu'il  faut  demander  si  la  nature  hu- 

5 


6Ô     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

maine,  telle  qu'elle  est  réellement,  n'est  pas  trop  pro- 
fondément divisée  avec  elle-même  pour  se  porter  par 
son  mouvement  propre  vers  cet  idéal,  ou  s'il  n'est  pas 
nécessaire  que  cet  idéal  se  complète  et  se  transforme 
pour  créer  des  rapports  plus  concrets  et  plus  efficaces 
de  la  vérité  à  la  vie  :  le  stoïcisme  n'eut  sans  doute  ja- 
mais plus  fière  et  plus  rude  assurance. 

Cette  âpreté  de  la  doctrine  vient  s'adoucir  et  comme 
se  fondi-e  dans  l'âme  plus  mélancolique,  plus  naturel- 
lement aimante,  de  Marc-Aurèle;  et  en  même  temps 
l'art  qu'avait  conquis  la  sagesse  stoïcienne  de  se  vivi- 
fier par  une  connaissance  plus  pénétrante  et  une 
épreuve  plus  directe  des  consciences  dépouille  chez  lui 
la  forme  didactique  de  la  leçon  ou  du  conseil  à  autrui 
pour  revêtir  la  forme  plus  libre  et  plus  personnelle  de 
la  méditation.  Le  système  ici  —  et  c'est  pourquoi  le 
nom  de  système  a  quelque  chose  de  beaucoup  trop 
rigide  —  ne  nous  apparaît  plus  que  dans  l'homme  (1). 

* 

*  » 

L'homme  eut,  ou  peu  s'en  faut,  les  vertus  les  plus 
hautes  et  les  plus  délicates  qui  se  peuvent  tenir  de  la 
nature  ou  de  la  raison.  Il  montra  de  bonne  h eure^  avec 
une  intelligence  très  éveillée,  le  cœur  le  plus  ouvert  et 
le  plus  sincère.  Il  eut  surtout  une  merveilleuse  apti- 
tude à  s'éprendre,  chez  les  personnes  qu'il  approchait, 
des  qualités  qui  les  distinguaient  particulièrement  pour 
s'en  faire  des  modèles.  La  gravité  souriante  et  la  pu- 
reté candide  de  son  caractère  semblaient  le  vouer  par 
avance  à  la  familiarité  avec  les  choses  divines.  A  huit 
ans,  institué  prêtre  salien,  il  figurait  à  ce  titre  dans  les 
processions  religieuses.  Élevé  par  les  maîtres  les  plus 
divers  et  les  plus  célèbres,  sans  se  refuser  à  aucun 
d'eux,  il  éprouvait  pour  laphilosophie  une  prédilection 
précoce.  A  douze  ans,  il  revêtait  le  manteau  des  stoï- 

(1)  121-181  ap.  J.-G. 


MARC-AURÊLE  67 

ciens,  adoptait  leur  vie  frugale,  couchait  sur  la  dure, 
au  point  que  la  tendresse  de  sa  mère  devait  intervenir 
pour  exiger  de  lui  des  adoucissements  à  son  régime. 
Ce  fut  un  jour  mémorable  que  celui  où  il  reçut  de  son 
maître  Rusticus  les  Entretiens  d'Épictète.  Sans  doute  il 
se  fût  fait  philosophe  enseignant  si  l'adoption  d'An- 
tonin  ne  l'avait  destiné  à  l'empire.  Devenu  empereur, 
il  mit  tout  son  zèle  à  bien  remplir  cette  haute  charge 
qu'il  n'avait  point  souhaitée,  et  peut-être  eùt-il  tiré  des 
calmes  inspirations  de  sa  conscience  assez  de  fermeté 
et  de  décision  pour  soutenir  en  d'autres  temps,  sans 
même  être  soupçonné  de  faiblesse,  toutes  les  obliga- 
tions du  pouvoir.  Mais  peu  de  règnes  furent  traversés 
d'autant  d'accidents,  de  difficultés  et  de  malheurs  que 
le  sien.  Il  eut  un   entourage  indigne  de  lui  :  et  sa 
femme  Faustine,  et  son  frère  adoptif  Lucius  Venis, 
qu'il  avait  associé  au  trône,  et  ses  filles,  et  son  fils 
Commode.  Catastrophes  physiques  et  surprises  politi- 
ques, débordements  de  fleuves  et  tremblements  de 
terre,  famines,  pestes,  révoltes  de  généraux  et  de  pro- 
vinces, invasion  des  Quades  en  Germanie  et  des  Par- 
thes  en  Asie  :  que  d'épreuves,  et  que  de  dures  tâches, 
pour  lesquelles  lui  manqua  peut-être  parfois  l'énergie 
rapide  et  dominatrice,  mais  jamais  le  courage,  jamais 
la  volonté  pratique  de  porter  son  action  là  où  ses  de- 
voirs d'état  et  les  circonstances  l'exigeaient  I  II  trou- 
vait à  la  fois  dans  sa  modestie  et  dans  son  expérience 
do  quoi  écarter  de  lui  la  prétention  de  traiter  le  monde 
par  des  recettes  de  philosophe,  c  Quels  minces  esprits, 
t:e  disait-il  à  lui-même,  ces  pauvres  hommes  d'État  qui 
s'imaginent  agir  en  philosophes!  Mioches  qui  ont  la 
morve  au  nez!...  N'espère  pas  larépublique  de  Platon. 
Contente-toi  du  plus  petit  progrès,  et  ne  tiens  pas  ce 
résultat  pour  peu  de  chose.  »  (IX,  29.)  Il  se  défendait 
donc  de  sacrifier  à  l'utopie,  mais  non  au  sentiment 
profond  d'humanité  que  la  philosophie  avait  achevé  de 
développer  en  lui;  c'est  dans  cet  esprit  qu'il  accomplit 
d'importantes  réformes  tendant  à  restreindre  l'autorité 


68     FIGURES   ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

paternelle,  à  élargir  les  obligations  réciproques  des 
enfants  envers  les  parents  et  des  parents  envers  les 
enfants,  à  adoucir  le  sort  des  esclaves  et  à  rendre  plus 
aisées  les  formes  d'affranchissement,  à  assurer  et  à 
étendre  l'assistance  aux  indigents,  la  protection  aux 
orphelins,  à  faire  entrer  dans  la  distribution  des  peines 
le  souci  d'amender  le  coupable  et  de  frapper,  par  delà 
le  délit  ou  le  crime  matériel,  la  volonté  de  nuire  dû- 
ment constatée,  etc.  Il  ne  mêla  donc  la  philosophie  à  la 
vie  publique  que  dans  la  mesure  où  elle  pouvait  la 
corriger  sans  la  troubler.  Il  ne  la  mêla  à  ses  occupa- 
tions de  souverain  que  pour  se  redire  avant  tout  que 
l'homme  de  bien  ne  doit  jamais  déserter  son  poste.  De 
fait,  c'est  à  son  poste  qu'il  mourut,  épuisé  par  les  fati- 
gues et  par  la  maladie,  tandis  qu'il  se  refusait,  malgré 
une  épidémie  de  peste,  à  partager  la  lassitude  de  ses 
soldats  et  à  remettre  la  campagne  qu'il  avait  entre- 
prise, portant  jusqu'au  bout  avec  la  même  bonne 
grâce  toujours  confiante,  quoique  souvent  attristée,  le 
lardeau  du  pouvoir  et  la  noblesse  de  ses  pensées. 


* 
*  * 


Le  livre  qui  nous  fait  connaître  la  philosophie,  et, 
nijeux  que  la  philosophie,  l'àme  de  Marc-Aurèle,  est 
un  recueil  de  Réflexions  intimes  qui  furent  écrites  en 
grec,  au  jour  le  jour,  sans  doute  entre  166  et  174.  Il  est 
un  des  fruits  les  plus  exquis  de  cette  disposition  à  s'en- 
tretenir avec  soi,  à  se  scruter  et  à  se  juger  soi-même 
qui,  pour  la  sagesse  païenne,  n'ét.ait  pas  assurément 
chose  tout  à  fait  nouvelle,  mais  qui  dans  la  conscience 
de  Marc-Aurèle  atteignit  un  degré  singulier  de  vigi- 
lance scrupuleuse  et  de  délicatesse.  Au  déclin  d'une 
vie  qui  devait  se  terminer  d'assez  bonne  heure,  parmi 
tant  de  sujets  de  préoccupation  et  d'amertume,  le  noble 
empereur  se  réfugiait  en  lui  et  dans  l'examen  solitaire 
de  lui-même,  non  point  pour  échapper  à  ses  rudes  de- 
voirs, mais  pour  se  mesurer  au^  maximes  essentielles 


MARC-AURÈLE  6Ô 

de  toute  pensée  et  de  toute  volonté  droites.  Doit-il  être 
sévèrement  jugé  pour  avoir  paru  sacrifier  à  un  genre 
littéraire  qui  peut  devenir  le  plus  déplaisant  de  tous  en 
supposant  que  les  états  d'âme  individuels  méritent 
d'être  observés  et  exprimés  pour  ce  qu'ils  sont?  Mais 
si  c'est  une  fâcheuse  tendance  que  de  se  recourber  sur 
soi-m^me  pour  se  complaire  en  soi,  c'est  certainement 
la  marque  d'une  volonté  de  perfection  plus  haute,  que 
d'opérer  en  soi  des  reconnaissances  pour  savoir  où  l'on 
en  est  exactement  de  sa  tâche  morale,  et  de  ne  point 
accepter  cette  fausse  absolution  qu'accorde  à  des  dé- 
fauts et  à  des  manquements  inévitables  la  familiarité 
avec  l'existence  de  tous  les  jours.  Au  fait,  le  Journal 
intime  de  Marc-Aurèle  n'est  point  l'œuvre  de  quel- 
qu'un qui  se  penche  voluptueusement  sur  sa  conscience 
pour  y  discerner,  toujours  avec  satisfaction,  sa  propre 
image.  Loin  de  là.  Marc-Aurèle  ne  s'observe  guère  que 
pour  faire  descendre  les  principes  philosophiques  de 
leur  généralité  abstraite  à  un  cas  personnel,  qu'il  ne 
tient  pas  le  moins  du  monde  pour  un  cas  privilégié. 
Même,  à  dire  vrai,  il  ne  se  raconte  point,  ni  ne  se  dé- 
crit, ni  ne  se  confesse.  Il  ne  fait  part  ni  des  événements 
extérieurs  ni  des  événements  intérieurs  qui  sont  les 
occa.sions  de  ces  rappels  de  lui-même  aux  maximes  de 
la  sagesse.  Qu'il  ait  ressenti  des  peines  ou  subi  des 
froissements,  qu'il  ait  été  envahi  par  des  doutes  ou 
tenté  par  des  désirs,  il  met  sa  pudeur  à  n'en  rien  dire, 
et  nous  lie  pouvons  deviner  quelque  peu  le  secret  de 
ses  impressions  premières  que  par  le  sens  des  réflexions 
dont  il  s'arme  pour  les  dominer.  Il  ne  s'use  donc  pas  à 
s'analyser;  il  ne  se  prend  comme  il  est  que  pour 
s'exhorter  à  être  meilleur  qu'il  n'est;  et  s'il  rencontre 
en  lui  certaines  vertus,  c'est  à  ses  parents,  à  ses  pré- 
cepteurs, à  la  Providence,  qu'il  en  rapporte  tout  l'hon- 
neur. Dans  la  notation  de  ce  qu'il  est  ou  de  ce  qu'il 
voudrait  être  laisse-t-il  paraître  çà  et  là  quelque  re- 
cherche de  style?  C'est  possible.  Mais  que  l'on  songe  à 
quels  eiefcices  de  rhétorique  prétentieuse  il  avait  été 


70     FIGURES   ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

entraîné,  à  quelles  grâces  maniérées  il  avait  dû,  pour 
plaire  à  son  maître  Fronton,  façonner  son  langage,  et 
l'on  admirera  d'autant  plus  que  sa  franche  nature  ait 
fini  par  triompher  si  décidément  de  sa  docilité  d'élève, 
et  que  de  ses  premières  gentillesses  de  bel  esprit  elle 
n'ait  gardé  qu'un  goût  de  distinction  dans  la  simplicité 
même,  qu'une  délicate  subtilité,  bonne  à  discerner  les 
riches  variétés  de  la  vie  morale.  Ce  ne  sont  pas  phrases 
d'auteur  que  ces  notes  parfois  à  peine  rédigées,  mais 
où  souvent  une  expression  vive,  une  image  charmante, 
un  trait  d'une  énergique  concision,  en  découvrant 
l'homme  sous  la  doctrine  apprise,  relèvent  le  style  et  le 
colorent. 

Et  dans  ce  retour  sur  soi  l'homme  reste  d'une  sin- 
cérité admirable,  aussi  soucieux  d'écarter  les  fausses 
ou  faciles  excuses  que  de  rappeler  sans  altération  et 
sans  diminution  toutes  les  exigences  de  la  sagesse 
stoïcienne.  «  Que  toutes  tes  paroles,  se  dit-il  à  lui- 
môme,  aient  un  accent  d'héroïque  vérité.  »  (lll,  12.) 
Avec  un  très  visible  contentement,  il  prend  là  sa  re- 
vanche des  conventions  et  des  attitudes  que  lui  impose 
trop  souvent  à  son  gré  son  rôle  officiel.  On  jugera 
peut-être  qu'à  tant  aimer  à  se  parler  à  lui-même,  fût- 
ce  avec  la  plus  incorruptible  franchise,  il  ne  faisait  que 
voiler  du  plus  spécieux  des  prétextes  sa  répugnance  à 
agir.  Cependant  c'est  par  ces  méditations  renouvelées 
qu'il  a  constamment  remonté  en  lui  les  ressorts  de  son 
activité,  peu  portée  en  effet  par  nature  à  s'exciter  et  à 
s'exalter.  La  réflexion  sur  ses  devoirs  l'a  sauvé  de 
l'abus  de  la  réflexion  pour  elle  seule.  Et  de  plus  elle 
lui  a  communiqué  le  moyen  d'opposer  à  la  dureté  des 
événements  ainsi  qu'à  Tavilissement  des  hommes  une 
invincible  maîtrise  de  soi.  Elle  a  accru,  en  les  faisant 
confluer,  toutes  les  vertus  qui  chez  lui  coulaient  de 
source.  Grand  et  bon  :  ainsi  le  qualifiait  un  chrétien  du 
iu«  siècle.  En  lui  il  faut  même  dire  que  la"  gran- 
deur se  met  sans  relâche  et  sans  réserve  au  service  de 
la  bonté.  Tendu  vers  la  perfection  que  lui  impose  la 


MARC-AURÈLE  "1 

hauteur  de  sa  doctrine,  il  se  détend  de  sa  rigueur 
quand  il  songe  aux.  autres  :  c'est  à  lui  qu'il  réserve  ses 
sévérite's.  Cette  philosophie  austère  et  souvent  dure 
qu'il  a  faite  sienne,  il  l'imprègne  de  sa  bienveillance, 
de  sa  douceur,  de  sa  tendresse.  Peut-être  n'est-il  pas 
sans  paraître  l'énerver  par  le  sentinii^nt  qu'il  y  ajoute 
de  la  vanité  des  choses  et  du  néant  de  la  vie  :  nous  ne 
trouvons  plus  là  assurément  la  foi  magnanime  d'un 
Épictète  dcins  la  toute-puissance  de  la  volonté;  mais 
jusque  dans  l'impression  de  découragement  ou  d'amer- 
tume qui  répand  parfois  sur  les  Pensées  de  Marc-Aurèle 
une  teinte  de  mélancolie  se  manife.-le  une  âme  aussi 
noble  sans  doute,  et  certainement  plus  humaine,  une 
ime  que  continue  à  émouvoir  le  contact  avec  tant 
d'imperfections,  tant  d'impuissances,  tant  de  misères, 
une  âme  qui  se  fortifie,  mais  qui  ne  se  laisse  pas  au 
fond  pleinement  consoler  par  la  vue  de  son  idéal.  La 
logique  hautaine  de  la  doctrine  a  pu  en  Marc-Aurèlo., 
déterminer  le  sens  des  jugements  et  les  dispositions  de 
la  volonté  :  elle  n'a  point  réglé  ou  contenu  tous  les 
mouvements  de  son  cœur.  Ce  que  Marc-Aurèle  a  mis 
ainsi  de  lui  dans  ces  Pensées  qu'il  n'a  écrites  que  pour 
lui-même  et  sur  lui-même,  c'est  précisément  ce  qui, 
bien  mieux  que  des  démonstrations  pour  le  public,  a 
contribué  à  répandre  son  livre  parmi  les  hommes,  et 
en  a  fait  une  œuvre,  non  seulement  d'un  intérêt  psy- 
chologique très  vif,  mais  encore  d'une  séduction  mo- 
rale extraordinaire. 

Quels  enseignements  allons-nous  donc  recueillir  de 
ces  involontaires  confidences?  (i). 

«  * 

Quand  la  vie  extérieure  lasse  ou  froisse,  il  est  na- 
turel qu'on  souhaite  un  refuge  etune  solitude.  Mais  où 
les  trouver?  «  Ils  se  cherchent  des  retraites,  des  cam-' 

(1)  J'ai  consulté  et  mis  à  profit  les  traductions  de  Couat- 
Fournier,  de  G.  Micbaut  et  d'A.-P.  Lemercier. 


72     FIGURES   ET  DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

pagnes,  des  plages,  des  montagnes;  toi  aussi,  c'est  ce 
que  d'habitude  tu  désires  avec  ardeur.  Mais  tout  cela 
est  très  déraisonnable,  puisque  tu  peux,  à  l'heure  que 
tu  veux,  te  retirer  en  toi-même.  Nulle  part,  en  effet, 
l'homme  ne  trouve'  une  retraite  plus  calme  et  mieux 
protégée  contre  les  ennuis  que  dans  son  âme,  surtout 
celui  dont  le  dedans  est  tel  qu'en  se  penchant  pour  y 
regarder  il  conquière  à  l'instant  une  pleine  sérénité;  et 
par  sérénité,  j'entends  l'état  d'une  âme  bien  ordonnée. 
Procure-toi  donc  sans  cesse  à  toi-même  cette  retraite, 
et  deviens-y  un  autre  homme.  Qu'il  s'y  trouve  de  ces 
maximes  brèves  et  élémentaires  qui,  dès  que  tu  les 
auras  rencontrées,  suffiront  à  effacer  en  toi  tout  cha- 
grin et  à  te  renvoyer  sans  aucun  sentiment  d'irritation 
aux  difficultés  qui  t'attendent.  »  (IV,  3.)  Parmi  ces 
maximes,  il  en  est  deux  qui  méritent  d'être  particuliè- 
rement méditées;  l'une,  c'est  que  les  choses  extérieures 
ne  touchent  point  l'âme,  qu'elles  restent  en  dehors 
d'elle  indifférentes  et  comme  immobiles,  c'est  par  con- 
séquent qu'elles  ne  peuvent  nous  troubler  que  par 
l'opinion  que  nous  nous  en  faisons;  l'autre,  c'est  que 
tout  ce  que  nous  voyons  changera  bientôt  et  ne  sera 
plus,  c'est  que  l'univers  n'est  que  métamorphose. 

Cette  idée  de  l'instabilité  universelle  avait  autrefois 
revêtu  des  formules  saisissantes  dans  une  philosophie 
dont  le  stoïcisme  s'était^  pour  sa  physique,  largement 
inspiré^  dans  la  philosophie  d'Heraclite.  Heraclite  avait 
proclamé  que  toute  foi  à  une  persistance  quelconque 
dans  les  choses  est  une  pure  illusion,  que  la  réalité  est 
comme  un  fleuve  où  de  nouvelles  vagues  poussent 
toujours  devant  elles  les  anciennes.  Les  premiers  stoï- 
ciens avaient  cependant  remis  plus  de  fixité  dans  le 
cours  régulier  du  monde.  Marc-Aurèle,  lui,  semble  re- 
trouver la  pure  inspiration  d'Heraclite  sur  l'écoulement 
universel  (X,  18;  IV,  46).  Lui  aussi  dépeint  la  nature 
comme  un  torrent  immense  et  impétueux  où  toute 
chose  paraît  et  disparaît  en  un  instant  (IV,  43).  Cepen- 
dant, s'il  se  représente  volontiers  ce  flux  incessant 


MARC-AURÉLE  73 

d'existences  passagères  qui  ne  sont  toutes  que  vanités 
et  néant,  ce  n'est  point  principalement  pour  s'en 
donner  le  spectacle,  c'est  avant  tout  pour  se  défendre 
de  contracter  des  liaisons  durables  avec  des  objets 
éphémères,  pour  se  garder  des  agitations  inutiles  et  des 
biens  trompeurs  qui  les  provoquent.  »  Emportés  par 
le  fleuve  sans  pouvoir  nous  y  arrêter  jamais,  nous  est- 
il  possible  de  nous  attacher  à  l'une  de  ces  choses  qui 
luient  le  long  des  rives?  C'est  comme  si  nous  nous 
mettions  à  aimer  un  de  ces  moineaux  qui  passent  en 
volant  :  lui  a  déjà  disparu  à  nos  yeux.  »  (VI,  45.)  e  Ré- 
fléchis souvent  à  la  rapidité  avec  laquelle  sont 
emportées  et  disparaissent  les  choses  qui  sont  et  qui 
naissent...  Presque  rien  n'est  stable,  et  il  y  a  là  encore 
tout  près  le  gouffre  béant,  linfini  du  passé  et  de 
l'avenir  où  tout  s'évanouit.  N"est-il  donc  pas  insensé 
celui  qui,  au  milieu  de  tout  cela,  s'enfle  ou  s'agite,  ou 
se  tourmente  en  comptant  pour  quelque  chose  la  cause 
de  son  trouble,  le  moment  où  il  l'a  conçu  et  le  temps 
qu'il  peut  durer?  »  (V,  23.)  Il  nous  suffît  de  songer  un 
instant  à  ce  que  nous  sommes,  à  ce  qui  semble  nous 
soutenir,  à  ce  qui  sollicite  nos  désirs  pour  nous  rendre 
compte  de  la  vanité  de  tout.  «  La  durée  de  la  vie  de 
l'homme?  Un  point.  Sa  substance?  Un  flux.  Ses  sensa- 
tions? Des  ténèbres.  Tout  l'assemblage  de  son  corps? 
Une  chose  destinée  à  pourrir.  Son  âme?  Un  tour- 
billon. Son  sort?  Une  énigme.  Sa  gloire?  L'incertitude 
nit*me.  En  somme,  tout  est  vain  :  le  corps  est  une  eau 
qui  coule;  l'âme  est  un  songe,  une  fumée;  la  vie  est  un 
combat,  une  halte  en  pays  étranger;  la  renommée  pos- 
thume, c'est  l'oubli.  Qu'est-ce  donc  qui  peut  nous 
servir  de  guide?  Une  seule  chose,  la  philosophie.  » 
(II,  17.)  Mettons  donc  à  nu  toutes  ces  choses  dont  nous 
nous  faisons  une  idée  si  favorable;  voyons  le  peu 
quelles  sont,  et  détruisons  la  légende  qui  fait  leur 
prestige  (VI,  13).  Marc-Aurèle  ne  recule  même  pas 
devant  une  certaine  crudité  de  termes  pour  ramener 
à  leur  stricte  réalité  touB  les  objets  que  nous  gon- 


74     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

flous  ordinairement  de  nos  illusions.  (VIII,  24,  37.) 
De  cette  condamnation  pour  vanité  il  n'exclut  donc 
même  pas  la  gloire  :  lui,  le  représentant  couronné  des 
traditions  et  des  ambitions  de  Rome,  il  a  fini  par  se 
déprendre  de  ce  grand  mobile  d'action  et  de  ce  grand 
sujet  d'espoir  qui  avait  tant  contribué  à  exciter  les 
vertus  et  la  fierté  romaines.  On  cherclie  dans  la  gloire 
une  perpétuité  qui  se  trouve  être  en  fait  entièrement 
trompeuse.  «  Que  celui  qui  se  pâme  à  l'idée  de  la  gloire 
posthume  se  représente  ceci  :  chacun  des  hommes  qui 
se  souviennent  de  lui  mourra  bientôt  lui-même^  et  en- 
suite à  son  tour  celui  qui  lui  succédera,  et  ainsi  de 
suite,  jusqu'à  ce  que  tout  souvenir  s'éteigne  en  pas- 
sant par  ces  âmes  d'hommes  allumées,  puis  éteintes.  » 
(IV,  19.)  En  se  poussant  les  unes  les  autres,  les  géné- 
rations humaines  se  précipitent  non  seulement  dans  la 
mort,  mais  dans  loubli.  «  Sur  la  gloire.  Vois  leurs 
pensées,  ce  qu'elles  sont,  ce  qu'elles  fuient  et  ce  qu'elles 
recherchent.  Et  songe  que,  de  même  que  les  couches 
supérieures  d'un  tas  de  sable  accumulées  sur  les  infé- 
rieures les  cachent  successivement,  de  même,  dans  la 
vie,  les  premières  générations  disparaissent  vite  sous 
les  nouvelles  venues.  »  (VIT,  34.)  «  Pense  à  tous  les 
autres  qui  ont  vécu  autrefois,  à  ceux  qui  vivront  après 
toi  et  à  ceux  qui  vivent  en  ce  moment  chez  les  peuples 
barbares.  Combien  ne  connaissent  môme  pas  ton  nom  f 
Combien  l'oublieront  bien  vite!  Combien,  après t'avoir 
loué  peut-être  aujourd'hui,  te  dénigreront  demain  I 
Conclus  que  rien  n*a  de  valeur,  ni  la  mémoire  des 
hommes,  ni  la  gloire,  ni  tout  le  reste I  »  (IX,  30.)  «  Tout 
est  éphémère,  ce  qui  perpétue  le  souvenir  et  ce  dont 
le  souvenir  est  perpétué.  »  (IV,  35.) 

Mais  Marc-Aurèle  ne  se  montre  ainsi  désabusé  de  la 
gloire  que  pour  mieux  se  rappeler  la  souveraine  indé- 
pendance de  tout  bien  véritable  à  l'égard  de  l'opinion 
extérieure  :  «  Toute  chose  belle,  à  quelque  titre  que  ce 
soit,  est  belle  par  elle-même;  elle  a  sa  fin  en  elle-même, 
sans  que  la  louange  en  fasse  partie,  un  objet  loué  n'en 


M  aKi.-a  L  llhLK  t5 

devient  donc  ni  meilleur  ni  pire...  Y  a-t-ii  uiio  seule 
chose  qui  devienne  belle  parce  qu'on  la  loue?  ou  en 
est-ce  fait  d'elle  parce  qu'on  la  blâme?  L'émeraude 
cesse-t-elle  d'être  Témeraude  pour  n'être  point  louée? 
Et  l'or?  Et  l'ivoire?  Et  la  pourpre?  Et  la  lyre?  Et  le 
glaive?  Et  la  fleur?  Et  l'arbre?  .  (IV,  20.) 

•  • 

Il  y  a  un  événement  qui  mieux  que  tout  le  reste  con- 
fond la  prétention  à  la  gloire,  car  il  réunit  dans  la 
môme  condition  le  personnage  glorieux  et  l'individu 
obscur  :  c'est  la  mort.  «  Alexandre  le  Macédonien  et 
son  muletier  furent,  après  leur  mort,  réduits  au  même 
état.  »  (YI,  24.)  Est-il  donc  rien  de  plus  frivole  que  cet 
efl'ort  pour  conquérir  dans  la  pensée  des  autres  une 
vie  imaginaire,  alors  que  l'attachement  immodéré  à  la 
vie  réelle  est  déjà  un  si  grand  principe  d'illusion?  La 
pensée  de  la  mort  nous  révèle  ce  qu'est  exactement  la 
vie.  ilarement  on  a  au  même  point  extrait  de  cette 
pensée  tout  ce  qu'elle  peut  contenir  de  mobiles  pour 
porter  l'âme  au  renoncement.  •  L'idée  que  tu  peux  à 
l'instant  même  sortir  de  la  vie  doit  inspirer  tous  tes 
actes,  toutes  tes  paroles,  toutes  tes  pensées.  >  (II,  14.) 
La  vie  mérite-t-elle  donc  que  Ton  veuille  en  jouir  indé- 
finiment? Mais  «  les  choses,  de  toute  éternité,  sont  pa- 
reilles et  tournent  dans  le  même  cercle;  qu'importe 
donc  de  voir,  pendant  cent  ou  deux  cents  ans,  ou  pen- 
dant l'infini  des  temps,  des  choses,  qui  ne  changent 
pas""  .  (II,  14:  cf.  IV,  47;  XII,  35.)  Pour  nous  libérer 
de  ridée  que  notre  mort  est  un  fait  d'une  exception- 
nelle importance,  faisons  se  dérouler  devant  notre 
esprit  l'interminable  théorie  de  ceux  qui  sont  morts, 
évoquons  les  images  de  ces  conquérants  qui  préten- 
daient perpétuer  leur  empire  sur  le  monde,  et  qui  sont 
morts,  de  ces  médecins  qui  fronçaient  le  sourcil  à  la 
vue  des  malades,  et  qui  sont  morts,  de  ces  savants  qui 
croyaient  faire  un  bel  exploit  en  annon-^.inf  la  fin  pro- 


76     FIGURES   ET   DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

chaîne  des  autres,  et  qui  sont  morts,  de  ces  philosophes 
qui  disputaient  pour  ou  contre  l'immortalité,  et  qui  sont 
morts,  de  ces  villes  mêmes  où  grouillait  la  vie,  Heliké, 
Pompéi,  Herculanum,  et  qui  sont  mortes.  »  (III,  3;  IV, 
48;  IV,  50;  VI,  47;  VII,  49;  VIII,  25,  31;  X,  34.)  Il 
faut  donc  s'habituer  à  prendre  la  mort  pour  ce  qu'elle 
est.  «  Si  on  la  considère  en  elle  seule,  si  par  une  abs- 
traction de  la  pensée  on  la  sépare  des  fantômes  que 
nous  y  ajoutons,  il  reste  que  c'est  simplement  un  acte 
de  la  nature.  »  (II,  42.)  Cet  acte  de  la  nature,  non  seu- 
lement il  ne  faut  pas  le  craindre,  mais  il  faut  encore  y 
collaborer  par  la  soumission  avec  laquelle  on  l'accepte, 
par  la  douceur  même  avec  laquelle  on  le  voit  venir.  Il 
faut  quitter  la  vie  sans  déchirement,  sans  affectation 
d'héroïsme,  en  remplissant  avec  une  irréprochable 
bienfaisance  cette  dernière  fonction  qu'impose  l'ordre 
naturel.  «  Détachons-nous  de  la  vie  avec  sérénité* 
comme  une  olive  mûre  qui  tomberait,  bénissant  la 
terre  qui  l'a  nourrie  et  rendant  grâces  à  l'arbre  qui  l'a 
portée.  »  (IV,  48.)  L'important,  «  ce  n'est  point  de  pro- 
longer la  vie,  c'est  de  la  remplir  jusqu'au  bout  de 
toute  la  vertu  dont  on  est  capable.  »  (IV,  17.)  «  Quoi!  la 
lumière  de  la  lampe,  jusqu'à  ce  qu'elle  s'éteiyne,  brille 
et  garde  son  éclat;  et  en  toi  la  vérité,  la  justice,  la 
sagesse  s'éteindraient  avant  toi!  »  (XII,  45.)  Il  n'est 
pas  interdit,  il  est  même  permis,  quand  on  se  sent 
désarmé  contre  la  tyrannie  du  mal  autant  que  contre 
la  violence  des  méchants,  de  mettre  fin  volontairement 
à  la  vie.  Les  stoïciens  avaient  professé  en  théorie,  et 
plus  d'une  fois  par  l'exemple,  que  le  sage  a  le  droit  de 
se  tuer  dès  qu'il  juge  que  la  vie  qui  lui  est  faite  ou 
qu'il  peut  se  faire  n'est  pas  digne  d'être  vécue,  et  ils 
voyaient  dans  l'exercice  de  ce  droit  une  manifestation 
souveraine  du  libre  arbitre.  Marc-Aurèle,  tout  en 
admettant,  lui  aussi,  la  légitimité  du  suicide  (V,  29), 
paraît  plus  porté  à  la  restreindre  aux  cas  où  la  volonté 
se  sent  défaillante  malgré  elle  sous  le  poids  des  pas*- 
sions  mauvaises  (VIII,  47;  X,  8);  sans  mijuie  recourir  à 


MARC-AURÊLE  77 

ce  moyen  extrême,  il  juge  bon  de  se  protéger  contre 
les  illusions  que  la  vie  encourage  et  les  tentations 
qu'elle  prodigue  en  demandant  à  la  mort  de  hâter  sa 
venue  :  t  Viens  plus  vite,  6  mort!  Sans  quoi  je  pour- 
rais bien  m'oublier  moi-même.  »  (IX,  3.)  Sentir  ou 
vouloir  la  mort  prochaine,  c'est  en  effet  recueillir  tout 
ce  qu'on  a  de  forces  pour  achever  de  purifier  l'âme. 

Cette  attitude  envers  la  mort  est  toujours  le  meilleur 
parti  à  prendre,  quel  que  soit  le  système  qui  soit  vrai, 
ou  le  système  des  atomes  et  de  l'abandon  de  tout  à  la 
dispersion  et  au  hasard,  ou  bien  le  système  de  l'ordre 
naturel  réglé  par  la  loi  et  la  providence  divines.  Car  le 
premier  système,  en  vidant  le  monde  des  dieux  et  de 
la  providence,  fait  de  la  vie  même  une  chose  souverai- 
nement indifférente.  (II,  11;  VI,  10;  VII,  32.) Mais  c'est 
le  second  système  qui  pour  Marc-Aurèle  est  le  vrai,  et 
c'est  dans  ce  système  seul  que  la  mort  comme  la  vie 
reçoit  tout  son  sens  :  «  Homme,  tu  as  été  citoyen  de 
cette  grande  cité  :  cinq  ans  ou  trois  ans,  que  t'importe? 
Ce  qui  est  conforme  à  la  loi  est  égal  pour  tous.  Est-il 
donc  si  terrible  d'être  renvoyé  de  la  cité,  non  pas  par 
un  tyran  ni  par  un  juge  inique,  mais  par  la  nature  qui 
t'y  a  fait  entrer? Tel  i  acteur  quitte  la  scène  sur  l'ordre 
du  chorège  qui  l'y  avait  admis  :  —  «  Mais  je  n'ai  pas 
joué  les  cinq  actes;  trois  seulement.  »  -^  C'est  vrai; 
mais  dans  la  vie  le  drame  entier  n'a  que  trois  actes. 
Car  celui-là  marque  le  terme,  qui  jadis  a  réuni  les 
éléments  dont  tu  es  formé,  et  maintenant  les  dissout^ 
toi,  tu  n'es  cause  ni  de  l'un  ni  de  l'autre.  Va-t'en  donc 
avec  sérénité;  car  c'est  avec  sérénité  que  te  renvoie 
celui  qui  te  congédie.  »  (XII,  36;  cf.  X,  14.) 

» 
•  « 

Ainsi,  ce  qui  justifie  cette  acceptation  calme  et  défé- 
rente de  la  mort,  comme  de  tous  les  événements  natu- 
rels, c'est  la  doctrine  générale  que  Marc-Aurèle  em- 
prunte aux  stoïciens.  Mais  cette  doctrine  ne  l'attire  et 


78     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

ne  le  retient  que  par  ce  qu'elle  a  de  conforme  à  son 
sentiment  propre  du  devoir,  et  c'est  plutôt  par  un  acte 
de  foi  qu'il  y  adhère  que  pour  des  raisons  démonstra- 
tives. Volontiers  il  la  détourne  de  toute  prétention  à 
rien  dire  sur  le  fond  et  l'origine  des  choses  :  *  Les  choses 
sont  comme  enveloppées  de  telles  ténèbres  que  beau- 
coup de  philosophes,  et  non  des  premiers  venus,  ont 
cru  qu'elles  étaient  totalement  incompréhensibles.  Il 
n'est  pas  d'ailleurs  jusqu'aux  Stoïciens  qui  ne  les 
croient  mal  aisées  à  comprendre.  »  (V,  40.)  Autant  et 
plus  qu'aucun  autre  stoïcien  de  Rome^  Marc-Aurèle 
renferme  donc  le  Stoïcisme  dans  sa  morale,  t  Ne  va 
pas,  sous  prétexte  que  tu  désespères  d'être  un  dialec- 
ticien ou  un  physicien,  renoncer  à  être  libre,  modeste, 
dévoué  à  la  communauté,  obéissant  aux  dieux  » .  (VII, 
67.)  Bien  plus  il  se  plaît  à  faire  voir  que  la  droite  façon 
de  vivre  ne  dépend  pas  toujours  nécessairement  du 
choix  entre  les  deux  systèmes  opposés  de  l'épicurisme 
et  du  stoïcisme  (VI,  10,  44;  VIII,  47;  IX,  28;  XII,  14, 
24),  et  il  déclare  que  la  vertu,  même  si  l'action  des 
dieux  fait  défaut  au  monde,  garde  pour  fondement 
solide  l'existence  de  notre  nature  raisonnable  et  so- 
ciable. (VI,  44.)  *  Si  la  divinité  existe,  tout  va  bien; 
s'il  n'y  a  que  le  hasard,  toi,  du  moins,  n'agis  pas  au 
hasard  ».  (IX,  28.) 

Cependant  Marc-Aurèle  tout  en  pressentant  la  pos- 
sibilité d'une  morale  indépendante  des  conceptions 
métaphysiques  sur  l'univers,  éprouve  toute  la  force 
que  confère  à  une  volonté  qui  veut  agir  par  principes 
la  conviction  d'un  ordre  rationnel  du  monde;  et  sui- 
vant le  panthéisme  stoïcien,  il  affirme  la  divinité 
comme  identique  à  cet  ordre  même.  L'univers  n'est 
qu'un  seul  être,  n'ayant  qu'une  matière  et  qu'une 
âme;  il  est  un,  comme  la  lumière  du  soleil  est  une, 
bien  qu'elle  soit  divisée  par  une  foule  d'objets,  comme 
la  matière  est  une,  bien  qu'elle  soit  divisée  entre  une 
multitude  de  corps  individuels,  comme  l'âme  est  une, 
bien  qu'elle  se  divise  en  de  nombreuses  détermina- 


MARC-AURELE  79 

tions.  (IV,  40;  XII,  30.)  C'est  que  c'est  le  même  Dieu, 
la  même  raison  divine  qui  le  produit  et  le  conduit,  qui 
en  constitue,  en  même  temps  que  l'unité,  l'ordre 
nécessaire  et  l'arrangement  providentiel.  <  Toutes  les 
choses  sont  liées  entre  elles,  et  le  lien  qui  les. enchaîne 
est  divin;  il  n'en  est  presque  pas  une  seule  qui  soit 
étrangère  à  une  autre.  C'est  que  tout  a  été  harmo- 
nieusement combiné,  tout  concourt  à  la  beauté  du 
même  univers.  Il  n'y  a  qu'un  monde  fait  de  l'ensemble 
des  choses,  un  seul  Dieu  répandu  dans  tout,  une  seule 
substance,  une  seule  loi,  une  seule  raison  commune  à 
tous  les  êtres  intelligents,  une  seul^  vérité;  car  il  n'y 
a  qu'une  seule  perfection  pour  tous  les  êtres  de  même 
origine  et  participant  à  la  même  raison.  »  (VIT,  9.) 
Comme  les  philosophes  "de  son  école,  Marc-Aurèle  est 
donc  pleinement  convaincu  de  l'unité  divine;  comme 
eux  aussi,  il  parle  souvent  des  dieux  au  pluriel,  sa- 
chant bien  que  ces  dieux,  dont  font  partie  notamment 
les  astres  (VIII,  19;  XII,  28),  sont  seulement  des  repré- 
sentations diverses  du  Dieu  un,  partout  répandu,  par- 
tout présent.  Peut-être  par  sa  qualité  de  chef  d'État 
inclinait-il  davantage  à  reproduire  les  appellations  de 
la  religion  populaire.  Mais  ce  respect  des  usages  ne 
doit  pas  donner  le  change  sur  le  fond  de  sa  pensée. 
D'autre  part,  dans  leur  conception  panthéistique,  les 
stoïciens  laissaient  parfois  intervenir  des  tendances 
dualistes  ou  spiritualistes;  l'on  peut  les  discerner  plus 
précisément  chez  Marc-Aurèle.  Sans  doute,  il  est  porté 
à  affirmer  catégoriquement  l'identité  de  Dieu  et  du 
monde,  à  ne  pas  séparer  la  matière  universelle  de  la 
raison  universelle  ;  mais,  plus  d'une  fois  aussi,  il  paraît 
douer  d'une  réalité  supérieure  le  principe  dirigeant 
qui  est  «  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  l'univers,  qui  se 
sert  de  tout  et  qui  gouverne  tout  >  (V,  21  ;  IX,  li)  :  il 
fait  alors  de  Dieu  surtout  la  force  spirituelle  qui  do- 
mine et  tourne  à  son  service  la  matière  à  laquelle  elle 
est  originairement  unie.  Mais  certainement  plus  qu'à 
définir  exactement  les  rapports  de  la  raison  universelle 


80     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

et  de  la  substance  universelle,  Marc-Aurèle  s'est  attaché 
à  défendre  la  nécessité  de  l'ordre  qu'enveloppe  l'unité 
de  Dieu  et  de  la  nature  et  à  représenter  cette  nécessité 
comme  Providence  :  invisible  ou  visible,  l'action  divine 
nous  pénètre  comme  elle  pénètre  l'univers.  Marc-Aurèle 
n'est  pas*  sans  se  la  représenter  parfois  de  façon  super- 
stitieuse; si  ailleurs  il  se  déclare  incrédule  aux  histoires 
d'incantations  (I,  6),  il  croit  cependant  à  la  portée  au- 
thentique et  au  caractère  divin  des  révélations  qu'ap- 
portent les  songes  et  les  oracles  (I,  17;  IX,  27).  Mais 
ce  qui  reste  pour  lui  par-dessus  tout  le  signe  de  la 
Providence,  c'estvl'entretien  de  l'ordre  du  monde.  En 
cela,  il  reste  pleinement  fidèle  à  son  école.  Seulement, 
dans  sa  façon  de  se  figurer  la  Providence,  on  dirait 
que  par  un  effet  de  ses  dispositions  propres  à  la  bonté, 
il  accentue  encore  plus  le  caractère  de  vigilance 
soucieuse  et  de  bonté  prévoyante.  «  Ce  que  font  les 
dieux,  dit-il,  est  plein  de  leur  providence.  »  (II,  3.)  Les 
dieux,  ajoute -t- il  ailleurs,  sont  très  bons  et  très 
justes  (XII,  5). 

En  tout  cas  il  développe  avec  la  plus  sereine  confiance 
la  pensée  stoïcienne,  que  le  monde  tel  qu'il  est  est 
parfaitement  beau,  parfaitement  bon,  et  que  les  défauts 
que  nous  lui  prêtons  ne  tiennent  qu'à  notre  incapacité 
de  le  comprendre  dans  son  ensemble.  «  Tout  ce  qui 
arrive  arrive  justement;  tu  le  reconnaîtras  si  tu  y 
prends  garde.  Je  ne  dis  pas  seulement  :  arrive  selon 
l'ordre^  mais  :  arrive  justement,  comme  si  quelqu'un 
faisait  la  répartition  selon  le  mérite  ».  (IV,  10.)  Il  suffit 
de  savoir  bien  voir,  pour  écarter  toutes  ces  prétendues 
imperfections  dont  on  fait  autant  d'objections  à  la  Pro- 
vidence :  »  Observez  encore  ceci  :  toute  chose  que 
produit  la  nature,  quoi  qui  vienne  à  se  produire  en 
elle,  garde  même  en  cela  je  ne  sais  quelle  grâce  et 
quel  attrait.  Par  exemple,  le  pain,  pendant  la  cuis- 
son, se  fendille  par  endroits  :  eh  bieni  ces  crevasses, 
qui  sont  en  quelque  sorte  contraires  au  dessein  de  la 
fabrication,  ont  un  certain  agrément;  elles  donnent 


MARC-AURÈLE  H 

véritablement  envie  de  manger.  De  même,  les  figues, 
quand  elles  sont  tout  à  fait  à  point,  s'entr'ouvrent.  Il 
n'est  pas  jusqu'aux  olives,  quand  elles  sont  près  de 
tomber  de  l'arbre,  où  la  pourriture  prochaine  ne  mette 
une  beauté'  particulière.  Les  épis  penchés  vers  le  sol, 
la  peau  plissée  sur  le  muffle  du  lion,  Técurae  qui  coule 
de  la  gueule  du  sanglier,  toutes  ces  choses  et  bien 
d'autres  encore,  considérées  isolément,  sont  fort  loin 
d'être  belles;  mais  par  cela  seul  qu'elles  accompagnent 
le  développement  des  productions  de  la  nature,  elles 
y  ajoutent  un  ornement  et  un  intérêt.  En  sorte  que, 
pour  qui  aurait  un  sentiment  un  peu  vif  et  une  intel- 
ligence un  peu  profonde  de  la  vie  de  l'univers,  presque 
tous  les  phénomènes  qui  la  manifestent  et  même  qui 
l'accompagnent  oflrent  un  accord  qui  a  bien  son 
charme  ».  (III,  2;  cf.  Vf,  36.;  Libre  à  nous  de  chercher 
à  éviter  les  choses  dont  la  nature  contrarie  ou  blesse 
la  nôtre  :  mais  rien  de  plus  déraisonnable  que  de  s'in- 
surger contre  leur  droit  à  leiistence.  «  Un  concombre 
amer?  —  Jette-le.  —  Des  ronces  dans  le  chemin?  — 
Détourne  toi.  Cela  sufGt.  N'ajoute  pas  :  t  Pourquoi 
donc  cela  existe-t-il  dans  le  monde?  »  Car  l'homme  qui 
sait  ce  qu'est  la  nature  se  gausserait  de  toi,  comme  le 
feraient  le  charpentier  ou  le  cordonnier  à  qui  tu  te 
plaindrais  de  voir  dans  leur  atelier  des  copeaux  et  des 
rognures.  Encore  ces  ouvriers  ont^ils  où  jeter  ces 
déchets;  tandis  que  la  nature  universelle  n'a  rien  en 
dehors  d'elle.  Mais  la  merveille  de  son  art,  c'est  que, 
s'étant  circonscrite  elle-même,  elle  transforme  en  elle» 
même  ce  quelle  renferme  qui  parait  se  corrompre, 
vieillir  et  devenir  inutile,  et  que  de  tout  cela  elle  fait 
des  êtres  neufs;  ainsi  elle  n'a  besoin  ni  d'une  matière 
empruntée  au  dehors  ni  d'un  endroit  où  jeter  les  dé- 
tritus. Il  lui  suffit  du  lieu  qu'elle  a,  de  la  matière  qu'elle 
a,  et  de  l'art  qui  lui  est  propre  ».  (\'III,  50.)  L'ordre 
divin  de  la  nature  triomphe  donc  jusque  dans  les  phé- 
nomènes et  les  événements  qui  semtjlent  le  démentir 
ou  le  troubler;  et  nos  tristesses,  nos  dégoûts,  n03 


82     FIGURES   ET   DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

plaintes,  nos  indignations  ne  sont  que  de  fausses  vues 
de  l'esprit  qui  oublie  cet  ordre  ou  le  morcelle  dans  le 
détail  dont  il  est  abusivement  obsédé. 

Notre  principale  règle  de  vie  se  déduit  de  ce  pan- 
théisme et  de  cet  optimisme  religieux.  Elle  nous  pres- 
crit de  ne  voir  jamais  dans  un  accident  un  malheur, 
de  voir  plutôt  un  bonheur  dans  la  façon  imperturbable 
de  le  supporter.  «  Sois  pareil  au  promontoire  que  les 
flots  battent  sans  répit;  il  tient  bon,  et  autour  de  lui 
s'apaise  la  fureur  des  vagues  » .  (IV,  49.)  Ce  n'est  même 
pas  assez  d'accepter  avec  résignation,  il  faut  encore 
aimer  tout  ce  qui  nous  arrive,  tout  ce  qui  forme  la 
trame  de  notre  destinée.  (III,  16.)  Une  autre  attitude 
ne  peut  être  qu'absurde.  Celui  qui  gémit  sur  tels  ou 
tels  événements  oublie  que  ces  événements  ont  été 
amenés  par  la  même  nature  qui  l'a  apporté  dans  le 
monde.  Ainsi  il  prétend  se  développer  à  part  de  la 
raison  universelle;  il  est  comme  un  abcès  de  l'univers 
(IV,  29)  ;  ou  mieux  encore,  il  est  comme  une  main  ou 
un  pied  coupé,  comme  une  tête  tranchée  gisant  loin 
du  reste  du  corps.  Mais  voici  la  merveille,  et  voici  où 
éclate  la  bonté  de  Dieu.  Tandis  que  les  autres  parties 
du  monde,  quand  elles  se  sont  séparées  de  leur  tout 
naturel,  ne  peuvent  pas  s'y  rajuster  elles-mêmes, 
l'homme  qui  pouvait  rester  attaché  à  l'Univers,  et  qui 
a  pu  aussi  s'en  détacher,  a  le  privilège,  dans  ce  der- 
nier cas,  de  pouvoir  y  reprendre  sa  place  et  de  s'y 
sentir  à  nouveau  partie  du  tout.  (VIII,  34.)  Cet  ordre 
du  monde  qui,  dès  que  nous  le  comprenons  bien,  dis- 
cipline nos  jugements  et  nos  désirs,  n'exige  pas  seule- 
ment qu'on  le  subisse  :  il  mérite  en  outre  qu'on  l'aime. 
Au  Dieu  qui  ne  fait  qu'un  avec  l'Univers  Marc-Aurèle 
apporte  le  tribut  de  toute  sa  puissance  d'union  et  de 
joie  spirituelle  :  «  Tout  ce  qui  te  convient,  ô  Monde, 
me  convient.  Rien  n'est  tardif  ou  prématuré  pour  moi 
qui  est  de  saison  pour  toi.  Tout  m'est  fruit  de  ce 
qu'apportent  tes  saisons,  ô  Nature!  Tout  vient  de  toi, 
tout  est  en  toi,  tout  rentre  en  toi.  Le  poète  dit  :  0  cité 


MARC-AURELE  83 

chérie,  cité  de  Cécrops  !  Et  toi,  ne  diras-tu  pas  :  6  cité 
chérie,  cité  de  Jupiter!  »  (IV,  23.) 

«  « 

C'est  dans  cet  esprit  que  Marc-Aurèle  travaille  à  son 
perfectionnement  individuel.  Ce  à  quoi  il  aspire,  c'est 
à  vivTe  concentré,  comme  roulé  en  soi,  tel  qu'une 
sphère  polie  qui  ne  laisse  aucune  pri.se.  (VIT,  28; 
VIH,  48;  XI,  12;  XII,  3.)  Mais  en  lui  il  n'est  pas  seul. 
En  lui  il  découvre,  comme  révélation  directe  de  la 
divinité,  une  sorte  de  génie  qui  lui  sert  de  chef  et  de 
guide,  et  qui  est  sa  raison  même.  (III,  5,  6,  7,  12,  16; 
V,  10,  27;  VIII,  45.)  Déjà  Épictète  s'était  fait  un  mo- 
dèle de  ce  Dieu  intérieur  qui  n'était  pour  lui  que  notre 
intelligence  ou  notre  volonté  considérée  dans  sa  pureté 
ou  dans  son  indépendance  idéale,  et  au  point  où  elle 
émane  de  la  divinité.  Pour  Marc-Aurèle^  servir  ce  génie, 
c'est  se  conserver  exempt  de  toute  passion,  de  toute 
erreur,  de  toute  mauvaise  humeur  contre  ce  qui  vient 
de  la  nature  et  des  hommes  (II,  13)  :  et  c'est  aussi  en 
tout  faire  la  critique  de  ses  représentations,  grâce  à  la 
liberté  dont  on  dispose,  et  qui  est,  d'une  certaine  façon, 
inaliénable;  car  »  selon  le  mot  d'Épictète,  il  n'y  a  pas 
de  brigand  qui  puisse  nous  voler  notre  libre  arbitre  « . 
(XI,  36.)  Comme  les  autres  stoïciens,  et  sans  bien 
expliquer  la  compatibilité  d'un  pouvoir  libre  avec  la 
nécessité  universelle,  Marc-Aurèle  soutient  qu'en  face 
de  l'ordre  de  la  nature  nous  avons  le  choix  entre  la 
révolte  et  l'obéissance,  mais  avec  la  certitude  de  notre 
esclavage  comme  de  notre  impuissance  finale  si  nous 
nous  révoltons.  (VI,  42.)  C'est  surtout  pour  la  faculté 
d'obéir  qu'il  réserve  le  nom  de  liberté  (V,  10;  XII,  11), 
autrement  dit  pour  l'acceptation  et  l'amour  de  la  loi 
divine. 

Ainsi  c'est  comme  sous  les  yeux  de  Dieu  que  Marc- 
Aurèle  travaille  à  .«on  progrès  moral,  et,  selon  ses 
paroles,  dans  l'intime  familiarité  de  celui  qui  a  au 


84     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

dédans  de  lui  son  temple.  Et  il  est  curieilsL  d'obsèrvfer 
à  quel  point  sa  puissance  de  recueillertient  et  sa  piété 
semblent  souvent  transformer  en  rapports  personnels 
ce  qui,  dans  la  pure  doctrine  stoïcienne,  est  l'œuvre 
d'une  raison  impersonnelle.  L'homme  ainsi  ne  corrige 
pas  seulement  la  doctrine  :  il  y  ajoute.  L'important, 
pour  lui,  c'est  de  montrer  aux  dieux  un  cœur  toujours 
plus  simple,  toujours  meilleur.  (IX,  37.) 

.  Au  surplus,  il  n'est  essentiellement  qu'une  chose 
que  nous  devions  demander  à  Dieu  :  la  sagesse.  En  se 
réservant  de  nous  faire  coopérer,  bon  gré  mal  gré,  à 
son  ordre  et  à  son  œuvre,  Dieu  nous  donne  ou  nous 
restitue,  et  jamais  il  ne  nous  refuse,  quand  nous  nous 
tournons  vers  lui  pour  le  lui  demander,  le  bien  par 
excellence,  qui  est  une  âme  libre.  Pour  les  autres  biens 
qui  nous  concernent  véritablement,  il  y  pourvoit  aussi 
comme  il  doit.  Car  tout  en  agissant  dans  l'intérêt  du 
Tout,  la  Divinité  agit  dans  l'intérêt  de  chacun  et  par 
une  sorte  d'amour  pour  chacun  (V,  8;  XII,  5);  l'absur- 
dité ne  consiste  qu'à  penser  qu'elle  doit  régler  sur  la 
singularité  de  nos  désirs  la  sollicitude  qu'elle  nous 
porte.  Marc-Aurèle  tend  donc  à  admettre  que  la  Provi- 
dence n'est  pas  seulement  générale,  mais  aussi,  en  un 
certain  sens,  particulière.  (Vf,  44;  IX,  27;  VII,  7.)  Parla 
se  justifient  les  manifestations  de  la  piété  religieuse, 
les  actions  de  grâces  et  même  les  prières  :  entendons 
par  là  surtout  les  prières  simples  et  nobles,  qui  n'ap- 
pellent pas  sur  un  seul,  à  Texclusion  des  autres,  la 
faveur  des  dieux,  les  prières  qui,  au  lieu  de  réclamer 
l'apparition  ou  la  suppression  de  tels  événements 
naturels,  sollicitent  le  pouvoir  de  s'en  passer  ou  d'y 
faire  face.  (IX,  40.)  Quant  à  l'action  de  grâces,  elle 
s'élève  tout  naturellement  de  l'âme  par  la  seule  con- 
science que  nous  avons  de  tout  devoir,  notre  existence, 
nos  favorables  conditions  de  vie,  nos  meilleures  dis- 
positions, à  l'ordre  de  la  Providence.  Dans  ce  livre 
premier  de  ses  Pensées  où  il  fait  en  quelque  sorte  le 
compte  de  ses  dettes  morales,  où  avec  une  reconnais- 


MâRC-AURËLE  8S 

fiance  émue  et  un  sentiment  d'admiiation  parfois  in- 
génu il  se  redit  ce  qu'il  doit  à  son  grand-père,  à  son 
père,  à  sa  mère,  à  son  bisaïeul,  à  son  père  adoptif 
l'empereur  Antonin,  à  ses  maîtres  de  toutes  sortes,  il 
termine  cette  effusion  de  sa  gratitude  en  mettant  à 
l'actif  des  dieux  tous  les  bienfaits  de  son  entourage,  de 
Bon  éducation,  et  de  sa  condition,  comme  toutes  les 
bonnes  tendances  de  sa  nature. 

C'est  au  dedans  de  lui  qu'il  sait  qu'est  la  source  de 
tout  bien  :  source  intarissable,  à  la  condition  de  la 
creuser  toujours  davantage.  (Vif,  59.)  11  faut  d'ailleurs 
s'y  retremper  sans  s'y  laisser  jamais  aller  à  la  déli- 
quescence. Marc-Aurèle  sent  le  danger  que  pourrait 
faire  courir  à  sa  force  morale  le  plaisir  subtil  de  l'ana- 
lyse intérieure  et  de  la  contemplation.  Il  s'excite  à  agir 
tout  autant  que  la  raison  l'exige  (IV,  24;;  il  se  rappelle 
qu'il  doit  agir,  non  seulement  en  homme,  mais  en 
Romain.  (II,  5.)  11  ne  décline  aucune  des  obligations 
de  sa  charge  impériale,  quelque  lourdes  qu'elles  soient 
à  sa  nature  de  niéditatif.  Mais  il  se  défend  en  même 
temps  contre  les  séductions  du  pouvoir  souverain,  qui 
ont  perverti  tant  de  Césars  :  c  Prends  garde  de  cé^a- 
riser,  de  te  gâcher  :  cela  arrive.  Conserve-toi  simple, 
bon,  pur,  grave,  ennemi  du  faste,  ami  de  la  justice, 
religieux,  bienveillant,  humain,  ferme  dans  la  pratique 
des  devoirs.  Lutte  pour  rester  tel  que  la  philosophie  a 
voulu  te  faire  :  révère  les  dieux,  viens  en  aide  aux 
hommes.  La  vie  est  courte;  l'unique  fruit  de  l'exis- 
tence sur  terre,  c'est  de  maintenir  l'âme  dans  une 
disposition  sainte,  de  faire  des  actions  utiles  à  la  so- 
ciété ».  (VI,  30.)  Toutes  les  vertus  qu'il  doit  avoir,  il 
se  reproche  de  ne  les  avoir  jamais  assez,  et  dans  sa 
douce  impatience  dune  perfection  plus  grande,  il  se 
gourmande  lui-même  :  «  Quand  donc,  ô  mon  âme, 
seras-tu  bonne,  simple,  une,  nue,  plus  visible  que  le 
corps  qui  t'enveloppe?  Quand  goûteras-tu  la  disposi- 
tion à  aimer  e\  à  chérir?  Quand  donc  seras-tu  satis- 
feite,  sans  besoins,  sans  regrets,  sans  désir  aucun?  » 


S6     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

(X,  \.)  «  Embellis-toi,  se  dit-il  encore,  de  simplicité, 
de  pudeur,  d'indifférence  pour  tout  ce  qui  n'est  ni  vice 
ni  vertu  ».  (VII,  31.) 

* 

Mais  où  la  rare  beauté  de  sa  nature  éclate  le  mieux, 
c'est  dans  sa  façon  d'en  user  avec  les  autres.  Le  stoï- 
cisme avait  hautement  recommandé  aux  hommes  de 
se  traiter  réciproquement  en  amis,  et  il  avait  appuyé 
cette  prescription  sur  l'idée  que  tous  les  hommes  sont 
unis  par  la  communauté  de  la  raison  :  Marc-Aurèle 
rappelle  aussi  qu'il  y  a  un  lien  de  parenté  qui  unit 
cliaque  homme  à  tout  le  genre  humain,  non  par  le  sang 
et  par  la  naissance,  mais  par  la  participation  à  une 
môme  intelligence.  (IX,  9,  XII,  26.)  Égoïsme,  men- 
songe, injustice  sont  en  ce  sens  des  impiétés.  «  La 
nature  universelle  a  organisé  les  êtres  raisonnables  les 
uns  pour  les  autres,  de  façon  à  s'entr'aider  selon  leur 
valeur  respective  et  à  ne  se  faire  jamais  aucun  tart; 
celui  qui  transgresse  ce  dessein  est  donc  évidemment 
impie  envers  la  plus  antique  des  divinités  ».  (IX,  4; 
cf.  Il,  1;  V,  30;  VII,  55;  VIII,  59.)  Cependant  à  cette 
grande  idée  Marc-Aurèle  ajoute  tout  son  fonds  personnel 
d'indulgence  et  de  tendresse.  Le  matin,  dès  son  réveil, 
il  se  met  en  garde  contre  la  tentation  de  sentir  l'impor- 
tunité  ou  l'offense  d'autrui  :  il  s'avertit  qu'il  est  exposé 
à  rencontrer  des  fâcheux,  des  ingrats,  des  insolents, 
des  fourbes,  des  curieux,  des  égoïstes.  Pour  n'être 
point  troublé  par  ces  rencontres,  il  n'y  a,  dit-il,  qu'à 
se  représenter  que  ces  hommes  sont  nécessairement 
tels.  (II,  4.)  «  Ils  sont  nés  pour  faire  nécessairement 
ce  qu'ils  font,  et  vouloir  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi,  c'est , 
vouloir  que  la  figue  n'ait  pas  de  suc  ».  (IV,  6;  cf.  V, 
28;  IX,  42;  V,  17.)  D'où  vient,  au  reste,  leur  perver- 
sité? Les  premiers  stoïciens  avaient  condamné  l'indul- 
gence qui  se  laisse  aller  à  admettre  que  la  faute  est 
ii^ volontaire;  les  stoïciens  de  l'époque  impériale  re- 


h 


MARC-AURÈLE  87 

viennent  plutôt  à  la  thèse  socratique,  que  personne 
n'est  méchant  volontairement.  Et  c'est  cette  thèse 
qu'accepte  en  particulier  Marc-Aurèle  quand  il  s'agit 
de  comprendre  et  de  traiter  les  méchants,  alors  qu'il 
érige  en  principe  général  que  dans  l'alternative  entre 
la  soumission  et  la  désobéissance  à  l'ordre  de  la  nature, 
c'est  le  libre  arbitre  qui  décide.  Incontestablement, 
dans  ce  cas  particulier,  la  proposition  socratique  ré- 
pondait mieux  à  ses  besoins  de  mansuétude  et  de  bien- 
veillance, et  c'est  volontiers  qu'il  rappelle  qu'il  n'y  a 
point  d'âme,  selon  Platon,  qui  ne  soit  privée  malgré 
elle  de  la  connaissance  de  la  vérité.  (VII,  63.)  L'im- 
perfection qui  vient  de  l'ignorance  est  aussi  excusable 
que  celle  dun  aveugle  qui  ne  peut  distinguer  le  blanc 
d'avec  le  noir.  (II,  43.) 

Par  conséquent  dès  que  nous  croyons  voir  quelqu'un 
en  faute,  il  nous  faut  nous  représenter  toutes  les  rai- 
sons qui  peuvent  servir  à  l'excuser  (XI,  48);  il  ne  faut 
pas  seulement  nous  souvenir  que  nous  péchons  sou- 
vent nous-mêmes  de  plus  ou  moins  semblable  façon 
(X,  30;  XI,  48);  il  nous  faut  comprendre  que  l'aveu- 
glement d'autrui  ne  doit  pas  le  priver  de  l'affection  que 
nous  lui  devons.  Et  le  meilleur  moyen  de  la  lui  témoi- 
gner, c'est  de  tâcher  de  l'instruire  ;  mais  cette  instruc- 
tion, qui  doit  s'approprier  aux  individus  et  aux  cir- 
constances (Marc-Aurèle  a  renoncé  au  paradoxe  stoï- 
cien de  l'égalité  des  fautes  :  II,  40),  ne  saurait  être 
efûcace  qu'à  force  de  discrétion,  de  délicatesse  insi- 
nuante, de  bienveillance  profonde  (X,  4).  €  La  bien- 
veillance est  invincible  si  elle  est  sincère,  sans  gri- 
mace, sans  fausseté.  Que  pourrait  te  faire  l'homme  le 
plus  violent  du  monde,  si  ta  bienveillance  pour  lui 
8'obstine,  si,  à  l'occasion  et  à  loisir,  tu  l'exhortes 
doucement  et  lui  fais  la  leçon  en  profitant  de  la  cir- 
constance où  il  essaie  de  te  faire  du  mal?  —  Non! 
pas  cela,  mon  enfant!  C'est  pour  autre  chose  que  nous 
sommes  au  monde;  et  ce  n'est  pas  moi  qui  en  sup- 
porterai le  dommage,  mais  toi,    ô   mon    enfant!  — 


88     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

Montre  lui  délicatement,  et  par  des  considérations 
générales,  que  telle  est  la  règle,  et  que  ni  les  abeilles, 
ni  aucun  des  animaux  dont  l'instinct  est  de  vivre  en 
société  n'agissent  comme  lui.  Parle-lui  sans  ironie, 
sans  reproche,  mais  avec  tendresse,  et  d'une  âme  qui 
ne  soit  point  ulcérée.  Ne  parle  pas  comme  à  l'école,  ni 
pour  te  l'aire  admirer  des  assistants,  mais  comme  s'il 
était  seul,  quand  même  il  y  aurait  là  des  témoins  ». 
(XI,  18.)  «  L'emportement^  dit-il  encore,  n'a  rien  de 
viril  ;  la  douceur  et  la  bonté,  comme  elles  sont  plus 
humaines,  sont  aussi  plus  mâles  ».  (Ibid.)  Comme  le 
rayon  de  lumière  va  s'appliquer  directement  au  corps 
opaque  qui  s'oppose  à  son  passage  et  là  s'arrête  sans 
glisser,  sans  tomber;  ainsi  doit  s'épancher  l'âme;  elle 
doit  porter  la  lumière  sur  les  obstacles  qu'elle  ren- 
contre, sans  se  laisser  couler  comme  sans  heurter  vio- 
lemment, en  gardant  sa  fermeté  propre.  (VIII,  57.) 

La  mansuétude  de  Marc-Aurèle  ne  va  pas  cependant 
jusqu'à  ignorer  les  diverses  sortes  de  corruption  et 
d'hypocrisie  qui  l'environnent  et  jusqu'à  ne  point  sen- 
tir les  défauts,  trop  souvent  pénibles  à  endurer,  qu'elle 
est  prête  à  pardonner.  «  Ils  se  méprisent  les  uns  les 
autres,  et  ils  se  font  des  grâces  les  uns  aux  autres  ; 
ils  veulent  se  supplanter,  et  ils  se  font  mutuellement 
des  courbettes».  (XI,  14.)  »  Tu  aurais  beau  crever 
d'indignation  :  ils  n'en  continueront  pas  moins  à  faire 
la  même  chose  ».  (VIII,  4.)  «  Qui  pourra  changer  les 
principes  sur  lesquels  se  règlent  les  hommes?  »  (IX,  29; 
cf.  X,  36.)  Mais  malgré  cette  clairvoyance,  que  rend  de 
temps  à  autre  plus  aiguë  quelque  expérience  désa- 
gréable de  la  perversité  humaine,  l'entraînement  vers 
l'indulgence  et  la  bonté  est  perpétuel  dans  les  Pensées; 
il  va,  d'un  élan  toujours  nouveau,  vers  une  perfection 
qui  ne  se  sent  jamais  atteinte  :  «  Tu  n'aimes  pas 
encore  les  hommes  du  fond  du  cœur  »  (Vil,  13);  il  ne 
se  porte  que  vers  la  joie  de  bien  faire  sans  réclamer  la 
reconnaissance  :  «  Tel  homme,  quand  il  a  rendu  ser- 
vice à  quelqu'un,  se  hâte  de  lui  porter  en  compte  son 


IIARC-AURÉLE  89 

bienfait.  Tel  autre  ne  va  pas  jusque-là  ,  mais  pourtant, 
à  part  lui,  il  songe  à  son  obligé  comme  à  un  débiteur  ; 
et  il  n'ignore  pas  ce  qu'il  a  fait.  Cet  autre  enfin  ne 
sait  pas,  pour  ainsi  dire,  ce  qu'il  a  fait  :  il  ressemble  à 
la  vigne  qui  porte  sa  grappe,  et  ne  demande  rien  de 
plus  une  fois  qu'elle  a  produit  son  fruit  naturel;  tel 
encore  le  cheval  après  avoir  couru,  le  chien  après 
avoir  suivi  la  piste,  l'abeille  après  avoir  fait  son  miel. 
Cet  homme,  après  avoir  rendu  un  service,  ne  s'en 
vante  pas,  mais  se  prépare  à  en  rendre  un  autre, 
comme  la  vigne  se  prépare  à  enfanter  de  nouvelles 
grappes  dans  la  saison.  —  Faut  il  donc  être  de  ces 
gens  qui  agissent  sans  savoir  pour  ainsi  dire  ce  qu'Us 
font? —  Oui  ».  (V.  6.)  Et  sans  doute,  en  vantant  cette 
ignorance  qui  ajoute  au  prix  de  la  bonté,  Marc-Aurèle 
n'oublie  pas,  il  a  soin  de  nous  le  dire,  que  le  philo- 
sophe doit  se  conduire  par  la  raison;  mais  il  nous  laisse 
entendre  aussi  que  cette  inspiration  du  cœur  exprime 
mieux  la  raison  que  certaines  façons  de  raisonner  sur 
le  coût  et  la  valeur  des  bienfaits.  Il  se  pose  toujours 
comme  règle  de  ne  rien  attendre  en  retour,  et  il  s'ap- 
proprie arec  une  ironique  fierté  une  parole  du  philo- 
sophe Antisthène  :  t  C'est  le  rôle  d'un  roi  de  faire  du 
bien  pendant  qu'on  dit  du  mal  de  lui  » .  (VII,  6.)  Plus 
généralement  encore  :  «  Il  n'y  a  ici-bas  qu'une  chose 
qui  ait  du  prix  :  c'est  de  vivre  en  montrant  de  la  bien- 
veillance pour  les  hommes  menteurs  et  injustes,  sans 
s'écarter  soi-même  de  la  vérité  et  de  la  justice  ». 
(VI,  47.) 

Dans  le  fond  c'est  se  servir  soi-même,  au  meilleur 
sens,  que  de  servir  les  autres  et  que  surtout  de  servir 
la  société.  «  Ai-je  fait  quelque  action  utile  à  la  société? 
Je  me  suis  donc  rendu  service.  Aie  toujours,  en  tout, 
cette  maxime  présente,  et  n'y  renonce  jamais  » .  (XI,  4.) 
Nous  nous  acquittons  d'autant  mieux  des  fonctions  qui 
sont  les  nôtres  que  nous  les  rapportons  au  bien  de  la 
société.  €  Ce  qui  n'est  pas  utile  à  l'essaim  n'est  pas 
utile  non  plus  à  l'abeille  ».  (VI,  54.)  »  Comme  tu  es 


90     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

toi-même  né  pour  contribuer  à  parfaire  l'organisme 
social,  ainsi  que  chacune  de  tes  actions  contribue  à 
parfaire  la  vie  de  la  société.  Toute  action  de  toi  qui  ne 
se  rapporte  pas,  directement  ou  de  loin,  à  cette  fin 
commune  est  dans  ta  vie  un  élément  de  discorde  et  de 
sédition;  elle  en  brise  l'unité,  de  même  que  dans  un 
peuple  l'homme  qui  pour  son  compte  se  soustrait  à  la 
commune  entente  ».  (IX,  23.)  «  N'aie  qu'une  joie  et 
qu'un  soutien  :  passer  d'une  action  utile  à  la  société, 
à  une  autre  action  utile  à  la  société,  en  pensant  à 
Dieu».  (VI,  7.)  Qu'en  effet  nous  soyons  des  êtres 
naturellement  sociables,  destines  à  réaliser  par  la 
vie  en  commun  un  accord  aussi  complet  que  pos- 
sible, c'est  ce  qui  ne  saurait  être  mis  en  doute. 
(V,  16;  VII,  55;  X,  6.)  Ainsi  la  société  humaine,  avec 
toutes  les  fonctions  qui  s'y  rattachent,  avec  toutes  les 
obligations  qui  en  dérivent,  est  une  expression  directe 
de  l'ordre  naturel  identique  à  la  Providence  divine. 

* 

Mais  cette  Providence,  dont  l'action  s'enferme  dans 
la  Nature,  ne  reconnaît  à  l'homme  d'autre  droit,  d'autre 
pouvoir  que  de  s'y  soumettre,  et  elle  est  bien  loin  de 
lui  réserver  des  compensations  dans  une  autre  vie. 
Sur  la  solution  à  donner  au  problème  de  la  vie  future, 
les  stoïciens,  on  l'a  vu,  étaient  divisés  entre  eux  et 
parfois  avec  eux-mêmes.  En  un  sens,  puisqu'ils  fai- 
saient de  l'âme  individuelle  une  partie  de  l'âme  uni- 
verselle, ils  devaient  lui  refuser  l'immortalité  propre- 
ment dite;  mais  comme  d'autre  part  ils  la  tenaient 
pour  un  souffle  vital  qui  à  la  rigueur  peut  ne  pas  se 
dissiper  en  sortant  du  corps,  ils  acceptaient  qu'elle 
pût  survivre  pendant  un  temps  jusqu'à  la  conflagra- 
tion universelle.  Gléanthe  consentait  à  cette  destinée 
pour  toutes  les  âmes;  Ghrysippe  pour  celles-là  seules 
qui  par  leur  sagesse  avaient  conquis  la  force  de  sub- 
sister. En  somme,  le  stoïcisme  laissait  à  chacun  de  ses 


MARC-AURELE  91 

adeptes  une  giande  faculté  de  se  décider  là-dessus  à 
son  gré.  Marc-Aurèle  paraît  d'abord  n'user  de  celte 
faculté  que  pour  rester  indécis.  H  envisage  d;^ux  des 
grandes  hypothèses  que  la  tradition  de  l'école  lui  offre  : 
le  déplacement  des  âmes  ou  leur  extinction.  (V.  33; 
Vil,  32;  VIII,  25.)  H  est  possible  que  les  âmes  chan- 
gent de  lieu,  qu'elles  aillent  habiter  dans  l'air;  et  Marc- 
Aurèle  s'efl'orce  de  répondre  à  la  difficulté  que  paraît 
soulever  l'idée  de  l'encombrement  du  ciel  par  les  âmes 
survivantes  (IV,  2i).  Quand  les  âmes  ont  ainsi  pro- 
longé leur  existence  pendant  quelque   temps,    elles 
s'embrasent  et  viennent  se  consumer  dans  la  raison 
génératrice  du  Tout,  soit  ensemble,  s'il  y  a  une  confla- 
gration périodique  de  l'univers,  soit  successivement, 
si  l'univers  se  renouvelle  par  de  perpétuels  échanges. 
(VI,  24;  IV,  21;  V  13;  X,  7.)  Mais  c'est  à  l'hypothèse 
de  l'extinction  des  âmes  que  Marc-Aurèle  paraît  s'atta- 
cher avec  le  plus  de  foi.  Û  lui  arrive  à  coup  sûr  de  se 
poser  l'alternative  entre    «   l'insensibilité    »    ou  une 
«  autre  vie  »  après  la  mort.  Mais  quand  il  parle  en  ce 
sens  dune  «  autre  vie  »,  c'est  pour  se  figurer  une  série 
successive    d'individualités    conscientes    sortant    par 
métamorphose  les  unes  des  autres,  et  c'est  pour  garder 
une  attitude  visiblement  sceptique  à  l'égard  de  cette 
conception  plus  pythagoricienne  que  stoïcienne.  Même 
s'il  peut  parfois  supposer  que  l'extinction  des  âmes  est 
postérieure  à  la  mort  du  corps,  on  ne  voit  pas  qu'il 
attache  une  grande  importance  à  cette  survie  momen- 
tanée qui  doit  précéder  la  résolution  dans  la  raison 
universelle,  et  maintes  fois  il  représente  la  mort  comme 
une  simple  dissolution  des  éléments  qui  met   fin  à 
notre  destinée  individuelle.  (II,  17  ;  V.  10;   VI,  28; 
IX,  3;  XII,  24.)  Ce  n'est  point  cependant  qu'à  de  cer- 
taines heures  il  n'ait  dû  être  frappé  par  ce  que  la  mort, 
juste  selon  la  nature,  peut  avoir  d  mique  au  regard  des 
efforts  moraux  et  des  mérites  de  la  personne;  mais  la 
logique  stricte  de  son   optimisme  a  étouffé  aussitôt 
cette  discrète  protestation  de  sa  conscience.  «  Comment 


82     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

donc  les  dieux,  qui  ont  tout  disposé  dans  un  si  bel 
ordre  et  par  amour  pour  nous,  ont-ils  seulement  négligé 
le  point  que  voici  ?  Il  y  a  des  hommes  que  leurs  par- 
faites vertus  ont  liés  comme  par  autant  de  contrats 
avec  la  divinité,  qui  sont  parleurs  actions  saintes  et 
pieuses  devenus  ses  familiers.  Pourtant  une  fois  morts, 
ils  ne  reviennent  plus  et  ils  sont  éteints  à  jamais.  — 
Puisqu'il  en  va  ainsi,  sache  que  c'est  bien,  et  que  si  la 
chose  avait  dû  être  autrement,  les  dieux  l'auraient 
faite  autrement.  Car  si  c'était  juste^  c'eût  été  pos- 
sible aussi;  et  si  c'était  conformée  la  nature,  la 
nature  l'aurait  comporté.  Mais  puisqu'il  n'en  est  point 
ainsi,  et  il  n'en  est  pas  ainsi  en  effet,  persuade-toi  qu'il 
ne  fallait  point  que  cela  fût  » .  (XII,  5.)  Ce  serait  donc  à 
tort  que  nous  jetterions  un  regard  d'espoir  au  delà  de 
la  vie  présente  :  pour  être  pleinement  justifiée,  la  Pro- 
vidence n'a  pas  besoin  que  nous  lui  fassions  crédit  de 
la  vie  future. 

♦ 

*  * 

Par  là  encore  le  stoïcisme  de  Marc-Aurèle  n'arrive  pas 
à  atteindre,  alors  même  que  tant  de  vues  particulières 
semblent  l'en  rapprocher,  l'idée  et  la  foi  chrétiennes. 
Il  ne  saurait  concevoir  une  valeur  intrinsèque  de  la 
personne,  supérieure  aux  fonctions  qu'elle  remplit 
selon  la  nature,  et  lui  créant,  par  delà  l'ordre  nature}, 
des  droits  que  sanctionnent  la  puissance  et  la  bonté  de 
Dieu.  Même  le  Dieu  de  Marc-Aurèle,  malgré  les  effu- 
sions qui  vont  vers  lui  et  qui  paraissent  parfois  lui 
conférer  une  sorte  de  personnalité,  reste  l'esclave  de 
cette  nature  qui  épuise  en  la  manifestant  toute  sa 
faculté  de  production  et  d'arrangement.  Ainsi  reste 
étranger  à  Marc-Aurèle  tout  ce  que  le  Christianisme  a 
spécialement  enseigné  aux  âmes,  ce  qu'il  a  spéciale- 
ment aperçu  ou  suscité  en  elles  :  et  le  sentiment  d'une 
misère  trop  profonde  pour  être  soulagée  par  nos  seules 
ressources,  et  la  conscience  d'une  réalité  positive  sur- 


MARC-AURÈLE  98 

naturelle  qui  attire  invinciblement  l'esprit  libéré  de  la 
matière  et  qui  compense  sans  mesure  le  détachement 
des  choses,  et  la  confiance  dans  l'amour  du  Père,  qui 
n'est  pas  seulement  un  principe  de  résignation,  mais 
encore  le  sujet  d'une  joie  inaltérable,  qui  n'est  pas 
seulement  une  cause  de  relèvement  pour  notre  exis- 
tence finie,  mais  qui  encore  enferme  la  promesse  d'une 
éternité  de  bonheur.  Que  l'infirmité  de  noire  condition 
jointe  à  lidée  de  la  plénitude  de  la  vie,  appelle  un 
autre  ordre  que  celui  que  réalise  la  nature  et  que  con- 
çoit la  raison  naturelle,  c'est  ce  que  la  pensée  antique 
ne  pouvait  admettre,  même  à  l'heure  où  elle  semblait 
touchée  des  souffles  nouveaux  qui  passaient  sur  le 
monde.  Le  noble  esprit  et  le  grand  cœur  de  Marc- 
Aurèle  n'ont  point  réussi  à  se  donner  l'intelligence  ni 
le  sentiment  de  la  signification  et  de  la  portée  du  Chris- 
tianisme. Quelque  part  qu'il  ait  eue  personnellement 
aux  persécutions  qui,  sous  son  règne,  atteignirent  les 
chrétiens,  même  si  l'on  pouvait  la  réduire,  toujours 
est-il  qu'il  reste  à  leur  égard  le  représentant  du  pou- 
voir impérial,  comme  il  reste  à  l'égard  de  leur  foi  le 
représentant  de  l'bellénisme  et  du  stoïcisme.  Dans  leur 
mépris  de  la  mort  il  n'a  vu  que  l'obstination,  mani- 
festée avec  fracas,  à  suivre  une  consigne,  non  la  dispo- 
sition intérieure  d'àmes  libres.  (XI,  3.)  C'est-à-dire  qu'il 
n'a  point  participé  davantage  à  leur  sens  de  la  vie.  Et 
cette  différence  d'inspiration  profonde  se  communique, 
quoi  qu'il  semble  d'abord,  aux  maximes  et  aux  règles 
mêmes  qui  dans  le  stoïcisme  de  Marc-Aurèle  et  dans  le 
Christianitmie  paraissent  le  mieux  concorder.  Assuré- 
ment Marc-Aurèle  a  porté  à  un  degré  extrême  de 
délicatesse  l'estime  et  la  pratique  des  vertus  les  plus 
rares;  il  a  ressenti  en  lui  singulièrement  la  soif  de  la 
pureté,  lincUnation  vivace  à  l'indulgence  et  à  la  bien- 
faisance, le  besoin  de  se  déprendre  de  la  vanité  des 
biens  sensibles  et  de  se  fortifier  contre  la  mort,  la  satis- 
faction de  se  courber  sous  la  loi  divine;  mais  il  n'a 
conquis  ainsi  qu'une  sorte  de  spiritualité  abstraite  et 


94     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

négative,  faite  de  résignation  et  de  renoncement  sans 
plus,  sévère  et  morne  dans  sa  douceur  même.  Ce  livre 
des  Pensées  est  comme  une  exquise  fleur  d'automne,  à 
la  tète  penchée,  aux  teintes  pâles,  à  la  grâce  fragile, 
que  porte  dans  un  élan  suprême  de  vitalité,  mais  avec 
une  sève  déjà  presque  tarie,  la  sagesse  païenne  :  il  n'est 
pas  l'épanouissement  de  germes  capables  de  fructifier 
avec  vigueur  et  de  préparer  la  renaissance  de  nou- 
veaux printemps.  Il  y  a  dans  la  tristesse  même  qui 
s'en  exhale  plus  que  la  plainte  involontaire  d'un  cœur 
endolori  par  les  épreuves  et  désabusé  des  choses  :  il 
y  a  le  signe  de  la  mort  d'un  monde.  —  C'est  ailleurs 
qu'a  été  annoncée  la  «  bonne  nouvelle  »,  ailleurs  qu'a 
été  dite  la  «  parole  de  vie  » . 


IV 

DESCARTES 


Le  philosophe  allemand  Hegel,  dans  ses  Leçons  d'his- 
toire de  la  philosophie,  commence  ainsi  son  exposé  de  la 
philosophie  cartésienne  :  «  René  Descartes  est  en  réa- 
lité le  véritable  promoteur  de  la  philosophie  moderne 
en  tant  qu'elle  érige  en  principe  la  pensée...  L'action 
de  cet  homme  sur  son  siècle  et  sur  les  temps  nouveaux 
ne  saurait  être  exagérée.  C'est  un  héros  :  il  a  repris 
entièrement  les  choses  par  le  commencement  ».  De 
fait,  si  ce  qu'on  appelle  d'ordinaire  l'héroïsme  com- 
porte la  volonté  de  se  soutenir  par  soi  seul,  et,  avec 
une  parfaite  maîtrise  de  soi,  l'audace  égale  à  l'extrême 
grandeur  et  à  l'extrême  difficulté  de  l'entreprise,  on 
peut  dire  sans  conteste  qu'il  y  a  une  façon  héroïque 
de  penser,  et  que  celte  façon-là  fut  celle  de  Descartes. 
Au  principe  de  son  œuvre  il  y  eut  comme  un  élan 
extraordinaire  de  son  esprit  allant  droit  aux  moyens 
de  connaître  et  aux  raisons  d'afOrmer  qu'il  se  jugeait 
capable  de  trouver  de  lui  seul  :  il  y  eut  un  acte  de  la 
plus  radicale  et  de  la  plus  décisive  originalité.  —  Que 
fut  donc  l'homme  qui,  adversaire  de  la  tradition  des 
écoles,  eut  assez  de  génie  pour  fournir  à  la  philoso- 
phie moderne  sa  tradition  la  plus  constante  et  la  plus 
ft'oonde  (1)  ? 

(l)  Nous  renvoyons  à  la  belle  édition  qu'ont  donnée  des 
Œuvres  de  Descartes  Ch.  Adam  et  Paul  Tannkry  en  11  voluniea 
et  qui  a  été  complétée  par  un  12»  volume  de  M.  Aoam  sur  La 
Vie  et  les  Œuvres  de  Deseartet. 


96     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 


* 

*  * 

René  Descartes  est  né  le  31  mars  1596,  à  La  Haye, 
petite  ville  de  la  Touraine  située  sur  la  rive  droite  de 
-la  Creuse;  mais  par  son  père  et  sa  mère,  ses  grands- 
pères  et  ses  grand'-mères  et  une  partie  de  ses  autres 
ascendants  il  se  rattachait  à  la  région  de  Poitiers  et  de 
Châteîlerault  ;  lui-môme  s'était  donné  le  titre  de  «  gen- 
tilhomme du  Poitou  ï,  et  c'est  avec  la  qualification  de 
«  poitevin  »  qu'il  s'inscrivit  en  1630  sur  les  registres 
de  l'Université  de  Leyde.  Il  était  le  quatrième  enfant 
de  Joachim  Descartes  et  de  Jeanne  Brochard.  Sa  fa- 
mille, de  petite  noblesse,  s'était  élevée  surtout  par  les 
Situations  auxquelles  elle  était  parvenue  dans  le  monde 
parlementaire.  Le  père  de  notre  philosophe  était  con- 
seiller au  Parlemerit  de  Bretagne.  Descartes  fut  privé 
de  très  bonne  heure  des  soins  maternels.  Sa  mère 
mourut  un  an  environ  après  sa  naissance  et  quelques 
jours  après  la  naissance  d'un  autre  enfant,  t  J'avais 
hérité  d'elle,  racontait  Descartes,  une  toux  sèche  et 
une  couleur  j3âle,  que  j'ai  gardée  jusqu'à  plus  de  vingt 
ans,  et  qui  faisait  que  tous  les  médecins  qui  m'ont  vu 
avant  ce  temps  là  me  condamnaient  à  mourir  jeune  ». 
(IV,  p.  221.)  Son  père  se  remaria  avec  une  Bretonne; 
tandis  que  jusqu'alors  il  n'avait  passé  à  Rennes  que  le 
temps  des  sessions  du  Parlement,  il  y  fixa  désormais 
sa  résidence,  et  c'est  en  Bretagne  que  ses  descendants 
firent  souche. 

A  l'âge  de  huit  ans,  René  Descartes  fut  mis  au  col- 
lège de  La  i^lèche,  tenu  par  les  Jésuites,  et  qui  était, 
comme  il  l'écrit  dans  son  Discours  delà  Méthode,  «  l'une 
des  plus  célèbres  écoles  de  l'Europe  » .  Sans  doute  en 
raison  de  la  faiblesse  de  sa  santé,  il  y  fut  l'objet  d'at- 
tentions particulières  ;  il  avait  la  faculté  de  se  réveiller 
tout  seul  et  de  se  lever  à  son  heure,  et  il  profitait  delà 
peimission  pour  méditer  à  loisir  dans  son  lit. 

Son  éducation  fut  celle  d'un  jeune  noble,  conditiou 


DESCARTES  97 

dont  il  fit  toujours  grand  cas,  avec  tous  les  exercices 
physiques  alors  en  usage  :  le  jeu  de  paume,  qui  ser- 
vira plus  d'une  fois  à  ses  comparaisons,  et  rescrime, 
dont  il  fera  le  sujet  d'un  petit  Traité.  Il  suivit  le  cours 
régulier  des  études,  et  il  se  montra  excellent  écolier  : 
le  ton  mi-approbateur,  mi-ironique  dont  il  a  parlé  de 
son  régime  scolaire  témoigne  au  fond  de  Theureuse 
aisance  avec  laquelle  il  s'y  était  soumis.  «  Je  ne  lais- 
sais pas  toutefois  d'estimer  les  exercices  auxquels  on 
s'occupe  dans  les  écoles.  Je  savais  que  les  langues  que 
Ton  y  apprend  sont  nécessaires  pour  l'intelligence  des 
livres  anciens;  que  la  gentillesse  des  fables  réveille 
lesprit ;  que  les  actions  mémorables  des  histoires  le 
relèvent,  et  qu'étant  lues  avec  discrétion,  elles  aident 
à  former  le  jugement;  que  la  lecture  de  tous  les  bons 
livres  est  comme  une  conversation  avec  les  plus  hon- 
nêtes gens  des  siècles  passés  qui  en  ont  été  les  auteurs, 
et  même  une  conversation  étudiée  en  laquelle  ils  ne 
nous  découvrent  que  les  meilleures  de  leurs  pensées  ; 
que  l'éloquence  a  des  forces  et  des  beautés  incompara- 
bles; que  la  poésie  a  des  délicatesses  et  des  douceurs 
très  ravissantes:  que  les  mathématiques  ont  des  inven- 
tions très  subtiles,  et  qui  peuvent  beaucoup  servir  tant 
à  contenter  les  curieux  qu'à  faciliter  tous  les  arts  et 
diminuer  le  travail  des  hommes  ;  que  les  écrits  qui 
traitent  des  mœurs  contiennent  plusieurs  enseigne- 
ments et  plusieurs  exhortations  à  la  vertu  qui  sont  fort 
utiles;  que  la  théologie  enseigne  à  gagner  le  ciel;  que 
la  philosophie  donne  moyen  de  parler  vraisemblable- 
ment de  toutes  choses  et  de  se  faire  admirer  des  moins 
savants  ;  que  la  jurisprudence,  la  médecine  et  les 
autres  sciences  apportent  des  honneurs  et  des  richesses 
à  ceux  qui  les  cultivent;  et  enOn  qu'il  est  bon  de  les 
avoir  toutes  examinées,  même  les  plus  superstitieuses 
et  les  plus  fausses,  afin  de  connaître  leur  juste  valeur 
et  se  garder  d'en  être  trompé  » . 

En  fait  Descaries  ne  manqua  jamais  une  occasion  de 
marquer  sa  reconnaissance  à  ses  anciens  maîtres  de 


98     FIGURES   ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

La  Flèche.  Cependant,  il  reconnut  de  bonne  heure 
l'insuffisance  de  son  éducation  :  il  jugeait  que  la  fre'- 
quentation  de  l'antiquité  pouvait  enlever  la  conscience 
des  réalités  et  des  nécessités  du  temps  présent,  que  la 
lecture  des  œuvres  d'imagination  pouvait  porter  l'es- 
prit à  divaguer,  que  l'éloquence  et  la  poésie,  si  belles 
qu'elles  fussent  à  posséder,  étaient  des  dons  naturel? 
plutôt  que  des  fruits  de  l'éducation.  Et  il  ajoutait  :  «  Je 
me  plaisais  surtout  aux  mathématiques  à  cause  de  la 
certitude  et  de  l'évidence  de  leurs  raisons  ;  et,  pensant 
qu'elles  ne  servaient  qu'aux  arts  mécaniques,  je  m'é- 
tonnais de  ce  que,  leurs  fondements  étant  si  fermes  et 
si  solides,  on  n'avait  rien  bâti  dessus  de  plus  relevé  ». 
Ainsi,  dans  ses  jugements  de  jeune  homme  sur  ses 
études,  supposé  même  que  pour  en  faire  plus  tard  la 
confidence  il  en  ait  quelque  peu  accru  la  précision 
première,  il  mettait  déjà  cet  amour  de  la  connaissance 
certaine,  qui  devait  être  l'inspiration  et  la  règle  de 
toute  son  œuvre. 

«  ■ 
*  * 

Descartes  sortit  du  collège  au  mois  d'avril  4612. 
Comment  il  passa  les  quelques  années  qui  suivirent 
immédiatement,  nous  ne  le  savons  pas  avec  une  par- 
faite exactitude.  Fit-il  un  séjour  à  Paris,  surtout  le 
séjour  prolongé  dont  parle  son  biographe  Baillet?  La 
chose  n'est  pas  très  sûre  ;  en  tout  cas,  il  alla  à  Poitiers 
se  faire  recevoir  à  ses  examens  de  baccalauréat  et  de 
licence  en  droit  les  9  et  10  novembre  1616;  et  peut- 
être  passa-t-il  auparavant  quelque  temps  dans  cette 
ville  pour  s'y  préparer.  Une  fois  ses  examens  passés, 
il  se  résolut,  comme  il  dit,  à  ne  plus  chercher  d'autre 
science  que  celle  qu'il  pourrait  trouver  en  lui-même 
ou  bien  dans  le  grand  livre  du  monde. 

A  ce  moment,  les  jeunes  gentilshommes  français 
allaient  volontiers  en  Hollande  apprendre  sous  le  com- 
mandement de  Maurice  de  Nassau  le  métier  des  armes. 


DESCARTKS  99 

Desoartes  suit  cet  exemple.  Mais  officier  amateur,  il 
donne  le  plus  clair  de  son  temps  à  l'étude.  II  a  la 
bonne  fortune  de  pouvoir  se  lier  d'amitié  avec  Isaac 
Beeckman,  personnage  très  cultivé  qui  devait  devenir 
plus  tard  principal  du  collège  de  Dordrecht,  et  c'est  à 
ce  précieux  commerce  qu'il  doit  de  ne  *pas  se  laisser 
aller  au  désœuvrement,  d'attacher  à  des  problèmes 
précis,  surtout  à  des  problèmes  de  mathématiques  et 
de  physique,  sa  curiosité  intellectuelle,  t  Je  m'endor- 
mais et  vous  m'avez  réveillé,  »  dira-t-il  à  Beeckman. 
Et  il  dédie  à  Beeckman,  le  13  décembre  1618,  son  pre- 
mier ouvrage,  xiii  Traité  de  musique  dans  lequel  il 
explique  la  musique  par  un  calcul  de  proportions. 

Il  quitte  la  Hollande  en  avril  1619.  Au  moment  où 
allait  commencer  la  guerre  de  Trente  ans,  il  prend  du 
service  dans  l'armée  catholique  du  duc  de  Bavière. 
Alors  se  produit  l'événement  intellectuel  le  plus  impor- 
tant de  sa  vie.  «  J'étais  alors  en  Allemagne,  raconte- 
t-il  dans  le  Discours  de  la  méthode,  où  1  occasion  des 
guerres  qui  n'y  sont  pas  encore  finies  m'avait  appelé, 
et  comme  je  retournais  du  couronnement  de  l'empe- 
reur (1)  vers  l'armée,  le  commencement  de  l'hiver 
m'arrêta  en  un  quartier  où,  ne  trouvant  aucune  con- 
versation qui  me  divertît,  et  n'ayant  d'ailleurs,  par 
bonheur,  aucun  soin  ni  passion  qui  me  troublassent, 
je  demeurais  tout  le  jour  enfernfié  seul  dans  un 
poêle  (2),  où  j'avais  tout  loisir  de  m'entretenir  de  mes 
pensées  ».  Mais  cet  entretien  avec  ses  pensées  fut  loin 
d'avoir  le  calme  et  la  clarté  froide  que  l'on  présume- 
rait par  le  simple  récit  qu'il  nous  en  fait  dans  le  Dis- 
cours ;  il  s'accompagna  au  contraire  d'un  état  d'excita- 
tion singulier  et  presque  d'extase  qu'il  avait  noté  dans 
un  opuscule  aujourd'hui  perdu,  mais  dont  divers  pas- 
sages et  le  sens  général  nous  ont  été  transmis  :  le 


(1;  Le  couronnement  de  l'empereur  Ferdinand  II  à   Franc- 
fo  t. 
<2)  C'est-à-dire  une  chambra  munie  d'un  poêle. 


100     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

40  novembre  4619,  s'étant  couché  «  tout  rempli  d'en- 
thousiasme »  quand  il  venait  de  «  découvrir  les  fonde- 
ments d'une  science  admirable  »,  il  eut  dans  la  nuit 
successivement  trois  song(3s,  qu'il  interpréta  dans  le 
sens  d'un  encouragement  d'en  haut  à  ses  recherches 
et  à  ses  inventions,  et  il  forma  alors  le  vœu  d'un  pèle- 
rinage à  Notre-Dame-de-Lorette,  le  sanctuaire  le  plus 
vénéré  des  catholiques.  Qu'était  cette  merveilleuse 
(ionception?  Sans  doute,  l'idée  d'une  méthode  univer- 
selle d'explication,  dont  les  mathématiques  avaient 
fourni  le  premier  type,  mais  qui  comportait,  outre  la 
généralisation  de  la  géométrie  par  un  nouveau  mode 
d'union  de  l'algèbre,  c'est-à-dire  la  création  de  la  géo- 
métrie analytique,  la  réduction  de  toute  la  science  de 
la  nature  à  la  géométrie.  Et  cette  idée  n'était  pas  seu- 
lement pour  lui  un  beau  rêve  :  elle  s'accompagnait  de 
découvertes  déterminées  et  de  l'intuition  très  définie 
d'une  multitude  d'applications  possibles. 

Au  cours  des  neuf  années  qui  suivent,  il  la  met  à 
l'épreuve  sous  diverses  formes,  sans  prendre  encore 
parti  sur  les  questions  qui  divisent  les  écoles  philoso- 
phiques. Il  ne  se  contente  pas  au  reste  de  réfléchir. 
Avant  de  quitter  le  métier  des  armes,  a-t-il  assisté  à  la 
bataille  de  la  Montagne-Blanche  où  devait  perdre  sa 
royauté  éphémère  cet  électeur  palatin  Frédéric,  dont  la 
fille,  la  princesse  Elisabeth,  devait  devenir  plus  tard  la 
disciple  et  l'amie  du  philosophe?  Ce  n'est  point  bien 
sûr.  La  période  de  profession  militaire  est  close  vers 
cette  époque,  non  pourtant  celle  dos  excursions  vaga- 
bondes. Descartes  revient  par  un  immense  voyage  à 
travers  l'Allemagne  du  Nord  et  la  Hollande.  Comme 
pour  aller  en  Hollande  il  traverse  la  mer  sur  un  bateau 
qu'il  a  loué,  il  entend  les  marins  comploter  de  le  dé- 
pouiller et  de  le  jeter  à  l'eau.  11  se  lève  aussitôt,  tire 
son  épée,  les  menace  s'ils  font  le  moindre  mouvement 
vers  lui,  et  seul  contre  eux,  par  le  simple  ascendant  de 
son  courage,  les  fait  rentrer  dans  le  devoir. 

Il  est  de  retour  en  France  en  février  1622  et  il  y  reste 


DESCARTES  101 

jusque  vers  septembre  1623.  Il  revoit  safamille,  règle  di- 
verses affaires,  entre  en  possession  de  certains  de  ses 
biens,  étant  ainsi,  comme  il  l'a  dit,  dans  une  condition 
qui,  grâce  à  Dieu,  ne  l'oblige  pas  à  faire  un  métier  de 
la  science  pour  le  soulagement  de  sa  fortune.  Il  part 
ensuite  pour  de  nouveaux  voyages,  cette  fois  en 
Suisse  et  en  Italie;  à  Venise,  il  assiste  le  46  mai  1624 
à  la  fête  annuelle  des  épousailles  du  doge  avec  l'Adria- 
tique; il  accomplit  ensuite  pieusement  son  pèlerinage 
de  Notre-Dame-de-Lorette  ;  il  s'arrange  de  façon  à  être 
à  Rome  pour  le  jubilé  d'Urbain  VllI.  Il  rentre  en 
France  par  les  Alpes  et  par  Lyon,  et  il  va  de  là  à  Ghâ- 
tellerault.  11  rencontre  une  occasion  de  devenir  lieute- 
nant général  dans  cette  dernière  ville;  mais  le  prix  de 
la  charge  i'effraye,  et  il  y  renonce.  N'aimait-il  pfis 
mieux  au  reste  garder  le  moyen  de  vivre  et  d'étudier 
à  sa  guise  '? 

Pendant  les  trois  années  4626,  4627,  4628,  sauf  quel- 
ques petits  voyages,  il  vit  à  Paris.  Il  n'y  dédaigne 
point  les  divertissements  aux^î-iels  s'adonnent  les  per- 
sonnes de  qualité;  il  se  plaît  aujeu  comme  s'y  plaisent 
beaucoup  d'autres  honnêtes  gens,  comme  s'y  plaira 
aussi  Pascal  ;  il  réussit  surtout  aux  jeux  qui  dépen- 
dent plus  des  combinaisons  que  du  hasard.  Il  lit  des 
romans  comme  VAmadis  ;  il  a  un  duel  dont  il  sort 
vainqueur,  et  en  faisant  de  sa  victoire  un  acte  de  gé- 
nérosité romanesque.  Mais  à  certaines  heures  il  échappe 
à  ses  relations,  disparaît  pour  quelque  temps  et  se 
confine  dans  une  sorte  de  retraite  intellectuelle.  Il 
entre  aussi  dans  le  monde  des  savants  où  son  génie 
est  déjà  reconnu  et  admiré.  Dans  une  réunion  qui  a 
lieu  chez  le  nonce  du  Pape,  au  mois  de  novembre  4628, 
un  certain  Chandoux  parle  de  la  façon  dont  il  convien- 
drait de  réformer  la  philosophie,  et  les  auditeurs  l'ap- 
prouvent vivement,  sauf  l'un  d'eux,  qui  est  Descarte*. 
Le  cardinal  de  Bérulle,  le  fondateur  de  l'Oratoire,  qui 
est  également  présent,  invite  Descartes  à  s'expliquer, 
et  Descartes   montre  que  la  réforme  proposée  par 


102     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

Chandoux  est  tout  à  fait  insuffisante  et  vaine,  qu'elle 
laisse  subsister  toutes  les  difficultés  et  toutes  les  obs- 
curités de  la  scolastique,  et  il  affirme  qu'il  est  possible 
d'établir  dans  la  philosophie  des  principes  plus  clairs 
et  plus  certains  par  lesquels  on  rendrait  raison  de  tous 
les  effets  de  la  nature.  Le  cardinal  de  BéruUe  devine 
toute  la  portée  de  ces  déclarations  ;  il  y  revient  dans 
un  entretien  particulier  qu'il  a  quelques  jours  après 
avec  Descartes  ;  et  il  lui  fait  une  obligation  de  con- 
science d'employer  à  la  réforme  de  la  philosophie  la 
force  et  la  pénétration  d'esprit  que  Dieu  lui  a  données 
en  partage.  Descartes  n'avait  pas  à  se  faire  prier  pour 
suivre  ce  conseil  ;  dès  ce  moment  il  était  prêt  à  com- 
poser sa  métaphysique,  et  ce  ne  devait  être  plus  pour 
lui  que  l'occupation  de  quelques  mois  :  il  était  même 
prêt  à  composer  sa  physique,  et  ce  devait  être  ensuite 
pour  lui  l'occupation  de  deux  ou  trois  ans. 

* 
*  * 

Mais,  pour  pouvoir  publier  quelque  chose  de  ses  pen- 
sées, il  avait  besoin  de  se  soustraire  à  ces  obligations 
de  société  qui,  en  France  et  à  Paris,  lui  prenaient 
beaucoup  trop  de  son  temps  ;  il  se  retira  donc  en  Hol- 
lande, un  pays,  écrivait-il  d'Amsterdam  à  Balzac,  où  la 
salubrité  du  climat  fait  qu'on  ne  court  pas  le  risque 
des  fièvres,  où  il  y  a  une  bonne  police  pour  garantir  la 
sûreté  de  chacun,  où  enfin  l'esprit  de  négoce  des  habi- 
tants les  détourne  d'empiéter  sur  la  Uberté  laborieuse 
des  hommes  d'étude.  «  Je  me  vais  promener  tous  les 
jours  parmi  la  confusion  d'un  grand  peuple,  avec  au- 
tant de  liberté  et  de  repos  que  vous  sauriez  faire  dans 
vos  allées,  et  je  n'y  considère  pas  autrement  les 
hommes  que  j'y  vois,  que  je  ferais  les  arbres  qui  se 
rencontrent  en  vos  forêts  ou  les  animaux  qui  y  pais- 
sent. Le  bruit  même  de  leurs  tracas  n'interrompt  pas 
plus  mes  rêveries  que  ferait  celui  de  quelque  ruisseau. . . 
Quel  autre  lieu  pourrait-on  choisir  au  reste  du  monde, 


M 


DESCARTES  i03 

OÙ  toutes  les  commodités  de  la  vie  et  toutes  les  curio- 
sités qui  peuvent  être  souhaitées  soient  si  faciles  à 
trouver  qu'en  celui-ci?  Quel  autre  pays  où  Ton  puisse 
jouir  d'une  liberté  si  entière?  »  (I,  p.  203-204  )  Sauf  de 
rares  absences,  il  séjourna  ainsi  en  Hollande  près  de 
vingt  ans,  changeant  d'ailleurs  assez  fréquemment  de 
résidence  soit  pour  dépister  les  importuns,  soit  pour 
suivre  de  plus  près  certains  événements  intellecluels 
rui  l'intéres-^aient. 

Cependant  il  était  venu  chercher  la  tranquillité  pour 
son  esprit,  non  l'isolement.  Il  était  gentilhomme,  et  il 
ne  l'oubliait  point.  Il  fréquentait  volontiers  certains 
personnages  de  la  cour,  et  il  ne  négligeait  pas  de  faire 
visite  aux  ambassadeurs  de  France.  Mais  c'était  natu- 
rellement avec  les  hommes  d'étude  et  de  science  qu'il 
était  en  relation.  Il  avait  retrouvé  Isaac  Beeckman,  et, 
malgré  une  grosse  brouille  qui  éclata  un  moment  entre 
eux,  il  eut  avec  lui  des  liens  d'amitié  très  solides.  Il 
connut  Constantin  lluyghens  le  père  et  sa  famille,  qui 
l'accueillaient  sans  doute  volontiers  dans  une  maison 
de  campagne,  proche  de  La  Haye,  où  nous  savons  que 
l'on  jouait  aux  quilles  et  qu'à  la  saison  on  s'offrait  une 
collation  de  cerises;  il  s'intéressait  tout  particulière- 
ment au  second  fils  Christian,  celui  qui  devait  être  le 
grand  lluyghens.  De  plus  il  correspondait  directement 
ou  indirectement  avec  toute  l'Europe  savante  sur  les 
questions  de  science  et  de  philosophie  :  surtout  indi- 
rectement par  les  soins  du  plus  officieux  et  du  pb  s 
zélé  des  intermédiaires,  le  P.  Mersenne,  de  l'ordre  des 
Minimes,  qui  avait  été  quelques  années  avant  lui  élève 
du  collège  de  La  Flèche  et  qui  par  la  variété  extrême 
de  ses  connaissances  et  un  don  particulier  de  socia- 
bilité intellectuelle  s'était  fait  «  le  centre  de  tous  les 
gens  de  lettres  ».  Mersenne  reçut  le  surnom  mérité  de 
€  résident  de  M.  Descartes  à  Paris  ».  Au  fait,  il  servait 
avec  prédilection  la  cause  de  Descartes,  non  seulement 
en  l'excitant  à  des  inventions  nouvelles,  mais  en  lui 
fournissant  toutes  les  indications  qui  lui  permettaient 


104     FIGURES   ET  DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

de  se  défendre  contre  ses  adversaires  et  de  s'assurer 
la  prééminence  sur  ses  rivaux. 

Pendant  les  neuf  premiers  mois  de  son  séjour  en 
Hollande,  Descartes  composa  donc  un  «  petit  traité  de 
Métaphysique  »,  sans  songer  à  le  publier  immédiate- 
ment. Peu  après  il  entreprenait  d'établir  l'ensemble  de 
sa  Physique  dans  un  ouvrage  qu'il  eût  intitulé  :  l'raité 
de  la  lumière.  Dans  le  courant  de  1633,  il  avait  annoncé 
à  Mersenne  qu'il  le  lui  soumettrait  sans  faute  vers  la 
fin  de  l'année,  quand  il  apprit  la  condamnation  de  Ga- 
lilée. Cette  condamnation  devait  être  due,  pensa-t-il 
aussitôt,  à  la  thèse,  soutenue  par  Galilée,  du  mouve- 
ment de  la  terre  :  or  cette  thèse  avait  une  telle  place 
dans  son  propre  système  de  physique  que,  si  elle  était 
fausse,  c'était  son  système  qui  était  faux,  et  elle  ne 
pouvait  se  laisser  détacher  du  système  sans  le  rendre 
complètement  défectueux.  «  Mais,  ajoutait-il  dans  sa 
lettre  à  Mersenne,  comme  je  ne  voudrais  pour  rien 
du  monde  qu'il  sortît  de  moi  un  discours,  où  il  se 
trouvât  le  moindre  mot  qui  fût  désapprouvé  de  l'Église, 
aussi  aimé-je  mieux  le  supprimer,  que  de  le   faire 
paraître  estropié.  Je  n'ai  jamais  eu  l'humeur  portée  à 
faire  des  livres,  et  si  je  ne  m'étais  engagé  de  promesse 
envers  vous,  et  quelques  autres  de  nos  amis,  afin  que 
le  désir  de  vous  tenir  parole  m'obligeât  d'autant  plus 
à  étudier,  je  n'en  fusse  jamais  venu  à  bout...  Il  y  a 
déjà  tant  d'opinions  en  philosophie  qui  ont  de  l'appa- 
rence, et  qui  peuvent  être  soutenues  en  dispute,  que 
si  les  miennes  n'ont  rien  de  plus  certain  et  ne  peu- 
vent être  approuvées  sans  controverse,  je  ne  les  veux 
jamais  publier  ».  (I,  p.  271.)   Il   renonça  en  efl'et  à 
publier  son  Traité  à  la  fois  par  amour  de  la  tranquil- 
lité et  par  esprit  de  soumission  à  l'autorité  de  l'Église. 
Bossuet  lui-même  a  jugé  qu'en  la  circonstance  il  avait 
poussé  cet  esprit  de  soumission  trop  loin  :  «  M.  Des- 
cartes a  toujours  craint  d'être  noté  par  l'Église,  dit-il 
dans  une  de  ses  lettres,  et  on  lui  voit  prendre  sur  cela 
des  précautions  qui  allaient  jusqu'à  l'excès  » . 


DESCARTES  105 

Certes,  par  le  sommaire  que  Descartes  en  a  donné 
dans  le  Discours  de  la  Méthode,  comme  par  l'exposé  plus 
détaillé  qu'il  en  a  fait  dans  lea  Principes  de  la  philosophie 
de  1644,  l'on  put  bien  savoir  quels  étaient  les  principes 
et  quelles  étaient  les  théories  essentielles  de  sa  Phy- 
sique, et  nous  avons  de  plus,  comme  publication  pos- 
thume, un  traité  du  Monde  qui  est  une  partie  ou  une 
première  rédaction  incomplète  de  son  grand  ouvrage; 
mais  l'ouvrage,  tel  qu'il  (levait  être  à  la  veille  de  son 
apparition,  est  perdu  pour  nous,  et  il  fut  surtout  perdu 
pour  les  contemporains  qui  ne  connurent  ainsi  la  pen- 
sée de  Descartes  qu'imparfaitement  et  que  de  biais. 

» 
«  * 

Descartes  s'était  résolu  après  la  condamnation  de 
Galilée,  non  seulement  à  ne  pas  publier  sa  Physique, 
mais  à  ne  rien  publier  du  tout.  Pourtant  les  espérances 
qu'avaient  fondées  sur  lui  ses  amis,  et  qui  semblaient 
lui  rappeler  autant  d'engagements,  affaiblirent  cette 
résolution.  Il  finit  par  se  décider,  non  point  à  offrir 
d'ensemble  toute  sa  philosophie  et  toutes  ses  décou- 
vertes et  explications  scientifiques,  mais  à  en  pré- 
senter comme  des  spécimens  qui  pussent  assez  vive- 
ment intéresser  les  lecteurs  pour  leur  faire  souhaiter 
une  publication  plus  complète.  De  là  l'ouvrage  qu'il 
donna  en  4637  sous  le  titre  :  Discours  de  la  Méthodt 
pour  bien  conduire  sa  raison  et  chercher  la  vérité  dans  les 
sciences.  Plus  la  Diopîrique,  les  Météores  et  la  Géométrie, 
qui  sont  des  essais  de  cette  Méthode.  Aux  grandes  nou- 
veautés du  fond  de  l'ouvrage  s'adjoignait  une  grande 
nouveauté  de  forme  :  ce  Discours  ou  Traité  était  écrit 
en  français,  contrairement  à  l'usage  qui  imposait  le 
latin  comme  langue  de  la  philosophie  et  de  la  science; 
et  cela  même,  semble-t-il,  achevait  de  rendre  plus 
pressant  et  plus  direct  l'appel  à  la  commune  raison 
humaine  par  lequel  l'ouvrage  débutait.  Dans  ce  livre, 
disait  Descartes,  «  j'ai  voulu  que  les  femmes  même» 


105     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES' 

pussent  entendre  quelque  chose,  et  cependant  que  les 
plus  subtils  trouvassent  aussi  assez  de  matière  pour 
occuper  leur  attention  ».  (I,  p.  560.) 

Pour  les  philosophes  d'école,  qui  regardaient  sans 
doute  cette  façon  de  se  rendre  accessible  comme  atten- 
tatoire aux  convenances  de  leur  profession,  ce  fut  un 
motif  de  ne  point  s'expliquer  sur  le  livre  ou  peut-être 
même  de  ne  point  le  lire.  Car  le  Discours  proprement 
dit  suscita  peu  de  remarques  ou  d'objections  :  en  re- 
vanche, les  essais  scientifiques  qui  l'accompagnaient  et 
dont  il  n'était,  à  dire  vrai,  que  la  préface,  provoquèrent 
nombre  de  demandes  d'éclaircissements  et  des  contro- 
verses passionnées  :  Descartes  eut  en  particulier  de 
vives  discussions  à  soutenir  avec  deux  grands  mathé- 
maticiens, Fermât  et  Roberval.  Quand  il  fut  dégagé  de 
ces  polémiques,  il  songea,  vers  la  fin  de  1639,  à  pré- 
senter sous  une  forme  définitive  le  «  petit  traité  de 
métaphysique  »  qu'il  avait  ébauché  dix  ans  plus  tôt.  Il 
donna  à  son  ouvrage,  écrit  cette  fois  en  latin  et  publié 
en  4641,  le  titre  de  Méditations  sur  la  philosophie  pre- 
mière dans  laquelle  sont  démontrées  l'existence  de  Dieu  et 
l'immortalité  de  l'âme;  il  le  faisait  précéder  d'une  lettre 
au  Doyen  et  aux  Docteurs  de  Sorbonne,  sous  la  pro- 
tection de  qui  il  mettait  sa  philosophie.  Avant  de  le 
donner  à  l'impression,  il  avait  communiqué  son  ma- 
nuscrit à  divers  philosophes  et  théologiens,  à  cette 
condition  que  ceux-ci  consigneraient  leurs  objections  et 
que  lui-môme  aurait  le  droit  de  les  publier  avec  se."* 
réponses  :  les  principales  de  ces  objections,  qui  lui 
fournirent  en  elfet  des  occasions  assez  nombreuses  de 
défendre  ou  d'expliquer  sa  pensée,  étaient  de  Hobbes, 
d'Arnauld,  de  Gassendi. 

C'était  à  un  tout  autre  genre  d'opposition  qu'il  avait 
eu  à  faire  face  en  Hollande  même  :  sa  philosophie  s'y 
était  rapidement  propagée  et  avait  notamment  ren- 
contré parmi  les  professeurs  de  l'Université  d'Utrecht 
de  zélés  partisans.  L'un  d'eux.  Le  Roy  (en  latin  Re- 
gius),  ne  perdait  pas  une  occasion  de  s'en  prendre  à  la 


DKSCARTES  107 

philosophie  d'Aristote  et  de  glorifier  celle  de  Descartes. 
Taut  et  si  bien  que  le  doyen  de  l'Université,  le  pasteur 
Voët  (en  latin  Voetius),  homme  aux  convictions  farou- 
ches et  à  Ihumeur  violente,  obligea  d'abord  Regius  à 
s'effacer,  sinon  à  se  soumettre,  et  puis  s'en  prit  à  Des- 
cartes quil  accusa  dans  des  thèses,  dans  des  livres, 
enfin  en  justice,  laissant  entendre  qu'il  n'était  ni  plus 
ni  moins  athée  que  le  philosophe  Vanini  qui  avait  été 
brûlé  à  Toulouse.  Cité  à  comparaître  devant  les  magis- 
trats d'Utrecht,  menacé  dexpulsion,  d'amende  et  de  la 
suppression  de  ses  livres.  Descartes  ne  se  tira  d'af- 
faire que  grAce  à  l'intervention,  qu'il  sollicita,  de  fam- 
bassade  de  France  :  le  prince  d'Orange  fit  arrêter  la 
procédure  en  cours.  Descartes  cependant  n'en  avait 
pas  fini  avec  les  incriminations  des  théologiens  pro- 
testants. A  l'Université  de  Leyde,  il  comptait  égale- 
ment des  partisans  très  chauds  dont  les  déclarations 
publiques  en  sa  faveur  provoquaient  par  réaction  des 
attaques  contre  lui  :  il  fut  accusé  d'être  pélagien  et 
blasphémateur;  l'accusation,  ici  encore,  pouvait  avoir 
des  suites  graves.  Une  nouvelle  intervention  du  genre 
de  la  précédente  en  arrêta  les  effets  sans  imposer 
cependant  aux  accusateurs  la  rétractation  que  Descartes 
eût  souhaitée.  Les  Curateurs  et  les  Consuls  de  Leyde 
enjoignirent  aux  professeurs  de  ne  plus  parler  ni  pour 
ni  contre  Descartes,  et  ils  demandèrent  à  Descartes  de 
ne  plus  traiter  des  questions  qui  avaient  soulevé  des 
griefs  contre  lui.  Vers  le  même  temps  Descartes  avait 
à  se  défendre  en  France  contre  un  jésuite,  le  P.  Bour- 
din,  qui  avait  attaqué  d'abord  sa  Physique,  puis  sa 
Métaphysique  ;  il  tenait  d'autant  plus  à  ce  que  sa  dé- 
fense parût  décisive  qu'il  avait  toujours  ardemment 
désiré,  pour  la  diffusion  de  ses  doctrines,  la  protec- 
tion et  la  faveur  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

Ce  fut  pour  présenter  sa  philosophie  sous  une  forme 
plus  didactique  et  pour  compléter  l'exposé  de  ses 
Méditations  par  ce  qu'il  croyait  pouvoir  donner  de  sa 
Physique  qu'il  écrivit  en  laîin  et  qu'il  publia  en  IGU 


108     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

ses  Principes  de  la  PhUoso}>liie.  Malgré  certains  ménage- 
ments, ma'gré  certaines  concessions  aux  formules  des 
problèmes  traités  par  les  scolastiques,  ce  qui  en  res- 
sortait bien,  c'était  l'opposition  de  la  philosophie  nou- 
velle, surtout  pour  ce  qui  concernait  l'explication  de  la 
nature,  à  la  philosophie  traditionnelle.  Dans  une  lettre 
destinée  à  servir  de  préface  à  la  traduction  française 
des  Principes  par  l'abbé  Picot,  Descartes  déclarait 
directement  cette  opposition;  il  dénonçait  l'incertitude 
et  la  stérilité  de  la  philosophie  d'Aristote,  tandis  qu'il 
prétendait  que  sa  façon  de  découvrir  la  vérité  permet- 
trait à  ceux  qui  viendraient  après  lui  d'ajouter,  sans 
terme  assignable^  aux  connaissances  déjà  acquises  des 
connaissances  nouvelles  et  tout  aussi  bien  fondées. 

♦ 

Les  Principes  de  la  Philosophie  étaient  dédiés  à  la  prin- 
cesse Elisabeth,  l'aînée  des  filles  de  ce  Frédéric  V,  élec- 
teur palatin,  qui,  élu  roi  de  Bohême,  se  laissa  sur- 
prendre par  les  Impériaux  à  la  Montagne-Blanche  et 
perdit  par  sa  défaite  non  seulement  sa  nouvelle  cou- 
ronne, mais  encore  ses  Étals  héréditaires.  La  princesse 
Elisabeth  eut  à  subir  le  contre-coup  des  malheurs  et 
des  ambitions  malgré  tout  persistantes  de  sa  famille. 
D'une  beauté  et  d'une  distinction  rares,  elle  relevait 
encore  les  avantages  de  sa  personne  par  l'extrême 
variété  de  ses  talents  et  de  ses  connaissances.  A  peine 
Descartes  excédait-il  la  mesure  en  lui  déclarant  dans 
sa  dédicace  que  personne  ne  l'avait  mieux  compris 
qu'elle,  et  que  peu  de  savants  pouvaient  se  flatter 
d'avoir  comme  elle  une  égale  intelligence  des  ques- 
tions de  mathématiques  et  des  questions  de  métaphy- 
sique. Quoique  dans  sa  famille  elle  obtînt  pour  sa 
science  plus  d'étonnement  que  de  respect,  elle  avait  là 
même  de  qui  tenir;  sa  mère,  l'impérieuse  fille  de 
Jacques  I"  d'Angleterre,  joignait  à  la  virile  ténacité 
avec  laquelle  elle  luttait  contre  les  rigueurs  du  sort  un 


ï 


DESCARTES  109 

goût  délicat  des  lettres  et  des  arts;  l'un  de  «es  frères, 
Charles-Louis,  d'une  haute  culture  intellectuelle,  devait 
plus  tard,  comme  électeur  palatin,  essayer  d'attirer 
ï^pinoza  à  Heidelberg;  sa  sœur  la  plus  jeune,  la  future 
électrice  de  Hanovre,  devait  être  en  correspondance 
avec  Leibniz.  Cependant  elle  partageait  avec  sa  famille 
le  souci  de  bien  d'autres  choses  que  les  choses  de  l'es- 
prit. Appartenant  par  sa  mère  à  celte  maison  des 
Sluarts  qui,  au  seizième  et  au  dix-seplième  siècles, 
connut  toutes  les  extrémités  de  la  fortune  humaine, 
elle  ne  put  soustraire  sa  vie  à  la  tragique  atteinte  des 
événements  politiques  et  m(5me  d'événements  plus 
intimes.  Elle  tâcha  du  moins  d'en  préserver  le  senti- 
ment, qu'elle  avait  très  vif  et  très  fort,  de  sa  dignité  et 
de  son  indépendance  personnelle.  Plus  capable  d'ail- 
leurs de  s'opposer  au  sort  contraire  que  de  s'y  résigner, 
elle  alliait  à  sa  fermeté  de  caractère  et  à  l'énergie  de 
sa  foi  protestante  une  sensibilité  inquiète,  facilement 
endolorie.  Après  s'être  adressée  à  Descartes  comme  au 
maître  qualifié  pour  lever  les  incertitudes  et  les  diffi- 
cultés que  parait  laisser  subsister  sa  doctrine,  voilà 
qu'elle  est  bientôt  gagnée  par  l'empressement  géné- 
reux de  ses  réponses,  et  elle  finit  par  lui  faire  la  confi- 
dence de  ses  misères  physiques  et  morales.  Elle  a  une 
fièvre  lente  et  une  toux  sèche  :  elle  est  convaincue  que 
ses  médecins  se  rendent  mal  compte  de  son  état;  elle  en 
appelle  à  De^eartes  qui  lui  envoie  aussitôt  des  explicii- 
tions  et  des  conseils.  Elle  avoue  souffrir  d'un  mal  plus 
profond  encore,  la  mélancolie;  elle  dénonce  son  impuis- 
sance à  dominer  ses  sentiments  à  l'heure  où  ils  l  affec- 
tent, et  à  se  tenir  hors  des  sujets  qui  peuvent  la  dépri- 
mer. El  Descartes  qui,  après  s'être  institué  son  médecin, 
s'institue  de  plus  en  plus  son  directeur  spirituel,  lui 
expose  en  mille  façons,  invoquant  tour  à  tour  des  rai- 
sons philosophiques  et  son  expérience  propre,  la 
nécessité  et  les  moyens  de  prendre  toujours  les  choses 
du  biais  qui  peut  les  rendre  le  plus  agréables  et  de 
faire  dépendre  de  soi  seul  son  principal  contentement. 


110     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

Il  ajoute  que  la  joie  intérieure  a  quelque  secrète  force 
pour  rendre  la  fortune  plus  favorable.  Il  donne  à  ce 
propos  une  interprétation  très  fine,  sinon  rigoureuse- 
ment exacte,  de  ce  que  pouvait  être  le  démon  de 
Socrate  :  la  conviction  de  voir  réussir  tout  ce  qu'il 
entreprenait  dans  un  sentiment  d'allégresse  et  de 
liberté  intérieure,  voilà,  au  dire  de  Descartes,  ce  que 
signifiait  pour  Socrate  l'indication  de  son  génie. 

Cependant  comme  Descartes  sait  que  l'âme  d'Elisa- 
beth est  particulièrement  accessible  aux  principes  bien 
raisonnes,  il  rattache  ses  maximes  de  conduite  à  un 
commentaire  du  traité  de  Sénèque  sur  la  Vie  bienheu- 
mise.  C'est  le  développement  de  ce  commentaire  en 
une  série  de  lettres  qui  nous  renseigne  le  mieux  sur  ce 
qu'on  peut  appeler  la  morale  de  Descartes.  Elisabeth 
est  loin  d'ailleurs  de  se  rendre  toujours  à  la  doctrine 
de  son  maître  et  ami;  elle  discute,  elle  propose  ses 
doutes,  elle  réclame  de  nouveaux  éclaircissements,  et 
c'est  pressé  par  ses  réflexions  que  Descartes  se  décide 
à  écrire  son  Traité  des  passions,  étude  aussi  indispen- 
sable à  la  morale  que  peut  l'être  à  la  physique  l'étude 
des  perceptions  de  nos  sens. 

L'amitié  de  Descartes  pour  Elisabeth  se  trouva  donc 
être  profitable  à  la  philosophie  même;  mais  hors  de 
celte  considération  on  ne  saurait  trop  redire  à  quel 
point  elle  fut  attentive,  dévouée,  bienfaisante.  JElle 
maintint  pour  un  temps  dans  l'équilibre  une  intelli- 
gence mobile  qui  devait  pencher  ensuite,  sous  l'in- 
fluence d'Anna  Schurmann,  des  Labadistes,  et  des  Qua- 
kers d'Angleterre,  vers  un  mysticisme  plus  ou  moins 
singulier;  elle  rattacha  à  des  objets  sérieux  d'occupa- 
tion une  vie  désemparée  qui  devait  finalement,  après 
bien  des  secousses,  aller  se  fixer  dans  l'abbaye  d'Her- 
ford.  Tant  qu'ÉUsabeth  fut  en  rapport  avec  Descartes, 
elle  se  sentit  plus  forte,  plus  capable  de  reprendre  goût 
à  la  vie.  <  Vos  lettres,  lui  écrivait-elle,  me  servent  tou- 
jours d'antidote  contre  la  mélancolie  ».  *  Vous  m'avez 
m  jntré  les  moyens  de  vivre  plus  heureusement  que  je 


descàrtes  m 

ne  faisais  » .  t  Je  vois  que  les  charmes  de  la  vie  soli- 
taire ne  vous  ôtent  point  les  vertus  requises  à  la 
société  » .  Et  elle  rendait  l'hommage  le  plus  reconnais- 
sant aux  «  bontés  géne'reuses  »  qu  il  lui  montrait. 


«  « 

Au  surplus,  Descartes  n'était  point  fâché  d'avoir 
pour  disciples  des  femmes  de  haute  intelligence.  Il 
leur  trouvait  moins  de  préjugés  qu'aux  hommes,  un 
esprit  plus  ouvert,  plus  naturel,  plus  heureusement 
docile  :  avantages  encore  plus  appréciables  à  ses  yeux 
quand  ils  se  montraient  chez  des  personnes  de  grande 
naissance  qui  pouvaient  ainsi  donner  crédit  à  sa  philo- 
sophie. Ce  fut  sans  doute  une  des  raisons  qui  le  déci- 
dèrent à  se  rendre  à  la  cour  de  Suède,  sui*  Tinvitation 
pressante  de  la  reine  Christine.  Auparavant  il  avait 
refusé  un  établissement  en  Angleterre;  et,  attiré  un  ins- 
tant en  France  par  la  promesse  d'une  pension  royale, 
il  n'avait  pas  trouvé,  au  moment  de  la  Fronde^  l'heure 
bonne  pour  se  réinstaller  dans  son  pays. 

L'ambassadeur  de  France  auprès  de  la  reine  de 
Suède,  Chanut,  qui  était  son  ami,  crut  servir  à  la. fois 
les  intérêts  français  et  les  intérêts  du  philosophe  en 
éveillant  chez  Christine  la  curiosité  de  la  docti'ine  car- 
tésienne et  le  désir  d'avoir  auprès  d'elle  la  personne 
qui  pouvait  le  mieux  la  lui  expliquer.  Les  premières 
avances  de  Chanut  séduisirent  Descartes;  la  lenteur 
des  négociations  lui  permit  de  réfléchir  et  le  rendit 
plus  hésitant.  Il  écrivait  de  Hollande  :  «  J'avoue  qu'un 
homme  qui  est  né  dans  les  jardins  de  la  Touraine  et  qui 
est  maintenant  en  une  terre  où,  s'il  n'y  a  pas  tant  de 
miel  qu'en  celle  que  Dieu  avait  promise  aux  Israélites, 
il  est  croyable  qu'il  y  a  plus  de  lait,  ne  peut  pas  si 
facilement  se  résoudre  à  la  quitter  pour  vivre  au  pays 
des  ours,  entre  des  rochers  et  des  glaces  ».  (V,  p.  349.) 
Il  résista  même  à  une  mise  en  demeure  un  peu  brus- 
que. Pourtant  il  finit  par  se  décider;  il  partit. le  4 "sep- 


112     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

tembre  1649.  Peut-être  en  répondant  à  l'appel  de 
Christine  avait-il  songé  encore  à  Elisabeth,  et  pensait-il 
pouvoir  rendre  la  reine  de  Suède  favorable  aux  inté- 
rêts de  la  famille  palatine. 

La  fdie  de  Gustave-Adolphe  avait  fait  preuve  d'une 
intelligence  remarquablement  précoce  qu'elle  avait 
appliquée  non  seulement  aux  choses  de  la  politique  et 
aux  problèmes  de  la  diplomatie  européenne,  mais 
encore  aux  lettres  et  aux  arts.  Elle  connaissait  familiè- 
rement les  écrivains  de  l'antiquité;  elle  était  moins  au 
fait  des  questions  scientifiques  et  philosophiques. 
Quoique  Ghanut  et  Descartes  aient  célébré  à  l'envi  la 
simplicité  de  sa  conduite  et  la  sagesse  de  son  carac- 
tère, ce  n'étaient  point  là  chez  elle  des  dispositions 
constantes  :  elle  avait  l'humeur  fantasque,  la  volonté 
impérieuse,  et  un  extrême  amour-propre.  Malgré  l'ai- 
mable accueil  que  Descartes  reçut  d'elle,  il  n'eut  guère 
à  se  réjouir  d'être  venu  la  trouver.  11  dut  lutter  contre 
les  grammairiens  et  les  philologues  de  la  cour  qui 
ct-aignaient  de  voir  les  belles-lettres  supplantées  par 
la  philosophie.  Il  dut  se  pher  à  des  exigences  de  la 
reine  qui  étaient  aussi  contraires  que  possible  à  ses 
habitudes  et  à  son  tempérament  :  c'est  à  cinq  heures 
du  matin  qu'elle  avait  fixé  le  moment  de  ses  entretiens 
philosophiques  :  dur  service  pour  lui,  qui  s'était  tou- 
jours levé  tard,  qui  était  particulièrement  frileux,  et 
qui  supportait  mal  les  rigueurs  de  ce  nouveau  climat. 
Ce  climat  lui  fut  fatal  en  effet.  Descartes  fut  atteint 
d'une  pneumonie.  Sa  maladie  dura  juste  neuf  jours.  Il 
n'accepta  que  par  contrainte  les  soins  de  médecins 
étrangers  qu'il  considérait  comme  des  ennemis.  Au 
médecin  allemand  qui  voulait  le  saigner  :  «  Épargnez 
le  sang  français,  »  disait-il.  La  fièvre  s'accrut;  les  pou- 
mons se  prirent.  Il  mourut  le-  dl  février  1650,  à  quatre 
heures  du  matin,  après  avoir  reçu  l'assistance  reli- 
gieuse du  P.  Viogué.  Il  était  à  peine  âgé  de  cinquante- 
trois  ans. 
En  1667,  ses  restes  furent  rapportés  en  France  et 


DESCARTES  113 

ensevelis  dans  l'église  Sainte-Geneviève  (Saint-Étienne- 
du-Mont)  ;  le  P.  Lallemand,  chancelier  de  l'Université, 
devait  prononcer  son  e'ioge  funèbre;  mais  le  carte'sia- 
nisme  était  suspect;  un  ordre  de  la  cour  vint  la  veille 
interdire  tout  panégyrique. 

• 
*  4 

Il  y  a  dans  cette  vie  de  Descartes,  si  prématurément 
terminée,  quelque  chose  de  déconcertant  pour  ceux  qui 
imaginent  quune  existence  de  philosophe  doit  être 
sans  événements,  sans  accidents,  toute  fixée  dans 
une  attitude  de  réflexion  intérieure.  Descartes  semble 
conduit  par  une  humeur  vagabonde  qui  l'empêche  de 
se  satisfaire  daucune  situation  et  d'être  jamais  à  de- 
meure. II  voyage,  il  change  d'occupation  comme  de 
résidence,  et  par  moment  il  sisole,  comme  s'il  n'y 
avait  plus  de  monde  pour  lui.  Est-ce  caprice  de  sa  part 
et,  comme  on  l'a  prétendu,  inquiétude  quasi  mala- 
dive? Nullement.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'en  lui 
la  curiosité  des  choses  et  des  personnes  est  aussi  vive 
que  celle  des  idées,  et  que  s'il  ne  paraît  pas  pouvoir  s'at- 
tacher, c'est  qu'il  tient  avant  tout  à  avoir  la  liberté  de 
ses  mouvements  comme  à  garder  celle  de  son  esprit. 
A  sa  vie  errante  comme  à  sa  vie  solitaire  il  impose 
cette  règle  de  ne  dépendre  que  de  lui-même.  Il  juge 
cette  maîtrise  de  soi  également  indispensable  à  l'exer* 
cice  de  sa  raison  et  au  contentement  de  son  âme.  Il  se 
préoccupe  jalousement  quelle  ne  soit  point  troublée 
par  les  circonstances  extérieures;  de  là  son  amour  de 
la  tranquillité  qui  l'incline  parfois  à  une  prudence 
excessive,  mais  qui  n'est  pas  cependant  assez  fort 
pour  le  retenir  de  se  défendre  avec  vigueur  sur  les 
points  où  il  a  cru  bon  de  découvrir  sa  pensée.  Il  est 
naturellement  d'allure  franche  et  vive;  il  est  impé- 
tueux et  obstiné;  accommodant  dans  la  discussion 
quand  il  a  surtout  à  s'expliquer,  il  devient  cassant  et 
hautain  lorsqu'il  doit  parer  à  des  attaques  qui  eemblent 


114     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

le  viser  à  fond;  derrière  l'écrivain  qui  riposte,  on 
devine  plus  d'une  fois  alors  le  gentilhomme  qui,  un 
peu  nerveusement,  caresse  la  garde  de  son  épée.  11  est 
soucieux  de  sa  gloire,  et  il  s'estime  à  son  prix,  mais 
sans  vanité  mesquine.  Lui-même  a  écrit  :  «  Encore  que 
la  vanité  qui  fait  qu'on  a  meilleure  opinion  de  soi 
qu'on  ne  doit,  soit  un  vice  qui  n'appartient  qu'aux 
âmes  faibles  et  basses,  ce  n'est  pas  à  dire  que  les  plus 
fortes  et  généreuses  se  doivent  mépriser  ;  mais  il  se 
faut  faire  justice  à  soi-même,  en  reconnaissant  ses 
perfections  aussi  bien  que  ses  défauts;  et  si  la  bien- 
séance empêche  qu'on  ne  les  publie,  elle  n'empêche 
pas  pour  cela  qu'on  ne  les  ressente  ».  (IV,  p.  307.) 

La  foi  qu'il  a  dans  la  valeur  de  son  esprit  fait  qu'il 
ne  le  laisse  jamais  accaparer  par  son  ouvrage.  11  pro- 
teste contre  l'idée  que  l'étude  des  questions  scientifiques, 
surtout  des  questions  philosophiques,  soit  une  sorte 
de  fonction  permanente  et  sans  trêve.  Il  y  a  des  mo- 
ments, dit-il,  où  «  il  se  faut  entièrement  délivrer  l'es- 
prit de  toutes  sprtes  de  méditations  sérieuses  touchant 
les  sciences,  et  ne  s'occuper  qu'à  imiter  ceux  qui  en 
regardant  la  verdeur  d'un  bois,  les  couleurs  d'une 
fleur,  le  vol  d'un  oiseau,  et  telles  choses  qui  ne  requiè- 
rent aucune  attention,  se  persuadent  qu'ils  ne  pensent 
à  rien.  Ce  qui  n'est  pas  perdre  le  temps,  mais  le  bien 
employer  ».  (IV,  p.  220.)  *  Je  puis  dire  avec  vérité, 
déclare-t-il  encore  à  Elisabeth,  que  la  principale  règle 
que  j'ai  toujours  observée  en  mes  études,  et  celle  que 
je  crois  m'avoir  le  plus  servi  pour  acquérir  quelque 
connaissance,  a  été  que  je  n'ai  jamais  employé  que 
fort  peu  d'heures  par  jour  aux  pensées  qui  occupent 
l'imagination  et  fort  peu  d'heures  par  an  à  celles  qui 
occupent  l'entendement  seul,  et  que  j'ai  donné  tout  le 
reste  de  mon  temps  au  relâche  des  sens  et  au  repos  de 
l'esprit  ».  (III,  p.  692.) 

Mais  cet  esprit  qu'il  laisse  si  longuement  se  détendre, 
quand  il  le  ressaisit,  c'est  avec  une  extraordinaire  fer- 
meté. Il  en  règle  les  démarches  par  un  constant  souci 


DESCARTES  115 

de  précision  et  d'ordre  ;  il  ne  souffre  rien  qui,  sous 
prétexte  de  l'exalter,  le  fasse  dévier.  Il  est  méditatif 
sans  être  concentré.  C'est-à-dire  que  sa  méditation 
n'est  point  semblable  à  celle  de  son  grand  disciple 
Malebranche,  qui  s'accompagne  aisément  d'une  sorte 
de  lyrisme  et  comme  de  l'effusion  d'un  hymne  inté- 
rieur; elle  se  poursuit  dans  la  lumière  uniforme  d'idées 
exactement  enchaînées  une  à  une.  La  pensée  de  Des- 
cartes, c'est  le  type  de  la  pensée  classique,  aux  con- 
tours définis,  aux  lignes  nettes,  aux  directions  sûres, 
sans  oscillation  et  sans  fléchissement.  Elle  part  du 
doute,  ainsi  que  nous  le  verrons,  mais  elle  n'en  part 
point  comme  d'im  état  de  crise  sentimentale  qui  ferait 
ressortir  des  troubles  et  des  aspirations  de  l'âme  ;  elle 
en  part  uniquement  comme  d'un  état  de  critique  pré- 
méditée qui  doit  lier  à  l'exclusion  la  plus  radicale  de 
tous  les  préjugés  possibles  l'affirmation  la  plus  entière 
des  conditions  de  la  certitude  intellectuelle.  Au-dessus 
de  toutes  les  façons  spéciales  de  connaître  et  d'agir, 
elle  élève  donc  la  raison,  «  instrument  universel  >, 
selon  la  forte  expression  du  Discours  de  la  Mélhodé 
(5'  partie,  VI,  p.  57). 

Et  pour  se  communiquer  elle  revêt  la  forme  qui  lui 
convient  parfaitement  d'une  clarté  soutenue,  d'une 
sobriété  sans  sécheresse,  d'une  politesse  sans  vains 
ornements,  d'une  solide  plénitude.  La  phrase  française 
de  Descartes  peut  sembler  parfois  trop  soumise  au 
joug  de  la  période  latine  :  mais  c'est  pour  le  lien  le 
plus  rigoureux  des  idées  qu'elle  en  accepte  les  articu- 
lations et  les  conjonctions.  Elle  n'est  alourdie  par  là 
que  pour  ceux  qui  se  bornent  à  la  suivre  de  Tceil  sans 
regarder  de  leur  esprit  le  mouvement  intérieur  qui  la 
déploie  et  la  soulève;  car  elle  a  le  mouvement  qm  vient 
non  sans  doute  des  sursauts  rapides  de  la  sensibilité, 
mais  de  l'aisance  naturelle  dans  l'ordre  des  raisons.  La 
hauteur  de  la  pensée  donne  même  parfois  au  style  de 
Doscartes  un  tour  ironique  et  spirituel,  mais  qui  n'est 
jamais  amusement  et  jeu.  Une  certaine  imagination  ne 


4!6     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

manque  pas  pon  plus,  mais  qui  est  toujours  un  effet, 
et  jamais  la  cause  du  développement  des  idées.  Des- 
caries ne  voit  point  ses  idées  sous  forme  d'images; 
mais  parfpis  il  les  convertit  en  images,  en  images  pré- 
cises, et  qui  les  illustrent  discrètement,  sans  éclat  forcé. 
Voici,  par  exemple,  ce  qu'il  écrit  de  ceux  qui  invo- 
quent obstinément  l'autorité  d'Aristote  :  «  Je  m'assure 
que  les  plus  passionnés  de  ceux  qui  suivent  mainte- 
nant Aristote  se  croiraient  heureux  s'ils  avaient  autant 
de  connaissance  de  la  nature  qu'il  en  a  eu,  encore 
même  que  ce  fût  à  conditionqu'ils  n'en  auraient  jamais 
davantage.  Ils  sont  comme  le  lierre,  qui  ne  te^d  point 
à  monter  plus  haut  que  les  arbres  qui  le  soutiennent, 
et  même  souvent  qui  redescend  après  qu'il  est  parvenu 
jusqu'à  leur  faîte  ».  (Disp.  de  la  Mélh-,  6°  partie.)  Et 
n'y  a-t-il  pas  une  éloquence  saisissante,  d'autant  plus 
qu'elle  est  dépourvue  de  toute  recherche,  qu'elle  naît 
simplement  et  directement  de  la  pensée,  dans  cette 
page  qui  représente  l'accroissement  et  le  progrès  de  la 
science  :  *  Je  veux  bien  qu'on  sache  que  le  peu  que 
j'ai  appris  jusques  ici  n'est  presque  rien  en  compa- 
raison de  ce  que  j'ignore  et  que  je  ne  désespère  pas  de 
pouvoir  apprendre  :  car  c'est  quasi  le  rpême  de  ceux 
qui  découvrent  peu  à  peu  la  vérité  dans  les  sciences, 
que  de  ceux  qui,  commençant  à  devenir  riches,  ont 
moins  de  peine  à  faire  de  grandes  acquisitions,  qu'ils 
n'ont  eu  auparavant,  étant  plus  pauvres,  à  en  faire  de 
beaucoup  moindres.  Ou  bien  on  peut  les  comparer  aux 
chefs  d'armée,  dont  les  forces  ont  coutume  de  croître 
à  proportion  de  leurs  victoires,  et  qui  ont  besoin  déplus 
de  conduite  pour  se  maintenir  après  la  perte  d'une  ba- 
taille^ qu'ils  n'ont,  après  l'avoir  gagnée,  à  prepdre  des 
villes  et  des  provinces.  Car  c'est  véritablement  donner 
des  batailles  que  de  tâcher  à  vaincre  toutes  les  diffi- 
cultés et  les  erreurs  qui  nous  empêchent  de  parvenir  à 
la  connaissance  de  la  vérité  >.  (Ibid.) 

Ainsi  se  traduit  l'idée  qu'a  Descartes  de  la  science. 
Ce  (îqH  être  une  science  entièfemeut  renouvelée  dans 


DESCARTES  117 

sa  méthode  et  ses  principes,  une  science  conquérante 
en  même  temps  que  contemplative,  qui  tourne  ses  rai- 
sons claires  en  sûrs  moyens  d'action,  de  façon  à  t  nous 
rendre  comme  maîtres  et  possesseurs  de  la  nature  ». 
Et  ce  doit  être  aussi  une  science  dont  chacun  puisse 
par  son  intelligence  éprouver  la  certitude,  une  science 
désormais  sortie  des  écoles  pour  entrer  franchement 
dans  le  c  monde  >,  dans  le  «  siècle  ». 

« 
«  « 

Mais  c'est  la  science  seulement  qu'il  s'agit  pour 
Descartes  de  séculariser,  non  la  religion.  Que  Des- 
cartes ait  été  chrétien  et  catholique  dans  son  for  inté- 
rieur comme  il  l'était  dans  son  attitude  extérieure, 
rien  n'autorise  à  en  douter.  Quand  il  proteste  de  sa 
soumission  à  l'autorité  de  l'Église,  môme  l'excès  de 
ses  précautions  ordinaires  en  faveur  de  sa  tranquillité 
ne  saurait  rendre  suspectes  ni  sa  bonne  foi,  ni  sa  foi. 
Ce  qui  paraît  plutôt,  c'est  qu'en  lui  l'esprit  religieux 
ne  s'alimente  pas  de  réflexions  spéciales  ou  renouve- 
lées, et  qu'il  a  déterminé  une  fois  pour  toutes  son  atti- 
tude. Ce  n'est  qu'accidentellement  qu'il  revêt  une 
apparence  de  mysticisme  ;  il  a  plutôt  le  caractère  d'une 
décision  bien  prise.  Descartes  n'a-t-il  pas  dit  du  reste 
que  la  croyance  aux  vérités  révélées  est  un  acte  de  la 
volonté?  En  tout  cas,  de  son  entreprise  de  rénovation 
intellectuelle  il  exclut  décidément  la  religion;  il  la  met 
à  part,  comme  ayant  une  certitude  d'une  nature  parti- 
culière qui  ne  saurait  ni  se  comparer  ni  entrer  en  rap- 
port avec  la  certitude  scientique  et  philosophique.  S'il 
la  déclare  indépendante  de  la  philosophie,  il  la  vou- 
drait certainement  indépendante  de  la  théologie  sco- 
lastique,  tout  autant  que  celle-ci  prétend  sauvegarder 
contre  la  physique  nouvelle  la  phy.«ique  aristutéli- 
cienne,  abusivement  rattachée  à  des  paroles  de  l'Écri- 
ture Sainte.  Pour  son  compte,  il  évite  le<  controverses 
avec  les  théologiens;  il  s'abstient,  autant  qu'il  le  peut. 


118     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

d'établir  des  points  de  contact  entre  sa  philosophie  et 
la  théologie.  Quand  il  ne  peut  s'empêcher  de  rencon- 
trer certains  dogmes  qui  paraissent  avoir  besoin  des 
conceptions  scolasliques  pour  s'exprimer,  il  montre 
que  sa  philosophie  permet  aussi  de  les  énoncer  sans 
les  altérer.  Mais  dans  l'ensemble  il  aime  mieux  réserver 
telle  quelle  l'autorité  des  vérités  révélées  en  faisant 
appel  à  l'idée,  que  sa  philosophie  consacre,  de  Fin- 
compréhensibilité  de  la  Puissance  divine.  C'est  là- 
dessus  qu'il  fonde  la  possibilité  môme  de  la  révélation. 
Si  les  raisons  de  croire  peuvent  venir  en  quelque  façon 
de  la  lumière  naturelle,  l'objet  de  la  foi  reste  invinci- 
blement obscur,  et  l'action  de  la  grâce  qui  s'ajoute  à 
la  volonté  pour  déterminer  son  assentiment  a\ix  vérités 
surnaturelles  reste  proprement  une  action  sans  être  une 
illumination.  La  religion  et  la  philosophie  restent  donc 
en  principe  distinctes  et  irréductibles.  Rien  n'est  sur- 
tout jdIus  éloigné  de  Descartes  que  la  conception,  qui 
lui  a  été  parfois  prêtée,  d'une  religion  philosophique 
et  d'un  christianisme  rationalisé.  Il  admet  fermement 
que  l'ordre  des  vérités  rehgieuses  est  en  lui-même 
inaccessible  à  notre  raison;  il  reconnaît  en  conséquence 
la  part  qu'ont  la  tradition  et  l'autorité  dans  la  croyance. 
Or,  à  ses  yeux,  elles  n'en  doivent  avoir  aucune  dans 
la  science  et  la  philosophie. 

*  * 

De  fait,  ce  qu'on  a  appelé  la  révolution  cartésienne 
tient  en  principe  dans  cette  règle  qu'a  formulée  le 
Discours  de  la  Méthode  :  «  Ne  recevoir  aucune  chose 
pour  vraie,  que  je  ne  la  connusse  évidemment  être 
telle;  c'est-à-dire  éviter  soigneusement  la  précipitation 
et  la  prévention,  et  ne  comprendre  rien  de  plus  en 
mes  jugements  que  ce  qui  se  présenterait  si  clairement 
et  si  distinctement  à  mon  esprit,  que  je  n'eusse  aucune 
occasion  de  le  mettre  en  doute  » .  Mais  il  faut  voir  tout 
le  sens  que  Descartes  a  donné  à  cette  règle  et  les  prin- 


cipes  auxquels  il  l'a  rattachée  pour  comprendre  que  de 
là  ait  pu  venir  une  révolution,  et  laquelle. 

Prise  dans  son  acception  la  plus  immédiate,  cette 
règle  signifie  qu'en  matière  scientifique  et  philoso- 
phique l'esprit  humain  doit  s'affranchir  de  toute  auto- 
rité étrangère  et  ne  se  rendre  qu'à  l'évidence.  Pour 
savoir  si  une  proposition  de  philosophie  ou  de  science 
est  vraie  ou  non,  il  ne  s'agit  pas  de  savoir  ce  qu'en 
peut  penser  Aristote  ou  tel  de  ses  disciples,  mais  si 
elle  est  ou  non  représentée  à  notre  intelligence  par  des 
idées  claires  et  distinctes,  seules  raisons  décisives  d'af- 
firmer. Qu'il  y  eût,  au  temps  même  de  Descartes,  une 
nécessité  encore  pressante  de  réclamer  pour  l'esprit 
ses  droits  naturels  dans  la  recherche  et  la  démonstra- 
tion de  la  vérité,  c'est  ce  dont  témoigne  bien  le  frag- 
ment d'un  Traité  du  vide,  composé  par  Pascal  dix  ans 
environ  après  le  Discours  delà  Méthode  dans  une  inspira- 
tion toute  carté'^ienneetqui  débute  ainsi  :  c  Le  respect 
que  l'on  porte  à  l'antiquité  est  aujourd'hui  à  tel  point, 
dans  les  matières  où  il  doit  avoir  moins  de  force,  que 
l'on  se  fait  des  oracles  de  toutes  ses  pensées,  et  des 
mystères  même  de  ses  obscurités;  que  l'on  ne  peut 
plus  avancer  de  nouveautés  sans  péril,  et  que  le 
texte  d'un  auteur  suffit  pour  détruire  les  plus  fortes 
raisons  >.  Mais  il  faut  avouer  que  Descartes  n'était  pas 
le  premier  à  protester  contre  l'autorité  des  anciens  et 
de  la  scolastique  et  que  sa  formule  avait  surtout  le 
mérite  de  condenser  la  signification  d'une  lutte  engagée 
déjà  par  les  hommes  de  la  Renaissance  et  d'une  vic- 
toire dès  lors  sur  certains  points  assurée.  La  science 
traditionnelle,  issue  d'Aristote,  avait  dû  céder  déjà  de 
bien  des  façons  à  l'esprit  de  libre  examen,  de  démons- 
tration rigoureuse  et  d'observation  exacte  qui  ani- 
mait la  science  nouvelle. 

Et  c'est  sans  doute  cette  science  nouvelle  que  viont 
justifier  la  règle  cartésienne.  Mais  celte  science.  Des- 
cartes, qui  a  contribué  à  l'agrandir  et  surtout  à  l'or- 
donner, ne  l'a  pas  créée.  Elle  avait  eu  déjà  jusque 


ISÔ     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

dans  le  haut  Moyen  Age  des  précurseurs  et  même  des 
promoteurs.  Ensuite,  chez  des  savants  tels  que  Léonard 
de  Vinci,  Kepler,  Galilée,  elle  avait  pris  une  nette 
conscience  de  ses  tendances  constitutives  et  de  ses 
principes  de  recherche  en  revêtant  pour  l'explication 
delà  nature  matérielle  la  forme  d'une  mécanique  rigou- 
reusement mathématique.  Descartes,  qui  comprenait  à 
son  tour  la  physique  comme  une  réduction  de  tous  les 
phénomènes  matériels  à  l'étendue  géométrique,  à  la 
figure  et  au  mouvement,  et  qui  ainsi  chassait  de  la 
nature  toutes  les  qualités  occultes  invoquées  par  la 
scolastique,  se  trouvait  être  le  continuateur  puissant 
d'une  œuvre  d'immense  portée;  mais  l'œuvre  avait 
été  résolument  inaugurée  par  d'autres,  dans  des  con- 
ditions mêmes  qui  pouvaient  peut-être  la  rendre  plus 
recommandable  à  des  savants  proprement  dits,  et  il 
n'en  était  que  le  continuateur. 

C'est  pourtant  une  révolution  qu'il  a  accomplie  pour 
avoir  procédé  non  pas  seulement  en  savant,  mais  en 
philosophe.  Car,  au  lieu  de  se  contenter  de  suivre  de 
tout  son  zèle  de  chercheur  le  mouvement  qui  détachait 
la  science  de  l'autorité  et  qui  la  portait  à  tout  expli- 
quer de  la  nature  par  des  raisons  parfaitement  claires, 
en  particulier  par  des  raisons  mathématiques,  il  s'est 
demandé  ce  qui  pouvait  fonder  ce  mouvement  même 
et  lui  donner  une  valeur  supérieure  à  celle  d'une  nou- 
veauté victorieuse^  une  valeur  de  droit  si  l'on  peut 
dire,  et  définitive. 

* 

*  * 

Or  il  est  un  principe  d^invention  à  la  fois  et  de  cer- 
titude qui,  selon  lui,  anime  et  soutient  toute  la  science, 
qui  rendu  à  la  conscience  de  lui-même  et  de  sa  vertu 
native  est  capable  de  donner  à  la  science  toute  l'unité, 
toute  l'étendue  et  toute  la  rigueur  nécessaires;  ce 
principe,  c'est  la  pensée;  <  Les  sciences  toutes  ensemble, 
nous  dit-ilj  ne  sont  autre  chose  que  l'intelligence  hu- 


DESCARTES  lîl 

maine  qui  reste  toujours  une  et  toujours  la  même,  si  va- 
riés que  soient  les  objets  auxquels  elle  s'applique,  sans 
que  cette  variété  apporte  à  sa  nature  plus  de  changements 
que  n'en  apporte  à  la  lumière  du  soleil  la  diversité  des 
choses  qu'elle  éclaire  >.  Telle  est  la  puissance  et  telle 
est  la  nature  de  l'intelligence  qu'elle  domine  et  rejette 
d'elle  cette  nécessité  de  la  pratique  qui  est  la  spéciali- 
sation. Tandis  que  l'exercice  d'un  art  nous  empêche  le 
plus  souvent  d'en  apprendre  un  autre,  la  connaissance 
d'une  vérité  nous  aide  au  contraire  à  découvrir  des 
vérités  nouvelles.  Ou,  pour  mieux  dire,  dans  la  solu- 
tion de  tout  problème,  ce  qui  est  à  l'œuvre,  c'est  la 
raison,  et  ce  que  nous  devons  avoir  en  vue  par  la  solu- 
tion de  ce  problème,  c'est  l'augmentation  des  lumières 
de  la  raison,  l'accroissement  de  sa  capacité  effective  de 
discerner  le  vrai  du  faux. 

De  sa  capacité  effective  :  car  il  y  a  de  ce  discerne- 
ment une  capacité  naturelle,  sans  degrés  en  quelque 
sorte,  et  égale  chez  tous  les  hommes,  qui  ne  varie  en 
réalité  que  par  les  inégales  applications  que  les  hommes 
en  font.  C'est  ce  que  veut  dire  le  début  du  Discours  de 
la  Méthode  :  t  Le  bon  sens  est  la  chose  du  monde  la 
mieux  partagée;..,  la  puissance  de  bien  juger,  et  dis- 
tinguer le  vrai  d'avec  le  faux,  qui  est  proprement  ce 
qu'on  nomme  le  bon  sens  ou  la  raison,  est  naturelle- 
ment égale  en  tous  les  hommes;  et  ainsi  la  diversité 
de  nos  opinions  ne  vient  pas  de  ce  que  les  uns  sont 
plus  raisonnables  que  les  autres,  mais  seulement  de  ce 
que  nous  conduisons  nos  pensées  par  diverses  voies  et 
ne  considérons  pas  les  mt?mes  choses.  Car  ce  n'est  pas 
assez  d'avoir  l'esprit  bon,  mais  le  principal  est  de 
l'appliquer  bien  » . 

Pour  se  bien  appliquer,  l'esprit  doit  suivre  une  mé- 
thode. Sans  méthode,  il  n'y  a  pas  de  science;  il  y  a  seu- 
ment  tout  au  plus,  dans  les  circonstances  les  plus 
favorables,  d'heureuses  trouvailles.  Il  vaut  mieux  ne 
jamais  songer  à  chercher  la  vérité  que  de  le  tenter 
sans  méthode  :  les  études  irrégUlières  et  les  médita- 


122     FIGURES    ET   DOCTRINES   DE    PHILOSOPHES 

lions  confuses  obscurcissent  les  lumières  naturelles  et 
aveuglent  les  esprits.  Mais  au  fond  pour  Descartes, 
entre  rintèlligence  qui  pratique  la  méthode  et  la  mé- 
thode qui  s'impose  à  l'intelligence,  il  n'y  a  pas  une 
sorte  de  dualité;  la  méthode,  c'est  l'intelligence  même 
prenant  conscience  de  règles  qui  par  leur  simplicité, 
leur  facilité,  leur  capacité  de  ménager  et  de  dévelop- 
per ses  ressources,  ne  font  qu'exprimer  le  développe- 
ment normal  de  sa  nature.  Que  l'intelligence  saisisse 
intuitivement  la  vérité  des  idées  ou  qu'elle  l'établisse 
déductivement,  soit  par  analyse,  soit  par  synthèse, 
toujours  est-il  qu'elle  ne  doit  affirmer  que  des  idées 
claires  et  distinctes,  c'est-à-dire  n'aller  des  unes  aux 
autres  que  par  ordre  et  en  vertu  de  rapports  qui  soient 
eux-mêmes  clairement  et  distinctement  perçus.  Les 
longues  chaînes  de  raisons  que  déroulent  les  géomè- 
tres sont  le  plus  exact  spécimen  de  la  méthode  natu- 
rellement propre  à  l'esprit  et  naturellement  pratiquée 
par  lui. 

* 

«  * 

Cependant  cette  conception  en  quelque  sorte  idéale 
de  la  science  et  de  la  méthode  soulève  des  problèmes 
qu'il  faut  résoudre  si  l'on  veut  être  pleinement  certain; 
et  c'est  à  la  pleine  certitude  qu'aspire  Descartes  :  la 
probabilité  n'a  à  ses  yeux  aucun  prix.  Or,  quand 
sommes-nous  sûrs  que  nos  idées  sont  vraies  et  pour- 
quoi? Quand  sommes-nous  sûrs  que  nos  idées,  même 
vraies,  se  rapportent  à  des  choses  réelles,  et  pour- 
quoi? 

Si  l'on  ne  veut  pas  se  contenter  de  la  foi  dans  les 
apparences  qui  entache  la  plupart  des  jugements  hu- 
mains, il  faut  prendre  un  parti  extrême  :  douter  de 
tout.  Et  certes  les  raisons  de  douter  ne  manquent  pas; 
elles  ont  été  alléguées  çà  et  là  par  les  philosophes  eux- 
mêmes.  Tout  ce  que  nous  avons  tenu  jusqu'à  présent 
pour  le  plus  certain,  nous  l'avons  reçu  par  les  sens; 


DESCARTES  123 

or  les  sens  souvent  nous  trompent,  c'est-à-dire  nous 
présentent  comme  réels  des  objets  que  nuus  savons 
ensuite  ne  pas  exister;  ne  se  pourrait-il  pas  qu'ils  nous 
trompassent  toujours?  Si  Ton  hésite  à  se  laisser  aller 
à  cette  incertitude  générale  sur  leurs  données,  que  l'on 
observe  qu'en  rôve  nous  croyons  à  la  réalité  de  nos 
songes  et  qu'il  est  fort  possible  que  nous  rêvions  tout 
éveillés.  Voilà  donc  un  motif  de  douter  de  toutes  les 
connaissances  sensibles  qui  se  présentent  à  nous  comme 
des  images  du  réel.  Mais  au  moins  ne  pouvons-nous 
pas  mettre  en  doute  des  connaissances  qui  se  bornent 
à  lier  entre  elles  des  idées  sans  s'occuper  de  leur  rap- 
port à  la  réalité  :  que  je  veille,  que  je  dorme,  toujours 
est-il  que  2  -|-  3  =  5,  que  le  carré  n'aura  jamais  plus 
de  quatre  côtés.  Alors  Descartes  introduit  une  nouvelle 
raison  de  douter  qu'il  regarde  lui-même  comme  extraor- 
dinaire; il  se  peut  que  le  Dieu  tout-puissant  dont  j'ai 
entendu  parler  soit  un  Être  qui  ait  voulu  que  je  fusse 
induit  en  erreur  toutes  les  fois  que  je  fais  l'addition 
de  deux  et  de  trois  ou  que  je  nombre  les  côtés  d'un 
carré;  et  cette  hypothèse  dont  il  suffit  qu'elle  soit 
conçue  pour  frapper  de  suspicion  même  les  connais- 
sances réputées  jusqu'alors  les  plus  certaines,  com- 
plète et  réunit  comme  en  un  seul  principe  toutes  les 
raisons  de  douter. 

Les  sceptiques  de  tous  les  temps,  ceux  mêmes  de 
son  temps  n'ont  pas  produit  d'arguments  allant  plus  à 
l'extrême,  et  c'est  cependant  contre  eux  que  Descartes 
engage  la  partie.  Il  l'engage  en  beau  joueur,  et  comme 
avec  une  générosité  superbe  de  gentilhomme.  Il  doute 
de  tout  ;  mais  c'est  pour  faire  sortir  de  son  doute  une 
indubitable  certitude.  •  Tout  mon  dessein,  écrit-il  dans 
la  troisième  partie  du  Discours  de  la  Méthode,  ne  tendait 
qu'à  m' assurer  et  à  rejeter  la  terre  mouvante  et  le  sable 
pour  trouver  le  roc  ou  l'argile  ».  Si  universel  que  soit 
le  doute,  il  y  a  en  effet  quoique  chose  qu'il  n'atteint 
pas,  c'est  sa  propre  condition.  Doutant,  je  pense;  et 
pensant,  je  suis.  Je  pense,  donc  je  suis;  c'est  là  une 


124     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

vérité  que  l'esprit  saisit  en  lui  par  une  intuition  directe, 
et  c'est  la  première  vérité  qui  se  présente  à  lui  quand 
il  procède  par  ordre. 

Je  suis;  mais  que  suis-je?  L'influence  des  sens  est 
cause  que  je  suis  tenté  de  ramener  mon  être  à  l'exis- 
tence de  mon  corps;  mais,  si  je  persiste  à  n'affirmer 
que  ce  que  j'e^perçois  évidemment,  je  dois  dire  qne  je 
ne  me  connais  que  comme  être  pensant,  tandis  que  je 
ne  sais  rien  encore  de  l'existence  de  mon  corps  et  que 
même  dans  tout  jugement  que  je  porte  sur  les  corps 
extérieurs  et  leurs  propriétés  est  impliquée  avant  tout 
la  connaissance  de  moi-même  qui  juge,  c'est-à-dire  qui 
pense.  Si  bien  que,  contrairement  à  la  croyance  com- 
mune, l'âme  se  connaît  plus  immédiatement  et  plus 
certainement  qu'elle  ne  connaît  les  corps.  L'âme,  c'est- 
à-dire  non  point  un  principe  gé-néral  de  vie  comme 
les  anciens  l'avaient  imaginé,  mais  essentiellement  la 
pensée,  étant  entendu  au  reste  qu'un  être  qui  pense, 
c'est  un  être  qui  doute,  qui  conçoit,  qui  affirme,  qui 
nie,  qui  veut,  qui  ne  veut  pas;  un  être  aussi  qui  ima- 
gine, qui  sent,  dès  que  l'imagination  et  les  sens,  au 
lieu  d'être  rapportés  tout  d'abord  au  corps  qui  en 
paraît  l'objet,  sont  envisagés  comme  ils  doivent  l'être 
avant  tout,  c'est-à-dire  comme  des  opérations  de  notre 
esprit  qui  sont  réelles  comme  telles,  môme  si  rien  de 
réel  hors  de  nous  ne  leur  correspond. 

Doctrine  importante,  qui,  entre  autres  significations, 
a  celle-ci  :  que  l'esprit  doit  procéder  des  idées  aux 
choses,  non  des  choses  aux.  idées,  que  la  connais- 
sance des  êtres  par  leurs  idées  est  de  droit  antérieure 
à  l'affirmation  et  à  la  supposition  de  leur  existence. 
Doctrine  idéaliste  en  conséquence,  mais  qui  pour- 
tant ne  consiste  pas  à  prétendre,  comme  telle  forme 
radicale  d'idéalisme,  que  l'existence  des  choses  con- 
siste tout  entière  dans  les  déterminations  de  notre 
pensée,  mais  simplement  que  l'existence  des  choses 
ne  peut  être  affirmée  qu'en  raison  des  déterminations 
de  notre  pensée  et  en  conformité  avec  elles.  tJoctrine 


DESCARTES  <25 

dont  c'e«t  l'un  des  caractères  constitutifs  de  poser 
et  de  reconnaître  tout  d'abord  une  réalité  des  idées. 


» 
«  « 


C'est  par  là  que  la  philosophie  de  Descartes  peut 
dépasser  la  vérité  première  du  Je  pense,  donc  je  suis, 
et  constituer  un  ordre  plus  étendu  de  vérités.  Consi- 
dérons les  idées  qui  sont  dans  notre  esprit.  Prises 
comme  de  simples  façons  de  penser,  elles  sont  déjà 
réelles,  seulement  d'une  réalité  égale  qui  n'établit 
entre  elles  aucune  différence;  mais, envisagées  dans  ce 
qu'elles  représentent,  elles  ont  des  réalités  différentes 
»eloD  la  nature  et  la  perfection-dés  objets  représentés. 
Or,  l'idée  par  laquelle  je  conçois  un  Dieu  souverain, 
tout-puissant,  éternel,  infini,  immuable,  connaissant 
tout  et  créateur  de  tout  a,  d'une  certaine  façon,  une 
réalité  que  ne  possèdent  pas  les  idées  qui  me  représen- 
tent des  choses  imparfaites  et  finies.  Or  de  cette  réalité 
il  faut  rendie  compte,  et  l'on  ne  le  peut,  d'après  Des- 
cartes, qu'en  admettant  l'existence  d'un  Être  qui  con- 
tienne en  soi  au  moins  autant  de  perfection  que  l'idée 
en  représente,  c'est-à-dire  ej\  admettant  l'existence  de 
Dieu  :  en  d'autres  termes  il  est  impossible  que  l'idée 
de  Dieu,  qui  est  en  nous,  n'ait  pas  Dieu  même  pour  sa 
cause,  comme  il  est  impossible  que  l'être  pensant  que 
nous  sommes,  et  qui  n"a  pas  eu  le  pouvoir  de  se  créer 
lui-même,  parce  que,  s'il  l'avait  eu,  il  se  serait  créé  par- 
fait selon  l'idée  qu'il  en  a,  n'ait  pas  Dieu  pour  auteur. 
Enfin,  plus  simplement  encore,  on  peut  dire  que  l'exis- 
tence, étant  une  perfection,  découle  aussi  nécessairement 
de  l'idée  de  l'Être  souverainement  parfait  que  découle 
de  l'idée  du  triangle  la  propriété  qu'a  le  triangle  d'avoir 
la  somme  de  ses  angles  égale  à  deux  droits. 

Ainsi  est  prouvée  l'existence  de  Dieu.  Mais  Descartes 
ne  s'attarde  pas  à  considérer  en  Dieu  tous  les  attributs 
qu'envisageait  la  métaphysique  traditionnelle,  même 
ceux  auxquels  s'attarderait  plus  volontiers   la  coa- 


126     FIGURES    KT   DOCTRINES   DE    POILOSOPIIES 

science  religieuse.  En  Dieu  il  voit  avant  tout  le  garant 
suprême  de  la  connaissance  vraie.  Nous  ne  pouvons 
juger  de  la  vérité  que  par  la  clarté  et  la  distinction  de 
nos  idées.  Mais  qu'est-ce  qui  nous  assure  que  nos  idées 
claires  et  distinctes  se  rapportent  à  la  vérité,  c'est-à- 
dire  à  une  sorte  de  réalité  permanente  et  indéfectible, 
qui  subsiste  même  quand  nous  n'y  pensons  pas  ou 
que  nous  nous  bornons  à  nous  en  souvenir?  C'est  la 
véracité  divine.  Dieu,  par  sa  perfection  souveraine,  ne 
saurait  être  trompeur.  Dieu,  dûment  reconnu  tel  qu'il 
est,  fait  définitivement  rentrer  dans  le  néant  d'où  elle 
n'est  sortie  que  par  une  fiction  nécessaire  à  la  méthode 
l'hypothèse  du  malin  génie. 

Dieu  est  la  véracité  même;  il  n'est  pas  la  vérité.  11 
est  plutôt  l'auteur  de  la  vérité.  C'est-à-dire  qu'il  n'est 
point  assujetti  à  contempler  en  lui  une  vérité  qu'il 
n'aurait  point  faite.  C'est  par  un  acte  d'absolue  liberté 
qu'il  a  créé  les  vérités  que  nous  nommons  éternelles; 
originairement  elles  auraient  pu  être  autres  qu'elles 
ne  sont,  et  elles  ne  sont  soustraites  au  changement 
que  par  l'immutabilité  du  décret  divin.  Si  nous  admet- 
tions en  Dieu  une  volonté  subordonnée  à  une  intelli- 
gence qui  lui  présenterait  la  vérité,  nous  pourrions 
nous  attribuer,  au  moins  en  principe,  la  faculté  de 
participer  à  cette  intelligence  et  de  connaître  les  rai- 
sons et  les  fins  pour  lesquelles  Dieu  a  créé  toutes 
choses;  or  Descartes  n'admet  point  que  la  science 
s'occupe  des  causes  finales,  parce  que  cette  occupation 
lui  ferait  abandonner  la  véritable  explication  de  la 
nature  qui  doit  être  purement  géométrique  et  méca- 
niste.  Si  c'est  une  pensée  pieuse  et  bonne  que  de  croire 
que  Dieu  a  fait  toutes  choses  pour  nous,  cette  pensée 
qui  a  ailleurs  son  intérêt  ne  doit  pas  intervenir  dans 
la  science  :  et  d'ailleurs  n'est-ce  pas,  même  au  point 
de  vue  religieux,  trop  présumer  de  nous  que  de  pré- 
tendre entrer  dans  les  conseils  de  Dieu?  Qu'il  nous 
suffise  de  savoir  que  Dieu  est  l'auteur  de  la  vérité  et 
qu'il  ne  nous  trompe  point;  que  si  nous  nous  trom- 


DESCARTES  iil 

pons,  c'est  par  un  mauvais  usage  de  nos  facultés,  ou 
plutôt  de  la  faculté  qui  en  nous  juge,  et  qui  est  la 
volonté  libre;  quand  la  volonté  n'affirme  que  ce  que 
l'entendement  lui  représente  clairement  et  distincte- 
ment, elle  ne  saurait  faillir;  mais  quand  elle  dépasse 
dans  ses  affirmations,  —  et  elle  le  peut,  puisqu'elle  est 
libre,  —  les  idées  claires  et  distinctes  de  l'entendement, 
quand  elle  juge  d'après  des  idées  obscures  et  confuses, 
elle  est  sujette  à  errer. 

♦  ♦ 

La  véracité  divine  garantit  donc  que  les  idées  claires 
et  distinctes  ont  pour  objet  des  essences  intelligibles 
et  éternelles.  Telle  est,  parmi  ces  idées,  l'idée  de  l'éten- 
due, telle  que  le  géomètre  la  conçoit  indépendamment 
des  sens,  et  à  laquelle  se  ramène  la  nature  du  monde 
matériel.  Car  ce  monde,  s'il  existe,  ne  peut  être  en  soi 
qu'étendue,  figure  et  mouvement;  les  autres  qualités 
que  nous  lui  prétons,  lumière,  couleurs,  sons,  odeurs, 
saveurs,  comme  qualités  sensibles,  n'existent  qu'en 
nous  et  n'ont  comme  fondement  hors  de  nous  que 
certaines  déterminations  du  mouvement,  de  la  figure 
et  de  l'étendue.  Mais  ce  monde  existe- 1- il?  II  y  a  là 
pour  Descartes  un  problème;  car  sa  méthode  et  sa 
doctrine  répugnent  à  poser  d'emblée  la  réalité  de  quoi 
que  Cfc  soit,  sans  avoir  au  préalable  examiné  le  carac- 
tère et  la  portée  de  la  connaissance  qui  suppose  ou 
exige  cette  réalité. 

Or  il  y  a  en  Thomme,  outre  la  faculté  de  connaître 
par  des  idées,  une  faculté  de  sentir  qui  en  reste  pro- 
fondément distincte.  Connaître  en  efl"et  la  lumière  à  la 
façon  dont  le  physicien  l'explique,  ce  n'est  pas  la  voir, 
ce  n'est  pas  la  sentir.  Une  faculté  de  sentir,  avant  tout 
passive,  a  conscience  de  subir  ses  modifications  sans 
les  produire;  et  d'autre  part  Tattribution  directe  des 
idées  des  choses  sensibles  soit  à  notre  esprit,  soit  à 
Dieu  lui-même,  contredirait  soit  la  conscience  que  nous 


188     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

avons  de  ne  pas  produire  ces  idées  par  notre  pensée, 
soit  lïnclination  que  nous  avons  à  croire  que  ces  idées 
procèdent  des  choses  corporelles  :  or  Dieu  n'est  point 
trompeur,  c'est-à-dire  qu'il  n'a  pu  nous  donner  une 
très  grande  inclination  qui  serait  fausse  en  nous  pri- 
vant des  facultés  de  connaissance  vraie  qui  pourraient 
en  établir  la  fausseté.  Donc  les  corps  existent  réelle- 
ment. 

* 
«   « 

Redisons  bien  toutefois  que,  si  les  sens  supposent 
que  les  corps  existent,  ils  n'ont  pas  pour  rôle  de  nous 
renseigner  sur  ce  que  les  corps  sont  en  eux-mêmes, 
mais  simplement  sur  ce  que  les  corps  ont  d'utile  ou 
de  nuisible  à  la  conservation  de  notre  être.  La  véracité 
divine,  qui  vient  de  valider  notre  penchant  à  croire 
que  nos  perceptions  ont  leur  cause  dans  l'existence 
des  choses  corporelles,  nous  autorise  encore  plus  à 
affirmer  que  l'essence  des  choses  quelles  qu'elles  soient 
est  conforme  à  la  connaissance  intellectuelle  que  nous 
en  avons.  Or  nous  ne  connaissons  intellectuellement 
l'âme  que  comme  pensée,  la  matière  que  comme  éten- 
due. Il  suit  de  là  que  l'âme  est  une  substance  pensante, 
comme  la  matière  est  une  substance  étendue,  et 
qu'entre  l'une  et  l'autre  la  distinction  est  radicale. 

D'où  la  nécessité  de  ne  faire  intervenir,  dans  l'expli- 
cation du  monde  matériel,  que  des  lois  géométriques 
du  mouvement  et  de  n'y  introduire  rien  qui  rappelle 
l'âme.  Même  la  vie  des  êtres  organisés  s'explique  par 
les  propriétés  générales  de  la  matière;  car  la  vie  ne 
relève  pas  de  l'âme,  qui  se  définit  par  la  seule  pensée. 
C'est  en  allant  jusqu'au  bout  de  cette  conception,  au 
risque  de  heurter  l'opinion  commune,  que  Descartes 
a  représenté  l'animal  comme  une  simple  machine;  car 
ne  voulant  pas  lui  attribuer  la  pensée,  c'est-à-dire  la 
faculté  de  se  connaître  et  de  connaître  le  vrai,  il  ne 
pouvait  voir  en  lui  qu'un  vivant  pur  et  simple,  et 


DESCARTE8  4*9 

d'autre  part  il  estimait  les  ressources  de  l'étendue  et 
du  mouvement  suffisantes  pour  rendre  compte  de  la 
vie,  ainsi  que  de  toutes  les  proprie'tés  de  la  matière. 

L'âme  n'est  donc  pas  essentiellement  principe  de 
vie,  comme  l'imaginaient  les  anciens  :  elle  est  une 
substance  dont  toute  la  nature  est  de  penser.  Comme 
telle,  elle  est  un  entendement  capable  Je  concevoir  les 
idées,  et  une  volonté  capable  de  se  déterminer  et  de 
juger.  Quand  elle  s'exerce  comme  pure  intelligence, 
elle  se  développa  à  partir  d'idées  qu'elle  découvre  en 
elle  par  sa  seule  faculté  de  penser  et  qui  pour  cette 
raison  peuvent  être  dites  innées  :  idées  qui  représen- 
tent quelque  existence  possible  ou  nécebsaire,  telle 
que  l'idée  du  triangle  ou  l'idée  de  Dieu;  ou  encore 
idées  qui  enveloppent  des  principes  de  toute  connais- 
sance, comme  ce  principe,  qu'une  chose  ne  peut  à  la 
fois  être  et  ne  pas  être.  Mais  notre  âme  ne  s'exerce  pas 
toujours  comme  pure  intelligence;  car  si  elle  est  par 
essence  distincte  du  corps,  en  réalité  elle  est  unie  à  un 
corps;  et  cette  union,  qui  est  un  fait  aussi  irrécusable 
qu'est  irrécusable  la  nécessité  de  distinguer  les  deux 
espèces  de  substances,  donne  lieu  à  d'autres  modalités 
de  la  pensée  que  la  connaissance  intellectuelle  ou  que 
la  détermination  tout  intérieure  de  la  volonté.  C'est 
ainsi  que  le  sentiment,  sous  ses  formes  très  diverses, 
sensations,  émotions,  plaisir,  douleur,  mémoire,  ima- 
gination, passions,  est  comme  le  retour  sur  nous  et 
comme  l'effet  mental  d'une  action  qui  résulte  de  la 
présence  de  notre  corps  et  de  son  rapport  avec  les 
corps  qui  l'entourent.  Percevoir  est  sans  doute  une 
fonction  de  notre  âme;  mais  c'est  une  fonction  de  notre 
âme  en  tant  qu'elle  est  unie  à  notre  corps  et  qu'elle 
en  subit  l'influence.  C'est  pourquoi  les  sens,  et  aussi 
l'imagination  dans  la  mesure  où  elle  reproduit  et  pro- 
longe les  données  sensibles,  ne  nous  représentent  pas 
les  choses  extérieures  telles  qu'elles  sont,  mais  nous 
en  donnent  une  expression  relative  aux  intérêts  et  à 
l'état  de  notre  corps.  Seule  l'intelligence  pure  est  qua- 


130     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

lifiée  pour  dire  ce  qu'est  en  soi  la  réalité  grâce  à  la 
connaissance  claire  et  distincte  qu'elle  en  a. 

*  * 

En  admettant  ainsi  que,  malgré  leur  essentielle  dis- 
tinction, l'âme  et  le  corps  sont  intimement  unis  et 
même  agissent  d'une  certaine  façon  l'un  sur  l'autre. 
Descartes  est  conduit,  pour  l'explication  de  tout  ce  qui 
en  l'âme  vient  de  l'action  du  corps,  à  tenter  de  déter- 
miner comment  cette  action  se  produit.  Sa  psychologie 
s'appuie  donc  sur  une  physiologie,  qui  combine  avec 
certaines  données  précises  des  hypothèses  tantôt  fé- 
condes, tantôt  simplement  aventureuses,  et  dont  le 
principe  inspirateur  est  toujours  la  conception  méca- 
niste  de  la  vie.  C'est  ce  genre  de  psychologie  physio- 
logique qu'il  développe  notamment  dans  son  Traité  des 
Passions.  Les  passions  sont  des  sentiments  ou  des  émo- 
tions que  rame  perçoit  en  elle  et  qu'elle  rapporte  à 
elle-même;  mais  ce  sont  des  états  causés,  entretenus 
et  fortifiés  par  le  mouvement  des  esprits  animaux.  (Par 
esprits  animaux  Descartes  entend  une  sorte  d'air  ou 
de  fluide  très  subtil,  produit  du  sang  échaufle  par  le 
cœur;  les  esprits  animaux  rendent  le  cerveau  propre 
à  recevoir  les  impressions  des  objets  extérieurs,  ou 
ils  coulent  du  cerveau  dans  tous  les  muscles  pour 
donner  le  mouvement  aux  membres.)  Le  mouvement 
des  esprits  animaux,  d'où  résultent  en  nous  les  pas- 
sions, peut  être  déterminé  par  le  tempérament  du 
corps,  comme  il  peut  l'être  en  un  autre  sens  par  un 
acte  de  l'âme;  mais  c'est  dans  l'impression  provenant 
des  objets  des  sens  qu'il  a  sa  cause  principale  et  la 
plus  ordinaire.  Pour  expliquer  par  un  exemple  com- 
ment les  passions  sont  excitées  dans  l'âme,  supposons 
l'impression  de  quelque  figure  étrange  et  effroyable, 
c'est-à-dire  une  impression  ayant  beaucoup  de  rapport 
avec  des  choses  qui  ont  antérieurement  nui  au  corps; 
elle  provoque  dans  l'âme  la  passion  de  la  crainte,  et 


DESCARTES  131 

ensuite  soit  celle  de  la  hardiesse,  soit  celle  de  la  peur, 
selon  ce  qu'est  le  tempérament  du  corps  ou  ce  qu'est 
la  force  de  l'âme;  c'est-à-dire  qu'au  point  de  vue  phy- 
sique elle  de'termine  le  passage  des  esprits  animaux 
d'une  part  dans  les  nerfs  qui  servent  à  mouvoir  les 
hras  pour  résister  ou  les  jambes  pour  fuir,  d'autre 
part  dans  les  nerfs  qui  vont  au  cœur,  de  telle  sorte 
que  par  suite  de  l'élargissement  ou  du  rétrécissement 
des  orifices  de  cet  organe,  il  arrive  au  cerveau  des 
esprits  animaux  qui  par  leur  nature  et  le  caractère  de 
leurs  mouvements  sont  faits  pour  entretenir  dans  l'âme 
ou  la  hardiesse  ou  la  peur.  Descartes  comprend  donc 
à  merveille  ce  que  la  psychologie  de  notre  temps  s'est 
appliquée  à  faire  ressortir,  à  savoir  que  ce  qui  paraît 
d'abord  être  simplement  l'expression  ou  la  suite  de 
nos  passions  en  est  un  élément  constitutif  et  essentiel  : 
avoir  peur,  c'est  se  sentir  entraîné  à  fuir.  Il  a  bien 
marqué  aussi  comment  la  même  impression  ne  déter- 
mine pas  le  même  mouvement  des  esprits  animaux 
dans  tous  les  cerveaux;  car  outre  la  différence  des 
tempéraments,  l'habitude  ou  même  la  simple  force 
d'une  impression  contraire  peut  faire  que  la  liaison 
antérieure  des  mouvements  qui  représentaient  certains 
objets  et  des  mouvements  qui  les  faisaient  désirer  soit 
détruite  et  remplacée  par  une  autre.  Ainsi  lorsqu'on 
rencontre  inopinément  dans  une  viande  que  l'on  man- 
geait avec  appétit  quelque  chose  de  répugnant,  la  sur- 
prise de  cette  rencontre  peut  à  ce  point  changer  la 
disposition  du  cerveau  que  l'on  ne  pourra  plus  voir 
désormais  cette  viande  qu'avec  horreur. 

Les  passions  se  rapportent  aux  objets  des  sens,  non 
pour  nous  les  faire  connaître,  mais  pour  nous  repré- 
senter vivement  ce  qu'ils  ont  de  bon  ou  de  mauvais, 
tout  au  moins  d'important  pour  notre  corps.  C'est  en 
les  classant  à  ce  point  de  vue  que  Descartes  distingue 
six  passions  fondamentales.  11  met  en  tête  l'admiration 
ou  la  surprise  provoquée  par  la  rencontre  de  quelque 
objet;  elle  est  à  peine  une  passion  en  ce  qu'elle  n'est 


138     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

accompagnée  d'aucun  changement  notable  dans  le 
cœur  et  dans  le  sang  et  qu'elle  nous  inldresse  à  l'objet 
sans  nous  signifier  que  l'objet  intéresse  notre  corps. 
Dès  que  l'objet,  au  contraire,  nous  est  représenté 
comme  utile  ou  nuisible,  ce  sont  des  passions  d'une 
autre  sorte  qui  naissent  :  d'abord  l'amour  et  la  haine, 
puis  le  désir,  dès  que  le  mal  ou  le  bien  est  figuré  dans 
l'avenir  au  lieu  de  l'être  dans  le  présent,  enfin  la  joie 
et  la  trlst-esse  qui  expriment  l'effet  de  l'action  produite 
sur  nous  par  les  objets  en  tant  qu'utiles  et  nuisibles. 
Telles  sont  les  six  passions  primitives.  Soit  en  se  spé- 
cifiant par  des  éléments  nouveaux,  soit  en  se  combi- 
nant entre  elles,  elles  engendrent  toute  la  variété  des 
passions  particulières.  Descartes  les  suit  donc  dans 
■leurs  principaux  développements,  unissant  à  la  net- 
teté de  ses  explications  psycho-physiologiques  un 
admirable  esprit  d'observation  et  les  qualités  les  plus 
délicates  d'un  moraliste, 

*  * 

Quel  est  le  pouvoir  de  l'âme  au  regard  de  ses  pas- 
sions? —  Assurément  les  passions  inclinent  la  volonté 
à  consentir  aux  actes  qu'elles  sont  en  train  d'accom- 
plir et  pour  l'exécution  desquels  elles  la  soulagent  de 
tout  effort  comme  de  toute  initiative.  Mais  la  volonté 
reste  tellement  libre  de  sa  nature,  qu'elle  ne  peut 
jamais  être  contrainte.  Elle  exerce  directement  sa 
liberté  quand  elle  agit  sur  nos  pensées;  quand  elle 
tente  d'agir  sur  nos  passions,  elle  peut  l'exercer  encore, 
mais  alors  c'est  surtout  indirectement.  Elle  ne  saurait, 
par  exemple,  étouffer  net  une  passion  en  plein  déve- 
loppement; tout  au  plus  peiit-elle  essayer  d'empêcher 
certains  mouvements  extérieurs  que  cette  passion 
imprime  au  corps.  Si  la  colère  fait  lever  la  main  pour 
frapper,  la  volonté  peut  ordinairement  la  retenir;  si 
la  peur  incite  les  jambes  à  fuir,  la  volonté  peut  les  arrê- 
ter. Mais  il  a  été  d'abord  impossible  de  ne  pas  ressentir 


DESCAhTËS  183 

la  colère  ou  la  peuï.  D'une  façon  générale,  il  y  a  entre 
telles  pensées  et  tels  mouvements,  inte'rieurs  ou  exté- 
rieurs, de  l'organisme  une  liaison  établie  par  la  nature 
et  la  coutume,  et  qui  fait  que  les  mêmes  mouvements 
déterminent  les  mêmes  pensées,  et  inversement.  Aussi 
ne  peut-on  pas  modifier  directement  cette  liaison.  Si 
l'on  pense  directement  à  tilargir  la  prunelle  de  l'reil, 
ou  bien  à  contracter  certains  muscles  de  la  langue  et 
du  gosier,  on  n'y  réussit  pas;  mais  que  l'on  veuille 
regarder  un  objet  éloigné,  et  la  prunelle  s'élargira; 
que  l'on  veuille  signifier  des  idées  par  des  mots,  et 
alors  les  mouvements  nécessaires  pour  proférer  les 
sons  convenables  se  produiront  sans  difficulté.  De 
même  nos  passions  ne  peuvent  être  directement  pro- 
voquées, ni  supprimées  par  notre  volonté;  mais  elles 
peuvent  l'i^re  indirectement  par  la  représentation  des 
choses  qui  sont  ordinairement  jointes  aux  passions 
que  nous  voulons  avoir  et  qui  sont  contraires  aux.  pas- 
sions que  nous  voulons  rejeter.  Pour  s'exciter  au  cou- 
rage et  se  délivrer  de  la  petir,  il  ne  suffit  pas  d'en 
avoir  la  volonté;  mais  il  faut  s^appliquer  â  considérer 
les  raisons,  les  objets  ou  les  exemples  qui  persuadent 
que  le  péril  n*est  pas  si  grand,  qu'il  y  a  plus  de  sûreté 
à  se  défendre  qu'à  fuir,  que  la  gloire  et  la  joie  d'avoir 
vaincu  remplaceront  le  regret  et  la  honte  de  s'être  dé» 
îobé,  etc.  Quelque  chose  d*analogue  se  passe  dans  le 
dressage  des  animaux.  Le  premier  mouvement  d'un 
chien,  â  là  vue  d'une  perdrix,  est  de  courir  vers  elle 
et,  s'il  entend  un  coup  de  fusil,  de  s'enfuir;  mais  un 
chien  de  chasse,  dressé  comme  il  faut,  fait  juste  lé 
contraire  :  à  la  vtie  de  la  perdrix,  il  s'arrête,  et,  au 
bruit  du  fusil,  il  accourt.  La  volonté  humaine,  éclairée 
par  la  raison,  peut  non  seulement  employer  à  son 
profit  ces  procédés  d'éducation,  mais  encore  en  agran- 
dir singulièrement  les  effets;  elle  peut  contre-balancer 
une  pensée  par  une  pensée,  une  passion  par  une  pas- 
sion, et  c'est  à  cette  tactique  vigoureuse  que  se  ramè« 
ncnt  tous  les  combats  intérieurs  dont  les  anciens  ren- 


134     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

daient  compte  par  la  fiction  de  parties  dilïe'rentes  de 
l'âme  :  en  réalité,  c'est  bien  la  même  âme  qui  subit  la 
passion  et  qui  pour  la  vaincre  se  cherche  des  alliées 
parmi  les  passions  contraires.  Que  si  cette  stratégie 
réclame  autant  de  persévérance  que  d'habileté,  il  est 
du  moins  certain  qu'elle  doit  réussir;  il  n'est  pas,  dé- 
clare catégoriquement  Descartes,  d'âme  si  faible,  qu'elle 
ne  puisse,  étant  bien  conduite,  acquérir  un  pouvoir 
absolu  sur  ses  passions. 

Ce  pouvoir,  dans  quel  sens  l'exercer?  —  Descartes 
ne  croit  pas  que  les  passions  soient  mauvaises  par 
elles-mêmes,  qu'elles  soient,  comme  le  prétendaient 
les  Stoïciens,  des  maladies  de  l'âme;  il  les  tient  pour 
bonnes  en  principe;  elles  nous  portent  vers  ce  qui  est 
favorable  au  corps;  elles  excitent  l'âme  à  penser  et  à 
aimer.  Mais  elles  peuvent  devenir  mauvaises  en  asscr- 
vissant  l'âme  à  leurs  agitations  et  en  tournant  le  corps 
vers  des  biens  présents  faussement  agrandis  par  l'ima- 
gination^  au  préjudice  des  biens  futurs  ou  des  biens 
permanents.  Presque  toutes  les  passions,  on  peut 
même  dire  toutes,  sont  sujettes  à  un  bon  et  un  mau- 
vais usage;  mais  c'est  le  bon  usage  qui  répond  le 
mieux  à  ce  qu'elles  sont  par  nature.  A  découvrir  jusque 
dans  les  passions  qui  nous  semblent  condamnables, 
comme  la  colère,  la  jalousie,  l'orgueil,  etc.,  ce  qu'elles 
ont  de  bon  originairement,  c'est-à-dire  d'utile  à  notre 
être.  Descartes  applique  une  rare  subtilité  d'analyse. 
Il  veut  donc  que  l'on  s'efforce  de  maintenir  les  pas- 
sions dans  les  limites  de  leur  utilité  essentielle,  et  que 
l'on  cultive  de  préférence  celles  d'entre  elles  qui  ris- 
quent le  moins  de  se  pervertir.  Telle  est,  au  premier 
rang,  la  générosité.  «  La  vraie  générosité,  qui  fait 
qu'un  homme  s'estime  au  plus  haut  point  qu'il  se 
peut  légitimement  estimer,  consiste  seulement,  partie 
en  ce  qu'il  connaît  qu'il  n'y  a  rien  qui  véritablement 
lui  appartienne  que  cette  libre  disposition  de  ses  vo- 
lontés, ni  pourquoi  il  doive  être  loué  ou  blâmé  sinon 
pour  ce  qu'il  en  use  bien  ou  mal;   et  partie  en  ce 


DESCARTES  i35 

qu'il  sent  en  soi-m^me  une  ferme  et  constante  résolu- 
tion den  bien  user,  c'est-à-dire  de  ne  manquer  jamais 
de  volonté  pour  entreprendre  et  exécuter  toutes  les 
choses  qu'il  jugera  être  les  meilleures.  Ce  qui  est 
suivre  parfaitement  la  vertu.  »  (3'  partie;  art.  CLIII.) 

« 
»  « 

Il  semble  bien  que  Descartes  ait  considéré  cette  ma- 
nière d'apprivoiser  et  de  diriger  les  passions,  liée  à  la 
connaissance  des  rapports  de  Tanie  et  du  corps,  comme 
une  partie  notable,  peut-être  comme  la  partie  la  plus 
neuve  de  la  morale  telle  qu'il  la  concevait.  Il  avait 
écrit  dans  le  Discours  de  la  Méthode  :  t  L'esprit  dépend 
si  fort  du  tempérament  et  de  la  disposition  des  organes 
du  corps  que,  s'il  est  possible  de  trouver  quelque 
moyen  qui  rende  communément  les  hommes  plus  sages 
et  plus  habiles  qu'ils  n'ont  été  jusques  ici,  je  crois  que 
c'est  dans  la  médecine  qu'on  doit  le  chercher.  » 
(Sixième  partie,  VJ,  p.  62.)  Plus  tard  encore  il  écri- 
vait à  Chanut  :  t  Je  vous  dirai,  en  confidence,  que  la 
notion  telle  quelle  de  la  physique,  que  j'ai  tâché  d'ac- 
quérir, m'a  grandement  servi  pour  établir  des  fonde- 
ments certains  en  la  morale.  »  (IV,  p.  444.)  A  dire 
vrai,  il  n'a  pas  constitué  systématiquement  cette  mo- 
rale, soit  que  la  crainte  d'être  là-dessus  mal  compris 
et  attaqué  par  les  théologiens  l'ait  retenu,  soit  que  la 
nécessité  de  terminer  d'autres  études  avant  d'aborder 
une  science  aussi  complexe  qu'utile  à  ses  yeux  l'ait 
fait  différer.  C'est  par  occasion  que  dans  ses  Lettres  à 
la  princesse  Elisabeth  et  à  la  reine  Christine  il  a  fourni 
des  indications  sur  sa  façon  d'entendre  et  de  résoudre 
le  problème  moral.  Mais  ces  indications  qui  se  ratta- 
chent à  un  libre  commentaire  des  moralistes  anciens, 
qui  procèdent  en  outre  très  visiblement  de  ses  vues 
métaphysiques  et  de  sa  foi  chrétienne,  semblent  d'abord 
mal  concorder  avec  la  conception  qui  domine  le  Traité 
des  Passions  et  qui  met  la  règle  de  la  vie  avant  tout 


136     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

dans  la  conservation  de  notre  être  et  dans  l'accroisse- 
ment de  notre  puissances  par  suite  dans  le  meilleur 
emploi  des  forces  naturelles  à  cet  effet. 

L'opposition  n'est  qu'apparente.  Après  tout  la  phy- 
sique mdcaniste  de  Descartes  ne  s'est-elle  pas  subor- 
donnée à  une  métaphysique  théiste?  De  même  la  mo- 
rale de  l'intégrité  de  l'existence  naturelle  doit  pouvoir 
se  subordonner  à  la  morale  de  fins  plus  spécifiquement 
spirituelles.  En  fait,  dans  le  Traité  des  Passions,  Des- 
cartes affirme  avec  insistance  que  la  force  de  l'âme  ne 
suffit  pas  sans  la  connaissance  de  la  vérité,  et  que  le 
plus  sûr  moyen  de  gouverner  les  passions  est  l'exercice 
de  la  vertu.  Et  dans  les  lettres  à  Elisabeth  nous  voyons 
fort  bien  qu'il  concilie  sans  embarras  les  conseils  en 
vue  de  la  meilleure  organisation  de  la  vie  présente,  et 
l'invitation  à  rechercher  des  objets  qui  la  dépassent. 

Cette  morale  en  quelque  sorte  supérieure  comprend 
certiaines  idées  stoïciennes  importantes.  Du  temps 
même  de  Descartes  il  s'était  produit  en  France,  sur* 
tout  sous  l'influence  de  Du  Vair,  traducteur  d'Épictète 
et  imitateur  de  Sénèque,  un  réveil  du  stoïcisme  :  la 
morale  stoïcienne  avait  conquis  nombre  d'esprits  enne* 
mis  du  scepticisme  et  du  «  libertinage  » ,  attachés  pour 
la  plupart  au  christianisme,  mais  désireux  d'y  joindre 
les  exhortations  et  les  ressources  de  la  sagesse  pro^ 
fane  :  ainsi  furent  stoïciens  d'une  certaine  façon  ou  à 
leur  heure  des  hommes  tels  qu'lIonoi*é  d'Urfé,  Ghar^ 
ron,  Baléac,  etc.  Descartes  ne  faisait  donc  que  repro- 
duire un  enseignement  familier  aux  plus  cultivés  de 
ses  contemporains  quand  il  disait  que  nous  devons 
chercher  à  nous  vaincre  plutôt  que  la  fortune  et  à 
changer  nos  désirs  plutôt  que  l'ordre  du  monde»  quand 
il  répétait  que  nous  devons  nous  abstenir  de  pour- 
suivre les  biens  qui  sont  hors  de  notre  pouvoir,  tandis 
que  la  vertu  est  un  bien  qui  dépend  de  nous. 

Cependant,  outre  que  Descartes  modifie  plus  d'une 
fois  le  sens  des  idées  stoïciennes  en  se  les  appropriant, 
il  les  estime  à  cei*tains  égards  incomplètes  et  inexactes. 


DESCARTES  137 

Sans  doute  il  ne  s'éloigne  pas  positivement  du  stoï- 
cisme quand  il  veut  que  l'on  distingue  entre  le  bonheur, 
qui  est  plutôt  une  heureuse  fortune,  et  la  béatitude, 
qui  est  le  contentement  résultant  de  la  sagesse.  Mais  il 
estime  que  de  la  béatitude  même  le  plaisir  est  un  élé- 
ment intégrant,  et  en  cela  il  croit  devoir  faire  une  cer- 
taine part  à  la  morale  épicurienne  entendue  comme 
elle  doit  l'être.  La  béatitude  est  composée  de  plai.sirs, 
mais  de  plaisirs  choisis  selon  leur  valeur,  c'est-à-dire 
selon  leur  correspondance  à  plus  de  perfection  réelle, 
et  ainsi  plutôt  des  plaisirs  de  l'àme  seule  que  des  plai- 
sirs de  l'âme  unie  au  corps,  car  Tâme  a  ses  plaisirs  à 
part  et  il  y  a  une  joie  purement  intellectuelle. 

Mais,  même  comprise  de  la  sorte,  la  béatitude  n'est 
pas  le  souverain  bien  :  elle  est  surtout  l'attrait  qui 
nous  le  fait  rechercher  et  l'effet  que  nous  devons  en 
attendre.  Le  souverain  bien,  étant  un  bien  qui  ne  peut 
dépendre  que  de  nous,  ne  peut  consister  que  dans  la 
vertu  ;  car  la  vertu,  en  ce  qu'elle  a  de  plus  essentiel, 
consiste  uniquement  dans  une  ferme  volonté  de  bien 
faire.  Descartes  énonce  donc  ici  cette  idée  à  laquelle 
Kant  donnera  tout  son  relief,  à  savoir  que  le  bien  mo- 
ral est  dans  la  bonne  volonté;  il  déclare  que  les  plus 
disgraciés  de  la  nature  et  de  la  fortune  sont  capables 
d'un  parfait  contentement  et  que  ce  contentement  ne 
se  rapporte  qu'à  l'intention  de  bien  agir,  même  si  par 
aventure  on  n'agit  pas  comme  il  faut.  Mais  malgré  ces 
pressentiments  d'une  morale  de  la  libre  volonté,  il  con* 
tinue  à  estimer  très  grande  l'importance  de  la  connais- 
sance pour  régler  la  conduite.  Il  reproche  aux  stoïciens 
de  n'avoir  pas  suffisamment  défini  les  vérités  dont  dé* 
pendent  le  discernement  et  l'accomplissement  du  bien. 
Or  voici,  pour  lui,  ces  vérités  :  c'est  qu'il  y  a  un  Dieu, 
de  qui  tout  relève,  dont  les  perfections  sont  infinies,  le 
pouvoir  immense  et  les  décrets  infaillibles;  et  cela 
nous  apprend  à  recevoir  en  bonne  part  tout  ce  qui 
nous  arrive.  C'est  ensuite  que  notre  âme  est  distincte 
du  corps  et  capable  de  lui  survivre  ;  et  cela  nous  em- 


138     FIGURES    ET    DOCTRINES   DE    PHILOSOPHES 

pêche  de  craindre  la  mort  et  de  nous  laisser  absorber 
par  les  affections  terrestres.  C'est,  de  plus,  que  l'uni- 
vers a  une  étendue  indéfinie  et  ne  doit  pas  se  laisser 
mesurer  par  notre  regard,  ni  par  nos  intérêts;  et  cela 
fait  que  nous  nous  mettons  à  notre  place  dans  l'en- 
semble des  choses,  au  lieu  de  chercher  par  une  pré- 
somption impertinente  à  être  du  conseil  de  Dieu.  C'est 
enfin  que  chacun  de  nous,  bien  qu'il  soit  une  personne 
séparée  des  autres,  ne  peut  subsister  seul,  qu'il  appar- 
tient et  qu'il  est  lié  à  un  univers,  à  une  terre,  à  un 
État,  à  une  société,  à  une  famille;  et  cela  nous  détourne 
de  tout  rapporter  à  nous-mêmes  et  nous  invite  à  pour- 
suivre le  bien  d'autrui  autant  que  le  nôtre  et  de  préfé- 
rence au  nôtre.  Trois  de  ces  vérités^  à  défaut  de  la  se- 
conde, avaient  été,  d'une  certaine  manière,  plus  recon- 
nues par  le  stoïcisme  que  ne  le  jugeait  Descartes  :  mais 
le  stoïcisme  les  avait  incluses  dans  un  ordre  que  gou- 
vernait une  nécessité  impersonnelle,  tandis  que  Des- 
cartes les  présente  toutes  dans  un  rapport  qui  laisse 
place  à  l'efficacité  de  l'action,  à  la  liberté  de  l'agent  et 
à  la  personnalité  de  Dieu. 

Par  la  connaissance  de  ces  vérités  nous  donnons  à 
notre  amour  son  objet  le  plus  sûr  et  le  plus  relevé;  car 
au-dessus  de  l'amour  sensitif  il  y  a,  ainsi  que  l'explique 
une  admirable  lettre  de  Descartes  à  Chanut,  un  amour 
purement  intellectuel  :  «  La  méditation  de  toutes  ces 
choses,  y  est-il  dit,  remplit  un  homme  qui  les  entend 
bien  d'une  joie  si  extrême  que,  tant  s'en  faut  qu'il  soit 
injurieux  et  ingratenversDieujusqu'àsouhaiterde tenir 
sa  place,  il  pense  déjà  avoir  assez  vécu  de  ce  que  Dieu 
lui  a  fait  la  grâce  de  parvenir  à  de  telles  connaissances; 
et,  se  joignant  entièrement  à  lui  de  volonté,  il  l'aime  si 
parfaitement  qu'il  ne  désire  plus  rien  au  monde,  sinon 
que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite...  S'il  ne  refuse  point 
les  maux  ou  les  afflictions,  pour  ce  qu'elles  lui  vien- 
nent de  la  providence  divine,  il  refuse  encore  moins 
tous  les  biens  ou  plaisirs  licites  dont  il  peut  jouir  en 
cette  vie,  pour  ce  qu'ils  en  viennent  aussi;  et  les  rece- 


DESCARTES  139 

vant  avec  joie,  sans  avoir  aucune  crainte  des  maux, 
son  amour  le  rend  parfaitement  heureux.  »  (IV,  p.  609.) 
«  C'est  pourquoi,  avait  dit  Descartes  plus  haut,  je  ne 
m'étonne  pas  si  quelques  philosophes  se  persuadent 
qu'il  n'y  a  que  la  Religion  chrétienne  qui,  nous  ensei- 
gnant le  mystère  de  Tlncarnation,  par  lequel  Dieu  s'est 
abaissé  jusqu'à  se  rendre  semblable  à  nous,  fait  que 
nous  sommes  capables  de  l'aimer...  Toutefois  je  ne  fais 
aucun  doute  que  nous  ne  puissions  véritablement  ai- 
mer Dieu  par  la  seule  force  de  notre  nature.  Je  n'as- 
sure point  que  cet  amour  soit  méritoire  sans  la  grâce, 
je  laisse  démêler  cela  aux  théologiens;  mais  j'ose  dire 
qu'au  regard  de  cette  vie,  c'est  la  plus  ravissante  et  la 
plus  utile  passion  que  nous  puissions  avoir;  et  même 
qu'elle  peut  être  la  plus  forte,  bien  qu'on  ait  besoin, 
pour  cela,  d'une  méditation  fort  attentive.  »  (IV,  p.  607- 
608.)  Ainsi  la  culture  de  la  raison  nous  communique 
une  disposition  conforme  à  ce  qu'enseigne  et  réalise 
par  d'autres  voies  la  Religion  révélée  :  l'amour  de 
Dieu  est  le  bien  commun  de  la  philosophie  et  de  la 
croyance  religieuse. 

* 
«  » 

Telle  fut  l'œuvre  philosophique  de  Descartes  :  extrê- 
mement originale  à  coup  sûr  et  féconde  déjà  par  cette 
originalité  même.  Pour  en  déterminer  l'influence,  il 
faudrait  suivre  tout  le  développement  de  la  philosophie 
moderne.  Le  «  je  pense  »,  d'une  part,  considéré  comme 
le  premier  type  qui  nous  est  offert  de  la  connaissance 
claire  et  distincte;  Dieu,  d'autre  part,  considéré  comme 
le  principe  de  la  création  continuée  des  êtres  et,  en  un 
certain  sens,  des  vérités  :  ce  sont  là  les  deux  grandes 
conceptions  constitutives  du  système.  Spinoza  et  iMale- 
branche  ont  surtout  considéré  et  poussé  à  bout  la  se- 
conde, de  façon  à  soutenir,  l'un,  que  Dieu  est  la  subs- 
tïmce  unique  dont  tous  les  êtres  finis  ne  sont  que  les 
modes,  l'autre,  que  Dieu  est  la  cause  unique,  par  rap- 


140     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

port  à  laquelle  les  déterminations  des  êtres  créés  ne 
sont  que  des  occasions.  Leibniz  à  son  tour  a  enveloppé 
dans  une  doctrine  merveilleusement  compréhensive 
les  deux  conceptions  cartésiennes,  en  critiquant  pour 
cela  le  cartésianisme  même,  en  refusant  d'admettre  que 
le  mécanisme  de  l'étendue,  si  vrai  qu'il  soit,  exprime 
le  fond  de  l'être,  même  matériel,  en  concevant  toute 
substance  comme  plus  ou  moins  analogue  à  l'âme  qui 
perçoit,  et  en  posant  Dieu  comme  le  seul  principe  de 
l'accord  universel  de  toutes  leô  substances  et  de  tous 
leurs  états.  A  un  autre  point  de  vue,  le  *  je  pense  » 
considéré  isolément,  mais  réduit  en  outre  à  la  simple 
affirmation  des  données  de  la  conscience  et  de  leur 
caractère  de  vérités  et  de  réalités  immédiates,  a  été  le 
thème  sur  lequel  s'est  développée  la  philosophie 
anglaise  à  partir  de  Locke  et  de  Berkeley;  tandis  que 
ramené  à  l'acte  de  penser  et  au  système  des  conditions 
qui  en  font  le  principe  de  toute  connaissancej  il  cons- 
titue le  criticisme  de  Kant  et  indirectement,  par  delà 
Kant,  l'idéalisme  de  ses  successeurs. 

Mais  si  cette  riche  variété  de  doctrines  a  eu  pour 
origine  ou  pour  condition  le  cartésianisme,  il  serait 
faux  de  l'en  voir  sortir  par  une  sorte  de  conséquence 
nécessaire,  et  il  serait  fâcheux,  pour  considérer  ce 
qu'est  devenue  la  doctrine  cartésienne,  de  négliger  ce 
qu'elle  a  été,  disons  mieux,  ce  qu'elle  est  en  elle-même 
et  pour  elle-même.  Rien  d'ailleurs  ne  répugne  plus  à 
l'esprit  de  Descartes  que  la  logique  qui  porte  à 
l'extrême  par  une  sorte  de  fonctionnement  aveugle  les 
suites  de  telles  et  telles  conceptions.  C'est,  à  coup  sûr, 
une  doctrine  rationaliste  que  la  sienne;  mais  c'est  un 
rationalisme  qui  n'absorbe  pas  dans  les  nécessités  de 
la  pensée  la  liberté  du  sujet  pensant  et  qui  ne  tourne 
jamais  à  l'idéologie  desséchée  et  desséchante;  c'est  un 
rationalisme  vraiment  concret  et  lumineux  qui,  tout 
en  admettant  la  valeur  intrinsèque  de  la  connaissance 
vraie,  ne  la  sépare  pas  de  la  poursuite  des  fins  prati* 
ques,  qui  jusque  dans  l'ehiploi  de  l'esprit  géométrique 


DESCÂRTES  i41 

introduit  l'esprit  de  finesse,  qui,  en  somme,  ne  soumet 
l'intelligence  à  la  méthode  que  parce  qu'il  fait  à  tout 
moment  contrôler  la  méthode  par  l'intelligence.  Ainsi, 
bien  qu'il  n'enferme  pas  la  raison  comme  le  faisaient 
les  anciens  dans  la  contemplation  d'un  monde  fini, 
bien  qu'il  lui  assigne  des  tâches  illimite'es  et  qu'il  lui 
ouvre  les  perspectives  de  l'infini,  il  estime  au  fond 
qu'elle  a  pour  essentiel  attribut  la  mesure.  Non  point 
qu'il  se  laisse  conduire,  comme  la  philosophie  antique, 
par  un  sentiment  surtout  esthe'tique  de  l'ordre;  mais, 
de  propos  délibéré,  il  réserve  toujours  à  la  pensée  une 
souveraine  maîtrise  sur  ses  démarches  et  sur  son 
œuvre.  Après  lui  avoir  pr(*lé  la  vertu  de  tout  renou- 
veler, il  lui  assure  la  force  de  se  contenir  à  l'intérieur 
même  de  ses  entreprises,  de  ne  pas  pousser  jusqu'au 
bout,  contre  les  distinctions  et  les  limitations  néces- 
saires, au  point  de  le  rendre  abstrait  et  indéterminé, 
le  sens  de  ses  idées  claires  et  distinctes.  Et  peut-être 
dans  cette  résistance  plus  d'une  fois  manifestée  aux 
entraînements  possibles  d'une  logique  à  outrance,  y 
a-t-il  encore  une  manière  t  d'héroïsme  ». 


V 

SPINOZA 


L'œuvre  principale  dans  laquelle  Spinoza  a  exposé 
sa  philosophie,  VEthique^se  développe,  comme  un  Traité 
de  géométrie,  en  une  suite  de  définition^,  d'axiomes, 
de  postulats,  de  théorèmes,  de  démonstrations,  de 
corollaires;  çà  et  là  seulement  elle  présente  quelques 
considérations  ou  fournit  quelques  éclaircissements 
d'un  style  plus  libre.  Elle  exprime  ainsi  la  prétention 
du  philosophe  à  ne  faire  résulter  la  vérité  de  sa  doc- 
trine que  d'un  enchaînement  très  rigoureux  de  rai- 
sons impersonnelles.  Prétention  qui  se  conçoit,  si  l'on 
songe  à  quel  point  la  pensée  moderne,  chez  Descartes 
notamment,  est  éprise  de  certitude  mathématique  et 
tend  à  assurer  en  toute  matière  de  connaissance  légi- 
time l'empire  des  t  idées  claires  et  distinctes  » .  Préten- 
tion qui  peut  pourtant  d'abord  étonner  et  choquer,  si 
Ton  prend  garde  que  le  titre  de  l'ouvrage  et  le  dessein 
de  l'auteur  annoncent  une  sorte  de  traité  de  la  vie 
morale  et  religieuse.  Les  motifs  qui  font  surgir  de 
pareils  problèmes,  les  moyens  d'en  poursuivre  l'exa- 
men et  la  solution  peuvent-ils  être  enfermés  dans  un 
ordre  aussi  inflexible  à  nos  sentiments  et  à  notre  vo- 
lonté, dans  un  ordre  aussi  destitué  de  toute  conve- 
nance avec  les  aspirations  intimes  de  notre  nature? 
Mais  telle  est  précisément  l'énergique  conviction  de 
Spinoza  :  à  savoir  que  l'homme  n'est  aucunement^Ja„ 
mesure  de  ce  quil  est  et  de  ce  qu'il  doit  être,  qu'il  existe 
et  qu'il  n'agit  que  par  une  Puissance  infinie  et  unè^ 


SPINOZA  H3 

nécessitOîiUQSnelle^  qui  ne  ^auraient  se  plier  ni  aux 
formes  spéciales  de  son  être,  ni  aux  fins  spéciales  de 
son  activité^.T'ourquoi  dès  lors  juger  étrange  le  genre 
d'exposition  le  mieux  fait  pour  représenter  ce  qu'est 
le  vrai,  et  qu'il  est  un,  et  qu'il  ne  change  pas  de  carac- 
tère en  devenant  règle  de  vie,  et  qu'il  ne  se  prête  à 
l'homme  que  par  la  connaissance  que  l'homme  peut 
en  prendre? 

C'est  l'esprit  plein  de  cette  pensée  que  Spinoza  a 
construit  son  système,  si  rigoureux  et  si  abstrait,  où 
les  rapports  du  monde  et  de  l'homme  à  Dieu,  où  Dieu 
lui-mtîme  et  sa  causalité  sont  conçus  sous  les  espèces 
de  la  vérité  la  plus  objective,  la  plus  éloignée  de  tout 
anthropomorphisme,  même  raffiné.  Cependant  malgré 
cet  efi'ort  extrême  pour  ne  jamais  déterminer  les  attri- 
buts de  l'Être  par  les  propriétés  subjectives  de  la 
conscience  humaine,  peut  être  en  raison  de  cet  effort, 
il  est  tombé  sous  le  coup  des  interprétations  contraires. 
Comme  il  se  refusait  catégoriquement  à  rien  admettre 
en  Dieu  qui  rappelât  nos  façons  de  connaître  et  de 
vouloir,  il  parut  à  presque  tous  ses  contemporains 
destituer  Dieu,  non  seulement  des  titres  qui  l'avaient 
rendu  familier  à  l'âme,  mais  de  l'existence  même; 
€  athée  de  système  »  :  ainsi  l'appela  en  particulier 
Pierre  Bayle.  Mais  comme  d'autre  part  il  ne  se  refusait 
pas  moins  à  admettre  dans  les  êtres  finis,  par  suite 
dans  les  êtres  humains,  une  puissance  quelconque 
d'être  et  de  se  développer  qui  ne  fût  pas,  en  de  cer- 
taines limites,  l'infinie  puissance  de  Dieu  même,  plus 
tard  il  sembla  avoir  fait  admirablement  prédominer 
sur  toute  affirmation  des  choses  de  ce  monde  l'intui- 
tion souveraine  de  l'Infini;  «  ivre  de  Dieu  »  :  ainsi  le 
qualifia  Novalis,  exprimant  par  là  ce  qu'aussi  bien 
un  Lessing,  un  Herder,  un  Goethe,  un  Schelling,  un 
Hegel,  un  Schleiermacher  pensaient,  chacun  à  son 
moment  et  à  sa  manière,  de  la  profondeur  du  senti- 
ment religieux  qui  avait  inspiré  Spinoza. 

Singulière  destinée  d'une  doctrine  qui,  ayant  mis 


144     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

en  œuvre  les  procédés  de  démonstration  les  plus  pé- 
remptoires,  se  trouve  être  l'objet  des  interprétations 
les  plus  opposées.  Et  sans  doute  il  reste  possible  qu'elle 
garde,  contre  les  variations  de  ses  interprètes  et  les 
défaillances  de  quelques-uns  d'entre  eux,  la  plénitude 
et  la  cohérence  de  sa  signification  propre.  Mais  sans 
doute  aussi  exige-t-elle,  pour  être  saisie  sous  son  véri- 
table aspect,  de  ne  point  être  abordée  sans  certaines 
préparations,  et  d'être  rapportée  à  certaines  des  con- 
ditions de  fait  qui  l'ont  mise  au  jour,  avant  tout  à  la 
personne  de  son  auteur.  Qui  apprend  les  Jiléments  de 
la  géométrie  peut  n'avoir  cure  de  la  personnalité 
d'Euclide.  Mais  qui  lit  et  veut  comprendre  celle  géo- 
métrie très  particulière  qu'est  YEthique  ne  saurait 
guère  se  dispenser  de  savoir  ce  que  fut  Spinoza. 

* 
*  * 

C'est  à  Amsterdam  qu'est  né,  le  24  novembre  4632, 
Baruch  d'Espinoza;  mais  ce  n'est  pas  à  la  Hollande 
qu'il  appartient  par  ses  origines.  Il  était  d'une  de  ces 
familles  de  juifs  espagnols,  qui,  soupçonnées  de  garder 
la  foi  de  leur  race  même  quand  les  rigueurs  du  pou- 
voir les  avaient  poussées  à  l'abjuration  extérieure, 
durent,  pour  échapper  aux  persécutions  ou  pour  pra- 
tiquer librement  leur  croyance,  émigrer  dans  d'autreg 
pays.  Déjà  les  ancêtres  de  Baruch  avaient  quitté  VE»- 
pagne  pour  le  Portugal.  Nous  savons  que  son  père 
s'était  installé  à  Figueira^  près  de  Coïmbre,  et  que  la 
troisième  femme  qu'il  avait  épousée,  Esther,  qui  était 
sa  parente,  était  originaire  de  Lisbonne.  Une  autre 
partie  de  la  famille  avait  cherché  asile  en  France,  à 
Nantes  et  à  Bordeaux.  Mais  en  France  pas  plus  qu'eo 
Portugal  la  situation  des  juifs  émigrés  n'était  enviable. 
Toute  la  famille  se  transporta  en  Hollande,  où,  malgré 
la  disposition  du  calvinisme  dominant  à  l'intolérance, 
une  suffisante  liberté  était  laissée  aux  juifs  pour  l'exer- 
cice de  leur  religion.  Amsterdam  était  le  siège  d'une 


^SPINOZA  145 

communauté  juive  importante.  Le  grand-père  de  Ba- 
ruch,  Abraham  Michel  d'Espinoza,  et  plus  encore  son 
père  Michel,  qui  était  marchand,  reçurent  des  charges 
honorifiques  qui  témoignent  de  la  grande  estime 
qu'avaient  pour  eux  leurs  coreligionnaires.  Leurs  res- 
sources étaient  médiocres.  La  mère  de  Spinoza,  Hanna 
Debora,  la  seconde  femme  de  son  père,  mourut  en  1638, 
alors  que  Spinoza  n'avait  que  six  ans.  Des  six  enfants 
qu'à  notre  connaissance  son  père  avait  eus,  quatre 
moururent  prématurément;  seuls  lui  survécurent  Ba- 
ruch  et  une  fille  du  premier  lit,  Rebekka. 

Spinoza  fit  sa  première  éducation  dans  l'école  que 
la  communauté  juive  avait  instituée,  et  où  renseigne- 
ment, exclusivement  limité  à  l'hébreu,  allait  des  pre- 
miers éléments  de  la  langue  jusqu'aux  subtiles  dis- 
cussions du  Talmud.  Parmi  les  maîtres  qu'il  trouva  là, 
on  doit  signaler  surtout  Saûl  Morteira,  très  versé  dans 
les  études  talmudistes,  énergique  défenseur  de  la  foi 
juive  contre  les  attaques  et  critiques  venues  de  n'im- 
porte quel  côté.  A  cette  école,  Spinoza  se  rendit  fami- 
lière une  littérature  presque  exclusivement  remplie 
d'idées  religieuses  et  de  doctrines  théologiques;  il  con- 
firma donc  en  lui  l'habitude,  que  les  siens  lui  avaient 
inculquée,  de  mettre  Dieu  au  principe  de  ses  pensées 
et  de  tous  les  événements  de  sa  vie.  Il  aiguisa  en 
outre  son  esprit  par  les  questions  et  les  difficultés  que 
soulevaient  les  textes  sacrés,  et  dont  l'examen  donnait 
lieu,  dans  l'enseignement  juif  traditionnel,  à  des  raffi- 
nements et  des  complications  de  toute  espèce. 

Au  sortir  de  cette  école,  vers  4650,  qu'allait-il  faire? 
Vraisemblablement  il  dut  être  poussé  par  son  père  à 
entrer  dans  le  commerce.  Mais  il  avait  pour  le  métier 
de  marchand  une  aversion  qui  n'était  sans  doute  que 
reflet  de  ses  aptitudes  intellectuelles  et  de  sa  curiosité 
scientifique.  Les  fonctions  publiques  étant  interdites 
aux  juiis  en  Hollande,  la  pratique  de  la  médecine  n'étant 
guère  de  son  goût,  il  ne  pouvait  se  réserver  le  temps 
et  l'occasion  de  l'étude  qu'en  songeant  à  devenir  rab- 


146     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

bin.  Ainsi  il  satisfaisait  moins  à  une  vocation  intime  qu'à 
un  désir  ardent  d'étendre  ses  connaissances.  Pendant 
cette  période  de  préparation  au  rabbinat,  il  s'initia 
particulièrement  à  la  philosophie  juive  du  moyen  âge. 
Mais  peu  à  peu  il  se  sentit  attiré  par  la  littérature  de 
l'antiquité  classique  et  par  la  philosophie  nouvelle. 
C'est  d'un  homme  singulier,  dont  le  savoir  était  extrê- 
mement varié,  et  qui  fut  engagé  dans  les  aventures 
les  plus  extraordinaires,  de  Van  den  Ende,  qu'il  reçut 
des  leçons  de  latin;  par  la  connaissance  du  lalin,  il  se 
fraya  l'accès  aux  sciences;  il  étudia  les  mathématiques, 
la  physique,  la  mécanique,  l'astronomie,  la  chimie  et 
les  autres  sciences  de  la  nature;  il  se  mit  au  courant 
de  la  scolastique  plus  ou  moins  rajeunie  qui  s'ensei- 
gnait dans  les  écoles  de  son  temps;  et  ce  n'est  sans 
doute  qu'après  ces  rapports  avec  la  philosophie  tradi- 
tionnelle qu'il  s'adonna  à  la  philosophie  de  Descartes, 
dont  l'influence  sur  la  direction  de  son  esprit  et  la 
formation  de  son  système  devait  être  décisive. 

Cependant  ces  nouvelles  études,  aussi  bien  que  ses 
réflexions  propres,  l'avaient  peu  à  peu  détaché  de  la 
foi  juive  telle  qu'elle  lui  avait  été  enseignée.  Sa  critique 
s'exerça  d'abord  sur  les  données  de  son  éducation 
première,  et  c'est  le  problème  de  l'accord  de  la  Bible 
avec  elle-même  qu'il  se  posa,  avant  le  problème  de 
l'accord  de  la  JJible  avec  la  raison.  Amené  à  repousser 
l'opinion  commune  qui  faisait  écrire  à  Moïse  le  Penta- 
teuque  sous  la  dictée  de  Dieu,  mais  bieiitôt  choqué 
tout  autant  par  la  disposition  à  accepter  à  la  lettre 
l'anthropomorphisme  biblique,  devenu  de  plus  en  plus 
incrédule  à  l'égard  des  procédés  d'apologétique  trans- 
mis par  le  moyen  âge,  il  avait  cessé  d'observer  les 
pratiques  compliquées  du  judaïsme  et  de  fréquenter 
la  synagogue.  En  revanche,  il  s'était  rapproché  de 
certaines  sectes  chrétiennes  dont  le  principal  caractère 
était  de  réduire  au  minimum  les  formules  dogmatiques 
et  les  manifestations  extérieures  de  leurs  croyances, 
de  faire  résider  toute  la  foi  dans  l'amour  de  Dieu  et  du 


SPINOZA  14- 

prochain,  de  voir  dans  cette  foi  seule,  accompagnée 
de  la  pureté  des  mœurs,  l'attestation  de  l'esprit  du 
Christ  et  le  principe  de  l'Église  universelle.  Cette  con- 
ception extrêmement  indulgente  de  la  foi  chrétienne 
rendait  inutile  une  conversion  proprement  dite;  et 
Spinoza  ne  se  convertit  point.  Mais  outre  qu'il  fut 
ainsi  conduit  à  la  lecture  attentive  du  Nouveau  Testa- 
ment, il  acquit  là  une  certaine  idée  du  rôle  souverain 
du  Christ  dans  la  révélation  de  la  vérité  religieuse  et 
un  sentiment  vif  de  la  supériorité  du  christianisme, 
comme  religion  intérieure,  sur  le  judaïsme.  D'une  cer- 
tiiine  façon,  devait-il  écrire  plus  tard,  t  c'est  une  sagesse 
plus  qu'humaine  qui  s'est  revêtue  de  notre  nature 
dans  la  personne  du  Christ,  et  le  Christ  a  été  la  voie 
du  salut  » .  C'est  que  le  Christ  seul  a  eu  une  conscience 
parfaite  et  une  intelligence  absolument  pure  des  vérités 
essentielles,  tout  en  étant  capable  de  les  communiquer 
sous  une  forme  convenable  à  Thiunaine  faiblesse. 

Cette  fréquentation  de  chrétiens  ne  put  que  conflr- 
mer  les  craintes  qu'avait  déjà  fait  naître  chez  les  core- 
ligionnaires de  Spinoza  son  éloignement  de  plus  en 
plus  complet  des  pratiques  de  sa  religion.  Le  jeune 
homme,  à  l'esprit  curieux  et  fort,  sur  qui  tant  d'espé- 
rances avaient  été  fondées  pour  la  défense  de  la  foi, 
allait-il  faire  éclater  au  grand  jour  son  infidélité?  Il 
fallait  à  tout  prix  éviter  ce  scandale.  C'est  pourquoi 
Ton  offrit  à  Spinoza  une  pension  pour  qu'il  consentît 
à  garder  l'attitude  extérieure  d'un  croyant  et  à  paraître  ■ 
régulièrement  dans  la  synagogue.  Il  refusa  énergique- 
ment  ce  compromis  hypocrite.  Les  promesses  étant 
restées  sans  effet,  on  eut  recours  aux  menaces.  Les 
menaces  n'eurent  pas  plus  de  succès.  Alors  on  mit  en 
œuvre  contre  lui  les  appareils  de  la  juridiction  ecclé- 
siastique. Il  dut  comparaître  devant  le  Collège  des 
rabbins  et  subir  un  interrogatoire  dans  lequel  il  fut 
convaincu,  autant  par  ses  aveux  que  par  des  témoi- 
gnages irrécusables,  d'avoir  cessé  de  croire  aux  doc- 
trines les  plus  importantes  de  la  religion  juive  et  d'avoir 


148     FIGURES  ET  DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

enfreint  diverses  prescriptions  de  la  loi  mosaïque. 
Comme  il  ne  voulait  point  s'engager  à  penser  et  à  se 
comporter  autrement,  il  fut  frappé  de  l'excommunica- 
tion mineure,  qui  l'excluait  de  la  communauté  pendant 
trente  jours,  en  lui  laissant  ce  temps  pour  rentrer  en 
lui-même.  Le  délai  expiré,  Spinoza  se  retrouva,  comme 
on  pouvait  s'y  attendre,  dans  les  mêmes  dispositions 
d'intelligence  et  de  volonté.  Aussi  l'excommunication 
majeure  fut-elle  prononcée  contre  lui  le  27  juillet  1656 
dans  la  synagogue  d'Amsterdam  devant  la  commu- 
nauté réunie. 

Spinoza  reçut  sans  fléchir  une  sentence  qui,  en  le 
retranchant  du  corps  des  fidèles,  non  seulement  le  lais- 
sait sans  soutien  matériel  et  moral  parmi  les  hohimes, 
mais  encore  l'exposait  à  toutes  sortes  de  persécutions 
et  de  mesures  d'hostilité  :  ce  qui  l'émut  peut-être  le 
plus,  ce  fut  l'imputation  de  certaines  «  hérésies  hor- 
ribles »  qu'il  estimait,  lui,  de  saines  pensées,  autorisées 
par  des  savants  considérables  de  sa  race,  par  un  Mai- 
monide,  un  Levi  ben  Gerson,  un  Chasdaï  Kreskas,  etc. 
U  adressa  donc  aux  rabbins  un  mémoire  justidcatif, 
écrit  dans  cette  intention  seule,  sans  aucune  sollici- 
tation, même  indirecte,  d'indulgence,  sans  aucun 
ménagement.  Ceux  qui  l'avaient  condamné  restèrent 
inflexibles  dans  leurs  sentiments  à  son  endroit.  Ils 
craignaient  par-dessus  tout  que  son  exemple  ne  devînt 
contagieux.  Aussi  Morteira  alla-t-il  représenter  au 
magistrat  d'Amsterdam  que  les  vues  de  Spinoza  sur 
la  Bible  étaient  également  dangereuses  pour  la  religion 
chrétienne;  appuyé,  après  quelques  hésitations,  par 
les  pasteurs  calvinistes,  il  obtint  finalement  que  Spi- 
noza fût  éloigné  de  la  ville.  Cet  exil  ne  dura  que  quel- 
ques mois.  Spinoza  revint  à  Amsterdam,  et  y  résida, 
scmble-t-il,  jusqu'au  commencement  de  l'année  4660. 
C'est  pendant  cette  période  qu'il  dut  élaborer  les  idées 
essentielles  de  son  système. 

Il  lui  fallait  s'assurer  des  ressources  pour  vivre.  Il 
avait  renoncé  à  ses  droits  sur  l'héritage  paternel,  ii 


SPINOZA  449 

apprit  et  exerça  un  métier  pour  lequel  pouvaient  lui 
servir  ses  connaissances  en  mathématiques  et  en  phy- 
sique, et  il  devint  extrêmement  habile  dans  l'art  de 
tailler  et  de  polir  les  verres  pour  lunettes,  microscopes 
et  te'lescopes.  Il  trouva  de  nombreux  acheteurs.  Il  eut 
ainsi  de  quoi  suffire  à  ses  besoins,  qui  étaient  au  reste 
fort  restreints.  Ce  qu'il  recherchait  avant  tout,  c'était 
un  régime  d'existence  favorable  à  ses  études  et  à  la 
préparation  des  écrits  qu'il  méditait.  Trouvant  que  le 
séjour  à  Amsterdam  ne  lui  laissait  pas  assez  de  tran- 
quillité pour  son  travail,  il  se  retira  en  1660  à  Rhyns- 
burg,  près  de  Leyde.  C'est  là  qu'il  composa  ou  acheva 
de  composer  une  œuvre  qui  est,  sans  appareil  géomé- 
trique, comme  l'ébauche  de  YÉihiqiu,  le  Traité  de  Dieu, 
de  l'homme  et  de  sa  béatitude,  œuvre  faite  pour  être  com- 
muniquée à  des  amis  et  qui  circula  parmi  eux,  œuvre 
qui  eut  d'ailleurs  un  sort  singulier,  puisque,  longtemps 
perdue,  elle  n'a  été  remise  au  jour  qu'en  1862.  Un 
peu  plus  tard  il  entreprit  son  Traité  de  la  réforme  de 
l'entendement,  resté  inachevé.  D'autre  part,  une  occa- 
sion extérieure,  l'éducation  philosophique  qu'il  devait 
donner  à  un  jeune  homme,  le  conduisit  à  exposer 
sous  forme  géométrique  une  partie  des  Principes  de  la 
philosophie  de  Descartes  et  à  y  ajouter  des  Pensées  méta- 
physiques dont  la  source  principale  était  la  scolastique 
nouvelle:  à  linstigation  d'amis,  Spinoza  compléta  et 
laissa  publier  ce  travail,  non  sans  faire  prévenir  que  ce 
n'était  point  sa  propre  pensée  qui  y  était  présentée. 
Vers  la  fin  de  son  séjour  à  Rhynsburg,  qui  fut  donc  si 
important  pour  l'avancement  de  ses  idées  et  sa  produc- 
tion intellectuelle,  il  avait  sans  doute  encore  rédigé 
sous  forme  géométrique  l'essentiel  du  premier  livre  de 
l'Éthique.  Pendant  ce  temps,  les  amis  et  disciples  qu'il 
avait  laissés  à  Amsterdam  formaient  une  sorte  de  col- 
lège dans  lequel  ils  commentaient  et  s'expliquaient  les 
uns  aux  autres  ce  qui  leur  était  transmis  de  la  doctrine 
spinoziste,  sauf  à  en  appeler,  quand  ils  n'arrivaient 
pas  à  s'éclairer  eux-mêmes   aux  lumières  du  maître. 


150     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

En  1663  Spinoza  quitta  Rliynsburg  pour  s'installer 
à  Voorburg,  près  de  La  Haye,  où  il  espérait  être  encore 
plus  en  repos.  Mais  sa  réputation  croissante  lui  attira 
un  nombre  de  plus  en  plus  considérable  de  visiteurs  et 
de  correspondants.  C'est  là  qu'il  se  lia  d'amitié  avec  le 
Grand  Pensionnaire  Jean  de  Witt,  qui  donnait  volon- 
tiers à  l'étude  des  mathématiques  et  de  la  physique  le 
temps  que  lui  laissaient  ses  occupations  de  chef  d'État. 
Jean  de  Witt  assura  à  Spinoza  une  pension  de  deux 
cents  florins  qui  lui  fut  encore  servie  après  sa  mort.  11 
eut  avec  lui  des  entretiens  non  seulement  scientifiques, 
mais  encore  politiques.  La  position  de  combat  qu'il 
avait  dû  prendre  contre  l'esprit  de  domination  de 
l'Église  calvini.ste  donna  à  Spinoza  l'idée  d'un  ouvrage 
où  seraient  exactement  définis  les  rapports  de  toute 
Église  avec  l'État.  Le  plan  de  cet  ouvrage  s'élargit 
considérablement  et  donna  lieu  en  fin  de  compte  au 
Traité  théologico-poUiique,  qui  ne  se  bornait  pas  <à  expli- 
quer les  principes  de  la  constitution  de  l'État  et  à  dé- 
fendre la  liberté  de  pensée,  mais  qui  encore^  à  propos 
du  problème  de  la  nature  de  la  foi  et  des  relations  de 
la  théologie  avec  la  raison,  posait  les  maximes  et 
devançait  certaines  thèses  de  la  critique  biblique 
moderne. 

Le  livre,  quand  il  parut  en  4670  sans  nom  d'au- 
teur, suscita  de  violents  orages  ;  et  c'est  peut-être  afin 
d'en  conjurer  les  plus  redoutables  effets  que  Spinoza 
acheva  de  se  décider  à  quitter  Voorburg  pour  La  llay^.. 
où  il  pouvait  se  trouver  plus  directement  sous  Ja  pro- 
tection du  (Irand  Pensionnaire.  Il  demeura  d'abora  en 
pension  chez  une  veuve  Van  Veden  sur  le  Veerkaay, 
endroit  de  la  ville  assez  retiré  et  qu'habitaient  volon- 
tiers des  savants  et  des  artistes  amoureux,  comme 
Spinoza,  de  leur  repos.  Mais  s'étant  aperçu  qu'il  dé- 
pensait un  peu  trop,  il  se  transporta  sur  le  Pavilioen- 
gracht  chez  un  Henri  Van  der  Spyck,  qui  était  peintre. 
Il  fut  un  locataire  de  l'humeur  la  plus  accommodante  et 
la  plus  complaisante.  Quoiqu'il  restât  le  plus  souvent 


SPINOZA  151 

enfermé  dans  sa  cnambre  pour  son  travail,  il  aimait  à 
en  descendre  de  temps  à  autre  pour  se  délasser,  et  il 
s'entretenait  alors  très  volontiers  avec  les  autres  habi- 
tants du  logis  sur  les  sujets  les  plus  simples  et  qui 
pouvaient  le  mieux  les  intéresser,  les  encourageait  et 
les  consolait  quand  il  leur  survenait  quelque  embarras 
ou  quelque  affliction,  leur  recommandait  de  ne  point 
manquer  à  leur  église  le  service  divin  et  de  bien  faire 
profiter  leur  piété  des  prédications  qu'ils  entendaient. 
Content  d'avoir  au  jour  le  jour  ce  qui  lui  était  indis- 
pensable pour  vivre^  extrêmement  sobre  et  économe, 
il  ne  voulut  point  que  son  ami  Simon  de  Vries  l'insti- 
tuât héritier  universel,  et  il  réduisit  même  à  300  flo- 
rins la  pension  viagère  de  500  florins  que  le  frère  et 
héritier  de  Simon  de  Vries,  en  raison  des  engagements 
pris,  lui  avait  offerte.  L'événement  qui  lui  causa  la 
plus  violente  émotion  pendant  son  séjour  à  La  Haye 
lut  l'assassinat  de  Jean  de  Witt.  Saisi  de  douleur  et 
d'indignation,  il  versa  des  larmes,  et  il  prépara,  pour 
l'afficher  pendant  la  nuit,  un  placard  où  il  traitait  les 
gens  de  La  Haye  de  derniers  des  barbares.  Ce  fut  son 
hôte   qui  empêcha  cette  manifestation   imprudente. 
Dans  une  autre  circonstance  il  s'exposa  de  plus  près 
aux  mauvais  traitements  de  la  foule.  Lors  de  la  cam- 
pagne des  Français  en  Hollande,  le  prince  de  Condé, 
qui  prenait  possession  du  gouvernement  d'Utrecht, 
connaissant  Spinoza  de  réputation,  lui  fit  exprimer  le 
désir  de  s'entretenir  avec  lui.    En  répondant  à   ce 
désir,  Spinoza  espérait-il  contribuer  à  l'établissement 
(le  la  paix,  ou  faire  plus  complètement  accepter  d'un 
j. rince  français,  déjà  disposé  à  les  accueillir,  des  idées 
CQ  tolérance  en  matière  philosophique   et  religieuse? 
Toujours  est-il  qu'il  se  rendit  au  camp  français;  mais 
fivant  q-u'il  y  arrivât,  le  prince   de  Condé  avait  dû 
s'éloigner;  il  n'en  fut  pas  moins  reçu  avec  considéra- 
tion par  le  duc  de  Luxembourg.  De  quoi  fut-il  ques- 
tion dans  ces  entrevues?  On  ne  le  sait.  Mais  lorsque 
Spinoza  fut  de  retour  à  La  Haye,  la  population  se  mon- 


152     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

tra  extraordinairemenl  émue  et  portée  à  se  débarrasser 
de  lui  comme  d'un  espion.  L'hôte  de  Spinoza  accourut, 
alarmé  à  la  fois  pour  sa  maison  et  pour  son  locataire  : 
«  Ne  craignez  rien  à  mon  égard,  lui  répondit  Spinoza, 
il  m'est  aisé  de  me  justifier  :  assez  de  gens,  et  des 
principaux  du  pays,  savent  bien  ce  qui  m'a  engagé  à 
faire  ce  voyage.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  aussitôt  que 
la  populace  fera  le  moindre  bruit  à  votre  porte,  je  sor- 
tirai et  irai  droit  à  eux,  quand  ils  devraient  me  faire 
le  traitement  qu'ils  ont  fait  aux  pauvres  messieurs  de 
Wilt.  Je  suis  bon  républicain,  et  n'ai  jamais  eu  en  vue 
que  la  gloire  et  l'avantage  de  l'État.  » 

Cet  incident  montre  à  quel  point  la  renommée  de 
Spinoza  s'était  étendue,  à  l'étranger  même.  Quelques 
mois  auparavant,  l'électeur  palatin  Charles-Louis  lui 
avait  fait  offrir,  par  l'intermédiaire  du  théologien  Fa- 
bricius,  la  chaire  de  professeur  ordinaire  de  philoso- 
phie à  l'Université  d'Heidelberg.  On  lui  promettait  la 
plus  large  liberté  pour  philosopher,  en  ajoutant  seule- 
ment que  l'on  comptait  bien  qu'il  n'en  abuserait  pas 
pour  troubler  la  religion  établie.  Spinoza,  de  son  aveu 
propre,  réfléchit  assez  longtemps  sur  ce  qu'il  devait 
faire.  11  déclina  cependant,  avec  sa  politesse  accoutu- 
mée, la  proposition.  Il  n'avait  jamais  eu,  répondait-il, 
l'intention  de  se  vouer  à  l'enseignement  public,  et  le 
soin  d'instruire  la  jeunesse  ne  pouvait  que  le  détourner 
de  ses  études.  De  plus  il  ne  se  rendait  pas  bien  compte 
des  limites  dans  lesquelles  devait  se  renfermer  sa 
liberté  de  philosopher  pour  ne  pas  porter  atteinte  à  la 
religion;  car  on  rencontre  souvent,  sous  les  apparences 
du  zèle  religieux,  un  besoin  de  disputer  et  de  dénon- 
cer qui  travestit  les  paroles  les  plus  justes  et  les  plus 
innocentes.  Ayant  éprouvé  ces  désagréments  au  cours 
de  l'existence  la  plus  retirée,  ne  serait-il  pas  plus  sujet 
encore  à  les  subir,  s'il  était  investi  d'une  dignité 
publique? 

Spinoza  continuera  donc  à  vivre  dans  la  demi-solitude 
qui  protégeait  le  mieux  sa  liberté  et  les  efforts  de  sa 


SPINOZA  153 

pensée.  Mais  sa  vie  fut  brève.  Maigre,  débile,  attaqué 
de  bonne  heure  par  la  phtisie,  il  ne  se  défendit  guère 
que  par  sa  tempérance;  il  aggrava  son  mal  par  son 
métier  qui  lui  faisait  aspirer  de  fines  poussières  de 
verre,  par  le  manque  d'air  et  de  mouvement  qui  était 
l'effet  de  ses  longues  séances  de  travail,  par  l'extrême 
contention  de  ses  facultés  intellectuelles.  Au  commen- 
cement de  Tannée  1677  il  était  tombé  dans  un  état  de 
langueur  qui  ne  laissait  aucun  doute  ni  à  ses  amis  ni 
à  lui-même  sur  sa  fin  prochaine.  Mais  il  n'en  fut  averti 
par  aucune  crise  particulière  :  le  samedi  20  février  1677, 
dans  la  soirée,  il  s'entretenait  encore  avec  Van  der 
Spyck  et  fumait,  selon  son  habitude,  une  pipe  de  tabac; 
le  dimanche  21  février,  dans  la  matinée,  il  descendit 
encore  de  sa  chambre  et  parla  à  Van  der  Spyck  et  à 
sa  femme;  sur  l'indication  d'un  médecin  qui  avait  été 
cependant  appelé,  il  absorba  avec  grand  appétit,  vers 
midi,  un  bouillon  de  coq.  Quand  dans  l'après-midi  ses 
hôtes  revinrent  du  sermon,  à  leur  grand  étonnement, 
ils  apprirent  que  Spinoza  venait  d'expirer  en  présence 
du  médecin.  Malgré  les  légendes  qui  furent  colportées, 
tout  prouve  qu'il  mourut  dans  les  sentiments  de  paix 
qui  avaient  rempli  sa  vie  morale.  Il  n'était  âgé  que  de 
quarante-quatre  ans  et  moins  de  trois  mois.  Il  fut  enterré 
le  25  février  :  plusieurs  personnes  considérables  et  six 
carrosses  suivirent  son  cercueil.  Après  avoir  prétendu 
à  sa  succession,  sa  sœur  Rebekka  y  renonça,  voyant  le 
peu  qu'elle  en  retirerait.  De  fait,  la  vente  de  ses  biens 
et  meubles  ne  fit  guère  que  couvrir  les  charges  et  les 
dettes.  Sa  plus  précieuse  propriété  fut  recueillie  et 
sauvée  par  ses  amis  :  en  novembre  1677  parurent  ses 
œuvres  posthumes,  comprenant  VÉthique,  le  Traité  de 
la  réforme  de  l'entendement,  le  Traité  politique,  ces  deux 
derniers  inachevés,  le  Manuel  de  grammaire  hébraïque  et 
diverses  lettres  choisies.  Sur  le  volume,  le  nom  de  l'au- 
teur ne  figurait  pas.  Ainsi  l'avait  recommandé  Spinoza 
lui-même. 


154     FIGURES  ET   DOCTHINES   DE   PHILOSOPHES 


* 

*    * 


La  vie  de  Spinoza  fut  proprement  une  œuvre  qu'il 
composa  avec  le  môme  soin  que  son  Éthique.  S'il  ne 
put  empêcher  les  circonstances  extérieures  d'y  pro- 
voquer des  événements,  il  ne  s'en  remit  qu'à  son  intel- 
ligence pour  en  régler  la  suite  profonde.  Il  ne  recula 
pas  devant  les  épreuves  qui  inaugurèrent  pour  lui  sa 
destinée  véritable;  mais  dès  qu'il  fut  en  pleine  cons- 
cience engagé  dans  sa  voie,  il  mit  autant  de  prudence 
que  de  fermeté  à  ne  pas  s'en  laisser  détourner.  11  vit 
clairement  dans  les  vertus  qu'il  pratiqua  tout  ce  qu'elles 
pouvaient  pour  la  sauvegarde  et  Texaltation  de  sa 
pensée.  Il  renonça  délibérément  aux  richesses,  aux 
dignités,  à  la  gloire,  non  sans  avoir  senti  un  moment 
le  prix  qu'elles  paraissent  avoir;  il  y  renonça  non  seu- 
lement à  cause  des  inquiétudes,  des  troubles  et  des 
déceptions  qu'elles  apportent  le  plus  souvent,  mais 
encore  à  cause  des  occupations  qu'elles  imposent,  et  qui 
tiennent  l'esprit  hors  de  chez  lui.  Et  ce  renoncement,  il 
ne  le  regarda  jamais  comme  un  sacrifice  ou  une  morti- 
fication. Quel  sacrifice  y  a-t-il  à  abandonner  ce  qui, 
exactement  estimé,  est  sans  valeur  certaine?  Quelle 
mortification  à  se  priver  de  ce  qui  n'est  que  néant? 
Au  reste,  le  sacrifice  et  la  mortification,  Spinoza  les 
jugeait  en  toute  rigueur  condamnables;  s'il  repoussait 
l'empire  des  biens  sensibles  sur  son  âme,  il  répudiait 
la  souffrance  comme  un  mal  et  revendiquait  la  joie 
comme  un  bien.  «  Je  m'applique,  écrivait-il,  à  passer  la 
vie,  non  pas  dans  la  tristesse  et  les  gémissements, 
mais  dans  la  tranquillité,  la  joie  et  la  gaité.  »  Aspirer 
de  toutes  nos  forces  au  bonheur,  c'est  la  notre  nature 
môme  et  la  forme  immédiate  de  notre  salut;  la  grande 
faute,  la  seule  faute,  c'est  de  mal  organiser  nos  forces, 
c'est  de  nous  tromper  sur  les  moyens  quand  la  fin  est 
bonne;  il  n'y  a  d'autre  mal  pour  nous  que  l'erreur.  C'est 
ainsi  que  Spinoza  chercha  dans  la  connaissance  vraie 


SPINOZA  155 

l'art  souverain  de  gouverner  la  vie.  Aux  yeux  de  ce  juif 
cartésien,  la  possession  de  la  pensée  claire  doit  se  tra- 
duire en  des  avantages  pratiques,  et  par-dessus  tout  en 
cet  avantage  suprême  qu'est  une  droite  façon  d'agir; 
L'arbre  de  la  science  vaut  par  ses  fruits  qui  sont  la 
paisible  possession  de  soi,  l'assurance  dans  la  condwite, 
la  santé  de  l'Ame,  la  bienveillance  du  caractère.  Mais 
pour  permettre  à  sa  raison  de  produire  en  lui  ces 
vertus,  Spinoza  n'en  eut  pas  moins  à  lutter  contre  les 
circonstances  et  contre  les  suggestions  les  plus  natu- 
relles de  sa  sensibilité.  Rejeté  violemment  dans  une 
solitude  qu'il  aurait  pu  par  orgueil  justifier  comme  l'état 
par  excellence,  il  prit  sur  lui  d'affirmer  que  l'homme 
ne  réalise  pleinement  son  être  que  dans  la  société  de 
ses  semblables.  Rejeté  douloureusement  de  la  vie  par 
le  mal  qui  le  minait  et  l'emporta  si  jeune,  il  ne  voulut 
pas  s'abandonner  lui-même  et  se  reposer  par  avance 
dans  la  mort  :  il  en  éloignait  de  lui  l'idée,  qui,  pour 
son  âme  éprise  d'éternité,  n'était  que  l'idée  du  néant. 
Il  se  réjouissait  en  toute  franchise  de  la  lumière  du 
jour,  du  moment  qu'elle  éclairait  les  tâches  presque 
ininterrompues  de  sa  pensée. 

Pas  plus  qu'il  ne  se  décida  à  se  plaindre,  il  ne  con- 
sentit donc  jamais  à  être  consolé.  Il  garda  toujours 
pour  lui  ses  misères,  physiques  et  morales;  c'est  à 
peine  si  dans  ses  lettres  l'on  trouve  une  ou  deux  allu- 
sions, extrêmement  discrètes,  à  l'état  de  sa  santé.  Rien 
ne  lui  répugnait  plus  que  de  laisser  voir  ses  impres- 
sions intimes,  que  d'étaler  en  quelque  façon  sa  personne. 
Cepend-nt  il  prenait  souci  de  ceux  qui  l'entouraient, 
de  leurs  préoccupations  et  de  leurs  affaires;  il  était 
toujours  aiïable  avec  eux  et  prompt,  s'il  le  pouvait,  à 
les  servir.  Ce  n'est  pas  qu'il  se  livrât  volontiers  aux 
autres  et  d'un  premier  mouvement.  Il  était  circonspect 
dans  ses  relations.  Il  évitait  un  contact  trop  immédiat 
avec  tous  ceux  qu'il  sentait  trop  éloignés  de  sa  nature 
propre;  ne  pouvant  rien  pour  eux,  il  n'aurait  pu  que 
souffrir  d'eux,  et  il  repoussa  toujours  ce  qui  devait 


1R6     FIGURES  ET  DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

restreindre  la  liberté,  entraver  les  démarches  ou  trou- 
bler le  repos  de  son  esprit.  En  revanche  il  était  pro- 
digue de  lui-même  avec  ceux  qu'il  sentait  proches  de 
lui  par  la  direction  de  leurs  idées  et  leur  effort  vers  la 
vérité.  Il  avait  le  sens  très  .vif  de  cette  sorte  d'amitié 
qu'avaient  déjà  rêvée  les  anciens,  l'amitié  des  sages 
indissolublement  liés  par  leur  sagesse  même,  et  il 
provoqua  sans  relâche  aux  joies  de  la  pensée  ceux 
qu'il  se  croyait  capable  d'aimer  ainsi.  Il  eut  à  subir  les 
injures  d'adversaires  :  il  ne  faisait  rien  pour  exciter 
leur  inimitié,  et  son  esprit  de  paix,  fléchissant  la  rigi- 
dité de  ses  convictions,  le  portait  à  bien  des  ménage- 
ments extérieurs,  qu'il  estimait  par  surcroît  plus  favo- 
rables à  la  cause  de  la  vérité.  Suspecté  parfois  jusque 
dans  ses  mœurs  au  nom  des  principes  qu'on  lui  attri- 
buait, il  ne  voulut  admettre  comme  signes  de  la  vraie 
moralité  que  la  joie  qu'elle  donne,  l'union  qu'elle  éta- 
blit, les  actes  de  justice  et  de  générosité  qu'elle 
engendre.  Parce  qu'il  déniait  toute  valeur  à  la  plupart 
des  jugements  humains,  jugements  de  caprice,  de 
haine  ou  d'orgueil,  il  reconnaissait  sans  réserve  la 
valeur  sacrée  du  jugement  que  la  vie  porte  sur  ceux 
qui  vivent.  Ce  jugement,  il  ne  le  récusa  jamais,  il  l'ac- 
cepta toujours  pour  son  compte;  et  quand  il  fut 
attaqué,  il  se  contenta  d'en  invoquer  l'autorité  incor- 
ruptible avec  toute  la  simplicité  et  toute  la  fierté  d'une 
âme  absolument  confiante. 

Ainsi  la  vie  de  Spinoza  fut  animée  et  soutenue  jus- 
qu'au bout  par  l'esprit  même  qui  a  engendré  son 
œuvre  philosophique,  et  c'est  là  incontestablement  la 
principale  cause  du  puissant  intérêt  qu'elle  éveille.  On 
y  trouve  réalisé  cet  accord  de  la  pensée  et  de  la  con- 
duite qui  offre  au  monde,  non  pas  seulement  un  spé- 
culatif occupé  de  questions  théoriques,  mais  un  sage. 
En  vérité,  l'usage  de  sa  pensée  ne  fut  pas  pour  Spi- 
noza une  simple  façon  de  satisfaire  à  sa  curiosité;  il 
répondit  à  un  besoin  plus  urgent,  qui  était  de  fournir 
à  sa  vie  une  règle  et  un  but.  L'intellectualisme  ne  fut 


SPINOZA  157 

point  son  fait,  si  l'on  entend  par  là  un  développement 
de  rintelligence,  qui  l'isole  de  la  réalité,  des  forces 
vives  du  sentiment  et  des  exigences  essentielles  de 
l'action.  C'est  pourquoi  les  coiiilils  les  plas  profonds 
qui  puissent  diviser  une  âme  ne  le  laissaient  point 
dans  un  état  de  doute  ou  d'opposition  avec  lui-même, 
et  sa  doctrine  fut  l'expression  méthodique  d'une 
raison  qui  se  jugeait  faite  pour  affirmer,  comme  la  vie 
est  faite  pour  vivre.  Dans  la  raison,  dans  la  puissance 
d'union  qui  lui  est  propre  et  qui  n'est  qu'une  autre 
forme  de  sa  puissance  d'affirmation,  il  crut  trouver  la 
justification  de  toutes  les  vertus  vraies,  le  moyen  de 
condamner  les  vices  comme  les  vertus  indûment 
réputées  telles.  Dans  quelle  mesure  peut-on  attribuer 
aux  prédispositions  de  sa  nature  propre,  dans  quelle 
mesure  à  lépanouissement  de  la  raison  tous  ces  traits 
de  son  caractère  ou  de  sa  conduite  que  l'on  s'est  plu  à 
louer  en  lui?  11  serait  assurément  mal  aisé  d'en  décider. 
Mais  que  l'attachement  à  la  raison  ait  été  le  lien  le  plus 
solide  de  toutes  ses  facultés  et  de  toutes  ses  tendances, 
c'est  ce  qui  apparaît  bien  à  la  façon  dont  il  en  défend 
les  droits  quand  il  les  juge  attaqués  ou  méconnus. 
Dans  son  âme,  incapable  en  général  de  rancune  ou 
d'irritation  violente,  la  raison  est  comme  le  point  sus- 
ceptible, qu'il  ne  faut  point  toucher.  Et  peut-être 
n'est-il  pas  Sans  créer  à  son  tour  une  sorte  d'ortho- 
doxie de  la  raison,  aux  limites  strictes.  Il  met  délibé- 
rément le  peuple  hors  de  la  raison  et  le  déclare,  à  ce 
titre,  incapable  de  comprendre  les  choses  élevées,  de 
se  conduire  autrement  que  par  la  crainte.  Quand  il 
qualifie  sévèrement  ses  adversaires,  ce  qui  lui  arrive 
parfois,  c'est  pour  les  accuser  de  pécher  contre  la 
raison.  Au  surplus,  quelque  eCTort  qu'il  ait  fait  pour 
expliquer  le  rôle  positit  et  la  bienfaisance  pratique  de 
la  foi  religieuse,  d'essence  irrationnelle  à  ses  yeux,  il 
reste  foncièrement  disposé  à  ne  voir  que  matière  à 
aveuglement  et  que  causes  d'illusion  là  où  la  raison 
telle  qu'il  la  conçoit  ne  règne  pas.  Il  accable  à  l'ooca- 


1,18     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

sion  de  son  dédain  et  de  ses  sarcasmes  des  formes  de 
pratique  et  de  croyance  qui  ne  lui  paraissent  pas 
directement  avouables  par  la  raison.  Il  n'admet  point 
que  le  rapport  de  la  raison  à  la  vie  §oit  d'une  autre 
nature  que  le  rapport  de  la  raison  avec  elle-même,  et 
que  dans  sa  condition  actuelle^  dans  l'état  de  ses  dis- 
positions subjectives,  l'humanité  requière  pour  son 
salut  une  médiation  plus  complexe  et  plus  concrète 
que  la  simple  appréhension  intellectuelle  d'une  vérité 
définie  en  termes  purement  objectifs.  Par  là  l'intellec- 
tualisme redevient  son  fait.  Spinoza  a  tellement  vécu 
pour  la  raison  qu'il  a  tenu  la  raison  pour  l'essence 
même  de  la  vie;  et  il  ne  l'a  pas  séparée  non  plus  du 
système  qu'il  constituait,  et  où  il  crut  la  reconnaître 
pleinement  :  *  Vous  me  demandez,  écrivait-il,  com- 
ment je  sais  que  ma  philosophie  est  la  meilleure...  Je 
ne  présume  pas  avoir  trouvé  la  meilleure  philosophie; 
mais  telle  qu'elle  est,  je  sais  que  je  la  comprends 
comme  vraie.  Voulez-vous  savoir  comment  je  le  sais? 
De  la  môme  façon,  vous  répondrai-je,  que  vous  savez, 
que  les  trois  angles  d'un  triangle  sont  égaux  à  deux 
droits.  » 

* 
*  « 

Les  circonstances  de  sa  vie  comme  le  développe- 
ment de  ses  réflexions  ont  imposé  à  Spinoza  le  pro- 
blème capital  de  sa  philosophie.  N'ayant  plus  de  règle 
extérieure  qui  le  dirige,  n'ayant  plus  de  société  spiri- 
tuelle constituée  qui  le  protège,  il  prétend  tirer  du 
seul  bon  usage  de  sa  pensée  la  loi  certaine  et  l'objet 
suprême  de  sa  conduite.  Descartes  avait  dit  au  début 
de  sa  Première  Méditation  :  «  Il  y  a  déjà  quelque  temps 
que  je  me  suis  aperçu  que,  dès  mes  premières  années, 
j'avais  reçu  quantité  de  fausses  opinions  pour  véri- 
tables, et  que  ce  que  j 'ai  depuis  fondé  sur  des  prin- 
cipes si  mal  assurés,  ne  pouvait  être  que  fort  douteux 
et  incertain;  de  façon  qu'il  me  fallait  entreprendre  se- 


SPINOZA  159 

rieusement  une  fois  en  ma  vie  de  me  défaire  de  toutes 
les  opinions  que  j'avais  reçues  jusques  alors  en  ma 
créance,  et  commencer  tout  de  nouveau  dès  les  fonde- 
ments, si  je  voulais  établir  quelque  chose  de  ferme  et 
de  constant  dans  les  sciences.  »  Comme  Descartes, 
Spinoza  confesse  quelles  incertitudes  et  quelles  erreurs 
l'obligent  à  tenter  par  lui-même  une  voie  nouvelle, 
mais  pour  quel  autre  besoin  et  pour  quelle  autre  fin  ! 
Car  ce  n'est  plus  principalement  de  t  chercher  la 
vérité  dans  les  sciences  »  qu'il  s'agit  :  c'est  de  cher- 
cher la  vérité  dans  la  vie  et  pour  la  vie.  A  l'origine  de 
la  recherche  il  n'y  a  donc  plus  seulement  cette  liberté 
tout  intellectuelle  à  l'égard  des  opinions  préconçues 
qui  s'exprime  par  le  doute  méthodique  :  il  y  a  la  cons- 
cience d'une  rupture  avec  tout  ce  qui  s'offre  pour 
occuper  et  contenter  l'âme,  sans  réellement  pouvoir 
faire  autre  chose  que  la  conduire  de  tentations  en  dé- 
ceptions. Le  début  du  Traité  de  la  réforme  de  l'entende- 
ment nous  fournit,  avec  une  émouvante  sincérité  d'ac- 
cent, l'exposé  des  motifs  qui  ont  poussé  Spinoza  à 
philosopher  :  »  L'expérience  m'ayant  appris  que 
toutes  les  choses  qui  surviennent  fréquemment  dans 
la  vie  commune  sont  vaines  et  futiles,  comme  je 
voyais  qu'aucune  des  choses  qui  étaient  pour  moi 
cause  ou  objet  de  crainte  n'enfermait  rien  en  soi  de 
bon  ni  de  mauvais,  ou  ne  l'enfermait  qu'à  proportion 
du  mouvement  qu'elle  excitait  dans  l'âme,  je  pris 
enfin  la  résolution  de  rechercher  s'il  existait  quelque 
objet  qui  fût  un  bien  véritable,  capable  de  se  commu- 
niquer, et  par  lequel  l'âme,  rejetant  tous  les  autres 
biens,  pourrait  être  affectée  uniquement,  un  bien  dont 
la  découverte  et  l'acquisition  m'apporteraient  conune 
fruit  la  jouissance  continue,  pour  Téternité,  du  souve- 
rain bonheur.  »  Parmi  les  objets  que  les  hommes 
estiment  par-dessus  tout,  il  faut  ranger  les  richesses, 
la  gloire,  la  volupté.  Or  l'attrait  qu'exercent  sur  nous 
ces  sortes  d'avantages  est  infiniment  supérieur  au  bien 
réel  qu'ils  nous  procurent,  et  les  joies  qu'ils  nous 


160     FIGURES   ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

donnent,  même  lorsqu'elles  ne  sont  pas  suivies  de 
regret,  sont  passagères  et  à  la  merci  des  circonstances 
exte'rieures.  N'est-ce  pas  .cependant  être  dupe  que  d'y 
renoncer  pour  des  spéculations  peut-être  infruc- 
tueuses? Mais  à  bien  y  réfléchir,  on  s'aperçoit  que 
c'est  abandonner  un  mal  certain  pour  un  bien  certain  : 
«  Je  me  voyais  en  effet,  dit  Spinoza,  dans  un  extrême 
péril,  et  forcé  de  chercher  de  toutes  mes  forces  un 
remède,  fùt-il  incertain;  de  même  un  malade  atteint 
d'une  maladie  mortelle,  qui  prévoit  une  mort  certaine 
s'il  n'applique  un  remède,  est  contraint  de  rassembler 
toutes  ses  forces  pour  le  chercher,  si  incertain  qu'il 
soit,  puisque  c'est  en  ce  remède  qu'est  placé  tout  son 
espoir.  »  Mais  bien  mieux,  la  seule  disposition  à  pour- 
suivre hors  des  voies  communes  le  souverain  bien  en 
fait  comme  par  avance  éprouver  la  salutaire  efficacité  : 
«  Je  voyais  que  mon  esprit,  pendant  le  temps  qu'il  se 
tournait  vers  ces  pensées,  se  détournait  des  passions 
et  méditait  sérieusement  une  règle  nouvelle  :  ce  qui 
me  fut  une  grande  consolation.  Car  je  constatais  que 
ces  maux  ne  sont  pas  de  ceux  qui  résistent  à  tous  les 
remèdes.  A  l'origine,  il  est  vrai,  ces  moments  furent 
rares  et  de  très  courte  durée;  mais,  à  mesure  que  le 
vrai  bien  me  fut  mieux  connu,  ils  devinrent  plus  fré- 
quents et  plus  longs.  » 

Ainsi  Spinoza  se  sent  déjà  soutenu  parle  seul  fait  de 
se  poser  ce  problème  :  à  quoi  dois-je  m'attacher  pour 
être  certainement  et  pleinement  heureux?  Ce  problème, 
c'est  simplement,  à  ce  qu'il  semble  d'abord,  le  pro- 
blème moral  dans  les  termes  mêmes  où  l'ont  posé  les 
philosophes  anciens  et  où  le  posent  également  les  phi- 
losophes modernes  jusqu'à  Kant.  Mais  ce  rapproche 
ment  n'est  que  partiellement  juste.  Il  entre  avec  une 
force  singulière,  dans  la  façon  dont  Spinoza  entend  le 
bien  ou  le  bonheur  qu'il  désire  atteindre,  l'idée  de  ce 
que  la  conscience  religieuse  appelle  le  salut.  Cette  idée 
dépasse  extrêmement  la  notion  d'une  assurance  pour 
la  vie  présente,  encore  qu'aux  yeux  de  Spinoza  la  vie 


SPINOZA  1«1 

présente  puisse  porter  témoignage  qu'elle  est  accom- 
plie; cette  idée  représente  la  destinée  de  l'homme 
comme  une  alternative  entre  la  mort  éternelle  et  la  vie 
éternelle;  elle  enveloppe  en  outre  le  sentiment  ou  la 
pensée  que,  pour  l'œuvTe  qui  doit  l'accomplir,  il  faut 
plus  que  la  vertu  isolée  de  l'effort  individuel,  mais 
avant  tout  une  opération  directe,  et  par  elle  seule  effi- 
cace, de  rÈtre  infini  et  éternel  auquel  nous  sommes 
intimement  unis,  et  dont  nous  dépendons  absolument. 
Donc  le  problème  que  se  pose  Spinoza,  en  ce  qu'il  a  de 
profond,  de  plus  profond  que  les  simples  vues  de  la 
réflexion  humaine,  c'est  de  son  éducation  religieuse 
que  Spinoza  le  tient,  et,  en  le  posant  comme  il  le  pose, 
il  représente  et  continue  en  quelque  mesure  la  foi  tra- 
ditionnelle qu'à  d'autres  égards  il  renie. 

Et  la  solution  de  ce  problème,  telle  que  Spinoza 
l'accepte  avant  d'avoir  m(?me  institué  le  système  ra- 
tionnel qui  doit  la  justifier,  est  identique  à  celle  que 
fournit  la  foi  religieuse,  la  foi  juive  parachevée  par  la 
foi  chrétienne.  »  L'amour,  dit-il,  qui  s'attache  à  quel- 
que chose  d'infini  et  d'éternel  nourrit  l'âme  d'une  joie 
sans  mélange,  exempte  de  toute  tristesse^  et  c'est  là 
ce  que  nous  devons  énergiquement  souhaiter  et  pour- 
suivre de  toutes  nos  forces.  >  L'amour  de  Dieu  est 
toute  la  vérité;  il  est  aussi  tout  le  salut.  Celui  qui  ftime 
Dieu  ne  saurait  se  tromper,  s'il  l'aime  d'un  cœur  pur, 
sans  autre  pensée  que  cet  amour. 

Cet  amour,  la  Religion  l'impose  comme  une  loi  à 
laquelle  les  hommes  doivent  obéir,  et  par  là  elle  rem- 
plit un  office  souverainement  bienfaisant,  puisqu'elle 
appelle  au  salut  toute  la  portion  si  considérable  du 
genre  humain  qui  est  capable  de  piété  sans  être  ca- 
pable de  connaissance  rationnelle.  Dans  son  Traité 
theotogico-politiqiie,  Spinoza  soutient  que  l'essentiel  de 
l'Écriture,  c'est  de  prescrire  comme  règle  suprême  dé 
vie  l'amour  de  Dieu  et  l'amour  du  prochain  en  Dieu; 
c'est  d'employer,  pour  faire  valoir  cette  prescription, 
des  moyens  appropriés  à  l'imagination,  c'est-à-dire  à 

11 


162     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

l'ignorance  ou  à  l'insuffisant  savoir  de  la  plupart  des 
hommes.  Quand  on  cherche  dans  l'Écriture  des  explica- 
tions du  monde  et  des  définitions  exactes  de  la  divi- 
nité, on  en  tire  des  formules  contradictoires  entre  elles 
et  inavouables  par  la  raison,  tandis  qu'elle  a  pour 
rô'e  indéniable  d'engendrer  une  foi  purement  pratique, 
indépendante  de  toute  science. 

Cependant  l'amour  de  Dieu,  quand  il  vient  de  la 
seule  foi,  dépend  d'une  autorité  extérieure  qui  com- 
mande à  l'âme  sans  l'éclairer  et  par  suite  sans  l'assu- 
rer véritablement.  Seule  la  connaissance  rationnelle, 
qui  est  comme  une  révélation  divine  intérieure,  peut 
faire  que  l'amour  s'unisse,  en  pleine  lumière  et  en 
pleine  certitude,  à  son  objet  suprême  :  cela  du  reste, 
parce  qu'elle  démontre  que  de  cet  objet,  qui  est  l'Être 
infini,  nous  dépendons  au  point  d'être  produits  néces- 
sairement par  lui  et  de  n'avoir  d'existence  qu'en  lui. 
La  doctrine  métaphysique  qui  prépare  et  justifie  la 
solution  du  problème  que  s'est  posé  Spinoza,  c'est, 
d'un  nom  qui  n'a  eu  cours  qu'un  peu  plus  tard,  le 
panthéisme. 

# 

*   * 

En  son  principe,  le  panthéisme  n'était  pas  une  doc- 
trine nouvelle.  La  conception  de  l'identité  de  Dieu  et 
du  monde  s'était  naturellement  offerte  aux  esprits  qui, 
tout  en  admettant  que  le  monde  suppose  une  puissance 
de  production  ou  d'organisation,  ignoraientou  jugeaient 
inintelligible  l'idée  d'une  création  absolue.  Dans  l'anti- 
quité grecque,  les  Stoïciens  regardaient  la  formation  et 
Tarrangement  du  monde  comme  une  action  de  la  Cause 
unique,  ou  Dieu,  au  sein  de  la  matière  qui  lui  est  insé- 
parablement unie.  Le  grand  représentant  du  néopla- 
tonisme alexandrin,  Plotin,  avait  essayé  de  montrer 
comment  la  Divinité,  qui  est  d'abord  l'Un  absolu,  su- 
périeur à  toutes  les  oppositions  et  à  toutes  les  qualifica- 
tions, engendre  par  une  série  démanations  Tlntelli- 


SPINOZA  463 

gence,  puis  l'âme  formatrice  du  monde,  comment  en 
conséquence  c'est  un  même  principe  qui  par  une  né- 
cessité naturelle  rayonne  du  fond  de  son  unité  jusque 
dans  la  multiplicité  des  choses.  Il  n'est  pas  impossible 
que  quelque  chose  du  panthéisme  alexandrin  soit  par- 
venu à  Spinoza  par  certaines  pbilosophies  ou  doctrines 
juives  plus  ou  moins  hétérodoxes,  dont  il  avait  pris 
connaissance;  il  est  également  possible  que  certaines 
formules  de  ce  panthéisme  naturaliste  de  la  Renais- 
sance, dont  la  philosophie  de  Giordano  Bruno  est  la 
plus  brillante  expression,  l'aient  frappé  par  leur  façon 
de  représenter  lu  Nature  comme  une  et  infinie,  c'est-à- 
dire  conmie  pourvue  des  attributs  qui  constituent 
Dieu.  Lui-même,  dès  ses  premières  spéculations,  pro- 
nonce énergiquement  que  Dieu  et  la  Nature  sont  un 
seul  et  même  être. 

Mais  à  cette  affirmation  il  prétend  donner  une  forme 
et  des  preuves  qui  la  mettent  en  accord  avec  l'esprit 
de  la  science  nouvelle;  convaincu  par  Descartes  qu'au- 
cune idée  ne  doit  être  tenue  pour  vraie  si  elle  n'est 
claire  et  distincte,  que  la  géométrie  fournit  le  type  de 
la  démonstration  certaine  et  même  les  principes  de 
l'explication  de  l'univers,  il  s'efforce  d'étabUr,  à  la 
façon  des  géomètres,  parle  développement  des  notions 
qui  servent  à  définir  Dieu,  que  Dieu  est  la  Substance 
unique,  qu'il  est  cause  des  choses  par  la  même  néces- 
sité qui  le  fait  cause  de  soi,  et  que  toutes  les  choses 
dont  il  est  la  cause  restent  comprises  dans  son  Être. 
Descartes  avait  enseigné  que  l'essence  de  l'âme  est  la 
pensée,  que  l'essence  de  la  matière  est  l'étendue  ma- 
thématique; mais  en  même  temps  il  avait  admis  qu'il 
y  a,  dans  l'un  et  sans  doute  dans  l'autre  de  ces  genres 
d'essence,  une  pluralité  de  substances;  il  avait  de  plus 
reconnu  à  son  Dieu,  qui  est  un  Dieu  librement  créa- 
teur, des  perfections  qui  dominent  infiniment  les  es- 
pèces d'êtres  essentielles  à  la  Nature.  Spinoza  se  sert  du 
cartésianisme,  mais  en  le  transformant  dans  le  sens  de 
sa  conception  panthéistique  première;  les  attributs  de 


164     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

Dieu  ce  sont  pour  lui  les  espèces  d'êtres  essentielles  à  la 
Nature  :  Dieu  en  possède  une  infinité,  nous  n'en 
connaissons  cependant  que  deux,  qui  sont  la  Pensée  et 
l'Étendue;  la  Pen-sée  et  l'Étendue  sont  bien  des  attri- 
buts de  Dieu,  parce  que,  contrairement  à  ce  qu'avait 
cru  Descartes,  elles  sont  chacune  une  essence  une,  éter- 
nelle, infinie.  Ainsi  la  réalité  de  Dieu  est  constituée 
par  ce  qu'il  y  a  de  souverainement  intelligible  dans  la 
Nature. 

De  cette  façon  doit  s'entendre  l'identité  dc  la  Nature 
et  de  Dieu  :  Dieu,  pris  absolument,  n'est  la  Nature 
qu'autant  que  celle-ci  est  comprise  comme  l'unité  des 
genres  d'êtres  intelligibles,  et  non  comme  l'objet  d'une 
perception  sensible  même  indéfiniment  agrandie.  La 
prétention  coftstante  de  Spinoza,  c'est  de  maintenir 
l'explication  de  l'Être  absolument  infini  et  de  sa  cau- 
salité, hors  du  domaine  de  l'imagination  et  des  sens, 
dans  le  pur  domaine  de  la  raison.  Cependant  comment 
rendre  compte  du  monde,  non  pas  seulement  tel  qu'il 
est  en  soi,  dans  sa  radicale  identité  avec  Dieu,  mais 
encore  tel  qu'il  se  manifeste  en  des  êtres  singuliers? 
Spinoza,  repoussant  toute  idée  de  création  absolue, 
comme  entachée  d'irrationalité,  admet  que  tous  les 
attributs  infinis  de  Dieu  par  l'infinité  même  de  ce  qu'ils 
enveloppent  doivent  nécessairement  produire  des  effets 
qui  les  expriment  tout  eh  gardant  leurs  caractères 
d'effets.  Ainsi  Dieu,  comme  Pensée,  engendre  l'intelli- 
gence infinie,  de  la(iuelle  à  leur  tour  découlent  les 
idées;  Dieu,  comme  Étendue,  engendre  le  mouvement 
et  le  repos  desquels  à  leur  toUr  découlent  les  corps  : 
ces  effets  à  des  degrés  divers  de  la  causalité  divine 
sont  ce  que  Spinoza  appelle  des  modes,  voulant  mar- 
quer par  là  qu'ils  n'existent  que  par  les  attributs  et 
qu'ils  n'existent  qu'en  eux.  Un  enchaînement  sans  fin 
de  modes  finis  :  tel  est  le  terme  de  cette  dérivation  qui 
rappellerait  la  «  procession  »  du  panthéisme  des 
Alexandrins,  si  elle  ne  prétendait  pas  exprimer  ration- 
nellement le  rapport  des  attributs  de  Dieu  aux  modes 


SPINOZA  165 


par  le  rapport  d'une  Notion  géométrique  aux  pro- 
priétés qui  s'en  déduisent. 


« 
«  * 


Dans  un  tel  système,  quelle  est  Tessence  de  la  nature 
humaine  et  quelle  est  la  loi  de  son  développement? 

La  nature  humaine  est  à  la  fois  âme  et  corps;  comme 
âme,  elle  est  tel  mode  fini  de  la  Pensée  divine;  comme 
corps,  elle  est  tel  mode  fini  de  l'Étendue  divine.  C'est 
une  même  connexion  qui  lie  les  idées  particulières 
d'une  âme  et  les  afi'ections  particulières  de  son  corps. 
Et  cette  connexion  n'est  qu'un  cas  de  Tenchalnement 
causal  qui  régit  tout  l'univers. 

De  la  sorte,  l'âme  humaine,  pas  plus  qu'elle  ne  sau- 
rait préteijdre  à  un  empire  arbitraire  sur  les  mouve- 
ments corporels,  ne  peut  s'attribuer  le  pouvoir  de 
régler  par  une  volonté  libre  ses  décisions  et  sa  des- 
tinée. La  négation  du  libre  arbitre  et  l'affirmation  de 
la  nécessité  universelle  ne  sont  pas  seulement  des  con- 
clusions particulières  du  système;  elles  comptent  parmi 
les  motifs  principaux  qui  l'ont  inspiré,  c  II  s'en  faut 
bien,  écrivait  Spinoza  à  l'un  de  ses  correspondants, 
que  mon  opinion  sur  la  nécessité  des  choses  ne  puisse 
être  entendue  sans  les  démonstrations  de  l'Ethique; 
celles-ci,  au  contraire,  ne  peuvent  être  entendues  que 
si  cette  opinion  a  été  préalablement  comprise.  » 
Réserver  en  effet  des  événements  ou  des  actes  tenus 
pour  indépendants,  c'est  se  mettre  hors  d'état  de  con- 
cevoir cette  unité  rationnelle  de  l'Être  qui  fonde  en 
une  même  vérité  la  Toute-puissance  de  Dieu  et  l'ordre 
des  lois.  Un  fil  qui  se  brise  dans  le  réseau  de  la  nature, 
c'est  la  trame  entière  qui  se  déchire.  Un  acte  de 
volonté  libre  est  un  acte  impossible,  de  la  plus  absolue 
des  impossibilités. 

En  faveur  du  libre  arbitre  on  invoque  cependant 
deux  sortes  d'arguments  :  d'abord  le  témoignage  de  la 
conscience  qui,  dit-on,  lemaiiifeste  clairement;  ensuite 


160     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

les  requêtes  de  la  morale  et  de  la  religion  qui,  semble- 
t-il,  l'exigent  impérieusement.  —  Arguments  de  nulle 
valeur,  au  dire  de  Spinoza,  quand  on  les  examine  d'un 
peu  près. 

En  effet,  dans  toute  action  que  nous  supposons 
libre,  ce  qui  est  positif,  c'est  le  sentiment  de  satisfaire 
à  une  tendance,  passagère  ou  constante,  de  notre 
nature,  et  dans  cette  tendance  il  n'y  a  rien  d'indéter- 
miné, rien  d'indifférent;  mais  parce  que  nous  ne 
savons  pas  à  quoi  est  liée  cette  tendance  et  ce  qui  en 
fait  actuellement  la  force,  nous  imaginons,  pour  en 
expliquer  l'apparition  et  la  prévalence,  une  cause 
entièrement  fictive  qui  est  la  libre  volonté.  De  même 
une  pierre,  qui  après  avoir  reçu  l'impulsion  d'une 
cause  extérieure  continue  à  se  mouvoir,  si  elle  était 
capable  de  connaître  la  tendance  qu'elle  a  à  persé- 
vérer dans  le  mouvement,  ne  manquerait  pas  de  la 
rapporter  à  sa  volonté  propre.  L'enfant  qui  désire  le 
lait  qui  le  nourrit  s'imagine  qu'il  le  recherche  libre- 
ment. L'homme  ivre  croit  prononcer  en  pleine  liberté 
d'esprit  des  paroles  que,  de  sens  rassis,  il  reconnaît 
lui  être  échappées.  La  croyance  au  libre  arbitre  vient 
donc  de  la  conscience  de  nos  désirs  et  de  l'ignorance 
des  causes  réelles  qui  les  déterminent.  S'abandonner 
à  cette  croyance,  c'est  rêver  les  yeux  ouverts. 

On  prétend,  pour  sauvegarder  le  libre  arbitre,  que 
l'universelle  nécessité  des  choses  enlève  toute  valeur 
aux  commandements  moraux  et  toute  qualification 
morale  à  nos  actes.  Mais  le  bien  qui  résulte  pour  nous 
de  la  connaissance  et  de  l'amour  de  Dieu,  même 
s'il  se  produit  en  vertu  de  la  nécessité,  n'en  reste  pas 
moins  intrinsèquement  désirable.  D'autre  part  les 
actes  qui  réalisent  ce  bien  comme  ceux  qui  y  contre- 
disent n'en  gardent  pas  moins  leurs  différences,  autre- 
ment essentielles  que  les  différences  qu'ils  devraient 
à  telle  ou  telle  attitude  du  libre  arbitre.  L'acte  mau- 
vais, c'est-à-dire  l'acte  qui  vient  de  nos  passions  mal 
contenues,  s'il  est  extérieurement  nuisible,  provoque 


SIMNOZA  1G7 

coulre  lui  les  sanctions  sociales;  s'il  s'accomplit  seu- 
lement à  l'intérieur  de  nous-mêmes,  il  marque  une 
diminution  de  notre  puissance,  une  privation  de  la 
paix  de  l'âme  et  de  cette  joie  qui  accompagne  la  con- 
naissance et  l'amour  de  Dieu;  selon  le  proverbe  de 
Salomon.  t  le  supplice  des  esprits  aveuglés  est  leur 
aveuglement  même  ».  Ainsi  de  toute  façon  la  sanction 
est  liée  à  la  faute  et  par  un  lien  plus  solide  que  celui 
que  reconnaît  la  doctrine  du  libre  arbitre.  Mais,  insis- 
tera-t-on,  la  faute  est  excusable  devant  Dieu,  dès 
qu'elle  se  produit  par  une  nécessité  de  nature.  Qu'en- 
tend-on par  là?  Que  Dieu  ne  peut  pas  s'irriter  contre 
elle?  Ceci  est  parfaitement  juste,  puisque  tout  arrive 
selon  la  nécessité  dont  Dieu  est  le  principe.  Yeut-on 
dire  en  outre  que  tous  les  hommes  doivent  être 
heureux,  c'est-à-dire  posséder  la  connaissance  et 
l'amour  de  Dieu?  Mais  cela  n'est  pas  le  moins  du 
monde  évident.  Pas  plus  que  le  cercle  ne  peut  raison- 
nablement se  plaindre  de  n'avoir  pas  les  propriétés  de 
la  sphère,  un  homme  dont  l'âme  est  impuissante  n'est 
fondé  à  se  plaindre  de  n'avoir  pas  en  partage  la  force 
de  dominer  ses  passions  par  la  connaissance  du 
vrai.  Rien  de  plus  irréligieux  que  la  doctrine  qui  rend 
possibles  et  semble  rendre  justes  de  telles  récrimina- 
tions; et  Spinoza  reprend  au  bénéfice  de  son  système 
à  lui  les  paroles  de  saint  Paul  :  Il  ne  faut  pas  contester 
avec  Dieu.  Nous  sommes  entre  les  mains  de  Dieu 
comme  l'argile  entre  les  mains  du  potier.  Est-ce  que 
le  vase  d'argile  dit  à  celui  qui  l'a  façonné  :  pourquoi 
m'as-tu  fait  ainsi?  Le  potier  n'est-il  pas  maître  de  son 
argile  pour  faire  de  la  même  matière  un  vase  d'hon- 
neur et  un  vase  d'ignominie? 

Le  libre  arbitre  n'est  donc  pas  plus  requis  par  la 
morale  et  la  religion  bien  entendues  qu'il  n'est  vrai  en 
soi.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  point  une  liberté  de 
l'homme;  mais  cette  liberté,  pour  Spinoza,  est  juste  à 
l'opposé  du  libre  arbitre  :  elle  consiste,  non  pas  à  fau-e 
arbitrairement  n'importe  quoi,  mais  à  agir  par  le  com- 


168     FIGURES  ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

mandement  de  la  raison  :  elle  n'est  pas  une  faculté  qui 
peut  s'employer  pour  ou  contre  la  vertu;  elle  est  la 
yertu  même.  Ce  qui  nous  fait  libres,  c'est  ce  qui  nous 
fait  vertueux,  et  c'est  ce  qui  nous  fait  heureux.  Or 
pour  le  bonheur,  comme  pour  la  vertu,  comme  pour  la 
liberté,  il  ne  saurait  y  avoir  d'autre  point  de  départ 
que  notre  ^tre  même  et  l'effort  naturel  qu'il  fait  pour 
persévérer  dans  son  être.  A  cet  effort  se  rattachent 
tous  nos  désirs,  qui  résultent  de  la  nécessité  de  notre 
nature,  soit  qu'elle  subisse  l'influence  des  choses  exté- 
rieures avec  lesquelles  elle  est  inévitablement  en  rap- 
port, soit  qu'au  contraire  elle  opère  par  elle  seule  et 
son  essence  intérieure.  Dans  le  premier  cas,  nous 
sommes  dans  un  état  de  passivité;  nous  sommes  sujets 
aux  passions.  Dans  le  second  cas,  nous  sommes  vrai- 
ment actifs,  vraiment  libres.  L'Éthique  de  Spinoza  con- 
siste à  montrer  non  pas  comment  nous  devons  accom- 
plir un  idéal  de  bien  ou  de  perfection  posé  en  dehors 
de  nous,  —  un  tel  idéal  ne  peut  être  qu'une  fiction 
abstraite  et  chimérique,  —  mais  à  expliquer  par  des 
causes  définies  comment  nous  passons  de  la  servitude 
des  passions  à  la  liberté  de  la  raison. 


Traiter  directement  des  passions  comme  de  phéno- 
mènes naturels  qui  rentrent  dans  l'ordre,  au  lieu  de 
les  regarder  de  haut  comme  des  effets  accidentels  et 
anéprisables  d'une  malice  volontaire,  Spinoza  sait  bien 
les  objections  et  les  réprobations  qu'un  tel  projet  peut 
soulever,  et  il  y  répond  d'avance,  au  début  de  la  troi- 
sième partie  de  son  Éthique,  avec  une  fierté  de  ton  sin- 
gulière :  f  La  plupart  de  ceux  qui  ont  écrit  sur  les 
afTections  et  la  conduite  de  la  vie  humaine  semblent 
s'occuper^  non  de  choses  naturelles  qui  suivent  les  lois 
■communes  de  la  Nature,  mais  de  choses  qui  sont  hors 
de  la  Nature.  En  vérité  ils  ont  l'air  de  concevoir 
J'homm.e  dans  la  Nature  comme  un  empire  dans  un 


SPINOZA  U9 

empire.  Ils  croient  en  effet  que  l'homme  trouble  l'ordre 
de  la  Nature  plutôt  qu'il  ne  le  suit,  qu'il  a  sur  ses 
propres  actions  un  pouvoir  absolu,  et  qu'il  ne  tire  que 
de. lui-même  le  principe  de  ses  déterminations.  La 
cause  de  l'impuissance  et  de  l'inconstance  humaines, 
ils  l'assignent  donc,  non  pas  à  la  puissance  commune 
de  la  Nature,  mais  à  je  ne  sais  quel  vice  de  la  nature 
humaine,  qui  devient  en  conséquence  le  sujet  de  leurs 
lamentations,  de  leurs  railleries,  de  leur  mépris,  ou 
même,  comme  il  arrive  le  plus  souvent,  de  leur  abo- 
mination... A  ceux-là  sans  doute  il  paraîtra  étonnant 
que  j'entreprenne  de  traiter  des  vices  et  des  folies  des 
hommes  à  la  manière  des  géomètres,  et  que  je  veuille 
expliquer  par  une  méthode  rationnelle  des  choses 
qu'ils  proclament  à  grands  cris  rebelles  à  la  raison, 
vaines,  absurdes,  dignes  d'horreur.  Mais  cette  mé- 
thode est  la  mienne,  et  voici  pourquoi  :  rien  n'arrive 
dans  la  Nature  qui  puisse  être  attribué  à  un  vice  de  1* 
Nature;  car  la  Nature  est  toujours  la  même;  sa  vertu, 
sa  puissance  d'agir  est  une  et  partout  la  môme;  c'est-à- 
dire  que  les  lois  et  les  règles  de  la  Nature,  suivant  les- 
quelles toutes  les  choses  naissent  et  se  transforment, 
sont  partout  et  toujours  les  mêmes;  c'est  donc  par  une 
seule  méthode,  par  une  méthode  partout  la  même  que 
l'on  doit  comprendre  toutes  les  choses,  quelles  qu'elles 
Boient,  à  savoir,  par  les  lois  et  les  règles  universelles 
de  la  Nature.  Donc  les  affections  de  la  haine,  de  la  co- 
lère, de  l'envie,  etc.,  considérées  en  elles-mêmes, 
résultent  de  la  même  nécessité  et  de  la  même  vertu  de 
la  Nature  que  les  autres  choses  singulières;  par  consé- 
quent, elles  reconnaissent  des  causes  définies,  qui  per- 
mettent de  les  comprendre;  elles  ont  des  propriétés 
définies,  aussi  dignes  de  notre  connaissance  que  les 
propriétés  d'une  autre  chose  quelconque  dont  la  seule 
contemplation  suffit  à  nous  charmer.  Je  traiterai  donc 
de  la  nature  des  affections  et  de  leurs  forces,  ainsi  que 
du  pouvoir  qu'a  l'âme  sur  elles,  par  la  même  méthode 
(jue  j'ai  appliquée  dans  les  parties  précédentes  à  Dieu 


470     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

et  à  l'âme,  et  je  considérerai  les  actions  et  les  appétits 
des  hommes  comme  s'il  était  question  de  lignes,  de 
plans  ou  de  solides.  » 

Et  il  est  bien  vrai  que,  sous  la  forme  d'une  déduc- 
tion géométrique,  la  théorie  spinoziste  des  passions 
est  souvent  une  merveille  d'analyse  psychologique; 
elle  paraît  ne  suivre  en  toute  rigueur  l'enchaînement 
des  causes  que  pour  pénétrer  plus  avant  dans  la  sub- 
tilité des  faits;  elle  excelle  à  montrer  la  complication 
des  raisons  dans  les  nuances  les  plus  mobiles  et  en 
apparence  les  plus  capricieuses  des  sentiments.  Que 
pose-t-elle  au  principe?  Rien  que  cette  loi,  que  chaque 
chose,  autant  qu'il  est  en  elle,  s'efforce  de  persévérer 
dans  son  être;  et  cette  loi,  qui  n'a  rien  de  spécial  à  la 
nature  humaine,  elle  se  borne  à  la  combiner  avec  ce 
que  comprend  la  définition  de  l'homme,  à  savoir  qu'il 
est  une  âme,  c'est-à-dire  un  certain  mode  fini  de  la 
Pensée  divine,  en  rapport  d'union  ou  de  correspon- 
dance avec  un  corps,  c'est-à-dire  avec  un  certain  mode 
fini  de  l'Étendue  divine.  Quand  l'effort  pour  persévérer 
dans  son  être  est  chez  l'homme  accompagné  de  cons- 
cience, il  constitue  le  désir,  dont  le  nom  désigne  l'en- 
semble des  tendances,  des  impulsions  et  des  volitions 
humaines.  Cependant  la  conscience  qui  s'ajoute  à 
l'efl'ort  fondamental  n'en  crée  ni  la  puissance,  qui 
résulte  de  l'essence  de  l'être,  ni  la  direction,  qui  ré- 
sulte des  modifications  que  l'être  subit.  Or  la  force 
avec  laquelle  l'homme  persévère  dans  l'existence  est 
limitée,  et  la  force  des  causes  extérieures  la  surpasse 
infiniment  ;  il  est  donc  impossible  que  les  changements 
éprouvés  par  l'homme  ne  résultent  pas  du  contre- 
coup qu'ont  sur  son  corps  les  corps  extérieurs. 
La  passion,  c'est  la  passivité  du  corps  acceptée  par 
l'âme  comme  une  condition  normale;  c'est  donc  une 
série  d'états  dont  l'âme  n'enferme  en  elle  que  pour  une 
part  plus  ou  moins  restreinte  la  raison  déterminante. 
Livré  à  la  passion,  l'homme  n'est  le  maître  ni  de  la 
nature  ni  de  la  suite  de  ses  sentiments,  qui  s'excitent 


SPINOZA  17t 

et  s'appellent  uniquement  d'après  les  modifications  ou 
les  dispositions  de  son  corps  et  d'après  les  images 
mentales  qui  y  correspondent. 

Or,  que  quelque  chose  augmente  ou  diminue,  favo- 
rise ou  paralyse  la  puissance  d'agir  de  son  corps, 
l'ide'e  de  cette  chose  augmente  ou  diminue,  favorise 
ou  paralyse  la  puissance  de  penser  de  son  âme.  L'àme, 
par  conséquent,  s'efforce  autant  qu'elle  peut  de  se 
rendre  pre'sent  ce  qui  augmente  ou  favorise  la  puis- 
sance d'agir  du  corps  ;  et  quand  elle  est  conduite  à  se 
représenter  ce  qui  au  contraire  diminue  ou  paralyse 
la  puissance  d'agir  du  corps,  elle  s'efforce  autant 
qu'elle  peut  de  se  rappeler  ou  d'imaginer  des  choses 
qui  excluent  l'existence  de  ce  qui  s'est  imposé  à  sa 
pensée.  Tel  est  le  mécanisme  par  lequel  s'expliquent 
les  passions  primitives.  Si  l'on  donne  le  nom  de  per- 
fection à  ce  qui  exprime  la  puissance  d'agir  du  corps, 
la  joie  apparaît  comme  le  passage  à  une  perfection 
plus  grande,  la  tristesse  comme  le  passage  à  une  per- 
fection moindre.  Maintenir  et  accroître  la  joie;  rejeter 
ou  réduire  la  tristesse  :  à  cela  tend  naturellement  le 
désir.  Comme  l'âme  joint  à  la  joie  ou  à  la  tristesse 
l'idée  d'un  objet  qui  en  semble  extérieurement  la 
cause,  elle  fait  de  sa  joie  un  amour,  de  sa  tristesse  une 
haine  pour  cet  objet.  Et  elle  désire  toujours  plus  pos- 
séder et  conserver  ce  qu'elle  aime,  comme  elle  désire 
toujours  plus  écarter  et  détruire  ce  qu'elle  hait. 

Dans  toutes  les  passions,  comme  dans  l'amour  et 
dans  la  haine,  nous  découvrons  au  fond  le  désir,  la 
joie  ou  la  tristesse,  diversifiés  seulement  et  compliqués 
par  les  relations  extrinsèques  qui  les  lient  réciproque- 
ment ou  qui  les  lient  à  certaines  idées.  Un  simple  rap- 
port de  simultanéité  entre  deux  affections  est  cause 
que  dans  la  suite  le  réveil  de  l'une  amène  le  réveil  de 
Tautre  et  qu'ainsi  une  chose  quelconque  peut  provo- 
quer par  accident  la  joie,  la  tristesse  ou  le  désir.  Un 
simple  rapport  de  ressemblance  entre  n'importe  quel 
objet  et  un  autre  objet  qui  nous  a  précédemment  ren- 


173     FIGDRES   ET  DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

dus  joyeux  ou  tristes  est  cause  que  celui-là,  sans  avoir 
été  pour  rien  dans  notre  joie  OU  dans  notre  tristesse, 
est  maintenant  poursuivi  de  notre  amour  oii  de  notre 
haine.  Que  si  celui-là  nous  faisait  éprouver  de  la  joie, 
tandis  que  celui-ci  nous  faisait  éprouver  de  la  tris- 
tesse, ou  inversement,  il  se  produit  une  fluctuation  de 
l'àme,  efTet  de  la  fusion  de  deux  sentiments  contraires  : 
nous  aimons  tout  en  détestant,  nous  détestons  tout  en 
aimant.  De  nouvelles  et  importantes  variétés  dans  nos 
affections  résultent  de  ce  que  nous  pouvons  être  tou- 
chés par  l'image  d'une  chose  passée  ou  par  l'image 
d'une  chose  future  aussi  bien  que  par  l'image  d'une 
chose  présente;  ainsi  la  joie  liée  à  l'idée  d'une  chose 
future  devient  en  nous  l'espoir,  comme  la  tristesse  liée 
à  l'idée  d'une  chose  future  devient  en  nous  la  crainte  : 
sentiments  mêlés  eux  aussi,  puisque  l'incertitude  qui 
demeure  sur  la  réalité  d'une  chose  future  Jaigse  tou- 
jours s'introduire  à  quelque  degré  la  crainte  (Jp-ns 
l'espoir  et  l'espoir  dans  la  crainte. 

Il  y  a  plus  :  la  façon  dont  les  objets  de  nos  affec- 
tions sopteux-mômes  affectés  réagit  sur  nos  aifectlons. 
Si  ce  que  nous  aimons  éprouve  de  la  joie  ou  de  la 
tristesse,  nous  sommes  de  ce  fait  joyeux  ou  tristes; 
si  ce  que  nous  détestons  éprouve  de  la  joie  ou  de  la 
tristesse,  nous  sonmies  de  ce  fait  tristes  ou  joyeux.  Et 
nos  sentiments  de  joie  ou  de  tristesse  deviennent  par 
le  même  mécanisme  deg  sentiments  d'aniour  ou  dn 
haine  pour  quiconque  est  censé  avoir  rendu  joyeux 
ou  triste  ce  que  nous  aimons,  triste  ou  joyeux  ce  que 
nous  délestons.  Mais  là  encore  se  njanifestent  le  mé- 
lange et  la  contrariété  de  nos  sentiments  :  car  en  thèse 
générale  nous  sommes  centristes  de  sentir  nos  sem- 
blables malheureux,  et  il  doit  subsister  quelque  chose 
de  cette  disposition  jusque  dans  la  joie  de  la  haine 
satisfaite. 

Jja  tendance  que  nous  ayons  à  partager  les  affections 
des  êtres  qui  nous  ressemblent  donne  Ijeu,  du  reste, 
aux  passions  les  plus  opposées.  Quand  cette  tendance 


SPIÎ^OZA  173 

s'exerce  par  simple  imitation,  gans  rien  qui  la  contra* 
rie  ou  qui  la  complique,  elle  est  cette  sympathie  spon- 
tanée qui  nous  fait  rire  avec  ceux  qui  rient,  pleurer 
avec  ceux  qui  pleurent.  De  là  dérive  la  pitié  que  nous 
avons  pour  la  misère  d'autrui;  delà  aussi,  avecl'eflort 
que  nous  faisons  pour  accomplir  ce  que  les  autres  ver- 
ront avec  joie,  la  bienveillance,  Témulation,  le  besoin 
de  gloire,  l'ambition,  c'est-à-dire  que  le  penchant  qui 
nous  fait  nous  modeler  sur  les  sentiments  des  autres 
nous  pousse  à  attendre  ou  à  exiger  des  autres  qu'ils  se 
modèlent  sur  nos  sentiments.  Ainsi  se  développe  l'es- 
prit de  domination  et  d'exclusion.  Surtout  dès  qu'il 
nous  apparaît  que  quelqu'un  tire  sa  joie  d'une  chose 
qu'il  est  seul  à  pouvoir  posséder,  nous  souhaitons  tn 
pensée  ou  en  acte  que  la  chose  échappe  à  sa  posses- 
sion; nous  sommes  donc  atteints  de  l'envie,  sorte  de 
tristesse  que  nous  cause  le  bonheur  des  autres,  sorte 
de  joie  que  nous  cause  leur  malheur.  De  la  même 
façon,  la  jalousie  se  mêle  à  l'amour  que  nous  éprou- 
vons pour  un  de  nos  semblables,  dès  que  nous  imagi- 
nons qu'il  est  lié  à  quelqu'un  par  un  sentiment  dil 
même  genre  que  le  nôtre;  car  nous  entendons  que 
celtii  que  nous  aimons  nous  aime,  et  en  répondant  à 
notre  amour  par  le  sien,  exclue  plus  ou  moins  entière- 
ment les  autres.  De  cet  amour  en  retour,  quand  il  se 
produit,  nous  nous  glorifions.  Mais  que  cet  amour 
semble  faibUr,  ou  se  diviser,  ou  que  seulement  il  cesse 
de  se  manifester  par  tel  détail  qui  autrefois  nous  ravis- 
sait :  alors  croissent  en  nous,  avec  mille  inquiétudes 
diverses,  la  haine  pour  l'être  que  nous  aimons,  lenvie 
à  l'égard  de  celui  qui  paraît  autant  et  mieux  que  nous 
occuper  son  cœur.  Et  l'être  que  nous  aimons,  quand  il 
s'est  de  quelque  façon  ou  à  quelque  moment  dérobé  â 
notre  attente,  nous  ne  pouvons  plus  le  tenir  pour 
indifférent;  nous  ne  pouvons  que  le  haïr  en  quelque 
mesure,  et  plus  grand  a  été  l'amour,  plus  grande  est 
la  haine.  Comme  la  haine  s'alimente  de  l'amour  déçu, 
l'amour  peut  aussi  s'accroître  de  la  haine  qu'il  a  fini 


474     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

par  surmonter^  et  nous  n'aimons  point  l'être  que  nous 
avons  haï  comme  sil  nous  avait  été  indifférent  :  plus 
grande  a  été  la  haine,  plus  grand  devient  l'amour. 

Il  y  a  donc  autant  d'espèces  de  joie,  de  tristesse,  de 
désir  qu'il  y  a  d'espèces  d'objets  dont  nous  sommes 
directement  ou  indirectement  touchés;  et  cette  variété 
de  passions  s'accroît  encore  de  toute  la  variété  des 
individus  et  de  leurs  dispositions  :  car  des  hommes 
divers  sont  bien  loin  d'être  affectés  par  le  môme 
objet  de  la  même  façon.  Tant  de  combinaisons  sont 
donc  possibles  entre  les  affections  primitives  que  l'on 
ne  saurait  songer  à  les  suivre  jusqu'au  bout.  Il  reste 
seulement  bien  établi  que  le  développement  de  la  pas- 
sion, à  partir  de  l'effort  de  l'être  pour  persévérer  dans 
son  être,  s'accomplit  sous  l'influence  de  circonstances 
et  de  relations  externes  représentées  par  l'imagination; 
qu'il  a  pour  caractère,  tout  en  résultant  de  causes 
définies  que  la  raison  explique,  de  ne  pouvoir  se 
réduire  à  l'unité  et  à  l'ordre  que  la  raison  réclame; 
qu'il  a  pour  effets  inévitables  le  conflit  des  hommes 
entre  eux  et  le  conflit  de  chaque  homme  avec  lui-même. 
€  On  voit  clairement,  dit  Spinoza^  que  nous  sommes 
agités  d'une  multitude  de  façons  par  les  causes  exté- 
rieures et  que,  pareils  aux  vagues  de  la  mer  soulevées 
par  des  vents  contraires,  nous  ne  cessons  d'être  bal- 
lottés, ignorants  de  l'avenir  et  de  notre  destinée.  » 

* 
*  * 

Qu'opposer  à  cet  entraînement  aveugle  des  pas- 
sions? 

La  plupart  des  philosophes  ont  recours  à  certaines 
idées  transcendantes  de  bien  et  de  perfection  par  les- 
quelles ils  prétendent  relever  les  défauts  tant  de  la 
nature  humaine  que  de  la  nature  universelle.  Mais  ces 
idées  ne  sont  que  de  simples  façons  de  penser,  obte- 
nues au  fond  par  voie  de  comparaison  et  de  générali- 
sation; bien  loin  de  correspondre  à  des  objets  surna- 


SPINOZA  175 

turels  et  exemplaires,  elles  ne  sont  que  des  dénomina- 
tions factices  et  des  expressions  appauvries  de  la 
réalité  naturelle.  Au  surplus,  la  nature  universelle  ne 
peut  paraître  requérir  de  modèles  supérieurs  à  elle, 
elle  ne  peut  en  conséquence,  telle  qu'elle  est,  paraître 
défectueuse  quà  l'ignorant  qui  n'en  reconnaît  pas  la 
constitution  nécessaire  et  l'identité  essentielle  avec 
Dieu.  Quant  à  la  nature  humaine,  si  par  le  fait  de 
n'être  qu'une  partie  dépendante  du  Tout  et  de  se  consi- 
dérer néanmoins  comme  le  Tout,  elle  va  se  perdre  dans 
l'erreur  et  dans  la  passion,  il  n'y  a  cependant  dans  les 
illusions  qui  l'égarent  rien  de  positif,  par  quoi  puisse 
être  contredite  ou  tenue  en  échec  la  vérité  de  l'ordre 
total,  par  quoi  puisse  être  requise  l'autorité  d'une  loi 
transcendante.  La  distinction  du  bien  et  du  mal,  posée 
pour  elle-même  dans  un  sens  absolu,  est  une  violence 
mensongère  faite  au  monde  et  à  l'homme,  dont  elle 
morcelle  l'unité  en  des  forces  de  direction  et  de  valeur 
opposées.  La  morale  véritable,  l'Éthique,  telle  que 
Spinoza  l'entend,  doit  se  constituer,  selon  la  formule 
que  Nietzsche  mettra  en  vedette,  «  par-delà  le  bien  et 
le  mal  » . 

La  vertu  ne  peut  donc  résulter  pour  l'homme  de 
l'obéissance  à  une  loi  extérieure  à  sa  nature  :  com- 
ment l'homme  pourrait-il  se  mettre  hors  de  son 
essence?  Elle  ne  peut  avoir  d'autre  principe  que  l'ef- 
fort de  l'être  humain  pour  persévérer  dans  son  être. 
De  cet  effort  l'action  dérive  aussi  bien  que  la  passion, 
la  vie  conduite  par  la  raison  aussi  bien  que  la  vie 
conduite  par  les  sens  et  l'imagination.  Plus  cet  effort 
s'assure  ou  développe  de  puissance  effective,  plus  il 
possède  de  vertu.  D'une  part  donc,  bien  loin  que  ce 
soit  une  marque  d'immoralité,  c'est  pour  l'homme 
une  nécessité  rationnelle  autant  que  naturelle  de 
rechercher  ce  qui  lui  est  utile,  c'est-à-dire  ce  qui  sert  à 
la  conservation  de  son  être.  D'autre  part,  dans  la 
mesure  où  cette  recherche  de  l'utile  nous  met  ou  nous 
laisse  sous  la  dépendance  des  causes  extérieures,  quel- 


176     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

que  intérêt  qu'elle  puisse  avoir  pour  la  conservation 
de  notre  être,  elle  exprime  un  certain  degré  de 
passivité  ou  d'impuissance  qui  ne  saurait  absolument 
être  appelé  vertu.  L'homme  n'est  vertueux  que  selon 
qu'il  agit  par  sa  seule  essence  :  or  son  essence  est 
celle  d'un  être  pensant,  qui  se  réalise  d'autant  plus  en 
accord  avec  sa  nature  qu'il  comprend  davantage  les 
choses  par  des  idées  vraies.  Par  suite  chez  l'homme 
l'effort  pour  persévérer  dans  l'être,  la  recherche  dé 
l'utile,  l'activité  pure  ne  se  produisent  réellement  et 
pleinement  que  dans  la  connaissance  rationnelle.  Il 
n'est  rien  que  nous  sachions  avec  certitude  être  bon 
ou  mauvais,  sinon  ce  qui  conduit  à  la  connaissance  ou 
ce  qui  peut  empêcher  que  nous  ne  la  possédions. 

A  rencontre  des  philosophes  qui  opposent  la  raison 
et  la  nature,  Spinoza  voit  donc  dans  l'unité  de  la 
nature  et  de  la  raison  la  vérité  qui  gouverne  le  déve- 
loppement de  la  vie  humaine.  Certes  son  rationalisme 
lui  fait  énergiquement  affirmer  que  la  droite  façon  de 
vivre  doit  s'élever  au-dessus  des  suggestions  irrégu- 
lières des  sens  et  de  l'imagination.  Mais  son  natura- 
lisme s'oppose  à  ce  que  l'on  renie,  soit  en  eux- 
mêmes,  soit  dans  tout  ce  qui  peut  les  exprimer  ou  les 
seconder,  ce  désir  de  conservation  de  soi  et  cette 
volonté  de  puissance  qui  sont  le  fond  même  de  notre 
être.  C'est  pourquoi,  à  ses  yeux,  la  joie  n'est  jamais 
mauvaise  directenient,  mais  bonne;  car  elle  est  une 
affection  par  laquelle  s'accroît  notre  puissance  d'agir; 
tandis  que  la  tristesse  est  directement  mauvaise.  La 
joie  ne  peut  devenir  indirectement  mauvaise  que  si 
elle  exprime  un  développement  excessif  de  certaines 
parties  de  notre  être  au  détriment  des  autres  et  que  si 
elle  expose  l'individu  qui  s'y  livre  en  aveugle  aux 
revanches  de  la  tristesse;  la  tristesse  à  son  tour  ne 
peut  devenir  bonne  indirectement  qu'autant  qu'elle 
nous  prémunit  contre  l'attrait  de  jouissances  éphé- 
mères peut-être  funestes.  Mais  la  sagesse  qui  nous 
fait  renoncer  à  une  joie  pour  éviter  quelque  grave  tris- 


SPINOZA  HT 

tesse,  qui  nous  fait  accepter  momentane'ment  la  tris- 
tesse pour  rendre  notre  joie  plus  sûre,  garde  toujours 
la  joie  pour  unique  objet  et  ne  doit  envisager  même 
la  vie  présente  que  sous  la  forme  de  la  joie.  Bien  agir 
et  se  tenir  en  joie  :  telle  est  sa  devise. 

Parce  que  cette  vérité  a  été  méconnue  ou  travestie, 
les  choses,  au  dire  de  Spinoza,  ont  perdu  leur  vrai 
nom.  La  souffrance  apparaît  comme  un  mérite,  la  joie 
comme  une  faute.  L'homme  sent  dans  le  plaisir  une 
menace  parce  qu'il  y  voit  une  tentation.  Il  se  fait 
gloire  de  sa  tristesse,  de  son  impuissance;  il  se  défie 
perpétuellement  de  soi,  des  autres,  du  monde;  il  n'ose 
plus  goûter  à  la  vie,  parce  qu'il  la  croit  empoisonnée  à 
sa  source.  Comme  s'il  était  à  la  merci  d'une  divinité 
envieuse  et  méchante,  il  tue  en  lui  le  calme  par  l'in- 
quiétude, la  raison  par  la  crédulité,  l'action  par  le 
scrupule.  Toutes  les  franchises  de  la  nature  sont  hypo- 
critement violées.  La  crainte  superstitieuse  de  Dieu  est 
le  commencement  et  la  fin  de  cette  fausse  sagesse. 
C'est  avec  dédain  et  colère  que  Spinoza  s'élève  contre 
toutes  les  pensées  d'ascétisme,  de  mortification,  de 
sacrifice  :  la  nature  qui  se  mutile,  la  vie  qui  se  nie, 
l'intelligence  qui  s'humilie,  l'action  qui  se  paralyse, 
tout  cela  est  pour  lui  mensonge,  erreur,  absurdité.  Au 
contraire,  comme  il  le  dit,  «  plus  nous  éprouvons  de 
joie,  plus  grande  est  la  perfection  à  laquelle  nous  pas- 
sons, en  d'autres  termes,  plus  nous  participons  néces- 
sairement de  la  nature  divine.  C'est  donc  le  fait  d'un 
homme  sage  d'user  des  choses  de  la  vie  et  d'en  jouir 
autant  que  possible  (pourvu  que  cela  n'aille  pas  jus- 
qu'à la  satiété,  car  alors  ce  n'est  plus  jouir).  Oui,  c'est 
le  fait  d'un  homme  sage  de  se  restaurer  et  de  renou- 
veler ses  forces  par  des  aliments  et  des  bois- 
sons agréables  pris  avec  mesure,  de  charmer  ses 
sens  des  parfums,  de  l'agrément  des  plantes  ver- 
doyantes, d'orner  son  vêtement,  de  jouir  de  la  mu- 
sique, des  jeux,  des  spectacles,  et  de  toutes  les  choses 
du  même  genre  que  chacun  peut  se  donner  sans  aucun 

12 


178     FIGURES  ET  DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

dommage  pour  autrui.  En  effet  le  corps  humain  se 
compose  d'un  grand  nombre  de  parties  de  nature  dif- 
férente qui  ont  continuellement  besoin  d'aliments 
nouveaux  et  variés,  afin  que  le  corps  tout  entier  soit 
également  propre  à  toutes  les  fonctions  qui  résultent 
de  sa  nature  et  que  l'âme  par  conséquent  soit  égale- 
ment toute  propre  à  comprendre  plus  de  choses  par 
la  pensée.  » 

La  conception  rationnelle  de  la  vie  ne  confère  donc 
jamais  une  valeur  intrinsèque  ou  définitive  aux  senti- 
ments dans  lesquels  entre  la  tristesse.  C'est  dans  cet 
esprit  que  Spinoza  dépeint  l'attitude  de  l'homme  que 
la  raison  dirige,  de  l'homme  libre,  comme  il  l'appelle, 
par  opposition  à  l'homme  qui  reste  l'esclave  de  l'opi- 
nion et  de  la  passion,  et  qui  véritablement  ne  sait  pas 
ce  qu'il  fait.  L'homme  libre  ne  se  représente  même 
pas  le  mal;  ce  n'est  donc  point  pour  triompher  du 
mal  qu'il  agit,  car  alors  son  action  prendrait  son  prin- 
cipe hors  de  lui  et  ne  découlerait  pas  de  sa  puissance 
interne.  Il  n'agit  pas  par  crainte;  il  n'agit  pas  par 
espérance;  il  agit  par  connaissance.  Ne  voulant  pas 
de  fausse  gloire,  il  n'a  pas  de  fausse  honte  :  il  cherche 
autant  à  éviter  les  périls  qu'à  les  surmonter.  N'entrant 
pas  dans  de  faux  calculs,  il  n'a  pas  de  faux  moyens  : 
il  ose  être  résolument  et  entièrement  sincère  en  toute 
rencontre.  Il  échappe  à  l'orgueil  comme  à  la  méses- 
time de  soi.  Il  ne  repousse  pas,  il  accepte  au  contraire 
le  contentement  intérieur,  quand  il  le  sent  procéder  de 
sa  vertu.  Il  ne  pratique  pas  l'humilité,  qui  n'est  qu'une 
preuve  d'impuissance;  il  ne  s'abandonne  pas  au  re- 
pentir, qui  n'est  qu'une  misère  nouvelle  ajoutée  par 
l'ignorant  à  la  tristesse  de  la  faute  qu'il  croit  avoir 
librement  commise.  Et  cela  certes  ne  veut  point  dire 
que,  dans  la  condition  de  servitude  où  gisent  la  plu- 
part des  hommes,  l'humilité  et  le  repentir  ne  soient 
pas  des  sentiments  moins  dommageables  que  l'orgueil 
ou  l'endurcissement  dans  le  vice,  qu'ils  ne  puissent 
pas  même  incliner  les  âmes  à  une  vie  plus  droite. 


SPINOZA  179 

Mais  si  la  passion  comporte  des  expédients  et  des  tran- 
sactions, si  elle  autorise  en  quelque  mesure  les  moyens 
irrationnels  qui  font  combattre  le  mal  par  le  mal,  la 
raison,  elle,  ne  saurait  accepter  pour  son  compte  les 
formules  de  contrainte  ou  de  mortification  par  les- 
quelles on  prétend  lui  faire  glorifier  l'impuissance.  Il 
n'y  a  pas  de  sagesse  qui  tienne  contre  la  vie,  qui  ait  le 
droit  d'en  réprimer  les  tendances  profondes  et  d'en  bri- 
ser l'élan.  Platon  avait  déclaré  que  bien  philosopher, 
c'est  penser  à  mourir.  Le  christianisme  avait  fait  de 
la  pensée  de  la  mort  une  préparation  excellente  à  la 
vie  éternelle.  Pour  Spinoza,  au  contraire,  la  raison  ne 
connaît  pas  la  mort,  et  si  dans  notre  existence  actuelle 
s'exprime  à  quelque  degré  l'éternité  du  vrai,  c'est  par 
la  plénitude  aussi  grande  que  possible  de  la  vie.  «  La 
chose  à  laquelle  Thomme  libre  pense  le  moins,  c'est  la 
mort,  et  sa  sagesse  est  la  méditation,  non  de  la  mort, 
mais  de  la  vie.  » 

D'autre  part,  en  suivant  la  raison,  l'homme  libre 
est  affranchi  de  tout  ce  qui  peut  le  mettre  en  désac- 
cord avec  ses  semblables.  Non  pas  qu'il  doive  ou  qu'il 
puisse  s'isoler  d'eux;  car  leur  concours  est  utile  à  sa 
propre  conservation.  Mais  les  relations  qu'il  établit 
entre  eux  et  lui  sont  exemptes  des  vices  comme  des 
fausses  vertus  que  les  passions  entretiennent.  A  leur 
égard  il  commence  par  s'abstenir  de  toute  ironie  et  de 
toute  malveillance,  même  s'il  a  subi  d'eux  quelque 
offense.  A  leur  colère,  à  leur  mépris,  à  leur  haine  il 
s'efforce  de  répondre  par  la  tranquillité  de  l'âme,  par 
l'estime  judicieuse,  par  l'amour.  Il  leur  est  secourable 
autant  qu'il  le  faut,  non  par  un  sentiment  de  pitié  trop 
facile  à  abuser,  et  qui  ne  serait  que  l'imitation  pas- 
sive de  leur  tristesse,  mais  par  son  impassible  zèle  à 
les  tirer  de  leurs  embarras  et  de  leur  misère.  Il  ne  fait 
point  dépendre  son  dévouement  à  leurs  intérêts  de 
faveurs  ou  de  bienfaits  de  circonstance.  H  prend  les 
hommes  en  général  tels  qu'ils  sont  sans  leur  deman- 
der d'être  ce"  qu'ils  ne  sont  pas.  Or  «  pour  accepter 


180     FIGURES  ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

chacun  d'eux  avec  son  caractère  propre,  et  pour  être 
cependant  maître  de  soi  au  point  de  ne  pas  partager 
leurs  passions,  il  faut  une  singulière  puissance  sur 
Roi-même.  »  Tel  il  est  encore  dans  la  cité  :  la  société 
civile  est  le  résultat  d'un  consentement  commun  des 
individus  qui  renoncent  à  faire  valoir  la  puissance 
qu'ils  tiennent  chacun  de  sa  nature  et  qui  s'engagent 
par  cette  renonciation  à  ne  rien  faire  qui  puisse  porter 
préjudice  à  autrui;  en  revendiquant  pour  elle  le  droit 
de  décider  du  juste  et  de  l'injuste,  la  société  ainsi  insti- 
tuée ne  vise  qu'à  défendre  les  intérêts  communs  liés  à 
sa  conservation  et  qu'à  empêcher  un  retour  au  simple 
état  de  nature  :  ce  n'est  donc  pas  directement  de  l'es- 
sence  de  l'âme  humaine  qu'elle  tire  sa  notion  du  juste 
et  de  l'injuste.  Cependant  «  l'homme  qui  est  conduit 
par  la  raison  est  plus  libre  dans  la  cité  où  il  vit  selon 
le  décret  commun  que  dans  la  solitude  où  il  n'obéit 
qu'à  lui-même.  »  Mais  plus  profondément  que  de  la 
société  civile  il  fait  partie  de  cette  société  des  hommes 
en  tant  qu'hommes,  qui  repose  à  la  fois  sur  une  réci- 
procité de  services  et  sur  une  identité  de  nature.  «  Si 
deux  individus  de  nature  tout  à  fait  identique  s'unissent 
réciproquement,  ils  composent  un  individu  deux  fois 
plus  puissant  que  chacun  d'eux  séparément.  Rien 
donc  de  plus  utile  à  l'homme  que  l'homme  même  :  les 
hommes,  dis-je,  ne  peuvent  rien  souhaiter  de  mieux 
pour  la  conservation  de  leur  être  que  cet  accord  de 
tous  en  toutes  choses  qui  fait  que  les  âmes  et  les  corps 
de  tous  ne  forment  pour  ainsi  dire  qu'une  seule  âme 
et  qu'un  seul  corps;  de  telle  façon  que  tous  ensemble 
s'efforcent,  autant  qu'il  est  en  eux,  de  conserver  leur 
être,  que  tous  ensemble  cherchent  ce  qui  leur  est 
d'utilité  commune  à  tous.  D'où  il  suit  que  les  hommes 
que  la  raison  gouverne,  c'est-à-dire  ceux  qui  cherchent 
ce  qui  leur  est  utile  sous  la  direction  de  la  raison,  ne 
désirent  rien  pour  eux-mêmes  qu'ils  ne  désirent  aussï 
pour  les  autres  hommes,  et  sont  ainsi  justes,  de  bonn» 
foi  et  honnêtes.  »  Ainsi  Spinoza,  à  la  façon  des  Stof- 


SPINOZA  181 

ciens,  rapporte  l'union  des  hommes  à  l'identité  en  tous 
d'une  même  raison.  Tandis  que.  divisés  par  la  pas- 
sion, les  hommes  ne  pratiquent  d'autre  émulation 
que  l'envie,  ne  faisant  qu'un  par  la  raison,  ils  ne  pra- 
tiquent d'autre  émulation  que  celle  de  la  vertu.  Ils 
vivent  à  la  fois  d'une  vie  propre  et  d'une  vie  com- 
mune. Ils  sont  indivisibicment  chacun  pour  soi  et  cha- 
cun pour  tous.  C'est  qu'à  la  différence  des  biens  sen- 
sibles, dont  la  possession  exclusive  suscite  l'égoisme 
et  l'envie,  le  bien  de  la  raison,  qui  n'est  autre  que  la 
connaissance  de  Dieu,  est  par  nature  capable  de  se 
répandre  en  tous  d'une  effusion  sans  partage. 

Cependant  l'homme  même  qui  se  conduit  par  la 
raisun  n'a  pas  la  faculté  absolue  d'approprier  à  ses 
convenances  les  choses  extérieures  dont  la  puissance 
surpasse  infiniment  la  sienne  :  il  ne  peut  donc  être 
jamais  sûr  que  les  circonstances  se  prêtent  à  l'accom- 
plissement de  ses  désirs.  Mais  ses  désirs,  s'ils  sont 
raisonnables,  ont  pour  caractère  d'être  hors  de  toutes 
les  atteintes  du  dehors  et  d'échapper  à  linfluence  des 
impressions  que  le  milieu  inflige  à  ses  sens.  Et  ce  qui 
les  élève  au-dessus  de  l'inquiétude  et  de  la  tristesse, 
c'est  encore  la  connaissance,  par  laquelle  se  repré- 
sente la  nécessité  de  l'ordre  universel,  t  Dans  la  me- 
sure où  l'âme  connaît  toutes  choses  comme  nécessaires, 
elle  a  sur  les  affections  une  puissance  plus  grande, 
c'est-à-dire  qu'elle  a  moins  à  pâtir  d'elles...  C'est  ce 
que  l'expérience  même  atteste.  Nous  voyons  en  effet 
que  la  tristesse  causée  par  la  perte  d'un  bien  s'adou- 
cit dès  que  celui  qui  l'a  perdu  considère  qu'il  n'y  avait 
aucun  moyen  de  le  conserver.  »  «  Nous  saurons  tou- 
jours, dit  encore  Spinoza,  supporter  d'une  âme  égale 
les  événements  contraires  à  ce  que  réclame  la  considé- 
ration de  notre  intérêt,  si  nous  avons  conscience  que 
nous  avons  bien  accompli  notre  tâche,  que  la  puis- 
sance dont  nous  disposons  n'a  pas  été  assez  étendue 
pour  éviter  ces  choses,  et  que  nous  ne  sommes  qu'une 
partie  de  la  nature  dont  nous  suivons  l'ordre.  Si  nous 


18:2     FIGURES   ET   DOCTRINKS   DE   PIULOSOPUES 

comprenons  cela  clairement  et  distinctement,  cette 
partie  de  notre  être  qui  se  définit  par  l'intelligence, 
c'est-à-dire  la  meilleure  partie  de  nous,  trouvera  là  un 
plein  contentement  et  s'efi'orcera  d'y  persévérer.  Car, 
en  tant  que  nous  possédons  l'intelligence,  nous  ne 
pouvons  rien  désirer  que  ce  qui  est  nécessaire  et,  ab- 
solument, ne  trouver  de  contentement  que  dans  la 
vérité;  dans  la  mesure  donc  où  nous  comprenons  jus- 
tement cela,  l'effort  de  la  meilleure  partie  de  nous- 
mêmes  est  d'accord  avec  l'ordre  de  la  nature  entière.  » 
Ainsi  c'est  dans  l'idée  de  la  nécessité  universelle  que 
Spinoza,  comme  autrefois  les  Stoïciens,  place  la 
règle  des  désirs  et  la  condition  de  la  sérénité  de 
l'âme;  cette  idée,  quand  elle  est  clairement  et  distinc- 
tement conçue,  est  étrangère  à  toutes  les  images  de 
tyrannie  et  de  fatalité  qu'elle  excite  chez  tant  d'hommes; 
elle  est  au  contraire  l'idée  dont  la  représentation,  en 
réprimant  les  mouvements  aveugles  de  la  sensibilité, 
met  la  puissance  humaine  sous  l'empire  de  la  raison, 
c'est-à-dire  la  rattache  à  son  principe  et  la  fait  libre. 
Seulement,  tandis  que  les  Stoïciens,  affirmant  la  fina- 
lité dans  le  monde,  inclinaient  avoir  dans  la  nécessité 
universelle  des  convenances  profondes  avec  la  nature 
humaine,  Spinoza,  adversaire  résolu  des  causes  finales, 
pose  l'ordre  de  la  nécessité  comme  un  ordre  géomé- 
trique indifférent  à  tous  les  intérêts  humains,  et  qui 
ne  se  rapporte  à  l'effort  essentiel  de  l'homme  que  par 
la  raison  qui  le  conçoit. 

■  *   * 

Cependant  il  ne  suffit  pas  de  montrer  en  quoi  con- 
siste la  liberté  véritable  de  l'homme;  il  faut  encore 
indiquer  la  voie  qui  y  conduit.  C'a  été,  selon  Spinoza, 
l'illusion  des  Stoïciens  de  croire  que  nous  avons  sur  nos 
passions  par  notre  volonté  un  empire  absolu.  L'expé- 
rience du  reste  a  fini  par  les  contraindre  d'avouer, 
contre  leurs  propres  principes,  que  pour  nous  rendre 


SPINOZA  .^3 

maîtres  de  nous-mêmes  il  faut  un  exercice  renouvelé 
et  un  long  entraînement.  Si  considérable  que  Spinoza 
fasse  le  rôle  de  la  connaissance  vraie  dans  notre  libé- 
ration, il  ne  croit  pas  que  l'intervention  de  la  raison 
puisse  se  produire  tout  d'un  coup  et  soit  immédiate- 
ment efficace.  D'autre  part,  il  n'oppose  pas  la  raison 
à  la  passion  comme  si  la  passion  ne  contenait  au  fond 
d'elle-même  rien  de  positif,  de  naturel,  par  consé- 
quent de  légitime.  Car  de  même  que  toute  idée,  mode 
nécessaire  de  la  Pensée  divine,  est  vraie  en  tant 
qu'idée,  tout  désir  est  bon  en  tant  que  désir  :  ce  qui 
est  faux  ou  mauvais,  c'est  l'idée  qui  prétend  dépasser 
son  sens,  c'est  le  désir  qui  prétend  dépasser  sa  puis- 
sance; et  dans  les  deux  cas  cette  prétention  résulte 
pareillement  de  l'influence  exercée  sur  l'âme  par  l'ima- 
gination, autrement  dit  de  l'influence  exercée  sur  le 
corps  de  l'individu  humain  par  les  corps  extérieurs. 
La  connaissance  qui  nous  afïranchit  n'accomplit  pas 
son  œuvre  en  extirpant  la  passion  dans  sa  racine, 
mais  au  contraire  en  faisant  valoir  la  vérité  radicale 
de  toute  affection  contre  les  excroissances  pernicieuses 
qui  se  sont  développées  sur  elle  à  son  détriment. 

Ce  qu'il  s'agit  donc  d'expliquer,  c'est  non  la  sup- 
pression, mais  la  conversion  de  nos  désirs.  Or  cette 
conversion  ne  s'efTectue  pas  par  la  seule  connaissance 
vraie  du  bon  et  du  mauvais.  C'est  avant  tout  par  les 
sentiments  auxquels  ils  sont  liés  que  nos  désirs  se 
règlent,  s'attachant  aux  choses  qui  les  favorisent,  se 
détachant  des  choses  qui  les  dépriment,  toujours  et 
partout  travaillant  à  se  contenter  et  à  s'épanouir. 
Aucune  afïocliun  ne  peut  donc  être  réduite  ou  suppri- 
mée sinon  par  une  affection  contraire  et  plus  forte. 
Tant  qu'elle  est  simplement  vraie,  d'une  vérité  pure- 
ment abstraite,  la  connaissance  du  bon  et  du  mauvais 
ne  peut  réduire  aucune  aflection;  il  faut  qu'elle  de- 
vienne elle-même  afiection,  et  affection  pourvue  d'une 
puissance  suffisante.  Car  même  si  elle  est  arrivée  à 
faire  naître  un  désir  conforme  à  ce  qu'elle  représente, 


184     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

il  arrive  souvent  que  ce  désir  est  annihilé  ou  entravé 
par  d'autres  désirs  issus  des  passions  qui  dominent 
l'âme.  Dans  la  lutte  qui  s'engage  entre  l'imagination 
et  la  raison,  l'imagination  a  pour  elle  toute  la  force 
des  habitudes  antérieures,  et  elle  n'a  pas  de  peine  à 
étouffer  la  raison  naissante.  C'est  ainsi  que,  tout  en 
voyant  le  meilleur  et  en  l'approuvant,  nous  faisons  le 
pire.  Alors  le  vrai  bien,  entrevu  et  conçu,  ne  fait  que 
nous  rendre  plus  douloureuses  notre  impuissance  et 
nos  défaillances.  C'est  ce  qu'a  sans  doute  voulu  mar- 
quer l'Ecclésiaste  quand  il  a  dit  :  «  Qui  accroît  sa 
science  accroît  sa  douleur.  » 

Ceci  ne  signifie  point,  certes,  qu'il  faille  renoncer  à 
la  science  parce  qu'elle  ne  confère  pas  immédiatement 
toute  la  puissance  que  nous  attendons  d'elle.  Ceci 
marque  simplement  que  nous  devons  compter  avec  le 
temps  et  sur  le  temps  pour  que  cette  science  se  dégage 
de  la  vie  et  parvienne  à  la  gouverner.  Dans  toute 
affection  qui  est  une  passion  il  entre,  nous  l'avons  vu, 
deux  éléments  :  un  élément  positif  et  interne,  qui  est 
le  fond  même  de  notre  désir,  un  élément  adventice, 
qui  est  l'attachement  de  ce  désir  aux  choses  exté- 
rieures que  l'imagination  représente.  Or  il  arrive  que 
l'expérience  se  charge  d'affaiblir  ou  de  rompre  cet 
attachement  par  le  seul  effet  des  lois  qui  régissent  le 
mécanisme  des  affections.  En  d'autres  termes,  ce  sont 
souvent  les  passions  proprement  dites  qui,  en  se  con- 
trariant ou  en  s'usant,  nous  font  rentrer  en  nous  et 
nous  forcent  à  réfléchir  :  le  désir  de  nous  venger  est 
combattu  par  la  crainte  des  représailles,  l'emporte- 
ment de  l'amour  est  arrêté  par  la  pensée  des  obstacles 
à  vaincre  ou  par  celle  des  déceptions  subies.  Comme 
toute  passion  engendre  en  nous  une  tristesse  plus  ou 
moins  directe,  elle  tend  à  se  transformer,  à  éliminer 
d'elle  ce  qui  doit  nous  la  rendre  mauvaise.  En  outre, 
comme  les  objets  de  nos  passions  nous  affectent  diffé- 
remment selon  les  circonstances  dans  lesquelles  ils  sont 
représentés,  il  s'établit  entre  les  affections  une  con- 


SPINOZA  i85 

currence  qui  doit  flnaleraent  aboutir  à  la  prépondé- 
rance de  certaines  d'entre  elles.  Une  affection  est 
d'autant  plus  forte  quelle  se  rapporte  à  une  chose 
présente  au  lieu  d'une  chose  passée  ou  future,  qu'elle 
se  rapporte  à  plusieurs  causes  qui  l'entretiennent  au 
lieu  de  causes  qui  se  divisent  ou  d'une  cause  unique 
particulière  :  elle  tend  en  outre  d'autant  plus  à  occu- 
per l'àme.  Une  affection  est  donc  puissante  et  durable 
en  proportion  de  la  réalité  et  de  la  permanence  de 
son  objet.  Or  ce  qui  est  par  excellence  permanent  et 
réel,  c'est  la  vérité  telle  que  la  raison  la  conçoit.  Par 
suite  les  affections  qui  tirent  de  la  raison  leur  origine 
sont  de  toutes  les  plus  puissantes,  les  plus  capables 
de  l'emporter  sur  les  autres. 

Mais,  encore  une  fois,  il  faut  tenir  compte  du  temps 
qui  travaille  pour  nous  en  multipliant  les  circonstances 
dans  lesquelles  nos  affections  usent  leurs  éléments 
passifs  et  les  occasions  dans  lesquelles  les  images  des 
choses  se  laissent  comprendre  par  des  idéees  vraies.  Et 
en  attendant  que  notre  connaissance  de  nous-mêmes 
se  constitue  et  s'affermisse,  il  nous  faut  prendre  l'habi- 
tude d'associer  à  nos  actes  et  à  nos  désirs  la  pensée  de 
certains  préceptes  conformes  à  la  raison  de  façon  à  en 
subir  peu  à  peu  l'influence.  Spinoza  a  finement  analysé 
l'emploi  que  nous  pouvons  faire  de  procédés  encore 
irrationnels  pour  préparer  en  nous  l'avènement  de 
la  vie  raisonnable.  «  Le  mieux  donc  que  nous  puis- 
sions faire  tant  que  nous  n'avons  pas  une  connais- 
sance parfaite  de  nos  affections,  c'est  de  concevoir  une 
droite  règle  de  conduite  ou  des  principes  de  vie  cer- 
tains, de  les  confier  à  la  mémoire,  et  d'en  faire  une 
application  continuelle  aux  cas  particuliers  qui  se  ren- 
contrent fréquemment  dans  la  vie,  de  façon  que  noîre 
imagination  en  soit  largement  affectée  et  que  toujours 
ils  nous  reviennent  aisément  à  l'esprit.  Par  exemple, 
nous  avons  mis  au  nombre  des  principes  de  vie,  qu'il 
faut  vaincre  la  haine,  non  par  la  haine,  mais  par 
l'amour  ou  la  générosité.  Si  nous  voulons  avoir  ce  pré- 


18G     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

cepte  de  la  raison  toujours  présent  à  l'esprit  au  mo- 
ment d'en  faire  usage,  nous  devons  souvent  ramener 
et  retenir  notre  pensée  sur  les  olï'enses  communes  des 
hommes,  ainsi  que  sur  la  manière  et  le  moyen  de  les 
repousser  le  mieux  possible  par  la  générosité;  de  la 
sorte  en  effet  nous  joindrons  l'image  de  l'olfense  à 
l'imagination  de  cette  règle,  si  bien  qu'aussitôt  qu'une 
offense  nous  sera  faite,  la  règle  ne  manquera  pas  de 
se  présenter  à  notre  esprit.  Supposons  en  outre  que 
nous  ayons  facilement  présente  la  considération  de 
notre  intérêt  véritable  et  du  bien  qui  résulte  d'une 
amitié  mutuelle  et  d'une  société  commune,  si  de  plus 
nous  avons  devant  les  yeux  ces  deux  autres  principes, 
premièrement,  que  d'une  manière  de  vivre  conforme  à 
la  droite  raison  naît  dans  notre  âme  le  plus  parfait 
contentement,  et,  en  second  lieu,  que  les  hommes 
comme  les  autres  êtres  agissent  par  une  nécessité  de 
nature  :  alors  l'offense,  c'est-à-dire  la  haine  qui  en 
résulte  ordinairement,  n'occupera  qu'une  très  petite 
partie  de  l'imagination  et  sera  aisément  surmontée;  ou 
si  la  colère  qui  naît  ordinairement  des  offenses  les  plus 
graves  ne  peut  être  surmontée  aussi  aisément,  elle  le 
sera  cependant,  quoique  non  sans  combats  intérieurs 
sans  doute,  mais  en  beaucoup  moins  de  temps  certai- 
nement que  si  nous  n'avions  pas  fait  de  ces  préceptes 
l'objet  de  nos  méditations.  C'est  encore  de  la  même 
façon  qu'il  faut  penser,  pour  se  débarrasser  de  la 
crainte,  à  l'emploi  de  la  bravoure  :  il  faut  passer  en 
revue  et  ramener  souvent  dans  son  imagination  les 
périls  communs  de  la  vie,  et  se  redire  que  la  présence 
d'esprit  et  le  courage  sont  les  meilleurs  moyens  de  les 
écaiier  et  de  les  surmonter.  Mais  il  est  bon  d'observer 
qu'en  ordonnant  nos  pensées  et  nos  images,  nous 
devons  toujours  avoir  égard  à  ce  qu'il  y  a  de  bon  en 
chaque  chose,  afin  que  ce  soient  toujours  des  senti- 
ments de  joie  qui  nous  déterminent  à  agir.  » 

La  certitude  de  la  vie  raisonnable  n'est  pleinement 
conquise  que  par  la  connaissance  vraie  appliquée  à 


SPINOZA  187 

nos  affections.  Mais  cette  connaissance  ne  nous  fait  rien 
i^erdre  de  la  puissance  positive  d'agir  que  la  passion  a 
pu  susciter  et  accroître  en  nous;  ce  que  nous  avons 
lait  accidentellement  de  bon  sous  l'innuence  de  la  pas- 
sion, nous  pouvons  le  faire  essentiellement  par  la 
seule  raison.  Que  ce  soient  des  actes  accomplis  dans 
notre  intérêt  ou  des  actes  accomplis  dans  l'intérêt 
dautrui,  dès  qu'ils  sont  en  eux-mêmes  rationnels,  la 
raison,  même  si  elle  ne  les  a  pas  d'abord  accomplis, 
est  toujours  capable  de  les  produire.  D'une  faç"on  géné- 
rale, en  dehors  des  affections  passives  qui  relèvent  de 
l'imagination,  il  y  a  des  affections  actives  qui  se  rap- 
portent à  la  raison  :  ces  affections  actives  constituent 
la  force  d"àme  qui  se  divise  en  fermeté  et  en  généro- 
sité. La  fermeté  est  le  désir  par  lequel  un  individu 
s'efforce  de  se  conserver,  en  vertu  du  seul  commande- 
ment de  la  raison.  La  générosité  est  le  désir  par  lequel 
un  individu  s-efforce,  en  vertu  du  seul  commandement 
de  la  raison,  d'assister  les  autres  hommes  et  d'établir 
entre  eux  et  lui  un  lien  d'amitié.  La  raison  ne  sup- 
prime donc  point  le  désir,  ni  l'affection  :  elle  les  élève 
jusqu'à  elle,  ou  mieux,  elle  les  connait  comme  déri- 
vant d'elle. 

Plus  précisément  elle  a  pour  effet  de  séparer  par  la 
connaissance  le  désir  et  l'affection  de  l'image  de  leurs 
causes  extérieures  qui  n'en  sont  pas  les  causes  véri- 
tables, de  les  ramener  au  principe  qui  réellement  les 
engendre  et  les  soutient,  c'est-à-dire  à  Dieu.  Comme 
toute  idée  enveloppe  l'affirmation  de  Dieu,  tout  désir 
enveloppe  l'amour  de  Dieu  :  c'est  Tamour  essentiel, 
indestructible  de  Dieu  que  nous  portons  jusque  dans 
la  passion,  mais  dégénéré  alors  en  une  idolâtrie  qui 
voue  son  culte  aux  êtres  sensibles  particuliers;  c'est 
cet  amour  de  Dieu  que  la  raison  nous  restitue  dans  sa 
vérité  et  dans  sa  puissance  intérieure.  «  Qui  se  connaît 
lui-même,  et  connaît  ses  affections  clairement  et  dis- 
tinctement, aime  Dieu,  et  l'aime  d'autant  plus  qu'il  se 
connaît  plus  et  qu'il  connaît  plus  ses  affections  » .  «  Cet 


188     FIGURES  ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

amour  envers  Dieu  doit  tenir  dans  l'âme  la  plus  grande 
place  ï.  «  Cet  amour  envers  Dieu  ne  peut  être  gâté  ni 
par  un  sentiment  d'envie  ni  par  un  sentiment  de  ja- 
lousie; mais  il  s'entretient  d'autant  plus  que  nous 
nous  représentons  plus  d'hommes  unis  à  Dieu  parle 
môme  lien  d'amour.  »  Telles  sont  les  formules  qui,  au 
terme  de  l'efTort  accompli  par  Spinoza  pour  expliquer 
rationnellement  la  production  des  êtres  par  Dieu  et  le 
développement  de  la  nature  humaine,  concentrent  la 
vérité  nécessaire  et  suffisante  pour  le  salut. 

* 

*  * 

Cependant  le  salut  n'a-t-il  pas  pour  condition  ou 
pour  caution  la  vie  future,  et  n'est-ce  pas  l'idée  de  la 
vie  future,  des  récompenses  ou  des  peines  qu'elle  nous 
réserve,  qui  doit  régler  notre  conduite  dans  la  vie  pré- 
sente? Telle  est  en  effet  la  conviction  de  la  plupart 
des  hommes.  «  Ils  semblent  croire,  dit  Spinoza,  qu'ils 
sont  libres  dans  la  mesure  où  il  leur  est  permis  d'obéir 
à  leur  appétit  sensuel  et  qu'ils  cèdent  de  leur  droit 
dans  la  mesure  où  ils  sont  tenus  à  vivre  selon  les  pres- 
criptions de  la  loi  divine.  La  moralité  donc  et  la  reli- 
gion, et,  absolument  parlant,  tout  ce  qui  se  rapporte  à  la 
force  d'âme,  ils  croient  que  ce  sont  des  fardeaux  dont 
ils  espèrent  être  exonérés  après  la  mort  pour  recevoir 
le  prix  de  la  servitude,  c'est-à-dire  de  la  moralité  et  de 
la  religion  ;  et  ce  n'est  pas  seulement  cet  espoir,  c'est 
aussi  et  principalement  la  crainte  d'être,  après  la  mort, 
punis  de  durs  supplices,  qui  les  induit  à  vivre  selon 
les  prescriptions  de  la  loi  divine  autant  que  le  leur  per- 
mettent leur  débilité  et  leur  impuissance  intérieure.  Et 
si  cet  espoir  et  cette  crainte  n'étaient  pas  au  cœur  des 
hommes,  si  les  hommes  au  contraire  croyaient  que  les 
âmes  périssent  avec  le  corps,  et  qu'il  ne  reste  pas  aux 
malheureux,  accablés  du  poids  de  la  moralité,  la  jouis- 
sance d'une  vie  plus  longue,  ils  reviendraient  à  leur 
naturel  et  voudraient  tout  gouverner  selon  leur  appé- 


SPINOZA  189 

tit  sensuel  et  obéir  à  la  fortune  plutôt  qu'à  eux-mêmes. 
Toutes  choses  absurdes  à  mon  avis,  autant  que  le 
serait  le  fait  de  quelqu'un  qui,  parce  qu'il  ne  croit  pas 
pouvoir  nourrir  son  corps  de  bons  aliments  pour  l'éter- 
nité, aimerait  mieux  se  saturer  de  poisons  et  de  subs- 
tances mortelles;  pareillement,  parce  que  l'on  croit 
que  l'âme  n'est  pas  éternelle  ou  immortelle,  on  aime- 
rait mieux  être  insensé  et  vivre  sans  la  raison  ;  absur- 
dités telles  qu'elles  méritent  à  peine  d'être  relevées.  » 
Il  faut  donc  le  dire  hautement  :  toutes  les  vertus  qui 
dérivent  de  la  fermeté  d'âme  et  de  la  générosité,  qui 
composent  véritablement  la  vie  morale  et  religieuse, 
sont  essentiellement  désirables  pour  elles-mêmes, 
c'est-à-dire  qu'elles  ne  laisseraient  pas  de  l'être,  quand 
même  nous  ne  saurions  pas  que  notre  âme  est  éter- 
nelle. 

Mais  nous  pouvons  savoir  qu'elle  l'est  :  et  c'est,  à 
vrai  dire,  la  vie  éternelle,  non  la  vie  future,  qui  est  au 
principe,  non  à  la  fin,  de  notre  désir  d'être  sauvés. 
Sans  doute,  «  il  est  impossible  qu'il  nous  souvienne 
d'avoir  existé  avant  le  corps,  puisqu'il  ne  peut  y  avoir 
dans  le  corps  aucune  trace  de  cette  existence,  et  que 
l'éternité  ne  peut  se  définir  par  le  temps  ni  avoir 
aucun  rapport  au  temps.  Nous  sentons  néanmoins  et 
nous  éprouvons  que  nous  sommes  éternels.  Car  l'âm^i 
ne  sent  pas  moins  ces  choses  qu'elle  conçoit  par  l'en- 
tendement que  celles  qu'elle  a  dans  la  mémoire.  Les 
jeux  de  l'âme,  par  lesquels  elle  voit  et  observe  les 
choses,  sont  les  démonstrations  mêmes.  »  Et  voici 
quelle  est,  pour  ce  qui  est  de  l'éternité  de  l'âme,  la 
teneur ,de  ces  démonstrations.  Chaque  âme  individuelle 
a  dans  la  Pensée  divine  une  certaine  essence  comme  en 
a  une  dans  l'Étendue  divine  le  corps  qui  est  son  objet. 
Or,  tandis  que  les  existences  des  êtres  finis,  déter- 
minées dans  la  durée  par  des  causes  extérieures, 
péri:«sent  comme  elles  sont  nées,  leurs  essences  décou- 
lant des  attributs  de  Dieu  par  une  nécessité  intérieure 
sont  éternelles  :  l'essence  de  tout  corps  humam  ofi're 


190     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

donc  à  l'âme  qui  lui  est  unie  un  objet  éternel.  Déplus, 
l'âme  est  capable  de  se  connaître  dans  son  essence 
propre,  comme  dans  son  objet  et  dans  sa  cause,  grâce 
à  une  faculté  d'intuition  intellectuelle  qu'elle  possède 
par  delà  les  méthodes  de  la  raison  déductive,  appli- 
cables avant  tout  aux  propriétés  communes  des  choses. 
Au  reste  les  méthodes  de  la  raison  déductive  prépa- 
rent à  exercer  cette  faculté  d'intuition,  comme  cette 
faculté  d'intuition  s'applique  immédiatement' au  prin- 
cipe suprême  de  la  vérité  de  toutes  les  connaissances 
quelles  qu'elles  soient.  Le  vrai,  à  quelque  degré  qu'on 
l'atteigne,  est  éternel,  et  communique  son  éternité  aux 
idées  qui  le  représentent.  Notre  âme  est  donc  éternelle 
dans  la  mesure  où  elle  connaît  la  vérité,  et  ne  laisse 
périr  d'elle  que  ce  qui  exprime  les  modifications  du 
corps  dans  la  durée,  c'est-à-dire  les  idées  des  sens  et 
de  l'imagination.  Qu'elle  connaisse  au  plus  haut  degré 
de  son  effort  la  vérité  qui  la  constitue  dans  son  essence 
même,  et  de  là  découle  pour  elle  le  contentement  le 
plus  élevé  qu'il  y  ait;  sachant  qu'elle  est  en  Dieu  et 
qu'elle  ne  peut  être  conçue  que  par  Dieu,  c'est  à  Dieu 
qu'elle  rapporte  la  cause  de  sa  joie  comme  la  cause  de 
son  être  :  ainsi  elle  aime  Dieu.  Or  cet  amour  de  Dieu, 
qui  échappe  à  toutes  les  vicissitudes  de  l'amour  sen- 
sible, est  un  amour  intellectuel,  par  suite  aussi  un 
amour  éternel.  Et,  dans  cet  amour  intellectuel,  Dieu  et 
l'homme  communiquent  intimement.  Car  Dieu,  qui 
en  soi  est  impassible,  produit  comme  mode  de  la 
Pensée  une  idée  de  lui-même,  par  laquelle  il  se  con- 
naît comme  cause  de  son  infinie  puissance.  Il  s'aime 
ainsi  lui-même,  mais  essentiellement  dans  ce  qu'il 
engendre.  En  tant  qu'il  s'aime  lui-même,  il  aime 
donc  les  hommes;  et commel'essenceéternellede l'âme 
humaine  est  une  modification  de  la  Pensée  divine, 
l'amour  de  l'âme  envers  Dieu  et  l'amour  de  Dieu 
envers  les  hommes  sont  une  seule  et  même  chose.  En 
cet  amour  consiste  le  salut,  la  béatitude,  ou,  comme 
disent  les  Livres  sacrés,  la  Gloire. 


SPINOZA  191 

Mais  il  faut  bien  s'entendre  :  la  béatitude  ne  s'ajoute 
pas  à  la  vertu  comme  une  récompense  qui  y  serait 
attribuée  par  surcroît  :  la  béatitude  est  la  vertu  m(?me. 
Elle  n'est  pas  non  plus  l'effet  de  notre  victoire  sur  les 
passions  :  elle  en  est  la  cause.  Les  exigences  du  langage 
et  les  habitudes  de  l'imagination  nous  obligent  à  la 
représenter  comme  si  elle  commençait  à  un  certain 
moment  du  temps,  comme  si  elle  était  le  succès  gra- 
duellement poursuivi  et  finalement  conquis  de  notre 
effort  :  mais  en  vérité  elle  est,  hors  de  la  durée,  le 
principe  de  la  liberté  que  nous  manifestons  dans  la 
vie  présente.  Ainsi  il  semble  que  la  doctrine  spinoziste 
porte  à  l'extrême,  en  l'appropriant  à  la  forme  spéciale 
de  son  rationalisme,  la  conception  religieuse  de  la 
grâce;  elle  en  rejette  l'idée  d'une  élection  arbitraire, 
ainsi  que  celle  dune  réprobation  positive  attachée  à 
l'impuissance  :  elle  en  retient  l'idée  de  la  détermina- 
tion éternelle  de  notre  destinée  par  la  puissance  infinie 
de  Dieu  qui  nous  produit  chacun  avec  une  certaine 
essence.  Mais  il  n'y  a  là  pour  Spinoza  aucun  mystère  : 
car  on  ne  saurait  traiter  de  mystère  la  nécessité  ration- 
nelle en  vertu  de  laquelle  de  la  nature  divine  doivent 
découler  une  infinité  de  choses  constituées  par  des 
essences  diverses,  c  On  voit,  dit  Spinoza,  combien  vaut 
le  Sage  et  combien  il  l'emporte  en  pouvoir  sur  l'igno- 
rant que  la  seule  passion  conduit.  L'ignorant,  outre 
qu'il  est  ballotté  de  mille  façons  par  les  causes  exté- 
rieures et  qu'il  ne  possède  jamais  le  vrai  contentement 
de  l'âme,  vit  dans  une  sorte  d'inconscience  de  lui-même, 
de  Dieu  et  des  choses,  et,  sitôt  qu'il  cesse  de  pâtir,  il  cesse 
aussi  d"ètre.  Le  sage  au  contraire,  considéré  comme  tel, 
sent  à  peine  son  âme  troublée;  mais,  ayant  par  une 
certaine  nécessité  éternelle  conscience  de  lui-même, 
de  Dieu  et  des  choses,  il  ne  cesse  jamais  d'être,  et  il 
est  toujours  en  possession  du  vrai  contentement  do 
l'a  me.  > 


192     FIGURES   ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 


*    * 

Ainsi  conclut  VÉthque  de  Spinoza.  Elle  a  voulu  être 
la  justification  philosophique  de  cette  grande  idée  reli- 
gieuse, que  le  salut  est  uniquement  dans  l'amour  de 
Dieu.  Mais,  par  une  sorte  de  paradoxe  qui  en  fait  à  la 
fois  la  grandeur  et  l'insuffisance,  de  Dieu,  de  l'homme 
et  de  leurs  rapports,  elle  a  pre'tendu  ne  retenir  comme 
vrai  que  ce  qui  peut  se  traduire  dans  le  langage  de  la 
réalité  la  plus  nue  et  de  la  nécessité  la  plus  imperson- 
nelle; elle  a  compris  par  la  môme  raison  géométrique 
la  manifestation  de  la  Substance  infinie  en  une  infinité 
de  modes  et  la  reconnaissance  qu'opèrent  les  âmes,  par 
leur  entendement,  de  leur  union  avec  la  Substance 
infinie.  Sans  supprimer  la  vie  intérieure,  elle  a  prétendu 
l'entretenir  non  par  des  ressources  qui  lui  fussent 
propres,  mais  par  l'objet  qui  la  domine  et  auquel  elle 
est  éternellement  liée.  L'aspect  subjectif  de  l'indivi- 
dualité, de  l'effort,  de  l'action  est  ainsi  condamné  ou 
ramené  à  une  illusion;  il  n'en  subsiste  que  l'aspect 
objectif,  réductible  à  des  causes  qui  les  expliquent 
dans  l'homme  sans  les  expliquer  par  l'homme,  qui  ne 
sauraient  souffrir  même  un  simple  partage  avec  cette 
prétendue  cause,  que  serait  la  volonté  réfléchie  de  se 
représenter  des  fins  et  de  se  déterminer  par  choix 
pour  certaines  d'entre  elles.  De  là  résulte  sans  aucun 
doute  l'aversion  qu'a  si  souvent  et  comme  immédiate- 
ment provoquée  le  spinozisme.  Se  dépouiller  de  soi 
pour  se  satisfaire  par  ce  qui  n'a  rien  de  soi  et  n'a 
aucune  intimité  avec  soi  :  il  a  paru  que  cette  exigence 
avait  quelque  chose  de  par  trop  violent  pour  notre 
nature  et  qu'elle  était  dans  le  fond  contradictoire. 

De  là  aussi,  en  retour,  l'attrait  puissant  que  le  spi- 
nozisme a  exercé  sur  les  intelligences  habituées  par 
leur  genre  d'éducation  et  leur  mode  de  recherche  à 
ne  prendre  intérêt  qu'à  la  vérité  des  choses  comme 
choses,  mais  portées  en  outre  à  se  représenter  leâ 


SPINOZA  493 

choses  dans  un  ordre  total  et  systématique  d'où  leur 
vie  puisse  tirer  son  sens  et  sa  règle.  Elles  sont  natu- 
rellement conquises  par  cette  tentative  en  quelque 
manière  héroïque  pour  supprimer  toute  accommodation 
préalable  de  la  doctrine  à  nos  tendances,  pour  ne  rien 
accepter  qui  vienne  uniquement  du  dedans  de  nous- 
mêmes,  pour  tirer  d'un  savoir  portant  sur  l'ensemble 
des  objets  la  matière  positive  et  le  principe  certain 
d'une  espèce  de  religion.  Mais  est-ce  une  religion  véri- 
tablement que  cette  métaphysique  de  la  science  pure- 
ment objective,  autrement  dit,  que  cette  conception 
qui,  ne  se  reliant  à  l'homme  que  pur  la  faculté  suprême 
de  comprendre  l'ordre  ou  l'unité,  laisse  inévitablement 
hors  d'elle  tant  d'éléments  humains,  et  ^  un  degré 
inûniment  plus  considérable  encore,  tant  d'êtres 
humains? 

11  est  remarquable  que  le  spinozisme  échappe  en 
quelque  mesure  à  ce  défaut.  La  force  singulière  et  la 
valeur  universelle  du  sentiment  religieux  qui  l'inspire 
dominent  et  entraînent  la  logique  des  idées  qui  le 
constituent.  Quand  ces  idées  réussissent  à  convaincre, 
c'est  souvent  par  la  vertu  du  sentiment  dont  elles  sont 
l'expression  incomplète.  Elles  s'imprègnent  de  toutes 
ces  aspirations  subjectives  de  l'âme,  qu'elles  dépouil- 
lent pourtant  de  toutes  leurs  virtualités  caractéris- 
tiques pour  les  réduire  à  la  pure  connaissance  de 
leur  objet  souverain.  Au  fait,  si  loin  que  Spinoza  ait 
voulu  pousser  l'exclusion  de  tous  les  éléments  qui 
ne  sont  sentis  et  qualifiés  que  par  nous  à  l'intérieur 
de  notre  conscience,  il  les  a  d'une  certaine  façon 
jéintégrés  en  faisant  correspondre  aux  perceptions 
et  aux  idées  des  états  affectifs  qui  en  traduisent  pour 
nous,  dans  une  expérience  concrète,  le  degré  de  vérité. 
Il  a  assurément  trop  cru  à  l'exactitude  de  cette  traduc- 
tion qui  lui  était  imposée  par  son  système.  Il  a  trop 
cru  que  la  joie  et  la  tristesse  étaient  liées  à  une  con- 
naissance vraie  ou  fausse,  et  il  s'est  appuyé  en  parti- 
culier sur  ce  rapport,  trop  simple  et  souvent  arbi- 

ià 


194     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

traire,  pour  refuser  toute  valeur  à  la  mortification  et 
au  sacrifice,  pour  discréditer  l'ascétique  chrétienne. 
Mais  il  s'est  servi  aussi  de  cette  intime  liaison  de  la 
connaissance  vraie  et  de  la  joie  pour  attribuer  aux 
rapports  de  l'homme  et  de  Dieu,  pour  attribuer  finale- 
ment à  la  nature  divine  elle-même  un  autre  sens  et 
d'autres  déterminations  que  ceux  que  comportait  stric- 
tement une  représentation  rationnelle  de  l'être.  Dieu, 
qui,  d'après  le  premier  livre  de  V Éthique,  est  absolument 
supérieur  et  étranger  à  toutes  les  formes  de  la  sensibi- 
lité et  de  l'activité  humaines,  est  conçu  dans  le  cinquième 
livre  comme  éprouvant  dans  la  Gloire  la  joie  d'un 
amour  infini  :  Dieu  s'aime  lui-même,  et,  en  tant 
qu'il  s'aime  lui-même,  il  aime  les  hommes;  bien  mieux 
c  est  parce  que  Dieu  se  manifeste  par  les  essences  des 
âmes  humaines  considérées  comme  éternelles  qu'il 
aime  les  hommes  effectivement  capables  de  l'aimer. 
Ainsi  s'opère  spécialement  une  union  de  Dieu  et  de 
l'homme  qui  dépasse  de  beaucoup,  semble-t-il,  l'ordre 
de  la  nécessité  impersonnelle  et  indifférente  par  lequel 
les  prémisses  du  système  exprimaient  le  rapport  de  la 
Substance  infinie  à  tous  les  êtres  finis,  quels  qu'ils 
fussent.  L'homme  et  ses  tendances  profondes  finissent 
par  reprendre  ainsi  d'une  certaine  manière  la  place 
privilégiée  dont  ils  avaient  été  destitués. 

Néanmoins  cette  »  humanité  »  ne  reparaît  dans  la 
doctrine  qu'insuffisamment.  La  destinée  humaine  s'y 
règle  sans  qu'entrent  en  jeu  d'autres  facultés  que  celles 
qui  servent  à  la  connaître  telle  qu'elle  est.  L'action  y 
est  estimée  selon  ce  qu'elle  manifeste  ou  ce  qu'elle 
produit  nécessairement,  non  selon  le  sujet  qui  l'ac- 
compht;  la  forme  même  de  l'action  y  est  tenue  pour 
illusoire  en  ce  qu'elle  exprime  sous  l'espèce  de  fins 
réfléchies  à  poursuivre  ce  qui  résulte  simplement  de 
notre  essence;  les  lois  du  développement  des  passions 
y  remplacent  toutes  les  apparentes  initiatives  de  la 
conscience  humaine.  Ainsi  se  trouve  diminué  et  par- 
fois comme  réduit  à  rien  le  rôle  des  dispositions  inté- 


SPINOZA  <95 

rieures,  tout  autant  que  celles-ci  ont  leur  principe 
dans  une  première  et  radicale  volonté  de  bien  ou  de 
mal  faire  :  ainsi  sont  tenues  pour  vaines  toutes  les 
qualifications  proprement  morales  qui  estiment  la 
valeur  de  ces  dispositions.  Assurément  la  doctrine  tra- 
vaille à  restituer  toute  la  matière  de  la  moralité;  mais 
elle  en  supprime,  pour  ainsi  dire,  toute  la  forme;  elle 
néglige  de  parti  pris  et  Tintenlion  avec  laquelle  l'agent 
ge  détermine  et  l'idée  de  la  règle  obligatoire  par 
laquelle  il  se  détermine  :  elle  néglige  autrement  dit  ce 
qu  il  veut  faire  et  ce  qu'il  doit  faire  pour  ne  consi- 
dérer que  ce  qu'il  est  et  ce  qu'il  fait  par  nature.  Elle 
n'admet  pas  que  la  raison  puisse  gouverner  la  con- 
duite autrement  que  par  la  connaissance  de  ce  qui  est 
en  vertu  de  la  puissance  nécessaire  de  l'Être  infini. 
Raidissant  ainsi  déjà  la  pensée  religieuse  qui  l'inspire, 
elle  y  sacrifie,  dans  un  effort  d'abstraction  extrême, 
ce  que  l'action  morale  comporte  de  caractères  propre- 
ment humains  en  dehors  du  savuir  et  ce  qu'elle 
réclame  d'autonomie. 


VI 

KANT 


Dans  la  vie  de  Kant  il  n'y  a  eu  d'extraordinaire  que 
la  puissance  intellectuelle  de  l'homme  qui  l'a  vécue. 
Le  seul  événement  qui  l'ait,  à  une  certaine  heure, 
quelque  peu  agitée  a  été  l'opposition  faite  par  le  gouver- 
nement prussien  au  livre  sur  la  Religion  dans  les  limites 
de  la  simple  raison.  Mais  ce  conflit  tardif  et  momentané 
avec  l'autorité  politique  ne  saurait,  par  exemple,  se 
comparer,  m(*me  de  loin,  au  conflit  autrement  tragique 
que  Spinoza  eut  à  subir  avec  l'autorité  ecclésiastique 
juive,  et  qui  était  la  suite  d'une  très  grave  décision 
intérieure.  Les  plus  grandes  perplexités  de  Kant  furent, 
—  et  encore  seulement  pour  un  temps,  —  les  per- 
plexités de  sa  pensée.  Elles  purent  parfois  être  liées 
en  quelque  façon  à  ce  qu'avaient  de  vif  et  de  fort  ses 
convictions  intimes;  mais  elles  n'en  atteignirent  jamais 
le  fond  solide,  dans  ce  qu'il  avait  surtout  de  personnel. 
Kant  put  donc  se  composer  une  existence  unie  et 
sans  traverses  ;  il  la  préserva  avec  soin  de  toutes  les 
variations  extérieures  qui  auraient  pu  en  altérer  l'or- 
donnance régulière.  Tandis  que  nous  avons  vu  Des- 
cartes céder  longtemps  à  son  humeur  voyageuse, 
penser  et  écrire  en  esprit  dégagé  de  toute  préoccupa- 
tion de  métier,  Kant,  comme  autrefois  Socrate  qui  ne 
voulut  point  s'éloigner  du  territoire  d'Athènes,  resta 
fixé  dans  sa  ville  natale;  et  avec  tout  son  effort  de 
recherche  personnelle  comme  avec  tout  son  génie,  il  y 
réalisa  en  perfection  le  type  de  l'ancien  professeur 
d'une  université  allemande. 


RANT  197 


«    * 


Emmanuel  Kant  naquit  à  Kœnigsberg  le  22  avril  1 724. 
Sa  famille  était-elle,  commo  il  se  plaisait  à  le  prétendre, 
d'(.»rigine  écossaise?  Ce  n'est  point  positivement  si^r. 
Son  père,  Jean-Georges,  était  sellier  :  homme  de  petite 
instruction,  mais  d'intelligence  droite,  dactivilé  labo- 
rieuse, d'honnêteté  rigide.  Sa  mère,  Anna-Ilegina 
Heuter,  était  une  femme  de  grand  sens  et  de  grand 
cœur,  très  pénétrée  de  ses  croyances  religieuses,  mais 
sans  exaltation  et  sans  fanatisme.  Kant  reconnaissait 
avec  émotion  tout  ce  qu'il  devait  à  cette  éducation  du 
foyer.  «  Jamais,  au  grand  jamais,  déclarait-il,  je  n'ai 
rien  eu  à  entendre  de  mes  parents  qui  fût  contre  les 
convenances,  rien  à  voir  qui  fût  contre  la  dignité.  »  A 
sa  mère  surtout  il  fut  toujours  lié,  non  seulement  par 
toute  la  tendresse  et  toute  la  gratitude  de  son  cœur, 
mais  encore  par  les  dispositions  morales  profondes 
qu'en  lui  il  sentait  venir  d'elle.  €  Ma  mère,  disait  il 
encore  volontiers,  était  une  femme  aflectueuse,  riche 
de  sentiment,  pieuse  et  probe,  une  mère  tendre  qui, 
par  de  pieux  enseignements  et  l'exemple  de  la  vertu, 
conduisait  ses  enfants  à  la  crainte  de  Dieu.  Elle  m'em- 
menait souvent  hors  de  la  ville,  attirait  mon  attention 
sur  les  œuvres  de  Dieu,  s'exprimait  avec  de  pieux 
ravissements  sur  sa  toute-puissance,  sa  sagesse,  sa 
bonté  et  gravait  dans  mon  cœur  un  profond  respect 
pour  le  Créateur  de  toutes  choses.  Je  n'oublieiai 
jamais  ma  mère;  car  elle  a  déposé  et  fait  croitre  le 
premier  germe  du  bien  en  moi;  elle  ouvrait  mon  cœur 
aux  impressions  de  la  nature;  elle  excitait  et  élargissait 
mes  idées,  et  ses  enseignements  ont  eu  sur  ma  vie  une 
influence  salutaire  toujours  persistante.  »  La  mère  de 
Kant  mourut  alors  qu'il  n'avait  encore  que  treize  ans, 
non  cependant  sans  avoir  discerné  certains  dons 
exceptionnels  de  son  fils  Emmanuel. 
La  foi  commune  de  la  maison  était  le  piétisme, 


198     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

forme  renouvelée  et  particulièrement  austère  du  pro- 
testantisme luthe'rien,  qui  insistait  avec  une  énergie 
extrême  sur  la  réalité  du  mal  et  la  nécessité  de  la  régé- 
nération, ainsi  que  sur  les  droits  souverains  de  la 
conscience  personnelle  dans  l'adhésion  aux  vérités 
religieuses.  Kant  reçut  une  éducation  piétiste  non  seu- 
lement dans  sa  famille,  mais  encore  au  Collège  Frédéric, 
dont  le  directeur,  Franz-Albert  Schultz,  homme  d'une 
valeur  et  d'une  autorité  considérables,  conciliait  avec 
son  piétisme  le  rationalisme  de  l'école  de  Leibniz  et 
de  WolfT.  Pourtant,  si  Kant  accepta  avec  une  docilité 
respectueuse  l'influence  de  Schultz,  il  garda  peu  de 
goût  pour  les  pratiques  de  dévotion  multipliées  et 
minutieuses  dont  le  piétisme  avait  composé  pour  une 
large  part  le  régime  du  collège.  Pendant  ses  années 
d'écolier  il  se  familiarisa  surtout  avec  la  langue  et  les 
œuvres  des  écrivains  latins  qui  lui  fournirent  plus 
d'une  fois,  dans  son  enseignement  comme  dans  ses 
livres,  des  réminiscences  précieuses  et  qui  laissaient 
toujours  dans  son  esprit  l'empreinte  de  leur  force  et 
de  leur  gravité. 

* 
*   * 

En  1740,  il  se  fit  immatriculer  à  l'Université.  On  ne 
sait  point  avec  précision  comment  il  y  organisa  ses 
études.  S'il  suivit  les  leçons  de  Schultz  sur  la  Dogma- 
tique, rien  ne  prouve  qu'il  ait  jamais  voulu  se  préparer 
au  ministère  ecclésiastique  :  en  tout  cas  il  ne  fut  pas 
régulièrement  inscrit  pour  les  cours  de  théologie.  Il 
tâcha  sans  doute  de  satisfaire  sa  curiosité,  qui  était 
aussi  variée  que  vive,  par  les  enseignements  qui  étaient 
les  plus  nouveaux  pour  lui.  C'est  ainsi  qu'il  s'initia 
avec  une  ardeur  singulière  à  la  science  de  la  nature 
telle  que  la  professait  un  maître  remarquable,  Martin 
Knutzen,qui,  tout  en  combinant  comme  Schultz  le  pié- 
tisme avec  le  rationalisme  de  l'école  wolffîenne,  s'était 
fait  le  zélé  propagateur  des  idées  scientifiques  de 


KANT  19» 

Newlon.  Il  est  à  observer  que  les  premiers  écrits  de 
Kant  portent  presque  tous  sur  des  questions  concer- 
nant la  science  de  la  nature.  Celui  qu'il  composa  en 
premier  lieu  et  qu'il  présenta  dès  4746  au  Doyen  de  la 
Faculté  de  Théologie  était  destiné  à  accorder  la  doc- 
trine de  Descartes  et  celle  de  Leibniz  sur  la  mesure  de 
la  force  d'un  corps  en  mouvement;  il  avait  pour  titre 
Pensées  sur  la  véritable  éialuation  des  forces  vives,  et  ce 
titre  provoquait  une  épigramme  de  Lessing  :  «  Kant 
s'engage  dans  une  rude  entreprise  pour  l'instruction  du 
monde.  11  évalue  les  forces  vives;  il  n'y  a  que  les 
siennes  qu'il  n'évalue  pas  ».  Epigramme  déjà  injuste 
pour  l'œuvre  d'alors,  mais  comme  ironiquement  recti- 
fiée en  outre  par  le  principe  qui  devait  être  plus  tard 
Tàme  de  la  critique  kantienne  et  selon  lequel  il  ne  faut 
point  laisser  la  raison  spéculer  sans  avoir  au  préalable 
mesuré  sa  puissance.  Mais  ce  qui  est  sûr,  c'est  que, 
dans  la  préface  de  ce  premier  ouvrage,  Kant  exprimait 
sans  détour  la  confiance  qu'il  mettait  dans  son  esprit, 
et  l'intention  très  décidée  qu'il  avait  de  penser  par  lui- 
même  :  •  Je  me  suis  déjà  tracé  la  voie  où  je  veux 
marcher,  écrivait-il.  Je  prendrai  ma  course  et  rien  ne 
m'empêchera  de  la  poursui\Te.  > 

En  mars  1746,  il  avait  perdu  son  père.  Dépourvu 
de  ressources,  il  alla  comme  précepteur  dans  plusieurs 
familles.  Il  quitta  ainsi  Kœnigsberg  pour  phisieurs 
années,  sans  d'ailleurs  s'en  éloigner  beaucoup.  Dans  la 
maison  de  la  comtesse  Keyserling,  femme  d'une  rare 
distinction  d'esprit  qu'il  devait  plus  tard  retrouver  et 
fréquenter  à  Kœnigsberg,  il  rencontra  une  société 
élégante  et  polie,  qui  lui  plaisait  extrêmement;  il  y  fit 
bonne  figure  ;  il  y  prit  le  goût  des  belles  manières  ;  il 
y  aiguisa  son  sens  d'observateur.  Comment  il  s'ac- 
quitta de  ses  fonctions  de  précepteur,  nous  ne  le 
savons  point.  Il  les  remplit  certainement  de  façon  à 
s'éclairer  lui-même  sur  les  meilleures  méthodes  d'ensei- 
gnement. Par  surcroît  ce  temps  ne  fut  pas  perdu  pour 
l'accroissement  de  ses  connaissances  et  l'avancement 


200     FIGURES  ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

de  son  esprit.  Car  c'est  vers  la  fin  de  cette  période 
qu'il  publia,  sans  nom  d'auteur,  son  Histoire  univer- 
selle de  la  nature  et  théorie  du  ciel  (1755). 

* 
#    * 

Revenu  à  Kœnigsberg  et  ayant  conquis  les  titres 
nécessaires,  il  inaugura  par  un  cours  libre  en  1755- 
1756  le  long  enseignement  qu'il  devait  donner  à  l'Uni- 
versité. Cet  enseignement,  au  cours  de  sa  carrière, 
porta  sur  les  matières  les  plus  diverses,  les  mathéma- 
tiques, la  phj'sique,  la  logique,  la  métaphysique, 
la  philosophie  morale,  le  droit  naturel,  puis  sur  la 
géographie  physique,  plus  tard  sur  l'anthropologie,  la 
pédagogie,  la  théologie  naturelle.  Comme  professeur, 
Kant  restait  sans  doute  respectueux  des  divisions  et  des 
définitions  scolastiques  qui  lui  semblaient  une  garantie 
de  précision  et  de  rig'ueur;  mais  il  savait  ne  point  s'y 
asservir,  et  il  laissait  souvent  sa  pensée  et  sa  parole  se 
répandre  librementdevant  ses  élèves  émerveillés  :  Her- 
der,  qui  fut  l'un  d'eux,  de  1762  à  1764,  traçait,  longtemps 
après,  de  son  maître  ce  portrait  :  «  J'ai  eu  le  bonheur 
de  connaître  un  philosophe,  qui  était  mon  maître.  11 
était  alors  dans  tout  l'éclat  de  l'âge;  et  il  avait  une 
gaîté  alerte  de  jeune  homme,  qui,  à  ce  que  je  crois, 
l'accompagne  encore  dans  ses  années  de  vieillesse.  Son 
front  découvert,  taillé  pour  la  pensée,  était  le  siège 
d'une  sérénité  et  d'une  joie  inaltérables;  de  ses  lèvres 
coulaient  les  discours  les  plus  riches  en  idées;  plaisan- 
terie, esprit,  verve,  tout  cela  était  docilement  à  son 
service,  et  ses  leçons  étaient  le  plus  intéressant  des 
entretiens.  Le  môme  esprit,  qu'il  employait  à  examiner 
Leibniz,  Wolff,  Baumgarten,  Crusius,  Hume,  à  scruter 
les  lois  de  la  nature  chez  Newton,  Kepler,  les  physi- 
ciens, il  l'appliquait  à  interpréter  les  écrits  de  Rousseau 
qui  paraissaient  alors,  VÈinile  et  la  Nouvelle  Héloise, 
au  môme  titre  que  toute  découverte  physique  qui 
venait  à  lui  être  connue.  Il  les  appréciait  et  il  revenait 


KANT  201 

toujours  à  une  connaissance  de  la  nature  libre  de  toute 
prévention,  ainsi  qu'à  la  valeur  morale  de  l'homme. 
L'histoire  de  l'humanité,  des  peuples,  l'histoire  et  la 
science  de  la  nature,  la  mathématique  et  l'expérience, 
telles  étaient  les  sources  où  il  puisait  de  quoi  alimenter 
ses  leçons  et  ses  entretiens.  Rien  de  ce  qui  est  digne 
d'être  su  ne  lui  était  indifférent;  aucune  cabale,  aucune 
secte,  aucun  préjugé,  aucun  souci  de  renommée  ne  le 
louchait  en  rien,  auprès  de  la  vérité  à, accroître  et  à 
éclaircir.  Il  excitait  les  esprits  et  le»  forçait  doucement 
à  penser  par  eux- ratâmes;  le  despotisme  était  étranger 
à  son  âme.  Cet  homme,  que  je  ne  nomme  qu'avec  la 
plus  grande  reconnaissance  et  le  plus  grand  respect, 
est  Emm.vxuel  Kant;  son  image,  je  l'ai  toujours,  pour 
ma  joie,  sous  mes  yeux,  i 

C'était  en  effet  à  éveiller  la  raison  de  ses  auditeurs 
que  Kant  tendait  avant  tout.  Penser  par  soi-même, 
chercher  par  soi-même,  voler  de  ses  propres  ailes  : 
telles  étaient  les  maximes  qu'il  redisait  sans  cesse.  Il 
s'inquiétait  de  voir  noter  sans  discernement  sur  le 
papier  ce  qui  tombait  de  sa  bouche,  et  il  prévenait  ses 
élèves  qu'ils  devaient,  non  pas  apprendre  une  philo- 
sophie, mais  apprendre  à  philosopher.  Il  réagissait 
vigoureusement  contre  Tétroitesse  de  la  science  spé- 
ciale, qui.  non  contente  de  prétendre  se  suffire  à  elle- 
même,  veut  tout  mesurer  à  elle.  Ces  spécialistes,  qui 
n'ont  qu'un  œil  sur  le  monde,  il  les  nommait  des 
cyclopes.  Le  cyclope  de  la  littérature,  le  philologue, 
disait-il,  est  le  plus  arrogant;  mais  il  y  a  aussi  des 
cyclopes  de  la  théologie,  du  droit,  de  la  médecine, 
même  de  la  géométrie.  A  tous  ces  cyclopes,  ce  n'est 
pas  la  force  qui  manque,  c'est  la  puissance  et  l'étendue 
de  la  vision.  A  la  philosophie  de  leur  donner  l'œil  qui 
leur  manque,  ou  plutôt  de  leur  assurer  l'intégrité  du 
regard.  C'est  sur  la  philosophie  seule  que  peut  se 
fonder  ce  que  Kant  appelait  €  l'humanité  des  sciences  ». 


2U2     FIGURES   ET    DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 


Malgré  la  haute  valeur  de  son  enseignement,  la 
variété  et  l'intérêt  déjà  grand  de  ses  travaux,  Kant, 
par  suite  de  diverses  circonstances,  ne  put  obtenir 
qu'en  1770  le  titre  de  professeur  ordinaire  de  Logique 
et  Métaphysique  à  l'Université  de  Kœnigsberg.  Cette 
promotion  coïncida  à  peu  près  avec  la  formation 
dans  son  esprit  des  idées  essentielles  d'où  devait  sortir 
sa  philosophie  définitive.  Auparavant  il  s'était  surtout 
rendu  compte  des  difficultés  auxquelles  se  heurtait  l'ex- 
plication philosophique  de  la  science  de  la  nature  ainsi 
que  la  prétention  de  la  métaphysique  à  connaître  des 
réalités  supra-sensibles.  Maintenant  il  commençait  à 
apercevoir  le  moyen  de  résoudre  définitivement  ces 
difficultés,  non  sans  contraindre  la  raison  à  certains 
sacrifices,  mais  du  moins  en  faisant  résulter  d'un  exa- 
men de  la  pensée  par  elle-même  et  la  nécessité  de  se 
limiter  et  le  droit  d'imposer  souverainement  à  l'inté- 
rieur de  son  domaine  légitime  l'autorité  de  sa  juri- 
diction. L'ouvrage  qui  apporta  au  monde  non  seule- 
ment une  philosophie  nouvelle,  mais  encore  et  surtout 
une  méthode  nouvelle  pour  philosopher,  avait  pour  titre 
la  Critique  de  la  raison  pure;  il  parut  en  1781.  Kant 
avait  alors  cinquante-sept  ans.  Il  n'avait  fixé  etorganisé 
ses  idées  qu'après  de  lentes  réflexions  dans  tous  les 
sens  et  la  plus  rigoureuse  épreuve  de  ses  forces.  Son 
génie  n'avait  pu  se  développer  ou  se  satisfaire  par  ces 
intuitions  spontanées  qui,  chez  d'autres,  découvrent 
presque  d'emblée,  à  une  heure  de  p4us  ou  moins  grande 
jeunesse,  les  objets  et  les  moyens  de  la  tâche  à  rem- 
plir; il  avait  dû  conquérir,  par  l'exercice  de  la  critique, 
son  originalité;  il  avait  été  une  longue  patience.  Mais 
une  fois  cette  œuvre  parue  Kant  avait  en  main  à  peu 
près  tout  ce  qui  lui  était  nécessaire  pour  en  déve- 
lopper tout  le  sens  et  toutes  les  applications  possibles; 
il  pouvait  faire  succéder  presque  sans  interruption  les 


KANT  203 

articles  aux  articles,  les  livres  aux  livres.  Après  avoir 
éclairci  et  simplifié  l'exposé  de  la  Critique  de  la  raison 
pure  dans  les  Prolégomènes  à  toute  métaphysique  future  qui 
voudra  se  présenter  comme  science  (1783),  il  établissait 
notamment  les  principes  de  sa  morale  dans  les  Fonde- 
ments de  la  mêta]ifnjsique  des  mœurs  (1783)  et  la  Critique 
de  la  raison  pratique  (1788);  dans  la  Critique  de  la  faculté 
de  juger  (1790).  où  il  traite  du  sens  et  de  la  valeur  des 
notions  de  beauté  et  de  finalité,  il  achevait  d'étudier 
ce  que  devait  comprendre,  selon  lui,  cette  discipline 
nouvelle  qu'il  avait  instituée,  la  Critique. 

Tous  ces  ouvrages,  il  faut  le  reconnaître,  ne  sauraient 
invoquer  en  leur  faveur  l'agrément  ou  l'aisance  du 
style.  Kant  ne  s'y  préoccupe  que  de  suivre  et  de  justi- 
fier sa  pensée.  Il  use  abondamment  du  vocabulaire  tech- 
nique que  les  philosophies  antérieures  lui  ont  légué, 
et  il  y  ajoute  bon  nombre  de  termes  du  même  genre, 
d'un  aspect  souvent  peu  engageant.  Sa  langue  est  sco- 
lastique  à  l'excès,  enchevêtrée  dans  ses  périodes,  sur- 
chargée d'incidentes,  et  de  parenthèses.  Ce  n'est  point 
qu'il  n'ait  été  capable  de  mettre  dans  ses  phrases  plus 
de  variété  de  ton  et  de  limpidité.  Certains  écrits  de  sa 
première  période,  en  particulier  ses  Observations  sur  le 
sentiment  du  beau  et  du  sublime,  sont  d'une  forme  ingé- 
nieuse et  souple,  et,  jusque  dans  les  écrits  consacrés 
aux  idées  de  la  Critique,  divers  passages  çà  et  là 
se  libèrent  heureusement  des  procédés  d'explication 
trop  didactiques.  Mais  Kant  se  reconnaît  lui-même  de 
plus  en  plus  inhabile  à  se  rendre  t  populaire  ».  En 
tout  '•as,  plus  ou  moins  difficile  à  être  saisie  à  travers 
le  style  qui  la  recouvre,  sa  pensée  apparaît  toujours 
d'une  précision  extrêmement  rigoureuse  et  d'une  par- 
faite plénitude  de  sens. 

Écrivain  et  professeur,  le  philosophe  Kant  continua 
pendant  de  longues  années  avec  une  régularité  tran- 
quille l'exposition  méthodique  de  son  système  et  l'exer- 
cice de  ses  fonctions.  Dans  l'uniformité  de  son  exis- 
tence voyons  donc  se  profiler  sa  physionomie. 


204     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

* 

Il  était  de  petite  taille;  il  avait  la  poitrine  plate  et 
presque  concave,  les  épaules  étroites,  les  os  et  les 
muscles  peu  développés,  l'articulation  de  l'épaule  et 
du  bras  droit  légèrement  déboîtée,  de  fort  beaux  yeux 
bleus.  De  constitution  débile^  sujet  à  de  fréquents 
malaises,  il  voulut  toujours  se  rendre  compte  par  lui- 
même  de  son  état  et  échapper,  par  un  régime  qu'il 
s'était  fixé',  à  l'assistance  extérieure  des  médecins. 
<  Je  veux  bien  mourir,  disait-il,  mais  non  pas  par 
la  médecine.  »  Il  répétait  volontiers  que  sa  santé,  que 
sa  longévité  était  son  œuvre.  Il  avait  réglé  jusqu'à  la 
minutie  l'emploi  de  ses  journées;  et  si  la  faiblesse  de 
l'âge  ne  laissa  plus  sur  le  tard  apparaître  chez  lui  que 
l'automatisme  des  habitudes  contractées,  c'était  l'intel- 
ligence la  plus  vigoureuse,  la  plus  maîtresse  d'elle- 
même,  qui  avait  tout  d'abord  décrété  cette  discipline. 
En  toute  saison,  cinq  minutes  avant  cinq  heures 
du  matin,  son  domestique,  Lampe,  ancien  soldat  prus- 
sien, pénétrait  dans  sa  chambre  et  lui  disait  :  Il  eM 
temps.  A  cet  appel  Kant,  sous  aucun  prétexte,  ne  difi'é- 
rait  jamais  de  se  rendre.  Souvent,  devant  d'autres 
personnes,  il  mettait  une  sorte  de  coquetterie  à  de- 
mander à  son  domestique  :  «  Lampe,  depuis  trente 
ans,  a-t-il  fallu  m'é veiller  doux  fois?  —  Non,  monsieur 
le  professeur,  »  répétait  invariablement  le  vieux  mili- 
taire. Aussi  bien  que  pour  son  sommeil,  Kant  s'était 
tracé  pour  son  travail,  son  repos,  ses  distractions,  ses 
promenades,  ses  repas  un  programme  précis  qu'il 
observait  avec  l'exactitude  là  plus  ponctuelle.  Il  était 
l'homme  qui  n'agit  en  tout  que  selon  sa  conviction 
propre,  mais  qui  rapporte  aussi  sa  conviction  à  des 
maximes  certaines,  clairement  définies  et  sohdement 
éprouvées.  II  ne  faisait  que  ce  qu'il  voulait;  mais  il 
voulait,  autant  que  possible,  ne  rien  laisser  dans  la 
vie  qui  ne  fût  réglé  par  des  principes  fermes;  pour 


KAN1  208 

toutes  les  circonstances,  grandes  ou  petites,  il  estimait 
d'avance  qu'il  y  avait  une  conduite  à  tenir,  qui  était 
la  bonne.  L'union  de  la  liberté  et  de  la  loi  :  voilà  ce  qui 
fut,  en  même  temps  que  le  thème  essentiel  de  ses  spé- 
culations morales,  le  trait  caractéristique  de  sa  per' 
sonnalité. 

Ses  biographes  ont  vanté  à  Tenvi  la  joyeuse  viva- 
cité de  son  humeur.  Mais  elle  paraît  avoir  été  chez  lui 
une  conquête  de  sa  volonté  plutôt  qu'un  don  de  na- 
ture. Lui-même  a  raconté  comment,  prédisposé  à 
/hypocondrie  par  sa  constitution  organique,  il  avait 
triomphé  des  images  obsédantes  qui  lui  représentaient 
démesurément  son  mal  et  substitué  peu  à  peu  à  la 
versatilité  inquiète  de  ses  sensations  le  calme  indifie- 
rent  et  même  la  sérénité  souriante  de  l'âme.  Aux 
impulsions  et  aux  caprices  des  affections  naturelles  il 
estimait  que  l'on  devait  préférer  la  constance  réfléchie 
du  jugement.  Il  était  très  bienfaisant,  dune  politesse 
exquise,  d'une  bienveillance  sincère  et  profonde,  d'un 
dévouement  sûr,  mais  en  se  défiant  toujours  du  dérè- 
glement que  les  inclinations  aveugles  de  la  sensibilité 
peuvent  mettre  dans  ces  vertus.  Il  ne  se  maria  point;  et 
il  n'eut  avec  ses  parents  les  plus  proches  que  de  rares 
rapports,  sans  expansion  et  sans  familiarité  affectueuse; 
il  ne  manqua  point  cependant  de  les  soutenir  de  ses 
bienfaits.  Il  ne  se  retrancha  pas  du  reste  dans  une 
solitude  égoïste.  Il  avait  des  amis,  qu'il  choisissait 
dans  les  professions  les  plus  diverses,  hommes  d'af- 
faires autant  qu'hommes  d'études,  fonctionnaires  pu- 
blics, négociants.  Il  les  conviait  fréquemment  à  des 
repas,  combinés  autapt  que  possible  selon  cette 
maxime,  que  le  nombre  des  invités  ne  doit  pas  être 
au-dessous  du  nombre  des  Grâces,  ni  au-dessus  de 
celui  des  Muses.  Il  était  charmé  de  se  délasser  là  de 
ses  travaux  par  des  propos  de  toute  espèce.  Il  tenait 
à  ce  que  la  conversation  fût  à  la  fois  animée  et  cour- 
toise, ne  pouvant  souffrir  les  moments  de  calme  plat, 
ni  les  expositions  doctrinales,  mais  prisant  fort  l'amé- 


205     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

nité  des  manières,  et  s'accommodant  mal  de  cette 
promptitude  à  re'pliquer  et  à  contredire  qui  est  un 
commencement  d'oITense.  Il  acceptait  cependant  la 
discussion  pourvu  qu'elle  restât  mesurée;  car  il  faisait 
un  cas  infini  de  la  droiture,  et  il  croyait  que  la  pre- 
mière vertu  de  l'amitié  est  la  franchise.  A  la  loyauté 
du  commerce  avec  ses  amis  il  n'était  pas  sans  ajouter 
une  sollicitude  prête  à  agir,  etm(5me,à  l'occasion,  quel- 
que tendresse.  Mais  ce  qui  réglait  avant  tout  ses  rap- 
ports avec  toutes  les  personnes  quelles  qu'elles  fussent, 
c'était  une  haute  pensée  de  sincérité  et  de  bienveil- 
lance. Il  avait  le  mensonge  en  aversion,  et  il  condam- 
nait impitoyablement  l'indulgence  ou  l'approbation 
que  le  monde  lui  accorde  dans  des  cas  réputés  excep- 
tionnels. Il  se  défendait  énergiquement  d'avoir  jamais 
voulu  causer  à  autrui  quelque  dommage  ou  quelque 
peine.  «  Messieurs,  disait- il  un  jour,  je  ne  crains  pas  la 
mort,  je  saurai  mourir.  Je  vous  assure  devant  Dieu 
que,  si  je  sentais  cette  nuit  que  je  vais  mourir,  je  lève- 
rais les  mains  jointes  et  je  dirais  :  Dieu  soit  loué! 
Mais  si  un  mauvais  démon  se  plantait  sur  moi  et  me 
soufflait  à  l'oreille  :  €  Tu  as  rendu  un  homme  mal- 
heureux »,  ohl  alors  ce  serait  tout  autre  chose.  » 

♦ 
*  * 

Ces  traits  de  son  caractère  s'expriment  dans  sa  fa- 
çon de  philosopher.  Quoique  l'imagination  spéculative 
soit  chez  lui  naturellement  assez  puissante,  elle  s'est 
soumise  de  plus  en  plus,  avec  d'infinis  scrupules,  aux 
strictes  exigences  de  la  recherche  méthodique.  C'est 
un  amour  de  la  vérité,  très  simple  et  très  fort,  qui 
gouverne  les  curiosités  de  son  intelligence,  et  cet 
amour  de  la  vérité  domine  de  très  haut  dans  son  âme 
la  joie  de  découvrir  et  d'inventer.  Aucune  virtuosité, 
aucun  besoin  de  paradoxe,  même  dans  l'intérêt  de 
l'idée  à  propager,  aucune  façon  d'éluder  par  art  les  pro- 
blèmes, mais  un  attachement  direct  à  l'objet  qu'il  s'agit 


KANT  207 

d'expliquer,  une  censure  toujours  prête  à  s'exercer 
sur  la  notion  qui  n'a  pas  fourni  ses  preuves,  un  cons- 
tant souci  de  deTinition  rigoureuse,  une  sagacité  péne'- 
trunte  au  lieu  de  la  divination  arbitraire,  une  infati- 
gable patience  à  attendre  que  la  lumière  se  soit  portée 
des  parties  au  tout  :  ce  sont  là.  quelques-unes  des 
marques  les  plus  saillantes  de  son  esprit  philosophique. 
Il  sait  faire  surgir  les  questions  là  même  où  semblent 
régner  les  solutions  admises  ;  il  sait  dégager  les  con- 
tradictions qui  se  dissimulent  dans  des  théories  trop 
facilement  compréhensives  ou  conciliantes.  Surtout  il 
reste  convaincu  que  l'intelligence  humaine  n'a  aucune 
faculté  d'intuition  pour  apercevoir  directement  les 
vérités  métaphysiques.  A  son  ami  Hamann,  le  Mage  du 
Nord,  dont  la  pensée  se  répandait  en  révélations  et  en 
vues,  il  écrivait  :  «  Donnez-moi  votre  avis,  je  vous 
prie,  en  quelques  lignes,  mais,  s'il  est  possible,  dans 
la  langue  des  hommes.  Car,  pauvre  enfant  de  la  terre 
que  je  suis,  je  ne  suis  point  du  tout  fait  pour  cette 
langue  des  dieux  qui  est  celle  de  la  raison  intuitive.  » 
C'est  donc  par  les  efforts  renouvelés  de  sa  raison  dis- 
cursive qu'il  travailla  à  la  constitution  de  son  système. 
Mais  son  système  une  fois  constitué,  il  le  jugea  capable 
de  résoudre  par  développement  interne  ou  par  rayon- 
nement tous  les  problèmes  accessibles  à  l'homme;  il  y 
vit  l'expression  définitive  de  la  vérité,  trop  nouvelle 
encore  sans  doute  pour  se  faire  entendre  de  tous,  mais 
trop  certaine  en  elle-même  pour  ne  pas  dissiper  à  la 
longue  les  obscurités  des  intelligences  et  pour  ne  pas 
être,  s'il  le  fallait,  ressuscitée  un  jour. 

•  • 

Pour  troubler  un  moment  la  tranquillité  d'une  vie 
aussi  simple  et  aussi  unie  il  fallut  la  réaction  politique 
qui  suivit  la  mort  de  Frédéric  II  et  l'avènement  de 
Frédéric-Guillaume  II.  Kant  avait  trouvé  chez  Fré- 
déric TI  protection  et  estime;  mais  sous  le  nouveau 


208     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

règne,  beaucoup  moins  favorable  à  la  liberté  philoso- 
phique, la  censure  ne  voulut  point  laisser  paraître 
dans  une  revue  le  second  des  articles  qui  devaient  com- 
poser le  livre  de  Kant  sur  la  Religion  dans  les  limites  de 
la  simple  raison;  et  quand  le  livre  eut  été  publié,  un 
rescrit  royal  vint  apporter  à  Kant  un  blâme  et  lui 
demander  des  explications.  Kant  dut  s'engager  à  ne 
jamais  écrire  ou  enseigner  sur  la  religion,  «  comme 
sujet  très  fidèle  de  Sa  Majesté  ».  Il  est  vrai  d'ailleurs 
que  cet  engagement  devait  expirer  avec  la  fin  du  règne 
sous  lequel  il  l'avait  pris;  et  de  fait,  après  l'avènement 
de  Frédéric-Guillaume  III,  il  traita  de  nouveau  de  ces 
problèmes  en  toute  liberté. 

Si  enfermé  qu'il  parût  dans  sa  tâche  et  dans  ses 
habitudes,  il  suivait  avec  un  intérêt  passionné  les 
grands  événements  politiques  de  son  temps.  Tout  en 
se  défendant  de  l'utopie^  il  croyait  à  la  possibilité  et  à 
la  nécessité  d'organiser  les  sociétés  humaines  selon  un 
idéal  rationnel.  Il  avait  sympathisé  avec  les  Améri- 
cains contre  les  Anglais  dans  la  guerre  de  l'indépen- 
dance; il  salua  avec  enthousiasme  la  Révolution  fran- 
çaise, et  s'il  eut  en  horreur  les  excès  auxquels  elle  sa 
porta,  il  persista  à  voir  en  elle  un  fait  souverainement 
décisif,  qui  témoigne  que  dans  l'humanité  la  pure  idée 
du  droit  est  capable  de  l'emporter  sur  la  force  des 
préjugés. 

« 
*  * 

Ce  fut  le  23  juillet  4796  que  Kant  fit  sa  dernière 
leçon  à  l'Université.  Depuis  quelque  temps  déjà  il  se 
plaignait  du  déclin  de  ses  forces;  il  finit  par  prendre 
conscience  d'un  affaiblissement  considérable  de  sa 
puissance  intellectuelle.  Il  écrivait  encore;  mais  il 
avait  la  douleur  de  sentir  sa  pensée  mal  répondre  à 
son  effort  et  se  dérober  aux  tâches  dont  il  concevait 
l'idée  :  «  supplice  de  Tantale  »,  disait-il.  Pendant  sa 
dernière  année  il  perdit  presque  complètement  la  vue 


KANT  809 

et  la  mémoire.  Il  mourut  le  42  fe'vrier  1804.  Ses  funé- 
railles furent  pour  la  ville  de  Kœnigsberg  un  deuil 
public.  A  l'endroit  où  reposent  ses  restes  est  inscrite 
la  phrase  fameuse  qui  se  trouve  dans  la  conclusion  de 
la  Critique  de  la  raison  pratique  :  «  Deux  choses  rem- 
plissent rame  d'une  admiration  et  d'un  respect  tou- 
jours nouveaux,  toujours  croissants,  à  mesure  que  Ix 
l'éflexion  y  revient  plus  souvent  et  s'y  applique  davan- 
tage ;  le  ciel  étoile  au-dessus  de  moi  et  la  loi  morale  au 
dedans  de  moi.  » 

Comme  il  avait  vu  sa  philosophie  ne  se  produire 
définitivement  en  lui  qu'au  terme  d'un  long  effort,  il 
n'en  prévoyait  le  triomphe  complet  qu'au  terme  d'une 
longue  période  de  temps,  au  bout  de  cent  ans,  disait- 
il.  11  estimait  d'ailleurs  avoir  fait  plus  qu'ajouter  aux 
doctrines  antérieures  une  doctrine  nouvelle  :  il  avait 
conscience  d'avoir  opéré  une  révolution  dans  la  façon 
même  de  philosopher.  Et  c'est  ce  qu'il  avait  marqué 
en  donnant  à  ce  qu'il  y  avait  de  plus  original  dans  son 
œuvre  le  nom  de  e  Critique  ». 

» 
*   ♦ 

Que  signifie  donc  ce  terme  de  t  Critique  »  qui  figure 
dans  les  titres  des  principaux  livres  de  Kant  :  Critique 
de  lu  raison  pure  (1781),  Critique  de  la  raison  pratique 
(1788),  Critique  de  la  faculté  de  juger  (1790j?  Pour  en 
comprendre  le  sens,  il  faut  tâcher  de  concevoir  la 
'portée  du  problème  capital  que  Kant  a  été  conduit  à  sg 
posej",  et  qui  est  je  problème  de  la  possibilité,  de  la 
raetaphysiqu£.  En  principe,  la  métaphysique  est  une 
sKMence  qui  prétend  connaître  par  la  seule  raison, 
c'est-à-dire  sans  recours  à  l'expérience,  la  réalité 
essentielle  de  toutes  choses;  elle  part  de  l'idée  que  la 
raison  est  faite  pour  comprendre  l'être  tel  quil  est  en 
soi  et  qu'elle  a  par  conséquent  le  pou\t)ir,  si  le  monde 
5=ensible  ne  répond  pas  ou  ne  répond  quimparfaita- 
ment  à  ses  exigences,   d'affirmer  et  de  démontrer 


ÎIO     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

l'existence  d'objets  supra-sensibles.  Comment  la  méta- 
physique ne  serait-elle  pas  assurée  du  droit  qu'elle  a 
de  représenter  par  des  concepts  rationnels  l'être  véri- 
table, alors  qu'elle  trouve  dans  les  mathématiques 
pures  l'exemple  et  le  modèle  d'une  science  qui  atteint 
des  objets,  qui  se  forme  et  se  développe  sans  l'inter- 
vention de  l'expérience? 

Mais  ce  rapprochement  même  a  fait  ressortir  aux 
yeux  de  Kant  le  contraste  saisissant  qu'offrent  le 
succès  des  mathématiques  et  l'insuccès  de  la  métaphy- 
sique. Les  mathématiques  sont  une  science  constituée 
dont  tout  le  monde  admet  la  certitude,  et  qui  continue 
à  s'accroître  dans  les  mômes  conditions.  Au  contraire, 
la  métaphysique,  toujours  livrée  aux  controverses, 
semble  être  une  tâche  à  toujours  recommencer,  ou 
mieux  peut-être,  à  abandonner.  Du  temps  de  Kant,  en 
Allemagne,  malgré  le  grand  effort  qui  avait  été  fait  un 
peu  auparavant  par  Wolff  et  ses  disciples  pour  tirer 
des  conceptions  les  plus  importantes  de  Leibniz  un 
système  complet  et  bien  lié,  la  métaphysique  était 
plutôt  en  discrédit  :  c'était,  nous  dit  Kant,  une  mode 
bien  portée  que  de  lui  témoigner  du  mépris.  Or,  sans 
souscrire  passivement  à  cet  arrêt  de  l'opinion  exté- 
rieure, Kant,  après  avoir  accepté  d'abord  l'essentiel 
des  principes  v/olffiens,  avait  été  amené,  soit  par  ses 
propres  réflexions,  soit  par  la  lecture  du  philosophe 
empiriste  anglais  David  llume,  à  mettre  au  jour  pour 
lui-même  les  causes  qui  avaient  frappé  la  métaphy- 
sique d'impuissance. 

Certes  il  est  bien  vrai  que  les  mathématiques  pures 
manifestent  une  certaine  faculté  légitime  qu'a  l'esprit 
d'opérer  hors  de  l'expérience;  mais  les  objets  qu'elles 
comprennent  de  la  sorte  sont  des  objets  qu'elles  cons- 
truisent, dont  elles  possèdent  en  quelque  sorte  d'avance 
tout  le  contenu  par  le  procédé  de  génération  intellec- 
tuelle qui  le  fait  être,  tandis  que  c'est  l'ambition  de  la 
métaphysique  de  comprendre  par  la  raison  des  objets 
réels,  c'est-à-dire  dont  lexisLence  est  posée  hors  de  la 


KANT  iU 

raison.  Cette  différence  profonde  suffirait  déjà  à 
expliquer  les  fortunes  différentes  qu'ont  eues  les 
mathématiques  et  la  métaphysique.  Mais  en  outre, 
quand  elles  s'emploient  à  rendre  compte  du  même 
objet,  à  savoir  la  nature,  les  mathématiques  et  la 
métaphysique  manifestent  des  tendances  radicalement 
antagonistes;  par  la  soumission  qu'elle  fait  aux  mathé- 
matiques pour  l'intelligence  des  phénomènes,  la 
science  de  la  nature  requiert  la  continuité,  la  compo- 
sition sans  terme,  la  divisibilité  infinie  de  la  matière; 
en  tant  au  contraire  qu'elle  s'efforce  de  saisir  le  fond 
des  choses,  qu'elle  cherche  à  se  constituer  comme 
métaphysique,  elle  est  portée  à  affirmer  l'existence 
d'éléments  distincts,  de  substances  simples  et  indivi- 
sibles. D'autre  part,  la  prétention  de  la  raison  à  com- 
prendre par  elle  seule  le  réeL  si  forte  qu'elle  soit,  n'en 
paraît  que  plus  chimérique  dès  que  l'on  remarque  que 
le  réel,  avec  les  propriétés  et  les  relations  qui  lui  sont 
propres,  se  refuse  à  entrer  dans  les  formes  purement 
logiques  de  la  raison  et,  pour  ainsi  dire,  les  déborde  : 
par  exemple,  le  principe  de  causalité,  qui  régit  toute 
explication  du  réel,  énonce  que,  parce  que  quelque 
chose  arrive,  une  autre  chose  doit  être  posée  :  com- 
ment pourrait-il  donc  se  ramener  à  la  raison  logique 
qui,  procédant  selon  le  principe  d'identité,  ne  peut 
aller  que  du  même  au  même? 

Telles  sont  les  réflexions  qui  pendant  un  temps 
inclinent  Kant  à  admettre  que  notre  connaissance  du 
réel,  loin  de  dériver  de  la  raison,  n'est  possible  que 
par  l'expérience  et  pour  des  objets  d'expérience.  Natu- 
rellement elles  le  détournent  de  la  métaphysique,  du 
moins  de  la  métaphysique  telle  qu'on  lavait  conçue 
jusqu'alors.  Dans  un  curieux  ouvrage  où  il  s'essaie  — 
avec  quelque  gaucherie,  avouons-le  —  à  l'ironie  de 
Voltaire,  les  Rêves  d'ioi  visionnaire  éclairais  par  Us  rêves 
de  la  métaphysique  (1766),  il  veut  faire  entendre  que  le 
métaphysicien  qui  dogmatise  sur  le  fond  tles  choses 
n'est  pas  si  loin  d'un  illuminé  comme  Swedenborg, 


212     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

qui  prétend  entrer  par  privilège  spécial  en  communi- 
cation directe  avec  le  monde  des  esprits.  Que  la  méta- 
physique, au  lieu  ds  poursuivre  la  tâche  impossible 
d'étendre  notre  science  au  delà  de  l'expérience,   se 
contente  donc  d'ôtre  la  science  des  limites  de  la  raison 
humaine  I  En  dépit  de  préjugés  persistants,  elle  ne 
laissera  rien  perdre  ainsi  de  ce  qui  est  essentiel  au 
savoir  et  à  la  vie.  Car  ce  qui  dépasse  notre  connais- 
sance est  aussi  ce  qui  est  inutile  pour  régler  notre 
conduite.  Môme  les  affirmations,  comme  Tuffirmation 
de  Dieu  et  celle  de  la  vie  future,  que  l'on  estime  indis- 
pensables à  la  moralité,  en  dépendent  au  contraire, 
loin  d'en  être  le  soutien;  et  ce  n'est  pas  une  suite  de 
raisons    démonstratives,   c'est    uniquement   une    foi 
morale  qui  en  assure  la  vérité.  «  Parmi  les  innom- 
brables problèmes  qui  se  présentent  d'eux-mûmes,  dit 
Kant  pour  conclure,  choisir  ceux  dont  la  solution 
importe  à  l'homme,  c'est  là  le  mérite  de  la  sagesse. 
Lorsque  la  science  a  achevé  le  cours  de  sa  révolution, 
elle  arrive  naturellement  à  un  point  d'humble  dé- 
fiance, et,  irritée  contre  elle-même,  elle  dit  :  Que  de 
choses  cependant  que  je  ne  connais  pas!  Mais  la  raison 
mûrie  par  l'expérience,  et  devenue  sagesse,  dit  d'une 
âme  sereine  par  la  bouche  de  Socrate,  parmi  les  débal- 
lages d'une  foire  :  Que  de  choses  cependant  dont  je  n'ai 
nid  besoin!...  La  vanité  de  la  science  excuse  volontiers 
son  genre  d'occupations  sous  prétexte  d'importance, 
et  l'on  prétend  communément  dans  ce  cas  que  la  con- 
naissance rationnelle  de  la  nature  spirituelle  de  l'âme 
est  tout  à  fait  nécessaire  pour  garantir  la  conviction 
de  l'existence  après  la  mort,  que  celle-ci  l'est  à  son 
tour  pour  fournir  le  mobile  d'une   vie    vertueuse... 
Mais  la  véritable  sagesse  est  compagne  de  la  simplicité, 
et  comme  chez  elle  le  cœur  commande  à  l'entende- 
ment, elle  rend  d'ordinaire  inutiles  les  grands  appa- 
reils du  savoir  appris,  et  ses  fins  n'exigent  pas  de  ces 
moyens  qui  ne  peuvent  jamais  être  à  la  portée  de  tous 
les  hommes.  Gomment!  N'est-il  bon  d'être  vertueux 


KANT  113 

que  parce  quïl  y  a  un  autre  monde?  Ou  n'est-il  pas 
vrai  plutôt  que  les  actions  sont  re'compensées  parce 
qu'en  elles-mêmes  elles  furent  bonnes  et  vertueuses? 
Le  cœur  humain  ne  contient-il  pas  des  prescriptions 
morales  immédiates,  et  faut-il  pour  mouvoir  l'homme 
ici-bas  dans  le  sens  de  sa  destinée  appuyer  nécessaire- 
ment les  machines  à  un  autre  monde?  Peut-il  bien 
s'appeler  honnête,  peut-il  s'appeler  vertueux,  celui 
qui  s'abandonnerait  volontiers  à  ses  vices  favoris  s'il 
n'avait  pas  l'e'pouvante  d'un  châtiment  à  venir,  et  ne 
faudra-t-il  pas  dire  plutôt  qu'à  la  vérité  il  craint  d'ac- 
complir le  mal,  mais  qu'il  nourrit  dans  son  âme  une 
disposition  mauvaise,  qu'il  aime  le  profit  d'actions  en 
apparence  vertueuses,  mais  qu'il  déteste  la  vertu 
même?  De  fait,  ainsi  que  l'expérience  en  témoigne 
aussi,  il  y  a  tant  d'hommes  qui  sont  instruits  et  con- 
vaincus de  la  réalité  d'un  monde  futur,  et  qui  cepen- 
dant, adonnés  au  vice  et  à  la  bassesse,  ne  songent 
qu'aux  moyens  d'échapper  par  fraude  aux  consé- 
quences menaçantes  de  l'avenir  !  Mais  il  n'a  jamais  sans 
doute  existé  une  âme  droite  qui  pût  supporter  la 
pensée  qu'avec  la  mort  tout  est  fini,  et  dont  les  nobles 
tendances  ne  se  soient  pas  élevées  à  l'espérance  de  la 
vie  future.  Aussi  paraît-il  plus  conforme  à  la  nature 
humaine  et  à  la  pureté  des  mœurs  de  fonder  l'attente 
d'une  autre  vie  sur  les  sentiments  d'une  âme  bien  née 
que  de  fonder  au  contraire  sa  bonne  conduite  sur  l'es- 
pérance de  l'autre  vie.  Il  en  est  également  ainsi  de  la 
foi  morale  dont  la  simplicité  peut  être  supérieure  à  bien 
des  subtilités  du  raisonnement,  qui  est  véritablement 
la  seule  à  convenir  à  l'homme  dans  n'importe  quelle 
condition,  puisqu'elle  le  conduit  sans  détour  à  ses 
véritables  fins.  Laissons  donc  à  la  spéculation  et  à  la 
sollicitude  des  esprits  désœuvrés  toutes  les  doctrines 
tapageuses  sur  des  objets  si  éloignés.  Elles  nous  sont 
en  réalité  indifférentes,  et  ce  qu'il  y  a  de  momentané- 
ment spécieux  dans  les  raisons  pour  ou  contre  pei4t 
iien  décider  de  l'assentiment  des  écoles,  mais  aurait 


214     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   l'HlLOSOIMlES 

peine  à  décider  en  quoi  que  ce  soit  de  la  destinée 
future  des  lioiinetes  gens.  Aussi  bien  la  raison  humaine 
n'a  pas  des  ailes  assez  puissantes  pour  fendre  les 
nuages  élevés  qui  dérobent  aux  yeux  les  mystères  de 
l'autre  monde;  et  à  ces  gens  de  curiosité  ardente  qui 
désirent  si  vivement  savoir  ce  qui  s'y  passe,  on  peut 
donner  le  simple,  mais  naturel  avis,  que  sans  doute  le 
plus  sage  pour  eux,  c'est  de  consentir  à  prendre  patience 
jusqu'au  jour  où  ils  y  arriveront.  Mais  comme  notre  sort 
dans  la  vie  future  peut,  selon  toute  vraisemblance, 
tenir  à  la  façon  dont  nous  avons  accompli  notre  tâche 
dans  celle-ci,  je  conclus  par  ce  que  Voltaire  fait  dire 
en  fin  de  compte  à  son  honnête  Candide,  après  tant 
d'infructueuses  discussions  d'école  :  Songeons  à  nos 
affaires  j  allons  au  jardin  et  travaillons.  » 

* 

*  * 

Kant  croyait  donc  pouvoir  renoncer  à  la  métaphy- 
sique traditionnelle  sans  compromettre  les  grandes 
vérités  morales  et  religieuses  auxquelles  il  tenait  par- 
dessus tout;  et,  s'il  y  renonçait,  c'était  principalement 
parce  qu'il  avait  été  frappé  des  contradictions  dans 
lesquelles  tombe  la  raison  lorsqu'elle  s'applique  à 
résoudre  les  questions  dernières.  Cependant,  foncière- 
ment rationaliste  par  son  éducation  intellectuelle 
comme  par  ses  tendances  propres,  il  ne  pouvait  se 
résigner  à  croire  que  la  raison  dût  subir  comme  une 
condamnation  sans  appel  la  nécessité  de  ces  conflits 
avec  elle-même  :  qui  sait  si,  tâchant  d'en  découvrir  en 
elle-même  la  cause,  elle  n'arriverait  pas  par  là  à  s'en 
rendre  maîtresse?  C'est  dans  ce  sens  que  Kant  orienta 
ses  réflexions  et  ses  recherches,  et  elles  aboutirent, 
en  effet,  à  restituer  à  la  raison  sous  des  formes  nou- 
velles une  juridiction  souveraine  sur  le  savoir  et  sur 
la  vie.  D'un  mot,  Kant  sauva  le  rationalisme  et, 
dj^une  certaine  manière,  la  métaphysique  par  l'idéa- 
lisme. 


KANT  215 

Comment  donc  s'est  constitué  l'idéalisme  kantien, 
et  que  signifie-t-il  exactement? 

Deux  notions  sont  capitales  dans  la  science  mathé- 
matique de  la  nature  ;  car  le  mouvement,  auquel  se 
ramènent  tous  les  phénomènes  matériels,  ne  peut  être 
connu  que  par  elles  :  ce  sont  Fespace  et  le  temps.  Or 
ces  notions  ne  peuvent  être  fournies  par  les  sens  ;  car 
nous  savons  d'avance  que  tous  les  objets  sensibles 
nous  seront  donnés  dans  l'espace  et  dans  le  temps,  au 
point  que  nous  pouvons  faire  abstraction  de  telles  ou 
telles  propriétés  de  ces  objets,  mais  non  de  l'espace  et 
du  temps  qui  sont,  eux,  absolument  inhérents  à  toute 
perception,  externe  ou  interne.  L'espace  et  le  temps 
ont  donc  une  sorte  de  priorité  de  droit  sur  toutes  les 
données  de  la  sensation;  comme,  d'un  autre  côté,  ils 
sont  dépourvus  des  caractères  qui  distinguent  les 
choses  réelles,  ils  ne  sauraient  avoir  qu'une  nécessité 
idéale  :  et  de  fait,  ainsi  que  maintenant  le  découvre 
Kant,  ils  sont  des  conditions  imposées  à  l'esprit 
humain  par  sa  nature  même  pour  la  perception  des 
objets  sensibles  :  aussi,  les  objets  sensibles  ne  sont-ils 
tels  pour  nous,  et  ne  peuvent-ils  nous  affecter  qu'en 
se  soumettant  à  ces  conditions.  Si  dans  ces  objets  nous 
distinguons  d'une  part  leur  matière,  c'est-à-dire  les 
qualités  partimiières  qu'ils  offrent,  d'autre  part  leur 
forme,  c'est-à-dire  ce  qui  fait  d'une  manière  générale 
qu'ils  peuvent  être  représentés,  l'espace  et  le  temps 
constitueront  proprement  leur  forme.  Et  cette  forme, 
redisons-le,  appartient  essentiellement  à  l'esprit  qui  y 
plie  ce  qu'il  perçoit,  juste  pour  le  percevoir.  Il  n'y  a 
donc  d'objets  de  perception  que  par  rapport  à  un 
sujet  percevant  qui  met  en  œuvre  pour  cette  fonction 
l'espace  et  le  temps,  marques  de  sa  nature.  Par  suite, 
on  conçoit  que  le  monde  matériel  se  prête  aux  dé- 
terminations mathématiques  :  il  s'y  prête  par  le  seul 
fait  d'être  perçu  suivant  les  conditions  fondamen- 
tales de  toute  perception  sensible.  Ce  qui  est  dé- 
montré de  l'espace  et  du  temps  est  vrai  de  tout  ce 


21fi     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

qui  vieat  se  mettre  dans  l'espace  et  dans  le  temps. 
Considérer  ainsi  l'espace  et  le  temps  comme  des 
éléments  ou  des  formes  a  priori,  c'est  sans  doute  sou- 
tenir qu'étant  rigoureusement  nécessaires  à  la  connais- 
sance sensible,  ils  ne  sauraient  dériver  des  données 
qu'ils  doivent  encadrer;  mais  c'est  aussi,  plus  profon- 
dément, prétendre  qu'ils  ne  paraissent  coexister  avec 
ces  données  que  parce  que  l'esprit  les  met  en  elles  en 
les  leur  imposant  :  l'a  priori  exclut  l'existence  d'objets 
de  la  connaissance  hors  des  conditions  de  ia  faculté  de 
connaître;  il  implique  au  contraire  le  rapport  direct  et 
comme  l'adhérence  de  tout  objet  de  connaissance  à  ces 
conditions.  L'esprit  porte  donc  en  lui  la  connaissance 
sensible,  puisqu'il  la  ramène  à  certaines  nécessités  de 
sa  nature.  Mais  la  connaissance  sensible  se  trouve  li- 
mitée dans  la  perception  des  objets  par  cela  même 
qui  la  rend  possible;  du  moment,  en  effet,  que  ces 
objets  pour  être  saisis  doivent  revêtir  les  formes  de 
l'esprit,  ils  ne  peuvent  être  saisis  comme  des  objets 
existant  en  soi,  mais  seulement  comme  des  objets  don- 
nés à  la  faculté  de  percevoir,  comme  des  représenta- 
tions du  sujet.  Une  antique  distinction,  consacrée  sur- 
tout par  la  philosophie  platonicienne,  se  trouve  ainsi 
reprise  et  modifiée  :  Platon,  préoccupé  d'amener  à  la 
connaissance  un  objet  permanent,  avait  expliqué  que 
cet  objet  ne  saurait  se  trouver  dans  le  monde  sensible, 
qui  ne  s'offre  que  sous  des  aspects  instables,  et  qui  ne 
présente  que  des  apparences,  que  des  phénomènes;  il 
faisait  consister  cet  objet  dans  des  Idées,  êtres  véri- 
tables qui  réalisent  tout  ce  qu'il  y  a  d'intelligible  et  qui 
constituent  une  sorte  de  monde  supra-sensible.  Kant, 
par  sa  doctrine  de  l'espace  et  du  temps,  établit  sur  de 
nouveaux  fondements  la  distinction  des  deux  mondes  ; 
il  soutient,  lui  aussi,  que  les  données  sensibles  ne  sont 
que  des  phénomènes,  ne  sont  pas  des  choses  en  soi; 
seulement,  pour  lui,  de  ces  données  sensibles  il  y  a 
science;  et  tandis  que  le  platonisme  n'en  avait  décou- 
vert que  la  propriété  négative  qui  les  opposait  aux 


KANT  m 

Idées  comme  des  apparences  à  la  réalité,  le  kantisme 
en  décou%Te  cette  propriété  positive,  qu'elles  sont  des 
apparences  par  l'esprit  qui  se  les  fait  apparaître  et  les 
dispose  ainsi  à  se  laisser  connaître.  Muni  de  cette  con- 
ception nouvelle,  Kant  pouvait  pressentir  qu'il  était 
en  voie  de  résoudre  les  contradictions  qui  avaient 
inquiété  son  intelligence  et  l'avaient  fait  douter  pen- 
dant un  temps  de  la  puissance  de  la  raison  :  est-ce 
que,  par  exemple,  les  conflits  des  mathématiques  et 
de  !a  métaphysique  ne  tiendraient  pas  à  la  méconnais- 
sance d'une  différence  essentielle  de  points  de  vue,  les 
mathématiques  devant  rester  astreintes  à  la  considé- 
ration des  phénomènes,  la  métaphysique  prétendant 
toujours  à  la  détermination  des  choses  en  soi? 

• 

Solution  provisoire  cependant,  et  qui  ne  développait 
pas  toutes  les  conséquences  de  cette  originale  théorie 
sur  Tespace  et  le  temps  :  pour  Kant  encore,  la  con- 
naissance sensible  et  la  connaissance  intellectuelle  se 
distinguent  l'une  de  l'autre  en  ce  que  la  première  rap- 
porte les  objets  à  ses  formes,  tandis  que  la  seconde  se 
rapporte  aux  objets  tels  qu'ils  sont  en  eux-mêmes. 
Ainsi  la  doctrine  de  la  connaissance  intellectuelle 
n'avait  point  participé  au  renouvellement  qui  s'était 
opéré  dans  la  doctrine  de  la  connaissance  sensible,  et, 
seulement  débarrassée  de  quelques  confusions  et  de 
quelques  équivoques,  semblait  restaurer  en  fin  de 
compte  la  métaphysique  traditionnelle.  Mais  le  clair 
énoncé  d'un  problème  que  Kant  jusqu'alors  n'avait 
pas  aperçu  dans  toute  sa  profondeur,  en  provoquant 
de  sa  part  de  nouvelles  recherches,  l'amena  à  pro- 
duire jusqu'au  bout  sa  pensée  :  Comment  peut  s'ex- 
pliquer, dans  la  connaissance  intellectuelle,  l'accord 
des  représentations  de  l'entendement  avec  les  choses? 
Tandis  que  l'empirisme,  en  faisant  dériver  l'entende- 
ment des  choses,  ruine  la  certitude  de  la  connaissance, 


218     FIGURES   ET  DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

le  rationalisme  ordinaire,  en  supposant  que  l'entende- 
ment est  fait  pour  se  représenter  les  choses  et  est  na- 
turellement en  harmonie  avec  elles,  supprime  la  ques- 
tion à  résoudre.  Or  ce  qui  permet  de  résoudre  cette 
question,  c'est  l'extension  des  principes  déjà  établis 
pour  la  connaissance  sensible.  Que  la  connaissance 
intellectuelle  se  distingue  de  la  connaissance  sensible 
par  des  caractères  irréductibles,  Kant  continue  à  le 
soutenir.  Mais,  d'une  façon  générale,  par  cela  seul 
qu'elles  sont  objets  de  connaissance,  même  intellec- 
tuelle, les  choses  doivent  se  conformer  aux  conditions 
de  cette  connaissance.  La  connaissance  intellectuelle  a, 
elle  aussi,  ses  formes  a  priori,  que  Kant  appelle,  d'un 
mot  emprunté  à  Aristote,  des  catégories;  ces  formes  qui 
constituent  l'acte  de  penser,  identique  dans  toutes  les 
intelligences  humaines,  ont  pour  rôle  de  représenter 
les  objets  dans  un  ordre  régulier,  indépendant  de 
toutes  les  façons  particulières  de  percevoir.  Mais  pour 
que  des  objets  acceptent  la  maîtrise  de  ces  formes,  il 
faut  qu'ils  n'aient  pas  une  nature  qui  les  fixe  comme 
nécessairement  hors  d'elles;  c'est-à-dire  que,  du  mo- 
ment qu'ils  sont  connus  par  des  pensées  comme  les 
nôtres,  ils  ne  sauraient  être  des  choses  en  soi;  ils  ne 
peuvent,  à  ce.  titre,  qu'être  donnés  au  sujet  qui  a  pour 
fonction  de  les  comprendre;  ils  ne  peuvent  être  que 
des  représentations  de  ce  sujet,  et  qui  lui  servent 
directement  de  matière  pour  son  action.  Or  les  seules 
représentations  de  ce  genre  que  notre  esprit  trouve  à 
la  fois  en  lui  et  devant  lui,  ce  sont  les  phénomènes 
reçus  par  la  sensibilité  :  et  ce  sont  en  effet  ces  phéno- 
mènes qui  viennent  remplir  les  formes  de  l'entende- 
ment. Telle  est  donc  la  fonction  de  la  connaissance 
intellectuelle;  elle  consiste,  non  pas  à  atteindre  des 
choses  en  soi  dont  l'existence,  si  réelle  qu'elle  soit,  ne 
saurait  sans  contradiction  se  rendre  relative  aux  déter- 
minations de  nos  facultés,  mais  à  remplacer  la  simple 
juxtaposition  des  phénomènes  tels  qu'ils  affectent  nos 
sens  par  une  liaison  nécessaire  et  permanente  où 


KANT  2:9 


l'unité  de  la  pensée  se  retrouve  parce  qu'elle  s'y  met; 
aux  données  sensibles  qui  lui  sont  indispensables  pour 
se  constituer  et  sans  lesquelles  elle  serait  vide,  elle 
ajoute  donc  ce  qui  fait  que  ces  données,  au  lieu  de  se 
suivre  aveuglément,  s'encbaînent  selon  des  règles; 
elle  est  la  véritable  source  des  lois  de  la  nature  qui 
expriment,  non  pas  des  façons  d'être  des  choses,  mnis 
uniquement  le  rapport  des  phénomènes  à  la  puissance 
ordonnatrice  de  l'entendement.  C'est  ainsi  que  le  prin- 
cipe de  causalité,  qui  est  l'un  des  fondements  des  lois 
naturelles,  impose  aux  phénomènes  de  se  succéder, 
non  plus  au  hasard  et  selon  les  rencontres  de  nos 
sens,  mais  dans  un  ordre  tel  que  le  passage  de  l'un  à 
l'autre  s'accomplisse  par  une  connexion  régulière;  il 
prescrit,  autrement  dit,  que  ce  qui  en  général  précède 
un  événement  renferme  la  condition  en  vertu  de  la- 
quelle cet  événement  suit  toujours  d'une  manière 
nécessaire.  Et  la  nature,  conçue  comme  l'ensemble  des 
phénomènes,  ne  peut  qu'obéir  à  cette  prescription,  qui 
n'est  au  fond  que  Texigence  de  ce  qui  est  requis 
pour  l'exercice  de  la  pensée. 


* 


Telles  sont  les  idées  génératrices  de  la  Critique  de  la 
raison  pure.  Elles  contredisent  la  façon  naturelle  de 
considérer  la  connaissance  pour  y  substituer  une 
explication  qui  découvre  le  rapport  essentiel  des 
objets  de  la  connaissance  au  sujet  connaissant.  Tout 
naturellement,  en  effet,  l'on  suppose  que  la  connais- 
sance consiste  à  représenter  les  choses  telles  qu'elles 
sont  en  elles-mêmes  et  que  la  vérité  résulte  de  la  par- 
faite fidélité  de  cette  représentation  :  il  n'y  a,  semble- 
t-il,  que  le  réel  qui  puisse  servir  de  modèle  et  de 
règle  à  la  conception  du  vrai  par  l'intelligence.  Ce- 
pendant la  science  moderne,  par  certaines  de  ses  mé- 
thodes et  de  ses  théories  les  plus  importantes,  con- 
tribue à  ruiner  cette  supposition;  elle  montre  en  bien 


220     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

des  cas  l'impossibilité  de  discerner  le  réel  autrement 
que  par  la  connaissance  qui  le  vérifie,  de  tenir  les 
objets  de  la  connaissance  pour  des  choses  toutes  don- 
nées, et  qui  s'offrent  d'elles-mêmes.  Du  point  de  vue 
où  il  est  placé  naturellement,  l'homme  regarde  le 
monde  comme  une  très  grande  sphère  dont  le  centre 
est  occupé  par  la  terre  immobile^  tandis  qu'autour  de 
la  terre  se  meuvent  soleil,  lunes,  planètes,  étoiles. 
Cette  perception  naturelle  du  monde,  l'ancienne  astro- 
nomie et  en  particulier  le  système  de  Ptolémée  la 
respectait,  en  raison  de  la  force  des  apparences  qui 
l'imposent;  mais  alors  pour  rendre  compte  des  mou- 
vements variés  des  corps  célestes  il  fallait  recourir  à 
une  figuration  très  compliquée  d'excentriques  et  d'épi- 
cycles  qui  rendait  de  plus  en  plus  impossible  l'unité 
nécessaire  de  perspective.  Pour  constituer  un  système 
plus  simple,  l'astronomie  moderne  a  dû  avouer  que  le 
point  de  vue  naturel  n'était  pas  le  point  de  vue  juste, 
que  la  croyance  commune  qui  faisait  de  la  terre  le 
centre  du  monde  devait  céder  à  la  conception  qui 
prend  le  soleil  pour  centre  et  qui  admet  la  rotation 
de  la  terre  sur  elle-même  et  autour  du  soleil.  Elle  ma- 
nifeste ainsi,  dans  un  cas  extrêmement  significatif, 
que  la  connaissance  vraie  résulte  non  pas  des  choses 
telles  qu'elles  se  présentent,  mais  d'une  façon  de  les 
présenter  qui  en  rapporte  l'ordre  aux  exigences  pro- 
fondes de  l'esprit.  Entre  cette  disposition  de  l'astro- 
nomie moderne  et  la  manière  dont  la  Critique  de  la 
raison  pure  traite  le  problème  de  la  connaissance,  il 
y  a  une  analogie  (en  réalité,  beaucoup  plus  qu'une 
analogie)  que  Kant  lui-même  a  signalée.  Après  avoir 
rappelé  toutes  les  difficultés  issues  du  préjugé  natu- 
rel, adopté  par  la  métaphysique,  selon  lequel  la  con- 
naissance se  règle  sur  les  objets,  il  ajoute  :  «  Que  l'on 
cherche  donc  une  bonne  fois  si  nous  ne  serions  pas 
plus  heureux  en  supposant  que  les  objets  doivent  se 
régler  sur  notre  connaissance...  Il  en  est  ici  comme  de 
la  pensée  première  de  Copernic  :  voyant  qu'il  ne  pou- 


KANT  Î81 

ait  venir  à  bout  d'expliquer  les  mouvements  du  ciel 
lorsqu'il  supposait  que  la  foule  des  astres  tourne 
autour  du  spectateur,  il  chercha  s'il  ne  réussirait  pas 
mieux  en  supposant  que  c'est  le  spectateur  qui  tourne 
et  que  les  astres  restent  immobiles.  »  Dans  les  deux 
cas,  le  changement  de  point  de  vue  a  pour  résultat  de 
faire  considérer  comme  objets,  non  plus  des  appa- 
rences d'emblée  converties  en  choses,  mais  les  phéno- 
mènes rapportés  aux  conditions  qui  permettent  den 
établir  l'unité.  La  métaphysique  traditionnelle,  en 
mettant  la  connaissance  sous  l'empire  des  choses  en 
soi,  l'assimilait,  dans  le  fond,  à  la  vision  telle  que  le 
vulgaire  Timagine^  c'est-à-dire  comme  produite  avant 
tout  par  l'action  de  réalités  et  de  qualités  extérieures. 
C'est  au  contraire  l'esprit  qui  est  véritablement  au 
centre  du  système  de  la  connaissance,  parce  que  de 
lui  viennent  les  règles  universelles  gr:\ce  auxquelles  il 
y  a  pour  nous  une  nature,  c'est-à-dire  un  ensemble  de 
phénomènes  bien  Uéà. 

C'est  cette  révolution  qui  donne  son  sens  précis  et 
sa  juste  portée  à  lïdéalisme  de  Kant.  D'une  façon  gé- 
nérale, l'idéalisme  professe  que  le  monde  n'existe  pas 
en  soi,  qu'il  n'existe  que  dans  le  sujet,  peut-être  m -me 
que  par  le  sujet  qui  le  représente.  L'idéalisme  kantien 
ne  va  pas  jusque-là;  il  ne  vise  l'existence  du  monde 
que  tout  autant  qu'elle  est  objet  de  connaissance, 
(ju'il  y  ait  des  choses  en  soi,  comme  fondement  de 
l'apparition  des  phénomènes,  non  seulement  il  ne  le 
conteste  pas,  mais  encore  il  le  réclame.  Seulement 
<  e  qu'il  établit  avec  force  et  par  la  démonstration  la 

us  originale,  c'est  que  d'une  part  ces  choses  en  soi, 
•-:ant  telles,  ne  peuvent  être  qu'inconnaissables  pour 
nous,  c'est  que  d'autre  part,  dès  que  la  connaissance 
a  lieu,  les  phénomènes  qui  en  sont  lobjet  non  seule- 
ment ne  peuvent  être  que  dans  Te.^prit,  mais  encore 
et  surtout  sont  appropriés  aux  formes  par  lesquelles 
l'esprit  d'abord  les  reçoit  et  ensuite  les  comprend. 
Voilà  pourquoi  Kant,  repoussant  la  qualiûcation  géué- 


r 


222     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

raie  d'idéaliste,  demande  qu'on  appelle  son  ide'alisme 
un  idéalisme  formel.  Et  voilà  aussi  comment  par  cette 
sorte  d'idéalisme  il  a  renouvelé  le  rationalisme  :  tant 
qu'elle  était  conçue  comme  une  faculté  révélatrice 
d'objets  situés  hors  de  l'esprit,  la  raison,  outre  qu'elle 
était  mise  dans  un  état  de  dépendance,  participait  iné- 
vitablement de  l'incertitude  qui  menaçait  de  tous  les 
côtés  l'existence  de  ses  objets;  dès  qu'elle  est  conçue 
comme  une  faculté  législatrice  qui  soumet  à  l'univer- 
salité et  à  la  nécessité  de  ses  lois  tout  objet  possible 
de  connaissance,  elle  est  la  condition  irrécusable  de  la 
certitude  scientifique. 

Par  cette  doctrine  Kant  surmonte  également  une 
opposition  que  la  pliilosophie  antérieure  avait  laissé 
subsister  ou  n'avait  qu'imparfaitement  supprimée 
entre  la  raison  et  l'expérience  :  à  l'expérience  revenait 
la  connaissance  des  purs  faits  sans  suite  nécessaire- 
ment régulière,  à  la  raison  la  connaissance  des  idées 
pures,  dominant  de  la  nécessité  de  leurs  rapports  la 
succession  arbitraire  des  faits.  Ainsi  l'empirisme 
invoquait  contre  le  rationalisme  la  réalité  concrète 
des  faits,  opposée  à  la  signification  abstraite  et  sché- 
matique des  idées  trop  logiquement  liées;  le  rationa- 
lisme invoquait  contre  l'empirisme  la  puissance  dé- 
monstrative des  idées,  opposée  à  l'indifférence  des 
faits  pour  tout  ordre  rigoureux.  Selon  Kant,  l'expé- 
rience n'est  pas  seulement  une  source  propre  de  con- 
naissance; elle  est  la  connaissance  même.  Seulement 
l'expérience  ainsi  entendue  implique  en  elle  la  raison, 
qui  la  rend  possible  en  détournant  les  objets  des  par- 
ticularités de  la  perception  vers  des  règles  universelles 
d'enchaînement.  La  raison  et  l'expérience  ne  se  distin- 
guent que  tout  autant  que  l'on  envisage  d'une  part  ce 
qui  fonde  la  connaissance,  d'autre  part  ce  à  quoi  la 
connaissance  s'applique. 

'  Montrer  que  l'expérience  est  connaissance  et  à 
quelles  conditions  elle  Test,  c'est  là  l'œuvre  qui  rem- 
plit la  première  moitié  de  la  Criligne  de  la  raison  purct 


KANT  2«3 

tandis  que  la  seconde  moitié  est  réservée  à  établir 
,  qu'il  n'y  a  de  connaissance  que  dans  les  limites  de 
/  l'expérience.  Ce  n'est  pas  cependant  que  la  raison 
naspire  plus  haut,  et  en  un  sens  légitimement.  Par 
delà  les  catégories  dont  dépend  la  connaissance  des 
phénomènes  ou  l'établissement  des  lois  de  la  nature, 
elle  conçoit  des  idées  telles  que  l'idée  de  l'âme,  l'idée 
du  monde,  l'idée  de  Dieu  destinées  à  porter  à  son 
maximum  l'intelligibilité  des  choses.  Et  la  nécessité 
avec  laquelle  elle  les  conçoit  l'inclme  à  croire  qu'elle 
peut  en  traiter  les  objets  comme  des  objets  de  connais- 
sance :  de  là  tant  de  tentatives,  soit  pour  démontrer 
la  réalité,  la  substantialité  et  la  simplicité  de  l'âme, 
soit  pour  établir  des  propositions  concernant  les  ori- 
gines, la  constitution,  l'enchaînement  causal  des  états 
et  les  conditions  d'existence  du  monde,  soit  pour 
prouver  l'existence  de  Dieu.  Dans  toutes  ces  tenta- 
tives, dès  qu'on  les  examine  de  près,  on  découvre  soit 
des  paralogismes,  soit  des  contradictions  insolubles, 
soit  des  insuffisances  inévitables  d'argumentation  qui 
viennent  en  principe  de  ce  que  des  catégories  de 
l'entendement,  valables  seulement  pour  l'explication 
des  phénomènes,  sont  abusivement  employées  à  spé- 
culer sur  des  choses  en  soi.  Cependant  les  idées  qui 
entraînent  ainsi  la  raison  hors  du  champ  de  l'expé- 
rience sont  mieux  que  des  inutilités  périlleuses  dans 
l'économie  de  la  pensée,  car  en  nous  fournissant  le 
modèle  dune  connaissance  achevée,  impossible  pour 
nous,  elles  nous  empêchent  de  considérer  comme  telle 
notre  connaissance  des  phénomènes;  mais  d'autre 
part,  elles  nous  forcent  de  concevoir  que  dans  les 
limites  mêmes  de  l'expérience  l'obhgation  de  la  re- 
clierche  scientifique  est  illimitée,  et  ainsi  elles  nous 
stimulent  à  poursuivre  sans  fin  le  savoir  dont  nous 
sommes  capables.  En  outre  elles  sont  aptes  à  recevoir 
légitimement  des  significations  pratiques,  c'est- à  dire 
en  rapport  avec  les  lois  qui  gouvernent  la  volonté 
humaine.  Ainsi  le  kantisme  peut  paraître  ressembler 


iU     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

au  positivisme  en  ce  qu'il  déclare  illusoire  toute 
connaissance  qui  pre'tend  de'passer  les  phénomènes; 
mais  il  en  diiïere  profondément  en  ce  qu'il  n'admet 
pas  que  les  phénomènes  s'organisent  d'eux-mêmes 
pour  constituer  la  science,  et  ensuite  en  ce  qu'il  sou- 
tient que  la  Raison,  indispensable  à  l'établissement 
de  la  science,  domine  encore  la  science  par  les  limites 
qu'elle  lui  impose  et  par  Tordre  des  problèmes  nou- 
veaux qu'elle  conçoit. 

Il  peut  donc  tenir  pour  mal  fondées  certaines  pré- 
tentions de  la  métaphysique  traditionnelle;  il  n'exclut 
pas  pour  cela  toute  métaphysique.  D'abord,  si  la  mé- 
taphysique, d'une  façon  générale,  est  une  connaissance 
purement  rationnelle  d'objets  réels,  la  Critique  de  la 
raison  pure  démontre  la  possibilité  d'une  métaphysique 
do  la  nature,  qui,  n'empruntant  à  l'expérience  sen- 
sible que  la  notion  de  matière,  construit  les  lois  du 
monde  matériel  par  la  seule  application  des  catégories 
de  rentcndemeiit  :  en  ce  sens  Kant  lui-mâme  a  écrit 
des  Premiers  principes  imkaphysiques  de  la  science  de  la 
nature.  D'autre  part  les  volontés  des  êtres  raison- 
nables, quand  elles  se  déterminent  moralement,  pro- 
duisent des  actions  qui  relèvent  de  lois  strictement 
rationnelles;  et  en  ce  sens  Kant  a  conçu  aussi  et  com- 
posé une  Métaphysique  des  mœurs.  Enfm,  bien  que  la 
raison  soit  incapable  de  connaître  quoi  que  ce  soit 
d'un  monde  situé  hors  de  l'expérience,  elle  est  néces- 
sairement conduite  à  concevoir  un  tel  monde  qui  lui 
fournit,  à  défaut  d'objets  de  science,  des  objets  légi- 
times de  croyance  :  de  telle  sorte  que  la  métaphysique 
subsiste  toujours  comme  disposition  naturelle  et 
invincible  de  l'esprit  humain.  «  Attendre,  dit  Kant, 
que  l'esprit  humain  renonce  une  fois  pour  toutes  aux 
recherches  métaphysiques,  c'est  attendre  que,  las  de 
respirer  toujours  un  air  impur,  nous  cessions  une  fois 
pour  toutes  de  respirer.  Il  y  aura  donc  en  tout  temps 
dans  le  monde,  et,  qui  plus  est,  dans  chaque  homme, 
surtout  dans  tout  homme  qui  réfléchit,  une  métaphy- 


KANT  255 

sique  que,  faute  d'une  règle  manifeste,  chacun  se  tail- 
lera à  sa  guise.  »  Afin  de  parer  aux  incertitudes  et  au 
discrédit  qui  lonl  atteinte,  il  faut  que  la  mëtapliysique 
soit  avertie  des  éléments  rationnels  dont  elle  peut  dis- 
poser, de  l'usage  qu'elle  en  doit  faire  et  de  l'abus 
quelle  en  peut  commettre,  de  la  distinction  à  opérer, 
pour  la  détermination  de  ses  objets  suprêmes,  entre 
les  intérêts  spéculatifs  et  les  intérêts  pratiques  de  la 
raison. 

Autrement  dit,  la  métaphysique  doit  être  précédée 
de  la  critique.  La  discipline  nouvelle  queKant  institue 
sous  ce  dernier  nom  est  une  sorte  d'examen  détaillé 
auquel  la  raison  se  livre  sur  elle-même  de  façon  à 
dresser  d'avance  l'inventaire  de  ses  ressources  et  à  en 
fixer  d'avance  les  justes  emplois.  Elle  est  aux  écoles 
vulgaires  de  métaphysique  ce  qu'est  la  chimie  à  l'al- 
chimie, l'astronomie  à  l'astrologie.  Elle  prémunit  l'es- 
prit contre  les  illégalités  auxquelles  il  peut  se  laisser 
entraîner  en  même  temps  qu'elle  le  rassure  siu*  ses 
droits.  Elle  s'oppose  donc  au  doymatisme,  qui  estime 
que  la  raison  n'a  qu'à  suivre  son  élan  sans  se  deman- 
der de  quelles  conditions  et  de  quels  soutiens  déjjead 
le  déploiement  de  sa  puissance.  «  La  colombe  légère, 
dit  Kant,  lorsque  dans  son  libre  vol  elle  fend  l'air  dont 
elle  sent  la  résistance,  pourraits'iuiagiuer  qu'elle  vole- 
rait bien  mieux  encore  dans  le  vide.  »  Ainsi,  faute  de 
se  critiquer,  la  raison  ne  voit  dans  l'expérience  qu'un 
obstacle  au  lieu  d'y  reconnaître  unappui  et  s'aventure 
en  quelque  sorte  dans  des  espaces  vides  où  elle  ne  peut 
que  s'évertuer  sans  succès  et  se  laisser  choir.  C'est  de 
ces  efforts  inutiles  et  de  ces  chutes  que  le  sceptici.^rne 
prend  acte  pour  conclure  à  l'impuissance  de  la  raison. 
Mais  la  critique  ne  s'oppose  pas  moins  au  scepticisme 
qu'au  do(finati$ine ;  elle  montre  dans  le  scepticisme  un 
produit  inévitable  de  cet  empirisme  qui  prétend,  lui 
aussi,  régler  la  connaissance  sur  les  choses  données 
dans  l'expérience,  sans  prendre  garde  que  des  choses 
considérées  comme  telles  ne  sauraient  garantir  leur 

15 


226     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

ordre  d'apparition,  et  qu'au  surplus  l'expe'rience  n'est 
connaissance  que  par  des  principes  qui  en  fondent  la 
possibilité.  Voilà  comment  la  critique  décide  entre  les 
affirmations  contraires  du  dogmatisme  et  du  scepti- 
cisme touchant  la  certitude;  elle  n'est  point  cependant 
une  critique  des  livres  où  ces  doctrines  sont  contenues; 
elle  n'est  pas  même  directement  une  critique  de  ces 
doctrines;  elle  est  essentiellement  une  critique  du 
pouvoir  de  la  raison.  Avec  les  formes  et  les  méthodes 
plus  compliquées  qu'imposent  les  caractères  du  savoir 
moderne,  elle  n'est  pas  dans  le  fond  sans  analogie 
avec  l'œuvre  de  Socrate  faisant  valoir  contre  la  vanité 
de  certaines  spéculations  la  nécessité  où  est  l'esprit  de 
se  connaître  avant  tout  lui-môme  et  de  rechercher  en 
lui  les  éléments  de  la  science  dont  il  est  capable. 


Cependant  il  n'a  jamais  suffi  à  la  philosophie  d'être 
une  doctrine  de  la  science;  elle  a  toujours  tendu  à 
expliquer  et  à  régler  la  destinée  totale  de  Ihomme,  à 
être  aussi  par  conséquent  une  doctrine  de  la  sagesse. 
De  là  vient,  observe Kant.  que  la  moiale  a  toujours  eu 
la  prééminence  sur  les  autres  disciplines,  que  partout, 
et  principalement  chez  les  anciens,  on  a  entendu  par 
philosophe  le  moraliste,  et  qu'aujourdhui  encore 
quiconque  semble  tenir  de  la  raison  la  maîtrise  de 
soi  est  consacré  du  nom  de  philosophe. 

Autant  et  plus  par  ses  dispositions  propres  que  par 
fidélité  aux  programmes  traditionnels  de  l'enseignement 
philosophique,  Kant  s'est  attaché  de  bonne  heure  aux 
problèmes  moraux;  et  là-dessus  encore,  comme  sur 
les  questions  proprement  spéculatives,  il  a  eu  bientôt 
à  relever  les  insuffisances  du  rationalisme.  Le  rationa- 
lisme soutenait  que  la  raison,  par  la  connaissance 
qu'elle  donne  de  l'ordre  des  choses  et  de  l'Être  tout- 
puissant  et  parfait  qui  en  est  le  principe,  tourne  la 
volonté  vers  ses  objets  véritables  et  lui  fait  accomplir 


KANT  ÎÎT 

s(jn  bleu.  Muis  Kunt  proteste  que  la  croyance  à  Dieu  et 
à  la  Providence  importe  trop  en  elle-même  à  toute 
l'humanité  pour  devoir  de'pendre  du  succès  plus  ou 
moins  décisif  d'un  effort  de  démonstration  métaphy- 
sique; il  incline  donc  à  repousser  la  doctrine  qui,  au 
lieu  de  reconnaître  la  valeur  intrinsèque  des  convictions 
morales  et  religieuses,  en  dérive  la  légitimité  d'un 
savoir  rationnel.  Il  observe  en  outre  que  la  connais- 
sance spéculative  est  incapable  de  distinguer,  parmi  les 
prescriptions  qu'elle  est  censée  autoriser,  celles  qui  ne 
sont  que  des  conseils  de  prudence  ou  d'habileté  et  celles 
qui  ont  un  caractère  véritablement  moral,  qu'elle  ne 
peut  apporter  à  la  volonté  ni  commandements  définis, 
ni  mobiles  efficaces.  Ainsi  la  faculté  de  discerner  le  bien 
ne  saurait  prendre  dans  notre  conscience  la  forme 
d'un  savoir,  surtout  d'un  savoir  procédant  par  défini- 
tions et  démonstrations;  ellenepeut  avoir  pour  organe 
que  le  sentiment.  A  cette  thèse  nouvelle  Kant  avait  été 
conduit,  de  son  propre  aveu,  par  la  lecture  de  philo- 
sophes et  de  moralistes  anglais,  tels  que  Shaftesbury, 
Ilulcheson,  Hume.  D'eux  il  avait  appris  que  la  moralité 
n'est  pas  œuvre  de  raison  raisonnante,  qu'elle  se  fait 
agréer  immédiatement  par  sa  beauté  même,  par  l'ac- 
cord qu'elle  établit  entre  Tamour  de  soi  et  l'amour 
d'autrui,  par  l'harmonie  qu'elle  fait  régner  dans  la  vie 
sociale.  Le  sentiment,  c'est  ce  qui  à  la  fois  en  dé- 
couvre la  valeur  et  en  détermine  l'accomplissement; 
avant  tout,  ajoutait  Kant,  le  sentiment  de  la  beauté  et 
de  la  dignité  de  la  nature  humaine,  car  ce  sentiment  a 
pour  caractère  de  n'être  pas  lié  à  un  objet  particulier, 
(le  pouvoir  devenir  un  motif  universel  d'action. 


Vers  le  même  temps  une  autre  influence,  —  l'in- 
fluence de  Rousseau,  —  portait  également  Kant  à 
Illettré  dans  le  sentiment  la  source  de  la  moralité; 
mais  elle  faisait  plus  que  continuer,   précipiter  ou 


£28     FIGURES   ET   DOCTRTNF.S   DE   PHILOSOPHES 

achever  dans  la  pensée  de  Kant  une  évolution  déjà 
commencée;  elle  y  déterminait  un  mouvement  beau- 
coup plus  profond,  et  d'une  tout  autre  sorte,  qui  con- 
sistait, non  plus  seulement  dans  un  changement  d'ex- 
plication des  vérités  morales  admises  entre  philosophes, 
mais  dans  la  conquête  ou  la  reprise  de  la  vérité  morale 
même.  Nous  savons  que  VEmile,  arrivé  aux  mains  de 
notre  philosophe,  eut  pour  effet  immédiat  de  le  dé- 
tourner pendant  plusieurs  jours  de  ses  promenades 
régulières.  Mais  écoutons  la  déclaration  de  Kant  lui- 
même  :  *  Je  dois  lire  et  relire  Rousseau  jusqu'à  ce 
que  la  beauté  de  l'expression  ne  me  trouble  plus;  car 
alors  seulement  je  peux  le  saisir  avec  la  raison.  » 
Kant  lit  donc  Rousseau  avec  passion  et  enthousiasme, 
mais  il  ne  le  lit  pas  sans  critique  :  c  La  première 
impression,  observe-t-il  encore^  qu'un  lecteur  qui  ne 
lit  pas  seulement  par  vanité  et  pour  passer  le  temps 
reçoit  des  écrits  de  Jean-Jacques  Rousseau,  c'est  qu'il 
se  trouve  devant  une  rare  pénétration  d'esprit,  un 
noble  élan  de  génie  et  une  âme  toute  pleine  de  sensibi- 
lité, à  un  degré  tel  que  peut-être  jamais  nul  écrivain, 
en  quelque  temps  ou  en  quelque  pays  que  ce  soit,  ne 
peut  avoir  possédé  ensemble  de  pareils  dons.  L'im- 
pression qui  suit  immédiatement  celle-là,  c'est  celle  de 
î'étonnement  causé  par  les  opinions  singulières  et  pa- 
radoxales de  l'auteur.  Elles  sont  tellement  à  l'encontre 
de  ce  qui  est  généralement  admis,  qu'on  en  vient  aisé- 
ment à  le  soupçonner  d'avoir  seulement  cherché  à 
mettre  en  évidence  ses  extraordinaires  talents  et  la 
magie  de  son  éloquence,  d'avoir  voulu  faire  l'homme 
original  qui,  par  une  surprenante  et  engageante  nou- 
veauté d'idées,  dépasse  tous  les  rivaux  en  bel  esprit.  » 
Mais  si  Kant  fait  ses  réserves  sur  certains  procédés  de 
Rousseau  et  sur  le  besoin  de  nouveauté  à  tout  prix 
qui  parait  parfois  l'animer,  il  accueille  cependant  de 
lui  et  il  adopte  son  plus  profond  paradoxe  philoso- 
phique, en  des  termes  qui  ne  laissent  aucun  doute  ni 
sur  la  sincérité  radicale,  ni  sur  l'importance  décisive 


KANT  tî9 

de  cette  adhe'sion  :  c  Je  suis  par  goût  un  chercheur, 
dit-il.  Je  sens  la  soif  de  connaître  tout  entière,  le  désir 
inquiet  d'étendre  mon  savoir,  ou  encore  la  satisfaction 
de  tout  progrès  accompli.  Il  fut  un  temps  où  je  croyais 
que  tout  cela  pouvait  constituer  l'honneur  de  l'huma- 
nité, et  je  méprisais  le  peuple,  qui  est  ignorant  de 
tout.  C'est  Rousseau  qui  m'a  dessillé  les  yeux.  Cette 
illusoire  supériorité  s'évanouit  :  j'apprends  à  honorer 
les  hommes.  »  Ainsi  Rousseau  a  révélé  à  Kantia  néces- 
sité de  reconstituer  la  hiérarchie  des  valeurs  morales 
selon  des  principes  contraires  à  ceux  qui  dirigeaient 
généralement  les  philosophes;  il  l'a  excité  à  réagir 
contre  cet  intellectualisme,  commun  aux  philosophies 
les  plus  diverses,  selon  lequel  la  vertu  dépend  de  la 
science  ou  du  degré  de  culture  de  l'intelligence  et 
apparaît  ainsi  comme  le  privilège  de  ceux  qui  savent 
ou  de  ceux  qui  pensent.  Rousseau  est,  selon  Kant,  le 
Newton  du  monde  moral.  Comme  Newton  a  trouvé  le 
principe  qui  relie  entre  elles  les  lois  de  la  nature  ma- 
térielle, Rousseau  a  découvert  la  vérité  simple  qui 
éclaire  dans  toutes  ses  profondeurs  la  nature  humaine. 
Avec  Rousseau  maintenant  Kant  aperçoit  et  proclame 
la  supériorité  de  l'état  de  nature  sur  la  civilisation, 
t  L'homme,  à  l'état  de  simplicité,  dit-il,  a  peu  de  ten- 
tions de  devenir  vicieux  :  c'est  uniquement  le  luxe 
qui  l'y  pousse  avec  force.  »  «  Dans  l'état  de  nature  on 
peut  être  bon  sans  vertu  et  raisonnable  sans  science.  » 
«  C'est  la  différence  de  la  fausse  morale  et  de  la  saine 
morale,  que  la  première  ne  recherche  que  des  moyens 
de  se  défendre  contre  les  maux,  tandis  que  la  seconde 
veille  à  ce  que  les  causes  de  ces  maux  n'existent  point.  » 
Et  c'est  chez  Kant  la  même  confiance  que  chez  Rous- 
seau dans  la  bonté  naturelle  de  l'homme;  c'est  la 
même  façon  de  vanter  les  bienfaits  de  l'éducation  né- 
gative qui  se  borne  à  assurer  le  libre  épanouissement 
des  tendances  instinctives,  et  de  dénoncer  les  méfaits 
de  l'éducation  positive  qui  impose  par  contrainte  des 
façons  de  penser  et  d'agir  artificielles;  c'est  le  môme 


230     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

jugement  sur  la  culture  intellectuelle,  telle  qu'on  la 
pratique,  sur  l'institution  sociale,  telle  qu'on  la  subit, 
accusées  toutes  deux  de  fausser  le  sens  normal  des 
facultés  humaines^  d'imposer  à  l'homme  un  conflit 
douloureux  entre  le  sentiment  de  sa  destinée  véritable 
et  l'assujettissement  à  la  destinée  qui  lui  est  faite.  Le 
retour  à  l'état  de  nature,  ce  n'est  pas,  du  reste,  la 
régression  vers  la  vie  sauvage,  c'est  la  restauration  de 
la  moralité  pure,  reconquise  sur  la  moralité  factice 
des  écoles  et  des  conventions  sociales;  et  c'est  en 
même  temps  la  résurrection  de  la  religion  seule  digne 
d'être  appelée  naturelle,  de  la  religion  dégagée  de  la 
lettre  morte  des  démonstrations  philosophiques,  sus- 
citée et  vivifiée  par  les  seules  inspirations  de  la  cons- 
cience. 

La  pensée  de  Kant  pouvait  d'autant  plus  se  prêter  à 
ces  maximes  de  Rousseau  qu'elle  était,  à  ce  moment 
même,  pleinement  convaincue  de  la  vanité  des  efforts 
de  la  métaphysique,  et  elle  semblait  abandonner  à 
l'expérience,  sans  conditions  posées  par  la  raison,  le 
droit  de  vérifier  et  de  contenir  toute  connaissance. 

* 
«  *. 

Mais  l'on  a  vu  qu  elle  ne  s'était  pas  définitivement 
fixée  dans  cette  attitude  négative,  et  comment  elle 
avait  constitué  un  rationalisme  nouveau,  qui,  tout  en 
admettant  que  la  connaissance  est  enfermée  dans 
l'expérience,  soutenait  d'une  part  que  l'expérience 
implique  la  raison,  d'autre  part  que  la  raison  conçoit, 
par  delà  l'expérience,  des  idées  dont  les  objets,  s'ils 
ne  sont  pas  théoriquement  connaissables,  peuvent 
avoir,  au  point  de  vue  pratique,  une  valeur  et  une 
réalité  certaines.  Ce  rationalisme,  par  ses  exigences 
les  plus  essentielles,  interdisait  désormais  à  Kant  d'at- 
tribuer au  sentiment  le  principe  de  la  morale;  mais 
précisément,  par  ce  qu'il  avait  de  nouveau,  il  lui  per- 
mettait de-sauveret  de  consacrer  l'idée  antérieurement 


KANT  231 

opposée  par  lui  à  rintellcctualisme  des  morales  philo- 
sophiques, l'idée  que  chez  l'homme  le  jugement  moral 
et  la  faculté  d'y  conformer  la  conduite  ne  dépendent 
pas  proprement  d'un  savoir. 

De  même  que  le  rationalisme  critique,  en  ce  qui 
concerne  la  science,  a  d'abord  rétabli  le  rôle  de  la 
raison  en  recherchant  à  quelles  conditions  l'expérience 
est  possible,  il  va  le  rétablir,  en  ce  qui  concerne  la 
morale,  en  se  demandant  à  quelles  conditions  est  pos- 
sible le  jugement  moral.  Or,  d'après  les  Fondements  de 
la  Métaphysique  des  mœurs,  que  découvre  en  lui  le  juge- 
ment moral  quand  on  l'analyse?  En  premier  lieu,  ceci  : 
«  De  tout  ce  qu'il  est  possible  de  concevoir  dans  le 
monde,  et  même  en  général  hors  du  monde,  il  n'est 
rien  qui  puisse  sans  restriction  être  tenu  pour  bon.  si 
ce  n'est  une  bonne  volonté.  »  En  effet,  ajoute  Kant,  ni 
les  dons  de  la  nature,  que  ce  soient  les  talents  de 
l'esprit  ou  les  qualités  du  tempérament,  ni  les  dons  de 
la  fortune^  que  ce  soient  les  honneurs,  ou  la  richesse, 
ou  les  avantages  faits  pour  procurer  ce  qu'on  nomme 
le  bonheur,  n'ont  par  eux-mêmes  aucune  valeur 
morale,  puisqu'il  est  avéré  que  l'on  peut  en  recevoir 
de  fâcheuses  suggestions  ou  en  faire  de  mauvais 
usages.  Les  moralistes  de  l'antiquité  ont  considéré 
comme  d'essentielles  vertus  l'empire  sur  soi  et  la 
modération;  mais  si  ce  sont  là  des  qualités  favorables 
à  l'accomplissement  du  bien,  il  reste  toujours  possible 
qu'elles  soient  détournées  vers  le  mal,,  et  elles  en 
deviennent  alors  d'autant  plus  condamnables;  un  cri- 
minel, quand  il  agit  de  sang-froid,  paraît  plus  pervers 
que  s^il  était  entraîné  par  la  violence  de  sa  nature. 

11  n'y  a  donc  de  bien  véritable,  de  bien  sans  condi- 
tion, de  bien  moral  par  conséquent  que  dans  la  bonne 
volonté.  Cette  conception,  qui  pour  Kant  exprime  l'élé- 
ment constitutif  du  jugement  moral,  rappelle  sans  doute 
la  thèse  stoïcienne  selon  laquelle  dans  l'ordre  des  biens 
l'honnête  seul,  qui  seul  dépend  de  l'homme,  est  au- 
dessus  de  toute  comparaison  et  vaut  absolument.  Mais 


i32     FIGURES  ET  DOCTRINES  DE  PHILOSOPHEÔ 

en  détachant  la  volonté  de  la  représentation  intellec- 
tuelle de  l'univers  pour  conférer  toute  valeur  à  la 
maxime  d'action  qui  directement  la  détermine,  cette 
conception  procède  plus  sûrement  d'une  inspiration 
chrétienne.  Kant  lui-même,  à  l'occasion,  l'a  rattachée 
à  cet  esprit  du  Christianisme  qui  réclame  avant  tout  la 
pureté  de  cœur  ou  d'intention  et  qui  affirme  le  carac- 
tère essentiellement  intérieur  de  la  vie  morale.  11  estime 
d'ailleurs  que,  pour  avoir  été  découverte  par  une  reli- 
gion révélée,  une  idée  peut  néanmoins  être  bien  fondée 
en  raison;  et  c'est  ici  le  cas.  Il  n'y  a  en  effet  de  gou- 
vernement véritable  de  la  vie  par  la  raison  que  si  la 
raison  dirige  immédiatement  la  volonté  sans  emprunter 
aux  objets  extérieurs  de  quoi  l'attirer  ou  la  con- 
traindre, que  si  elle  s'adresse  à  l'intention  pure  et 
simple.  Ce  qui  ne  veut  point  dire,  au  surplus,  que 
l'intention  doive  rester  enfermée  en  elle-même  et  se 
désintéresser  des  actes  qui  normalement  la  réalisent; 
ce  qui  ne  veut  point  dire  surtout  que  l'intention  puisse 
se  surajouter  fallacieusement  à  des  actes  engendrés 
par  de  tout  autres  motifs;  ce  qui  veut  dire  seulement 
que  l'action  est  moralement  qualifiée  par  la  règle  de 
conduite  dont  l'agent,  avec  le  plus  ferme  et  le  plus 
sincère  propos,  la  fait  dériver. 

La  bonne  volonté  est  donc  bonne,  non  pas  par  son 
aptitude  à  atteindre  tel  ou  tel  but,  non  pas  par  son 
succès  dans  l'accomplissement  de  telle  ou  telle  œuvre, 
mais  uniquement  par  la  maxime  qui  inspire  son  vou- 
loir intérieur.  Cependant,  dans  les  conditions  où  nous 
sommes  placés,  elle  ne  peut  être  bonne  ni  naturelle- 
mentj  ni  d'emblée;  elle  a  à  compter  avec  les  inclina- 
tions qui  sont  en  nous  et  qui  lui  suggèrent  des 
maximes,  sinon  toujours  positivement  immorales,  au 
moins  dépourvues  de  tout  caractère  moral  ou  même 
revêtues  d'un  caractère  moral  illusoire.  C'est  pourquoi 
elle  se  représente  comme  un  devoir  ce  qui  doit  rendre 
son  intention  bonne.  Toutefois  la  conformité  au  devoir 
ne  suffit  pas  pour  définir  une  bonne  volonté;  car  cette 


KANT  833 

conformité  peut  demeurer  tout  extérieure  ;  il  est  pos- 
sible d'accomplir  des  actes  conformes  au  devoir  sans 
les  accomplir  par  devoir.  Par  exemple,  un  marchand 
qui  sert  loyalement  tous  ses  clients  sans  distinction 
peut  s'être  dit  simplement  que  son  commerce  be'néfi- 
ciera  de  la  confiance  qu'il  saura  inspirer.  C'est  une 
vue  inle'ressée,  ce  n'est  pas  une  règle  morale  qui  lui 
dicte  alors  sa  conduite.  La  confusion  peut  se  com- 
mettre encore  plus  aisément  lorsque  les  actes  que  l'on 
doit  accomplir  sont  l'objet  d'une  inclination  directe, 
étrangère  à  tout  calcul  d'intérêt.  Conserver  sa  vie  est 
un  devoir,  être  généreux  est  un  devoir.  Mais  la  plu- 
part des  hommes  conservent  leur  vie  par  une  simple 
tendance  très  forte,  et  beaucoup  pratiquent  la  généro- 
sité en  cédant  à  un  besoin  ou  à  un  goût  très  vif.  Pour 
prévenir  toute  confusion,  il  faut  que  l'analy.^e  philoso- 
phique s'attache  aux  cas  où  la  bonne  volonté  est  en 
lutte  avec  les  dispositions  naturelles;  car  alors  seule- 
ment il  est  possible  d'établir  une  séparation  radicale 
entre  les  mobiles  venus  du  devoir  et  les  mobiles  venus 
des  inclinations.  Par  exemple,  conserver  sa  vie  appa- 
raît bien  comme  l'accomplissement  véritable  d'un 
devoir,  lorsqu'une  accumulation  de  douleurs  est  cause 
que  la  vie  est  prise  en  dégoût;  de  même  être  bienfai- 
sant, lorsque  les  chagrins  ressentis  et  les  ingratitudes 
subies  ont  été  au  point  de  briser  tout  élan  de  généro- 
sité naturelle.  Ainsi  la  bonne  volonté,  ou  la  volonté 
d'agir  par  devoir,  ne  se  révèle  sûrement  que  lorsqu'elle 
est  en  conflit  avec  les  inclinations.  Seulement  il  semble 
que  Kant  finisse  par  faire  d'un  signe  qui  permet  de  la 
reconnaître  ou  de  la  définir  le  caractère  qui  la  cons- 
titue. De  là  le  rigorisme  qu'on  lui  a  si  souvent  reproché. 
Par  la  défaveur  qu'il  paraît  jeter  ainsi  sur  les  boni 
sentiments  spontanés  et  sur  la  joie  de  vivre,  par  l'âpre 
austérité  qu'il  semble  imposer  à  la  pratique  du  devoir, 
il  n'est  pas  sans  avoir  provoqué  des  répugnances  ou 
des  protestations  assez  vives.  Schiller,  qui  pourtant 
rendait  justice  à  la  haute  et  ferme  inspiration  de  la 


234     FIGURES   ET   DOCTRÏNES   DE   PHILOSOPFIES 

morale  kantienne,  lui  décochait  cette  épigrammc  : 
«  Scrupule  de  conscience  :  jesers  volontiers  mes  amis; 
mais  hélas!  je  le  fais  avec  inclination,  et  ainsi  je  me 
sens  souvent  tourmenté  de  la  pensée  que  je  ne  suis 
pas  vertueux.  —  Décision  :  il  n'y  a  pas  d'autre  parti  à 
prendre  :  tu  dois  chercher  à  repousser  cette  tentation 
et  à  accomplir  alors  avec  répugnance  ce  que  le  devoir 
t'ordonne.  »  Épigramme  injuste  cependant.  Car  le 
rigorisme  de  Kant  signifie  seulement  que  la  maxime  à 
laquelle  obéit  la  volonté  ne  doit  pas  emprunter  ses 
mobiles  déterminants  aux  inclinations  sensibles,  et 
consister  directement  ou  indirectement  en  une  règle 
pour  la  poursuite  et  la  conquête  du  bonheur;  il  pré- 
tend donc  surtout  circonscrire  exactement  l'ordre  des 
motifs  dont  la  décision  volontaire  doit  procéder  pour 
avoir  une  valeur  morale  authentique;  mais  il  ne  con- 
teste pas  que  la  tendance  au  bonheur  soit  une  tendance 
essentielle  de  notre  nature  et  ne  puisse  être  satisfaite, 
tout  autant  que  la  moraUté  le  permet,  et  surtout  à  la 
condition  de  ne  jamais  être  prise  pour  un  facteur  de 
la  moralité  même.  Ce  qui  reste  étranger  à  la  moralité, 
c'est  donc  l'acte  accompli  par  inclination,  non  pas 
nécessairement  l'acte  accompli  avec  inclination;  et 
Kant  a  même  écrit  quelque  part  :  «  Ce  qu'on  ne  fait 
pas  avec  joie,  mais  seulement  comme  une  corvée,  n'a 
aucune  valeur  morale  interne  pour  celui  qui  obéit 
ainsi  à  son  devoir.  » 

L'essentiel  est  de  bien  entendre  que  la  bonne  volonté, 
comme  telle,  n'agit  pas  pour  atteindre  une  fin  ou  pour 
réali-ser  un  objet  du  désir,  qu'elle  agit  par  une  maxime 
indépendante  de  toute  fin  et  de  tout  objet  de  cette 
sorte,  qu'elle  ne  se  laisse  déterminer  que  par  le  devoir. 
Mais  le  pur  devoir  ne  peut  la  déterminer  que  par  un 
mobile  qui  l'exprime  sans  l'altérer  et  qui  ait  d'autre 
part  une  efficacité  pratique.  Ce  mobile  ne  peut  être 
que  le  respect.  Car  si  le  respect  est  un  sentiment, 
capable  à  ce  titre  de  promouvoir  la  volonté,  il  est  un 
sentiment  tout  à  fait  originsJ;  tous  les  autres  senti- 


KANT  235 

ments  se  ramènent  à  l'inclination  ou  à  la  crainte,  il 
n'est,  lui,  ni  une  inclination,  ni  une  crainte,  quoiqu'il 
ait  quelque  analogie  avec  l'une  et  avec  l'autre  :  avec  la 
crainte,  en  ce  qu'il  est  la  conscience  de  notre  subordi- 
nation à  une  règle  qui  domine  de  très  haut  et  qui 
humilie  en  quelque  sorte  nos  penchants  sensibles,  avec 
rinclination,  en  ce  qu'il  est  la  conscience  de  la  partici- 
pation de  notre  volonté  à  la  valeur  infinie  de  cette 
règle.  11  n'en  garde  pcis  moins  ce  caractère  d'être  pro- 
duit en  nous  par  la  seule  représentation  du  devoir,  et 
de  n'avoir  pour  objet  direct  que  le  devoir.  Disons 
donc  que  la  bonne  volonté  est  la  volonté  d'obéir  au 
devoir  uniquement  par  respect  pour  le  devoir. 

»  ■* 

Qu'est  donc  le  devoir?  S'il  est  la  règle  à  laquelle  il 
faut  que  la  volonté  soit  soumise  pour  être  véritable- 
ment bonne,  il  est  par  rapport  à  cette  volonté  ce 
qu'est  en  général  une  loi  par  rapport  aux  êtres  de  la 
nature;  il  est  aussi  une  loi;  il  est  la  loi  morale.  Comme 
les  loi»  naturelles  la  loi  morale  est  une  nécessité  de  la 
raison;  mais  à  la  différence  de  ces  lois,  elle  gouverne 
des  êtres  qui  ont  la  faculté  de  se  la  représenter  avant 
d'agir  et  pour  agir,-  et  qui,  tout  en  devant  se  déter- 
miner, peuvent  ne  pas  se  déterminer  par  ce  qu'elle 
représente;  de  telle  sorte  que  la  nécessité  qui  lui  appar- 
tient, absolue  en  elle-même,  apparaît  comme  une 
nécessité  idéale;  c'est  la  nécessité  de  ce  qui  doit  être 
réalisé  par  une  volonté  libre.  Ainsi  d'ailleurs  se  justifie 
l'antithèse,  familière  à  la  conscience  commune,  entre 
ce  qui  doit  être  et  ce  qui  est. 

Par  là,  autant  et,  si  l'on  peut  dire,  plus  encore  que 
les  principes  qui  rendent  possible  l'expérience  scienti- 
fique, la  loi  morale  est  a  priori.  Elle  ne  peut,  en  effet, 
être  dérivée  de  données  sensibles,  puisqu'elle  exclut 
même  toute  ingérence  des  inclinations  dans  les  mobiles 
qui  s'y  conforment;  elle  ne  saurait  être  non  plus 


836     FIGURES   ET  DOCTRINES   DE    F'HILOSOPHES 

l'expression  d'une  moralité  donnée  en  fait,  puisqu'elle 
exige  une  intention  qui  n"est  pas  une  donnée  et  qui 
reste  toujours  irréductible  à  des  actes  empiriquement 
observables.  «  Il  est,  remarque  Kant,  absolument 
impossible  d'établir  par  expérience  avec  une  entière 
certitude  un  seul  cas  où  la  maxime  d'une  action  en, 
accord  du  reste  avec  le  devoir  ait  reposé  uniquement 
sur  des  principes  moraux  et  sur  la  représentation  du 
devoir.  »  Si  l'homme  était  exclusivement  un  être  rai- 
sonnable, il  suivrait  de  lui-même  la  loi  morale,  avec 
une  entière  spontanéité;  comme  il  est  aussi  un  être 
sensible,  c'est-à-dire  assujetti  à  des  penchants  qui 
peuvent  le  détourner  de  la  loi  morale,  il  reçoit  celle-ci 
comme  nn  commandement^  comme  un  impératif,  selon 
le  mot  de  Kant. 

Mais  il  y  a  impératif  et  impératif.  Tel  impératif  com- 
mande une  action  non  pas  pour  elle-même,  mais 
comme  moyea  en  vue  d'une  fin  qu'il  nous  est  loisible 
de  poursuivre  ou  non.  Par  exemple  :  Tu  dois  cultiver 
ton  intelligence  pour  réussir  dans  la  vie.  Tu  dois  être 
tempérant  si  tu  veux  conserver  la  santé.  Un  impératif 
de  cette  espèce,  dans  lequel  le  commandement  est 
Boumis  à  une  condition,  est  un  impératif  hi/potkpfique; 
il  n'énonce  au  fond  qu'un  conseil  de  prudence  ou 
qu'une  règle  d'habileté  :  il  n'a  pas'  de  caractère  vérita- 
blement moral.  Il  y  a,  au  contraire,  une  sorte  d'impé- 
ratif qui  commande  l'action  absolument,  sans  faire 
entrer  en  ligne  de  compte  ni  conditions  ni  consé- 
quences. Par  exemple  :  Tu  ne  dois  pas  mentir.  Tu  dois 
faire  du  bien  à  tes  semblables.  Un  impératif  de  cette 
sorte  est  un  impératif  catérjorique,  et  seul  il  peut  être 
considéré  comme  une  expression  de  la  loi  morale. 

Comment  le  définir  pourtant  et  dans  son  sens  et 
pour  ses  applications,  quand  on  sait  qu'il  doit  faire 
abstraction  de  fins  qui  peuvent  être  réalisées  par  Tac- 
tion  volontaire?  La  chose  serait  impossible  si  l'action 
volontaire  consistait  seulement  à  tendre  délibérément 
à  des  fine;  mais  elle  a  pour  propriété  constitutive  d'y 


KANT  837 

tendre  par  des  maximes,  c'est-à-dire  par  des  principes 
que  ciioisit  le  sujet  pour  la  régler.  Sans  s'appuyer 
jamais  sur  une  considération  quelconque  de  résultats 
ou  de  buts,  par  sa  forme  seule,  l'impératif  catégorique 
est  capal)le  de  décider  si  telle  action  est  morale  ou 
non,  dès  que  cette  action  est  envisagée,  comme  elle 
doit  r<3tre,  du  côté  de  sa  maxime.  Expression  de  la  loi 
morale,  l'impératif  catégorique  se  contente  de  com- 
mander que  la  maxime  choisie  par  la  volonté  puisse, 
sans  se  contredire  elle-même  ou  sans  restreindre  la 
puissance  pratique  de  la  volonté,  revêtir  le  caractère 
d'universalité  qui  appartient  à  toute  loi.  «  Agis  unique- 
ment selon  la  maxime  qui  fait  que  tu. peux  vouloir  en  même 
temps  quelle  devienne  une  loi  universelle.  »  En  d'autres 
termes,  nous  devons  faire  comme  si  par  notre  maxime 
nous  allions  nous  instituer  législateurs  d'une  nature 
nouvelle  qui  serait  la  nature  des  êtres  raisonnables 
comme  l'autre  est  la  nature  des  objets  sensibles;  et 
nous  devons  tenir  pour  immorale  toute  maxime  qui 
répugne  à  ce  rôle.  Se  décider  par  amour  de  soi  à  se 
tuer  quand  la  vie  n'offre  plus  les  jouissances  que  Ton 
en  attend,  faire  pour  se  tirer  d'embarras  une  fausse 
promesse,  renoncer  par  nonchalance  à  toute  culture, 
refuser  à  autrui  l'assistance  dont  il  a  besoin  :  autant 
d'actions  dont  les  maximes  se  refusent  à  être  universa- 
lisées, et  qui,  au  lieu  de  pouvoir  être  législatrices,  sont 
au  fond  destructrices  de  cette  nature  nouvelle  qui  doit 
être  l'œuvre  des  volontés.  Car  une  nature  dont  les 
êtres  se  conféreraient  la  faculté  de  suppiimer  à  leur 
gré  leur  existence  se  supprimerait  à  son  principe 
même.  De  même  une  nature  où  interviendrcdent  des 
pi'omesses,  c'est-à-dire  des  actes  supposant  qu'on  sera 
cru  sur  parole,  ne  saurait  subsister  sous  la  condition 
que  des  promesses  sont  voulues  fausses  et  abolissent 
ainsi  la  confiance  requise  en  général  par  des  promesses. 
D'autre  part,  une  nature  où  chaque  être  pourrait  à  son 
gré  ne  pas  cultiver  ses  facultés  et  ses  talents,  sans  être 
contradictoire  en  elle-même,  serait  en  contradiction 


238     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

avec  l'idée  qu'elle  doit  résulter  de  toute  la  puissance 
pratique  de  la  volonté.  De  même  enfin  une  nature  où 
chacun  ne  songerait  qu'à  son  bonheur  sans  vouloir 
participer  au  bonheur  d'autrui  ne  serait  pas  non  plus 
assurément  contradictoire  avec  elle-même,  mais  le 
serait  avec  l'idée  qu'une  réciprocité  de  relations  existe 
entre  les  êtres  qui  la  composent.  Voilà  donc  en  quel 
sens  l'impératif  catégorique  peut  se  formuler  :  «  Agis 
comme  si  la  maxime  de  ton  action  devait  être  érigée  par  ta 
volonté  en  loi  universelle  de  la  nature.  » 

Il  est  susceptible  de  recevoir  encore  une  autre  for- 
mule, si  l'on  considère  que  toute  volonté  se  détermine 
non  seulement  par  des  lois,  mais  encore  pour  des  fins. 
Seulement  des  fins  ne  sauraient  avoir  de  valeur  morale, 
ainsi  que  nous  l'avons  vu,  si  elles  ne  sont  des  fins  que 
pour  nous,  c'est-à-dire  si  elles  sont  estimées  par  rap- 
port à  nos  inclinations  et  mises  ainsi  sous  la  dépen- 
dance de  notre  nature  sensible;  il  faut  qu'elles  soient 
non  des  fins  relatives,  mais  des  fins  absolues,  ou,  selon 
l'expression  de  Kantj  des  fins  en  soi.  Mais  qu'est-ce  qiii 
peut  être  une  fin  en  soi?  Uniquement  la  nature  raison- 
nable; car  étant  le  principe  de  toute  appréciation,  elle 
ne  peut  être  appréciée  par  rapport  à  autre  chose 
qu'elle.  Or  l'homme  a  conscience  d'être  une  nature 
raisonnable,  et  par  là  il  est  pour  toute  volonté  une  fin 
à  respecter,  et  non  pas  seulement  un  moyen  à  utiliser. 
D'où  la  nouvelle  formule  :  «  A(jis  de  telle  sorte  que  tu 
traites  l'humanité  aussi  bien  dans  ta  personne  que  dans 
la  personne  d'aîUrui  toujours  en  même  temps  comme  une 
fin  et  jamais  simplement  comme  un  moyen.  »  Ainsi,  tandis 
que  les  objets  inanimés  et  même  les  animaux,  n'étant 
pas  des  sujets  raisonnables,  ne  sont  que  des  cftoses, 
bonnes  pour  tous  les  usages  que  l'on  en  peut  faire, 
les  hommes,  qui  sont  des  sujets  raisonnables^  sont  des 
personnes,  et  reçoivent  de  ce  titre  une  inviolabilité  et 
une  dignité  souveraines.  Même  si  par  nécessité  natu- 
relle ou  sociale,  ils  sont  au  service  d'autrui,  ce  ser- 
vice ne  doit  point  avoir,  sous  peine  d'aller  contre 


KANT  î?.9 

la  morale,  le  caractère  d'une  servitude  :  il  exige 
le  libre  consentement  et  il  n'autorise  jamais  l'alié- 
nation  de  la  personne.  Celte  idée  de  l'incompa- 
rable valeur  de  la  personne  humaine,  Kant  la  fait 
ressortir  dans  toute  sa  doctrine  avec  une  énergie 
singulière  :  il  en  retient  et  il  en  unit  deux  signification» 
distinctes,  mais,  à  ses  yeux,  également  essentielles  . 
d'un  côte  une  signification  quasi  juridique  qui  montre 
dans  la  personne  un  droit  absolu  devant  lequel  doivent 
s'arrêter  tous  les  projets  et  tous  les  actes  de  mainmise 
arbitraire;  de  l'autre  côté  une  signification  quasi  reli- 
gieuse qui  montre  dans  la  personne  une  capacité  intime 
de  participation  à  la  sainteté  de  la  loi  moiaie. 

Le  rapprochement  des  deux  précédentes  formules 
permet  d'en  établir  une  troisième.  Le  sujet  qui  doit 
choisir  pour  son  action  une  maxime  telle  qu'elle  puisse 
être  érigée  en  une  loi  universelle  de  la  nature  ne  doit 
pas  être,  dans  l'obéissance  à  cette  condilion,  un  simple 
instrument,  un  simple  moyen;  il  ne  doit  se  reconnaître 
obligé  par  la  loi  qu'autant  que  la  loi  pioccde  de  sa 
volonté,  entendons  bien,  de  sa  volonté  pure,  indépen- 
dante des  affections  sensibles.  C'est  donc  au  fond  sa 
volonté  qui  est  législatrice  universelle.  D'où  l'idée 
d'autonomie,  à  laquelle  se  ramène  finalement  l'idée  de 
l'impératif  catégorique.  «  L'obéissance  à  la  loi  qu'on 
s'est  prescrite  est  liberté  »,  avait  dit  Rousseau  dans  le 
Contrat  socuil  (I,  viii).  Ce  rapport  du  sujet  à  la  loi,  Kant 
le  transfère  de  l'ordre  social  dans  l'ordre  moral  :  l'être 
raisonnalile  est  par  sa  volonté  pure  l'auteur  de  la  loi  à 
laquelle  il  se  soumet,  et  c'est  pourquoi  il  est  capable  de 
s'y  soumettre  sans  l'intervention  de  ces  mobiles  exté- 
rieurs et  intéressés  qui  font  accepter  les  impératifs 
hypothétiques.  Dès  lors,  si  l'on  considère  les  êtres  rai- 
sonnables dans  leur  ensemble  et  dans  l'ensemble  de 
leurs  actions  volontaires,  il  apparaît  qu'ils  constituent, 
par  la  législation  universelle  et  commune  qui  vient 
d'eux,  une  société  des  esprits,  ce  que  Kant  appelle  un 
t  règne  des  fins  » .  Ce  règne  des  fins  est  une  union  sys- 


£40     FinunKS   ET   nOCTRiNRS   DR   niILOSOPH  KS 

lcmali(iue  des  personnes  fins  en  soi,  et  qui,  en  obéissant 
aux  lois  qu'elles  se  prescrivent,  se  déterminent  unique- 
ment pour  des  fins  eominandées  ou  permises  par  le 
devoir.  A  cette  nouvelle  fuyon  de  déterminer  la  loi 
morale  ou  [)uiuTuit  donner  cette  formule  que  Kant  n'a 
pas  tout  à  faitlittéralcmenténoncce  :  *  Agis  de  telle  sorte 
que  les  maximes  qui  dérivent  de  ta  législation  propre  con- 
courent à  Vtlahlissemenl  d'un  règne  des  fins.  »  Cette  concep- 
tion d'un  règne  des  fins  n'est  donc  qu'un  idéal;  mais 
c'est  un  idéal  réalisable  par  la  liberté. 


* 
«  * 


Telles  sont  donc  les  manières,  à  la  fois  diverses  et 
concordantes,  de  se  représenter  le  devoir  :  il  ne  faut 
jamais  qu'elles  favorisent  la  trabison  qui  substitue, 
dans  l'accomplissenKînt  du  devoir,  au  pur  respect  de 
la  loi,  des  mobiles  dilTérents,  surtout  des  mobiles  pré- 
tendus supérieurs.  «  Il  est  très  beau,  dit  Kant,. de  faire 
du  bien  aux  bommos  par  amour  pour  eux  et  par  bien- 
veillance sympatbi(jue,  ou  d'être  juste  par  amour  de 
l'ordre;  mais  ce  n'est  pas  là  encore  la  véritable  maxime 
morale,  celle  qui  convient  à  la  situation  que,  parmi  les 
ôtres  raisonnables,  nous  occupons,  nous  autres  hommes. 
11  ne  faut  pas  que,  pareils  à  des  soldats  volontaires, 
nous  ayons  le  cbimérique  orgueil  de  nous  mettre  au- 
d(;ssus  de  l'idée  du  devoir,  et,  comme  si  nous  étions 
indf^pcndants  du  commandement,  de  prétendre  accom- 
plir pour  notre  bon  plaisir  des  actes  pour  lesquels  nous 
n'aurions  besoin  de  recevoir  aucun  ordre.  Nous  sommes 
soumis  à  une  discipline  de  la  raison,  et  nous  ne  devons 
dans  toutes  nos  maximes  ni  oul)lier  cette  soumission, 
ni  en  rien  rctrancber,  ni  diminuer  par  notre  présomp- 
tion l'autorité  qui  appartient  à  la  loi  (quoique  ce  soit 
notre  propre  raison  qui  la  lui  donne),  en  plaçant  ail- 
leurs que  dans  la  loi  mi'^me  et  dans  le  respect  pour  elle 
le  principe  de  détermination  de  notre  volonté,  cellerci 
fùt-elle  conforme  à  la  loi.  Devoir  et  obligation,  voilà 


KANT  t41 

les  seuls  motis  par  lesquels  nous  puissions  définir  notre 
rapport  à  la  loi  morale.  Nous  sommes,  il  est  vrai,  des 
membres  législateurs  d'un  royaume  moral  qui  peut  se 
réaliser  par  la  liberté  et  qui  nous  est  représenté  par  la 
raison  praticjue  comme  un  objet  de  respect;  mais  en 
même  temps  nous  en  sommes  les  sujets;  nous  n'en 
sommes  pas  le  chef;  et  méconnaître  l'iniVricfi-ité  du  rang 
[ue  nous  avons  comme  créatures,  refuser  par  pré- 
somption à  la  loi  sainte  l'autorité  qui  lui  appartient, 
c'est  déjà  faire  défection  à  la  loi  en  esprit,  mt^me 
quand  on  en  remplirait  la  lettre... 

t  Devoir!  mot  grand  et  sublime,  toi  qui  n'as  rien  d'in- 
sinuant, rien  pour  gagner  les  bonnes  grâces,  toi  qui 
réclames  la  soumission,  sans  pourtant  employer,  pour 
mettre  en  mouvement  la  volonté,  de  ces  menaces  qui 
éveillent  dans  l'Ame  une  aversion  naturelle  ou  l'épou- 
vante, en  te  contentant  de  poser  une  loi  qui  trouve 
delle-mâme  accès  dans  l'Ame,  une  loi  qui  s'assure 
malgré  nous  le  respect  (sinon  toujours  l'obéissance), 
devant  laquelle  se  taisent  toutes  les  inclinations  quoi- 
qu'elles travaillent  contre  elle  en  secret  :  quelle  origine 
est  digne  de  toi?  Et  où  trouver  la  racine  de  ta  noble 
tige  qui  repousse  fièrement  toute  parenté  avec  les  incli- 
nations? » 

Le  devoir,  conçu  soit  dans  son  principe,  soit  dans  le 
mobile  qu'il  suscite,  rejette  donc  en  particulier  toute 
alliance  avec  le  sentiment;  car  le  sentiment,  môme 
quand  il  paraît  spontané,  est  toujours  arbitraire  et 
n'admet  comme  mesure  que  l'agrément  d'une  impres- 
sion. Kant,  réagissant  vigoureusement  contre  des  théo- 
ries qui  l'avaient  autrefois  séduit,  reproche  maintenant 
la  fadeur  de  leur  goût  et  l'exaltation  chimérique  dç 
leurs  vues  «  à  ces  faiseurs  de  romans,  à  ces  éducateurs 
sentimentaux  qui  ne  laissent  pas  de  faire  leur  œuvre 
miîme  en  s'élevant  souvent  contre  la  sensiblerie  ».  Mais 
des  réflexions  qui  lui  avaient  fait  autrefois  accepter  la 
morale  du  sentiment  il  a  cependant  retenu  l'idée  que, 
si  c'est  la  raison  qui  règle  la  conduite,  ce  n'est  point 


242     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

toutefois  la  raison  comme  faculté  de  connaître.  Que  la 
raison  soit  une  dans  son  fond,  et  qu'elle  soit  toujours 
la  faculté  de  poser  des  lois  universelles  :  rien  n'est  plus 
certain.  Mais  elle  est  diverse  dans  ses  usages,  et  dans 
son  usage  pratique,  c'est-à-dire  dans  son  application 
aux  maximes  des  volontés,  elle  est  différente  de  ce 
qu'elle  est  dans  son  usage  théorique,  c'est-à-dire  dans 
son  application  aux  objets  de  connaissance. 

* 
*   * 

Il  est  peut-être  maintenant  possible  de  comprendre 
pourquoi  il  y  a  une  Critique  de  la  raison  pratique,  sem- 
blable par  certains  côtés  à  la  Critique  de  la  raison  pure, 
ditî'érente  d'elle  par  d'autres.  Les  deux  Critiques  se 
ressemblent  en  ce  qu'elles  excluent  tout  ce  qui  du 
dehors  pourrait  borner  ou  réduire  la  puissance  législa- 
tive de  la  raison.  Si  les  objets  de  notre  connaissance 
étaient  des  choses  en  soi,  c'est  d'eux,  non  de  la  raison 
véritablement,  que  dépendrait  la  faculté  de  connaître; 
et.  précisément  parce  que  la  faculté  de  connaître  appar- 
tient à  la  raison,  elle  ne  peut  s'exercer  que  sur  ce  qui 
se  soumet  aux  formes  et  aux  catégories,  c'est-à-dire 
sur  des  phénomènes.  De  même  si  les  objets  de  notre 
vouloir  étaient  des  choses  réputées  bonnes  en  elles- 
mêmes,  ce  serait  d'elles,  non  de  la  raison,  que  dépen- 
drait la  faculté  de  se  déterminer,  et  notre  conduite 
morale  se  ramènerait,  ce  qui  est  l'erreur  la  plus 
grave,  à  la  recherche  du  bonheur;  dès  que  la  faculté 
d'agir  est  propre  à  la  raison,  elle. ne  peut  s'exercer 
qu'indépendamment  de  toute  matière  désirable,  elle  ne 
peut  tirer  que  de  la  forme  d'une  loi  exclusivement 
rationnelle  le  principe  de  ce  que  nous  devons  faire. 

Y  a-t-il  cependant  une  faculté  d'agir  véritablement 
propre  à  la  raison?  Certes  cette  faculté  pourrait  être 
tenue  pour  illusoire,  si  la  raison  n'avait  qu'un  usage 
théorique,  et  si  elle  l'avait  hors  du  domaine  circonscrit 
par  la  Critique  :  notre  action  ne  serait  alors  que  le  pro- 


KANT  243 

duit  de  conditions   naturelles   déterminables  par  la 
'ience.  Mais  nous  avons  vu  que  la  raison  est,  pour  ce 
qui  est  de  la  connaissance,  limitée  à  l'expérience,  et  en 
outre  qu'elle  conçoit  légitimement,  par  delà  l'expé- 
ience,  sans  avoir  pour  cela  le  moyen  d'en  faire  des 
bjets  du  savoir,  tout  un  système  d'idées.  Or  cette 
niitation  de  notre  connaissance  par  la  conception 
:  idées  qui  la  dépassent  est  précisément  ce  qui  permet 
/attribuera  la  raison  pure,  en  plus  de  sa  puissance 
léorique,  une  puissance   pratique  qui  relève  d'elle 
:;ule.  Car  la  vérité  des  idées,  faute  de  nous  représenter 
ce  qui  est,  peut  consister,  tout  aussi  justement  et  tout 
aussi  complètement,  dans  la  représentation  de  ce  qui 
doit  être.  Or,  parmi  les  idées  de  la  raison,  il  en  est  une 
qui  est  impliquée  dans  l'idée  du  monde,  c'est  l'idée 
d'une  causalité  inconditionnée,  achèvement  de  ce  con- 
^pt  de  cause  qui  dans  l'ordre  des  phénomènes  natu- 
Js  n'exprime  que  des  conditions  toujours  elles-mêmes 
conditionnées.  Cette  idée  d'une  causaliié  incondition- 
née, qui  théoriquement  reste  indéterminée  et  comme 
vide,  reçoit  en  revanche  de  la  loi  morale  qui  est,  elle 
aussi,  une  loi  inconditionnée,  une  signiflcation  pra- 
tique parfaitement  définie  :  elle  est  l'idée  de  la  liberté 
qui  ne  se  conçoit  positivement  que  sous  la  forme  d'un 
devoir  à  réaliser  et  qui  tient  sa  puissance  même  de  la 
position  et  de  l'obligation  de  ce  devoir. 

C'est  en  effet  par  la  loi  morale  que  nous  sommes  sûrs 
de  notre  liberté,  et  non  par  la  consultation  d'une  ex- 
périence qui  ne  peut  nous  oflrir  que  des  événements 
déterminés  ou  déterminables  selon  la  loi  de  la  causa- 
lité naturelle.  Nous  devons;  donc  nous  pouvons.  En 
•1  autres  termes  l'exercice  de  notre  liberté  est  insépa- 
ible  de  la  conception  de  la  loi  morale,  et  notre  lilierté 
même,  comme  pouvoir  efficace  de  choisir  les  maximes 
de  notre  action,  appartient  à  ce  monde  intelligible  que 
la  raison  élève  au-dessus  du  monde  sensible,  connu 
même  par  l'entendement.  C'est  ainsi  que  nous  nous 
disons  que  nous  devons  faire  telle  chose,  ou  que  nous 


244     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

n'aurions  pas  dû  faire  telle  chose  que  nous  avons 
faite.  Or  le  mot  devoir  est  pris  ici  dans  un  sens  tout 
autre  que  lorsque  nous  disons  qu'un  événement  doit 
arriver,  c'est-à-dire  ne  peut  pas  ne  pas  arriver,  en 
vertu  du  lien  causal  qui  enchaîne  tous  les  phénomènes; 
car  l'action  que  nous  devons  faire  est  souvent  une 
action  que  nous  ne  faisons  pas,  et  le  devoir  de  la  faire  ne 
résulte  pas  pour  nous  d'une  action  antérieure.  Ce  n'est 
donc  pas  du  point  de  vue  du  monde  sensible  que  nous 
pouvons  nous  concevoir  indivisiblement  comme  obli' 
gés  et  comme  libres,  mais  du  point  de  vue  de  ce 
monde  intelUgible  dont  nous  faisons  partie  comme 
êtres  raisonnables.  Si  nos  actes,  en  tant  qu'ils  sont  réa- 
lisés et  en  tant  qu'ils  font  partie  ainsi  des  événements 
de  la  nature,  apparaissent  soumis  à  la  nécessité,  en 
tant  qu'ils  sont  déterminés  par  des  maximes  dont  le 
sens  et  la  valeur  se  définissent  par  rapport  à  la  loi 
morale,  ils  sont,  à  leur  principe,  radicalement  libres;  et 
l'impossibilité  où  nous  sommes  devoir  comment  notre 
liberté  choisit  ses  règles  do  conduite  et  y  conforme 
notre  nature  ne  fait  que  marquer  les  limites  de  notre 
connaissance  sans  porter  atteinte  à  la  puissance  pra- 
tique de  notre  raison. 

*  * 

C'est  donc  dans  notre  raison,  dans  notre  raison  au- 
tonome, qu'est  le  principe  de  la  morale,  non  dans  quel' 
que  objet  ou  dans  quelque  Être  qui  serait  transcendant 
par  rapport  à  elle.  Kant,  toutefois,  n'a  jamais  cessé 
d'admettre  qu'il  y  eût  un  lien  entre  les  eonditions  dQ 
la  vie  morale  et  certaines  affirmations  concernant 
l'existence  de  Dieu  et  l'immortalité.  C'était  seulement 
sur  la  nature  de  ce  lien  et  sur  l'ordre  de  priorité  à  éta- 
blir pour  nous  entre  ces  deux  ordres  de  vérités  liées 
qu'il  s'était  opposé,  comme  nous  l'avons  vu,  à  la  meta' 
physique  traditionnelle.  Ce  lien  doit-il  être  brisé  par 
cela  seul  que  le  principe  moral  exclut  toute  détermin?^ 


KANT  845 

tîon  de  la  vuiuiut-  par  un  objet  extérieur  à  notre  rai- 
>n?  Nullement.  Car  il  reste  toujours  indispensable  à 
la  raison  de  se  demander  quel  est  l'objet  complet  d'une 
volonté  qui  prend  pour  unique  règle  de  ses  actions  la 
loi  morale.  Cet  objet  ne  peut  d'abord  être  qu'une  mo- 
ralité parfaite;  or  de  cette  moralité  parfaite,  ou  sain- 
teté, aucun  être  de  ce  monde  n'est  capable  à  aucun 
moment  de  son  existence  :  la  pureté  et  la  fermeté  de 
Tintention  y  ont  toujours  à  lutter  contre  l'influence 
des  maximes  suggérées  par  les  inclinations.  Dès  lors, 
puisque  ce  parfait  accord  de  la  volonté  avec  la  loi 
morale  ne  peut  jamais  être  donné  et  que  pourtant  il 
reste  pratiquement  nécessaire,  nous  devons  admettre 
qu'il  doit  saccomplir  par  un  progrès  indéfini.  Mais  ce 
progrès  indéfini  n'est  possible  que  si  l'on  suppose  une 
existence  et  une  personnalité  indéfiniment  persis- 
tantes, que  si  l'on  affirme,  autrement  dit,  l'iramorlalité 
de  lame.  Ainsi  l'affirmation  de  rimmorlalité  de  l'âme 
intervient  pour  assurer  au  sujet  moral  la  condition 
indispensable  à  la  perpétuité  obligatoire  de  son  effort. 
D'autre  part,  si  le  bonbeur  n'est  pas  proprement  le 
bien,  il  est  cependant  un  bien  auquel  notre  nature 
aspire  et  dont  il  est  rationnellement  impossible  d'ad- 
mettre qu'elle  soit  privée  dès  qu'elle  le  mérite.  En 
observailt  la  loi  morale,  si  nous  ne  cberchons  pas  à 
être  heureux,  nous  nous  rendons  da  moins  dignes  de 
l'être.  Or  la  puissance  que  nous  avons  de  nous  rendre 
vertueux  ne  peut  pas  agir  sur  le  monde  de  fa^on  à 
iccorder  notre  bonheur  avec  notre  vertu.  Par  consé- 
quent, s'il  doit  y  avoir  un  bonheur  lié  à  la  moralité  et 
n  proportion  avec  elle,  il  ne  peut  être  garanti  que 
par  lexistence  d'une  Cause  de  la  nature,  distincte  de  la 
nature,  et  possédant  dans  sa  souveraine  perfection  la 
condition  de  l'accomplissement  du  souverain  bien. 
Ainsi  c'est  sur  la  conception  du  souverain  bien,  rat- 
taché aux  exigences  de  la  loi  morale,  qu'est  véri- 
tablement fondée  l'affirmation  de  Dieu,  qui,  pour  la 
raison  théorique,  n'était  qu'une  idée,   légitimement 


246     FIGURES   ET   DOGTRIxNES   DE   PHILOSOPHES 

conçue  sans  doute,  mais  objectivement  indémontrahle, 
La  morale  nous  conduit  donc  à  la  religion,  et  il  n'y 
a  de  religion  pure  qu'une  religion  morale.  Deux 
causes  ont  empêché  de  comprendre  le  juste  rapport  de 
la  morale  et  de  la  religion  :  l'une,  c'est  la  méconnais- 
sance de  l'autonomie  de  la  raison  pratique;  l'autre, 
c'est  la  méconnaissance  des  limites  de  notre  nature. 
La  vertu  perd  toute  sa  valeur  à  se  laisser  imposer  par 
une  autorité  extérieure,  et  la  religion,  qui  imagine 
parfois  tout  gagner,  dans  le  fond  perd  tout  à  cette 
abdication  de  la  personnalité  :  pour  avoir  voulu  tout 
faire  reposer  sur  elle,  c'est  elle  qui  reste  sans  soutien. 
En  retour,  l'idée  rigoureuse  de  la  loi  morale  sert  à 
marquer  les  bornes  de  notre  puissance  et  à  nous  rap- 
peler notre  condition  d'êtres  finis  :  elle  s'oppose  à  ce 
que  nous  nous  en  tenions  à  nous  seuls  dans  notre  foi 
à  l'accomplissement  du  souverain  bien. 

C'est  pour  n'avoir  pas  compris,  en  particulier,  l'in- 
time rapport  qu'il  y  a  entre  l'autorité  de  la  loi  et  une 
certaine  conscience  de  notre  faiblesse  que  les  Stoïciens 
n'ont  su  conduire  leur  morale  jusqu'à  une  véritable 
religion.  En  faisant  de  la  vertu  la  condition  du  souve- 
rain bien,  ils  parurent  sans  doute  donner  à  leur  doc- 
trine un  principe  solide;  mais  ils  commirent  la  faute  de 
rabaisser  la  loi  pour  exalter  l'homme;  ils  crurent  que 
toute  la  vertu  requise  par  la  loi  peut  être  atteinte  en 
cette  vie;  ils  attribuèrent  à  l'homme  sous  le  nom  de 
sagesse  une  puissance  bien  supérieure  à  celle  que  com- 
porte notre  nature;  ils  prétendirent  libérer  le  sage  de 
tout  désir  de  bonheur  qui  ne  serait  pas  le  contente- 
ment de  sa  conscience,  et  l'exempter  de  toute  défail- 
lance, même  de  toute  tentation;  ils  remplacèrent  ainsi 
la  religion  par  l'héroïsme.  Il  leur  manqua  de  com- 
prendre que  le  sentiment  des  énergies  de  l'âme  est 
loin  d'être  égal  à  la  pure  représentation  de  la  loi,  et, 
malgré  tout  ce  qu'ils  dirent  de  la  folie  de  la  plupart 
des  hommes,  il  leur  manqua  de  comprendre  l'origine 
positive  et  la  profondeur  du  mal. 


KANT  247 

Le  Christianisme,  au  cuiiuaire,  satisfait  pleinement 
à  toutes  les  exigences  de  la  raison  pratique.  Il  ordonne 
la  sainteté  des  mœurs  tout  en  déclarant  que  l'homme 
ne  peut  arriver  qu'à  la  vertu,  c'est-à-dire  à  la  résolu- 
lion  d'agir  selon  la  loi  par  respect  pour  elle,  et  tout  en 
l'avertissant  de  la  force  des  mobiles  impurs  qui 
peuvent  à  chaque  moment  altérer  son  intention.  Ce 
qu'il  nous  enseigne  donc  comme  obligatoire,  c'est  le 
progrès  indéfini  vers  la  sainteté,  et  c'est  par  là  qu'il 
nous  communique  le  juste  espoir  de  la  perpétuité  de 
notre  vie  morale.  S'il  proclame  que  ce  progrès  doit 
être  inauguré  par  nous  ici-bas,  il  reconnaît  que  le 
bonheur  qui  y  doit  correspondre  n'est  pas  en  notre 
pouvoir,  et  qu'il  ne  peut  nous  être  donné  que  dans 
une  autre  existence  dont  Dieu  est  le  suprême  garant. 
Interprété  comme  il  doit  l'être,  il  fait  de  la  connais- 
sance de  Dieu  et  de  la  volonté  divine  le  principe,  non 
de  la  loi  morale,  mais  uniquement  de  l'espoir  d'at- 
teindre le  souverain  bien  à  la  condition  d'observer 
cette  loi.  Et  c'est  ainsi  en  effet,  selon  Kant,  que  la 
morale  s'achève  dans  la  religion  sans  s'établir  sur 
elle. 

L'affirmation  de  l'immortalité  de  l'âme,  celle  de 
l'existence  de  Dieu,  comme  d'une  certaine  manière 
celle  de  notre  liberté,  tirent  leur  certitude,  non  de  dé- 
monstrations théoriques  qui  ne  sauraient  les  atteindre, 
mais  des  exigences  de  la  raison  pratique.  Elles  sont 
rationnellement  fondées  sans  donner  lieu  proprement 
a  des  connaissances.  C'est  pour  retenir  ce  double  ca- 
ractère que  Kant  les  appelle  des  postulats  de  la  raison 
pure  pratique  ou  qu'il  déclare  qu'elles  sont  posées  par 
un  acte  de  foi.  Mais  la  foi  qui  s'attache  à  elles,  pas  plus 
qu'elle  n'est  commandée  par  une  autorité  extérieure, 
ne  relève  du  sentiment;  elle  est  une  «  foi  de  la  rai- 
son » .  La  raison  en  effet  a  également  pour  fonction  de 
connaître  et  de  croire  :  de  connaître,  quand  elle  se 
rapporte  à  des  objets  d'expérience  déterminables  par 
les  catégories;  de  croire,  quand  elle  se  rapporte  à  des 


248     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

objets  supra-sensibles  dont  la  vérité  est  pratiquement 
requise.  C'est  en  ce  sens  que  doit  s'interpréter  la 
fameuse  parole  de  Kant  :  «  Il  me  fallut  supprimer  le 
savoir  afin  de  trouver  place  pour  la  foi.  »  Savoir  et  foi 
se  produisent  dans  des  domaines  distincts  :  mais  pas 
plus  que  le  savoir,  la  foi  n'est  en  dehors  de  la  raison. 
Dans  la  diversité  de  ses  deux  grands  usages,  théo- 
rique et  pratique,  la  raison  est  d'ailleurs  essentielle- 
ment la  même,  et  ce  qu'il  faut  seulement  marquer, 
c'est  que  la  raison  pratique,  capable  de  déterminer  les 
idées  les  plus  hautes  que  nous  puissions  concevoir, 
possède  une  sorte  de  suprématie  sur  la  raison  théo- 
rique, astreinte  pour  connaître  à  se  mouvoir  sans  lin 
dans  le  monde  des  phénomènes. 


Ce  monde  des  phénomènes,  la  science  l'explique  par 
les  lois  générales  du  mouvement,  c'est-à-dire  par  des 
principes  purement  mécaniques;  tandis  que  le  monde 
où  s'élève  la  raison  pratique  est  un  monde  qui  a  pour 
loi  la  loi  morale  et  où  les  causes  sont  des  causes 
libres.  Entre  ces  deux  mondes  ainsi  conçus  n'y  a-t-il 
pas  cependant  des  intermédiaires  qui  les  rapprochent 
au  regard  de  notre  intelhgence? 

Que  la  connaissance  scientifique  de  la  nature  repose 
gur  le  mécanisme,  c'est  là  une  idée  qui  a  inspiré  Kant 
dès  ses  premières  entreprises,  et  qui  est  restée  intacte 
à  travers  les  différentes  vicissitudes  de  sa  pensée.  Elle 
l'a  inspiré  véritablement;  c'est  en  effet  pour  avoir  été 
comprise  dans  toute  sa  portée  qu'elle  lui  a  suggéi'é 
dans  une  de  ses  premières  œuvres,  dans  son  ///5- 
toire  générale  de  la  nature  et  théorie  du  ciel,  une  cosmo- 
gonie très  proche  du  système  du  monde  dontLaplace 
devait  donner  l'exposition  environ  quarante  ans  plus 
tard.  Kant,  avec  une  hardiesse  que  Newton  n'avait  pas 
eue,  étendait  jusqu'à  l'explication  des  origines  du 
monde  les  lois  mécaniques  qui  d'après  Newton  en 


I 


KANT  249 

expliquent  la  constitution  actuelle.  Mais  si  pour  rendre 
compte  de  l'univers  matériel  le  me'canisme  ne  souffre 
pas  de  limitation  et  d'arrêt,  il  ne  permet  pas  toutefois 
de  comprendre  clairement  et  complètement  la  produc- 
tion des  êtres  organisés  à  la  façon  dont  il  comprend  la 
formation  des  corps  célestes  et  leurs  mouvements.  On 
peut  dire  à  bon  droit  :  «  Donnez-moi  la  matière,  j'en 
fer.ai  sortir  un  monde.  »  On  ne  peut  point  dire  : 
t  Donnez-moi  la  matière,  je  vais  montrer  comment  un 
être  vivant,  une  simple  taupe  peut  en  sortir.  » 

A  cette  façon  d'admettre  en  un  sens  l'extension 
extrême,  en  un  autre  sens  la  limitation  du  mécanisme 
Kant  est  resté  fidèle  jusqu'au  bout.  Seulement  dans 
l'intervalle  il  est  remonté  jusqu'à  la  source  de  cette 
explication  mécaniste  de  la  nature  matérielle,  il  l'a  fait 
dériver,  comme  nous  l'avons  vu,  des  principes  que 
pose  a  priori  l'entendement  comme  conditions  de  la 
possibilité  de  l'expérience.  Il  a  montré  aussi  que  le 
mécanisme  ne  porte  que  sur  des  phénomènes,  non  sur 
des  choses  en  soi,  et  il  a  pu  réserver  le  droit  de  conce- 
voir un  autre  monde,  ce  monde  intelligible  pur,  que  la 
raison  prati'^ue  détermine.  Cependant  il  se  demande 
maintenant  si  ce  monde  intelligible  pur  ne  se  laisserait 
pas  annoncer  et  figurer  dans  le  monde  sensible  par 
des  représentations  qui  sont  irréductibles  à  la  causa- 
lité naturelle;  et  dans  la  Critique  de  la  faculté  déjuger  il 
découvre  et  analyse  deux  grandes  représentations  de 
cette  sorte,  qui  sont  la  représentation  de  la  beauté  et 
celle  de  la  finalité.  Ces  deux  représentations  attestent, 
de  deux  façons  diverses,  une  raiîme  puissance  qu'a 
l'esprit  et  une  m''me  nécessité  où  il  se  trouve  de  juger 
de  certaines  formes  ou  de  certains  produits  de  la  nature 
selon  un  ordre  idéal,  mais  dont  l'indispensable  sup* 
position  ne  saurait  cependant  jamais  revêtir  le  ca- 
ractère d'une  connaissance  doctrinale  ou  démonstra- 
tive. 


250     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 


*    * 


Le  beau,  en  effet,  pour  Kant,  c'est,  à  propos  d'un 
objet  que  nous  contemplons,  la  perception  d'un  accord 
entre  nos  facultés  sensibles  et  nos  facultés  intellec- 
tuelles; cet  accord,  au  lieu  d'être  déterminé,  comme 
dans  la  science,  par  des  règles  qui  nous  font  com- 
prendre la  réalité  empirique  des  choses,  au  lieu  d'être  le 
résultat  d'une  application  régulière,  est  ici  l'effet  d'un  jeu 
par  lequel  nos  diverses  facultés  ne  visent  à  s'exercer 
que  pour  se  satisfaire  elles-mômes;  il  en  est  véritable- 
ment ici  comme  du  jeu  physique,  où  l'harmonieux 
déploiement  d'une  activité  détachée  des  fins  pratiques 
ordinaires  concorde  avec  l'observation  spontanée  d'une 
règle  librement  posée.  Le  beau  est  subjectif  en  ce  que 
la  contemplation  de  l'objet  est  liée,  non  à  un  concept, 
mais  à  un  sentiment  de  plaisir;  il  ne  peut  donc  être 
justifié  comme  un  objet  de  savoir;  cependant  le 
jugement  du  goût  prétend  à  bon  droit  à  l'universalité 
parce  qu'il  y  a  en  principe  un  rapport  nécessaire  entre 
la  représentation  de  l'objet  et  le  sentiment. 

Toujours  est-il  que  la  beauté  a  d'étroites  relations 
avec  la  moralité.  Kant  même  pendant  un  temps,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu,  a  fait  de  la  beauté  un  élément 
essentiel  de  la  définition  de  la  vertu;  dans  ses  Observa- 
tions sur  le  sentiment  du  beau  et  du  sublime  parues  en  1764, 
et  écrites  sous  l'influence  de  philosophes  anglais  tels 
que  Shaftesbury  et  llutcheson,  il  avait  déclaré  que  la 
vertu,  loin  de  s'appuyer  sur  des  règles  spéculatives, 
se  ramène  à  un  sentiment,  le  sentiment  de  la  beauté  et 
de  la  dignité  de  la  nature  humaine.  Ce  sentiment 
atteint  au  sul)lime,  quand  l'homme  en  fait  un  principe 
d3  conduite,  universel  dans  sa  portée  et  invariable  dans 
son  application.  C'était  donc  une  conception  surtout 
esthétique  de  la  moralité  qui  nous  était  alors  offerte. 
La  Critique  de  la  faculté  de  juger  témoigne  que  cette 
conception  a  pour  une  bonne  part  subsisté  dans  l'esprit 


h 


KANT  toi 

dd  Kant,  seulement  pour  y  être  mise  à  son  rang.  La 
beauté  n'est  plus  sans  doute  identique  à  la  moralité, 
rigoureusement  entendue  comme  elledoitrètre,  et  isolée 
en  son  essence  de  tout  ce  qui  n'est  pas  elle;  mais  la 
beauté  est  le  symbole  de  la  moralité;  car  en  montrant 
à  rhomme  comment  l'imagination  peut  librement  s'ac- 
corder avec  l'entendement,  elle  lui  rappelle  que  la 
volonté  peut,  elle  aussi,  librement  s'accorder  avec  la 
loi  pratique  de  la  raison,  et  elle  lui  figure  le  principe, 
inaccessible  à  notre  connaissance,  où  se  concilient  la 
nature  et  la  liberté.  Quant  au  sublime,  il  n'est  propre- 
ment esthétique  que  parce  qu'il  traduit,  en  des  formes 
sensibles,  la  conscience  de  notre  destination  véritable  et 
l'incommensurable  valeur  de  la  personne  :  traduction 
à  la  fois  admirable  et  impuissante,  par  laquelle  l'ima- 
gination tente  de  se  hausser  jusquà  la  raison  sans  y 
atteindre.  En  tout  cas  la  culture  esthétique  a  une 
extrême  importance  pour  le  développement  de  l'être 
humain  que  nous  sommes;  elle  peut  rendre  le  senti- 
ment apte  à  représenter  un  idéal  communicable  à  tous 
les  hommes;  elle  offre  ainsi  ce  que  Kant  appelle  un 
intérêt  moral  par  alliance. 

•  * 
»  » 

Comme  la  contemplation  de  la  beauté  et  des  œuvres 
d'nrt,  la  supposition  nécessaire  de  la  finalité  dans  la 
n.ilure  annonce  le  règne  de  la  liberté.  Cette  supposition 
n'est  pas  la  vulgaire  croyance  anthropomorphique  qui 
imagine  surtout  des  rapports  de  convenance  ou  d'uti- 
lité extérieure  entre  certains  objets  du  monde  et  les 
désirs  ou  les  besoins  humains;  elle  exprime  l'impossi- 
bilité où  nous  sommes,  nous  autres  hommes,  d'expli- 
quer mécaniquement  les  productions  organisées  de  la 
nature  juste  en  ce  qu'elles  ont  d'organisé,  et  la  néces- 
sité où  nous  sommes  en  conséquence  de  juger  de  ces 
productions  comme  si  le  mécanisme  qui  les  constitue 
dans  le  détail  avait  été  pour  ^'«nserable  réglé  par  une 


2o2     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

intelligence.  Dans  un  être  vivant,  en  effet,  les  parties 
sont  des  organes  qui  se  déterminent  réciproquement 
les  uns  les  autres  et  qui,  dans  leur  existence  comme 
dans  leur  forme,  sont  conditionnés  par  le  tout  qu'ils 
engendrent.  Or  pour  voir  des  parties  produites  par  un 
tout^  il  faudrait  une  raison  intuitive,  que  nous  n'avons 
pas.  Notre  entendement,  avec  ses  catégories  et  ses 
principes,  ne  peut  jamais  comprendre  un  tout  que 
comme  un  résultat  de  parties;  il  ne  peut  donc  fournir 
une  connaissance  achevée  de  ce  qu'est  la  vie.  Mais 
notre  esprit,  ne  pouvant  admettre  que  la  vie  cesse  d'ôtre 
intelligible  là  où  elle  nous  est  mécaniquement  inexpli- 
cable, exerce  le  droit  d'en  juger  par  réflexion,  c'est- 
à-dire  de  supposer  que  la  vie  a,  outre  ses  conditions 
mécaniques  de  détermination,  des  conditions  idéales 
d'organisation.  C'est  là  ce  que  signifie,  dans  l'usage 
légitime  que  nous  en  pouvons  faire,  le  principe  de  fina- 
lité ;  il  consiste  à  nous  représenter,  non  pour  en  tirer 
une  connaissance,  mais  pour  en  contenter  notre  esprit, 
des  groupes  de  phénomènes  spéciaux  et,  par  extension 
graduelle,  la  nature  entière  sous  l'idée  du  Tout.  Ce- 
pendant, loin  qu'ainsi  compris  le  principe  de  finalité 
entrave  l'usage  scientifique  des  conceptions  mécanistes, 
il  l'autorise  plutôt  et  le  stimule,  jusqu'au  point  où  ces 
conceptions  commenceraient  à  manquer  à  leur  rôle,  qui 
est  de  nous  fournir  des  explications  déterminées  et  sai- 
sissables  dans  l'intuition  sensible;  ces  conceptions, 
elles  peuvent,  par  exemple,  intervenir  pour  interpréter 
les  données  de  l'anatomie  et  de  la  morphologie  com- 
parées dans  le  sens  de  la  réduction  de  toutes  les 
espèces  à  un  type  unique  primitif  dont  elles  seraient 
issues  :  comme  ailleurs  il  avait  institué  un  évolulion- 
nisme  cosmogonique  plus  ou  moins  analogue  à  celui 
que  développe  Laplace,  Kant  paraît  pressentir  ici 
l'évolutionnisme  biologique  d'un  Lamarck  ou  d'un 
Darwin;  mais  c'est  avec  la  conscience  ferme  que  le 
mécanisme,  toujours  applicable  là  où  il  y  a  des  phéno- 
mènes à  connaître,  ne  saurait  cependant  atteindre 


KANT  25S 

jusqu'à  l'origine  absolue  soit  de  l'être,  soit  de  i&  vie. 
Ainsi,  telle  que  nous  devons  la  concevoir,  la  nature 
est  déjà  un  règne  des  fins  qui  nous  exprime,  sous  une 
forme  imparfaite  et  relative,  ce  règne  des  fins  que  doit 
faire  advenir  la  liberté.  Et  du  monde  sensible  jusqu'au 
monde  supra-sensible  il  y  a  comme  un  progrès  qui  se 
marque  par  la  valeur  et  la  plénitude  des  fins  atteintes 
ou  poursuivies.  Il  est  en  effet  légitime  de  se  demander 
quelle  est  dans  l'ordre  des  fins  la  fin  dernière.  Question 
insoluble,  tant  que  nous  cherchons  les  fins  dans  les 
choses  :  car  toute  chose  qui  est  fin  peut  à  un  autre 
point  de  vue  apparaître  comme  moyen.  Seul  l'homme, 
parce  qu'il  est  capable  de  concevoir  des  fins,  parce  que 
par  sa  raison  il  est  un©  fin  en  soi,  une  personne,  peut 
être  le  but  final  de  la  nature;  mais  il  ne  Test  que  tout 
autant  que  d'une  certaine  façon  il  la  domine,  et  il  ne  la 
domine  que  par  la  conception  de  la  loi  morale  selon 
laquelle  il  poursuit  l'accomplissement  du  souverain 
bien  :  de  là  le  caractère  moral  que  doit  revêtir  soua 
sa  forme  suprême  lafûrmation  de  la  finalité,  et  dans 
cette  affirmation  la  foi  en  l'existence  de  Dieu.  En 
somme  c'est  par  l'accomplissement  du  souverain  bien, 
dont  la  loi  morale  est  le  principe  et  dont  Dieu  est  pour 
nous  le  garant,  que  se  constitue  l'unité  de  tout  le  sys- 
tème des  fins;  le  souverain  bien,  c'est  la  fin  universelle 
vers  laquelle  s'oriente,  sous  l'action  régulière  de  la 
liberté,  la  nature  tout  entière. 

• 
«  • 

Telle  est  la  vue  d'ensemble  par  laquelle  se  termina 
la  Critique  de  la  faculté  de  jufjer.  Elle  a  pour  condition 
première  l'établissement  du  droit  qu'a  la  raison,  en 
réfléchissant  sur  la  beauté  et  sur  la  vie,  d'y  trouver 
autre  chose  que  des  effets  aveugles  des  principes  d'ex- 
plication mécanique  posés  par  l'entendement,  d'y  dé- 
couvrir un  ordre  tel  qu'une  intelligence  semble  l'avoir 
spécialement  disposé.  Mais  ce  droit,  qui  se  vérifie  par 


254     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

les  limites  du  mécanisme  et  par  le  besoin  de  se  repré- 
senter d'une  façon  satisfaisante  ce  que  le  mécanisme 
n'explique  pas,  ne  confère  point  aux  suppositions  éga- 
lement légitimes  qu'il  engendre  le  caractère  de  certi- 
tude objective  qu'ont,  d'une  part,  les  principes  de 
l'entendement,  d'autre  part,  la  loi  morale.  Sans  être 
aucunement  arbitraire,  il  ne  répond  qu'à  une  nécessité 
subjective  de  notre  pensée  finie,  qui,  incapable  de  con- 
naître comment  du  monde  intelligible  dérive  le  monde 
sensible,  ne  peut  cependant  s'empêcher  de  concevoir 
à  son  point  de  vue  un  certain  accord  de  ces  deux 
mondes. 


* 
*  * 

L'œuvre  de  la  Critique^  ainsi  achevée,  fait  apparaître 
décidément  qu'il  y  a  un  empire  universel  de  la  raison, 
sans  que  la  raison  perçoive  l'absolu  de  l'être,  un 
empire  de  la  raison  d'autant  plus  certain  que  cette 
perception  lui  manque.  Car,  pareil  en  cela  à  Socrate 
et  à  Descartes,  Kant  fait  surgir  la  nécessité  de  la  rai- 
son de  ce  qui  a  été  spécialement  invoqué  pour  la  rui- 
ner. 11  n'y  a  que  les  choses  pratiques  qui  puissent  et 
doivent  intéresser  l'homme,  avaient  dit  les  Sophistes  : 
soit,  leur  répond  Socrate;  mais  la  pratique  n'est  point 
sûre  quand  elle  s'appuie  uniquement  sur  la  routine  et 
l'empirisme;  loin  d'exclure  la  science,  elle  la  suppose. 
Tout  est  matière  à  doute,  observe  à  son  tour  Des- 
cartes, mais  le  doute  même  manifeste  la  certitude  de  la 
pensée  et  il  ne  saurait  décidément  atteindre  les  objets 
que  la  pensée  tient  pour  certains.  La  science  n'est 
qu'expérience;  la  morale  ne  relève  que  de  la  cons- 
cience :  tel  est  le  fait  qui  s'impose  à  Kant;  mais  Kant 
montre  que  l'expérience  tient  de  la  raison  sa  vérité, 
comme  la  conscience  tient  de  la  raison  son  autorité. 

Sans  doute  la  raison  ainsi  restaurée  doit  renoncer 
à  spéculer  sur  les  choses  en  soi;  mais  elle  est  d'autant 
plus  qualifiée  pour  réaliser  l'idéal  humain  de  la  science 


KANT  *55 

et  de  la  vie  morale,  et  elle  apparaît  d'autant  plus 
comme  la  propriété  directe  du  sujet  qui  l'exerce. 

Le  grand  disciple  de  Kant,  Fichte,  a  déclaré  que 
Tidéalisme  kantien  est  l'antithèse  directe  du  spi- 
nozisme.  De  fait,  tandis  que  le  spinozisme  conçoit  la 
puissance  de'la  vérité  et  la  force  de  l'ordre  souverain 
des  choses  comme  indépendantes  de  l'esprit  qui  n'a 
qu'à  les  reconnaître  et  qu'à  s'y  plier,  le  kanlisme  fait 
dériver  de  l'action  législatrice  de  la  raison  humaine 
les  principes  du  savoir  théorique  et  de  la  moralité  : 
par  le  genre  de  distinction  qu'il  étahiit  en  outre  entre 
la  raison  spéculative  et  la  raison  pratique  il  se  donne 
le  droit  de  soutenir  que  l'ordre  souverain  pour  nous 
c'est  l'ordre  librement  posé  par  la  raison  pratique,  le 
«  règne  des  fins  »  réalisable  par  de  libres  volontés. 
Les  limites  mêmes  que  le  kantisme  assigne  à  notre 
savoir  ne  marquent  qu'en  apparence  une  impuissance 
de  notre  nature;  elles  sont  en  réalité  les  conditions  de 
la  possibilité  d'un  autre  monde  que  le  monde  donné, 
d'un  monde  intelligible  dont  la  loi  est  la  loi  morale  et 
que  détermine,  à  défaut  du  savoir,  une  foi  rationnelle- 
ment fondée  dans  l'accomplissement  du  souverain 
bien.  «  La  sagesse  mystérieuse  par  laquelle  nous  exis- 
tons, dit  Kant,  n'est  pas  moins  admirable  dans  les 
dons  qu'elle  nous  a  refusés  que  dans  ceux  qu'elle  nous 
a  accordés.  »  Si  le  savoir  pénétrait  dans  le  monde 
supérieur,  c'est  alors  qu'asservis  aux  objets  contem- 
plés et  écrasés  par  leur  puissance,  nous  serions  réduits 
au  rôle  d'automates  :  tandis  que  la  conscience  du 
devoir  qui  est  l'acte  suprême  de  notre  raison  suscite 
en  nous  et  nous  révèle  notre  liberté.  Ainsi  le  kantisme 
ge  caractérise  essentiellement  par  l'affirmation  de  l'au- 
tonomie de  l'esprit. 

Sous  l'influence  de  cette  conception,  il  a  inauguré 
des  tâches  dont  l'importance  philosophique  est  indis- 
cutable et  il  a  mis  au  jour  des  idées  d'une  extrême 
fécondité.  Au  heu  de  se  borner  à  soutenir  qu'il  y  a 
une  raison,  il  a  procédé  minutieusement  à  l'inventaire 


256     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

de  ce  qu'elle  contient  et  il  s'est  efforcé  de  la  prouver 
par  le  détail  autant  que  par  le  sens  général  des  fonc- 
tions qu'elle  remplit.  Il  a  ainsi  imposé  pour  toujours 
l'obligation  de  ne  point  tenir  le  succès  extérieur  d'une 
discipline  pour  la  marque  de  sa  vérité  et  de  recher- 
cher, par  l'analyse  de  la  part  respective  qu'y  prennent 
les  concepts  de  l'esprit  et  les  données  de  fait,  la  portée 
exacte  qu'elle  a.  Il  a  assuré  les  droits  et  la  primauté 
de  la  pensée  contre  la  prétention  des  choses  à  s'orga- 
niser et  à  se  faire  valoir  en  dehors  d'elle.  Et  c'est  par 
là  qu'il  a  pu  aussi,  avec  autant  de  logique  que  de 
vigueur,  mettre  au  premier  plan  dans  sa  morale  toutes 
les  idées  qui  supposent  l'irréductibilité  de  la  personne 
humaine  à  ses  conditions  matérielles  d'existence  et  de 
développement,  idées  pures  de  devoir  absolu,  de  bonne 
intention,  d'inflexible  justice.  En  d'autres  termes,  tout 
ce  que  l'homme  connaît  véritablement,  tout  ce  qu'il 
réalise  pratiquement,  tout  ce  qu'il  espère  légitimement 
implique  l'autonomie  de  sa  raison  et  y  reste  relatif. 

Cependant  cette  notion  de  l'autonomie  de  la  raison, 
qui  concorde  surtout  directement  avec  l'explication  que 
Kant  a  donnée  de  la  moralité,  peut-elle  se  subordonner 
tout  le  fond  de  ce  que  l'homme  réclame  pour  l'accomplis- 
sement total  de  sa  destinée?  Kant  n'a  pas  cru  que  cette 
notion  fût,  dans  l'ordre  de  la  science  positive,  incom- 
patible avec  l'acceptation  de  l'expérience  comme  objet 
de  connaissance;  au  contraire,  dans  l'ordre  de  la  vie, 
il  a  posé  qu'elle  devait  avoir  une  portée  incondition- 
nelle et  suffisante,  et  exprimer  non  pas  seulement  une 
requête  et  une  exigence,  mais  encore  la  souveraineté 
du  sujet.  Il  a  été  ainsi  conduit  non  seulement  à  affirmer 
la  suprématie  de  la  raison  pratique  sur  la  raison  théo- 
rique, mais  encore  à  faire  de  la  religion  une  simple 
dépendance  ou  un  simple  prolongement  de  la  raison 
pratique.  Sans  doute  la  morale  établit  le  rapport  le 
plus  intime  de  l'homme  à  la  Religion;  mais  ce  rapport 
n'est  point  unique,  et  la  Religion  ne  saurait  se  définir 
par  ce  seul  rapport.  Plus  Kant  a  exactement  déter- 


KANT  257 

miné  les  caractères  propres  de  la  morale,  plus  il  a  mé- 
connu, en  tâchant  de  les  y  réduire,  les  caractères 
propres  de  la  Religion.  Car  si  la  morale  consiste  à 
rapporter  à  soi  son  action,  la  Religion  consiste  à  se 
rapporter  dans  son  être  tout  entier  à  un  Principe  infi- 
niment supérieur  à  soi  :  elle  ne  peut  donc  être  la 
simple  représentation,  valable  pour  nous,  de  ce  qui 
complète  notre  faculté  d'obéir  au  devoir;  elle  est  la 
représentation  de  la  vérité  et  de  la  puissance  divines 
connues  comme  la  cause  de  l'appel  de  toutes  nos  fa- 
cultés et  de  toute  notre  nature  à  une  vie  supérieure. 
Elle  comporte  ainsi  une  union  de  l'homme  et  de  Dieu 
quij  pour  être  à  certains  égards  rationnelle,  ne  l'est 
pas  exclusivement.  Kant,  entraîné  par  le  juste  souci 
d'épiurer  la  morale  de  tout  mysticisme,  en  est  venu  à 
rejeter  les  éléments  mystiques  que  toute  Religion  com- 
prend. Dans  cet  état  ou  dans  cet  acte  foncièrement 
religieux  qu'est  l'amour  de  Dieu  il  n'a  aperçu,  comme 
avouable,  que  la  soumission  de  la  volonté  à  la  loi 
morale.  11  a  trop  vu  en  somme  la  Religion  «  dans  les 
limites  de  la  seule  raison  »  ;  bien  que  par  son  intelli- 
gence de  la  valeur  incomparable  du  Christianisme, 
il  s'élève  bien  au-dessus  de  la  philosophie  rationa- 
liste du  dix-huitième  siècle,  il  en  partage  encore  la 
tendance  à  admettre  qu'il  n'y  a  dans  la  Religion 
d'autre  vérité  que  celle  que  la  ra'  on  est  par  elle- 
même  capable  d'établir. 

Ainsi,  tandis  que  le  rationalisme  de  Spinoza,  dominé 
par  la  conception  de  l'Être  infiniment  infini,  subor- 
donne l'homme  à  Dieu  au  point  de  tenir  pour  illu- 
soires les  formes  proprement  humaines  de  l'action,  le 
rationalisme  de  Kant,  qu'inspire  la  conception  de 
l'autonomie  du  sujet,  fait  de  l'action  humaine,  en 
tant  qu'elle  est  réglée  par  la  loi  morale,  la  mesure  de 
toute  affirmation  concernant  le  «  monde  intelligible  ». 
Mais  en  dépit  de  celte  opposition  radicale,  ils  ont  ceci 
de  commun,  qu'ils  s'efforcent  de  définir  la  nature  et 
la  puissance  de  l'homme  par  des  éléments  empruntés 

i7 


258     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

à  la  raison.  Si  Kant  découvre  dans  la  raison  des  traits 
qui  font  ressortir  la  spontanéité  du  «  moi  » ,  il  n'envi- 
sage cependant  le  moi  que  comme  le  principe  des 
«  formes  » ,  des  «  concepts  * ,  des  «  idées  »  ;  il  ne  le 
considère  que  dans  son  rapport  avec  la  vérité  objec- 
tive de  la  science  et  de  la  morale.  Ainsi  il  pose  abstrai- 
tement un  moi  qui  d'une  certaine  façon  n'est  à  per- 
sonne. Or  est-il  possible  que  la  conscience  de  soi 
revienne  à  être  simplement  l'aspect  subjectif  du  fonc- 
tionnement de  la  raison?  Ne  semble-t-il  pas  plutôt 
qu'elle  porte  sur  la  réalité  propre  de  l'âme  humaine 
caractérisée  par  la  faculté  non  seulement  de  s'appa- 
raître directement  à  elle-même,  mais  encore  de  se 
constituer  elle-même  et  de  se  développer  en  vertu 
d'un  effort  intérieur?  Et  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  supposer 
que  cette  vie  originale  du  moi  est  assurée  d'une  vérité 
latente,  irréductible  non  pas  à  la  raison,  mais  aux 
notions  que  la  raison  applique  à  la  connaissance  des 
choses,  d'une  vérité  en  tout  cas  dont  le  sens  complet 
et  explicite  exige  d'être  dégagé  pour  exprimer  l'inté- 
grité et  la  perfection  idéales  des  fins  humaines  (1)? 

(1)  Les  réserves  si  nettes  et  si  graves  qu'indique  cette  fin  de 
chapitre  eussent  été  sans  doute  développées  par  l'auteur  s'il 
lui  eût  été  donné  d'exprimer  le  dernier  état  de  sa  pensée. 
Comme  il  entrait  toujours,  dans  la  doctrine  qu'il  exposait,  assez 
ava  t  pour  laisser  croire  qu'il  l'épousait  presque,  plusieurs 
lecteurs  ont  pu  garder  l'impression  qu'il  avait  subi  l'eraprise 
de  la  pensée  allemande,  celle  de  Kant  en  particulier  :  il  n'est 
que  juste  de  les  détromper.  Au  moment  même  où  il  se  livrait 
le  plus  entièrement  à  l'étude  de  Leibniz  ou  do  Kant,  jamais  il 
n'a  cessé  de  s'appartenir.  11  est  remarquable  que,  malgré  son 
admiration  pour  la  prestigieuse  pensée  de  Leibniz  qu'il  avait 
longuement  méditée,  il  n'a  pas  voulu  faire  figurer  l'homme 
dans  cette  galerie  de  «  pliilosophes  »  qui  sont  des  exemplaires 
d'humanité,  parce  que  le  caractère  et  la  doctrine  même,  en 
Leibniz,  lui  semblaient  manquer  d'une  sorte  de  franchise  et 
d'élévation.  Pas  plus  qu'il  n'a  été  spinoziste  il  n'a  été  kantien. 
Au  plus  fort  de  son  labeur  sur  «  la  formation  de  la  Philosophie 
pratique  de  Kant  »,  il  m'écrivait  :  «  J'ai  hâte  de  recouvrer  la 
ibcrté  de  ma  pensée  ensevelie  sous  cet  homme.  »  El  le 
22  juin  1905,  à  l'heure  où  il  achève  son  grand  ouvrage  :  «Déli- 
vrancel  J'ai  été  plus  d'une  fois,  surtout  à  la  fin,  intérieurement 
inité  contre  ma  subordination  méthodique  à  un  homme  et  à 
uiit)  œuvre  dont  la  puissance  reste  malgré  tout  liée  à  un  cet- 


S 


KANT  259 

tain  esprit  d'exclusion.  Mais  j'avais  &  essayei  de  comprendre 
et  de  faire  comprendre.  J'ai  dû  pratiquer  un  véritable  ascé- 
tisme intellectuel.  »  Autant  donc  il  gardait  jalousement  l'iudé- 
pendaiice  de  son  jugement,  autant  il  avait  honeur  des  réfuta- 
tions expéditives,  des  honteuses  méprises,  des  contresens 
triomphants  dont  certaine  littérature  philosophique  est  remplie, 
il  est  non  d'ajouter  que,  avec  une  joie  croissante,  il  est,  selon 
son  expression,  «  rentré  dans  la  pensée  française  ».  A  la 
lumière  de  la  guerre,  il  a  senti  de  plus  en  plus  vivement,  ainsi 
qu'il  l'indiquait  le  1"  mai  laiS,  que  «  notre  œuvre  la  meilleure 
sera,  sans  esprit  d'exclusion  ni  d'isolement,  de  renouer  notre 
tradition  philosophique  d'une  façon  plus  étroite...  Il  y  a,  dans 
la  pensée  allemande,  à  partir  de  Kant  même,  quelque  chose 
d'étioi-me,  l'idée  de  la  déduction  qui  se  prépare  et  de  la  créa- 
tion qui  s'opère  dans  et  par  l'inconscient;  sous  prétexte 
d'idéalisme,  une  trahison  de  l'idée  claire,  de  la  raison  lumi- 
neuse et  classique.  Je  sentais  cela  depuis  plusieurs  années 
assez  vivement  :  de  là  mon  retour  à  Descartes,  à  Malebranclic, 
à  Maine  de  Biran  ».  Et,  un  peu  plus  tard,  il  ajoutait  :«  Nous  sa- 
vons maintenant  ce  que  vaut  l'idéologie  allemande.  Si  ce  n'est  pas 
elle  qui  &  directement  déchaîné  la  lutte  effroyable,  elle  n'a  eu 
ni  autorité  pour  la  prévenir,  ni  droiture  morale  pour  la  con- 
damner, et  elle  a  découvert  sans  peine  tous  les  sophismes  né- 
cessaires pour  l'absoudre.  »  Mais,  écrit  avant  la  guerre,  le  cha- 
pitre qui  suit  ne  manifeste  que  davantage  la  spontaniité  dti 
progrès  doctrinal  de  Victor  Delbos  vers  «  une  conception  tou- 
jours plus  vivante,  plus  humaine  de  la  vérité  et  de  l'être  ».  Ici, 
plus  qu'en  aucune  autre  partie  de  ses  travaux  historiques, 
l'homme  qui  pense  pour  son  propre  compte  apparaît  davantage 
dans  l'érudit  et  le  philosophe,  et,  toujours  historien  aussi  scru- 
puleu-sement  exact  et  «  objectif  »,  il  laisse  plus  librement  sentir 
ses   propres  expériences  d'àme  et  ses  convictions  intimes.  Lui 

aui  d'abord  n'avait  entrepris  qu*  «  accidentellement»  l'étude 
e  Pascal  et  de  Maine  de  Biran,  en  craignant  «  qu'elle  ne  le  dé- 
payse beaucoup  et  ne  fasse  dévier  la  direction  de  ses  études 
personnelles  »,  il  avouait  bientôt  qu'il  y  prenait  ■  un  extrême 
mtèrét  »  ;  et  il  ajoutait  :  «  Ce  que  Biran  a  aperçu  et  compris,  il 
l'a  aperçu  et  compris  véritablement  avec  une  vigueur  et  une 
originalité  remarquables  ;  et  il  a,  je  crois  bien,  définitivement 
constitué  les  principes  de  ce  réalisme  psychologique  qui  doit  à  la 
fois  limiter  et  compléter  l'idéaiàrne  physique.  •  En  ces  dernières 

f)ages,  il  a  donc,  selon  un"  vœu  qu'il  m'exprimait,  franchi  les 
imites  de  la  discipline  que  l'historien  doit  s'imposer,  afin  d'aller 
remuer  au  fond  des  âmes  plus  que  de  la  curiosité  intellec- 
tuelle. Et,  dans  une  lettre  du  27  juillet  1913,  il  témoignait  en 
ces  termes  décisifs  de  l'importance  qu'il  convient  d'attribuer 
aux  pages  qu'on  va  lire  eomme  une  sorte  de  testament  intel- 
lectuel :  «  Le  chapitre  sur  Pascal  et  Maine  de  Biran  est  pour 
moi  la  conclu-ion  de  mon  Uvr?,  et  c'est  sur  les  réflexions  qu'il 
présente  que  je  voudrais  laisser  le  lecteur.  ■ 

(M.  B.) 


VII 
MAINE   DE   B[RAN 


Né  à  Bergerac,  le  29  novembre  4766,  d'un  père 
médecin  qui  dirigea  ses  premières  études;  élevé  plus 
tard  au  collège  de  Périgueux,  que  tenaient  les  Doctri- 
naires; entré  à  dix-neuf  ans  dans  les  gardes  du  corps, 
et  appelé  dans  ce  poste  à  défendre  Louis  XVI  pendant 
les  journées  des  5  et  6  octobre  4789  contre  la  foule 
conduite  par  Maillard;  privé  d'état  par  le  licenciemen- 
de  son  corps;  retiré  pendant  la  période  révolutiont 
naire  dans  son  domaine  de  Grateloup,  près  de  Ber- 
gerac; puis,  le  calme  revenu,  nommé  en  1795  admi- 
nistrateur de  son  département;  élu  au  Conseil  des 
Cinq-Ceuts  en  1797,  mais  destitué  de  son  mandat  par 
le  coup  d'Etat  du  18  fructidor;  après  une  nouvelle 
période  de  retraite,  rendu  par  l'Empire  aux  fonctions 
administratives;  conseiller  de  préfecture  de  la  Dor- 
dogne  en  1805;  sous-préfet  de  Befgerac  en  1806; 
membre  du  Corps  législatif  et  de  la  fameuse  commis- 
sion des  Cinq  qui  causa  la  prorogation  de  l'assemblée 
pour  avoir  invité  l'empereur  à  une  paix  honorable  et 
durable;  animé,  dans  le  fond,  de  convictions  royalistes 
très  vives  qui  le  firent  saluer  avec  joie  l'avènement  de 
Louis  XVIII  et  se  désoler  du  retour  de  l'île  d'Elbe; 
député  et  questeur  sous  les  deux  Restaurations;  con- 
seiller d'État;  tâchant  de  se  frayer  sa  voie  politique 
entre  les  ultras  et  les  libéraux;  appelé  à  siéger  dans 
des  commissions  importantes,  mais  obligé  de  compter 
Bans  cesse  avec  la  faiblesse  de  sa  sanlé  qui  amena  pré- 


MAINE   DE   BIRAN  î«l 

malurément  sa  fin,  le  20  juillet  4824  :  voilà  ce  que  fut, 
dans  sa  vie  extérieure,  François-Pierre  Gonlier  de 
Biran,  communément  nommé,  d'un  prénom  qu'il 
adopta,  Maine  de  Biran. 

Ainsi  retracée  dans  ses  lignes  les  plus  visibles,  cette 
vie  paraît  être  celle  d'un  homme,  comme  il  y  en  a  eu 
bien  d'autres,  que  la  considération  attachée  à  leur 
famille,  une  intelligence  cultivée,  des  circonstances 
favorables  et  d'heureuses  relations  ont  conduits,  mal- 
gré quelques  traverses,  jusqu'à  de  hautes  charges  pu- 
bliques; elle  est  une  matière  suffisante  pour  la  bio- 
graphie complète  d'un  personnage  notable.  Mais  en 
réalité  celui  qui  la  vécut  fut  extrêmement  loin  de 
s'Identifier  avec  les  événements  et  les  situations  dont 
elle  fut  faite;  il  traversa  ces  événements,  il  occupa  ces 
situations,  ainsi  qu'il  le  déclare  volontiers,  en  «  som- 
nambule »  ;  en  deçà  de  l'homme  de  ces  situations  et  de 
ces  événements,  il  sentit  ou  il  fit  vivre  en  lui  un  tout 
autre  homme,  replié  sur  lui  par  le  besoin  le  plus  im- 
périeux et  la  faculté  la  plus  extraordinairement  déve- 
loppée de  mettre  à  part,  afin  de  l'observer  du  regard 
le  plus  perçant,  son  être  intérieur.  Et  par  une  origina- 
lité encore  plus  déci-sive,  l'espèce  de  réflexion  qu'il 
s'appliqua  à  lui-même  ne  s'arrêta  point  aux  singularités 
de  son  cas  individuel;  elle  parvint  à  dégager  et  à  fixer 
des  éléments  de  pensée,  propres  à  renouveler  la  for- 
mule et  la  solution  des  grands  problèmes  philoso- 
phiques. 

♦ 
*  * 

€  Dès  l'enfance,  dit  Maine  de  Biran,  je  me  souviens 
que  je  m'étonnais  de  me  sentir  exister;  j'étais  déjà 
porté,  comme  par  instinct,  à  me  regarder  au  dedans 
pour  savoir  comment  je  pouvais  vivre  et  être  moi.  » 
{Journal  intime,  27  octobre  1823.)  Un  goût  si  précoce 
de  réflexion,  éveillé  et  entretenu  par  une  sensibilité 
excessivement  délicate  et  mobile,  fortifié  en  outre  par 


262     FIGURES   ET    DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

riiabitude,  converti  même  en  méthode,  devait  porter 
Maine  de  Biran  à  circonscrire  rigoureusement  la  vie 
intérieure,  même  s'il  l'éprouvait  à  bien  des  égards 
dépendante  de  l'organisation  et  des  circonstances 
externes.  Son  effort  d'analyse  consista  en  effet  à  tâcher 
de  la  saisir  dans  sa  plus  essentielle  intimité,  de  façon 
à  reconnaître  aussi  quels  rapports  elle  peut  soutenir, 
sans  s'altérer,  avec  ce  qui  n'est  pas  elle.  «  La  distinc- 
tion de  l'homme  intéi^ieiir  et  de  l'homme  extérieur  est 
capitale,  écrit-il  le  28  octobre  1819;  ce  sera  le  fonde- 
ment de  toutes  mes  recherches  ultérieures.  Il  s'agit  de 
faire  nettement  le  partage,  ce  qui  n'a  été  fait  encore 
par  aucun  philosophe,  même  par  ceux  qui  paraissent 
avoir  poussé  le  plus  loin  la  méditation.  »  Ce  fut  à  pres- 
sentir, à  poursuivre,  à  découvrir,  à  préciser  et  à  inter- 
préter cette  distinction  que  s'employa  la  plus  grande 
part  de  son  activité  intellectuelle.  Y  avait-il  là  cepen- 
dant une  conception  tellement  inédite?  Oui  certes,  ne 
fût-ce  que  par  l'absence  de  tout  préjugé  philosophique 
dans  sa  manière  d'y  atteindre.  Il  est  sans  doute  bien 
d'autres  philosophes  que  Biran  qui  se  sont  fortement 
attachés  à  l'homme  intérieur;  mais  d'ordinaire  leur 
méditation,  dominant  vite  les  faiblesses,  dépassant 
vite  les  bornes  de  leur  individualité  contingente, 
se  tourne  presque  d'emblée  vers  des  prototypes  de 
vérité  ou  de  spiritualité;  elle  est  comme  le  déploie- 
ment naturel  d'une  pensée  philosophique  systémati- 
quement préformée  en  eux.  Pour  Maine  de  Biran,  au 
contraire,  ce  ne  fut  pas  un  idéal  spéculatif  de  connais- 
sance distincte  ou  de  perfection,  ce  fut  l'expérience, 
ce  fut  l'épreuve  de  la  vie  qui  l'amena  à  réserver,  vis-à- 
vis  des  défaillances,  des  importunités  et  des  souffrances 
de  sa  nature  sensible,  la  réalité  de  l'homme  intérieur; 
et  ce  fut  cette  nature  sensible  elle-même  qui,  par  son 
instabilité  et  ses  contradictions,  lui  révéla  dans  la 
douleur  son  impuissance  à  être  le  moi.  Hors  de  ses 
professions  publiques  passionnément  philosophe, 
Muine  de  Biran  fut  beaucoup  moins  qu'un  autre  un 


MAINli   DK   BIRAN  263 

philosophe  de  profession.  Sa  curiosité  très  ouverte, 
ses  abondantes  lectures,  ses  connaissances  variées, 
son  penchant  à  aller  dans  l'exploration  de  sa  vie  inté- 
rieure jusqu'à  des  raisons  assez  universelles  en  môme 
temps  qu'assez  profondes  pour  en  rendre  compte, 
tout  cela  contribua  fort  heureusement  à  faire  de  sa 
philosophie  autre  chose  qu'une  simple  représentation 
de  sa  nature  propre;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  sa 
philosophie  fut  d'abord  provoquée  et  qu'elle  resta  sou- 
tenue par  cette  analyse  de  lui-même  qui  fut  un  besoin 
de  son  âme  tourmentée  avant  de  devenir  une  pratique 
régulière  de  son  intelligence. 

De  la  façon  dont  il  s'observe  lui-môme  et  de  ce  qu'il 
s'apparaît  à  lui-même  dans  l'intimité  de  cette  observa- 
tion, de  la  façon  dont  il  dégage  de  son  expérience  per- 
sonnelle les  mobiles,  les  données  et  les  fins  de  sa  pensée 
philosophique,  nous  avons  la  révélation  la  plus  pré- 
cieuse dans  ce  Journal  intime  où  il  notait  pour  lui- 
même,  avec  la  plus  manifeste  sincérité,  ce  qui  le  tou- 
chait, ce  qui  lui  arrivait,  ce  qu'il  concevait,  l'état  de 
sa  santé,  les  événements  du  jour,  les  aperçus  philoso- 
phiques (1).  Document  incomparable,  parce  qu'il  ne 
fut  point  destiné  à  être  un  document,  parce  qu'il  l'est 
cependant,  au  sens  le  plus  véritable  du  mot,  tant 
l'âme  qui  se  dévoile  ainsi  au  jour  le  jour  n'a  visé  qu'à 
se  connaître  telle  qu'elle  est,  tant  elle  a  joint  à  ses 
dons  d'analyse  clairvoyante  et  subtile  la  plus  tou- 
chante ingénuité.  Si  l'on  songe  à  l'intérêt  que  pré- 
sentent les  trop  rares  pages  où  de  grands  philosophes 

(1)  Ce  Journal  commence  en  1794  et  seterraiue  en  1824;  mais, 
sauf  quelques  pages  datées  de  1811,  il  a  de  1795  à  1814  une 
crande  lacune.  Des  exti  aits  fort  considérables  de  ce  Journal  ont 
été  publiés  par  Ernest  NaviUe  dans  le  livre  qu'il  a  intitulé 
ifdinc  de  Biran,  sa  vie  et  ses  pensées  (i"  édit.  en  18.17  ;  3«  édit. 
en  1874).  A  la  publication  d'Ernest  NaviUe,  il  faut  ajouter  celle 
de  M.  l'abbé  Mayjonade,  chanoine  de  Périgueux  •  Pensées  et 
Pages  inédiles  de  'Maine  de  Biran  (1896);  cet  ouvrage  contient, 
outre  une  partie  dclachée  du  Journal  do  1815,  des  morceaux 
d'un  assez  grand  inti-rét,  ainsi  que  des  lettres,  en  p&rticuli«r  des 
lettres  de  Maine  de  Biran  à  sa  femme  et  à  ses  ûUcâ. 


2(54     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

ont  laissé  entrevoir  le  rapport  de  leurs  ide'es  à  tel 
aspect  de  leur  expérience  propre,  à  telle  circonstance 
ou  à  telle  direction  de  leur  vie,  quelle  doit  être  la 
valeur  d'une  œuvre  qui  nous  dispense  de  conjecturer 
du  dehors,  à  travers  des  signes  abstraits,  les  causes 
psychologiques  de  la  formation  d'une  doctrine  impor- 
tante, qui  nous  ofïre  directement  dans  leur  vivante 
union  l'homme  et  le  philosophe,  qui  nous  instruit  de 
tous  les  états  d'âme  auxquels  ont  été  liées  les  re- 
cherches et  les  découvertes  d'une  haute  pensée!  La 
philosophie  de  Maine  de  Biran  a-t-elle  fait  autre  chose 
que  concentrer  dans  des  vues  d'ensemble  la  multitude 
des  observations  partielles  qui  ont  accompagné  en  lui 
ses  façons  d'être  et  ses  démarches,  et  que  définir  en 
même  temps  le  sens  et  l'objet  d'une  inquiétude  trop 
mêlée  de  vœux  secrets  et  profonds  pour  consentir  à  se 
dissiper  en  elle-même? 

*  * 

Le  ton  dominant  de  son  Journal  est  une  plainte.  La 
faiblesse  native  de  son  tempérament  le  met  à  la  merci 
de  toutes  les  influences  extérieures,  des  variations 
atmosphériques,  des  changements  de  saison.  Avec  un 
soin  méticuleux,  il  note  l'humidité,  le  froid,  la  tempé- 
rature, le  niveau  du  baromètre.  Il  sait  que  ce  sont  là 
autant  de  causes  dont  dépendent  ses  dispositions  inté- 
rieures. *  Le  vent  qui  souffle  a  une  influence  singulière 
sur  toute  ma  manière  d'être.  »  (Du  1"  au  7  mars  1818.) 
*  Froid  sec;  vent  du  nord  desséchant.  Je  suis,  tous  ces 
jours,  dans  un  état  nerveux,  souffrant,  ennuyé,  ayant 
un  sentiment  intime  et  radical  de  faiblesse.  »  (Du  1"  au 
4  avril  1818.)  «  Chaque  saison,  remarque-t-il  encore, 
a  non  seulement  son  espèce  ou  son  ordre  de  sensa- 
tions extérieures  appropriées,  mais  de  plus  un  certain 
mode  du  sentiment  fondamental  de  l'existence,  qui  lui 
est  analogue,  et  qui  se  reproduit  assez  uniformément 
au  retour  de  la  même  saison.  ^  (13  mai  1815.)  Mais 


MAINE   DE   BIRAN  265 

surtout  le  passage  d'une  saison  à  une  autre  se  mani- 
feste en  lui  par  des  changements  de  dispositions,  dont 
les  effets  sur  son  activité  intellectuelle  sont  d'ailleurs 
très  divers.  »  Temps  magnifique,  soleil  de  printemps. 
La  végétation  s'annonce,  les  prés  reverdissent,  les 
arbres  se  couvrent  de  fleurs.  Je  ne  sais  quoi  de  doux 
et  de  voluptueux  semble  pénétrer  Târae.  »  (43  et 
44  mars  18H.)  t  Le  contraste  rapide  de  l'hiver  à  Télé 
change  toute  mon  existence.  Je  suis  un  autre  homme; 
il  me  semble  que  chaque  jour  soit  une  fête;  je  respire 
avec  l'air  une  nouvelle  vie,  et  cette  vie  est  celle  de 
l'esprit  plus  encore  que  da  corps,  car  je  ne  suis  pas 
fortifié  et  ma  santé  n'est  pas  beaucoup  meilleure.  Mais 
il  y  a  dans  l'air  quon  respire  à  cette  heureuse  époque 
de  Tannée  quelque  chose  de  spirituel  qui  semble  attirer 
l'âme  vers  une  autre  région  et  lui  donner  une  force 
propre  à  surmonter  toutes  les  résistances  organiques, 
à  se  dégager  en  quelque  sorte  des  liens  du  corps  pour 
commencer  une  plus  haute  destinée.  »  (29  avril  1816.) 
Cependant  si  à  ces  heures  bénies  l'esprit  semble  parti- 
ciper de  la  légèreté  de  l'air  et  se  mouvoir  avec  une 
aisance  joyeuse,  il  est  aussi  moins  capable  de  se  re- 
plier sur  lui  et  de  se  concentrer,  t  La  température  a 
été  fraîche,  un  peu  humide;  il  a  plu  en  petite  quan- 
tité; cest  l'automne  et  les  vendanges  en  plein.  Je  suis 
mélancolique^  moins  disposé  à  me  répandre  au  dehors, 
et  beaucoup  plus  à  revenir  sur  moi-même;  aussi  suis-je 
porté  aux  méditations  psychologiques,  comme  par  un 
instinct  qui  se  renouvelle  périodiquement  avec  une 
force  marquée...  J'éprouve  la  modification  ordinaire 
attachée  à  cette  saison;  il  y  a  en  général  plus  d'aplomb, 
de  calme  au  fond  de  mon  être,  plus  de  force  médita- 
tive. »  (Du  9  au  22  octobre  1814;  4,  5  et  6  mai  1815.) 
Encore  faut-il,  pour  que  cette  force  méditative  s'exerce, 
que  le  mauvais  état  de  ses  nerfs  ne  fasse  pas  prédo- 
miner en  lui  des  affections  de  malaise  et  d'inquiétude; 
afin  d'échapper  à  ces  affections,  il  est  plutôt  tenté  de 
rechercher  le  monde,  le  bruit  et  les  distractions  du 


2C6     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

dehors;  tandis  que  la  mélancolie  est  un  sentiment 
tout  autre,  auquel  il  sait  bien  que  sont  lies  les  progrès 
de  son  intelligence,  et  qui  le  pousse  «  à  pénétrer  dans 
les  profondeurs  de  son  âme  »,  à  »  réfléchir  sur  le  moi  » . 
Aussi  sa  sensibilité  réagit  peu  au  dehors;  elle  est 
presque  toujours  absorbée  par  des  impressions  in- 
ternes, parfois  vives  et  fortes,  le  plus  souvent  trop 
confuses  pour  être  nettement  tranchéeS;,  et  s'effaçant 
même  jusqu'à  laisser  la  plus  pénible  sensation  de  vide. 
Elle  aspire  alors,  par  des  efl"orts  répétés,  à  se  remplir; 
pour  faire  cesser  cet  état  d'incapacité  et  de  nullité  qui 
l'afflige,  elle  se  tend,  elle  se  guindé;  elle  passe  d'un 
objet  à  un  autre  ;  mais  les  objets  restent  indifl'érents 
comme  le  fond  de  l'être  reste  stérile  et  froid.  Toutes  les 
facultés  de  Maine  de  Biran  sont  sujettes  à  cette  lan- 
gueur insipide  comme  à  cette  infructueuse  mobilité. 
«  J'ai  des  sens  extrêmement  variables  dans  leur  activité 
ou  leur  susceptibilité  aux  impressions.  Il  y  a  des  jours, 
par  exemple,  où  les  moindres  odeurs  m'aff'ectent, 
d'autres  (et  ce  sont  les  plus  nombreux)  où  je  ne  sens 
rien.  Mon  sens  intérieur  et  chacune  de  mes  facultés 
intellectuelles  éprouvent  les  mêmes  anomalies. . .  Je  suis 
un  être  ondoyant,  divers,  sans  consistance.  »  (13  mai 
1815.)  Sur  cette  mobilité  de  sa  nature  et  de  l'humaine 
condition,  il  insiste  dès  ses  premières  observations  en 
des  termes  qui  montrent  à  quel  point  il  en  est  saisi  et 
ébranlé.  «  Ainsi,  dit-il,  cette  malheureuse  existence 
n'est  qu'une  suite  de  moments  hétérogènes,  qui  n'ont 
aucune  stabilité.  Ils  vont  flottant^  fuyant  rapidement, 
sans  qu'il  soit  jamais  en  notre  pouvoir  de  les  fixer. 
Tout  influe  sur  nous,  et  nous  changeons  sans  cesse 
avec  ce  qui  nous  environne.  Je  m'amuse  souvent  avoir 
couler  les  diverses  situations  de  mon  âme  ;  elles  sont 
comme  les  flots  d'une  rivière,  tantôt  calmes,  tantôt 
agitées,  mais  toujours  se  succédant  sans  aucune  per- 
manence. >  (27  mai  1794.)  «  Il  est  certain,  note-t-il 
encore,  que  notre  existence  successive  n'ofl're  pas 
deux  instant»  semblables.  L'homme,  entraîné  par  un 


MAINE  DE  BIRAN  267 

courant  rapide,  depuis  sa  naissance  jusqu'à  sa  mort, 

no  trouve  nulle  part  où  jeter  Tancre;  ses  sentiments, 

^5  idées,  sa  manière  d'être  se  succèdent  sans  qu'il 

puisse  les  fixer;  son  état  moral  varie  comme  son  état 

physique.    Les  changements  de  l'âme  répondent  à 

ceux  qui  se  font  dans  le  corps,  et  celui-ci  est  sujet  à 

toutes  sortes  de  vicissitudes.  »  (23  décembre  1794.) 

lus  qu'un  autre,  Maine  de  Biran  est  entraîné  d'état  en 

at  par  le  cours  extraordinaireraent  mobile  de  son 

xistence. 

Ces  changements  sans  arrêt,  en  l'empêchant  de  se 
laisser  aller  à  vivre  tout  uniment,  le  provoquent  à  se 
ntir  vivre,  à  se  «  regarder  passer  ».  e  Je  suis  tou- 
urs  occupé  de  ce  qui  se  passe  en  moi.  »  (Année  4793.) 
,  uand  il  est,  comme  il  dit,  monté  organiquement  au 
n  du  monde  extérieur,  même  si  son  attention  aux 
oses  du  dehors  n'en  devient  pas  plus  nette  ni  plus 
isée,  il  perd  le  pouvoir  de  réfléchir,  d'assister  en 
spectateur  attentif  à  ce  qui  se  fait  en  lui.  C'est  la  dis- 
proportion ordinaire  du  monde  extérieur  avec  sa  na- 
ture, ce  sont  les  variations  irrégulières  de  sa  sensibi- 
lité propre  qui  le  portent,  dès  que  ses  impressions  ne 
sont  pas  trop  tumultueuses,  à  ausculter  les  moindres 
bruissements  de  son  âme.   «  Je  suis,  par  ma  nature, 
doué  de  l'aperception  interne,  et  j'ai,  pour  ce  qui  se 
it  au  dedans  de  moi,  ce  tact  rapide  qu'ont  les  autres 
nimes  pour  les  objets  extérieurs.  »  (3  et  4  novembre 
i818.)  Or  cette  puissance  et  cette  vivacité  d'intuition 
mterne  ont  pour  contre-partie  une  incapacité  d'agir 
avec  décision  au  dehors,  comme  de  saisir  avec  vigueur 
'    dessin  ferme  des  choses.  Aux  moments  où  la  nature 
uche  le  plus  Maine  de  Biran,  les  sensations  qu'il  en 
reçoit  demeurent  surtout  affectives;  même  ses  percep- 
tions visuelles  bercent  son  regard  plus  qu'elles  ne  le 
fixent;  elles  répondent  à  son  âme  en  lui  présentant  des 
images  c  vagues,  infinies  »  ;  peut-être  de  ce  monde 
extérieur,  où  il  va  pourtant  chercher  des  diversions, 
n'a-t  il  jamais  fait  vraiment  im  spectacle  ;  quand  il  con- 


Ui     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

temple,  quand  il  observe,  ce  qu'il  contemple,  ce  qu'il 
observe,  c'est  lui-mt^me  et  toujours  lui. 

Curiosité  saine  et  féconde  cependant,  môme  si  c'est 
par  des  dispositions  morbides  qu'elle  a  été  d'abord 
éveillée.  Car  elle  ne  s'entretient  pas  d'elle  seule  et  dea 
changeants  états  d'âme  qui  lui  ont  fourni  ses  pre- 
miers aliments.  Elle  est  animée  d'une  puissance  de 
recherche  qui  ne  trouverait  son  compte  ni  à  une  simple 
description  passive,  ni  à  des  raffinements  artificiels 
d'analj'^se.  Maine  de  Biran  ne  fut  point  de  ceux  qui 
dans  le  fond  aiment  leur  mal,  y  voient  un  signe 
d'élection,  et  ne  l'étudientque  pour  s'y  complaire.  Dos 
les  premières  pages  de  son  Journal,  il  nous  montre  sa 
réflexion  à  l'œuvre,  non  pas  seulement  pour  suivre 
cette  agitation  de  sentiments  dont  il  est  tourmenté, 
mais  encore  pour  tâcher  d'en  découvrir  à  la  fois  les 
causes  et  les  remèdes.  D'où  viennent,  se  deraande-t-il, 
ces  impressions  confuses  et  désordonnées  qui  à  tout 
instant  se  jettent  à  la  traverse  de  ses  plus  vifs  désirs 
de  paix  intérieure?  D'où  viennent  ces  nombreuses 
idées  que  sa  raison  n'a  point  cherchées  et  qu'elle  peut 
seulement  désapprouver  sans  avoir  pu  les  empêcher 
de  se  produire?  Ce  n'est  pas  qu'à  de  certaines  heures 
très  rares,  trop  rares,  il  ne  puisse  se  trouver  dans  un 
état  de  tranquillité,  de  doux  ravissement,  de  plein 
accord  avec  lui-même.  Mais  pourquoi  cet  état  ne  dure- 
t-il  pas,  et  pourquoi  lui-môme  ne  peut-il  pas  le  faire 
durer?  Les  moralistes  supposent  que  l'âme  commande 
à  ses  affections  en  maîtresse.  L'expérience  n'abonde 
guère  dans  leur  sens.  «  Pour  me  procurer  ces  senti- 
ments délicieux,  cette  paix  de  l'âme,  ce  calme  inté- 
rieur, que  j'éprouve  par  accès  instantanés,  je  sens  que 
je  ne  puis  rien,  mon  activité  est  nulle,  je  suis  absolu- 
ment passif  dans  mes  sentiments,  je  suis  pre.'sque  tou- 
jours ce  que  je  ne  voudrais  pas  être  et  presque  jamais 
tel  que  j'aspire  à  être.  »  (27  mai  4794.) 

Maine  de  Biran  souffre  donc  non  seulement  de  la 
prédominance  de  ses  états  de  dépression  et  de  malaise, 


Maine  de  biran  sst 

mais  surtout  de  la  promptitude  capricieuse  avec  la- 
quelle il  passe  de  l'excitation  à  l'abattement,  du  calme 
à  l'agitation;  il  souffre  de  cette  instabilité  qui  non 
seulement  lui  fait  craindre  la  joie  presque  autant  que 
la  douleur,  mais  qui  surtout  contredit  en  lui  le  besoi» 
vivement  senti  et  l'idée  nettement  conçue  d'une  exis 
tence  sans  troubles  et  régulièrement  heureuse.  De  là  le 
problème  qui,  tout  en  s'élargissant  et  se  compliquant, 
sera  pour  lui  jusqu'au  bout  le  problème  philosophique 
par  excellence  :  sur  quoi  Tàme  peut-elle  s'appuyer 
pour  se  flxer,  et  se  fixer  dans  un  état  de  perfection  et 
de  bonheur,  —  car  perfection  et  bonheur  sont  identi- 
ques? Et  la  donnée  essentielle  de  ce  problème,  il  la 
saisit  également  dès  Tabord  :  peut-il  considérer  comme 
siens,  ou  plutôt  comme  étant  lui,  ces  sentiments  obs- 
curs et  tumultueux,  certainement  liés  à  des  modifica- 
tions du  corps  et  déterminés  par  elles  ?  Il  éprouve  bien 
que,  quand  les  sens  se  taisent,  quand  les  passions  sont 
endormies,  il  jouit  parfois  d'un  contentement'ineffable  ; 
et  en  cela  la  nature  qui  à  certains  moments  impose  le 
silence  aux  sens  et  le  sommeil  aux  passions  indique  la 
voie  à  suivre  pour  conquérir  le  calme;  mais  dépend-il 
de  lui  de  s'engager  dans  cette  voie,  et  peut-il  faire  plus 
que  consentir  aux  états  de  tranquillité  que  par  instants 
son  organisation  lui  accorde? 

Tel  est  le  problème  que  Maine  de  Biran  ne  cesse  de 
porter  en  lui,  môme  quand  il  paraît  l'oublier  en  se  por- 
tant hors  de  lui-même,  et  dont  la  signification  va  s'avi- 
vant  de  toutes  les  expériences  de  son  âme  inquiète.  Le 
sentiment  de  son  impuissance  à  l'égard  des  disposi- 
tions organiques  et  des  phénomènes  affectifs  qui  intro- 
duisent en  lui  des  changements  perpétuels  et  de  très 
fréquentes  contrariétés;  Taspiration  à  un  état  où  son 
moi  se  reconnaîtrait  lui-même  en  s'assurant,  directe- 
ment ou  indirectement,  avec  un  pouvoir  de  dominer 
celte  inconstance,  un  calme  et  un  bonheur  durables  : 
ce  sont  là  comme  des  thèmes  fondamentaux  de  sa  pen- 
sée, qui  n'admettront,   eux,  d'autres  variations   que 


270     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

celles  qui  seront  dues  à  une  explication  de  plus  en  plus 
profonde  et  à  une  intelligence  de  plus  en  plus  com- 
prëhensive  de  cette  dualité  première.  Ils  sont  au  fond, 
non  seulement  de  ses  recherches  spéculatives,  mais 
encore  de  ses  observations  les  plus  libres  sur  les  évé- 
nements ou  les  modalités  de  sa  vie,  intérieure  ou 
extérieure.  Dès  que,  par  une  réaction  de  sa  nature 
spirituelle  sur  sa  nature  sensible,  Maine  de  Biran  s'est 
créé  le  souci  de  certaines  questions  philosophiques,  il 
n'y  échappe  pas  plus,  désormais  qu'au  souci  des  fluc- 
tuations et  des  misères  de  son  tempérament.  Lorsqu'il 
croit  s'en  être  laissé  distraire,  il  témoigne  bien,  par  le 
remords  qu'il  éprouve,  à  quel  point  il  en  est  dominé. 
Aussi,  dans  les  divers  milieux  où  il  se  trouve,  milieux 
mondains,  milieux  politiques,  milieux  intellectuels,  ne 
peut-il  jamais  s'abandonner  lui-même;  il  a  beau  y 
avoir  tout  naturellement  sa  place;  il  est  cependant  bien 
loin  d'y  avoir  un  esprit  présent,  une  activité  décidée 
et  décisive  ;  son  âme  qui  s'y  porte  ou  s'y  laisse  entraî- 
ner garde  toujours  plus  ou  moins  la  conscience  d'y 
errer  en  étrangère. 

« 

Il  va  à  tout  instant  dans  le  monde  ;  et  comment  le 
monde  ne  l'accueillerait-il  pas  avec  faveur?  Cet  ancien 
garde  du  corps,  qui  a  paru  à  la  cour  de  Louis  XVI,  est 
resté  par  la  grâce  souriante  et  la  distinction  un  peu 
précieuse  de  ses  manières  un  gentilhomme  d'avant  la 
Révolution;  grand,  svelte,  d'une  physionomie  char- 
mante, à  la  fois  réservée  et  mobile,  avec  un  teint  pâle 
et  de  clairs  yeux  bleus  à  travers  lesquels  transparaît 
la  délicatesse  de  sa  constitution,  il  attire  encore  par  sa 
bienveillance  naturelle,  son  exquise  politesse,  les 
agréments  et  la  hauteur  de  son  esprit.  Il  peut  faire  très 
bonne  figure  dans  le  monde;  il  le  peut  et  il  le  désire. 
Car  ce  n'est  pas  seulement  pour  détendre  sa  pensée, 
pour  oublier  ses  inquiétudes  et  ses  malaises,  qu'il  s'y 


MAINE  DE   BIRAN  «71 

produit;  c'est  aussi  pour  être  entouré  et  apprécié  ;  c'est 
jiour  se  communiquer  aux  autres  et  provoquer  d'eux 
eu  retour  la  même  expansion  confiante  et  cordiale.  11 
se  prodigue  donc  au  dehors;  nous  savons  par  son 
Journal  qu'il  dîne  en  ville  tous  les  jours  ou  presque, 
que  souvent  après  le  diner  il  court  à  une  visite  ou  à 
une  soirée.  Et  pourtant,  dans  ces  réunions  mondaines 
où  tant  d'avantages  de  sa  personne  semblent  lui  pro- 
mettre le  succès,  il  est  gauche,  mal  avisé,  sans  aplomb, 
n  a  l'esprit  trop  préoccupé  des  moindres  choses  pour 
se  comporter  dans  chaque  cas  avec  l'assurance  ou 
l'agilité  qu'il  faut  ;  et  cet  embarras,  accru  par  la  cons- 
cience qu'il  en  a,  achève  de  le  paralyser,  lui  fait  man- 
quer l'occasion,  l'à-propos,  commettre  ce  qu'à  la  ré- 
flexion il  considère  comme  inconvenance  ou  sottise. 
Extrêmement  soucieux  de  l'opinion  des  personnes 
qu'il  fréquente,  il  est  joyeux  et  hardi  dès  qu'il  sent 
venir  à  lui  quelqpies  égards,  quelques  témoignages  de 
bienveillance  ou  d'amitié;  mais  il  est  enclin  aussi  à 
interpréter  comme  une  désapprobation,  comme  une 
froideur  ou  une  inimitié  envers  lui  toute  parole  et  toute 
attitude  qui  ne  sont  pas  celles  qu'il  attendait;  et  il  re- 
tourne chez  lui  mécontent.  Mécontent  de  cela  selon 
les  circonstances;  mais  mécontent  presque  toujours 
d'être  allé  chercher  au  dehors  une  excitation  artificielle 
pour  son  imagination  et  sa  sensibilité,  de  se  dissiper 
quand  il  devrait  se  concentrer,  de  n'être  plus  soi  ni  à 
soi,  de  perdre,  comme  il  le  dit,  son  moi.  «  Pourquoi, 
se  demande-t-il,  vais-je  dans  le  grand  monde?  Est-ce 
que  je  suis  homme  de  salon?  Quel  rapport  y  a-t-il 
entre  ces  hommes  et  moi?  »  «  Oh  !  misère  que  cette  vie 
de  Paris  où  je  perds  tout  ce  que  je  vaux!  »  11  se  re- 
proche donc  amèrement  cette  frivolité  et  ce  gaspillage 
de  ses  forces  ;  mais  il  recommence.  Il  soupire  après  la 
solitude  de  Grateloup  :  mais  dans  la  solitude  de  Grate- 
loup  le  défaut  des  distractions  accoutumées  le  met 
dans  un  état  de  malaise  et  d'indifférence  à  tout.  Ni  les 
circonstances,  ni  sa  volonté  ne  sont  donc  jamais  assez 


272     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

fortes  pour  le  détacher  du  monde  et  le  faire  rentrer 
pour  toujours  en  lui-même.  Un  persistant  désir  de 
plaire,  la  crainte  d'être  en  face  de  soi  seul,  le  besoin 
de  trouver  dans  ce  qui  l'environne  des  signes  de  sym- 
pathie, aussi  nécessaires,  dit-il,  à  sa  vie  morale  qu'un 
air  sain  à  sa  vie  physique,  continuent  à  le  conduire  et 
à  le  tenir  hors  de  chez  lui.  Et  lorsqu'il  observe  ou 
qu'il  croit  observer  sur  lui  les  marques  d'une  vieillesse 
prématurée,  il  y  a  dans  la  mélancolie  avec  laquelle  il 
constate  son  déclin  le  regret,  difficile  à  surmonter,  des 
séductions  qu'il  avait  pu  exercer  et  des  sentiments  de 
bienvenue  par  lesquels  le  monde  avait  souri  à  sa  jeu- 
nesse et  à  son  âge  mûr. 

* 
*   * 

La  politique  partage  avec  le  monde  sa  vie  extérieure. 
Elle  n'est  pas  non  plus  allée  le  prendre  tout  à  fait 
contre  son  gré.  Elle  l'a  d'abord  attiré  par  les  grands 
sujets  qu'elle  offrait  à  sa  curiosité  ainsi  qu'à  son  amour 
du  bien  public,  par  les  excitations  et  les  occupations 
qu'elle  devait  donner  à  son  activité  si  fréquemment 
languissante  et  vide,  par  les  mille  occasions  qu'elle 
pouvait  lui  fournir  de  mettre  brillamment  en  œuvre 
ses  facultés.  Mais  comme  les  espérances  qu'elle  a  sus- 
citées en  lui  sont  vite  amoindries,  sinon  entièrement 
déçues  I  II  ne  peut  le  plus  souvent  prendre  intérêt  aux 
séances  de  la  Chambre.  «  J'y  suis  quatre  à  cinq  heures 
de  suite  comme  à  un  spectacle  ennuyeux,  suivant  des 
yeux  et  de  l'oreille  un  orateur,  comme  on  suit  les 
mouvements  d'un  danseur  de  corde,  sans  qu'aucune 
faculté  de  l'esprit  soit  exercée,  souvent  laissant  errer 
mon  imagination  dans  le  vague.  Cette  vie  n'est  propre 
qu'à  abêtir.  »  (Du  30  août  au  4  septembre  1814.)  Cepen- 
dant cet  ennui  qu'il  éprouve  dans  les  réunions  poli- 
tiques vient  pour  une  très  grande  part  de  son  impuis- 
sance à  y  intervenir  activement.  Son  tempérament,  ses 
habitudes,  son  penchant  à  la  réflexion,  ses  longues 


MAINE    DE    BIRAN  273 

années  d'eicistence  solitaire  l'ont  empêché  de  se  faire 
un  esprit  prompt  et  décidé,  un  caractère  entreprenant 
et  dominateur.  Ce  n'est  pas  que  par  moments  il  ne 
soit  réconforté  par  les  marques  d'estime  particulière 
que  lui  donnent  ses  collègues  et  le  roi.  Mais  ces  minutes 
d'aplomb,  de  confiance  en  lui  sont  très  brèves.  D'ordi- 
naire il  soulTre  de  se  sentir  inférieur  à  l'opinion  que 
l'on  a  pu  avoir  de  lui,  ainsi  qu'au  rôle  qu'il  aurait  pu 
jouer.  C  est  à  peine  s'il  ose  aborder  la  tribune,  la 
redoutabU  ti^ibunè,  comme  il  l'appelle,  alors  que  tout  le 
monde  l'invite  à  y  paraître,  et  que  lui-même,  sur  telle 
affaire,  considère  comme  une  honte  de  ne  point  parler. 
Sa  timidité;  la  faiblesse  de  sa  voi.x,  et,  quand  même  il 
le  pourrait,  sa  répugnance  à  hausser  le  ton,  son  inca- 
pacité d'aliéner  des  idées  méditées  dans  le  silence  pour 
les  approprier  aux  sentiments  d'un  auditoire  divers  et 
tumultueux,  ce  sont  là  autant  de  causes  qui  le  privent, 
pour  ses  ambitions  comme  pour  ses  convictions,  de 
.'^uccès  qu'en  son  cœur  il  n'a  pas  manqué  de  souhaiter. 
11  se  console  parfois  de  ne  pas  les  avoir  obtenus  en  se 
disant  ce  qu  ils  ont  de  vain  et  ce  qu'ils  supposent  ou 
admettent  presque  toujours  de  fatuité,  de  charlata- 
nisme, d'irréflexion  et  d'ignorance.  *  Je  n'ai  pas  le 
talent,  déclare-l-il,  de  faire  des  phrases  sans  penser.  » 
Mais  autant  que  la  puissance  oratoire,  l'autorité  poli- 
tique et  les  qualités  de  l'homme  d'État  lui  sont,  de  son 
aveu,  refusées.  Sa  bienveillance  très  sincère  envers  les 
personnes  ne  sait  pas  cependant  composer  avec  leur» 
passions  et  leurs  intérêts.  Son  activité  se  laisse  préocv 
cuper  par  les  plus  petites  choses;  au  lieu  d'aller  droit 
à  des  obstacles  réels,  elle  s'arrête  devant  des  obstacles 
imaginaires;  tiraillée  en  tous  les  sens  par  les  raisons 
antagonistes  que  lui  présente  son  intelligence,  indécise 
par  nature,  indécise  par  excès  de  réflexion,  empêtrée 
de  toutes  sortes  de  scrupules,  elle  s'use  avant  de 
s'exercer  réellement,  et  elle  ne  peut,  dans  la  diversité 
d  ^s  circonstances,  des  situations  et  des  milieux  où  elle 
est  appelée  à  se  mouvoir,  déployer  une  fermeté  égale, 

18 


274     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

môme  de  loin,  à  celle  des  convictions  intérieures  qui 
la  commandent.  Elle  est  en  outre  trop  accessible  à 
toute  espèce  d'impressions  variables  pour  demeurer, 
môme  quand  elle  est  parvenue  à  s'orienter,  inflexible 
dans  sa  direction.  Surtout  elle  ne  peut  rester  indiffe'- 
rentc  à  l'opinion  extérieure  qui  juge  son  attitude  et 
ses  démarches.  Lorsque  Maine  de  Biran,  par  pure 
conscience,  s'éloigne  d'un  parti,  la  désapprobation 
plus  ou  moins  discrète  de  ses  amis  politiques  de  la 
veille  lui  est  un  supplice.  Pourtant,  si  touché  qu'il  soit 
par  ces  considérations  personnelles,  il  n'y  sacrifie 
jamais  ce  qu'il  regarde  comme  la  vérité*  La  vérité  pour 
lui,  en  cette  matière,  c'est  la  suprématie  du  pouvoir 
royal,  seule  capable  de  garantir  aux  individus  tous 
leurs  véritables  intérêts  et  à  la  société  son  repos  :  cette 
suprématie  lui  paraît  menacée  successivement  par  les 
exagérations  aveugles  des  ultras  et  par  l'opposition 
dissolvante  des  libéraux  :  de  là  des  changements  de 
position  politique  qui  répondent  à  la  même  conviction 
immuable  dans  le  fond.  La  droiture  dé  son  caractère 
lui  a  d'ailleurs  toujours  communiqué  la  décision  et 
l'énergie  nécessaires  quand  le  devoir  lui  est  apparu 
clair  et  impérieux,  —  quand,  par  exemple,  il  a  fallu, 
au  Corps  législatif,  participer  directement  à  l'adresse 
qui  signifiait  à  Napoléon  «  le  vœu  du  peuple  pour  la 
paix  »;  ou  quand  plus  tard  il  a  fallu,  à  la  nouvelle  du 
retour  de  l'île  d'Elbe,  partir  au  plus  vite  de  Grateloup 
afin  de  reprendre  le  poste,  devenu  périlleux,  de  ques- 
teur de  la  Chamltre.  —  Mais  le  train  ordinaire  de  la 
politique  sous  la  Restauration  est  moins  propre  que  ces 
circonstances  exceptionnelles  à  faire  saillir  les  forces 
latentes  de  la  volonté  de  Maine  de  Biran.  Ce  n'est  pas 
qu'il  ne  comprenne  point  l'importance  des  questions  qui 
s'agitent  sous  ses  yeux;  sur  certaines  d'entre  elles  il 
met  tout  son  zèle  à  fixer  ses  idées  et  sa  conduite.  Seu- 
lement la  conscience  qu'il  a  de  sa  médiocre  influence, 
les  dispositions  imjuiètes  avec  lesquelles  il  accueille 
tous  les  événements,  et  qui  le  portent  aux  jugements 


I 


MAINE    DE   BIRAN  «75 

les  plus  attristés  ainsi  qu'aux  prévisions  les  plus 
sombres,  l'impossibilité  où  il  est  de  se  mettre  tout 
entier  dans  les  affaires  publiques  et  le  sentiment  d'une 
vocation  plus  réelle  qui  le  rappelle  à  l'intérieur  de  lui- 
même,  tout  cela  lui  crée  un  état  presque  continuel  de 
lassitude,  de  mécontentement,  de  dégoût.  Que  de  fois 
il  se  dit  qu'il  devrait  rompre  la  chaîne  qui  le  lie  à  la 
vie  politique  !  Mais  que  cette  rupture  paraisse  sopérer 
par  la  volonté  de  ses  électeurs  momentanément  dé- 
tournée de  lui  :  grand  sujet  de  peine  et  très  sensible 
privation;  comme  aussi  satisfaction  très  vive,  quand 
la  chaîne  a  été  renouée.  Ainsi  il  se  débat  contre  lui- 
même  et  contre  lexpérience  qui  lui  fait  écrire  :  c  Je 
suis  né  pour  spéculer  plus  que  pour  agir.  » 

» 
•    • 

Cependant,  lorsqu'il  spécule,  ce  n'est  pas  pour  lui 
seul  qu'il  entend  cultiver  ses  pensées;  il  recherche 
volontiers  pour  elles  le  contact  avec  les  personnes 
capables  de  les  comprendre,  de  les  apprécier,  de  les 
discuter;  il  aime  les  réunions  intellectuelles  où  l'échange 
des  idées  tient  les  esprits  en  éveil  et  les  excite  à  se 
produire,  tout  en  les  préservant  d'une  aveugle  con- 
fiance en  eux-mêmes.  A  la  suite  de  ses  Mémoires  sur 
VHabitude,  où  il  reconnaissait  expressément  les  idéo- 
logues pour  ses  maîtres,  il  fut  très  heureux  d'être 
introduit  dans  la  célèbre  maison  d'Auteuil.  Là  se  grou- 
paient autour  de  Cabanis  nombre  de  philosophes  qui 
appartenaient  àTécole  idéologique,  ou  qui,  dissidents, 
tenaient  à  rester  en  rapport  avec  elle  :  c'était,  à  côté 
de  l'Institut,  où  siégeaient  déjà  les  principaux  repré- 
sentants de  ridéolùgie,  ime  sorte  d'Académie  privée, 
familière,  non  officielle  :  Maine  de  Biran  y  contracta  de 
solides  amitiés  qui,  comme  celles  de  Cabanis,  de  Des- 
tutt  de  Tracy,  de  Gérando,  persistèrent  même  après 
son  éloignement  de  Técole,  ou  qui,  comme  celle  d'Am- 
père, vinrent  le  soutenir  et  l'aider  dans  Télaboration 


276     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHI-S 

et  la  mise  vi,  point  de  sa  doctrine  nouvelle.  Chez  lui  le 
penchant  à  la  communication  intellectuelle  e'tait  si  vif 
que,  sous-préfet  de  Bergerac,  il  fonda  dans  cette  ville 
une  Société  médicale  où  il  lut  d'importants  mémoires 
sur  des  sujets  ayant  trait  aux  rapports  de  l'âme  et  du 
corps.  Il  croyait  que  le  rapprochement  des  intelligences 
est  pour  chacune  d'elles  un  bienfait,  et  que  la  hauteur 
des  problèmes  dont  elles  sont  saisies  les  élève  naturel- 
lement ensemble.  Quand  ses  fonctions  le  font  résider  à 
Paris,  il  accepte  ou  il  donne  avec  plaisir  des  «  diners 
métaphysiques  »  ;  il  organise  chez  -lui  des  réunions 
périodiques  assez  fréquentes  où  l'on  discute  sur  les 
plus   difficiles  problèmes  de  la    philosophie.  A   ces 
réunions  se  rendirent  en  même  temps  ou  successive- 
ment des    hommes    tels  que   de  Gérando,   Ampère, 
Guizot,    Royer-CoUard,    Thurot,    les   frères    Cuvier, 
Stapfer,  celui  que  Biran  appelle  «  le  jeune  professeur 
Cousin  j,  etc..  Dans  cette  société  choisie,  il  est  certes 
plus  à  l'aise,    plus  sûr  de  lui,  plus  spontanément 
expansif  que  dans  le  monde  et  dans  les  assemblées 
politiques,  d'autant  qu'il  s'y  sent  l'objet  d'une  très 
gi  ande  et  constante  estime.  Il  parle  avec  plus  de  faci- 
lité la  langue  de  la  métaphysique  que  celle  de  la  poli- 
tique et  des  affaires;  il  retrouve,  pour  causer  de  philo- 
sophie, une  énergie  qu'il  paraissait  avoir  perdue.  Mais 
il  n'a  pas  le   don  de  mettre  rapidement  au  clair  sa 
pensée;  et  lorsque  sa  pensée  n'est  pas  comprise  ou 
qu'elle  est  vivement  discutée,  il  se  sent  plus  embar- 
rassé lui-même,   perd  le   meilleur  de  ce  qu'il  avait 
conçu,  et  ne  découvre  guère  les  explications  et  le? 
formules  qu'il  faudrait  pour  ramener  à  lui  ses  interlo- 
cuteurs. De  là,  plus  d'une  fois,  après  ces  réunions,  du 
déplaisir,  de  l'agacement,  une  fatigue  de  ces  «  discus- 
sions animées  qui  n'ont  conduit  à  rien  » .  «  Ces  discus- 
sions, dit-il  encore,  ne  produisent  aucune  lumière  et  ne 
font  que  m'irriter.  J'ai  été  agité  ensuite,  mécontent  de 
moi-même,  tournant  malgré  moi  dans  ce  cercle  d'idées, 
pensant  toujours  à  ce  que  je  devais  dire  et  n'avais  pas 


MAINE  DB  BIRAN  277 

dit  dans  le  courant  de  la  discussion.  Il  résulte  de  là  un 
grand  dégoût  pour  les  disputes  métaphysiques.  » 
(l«déc.  1814.)  t-  ^    ^ 

Ainsi,  dans  toutes  les  formes  et  dans  toutes  les  ma- 
nifestations de  sa  vie,  Maine  de  Biran  n'arrire  pas  à 
être  maître  de  ses  états  et  de  ses  faculté*;  U  est  sujet  à 
toutes  sortes  de  fluctuations,  et  U  ne  rencontre  qu'à  de 
^es  longs  intervalles  des  moments  de  calme,  d'expan- 
sion heureuse,  de  pleine  lucidité,  de  ces  moments  où, 
selon  une  de  ses  expressions  favorites,  il  est  t  en 
bonne  fortune  avee  lui-même  >.  Les  objets  ka  plus 
divers  de  son  activité,  de  sa  curiosité  ou  de  ses  affec- 
tions ne  peuvent  ni  le  prendre  tout  entier,  ni  le  main- 
tenir  longtemps  au  même  niveau.  Même  ses  sentiments 
de  famille,  qui  furent  sans  doute  profonds,  m^m^  «a 

«cuarcsav  paterneue.  qui  fut  vire  et  pleine  de  sollici- 
tude, ne  purent  le  fixer  dans  le  détail  de  son  existence, 
à  cause  de  réloignement  où  il  dut  rester  des  siens.  Il 
aurait  donc  manqué  à  la  destinée  que  lui  promettaient 
ses  dons  naturels  s'il  n'avait  exercé,  en  face  de  ses 
souffrances,  de  ses  impuissances,  de  ses  défaillances, 
le  pouvoir  de  les  analyser,  de  les  comprendre  et  par  là 
de  les  dominer.  C'est  dans  la  conscience  d'une  com- 
plète disprofK>rtion  entre  ce  qu'il  se  sent  être  et  ce 
qu'il  voudrait  être  que  Maine  de  Biran  a  entrevu  et 
développé,  formé  et  transformé  sa  philosophie. 

• 
•  • 

Cette  philosophie,  quand  elle  a  commencé  à  s'orga- 
niser véritablement,  a  été  dominée  par  l'influence  de 
Condillac  et  de  ces  philosophes,  dits  les  idéologues, 
tels  que  Cabanis  et  Destutt  de  Tracy,  qui  ont  continué, 
en  tâchant  de  la  compléter  et  en  la  rectifiant  aussi 
d'une  certaine  manière,  l'œuvre  de  Condillac  De 
Condillac  Maine  de  Biran  accepte  entièrement  le  prin- 
cipe qu'il  n'y  a  point  d'idées  innées  et  que  toutes  nos 
connaissances  viennent  directement  ou  indirectement 


278     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

des  sens.  Seulement,  dans  l'interprétation  de  ce  prin- 
cipe, il  introduit,  dès  le  début,  des  vues  personnelles 
qui  portent  sa  pensée  au  delà  de  celle  de  Condillac  et 
même  de  celle  des  idéologues.  D'abord,  avec  Cabanis, 
il  établit  contre  Condillac,  qui  l'avait  méconnu,  le  rôle 
considérable  et  parfois  prévalent  que  jouent  dans  la 
détermination  de  nos  facultés,  à  côté  des  sensations 
externes,  les  sensations  internes.  Ensuite  il  montre 
avec  une  remarquable  netteté  ce  que  Destutt  de  Tracy 
n'avait  fait  qu'indiquer  un  peu  vaguement,  à  savoir 
que  la  faculté  de  se  mouvoir  est  la  source  d'idées  qu) 
ne  sauraient  provenir  d'autres  sens.  C'est  ainsi  que 
dans  ce  mémoire  sur  V Habitude,  couronné  par  Tlnstitut 
en  1802,  il  emploie  toute  sa  précision  et  sa  richesse 
d'analyse  à  expliquer  qu'une  incontestable  disparité 
1 .... l'Kohitnrtfi  manifeste  dans 

dans  les  ellets  prouun»  pai 

les  impressions  à  partir  desquelles  se  développe  notre 
vie  mentale  une  distinction  essentielle.  Car  il  y  a  d'un 
côté  des  impressions  passives,  des  sensations  propre- 
ment dites,  dont  le  caractère  est  de  devenir,  par  la 
répétition  et  l'habitude,  de  plus  en  plus  insensibles  et 
indistinctes;  telle  est,  par  exemple,  une  odeur  subie 
à  laquelle  nous  nous  accoutumons.  Il  y  a,  d'un  autre 
côté,  des  impressions  actives  ou,  pour  mieux  dire,  des 
perceptions  qui,  impliquant  de  notre  part  un  mouve- 
ment volontaire,  deviennent  par  la  répétition  et  l'habi- 
tude de  plus  en  plus  nettes  et  distinctes  :  telles  sont, 
par  exemple,  les  données  du  tact  actif  qui,  dirigé  par 
le  mouvement  volontaire  de  la  main,  excelle  à  saisir 
et  à  analyser  la  grande  variété  des  formes  et  une  mul- 
titude  de  qualités  des  objets.  Les  progrès  réels  de  notre 
faculté  de  penser  sont  dus  à  des  actes  que  l'habitude  a 
maintenus,  rendus  plus  aisés,  libérés  de  la  gêne  et  du 
trouble  des  sensations  affectives.  Au  reste  il  n'y  a  pas 
de  connaissance  sans  un  jugement  d'existence  qui 
porte  sur  nous-mêmes  et  sur  les  choses.  Or,  à  l'origine 
de  ce  jugement,  il  y  a  l'effort.  L'effort  emporte  en 
effet  la  perception  d'un  rapport  entre  l'être  qui  mciit 


MAI.N..    ^^   iiIRA!>r  879 

OU  veut  mouvoir  et  un  obstacle  qui  s'oppose  à  son 
mouvement.  Sans  un  sujet  ou  une  volonté  qui  déter- 
mine le  mouvement  il  n'y  a  point  d'effort,  et  sans 
eflbrt  point  de  connaissance,  point  de  perception 
daucune  espèce  :  si  l'individu  ne  voulait  pas  ou  n'était 
pas  déterminé  â  commencer  de  se  mouvoir,  il  ne  con- 
naîtrait rien.  Si  rien  ne  lui  résistait,  il  ne  connaîtrait 
rien  non  plus,  il  ne  soupçonnerait  pas  son  existence 
même,  pas  plus  que  celle  des  choses.  Ainsi,  tandis  que, 
vivant  les  seules  impressions  passives,  l'homme  reste- 
rait sans  connaissance,  il  acquiert  par  l'effort  la  per- 
ception de  l'existence  des  choses  et  de  la  sienne 
propre;  le  sentiment  de  sa  personnalité  s'élève  dans  la 
même  proportion  que  son  effort. 

»  « 

Par  cette  doctrine  Maine  de  Biran  dépassait  sans 
doute  celle  de  ses  maîtres  les  idéologues;  mais  il  ne  la 
contredisait  pas  encore  direnter^GIit.  Fi  énonçait  même 
ga  théorie  de  l'effort  en  un  langage  physiologique  que 
lui-même  plus  tard  qualifia  de  matérialiste.  Cest  dans 
son  mémoire  sur  la  Décùmposition  de  la  pensée  également 
couronné  par  l'Institut  en  1805  qu'il  constitue  une  phi- 
losophie véritablement  nouvelle.  Il  y  découvre  en  par- 
ticulier l'intériorité  essentielle  du  fait  de  l'effort  et  le 
caractère  original  de  l'observation  appelée  à  le  saisir.  Il 
y  revendique  le  droit  de  la  psychologie  à  se  placer  à 
un  point  de  vue  radicalement  différent  de  celui  de  la 
physique.  11  y  a  un  type  de  causalité  consacré  par  la 
physique,  comme  science  du  monde  externe  :  celui  qui 
ne  retient  de  la  liaison  causale  que  le  rapport  d'anté- 
cédent à  conséquent,  qui  se  borne  à  représenter  par  le 
signe  de  la  cause  un  ensemble  de  faits  semblables  ou 
analogues  donnant  lieu  aux  mêmes  rapports  généraux 
ou  lois.  La  réduction,  par  la  physique,  de  toute  causa- 
lité à  ce  type  ne  satisfait  pas  déjà  entièrement  l'esprit, 
même  dans  cet  ordre  de  recherches  :  l'esprit,  même  là, 


280     FIGURES   ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

n'en  persiste  pas  moins  à  poser  la  cause  comme  une 
inconnue  simple,  comme  une  indéterminée  qu'il  ne 
peut  développer.  Mais  en  tout  cas  la  nécessité  d'une 
représentation  objective  de  la  causalité,  par  laquelle 
est  momentanément  négligé  l'élément  essentiel  de  la 
cause,  ne  saurait  valoir  en  droit  contre  la  possibilité 
d'atteindre  dans  un  autre  domaine  réellement  et  inté- 
gralement des  causes.  Cet  autre  domaine,  c'est  la  vie 
psychologique  intérieure.  A  l'effort  moteur  volontaire 
est  liée  la  conscience  du  moi  comme  cause;  et  ici  nous 
avons  affaire  à  la  cause,  prise  dans  son  sens  simple  et 
individuel,  à  la  cause,  qui,  au  lieu  de  se  laisser  eipri- 
mer  par  des  termes  logiques  et  généraux,  se  saisit 
elle-même  directement  par  la  réflexion  dans  son  exis- 

..  -./.+;on  «inffnlières.  En  somme,  le  moi  ne 

lence  ei  buu  u.\^v.^.. . — o  .      j  i 

peut  se  représenter  comme  objet  sans  se  mer  lui- 
même.  Qu'est-il  donc?  Il  est  une  cause  qui  s'éprouve 
elle-même  dans  sa  relation  à  son  effet,  relation  origi- 
nale et  par  suite  inexplicable,  mais  certaine  comme  un 
fait,  comme  le  plus  réel  «C!  f?^its. 

Que  la  connaissance  doive  reposer  sur  des  faits, 
c'est  ce  que  la  philosophie  de  la  sensation  réclame  à 
juste  titre;  et  elle  exige  non  moins  justement  qu'il  y 
ait  un  fait  primitif  auquel  les  autres  se  rapportent. 
Seulement  en  choisissant  la  sensation  comme  fait  pri- 
mitif, elle  n'a  pas  pris  garde  que,  si  c'était  une  pure 
sensation  sans  plus,  aucune  connaissance  ne  saurait 
en  dériver,  et  que,  si  c'était  une  sensation  connue 
comme  telle,  il  s'y  adjoignait  un  autre  élément,  la 
conscience  de  soi,  venu  d'ailleurs,  c'est-à-dire  de  l'in- 
timité du  sujet  agissant.  C'est  l'effort  moteur  volon- 
taire qui  est  le  fait  primitif.  11  est  un  fait,  puisqu'il  est 
un  rapport  entre  deux  termes  à  !a  fois  distincts  et  unis, 
puisque  la  force  qui  effectue  ou  tend  à  effectuer  les 
mouvements  du  corps  se  distingue  successivement  du 
terme  inerte  qui  résiste  même  en  obéissant,  et  qu'elle 
ne  peut  pas  plus  se  confondre  avec  lui  en  tant  qu'elle 
agit  qu'elle  ne  peut  s'en  séparer  absolument  pour  se 


MAINE  DE  BIRAN  S81 

concevoir  eUe-raême  hors  de  tout  exercice.  C'est  bien 
en  outre  un  fait  primitif,  parce  que  la  relation  qui  le 
constitue  n'est  pas  susceptible  d'une  analyse  ultérieure 
comme  celle  qui  dissocie  les  éléments  des  composés 
résultant  d'une  association  ou  d'une  combinaison,  et 
parce  qu'en  outre  il  est  la  condition  à  laquelle  se  rap- 
porte toute  connaissance  claire  des  objets  extérieurs. 
Il  ne  s'agit  donc  pas  de  le  prouver,  mais  de  le  décou- 
vrir à  sa  source,  en  veillant,  avant  tout,  à  ne  pas  l'al- 
térer, soit  par  des  abstractions  qui  l'appauvrissent, 
soit  par  des  images  qui  le  matérialisent. 

C'est  par  cette  aperception  immédiate  qu'est  la  ré- 
flexion qu'il  s'apparaît  vraiment  à  lui-même  tel  qu'il 
est.  N'est-ce  point  ce  que  Descartes  avait  déjà  compris 
quand  il  avait  fait  du  t  Je  pense  »  le  principe  de  sa 
philosophie?  Certes  il  est  à  l'honneur  de  Descartes 
d'avoir  enseigné  à  l'esprit  humain  à  se  replier  sur  lui- 
même  pour  trouver  en  lui  l'origine  de  toute  science, 
d'avoir  montré  par  l'exemple  autant  au^  ^""  ' 
cepte  que  la  conTi^iV----  ^  _  ^^^  ^^  pp^. 

...ooauce  du  moi  est  distincte  de  la 

représentation  de  tout  objet  et  doit  s'opérer  au  dedans 
de  nous.  Mais  ayant  touché  ainsi  au  fait  primitif,  il  en 
a  malheureusement  aussitôt  dénaturé  le  sens.  S'il 
s'était  borné  à  dire  :  Je  suis  en  tant  que  je  pense,  il 
serait  resté  dans  la  vérité  de  son  observation.  Il  a  abu- 
sivement ajouté  :  Je  suis  absolument  une  chose  pen- 
sante; c'est-à-dire  qu'il  a  ainsi  transporté  le  sujet  dans 
un  monde  de  choses,  d'êtres  en  soi,  dont  le  moi  n'est 
pas;  c'est-à-dire  encore  qu'il  a  rompu  la  relatioii 
directe  qui  unit  le  moi  au  corps  sm>  lequel  il  agit,  qu'il 
n'a  retenu  que  le  prenùer  terme  de  la  relation  pour  en 
faire  par  surcroît  un  absolu.  Mieux  que  :  «  Je  pense, 
donc  je  suis,  »  il  faut  dire  :  t  Je  veux,  donc  je  suis;  • 
et  il  faut  entendre  par  volonté  l'action  exercée  par  le 
moi  qui  fait  effort  sur  l'organisme  auquel  il  est  lié. 
Notre  personnalité  et  la  conscience  que  nous  en  pre- 
nons ne  font  qu'un  avec  cet  effort  et  le  sentiment  que 
cet  effort  détermine  C'est  de  la  vue  de  lui-même  dans 


282     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

le  déploiement  de  son  activité  que  le  moi  tire  les 
notions  de  cause,  de  force,  d'unité,  d'identité,  etc., 
qui  le  caractérisent  directement  ei  qui,  transposées  et 
ramenées  à  des  formules  logiques  et  générales,  entrent 
dans  l'explication  du  monde  extérieur. 

La  production  et  la  connaissance  du  moi  par  l'effort 
volontaire  constituent  ce  que  l'on  peut  appeler  la  vie 
humaine.  Mais  avant  cette  vie  humaine  il  existe  en 
nous  une  vie  animale  qui  est  proprement  hors  de  la 
conscience.  L'homme  peut  sentir  sans  connaître,  être 
affecté  de  plaisir  et  de  peine  et  être  déterminé  par  là, 
sans  avoir  la  notion  de  son  existence  personnelle,  sans 
se  savoir  exister.  Ces  modes  réels  ne  peuvent  être 
appelés  des  sensations,  si  la  sensation  suppose  la 
conscience  de  la  modification  éprouvée  :  on  peut  plu- 
tôt les  appeler  des  affections,  en  ajoutant  que,  quoique 
senties,  ce  sont  des  affections  inconscientes  et  imper- 
sonnelles, étrangères  en  elles-mêmes  à  la  vie  du  moi. 
Avec  une  grande  perspicacité,  Maine  de  Biran  démêle . 
"•  -«.,««Ap  de  ces  états  affectifs  dans  la 
la  présence  et  1 1UUUV.X.V..  '        — * 

première  existence  de  l'enfant,  dans  les  impresMUii^. 
internes  qui  donnent  le  ton  fondamental  de  nos  dispo- 
sitions générales  et  qui  font  varier  nos  dispositions 
particulières,  dans  les  divers  genres  et  les  divers 
degrés  d'émotion  que  causent  les  sensations  externes, 
dans  les  états  de  rêve,  de  somnambulisme,  de  léthargie, 
d'extase,  d'aliénation  mentale. 

La  dualité  de  ces  deux  vies  est  pour  Maine  de  Biran 
la  grande  caractéristique  de  l'homme.  Non  pas  qu'elles 
ne  se  combinent  point  réellement  :  et  une  bonne  part 
de  la  psychologie  de  Maine  de  Biran  est  consacrée 
à  étudier  les  cas  dans  lesquels  elles  s'unissent;  mais 
elles  ont  chacune  pour  soi  une  réaUté  définie  par  des 
attributs  propres.  Du  moi  seul,  en  tout  cas,  tel  qu'il  se 
produit  par  l'effort  et  tel  qu'il  se  saisit  par  la  réflexion, 
peut  dériver  toute  connaissance  :  aussi  bien  la  connais- 
sance des  choses,  avec  les  généralités  logiques  quelle 
comporte,  que  la  connaissance  de  nous-raême,  avec 


MAINE   DE   BIRAIT  2&3 

la  singularité  concrète  qui  lui  appartient.  —  Tels  sont 
les  traits  saillants  de  la  philosophie  de  Maine  de 
Ciran. 

«  * 

Dans  quellemesure  cette  philosophie  a-t-elle  donc  dté 
déterminée  par  les  faits  de  son  expérience  propre  (1), 
et  comment  a-t-elle  pu  l'être?  Ce  que  sa  réflexion  a 
dégagé  de  la  multitude  des  observations  qu'il  a  faites 
sur  lui-même,  ce  sont  certaines  données  essentielles  et 
irréductibles  qui,  à  ce  titre,  lui  ont  paru  représenter 
divers  aspects  ou  degrés  de  la  vie  humaine.  Lorsque 
Maine  de  Biran  analyse  les  impressions  si  variables 
qu'il  subit,  et  qui  le  font,  selon  les  circonstances  et  les 
moments,  triste  ou  gai,  confiant  ou  abattu,  lorsqu'il 
•  1-  —  «„fr<>  aue  Dour  maintenir,  exclure  ou  rap- 

COnSUlu;  CIA  w^v- -    j 

peler  telles  de  ces  impressions,  il  ne  peut  i.v,.-,  . 
amené  à  l'idée  d'états  affectifs  ayant  par  eux-mêmes 
une  réalité  complète  et  indépendante  du  moi;  et  c'est 
en  généralisant  les  caractères  de  ces  états  qu'il  est  con- 
duit à  opérer  un  partage  dans  le  fait  communément 
reçu  comme  générateur  de  nos  facultés,  à  savoir  la 
sensation,  à  reléguer  hors  du  moi  ce  qui  dans  la  sen- 
sation est  passif,  une  simple  façon  d'être  ou  de  devenir. 


(1)  Une  première  union  avec  Louise  Pournier  (17Ô5),  femme 
en  premières  nnces  de  M.  du  Cluzcau,  fut  brisée  par  la  mort 
prématurémtin  1(^1803);  il  avait  eu  d'elle  trois  enfants,  un  Dis, 
Félix,  deux  filles,  Éliza  et  Adine.  De  cette  première  femrr.e  il 
garda,  même  remarié,  le  souvenir  le  plus  passionnément  affec- 
tueux. «  Jour  anniversaire  de  la  mort  de  Louise  Fournier,  ma 
bien-aimée  femme,  morte  à  Grateloup,  le  23  octobre  1803.  Ce 
jour  me  sera  triste  et  sacré  toute  ma  vie.  Semper  amarum, 
semper  luctuotum  habebo  »,  23  oct.  1814.  Au  fait,  des  i  appels 
émus  de  ce  genre  «e  retrouvent  fréquemment  dans  le  Journal 
intime.  Une  seconde  union  contractile  en  1814  avec  Louise- 
Anne  Favareilhes  de  la  Coustête  ne  fut  qu'une  union  conve- 
nable et  fut  loin  d'exciter  chez  Biran  les  mêmes  sentiment»  vifs. 
Sa  seconde  femme,  dont  il  n'eut  pas  d'enfants,  ne  vou.'ut  point 
vivre  avec  lui  à  Paris;  elle  resta  à  Grateloup.  Ses  detcx  filles, 
Éliza  et  Adine,  furent  élevées  par  une  tante  maternelle. 


284     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

sujette  à  s'émousser  par  l'habitude,  pour  attribuer  au 
moi  ce  qui  convertit  la  sensation  en  une  connaissance, 
capable  de  se  rendre,  par  l'habitude,  de  ^plus  en  plus 
nette  et  distincte.  L'antithèse  d'une  vie  affective,  sans 
conscience,  et  d'une  vie  active,  personnelle,  a  été'  de 
bonne  heure  présente  à  sa  pensée,  même  quand,  pour 
s'expliquer  au  dehors,  elle  revêtait,  comme  dans  les 
deux  mémoires  sur  VHabitudej  le  langage  inadéquat  de 
l'école  idéologique,  même  avant  qu'elle  eût  rencontré 
sa  formule  précise  dans  la  doctrine  qui  identifie  la 
conscience  avec  le  sentiment  tout  intérieur,  tout  spiri- 
tuel, de  l'effort  moteur  volontaire. 

C'est  peut-être  dans  l'établissement  de  cette  doctrine 
nouvelle  que  Maine  de  Biran  paraît  d'abord  le  plus 
détaché  des  observations  consignées  dans  son  Journal^ 
qu'il  semble  s'en  être  le  plus  remis  à  la  techniaue  ordi- 
naire des  Dhilos'^r>i^«-  •  -  ' 

^. ^.„^,  .  «  vi!»%'cc  pas  en  effet  par  ôppô- 

Bliion  à  ses  états  d'agitation  et  de  passivité  ordinaires 
qu'il  a  conçu  un  idéal,  aussi  peu  réalisé  en  lui  que 
possible,  de  pleine  conscience  et  de  parfaite  possession 
de  soi?  Néanmoins,  dans  la  façon  dont  il  a  cherché 
pour  cet  idéal  un  principe  concret,  dans  la  façon  dont 
il  a  déterminé  ce  qu'il  appelle  le  fait  primitif  du  sens 
intime,  on  retrouve  bien  visiblement  le  tour  d'esprit 
manifesté  par  le  Journal.  Ce  n'est  pas  dans  une  cons- 
truction métaphysique,  élevée  par  delà  lui-même,  qu'il 
va  tâcher  de  fixer  la  vérité  qui  lui  manque  d'abord  ;  il 
a  la  répugnance  la  plus  vive  pour  les  philosophies 
abstraites  (au  nombre  desquelles  il  a  fini  par  ranger, 
malgré  les  apparences,  la  philosophie  de  Locke  et  de 
Condillac);  il  est  convaincu  que  la  vérité  première  doit 
être  saisie  par  une  aperception  immédiate  et  reste  comme 
telle  radicalement  distincte  des  produits  de  l'abstrac- 
tion logique  autant  que  des  images  de  la  représenta- 
tion externe.  Or,  que  l'analyse  de  lui-môme  fût  le  che- 
min de  la  vérité,  c'est  ce  qu'il  a  soutenu  de  très  bonne 
heure;  seulement,  ce  qu'il  a  discerné  de  plus  en  plus, 
c'est   que  la  réflexion,  appliquée  aux  états  affectifs 


MAINE   DE   BIRAN  285 

mêmes,  est  l'indice  d'une  dualité  qui  ne  permet  pas  de 
confoaJi-e  ces  états  avec  notre  personne,  et  qu'elle 
doit,  pour  comprendre  tout  l'homme,  remonter  à  sa 
propre  source,  c'est-à-dire  à  l'action  vive  qui  la  rend 
possible  ou  plutôt  avec  laquelle  elle  ne  fait  qu'un. 
L  être  qui  se  constitue  par  leffort  moteur  volontaire, 
c'est  un  être  essentiellement  intérieur,  et  dont  l'inti- 
mité échappe  à  tout  autre  mode  de  connaissance  que 
la  réflexion,  t  Les  modernes,  écrit  Maine  de  Biran,  ne 
se  sont  attachés  qu'à  l'homme  extérieur,  depuis  ceux 
qui  ne.  voient  partout  que  sensations  jusqu'à  ceux  qui 
font  descendre  du  ciel  les  idées  avec  les  langues. 
L'homme  intérieur  ne  peut  se  manifester  ainsi  au 
dehors;  tout  ce  qui  est  en  image,  discours  ou  raison- 
nement, le  dénature,  ou  altère  ses  formes  propres,  loin 
de  les  reproduire.  C'est  là  le  plus  grand  obstacle  que 
la  philosophie  puisse  rencontrer...  11  y  a,  en  arrière  de 
cet  homme  extérieur,  tel  que  le  considère  et  en  dis- 
court la  philosophie  logique,  morale  et  physiologique^ 
un  homme  intérieur  qui  est  un  sujet  à  part,  accessible 
à  sa  propre  aperception  ou  intuition,  qui  porte  en  lui 
sa  lumière  propre,  laquelle  s'obscurcit,  loin  de  s'avi- 
Vf'r,  par  les  rayons  venus  du  dehors...  L'homme  inté- 
rieur est  ineffable  dans  son  essence,  et  combien  de 
degrés  de  profondeur,  que  de  points  de  vue  de 
l'homme  intérieur  qui  n'ont  pas  même  encore  été 
entrevus,  mais  pourront  l'être  ultérieurement,  car  un 
point  de  vue  conduit  à  l'autre!  Un  homme  méditatif, 
qui  avance  jusqu'à  un  certain  point  dans  cette  intui- 
tion interne,  donne  à  d'autres  les  moyens  d'aller  encore 
plus  avant.  »  (28  oct.  48t9.)  Éveillé  et  singulièrement 
fortifié  chez  Maine  de  Biran  par  sa  puissance  et  ses 
habitudes  de  réflexion,  ce  sens  de  Ytnténorîté  et  des 
divers  degrés  qu'elle  comporte  fait  de  la  théorie  de 
l'efTort  moteur  une  doctrine  de  la  conscience  et  de  la 
personnalité. 


286     FIGURES  ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 


•  « 


Cette  doctrine  qui  répondait  à  ses  exigences  spécu- 
latives a  paru  aussi  pendant  un  temps  fournir  à  Maine 
de  Biran  la  solution  du  problème  qui  avait  mis  tout 
d'abord  en  mouvement  son  esprit.  C'est  en  lui-même, 
c'est  dans  la  tension  et  Texercice  de  sa  libre  activité 
que  l'homme  peut  trouver  de  quoi  faire  face  à  l'insta- 
bilité de  ses  sentiments,  à  la  tyrannie  de  ses  désirs  et 
à  la  violence  de  ses  passions.  D'où  l'inclination,  tantôt 
plus  forte,  tantôt  plus  faible,  qui  porte  Maine  de  Biran 
vers  le  stoïcisme,  dont  les  maximes  morales  lui  appa- 
raissent comme  des  applications  de  sa  philosophie, 
t  L'art  de  vivre,  dit-il,  consisterait  à  affaiblir  sans 
cesse  l'empire  ou  l'influence  des  impressions  sponta- 
nées par  lesquelles  nous  sommes  immédiatement  heu- 
reux ou  malheureux,  à  n'en  rien  attendre  et  à  placer 
nos  jouissances  dans  l'exercice  des  facultés  qui  dé- 
pendent de  nous.  Il  faut  que  la  volonté  préside  à  tout 
ce  que  nous  sommes  :  voilà  le  stoïcisme.  Aucun  autre 
système  n'est  aussi  conforme  à  notre  nature.  » 
(23  juin  1816.)  Cependant,  confrontant  le  stoïcisme 
avec  son  expérience  personnelle,  Maine  de  Birau 
requiert  plus  d'une  fois  des  moyens  d'action  que  le 
stoïcisme  ne  fournit  pas,  note  en  lui  des  vides  que  le 
stoïcisme  ne  comble  pas,  des  aspirations  que  le  stoï- 
cisme ne  contente  pas.  Sous  le  coup  des  événements, 
sous  l'influenoe  de  ses  réflexions,  sous  la  pression 
d'un  instinct  profond  de  sincérité  qui  le  pousse  non 
pas  seulement  à  connaître  la  vérité,  mais  à  la  réaliser 
dans  sa  vie,  il  engage  peu  à  peu  sa  pensée,  comme  il 
a  senti  s'engager  tout  son  être  dans  une  direction  qui 
doit  le  conduire  au  delà  du  stoïcisme  et  de  sa  propre 
philosophie  du  moi.  Rien  n'est  instructif  —  et  rien 
n'est  émouvant  —  comme  la  confession  qu'il  s'est 
faite  —  et  qu'involontairement  il  nous  a  faite  —  de 
tous  les  divers  mouvements,  de  toutes  les  allées  et 


MAINE   DE   BIRAN  887 

venues  de  son  âme  partagée  entre  la  vérité  nouvelle 
qui  la  sollicite  et  les  convictions  ou  les  habitudes 
anciennes  qui  la  retiennent,  entre  le  désir  de  se 
reposer  uniquement  sur  elle-même  et  le  besoin  de 
chercher  hors  d'elle,  et  plus  haut,  le  principe  de  stabi- 
lité et  de  paix  que,  parmi  toutes  ses  inquiétudes  et  ses 
agitations,  elle  n'a  pas  cessé  de  réclamer. 

Avant  tout,  c'est  par  un  retour  à  la  conscience  pra- 
tique de  son  problème  capital  qu'il  a  dépassé  ce 
monde  de  la  personnalité  où  il  avait  bien  cru  pouvoir 
se  fixer  pour  toujours.  Pendant  les  années  qu'il  passa 
à  organiscf,  en  rapport  ou  en  opposition  avec  les  dif- 
férents systèmes,  sa  propre  philosophie,  il  fut,  de  son 
aveu,  dominé  par  la  raison  purement  spéculative,  par 
ce  goût  de  l'analyse  qui  le  faisait  se  plaire  à  observer 
curieusement  ses  états  intérieurs,  même  ses  affections 
les  plus  vives  et  les  plus  désordonnées,  t  pareil  au 
médecin  qui  se  féliciterait  d'avoir  une  maladie  pour  se 
donner  le  plaisir  d'en  observer  les  circonstances  et  les 
signes  sur  lui-même,  »  (24  janv.  1821.)  La  façon 
même  dont  il  affirmait  la  suprématie  du  moi  sur  les 
impressions  restait  chez  lui  uniquement  théorique. 
D'autre  part,  avait-il  trouvé  un  appui  ferme  et  cons- 
tant dans  le  simple  pouvoir  d'exercer  par  moments 
son  activité  volontaire,  sans  détermination  plus  pré- 
cise de  fins  objectives?  Le  secret  mécontentement  qui 
accompagnait  ou  qui  suivait  en  lui  presque  toujours 
ses  démarches,  ses  démarches  intelleetutlles  comme 
les  autres,  et  qui  lui  faisait  sans  doute  déjà  pressentir 
l'insuffisance  pratique  de  sa  doctrine,  se  convertit  en 
une  déception  amère  et  une  tristesse  bien  proche  du 
désespoir,  lorsque  le  retour  de  Napoléon  vint  lui  enle- 
ver une  situation  dont  il  avait  malgré  ses  plaintes 
apprécié  les  avantages,  lui  créer  des  craintes  pour  sa 
liberté  personnelle  et  l'avenir  de  son  fils,  et  par-dessus 
tout  l'affliger  le  plus  cruellement  possible  dans  ses 
convictions  royalistes.  Pour  épancher  les  indignations 
et  les  douleurs  dont  son  âme  est  pleine,  il  ne  trouve 


288     FIGURES   ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

dans  sa  solitude  de  meilleur  langage  que  celui  des 
Livres  saints,  que  les  explosions  des  invectives  et  des 
lamentations  prophétiques.  «  C'est  assez  longtemps, 
e'crit-il,  se  laisser  aller  au  torrent  des  événements,  des 
opinions,  du  flux  continuel  des  modifications  externes 
ou  internes,  à  tout  ce  qui  passe  comme  Tombre.  11 
faut  s'attacher  aujourd'hui  au  seul  Être  qui  reste 
immuable,  qui  est  la  source  vraie  de  nos  consolations 
dans  le  présent  et  de  nos  espérances  dans  l'avenir. 
Stat adjudicandum  Dominus,  stat  ad  judicandos  populos.. . 
Pour  me  garantir  du  désespoir,  je  penserai  à  Dieu,  je 
me  réfugierai  dans  son  sein.  »  (16  avril  1819.) 

Dès  ce  moment,  Maine  de  Biran  s'ouvre  la  voie  qui 
le  mènera  à  la  Religion  :  qui  l'y  mènera,  non  pas  pré- 
cisément qui  l'y  ramènera.  Car  s'il  a  reçu  une  éduca- 
tion religieuse,  elle  n'a  point  pénétré  profondément  en 
lui,  et  elle  a  cessé  depuis  bien  longtemps  d'avoir  lo 
moindre  empire  sur  sa  vie  et  sur  son  esprit.  Au  con- 
tact des  philosophes  du  dix-huitième  siècle  et  de  leur;i 
héritiers,  sans  renoncer  peut-èlre  jamais  complète* 
ment  à  quelques  sentiments  ou  à  quelques  vagues 
pensées  spiritualistes,  il  a  été,  tout  comme  un  autre, 
l'ennemi  de  la  «  superstition  »  et  du  «  fanatisme  »,  et 
il  a  tenu  les  croyances  religieuses  pour  des  rêveries  et 
des  chimères.  Même  sa  philosophie  de  l'efTort  n'avait 
pas  de  place  logiquement  marquée  pour  l'idée  de 
Dieu,  à  plus  forte  raison  pour  des  règles  de  vie  en 
accord  avec  cette  idée.  S'il  trouve  donc  par  fragments 
et  par  degrés  la  foi  chrétienne,  ce  n'est  pas  en  suivant 
la  trace  simplement  efl'acée  d'une  vérité  autrefois  ins- 
crite dans  son  cœur,  c'est  en  se  laissant  conduire  par 
des  raisons  qui  ne  dépendent  pas  plus  de  ses  souve- 
nirs que  d'aucune  dialectique,  qui  n'expriment  jamais 
une  doctrine  toute  faite,  que  son  expérience,  seule  et 
ses  réflexions  propres  lui  composent.  «  Dans  ma  jeu- 
nesse, a-t-il  écrit,  et  lorsque  j'étais  prévenu  pour  des 
systèmes  matérialistes  qui  avaient  séduit  mon  imagi- 
nation,  j'écartais  toutes  les  idées  qui  ne  tendaient  pa& 


MAINE   DE   BIRAN  289 

à  ce  but,  j'étais  léger  plutOt  que  de  mauvaise  foi. 
Depuis  que  j'ai  e'té  conduit,  par  mes  propres  idées, 
loin  de  ces  systèmes,  je  n'ai  eu  aucune  prévention 
pour  quelque  conséquence  arrêtée  à  laquelle  je  voulusse 
arriver,  aucune  prévention  pour  les  matières  de 
foi  ou  d'incrédulité.  Si  je  trouve  Dieu  et  les  vraies 
lois  de  Tordre  moral,  ce  sera  pur  bonheur,  et  je 
serai  plus  croyable  que  ceux  qui,  partant  de  pré- 
jugés, ne  tendent  qu'à  les  établir  par  leur  théorie.  » 
(16  avril  1815.)  Cette  expérience  »  sans  préjugés  » 
n'a  pas  produit  une  conversion  subite,  tant  s'en 
faut,  ni  même  absolument  arrêtée.  En  face  des  idées 
religieuses,  Maine  de  Birao  déclare  bien  des  fois 
€  combien  il  lui  en  coûte  pour  les  aborder  et  surtout 
pour  s'y  attacher  d'une  manière  fixe  »  ;  bien  des  foi» 
il  dénonce,  au  plus  fort  môme  de  ses  aspirations  à  une 
vie  supérieure,  son  «  insen.sibilité  à  l'égard  de  Dieu  », 
«  la  faiblesse  de  ses  sentiments  religieux  ».  Il  lutte 
donc  pour  avancer,  souvent  n'avance  que  pour  lâcher 
prise,  comme  s'il  avait  un  courant  à  remonter  beau- 
coup plus  qu'une  pente  naturelle  à  suivre.  Les  ten- 
dances qili  opèrent  son  ascension  vers  le  Dieu  du 
Christianisme  n'ont  remporté  que  lentement,  et  après 
plus  d'une  défaiUi  momentanée,  leur  victoire  sur  des 
tendances  antagonistes,  et  ont  dû  môme  souvent  com- 
poser avec  elles. 

• 
•  « 

Ce  qui  le  fait  d'abord  aspirer  à  autre  chose  que  lui, 
c'est  le  sentiment,  qui  s'aggravera  par  l'âge,  de  son 
impuissance  à  maintenir  dans  une  énergie  constante 
ses  facultés  personnelles,  et  c'est  aussi  le  sentiment 
plus  profond  de  l'inefficacité  de  son  seul  vouloir  dans 
la  lutte  contre  le  désordre  de  ses  impressions.  Pour 
réprimer  les  mobiles  d'action  qui  dérivent  de  notre 
sensibilité,  ne  faut-il  donc  rien  de  plus  qu'un  pouvoir 
nu  de  résistance,  borné  d'ailleurs  et  sans  soutien?  Ne 

19 


200     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

faut-il  pas  que  surgissent  en  nous  d'autres  disposi- 
tions, d'un  ordre  beaucoup  plus  relevé?  t  Les  chré- 
tiens, comme  les  vrais  philosophes,  savent  bien  que 
nous  ne  pouvons  faire  prédominer  l'esprit  sur  le  corps, 
ni  anéantir  la  partie  passive  de  nous-mêmes  sans 
une  grâce  particulière.  >  (17  nov.  4817.)  Cette  grâce 
d'en  haut  paraît  indispensable.  Pourtant  Maine  de 
Biran  se  résigne  mal  à  en  admettre  pleinement  et  une 
fois  pour  toutes  la  nécessité.  Il  ne  peut  se  rapprocher 
du  Christianisme  sans  garder  une  arrière-pensée  favo- 
rable au  Stoïcisme;  et,  s'il  se  représente  constamment 
et  souvent  l'une  à  côté  de  l'autre  ces  deux  conceptions 
de  la  vie,  c'est  tantôt  pour  en  signaler  les  profondes 
différences    en  incUnant    soit  vers   Tune,   soit  vers 
l'autre,  tantôt  pour  en  découvrir,  sur  des  points  plus 
ou  moins  essentiels,  l'accord  suffisant.  Selon  qu'il  se 
sent,  ou  non,  capable  de  réagir  par  lui  seul  en  quelque 
mesure  contre  ses  impressions,  il  tend  à  s'avouer  stoï- 
cien ou  chrétien.  L'idée  que  l'homme  ne  peut  rien 
par  lui-même  et  doit  tout  attendre  de  la  grâce  de 
Dieu,  c'est-à-dire  d'un  secours  surnaturel  et  arbitraire, 
choque  en  lui  sa  conviction  de  la  réalité  irrécusable  et 
de  la  dignité  éminente  delà  causalité  personnelle.  Mais 
le  Stoïcisme  est  à  sa  façon  aussi  «  outré  »,  sinon  plus, 
que  le  Christianisme  ;  il  a  le  tort  de  faire  abstraction 
de  la  sensibilité  dont  le  développement  ne  dépend  pas 
de  nous,  d'exagérer  à  plaisir  la  puissance  de  la  volonté 
rapportée  à  la  seule  nature  de  l'âme.  Celui  qui  avait 
écrit  du  stoïcisme,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  *  «  Aucun 
autre  système  n'est  aussi  conforme  à  notre  nature  », 
écrit  un  an  plus  tard  :  «  Cette  morale  stoïcienne,  toute 
sublime  qu'elle   est,  est   contraire    à   la   nature  de 
Thomme,  en  ce  qu'elle  prétend  faire  rentrer  sous  l'em- 
pire de  la  volonté  des  affections,  des  sentiments  ou 
des  causes  d'excitation  qui  n'en  dépendent  en  aucune 
manière.  »  Peut-on  suppléer  à  l'effet  de  la  grâce  par 
la  seule  force  de  l'âme?  Bon  pour  ceux  qui  possèdent 
par  avance  cette  force  1  t  Mais  quel  secours  la  philo- 


MAINE   DE   BIRÂN  29i 

Sophie  r-Lvjn,n.i.ne  peut-elle  donner  aux  pauvres  d'es- 
prit, aux  faibles  pécheurs,  aux  infirmes,  à  ceux  qui  se 
sentent  livrés  à  toutes  les  faiblesses  de  lame  et  d'un 
corps  malade,  qui  ont  perdu  ou  n'ont,  jamais  eu  l'es- 
time d'eux-mêmes?  C'est  ici  que  le  christianisme 
triomphe  en  donnant  à  Ihomme  le  plus  misérable  un 
appui  extérieur,  qui  ne  saurait  lui  manquer  quand  il 
s'y  fie,  en  le  faisant  s'applaudir  intérieurement  de  ce 
qu'il  sent  ne  pouvoir  rien  par  lui-même,  en  lui  mon- 
trant dans  chacune  de  ses  infirmités,  de  ses  misères 
spirituelles  et  corporelles  autant  d'occasions  de 
mérite.  »  (20  oct.  1819.)  Stoïcisme  et  christianisme 
s'entendent  pour  mettre  la  vertu  au-dessus  des  vains 
désirs,  pour  placer  le  bien  à  l'intérieur  de  l'homme, 
pour  recommander  la  résignation  aux  événements  qui 
sont  dans  l'ordre  de  la  Providence,  et  peut-être  le 
stoïcisme  se  rapproche-t-il  plus  du  christianisme 
qu'on  ne  croit,  quand  il  fait  de  la  raison  quelque  chose 
que  l'homme  reçoit  par  émanation  d'une  source  plus 
haute;  néanmoins  quelle  différence  apparaît  finale- 
ment entre  les  dispositions  que  l'un  et  l'autre  susci- 
tent !  «  Résignation,  patience  et  tranquillité  d'âme,  c'est 
là  le  plus  haut  degré  où  l'âme  puisse  arriver  par  le 
secours  de  la  philosophie;  mais  aimer  la  souffrance, 
s'en  réjouir  comme  d'un  moyen  qui  conduit  à  la  plus 
heureuse  fin,  s'attacher  volontairement  à  la  croix,  à 
l'exemple  du  Sauveur  des  hommes  :  c'est  ce  que  peut 
seul  enseigner  et  pratiquer  le  philosophe  chrétien.  » 
(9  déc.  1819.)  Et  de  plus,  l'idée  du  Fils  médiateur 
entre  Dieu  et  l'homme  approprie  à  l'homme  le  secours 
qui  lui  vient  d'en  haut;  comme  le  «  miracle  de  V Homme- 
Dieu  »  nous  fait  entendre  une  humanité  inaltérable 
dans  sa  vie  spirituelle.  *  Le  stoïcisme  ne  peut  aller 
jusque-là  »  (25  déc.  1822),  pas  même  le  stoïcisme  d'un 
Marc-Aurèle  qui,  tout  en  maintenant  très  haut  l'idéal 
d'une  vie  spirituelle,  ne  peut  montrer  d'où  vient  la 
puissance  de  le  réaliser. 

En  somme,  dépend-il  de  l'âme  de  passer  par  sa  force 


Î92     FIGURES  ET   DOCTÎIINES   DE   PHILOSOPHES 

propre  d'un  état  inférieur  à  un  état  supérieur?  Là  est 
toutela  question  ;  et  Maine  de  Biran,  qui  juge  de  plus 
en  plus  le  dérèglement  des  impressions  invincible  à  la 
seule  énergie  de  la  volonté,  ne  consent  pas  pourtant  à 
laisser  tomber  dans  le  néant  la  puissance  active  du 
moi.  Dans  ses  tentatives  pour  se  rapprocher  du  chris- 
tianisme, il  commence  par  concevoir  la  grâce  comme 
\a  récompense  de  l'effort  et  comme  le  couronnement 
du  bien  que  la  raison  a  déjà  opéré  d'elle-même.  Mais, 
sans  renoncer  jamais  à  un  rôle  propre  de  la  liberté,  il 
éprouve  de  plus  en  plus  que  la  provocation  de  la 
grâce  exige  mieux  qu'un  effort  limité  à  la  pratique 
morale.  Il  aperçoit  de  plus  en  plus  nettement,  après  les 
avoir  confusément  entrevues,  l'importance  et  la  bien- 
faisance des  pratiques  proprement  religieuses.  La  lec- 
ture fréquente  de  l'Évangile,  des  Épîtres  de  saint  Paul, 
surtout  de  V Imitation  de  Jésus-Christ,  de  Fénelon,  qui 
reste  son  maître  spirituel  de  prédilection,  de  Pascal, 
dont  il  finit  par  épouser  davantage  les  sentiments  et 
les  vues,  l'incline  déjà  fort  à  l'exercice  chrétien  delà 
méditation,  dans  lequel  il  apporte  par  surcroît  tout 
son  sens  de  psychologue.  Mais  ce  n'est  pas  assez.  «  Je 
prie  Dieu,  avait-il  dit  simplement  en  1818  (1"  nov.), 
qu'il  me  donne  cette  paix  que  le  monde  ne  peut 
donner,  et  que  Thomme  trouve  si  difficilement  en  lui 
par  ses  propres  forces.  »  «  La  présence  de  Dieu,  écrit- 
il  plus  nettement  un  peu  plus  tard,  s'annonce  par  un 
état  interne  de  calme  et  d'élévation  qu'il  ne  dépend 
pas  de  moi  de  me  donner,  ni  de  conserver,  mais  qui 
pourrait  devenir  plus  hal)ituel  par  un  certain  régime 
inielk'ctuel  et  moral  auquel  il  serait  temps  de  me  sou- 
mettre, par  l'ôraison  du  silence  ou  la  méditation.  » 
(8  nov.  1819  )  «  Oh!  que  j'ai  besoin  de  prier I  »  s'écrie- 
t-il  (9  juin  1820).  Il  s'accuse  d'  «  avoir  trop  peu  la  dis- 
position et  l'habitude  de  la  prière  ».  (25  déc.  1822.) 
Il  se  dit  pourtant  que  la  prière  est  «  un  remède  plus 
sûr  pour  l'âme  que  la  raison  propre  et  tous  les  rai^^on- 
nements  à  froid,  même  dans  l'hypothèse  où  l'âme  ne 


i 


MAINE   DE   BIRÀN  2S3 

ferait  que  se  modifier  elle-même  par  l'effet  de  cet  élan  • 
(27  déc.  4821),  qu'elle  est  éminemment  propre  à  éveiller 
et  à  entretenir  les  sentiments  dont  la  foi  dépend;  car 
la  foi  tient  aux  sentiments  plus  qu'aux  idées,  et  «  le 
sentiment  religieux  ne  vient  lui-même  que  par  la  pra- 
tique des  actes  qui  sont  seuls  en  notre  pouvoir  ». 
«  Deux  conditions,  déclare-t-il  :  !•  Désirer,  vouloir, 
faire  effort  pour  s'élever  au-dessus  de  cette  condition 
animale  par  laquelle  tous  les  êtres  sentants  naissent  et 
meurent  de  la  même  manière;  2»  Prier,  afin  que  l'es- 
prit de  sagesse  vienne  ou  que  le  royaume  de  Dieu 
arrive.  »  (25  déc.  1822.)  Ainsi  seulement  peut  s'accom- 
plir le  renouvellement  de  l'homme  intérieur. 

En  s'exprimant  par  la  prière,  la  volonté  du  règne 
de  Dieu  attend  tout  de  la  volonté  de  Dieu  même,  et 
c'est  de  Dieu,  non  de  nous,  que  nous  vient  le  salut. 
€  La  présence  de  Dieu  opère  toujours  la  sortie  de 
nous-mêmes,  et  c'est  ce  qu'il  nous  faut.  Comment  con- 
cilier cela  avec  la  doctrine  psychologique  du  7/iot?  » 
(28  déc.  4818.)  Cette  conciliation,  ce  sera,  pour  Maine 
de  Birao,  l'affaire  de  sa  philosophie;  mais  ce  que  ses 
réflexions  et  la  vie  lui  apprennent  de  plus  en  plus, 
c'est  que  l'âme  doit  employer  son  activité  à  se  rendre 
réceptive  vis-à-vis  de  l'Esprit  divin,  faire  effort  pour 
voir  la  lumière,  en  reconnaissant  qu'elle  lui  arrive 
d'ailleurs,  t  L'homme  s'offre  aux  autres  et  à  lui-même, 
comme  dans  une  perspective  qui  a  plusieurs  plans 
reculés  les  uns  derrière  les  autres.  J'en  dislingue  trois 
bien  particulièrement.  Le  premier  fait  saillie  au  dehors; 
je  ne  suis  rien  pour  moi  en  moi-même;  je  songe  à 
paraître  aux  yeux  des  autres,  je  suis  en  eux  et  rien 
que  par  eux.  Dans  la  seconde  perspective,  je  me 
sépare  du  monde  extérieur  pour  le  juger,  mais  j'y 
tiens  comme  à  l'objet  et  au  terme  de  toutes  les  opéra- 
tions de  mon  esprit.  Dans  la  troisième,  je  perds  tout  à 
fait  de  vue  le  monde  extérieur  et  moi-même;  et  le 
monde  invisible.  Dieu,  est  l'objet  ou  le  but  de  ma 
pensée.  Le  moi  est  entre  ces  deux  termes.  Ainsi  les 


294     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

extrêmes  se  touchent;  la  nullité  d'cfTort  ou  l'absence 
de  toute  activité  emporte  la  nullité  de  conscience  ou 
de  moi,  et  le  plus  haut  degré  d'activité  intellectuelle 
emporte  l'absorption  de  la  personne  en  Dieu  ou  l'ab- 
négation totale  du  moi  qui  se  perd  de  vue  lui-même.  » 
(18  déc.  1818.)  Sur  ce  chemin  Maine  de  Biran  se  ren- 
contre avec  Fénelon  et  les  mystiques^  et  il  reprend  à 
son  compte  ce  qu'ils  disent  sur  le  laisser-aller  et  la 
désappropriation  du  moi,  tout  en  voulant  se  garder 
ici  du  pur  quiétisme,  comme  ailleurs  du  panthéisme. 
C'est  un  sentiment  en  effet  qui  remplit  la  vie  supé- 
rieure, et  ce  sentiment  est  famour,  don  de  l'Esprit  qui 
souffle  où  il  veut.  Mais  les  œuvres  font  naître  l'amour, 
comme  l'amour  fait  naître  les  croyances. 

»  On  peut,  observe  Maine  de  Biran,  commencer  par 
aimer  l'inconnu,  quand  on  sent  que  rien  ici-bas  ne 
peut  satisfaire  complètement  les  besoins  de  l'âme.  » 
(13  mars  4822.)  Le  Dieu  inconnu  a  été  pour  Maine  de 
Biran  avec  une  précision  croissante  le  Dieu  du  chris- 
tianisme; non  pas  qu'il  se  soit  attaché  à  lui,  même 
quand  il  l'a  reconnu,  avec  une  parfaite  constance;  là 
encore  l'indécision  de  son  caractère,  les  perplexités  de 
sa  pensée,,  ont  fait  plus  d'une  fois  de  son  besoin  et  de 
sa  volonté  de  croire  une  simple  impression  ou  velléité 
fugitive;  il  ne  peut  se  tourner  vers  Dieu  sans  conti- 
nuer de  tournoyer  autour  de  lui-même;  mais  le  sens 
dans  lequel  va  son  âme,  surtout  au  cours  de  ses  der- 
nières années,  n"est  plus  incertain.  Recueillons  le 
témoignage  des  lignes  qu'il  a  écrites  à  la  dernière  date, 
de  son  Journal  :  «  Dans  l'état  de  santé,  de  faiblesse,  de 
trouble  physique  et  moral  où  je  suis,  je  rn'écrie  sur 
ma  croix  :  Miserere  mei.  Domine...  Il  faut  toujours  être 
deux  et  l'on  peut  dire  de  l'homme,  même  individuel, 
vaesolilSi  Thomme  est  entraîné  par  des  affections  déré- 
glées qui  l'absorbent,  il  ne  juge  ni  les  objets  ni  lui- 
môme;  qu'il  s'y  abandonne,  il  est  malheureux  et  dé- 
gr.'idé;  vae  soli!  Si  l'homme,  même  le  plus  fort  de 
raison,  de  sagesse  humaine,  ne  se  sent  pas  soutenu 


MAINE   OE  BIRAN  295 

par  une  force,  une  raison  plus  haute  que  lui,  il  est 
malheureux,  et  quoiqu'il  en  impose  au  dehors,  il  ne 
s'en  imposera  pas  à  lui-même.  La  sagesse,  la  vraie 
force  consiste  à  marcher  en  présence  de  Dieu,  à  se 
sentir  soutenu  par  lui;  autrement,  vae  solif  —  Le  stoï- 
cien est  seul,  ou  avec  sa  conscience  de  force  propre, 
qui  le  trompe;  le  chrétien  ne  marche  qu'en  présence 
de  Dieu,  et  avec  Dieu,  par  le  médiateur  qu'il  a  pris 
pour  guide  et  compagnon  de  sa  vie  présente  et  future.  » 
(17  mai  4824.) 

♦ 
«  « 

t  La  Religion,  avait  écrit  Maine  de  Biran  déjà  assez 
longtemps  auparavant,  ràout  seule  les  problèmes  que 
la  philosophie  pose.  »  (30  juin  1818.)  Soit;  mais  encore 
n'était-ce  pas  son  intention  de  laisser  la  philosophie 
abdiquer;  la  Religion,  dans  ses  rapports  avec  la  phi- 
losophie, est  plutôt  faite  pour  l'inviter  à  s'élever  et  à 
comprendre  ce  qui  est  communément  tenu  hors  de 
son  domaine.  D'autre  part,  sans  une  philosophie 
capable  de  les  éclaircir  et,  en  quelque  mesure,  d'en 
rendre  compte,  les  croyances  religieuses  courent  le 
risque  d'être  traitées  d'illusions.  Il  est  remarquable 
que  Maine  de  Biran  n'ait  point  noté  les  tendances  et 
les  faits  dont  se  composait  sa  vie  nouvelle  sans  se 
demander  sïl  n'y  avait  pas  là  de  simples  apparences, 
ou  tout  au  moins  des  données  réductibles  aux  lois 
ordinaires  des  phénomènes  affectifs.  «  Il  est  encore 
permis  à  ceux  qui  cherchent  à  tout  expliquer  par  des 
causes  naturelles,  de  demander  si  la  mysticité  n'a  pas 
ses  illusions,  si,  lorsqu'une  âme  dévote  se  perd  dans 
la  contemplation  des  miséricordes  divines,  qu'elle  est 
en  extase  sous  les  inspirations  d'en  haut,  ou  calme  et  ' 
parfaitement  tranquille  dans  son  abandon  à  la  volonté 
de  Dieu,  cet  état  de  béatitude  ne  tient  pas  encore  plus 
ou  moins  à  un  état  de  la  sensibilité  aiïective,  tel  que, 
si  les  dispositions  organiques  venaient  à  changer,  tout 


296     FIGUIIES  ET   DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

ce  calme  intérieur,  celte  béatitude  céleste  s'évanoui- 
raient, et  ne  laisseraient  dans  l'âme  que  trouble  et 
confusion.  »  (26  août  1818.)  En  psychologue  qui  ne 
s'oublie  pas,  il  rappelle  que  des  actes  déterminés 
peuvent  susciter  des  sentiments  dont  l'objet  se  trouve 
incertain,  et  que  toute  l'efficacité  de  la  prière  pourrait 
venir  de  l'élan  que  l'âme  priante  s'imprime  à  elle- 
môme.  Mais  il  reste  que  tout  un  ordre  de  problèmes 
est  posé,  et  posé  par  des  faits  dont  on  peut  bien  affir- 
mer, contre  les  partis  pris  de  l'incrédulité,  qu'ils  sont 
irrécusables;  les  états  propres  aux  âmes  religieuses 
sont  des  étals  psychologiquement  très  positifs  que 
l'on  n'a  pas  le  droit  de  considérer  a  priori  comme  des 
rêves,  et  dont  il  faut  bien  prendre  soin,  quand  on  veut 
en  établir  impartialement  l'origine,  d'analyser  tous  les 
caractères.  <  Il  est  impossible  de  nier  au  vrai  croyant 
qui  éprouve  en  lui-môme  ce  qu'il  appelle  les  effets  de 
la  grâce,  qui  trouve  son  repos  et  toute  la  paix  de  son 
âme  dans  l'intervention  de  certaines  idées  ou  actes 
intellectuels  de  foi,  d'espérance  et  d'amour,  et  qui  de 
là  parvient  même  à  satisfaire  son  esprit  sur  des  pro- 
blèmes insolubles  dans  tous  les  systèmes,  il  est  impos- 
sible, dis-je,  de  lui  contester  ce  qu'il  éprouve,  et  par 
Buite  de  ne  pas  reconnaître  le  fondement  vrai  qu'ont 
en  lui,  ou  dans  ses  croyances  religieuses,  les  états 
de  l'âme  qui  font  sa  consolation  et  son  bonheur.  » 
(S(?pt.  1823.)  Comparables  aux  faits  affectifs,  quand  il 
s'agit  simplement  d'en  rappeler  l'existence  psycholo- 
gique, les  faits  religieux  ont  en  plus  cette  propriété 
irréductible  de  convertir  l'âme,  par  une  puissance 
qu'elle  sent  ne  pas  venir  d'elle,  vers  des  objets  im- 
muables, éternels,  dont  la  possession  plus  ou  moins 
complète  se  manifeste  par  une  délivrance  de  l'in.stabi- 
lité  et  des  misères  de  la  vie  sensible,  et  remplit  le 
renoncement  de  calme  et  de  joie.  Expérience  aussi 
réelle  que  toute  autre,  et  cependant  spécifique,  qui  ne 
peut  se  dispenser  d'une  philosophie,  mais  qui  lui 
demande  en  retour  de  comprendre  dans  ses  explica- 


«AINE  DE  BIRAN  807 

tions  toute  la  réalité  et  toute  l'originalité  de  ce  qu'elle 
apporte  à  expliquer.  Que  sera-ce,  si  des  questions 
d'une  autre  provenance  et  d'une  signiflcation  d'abord 
toute  théorique  nous  mettent  dans  la  nécessité  de  con- 
cevoir, comme  principes  mêmes  de  la  connaissance, 
des  notions  ou  vérités  infiniment  supérieures  aux  pro- 
duits possibles  de  notre  activité  personnelle? 

« 
*  « 

A  ces  questions  issues  de  réflexions  nouvelles  sur  sa 
propre  doctrine,  comme  aux  dernières  et  lentes  obser- 
vations faites  par  lui  sur  les  mouvements,  les  besoins 
et  les  appuis  de  son  âme,  doit  répondre  pour  Maine  de 
Biran,  dans  une  philosophie  plus  complète,  l'idée 
dune  vie  de  l'esprit  dominant,  sans  l'abolir,  celle  de  la 
vie  simplement  humaine.  Sur  ce  que  cette  affirmation 
comprend,  sur  ce  qui  en  est  l'objet  et  la  raison,  Maine 
de  Biran  n'a  pu,  paralysé  par  la  maladie  et  arrêté  par 
la  mort,  achever  de  préciser  et  d'ordonner  ses  vues. 
Déjà  il  avait  éprouvé  le  besoin  de  dépasser  la  doctrine 
de  l'effort  pour  donner  un  fondement  aux  notions  uni- 
verselles de  la  pensée  et  à  la  conception  de  réalités 
objectives;  il  avait  fini,  en  particulier,  par  admettre 
que  l'existence  en  soi  de  l'âme  est  indispensable  au 
déploiement  de  l'effort  comme  l'existence  en  soi  des 
choses  est  indispensable  à  la  capacité  de  résister.  Tou- 
tefois en  restaurant  ainsi  l'absolu  dans  sa  philosophie, 
il  se  gardait  de  le  mettre  en  contradiction  avec  ce  qui 
restait  pour  lui  le  fait  primitif  indiscuté  :  il  ne  le  tenait 
pas  pour  un  objet  de  connaissance,  d'où  l'on  pût  déri- 
ver le  reste  du  savoir,  mais  pour  un  objet  de  croyancer 
élevé  ainsi  au  dessus  des  relations  inséparables  de 
notre  faculté  de  connaître.  Ce  que  nous  connaissons, 
disait-il,  a  son  principe  dams  ce  que  nous  ne  connais- 
sons pas,  mais  que  nous  croyons  exister.  Bien  plus  la 
personne  consciente  ne  peut  prendre  possession  d'elle- 
même  sans  B€  concevoir  comme  ime  existence  limitée, 


298     FIGURES  ET   DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

par  opposition  à  l'existence  infinie  qui  devient  pour  la 
croyance  la  vérité  première.  Enfin,  ajoutait-il,  toutes 
les  vérités  nécessaires  que  notre  esprit  découvre  telles 
et  qu'il  n'engendre  pas,  ont  un  caractère  essentiel 
d'éternité  et  d'immutabilité;  elles  étaient  avant  que 
l'esprit  les  connût;  elles  sont  les  mêmes  alors  qu'il 
cesse  de  les  apercevoir;  elles  seraient  encore  quand 
aucune  intelligence  finie,  faite  comme  la  nôtre,  ne  les 
comprendrait.  Comment  et  où  pourraient-elles  subsis- 
ter, s'il  n'y  avait  pas  un  Être  infini,  immuable,  en  qui 
elles  sont  comme  des  attributs  dans  leur  sujet,  en  qui 
seul  elles  peuvent  toujours  et  parfaitement  être  en- 
tendues? 

Ces  tendances  spéculatives  se  déterminèrent  encore 
sous  l'influence  des  préoccupations  religieuses  de 
Maine  de  Biran;  elles  aboutirent  à  la  conception  de 
tout  un  ordre  nouveau  qui  se  révèle  à  nous  et  qui  agit 
sur  nous  autrement  que  par  notre  ordinaire  puissance 
de  connaître.  S'il  n'était  question  en  effet  que  de  la 
connaissance  d'objets  intelligibles,  quelque  supérieurs 
qu'ils  fussent  à  notre  intelligence,  on  pourrait  toujours 
se  demander  s'ils  ne  peuvent  pas  être  produits  par 
notre  activité  naturelle.  Mais  ces  objets  ne  suscitent 
pas  seulement  en  nous  des  idées  ;  ils  éveillent  surtout 
en  nous  des  sentiments  par  lesquels  ils  s'approprient 
à  notre  nature  tout  en  la  modelant.  Or  nous  éprou- 
vons que  nous  ne  pouvons  pas  nous  donner  à  nous- 
mêmes  ces  sentiments;  nous  avons  conscience  de  les 
recevoir,  non  peut-être  sans  les  avoir  sollicités,  mais 
sans  avoir  pu  assurément  les  tirer  de  nous-mêmes. 
Quand  l'amour  de  Dieu  nous  domine,  nous  sentons 
qu'il  exerce  en  nous  et  sur  nous  une  influence  dont  le 
secret  nous  échappe,  et  dont  le  principe  n'est  pas 
nous. 

Qu'il  y  ait  ainsi  une  communication  directe  de  nous- 
mêmes  avec  la  vérité  et  l'action  divines,  par  rapport 
auxquelles  nous  sommes  réceptifs,  c'est  ce  qu'a  soup- 
çonné la  plus  antique  sagesse  et  ce  qu'a  perpétué  la 


MAINE   DK    BIRAN  ".   9 

sagesse  des  plus  hautes  philosophies,  ce  qui  est  le 
fond  de  la  pensée  religieuse.  Les  anciens  sages,  quand 
ils  prirent  conscience  des  vérile's  morales  et  religieuses, 
y  virent  la  preuve  d'une  distinction  à  faire  entre  les 
produits  de  l'intelligence  et  les  inspirations  venues  à 
l'âme.  Socrate,  par  delà  sa  raison,  s'abandonne  à  la 
révélation  de  son  génie.  Platon  compare,  avec  autant 
de  justesse  que  de  magnificence,  à  l'impression  pro- 
duite sur  notre  regard  par  la  lumière  du  soleil,  l'im- 
pression produite  sur  nôtre  esprit  par  la  lumière 
divine.  Enfin  lÉvangile  de  saint  Jean  atteste  avec  une 
particulière  autorité  que  l'homme  reçoit  d'en  haut  le 
souffle  qui  l'inspire.  Autant  de  témoignages  divers  en 
faveur  de  la  réalité  d'une  union  avec  Dieu  qui  s'éta- 
blit par  delà  l'activité  propre  de  l'âme  humaine. 

Ainsi  l'homme  apparaît  comme  intermédiaire  entre 
Dieu  et  la  nature.  Il  tient  à  la  nature  par  ses  sens;  il 
peut  s'identifier  avec  elle,  laisser  absorber  par  elle  son 
moi,  en  s'aban donnant  à  tous  les  appétits  et  à  toutes 
les  impulsions  de  la  chair.  Il  tient  à  Dieu  par  son 
esprit;  il  peut  jusqu'à  un  certain  point  s'identifier  avec 
lui  par  l'abnégation  de  son  moi  et  par  l'exercice  de 
cette  faculté  supérieure  que  le  platonisme  et  le  néo- 
platonisme ont  déjà  caractérisée,  que  le  jchiistianisme 
a  ramenée  à  la  perfection  de  son  rùle.  Entre  la  vie 
animale  et  la  vie  de  l'esprit  il  y  a  place  pour  la  vie 
humaine,  pour  cette  vie  où  l'être  que  nous  sommes 
conquiert  par  l'efTort,  et  dans  la  lutte,  sa  personnalité. 
Certes  il  reste  nécessaire  que  le  moi  se  fasse  centre, 
afin  de  connaître  les  choses  et  lui-même;  la  recherche 
du  vrai  est  un  labeur;  il  en  coûte  pour  goûter  le  fruit 
de  l'arbre  de  la  science.  Mais  la  science,  du  moins  la 
science  isolée  du  cœur,  n'est  pas  l'objet  définitif;  il 
semble  que  le  déplacement  d'activité  qui  l'engendre  ne 
soit  qu'un  moyen,  le  moyen  de  s'élever,  sans  détruire 
ce  que  le  moi  a  fait,  à  une  vie  plus  haute,  où  le  pur 
amour  s'accompagne  d'une  intuition  qui  saisit  la  vérité 
sans  la  chercher,  et  se  rapporte  dans  la  plénitude  du 


iOO     FIGURES   ET  DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

calme  et  de  la  joie  à  l'Être  souverainement  bon  et 
parfait.  C'est  par  un  principe  infiniment  supérieur  à 
lui  que  l'homme  s'exalte  ainsi  au-dessus  de  lui-même; 
et  l'action  qu'il  reçoit  de  ce  principe  peut  être  saisie 
par  une  expérience  directe. 

4  J'ai  été  autrefois  bien  embarrassé,  déclare  Maine 
de  Biran,  pour  concevoir  comment  l'Esprit  de  vérité 
pouvait  être  en  nous  sans  être  nous-mêmes,  ou  sans 
s'identifier  avec  notre  propre  esprit,  notre  moi.  J'en- 
tends maintenant  la  communication  intérieure  d'un 
Esprit  supérieur  à  nous,  qui  nous  parle,  que  nous  en- 
tendons au  dedans,  qui  vivifie  et  féconde  notre  esprit 
sans  se  confondre  avec  lui;  car  nous  sentons  que  les 
bonnes  pensées,  les  bons  miouvernents  ne  sortent  pas 
de  nous-mêmes.  Cette  communication  intime  de  ïEs- 
prit  avec  notre  esprit  propre,  quand  nous  savons 
l'appeler  ou  lui  préparer  une  demeure  au  dedans,  est 
un  véritable  fait  psychologique  et  non  pas  de  foi  seu- 
•  lement.  »  (20  déc.1823.)  »  Au  regard  du  philosophe,  la 
foi,  même  si  elle  vient  d'en  haut,  ne  pénètre  donc  pas 
chez  nous  en  intruse  :  des  données  intérieures  irréduc- 
tibles, saisissables  par  une  intuition  psychologique 
plus  profonde,  et  qui  gardent  toute  leur  portée  quand 
bien  même  elles  n'apparaîtraient  clairement  que  chez 
certains  esprits,  marquent  en  quelque  sorte  la  façon 
dont  les  vérités  religieuses  et  la  puissance  de  la  grâce 
peuvent  descendre  en  nous,  se  faire  aimer  et  accepter 
de  nous.  La  plus  haute  métaphysique  de  Maine  de 
Biran  voudra  donc  être  encore  à  sa  façon  une  psycho- 
logie :  elle  se  rattachera  ainsi,  plus  intimement  encore 
que  le  reste  de  sa  philosophie,  à  l'intégral  développe- 
ment de  sa  vie  et  de  ses  observations  sur  lui-même. 

« 

Cependant  l'œuvre  philosophique  qui  devait  suivre 
le  double  mouvement  de  sa  pensée  technique  et  de  son 
expérience  personnelle  resta,  de  son  vivant,  presque 


MAINE  DE  BIRAN  SOI 

entièrement  ignorée  du  public.  En  dehors  de  gon 
Mémoire  couronné  sur  VUtibitude,  dont,  parvenu  à 
d'autres  idées,  il  regretta  vivement  plus  tard  la  publi- 
cation, il  ne  donna  lui  même  que  V Examen  des  Leçons 
de  philosophie  de  Laromigtiière,  destiné  d'abord  à  une 
Revue,  et  paru  sans  nom  d'auteur  (1817),  et  VEx])osi- 
tion  de  la  doctrine  philosophique  de  Leibniz,  rédigée  en 
48i9  pour  la  Biographie  universelle  de  Michaud.  L'ira- 
pre^ision  du  mémoire  sur  la  Décomposition  de  la  pensée, 
également  couronné  par  l'Institut,  et  où  il  établissait 
pour  la  première  fois  sa  doctrine  du  moi,  fut  inter- 
rompue à  la  suite  d'un  «  événement  extraordinaire  • 
sur  lequel  il  déclare  t  devoir  garder  le  silence  »  et  qui 
reste  encore  mystérieux.  H  ne  publia  pas  davantage 
ses  deux  autres  mémoires  à  l'Académie  de  Berlin  et  à 
l'Académie  de  Copenhague,  Vun  sut  ïAperception  immé- 
diate interne,  l'autre  sur  les  R'ippoits  de  la  psychologie  et 
de  la  physique ;'û  songea  seulement  à  les  refondre, ainsi 
que  le  mémoire  précédent  sur  la  Décomposition  de  la 
pensée,  et  à  les  comprendre  dans  une  nouvelle  œuvre, 
plus  régulière,  plus  soignée,  plus  digne  d'être  offerte 
au  public  philosophique.  Il  continua  ainsi  pendant 
toute  sa  vie,  écrivant  beaucoup,  mais  n'arrivant  point 
à  publier.  Il  y  avait  d'abord,  pour  faire  obstacle  à  ses 
projets  de  publication,  le  sentiment  mt*me  qui  lui  ren- 
dait sa  fréquentation  du  monde  si  sujette  à  des 
retours  d'ennui,  la  crainte  de  ne  pas  être  estimé  à  son 
prix,  de  ne  donner  de  sa  valeur  qu'une  idée  très  dimi- 
nuée, la  crainte  aussi  de  déplaire  à  tel  groupe  de  per- 
sonnes dont  l'approbation  et  la  sympathie  lui  étaient 
nn  besoin.  Mais  il  y  avait  aussi,  pour  le  laisser  tou- 
jours en  suspens,  sa  façon  de  travailler,  la  difficulté 
qu'il  éprouvait  à  se  dégager  de  ses  impressions  et  de 
ses  premières  vues  confuses  pour  ordonner  ou  plutôt 
pour  constituer  la  suite  de  ses  idées,  pour  la  traduire 
de  façon  à  se  contenter  et  à  trouver  dans  son  œuvre 
ffiite  quelque  chose  qui  valût  autrement  que  par  son 
effort.  A  propos  d'ane  étude  politique  sur  Cordre  et  la 


302     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

liberté,  dans  laquelle  il  s'était  engagé  vers  1848,  il 
disait  :  «  Je  travaille  toujours,  recommençant  et  ratu- 
rant sans  cesse  les  pages  d'un  écrit  politique,  qui  est 
comme  la  toile  de  Pénélope,  et  que  je  désespère  de 
finir  :  quand  mon  travail  serait  plus  facile,  que  mes 
idées  se  lieraient  aussi  aisément  qu'elles  ont  de  peine 
à  se  coudre  comme  à  se  produire,  je  ne  sais  si  je 
serais  assez  sûr  de  mon  fait,  assez  courageux  pour 
publier...  C'est  une  croix  que  je  me  suis  donnée,  et  je 
la  porte  volontairement,  quoiqu'elle  soit  pesante  et  me 
répugne.  Mais,  par  une  disposition  singulière,  je 
cherche  toujours  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile,  de  plus 
embarrassé,  de  plus  loin  des  routes  battues,  et  qui  ne 
peut  m'être  d'aucun  avantage  extérieur  ou  intérieur. 
Mon  ouvrage  n'est  pas  un  ami;  il  m'inspire  plutôt  de 
Télûignement  et  un  dégoût  habituel,  et  pourtant  je  ne 
puis  le  quitter,  ni  faire  autre  chose  dans  le  cabinet. 
J'attends  toujours  qu'une  bonne  inspiration  m'aide  à 
le  terminer  ou  à  l'avancer. . .  Je  suis  toujours  à  l'essai  de 
mes  forces...  Je  commence  et  recommence  sans  fin.  » 
(Avril  1818.)  Ainsi  pour  tous  ses  écrits.  Toile  de 
Pénélope,  rocher  de  Sisyphe,  tonneau  des  Danaïdes, 
toutes  ces  images  tirées  des  légendes  et  des  mythes  de 
l'antiquité  pour  figurer  la  reprise  du  travail  défait  aus- 
sitôt que  fait,  le  recommencement,  sans  résultat 
jamais  acquis,  d'un  effort  sans  terme,  lui  servent  en 
abondance  pour  caractériser  son  genre  de  labeur  dans 
la  composition  de  ses  œuvres.  Sa  «  première  prise  est 
toujours  lente,  embarrassée  et  lâche  >,  sa  pensée 
arrive  de  plus  en  plus  difficilement  à  se  fixer  sur  un 
seul  sujet  de  méditation  et  à  y  rattacher  par  des  liens 
solides  les  idées  qui  s'y  rapportent;  elle  s'épuise  dans 
un  travail  brisé,  haché,  pénible;  parfois  elle  n'attend 
pas  d'être  maîtresse  d'elle-même  pour  s'exprimer,  et 
elle  se  précipite,  mais  doit  aussitôt  revenir  sur  elle 
pour  tâcher  de  se  mieux  saisir;  d'autres  fois,  elle 
semble  se  former  en  dehors  de  tout  moyen  d'expres- 
sion, et  quand  elle  essaie  de  se  traduire,  elle  ne  trouve 


MAINE  OE  BIRAN  303 

que  par  une  sorte  d'ajustement  extérieur  et  pénible 
les  mots  qui  conviennent  ;  encore  les  mots,  dès  qu'ils 
ont  été  choisis,  ne  semblent-ils  plus  convenir;  d'où 
«  un  état  de  crainte  et  de  suspension  qui  nuit  singu- 
lièrement à  la  liaison  et  à  l'arrangement  des  idées.  > 
A  certains  moments  toutefois,  la  clarté  se  fait,  les 
expressions  heureuses  se  présentent  d'elles-mêmes,  et 
le  fond  même  de  la  pensée  semble  transparaître.  Mo- 
ments d'inspiration  et  de  verve,  dont  Maine  de  Biran 
déplore  la  brièveté  et  la  rareté.  Par  là  le  tour  spécial 
Je  son  intelligence  achève  de  se  révéler  :  c'est  une 
intelligence  faite  moins  pour  suivre  un  ordre  d'idées 
que  pour  y  pénétrer,  moins  pour  avancer  en  droite 
ligne  que  pour  creuser,  moins  pour  déduire  que  pour 
voir.  Sa  forme  normale  et  parfaite  est  l'intuition, 
accompagnée  du  sentiment  que  l'activité  de  l'esprit 
peut  prédisposer  à  recevoir  la  lumière,  mais  non  la 
créer.  «  Ce  ne  sont  pas  les  idées  qui  s'éclaircissent, 
comme  par  l'effort  ordinaire  de  l'attention,  ou  par 
l'application  de  mes  facultés  actives,  mais  c'est  la 
lumière  intérieure  qui  devient  plus  claire,  plus  frap- 
pante, et  le  cœur  et  l'esprit  en  sont  subitement  et 
spontanément  illuminés.  J'ai  distingué  souvent  en  moi- 
même  ces  illuminations  subites,  spontanées,  où  la 
vérité  sort  des  nuages;  il  semble  que  notre  organisa- 
tion matérielle,  qui  faisait  obstacle  à  l'intuition 
interne,  cesse  de  résister,  et  que  l'esprit  ne  fait  que 
recevoir  la  lumière  qui  lui  est  appropriée.  >  (29  avril 
481G.)  Ces  illuminations  intérieures  découvrent  un 
monde  qui  pour  le  commun  des  hommes  n'est  que  la 
région  des  ombres-,  et  elles  ont  pour  condition  préa- 
lable un  effort  de  descente  au  plus  profond  de  soi- 
même;  mais  elles  n'en  sont  pas,  tant  s'en  faut,  l'effet 
régulier  et  la  récompense  constante,  et  quand  Maine 
de  Biran  se  plaint  des  impuissances  trop  fréquentes  de 
sa  pensée,  c'est  en  disant  qu'elle  ne  peut  percer  les 
nuages  qui  rofTusqucnt  ou  qu'elle  est  enveloppée  de 
voiles  impossibles  à  lever. 


304     FIGURES   ET   DOCTRINES  DE   PHILOSOPHES 

Ces  dispositions  de  son  intelligence  et  ces  caractères 
de  son  travail  intellectuel  se  manifestent  naturelle- 
ment dans  ses  écrits,  auxquels  manquent  souvent, 
pour  parler  d'abord  d'apparents  défauts,  l'aisance  et 
la  limpidité.  Maine  de  Biran  a  une  réputation  d'écri- 
vain obscur  qui  semble  bien  établie.  Ses  partisans  ont 
autant  contribué  que  ses  adversaires  à  la  lui  faire. 
Paul  Janet  et  Taiue  s'accordent  pour  déclarer  qu'il 
pense  et  écrit  en  philosophie  comme  un- Allemand;  ce 
qui  signilie,  bien  entendu,  qu'il  abuse  du  langage  abs- 
trait, conventionnel  et  énigmatique,  que  la  construc- 
tion de  ses  phrases  est  laborieuse  et  lourde.  *  Son 
style,  dit  Taine,  indique  à  chaque  ligne  la  haine  des 
faits  particuliers  et  précis,  l'amour  de  l'abstraclion, 
l'habitude  invincible  de  considérer  uniquement  et  per- 
pétuellement les  qualités  générales.  »  (Les  philosophes 
classiques,  4*  éd.,  1876,  p.  62.)  »  Jugement  très  som- 
maire, sans  finesse,  et  même  inexact.  La  seule  excuse 
en  est  dans  la  connaissance  superficielle  et  surtout 
très  in  complète  qu'avait  Taine  des  travaux  de  Maine  de 
Biran.  N'insistons  même  pas  sur  tant  de  pages  du 
Journal  intime,  écrites  avec  la  plus  juste  et  la  plus  déli- 
cate appropriation  de  la  langue  aux  nuances  les  plus 
mobiles  comme  aux  teintes  les  plus  constantes  des 
sentiments  à  exprimer  :  tout  au  plus  peut-on  dire  que 
çà  et  là  la  phrase  y  traîne  et  y  languit  quelque  peu, 
comme  sous  le  poids  des  impressions  qu'elle  doit  por- 
ter; mais  en  général,  plus  alerte,  plus  vive,  ne  serait- 
elle  pas  moins  naturelle  et  moins  touchante?  Même  les 
ouvrages  les  plus  philosophiques  de  Maine  de  Biran 
abondent  en  observations  particulières,  clairement  et 
exactement  notées,  aussi  bien  dans  ce  qu'elles  ont  de 
propre  que  dans  ce  qu'elles  ont  de  significatif,  et  c'est 
plutôt  dans  l'explication  des  théories  que  par  moment 
ils  font  paraître  de  l'effort  et  de  l'embarras.  De  cela  il 
y  a  plusieurs  raisons.  D'abord  le  langage  technique  est 
peut-être  celui  que  Maine  de  Biran  manie  avec  le  plus 
de  gêne,  parce  que,  le  possédant  par  emprunt,  il  le 


I 


MAINE    DE   BIRAN  305 

plaque  sur  sa  pensée  plus  qu'il  ne  sait  le  ranimer  par 
elle.  Songeons,  par  contraste,  à  ce  qu'un  Leibniz  sait 
faire  rendre,  afin  d'exprimer  ses  idées  les  plus  neuves, 
à  de  vieilles  formules  scolastiques  !  Maine  de  Biran  a 
pailé  avec  sûreté,  correction,  et  même  force,  le  laur 
gage  de  l'idéologie,  quand  il  était  le  disciple  des  idéo- 
logues; quand  il  a  eu  une  pensée  personnelle  à  tra- 
duire, il  n'a  plus  eu  en  main  un  instrument  aussi 
façonné;  et  pour  mettre  en  usage  celui  qui  lui  était 
fQurni,  il  n'a  pu  s'empêcher  de  le  forcer  et  même  de 
le  fausser  quelque  peu.  Néanmoins,  quand  il  s'est 
vraiment  fait  son  instrument  ou  que  par  une  heureuse 
rencontre  il  se  l'est  bien  approprié,  certes  ni  la  jus- 
tesse, ni  la  plénitude,  ni  m.'-me  parfois  l'éclat  du  style 
ne  lui  manquent.  Ce  qui  lui  manque  seulement  encore 
c'est  le  pouvoir  de  maintenir  longtemps  au  même 
niveau  cette  haute  maîtrise  de  son  esprit  sur  le  sens 
et  l'arrangement  des  mots  :  les  variations  et  les  inter» 
mittences  de  sa  sensibilité  et  de  son  imagination  sent 
trop  grandes  pour  lui  assurer  une  matière  verbale 
ployable  à  volonté  :  aussi  y  a-t-il,  dans  la  composition 
de  ses  œuvres,  quelque  chose  d'artificiel,  détendu,  des 
heurts,  au  lieu  du  glissement  léger  qui  conduirait 
sans  arrêt  rintelligence  du  lecteur  d'une  idée  à  une 
autre.  Mais  la  difficulté  dentendre  le  langage  de  Maine 
de  Biran  tient  aussi,  plus  profondément,  à  la  nature  de 
sa  philosophie  :  philosophie  qui  ne  se  compose  pas  à 
la  façon  d'un  système,  qui  ne  «'étend  pas  par  un 
simple  développement  de  conséquences,  qui  n'est 
point  discursive,  déduetive,  qui  est  l'œuvre  de  la 
réflexion  appliquée  à  saisir  dans  leur  réalité  concrète 
les  modes  irréductibles  de  notre  existence.  Ce  n'est 
donc  pas  un  enchaînement  d'idées  claires  qui  en  fait 
l'unité  et  qui  en  constitue  l'ordre  :  c'est  plutôt  une 
convergence  d'observations  particulières  vers  l'affir- 
mation de  certains  caractères  essentiels,  tout  en  res- 
tant singuliers;  c'est-à-dire  irrésolubles  en  notion» 
générales  abstraites.  De  là,  pour  représenter   tidèle- 


306     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

ment  une  telle  attitude  d'esprit  et  un  tel  genre  de 
recherches,  l'insuffisance  et  les  trahisons  de  la  langue 
ordinaire,  faite  surtout  pour  des  abstractions  et  des 
généralités  extérieures,  et  d'autant  plus  claire  d'habi- 
tude qu'elle  se  laisse  engager  dans  les  voies  communes 
du  raisonnement.  Forcé  d'en  user,  tout  en  la  détour- 
nant de  ces  voies,  Maine  de  Biran  a  pu  parfois  s'en 
emparer  assez  pour  produire  des  pages  d'une  lumière 
dense;  mais  si  souvent  aussi,  à  la  sentir  et  à  la  faire 
sentir  rebelle,  dure,  figée,  il  n'a  pas  réussi  à  mettre  au 
grand  jour  ce  qu'il  portait  dans  son  esprit,  ce  fut  pour 
une  part  la  rançon  de  son  originalité. 

* 

*   * 

Cette  originalité  fut  celle  d'une  personne,  avant 
d'être  celle  d'une  œuvre  philosophique  :  au  point  que 
l'on  peut  se  demander  si  l'œuvre  n'a  pas  été  trop 
dépendante  de  la  personne  pour  avoir  quelque  portée 
universelle.  Mais  ce  genre  de  question  dont  on  a,  même 
pour  d'autres  philosophes,  assez  étrangement  abusé, 
peut  recevoir  ici  une  réponse  plus  décisive  encore.  Si 
le  développement  de  la  philosophie  est  autre  chose 
qu'une  suite  dialectique  de  concepts,  si  la  philosophie 
miîme  doit  garder  le  contact  avec  l'humanité  vivante, 
ne  faut-il  pas  qu'au  cours  de  la  succession  des  doc- 
trines s'introduisent  des  natures  individuelles,  desti- 
nées à  représenter  des  aspects  négligés  de  la  science, 
de  la  réalité,  de  la  vie?  Le  tout  est  qu'elles  ne  se  fassent 
pas  valoir  pour  elles-mêmes  et  qu'elles  puissent  offrir 
au  contrôle  de  l'esprit  des  autres  ce  qu'elles  ont  fait 
saillir  de  leur  fond.  Par  l'éducation  intellectuelle  qu'il 
se  donna,  par  la  direction  qu'il  assigna  à  sa  curiosité 
et  à  ses  recherches,  Maine  de  Biran  ne  manqua  point 
à  cette  condition.  Il  ne  travailla  pas  certes  à  produire 
en  lui  un  système  de  pures  notions;  il  opposa  même  à 
ce  genre  ou  à  cette  forme  de  système  les  contrariétés 
de  la  vie  concrète  ;  mais  ce  ne  fut  point  pour  demander 


MAINE   DE   BIRAN  307 

à  la  philosophie  de  s'incliner  devant  un  cas  singulier, 
ce  fut  pour  lui  demander  d'entendre  ce  que  ce  cas 
singulier  pouvait  exprimer  d'universel,  pour  l'inviter 
à  ne  pas  me'connaître,  en  les  faisant  évanouir  dans 
quelque  formule  d'unité  abstraite,  les  faits  irréducti- 
bles de  la  conscience,  à  ne  pas  ramener  bon  gré  mal 
gré  à  une  loi  intellectuelle  de  continuité  la  marche 
réelle  par  laquelle  l'homme  passe  d'un  degré  de  son 
existence  à  un  degré  supérieur.  Ainsi  Maine  de  Biran 
découvrit  la  réalité  spécifique  d'un  monde  que  les 
philosophes  les  plus  spiritualistes  avaient  plus  ou 
moins  dénaturé  en  l'intellectualisant,  en  le  considérant 
essentiellement  comme  le  «  lieu  des  idées  »,  en  le  défi- 
nissant avant  tout  par  la  pensée,  par  la  pensée  néces- 
sairement objective.  D'avoir  compris  la  conscience  pure 
comme  le  caractère  primitif  et  inaliénable  de  la  vie 
intérieure,  de  lavoir  convertie  par  la  réflexion  en  un 
moyen  de  connaissance  d'tine  portée  tout  à  fait  nou- 
velle, c'est  là  une  initiative  qui,  dans  la  philosophie 
française,  appartient  à  Maine  de  Biran.  Maine  de  Biran 
en  aurait-il  eu  le  mérite  et  l'honneur,  s'il  avait  été 
moins  occupé  à  se  surveiller,  à  se  regarder  et  à  s'ana- 
Ij'ser  lui-même? 


MAINE     DE     BIRAN     ET     PASCAL 

€  Je  ne  puis  approuver,  a  dit  Pascal,  que  ceux  qui 
cherchent  en  gémissant.  »  (Pemées,  éd.  Brunschvicg, 
t.  II,  p.  318.)  Maine  de  Biran,  à  ce  compte,  paraît  bien 
être  de  ceux  qu'eût  approuvés  Pascal.  Lui-même, 
arrivé  tout  près  de  l'heure  qui  marqua  physiquement 
le  terme  de  son  ascension  spirituelle,  écrivait  :  *  L'âme, 
par  ses  désirs  et  en  vertu  de  sa  nature  intellectuelle, 
tend  à  l'union  avec  Dieu;  en  vertu  de  sa  nature  sensi- 
tive  ou  animale,  elle  tend  à  l'union  avec  les  corps  et 
avec  le  sien  propre  :  double  tendance  qui  empêche  le 
repos  de  l'homme.  Les  âmes  les  plus  pures,  les  plus 


SOS     FIGURES  ET  DOCTRINES  DE  PHILOSOPHES 

élevées,  sont  encore  souvent  dominées  par  une  ten- 
dance terrestre,  et  celles  qui  s'abandonnent  le  plus 
complètement  à  la  vie  animale  sont  encore  plus  sou- 
vent tourmentées  par  les  besoins  d'une  autre  nature, 
qui  s'expriment  par  le  malaise,  l'ennui,  l'agitation 
intérieure,  qui  tourmentent  les  malheureux  comblés 
au  dehors  de  tous  les  dons  les  plus  brillants  de  la 
fortune  ou  de  la  nature  :  *  Toute  eréature  gémit.  » 
(E.  Naville,  Maine  de-Biran,  sa  vie  et  ses  pensées, 
3*  éd.,  13  décembre  1822,  p.  350-351.  —  Anthropologie, 
Œuvres  inédites,  éd.  Naville,  t.  III,  p.  521.)  Nul  peut- 
être,  plus  que  Maine  de  Biran,  n'exprima  d'un  bout  à 
l'autre  de  sa  vie  cette  loi  de  toute  créature;  mais  il 
l'exprima  de  façon  à  en  faire  un  principe  de  réflexion 
et  de  recherche;  si  bien  que  son  gémissement,  ayant 
commencé  par  êtreupe  plainte  sur  lui-même,  s'exhala 
de  plus  en  plus  comme  un  soupir  vers  la  vérité. 

Cependant  cette  raison  de  demander  à  Pascal  pour 
Maine  de  Biran  une  sorte  de  patronage  rabaisserait 
par  trop  Maine  de  Biran  devant  Pascal,  si  elle  les  sup- 
posait l'un  et  l'autre  aux  prises  avec  le  même  grand 
problème  dans  des  conditions  analogues  d'inteUigence 
et  d'âme.  Une  circonstance  extérieure,  mal  interprétée, 
pouvait  favoriser  cette  illusion.  C'est  la  publication 
d'une  très  grande  partie  du  Journal  intime  par  M.  Er- 
nest Naville  qui  est  venue,  en  1857,  entièrement  révéler 
le  Maine  de  Biran  souffrant  et  inquiet,  occupé  sans 
cesse  à  s'analyser,  à  rechercher  un  calme  qui  le  fuit, 
découvrant  la  fragilité  de  tous  les  points  d'appui  exté- 
rieurs et  humains  sur  lesquels  il  a  cru  pouvoir  reposer 
son  existence  tourmentée,  poussé  enfm  par  un  mouve- 
ment intérieur  de  plus  en  plus  fort  vers  le  Dieu  de 
grâce  et  de  paix.  Par  la  façon  dont  elles  font  ressortir 
les  angoisses,  les  oppositions,  les  besoins  de  la  nature 
humaine,  par  la  voie  qu'elles  tracent  pour  aboutir  au 
christianisme,  c'est-à-dire  au  fond  par  la  confrontation 
directe  qu'elles  opèrent  du  christianisme  avec  la  na- 
ture humaine,  en  dehors  de  toutes  les  formes  de  rai- 


MAINB   DE   BIRAN  369 

sonnement  familières  aux  théologiens  et  aux  philoso- 
phes, même  par  ce  qu'elles  ont  de  fragmentaire,  les 
t  Pensées  »  de  Maine  de  Biran  ne  semblent-elles  pas 
être  tout  naturellement,  comme  les  t  Pensées  »  de  Pas- 
cal, des  éléments  ou  des  expressions  partielles  d'une 
Apologie  de  la  religion  chrétienne?  Certes,  s'il  n'y  avait 
pas  entre  Pascal  et  Maine  de  Biran  quelque  relation  de 
ce  genre,  il  n'y  aurait  pas  lieu  d'instituer  un  parallèle 
entre  eux.  N'empêche  qu'il  y  aurait  une  grave  inexac- 
titude à  comparer  de  trop  près  les  Pensées  et  le  Journal 
intime.  Les  deux  oeuvres  d'abord  n'eurent  pas,  tant  s'en 
faut,  même  destination.  C'est  par  accident  que  les  Pen- 
sées de  Pascal  ont  paru  revêtir  un  caractère  de  confiden- 
ces; n'ayant  pas  formé  le  livre  quelles  devaient  servir  à 
constituer,  elles  ont  d'autant  plus  fait  paraître^  contre 
son  intention,  la  personnalité  de  l'auteur.  Elles  sont 
de  quelqu'un  qui  n'a  pas  à  se  convaincre,  mais  qui 
vput  convaincre.  Que  si  Pascal,  dans  sa  peinture  de 
l'homme  et  des  profonds  besoins  humains,  a  plus 
d'une  fois  sans  doute  consulté  son  expérience  propre, 
il  ne  tourne  pas  pourtant  s9a  regard  vers  lui-même, 
mais  vers  la  nature  humaine  prise  dans  toute  sa  géné- 
ralité; et  il  se  propose  d'amener  ses  lecteurs  à  la  voir 
telle,  eux  aussi.  Assurément  encore  la  certitude  qu'il 
veut  susciter  doit  être  dans  les  âmes  la  réalité  la  plus 
intime  et  la  plus  vivante;  mais  la  variété  même  des 
moyens  qu'il  emploie  pour  l'aider  à  se  produire  est  la 
meilleure  preuve  qu'il  ne  s'offre  pas  en  exemple  et 
qu'il  a  avant  tout  le  souci  passionné  de  faire  converger 
toutes  les  raisons  capables  de  convaincre  et  de  con- 
vertir. Quel  que  fût  le  plan  des  Pensées,  —  de  quoi  l'on 
peut  disputer  sans  fin,  —  il  y  en  avait  un,  qui  devait 
répondre  au  des.>ein  de  t  montrer  que  la  religion  chré- 
tienne a  autant  de  marques  de  certitude  et  d  évidence 
que  les  choses  qui  -sont  reçues  dans  le  monde  pour  les 
plus  indubitables  ».  Le  Journal  intime  de  Maine  de 
Biran,  au  contraire,  n'était  pas  destiné,  quand  il  a  été 
écrit,  à  devenir  public.  Ce  que  Maine  de  Biran  y  noie 


310     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

pour  lui-même,  c'est  ce  qui  l'émeut,  ce  qui  lui  arrive, 
ce  qu'il  conçoit,  l'état  de  sa  santé,  certains  événements 
du  jour,  ses  impressions,  ses  réflexions  philosophi- 
ques ou  autres.  C'est  avant  tout  son  expérience  per- 
sonnelle qu'il  recueille,  du  reste  avec  une  clairvoyance 
et  une  subtilité  singulières,  comme  avec  la  sincérité  la 
plus  entière  et  la  plus  candide.  A  coup  sûr  cette  riche 
et  pénétrante  analyse  dépasse  plus  d'une  fois  l'indivi- 
dualité qui  en  est  l'objet  et  va  toucher  plus  d'une  fois 
aux  conditions  générales  de  l'humaine  nature;  en  outre 
elle  tend  d'elle-même  à  l'interprétation  philosophique 
qui  doit  permettre  de  la  comprendre.  Voilà  pourquoi 
Maine  de  Biran  est  représentatif  de  bien  plus  que  de 
lui-même,  pourquoi  son  Journal,  complété  surtout  par 
ses  œuvres,  peut  avoir  pour  ôlTet  d'in)primer  à  d'au- 
tres la  direction  spirituelle  qu'il  a  suivie.  Il  reste  tou- 
tefois que  même  son  suprême  effort  pour  se  fixer 
ailleurs  qu'en  lui  est  constamment  suivi  d'un  retour 
sur  lui-même,  a  peine  à  se  prolonger  avec  une  énergie 
toujours  égale,  laisse  se  reproduire  les  fluctuations  et 
les  incertitudes  qu'il  a  prétendu  dominer,  et,  même 
quand  il  se  soutient  le  plu.s  fort,  manifeste  encore  la 
prépondérance  de  l'état  d'àme  sur  la  doctrine.  Nous 
sommes  loin  par  là  de  la  logique  intrépide  et  pas- 
Êionnée  qui  gouverne  chez  Pascal  jusqu'aux  simples 
procédés  de  persuasion^  et  nous  ne  retrouvons  pas 
non  plus  le  caractère  absolu  et  en  quelque  sorte  tran- 
chant que  doit  avoir  finalement  pour  lui  la  décision  de 
croire.  Mais  où  Pascal  et  Maine  de  Biran  se  rappro- 
chent et  parfois  concordent,  c'est  dans  la  découverte 
des  conditions  et  des  motifs  psychologiques  de  la  foi, 
c'est  dans  l'investigation  des  causes  profondes  qui  em- 
pêchent l'homme  de  se  suffii'e  et  l'obligent  à  aller  jus- 
qu'au Dieu  du  christianisme  pour  mettre  en  sûreté 
l'objet  de  ses  tendances  les  plus  indestructibles  et  de 
ses  plus  invincibles  espérances. 


MAINE  DE  BIRÂN  311 


Cette  concordance  sans  doute,  en  ce  qu'elle  a  d'es- 
sentiel, n'est  nullement  due  à  une  influence  directe 
exercée  par  Pascal  sur  Maine  de  Biran.  Assurément, 
d'assez  bonne  heure,  Maine  de  Biran  a  rencontré  au 
cours  de  ses  réflexions  les  vues  de  Pascal.  C'est  ainsi 
que  dans  un  Discours  sur  l'homme  qui  date  probable- 
ment de  1794,  il  discute  les  opinions  de  Pascal  con- 
curremment avec  celles  de  Montaigne  :  1  un  et  l'autre, 
dit-il,  se  sont  proposé  de  faire  ressortir  la  faiblesse  et 
la  misère  de  l'homme  en  dehors  de  la  Religion  ;  mais 
Montaigne  se  borne  trop  à  rabaisser  l'homme  en  mon- 
trant notamment  les  avantages  qu'a  sur  lui  l'animal, 
tandis  que  Pascal,  du  moins,  explique  comment  la 
conscience  de  notre  petitesse  est  déjà  une  grandeur  et 
analyse  admirablement  cette  activité  inquiète  de  notre 
nature  qui  nous  pousse  sans  cesse  à  changer  d'objets 
et  nous  emp<^che  de  nous  contenter  jamais.  Sans  aller 
jusqu'à  l'adhésion  absolue,  Maine  de  Biran  paraît  donc 
alors  incliner  fortement  vers  Pascal.  Cependant  il  est 
bien  loin  de  se  livrer  tout  entier  à  un  maître  aussi 
impérieux;  dans  une  note  de  la  même  époque,  il  lui 
reproche  d'assombrir  la  vie  et  de  faire  le  christia- 
nisme plus  redoutable  qu'aimable  :  *  Pascal,  dans  ses 
Pensées  morales,  élève  mon  âme;  mais  lorsqu'il  parle 
de  religion,  il  ne  la  rend  pas  aimabhe;  son  tempérament 
mél.mcolique  perce  partout;  s'il  jette  quelquefois  du 
sublime  dans  ses  conceptions,  il  y  répand  trop  sou- 
vent du  sombre.  0  bon  Fénelon,  viens  me  consoler! 
Tes  divins  écrits  vont  dissiper  ce  voile  dont  ton  jansé- 
niste adversaire  avait  couvert  mon  cœur,  comme  la 
douce  pourpre  de  l'aurore  chasse  les  tristes  ténèbres.  > 
(Maine  de  Biran,  sa  vie  et  ses  pensées,  publiées  par 
Ernest  Naville,  3»  éd.,  4874,  p.  H6.) 

Le  t  bon  »  Fénelon,  voilà  celui  qui  fut,  après  l'auteur 
de   r Imitation,  le  maître  spirituel  par  excellence  de 


312     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

Maine  de  Biran.  Peut-être  au  début,  Maine  de  Biran 
vit-il  surtout  Fénelon  dans  le  portrait  exceptionnel- 
lement favorable  qu'avait  transmis  de  lui  le  dix-hui- 
tième siècle  :  la  suavité,  la  tendresse,  le  sentiment 
philanthropique,  le  goût  de  la  nature  avec  les  espèces 
diverses  de  sensibilité  qui  s'y  rattachent  :  c'étaient  là 
les  vertus  pour  lesquelles  les  hommes  du  dix-huitième 
siècle  avaient  pardonné  à  Fénelon  sa  foi.  Et  pendant 
un  temps  Maine  de  Biran,  qui  paraît  échanger  d'abord 
'sa  religion  paternelle  pour  une  certaine  religiosité 
plus  ou  moins  venue  de  Rousseau,  goûte  de  préfé- 
rence ces  vertus  dans  Fénelon;  il  en  goûtera  plus  tard 
d'autreS;,  plus  importantes,  plus  essentiellement  inspi- 
rées du  christianisme  :  c'est  Fénelon  qu'il  invoquera 
pour  confirmer  en  lui  le  sentiment  de  la  présence  de 
Dieu,  pour  désapproprier  son  âme  par  l'abnégation 
évangélique.  Le  genre  de  mysticisme  particulier  à 
Fénelon,  avec  le  quiétisme  qu'il  enveloppe  avant  même 
de  l'avoir  manifesté,  avet  sa  représentation  très  faible 
de  la  chute  et  très  forte  de  la  grâce,  convenait  tout 
spécialement  à  une  âme  attendrie  et  endolorie  comme 
celle  de  Biran,  incapable  d'ajouter  au  sentiment  déjà 
extrêmement  pénible  de  ses  misères  naturelles  le  sen- 
timent d'un  mal  encore  plus  profond  dont  lé  remède 
serait  alors  trop  haut  et  trop  loin  pour  ne  pas  lui 
paraître  quasi  inaccessible. 

Et  si  l'on  relève  ici  cette  influence  de  Fénelon  sur 
Maine  de  Biran  et  la  nature  de  cette  influence,  c'est 
pour  avertir  que  Maine  de  Biran  n'a  pas  dû  se  sentir 
en  parfaite  harmonie  avec  Pascal,  même  quand,  après 
l'avoir  longtemps  négligé,  il  s'est  mis  à  penser  plus 
directement  à  son  contact.  Où  en  était-il  alors,  lui- 
même,  de  sa  vie  spirituelle? 


*  * 


C'est,  nous  le  savons,  l'état  dé  sa   sensibilité  qui 
avait  porté  Maine  de  Biran  à  réfléchir,   et  qui  avait 


J 


MAINE   UË  BIRâN  813 

imposé  à  sa  pensée  le  problème  que  sous  diverses 
formes  elle  ne  devait  pa.-»  cesser  de  poursuivre.  Cons- 
tatant les  changements  perpétuels  qui  se  produisent, 
sans  cause  apparente,  dans  ses  impressions,  qui  le 
font  tour  à  tour  joyeux  ou  triste,  confiant  ou  abattu, 
constatant  d'autre  part  son  impuissance  à  fixer  les 
états  momentanés  de  calme  et  de  joie  que  lui  procure 
le  cours  fatal  de  ses  modifications  sensibles^  il  s'était 
demandé  :  Sur  quoi  faut-il  faire  reposer  la  vie  pour 
qu'elle  échappe  aux  troubles  et  aux  fluctuations  de  la 
sensibilité  interne,  pour  qu'elle  soit  paisible,  ordonnée, 
sereine,  par  conséquent  heureuse?  Ses  analyses  psy- 
chologiques et  ses  réflexions  philosophiques  l'avaient 
détaché  des  doctrines  de  Condillac,  de  Cabanis  et  de 
Destutt  de  Tracy  auxquelles  il  avait  d'abord  adhe'ré  et 
l'avaient  conduit  à  soutenir  que  les  affections  sensibles 
sont  en  dehors  du  moi,  que  la  causaUté  du  moi  se 
produit  par  l'effort  moteur  volontaire.  La  nature 
humaine  lui  avait  donc  paru  comporter  un  dualisme 
essentiel  des  états  inconscients  et  impersonnels  de  la 
sensibilité,  et  du  moi  se  constituant  et  se  connaissant 
par  l'elTort  volontaire  comme  cause  personnelle  et 
libre. 

Pendant  une  assez  longue  période  de  temps,  Maine 
de  lîiran  a  été  surtout  préoccupé  de  présenter  et  de 
défendre  cette  doctrine  sous  sa  forme  principalement 
spéculative  :  mais  il  vint  un  jour  où  il  dut  rechercher 
directement  et  avec  quelque  insistance  quelle  règle  de 
vie  correspond  à  cette  doctrine.  Rappelons  que  cette 
doctrine  s'était  organisée  et  avait  pu  logiquement  s'or- 
ganiser sans  aucun  recours  à  l'idée  de  Dieu  et  à  des 
considérations  religieuses  quelconques;  remarquons  • 
aussi  qu'au  moment  où  il  la  développait  Maine  de 
Biran  était  étranger  à  tout  sentiment  religieux  ou  à 
toute  préoccupation  reUgieuse.  Quoi  donc  de  plus 
naturel  pour  lui  que  de  faire  consister  uniquement  le 
bien  moral  dans  ce  qui  dépend  de  notre  causalité  per- 
sonnelle, dans  la  prédominance  de  l'homme  intérieur 


314     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

sur  toutes  les  suggestions  et  les  variations  de  la  sensi- 
bilité. C'est  alors  qu'il  prend  conscience  d'un  accord 
essentiel  entre  sa  doctrine  philosophique  et  la  mo- 
rale stoïcienne.  Il  ne  faut  perdre  de  vue  ni  le  sens 
de  sa  doctrine,  ni  les  raisons  de  son  adhésion  au 
stoïcisme,  quand  on  veut  s'expliquer  les  effets  de  sa 
nouvelle  rencontre,  —  la  première,  à  vrai  dire,  qui 
fût  directe  et  sérieuse,  —  avec  Pascal. 

Cette  rencontre  se  produisit  vers  1815,  sans  doute 
pendant  la  retraite  à  Grateloup  que  lui  imposèrent  les 
Ccnt-Jours,  parmi  les  réflexions  particulièrement 
mélancoliques  et  désenchantées  que  lui  inspirait  le 
rétablissement  imprévu  d'un  régime  détesté  et  dont 
certaines  lui  faisaient  déjà  sentir  la  nécessité  de 
«  penser  à  Dieu  ».  Nous  en  avons  pour  preuve  les 
observations  assez  nombreuses  sur  les  Pensées  consi- 
gnées dans  le  Journal  à  partir  de  cette  date  (1). 


Le  sentiment  avec  lequel  Maine  de  Biran  a  abordé 
Pascal  lui  a  fait  immédiatement  apprécier  avec  la  plus 
rigoureuse  sévérité  les  Commentaires  de  Voltaire  et  de 
Condorcet  sur  les  Pensées.  «  J'indiquerai,  dit-il,  les 
erreurs  attachées  au  point  de  vue  très  superficiel  et 
très  faux  de  Voltaire,  qui  a  fait  sur  les  Pensées  de  Pascal 
des  notes  extrêmement  ridicules,  auxquelles  Condorcet 
en  a  ajouté  de  plus  ridicules  et  de  plus  niaises.  On 
dirait  que  ces  notes  ont  été  faites  exprès  pour  dévoiler 

(1)  C'est  au  Journal  que  nous  faisons  nos  principaux  emprunts 
pour  marquer  les  rapports  de  Pascal  et  de  Biran.  En  dehors  du 
Journal  nous  avons,  publiées  par  M.  le  clianoine  Mayjonade 
(Pemées  el  pages  inédites  de  Maine  de  Biran),  des  Notes  sur  les 
Penséet  de  Pascal  et  les  Remarques  de  Condorcet  et  de  Voltaire, 
qui  avaient  été  écrites  par  Maine  de  Biran  sur  des  feuilles 
blanches  intercalées  dans  une  édition  de  poche  des  Pensées, 
données  en  1812  à  Paris  par  Ant.-Aug.  Renouard.  Enfin  l'on  peut 
trouver  un  certain  nombre  de  réflexions  de  Maine  de  Biran  sur 
Pascal,  jusqu'alors  inédites,  dans  A.  do  La  Valette-Monbrun, 
Maine  de  Biran  critique  et  disciple  de  Pascal. 


I 


MAINE   DE   BIRAN  315 

1  tout  ce  qu'il  y  a  de  petit,  de  misérable,  de  puéril  dans 
I  notre  philosophie  moderne,  et  faire  ressortir  l'éléva- 
tion et  la  grandeur  d'une  philosophie  opposée  à  celle 
des  sensations.  »  (12  avril  1815.  V.  aussi,  9  juillet.)  11 
relève  en  conséquence,  à  plusieurs  reprises,  l'étour- 
I  derie,  les  contresens,  l'inintelligence  de  ces  singuliers 
!  commentateurs.    (xMayjox.vde,    p.   61-64.)  c   C'est   un 
;  grand    tort,   dit-il,  et    une  grande   source  d'erreur, 
quand  on  commente  un  écrivain,  que  de  ne  jamais 
se  placer  dans  ses  idées.  »  (Ibid.,  p.  63.) 

Maine  de  Biran  fait,  quant  à  lui,  un  très  sincère 
effort  pour  se  placer  dans  les  idées  de  Pascal,  m'me 
quand  il  ne  saurait  y  installer  définitivement  sa  pensée. 

« 
*  « 

,  Pascal  avait  découvert  en  l'homme  un  être  plein  de 
contrariétés,  et  il  avait  voulu  contraindre  à  voir  le 
principe    dont   ces  contrariétés    dérivent.   Maine  de 

[  Biran,  qui  par  ses  malaises  physiques,  ses  incertitudes 
morales,  l'in-stabilité  perpétuelle  de  ses  sentiments  et 
de  ses  idées,  avait  douloureusement  ressenti  en  lui- 
même  les  oppositions  de  sa  nature,  qui  d'autre  part 
avait  érigé  en  doctrine  l'antithèse  de  la  vie  personnelle 
et  de  l'existence  sensible,  commence  par  confronter  les 
réflexions  de  Pascal  avec  son  expérience  et  sa  philoso- 
phie. Il  va  droit  aux  Pensées  qui  traitent  de  la  gran- 
deur et  de  la  misère  de  l'homme.  11  relève  ce  que  dit 
Pascal  sur  l'éloignement  qu'ont  les  hommes  du  repos, 
sur  les  agitations,  les  soucis,  les  divertissements  par 
lesquels  ils  essaient  de  se  dérober  à  eux-mêmes  et  à 
leur  solitude,  qui  serait  la  vue  de  leur  misère.  «  Ils  ont 
un  instinct  secret  qui  les  porte  à  chercher  le  divertis- 
sement et  l'occupation  au  dehors,  qui  vient  du  ressen- 
timent de  leur  misère  continuelle;  et  ils  ont  un  autre 
instinct  secret,  qui  reste  de  la  grandeur  de  notre  pre- 
mière nature,  qui  leur  fait  reconnaître  que  le  bonheur 
n'est  en  efTet  que  dans  le  repos.  »  Eh  oui!  Pascal  a  eu 


316     FIGURES  Et   D'OTlTRlNES   DE   PHILOSOPHES 

raison  de  marquer  que  nos  agitations  et  nos  misères 
sont  liées  à  des  oppositions  de  notre  nature.  Mais  pour 
vouloir  rendre  compte  de  ces  oppositions  par  une  idée 
théologique,  il  en  a  manqué  l'explication  psycholo- 
gique. Le  sentiment  de  notre  misère  ne  saurait  venir 
d'une  simple  application  de  la  pensée  à  nous-mêmes; 
même  en  méditant  sur  notre  néant,  nous  pouvons 
éprouver  une  sorte  de  plénitude  de  l'existence;  même 
dans  la  contemplation  de  notre  faiblesse,  nous  pou- 
vons trouver  l'espèce  de  jouissance  qui  s'attache  à 
l'exercice  de  l'activité  intellectuelle.  La  raison  n'a  rien 
à  faire  ni  avec  l'ennui,  ni  avec  la  pente  aux  divertisse- 
ments. La  vérité,  méconnue  par  Pascal,  est  que  l'homme 
est  composé  de  deux  natures  dont  l'une  est  propre- 
ment sensible,  tandis  que  l'autre  est  proprement 
intellectuelle.  «  Comme  être  sentant  ou  animal,  il 
lui  faut  des  sensations  et  des  mouvements;  comme 
être  intellectuel  et  moral,  il  lui  faut  des  idées,  un  cer* 
tain  exercice  de  la  réflexion.  S'il  cultive  trop,  ou  exclu- 
sivement, l'une  ou  Tautre  partie  de  lui-même,  il  souffre 
dans  le  fond  de  son  être,  il  a  le  sentiment  pénible  d'un 
besoin  non  satisfait.  Ce  n'est  pas  par  la  pensée  réfléchie 
de  sa  misère,  ce  n'est  pas  en  comparant  ou  en  mesu- 
rant le  vide  des  biens  réels  et  solides  qu'il  est  inca- 
pable de  remplir,  que  l'homme  souffre  ou  est  malheu- 
reux, mais  c'est  par  le  sentiment  pénible,  immédiat  et 
instinctif  qui  accompagne  toujours  la  gène  de  nos 
facultés,  de  quelque  nature  qu'elles  soient,  ou  leâ 
obstacles  mis  à  leur  développement.  »  (12  avril  4815.) 
Ainsi  une  certaine  tristesse,  l'ennui,  la  recherche  des 
diversions  extérieures  sont  des  dispositions  purement 
organiques  auxquelles  la  volonté  ou  la  raison  peuvent 
opposer  des  idées,  mais  qu'elles  ne  peuvent  point 
directement  modifier.  Lorsque  mon  organisation  est  en 
bon  état,  quand  l'équilibre  de  mon  existence  sensitivè 
est  bien  étabU,  tout  devient  pour  moi  divertissement 
et  plaisir,  les  sensations  extérieures,  le  repos,  et  jus- 
qu'à  la   pensée  de  moi-même.   Supposons  que  les 


MAINE   DB   BIRAN  317 

impressions  sensibles,  avec  les  causes  de  mouvement 
qui  en  dépendent,  viennent  à  manquer  :  il  y  aura 
alors  un  vide  affreux  pour  tous  les  hommes  qui  se 
sont  livre's  à  l'empire  de  l'existence  seuï^ible;  ils  se 
sentiront  malheureux,  non  pas  parce  qu'ils  penseront 
à  eux  et  à  leur  condition  mise'rable,  mais  précisément 
parce  qu'ils  ne  penseront  à  rien,  et  que,  réduits  à 
sentir,  ils  seront  privés  des  excitants  habituels  de  la 
S'^nsibilité.  Chez  les  hommes  accoutumés  à  la  vie  intel- 
lectuelle, la  pensée  au  contraire  pourra  combler  le  vide 
ou  le  rendre  imperceptible.  Remarquons  au  surplus  la 
différence  qu'il  y  a  entre  les  moyens  de  satisfaction  qui 
conviennent  à  la  sensibilité  et  ceux  qui  conviennent 
aux  facultés  intellectuelles  :  notre  nature  sensible  ne 
peut  entretenir  ses  jouissances  qu'en  recevant  et  en 
recherchant  des  excitations  nouvelles,  si  bien  qu'en 
elle  la  tendance  au  repos  s'unit  à  un  besoin  continuel 
de  mouvement.  Au  contraire  notre  nature  intellectuelle 
recherche  le  calme  en  dehors  des  mouvements  désor- 
donnés et  irréguliers  de  la  sensibilité;  et,  si  elle  n'ar^ 
rive  pas  à  le  conquérir  pleinement,  c'est  que  l'homme 
qui  réalise  le  mieux  en  lui  cette  nature  a  toujours  à 
compter  avec  les  afl'ections  sensibles  et  les  mouvez 
ments  qu'elles  déterminent.  (42  avril  1815;  9  octo- 
bre 1817.) 

Telle  est,  selon  Maine  de  Biran,  la  véritable  explica- 
tion psychologique  des  agitations  et  des  diversions  pro- 
fondément notées  par  Pascal,  ainsi  que  de  l'opposition 
qu'elles  lui  paraissent  révéler  dans  la  nature  humaine. 
Pascal  a  eu  le  tort  de  croire,  à  l'exemple  de  Descartes, 
que  l'àme  se  donne  tels  états  de  plaisir  et  de  souffrance 
par  le  sentiment  intellectuel  qu'elle  a  de  sa  perfection 
ou  de  son  imperfection,  alors  que  ces  états,  où  la 
pensée  n'entre  pour  rien,  sont  de  pures  affections  de  la 
sensibihté.  Mais  surtout  dans  le  cas  présent,  il  est  trop 
préoccupé  de  faire  intervenir  des  causes  d'explication 
surnaturelles;  il  ne  veut  point  reconnaître  que  l'oa 
peut  se  bien  trouver  dans  la  solitude  avec  soi-même. 


318     FIGURES   ET    DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

sans  le  secours  de  la  religion,  par  le  seul  effet  d'une 
certaine  harmonie  sensitive  ou  organique;  de  même  il 
est  obsédé  de  l'idée  de  la  déchéance  de  l'homme  et  il 
donne  ainsi  une  raison  chimérique  de  la  misère  que 
nous  sentons.  (Ibid.)  Aux  yeux  de  Maine  de  Biran, 
qui  paraît  alors  répugner  vivement  à  la  conception 
chrétienne  et  surtout  à  la  conception  janséniste  du 
dogme,  le  système  de  la  dualité  des  deux  vies^  sensitive 
et  personnelle,  convient  bien  mieux  que  les  explications 
des  Pensées  à  ce  qu'il  y  a  de  réel  dans  les  états  de 
misère  et  de  contradiction  justement  mis  en  relief  par 
Pascal. 

* 
»  * 

Pour  des  raisons  analogues  Maine  de  Biran  ne  sous- 
crit  pas  d'abord  au  jugement  rigoureux  porté  par 
Pascal  sur  le  stoïcisme.  Nous  avons  vu  qu'il  tenait  la 
morale  stoïcienne  comme  correspondant  assez  exacte- 
ment à  sa  doctrine  psychologique  de  l'effort  volontaire. 
Par  contre,  l'on  sait  à  quel  point  Pascal  était  préoccupé 
de  montrer  dans  le  stoïcisme,  à  côté  d'un  certain  sen- 
timent des  devoirs  de  l'homme,  des  principes  «  d'une 
superbe  diabolique  » ,  l'attribution  téméraire  à  l'homme 
de  tout  le  pouvoir  qu'il  lui  faut  pour  remplir  tous  ses 
devoirs,  sans  le  secours  de  la  grâce  divine.  A  un  point 
de  vue  très  différent,  Maine  de  Biran  n'était  peut-être 
pas  sans  eslimer  aussi  que  le  stoïcisme  exagérait  la 
puissance  de  l'homme  et  qu'il  ne  tenait  pas  suffisam- 
ment compte  de  l'indépendance  de  notre  vie  sensible 
à  l'égard  de  la  volonté;-mais  il  inclinait  malgré  tout  à 
ne  mettre  que  dans  notre  sensibilité  la  limite  de  notre 
pouvoir  et  à  croire  qu'une  fois  cette  Umite  posée  et 
acceptée  notre  volonté  peut  et  doit  suffire.  D'où  l'ad- 
miration qu'il  a  pour  la  force  d'âme  que  le  stoïcisme 
propose  comme  règle  et  comme  exemple,  et  d'où 
encore  une  défense  de  la  vertu  stoïcienne  contre  les 
incriminations  de  Pascal.  «  Voilà  des  hommes  qui 


MAINE   DE   BIRAN  319 

livrés  au  seul  secours  de  leur  raison,  semblent  s'élever 
au-dessus  tle  riiumaniié.  Ils  méprisent  la  douleur  et  la 
mort;  ils  foulent  aux  pieds  les  passions  et,  ce  qu'il  y  a 
de  plus  grand  encore,  ils  placent  tout  leur  bonheur 
dans  le  bien  quils  font  aux  hommes  :  aussi  doux,  aussi 
bienfaisants  pour  leurs  semblables  qu'ils  sont  durs  à 
eux-mêmes.  —  Ils  sont  conduits  par  l'orgueil,  dira 
Pascal.  —  Oui,  c'est  un  assez  bel  orgueil  que  celui  de 
la  conscience  de  sa  dignité,  que  celui  qui  ne  craint 
rien  tant  que  de  se  dégrader,  non  pas  aux  yeux  des 
hommes,  mais  à  ses  propres  yeux.  Qu'on  me  dise  ce 
que  peut  faire  de  plus  la  nature  avec  le  secours  môme 
de  la  grâce?...  Qu'un  janséniste  rabonnisse  un  stoï- 
cien! »  (De  L.v  V.vletti-Monbrun,  p.  i37.) 

Cependant  à  cette  ferveur  stoïcienne  s'étaient  d'abord 
mfîlés,  et  s'opposèrent  ensuit?  dans  l'âme  de  Biran,  des 
sentiments  qui  devaient  d'abord  le  partager  plus  ou 
moins  entre  le  Stoïcisme  et  le  Christianisme,  puis  le 
détacher  plus  complètement  du  Stoïcisme  pour  le  con- 
duire au  Christianisme  même.  La  conception  stoï- 
cienne, observe-t-il  de  plus  en  plus,  prétend  mettre 
sous  notre  empire  des  affections  qui  n'en  dépendent 
aucunement;  elle  s'appuie  en  particulier  sur  cette 
fausse  idée,  que  l'on  peut  faire  de  sang-froid  et  par  la 
seule  énergie  de  la  volonté  ce  que  l'on  peut  par  l'im- 
pulsion d'un  sentiment  exalté,  tel  qu'est,  par  exemple, 
l'amour  de  la  gloire  ;  ce  sont  là,  dit  très  bien  Pascal, 
c  des  mouvements  fiévreux  que  la  santé  ne  peut 
imiter  » .  C'est  bien  de  faire  appel  à  la  volonté,  mais 
d'où  viendra  à  la  volonté  la  force  de  surmonter  les 
obstacles?  Marc-Aurèle  a  beau  dire  que  l'âme  est 
indépendante  et  qu'elle  peut  penser  comme  elle  l'en- 
tend :  cela  n'est  vrai  que  dans  l'abstrait.  En  fait, 
l'homme  n'est  pas  une  pure  Intelligence;  il  est  aussi 
incapable  de  s'élever  par  lui-même  à  un  état  pur  que 
de  se  réduire  à  la  pure  animalité;  il  ne  peut  gou- 
verner la  partie  sensible  de  son  être  sans  une  gêne 
particulière.  C'est  là  l'infirmité  que  le  christianisme  a 


320     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE  PHILOSOPHES 

houreusQïnerit  reconnue  en  apportant  la  grâce  pour  y 
porter  remède.  (30  septembre  1817.) 

Ainsi  vont  de  plus  en  plus  les  réflexions  de  Maine 
de  Biran.  Son  inquiétude  naturelle,  accrue  par  le  sen- 
timent de  plus  en  plus  vif  de  son  impuissance  à  plier 
sa  sensibilité  sous  sa  volonté,  son  désenchantement 
plus  grand,  non  seulement  des  choses  extérieures  dont 
il  avait  toujours  senti  la  vanito'  sans  pouvoir  y 
renoncer,  mais  encore  de  sa  pensée  même  dont  l'effort 
semblait  rendre  plus  profondes,  bien  loin  de  les  abolir, 
les  divisions  de  son  être,  et  avec  cela  l'aspiration  tou- 
jours vivace  de  son  âme  à  l'accordj  à  la  plénitude  et  à 
la  paix  :  telles  furent  les  dispositions  qui,  développées 
par  son  expérience,  le  rapprochèrent  lentement,  —  non 
sans  des  allées  et  venues,  des  mouvements  en  avant  et 
des  retours,  —  du  Christianisme.  Cette  marche  simul- 
tanée de  son  cœur  et  de  son  esprit  n'eut  point  pour 
principe  moteur  un  besoin  logique  quelconque,  et  ce 
fut  sans  passer  par  le  Dieu  des  philosophes  que  Maine 
de  Biran  s'avança  vers  le  Dieu  des  chrétiens;  en  quoi 
on  peut  dire  qu'il  engagea  sa  conversion  selon  le 
sens  indiqué  par  Pascal.  C'est  de  son  expérience  per- 
sonnelle (1  )  que  Maine  de  Biran  tira  ses  rnotifs  essen- 
tiels de  croire,  et  c'est  le  rapport  de  cette  expérience 
4  la  foi  qu'il  interpréta  ensuite  en  philosophe. 

*  * 

A  mesure  qu'il  accède  au  christianisme,  Maine  de 
Biran  se  sent  aussi  plus  proche  de  Pascal.  (15  août  1823  ; 
cet.  1823.)  Non  point  qu'il  approuve  tout  de  lui;  et 
surtout  de  lui  ce  qu'il  n'approuve  point,  c'est  cette 
concession  tout  à  fait  gratuite  au  scepticisme,  qui  l'en- 
traîne au  fameux  argument  du  pari,  «  d'une  sorte  de 
loterie,  où  l'intérêt  personnel  seul  oblige  à  mettre.  Le 

(1)  Les  données  et  la  direction  de  cette  expérience  ont  été 
fort  bien  étudiées  par  M.  Tisserand  dans  son  excellent  ouvragft 
sur  l'Anthropologie  de  Main*  dt  Biran. 


MAINE  DE   BIRÂN  SSl 

raisonnement  de  Pascal,  ajoute-t-il,  m'a  toujours  ré- 
volté ».  (MAYioxADS,  p.  56.  )  En  revanche,  c'est  avec  un 
plein  enthousiasme  d'esprit  et  de  cœur  qu'il  relève 
diverses  re'flexions  de  Pascal,  correspondant  à  ses 
propres  démarches,  ou  tout  au  moins  à  ses  propres 
dispositions  et  vues  spirituelles.  *  Apprenez  au  moins, 
avait  dit  Pascal,  votre  impuissance  à  croire  puisque  la 
rdson  vous  y  porte,  et  que  vous  le  pouvez.  >  —  t  Admi- 
rable, vraie  et  forte  conclusion,  dit  Biran Voilà  le 

secret  de  la  foi  et  de  la  grâce  qui  ne  dépend  pas  de 
nous,  et  pourtant  en  dépend  en  quelque  sorte.  »  (Mat- 
lONADE,  p.  57.;  Maine  de  Biran  reste  toujours  soucieux 
de  réserver  dans  l'obtention  de  la  grâce  le  rôle  actif  et 
l'initiative  de  l'homme.  Pascal  avait  écrit  :  *  J'aurais 
bientôt  quitté  ces  plaisirs,  dites-vous,  si  j'avais  la  foi; 
et  moi  je  vous  dis  que  vous  auriez  bientôt  la  foi  si 
vous  aviez  quitté  ces  plaisirs.  Or  c'est  à  vous  à  com- 
mencer. »  —  «  Admirable,  admirable,  vrai  de  toute 
vérité,  observe  Biran.  C'est  nous  qui  devons  aller  à  la 
foi  et  non  la  foi  à  nous.  »  (MATJON.iDE,  p.  57.)  Se  retrou- 
vant en  présence  des  Pensées  de  Pascal,  qui  déclarent 
que  la  religion  chrétienne  peut  seule  rendre  aux 
hommes  la  solitude  et  le  repos  plus  agréables  par 
l'acceptation  et  le  désintéressement,  qu'elle  seule  peut 
leur  rendre  supportable  la  vue  d'eux-mêmes,  Maine  de 
Biran,  qui  avait  fait  autrefois  les  réserves  que  nous 
avons  dites,  déclare  qu'il  éprouve  maintenant  la  vérité 
de  tout  cet  article  de  Pascal.  (Mai  1823;  V.  du  i"  au 
8  mai  1818;  M.vtjonadb,  p.  54.)  Et  il  approuve  aussi 
Pascal  disant  :  «  Otez  l'impiété,  et  la  joie  sera  sans 
"mélange.  »  (9  septembre  1820.) 

Maine  de  Biran,  chose  notable,  se  sert  encore  de 
Pascal  et  de  la  part  que  fait  Pascal  à  la  raison  pour 
combattre  les  doctrines  qui.  comme  celles  deBonald  et 
de  Lamennais,  s'en  remettent  à  l'autorité  exclusive  de 
la  tradition  et  du  témoignage.  Si  Pascal  a  dit  qu'il  y  a 
trois  moyens  de  croire,  la  raison,  la  coutume  et  l'ins- 
piration, c'est  donc  que,  sans  la  raison  qui  apprécie  la 

21 


322     FIGURES   ET   DOCTRINES    DE   PHILOSOPHES 

force  des  preuves,  le  témoignage  est  de  nul  effet.  Si 
Pascal  a  dit  que  Dieu  n'entend  pas  que  nous  soumet- 
tions notre  croyance  à  lui  sans  raison,  que  Dieu  ne 
veut  point  nous  assujettir  avec  tyrannie,  c'est  donc 
que  la  raison  est  avant  la  foi.  Si  Pascal  a  dit  qu'il  faut, 
après  avoir  connu  la  vérité  par  la  raison,  tâcher  de  la 
sentir  et  de  mettre  notre  foi  dans  le  sentiment  du  cœur, 
c'est  donc  que  la  raison  prépare  la  foi  et  que  l'ordre 
de  la  pensée  est  de  commencer  par  soi.  (Mayjonadb, 
p.  59-60.) 

» 
*  # 

Mais  Pascal,  comme  on  sait,  a  tenu  également  grand 
compte  de  linfluence  qu'exerce  la  pratique  sur  la  for- 
mation et  le  raffermissement  de  la  croyance.  A  maintes 
reprises,  et  sans  se  référer  directement  à  Pascal,  Maine 
de  Biran  insiste  sur  la  nécessité  d'entretenir  en  nous 
le  sens  supérieur  de  Dieu  par  un  régime  physique 
comme  par  un  régime  moral  approprié  :  la  prière,  la 
méditation,  les  divers  exercices  de  piété  servent  à 
composer  ce  régime.  (14  avril  1820.)  11  explique  psy- 
chologiquement cet  effet  de  la  pratique  sur  la  toi  : 
t  Les  dévots  ont  un  moyen  efficace  de  réveiller  ou 
d'entretenir  en  eux  le  sentiment  affectif  qui  accom- 
pagne les  idées  religieuses  et  morales  et  assure  leur 
empire.  La  prière,  qui  se  compose  de  certaines  paroles, 
de  certains  mouvements  du  corps,  a  une  influence 
particulière  sur  l'excitation  sensible,  naturellement 
liée  à  cette  grande  et  sublime  idée  d'une  Providence 
infinie,  d'une  bonté,  d'une  miséricorde  inépuisable.  » 
(3-6  sept.  1818.)  «  Nous  employons,  dit-il  encore,  les 
actes  qui  sont  en  nous  et  dépendent  de  notre  volonté 
pour  exciter  des  sentiments  qui  n'en  dépendent  pas 
immédiatement;  et  ces  sentiments  excités  donnent  à 
leur  tour  aux  actes  volontaires  et  intellectuels  une 
énergie  et  une  constance  qu'ils  n'auraient  pas  eues  eux- 
mêmes.  C'est  cette  action  et  réaction  perpétuelles  de 


MAINE   DB  BIRAN  323 

l'actif  et  du  passif  de  notre  être  qui  explique  certains 
effets  mixtes  de  l'intelligence  et  de  la  sensilùlite'  qui 
semblent  quelquefois  avoir  un  caractère  surnaturel. 
En  pensant,  par  exemple,  volontairement  et  souvent 
à  1h  cause  suprême  de  qui  nous  dépendons,  en  la 
priant  et  implorant  son  secours,  cette  action  même  de 
prier  excite  dans  l'àme  divers  sentiments  de  désir, 
d'admiration,  d  attendrissement,  qui  peuvent  tantôt 
exîdter  les  facultés  de  l'intelligence,  tantôt  produire 
ces  états  extatiques  où  des  facultés  d'un  autre  ordre 
iemblent  se  développer.  »  (22  septembre  4819.)  Mais 
ces  dispositions  que  nous  pouvons  aussi  nous  donner 
ne  sont  pas  de  plus  en  plus  pour  Maine  de  Biran  de 
simples  équivalents  ou  de  simples  substituts  de  la 
grâce  divine  :  ce  sont  des  moyens  de  nous  préparer  à 
la  recevoir  et  de  la  mériter. 

Ainsi  agit  pareillement  l'abnégation  des  jouissances 
«ensibles.  «  Quittez,  avait  écrit  Pascal  rapnelé  par 
Biran,  quittez  ces  vains  amusements  qui  vous  o  -upent 
tout  entier...  Vous  auriez  bientôt  la  foi  si  vous  aviez 
quitté  tous  vos  plaisirs  sensibles.  »  —  t  Quand  on  est 
venu  au  point  de  renoncer  à  tout  ce  qui  est  sensible,  à 
tout  ce  qui  tient  à  la  cbair  et  aux  passions,  observe  là- 
dessus  Maine  de  Biran,  l'âme  a  un  besoin  immense  de 
croire  à  la  réalité  de  l'objet  auquel  elle  a  tout  sacrifié, 
et  la  croyance  se  proportionne  à  ce  besoin.  »  (17  fé- 
vrier 1822.) 

€  Les  vérités  divines,  dit  encore  Pascal  (Pascal  cité 
par  Maine  de  Biran  qui  ne  le  reproduit  pas  d'une  façon 
tout  à  fait  textuelle;,  sont  infiniment  au-dessus  de  la 
niture.  Dieu  seul  peut  les  mettre  dans  l'âme  et  par  la 
manière  qu'il  lui  plaît.  11  a  voulu  qu'elles  entrent  du 
cœur  dans  l'esprit  et  non  pas  de  l'esprit  dans  le  cœur 
pour  trancher  cette  superbe  puissance  de  raisonne- 
ment... Au  lieu  qu'en  parlant  des  choses  humaines, 
on  dit  quïl  faut  les  connaître  pour  les  aimer,  en  par- 
lant des  choses  divines  il  faut  dire  au  contraire  qu'il 
iaut  les  aimer  pour  les  connaître.  On  n'entre  dans  la 


324     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

vérité  que  par  la  charité  :  Dieu  ne  verse  ses  lumières 
dans  les  esprits  qu'après  avoir  dompté  la  rébellion  de 
la  volonté  par  une  douceur  toute  céleste,  qui  la  charme 
et  l'entraîne.  «  —  «  Mais  comme  cette  douceur  de  la 
grâce,  ajoute  Maine  de  Biran,  doit  être  méritée,  ce 
sont  les  œuvres  qui  font  naître  l'amour,  et  l'amour 
produit  les  croyances.  Le  désintéressement  des  objets 
sensibles,  l'abnégation  du  corps  conduit  l'âme  à  cher- 
cher plus  haut  ce  qui  peut  remplir  et  fixer  sa  capacité 
d'aimer.  Je  suis  au  commencement  de  cette  disposi- 
tion. »  (Février  4821.) 

* 
«   * 

Cette  disposition,  en  se  raffermissant  de  plus  en 
plus  et  en  se  liant  à  d'autres  raisons  d'un  caractère 
plus  théorique,  devait  amener  Maine  de  Biran  à  com- 
pléter sa  philosophie.  Sa  philosophie,  quand  elle  s'ap- 
puyait sur  la  doctrine  de  l'eflbrt^  distinguait  dans  la 
nature  humaine  l'existence  sensible  et  l'existence  per- 
sonnelle. Elle  reconnaît  maintenant  la  nécessité  d'ad- 
mettre au-dessus  de  ces  deux  vies  une  troisième  vie, 
la  vie  de  l'esprit,  caractérisée  par  la  faculté  de  rece- 
voir les  sentiments  ineffables  du  bien,  de  l'Infini,  de  la 
Divinité,  sens  supérieur  qui  nous  révèle  ce  que  l'on 
peut  attribuer  parfois  à  la  raison,  mais  qui,  au  lieu 
d'être  instruit  par  des  idées,  l'est  par  la  présence 
réelle  de  ses  objets.  Cette  vie  de  l'esprit  est  avant  tout 
sacrifice  et  amour;  elle  a  certes  pour  condition  préa- 
lable la  vie  du  moi,  car,  pour  faire  abnégation  de  lui- 
même,  le  moi  doit  d'abord  se  posséder.  Mais  si  pour 
connaître  il  faut  que  le  moi  se  rapporte  à  lui-même  et 
y  rapporte  tout  le  reste,  pour  aimer,  il  faut  qu'il 
s'oublie  pour  se  rapporter  tout  entier  à  l'Être  bon  et 
parfait  qui  est  sa  fin.  Pascal  a  dit  :  «  Nous  ne  pouvons 
aimer  ce  qui  est  hors  de  nous  »;  et  cette  pensée, 
comme  il  l'entend,  remarque  Biran,  n'a  rien  que  de 
vrai    et  d'élevé;   car   il   entend    que  Dieu,   le    bien 


MAINE   DE   BIRAN  385 

suprême,  est  en  nous;  mais  Dieu  ne  peut  entrer  en 
nous  que  par  le  sacrifice  de  nous-mêmes,  et,  quelle 
que  soit  la  difficulté  de  comprendre  comment  une  réa- 
lité absolue  peut  être  en  nous,  et,  sans  nous  toucher 
sensiblement,  doit  être  l'objet  de  notre  amour,  il 
demeure  que  c'est  là  la  vérité.  (Juin  4822.) 

Ainsi  il  y  a  dans  l'homme  trois  principes  différents, 
ou  plutôt  trois  vies  différentes  :  vie  animale,  vie 
humaine,  vie  de  l'esprit.  Cette  conception  des  trois 
vies  par  Biran  rappelle  tout  naturellement  la  concep- 
tion des  trois  ordres  par  Pascal  :  «  La  dislance  infinie 
des  corps  aux  esprits  figure  la  distance  infiniment  plus 
infinie  des  esprits  à  la  charité,  car  elle  est  surnatu- 
relle... Tous  les  corps,  le  firmament,  les  étoiles,  la 
terre  et  ses  royaumes,  ne  valent  pas  le  moindre  des 
esprits;  car  il  connaît  tout  cela,  et  soi;  et  les  corps, 
rien.  Tous  les  corps  ensemble,  et  tous  les  esprits 
ensemble,  et  toutes  leurs  productions  ne  valent  pas  le 
moindre  mouvement  de  charité.  Cela  est  dun  ordre 
infiniment  plus  élevé.  »  (Ed.  Brunschvicg,  t.  III,  p.  230- 
233  )  Maine  de  Biran  ne  s'est  jamais  expressément 
référé  à  cette  conception  des  trois  ordres  chez  Pascal, 
et  si  la  conception  des  trois  vies  paraît,  avec  d'autres 
formules,  y  correspondre,  ce  n'est  point  par  imitation 
directe,  mais  par  le  progrès  même  de  sa  pensée  philo- 
sophique dès  qu'elle  voulut  comprendre  les  données  et 
les  acquisitions  de  son  expérience  religieuse.  Puisque 
la  vie  du  moi,  déjà  distinguée  de  l'existence  sensible, 
était  reconnue  insuffisante,  le  principe  d'une  vie  supé- 
rieure devait  se  distinguer  du  moins  tout  autant  du 
principe  de  la  vie  personnelle.  Et  l'on  pourrait  sans 
doute  encore  relever  que  chez  Maine  de  Biran  la  vie 
de  l'esprit  ne  concentre  pas  uniquement,  comme 
l'ordre  de  la  charité  chez  Pascal,  la  puissance  de  l'ac- 
tion divine  rigoureusement  indispensable  à  notre 
salut,  qu'elle  est  en  quelque  sorte  plus  diffuse  et  plus 
mêlée  d  illuminations  théoriques  et  naturelles.  Mais  il 
reste  que  Maine  de  Biran,  en  n'appropriant  pas  bon 


326     FIGURES   ET   DOCTRINES   DE   PHILOSOPHES 

gré  mal  gré  les  principes  de  cette  vie  aux  formes  per- 
sonnelles de  la  pensée  humaine,  en  ne  les  assujettis- 
sant pas  à  l'autonomie  de  la  raison,  en  les  rattachant 
à  notre  âme  par  une  faculté  de  sentiment  ou  d'intui- 
tion immédiate  très  évidemment  analogue  au  «  cœur  » 
de  Pascal,  a  rejeté,  selon  le  vœu  de  Pascal,  l'inadmis- 
sible accouplement  d'un  objet  surnaturel  avec  des  con- 
ditions de  connaissance  enfermées  dans  les  limites  de 
notre  pouvoir  humain. 

Donc,  que  de  très  grandes  différences  subsistent 
entre  Pascal  et  lui  :  différences  dans  leur  façon  de 
poser  le  problème,  —  Maine  de  Biran  est  parti  de  lui- 
même,  de  ses  besoins  de  sérénité  et  de  calme  contra- 
riés par  la  maladie  et  une  sensibilité  instable,  non  du 
chaos  ou  de  l'énigme  qu'est  l'homme;  —  différences 
dans  leur  façon  de  poursuivre  l'examen  de  ce  pro- 
blème, —  Maine  de  Biran  n'a  considéré  que  son  état 
d'esprit  et  a  découvert  avant  tout  la  religion  à  son 
usage,  sans  se  représenter  jamais  nettement-  ni  la  tota- 
lité, ni  l'universalité  des  exigences  auxquelles  la  reli- 
gion doit  répondre,  et  il  a  simplifié  un  problème  dont 
Pascal  avait  aperçu  ou  entrevu  avec  une  merveilleuse 
divination  toute  la  complexité;  —  différences  dans 
leur  façon  de  marquer  le  terme  initial  et  le  terme  final 
de  leur  recherche,  —  Maine  de  Biran  n'a  point  eu  la 
notion  profonde  du  péché,  et,  n'ayant  invoqué  finale- 
ment la  grâce  que  pour  la  délivrance  de  ses  misères 
physiques  et  de  ses  faiblesses,  il  n'a  pu  porter  son 
sentiment  jusqu'à  la  précision  doctrinale  nécessaire 
pour  couper  le  mal,  le  mal  profond,  à  sa  racine;  — 
malgré  ces  différences  et  quelques  autres  d'une  impor- 
tance moindre,  il  reste  que  Maine  de  Biran  a  été 
amené  à  envisager  dans  le  même  esprit  que  Pascal  le 
rapport  de  notre  nature  et  de  ses  besoins  à  la  néces- 
sité d'une  vérité  et  d'une  puissance  surnaturelles.  Et 
les  différences  mômes  qui  viennent  d'être  relevées 
auront  sans  doute  moins  d'importance  au  regard  de 
ceux  qui  estiment  que  dans  l'ordre  de  la  vérité  et  de 


MAINE   DE    BIRAN  127 

la  vie  religieuse  la  communion  des  âmes  prévaut  sur 
tout  le  reste  et  que  l'aspiration,  dès  qu'elle  est  sincère 
et  intime,  est  souvent  ici  comme  un  témoignage  de 
possession  :  »  Console-toi,  dit  à  l'homme  le  Dieu  de 
Pascal,  tu  ne  me  chercherais  pas  si  tu  ne  m'avais 
trouvé.  >  A  qui,  mieux  qu'à  Maine  de  Biran,  s'appli- 
querait donc  cette  belle  et  réconfortante  parole? 


FIN 


TABLE  DES   MATIÈRES 


Pages. 

AVERTISSEMHNT I 

AVANl-PRUPOS III 

I.  —  Socrale 1 

II.  —  Lucrèce 28 

III.  —  Marc-Aurèle 57 

IV.  —  Descartes 95 

V.  —  Spinoza 142 

VI.  —  Kant 196 

VII.  —  Maine  de  Biran 260 


PARIS 

TYPOGRAPHIE     P  LO  If -N  O  U  B  B  I  T     HT    C'* 

8,  rue  Garancière 


Delbos,  Victor  B 

Figxires  et  doctrines       .D44 
de  philosophie