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FIGURES ET DOCTRINES
DB
PHILOSOPHES
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1918.
DU MÊME AUTEUR
Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza
et dans l'histoire du Spinozisme. Un vol. in-S» de xii-
569 pages. F. Alcan, éditeur. (Épuisé.) 1893.
La Philosophie pratique de Kant. Un fort vol. in-8» de
iv-7o6 pages. (Couronné par l'Académie française.) F. Alcan,
éditeur. 1905.
Les Fondements de la métaphysique des mœurs de
Kant. Traduction nouvelle, avec introduction et notes. Un
vol. in-12 de 210 pages. Ch. Delagrave, éditeur.
Le Spinozisme. Un vol. in-8» de 215 pages, à la Société fran-
çaise d'Imprimerie et de Libraiiie. 1916.
L'Esprit philosophique de l'Allemagne et la Pensée
française. Une brocJaure in-16 de 43 pages. Blocd et Gay,
éditeurs.
Une Théorie allemande de la culture : TV. Ost-wald
et sa philosophie. Une brochure in-16 de 31 pages. Bloud
et Gay, éditeurs.
La Philosophie française. Un vol. in-16 de vni-368 pages.
Plon-Nourrit et C'«, éditeurs.
l'AHIS. TYP. PLON-NOURRIT ET C'«, 8, RUIC GAIIANCIÈRE. — 25960.
VICTOR DELBOS
-iBMBRE rr t'ryfTiTUT
PKoïïSSZi -ORBOXSH
FIGURES ET DOCTRINES
DB
PHILOSOPHES
SOCBATS — LUCRECE — MARC-AURELK
DESCARTES
iPIXOZA — KAXT — M.VIXB DB BIBAN
PARIS
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Tous droits réienré»
Droits de reproJuclion et de fraducliiB
réseivt-s pour tous pays.
AVERTISSEMENT
Lorsque surpris par la maladie en pleine acti-
vité Victor Delhos a succombé à cinquante-trois
ans le 16 juin 1916, il laissait, outre d'importants
manuscrits qui pourront être pubHés, un ouvrage
complètement achevé qu'il avait lui-même remis à
l'éditeur peu de semaines avant la guerre. Au
cours des deux années précédentes, il m'avait
maintes fois entretenu de l'attentive « mise au
point » des différentes conférences qui, réunies en
volume, développées et illustrées de citations
expressives, devaient selon son désir devenir de
plus en plus accessibles à tous les esprits cultivés.
Le 1" juin 1914 il m'écrivait : « Je viens de com-
pléter les études qui composent mon petit livre :
Figures et doctrines de philosophes. Il est mainte-
nant entre les mains de l'imprimeur. Il paraîtra
sans doute en octobre. Je voudrais qu'il fît quel-
que bien. »
11 faut que ce vœu soit exaucé. Si, même avant
la iin de l'horrible tourmente qui en a retardé l'ap-
parition, nous publions cet ouvrage, c'est parce
qu'il fait honneur à la France et à l'humanité,
c'est parce qu'il est « bienfaisant ».
II FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
Plus que jamais il est bon de proposer aux médi-
tations ces grandes œuvres de la pensée philoso-
phique dont « il n'est aucune qui ne puisse contri-
buer à faire comprendre et à orienter la vie » ; qui
ne mette « à notre service quelque façon de culti-
ver notre âme et de nous rendre meilleurs » ; qui à
des degrés divers « n'apprenne aux hommes, selon
un mot autrefois très usuel parmi les philosophes,
la sagesse ». Dans la douleur profonde que cause
à tous les amis de « la sagesse » la disparition
prématurée d'une telle « figure de philosophe »,
c'est une consolation de penser que, l'enseigne-
ment de Victor Delbos continuera de porter des
fruits.
Maurice Bi.ondel.
AVANT-PROPOS
Les études qui composent ce volume ont été, à
l'origine, «les conférences à l'adresse d' auditoires
quelque peu dissemblables, mais qui avaient ce
caractère commun de n'être préparés à les enten-
dre que par une culture générale et par la curio-
sité des questions philosophiques, non par une
éducation et des connaissances spéciales.
Écrites après coup, quelques-unes pour satis-
faire à l'engragement de les laisser paraître dans des
Revues, elles ont reçu des développements que ne
comportait pas une exposition orale, et elles ne se
sont pas interdit de demander à des lecteurs un
plus grand effort que celui qu'elles pouvaient
exiger d'auditeurs. Elles ont continué néanmoins
à éviter les explications et les formules trop tech-
niques. Elles ont tâché d'être exactes sans préten-
dre être complètes, et de rester largement accessi-
bles sans se contenter de généralités vagues, et
sans négliger ou altérer l'essentiel.
Si elles ont été réunies dans ce recueil, c'est
qu elles se sont trouvées avoir, sans préméditation
primitive et malgré la diflérence des sujets, cer-
tains traits qui les rapprochent. Elles présentent
IV FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
des doctrines qui sont assurément parmi les plus
importantes que la pensée philosophique ait pro-
duites; mais elles les présentent dans leur rapport
direct avec la personnalité des philosophes qui les
ont soit créées, soit prises à leur compte ; et elles
les présentent surtout en raison de leurs façons de
comprendre et d'orienter la vie humaine.
Certes les systèmes philosophiques ont, en de-
hors des circonstances où ils ont apparu, une signi-
fication intrinsèque qui autorise à les considérer
et à les juger en eux-mêmes. Toutefois, quand ils
sont exclusivement aperçus dans la suite logique
de leurs idées constitutives, ils peuvent sembler
bien lointains. Ils se rapprochent de nous au con-
traire et nous invitent presque à plus de familiarité
quand ils se montrent à travers des physionomies
individuelles, si originales qu'elles soient. Ils ma-
nifestent ainsi qu'ils ont participé à des existences
d'hommes, soit pour en refléter intellectuellement
certains aspects, soit pour y imprimer par la force
d'idées agissantes des marques profondes. Ils ne
fontpas alors communiquer seulement des concepts
avec des intelligences, mais des personnes avec des
personnes.
Peut-être les doctrines dont il est question dans
ce livre souffriraient-elles encore moins que
d'autres l'oubli du tour d'esprit et du genre de
caractère des philosophes qui les ont professées.
S'aviserait-on de parler de la philosophie de So-
crate sans le faire voir lui-même, sans peindre au
moins sa nature morale, sans essayer de prendre
sur le vif les actes et les procédés d'enseignement
AVANT-PROPOS v
par lesquels il remplissait sa singulière vocation,
sans remettre sous les yeux quelle fut sa manièie
de vivre et sa manière de mourir? Plus stricte est
la fidélité de Lucrèce à l'épicurisme, doctrine de
prudence étroite et bien réglée, plus \-ivement res-
sort la puissance de pénétration morale qu'il lui
confère par l'éclat de son imagination, la fougue
de sa conviction et de sa propagande, la contagion
de ses tourments peut-être mal apaisés, le frémis-
sement de sa sympathie pour toutes les misères et
toutes les agitations humaines. Marc-Aurèle et
Maine de Biran ont également écrit, chacun à sa
façon, un Journal intime : Marc-Aurèle pour se re-
trouver, parmi les lourdes obligations de sa charge
impériale, directement en lace de son idéal stoï-
cien, en rappeler les exigences et se mesurer par
elles ; Maine de Biran pour tâcher de se saisir tel
qu'il est dans les fluctuations et les contrariétés de
sa nature, travailler à conquérir grâce à son expé-
rience même la doctrine qui lui assure la plénitude
du calme et de la possession de soi : la diversité de
leur temps, de leurs conditions, même de leurs
espèces d'analyse personnelle n'empêche pas qu'ils
ne s'appliquent semblablement, l'un et l'autre, à sui-
vre du regard intérieur le plus attentif et le plus péné-
trant le double mouvement de leur âme à leur philo-
sophie et de leur philosophie à leur âme. Comment
la signification de leurs pensées ne s'enrichirait-elle
pas du témoignage qu'ils en ont donné dans l'inti-
mité de leur conscience ? Malgré ce qu'a de plus
exclusivement intellectuel l'autobiographie qui
constitue une part du Discours de la Méthode^ il es'
VI FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
cortain que Descartes, par l'histoire qu'il nous
offre de la formation de son esprit, de la décou-
verte de sa méthode et de l'élaboration de sa doc-
trine, nous rend incomparablement plus saisis-
sante la révolution philosophique qu'il a opérée.
Même il n'est pas indifférent que sa façon de phi-
losopher n'ait eu rien de professionnel, que ses in-
ventions et ses spéculations quoique conduites
par ordre aient apparu au cours d'une vie errante,
souvent occupée d'autres soins et d'autres curio-
sités : ainsi nous devient plus sensible la liberté
qu'il attribuait à l'exercice de la pensée. Encore
Descartes n'avait-il pas engagé dans sa philosophie
son existence tout entière et le souci de son sa-
lut. Mais Spinoza, cartésien en quelque mesure,
est philosophe pour de tout autres motifs que Des-
cartes, pour des motifs qu'achèvent de rendre tra-
giques et pressants ses conflits avec les ministres
et les docteurs de la foi juive : la philosophie, c'est
la demeure spirituelle qu'il est obligé de se créer
hors de la maison dont il ne s'était que discrète-
ment retiré, mais qui maintenant s'est fermée vio-
lemment à lui et le laisse exposé à toutes les per-
sécutions et à tous les périls. Il ne bâtit pas son
système seulement pour paraître savant, mais
pour être sauvé, et sa hardiesse à affirmer qu'il a
trouvé parles ressources de sa raison avec la vérité
certaine la joie imperturbable, n'est que l'expres-
sion de la force avec laquelle il a senti 1' « amour
intellectuel de Dieu » s'imposer à lui et réprimer
en lui le sentiment des inquiétudes, des déceptions
et des souffrances de sa vie. Une existence comme
AVANT-PROPOS vu
la sienne est conduite par le sentiment d'une en-
tière dépendance à l'égard de l'Ltre infini. Une
existence comme celle de Kant se dirige au con-
traire par la conscience et la volonté de ne dépen-
dre que de soi et de la raison intérieure à soi : elle
rejette d'elle toutes les causes d'inexactitude,
d'irrégularité, jusque dans les heures mêmes de
détente et de loisir ; elle se concentre sur les
objets de la recherche philosophique avec un es-
prit de rigueur et de suite qui ne peut souffrir que
les diversions prévues ; or, s'il a toujours semblé
évident que la puissance des convictions morales
chez Kant et le rigorisme même de son caractère
formé par une éducation piétiste se sont exprimés
dans sa doctrine, ne faut-il pas ajouter que de là
aussi ont pu provenir, à un certain degré, la sévé-
rité de ses procédés d'investigation, son désir
d'épuration intellectuelle et de critique, son be-
soin de dissiper la confusion des idées et des mé-
thodes?
La connaissance de la vie et la représentation
de la physionomie des philosophes peuvent donc
nous ménager en quelque façon l'accès à leurs
doctrines. Mais il reste vrai que leurs doctrines
sont infiniment plus que de simples expressions
de leur individuîdité, qu'elles sont comme des
manifestations de l'esprit humadn aux prises lui-
mt^me avec les plus hauts et les plus difficiles pro-
blèmes. Les doctrines qui sont exposées dans ce
livre ont donné à ces problèmes des solutions di-
verses et même contraires; et elles font saillir par
là certaines des tendances profondes auxquelles a
VIII FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
obéi et entre lesquelles s'est partagée la pensée
philosophique. Socrate fonde la science morale; il
rappelle l'homme à la connaissance de soi et met
sa conduite sous l'empire souverain de sa raison.
Il imprime ainsi à la pliilosophie grecque l'idée
qu'il y a une organisation possible et nécessaire
de la vie morale en dehors de l'influence des pré-
jugés et de la coutume, par une application sys-
tématique du savoir au désir qu'a l'homme d'at-
teindre le plus grand bonheur. Cette manière de
poser le problème moral et d'en conduire l'étude
reste celle de toutes les morales helléniques et en
particulier des deux morales dont l'opposition est
do plus en plus comme une alternative pour la
conscience du monde antique : l'épicurisme et le
stoïcisme. Tandis que l'épicurisme ramène la vertu
à la recherche prévoyante du plaisir tel que les
sens nous le font éprouver et place l'homme dans
un inonde dont une matière aveugle a déterminé
la formation, le stoïcisme ramène le bonheur à la
vertu et fait dépendre la vertu de l'obéissance à la
raison qui gouverne et pénètre l'univers. Le Chris-
tianisme a appelé les âmes à une autre vie que
celle que l'intelligence philosophique avait conçue,
à une vie surnaturelle. Mais il n'a point dispensé
la philosophie de continuer à rechercher ce qui,
dans la nature humaine, sert de principe et de base
à la conquête de la perfection la plus haute. Des-
cartes est sans doute avant tout préoccupé de fonder
la certitude de la science; mais il déclare lui-même
que, s'il tient à distinguer le vrai du faux, c'est
qu'il reconnaît là le seul moyen de voir clair en
AVANT-PROPOS ix
ses actions et de marclier avec assurance dans
cette We; quoiqu'il n'ait point définitiveiiierU dis-
posé ses idées sur la morale, il en faisait lobjet
de ses méditations les plus ordinaires. En tout cas,
il était fermement convaincu que la science est
stérile si elle n'aboutit pas à la pratique en tout
ordre; si riiomnie, parla science de la nature ma-
térielle, arrive à disposer des forces extérieures, il
peut égalemeril, par une science tout aussi positive
de lui-même et de ses passions, arriver à changer
les mouvements de sa vie intérieure. Alliant à des
souvenirs de la morale stoïcienne une inspiration
chrétienne. Descartes rattache au plus haut exercice
de la raison le contentement de Tàme et l'amour
de Dieu. Spinoza, lui, pose directement le pro-
blème de la béatitude et du salut, et il le résout en
poussant le cartésianisme dans le sens d'un pan-
théisme rationaliste; il appuie l'amour de Dieu sur
la nécessite toute géométrique par laquelle la Subs-
tance absolument infinie a produit des êtres finis,
simples modes d'elle-même; et ainsi il fait coïn-
cider la plus grande puissance de notre être,
c'esl-à-dire toute notre vertu, avec la connaissance
du rapport d'inhérence qui nous lie à l'Etre infini.
Kant, au contraire, considère comme illégitime la
prétention de connaître des réalités absolues; il
emploie sa critique de la métaphysique tradition-
nelle à faire ressortir la puissance législatrice et
l'autonomie de la raison, dont l'expression su-
prême est la loi morale, unique règle et unique
mesure de la valeur de son action. C'est à un tout
autre point de vue que celui du rationalisme.
X FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
métaphysique ou critique, que se place enfin Maine
de Biran : il en appelle avant tout à cette expé-
rience intérieure, qu'élargit et qu'approfondit la
réflexion, pour atteindre ce qu'est, par delà la vie
animale, la vie proprement humaine; et, préoccupé
de trouver ce qui peut donner à notre existence,
naturellement instable et agitée, la certitude et le
calme, il conçoit, par delà la vie humaine dont le
stoïcisme lui paraissait fournir les plus justes dé-
terminations morales, une vie de l'esprit dont son
christianisme croissant contribue à lui faire sentir
la réalité, une vie que caractérisent l'abnégation
du moi et l'influence de la grâce.
V Si différentes et même parfois si contraires
qu'apparaissent toutes ces doctrines, elles relèvent
cependant d'un même principe qui a dominé toutes
les morales véritablement philosophiques, à sa-
voir, comme dit l'une d'elles, qu'il y a une « nature
humaine supérieure » qui s'off"re comme modèle
ou s'impose comme règle à notre nature humaine
actuelle. La conception de cette nature humaine
supérieure ne saurait résulter delà seule constata-
tion, même scientifique, d'une réalité quelconque.
Elle suppose plutôt que l'esprit ne saurait se laisser
tout entier absorber par la connaissance des objets;
qu'il possède, par delà la puissance de se mettre
au niveau des choses données pour les connaître,
la puissance de se redresser pour concevoir et
tâcher de réaliser un autre ordre où il se recon-
naisse plus immédiatement et plus complètement
lui-même. Elle suppose aussi que les mobiles de la
vie pratique, tour à tour en accord ou en conflit,
AVANT-PROPOS xi
sentiments, passions, tendances, images, idées, ne
sont pas geuleraent des produits, mais véritable-
ment aussi des factem'S qui se laissent régler et
ordonner dans une mesure plus ou moins grande
à l'intérieur de nous-mêmes, sans emprunter à un
savoir extérieur plus que des moyens auxiliaires.
Elle suppose donc aussi qu'il y a des maximes d'ac-
tion dont nous pouvons éprouver la valeur par la
capacité que nous avons de les mettre à l'épreuve
et d'en constater directement l'empire sur nous-
mêmes.
Voilà pourquoi ces diverses doctrines contien-
nent plus ou moins, avec leur explication propre
des fins de la vie, une large part d'observation
humaine ; elles rattachent le développement et le
perfectionnement de notre nature à un ensemble
de conditions, de moyens ou de méthodes que
l'expérience de chacun est à même de contrôler.
Elles s'offrent ainsi sans protection artificielle au
jugement de ceux qui prennent la peine de les
méditer. Et elles méritent certainement toutes que
l'on prenne cette peine. Car s'il est légitime de
chercher, soit de préférence dans telle d'entre elles,
soit par-dessus elles toutes, la vérité qui satisfait à
l'explication complète et à toutes les requêtes de
notre vie, s'il est nécessaire de mettre cette vérité
au rang de régulatrice absolue et d'inspiratrice
souveraine, elle n'en laisse pas moins une place
à l'inégalité des moyens et à la particularité des
efforts par lesquels nous pouvons travailler à nous
en rapprocher. Or il n'est aucune des doctrines
ici exposées qui ne nous fasse comprendre et ne
XII FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
mette à notre service quelque façon de cultiver
notre âme et de nous rendre meilleurs. Un mot
autrefois très usuel parmi les philosophes, que
notre langue philosophique d'aujourd'hui paraît
laisser tomber en désuétude, rappelle exactement
ce qu'elles ont voulu apprendre aux hommes et ce
qu'elles peuvent en effet, à des degré» divers,
leur enseigner encore : la sagesse.
FIGURES ET DOCTRINES
DE
PHILOSOPHES
I
SOCRATE
Quelle a été' la philosophie de Socrate? — De longs
développements ne doivent pas sembler nécessaires
pour exposer la doctrine d'un philosophe qui n"a rien
écrit. Mais ce philosophe a été' provoqué par de mul-
tiples causes à remplir sa singulière et irrésistible voca-
tion; il a pensé à la fois avec son temps, pour son
temps, contre son temps; il a légué à la postérité, non
seulement ses idées, mais encore, si Ton peut dire, sa
personne, sa vie et sa mort même. En toute rigueur
on pourrait ramener à quelques formules simples et
brèves l'essentiel de ce qu'il a enseigné; mais on nau-
rait expliqué par là ni le rôle qu'il a joué à son époque
et dans son pays, ni l'enthousiasme des disciples qu'il
8'est faits, ni Tinimitié des adversaires qu'il s'est sus-
cités, ni la profonde influence qu'il a exercée sur le
développement de l'esprit humain. Ainsi, dès que l'on
veut se garder de l'isoler ou de la réduire, l'œuvre de
Socrate apparaît aussi considérable et aussi complexe,
pour ne pas dire plus, qu'aucune de celles qui, sous la
1
2 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
forme de livres philosophiques, mettent à l'épreuve
nos facultés dintelligence et d'analyse.
*
• *
Il faut donc rappeler d'abord dans quel milieu so-
cial et intellectuel Socrate est apparu. Au cours du
v« siècle, une fois assuré le triomphe de la Grèce
sur l'Orient barbare, il s'était produit dans les cités
grecques, tout spécialement à Athènes, une grande
transformation de l'état des esprits et des mœurs. Les
succès extraordinaires qui venaient d'être remportés
n'avaient pas seulement exalté la conscience publique;
ils avaient fait naître dans les âmes mêmes des indi-
vidus un besoin d'expansion et d'action, un goût et une
volonté de puissance que devait beaucoup plus gêner
que servir le respect des institutions et des croyances
traditionnelles. Gefurent cesinstitutionsetces croyances
qui se trouvèrent dès lors ébranlées par le mouvement
intense et tumultueux des esprits. L'affaiblissement en
fut bien représenté en même temps que précipité par
ce qu'on appelle la sophistique.
Selon son sens primitif, le « sophiste » est celui qui
fait profession de science; mais, vers le milieu du
\' siècle, on prit l'habitude de donner ce nom, en-
core honorable, à un groupe d'hommes qui préten-
daient apporter et enseigner une science nouvelle. Or,
dès qu'elle fut quelque peu développée, cette science
nouvelle apparut comme également opposée aux idées
reçues et aux recherches philosophiques. Destinée à
rendre tout citoyen capable de se tirer d'affaire en toute
circonstance, à lui assurer les meilleurs moyens d'action
et le plus grand pouvoir, elle tendit inévitablement à faire
prédominer l'individu sur la tradition et à dénoncer
dans la tradition tout ce qu'elle pouvait enfermer de
suranné et d'arbitraire. Mais si les sophistes furent
ainsi portés à s'affranchir de l'autorité extérieure et de
la coutume, ce ne fut point pour engager les intelli-
SOCRATE 8
gences émancipées dans les voies de la recherche pro-
prement scientifique; ce fut tout au contraire pour les
en détourner. Ils invoquèrent à cet égard un argument
qui leur était fourni par les écoles philosophiques
mêmes, à savoir la contradiction des résultats aux-
quels elles avaient abouti. Et de fait, dans leur effort
plus ou moins naïf pour atteindre les premiers prin-
cipes des choses, ioniens, pythagoriciens, éléates
s'étaient constamment opposés les uns aux autres :
d'où les sophistes concluaient que « l'homme est la
mesure des choses », c'est-à-dire qu'il n'y a pas de
vérité fixe et universelle. Leur enseignement s'appli-
quait donc à exposer les moyens, non d'établir la
science, mais de faire prévaloir de simples opinions
dans l'intérêt de chacun; il avait pour principaux
objets Téristique et la rhétorique.
C'étaient là des effets dépendant d'une cause plus
générale et plus relevée : la culture de l'esprit était de-
venue un facteur essentiel de la vie publique. Or il
était inévitable que cette introduction croissante de
l'activité et de la curiosité intellectuelles dans tous les
domaines eût pour suite la prédominance de la réflexion
sur la spontanéité, du calcul sur l'inspiration, de la
critique sur la tendance à l'affirmation immédiate et
catégorique. Cette transformation apparaît bien dans
les œuvres littéraires marquées au plus haut degré du
caractère social, dans les œuvres dramatiques. Com-
paré au théâtre d'Eschyle et à celui de Sophocle, le
théâtre d'Euripide est extrêmement plus préoccupé de
dépeindre et d'exciter la sensibilité individuelle; il est
animé en outre d'une liberté et d'une hardiesse qui
s'exercent volontiers contre les idées traditionnelles,
et s'expriment plus d'une fois par des maximes sophis-
tiques. La comédie d'Aristophane, si elle vante élo-
quemment l'ancienne éducation morale, ne se gêne
point cependant çà et là pour livrer à la risée les fonc-
tions et les croyances qui y étaient étroitement unies,
et elle témoigne bien ainsi de l'impossibilité d'une res-
4 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
tauration pure et simple. En somme l'évolution de la
vie sociale ainsi que les progrès de la culture intellec-
tuelle avaient relâché ou brisé les liens qui rattachaient
la conscience de l'individu aux convictions et aux
règles collectives. Retrouver dans cette conscience
même le principe de fixité et de régularité qui parais-
sait lui manquer, mais qui, une fois découvert, devait
apparaître comme le soutien ou le substitut des
croyances indispensables à l'homme et à la cité : telle
fut l'œuvre de Socrate.
Socrate tient aux sophistes par certaines ressem-
blances qu'il a avec eux et par l'opposition qu'il leur
fait. Il leur ressemble extérieurement par la subtilité et
l'argutie de quelques-uns de ses raisonnements; il leur
ressemble d'une manière plus profonde par la con-
damnation qu'il prononce comme eux sur la science de
la nature et par la préoccupation exclusive qu'il a
comme eux des choses humaines. Il s'oppose à eux
par la foi qu'il a dans la vérité, par le droit qu'il at'
tribue à la science, telle qu'elle peut et doit être ins-
tituée, de régler la conduite de l'homme. Mais ses
conceptions philosophiques ne se présentent pas en
formules d'école; quoiqu'elles contiennent toute une
technique de la pensée, elles sont tout d'abord liées à
sa vie, à sa personnalité et à sa façon propre d'en-
seigner.
» *
Fils du statuaire Sophronisque et de la sage-femme
Phénarète, Socrate naquit à Athènes vers 4G9; il exerça
lui-même pendant quelque temps le même art que son
père; on lui attribuait avec plus ou moins de raison un
groupe des trois Grâces vêtues, qui figurait à l'entrée
de l'Acropole. Il reçut l'éducation régulière ; il s'initia
aux questions de géométrie et d'astronomie; il fut ins-
truit des idées de Parménide, d'Heraclite, d'Anaxagore,
peut-être d'Empédocle. 11 fut en rapport avec diverses
SOCRATE 5
personnes dont le commerce dut étendre ses connais-
sances et surtout susciter ses réflexions, en particulier
avec des sophistes^ tels que Protagoras, Gorgias, Pro-
dicos, etc.. C'est à l'occasion de l'enseignement des
sophistes, et par re'action contre leurs idées et leurs
procédés, qu'il prit conscience de sa mission, et il y
resta fidèle jusqu'à sa mort, qu'il encourut pour ne pas
vouloir y manquer. 11 s'y dévoua malgré Tinsuffisance
de ses ressources, malgré les tracas dune vie domes-
tique que lui rendait dure le caractère de sa femme
Xantippe, soutenu par la déclaration de l'oracle de
Delphes qui l'avait proclamé le plus sage des hommes,
s'appliquant sans relâche à s'examiner lui-m^nie
comme à examiner les autres. Xénophon et Plate n
nous sont également témoins qu'il poursuivit scn
œuvre sans défaillance de son esprit pas plus que de
sa volonté.
Ce fut un personnage bien extraordinaire que So-
crate, d'une physionomie bien singulière et bien saisi.s-
sante. Il était laid; il avait la figure large, le nez aplati,
les lèvres épaisses, les yeux saillants. Il négligeait son
extérieur au point d'exciter la risée publique, portant,
hiver comme été, le même manteau d'étofle commune,
doué au reste d'une robuste constitution qui lui per-
mettait d'aller nu-pieds dans toutes les saisons et de
supporter le plus légèrement du mon le la fatigue et la
douleur. Sa physionomie intellectuelle et morale était
incomparablement moins simple que sa physionomie
physique. A vrai dire, beaucoup des vertus qui furent
les siennes, si on les dégage de la forme personnelle
qu'il leur donnait, pourraient apparaître uniquement
comme des vertus communes d'honnête homme : tem-
pérance, modération, fermeté dans les idées, exacti-
tude dans l'accomplissement de tous les devoirs, civi-
ques ou autres, etc. C'est par là que sa sagesse, — la
sagesse du bonhomme dont on lui a parfois trop exclu-
sivement prêté la figure, — a quelque chose de familier
et de peu éclatant; mais ce qui la relève, et à une très
« FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
grande hauteur, c'est l'extrême énergie spirituelle
qu'il déploya pour en rechercher, à rencontre de l'état
de dissolution où se trouvaient les croyances tradition-
nelles, le principe ferme, et pour défendre ce principe,
une fois trouvé, contre l'inintelligence, la routine ou le
parti pris de scepticisme. D'ailleurs, môme en dehors
de l'accomplissement de la mission qu'il s'était donnée,
il eut mainte occasion de révéler sa force d'âme et son
courage. Il combattit comme hoplite au siège de
Potidée et à la bataille de Délium avec une bravoure
qui fit l'admiration de tous; à Potidée il sauva Alci-
biade blessé. Malgré sa volonté de rester éloigné des
affaires publiques, il dut, comme prytane, participer
en 406 à la présidence de l'assemblée du peuple qui
devait décider de la procédure à suivre contre les gé-
néraux vainqueurs aux Arginuses : ceux-ci étaient ac-
cusés d'avoir négligé de sauver les équipages d'un
certain nombre de vaisseaux gravement endommagés
et aussi de n'avoir pas pris soin d'ensevelir les morts;
se faisant l'écho des passions populaires, un certain
Gallixène réclamait, contrairement à l'esprit de la cons-
titution, sinon à la lettre de la loi, qu'ils fussent jugés
tous au scrutin secret et en bloc : Socrate, jusqu'au
bout, refusa de mettre aux voix la proposition et faillit
être victime de sa résistance. Sous la tyrannie des
Trente, délégué pour procéder avec quatre autres
citoyens à l'arrestation illégale d'un adversaire des
gouvernants, Léon de Salamine, il fut seul à oser re-
fuser, et il aurait sans doute payé de sa vie son refus
si les Trente n'avaient été renversés presque aussitôt.
11 défendit donc, à l'occasion, la justice contre tous les
pouvoirs, contre le peuple et contre les tyrans. Tout le
monde sait l'héroïsme de sa mort.
*
» *
Mais où Socrate déploie avec la plus admirable cons-
tance toute l'énergie de son caractère, c'est dans la
SOCRATE 7
lutte contre les impressions du dehors et les préjuges,
c'est dans l'effort pour conquérir une vie intérieure
ferme. Incapable de se satisfaire des formes ordinaires
de pensée, il exerce ses facultés de réflexion avec une
intensité singulière, et il porte souvent son intelli-
gence à ce degré de concentration extrême où elle
semble toute possédée par les objets auxquels elle
s'applique; et alors il ne paraît plus rien voir autour
de lui. 11 fut surpris un jour, nous rapporte Platon,
dans un état d'absorption extraordinaire par ses idées :
c'était au camp de PoliJée. « Un matin, on l'aperçut
debout, méditant sur quelque chose. Ne trouvant pas
ce qu'il cherchait, il. ne bougea point, et continua de
réfléchir dans la même posture. Il était déjà midi; nos
gens l'observaient et se disaient avec étonnement les
uns aux autres que Socrate était là rêvant depuis le
matin. Enfin, vers le soir, des soldats ioniens, après
avoir soupe, apportèrent leurs lits de camp en cet en-
droit afin de coucher au frais (on était alors en été) et
d'observer en même temps s'il passerait la nuit dans la
même attitude. En effet il continua de se tenir debout
jusqu'au lendemain, au lever du soleil. Alors, après
avoir fait sa prière au soleil, il se retira. » Voilà donc
comment sa force de méditation, en le détachant des
choses, semblait presque le ravir à lui-même et prendre
la forme d'une inspiration. C'est que tous les con-
trastes dont était faite sa nature intellectuelle se rame-
naient peut-être à un contraste essentiel : la passion
de la raison, l'ardeur enthousiaste jiourles idées claires
et le savoir défini. Or ce savoir défini, ces idées claires,
au lieu d'en rechercher la possession par des procédés
d'école, c'est par les moyens les plus souples et les
plus libres qu'il les poursuit. Il fréquente volontiers les
hommes et les femmes de son temps qui passent pour
avoir une culture supérieure. Uconnaît les anciens phi-
losophes. Il écoute les sophistes. Mais dans ce large
embrassement de conceptions très diverses, souvent
disparates, il conserve intactes, pour les appliquer
8 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
avec une rare pénétration, toutes ses facultés critiques.
Toutes ces notions ou connaissances qui lui viennent
du dehors, il ne les accueille que pour les examiner et
pour prendre plus nettement conscience de la vérité
intérieure. Quoi qu'il ait lu, quoi qu'il ait entendu, il
est donc bien, selon le mot de Xénophon, le propre
artisan de sa philosophie. Cette façon originale d'ap-
prendre se complète par une façon originale d'ensei-
gner. Enseigne-t-il, à vrai dire? Non, si l'enseignement
n'est que la leçon suivie et prolongée, destinée avant
tout à mettre en évidence le savoir acquis et la supé-
riorité intellectuelle du maître. 11 refuse obstinément
ce titre de maître; il prétend avoir des amis et des
compagnons plutôt que des disciples; c'est à eux qu'il
vient demander ce qu'ils pensent et ce qu'ils savent au
lieu de leur imposer ce qu'il pense et ce qu'il sait; car
pour lui, aime-t-il à répéter, il ne sait qu'une chose,
c'est qu'il ne sait rien. Refusant tout salaire, et ensei-
gnant de la sorte, il n'a pas de disciples attitrés. Il va
partout, sur la place publique, dans les gymnases, dans
les ateliers; il engage avec tout venant, connu ou in-
connu. Athénien ou étranger, une conversation qui,
partie de questions souvent triviales, frivoles ou
bizarres, tourne par des voies imprévues aux plus im-
portants des problèmes scientifiques et moraux. Au
besoin il sait parler à chacun de ses affaires; il inter-
vient pour conseiller, pour redresser, pour aider; il
réconcilie deux frères; jl rappelle son propre fils au
respect d'une mère acariâtre et tracassière; à un riche
il fournit un intendant pour le soin de ses biens; à un
homme ruiné il recommande le travail et lui en vante
la noblesse, s'élevant ainsi au-dessus des préjugés de
son temps; il met au pied du mur un jeune ambitieux
qui prétend à la direction des affaires publiques et le
force de confesser son incompétence; il encourage au
contraire l'ambition d'un homme capable, mais timide
et trop modeste. Il parle peinture avec Parrhasios,
sculpture avec Cliton le statuaire. Il ne se lasse pas de
SOCRATE 9
causer, et sa causerie, qui sait revêtir toutes les formes,
qui sait s'adapter sans eiïort à toutes les variétés d'es-
prit, abandonnée ou élevée^ de ton très commun ou
de tour très subtil, ne se désintéresse jamais, dans ses
apparentes négligences^ de sa fin propre, qui est la ré-
forme des esprits et des caractères. Il attire invincible-
ment ceux-là mêmes que sa critique et sa raillerie de-
vraient éloigner, ces jeunes gens, élèves des sophistes,
tout fiers de la science qu'ils ont payée, et naïvement
disposes à l'étaler. 11 voit se confier à lui des âmes
désenchantées aussi bien que des âmes présomp-
tueuses : un Apollodore de Phalère, mécontent de tout
le monde, las de lui-même, dégoûté de tout, un Alci-
biade, infatué de lui-même, satisfait de la vie, n'ayant
d'autre volonté que la volonté de ses caprices. Et c'est
Alcibiade qui, dans le Banquet de Platon, nous dit la
forte et singulière impression que produisait sur lui
Socrate. Écoutons-le :
« Pour louer Socrate, mes amis, j'userai de compa-
raisons : lui croira peut-être que je veux plaisanter;
mais ces images viseront à la vérité, non à la plaisan-
terie. Je dis d'abord que Socrate ressemble tout à fait
à ces Silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des
sculpteurs et que les artistes représentent avec une
flûte ou des pipeaux à la main; si vous séparez les
deux pièces dont ces statues se composent, vous trouvez
dans l'intérieur des images de divinités. Je prétends
ensuite que Socrate ressemble particulièrement au sa-
tyre Marsyas. Quant à l'extérieur, Socrate, tu ne con-
testeras pas que cela ne soit vrai; pour les autres traits
de ressemblance, écoute ce que j'ai à dire. N'es tu pas
un effronté railleur? Si tu n'en conviens pas, je pro-
duirai mes témoins. N'es-tu pas aussi joueur de flûte,
et bien plus admirable que Marsyas? Il charmait les
hommes par la puissance des sons que sa bouche lirait
de ses instruments, et autant en fait aujourd'hui qui-
conque répète ses airs; en effet, ceux que jouait
Olympos, je soutiens qu'il les a appris de Marsyas.
40 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
Qu'un artiste habile ou une méchante joueuse de flûte
les exe'cute, ils ont par eux seuls la vertu de nous en-
lever à nous-mêmes et de faire reconnaître ceux qui
ont besoin des initiations et des dieux ; car ils ont un
caractère divin. La seule différence qu'il y ait à cet
égard entre Marsyas et toi, Socrate, c'est que, sans ins-
truments, avec de simples discours, tu fais la même
chose. Qu'un autre parle, fût-ce le plus habile orateur,
pas un de nous, pour ainsi dire, n'en garde l'impres-
sion. Mais que l'on t'entende, ou que l'on entende seu-
lement quelqu'un qui reproduit tes discours, si pauvre
orateur que soit celui qui les répète, tous les audi-
teurs, hommes, femmes ou adolescents, en sont saisis
et transportés. Pour moi, mes amis, n'était la crainte
de vous paraître tout à fait ivre, je vous attesterais
avec serment l'effet extraordinaire que ses discours
ont produit et produisent encore sur moi. Quand je
fécoute, le cœur me bat avec plus de violence que si
j'étais agité de la danse des corybantes; tes paroles me
font verser des larmes et j'en vois un grand nombre
d'autres ressentir les mômes émotions. Périclès et nos
autres bons orateurs, quand je les ai entendus, m'ont
sans doute paru éloquents : mais ils ne m'ont fait
éprouver rien de semblable. Mon âme n'était point
troublée; elle ne s'indignait pas contre elle-même du
honteux esclavage où elle était; tandis que, en écou-
tant le Marsyas que voilà, j'ai été souvent disposé à
penser qu'à vivre comme je fais ce n'est pas la peine
de vivre. Tu ne contesteras pas, Socrate, la vérité de
ce que je dis là; et je suis .sûr qu'en ce moment même,
si je me mettais à prêter l'oreille à tes discours, je n'y
résisterais pas et que j'éprouverais les mêmes impres-
sions. C'est un homme qui me force de convenir que,
manquant moi-môme de bien des choses, je néghge
mes propres affaires pour me charger de celles des
Athéniens. Il me faut donc m'éloigner de lui en me
bouchant les oreilles comme pour échapper aux
sirènes; sinon, je resterais jusqu'à la fin de mes jours
SOCRATE H
assis à la m^'me place auprès de lui. Il est le seul à
éveiller en moi un sentiment dont on ne me croirait
guère susceptible : de la honte en présence d'un autre
homme. Oui, Socrate seul me fait rougir. Car j'ai la
conscience de ne pouvoir rien opposer à ses conseils,
et cependant de n'avoir pas la force, quand je l'ai
quitté, de renoncer à la faveur populaire. Je le fuis
donc; mais lorsque je le revois, je rougis devant lui
d'avoir manqué à ma parole; et souvent j'aimerais
mieux, je crois, qu'il n'existât pas; et pourtant, si cela
arrivait, je sais bien que j'en serais plus malheureux
encore; de sorte que je ne sais comment faii'e avec cet
homme-là. »
«
* *
On n'a pas de peine à comprendre qu'un tel homme,
par les apparentes contradictions de son esprit et de
son caractère, poussant à l'extrême, tantôt l'amour du
bon sens, tantôt le goût du paradoxe, familier et ex-
centrique, railleur jusqu'à l'effronterie, enthousiaste
jusqu'à l'exaltation, ait plus d'une fois déconcerté ses
contemporains. Au fait, est-ce bien un vrai Grec que
l'athénien Socrate? Ne semble-t-il pas dépaysé, étran-
ger à son temps comme à son pays? Au milieu d'un
peuple qui a le sentiment vif des convenances, qui est
épris de la beauté extérieure, il vit négligé, insouciant
de tout apparat, proclamant la valeur suprême des
qualités intérieures. La nature a, d'ailleurs, puissam-
ment favorisé en lui ce dédain de l'extérieur ; et sa lai-
deur physique, jointe aux perfections morales qu'on
lui attribue, est comme une provocation à ces Athé-
niens qui ne peuvent concevoir la vertu du caractère
qu'associée à la beauté du corps. Comment ! Dans le
corps d'un Silène peut résider l'âme d'un Apollon? Lui-
même passe tout à fait froid devant les chefs-d'œuvre
artistiques qui ornent la ville et qui excitent l'admira-
tion générale : il ne semble avoir de regard que pour
12 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
les principes de la vie intérieure et les avantages pra-
tiques de la vertu. Il reproche aux poètes de produire
par inspiration, non par réflexion. Il veut que le terme
de « beau » s'applique surtout aux choses utiles. Pour-
quoi aller se promener hors de la ville? dit-il dans le
Phèdre de Platon. Est-ce que les arbres et la cam-
pagne ont quelque chose à nous apprendre? Ainsi la
prédominance de la réflexion intellectuelle et le souci
constant de la pratique lui donnent, en présence des
manifestations de la beauté, une sorte d'air prosaïque
et de sens rassis qui jurent singulièrement avec le
goût artistique, si spontané et si fin, de ses conci-
toyens, avec la délicatesse esthétique de la vie grecque.
C'est pourquoi un écrivain comme Nietzsche s'est plu
à dénoncer Socrate comme « passionné dans tout ce
qui est antihellénique ». Socrate, prétend-il, en intro-
duisant la dialectique dans lés choses de la vie, altéra
le goût naturel des Grecs et rabaissa leur noblesse.
S'il put fasciner certains jeunes gens, malgré sa lai-
deur, ses perpétuelles ergoteries, sa haine de l'art, sa
vulgarité de plébéien, c'e.st que les purs instincts de
l'âme grecque avaient perdu dès lors leur naturelld
harmonie et étaient en voie de dissolution.
Cependant les caractères antihelléniques que, non
sans de grandes exagérations, l'on relève dans So-
crate, ne l'empêchent pas de refléter dans sa personne,
avec une remarquable fidélité, des traits essentiels à sa
race et à son pays. C'est malgré tout un Grec, un vrai
Grec que Socrate, un Grec d'Athènes. Il est Grec par
toute sa vie, par cette vie vagabonde de laisser-aller
et de loisir qui ne compte jamais avec le temps, par
cet amour de la parole qui distinguait ses concitoyens,
de la parole libre, vivante, constamment en quête d'es-
prits à solliciter; Grec et Athénien, par la finesse de
son coup d'œil, le tour malicieux de son interrogation,
de son ironie, avec cette apparence railleuse de foi
dans la science d'autrui, cet art de paraître dupe alors
qu'il n'est jamais tant sur ses gardes ; Athénien au su-
80CRÀTE il
préme degré, par son ardeur enthousiaste pour la cul-
ture intellectuelle, par la préférence décisive qu'il
accorde aux formes nettes et lumineuses de la pensée
sur les intuitions obscures et amorphes, à la philoso-
phie parfaitement circonscrite de l'esprit humain sur
les aventureuses et trop peu humaines philosophies
de la nature. Et les limites mêmes qu'il impose à son
sentiment, pourtant si vif, de la vie intérieure, empê-
chent que son idéal ne soit radicalement détaché de la
vie grecque pour être, comme il Ta été parfois, plus
ou moins assimilé à l'idéal chrétien. Car la vie inté-
rieure, c'est, pour lui, avant tout la liberté de l'esprit,
non la charité de l'âme ; la tempérance qu'il pratique
et qu'il recommande n'a rien d'ascétique ; elle n'écarte
les jouissances sensibles que tout autant que celles-ci
font obstacle à la possession de soi ; elle gouverne les
penchants sans les réprimer. Socrate a sacrifié sa vie
à sa mission sans reconnaître le prix souverain et in-
trinsèque du sacrifice. Sa sagesse n'est point condes-
cendante; jusque dans ses manifestations les plus fa-
miUères, elle reste, de par son principe, altière comme
la pensée. Pour que plus tard puisse paraître adhérer
au christianisme la spiritualité qu'elle contient, il fau-
dra qu'elle soit vivifiée et transfigurée par un tout
autre principe.
• •
Mais enfin, quelle fut la philosophie de Socrate, et
comment pouvons-nous la connaître, puisque Socrate
n'a point écrit ? Trois écrivains, dont deux furent des
disciples directs de Socrate, nous l'ont rapportée : Xé-
nophon, Platon, Aristote. Mais Xénophon nous l'a
rapportée en la ramenant trop aux proportions de son
esprit qui était fort peu philosophique et avec un trop
grand souci de disculper Socrate. au risque de lui enle-
ver son originalité, pour le révéler inoiîensif. Platon,
au contraire, auteur d'un puissant et profond système^
14 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
a mêlé, dans les expositions de ses Dialogues, la pensée
de son maître à sa propre pensée, si bien que la part
exacte des deux est fort mal aisée à faire. Aristote, dis-
ciple de Platon, paraît bien nous dire plus précisément
ce qui revient à Socrate ; mais les indications qu'il
nous transmet ne sont plus de première main ; il nous
les fournit, en outre, par occasion et sans les coordon-
ner. 11 y a donc une extrême difficulté à dégager de ces
divers témoignages la doctrine vraie de Socrate; et les
controverses érudites ont plutôt mis cette difficulté en
relief qu'elles n'ont fourni le moyen de la résoudre avec
certitude, selon des règles bien définies. Il ne paraît
pas impossible toutefois, quand on recherche sans
parti pris quelle fut la philosophie de Socrate, de la
découvrir à peu près telle qu'elle fut, sans trop grands
risques d'erreur.
JEt d'abord, nous pouvons considérer comme juste
en gros une formule bien connue de Cicéron, d'après
laquelle Socrate a détourné la philosophie du ciel. En-
tendons par là qu'il a renoncé à toute spéculation du
genre de celle des astronomes, à toute philosophie de
la nature, qu'il n'a reconnu comme possibles et fruc-
tueuses que les sciences pratiques. Or, parmi ces
sciences, la plus importante est celle qui gouverne la
vie de l'homme, la science morale. Pourtant cette
science, Socrate ne prétend point la posséder ; il dé-
clare simplement qu'il la cherche et que^ s'il peut la
trouver, ce n'est que par la conversation avec autrui.
Que d'autres affectent de l'avoir : il commencera par
les dépouiller de la fausse science dont ils sont imbus,
ou de la prétention injustifiée au savoir qu'ils manifes-
tent. Faisant profession d'ignorance pour son compte,
il paraîtra d'abord admettre leur science comme au-
thentique : il leur demandera seulement de révéler
leur secret ; il les interrogera d'une façon de plus en
plus pressante^ soumettant leurs réponses à un exa-
men en règle, c'est-à-dire recherchant si elles contien-
nent cet élément d'universalité qui constitue le vrai.
SOCRATE 15
Et le terme de cette épreuve, c'est l'aveu imposé à ses
interlocuteurs de leur ignorance réelle, vainement
masquée par un étalage de science irompeuse. Socrate,
qui dit ne rien savoir, a la conscience claire des condi-
tions de la science ; le sophiste ou son élève, qui disent
savoir, ne savent même pas à quelles conditions on
sait, loin d'être en mesure d'y satisfaire. C'est dans ce
rapport de Socrate à ses interlocuteurs que se mani-
feste son ironie, qui n'est pas simplement une sorte de
simplicité affectée et de familiarité railleuse, qui est en
outre, dans son fond, un procédé de discussion cri-
tique, au moyen du dialogue.
La conclusion à laquelle conduit l'ironie n'est néga-
tive qu'en apparence si l'on prend bien dans tout «on
sens la devise qui peut la résumer et qui a pour elle
l'autorité de l'oracle de Delphes : Connais-toi toi-même.
Cette connaissance de soi a l'avantage positif d'éclai-
rer tout homme sur ce qu'il doit et ce qu'il peut, de le
sauver des illusions souvent funestes qu'il se fait sur
ses semblables comme sur lui-même. < N'est-il pas
évident, dit Socrate chez Xénophon, que les hommes
ne sont jamais plus heureux que lorsqu'ils se connais-
sent eux-mêmes, ni plus malheureux que lorsqu'ils se
trompent sur leur propre compte ? En effet, ceux qui
se connaissent eux-mêmes sont instruits de ce qui leur
convient, et distinguent les choses dont ils sont capa-
bles ou non. Ils se bornent à faire ce qu'ils savent,
cherchent à acquérir ce qui leur manque, et, s'abste-
nant complètement de ce qui est au-dessus de leur
connaissance, ils évitent les erreurs et les fautes. Mais
ceux qui ne se connaissent pas eux-mêmes et se trom-
pent sur leurs propres forces sont dans la même igno-
rance par rapport aux autres hommes et aux choses
humaines en général ; ils ne savent ni ce qui leur
manque, ni ce qu'ils sont, ni ce qui leur sert ; mais,
étant dans l'erreur sur ces choses, ils laissent échap-
per les biens et ne s'attirent que des maux. » La con-
naissance de soi, c'est la science première et la science
16 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
qui suffit. Or, si elle réussit à régler la conduite hu-
maine, ce ne peut être que par ses caractères propres,
qui sont avant tout son intériorité et l'universalité de
son objet. Connais-toi toi-mi^me, cela veut dire : re-
nonce à chercher hors de toi, à apprendre par des
moyens extérieurs ce que tu es réellement et ce qu'il
te convient de faire; reviens à toi, non pas certes
pour te complaire en tes opinions et dispositions indi-
viduelles, mais pour découvrir en toi, par la réflexion,
ce qu'il y a de constant et d'universel, ce qui appar-
tient à la nature humaine en général : et agis en accord
avec ce type permanent et exemplaire d'humanité qui
est ton véritable toi-même. Conception d'une extrême
importance, puisqu'elle réforme radicalement l'idée
que l'on se faisait de la science, puisqu'elle défend
d'entendre la science comme une chose qui peut se
communiquer du dehors, se transvaser d'un esprit
dans un autre, puisqu'elle proclame qu'en tout esprit
humain existe la science qui intéresse l'homme et qui
n'a besoin que d'être dégagée. Dès lors aussi le rôle
du maître change complètement; c'est le rôle d'un
auxiliaire qui assiste simplement les esprits pour les
aider à produire leurs idées et pour examiner si elles
sont viables, mais qui ne saurait prétendre sans absur-
dité enfanter le vrai à leur place. Le maître ne sait pas
plus que le disciple; il cherche comme lui et avec lui.
Le dialogue n'est pas un procédé extérieur et acciden-
tel d'enquête et d'exposition ; il est l'expression essen-
tielle de l'effort en commun pour dégager la vérité in-
térieure aux esprits.
•*
« *
Cependant cet effort a sa règle dans certaines condi-
tions logiques, qui en respectent du reste roriginalité.
Aristote nous apprend que Socrate pratiquait l'induc-
tion et la définition par l'universel. Qu'était-ce au
juste? Des exemples fournis par Xénophon nous l'ex-
SOCRATE 47
pliqiient. Voici une proposition générale : les hommes
se soumettent volontiers en toutes choses à ceux qu'ils
croient les plus habiles. Cette proposition ge'nérale ré-
sulte de la considération des faits particuliers sui-
vants : dans lu maladie, on obéit au médecin que Ion
juge le plus expérimenté, en mer au pilote le plus
adroit, en matière d'agriculture à l'agriculteur le plus
renommé, etc. C'est en dégageant lélément commun
de ces faits particuliers que Ton remonte à la proposi-
tion générale, ce qui est proprement induire. Quand la
proposition générale a été ainsi établie, il est du reste
possible de l'appliquer à d'autre cas que ceux dont elle
a été induite. Ailleurs Socrate interroge Euthydèmeet
obtient de lui l'aveu qu'il aspire à commander, et que
pour exercer le commandement la justice est indispen-
sable. Qu'est-ce donc que la justice? L'homme injuste,
dit Euthydème, est celui qui ment, qui trompe, qui
vole. Mais, observe Socrate, il y a des cas dans les-
quels il est permis de mentir, de tromper, de voler ;
c'est lorsque l'on a affaire à des ennemis. Nous dirons
donc que ces actions ne sont injustes que lorsqu'elles
atteignent des amis. Cependant nous arrêterons-nous
là? N'y a-t-il pas des cas où ces actions, même envers
des amis, sont permises? Un général ne peut-il pas
donner du courage à son armée par un mensonge? Un
père, user de supercherie pour faire prendi*e un re-
mède à son fds? Un ami, dérober à un ami les armes
avec lesquelles il voulait se tuer ? Disons donc :
l'homme injuste est celui qui ment à ses amis, qui les
vole ou les trompe, pour leur nuire. Ainsi le procédé
inductif de Socrate consiste à comparer un certain
nombre de cas particuliers pour en dégager un carac-
tère commun et général, qu'exprimera la définition.
Il s'appuie sur une confrontation d'exemples variés
afin d'éviter le péril des généralisations précipitées et
aussi de spécifier exactement les propriétés qui prépa-
rent ou qui servent à définir. Il use donc des précau-
tions que requiert, pour ne point aboutir au vague ou
48 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
à l'arbitraire, le passage du particulier au général ; et
en cela, malgré l'imperfection de ses moyens de véri-
fication et de critique, il paraît déjà observer les con-
ditions de prudence, les exigences de révision et de
contrôle auxquelles se soumet en pleine conscience l'in-
duction scientifique moderne. Toutefois l'induction so-
cratique, outre qu'elle n'est pas encore très rigoureu-
sement constituée comme méthode, a des traits qui lui
viennent de ce qu'elle ne vise pas à la connaissance
des lois de la nature et de ce qu'elle prétend en retour
fournir des règles à la conduite; elle prend donc
pour points de départ non pas, comme l'induction
scientifique moderne, des faits dépouillés de toute
marque humaine, mais bien au contraire les discours
et les opinions des hommes sur ce qui les intéresse
pratiquement et moralement, et la définition contient
l'essence universelle des pratiques et des vertus dont
traitent ces opinions et ces discours.
*
* *
C'est par une science de cette sorte, et seulement
par elle, que peut se restaurer, ou mieux, que peut
véritablement s'établir la moralité. L'honnêteté mo-
rale traditionnelle, uniquement soutenue par l'autorité
et la coutume, est incapable de s'adapter à des condi-
tions sociales nouvelles, comme de résister aux causes
d'affaiblissement et de dissolution qui agissent de plus
en plus fortement de toute part. Or quel remède appor-
ter à ce radical défaut, sinon une science qui ait la so-
lidité de principes permanents, le rapport le plus
immédiat à notre nature intérieure, et qui puisse aussi
nous offrir le modèle à réaliser en toute circonstance?
Est-ce que l'on ne voit pas dans tous les arts et dans
tous les métiers la possession des idées claires mettre
un terme aux tâtonnements, aux maladresses, et con-
duire aux plus sûrs résultats par la plus exacte appro-
priation des moyens à la fin ? Pourquoi ne pas compter
SOCRATE 19
sur ces mêmes succès dans un ordre supérieur, du
moment que la conduite des individus, ainsi que celle
des sociéte's, au lieu d'être abandonnées à des prescrip-
tions injustifiées, inefficaces, et souvent incohérentes,
dépendraient directement d'une science dont l'im-
muable vérité serait reconnue en chaque âme par la
raison?
Puisque cette science existe en effet, et à la portée
de toute àme, que faut-il de plus pour agir selon la
vérité qu'elle exprime ? Rien de plus ; et ici nous tou-
chons à ce que l'on a appelé le paradoxe socratique.
Toute vertu est une science, c'est-à-dire que la science
n'est pas seulement la condition nécessaire de la vertu,
elle en est encore la condition suffisante. Quiconque
connaît véritablement le bien par là même le pratique
et ne peut s'empêcher de le pratiquer. Il n'y a pas de
désir, si fort qu'il soit, qui puisse tenir la science en
échec quand la science est assez parfaite pour éclairer
complètement son objet. Socrate s'oppose radicale-
ment à la conviction vulgaire qui imagine que l'on
peut, tout en voyant le bien, succomber au mal. Ce
n'est là, selon lui, qu'une apparence très illusoire.
Quand on succombe au mal, c'est qu'on ne voit pas
vraiment le bien, ou qu'on le voit seulement dans une
espèce de vague lueur ou de demi-clarté. La volonté
du bien est chez tous les hommes réelle et indéfec-
tible : comment des hommes pourraient-ils vouloir
leur mal ? S'ils pèchent donc, ce n'est point par une
faute de leur volonté, mais par l'insuffisante culture
de leur esprit. Personne, proclame Socrate, n'est mé-
chant volontairement.
Personne n'est méchant volontairement, parce que
personne ne travaille volontairement à se rendre
malheureux. Cette équivalence entre la vertu et le
bonheur, Socrate l'introduit dans la morale afin d'as-
surer celle-ci d'un principe qui soit hors de toute con-
testation ; car, que nous voulions être heureux, c'est
ce qui est par soi tout à fait évident. Ce qui l'est beau-
20 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
coup moins à première vue, c'est que la vertu, qui
exige si souvent de si dures restrictions à nos pen-
chants, apporte avec elle le bonheur, et qu'inverse-
ment le vice, qui si souvent contente nos besoins de
jouissance, entraîne après lui le malheur ; l'opposition
du bonheur et de la vertu sei ait à bien des égards plus
concevable. Ce fut l'une des grandeurs de la pensée de
Socrate, que de ne pas accepter cette opposition
comme elle s'offrait, c'est-à-dire en des termes tels
que la verlu^ privée de tout fondement naturel, dût
inévitablement aller à sa ruine. 11 mit sans doute à
profit, pour accorder la vertu et le bonheur, diverses
maximes de la sagesse commune qui tendaient à iden-
tifier l'action bonne avec les salisfacUons ou les avan-
tages qu'elle procure, soit à l'individu, soit à la so-
ciété; il fut même servi par certaines ambiguïtés du
langage ordinaire, comme celles qui confondaient sous
le môme nom l'état de l'homme qui se conduit bien et
celui de l'homme qui réussit. Il n'en eut pas moins
l'originalité de proclamer que, si la vertu est insépa-
ral)le du bonheur, le bonheur complet à son tour ne
peut être obtenu que par la vertu et ne fait qu'un avec
elle. Il posa ainsi un principe qui fut reçu pour indis-
cutable par toutes les morales de l^antiquité, y compris
la morale stoïcienne, et par bon nombre de morales
modernes. Dans ces diverses philosophies assurément
la notion du bonheur complet varie selon la hauteur à
laquelle elles placent la vertu ; mais elles admettent
toujours en commun ceci, que la fin suprême de notre
activité morale, que le souverain bien répond à un désir
d'être heureux qui est implanté au plus profond de
notre nature, et qui, comme premier moteur de nos dé-
marches, piéexiste à toute délibération et à tout choix.
La délibération et le choix ne sauraient donc porter
que sur les moyens d'atteindre cette fin à laquelle
nous tendons nécessairement. Mais là encore, d'après
Socrate, il ne saurait y avoir de place pour une vo-
lonté indéterminée; car, enjustifiaiit la fin suprême de
SOCRATE 81
notre activité et en s'y attachant, l'intelligence déter-
mine, à rencontre de l'empirisme, de la routine et des
incertitudes de l'ignorance, les sûrs moyens de l'at-
teindre ; elle représente comme des biens les formes
essentielles des actions qu'elle juge indispensables au
bonheur. Ne pas se régler sur ce que l'intelligence dé-
couvre comme vrai, ce nest donc pas seulement une
inconséquence au sens faible du mot, c'est-à-dire un
accident fâcheux, mais toujours possible, c'est une
inconséquence au sens fort, une contradiction réelle
et complète, une impossibilité.
Ce principe, que de la connaissance vraie la vertu
découle nécessairement, que par conséquent la grande
affaire, c'est la droite éducation de l'intelligence, d'où
la rectitude de l'action suivra, a conquis de par Socrate
une importance considérable. Il n'a cessé d'inspirer
plus ou moins secrètement un grand nombre de phi-
losophes, même quand ceux-ci ont essayé d'en limiter
le sens et d'en tempérer les applications. Il exprime
en effet l'idée, très naturelle à quiconque a foi dans la
spéculation philosophique, que la vérité communique
sa puissance souveraine à l'intelligence qui la repré-
sente, et de là à toute l'âme dont l'intelligence est la
faculté essentielle. Selon la remarque d'Aristote, So-
crate a décidé comme si la partie de l'âme qui est dé-
pourvue de raison n'avait absolument aucune exis-
tence. Mais les limites de son observation ne doivent
pas empêcher de rendre justice à ce qu'elle a eu de
pénétrant et de fort : les défaillances intellectuelles, si
elles n'établissent pas par elles seules l'empire des
passions^ contribuent du moins à le prolonger et
même à raffermir, tandis que l'ordre conçu par la rai-
son tend à éliminer du caractère ce qui en détruit
l'unitéj ce qui entretient les conflits entre les divers
penchants. Partant de là, Socrate soutient que la pré-
sence de la pensée claire suffit pour définir et, du
même coup, pour produire la vertu. Comment l'évi-
dence de notre bien, irrésistible pour notre pensée, ne
Î2 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
le serait-elle pas a fortiori pour noLie voloulé ? Si le
principe socratique méconnaît un facteur de la vie mo-
rale que le Christianisme et d'après lui certaines phi-
losophies comme la philosophie de Kant mettront au
premier rang, à savoir la pure disposition du cœur,
l'intention bonne par elle-même, il a du moins marqué
avec vigueur le rôle que peut et doit jouer l'intelli-
gence comme re'gulatrice et ordonnatrice de nos ten-
dances, comme force capable de nous détacher de nos
façons individuelles de voir, de sentir et d'agir pour
nous tourner vers l'universel. D'autre part, le principe
socratique, dans le sens et la direction que Socrate lui
donnait, est beaucoup moins paradoxal que ne le se-
rait de nos jours la formule qui viendrait énoncer que
le progrès de la science a pour conséquence nécessaire
le progrès des mœurs ; car la science que Socrate a en
vue, c'est uniquement la science de la nature humaine,
et une science entendue de façon à représenter la na-
ture humaine en ce qu'elle a de général et d'exem-
plaire.
Quoi qu'il en soit, Socrate opposait énergiquement
son principe, le principe de la compétence par la
science, à tout ce qui dans la cité mettait le gouverne-
ment sous l'empire d'éléments irrationnels, force phy-
sique, choix populaire, tirage au sort. Quelle folie,
qu'une fève décide qui sera magistrat, tandis que l'on
ne tire au sort ni un pilote, ni un architecte, ni un
joueur de flûte ! C'est de la science que dépend l'art de
gouverner, et c'est aux meilleurs, c'est-à-dire aux plus
savants, que le gouvernement doit être réservé. Con-
séquence qui ne fut pas sans émouvoir les hommes
politiques du temps. Mais Socrate n'allait pas aux
applications extrêmes qu'aurait pu comporter son
principe : il ne prétendait pas en user pour réformer
les lois positives : bien mieux, il faisait de la connais-
sance et du respect des lois établies la condition et le
signe de la pratique de la justice. Au reste, d'une façon
générale, après avoir posé la réduction de la vertu à
SOr.RATÉ 88
la science, Socrate, pour expliquer les différentes ver-
tus, ramène le plus souvent la connaissance à la con-
sidération des conséquences. Le bien, pour lui, c'est
ce qui est utile, ce qui rapporte quelque avantage cer-
tain. Le courage est utile parce qu'il est la connais-
sance des choses que Ton peut braver ou qu'il faut
éviler ; la justice est utile, parce qu'elle est la connais-
sance des avantages qu'il y a, pour nous et pour
1 État, à obéir aux lois. A coup sûr l'appel à ces expé-
riences extrinsèques affaiblit, plutôt qu'il ne le fortitie,
le principe socratique : mais cétait déjà beaucoup que
d'avoir posé le principe lui-même et d'avoir mis au
premier rang des intérêts les intérêts intellectuels. Et
l'influence du principe a déjà épuré les vertus que So-
crate justifiait par leurs avantages positifs ; car elle a
contribué à relever l'évaluation de ces avantages, à
donner la primauté aux vertus qui sont des vertus du
caractère : sobriété, endurance, possession de soi,
amitié spirituelle.
«
* «
Telle était donc la conception que Socrate se faisait
de la science morale. Il ne sarrt'tait point là cepen-
dant. Si indifférent qu'il fût aux recherches cosmolo-
giques, il était obligé par la morale même d'avoir une
idée de l'ensemble des choses. Mais cette idée est chez
lui purement pratique et théologique ; elle répond à la
question, moralement inévitable, de savoir si la Provi-
dence existe. Or la nature, par toutes les harmonies
merveilleuses qu'elle renferme, par tout ce qu'elle con-
tient d'utile à l'homme, fournit la preuve d'une Intel-
ligence ordonnatrice, prévoyante et bonne : Socrate a
ainsi pris à son compte et largement développé cette
théologie populaire qui se plaît à invoquer les causes
finales. Quant à .sa façon de se représenter la Divinité,
elle tendait au monothéisme, sans exclure absolument
le polythéisme de la religion commune : les dieux mul-
J4 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
tiples lui apparaissaient sans doute comme des agents
du Dieu suprême. Il recommandait également le culte
légal, et il ne s'en abstenait pas pour son compte : il
s'efforçait seulement de le spiritualiser, d'y mettre un
esprit de véritable piété. Avant tout il avait foi en la
Providence, et c'est cette foi qui suscitait en lui l'espé-
rance d'une autre vie, sans que cette espérance parti-
cipât à ses yeux d'une certitude démonstrative.
Mais qui était ce démon dont il prétendait recevoir
et dont il se flattait de suivre les indications salu-
taires ? Était-ce un dieu nouveau qu'il venait ajou-
ter ou substituer aux divinités reconnups? Telle fut
peut-être l'opinion de ceux qui crurent aux accu-
sations portées contre lui. Cependant, en dépit d'une
certaine tradition, rien n'autorise à penser que Socrate
ait considéré son démon comme un être personnel.
Xénophon et Platon parlent sans plus de précision
d'une manifestation ou d'un signe démonique. Ce
quelque chose de divin, Socrate le percevait en lui
comme une voix : voix assez familière pour se faire
entendre dans des occasions sans importance, mais
qui intervenait cependant surtout dans les circons-
tances graves, quand les intérêts et le sort même de
Socrate étaient tout à fait engagés. C'est elle, par
exemple, qui s'oppose à ce qu'il prenne une part active
à la politique, ou encore, quand il est accusé, à ce
qu'il prépare proprement une défense. Mais ses aver-
tissements ne font pas en réalité double emploi avec
des prescriptions morales rationnelles dont ils vien-
draient seulement renforcer l'autorité ; qu'ils aient
pour caractère de pousser à des actions autant que d'en
détourner, comme l'indique Xénophon, ou simplement
d'en détourner, selon le témoignage peut-être plus sûr
de Platon, toujours est-il qu'ils ont trait exclusivement
à des façons de se comporter dans des cas particuliers
et qu'ils ont pour rôle principal d'en faire pressentir les
suites scientifiquement imprévisibles. Ainsi, plus So-
crate tendait à placer sous l'empire de la réflexion les
SOCRATB S5
motifs de la volonté et à les régler par des notions uni-
verselles, plus il était porté à prendre pour une révéla-
tion divine le sentiment souvent intense et toujours
inexplicable qui, hors de la vue claire du bien, lui dic-
tait sa conduite en lui présageant les conséquences
qu'elle aurait pour lui. Il y avait là pour le diriger une
sorte de divination plus ou moins semblable à celle
qu'accomplissaient les oracles ; et c'était sans doute un
oracle que son démon, mais un oracle qu'il sentait in-
térieur à lui, et dont l'intervention spontanée excluait
le recours aux signes et aux pratiques externes. Que
Socrate, par la foi qu'il professait en cette action spé-
ciale et immédiate de la Divinité sur lui, se soit mis en
opposition, beaucoup plus qu'il ne le croyait lui-m^me,
avec le ritualisme de la Religion légale, cela est fort
possible ; mais il ne se mettaitpas pour cela en opposition
avec la science, telle qu'il l'entendait. Car si, en prêtant
les accents d'une parole intérieure à une espèce de
sentiments irrationnels qu'il éprouvait en lui, son
esprit a suivi la pente d'un certain mysticisme, c'a été
sans que ce mysticisme pénétrât dans les domaines
soumis à la pure pensée.
•
« 0
Socrate avait déjà atteint les débuts de l'extrême
vieillesse lorsque éclata l'orage qui depuis longtemps le
menaçait. L'étonnement toujours renouvelé que sou-
levait l'apparente impertinence de ses questions, lirri-
tation que causaient ses habitudes d'inquisition intellec-
tuelle, l'action constamment décisive de son ironie, la
singularité de son rôle, la profondeur et l'étendue de
son influence sur les jeunes gens ; l'émotion, feinte ou
réelle, que provoquaient les sujets de ses entretiens,
sur les choses morales, la vie politique, la justice et les
dieux, ainsi que sa libre manière de les traiter, enfin
les relations qu'il avait avec certains chefs du parti
aristocratique : tout cela avait composé un bloc de
26 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
forces hostiles qui n'attendaient qu'une occasion pour
s'abattre sur lui. Déjà longtemps auparavant, Aristo-
phane, dans les Nuées, s'était fait l'interprète mal-
veillant d'une opinion assez répandue, en représentant
Socrate comme un sophiste occupé à donner à la jeu-
nesse des leçons de subtilités oiseuses, d'arrogance,
de fronde et d'impiété. Mais ce fut seulement en 399,
après le rétablissement de la démocratie, que le poète
Meletos, le politique Anytos et le rhéteur Lycon Tac-
cusèrent d'avoir abjuré la religion de l'État, introduit
des divinités nouvelles et corrompu les jeunes gens. La
réaction démocratique englobait dans le même senti-
ment de haine les aristocrates, les philosophes et les
ennemis des Dieux. Socrate dédaigna de se défendre
par un plaidoyer. Il se borna à essayer de convaincre
ses accusateurs d'ignorance, de rectifier les opinions
erronées qui pouvaient avoir cours sur lui, de réfuter
l'accusation par la méthode dialectique. En même
temps il déclara qu'il ne chercherait point à émouvoir
ses juges par des supplications, que, convaincu de
l'excellence de sa mission, il ne l'abandonnerait en
aucun cas, aimant mieux obéir aux Dieux qu'aux Athé-
niens. Peut-être, sans la fierté de ce discours, eût-il
été absous. Il ne fut condamné qu'à une faible majo-
rité. Interrogé, selon la jurisprudence athénienne, sur
la peine qu'il méritait, il répondit qu'en toute justice
il ne pouvait proposer que d'être nourri dans le Pry-
tanée aux frais de l'État, mais que subsidiairement il
se taxait à 30 mines d'amende, dont ses amis se por-
taient caution. Cette réponse d'un incorrigible pro-
voqua contre lui une majorité de juges beaucoup plus
forte et fut suivie de la sentence de mort. Mis en pri-
son et ayant les moyens de s'évader, il refusa de man-
quer de la sorte aux lois de son pays. Il but donc la
ciguë, entouré de ses disciples, après s'être entretenu
avec eux de la destinée humaine, leur avoir redit que
rien de mal ne peut arriver à l'homme de bien, ache-
vant, dans cette journée funèbre, de confirmer par son
î^OCRATE 27
courage, sa sérénité souriante, la foi en la Providence
qui avait inspiré toute sa vie.
€ Mais il est temps que nous nous séparions,. — ce
sont les dernières paroles que Platon lui prête devant
ses juges, — moi pour mourir, et vous pour vivre.
Qui de nous a la meilleure part? Nul ne le sait, excepté
Dieu. » A un autre tribunal, moins haut et moins in-
faillible que celui de Dieu, mais plus impartial que
celui des contemporains et des compatriotes de Socrate,
la sentence décisive a été rendue sur cette question :
l'humanité pensante a relevé à jamais le rationalisme
spiritualiste et moral de Socrate de l'insuccès matériel
que lui avait inQigé un jour l'aveuglement de rancunes
individuelles et de préjugés collectifs, et dans les plus
belles et les plus fortes de ses conceptions philosophi-
ques, dans celles mêmes qui, pour s'éclairer d'une
autre lumière, n'ont point cru devoir méconnaître le
légitime empire de la raison humaine sur la vie^ elle
n'a cessé de recueillir, de ressusciter, en les transfor-
mant, les idées et le-sprit même de Socrate. Socrate
• en vérité a eu la meilleure part.
II
LUCRÈCE
Les Romains n'ont pas eu de philosophie originale.
Leur esprit, tourné surtout vers la pratique, n'avait pas
cette curiosité désintéressée qui avait engendré chez
les Grecs de si beaux et si profonds systèmes; il était
plutôt porté à considérer comme des bagatelles fri-
voles et peut-être, en fln de compte^ dangereuses ces
essais d'explication du monde et de direction de la vie
dans lesquels s'exprimait la pensée philosophique. Si
donc les Romains ne formèrent leur littérature qu'au
contact des œuvres grecques, ils reçurent encore plus
complètement des Grecs leur philosophie, car ils la
reçurent toute faite, et à une époque où, en Grèce
même, les grands maîtres avaient laissé la place à des
philosophes de second ordre, commentateurs et pro-
fesseurs plutôt que créateurs d'idées. La philosophie
ne pénétra pas d'ailleurs chez eux sans résistance; à
plusieurs reprises, les philosophes furent bannis pour
les périls qu'ils faisaient courir aux vieilles mœurs et
aux traditions. En particulier, lorsqu'une ambassade,
composée de l'académicien Carnéade, du stoïcien Dio-
gène et du péripatéticien Critolaos vint à Rome (1.^5
av. J.-C), la voix grondeuse du vieux Gaton s'éleva
pour demander, et elle obtint le renvoi de ces philo-
sophes. Mais il était trop tard; l'éloquence et les sub-
tilités de Carnéade avaient fait une forte impression
sur la jeunesse. Au reste, toute la civilisation grecque
avait déjà envahi les esprits, et Gaton lui-môme en
LUCRÈCE 29
avait été touché plus qu'il ne lavouait. Cependant les
Romains ne connurent jamais dans leur grande et ori-
ginale signification ni la doctrine d'un Platon, ni celle
d'un Aristote. Ils s'approprièrent, soit les théories des
académiciens qui, en tournant le platonisme vers le
probabilisme, favorisaient leur goût de culture éclec-
tique et le dilettantisme professionnel des avocats, soit
les doctrines stoïcienne et épicurienne qui étaient avant
tout, l'une et l'autre, des doctrines de la vie morale,
et dont l'une convenait particulièrement à la rectitude,
à la sévérité et à la dignité du caractère romain, tan-
dis que l'autre favorisait davantage, avec une façon
tout individuelle de chercher le bonheur, l'indépen-
dance à l'égard des croyances traditionnelles. Indul-
gent en apparence à un certain relâchement des
mœurs et par là même défiguré, l'épicurisme eut la
bonne fortune d'être adopté et exposé tel qu'il était
véritablement par le grand poète Lucrèce ; c'est par le
poème de Lucrèce Sur la Nature que la philosophie
grecque a été à Rome le plus puissamment et le plus
magnifiquement représentée.
* «
De la vie de Lucrèce nous ne savons presque rien.
Il naquit vers 98 avant Jésus-Christ. Il appartenait à
une famille équestre. Il se tint à l'écart des hommes
et des aflaires, par décision volontaire peut-être plus
que par goût naturel, et sans doute après de doulou-
reuses expériences. Une tradition, rapportée par saint
Jérôme, veut que, devenu fou par lelTet d'un philtre
qu'on lui aurait fait prendre, il ait composé quelques
livies de son poème dans les intervalles lucides de ses
accès de démence, et que, dans sa quarante-quatrième
année, il ait lui-même mis fin à ses jours. Ce tragique
récit n'aurait-il pas été inventé de toutes pièces afin de
rendre sensibles les chAtiments auxquels, sur cette
terre mt^me, s'expose déjà l'impiété? On peut se le
30 FIGURAS ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
demander. Cependant il est extrêmement probable que
saint Jérôme s'est borné à reproduire avec une par-
faite fidélité un renseignement qui lui était fourni par
Suétone; et Suétone, poly graphe sans invention, a dû
lui-môme, soit le recueillir comme notoire, soit l'em-
prunter à quelque écrivain antérieur qui aurait seule-
ment ajouté à des faits tombant sous l'observation,
comme la folie et le suicide du poète, une explication
fictive par l'histoire romanesque du philtre. Quoi qu'il
en soit, si peu que nous connaissions positivement la
vie de Lucrèce, nous la devinons en quelque mesure
par ce poème, où pourtant il ne nous dit rien directe-
ment de lui : assombrie par le spectacle des plus
affreuses guerres civiles, écœurée de l'amertume des
voluptés vaines, compensant une sorte de lassitude
morne par une exaspération fiévreuse contre les objets
de croyance ou de désir qui avaient pu l'occuper un
moment et qui l'avaient finalement laissée sans conten-
tement et sans appui; gardant, sous la sérénité pénible-
ment conquise de la contemplation philosophique, l'im-
pression encore toute vive des luttes traversées, des
déceptions subies, des souffrances éprouvées. Ce sont
là des sentiments qui débordent dans l'œuvre de Lu-
crèce; et sans doute le soulagement qui lui vint de les
laisser ainsi s'épancher de lui-même contribua à lui
procurer cet état de calme qu'il se flattait de ne devoir
qu'à la vérité de la doctrine épicurienne.
*
* *
C'est à un de ses amis, C. Memmius, homme d'une
famille illustre, que Lucrèce dédie son poème; le per-
sonnage ne méritait quelque peu cet honneur que par
le raffinement de sa culture d'esprit; il en était bien
indigne par la violence de son caractère, et plus encore
par la dépravation de ses mœurs; mais en s'adressant
parliculièienient à lui, Lucrèce ne pouvait manquer de
penser qu'il écrivait pour une foule d'autres, de même
LUCRÈCE 31
qu'il avait la conscience de la nouveauté hardie de son
œuvre et de l'éclat qu'elle devait donner aux lettres
latines. Écoutons-le d'après l'un de ses traducteurs,
André Lefèvre, qui a souvent réussi à faire passer en
des vers français Ténergie, la plénitude, la beauté
tour à tour pittoresque et abstraite de l'original :
J'enti'e en des régions que nul pied n'a foulées.
Fier de boire vos eaux, sources inviolées,
Heureux de vous cueillir, fleurs vierges, qu'à mon front.
Je le sens, je le veux, les rauses suspendront,
Fleurs dont nul avant moi n'a couronné sa tète.
Digne prix des labeurs du sage et du poète
Qui, des religions brisant les derniers nœuds.
Sur tant de nuit épanche un jour si lumineux I
Et qui nous blâmera, si par la poésie
Tout ce que nous touchons est frotté d'ambroisie?
Je suis le médecin qui présente à l'enfant
Quelque breuvage amer, qu'il faut boire pourtant.
Les bords du vase enduits d'un miel qui les parfume
A cet âge léger dérobent l'amertume:
L'enfant est dupe et non victime; il boit sans peur.
Et dans le corps descend le suc réparateur.
Emportant avec lui les douleurs et les fièvres.
Le mensonge sauveur n'a trompé que les lèvres.
Ainsi je fais passer l'austère vérité,
Baume suspect à ceux qui ne l'ont pas goûté.
La foule, enfant qu'apaise une innocente ruse.
Cédant sans défiance au charme de la muse.
Sous le couvert du miel boira les sucs amers.
Ainsi puissé-je, ami, grâce à l'attrait des vers,
En toi de la Nature infuser la science.
Et t'en faire sentir la salubre infiuence.
Cependant la pensée de présenter sous la forme d'un
poème des conceptions philosophiques n'était pas
neuve, même à Rome. Ennius déjà, en transposant
dans des œuvres latines le mécanisme et la prosodie
grecque, y avait plié l'expression d'idées pythagori-
ciennes ou épicuriennes; d'autres écrivains, avant Lu-
crèce ou en même temps que lui, avaient également
32 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
songé à user de la langue poétique pour conquérir
l'esprit romain à leurs doctrines préférées. Mais ici
encore, c'était la Grèce qui avait fourni le modèle. A
une époque encore toute proche des premiers essais
d'explication philosophique, un Xénophane, un Par-
ménide, un Empédocle, en des poèmes dont nous pou-
vons, par les fragments qui nous en restent, admirer
la grandeur, la puissance d'expression et même la
grâce, avaient exposé ou plutôt révélé leur système du
monde. C'est vers ces épopées de la science nais-
sante que Lucrèce, en possession d'une science plus
façonnée, a tourné ses regards et son émulation; dans
Empédocle, en particulier, il a salué le poète, au génie
surhumain, dont l'inspiration divine s'est traduite par
des chants immortels. Quant à lui, entreprenant une
œuvre semblable, il se trouvait, à dire vrai, dans des
conditions bien différentes; d'abord ce n'était pas
d'une commune source que découlaient pour lui, comme
pour ces premiers penseurs de la Grèce, l'invention
philosophique et la création poétique, puisqu'il avait
emprunté sa doctrine à un maître; en outre, les pro-
grès de la réflexion et de l'abstraction avaient de plus
en plus relâché les liens de parenté naturelle qui
avaient uni à l'origine la philosophie et la poésie; ils
avaient fait de la prose l'instrument de précision par
excellence, l'outil le mieux approprié à l'explication et
à l'analyse des idées. Que fallait-il donc à Lucrèce
pour combler en quelque mesure l'intervalle que met-
taient entre lui et ses modèles ces différences de situa-
tion intellectuelle? Avant tout une foi ardente dans la
dijctrine, une foi dont les transports fussent capables
d'exalter l'assentiment de l'âme jusqu'à la faculté
màme de vision ou de création. Et aussi un don,
antérieur à toute préoccupation didactique, d'entrer
en commerce sympatbique avec le monde, de se com-
poser presque inconsciemment et de mettre en réserve
une multitude de tableaux où fussent peints, en des
traits saisissants, les aspects des choses et les mouve-
LUCRÈCE 33
ments des êtres. Certes, observateur amoureux de la
nature, Lucrèce dut l'être pour le pluisir d'abord et avec
une sorte de détachement, jusqu'au jour où l'effort
pour exposer en un poème la doctrine d'Épicure vint
évoquer du fond de son esprit les riches et expressives
images qui gisaient en quelque sorte dans l'attente.
Ces images cependant, vives et fortes presque tou-
jours, parfois délicates et gracieuses, projele'es ou glis-
sées dans les vers de Lucrèce par la passion ou la sen-
sibilité d'un cœur profondément ému, n'y sont jamais
des ornements surajoutés et comme des pièces d'orfè-
vrerie; elles entrent directement dans la trame de la
démonstration pour en faire uniquement éclater
davantage le sens et la vigueur. Ainsi s'unissent sans
cesse au cours de Tœuvre la peinture et le raison-
nement. Tant s'en fallait néanmoins que le génie de
Lucrèce n'eût qu'à s'épanouir dans son sujet : il
rencontrait comme obstacles, de l'aveu mùmedu poète,
l'indigence de la langue et la nouveauté des matières.
Si dans la lutte contre ces obstacles il n'a pas toujours
triomphé, s'il garde encore trop du passé des lettres
romaines l'inachèvement du style et la rudesse inculte
de la forme, s'il laisse parfois l'exposition didactique
dégénérer en un prosaïsme embarrassé et lourd, avec
quelle merveilleuse puissance de transfiguration artis-
tique il anime le morne et glacial enseignement d'Épi-
cure, et de quels jets vigoureux de lumière resplen-
dissante il perce souvent la couche dure des abstrac-
tions et des notions techniques I Mais, môme dans les
passages où il peut sembler que l'on lise uniquement
de la prose versifiée, le visible souci de ne point sacri-
fier à de vaines parures l'exactitude de lidée, l'adop-
tion courageuse du terme simple et précis, l'exhibition
de la pensée nue ne sont pas sans grandeur et sans
beauté.
Ce poème, dans lequel Lucrèce ne nous parle de lui
que pour dire son désir de venir au secours des
hommes et son espoir d'être récompensé de ses efforts
34 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
par la gloire, laisse de toute part transparaître sa com-
plexe nature, grave et familière^, passionnée et raison-
neuse, ar.iemment croyante dans les plus violentes
impre'cations contre les croyances, ivre d'une doctrine
qui ne semblerait devoir convenir qu'à des intelli-
gences sobres et sèches, en communion intime avec le
monde dont elle sent pourtant l'aveugle force d'écrase-
ment, avec la vie dont elle éprouve les contrariétés
douloureuses et les efforts sans cesse avortés, avec
l'humanité dont elle attaque les illusions et dont elle
plaint les misères; mêlant donc à l'enthousiasme la
critique, au prosélytisme emporté et joyeux une amère
mélancolie, à l'invocation de la science impassible et
sereine l'indignation et toutes les formes de la raillerie,
depuis le dédaigneux sourire jusqu'au sarcasme mor-
dant, jusqu'à l'âpre et fière ironie. Toutes ces ten-
dances diverses, tous ces divers sentiments se fondent
dans l'accomplissement de l'œuvre qui est pour Lu-
crèce sa mission : il s'agit de guérir les hommes de
leurs maux en leur enseignant la vérité, — la vérité
telle que l'a enfin révélée Épicure.
*
« «
Qu'un génie aussi riche et aussi personnel que celui
de Lucrèce ait consenti à s'emprisonner tout entier
dans le système le plus étroit qui fût, c'est ce dont l'on
pourrait s'étonner si l'on ne savait pas à quel point le
respect absolu de la pensée du maître faisait partie de
la profession sérieuse d'épicurisme. Gicéron nous
apprend qu'un jour, tandis qu'Épicure enseignait la
physique, un de ses disciples, Colotès-, se jeta à ses
pieds et l'adora. C'est avec un vrai sentiment d'adora-
tion que Lucrèce, lui aussi, invoque Épicure :
Pour ce puissant esprit le nom d'homme est trop peu :
La majesté de l'œuvre en lui proclame un dieu.
LUCRÈCE 35
Oui, noble Memmius, il fut uq dieu cet homme
Qui le premier trouva celte règle qu'on nomme
La Sagesse, et dont l'art, à*travers tant de flcts
Guidant la vie au port d'un si parfait repos.
Change en un jour si pur de si noires ténèbres.
L'éloge dÉpicure, d'Epicure ennemi de la religion,
d'Épicure savant, d'Epicure moraliste revient, avec un
enthousiasme qui ne s'épuise pas, au début de presque
tous les livres du poème; et c'est uniquement à être
l'interprète d'Épicure que Lucrèce veut consacrer les
veilles de ses * nuits sereines » . De fait, il ne paraît pas
avoir apporté de modification essentielle aux idées- de
son maître. Chez l'un et chez l'autre, c'est une même
façon d'entendre la nature et la vie. Mais c'est une
tout autre façon de les contempler et de les sentir. Aux
strictes données de l'épicurisme, Lucrèce a ajouté la
profondeur de son âme, l'intensité de sa vision artis-
tique, le relief de son réalisme; et si la. cosmologie
d'Epicure a revêtu pour bien des regards un aspect
grandiose et poétique, c'est sans aucun doute parce
que l'esprit de Lucrèce s'est chargé un jour de la
représenter.
«
• «
Cette cosmologie, Épicure l'avait adoptée, non parce
qu'elle avait à ses yeux une valeur théorique absolue,
mais parce qu'elle lui paraissait le mieux répomlre à
ses intentions pratiques. Et si Lucrèce, en ladoptant
à son tour, y voit peut-être davantage un principe de
certitude inébranlable, ce qu'il y cherche cependant
avant tout, comme son maître, c'est l'unique remède
qui puisse sauver les hommes empoisonnés par cette
double crainte : la crainte des dieux et la crainte de la
mort. D'avoir bravé cette double craiute en la procla-
mant vaine, de l'avoir bravée en dépit de toutes les
circonstances et de tous les préjugés qui contribuaient
38 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
à en imposer l'ignominieuse servitude, c'est l'éternel
honneur et l'éternel bienfait d'Épicure :
Longtemps dans la poussière, écrasée, asservie,
Sous la religion l'on vit ramper la vie;
Horrible, secouant la tête dans les cieux,
Planait sur les mortels l'épouvantail des dieux.
Un Grec, un homme vint, le premier dont l'audace
Ait regardé cette ombre et l'ait bravée en face ;
Le prestige des dieux, les foudres, le fracas
Des menaces d'en haut ne l'ébranlèrent pas.
L'obstacle exaspéra l'ardeur de son génie,
Fier de forcer l'accès de la sphère infinie,
Des portes du mystère il perça l'épaisseur,
Et, dépassant de loin par un élan vainqueur
Les murailles de flammes et les voûtes d'étoiles,
Sa pensée embrassa l'immensilé sans voiles.
De son hardi voyage il nous a rapporté
La mesure et la loi de la fécondité,
Et quel cercle émané de leur intime essence
Des êtres à jamais circonscrit la puissance.
Il pose sur l'erreur son pied victorieux ;
La religion croule et nous égale aux dieux!
Ohl cet Épicure dont Lucrèce célèbre si magnifique-
ment la révolte et le triomphe, cet Épicure qui serait
une façon de Prométhée vainqueur, ce n'a point été
l'Épicure véritable, d'une impiété certainement plus
calme et plus indulgente, si même il y eut impiété.
Car peut-on traiter d'impie un homme qui avait Com-
posé des livres de dévotion, un traité de la sainteté et
un traité de la,' piété que Cicéron jugeait tout à fait édi-
fiants? Sans doute, par une concession qui n'est pas
Sans d'autres exemples, Épicure conciliait avec sa
négation très explicite de la Providence et de la vie
future un certain respect et une certaine pratique de
l'ancienne religion; mais précisément ce compromis
empêche de lui attribuer une sorte de fureur irréli-
gieuse; et Lucrèce ne la lui prête que parce qu'il ea
est lui-môme animé.
^
LUCRÈCE , 17
Au reste, la religion grecque ne pouvait comporter
chez ses incre'dules la même altitude que la religion
romaine; les caractères singulièrement clairs et har-
monieux de son anthropomorphisme la faisaient très
humaine et très susceptible de s'humaniser toujours
davantage; dans les dieux qu'elle proposait à l'adora-
tion des hommes, les honmies pouvaient reconnaître
leur propre natm-e réfléchie et idéalisée; les conceptions
théologiques qu'elle énonçait devenaient en quelque
sorte légères par leur alliance naturelle avec la poésie ;
le culte et les cérémonies qu'elle instituait s'accordaient
à merveille avec les tendances esthétiques de l'esprit
grec. Au contraire, le paganisme romain, dépourvu
d'unité et de principe intérieur de vie, appelait dans
son panthéon des divinités obscures, sans claire généa-
logie, aussi peu faites pour satisfaire aux besoins de
l'imagination plastique qu'à ceux de la réflexion spiri-
tuelle : c'étaient des puissances plus encore que des
dieux aux formes et à la personnalité définies, avant
tout objets d'un culte très minutieux, gouvernant le
destin des hommes jusque dans les plus infimes détails
de la vie. Une telle religion, surchargée encore, au
temps de Lucrèce, de pratiques et de cérémonies
étranges, en pesant davantage sur les âmes, devait
naturellement provoquer une incrédulité plus violente.
Et voilà pourquoi l'incrédule Lucrèce la poursuit, non
seulement de sa critique, mais de sa haine.
Limpiété, cependant, n'est-ce pas la voie ouverte
au crime? C'est l'injurieux reproche que Lucrèce
attend pour le retourner sans délai contre la religion.
De combien de crimes s'est souillé le fanatisme reli-
gieux depuis le moment où un oracle barbare imposait
à Agamemnon, pour assurer des vents favorables à la
flotte grecque, le sacrifice de sa fille Iphigénie!
Peut-être on te dira que tu cours à l'abime.
Que la science impie est le chemin du crime.
Eh! qui plus enfanta d'atroces actions,
Plus de hideux forfaits, que les religions?
38 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
J'en atteste le sang qui coula dans l'Aulide,
Le sang d'iphigénie et Diane homicide :
La vierge lâchement livrée, et les héros,
La fleur des Achéens, transformés en bourreaux ;
Le funèbre bandeau sur ce front pur se noue ;
La laine en bouts égaux se répand sur la joue.
Un père est là. debout, morne devant l'autel;
Les prêtres, près de lui, cachent le fer mortel ;
La foule pleure, émue à l'aspect du supplice.
La victime a compris l'horrible sacrifice;
Elle tombe à genoux, sans couleur et sans voix.
Ah! que lui sert alors d'avoir au roi des rois
La première donné le nom sacré de père?
Palpitante d'horreur on l'arrache de terre.
Et les bras des guerriers l'emportent à l'autel,
Non pour l'accompagner à l'hymen solennel.
Mais pour qu'aux égorgeurs par un père livrée,
Le jour même où l'attend l'union désirée.
Chaste par l'attentat de l'infâme poignard,
Elle assure aux vaisseaux l'heureux vent du départ !
Tant la religion put conseiller de crimes I
C'est donc avant tout la raalfaisance de la religion
que dénonce Lucrèce avec frénésie. Assurément la reli-
gion qu'il vise, c'est celle qui sous ses yeux terrorise
les âmes, c'est la religion de son pays et de son temps.
Mais l'on doit reconnaître que son attaque va plus loin
et qu'elle atteint le fond de toute croyance religieuse,
quelle qu'elle soit. En effet, le système d'explication du
monde qu'expose Lucrèce est destiné à mettre en évi-
dence l'inutilité et l'impossibilité de toute intervention
surnaturelle. Ce système dont, comme nous l'avons
vu, il fait honneur à Épicure, Épicure l'avait en réalité
emprunté à Démocrite, en lui faisant seulement subir
sor divers points des modifications plus ou moins
heureuses.
*
Une intervention surnaturelle suppose que quelque
chose se produit dans le monde, qui n'y était pas
LUCRÈCE 39
auparavant contenu; une explication scientifique sup-
pose au contraire que tout ce qui se produit dans le
monde y préexistait en quelque façon et n'est que la
transformation d'une réalité antérieure. D'où le prin-
cipe qu'énonce solennellement Lucrèce, et qui est
devenu en effet une maxime de la science. Rien ne
vient du néant; rien ne retourne au néant. Si quelque
chose se formait de rien, n'importe quelle espèce d'être
pourrait naître de n'importe quelle autre espèce, et la
succession des phénomènes serait une incohérence
dont le monde ne nous offre point le spectacle. La
vérité est que, pour produire une chose, il faut un
germe certain, des conditions définies, un temps dé-
terminé. D'autre part rien ne s'anéantit. Si quelque
chose périssait absolument, il ny aurait pas de raison
pour que celte destruction radicale ne sétendtt pas à
tout : et de quoi alors se composeraient les êtres nou-
veaux" qui apparaissent à la surface du monde? Les
corps qui semblent périr ne font réellement que se
désagréger, et les parties qui les ont un moment com-
posés, une fois séparées les unes des autres, rentrent
dans la constitution d'autres objets.
Si rien ne vient du néant, si rien ne retourne au
néant, c'est que la matière est formée en dernière ana-
lyse d'éléments éternels et indestructibles, immuables
dans leur nature, dans leurs figures et leurs gran-
deurs, parfaitement solides et indivisibles, les atomes.
Mettrait-on en doute leur existence, parce que, tels
quels, ils échappent à nos sens? Mais que de phéno-
mènes incontestablement réels y échappent tout au-
tant! Qu'est-ce donc que les vents, sinon des corps
imperceptibles qui balayent et la terre et la mer et les
nuages du ciel, et qui parfois entraînent tout dans la
violence de leurs tourbillons? Les odeurs, la chaleur,
le froid, le son ne nous affectent-ils pas par des parti-
cules invisibles? Des étoffes suspendues sur le bord
de la mer deviennent humides; puis, étendues au
soleil, elles sèchent, sans que l'on voie venir ou dispa-
40 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
raftre les molécules aqueuses. II est impossible aux
yeux les plus perçants de discerner les parties qui
s'ajoutent ou se retranchent dans toute naissance et
dans toute destruction. Pourquoi, à plus forte raison,
les éléments primitifs des choses ne seraient-ils pas
invisibles ?
Les atomes ne remplissent pas tout l'univers; comme
ils sont distincts les uns des autres, il faut qu'il y ait
entre eux des intervalles vides. L'existence des atomes
a donc pour conséquence celle du vide. Au surplus,
sans le vide, bien des phénomènes que nous observons
seraient, au dire de Lucrèce, tout à fait inexplicables.
Comment les arbres pourraient-ils croître, ccnnment le
son pourrait-il traverser les murs, comment les roches
pourraient-elles laisser passer l'eau goutte à goutte, s'il
n'existait pas de certains vides pour livrer passage aux
corps étrangers? Et d'où viendrait la différence de den-
sité entre les corps? Et comment le mouvement serait-
il possible, dès que la résistance, vertu propre de la
matière, se trouverait partout et toujours? — Argu-
ments de nulle valeur, et qui témoignent bien qu'au
moment même où il cherche à dépasser la réalité
immédiatement sensible pour en atteindre les prin-
cipes, Lucrèce reste sous l'empire des préjugés que crée
cette réalité ; il ne songe point que de simples dépla-
cements de matière expliqueraient les phénomènes où il
croit voir le vide, et il n'arrive pas à une conception
assez rationnelle du mouvement pour supposer que le
mouvement pourrait bien être compatible avec le plein.
En dehors des atomes et du vide, il n'y a rien,
selon Lucrèce; c'est-à-dire qu'il érige en axiome que
toute réalité est matérielle, et qu'il s'engage à expli-
quer la formation du monde par la seule combinaison
des atomes dans le vide. Si les corps particuliers nous
apparaissent divers, c'est que les atomes qui les com-
posent se sont unis différemment. Ainsi les mots divers
du discours sont formés d'un certain nombre de lettres
différemment assemblées.
LUCRÈCE 41
«
Donc les atomes vont à travers le vide, anime's d'un
mouvement éternel, et avec une vitesse infinie. Ils
sont doués d'une propriété primordiale que Démocrite
sans doute leur avait refusée, et que Lucrèce, après
Epicure, leur attribue : la pesanteur, qui les fait tendre
vers le bas. Us peuvent avoir leur direction modifiée
par des chocs. Mais, à l'origine, tombant parallèlement
dans le vide avec la même vitesse, comment se ren-
contreraient-ils? Ils descendraient sans fin les uns à
cAté des autres, comme les gouttes d'une pluie éter-
nelle. Pour se tirer d'embarras, et aussi pour fournir
un appui à la liberté de l'homme qui doit se soustraire
également à la fatalité de l'impulsion et à la sponta-
néité de la nature, Épicure et Lucrèce supposent dans
les atomes, au moins dans quelques-uns, un imper-
ceptible pouvoir de dévier la ligne de leur chute. Une
déclinaison, si faible qu'elle soit, en quelque endroit et
en quelque temps qu'elle se produise, en voilà assez
pour qu'un jour, quelque part, les atomes se rencon-
trent, s'agrègent, et, par la variété de leurs agrégats,
finissent par composer notre monde. Le nombre des
formes qu'affectent les atomes est limité, mais à cha-
cune des figures d'atomes correspond un nombre ilU-
mité d'atomes identiques. La diversité de ces formes,
la différence des positions, et le jeu infiniment varié
des combinaisons font cependant qu'il n'y a point deux
êtres qui soient absolument semblables. Et de là, éga-
lement, il suit que les compositions d'atomes, dont
résulte notre monde, sont bien loin d'être les seules
possibles.
Ainsi ce monde s'est formé, ce monde se conserve,
sans aucune intervention, des dieux. Ce n'est pas
qu'Épicure et Lucrèce soient proprement athées. Avec
une netteté d'affirmation aussi catégorique qu'elle
peut d'abord nous paraître inconséquente, ils tiennent
42 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
pour impossible qu'à nos représentations des dieux ne
corresponde pas quelque chose de réel. Ils admettent
donc des dieux, formés eux aussi, comme le monde et
comme les êtres vivants, par un concours d'atomes,
d'une si fine essence toutefois qu'elle échappe à nos
sens et qu'elle peut à peine être saisie par une vue de
l'esprit. Ces dieux exempts de toute cause de trouble,
étrangers à toute préoccupation des choses terrestres,
vivent, bien loin deThomme, dans les « intermondes »,
c'est-à-dire dans ces espaces vides et déserts placés en
dehors du mouvement et du choc des atomes, et où
règne le silence de l'éternelle paix. C'est donc la pro-
vidence, non Texistence des dieux, que nie Lucrèce; et
s'il nie la providence, c'est pour qu'à l'insouciance des
dieux vis-à-vis des hommes réponde l'insouciance des
hommes vis-à-vis des dieux. Il serait puéril de conti-
nuer à craindre des êtres qui ne se mêlent jamais des
choses d'ici-bas.
L'enchaînement mécanique des causes et des effets,
à la suite du mouvement insensible et presque nul de
la déclinaison suffit à expliquer ce qu'est le monde, et
il y manifeste une régularité certaine, sans qu'il y ait
lieu de supposer qu'un dessein intelligent ait ordonné
les atomes comme il convenait; mais c'est par suite
des déplacements innombrables qu'ils ont subis, c'est
pour avoir été heurtés de toute façon et projetés dans
tous les sens, c'est pour avoir traversé comme à l'essai
toutes sortes de combinaisons, queles atomes en sont ve-
nus enfin à certains arrangements qui constituent l'ordre
de ce monde. On renverse les termes quand on imagine
que cet ordre a été voulu avant de s'accomplir : l'ap-
parente harmonie de l'univers, comme l'organisation
des êtres vivants, ne sont que des résultats fortuite-
ment heureux d'une action mécanique opérant à l'infini.
*
* *
Et, du reste, comme cette harmonie est souvent illu-
soire ou précaire! Et par combien de désordres et d'im-
LUCRECE 43
perfections elle est compensée, quand elle semble
réelle ! De ces imperfections et de ces désordres Lucrèce
compose des tableaux au gré de sa sombre imagina-
tion; il accumule à plaisir les raisons, faciles à en-
tendre, qui ont servi de tout temps à montrer la sagesse
divine absente de notre monde. Pourquoi une partie
de la terre est-elle usurpée par les montagnes et les
forêts, repaires des animaux sauvages ? Pourquoi ici
les excessives ardeurs du soleil, là le froid excessif de
perpétuels frimas enlèvent-ils aux hommes la jouis-
sance de si grands espaces? Pourquoi la nécessité de
déchirer le sol afin que le blé puisse pousser? Kt
quand les fruits sont venus, quand les récoltes sont
proches, pourquoi la sécheresse ou l'orage arrachent-
ils à l'homme la récompense de son labeur? Pourquoi
les monstres? Pourquoi les maladies? Pourquoi la
mort errant au hasard et avant l'heure? Que le monde
soit fait pour l'homme, quelle absurde croyance, quand
on considère les incertitudes et la fragilité de la vie de
l'enfant !
Pareil au naufragé vomi du sein de l'onde,
L'enfant, quand la Nature aux rivages du monde
Le dépose, arraché d'un ventre endolori.
Gît sur la terre, nu, sans armes, sans abri.
Sans parole; et, du seuil de cette vie obscure,
Par un vagissement lugubre il inaugure
Le long cercle de maux que lui promet le sort.
Heureux les animaux des champs! Nés sans effort,
Ils croissent sans hochets et sans tendres nourrices-
Dont le babil sans fin apaise leurs caprices.
Les voyons-nous chercher selon l'état de l'air
Des vêtements nouveaux? Ont-ils besoin du fer
Ou des remparts altiers pour garder leurs richesses?
La terre, toute à tous, les comble de largesses.
Et l'active Nature a travaillé pour eux.
Mais il y a plus : ce monde même, en qui nous
voyons les êtres se former et se désagréger, naître et
périr, pourquoi échapperait-il à la loi commune? Ne
44 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
voyons-nous pas que la terre, notre mère, après avoir
engendré les espèces vivantes, donne des signes d'épui-
sement? Ne voyons-nous pas les sources de lumière et
de vie se tarir peu à peu par la prodigalité même de
ce qu'elles ont jusqu'à présent déversé? Il viendra
donc, et il est peut-être tout proche, le jour où, après
avoir duré tant d'années, s'efîondrera la masse et crou-
lera la machine du monde I Seuls subsisteront, pour
déterminer des rencontres et combinaisons nouvelles,
les éléments premiers, les atomes éternels.
* *
Telles sont donc les vues de Lucrèce sur l'origine, la
constitution et les destinées de notre monde. Elles
n'ont pas seulement l'intérêt d'avoir servi de matière à
une admirable exposition poétique. Elles ont eu aussi
dans l'histoire de la pensée humaine une importance
et une fortune considérables. Lucrèce ne pourrait-il se
prévaloir des confirmations que la science a données à
la doctrine de son choix? Certes lui-môme semble être
entré fort avant dans l'esprit de la science, quand il
a mis en relief^ plus sans doute que ne l'avait fait Épi-
cure, l'idée de la loi naturelle, l'idée de ce t contrat »
par lequel la nature s'est comme engagée à ne pro-
duire certains effets que dans de certaines conditions
et à produire dans les mômes conditions les mêmes
effets. Si le hasard de la décUnaison a seul permis
la formation du monde, une fois le monde formé
tout s'y enchaîne selon un ordre certain, et tout,
par conséquent, s'y prête à une explication scien-
tifique. En outre, la doctrine atomistique, quoiqu'elle
ait subij au cours du développement des sciences,
bien des vicissitudes diverses^ n'en exprime pas
moins une façon, toujours très plausible, de rendre
compte de la réalité matérielle. Mais justement la
science positive, en reproduisant certaines maximes et
en paraissant adopter certaines théories générales de
LUCKÈGfi 45
Lucrèce, parce qu'elle est la science et uniquement la
science, doit leur assigner une portée bien moindre
que celle que Lucrèce leur attribuait. Elle ne les prend
que dans un sens relatif, réduit aux conditions de notre
expérience et aux exigences de notre analyse, non
dans un sens absolu qui déterminerait lorigine radi-
cale et le principe entier du développement des êtres.
L'illusion matérialiste qui tient les éléments, supposés
ou vérifiés, des choses pour leurs raisons suffisantes
et complètes, est le fait d'une science jeune qui réalise
ses conceptions au lieu de les mettre par la critique
à leur rang, et qui, le plus souvent, introduit, sans y
prendre garde, au sein des propriétés dites élémen-
taires, les propriétés plus complexes et plus riches
dont elles sont censées rendre compte. Entraîné, en
outre, par son ardeur antireligieuse, Lucrèce s'est
défendu moins qu'un autre de ce dogmatisme, et, plus
d'une fois, pour avoir mis la nature en dehors de l'ac-
tion des dieux, il a divinisé la Nature elle-mi^me :
Nature créatrice, comme il l'appelle, Nature qui gou-
verne et qui dirige.
•
• •
Fidèle à sa doctrine générale, comme à ses inten-
tions, Lucrèce va essayer de délivrer les hommes de la
crainte d'une autre vie, en leur montrant que l'âme, de
ra^me nature que le corps, meurt avec lui. L'âme est
formée de souffle, de chaleur, d'air et d'une quatrième
essence que l'on ne sait comment nommer, tant elle
diffère des essences connues. Cette quatrième essence,
première source de la sensation, est cachée dans le
sanctuaire le plus intime du corps ; elle est en quelque
sorte l'âme de l'âme, puisqu'elle est au reste de l'àme
ce que l'âme est au corps, et qu'elle règne sur tous
deux. C'est sans doute sous l'influence de ce que Pla-
ton et Aristote avaient dit touchant la différence de la
vie corporelle et de la vie mentale, qu'Épicure avait
46 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
admis cette essence innommée et lui avait attribué la
faculté privilégiée de donner naissance au sentiment ;
mais, ne pouvant rien concevoir qui fût immatériel, il
avait soutenu qu'elle devait se composer des atomes
les plus petits et les plus subtils. L'âme est donc toute
matérielle. Si elle ne l'était pas, comment comprendre
la correspondance qu'elle a avec le corps, et l'influence
qu'aie corps sur elledanslamaladie,dansrivresse, etc?
Pour qu'il y ait influence, il faut qu'il y ait con-
tact, et il n'y a contact qu'entre des parties de matière.
Aiiïsi, l'àme un jour se désagrégera. Pourquoi crain-
dre la mort? Elle est la fin de tout. Que nous importe
ce qui nous arrivera après? Nous n'en pouvons être
plus affectés que de ce qui est arrivé avant notre nais-
sance. Il n'y a de misère et de soufl"rance que si l'on
vit; et après la mort on ne vit pas. Ce qui nous entre-
tient dans l'illusion, c'est la tendance instinctive que
nous avons à prolonger par-delà la mort notre faculté
de sentir; nous persistons à animer le cadavre que
nous serons! Nous ne songeons pas que, grâce à la
mort, il en sera pour nous comme si nous n'avions
jamais existé; nous ne songeons pas que, si la mort
nous enlève des biens, elle nous enlève du même coup
le regret de les perdre. Quand la chaleur de la vie est
dissipée, il n'y a même pas de rêve dans ce sommeil
de glace. Que signifient donc toutes ces récriminations
des hommes déplorant un état qu'ils ne pourront,
quand il sera réel, sentir déplorable; et, par peur de
cet état qui ne leur fera cependant rien éprouver, que
signifie leur honteux attachement à l'existence et aux
biens que l'existence peut leur offrir? Dans un pas-
sage d'une puissance de poésie incomparable, Lucrèce
évoque la Nature, qui vient apostropher l'homme do-
miné par l'appétit insatiable de la vie :
Si, prenant une voix, la Nature des Choses
Se levait, lasse enfin de nos terreurs sans causes,
Et gouimaridait ainsi quelqu'un des mécontents :
e Mortel, pourquoi ce deuil ? pourquoi ces pleurs constants?
LUCRÈCK 47
€ Si jusqu'ici pour loi la vie en biens abonde
. Qui, sur tes jours versés, n'ont pas fui comme une onde
€ En un vase sans fond, quitte-la satisfait;
t Sors-en rassasié comme on sort d'un banquet,
. Et tranquille endors-toi dans la pais éternelle.
« Si, iéçu par ses dons, tu t'es dégoûté d'elle,
« Pourquoi, cueillant des fruits qui tombent de ta main,
€ Joindre aux pertes d'hier les pertes de demain?
. La mort clôt ton labeur, reçois-la sans colère.
€ D'ailleurs je ne sais plus qu'inventer pour te- plaire!
t J'ai fait le monde ainsi, ni pire ni meilleur.
« _ Ton corps est dans sa force et ton âge en sa fleur,
€ Dis-tu? — Quand tu vivrais mille ans, les mêmes peines
c S'attacheraient encor aux fortunes humaines.
I Ton immortalité n'en romprait pas le couis. »
Que pourraient les mortels répondre à ce discours?
Que la Nature est juste et sa parole vraie.
Au malheureux surtout qui du trépas s'efTraie,
Elle crie à bon droit : « Laisse là tes vains pleurs,
« Pauvre fou, quand la mort vient guérir tes douleurs,
« Et toi, vieillard, toujours ton âme inassouvie,
« Dédaigneuse des biens que t'épancha la vie,
« N'eut soif que des absents, de ceux que tu n'as plus.
t Tes jours mal employés pourtant sont révolus;
t Sur ton front la mort plane imprévue et t'arrête
€ Avant que le dégoût t'inspire la retraite.
c Va, le regret sied mal à ta caducité.
t II est temps. Place, place à ta postérité! »
Grande et forte leçon! Tout est métamorphoses;
Toujours un flot nouveau chasse les vieilles choses;
Et l'échange éternel rajeunit l'univers.
Rien ne roule au Tartare, au gouffre des enfers.
Pour les peuples à naître il faut de la matière;
Ils vivront à leur tour et verront la lumière.
Les uns nous précédaient, les autres nous suivront.
C'est un cercle éternel que nul effort ne rompt ;
Et la vie à jamais se transmet d'âge en âge ;
Elle n'est à personne; et tous en ont l'usage.
Si la mort met fin à tout, les enfers et le Tartare ne
sont que des fictions qui ont servi à représenter l àme
humaine tourmentée dès cette vie par les terreurs dont
48 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
elle est dupe ou par les passions coupables auxquelles
elle s'abandonne. C'est dans ''ce monde que la vie des
âmes déréglées devient véritablement un enfer.
Par cette dernière observation Lucrèce, en voulant
combattre encore la religion, marque cependant ce qui
pour toute religion pure est le pi^emier principe de
l'expiation, à savoir, la souffrance intérieure causée
par le péché. S'il n'a pas donné à cette observation la
grande portée positive qu'elle pouvait recevoir, c'est
que, ennemi d'une religion extérieure et formaliste, il
n'a pas saisi le rapport profond des sanctions d'outre-
tombe aux dispositions intimes des âmes. L'immorta-
lité, telle que la présentait le paganisme romain, était
pleine d'horreurs mystérieuses; c'était en outre, du
temps de Lucrèce, un sujet fréquent de tableaux que la
peinture des supplices infligés aux morts dans le Tar-
tare; le théâtre figurait volontiers des revenants qui,
au témoignage de Gicéron, faisaient frissonner le pu-
blic en racontant mille choses effrayantes des lieux
qu'ils avaient pendant un temps fréquentés. Lucrèce,
s'attaquant à l'idée de la vie future, ne l'a conçue que
comme elle s'offrait à lui. De plus, adhérent d'une doc-
trine qui reconstituait la vie humaine mécaniquement
et comme du dehors, il n'a point saisi dans leur pro-
fondeur les tendances dont il signalait lui-même la
force, en particulier cette tendance de l'homme à se
prolonger par delà le temps. De même quand il mon-
tre dans une peinture saisissante que, par comparaison
avec la mort, la vie présente ne mérite pas tant qu'on
y tienne;, quand il dénonce, en des termes qui font
songer à Pascal, la vanité des divertissements par les-
quels l'homme tente de se fuir lui-même, il n'atteint
malgré tout de cette inquiétude que les circonstances
extérieures et les conditions superficielles : il n'en dé-
couvre point le principe secret et indestructible, et il
ne sait point y voir, comme Pascal, le signe que
l'homme n'est produit que pour l'infinité.
LUCRECE 49
Comme il a expliqué la formation du monde et la
composition de l'ùme, Lucrèce explique la naissance
des idées. De chaque objet émanent des images, des
simulacres, qui viennent frapper nos sens. Ces images
qui représentent les choses en miniature, qui en sont
comme de petits portraits voltigeants, sont d'une
extrême subtilité; elles se meuvent, elles arrivent de
toute part avec une incroyable vitesse. Les perceptions
des sens, étant ainsi produite.s, ne sauraient être ja-
mais trompeuses : les sens ne nous trompent point :
quand ils semblent nous avoir trompés, c'est que les-
priten a mal interprété les données. Après nous avoir
ainsi rassurés sur la valeur de la connaissance sensi-
ble, Lucrèce se complaît à expliquer les diverses sortes
d'illusions qui remplissent l'âme. Et d'abord les illu-
sions du rêve. Les images du rêve sont dues aux
mêmes causes que celles de la veille; ce sont seulement
des images plus ténues encore et plus légères, et c'est
quand nous dormons qu'elles s'insinuent jusqu'à nous.
Nous les accueillons selon les rapports qu'elles ont
avec nos occupations habituelles, nos intérêts et le
tour ordinaire de notre imagination. En rêve, l'avocat
croit plaider, l'homme de guerre se battre, les marins
lutter contre les vents, et moi, dit Lucrèce, en rêve je
poursuis mon poème, je cherche sans relâche les lois
de la nature, j'expose mes découvertes dans la langue
de mon pays. Après les illusions du rêve, ce sont les
illusions de l'amour que dénonce avec une farouche
énergie la psychologie de Lucrèce : les illusions, ou
plutôt les misères. Le poète les a dépeintes en des
traits aussi effrayants et dans un sentiment réaliste
aussi violent qu'il décrira, à la fia de son poème, la
peste d'Athènes. Il y a les misères de l'amour heureux :
il consume les forces, gaspille les fortunes, rabaisse
la dignité, il s'empoisonne de soupçons, cherchant,
i
50 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
par une sorte de perspicacité exaspérée, à discerner
dans un visage impassible, non pas même un sourire,
mais la simple trace d'un sourire infidèle; et la jouis-
sance qu'il donne n'est pas exempte d'un certain dé-
goût; de la source des plaisirs surgit on ne sait quoi
d'amer qui saisit à la gorge au milieu des fleurs. Et
que dire alors de l'amour malheureux, de tous les
efforts qu'il fait, de toutes les ruses qu'il invente pour
se satisfaire, de la cruauté des déceptions qu'il éprouve,
de l'aveuglement dans lequel il s'entretient? Car telle
est la malfaisance de cette funeste passion que, plus
qu'une autre, elle empêche de voir son objet tel qu'il
est; elle lui prête toutes sortes de charmes et d'attraits
imaginaires. C'est Molière qui dans le Misanthrope s'est
chargé de nous traduire les fines et piquantes observa-
tions de Lucrèce :
L'amour, pour l'oi'clinaire, est peu fait à ces lois,
Et l'on voit les amants vanter toujours leur choix.
Jamais leur passion n'y voit rien de blâmable,
lit, dans l'objet aimé, tout leur devient aimable;
lis comptent les défauts pour des perfections
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est au jasmin en blancheur comparable;
La noire à faire peur, une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté;
La grasse est, dans son port, pleine de majeslé ;
La malpropre sur soi, de peu d'attraits chargée.
Est mise sous le nom de beauté négligée;
La géante paraît une déesse aux jeux;
La naine un abrégé des merveilles des cieux;
L'orgueilleuse a le cœur digne d'une couronne;
La fourbe a de l'esprit; la sotte est toute bonne;
La trop grande parleuse est d'agréable humeur;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C'est ainsi qu'un amant dont l'ardeur est extrême
Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il airne.
Néanmoins, tout en condamnant l'amour comme
passion, Lucrèce loue les attachements tendres que
LUCRÈCE 51
créent entre les époux l'habitude et le dévouement,
surtout le dévouement de la femme à l'homme.
« *
Il est remarquable que cette psychologie des illu-
sions, souvent si clairvoyante, ne va jamais jusqu'à
découvrir dans leur essence les sentiments primitifs et
justes dont ces illusions ne sont que les égarements.
Et cela est encore très visible dans l'explication que
fournit Lucrèce de la croyance aux dieux : l'imagina-
tion enfantine des hommes, surexcitée dans le som-
meil et môme pendant la veille, se représentait des
êtres d'une puissance extraordinaire, d'une majesté
imposante, d'une beauté inaltérable, d'une sérénité
profonde, des dieux. D'une part les hommes, vo^'ant
s'accomplir régulièrement la marche des phénomènes
célestes et la révolution des saisons, ont supposé, dans
leur ignorance des causes, que tout tournait sur un
signe de la divinité. Et aussi, quand ils ont été émus
par la foudre, les tempêtes, les tremblements de terre,
ils n'ont pu s'empt^cher de croire les dieux irrités ; ils
ont pensé qu'il fallait se prosterner devant les autels,
faire des sacrifices et des vœux : comme si la piété ne
consistait pas plutôt à pouvoir tout contempler d'un
esprit rasséréné! Mais comment empêcher que les
grandes catastrophes ne serrent les cœurs de la crainte
des dieux? Telles sont les causes qui ont fait et qui
font surgir encore du sol tant de temples, et qui y ras-
semblent aux jours consacrés une foule ignorante et
superstitieuse. On voit comment dans cette explication
des croyances religieuses Lucrèce ne fait entrer que
l'imagination et la crainte, sans aucune des forces
spirituelles et morales qui sont au fond de la nature
hjimaine.
» *
Et de là aussi, dans toute son explication de ce que
doit être la vie des hommes, quelque chose de limité
fî2 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHE<î
et d'étroit, qui enferme presque toute la vertu humaine
dans la prudence et la simplicité. Le renoncement à
l'ambition, à la richesse, à la puissance, loin d'être
l'occasion ou le moyen de mettre en valeur les res-
sources intérieures de lame, ne font, selon les règles
ëpicuriennes, qu'arrêter l'élan de la vie pour l'empêcher
de se briser. Le libre arbitre, qui soustrait la volonté
au destin, ne sert guère qu'à borner la destinée de
l'individu. Aussi le tableau que nous offre Lucrèce de
la condition humaine, constamment menacée par
l'ignorance, l'erreur, le fanatisme, les passions, aurait-
il quelque chose de morne et de désolant, s'il n'avait
pour pendant le tableau des progrès accomplis par
l'humanité sous la poussée de ses instincts, de ses be-
soins, de ses souffrances mêmes. C'est après une bril-
lante peinture de l'histoire de l'univers, de la forma-
tion des corps célestes et de l'apparition des êtres vi-
vants, où les explications les plus fantaisistes se mêlent
aux vues les plus ingénieuses, que Lucrèce nous retrace
l'histoire de l'homme et le développement de la civili-
sation humaine. Le progrès est un fait, qui n'est pour
lui évidemment lié à l'action d'aucune providence; les
facteurs en sont le besoin qui porte à chercher et à
tâtonner dans tous les sens, l'expérience qui entasse et
qui maintient à travers le temps les résultats de ces
recherches et de ces tâtonnements, la raison qui met
en pleine lumière les enseignements de l'expérience.
De même que, selon Lucrèce, parmi les multitudes
d'êtres vivants produits au hasard, ceux-là seuls ont
survécu qui étaient capables de maintenir et de défen-
dre leur vie — anticipation intéressante du principe
darwinien de la sélection naturelle — de même parmi
les tentatives et les inventions humaines, celles-là
seules ont réussi et se sont perpétuées, qui répon-
daient à de vrais besoins et à des utilités éprouvées.
L'âge d'or n'est pas à Torigine, comme l'ont conté les
poètes. Simple animal tout d'abord, l'homme avait
une plus puissante stature et de plus solides tendons
h
LUCRÈCE 53
qu'aujourd'hui; et c'était assez pour soutenir sans
trop de de'savantage la lutte pour la vie; il habitait les
forêts et les cavernes, sans industrie, sans institutions,
sans lois. La terre féconde lui offrait spontanément la
nourriture; les sources et les rivières étanchaient sa
soif. C'est péniblement et peu à peu qu'il sortit de cet
état sauvage; il apprit à se vêtir de la dépouille des
animaux, il imagina de se construire des huttes ; enfin
il se procura du feu. Une fois le feu découvert et les
premières cabanes construites, autour du foyer et sous
le toit commun, la famille put se former, et les attec-
tions familiales purent grandir. La famille constituée
amena, par une extension naturelle, la nai'^sance de la
société qui fut d'abord une association de familles voi-
sines, convenant entre elles de s'abstenir de l'injustice
et de la violence, de protéger réciproquement les
femmes et les enfants, signifiant entre eux, avant
même tout langage articulé, qu'il est juste d'avoir pitié
des faibles. Mais ce langage articulé qui n'a peis pré-
cédé la formation de la vie sociale a dû presque immé-
diatement la suivre : il a eu pour cause première, non
pas l'initiative d'un inventeur, impossible à compren-
dre sans le langage même, mais l'émission naturelle
de certains son.s en accord avec les sensations et les
idées de chaque homme : l'enfant inaugure déjà le
langage lorsque, montrant du doigt l'objet qui le
frappe, il cherche, par l'emploi d'un son, à faire par-
tager aux autres ses émotions. Cependant, après l'éta-
blissement du langage qui facilite et fortifie le lien so-
cial, la découverte des métaux, en créant des instru-
ments de travail déplus enpius perfectionnés, engen-
dre l'industrie, fournit des armes plus terribles à la
guerre, des moyens de satisfaction plus sûrs et plus
raffinés à tous les besoins. Aux arts industriels s'ajou-
tent les beaux-arts : la musique naît de l'imitation du
chant des oiseaux, et après elle, la poésie, cette musi-
que des mots; les sciences se perfectionnent : les villes
se fondent et se fortifient; la mer se couvre de voiles;
les nations se lient par des contrats semblables à ceux
qui avaient lié jadis les individus; l'écriture est in-
ventée, qui permet de fixer la mémoire des hommes,
et les poètes, par leurs chants, transmettent les événe-
ments à la postérité. Mélange de divinations hardies,
de conjectures arbitraires, d'explications plausibles,
cette théorie souvent grandiose de la civilisation^ qui
semble vouloir faire si considérable la part du tâton-
nement aveugle et de la recherche obscure, fait plus
d'une fois intervenir implicitement, sans y prendre
garde, une sorte de prévoyance, ou d'heureuse direction
de la nature, et en tout cas une sorte de loi providen-
tielle qui attribue à l'espèce humaine le bénéfice des
initiatives renouvelées et des efforts plus ou moins
douloureux des individus.
*
* *
Que l'œuvre de la civilisation doive finalement
succomber dans la dissolution du monde, il n'en reste
donc pas moins qu'elle surélève en quelque sorte les
facultés et les destinées de Ihomme. Car si l'on revient
à l'idéal de sagei^se que Lucrèce propose à chacun, ce
n'est guère qu'un état nu de calme, avant-goût de
l'évanouissement de la conscience dans l'éternel som-
meil. La paix de l'âme qu'il recommande, c'est une
paix par pauvreté consentie, non par plénitude con-
quise. Par là les vertus mêmes qu'il recommande et
qui restent assurément d'un grand prix,, vertu de re-
noncement partiel et de pleine domination sur soi, ne
semblent pouvoir régner nulle part plus souveraine-
ment que dans le vide du cœur. Cependant ce qui vi-
vifie cette n?'»rale, ce qui fait qu'elle porte beaucoup
plus loin que ses préceptes littéralement énoncés,
c'est qu'au lieu de proportionner d'avance l'homme
aux froides considérations de sa prudence, elle s'ac-
compagne, chez le poète, d'une conscience toujours
palpitante des agitations, des misères et des espérances
LUCRhICE 53
humaines. Vainement Lucrèce., en un passage bien
connu, prétend se réserver les délices de la retraite et
l'impassible sérénité de la contemplation philoso-
phique :
Il est doux, quand les vents troublent au loin les ondes.
De contempler du bord sur les vagues profondes
Un naufrage imminent. Non que le cœur jaloux
Jouisse du malheur d'autrui; mais il est doux
Pe voir ce que le sort nous épargne de peines.
Il est doux, en lieu sûr, de suivre dans les plaines
Les bataillons livrés aux chances des combats
Et les périls lointains qu'on ne partage pas.
Mais rien n'est aussi doux que d'établir sa vie
Sur les calmes hauteurs de la philosophie.
Dans l'impassible fort de la sérénité;
De voir par cent chemins l'errante humanité
Chercher, courir, lutter de force et de génie.
Consumer en labeurs la veille et l'insomnie.
Monter de brigue en brigue aux échelons derniers.
Et s'asseoir au sommet des choses, sous nos pieds!
Lucrèce, malgré tout, ne cesse de participer, avec
toute son imagination et toute son âme, à l'affliction
de ceux qu'ont bles.*;és leurs erreurs, et il ne cesse de
ga der, parmi les désillusions les plus attristantes, la
pensée de les ramener, parla ferveur et l'énergie de ses
conseils, à la vérité. C'est ce large flot d'universelle
sympathie qui déborde chez lui de toute part Tétroi-
tesse de l'enseignement épicurien, et qui l'entraîne
vers une intelligence plus compréhensive et un senti-
ment plus riche de la vie humaine.
De même, le système qu'expose Lucrèce avec une
respectueuse fidélité représente un monde, si l'on peut
dire, radicalement inhumain. A ce monde l'homme
n'appartient que par un hasard heureux, ou plutôt
peut-être malheureux, tant sa destinée est précaire,
traversée de menaces et de soulTrances ! En tout cas ses
idées, ses efforts, ses espérances n'ont dans la na-
ture des choses^ résultat de chocs et de rencontres
86 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
aveugles, rien qui, tout en les disciplinant, les sou-
tienne, rien, à plus forte raison, qui les oriente vers des
fins plus hautes qu'un bonheur fait de peu. Telle est
en etfet la façon dont Lucrèce, d'accord avec Épicure,
comprend le monde et les rapports du monde avec
l'homme.
Mais parfois un certain naturalisme à l'accent et
aux pressentiments quasi religieux corrige la stricte
logique de son matérialisme et de son irréligion, et
laisse deviner, derrière le mécanisme des choses et
de la vie, on ne sait quoi qui pourrait jouer le rôle de
moteur, de ressort intime, d'aspiration à un autre
ordre. Ainsi par la tendance de son imagination à voir
dans la Nature plus que la pure matière, à y introduire
une sorte de puissance génératrice et régulatrice, par
les ardeurs passionnées de son esprit, par le frémisse-
ment généreux de sa sensibilité, par sa promptitude
à s'émouvoir de toutes les inquiétudes et de toutes les
souffrances de ses semblables, Lucrèce peut plus d'une
fois par delà sa doctrine susciter en d'autres âmes
cela même qu'il n'a pas su y deviner; et ces âmes, à
leur tour, sans rien retrancher d'elles, ne doivent avoir
aucun scrupule à se laisser toucher par la magnificence
de son œuvre et par l'humanité de son génie.
III
MARC-AURÈLE
« Dans ces temps-là, la secte des stoïciens s'étendait
et s'accre'ditait dans l'Empire; il semblait que la na-
ture humaine eût fait un effort pour produire d'elle-
même cette secte admirable, qui était comme ces
plantes que la terre fait naître dans les lieux que le
Ciel n'a jamais vus.
« Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs;
rien n'est capable de faire oublier le premier Antonin
que Marc-Aurèle qu'il adopta; on sent en soi-même un
plaisir secret lorsqu'on parle de cet empereur^ on ne
peut lire sa vie sans une espèce d'attemirissement; tel
est l'effet qu'elle produit qu'on a meilleure opinion de
soi-même parce qu'on a meilleure opinion des hom-
mes. » (Montesquieu, Considérations sur les causes de la
grandeur des Romains et de leur décadence, ch. xvi.)
Ce n'est pas l'un des traits les moins curieux de la
destinée du sto'icisme, que cette philosophie ait eu
pour le dernier de ses grands représentants Marc-Au-
rèle, un empereur. Car, pendant les guerres civiles qiii
avaient précédé à Rome l'établissement de l'empire, le
sto'icisme avait été dans bien des âmes le soutien des
convictions et des vertus républicaines; sous l'empire,
il avait inspiré une opposition aux Césars plus morale
sans doute que politique, plus silencieuse qu'agissante,
mais qui, depuis Tibère jusqu'à l'avènement des An-
tonins, n'en avait pas moins attiré sur ses adeptes
toutes sortes de soupçons et de persécutions. Et voilà
58 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
que peu à peu il avait fini par forcer les portes du pa-
lais impérial : accepté d^abord comme ornement
ou comme simple conseil, il obtenait maintenant la
plus glorieuse revanche et le plus éclatant triomphe
qu''il pût poursuivre : il gouvernait la pensée et Tâme
de celui qui allait gouverner le monde. Mais les prin-
cipes qu'il proclamait faisaient avec les fonctions im-
périales un bien plus grand contraste encore que le
mépris et les violences qu'il avait dû pendant un
temps subir; plus qu'aucune autre philosophie, il
visait à établir la prédominance des vertus indivi-
duelles sur les vertus civiques, à élargir le domaine de
ce qui doit rester libre dans Thomme, à émanciper
l'individu en reculant ou plutôt en supprimant les li-
mites de l'association humaine, à faire valoir d'autres
formes d'héroïsme que celles que suscite la pensée du
bien public. Il représentait donc à l'esprit de Marc-
Aurèle un ordre d'idées profondément différent des
croyances qui avaient contribué à constituer l'État
romain, et il lui offrait comme modèle une société tout
autre que celle qu'un empereur était appelé à con-
duire. — Voyons donc de quelles conceptions essen-
tielles il s'était originairement formé avant de venir
rencontrer à Rome, outre cette fortune singulière, des
causes spéciales de diffusion et de renouvellement.
*
* *
La prétention de la philosophie stoïcienne, c'est de
rendre par la vertu et la connaissance l'homme indé-
pendant des choses extérieures et de lui assurer le
bonheur par cette indépendance. Elle professe, comme
conception générale, un panthéisme d'après lequel
tout ce qui est et tout ce qui arrive ne fait qu'un avec
la divinité, est une manifestation ou un effet néces-
saire de l'Klre divin. Dieu est une sorte de feu éthéré
qui par un véritable art, supérieur à tout art humain,
engendre toutes les choses, les pénètre etles parcourt,
MAKC-AURKLE
puis, à rexpiralion de certaines périodes de teiu|i-,
les reprend en lui et les consume pour les appeler de
nouveau à l'existence; et ainsi de suite à l'infini. Dieu
est également la raison universelle qui ordonne tout :
d'une part, la destinée qui gouverne d'après des lois
inflexibles la série entière des causes et des effets;
d'autre part, la Providence qui dans le monde dirige
tout pour le mieux et vers le mieux. Se mettre d'accord
avec la raison ou Tordre éternel de la nature, ce qui
revient encore à se mettre d'accord avec soi : telle est
latdche de l'homme, et dont l'accomplissement lui
donnera à la fois la vertu et le bonheur. Tout ce qui
concourt à ce but est un bien, tout ce qui en éloigne
est un mal : tout le reste, si important qu'il semble,
santé, honneurs, plaisirs, richesses, vie, d'un côté, —
maladie, obscurité, tristesse, pauvreté, mort, d'un
autre côté, tout cela n'a aucun rapport au vrai bien de
l'homme : seule la vertu est un bien, comme seul le
vice est un mal. Or la vertu, ainsi que l'avait déjà en-
seigné Socrate, est identique avec la raison; elle est,
comme elle, comme la vérité, simple, uniforme,
absolue. Donc, concluent les stoïciens, cette dispo-
sition intérieure qu'est la vertu, on l'a ou on ne
l'a pas : il n'y a pas de milieu. On ne possède pas non
plus la vertu par morceau : on la possède tout entière
ou on ne la possède pas du tout : là encore, il n'y a
pas de milieu. Quiconque a une vertu a toutes les ver-
tus, quiconque a un vice a tous les vices. Hors de la
sagesse parfaite, il n'y a que démence et que misère.
Par conséquent, les hommes se divisent en deux
classes entièrement distinctes : il y a, d'une part, les
sages, qui ont toutes les perfections, tous les bonheurs,
tous les avantages véritables; il y a, d'autre part, les
fous, qui ont toutes les imperfections, toutes les in-
fortunes, tous les dé.savantages. C'est la seule distinc-
tion essentielle que comporte l'humanité. Les autres
différences que Ton allègue, différences de race, de na-
tionalité, etc.. n'ont aucune portée réelle. Tous les
«0 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
hommes ont même nature, môme origine; par leur
raison ils participent tous du môme ordre ou de la
môme divinité; ils ont la môme condition et sont sou-
mis au môme régime ; ils forment un seul et uniçiue
État qui n'a d'autres limites que l'univers, un État
dont le chef est Dieu, et dont les lois ne sont autres
que les lois de la nature. Plus l'homme se laisse con-
duire par ces lois dont il reconnaît la nécessité, plus il
s^afïranchit des choses extérieures; et plus en môme
temps il soutient avec le monde dont il est une partie,
comme avec la communauté humaine dont il est un
membre, des rapports normaux et justes. Ainsi il doit,
dans tout ce qui contrarie ses désirs, se soumettre à
l'ordre universel, et, dans tout ce qu'il accomplit, s'en
faire l'instrument volontaire.
*
* *
Telle est la doctrine qu'avait constituée à Athènes,
aux environs de 300 avant Jésus-Christ, Zenon de
Cittium, et qu^avaient développée après luiCléanthe et
surtout Chrysippe. En s'implantant à Rome, elle s'y
dépouille de ce que Cicéron appelle ses broussailles.
C'est-à-dire que, sous l'influence du caractère romain
et sous Tempire des circonstances, elle renonce aux
subtilités et aux complications de sa logique, s'attarde
peu aux conceptions de sa physique pour insister
presque exclusivement sur les principes et les appli-
cations de sa morale. A se concentrer ainsi sur les pro-
blèmes qui intéressent avant tout la vie pratique, elle
fait mieux que reproduire, en les corrigeant ou en les
atténuant çà et là, ses dogmes essentiels; elle s'adjoint
un art tout nouveau, très souple et très pénétrant, de
Jémêler les diverses cau>es de la faiblesse et de la
grandeur de notre nature, un ensemble de procédés
plus délicats pour traiter les maladies de l'âme, une
vue plus concrète des divers degrés de la perfection et
des moyens de les atteindre ou de les franchir, enfin
MARC-ÂURËLE 61
un sentiment religieux, sinon plus ferme, du moins
plus vif, plus intimement pénétré des aspirations et
des inquiétudes humaines. Elle sort donc de plus en
plus des écoles pour aller chercher à éclairer et à di-
riger les consciences. Et elle subit pour ce qu'elle en
seigne l'heureux contrecoup de cette façon plus directe
et plus personnelle d'enseigner. Sénèque se défend
d'être de ces « philosophes de la chaire » qui prêchent
bruyamment et confusément pour de grandes assem-
blées; il ne veut pas, dit-il, imiter ces archers qui
lancent beaucoup de flèches au hasard, avec l'espoir
que dans le nombre quelqu'une atteindra le but ; il
n'admet auprès de lui que quelques disciples choisis
dont il reçoive les confidences et qui se conduisent par
ses conseils. De là la place que tiennent dans ses ou-
vrages la peinture des caractères, l'analyse des pas-
sions, et toute une série de réflexions fines et d'obser-
vations profondes qu'il devait certainement moins à
l'étude de Zenon et de Chrysippe qu'à la pratique du
monde et au contact des personnes. C'est ainsi qu'il
rajeunit, en les vivifiant, les affirmations stoïcienne*
sur les conditions de la vertu. Il insiste sur le devoir
que nous avons de regarder la poursuite de la perfec-
tion comme un perpétuel combat, de nous soumettre
à un sévère examen intérieur, de nous rendre compte
à nous-mêmes tous les soirs de la façon dont nous
avons rempli la journée; il -rappelle que rien de ce
que nous faisons n'échappe à la conscience qui nous
guette et qui nous juge, que les dieux sont les témoins
toujours présents de nos pensées, de nos discours et
de nos actes. Il va jusqu'à recommander de nous pré-
parer à l'éternité en l'ayant sans cesse présente à l'es-
prit; il déclare que notre mort portera sur nous un
jugement souverain et irrécusable, que le dernier jour
de la vie est le jour de naissance de la vie éternelle;
il parle de l'admiration qui s'emparera de nous quand
la lumière divine nous apparaîtra et que nous la con-
templerons à son foyer; il décrit la présence et la
62 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
pénétration de Dieu dans l'âme de Thomme comme
une action personnelle et secourable, comme l'action
d'un « père » , inspirée par un e amour énergique » ;
il veut que la prière, si on la fait, consiste à demander
avant tout une âme bonne. Cependant ces formules
traduisent souvent des aspirations plutôt que des
croyances arrêtées, et elles mettent l'accent sur cer-
taines parties du stoïcisme plutôt qu'elles n'en modi-
fient le fond. Si Sénèque a de la faiblesse humaine un
sentiment vif et profond qui le fait davantage recourir
à Dieu, il déclare par ailleurs absurde de demander
une sagesse que l'on peut obtenir de soi-même, et il
n'admet pas que l'homme ait d'autres moyens de triom-
pher des passions et de s'unir à Dieu que la raison. Sa
foi dans Timmortalité est inconstante, parfois paraît
réserver aux sages seuls un prolongement plus ou
moins durable de la vie, parfois s'éclipse entièrement.
Il se plaît sans doute aussi à exalter la douceur, la
bonté, la fraternité humaine'; et il paraît même ré-
clamer de préférence la charité du cœur, la plus im-
portante de toutes : mais de celte bienveillance, quel-
que large qu'elle soit, il fait moins un don gracieux de
soi-même qu'un moyen pour le sage de tremper son
caractère ou de tenir haut sa pensée. Il n'en reste pas
moins un de ceux qui ont le plus contribué à pénétrer
le stoïcisme d'humanité. Si par certaines faiblesses de
sa vie, surtout de sa vie publique, il semble trahir son
idéal, il a toujours eu cependant pour le bien un
amour sincère, et il a racheté en quelque mesure ses
fautes par le courage de sa mort. Si d'autre part il fait
tort parfois à la hauteur et à la pénétration de ses
idées par une recherche excessive du trait brillant, de
l'expression piquante, du tour imprévu, il a, grâce à
la vivacité et à la couleur de son style, imprimé bien
plus fortement dans les imaginations les thèses et les
sentences de sa philosophie.
Après Sénèque, le grand seigneur opulent, c'est
Épictète, l'esclave affranchi, qui professe le stoïcisme.
MARC-AURÊLE '-3
mais en le faisant entrer dans sa vie autant que dans
ses leçons. Caractère tout d'une pièce, il restitue par
là à la doctrine quelque chose de la rigueur tranchante
qu'elle avait à ses débuts. Toutefois il l'approprie en-
core à l'esprit romain et aux besoins du temps en
rejetant comme oiseuses les spéculations sur la nature
qui, comme l'avait dit Socrate, dépassent nos facultés
et n'ont pour nous aucun intérêt. Lui aussi dégage
avant tout de la philosophie stoïcienne sa signification
et ses applications pratiques. Ce qu'il expose avec une
énergique simplicité d'accent, c'est que le bien su-
prême est pour nous dans la liberté, dans la liberté
qui sait se gouverner en se donnant à elle même sa
loi. Il distingue, entre les choses, celles qui dépendent
de nous et celles qui ne dépendent pas de nous. Ne
dépendent pas de nous notre corps, les biens, la ré-
putation, les -dignités, etc., toutes choses qui par
conséquent ne sont ni à rechercher ni à craindre. Dé-
pendent au contraire de nous l'opinion, le vouloir, le
désir, l'aversion, qu'il nous appartient dès lors de
diriger comme il le faut. Le véritable exercice de la
lilierté consiste dans un bon usage de nos représenta-
tions, c'est-à-dire dans la formation de jugements qui
soient en accord avec la nature des choses. Or le pro-
pre de ces jugements, c'est de nous faire comprendre
que les choses arrivent nécessairement comme elles
arrivent, de nous incliner par suite à les accepter
telles qu'elles sont, telles que les a réglées le régula-
teur souverain, sans prétendre les plier à nos désirs et
sans en recevoir aucun trouble. Au nom de cette in-
flexible loi de la raison Épictète commande de contenir
les élans, selon lui désordonnés, de nos affections les
plus naturelles, et il va jusqu'à interdire les larmes
que provoque la perte d'un ami, d'une femme, d'un
fils. Bien plus, s'il autorise, s'il engage même à com-
patir à la douleur d'autrui, il prescrit que cette com-
passion soit seulement en paroles et en attitudes, mais
qu'elle ne parle jamais du fond de l'âme : rien ne doit
84 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
être préféré et rien ne doit porter atteinte à la sérénité
intérieure de la raison. Pourtant, malgré cette héroï-
que dureté qu'il impose au sage pour le niaintenir
digne et impassible, il n'est pas sans faire participer
le sentiment aux rapports des hommes entre eux. U
déclare que dans l'accomplissement de nos obligations
sociales et familiales nous ne devons pas avoir une
insensibilité de statues. Il n'abuse pas delà distinction
stoïcienne des sages et des fous pour juger que la folie
d'une grande part du genre humain est incurable; il
veut que le philosophe se comporte comme un méde-
cin attentif et dévoué qui n'a de cesse qu'il n'ait guéri
ses malades; il prescrit de traiter avec justice et bonté
tous les hommes, même les esclaves, car les esclaves,
aussi bien que les autres hommes, sont des enfants de
Dieu. Cette idée de la parenté des hommes avec Dieu,
Epictète Tadopte de préférence à Tidée plus abstraite
de la communauté de raison, pour en faire le principe
de la grandeur d'âme autant que de la fraternité. La
force de son sentiment religieux paraît toujours sur
le point de faire éclater Tenveloppe trop étroite du
panthéisme stoïcien ; en tout cas, elle transforme le
rapport de l'homme à la divinité en un rapport tout
intime de respect, de reconnaissance, d'abandon et
d'amour. La présence de Dieu en nous, la vigilance
de Dieu sur nous, la bonté de Dieu pour nous : ce
sont des vérités dont il faut que nous remplissions
notre pensée et notre cœur, et qui doivent rester iné-
branlables aux plus pressantes objections. Mettons-
nous à la suite de Dieu, et nous ferons toujours en
sûreté le voyage de la vie : sachons vouloir ce que
Dieu veut, ne pas vouloir ce que Dieu ne veut pas ;
et ne nous laissons jamais décourager de cette sou-
mission et de cette confiance par l'adversité : quand
Dieu nous reprend quelque chose, bénissons Dieu.
Les stoïciens combinent d'ordinaire le polythéisme de
la religion populaire avec leur panthéisme en admet-
tant que les dieux sont dans l'ensemble de la nature
MARC-AURÈLE 65
des manifestations diverses du dieu unique : ils n'éli-
minent donc pas « les dieux > de leur langue, ni
même en un sens, à titre de flgures, de leur doctrine.
Tout en sacrifiant encore à ces habitudes polythéistes,
Épictète parle plus volontiers de Dieu que des dieux :
et cela même achève de manifester sa tendance à con-
cevoir l'action divine en chaque être humain comme
plus intime et plus personnelle. Et la piété qui ac-
compagne cette tendance se répand chez lui en efiu-
sions lyriques : < Eh bien I puisque vous êtes aveugles,
vous, le grand nombre, ne fedlait-il pas qu'il y eût
quelqu'un qui chantât pour tous l'hymne à la divinité?
Que puis-je faire, moi, vieux et boiteux, si ce n'est de
chanter Dieu? Si j'étais rossignol, je ferais le métier
d'un rossignol; si j'étais cygne, celui d'un cygne. Je
suis un être raisonnable; il me faut chanter Dieu.
Voilà mon métier, et je le fais. C'est un rôle auquel je
ne failUrai pas, autant qu'il sera en moi; et je vous en-
gage tous à chanter avec moi. » Épictète est à ce point
porté à chanter Dieu, c'est-à-dire à le justifier, qu'il
ne saurait se décider à tenir la vie présente pour in-
suffisamment bonne, à tirer de là un argument en fa-
veur d'une vie future : de fait, la vie est selon lui une
fête qui prend fin comme toutes les fêles, ou du moins
à laquelle chacun n'est convié que pour un temps. Si
Sénèque a paru osciller sur cette redoutable question,
Épictète n'hésite point : il ne se pose même pas, à dire
vrai, le problème, et il trouve tout naturel de consi-
dérer la mort comme une simple décomposition des
éléments dont nous sommes formés. Ainsi, d'une part,
la foi dans la puissance inviolable de notre liberté, don
divin que Dieu ne saurait reprendre; d'autre part,
l'abandon non seulement le plus soumis, mais encore
le plus affectueux aux lois de la Providence : tels sont
les deux grands sujets d'exhortation quTpictète anime
de sa conviction ardente, de son zèle généreux de pro-
pagande, de sa dialectique familière et brusque. Ce
'est pas à lui qu'il faut demander si la nature hu-
5
6Ô FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
maine, telle qu'elle est réellement, n'est pas trop pro-
fondément divisée avec elle-même pour se porter par
son mouvement propre vers cet idéal, ou s'il n'est pas
nécessaire que cet idéal se complète et se transforme
pour créer des rapports plus concrets et plus efficaces
de la vérité à la vie : le stoïcisme n'eut sans doute ja-
mais plus fière et plus rude assurance.
Cette âpreté de la doctrine vient s'adoucir et comme
se fondi-e dans l'âme plus mélancolique, plus naturel-
lement aimante, de Marc-Aurèle; et en même temps
l'art qu'avait conquis la sagesse stoïcienne de se vivi-
fier par une connaissance plus pénétrante et une
épreuve plus directe des consciences dépouille chez lui
la forme didactique de la leçon ou du conseil à autrui
pour revêtir la forme plus libre et plus personnelle de
la méditation. Le système ici — et c'est pourquoi le
nom de système a quelque chose de beaucoup trop
rigide — ne nous apparaît plus que dans l'homme (1).
*
* »
L'homme eut, ou peu s'en faut, les vertus les plus
hautes et les plus délicates qui se peuvent tenir de la
nature ou de la raison. Il montra de bonne h eure^ avec
une intelligence très éveillée, le cœur le plus ouvert et
le plus sincère. Il eut surtout une merveilleuse apti-
tude à s'éprendre, chez les personnes qu'il approchait,
des qualités qui les distinguaient particulièrement pour
s'en faire des modèles. La gravité souriante et la pu-
reté candide de son caractère semblaient le vouer par
avance à la familiarité avec les choses divines. A huit
ans, institué prêtre salien, il figurait à ce titre dans les
processions religieuses. Élevé par les maîtres les plus
divers et les plus célèbres, sans se refuser à aucun
d'eux, il éprouvait pour laphilosophie une prédilection
précoce. A douze ans, il revêtait le manteau des stoï-
(1) 121-181 ap. J.-G.
MARC-AURÊLE 67
ciens, adoptait leur vie frugale, couchait sur la dure,
au point que la tendresse de sa mère devait intervenir
pour exiger de lui des adoucissements à son régime.
Ce fut un jour mémorable que celui où il reçut de son
maître Rusticus les Entretiens d'Épictète. Sans doute il
se fût fait philosophe enseignant si l'adoption d'An-
tonin ne l'avait destiné à l'empire. Devenu empereur,
il mit tout son zèle à bien remplir cette haute charge
qu'il n'avait point souhaitée, et peut-être eùt-il tiré des
calmes inspirations de sa conscience assez de fermeté
et de décision pour soutenir en d'autres temps, sans
même être soupçonné de faiblesse, toutes les obliga-
tions du pouvoir. Mais peu de règnes furent traversés
d'autant d'accidents, de difficultés et de malheurs que
le sien. Il eut un entourage indigne de lui : et sa
femme Faustine, et son frère adoptif Lucius Venis,
qu'il avait associé au trône, et ses filles, et son fils
Commode. Catastrophes physiques et surprises politi-
ques, débordements de fleuves et tremblements de
terre, famines, pestes, révoltes de généraux et de pro-
vinces, invasion des Quades en Germanie et des Par-
thes en Asie : que d'épreuves, et que de dures tâches,
pour lesquelles lui manqua peut-être parfois l'énergie
rapide et dominatrice, mais jamais le courage, jamais
la volonté pratique de porter son action là où ses de-
voirs d'état et les circonstances l'exigeaient I II trou-
vait à la fois dans sa modestie et dans son expérience
do quoi écarter de lui la prétention de traiter le monde
par des recettes de philosophe, c Quels minces esprits,
t:e disait-il à lui-même, ces pauvres hommes d'État qui
s'imaginent agir en philosophes! Mioches qui ont la
morve au nez!... N'espère pas larépublique de Platon.
Contente-toi du plus petit progrès, et ne tiens pas ce
résultat pour peu de chose. » (IX, 29.) Il se défendait
donc de sacrifier à l'utopie, mais non au sentiment
profond d'humanité que la philosophie avait achevé de
développer en lui; c'est dans cet esprit qu'il accomplit
d'importantes réformes tendant à restreindre l'autorité
68 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
paternelle, à élargir les obligations réciproques des
enfants envers les parents et des parents envers les
enfants, à adoucir le sort des esclaves et à rendre plus
aisées les formes d'affranchissement, à assurer et à
étendre l'assistance aux indigents, la protection aux
orphelins, à faire entrer dans la distribution des peines
le souci d'amender le coupable et de frapper, par delà
le délit ou le crime matériel, la volonté de nuire dû-
ment constatée, etc. Il ne mêla donc la philosophie à la
vie publique que dans la mesure où elle pouvait la
corriger sans la troubler. Il ne la mêla à ses occupa-
tions de souverain que pour se redire avant tout que
l'homme de bien ne doit jamais déserter son poste. De
fait, c'est à son poste qu'il mourut, épuisé par les fati-
gues et par la maladie, tandis qu'il se refusait, malgré
une épidémie de peste, à partager la lassitude de ses
soldats et à remettre la campagne qu'il avait entre-
prise, portant jusqu'au bout avec la même bonne
grâce toujours confiante, quoique souvent attristée, le
lardeau du pouvoir et la noblesse de ses pensées.
*
* *
Le livre qui nous fait connaître la philosophie, et,
nijeux que la philosophie, l'àme de Marc-Aurèle, est
un recueil de Réflexions intimes qui furent écrites en
grec, au jour le jour, sans doute entre 166 et 174. Il est
un des fruits les plus exquis de cette disposition à s'en-
tretenir avec soi, à se scruter et à se juger soi-même
qui, pour la sagesse païenne, n'ét.ait pas assurément
chose tout à fait nouvelle, mais qui dans la conscience
de Marc-Aurèle atteignit un degré singulier de vigi-
lance scrupuleuse et de délicatesse. Au déclin d'une
vie qui devait se terminer d'assez bonne heure, parmi
tant de sujets de préoccupation et d'amertume, le noble
empereur se réfugiait en lui et dans l'examen solitaire
de lui-même, non point pour échapper à ses rudes de-
voirs, mais pour se mesurer au^ maximes essentielles
MARC-AURÈLE 6Ô
de toute pensée et de toute volonté droites. Doit-il être
sévèrement jugé pour avoir paru sacrifier à un genre
littéraire qui peut devenir le plus déplaisant de tous en
supposant que les états d'âme individuels méritent
d'être observés et exprimés pour ce qu'ils sont? Mais
si c'est une fâcheuse tendance que de se recourber sur
soi-m^me pour se complaire en soi, c'est certainement
la marque d'une volonté de perfection plus haute, que
d'opérer en soi des reconnaissances pour savoir où l'on
en est exactement de sa tâche morale, et de ne point
accepter cette fausse absolution qu'accorde à des dé-
fauts et à des manquements inévitables la familiarité
avec l'existence de tous les jours. Au fait, le Journal
intime de Marc-Aurèle n'est point l'œuvre de quel-
qu'un qui se penche voluptueusement sur sa conscience
pour y discerner, toujours avec satisfaction, sa propre
image. Loin de là. Marc-Aurèle ne s'observe guère que
pour faire descendre les principes philosophiques de
leur généralité abstraite à un cas personnel, qu'il ne
tient pas le moins du monde pour un cas privilégié.
Même, à dire vrai, il ne se raconte point, ni ne se dé-
crit, ni ne se confesse. Il ne fait part ni des événements
extérieurs ni des événements intérieurs qui sont les
occa.sions de ces rappels de lui-même aux maximes de
la sagesse. Qu'il ait ressenti des peines ou subi des
froissements, qu'il ait été envahi par des doutes ou
tenté par des désirs, il met sa pudeur à n'en rien dire,
et nous lie pouvons deviner quelque peu le secret de
ses impressions premières que par le sens des réflexions
dont il s'arme pour les dominer. Il ne s'use donc pas à
s'analyser; il ne se prend comme il est que pour
s'exhorter à être meilleur qu'il n'est; et s'il rencontre
en lui certaines vertus, c'est à ses parents, à ses pré-
cepteurs, à la Providence, qu'il en rapporte tout l'hon-
neur. Dans la notation de ce qu'il est ou de ce qu'il
voudrait être laisse-t-il paraître çà et là quelque re-
cherche de style? C'est possible. Mais que l'on songe à
quels eiefcices de rhétorique prétentieuse il avait été
70 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
entraîné, à quelles grâces maniérées il avait dû, pour
plaire à son maître Fronton, façonner son langage, et
l'on admirera d'autant plus que sa franche nature ait
fini par triompher si décidément de sa docilité d'élève,
et que de ses premières gentillesses de bel esprit elle
n'ait gardé qu'un goût de distinction dans la simplicité
même, qu'une délicate subtilité, bonne à discerner les
riches variétés de la vie morale. Ce ne sont pas phrases
d'auteur que ces notes parfois à peine rédigées, mais
où souvent une expression vive, une image charmante,
un trait d'une énergique concision, en découvrant
l'homme sous la doctrine apprise, relèvent le style et le
colorent.
Et dans ce retour sur soi l'homme reste d'une sin-
cérité admirable, aussi soucieux d'écarter les fausses
ou faciles excuses que de rappeler sans altération et
sans diminution toutes les exigences de la sagesse
stoïcienne. « Que toutes tes paroles, se dit-il à lui-
môme, aient un accent d'héroïque vérité. » (lll, 12.)
Avec un très visible contentement, il prend là sa re-
vanche des conventions et des attitudes que lui impose
trop souvent à son gré son rôle officiel. On jugera
peut-être qu'à tant aimer à se parler à lui-même, fût-
ce avec la plus incorruptible franchise, il ne faisait que
voiler du plus spécieux des prétextes sa répugnance à
agir. Cependant c'est par ces méditations renouvelées
qu'il a constamment remonté en lui les ressorts de son
activité, peu portée en effet par nature à s'exciter et à
s'exalter. La réflexion sur ses devoirs l'a sauvé de
l'abus de la réflexion pour elle seule. Et de plus elle
lui a communiqué le moyen d'opposer à la dureté des
événements ainsi qu'à Tavilissement des hommes une
invincible maîtrise de soi. Elle a accru, en les faisant
confluer, toutes les vertus qui chez lui coulaient de
source. Grand et bon : ainsi le qualifiait un chrétien du
iu« siècle. En lui il faut même dire que la" gran-
deur se met sans relâche et sans réserve au service de
la bonté. Tendu vers la perfection que lui impose la
MARC-AURÈLE "1
hauteur de sa doctrine, il se détend de sa rigueur
quand il songe aux. autres : c'est à lui qu'il réserve ses
sévérite's. Cette philosophie austère et souvent dure
qu'il a faite sienne, il l'imprègne de sa bienveillance,
de sa douceur, de sa tendresse. Peut-être n'est-il pas
sans paraître l'énerver par le sentinii^nt qu'il y ajoute
de la vanité des choses et du néant de la vie : nous ne
trouvons plus là assurément la foi magnanime d'un
Épictète dcins la toute-puissance de la volonté; mais
jusque dans l'impression de découragement ou d'amer-
tume qui répand parfois sur les Pensées de Marc-Aurèle
une teinte de mélancolie se manife.-le une âme aussi
noble sans doute, et certainement plus humaine, une
ime que continue à émouvoir le contact avec tant
d'imperfections, tant d'impuissances, tant de misères,
une âme qui se fortifie, mais qui ne se laisse pas au
fond pleinement consoler par la vue de son idéal. La
logique hautaine de la doctrine a pu en Marc-Aurèlo.,
déterminer le sens des jugements et les dispositions de
la volonté : elle n'a point réglé ou contenu tous les
mouvements de son cœur. Ce que Marc-Aurèle a mis
ainsi de lui dans ces Pensées qu'il n'a écrites que pour
lui-même et sur lui-même, c'est précisément ce qui,
bien mieux que des démonstrations pour le public, a
contribué à répandre son livre parmi les hommes, et
en a fait une œuvre, non seulement d'un intérêt psy-
chologique très vif, mais encore d'une séduction mo-
rale extraordinaire.
Quels enseignements allons-nous donc recueillir de
ces involontaires confidences? (i).
« *
Quand la vie extérieure lasse ou froisse, il est na-
turel qu'on souhaite un refuge etune solitude. Mais où
les trouver? « Ils se cherchent des retraites, des cam-'
(1) J'ai consulté et mis à profit les traductions de Couat-
Fournier, de G. Micbaut et d'A.-P. Lemercier.
72 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
pagnes, des plages, des montagnes; toi aussi, c'est ce
que d'habitude tu désires avec ardeur. Mais tout cela
est très déraisonnable, puisque tu peux, à l'heure que
tu veux, te retirer en toi-même. Nulle part, en effet,
l'homme ne trouve' une retraite plus calme et mieux
protégée contre les ennuis que dans son âme, surtout
celui dont le dedans est tel qu'en se penchant pour y
regarder il conquière à l'instant une pleine sérénité; et
par sérénité, j'entends l'état d'une âme bien ordonnée.
Procure-toi donc sans cesse à toi-même cette retraite,
et deviens-y un autre homme. Qu'il s'y trouve de ces
maximes brèves et élémentaires qui, dès que tu les
auras rencontrées, suffiront à effacer en toi tout cha-
grin et à te renvoyer sans aucun sentiment d'irritation
aux difficultés qui t'attendent. » (IV, 3.) Parmi ces
maximes, il en est deux qui méritent d'être particuliè-
rement méditées; l'une, c'est que les choses extérieures
ne touchent point l'âme, qu'elles restent en dehors
d'elle indifférentes et comme immobiles, c'est par con-
séquent qu'elles ne peuvent nous troubler que par
l'opinion que nous nous en faisons; l'autre, c'est que
tout ce que nous voyons changera bientôt et ne sera
plus, c'est que l'univers n'est que métamorphose.
Cette idée de l'instabilité universelle avait autrefois
revêtu des formules saisissantes dans une philosophie
dont le stoïcisme s'était^ pour sa physique, largement
inspiré^ dans la philosophie d'Heraclite. Heraclite avait
proclamé que toute foi à une persistance quelconque
dans les choses est une pure illusion, que la réalité est
comme un fleuve où de nouvelles vagues poussent
toujours devant elles les anciennes. Les premiers stoï-
ciens avaient cependant remis plus de fixité dans le
cours régulier du monde. Marc-Aurèle, lui, semble re-
trouver la pure inspiration d'Heraclite sur l'écoulement
universel (X, 18; IV, 46). Lui aussi dépeint la nature
comme un torrent immense et impétueux où toute
chose paraît et disparaît en un instant (IV, 43). Cepen-
dant, s'il se représente volontiers ce flux incessant
MARC-AURÉLE 73
d'existences passagères qui ne sont toutes que vanités
et néant, ce n'est point principalement pour s'en
donner le spectacle, c'est avant tout pour se défendre
de contracter des liaisons durables avec des objets
éphémères, pour se garder des agitations inutiles et des
biens trompeurs qui les provoquent. » Emportés par
le fleuve sans pouvoir nous y arrêter jamais, nous est-
il possible de nous attacher à l'une de ces choses qui
luient le long des rives? C'est comme si nous nous
mettions à aimer un de ces moineaux qui passent en
volant : lui a déjà disparu à nos yeux. » (VI, 45.) e Ré-
fléchis souvent à la rapidité avec laquelle sont
emportées et disparaissent les choses qui sont et qui
naissent... Presque rien n'est stable, et il y a là encore
tout près le gouffre béant, linfini du passé et de
l'avenir où tout s'évanouit. N"est-il donc pas insensé
celui qui, au milieu de tout cela, s'enfle ou s'agite, ou
se tourmente en comptant pour quelque chose la cause
de son trouble, le moment où il l'a conçu et le temps
qu'il peut durer? » (V, 23.) Il nous suffît de songer un
instant à ce que nous sommes, à ce qui semble nous
soutenir, à ce qui sollicite nos désirs pour nous rendre
compte de la vanité de tout. « La durée de la vie de
l'homme? Un point. Sa substance? Un flux. Ses sensa-
tions? Des ténèbres. Tout l'assemblage de son corps?
Une chose destinée à pourrir. Son âme? Un tour-
billon. Son sort? Une énigme. Sa gloire? L'incertitude
nit*me. En somme, tout est vain : le corps est une eau
qui coule; l'âme est un songe, une fumée; la vie est un
combat, une halte en pays étranger; la renommée pos-
thume, c'est l'oubli. Qu'est-ce donc qui peut nous
servir de guide? Une seule chose, la philosophie. »
(II, 17.) Mettons donc à nu toutes ces choses dont nous
nous faisons une idée si favorable; voyons le peu
quelles sont, et détruisons la légende qui fait leur
prestige (VI, 13). Marc-Aurèle ne recule même pas
devant une certaine crudité de termes pour ramener
à leur stricte réalité touB les objets que nous gon-
74 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
flous ordinairement de nos illusions. (VIII, 24, 37.)
De cette condamnation pour vanité il n'exclut donc
même pas la gloire : lui, le représentant couronné des
traditions et des ambitions de Rome, il a fini par se
déprendre de ce grand mobile d'action et de ce grand
sujet d'espoir qui avait tant contribué à exciter les
vertus et la fierté romaines. On cherclie dans la gloire
une perpétuité qui se trouve être en fait entièrement
trompeuse. « Que celui qui se pâme à l'idée de la gloire
posthume se représente ceci : chacun des hommes qui
se souviennent de lui mourra bientôt lui-même^ et en-
suite à son tour celui qui lui succédera, et ainsi de
suite, jusqu'à ce que tout souvenir s'éteigne en pas-
sant par ces âmes d'hommes allumées, puis éteintes. »
(IV, 19.) En se poussant les unes les autres, les géné-
rations humaines se précipitent non seulement dans la
mort, mais dans loubli. « Sur la gloire. Vois leurs
pensées, ce qu'elles sont, ce qu'elles fuient et ce qu'elles
recherchent. Et songe que, de même que les couches
supérieures d'un tas de sable accumulées sur les infé-
rieures les cachent successivement, de même, dans la
vie, les premières générations disparaissent vite sous
les nouvelles venues. » (VIT, 34.) « Pense à tous les
autres qui ont vécu autrefois, à ceux qui vivront après
toi et à ceux qui vivent en ce moment chez les peuples
barbares. Combien ne connaissent môme pas ton nom f
Combien l'oublieront bien vite! Combien, après t'avoir
loué peut-être aujourd'hui, te dénigreront demain I
Conclus que rien n*a de valeur, ni la mémoire des
hommes, ni la gloire, ni tout le reste I » (IX, 30.) « Tout
est éphémère, ce qui perpétue le souvenir et ce dont
le souvenir est perpétué. » (IV, 35.)
Mais Marc-Aurèle ne se montre ainsi désabusé de la
gloire que pour mieux se rappeler la souveraine indé-
pendance de tout bien véritable à l'égard de l'opinion
extérieure : « Toute chose belle, à quelque titre que ce
soit, est belle par elle-même; elle a sa fin en elle-même,
sans que la louange en fasse partie, un objet loué n'en
M aKi.-a L llhLK t5
devient donc ni meilleur ni pire... Y a-t-ii uiio seule
chose qui devienne belle parce qu'on la loue? ou en
est-ce fait d'elle parce qu'on la blâme? L'émeraude
cesse-t-elle d'être Témeraude pour n'être point louée?
Et l'or? Et l'ivoire? Et la pourpre? Et la lyre? Et le
glaive? Et la fleur? Et l'arbre? . (IV, 20.)
• •
Il y a un événement qui mieux que tout le reste con-
fond la prétention à la gloire, car il réunit dans la
môme condition le personnage glorieux et l'individu
obscur : c'est la mort. « Alexandre le Macédonien et
son muletier furent, après leur mort, réduits au même
état. » (YI, 24.) Est-il donc rien de plus frivole que cet
efl'ort pour conquérir dans la pensée des autres une
vie imaginaire, alors que l'attachement immodéré à la
vie réelle est déjà un si grand principe d'illusion? La
pensée de la mort nous révèle ce qu'est exactement la
vie. ilarement on a au même point extrait de cette
pensée tout ce qu'elle peut contenir de mobiles pour
porter l'âme au renoncement. • L'idée que tu peux à
l'instant même sortir de la vie doit inspirer tous tes
actes, toutes tes paroles, toutes tes pensées. > (II, 14.)
La vie mérite-t-elle donc que Ton veuille en jouir indé-
finiment? Mais « les choses, de toute éternité, sont pa-
reilles et tournent dans le même cercle; qu'importe
donc de voir, pendant cent ou deux cents ans, ou pen-
dant l'infini des temps, des choses, qui ne changent
pas"" . (II, 14: cf. IV, 47; XII, 35.) Pour nous libérer
de ridée que notre mort est un fait d'une exception-
nelle importance, faisons se dérouler devant notre
esprit l'interminable théorie de ceux qui sont morts,
évoquons les images de ces conquérants qui préten-
daient perpétuer leur empire sur le monde, et qui sont
morts, de ces médecins qui fronçaient le sourcil à la
vue des malades, et qui sont morts, de ces savants qui
croyaient faire un bel exploit en annon-^.inf la fin pro-
76 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
chaîne des autres, et qui sont morts, de ces philosophes
qui disputaient pour ou contre l'immortalité, et qui sont
morts, de ces villes mêmes où grouillait la vie, Heliké,
Pompéi, Herculanum, et qui sont mortes. » (III, 3; IV,
48; IV, 50; VI, 47; VII, 49; VIII, 25, 31; X, 34.) Il
faut donc s'habituer à prendre la mort pour ce qu'elle
est. « Si on la considère en elle seule, si par une abs-
traction de la pensée on la sépare des fantômes que
nous y ajoutons, il reste que c'est simplement un acte
de la nature. » (II, 42.) Cet acte de la nature, non seu-
lement il ne faut pas le craindre, mais il faut encore y
collaborer par la soumission avec laquelle on l'accepte,
par la douceur même avec laquelle on le voit venir. Il
faut quitter la vie sans déchirement, sans affectation
d'héroïsme, en remplissant avec une irréprochable
bienfaisance cette dernière fonction qu'impose l'ordre
naturel. « Détachons-nous de la vie avec sérénité*
comme une olive mûre qui tomberait, bénissant la
terre qui l'a nourrie et rendant grâces à l'arbre qui l'a
portée. » (IV, 48.) L'important, « ce n'est point de pro-
longer la vie, c'est de la remplir jusqu'au bout de
toute la vertu dont on est capable. » (IV, 17.) « Quoi! la
lumière de la lampe, jusqu'à ce qu'elle s'éteiyne, brille
et garde son éclat; et en toi la vérité, la justice, la
sagesse s'éteindraient avant toi! » (XII, 45.) Il n'est
pas interdit, il est même permis, quand on se sent
désarmé contre la tyrannie du mal autant que contre
la violence des méchants, de mettre fin volontairement
à la vie. Les stoïciens avaient professé en théorie, et
plus d'une fois par l'exemple, que le sage a le droit de
se tuer dès qu'il juge que la vie qui lui est faite ou
qu'il peut se faire n'est pas digne d'être vécue, et ils
voyaient dans l'exercice de ce droit une manifestation
souveraine du libre arbitre. Marc-Aurèle, tout en
admettant, lui aussi, la légitimité du suicide (V, 29),
paraît plus porté à la restreindre aux cas où la volonté
se sent défaillante malgré elle sous le poids des pas*-
sions mauvaises (VIII, 47; X, 8); sans mijuie recourir à
MARC-AURÊLE 77
ce moyen extrême, il juge bon de se protéger contre
les illusions que la vie encourage et les tentations
qu'elle prodigue en demandant à la mort de hâter sa
venue : t Viens plus vite, 6 mort! Sans quoi je pour-
rais bien m'oublier moi-même. » (IX, 3.) Sentir ou
vouloir la mort prochaine, c'est en effet recueillir tout
ce qu'on a de forces pour achever de purifier l'âme.
Cette attitude envers la mort est toujours le meilleur
parti à prendre, quel que soit le système qui soit vrai,
ou le système des atomes et de l'abandon de tout à la
dispersion et au hasard, ou bien le système de l'ordre
naturel réglé par la loi et la providence divines. Car le
premier système, en vidant le monde des dieux et de
la providence, fait de la vie même une chose souverai-
nement indifférente. (II, 11; VI, 10; VII, 32.) Mais c'est
le second système qui pour Marc-Aurèle est le vrai, et
c'est dans ce système seul que la mort comme la vie
reçoit tout son sens : « Homme, tu as été citoyen de
cette grande cité : cinq ans ou trois ans, que t'importe?
Ce qui est conforme à la loi est égal pour tous. Est-il
donc si terrible d'être renvoyé de la cité, non pas par
un tyran ni par un juge inique, mais par la nature qui
t'y a fait entrer? Tel i acteur quitte la scène sur l'ordre
du chorège qui l'y avait admis : — « Mais je n'ai pas
joué les cinq actes; trois seulement. » -^ C'est vrai;
mais dans la vie le drame entier n'a que trois actes.
Car celui-là marque le terme, qui jadis a réuni les
éléments dont tu es formé, et maintenant les dissout^
toi, tu n'es cause ni de l'un ni de l'autre. Va-t'en donc
avec sérénité; car c'est avec sérénité que te renvoie
celui qui te congédie. » (XII, 36; cf. X, 14.)
»
• «
Ainsi, ce qui justifie cette acceptation calme et défé-
rente de la mort, comme de tous les événements natu-
rels, c'est la doctrine générale que Marc-Aurèle em-
prunte aux stoïciens. Mais cette doctrine ne l'attire et
78 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
ne le retient que par ce qu'elle a de conforme à son
sentiment propre du devoir, et c'est plutôt par un acte
de foi qu'il y adhère que pour des raisons démonstra-
tives. Volontiers il la détourne de toute prétention à
rien dire sur le fond et l'origine des choses : * Les choses
sont comme enveloppées de telles ténèbres que beau-
coup de philosophes, et non des premiers venus, ont
cru qu'elles étaient totalement incompréhensibles. Il
n'est pas d'ailleurs jusqu'aux Stoïciens qui ne les
croient mal aisées à comprendre. » (V, 40.) Autant et
plus qu'aucun autre stoïcien de Rome^ Marc-Aurèle
renferme donc le Stoïcisme dans sa morale, t Ne va
pas, sous prétexte que tu désespères d'être un dialec-
ticien ou un physicien, renoncer à être libre, modeste,
dévoué à la communauté, obéissant aux dieux » . (VII,
67.) Bien plus il se plaît à faire voir que la droite façon
de vivre ne dépend pas toujours nécessairement du
choix entre les deux systèmes opposés de l'épicurisme
et du stoïcisme (VI, 10, 44; VIII, 47; IX, 28; XII, 14,
24), et il déclare que la vertu, même si l'action des
dieux fait défaut au monde, garde pour fondement
solide l'existence de notre nature raisonnable et so-
ciable. (VI, 44.) * Si la divinité existe, tout va bien;
s'il n'y a que le hasard, toi, du moins, n'agis pas au
hasard ». (IX, 28.)
Cependant Marc-Aurèle tout en pressentant la pos-
sibilité d'une morale indépendante des conceptions
métaphysiques sur l'univers, éprouve toute la force
que confère à une volonté qui veut agir par principes
la conviction d'un ordre rationnel du monde; et sui-
vant le panthéisme stoïcien, il affirme la divinité
comme identique à cet ordre même. L'univers n'est
qu'un seul être, n'ayant qu'une matière et qu'une
âme; il est un, comme la lumière du soleil est une,
bien qu'elle soit divisée par une foule d'objets, comme
la matière est une, bien qu'elle soit divisée entre une
multitude de corps individuels, comme l'âme est une,
bien qu'elle se divise en de nombreuses détermina-
MARC-AURELE 79
tions. (IV, 40; XII, 30.) C'est que c'est le même Dieu,
la même raison divine qui le produit et le conduit, qui
en constitue, en même temps que l'unité, l'ordre
nécessaire et l'arrangement providentiel. < Toutes les
choses sont liées entre elles, et le lien qui les. enchaîne
est divin; il n'en est presque pas une seule qui soit
étrangère à une autre. C'est que tout a été harmo-
nieusement combiné, tout concourt à la beauté du
même univers. Il n'y a qu'un monde fait de l'ensemble
des choses, un seul Dieu répandu dans tout, une seule
substance, une seule loi, une seule raison commune à
tous les êtres intelligents, une seul^ vérité; car il n'y
a qu'une seule perfection pour tous les êtres de même
origine et participant à la même raison. » (VIT, 9.)
Comme les philosophes "de son école, Marc-Aurèle est
donc pleinement convaincu de l'unité divine; comme
eux aussi, il parle souvent des dieux au pluriel, sa-
chant bien que ces dieux, dont font partie notamment
les astres (VIII, 19; XII, 28), sont seulement des repré-
sentations diverses du Dieu un, partout répandu, par-
tout présent. Peut-être par sa qualité de chef d'État
inclinait-il davantage à reproduire les appellations de
la religion populaire. Mais ce respect des usages ne
doit pas donner le change sur le fond de sa pensée.
D'autre part, dans leur conception panthéistique, les
stoïciens laissaient parfois intervenir des tendances
dualistes ou spiritualistes; l'on peut les discerner plus
précisément chez Marc-Aurèle. Sans doute, il est porté
à affirmer catégoriquement l'identité de Dieu et du
monde, à ne pas séparer la matière universelle de la
raison universelle ; mais, plus d'une fois aussi, il paraît
douer d'une réalité supérieure le principe dirigeant
qui est « ce qu'il y a de meilleur dans l'univers, qui se
sert de tout et qui gouverne tout > (V, 21 ; IX, li) : il
fait alors de Dieu surtout la force spirituelle qui do-
mine et tourne à son service la matière à laquelle elle
est originairement unie. Mais certainement plus qu'à
définir exactement les rapports de la raison universelle
80 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
et de la substance universelle, Marc-Aurèle s'est attaché
à défendre la nécessité de l'ordre qu'enveloppe l'unité
de Dieu et de la nature et à représenter cette nécessité
comme Providence : invisible ou visible, l'action divine
nous pénètre comme elle pénètre l'univers. Marc-Aurèle
n'est pas* sans se la représenter parfois de façon super-
stitieuse; si ailleurs il se déclare incrédule aux histoires
d'incantations (I, 6), il croit cependant à la portée au-
thentique et au caractère divin des révélations qu'ap-
portent les songes et les oracles (I, 17; IX, 27). Mais
ce qui reste pour lui par-dessus tout le signe de la
Providence, c'estvl'entretien de l'ordre du monde. En
cela, il reste pleinement fidèle à son école. Seulement,
dans sa façon de se figurer la Providence, on dirait
que par un effet de ses dispositions propres à la bonté,
il accentue encore plus le caractère de vigilance
soucieuse et de bonté prévoyante. « Ce que font les
dieux, dit-il, est plein de leur providence. » (II, 3.) Les
dieux, ajoute -t- il ailleurs, sont très bons et très
justes (XII, 5).
En tout cas il développe avec la plus sereine confiance
la pensée stoïcienne, que le monde tel qu'il est est
parfaitement beau, parfaitement bon, et que les défauts
que nous lui prêtons ne tiennent qu'à notre incapacité
de le comprendre dans son ensemble. « Tout ce qui
arrive arrive justement; tu le reconnaîtras si tu y
prends garde. Je ne dis pas seulement : arrive selon
l'ordre^ mais : arrive justement, comme si quelqu'un
faisait la répartition selon le mérite ». (IV, 10.) Il suffit
de savoir bien voir, pour écarter toutes ces prétendues
imperfections dont on fait autant d'objections à la Pro-
vidence : » Observez encore ceci : toute chose que
produit la nature, quoi qui vienne à se produire en
elle, garde même en cela je ne sais quelle grâce et
quel attrait. Par exemple, le pain, pendant la cuis-
son, se fendille par endroits : eh bieni ces crevasses,
qui sont en quelque sorte contraires au dessein de la
fabrication, ont un certain agrément; elles donnent
MARC-AURÈLE H
véritablement envie de manger. De même, les figues,
quand elles sont tout à fait à point, s'entr'ouvrent. Il
n'est pas jusqu'aux olives, quand elles sont près de
tomber de l'arbre, où la pourriture prochaine ne mette
une beauté' particulière. Les épis penchés vers le sol,
la peau plissée sur le muffle du lion, Técurae qui coule
de la gueule du sanglier, toutes ces choses et bien
d'autres encore, considérées isolément, sont fort loin
d'être belles; mais par cela seul qu'elles accompagnent
le développement des productions de la nature, elles
y ajoutent un ornement et un intérêt. En sorte que,
pour qui aurait un sentiment un peu vif et une intel-
ligence un peu profonde de la vie de l'univers, presque
tous les phénomènes qui la manifestent et même qui
l'accompagnent oflrent un accord qui a bien son
charme ». (III, 2; cf. Vf, 36.; Libre à nous de chercher
à éviter les choses dont la nature contrarie ou blesse
la nôtre : mais rien de plus déraisonnable que de s'in-
surger contre leur droit à leiistence. « Un concombre
amer? — Jette-le. — Des ronces dans le chemin? —
Détourne toi. Cela sufGt. N'ajoute pas : t Pourquoi
donc cela existe-t-il dans le monde? » Car l'homme qui
sait ce qu'est la nature se gausserait de toi, comme le
feraient le charpentier ou le cordonnier à qui tu te
plaindrais de voir dans leur atelier des copeaux et des
rognures. Encore ces ouvriers ont^ils où jeter ces
déchets; tandis que la nature universelle n'a rien en
dehors d'elle. Mais la merveille de son art, c'est que,
s'étant circonscrite elle-même, elle transforme en elle»
même ce quelle renferme qui parait se corrompre,
vieillir et devenir inutile, et que de tout cela elle fait
des êtres neufs; ainsi elle n'a besoin ni d'une matière
empruntée au dehors ni d'un endroit où jeter les dé-
tritus. Il lui suffit du lieu qu'elle a, de la matière qu'elle
a, et de l'art qui lui est propre ». (\'III, 50.) L'ordre
divin de la nature triomphe donc jusque dans les phé-
nomènes et les événements qui semtjlent le démentir
ou le troubler; et nos tristesses, nos dégoûts, n03
82 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
plaintes, nos indignations ne sont que de fausses vues
de l'esprit qui oublie cet ordre ou le morcelle dans le
détail dont il est abusivement obsédé.
Notre principale règle de vie se déduit de ce pan-
théisme et de cet optimisme religieux. Elle nous pres-
crit de ne voir jamais dans un accident un malheur,
de voir plutôt un bonheur dans la façon imperturbable
de le supporter. « Sois pareil au promontoire que les
flots battent sans répit; il tient bon, et autour de lui
s'apaise la fureur des vagues » . (IV, 49.) Ce n'est même
pas assez d'accepter avec résignation, il faut encore
aimer tout ce qui nous arrive, tout ce qui forme la
trame de notre destinée. (III, 16.) Une autre attitude
ne peut être qu'absurde. Celui qui gémit sur tels ou
tels événements oublie que ces événements ont été
amenés par la même nature qui l'a apporté dans le
monde. Ainsi il prétend se développer à part de la
raison universelle; il est comme un abcès de l'univers
(IV, 29) ; ou mieux encore, il est comme une main ou
un pied coupé, comme une tête tranchée gisant loin
du reste du corps. Mais voici la merveille, et voici où
éclate la bonté de Dieu. Tandis que les autres parties
du monde, quand elles se sont séparées de leur tout
naturel, ne peuvent pas s'y rajuster elles-mêmes,
l'homme qui pouvait rester attaché à l'Univers, et qui
a pu aussi s'en détacher, a le privilège, dans ce der-
nier cas, de pouvoir y reprendre sa place et de s'y
sentir à nouveau partie du tout. (VIII, 34.) Cet ordre
du monde qui, dès que nous le comprenons bien, dis-
cipline nos jugements et nos désirs, n'exige pas seule-
ment qu'on le subisse : il mérite en outre qu'on l'aime.
Au Dieu qui ne fait qu'un avec l'Univers Marc-Aurèle
apporte le tribut de toute sa puissance d'union et de
joie spirituelle : « Tout ce qui te convient, ô Monde,
me convient. Rien n'est tardif ou prématuré pour moi
qui est de saison pour toi. Tout m'est fruit de ce
qu'apportent tes saisons, ô Nature! Tout vient de toi,
tout est en toi, tout rentre en toi. Le poète dit : 0 cité
MARC-AURELE 83
chérie, cité de Cécrops ! Et toi, ne diras-tu pas : 6 cité
chérie, cité de Jupiter! » (IV, 23.)
« «
C'est dans cet esprit que Marc-Aurèle travaille à son
perfectionnement individuel. Ce à quoi il aspire, c'est
à vivTe concentré, comme roulé en soi, tel qu'une
sphère polie qui ne laisse aucune pri.se. (VIT, 28;
VIH, 48; XI, 12; XII, 3.) Mais en lui il n'est pas seul.
En lui il découvre, comme révélation directe de la
divinité, une sorte de génie qui lui sert de chef et de
guide, et qui est sa raison même. (III, 5, 6, 7, 12, 16;
V, 10, 27; VIII, 45.) Déjà Épictète s'était fait un mo-
dèle de ce Dieu intérieur qui n'était pour lui que notre
intelligence ou notre volonté considérée dans sa pureté
ou dans son indépendance idéale, et au point où elle
émane de la divinité. Pour Marc-Aurèle^ servir ce génie,
c'est se conserver exempt de toute passion, de toute
erreur, de toute mauvaise humeur contre ce qui vient
de la nature et des hommes (II, 13) : et c'est aussi en
tout faire la critique de ses représentations, grâce à la
liberté dont on dispose, et qui est, d'une certaine façon,
inaliénable; car » selon le mot d'Épictète, il n'y a pas
de brigand qui puisse nous voler notre libre arbitre « .
(XI, 36.) Comme les autres stoïciens, et sans bien
expliquer la compatibilité d'un pouvoir libre avec la
nécessité universelle, Marc-Aurèle soutient qu'en face
de l'ordre de la nature nous avons le choix entre la
révolte et l'obéissance, mais avec la certitude de notre
esclavage comme de notre impuissance finale si nous
nous révoltons. (VI, 42.) C'est surtout pour la faculté
d'obéir qu'il réserve le nom de liberté (V, 10; XII, 11),
autrement dit pour l'acceptation et l'amour de la loi
divine.
Ainsi c'est comme sous les yeux de Dieu que Marc-
Aurèle travaille à .«on progrès moral, et, selon ses
paroles, dans l'intime familiarité de celui qui a au
84 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
dédans de lui son temple. Et il est curieilsL d'obsèrvfer
à quel point sa puissance de recueillertient et sa piété
semblent souvent transformer en rapports personnels
ce qui, dans la pure doctrine stoïcienne, est l'œuvre
d'une raison impersonnelle. L'homme ainsi ne corrige
pas seulement la doctrine : il y ajoute. L'important,
pour lui, c'est de montrer aux dieux un cœur toujours
plus simple, toujours meilleur. (IX, 37.)
. Au surplus, il n'est essentiellement qu'une chose
que nous devions demander à Dieu : la sagesse. En se
réservant de nous faire coopérer, bon gré mal gré, à
son ordre et à son œuvre, Dieu nous donne ou nous
restitue, et jamais il ne nous refuse, quand nous nous
tournons vers lui pour le lui demander, le bien par
excellence, qui est une âme libre. Pour les autres biens
qui nous concernent véritablement, il y pourvoit aussi
comme il doit. Car tout en agissant dans l'intérêt du
Tout, la Divinité agit dans l'intérêt de chacun et par
une sorte d'amour pour chacun (V, 8; XII, 5); l'absur-
dité ne consiste qu'à penser qu'elle doit régler sur la
singularité de nos désirs la sollicitude qu'elle nous
porte. Marc-Aurèle tend donc à admettre que la Provi-
dence n'est pas seulement générale, mais aussi, en un
certain sens, particulière. (Vf, 44; IX, 27; VII, 7.) Parla
se justifient les manifestations de la piété religieuse,
les actions de grâces et même les prières : entendons
par là surtout les prières simples et nobles, qui n'ap-
pellent pas sur un seul, à Texclusion des autres, la
faveur des dieux, les prières qui, au lieu de réclamer
l'apparition ou la suppression de tels événements
naturels, sollicitent le pouvoir de s'en passer ou d'y
faire face. (IX, 40.) Quant à l'action de grâces, elle
s'élève tout naturellement de l'âme par la seule con-
science que nous avons de tout devoir, notre existence,
nos favorables conditions de vie, nos meilleures dis-
positions, à l'ordre de la Providence. Dans ce livre
premier de ses Pensées où il fait en quelque sorte le
compte de ses dettes morales, où avec une reconnais-
MâRC-AURËLE 8S
fiance émue et un sentiment d'admiiation parfois in-
génu il se redit ce qu'il doit à son grand-père, à son
père, à sa mère, à son bisaïeul, à son père adoptif
l'empereur Antonin, à ses maîtres de toutes sortes, il
termine cette effusion de sa gratitude en mettant à
l'actif des dieux tous les bienfaits de son entourage, de
Bon éducation, et de sa condition, comme toutes les
bonnes tendances de sa nature.
C'est au dedans de lui qu'il sait qu'est la source de
tout bien : source intarissable, à la condition de la
creuser toujours davantage. (Vif, 59.) 11 faut d'ailleurs
s'y retremper sans s'y laisser jamais aller à la déli-
quescence. Marc-Aurèle sent le danger que pourrait
faire courir à sa force morale le plaisir subtil de l'ana-
lyse intérieure et de la contemplation. Il s'excite à agir
tout autant que la raison l'exige (IV, 24;; il se rappelle
qu'il doit agir, non seulement en homme, mais en
Romain. (II, 5.) 11 ne décline aucune des obligations
de sa charge impériale, quelque lourdes qu'elles soient
à sa nature de niéditatif. Mais il se défend en même
temps contre les séductions du pouvoir souverain, qui
ont perverti tant de Césars : c Prends garde de cé^a-
riser, de te gâcher : cela arrive. Conserve-toi simple,
bon, pur, grave, ennemi du faste, ami de la justice,
religieux, bienveillant, humain, ferme dans la pratique
des devoirs. Lutte pour rester tel que la philosophie a
voulu te faire : révère les dieux, viens en aide aux
hommes. La vie est courte; l'unique fruit de l'exis-
tence sur terre, c'est de maintenir l'âme dans une
disposition sainte, de faire des actions utiles à la so-
ciété ». (VI, 30.) Toutes les vertus qu'il doit avoir, il
se reproche de ne les avoir jamais assez, et dans sa
douce impatience dune perfection plus grande, il se
gourmande lui-même : « Quand donc, ô mon âme,
seras-tu bonne, simple, une, nue, plus visible que le
corps qui t'enveloppe? Quand goûteras-tu la disposi-
tion à aimer e\ à chérir? Quand donc seras-tu satis-
feite, sans besoins, sans regrets, sans désir aucun? »
S6 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
(X, \.) « Embellis-toi, se dit-il encore, de simplicité,
de pudeur, d'indifférence pour tout ce qui n'est ni vice
ni vertu ». (VII, 31.)
*
Mais où la rare beauté de sa nature éclate le mieux,
c'est dans sa façon d'en user avec les autres. Le stoï-
cisme avait hautement recommandé aux hommes de
se traiter réciproquement en amis, et il avait appuyé
cette prescription sur l'idée que tous les hommes sont
unis par la communauté de la raison : Marc-Aurèle
rappelle aussi qu'il y a un lien de parenté qui unit
cliaque homme à tout le genre humain, non par le sang
et par la naissance, mais par la participation à une
môme intelligence. (IX, 9, XII, 26.) Égoïsme, men-
songe, injustice sont en ce sens des impiétés. « La
nature universelle a organisé les êtres raisonnables les
uns pour les autres, de façon à s'entr'aider selon leur
valeur respective et à ne se faire jamais aucun tart;
celui qui transgresse ce dessein est donc évidemment
impie envers la plus antique des divinités ». (IX, 4;
cf. Il, 1; V, 30; VII, 55; VIII, 59.) Cependant à cette
grande idée Marc-Aurèle ajoute tout son fonds personnel
d'indulgence et de tendresse. Le matin, dès son réveil,
il se met en garde contre la tentation de sentir l'impor-
tunité ou l'offense d'autrui : il s'avertit qu'il est exposé
à rencontrer des fâcheux, des ingrats, des insolents,
des fourbes, des curieux, des égoïstes. Pour n'être
point troublé par ces rencontres, il n'y a, dit-il, qu'à
se représenter que ces hommes sont nécessairement
tels. (II, 4.) « Ils sont nés pour faire nécessairement
ce qu'ils font, et vouloir qu'il n'en soit pas ainsi, c'est ,
vouloir que la figue n'ait pas de suc ». (IV, 6; cf. V,
28; IX, 42; V, 17.) D'où vient, au reste, leur perver-
sité? Les premiers stoïciens avaient condamné l'indul-
gence qui se laisse aller à admettre que la faute est
ii^ volontaire; les stoïciens de l'époque impériale re-
h
MARC-AURÈLE 87
viennent plutôt à la thèse socratique, que personne
n'est méchant volontairement. Et c'est cette thèse
qu'accepte en particulier Marc-Aurèle quand il s'agit
de comprendre et de traiter les méchants, alors qu'il
érige en principe général que dans l'alternative entre
la soumission et la désobéissance à l'ordre de la nature,
c'est le libre arbitre qui décide. Incontestablement,
dans ce cas particulier, la proposition socratique ré-
pondait mieux à ses besoins de mansuétude et de bien-
veillance, et c'est volontiers qu'il rappelle qu'il n'y a
point d'âme, selon Platon, qui ne soit privée malgré
elle de la connaissance de la vérité. (VII, 63.) L'im-
perfection qui vient de l'ignorance est aussi excusable
que celle dun aveugle qui ne peut distinguer le blanc
d'avec le noir. (II, 43.)
Par conséquent dès que nous croyons voir quelqu'un
en faute, il nous faut nous représenter toutes les rai-
sons qui peuvent servir à l'excuser (XI, 48); il ne faut
pas seulement nous souvenir que nous péchons sou-
vent nous-mêmes de plus ou moins semblable façon
(X, 30; XI, 48); il nous faut comprendre que l'aveu-
glement d'autrui ne doit pas le priver de l'affection que
nous lui devons. Et le meilleur moyen de la lui témoi-
gner, c'est de tâcher de l'instruire ; mais cette instruc-
tion, qui doit s'approprier aux individus et aux cir-
constances (Marc-Aurèle a renoncé au paradoxe stoï-
cien de l'égalité des fautes : II, 40), ne saurait être
efûcace qu'à force de discrétion, de délicatesse insi-
nuante, de bienveillance profonde (X, 4). € La bien-
veillance est invincible si elle est sincère, sans gri-
mace, sans fausseté. Que pourrait te faire l'homme le
plus violent du monde, si ta bienveillance pour lui
8'obstine, si, à l'occasion et à loisir, tu l'exhortes
doucement et lui fais la leçon en profitant de la cir-
constance où il essaie de te faire du mal? — Non!
pas cela, mon enfant! C'est pour autre chose que nous
sommes au monde; et ce n'est pas moi qui en sup-
porterai le dommage, mais toi, ô mon enfant! —
88 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
Montre lui délicatement, et par des considérations
générales, que telle est la règle, et que ni les abeilles,
ni aucun des animaux dont l'instinct est de vivre en
société n'agissent comme lui. Parle-lui sans ironie,
sans reproche, mais avec tendresse, et d'une âme qui
ne soit point ulcérée. Ne parle pas comme à l'école, ni
pour te l'aire admirer des assistants, mais comme s'il
était seul, quand même il y aurait là des témoins ».
(XI, 18.) « L'emportement^ dit-il encore, n'a rien de
viril ; la douceur et la bonté, comme elles sont plus
humaines, sont aussi plus mâles ». (Ibid.) Comme le
rayon de lumière va s'appliquer directement au corps
opaque qui s'oppose à son passage et là s'arrête sans
glisser, sans tomber; ainsi doit s'épancher l'âme; elle
doit porter la lumière sur les obstacles qu'elle ren-
contre, sans se laisser couler comme sans heurter vio-
lemment, en gardant sa fermeté propre. (VIII, 57.)
La mansuétude de Marc-Aurèle ne va pas cependant
jusqu'à ignorer les diverses sortes de corruption et
d'hypocrisie qui l'environnent et jusqu'à ne point sen-
tir les défauts, trop souvent pénibles à endurer, qu'elle
est prête à pardonner. « Ils se méprisent les uns les
autres, et ils se font des grâces les uns aux autres ;
ils veulent se supplanter, et ils se font mutuellement
des courbettes». (XI, 14.) » Tu aurais beau crever
d'indignation : ils n'en continueront pas moins à faire
la même chose ». (VIII, 4.) « Qui pourra changer les
principes sur lesquels se règlent les hommes? » (IX, 29;
cf. X, 36.) Mais malgré cette clairvoyance, que rend de
temps à autre plus aiguë quelque expérience désa-
gréable de la perversité humaine, l'entraînement vers
l'indulgence et la bonté est perpétuel dans les Pensées;
il va, d'un élan toujours nouveau, vers une perfection
qui ne se sent jamais atteinte : « Tu n'aimes pas
encore les hommes du fond du cœur » (Vil, 13); il ne
se porte que vers la joie de bien faire sans réclamer la
reconnaissance : « Tel homme, quand il a rendu ser-
vice à quelqu'un, se hâte de lui porter en compte son
IIARC-AURÉLE 89
bienfait. Tel autre ne va pas jusque-là , mais pourtant,
à part lui, il songe à son obligé comme à un débiteur ;
et il n'ignore pas ce qu'il a fait. Cet autre enfin ne
sait pas, pour ainsi dire, ce qu'il a fait : il ressemble à
la vigne qui porte sa grappe, et ne demande rien de
plus une fois qu'elle a produit son fruit naturel; tel
encore le cheval après avoir couru, le chien après
avoir suivi la piste, l'abeille après avoir fait son miel.
Cet homme, après avoir rendu un service, ne s'en
vante pas, mais se prépare à en rendre un autre,
comme la vigne se prépare à enfanter de nouvelles
grappes dans la saison. — Faut il donc être de ces
gens qui agissent sans savoir pour ainsi dire ce qu'Us
font? — Oui ». (V. 6.) Et sans doute, en vantant cette
ignorance qui ajoute au prix de la bonté, Marc-Aurèle
n'oublie pas, il a soin de nous le dire, que le philo-
sophe doit se conduire par la raison; mais il nous laisse
entendre aussi que cette inspiration du cœur exprime
mieux la raison que certaines façons de raisonner sur
le coût et la valeur des bienfaits. Il se pose toujours
comme règle de ne rien attendre en retour, et il s'ap-
proprie arec une ironique fierté une parole du philo-
sophe Antisthène : t C'est le rôle d'un roi de faire du
bien pendant qu'on dit du mal de lui » . (VII, 6.) Plus
généralement encore : « Il n'y a ici-bas qu'une chose
qui ait du prix : c'est de vivre en montrant de la bien-
veillance pour les hommes menteurs et injustes, sans
s'écarter soi-même de la vérité et de la justice ».
(VI, 47.)
Dans le fond c'est se servir soi-même, au meilleur
sens, que de servir les autres et que surtout de servir
la société. « Ai-je fait quelque action utile à la société?
Je me suis donc rendu service. Aie toujours, en tout,
cette maxime présente, et n'y renonce jamais » . (XI, 4.)
Nous nous acquittons d'autant mieux des fonctions qui
sont les nôtres que nous les rapportons au bien de la
société. € Ce qui n'est pas utile à l'essaim n'est pas
utile non plus à l'abeille ». (VI, 54.) » Comme tu es
90 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
toi-même né pour contribuer à parfaire l'organisme
social, ainsi que chacune de tes actions contribue à
parfaire la vie de la société. Toute action de toi qui ne
se rapporte pas, directement ou de loin, à cette fin
commune est dans ta vie un élément de discorde et de
sédition; elle en brise l'unité, de même que dans un
peuple l'homme qui pour son compte se soustrait à la
commune entente ». (IX, 23.) « N'aie qu'une joie et
qu'un soutien : passer d'une action utile à la société,
à une autre action utile à la société, en pensant à
Dieu». (VI, 7.) Qu'en effet nous soyons des êtres
naturellement sociables, destines à réaliser par la
vie en commun un accord aussi complet que pos-
sible, c'est ce qui ne saurait être mis en doute.
(V, 16; VII, 55; X, 6.) Ainsi la société humaine, avec
toutes les fonctions qui s'y rattachent, avec toutes les
obligations qui en dérivent, est une expression directe
de l'ordre naturel identique à la Providence divine.
*
Mais cette Providence, dont l'action s'enferme dans
la Nature, ne reconnaît à l'homme d'autre droit, d'autre
pouvoir que de s'y soumettre, et elle est bien loin de
lui réserver des compensations dans une autre vie.
Sur la solution à donner au problème de la vie future,
les stoïciens, on l'a vu, étaient divisés entre eux et
parfois avec eux-mêmes. En un sens, puisqu'ils fai-
saient de l'âme individuelle une partie de l'âme uni-
verselle, ils devaient lui refuser l'immortalité propre-
ment dite; mais comme d'autre part ils la tenaient
pour un souffle vital qui à la rigueur peut ne pas se
dissiper en sortant du corps, ils acceptaient qu'elle
pût survivre pendant un temps jusqu'à la conflagra-
tion universelle. Gléanthe consentait à cette destinée
pour toutes les âmes; Ghrysippe pour celles-là seules
qui par leur sagesse avaient conquis la force de sub-
sister. En somme, le stoïcisme laissait à chacun de ses
MARC-AURELE 91
adeptes une giande faculté de se décider là-dessus à
son gré. Marc-Aurèle paraît d'abord n'user de celte
faculté que pour rester indécis. H envisage d;^ux des
grandes hypothèses que la tradition de l'école lui offre :
le déplacement des âmes ou leur extinction. (V. 33;
Vil, 32; VIII, 25.) H est possible que les âmes chan-
gent de lieu, qu'elles aillent habiter dans l'air; et Marc-
Aurèle s'efl'orce de répondre à la difficulté que paraît
soulever l'idée de l'encombrement du ciel par les âmes
survivantes (IV, 2i). Quand les âmes ont ainsi pro-
longé leur existence pendant quelque temps, elles
s'embrasent et viennent se consumer dans la raison
génératrice du Tout, soit ensemble, s'il y a une confla-
gration périodique de l'univers, soit successivement,
si l'univers se renouvelle par de perpétuels échanges.
(VI, 24; IV, 21; V 13; X, 7.) Mais c'est à l'hypothèse
de l'extinction des âmes que Marc-Aurèle paraît s'atta-
cher avec le plus de foi. Û lui arrive à coup sûr de se
poser l'alternative entre « l'insensibilité » ou une
« autre vie » après la mort. Mais quand il parle en ce
sens dune « autre vie », c'est pour se figurer une série
successive d'individualités conscientes sortant par
métamorphose les unes des autres, et c'est pour garder
une attitude visiblement sceptique à l'égard de cette
conception plus pythagoricienne que stoïcienne. Même
s'il peut parfois supposer que l'extinction des âmes est
postérieure à la mort du corps, on ne voit pas qu'il
attache une grande importance à cette survie momen-
tanée qui doit précéder la résolution dans la raison
universelle, et maintes fois il représente la mort comme
une simple dissolution des éléments qui met fin à
notre destinée individuelle. (II, 17 ; V. 10; VI, 28;
IX, 3; XII, 24.) Ce n'est point cependant qu'à de cer-
taines heures il n'ait dû être frappé par ce que la mort,
juste selon la nature, peut avoir d mique au regard des
efforts moraux et des mérites de la personne; mais la
logique stricte de son optimisme a étouffé aussitôt
cette discrète protestation de sa conscience. « Comment
82 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
donc les dieux, qui ont tout disposé dans un si bel
ordre et par amour pour nous, ont-ils seulement négligé
le point que voici ? Il y a des hommes que leurs par-
faites vertus ont liés comme par autant de contrats
avec la divinité, qui sont parleurs actions saintes et
pieuses devenus ses familiers. Pourtant une fois morts,
ils ne reviennent plus et ils sont éteints à jamais. —
Puisqu'il en va ainsi, sache que c'est bien, et que si la
chose avait dû être autrement, les dieux l'auraient
faite autrement. Car si c'était juste^ c'eût été pos-
sible aussi; et si c'était conformée la nature, la
nature l'aurait comporté. Mais puisqu'il n'en est point
ainsi, et il n'en est pas ainsi en effet, persuade-toi qu'il
ne fallait point que cela fût » . (XII, 5.) Ce serait donc à
tort que nous jetterions un regard d'espoir au delà de
la vie présente : pour être pleinement justifiée, la Pro-
vidence n'a pas besoin que nous lui fassions crédit de
la vie future.
♦
* *
Par là encore le stoïcisme de Marc-Aurèle n'arrive pas
à atteindre, alors même que tant de vues particulières
semblent l'en rapprocher, l'idée et la foi chrétiennes.
Il ne saurait concevoir une valeur intrinsèque de la
personne, supérieure aux fonctions qu'elle remplit
selon la nature, et lui créant, par delà l'ordre nature},
des droits que sanctionnent la puissance et la bonté de
Dieu. Même le Dieu de Marc-Aurèle, malgré les effu-
sions qui vont vers lui et qui paraissent parfois lui
conférer une sorte de personnalité, reste l'esclave de
cette nature qui épuise en la manifestant toute sa
faculté de production et d'arrangement. Ainsi reste
étranger à Marc-Aurèle tout ce que le Christianisme a
spécialement enseigné aux âmes, ce qu'il a spéciale-
ment aperçu ou suscité en elles : et le sentiment d'une
misère trop profonde pour être soulagée par nos seules
ressources, et la conscience d'une réalité positive sur-
MARC-AURÈLE 98
naturelle qui attire invinciblement l'esprit libéré de la
matière et qui compense sans mesure le détachement
des choses, et la confiance dans l'amour du Père, qui
n'est pas seulement un principe de résignation, mais
encore le sujet d'une joie inaltérable, qui n'est pas
seulement une cause de relèvement pour notre exis-
tence finie, mais qui encore enferme la promesse d'une
éternité de bonheur. Que l'infirmité de noire condition
jointe à lidée de la plénitude de la vie, appelle un
autre ordre que celui que réalise la nature et que con-
çoit la raison naturelle, c'est ce que la pensée antique
ne pouvait admettre, même à l'heure où elle semblait
touchée des souffles nouveaux qui passaient sur le
monde. Le noble esprit et le grand cœur de Marc-
Aurèle n'ont point réussi à se donner l'intelligence ni
le sentiment de la signification et de la portée du Chris-
tianisme. Quelque part qu'il ait eue personnellement
aux persécutions qui, sous son règne, atteignirent les
chrétiens, même si l'on pouvait la réduire, toujours
est-il qu'il reste à leur égard le représentant du pou-
voir impérial, comme il reste à l'égard de leur foi le
représentant de l'bellénisme et du stoïcisme. Dans leur
mépris de la mort il n'a vu que l'obstination, mani-
festée avec fracas, à suivre une consigne, non la dispo-
sition intérieure d'àmes libres. (XI, 3.) C'est-à-dire qu'il
n'a point participé davantage à leur sens de la vie. Et
cette différence d'inspiration profonde se communique,
quoi qu'il semble d'abord, aux maximes et aux règles
mêmes qui dans le stoïcisme de Marc-Aurèle et dans le
Christianitmie paraissent le mieux concorder. Assuré-
ment Marc-Aurèle a porté à un degré extrême de
délicatesse l'estime et la pratique des vertus les plus
rares; il a ressenti en lui singulièrement la soif de la
pureté, lincUnation vivace à l'indulgence et à la bien-
faisance, le besoin de se déprendre de la vanité des
biens sensibles et de se fortifier contre la mort, la satis-
faction de se courber sous la loi divine; mais il n'a
conquis ainsi qu'une sorte de spiritualité abstraite et
94 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
négative, faite de résignation et de renoncement sans
plus, sévère et morne dans sa douceur même. Ce livre
des Pensées est comme une exquise fleur d'automne, à
la tète penchée, aux teintes pâles, à la grâce fragile,
que porte dans un élan suprême de vitalité, mais avec
une sève déjà presque tarie, la sagesse païenne : il n'est
pas l'épanouissement de germes capables de fructifier
avec vigueur et de préparer la renaissance de nou-
veaux printemps. Il y a dans la tristesse même qui
s'en exhale plus que la plainte involontaire d'un cœur
endolori par les épreuves et désabusé des choses : il
y a le signe de la mort d'un monde. — C'est ailleurs
qu'a été annoncée la « bonne nouvelle », ailleurs qu'a
été dite la « parole de vie » .
IV
DESCARTES
Le philosophe allemand Hegel, dans ses Leçons d'his-
toire de la philosophie, commence ainsi son exposé de la
philosophie cartésienne : « René Descartes est en réa-
lité le véritable promoteur de la philosophie moderne
en tant qu'elle érige en principe la pensée... L'action
de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux
ne saurait être exagérée. C'est un héros : il a repris
entièrement les choses par le commencement ». De
fait, si ce qu'on appelle d'ordinaire l'héroïsme com-
porte la volonté de se soutenir par soi seul, et, avec
une parfaite maîtrise de soi, l'audace égale à l'extrême
grandeur et à l'extrême difficulté de l'entreprise, on
peut dire sans conteste qu'il y a une façon héroïque
de penser, et que celte façon-là fut celle de Descartes.
Au principe de son œuvre il y eut comme un élan
extraordinaire de son esprit allant droit aux moyens
de connaître et aux raisons d'afOrmer qu'il se jugeait
capable de trouver de lui seul : il y eut un acte de la
plus radicale et de la plus décisive originalité. — Que
fut donc l'homme qui, adversaire de la tradition des
écoles, eut assez de génie pour fournir à la philoso-
phie moderne sa tradition la plus constante et la plus
ft'oonde (1) ?
(l) Nous renvoyons à la belle édition qu'ont donnée des
Œuvres de Descartes Ch. Adam et Paul Tannkry en 11 voluniea
et qui a été complétée par un 12» volume de M. Aoam sur La
Vie et les Œuvres de Deseartet.
96 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
*
* *
René Descartes est né le 31 mars 1596, à La Haye,
petite ville de la Touraine située sur la rive droite de
-la Creuse; mais par son père et sa mère, ses grands-
pères et ses grand'-mères et une partie de ses autres
ascendants il se rattachait à la région de Poitiers et de
Châteîlerault ; lui-môme s'était donné le titre de « gen-
tilhomme du Poitou ï, et c'est avec la qualification de
« poitevin » qu'il s'inscrivit en 1630 sur les registres
de l'Université de Leyde. Il était le quatrième enfant
de Joachim Descartes et de Jeanne Brochard. Sa fa-
mille, de petite noblesse, s'était élevée surtout par les
Situations auxquelles elle était parvenue dans le monde
parlementaire. Le père de notre philosophe était con-
seiller au Parlemerit de Bretagne. Descartes fut privé
de très bonne heure des soins maternels. Sa mère
mourut un an environ après sa naissance et quelques
jours après la naissance d'un autre enfant, t J'avais
hérité d'elle, racontait Descartes, une toux sèche et
une couleur j3âle, que j'ai gardée jusqu'à plus de vingt
ans, et qui faisait que tous les médecins qui m'ont vu
avant ce temps là me condamnaient à mourir jeune ».
(IV, p. 221.) Son père se remaria avec une Bretonne;
tandis que jusqu'alors il n'avait passé à Rennes que le
temps des sessions du Parlement, il y fixa désormais
sa résidence, et c'est en Bretagne que ses descendants
firent souche.
A l'âge de huit ans, René Descartes fut mis au col-
lège de La i^lèche, tenu par les Jésuites, et qui était,
comme il l'écrit dans son Discours delà Méthode, « l'une
des plus célèbres écoles de l'Europe » . Sans doute en
raison de la faiblesse de sa santé, il y fut l'objet d'at-
tentions particulières ; il avait la faculté de se réveiller
tout seul et de se lever à son heure, et il profitait delà
peimission pour méditer à loisir dans son lit.
Son éducation fut celle d'un jeune noble, conditiou
DESCARTES 97
dont il fit toujours grand cas, avec tous les exercices
physiques alors en usage : le jeu de paume, qui ser-
vira plus d'une fois à ses comparaisons, et rescrime,
dont il fera le sujet d'un petit Traité. Il suivit le cours
régulier des études, et il se montra excellent écolier :
le ton mi-approbateur, mi-ironique dont il a parlé de
son régime scolaire témoigne au fond de Theureuse
aisance avec laquelle il s'y était soumis. « Je ne lais-
sais pas toutefois d'estimer les exercices auxquels on
s'occupe dans les écoles. Je savais que les langues que
Ton y apprend sont nécessaires pour l'intelligence des
livres anciens; que la gentillesse des fables réveille
lesprit ; que les actions mémorables des histoires le
relèvent, et qu'étant lues avec discrétion, elles aident
à former le jugement; que la lecture de tous les bons
livres est comme une conversation avec les plus hon-
nêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs,
et même une conversation étudiée en laquelle ils ne
nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ;
que l'éloquence a des forces et des beautés incompara-
bles; que la poésie a des délicatesses et des douceurs
très ravissantes: que les mathématiques ont des inven-
tions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant
à contenter les curieux qu'à faciliter tous les arts et
diminuer le travail des hommes ; que les écrits qui
traitent des mœurs contiennent plusieurs enseigne-
ments et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort
utiles; que la théologie enseigne à gagner le ciel; que
la philosophie donne moyen de parler vraisemblable-
ment de toutes choses et de se faire admirer des moins
savants ; que la jurisprudence, la médecine et les
autres sciences apportent des honneurs et des richesses
à ceux qui les cultivent; et enOn qu'il est bon de les
avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses
et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur
et se garder d'en être trompé » .
En fait Descaries ne manqua jamais une occasion de
marquer sa reconnaissance à ses anciens maîtres de
98 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
La Flèche. Cependant, il reconnut de bonne heure
l'insuffisance de son éducation : il jugeait que la fre'-
quentation de l'antiquité pouvait enlever la conscience
des réalités et des nécessités du temps présent, que la
lecture des œuvres d'imagination pouvait porter l'es-
prit à divaguer, que l'éloquence et la poésie, si belles
qu'elles fussent à posséder, étaient des dons naturel?
plutôt que des fruits de l'éducation. Et il ajoutait : « Je
me plaisais surtout aux mathématiques à cause de la
certitude et de l'évidence de leurs raisons ; et, pensant
qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques, je m'é-
tonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et
si solides, on n'avait rien bâti dessus de plus relevé ».
Ainsi, dans ses jugements de jeune homme sur ses
études, supposé même que pour en faire plus tard la
confidence il en ait quelque peu accru la précision
première, il mettait déjà cet amour de la connaissance
certaine, qui devait être l'inspiration et la règle de
toute son œuvre.
« ■
* *
Descartes sortit du collège au mois d'avril 4612.
Comment il passa les quelques années qui suivirent
immédiatement, nous ne le savons pas avec une par-
faite exactitude. Fit-il un séjour à Paris, surtout le
séjour prolongé dont parle son biographe Baillet? La
chose n'est pas très sûre ; en tout cas, il alla à Poitiers
se faire recevoir à ses examens de baccalauréat et de
licence en droit les 9 et 10 novembre 1616; et peut-
être passa-t-il auparavant quelque temps dans cette
ville pour s'y préparer. Une fois ses examens passés,
il se résolut, comme il dit, à ne plus chercher d'autre
science que celle qu'il pourrait trouver en lui-même
ou bien dans le grand livre du monde.
A ce moment, les jeunes gentilshommes français
allaient volontiers en Hollande apprendre sous le com-
mandement de Maurice de Nassau le métier des armes.
DESCARTKS 99
Desoartes suit cet exemple. Mais officier amateur, il
donne le plus clair de son temps à l'étude. II a la
bonne fortune de pouvoir se lier d'amitié avec Isaac
Beeckman, personnage très cultivé qui devait devenir
plus tard principal du collège de Dordrecht, et c'est à
ce précieux commerce qu'il doit de ne *pas se laisser
aller au désœuvrement, d'attacher à des problèmes
précis, surtout à des problèmes de mathématiques et
de physique, sa curiosité intellectuelle, t Je m'endor-
mais et vous m'avez réveillé, » dira-t-il à Beeckman.
Et il dédie à Beeckman, le 13 décembre 1618, son pre-
mier ouvrage, xiii Traité de musique dans lequel il
explique la musique par un calcul de proportions.
Il quitte la Hollande en avril 1619. Au moment où
allait commencer la guerre de Trente ans, il prend du
service dans l'armée catholique du duc de Bavière.
Alors se produit l'événement intellectuel le plus impor-
tant de sa vie. « J'étais alors en Allemagne, raconte-
t-il dans le Discours de la méthode, où 1 occasion des
guerres qui n'y sont pas encore finies m'avait appelé,
et comme je retournais du couronnement de l'empe-
reur (1) vers l'armée, le commencement de l'hiver
m'arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune con-
versation qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par
bonheur, aucun soin ni passion qui me troublassent,
je demeurais tout le jour enfernfié seul dans un
poêle (2), où j'avais tout loisir de m'entretenir de mes
pensées ». Mais cet entretien avec ses pensées fut loin
d'avoir le calme et la clarté froide que l'on présume-
rait par le simple récit qu'il nous en fait dans le Dis-
cours ; il s'accompagna au contraire d'un état d'excita-
tion singulier et presque d'extase qu'il avait noté dans
un opuscule aujourd'hui perdu, mais dont divers pas-
sages et le sens général nous ont été transmis : le
(1; Le couronnement de l'empereur Ferdinand II à Franc-
fo t.
<2) C'est-à-dire une chambra munie d'un poêle.
100 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
40 novembre 4619, s'étant couché « tout rempli d'en-
thousiasme » quand il venait de « découvrir les fonde-
ments d'une science admirable », il eut dans la nuit
successivement trois song(3s, qu'il interpréta dans le
sens d'un encouragement d'en haut à ses recherches
et à ses inventions, et il forma alors le vœu d'un pèle-
rinage à Notre-Dame-de-Lorette, le sanctuaire le plus
vénéré des catholiques. Qu'était cette merveilleuse
(ionception? Sans doute, l'idée d'une méthode univer-
selle d'explication, dont les mathématiques avaient
fourni le premier type, mais qui comportait, outre la
généralisation de la géométrie par un nouveau mode
d'union de l'algèbre, c'est-à-dire la création de la géo-
métrie analytique, la réduction de toute la science de
la nature à la géométrie. Et cette idée n'était pas seu-
lement pour lui un beau rêve : elle s'accompagnait de
découvertes déterminées et de l'intuition très définie
d'une multitude d'applications possibles.
Au cours des neuf années qui suivent, il la met à
l'épreuve sous diverses formes, sans prendre encore
parti sur les questions qui divisent les écoles philoso-
phiques. Il ne se contente pas au reste de réfléchir.
Avant de quitter le métier des armes, a-t-il assisté à la
bataille de la Montagne-Blanche où devait perdre sa
royauté éphémère cet électeur palatin Frédéric, dont la
fille, la princesse Elisabeth, devait devenir plus tard la
disciple et l'amie du philosophe? Ce n'est point bien
sûr. La période de profession militaire est close vers
cette époque, non pourtant celle dos excursions vaga-
bondes. Descartes revient par un immense voyage à
travers l'Allemagne du Nord et la Hollande. Comme
pour aller en Hollande il traverse la mer sur un bateau
qu'il a loué, il entend les marins comploter de le dé-
pouiller et de le jeter à l'eau. 11 se lève aussitôt, tire
son épée, les menace s'ils font le moindre mouvement
vers lui, et seul contre eux, par le simple ascendant de
son courage, les fait rentrer dans le devoir.
Il est de retour en France en février 1622 et il y reste
DESCARTES 101
jusque vers septembre 1623. Il revoit safamille, règle di-
verses affaires, entre en possession de certains de ses
biens, étant ainsi, comme il l'a dit, dans une condition
qui, grâce à Dieu, ne l'oblige pas à faire un métier de
la science pour le soulagement de sa fortune. Il part
ensuite pour de nouveaux voyages, cette fois en
Suisse et en Italie; à Venise, il assiste le 46 mai 1624
à la fête annuelle des épousailles du doge avec l'Adria-
tique; il accomplit ensuite pieusement son pèlerinage
de Notre-Dame-de-Lorette ; il s'arrange de façon à être
à Rome pour le jubilé d'Urbain VllI. Il rentre en
France par les Alpes et par Lyon, et il va de là à Ghâ-
tellerault. 11 rencontre une occasion de devenir lieute-
nant général dans cette dernière ville; mais le prix de
la charge i'effraye, et il y renonce. N'aimait-il pfis
mieux au reste garder le moyen de vivre et d'étudier
à sa guise '?
Pendant les trois années 4626, 4627, 4628, sauf quel-
ques petits voyages, il vit à Paris. Il n'y dédaigne
point les divertissements aux^î-iels s'adonnent les per-
sonnes de qualité; il se plaît aujeu comme s'y plaisent
beaucoup d'autres honnêtes gens, comme s'y plaira
aussi Pascal ; il réussit surtout aux jeux qui dépen-
dent plus des combinaisons que du hasard. Il lit des
romans comme VAmadis ; il a un duel dont il sort
vainqueur, et en faisant de sa victoire un acte de gé-
nérosité romanesque. Mais à certaines heures il échappe
à ses relations, disparaît pour quelque temps et se
confine dans une sorte de retraite intellectuelle. Il
entre aussi dans le monde des savants où son génie
est déjà reconnu et admiré. Dans une réunion qui a
lieu chez le nonce du Pape, au mois de novembre 4628,
un certain Chandoux parle de la façon dont il convien-
drait de réformer la philosophie, et les auditeurs l'ap-
prouvent vivement, sauf l'un d'eux, qui est Descarte*.
Le cardinal de Bérulle, le fondateur de l'Oratoire, qui
est également présent, invite Descartes à s'expliquer,
et Descartes montre que la réforme proposée par
102 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
Chandoux est tout à fait insuffisante et vaine, qu'elle
laisse subsister toutes les difficultés et toutes les obs-
curités de la scolastique, et il affirme qu'il est possible
d'établir dans la philosophie des principes plus clairs
et plus certains par lesquels on rendrait raison de tous
les effets de la nature. Le cardinal de BéruUe devine
toute la portée de ces déclarations ; il y revient dans
un entretien particulier qu'il a quelques jours après
avec Descartes ; et il lui fait une obligation de con-
science d'employer à la réforme de la philosophie la
force et la pénétration d'esprit que Dieu lui a données
en partage. Descartes n'avait pas à se faire prier pour
suivre ce conseil ; dès ce moment il était prêt à com-
poser sa métaphysique, et ce ne devait être plus pour
lui que l'occupation de quelques mois : il était même
prêt à composer sa physique, et ce devait être ensuite
pour lui l'occupation de deux ou trois ans.
*
* *
Mais, pour pouvoir publier quelque chose de ses pen-
sées, il avait besoin de se soustraire à ces obligations
de société qui, en France et à Paris, lui prenaient
beaucoup trop de son temps ; il se retira donc en Hol-
lande, un pays, écrivait-il d'Amsterdam à Balzac, où la
salubrité du climat fait qu'on ne court pas le risque
des fièvres, où il y a une bonne police pour garantir la
sûreté de chacun, où enfin l'esprit de négoce des habi-
tants les détourne d'empiéter sur la Uberté laborieuse
des hommes d'étude. « Je me vais promener tous les
jours parmi la confusion d'un grand peuple, avec au-
tant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans
vos allées, et je n'y considère pas autrement les
hommes que j'y vois, que je ferais les arbres qui se
rencontrent en vos forêts ou les animaux qui y pais-
sent. Le bruit même de leurs tracas n'interrompt pas
plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau. . .
Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde,
M
DESCARTES i03
OÙ toutes les commodités de la vie et toutes les curio-
sités qui peuvent être souhaitées soient si faciles à
trouver qu'en celui-ci? Quel autre pays où Ton puisse
jouir d'une liberté si entière? » (I, p. 203-204 ) Sauf de
rares absences, il séjourna ainsi en Hollande près de
vingt ans, changeant d'ailleurs assez fréquemment de
résidence soit pour dépister les importuns, soit pour
suivre de plus près certains événements intellecluels
rui l'intéres-^aient.
Cependant il était venu chercher la tranquillité pour
son esprit, non l'isolement. Il était gentilhomme, et il
ne l'oubliait point. Il fréquentait volontiers certains
personnages de la cour, et il ne négligeait pas de faire
visite aux ambassadeurs de France. Mais c'était natu-
rellement avec les hommes d'étude et de science qu'il
était en relation. Il avait retrouvé Isaac Beeckman, et,
malgré une grosse brouille qui éclata un moment entre
eux, il eut avec lui des liens d'amitié très solides. Il
connut Constantin lluyghens le père et sa famille, qui
l'accueillaient sans doute volontiers dans une maison
de campagne, proche de La Haye, où nous savons que
l'on jouait aux quilles et qu'à la saison on s'offrait une
collation de cerises; il s'intéressait tout particulière-
ment au second fils Christian, celui qui devait être le
grand lluyghens. De plus il correspondait directement
ou indirectement avec toute l'Europe savante sur les
questions de science et de philosophie : surtout indi-
rectement par les soins du plus officieux et du pb s
zélé des intermédiaires, le P. Mersenne, de l'ordre des
Minimes, qui avait été quelques années avant lui élève
du collège de La Flèche et qui par la variété extrême
de ses connaissances et un don particulier de socia-
bilité intellectuelle s'était fait « le centre de tous les
gens de lettres ». Mersenne reçut le surnom mérité de
€ résident de M. Descartes à Paris ». Au fait, il servait
avec prédilection la cause de Descartes, non seulement
en l'excitant à des inventions nouvelles, mais en lui
fournissant toutes les indications qui lui permettaient
104 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
de se défendre contre ses adversaires et de s'assurer
la prééminence sur ses rivaux.
Pendant les neuf premiers mois de son séjour en
Hollande, Descartes composa donc un « petit traité de
Métaphysique », sans songer à le publier immédiate-
ment. Peu après il entreprenait d'établir l'ensemble de
sa Physique dans un ouvrage qu'il eût intitulé : l'raité
de la lumière. Dans le courant de 1633, il avait annoncé
à Mersenne qu'il le lui soumettrait sans faute vers la
fin de l'année, quand il apprit la condamnation de Ga-
lilée. Cette condamnation devait être due, pensa-t-il
aussitôt, à la thèse, soutenue par Galilée, du mouve-
ment de la terre : or cette thèse avait une telle place
dans son propre système de physique que, si elle était
fausse, c'était son système qui était faux, et elle ne
pouvait se laisser détacher du système sans le rendre
complètement défectueux. « Mais, ajoutait-il dans sa
lettre à Mersenne, comme je ne voudrais pour rien
du monde qu'il sortît de moi un discours, où il se
trouvât le moindre mot qui fût désapprouvé de l'Église,
aussi aimé-je mieux le supprimer, que de le faire
paraître estropié. Je n'ai jamais eu l'humeur portée à
faire des livres, et si je ne m'étais engagé de promesse
envers vous, et quelques autres de nos amis, afin que
le désir de vous tenir parole m'obligeât d'autant plus
à étudier, je n'en fusse jamais venu à bout... Il y a
déjà tant d'opinions en philosophie qui ont de l'appa-
rence, et qui peuvent être soutenues en dispute, que
si les miennes n'ont rien de plus certain et ne peu-
vent être approuvées sans controverse, je ne les veux
jamais publier ». (I, p. 271.) Il renonça en efl'et à
publier son Traité à la fois par amour de la tranquil-
lité et par esprit de soumission à l'autorité de l'Église.
Bossuet lui-même a jugé qu'en la circonstance il avait
poussé cet esprit de soumission trop loin : « M. Des-
cartes a toujours craint d'être noté par l'Église, dit-il
dans une de ses lettres, et on lui voit prendre sur cela
des précautions qui allaient jusqu'à l'excès » .
DESCARTES 105
Certes, par le sommaire que Descartes en a donné
dans le Discours de la Méthode, comme par l'exposé plus
détaillé qu'il en a fait dans lea Principes de la philosophie
de 1644, l'on put bien savoir quels étaient les principes
et quelles étaient les théories essentielles de sa Phy-
sique, et nous avons de plus, comme publication pos-
thume, un traité du Monde qui est une partie ou une
première rédaction incomplète de son grand ouvrage;
mais l'ouvrage, tel qu'il (levait être à la veille de son
apparition, est perdu pour nous, et il fut surtout perdu
pour les contemporains qui ne connurent ainsi la pen-
sée de Descartes qu'imparfaitement et que de biais.
»
« *
Descartes s'était résolu après la condamnation de
Galilée, non seulement à ne pas publier sa Physique,
mais à ne rien publier du tout. Pourtant les espérances
qu'avaient fondées sur lui ses amis, et qui semblaient
lui rappeler autant d'engagements, affaiblirent cette
résolution. Il finit par se décider, non point à offrir
d'ensemble toute sa philosophie et toutes ses décou-
vertes et explications scientifiques, mais à en pré-
senter comme des spécimens qui pussent assez vive-
ment intéresser les lecteurs pour leur faire souhaiter
une publication plus complète. De là l'ouvrage qu'il
donna en 4637 sous le titre : Discours de la Méthodt
pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les
sciences. Plus la Diopîrique, les Météores et la Géométrie,
qui sont des essais de cette Méthode. Aux grandes nou-
veautés du fond de l'ouvrage s'adjoignait une grande
nouveauté de forme : ce Discours ou Traité était écrit
en français, contrairement à l'usage qui imposait le
latin comme langue de la philosophie et de la science;
et cela même, semble-t-il, achevait de rendre plus
pressant et plus direct l'appel à la commune raison
humaine par lequel l'ouvrage débutait. Dans ce livre,
disait Descartes, « j'ai voulu que les femmes même»
105 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES'
pussent entendre quelque chose, et cependant que les
plus subtils trouvassent aussi assez de matière pour
occuper leur attention ». (I, p. 560.)
Pour les philosophes d'école, qui regardaient sans
doute cette façon de se rendre accessible comme atten-
tatoire aux convenances de leur profession, ce fut un
motif de ne point s'expliquer sur le livre ou peut-être
même de ne point le lire. Car le Discours proprement
dit suscita peu de remarques ou d'objections : en re-
vanche, les essais scientifiques qui l'accompagnaient et
dont il n'était, à dire vrai, que la préface, provoquèrent
nombre de demandes d'éclaircissements et des contro-
verses passionnées : Descartes eut en particulier de
vives discussions à soutenir avec deux grands mathé-
maticiens, Fermât et Roberval. Quand il fut dégagé de
ces polémiques, il songea, vers la fin de 1639, à pré-
senter sous une forme définitive le « petit traité de
métaphysique » qu'il avait ébauché dix ans plus tôt. Il
donna à son ouvrage, écrit cette fois en latin et publié
en 4641, le titre de Méditations sur la philosophie pre-
mière dans laquelle sont démontrées l'existence de Dieu et
l'immortalité de l'âme; il le faisait précéder d'une lettre
au Doyen et aux Docteurs de Sorbonne, sous la pro-
tection de qui il mettait sa philosophie. Avant de le
donner à l'impression, il avait communiqué son ma-
nuscrit à divers philosophes et théologiens, à cette
condition que ceux-ci consigneraient leurs objections et
que lui-môme aurait le droit de les publier avec se."*
réponses : les principales de ces objections, qui lui
fournirent en elfet des occasions assez nombreuses de
défendre ou d'expliquer sa pensée, étaient de Hobbes,
d'Arnauld, de Gassendi.
C'était à un tout autre genre d'opposition qu'il avait
eu à faire face en Hollande même : sa philosophie s'y
était rapidement propagée et avait notamment ren-
contré parmi les professeurs de l'Université d'Utrecht
de zélés partisans. L'un d'eux. Le Roy (en latin Re-
gius), ne perdait pas une occasion de s'en prendre à la
DKSCARTES 107
philosophie d'Aristote et de glorifier celle de Descartes.
Taut et si bien que le doyen de l'Université, le pasteur
Voët (en latin Voetius), homme aux convictions farou-
ches et à Ihumeur violente, obligea d'abord Regius à
s'effacer, sinon à se soumettre, et puis s'en prit à Des-
cartes quil accusa dans des thèses, dans des livres,
enfin en justice, laissant entendre qu'il n'était ni plus
ni moins athée que le philosophe Vanini qui avait été
brûlé à Toulouse. Cité à comparaître devant les magis-
trats d'Utrecht, menacé dexpulsion, d'amende et de la
suppression de ses livres. Descartes ne se tira d'af-
faire que grAce à l'intervention, qu'il sollicita, de fam-
bassade de France : le prince d'Orange fit arrêter la
procédure en cours. Descartes cependant n'en avait
pas fini avec les incriminations des théologiens pro-
testants. A l'Université de Leyde, il comptait égale-
ment des partisans très chauds dont les déclarations
publiques en sa faveur provoquaient par réaction des
attaques contre lui : il fut accusé d'être pélagien et
blasphémateur; l'accusation, ici encore, pouvait avoir
des suites graves. Une nouvelle intervention du genre
de la précédente en arrêta les effets sans imposer
cependant aux accusateurs la rétractation que Descartes
eût souhaitée. Les Curateurs et les Consuls de Leyde
enjoignirent aux professeurs de ne plus parler ni pour
ni contre Descartes, et ils demandèrent à Descartes de
ne plus traiter des questions qui avaient soulevé des
griefs contre lui. Vers le même temps Descartes avait
à se défendre en France contre un jésuite, le P. Bour-
din, qui avait attaqué d'abord sa Physique, puis sa
Métaphysique ; il tenait d'autant plus à ce que sa dé-
fense parût décisive qu'il avait toujours ardemment
désiré, pour la diffusion de ses doctrines, la protec-
tion et la faveur de la Compagnie de Jésus.
Ce fut pour présenter sa philosophie sous une forme
plus didactique et pour compléter l'exposé de ses
Méditations par ce qu'il croyait pouvoir donner de sa
Physique qu'il écrivit en laîin et qu'il publia en IGU
108 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
ses Principes de la PhUoso}>liie. Malgré certains ménage-
ments, ma'gré certaines concessions aux formules des
problèmes traités par les scolastiques, ce qui en res-
sortait bien, c'était l'opposition de la philosophie nou-
velle, surtout pour ce qui concernait l'explication de la
nature, à la philosophie traditionnelle. Dans une lettre
destinée à servir de préface à la traduction française
des Principes par l'abbé Picot, Descartes déclarait
directement cette opposition; il dénonçait l'incertitude
et la stérilité de la philosophie d'Aristote, tandis qu'il
prétendait que sa façon de découvrir la vérité permet-
trait à ceux qui viendraient après lui d'ajouter, sans
terme assignable^ aux connaissances déjà acquises des
connaissances nouvelles et tout aussi bien fondées.
♦
Les Principes de la Philosophie étaient dédiés à la prin-
cesse Elisabeth, l'aînée des filles de ce Frédéric V, élec-
teur palatin, qui, élu roi de Bohême, se laissa sur-
prendre par les Impériaux à la Montagne-Blanche et
perdit par sa défaite non seulement sa nouvelle cou-
ronne, mais encore ses Étals héréditaires. La princesse
Elisabeth eut à subir le contre-coup des malheurs et
des ambitions malgré tout persistantes de sa famille.
D'une beauté et d'une distinction rares, elle relevait
encore les avantages de sa personne par l'extrême
variété de ses talents et de ses connaissances. A peine
Descartes excédait-il la mesure en lui déclarant dans
sa dédicace que personne ne l'avait mieux compris
qu'elle, et que peu de savants pouvaient se flatter
d'avoir comme elle une égale intelligence des ques-
tions de mathématiques et des questions de métaphy-
sique. Quoique dans sa famille elle obtînt pour sa
science plus d'étonnement que de respect, elle avait là
même de qui tenir; sa mère, l'impérieuse fille de
Jacques I" d'Angleterre, joignait à la virile ténacité
avec laquelle elle luttait contre les rigueurs du sort un
ï
DESCARTES 109
goût délicat des lettres et des arts; l'un de «es frères,
Charles-Louis, d'une haute culture intellectuelle, devait
plus tard, comme électeur palatin, essayer d'attirer
ï^pinoza à Heidelberg; sa sœur la plus jeune, la future
électrice de Hanovre, devait être en correspondance
avec Leibniz. Cependant elle partageait avec sa famille
le souci de bien d'autres choses que les choses de l'es-
prit. Appartenant par sa mère à celte maison des
Sluarts qui, au seizième et au dix-seplième siècles,
connut toutes les extrémités de la fortune humaine,
elle ne put soustraire sa vie à la tragique atteinte des
événements politiques et m(5me d'événements plus
intimes. Elle tâcha du moins d'en préserver le senti-
ment, qu'elle avait très vif et très fort, de sa dignité et
de son indépendance personnelle. Plus capable d'ail-
leurs de s'opposer au sort contraire que de s'y résigner,
elle alliait à sa fermeté de caractère et à l'énergie de
sa foi protestante une sensibilité inquiète, facilement
endolorie. Après s'être adressée à Descartes comme au
maître qualifié pour lever les incertitudes et les diffi-
cultés que parait laisser subsister sa doctrine, voilà
qu'elle est bientôt gagnée par l'empressement géné-
reux de ses réponses, et elle finit par lui faire la confi-
dence de ses misères physiques et morales. Elle a une
fièvre lente et une toux sèche : elle est convaincue que
ses médecins se rendent mal compte de son état; elle en
appelle à De^eartes qui lui envoie aussitôt des explicii-
tions et des conseils. Elle avoue souffrir d'un mal plus
profond encore, la mélancolie; elle dénonce son impuis-
sance à dominer ses sentiments à l'heure où ils l affec-
tent, et à se tenir hors des sujets qui peuvent la dépri-
mer. El Descartes qui, après s'être institué son médecin,
s'institue de plus en plus son directeur spirituel, lui
expose en mille façons, invoquant tour à tour des rai-
sons philosophiques et son expérience propre, la
nécessité et les moyens de prendre toujours les choses
du biais qui peut les rendre le plus agréables et de
faire dépendre de soi seul son principal contentement.
110 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
Il ajoute que la joie intérieure a quelque secrète force
pour rendre la fortune plus favorable. Il donne à ce
propos une interprétation très fine, sinon rigoureuse-
ment exacte, de ce que pouvait être le démon de
Socrate : la conviction de voir réussir tout ce qu'il
entreprenait dans un sentiment d'allégresse et de
liberté intérieure, voilà, au dire de Descartes, ce que
signifiait pour Socrate l'indication de son génie.
Cependant comme Descartes sait que l'âme d'Elisa-
beth est particulièrement accessible aux principes bien
raisonnes, il rattache ses maximes de conduite à un
commentaire du traité de Sénèque sur la Vie bienheu-
mise. C'est le développement de ce commentaire en
une série de lettres qui nous renseigne le mieux sur ce
qu'on peut appeler la morale de Descartes. Elisabeth
est loin d'ailleurs de se rendre toujours à la doctrine
de son maître et ami; elle discute, elle propose ses
doutes, elle réclame de nouveaux éclaircissements, et
c'est pressé par ses réflexions que Descartes se décide
à écrire son Traité des passions, étude aussi indispen-
sable à la morale que peut l'être à la physique l'étude
des perceptions de nos sens.
L'amitié de Descartes pour Elisabeth se trouva donc
être profitable à la philosophie même; mais hors de
celte considération on ne saurait trop redire à quel
point elle fut attentive, dévouée, bienfaisante. JElle
maintint pour un temps dans l'équilibre une intelli-
gence mobile qui devait pencher ensuite, sous l'in-
fluence d'Anna Schurmann, des Labadistes, et des Qua-
kers d'Angleterre, vers un mysticisme plus ou moins
singulier; elle rattacha à des objets sérieux d'occupa-
tion une vie désemparée qui devait finalement, après
bien des secousses, aller se fixer dans l'abbaye d'Her-
ford. Tant qu'ÉUsabeth fut en rapport avec Descartes,
elle se sentit plus forte, plus capable de reprendre goût
à la vie. < Vos lettres, lui écrivait-elle, me servent tou-
jours d'antidote contre la mélancolie ». * Vous m'avez
m jntré les moyens de vivre plus heureusement que je
descàrtes m
ne faisais » . t Je vois que les charmes de la vie soli-
taire ne vous ôtent point les vertus requises à la
société » . Et elle rendait l'hommage le plus reconnais-
sant aux « bontés géne'reuses » qu il lui montrait.
« «
Au surplus, Descartes n'était point fâché d'avoir
pour disciples des femmes de haute intelligence. Il
leur trouvait moins de préjugés qu'aux hommes, un
esprit plus ouvert, plus naturel, plus heureusement
docile : avantages encore plus appréciables à ses yeux
quand ils se montraient chez des personnes de grande
naissance qui pouvaient ainsi donner crédit à sa philo-
sophie. Ce fut sans doute une des raisons qui le déci-
dèrent à se rendre à la cour de Suède, sui* Tinvitation
pressante de la reine Christine. Auparavant il avait
refusé un établissement en Angleterre; et, attiré un ins-
tant en France par la promesse d'une pension royale,
il n'avait pas trouvé, au moment de la Fronde^ l'heure
bonne pour se réinstaller dans son pays.
L'ambassadeur de France auprès de la reine de
Suède, Chanut, qui était son ami, crut servir à la. fois
les intérêts français et les intérêts du philosophe en
éveillant chez Christine la curiosité de la docti'ine car-
tésienne et le désir d'avoir auprès d'elle la personne
qui pouvait le mieux la lui expliquer. Les premières
avances de Chanut séduisirent Descartes; la lenteur
des négociations lui permit de réfléchir et le rendit
plus hésitant. Il écrivait de Hollande : « J'avoue qu'un
homme qui est né dans les jardins de la Touraine et qui
est maintenant en une terre où, s'il n'y a pas tant de
miel qu'en celle que Dieu avait promise aux Israélites,
il est croyable qu'il y a plus de lait, ne peut pas si
facilement se résoudre à la quitter pour vivre au pays
des ours, entre des rochers et des glaces ». (V, p. 349.)
Il résista même à une mise en demeure un peu brus-
que. Pourtant il finit par se décider; il partit. le 4 "sep-
112 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
tembre 1649. Peut-être en répondant à l'appel de
Christine avait-il songé encore à Elisabeth, et pensait-il
pouvoir rendre la reine de Suède favorable aux inté-
rêts de la famille palatine.
La fdie de Gustave-Adolphe avait fait preuve d'une
intelligence remarquablement précoce qu'elle avait
appliquée non seulement aux choses de la politique et
aux problèmes de la diplomatie européenne, mais
encore aux lettres et aux arts. Elle connaissait familiè-
rement les écrivains de l'antiquité; elle était moins au
fait des questions scientifiques et philosophiques.
Quoique Ghanut et Descartes aient célébré à l'envi la
simplicité de sa conduite et la sagesse de son carac-
tère, ce n'étaient point là chez elle des dispositions
constantes : elle avait l'humeur fantasque, la volonté
impérieuse, et un extrême amour-propre. Malgré l'ai-
mable accueil que Descartes reçut d'elle, il n'eut guère
à se réjouir d'être venu la trouver. 11 dut lutter contre
les grammairiens et les philologues de la cour qui
ct-aignaient de voir les belles-lettres supplantées par
la philosophie. Il dut se pher à des exigences de la
reine qui étaient aussi contraires que possible à ses
habitudes et à son tempérament : c'est à cinq heures
du matin qu'elle avait fixé le moment de ses entretiens
philosophiques : dur service pour lui, qui s'était tou-
jours levé tard, qui était particulièrement frileux, et
qui supportait mal les rigueurs de ce nouveau climat.
Ce climat lui fut fatal en effet. Descartes fut atteint
d'une pneumonie. Sa maladie dura juste neuf jours. Il
n'accepta que par contrainte les soins de médecins
étrangers qu'il considérait comme des ennemis. Au
médecin allemand qui voulait le saigner : « Épargnez
le sang français, » disait-il. La fièvre s'accrut; les pou-
mons se prirent. Il mourut le- dl février 1650, à quatre
heures du matin, après avoir reçu l'assistance reli-
gieuse du P. Viogué. Il était à peine âgé de cinquante-
trois ans.
En 1667, ses restes furent rapportés en France et
DESCARTES 113
ensevelis dans l'église Sainte-Geneviève (Saint-Étienne-
du-Mont) ; le P. Lallemand, chancelier de l'Université,
devait prononcer son e'ioge funèbre; mais le carte'sia-
nisme était suspect; un ordre de la cour vint la veille
interdire tout panégyrique.
•
* 4
Il y a dans cette vie de Descartes, si prématurément
terminée, quelque chose de déconcertant pour ceux qui
imaginent quune existence de philosophe doit être
sans événements, sans accidents, toute fixée dans
une attitude de réflexion intérieure. Descartes semble
conduit par une humeur vagabonde qui l'empêche de
se satisfaire daucune situation et d'être jamais à de-
meure. II voyage, il change d'occupation comme de
résidence, et par moment il sisole, comme s'il n'y
avait plus de monde pour lui. Est-ce caprice de sa part
et, comme on l'a prétendu, inquiétude quasi mala-
dive? Nullement. Mais il ne faut pas oublier qu'en lui
la curiosité des choses et des personnes est aussi vive
que celle des idées, et que s'il ne paraît pas pouvoir s'at-
tacher, c'est qu'il tient avant tout à avoir la liberté de
ses mouvements comme à garder celle de son esprit.
A sa vie errante comme à sa vie solitaire il impose
cette règle de ne dépendre que de lui-même. Il juge
cette maîtrise de soi également indispensable à l'exer*
cice de sa raison et au contentement de son âme. Il se
préoccupe jalousement quelle ne soit point troublée
par les circonstances extérieures; de là son amour de
la tranquillité qui l'incline parfois à une prudence
excessive, mais qui n'est pas cependant assez fort
pour le retenir de se défendre avec vigueur sur les
points où il a cru bon de découvrir sa pensée. Il est
naturellement d'allure franche et vive; il est impé-
tueux et obstiné; accommodant dans la discussion
quand il a surtout à s'expliquer, il devient cassant et
hautain lorsqu'il doit parer à des attaques qui eemblent
114 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
le viser à fond; derrière l'écrivain qui riposte, on
devine plus d'une fois alors le gentilhomme qui, un
peu nerveusement, caresse la garde de son épée. 11 est
soucieux de sa gloire, et il s'estime à son prix, mais
sans vanité mesquine. Lui-même a écrit : « Encore que
la vanité qui fait qu'on a meilleure opinion de soi
qu'on ne doit, soit un vice qui n'appartient qu'aux
âmes faibles et basses, ce n'est pas à dire que les plus
fortes et généreuses se doivent mépriser ; mais il se
faut faire justice à soi-même, en reconnaissant ses
perfections aussi bien que ses défauts; et si la bien-
séance empêche qu'on ne les publie, elle n'empêche
pas pour cela qu'on ne les ressente ». (IV, p. 307.)
La foi qu'il a dans la valeur de son esprit fait qu'il
ne le laisse jamais accaparer par son ouvrage. 11 pro-
teste contre l'idée que l'étude des questions scientifiques,
surtout des questions philosophiques, soit une sorte
de fonction permanente et sans trêve. Il y a des mo-
ments, dit-il, où « il se faut entièrement délivrer l'es-
prit de toutes sprtes de méditations sérieuses touchant
les sciences, et ne s'occuper qu'à imiter ceux qui en
regardant la verdeur d'un bois, les couleurs d'une
fleur, le vol d'un oiseau, et telles choses qui ne requiè-
rent aucune attention, se persuadent qu'ils ne pensent
à rien. Ce qui n'est pas perdre le temps, mais le bien
employer ». (IV, p. 220.) * Je puis dire avec vérité,
déclare-t-il encore à Elisabeth, que la principale règle
que j'ai toujours observée en mes études, et celle que
je crois m'avoir le plus servi pour acquérir quelque
connaissance, a été que je n'ai jamais employé que
fort peu d'heures par jour aux pensées qui occupent
l'imagination et fort peu d'heures par an à celles qui
occupent l'entendement seul, et que j'ai donné tout le
reste de mon temps au relâche des sens et au repos de
l'esprit ». (III, p. 692.)
Mais cet esprit qu'il laisse si longuement se détendre,
quand il le ressaisit, c'est avec une extraordinaire fer-
meté. Il en règle les démarches par un constant souci
DESCARTES 115
de précision et d'ordre ; il ne souffre rien qui, sous
prétexte de l'exalter, le fasse dévier. Il est méditatif
sans être concentré. C'est-à-dire que sa méditation
n'est point semblable à celle de son grand disciple
Malebranche, qui s'accompagne aisément d'une sorte
de lyrisme et comme de l'effusion d'un hymne inté-
rieur; elle se poursuit dans la lumière uniforme d'idées
exactement enchaînées une à une. La pensée de Des-
cartes, c'est le type de la pensée classique, aux con-
tours définis, aux lignes nettes, aux directions sûres,
sans oscillation et sans fléchissement. Elle part du
doute, ainsi que nous le verrons, mais elle n'en part
point comme d'im état de crise sentimentale qui ferait
ressortir des troubles et des aspirations de l'âme ; elle
en part uniquement comme d'un état de critique pré-
méditée qui doit lier à l'exclusion la plus radicale de
tous les préjugés possibles l'affirmation la plus entière
des conditions de la certitude intellectuelle. Au-dessus
de toutes les façons spéciales de connaître et d'agir,
elle élève donc la raison, « instrument universel >,
selon la forte expression du Discours de la Mélhodé
(5' partie, VI, p. 57).
Et pour se communiquer elle revêt la forme qui lui
convient parfaitement d'une clarté soutenue, d'une
sobriété sans sécheresse, d'une politesse sans vains
ornements, d'une solide plénitude. La phrase française
de Descartes peut sembler parfois trop soumise au
joug de la période latine : mais c'est pour le lien le
plus rigoureux des idées qu'elle en accepte les articu-
lations et les conjonctions. Elle n'est alourdie par là
que pour ceux qui se bornent à la suivre de Tceil sans
regarder de leur esprit le mouvement intérieur qui la
déploie et la soulève; car elle a le mouvement qm vient
non sans doute des sursauts rapides de la sensibilité,
mais de l'aisance naturelle dans l'ordre des raisons. La
hauteur de la pensée donne même parfois au style de
Doscartes un tour ironique et spirituel, mais qui n'est
jamais amusement et jeu. Une certaine imagination ne
4!6 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
manque pas pon plus, mais qui est toujours un effet,
et jamais la cause du développement des idées. Des-
caries ne voit point ses idées sous forme d'images;
mais parfpis il les convertit en images, en images pré-
cises, et qui les illustrent discrètement, sans éclat forcé.
Voici, par exemple, ce qu'il écrit de ceux qui invo-
quent obstinément l'autorité d'Aristote : « Je m'assure
que les plus passionnés de ceux qui suivent mainte-
nant Aristote se croiraient heureux s'ils avaient autant
de connaissance de la nature qu'il en a eu, encore
même que ce fût à conditionqu'ils n'en auraient jamais
davantage. Ils sont comme le lierre, qui ne te^d point
à monter plus haut que les arbres qui le soutiennent,
et même souvent qui redescend après qu'il est parvenu
jusqu'à leur faîte ». (Disp. de la Mélh-, 6° partie.) Et
n'y a-t-il pas une éloquence saisissante, d'autant plus
qu'elle est dépourvue de toute recherche, qu'elle naît
simplement et directement de la pensée, dans cette
page qui représente l'accroissement et le progrès de la
science : * Je veux bien qu'on sache que le peu que
j'ai appris jusques ici n'est presque rien en compa-
raison de ce que j'ignore et que je ne désespère pas de
pouvoir apprendre : car c'est quasi le rpême de ceux
qui découvrent peu à peu la vérité dans les sciences,
que de ceux qui, commençant à devenir riches, ont
moins de peine à faire de grandes acquisitions, qu'ils
n'ont eu auparavant, étant plus pauvres, à en faire de
beaucoup moindres. Ou bien on peut les comparer aux
chefs d'armée, dont les forces ont coutume de croître
à proportion de leurs victoires, et qui ont besoin déplus
de conduite pour se maintenir après la perte d'une ba-
taille^ qu'ils n'ont, après l'avoir gagnée, à prepdre des
villes et des provinces. Car c'est véritablement donner
des batailles que de tâcher à vaincre toutes les diffi-
cultés et les erreurs qui nous empêchent de parvenir à
la connaissance de la vérité >. (Ibid.)
Ainsi se traduit l'idée qu'a Descartes de la science.
Ce (îqH être une science entièfemeut renouvelée dans
DESCARTES 117
sa méthode et ses principes, une science conquérante
en même temps que contemplative, qui tourne ses rai-
sons claires en sûrs moyens d'action, de façon à t nous
rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Et ce doit être aussi une science dont chacun puisse
par son intelligence éprouver la certitude, une science
désormais sortie des écoles pour entrer franchement
dans le c monde >, dans le « siècle ».
«
« «
Mais c'est la science seulement qu'il s'agit pour
Descartes de séculariser, non la religion. Que Des-
cartes ait été chrétien et catholique dans son for inté-
rieur comme il l'était dans son attitude extérieure,
rien n'autorise à en douter. Quand il proteste de sa
soumission à l'autorité de l'Église, môme l'excès de
ses précautions ordinaires en faveur de sa tranquillité
ne saurait rendre suspectes ni sa bonne foi, ni sa foi.
Ce qui paraît plutôt, c'est qu'en lui l'esprit religieux
ne s'alimente pas de réflexions spéciales ou renouve-
lées, et qu'il a déterminé une fois pour toutes son atti-
tude. Ce n'est qu'accidentellement qu'il revêt une
apparence de mysticisme ; il a plutôt le caractère d'une
décision bien prise. Descartes n'a-t-il pas dit du reste
que la croyance aux vérités révélées est un acte de la
volonté? En tout cas, de son entreprise de rénovation
intellectuelle il exclut décidément la religion; il la met
à part, comme ayant une certitude d'une nature parti-
culière qui ne saurait ni se comparer ni entrer en rap-
port avec la certitude scientique et philosophique. S'il
la déclare indépendante de la philosophie, il la vou-
drait certainement indépendante de la théologie sco-
lastique, tout autant que celle-ci prétend sauvegarder
contre la physique nouvelle la phy.«ique aristutéli-
cienne, abusivement rattachée à des paroles de l'Écri-
ture Sainte. Pour son compte, il évite le< controverses
avec les théologiens; il s'abstient, autant qu'il le peut.
118 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
d'établir des points de contact entre sa philosophie et
la théologie. Quand il ne peut s'empêcher de rencon-
trer certains dogmes qui paraissent avoir besoin des
conceptions scolasliques pour s'exprimer, il montre
que sa philosophie permet aussi de les énoncer sans
les altérer. Mais dans l'ensemble il aime mieux réserver
telle quelle l'autorité des vérités révélées en faisant
appel à l'idée, que sa philosophie consacre, de Fin-
compréhensibilité de la Puissance divine. C'est là-
dessus qu'il fonde la possibilité môme de la révélation.
Si les raisons de croire peuvent venir en quelque façon
de la lumière naturelle, l'objet de la foi reste invinci-
blement obscur, et l'action de la grâce qui s'ajoute à
la volonté pour déterminer son assentiment a\ix vérités
surnaturelles reste proprement une action sans être une
illumination. La religion et la philosophie restent donc
en principe distinctes et irréductibles. Rien n'est sur-
tout jdIus éloigné de Descartes que la conception, qui
lui a été parfois prêtée, d'une religion philosophique
et d'un christianisme rationalisé. Il admet fermement
que l'ordre des vérités rehgieuses est en lui-même
inaccessible à notre raison; il reconnaît en conséquence
la part qu'ont la tradition et l'autorité dans la croyance.
Or, à ses yeux, elles n'en doivent avoir aucune dans
la science et la philosophie.
* *
De fait, ce qu'on a appelé la révolution cartésienne
tient en principe dans cette règle qu'a formulée le
Discours de la Méthode : « Ne recevoir aucune chose
pour vraie, que je ne la connusse évidemment être
telle; c'est-à-dire éviter soigneusement la précipitation
et la prévention, et ne comprendre rien de plus en
mes jugements que ce qui se présenterait si clairement
et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune
occasion de le mettre en doute » . Mais il faut voir tout
le sens que Descartes a donné à cette règle et les prin-
cipes auxquels il l'a rattachée pour comprendre que de
là ait pu venir une révolution, et laquelle.
Prise dans son acception la plus immédiate, cette
règle signifie qu'en matière scientifique et philoso-
phique l'esprit humain doit s'affranchir de toute auto-
rité étrangère et ne se rendre qu'à l'évidence. Pour
savoir si une proposition de philosophie ou de science
est vraie ou non, il ne s'agit pas de savoir ce qu'en
peut penser Aristote ou tel de ses disciples, mais si
elle est ou non représentée à notre intelligence par des
idées claires et distinctes, seules raisons décisives d'af-
firmer. Qu'il y eût, au temps même de Descartes, une
nécessité encore pressante de réclamer pour l'esprit
ses droits naturels dans la recherche et la démonstra-
tion de la vérité, c'est ce dont témoigne bien le frag-
ment d'un Traité du vide, composé par Pascal dix ans
environ après le Discours delà Méthode dans une inspira-
tion toute carté'^ienneetqui débute ainsi : c Le respect
que l'on porte à l'antiquité est aujourd'hui à tel point,
dans les matières où il doit avoir moins de force, que
l'on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des
mystères même de ses obscurités; que l'on ne peut
plus avancer de nouveautés sans péril, et que le
texte d'un auteur suffit pour détruire les plus fortes
raisons >. Mais il faut avouer que Descartes n'était pas
le premier à protester contre l'autorité des anciens et
de la scolastique et que sa formule avait surtout le
mérite de condenser la signification d'une lutte engagée
déjà par les hommes de la Renaissance et d'une vic-
toire dès lors sur certains points assurée. La science
traditionnelle, issue d'Aristote, avait dû céder déjà de
bien des façons à l'esprit de libre examen, de démons-
tration rigoureuse et d'observation exacte qui ani-
mait la science nouvelle.
Et c'est sans doute cette science nouvelle que viont
justifier la règle cartésienne. Mais celte science. Des-
cartes, qui a contribué à l'agrandir et surtout à l'or-
donner, ne l'a pas créée. Elle avait eu déjà jusque
ISÔ FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
dans le haut Moyen Age des précurseurs et même des
promoteurs. Ensuite, chez des savants tels que Léonard
de Vinci, Kepler, Galilée, elle avait pris une nette
conscience de ses tendances constitutives et de ses
principes de recherche en revêtant pour l'explication
delà nature matérielle la forme d'une mécanique rigou-
reusement mathématique. Descartes, qui comprenait à
son tour la physique comme une réduction de tous les
phénomènes matériels à l'étendue géométrique, à la
figure et au mouvement, et qui ainsi chassait de la
nature toutes les qualités occultes invoquées par la
scolastique, se trouvait être le continuateur puissant
d'une œuvre d'immense portée; mais l'œuvre avait
été résolument inaugurée par d'autres, dans des con-
ditions mêmes qui pouvaient peut-être la rendre plus
recommandable à des savants proprement dits, et il
n'en était que le continuateur.
C'est pourtant une révolution qu'il a accomplie pour
avoir procédé non pas seulement en savant, mais en
philosophe. Car, au lieu de se contenter de suivre de
tout son zèle de chercheur le mouvement qui détachait
la science de l'autorité et qui la portait à tout expli-
quer de la nature par des raisons parfaitement claires,
en particulier par des raisons mathématiques, il s'est
demandé ce qui pouvait fonder ce mouvement même
et lui donner une valeur supérieure à celle d'une nou-
veauté victorieuse^ une valeur de droit si l'on peut
dire, et définitive.
*
* *
Or il est un principe d^invention à la fois et de cer-
titude qui, selon lui, anime et soutient toute la science,
qui rendu à la conscience de lui-même et de sa vertu
native est capable de donner à la science toute l'unité,
toute l'étendue et toute la rigueur nécessaires; ce
principe, c'est la pensée; < Les sciences toutes ensemble,
nous dit-ilj ne sont autre chose que l'intelligence hu-
DESCARTES lîl
maine qui reste toujours une et toujours la même, si va-
riés que soient les objets auxquels elle s'applique, sans
que cette variété apporte à sa nature plus de changements
que n'en apporte à la lumière du soleil la diversité des
choses qu'elle éclaire >. Telle est la puissance et telle
est la nature de l'intelligence qu'elle domine et rejette
d'elle cette nécessité de la pratique qui est la spéciali-
sation. Tandis que l'exercice d'un art nous empêche le
plus souvent d'en apprendre un autre, la connaissance
d'une vérité nous aide au contraire à découvrir des
vérités nouvelles. Ou, pour mieux dire, dans la solu-
tion de tout problème, ce qui est à l'œuvre, c'est la
raison, et ce que nous devons avoir en vue par la solu-
tion de ce problème, c'est l'augmentation des lumières
de la raison, l'accroissement de sa capacité effective de
discerner le vrai du faux.
De sa capacité effective : car il y a de ce discerne-
ment une capacité naturelle, sans degrés en quelque
sorte, et égale chez tous les hommes, qui ne varie en
réalité que par les inégales applications que les hommes
en font. C'est ce que veut dire le début du Discours de
la Méthode : t Le bon sens est la chose du monde la
mieux partagée;.., la puissance de bien juger, et dis-
tinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce
qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturelle-
ment égale en tous les hommes; et ainsi la diversité
de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont
plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce
que nous conduisons nos pensées par diverses voies et
ne considérons pas les mt?mes choses. Car ce n'est pas
assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de
l'appliquer bien » .
Pour se bien appliquer, l'esprit doit suivre une mé-
thode. Sans méthode, il n'y a pas de science; il y a seu-
ment tout au plus, dans les circonstances les plus
favorables, d'heureuses trouvailles. Il vaut mieux ne
jamais songer à chercher la vérité que de le tenter
sans méthode : les études irrégUlières et les médita-
122 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
lions confuses obscurcissent les lumières naturelles et
aveuglent les esprits. Mais au fond pour Descartes,
entre rintèlligence qui pratique la méthode et la mé-
thode qui s'impose à l'intelligence, il n'y a pas une
sorte de dualité; la méthode, c'est l'intelligence même
prenant conscience de règles qui par leur simplicité,
leur facilité, leur capacité de ménager et de dévelop-
per ses ressources, ne font qu'exprimer le développe-
ment normal de sa nature. Que l'intelligence saisisse
intuitivement la vérité des idées ou qu'elle l'établisse
déductivement, soit par analyse, soit par synthèse,
toujours est-il qu'elle ne doit affirmer que des idées
claires et distinctes, c'est-à-dire n'aller des unes aux
autres que par ordre et en vertu de rapports qui soient
eux-mêmes clairement et distinctement perçus. Les
longues chaînes de raisons que déroulent les géomè-
tres sont le plus exact spécimen de la méthode natu-
rellement propre à l'esprit et naturellement pratiquée
par lui.
*
« *
Cependant cette conception en quelque sorte idéale
de la science et de la méthode soulève des problèmes
qu'il faut résoudre si l'on veut être pleinement certain;
et c'est à la pleine certitude qu'aspire Descartes : la
probabilité n'a à ses yeux aucun prix. Or, quand
sommes-nous sûrs que nos idées sont vraies et pour-
quoi? Quand sommes-nous sûrs que nos idées, même
vraies, se rapportent à des choses réelles, et pour-
quoi?
Si l'on ne veut pas se contenter de la foi dans les
apparences qui entache la plupart des jugements hu-
mains, il faut prendre un parti extrême : douter de
tout. Et certes les raisons de douter ne manquent pas;
elles ont été alléguées çà et là par les philosophes eux-
mêmes. Tout ce que nous avons tenu jusqu'à présent
pour le plus certain, nous l'avons reçu par les sens;
DESCARTES 123
or les sens souvent nous trompent, c'est-à-dire nous
présentent comme réels des objets que nuus savons
ensuite ne pas exister; ne se pourrait-il pas qu'ils nous
trompassent toujours? Si Ton hésite à se laisser aller
à cette incertitude générale sur leurs données, que l'on
observe qu'en rôve nous croyons à la réalité de nos
songes et qu'il est fort possible que nous rêvions tout
éveillés. Voilà donc un motif de douter de toutes les
connaissances sensibles qui se présentent à nous comme
des images du réel. Mais au moins ne pouvons-nous
pas mettre en doute des connaissances qui se bornent
à lier entre elles des idées sans s'occuper de leur rap-
port à la réalité : que je veille, que je dorme, toujours
est-il que 2 -|- 3 = 5, que le carré n'aura jamais plus
de quatre côtés. Alors Descartes introduit une nouvelle
raison de douter qu'il regarde lui-même comme extraor-
dinaire; il se peut que le Dieu tout-puissant dont j'ai
entendu parler soit un Être qui ait voulu que je fusse
induit en erreur toutes les fois que je fais l'addition
de deux et de trois ou que je nombre les côtés d'un
carré; et cette hypothèse dont il suffit qu'elle soit
conçue pour frapper de suspicion même les connais-
sances réputées jusqu'alors les plus certaines, com-
plète et réunit comme en un seul principe toutes les
raisons de douter.
Les sceptiques de tous les temps, ceux mêmes de
son temps n'ont pas produit d'arguments allant plus à
l'extrême, et c'est cependant contre eux que Descartes
engage la partie. Il l'engage en beau joueur, et comme
avec une générosité superbe de gentilhomme. Il doute
de tout ; mais c'est pour faire sortir de son doute une
indubitable certitude. • Tout mon dessein, écrit-il dans
la troisième partie du Discours de la Méthode, ne tendait
qu'à m' assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable
pour trouver le roc ou l'argile ». Si universel que soit
le doute, il y a en effet quoique chose qu'il n'atteint
pas, c'est sa propre condition. Doutant, je pense; et
pensant, je suis. Je pense, donc je suis; c'est là une
124 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
vérité que l'esprit saisit en lui par une intuition directe,
et c'est la première vérité qui se présente à lui quand
il procède par ordre.
Je suis; mais que suis-je? L'influence des sens est
cause que je suis tenté de ramener mon être à l'exis-
tence de mon corps; mais, si je persiste à n'affirmer
que ce que j'e^perçois évidemment, je dois dire qne je
ne me connais que comme être pensant, tandis que je
ne sais rien encore de l'existence de mon corps et que
même dans tout jugement que je porte sur les corps
extérieurs et leurs propriétés est impliquée avant tout
la connaissance de moi-même qui juge, c'est-à-dire qui
pense. Si bien que, contrairement à la croyance com-
mune, l'âme se connaît plus immédiatement et plus
certainement qu'elle ne connaît les corps. L'âme, c'est-
à-dire non point un principe gé-néral de vie comme
les anciens l'avaient imaginé, mais essentiellement la
pensée, étant entendu au reste qu'un être qui pense,
c'est un être qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui
nie, qui veut, qui ne veut pas; un être aussi qui ima-
gine, qui sent, dès que l'imagination et les sens, au
lieu d'être rapportés tout d'abord au corps qui en
paraît l'objet, sont envisagés comme ils doivent l'être
avant tout, c'est-à-dire comme des opérations de notre
esprit qui sont réelles comme telles, môme si rien de
réel hors de nous ne leur correspond.
Doctrine importante, qui, entre autres significations,
a celle-ci : que l'esprit doit procéder des idées aux
choses, non des choses aux. idées, que la connais-
sance des êtres par leurs idées est de droit antérieure
à l'affirmation et à la supposition de leur existence.
Doctrine idéaliste en conséquence, mais qui pour-
tant ne consiste pas à prétendre, comme telle forme
radicale d'idéalisme, que l'existence des choses con-
siste tout entière dans les déterminations de notre
pensée, mais simplement que l'existence des choses
ne peut être affirmée qu'en raison des déterminations
de notre pensée et en conformité avec elles. tJoctrine
DESCARTES <25
dont c'e«t l'un des caractères constitutifs de poser
et de reconnaître tout d'abord une réalité des idées.
»
« «
C'est par là que la philosophie de Descartes peut
dépasser la vérité première du Je pense, donc je suis,
et constituer un ordre plus étendu de vérités. Consi-
dérons les idées qui sont dans notre esprit. Prises
comme de simples façons de penser, elles sont déjà
réelles, seulement d'une réalité égale qui n'établit
entre elles aucune différence; mais, envisagées dans ce
qu'elles représentent, elles ont des réalités différentes
»eloD la nature et la perfection-dés objets représentés.
Or, l'idée par laquelle je conçois un Dieu souverain,
tout-puissant, éternel, infini, immuable, connaissant
tout et créateur de tout a, d'une certaine façon, une
réalité que ne possèdent pas les idées qui me représen-
tent des choses imparfaites et finies. Or de cette réalité
il faut rendie compte, et l'on ne le peut, d'après Des-
cartes, qu'en admettant l'existence d'un Être qui con-
tienne en soi au moins autant de perfection que l'idée
en représente, c'est-à-dire ej\ admettant l'existence de
Dieu : en d'autres termes il est impossible que l'idée
de Dieu, qui est en nous, n'ait pas Dieu même pour sa
cause, comme il est impossible que l'être pensant que
nous sommes, et qui n"a pas eu le pouvoir de se créer
lui-même, parce que, s'il l'avait eu, il se serait créé par-
fait selon l'idée qu'il en a, n'ait pas Dieu pour auteur.
Enfin, plus simplement encore, on peut dire que l'exis-
tence, étant une perfection, découle aussi nécessairement
de l'idée de l'Être souverainement parfait que découle
de l'idée du triangle la propriété qu'a le triangle d'avoir
la somme de ses angles égale à deux droits.
Ainsi est prouvée l'existence de Dieu. Mais Descartes
ne s'attarde pas à considérer en Dieu tous les attributs
qu'envisageait la métaphysique traditionnelle, même
ceux auxquels s'attarderait plus volontiers la coa-
126 FIGURES KT DOCTRINES DE POILOSOPIIES
science religieuse. En Dieu il voit avant tout le garant
suprême de la connaissance vraie. Nous ne pouvons
juger de la vérité que par la clarté et la distinction de
nos idées. Mais qu'est-ce qui nous assure que nos idées
claires et distinctes se rapportent à la vérité, c'est-à-
dire à une sorte de réalité permanente et indéfectible,
qui subsiste même quand nous n'y pensons pas ou
que nous nous bornons à nous en souvenir? C'est la
véracité divine. Dieu, par sa perfection souveraine, ne
saurait être trompeur. Dieu, dûment reconnu tel qu'il
est, fait définitivement rentrer dans le néant d'où elle
n'est sortie que par une fiction nécessaire à la méthode
l'hypothèse du malin génie.
Dieu est la véracité même; il n'est pas la vérité. 11
est plutôt l'auteur de la vérité. C'est-à-dire qu'il n'est
point assujetti à contempler en lui une vérité qu'il
n'aurait point faite. C'est par un acte d'absolue liberté
qu'il a créé les vérités que nous nommons éternelles;
originairement elles auraient pu être autres qu'elles
ne sont, et elles ne sont soustraites au changement
que par l'immutabilité du décret divin. Si nous admet-
tions en Dieu une volonté subordonnée à une intelli-
gence qui lui présenterait la vérité, nous pourrions
nous attribuer, au moins en principe, la faculté de
participer à cette intelligence et de connaître les rai-
sons et les fins pour lesquelles Dieu a créé toutes
choses; or Descartes n'admet point que la science
s'occupe des causes finales, parce que cette occupation
lui ferait abandonner la véritable explication de la
nature qui doit être purement géométrique et méca-
niste. Si c'est une pensée pieuse et bonne que de croire
que Dieu a fait toutes choses pour nous, cette pensée
qui a ailleurs son intérêt ne doit pas intervenir dans
la science : et d'ailleurs n'est-ce pas, même au point
de vue religieux, trop présumer de nous que de pré-
tendre entrer dans les conseils de Dieu? Qu'il nous
suffise de savoir que Dieu est l'auteur de la vérité et
qu'il ne nous trompe point; que si nous nous trom-
DESCARTES iil
pons, c'est par un mauvais usage de nos facultés, ou
plutôt de la faculté qui en nous juge, et qui est la
volonté libre; quand la volonté n'affirme que ce que
l'entendement lui représente clairement et distincte-
ment, elle ne saurait faillir; mais quand elle dépasse
dans ses affirmations, — et elle le peut, puisqu'elle est
libre, — les idées claires et distinctes de l'entendement,
quand elle juge d'après des idées obscures et confuses,
elle est sujette à errer.
♦ ♦
La véracité divine garantit donc que les idées claires
et distinctes ont pour objet des essences intelligibles
et éternelles. Telle est, parmi ces idées, l'idée de l'éten-
due, telle que le géomètre la conçoit indépendamment
des sens, et à laquelle se ramène la nature du monde
matériel. Car ce monde, s'il existe, ne peut être en soi
qu'étendue, figure et mouvement; les autres qualités
que nous lui prétons, lumière, couleurs, sons, odeurs,
saveurs, comme qualités sensibles, n'existent qu'en
nous et n'ont comme fondement hors de nous que
certaines déterminations du mouvement, de la figure
et de l'étendue. Mais ce monde existe- 1- il? II y a là
pour Descartes un problème; car sa méthode et sa
doctrine répugnent à poser d'emblée la réalité de quoi
que Cfc soit, sans avoir au préalable examiné le carac-
tère et la portée de la connaissance qui suppose ou
exige cette réalité.
Or il y a en Thomme, outre la faculté de connaître
par des idées, une faculté de sentir qui en reste pro-
fondément distincte. Connaître en efl"et la lumière à la
façon dont le physicien l'explique, ce n'est pas la voir,
ce n'est pas la sentir. Une faculté de sentir, avant tout
passive, a conscience de subir ses modifications sans
les produire; et d'autre part Tattribution directe des
idées des choses sensibles soit à notre esprit, soit à
Dieu lui-même, contredirait soit la conscience que nous
188 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
avons de ne pas produire ces idées par notre pensée,
soit lïnclination que nous avons à croire que ces idées
procèdent des choses corporelles : or Dieu n'est point
trompeur, c'est-à-dire qu'il n'a pu nous donner une
très grande inclination qui serait fausse en nous pri-
vant des facultés de connaissance vraie qui pourraient
en établir la fausseté. Donc les corps existent réelle-
ment.
*
« «
Redisons bien toutefois que, si les sens supposent
que les corps existent, ils n'ont pas pour rôle de nous
renseigner sur ce que les corps sont en eux-mêmes,
mais simplement sur ce que les corps ont d'utile ou
de nuisible à la conservation de notre être. La véracité
divine, qui vient de valider notre penchant à croire
que nos perceptions ont leur cause dans l'existence
des choses corporelles, nous autorise encore plus à
affirmer que l'essence des choses quelles qu'elles soient
est conforme à la connaissance intellectuelle que nous
en avons. Or nous ne connaissons intellectuellement
l'âme que comme pensée, la matière que comme éten-
due. Il suit de là que l'âme est une substance pensante,
comme la matière est une substance étendue, et
qu'entre l'une et l'autre la distinction est radicale.
D'où la nécessité de ne faire intervenir, dans l'expli-
cation du monde matériel, que des lois géométriques
du mouvement et de n'y introduire rien qui rappelle
l'âme. Même la vie des êtres organisés s'explique par
les propriétés générales de la matière; car la vie ne
relève pas de l'âme, qui se définit par la seule pensée.
C'est en allant jusqu'au bout de cette conception, au
risque de heurter l'opinion commune, que Descartes
a représenté l'animal comme une simple machine; car
ne voulant pas lui attribuer la pensée, c'est-à-dire la
faculté de se connaître et de connaître le vrai, il ne
pouvait voir en lui qu'un vivant pur et simple, et
DESCARTE8 4*9
d'autre part il estimait les ressources de l'étendue et
du mouvement suffisantes pour rendre compte de la
vie, ainsi que de toutes les proprie'tés de la matière.
L'âme n'est donc pas essentiellement principe de
vie, comme l'imaginaient les anciens : elle est une
substance dont toute la nature est de penser. Comme
telle, elle est un entendement capable Je concevoir les
idées, et une volonté capable de se déterminer et de
juger. Quand elle s'exerce comme pure intelligence,
elle se développa à partir d'idées qu'elle découvre en
elle par sa seule faculté de penser et qui pour cette
raison peuvent être dites innées : idées qui représen-
tent quelque existence possible ou nécebsaire, telle
que l'idée du triangle ou l'idée de Dieu; ou encore
idées qui enveloppent des principes de toute connais-
sance, comme ce principe, qu'une chose ne peut à la
fois être et ne pas être. Mais notre âme ne s'exerce pas
toujours comme pure intelligence; car si elle est par
essence distincte du corps, en réalité elle est unie à un
corps; et cette union, qui est un fait aussi irrécusable
qu'est irrécusable la nécessité de distinguer les deux
espèces de substances, donne lieu à d'autres modalités
de la pensée que la connaissance intellectuelle ou que
la détermination tout intérieure de la volonté. C'est
ainsi que le sentiment, sous ses formes très diverses,
sensations, émotions, plaisir, douleur, mémoire, ima-
gination, passions, est comme le retour sur nous et
comme l'effet mental d'une action qui résulte de la
présence de notre corps et de son rapport avec les
corps qui l'entourent. Percevoir est sans doute une
fonction de notre âme; mais c'est une fonction de notre
âme en tant qu'elle est unie à notre corps et qu'elle
en subit l'influence. C'est pourquoi les sens, et aussi
l'imagination dans la mesure où elle reproduit et pro-
longe les données sensibles, ne nous représentent pas
les choses extérieures telles qu'elles sont, mais nous
en donnent une expression relative aux intérêts et à
l'état de notre corps. Seule l'intelligence pure est qua-
130 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
lifiée pour dire ce qu'est en soi la réalité grâce à la
connaissance claire et distincte qu'elle en a.
* *
En admettant ainsi que, malgré leur essentielle dis-
tinction, l'âme et le corps sont intimement unis et
même agissent d'une certaine façon l'un sur l'autre.
Descartes est conduit, pour l'explication de tout ce qui
en l'âme vient de l'action du corps, à tenter de déter-
miner comment cette action se produit. Sa psychologie
s'appuie donc sur une physiologie, qui combine avec
certaines données précises des hypothèses tantôt fé-
condes, tantôt simplement aventureuses, et dont le
principe inspirateur est toujours la conception méca-
niste de la vie. C'est ce genre de psychologie physio-
logique qu'il développe notamment dans son Traité des
Passions. Les passions sont des sentiments ou des émo-
tions que rame perçoit en elle et qu'elle rapporte à
elle-même; mais ce sont des états causés, entretenus
et fortifiés par le mouvement des esprits animaux. (Par
esprits animaux Descartes entend une sorte d'air ou
de fluide très subtil, produit du sang échaufle par le
cœur; les esprits animaux rendent le cerveau propre
à recevoir les impressions des objets extérieurs, ou
ils coulent du cerveau dans tous les muscles pour
donner le mouvement aux membres.) Le mouvement
des esprits animaux, d'où résultent en nous les pas-
sions, peut être déterminé par le tempérament du
corps, comme il peut l'être en un autre sens par un
acte de l'âme; mais c'est dans l'impression provenant
des objets des sens qu'il a sa cause principale et la
plus ordinaire. Pour expliquer par un exemple com-
ment les passions sont excitées dans l'âme, supposons
l'impression de quelque figure étrange et effroyable,
c'est-à-dire une impression ayant beaucoup de rapport
avec des choses qui ont antérieurement nui au corps;
elle provoque dans l'âme la passion de la crainte, et
DESCARTES 131
ensuite soit celle de la hardiesse, soit celle de la peur,
selon ce qu'est le tempérament du corps ou ce qu'est
la force de l'âme; c'est-à-dire qu'au point de vue phy-
sique elle de'termine le passage des esprits animaux
d'une part dans les nerfs qui servent à mouvoir les
hras pour résister ou les jambes pour fuir, d'autre
part dans les nerfs qui vont au cœur, de telle sorte
que par suite de l'élargissement ou du rétrécissement
des orifices de cet organe, il arrive au cerveau des
esprits animaux qui par leur nature et le caractère de
leurs mouvements sont faits pour entretenir dans l'âme
ou la hardiesse ou la peur. Descartes comprend donc
à merveille ce que la psychologie de notre temps s'est
appliquée à faire ressortir, à savoir que ce qui paraît
d'abord être simplement l'expression ou la suite de
nos passions en est un élément constitutif et essentiel :
avoir peur, c'est se sentir entraîné à fuir. Il a bien
marqué aussi comment la même impression ne déter-
mine pas le même mouvement des esprits animaux
dans tous les cerveaux; car outre la différence des
tempéraments, l'habitude ou même la simple force
d'une impression contraire peut faire que la liaison
antérieure des mouvements qui représentaient certains
objets et des mouvements qui les faisaient désirer soit
détruite et remplacée par une autre. Ainsi lorsqu'on
rencontre inopinément dans une viande que l'on man-
geait avec appétit quelque chose de répugnant, la sur-
prise de cette rencontre peut à ce point changer la
disposition du cerveau que l'on ne pourra plus voir
désormais cette viande qu'avec horreur.
Les passions se rapportent aux objets des sens, non
pour nous les faire connaître, mais pour nous repré-
senter vivement ce qu'ils ont de bon ou de mauvais,
tout au moins d'important pour notre corps. C'est en
les classant à ce point de vue que Descartes distingue
six passions fondamentales. 11 met en tête l'admiration
ou la surprise provoquée par la rencontre de quelque
objet; elle est à peine une passion en ce qu'elle n'est
138 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
accompagnée d'aucun changement notable dans le
cœur et dans le sang et qu'elle nous inldresse à l'objet
sans nous signifier que l'objet intéresse notre corps.
Dès que l'objet, au contraire, nous est représenté
comme utile ou nuisible, ce sont des passions d'une
autre sorte qui naissent : d'abord l'amour et la haine,
puis le désir, dès que le mal ou le bien est figuré dans
l'avenir au lieu de l'être dans le présent, enfin la joie
et la trlst-esse qui expriment l'effet de l'action produite
sur nous par les objets en tant qu'utiles et nuisibles.
Telles sont les six passions primitives. Soit en se spé-
cifiant par des éléments nouveaux, soit en se combi-
nant entre elles, elles engendrent toute la variété des
passions particulières. Descartes les suit donc dans
■leurs principaux développements, unissant à la net-
teté de ses explications psycho-physiologiques un
admirable esprit d'observation et les qualités les plus
délicates d'un moraliste,
* *
Quel est le pouvoir de l'âme au regard de ses pas-
sions? — Assurément les passions inclinent la volonté
à consentir aux actes qu'elles sont en train d'accom-
plir et pour l'exécution desquels elles la soulagent de
tout effort comme de toute initiative. Mais la volonté
reste tellement libre de sa nature, qu'elle ne peut
jamais être contrainte. Elle exerce directement sa
liberté quand elle agit sur nos pensées; quand elle
tente d'agir sur nos passions, elle peut l'exercer encore,
mais alors c'est surtout indirectement. Elle ne saurait,
par exemple, étouffer net une passion en plein déve-
loppement; tout au plus peiit-elle essayer d'empêcher
certains mouvements extérieurs que cette passion
imprime au corps. Si la colère fait lever la main pour
frapper, la volonté peut ordinairement la retenir; si
la peur incite les jambes à fuir, la volonté peut les arrê-
ter. Mais il a été d'abord impossible de ne pas ressentir
DESCAhTËS 183
la colère ou la peuï. D'une façon générale, il y a entre
telles pensées et tels mouvements, inte'rieurs ou exté-
rieurs, de l'organisme une liaison établie par la nature
et la coutume, et qui fait que les mêmes mouvements
déterminent les mêmes pensées, et inversement. Aussi
ne peut-on pas modifier directement cette liaison. Si
l'on pense directement à tilargir la prunelle de l'reil,
ou bien à contracter certains muscles de la langue et
du gosier, on n'y réussit pas; mais que l'on veuille
regarder un objet éloigné, et la prunelle s'élargira;
que l'on veuille signifier des idées par des mots, et
alors les mouvements nécessaires pour proférer les
sons convenables se produiront sans difficulté. De
même nos passions ne peuvent être directement pro-
voquées, ni supprimées par notre volonté; mais elles
peuvent l'i^re indirectement par la représentation des
choses qui sont ordinairement jointes aux passions
que nous voulons avoir et qui sont contraires aux. pas-
sions que nous voulons rejeter. Pour s'exciter au cou-
rage et se délivrer de la petir, il ne suffit pas d'en
avoir la volonté; mais il faut s^appliquer â considérer
les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent
que le péril n*est pas si grand, qu'il y a plus de sûreté
à se défendre qu'à fuir, que la gloire et la joie d'avoir
vaincu remplaceront le regret et la honte de s'être dé»
îobé, etc. Quelque chose d*analogue se passe dans le
dressage des animaux. Le premier mouvement d'un
chien, â là vue d'une perdrix, est de courir vers elle
et, s'il entend un coup de fusil, de s'enfuir; mais un
chien de chasse, dressé comme il faut, fait juste lé
contraire : à la vtie de la perdrix, il s'arrête, et, au
bruit du fusil, il accourt. La volonté humaine, éclairée
par la raison, peut non seulement employer à son
profit ces procédés d'éducation, mais encore en agran-
dir singulièrement les effets; elle peut contre-balancer
une pensée par une pensée, une passion par une pas-
sion, et c'est à cette tactique vigoureuse que se ramè«
ncnt tous les combats intérieurs dont les anciens ren-
134 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
daient compte par la fiction de parties dilïe'rentes de
l'âme : en réalité, c'est bien la même âme qui subit la
passion et qui pour la vaincre se cherche des alliées
parmi les passions contraires. Que si cette stratégie
réclame autant de persévérance que d'habileté, il est
du moins certain qu'elle doit réussir; il n'est pas, dé-
clare catégoriquement Descartes, d'âme si faible, qu'elle
ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir
absolu sur ses passions.
Ce pouvoir, dans quel sens l'exercer? — Descartes
ne croit pas que les passions soient mauvaises par
elles-mêmes, qu'elles soient, comme le prétendaient
les Stoïciens, des maladies de l'âme; il les tient pour
bonnes en principe; elles nous portent vers ce qui est
favorable au corps; elles excitent l'âme à penser et à
aimer. Mais elles peuvent devenir mauvaises en asscr-
vissant l'âme à leurs agitations et en tournant le corps
vers des biens présents faussement agrandis par l'ima-
gination^ au préjudice des biens futurs ou des biens
permanents. Presque toutes les passions, on peut
même dire toutes, sont sujettes à un bon et un mau-
vais usage; mais c'est le bon usage qui répond le
mieux à ce qu'elles sont par nature. A découvrir jusque
dans les passions qui nous semblent condamnables,
comme la colère, la jalousie, l'orgueil, etc., ce qu'elles
ont de bon originairement, c'est-à-dire d'utile à notre
être. Descartes applique une rare subtilité d'analyse.
Il veut donc que l'on s'efforce de maintenir les pas-
sions dans les limites de leur utilité essentielle, et que
l'on cultive de préférence celles d'entre elles qui ris-
quent le moins de se pervertir. Telle est, au premier
rang, la générosité. « La vraie générosité, qui fait
qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se
peut légitimement estimer, consiste seulement, partie
en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement
lui appartienne que cette libre disposition de ses vo-
lontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon
pour ce qu'il en use bien ou mal; et partie en ce
DESCARTES i35
qu'il sent en soi-m^me une ferme et constante résolu-
tion den bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais
de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les
choses qu'il jugera être les meilleures. Ce qui est
suivre parfaitement la vertu. » (3' partie; art. CLIII.)
«
» «
Il semble bien que Descartes ait considéré cette ma-
nière d'apprivoiser et de diriger les passions, liée à la
connaissance des rapports de Tanie et du corps, comme
une partie notable, peut-être comme la partie la plus
neuve de la morale telle qu'il la concevait. Il avait
écrit dans le Discours de la Méthode : t L'esprit dépend
si fort du tempérament et de la disposition des organes
du corps que, s'il est possible de trouver quelque
moyen qui rende communément les hommes plus sages
et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que
c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. »
(Sixième partie, VJ, p. 62.) Plus tard encore il écri-
vait à Chanut : t Je vous dirai, en confidence, que la
notion telle quelle de la physique, que j'ai tâché d'ac-
quérir, m'a grandement servi pour établir des fonde-
ments certains en la morale. » (IV, p. 444.) A dire
vrai, il n'a pas constitué systématiquement cette mo-
rale, soit que la crainte d'être là-dessus mal compris
et attaqué par les théologiens l'ait retenu, soit que la
nécessité de terminer d'autres études avant d'aborder
une science aussi complexe qu'utile à ses yeux l'ait
fait différer. C'est par occasion que dans ses Lettres à
la princesse Elisabeth et à la reine Christine il a fourni
des indications sur sa façon d'entendre et de résoudre
le problème moral. Mais ces indications qui se ratta-
chent à un libre commentaire des moralistes anciens,
qui procèdent en outre très visiblement de ses vues
métaphysiques et de sa foi chrétienne, semblent d'abord
mal concorder avec la conception qui domine le Traité
des Passions et qui met la règle de la vie avant tout
136 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
dans la conservation de notre être et dans l'accroisse-
ment de notre puissances par suite dans le meilleur
emploi des forces naturelles à cet effet.
L'opposition n'est qu'apparente. Après tout la phy-
sique mdcaniste de Descartes ne s'est-elle pas subor-
donnée à une métaphysique théiste? De même la mo-
rale de l'intégrité de l'existence naturelle doit pouvoir
se subordonner à la morale de fins plus spécifiquement
spirituelles. En fait, dans le Traité des Passions, Des-
cartes affirme avec insistance que la force de l'âme ne
suffit pas sans la connaissance de la vérité, et que le
plus sûr moyen de gouverner les passions est l'exercice
de la vertu. Et dans les lettres à Elisabeth nous voyons
fort bien qu'il concilie sans embarras les conseils en
vue de la meilleure organisation de la vie présente, et
l'invitation à rechercher des objets qui la dépassent.
Cette morale en quelque sorte supérieure comprend
certiaines idées stoïciennes importantes. Du temps
même de Descartes il s'était produit en France, sur*
tout sous l'influence de Du Vair, traducteur d'Épictète
et imitateur de Sénèque, un réveil du stoïcisme : la
morale stoïcienne avait conquis nombre d'esprits enne*
mis du scepticisme et du « libertinage » , attachés pour
la plupart au christianisme, mais désireux d'y joindre
les exhortations et les ressources de la sagesse pro^
fane : ainsi furent stoïciens d'une certaine façon ou à
leur heure des hommes tels qu'lIonoi*é d'Urfé, Ghar^
ron, Baléac, etc. Descartes ne faisait donc que repro-
duire un enseignement familier aux plus cultivés de
ses contemporains quand il disait que nous devons
chercher à nous vaincre plutôt que la fortune et à
changer nos désirs plutôt que l'ordre du monde» quand
il répétait que nous devons nous abstenir de pour-
suivre les biens qui sont hors de notre pouvoir, tandis
que la vertu est un bien qui dépend de nous.
Cependant, outre que Descartes modifie plus d'une
fois le sens des idées stoïciennes en se les appropriant,
il les estime à cei*tains égards incomplètes et inexactes.
DESCARTES 137
Sans doute il ne s'éloigne pas positivement du stoï-
cisme quand il veut que l'on distingue entre le bonheur,
qui est plutôt une heureuse fortune, et la béatitude,
qui est le contentement résultant de la sagesse. Mais il
estime que de la béatitude même le plaisir est un élé-
ment intégrant, et en cela il croit devoir faire une cer-
taine part à la morale épicurienne entendue comme
elle doit l'être. La béatitude est composée de plai.sirs,
mais de plaisirs choisis selon leur valeur, c'est-à-dire
selon leur correspondance à plus de perfection réelle,
et ainsi plutôt des plaisirs de l'àme seule que des plai-
sirs de l'âme unie au corps, car Tâme a ses plaisirs à
part et il y a une joie purement intellectuelle.
Mais, même comprise de la sorte, la béatitude n'est
pas le souverain bien : elle est surtout l'attrait qui
nous le fait rechercher et l'effet que nous devons en
attendre. Le souverain bien, étant un bien qui ne peut
dépendre que de nous, ne peut consister que dans la
vertu ; car la vertu, en ce qu'elle a de plus essentiel,
consiste uniquement dans une ferme volonté de bien
faire. Descartes énonce donc ici cette idée à laquelle
Kant donnera tout son relief, à savoir que le bien mo-
ral est dans la bonne volonté; il déclare que les plus
disgraciés de la nature et de la fortune sont capables
d'un parfait contentement et que ce contentement ne
se rapporte qu'à l'intention de bien agir, même si par
aventure on n'agit pas comme il faut. Mais malgré ces
pressentiments d'une morale de la libre volonté, il con*
tinue à estimer très grande l'importance de la connais-
sance pour régler la conduite. Il reproche aux stoïciens
de n'avoir pas suffisamment défini les vérités dont dé*
pendent le discernement et l'accomplissement du bien.
Or voici, pour lui, ces vérités : c'est qu'il y a un Dieu,
de qui tout relève, dont les perfections sont infinies, le
pouvoir immense et les décrets infaillibles; et cela
nous apprend à recevoir en bonne part tout ce qui
nous arrive. C'est ensuite que notre âme est distincte
du corps et capable de lui survivre ; et cela nous em-
138 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
pêche de craindre la mort et de nous laisser absorber
par les affections terrestres. C'est, de plus, que l'uni-
vers a une étendue indéfinie et ne doit pas se laisser
mesurer par notre regard, ni par nos intérêts; et cela
fait que nous nous mettons à notre place dans l'en-
semble des choses, au lieu de chercher par une pré-
somption impertinente à être du conseil de Dieu. C'est
enfin que chacun de nous, bien qu'il soit une personne
séparée des autres, ne peut subsister seul, qu'il appar-
tient et qu'il est lié à un univers, à une terre, à un
État, à une société, à une famille; et cela nous détourne
de tout rapporter à nous-mêmes et nous invite à pour-
suivre le bien d'autrui autant que le nôtre et de préfé-
rence au nôtre. Trois de ces vérités^ à défaut de la se-
conde, avaient été, d'une certaine manière, plus recon-
nues par le stoïcisme que ne le jugeait Descartes : mais
le stoïcisme les avait incluses dans un ordre que gou-
vernait une nécessité impersonnelle, tandis que Des-
cartes les présente toutes dans un rapport qui laisse
place à l'efficacité de l'action, à la liberté de l'agent et
à la personnalité de Dieu.
Par la connaissance de ces vérités nous donnons à
notre amour son objet le plus sûr et le plus relevé; car
au-dessus de l'amour sensitif il y a, ainsi que l'explique
une admirable lettre de Descartes à Chanut, un amour
purement intellectuel : « La méditation de toutes ces
choses, y est-il dit, remplit un homme qui les entend
bien d'une joie si extrême que, tant s'en faut qu'il soit
injurieux et ingratenversDieujusqu'àsouhaiterde tenir
sa place, il pense déjà avoir assez vécu de ce que Dieu
lui a fait la grâce de parvenir à de telles connaissances;
et, se joignant entièrement à lui de volonté, il l'aime si
parfaitement qu'il ne désire plus rien au monde, sinon
que la volonté de Dieu soit faite... S'il ne refuse point
les maux ou les afflictions, pour ce qu'elles lui vien-
nent de la providence divine, il refuse encore moins
tous les biens ou plaisirs licites dont il peut jouir en
cette vie, pour ce qu'ils en viennent aussi; et les rece-
DESCARTES 139
vant avec joie, sans avoir aucune crainte des maux,
son amour le rend parfaitement heureux. » (IV, p. 609.)
« C'est pourquoi, avait dit Descartes plus haut, je ne
m'étonne pas si quelques philosophes se persuadent
qu'il n'y a que la Religion chrétienne qui, nous ensei-
gnant le mystère de Tlncarnation, par lequel Dieu s'est
abaissé jusqu'à se rendre semblable à nous, fait que
nous sommes capables de l'aimer... Toutefois je ne fais
aucun doute que nous ne puissions véritablement ai-
mer Dieu par la seule force de notre nature. Je n'as-
sure point que cet amour soit méritoire sans la grâce,
je laisse démêler cela aux théologiens; mais j'ose dire
qu'au regard de cette vie, c'est la plus ravissante et la
plus utile passion que nous puissions avoir; et même
qu'elle peut être la plus forte, bien qu'on ait besoin,
pour cela, d'une méditation fort attentive. » (IV, p. 607-
608.) Ainsi la culture de la raison nous communique
une disposition conforme à ce qu'enseigne et réalise
par d'autres voies la Religion révélée : l'amour de
Dieu est le bien commun de la philosophie et de la
croyance religieuse.
*
« »
Telle fut l'œuvre philosophique de Descartes : extrê-
mement originale à coup sûr et féconde déjà par cette
originalité même. Pour en déterminer l'influence, il
faudrait suivre tout le développement de la philosophie
moderne. Le « je pense », d'une part, considéré comme
le premier type qui nous est offert de la connaissance
claire et distincte; Dieu, d'autre part, considéré comme
le principe de la création continuée des êtres et, en un
certain sens, des vérités : ce sont là les deux grandes
conceptions constitutives du système. Spinoza et iMale-
branche ont surtout considéré et poussé à bout la se-
conde, de façon à soutenir, l'un, que Dieu est la subs-
tïmce unique dont tous les êtres finis ne sont que les
modes, l'autre, que Dieu est la cause unique, par rap-
140 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
port à laquelle les déterminations des êtres créés ne
sont que des occasions. Leibniz à son tour a enveloppé
dans une doctrine merveilleusement compréhensive
les deux conceptions cartésiennes, en critiquant pour
cela le cartésianisme même, en refusant d'admettre que
le mécanisme de l'étendue, si vrai qu'il soit, exprime
le fond de l'être, même matériel, en concevant toute
substance comme plus ou moins analogue à l'âme qui
perçoit, et en posant Dieu comme le seul principe de
l'accord universel de toutes leô substances et de tous
leurs états. A un autre point de vue, le * je pense »
considéré isolément, mais réduit en outre à la simple
affirmation des données de la conscience et de leur
caractère de vérités et de réalités immédiates, a été le
thème sur lequel s'est développée la philosophie
anglaise à partir de Locke et de Berkeley; tandis que
ramené à l'acte de penser et au système des conditions
qui en font le principe de toute connaissancej il cons-
titue le criticisme de Kant et indirectement, par delà
Kant, l'idéalisme de ses successeurs.
Mais si cette riche variété de doctrines a eu pour
origine ou pour condition le cartésianisme, il serait
faux de l'en voir sortir par une sorte de conséquence
nécessaire, et il serait fâcheux, pour considérer ce
qu'est devenue la doctrine cartésienne, de négliger ce
qu'elle a été, disons mieux, ce qu'elle est en elle-même
et pour elle-même. Rien d'ailleurs ne répugne plus à
l'esprit de Descartes que la logique qui porte à
l'extrême par une sorte de fonctionnement aveugle les
suites de telles et telles conceptions. C'est, à coup sûr,
une doctrine rationaliste que la sienne; mais c'est un
rationalisme qui n'absorbe pas dans les nécessités de
la pensée la liberté du sujet pensant et qui ne tourne
jamais à l'idéologie desséchée et desséchante; c'est un
rationalisme vraiment concret et lumineux qui, tout
en admettant la valeur intrinsèque de la connaissance
vraie, ne la sépare pas de la poursuite des fins prati*
ques, qui jusque dans l'ehiploi de l'esprit géométrique
DESCÂRTES i41
introduit l'esprit de finesse, qui, en somme, ne soumet
l'intelligence à la méthode que parce qu'il fait à tout
moment contrôler la méthode par l'intelligence. Ainsi,
bien qu'il n'enferme pas la raison comme le faisaient
les anciens dans la contemplation d'un monde fini,
bien qu'il lui assigne des tâches illimite'es et qu'il lui
ouvre les perspectives de l'infini, il estime au fond
qu'elle a pour essentiel attribut la mesure. Non point
qu'il se laisse conduire, comme la philosophie antique,
par un sentiment surtout esthe'tique de l'ordre; mais,
de propos délibéré, il réserve toujours à la pensée une
souveraine maîtrise sur ses démarches et sur son
œuvre. Après lui avoir pr(*lé la vertu de tout renou-
veler, il lui assure la force de se contenir à l'intérieur
même de ses entreprises, de ne pas pousser jusqu'au
bout, contre les distinctions et les limitations néces-
saires, au point de le rendre abstrait et indéterminé,
le sens de ses idées claires et distinctes. Et peut-être
dans cette résistance plus d'une fois manifestée aux
entraînements possibles d'une logique à outrance, y
a-t-il encore une manière t d'héroïsme ».
V
SPINOZA
L'œuvre principale dans laquelle Spinoza a exposé
sa philosophie, VEthique^se développe, comme un Traité
de géométrie, en une suite de définition^, d'axiomes,
de postulats, de théorèmes, de démonstrations, de
corollaires; çà et là seulement elle présente quelques
considérations ou fournit quelques éclaircissements
d'un style plus libre. Elle exprime ainsi la prétention
du philosophe à ne faire résulter la vérité de sa doc-
trine que d'un enchaînement très rigoureux de rai-
sons impersonnelles. Prétention qui se conçoit, si l'on
songe à quel point la pensée moderne, chez Descartes
notamment, est éprise de certitude mathématique et
tend à assurer en toute matière de connaissance légi-
time l'empire des t idées claires et distinctes » . Préten-
tion qui peut pourtant d'abord étonner et choquer, si
Ton prend garde que le titre de l'ouvrage et le dessein
de l'auteur annoncent une sorte de traité de la vie
morale et religieuse. Les motifs qui font surgir de
pareils problèmes, les moyens d'en poursuivre l'exa-
men et la solution peuvent-ils être enfermés dans un
ordre aussi inflexible à nos sentiments et à notre vo-
lonté, dans un ordre aussi destitué de toute conve-
nance avec les aspirations intimes de notre nature?
Mais telle est précisément l'énergique conviction de
Spinoza : à savoir que l'homme n'est aucunement^Ja„
mesure de ce quil est et de ce qu'il doit être, qu'il existe
et qu'il n'agit que par une Puissance infinie et unè^
SPINOZA H3
nécessitOîiUQSnelle^ qui ne ^auraient se plier ni aux
formes spéciales de son être, ni aux fins spéciales de
son activité^.T'ourquoi dès lors juger étrange le genre
d'exposition le mieux fait pour représenter ce qu'est
le vrai, et qu'il est un, et qu'il ne change pas de carac-
tère en devenant règle de vie, et qu'il ne se prête à
l'homme que par la connaissance que l'homme peut
en prendre?
C'est l'esprit plein de cette pensée que Spinoza a
construit son système, si rigoureux et si abstrait, où
les rapports du monde et de l'homme à Dieu, où Dieu
lui-mtîme et sa causalité sont conçus sous les espèces
de la vérité la plus objective, la plus éloignée de tout
anthropomorphisme, même raffiné. Cependant malgré
cet efi'ort extrême pour ne jamais déterminer les attri-
buts de l'Être par les propriétés subjectives de la
conscience humaine, peut être en raison de cet effort,
il est tombé sous le coup des interprétations contraires.
Comme il se refusait catégoriquement à rien admettre
en Dieu qui rappelât nos façons de connaître et de
vouloir, il parut à presque tous ses contemporains
destituer Dieu, non seulement des titres qui l'avaient
rendu familier à l'âme, mais de l'existence même;
€ athée de système » : ainsi l'appela en particulier
Pierre Bayle. Mais comme d'autre part il ne se refusait
pas moins à admettre dans les êtres finis, par suite
dans les êtres humains, une puissance quelconque
d'être et de se développer qui ne fût pas, en de cer-
taines limites, l'infinie puissance de Dieu même, plus
tard il sembla avoir fait admirablement prédominer
sur toute affirmation des choses de ce monde l'intui-
tion souveraine de l'Infini; « ivre de Dieu » : ainsi le
qualifia Novalis, exprimant par là ce qu'aussi bien
un Lessing, un Herder, un Goethe, un Schelling, un
Hegel, un Schleiermacher pensaient, chacun à son
moment et à sa manière, de la profondeur du senti-
ment religieux qui avait inspiré Spinoza.
Singulière destinée d'une doctrine qui, ayant mis
144 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
en œuvre les procédés de démonstration les plus pé-
remptoires, se trouve être l'objet des interprétations
les plus opposées. Et sans doute il reste possible qu'elle
garde, contre les variations de ses interprètes et les
défaillances de quelques-uns d'entre eux, la plénitude
et la cohérence de sa signification propre. Mais sans
doute aussi exige-t-elle, pour être saisie sous son véri-
table aspect, de ne point être abordée sans certaines
préparations, et d'être rapportée à certaines des con-
ditions de fait qui l'ont mise au jour, avant tout à la
personne de son auteur. Qui apprend les Jiléments de
la géométrie peut n'avoir cure de la personnalité
d'Euclide. Mais qui lit et veut comprendre celle géo-
métrie très particulière qu'est YEthique ne saurait
guère se dispenser de savoir ce que fut Spinoza.
*
* *
C'est à Amsterdam qu'est né, le 24 novembre 4632,
Baruch d'Espinoza; mais ce n'est pas à la Hollande
qu'il appartient par ses origines. Il était d'une de ces
familles de juifs espagnols, qui, soupçonnées de garder
la foi de leur race même quand les rigueurs du pou-
voir les avaient poussées à l'abjuration extérieure,
durent, pour échapper aux persécutions ou pour pra-
tiquer librement leur croyance, émigrer dans d'autreg
pays. Déjà les ancêtres de Baruch avaient quitté VE»-
pagne pour le Portugal. Nous savons que son père
s'était installé à Figueira^ près de Coïmbre, et que la
troisième femme qu'il avait épousée, Esther, qui était
sa parente, était originaire de Lisbonne. Une autre
partie de la famille avait cherché asile en France, à
Nantes et à Bordeaux. Mais en France pas plus qu'eo
Portugal la situation des juifs émigrés n'était enviable.
Toute la famille se transporta en Hollande, où, malgré
la disposition du calvinisme dominant à l'intolérance,
une suffisante liberté était laissée aux juifs pour l'exer-
cice de leur religion. Amsterdam était le siège d'une
^SPINOZA 145
communauté juive importante. Le grand-père de Ba-
ruch, Abraham Michel d'Espinoza, et plus encore son
père Michel, qui était marchand, reçurent des charges
honorifiques qui témoignent de la grande estime
qu'avaient pour eux leurs coreligionnaires. Leurs res-
sources étaient médiocres. La mère de Spinoza, Hanna
Debora, la seconde femme de son père, mourut en 1638,
alors que Spinoza n'avait que six ans. Des six enfants
qu'à notre connaissance son père avait eus, quatre
moururent prématurément; seuls lui survécurent Ba-
ruch et une fille du premier lit, Rebekka.
Spinoza fit sa première éducation dans l'école que
la communauté juive avait instituée, et où renseigne-
ment, exclusivement limité à l'hébreu, allait des pre-
miers éléments de la langue jusqu'aux subtiles dis-
cussions du Talmud. Parmi les maîtres qu'il trouva là,
on doit signaler surtout Saûl Morteira, très versé dans
les études talmudistes, énergique défenseur de la foi
juive contre les attaques et critiques venues de n'im-
porte quel côté. A cette école, Spinoza se rendit fami-
lière une littérature presque exclusivement remplie
d'idées religieuses et de doctrines théologiques; il con-
firma donc en lui l'habitude, que les siens lui avaient
inculquée, de mettre Dieu au principe de ses pensées
et de tous les événements de sa vie. Il aiguisa en
outre son esprit par les questions et les difficultés que
soulevaient les textes sacrés, et dont l'examen donnait
lieu, dans l'enseignement juif traditionnel, à des raffi-
nements et des complications de toute espèce.
Au sortir de cette école, vers 4650, qu'allait-il faire?
Vraisemblablement il dut être poussé par son père à
entrer dans le commerce. Mais il avait pour le métier
de marchand une aversion qui n'était sans doute que
reflet de ses aptitudes intellectuelles et de sa curiosité
scientifique. Les fonctions publiques étant interdites
aux juiis en Hollande, la pratique de la médecine n'étant
guère de son goût, il ne pouvait se réserver le temps
et l'occasion de l'étude qu'en songeant à devenir rab-
146 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
bin. Ainsi il satisfaisait moins à une vocation intime qu'à
un désir ardent d'étendre ses connaissances. Pendant
cette période de préparation au rabbinat, il s'initia
particulièrement à la philosophie juive du moyen âge.
Mais peu à peu il se sentit attiré par la littérature de
l'antiquité classique et par la philosophie nouvelle.
C'est d'un homme singulier, dont le savoir était extrê-
mement varié, et qui fut engagé dans les aventures
les plus extraordinaires, de Van den Ende, qu'il reçut
des leçons de latin; par la connaissance du lalin, il se
fraya l'accès aux sciences; il étudia les mathématiques,
la physique, la mécanique, l'astronomie, la chimie et
les autres sciences de la nature; il se mit au courant
de la scolastique plus ou moins rajeunie qui s'ensei-
gnait dans les écoles de son temps; et ce n'est sans
doute qu'après ces rapports avec la philosophie tradi-
tionnelle qu'il s'adonna à la philosophie de Descartes,
dont l'influence sur la direction de son esprit et la
formation de son système devait être décisive.
Cependant ces nouvelles études, aussi bien que ses
réflexions propres, l'avaient peu à peu détaché de la
foi juive telle qu'elle lui avait été enseignée. Sa critique
s'exerça d'abord sur les données de son éducation
première, et c'est le problème de l'accord de la Bible
avec elle-même qu'il se posa, avant le problème de
l'accord de la JJible avec la raison. Amené à repousser
l'opinion commune qui faisait écrire à Moïse le Penta-
teuque sous la dictée de Dieu, mais bieiitôt choqué
tout autant par la disposition à accepter à la lettre
l'anthropomorphisme biblique, devenu de plus en plus
incrédule à l'égard des procédés d'apologétique trans-
mis par le moyen âge, il avait cessé d'observer les
pratiques compliquées du judaïsme et de fréquenter
la synagogue. En revanche, il s'était rapproché de
certaines sectes chrétiennes dont le principal caractère
était de réduire au minimum les formules dogmatiques
et les manifestations extérieures de leurs croyances,
de faire résider toute la foi dans l'amour de Dieu et du
SPINOZA 14-
prochain, de voir dans cette foi seule, accompagnée
de la pureté des mœurs, l'attestation de l'esprit du
Christ et le principe de l'Église universelle. Cette con-
ception extrêmement indulgente de la foi chrétienne
rendait inutile une conversion proprement dite; et
Spinoza ne se convertit point. Mais outre qu'il fut
ainsi conduit à la lecture attentive du Nouveau Testa-
ment, il acquit là une certaine idée du rôle souverain
du Christ dans la révélation de la vérité religieuse et
un sentiment vif de la supériorité du christianisme,
comme religion intérieure, sur le judaïsme. D'une cer-
tiiine façon, devait-il écrire plus tard, t c'est une sagesse
plus qu'humaine qui s'est revêtue de notre nature
dans la personne du Christ, et le Christ a été la voie
du salut » . C'est que le Christ seul a eu une conscience
parfaite et une intelligence absolument pure des vérités
essentielles, tout en étant capable de les communiquer
sous une forme convenable à Thiunaine faiblesse.
Cette fréquentation de chrétiens ne put que conflr-
mer les craintes qu'avait déjà fait naître chez les core-
ligionnaires de Spinoza son éloignement de plus en
plus complet des pratiques de sa religion. Le jeune
homme, à l'esprit curieux et fort, sur qui tant d'espé-
rances avaient été fondées pour la défense de la foi,
allait-il faire éclater au grand jour son infidélité? Il
fallait à tout prix éviter ce scandale. C'est pourquoi
Ton offrit à Spinoza une pension pour qu'il consentît
à garder l'attitude extérieure d'un croyant et à paraître ■
régulièrement dans la synagogue. Il refusa énergique-
ment ce compromis hypocrite. Les promesses étant
restées sans effet, on eut recours aux menaces. Les
menaces n'eurent pas plus de succès. Alors on mit en
œuvre contre lui les appareils de la juridiction ecclé-
siastique. Il dut comparaître devant le Collège des
rabbins et subir un interrogatoire dans lequel il fut
convaincu, autant par ses aveux que par des témoi-
gnages irrécusables, d'avoir cessé de croire aux doc-
trines les plus importantes de la religion juive et d'avoir
148 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
enfreint diverses prescriptions de la loi mosaïque.
Comme il ne voulait point s'engager à penser et à se
comporter autrement, il fut frappé de l'excommunica-
tion mineure, qui l'excluait de la communauté pendant
trente jours, en lui laissant ce temps pour rentrer en
lui-même. Le délai expiré, Spinoza se retrouva, comme
on pouvait s'y attendre, dans les mêmes dispositions
d'intelligence et de volonté. Aussi l'excommunication
majeure fut-elle prononcée contre lui le 27 juillet 1656
dans la synagogue d'Amsterdam devant la commu-
nauté réunie.
Spinoza reçut sans fléchir une sentence qui, en le
retranchant du corps des fidèles, non seulement le lais-
sait sans soutien matériel et moral parmi les hohimes,
mais encore l'exposait à toutes sortes de persécutions
et de mesures d'hostilité : ce qui l'émut peut-être le
plus, ce fut l'imputation de certaines « hérésies hor-
ribles » qu'il estimait, lui, de saines pensées, autorisées
par des savants considérables de sa race, par un Mai-
monide, un Levi ben Gerson, un Chasdaï Kreskas, etc.
U adressa donc aux rabbins un mémoire justidcatif,
écrit dans cette intention seule, sans aucune sollici-
tation, même indirecte, d'indulgence, sans aucun
ménagement. Ceux qui l'avaient condamné restèrent
inflexibles dans leurs sentiments à son endroit. Ils
craignaient par-dessus tout que son exemple ne devînt
contagieux. Aussi Morteira alla-t-il représenter au
magistrat d'Amsterdam que les vues de Spinoza sur
la Bible étaient également dangereuses pour la religion
chrétienne; appuyé, après quelques hésitations, par
les pasteurs calvinistes, il obtint finalement que Spi-
noza fût éloigné de la ville. Cet exil ne dura que quel-
ques mois. Spinoza revint à Amsterdam, et y résida,
scmble-t-il, jusqu'au commencement de l'année 4660.
C'est pendant cette période qu'il dut élaborer les idées
essentielles de son système.
Il lui fallait s'assurer des ressources pour vivre. Il
avait renoncé à ses droits sur l'héritage paternel, ii
SPINOZA 449
apprit et exerça un métier pour lequel pouvaient lui
servir ses connaissances en mathématiques et en phy-
sique, et il devint extrêmement habile dans l'art de
tailler et de polir les verres pour lunettes, microscopes
et te'lescopes. Il trouva de nombreux acheteurs. Il eut
ainsi de quoi suffire à ses besoins, qui étaient au reste
fort restreints. Ce qu'il recherchait avant tout, c'était
un régime d'existence favorable à ses études et à la
préparation des écrits qu'il méditait. Trouvant que le
séjour à Amsterdam ne lui laissait pas assez de tran-
quillité pour son travail, il se retira en 1660 à Rhyns-
burg, près de Leyde. C'est là qu'il composa ou acheva
de composer une œuvre qui est, sans appareil géomé-
trique, comme l'ébauche de YÉihiqiu, le Traité de Dieu,
de l'homme et de sa béatitude, œuvre faite pour être com-
muniquée à des amis et qui circula parmi eux, œuvre
qui eut d'ailleurs un sort singulier, puisque, longtemps
perdue, elle n'a été remise au jour qu'en 1862. Un
peu plus tard il entreprit son Traité de la réforme de
l'entendement, resté inachevé. D'autre part, une occa-
sion extérieure, l'éducation philosophique qu'il devait
donner à un jeune homme, le conduisit à exposer
sous forme géométrique une partie des Principes de la
philosophie de Descartes et à y ajouter des Pensées méta-
physiques dont la source principale était la scolastique
nouvelle: à linstigation d'amis, Spinoza compléta et
laissa publier ce travail, non sans faire prévenir que ce
n'était point sa propre pensée qui y était présentée.
Vers la fin de son séjour à Rhynsburg, qui fut donc si
important pour l'avancement de ses idées et sa produc-
tion intellectuelle, il avait sans doute encore rédigé
sous forme géométrique l'essentiel du premier livre de
l'Éthique. Pendant ce temps, les amis et disciples qu'il
avait laissés à Amsterdam formaient une sorte de col-
lège dans lequel ils commentaient et s'expliquaient les
uns aux autres ce qui leur était transmis de la doctrine
spinoziste, sauf à en appeler, quand ils n'arrivaient
pas à s'éclairer eux-mêmes aux lumières du maître.
150 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
En 1663 Spinoza quitta Rliynsburg pour s'installer
à Voorburg, près de La Haye, où il espérait être encore
plus en repos. Mais sa réputation croissante lui attira
un nombre de plus en plus considérable de visiteurs et
de correspondants. C'est là qu'il se lia d'amitié avec le
Grand Pensionnaire Jean de Witt, qui donnait volon-
tiers à l'étude des mathématiques et de la physique le
temps que lui laissaient ses occupations de chef d'État.
Jean de Witt assura à Spinoza une pension de deux
cents florins qui lui fut encore servie après sa mort. 11
eut avec lui des entretiens non seulement scientifiques,
mais encore politiques. La position de combat qu'il
avait dû prendre contre l'esprit de domination de
l'Église calvini.ste donna à Spinoza l'idée d'un ouvrage
où seraient exactement définis les rapports de toute
Église avec l'État. Le plan de cet ouvrage s'élargit
considérablement et donna lieu en fin de compte au
Traité théologico-poUiique, qui ne se bornait pas <à expli-
quer les principes de la constitution de l'État et à dé-
fendre la liberté de pensée, mais qui encore^ à propos
du problème de la nature de la foi et des relations de
la théologie avec la raison, posait les maximes et
devançait certaines thèses de la critique biblique
moderne.
Le livre, quand il parut en 4670 sans nom d'au-
teur, suscita de violents orages ; et c'est peut-être afin
d'en conjurer les plus redoutables effets que Spinoza
acheva de se décider à quitter Voorburg pour La llay^..
où il pouvait se trouver plus directement sous Ja pro-
tection du (Irand Pensionnaire. Il demeura d'abora en
pension chez une veuve Van Veden sur le Veerkaay,
endroit de la ville assez retiré et qu'habitaient volon-
tiers des savants et des artistes amoureux, comme
Spinoza, de leur repos. Mais s'étant aperçu qu'il dé-
pensait un peu trop, il se transporta sur le Pavilioen-
gracht chez un Henri Van der Spyck, qui était peintre.
Il fut un locataire de l'humeur la plus accommodante et
la plus complaisante. Quoiqu'il restât le plus souvent
SPINOZA 151
enfermé dans sa cnambre pour son travail, il aimait à
en descendre de temps à autre pour se délasser, et il
s'entretenait alors très volontiers avec les autres habi-
tants du logis sur les sujets les plus simples et qui
pouvaient le mieux les intéresser, les encourageait et
les consolait quand il leur survenait quelque embarras
ou quelque affliction, leur recommandait de ne point
manquer à leur église le service divin et de bien faire
profiter leur piété des prédications qu'ils entendaient.
Content d'avoir au jour le jour ce qui lui était indis-
pensable pour vivre^ extrêmement sobre et économe,
il ne voulut point que son ami Simon de Vries l'insti-
tuât héritier universel, et il réduisit même à 300 flo-
rins la pension viagère de 500 florins que le frère et
héritier de Simon de Vries, en raison des engagements
pris, lui avait offerte. L'événement qui lui causa la
plus violente émotion pendant son séjour à La Haye
lut l'assassinat de Jean de Witt. Saisi de douleur et
d'indignation, il versa des larmes, et il prépara, pour
l'afficher pendant la nuit, un placard où il traitait les
gens de La Haye de derniers des barbares. Ce fut son
hôte qui empêcha cette manifestation imprudente.
Dans une autre circonstance il s'exposa de plus près
aux mauvais traitements de la foule. Lors de la cam-
pagne des Français en Hollande, le prince de Condé,
qui prenait possession du gouvernement d'Utrecht,
connaissant Spinoza de réputation, lui fit exprimer le
désir de s'entretenir avec lui. En répondant à ce
désir, Spinoza espérait-il contribuer à l'établissement
(le la paix, ou faire plus complètement accepter d'un
j. rince français, déjà disposé à les accueillir, des idées
CQ tolérance en matière philosophique et religieuse?
Toujours est-il qu'il se rendit au camp français; mais
fivant q-u'il y arrivât, le prince de Condé avait dû
s'éloigner; il n'en fut pas moins reçu avec considéra-
tion par le duc de Luxembourg. De quoi fut-il ques-
tion dans ces entrevues? On ne le sait. Mais lorsque
Spinoza fut de retour à La Haye, la population se mon-
152 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
tra extraordinairemenl émue et portée à se débarrasser
de lui comme d'un espion. L'hôte de Spinoza accourut,
alarmé à la fois pour sa maison et pour son locataire :
« Ne craignez rien à mon égard, lui répondit Spinoza,
il m'est aisé de me justifier : assez de gens, et des
principaux du pays, savent bien ce qui m'a engagé à
faire ce voyage. Mais, quoi qu'il en soit, aussitôt que
la populace fera le moindre bruit à votre porte, je sor-
tirai et irai droit à eux, quand ils devraient me faire
le traitement qu'ils ont fait aux pauvres messieurs de
Wilt. Je suis bon républicain, et n'ai jamais eu en vue
que la gloire et l'avantage de l'État. »
Cet incident montre à quel point la renommée de
Spinoza s'était étendue, à l'étranger même. Quelques
mois auparavant, l'électeur palatin Charles-Louis lui
avait fait offrir, par l'intermédiaire du théologien Fa-
bricius, la chaire de professeur ordinaire de philoso-
phie à l'Université d'Heidelberg. On lui promettait la
plus large liberté pour philosopher, en ajoutant seule-
ment que l'on comptait bien qu'il n'en abuserait pas
pour troubler la religion établie. Spinoza, de son aveu
propre, réfléchit assez longtemps sur ce qu'il devait
faire. 11 déclina cependant, avec sa politesse accoutu-
mée, la proposition. Il n'avait jamais eu, répondait-il,
l'intention de se vouer à l'enseignement public, et le
soin d'instruire la jeunesse ne pouvait que le détourner
de ses études. De plus il ne se rendait pas bien compte
des limites dans lesquelles devait se renfermer sa
liberté de philosopher pour ne pas porter atteinte à la
religion; car on rencontre souvent, sous les apparences
du zèle religieux, un besoin de disputer et de dénon-
cer qui travestit les paroles les plus justes et les plus
innocentes. Ayant éprouvé ces désagréments au cours
de l'existence la plus retirée, ne serait-il pas plus sujet
encore à les subir, s'il était investi d'une dignité
publique?
Spinoza continuera donc à vivre dans la demi-solitude
qui protégeait le mieux sa liberté et les efforts de sa
SPINOZA 153
pensée. Mais sa vie fut brève. Maigre, débile, attaqué
de bonne heure par la phtisie, il ne se défendit guère
que par sa tempérance; il aggrava son mal par son
métier qui lui faisait aspirer de fines poussières de
verre, par le manque d'air et de mouvement qui était
l'effet de ses longues séances de travail, par l'extrême
contention de ses facultés intellectuelles. Au commen-
cement de Tannée 1677 il était tombé dans un état de
langueur qui ne laissait aucun doute ni à ses amis ni
à lui-même sur sa fin prochaine. Mais il n'en fut averti
par aucune crise particulière : le samedi 20 février 1677,
dans la soirée, il s'entretenait encore avec Van der
Spyck et fumait, selon son habitude, une pipe de tabac;
le dimanche 21 février, dans la matinée, il descendit
encore de sa chambre et parla à Van der Spyck et à
sa femme; sur l'indication d'un médecin qui avait été
cependant appelé, il absorba avec grand appétit, vers
midi, un bouillon de coq. Quand dans l'après-midi ses
hôtes revinrent du sermon, à leur grand étonnement,
ils apprirent que Spinoza venait d'expirer en présence
du médecin. Malgré les légendes qui furent colportées,
tout prouve qu'il mourut dans les sentiments de paix
qui avaient rempli sa vie morale. Il n'était âgé que de
quarante-quatre ans et moins de trois mois. Il fut enterré
le 25 février : plusieurs personnes considérables et six
carrosses suivirent son cercueil. Après avoir prétendu
à sa succession, sa sœur Rebekka y renonça, voyant le
peu qu'elle en retirerait. De fait, la vente de ses biens
et meubles ne fit guère que couvrir les charges et les
dettes. Sa plus précieuse propriété fut recueillie et
sauvée par ses amis : en novembre 1677 parurent ses
œuvres posthumes, comprenant VÉthique, le Traité de
la réforme de l'entendement, le Traité politique, ces deux
derniers inachevés, le Manuel de grammaire hébraïque et
diverses lettres choisies. Sur le volume, le nom de l'au-
teur ne figurait pas. Ainsi l'avait recommandé Spinoza
lui-même.
154 FIGURES ET DOCTHINES DE PHILOSOPHES
*
* *
La vie de Spinoza fut proprement une œuvre qu'il
composa avec le môme soin que son Éthique. S'il ne
put empêcher les circonstances extérieures d'y pro-
voquer des événements, il ne s'en remit qu'à son intel-
ligence pour en régler la suite profonde. Il ne recula
pas devant les épreuves qui inaugurèrent pour lui sa
destinée véritable; mais dès qu'il fut en pleine cons-
cience engagé dans sa voie, il mit autant de prudence
que de fermeté à ne pas s'en laisser détourner. 11 vit
clairement dans les vertus qu'il pratiqua tout ce qu'elles
pouvaient pour la sauvegarde et Texaltation de sa
pensée. Il renonça délibérément aux richesses, aux
dignités, à la gloire, non sans avoir senti un moment
le prix qu'elles paraissent avoir; il y renonça non seu-
lement à cause des inquiétudes, des troubles et des
déceptions qu'elles apportent le plus souvent, mais
encore à cause des occupations qu'elles imposent, et qui
tiennent l'esprit hors de chez lui. Et ce renoncement, il
ne le regarda jamais comme un sacrifice ou une morti-
fication. Quel sacrifice y a-t-il à abandonner ce qui,
exactement estimé, est sans valeur certaine? Quelle
mortification à se priver de ce qui n'est que néant?
Au reste, le sacrifice et la mortification, Spinoza les
jugeait en toute rigueur condamnables; s'il repoussait
l'empire des biens sensibles sur son âme, il répudiait
la souffrance comme un mal et revendiquait la joie
comme un bien. « Je m'applique, écrivait-il, à passer la
vie, non pas dans la tristesse et les gémissements,
mais dans la tranquillité, la joie et la gaité. » Aspirer
de toutes nos forces au bonheur, c'est la notre nature
môme et la forme immédiate de notre salut; la grande
faute, la seule faute, c'est de mal organiser nos forces,
c'est de nous tromper sur les moyens quand la fin est
bonne; il n'y a d'autre mal pour nous que l'erreur. C'est
ainsi que Spinoza chercha dans la connaissance vraie
SPINOZA 155
l'art souverain de gouverner la vie. Aux yeux de ce juif
cartésien, la possession de la pensée claire doit se tra-
duire en des avantages pratiques, et par-dessus tout en
cet avantage suprême qu'est une droite façon d'agir;
L'arbre de la science vaut par ses fruits qui sont la
paisible possession de soi, l'assurance dans la condwite,
la santé de l'Ame, la bienveillance du caractère. Mais
pour permettre à sa raison de produire en lui ces
vertus, Spinoza n'en eut pas moins à lutter contre les
circonstances et contre les suggestions les plus natu-
relles de sa sensibilité. Rejeté violemment dans une
solitude qu'il aurait pu par orgueil justifier comme l'état
par excellence, il prit sur lui d'affirmer que l'homme
ne réalise pleinement son être que dans la société de
ses semblables. Rejeté douloureusement de la vie par
le mal qui le minait et l'emporta si jeune, il ne voulut
pas s'abandonner lui-même et se reposer par avance
dans la mort : il en éloignait de lui l'idée, qui, pour
son âme éprise d'éternité, n'était que l'idée du néant.
Il se réjouissait en toute franchise de la lumière du
jour, du moment qu'elle éclairait les tâches presque
ininterrompues de sa pensée.
Pas plus qu'il ne se décida à se plaindre, il ne con-
sentit donc jamais à être consolé. Il garda toujours
pour lui ses misères, physiques et morales; c'est à
peine si dans ses lettres l'on trouve une ou deux allu-
sions, extrêmement discrètes, à l'état de sa santé. Rien
ne lui répugnait plus que de laisser voir ses impres-
sions intimes, que d'étaler en quelque façon sa personne.
Cepend-nt il prenait souci de ceux qui l'entouraient,
de leurs préoccupations et de leurs affaires; il était
toujours aiïable avec eux et prompt, s'il le pouvait, à
les servir. Ce n'est pas qu'il se livrât volontiers aux
autres et d'un premier mouvement. Il était circonspect
dans ses relations. Il évitait un contact trop immédiat
avec tous ceux qu'il sentait trop éloignés de sa nature
propre; ne pouvant rien pour eux, il n'aurait pu que
souffrir d'eux, et il repoussa toujours ce qui devait
1R6 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
restreindre la liberté, entraver les démarches ou trou-
bler le repos de son esprit. En revanche il était pro-
digue de lui-même avec ceux qu'il sentait proches de
lui par la direction de leurs idées et leur effort vers la
vérité. Il avait le sens très .vif de cette sorte d'amitié
qu'avaient déjà rêvée les anciens, l'amitié des sages
indissolublement liés par leur sagesse même, et il
provoqua sans relâche aux joies de la pensée ceux
qu'il se croyait capable d'aimer ainsi. Il eut à subir les
injures d'adversaires : il ne faisait rien pour exciter
leur inimitié, et son esprit de paix, fléchissant la rigi-
dité de ses convictions, le portait à bien des ménage-
ments extérieurs, qu'il estimait par surcroît plus favo-
rables à la cause de la vérité. Suspecté parfois jusque
dans ses mœurs au nom des principes qu'on lui attri-
buait, il ne voulut admettre comme signes de la vraie
moralité que la joie qu'elle donne, l'union qu'elle éta-
blit, les actes de justice et de générosité qu'elle
engendre. Parce qu'il déniait toute valeur à la plupart
des jugements humains, jugements de caprice, de
haine ou d'orgueil, il reconnaissait sans réserve la
valeur sacrée du jugement que la vie porte sur ceux
qui vivent. Ce jugement, il ne le récusa jamais, il l'ac-
cepta toujours pour son compte; et quand il fut
attaqué, il se contenta d'en invoquer l'autorité incor-
ruptible avec toute la simplicité et toute la fierté d'une
âme absolument confiante.
Ainsi la vie de Spinoza fut animée et soutenue jus-
qu'au bout par l'esprit même qui a engendré son
œuvre philosophique, et c'est là incontestablement la
principale cause du puissant intérêt qu'elle éveille. On
y trouve réalisé cet accord de la pensée et de la con-
duite qui offre au monde, non pas seulement un spé-
culatif occupé de questions théoriques, mais un sage.
En vérité, l'usage de sa pensée ne fut pas pour Spi-
noza une simple façon de satisfaire à sa curiosité; il
répondit à un besoin plus urgent, qui était de fournir
à sa vie une règle et un but. L'intellectualisme ne fut
SPINOZA 157
point son fait, si l'on entend par là un développement
de rintelligence, qui l'isole de la réalité, des forces
vives du sentiment et des exigences essentielles de
l'action. C'est pourquoi les coiiilils les plas profonds
qui puissent diviser une âme ne le laissaient point
dans un état de doute ou d'opposition avec lui-même,
et sa doctrine fut l'expression méthodique d'une
raison qui se jugeait faite pour affirmer, comme la vie
est faite pour vivre. Dans la raison, dans la puissance
d'union qui lui est propre et qui n'est qu'une autre
forme de sa puissance d'affirmation, il crut trouver la
justification de toutes les vertus vraies, le moyen de
condamner les vices comme les vertus indûment
réputées telles. Dans quelle mesure peut-on attribuer
aux prédispositions de sa nature propre, dans quelle
mesure à lépanouissement de la raison tous ces traits
de son caractère ou de sa conduite que l'on s'est plu à
louer en lui? 11 serait assurément mal aisé d'en décider.
Mais que l'attachement à la raison ait été le lien le plus
solide de toutes ses facultés et de toutes ses tendances,
c'est ce qui apparaît bien à la façon dont il en défend
les droits quand il les juge attaqués ou méconnus.
Dans son âme, incapable en général de rancune ou
d'irritation violente, la raison est comme le point sus-
ceptible, qu'il ne faut point toucher. Et peut-être
n'est-il pas Sans créer à son tour une sorte d'ortho-
doxie de la raison, aux limites strictes. Il met délibé-
rément le peuple hors de la raison et le déclare, à ce
titre, incapable de comprendre les choses élevées, de
se conduire autrement que par la crainte. Quand il
qualifie sévèrement ses adversaires, ce qui lui arrive
parfois, c'est pour les accuser de pécher contre la
raison. Au surplus, quelque eCTort qu'il ait fait pour
expliquer le rôle positit et la bienfaisance pratique de
la foi religieuse, d'essence irrationnelle à ses yeux, il
reste foncièrement disposé à ne voir que matière à
aveuglement et que causes d'illusion là où la raison
telle qu'il la conçoit ne règne pas. Il accable à l'ooca-
1,18 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
sion de son dédain et de ses sarcasmes des formes de
pratique et de croyance qui ne lui paraissent pas
directement avouables par la raison. Il n'admet point
que le rapport de la raison à la vie §oit d'une autre
nature que le rapport de la raison avec elle-même, et
que dans sa condition actuelle^ dans l'état de ses dis-
positions subjectives, l'humanité requière pour son
salut une médiation plus complexe et plus concrète
que la simple appréhension intellectuelle d'une vérité
définie en termes purement objectifs. Par là l'intellec-
tualisme redevient son fait. Spinoza a tellement vécu
pour la raison qu'il a tenu la raison pour l'essence
même de la vie; et il ne l'a pas séparée non plus du
système qu'il constituait, et où il crut la reconnaître
pleinement : * Vous me demandez, écrivait-il, com-
ment je sais que ma philosophie est la meilleure... Je
ne présume pas avoir trouvé la meilleure philosophie;
mais telle qu'elle est, je sais que je la comprends
comme vraie. Voulez-vous savoir comment je le sais?
De la môme façon, vous répondrai-je, que vous savez,
que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux
droits. »
*
* «
Les circonstances de sa vie comme le développe-
ment de ses réflexions ont imposé à Spinoza le pro-
blème capital de sa philosophie. N'ayant plus de règle
extérieure qui le dirige, n'ayant plus de société spiri-
tuelle constituée qui le protège, il prétend tirer du
seul bon usage de sa pensée la loi certaine et l'objet
suprême de sa conduite. Descartes avait dit au début
de sa Première Méditation : « Il y a déjà quelque temps
que je me suis aperçu que, dès mes premières années,
j'avais reçu quantité de fausses opinions pour véri-
tables, et que ce que j 'ai depuis fondé sur des prin-
cipes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux
et incertain; de façon qu'il me fallait entreprendre se-
SPINOZA 159
rieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes
les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma
créance, et commencer tout de nouveau dès les fonde-
ments, si je voulais établir quelque chose de ferme et
de constant dans les sciences. » Comme Descartes,
Spinoza confesse quelles incertitudes et quelles erreurs
l'obligent à tenter par lui-même une voie nouvelle,
mais pour quel autre besoin et pour quelle autre fin !
Car ce n'est plus principalement de t chercher la
vérité dans les sciences » qu'il s'agit : c'est de cher-
cher la vérité dans la vie et pour la vie. A l'origine de
la recherche il n'y a donc plus seulement cette liberté
tout intellectuelle à l'égard des opinions préconçues
qui s'exprime par le doute méthodique : il y a la cons-
cience d'une rupture avec tout ce qui s'offre pour
occuper et contenter l'âme, sans réellement pouvoir
faire autre chose que la conduire de tentations en dé-
ceptions. Le début du Traité de la réforme de l'entende-
ment nous fournit, avec une émouvante sincérité d'ac-
cent, l'exposé des motifs qui ont poussé Spinoza à
philosopher : » L'expérience m'ayant appris que
toutes les choses qui surviennent fréquemment dans
la vie commune sont vaines et futiles, comme je
voyais qu'aucune des choses qui étaient pour moi
cause ou objet de crainte n'enfermait rien en soi de
bon ni de mauvais, ou ne l'enfermait qu'à proportion
du mouvement qu'elle excitait dans l'âme, je pris
enfin la résolution de rechercher s'il existait quelque
objet qui fût un bien véritable, capable de se commu-
niquer, et par lequel l'âme, rejetant tous les autres
biens, pourrait être affectée uniquement, un bien dont
la découverte et l'acquisition m'apporteraient conune
fruit la jouissance continue, pour Téternité, du souve-
rain bonheur. » Parmi les objets que les hommes
estiment par-dessus tout, il faut ranger les richesses,
la gloire, la volupté. Or l'attrait qu'exercent sur nous
ces sortes d'avantages est infiniment supérieur au bien
réel qu'ils nous procurent, et les joies qu'ils nous
160 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
donnent, même lorsqu'elles ne sont pas suivies de
regret, sont passagères et à la merci des circonstances
exte'rieures. N'est-ce pas .cependant être dupe que d'y
renoncer pour des spéculations peut-être infruc-
tueuses? Mais à bien y réfléchir, on s'aperçoit que
c'est abandonner un mal certain pour un bien certain :
« Je me voyais en effet, dit Spinoza, dans un extrême
péril, et forcé de chercher de toutes mes forces un
remède, fùt-il incertain; de même un malade atteint
d'une maladie mortelle, qui prévoit une mort certaine
s'il n'applique un remède, est contraint de rassembler
toutes ses forces pour le chercher, si incertain qu'il
soit, puisque c'est en ce remède qu'est placé tout son
espoir. » Mais bien mieux, la seule disposition à pour-
suivre hors des voies communes le souverain bien en
fait comme par avance éprouver la salutaire efficacité :
« Je voyais que mon esprit, pendant le temps qu'il se
tournait vers ces pensées, se détournait des passions
et méditait sérieusement une règle nouvelle : ce qui
me fut une grande consolation. Car je constatais que
ces maux ne sont pas de ceux qui résistent à tous les
remèdes. A l'origine, il est vrai, ces moments furent
rares et de très courte durée; mais, à mesure que le
vrai bien me fut mieux connu, ils devinrent plus fré-
quents et plus longs. »
Ainsi Spinoza se sent déjà soutenu parle seul fait de
se poser ce problème : à quoi dois-je m'attacher pour
être certainement et pleinement heureux? Ce problème,
c'est simplement, à ce qu'il semble d'abord, le pro-
blème moral dans les termes mêmes où l'ont posé les
philosophes anciens et où le posent également les phi-
losophes modernes jusqu'à Kant. Mais ce rapproche
ment n'est que partiellement juste. Il entre avec une
force singulière, dans la façon dont Spinoza entend le
bien ou le bonheur qu'il désire atteindre, l'idée de ce
que la conscience religieuse appelle le salut. Cette idée
dépasse extrêmement la notion d'une assurance pour
la vie présente, encore qu'aux yeux de Spinoza la vie
SPINOZA 1«1
présente puisse porter témoignage qu'elle est accom-
plie; cette idée représente la destinée de l'homme
comme une alternative entre la mort éternelle et la vie
éternelle; elle enveloppe en outre le sentiment ou la
pensée que, pour l'œuvTe qui doit l'accomplir, il faut
plus que la vertu isolée de l'effort individuel, mais
avant tout une opération directe, et par elle seule effi-
cace, de rÈtre infini et éternel auquel nous sommes
intimement unis, et dont nous dépendons absolument.
Donc le problème que se pose Spinoza, en ce qu'il a de
profond, de plus profond que les simples vues de la
réflexion humaine, c'est de son éducation religieuse
que Spinoza le tient, et, en le posant comme il le pose,
il représente et continue en quelque mesure la foi tra-
ditionnelle qu'à d'autres égards il renie.
Et la solution de ce problème, telle que Spinoza
l'accepte avant d'avoir m(?me institué le système ra-
tionnel qui doit la justifier, est identique à celle que
fournit la foi religieuse, la foi juive parachevée par la
foi chrétienne. » L'amour, dit-il, qui s'attache à quel-
que chose d'infini et d'éternel nourrit l'âme d'une joie
sans mélange, exempte de toute tristesse^ et c'est là
ce que nous devons énergiquement souhaiter et pour-
suivre de toutes nos forces. > L'amour de Dieu est
toute la vérité; il est aussi tout le salut. Celui qui ftime
Dieu ne saurait se tromper, s'il l'aime d'un cœur pur,
sans autre pensée que cet amour.
Cet amour, la Religion l'impose comme une loi à
laquelle les hommes doivent obéir, et par là elle rem-
plit un office souverainement bienfaisant, puisqu'elle
appelle au salut toute la portion si considérable du
genre humain qui est capable de piété sans être ca-
pable de connaissance rationnelle. Dans son Traité
theotogico-politiqiie, Spinoza soutient que l'essentiel de
l'Écriture, c'est de prescrire comme règle suprême dé
vie l'amour de Dieu et l'amour du prochain en Dieu;
c'est d'employer, pour faire valoir cette prescription,
des moyens appropriés à l'imagination, c'est-à-dire à
11
162 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
l'ignorance ou à l'insuffisant savoir de la plupart des
hommes. Quand on cherche dans l'Écriture des explica-
tions du monde et des définitions exactes de la divi-
nité, on en tire des formules contradictoires entre elles
et inavouables par la raison, tandis qu'elle a pour
rô'e indéniable d'engendrer une foi purement pratique,
indépendante de toute science.
Cependant l'amour de Dieu, quand il vient de la
seule foi, dépend d'une autorité extérieure qui com-
mande à l'âme sans l'éclairer et par suite sans l'assu-
rer véritablement. Seule la connaissance rationnelle,
qui est comme une révélation divine intérieure, peut
faire que l'amour s'unisse, en pleine lumière et en
pleine certitude, à son objet suprême : cela du reste,
parce qu'elle démontre que de cet objet, qui est l'Être
infini, nous dépendons au point d'être produits néces-
sairement par lui et de n'avoir d'existence qu'en lui.
La doctrine métaphysique qui prépare et justifie la
solution du problème que s'est posé Spinoza, c'est,
d'un nom qui n'a eu cours qu'un peu plus tard, le
panthéisme.
#
* *
En son principe, le panthéisme n'était pas une doc-
trine nouvelle. La conception de l'identité de Dieu et
du monde s'était naturellement offerte aux esprits qui,
tout en admettant que le monde suppose une puissance
de production ou d'organisation, ignoraientou jugeaient
inintelligible l'idée d'une création absolue. Dans l'anti-
quité grecque, les Stoïciens regardaient la formation et
Tarrangement du monde comme une action de la Cause
unique, ou Dieu, au sein de la matière qui lui est insé-
parablement unie. Le grand représentant du néopla-
tonisme alexandrin, Plotin, avait essayé de montrer
comment la Divinité, qui est d'abord l'Un absolu, su-
périeur à toutes les oppositions et à toutes les qualifica-
tions, engendre par une série démanations Tlntelli-
SPINOZA 463
gence, puis l'âme formatrice du monde, comment en
conséquence c'est un même principe qui par une né-
cessité naturelle rayonne du fond de son unité jusque
dans la multiplicité des choses. Il n'est pas impossible
que quelque chose du panthéisme alexandrin soit par-
venu à Spinoza par certaines pbilosophies ou doctrines
juives plus ou moins hétérodoxes, dont il avait pris
connaissance; il est également possible que certaines
formules de ce panthéisme naturaliste de la Renais-
sance, dont la philosophie de Giordano Bruno est la
plus brillante expression, l'aient frappé par leur façon
de représenter lu Nature comme une et infinie, c'est-à-
dire conmie pourvue des attributs qui constituent
Dieu. Lui-même, dès ses premières spéculations, pro-
nonce énergiquement que Dieu et la Nature sont un
seul et même être.
Mais à cette affirmation il prétend donner une forme
et des preuves qui la mettent en accord avec l'esprit
de la science nouvelle; convaincu par Descartes qu'au-
cune idée ne doit être tenue pour vraie si elle n'est
claire et distincte, que la géométrie fournit le type de
la démonstration certaine et même les principes de
l'explication de l'univers, il s'efforce d'étabUr, à la
façon des géomètres, parle développement des notions
qui servent à définir Dieu, que Dieu est la Substance
unique, qu'il est cause des choses par la même néces-
sité qui le fait cause de soi, et que toutes les choses
dont il est la cause restent comprises dans son Être.
Descartes avait enseigné que l'essence de l'âme est la
pensée, que l'essence de la matière est l'étendue ma-
thématique; mais en même temps il avait admis qu'il
y a, dans l'un et sans doute dans l'autre de ces genres
d'essence, une pluralité de substances; il avait de plus
reconnu à son Dieu, qui est un Dieu librement créa-
teur, des perfections qui dominent infiniment les es-
pèces d'êtres essentielles à la Nature. Spinoza se sert du
cartésianisme, mais en le transformant dans le sens de
sa conception panthéistique première; les attributs de
164 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
Dieu ce sont pour lui les espèces d'êtres essentielles à la
Nature : Dieu en possède une infinité, nous n'en
connaissons cependant que deux, qui sont la Pensée et
l'Étendue; la Pen-sée et l'Étendue sont bien des attri-
buts de Dieu, parce que, contrairement à ce qu'avait
cru Descartes, elles sont chacune une essence une, éter-
nelle, infinie. Ainsi la réalité de Dieu est constituée
par ce qu'il y a de souverainement intelligible dans la
Nature.
De cette façon doit s'entendre l'identité dc la Nature
et de Dieu : Dieu, pris absolument, n'est la Nature
qu'autant que celle-ci est comprise comme l'unité des
genres d'êtres intelligibles, et non comme l'objet d'une
perception sensible même indéfiniment agrandie. La
prétention coftstante de Spinoza, c'est de maintenir
l'explication de l'Être absolument infini et de sa cau-
salité, hors du domaine de l'imagination et des sens,
dans le pur domaine de la raison. Cependant comment
rendre compte du monde, non pas seulement tel qu'il
est en soi, dans sa radicale identité avec Dieu, mais
encore tel qu'il se manifeste en des êtres singuliers?
Spinoza, repoussant toute idée de création absolue,
comme entachée d'irrationalité, admet que tous les
attributs infinis de Dieu par l'infinité même de ce qu'ils
enveloppent doivent nécessairement produire des effets
qui les expriment tout eh gardant leurs caractères
d'effets. Ainsi Dieu, comme Pensée, engendre l'intelli-
gence infinie, de la(iuelle à leur tour découlent les
idées; Dieu, comme Étendue, engendre le mouvement
et le repos desquels à leur toUr découlent les corps :
ces effets à des degrés divers de la causalité divine
sont ce que Spinoza appelle des modes, voulant mar-
quer par là qu'ils n'existent que par les attributs et
qu'ils n'existent qu'en eux. Un enchaînement sans fin
de modes finis : tel est le terme de cette dérivation qui
rappellerait la « procession » du panthéisme des
Alexandrins, si elle ne prétendait pas exprimer ration-
nellement le rapport des attributs de Dieu aux modes
SPINOZA 165
par le rapport d'une Notion géométrique aux pro-
priétés qui s'en déduisent.
«
« *
Dans un tel système, quelle est Tessence de la nature
humaine et quelle est la loi de son développement?
La nature humaine est à la fois âme et corps; comme
âme, elle est tel mode fini de la Pensée divine; comme
corps, elle est tel mode fini de l'Étendue divine. C'est
une même connexion qui lie les idées particulières
d'une âme et les afi'ections particulières de son corps.
Et cette connexion n'est qu'un cas de Tenchalnement
causal qui régit tout l'univers.
De la sorte, l'âme humaine, pas plus qu'elle ne sau-
rait préteijdre à un empire arbitraire sur les mouve-
ments corporels, ne peut s'attribuer le pouvoir de
régler par une volonté libre ses décisions et sa des-
tinée. La négation du libre arbitre et l'affirmation de
la nécessité universelle ne sont pas seulement des con-
clusions particulières du système; elles comptent parmi
les motifs principaux qui l'ont inspiré, c II s'en faut
bien, écrivait Spinoza à l'un de ses correspondants,
que mon opinion sur la nécessité des choses ne puisse
être entendue sans les démonstrations de l'Ethique;
celles-ci, au contraire, ne peuvent être entendues que
si cette opinion a été préalablement comprise. »
Réserver en effet des événements ou des actes tenus
pour indépendants, c'est se mettre hors d'état de con-
cevoir cette unité rationnelle de l'Être qui fonde en
une même vérité la Toute-puissance de Dieu et l'ordre
des lois. Un fil qui se brise dans le réseau de la nature,
c'est la trame entière qui se déchire. Un acte de
volonté libre est un acte impossible, de la plus absolue
des impossibilités.
En faveur du libre arbitre on invoque cependant
deux sortes d'arguments : d'abord le témoignage de la
conscience qui, dit-on, lemaiiifeste clairement; ensuite
160 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
les requêtes de la morale et de la religion qui, semble-
t-il, l'exigent impérieusement. — Arguments de nulle
valeur, au dire de Spinoza, quand on les examine d'un
peu près.
En effet, dans toute action que nous supposons
libre, ce qui est positif, c'est le sentiment de satisfaire
à une tendance, passagère ou constante, de notre
nature, et dans cette tendance il n'y a rien d'indéter-
miné, rien d'indifférent; mais parce que nous ne
savons pas à quoi est liée cette tendance et ce qui en
fait actuellement la force, nous imaginons, pour en
expliquer l'apparition et la prévalence, une cause
entièrement fictive qui est la libre volonté. De même
une pierre, qui après avoir reçu l'impulsion d'une
cause extérieure continue à se mouvoir, si elle était
capable de connaître la tendance qu'elle a à persé-
vérer dans le mouvement, ne manquerait pas de la
rapporter à sa volonté propre. L'enfant qui désire le
lait qui le nourrit s'imagine qu'il le recherche libre-
ment. L'homme ivre croit prononcer en pleine liberté
d'esprit des paroles que, de sens rassis, il reconnaît
lui être échappées. La croyance au libre arbitre vient
donc de la conscience de nos désirs et de l'ignorance
des causes réelles qui les déterminent. S'abandonner
à cette croyance, c'est rêver les yeux ouverts.
On prétend, pour sauvegarder le libre arbitre, que
l'universelle nécessité des choses enlève toute valeur
aux commandements moraux et toute qualification
morale à nos actes. Mais le bien qui résulte pour nous
de la connaissance et de l'amour de Dieu, même
s'il se produit en vertu de la nécessité, n'en reste pas
moins intrinsèquement désirable. D'autre part les
actes qui réalisent ce bien comme ceux qui y contre-
disent n'en gardent pas moins leurs différences, autre-
ment essentielles que les différences qu'ils devraient
à telle ou telle attitude du libre arbitre. L'acte mau-
vais, c'est-à-dire l'acte qui vient de nos passions mal
contenues, s'il est extérieurement nuisible, provoque
SIMNOZA 1G7
coulre lui les sanctions sociales; s'il s'accomplit seu-
lement à l'intérieur de nous-mêmes, il marque une
diminution de notre puissance, une privation de la
paix de l'âme et de cette joie qui accompagne la con-
naissance et l'amour de Dieu; selon le proverbe de
Salomon. t le supplice des esprits aveuglés est leur
aveuglement même ». Ainsi de toute façon la sanction
est liée à la faute et par un lien plus solide que celui
que reconnaît la doctrine du libre arbitre. Mais, insis-
tera-t-on, la faute est excusable devant Dieu, dès
qu'elle se produit par une nécessité de nature. Qu'en-
tend-on par là? Que Dieu ne peut pas s'irriter contre
elle? Ceci est parfaitement juste, puisque tout arrive
selon la nécessité dont Dieu est le principe. Yeut-on
dire en outre que tous les hommes doivent être
heureux, c'est-à-dire posséder la connaissance et
l'amour de Dieu? Mais cela n'est pas le moins du
monde évident. Pas plus que le cercle ne peut raison-
nablement se plaindre de n'avoir pas les propriétés de
la sphère, un homme dont l'âme est impuissante n'est
fondé à se plaindre de n'avoir pas en partage la force
de dominer ses passions par la connaissance du
vrai. Rien de plus irréligieux que la doctrine qui rend
possibles et semble rendre justes de telles récrimina-
tions; et Spinoza reprend au bénéfice de son système
à lui les paroles de saint Paul : Il ne faut pas contester
avec Dieu. Nous sommes entre les mains de Dieu
comme l'argile entre les mains du potier. Est-ce que
le vase d'argile dit à celui qui l'a façonné : pourquoi
m'as-tu fait ainsi? Le potier n'est-il pas maître de son
argile pour faire de la même matière un vase d'hon-
neur et un vase d'ignominie?
Le libre arbitre n'est donc pas plus requis par la
morale et la religion bien entendues qu'il n'est vrai en
soi. Ce n'est pas qu'il n'y ait point une liberté de
l'homme; mais cette liberté, pour Spinoza, est juste à
l'opposé du libre arbitre : elle consiste, non pas à fau-e
arbitrairement n'importe quoi, mais à agir par le com-
168 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
mandement de la raison : elle n'est pas une faculté qui
peut s'employer pour ou contre la vertu; elle est la
yertu même. Ce qui nous fait libres, c'est ce qui nous
fait vertueux, et c'est ce qui nous fait heureux. Or
pour le bonheur, comme pour la vertu, comme pour la
liberté, il ne saurait y avoir d'autre point de départ
que notre ^tre même et l'effort naturel qu'il fait pour
persévérer dans son être. A cet effort se rattachent
tous nos désirs, qui résultent de la nécessité de notre
nature, soit qu'elle subisse l'influence des choses exté-
rieures avec lesquelles elle est inévitablement en rap-
port, soit qu'au contraire elle opère par elle seule et
son essence intérieure. Dans le premier cas, nous
sommes dans un état de passivité; nous sommes sujets
aux passions. Dans le second cas, nous sommes vrai-
ment actifs, vraiment libres. L'Éthique de Spinoza con-
siste à montrer non pas comment nous devons accom-
plir un idéal de bien ou de perfection posé en dehors
de nous, — un tel idéal ne peut être qu'une fiction
abstraite et chimérique, — mais à expliquer par des
causes définies comment nous passons de la servitude
des passions à la liberté de la raison.
Traiter directement des passions comme de phéno-
mènes naturels qui rentrent dans l'ordre, au lieu de
les regarder de haut comme des effets accidentels et
anéprisables d'une malice volontaire, Spinoza sait bien
les objections et les réprobations qu'un tel projet peut
soulever, et il y répond d'avance, au début de la troi-
sième partie de son Éthique, avec une fierté de ton sin-
gulière : f La plupart de ceux qui ont écrit sur les
afTections et la conduite de la vie humaine semblent
s'occuper^ non de choses naturelles qui suivent les lois
■communes de la Nature, mais de choses qui sont hors
de la Nature. En vérité ils ont l'air de concevoir
J'homm.e dans la Nature comme un empire dans un
SPINOZA U9
empire. Ils croient en effet que l'homme trouble l'ordre
de la Nature plutôt qu'il ne le suit, qu'il a sur ses
propres actions un pouvoir absolu, et qu'il ne tire que
de. lui-même le principe de ses déterminations. La
cause de l'impuissance et de l'inconstance humaines,
ils l'assignent donc, non pas à la puissance commune
de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature
humaine, qui devient en conséquence le sujet de leurs
lamentations, de leurs railleries, de leur mépris, ou
même, comme il arrive le plus souvent, de leur abo-
mination... A ceux-là sans doute il paraîtra étonnant
que j'entreprenne de traiter des vices et des folies des
hommes à la manière des géomètres, et que je veuille
expliquer par une méthode rationnelle des choses
qu'ils proclament à grands cris rebelles à la raison,
vaines, absurdes, dignes d'horreur. Mais cette mé-
thode est la mienne, et voici pourquoi : rien n'arrive
dans la Nature qui puisse être attribué à un vice de 1*
Nature; car la Nature est toujours la même; sa vertu,
sa puissance d'agir est une et partout la môme; c'est-à-
dire que les lois et les règles de la Nature, suivant les-
quelles toutes les choses naissent et se transforment,
sont partout et toujours les mêmes; c'est donc par une
seule méthode, par une méthode partout la même que
l'on doit comprendre toutes les choses, quelles qu'elles
Boient, à savoir, par les lois et les règles universelles
de la Nature. Donc les affections de la haine, de la co-
lère, de l'envie, etc., considérées en elles-mêmes,
résultent de la même nécessité et de la même vertu de
la Nature que les autres choses singulières; par consé-
quent, elles reconnaissent des causes définies, qui per-
mettent de les comprendre; elles ont des propriétés
définies, aussi dignes de notre connaissance que les
propriétés d'une autre chose quelconque dont la seule
contemplation suffit à nous charmer. Je traiterai donc
de la nature des affections et de leurs forces, ainsi que
du pouvoir qu'a l'âme sur elles, par la même méthode
(jue j'ai appliquée dans les parties précédentes à Dieu
470 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
et à l'âme, et je considérerai les actions et les appétits
des hommes comme s'il était question de lignes, de
plans ou de solides. »
Et il est bien vrai que, sous la forme d'une déduc-
tion géométrique, la théorie spinoziste des passions
est souvent une merveille d'analyse psychologique;
elle paraît ne suivre en toute rigueur l'enchaînement
des causes que pour pénétrer plus avant dans la sub-
tilité des faits; elle excelle à montrer la complication
des raisons dans les nuances les plus mobiles et en
apparence les plus capricieuses des sentiments. Que
pose-t-elle au principe? Rien que cette loi, que chaque
chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer
dans son être; et cette loi, qui n'a rien de spécial à la
nature humaine, elle se borne à la combiner avec ce
que comprend la définition de l'homme, à savoir qu'il
est une âme, c'est-à-dire un certain mode fini de la
Pensée divine, en rapport d'union ou de correspon-
dance avec un corps, c'est-à-dire avec un certain mode
fini de l'Étendue divine. Quand l'effort pour persévérer
dans son être est chez l'homme accompagné de cons-
cience, il constitue le désir, dont le nom désigne l'en-
semble des tendances, des impulsions et des volitions
humaines. Cependant la conscience qui s'ajoute à
l'efl'ort fondamental n'en crée ni la puissance, qui
résulte de l'essence de l'être, ni la direction, qui ré-
sulte des modifications que l'être subit. Or la force
avec laquelle l'homme persévère dans l'existence est
limitée, et la force des causes extérieures la surpasse
infiniment ; il est donc impossible que les changements
éprouvés par l'homme ne résultent pas du contre-
coup qu'ont sur son corps les corps extérieurs.
La passion, c'est la passivité du corps acceptée par
l'âme comme une condition normale; c'est donc une
série d'états dont l'âme n'enferme en elle que pour une
part plus ou moins restreinte la raison déterminante.
Livré à la passion, l'homme n'est le maître ni de la
nature ni de la suite de ses sentiments, qui s'excitent
SPINOZA 17t
et s'appellent uniquement d'après les modifications ou
les dispositions de son corps et d'après les images
mentales qui y correspondent.
Or, que quelque chose augmente ou diminue, favo-
rise ou paralyse la puissance d'agir de son corps,
l'ide'e de cette chose augmente ou diminue, favorise
ou paralyse la puissance de penser de son âme. L'àme,
par conséquent, s'efforce autant qu'elle peut de se
rendre pre'sent ce qui augmente ou favorise la puis-
sance d'agir du corps ; et quand elle est conduite à se
représenter ce qui au contraire diminue ou paralyse
la puissance d'agir du corps, elle s'efforce autant
qu'elle peut de se rappeler ou d'imaginer des choses
qui excluent l'existence de ce qui s'est imposé à sa
pensée. Tel est le mécanisme par lequel s'expliquent
les passions primitives. Si l'on donne le nom de per-
fection à ce qui exprime la puissance d'agir du corps,
la joie apparaît comme le passage à une perfection
plus grande, la tristesse comme le passage à une per-
fection moindre. Maintenir et accroître la joie; rejeter
ou réduire la tristesse : à cela tend naturellement le
désir. Comme l'âme joint à la joie ou à la tristesse
l'idée d'un objet qui en semble extérieurement la
cause, elle fait de sa joie un amour, de sa tristesse une
haine pour cet objet. Et elle désire toujours plus pos-
séder et conserver ce qu'elle aime, comme elle désire
toujours plus écarter et détruire ce qu'elle hait.
Dans toutes les passions, comme dans l'amour et
dans la haine, nous découvrons au fond le désir, la
joie ou la tristesse, diversifiés seulement et compliqués
par les relations extrinsèques qui les lient réciproque-
ment ou qui les lient à certaines idées. Un simple rap-
port de simultanéité entre deux affections est cause
que dans la suite le réveil de l'une amène le réveil de
Tautre et qu'ainsi une chose quelconque peut provo-
quer par accident la joie, la tristesse ou le désir. Un
simple rapport de ressemblance entre n'importe quel
objet et un autre objet qui nous a précédemment ren-
173 FIGDRES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
dus joyeux ou tristes est cause que celui-là, sans avoir
été pour rien dans notre joie OU dans notre tristesse,
est maintenant poursuivi de notre amour oii de notre
haine. Que si celui-là nous faisait éprouver de la joie,
tandis que celui-ci nous faisait éprouver de la tris-
tesse, ou inversement, il se produit une fluctuation de
l'àme, efTet de la fusion de deux sentiments contraires :
nous aimons tout en détestant, nous détestons tout en
aimant. De nouvelles et importantes variétés dans nos
affections résultent de ce que nous pouvons être tou-
chés par l'image d'une chose passée ou par l'image
d'une chose future aussi bien que par l'image d'une
chose présente; ainsi la joie liée à l'idée d'une chose
future devient en nous l'espoir, comme la tristesse liée
à l'idée d'une chose future devient en nous la crainte :
sentiments mêlés eux aussi, puisque l'incertitude qui
demeure sur la réalité d'une chose future Jaigse tou-
jours s'introduire à quelque degré la crainte (Jp-ns
l'espoir et l'espoir dans la crainte.
Il y a plus : la façon dont les objets de nos affec-
tions sopteux-mômes affectés réagit sur nos aifectlons.
Si ce que nous aimons éprouve de la joie ou de la
tristesse, nous sommes de ce fait joyeux ou tristes;
si ce que nous détestons éprouve de la joie ou de la
tristesse, nous sonmies de ce fait tristes ou joyeux. Et
nos sentiments de joie ou de tristesse deviennent par
le même mécanisme deg sentiments d'aniour ou dn
haine pour quiconque est censé avoir rendu joyeux
ou triste ce que nous aimons, triste ou joyeux ce que
nous délestons. Mais là encore se njanifestent le mé-
lange et la contrariété de nos sentiments : car en thèse
générale nous sommes centristes de sentir nos sem-
blables malheureux, et il doit subsister quelque chose
de cette disposition jusque dans la joie de la haine
satisfaite.
Jja tendance que nous ayons à partager les affections
des êtres qui nous ressemblent donne Ijeu, du reste,
aux passions les plus opposées. Quand cette tendance
SPIÎ^OZA 173
s'exerce par simple imitation, gans rien qui la contra*
rie ou qui la complique, elle est cette sympathie spon-
tanée qui nous fait rire avec ceux qui rient, pleurer
avec ceux qui pleurent. De là dérive la pitié que nous
avons pour la misère d'autrui; delà aussi, avecl'eflort
que nous faisons pour accomplir ce que les autres ver-
ront avec joie, la bienveillance, Témulation, le besoin
de gloire, l'ambition, c'est-à-dire que le penchant qui
nous fait nous modeler sur les sentiments des autres
nous pousse à attendre ou à exiger des autres qu'ils se
modèlent sur nos sentiments. Ainsi se développe l'es-
prit de domination et d'exclusion. Surtout dès qu'il
nous apparaît que quelqu'un tire sa joie d'une chose
qu'il est seul à pouvoir posséder, nous souhaitons tn
pensée ou en acte que la chose échappe à sa posses-
sion; nous sommes donc atteints de l'envie, sorte de
tristesse que nous cause le bonheur des autres, sorte
de joie que nous cause leur malheur. De la même
façon, la jalousie se mêle à l'amour que nous éprou-
vons pour un de nos semblables, dès que nous imagi-
nons qu'il est lié à quelqu'un par un sentiment dil
même genre que le nôtre; car nous entendons que
celtii que nous aimons nous aime, et en répondant à
notre amour par le sien, exclue plus ou moins entière-
ment les autres. De cet amour en retour, quand il se
produit, nous nous glorifions. Mais que cet amour
semble faibUr, ou se diviser, ou que seulement il cesse
de se manifester par tel détail qui autrefois nous ravis-
sait : alors croissent en nous, avec mille inquiétudes
diverses, la haine pour l'être que nous aimons, lenvie
à l'égard de celui qui paraît autant et mieux que nous
occuper son cœur. Et l'être que nous aimons, quand il
s'est de quelque façon ou à quelque moment dérobé â
notre attente, nous ne pouvons plus le tenir pour
indifférent; nous ne pouvons que le haïr en quelque
mesure, et plus grand a été l'amour, plus grande est
la haine. Comme la haine s'alimente de l'amour déçu,
l'amour peut aussi s'accroître de la haine qu'il a fini
474 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
par surmonter^ et nous n'aimons point l'être que nous
avons haï comme sil nous avait été indifférent : plus
grande a été la haine, plus grand devient l'amour.
Il y a donc autant d'espèces de joie, de tristesse, de
désir qu'il y a d'espèces d'objets dont nous sommes
directement ou indirectement touchés; et cette variété
de passions s'accroît encore de toute la variété des
individus et de leurs dispositions : car des hommes
divers sont bien loin d'être affectés par le môme
objet de la même façon. Tant de combinaisons sont
donc possibles entre les affections primitives que l'on
ne saurait songer à les suivre jusqu'au bout. Il reste
seulement bien établi que le développement de la pas-
sion, à partir de l'effort de l'être pour persévérer dans
son être, s'accomplit sous l'influence de circonstances
et de relations externes représentées par l'imagination;
qu'il a pour caractère, tout en résultant de causes
définies que la raison explique, de ne pouvoir se
réduire à l'unité et à l'ordre que la raison réclame;
qu'il a pour effets inévitables le conflit des hommes
entre eux et le conflit de chaque homme avec lui-même.
€ On voit clairement, dit Spinoza^ que nous sommes
agités d'une multitude de façons par les causes exté-
rieures et que, pareils aux vagues de la mer soulevées
par des vents contraires, nous ne cessons d'être bal-
lottés, ignorants de l'avenir et de notre destinée. »
*
* *
Qu'opposer à cet entraînement aveugle des pas-
sions?
La plupart des philosophes ont recours à certaines
idées transcendantes de bien et de perfection par les-
quelles ils prétendent relever les défauts tant de la
nature humaine que de la nature universelle. Mais ces
idées ne sont que de simples façons de penser, obte-
nues au fond par voie de comparaison et de générali-
sation; bien loin de correspondre à des objets surna-
SPINOZA 175
turels et exemplaires, elles ne sont que des dénomina-
tions factices et des expressions appauvries de la
réalité naturelle. Au surplus, la nature universelle ne
peut paraître requérir de modèles supérieurs à elle,
elle ne peut en conséquence, telle qu'elle est, paraître
défectueuse quà l'ignorant qui n'en reconnaît pas la
constitution nécessaire et l'identité essentielle avec
Dieu. Quant à la nature humaine, si par le fait de
n'être qu'une partie dépendante du Tout et de se consi-
dérer néanmoins comme le Tout, elle va se perdre dans
l'erreur et dans la passion, il n'y a cependant dans les
illusions qui l'égarent rien de positif, par quoi puisse
être contredite ou tenue en échec la vérité de l'ordre
total, par quoi puisse être requise l'autorité d'une loi
transcendante. La distinction du bien et du mal, posée
pour elle-même dans un sens absolu, est une violence
mensongère faite au monde et à l'homme, dont elle
morcelle l'unité en des forces de direction et de valeur
opposées. La morale véritable, l'Éthique, telle que
Spinoza l'entend, doit se constituer, selon la formule
que Nietzsche mettra en vedette, « par-delà le bien et
le mal » .
La vertu ne peut donc résulter pour l'homme de
l'obéissance à une loi extérieure à sa nature : com-
ment l'homme pourrait-il se mettre hors de son
essence? Elle ne peut avoir d'autre principe que l'ef-
fort de l'être humain pour persévérer dans son être.
De cet effort l'action dérive aussi bien que la passion,
la vie conduite par la raison aussi bien que la vie
conduite par les sens et l'imagination. Plus cet effort
s'assure ou développe de puissance effective, plus il
possède de vertu. D'une part donc, bien loin que ce
soit une marque d'immoralité, c'est pour l'homme
une nécessité rationnelle autant que naturelle de
rechercher ce qui lui est utile, c'est-à-dire ce qui sert à
la conservation de son être. D'autre part, dans la
mesure où cette recherche de l'utile nous met ou nous
laisse sous la dépendance des causes extérieures, quel-
176 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
que intérêt qu'elle puisse avoir pour la conservation
de notre être, elle exprime un certain degré de
passivité ou d'impuissance qui ne saurait absolument
être appelé vertu. L'homme n'est vertueux que selon
qu'il agit par sa seule essence : or son essence est
celle d'un être pensant, qui se réalise d'autant plus en
accord avec sa nature qu'il comprend davantage les
choses par des idées vraies. Par suite chez l'homme
l'effort pour persévérer dans l'être, la recherche dé
l'utile, l'activité pure ne se produisent réellement et
pleinement que dans la connaissance rationnelle. Il
n'est rien que nous sachions avec certitude être bon
ou mauvais, sinon ce qui conduit à la connaissance ou
ce qui peut empêcher que nous ne la possédions.
A rencontre des philosophes qui opposent la raison
et la nature, Spinoza voit donc dans l'unité de la
nature et de la raison la vérité qui gouverne le déve-
loppement de la vie humaine. Certes son rationalisme
lui fait énergiquement affirmer que la droite façon de
vivre doit s'élever au-dessus des suggestions irrégu-
lières des sens et de l'imagination. Mais son natura-
lisme s'oppose à ce que l'on renie, soit en eux-
mêmes, soit dans tout ce qui peut les exprimer ou les
seconder, ce désir de conservation de soi et cette
volonté de puissance qui sont le fond même de notre
être. C'est pourquoi, à ses yeux, la joie n'est jamais
mauvaise directenient, mais bonne; car elle est une
affection par laquelle s'accroît notre puissance d'agir;
tandis que la tristesse est directement mauvaise. La
joie ne peut devenir indirectement mauvaise que si
elle exprime un développement excessif de certaines
parties de notre être au détriment des autres et que si
elle expose l'individu qui s'y livre en aveugle aux
revanches de la tristesse; la tristesse à son tour ne
peut devenir bonne indirectement qu'autant qu'elle
nous prémunit contre l'attrait de jouissances éphé-
mères peut-être funestes. Mais la sagesse qui nous
fait renoncer à une joie pour éviter quelque grave tris-
SPINOZA HT
tesse, qui nous fait accepter momentane'ment la tris-
tesse pour rendre notre joie plus sûre, garde toujours
la joie pour unique objet et ne doit envisager même
la vie présente que sous la forme de la joie. Bien agir
et se tenir en joie : telle est sa devise.
Parce que cette vérité a été méconnue ou travestie,
les choses, au dire de Spinoza, ont perdu leur vrai
nom. La souffrance apparaît comme un mérite, la joie
comme une faute. L'homme sent dans le plaisir une
menace parce qu'il y voit une tentation. Il se fait
gloire de sa tristesse, de son impuissance; il se défie
perpétuellement de soi, des autres, du monde; il n'ose
plus goûter à la vie, parce qu'il la croit empoisonnée à
sa source. Comme s'il était à la merci d'une divinité
envieuse et méchante, il tue en lui le calme par l'in-
quiétude, la raison par la crédulité, l'action par le
scrupule. Toutes les franchises de la nature sont hypo-
critement violées. La crainte superstitieuse de Dieu est
le commencement et la fin de cette fausse sagesse.
C'est avec dédain et colère que Spinoza s'élève contre
toutes les pensées d'ascétisme, de mortification, de
sacrifice : la nature qui se mutile, la vie qui se nie,
l'intelligence qui s'humilie, l'action qui se paralyse,
tout cela est pour lui mensonge, erreur, absurdité. Au
contraire, comme il le dit, « plus nous éprouvons de
joie, plus grande est la perfection à laquelle nous pas-
sons, en d'autres termes, plus nous participons néces-
sairement de la nature divine. C'est donc le fait d'un
homme sage d'user des choses de la vie et d'en jouir
autant que possible (pourvu que cela n'aille pas jus-
qu'à la satiété, car alors ce n'est plus jouir). Oui, c'est
le fait d'un homme sage de se restaurer et de renou-
veler ses forces par des aliments et des bois-
sons agréables pris avec mesure, de charmer ses
sens des parfums, de l'agrément des plantes ver-
doyantes, d'orner son vêtement, de jouir de la mu-
sique, des jeux, des spectacles, et de toutes les choses
du même genre que chacun peut se donner sans aucun
12
178 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
dommage pour autrui. En effet le corps humain se
compose d'un grand nombre de parties de nature dif-
férente qui ont continuellement besoin d'aliments
nouveaux et variés, afin que le corps tout entier soit
également propre à toutes les fonctions qui résultent
de sa nature et que l'âme par conséquent soit égale-
ment toute propre à comprendre plus de choses par
la pensée. »
La conception rationnelle de la vie ne confère donc
jamais une valeur intrinsèque ou définitive aux senti-
ments dans lesquels entre la tristesse. C'est dans cet
esprit que Spinoza dépeint l'attitude de l'homme que
la raison dirige, de l'homme libre, comme il l'appelle,
par opposition à l'homme qui reste l'esclave de l'opi-
nion et de la passion, et qui véritablement ne sait pas
ce qu'il fait. L'homme libre ne se représente même
pas le mal; ce n'est donc point pour triompher du
mal qu'il agit, car alors son action prendrait son prin-
cipe hors de lui et ne découlerait pas de sa puissance
interne. Il n'agit pas par crainte; il n'agit pas par
espérance; il agit par connaissance. Ne voulant pas
de fausse gloire, il n'a pas de fausse honte : il cherche
autant à éviter les périls qu'à les surmonter. N'entrant
pas dans de faux calculs, il n'a pas de faux moyens :
il ose être résolument et entièrement sincère en toute
rencontre. Il échappe à l'orgueil comme à la méses-
time de soi. Il ne repousse pas, il accepte au contraire
le contentement intérieur, quand il le sent procéder de
sa vertu. Il ne pratique pas l'humilité, qui n'est qu'une
preuve d'impuissance; il ne s'abandonne pas au re-
pentir, qui n'est qu'une misère nouvelle ajoutée par
l'ignorant à la tristesse de la faute qu'il croit avoir
librement commise. Et cela certes ne veut point dire
que, dans la condition de servitude où gisent la plu-
part des hommes, l'humilité et le repentir ne soient
pas des sentiments moins dommageables que l'orgueil
ou l'endurcissement dans le vice, qu'ils ne puissent
pas même incliner les âmes à une vie plus droite.
SPINOZA 179
Mais si la passion comporte des expédients et des tran-
sactions, si elle autorise en quelque mesure les moyens
irrationnels qui font combattre le mal par le mal, la
raison, elle, ne saurait accepter pour son compte les
formules de contrainte ou de mortification par les-
quelles on prétend lui faire glorifier l'impuissance. Il
n'y a pas de sagesse qui tienne contre la vie, qui ait le
droit d'en réprimer les tendances profondes et d'en bri-
ser l'élan. Platon avait déclaré que bien philosopher,
c'est penser à mourir. Le christianisme avait fait de
la pensée de la mort une préparation excellente à la
vie éternelle. Pour Spinoza, au contraire, la raison ne
connaît pas la mort, et si dans notre existence actuelle
s'exprime à quelque degré l'éternité du vrai, c'est par
la plénitude aussi grande que possible de la vie. « La
chose à laquelle Thomme libre pense le moins, c'est la
mort, et sa sagesse est la méditation, non de la mort,
mais de la vie. »
D'autre part, en suivant la raison, l'homme libre
est affranchi de tout ce qui peut le mettre en désac-
cord avec ses semblables. Non pas qu'il doive ou qu'il
puisse s'isoler d'eux; car leur concours est utile à sa
propre conservation. Mais les relations qu'il établit
entre eux et lui sont exemptes des vices comme des
fausses vertus que les passions entretiennent. A leur
égard il commence par s'abstenir de toute ironie et de
toute malveillance, même s'il a subi d'eux quelque
offense. A leur colère, à leur mépris, à leur haine il
s'efforce de répondre par la tranquillité de l'âme, par
l'estime judicieuse, par l'amour. Il leur est secourable
autant qu'il le faut, non par un sentiment de pitié trop
facile à abuser, et qui ne serait que l'imitation pas-
sive de leur tristesse, mais par son impassible zèle à
les tirer de leurs embarras et de leur misère. Il ne fait
point dépendre son dévouement à leurs intérêts de
faveurs ou de bienfaits de circonstance. H prend les
hommes en général tels qu'ils sont sans leur deman-
der d'être ce" qu'ils ne sont pas. Or « pour accepter
180 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
chacun d'eux avec son caractère propre, et pour être
cependant maître de soi au point de ne pas partager
leurs passions, il faut une singulière puissance sur
Roi-même. » Tel il est encore dans la cité : la société
civile est le résultat d'un consentement commun des
individus qui renoncent à faire valoir la puissance
qu'ils tiennent chacun de sa nature et qui s'engagent
par cette renonciation à ne rien faire qui puisse porter
préjudice à autrui; en revendiquant pour elle le droit
de décider du juste et de l'injuste, la société ainsi insti-
tuée ne vise qu'à défendre les intérêts communs liés à
sa conservation et qu'à empêcher un retour au simple
état de nature : ce n'est donc pas directement de l'es-
sence de l'âme humaine qu'elle tire sa notion du juste
et de l'injuste. Cependant « l'homme qui est conduit
par la raison est plus libre dans la cité où il vit selon
le décret commun que dans la solitude où il n'obéit
qu'à lui-même. » Mais plus profondément que de la
société civile il fait partie de cette société des hommes
en tant qu'hommes, qui repose à la fois sur une réci-
procité de services et sur une identité de nature. « Si
deux individus de nature tout à fait identique s'unissent
réciproquement, ils composent un individu deux fois
plus puissant que chacun d'eux séparément. Rien
donc de plus utile à l'homme que l'homme même : les
hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter de mieux
pour la conservation de leur être que cet accord de
tous en toutes choses qui fait que les âmes et les corps
de tous ne forment pour ainsi dire qu'une seule âme
et qu'un seul corps; de telle façon que tous ensemble
s'efforcent, autant qu'il est en eux, de conserver leur
être, que tous ensemble cherchent ce qui leur est
d'utilité commune à tous. D'où il suit que les hommes
que la raison gouverne, c'est-à-dire ceux qui cherchent
ce qui leur est utile sous la direction de la raison, ne
désirent rien pour eux-mêmes qu'ils ne désirent aussï
pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonn»
foi et honnêtes. » Ainsi Spinoza, à la façon des Stof-
SPINOZA 181
ciens, rapporte l'union des hommes à l'identité en tous
d'une même raison. Tandis que. divisés par la pas-
sion, les hommes ne pratiquent d'autre émulation
que l'envie, ne faisant qu'un par la raison, ils ne pra-
tiquent d'autre émulation que celle de la vertu. Ils
vivent à la fois d'une vie propre et d'une vie com-
mune. Ils sont indivisibicment chacun pour soi et cha-
cun pour tous. C'est qu'à la différence des biens sen-
sibles, dont la possession exclusive suscite l'égoisme
et l'envie, le bien de la raison, qui n'est autre que la
connaissance de Dieu, est par nature capable de se
répandre en tous d'une effusion sans partage.
Cependant l'homme même qui se conduit par la
raisun n'a pas la faculté absolue d'approprier à ses
convenances les choses extérieures dont la puissance
surpasse infiniment la sienne : il ne peut donc être
jamais sûr que les circonstances se prêtent à l'accom-
plissement de ses désirs. Mais ses désirs, s'ils sont
raisonnables, ont pour caractère d'être hors de toutes
les atteintes du dehors et d'échapper à linfluence des
impressions que le milieu inflige à ses sens. Et ce qui
les élève au-dessus de l'inquiétude et de la tristesse,
c'est encore la connaissance, par laquelle se repré-
sente la nécessité de l'ordre universel, t Dans la me-
sure où l'âme connaît toutes choses comme nécessaires,
elle a sur les affections une puissance plus grande,
c'est-à-dire qu'elle a moins à pâtir d'elles... C'est ce
que l'expérience même atteste. Nous voyons en effet
que la tristesse causée par la perte d'un bien s'adou-
cit dès que celui qui l'a perdu considère qu'il n'y avait
aucun moyen de le conserver. » « Nous saurons tou-
jours, dit encore Spinoza, supporter d'une âme égale
les événements contraires à ce que réclame la considé-
ration de notre intérêt, si nous avons conscience que
nous avons bien accompli notre tâche, que la puis-
sance dont nous disposons n'a pas été assez étendue
pour éviter ces choses, et que nous ne sommes qu'une
partie de la nature dont nous suivons l'ordre. Si nous
18:2 FIGURES ET DOCTRINKS DE PIULOSOPUES
comprenons cela clairement et distinctement, cette
partie de notre être qui se définit par l'intelligence,
c'est-à-dire la meilleure partie de nous, trouvera là un
plein contentement et s'efi'orcera d'y persévérer. Car,
en tant que nous possédons l'intelligence, nous ne
pouvons rien désirer que ce qui est nécessaire et, ab-
solument, ne trouver de contentement que dans la
vérité; dans la mesure donc où nous comprenons jus-
tement cela, l'effort de la meilleure partie de nous-
mêmes est d'accord avec l'ordre de la nature entière. »
Ainsi c'est dans l'idée de la nécessité universelle que
Spinoza, comme autrefois les Stoïciens, place la
règle des désirs et la condition de la sérénité de
l'âme; cette idée, quand elle est clairement et distinc-
tement conçue, est étrangère à toutes les images de
tyrannie et de fatalité qu'elle excite chez tant d'hommes;
elle est au contraire l'idée dont la représentation, en
réprimant les mouvements aveugles de la sensibilité,
met la puissance humaine sous l'empire de la raison,
c'est-à-dire la rattache à son principe et la fait libre.
Seulement, tandis que les Stoïciens, affirmant la fina-
lité dans le monde, inclinaient avoir dans la nécessité
universelle des convenances profondes avec la nature
humaine, Spinoza, adversaire résolu des causes finales,
pose l'ordre de la nécessité comme un ordre géomé-
trique indifférent à tous les intérêts humains, et qui
ne se rapporte à l'effort essentiel de l'homme que par
la raison qui le conçoit.
■ * *
Cependant il ne suffit pas de montrer en quoi con-
siste la liberté véritable de l'homme; il faut encore
indiquer la voie qui y conduit. C'a été, selon Spinoza,
l'illusion des Stoïciens de croire que nous avons sur nos
passions par notre volonté un empire absolu. L'expé-
rience du reste a fini par les contraindre d'avouer,
contre leurs propres principes, que pour nous rendre
SPINOZA .^3
maîtres de nous-mêmes il faut un exercice renouvelé
et un long entraînement. Si considérable que Spinoza
fasse le rôle de la connaissance vraie dans notre libé-
ration, il ne croit pas que l'intervention de la raison
puisse se produire tout d'un coup et soit immédiate-
ment efficace. D'autre part, il n'oppose pas la raison
à la passion comme si la passion ne contenait au fond
d'elle-même rien de positif, de naturel, par consé-
quent de légitime. Car de même que toute idée, mode
nécessaire de la Pensée divine, est vraie en tant
qu'idée, tout désir est bon en tant que désir : ce qui
est faux ou mauvais, c'est l'idée qui prétend dépasser
son sens, c'est le désir qui prétend dépasser sa puis-
sance; et dans les deux cas cette prétention résulte
pareillement de l'influence exercée sur l'âme par l'ima-
gination, autrement dit de l'influence exercée sur le
corps de l'individu humain par les corps extérieurs.
La connaissance qui nous afïranchit n'accomplit pas
son œuvre en extirpant la passion dans sa racine,
mais au contraire en faisant valoir la vérité radicale
de toute affection contre les excroissances pernicieuses
qui se sont développées sur elle à son détriment.
Ce qu'il s'agit donc d'expliquer, c'est non la sup-
pression, mais la conversion de nos désirs. Or cette
conversion ne s'efTectue pas par la seule connaissance
vraie du bon et du mauvais. C'est avant tout par les
sentiments auxquels ils sont liés que nos désirs se
règlent, s'attachant aux choses qui les favorisent, se
détachant des choses qui les dépriment, toujours et
partout travaillant à se contenter et à s'épanouir.
Aucune afïocliun ne peut donc être réduite ou suppri-
mée sinon par une affection contraire et plus forte.
Tant qu'elle est simplement vraie, d'une vérité pure-
ment abstraite, la connaissance du bon et du mauvais
ne peut réduire aucune aflection; il faut qu'elle de-
vienne elle-même afiection, et affection pourvue d'une
puissance suffisante. Car même si elle est arrivée à
faire naître un désir conforme à ce qu'elle représente,
184 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
il arrive souvent que ce désir est annihilé ou entravé
par d'autres désirs issus des passions qui dominent
l'âme. Dans la lutte qui s'engage entre l'imagination
et la raison, l'imagination a pour elle toute la force
des habitudes antérieures, et elle n'a pas de peine à
étouffer la raison naissante. C'est ainsi que, tout en
voyant le meilleur et en l'approuvant, nous faisons le
pire. Alors le vrai bien, entrevu et conçu, ne fait que
nous rendre plus douloureuses notre impuissance et
nos défaillances. C'est ce qu'a sans doute voulu mar-
quer l'Ecclésiaste quand il a dit : « Qui accroît sa
science accroît sa douleur. »
Ceci ne signifie point, certes, qu'il faille renoncer à
la science parce qu'elle ne confère pas immédiatement
toute la puissance que nous attendons d'elle. Ceci
marque simplement que nous devons compter avec le
temps et sur le temps pour que cette science se dégage
de la vie et parvienne à la gouverner. Dans toute
affection qui est une passion il entre, nous l'avons vu,
deux éléments : un élément positif et interne, qui est
le fond même de notre désir, un élément adventice,
qui est l'attachement de ce désir aux choses exté-
rieures que l'imagination représente. Or il arrive que
l'expérience se charge d'affaiblir ou de rompre cet
attachement par le seul effet des lois qui régissent le
mécanisme des affections. En d'autres termes, ce sont
souvent les passions proprement dites qui, en se con-
trariant ou en s'usant, nous font rentrer en nous et
nous forcent à réfléchir : le désir de nous venger est
combattu par la crainte des représailles, l'emporte-
ment de l'amour est arrêté par la pensée des obstacles
à vaincre ou par celle des déceptions subies. Comme
toute passion engendre en nous une tristesse plus ou
moins directe, elle tend à se transformer, à éliminer
d'elle ce qui doit nous la rendre mauvaise. En outre,
comme les objets de nos passions nous affectent diffé-
remment selon les circonstances dans lesquelles ils sont
représentés, il s'établit entre les affections une con-
SPINOZA i85
currence qui doit flnaleraent aboutir à la prépondé-
rance de certaines d'entre elles. Une affection est
d'autant plus forte quelle se rapporte à une chose
présente au lieu d'une chose passée ou future, qu'elle
se rapporte à plusieurs causes qui l'entretiennent au
lieu de causes qui se divisent ou d'une cause unique
particulière : elle tend en outre d'autant plus à occu-
per l'àme. Une affection est donc puissante et durable
en proportion de la réalité et de la permanence de
son objet. Or ce qui est par excellence permanent et
réel, c'est la vérité telle que la raison la conçoit. Par
suite les affections qui tirent de la raison leur origine
sont de toutes les plus puissantes, les plus capables
de l'emporter sur les autres.
Mais, encore une fois, il faut tenir compte du temps
qui travaille pour nous en multipliant les circonstances
dans lesquelles nos affections usent leurs éléments
passifs et les occasions dans lesquelles les images des
choses se laissent comprendre par des idéees vraies. Et
en attendant que notre connaissance de nous-mêmes
se constitue et s'affermisse, il nous faut prendre l'habi-
tude d'associer à nos actes et à nos désirs la pensée de
certains préceptes conformes à la raison de façon à en
subir peu à peu l'influence. Spinoza a finement analysé
l'emploi que nous pouvons faire de procédés encore
irrationnels pour préparer en nous l'avènement de
la vie raisonnable. « Le mieux donc que nous puis-
sions faire tant que nous n'avons pas une connais-
sance parfaite de nos affections, c'est de concevoir une
droite règle de conduite ou des principes de vie cer-
tains, de les confier à la mémoire, et d'en faire une
application continuelle aux cas particuliers qui se ren-
contrent fréquemment dans la vie, de façon que noîre
imagination en soit largement affectée et que toujours
ils nous reviennent aisément à l'esprit. Par exemple,
nous avons mis au nombre des principes de vie, qu'il
faut vaincre la haine, non par la haine, mais par
l'amour ou la générosité. Si nous voulons avoir ce pré-
18G FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
cepte de la raison toujours présent à l'esprit au mo-
ment d'en faire usage, nous devons souvent ramener
et retenir notre pensée sur les olï'enses communes des
hommes, ainsi que sur la manière et le moyen de les
repousser le mieux possible par la générosité; de la
sorte en effet nous joindrons l'image de l'olfense à
l'imagination de cette règle, si bien qu'aussitôt qu'une
offense nous sera faite, la règle ne manquera pas de
se présenter à notre esprit. Supposons en outre que
nous ayons facilement présente la considération de
notre intérêt véritable et du bien qui résulte d'une
amitié mutuelle et d'une société commune, si de plus
nous avons devant les yeux ces deux autres principes,
premièrement, que d'une manière de vivre conforme à
la droite raison naît dans notre âme le plus parfait
contentement, et, en second lieu, que les hommes
comme les autres êtres agissent par une nécessité de
nature : alors l'offense, c'est-à-dire la haine qui en
résulte ordinairement, n'occupera qu'une très petite
partie de l'imagination et sera aisément surmontée; ou
si la colère qui naît ordinairement des offenses les plus
graves ne peut être surmontée aussi aisément, elle le
sera cependant, quoique non sans combats intérieurs
sans doute, mais en beaucoup moins de temps certai-
nement que si nous n'avions pas fait de ces préceptes
l'objet de nos méditations. C'est encore de la même
façon qu'il faut penser, pour se débarrasser de la
crainte, à l'emploi de la bravoure : il faut passer en
revue et ramener souvent dans son imagination les
périls communs de la vie, et se redire que la présence
d'esprit et le courage sont les meilleurs moyens de les
écaiier et de les surmonter. Mais il est bon d'observer
qu'en ordonnant nos pensées et nos images, nous
devons toujours avoir égard à ce qu'il y a de bon en
chaque chose, afin que ce soient toujours des senti-
ments de joie qui nous déterminent à agir. »
La certitude de la vie raisonnable n'est pleinement
conquise que par la connaissance vraie appliquée à
SPINOZA 187
nos affections. Mais cette connaissance ne nous fait rien
i^erdre de la puissance positive d'agir que la passion a
pu susciter et accroître en nous; ce que nous avons
lait accidentellement de bon sous l'innuence de la pas-
sion, nous pouvons le faire essentiellement par la
seule raison. Que ce soient des actes accomplis dans
notre intérêt ou des actes accomplis dans l'intérêt
dautrui, dès qu'ils sont en eux-mêmes rationnels, la
raison, même si elle ne les a pas d'abord accomplis,
est toujours capable de les produire. D'une faç"on géné-
rale, en dehors des affections passives qui relèvent de
l'imagination, il y a des affections actives qui se rap-
portent à la raison : ces affections actives constituent
la force d"àme qui se divise en fermeté et en généro-
sité. La fermeté est le désir par lequel un individu
s'efforce de se conserver, en vertu du seul commande-
ment de la raison. La générosité est le désir par lequel
un individu s-efforce, en vertu du seul commandement
de la raison, d'assister les autres hommes et d'établir
entre eux et lui un lien d'amitié. La raison ne sup-
prime donc point le désir, ni l'affection : elle les élève
jusqu'à elle, ou mieux, elle les connait comme déri-
vant d'elle.
Plus précisément elle a pour effet de séparer par la
connaissance le désir et l'affection de l'image de leurs
causes extérieures qui n'en sont pas les causes véri-
tables, de les ramener au principe qui réellement les
engendre et les soutient, c'est-à-dire à Dieu. Comme
toute idée enveloppe l'affirmation de Dieu, tout désir
enveloppe l'amour de Dieu : c'est Tamour essentiel,
indestructible de Dieu que nous portons jusque dans
la passion, mais dégénéré alors en une idolâtrie qui
voue son culte aux êtres sensibles particuliers; c'est
cet amour de Dieu que la raison nous restitue dans sa
vérité et dans sa puissance intérieure. « Qui se connaît
lui-même, et connaît ses affections clairement et dis-
tinctement, aime Dieu, et l'aime d'autant plus qu'il se
connaît plus et qu'il connaît plus ses affections » . « Cet
188 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
amour envers Dieu doit tenir dans l'âme la plus grande
place ï. « Cet amour envers Dieu ne peut être gâté ni
par un sentiment d'envie ni par un sentiment de ja-
lousie; mais il s'entretient d'autant plus que nous
nous représentons plus d'hommes unis à Dieu parle
môme lien d'amour. » Telles sont les formules qui, au
terme de l'efTort accompli par Spinoza pour expliquer
rationnellement la production des êtres par Dieu et le
développement de la nature humaine, concentrent la
vérité nécessaire et suffisante pour le salut.
*
* *
Cependant le salut n'a-t-il pas pour condition ou
pour caution la vie future, et n'est-ce pas l'idée de la
vie future, des récompenses ou des peines qu'elle nous
réserve, qui doit régler notre conduite dans la vie pré-
sente? Telle est en effet la conviction de la plupart
des hommes. « Ils semblent croire, dit Spinoza, qu'ils
sont libres dans la mesure où il leur est permis d'obéir
à leur appétit sensuel et qu'ils cèdent de leur droit
dans la mesure où ils sont tenus à vivre selon les pres-
criptions de la loi divine. La moralité donc et la reli-
gion, et, absolument parlant, tout ce qui se rapporte à la
force d'âme, ils croient que ce sont des fardeaux dont
ils espèrent être exonérés après la mort pour recevoir
le prix de la servitude, c'est-à-dire de la moralité et de
la religion ; et ce n'est pas seulement cet espoir, c'est
aussi et principalement la crainte d'être, après la mort,
punis de durs supplices, qui les induit à vivre selon
les prescriptions de la loi divine autant que le leur per-
mettent leur débilité et leur impuissance intérieure. Et
si cet espoir et cette crainte n'étaient pas au cœur des
hommes, si les hommes au contraire croyaient que les
âmes périssent avec le corps, et qu'il ne reste pas aux
malheureux, accablés du poids de la moralité, la jouis-
sance d'une vie plus longue, ils reviendraient à leur
naturel et voudraient tout gouverner selon leur appé-
SPINOZA 189
tit sensuel et obéir à la fortune plutôt qu'à eux-mêmes.
Toutes choses absurdes à mon avis, autant que le
serait le fait de quelqu'un qui, parce qu'il ne croit pas
pouvoir nourrir son corps de bons aliments pour l'éter-
nité, aimerait mieux se saturer de poisons et de subs-
tances mortelles; pareillement, parce que l'on croit
que l'âme n'est pas éternelle ou immortelle, on aime-
rait mieux être insensé et vivre sans la raison ; absur-
dités telles qu'elles méritent à peine d'être relevées. »
Il faut donc le dire hautement : toutes les vertus qui
dérivent de la fermeté d'âme et de la générosité, qui
composent véritablement la vie morale et religieuse,
sont essentiellement désirables pour elles-mêmes,
c'est-à-dire qu'elles ne laisseraient pas de l'être, quand
même nous ne saurions pas que notre âme est éter-
nelle.
Mais nous pouvons savoir qu'elle l'est : et c'est, à
vrai dire, la vie éternelle, non la vie future, qui est au
principe, non à la fin, de notre désir d'être sauvés.
Sans doute, « il est impossible qu'il nous souvienne
d'avoir existé avant le corps, puisqu'il ne peut y avoir
dans le corps aucune trace de cette existence, et que
l'éternité ne peut se définir par le temps ni avoir
aucun rapport au temps. Nous sentons néanmoins et
nous éprouvons que nous sommes éternels. Car l'âm^i
ne sent pas moins ces choses qu'elle conçoit par l'en-
tendement que celles qu'elle a dans la mémoire. Les
jeux de l'âme, par lesquels elle voit et observe les
choses, sont les démonstrations mêmes. » Et voici
quelle est, pour ce qui est de l'éternité de l'âme, la
teneur ,de ces démonstrations. Chaque âme individuelle
a dans la Pensée divine une certaine essence comme en
a une dans l'Étendue divine le corps qui est son objet.
Or, tandis que les existences des êtres finis, déter-
minées dans la durée par des causes extérieures,
péri:«sent comme elles sont nées, leurs essences décou-
lant des attributs de Dieu par une nécessité intérieure
sont éternelles : l'essence de tout corps humam ofi're
190 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
donc à l'âme qui lui est unie un objet éternel. Déplus,
l'âme est capable de se connaître dans son essence
propre, comme dans son objet et dans sa cause, grâce
à une faculté d'intuition intellectuelle qu'elle possède
par delà les méthodes de la raison déductive, appli-
cables avant tout aux propriétés communes des choses.
Au reste les méthodes de la raison déductive prépa-
rent à exercer cette faculté d'intuition, comme cette
faculté d'intuition s'applique immédiatement' au prin-
cipe suprême de la vérité de toutes les connaissances
quelles qu'elles soient. Le vrai, à quelque degré qu'on
l'atteigne, est éternel, et communique son éternité aux
idées qui le représentent. Notre âme est donc éternelle
dans la mesure où elle connaît la vérité, et ne laisse
périr d'elle que ce qui exprime les modifications du
corps dans la durée, c'est-à-dire les idées des sens et
de l'imagination. Qu'elle connaisse au plus haut degré
de son effort la vérité qui la constitue dans son essence
même, et de là découle pour elle le contentement le
plus élevé qu'il y ait; sachant qu'elle est en Dieu et
qu'elle ne peut être conçue que par Dieu, c'est à Dieu
qu'elle rapporte la cause de sa joie comme la cause de
son être : ainsi elle aime Dieu. Or cet amour de Dieu,
qui échappe à toutes les vicissitudes de l'amour sen-
sible, est un amour intellectuel, par suite aussi un
amour éternel. Et, dans cet amour intellectuel, Dieu et
l'homme communiquent intimement. Car Dieu, qui
en soi est impassible, produit comme mode de la
Pensée une idée de lui-même, par laquelle il se con-
naît comme cause de son infinie puissance. Il s'aime
ainsi lui-même, mais essentiellement dans ce qu'il
engendre. En tant qu'il s'aime lui-même, il aime
donc les hommes; et commel'essenceéternellede l'âme
humaine est une modification de la Pensée divine,
l'amour de l'âme envers Dieu et l'amour de Dieu
envers les hommes sont une seule et même chose. En
cet amour consiste le salut, la béatitude, ou, comme
disent les Livres sacrés, la Gloire.
SPINOZA 191
Mais il faut bien s'entendre : la béatitude ne s'ajoute
pas à la vertu comme une récompense qui y serait
attribuée par surcroît : la béatitude est la vertu m(?me.
Elle n'est pas non plus l'effet de notre victoire sur les
passions : elle en est la cause. Les exigences du langage
et les habitudes de l'imagination nous obligent à la
représenter comme si elle commençait à un certain
moment du temps, comme si elle était le succès gra-
duellement poursuivi et finalement conquis de notre
effort : mais en vérité elle est, hors de la durée, le
principe de la liberté que nous manifestons dans la
vie présente. Ainsi il semble que la doctrine spinoziste
porte à l'extrême, en l'appropriant à la forme spéciale
de son rationalisme, la conception religieuse de la
grâce; elle en rejette l'idée d'une élection arbitraire,
ainsi que celle dune réprobation positive attachée à
l'impuissance : elle en retient l'idée de la détermina-
tion éternelle de notre destinée par la puissance infinie
de Dieu qui nous produit chacun avec une certaine
essence. Mais il n'y a là pour Spinoza aucun mystère :
car on ne saurait traiter de mystère la nécessité ration-
nelle en vertu de laquelle de la nature divine doivent
découler une infinité de choses constituées par des
essences diverses, c On voit, dit Spinoza, combien vaut
le Sage et combien il l'emporte en pouvoir sur l'igno-
rant que la seule passion conduit. L'ignorant, outre
qu'il est ballotté de mille façons par les causes exté-
rieures et qu'il ne possède jamais le vrai contentement
de l'âme, vit dans une sorte d'inconscience de lui-même,
de Dieu et des choses, et, sitôt qu'il cesse de pâtir, il cesse
aussi d"ètre. Le sage au contraire, considéré comme tel,
sent à peine son âme troublée; mais, ayant par une
certaine nécessité éternelle conscience de lui-même,
de Dieu et des choses, il ne cesse jamais d'être, et il
est toujours en possession du vrai contentement do
l'a me. >
192 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
* *
Ainsi conclut VÉthque de Spinoza. Elle a voulu être
la justification philosophique de cette grande idée reli-
gieuse, que le salut est uniquement dans l'amour de
Dieu. Mais, par une sorte de paradoxe qui en fait à la
fois la grandeur et l'insuffisance, de Dieu, de l'homme
et de leurs rapports, elle a pre'tendu ne retenir comme
vrai que ce qui peut se traduire dans le langage de la
réalité la plus nue et de la nécessité la plus imperson-
nelle; elle a compris par la môme raison géométrique
la manifestation de la Substance infinie en une infinité
de modes et la reconnaissance qu'opèrent les âmes, par
leur entendement, de leur union avec la Substance
infinie. Sans supprimer la vie intérieure, elle a prétendu
l'entretenir non par des ressources qui lui fussent
propres, mais par l'objet qui la domine et auquel elle
est éternellement liée. L'aspect subjectif de l'indivi-
dualité, de l'effort, de l'action est ainsi condamné ou
ramené à une illusion; il n'en subsiste que l'aspect
objectif, réductible à des causes qui les expliquent
dans l'homme sans les expliquer par l'homme, qui ne
sauraient souffrir même un simple partage avec cette
prétendue cause, que serait la volonté réfléchie de se
représenter des fins et de se déterminer par choix
pour certaines d'entre elles. De là résulte sans aucun
doute l'aversion qu'a si souvent et comme immédiate-
ment provoquée le spinozisme. Se dépouiller de soi
pour se satisfaire par ce qui n'a rien de soi et n'a
aucune intimité avec soi : il a paru que cette exigence
avait quelque chose de par trop violent pour notre
nature et qu'elle était dans le fond contradictoire.
De là aussi, en retour, l'attrait puissant que le spi-
nozisme a exercé sur les intelligences habituées par
leur genre d'éducation et leur mode de recherche à
ne prendre intérêt qu'à la vérité des choses comme
choses, mais portées en outre à se représenter leâ
SPINOZA 493
choses dans un ordre total et systématique d'où leur
vie puisse tirer son sens et sa règle. Elles sont natu-
rellement conquises par cette tentative en quelque
manière héroïque pour supprimer toute accommodation
préalable de la doctrine à nos tendances, pour ne rien
accepter qui vienne uniquement du dedans de nous-
mêmes, pour tirer d'un savoir portant sur l'ensemble
des objets la matière positive et le principe certain
d'une espèce de religion. Mais est-ce une religion véri-
tablement que cette métaphysique de la science pure-
ment objective, autrement dit, que cette conception
qui, ne se reliant à l'homme que pur la faculté suprême
de comprendre l'ordre ou l'unité, laisse inévitablement
hors d'elle tant d'éléments humains, et ^ un degré
inûniment plus considérable encore, tant d'êtres
humains?
11 est remarquable que le spinozisme échappe en
quelque mesure à ce défaut. La force singulière et la
valeur universelle du sentiment religieux qui l'inspire
dominent et entraînent la logique des idées qui le
constituent. Quand ces idées réussissent à convaincre,
c'est souvent par la vertu du sentiment dont elles sont
l'expression incomplète. Elles s'imprègnent de toutes
ces aspirations subjectives de l'âme, qu'elles dépouil-
lent pourtant de toutes leurs virtualités caractéris-
tiques pour les réduire à la pure connaissance de
leur objet souverain. Au fait, si loin que Spinoza ait
voulu pousser l'exclusion de tous les éléments qui
ne sont sentis et qualifiés que par nous à l'intérieur
de notre conscience, il les a d'une certaine façon
jéintégrés en faisant correspondre aux perceptions
et aux idées des états affectifs qui en traduisent pour
nous, dans une expérience concrète, le degré de vérité.
Il a assurément trop cru à l'exactitude de cette traduc-
tion qui lui était imposée par son système. Il a trop
cru que la joie et la tristesse étaient liées à une con-
naissance vraie ou fausse, et il s'est appuyé en parti-
culier sur ce rapport, trop simple et souvent arbi-
ià
194 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
traire, pour refuser toute valeur à la mortification et
au sacrifice, pour discréditer l'ascétique chrétienne.
Mais il s'est servi aussi de cette intime liaison de la
connaissance vraie et de la joie pour attribuer aux
rapports de l'homme et de Dieu, pour attribuer finale-
ment à la nature divine elle-même un autre sens et
d'autres déterminations que ceux que comportait stric-
tement une représentation rationnelle de l'être. Dieu,
qui, d'après le premier livre de V Éthique, est absolument
supérieur et étranger à toutes les formes de la sensibi-
lité et de l'activité humaines, est conçu dans le cinquième
livre comme éprouvant dans la Gloire la joie d'un
amour infini : Dieu s'aime lui-même, et, en tant
qu'il s'aime lui-même, il aime les hommes; bien mieux
c est parce que Dieu se manifeste par les essences des
âmes humaines considérées comme éternelles qu'il
aime les hommes effectivement capables de l'aimer.
Ainsi s'opère spécialement une union de Dieu et de
l'homme qui dépasse de beaucoup, semble-t-il, l'ordre
de la nécessité impersonnelle et indifférente par lequel
les prémisses du système exprimaient le rapport de la
Substance infinie à tous les êtres finis, quels qu'ils
fussent. L'homme et ses tendances profondes finissent
par reprendre ainsi d'une certaine manière la place
privilégiée dont ils avaient été destitués.
Néanmoins cette » humanité » ne reparaît dans la
doctrine qu'insuffisamment. La destinée humaine s'y
règle sans qu'entrent en jeu d'autres facultés que celles
qui servent à la connaître telle qu'elle est. L'action y
est estimée selon ce qu'elle manifeste ou ce qu'elle
produit nécessairement, non selon le sujet qui l'ac-
compht; la forme même de l'action y est tenue pour
illusoire en ce qu'elle exprime sous l'espèce de fins
réfléchies à poursuivre ce qui résulte simplement de
notre essence; les lois du développement des passions
y remplacent toutes les apparentes initiatives de la
conscience humaine. Ainsi se trouve diminué et par-
fois comme réduit à rien le rôle des dispositions inté-
SPINOZA <95
rieures, tout autant que celles-ci ont leur principe
dans une première et radicale volonté de bien ou de
mal faire : ainsi sont tenues pour vaines toutes les
qualifications proprement morales qui estiment la
valeur de ces dispositions. Assurément la doctrine tra-
vaille à restituer toute la matière de la moralité; mais
elle en supprime, pour ainsi dire, toute la forme; elle
néglige de parti pris et Tintenlion avec laquelle l'agent
ge détermine et l'idée de la règle obligatoire par
laquelle il se détermine : elle néglige autrement dit ce
qu il veut faire et ce qu'il doit faire pour ne consi-
dérer que ce qu'il est et ce qu'il fait par nature. Elle
n'admet pas que la raison puisse gouverner la con-
duite autrement que par la connaissance de ce qui est
en vertu de la puissance nécessaire de l'Être infini.
Raidissant ainsi déjà la pensée religieuse qui l'inspire,
elle y sacrifie, dans un effort d'abstraction extrême,
ce que l'action morale comporte de caractères propre-
ment humains en dehors du savuir et ce qu'elle
réclame d'autonomie.
VI
KANT
Dans la vie de Kant il n'y a eu d'extraordinaire que
la puissance intellectuelle de l'homme qui l'a vécue.
Le seul événement qui l'ait, à une certaine heure,
quelque peu agitée a été l'opposition faite par le gouver-
nement prussien au livre sur la Religion dans les limites
de la simple raison. Mais ce conflit tardif et momentané
avec l'autorité politique ne saurait, par exemple, se
comparer, m(*me de loin, au conflit autrement tragique
que Spinoza eut à subir avec l'autorité ecclésiastique
juive, et qui était la suite d'une très grave décision
intérieure. Les plus grandes perplexités de Kant furent,
— et encore seulement pour un temps, — les per-
plexités de sa pensée. Elles purent parfois être liées
en quelque façon à ce qu'avaient de vif et de fort ses
convictions intimes; mais elles n'en atteignirent jamais
le fond solide, dans ce qu'il avait surtout de personnel.
Kant put donc se composer une existence unie et
sans traverses ; il la préserva avec soin de toutes les
variations extérieures qui auraient pu en altérer l'or-
donnance régulière. Tandis que nous avons vu Des-
cartes céder longtemps à son humeur voyageuse,
penser et écrire en esprit dégagé de toute préoccupa-
tion de métier, Kant, comme autrefois Socrate qui ne
voulut point s'éloigner du territoire d'Athènes, resta
fixé dans sa ville natale; et avec tout son effort de
recherche personnelle comme avec tout son génie, il y
réalisa en perfection le type de l'ancien professeur
d'une université allemande.
RANT 197
« *
Emmanuel Kant naquit à Kœnigsberg le 22 avril 1 724.
Sa famille était-elle, commo il se plaisait à le prétendre,
d'(.»rigine écossaise? Ce n'est point positivement si^r.
Son père, Jean-Georges, était sellier : homme de petite
instruction, mais d'intelligence droite, dactivilé labo-
rieuse, d'honnêteté rigide. Sa mère, Anna-Ilegina
Heuter, était une femme de grand sens et de grand
cœur, très pénétrée de ses croyances religieuses, mais
sans exaltation et sans fanatisme. Kant reconnaissait
avec émotion tout ce qu'il devait à cette éducation du
foyer. « Jamais, au grand jamais, déclarait-il, je n'ai
rien eu à entendre de mes parents qui fût contre les
convenances, rien à voir qui fût contre la dignité. » A
sa mère surtout il fut toujours lié, non seulement par
toute la tendresse et toute la gratitude de son cœur,
mais encore par les dispositions morales profondes
qu'en lui il sentait venir d'elle. € Ma mère, disait il
encore volontiers, était une femme aflectueuse, riche
de sentiment, pieuse et probe, une mère tendre qui,
par de pieux enseignements et l'exemple de la vertu,
conduisait ses enfants à la crainte de Dieu. Elle m'em-
menait souvent hors de la ville, attirait mon attention
sur les œuvres de Dieu, s'exprimait avec de pieux
ravissements sur sa toute-puissance, sa sagesse, sa
bonté et gravait dans mon cœur un profond respect
pour le Créateur de toutes choses. Je n'oublieiai
jamais ma mère; car elle a déposé et fait croitre le
premier germe du bien en moi; elle ouvrait mon cœur
aux impressions de la nature; elle excitait et élargissait
mes idées, et ses enseignements ont eu sur ma vie une
influence salutaire toujours persistante. » La mère de
Kant mourut alors qu'il n'avait encore que treize ans,
non cependant sans avoir discerné certains dons
exceptionnels de son fils Emmanuel.
La foi commune de la maison était le piétisme,
198 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
forme renouvelée et particulièrement austère du pro-
testantisme luthe'rien, qui insistait avec une énergie
extrême sur la réalité du mal et la nécessité de la régé-
nération, ainsi que sur les droits souverains de la
conscience personnelle dans l'adhésion aux vérités
religieuses. Kant reçut une éducation piétiste non seu-
lement dans sa famille, mais encore au Collège Frédéric,
dont le directeur, Franz-Albert Schultz, homme d'une
valeur et d'une autorité considérables, conciliait avec
son piétisme le rationalisme de l'école de Leibniz et
de WolfT. Pourtant, si Kant accepta avec une docilité
respectueuse l'influence de Schultz, il garda peu de
goût pour les pratiques de dévotion multipliées et
minutieuses dont le piétisme avait composé pour une
large part le régime du collège. Pendant ses années
d'écolier il se familiarisa surtout avec la langue et les
œuvres des écrivains latins qui lui fournirent plus
d'une fois, dans son enseignement comme dans ses
livres, des réminiscences précieuses et qui laissaient
toujours dans son esprit l'empreinte de leur force et
de leur gravité.
*
* *
En 1740, il se fit immatriculer à l'Université. On ne
sait point avec précision comment il y organisa ses
études. S'il suivit les leçons de Schultz sur la Dogma-
tique, rien ne prouve qu'il ait jamais voulu se préparer
au ministère ecclésiastique : en tout cas il ne fut pas
régulièrement inscrit pour les cours de théologie. Il
tâcha sans doute de satisfaire sa curiosité, qui était
aussi variée que vive, par les enseignements qui étaient
les plus nouveaux pour lui. C'est ainsi qu'il s'initia
avec une ardeur singulière à la science de la nature
telle que la professait un maître remarquable, Martin
Knutzen,qui, tout en combinant comme Schultz le pié-
tisme avec le rationalisme de l'école wolffîenne, s'était
fait le zélé propagateur des idées scientifiques de
KANT 19»
Newlon. Il est à observer que les premiers écrits de
Kant portent presque tous sur des questions concer-
nant la science de la nature. Celui qu'il composa en
premier lieu et qu'il présenta dès 4746 au Doyen de la
Faculté de Théologie était destiné à accorder la doc-
trine de Descartes et celle de Leibniz sur la mesure de
la force d'un corps en mouvement; il avait pour titre
Pensées sur la véritable éialuation des forces vives, et ce
titre provoquait une épigramme de Lessing : « Kant
s'engage dans une rude entreprise pour l'instruction du
monde. 11 évalue les forces vives; il n'y a que les
siennes qu'il n'évalue pas ». Epigramme déjà injuste
pour l'œuvre d'alors, mais comme ironiquement recti-
fiée en outre par le principe qui devait être plus tard
Tàme de la critique kantienne et selon lequel il ne faut
point laisser la raison spéculer sans avoir au préalable
mesuré sa puissance. Mais ce qui est sûr, c'est que,
dans la préface de ce premier ouvrage, Kant exprimait
sans détour la confiance qu'il mettait dans son esprit,
et l'intention très décidée qu'il avait de penser par lui-
même : • Je me suis déjà tracé la voie où je veux
marcher, écrivait-il. Je prendrai ma course et rien ne
m'empêchera de la poursui\Te. >
En mars 1746, il avait perdu son père. Dépourvu
de ressources, il alla comme précepteur dans plusieurs
familles. Il quitta ainsi Kœnigsberg pour phisieurs
années, sans d'ailleurs s'en éloigner beaucoup. Dans la
maison de la comtesse Keyserling, femme d'une rare
distinction d'esprit qu'il devait plus tard retrouver et
fréquenter à Kœnigsberg, il rencontra une société
élégante et polie, qui lui plaisait extrêmement; il y fit
bonne figure ; il y prit le goût des belles manières ; il
y aiguisa son sens d'observateur. Comment il s'ac-
quitta de ses fonctions de précepteur, nous ne le
savons point. Il les remplit certainement de façon à
s'éclairer lui-même sur les meilleures méthodes d'ensei-
gnement. Par surcroît ce temps ne fut pas perdu pour
l'accroissement de ses connaissances et l'avancement
200 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
de son esprit. Car c'est vers la fin de cette période
qu'il publia, sans nom d'auteur, son Histoire univer-
selle de la nature et théorie du ciel (1755).
*
# *
Revenu à Kœnigsberg et ayant conquis les titres
nécessaires, il inaugura par un cours libre en 1755-
1756 le long enseignement qu'il devait donner à l'Uni-
versité. Cet enseignement, au cours de sa carrière,
porta sur les matières les plus diverses, les mathéma-
tiques, la phj'sique, la logique, la métaphysique,
la philosophie morale, le droit naturel, puis sur la
géographie physique, plus tard sur l'anthropologie, la
pédagogie, la théologie naturelle. Comme professeur,
Kant restait sans doute respectueux des divisions et des
définitions scolastiques qui lui semblaient une garantie
de précision et de rig'ueur; mais il savait ne point s'y
asservir, et il laissait souvent sa pensée et sa parole se
répandre librementdevant ses élèves émerveillés : Her-
der, qui fut l'un d'eux, de 1762 à 1764, traçait, longtemps
après, de son maître ce portrait : « J'ai eu le bonheur
de connaître un philosophe, qui était mon maître. 11
était alors dans tout l'éclat de l'âge; et il avait une
gaîté alerte de jeune homme, qui, à ce que je crois,
l'accompagne encore dans ses années de vieillesse. Son
front découvert, taillé pour la pensée, était le siège
d'une sérénité et d'une joie inaltérables; de ses lèvres
coulaient les discours les plus riches en idées; plaisan-
terie, esprit, verve, tout cela était docilement à son
service, et ses leçons étaient le plus intéressant des
entretiens. Le môme esprit, qu'il employait à examiner
Leibniz, Wolff, Baumgarten, Crusius, Hume, à scruter
les lois de la nature chez Newton, Kepler, les physi-
ciens, il l'appliquait à interpréter les écrits de Rousseau
qui paraissaient alors, VÈinile et la Nouvelle Héloise,
au môme titre que toute découverte physique qui
venait à lui être connue. Il les appréciait et il revenait
KANT 201
toujours à une connaissance de la nature libre de toute
prévention, ainsi qu'à la valeur morale de l'homme.
L'histoire de l'humanité, des peuples, l'histoire et la
science de la nature, la mathématique et l'expérience,
telles étaient les sources où il puisait de quoi alimenter
ses leçons et ses entretiens. Rien de ce qui est digne
d'être su ne lui était indifférent; aucune cabale, aucune
secte, aucun préjugé, aucun souci de renommée ne le
louchait en rien, auprès de la vérité à, accroître et à
éclaircir. Il excitait les esprits et le» forçait doucement
à penser par eux- ratâmes; le despotisme était étranger
à son âme. Cet homme, que je ne nomme qu'avec la
plus grande reconnaissance et le plus grand respect,
est Emm.vxuel Kant; son image, je l'ai toujours, pour
ma joie, sous mes yeux, i
C'était en effet à éveiller la raison de ses auditeurs
que Kant tendait avant tout. Penser par soi-même,
chercher par soi-même, voler de ses propres ailes :
telles étaient les maximes qu'il redisait sans cesse. Il
s'inquiétait de voir noter sans discernement sur le
papier ce qui tombait de sa bouche, et il prévenait ses
élèves qu'ils devaient, non pas apprendre une philo-
sophie, mais apprendre à philosopher. Il réagissait
vigoureusement contre Tétroitesse de la science spé-
ciale, qui. non contente de prétendre se suffire à elle-
même, veut tout mesurer à elle. Ces spécialistes, qui
n'ont qu'un œil sur le monde, il les nommait des
cyclopes. Le cyclope de la littérature, le philologue,
disait-il, est le plus arrogant; mais il y a aussi des
cyclopes de la théologie, du droit, de la médecine,
même de la géométrie. A tous ces cyclopes, ce n'est
pas la force qui manque, c'est la puissance et l'étendue
de la vision. A la philosophie de leur donner l'œil qui
leur manque, ou plutôt de leur assurer l'intégrité du
regard. C'est sur la philosophie seule que peut se
fonder ce que Kant appelait € l'humanité des sciences ».
2U2 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
Malgré la haute valeur de son enseignement, la
variété et l'intérêt déjà grand de ses travaux, Kant,
par suite de diverses circonstances, ne put obtenir
qu'en 1770 le titre de professeur ordinaire de Logique
et Métaphysique à l'Université de Kœnigsberg. Cette
promotion coïncida à peu près avec la formation
dans son esprit des idées essentielles d'où devait sortir
sa philosophie définitive. Auparavant il s'était surtout
rendu compte des difficultés auxquelles se heurtait l'ex-
plication philosophique de la science de la nature ainsi
que la prétention de la métaphysique à connaître des
réalités supra-sensibles. Maintenant il commençait à
apercevoir le moyen de résoudre définitivement ces
difficultés, non sans contraindre la raison à certains
sacrifices, mais du moins en faisant résulter d'un exa-
men de la pensée par elle-même et la nécessité de se
limiter et le droit d'imposer souverainement à l'inté-
rieur de son domaine légitime l'autorité de sa juri-
diction. L'ouvrage qui apporta au monde non seule-
ment une philosophie nouvelle, mais encore et surtout
une méthode nouvelle pour philosopher, avait pour titre
la Critique de la raison pure; il parut en 1781. Kant
avait alors cinquante-sept ans. Il n'avait fixé etorganisé
ses idées qu'après de lentes réflexions dans tous les
sens et la plus rigoureuse épreuve de ses forces. Son
génie n'avait pu se développer ou se satisfaire par ces
intuitions spontanées qui, chez d'autres, découvrent
presque d'emblée, à une heure de p4us ou moins grande
jeunesse, les objets et les moyens de la tâche à rem-
plir; il avait dû conquérir, par l'exercice de la critique,
son originalité; il avait été une longue patience. Mais
une fois cette œuvre parue Kant avait en main à peu
près tout ce qui lui était nécessaire pour en déve-
lopper tout le sens et toutes les applications possibles;
il pouvait faire succéder presque sans interruption les
KANT 203
articles aux articles, les livres aux livres. Après avoir
éclairci et simplifié l'exposé de la Critique de la raison
pure dans les Prolégomènes à toute métaphysique future qui
voudra se présenter comme science (1783), il établissait
notamment les principes de sa morale dans les Fonde-
ments de la mêta]ifnjsique des mœurs (1783) et la Critique
de la raison pratique (1788); dans la Critique de la faculté
de juger (1790). où il traite du sens et de la valeur des
notions de beauté et de finalité, il achevait d'étudier
ce que devait comprendre, selon lui, cette discipline
nouvelle qu'il avait instituée, la Critique.
Tous ces ouvrages, il faut le reconnaître, ne sauraient
invoquer en leur faveur l'agrément ou l'aisance du
style. Kant ne s'y préoccupe que de suivre et de justi-
fier sa pensée. Il use abondamment du vocabulaire tech-
nique que les philosophies antérieures lui ont légué,
et il y ajoute bon nombre de termes du même genre,
d'un aspect souvent peu engageant. Sa langue est sco-
lastique à l'excès, enchevêtrée dans ses périodes, sur-
chargée d'incidentes, et de parenthèses. Ce n'est point
qu'il n'ait été capable de mettre dans ses phrases plus
de variété de ton et de limpidité. Certains écrits de sa
première période, en particulier ses Observations sur le
sentiment du beau et du sublime, sont d'une forme ingé-
nieuse et souple, et, jusque dans les écrits consacrés
aux idées de la Critique, divers passages çà et là
se libèrent heureusement des procédés d'explication
trop didactiques. Mais Kant se reconnaît lui-même de
plus en plus inhabile à se rendre t populaire ». En
tout '•as, plus ou moins difficile à être saisie à travers
le style qui la recouvre, sa pensée apparaît toujours
d'une précision extrêmement rigoureuse et d'une par-
faite plénitude de sens.
Écrivain et professeur, le philosophe Kant continua
pendant de longues années avec une régularité tran-
quille l'exposition méthodique de son système et l'exer-
cice de ses fonctions. Dans l'uniformité de son exis-
tence voyons donc se profiler sa physionomie.
204 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
*
Il était de petite taille; il avait la poitrine plate et
presque concave, les épaules étroites, les os et les
muscles peu développés, l'articulation de l'épaule et
du bras droit légèrement déboîtée, de fort beaux yeux
bleus. De constitution débile^ sujet à de fréquents
malaises, il voulut toujours se rendre compte par lui-
même de son état et échapper, par un régime qu'il
s'était fixé', à l'assistance extérieure des médecins.
< Je veux bien mourir, disait-il, mais non pas par
la médecine. » Il répétait volontiers que sa santé, que
sa longévité était son œuvre. Il avait réglé jusqu'à la
minutie l'emploi de ses journées; et si la faiblesse de
l'âge ne laissa plus sur le tard apparaître chez lui que
l'automatisme des habitudes contractées, c'était l'intel-
ligence la plus vigoureuse, la plus maîtresse d'elle-
même, qui avait tout d'abord décrété cette discipline.
En toute saison, cinq minutes avant cinq heures
du matin, son domestique, Lampe, ancien soldat prus-
sien, pénétrait dans sa chambre et lui disait : Il eM
temps. A cet appel Kant, sous aucun prétexte, ne difi'é-
rait jamais de se rendre. Souvent, devant d'autres
personnes, il mettait une sorte de coquetterie à de-
mander à son domestique : « Lampe, depuis trente
ans, a-t-il fallu m'é veiller doux fois? — Non, monsieur
le professeur, » répétait invariablement le vieux mili-
taire. Aussi bien que pour son sommeil, Kant s'était
tracé pour son travail, son repos, ses distractions, ses
promenades, ses repas un programme précis qu'il
observait avec l'exactitude là plus ponctuelle. Il était
l'homme qui n'agit en tout que selon sa conviction
propre, mais qui rapporte aussi sa conviction à des
maximes certaines, clairement définies et sohdement
éprouvées. II ne faisait que ce qu'il voulait; mais il
voulait, autant que possible, ne rien laisser dans la
vie qui ne fût réglé par des principes fermes; pour
KAN1 208
toutes les circonstances, grandes ou petites, il estimait
d'avance qu'il y avait une conduite à tenir, qui était
la bonne. L'union de la liberté et de la loi : voilà ce qui
fut, en même temps que le thème essentiel de ses spé-
culations morales, le trait caractéristique de sa per'
sonnalité.
Ses biographes ont vanté à Tenvi la joyeuse viva-
cité de son humeur. Mais elle paraît avoir été chez lui
une conquête de sa volonté plutôt qu'un don de na-
ture. Lui-même a raconté comment, prédisposé à
/hypocondrie par sa constitution organique, il avait
triomphé des images obsédantes qui lui représentaient
démesurément son mal et substitué peu à peu à la
versatilité inquiète de ses sensations le calme indifie-
rent et même la sérénité souriante de l'âme. Aux
impulsions et aux caprices des affections naturelles il
estimait que l'on devait préférer la constance réfléchie
du jugement. Il était très bienfaisant, dune politesse
exquise, d'une bienveillance sincère et profonde, d'un
dévouement sûr, mais en se défiant toujours du dérè-
glement que les inclinations aveugles de la sensibilité
peuvent mettre dans ces vertus. Il ne se maria point; et
il n'eut avec ses parents les plus proches que de rares
rapports, sans expansion et sans familiarité affectueuse;
il ne manqua point cependant de les soutenir de ses
bienfaits. Il ne se retrancha pas du reste dans une
solitude égoïste. Il avait des amis, qu'il choisissait
dans les professions les plus diverses, hommes d'af-
faires autant qu'hommes d'études, fonctionnaires pu-
blics, négociants. Il les conviait fréquemment à des
repas, combinés autapt que possible selon cette
maxime, que le nombre des invités ne doit pas être
au-dessous du nombre des Grâces, ni au-dessus de
celui des Muses. Il était charmé de se délasser là de
ses travaux par des propos de toute espèce. Il tenait
à ce que la conversation fût à la fois animée et cour-
toise, ne pouvant souffrir les moments de calme plat,
ni les expositions doctrinales, mais prisant fort l'amé-
205 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
nité des manières, et s'accommodant mal de cette
promptitude à re'pliquer et à contredire qui est un
commencement d'oITense. Il acceptait cependant la
discussion pourvu qu'elle restât mesurée; car il faisait
un cas infini de la droiture, et il croyait que la pre-
mière vertu de l'amitié est la franchise. A la loyauté
du commerce avec ses amis il n'était pas sans ajouter
une sollicitude prête à agir, etm(5me,à l'occasion, quel-
que tendresse. Mais ce qui réglait avant tout ses rap-
ports avec toutes les personnes quelles qu'elles fussent,
c'était une haute pensée de sincérité et de bienveil-
lance. Il avait le mensonge en aversion, et il condam-
nait impitoyablement l'indulgence ou l'approbation
que le monde lui accorde dans des cas réputés excep-
tionnels. Il se défendait énergiquement d'avoir jamais
voulu causer à autrui quelque dommage ou quelque
peine. « Messieurs, disait- il un jour, je ne crains pas la
mort, je saurai mourir. Je vous assure devant Dieu
que, si je sentais cette nuit que je vais mourir, je lève-
rais les mains jointes et je dirais : Dieu soit loué!
Mais si un mauvais démon se plantait sur moi et me
soufflait à l'oreille : € Tu as rendu un homme mal-
heureux », ohl alors ce serait tout autre chose. »
♦
* *
Ces traits de son caractère s'expriment dans sa fa-
çon de philosopher. Quoique l'imagination spéculative
soit chez lui naturellement assez puissante, elle s'est
soumise de plus en plus, avec d'infinis scrupules, aux
strictes exigences de la recherche méthodique. C'est
un amour de la vérité, très simple et très fort, qui
gouverne les curiosités de son intelligence, et cet
amour de la vérité domine de très haut dans son âme
la joie de découvrir et d'inventer. Aucune virtuosité,
aucun besoin de paradoxe, même dans l'intérêt de
l'idée à propager, aucune façon d'éluder par art les pro-
blèmes, mais un attachement direct à l'objet qu'il s'agit
KANT 207
d'expliquer, une censure toujours prête à s'exercer
sur la notion qui n'a pas fourni ses preuves, un cons-
tant souci de deTinition rigoureuse, une sagacité péne'-
trunte au lieu de la divination arbitraire, une infati-
gable patience à attendre que la lumière se soit portée
des parties au tout : ce sont là. quelques-unes des
marques les plus saillantes de son esprit philosophique.
Il sait faire surgir les questions là même où semblent
régner les solutions admises ; il sait dégager les con-
tradictions qui se dissimulent dans des théories trop
facilement compréhensives ou conciliantes. Surtout il
reste convaincu que l'intelligence humaine n'a aucune
faculté d'intuition pour apercevoir directement les
vérités métaphysiques. A son ami Hamann, le Mage du
Nord, dont la pensée se répandait en révélations et en
vues, il écrivait : « Donnez-moi votre avis, je vous
prie, en quelques lignes, mais, s'il est possible, dans
la langue des hommes. Car, pauvre enfant de la terre
que je suis, je ne suis point du tout fait pour cette
langue des dieux qui est celle de la raison intuitive. »
C'est donc par les efforts renouvelés de sa raison dis-
cursive qu'il travailla à la constitution de son système.
Mais son système une fois constitué, il le jugea capable
de résoudre par développement interne ou par rayon-
nement tous les problèmes accessibles à l'homme; il y
vit l'expression définitive de la vérité, trop nouvelle
encore sans doute pour se faire entendre de tous, mais
trop certaine en elle-même pour ne pas dissiper à la
longue les obscurités des intelligences et pour ne pas
être, s'il le fallait, ressuscitée un jour.
• •
Pour troubler un moment la tranquillité d'une vie
aussi simple et aussi unie il fallut la réaction politique
qui suivit la mort de Frédéric II et l'avènement de
Frédéric-Guillaume II. Kant avait trouvé chez Fré-
déric TI protection et estime; mais sous le nouveau
208 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
règne, beaucoup moins favorable à la liberté philoso-
phique, la censure ne voulut point laisser paraître
dans une revue le second des articles qui devaient com-
poser le livre de Kant sur la Religion dans les limites de
la simple raison; et quand le livre eut été publié, un
rescrit royal vint apporter à Kant un blâme et lui
demander des explications. Kant dut s'engager à ne
jamais écrire ou enseigner sur la religion, « comme
sujet très fidèle de Sa Majesté ». Il est vrai d'ailleurs
que cet engagement devait expirer avec la fin du règne
sous lequel il l'avait pris; et de fait, après l'avènement
de Frédéric-Guillaume III, il traita de nouveau de ces
problèmes en toute liberté.
Si enfermé qu'il parût dans sa tâche et dans ses
habitudes, il suivait avec un intérêt passionné les
grands événements politiques de son temps. Tout en
se défendant de l'utopie^ il croyait à la possibilité et à
la nécessité d'organiser les sociétés humaines selon un
idéal rationnel. Il avait sympathisé avec les Améri-
cains contre les Anglais dans la guerre de l'indépen-
dance; il salua avec enthousiasme la Révolution fran-
çaise, et s'il eut en horreur les excès auxquels elle sa
porta, il persista à voir en elle un fait souverainement
décisif, qui témoigne que dans l'humanité la pure idée
du droit est capable de l'emporter sur la force des
préjugés.
«
* *
Ce fut le 23 juillet 4796 que Kant fit sa dernière
leçon à l'Université. Depuis quelque temps déjà il se
plaignait du déclin de ses forces; il finit par prendre
conscience d'un affaiblissement considérable de sa
puissance intellectuelle. Il écrivait encore; mais il
avait la douleur de sentir sa pensée mal répondre à
son effort et se dérober aux tâches dont il concevait
l'idée : « supplice de Tantale », disait-il. Pendant sa
dernière année il perdit presque complètement la vue
KANT 809
et la mémoire. Il mourut le 42 fe'vrier 1804. Ses funé-
railles furent pour la ville de Kœnigsberg un deuil
public. A l'endroit où reposent ses restes est inscrite
la phrase fameuse qui se trouve dans la conclusion de
la Critique de la raison pratique : « Deux choses rem-
plissent rame d'une admiration et d'un respect tou-
jours nouveaux, toujours croissants, à mesure que Ix
l'éflexion y revient plus souvent et s'y applique davan-
tage ; le ciel étoile au-dessus de moi et la loi morale au
dedans de moi. »
Comme il avait vu sa philosophie ne se produire
définitivement en lui qu'au terme d'un long effort, il
n'en prévoyait le triomphe complet qu'au terme d'une
longue période de temps, au bout de cent ans, disait-
il. 11 estimait d'ailleurs avoir fait plus qu'ajouter aux
doctrines antérieures une doctrine nouvelle : il avait
conscience d'avoir opéré une révolution dans la façon
même de philosopher. Et c'est ce qu'il avait marqué
en donnant à ce qu'il y avait de plus original dans son
œuvre le nom de e Critique ».
»
* ♦
Que signifie donc ce terme de t Critique » qui figure
dans les titres des principaux livres de Kant : Critique
de lu raison pure (1781), Critique de la raison pratique
(1788), Critique de la faculté de juger (1790j? Pour en
comprendre le sens, il faut tâcher de concevoir la
'portée du problème capital que Kant a été conduit à sg
posej", et qui est je problème de la possibilité, de la
raetaphysiqu£. En principe, la métaphysique est une
sKMence qui prétend connaître par la seule raison,
c'est-à-dire sans recours à l'expérience, la réalité
essentielle de toutes choses; elle part de l'idée que la
raison est faite pour comprendre l'être tel quil est en
soi et qu'elle a par conséquent le pou\t)ir, si le monde
5=ensible ne répond pas ou ne répond quimparfaita-
ment à ses exigences, d'affirmer et de démontrer
ÎIO FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
l'existence d'objets supra-sensibles. Comment la méta-
physique ne serait-elle pas assurée du droit qu'elle a
de représenter par des concepts rationnels l'être véri-
table, alors qu'elle trouve dans les mathématiques
pures l'exemple et le modèle d'une science qui atteint
des objets, qui se forme et se développe sans l'inter-
vention de l'expérience?
Mais ce rapprochement même a fait ressortir aux
yeux de Kant le contraste saisissant qu'offrent le
succès des mathématiques et l'insuccès de la métaphy-
sique. Les mathématiques sont une science constituée
dont tout le monde admet la certitude, et qui continue
à s'accroître dans les mômes conditions. Au contraire,
la métaphysique, toujours livrée aux controverses,
semble être une tâche à toujours recommencer, ou
mieux peut-être, à abandonner. Du temps de Kant, en
Allemagne, malgré le grand effort qui avait été fait un
peu auparavant par Wolff et ses disciples pour tirer
des conceptions les plus importantes de Leibniz un
système complet et bien lié, la métaphysique était
plutôt en discrédit : c'était, nous dit Kant, une mode
bien portée que de lui témoigner du mépris. Or, sans
souscrire passivement à cet arrêt de l'opinion exté-
rieure, Kant, après avoir accepté d'abord l'essentiel
des principes v/olffiens, avait été amené, soit par ses
propres réflexions, soit par la lecture du philosophe
empiriste anglais David llume, à mettre au jour pour
lui-même les causes qui avaient frappé la métaphy-
sique d'impuissance.
Certes il est bien vrai que les mathématiques pures
manifestent une certaine faculté légitime qu'a l'esprit
d'opérer hors de l'expérience; mais les objets qu'elles
comprennent de la sorte sont des objets qu'elles cons-
truisent, dont elles possèdent en quelque sorte d'avance
tout le contenu par le procédé de génération intellec-
tuelle qui le fait être, tandis que c'est l'ambition de la
métaphysique de comprendre par la raison des objets
réels, c'est-à-dire dont lexisLence est posée hors de la
KANT iU
raison. Cette différence profonde suffirait déjà à
expliquer les fortunes différentes qu'ont eues les
mathématiques et la métaphysique. Mais en outre,
quand elles s'emploient à rendre compte du même
objet, à savoir la nature, les mathématiques et la
métaphysique manifestent des tendances radicalement
antagonistes; par la soumission qu'elle fait aux mathé-
matiques pour l'intelligence des phénomènes, la
science de la nature requiert la continuité, la compo-
sition sans terme, la divisibilité infinie de la matière;
en tant au contraire qu'elle s'efforce de saisir le fond
des choses, qu'elle cherche à se constituer comme
métaphysique, elle est portée à affirmer l'existence
d'éléments distincts, de substances simples et indivi-
sibles. D'autre part, la prétention de la raison à com-
prendre par elle seule le réeL si forte qu'elle soit, n'en
paraît que plus chimérique dès que l'on remarque que
le réel, avec les propriétés et les relations qui lui sont
propres, se refuse à entrer dans les formes purement
logiques de la raison et, pour ainsi dire, les déborde :
par exemple, le principe de causalité, qui régit toute
explication du réel, énonce que, parce que quelque
chose arrive, une autre chose doit être posée : com-
ment pourrait-il donc se ramener à la raison logique
qui, procédant selon le principe d'identité, ne peut
aller que du même au même?
Telles sont les réflexions qui pendant un temps
inclinent Kant à admettre que notre connaissance du
réel, loin de dériver de la raison, n'est possible que
par l'expérience et pour des objets d'expérience. Natu-
rellement elles le détournent de la métaphysique, du
moins de la métaphysique telle qu'on lavait conçue
jusqu'alors. Dans un curieux ouvrage où il s'essaie —
avec quelque gaucherie, avouons-le — à l'ironie de
Voltaire, les Rêves d'ioi visionnaire éclairais par Us rêves
de la métaphysique (1766), il veut faire entendre que le
métaphysicien qui dogmatise sur le fond tles choses
n'est pas si loin d'un illuminé comme Swedenborg,
212 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
qui prétend entrer par privilège spécial en communi-
cation directe avec le monde des esprits. Que la méta-
physique, au lieu ds poursuivre la tâche impossible
d'étendre notre science au delà de l'expérience, se
contente donc d'ôtre la science des limites de la raison
humaine I En dépit de préjugés persistants, elle ne
laissera rien perdre ainsi de ce qui est essentiel au
savoir et à la vie. Car ce qui dépasse notre connais-
sance est aussi ce qui est inutile pour régler notre
conduite. Môme les affirmations, comme Tuffirmation
de Dieu et celle de la vie future, que l'on estime indis-
pensables à la moralité, en dépendent au contraire,
loin d'en être le soutien; et ce n'est pas une suite de
raisons démonstratives, c'est uniquement une foi
morale qui en assure la vérité. « Parmi les innom-
brables problèmes qui se présentent d'eux-mûmes, dit
Kant pour conclure, choisir ceux dont la solution
importe à l'homme, c'est là le mérite de la sagesse.
Lorsque la science a achevé le cours de sa révolution,
elle arrive naturellement à un point d'humble dé-
fiance, et, irritée contre elle-même, elle dit : Que de
choses cependant que je ne connais pas! Mais la raison
mûrie par l'expérience, et devenue sagesse, dit d'une
âme sereine par la bouche de Socrate, parmi les débal-
lages d'une foire : Que de choses cependant dont je n'ai
nid besoin!... La vanité de la science excuse volontiers
son genre d'occupations sous prétexte d'importance,
et l'on prétend communément dans ce cas que la con-
naissance rationnelle de la nature spirituelle de l'âme
est tout à fait nécessaire pour garantir la conviction
de l'existence après la mort, que celle-ci l'est à son
tour pour fournir le mobile d'une vie vertueuse...
Mais la véritable sagesse est compagne de la simplicité,
et comme chez elle le cœur commande à l'entende-
ment, elle rend d'ordinaire inutiles les grands appa-
reils du savoir appris, et ses fins n'exigent pas de ces
moyens qui ne peuvent jamais être à la portée de tous
les hommes. Gomment! N'est-il bon d'être vertueux
KANT 113
que parce quïl y a un autre monde? Ou n'est-il pas
vrai plutôt que les actions sont re'compensées parce
qu'en elles-mêmes elles furent bonnes et vertueuses?
Le cœur humain ne contient-il pas des prescriptions
morales immédiates, et faut-il pour mouvoir l'homme
ici-bas dans le sens de sa destinée appuyer nécessaire-
ment les machines à un autre monde? Peut-il bien
s'appeler honnête, peut-il s'appeler vertueux, celui
qui s'abandonnerait volontiers à ses vices favoris s'il
n'avait pas l'e'pouvante d'un châtiment à venir, et ne
faudra-t-il pas dire plutôt qu'à la vérité il craint d'ac-
complir le mal, mais qu'il nourrit dans son âme une
disposition mauvaise, qu'il aime le profit d'actions en
apparence vertueuses, mais qu'il déteste la vertu
même? De fait, ainsi que l'expérience en témoigne
aussi, il y a tant d'hommes qui sont instruits et con-
vaincus de la réalité d'un monde futur, et qui cepen-
dant, adonnés au vice et à la bassesse, ne songent
qu'aux moyens d'échapper par fraude aux consé-
quences menaçantes de l'avenir ! Mais il n'a jamais sans
doute existé une âme droite qui pût supporter la
pensée qu'avec la mort tout est fini, et dont les nobles
tendances ne se soient pas élevées à l'espérance de la
vie future. Aussi paraît-il plus conforme à la nature
humaine et à la pureté des mœurs de fonder l'attente
d'une autre vie sur les sentiments d'une âme bien née
que de fonder au contraire sa bonne conduite sur l'es-
pérance de l'autre vie. Il en est également ainsi de la
foi morale dont la simplicité peut être supérieure à bien
des subtilités du raisonnement, qui est véritablement
la seule à convenir à l'homme dans n'importe quelle
condition, puisqu'elle le conduit sans détour à ses
véritables fins. Laissons donc à la spéculation et à la
sollicitude des esprits désœuvrés toutes les doctrines
tapageuses sur des objets si éloignés. Elles nous sont
en réalité indifférentes, et ce qu'il y a de momentané-
ment spécieux dans les raisons pour ou contre pei4t
iien décider de l'assentiment des écoles, mais aurait
214 FIGURES ET DOCTRINES DE l'HlLOSOIMlES
peine à décider en quoi que ce soit de la destinée
future des lioiinetes gens. Aussi bien la raison humaine
n'a pas des ailes assez puissantes pour fendre les
nuages élevés qui dérobent aux yeux les mystères de
l'autre monde; et à ces gens de curiosité ardente qui
désirent si vivement savoir ce qui s'y passe, on peut
donner le simple, mais naturel avis, que sans doute le
plus sage pour eux, c'est de consentir à prendre patience
jusqu'au jour où ils y arriveront. Mais comme notre sort
dans la vie future peut, selon toute vraisemblance,
tenir à la façon dont nous avons accompli notre tâche
dans celle-ci, je conclus par ce que Voltaire fait dire
en fin de compte à son honnête Candide, après tant
d'infructueuses discussions d'école : Songeons à nos
affaires j allons au jardin et travaillons. »
*
* *
Kant croyait donc pouvoir renoncer à la métaphy-
sique traditionnelle sans compromettre les grandes
vérités morales et religieuses auxquelles il tenait par-
dessus tout; et, s'il y renonçait, c'était principalement
parce qu'il avait été frappé des contradictions dans
lesquelles tombe la raison lorsqu'elle s'applique à
résoudre les questions dernières. Cependant, foncière-
ment rationaliste par son éducation intellectuelle
comme par ses tendances propres, il ne pouvait se
résigner à croire que la raison dût subir comme une
condamnation sans appel la nécessité de ces conflits
avec elle-même : qui sait si, tâchant d'en découvrir en
elle-même la cause, elle n'arriverait pas par là à s'en
rendre maîtresse? C'est dans ce sens que Kant orienta
ses réflexions et ses recherches, et elles aboutirent,
en effet, à restituer à la raison sous des formes nou-
velles une juridiction souveraine sur le savoir et sur
la vie. D'un mot, Kant sauva le rationalisme et,
dj^une certaine manière, la métaphysique par l'idéa-
lisme.
KANT 215
Comment donc s'est constitué l'idéalisme kantien,
et que signifie-t-il exactement?
Deux notions sont capitales dans la science mathé-
matique de la nature ; car le mouvement, auquel se
ramènent tous les phénomènes matériels, ne peut être
connu que par elles : ce sont Fespace et le temps. Or
ces notions ne peuvent être fournies par les sens ; car
nous savons d'avance que tous les objets sensibles
nous seront donnés dans l'espace et dans le temps, au
point que nous pouvons faire abstraction de telles ou
telles propriétés de ces objets, mais non de l'espace et
du temps qui sont, eux, absolument inhérents à toute
perception, externe ou interne. L'espace et le temps
ont donc une sorte de priorité de droit sur toutes les
données de la sensation; comme, d'un autre côté, ils
sont dépourvus des caractères qui distinguent les
choses réelles, ils ne sauraient avoir qu'une nécessité
idéale : et de fait, ainsi que maintenant le découvre
Kant, ils sont des conditions imposées à l'esprit
humain par sa nature même pour la perception des
objets sensibles : aussi, les objets sensibles ne sont-ils
tels pour nous, et ne peuvent-ils nous affecter qu'en
se soumettant à ces conditions. Si dans ces objets nous
distinguons d'une part leur matière, c'est-à-dire les
qualités partimiières qu'ils offrent, d'autre part leur
forme, c'est-à-dire ce qui fait d'une manière générale
qu'ils peuvent être représentés, l'espace et le temps
constitueront proprement leur forme. Et cette forme,
redisons-le, appartient essentiellement à l'esprit qui y
plie ce qu'il perçoit, juste pour le percevoir. Il n'y a
donc d'objets de perception que par rapport à un
sujet percevant qui met en œuvre pour cette fonction
l'espace et le temps, marques de sa nature. Par suite,
on conçoit que le monde matériel se prête aux dé-
terminations mathématiques : il s'y prête par le seul
fait d'être perçu suivant les conditions fondamen-
tales de toute perception sensible. Ce qui est dé-
montré de l'espace et du temps est vrai de tout ce
21fi FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
qui vieat se mettre dans l'espace et dans le temps.
Considérer ainsi l'espace et le temps comme des
éléments ou des formes a priori, c'est sans doute sou-
tenir qu'étant rigoureusement nécessaires à la connais-
sance sensible, ils ne sauraient dériver des données
qu'ils doivent encadrer; mais c'est aussi, plus profon-
dément, prétendre qu'ils ne paraissent coexister avec
ces données que parce que l'esprit les met en elles en
les leur imposant : l'a priori exclut l'existence d'objets
de la connaissance hors des conditions de ia faculté de
connaître; il implique au contraire le rapport direct et
comme l'adhérence de tout objet de connaissance à ces
conditions. L'esprit porte donc en lui la connaissance
sensible, puisqu'il la ramène à certaines nécessités de
sa nature. Mais la connaissance sensible se trouve li-
mitée dans la perception des objets par cela même
qui la rend possible; du moment, en effet, que ces
objets pour être saisis doivent revêtir les formes de
l'esprit, ils ne peuvent être saisis comme des objets
existant en soi, mais seulement comme des objets don-
nés à la faculté de percevoir, comme des représenta-
tions du sujet. Une antique distinction, consacrée sur-
tout par la philosophie platonicienne, se trouve ainsi
reprise et modifiée : Platon, préoccupé d'amener à la
connaissance un objet permanent, avait expliqué que
cet objet ne saurait se trouver dans le monde sensible,
qui ne s'offre que sous des aspects instables, et qui ne
présente que des apparences, que des phénomènes; il
faisait consister cet objet dans des Idées, êtres véri-
tables qui réalisent tout ce qu'il y a d'intelligible et qui
constituent une sorte de monde supra-sensible. Kant,
par sa doctrine de l'espace et du temps, établit sur de
nouveaux fondements la distinction des deux mondes ;
il soutient, lui aussi, que les données sensibles ne sont
que des phénomènes, ne sont pas des choses en soi;
seulement, pour lui, de ces données sensibles il y a
science; et tandis que le platonisme n'en avait décou-
vert que la propriété négative qui les opposait aux
KANT m
Idées comme des apparences à la réalité, le kantisme
en décou%Te cette propriété positive, qu'elles sont des
apparences par l'esprit qui se les fait apparaître et les
dispose ainsi à se laisser connaître. Muni de cette con-
ception nouvelle, Kant pouvait pressentir qu'il était
en voie de résoudre les contradictions qui avaient
inquiété son intelligence et l'avaient fait douter pen-
dant un temps de la puissance de la raison : est-ce
que, par exemple, les conflits des mathématiques et
de !a métaphysique ne tiendraient pas à la méconnais-
sance d'une différence essentielle de points de vue, les
mathématiques devant rester astreintes à la considé-
ration des phénomènes, la métaphysique prétendant
toujours à la détermination des choses en soi?
•
Solution provisoire cependant, et qui ne développait
pas toutes les conséquences de cette originale théorie
sur Tespace et le temps : pour Kant encore, la con-
naissance sensible et la connaissance intellectuelle se
distinguent l'une de l'autre en ce que la première rap-
porte les objets à ses formes, tandis que la seconde se
rapporte aux objets tels qu'ils sont en eux-mêmes.
Ainsi la doctrine de la connaissance intellectuelle
n'avait point participé au renouvellement qui s'était
opéré dans la doctrine de la connaissance sensible, et,
seulement débarrassée de quelques confusions et de
quelques équivoques, semblait restaurer en fin de
compte la métaphysique traditionnelle. Mais le clair
énoncé d'un problème que Kant jusqu'alors n'avait
pas aperçu dans toute sa profondeur, en provoquant
de sa part de nouvelles recherches, l'amena à pro-
duire jusqu'au bout sa pensée : Comment peut s'ex-
pliquer, dans la connaissance intellectuelle, l'accord
des représentations de l'entendement avec les choses?
Tandis que l'empirisme, en faisant dériver l'entende-
ment des choses, ruine la certitude de la connaissance,
218 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
le rationalisme ordinaire, en supposant que l'entende-
ment est fait pour se représenter les choses et est na-
turellement en harmonie avec elles, supprime la ques-
tion à résoudre. Or ce qui permet de résoudre cette
question, c'est l'extension des principes déjà établis
pour la connaissance sensible. Que la connaissance
intellectuelle se distingue de la connaissance sensible
par des caractères irréductibles, Kant continue à le
soutenir. Mais, d'une façon générale, par cela seul
qu'elles sont objets de connaissance, même intellec-
tuelle, les choses doivent se conformer aux conditions
de cette connaissance. La connaissance intellectuelle a,
elle aussi, ses formes a priori, que Kant appelle, d'un
mot emprunté à Aristote, des catégories; ces formes qui
constituent l'acte de penser, identique dans toutes les
intelligences humaines, ont pour rôle de représenter
les objets dans un ordre régulier, indépendant de
toutes les façons particulières de percevoir. Mais pour
que des objets acceptent la maîtrise de ces formes, il
faut qu'ils n'aient pas une nature qui les fixe comme
nécessairement hors d'elles; c'est-à-dire que, du mo-
ment qu'ils sont connus par des pensées comme les
nôtres, ils ne sauraient être des choses en soi; ils ne
peuvent, à ce. titre, qu'être donnés au sujet qui a pour
fonction de les comprendre; ils ne peuvent être que
des représentations de ce sujet, et qui lui servent
directement de matière pour son action. Or les seules
représentations de ce genre que notre esprit trouve à
la fois en lui et devant lui, ce sont les phénomènes
reçus par la sensibilité : et ce sont en effet ces phéno-
mènes qui viennent remplir les formes de l'entende-
ment. Telle est donc la fonction de la connaissance
intellectuelle; elle consiste, non pas à atteindre des
choses en soi dont l'existence, si réelle qu'elle soit, ne
saurait sans contradiction se rendre relative aux déter-
minations de nos facultés, mais à remplacer la simple
juxtaposition des phénomènes tels qu'ils affectent nos
sens par une liaison nécessaire et permanente où
KANT 2:9
l'unité de la pensée se retrouve parce qu'elle s'y met;
aux données sensibles qui lui sont indispensables pour
se constituer et sans lesquelles elle serait vide, elle
ajoute donc ce qui fait que ces données, au lieu de se
suivre aveuglément, s'encbaînent selon des règles;
elle est la véritable source des lois de la nature qui
expriment, non pas des façons d'être des choses, mnis
uniquement le rapport des phénomènes à la puissance
ordonnatrice de l'entendement. C'est ainsi que le prin-
cipe de causalité, qui est l'un des fondements des lois
naturelles, impose aux phénomènes de se succéder,
non plus au hasard et selon les rencontres de nos
sens, mais dans un ordre tel que le passage de l'un à
l'autre s'accomplisse par une connexion régulière; il
prescrit, autrement dit, que ce qui en général précède
un événement renferme la condition en vertu de la-
quelle cet événement suit toujours d'une manière
nécessaire. Et la nature, conçue comme l'ensemble des
phénomènes, ne peut qu'obéir à cette prescription, qui
n'est au fond que Texigence de ce qui est requis
pour l'exercice de la pensée.
*
Telles sont les idées génératrices de la Critique de la
raison pure. Elles contredisent la façon naturelle de
considérer la connaissance pour y substituer une
explication qui découvre le rapport essentiel des
objets de la connaissance au sujet connaissant. Tout
naturellement, en effet, l'on suppose que la connais-
sance consiste à représenter les choses telles qu'elles
sont en elles-mêmes et que la vérité résulte de la par-
faite fidélité de cette représentation : il n'y a, semble-
t-il, que le réel qui puisse servir de modèle et de
règle à la conception du vrai par l'intelligence. Ce-
pendant la science moderne, par certaines de ses mé-
thodes et de ses théories les plus importantes, con-
tribue à ruiner cette supposition; elle montre en bien
220 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
des cas l'impossibilité de discerner le réel autrement
que par la connaissance qui le vérifie, de tenir les
objets de la connaissance pour des choses toutes don-
nées, et qui s'offrent d'elles-mêmes. Du point de vue
où il est placé naturellement, l'homme regarde le
monde comme une très grande sphère dont le centre
est occupé par la terre immobile^ tandis qu'autour de
la terre se meuvent soleil, lunes, planètes, étoiles.
Cette perception naturelle du monde, l'ancienne astro-
nomie et en particulier le système de Ptolémée la
respectait, en raison de la force des apparences qui
l'imposent; mais alors pour rendre compte des mou-
vements variés des corps célestes il fallait recourir à
une figuration très compliquée d'excentriques et d'épi-
cycles qui rendait de plus en plus impossible l'unité
nécessaire de perspective. Pour constituer un système
plus simple, l'astronomie moderne a dû avouer que le
point de vue naturel n'était pas le point de vue juste,
que la croyance commune qui faisait de la terre le
centre du monde devait céder à la conception qui
prend le soleil pour centre et qui admet la rotation
de la terre sur elle-même et autour du soleil. Elle ma-
nifeste ainsi, dans un cas extrêmement significatif,
que la connaissance vraie résulte non pas des choses
telles qu'elles se présentent, mais d'une façon de les
présenter qui en rapporte l'ordre aux exigences pro-
fondes de l'esprit. Entre cette disposition de l'astro-
nomie moderne et la manière dont la Critique de la
raison pure traite le problème de la connaissance, il
y a une analogie (en réalité, beaucoup plus qu'une
analogie) que Kant lui-même a signalée. Après avoir
rappelé toutes les difficultés issues du préjugé natu-
rel, adopté par la métaphysique, selon lequel la con-
naissance se règle sur les objets, il ajoute : « Que l'on
cherche donc une bonne fois si nous ne serions pas
plus heureux en supposant que les objets doivent se
régler sur notre connaissance... Il en est ici comme de
la pensée première de Copernic : voyant qu'il ne pou-
KANT Î81
ait venir à bout d'expliquer les mouvements du ciel
lorsqu'il supposait que la foule des astres tourne
autour du spectateur, il chercha s'il ne réussirait pas
mieux en supposant que c'est le spectateur qui tourne
et que les astres restent immobiles. » Dans les deux
cas, le changement de point de vue a pour résultat de
faire considérer comme objets, non plus des appa-
rences d'emblée converties en choses, mais les phéno-
mènes rapportés aux conditions qui permettent den
établir l'unité. La métaphysique traditionnelle, en
mettant la connaissance sous l'empire des choses en
soi, l'assimilait, dans le fond, à la vision telle que le
vulgaire Timagine^ c'est-à-dire comme produite avant
tout par l'action de réalités et de qualités extérieures.
C'est au contraire l'esprit qui est véritablement au
centre du système de la connaissance, parce que de
lui viennent les règles universelles gr:\ce auxquelles il
y a pour nous une nature, c'est-à-dire un ensemble de
phénomènes bien Uéà.
C'est cette révolution qui donne son sens précis et
sa juste portée à lïdéalisme de Kant. D'une façon gé-
nérale, l'idéalisme professe que le monde n'existe pas
en soi, qu'il n'existe que dans le sujet, peut-être m -me
que par le sujet qui le représente. L'idéalisme kantien
ne va pas jusque-là; il ne vise l'existence du monde
que tout autant qu'elle est objet de connaissance,
(ju'il y ait des choses en soi, comme fondement de
l'apparition des phénomènes, non seulement il ne le
conteste pas, mais encore il le réclame. Seulement
< e qu'il établit avec force et par la démonstration la
us originale, c'est que d'une part ces choses en soi,
•-:ant telles, ne peuvent être qu'inconnaissables pour
nous, c'est que d'autre part, dès que la connaissance
a lieu, les phénomènes qui en sont lobjet non seule-
ment ne peuvent être que dans Te.^prit, mais encore
et surtout sont appropriés aux formes par lesquelles
l'esprit d'abord les reçoit et ensuite les comprend.
Voilà pourquoi Kant, repoussant la qualiûcation géué-
r
222 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
raie d'idéaliste, demande qu'on appelle son ide'alisme
un idéalisme formel. Et voilà aussi comment par cette
sorte d'idéalisme il a renouvelé le rationalisme : tant
qu'elle était conçue comme une faculté révélatrice
d'objets situés hors de l'esprit, la raison, outre qu'elle
était mise dans un état de dépendance, participait iné-
vitablement de l'incertitude qui menaçait de tous les
côtés l'existence de ses objets; dès qu'elle est conçue
comme une faculté législatrice qui soumet à l'univer-
salité et à la nécessité de ses lois tout objet possible
de connaissance, elle est la condition irrécusable de la
certitude scientifique.
Par cette doctrine Kant surmonte également une
opposition que la pliilosophie antérieure avait laissé
subsister ou n'avait qu'imparfaitement supprimée
entre la raison et l'expérience : à l'expérience revenait
la connaissance des purs faits sans suite nécessaire-
ment régulière, à la raison la connaissance des idées
pures, dominant de la nécessité de leurs rapports la
succession arbitraire des faits. Ainsi l'empirisme
invoquait contre le rationalisme la réalité concrète
des faits, opposée à la signification abstraite et sché-
matique des idées trop logiquement liées; le rationa-
lisme invoquait contre l'empirisme la puissance dé-
monstrative des idées, opposée à l'indifférence des
faits pour tout ordre rigoureux. Selon Kant, l'expé-
rience n'est pas seulement une source propre de con-
naissance; elle est la connaissance même. Seulement
l'expérience ainsi entendue implique en elle la raison,
qui la rend possible en détournant les objets des par-
ticularités de la perception vers des règles universelles
d'enchaînement. La raison et l'expérience ne se distin-
guent que tout autant que l'on envisage d'une part ce
qui fonde la connaissance, d'autre part ce à quoi la
connaissance s'applique.
' Montrer que l'expérience est connaissance et à
quelles conditions elle Test, c'est là l'œuvre qui rem-
plit la première moitié de la Criligne de la raison purct
KANT 2«3
tandis que la seconde moitié est réservée à établir
, qu'il n'y a de connaissance que dans les limites de
/ l'expérience. Ce n'est pas cependant que la raison
naspire plus haut, et en un sens légitimement. Par
delà les catégories dont dépend la connaissance des
phénomènes ou l'établissement des lois de la nature,
elle conçoit des idées telles que l'idée de l'âme, l'idée
du monde, l'idée de Dieu destinées à porter à son
maximum l'intelligibilité des choses. Et la nécessité
avec laquelle elle les conçoit l'inclme à croire qu'elle
peut en traiter les objets comme des objets de connais-
sance : de là tant de tentatives, soit pour démontrer
la réalité, la substantialité et la simplicité de l'âme,
soit pour établir des propositions concernant les ori-
gines, la constitution, l'enchaînement causal des états
et les conditions d'existence du monde, soit pour
prouver l'existence de Dieu. Dans toutes ces tenta-
tives, dès qu'on les examine de près, on découvre soit
des paralogismes, soit des contradictions insolubles,
soit des insuffisances inévitables d'argumentation qui
viennent en principe de ce que des catégories de
l'entendement, valables seulement pour l'explication
des phénomènes, sont abusivement employées à spé-
culer sur des choses en soi. Cependant les idées qui
entraînent ainsi la raison hors du champ de l'expé-
rience sont mieux que des inutilités périlleuses dans
l'économie de la pensée, car en nous fournissant le
modèle dune connaissance achevée, impossible pour
nous, elles nous empêchent de considérer comme telle
notre connaissance des phénomènes; mais d'autre
part, elles nous forcent de concevoir que dans les
limites mêmes de l'expérience l'obhgation de la re-
clierche scientifique est illimitée, et ainsi elles nous
stimulent à poursuivre sans fin le savoir dont nous
sommes capables. En outre elles sont aptes à recevoir
légitimement des significations pratiques, c'est- à dire
en rapport avec les lois qui gouvernent la volonté
humaine. Ainsi le kantisme peut paraître ressembler
iU FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
au positivisme en ce qu'il déclare illusoire toute
connaissance qui pre'tend de'passer les phénomènes;
mais il en diiïere profondément en ce qu'il n'admet
pas que les phénomènes s'organisent d'eux-mêmes
pour constituer la science, et ensuite en ce qu'il sou-
tient que la Raison, indispensable à l'établissement
de la science, domine encore la science par les limites
qu'elle lui impose et par Tordre des problèmes nou-
veaux qu'elle conçoit.
Il peut donc tenir pour mal fondées certaines pré-
tentions de la métaphysique traditionnelle; il n'exclut
pas pour cela toute métaphysique. D'abord, si la mé-
taphysique, d'une façon générale, est une connaissance
purement rationnelle d'objets réels, la Critique de la
raison pure démontre la possibilité d'une métaphysique
do la nature, qui, n'empruntant à l'expérience sen-
sible que la notion de matière, construit les lois du
monde matériel par la seule application des catégories
de rentcndemeiit : en ce sens Kant lui-mâme a écrit
des Premiers principes imkaphysiques de la science de la
nature. D'autre part les volontés des êtres raison-
nables, quand elles se déterminent moralement, pro-
duisent des actions qui relèvent de lois strictement
rationnelles; et en ce sens Kant a conçu aussi et com-
posé une Métaphysique des mœurs. Enfm, bien que la
raison soit incapable de connaître quoi que ce soit
d'un monde situé hors de l'expérience, elle est néces-
sairement conduite à concevoir un tel monde qui lui
fournit, à défaut d'objets de science, des objets légi-
times de croyance : de telle sorte que la métaphysique
subsiste toujours comme disposition naturelle et
invincible de l'esprit humain. « Attendre, dit Kant,
que l'esprit humain renonce une fois pour toutes aux
recherches métaphysiques, c'est attendre que, las de
respirer toujours un air impur, nous cessions une fois
pour toutes de respirer. Il y aura donc en tout temps
dans le monde, et, qui plus est, dans chaque homme,
surtout dans tout homme qui réfléchit, une métaphy-
KANT 255
sique que, faute d'une règle manifeste, chacun se tail-
lera à sa guise. » Afin de parer aux incertitudes et au
discrédit qui lonl atteinte, il faut que la mëtapliysique
soit avertie des éléments rationnels dont elle peut dis-
poser, de l'usage qu'elle en doit faire et de l'abus
quelle en peut commettre, de la distinction à opérer,
pour la détermination de ses objets suprêmes, entre
les intérêts spéculatifs et les intérêts pratiques de la
raison.
Autrement dit, la métaphysique doit être précédée
de la critique. La discipline nouvelle queKant institue
sous ce dernier nom est une sorte d'examen détaillé
auquel la raison se livre sur elle-même de façon à
dresser d'avance l'inventaire de ses ressources et à en
fixer d'avance les justes emplois. Elle est aux écoles
vulgaires de métaphysique ce qu'est la chimie à l'al-
chimie, l'astronomie à l'astrologie. Elle prémunit l'es-
prit contre les illégalités auxquelles il peut se laisser
entraîner en même temps qu'elle le rassure siu* ses
droits. Elle s'oppose donc au doymatisme, qui estime
que la raison n'a qu'à suivre son élan sans se deman-
der de quelles conditions et de quels soutiens déjjead
le déploiement de sa puissance. « La colombe légère,
dit Kant, lorsque dans son libre vol elle fend l'air dont
elle sent la résistance, pourraits'iuiagiuer qu'elle vole-
rait bien mieux encore dans le vide. » Ainsi, faute de
se critiquer, la raison ne voit dans l'expérience qu'un
obstacle au lieu d'y reconnaître unappui et s'aventure
en quelque sorte dans des espaces vides où elle ne peut
que s'évertuer sans succès et se laisser choir. C'est de
ces efforts inutiles et de ces chutes que le sceptici.^rne
prend acte pour conclure à l'impuissance de la raison.
Mais la critique ne s'oppose pas moins au scepticisme
qu'au do(finati$ine ; elle montre dans le scepticisme un
produit inévitable de cet empirisme qui prétend, lui
aussi, régler la connaissance sur les choses données
dans l'expérience, sans prendre garde que des choses
considérées comme telles ne sauraient garantir leur
15
226 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
ordre d'apparition, et qu'au surplus l'expe'rience n'est
connaissance que par des principes qui en fondent la
possibilité. Voilà comment la critique décide entre les
affirmations contraires du dogmatisme et du scepti-
cisme touchant la certitude; elle n'est point cependant
une critique des livres où ces doctrines sont contenues;
elle n'est pas même directement une critique de ces
doctrines; elle est essentiellement une critique du
pouvoir de la raison. Avec les formes et les méthodes
plus compliquées qu'imposent les caractères du savoir
moderne, elle n'est pas dans le fond sans analogie
avec l'œuvre de Socrate faisant valoir contre la vanité
de certaines spéculations la nécessité où est l'esprit de
se connaître avant tout lui-môme et de rechercher en
lui les éléments de la science dont il est capable.
Cependant il n'a jamais suffi à la philosophie d'être
une doctrine de la science; elle a toujours tendu à
expliquer et à régler la destinée totale de Ihomme, à
être aussi par conséquent une doctrine de la sagesse.
De là vient, observe Kant. que la moiale a toujours eu
la prééminence sur les autres disciplines, que partout,
et principalement chez les anciens, on a entendu par
philosophe le moraliste, et qu'aujourdhui encore
quiconque semble tenir de la raison la maîtrise de
soi est consacré du nom de philosophe.
Autant et plus par ses dispositions propres que par
fidélité aux programmes traditionnels de l'enseignement
philosophique, Kant s'est attaché de bonne heure aux
problèmes moraux; et là-dessus encore, comme sur
les questions proprement spéculatives, il a eu bientôt
à relever les insuffisances du rationalisme. Le rationa-
lisme soutenait que la raison, par la connaissance
qu'elle donne de l'ordre des choses et de l'Être tout-
puissant et parfait qui en est le principe, tourne la
volonté vers ses objets véritables et lui fait accomplir
KANT ÎÎT
s(jn bleu. Muis Kunt proteste que la croyance à Dieu et
à la Providence importe trop en elle-même à toute
l'humanité pour devoir de'pendre du succès plus ou
moins décisif d'un effort de démonstration métaphy-
sique; il incline donc à repousser la doctrine qui, au
lieu de reconnaître la valeur intrinsèque des convictions
morales et religieuses, en dérive la légitimité d'un
savoir rationnel. Il observe en outre que la connais-
sance spéculative est incapable de distinguer, parmi les
prescriptions qu'elle est censée autoriser, celles qui ne
sont que des conseils de prudence ou d'habileté et celles
qui ont un caractère véritablement moral, qu'elle ne
peut apporter à la volonté ni commandements définis,
ni mobiles efficaces. Ainsi la faculté de discerner le bien
ne saurait prendre dans notre conscience la forme
d'un savoir, surtout d'un savoir procédant par défini-
tions et démonstrations; ellenepeut avoir pour organe
que le sentiment. A cette thèse nouvelle Kant avait été
conduit, de son propre aveu, par la lecture de philo-
sophes et de moralistes anglais, tels que Shaftesbury,
Ilulcheson, Hume. D'eux il avait appris que la moralité
n'est pas œuvre de raison raisonnante, qu'elle se fait
agréer immédiatement par sa beauté même, par l'ac-
cord qu'elle établit entre Tamour de soi et l'amour
d'autrui, par l'harmonie qu'elle fait régner dans la vie
sociale. Le sentiment, c'est ce qui à la fois en dé-
couvre la valeur et en détermine l'accomplissement;
avant tout, ajoutait Kant, le sentiment de la beauté et
de la dignité de la nature humaine, car ce sentiment a
pour caractère de n'être pas lié à un objet particulier,
(le pouvoir devenir un motif universel d'action.
Vers le même temps une autre influence, — l'in-
fluence de Rousseau, — portait également Kant à
Illettré dans le sentiment la source de la moralité;
mais elle faisait plus que continuer, précipiter ou
£28 FIGURES ET DOCTRTNF.S DE PHILOSOPHES
achever dans la pensée de Kant une évolution déjà
commencée; elle y déterminait un mouvement beau-
coup plus profond, et d'une tout autre sorte, qui con-
sistait, non plus seulement dans un changement d'ex-
plication des vérités morales admises entre philosophes,
mais dans la conquête ou la reprise de la vérité morale
même. Nous savons que VEmile, arrivé aux mains de
notre philosophe, eut pour effet immédiat de le dé-
tourner pendant plusieurs jours de ses promenades
régulières. Mais écoutons la déclaration de Kant lui-
même : * Je dois lire et relire Rousseau jusqu'à ce
que la beauté de l'expression ne me trouble plus; car
alors seulement je peux le saisir avec la raison. »
Kant lit donc Rousseau avec passion et enthousiasme,
mais il ne le lit pas sans critique : c La première
impression, observe-t-il encore^ qu'un lecteur qui ne
lit pas seulement par vanité et pour passer le temps
reçoit des écrits de Jean-Jacques Rousseau, c'est qu'il
se trouve devant une rare pénétration d'esprit, un
noble élan de génie et une âme toute pleine de sensibi-
lité, à un degré tel que peut-être jamais nul écrivain,
en quelque temps ou en quelque pays que ce soit, ne
peut avoir possédé ensemble de pareils dons. L'im-
pression qui suit immédiatement celle-là, c'est celle de
î'étonnement causé par les opinions singulières et pa-
radoxales de l'auteur. Elles sont tellement à l'encontre
de ce qui est généralement admis, qu'on en vient aisé-
ment à le soupçonner d'avoir seulement cherché à
mettre en évidence ses extraordinaires talents et la
magie de son éloquence, d'avoir voulu faire l'homme
original qui, par une surprenante et engageante nou-
veauté d'idées, dépasse tous les rivaux en bel esprit. »
Mais si Kant fait ses réserves sur certains procédés de
Rousseau et sur le besoin de nouveauté à tout prix
qui parait parfois l'animer, il accueille cependant de
lui et il adopte son plus profond paradoxe philoso-
phique, en des termes qui ne laissent aucun doute ni
sur la sincérité radicale, ni sur l'importance décisive
KANT tî9
de cette adhe'sion : c Je suis par goût un chercheur,
dit-il. Je sens la soif de connaître tout entière, le désir
inquiet d'étendre mon savoir, ou encore la satisfaction
de tout progrès accompli. Il fut un temps où je croyais
que tout cela pouvait constituer l'honneur de l'huma-
nité, et je méprisais le peuple, qui est ignorant de
tout. C'est Rousseau qui m'a dessillé les yeux. Cette
illusoire supériorité s'évanouit : j'apprends à honorer
les hommes. » Ainsi Rousseau a révélé à Kantia néces-
sité de reconstituer la hiérarchie des valeurs morales
selon des principes contraires à ceux qui dirigeaient
généralement les philosophes; il l'a excité à réagir
contre cet intellectualisme, commun aux philosophies
les plus diverses, selon lequel la vertu dépend de la
science ou du degré de culture de l'intelligence et
apparaît ainsi comme le privilège de ceux qui savent
ou de ceux qui pensent. Rousseau est, selon Kant, le
Newton du monde moral. Comme Newton a trouvé le
principe qui relie entre elles les lois de la nature ma-
térielle, Rousseau a découvert la vérité simple qui
éclaire dans toutes ses profondeurs la nature humaine.
Avec Rousseau maintenant Kant aperçoit et proclame
la supériorité de l'état de nature sur la civilisation,
t L'homme, à l'état de simplicité, dit-il, a peu de ten-
tions de devenir vicieux : c'est uniquement le luxe
qui l'y pousse avec force. » « Dans l'état de nature on
peut être bon sans vertu et raisonnable sans science. »
« C'est la différence de la fausse morale et de la saine
morale, que la première ne recherche que des moyens
de se défendre contre les maux, tandis que la seconde
veille à ce que les causes de ces maux n'existent point. »
Et c'est chez Kant la même confiance que chez Rous-
seau dans la bonté naturelle de l'homme; c'est la
même façon de vanter les bienfaits de l'éducation né-
gative qui se borne à assurer le libre épanouissement
des tendances instinctives, et de dénoncer les méfaits
de l'éducation positive qui impose par contrainte des
façons de penser et d'agir artificielles; c'est le môme
230 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
jugement sur la culture intellectuelle, telle qu'on la
pratique, sur l'institution sociale, telle qu'on la subit,
accusées toutes deux de fausser le sens normal des
facultés humaines^ d'imposer à l'homme un conflit
douloureux entre le sentiment de sa destinée véritable
et l'assujettissement à la destinée qui lui est faite. Le
retour à l'état de nature, ce n'est pas, du reste, la
régression vers la vie sauvage, c'est la restauration de
la moralité pure, reconquise sur la moralité factice
des écoles et des conventions sociales; et c'est en
même temps la résurrection de la religion seule digne
d'être appelée naturelle, de la religion dégagée de la
lettre morte des démonstrations philosophiques, sus-
citée et vivifiée par les seules inspirations de la cons-
cience.
La pensée de Kant pouvait d'autant plus se prêter à
ces maximes de Rousseau qu'elle était, à ce moment
même, pleinement convaincue de la vanité des efforts
de la métaphysique, et elle semblait abandonner à
l'expérience, sans conditions posées par la raison, le
droit de vérifier et de contenir toute connaissance.
*
« *.
Mais l'on a vu qu elle ne s'était pas définitivement
fixée dans cette attitude négative, et comment elle
avait constitué un rationalisme nouveau, qui, tout en
admettant que la connaissance est enfermée dans
l'expérience, soutenait d'une part que l'expérience
implique la raison, d'autre part que la raison conçoit,
par delà l'expérience, des idées dont les objets, s'ils
ne sont pas théoriquement connaissables, peuvent
avoir, au point de vue pratique, une valeur et une
réalité certaines. Ce rationalisme, par ses exigences
les plus essentielles, interdisait désormais à Kant d'at-
tribuer au sentiment le principe de la morale; mais
précisément, par ce qu'il avait de nouveau, il lui per-
mettait de-sauveret de consacrer l'idée antérieurement
KANT 231
opposée par lui à rintellcctualisme des morales philo-
sophiques, l'idée que chez l'homme le jugement moral
et la faculté d'y conformer la conduite ne dépendent
pas proprement d'un savoir.
De même que le rationalisme critique, en ce qui
concerne la science, a d'abord rétabli le rôle de la
raison en recherchant à quelles conditions l'expérience
est possible, il va le rétablir, en ce qui concerne la
morale, en se demandant à quelles conditions est pos-
sible le jugement moral. Or, d'après les Fondements de
la Métaphysique des mœurs, que découvre en lui le juge-
ment moral quand on l'analyse? En premier lieu, ceci :
« De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le
monde, et même en général hors du monde, il n'est
rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon. si
ce n'est une bonne volonté. » En effet, ajoute Kant, ni
les dons de la nature, que ce soient les talents de
l'esprit ou les qualités du tempérament, ni les dons de
la fortune^ que ce soient les honneurs, ou la richesse,
ou les avantages faits pour procurer ce qu'on nomme
le bonheur, n'ont par eux-mêmes aucune valeur
morale, puisqu'il est avéré que l'on peut en recevoir
de fâcheuses suggestions ou en faire de mauvais
usages. Les moralistes de l'antiquité ont considéré
comme d'essentielles vertus l'empire sur soi et la
modération; mais si ce sont là des qualités favorables
à l'accomplissement du bien, il reste toujours possible
qu'elles soient détournées vers le mal,, et elles en
deviennent alors d'autant plus condamnables; un cri-
minel, quand il agit de sang-froid, paraît plus pervers
que s^il était entraîné par la violence de sa nature.
11 n'y a donc de bien véritable, de bien sans condi-
tion, de bien moral par conséquent que dans la bonne
volonté. Cette conception, qui pour Kant exprime l'élé-
ment constitutif du jugement moral, rappelle sans doute
la thèse stoïcienne selon laquelle dans l'ordre des biens
l'honnête seul, qui seul dépend de l'homme, est au-
dessus de toute comparaison et vaut absolument. Mais
i32 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHEÔ
en détachant la volonté de la représentation intellec-
tuelle de l'univers pour conférer toute valeur à la
maxime d'action qui directement la détermine, cette
conception procède plus sûrement d'une inspiration
chrétienne. Kant lui-même, à l'occasion, l'a rattachée
à cet esprit du Christianisme qui réclame avant tout la
pureté de cœur ou d'intention et qui affirme le carac-
tère essentiellement intérieur de la vie morale. 11 estime
d'ailleurs que, pour avoir été découverte par une reli-
gion révélée, une idée peut néanmoins être bien fondée
en raison; et c'est ici le cas. Il n'y a en effet de gou-
vernement véritable de la vie par la raison que si la
raison dirige immédiatement la volonté sans emprunter
aux objets extérieurs de quoi l'attirer ou la con-
traindre, que si elle s'adresse à l'intention pure et
simple. Ce qui ne veut point dire, au surplus, que
l'intention doive rester enfermée en elle-même et se
désintéresser des actes qui normalement la réalisent;
ce qui ne veut point dire surtout que l'intention puisse
se surajouter fallacieusement à des actes engendrés
par de tout autres motifs; ce qui veut dire seulement
que l'action est moralement qualifiée par la règle de
conduite dont l'agent, avec le plus ferme et le plus
sincère propos, la fait dériver.
La bonne volonté est donc bonne, non pas par son
aptitude à atteindre tel ou tel but, non pas par son
succès dans l'accomplissement de telle ou telle œuvre,
mais uniquement par la maxime qui inspire son vou-
loir intérieur. Cependant, dans les conditions où nous
sommes placés, elle ne peut être bonne ni naturelle-
mentj ni d'emblée; elle a à compter avec les inclina-
tions qui sont en nous et qui lui suggèrent des
maximes, sinon toujours positivement immorales, au
moins dépourvues de tout caractère moral ou même
revêtues d'un caractère moral illusoire. C'est pourquoi
elle se représente comme un devoir ce qui doit rendre
son intention bonne. Toutefois la conformité au devoir
ne suffit pas pour définir une bonne volonté; car cette
KANT 833
conformité peut demeurer tout extérieure ; il est pos-
sible d'accomplir des actes conformes au devoir sans
les accomplir par devoir. Par exemple, un marchand
qui sert loyalement tous ses clients sans distinction
peut s'être dit simplement que son commerce be'néfi-
ciera de la confiance qu'il saura inspirer. C'est une
vue inle'ressée, ce n'est pas une règle morale qui lui
dicte alors sa conduite. La confusion peut se com-
mettre encore plus aisément lorsque les actes que l'on
doit accomplir sont l'objet d'une inclination directe,
étrangère à tout calcul d'intérêt. Conserver sa vie est
un devoir, être généreux est un devoir. Mais la plu-
part des hommes conservent leur vie par une simple
tendance très forte, et beaucoup pratiquent la généro-
sité en cédant à un besoin ou à un goût très vif. Pour
prévenir toute confusion, il faut que l'analy.^e philoso-
phique s'attache aux cas où la bonne volonté est en
lutte avec les dispositions naturelles; car alors seule-
ment il est possible d'établir une séparation radicale
entre les mobiles venus du devoir et les mobiles venus
des inclinations. Par exemple, conserver sa vie appa-
raît bien comme l'accomplissement véritable d'un
devoir, lorsqu'une accumulation de douleurs est cause
que la vie est prise en dégoût; de même être bienfai-
sant, lorsque les chagrins ressentis et les ingratitudes
subies ont été au point de briser tout élan de généro-
sité naturelle. Ainsi la bonne volonté, ou la volonté
d'agir par devoir, ne se révèle sûrement que lorsqu'elle
est en conflit avec les inclinations. Seulement il semble
que Kant finisse par faire d'un signe qui permet de la
reconnaître ou de la définir le caractère qui la cons-
titue. De là le rigorisme qu'on lui a si souvent reproché.
Par la défaveur qu'il paraît jeter ainsi sur les boni
sentiments spontanés et sur la joie de vivre, par l'âpre
austérité qu'il semble imposer à la pratique du devoir,
il n'est pas sans avoir provoqué des répugnances ou
des protestations assez vives. Schiller, qui pourtant
rendait justice à la haute et ferme inspiration de la
234 FIGURES ET DOCTRÏNES DE PHILOSOPFIES
morale kantienne, lui décochait cette épigrammc :
« Scrupule de conscience : jesers volontiers mes amis;
mais hélas! je le fais avec inclination, et ainsi je me
sens souvent tourmenté de la pensée que je ne suis
pas vertueux. — Décision : il n'y a pas d'autre parti à
prendre : tu dois chercher à repousser cette tentation
et à accomplir alors avec répugnance ce que le devoir
t'ordonne. » Épigramme injuste cependant. Car le
rigorisme de Kant signifie seulement que la maxime à
laquelle obéit la volonté ne doit pas emprunter ses
mobiles déterminants aux inclinations sensibles, et
consister directement ou indirectement en une règle
pour la poursuite et la conquête du bonheur; il pré-
tend donc surtout circonscrire exactement l'ordre des
motifs dont la décision volontaire doit procéder pour
avoir une valeur morale authentique; mais il ne con-
teste pas que la tendance au bonheur soit une tendance
essentielle de notre nature et ne puisse être satisfaite,
tout autant que la moraUté le permet, et surtout à la
condition de ne jamais être prise pour un facteur de
la moralité même. Ce qui reste étranger à la moralité,
c'est donc l'acte accompli par inclination, non pas
nécessairement l'acte accompli avec inclination; et
Kant a même écrit quelque part : « Ce qu'on ne fait
pas avec joie, mais seulement comme une corvée, n'a
aucune valeur morale interne pour celui qui obéit
ainsi à son devoir. »
L'essentiel est de bien entendre que la bonne volonté,
comme telle, n'agit pas pour atteindre une fin ou pour
réali-ser un objet du désir, qu'elle agit par une maxime
indépendante de toute fin et de tout objet de cette
sorte, qu'elle ne se laisse déterminer que par le devoir.
Mais le pur devoir ne peut la déterminer que par un
mobile qui l'exprime sans l'altérer et qui ait d'autre
part une efficacité pratique. Ce mobile ne peut être
que le respect. Car si le respect est un sentiment,
capable à ce titre de promouvoir la volonté, il est un
sentiment tout à fait originsJ; tous les autres senti-
KANT 235
ments se ramènent à l'inclination ou à la crainte, il
n'est, lui, ni une inclination, ni une crainte, quoiqu'il
ait quelque analogie avec l'une et avec l'autre : avec la
crainte, en ce qu'il est la conscience de notre subordi-
nation à une règle qui domine de très haut et qui
humilie en quelque sorte nos penchants sensibles, avec
rinclination, en ce qu'il est la conscience de la partici-
pation de notre volonté à la valeur infinie de cette
règle. 11 n'en garde pcis moins ce caractère d'être pro-
duit en nous par la seule représentation du devoir, et
de n'avoir pour objet direct que le devoir. Disons
donc que la bonne volonté est la volonté d'obéir au
devoir uniquement par respect pour le devoir.
» ■*
Qu'est donc le devoir? S'il est la règle à laquelle il
faut que la volonté soit soumise pour être véritable-
ment bonne, il est par rapport à cette volonté ce
qu'est en général une loi par rapport aux êtres de la
nature; il est aussi une loi; il est la loi morale. Comme
les loi» naturelles la loi morale est une nécessité de la
raison; mais à la différence de ces lois, elle gouverne
des êtres qui ont la faculté de se la représenter avant
d'agir et pour agir,- et qui, tout en devant se déter-
miner, peuvent ne pas se déterminer par ce qu'elle
représente; de telle sorte que la nécessité qui lui appar-
tient, absolue en elle-même, apparaît comme une
nécessité idéale; c'est la nécessité de ce qui doit être
réalisé par une volonté libre. Ainsi d'ailleurs se justifie
l'antithèse, familière à la conscience commune, entre
ce qui doit être et ce qui est.
Par là, autant et, si l'on peut dire, plus encore que
les principes qui rendent possible l'expérience scienti-
fique, la loi morale est a priori. Elle ne peut, en effet,
être dérivée de données sensibles, puisqu'elle exclut
même toute ingérence des inclinations dans les mobiles
qui s'y conforment; elle ne saurait être non plus
836 FIGURES ET DOCTRINES DE F'HILOSOPHES
l'expression d'une moralité donnée en fait, puisqu'elle
exige une intention qui n"est pas une donnée et qui
reste toujours irréductible à des actes empiriquement
observables. « Il est, remarque Kant, absolument
impossible d'établir par expérience avec une entière
certitude un seul cas où la maxime d'une action en,
accord du reste avec le devoir ait reposé uniquement
sur des principes moraux et sur la représentation du
devoir. » Si l'homme était exclusivement un être rai-
sonnable, il suivrait de lui-même la loi morale, avec
une entière spontanéité; comme il est aussi un être
sensible, c'est-à-dire assujetti à des penchants qui
peuvent le détourner de la loi morale, il reçoit celle-ci
comme nn commandement^ comme un impératif, selon
le mot de Kant.
Mais il y a impératif et impératif. Tel impératif com-
mande une action non pas pour elle-même, mais
comme moyea en vue d'une fin qu'il nous est loisible
de poursuivre ou non. Par exemple : Tu dois cultiver
ton intelligence pour réussir dans la vie. Tu dois être
tempérant si tu veux conserver la santé. Un impératif
de cette espèce, dans lequel le commandement est
Boumis à une condition, est un impératif hi/potkpfique;
il n'énonce au fond qu'un conseil de prudence ou
qu'une règle d'habileté : il n'a pas' de caractère vérita-
blement moral. Il y a, au contraire, une sorte d'impé-
ratif qui commande l'action absolument, sans faire
entrer en ligne de compte ni conditions ni consé-
quences. Par exemple : Tu ne dois pas mentir. Tu dois
faire du bien à tes semblables. Un impératif de cette
sorte est un impératif catérjorique, et seul il peut être
considéré comme une expression de la loi morale.
Comment le définir pourtant et dans son sens et
pour ses applications, quand on sait qu'il doit faire
abstraction de fins qui peuvent être réalisées par Tac-
tion volontaire? La chose serait impossible si l'action
volontaire consistait seulement à tendre délibérément
à des fine; mais elle a pour propriété constitutive d'y
KANT 837
tendre par des maximes, c'est-à-dire par des principes
que ciioisit le sujet pour la régler. Sans s'appuyer
jamais sur une considération quelconque de résultats
ou de buts, par sa forme seule, l'impératif catégorique
est capal)le de décider si telle action est morale ou
non, dès que cette action est envisagée, comme elle
doit r<3tre, du côté de sa maxime. Expression de la loi
morale, l'impératif catégorique se contente de com-
mander que la maxime choisie par la volonté puisse,
sans se contredire elle-même ou sans restreindre la
puissance pratique de la volonté, revêtir le caractère
d'universalité qui appartient à toute loi. « Agis unique-
ment selon la maxime qui fait que tu. peux vouloir en même
temps quelle devienne une loi universelle. » En d'autres
termes, nous devons faire comme si par notre maxime
nous allions nous instituer législateurs d'une nature
nouvelle qui serait la nature des êtres raisonnables
comme l'autre est la nature des objets sensibles; et
nous devons tenir pour immorale toute maxime qui
répugne à ce rôle. Se décider par amour de soi à se
tuer quand la vie n'offre plus les jouissances que Ton
en attend, faire pour se tirer d'embarras une fausse
promesse, renoncer par nonchalance à toute culture,
refuser à autrui l'assistance dont il a besoin : autant
d'actions dont les maximes se refusent à être universa-
lisées, et qui, au lieu de pouvoir être législatrices, sont
au fond destructrices de cette nature nouvelle qui doit
être l'œuvre des volontés. Car une nature dont les
êtres se conféreraient la faculté de suppiimer à leur
gré leur existence se supprimerait à son principe
même. De même une nature où interviendrcdent des
pi'omesses, c'est-à-dire des actes supposant qu'on sera
cru sur parole, ne saurait subsister sous la condition
que des promesses sont voulues fausses et abolissent
ainsi la confiance requise en général par des promesses.
D'autre part, une nature où chaque être pourrait à son
gré ne pas cultiver ses facultés et ses talents, sans être
contradictoire en elle-même, serait en contradiction
238 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
avec l'idée qu'elle doit résulter de toute la puissance
pratique de la volonté. De même enfin une nature où
chacun ne songerait qu'à son bonheur sans vouloir
participer au bonheur d'autrui ne serait pas non plus
assurément contradictoire avec elle-même, mais le
serait avec l'idée qu'une réciprocité de relations existe
entre les êtres qui la composent. Voilà donc en quel
sens l'impératif catégorique peut se formuler : « Agis
comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta
volonté en loi universelle de la nature. »
Il est susceptible de recevoir encore une autre for-
mule, si l'on considère que toute volonté se détermine
non seulement par des lois, mais encore pour des fins.
Seulement des fins ne sauraient avoir de valeur morale,
ainsi que nous l'avons vu, si elles ne sont des fins que
pour nous, c'est-à-dire si elles sont estimées par rap-
port à nos inclinations et mises ainsi sous la dépen-
dance de notre nature sensible; il faut qu'elles soient
non des fins relatives, mais des fins absolues, ou, selon
l'expression de Kantj des fins en soi. Mais qu'est-ce qiii
peut être une fin en soi? Uniquement la nature raison-
nable; car étant le principe de toute appréciation, elle
ne peut être appréciée par rapport à autre chose
qu'elle. Or l'homme a conscience d'être une nature
raisonnable, et par là il est pour toute volonté une fin
à respecter, et non pas seulement un moyen à utiliser.
D'où la nouvelle formule : « A(jis de telle sorte que tu
traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans
la personne d'aîUrui toujours en même temps comme une
fin et jamais simplement comme un moyen. » Ainsi, tandis
que les objets inanimés et même les animaux, n'étant
pas des sujets raisonnables, ne sont que des cftoses,
bonnes pour tous les usages que l'on en peut faire,
les hommes, qui sont des sujets raisonnables^ sont des
personnes, et reçoivent de ce titre une inviolabilité et
une dignité souveraines. Même si par nécessité natu-
relle ou sociale, ils sont au service d'autrui, ce ser-
vice ne doit point avoir, sous peine d'aller contre
KANT î?.9
la morale, le caractère d'une servitude : il exige
le libre consentement et il n'autorise jamais l'alié-
nation de la personne. Celte idée de l'incompa-
rable valeur de la personne humaine, Kant la fait
ressortir dans toute sa doctrine avec une énergie
singulière : il en retient et il en unit deux signification»
distinctes, mais, à ses yeux, également essentielles .
d'un côte une signification quasi juridique qui montre
dans la personne un droit absolu devant lequel doivent
s'arrêter tous les projets et tous les actes de mainmise
arbitraire; de l'autre côté une signification quasi reli-
gieuse qui montre dans la personne une capacité intime
de participation à la sainteté de la loi moiaie.
Le rapprochement des deux précédentes formules
permet d'en établir une troisième. Le sujet qui doit
choisir pour son action une maxime telle qu'elle puisse
être érigée en une loi universelle de la nature ne doit
pas être, dans l'obéissance à cette condilion, un simple
instrument, un simple moyen; il ne doit se reconnaître
obligé par la loi qu'autant que la loi pioccde de sa
volonté, entendons bien, de sa volonté pure, indépen-
dante des affections sensibles. C'est donc au fond sa
volonté qui est législatrice universelle. D'où l'idée
d'autonomie, à laquelle se ramène finalement l'idée de
l'impératif catégorique. « L'obéissance à la loi qu'on
s'est prescrite est liberté », avait dit Rousseau dans le
Contrat socuil (I, viii). Ce rapport du sujet à la loi, Kant
le transfère de l'ordre social dans l'ordre moral : l'être
raisonnalile est par sa volonté pure l'auteur de la loi à
laquelle il se soumet, et c'est pourquoi il est capable de
s'y soumettre sans l'intervention de ces mobiles exté-
rieurs et intéressés qui font accepter les impératifs
hypothétiques. Dès lors, si l'on considère les êtres rai-
sonnables dans leur ensemble et dans l'ensemble de
leurs actions volontaires, il apparaît qu'ils constituent,
par la législation universelle et commune qui vient
d'eux, une société des esprits, ce que Kant appelle un
t règne des fins » . Ce règne des fins est une union sys-
£40 FinunKS ET nOCTRiNRS DR niILOSOPH KS
lcmali(iue des personnes fins en soi, et qui, en obéissant
aux lois qu'elles se prescrivent, se déterminent unique-
ment pour des fins eominandées ou permises par le
devoir. A cette nouvelle fuyon de déterminer la loi
morale ou [)uiuTuit donner cette formule que Kant n'a
pas tout à faitlittéralcmenténoncce : * Agis de telle sorte
que les maximes qui dérivent de ta législation propre con-
courent à Vtlahlissemenl d'un règne des fins. » Cette concep-
tion d'un règne des fins n'est donc qu'un idéal; mais
c'est un idéal réalisable par la liberté.
*
« *
Telles sont donc les manières, à la fois diverses et
concordantes, de se représenter le devoir : il ne faut
jamais qu'elles favorisent la trabison qui substitue,
dans l'accomplissenKînt du devoir, au pur respect de
la loi, des mobiles dilTérents, surtout des mobiles pré-
tendus supérieurs. « Il est très beau, dit Kant,. de faire
du bien aux bommos par amour pour eux et par bien-
veillance sympatbi(jue, ou d'être juste par amour de
l'ordre; mais ce n'est pas là encore la véritable maxime
morale, celle qui convient à la situation que, parmi les
ôtres raisonnables, nous occupons, nous autres hommes.
11 ne faut pas que, pareils à des soldats volontaires,
nous ayons le cbimérique orgueil de nous mettre au-
d(;ssus de l'idée du devoir, et, comme si nous étions
indf^pcndants du commandement, de prétendre accom-
plir pour notre bon plaisir des actes pour lesquels nous
n'aurions besoin de recevoir aucun ordre. Nous sommes
soumis à une discipline de la raison, et nous ne devons
dans toutes nos maximes ni oul)lier cette soumission,
ni en rien rctrancber, ni diminuer par notre présomp-
tion l'autorité qui appartient à la loi (quoique ce soit
notre propre raison qui la lui donne), en plaçant ail-
leurs que dans la loi mi'^me et dans le respect pour elle
le principe de détermination de notre volonté, cellerci
fùt-elle conforme à la loi. Devoir et obligation, voilà
KANT t41
les seuls motis par lesquels nous puissions définir notre
rapport à la loi morale. Nous sommes, il est vrai, des
membres législateurs d'un royaume moral qui peut se
réaliser par la liberté et qui nous est représenté par la
raison praticjue comme un objet de respect; mais en
même temps nous en sommes les sujets; nous n'en
sommes pas le chef; et méconnaître l'iniVricfi-ité du rang
[ue nous avons comme créatures, refuser par pré-
somption à la loi sainte l'autorité qui lui appartient,
c'est déjà faire défection à la loi en esprit, mt^me
quand on en remplirait la lettre...
t Devoir! mot grand et sublime, toi qui n'as rien d'in-
sinuant, rien pour gagner les bonnes grâces, toi qui
réclames la soumission, sans pourtant employer, pour
mettre en mouvement la volonté, de ces menaces qui
éveillent dans l'Ame une aversion naturelle ou l'épou-
vante, en te contentant de poser une loi qui trouve
delle-mâme accès dans l'Ame, une loi qui s'assure
malgré nous le respect (sinon toujours l'obéissance),
devant laquelle se taisent toutes les inclinations quoi-
qu'elles travaillent contre elle en secret : quelle origine
est digne de toi? Et où trouver la racine de ta noble
tige qui repousse fièrement toute parenté avec les incli-
nations? »
Le devoir, conçu soit dans son principe, soit dans le
mobile qu'il suscite, rejette donc en particulier toute
alliance avec le sentiment; car le sentiment, môme
quand il paraît spontané, est toujours arbitraire et
n'admet comme mesure que l'agrément d'une impres-
sion. Kant, réagissant vigoureusement contre des théo-
ries qui l'avaient autrefois séduit, reproche maintenant
la fadeur de leur goût et l'exaltation chimérique dç
leurs vues « à ces faiseurs de romans, à ces éducateurs
sentimentaux qui ne laissent pas de faire leur œuvre
miîme en s'élevant souvent contre la sensiblerie ». Mais
des réflexions qui lui avaient fait autrefois accepter la
morale du sentiment il a cependant retenu l'idée que,
si c'est la raison qui règle la conduite, ce n'est point
242 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
toutefois la raison comme faculté de connaître. Que la
raison soit une dans son fond, et qu'elle soit toujours
la faculté de poser des lois universelles : rien n'est plus
certain. Mais elle est diverse dans ses usages, et dans
son usage pratique, c'est-à-dire dans son application
aux maximes des volontés, elle est différente de ce
qu'elle est dans son usage théorique, c'est-à-dire dans
son application aux objets de connaissance.
*
* *
Il est peut-être maintenant possible de comprendre
pourquoi il y a une Critique de la raison pratique, sem-
blable par certains côtés à la Critique de la raison pure,
ditî'érente d'elle par d'autres. Les deux Critiques se
ressemblent en ce qu'elles excluent tout ce qui du
dehors pourrait borner ou réduire la puissance législa-
tive de la raison. Si les objets de notre connaissance
étaient des choses en soi, c'est d'eux, non de la raison
véritablement, que dépendrait la faculté de connaître;
et. précisément parce que la faculté de connaître appar-
tient à la raison, elle ne peut s'exercer que sur ce qui
se soumet aux formes et aux catégories, c'est-à-dire
sur des phénomènes. De même si les objets de notre
vouloir étaient des choses réputées bonnes en elles-
mêmes, ce serait d'elles, non de la raison, que dépen-
drait la faculté de se déterminer, et notre conduite
morale se ramènerait, ce qui est l'erreur la plus
grave, à la recherche du bonheur; dès que la faculté
d'agir est propre à la raison, elle. ne peut s'exercer
qu'indépendamment de toute matière désirable, elle ne
peut tirer que de la forme d'une loi exclusivement
rationnelle le principe de ce que nous devons faire.
Y a-t-il cependant une faculté d'agir véritablement
propre à la raison? Certes cette faculté pourrait être
tenue pour illusoire, si la raison n'avait qu'un usage
théorique, et si elle l'avait hors du domaine circonscrit
par la Critique : notre action ne serait alors que le pro-
KANT 243
duit de conditions naturelles déterminables par la
'ience. Mais nous avons vu que la raison est, pour ce
qui est de la connaissance, limitée à l'expérience, et en
outre qu'elle conçoit légitimement, par delà l'expé-
ience, sans avoir pour cela le moyen d'en faire des
bjets du savoir, tout un système d'idées. Or cette
niitation de notre connaissance par la conception
: idées qui la dépassent est précisément ce qui permet
/attribuera la raison pure, en plus de sa puissance
léorique, une puissance pratique qui relève d'elle
:;ule. Car la vérité des idées, faute de nous représenter
ce qui est, peut consister, tout aussi justement et tout
aussi complètement, dans la représentation de ce qui
doit être. Or, parmi les idées de la raison, il en est une
qui est impliquée dans l'idée du monde, c'est l'idée
d'une causalité inconditionnée, achèvement de ce con-
^pt de cause qui dans l'ordre des phénomènes natu-
Js n'exprime que des conditions toujours elles-mêmes
conditionnées. Cette idée d'une causaliié incondition-
née, qui théoriquement reste indéterminée et comme
vide, reçoit en revanche de la loi morale qui est, elle
aussi, une loi inconditionnée, une signiflcation pra-
tique parfaitement définie : elle est l'idée de la liberté
qui ne se conçoit positivement que sous la forme d'un
devoir à réaliser et qui tient sa puissance même de la
position et de l'obligation de ce devoir.
C'est en effet par la loi morale que nous sommes sûrs
de notre liberté, et non par la consultation d'une ex-
périence qui ne peut nous oflrir que des événements
déterminés ou déterminables selon la loi de la causa-
lité naturelle. Nous devons; donc nous pouvons. En
•1 autres termes l'exercice de notre liberté est insépa-
ible de la conception de la loi morale, et notre lilierté
même, comme pouvoir efficace de choisir les maximes
de notre action, appartient à ce monde intelligible que
la raison élève au-dessus du monde sensible, connu
même par l'entendement. C'est ainsi que nous nous
disons que nous devons faire telle chose, ou que nous
244 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
n'aurions pas dû faire telle chose que nous avons
faite. Or le mot devoir est pris ici dans un sens tout
autre que lorsque nous disons qu'un événement doit
arriver, c'est-à-dire ne peut pas ne pas arriver, en
vertu du lien causal qui enchaîne tous les phénomènes;
car l'action que nous devons faire est souvent une
action que nous ne faisons pas, et le devoir de la faire ne
résulte pas pour nous d'une action antérieure. Ce n'est
donc pas du point de vue du monde sensible que nous
pouvons nous concevoir indivisiblement comme obli'
gés et comme libres, mais du point de vue de ce
monde intelUgible dont nous faisons partie comme
êtres raisonnables. Si nos actes, en tant qu'ils sont réa-
lisés et en tant qu'ils font partie ainsi des événements
de la nature, apparaissent soumis à la nécessité, en
tant qu'ils sont déterminés par des maximes dont le
sens et la valeur se définissent par rapport à la loi
morale, ils sont, à leur principe, radicalement libres; et
l'impossibilité où nous sommes devoir comment notre
liberté choisit ses règles do conduite et y conforme
notre nature ne fait que marquer les limites de notre
connaissance sans porter atteinte à la puissance pra-
tique de notre raison.
* *
C'est donc dans notre raison, dans notre raison au-
tonome, qu'est le principe de la morale, non dans quel'
que objet ou dans quelque Être qui serait transcendant
par rapport à elle. Kant, toutefois, n'a jamais cessé
d'admettre qu'il y eût un lien entre les eonditions dQ
la vie morale et certaines affirmations concernant
l'existence de Dieu et l'immortalité. C'était seulement
sur la nature de ce lien et sur l'ordre de priorité à éta-
blir pour nous entre ces deux ordres de vérités liées
qu'il s'était opposé, comme nous l'avons vu, à la meta'
physique traditionnelle. Ce lien doit-il être brisé par
cela seul que le principe moral exclut toute détermin?^
KANT 845
tîon de la vuiuiut- par un objet extérieur à notre rai-
>n? Nullement. Car il reste toujours indispensable à
la raison de se demander quel est l'objet complet d'une
volonté qui prend pour unique règle de ses actions la
loi morale. Cet objet ne peut d'abord être qu'une mo-
ralité parfaite; or de cette moralité parfaite, ou sain-
teté, aucun être de ce monde n'est capable à aucun
moment de son existence : la pureté et la fermeté de
Tintention y ont toujours à lutter contre l'influence
des maximes suggérées par les inclinations. Dès lors,
puisque ce parfait accord de la volonté avec la loi
morale ne peut jamais être donné et que pourtant il
reste pratiquement nécessaire, nous devons admettre
qu'il doit saccomplir par un progrès indéfini. Mais ce
progrès indéfini n'est possible que si l'on suppose une
existence et une personnalité indéfiniment persis-
tantes, que si l'on affirme, autrement dit, l'iramorlalité
de lame. Ainsi l'affirmation de rimmorlalité de l'âme
intervient pour assurer au sujet moral la condition
indispensable à la perpétuité obligatoire de son effort.
D'autre part, si le bonbeur n'est pas proprement le
bien, il est cependant un bien auquel notre nature
aspire et dont il est rationnellement impossible d'ad-
mettre qu'elle soit privée dès qu'elle le mérite. En
observailt la loi morale, si nous ne cberchons pas à
être heureux, nous nous rendons da moins dignes de
l'être. Or la puissance que nous avons de nous rendre
vertueux ne peut pas agir sur le monde de fa^on à
iccorder notre bonheur avec notre vertu. Par consé-
quent, s'il doit y avoir un bonheur lié à la moralité et
n proportion avec elle, il ne peut être garanti que
par lexistence d'une Cause de la nature, distincte de la
nature, et possédant dans sa souveraine perfection la
condition de l'accomplissement du souverain bien.
Ainsi c'est sur la conception du souverain bien, rat-
taché aux exigences de la loi morale, qu'est véri-
tablement fondée l'affirmation de Dieu, qui, pour la
raison théorique, n'était qu'une idée, légitimement
246 FIGURES ET DOGTRIxNES DE PHILOSOPHES
conçue sans doute, mais objectivement indémontrahle,
La morale nous conduit donc à la religion, et il n'y
a de religion pure qu'une religion morale. Deux
causes ont empêché de comprendre le juste rapport de
la morale et de la religion : l'une, c'est la méconnais-
sance de l'autonomie de la raison pratique; l'autre,
c'est la méconnaissance des limites de notre nature.
La vertu perd toute sa valeur à se laisser imposer par
une autorité extérieure, et la religion, qui imagine
parfois tout gagner, dans le fond perd tout à cette
abdication de la personnalité : pour avoir voulu tout
faire reposer sur elle, c'est elle qui reste sans soutien.
En retour, l'idée rigoureuse de la loi morale sert à
marquer les bornes de notre puissance et à nous rap-
peler notre condition d'êtres finis : elle s'oppose à ce
que nous nous en tenions à nous seuls dans notre foi
à l'accomplissement du souverain bien.
C'est pour n'avoir pas compris, en particulier, l'in-
time rapport qu'il y a entre l'autorité de la loi et une
certaine conscience de notre faiblesse que les Stoïciens
n'ont su conduire leur morale jusqu'à une véritable
religion. En faisant de la vertu la condition du souve-
rain bien, ils parurent sans doute donner à leur doc-
trine un principe solide; mais ils commirent la faute de
rabaisser la loi pour exalter l'homme; ils crurent que
toute la vertu requise par la loi peut être atteinte en
cette vie; ils attribuèrent à l'homme sous le nom de
sagesse une puissance bien supérieure à celle que com-
porte notre nature; ils prétendirent libérer le sage de
tout désir de bonheur qui ne serait pas le contente-
ment de sa conscience, et l'exempter de toute défail-
lance, même de toute tentation; ils remplacèrent ainsi
la religion par l'héroïsme. Il leur manqua de com-
prendre que le sentiment des énergies de l'âme est
loin d'être égal à la pure représentation de la loi, et,
malgré tout ce qu'ils dirent de la folie de la plupart
des hommes, il leur manqua de comprendre l'origine
positive et la profondeur du mal.
KANT 247
Le Christianisme, au cuiiuaire, satisfait pleinement
à toutes les exigences de la raison pratique. Il ordonne
la sainteté des mœurs tout en déclarant que l'homme
ne peut arriver qu'à la vertu, c'est-à-dire à la résolu-
lion d'agir selon la loi par respect pour elle, et tout en
l'avertissant de la force des mobiles impurs qui
peuvent à chaque moment altérer son intention. Ce
qu'il nous enseigne donc comme obligatoire, c'est le
progrès indéfini vers la sainteté, et c'est par là qu'il
nous communique le juste espoir de la perpétuité de
notre vie morale. S'il proclame que ce progrès doit
être inauguré par nous ici-bas, il reconnaît que le
bonheur qui y doit correspondre n'est pas en notre
pouvoir, et qu'il ne peut nous être donné que dans
une autre existence dont Dieu est le suprême garant.
Interprété comme il doit l'être, il fait de la connais-
sance de Dieu et de la volonté divine le principe, non
de la loi morale, mais uniquement de l'espoir d'at-
teindre le souverain bien à la condition d'observer
cette loi. Et c'est ainsi en effet, selon Kant, que la
morale s'achève dans la religion sans s'établir sur
elle.
L'affirmation de l'immortalité de l'âme, celle de
l'existence de Dieu, comme d'une certaine manière
celle de notre liberté, tirent leur certitude, non de dé-
monstrations théoriques qui ne sauraient les atteindre,
mais des exigences de la raison pratique. Elles sont
rationnellement fondées sans donner lieu proprement
a des connaissances. C'est pour retenir ce double ca-
ractère que Kant les appelle des postulats de la raison
pure pratique ou qu'il déclare qu'elles sont posées par
un acte de foi. Mais la foi qui s'attache à elles, pas plus
qu'elle n'est commandée par une autorité extérieure,
ne relève du sentiment; elle est une « foi de la rai-
son » . La raison en effet a également pour fonction de
connaître et de croire : de connaître, quand elle se
rapporte à des objets d'expérience déterminables par
les catégories; de croire, quand elle se rapporte à des
248 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
objets supra-sensibles dont la vérité est pratiquement
requise. C'est en ce sens que doit s'interpréter la
fameuse parole de Kant : « Il me fallut supprimer le
savoir afin de trouver place pour la foi. » Savoir et foi
se produisent dans des domaines distincts : mais pas
plus que le savoir, la foi n'est en dehors de la raison.
Dans la diversité de ses deux grands usages, théo-
rique et pratique, la raison est d'ailleurs essentielle-
ment la même, et ce qu'il faut seulement marquer,
c'est que la raison pratique, capable de déterminer les
idées les plus hautes que nous puissions concevoir,
possède une sorte de suprématie sur la raison théo-
rique, astreinte pour connaître à se mouvoir sans lin
dans le monde des phénomènes.
Ce monde des phénomènes, la science l'explique par
les lois générales du mouvement, c'est-à-dire par des
principes purement mécaniques; tandis que le monde
où s'élève la raison pratique est un monde qui a pour
loi la loi morale et où les causes sont des causes
libres. Entre ces deux mondes ainsi conçus n'y a-t-il
pas cependant des intermédiaires qui les rapprochent
au regard de notre intelhgence?
Que la connaissance scientifique de la nature repose
gur le mécanisme, c'est là une idée qui a inspiré Kant
dès ses premières entreprises, et qui est restée intacte
à travers les différentes vicissitudes de sa pensée. Elle
l'a inspiré véritablement; c'est en effet pour avoir été
comprise dans toute sa portée qu'elle lui a suggéi'é
dans une de ses premières œuvres, dans son ///5-
toire générale de la nature et théorie du ciel, une cosmo-
gonie très proche du système du monde dontLaplace
devait donner l'exposition environ quarante ans plus
tard. Kant, avec une hardiesse que Newton n'avait pas
eue, étendait jusqu'à l'explication des origines du
monde les lois mécaniques qui d'après Newton en
I
KANT 249
expliquent la constitution actuelle. Mais si pour rendre
compte de l'univers matériel le me'canisme ne souffre
pas de limitation et d'arrêt, il ne permet pas toutefois
de comprendre clairement et complètement la produc-
tion des êtres organisés à la façon dont il comprend la
formation des corps célestes et leurs mouvements. On
peut dire à bon droit : « Donnez-moi la matière, j'en
fer.ai sortir un monde. » On ne peut point dire :
t Donnez-moi la matière, je vais montrer comment un
être vivant, une simple taupe peut en sortir. »
A cette façon d'admettre en un sens l'extension
extrême, en un autre sens la limitation du mécanisme
Kant est resté fidèle jusqu'au bout. Seulement dans
l'intervalle il est remonté jusqu'à la source de cette
explication mécaniste de la nature matérielle, il l'a fait
dériver, comme nous l'avons vu, des principes que
pose a priori l'entendement comme conditions de la
possibilité de l'expérience. Il a montré aussi que le
mécanisme ne porte que sur des phénomènes, non sur
des choses en soi, et il a pu réserver le droit de conce-
voir un autre monde, ce monde intelligible pur, que la
raison prati'^ue détermine. Cependant il se demande
maintenant si ce monde intelligible pur ne se laisserait
pas annoncer et figurer dans le monde sensible par
des représentations qui sont irréductibles à la causa-
lité naturelle; et dans la Critique de la faculté déjuger il
découvre et analyse deux grandes représentations de
cette sorte, qui sont la représentation de la beauté et
celle de la finalité. Ces deux représentations attestent,
de deux façons diverses, une raiîme puissance qu'a
l'esprit et une m''me nécessité où il se trouve de juger
de certaines formes ou de certains produits de la nature
selon un ordre idéal, mais dont l'indispensable sup*
position ne saurait cependant jamais revêtir le ca-
ractère d'une connaissance doctrinale ou démonstra-
tive.
250 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
* *
Le beau, en effet, pour Kant, c'est, à propos d'un
objet que nous contemplons, la perception d'un accord
entre nos facultés sensibles et nos facultés intellec-
tuelles; cet accord, au lieu d'être déterminé, comme
dans la science, par des règles qui nous font com-
prendre la réalité empirique des choses, au lieu d'être le
résultat d'une application régulière, est ici l'effet d'un jeu
par lequel nos diverses facultés ne visent à s'exercer
que pour se satisfaire elles-mômes; il en est véritable-
ment ici comme du jeu physique, où l'harmonieux
déploiement d'une activité détachée des fins pratiques
ordinaires concorde avec l'observation spontanée d'une
règle librement posée. Le beau est subjectif en ce que
la contemplation de l'objet est liée, non à un concept,
mais à un sentiment de plaisir; il ne peut donc être
justifié comme un objet de savoir; cependant le
jugement du goût prétend à bon droit à l'universalité
parce qu'il y a en principe un rapport nécessaire entre
la représentation de l'objet et le sentiment.
Toujours est-il que la beauté a d'étroites relations
avec la moralité. Kant même pendant un temps, ainsi
que nous l'avons vu, a fait de la beauté un élément
essentiel de la définition de la vertu; dans ses Observa-
tions sur le sentiment du beau et du sublime parues en 1764,
et écrites sous l'influence de philosophes anglais tels
que Shaftesbury et llutcheson, il avait déclaré que la
vertu, loin de s'appuyer sur des règles spéculatives,
se ramène à un sentiment, le sentiment de la beauté et
de la dignité de la nature humaine. Ce sentiment
atteint au sul)lime, quand l'homme en fait un principe
d3 conduite, universel dans sa portée et invariable dans
son application. C'était donc une conception surtout
esthétique de la moralité qui nous était alors offerte.
La Critique de la faculté de juger témoigne que cette
conception a pour une bonne part subsisté dans l'esprit
h
KANT toi
dd Kant, seulement pour y être mise à son rang. La
beauté n'est plus sans doute identique à la moralité,
rigoureusement entendue comme elledoitrètre, et isolée
en son essence de tout ce qui n'est pas elle; mais la
beauté est le symbole de la moralité; car en montrant
à rhomme comment l'imagination peut librement s'ac-
corder avec l'entendement, elle lui rappelle que la
volonté peut, elle aussi, librement s'accorder avec la
loi pratique de la raison, et elle lui figure le principe,
inaccessible à notre connaissance, où se concilient la
nature et la liberté. Quant au sublime, il n'est propre-
ment esthétique que parce qu'il traduit, en des formes
sensibles, la conscience de notre destination véritable et
l'incommensurable valeur de la personne : traduction
à la fois admirable et impuissante, par laquelle l'ima-
gination tente de se hausser jusquà la raison sans y
atteindre. En tout cas la culture esthétique a une
extrême importance pour le développement de l'être
humain que nous sommes; elle peut rendre le senti-
ment apte à représenter un idéal communicable à tous
les hommes; elle offre ainsi ce que Kant appelle un
intérêt moral par alliance.
• *
» »
Comme la contemplation de la beauté et des œuvres
d'nrt, la supposition nécessaire de la finalité dans la
n.ilure annonce le règne de la liberté. Cette supposition
n'est pas la vulgaire croyance anthropomorphique qui
imagine surtout des rapports de convenance ou d'uti-
lité extérieure entre certains objets du monde et les
désirs ou les besoins humains; elle exprime l'impossi-
bilité où nous sommes, nous autres hommes, d'expli-
quer mécaniquement les productions organisées de la
nature juste en ce qu'elles ont d'organisé, et la néces-
sité où nous sommes en conséquence de juger de ces
productions comme si le mécanisme qui les constitue
dans le détail avait été pour ^'«nserable réglé par une
2o2 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
intelligence. Dans un être vivant, en effet, les parties
sont des organes qui se déterminent réciproquement
les uns les autres et qui, dans leur existence comme
dans leur forme, sont conditionnés par le tout qu'ils
engendrent. Or pour voir des parties produites par un
tout^ il faudrait une raison intuitive, que nous n'avons
pas. Notre entendement, avec ses catégories et ses
principes, ne peut jamais comprendre un tout que
comme un résultat de parties; il ne peut donc fournir
une connaissance achevée de ce qu'est la vie. Mais
notre esprit, ne pouvant admettre que la vie cesse d'ôtre
intelligible là où elle nous est mécaniquement inexpli-
cable, exerce le droit d'en juger par réflexion, c'est-
à-dire de supposer que la vie a, outre ses conditions
mécaniques de détermination, des conditions idéales
d'organisation. C'est là ce que signifie, dans l'usage
légitime que nous en pouvons faire, le principe de fina-
lité ; il consiste à nous représenter, non pour en tirer
une connaissance, mais pour en contenter notre esprit,
des groupes de phénomènes spéciaux et, par extension
graduelle, la nature entière sous l'idée du Tout. Ce-
pendant, loin qu'ainsi compris le principe de finalité
entrave l'usage scientifique des conceptions mécanistes,
il l'autorise plutôt et le stimule, jusqu'au point où ces
conceptions commenceraient à manquer à leur rôle, qui
est de nous fournir des explications déterminées et sai-
sissables dans l'intuition sensible; ces conceptions,
elles peuvent, par exemple, intervenir pour interpréter
les données de l'anatomie et de la morphologie com-
parées dans le sens de la réduction de toutes les
espèces à un type unique primitif dont elles seraient
issues : comme ailleurs il avait institué un évolulion-
nisme cosmogonique plus ou moins analogue à celui
que développe Laplace, Kant paraît pressentir ici
l'évolutionnisme biologique d'un Lamarck ou d'un
Darwin; mais c'est avec la conscience ferme que le
mécanisme, toujours applicable là où il y a des phéno-
mènes à connaître, ne saurait cependant atteindre
KANT 25S
jusqu'à l'origine absolue soit de l'être, soit de i& vie.
Ainsi, telle que nous devons la concevoir, la nature
est déjà un règne des fins qui nous exprime, sous une
forme imparfaite et relative, ce règne des fins que doit
faire advenir la liberté. Et du monde sensible jusqu'au
monde supra-sensible il y a comme un progrès qui se
marque par la valeur et la plénitude des fins atteintes
ou poursuivies. Il est en effet légitime de se demander
quelle est dans l'ordre des fins la fin dernière. Question
insoluble, tant que nous cherchons les fins dans les
choses : car toute chose qui est fin peut à un autre
point de vue apparaître comme moyen. Seul l'homme,
parce qu'il est capable de concevoir des fins, parce que
par sa raison il est un© fin en soi, une personne, peut
être le but final de la nature; mais il ne Test que tout
autant que d'une certaine façon il la domine, et il ne la
domine que par la conception de la loi morale selon
laquelle il poursuit l'accomplissement du souverain
bien : de là le caractère moral que doit revêtir soua
sa forme suprême lafûrmation de la finalité, et dans
cette affirmation la foi en l'existence de Dieu. En
somme c'est par l'accomplissement du souverain bien,
dont la loi morale est le principe et dont Dieu est pour
nous le garant, que se constitue l'unité de tout le sys-
tème des fins; le souverain bien, c'est la fin universelle
vers laquelle s'oriente, sous l'action régulière de la
liberté, la nature tout entière.
•
« •
Telle est la vue d'ensemble par laquelle se termina
la Critique de la faculté de jufjer. Elle a pour condition
première l'établissement du droit qu'a la raison, en
réfléchissant sur la beauté et sur la vie, d'y trouver
autre chose que des effets aveugles des principes d'ex-
plication mécanique posés par l'entendement, d'y dé-
couvrir un ordre tel qu'une intelligence semble l'avoir
spécialement disposé. Mais ce droit, qui se vérifie par
254 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
les limites du mécanisme et par le besoin de se repré-
senter d'une façon satisfaisante ce que le mécanisme
n'explique pas, ne confère point aux suppositions éga-
lement légitimes qu'il engendre le caractère de certi-
tude objective qu'ont, d'une part, les principes de
l'entendement, d'autre part, la loi morale. Sans être
aucunement arbitraire, il ne répond qu'à une nécessité
subjective de notre pensée finie, qui, incapable de con-
naître comment du monde intelligible dérive le monde
sensible, ne peut cependant s'empêcher de concevoir
à son point de vue un certain accord de ces deux
mondes.
*
* *
L'œuvre de la Critique^ ainsi achevée, fait apparaître
décidément qu'il y a un empire universel de la raison,
sans que la raison perçoive l'absolu de l'être, un
empire de la raison d'autant plus certain que cette
perception lui manque. Car, pareil en cela à Socrate
et à Descartes, Kant fait surgir la nécessité de la rai-
son de ce qui a été spécialement invoqué pour la rui-
ner. 11 n'y a que les choses pratiques qui puissent et
doivent intéresser l'homme, avaient dit les Sophistes :
soit, leur répond Socrate; mais la pratique n'est point
sûre quand elle s'appuie uniquement sur la routine et
l'empirisme; loin d'exclure la science, elle la suppose.
Tout est matière à doute, observe à son tour Des-
cartes, mais le doute même manifeste la certitude de la
pensée et il ne saurait décidément atteindre les objets
que la pensée tient pour certains. La science n'est
qu'expérience; la morale ne relève que de la cons-
cience : tel est le fait qui s'impose à Kant; mais Kant
montre que l'expérience tient de la raison sa vérité,
comme la conscience tient de la raison son autorité.
Sans doute la raison ainsi restaurée doit renoncer
à spéculer sur les choses en soi; mais elle est d'autant
plus qualifiée pour réaliser l'idéal humain de la science
KANT *55
et de la vie morale, et elle apparaît d'autant plus
comme la propriété directe du sujet qui l'exerce.
Le grand disciple de Kant, Fichte, a déclaré que
Tidéalisme kantien est l'antithèse directe du spi-
nozisme. De fait, tandis que le spinozisme conçoit la
puissance de'la vérité et la force de l'ordre souverain
des choses comme indépendantes de l'esprit qui n'a
qu'à les reconnaître et qu'à s'y plier, le kanlisme fait
dériver de l'action législatrice de la raison humaine
les principes du savoir théorique et de la moralité :
par le genre de distinction qu'il étahiit en outre entre
la raison spéculative et la raison pratique il se donne
le droit de soutenir que l'ordre souverain pour nous
c'est l'ordre librement posé par la raison pratique, le
« règne des fins » réalisable par de libres volontés.
Les limites mêmes que le kantisme assigne à notre
savoir ne marquent qu'en apparence une impuissance
de notre nature; elles sont en réalité les conditions de
la possibilité d'un autre monde que le monde donné,
d'un monde intelligible dont la loi est la loi morale et
que détermine, à défaut du savoir, une foi rationnelle-
ment fondée dans l'accomplissement du souverain
bien. « La sagesse mystérieuse par laquelle nous exis-
tons, dit Kant, n'est pas moins admirable dans les
dons qu'elle nous a refusés que dans ceux qu'elle nous
a accordés. » Si le savoir pénétrait dans le monde
supérieur, c'est alors qu'asservis aux objets contem-
plés et écrasés par leur puissance, nous serions réduits
au rôle d'automates : tandis que la conscience du
devoir qui est l'acte suprême de notre raison suscite
en nous et nous révèle notre liberté. Ainsi le kantisme
ge caractérise essentiellement par l'affirmation de l'au-
tonomie de l'esprit.
Sous l'influence de cette conception, il a inauguré
des tâches dont l'importance philosophique est indis-
cutable et il a mis au jour des idées d'une extrême
fécondité. Au heu de se borner à soutenir qu'il y a
une raison, il a procédé minutieusement à l'inventaire
256 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
de ce qu'elle contient et il s'est efforcé de la prouver
par le détail autant que par le sens général des fonc-
tions qu'elle remplit. Il a ainsi imposé pour toujours
l'obligation de ne point tenir le succès extérieur d'une
discipline pour la marque de sa vérité et de recher-
cher, par l'analyse de la part respective qu'y prennent
les concepts de l'esprit et les données de fait, la portée
exacte qu'elle a. Il a assuré les droits et la primauté
de la pensée contre la prétention des choses à s'orga-
niser et à se faire valoir en dehors d'elle. Et c'est par
là qu'il a pu aussi, avec autant de logique que de
vigueur, mettre au premier plan dans sa morale toutes
les idées qui supposent l'irréductibilité de la personne
humaine à ses conditions matérielles d'existence et de
développement, idées pures de devoir absolu, de bonne
intention, d'inflexible justice. En d'autres termes, tout
ce que l'homme connaît véritablement, tout ce qu'il
réalise pratiquement, tout ce qu'il espère légitimement
implique l'autonomie de sa raison et y reste relatif.
Cependant cette notion de l'autonomie de la raison,
qui concorde surtout directement avec l'explication que
Kant a donnée de la moralité, peut-elle se subordonner
tout le fond de ce que l'homme réclame pour l'accomplis-
sement total de sa destinée? Kant n'a pas cru que cette
notion fût, dans l'ordre de la science positive, incom-
patible avec l'acceptation de l'expérience comme objet
de connaissance; au contraire, dans l'ordre de la vie,
il a posé qu'elle devait avoir une portée incondition-
nelle et suffisante, et exprimer non pas seulement une
requête et une exigence, mais encore la souveraineté
du sujet. Il a été ainsi conduit non seulement à affirmer
la suprématie de la raison pratique sur la raison théo-
rique, mais encore à faire de la religion une simple
dépendance ou un simple prolongement de la raison
pratique. Sans doute la morale établit le rapport le
plus intime de l'homme à la Religion; mais ce rapport
n'est point unique, et la Religion ne saurait se définir
par ce seul rapport. Plus Kant a exactement déter-
KANT 257
miné les caractères propres de la morale, plus il a mé-
connu, en tâchant de les y réduire, les caractères
propres de la Religion. Car si la morale consiste à
rapporter à soi son action, la Religion consiste à se
rapporter dans son être tout entier à un Principe infi-
niment supérieur à soi : elle ne peut donc être la
simple représentation, valable pour nous, de ce qui
complète notre faculté d'obéir au devoir; elle est la
représentation de la vérité et de la puissance divines
connues comme la cause de l'appel de toutes nos fa-
cultés et de toute notre nature à une vie supérieure.
Elle comporte ainsi une union de l'homme et de Dieu
quij pour être à certains égards rationnelle, ne l'est
pas exclusivement. Kant, entraîné par le juste souci
d'épiurer la morale de tout mysticisme, en est venu à
rejeter les éléments mystiques que toute Religion com-
prend. Dans cet état ou dans cet acte foncièrement
religieux qu'est l'amour de Dieu il n'a aperçu, comme
avouable, que la soumission de la volonté à la loi
morale. 11 a trop vu en somme la Religion « dans les
limites de la seule raison » ; bien que par son intelli-
gence de la valeur incomparable du Christianisme,
il s'élève bien au-dessus de la philosophie rationa-
liste du dix-huitième siècle, il en partage encore la
tendance à admettre qu'il n'y a dans la Religion
d'autre vérité que celle que la ra' on est par elle-
même capable d'établir.
Ainsi, tandis que le rationalisme de Spinoza, dominé
par la conception de l'Être infiniment infini, subor-
donne l'homme à Dieu au point de tenir pour illu-
soires les formes proprement humaines de l'action, le
rationalisme de Kant, qu'inspire la conception de
l'autonomie du sujet, fait de l'action humaine, en
tant qu'elle est réglée par la loi morale, la mesure de
toute affirmation concernant le « monde intelligible ».
Mais en dépit de celte opposition radicale, ils ont ceci
de commun, qu'ils s'efforcent de définir la nature et
la puissance de l'homme par des éléments empruntés
i7
258 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
à la raison. Si Kant découvre dans la raison des traits
qui font ressortir la spontanéité du « moi » , il n'envi-
sage cependant le moi que comme le principe des
« formes » , des « concepts * , des « idées » ; il ne le
considère que dans son rapport avec la vérité objec-
tive de la science et de la morale. Ainsi il pose abstrai-
tement un moi qui d'une certaine façon n'est à per-
sonne. Or est-il possible que la conscience de soi
revienne à être simplement l'aspect subjectif du fonc-
tionnement de la raison? Ne semble-t-il pas plutôt
qu'elle porte sur la réalité propre de l'âme humaine
caractérisée par la faculté non seulement de s'appa-
raître directement à elle-même, mais encore de se
constituer elle-même et de se développer en vertu
d'un effort intérieur? Et n'y a-t-il pas lieu de supposer
que cette vie originale du moi est assurée d'une vérité
latente, irréductible non pas à la raison, mais aux
notions que la raison applique à la connaissance des
choses, d'une vérité en tout cas dont le sens complet
et explicite exige d'être dégagé pour exprimer l'inté-
grité et la perfection idéales des fins humaines (1)?
(1) Les réserves si nettes et si graves qu'indique cette fin de
chapitre eussent été sans doute développées par l'auteur s'il
lui eût été donné d'exprimer le dernier état de sa pensée.
Comme il entrait toujours, dans la doctrine qu'il exposait, assez
ava t pour laisser croire qu'il l'épousait presque, plusieurs
lecteurs ont pu garder l'impression qu'il avait subi l'eraprise
de la pensée allemande, celle de Kant en particulier : il n'est
que juste de les détromper. Au moment même où il se livrait
le plus entièrement à l'étude de Leibniz ou do Kant, jamais il
n'a cessé de s'appartenir. 11 est remarquable que, malgré son
admiration pour la prestigieuse pensée de Leibniz qu'il avait
longuement méditée, il n'a pas voulu faire figurer l'homme
dans cette galerie de « pliilosophes » qui sont des exemplaires
d'humanité, parce que le caractère et la doctrine même, en
Leibniz, lui semblaient manquer d'une sorte de franchise et
d'élévation. Pas plus qu'il n'a été spinoziste il n'a été kantien.
Au plus fort de son labeur sur « la formation de la Philosophie
pratique de Kant », il m'écrivait : « J'ai hâte de recouvrer la
ibcrté de ma pensée ensevelie sous cet homme. » El le
22 juin 1905, à l'heure où il achève son grand ouvrage : «Déli-
vrancel J'ai été plus d'une fois, surtout à la fin, intérieurement
inité contre ma subordination méthodique à un homme et à
uiit) œuvre dont la puissance reste malgré tout liée à un cet-
S
KANT 259
tain esprit d'exclusion. Mais j'avais & essayei de comprendre
et de faire comprendre. J'ai dû pratiquer un véritable ascé-
tisme intellectuel. » Autant donc il gardait jalousement l'iudé-
pendaiice de son jugement, autant il avait honeur des réfuta-
tions expéditives, des honteuses méprises, des contresens
triomphants dont certaine littérature philosophique est remplie,
il est non d'ajouter que, avec une joie croissante, il est, selon
son expression, « rentré dans la pensée française ». A la
lumière de la guerre, il a senti de plus en plus vivement, ainsi
qu'il l'indiquait le 1" mai laiS, que « notre œuvre la meilleure
sera, sans esprit d'exclusion ni d'isolement, de renouer notre
tradition philosophique d'une façon plus étroite... Il y a, dans
la pensée allemande, à partir de Kant même, quelque chose
d'étioi-me, l'idée de la déduction qui se prépare et de la créa-
tion qui s'opère dans et par l'inconscient; sous prétexte
d'idéalisme, une trahison de l'idée claire, de la raison lumi-
neuse et classique. Je sentais cela depuis plusieurs années
assez vivement : de là mon retour à Descartes, à Malebranclic,
à Maine de Biran ». Et, un peu plus tard, il ajoutait :« Nous sa-
vons maintenant ce que vaut l'idéologie allemande. Si ce n'est pas
elle qui & directement déchaîné la lutte effroyable, elle n'a eu
ni autorité pour la prévenir, ni droiture morale pour la con-
damner, et elle a découvert sans peine tous les sophismes né-
cessaires pour l'absoudre. » Mais, écrit avant la guerre, le cha-
pitre qui suit ne manifeste que davantage la spontaniité dti
progrès doctrinal de Victor Delbos vers « une conception tou-
jours plus vivante, plus humaine de la vérité et de l'être ». Ici,
plus qu'en aucune autre partie de ses travaux historiques,
l'homme qui pense pour son propre compte apparaît davantage
dans l'érudit et le philosophe, et, toujours historien aussi scru-
puleu-sement exact et « objectif », il laisse plus librement sentir
ses propres expériences d'àme et ses convictions intimes. Lui
aui d'abord n'avait entrepris qu* « accidentellement» l'étude
e Pascal et de Maine de Biran, en craignant « qu'elle ne le dé-
payse beaucoup et ne fasse dévier la direction de ses études
personnelles », il avouait bientôt qu'il y prenait ■ un extrême
mtèrét » ; et il ajoutait : « Ce que Biran a aperçu et compris, il
l'a aperçu et compris véritablement avec une vigueur et une
originalité remarquables ; et il a, je crois bien, définitivement
constitué les principes de ce réalisme psychologique qui doit à la
fois limiter et compléter l'idéaiàrne physique. • En ces dernières
f)ages, il a donc, selon un" vœu qu'il m'exprimait, franchi les
imites de la discipline que l'historien doit s'imposer, afin d'aller
remuer au fond des âmes plus que de la curiosité intellec-
tuelle. Et, dans une lettre du 27 juillet 1913, il témoignait en
ces termes décisifs de l'importance qu'il convient d'attribuer
aux pages qu'on va lire eomme une sorte de testament intel-
lectuel : « Le chapitre sur Pascal et Maine de Biran est pour
moi la conclu-ion de mon Uvr?, et c'est sur les réflexions qu'il
présente que je voudrais laisser le lecteur. ■
(M. B.)
VII
MAINE DE B[RAN
Né à Bergerac, le 29 novembre 4766, d'un père
médecin qui dirigea ses premières études; élevé plus
tard au collège de Périgueux, que tenaient les Doctri-
naires; entré à dix-neuf ans dans les gardes du corps,
et appelé dans ce poste à défendre Louis XVI pendant
les journées des 5 et 6 octobre 4789 contre la foule
conduite par Maillard; privé d'état par le licenciemen-
de son corps; retiré pendant la période révolutiont
naire dans son domaine de Grateloup, près de Ber-
gerac; puis, le calme revenu, nommé en 1795 admi-
nistrateur de son département; élu au Conseil des
Cinq-Ceuts en 1797, mais destitué de son mandat par
le coup d'Etat du 18 fructidor; après une nouvelle
période de retraite, rendu par l'Empire aux fonctions
administratives; conseiller de préfecture de la Dor-
dogne en 1805; sous-préfet de Befgerac en 1806;
membre du Corps législatif et de la fameuse commis-
sion des Cinq qui causa la prorogation de l'assemblée
pour avoir invité l'empereur à une paix honorable et
durable; animé, dans le fond, de convictions royalistes
très vives qui le firent saluer avec joie l'avènement de
Louis XVIII et se désoler du retour de l'île d'Elbe;
député et questeur sous les deux Restaurations; con-
seiller d'État; tâchant de se frayer sa voie politique
entre les ultras et les libéraux; appelé à siéger dans
des commissions importantes, mais obligé de compter
Bans cesse avec la faiblesse de sa sanlé qui amena pré-
MAINE DE BIRAN î«l
malurément sa fin, le 20 juillet 4824 : voilà ce que fut,
dans sa vie extérieure, François-Pierre Gonlier de
Biran, communément nommé, d'un prénom qu'il
adopta, Maine de Biran.
Ainsi retracée dans ses lignes les plus visibles, cette
vie paraît être celle d'un homme, comme il y en a eu
bien d'autres, que la considération attachée à leur
famille, une intelligence cultivée, des circonstances
favorables et d'heureuses relations ont conduits, mal-
gré quelques traverses, jusqu'à de hautes charges pu-
bliques; elle est une matière suffisante pour la bio-
graphie complète d'un personnage notable. Mais en
réalité celui qui la vécut fut extrêmement loin de
s'Identifier avec les événements et les situations dont
elle fut faite; il traversa ces événements, il occupa ces
situations, ainsi qu'il le déclare volontiers, en « som-
nambule » ; en deçà de l'homme de ces situations et de
ces événements, il sentit ou il fit vivre en lui un tout
autre homme, replié sur lui par le besoin le plus im-
périeux et la faculté la plus extraordinairement déve-
loppée de mettre à part, afin de l'observer du regard
le plus perçant, son être intérieur. Et par une origina-
lité encore plus déci-sive, l'espèce de réflexion qu'il
s'appliqua à lui-même ne s'arrêta point aux singularités
de son cas individuel; elle parvint à dégager et à fixer
des éléments de pensée, propres à renouveler la for-
mule et la solution des grands problèmes philoso-
phiques.
♦
* *
€ Dès l'enfance, dit Maine de Biran, je me souviens
que je m'étonnais de me sentir exister; j'étais déjà
porté, comme par instinct, à me regarder au dedans
pour savoir comment je pouvais vivre et être moi. »
{Journal intime, 27 octobre 1823.) Un goût si précoce
de réflexion, éveillé et entretenu par une sensibilité
excessivement délicate et mobile, fortifié en outre par
262 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
riiabitude, converti même en méthode, devait porter
Maine de Biran à circonscrire rigoureusement la vie
intérieure, même s'il l'éprouvait à bien des égards
dépendante de l'organisation et des circonstances
externes. Son effort d'analyse consista en effet à tâcher
de la saisir dans sa plus essentielle intimité, de façon
à reconnaître aussi quels rapports elle peut soutenir,
sans s'altérer, avec ce qui n'est pas elle. « La distinc-
tion de l'homme intéi^ieiir et de l'homme extérieur est
capitale, écrit-il le 28 octobre 1819; ce sera le fonde-
ment de toutes mes recherches ultérieures. Il s'agit de
faire nettement le partage, ce qui n'a été fait encore
par aucun philosophe, même par ceux qui paraissent
avoir poussé le plus loin la méditation. » Ce fut à pres-
sentir, à poursuivre, à découvrir, à préciser et à inter-
préter cette distinction que s'employa la plus grande
part de son activité intellectuelle. Y avait-il là cepen-
dant une conception tellement inédite? Oui certes, ne
fût-ce que par l'absence de tout préjugé philosophique
dans sa manière d'y atteindre. Il est sans doute bien
d'autres philosophes que Biran qui se sont fortement
attachés à l'homme intérieur; mais d'ordinaire leur
méditation, dominant vite les faiblesses, dépassant
vite les bornes de leur individualité contingente,
se tourne presque d'emblée vers des prototypes de
vérité ou de spiritualité; elle est comme le déploie-
ment naturel d'une pensée philosophique systémati-
quement préformée en eux. Pour Maine de Biran, au
contraire, ce ne fut pas un idéal spéculatif de connais-
sance distincte ou de perfection, ce fut l'expérience,
ce fut l'épreuve de la vie qui l'amena à réserver, vis-à-
vis des défaillances, des importunités et des souffrances
de sa nature sensible, la réalité de l'homme intérieur;
et ce fut cette nature sensible elle-même qui, par son
instabilité et ses contradictions, lui révéla dans la
douleur son impuissance à être le moi. Hors de ses
professions publiques passionnément philosophe,
Muine de Biran fut beaucoup moins qu'un autre un
MAINli DK BIRAN 263
philosophe de profession. Sa curiosité très ouverte,
ses abondantes lectures, ses connaissances variées,
son penchant à aller dans l'exploration de sa vie inté-
rieure jusqu'à des raisons assez universelles en môme
temps qu'assez profondes pour en rendre compte,
tout cela contribua fort heureusement à faire de sa
philosophie autre chose qu'une simple représentation
de sa nature propre; il n'en est pas moins vrai que sa
philosophie fut d'abord provoquée et qu'elle resta sou-
tenue par cette analyse de lui-même qui fut un besoin
de son âme tourmentée avant de devenir une pratique
régulière de son intelligence.
De la façon dont il s'observe lui-môme et de ce qu'il
s'apparaît à lui-même dans l'intimité de cette observa-
tion, de la façon dont il dégage de son expérience per-
sonnelle les mobiles, les données et les fins de sa pensée
philosophique, nous avons la révélation la plus pré-
cieuse dans ce Journal intime où il notait pour lui-
même, avec la plus manifeste sincérité, ce qui le tou-
chait, ce qui lui arrivait, ce qu'il concevait, l'état de
sa santé, les événements du jour, les aperçus philoso-
phiques (1). Document incomparable, parce qu'il ne
fut point destiné à être un document, parce qu'il l'est
cependant, au sens le plus véritable du mot, tant
l'âme qui se dévoile ainsi au jour le jour n'a visé qu'à
se connaître telle qu'elle est, tant elle a joint à ses
dons d'analyse clairvoyante et subtile la plus tou-
chante ingénuité. Si l'on songe à l'intérêt que pré-
sentent les trop rares pages où de grands philosophes
(1) Ce Journal commence en 1794 et seterraiue en 1824; mais,
sauf quelques pages datées de 1811, il a de 1795 à 1814 une
crande lacune. Des exti aits fort considérables de ce Journal ont
été publiés par Ernest NaviUe dans le livre qu'il a intitulé
ifdinc de Biran, sa vie et ses pensées (i" édit. en 18.17 ; 3« édit.
en 1874). A la publication d'Ernest NaviUe, il faut ajouter celle
de M. l'abbé Mayjonade, chanoine de Périgueux • Pensées et
Pages inédiles de 'Maine de Biran (1896); cet ouvrage contient,
outre une partie dclachée du Journal do 1815, des morceaux
d'un assez grand inti-rét, ainsi que des lettres, en p&rticuli«r des
lettres de Maine de Biran à sa femme et à ses ûUcâ.
2(54 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
ont laissé entrevoir le rapport de leurs ide'es à tel
aspect de leur expérience propre, à telle circonstance
ou à telle direction de leur vie, quelle doit être la
valeur d'une œuvre qui nous dispense de conjecturer
du dehors, à travers des signes abstraits, les causes
psychologiques de la formation d'une doctrine impor-
tante, qui nous ofïre directement dans leur vivante
union l'homme et le philosophe, qui nous instruit de
tous les états d'âme auxquels ont été liées les re-
cherches et les découvertes d'une haute pensée! La
philosophie de Maine de Biran a-t-elle fait autre chose
que concentrer dans des vues d'ensemble la multitude
des observations partielles qui ont accompagné en lui
ses façons d'être et ses démarches, et que définir en
même temps le sens et l'objet d'une inquiétude trop
mêlée de vœux secrets et profonds pour consentir à se
dissiper en elle-même?
* *
Le ton dominant de son Journal est une plainte. La
faiblesse native de son tempérament le met à la merci
de toutes les influences extérieures, des variations
atmosphériques, des changements de saison. Avec un
soin méticuleux, il note l'humidité, le froid, la tempé-
rature, le niveau du baromètre. Il sait que ce sont là
autant de causes dont dépendent ses dispositions inté-
rieures. * Le vent qui souffle a une influence singulière
sur toute ma manière d'être. » (Du 1" au 7 mars 1818.)
* Froid sec; vent du nord desséchant. Je suis, tous ces
jours, dans un état nerveux, souffrant, ennuyé, ayant
un sentiment intime et radical de faiblesse. » (Du 1" au
4 avril 1818.) « Chaque saison, remarque-t-il encore,
a non seulement son espèce ou son ordre de sensa-
tions extérieures appropriées, mais de plus un certain
mode du sentiment fondamental de l'existence, qui lui
est analogue, et qui se reproduit assez uniformément
au retour de la même saison. ^ (13 mai 1815.) Mais
MAINE DE BIRAN 265
surtout le passage d'une saison à une autre se mani-
feste en lui par des changements de dispositions, dont
les effets sur son activité intellectuelle sont d'ailleurs
très divers. » Temps magnifique, soleil de printemps.
La végétation s'annonce, les prés reverdissent, les
arbres se couvrent de fleurs. Je ne sais quoi de doux
et de voluptueux semble pénétrer Târae. » (43 et
44 mars 18H.) t Le contraste rapide de l'hiver à Télé
change toute mon existence. Je suis un autre homme;
il me semble que chaque jour soit une fête; je respire
avec l'air une nouvelle vie, et cette vie est celle de
l'esprit plus encore que da corps, car je ne suis pas
fortifié et ma santé n'est pas beaucoup meilleure. Mais
il y a dans l'air quon respire à cette heureuse époque
de Tannée quelque chose de spirituel qui semble attirer
l'âme vers une autre région et lui donner une force
propre à surmonter toutes les résistances organiques,
à se dégager en quelque sorte des liens du corps pour
commencer une plus haute destinée. » (29 avril 1816.)
Cependant si à ces heures bénies l'esprit semble parti-
ciper de la légèreté de l'air et se mouvoir avec une
aisance joyeuse, il est aussi moins capable de se re-
plier sur lui et de se concentrer, t La température a
été fraîche, un peu humide; il a plu en petite quan-
tité; cest l'automne et les vendanges en plein. Je suis
mélancolique^ moins disposé à me répandre au dehors,
et beaucoup plus à revenir sur moi-même; aussi suis-je
porté aux méditations psychologiques, comme par un
instinct qui se renouvelle périodiquement avec une
force marquée... J'éprouve la modification ordinaire
attachée à cette saison; il y a en général plus d'aplomb,
de calme au fond de mon être, plus de force médita-
tive. » (Du 9 au 22 octobre 1814; 4, 5 et 6 mai 1815.)
Encore faut-il, pour que cette force méditative s'exerce,
que le mauvais état de ses nerfs ne fasse pas prédo-
miner en lui des affections de malaise et d'inquiétude;
afin d'échapper à ces affections, il est plutôt tenté de
rechercher le monde, le bruit et les distractions du
2C6 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
dehors; tandis que la mélancolie est un sentiment
tout autre, auquel il sait bien que sont lies les progrès
de son intelligence, et qui le pousse « à pénétrer dans
les profondeurs de son âme », à » réfléchir sur le moi » .
Aussi sa sensibilité réagit peu au dehors; elle est
presque toujours absorbée par des impressions in-
ternes, parfois vives et fortes, le plus souvent trop
confuses pour être nettement tranchéeS;, et s'effaçant
même jusqu'à laisser la plus pénible sensation de vide.
Elle aspire alors, par des efl"orts répétés, à se remplir;
pour faire cesser cet état d'incapacité et de nullité qui
l'afflige, elle se tend, elle se guindé; elle passe d'un
objet à un autre ; mais les objets restent indifl'érents
comme le fond de l'être reste stérile et froid. Toutes les
facultés de Maine de Biran sont sujettes à cette lan-
gueur insipide comme à cette infructueuse mobilité.
« J'ai des sens extrêmement variables dans leur activité
ou leur susceptibilité aux impressions. Il y a des jours,
par exemple, où les moindres odeurs m'aff'ectent,
d'autres (et ce sont les plus nombreux) où je ne sens
rien. Mon sens intérieur et chacune de mes facultés
intellectuelles éprouvent les mêmes anomalies. . . Je suis
un être ondoyant, divers, sans consistance. » (13 mai
1815.) Sur cette mobilité de sa nature et de l'humaine
condition, il insiste dès ses premières observations en
des termes qui montrent à quel point il en est saisi et
ébranlé. « Ainsi, dit-il, cette malheureuse existence
n'est qu'une suite de moments hétérogènes, qui n'ont
aucune stabilité. Ils vont flottant^ fuyant rapidement,
sans qu'il soit jamais en notre pouvoir de les fixer.
Tout influe sur nous, et nous changeons sans cesse
avec ce qui nous environne. Je m'amuse souvent avoir
couler les diverses situations de mon âme ; elles sont
comme les flots d'une rivière, tantôt calmes, tantôt
agitées, mais toujours se succédant sans aucune per-
manence. > (27 mai 1794.) « Il est certain, note-t-il
encore, que notre existence successive n'ofl're pas
deux instant» semblables. L'homme, entraîné par un
MAINE DE BIRAN 267
courant rapide, depuis sa naissance jusqu'à sa mort,
no trouve nulle part où jeter Tancre; ses sentiments,
^5 idées, sa manière d'être se succèdent sans qu'il
puisse les fixer; son état moral varie comme son état
physique. Les changements de l'âme répondent à
ceux qui se font dans le corps, et celui-ci est sujet à
toutes sortes de vicissitudes. » (23 décembre 1794.)
lus qu'un autre, Maine de Biran est entraîné d'état en
at par le cours extraordinaireraent mobile de son
xistence.
Ces changements sans arrêt, en l'empêchant de se
laisser aller à vivre tout uniment, le provoquent à se
ntir vivre, à se « regarder passer ». e Je suis tou-
urs occupé de ce qui se passe en moi. » (Année 4793.)
, uand il est, comme il dit, monté organiquement au
n du monde extérieur, même si son attention aux
oses du dehors n'en devient pas plus nette ni plus
isée, il perd le pouvoir de réfléchir, d'assister en
spectateur attentif à ce qui se fait en lui. C'est la dis-
proportion ordinaire du monde extérieur avec sa na-
ture, ce sont les variations irrégulières de sa sensibi-
lité propre qui le portent, dès que ses impressions ne
sont pas trop tumultueuses, à ausculter les moindres
bruissements de son âme. « Je suis, par ma nature,
doué de l'aperception interne, et j'ai, pour ce qui se
it au dedans de moi, ce tact rapide qu'ont les autres
nimes pour les objets extérieurs. » (3 et 4 novembre
i818.) Or cette puissance et cette vivacité d'intuition
mterne ont pour contre-partie une incapacité d'agir
avec décision au dehors, comme de saisir avec vigueur
' dessin ferme des choses. Aux moments où la nature
uche le plus Maine de Biran, les sensations qu'il en
reçoit demeurent surtout affectives; même ses percep-
tions visuelles bercent son regard plus qu'elles ne le
fixent; elles répondent à son âme en lui présentant des
images c vagues, infinies » ; peut-être de ce monde
extérieur, où il va pourtant chercher des diversions,
n'a-t il jamais fait vraiment im spectacle ; quand il con-
Ui FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
temple, quand il observe, ce qu'il contemple, ce qu'il
observe, c'est lui-mt^me et toujours lui.
Curiosité saine et féconde cependant, môme si c'est
par des dispositions morbides qu'elle a été d'abord
éveillée. Car elle ne s'entretient pas d'elle seule et dea
changeants états d'âme qui lui ont fourni ses pre-
miers aliments. Elle est animée d'une puissance de
recherche qui ne trouverait son compte ni à une simple
description passive, ni à des raffinements artificiels
d'analj'^se. Maine de Biran ne fut point de ceux qui
dans le fond aiment leur mal, y voient un signe
d'élection, et ne l'étudientque pour s'y complaire. Dos
les premières pages de son Journal, il nous montre sa
réflexion à l'œuvre, non pas seulement pour suivre
cette agitation de sentiments dont il est tourmenté,
mais encore pour tâcher d'en découvrir à la fois les
causes et les remèdes. D'où viennent, se deraande-t-il,
ces impressions confuses et désordonnées qui à tout
instant se jettent à la traverse de ses plus vifs désirs
de paix intérieure? D'où viennent ces nombreuses
idées que sa raison n'a point cherchées et qu'elle peut
seulement désapprouver sans avoir pu les empêcher
de se produire? Ce n'est pas qu'à de certaines heures
très rares, trop rares, il ne puisse se trouver dans un
état de tranquillité, de doux ravissement, de plein
accord avec lui-même. Mais pourquoi cet état ne dure-
t-il pas, et pourquoi lui-môme ne peut-il pas le faire
durer? Les moralistes supposent que l'âme commande
à ses affections en maîtresse. L'expérience n'abonde
guère dans leur sens. « Pour me procurer ces senti-
ments délicieux, cette paix de l'âme, ce calme inté-
rieur, que j'éprouve par accès instantanés, je sens que
je ne puis rien, mon activité est nulle, je suis absolu-
ment passif dans mes sentiments, je suis pre.'sque tou-
jours ce que je ne voudrais pas être et presque jamais
tel que j'aspire à être. » (27 mai 4794.)
Maine de Biran souffre donc non seulement de la
prédominance de ses états de dépression et de malaise,
Maine de biran sst
mais surtout de la promptitude capricieuse avec la-
quelle il passe de l'excitation à l'abattement, du calme
à l'agitation; il souffre de cette instabilité qui non
seulement lui fait craindre la joie presque autant que
la douleur, mais qui surtout contredit en lui le besoi»
vivement senti et l'idée nettement conçue d'une exis
tence sans troubles et régulièrement heureuse. De là le
problème qui, tout en s'élargissant et se compliquant,
sera pour lui jusqu'au bout le problème philosophique
par excellence : sur quoi Tàme peut-elle s'appuyer
pour se flxer, et se fixer dans un état de perfection et
de bonheur, — car perfection et bonheur sont identi-
ques? Et la donnée essentielle de ce problème, il la
saisit également dès Tabord : peut-il considérer comme
siens, ou plutôt comme étant lui, ces sentiments obs-
curs et tumultueux, certainement liés à des modifica-
tions du corps et déterminés par elles ? Il éprouve bien
que, quand les sens se taisent, quand les passions sont
endormies, il jouit parfois d'un contentement'ineffable ;
et en cela la nature qui à certains moments impose le
silence aux sens et le sommeil aux passions indique la
voie à suivre pour conquérir le calme; mais dépend-il
de lui de s'engager dans cette voie, et peut-il faire plus
que consentir aux états de tranquillité que par instants
son organisation lui accorde?
Tel est le problème que Maine de Biran ne cesse de
porter en lui, môme quand il paraît l'oublier en se por-
tant hors de lui-même, et dont la signification va s'avi-
vant de toutes les expériences de son âme inquiète. Le
sentiment de son impuissance à l'égard des disposi-
tions organiques et des phénomènes affectifs qui intro-
duisent en lui des changements perpétuels et de très
fréquentes contrariétés; Taspiration à un état où son
moi se reconnaîtrait lui-même en s'assurant, directe-
ment ou indirectement, avec un pouvoir de dominer
celte inconstance, un calme et un bonheur durables :
ce sont là comme des thèmes fondamentaux de sa pen-
sée, qui n'admettront, eux, d'autres variations que
270 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
celles qui seront dues à une explication de plus en plus
profonde et à une intelligence de plus en plus com-
prëhensive de cette dualité première. Ils sont au fond,
non seulement de ses recherches spéculatives, mais
encore de ses observations les plus libres sur les évé-
nements ou les modalités de sa vie, intérieure ou
extérieure. Dès que, par une réaction de sa nature
spirituelle sur sa nature sensible, Maine de Biran s'est
créé le souci de certaines questions philosophiques, il
n'y échappe pas plus, désormais qu'au souci des fluc-
tuations et des misères de son tempérament. Lorsqu'il
croit s'en être laissé distraire, il témoigne bien, par le
remords qu'il éprouve, à quel point il en est dominé.
Aussi, dans les divers milieux où il se trouve, milieux
mondains, milieux politiques, milieux intellectuels, ne
peut-il jamais s'abandonner lui-même; il a beau y
avoir tout naturellement sa place; il est cependant bien
loin d'y avoir un esprit présent, une activité décidée
et décisive ; son âme qui s'y porte ou s'y laisse entraî-
ner garde toujours plus ou moins la conscience d'y
errer en étrangère.
«
Il va à tout instant dans le monde ; et comment le
monde ne l'accueillerait-il pas avec faveur? Cet ancien
garde du corps, qui a paru à la cour de Louis XVI, est
resté par la grâce souriante et la distinction un peu
précieuse de ses manières un gentilhomme d'avant la
Révolution; grand, svelte, d'une physionomie char-
mante, à la fois réservée et mobile, avec un teint pâle
et de clairs yeux bleus à travers lesquels transparaît
la délicatesse de sa constitution, il attire encore par sa
bienveillance naturelle, son exquise politesse, les
agréments et la hauteur de son esprit. Il peut faire très
bonne figure dans le monde; il le peut et il le désire.
Car ce n'est pas seulement pour détendre sa pensée,
pour oublier ses inquiétudes et ses malaises, qu'il s'y
MAINE DE BIRAN «71
produit; c'est aussi pour être entouré et apprécié ; c'est
jiour se communiquer aux autres et provoquer d'eux
eu retour la même expansion confiante et cordiale. 11
se prodigue donc au dehors; nous savons par son
Journal qu'il dîne en ville tous les jours ou presque,
que souvent après le diner il court à une visite ou à
une soirée. Et pourtant, dans ces réunions mondaines
où tant d'avantages de sa personne semblent lui pro-
mettre le succès, il est gauche, mal avisé, sans aplomb,
n a l'esprit trop préoccupé des moindres choses pour
se comporter dans chaque cas avec l'assurance ou
l'agilité qu'il faut ; et cet embarras, accru par la cons-
cience qu'il en a, achève de le paralyser, lui fait man-
quer l'occasion, l'à-propos, commettre ce qu'à la ré-
flexion il considère comme inconvenance ou sottise.
Extrêmement soucieux de l'opinion des personnes
qu'il fréquente, il est joyeux et hardi dès qu'il sent
venir à lui quelqpies égards, quelques témoignages de
bienveillance ou d'amitié; mais il est enclin aussi à
interpréter comme une désapprobation, comme une
froideur ou une inimitié envers lui toute parole et toute
attitude qui ne sont pas celles qu'il attendait; et il re-
tourne chez lui mécontent. Mécontent de cela selon
les circonstances; mais mécontent presque toujours
d'être allé chercher au dehors une excitation artificielle
pour son imagination et sa sensibilité, de se dissiper
quand il devrait se concentrer, de n'être plus soi ni à
soi, de perdre, comme il le dit, son moi. « Pourquoi,
se demande-t-il, vais-je dans le grand monde? Est-ce
que je suis homme de salon? Quel rapport y a-t-il
entre ces hommes et moi? » « Oh ! misère que cette vie
de Paris où je perds tout ce que je vaux! » 11 se re-
proche donc amèrement cette frivolité et ce gaspillage
de ses forces ; mais il recommence. Il soupire après la
solitude de Grateloup : mais dans la solitude de Grate-
loup le défaut des distractions accoutumées le met
dans un état de malaise et d'indifférence à tout. Ni les
circonstances, ni sa volonté ne sont donc jamais assez
272 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
fortes pour le détacher du monde et le faire rentrer
pour toujours en lui-même. Un persistant désir de
plaire, la crainte d'être en face de soi seul, le besoin
de trouver dans ce qui l'environne des signes de sym-
pathie, aussi nécessaires, dit-il, à sa vie morale qu'un
air sain à sa vie physique, continuent à le conduire et
à le tenir hors de chez lui. Et lorsqu'il observe ou
qu'il croit observer sur lui les marques d'une vieillesse
prématurée, il y a dans la mélancolie avec laquelle il
constate son déclin le regret, difficile à surmonter, des
séductions qu'il avait pu exercer et des sentiments de
bienvenue par lesquels le monde avait souri à sa jeu-
nesse et à son âge mûr.
*
* *
La politique partage avec le monde sa vie extérieure.
Elle n'est pas non plus allée le prendre tout à fait
contre son gré. Elle l'a d'abord attiré par les grands
sujets qu'elle offrait à sa curiosité ainsi qu'à son amour
du bien public, par les excitations et les occupations
qu'elle devait donner à son activité si fréquemment
languissante et vide, par les mille occasions qu'elle
pouvait lui fournir de mettre brillamment en œuvre
ses facultés. Mais comme les espérances qu'elle a sus-
citées en lui sont vite amoindries, sinon entièrement
déçues I II ne peut le plus souvent prendre intérêt aux
séances de la Chambre. « J'y suis quatre à cinq heures
de suite comme à un spectacle ennuyeux, suivant des
yeux et de l'oreille un orateur, comme on suit les
mouvements d'un danseur de corde, sans qu'aucune
faculté de l'esprit soit exercée, souvent laissant errer
mon imagination dans le vague. Cette vie n'est propre
qu'à abêtir. » (Du 30 août au 4 septembre 1814.) Cepen-
dant cet ennui qu'il éprouve dans les réunions poli-
tiques vient pour une très grande part de son impuis-
sance à y intervenir activement. Son tempérament, ses
habitudes, son penchant à la réflexion, ses longues
MAINE DE BIRAN 273
années d'eicistence solitaire l'ont empêché de se faire
un esprit prompt et décidé, un caractère entreprenant
et dominateur. Ce n'est pas que par moments il ne
soit réconforté par les marques d'estime particulière
que lui donnent ses collègues et le roi. Mais ces minutes
d'aplomb, de confiance en lui sont très brèves. D'ordi-
naire il soulTre de se sentir inférieur à l'opinion que
l'on a pu avoir de lui, ainsi qu'au rôle qu'il aurait pu
jouer. C est à peine s'il ose aborder la tribune, la
redoutabU ti^ibunè, comme il l'appelle, alors que tout le
monde l'invite à y paraître, et que lui-même, sur telle
affaire, considère comme une honte de ne point parler.
Sa timidité; la faiblesse de sa voi.x, et, quand même il
le pourrait, sa répugnance à hausser le ton, son inca-
pacité d'aliéner des idées méditées dans le silence pour
les approprier aux sentiments d'un auditoire divers et
tumultueux, ce sont là autant de causes qui le privent,
pour ses ambitions comme pour ses convictions, de
.'^uccès qu'en son cœur il n'a pas manqué de souhaiter.
11 se console parfois de ne pas les avoir obtenus en se
disant ce qu ils ont de vain et ce qu'ils supposent ou
admettent presque toujours de fatuité, de charlata-
nisme, d'irréflexion et d'ignorance. * Je n'ai pas le
talent, déclare-l-il, de faire des phrases sans penser. »
Mais autant que la puissance oratoire, l'autorité poli-
tique et les qualités de l'homme d'État lui sont, de son
aveu, refusées. Sa bienveillance très sincère envers les
personnes ne sait pas cependant composer avec leur»
passions et leurs intérêts. Son activité se laisse préocv
cuper par les plus petites choses; au lieu d'aller droit
à des obstacles réels, elle s'arrête devant des obstacles
imaginaires; tiraillée en tous les sens par les raisons
antagonistes que lui présente son intelligence, indécise
par nature, indécise par excès de réflexion, empêtrée
de toutes sortes de scrupules, elle s'use avant de
s'exercer réellement, et elle ne peut, dans la diversité
d ^s circonstances, des situations et des milieux où elle
est appelée à se mouvoir, déployer une fermeté égale,
18
274 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
môme de loin, à celle des convictions intérieures qui
la commandent. Elle est en outre trop accessible à
toute espèce d'impressions variables pour demeurer,
môme quand elle est parvenue à s'orienter, inflexible
dans sa direction. Surtout elle ne peut rester indiffe'-
rentc à l'opinion extérieure qui juge son attitude et
ses démarches. Lorsque Maine de Biran, par pure
conscience, s'éloigne d'un parti, la désapprobation
plus ou moins discrète de ses amis politiques de la
veille lui est un supplice. Pourtant, si touché qu'il soit
par ces considérations personnelles, il n'y sacrifie
jamais ce qu'il regarde comme la vérité* La vérité pour
lui, en cette matière, c'est la suprématie du pouvoir
royal, seule capable de garantir aux individus tous
leurs véritables intérêts et à la société son repos : cette
suprématie lui paraît menacée successivement par les
exagérations aveugles des ultras et par l'opposition
dissolvante des libéraux : de là des changements de
position politique qui répondent à la même conviction
immuable dans le fond. La droiture dé son caractère
lui a d'ailleurs toujours communiqué la décision et
l'énergie nécessaires quand le devoir lui est apparu
clair et impérieux, — quand, par exemple, il a fallu,
au Corps législatif, participer directement à l'adresse
qui signifiait à Napoléon « le vœu du peuple pour la
paix »; ou quand plus tard il a fallu, à la nouvelle du
retour de l'île d'Elbe, partir au plus vite de Grateloup
afin de reprendre le poste, devenu périlleux, de ques-
teur de la Chamltre. — Mais le train ordinaire de la
politique sous la Restauration est moins propre que ces
circonstances exceptionnelles à faire saillir les forces
latentes de la volonté de Maine de Biran. Ce n'est pas
qu'il ne comprenne point l'importance des questions qui
s'agitent sous ses yeux; sur certaines d'entre elles il
met tout son zèle à fixer ses idées et sa conduite. Seu-
lement la conscience qu'il a de sa médiocre influence,
les dispositions imjuiètes avec lesquelles il accueille
tous les événements, et qui le portent aux jugements
I
MAINE DE BIRAN «75
les plus attristés ainsi qu'aux prévisions les plus
sombres, l'impossibilité où il est de se mettre tout
entier dans les affaires publiques et le sentiment d'une
vocation plus réelle qui le rappelle à l'intérieur de lui-
même, tout cela lui crée un état presque continuel de
lassitude, de mécontentement, de dégoût. Que de fois
il se dit qu'il devrait rompre la chaîne qui le lie à la
vie politique ! Mais que cette rupture paraisse sopérer
par la volonté de ses électeurs momentanément dé-
tournée de lui : grand sujet de peine et très sensible
privation; comme aussi satisfaction très vive, quand
la chaîne a été renouée. Ainsi il se débat contre lui-
même et contre lexpérience qui lui fait écrire : c Je
suis né pour spéculer plus que pour agir. »
»
• •
Cependant, lorsqu'il spécule, ce n'est pas pour lui
seul qu'il entend cultiver ses pensées; il recherche
volontiers pour elles le contact avec les personnes
capables de les comprendre, de les apprécier, de les
discuter; il aime les réunions intellectuelles où l'échange
des idées tient les esprits en éveil et les excite à se
produire, tout en les préservant d'une aveugle con-
fiance en eux-mêmes. A la suite de ses Mémoires sur
VHabitude, où il reconnaissait expressément les idéo-
logues pour ses maîtres, il fut très heureux d'être
introduit dans la célèbre maison d'Auteuil. Là se grou-
paient autour de Cabanis nombre de philosophes qui
appartenaient àTécole idéologique, ou qui, dissidents,
tenaient à rester en rapport avec elle : c'était, à côté
de l'Institut, où siégeaient déjà les principaux repré-
sentants de ridéolùgie, ime sorte d'Académie privée,
familière, non officielle : Maine de Biran y contracta de
solides amitiés qui, comme celles de Cabanis, de Des-
tutt de Tracy, de Gérando, persistèrent même après
son éloignement de Técole, ou qui, comme celle d'Am-
père, vinrent le soutenir et l'aider dans Télaboration
276 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHI-S
et la mise vi, point de sa doctrine nouvelle. Chez lui le
penchant à la communication intellectuelle e'tait si vif
que, sous-préfet de Bergerac, il fonda dans cette ville
une Société médicale où il lut d'importants mémoires
sur des sujets ayant trait aux rapports de l'âme et du
corps. Il croyait que le rapprochement des intelligences
est pour chacune d'elles un bienfait, et que la hauteur
des problèmes dont elles sont saisies les élève naturel-
lement ensemble. Quand ses fonctions le font résider à
Paris, il accepte ou il donne avec plaisir des « diners
métaphysiques » ; il organise chez -lui des réunions
périodiques assez fréquentes où l'on discute sur les
plus difficiles problèmes de la philosophie. A ces
réunions se rendirent en même temps ou successive-
ment des hommes tels que de Gérando, Ampère,
Guizot, Royer-CoUard, Thurot, les frères Cuvier,
Stapfer, celui que Biran appelle « le jeune professeur
Cousin j, etc.. Dans cette société choisie, il est certes
plus à l'aise, plus sûr de lui, plus spontanément
expansif que dans le monde et dans les assemblées
politiques, d'autant qu'il s'y sent l'objet d'une très
gi ande et constante estime. Il parle avec plus de faci-
lité la langue de la métaphysique que celle de la poli-
tique et des affaires; il retrouve, pour causer de philo-
sophie, une énergie qu'il paraissait avoir perdue. Mais
il n'a pas le don de mettre rapidement au clair sa
pensée; et lorsque sa pensée n'est pas comprise ou
qu'elle est vivement discutée, il se sent plus embar-
rassé lui-même, perd le meilleur de ce qu'il avait
conçu, et ne découvre guère les explications et le?
formules qu'il faudrait pour ramener à lui ses interlo-
cuteurs. De là, plus d'une fois, après ces réunions, du
déplaisir, de l'agacement, une fatigue de ces « discus-
sions animées qui n'ont conduit à rien » . « Ces discus-
sions, dit-il encore, ne produisent aucune lumière et ne
font que m'irriter. J'ai été agité ensuite, mécontent de
moi-même, tournant malgré moi dans ce cercle d'idées,
pensant toujours à ce que je devais dire et n'avais pas
MAINE DB BIRAN 277
dit dans le courant de la discussion. Il résulte de là un
grand dégoût pour les disputes métaphysiques. »
(l«déc. 1814.) t- ^ ^
Ainsi, dans toutes les formes et dans toutes les ma-
nifestations de sa vie, Maine de Biran n'arrire pas à
être maître de ses états et de ses faculté*; U est sujet à
toutes sortes de fluctuations, et U ne rencontre qu'à de
^es longs intervalles des moments de calme, d'expan-
sion heureuse, de pleine lucidité, de ces moments où,
selon une de ses expressions favorites, il est t en
bonne fortune avee lui-même >. Les objets ka plus
divers de son activité, de sa curiosité ou de ses affec-
tions ne peuvent ni le prendre tout entier, ni le main-
tenir longtemps au même niveau. Même ses sentiments
de famille, qui furent sans doute profonds, m^m^ «a
«cuarcsav paterneue. qui fut vire et pleine de sollici-
tude, ne purent le fixer dans le détail de son existence,
à cause de réloignement où il dut rester des siens. Il
aurait donc manqué à la destinée que lui promettaient
ses dons naturels s'il n'avait exercé, en face de ses
souffrances, de ses impuissances, de ses défaillances,
le pouvoir de les analyser, de les comprendre et par là
de les dominer. C'est dans la conscience d'une com-
plète disprofK>rtion entre ce qu'il se sent être et ce
qu'il voudrait être que Maine de Biran a entrevu et
développé, formé et transformé sa philosophie.
•
• •
Cette philosophie, quand elle a commencé à s'orga-
niser véritablement, a été dominée par l'influence de
Condillac et de ces philosophes, dits les idéologues,
tels que Cabanis et Destutt de Tracy, qui ont continué,
en tâchant de la compléter et en la rectifiant aussi
d'une certaine manière, l'œuvre de Condillac De
Condillac Maine de Biran accepte entièrement le prin-
cipe qu'il n'y a point d'idées innées et que toutes nos
connaissances viennent directement ou indirectement
278 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
des sens. Seulement, dans l'interprétation de ce prin-
cipe, il introduit, dès le début, des vues personnelles
qui portent sa pensée au delà de celle de Condillac et
même de celle des idéologues. D'abord, avec Cabanis,
il établit contre Condillac, qui l'avait méconnu, le rôle
considérable et parfois prévalent que jouent dans la
détermination de nos facultés, à côté des sensations
externes, les sensations internes. Ensuite il montre
avec une remarquable netteté ce que Destutt de Tracy
n'avait fait qu'indiquer un peu vaguement, à savoir
que la faculté de se mouvoir est la source d'idées qu)
ne sauraient provenir d'autres sens. C'est ainsi que
dans ce mémoire sur V Habitude, couronné par Tlnstitut
en 1802, il emploie toute sa précision et sa richesse
d'analyse à expliquer qu'une incontestable disparité
1 .... l'Kohitnrtfi manifeste dans
dans les ellets prouun» pai
les impressions à partir desquelles se développe notre
vie mentale une distinction essentielle. Car il y a d'un
côté des impressions passives, des sensations propre-
ment dites, dont le caractère est de devenir, par la
répétition et l'habitude, de plus en plus insensibles et
indistinctes; telle est, par exemple, une odeur subie
à laquelle nous nous accoutumons. Il y a, d'un autre
côté, des impressions actives ou, pour mieux dire, des
perceptions qui, impliquant de notre part un mouve-
ment volontaire, deviennent par la répétition et l'habi-
tude de plus en plus nettes et distinctes : telles sont,
par exemple, les données du tact actif qui, dirigé par
le mouvement volontaire de la main, excelle à saisir
et à analyser la grande variété des formes et une mul-
titude de qualités des objets. Les progrès réels de notre
faculté de penser sont dus à des actes que l'habitude a
maintenus, rendus plus aisés, libérés de la gêne et du
trouble des sensations affectives. Au reste il n'y a pas
de connaissance sans un jugement d'existence qui
porte sur nous-mêmes et sur les choses. Or, à l'origine
de ce jugement, il y a l'effort. L'effort emporte en
effet la perception d'un rapport entre l'être qui mciit
MAI.N.. ^^ iiIRA!>r 879
OU veut mouvoir et un obstacle qui s'oppose à son
mouvement. Sans un sujet ou une volonté qui déter-
mine le mouvement il n'y a point d'effort, et sans
eflbrt point de connaissance, point de perception
daucune espèce : si l'individu ne voulait pas ou n'était
pas déterminé â commencer de se mouvoir, il ne con-
naîtrait rien. Si rien ne lui résistait, il ne connaîtrait
rien non plus, il ne soupçonnerait pas son existence
même, pas plus que celle des choses. Ainsi, tandis que,
vivant les seules impressions passives, l'homme reste-
rait sans connaissance, il acquiert par l'effort la per-
ception de l'existence des choses et de la sienne
propre; le sentiment de sa personnalité s'élève dans la
même proportion que son effort.
» «
Par cette doctrine Maine de Biran dépassait sans
doute celle de ses maîtres les idéologues; mais il ne la
contredisait pas encore direnter^GIit. Fi énonçait même
ga théorie de l'effort en un langage physiologique que
lui-même plus tard qualifia de matérialiste. Cest dans
son mémoire sur la Décùmposition de la pensée également
couronné par l'Institut en 1805 qu'il constitue une phi-
losophie véritablement nouvelle. Il y découvre en par-
ticulier l'intériorité essentielle du fait de l'effort et le
caractère original de l'observation appelée à le saisir. Il
y revendique le droit de la psychologie à se placer à
un point de vue radicalement différent de celui de la
physique. 11 y a un type de causalité consacré par la
physique, comme science du monde externe : celui qui
ne retient de la liaison causale que le rapport d'anté-
cédent à conséquent, qui se borne à représenter par le
signe de la cause un ensemble de faits semblables ou
analogues donnant lieu aux mêmes rapports généraux
ou lois. La réduction, par la physique, de toute causa-
lité à ce type ne satisfait pas déjà entièrement l'esprit,
même dans cet ordre de recherches : l'esprit, même là,
280 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
n'en persiste pas moins à poser la cause comme une
inconnue simple, comme une indéterminée qu'il ne
peut développer. Mais en tout cas la nécessité d'une
représentation objective de la causalité, par laquelle
est momentanément négligé l'élément essentiel de la
cause, ne saurait valoir en droit contre la possibilité
d'atteindre dans un autre domaine réellement et inté-
gralement des causes. Cet autre domaine, c'est la vie
psychologique intérieure. A l'effort moteur volontaire
est liée la conscience du moi comme cause; et ici nous
avons affaire à la cause, prise dans son sens simple et
individuel, à la cause, qui, au lieu de se laisser eipri-
mer par des termes logiques et généraux, se saisit
elle-même directement par la réflexion dans son exis-
.. -./.+;on «inffnlières. En somme, le moi ne
lence ei buu u.\^v.^.. . — o . j i
peut se représenter comme objet sans se mer lui-
même. Qu'est-il donc? Il est une cause qui s'éprouve
elle-même dans sa relation à son effet, relation origi-
nale et par suite inexplicable, mais certaine comme un
fait, comme le plus réel «C! f?^its.
Que la connaissance doive reposer sur des faits,
c'est ce que la philosophie de la sensation réclame à
juste titre; et elle exige non moins justement qu'il y
ait un fait primitif auquel les autres se rapportent.
Seulement en choisissant la sensation comme fait pri-
mitif, elle n'a pas pris garde que, si c'était une pure
sensation sans plus, aucune connaissance ne saurait
en dériver, et que, si c'était une sensation connue
comme telle, il s'y adjoignait un autre élément, la
conscience de soi, venu d'ailleurs, c'est-à-dire de l'in-
timité du sujet agissant. C'est l'effort moteur volon-
taire qui est le fait primitif. 11 est un fait, puisqu'il est
un rapport entre deux termes à !a fois distincts et unis,
puisque la force qui effectue ou tend à effectuer les
mouvements du corps se distingue successivement du
terme inerte qui résiste même en obéissant, et qu'elle
ne peut pas plus se confondre avec lui en tant qu'elle
agit qu'elle ne peut s'en séparer absolument pour se
MAINE DE BIRAN S81
concevoir eUe-raême hors de tout exercice. C'est bien
en outre un fait primitif, parce que la relation qui le
constitue n'est pas susceptible d'une analyse ultérieure
comme celle qui dissocie les éléments des composés
résultant d'une association ou d'une combinaison, et
parce qu'en outre il est la condition à laquelle se rap-
porte toute connaissance claire des objets extérieurs.
Il ne s'agit donc pas de le prouver, mais de le décou-
vrir à sa source, en veillant, avant tout, à ne pas l'al-
térer, soit par des abstractions qui l'appauvrissent,
soit par des images qui le matérialisent.
C'est par cette aperception immédiate qu'est la ré-
flexion qu'il s'apparaît vraiment à lui-même tel qu'il
est. N'est-ce point ce que Descartes avait déjà compris
quand il avait fait du t Je pense » le principe de sa
philosophie? Certes il est à l'honneur de Descartes
d'avoir enseigné à l'esprit humain à se replier sur lui-
même pour trouver en lui l'origine de toute science,
d'avoir montré par l'exemple autant au^ ^"" '
cepte que la conTi^iV---- ^ _ ^^^ ^^ pp^.
...ooauce du moi est distincte de la
représentation de tout objet et doit s'opérer au dedans
de nous. Mais ayant touché ainsi au fait primitif, il en
a malheureusement aussitôt dénaturé le sens. S'il
s'était borné à dire : Je suis en tant que je pense, il
serait resté dans la vérité de son observation. Il a abu-
sivement ajouté : Je suis absolument une chose pen-
sante; c'est-à-dire qu'il a ainsi transporté le sujet dans
un monde de choses, d'êtres en soi, dont le moi n'est
pas; c'est-à-dire encore qu'il a rompu la relatioii
directe qui unit le moi au corps sm> lequel il agit, qu'il
n'a retenu que le prenùer terme de la relation pour en
faire par surcroît un absolu. Mieux que : « Je pense,
donc je suis, » il faut dire : t Je veux, donc je suis; •
et il faut entendre par volonté l'action exercée par le
moi qui fait effort sur l'organisme auquel il est lié.
Notre personnalité et la conscience que nous en pre-
nons ne font qu'un avec cet effort et le sentiment que
cet effort détermine C'est de la vue de lui-même dans
282 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
le déploiement de son activité que le moi tire les
notions de cause, de force, d'unité, d'identité, etc.,
qui le caractérisent directement ei qui, transposées et
ramenées à des formules logiques et générales, entrent
dans l'explication du monde extérieur.
La production et la connaissance du moi par l'effort
volontaire constituent ce que l'on peut appeler la vie
humaine. Mais avant cette vie humaine il existe en
nous une vie animale qui est proprement hors de la
conscience. L'homme peut sentir sans connaître, être
affecté de plaisir et de peine et être déterminé par là,
sans avoir la notion de son existence personnelle, sans
se savoir exister. Ces modes réels ne peuvent être
appelés des sensations, si la sensation suppose la
conscience de la modification éprouvée : on peut plu-
tôt les appeler des affections, en ajoutant que, quoique
senties, ce sont des affections inconscientes et imper-
sonnelles, étrangères en elles-mêmes à la vie du moi.
Avec une grande perspicacité, Maine de Biran démêle .
"• -«.,««Ap de ces états affectifs dans la
la présence et 1 1UUUV.X.V.. ' — *
première existence de l'enfant, dans les impresMUii^.
internes qui donnent le ton fondamental de nos dispo-
sitions générales et qui font varier nos dispositions
particulières, dans les divers genres et les divers
degrés d'émotion que causent les sensations externes,
dans les états de rêve, de somnambulisme, de léthargie,
d'extase, d'aliénation mentale.
La dualité de ces deux vies est pour Maine de Biran
la grande caractéristique de l'homme. Non pas qu'elles
ne se combinent point réellement : et une bonne part
de la psychologie de Maine de Biran est consacrée
à étudier les cas dans lesquels elles s'unissent; mais
elles ont chacune pour soi une réaUté définie par des
attributs propres. Du moi seul, en tout cas, tel qu'il se
produit par l'effort et tel qu'il se saisit par la réflexion,
peut dériver toute connaissance : aussi bien la connais-
sance des choses, avec les généralités logiques quelle
comporte, que la connaissance de nous-raême, avec
MAINE DE BIRAIT 2&3
la singularité concrète qui lui appartient. — Tels sont
les traits saillants de la philosophie de Maine de
Ciran.
« *
Dans quellemesure cette philosophie a-t-elle donc dté
déterminée par les faits de son expérience propre (1),
et comment a-t-elle pu l'être? Ce que sa réflexion a
dégagé de la multitude des observations qu'il a faites
sur lui-même, ce sont certaines données essentielles et
irréductibles qui, à ce titre, lui ont paru représenter
divers aspects ou degrés de la vie humaine. Lorsque
Maine de Biran analyse les impressions si variables
qu'il subit, et qui le font, selon les circonstances et les
moments, triste ou gai, confiant ou abattu, lorsqu'il
• 1- — «„fr<> aue Dour maintenir, exclure ou rap-
COnSUlu; CIA w^v- - j
peler telles de ces impressions, il ne peut i.v,.-, .
amené à l'idée d'états affectifs ayant par eux-mêmes
une réalité complète et indépendante du moi; et c'est
en généralisant les caractères de ces états qu'il est con-
duit à opérer un partage dans le fait communément
reçu comme générateur de nos facultés, à savoir la
sensation, à reléguer hors du moi ce qui dans la sen-
sation est passif, une simple façon d'être ou de devenir.
(1) Une première union avec Louise Pournier (17Ô5), femme
en premières nnces de M. du Cluzcau, fut brisée par la mort
prématurémtin 1(^1803); il avait eu d'elle trois enfants, un Dis,
Félix, deux filles, Éliza et Adine. De cette première femrr.e il
garda, même remarié, le souvenir le plus passionnément affec-
tueux. « Jour anniversaire de la mort de Louise Fournier, ma
bien-aimée femme, morte à Grateloup, le 23 octobre 1803. Ce
jour me sera triste et sacré toute ma vie. Semper amarum,
semper luctuotum habebo », 23 oct. 1814. Au fait, des i appels
émus de ce genre «e retrouvent fréquemment dans le Journal
intime. Une seconde union contractile en 1814 avec Louise-
Anne Favareilhes de la Coustête ne fut qu'une union conve-
nable et fut loin d'exciter chez Biran les mêmes sentiment» vifs.
Sa seconde femme, dont il n'eut pas d'enfants, ne vou.'ut point
vivre avec lui à Paris; elle resta à Grateloup. Ses detcx filles,
Éliza et Adine, furent élevées par une tante maternelle.
284 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
sujette à s'émousser par l'habitude, pour attribuer au
moi ce qui convertit la sensation en une connaissance,
capable de se rendre, par l'habitude, de ^plus en plus
nette et distincte. L'antithèse d'une vie affective, sans
conscience, et d'une vie active, personnelle, a été' de
bonne heure présente à sa pensée, même quand, pour
s'expliquer au dehors, elle revêtait, comme dans les
deux mémoires sur VHabitudej le langage inadéquat de
l'école idéologique, même avant qu'elle eût rencontré
sa formule précise dans la doctrine qui identifie la
conscience avec le sentiment tout intérieur, tout spiri-
tuel, de l'effort moteur volontaire.
C'est peut-être dans l'établissement de cette doctrine
nouvelle que Maine de Biran paraît d'abord le plus
détaché des observations consignées dans son Journal^
qu'il semble s'en être le plus remis à la techniaue ordi-
naire des Dhilos'^r>i^«- • - '
^. ^.„^, . « vi!»%'cc pas en effet par ôppô-
Bliion à ses états d'agitation et de passivité ordinaires
qu'il a conçu un idéal, aussi peu réalisé en lui que
possible, de pleine conscience et de parfaite possession
de soi? Néanmoins, dans la façon dont il a cherché
pour cet idéal un principe concret, dans la façon dont
il a déterminé ce qu'il appelle le fait primitif du sens
intime, on retrouve bien visiblement le tour d'esprit
manifesté par le Journal. Ce n'est pas dans une cons-
truction métaphysique, élevée par delà lui-même, qu'il
va tâcher de fixer la vérité qui lui manque d'abord ; il
a la répugnance la plus vive pour les philosophies
abstraites (au nombre desquelles il a fini par ranger,
malgré les apparences, la philosophie de Locke et de
Condillac); il est convaincu que la vérité première doit
être saisie par une aperception immédiate et reste comme
telle radicalement distincte des produits de l'abstrac-
tion logique autant que des images de la représenta-
tion externe. Or, que l'analyse de lui-môme fût le che-
min de la vérité, c'est ce qu'il a soutenu de très bonne
heure; seulement, ce qu'il a discerné de plus en plus,
c'est que la réflexion, appliquée aux états affectifs
MAINE DE BIRAN 285
mêmes, est l'indice d'une dualité qui ne permet pas de
confoaJi-e ces états avec notre personne, et qu'elle
doit, pour comprendre tout l'homme, remonter à sa
propre source, c'est-à-dire à l'action vive qui la rend
possible ou plutôt avec laquelle elle ne fait qu'un.
L être qui se constitue par leffort moteur volontaire,
c'est un être essentiellement intérieur, et dont l'inti-
mité échappe à tout autre mode de connaissance que
la réflexion, t Les modernes, écrit Maine de Biran, ne
se sont attachés qu'à l'homme extérieur, depuis ceux
qui ne. voient partout que sensations jusqu'à ceux qui
font descendre du ciel les idées avec les langues.
L'homme intérieur ne peut se manifester ainsi au
dehors; tout ce qui est en image, discours ou raison-
nement, le dénature, ou altère ses formes propres, loin
de les reproduire. C'est là le plus grand obstacle que
la philosophie puisse rencontrer... 11 y a, en arrière de
cet homme extérieur, tel que le considère et en dis-
court la philosophie logique, morale et physiologique^
un homme intérieur qui est un sujet à part, accessible
à sa propre aperception ou intuition, qui porte en lui
sa lumière propre, laquelle s'obscurcit, loin de s'avi-
Vf'r, par les rayons venus du dehors... L'homme inté-
rieur est ineffable dans son essence, et combien de
degrés de profondeur, que de points de vue de
l'homme intérieur qui n'ont pas même encore été
entrevus, mais pourront l'être ultérieurement, car un
point de vue conduit à l'autre! Un homme méditatif,
qui avance jusqu'à un certain point dans cette intui-
tion interne, donne à d'autres les moyens d'aller encore
plus avant. » (28 oct. 48t9.) Éveillé et singulièrement
fortifié chez Maine de Biran par sa puissance et ses
habitudes de réflexion, ce sens de Ytnténorîté et des
divers degrés qu'elle comporte fait de la théorie de
l'efTort moteur une doctrine de la conscience et de la
personnalité.
286 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
• «
Cette doctrine qui répondait à ses exigences spécu-
latives a paru aussi pendant un temps fournir à Maine
de Biran la solution du problème qui avait mis tout
d'abord en mouvement son esprit. C'est en lui-même,
c'est dans la tension et Texercice de sa libre activité
que l'homme peut trouver de quoi faire face à l'insta-
bilité de ses sentiments, à la tyrannie de ses désirs et
à la violence de ses passions. D'où l'inclination, tantôt
plus forte, tantôt plus faible, qui porte Maine de Biran
vers le stoïcisme, dont les maximes morales lui appa-
raissent comme des applications de sa philosophie,
t L'art de vivre, dit-il, consisterait à affaiblir sans
cesse l'empire ou l'influence des impressions sponta-
nées par lesquelles nous sommes immédiatement heu-
reux ou malheureux, à n'en rien attendre et à placer
nos jouissances dans l'exercice des facultés qui dé-
pendent de nous. Il faut que la volonté préside à tout
ce que nous sommes : voilà le stoïcisme. Aucun autre
système n'est aussi conforme à notre nature. »
(23 juin 1816.) Cependant, confrontant le stoïcisme
avec son expérience personnelle, Maine de Birau
requiert plus d'une fois des moyens d'action que le
stoïcisme ne fournit pas, note en lui des vides que le
stoïcisme ne comble pas, des aspirations que le stoï-
cisme ne contente pas. Sous le coup des événements,
sous l'influenoe de ses réflexions, sous la pression
d'un instinct profond de sincérité qui le pousse non
pas seulement à connaître la vérité, mais à la réaliser
dans sa vie, il engage peu à peu sa pensée, comme il
a senti s'engager tout son être dans une direction qui
doit le conduire au delà du stoïcisme et de sa propre
philosophie du moi. Rien n'est instructif — et rien
n'est émouvant — comme la confession qu'il s'est
faite — et qu'involontairement il nous a faite — de
tous les divers mouvements, de toutes les allées et
MAINE DE BIRAN 887
venues de son âme partagée entre la vérité nouvelle
qui la sollicite et les convictions ou les habitudes
anciennes qui la retiennent, entre le désir de se
reposer uniquement sur elle-même et le besoin de
chercher hors d'elle, et plus haut, le principe de stabi-
lité et de paix que, parmi toutes ses inquiétudes et ses
agitations, elle n'a pas cessé de réclamer.
Avant tout, c'est par un retour à la conscience pra-
tique de son problème capital qu'il a dépassé ce
monde de la personnalité où il avait bien cru pouvoir
se fixer pour toujours. Pendant les années qu'il passa
à organiscf, en rapport ou en opposition avec les dif-
férents systèmes, sa propre philosophie, il fut, de son
aveu, dominé par la raison purement spéculative, par
ce goût de l'analyse qui le faisait se plaire à observer
curieusement ses états intérieurs, même ses affections
les plus vives et les plus désordonnées, t pareil au
médecin qui se féliciterait d'avoir une maladie pour se
donner le plaisir d'en observer les circonstances et les
signes sur lui-même, » (24 janv. 1821.) La façon
même dont il affirmait la suprématie du moi sur les
impressions restait chez lui uniquement théorique.
D'autre part, avait-il trouvé un appui ferme et cons-
tant dans le simple pouvoir d'exercer par moments
son activité volontaire, sans détermination plus pré-
cise de fins objectives? Le secret mécontentement qui
accompagnait ou qui suivait en lui presque toujours
ses démarches, ses démarches intelleetutlles comme
les autres, et qui lui faisait sans doute déjà pressentir
l'insuffisance pratique de sa doctrine, se convertit en
une déception amère et une tristesse bien proche du
désespoir, lorsque le retour de Napoléon vint lui enle-
ver une situation dont il avait malgré ses plaintes
apprécié les avantages, lui créer des craintes pour sa
liberté personnelle et l'avenir de son fils, et par-dessus
tout l'affliger le plus cruellement possible dans ses
convictions royalistes. Pour épancher les indignations
et les douleurs dont son âme est pleine, il ne trouve
288 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
dans sa solitude de meilleur langage que celui des
Livres saints, que les explosions des invectives et des
lamentations prophétiques. « C'est assez longtemps,
e'crit-il, se laisser aller au torrent des événements, des
opinions, du flux continuel des modifications externes
ou internes, à tout ce qui passe comme Tombre. 11
faut s'attacher aujourd'hui au seul Être qui reste
immuable, qui est la source vraie de nos consolations
dans le présent et de nos espérances dans l'avenir.
Stat adjudicandum Dominus, stat ad judicandos populos.. .
Pour me garantir du désespoir, je penserai à Dieu, je
me réfugierai dans son sein. » (16 avril 1819.)
Dès ce moment, Maine de Biran s'ouvre la voie qui
le mènera à la Religion : qui l'y mènera, non pas pré-
cisément qui l'y ramènera. Car s'il a reçu une éduca-
tion religieuse, elle n'a point pénétré profondément en
lui, et elle a cessé depuis bien longtemps d'avoir lo
moindre empire sur sa vie et sur son esprit. Au con-
tact des philosophes du dix-huitième siècle et de leur;i
héritiers, sans renoncer peut-èlre jamais complète*
ment à quelques sentiments ou à quelques vagues
pensées spiritualistes, il a été, tout comme un autre,
l'ennemi de la « superstition » et du « fanatisme », et
il a tenu les croyances religieuses pour des rêveries et
des chimères. Même sa philosophie de l'efTort n'avait
pas de place logiquement marquée pour l'idée de
Dieu, à plus forte raison pour des règles de vie en
accord avec cette idée. S'il trouve donc par fragments
et par degrés la foi chrétienne, ce n'est pas en suivant
la trace simplement efl'acée d'une vérité autrefois ins-
crite dans son cœur, c'est en se laissant conduire par
des raisons qui ne dépendent pas plus de ses souve-
nirs que d'aucune dialectique, qui n'expriment jamais
une doctrine toute faite, que son expérience, seule et
ses réflexions propres lui composent. « Dans ma jeu-
nesse, a-t-il écrit, et lorsque j'étais prévenu pour des
systèmes matérialistes qui avaient séduit mon imagi-
nation, j'écartais toutes les idées qui ne tendaient pa&
MAINE DE BIRAN 289
à ce but, j'étais léger plutOt que de mauvaise foi.
Depuis que j'ai e'té conduit, par mes propres idées,
loin de ces systèmes, je n'ai eu aucune prévention
pour quelque conséquence arrêtée à laquelle je voulusse
arriver, aucune prévention pour les matières de
foi ou d'incrédulité. Si je trouve Dieu et les vraies
lois de Tordre moral, ce sera pur bonheur, et je
serai plus croyable que ceux qui, partant de pré-
jugés, ne tendent qu'à les établir par leur théorie. »
(16 avril 1815.) Cette expérience » sans préjugés »
n'a pas produit une conversion subite, tant s'en
faut, ni même absolument arrêtée. En face des idées
religieuses, Maine de Birao déclare bien des fois
€ combien il lui en coûte pour les aborder et surtout
pour s'y attacher d'une manière fixe » ; bien des foi»
il dénonce, au plus fort môme de ses aspirations à une
vie supérieure, son « insen.sibilité à l'égard de Dieu »,
« la faiblesse de ses sentiments religieux ». Il lutte
donc pour avancer, souvent n'avance que pour lâcher
prise, comme s'il avait un courant à remonter beau-
coup plus qu'une pente naturelle à suivre. Les ten-
dances qili opèrent son ascension vers le Dieu du
Christianisme n'ont remporté que lentement, et après
plus d'une défaiUi momentanée, leur victoire sur des
tendances antagonistes, et ont dû môme souvent com-
poser avec elles.
•
• «
Ce qui le fait d'abord aspirer à autre chose que lui,
c'est le sentiment, qui s'aggravera par l'âge, de son
impuissance à maintenir dans une énergie constante
ses facultés personnelles, et c'est aussi le sentiment
plus profond de l'inefficacité de son seul vouloir dans
la lutte contre le désordre de ses impressions. Pour
réprimer les mobiles d'action qui dérivent de notre
sensibilité, ne faut-il donc rien de plus qu'un pouvoir
nu de résistance, borné d'ailleurs et sans soutien? Ne
19
200 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
faut-il pas que surgissent en nous d'autres disposi-
tions, d'un ordre beaucoup plus relevé? t Les chré-
tiens, comme les vrais philosophes, savent bien que
nous ne pouvons faire prédominer l'esprit sur le corps,
ni anéantir la partie passive de nous-mêmes sans
une grâce particulière. > (17 nov. 4817.) Cette grâce
d'en haut paraît indispensable. Pourtant Maine de
Biran se résigne mal à en admettre pleinement et une
fois pour toutes la nécessité. Il ne peut se rapprocher
du Christianisme sans garder une arrière-pensée favo-
rable au Stoïcisme; et, s'il se représente constamment
et souvent l'une à côté de l'autre ces deux conceptions
de la vie, c'est tantôt pour en signaler les profondes
différences en incUnant soit vers Tune, soit vers
l'autre, tantôt pour en découvrir, sur des points plus
ou moins essentiels, l'accord suffisant. Selon qu'il se
sent, ou non, capable de réagir par lui seul en quelque
mesure contre ses impressions, il tend à s'avouer stoï-
cien ou chrétien. L'idée que l'homme ne peut rien
par lui-même et doit tout attendre de la grâce de
Dieu, c'est-à-dire d'un secours surnaturel et arbitraire,
choque en lui sa conviction de la réalité irrécusable et
de la dignité éminente delà causalité personnelle. Mais
le Stoïcisme est à sa façon aussi « outré », sinon plus,
que le Christianisme ; il a le tort de faire abstraction
de la sensibilité dont le développement ne dépend pas
de nous, d'exagérer à plaisir la puissance de la volonté
rapportée à la seule nature de l'âme. Celui qui avait
écrit du stoïcisme, ainsi que nous l'avons vu * « Aucun
autre système n'est aussi conforme à notre nature »,
écrit un an plus tard : « Cette morale stoïcienne, toute
sublime qu'elle est, est contraire à la nature de
Thomme, en ce qu'elle prétend faire rentrer sous l'em-
pire de la volonté des affections, des sentiments ou
des causes d'excitation qui n'en dépendent en aucune
manière. » Peut-on suppléer à l'effet de la grâce par
la seule force de l'âme? Bon pour ceux qui possèdent
par avance cette force 1 t Mais quel secours la philo-
MAINE DE BIRÂN 29i
Sophie r-Lvjn,n.i.ne peut-elle donner aux pauvres d'es-
prit, aux faibles pécheurs, aux infirmes, à ceux qui se
sentent livrés à toutes les faiblesses de lame et d'un
corps malade, qui ont perdu ou n'ont, jamais eu l'es-
time d'eux-mêmes? C'est ici que le christianisme
triomphe en donnant à Ihomme le plus misérable un
appui extérieur, qui ne saurait lui manquer quand il
s'y fie, en le faisant s'applaudir intérieurement de ce
qu'il sent ne pouvoir rien par lui-même, en lui mon-
trant dans chacune de ses infirmités, de ses misères
spirituelles et corporelles autant d'occasions de
mérite. » (20 oct. 1819.) Stoïcisme et christianisme
s'entendent pour mettre la vertu au-dessus des vains
désirs, pour placer le bien à l'intérieur de l'homme,
pour recommander la résignation aux événements qui
sont dans l'ordre de la Providence, et peut-être le
stoïcisme se rapproche-t-il plus du christianisme
qu'on ne croit, quand il fait de la raison quelque chose
que l'homme reçoit par émanation d'une source plus
haute; néanmoins quelle différence apparaît finale-
ment entre les dispositions que l'un et l'autre susci-
tent ! « Résignation, patience et tranquillité d'âme, c'est
là le plus haut degré où l'âme puisse arriver par le
secours de la philosophie; mais aimer la souffrance,
s'en réjouir comme d'un moyen qui conduit à la plus
heureuse fin, s'attacher volontairement à la croix, à
l'exemple du Sauveur des hommes : c'est ce que peut
seul enseigner et pratiquer le philosophe chrétien. »
(9 déc. 1819.) Et de plus, l'idée du Fils médiateur
entre Dieu et l'homme approprie à l'homme le secours
qui lui vient d'en haut; comme le « miracle de V Homme-
Dieu » nous fait entendre une humanité inaltérable
dans sa vie spirituelle. * Le stoïcisme ne peut aller
jusque-là » (25 déc. 1822), pas même le stoïcisme d'un
Marc-Aurèle qui, tout en maintenant très haut l'idéal
d'une vie spirituelle, ne peut montrer d'où vient la
puissance de le réaliser.
En somme, dépend-il de l'âme de passer par sa force
Î92 FIGURES ET DOCTÎIINES DE PHILOSOPHES
propre d'un état inférieur à un état supérieur? Là est
toutela question ; et Maine de Biran, qui juge de plus
en plus le dérèglement des impressions invincible à la
seule énergie de la volonté, ne consent pas pourtant à
laisser tomber dans le néant la puissance active du
moi. Dans ses tentatives pour se rapprocher du chris-
tianisme, il commence par concevoir la grâce comme
\a récompense de l'effort et comme le couronnement
du bien que la raison a déjà opéré d'elle-même. Mais,
sans renoncer jamais à un rôle propre de la liberté, il
éprouve de plus en plus que la provocation de la
grâce exige mieux qu'un effort limité à la pratique
morale. Il aperçoit de plus en plus nettement, après les
avoir confusément entrevues, l'importance et la bien-
faisance des pratiques proprement religieuses. La lec-
ture fréquente de l'Évangile, des Épîtres de saint Paul,
surtout de V Imitation de Jésus-Christ, de Fénelon, qui
reste son maître spirituel de prédilection, de Pascal,
dont il finit par épouser davantage les sentiments et
les vues, l'incline déjà fort à l'exercice chrétien delà
méditation, dans lequel il apporte par surcroît tout
son sens de psychologue. Mais ce n'est pas assez. « Je
prie Dieu, avait-il dit simplement en 1818 (1" nov.),
qu'il me donne cette paix que le monde ne peut
donner, et que Thomme trouve si difficilement en lui
par ses propres forces. » « La présence de Dieu, écrit-
il plus nettement un peu plus tard, s'annonce par un
état interne de calme et d'élévation qu'il ne dépend
pas de moi de me donner, ni de conserver, mais qui
pourrait devenir plus hal)ituel par un certain régime
inielk'ctuel et moral auquel il serait temps de me sou-
mettre, par l'ôraison du silence ou la méditation. »
(8 nov. 1819 ) « Oh! que j'ai besoin de prier I » s'écrie-
t-il (9 juin 1820). Il s'accuse d' « avoir trop peu la dis-
position et l'habitude de la prière ». (25 déc. 1822.)
Il se dit pourtant que la prière est « un remède plus
sûr pour l'âme que la raison propre et tous les rai^^on-
nements à froid, même dans l'hypothèse où l'âme ne
i
MAINE DE BIRÀN 2S3
ferait que se modifier elle-même par l'effet de cet élan •
(27 déc. 4821), qu'elle est éminemment propre à éveiller
et à entretenir les sentiments dont la foi dépend; car
la foi tient aux sentiments plus qu'aux idées, et « le
sentiment religieux ne vient lui-même que par la pra-
tique des actes qui sont seuls en notre pouvoir ».
« Deux conditions, déclare-t-il : !• Désirer, vouloir,
faire effort pour s'élever au-dessus de cette condition
animale par laquelle tous les êtres sentants naissent et
meurent de la même manière; 2» Prier, afin que l'es-
prit de sagesse vienne ou que le royaume de Dieu
arrive. » (25 déc. 1822.) Ainsi seulement peut s'accom-
plir le renouvellement de l'homme intérieur.
En s'exprimant par la prière, la volonté du règne
de Dieu attend tout de la volonté de Dieu même, et
c'est de Dieu, non de nous, que nous vient le salut.
€ La présence de Dieu opère toujours la sortie de
nous-mêmes, et c'est ce qu'il nous faut. Comment con-
cilier cela avec la doctrine psychologique du 7/iot? »
(28 déc. 4818.) Cette conciliation, ce sera, pour Maine
de Birao, l'affaire de sa philosophie; mais ce que ses
réflexions et la vie lui apprennent de plus en plus,
c'est que l'âme doit employer son activité à se rendre
réceptive vis-à-vis de l'Esprit divin, faire effort pour
voir la lumière, en reconnaissant qu'elle lui arrive
d'ailleurs, t L'homme s'offre aux autres et à lui-même,
comme dans une perspective qui a plusieurs plans
reculés les uns derrière les autres. J'en dislingue trois
bien particulièrement. Le premier fait saillie au dehors;
je ne suis rien pour moi en moi-même; je songe à
paraître aux yeux des autres, je suis en eux et rien
que par eux. Dans la seconde perspective, je me
sépare du monde extérieur pour le juger, mais j'y
tiens comme à l'objet et au terme de toutes les opéra-
tions de mon esprit. Dans la troisième, je perds tout à
fait de vue le monde extérieur et moi-même; et le
monde invisible. Dieu, est l'objet ou le but de ma
pensée. Le moi est entre ces deux termes. Ainsi les
294 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
extrêmes se touchent; la nullité d'cfTort ou l'absence
de toute activité emporte la nullité de conscience ou
de moi, et le plus haut degré d'activité intellectuelle
emporte l'absorption de la personne en Dieu ou l'ab-
négation totale du moi qui se perd de vue lui-même. »
(18 déc. 1818.) Sur ce chemin Maine de Biran se ren-
contre avec Fénelon et les mystiques^ et il reprend à
son compte ce qu'ils disent sur le laisser-aller et la
désappropriation du moi, tout en voulant se garder
ici du pur quiétisme, comme ailleurs du panthéisme.
C'est un sentiment en effet qui remplit la vie supé-
rieure, et ce sentiment est famour, don de l'Esprit qui
souffle où il veut. Mais les œuvres font naître l'amour,
comme l'amour fait naître les croyances.
» On peut, observe Maine de Biran, commencer par
aimer l'inconnu, quand on sent que rien ici-bas ne
peut satisfaire complètement les besoins de l'âme. »
(13 mars 4822.) Le Dieu inconnu a été pour Maine de
Biran avec une précision croissante le Dieu du chris-
tianisme; non pas qu'il se soit attaché à lui, même
quand il l'a reconnu, avec une parfaite constance; là
encore l'indécision de son caractère, les perplexités de
sa pensée,, ont fait plus d'une fois de son besoin et de
sa volonté de croire une simple impression ou velléité
fugitive; il ne peut se tourner vers Dieu sans conti-
nuer de tournoyer autour de lui-même; mais le sens
dans lequel va son âme, surtout au cours de ses der-
nières années, n"est plus incertain. Recueillons le
témoignage des lignes qu'il a écrites à la dernière date,
de son Journal : « Dans l'état de santé, de faiblesse, de
trouble physique et moral où je suis, je rn'écrie sur
ma croix : Miserere mei. Domine... Il faut toujours être
deux et l'on peut dire de l'homme, même individuel,
vaesolilSi Thomme est entraîné par des affections déré-
glées qui l'absorbent, il ne juge ni les objets ni lui-
môme; qu'il s'y abandonne, il est malheureux et dé-
gr.'idé; vae soli! Si l'homme, même le plus fort de
raison, de sagesse humaine, ne se sent pas soutenu
MAINE OE BIRAN 295
par une force, une raison plus haute que lui, il est
malheureux, et quoiqu'il en impose au dehors, il ne
s'en imposera pas à lui-même. La sagesse, la vraie
force consiste à marcher en présence de Dieu, à se
sentir soutenu par lui; autrement, vae solif — Le stoï-
cien est seul, ou avec sa conscience de force propre,
qui le trompe; le chrétien ne marche qu'en présence
de Dieu, et avec Dieu, par le médiateur qu'il a pris
pour guide et compagnon de sa vie présente et future. »
(17 mai 4824.)
♦
« «
t La Religion, avait écrit Maine de Biran déjà assez
longtemps auparavant, ràout seule les problèmes que
la philosophie pose. » (30 juin 1818.) Soit; mais encore
n'était-ce pas son intention de laisser la philosophie
abdiquer; la Religion, dans ses rapports avec la phi-
losophie, est plutôt faite pour l'inviter à s'élever et à
comprendre ce qui est communément tenu hors de
son domaine. D'autre part, sans une philosophie
capable de les éclaircir et, en quelque mesure, d'en
rendre compte, les croyances religieuses courent le
risque d'être traitées d'illusions. Il est remarquable
que Maine de Biran n'ait point noté les tendances et
les faits dont se composait sa vie nouvelle sans se
demander sïl n'y avait pas là de simples apparences,
ou tout au moins des données réductibles aux lois
ordinaires des phénomènes affectifs. « Il est encore
permis à ceux qui cherchent à tout expliquer par des
causes naturelles, de demander si la mysticité n'a pas
ses illusions, si, lorsqu'une âme dévote se perd dans
la contemplation des miséricordes divines, qu'elle est
en extase sous les inspirations d'en haut, ou calme et '
parfaitement tranquille dans son abandon à la volonté
de Dieu, cet état de béatitude ne tient pas encore plus
ou moins à un état de la sensibilité aiïective, tel que,
si les dispositions organiques venaient à changer, tout
296 FIGUIIES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
ce calme intérieur, celte béatitude céleste s'évanoui-
raient, et ne laisseraient dans l'âme que trouble et
confusion. » (26 août 1818.) En psychologue qui ne
s'oublie pas, il rappelle que des actes déterminés
peuvent susciter des sentiments dont l'objet se trouve
incertain, et que toute l'efficacité de la prière pourrait
venir de l'élan que l'âme priante s'imprime à elle-
môme. Mais il reste que tout un ordre de problèmes
est posé, et posé par des faits dont on peut bien affir-
mer, contre les partis pris de l'incrédulité, qu'ils sont
irrécusables; les états propres aux âmes religieuses
sont des étals psychologiquement très positifs que
l'on n'a pas le droit de considérer a priori comme des
rêves, et dont il faut bien prendre soin, quand on veut
en établir impartialement l'origine, d'analyser tous les
caractères. < Il est impossible de nier au vrai croyant
qui éprouve en lui-môme ce qu'il appelle les effets de
la grâce, qui trouve son repos et toute la paix de son
âme dans l'intervention de certaines idées ou actes
intellectuels de foi, d'espérance et d'amour, et qui de
là parvient même à satisfaire son esprit sur des pro-
blèmes insolubles dans tous les systèmes, il est impos-
sible, dis-je, de lui contester ce qu'il éprouve, et par
Buite de ne pas reconnaître le fondement vrai qu'ont
en lui, ou dans ses croyances religieuses, les états
de l'âme qui font sa consolation et son bonheur. »
(S(?pt. 1823.) Comparables aux faits affectifs, quand il
s'agit simplement d'en rappeler l'existence psycholo-
gique, les faits religieux ont en plus cette propriété
irréductible de convertir l'âme, par une puissance
qu'elle sent ne pas venir d'elle, vers des objets im-
muables, éternels, dont la possession plus ou moins
complète se manifeste par une délivrance de l'in.stabi-
lité et des misères de la vie sensible, et remplit le
renoncement de calme et de joie. Expérience aussi
réelle que toute autre, et cependant spécifique, qui ne
peut se dispenser d'une philosophie, mais qui lui
demande en retour de comprendre dans ses explica-
«AINE DE BIRAN 807
tions toute la réalité et toute l'originalité de ce qu'elle
apporte à expliquer. Que sera-ce, si des questions
d'une autre provenance et d'une signiflcation d'abord
toute théorique nous mettent dans la nécessité de con-
cevoir, comme principes mêmes de la connaissance,
des notions ou vérités infiniment supérieures aux pro-
duits possibles de notre activité personnelle?
«
* «
A ces questions issues de réflexions nouvelles sur sa
propre doctrine, comme aux dernières et lentes obser-
vations faites par lui sur les mouvements, les besoins
et les appuis de son âme, doit répondre pour Maine de
Biran, dans une philosophie plus complète, l'idée
dune vie de l'esprit dominant, sans l'abolir, celle de la
vie simplement humaine. Sur ce que cette affirmation
comprend, sur ce qui en est l'objet et la raison, Maine
de Biran n'a pu, paralysé par la maladie et arrêté par
la mort, achever de préciser et d'ordonner ses vues.
Déjà il avait éprouvé le besoin de dépasser la doctrine
de l'effort pour donner un fondement aux notions uni-
verselles de la pensée et à la conception de réalités
objectives; il avait fini, en particulier, par admettre
que l'existence en soi de l'âme est indispensable au
déploiement de l'effort comme l'existence en soi des
choses est indispensable à la capacité de résister. Tou-
tefois en restaurant ainsi l'absolu dans sa philosophie,
il se gardait de le mettre en contradiction avec ce qui
restait pour lui le fait primitif indiscuté : il ne le tenait
pas pour un objet de connaissance, d'où l'on pût déri-
ver le reste du savoir, mais pour un objet de croyancer
élevé ainsi au dessus des relations inséparables de
notre faculté de connaître. Ce que nous connaissons,
disait-il, a son principe dams ce que nous ne connais-
sons pas, mais que nous croyons exister. Bien plus la
personne consciente ne peut prendre possession d'elle-
même sans B€ concevoir comme ime existence limitée,
298 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
par opposition à l'existence infinie qui devient pour la
croyance la vérité première. Enfin, ajoutait-il, toutes
les vérités nécessaires que notre esprit découvre telles
et qu'il n'engendre pas, ont un caractère essentiel
d'éternité et d'immutabilité; elles étaient avant que
l'esprit les connût; elles sont les mêmes alors qu'il
cesse de les apercevoir; elles seraient encore quand
aucune intelligence finie, faite comme la nôtre, ne les
comprendrait. Comment et où pourraient-elles subsis-
ter, s'il n'y avait pas un Être infini, immuable, en qui
elles sont comme des attributs dans leur sujet, en qui
seul elles peuvent toujours et parfaitement être en-
tendues?
Ces tendances spéculatives se déterminèrent encore
sous l'influence des préoccupations religieuses de
Maine de Biran; elles aboutirent à la conception de
tout un ordre nouveau qui se révèle à nous et qui agit
sur nous autrement que par notre ordinaire puissance
de connaître. S'il n'était question en effet que de la
connaissance d'objets intelligibles, quelque supérieurs
qu'ils fussent à notre intelligence, on pourrait toujours
se demander s'ils ne peuvent pas être produits par
notre activité naturelle. Mais ces objets ne suscitent
pas seulement en nous des idées ; ils éveillent surtout
en nous des sentiments par lesquels ils s'approprient
à notre nature tout en la modelant. Or nous éprou-
vons que nous ne pouvons pas nous donner à nous-
mêmes ces sentiments; nous avons conscience de les
recevoir, non peut-être sans les avoir sollicités, mais
sans avoir pu assurément les tirer de nous-mêmes.
Quand l'amour de Dieu nous domine, nous sentons
qu'il exerce en nous et sur nous une influence dont le
secret nous échappe, et dont le principe n'est pas
nous.
Qu'il y ait ainsi une communication directe de nous-
mêmes avec la vérité et l'action divines, par rapport
auxquelles nous sommes réceptifs, c'est ce qu'a soup-
çonné la plus antique sagesse et ce qu'a perpétué la
MAINE DK BIRAN ". 9
sagesse des plus hautes philosophies, ce qui est le
fond de la pensée religieuse. Les anciens sages, quand
ils prirent conscience des vérile's morales et religieuses,
y virent la preuve d'une distinction à faire entre les
produits de l'intelligence et les inspirations venues à
l'âme. Socrate, par delà sa raison, s'abandonne à la
révélation de son génie. Platon compare, avec autant
de justesse que de magnificence, à l'impression pro-
duite sur notre regard par la lumière du soleil, l'im-
pression produite sur nôtre esprit par la lumière
divine. Enfin lÉvangile de saint Jean atteste avec une
particulière autorité que l'homme reçoit d'en haut le
souffle qui l'inspire. Autant de témoignages divers en
faveur de la réalité d'une union avec Dieu qui s'éta-
blit par delà l'activité propre de l'âme humaine.
Ainsi l'homme apparaît comme intermédiaire entre
Dieu et la nature. Il tient à la nature par ses sens; il
peut s'identifier avec elle, laisser absorber par elle son
moi, en s'aban donnant à tous les appétits et à toutes
les impulsions de la chair. Il tient à Dieu par son
esprit; il peut jusqu'à un certain point s'identifier avec
lui par l'abnégation de son moi et par l'exercice de
cette faculté supérieure que le platonisme et le néo-
platonisme ont déjà caractérisée, que le jchiistianisme
a ramenée à la perfection de son rùle. Entre la vie
animale et la vie de l'esprit il y a place pour la vie
humaine, pour cette vie où l'être que nous sommes
conquiert par l'efTort, et dans la lutte, sa personnalité.
Certes il reste nécessaire que le moi se fasse centre,
afin de connaître les choses et lui-même; la recherche
du vrai est un labeur; il en coûte pour goûter le fruit
de l'arbre de la science. Mais la science, du moins la
science isolée du cœur, n'est pas l'objet définitif; il
semble que le déplacement d'activité qui l'engendre ne
soit qu'un moyen, le moyen de s'élever, sans détruire
ce que le moi a fait, à une vie plus haute, où le pur
amour s'accompagne d'une intuition qui saisit la vérité
sans la chercher, et se rapporte dans la plénitude du
iOO FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
calme et de la joie à l'Être souverainement bon et
parfait. C'est par un principe infiniment supérieur à
lui que l'homme s'exalte ainsi au-dessus de lui-même;
et l'action qu'il reçoit de ce principe peut être saisie
par une expérience directe.
4 J'ai été autrefois bien embarrassé, déclare Maine
de Biran, pour concevoir comment l'Esprit de vérité
pouvait être en nous sans être nous-mêmes, ou sans
s'identifier avec notre propre esprit, notre moi. J'en-
tends maintenant la communication intérieure d'un
Esprit supérieur à nous, qui nous parle, que nous en-
tendons au dedans, qui vivifie et féconde notre esprit
sans se confondre avec lui; car nous sentons que les
bonnes pensées, les bons miouvernents ne sortent pas
de nous-mêmes. Cette communication intime de ïEs-
prit avec notre esprit propre, quand nous savons
l'appeler ou lui préparer une demeure au dedans, est
un véritable fait psychologique et non pas de foi seu-
• lement. » (20 déc.1823.) » Au regard du philosophe, la
foi, même si elle vient d'en haut, ne pénètre donc pas
chez nous en intruse : des données intérieures irréduc-
tibles, saisissables par une intuition psychologique
plus profonde, et qui gardent toute leur portée quand
bien même elles n'apparaîtraient clairement que chez
certains esprits, marquent en quelque sorte la façon
dont les vérités religieuses et la puissance de la grâce
peuvent descendre en nous, se faire aimer et accepter
de nous. La plus haute métaphysique de Maine de
Biran voudra donc être encore à sa façon une psycho-
logie : elle se rattachera ainsi, plus intimement encore
que le reste de sa philosophie, à l'intégral développe-
ment de sa vie et de ses observations sur lui-même.
«
Cependant l'œuvre philosophique qui devait suivre
le double mouvement de sa pensée technique et de son
expérience personnelle resta, de son vivant, presque
MAINE DE BIRAN SOI
entièrement ignorée du public. En dehors de gon
Mémoire couronné sur VUtibitude, dont, parvenu à
d'autres idées, il regretta vivement plus tard la publi-
cation, il ne donna lui même que V Examen des Leçons
de philosophie de Laromigtiière, destiné d'abord à une
Revue, et paru sans nom d'auteur (1817), et VEx])osi-
tion de la doctrine philosophique de Leibniz, rédigée en
48i9 pour la Biographie universelle de Michaud. L'ira-
pre^ision du mémoire sur la Décomposition de la pensée,
également couronné par l'Institut, et où il établissait
pour la première fois sa doctrine du moi, fut inter-
rompue à la suite d'un « événement extraordinaire •
sur lequel il déclare t devoir garder le silence » et qui
reste encore mystérieux. H ne publia pas davantage
ses deux autres mémoires à l'Académie de Berlin et à
l'Académie de Copenhague, Vun sut ïAperception immé-
diate interne, l'autre sur les R'ippoits de la psychologie et
de la physique ;'û songea seulement à les refondre, ainsi
que le mémoire précédent sur la Décomposition de la
pensée, et à les comprendre dans une nouvelle œuvre,
plus régulière, plus soignée, plus digne d'être offerte
au public philosophique. Il continua ainsi pendant
toute sa vie, écrivant beaucoup, mais n'arrivant point
à publier. Il y avait d'abord, pour faire obstacle à ses
projets de publication, le sentiment mt*me qui lui ren-
dait sa fréquentation du monde si sujette à des
retours d'ennui, la crainte de ne pas être estimé à son
prix, de ne donner de sa valeur qu'une idée très dimi-
nuée, la crainte aussi de déplaire à tel groupe de per-
sonnes dont l'approbation et la sympathie lui étaient
nn besoin. Mais il y avait aussi, pour le laisser tou-
jours en suspens, sa façon de travailler, la difficulté
qu'il éprouvait à se dégager de ses impressions et de
ses premières vues confuses pour ordonner ou plutôt
pour constituer la suite de ses idées, pour la traduire
de façon à se contenter et à trouver dans son œuvre
ffiite quelque chose qui valût autrement que par son
effort. A propos d'ane étude politique sur Cordre et la
302 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
liberté, dans laquelle il s'était engagé vers 1848, il
disait : « Je travaille toujours, recommençant et ratu-
rant sans cesse les pages d'un écrit politique, qui est
comme la toile de Pénélope, et que je désespère de
finir : quand mon travail serait plus facile, que mes
idées se lieraient aussi aisément qu'elles ont de peine
à se coudre comme à se produire, je ne sais si je
serais assez sûr de mon fait, assez courageux pour
publier... C'est une croix que je me suis donnée, et je
la porte volontairement, quoiqu'elle soit pesante et me
répugne. Mais, par une disposition singulière, je
cherche toujours ce qu'il y a de plus difficile, de plus
embarrassé, de plus loin des routes battues, et qui ne
peut m'être d'aucun avantage extérieur ou intérieur.
Mon ouvrage n'est pas un ami; il m'inspire plutôt de
Télûignement et un dégoût habituel, et pourtant je ne
puis le quitter, ni faire autre chose dans le cabinet.
J'attends toujours qu'une bonne inspiration m'aide à
le terminer ou à l'avancer. . . Je suis toujours à l'essai de
mes forces... Je commence et recommence sans fin. »
(Avril 1818.) Ainsi pour tous ses écrits. Toile de
Pénélope, rocher de Sisyphe, tonneau des Danaïdes,
toutes ces images tirées des légendes et des mythes de
l'antiquité pour figurer la reprise du travail défait aus-
sitôt que fait, le recommencement, sans résultat
jamais acquis, d'un effort sans terme, lui servent en
abondance pour caractériser son genre de labeur dans
la composition de ses œuvres. Sa « première prise est
toujours lente, embarrassée et lâche >, sa pensée
arrive de plus en plus difficilement à se fixer sur un
seul sujet de méditation et à y rattacher par des liens
solides les idées qui s'y rapportent; elle s'épuise dans
un travail brisé, haché, pénible; parfois elle n'attend
pas d'être maîtresse d'elle-même pour s'exprimer, et
elle se précipite, mais doit aussitôt revenir sur elle
pour tâcher de se mieux saisir; d'autres fois, elle
semble se former en dehors de tout moyen d'expres-
sion, et quand elle essaie de se traduire, elle ne trouve
MAINE OE BIRAN 303
que par une sorte d'ajustement extérieur et pénible
les mots qui conviennent ; encore les mots, dès qu'ils
ont été choisis, ne semblent-ils plus convenir; d'où
« un état de crainte et de suspension qui nuit singu-
lièrement à la liaison et à l'arrangement des idées. >
A certains moments toutefois, la clarté se fait, les
expressions heureuses se présentent d'elles-mêmes, et
le fond même de la pensée semble transparaître. Mo-
ments d'inspiration et de verve, dont Maine de Biran
déplore la brièveté et la rareté. Par là le tour spécial
Je son intelligence achève de se révéler : c'est une
intelligence faite moins pour suivre un ordre d'idées
que pour y pénétrer, moins pour avancer en droite
ligne que pour creuser, moins pour déduire que pour
voir. Sa forme normale et parfaite est l'intuition,
accompagnée du sentiment que l'activité de l'esprit
peut prédisposer à recevoir la lumière, mais non la
créer. « Ce ne sont pas les idées qui s'éclaircissent,
comme par l'effort ordinaire de l'attention, ou par
l'application de mes facultés actives, mais c'est la
lumière intérieure qui devient plus claire, plus frap-
pante, et le cœur et l'esprit en sont subitement et
spontanément illuminés. J'ai distingué souvent en moi-
même ces illuminations subites, spontanées, où la
vérité sort des nuages; il semble que notre organisa-
tion matérielle, qui faisait obstacle à l'intuition
interne, cesse de résister, et que l'esprit ne fait que
recevoir la lumière qui lui est appropriée. > (29 avril
481G.) Ces illuminations intérieures découvrent un
monde qui pour le commun des hommes n'est que la
région des ombres-, et elles ont pour condition préa-
lable un effort de descente au plus profond de soi-
même; mais elles n'en sont pas, tant s'en faut, l'effet
régulier et la récompense constante, et quand Maine
de Biran se plaint des impuissances trop fréquentes de
sa pensée, c'est en disant qu'elle ne peut percer les
nuages qui rofTusqucnt ou qu'elle est enveloppée de
voiles impossibles à lever.
304 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
Ces dispositions de son intelligence et ces caractères
de son travail intellectuel se manifestent naturelle-
ment dans ses écrits, auxquels manquent souvent,
pour parler d'abord d'apparents défauts, l'aisance et
la limpidité. Maine de Biran a une réputation d'écri-
vain obscur qui semble bien établie. Ses partisans ont
autant contribué que ses adversaires à la lui faire.
Paul Janet et Taiue s'accordent pour déclarer qu'il
pense et écrit en philosophie comme un- Allemand; ce
qui signilie, bien entendu, qu'il abuse du langage abs-
trait, conventionnel et énigmatique, que la construc-
tion de ses phrases est laborieuse et lourde. * Son
style, dit Taine, indique à chaque ligne la haine des
faits particuliers et précis, l'amour de l'abstraclion,
l'habitude invincible de considérer uniquement et per-
pétuellement les qualités générales. » (Les philosophes
classiques, 4* éd., 1876, p. 62.) » Jugement très som-
maire, sans finesse, et même inexact. La seule excuse
en est dans la connaissance superficielle et surtout
très in complète qu'avait Taine des travaux de Maine de
Biran. N'insistons même pas sur tant de pages du
Journal intime, écrites avec la plus juste et la plus déli-
cate appropriation de la langue aux nuances les plus
mobiles comme aux teintes les plus constantes des
sentiments à exprimer : tout au plus peut-on dire que
çà et là la phrase y traîne et y languit quelque peu,
comme sous le poids des impressions qu'elle doit por-
ter; mais en général, plus alerte, plus vive, ne serait-
elle pas moins naturelle et moins touchante? Même les
ouvrages les plus philosophiques de Maine de Biran
abondent en observations particulières, clairement et
exactement notées, aussi bien dans ce qu'elles ont de
propre que dans ce qu'elles ont de significatif, et c'est
plutôt dans l'explication des théories que par moment
ils font paraître de l'effort et de l'embarras. De cela il
y a plusieurs raisons. D'abord le langage technique est
peut-être celui que Maine de Biran manie avec le plus
de gêne, parce que, le possédant par emprunt, il le
I
MAINE DE BIRAN 305
plaque sur sa pensée plus qu'il ne sait le ranimer par
elle. Songeons, par contraste, à ce qu'un Leibniz sait
faire rendre, afin d'exprimer ses idées les plus neuves,
à de vieilles formules scolastiques ! Maine de Biran a
pailé avec sûreté, correction, et même force, le laur
gage de l'idéologie, quand il était le disciple des idéo-
logues; quand il a eu une pensée personnelle à tra-
duire, il n'a plus eu en main un instrument aussi
façonné; et pour mettre en usage celui qui lui était
fQurni, il n'a pu s'empêcher de le forcer et même de
le fausser quelque peu. Néanmoins, quand il s'est
vraiment fait son instrument ou que par une heureuse
rencontre il se l'est bien approprié, certes ni la jus-
tesse, ni la plénitude, ni m.'-me parfois l'éclat du style
ne lui manquent. Ce qui lui manque seulement encore
c'est le pouvoir de maintenir longtemps au même
niveau cette haute maîtrise de son esprit sur le sens
et l'arrangement des mots : les variations et les inter»
mittences de sa sensibilité et de son imagination sent
trop grandes pour lui assurer une matière verbale
ployable à volonté : aussi y a-t-il, dans la composition
de ses œuvres, quelque chose d'artificiel, détendu, des
heurts, au lieu du glissement léger qui conduirait
sans arrêt rintelligence du lecteur d'une idée à une
autre. Mais la difficulté dentendre le langage de Maine
de Biran tient aussi, plus profondément, à la nature de
sa philosophie : philosophie qui ne se compose pas à
la façon d'un système, qui ne «'étend pas par un
simple développement de conséquences, qui n'est
point discursive, déduetive, qui est l'œuvre de la
réflexion appliquée à saisir dans leur réalité concrète
les modes irréductibles de notre existence. Ce n'est
donc pas un enchaînement d'idées claires qui en fait
l'unité et qui en constitue l'ordre : c'est plutôt une
convergence d'observations particulières vers l'affir-
mation de certains caractères essentiels, tout en res-
tant singuliers; c'est-à-dire irrésolubles en notion»
générales abstraites. De là, pour représenter tidèle-
306 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
ment une telle attitude d'esprit et un tel genre de
recherches, l'insuffisance et les trahisons de la langue
ordinaire, faite surtout pour des abstractions et des
généralités extérieures, et d'autant plus claire d'habi-
tude qu'elle se laisse engager dans les voies communes
du raisonnement. Forcé d'en user, tout en la détour-
nant de ces voies, Maine de Biran a pu parfois s'en
emparer assez pour produire des pages d'une lumière
dense; mais si souvent aussi, à la sentir et à la faire
sentir rebelle, dure, figée, il n'a pas réussi à mettre au
grand jour ce qu'il portait dans son esprit, ce fut pour
une part la rançon de son originalité.
*
* *
Cette originalité fut celle d'une personne, avant
d'être celle d'une œuvre philosophique : au point que
l'on peut se demander si l'œuvre n'a pas été trop
dépendante de la personne pour avoir quelque portée
universelle. Mais ce genre de question dont on a, même
pour d'autres philosophes, assez étrangement abusé,
peut recevoir ici une réponse plus décisive encore. Si
le développement de la philosophie est autre chose
qu'une suite dialectique de concepts, si la philosophie
miîme doit garder le contact avec l'humanité vivante,
ne faut-il pas qu'au cours de la succession des doc-
trines s'introduisent des natures individuelles, desti-
nées à représenter des aspects négligés de la science,
de la réalité, de la vie? Le tout est qu'elles ne se fassent
pas valoir pour elles-mêmes et qu'elles puissent offrir
au contrôle de l'esprit des autres ce qu'elles ont fait
saillir de leur fond. Par l'éducation intellectuelle qu'il
se donna, par la direction qu'il assigna à sa curiosité
et à ses recherches, Maine de Biran ne manqua point
à cette condition. Il ne travailla pas certes à produire
en lui un système de pures notions; il opposa même à
ce genre ou à cette forme de système les contrariétés
de la vie concrète ; mais ce ne fut point pour demander
MAINE DE BIRAN 307
à la philosophie de s'incliner devant un cas singulier,
ce fut pour lui demander d'entendre ce que ce cas
singulier pouvait exprimer d'universel, pour l'inviter
à ne pas me'connaître, en les faisant évanouir dans
quelque formule d'unité abstraite, les faits irréducti-
bles de la conscience, à ne pas ramener bon gré mal
gré à une loi intellectuelle de continuité la marche
réelle par laquelle l'homme passe d'un degré de son
existence à un degré supérieur. Ainsi Maine de Biran
découvrit la réalité spécifique d'un monde que les
philosophes les plus spiritualistes avaient plus ou
moins dénaturé en l'intellectualisant, en le considérant
essentiellement comme le « lieu des idées », en le défi-
nissant avant tout par la pensée, par la pensée néces-
sairement objective. D'avoir compris la conscience pure
comme le caractère primitif et inaliénable de la vie
intérieure, de lavoir convertie par la réflexion en un
moyen de connaissance d'tine portée tout à fait nou-
velle, c'est là une initiative qui, dans la philosophie
française, appartient à Maine de Biran. Maine de Biran
en aurait-il eu le mérite et l'honneur, s'il avait été
moins occupé à se surveiller, à se regarder et à s'ana-
Ij'ser lui-même?
MAINE DE BIRAN ET PASCAL
€ Je ne puis approuver, a dit Pascal, que ceux qui
cherchent en gémissant. » (Pemées, éd. Brunschvicg,
t. II, p. 318.) Maine de Biran, à ce compte, paraît bien
être de ceux qu'eût approuvés Pascal. Lui-même,
arrivé tout près de l'heure qui marqua physiquement
le terme de son ascension spirituelle, écrivait : * L'âme,
par ses désirs et en vertu de sa nature intellectuelle,
tend à l'union avec Dieu; en vertu de sa nature sensi-
tive ou animale, elle tend à l'union avec les corps et
avec le sien propre : double tendance qui empêche le
repos de l'homme. Les âmes les plus pures, les plus
SOS FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
élevées, sont encore souvent dominées par une ten-
dance terrestre, et celles qui s'abandonnent le plus
complètement à la vie animale sont encore plus sou-
vent tourmentées par les besoins d'une autre nature,
qui s'expriment par le malaise, l'ennui, l'agitation
intérieure, qui tourmentent les malheureux comblés
au dehors de tous les dons les plus brillants de la
fortune ou de la nature : * Toute eréature gémit. »
(E. Naville, Maine de-Biran, sa vie et ses pensées,
3* éd., 13 décembre 1822, p. 350-351. — Anthropologie,
Œuvres inédites, éd. Naville, t. III, p. 521.) Nul peut-
être, plus que Maine de Biran, n'exprima d'un bout à
l'autre de sa vie cette loi de toute créature; mais il
l'exprima de façon à en faire un principe de réflexion
et de recherche; si bien que son gémissement, ayant
commencé par êtreupe plainte sur lui-même, s'exhala
de plus en plus comme un soupir vers la vérité.
Cependant cette raison de demander à Pascal pour
Maine de Biran une sorte de patronage rabaisserait
par trop Maine de Biran devant Pascal, si elle les sup-
posait l'un et l'autre aux prises avec le même grand
problème dans des conditions analogues d'inteUigence
et d'âme. Une circonstance extérieure, mal interprétée,
pouvait favoriser cette illusion. C'est la publication
d'une très grande partie du Journal intime par M. Er-
nest Naville qui est venue, en 1857, entièrement révéler
le Maine de Biran souffrant et inquiet, occupé sans
cesse à s'analyser, à rechercher un calme qui le fuit,
découvrant la fragilité de tous les points d'appui exté-
rieurs et humains sur lesquels il a cru pouvoir reposer
son existence tourmentée, poussé enfm par un mouve-
ment intérieur de plus en plus fort vers le Dieu de
grâce et de paix. Par la façon dont elles font ressortir
les angoisses, les oppositions, les besoins de la nature
humaine, par la voie qu'elles tracent pour aboutir au
christianisme, c'est-à-dire au fond par la confrontation
directe qu'elles opèrent du christianisme avec la na-
ture humaine, en dehors de toutes les formes de rai-
MAINB DE BIRAN 369
sonnement familières aux théologiens et aux philoso-
phes, même par ce qu'elles ont de fragmentaire, les
t Pensées » de Maine de Biran ne semblent-elles pas
être tout naturellement, comme les t Pensées » de Pas-
cal, des éléments ou des expressions partielles d'une
Apologie de la religion chrétienne? Certes, s'il n'y avait
pas entre Pascal et Maine de Biran quelque relation de
ce genre, il n'y aurait pas lieu d'instituer un parallèle
entre eux. N'empêche qu'il y aurait une grave inexac-
titude à comparer de trop près les Pensées et le Journal
intime. Les deux oeuvres d'abord n'eurent pas, tant s'en
faut, même destination. C'est par accident que les Pen-
sées de Pascal ont paru revêtir un caractère de confiden-
ces; n'ayant pas formé le livre quelles devaient servir à
constituer, elles ont d'autant plus fait paraître^ contre
son intention, la personnalité de l'auteur. Elles sont
de quelqu'un qui n'a pas à se convaincre, mais qui
vput convaincre. Que si Pascal, dans sa peinture de
l'homme et des profonds besoins humains, a plus
d'une fois sans doute consulté son expérience propre,
il ne tourne pas pourtant s9a regard vers lui-même,
mais vers la nature humaine prise dans toute sa géné-
ralité; et il se propose d'amener ses lecteurs à la voir
telle, eux aussi. Assurément encore la certitude qu'il
veut susciter doit être dans les âmes la réalité la plus
intime et la plus vivante; mais la variété même des
moyens qu'il emploie pour l'aider à se produire est la
meilleure preuve qu'il ne s'offre pas en exemple et
qu'il a avant tout le souci passionné de faire converger
toutes les raisons capables de convaincre et de con-
vertir. Quel que fût le plan des Pensées, — de quoi l'on
peut disputer sans fin, — il y en avait un, qui devait
répondre au des.>ein de t montrer que la religion chré-
tienne a autant de marques de certitude et d évidence
que les choses qui -sont reçues dans le monde pour les
plus indubitables ». Le Journal intime de Maine de
Biran, au contraire, n'était pas destiné, quand il a été
écrit, à devenir public. Ce que Maine de Biran y noie
310 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
pour lui-même, c'est ce qui l'émeut, ce qui lui arrive,
ce qu'il conçoit, l'état de sa santé, certains événements
du jour, ses impressions, ses réflexions philosophi-
ques ou autres. C'est avant tout son expérience per-
sonnelle qu'il recueille, du reste avec une clairvoyance
et une subtilité singulières, comme avec la sincérité la
plus entière et la plus candide. A coup sûr cette riche
et pénétrante analyse dépasse plus d'une fois l'indivi-
dualité qui en est l'objet et va toucher plus d'une fois
aux conditions générales de l'humaine nature; en outre
elle tend d'elle-même à l'interprétation philosophique
qui doit permettre de la comprendre. Voilà pourquoi
Maine de Biran est représentatif de bien plus que de
lui-même, pourquoi son Journal, complété surtout par
ses œuvres, peut avoir pour ôlTet d'in)primer à d'au-
tres la direction spirituelle qu'il a suivie. Il reste tou-
tefois que même son suprême effort pour se fixer
ailleurs qu'en lui est constamment suivi d'un retour
sur lui-même, a peine à se prolonger avec une énergie
toujours égale, laisse se reproduire les fluctuations et
les incertitudes qu'il a prétendu dominer, et, même
quand il se soutient le plu.s fort, manifeste encore la
prépondérance de l'état d'àme sur la doctrine. Nous
sommes loin par là de la logique intrépide et pas-
Êionnée qui gouverne chez Pascal jusqu'aux simples
procédés de persuasion^ et nous ne retrouvons pas
non plus le caractère absolu et en quelque sorte tran-
chant que doit avoir finalement pour lui la décision de
croire. Mais où Pascal et Maine de Biran se rappro-
chent et parfois concordent, c'est dans la découverte
des conditions et des motifs psychologiques de la foi,
c'est dans l'investigation des causes profondes qui em-
pêchent l'homme de se suffii'e et l'obligent à aller jus-
qu'au Dieu du christianisme pour mettre en sûreté
l'objet de ses tendances les plus indestructibles et de
ses plus invincibles espérances.
MAINE DE BIRÂN 311
Cette concordance sans doute, en ce qu'elle a d'es-
sentiel, n'est nullement due à une influence directe
exercée par Pascal sur Maine de Biran. Assurément,
d'assez bonne heure, Maine de Biran a rencontré au
cours de ses réflexions les vues de Pascal. C'est ainsi
que dans un Discours sur l'homme qui date probable-
ment de 1794, il discute les opinions de Pascal con-
curremment avec celles de Montaigne : 1 un et l'autre,
dit-il, se sont proposé de faire ressortir la faiblesse et
la misère de l'homme en dehors de la Religion ; mais
Montaigne se borne trop à rabaisser l'homme en mon-
trant notamment les avantages qu'a sur lui l'animal,
tandis que Pascal, du moins, explique comment la
conscience de notre petitesse est déjà une grandeur et
analyse admirablement cette activité inquiète de notre
nature qui nous pousse sans cesse à changer d'objets
et nous emp<^che de nous contenter jamais. Sans aller
jusqu'à l'adhésion absolue, Maine de Biran paraît donc
alors incliner fortement vers Pascal. Cependant il est
bien loin de se livrer tout entier à un maître aussi
impérieux; dans une note de la même époque, il lui
reproche d'assombrir la vie et de faire le christia-
nisme plus redoutable qu'aimable : * Pascal, dans ses
Pensées morales, élève mon âme; mais lorsqu'il parle
de religion, il ne la rend pas aimabhe; son tempérament
mél.mcolique perce partout; s'il jette quelquefois du
sublime dans ses conceptions, il y répand trop sou-
vent du sombre. 0 bon Fénelon, viens me consoler!
Tes divins écrits vont dissiper ce voile dont ton jansé-
niste adversaire avait couvert mon cœur, comme la
douce pourpre de l'aurore chasse les tristes ténèbres. >
(Maine de Biran, sa vie et ses pensées, publiées par
Ernest Naville, 3» éd., 4874, p. H6.)
Le t bon » Fénelon, voilà celui qui fut, après l'auteur
de r Imitation, le maître spirituel par excellence de
312 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
Maine de Biran. Peut-être au début, Maine de Biran
vit-il surtout Fénelon dans le portrait exceptionnel-
lement favorable qu'avait transmis de lui le dix-hui-
tième siècle : la suavité, la tendresse, le sentiment
philanthropique, le goût de la nature avec les espèces
diverses de sensibilité qui s'y rattachent : c'étaient là
les vertus pour lesquelles les hommes du dix-huitième
siècle avaient pardonné à Fénelon sa foi. Et pendant
un temps Maine de Biran, qui paraît échanger d'abord
'sa religion paternelle pour une certaine religiosité
plus ou moins venue de Rousseau, goûte de préfé-
rence ces vertus dans Fénelon; il en goûtera plus tard
d'autreS;, plus importantes, plus essentiellement inspi-
rées du christianisme : c'est Fénelon qu'il invoquera
pour confirmer en lui le sentiment de la présence de
Dieu, pour désapproprier son âme par l'abnégation
évangélique. Le genre de mysticisme particulier à
Fénelon, avec le quiétisme qu'il enveloppe avant même
de l'avoir manifesté, avet sa représentation très faible
de la chute et très forte de la grâce, convenait tout
spécialement à une âme attendrie et endolorie comme
celle de Biran, incapable d'ajouter au sentiment déjà
extrêmement pénible de ses misères naturelles le sen-
timent d'un mal encore plus profond dont lé remède
serait alors trop haut et trop loin pour ne pas lui
paraître quasi inaccessible.
Et si l'on relève ici cette influence de Fénelon sur
Maine de Biran et la nature de cette influence, c'est
pour avertir que Maine de Biran n'a pas dû se sentir
en parfaite harmonie avec Pascal, même quand, après
l'avoir longtemps négligé, il s'est mis à penser plus
directement à son contact. Où en était-il alors, lui-
même, de sa vie spirituelle?
* *
C'est, nous le savons, l'état dé sa sensibilité qui
avait porté Maine de Biran à réfléchir, et qui avait
J
MAINE UË BIRâN 813
imposé à sa pensée le problème que sous diverses
formes elle ne devait pa.-» cesser de poursuivre. Cons-
tatant les changements perpétuels qui se produisent,
sans cause apparente, dans ses impressions, qui le
font tour à tour joyeux ou triste, confiant ou abattu,
constatant d'autre part son impuissance à fixer les
états momentanés de calme et de joie que lui procure
le cours fatal de ses modifications sensibles^ il s'était
demandé : Sur quoi faut-il faire reposer la vie pour
qu'elle échappe aux troubles et aux fluctuations de la
sensibilité interne, pour qu'elle soit paisible, ordonnée,
sereine, par conséquent heureuse? Ses analyses psy-
chologiques et ses réflexions philosophiques l'avaient
détaché des doctrines de Condillac, de Cabanis et de
Destutt de Tracy auxquelles il avait d'abord adhe'ré et
l'avaient conduit à soutenir que les affections sensibles
sont en dehors du moi, que la causaUté du moi se
produit par l'effort moteur volontaire. La nature
humaine lui avait donc paru comporter un dualisme
essentiel des états inconscients et impersonnels de la
sensibilité, et du moi se constituant et se connaissant
par l'elTort volontaire comme cause personnelle et
libre.
Pendant une assez longue période de temps, Maine
de lîiran a été surtout préoccupé de présenter et de
défendre cette doctrine sous sa forme principalement
spéculative : mais il vint un jour où il dut rechercher
directement et avec quelque insistance quelle règle de
vie correspond à cette doctrine. Rappelons que cette
doctrine s'était organisée et avait pu logiquement s'or-
ganiser sans aucun recours à l'idée de Dieu et à des
considérations religieuses quelconques; remarquons •
aussi qu'au moment où il la développait Maine de
Biran était étranger à tout sentiment religieux ou à
toute préoccupation reUgieuse. Quoi donc de plus
naturel pour lui que de faire consister uniquement le
bien moral dans ce qui dépend de notre causalité per-
sonnelle, dans la prédominance de l'homme intérieur
314 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
sur toutes les suggestions et les variations de la sensi-
bilité. C'est alors qu'il prend conscience d'un accord
essentiel entre sa doctrine philosophique et la mo-
rale stoïcienne. Il ne faut perdre de vue ni le sens
de sa doctrine, ni les raisons de son adhésion au
stoïcisme, quand on veut s'expliquer les effets de sa
nouvelle rencontre, — la première, à vrai dire, qui
fût directe et sérieuse, — avec Pascal.
Cette rencontre se produisit vers 1815, sans doute
pendant la retraite à Grateloup que lui imposèrent les
Ccnt-Jours, parmi les réflexions particulièrement
mélancoliques et désenchantées que lui inspirait le
rétablissement imprévu d'un régime détesté et dont
certaines lui faisaient déjà sentir la nécessité de
« penser à Dieu ». Nous en avons pour preuve les
observations assez nombreuses sur les Pensées consi-
gnées dans le Journal à partir de cette date (1).
Le sentiment avec lequel Maine de Biran a abordé
Pascal lui a fait immédiatement apprécier avec la plus
rigoureuse sévérité les Commentaires de Voltaire et de
Condorcet sur les Pensées. « J'indiquerai, dit-il, les
erreurs attachées au point de vue très superficiel et
très faux de Voltaire, qui a fait sur les Pensées de Pascal
des notes extrêmement ridicules, auxquelles Condorcet
en a ajouté de plus ridicules et de plus niaises. On
dirait que ces notes ont été faites exprès pour dévoiler
(1) C'est au Journal que nous faisons nos principaux emprunts
pour marquer les rapports de Pascal et de Biran. En dehors du
Journal nous avons, publiées par M. le clianoine Mayjonade
(Pemées el pages inédites de Maine de Biran), des Notes sur les
Penséet de Pascal et les Remarques de Condorcet et de Voltaire,
qui avaient été écrites par Maine de Biran sur des feuilles
blanches intercalées dans une édition de poche des Pensées,
données en 1812 à Paris par Ant.-Aug. Renouard. Enfin l'on peut
trouver un certain nombre de réflexions de Maine de Biran sur
Pascal, jusqu'alors inédites, dans A. do La Valette-Monbrun,
Maine de Biran critique et disciple de Pascal.
I
MAINE DE BIRAN 315
1 tout ce qu'il y a de petit, de misérable, de puéril dans
I notre philosophie moderne, et faire ressortir l'éléva-
tion et la grandeur d'une philosophie opposée à celle
des sensations. » (12 avril 1815. V. aussi, 9 juillet.) 11
relève en conséquence, à plusieurs reprises, l'étour-
I derie, les contresens, l'inintelligence de ces singuliers
! commentateurs. (xMayjox.vde, p. 61-64.) c C'est un
; grand tort, dit-il, et une grande source d'erreur,
quand on commente un écrivain, que de ne jamais
se placer dans ses idées. » (Ibid., p. 63.)
Maine de Biran fait, quant à lui, un très sincère
effort pour se placer dans les idées de Pascal, m'me
quand il ne saurait y installer définitivement sa pensée.
«
* «
, Pascal avait découvert en l'homme un être plein de
contrariétés, et il avait voulu contraindre à voir le
principe dont ces contrariétés dérivent. Maine de
[ Biran, qui par ses malaises physiques, ses incertitudes
morales, l'in-stabilité perpétuelle de ses sentiments et
de ses idées, avait douloureusement ressenti en lui-
même les oppositions de sa nature, qui d'autre part
avait érigé en doctrine l'antithèse de la vie personnelle
et de l'existence sensible, commence par confronter les
réflexions de Pascal avec son expérience et sa philoso-
phie. Il va droit aux Pensées qui traitent de la gran-
deur et de la misère de l'homme. 11 relève ce que dit
Pascal sur l'éloignement qu'ont les hommes du repos,
sur les agitations, les soucis, les divertissements par
lesquels ils essaient de se dérober à eux-mêmes et à
leur solitude, qui serait la vue de leur misère. « Ils ont
un instinct secret qui les porte à chercher le divertis-
sement et l'occupation au dehors, qui vient du ressen-
timent de leur misère continuelle; et ils ont un autre
instinct secret, qui reste de la grandeur de notre pre-
mière nature, qui leur fait reconnaître que le bonheur
n'est en efTet que dans le repos. » Eh oui! Pascal a eu
316 FIGURES Et D'OTlTRlNES DE PHILOSOPHES
raison de marquer que nos agitations et nos misères
sont liées à des oppositions de notre nature. Mais pour
vouloir rendre compte de ces oppositions par une idée
théologique, il en a manqué l'explication psycholo-
gique. Le sentiment de notre misère ne saurait venir
d'une simple application de la pensée à nous-mêmes;
même en méditant sur notre néant, nous pouvons
éprouver une sorte de plénitude de l'existence; même
dans la contemplation de notre faiblesse, nous pou-
vons trouver l'espèce de jouissance qui s'attache à
l'exercice de l'activité intellectuelle. La raison n'a rien
à faire ni avec l'ennui, ni avec la pente aux divertisse-
ments. La vérité, méconnue par Pascal, est que l'homme
est composé de deux natures dont l'une est propre-
ment sensible, tandis que l'autre est proprement
intellectuelle. « Comme être sentant ou animal, il
lui faut des sensations et des mouvements; comme
être intellectuel et moral, il lui faut des idées, un cer*
tain exercice de la réflexion. S'il cultive trop, ou exclu-
sivement, l'une ou Tautre partie de lui-même, il souffre
dans le fond de son être, il a le sentiment pénible d'un
besoin non satisfait. Ce n'est pas par la pensée réfléchie
de sa misère, ce n'est pas en comparant ou en mesu-
rant le vide des biens réels et solides qu'il est inca-
pable de remplir, que l'homme souffre ou est malheu-
reux, mais c'est par le sentiment pénible, immédiat et
instinctif qui accompagne toujours la gène de nos
facultés, de quelque nature qu'elles soient, ou leâ
obstacles mis à leur développement. » (12 avril 4815.)
Ainsi une certaine tristesse, l'ennui, la recherche des
diversions extérieures sont des dispositions purement
organiques auxquelles la volonté ou la raison peuvent
opposer des idées, mais qu'elles ne peuvent point
directement modifier. Lorsque mon organisation est en
bon état, quand l'équilibre de mon existence sensitivè
est bien étabU, tout devient pour moi divertissement
et plaisir, les sensations extérieures, le repos, et jus-
qu'à la pensée de moi-même. Supposons que les
MAINE DB BIRAN 317
impressions sensibles, avec les causes de mouvement
qui en dépendent, viennent à manquer : il y aura
alors un vide affreux pour tous les hommes qui se
sont livre's à l'empire de l'existence seuï^ible; ils se
sentiront malheureux, non pas parce qu'ils penseront
à eux et à leur condition mise'rable, mais précisément
parce qu'ils ne penseront à rien, et que, réduits à
sentir, ils seront privés des excitants habituels de la
S'^nsibilité. Chez les hommes accoutumés à la vie intel-
lectuelle, la pensée au contraire pourra combler le vide
ou le rendre imperceptible. Remarquons au surplus la
différence qu'il y a entre les moyens de satisfaction qui
conviennent à la sensibilité et ceux qui conviennent
aux facultés intellectuelles : notre nature sensible ne
peut entretenir ses jouissances qu'en recevant et en
recherchant des excitations nouvelles, si bien qu'en
elle la tendance au repos s'unit à un besoin continuel
de mouvement. Au contraire notre nature intellectuelle
recherche le calme en dehors des mouvements désor-
donnés et irréguliers de la sensibilité; et, si elle n'ar^
rive pas à le conquérir pleinement, c'est que l'homme
qui réalise le mieux en lui cette nature a toujours à
compter avec les afl'ections sensibles et les mouvez
ments qu'elles déterminent. (42 avril 1815; 9 octo-
bre 1817.)
Telle est, selon Maine de Biran, la véritable explica-
tion psychologique des agitations et des diversions pro-
fondément notées par Pascal, ainsi que de l'opposition
qu'elles lui paraissent révéler dans la nature humaine.
Pascal a eu le tort de croire, à l'exemple de Descartes,
que l'àme se donne tels états de plaisir et de souffrance
par le sentiment intellectuel qu'elle a de sa perfection
ou de son imperfection, alors que ces états, où la
pensée n'entre pour rien, sont de pures affections de la
sensibihté. Mais surtout dans le cas présent, il est trop
préoccupé de faire intervenir des causes d'explication
surnaturelles; il ne veut point reconnaître que l'oa
peut se bien trouver dans la solitude avec soi-même.
318 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
sans le secours de la religion, par le seul effet d'une
certaine harmonie sensitive ou organique; de même il
est obsédé de l'idée de la déchéance de l'homme et il
donne ainsi une raison chimérique de la misère que
nous sentons. (Ibid.) Aux yeux de Maine de Biran,
qui paraît alors répugner vivement à la conception
chrétienne et surtout à la conception janséniste du
dogme, le système de la dualité des deux vies^ sensitive
et personnelle, convient bien mieux que les explications
des Pensées à ce qu'il y a de réel dans les états de
misère et de contradiction justement mis en relief par
Pascal.
*
» *
Pour des raisons analogues Maine de Biran ne sous-
crit pas d'abord au jugement rigoureux porté par
Pascal sur le stoïcisme. Nous avons vu qu'il tenait la
morale stoïcienne comme correspondant assez exacte-
ment à sa doctrine psychologique de l'effort volontaire.
Par contre, l'on sait à quel point Pascal était préoccupé
de montrer dans le stoïcisme, à côté d'un certain sen-
timent des devoirs de l'homme, des principes « d'une
superbe diabolique » , l'attribution téméraire à l'homme
de tout le pouvoir qu'il lui faut pour remplir tous ses
devoirs, sans le secours de la grâce divine. A un point
de vue très différent, Maine de Biran n'était peut-être
pas sans eslimer aussi que le stoïcisme exagérait la
puissance de l'homme et qu'il ne tenait pas suffisam-
ment compte de l'indépendance de notre vie sensible
à l'égard de la volonté;-mais il inclinait malgré tout à
ne mettre que dans notre sensibilité la limite de notre
pouvoir et à croire qu'une fois cette Umite posée et
acceptée notre volonté peut et doit suffire. D'où l'ad-
miration qu'il a pour la force d'âme que le stoïcisme
propose comme règle et comme exemple, et d'où
encore une défense de la vertu stoïcienne contre les
incriminations de Pascal. « Voilà des hommes qui
MAINE DE BIRAN 319
livrés au seul secours de leur raison, semblent s'élever
au-dessus tle riiumaniié. Ils méprisent la douleur et la
mort; ils foulent aux pieds les passions et, ce qu'il y a
de plus grand encore, ils placent tout leur bonheur
dans le bien quils font aux hommes : aussi doux, aussi
bienfaisants pour leurs semblables qu'ils sont durs à
eux-mêmes. — Ils sont conduits par l'orgueil, dira
Pascal. — Oui, c'est un assez bel orgueil que celui de
la conscience de sa dignité, que celui qui ne craint
rien tant que de se dégrader, non pas aux yeux des
hommes, mais à ses propres yeux. Qu'on me dise ce
que peut faire de plus la nature avec le secours môme
de la grâce?... Qu'un janséniste rabonnisse un stoï-
cien! » (De L.v V.vletti-Monbrun, p. i37.)
Cependant à cette ferveur stoïcienne s'étaient d'abord
mfîlés, et s'opposèrent ensuit? dans l'âme de Biran, des
sentiments qui devaient d'abord le partager plus ou
moins entre le Stoïcisme et le Christianisme, puis le
détacher plus complètement du Stoïcisme pour le con-
duire au Christianisme même. La conception stoï-
cienne, observe-t-il de plus en plus, prétend mettre
sous notre empire des affections qui n'en dépendent
aucunement; elle s'appuie en particulier sur cette
fausse idée, que l'on peut faire de sang-froid et par la
seule énergie de la volonté ce que l'on peut par l'im-
pulsion d'un sentiment exalté, tel qu'est, par exemple,
l'amour de la gloire ; ce sont là, dit très bien Pascal,
c des mouvements fiévreux que la santé ne peut
imiter » . C'est bien de faire appel à la volonté, mais
d'où viendra à la volonté la force de surmonter les
obstacles? Marc-Aurèle a beau dire que l'âme est
indépendante et qu'elle peut penser comme elle l'en-
tend : cela n'est vrai que dans l'abstrait. En fait,
l'homme n'est pas une pure Intelligence; il est aussi
incapable de s'élever par lui-même à un état pur que
de se réduire à la pure animalité; il ne peut gou-
verner la partie sensible de son être sans une gêne
particulière. C'est là l'infirmité que le christianisme a
320 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
houreusQïnerit reconnue en apportant la grâce pour y
porter remède. (30 septembre 1817.)
Ainsi vont de plus en plus les réflexions de Maine
de Biran. Son inquiétude naturelle, accrue par le sen-
timent de plus en plus vif de son impuissance à plier
sa sensibilité sous sa volonté, son désenchantement
plus grand, non seulement des choses extérieures dont
il avait toujours senti la vanito' sans pouvoir y
renoncer, mais encore de sa pensée même dont l'effort
semblait rendre plus profondes, bien loin de les abolir,
les divisions de son être, et avec cela l'aspiration tou-
jours vivace de son âme à l'accordj à la plénitude et à
la paix : telles furent les dispositions qui, développées
par son expérience, le rapprochèrent lentement, — non
sans des allées et venues, des mouvements en avant et
des retours, — du Christianisme. Cette marche simul-
tanée de son cœur et de son esprit n'eut point pour
principe moteur un besoin logique quelconque, et ce
fut sans passer par le Dieu des philosophes que Maine
de Biran s'avança vers le Dieu des chrétiens; en quoi
on peut dire qu'il engagea sa conversion selon le
sens indiqué par Pascal. C'est de son expérience per-
sonnelle (1 ) que Maine de Biran tira ses rnotifs essen-
tiels de croire, et c'est le rapport de cette expérience
4 la foi qu'il interpréta ensuite en philosophe.
* *
A mesure qu'il accède au christianisme, Maine de
Biran se sent aussi plus proche de Pascal. (15 août 1823 ;
cet. 1823.) Non point qu'il approuve tout de lui; et
surtout de lui ce qu'il n'approuve point, c'est cette
concession tout à fait gratuite au scepticisme, qui l'en-
traîne au fameux argument du pari, « d'une sorte de
loterie, où l'intérêt personnel seul oblige à mettre. Le
(1) Les données et la direction de cette expérience ont été
fort bien étudiées par M. Tisserand dans son excellent ouvragft
sur l'Anthropologie de Main* dt Biran.
MAINE DE BIRÂN SSl
raisonnement de Pascal, ajoute-t-il, m'a toujours ré-
volté ». (MAYioxADS, p. 56. ) En revanche, c'est avec un
plein enthousiasme d'esprit et de cœur qu'il relève
diverses re'flexions de Pascal, correspondant à ses
propres démarches, ou tout au moins à ses propres
dispositions et vues spirituelles. * Apprenez au moins,
avait dit Pascal, votre impuissance à croire puisque la
rdson vous y porte, et que vous le pouvez. > — t Admi-
rable, vraie et forte conclusion, dit Biran Voilà le
secret de la foi et de la grâce qui ne dépend pas de
nous, et pourtant en dépend en quelque sorte. » (Mat-
lONADE, p. 57.; Maine de Biran reste toujours soucieux
de réserver dans l'obtention de la grâce le rôle actif et
l'initiative de l'homme. Pascal avait écrit : * J'aurais
bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous, si j'avais la foi;
et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi si
vous aviez quitté ces plaisirs. Or c'est à vous à com-
mencer. » — « Admirable, admirable, vrai de toute
vérité, observe Biran. C'est nous qui devons aller à la
foi et non la foi à nous. » (MATJON.iDE, p. 57.) Se retrou-
vant en présence des Pensées de Pascal, qui déclarent
que la religion chrétienne peut seule rendre aux
hommes la solitude et le repos plus agréables par
l'acceptation et le désintéressement, qu'elle seule peut
leur rendre supportable la vue d'eux-mêmes, Maine de
Biran, qui avait fait autrefois les réserves que nous
avons dites, déclare qu'il éprouve maintenant la vérité
de tout cet article de Pascal. (Mai 1823; V. du i" au
8 mai 1818; M.vtjonadb, p. 54.) Et il approuve aussi
Pascal disant : « Otez l'impiété, et la joie sera sans
"mélange. » (9 septembre 1820.)
Maine de Biran, chose notable, se sert encore de
Pascal et de la part que fait Pascal à la raison pour
combattre les doctrines qui. comme celles deBonald et
de Lamennais, s'en remettent à l'autorité exclusive de
la tradition et du témoignage. Si Pascal a dit qu'il y a
trois moyens de croire, la raison, la coutume et l'ins-
piration, c'est donc que, sans la raison qui apprécie la
21
322 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
force des preuves, le témoignage est de nul effet. Si
Pascal a dit que Dieu n'entend pas que nous soumet-
tions notre croyance à lui sans raison, que Dieu ne
veut point nous assujettir avec tyrannie, c'est donc
que la raison est avant la foi. Si Pascal a dit qu'il faut,
après avoir connu la vérité par la raison, tâcher de la
sentir et de mettre notre foi dans le sentiment du cœur,
c'est donc que la raison prépare la foi et que l'ordre
de la pensée est de commencer par soi. (Mayjonadb,
p. 59-60.)
»
* #
Mais Pascal, comme on sait, a tenu également grand
compte de linfluence qu'exerce la pratique sur la for-
mation et le raffermissement de la croyance. A maintes
reprises, et sans se référer directement à Pascal, Maine
de Biran insiste sur la nécessité d'entretenir en nous
le sens supérieur de Dieu par un régime physique
comme par un régime moral approprié : la prière, la
méditation, les divers exercices de piété servent à
composer ce régime. (14 avril 1820.) 11 explique psy-
chologiquement cet effet de la pratique sur la toi :
t Les dévots ont un moyen efficace de réveiller ou
d'entretenir en eux le sentiment affectif qui accom-
pagne les idées religieuses et morales et assure leur
empire. La prière, qui se compose de certaines paroles,
de certains mouvements du corps, a une influence
particulière sur l'excitation sensible, naturellement
liée à cette grande et sublime idée d'une Providence
infinie, d'une bonté, d'une miséricorde inépuisable. »
(3-6 sept. 1818.) « Nous employons, dit-il encore, les
actes qui sont en nous et dépendent de notre volonté
pour exciter des sentiments qui n'en dépendent pas
immédiatement; et ces sentiments excités donnent à
leur tour aux actes volontaires et intellectuels une
énergie et une constance qu'ils n'auraient pas eues eux-
mêmes. C'est cette action et réaction perpétuelles de
MAINE DB BIRAN 323
l'actif et du passif de notre être qui explique certains
effets mixtes de l'intelligence et de la sensilùlite' qui
semblent quelquefois avoir un caractère surnaturel.
En pensant, par exemple, volontairement et souvent
à 1h cause suprême de qui nous dépendons, en la
priant et implorant son secours, cette action même de
prier excite dans l'àme divers sentiments de désir,
d'admiration, d attendrissement, qui peuvent tantôt
exîdter les facultés de l'intelligence, tantôt produire
ces états extatiques où des facultés d'un autre ordre
iemblent se développer. » (22 septembre 4819.) Mais
ces dispositions que nous pouvons aussi nous donner
ne sont pas de plus en plus pour Maine de Biran de
simples équivalents ou de simples substituts de la
grâce divine : ce sont des moyens de nous préparer à
la recevoir et de la mériter.
Ainsi agit pareillement l'abnégation des jouissances
«ensibles. « Quittez, avait écrit Pascal rapnelé par
Biran, quittez ces vains amusements qui vous o -upent
tout entier... Vous auriez bientôt la foi si vous aviez
quitté tous vos plaisirs sensibles. » — t Quand on est
venu au point de renoncer à tout ce qui est sensible, à
tout ce qui tient à la cbair et aux passions, observe là-
dessus Maine de Biran, l'âme a un besoin immense de
croire à la réalité de l'objet auquel elle a tout sacrifié,
et la croyance se proportionne à ce besoin. » (17 fé-
vrier 1822.)
€ Les vérités divines, dit encore Pascal (Pascal cité
par Maine de Biran qui ne le reproduit pas d'une façon
tout à fait textuelle;, sont infiniment au-dessus de la
niture. Dieu seul peut les mettre dans l'âme et par la
manière qu'il lui plaît. 11 a voulu qu'elles entrent du
cœur dans l'esprit et non pas de l'esprit dans le cœur
pour trancher cette superbe puissance de raisonne-
ment... Au lieu qu'en parlant des choses humaines,
on dit quïl faut les connaître pour les aimer, en par-
lant des choses divines il faut dire au contraire qu'il
iaut les aimer pour les connaître. On n'entre dans la
324 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
vérité que par la charité : Dieu ne verse ses lumières
dans les esprits qu'après avoir dompté la rébellion de
la volonté par une douceur toute céleste, qui la charme
et l'entraîne. « — « Mais comme cette douceur de la
grâce, ajoute Maine de Biran, doit être méritée, ce
sont les œuvres qui font naître l'amour, et l'amour
produit les croyances. Le désintéressement des objets
sensibles, l'abnégation du corps conduit l'âme à cher-
cher plus haut ce qui peut remplir et fixer sa capacité
d'aimer. Je suis au commencement de cette disposi-
tion. » (Février 4821.)
*
« *
Cette disposition, en se raffermissant de plus en
plus et en se liant à d'autres raisons d'un caractère
plus théorique, devait amener Maine de Biran à com-
pléter sa philosophie. Sa philosophie, quand elle s'ap-
puyait sur la doctrine de l'eflbrt^ distinguait dans la
nature humaine l'existence sensible et l'existence per-
sonnelle. Elle reconnaît maintenant la nécessité d'ad-
mettre au-dessus de ces deux vies une troisième vie,
la vie de l'esprit, caractérisée par la faculté de rece-
voir les sentiments ineffables du bien, de l'Infini, de la
Divinité, sens supérieur qui nous révèle ce que l'on
peut attribuer parfois à la raison, mais qui, au lieu
d'être instruit par des idées, l'est par la présence
réelle de ses objets. Cette vie de l'esprit est avant tout
sacrifice et amour; elle a certes pour condition préa-
lable la vie du moi, car, pour faire abnégation de lui-
même, le moi doit d'abord se posséder. Mais si pour
connaître il faut que le moi se rapporte à lui-même et
y rapporte tout le reste, pour aimer, il faut qu'il
s'oublie pour se rapporter tout entier à l'Être bon et
parfait qui est sa fin. Pascal a dit : « Nous ne pouvons
aimer ce qui est hors de nous »; et cette pensée,
comme il l'entend, remarque Biran, n'a rien que de
vrai et d'élevé; car il entend que Dieu, le bien
MAINE DE BIRAN 385
suprême, est en nous; mais Dieu ne peut entrer en
nous que par le sacrifice de nous-mêmes, et, quelle
que soit la difficulté de comprendre comment une réa-
lité absolue peut être en nous, et, sans nous toucher
sensiblement, doit être l'objet de notre amour, il
demeure que c'est là la vérité. (Juin 4822.)
Ainsi il y a dans l'homme trois principes différents,
ou plutôt trois vies différentes : vie animale, vie
humaine, vie de l'esprit. Cette conception des trois
vies par Biran rappelle tout naturellement la concep-
tion des trois ordres par Pascal : « La dislance infinie
des corps aux esprits figure la distance infiniment plus
infinie des esprits à la charité, car elle est surnatu-
relle... Tous les corps, le firmament, les étoiles, la
terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des
esprits; car il connaît tout cela, et soi; et les corps,
rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits
ensemble, et toutes leurs productions ne valent pas le
moindre mouvement de charité. Cela est dun ordre
infiniment plus élevé. » (Ed. Brunschvicg, t. III, p. 230-
233 ) Maine de Biran ne s'est jamais expressément
référé à cette conception des trois ordres chez Pascal,
et si la conception des trois vies paraît, avec d'autres
formules, y correspondre, ce n'est point par imitation
directe, mais par le progrès même de sa pensée philo-
sophique dès qu'elle voulut comprendre les données et
les acquisitions de son expérience religieuse. Puisque
la vie du moi, déjà distinguée de l'existence sensible,
était reconnue insuffisante, le principe d'une vie supé-
rieure devait se distinguer du moins tout autant du
principe de la vie personnelle. Et l'on pourrait sans
doute encore relever que chez Maine de Biran la vie
de l'esprit ne concentre pas uniquement, comme
l'ordre de la charité chez Pascal, la puissance de l'ac-
tion divine rigoureusement indispensable à notre
salut, qu'elle est en quelque sorte plus diffuse et plus
mêlée d illuminations théoriques et naturelles. Mais il
reste que Maine de Biran, en n'appropriant pas bon
326 FIGURES ET DOCTRINES DE PHILOSOPHES
gré mal gré les principes de cette vie aux formes per-
sonnelles de la pensée humaine, en ne les assujettis-
sant pas à l'autonomie de la raison, en les rattachant
à notre âme par une faculté de sentiment ou d'intui-
tion immédiate très évidemment analogue au « cœur »
de Pascal, a rejeté, selon le vœu de Pascal, l'inadmis-
sible accouplement d'un objet surnaturel avec des con-
ditions de connaissance enfermées dans les limites de
notre pouvoir humain.
Donc, que de très grandes différences subsistent
entre Pascal et lui : différences dans leur façon de
poser le problème, — Maine de Biran est parti de lui-
même, de ses besoins de sérénité et de calme contra-
riés par la maladie et une sensibilité instable, non du
chaos ou de l'énigme qu'est l'homme; — différences
dans leur façon de poursuivre l'examen de ce pro-
blème, — Maine de Biran n'a considéré que son état
d'esprit et a découvert avant tout la religion à son
usage, sans se représenter jamais nettement- ni la tota-
lité, ni l'universalité des exigences auxquelles la reli-
gion doit répondre, et il a simplifié un problème dont
Pascal avait aperçu ou entrevu avec une merveilleuse
divination toute la complexité; — différences dans
leur façon de marquer le terme initial et le terme final
de leur recherche, — Maine de Biran n'a point eu la
notion profonde du péché, et, n'ayant invoqué finale-
ment la grâce que pour la délivrance de ses misères
physiques et de ses faiblesses, il n'a pu porter son
sentiment jusqu'à la précision doctrinale nécessaire
pour couper le mal, le mal profond, à sa racine; —
malgré ces différences et quelques autres d'une impor-
tance moindre, il reste que Maine de Biran a été
amené à envisager dans le même esprit que Pascal le
rapport de notre nature et de ses besoins à la néces-
sité d'une vérité et d'une puissance surnaturelles. Et
les différences mômes qui viennent d'être relevées
auront sans doute moins d'importance au regard de
ceux qui estiment que dans l'ordre de la vérité et de
MAINE DE BIRAN 127
la vie religieuse la communion des âmes prévaut sur
tout le reste et que l'aspiration, dès qu'elle est sincère
et intime, est souvent ici comme un témoignage de
possession : » Console-toi, dit à l'homme le Dieu de
Pascal, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais
trouvé. > A qui, mieux qu'à Maine de Biran, s'appli-
querait donc cette belle et réconfortante parole?
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
AVERTISSEMHNT I
AVANl-PRUPOS III
I. — Socrale 1
II. — Lucrèce 28
III. — Marc-Aurèle 57
IV. — Descartes 95
V. — Spinoza 142
VI. — Kant 196
VII. — Maine de Biran 260
PARIS
TYPOGRAPHIE P LO If -N O U B B I T HT C'*
8, rue Garancière
Delbos, Victor B
Figxires et doctrines .D44
de philosophie