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Full text of "Fleurs de lys : troisième concours littéraire"

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Oe-n^NTREAL 


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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/fleursdelystroiOOsoci 


fleurs  de  J^ys 


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CeNCSVRS 
L1TT£RAfRe 

DE  LA 

Smm  5T  JeAN-BAPTI5T£ 

OE-A\?NTREAL 


DROITS  RÉSERVÉS,  CANADA,  1918 


La  Société  Saint-Jean-Baptiste  de  Montréal. 


L'ANNONCE  DU  CONCOURS 


Voici  que  la  Société  Saint-Jean-Baptiste  de 
Montréal  institue  un  nouveau  concours  de  prose. 
Cest  la  troisième  de  ces  joutes  qu'elle  organise  afin 
d'accentuer  V  épanouissement  littéraire  que  Von  obser- 
ve au  Canada  français,  dans  ces  dernières  années. 

Cette  fois,  sans  prétendre  qu'il  faille  délaisser  la 
peinture  des  coutumes  et  des  moeurs  populaires,  — 
car  il  y  a  là  une  réserve  des  plus  précieuses,  ainsi 
que  Vont  démontré  les  concours  de  la  Croix  du 
chemin  et  de  la  Corvée,  —  la  Société  propose  un 
thème  qui,  en  faisant  diversion,  renouvellera  chez  les 
concurrents  les  sources  d'inspiration. 

C'est  à  même  toute  V histoire  du  Canada  français 
que  Von  est  invité  à  puiser:  depuis  les  actions  plus  de 
trois  fois  séculaires  jusqu'aux  événements  qui  nous 
sont  contemporains  et  qui,  à  certains  égards,  ne  sont 
pas  les  moins  dignes  de  fixer  V attention. 

Dans  ce  vaste  domaine,  la  Société  compte  recueil- 
lir la  matière  d'un  volume,  ce  qui  permettra  de  conti- 
nuer la  série  de  ses  publications  de  concours.  Sans 
vouloir  circonscrire  le  si  vaste  champ  des  faits  et  des 
caractères  historiques,  elle  se  permet  cependant  de 
signaler  ce  qui  serait  un  désavantage  pour  la  bonne 


FLEURS  DE  LYS 


figure  que  doit  présenter  une  oeuvre  collective  de  ce 
genre,  attendu  que  le  recueil  des  travaux  primés 
pourrait  contenir  bon  nombre  de  pièces  identiques 
par  le  sujet. 

Sans  interdire  de  s'occuper  d'épisodes  popula- 
risés comme  le  combat  du  Long-Sault,  la  réponse  de 
Frontenac  à  l'envoyé  Phipps,  la  bataille  des  plaines 
d' Abraham,  ni  de  figures  déjà  bien  connues  comme 
Madeleine  de  Verchères,  Pierre  Le  Moyne,  d'Iber- 
ville  et  de  Salaberry,  —  car  il  serait  regrettable  qu'on 
les  en  bannît  tout  à  fait,  —  et  sans  conseiller  non 
plus  des  travaux  sur  des  personnages,  des  situations, 
des  faits  pertinents  aux  chercheurs  du  métier  ou 
propres  aux  revues  savantes,  la  Société  espère  que 
Von  s'attachera  de  préférence  aux  hommes  et  aux 
choses    qui    caractérisent    une    époque. 

La  plus  grande  latitude  est  laissée  quand  au 
choix  des  sujets  à  traiter.  La  façon  personnelle 
d'apprécier  les  grandes  figures,  les  gestes  épiques, 
les  épisodes  qui  sont  par  eux-mêmes  une  date,  en 
un  mot,  toute  cette  incomparable  matière  dont  notre 
histoire  surabonde,  ne  pourra  qu'ajouter  à  l'attrait 
des  brefs  et  substantiels  travaux  que  sollicite  cette 
nouvelle  joute   littéraire. 


* 


l'annonce  du  concours  9 

A  côté  des  oeuvres  savantes,  une  littérature 
natio7iale  doit  compter  ses  travaux  de  vulgarisation. 
Nous  voudrions  que  ce  concours  fût  un  effort  pour 
mettre  l'histoire  canadienne  à  la  portée  de  tous, 
pour  la  populariser  au  point  que  le  plus  humble  des 
nôtres  pût  la  comprendre  et  la  goûter.  Et  pour  cela, 
nous  n'attendons  pas  des  participants  qu'ils  entre- 
prennent de  tracer  de  grandes  pages  à  la  façon  de 
l'historien  de  carrière,  de  celui  qui  doit  se  renseigner 
aux  sources.  Comme  documentation,  il  suffit,  croyons- 
nous,  de  consulter  les  oeuvres  historiques  pour  y 
puiser,  avec  ses  données  essentielles,  un  thème  de 
son  choix,  de  sa  convenance. 

La  înatière  d'histoire  se  prête  à  plusieurs  pro- 
cédés de  vulgarisation.  On  peut  apporter,  sur  un 
fond  de  vérité,  des  développements  qui,  tout  en  n'ayant 
que  le  mérite  de  la  vraisemblance,  mettront  en  relief 
le  rôle  d'un  personnage,  la  portée  lointaine  d'un  fait, 
les  caractères  d'une  situation  historique.  La  valeur 
des  essais  de  ce  genre  se  mesure  à  la  qualité  des  idées 
que  l'on  a  mobilisées  au  service  du  but  à  atteindre. 
En  second  lieu,  on  peut  tracer  un  portrait  plus  grand 
que  nature  ou  dramatiser  un  récit  au  point  de  lui 
communiquer  les  caractères  de  la  légende.  Faut-il 
dire  que  de  semblables  travaux  font  appel  à  toutes 
les  ressources  de  l'imagination?    Les  uns  et  les 


10  FLEURS  DE  LYS 

autres  ne  se  rattachent  à  l'histoire  proprement  dite 
que  par  la  réalité  du  fond  essentiel;  ils  constituent 
ce  qui  peut  s'appeler  une  amplification  littéraire  à 
base  historique. 

Portraits  et  tableaux  dignes  de  fixer  V attention 
ne  sont  pas  toujours  ceux  que  V histoire  nous  propose 
avec  le  plus  grand  luxe  d'information.  Que  de  héros 
obscurs,  que  de  dévouements  anonymes,  à  tous  les 
moments  de  la  vie  d'un  peuple  ! 

A  cet  égard,  il  est  à  propos  de  rappeler  que 
Lame  Conan  a  su  faire  revivre  avec  beaucoup  d'art, 
dans  son  Oublié,  malgré  la  pénurie  des  témoignages 
historiques,  l'une  des  plus  belles  figures  des  commen- 
cements de  Montréal.  L'Oublié,  c'est  Lambert  Closse, 
celui-là  dont  l'auteur  de  /'Histoire  du  Montréal, 
Dollier  de  Casson,  disait:  ''Faute  de  monuments 
écrits,  il  est  impossible  de  raconter  les  nobles  actions 
et  les  services  immenses  qu'il  a  rendus  à  Villemarie, 
où  il  a  combattu  si  vaillamment ...  Si  on  avait  eu 
soin  d'écrire  toutes  les  belles  actions  qui  se  sont  faites 
autrefois  en  ce  lieu  tous  les  ans,  nous  lui  ferions 
plusieurs  éloges,  d'autant  qu'il  était  partout,  et  par- 
tout il  fesait  des  merveilles;  mais  la  négligence  alors 
d'écrire  m'oblige  à  les  laisser  dans  le  tombeau,  aussi 
bien  que  celles  de  plusieurs  autres,  dont  les  faits 
héroïques,  entrepris  pour  Dieu  et  sa  gloire,  seront 


L  ANNONCE   DU   CONCOURS  11 

un  jour  tirés  du  sépulchre  par  un  bras  moins  faible 
que  le  mien  et  une  main  plus  puissante  que  celle 
avec  laquelle  je  travaille  à  cette  histoire''  ^ 

**Ce^^voeu  du  modeste  annaliste  méritait  de 
s'accomplir,  a  rappelé  Vabbé  Gustave  Bourassa, 
dans  la  préface  de  /'Oublié.  Malheureusement,  les 
bras  et  les  mains  qu'il  appelait  à  compléter  son  oeuvre, 
se  trouvent  en  face  de  la  même  pénurie  de  documents, 
qui  l'empêchait  dès  lors  de  mettre  en  plus  vive  lumière 
les  héros^des  premiers  jours  de  Villemarie  et  leurs 
actions  d'éclat;  et  si  lui-même,  qui  vivait  à  peu 
d'années  de  distance  de  ces  événements,  sur  leur 
théâtre^etjau  milieu  de  plusieurs  de  leurs  témoins, 
se  voit  impuissant,  faute  de  documents  ou  de  souve- 
nirs précis,  à  *' tirer  du  sépulchre"  nombre  de  faits 
mémorables  qu'il  aimerait  à  narrer,  les  historiens 
d'aujourd'hui  se  trouvent  bien  empêchés  de  remplir 
les  lacunes  de  son  livre. 

"Mais,  par  bonheur  pour  notre  littérature 
nationale  et  le  prestige  de  nos  grands  hommes,  là 
ail  s'arrête  le  pouvoir  des  historiens,  le  domaine  des 
poètes  et  des  romanciers  commence. 

1  Histoire  du  Montréal,  Mémoires  de  la  Société  historique  de 
Montréal,  4e  livraison,  p.  90.  Dollier  de  Casson  écrivit  cet  ouvrage 
de  1672  à  1673,  soit  dix  ans  à  peine  après  la  mort  du  valeureux  Lambert 
Closse.  . 


12  FLEURS  DE  LYS 

''Sans  contredire  aux  premiers,  au  moins  dans 
les  choses  essentielles  de  leur  récit,  ils  peuvent  orner 
et  compléter  leur  oeuvre,  en  y  ajoutant  des  faits 
secondaires  qui  s'y  rattachent  avec  vraisemblance, 
et  en  prêtant  aux  personnages  historiques  des  actions, 
des  sentiments  et  des  discours  qui  cadrent  avec  leur 
caractère  connu;  en  respectant,  en  un  mot,  la  vérité 
artistique,  qui  demeure  la  vérité  historique,  par  le 
fond,  l'ensemble  et  le  caractère  général  de  l'oeuvre, 
bien  qu'en  se  permettant  de  légers  écarts  de  détail 
à  l'endroit  de  la  réalité  pure." 

En  exécutant  une  oeuvre  d'imagination  appuyée 
sur  de  rares  données  authentiques,  tout  en  cherchant  à 
saisir  l'âme  des  choses  contemporaines  de  son  héros, 
afin  de  le  peindre  de  couleurs  plus  vraies,  l'auteur  de 
/'Oublié  a  réalisé  chez  nous  un  type  parfait  d'ampli- 
fication à  base  d'histoire.  Et  nous  avons  cru  bon 
de  signaler  à  l'attention  des  participants  au  concours 
ce  commentaire  de  la  méthode  du  roman  historique, 
si  lumineux  et  si  à  point  que  traçait  dans  la  préface 
de  /'Oublié,  //  y  a  quinze  ans,  un  homme  de  lettres 
trop  tôt  disparu  et  justement  regretté. 

*       *     • 

Et  si  l'heure  est  pénible,  si  beaucoup  d'énergies 
sont  momentanément  distraites  de  leur  ambiance  nor- 


L  ANNONCE  DU  CONCOURS  13 

maie,  on  ne  saurait  oublier  que  les  époques  agitées 
correspondent  souvent  à  V apparition  de  remarquables 
créations  littéraires. 

Il  y  a  d'ailleurs  quelque  affinité  entre  la  matière 
du  présent  concours  et  les  sentiments  qui  envahis- 
sent aujourd'hui  nos  esprits  avec  une  intensité  crois- 
sante. Au  milieu  des  obstacles  qui  surgissent  nom- 
breux pour  que  nous  cessions  d'être  semblables  à  nous- 
mêmes  et  que  nous  n'ayons  pas  notre  part  de  soleil, 
chacun  éprouve  la  nécessité  de  rallumer  la  foi  en 
soi-même;  et,  d'instinct,  pour  vaincre,  on  se  tourne 
vers  le  passé,  afin  de  placer  sa  conscience  en  regard 
de  celles  des  ancêtres  et  de  leur  demander  la  salutaire 
leçon  de  l'exemple.  Car,  dans  la  connaissance  de 
ce  qu'ont  fait  ses  parents,  ses  ancêtres,  les  représen- 
tants les  plus  lointains  de  sa  race,  réside  l'une  des 
forces  morales  les  plus  puissantes  qui  peuvent  se 
trouver  dans  un  être  humain.  Or,  n'est-ce  pas  pré- 
cisément l'une  des  plus  claires  missions  qu'a  l'his- 
toire, de  fortifier,  d'éclairer  et  de  justifier  cette  con- 
naissance qui  se  traduit  en  force  morale?  Aussi, 
croyons-nous  que  l'invitation  d'allonger  la  ''galerie 
de  portraits  et  de  tableaux  que  nos  écrivains  forment 
lentement  à  l'honneur  de  nos  gloires  nationales"  sera 
entendue  de  plusieurs.  Bienvenue  seront  donc  tous 
les  essais  qui  diront  ce  que  vaut  chez  un  peuple 


14  FLEURS  DE  LYS 

V éternel  combat  pour  le  bien,  ce  qu'est  V amour  de  la 
patrie,  quels  furent  chez  nous  ses  meilleurs  artisans, 
commentls' est  élaborée  l'âme  de  la  race. 

Instructions  qui  devront  guider  les  con- 
currents:— 

1  —  Les  travaux  devront  être  en  prose. 

2  —  Ne  pas  contenir  plus  de  2  500  mots. 

S  —  Parvenir  au  Secrétariat  de  la  Société  avant 
le  20  octobre\l917. 

If.  —  Etre  signés  d'un  pseudonyme  seulement.  Le 
jury  fera  connaître  son  choix  en  publiant  ici  même 
lef  titres  et  les  pseudonymes  des  travaux  primés  ou 
qui  auront  mérité  une  mention  honorable.  Dans  les 
quinze  jours  suivant  la  publication  de  ce  rapport, 
les  concurrents  devront  prouver  qu'ils  sont  les  auteurs 
des  travaux  primés  ou  mentionnés,  en  faisant  par- 
venir au  Secrétariat  de  la  Société  leurs  nom  et  adresse 
mis  à  la^suite  du  premier  paragraphe  de  leur  manus- 
crit.^. En  s' abstenant  de  remplir  cette  condition 
dans  lejdélai  prescrit,  les  concurrents  verront  leur 
travail  déclassé,  pour  l'avantage  des  travaux  suivants 
dans  l'ordre  de  valeur. 

5  —  Le  résultat  du  concours  sera  inséré  dans  le 
Petit  Canadien  de  novembre. 


L  ANNONCE  DU  CONCOURS  15 

6  —  La  Société  Saint- Jean-Baptiste  se  réserve 
le  privilège  de  publier  dans  cette  revue  d'abord  les 
travaux  primés  et  ceux  qui  auront  obtenu  une  mention 
honorable.  Les  autres  manuscrits  seront  retournés 
aux  auteurs  qui  en  auront  fait  la  demande. 

Les  Prix.  —  La  Société  a  résolu  d'affecter  cent 
dix  piastres  {$110)  pour  les  prix  de  ce  concours; 
elles  seront  réparties  de  la  manière  suivante: 

Premier     prix  40  piastres. 

Deuxième    —  30 

Troisième    —  20 

Quatrième    —  10 

Cinquième  —  10 

Le  Jury.  —  Les  concurrents  apprendront  avec 
satisfaction  que  les  hommes  de  lettres  suivants  ont 
accepté  d'agir  en  qualité  de  juges  des  travaux:  ce 
sont  M.  Vabbé  L.-A.  Desrosiers,  licencié  es  lettres 
de  la  Sorbonne  et  principal  de  l'Ecole  normale 
Jacques-Cartier;  M.  E.-Z.  Massicotte,  conservateur 
des  Archives  judiciaires  de  Montréal,  et  M.Mgidius 
Fauteux,  bibliothécaire  de  Saint-Sulpice.  Tous  trois 
se  sont  acquis  de  belles  réputations  littéraires  en 


16  FLEURS  DE  LYS 

écrivant  de  remarquables  travaux  d'histoire  nationale. 
Et  leurs  noms  sont  une  garantie  de  la  justesse  de 
V appréciation  qu'ils  feront  des  pièces  soumises  à  leur 
examen. 

La  Rédaction 

{Du  Petit  Canadien  de  juin,  juillet, 
août  et  septembre  1917) 


LE  RAPPORT  DU  JURY 


Von  conte  qu'un  certain  professeur,  nouvellement 
appelé  à  une  chaire  importante  dans  une  grande  école 
de  France  et  dont  le  discours  d'ouverture  était 
impatiemment  attendu,  désappointa  un  peu  les 
auditeurs  de  son  premier  cours  par  ce  simple  début: 
''Mesdames  et  Messieurs,  chargé  par  le  ministère 
de  r  Instruction  publique  du  cours  de  géométrie 
à  VÊcole  Polytechnique,  et  étant  donné  que  le  carré 
construit  sur  Vhypoihénuse  d'un  triangle  rectangle 
est  équivalent  à  la  somme  des  carrés  construits  sur 
les  deux  autres  côtés,  je  trace  ces  lignes. . ."  Et  le 
positif  professeur,  tournant  le  dos  à  l'assemblée, 
rayait  déjà  le  tableau  noir. 

C'est  encore,  je  le  crois,  la  manière  la  meilleure 
de  débuter  pour  un  rapporteur  dont  l'on  attend,  non 
pas  des  phrases,  mais  un  verdict. 

Chargé  par  le  jury  du  troisième  concours 
littéraire  de  la  Société  Saint- Jean-Baptiste  de 
Montréal  d'édicter  son  jugement,  et,  étant  donné 
que  ce  jugement  est  parfaitement  équilatéral,  puisque 
ses  trois  côtés  sont  égaux  entre  eux,  je  proclame  ainsi 
qu'il  suit,  la  liste  des  prix: 


18  FLEURS  DE  LYS 


1er  —  Profils  de  saints,  par  Jean  des  Bois. 

2e  —  Le  premier  abatis, 

par  France  d'abord. 

Se   —  La  grande  aventure  du  sieur  de  Savoisy, 
par  Jean  de  Montsoreau. 

4e   —  La  voix  des  drapeaux, 

par  Jean  Drapeau. 

ôe   —  Pierre  Le  Moyne  d'Iberville, 

par  E.  DE  Fougères. 

Ce  tableau  d^honneur  a  été  édifié  le  plus  cons- 
ciencieusement possible  par  trois  juges  qui  croient 
avoir  un  vrai  sens  de  leur  responsabilité  et  qui  es- 
timent par  suite  que  la  critique  n'est  pas  nécessaire- 
ment aisée  parce  que  Vart  est  difficile.  Mais  chacun 
dispose  de  ses  propres  balances,  et  il  peut  fort  bien 
arriver,  à  la  lecture  des  pièces,  que  d'autres  esprits, 
pour  le  moins  aussi  compétents,  soient  influencés 
différemment,  selon  leur  goût  particulier  et  selon 
leur  credo  littéraire.  C'est  le  sort  de  tous  les  ju- 
gements humains  d'être  discutables  et  discutés.  Et 
d'ailleurs,  comme  la  vie  serait  ennuyeuse,  si  tout 
le  monde  était  toujours  de  la  même  opinion  ! 

La  Société  Saint- Jean-Baptiste  avait  donc  pro- 
posé,  cette   année,   comme  sujet  de  concours,   un 


LE  RAPPORT   DU  JURY  19 

épisode  quelconque  à  tirer  de  notre  histoire  ca- 
nadienne.    C'était  une  expérience  nouvelle. 

Lan  dernier  et  il  y  a  deux  ans,  elle  s'était 
contentée  de  puiser  avec  discrétion  dans  notre  écrin 
national,  et,  n'y  prenant  à  la  fois  qu'une  perle  ou  un 
rubis,  elle  avait  dit  à  nos  jeunes  orfèvres  de  lettres: 
''Sertissez  ce  joyau  et  ciselez-en  la  monture."  Et 
deux  beaux  livres  bien  ouvrés  ont  récompensé  sa 
confiance:    La  Corvée  et  la  Croix  du  Chemin. 

Encouragée  par  ces  succès,  la  Société  a  cru 
pouvoir,  en  1917,  ouvrir  sa  main  encore  plus  large. 
Elle  a  mis  d'un  seul  coup  à  la  disposition  des  con- 
currents l'histoire  du  Canada  tout  entière.  Gar- 
dienne en  quelque  sorte  officielle  de  cet  incomparable 
trésor,  elle  en  a  audacieusement  jeté  la  clef  au  milieu 
de  r arène.  ''Entrez  en  lice,  disait-elle,  vous  tous  qui 
avez  quelque  éclair  d'intelligence  au  cerveau  et 
quelque  rayon  de  patriotisme  au  coeur;  servez-vous 
à  loisir  et  puisez  à  pleines  mains.  Dans  cet  amas 
de  merveilleuses  richesses,  choisissez  ce  qui  vous 
sourira  le  mieux,  fondez-le  à  la  chaleur  de  votre 
âme,  polissez-le  au  contact  de  votre  pensée,  et  de  tous 
ces  matériaux  transformés  par  votre  art. 

Joutez  à  qui  créera  la  chose  la  plus  belle 

pour  en  orner  le  front  de  la  muse  du  terroir'*. 


20  FLEURS  DE  LYS 


Y  eut-il  appel  plus  invitant  pour  tous  ceux  qui 
sentent  une  plume  frémir  entre  leurs  doigts  et  V amour 
du  pays  brûler  en  leur  coeur  ?  Comment  se  fait-il 
que  seulement  quarante-deux  concurrents  y  aient 
répondu?  Dix-huit  de  moins  que  Van  dernier. 
Peut-être  la  tâche  à  accomplir  a-t-elle  paru  plus 
rude  à  quelques-uns.  Certains  esprits  en  effet, 
aiment  qu'on  les  guide  de  façon  plus  précise;  ils 
se  sentent  plus  à  l'aise  devant  une  besogne  déter- 
minée. L'embarras  du  choix  n'est  pas  un  vain  mot, 
et,  s'il  exista  jamais,  ce  fut  bien  en  un  semblable 
concours.  Parmi  tant  de  faits  glorieux  qui  rem- 
plissent notre  histoire,  parmi  tant  de  grandes  figures 
qui  l'honorent,  lequel  retracer  ou  laquelle  buriner? 
C'était  déjà  un  problème.  Et  si,  comme  il  est  na- 
turel, en  entrant  dans  ce  vaste  domaine,  dès  le  pre- 
mier horizon,  notre  désir  s'envole  aux  sommets  les 
plus  éclatants,  l'hésitation  ne  tarde  pas  à  grandir 
encore.  Comment,  par  exemple,  tenter  un  portrait 
de  Samuel  de  Champlain,  ce  géant  de  nos  annales, 
et,  sans  craindre  de  le  rapetisser,  le  faire  tenir  en 
quelques  pages?  Nous  comprenons  un  peu  que  la 
plupart  y  aient  renoncé. 

Il  convient  peut-être  aussi  de  compter  les  très 
graves  préoccupations  de  l'heure  présente  parmi  les 
raisons  qui  ont  fait  ce  concours  un  peu  moins 


LE  RAPPORT   DU  JURY  21 

achalandé  que  les  précédents.  En  ces  temps  troublés, 
les  esprits  sont  distraits  par  d'autres  soucis,  et 
plusieurs  sont  peut-être  excusables  de  penser  qu'il 
convient  de  sauver  le  présent  avant  de  glorifier  le 
passé. 

Comme  ils  ont  encore  plus  raison  cependant, 
nos  quarante-deux  concurrents  !  Ils  ont  compris 
que  nous  n'aurons  jamais  un  aussi  grand  besoin 
de  glorifier  notre  histoire  qu'en  ce  moment  même  où 
nous  luttons  pour  elle.  Un  peuple  qui  oublie  son 
passé,  a  dit  quelqu'un,  traîne  déjà  son  cercueil 
derrière  lui.  C'est  l'âme  des  ancêtres  qui  constitue 
véritablement  l'âme  d'une  race,  et  dès  qu'elle  aura 
cessé  de  nous  animer  et  de  nous  soutenir,  nous  auron 
perdu  du  même  coup  l'énergie  accumulée  de  trois 
siècles,  nous  aurons  tout  perdu. 

La  Société  Saint- Jean-Baptiste  fait  donc  œuvre 
utile  autant  que  belle,  en  s' appliquant  à  resserrer  de 
plus  en  plus  les  liens  qui  nous  rattachent  à^nos 
grands  morts,  en  nous  remettant  sans  cesse  en  face 
de  notre  histoire.  Ses  directeurs  sont  des  pilotes 
avisés  et  ils  n'oublient  pas  que  les  rameurs  tournent 
le  dos  au  port  oîi  ils  veulent  aborder.  Quelles 
Canadiens  français  ne  cessent  jamais  de  s'aligner 
sur  le  passé  et  ils  atteindront  sûrement  l'avenir. 

La  Société  Saint- Jean-Baptiste  est  d'ailleurs 
justement  payée  de  ses  efforts.    Elle  a  autant 'de 


22  FLEURS  DE  LYS 


raison  d'être  fière  de  son  troisième  concours  littéraire 
que  des  deux  précédents.  Une  fois  de  plus,  elle  a 
su  réveiller  un  large  intérêt  autour  de  nos  traditions 
nationales;  une  fois  de  plus  elle  a  fourni  à  notre 
littérature  l'occasion  de  s'enrichir  de  quelques  bonnes 
pages  nouvelles;  une  fois  de  plus  elle  a  fait  se  révéler 
quelques  talents  ignorés  dont  le  secours  s'annonce  le 
plus  précieux  à  nos  institutions,  à  notre  langue  et  à 
nos  droits. 

Les  quarante-deux  compositions  soumises  à 
l'appréciation  du  jury  étaient  sans  doute  fort  inégales, 
et  toutes  ne  pouvaient  mériter  la  palme  rêvée,  mais 
on  peut  dire  qu'il  n'y  en  avait  pas  une  qui  ne  dé- 
notât quelque  talent  et  dont  il  n'y  aurait  pas  à  tirer 
quelque  passage  heureux,  quelque  trait  bien  venu. 
Malheureusement,  certains  des  concurrents  n'ont 
pas  toujours  compris  la  portée  exacte  du  concours 
qui  exigeait  un  sujet  canadien,  à  base  historique,  et 
traité  de  littéraire  façon.  Ils  ont  dépensé  en  pure 
perte  de  réelles  qualités  qui  méritaient  un  meilleur 
sort.  Suivant  le  mot  de  saint  Augustin,  ils  couraient 
bien,  mais  en  dehors  de  la  route,  extra  viam.  D'au- 
tres ont  paru  plutôt  manquer  du  sens  des  proportions. 
Ils  ont  tenté  de  construire  un  large  édifice  sur  des 
fondations  trop  fragiles,  ils  ont  voulu  enfermer  dans 
un  cadre  richement  doré  une  image  sans  valeur. 


LE  RAPPORT  DU  JURY  23 

en  d'autres  fermes,  ils  ont  choisi  un  sujet  trop  léger, 
quelque  chose  de  trop  mince  et  qui  ne  pouvait  les 
porter.  Entre  tant  de  héros,  pourquoi  choisir  Childe- 
brand  ? 

Parmi  les  autres  travaux  qui  répondaient  suf- 
fisamment aux  conditions  du  concours,  le  jury  en  a 
distingué  cinq  qui  lui  ont  paru  d'une  maîtrise 
supérieure.  Le  lecteur  pourra  lui-même  juger  qu'ils 
font  vraiment  honneur  à  leurs  auteurs. 

Dans  le  premier,  Jean  des  Bois,  que  Von  aurait 
dû  facilement  deviner  une  Jeanne  des  Bois,  à  la 
délicatesse  des  sentiments  exprimés,  entreprend  de 
nous  retracer  quelques  ''Profils  de  saints."  Ce  ne 
sont  que  des  profils,  mais  comme  ils  sont  suaves  et 
attachants  !  Personne  ne  relira  sans  émotion  cette 
scène  qui  se  joue  autour  du  lit  d'une  mourante,  mais 
oit  la  mort  ne  laisse  voir  que  son  côté  de  splendeur 
irradié  par  les  lueurs  de  la  voisine  éternité.  Le 
drame  en  deux  tableaux  est  d'une  action  bien  peu 
mouvementée,  mais  il  n'en  est  pas  moins  prenant. 
Il  y  passe  un  vent  d'idéal  qui  rafraîchit  et  qui 
ranime.  C'est  en  même  temps  de  l'histoire,  et  de  la 
plus  authentique.  Le  danger  qui  guettait  Jean  des 
Bois,  sur  le  bord  de  ce  sentier  mystique,  était  de  verser 
dans  une  sorte  de  mièvrerie  un  peu  fade.  Les 
figures  qu'elle  projette  sur  l'écran  sont  si  blanches. 


24  FLEURS  DE  LYS 

Mais  ce  dangereux  écueil  a  été  presque  complètement 
évité.  Peut-être  le  dialogue,  toujours  si  difficile 
à  manier,  apparaît-il  un  peu  trop  rapidement  coupé 
à  certains  endroits  et  à  d'autres  un  peu  lent,  mais  le 
style  dans  son  ensemble  est  de  bon  aloi.  Diaphane 
et  clair,  il  ne  pouvait  mieux  convenir  pour  chanter 
ces  âm.es  de  cristal  qu'étaient  Marie  Charly,  Jeanne 
Leber  et  Thérèse  GannensagoîMS. 

Avec  "Le  premier  abatis'',  France  d'abord  nous 
a  également  donné,  dans  un  autre  ordre  d'idées,  une 
belle  page  purement  canadienne.  Il  a  magnifique- 
ment campé  la  noble  figure  de  Louis  Hébert  sur  son 
vrai  théâtre,  à  l'orée  de  la  vaste  foret,  face  aux  pins 
et  aux  chênes  que  menace  sa  cognée.  L'auteur  aime 
passionnément  le  sol  de  sa  patrie,  et  il  sait  trouver 
les  mots  pour  le  chanter.  Sa  phrase  elle-tnême  est 
toute  imprégnée  des  arômes  du  terroir;  elle  monte 
des  sillons,  gonflée  de  bonne  sève.  Avec  un  en- 
thousiasme qui  cepeiîdant  reste  calme,  France  d'abord 
nous  retrace  la  première  conquête  du  bûcheron 
canadien  sur  la  forêt  vierge;  nous  y  assistons  en 
quelque  sorte  et  ce  tableau,  prometteur  d'avenir, 
n'est  pas  sans  grandeur.  L'on  pourrait  tout  au 
plus  reprocher  à  France  d'abord  de  n'avoir  pas 
équilibré  sa  composition  aussi  justement  qu'il  aurait 
pu;  il  faut  traverser  plusieurs  pages  de  description 


LE  RAPPORT  DU  JURY  25 


avant  d'arriver  an  récit  même  du  premier  abatis. 
Mais  personne  assurément  ne  s'en  plaindra  bien 
fort;  la  route  ne  paraît  pas  longue,  car  le  paysage 
est  joli  et  tout  le  long  du  chemin,  Von  cueille  des 
fleurs  agrestes  de  V odeur  la  plus  saine. 

Jean  de  Montsoreau  nous  a  précisément  donné 
ce  que  faisait  présager  son  pseudonyme  moyenâgeux, 
une  fantaisie  du  15e  siècle.  Son  sujet  n'est  pas  tiré 
de  l'histoire  canadienne,  il  la  précède.  Mais  le 
jury  lui  a  facilement  pardonné  ce  léger  écart  aux 
règle?nents.  Cette  fiction,  aussi  ingénieuse  que  trou- 
blante, d'une  première  descente  sur  la  terre  canadienne 
par  quelques  marins  bretons,  vers  14H^  ^^  pouvait 
être  exposée  d'aussi  plausible  façon  que  par  quel- 
qu'un déjà  bien  maître  de  notre  histoire.  Et  son 
style  archaïque  ajoute  encore  à  notre  perplexité 
amusée.  Peut-être  quelques  philologues  mieux  avertis 
trouveraient-ils  à  chicaner  sur  la  langue  employée  par 
Jean  de  Montsoreau;  il  est  possible  qu'elle  soit  plus 
près  du  16e  siècle  que  du  15e.  Mais  peu  importe, 
l'anachronisme  est  léger  et  le  style,  par  la  naïveté 
de  ses  formules  et  par  la  verdeur  de  son  vocabulaire 
est  suffisamment  féodal.  Il  est  bien  évident  que 
l'auteur  n'en  est  pas  à  ses  premières  armes  littéraires 
et  qu'il  s'est  alimenté  à  bonne  source,  nourri  depuis 
longtemps  de  la  substantifique  moelle  de  Rabelais  et  de 
Villon. 


26  FLEURS  DE  LYS 


Sous  le  nom  approprié  de  Jean  Drapeau,  le 
quatrième  lauréat  a  fait  revivre  le  glorieux  épisode 
de  Lévis  brillant  ses  étendards  sur  Vile  Sainte- 
Hélène  plutôt  que  de  les  rendre  à  V Anglais.  Les 
historiens  d'aujourd'hui  soutiennent  que  ce  n'est 
qu'une  légende  sans  aucun  fondement  historique^ 
mais  il  n'y  a  pas  de  mal  à  laisser  vivre  les  légendes, 
surtout  lorsqu'elles  sont  belles.  Jean  Drapeau  croit 
sincèrement  à  la  sienne,  car  il  ne  l'aurait  pas  décrite 
avec  un  enthousiasme  aussi  communicatif  ni  avec  une 
chaleur  aussi  vive.  Sa  phrase  vibre  à  l'unisson  des 
braves  troupiers  qui  acclament  la  France  quand 
même  et  elle  pleure  avec  eux  lorsque  la  flamme,  en 
les  sauvant,  tord  les  derniers  lambeaux  des  oriflammes 
aimés.  C'est  du  lyrisme,  mais  de  la  bonne  espèce, 
sans  trop  d'enflure. 

Enfin,  E.  des  Fougères  n'a  pas  eu  la  main 
moins  heureuse  en  choisissant  pour  héros  Pierre  Le 
Moyne  d'Iberville.  Et  il  l'a  planté  de  pied  en  cap, 
sur  son  piédestal  de  gloire.  Ce  n'était  pas  une  tâche 
facile  de  présenter  en  un  tel  raccourci  une  carrière 
aussi  mouvementée  que  celle  du  Jean  Bart  canadien, 
notre  plus  héroïque  marin.  M.  des  Fougères  y  a 
réussi  au  delà  de  ce  qu'on  pouvait  espérer.  Son 
étude  n'a  rien  de  la  sécheresse  des  ordinaires  bio- 
graphies; elle^est  vivante,  bien  conduite  et  d'une  su- 


LE  RAPPORT  DU  JURY  27 

perbe  allure.    U  Iberville  y  revit  avec  toute  sa  fougue 
ardente,  avec  toute  sa  chevaleresque  bravoure. 

Nous  devons  encore  des  félicitations  aux  trois 
concurrents  qui  n'ont  pu  décrocher  cette  fois  que  des 
mentions  honorables,  mais  à  qui  rien  ne  manque 
pour  atteindre  à  des  lauriers  plus  hauts  dans  une 
jou^e  prochaine.  Avec  ''Une  expédition  au  lac 
Supérieur'',  avec  ''Le  recensement  de  Ville-Marie 
par  Talon,  en  1667"  et  avec  "Les  derniers  lys  de 
France",  Emile  Madelein,  Hardolin  et  Rotalier 
ont  fourni  trois  compositions  qui  figureront  avec 
honneur  au  palmarès  déjà  envié  de  la  Société  Saint- 
Jean-Baptiste, 

Pour  le  jury, 

^GiDius  Fauteux 


Profils  de  saints 


C'est  en  1683.  Le  jour  baisse,  un  jour  d'avril 
teinté  d'or  roux  et  de  mauve,  un  jour  d'étrange  et 
mystérieuse  beauté.  Sur  son  pauvre  grabat,  plus 
blanche  que  la  toile  de  ses  draps,  une  jeune  reli- 
gieuse attend  le  signal  du  départ  pour  Vautre  rive. 
Près  d'elle,  sur  le  plancher  nu,  une  petite  indienne, 
à  l'œil  noir,  à  la  bouche  expressive,  vient  de  se 
laisser  choir  silencieusement...  La  malade  fait 
un  mouvement. 

—  Thérèse. 

—  Oui,  sœur.  Je  suis  venue ...  j'ai  des  choses 
à  te  confier,  car  on  m'a  dit  que  tu  partais. 

—  Qui  t'a  dit  ? 

—  Les  sœurs  de  là-haut. 

—  De  la  Mission  ? 

—  Oui. 

—  Comment  va-t-on  à  la  Montagne? 

—  Bien,  sœur.    Belles  cabanes  d'écorce. 

—  Mais   l'hiver? 

—  On  fait  du  feu. 

—  Et  la  fumée  ? 

—  Oh  !  elle  passe,  un  trou  dans  le  toit  de  la 
cabane  et  c'est  bien,  va  ! 


30  FLEURS  DE  LYS 


—  Combien  d'élèves? 

—  Quarante. 

—  Bon  !    Et  tu  voulais  me  dire  ? 

—  Un  secret.  D'abord,  c'est  bien  vrai  que 
tu  pars? 

—  Puisqu'on  te  l'a  dit. 

—  Alors  tu  verras  le  grand  Esprit  ? 

—  Je  l'espère. 

—  Et  tu  n'as  pas  peur  ? 

—  C'est  mon  Epoux. 

—  Comme  tu  dis  cela  !  Tu  as  de  la  lumière 
dans  les  yeux.    Tu  l'aimes? 

—  Si  je  l'aime  !    Ah  !  si  tu  savais  ! 

—  Tu  n'as  jamais  eu  d'autre  époux  ? 

—  Non,  jamais. 

—  Tu  es  jeune  ? 

—  J'avais  cinq  ans  quand  tu  vis  le  jour. 

—  Moi,  j'ai  seize  ans.  Je  voudrais  savoir 
autre  chose. 

—  Parle. 

—  Quand  la  Robe  Noire  versa  sur  mon  front 
l'eau  qui  fait  chrétien,  il  m'appela  Marie-Thérèse, 
toi? 

—  Moi,  aussi,  on  me  nommait  Marie. 

—  Et  ton  père? 

—  André  Charly  dit  Saint-Ange. 


PROFILS  DE  SAINTS  31 


—  Ta  mère? 

—  Marie,  comme  moi. 

—  C'est  tout? 

—  Non,  ma  mère,  avant  son  mariage,  était 
Marie  Dumesnil. 

—  D'où  venait-elle? 

—  De  France,  un  beau  pays,  bien  loin,  de 
l'autre  côté  des  mers. 

—  Qui  l'a  envoyée  ici  ? 

—  Un   grand    Seigneur,    très   puissant,    son 
protecteur.   Monsieur   de   la   Dauversière. 

—  Avec  sœur  Bourgeoys? 

—  Oui,  et  elle  fut  une  mère  pour  elle. 

—  Sœur  Bourgeoys  aussi  vient  de  France  ? 

—  Tu  le  sais  bien. 

—  Mais. ..  pas  toi? 

—  Non,  moi,  je  suis  née  ici,  comme  toi,  je 
suis  Canadienne. 

—  Tu  n'as  jamais  vu  la  France  ? 

—  Je  ne  la  verrai  jamais. 

—  Tu  regrettes  ? 

—  Non,  ma  sœur,  demain  je  verrai  le  Ciel. 

—  Alors,  il  n'est  pas  nécessaire  d'avoir  vu  la 
France,  pour  être  comme  sœur  Bourgeoys,  et  toi  ? 

—  Que  veux-tu  dire  ? 

—Je  veux  dire,  pour  être  l'épouse  du  grand 
Esprit,  pour  vivre  ici  toujours  ? 


32  FLEURS   DE  LYS 


—  Non.  Déjà  six  filles  du  pays  se  sont  don- 
nées à  Lui,  à  la  Congrégation. 

—  Dis  leurs  noms. 

—  Ursule  et  Marie  Gariépy,  Marie  Barbier, 
Marie  Denis  et  Madeleine  Bourbault.  Et  notre 
petite  sœur  iroquoise,  Barbe  Atontinon,  l'ou- 
blierais-tu  ? 

—  Oh  !  non . . . 

—  Voyons,  sœur,  je  vois  que  ton  secret  te 
pèse,  parle. . .  dis  donc  sans  crainte  ce  qui  te  pré- 
occupe. Tu  voudrais  aussi  te  donner  à  Dieu  ?. . . 
C'est  cela  ? 

—  Oui... 

—  Y  a-t-il  longtemps? 

—  Depuis  que  je  te  vois,  sœur,  depuis  que  je 
t'écoute  me  parler  de  Lui.    Mais  j'ai  peur. . . 

—  Peur  ? 

—  Oui.  Voudra-t-Il  de  la  petite  fille  des  bois 
pour  épouse,  Lui,  le  Grand  Chef  des  Chefs,  le 
Grand  Esprit? 

—  Ma  sœur,  souviens-toi  que  pour  racheter 
ton  âme  II  est  venu  sur  terre.  Il  a  versé  tout  son 
sang,  c'est  qu'il  t'aimait. 

—  Tu  as  raison  et  je  l'aime  aussi  et  comme 
toi,  je  voudrais  faire  quelque  chose  pour  Lui. 

—  Que  voudrais-tu  faire,  dis? 


'que  notre  dame  te  bénisse."  p.  34. 


PROFILS  DE  SAINTS  33 

—  Ce  qu'il  y  a  de  plus  grand. 

—  Et  cela,  sœur,  qu'est-ce  ?  le  sais-tu  ? 

—  Ecoute,  l'autre  jour,  j'étais  là,  et  j'ai 
entendu  sœur  Bourgeoys  qui  disait  :  "Ma  fille, 
allez  ramasser  les  gouttes  du  Sang  de  Jésus  qui 
se  perdent".  Je  crois  que  faire  cela,  c'est  faire 
quelque  chose  de  grand. 

—  Oui,  mais  sais-tu  ce  qu'elle  voulait  dire  ? 

—  Elle  voulait  dire  les  âmes  des  pauvres 
Sauvages. 

—  Tu  as  compris. 

—  Et  j'ai  appris  la  langue  des  Français,  et 
j'ai  tout  quitté,  j'ai  dit  à  Dieu  que  je  ne  retourne- 
rais jamais,  vers  mon  pays,  ni  avec  les  miens. 

—  Et  tu  attends  maintenant  ? 

—  Que  les  sœurs  m'appellent  leur  sœur,  comme 
tu  fais,  toi,  et  me  laissent  devenir  l'épouse  du 
Grand  Esprit.    Que  faut-il  donc  que  je  fasse  ? 

—  Laisser  faire  Jésus.  C'est  Lui  qui  dispose 
tout.  Il  faut  prier  et  attendre  avec  patience  que 
son  heure  ait  sonné.    Tu  veux  ? 

—  Je  veux.  Mais  tu  vas  me  promettre  une 
chose  ? 

—  Volontiers. 

—  Quand  tu  le  verras,  tu  Lui  parleras  de  moi. 

—  Je  te  le  promets. 


34  FLEURS  DE  LYS 


—  Merci.  Je  suis  heureuse  !  Je  ne  te  re- 
verrai plus.  Je  retourne  à  la  Montagne  et  toi, 
tu  vas  bientôt  ouvrir  tes  ailes.  Pose  un  peu 
ta  main  sur  ma  tête. . .  bénis-moi. 

—  Que  Notre-Dame  te  bénisse  et  te  garde  une 
place  en  sa  Congrégation  ! 

—  Qu'elle  te  reçoive  au  paradis  !  Quel  est 
ton  message  à  tes  sœurs  ? 

—  Dis-leur  que  ma  lampe  baisse,  qu'elle  va 
s'éteindre  bientôt,  mais  que  mon  cœur  se  consume 
du  désir  d'aller  vers  Dieu,  et  que  du  Ciel,  je  veille- 
rai sur  elles.    Adieu,  Thérèse,  ma  sœur,  à  Dieu  ! 


* 
*       * 


C'est  la  nuit.  Près  du  même  lit,  à  genoux,  un 
long  rosaire  entre  les  doigts,  une  blonde  jeune 
fille  pleure  et  prie.  La  malade,  les  mains  croisées 
sur  sa  poitrine,  un  sourire  d'extase  sur  les  lèvres, 
semble  converser  avec  les  anges.  Soudain,  la 
tête  fine  se  tourne,  une  main  blanche  et  froide  se 
pose  sur  le  front  brûlant  de  l'amie  qui  s'incline. 

—  Jeanne,  ma  douce  amie. 

—  Marie  ! 

—  Ce  sera  bientôt  l'heure. 

—  Hélas  ! 


PROFILS  DE  SAINTS  35 

—  Pas  de  regrets,  je  vous  en  prie.  Je  suis 
si  heureuse  ! 

—  Amie,  je  n'ai  qu'un  regret:  ne  pouvoir  vous 
suivre. 

—  Courage  !  Ce  n'est  pas  encore  votre  heure. 
Le  Maître  veut  quelque  chose  de  vous.  J'ai  fait 
un  rave  bien  beau ...     je  vous  le  confie. 

—  Cela  vous  fatiguerait. . . 

—  Oh  !  non.  D'ailleurs,  c'est  fini,  à  quoi  bon 
ménager  ce  pauvre  corps?  Demain,  je  me  re- 
poserai sur  le  Cœur  du  Bien- Aimé . . .  Laissez-moi 
vous  dire.  J'ai  vu,  dans  un  songe  du  ciel,  que  j'of- 
frais au  Seigneur  deux  fleurs  embaumées:  un  lis 
plus  pur  que  la  neige  des  sommets  et  une  simple 
fleur  des  bois.  Le  lis  avait  grandi  en  serre  chaude  ; 
la  rose  sauvage,  sous  le  ciel  clair,  au  grand  air  libre 
de  la  forêt. 

—  Et  vous  avez  compris,  amie  ? 

—  Que  le  grand  lis,  c'était  vous.  Que  la  rose 
sauvage,  c'était  Thérèse  Gannensagouas. 

—  La  jeune  Iroquoise  que  j'ai  croisée,  venant 
ici? 

—  Elle-même,  bonne  amie. 

—  Le  Seigneur  parle  à  cette  âme  à  peine  ou- 
verte à  la  lumière  ? 

—  Oui.  Il  lui  a  dit  d'admirables  secrets.  Il 
l'attire,  Il  l'aime.  Il  la  veut  à  Lui. 


36  FLEURS  DE  LYS 


—  Et  quand  ya-t-elle  répondre  à  son  appel  ? 

—  Je  crois  qu'on  le  lui  permettra  bientôt. 

—  D'où  vient  donc  cette  jeune  fille  ?  Est-elle 
née  à  Ville-Marie  ? 

—  Non,  elle  a  été  amenée,  il  y  a  six  ans,  de 
Tsonnonthouan  au  village  de  la  Montagne,  par  son 
grand-père,  François  Thoronhiongo,  un  saint. 

—  Un  saint,  dites-vous  ?  Oh  !  amie,  parlez- 
moi  de  lui.  Que  j'aime  adorer  la  bonté  de  mon 
Dieu  dans  ses  saints  ! 

—  Moi  aussi.  Et  surtout  dans  l'âme  des 
humbles.  —  Huron  de  nation,  François  dut  la 
lumière  de  la  foi  et  l'eau  du  saint  baptême,  à  notre 
doux  martyr,  le  Père  de  Brébeuf.  Esclave  des 
Iroquois,  à  Tsonnonthouan,  il  vécut  parmi  eux 
comme  un  saint.  Ces  barbares  le  vénéraient  et 
lui  rendirent  la  liberté.  A  la  Montagne,  c'est 
encore  le  modèle  du  chrétien  parfait,  le  soutien 
des  vieillards  et  des  miséreux. 

—  Ah  !  j'y  songe.  N'est-ce  pas  lui  qui,  un 
jour,  ayant  commencé  son  ouvrage,  s'arrêta  sou- 
dain: "Misérable  que  je  suis,  voilà  trois  coups 
d'alêne  perdus,  j'ai  oublié  de  les  ofïrir  au  Maître 
de  ma  vie  ?" 

—  Si! 

—  Mais  ce  vieillard,  j'ai  ouï  dire,  ce  semble, 
qu'il  a  un  fils,  est-il  bon  comme  son  père  ? 


PROFILS  DE  SAINTS  37 

—  Hélas  non  !  C'est  un  libertin  que  les 
missionnaires  ne  peuvent  vaincre  et  qui  abreuve  le 
cœur  de  son  père  d'une  amertume  profonde. 

—  Il  est  marié  ? 

—  Oui,  mais  il  a  abandonné  sa  jeune  femme 
et  son  enfant;  François,  devenu  aveugle,  se  fait 
conduire  chaque  jour  à  l'église  par  ce  petit.  Il  y 
demeure  jusqu'au  soir,  aux  pieds  du  Maître, 
abîmé  dans  une  prière  ardente.  Un  jour,  je 
l'entendis  murmurer:  "Seigneur,  je  ne  regrette 
point  mes  yeux:  il  n'y  a  rien  de  beau  au  monde  et 
je  te  verrai  bientôt.  Je  ne  regrette  point  ma 
pauvreté,  tu  sais  que  c'est  chez  toi  que  j'ai  amon- 
celé mes  richesses.  Seigneur,  c'est  mon  fils  que  je 
regrette,  il  n'a  point  d'esprit.  Seigneur  ne  le  jette 
pas  au  feu  qui  ne  s'éteint  point." 

—  Oh  !  que  c'est  beau  !  !  que  c'est  beau. 
Louons  le  Bien-Aimé,  amie,  louons-Le,  bénissons- 
Le,  de  ce  qu'il  daigne  révéler  aux  petits  ce  que  les 
grands  ne  savent  pas  comprendre.  A  moi,  la 
prière  de  l'Indien  aveugle.  Mes  yeux,  mes  ri- 
chesses, Marie,  je  les  consacre  au  Seigneur,  à 
Jésus  dans  l'Hostie. 

—  Jeanne,  vous  serez  religieuse? 

—  Non.  Vous  partez  pour  le  ciel,  emportez-y 
mon  secret,  je  vous  le  livre.    Le  Christ  Jésus,  au 


38  FLEURS  DE  LYS 


Saint-Sacrement,  m'attire  comme  Taimant  attire 
la  petite  aiguille  d'acier.  J'ai  faim  de  silence,  j'ai 
soif  de  solitude.  De  ma  fortune,  je  bâtirai  un 
temple  à  mon  Seigneur,  puis  je  lui  demanderai 
l'hospitalité:  une  petite  cellule  près  de  l'autel. 
On  en  refermera  sur  moi  la  porte,  comme  demain, 
sur  vous,  le  couvercle  du  cercueil.  Marie,  je  serai 
recluse. 

—  Et  d'où  vous  est  venu  ce  dessein,  douce 
amie? 

—  Du  ciel,  sans  doute,  mais  par  vous,  Marie. 
A  ceux  qui  s'en  vont,  on  peut  tout  dire  ?  Je  voyais, 
chaque  jour,  votre  âme  se  dégageant  de  l'humain, 
s'unissant  plus  étroitement  à  Dieu.  Notre  amitié, 
vos  paroles  ardentes  m'élevaient,  m'embrasaient 
du  même  feu  qui  brûlait  en  vous.  Aujourd'hui, 
votre  patience  sereine  sur  la  croix  de  la  maladie, 
la  joie  qui  illumine  votre  regard,  l'impatience 
sainte,  les  empressements  de  votre  âme,  le  désir 
intense  d'aller,  de  voler  vers  le  divin  Epoux, 
sont  comme  un  parfum  suave  qui  pénètre  mon 
âme  et  excite  dans  mon  cœur  le  désir  de  marcher 
sur  vos  traces,  et  d'aimer  Jésus  avec  la  même  con- 
sumante passion  que  vous. 

—  Jeanne,  ma  bien-aimée  Jeanne,  qu'il  soit 
béni,  Celui  qui  a  voulu  se  servir  de  mon  humilité 
pour   fortifier   votre   amour  ! 


PROFILS  DE  SAINTS  39 

—  Amen  ! 

—  Et  maintenant,  le  jour  vient,  quelque  chose 
me  dit  que  je  ne  le  verrai  pas  finir.  Amie,  nous 
ne  nous  reverrons  plus  ici-bas.  Mais. . .  mourir 
c*est  se  perdre  en  Dieu,  c'est  donc  demeurer 
encore  et  plus  intimement  que  jamais,  avec  ceux 
qui  le  possèdent.  Je  ne  vous  quitte  alors,  chère 
amie,  que  pour  vous  revenir  avec  Lui  et  en  Lui. 
Adieu  !  Veillez  sur  ma  petite  fleur  des  bois, 
vous,  mon  lis  bien-aimé. 


* 


Douze  fois,  le  soleil  d'août  avait  doré  la  cime 
du  mont  Royal,  depuis  que  sœur  Saint-Ange  s'était 
endormie  pour  toujours,  mais  son  rêve  se  réa- 
lisait... 

Depuis  dix  ans,  la  petite  rose  sauvage  était 
devenue  sœur  Thérèse  Gannensagouas,  et  le  lis, 
la  blanche  Jeanne  Leber,  allait  demain,  en  la 
fête  de  Notre-Dame  des  Neiges,  se  faire  la  cap- 
tive de  Jésus-Hostie. 

Ce  matin-là,  la  sœur  avait  quitté  ses  élèves 
de  la  Montagne  pour  venir  dire  adieu  à  l'amie  de 
son  ange,  comme  elle  appelait  la  sainte  défunte. 
La  recluse  aimait  Thérèse,  cette  âme  de  silence, 


40  FLEURS  DE  LYS 

cette  mortifiée  qu'on  avait  peine  à  modérer  dans 
ses  pratiques  d'austérités,  cette  modeste  qui  ne 
regardait  jamais  un  homme  en  face,  cette  amante 
de  l'Eucharistie  qui  sans  cesse  exhalait  son  âme 
en  ardents  désirs.  Elle  la  suivait  de  ses  prières, 
s'informait  d'elle  auprès  de  Marguerite  Bourgeoys, 
mais  ne  l'avait  revue  que  rarement.  Cette  fois, 
elle  l'accueillit  avec  sa  bonté  suave  et  sa  grâce 
incomparable. 

—  Et  comment  se  porte  ma  fleur  des  bois  ? 

—  La  petite  fleur  des  bois  se  flétrit  tout 
doucement.  Le  Grand  Jardinier  la  prend  pétale 
par  pétale.  Bientôt,  elle  ira  retrouver  son  ange, 
ton   amie. 

—  Mon  ange  à  moi  aussi,  sœur. 

—  Oui  ?  Te  souviens-tu  du  jour  où  elle 
partit  ? 

—  Si.  Elle  m'avait  parlé  de  toi,  du  saint 
vieillard  François,  ton  grand-père,  et  de  son  mal- 
heureux fils. 

—  Il  est  mort,  tu  sais.  Le  saint  a  quitté 
notre  exil  le  21  avril,  il  y  a  cinq  ans.  Il  avait 
cent  ans. 

—  Et  son  petit-fils,  qu'est-il  devenu? 

—  Veux-tu  que  je  te  dise  cette  histoire  de  la 
miséricorde  du  bon  Dieu? 


PROFILS   DE  SAINTS  41 

—  Oui,  oui,  je  le  veux  bien.    Dis. 

—  Ensuite,  tu  m'aideras  à  remercier  Celui 
qui  écoute  la  prière  des  pauvres  sauvages  et 
exauce  leurs  désirs  ?    Alors,   écoute . . . 

Mon  aïeul  venait  à  peine  de  poser  sa  main 
tremblante  sur  la  tête  de  son  petit-fils,  partant 
en  guerre  avec  les  gens  de  M.  de  Beaucourt, 
quand  il  quitta  ce  val  de  larmes.  Le  petit,  lui, 
s'en  allait  au  bout  du  saut  Saint-François,  sur 
la  rivière  Kentsage,  et  trouvait  là  des  Tsonnon- 
thouans.  On  attaque,  le  sang  coule,  on  se  bat 
en  braves,  les  deux  chefs  sont  tués,  et  le  petit 
revient  chez  nous,  couvert  de  gloire  et  traînant 
un  captif.  Il  l'amène  à  sa  cabane,  cette  cabane 
désertée  par  son  père,  il  y  a  tant  d'années,  et  là, 
que  voit-il  ?  O  prodige  !  sa  mère  se  précipite  vers 
le  prisonnier,  elle  a  reconnu  son  époux  !  Elle  lui 
présente  le  fils  né  après  sa  fuite  honteuse,  et 
qu'il  n'a  pas  connu.  Alors,  ce  sont  des  cris  de 
joie  et  d'admiration,  on  tombe  à  genoux,  on  re- 
mercie le  Ciel  qui  a  entendu  la  prière  du  saint 
aveugle.  On  délie  mon  oncle,  on  lui  déclare  qu'il 
n'est   pas   esclave. 

—  Et  lui,  que  fait-il? 

—  Lui,  ne  semblait  revenu  que  pour  recevoir 
l'eau  sainte.    Il  était  malade.    Les  missionnaires 


42  FLEURS  DE  LYS 

voulurent  l'instruire,  mais  nouveau  miracle,  après 
tant  d'années,  il  retrouva  seul  les  mots  de  la 
prière  et  les  leçons  du  catéchisme.  On  le  baptisa. 
Enfin,  pendant  qu'on  lui  parlait  de  Dieu  et  de  la 
Patrie  bienheureuse,  il  expira.  Tous  virent,  par 
là,  de  quel  crédit  jouissait  au  ciel,  mon  grand- 
père  François.  Alors,  M.  de  Belmont  l'a  fait 
mettre  dans  l'église  même,  et  l'on  a  gravé  une 
inscription  sur  sa  tombe.  Bientôt,  j'irai  dormir 
près  de  lui.  Bientôt,  je  verrai  l'Epoux,  regarde,  je 
suis  comme  une  fleur  qui  se  fane,  je  languis,  le 
souffle  froid  de  l'automne  me  tuera,  mais  je  suis 
heureuse  !  Quel  cantique  veux-tu  que  je  chante 
pour  toi,  en  Paradis? 

—  Celui  de  la  Vierge  Marie,  Notre-Dame,  le 
chant  de  mes  jours  et  de  mes  nuits:  Magnificat 
anima  mea  Dominum  ! 


* 
*       * 


Deux  siècles  ont  traîné  leurs  pas  pesants, 
sur  le  sol  de  notre  Canada.  Ils  ont  réduit  en  une 
poussière  de  perles,  le  corps  lilial  de  notre  sainte 
recluse,  Jeanne  Leber,  ils  ont  desséché  les  pétales 
de  soie  de  la  petite  rose  sauvage,  sœur  Thérèse 
Gannensagouas   de   la   Congrégation   de   Notre- 


PROFILS  DE  SAINTS  43 

Dame,  qui  reposent  près  des  os  blanchis  du  saint 
aveugle  François  Thoronhiongo,  dans  les  tours 
de  la  Montagne.  Moi,  j'ai  voulu  tracer  ici  le  nom 
de  sœur  Marie  Charly,  cette  âme  de  parfum  et 
de  lumière  qui  attirait  tous  les  cœurs  au  Christ, 
cette  femme  de  prière,  dont  la  vie  et  la  mort  ne 
furent  qu'un  long  soupir  d'amour  de  Dieu,  un 
long  désir  de  sauver  des  âmes. 

J'ai  osé  le  faire,  caressant  l'humble  espoir 
qu'un  jour  une  plume  canadienne,  plus  sûre  et 
plus  belle,  reprendrait  le  thème  et  chanterait  nos 
premières  vierges,  qui  furent  toutes  des  héroïnes, 
des  saintes. 

Angélîne  Demers 

Berthierville,  octobre  1917. 


Le  premier  abatis 


A  Québec,  voilà  trois  cents  ans,  un  soir  doux 
d'arrière-été. . . 

Le  Promontoire,  aussi  loin  que  la  vue  se  porte, 
est  couvert  d'une  forêt  sans  limites  de  noyers 
puissants,  de  chênes  aux  fortes  ramures,  de  sapins 
ombreux  et  d'épinettes  géantes.  Tout  alentour 
se  déroule  un  panorama  d'une  sauvage  grandeur. 
En  face,  les  rochers  escarpés  de  la  rive  sud  du 
fleuve  Saint-Laurent;  au  nord,  le  colysée  abrupt 
des  Laurentides;  plus  près,  à  gauche,  la  côte  om- 
breuse de  Beaupré;  un  peu  au  milieu  du  fleuve,  à 
gauche  encore,  l'île  d'Orléans,  massive.  Partout, 
le  bois  épais,  sauvage,  impénétrable;  la  forêt  mil- 
lénaire, sombre  demeure  du  fauve  et  de  l'Indien 
aussi  féroce  l'un  que  l'autre. 

Le  soleil  descend  vite;  à  peine  a-t-iL atteint 
la  cime  des  pins  qui  couronnent  les  pics  laurentiens 
qu'il  disparaît  aussitôt  derrière.  Alors  le  cré- 
puscule commence  à  s'étendre  sur  toute  cette 
nature  primitive.  Des  lambeaux  de  pourpre  flot- 
tent pêle-mêle,  au  bas  du  ciel  et,  sous  leur  éclat, 
le  fleuve  étincelle  comme  une  coulée  d'argent. 


46  FLEURS  DE  LYS 

Tout  est  lourd,  pesant,  à  force  d'arbres,  à  force 
de  silence.  L'île  d'Orléans  fait  encore  une  grande 
tache  d'ombre  dans  la  nacre  de  l'eau. 

Au  bord  de  la  falaise  qui  surplombe  le  fleuve, 
du  côté  du  nord,  un  homme  contemple  avec  mé- 
lancolie ce  spectacle  grandiose  de  l'agonie  d'un 
jour  en  plein  centre  de  la  barbarie.  L'homme  est 
de  solide  structure  ;  ses  traits  sont  rudes,  énergiques 
et  ses  yeux  brillent  d'un  éclat  qui  indique  la  vo- 
lonté tenace.  Il  est  assis  sur  la  souche  d'une  gi- 
gantesque épinette  fraîchement  coupée  et  dont  les 
ramures  odorantes  gisent  tout  près . . . 

Maintenant  les  teintes  roses  du  crépuscule 
s'effacent.  Les  berges  boisées  du  fleuve,  de  vertes 
sont  devenues  d'un  violet  tendre.  La  nuit  va 
tout  à  fait  venir.  Une  odeur  pénétrante  monte 
de  la  terre  et  de  la  forêt  qui  souffle  de  l'air  frais 
de  tous  ses  coins...  Un  écureuil,  soudain,  dé- 
gringole d'un  chêne  et  passe  comme  une  flèche  au 
bord  de  la  falaise;  un  merle,  posé  sur  une  souche 
voisine,  siffle  imprudemment  et  un  émérillon 
paraît  aussitôt  au-dessus  de  lui,  dans  le  ciel  as- 
sombri ;  d'un  bosquet,  en  bas,  un  geai  bleu  croasse 
désagréablement;  un  grimpereau,  de  son  bec,  à 
petits  coups  redoublés,  frappe  l'écorce  d'un  bou- 
leau tandis  qu'au  sommet  du  même  arbre,  des 


LE  PREMIER   ABATIS  47 

pinsons  rouges  gazouillent.  Plus  loin,  en  haut  des 
airs,  on  aperçoit,  malgré  l'obscurité,  une  troupe 
d'oiseaux  errants,  des  "récollets"  sans  doute,  qui, 
après  avoir  traversé  le  fleuve,  vont  s'abattre  dans 
la  grasse  frondaison  d'un  noyer  où  ils  passeront 
la  nuit.  Quelques  autres  oiseaux  traversent  l'es- 
pace, au-dessus  de  la  falaise.  Tous  semblent 
chercher  un  endroit  pour  dormir. 

Brisé  de  fatigue,  grisé  par  l'engourdissante 
splendeur  du  spectacle,  l'homme  de  la  falaise 
s'est  assoupi  au  pied  de  la  souche  de  l'épinette 
géante. 

A  ce  moment,  une  femme,  joyeuse,  essoufflée, 
escaladait  la  montagne,  par  un  petit  sentier 
abrupt,  aux  méandres  nombreux.  Elle  parvint 
bientôt  au  sommet  du  promontoire  et  aperçut 
l'homme  qui  dormait: 

Louis  !  Louis  !  cria-t-elle,  Monsieur  de 
Champlain  vient  te  faire  visite;  il  sera  ici  dans  une 
demi-heure. 

Et  la  femme  courut  à  la  maison  qui  s'élevait 
à  quelques  pas  de  là,  tout  au  bord  de  la  montagne. 
C'était  une  bâtisse  en  pierre  avec  pignons  de  bois; 
sa  façade  percée  d'une  porte  et  de  deux  fenêtres, 
regardait  le  fleuve  ;  elle  était  fraîchement  construite 
au  milieu  d'une  clairière  et  il  y  avait,  en  arrière, 


48  FLEURS  DE  LYS 


un  jardinet  où  il  poussait  un  peu  de  tout:  des 
légumes  et  q  aelques  fleurs. 

L'homme,  dont  un  soudain  sourire  de  sa- 
tisfaction illumina  la  figure  sévère  tranquillement 
se  leva.  D'un  dernier  regard  attendri  il  enveloppa 
le  paysage  sauvage  qui  se  déroulait  autour  de  lui 
et  que  l'obscurité,  toujours  grandissante,  rétré- 
cissait de  minute  en  minute.  L'on  ne  voyait  plus, 
là-bas,  l'île  d'Orléans  ni  la  rive  escarpée  du  sud. 
Les  bruits  du  crépuscule  s'affaiblissaient  sous  la 
voûte  effrayamment  sombre  de  la  forêt  et,  dans 
l'air,  on  n'entendait  plus  qu'un  froissement  doux; 
dans  les  broussailles  d'alentour,  des  craquements 
à  peine  perceptibles,  le  rappel,  au  loin,  d'un 
animal  sauvage,  et  les  cris  aigus  et  mille  fois 
répétés  de  quelques  ''bois  pourris"  qui  bondissaient 
d'un  bouquet  d'arbres  à  un  autre...  Bientôt, 
quand  tout  fut  silencieux,  une  clarté  monta  dans 
le  ciel  et  blanchit  les  sommets,  coulant  partout  de 
menus  rayons;  sous  cette  clarté  lunaire,  on  eut 
dit  que  l'eau  et  le  bois  se  couvraient  de  vers  lui- 
sants. En  bas  de  la  falaise,  l'^Abitation",  qui 
faisait  une  grande  tache  dans  la  bande  de  verdure 
courant  le  long  du  fleuve,  resplendit  dans  la  nuit. . . 

Des  pas  assourdis  et  un  murmure  de  voix  se 
firent  entendre  dans  le  sentier  au  sommet  duquel 


.   .  .ET     LE     FONDATEUR     TROUVA      CES 
FLEURS   DIGNES   DE  LA  REINE  DE  FRANCE." 

p.  51. 


LE  PREMIER  ABATIS  49 

quatre  hommes  parurent  bientôt.  C'était  Samuel 
de  Champlain,  le  fondateur  de  Québec,  Abraham 
Martin  dit  l'Ecossais,  Nicolas  Pivert  et  Pierre 
Desportes,  ces  trois  derniers  à  l'emploi  de  la  Com- 
pagnie des  Marchands  et  amis  de  Champlain. 
Ils  constituaient  avec  les  m.embres  de  leurs  fa- 
milles toute  la  population  de  F^Abitation". 

Ce  soir  de  fin  d'août,  1620,  ils  venaient, 
joyeusement  annoncés  par  Marie  Rollet,qui  était 
descendue  à  l'^'Abitation"  acheter  quelques  pro- 
visions, célébrer  par  un  brin  de  causette  avec 
Louis  Hébert,  la  première  récolte  ''faite"  en  la 
Nouvelle-France . 

Car  c'était  Louis  Hébert  que,  tout  à  l'heure, 
à  la  porte  du  premiier  foyer  canadien,  saluaient 
l'écureuil  qui  filait,  la  queue  au  vent,  au  bord  de 
la  falaise,  le  merle  sifflant  sur  sa  souche,  l'émérillon 
dans  l'air,  le  geai  bleu  qui  croassait  en  bas,  le 
grimpereau  qui  donnait  du  bec  dans  l'écorce  dure 
d'un  bouleau,  les  pinsons  rouges  qui  gazouillaient, 
et  les  "lécollets"  et  les  autres  oiseaux  qui  sillon- 
naient l'espace  cherchant,  près  de  la  première 
ferme  canadienne,  un  endroit  sûr  pour  y  passer 
la  nuit ...  Et  c'était  pour  Louis  Hébert  que, 
ce  soir,  se  faisait  si  belle  et  si  douce,  avant  que  de 
s'endormir,  la  primitive  nature  laurentienne. 


50  FLEURS  DE  LYS 


Samuel  de  Champlain  avait  vu  avec  une  joie 
profonde  s'élever  la  maison  de  Louis  Hébert  sur 
le  rocher  de  Québec.  Elle  représentait  pour  lui 
le  triomphe  de  quinze  années  de  lutte  avec  les 
Marchands  qui,  par  une  étrange  aberration,  chez 
des  fondateurs  de  colonies  ne  voulaient  pas  de 
colons  dans  la  Nouvelle-France.  Cette  première 
ferme  canadienne  fondée  par  Hébert  paraissait  au 
Fondateur  de  Québec  comme  "une  fleur  d'espé- 
rance dans  le  grand  ciel  bleu"  de  l'Amérique,  et 
elle  était,  pour  son  cœur  d'apôtre  une  source  de 
grande   joie. 

Ce  soir  de  fin  d'août,  dans  la  maison  de  pierre 
aux  pignons  de  bois,  on  parla  avec  allégresse  des 
premières  gerbes  de  blé  engrangées,  pendant  la 
journée,  par  l'ancien  pharmacien  du  Roy;  on 
causa  aussi  des  premiers  foins  et  des  premières 
avoines  qui  avaient  bien  réussi,  des  légumes  bien 
venus,  et  des  fleurs  resplendissantes  qu'avaient 
cultivées  avec  un  soin  jaloux  Marie  RoUet  et  sa 
fille  Marie-Guillemette.  Tout  avait  poussé  à 
vue  d'oeil  en  ce  premier  été  de  culture  en  terre 
québécoise  et  Champlain  avait  raison  d'écrire 
plus  tard,  parlant  de  la  terre  de  Louis  Hébert: 


LE  PREMIER   ABATIS  51 

'*Je  visitay  les  lieux,  les  labourages  des  terres 
que  je  trouvay  ensemencées  et  chargées  de  beau 
bled;  les  jardins  chargés  de  toutes  sortes  d'herbes 
comme  des  choux,  raves,  laictues,  pourpié,  oseille, 
percil  et  autres  légumes  aussi  beaux  et  advencés 
qu'en  France.  Bref,  le  tout  s' augmentant  à  vue 
d'œil". 

Louis  Hébert  montra  à  ses  visiteurs  quelques 
épis  du  "bled"  qu'il  venait  de  mettre  en  grange 
et  qui  excitèrent  l'admiration  de  Champlain, 
d'Abraham  Martin  et  de  leurs  amis. 

En  vérité.  Dieu  avait  béni  les  efforts  du 
premier  cultivateur  du  Canada  et  la  terre  qué- 
bécoise était  d'une  fécondité  qui  laissait  entrevoir, 
pour  l'avenir,  un  grand  pays  agricole. 

Marie  Rollet  présenta  à  M.  de  Champlain 
un  bouquet  des  fleurs  de  son  jardin  et  le  fondateur 
trouva  ces  fleurs  dignes  de  la  reine  de  France. 
Marie-Guillemette,  seconde  fille  de  Louis  Hébert, 
la  future  épouse  de  Guillaume  Couillard,  courut 
au  petit  potager  et  en  rapporta  un  choux  merveil- 
leusement * 'pommé"  et  de  gros  radis  qu'elle  pré- 
senta avec  orgueil  aux  hôtes  de  son  père.  Tous 
étaient  ravis. 

Des  rayons  blanchâtres  de  la  pleine  lune 
d'août  qui  montait  lentement  des  falaises  sombres 


52  FLEURS  DE  LYS 


de  la  rive  sud,  pénétraient  dans  la  pièce  par  les 
deux  étroites  fenêtres  de  la  façade.  En  bas,  de 
r*'Abitation",  à  intervalles  réguliers,  on  entendait 
le  cri  monotone  d'une  sentinelle  protégeant  dans 
la  nuit  le  berceau  de  Québec  contre  les  surprises 
des  Indiens. 

On  s'entretint  longtemps,  dans  le  silence  de 
cette  belle  nuit,  des  choses  de  la  colonie,  de  la 
première  moisson,  des  craintes  inspirées  par  les 
Indiens,  des  misères  que  suscitaient  à  Champlain 
et  à  Hébert  les  Marchands  qui  prenaient  ombrage 
des  essais  de  culture  d'Hébert  et  voulaient  em- 
pêcher d'autres  tentatives  de  cette  nature;  on 
parla  aussi  de  l'Acadie,  des  deux  essais  de  coloni- 
sation faits  par  Champlain  et  Hébert,  avec  MM. 
de  Monts  et  de  Poutrincourt,  au  fond  de  la  baie 
de  Passamaquody  et  à  Port-Royal,  des  misères 
endurées  en  ces  hivers  terribles  passés  en  terre 
acadienne,  des  espoirs  entrevus  devant  les  pre- 
miers blés  qui  levaient,  des  maladies  épidémiques 
qu'il  fallut  subir,  des  Indiens  que  l'on  devait 
constamment  combattre,  de  la  tentative  d'éta- 
blissement de  La  Soussaye,  enfin,  de  la  funeste 
arrivée  d'Argall  et  de  la  destruction  de  Port- 
Royal. 

Comme  tout  cela  était  déjà  loin  !  La  lune 
montait  toujours  et  sa  lumière  laiteuse  maintenant 


LE  PREMIER   ABATIS  53 

frappait  en  plein  la  falaise  et  T'^Abitation"  qui 
rayonnait  au  bord  du  fleuve. 

M.  de  Champlain  et  ses  compagnons  se 
levèrent  pour  prendre  congé  du  colon  et  de  sa 
famille.  Alors,  Hébert,  d'un  air  un  peu  mysté- 
rieux, dit  à  M.  de  Champlain: 

—  Demain,  s'il  fait  beau  temps,  sera  un  beau 
jour  pour  la  colonie  et  pour  moi. 

—  Quoi  donc  ?  demanda  en  souriant  le  Fon- 
dateur; vous  mariez  Marie-Guillemette  ? 

—  Je  fais  brûler  mes  abatis,  répondit  sim- 
plement Louis  Hébert,  en  accompagnant  ses  hôtes 
qui  sortaient.  Vous  voyez,  continua  Hébert, 
en  montrant  du  côté  de  l'ouest,  vous  voyez  ces 
monceaux  de  troncs  d'arbres  et  de  branches  qui 
se  détachent  dans  l'ombre,  à  la  lisière  du  bois. . . 
je  fais  brûler  tout  cela,  demain.  Après,  j'aurai 
quatre  arpents  de  plus  de  bonne  terre.  J'ai  fait 
du  bois  de  chauffage  de  mon  premier  défrichement; 
cette  fois,  je  brûle  sur  place  et  je  vous  invite  à 
assister  au  premier  ''feu  d'abatis"  en  la  Nou- 
velle-France. 

—  Bravo  !  lança  joyeusement  le  Fondateur. 
Nous  viendrons  voir  comment  le  feu  s'y  prend 
pour  faire  de  la  bonne  terre  à  ''bled". . . 


54  FLEURS  DE  LYS 


* 

*         * 


Tout  l'après-midi  du  20  août  1617,  un  coin 
de  la  Nouvelle-France  flamboya  et,  jusqu'au 
coucher  du  soleil  derrière  les  Laurentides,  une 
épaisse  fumée  couvrit  le  promontoire  de  Kébec. 
Il  y  eut  comme  une  immense  clameur  dans  toute 
la  forêt  environnante.  Par  dessus  lès  sonores  cré- 
pitements de  la  flamme  qui  tordait  les  bûches  et 
les  branches  sèches,  on  entendit  de  sourds  grogne- 
ments qui  étaient  les  manifestations  du  mécon- 
tentement des  gros  ours  bruns  cachés  dans  les 
fourrés  de  la  rivière  Kabir-Kouba,  et  des  cris 
perçants  d'oiseaux  qui  se  levaient  par  bandes  de 
tous  les  points  du  promontoire  et  même  de  la 
rive  sud,  et  qui  fuyaient,  apeurés,  au-dessus  du 
fleuve.  Une  fumée  dense  enveloppait  la  ferme 
de  Louis  Hébert  dont  on  ne  pouvait  plus  même, 
de  r"Abitation"  distinguer  les  pignons  de  bois 
blanc. 

La  journée  avait  été  chaude  et  le  feu,  dans  les 
abatis,  s'augmentait  de  toutes  les  réserves  de 
chaleur  accumulées  dans  les  broussailles  et  sur  les 
brûlantes  écorces;  il  jaillissait  comme  l'expression 
d'une  saison  caniculaire  dont  il  était  en  quelque 
sorte  l'apothéose. 


LE  PREMIER   ABATIS  55 

Tous  les  gens  de  l'^'Abitation"  étaient  montés 
et  s'étaient  rassemblés  autour  de  la  maison 
d'Hébert  pour  voir  brûler  un  coin  de  cette  forêt 
millénaire  d'Amérique  qu'ils  disputaient  depuis 
près  de  dix  ans  aux  sauvages  et  aux  bêtes.  Par 
les  soins  de  M.  de  Champlain  une  garde  avait  été 
formée  des  hommes  de  l"*Abitation"  afin  d'em- 
pêcher le  feu  de  se  propager  à  la  forêt  et  que  l'on 
éloignait  à  coups  de  rameaux  verts.  Les  résines 
et  les  sèves  crépitaient  portant  au  loin  leur  violent 
parfum. 

Le  soleil,  ardent  encore,  disparaît  derrière 
les  montagnes  et,  bientôt,  le  soir  descend  sur  le 
promontoire  et  dans  les  anses  du  fleuve.  Une 
grande  lueur  fauve  s'étend  sur  ce  dernier.  La 
terre  de  Louis  Hébert  est  encore  embrasée.  A 
travers  les  abatis,  de  grandes  majestés  s^dvestres, 
qui  étaient  demeurées  solitaires  au  milieu  du  nou- 
veau champ  que  trace  le  feu,  se  consument  et 
vont  mourir.  Les  flammes  accomplissent  leur 
œuvre  avec  régularité,  avec  calme,  avec  simpli- 
cité, avec  une  sorte  de  sérénité  majestueuse.  Le 
feu  travaille.  Comme  la  mer,  il  a  un  rythme 
secret;  d'un  bruit  continu,  monotone,  il  avance 
lentement,  herbe  par  herbe,  souche  par  souche. 
Quand  il  arrive  à  un  arbuste,  ce  dernier  tressaille 


56  FLEURS  DE  LYS 


déjà  de  toutes  ses  feuilles  blessées  à  mort  par  la 
chaleur,  avant  l'attouchement  calcinant;  sa  ra- 
mure fraîche  de  vie  se  crispe  d'un  unanime  mouve- 
ment retrectile;  on  devine  ses  fibres  toutes  vi- 
brantes, com.me  des  nerfs,  au  moment  du  danger. 

Derrière,  la  terre  reste  noire  de  suie  et  de 
cendres,  précieux  engrais  pour  la  récolte  future. 
Louis  Hébert,  au  premier  rang  des  habitants  de 
la  colonie,  regarde  avec  joie  mourir  ce  coin  de  la 
forêt  et  se  réjouit  à  la  vue  du  désert  noir  et  cré- 
pitant encore  des  cendres  chaudes  qui  mordent 
la  terre  et  jettent  des  lueurs  qui  fulgurent  dans 
la  nuit. 

Mai  l'air,  depuis  quelques  instants,  s'est 
alourdi.  Le  fond  de  l'horizon,  par  dessus  les 
forêts,  est  noir. . . 

Le  feu  a  fait  son  œuvre  aux  abatis  d'Hébert, 
mais  il  reste  encore,  sous  le  sol  noir,  des  cendres 
rouges  et  des  charbon nailles  ardentes  qui  lancent 
des  étincelles  menaçantes  pour  la  forêt.  Entre 
le  noir  de  la  terre  et  celui  du  ciel,  les  lueurs  pren- 
nent un  caractère  fantastique.  Ce  coin  de  terre 
devient,  pour  un  instant,  un  magnifique  et  sauvage 
décor  pour  chevauchées  de  Walkyries. . .  Quel 
Siegfried  va  apparaître  et  sonner  du  cor  du  haut 
des  antiques  rochers  laurentiens?  Mais  le  spec- 
tacle devient  terrible. 


LE  PREMIER   ABATIS  57 

Là-bas,  au-dessus  des  forêts  de  l'île  d'Orléans, 
des  éclairs  bleuâtres  fulgurent ...  Ah  !  c'est  la 
bonne  chevauchée  des  nuages  pleins  d'eau  qui  se 
prépare  et  va  tomber  sur  les  cendres  chaudes, 
affermir  a  bonne  terre  maintenant  dégagée  pour 
toujours  de  son  fardeau  de  bois,  préserver  la 
forêt  proche  et  à  laquelle  on  n'en  veut  pas  encore, 
des  dangers  d'incendie,  durant  la  nuit,  compléter, 
enfin,  l'œuvre  du  colon.  Et,  en  effet,  tout  à  coup, 
en  cataractes  rafraîchissantes  tombe  la  pluie 
bienfaisante,  pendant  que,  joyeusement,  les  amis 
d'Hébert  se  réfugient  dans  sa  m.aison. 

Alentour,  maintenant,  tout  est  bien  noir;  plus 
de  lueurs  sournoises.  Les  gouttes  sonnent  sur 
les  feuilles  et  font  encore  un  bruit  sourd  sur  la 
poudre  du  bois  brûlé.  Mais  elle  peut  tomber 
longt:mps  encore,  la  pluie;  le  feu  a  bien  travaillé. 
Le  bi  n  de  Louis  Hébert  vient  de  s'enrichir  de 
quatre  arpents  de  bonne  terre  et,  grâce  à  ce 
premier  abatis  sur  le  promontoire  de  Kébec,  deux 
années  plu^.  tard,  Guillaume  Couillard  pourra 
mettre  la  charrue  en  terre  pour  la  première  fois 
au  Canada. 

Damase  Potvin 

Québec,  octobre  1917. 


La  grande  aventure  du  sieur  de  Savoisy 


Au  moment  de  livrer  à  la  publicité  le  document  pour 
le  moins  extraordinaire  qui  suit,  un  scrupule  d'une  nature 
assez  lancinante  m'a  saisi,  et  dans  le  désarroi  de  ma  pensée 
je  me  suis  dedandé  si  j'avais  bien  le  droit,  moi  chétif  ouvrier 
fourrageant  de  ci  de  là  dans  le  vaste  champ  de  notre  histoire, 
de  venir  jeter  un  tel  trouble  dans  l'esprit  de  milliers  et 
milliers  d'excellentes  gens  pour  qui,  s'il  est  une  chose 
sacro-sainte,  c'est  bien  la  date  de  la  découverte  de  l'Améri- 
que, fixée  à  l'an  de  grâce  1492,  et  due  au  grand  Christophe 
Colomb. 

Et  voici  que  j'allais  m'attaquer  à  ces  mânes  justement 
illustres,  sans  compter  que,  par  ricochet,  et  ainsi  qu'on  le 
verra  plus  loin  en  hsant  le  document  en  question,  notre  grand 
Jacques  Cartier  même  ne  serait  plus  destiné  à  faire  en  tout 
cela  que  fort  piteuse  figure. 

Dans  le  tumulte  où  j'étais,  j'allai  m'ouvrir  de  mes 
perplexités  à  un  fort  docte  personnage  qui  m'honore  parfois 
de  son  amitié,  et  à  qui  la  légende  courante  accorde  un  tel 
savoir  historique  qu'il  pourrait  fort  bien,  et  pour  peu  qu'on 
le  poussât  un  peu  au  pied  du  mur,  vous  dire  la  longueur 
exacte  du  pied-de-nez  que  fit  une  fois  notre  vaillant  Fron- 
tenac à  l'envoyé  anglais  le  sommant  de  rendre  Québec, 
ou  encore  vous  exhiber  les  bordereaux  établissant  le  nombre 
bien  précis  de  bouteilles  de  vin  de  Champagne  que  notre 
vertueux  Bigot  avait  accoutumé  de  prélever  chaque  année 
sur  la  longanimité  de  ses  bons  administrés. 

Vous  comprenez  que  je  n'en  menais  pas  large,  en  me 
dirigeant  vers  le  logis  de  ce  pontife.  A  ma  vive  surprise, 
et  à  ma  grande  joie,  les  paroles  de  cet  auguste  érudit  se 


60  FLEURS  DE  LYS 


trouvèrent,  en  somme,  être  fort  débonnaires,  et  voici,  à 
peu  près  dans  les  termes  que  j'entendis,  le  conseil  que  je 
reçus  : 

"Il  est  vrai  que  le  document  en  cause  va  nous  mettre 
dans  un  bien  cruel  embarras.  Que  dis-je,  embarras  !  C'est 
plutôt  un  véritable  écroulement  qui  va  s'ensuivre  de  vos 
divulgations.  Mon  Dieu  !  oui,  ni  plus  ni  moins.  Toute  la 
littérature  de  l'époque  colombienne  va  être  à  refaire,  ou 
plutôt  c'est  comme  si  elle  n'avait  jamais  existé.  Et  en  ce 
qui  concerne  le  Canada,  donc.  Non,  mais,  voyons,  je  vous 
le  demande,  qu'allons-nous  bien  faire,  maintenant,  de  notre 
découvreur  de  Saint-Malo,  si,  comme  il  paraît,  votre  sieur 
de  Savoisy  est  bien  réel.  N'est-ce  pas,  vraiment,  à  s'arra- 
cher le  peu  de  cheveux  qui  nous  restent  ?  Mais,  tout  cela 
bien  exposé,  je  n'en  conclus  pas  moins  que  votre  devoir 
vous  est  strictement  tracé  d'avance.  Vous  n'avez  pas  le 
droit  de  garder  le  silence  là-dessus,  et  au  nom  de  tous  les 
fervents  d'Américana  je  vous  somme  de  parler.  Au  reste, 
tout  n'est  peut-être  pas  perdu.  La  date  exacte  de  votre 
pièce,  à  ce  que  je  vois,  reste  indécise,  et  il  y  a  vraiment  encore 
de  beaux  jours  pour  tous  ceux  qui  aiment  à  se  chamailler  sur 
ces  troublantes  questions". 

Ainsi  donc,  c'est  entendu,  je  lance  le  pétard.  Ceci 
bien  décidé,  je  dois  à  la  curiosité  de  mes  lecteurs  de  leur 
raconter  comment  je  suis  entré  en  possession  du  testament 
de  mon  sieur  de  Savoisy,  et  on  me  permettra  sans  doute  en 
même  temps  d'exprimer  quelques  courtes  conjectures  per- 
sonnelles. 

La  manière  dont  le  document  m'est  arrivé  entre  les 
mains  est  fort  simple.  Un  de  mes  intimes  amis,  attaché  au 
ministère  de  la  Marine  et  des  Pêcheries,  et  qui  fit  l'été  der- 
nier un  voyage  à  l'île-aux-Sables  pour  le  compte  de  son 
ministre,  apprenait  en  arrivant  là-bas  que  les  ouvriers 
occupés  aux  fondations  du  nouveau  poste  Marconi  qu'on 


LA  GRANDE  AVENTURE...  61 


est  à  installer  sur  l'île,  avaient  mis  à  jour  un  coffret  de  plomb 
renfermant  de  vieux  papiers,  dont  on  ne  pouvait  s'expliquer 
la  raison  d'être  en  pareil  lieu,  et  écrits  en  un  français  que 
personne  ne  pouvait  déchiffrer.  L'ami  dont  je  parle  se  fit 
remettre  ces  papiers  à  son  départ,  après  avoir  convenu  avec 
le  gouverneur  de  l'île  de  chercher  à  en  tirer  le  meilleur  parti 
possible,  pour  peu  qu'il  pût  y  avoir  là-dedans  quelque  chose 
d'intéressant  à  glaner  pour  notre  histoire.  Dès  le  débarqué 
de  mon  ami  à  Québec,  et  comme  un  soir,  au  château  Fron- 
tenac, j'examinais  moi-même  ces  vieux  feuillets  si  miracu- 
leusement mis  à  jour,  je  reçus  de  tout  cela  un  véritable 
ébranlement,  analogue,  par  exemple,  à  la  prémonition  que 
doivent  ressentir  les  inventeurs  au  moment  où  une  grande 
découverte  leur  brûle  le  bout  des  doigts.  Voyant  l'émotion 
dans  laquelle  j'étais  plongé,  mon  ami  ne  crut  mieux  faire 
qu'en  me  cédant  à  son  tour  la  possession  de  ces  grimoires, 
d'autant  plus,  voulait-il  bien  ajouter,  que  je  lui  paraissais 
être  survenu  à  point  pour  l'aider  à  se  dégager  de  la  promesse 
qu'il  avait  faite  de  voir  quel  parti  nos  annales  maritimes 
pourraient  bien  tirer  de  tout  cela. 

Quel  parti,  grand  Dieu  !  Mais  si  l'on  n'est  pas  ici 
en  présence  d'une  supercherie  —  et  comment  souscrire  à 
pareille  abomination  —  la  conclusion  qui  se  dégage  forcé- 
ment de  ces  pages  du  sieur  de  Savoisy  c'est  que,  non  seule- 
ment, quelque  part  vers  le  milieu  du  quinzième  siècle, 
c'est-à-dire  il  y  a  près  de  cinq  cents  ans,  les  rivages  désolés 
de  l'Ile-aux-Sables  ont  été  le  théâtre  du  premier  naufrage 
connu  dans  notre  histoire,  mais  en  outre  que  la  gloire 
d'avoir  découvert  le  Canada  et  par  ricochet  l'Amérique 
elle-même,  appartient  à  ces  pauvres  naufragés  de  la  bar- 
que de  Loys  Gauttier.  Si  tout  cela  tient  debout  —  et 
comment  en  douter?  on  le  verra  bien  plus  loin  —  Chris- 
tophe Colomb  ne  serait  qu'un  vulgaire  escamoteur,  et 
même  il  ne   faudrait    plus   voir   en   notre  grand   Jacques 


62  FLEURS  DE  LYS 


Cartier  qu'un  simple  petit  caboteur  de  rien  du  tout,  ayant 
par  un  beau  jour  poussé  une  pointe  du  côté  du  fleuve  Saint- 
Laurent,  histoire  d'aller  cueillir  quelques  bleuets  sur  la  côté 
de  Terre-Neuve. 

Le  papier  sur  lequel  est  écrit  le  récit  du  sieur  de  Savoisy 
est  d'une  contexture  à  défier  les  siècles.  Mais  certains 
passages  sont  devenus  presque  illisibles  par  l'action  du  temps 
et  ce  n'est  qu'après  un  travail  opiniâtre,  et  après  avoir 
consulté  nombre  de  lexiques  de  vieux  français,  que  j'ai  pu 
reconstituer  le  texte  en  ce  que  je  crois  être  à  peu  près  son 
état  primitif. 

Cependant,  une  difficulté  presque  insurmontable  se  pré- 
sentait. Par  une  cruelle  ironie  du  sort,  les  parties  les  plus 
essentielles  du  millésime  du  document,  les  mêmes  sur 
lesquelles  porte  tout  l'intérêt  de  la  pièce,  étaient  complète- 
ment disparues,  et  force  a  dû  m'être  ici,  pour  rétablir  ces 
parties  en  ce  que  je  crois  être  leur  intégrité,  de  faire  un 
travail  purement  conjectural.  Pour  plus  de  lucidité,  j'ai 
inclu  plus  loin  entre  parenthèses  ce  qui  est  indéchiffrable 
de  ce  millésime  sur  le  texte  original 

Les  raisons  sur  lesquelles  je  m'appuie,  pour  avoir  choisi 
le  millésime  1444,  sont  les  suivantes.  Tout  d'abord,  il  est 
évident  que  la  langue  du  récit  appartient  au  quinzième  siècle, 
et  plutôt  au  début  qu'à  la  fin,  ainsi  qu'on  pourra  se  rendre 
compte  en  référant  aux  vieux  auteurs  qui  écrivaient  vers  ce 
temps-là.  Les  deux  lettres  "te",  apparaissant  avec  le 
mot  "quatre",  ne  pouvant  évidemment  s'appliquer  qu'aux 
périodes  de  dix  années  allant  de  30  à  60,  je  fus  un  moment 
tenté  d'opter  pour  1434  plutôt  que  1444,  mais  le  coup 
d'arquebuse  dont  parle  le  sieur  de  Savoisy  m'a  ici  quelque 
peu  dérouté.  On  sait  en  effet  que  l'emploi  de  l'arquebuse 
n'a  commencé  à  se  répandre  en  Europe  que  vers  1435,  ce  qui 
serrait  vraiment  de  trop  près  la  date  que  j'avais  en  vue. 
J'ai  donc  cru  plutôt  devoir  inscrire  en  toute  sûreté  1444, 


LA  GRANDE  AVENTURE...  63 


et  j'ose  espérer  que  le  gros  des  chercheurs  et  des  curieux  sera 
ici  de  mon  avis. 

Autant  que  je  puis  voir,  la  première  terre  aperçue  par 
nos  explorateurs  a  dû  être  celle  de  l'État  du  New-Hamp- 
shire,  et  l'embouchure  du  fleuve  en  question  devait  être 
celle  de  la  rivière  Merrimac.  Comme  on  sait,  on  aperçoit 
très  bien  de  là,  par  les  temps  clairs,  les  premiers  contreforts 
des  montagnes  Blanches,  qui  devaient  être  celles  dont  parle 
le  récit.  De  là,  et  après  avoir  longé  les  côtes  du  Maine  et  du 
Nouveau-Brunswick,  il  est  facile  de  voir  que  la  belle  baie 
dont  on  parle  devait  être  celle  de  Port-Royal,  ou  encore  celle 
même  de  Halifax.  Quant  à  la  maladie  quelque  peu  mysté- 
rieuse dont  il  est  fait  mention,  j'opinerais  assez  que  ce  devait 
être  tout  bonnement  Madame  la  Grippe,  agrémentée  de 
symptômes  infectieux. 

Tout  cela  bien  exposé,  je  laisse  maintenant  la  parole 
au  sieur  de  Savoisy. 

S.C. 


En  Visle   aux   Vents,  size  ez  grand  océans, 

ce  vingt-huit  novembre  de  l'an  mil 

(quatre  cent  quaran)te  quatre 


Moy,  Roger  de  Montgrain,  sieur  de  Savoisy, 
et  avocat  à  'a  Cour  du  Roy  à  Rouen,  prouche 
l'ecgliss  Sainct-Martin,  me  sentant  en  danger 
prouchain  de  maie  mort,  pour  ce  qu'auculne  ayde 
terrestre  ne  me  peut  advenir,  et  que  seule  secou- 
rance  est  en  la  Bonne  Dame  ez  Cieulx  et  les 


64  FLEURS  DE  LYS 


Saincts,  veulx  icy  escrire  en  briefs  mots  la  grande 
adventure  à  laquelle  ay  pris  part. 

Et  doncques,  vécy,  en  peu  de  mots,  la  mouelle 
de  ces  témoignaiges,  pour  ce  que  aultres  venant 
après  nous,  et  trouvant  ces  lignes,  en  feront  heure 
et  proufit. 

Or,  ce  feust  le  dixiesme  iour  d'avril  qu'estant 
partis  du  port  de  Dieppe  pour  les  Isles  de  l'An- 
gleterre, où  m'appelaient  affaires  de  bailliage,  sur 
barque  de  pesche  Maris  Stella,  dont  estait  patron 
Loys  Gauttier,  avons  dans  la  nuict  été  surpris 
par  firieuse  bourrasque  soufflant  devers  le  ponant; 
et  tant  plus  nous  opposa  smes  aux  flots  pris  de 
raige  infmie,  tant  plus  fuîmes  poussez  plus  avant 
à  la  graace  de  Dieu,  pour  ce  que  ces  flots  sentoyent 
des  ioies  à  nulles  autres  pareilles  en  ceste  chouse. 

Et  si  advint  qu'au  seiziesme  iour  le  vent  s'ac- 
calma,  et  lors  que  le  ciel  com^mença  à  se  coyffer  de 
nuict  vismes  briller  les  estoilles  pour  la  prime 
fois  depuis  notre  partement. 

Et  vécy  qu'à  l'aube  nous  estomirasmes  de 
veoir  la  terre  venant  à  nous. 

Lors,  nous  estant  approuchés,  vismes  qu'es- 
tait belle  et  grande  terre,  avec  bordeure  de  bois 
espais,  et  tousiours  plus  loin  haultes  monta  ignés 
qu'estoyent  toutes  blanches  par  le  somimet,  comme 


LA  GRANDE   AVENTURE...  65 


de  neige.  Et  sembloit  en  effet  l'hyver  durer 
encore  sur  ces  sommets,  pour  ce  que  de  partout 
venoyt  une  grande  freidure,  auquel  signe  vismes 
bien  qu'estyons  pour  seur  fort  esloignés  de  la 
doulce  France. 

Mais  estyons  ce  pendant  tous  en  grande  ioie, 
pour  ce  que  espérions  plus  jamais  nous  ^^eoir  en 
pareille  liesse. 

Et  nous  approuchant  tousiours  pr'smes  pied 
sur  le  rivage,  et  nous  estant  adventurés  jusques 
à  l'orez  des  bois  vismes  venir  à  nous  multitude  de 
sauvaiges  demi-nuds,  qui  sembloyent  yssus  de  la 
terre.  Et  avoyent,  ces  sauvaiges,  la  peau  comme 
de  brique  cuicte,  et  longs  cheveulx  noirs  et  luisants 
comme  cryns.  Lors,  ung  de  nos  hom^mes  s'estant 
advisé  de  tirer  un  coup  d'arquebeuse  sur  oilseaulx 
dont  y  avait  partout  numbre  infini,  feurent  si 
fort  effrayez  ces  sauvaiges,  par  le  bruyct  de  l'es- 
clatement,  que  grand  numbre  s'enfuyrent  dans  les 
bois  et  d'aultres  cheurent  par  terre,  et  n'osoyent 
de  longtemps  ceux-ci  lever  les  yeulx,  pour  ce  qu'ils 
cuydoient  se  veoir  toucher  à  leur  mort. 

Et  lors,  eusmes  grande  peine  à  leur  remonstrer 
que  leur  voulyons  nul  mal,  pour  ce  qu'ils  pour- 
pensoyent  en  eux-mesmes  que  devions  estre  venus 
par  especial  pour  les  occire.    Faictes  estât  que  ces 


66  FLEURS  DE  LYS 


sauvaiges  n'avoyent  encore  jamais  veu  gens  de 
notre  corporance,  et  que  leur  paraissions,  avec 
la  couleure  de  notre  peau  et  barbe  noire,  dont 
moult  s'esmerveilloyent,  de  meschants  esperitz 
desquels  ne  pouvoit  venir  pour  eulx  que  grand 
meschief.  Lors,  en  ceste  criticque  occurrence, 
nous  advisasmes  de  les  gaigner  en  leur  offrant  vic- 
tuailles diverses,  tels  que  poissons  fusmés,  salaisons 
de  viande  et  gasteaulx  de  farine;  ce  que  voyant, 
un  tout  vieil  homme,  qui  estoyt  leur  chef,  et  sem- 
bloyt  plein  de  sapience  et  d'authorité,  leur  des- 
bagoula  en  son  patoy  de  n'avoyr  rien  à  redoucter. 

Et  f eurent  ensuite  grands  festoyements  et 
danses,  jusques  à  la  nuict.  Et  fusmes  plusieurs 
jcurs  parmy  ces  sauvaiges,  nous  occupant  à  veoir 
le  païs,  mais  sans  quitter  ung  long  temps  la  veue 
de  la  mer  et  de  notre  navire,  par  paour  de  quelque 
soudain  revirement  de  Tesperitz  de  ces  sauvaiges; 
et  ung  iour  allasmes  jusques  à  deux  lieulx  de  là, 
où  nous  avoyt  par  signes  acertené  le  chef  que  se 
trouvoyt  une  grande  rivière.  Et  nous  estant 
rendus  en  Tendroict,  vismes  bien  en  effet  que  se 
trouvoyt  emboucheure  d'ung  grand  fleuve,  auquel 
signe  reconnusmes  que  la  contrée  devoyt  estre  de 
trez  vastes  proportions. 

Lors,  nous  estant  délibérés  de  scavoyr  les 
limites  de  cette  contrée,  feut  décidé,  dans  ceste 


LA  GRANDE   AVENTURE...  67 

visée,  de  suivre  les  costes  vers  le  nord,  fuyant  par 
aynsi  les  vagues  de  feu  soudain  venues  après  la 
freidure  de  l'aultre  iour,  et  causant  une  chaleur  si 
tant  forte  et  incongneue  de  nous  tous  qu'avyons 
tous  grande  paour,  en  allant  au  sud,  de  cheoir  en 
quelque  fournaise  ez  esperitz  infernaux. 

Et  fusmes,  remontant  les  costes  jusques  au 
mois  d'aoust,  lors  que,  aprez  avoyr  veu  desfiler 
moult  rivaiges  d'aspect  resbarbatif  et  rocailleulx 
oà  estions  rarement  tentés  d'atterrir,  arrivasmes 
un  iour  en  une  baye  si  tellement  vaste  et  merveil- 
leuse que  pourrait  bien  donner  asyle  à  toutes  les 
nefs  reunies  d'Europe.  Et  estoyent  partout  aussy 
belles  prairies  aux  haultes  herbes  et  si  tellement 
pleines  de  petites  airelles  bleues  que  sembloyent 
de  loin,  ces  prairies,  faictes  de  nuance  du  ciel  plus- 
tôt  que  de  couleure  verte  habituelle.  Et  ayant 
gousté  ces  airelles,  leur  trouvasmes  bon  goust, 
et  lors  en  fismes  d'abondance  nos  deslyces  tout  le 
temps  de  leur  durée. 

Et  vismes  encore  moult  aultres  sauvaiges, 
desquels,  pourtant,  cette  foys,  jugeasmes  nous 
tenir  plus  à  l'escart,  pour  ce  que  estoyent,  ces  sau- 
vaiges, avec  leur  stature  fort  haulte  et  visage  peint 
de  couleures  de  toute  sorte,  d'un  aspect  nous 
donnant  crainte.    Et  autant  que  pusmes  com- 


68  FLEURS  DE  LYS 

prendre,  se  dysoient,  ces  sauvaiges,  estre  des  gens 
abesPxaquis. 

Et  restasmes  en  cet  endroict  jusques  à  la  fin 
de  septembre,  lors  que  feuilles  se  myrent  à  cheoir 
des  arbres.  Et  nous  esrnerveillasmes  fort,  entre 
ailleurs,  d'ung  certain  arbre  incongneu,  avec 
feuilles  comme  celles  de  chesne,  lesquelles,  aux 
premiesres  freidures  de  l'automne,  se  mueyrent 
en  rouge  comme  de  sang,  à  tel  point  que  sernbloyent 
partout  les  lointains  en  pleine  flamboyson. 

Or,  voyant  ces  préparatifs  de  i'hyver,  le 
patron  Gauttier  boutta  dedans  sa  cervelle  ferme 
intention  de  ne  pas  aller  plus  loin,  pour  ce  que  du 
reste  ce  païs  sembloyt  estre  sans  fin,  mais  se  des- 
partir au  plus  tost  pour  faire  sçavoir  au  Roy  de 
France  notre  grande  adventure,  aux  fins  que 
]e  Roy  prist  possession  de  toute  cette  grande  terre. 
Et  pourpensoyt  en  luymesme  que  bien  facile 
seroyt  retrouver  son  chemin,  pour  ce  que  s'estant 
advancé  tousiours  vers  l'Ouest  il  n'auroyt,  au 
retour,  qu'aller  vers  le  soleil  levant. 

Et  a^^nsi  fut  faict,  et  par  beau  soir  d'octobre 
mismes  à  la  voyle  et  sortismes  de  la  belle  baye 
ci-dessus.  Et  allasmes  aynsi  toute  la  nuict  et 
la  journée  du  lendemain,  par  bon  vent  frais  sous 
lequel  nous  sentyons  fort  ayses  et  en  grand  re- 
confort. 


LA  GRANDE  AVENTURE...  69 

Et  dans  la  nuict  suivante,  qui  estoyt  la  se- 
conde depuys  notre  partement,  et  fort  noyre 
et  sans  estoilles,  entendismes  grand  craquement, 
et  lors  notre  barque  se  dressa  puis  resta  couchiée 
sur  ung  costé,  cependant  que  la  mer  venoyt  de 
partout  en  grande  coleyre. 

Aux  petites  heures  du  lendemain,  vismes 
qu'estions  sur  un  banc  de  sable,  se  prolongiant  à 
l'infini,  et  couvert  par  endroicts  de  rares  touffes 
d'herbe  presque  noyre.  Et  existimasmes  que 
devions  estre  alors  à  septante  lieulx  de  la  grande 
terre  que  venions  de  quitter. 

Or,  le  vent  s'estant  eslevé  davantaige,  feust 
notre  barque  balayée  par  les  flots  d'un  bout  à 
l'autre,  à  tel  poinct  que  dusmes  en  haste  nous 
enfuyre  et  desbarquer  sur  l'isle  sans  presque  tant 
seulement  nous  estre  pourvus  de  quelques  vic- 
tuailles. 

Et  dusmes  attendre  deux  longs  iours  que  le 
vent  se  feust  accalmé.  Et  lors,  ayant  faict  la 
visite  de  notre  barque,  vismes  que  elle  estoyt 
rompuye  par  le  milieu,  et  que  nos  vivres  estoyent 
presque  toutes  perdues  par  eau  de  mer. 

Or,  ce  pendant,  en  cet  estrif,  ne  perdismes 
poinct  l'esteuf,  mais  nous  mismes  à  l'ouvraige 
pour  nous  construire  un  abri  avec  planches  de 


70  FLEURS  DE  LYS 


notre  barque,  nous  fyant  que  la  divine  Provi- 
dence nous  seroyt  en  ayde,  et  comptant  que  le 
banc  de  sable  où  nous  estions  et  nous  paroyssoit 
estre  une  isle  nous  donneroyt,  le  temps  que  met- 
trions à  refaire  notre  barque,  les  moyens  de 
subsistance. 

Mais  devyons  bien  vite  abandonner  tout 
espoir  de  ces  deux  costés.  Par  iour  de  vent 
encore  plus  violent  que  d'habitude  —  et  il  semble 
que  sommes  icy  en  asyle  de  vents  étemels  —  notre 
paouvre  barque  reçut  sa  dernière  râtelée  du  grand 
osceans,  puis  sauta  d'un  bond  en  arrière,  en  suant 
d'ahan,  et  s'esparpilla  un  peu  partout,  nous  lays- 
sant  tous  sur  le  rivaige  béants,  pantois  et  sots 
comme  huistres  baillant  au  soleil. 

D'aultre  part,  nous  estant  enquis  aux  environs 
si,  par  adventure,  se  treuvoyt  quelque  chouse  pou- 
vant servyr  à  nostre  soutenance,  ne  vismes  rien 
hors  ceste  herbe  noyre  dont  ay  desià  parlé  et  mares 
d'eau  de  pluye  ayant  goust  de  saumastre,  sans 
doute  par  voisinaige  de  la  grande  mer. 

Et  jugeasmes  que,  dans  le  mylieu,  l'isle  avoyt 
dix  toises  de  hauteur.  Et  n'estoyt,  ceste  isle, 
que  de  ung  quart  de  lieue  de  largeur,  mais  par 
contre  fort  longue  aussy  loin  que  regard  pouvoyt 
aller. 


LA  GRANDE   AVENTURE...  71 

Or,  comme  ne  servoyt  à  rien  resnagler  en 
ceste  occurrence,  prismes  assez  vire  nostre  parti 
de  la  chouse,  et  entreprismes,  au  plus  pressez, 
d'abattre  oiseaulx  dont  grand  numbre  passoyt  et 
repassoyt  avec  force  crys  moqueurs.  Mais  eusmes 
vite  degoust  et  hault  le  cœur  de  ces  oiseaulx,  dont 
la  chayr  estoyt  couriace  à  ung  point  qu'aulcuns  ne 
scavent.  Et  par  ailleurs  comme  n'avyons  qu'une 
seule  arquebeuse  et  rarcG  ammonitions,  dusmes 
bien  vitement  renoncer  à  ceste  chasse. 

Lors,  ayant  faict  le  descompte  des  vivres  qui 
nous  restoyt,  vismes  qu'en  avyons  au  plus  pour 
deux  semaines  pour  les  quatorze  hommes  nau- 
fragiez,  y  compris  moy-mesme.  Et  au  dimanche 
ensuivant  adressasmes  tous  grandes  remonstrances 
au  trez  sainct  créateur  de  toutes  chouses,  pro- 
mettant pour  son  secours,  eryger  à  Notre  Dame 
de  Recouvrance,  sur  plus  hault  rochier  de  Sainct- 
Malo,  belle  chapelle  en  remembrance  perpétuelle 
de  notre  sallut. 

Mais  estoyt  dict  que  feroyt  le  cyel  sourde 
aureille  à  nos  prières,  car  vecy  que  de  gros  nuages 
noyrs,  parayssant  comme  alourdis  de  neige,  ac- 
coururent de  toutes  parts,  cachant  la  face  du  soleil. 
Et  si  advint,  par  le  plaisir  de  Dieu,  qu'un  mauvais 
air  corrompu,  accompagnez  de  grand  freit,  cheut 


72  FLEURS   DE  LYS 


sur  nous  tous,  nous  mettant  en  tel  estât  qu'en  peu 
de  iours  perdismes  le  boire  et  le  mangier,  et  jusques 
au  reposer.  Et  avyons  tous  trez  forte  fièvre,  et 
estions  tousiours  tremblants  où  que  fussyons. 
Et  l'enroueure  estoyt  si  cruelle  à  tous,  jour  et 
nuict,  qu'aulcuns  hommes,  par  force  de  tousser, 
furent  rompus  par  leurs  vaisseaux,  et  gectoient 
grand  foison  de  sang  par  la  bouche  et  par  le  nez, 
et  en  povoit  personne  estre  guery,  mais  finissoyt 
tousiours  par  en  mouryr. 

Et  dura  bien  ce  mal  sans  cesser  trois  semaines 
ou  plus,  et  enfin  ne  restâmes  plus  que  trois  vyvants, 
le  patron  Gauttier,  le  mousse  Sauvageot  et  moy- 
mesme. 

Et  estions  tous  trois  comme  deschaussez  de 
la  cervelle,  pour  ce  que  avyons  perdu  tous  nos 
esperitz  vitaux,  et  attendions  que  Mort  vouleust 
bien  à  son  tour  nous  prendre  sous  son  ayle. 

Ce  douze  décembre  de  mesme  an 

Pour  ce  que  est  la  voulenté  de  Dieu ...  Le 
patron  Gauttier  est  mort  depuis  hyer,  et  mainte- 
nant n'est  plus  devant  moy  que  le  paouvre  mousse 
Sauvageot,  avec  dernyer  reste  de  vye  remontez  en 
ses  grands  yeulx  noyrs . . . 


LA  GRANDE  AVENTURE...  73 

Moy-mesme  sens  bien  la  mort  qui  arrive. 
Et  n'en  ay  cure,  hors  scavoir  si  d'adventure . . . 

Ha  !  Dieu  veult  me  rabbrouer. . .  Moult  af- 
fligez par  sa  sacre  voulenté  m'en  remets  en  ses 
mains. . . 

Ha  !  vecy  le  freit  qui  me  gaigne  au  cœur. . . 

Ha  !  les  oiseaulx  qui  virevoltent  toujours... 
Le  ciel  est  tout  bleu . . .  Par  avant  que  dernières 
forces  me  manquent  veulx  mettre  ces  papiers  en 
seuretez . . . 

A  toy,  ma  femme  chérie  et  à  mes  deux  enfants, 
qui  estent  si  loin. . .  Je  regarde  à  l'orient  et  vous 
voye ...  A  toy,  aussy,  doulce  et  belle  France,  si 
vermeille  et  si  belle...  Tousiours...  Jamais, 
jamais  . . 

C'est  tout...     Je  me  meurs...     Adieu... 

Pour  copie  conforme  du  manuscrit 
du  sieur  de  Savoisy, 

Sylva  Clapin 


La  Voix  des  drapeaux 


Carillon  avait  sonné  tout  vibrant  de  victoire; 
il  sonnait  encore  à  Montmorency,  lorsque  sur  les 
plaines  d'Abraham  il  se  changea  soudain  en  un 
glas  de  détresse,  jusqu'au  jour  où,  à  Sainte-Foye 
Lé  vis  lui  redonnait  sa  note  triomphante.  Mais  le 
malheur  semblait  plus  fort  que  l'héroïsme:  Québec 
restait,  faute  de  secours,  aux  mains  de  l'ennemi; 
et  que  pourrait  faire  Montréal  lorsque  Québec  avait 
capitulé  ? 

Vaudreuil  tenta  l'impossible  pour  sauver  le 
dernier  château-fort  de  la  colonie;  ce  fut  en  vain. 
Pour  éviter  im  plus  grand  désastre,  Montréal 
se  rendit;  Amherst,  qui  voulait  venger  sa  hon- 
teuse capitulation  de  Closter-Sevem,  eut  Tin- 
solence  de  refuser  à  notre  brave  armée  les  honneurs 
de  la  guerre:  Lévis  en  fut  rempli  d'indignation. 
"Il  serait  inouï,  écrivait-il  à  Vaudreuil,  de  se  sou- 
mettre à  des  conditions  si  dures  et  si  humiliantes 
pour  les  troupes,  sans  être  canonnés."  Et  en 
vrai  chevalier  qu'il  était:  "Si  monsieur  le  Mar- 
quis de  Vaudreuil,  par  des  vues  politiques,  se 
croit  obligé  de  rendre  présentement  la  colonie  aux 


76  FLEURS  DE  LYS 


Anglais,  nous  lui  demandons  la  liberté  de  nous 
retirer  avec  les  troupes  dans  l'île  Sainte-Hélène, 
pour  y  soutenir  en  notre  nom  l'honneur  des  armes 
du  roi,  résolus  de  nous  exposer  à  toutes  sortes 
d'extrémités,  plutôt  que  de  subir  des  conditions 
qui  nous  y  paraissent  si  contraires."  * 

La  gravité  des  circonstances,  les  intérêts  d'un 
peuple  presqu'affolé  par  la  famine  et  les  revers,  la 
sagesse  prévoyante  du  gouverneur  commandaient 
à  Lévis  la  soumission:  le  chevalier  obéit  donc, 
"mais  non  sans  avoir  par  un  dernier  geste,  satis- 
fait à  son  irréductible  fierté".  ^ 


*       * 


C'était  la  veille  de  la  reddition  des  armes. 
Les  troupes  campées  à  Sainte-Hélène,  attendaient 
avec  anxiété  les  ordres  du  général.  Retiré  sous 
sa  tente,  fatigué  et  tout  obsédé  par  la  pensée  du 
lendemain,  Lévis  cherchait  quelque  moyen  pour 
sauver  l'honneur  outragé  du  nom  français.  Un 
plan,  un  seul  lui  paraissait  encore  possible;  il 
résolut  de  l'exécuter. 

1  H.-R.  Casgrain:  Les  Héros  de  Québec.     Marne,  à  Tours,  p.  310. 

^  Edouard    Montpetit:    Les  survivances  françaises  en  Amérique; 
Plon-Nourrit,  à  Paris. 


LA  VOIX  DES   DRAPEAUX  77 

Dans  tous  les  esprits  se  posait  alors  la  même 
question  :  remettrait-on  les  armes  ?  surtout,  remet- 
trait-on les  drapeaux?    Ah!  les  drapeaux! 

Et  voilà  qu'à  une  heure  assez  avancée  du  soir, 
les  troupes  sont  convoquées.  Le  générai,  solennel 
•^  omme  à  une  parade,  ému  comme  à  un  assaut,  leur 
dit  qu  Amherst  veut  la  reddition  des  armes  et  que, 
dans  l'intérêt  de  la  colonie,  ils  la  feraient;  mais 
celle  des  drapeaux:  jamais.  Non!  Jamais,  répète 
Lévis  avec  force,  l'Anglais  ne  les  aura.  Qu'ils 
brûlent,  plutôt  que  de  souffrir  un  tel  affront  ! 
Non  !  Jamais  !  répète  aussi  la  voix  tumultueuse 
des  soldats.  Et  dans  le  lointain,  par  la  forêt 
silencieuse,  aux  vieux  érables  frémissants,  l'écho 
redit:  jamais  !  jamais  ! 

Allons,  venez  porte-drapeaux  :  Guyenne  ?  La 
Sarre?  Languedoc?  Royal-Roussillon ?  Milice? 
venez  ! 

Et  sous  la  voûte  étoilée  qui  contemple,  dans 
le  grand  calme  du  soir  qui  écoute,  épiques,  les 
étendards  ont  paru.  A  la  lueur  du  bûcher  qui 
flamboie,  ils  sont  là  ces  grands  blessés,  déchirés  par 
la  mitraille,  maculés  de  boue  et  de  sang,  aux 
lambeaux  frissonnants  sous  la  brise;  ils  sont  là 
tous  beaux,  tous  resplendissants  de  gloire. 

Guyenne?  C'est  lui  qui  flottait  au  mât  de  la 
Gran' e  Hermine   de   Cartier,    et   que   plus   tard 


78  FLEURS  DE  LYS 


portaient  triomphants  Champlain  puis  la   Salle. 
Quelle  ardeur  donnait-il  aux  héros  de  Sainte-Foye  ! 

La  Sarre?  Azuré  comme  un  ciel  d'azur, 
gardant  encore  ses  trois  fleurs  d'argent,  il  rayonne 
toujours  comme  autrefois,  lorsque  Maisonneuve  à 
l'ombre  de  ses  plis  portait  la  croix  sur  le  mont 
Royal,  lorsque  Bcc^ujeu,  vainqueur,  revenait  de  la 
Monongahéla. 

Languedoc?  Oui,  c'est  bien  là  le  drapeau  de 
notre  Jean  Bart  canadien.  C'est  bien  lui  qu'ont 
défendu  Bienville,  Maricourt  et  Sainte-Hélène. 
Quels  reflets,  quel  miroir  d'héroïsme  dans  ses  plis 
éclatants  ! 

Royal-Roussillon  ?  Hélas  !  plus  qu'une  loque, 
ce  Royal-Roussillon . . .  Qu'il  était  beau  pourtant 
lorsque  Louis  XIV  le  remit  aux  défenseurs  de  son 
fils  aimé  !  Qu'il  était  radieux  quand  il  traversa 
l'Espagne  !  Mais  les  baïonnettes  et  les  sabres, 
les  tempêtes  et  la  mitraille  ont  arraché  la  soie  avec 
sa  frange  d'or:  Hélas  !  plus  qu'une  loque  ce 
Royal-Roussillon  ! 

Mais  voilà  Milice.  Tout  simple  et  tout  im- 
maculé de  blancheur,  Milice  se  déploie  aux  vents 
du  soir.  Ses  fleurs  de  lys  exhalent  encore  le  par- 
fum des  victoires,  et  de  son  cœur  une  large  blessure 
semble    laisser   couler   du    sang   de    Carillon . . . 


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LA   VOIX  DES  DRAPEAUX  79 


"Ah  !  ne  le  brûlez  pas,  s'écrie  un  Canadien  voyant 
Lévis  prêt  à  le  jeter  au  feu.  Montcalm  nous  l'a 
donné  de  ses  mains;  laissez-nous  cette  relique  ! 
Plus  tard  ce  sera  comme  notre  France  à  nous. . ." 

Et  le  général,  touché  de  cet  accent,  ayant 
toujours  frais  dans  l'âme  le  souvenir  du  glorieux 
disparu,  remet  Milice  au  porte-étendard  qui  le 
baise  avec  amour.  Et  dans  les  rangs,  tout  fier, 
tout  blanc  de  neige.  Milice  se  déploie  aux  vents 
du  soir. 

Maintenant  le  feu  crépite;  vers  les  cieux,  du 
bûcher  funèbre  monte  une  imperceptible  fumée; 
tout  à  coup  un  craquement  sonore  fait  tressaillir 
l'assistance:  c'est  le  chevalier  de  Lévis  qui  brise  son 
épée,  seconde  Durandal,  et  en  jette  les  tronçons 
dans  la  flamme.  Les  tambours  battent,  les  clai- 
rons sonnent;  l'holocauste  est  achevé. 

Et  au  bruit  lugubre  des  fanfares,  à  la  voix 
douce  et  plaintive  des  drapeaux  qui  meurent,  un 
cri,  un  seul,  jailli  spontanément  de  deux  mille 
poitrines,  répond  en  clameur  formidable:  Vive 
la  France  ! 

Sur  le  grand  fleuve  aux  eaux  courroucées,  dans 
la  forêt,  aux  arbres  qui  pleurent,  et  dans  le  ciel 
devenu  noir,  l'écho  a  répété  longtemps:  Vive  la 
France  !    France  ! 


80  FLEURS  DE  LYS 


"Tout  était  perdu  pour  la  France  au  Canada, 
tout,  'fors  rhonneur',  comme  l'avait  écrit  jadis, 
de  Pavie,  le  plus  chevaleresque  des  Valois,  i" 

Ils  ne  sont  plus,  les  drapeaux  qui  furent 
brûlés  à  Sainte-Hélène. 

Ils  ne  sont  plus:  il  semble  que  leur  gloire  se 
soit  envolée  avec  la  fumée  du  brasier  qui  les  con- 
sumait, et  que  leurs  cendres  se  soient  perdues  dans 
l'humus  de  notre  terre.  Ils  ne  sont  plus,  mais 
aujourd'hui  comme  autrefois  leur  voix  parle  encore 
et  c'est  à  peine  si  nous  l'écoutons. 

Elle  nous  dit  d'être  fiers,  de  regarder  toujours 
en  haut,  et  bien  souvent  nous  rampons  dans  la 
fange. 

Elle  nous  apprend  l'amour  et  l'union,  alors  que 
nous  nous  déchirons  et  nous  dispersons. 

Elle  nous  avertit  d'être  prudents,  d'être  prêts 
pour  la  lutte,  et  nous  dormons  quand  l'ennemi 
veille. 

Elle  nous  supplie  enfin  de  garder  le  sol,  les 
traditions,  la  langue  et  la  foi  des  aïeux,  mais  que 
de  fois,  hélas  !  nous  oublions. 

1  M.  Achintre,  cité  par  A.  Leblond  de  Brumath,  dans  son  Histoire 
de  Montréal. 


LA   VOIX   DES   DRAPEAUX  81 

Ah  !  pourquoi  ne  pas  l'écouter,  la  voix  des 
drapeaux?  Elle  parle  si  bien  et  nous  parie 
toujours. . . 

VlATEUR   FaRLY 

Séminaire  de  Jolie t te. 


Pierre  Le  Moyne  d'Iberville' 


D'Iberville  !  C'est  notre  Du  Guesclin,  notre 
Jean  Bart,  un  nouveau  Champlain.  Soldat  in- 
trépide, il  prend  part  aux  expéditions  de  la  baie 
d'Hudson,  de  Corlar  et  de  Terre-Neuve;  marin 
audacieux,  il  affronte  ies  mers  glacées  du  nord 
et  sillonne  le  vaste  Atlantique;  explorateur  in- 
fatigable, il  parcourt  le  golfe  du  Mexique,  le  Mis- 
sissipi,  et  fonde  la  Louisiane,  dont  il  sera  le  pre- 
mier gouverneur. 

Type  de  chevalier,  dTberville  avait  le  front 
haut,  les  yeux  vifs,  le  nez  aquilin  et  la  lèvre  im- 
pérative;  la  perruque  longue  et  ondoyante,  ca- 
ractéristique du  grand  siècle,  rehaussait  merveil- 
leusement son  énergique  figure.  Un  torse  puis- 
sant, à  poitrine  rebondie  et  aux  larges  épaules, 
une  forte  membrure  d'athlète,  dénotaient  chez 
notre  capitaine  une  vigueur  peu  commune.  A  la 
noblesse  des  sentiments,  à  Tamour  de  la  patrie, 
il  joignait  l'élévation  de  la  pensée  et  la  solidité  du 

1  Montréal  a  honoré  par  le  bronze  la  mémoire  de  ce  glorieux 
soldat.  Le  19  juin  1894,  elle  lui  érigeait  un  monument  en  face  de 
l'église   de   Sainte-Cunégonde. 


84  FLEURS   DE  LYS 


jugement.  Bref,  il  était,  dit  Charlevoix,  l'idole 
de  ses  rudes  matelots  et  de  ses  hardis  coureurs  de 
bois;  il  les  aurait  menés  au  bout  du  monde. 

Notre  héros  appartenait  à  une  famille  illustre 
dans  la  colonie.  Son  père,  Charles  Le  Moyne, 
sieur  de  Longueuil,  avait  été  anobli  par  Louis  XIV, 
pour  hauts  faits  d'armes.  Neuf  de  ses  frères  se 
couvrirent  de  gloire  en  luttant  contre  l'Anglais  et 
riroquois.  Aussi  la  postérité  désignera-t-elle  cette 
noble  lignée  une  famille  de  héros. 

Pierre  Le  Moyne  d'Iberville,  le  plus  célèbre 
des  Le  Moyne,  naquit  à  Villemarie  (Montréal), 
le  vingt  juillet  166L  Garde-marine  à  quatorze 
ans,  il  navigua  d'abord  sur  le  Saint-Laurent,  puis 
traversa  plusieurs  fois  l'Atlantique. 

Il  fit  ses  premières  armes  sous  le  chevalier 
de  Troyes,  en  1686.  Les  Anglais,  malgré  les  pro- 
testations des  Français,  s'étant  établis  à  la  baie 
d'Hudson  pour  y  faire  la  traite,  refusaient  de  quit- 
ter la  contrée.  De  Troyes  reçut  la  mission 
d'aller  les  déloger.  Il  rassembla  une  troupe  d'élite, 
composée  de  soldats  et  de  coureurs  de  bois.  Les 
soixante-dix  Canadiens  qui  prirent  part  à  cette 
aventureuse  expédition  avaient  pour  com- 
mandants, d'Iberville  et  ses  deux  frères:  Maricourt 
et  Sainte-Hélène. 


PIERRE  LE  MOYNE   D'IBER VILLE  85 


Le  départ  s'effectua  en  mars,  pendant  une 
bordée  de  neige.  Raquettes  aux  pieds,  il  fallut 
traîner  jusqu'au  Long-Sault,  vivres  et  bagages  sur 
des  toboggans.  Le  voyage  se  poursuivit  en  canots 
d'écorce,  non  sans  de  grandes  difficultés.  De 
nombreux  portages  à  travers  les  bois  et  les  ma- 
récages demandaient  des  jarrets  d'acier  et  une 
grande  vigueur  physique.  L'embarcation  de  notre 
capitaine  chavira  dans  un  rapide,  et  deux  hommes 
se  noyèrent;  quant  à  d'Iberville,  empoignant  un 
autre  de  ses  compagnons  qui  disparaissait,  il  at- 
territ heureusement  avec  son  fardeau. 

Après  avoir  parcouru  deux  cents  lieues,  la 
troupe  atteignit  la  baie  d'Hudson.  Le  fort  Mon- 
sipi,  érigé  par  les  Anglais  au  sud  de  la  baie,  était 
flanqué  de  quatre  bastions  portant  douze  pièces 
d'artillerie.  Une  redoute  ou  blockhaus  occupait 
le  centre  de  la  place.  Tandis  que  de  Troyes,  à 
coups  de  bélier,  enfonce  la  porte  principale  du  fort, 
d'Iberville  et  Sainte-Hélène  franchissent  la  pa- 
lissade avec  cinq  ou  six  hommes  et  attaquent  le 
blockhaus,  où  se  tient  la  garnison;  la  porte  de  la 
redoute  cède,  et  d'Iberville  se  précipite  à  l'inté- 
rieur, où  il  soutient  seul,  une  lutte  terrible. 

"Hardi  !  les  gars  !  Sus  à  l'Anglais  !"  s'écrie 
Sainte-Hélène,  en  s'élançant  à  la  rescousse  de  son 


86  FLEURS  DE  LYS 


frère.  L'héroïque  capitaine  est  aussitôt  délivré 
et  les  Anglais  rendent  les  armes. 

Peu  après,  en  face  du  fort  Rupert,  d'Iberville 
aperçoit  un  navire  ennemi.  Sur  la  grève  se  trou- 
vent deux  canots  d'écorce:  il  en  commandera  un 
et  Maricourt  l'autre.  Neuf  braves  sont  choisis, 
et  les  embarcations  voguent  vers  le  vaisseau 
anglais.  En  silence,  on  aborde  le  bâtiment. 
L'homme  de  quart,  enveloppé  dans  sa  couverte, 
dort  profondément;  il  est  tué  sur  place.  D'Iber- 
ville  donne  alors  l'alarme  en  frappant  du  pied  sur 
le  pont.  Quelques  matelots  accourent;  reçus  à 
coups  de  sabre,  ils  s'enfuient  dans  la  chambre  du 
capitaine.  Le  héros  canadien  les  poursuit,  en- 
fonce la  porte  à  coups  de  hache  et  les  oblige  à  se 
rendre. 

De  son  côté,  de  Troyes  n'est  pas  inactif:  il 
attaque  vigoureusement  le  fort  et  s'en  rend  maître. 

De  là,  nos  infatigables  soldats  se  dirigent  vers 
le  fort  Sainte-Anne  ou  Albany,  qu'ils  enlèvent 
après  quelques  heures  d'un  bombardement  in- 
tense. 

* 
*      * 

Les  rudes  gars  d'Iberville  étaient  dignes  de 
leur  chef.    Deux  de  ces  hommes  envoyés  pour 


PIERRE  LE  MOYNE   D'IBER VILLE  87 

reconnaître  un  vaisseau  engagé  dans  les  glaces, 
furent  pris  par  les  Anglais  et  jetés  à  fond  de  cale, 
où  ils  passèrent  l'hiver.  Au  printemps,  le  maître 
d'équipage  se  noya,  et  on  fit  servir  à  la  manœuvre 
l'un  des  prisonniers.  Un  jour,  le  Canadien  s'aper- 
çut que  la  plupart  des  Anglais  étaient  occupés  dans 
la  mâture.  Une  hache  est  sur  le  gaillard  d'avant. 
Il  s'en  empare,  casse  la  tête  au  capitaine  et  au 
second,  puis  court  libérer  le  captif.  Nos  auda- 
cieux trouvent  ensuite  des  armes  et  remontent 
précipitamment  sur  le  pont. 

''Ohé  !  les  amis,  one  by  one,  en  bas",  crie  le 
nouveau  commandant,  aux  cinq  matelots  encore 
dans  les  vergues. 

Les  Anglais  terrifiés  par  les  pistolets  des 
Canadiens,  descendent  l'un  après  l'autre;  gar- 
rottés à  mesure  qu'ils  mettent  le  pied  sur  le  pont, 
ils  doivent,  à  leur  tour,  descendre  à  fond  de  cale. 
Le  navire  est  aussitôt  orienté  vers  les  ports  français. 

Soudain,  une  voile  apparaît  à  l'horizon. 
Alerte...     Mais  !... 

Le  drapeau  fleurdelisé  !  C'est  sûrement 
d'Iberville. 

Une  voix  impérative  et  claironnante  retentit 
du  pont  du  navire'£en  vue:  Qui  va  là?... 
Rendez-vous  ! 


88  FLEURS  DE  LYS 


—  On  les  tient,  capitaine,  on  les  tient  ! 
répond  le  maître  improvisé,  tandis  que  son  ca- 
miarade  entonne  à  plein  gosier: 

C'est  la  belle  Françoise,  Ion,  gai, 
C'est   la   belle    Françoise... 

—  Attention  aux  grappins  d'abordage... 
Bonne  prise? 

—  Oui  !  des  provisions,  de  l'eau-de-vie,  des 
peaux  de  castor. . .  et  cinq  gros  rats  de  cale,  ah  ! 
ah  !  ah  !  bien  vivants. 

—  Hop  !  tope  là,  mes  agnelets  !  vous  êtes 
des  braves  !  je  suis  fier  de  vous. 

Et  d'Iberville  les  embrassa  tous  deux.  Les 
marins  profondément  émus  rembarquèrent  une 
larme  à  la  paupière  du  capitaine.  C'est  qu'il 
les  aimait,  ses  gars,  ses  hardis  coureurs  de  bois. 

Cette  même  année,  1687,  la  paix  signée  entre 
la  France  et  l'Angleterre  permettait  à  notre  héros 
de  se  rendre  à  Villemarie. 

La  reprise  des  hostilités  (1689)  le  trouve  à  la 
baie  d'Hudson.  Deux  navires  ennemis  se  pré- 
sentent bientôt  dans  ces  parages.  Comme  d'Iber- 
ville n'a  qu'une  trentaine  d'hommes  sous  ses 
ordres,  il  entre  en  pourparlers  avec  les  Anglais. 
Mais    apprenant    qu'ils    ont    fait    pointer    deux 


"type  de  chevalier,  d  iber ville 
avait  le  front  haut,  les  yeux  vifs, 
le  nez    aquilin    et    la  lèvre  impéra- 

TIVB."   p.  83. 


PIERRE  LE  MOYNE   D'IBER VILLE  89 

pièces  de  canon,  chargés  à  mitraille,  sur  l'endroit 
où  doit  avoir  lieu  l'entrevue,  il  leur  dresse  des  em- 
buscades, s'empare  d'une  bonne  partie  des  équi- 
pages, et  finalement  oblige  les  navires  à  amener 
pavillon.  Confiant  alors  à  de  Maricourt  le  soin 
des  postes  de  la  contrée,  il  se  dirige  sur  Québec 
avec  une  riche  cargaison. 


Frontenac  était  revenu  au  pays  en  1689. 
Homme  d'énergie  et  d'action,  il  voulut  user  de 
représailles  envers  les  Anglais,  instigateurs  du 
massacre  de  Lachine,  où  les  Français  étaient 
tom.bés  n'.mbreux  sous  le  tomahaivk  de  l'Iroquois. 
Pendant  l'hiver  de  1690,  il  organisa  trois  expédi- 
tions qui  portèrent  la  terreur  dans  la  Nouvelle- 
Angleterre. 

Dès  les  premiers  jours  de  février,  Sainte- 
Hélène  et  d'Ailleboust  se  mettaient  à  la  tête  de 
deux  cents  hommes.  Canadiens  et  sauvages.  Parmi 
les  volontaires  se  trouvaient  d'Ibervi'le,  de  Re- 
pentigny,  de  Maricourt  et  bo  nombre  de  ceux 
qui  avaient  pris  part  à  la  campagne  de  la  baie 
d'Hudson.  Au  chant:  "En  roulant,  ma  boule 
roulant",  entonné  par  d'Iberville  et  cadencé  par 


90  FLEURS   DE  LYS 


les  ohé  !  ohé  î  rythmiques  des  sauvages,  nos 
braves  quittèrent  Villemarie,  raquettes  aux  pieds, 
provisions  sur  les  épaules,  et  fusil  en  bandoulière. 

Bientôt  ils  entrent  en  pleine  forêt;  le  vent 
souffle  en  tempête;  la  poudrerie  couvre  hommes  et 
choses;  la  course  est  rude  et  le  soir  commence  à 
tomber. 

"Compagnons,  halte  !  s'écrie  Sainte-Hélène, 
on  bivouaque  ici". 

Pins  et  mélèzes  tombent  dru  sous  la  hache: 
des  abris  s'élèvent,  le  feu  crépite,  et  bientôt  rô- 
tissent des  tranches  de  caribou.  Une  voix  en- 
tonne : 

A    la    claire    fontaine, 
M'en    allant    promener, 
J'ai  trouvé  l'eau  si  belle 
Que  je   m'y  suis  baigné. 

Les  refrains  montent  joyeux  dans  la  nuit: 

Lui  ya  longtemps  que  je  t'aime, 
Jamais   je   ne    t'oublierai. 

Après  le  repas,  ime  courte  prière,  et  chacun 
s'endort  roulé  dans  sa  couverte  de  laine.  Seules, 
les  sentinelles  veillent  sous  le  vent  qui  abat  la  neige 
en  rafales.  On  ne  fait  qu'un  somme  jusqu'au 
moment  où  la  grosse  voix  de  Sainte-Hélène  clame  : 
"Debout  les  enfants  !" 


PIERRE  LE  MOYNE  D'IBER VILLE  91 

La  tempête  s'est  calmée;  à  travers  les  bras  dé- 
nudés des  bouleaux  et  des  érables,  le  soleil,  disque 
rouge  immense,  monte  à  l'horizon;  il  atteint  ra- 
pidement la  cîme  des  arbres,  et  inonde  la  forêt 
d'une  vive  lumière,  léverbérée  de  toutes  parts 
par  la  neige  qui  lance  les  feux  de  ses  diamants, 
par  le  givre  qui  transforme  en  lustres  éblouissants 
toute  l'armée  des  arbres.  On  déjeune,  on  chausse 
les  raquettes,  et  la  colonne  reprend  sa  marche. 
Et  c'est  ainsi,  avec  quelques  variations,  pendant 
des  jours  et  des  semaines. 

Le  corps  expéditionnaire,  en  marche  depuis 
trente  jours,  arrive  devant  Corlar.  Par  un  froid 
intense,  au  milieu  de  la  nuit,  d'Ailleboust  donne 
le  signal  de  l'attaque.  Les  sauvages  poussent 
leur  redoutable  cri  de  guerre.  Clameurs  et  voci- 
férations s'élèvent;  heurts  de  l'acier  et  coups  de 
mousquets  retentissent  Aux  lueurs  de  l'embrase- 
ment, comme  des  démons  furieux,  les  assaillants 
frappent  sans  merci.  Sauvages  représailles  du 
massacre  de  Lachine!  soixante  personnes  périssent, 
et  le  bourg  n'est  plus  qu'un  monceau  de  décombres 
fumants.  La  troupe  se  retire  après  avoir  semé 
dans  ces  parages  la  crainte  du  nom  français. 


* 


92  FLEURS  DE  LYS 


Mais  que  sont  ces  faits  d'armes,  comparés 
aux  exploits  qui  s'accomplirent  à  Terre-Neuve  et 
à  la  baie  d'Huclson,  en  1696-1697  ?  Tout  d'abord, 
d'Iberviile  démâte  le  Newport,  vaisseau  de  vingt- 
quatre  canons,  s'en  rend  maître  sans  perdre  un 
seul  homm.e,  et  détmit  Pemaquid,  place  forte  des 
Anglais  en  Nouvelle- Angle  terre.  Poursuivi  par 
sept  bâtiments,  il  leur  échappe  avec  ses  trois 
vaisseaux  en  longeant  la  côte  bordée  d'écueils,  et 
atteint  Plaisance  dans  l'île  de  Terre-Neuve. 

Le  gouverneur  de  la  place,  de  Brouillan, 
homm.e  intelligent  et  courageux,  mais  cupide  et 
violent,  devait  se  concerter  avec  d'Iber^dlle  pour 
détruire  les  établissements  anglais  de  l'île.  En 
quatre  circonstances,  notre  capitaine  traité  de 
façon  cavalière  '  par  l'irascible  commandant,  sut 
faire  violence  à  ses  justes  susceptibilités  pour  ne 
pas  compromettre  le  succès  de  l'expédition;  il 
parla  même  de  se  retirer  en  France,  mais  les 
Canadiens  déclarèrent  hautement  qu'ils  ne  re- 
connaîtraient pas  d'autre  chef  que  m.onsieur  d'I- 
berviile, et  l'impérieux  de  Brouillan  dut  céder. 

L'attaque  de  Saint-Jean,  poste  considéra- 
ble des  Anglais  dans  Terre-Neuve,  est  résolue. 
D'Iberviile,  secondé  par  de  Montigny,  multiplie  les 
faits  de  haute  vaillance.    Un  jour,  à  la  tête  d'une 


PIERRE  LE  MOYNE   D'IBER VILLE  93 

troupe  de  Canadiens,  il  se  jette  à  genoux,  reçoit 
l'absolution  de  l'abbé  Beaudoin,  puis  fond  sur 
l'ennemi,  le  met  en  déroute,  et  pénètre  avec  lui 
dans  Saint-Jean,  où  il  s'empare  de  deux  forts  avant 
l'arrivée  du  corps  d'armée.  Le  commandant  an- 
glais demande  à  parlementer;  de  Brouillan  ne 
consulte  pas  même  le  héros,  et  signe  seul  l'acte  de 
capitulation. 

Après  ]a  reddition  de  la  place,  d'îberville, 
avec  ses  cent  vingt-cinq  volontaires,  entreprend 
sa  prodigieuse  cam.pagne  d'hiver.  Il  détruit  pres- 
que tous  les  établissements  anglais  de  l'île,  tue 
deux  cents  hommes  et  fait  sept  cents  prisonniers. 

A  la  mi-mai  1697,  arrivait  à  Plaisance  une 
escadre  de  quatre  vaisseaux,  sous  les  ordres  de 
Sérigny,  porteur  de  commissions  très  im.portantes 
pour  le  sieur  d'îberville,  son  frère.  Ce  dernier 
avait  ordre  de  se  rendre  à  la  baie  d'Hudson  et 
d'en  chasser  les  Anglais.  S'adressant  à  ses  in- 
lassables compagnons,  d'îberville  leur  dit: 

—  Amis,  de  par  la  volonté  du  roi,  notre  maître, 
je  prends  le  commandement  de  l'escadre  de  Sa 
Majesté,  pour  courir  sus  à  l'Anglais. 

—  Vive  le  Roi  !  Vive  d'îberville  î  s'écrient 
les  coureurs  de  bois. 


94  FLEURS  DE  LYS 


Le  11  juillet,  l'escadre,  comprenant  le  Pélican, 
le  Profond,  le  Palmier,  le  Wesp  et  V Esquimau,  est 
en  rade;  elle  appareille. 

Dans  la  mâture  de  jeunes  voix  chantent: 

A  Saint-Malo,  beau  port  de  mer, 

Trois  gros  navir's  sont  arrivés; 

Nous  irons  sur  l'eau  nous  y  prom  promener, 

Nous  irons  jouer  dans  l'île. 

Sur  le  pont  des  voix  plus  fortes  font  écho  : 
''dans  l'île,  dans  l'île".  Tout  à  coup  le  drapeau 
f  eurdelisé  est  arboré  sur  le  Pélican  :  c'est  le  signal 
du  départ.  Un  vivat  enthousiaste  retentit:  Vive 
la  France!...  On  lève  les  ancres  et  la  flotte 
prend  hardiment  la  direction  du  nord. . . 

Le  trois  août,  par  un  temps  orageux,  l'escadre 
s'engage  dans  le  détroit  d'Hudson.  Tandis  que 
les  pétrels,  au  bec  crochu  et  aux  longues  ailes, 
fuient  devant  la  tempête,  les  goélands,  à  grosse 
tête  et  à  manteau  noir,  affrontent  l'ouragan. 
Leurs  cris  lugubres  se  mêlent  à  ceux  des  pin- 
gouins, perchés  par  bandes  nombreuses  sur  les 
hautes  falaises.  D'énormes  banquises,  poussées 
par  le  vent,  s'entre-choquent  avec  un  bruit  for- 
midable; une  pluie  glacée  rend  presque  impossible 
la  manœuvre;  les  vaisseaux  courent  les  plus  grands 
dangers.    Le  Palmier  a  son  beaupré  rompu  et 


PIERRE  LE  MOYNE   D'IBER VILLE  95 

n'échappe  au  désastre  qu'en  se  réfugiant  dans 
l'échancrure  d'une  banquise;  quelques  jours  après, 
V Esquimau  est  écrasé,  et  c'est  avec  peine  qu'on  en 
sauve  l'équipage.    Puis  on  se  perd  de  vue. . . 

Le  quatre  septembre,  le  Pélican  vogue  seul 
en  mer  libre.  Le  cinq  au  matin,  du  haut  du  mât 
de  misaine,  une  voie  crie:  "Voiles  à  l'horizon". 

—  Où?  demande  d'Iberville. 

—  Tout  droit,  à  notre  avant. 

—  Combien  ?  continue-t-il. 

—  Trois,  mon  capitaine. 

—  Nos  trois  vaisseaux  ? 

—  Non,  mon  capitaine,  ce  sont  des  Anglais. 

—  Tonnerre  d'un  nom  !  et  ils  sont  trois  ! 
Quelle  est  leur  direction  ? 

—  Droit  sur  nous. 

A  ses  marins  qui  l'observent,  d'Iberville  dit: 

—  Ça  va  cogner  dur,  mes  enfants,  car  ils  sont 
trois;  la  route  est  bloquée,  mais  vive  Dieu,  nous 
leur  montrerons  que  nous  sommes  Canadiens. 

—  Vive  d'Iberville  !  Mort  à  l'Anglais  !  s'écrie 
l'équipage. 

—  Allons,  chacun  à  son  poste  de  combat. 

A  leur  grande  surprise,  les  Anglais  virent  que 
le  hardi  marin  prenait  ses  dispositions  pour  les 


96  FLEURS  DE  LYS 


attaquer.  "Hors  le  petit  foc;  bordez  et  hissez  les 
huniers,"  ordonne  le  commandant,  et  le  Pélican 
augmenta  de  vitesse. 

De  neuf  heures  à  midi,  les  trois  vaisseaux 
enn  mis  cherchent  à  démâter  le  navire  français; 
ce  dernier  riposte  vaillamment.  D'Iberville,  qui 
a  l'avantage  du  vent,  observe  que  les  bâtiments 
anglais  ne  conservent  pas  leur  distance. 

—  De  la  toile  au  vent,  commande-t-il  ;  larguez  la 
brigantine  et  les  ris  des  huniers. 

La  mâture  craque  et  le  voilier  file  avec  vi- 
tesse ;  tout  en  courant,  il  envoie,  de  toutes  ses  pièces, 
une  bordée  au  Hampshire,  une  autre  au  Hudson 
Bay,  puis  par  une  manœuvre  des  plus  habiles, 
range  le  Hampshire  sous  le  vent. 

—  Canonniers,  s'écrie  le  commandant,  pointez 
à  couler  bas . . .     Feu  ! 

Un  nuage  de  fumée  enveloppe  le  Pélican,  dont 
la  membrure  est  secouée  dans  toutes  les  parties. 
La  volée  porte  si  -uste,  que  le  Hampshire,  la  carène 
fracassée,  sombre  aussitôt.  Laissons  parler  de 
la  Potherie,  qui  commandait  le  château  d'avant 
sur  le  Pélican:  "A  mesure  qu'ils  proiongeoient 
notre  vaisseau,  nous  tirime  nos  batteries,  mais 
nos  canons  étoient  pointez  si  à  propos  qu'ils  firent 
un  éfet  admirable,  car  nous  ne  fûmes  pas  plutôt 


PIERRE  LE  MOYNE  D'ffiER VILLE  97 

séparez  l'un  de  l'autre,  VHampshire  sombra  dans 
le  moment  sous  voile." 

Vive  le  Roi  !  Vive  d'Iberville  i  clament  les 
marins  canadiens. 

L'Hudson  Bay,  sur  le  point  d'être  abordé, 
amène  pavillon;  quant  au  Derring,  à  la  faveur  de  la 
nuit  il  réussit  à  s'échapper. 

Cet  exploit  si  glorieux  eut  un  dénouement 
tragique:  une  tempête  épouvantable  s'éleva  et, 
en  dépit  des  efforts  surhumains  de  l'équipage,  le 
Pélican  et  sa  prise  furent  jetés  à  la  côte.  L'atter- 
rissage s'effectua  dans  les  conditions  les  plus  dif- 
ficiles, et  bon  nombre  de  matelots  périrent.  Deux 
jours  après  ce  désastre,  les  vaisseaux  français, 
dégagés  des  glaces,  vinrent  secourir  les  malheureux 
naufragés;  on  mit  bientôt  le  siège  devant  le  fort 
Nelson,  qui  hissa  peu  après  le  pavillon  blanc  et  se 
rendit.  La  paix  de  Ryswick  (1697),  qui  assurait 
à  la  France  toute  la  baie  d'Hudson,  rendit  sa 
liberté  à  d'Iberville. 

Les  vastes  pays  du  sud,  visités  par  La  Salle 
et  abandonnés  depuis  la  fin  tragique  de  l'expiora- 
teur    (1682),    avaient    depuis    longtemps    attiré 


98  FLEURS  DE  LYS 


l'attention  de  d'Iberville.  La  Louisiane  va  désor- 
mais être  son  champ  d'action.  Cinglant  vers  les 
bouches  du  Missipi,  il  explore  ce  fleuve,  fonde 
Biloxi  (1699),  puis  retourne  en  France,  où  il  est 
décoré  de  l'ordre  de  Saint-Louis,  à  ruban  "couleur 
de  feu".  Revenu  à  la  Louisiane  en  1701,  il  érige 
un  fort  sur  le  Mississipi,  afin  d'empêcher  les  An- 
glais de  venir  y  faire  la  traite.  L'année  suivante, 
de^  concert  avec  Bienville,  son  frère,  il  jette  les 
bases  de  Mobile,  puis  fait  construire  des  magasins 
et  des  casernes  dans  l'île  Dauphine  (île  du  Massa- 
cre). En  1702,  le  roi  le  crée  successivement 
capitaine  de  vaisseau,  chef  d'escadre  et  gouver- 
neur de  la  Louisiane. 

C'est  alors  qu'il  propose  à  la  cour  d'attaquer 
les  flottes  de  la  Virginie  et  de  Terre-Neuve,  et  de 
ravager  les  côtes  de  la  Nouvelle-Angleterre.  Son 
projet  agréé,  il  réunit,  en  1706,  onze  bâtiments 
def guerre  et  se  rend  à  l'île  Barbade,  dont  il  veut 
d'abord  s'emparer;  mais  les  Anglais  y  sont  puis- 
samment fortifiés  et  il  renonce  à  ce  projet.  L'es- 
cadre'se^dirige  alors  vers  l'île  Nevis  qu'elle  enlève; 
vingt-cinq  voiliers  sont  capturés;  tous  les  ha- 
bitants,^six  mille  nègres  et  le  gouverneur  de  la 
place  tombent  en  son  pouvoir.  Ce  fut  le  dernier 
exploit  d'Iberville.    Arrivé  à  la  Havane,  il  mourut 


PIERRE  LE  MOYNE   D'IBER VILLE  99 

soudainement  d'une  attaque  de  fièvre  jaune,  le 
9  juillet  1706,  à  l'âge  de  quarante-cinq  ans.  Dans 
sa  personne,  la  Nouvelle-France  perdait  le  plus 
illustre  de  ses  soldats  et  le  plus  grand  de  ses 
marins.  Il  fut  vivement  regretté  de  toute  la  co- 
lonie. 

Fr.  Elie, 

des  Écoles  Chrétiennes. 

Montréal,  le  18  octobre  1917. 


Une  expédition  Vers  le  lac  Supérieur 


Nous  sommes  aux  premiers  jours  de  septembre 
1678. 

La  rivière  des  Outaouais,  à  travers  la  forêt 
sans  limite,  coule  murmurante  vers  le  lac  des  Deux- 
Montagnes,  où  se  perdent  ses  eaux.  L'orme  pensif 
courbe  vers  elle  sa  tête  ronde;  le  peuplier  géant 
y  mire  ses  branches  grêles;  et  les  bouleaux, 

"Si  menus  et  si  blancs  parmi  les  souches  grises".^ 

y  regardent  trember  leurs  feuilles  frissonnantes. 

L'orchestre  des  oiseaux  est  en  fête.  Le 
pinson  chanteur  roule  ses  notes  joyeuses,  le  mou- 
cherolle  brun,  sa  mélancolique  complainte;  et, 
pendant  que  gazouille  la  fauvette  jaune,  la  noire 
tribu  des  corneilles,  voguant  d'une  rive  à  l'autre, 
lance  ses  cris  sauvages. 

Soudain,  du  bas  de  la  rivière,  retentit,  clair 
et  français,  un  chant,  plus  suave  que  les  mélodies 
des  bois: 

"Trois   beaux   canards   s'en   vont   s'baignant, 

En    roulant    ma    boule; 
Le  fils  du  roi  s'en  va  chassant, 

Rouli,    roulant,    ma    boule    roulant, 
En  roulant  ma  boule,  roulant,  en  roulant  ma  boule." 

^  Albert  Ferland,  Le  Canada  chanté. 


102  FLEURS  DE  LYS 


Glissant  sous  la  poussée  de  quatre  rameurs 
aux  bras  nus,  un  léger  canot  d'écorce  remonte  le 
courant;  à  l'arrière,  un  sauvage  manœuvre  une 
pagaie  en  forme  de  gouvernail. 

Le  chef  de  l'expédition,  superbe  sous  son  large 
chapeau  de  feutre,  est  assis  au  milieu  du  canot; 
une  épaisse  moustache  noire  souligne  ses  traits 
énergiques;  ses  mains  s'appuient  négligemment 
sur  un  long  mousquet  planté  devant  lui:  c'est 
Daniel -Greysolon,  sieur  du  Luth,  ^  aventurier, 
coureur  de  bois.  Il  a  quitté  Montréal  pour 
explorer  le  lac  Supérieur  et  l'immense  pays  des 
Sioux. 

Pendant  que  passe  le  premier  canot,  un 
deuxième  paraît,  monté  par  cinq  hommes.    Obéis- 


^  Du  Luth  est  né  à  Saint-Germain-en-Laj^e,  vers  1640.  Passé  au 
Canada  avec  Frontenac  en  1672,  il  retourna  bientôt  en  France,  car  il 
est  en  Franche-Comté  en  1674.  En  1678,  il  entreprend  le  voyage 
d'exploration  dont  nous  parlons.  On  le  trouve  en  1684  à  Michil- 
limakinac,  punissant  de  mort  deux  sauvages  assassins,  après  les  avoir 
fait  comparaître  devant  ses  compagnons  d'armes.  En  1686-87,  avec 
La  Durantaj'e  et  Nicolas  Perrot,  il  organise  des  contingents  de  sauvages 
et  de  coureurs  de  bois  pour  renforcer  l'armée  de  Denonville;  plus  tard, 
le  16  octobre  1689,  deux  mois  après  le  massacre  de  Lachine,  du  Luth 
commande  un  groupe  de  français  et  de  sauvages  alliés  qui  détruisent 
un  détachement  d'Iroquois  au  lac  des  Deux-Montagnes.  En  1695 
ou  1696,  il  est  guéri  de  la  goutte  par  Catherine  Tegahkouita;  il  avait 
souffert  de  ce  mal  pendant  vingt-cinq  années.  Sa  glorieuse  carrière, 
presque  entièrement  consacrée  au  service  de  son  pays,  se  termina  à 
Montréal,  le  26  février  1710. 


UNE  EXPÉDITION. . .  103 

sant  à  la  cadence  du  chant,  les  rames  ruisselantes, 
frappent  les  eaux  en  mesure ...  On  entend  un 
dernier  couplet: 

"O   fils   du   roi,    tu   es   méchant, 

En    roulant    ma    boule; 
D'avoir  tué   mon  canard  blanc, 

Rouli,     roulant..." 

Les  voix  s'éloignent;  la  rivière  coule  toujours 
murmurante:  les  feuilles  jaunissantes  gémissent 
sous  le  vent. 

Pendant  des  heures,  les  canots  voguent  vers 
l'ouest;  mais  voici  que  le  soleil  agrandi,  tombe 
rouge  derrière  les  nuages  couchés  à  l'horizon.  Le 
vent  fraîchit;  les  premières  étoiles  vont  paraître. 

Les  voyageurs  fatigués  tirent  leurs  canots 
vers  la  rive,  à  travers  les  fleurs  flottantes  des  nénu- 
phars, les  feuilles  allongées  de  l'iris,  et  les  quenouil- 
les aux  épis  veloutés. 

On  s'arrête  pour  la  nuit.  Les  Canadiens, 
couverts  d'une  longue  capote,  un  pistolet  passé 
à  la  ceinture,  s'assoient  à  l'indienne  au  pied  d'un 
vieil  arbre;  nous  voyons  là  les  coureurs  de  bois 
fameux:  Lemaître,  Bellegarde,  Pépin,  Masson. 
Les  trois  sauvages,  vêtus  d'une  culotte  en  peau 
de  chevreuil,  la  chevelure  ornée  de  deux  plumes 
raides,   préparent  le  bivouac . . .     Les   coups   de 


104  FLEURS  DE  LYS 

hache  résonnent,  on  entend  les  branches  craquer 
et  le  bruissement  des  feuilles  sous  les  pas. 

Là-haut,  le  ciel  s'illumine.  La  grande  Croix 
du  Nord  ouvre  ses  bras  de  feu;  le  Chariot  de 
David  resplendissant  de  lumière,  tourne  avec 
lenteur;  et,  vers  l'est,  monte  l'Aigle  à  l'œil  de  dia- 
mant. 

Tout  en  apprêtant  le  souper,  les  Canadiens 
aux  voix  sonores  chantent  toujours,  et  leur 
rythme  mélancolique  s'harmonise  avec  la  nuit 
tombante: 

"Isabeau  s'y  promène,  le  long  de  son  jardin, 
Le  long  de  son  jardin,   sur  le  bord  de  l'île, 
Le  long  de  son  jardin,  sur  le  bord  de  l'eau. 
Sur  le  bord  du  vaisseau". 

Un  feu  brille  dans  la  clairière,  le  repas  est 
prêt:  quelques  poignées  de  maïs  cuit  à  l'eau,  du 
gibier  grillé  à  la  broche,  une  lampée  d'eau-de-vie 
pour  fouetter  le  sang;  bientôt,  les  voyageurs, 
roulés  dans  leurs  couvertes,  dorment  profondé- 
ment. 

Tout  repose  dans  la  nuit:  seul  l'engoulevent 
fait  alterner  son  cri  rauque  avec  la  flûte  douce  de 
la  grive  solitaire  et  le  coassement  monotone  de  la 
grenouille    plaintive. 


UNE  EXPEDITION...  105 


Le  soleil  n'aura  pas  encore  paru  le  lende- 
main, lorsque  les  canots  reprendront  leur  course, 
et  les  rameurs,  leurs  chants. 


Ce  voyage  vers  l'inconnu  doit  être  long  et 
fatigant.  Plusieurs  fois  déjà,  les  aventuriers  se 
sont  mis  à  l'eau  pour  ne  pas  déchirer  les  embar- 
cations sur  les  pierres;  souvent,  il  a  fallu  charger 
sur  son  dos  les  marchandises,  transporter  les 
canots. 

Pendant  quelques  jours,  du  Luth  suit  la 
rivière  des  Outaouais,  mais,  à  l'endroit  où  elle  fuit 
vers  le  nord,  l'explorateur  s'engage  dans  un  cha- 
pelet de  lacs  reliés  par  des  cours  d'eau  rapides. 
Les  portages  aux  noms  poétiques  et  français  sont 
successivement  franchis:  portage  des  Galops,  de 
l'Epine,  des  Roses,  de  la  Marquise.  Enfin,  voici 
le  lac  Nipissing,  où  l'on  fera  halte  pour  quelques 
jours,  profitant  de  l'hospitalité  d'une  bourgade 
indienne. 

Du  Luth  voulait  se  faire  "connaître  des  sau- 
vages" suivant  son  expression.  Il  offrit  donc  au 
chef  du  village  un  grand  fusil,  et  lui  dit  par  son 
interprète:  "Grand  chef,  Ononthio  te  promet 
sa  protection,  si  tu  veux  combattre  ses  ennemis, 


106  FLEURS  DE  LYS 

toi  et  ta  nation."  Le  chef  accepta  le  présent  et, 
debout,  son  bras  tatoué  dressé  vers  le  soleil,  répondit 
solennellement:  '*Je  veux  que  le  soleil  cesse  de 
fondre  la  neige  et  de  réchauffer  la  terre,  si  les  Nipis- 
sings  manquent  de  fidélité  aux  Français."  Puis 
il  remit  à  du  Luth  un  collier  et  des  peaux  de  castor, 
l'invita  à  un  grand  festin,  et  on  scella  l'alUance  par 
une  expédition  de  chasse  et  de  pêche. 

Il  fallut  se  remettre  en  route.  Les  canots 
traversèrent  le  lac,  laissant  à  droite  une  haute 
montagne,  tombeau  du  grand  Castor,  d'après 
la  croyance  naïve.  Ils  entrèrent  ensuite  dans  la 
rivière  des  Français,  aux  rives  désolées,  formées 
de  rochers  abrupts,  où  à  peine  quelques  arbres 
montrent  de  loin  en  loin  leurs  maigres  silhouettes 
tordues  par  le  vent. 

A  la  mi-novembre,  les  canots  atteignaient  le 
lac  Huron,  la  "Douce  Mer",  que  du  Luth  et  ses 
compagnons  saluaient  d'un  cri  d'enthousiasme. 
La  surface  verte,  à  peine  ridée  par  le  frisson  des 
petites  vagues,  s'étendait  jusqu'à  l'horizon,  tou- 
chant le  ciel  par  une  barre  d'azur  sombre;  à  l'ouest, 
le  soleil  rougeâtre,  sur  le  point  de  disparaître, 
regardait  son  image  bercée  au  sein  des  eaux;  vers 
le  sud-ouest,  s'allongeait  la  côte  dénudée  de  l'île 
Manitoulin,  où  vivent  les  Amiones,  descendants 
du  dieu  souverain,  le  Grand  Lièvre. 


Q    K 


UNE  EXPÉDITION...  107 

Du  Luth  s'arrêta  sur  les  bords  du  lac  pour  y 
passer  l'hiver.  Des  tentes  furent  dressées,  recou- 
vertes d'écorce  de  bouleau,  et,  sans  incidents,  les 
mois  s'écoulèrent,  la  troupe  trouvant  en  abon- 
dance le  gibier  et  le  poisson. 

* 

Les  ortolans  au  collier  jaune,  la  grive  au 
corsage  roux,  et  la  corneille, 

"Inclinant  son  vol  noir  vers  la  cime  des  pins"^ 

annoncèrent  le  retour  du  printemps.  Les  canots 
remis  en  état,  on  prit  la  route  du  lac  Supérieur. 

Au  saut  Sainte -Marie,  du  Luth  envoya  à 
Frontenac  une  lettre  afin  de  justifier  son  départ 
clandestin  pour  cette  grande  expédition.  "Je 
n'ai  pas  pris  les  ordres  de  votre  Seigneurie,  lui 
disait-il,  mais  je  compte  que  le  service  que  je  rends 
à  sa  Majesté,  disposera  favorablement  votre 
Grandeur  à  mon  égard.  Il  est  de  première  impor- 
tance d'attacher  à  notre  cause  ces  sauvages  de 
l'ouest". 

Les  canots  continuent  leur  route,  et,  au  prin- 
temps de  1679,  apparaît  le  grand  lac  Supérieur, 

^  Albert  Ferland,  Le  Canada  chanté. 


108  FLEURS  DE  LYS 


réservoir  infini  d'eau  limpide,  dont  les  rives 
s'égayaient  de  verdure  renaissante.  Après  avoir 
navigué  le  long  des  côtes,  l'expédition,  le  2  juillet, 
atteint  le  village  des  Nadouecioux,  où  du  Luth 
arbore  les  armes  de  sa  Majesté  le  roi  de  France. 
"Notre  pays  est  très  grand,  dirent  à  du  Luth  les 
Sioux,  au  soleil  couchant,  il  y  a  les  Karésis,  puis 
la  terre  est  coupée;  au  delà,  il  n'y  a  que  de  l'eau 
puante"  ;  c'est  ainsi  qu'ils  nomment  la  mer. 

Maintenant  commence  la  partie  principale 
de  la  mission  que  du  Luth  s'était  imposée:  établir 
la  paix  entre  les  tribus  des  Sioux,  les  attirer 
aux  Français,  ouvrir  des  débouchés  pour  les 
pelleteries. 

Les  Sioux  formaient  la  peuplade  la  plus  nom- 
breuse du  Canada.  Grands,  robustes,  bien  taillés, 
ils  parlaient  lentement  leur  langue  sifflante  et 
se  peignaient  sur  le  corps  des  figures  de  serpents, 
d'ours  ou  de  buffles.  Pour  honorer  leur  dieu,  le 
soleil,  ils  pendaient  aux  arbres,  des  chiens,  qu'ils 
laissaient  mourir  enragés;  souvent  on  rencontrait 
dans  les  bois,  ces  horribles  cadavres  se  balançant 
sous  la  bise. 

Le  15  septembre  1679,  du  Luth  envoya  des 
messagers  à  toutes  les  nations  sauvages  de  l'ouest, 
leur  donnant  rendez-vous  pour  l'hiver  suivant 


UNE  EXPÉDITION...  109 

à  l'endroit  où  s'élève  aujourd'hui  la  ville  de 
Duluth. 

Les  délégués  vinrent  de  loin,  "fourrés  comme 
des  ours";  aussitôt  arrivés,  ils  présentaient  leurs 
hommages  à  du  Luth.  *'Ce  collier  contient  ma 
parole,  disait  un  chef  puissant,  et  j'assure  que 
l'orignal  pressé  de  la  soif  ne  désire  pas  avec  plus 
d'ardeur  l'eau  des  rivières  que  je  ne  désire  enterrer 
pour  jamais  les  flèches  et  la  hache". 

Un  capitaine  Sioux  s'approcha  en  pleurant, 
appuya  ses  deux  mains  sur  les  genoux  de  du  Luth 
et  se  recommanda  à  lui.  'Toutes  les  nations 
ont  leur  père,  dit-il,  et  moi,  je  vis  sans  protecteur". 
Le  sauvage  étendit  ensuite  une  peau  d'ours,  sur 
laquelle  il  étala  une  vingtaine  de  flèches;  il  les  prit 
les  unes  après  les  autres,  nommant  une  bourgade 
de  sa  nation  en  même  temps,  et  demanda  au  che- 
valier de  lui  accorder  sa  protection. 

Vint  la  réunion  plénière.  Les  délégués,  ras- 
semblés dans  une  grande  hutte,  s'assirent  en  cercle 
sur  leurs  talons,  du  Luth  tenant  la  place  d'honneur; 
on  plaça  au  centre  le  calumet,  sorte  de  vase  en 
pierre  rouge,  orné  de  plumes  et  muni  d'un  tube 
de  quatre  à  cinq  pieds. 

Du  Luth  expliqua  le  but  de  la  réunion.  "Je 
vous  ai  convoqués,  leur  dit-il,  afin  que  vous  puis- 


110  FLEURS  DE  LYS 

siez  tous  dormir  en  paix  dans  vos  cabanes,  sous 
la  protection  du  grand  roi  qui  règne  au  delà  des 
eaux.  C'est  avec  ce  grand  roi  que  vous  allez 
faire  alliance." 

Les  sauvages,  les  yeux  fixés  à  terre,  quelques- 
uns  fumant  par  petites  bouffées,  gardèrent  un 
silence  presque  complet.  A  peine  si,  de  tem.ps  en 
temps,  une  de  ces  figures  impassibles,  prononçait 
une  parole;  puis  l'on  n'entendait  que  le  crépite- 
ment du  feu. 

La  première  séance  terminée,  il  restait  aux 
sauvages  à  délibérer  entre  eux.  Ces  conseils 
secrets  durèrent  quelques  jours,  mais  du  Luth 
connut  à  l'avance  que  les  décisions  seraient 
favorables  à  sa  cause. 

Lors  de  la  réunion  finale,  un  jeune  homme 
illustre  par  sa  force  et  ses  ruses,  ayant  déjà  tué 
cinq  ennemis  dans  le  combat,  éleva  la  voix,  disant  : 
"Je  ne  suis  pas  un  homme  de  conseil,  j'écoute 
ordinairement  les  anciens,  voici  la  paix.  Ononthio 
tu  as  sans  doute  beaucoup  de  joie  de  voir  ici  tous 
ces  peuples  autour  de  toi:  toute  la  terre  est  devant 
toi  pour  faire  un  grand  amas  de  haches;  sache  que 
le  premier  qui  la  lèvera  contre  toi,  nous  la  lèverons 
tous  contre  lui.  Enterrons  la  hache  et  le  bou- 
clier, et  faisons  passer  une  rivière  par  dessus. 


UNE  EXPEDITION...  111 

Nous  ne  donnerons  nos  fourrures  qu'aux  Français 
nos  alliés". 

Le  calumet  passa  de  bouche  en  bouche, 
chacun  lançant  une  bouffée  vers  le  soleil,  en  témoi- 
gnage de  ses  bonnes  intentions.  La  paix  était 
faite. 

Un  guerrier  se  prépara  pour  la  danse  du 
calumet.  Il  saisit  sa  hache  et  ses  flèches  et,  bran- 
dissant ces  armes,  imitait  le  combat.  Son  grand 
corps  d'athlète,  aux  muscles  saillants,  se  détachait 
en  attitudes  violentes,  sur  la  lumière  enfumée  qui 
montait  derrière  lui.  En  face  du  président,  se 
dressait  un  poteau,  que  le  sauvage,  après  avoir 
gesticulé  longtemps,  frappa  de  sa  hache.  Le 
silence  se  fit  alors,  et,  lentement,  de  sa  voix 
sifflante,  le  guerrier  relata  une  de  ses  prouesses. 
Les  spectateurs,  en  guise  de  félicitations,  jetèrent 
des  hurlements  affreux.  Le  danseur  reprit  sa 
place,  d'autres  sauvages  répétèrent  les  mêmes 
gestes. 

Lorsque  vint  le  moment  de  se  séparer,  du 
Luth  leur  fit  renouveler  leurs  promesses.  * 'L'arbre 
de  la  paix  monte  vers  les  nuages,  leur  dit-il,  que 
les  alliés  lèvent  constamment  les  yeux  vers  lui". 
Puis  il  leur  souhaita  bon  voyage,  demandant  au 
maître  de  la  vie,  **de  dissiper  leurs  maux  de  tête 


112  FLEURS  DE  LYS 


et  d'estomac,  afin  que  leurs  parents  les  revoient 
contents". 

* 

Peu  à  peu,  la  neige  disparut;  la  sanguinaire  fit 
briller  sa  corolle  blanche,  l'oiseau  bleu  vint  visiter 
les  bourgeons  verdissants.  Le  moment  était  venu 
de  compléter  l'exploration. 

Au  mois  de  juin  1680,  en  compagnie  de  quatre 
Français  et  d'un  sauvage,  du  Luth  partit  sur  deux 
canots,  pénétrant  plus  avant  vers  le  sud,  afin 
d'atteindre  le  Mississipi.  Tout  le  cours  de  la 
rivière  était  obstrué  par  des  huttes  de  castor, 
élevant  leurs  coupoles  au-dessus  des  eaux.  Il 
fallait  quelquefois  éventrer  ces  huttes,  et  rompre 
les  digues  de  ces  intelligents  constructeurs,  "hom- 
mes d'une  autre  race"  disaient  les  indiens. 

Et  sur  les  rives,  au  fil  de  la  route,  quelles 
scènes  d'une  sauvage  grandeur  !  Parfois,  un  trou- 
peau de  buffles  venait  se  désaltérer  dans  le  courant. 
Les  robustes  animaux,  dans  l'eau  jusqu'à  mi- 
jambe,  regardaient,  étonnés,  ces  intrus  qui  venaient 
troubler  leur  quiétude;  leurs  grands  yeux  suivaient 
les  mouvements  des  canots,  puis,  tout  à  coup, 
saisis  de  terreur,  poussant  un  meuglement  plaintif, 
ils  s'enfuyaient,  leurs  pieds  soulevant  les  mottes 


UNE  EXPÉDITION.  .  .  113 


de  terre  qui  retombaient  derrière  eux,  pendant 
que  les  branches  craquaient  sous  leur  galop  pré- 
cipité. D'autres  fois,  l'orignal,  aux  bois  longs 
et  palmés,  nageait  à  travers  la  rivière;  son  mufle 
énorme  dominait  les  eaux,  et  de  chaque  côté  de 
son  poitrail  fuyaient  les  petites  vagues,  gonflées 
par  sa  marche  rapide. 

Les  jours  passaient  vite  au  spectacle  de  cette 
belle  nature.  On  traversa  un  lac,  d'où  une  petite 
rivière  conduisit  au  grand  Mississipi.  Du  Luth 
apprit  en  entrant  dans  ce  fleuve  que  le  père  Henne- 
pin,  récollet,  fait  prisonnier  par  les  Sioux,  avait 
été  contraint  de  les  suivre  depuis  plusieurs  semai- 
nes. Le  père  Hennepin  et  du  Luth  s'étaient  connus 
en  Europe,  à  la  bataille  de  Senef,  où  le  père  servait 
comme  chapelain;  depuis,  le  récollet,  venu  au 
Canada,  avait  suivi  La  Salle;  il  s'en  était  séparé 
pour  reconnaître  le  Mississipi,  et  avait  été  pris 
par  les  Sioux. . .  Du  Luth  allait-il  laisser  le  mis- 
sionnaire entre  les  mains  des  sauvages?  Mais 
comment  affronter  seul,  une  nation  entière  ?  La 
bravoure  ne  calcule  pas. 

"Je  laissa  deux  Français  avec  les  marchandises, 
et  pris  avec  moi  le  sauvage  et  deux  coureurs  de 
bois,"  raconte  du  Luth.  Nos  héroïques  voyageurs 
firent  quatre-vingts  lieues,  marchant  jour  et  nuit, 


114  FLEURS  DE  LYS 

avant  d'atteindre  le  courageux  prisonnier  et  les 
onze  cents  indiens  qui  l'escortaient. 

Le  chef  de  la  bande  était  un  de  ceux  qui, 
Tannée  précédente,  avaient  fait  la  paix  avec  les 
Français.  **Que  sont  devenues  tes  promesses, 
lui  dit  du  Luth,  ont-elles  disparu  comme  la  neige 
des  bois,  et  comme  les  glaces  des  rivières?"  Le 
sauvage  baissait  la  tête. 

"N'avons-nous  pas  fumé  ensemble  le  calumet 
de  paix?  Ce  prêtre  est  mon  frère,  et  je  veux  le 
ramener  avec  moi". 

"Ecoute,  Ononthio,  je  garde  la  robe  noire 
avec  moi  afin  de  me  faire  instruire,  moi  et  mon 
peuple",  dit  le  sauvage  après  avoir  réfléchi  un  peu. 

"Mais  pourquoi  alors  le  traînez-vous,  comme 
s'il  était  prisonnier?" 

"Tu  connais  ma  nation,  Ononthio,  je  le  mal- 
traite afin  de  les  empêcher  de  le  tuer.  Cependant 
je  vais  te  le  rendre."  Le  chef  alla  lui-même  cher- 
cher le  père  Hennepin  qui,  plein  de  reconnaissance, 
prit  place  dans  les  canots. 

L'exploration  se  continue  sans  autre  incident. 
Du  Luth  suit  le  Mississipi,  la  rivière  Wisconsin 
jusqu'à  la  baie  Verte;  à  Michillimakinac  il  passe 
l'hiver  1680-8L    Le  29  mars  1681,  il  part  sur  les 


UNE  EXPÉDITION...  115 


glaces  avec  le  père  Hennepin  et  deux  Français; 
puis,  après  le  dégel,  continue  son  voyage  par  eau, 
et,  vers  la  fin  de  mai,  les  voyageurs  descendent  en 
chantant  le  cours  de  l'Outaouais. 

Arrivé  à  Québec  en  juin,  du  Luth  eut  à  souf- 
frir des  persécutions  de  ses  ennemis;  il  fut  même 
emprisonné  pendant  quelques  jours,  accusé  de 
trafic  illégal  avec  les  sauvages.  Ainsi  se  termina 
cette  expédition.  Du  Luth  avait  visité  les  grands 
lacs  Huron  et  Supérieur,  exploré  les  sources  du 
Mississipi,  de  la  rivière  Rouge  et  du  Saint-Laurent; 
il  s'était  rendu  dans  l'ouest  plus  loin  qu'aucun 
Français;  il  avait  gagné  l'amitié  des  Sioux,  et  son 
influence  s'étendait  sur  toutes  les  nations  avoi- 
sinantes. 


Il  y  eut  des  explorateurs  plus  heureux  que 
du  Luth,  mais  aucun  n'a  exposé  sa  vie  à  de  plus 
grands  périls,  ni  conquis  sur  les  sauvages  un  pareil 
ascendant.  Du  Luth  aurait  pu  user  de  son  influ- 
ence pour  s'enrichir,  mais  il  mourut  pauvre,  et 
Vaudreuil  a  pu  dire  de  lui  avec  justice:  ''C'était 
un  très  honnête  homme",  et  'l'un  des  officiers 
les  plus  braves  de  la  colonie",  ajoute  Charlevoix. 
L'histoire  ratifie  ces  jugements  et  nous  montre 


116  FLEURS  DE  LYS 


en  du  Luth  l'une  des  figures  les  plus  sympathiques 
des  temps  héroïques  de  la  Nouvelle-France. 


* 


L'épopée  canadienne  a  été  chantée  par  de 
grands  poètes,  et  l'histoire  de  nos  hommes  illustres, 
racontée  admirablement;  mais  nous  avons  oublié 
nos  chevaliers  errants,  explorateurs,  coureurs  de 
bois.  Plusieurs  d'entre  eux,  sans  doute,  ne  méri- 
tent pas  toute  notre  estime,  mais  la  vie  d'un  grand 
nombre  est  admirable.  Les  coureurs  de  bois 
nous  ont  attaché  les  sauvages,  et  nous  ont  protégés 
contre  l'Anglais  et  l'Iroquois;  ils  ont  découvert  ou 
exploré  le  centre  et  l'ouest  de  l'Amérique  du  Nord; 
ils  formaient  l'avant-garde  de  nos  armées  intré- 
pides, et  les  soldats  incomparables  des  expédi- 
tions lointaines,  de  Terre-Neuve,  de  la  baie  d'Hud- 
son. . .,  étaient  des  coureurs  de  bois;  enfin  ils  ont 
contribué  pour  une  large  part  à  la  formation  du 
caractère  canadien,  souple  mais  persévérant.  Qui 
donc  fera  revivre  les  drames  émouvants  de  leurs 
carrières  aventureuses  ? . . .  Espérons  que  bientôt 
un  écrivain  patriote  saura  dégager  de  leur  histoire 
les  grandes  leçons  d'énergie,  d'endurance  et  de 
ténacité    qu'elle    contient.    Nous    avons    besoin 


UNE  EXPÉDITION...  117 

de  ces  leçons,  car  nous  livrerons  encore  de  rudes 
combats  pour  accomplir  notre  destinée  glorieuse: 
conserver  en  Amérique  la  vraie  civilisation,|res- 
prit  catholique  et  l'esprit  français. 

Fr.  Robert, 

Des  Écoles  Chrétiennes. 

Montréal,  octobre  1917. 


EN  MARGE   DE  L'HISTOIRE   DE  MONTRÉAL 


Le  recensement  de  Ville-Marie 

par  Talon,  en  Vannée   1667^ 


...voyage  que  fit  M.  de  Tracy  cette 
année,  en  l'Ile  de  Montréal. . .  qui  l'obligea 
de  se  transporter  en  ce  lieu  afin  de  se  faire 
connaître  aux  sauvages...  M.  Talon  y 
monta  aussi  dans  le  même  temps,  tant 
pour  le  même  sujet  que  pour  y  e.xercer, 
en  qualité  d'intendant,  toutes  les  fonc- 
tions que  le  service  du  Roi  pourrait 
exiger  de  sa  personne,  lequel  fit  à  l'édifica- 
tion et  à  la  satisfaction  de  tout  le  public, 
qui  le  vit  marcher  de  maison  en  maison, 
suivant  les  côtes  de  cette  île,  afin  de  voir 
jusqu'au  plus  pauvre. . . 

Histoire   du  Montréal 
(de  l'automne  1666  à   l'automne    1667.) 
François  Dollier  de  Casson. 

Lo  4,  Monf  de  Tracy,  s'embarque  pour 
monter    à    Mon-réal. 

Le  6,  Monf  l'Intendant  monte  auffy  à 
Mon-réal. 

Journal  des  Jésuites 

(les  4  et  6  mai  1667.) 

«Huguet,  aide-moi  à  passer  cette  casaque... 
Bien. . .  Maintenant,  donne-moi  mon  épée.» 

«Celle-là,  monsieur  le  major  ?» 

«Non  pas,  l'autre  dont  la  garde  est  sertie  de 
petits  rubis  et  qui  est  tout  au  fond  du  coffre.» 

1  Tous  les  noms  des  habitants  de  Ville-Marie  mentionnés  dans 
notre  récit  sont  authentiques,  nous  les  avons  lus  au  recensement  de 
la  Nouvelle-France,  fait  au  printemps  de  1667. 

(Ls  R.  de  L.)    • 


120  FLEURS   DE  LYS 

«Voilà,  monsieur  le  major.» 

«Merci.» 

«La  belle  mise  que  vous  avez,  monsieur  ! 
Sans  vouloir  faire  l'éclairé,  j'estime  qu'il  ne  se  peut 
rien  voir  de  plus  beau  que  cette  serge  d'Aumale, 
auprès  de  quoi  toute  autre  étoffe  n'est  que  futaine. 
Cela  a  du  vous  coûter  bon.» 

«J'en  ai  donné  trente  pistoles  au  tailleur  de 
Québec  qui  l'a  reçue  de  Paris,  l'automne  dernier, 
pour    moi.» 

«Baste  !  On  voit  bien  d'ailleurs,  monsieur, 
que  ce  n'est  pas  là  l'habit  d'un  ladre.  Et  je  m'y 
connais,  mon  père  était  drapier  à  Rouen.» 

«C'est  bon...  Mais,  fi!  mon  garçon,  la 
vanité  est  un  défaut.  Au  reste,  je  te  remercie. . . 
Et  quelle  heure  est-il  ?» 

«Presque  la  demie  de  six  heures,  monsieur. 
Et  si  monsieur  veut  m'en  bailler  licence,  j'outrerai: 
qu'en  certaines  circonstances,  bonne  figure  n'est 
pas  défendue.  M'est  a\ds,  que^ lorsqu'on  repré- 
sente le  Roi  dans  un  gouvernement,  on  ne  doit  pas 
se  mettre  comme  un  truand  ou  un  marmouset; 
morguienne  !» 

«Voilà  qui  est  le  mieux  du  monde  !»  dit  en 
éclatant  de  rire,  le  sieur  ZacharieMuTuis,  comman- 


LE  RECENSEMENT   DE   VILLE-MARIE  121 

dant  du  fort  de  Ville-Marie,  mis  en  belle  humeur, 
par  ce  flot  d'enthousiasme  du  soldat  Huguet. 
«Allons  !»  continue-t-il,  «dépêche-toi,  vitement, 
. .  .mon  chapeau  à  plumes  et  mes  gants. . .  Il  ne 
faut  pas  faire  attendre  monsieur  Talon,  qui  m'a 
mandé  de  l'aller  voir  ce  soir  au  séminaire.  Mais 
au  fait,  j'y  pense,  va  dire  au  père  Lamothe,  de 
m'envoyer  dans  la  salle  des  gardes,  les  soldats  de 
la  garnison  ;  en  ayant  cure  cependant,  de  remplacer 
avant  que  de  les  relever,  pour  les  faire  venir,  ceux 
qui  veillent  sur  les  bastions.» 

* 

Quelques  instants  plus  tard,  monsieur  le 
major  du  Puis,  installé  à  une  table  de  bois  brut, 
dans  la  salle  des  gardes,  du  fort  de  Ville-Marie,  à 
la  clarté  rougeâtre  d'un  flambeau  fumeux  (car 
les  murailles  sont  épaisses  et  la  fenêtre  à  grille, 
étroite  et  haute)  écrit  au  fur  et  à  mesure  qu'ils 
se  présentent,  les  prénoms,  noms  et  âges  des  soldats 
de  la  place.  Quand  tous  ont  répondu  (ils  ne  sont 
d'ailleurs  que  dix),  il  trace  lui-même  ses  appella- 
tions et  âge,  dans  l'espace  laissé  en  blanc,  au  haut 
de  la  feuille;  met  un  en-tête  à  la  pièce  et  relit  à 
mi-voix. 


122  FLEURS  DE  LYS 


*'Etat  de  la  troupe  du   Fort   de    Ville-Marie,  au 

mois  de  may,  1667.   Fait  à  la  requête  de 

monsieur  F  intendant,  et  à  lui  remis. 

Zacharie  du  Puis,  major  de  Vile  de  Montréal, 
et  commandant  du  fort  susdit,  57  ans. 

SOLDATS,  MOUSQUETAIRES  ET 
ARQUEBUSIERS 

Pierre  Barreau     28  ans  Pierre  du  Crès  25  ans 

Robert  Le  Comte  23    "  Jean  Daluzeau  29   " 

François  Labbé     29    "  Jean  Quentin  25    '' 

Etienne  de  Saints  26    "  Antoine  Loquet  23    *' 

RenéHuguet         22    "  Le  père  Lamothe  60    " 

Lecture  faite,  monsieur  le  commandant  après 
avoir  cacheté  le  tout,  en  donnant  quelques  ordres 
pour  la  soirée,  sort  de  l'enceinte  fortifiée,  par  la 
poterne  qui  donne  sur  un  petit  pont  jeté  sur  la 
rivière  Saint-Pierre,  et  qui  relie  à  la  terre  ferme, 
la  pointe  où  se  trouve  assis  le  fort  de  Ville-Marie. 

De  cette  forteresse,  à  la  résidence  des  seigneurs 
d;  l'Ile     e  Montréal,   les  Messieurs  de  Saint- 


LE  RECENSEMENT   DE   VILLE-MARIE  123 


Sulpice,  la  distance  est  tôt  franchie.  Des  bastions 
et  des  courtines  on  aperçoit  même  à  travers  les 
arbres,  le  château  de  ces  messieurs,  flanqué  de 
ses  deux  tours  carrées;  surmontées  de  toitures 
quadrangulaires  dont  les  flèches  dominent  les  plus 
hautes  futaies. 

A  l'huis  de  la  demeure  seigneuriale,  monsieur 
le  major  est  salué  par  six  gardes  portant  les  cou- 
leurs du  Roi,  qui  y  stationnent,  la  hallebarde  au 
pomg.  Car  il  faut  dire  que  monseigneur  le  mar- 
quis de  Tracy,  vice-roi  de  la  Nouvelle-France,  a 
précédé  de  quelques  jours  monsieur  l'Intendant 
en  ces  lieux  et  que,  de  même  que  lui,  il  est  l'hôte  de 
messieurs  les  seigneurs. . . 

Dans  le  jardin,  où  monsieur  le  major  se  rend 
offrir  incontinent  ses  hommages  au  vice-roi,  il  y  a 
déjà  force  compagnie  qui  l'a  devancé.  D'abord, 
voici  messire  Gabriel  Souart,  le  supérieur  de  Saint- 
Sulpice  et  le  représentant  autorisé  des  seigneurs, 
puis  messire  Gilles  Pérot,  le  curé  de  la  paroisse,' 
aussi  messires  Dominique  Galinier,  Michel  Bar- 
thélémy et  Claude  Trouvé;  tous  de  la  communauté, 
tous  commensaux  de  cette  demeure,  qui  est  le 
séminaire  aussi  bien  que  la  résidence  des  seigneurs. 
Quant  à  messire  l'abbé  Dollier  de  Casson,  s'il 


124  FLEURS  DE  LYS 


n'est  pas  là,  c'est  qu'il  est  parti  pour  le  fort  Sainte- 
Anne.  1 

Maintenant,  monsieur  le  major  cherche  parmi 
les  groupes  que  les  vapeurs  du  soir  commencent 
à  envelopper  de  leurs  ombres,  la  figure  de  mon- 
sieur l'intendant. 

Il  reconnaît  et  sa'ue  au  passage  le  juge  royal, 
Louis  Artus  sieur  de  Sailly,  le  sieur  Picoté  de  Be- 
lestre,  le  juge  Charles  Dailleboust,  Etienne  Bou- 
chard le  chirurgien,  Jacques  Leber  trafiquant  de 
fourrures,  Charles  Le  Moyne  le  trésorier  du  roi, 
Jean-Baptiste  Migeon,  le  procureur  fiscal,  Jacques 
Le  Moyne  le  marguillier-comptable,  dont  il  est  le 
collègue,  puisqu'il  est,  lui,  le  major,  marguillier 
d'honneur. . .  Il  va,  de  ci,  de  là,  scrutant  les 
groupes . . .    Mais  d'intendant  point. 

«Je  suis  un  peu  à  l'avance,»  se  dit  le  major, 
«je  me  remets  que  monsieur  l'Intendant  ne  m'a 
donné  rendez-vous  ici  que  pour  huit  heures.  Ce 
n'était  pas  la  peine  de  tant  me  hâter  et  d'abréger 
ma  collation  ce  soir,  mille  arquebuzades  !» 

*  Le  nom  de  messire  l'abbé  Dollier  de  Casson  n'est  pas  compris 
dans  le  recensement  de  1667,  et  cela  sans  doute  à  cause  d'une  absence 
prolongée  de  Ville-Marie,  occasionnée  par  un  pénible  voyage  et  un  long 
séjour  que  fit  l'abbé,  au  fort  Ste-Anne,  dans  le  lac  Champlain,  tels 
que  décrits  en  son  Histoire  du  Montréal,  au  chapitre:  De  l'automne 
1666,  à  l'automne  1667. 

(Ls  R.  de  L.) 


LE  RECENSEMENT   DE   VILLE-MARIE  125 

Viennent  à  passer  maître  Bénigne  Basset,  le 
tabellion,  avec  François  Bailly  l'entrepreneur  de 
bâtisses. 

«Bonsoir  monsieur  le  major  !»  disent-ils. 

«Bonsoir  maître  Bénigne,  bonsoir  François  ! 
Hé  là,  qu'il  vous  plaise  de  me  dire  l'heure.» 

«Un  peu  passé  sept  heures»,  fait  Bénigne, après 
qu'il  eut  levé  les  yeux  vers  le  firmament  violet,  où 
s'allument  quelques  étoiles. 


Et  pendant  ce  temps-là,  monsieur  l'Intendant, 
au  seuil  d'une  maison  qui  borde  l'un  des  sentiers 
de  la  naissante  Ville-Marie,  s'entretient  avec  un 
colon,  sa  femme  et  ses  enfants. 

Ce  ménage  est  le  cent  vingt-quatrième  qu'il 
visite. 

Voyez-le,  dans  le  demi-jour  de  la  nuit  tom- 
bante. 

C'est  un  homme  de  quarante-deux  ans.  L'o- 
vale de  sa  figure  est  d'une  singulière  régularité. 
Les  yeux  sont  grands  et  beaux,  le  nez  est  légèrement 
busqué,  la  moustache  fine,  la  bouche  délicate  mais 
énergique.  Une  perruque,  dont  les  larges  boucles 
flottent  sur  les  épaules,  encadre  tous  ces  traits. 


126  FLEURS   DE  LYS 

empreints  de  sagesse,  de  force  et  de  bonté.  Il 
porte  des  souliers  à  talons  hauts  et  à  boucles 
d'argent,  des  bas  de  soie  noirs,  une  rhingrave  et  un 
habit  de  drap  très  foncé,  avec  un  rabat  de  toile  de 
Hollande,  qui  se  détache,  sur  la  devanture  de 
l'habit.     Il  est  coiffé  d'un  feutre  empanaché. 

Sans  apparat,  sans  autre  fonctionnaire  qu'un 
secrétaire,  au  foyer  du  colon,  tout  près  de  lui,  il 
s'informe  de  ses  besoins,  de  ses  espoirs,  il  s'enquiert 
de  ses  griefs  et  de  ses  joies. 

Brave  monsieur  Jean  Talon  ! 

«Oui,  monsieur  l'Intendant,»  dit  l'homme  de 
la  terre  nouvelle,  «il  y  a  quatorze  ans  que  j'habite 
ce  pays.  Quand  j'y  vins,  avec  la  recrue  de  1653, 
ce  bourg  avait  onze  ans» . . .  Puis  il  dit  son  nom, 
son  âge,  ceux  de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  de 
son  domestique,  le  nombre  de  ses  bestiaux,  et  les 
arpents  de  terre  en  valeur. 

Et  le  secrétaire  qui  accompagne  monsieur 
Talon,  note  les  particularités  données. 

Puis  paternellement,  l'intendant  prend  congé 
de  ses  hôtes,  qui  le  regardent  s'éloigner  sur  la  route 
grise,  dont  la  lune  accentue  maintenant  un  peu  la 
clarté... 

Bientôt,  il  chemine  sur  le  sentier  qui  côtoie 
a  rivière.     Il  passe  devant  l'école  qu'il  a  visitée 


LE  RECENSEMENT  DE   VILLE-MARIE  127 


la  veille,  où  gîtent  les  sœurs  Marguerite  Bourgeois, 
Catherine  Crolo,  Marie  Raisin,  Anne  Yon  et 
quatre  jeunes  filles  de  France  à  marier,  qu'il  a 
placées  lui-même  sous  l'égide  de  Marguerite  Bour- 
geois, en  cette  maison,  berceau  de  la  Congrégation. 
Quelques  toises  plus  loin,  se  rencontre  l'hô- 
pital. . .  Soudain,  au  moment  où  il  longe  la  haute 
palissade,  de  l'intérieur  monte  dans  le  soir  serein 
et  constellé,  une  douce  voix  d'enfant,  qui  chante 
ronde  de  France,  aux  accents  harmonieux  et 
plaintifs  d'un  luth. 

Qui  est-ce  qui  passe  ici  si  tard, 
Compagnons   de  la    marionnette, 
Qui  est-ce  qui  passe  ici  si  tard; 
Sur  le  quai  ? 

Après  une  pause,  une  autre  voix  enfantine 
répond  : 

"Ce  sont  les  chevaliers  du  Roi, 
Compagnons  de  la  marionnette, 
Ce  sont  les  chevaliers  du  Roi, 
Sur  le  quai... 

Monsieur  Talon  le  connaît  bien  cet  air,  pour 
l'avoir  entendu  dans  la  vieille  France,  où  il  a  été 
intendant  du  Hainaut,  avant  que  de  venir  dans  la 
Nouvelle.  Il  s'arrête,  écoute  un  m:  ment  la 
chanson  qui  le  transporte  en  pensée,  au  delà  de 


128  FLEURS  DE  LYS 


Tocéan,  au  pays  lointain  de  ses  pères,  puis  il  dit 
à  son  compagnon  :  «  Procédons,  monsieur,  la  nuit 
s'annonce  belle,  et  cette  chanson  fait  plaisir,  mais 
je  n'ai  nulle  visée  de  coucher  ce  soir  à  l'enseigne 
de  la  lune.» 

Et  sans  plus,  ils  pressent  le  pas  tous  deux,  et 
rentrent  au  château  des  seigneurs  de  l'île. 

Il  est  huit  heures. 

Monsieur  l'Intendant  est  un  peu  las,  tout  cou- 
vert de  poussière,  com^me  d'ailleurs  le  secrétaire 
qui  est  harassé. 

Mais  qu'importe  !..  On  a  fait  de  la  bonne 
besogne. 

Les  uns  ont  été  secourus,  les  autres  fortifiés 
dans  leurs  espérances,  enfin  tous  les  colons  savent 
qu'ils  sont  appuyés  et  que  le  roi  s'occupe  d'eux. . . 

* 

Les  notables  que  nous  avons  vus  tout  à  l'heure 
au  jardin,  sont  maintenant  dans  la  grande  salle  du 
séminaire,  encore  tout  plein  du  souvenir  que  mon- 
sieur Paul  de  Chomedey  sieur  de  Maisonneuve 
y  a  laissé.  Car  deux  ans  ne  se  sont  pas  encore 
écoulés  depuis  son  départ,  et  cet^e  maison  était 
son  château,  lorsqu'il  était  gouverneur  de  Ville- 
Marie. 


"...  l'intendant  vient  d'apparaître, 
UN  portefeuille  de  cuir  sous  le  bras 

ET    LE    chapeau    À    LA    MAIN,    EN    DISANT: 

SALUT    MONSEIGNEUR.     SALUT     MESSIEURS. •■ 

p.  130. 


LE  RECENSEMENT   DE   VILLE-MARIE  129 

Cette  pièce,  plus  longue  que  large,  et  de  di- 
mension assez  vaste  pour  contenir  nombreuse  com- 
pagnie, est  celle  de  la  communauté,  dite:  salle  des 
exercices  C'est  ici  que  les  Messieurs  font  la  prière, 
se  rencontrent  aux  heures  de  récréation  ou  en- 
core, reçoivent  les  personnages  qu'ils  veulent 
particulièrement  honorer. 

A  la  muraille  faisant  face  à  l'entrée  qui  donne 
sur  le  corridor,  sont  suspendus:  uii  grand  crucifix 
d'ébène  à  Christ  d'ivoire  et  des  portraits;  ceux  de 
messire  Olier,  le  fondateur  et  premier  supérieur  de 
Saint-Sulpice,  et  de  messire  de  Bretonvilliers  son 
successeur  et  le  supérieur  actuel  à  Paris. 

Sur  le  mur  opposé,  que  la  porte  sépare  en  deux 
pans,  d'autres  portraits:  ceux  des  barons  de  Renty 
et  de  Fancamp;  deux  des  premiers  associés  de  la 
compagnie  de  Notre-Dame  de  Montréal,  ins- 
tigatrice du  projet  et  fondatrice  de  Ville-Marie. 

Une  fort  belle  pendule  sur  sa  crédence,  orne- 
mentée d'incrustations  de  cuivre  et  d'écaillé,  ■  pare 
le  fond  de  la  chambre. 

Enfin,  en  regard,  à  l'autre  extrémité,  une 
peinture  représentant  Louis  XIV  et  une  autre 
son  ministre  des  finances  et  des  colonies,  le  fameux 
Colbert. 

Une  grande  table  de  vieux  chêne  à  pattes 
sculptées,  garnie  d'un  encrier,  de  plumes,  de  grat- 


130  FLEURS  DE  LYS 

toir,  d'un  petit  plat  de  poudre  à  assécher  l'encre 
et  de  papier,  occupe  le  centre  de  la  pièce. 

Monseigneur  le  vice-roi  s'y  trouve  dans  un  fau- 
teuil de  tapisserie  ancienne,  à  dossier  élevé.  De 
temps  en  temps,  il  écrit  avec  une  longue  plume 
d'oie  blanche,  soit  la  réponse  provoquée  par  sa 
question,  soit  la  suggestion  judicieuse,  offerte 
par  un  des  assistants,  pour  l'avancement  de  Ville- 
Marie  et  son  bon  gouvernement... 

Mais  monsieur  l'Intendant  vient  d'apparaître, 
un  portefeuille  de  cuir  sous  le  bras  et  le  chapeau 
à  la  main,  en  disant:  «Salut  Monseigneur,  salut 
messieurs  !»  Et  l'assemblée  lui  rend  ses  civilités. 

Le  major  du  Puis  a  tôt  fait  d'aller  à  sa  ren- 
contre, et  de  lui  remettre  sous  pli,  les  détails  re- 
quis sur  la  soldatesque.  Et  ceci  complète  le 
dénombrement  de  Ville-Marie. 

Monsieur  Talon  remercie,  et  met  la  pièce 
dans  son  portefeuille. . . 

Alors,  le  vice-roi  s'adressant  au  major  dit: 
«Faites  en  sorte,  monsieur,  de  convier  pour  demain 
après  les  vêpres,  dans  l'enceinte  du  fort,  les  sau- 
vages amis  qui,  me  dit-on,  cabanent  aux  environs 
de  ce  bourg.  Je  les  veux  voir,  me  montrer  à  eux  et 
leur  faire  festin  de  sagamité.» 

«Mes  gens  les  iront  quérir,  Monseigneur»,  ac- 
quiesce le  major. 


LE  RECENSEMENT  DE   VILLE-MARIE  131 


«Au  reste»,  intervient  l'intendant,  mi-sérieux, 
mi-souriant,  «voici  comme,  si  cela  est  du  goût  de 
Monseigneur,  je  vous  conseille  cette  sagamité. 
Retenez  cette  manière  de  la  faire,  qui  me  vient 
de  la  révérende  Mère  Marie  de  l'Incarnation,  la 
supérieure  des  Ursulines  de  Québec. . .  Pour  soi- 
xante à  quatre-vingts  sauvages,  mettez  dans  l'eau 
quatre  mesures  de  farine  de  pois  et  de  blé-d'Inde, 
quatre  pains  de  six  livres,  quatre  livres  de  gros 
lard,  un  boisseau  de  pruneaux  noirs  et  une  douzaine 
de  chandelles  de  suif. . .» 

«J'ai  fidèle  mémoire,  monsieur  l'Intendant, 
comptez  que  tout  sera  à  point». 

Alors,  neuf  heures  venant  à  sonner  à  la  belle 
pendule,  la  compagnie  se  sépare,  en  se  souhaitant 
bonne  nuit. 

Dans  une  salle  basse,  où  ils  les  ont  déposés  à 
l'arrivée,  chacun  va  reprendre  son  pistolet  ou  son 
mousquet.  Il  ne  serait  guère  prudent,  en  l'an 
1667,  d'être  sur  le  sentier,  à  neuf  heures  du  soir 
à  Ville-Marie,  sans  armes. 

«Bonne  nuit  et  gare  aux  faquins  d'Iroquois  !» 
dit  monsieur  l'Intendant. 

«Depuis  que  Monseigneur  avec  ses  troupes  les 
a  réduits  en  cannelle,»  retorque  Charies  Le  Moyne, 
«ils  ne  sont  plus  à  craindre». 


132  FLEURS  DE  LYS 


«Tout  de  même  !. . .  Tout  beau  !  tout  beau  î 
monsieur»,  fait  le  vice-roi,  et  il  ordonne  à  ses  gardes 
de  prendre  leurs  arquebuses  et  de  les  accompagner 
jusqu'à  leurs  gîtes  portes  closes. 

«Les  maroufles  s'enfonceraient  dans  d'étran- 
ges épines,  s'ils  faisaient  pièce  sur  nous  ce  soir,» 
remarque  le  sieur  Picoté  de  Belestre . . .  pendant 
que  la  troupe  déambule  sur  la  route  assombrie  par 
les  arbres,  mais  où  la  lune,  en  perçant  la  feuillée, 
sème  cependant  une  lueur  indécise  et  laisse  traîner 
ici  et  là  quelques  pâles  rayons. 

Bientôt,  reviennent  les  gardes. 

Tout  est  bien. 

Et  sous  les  étoiles,  pour  jusqu'au  soleil 
nouveau,   Ville-Marie  s'endort... 


Puis,  c'est  dimanche. 

Monsieur  l'Intendant,  réveillé  en  sursaut  par 
une  harmonie  de  trompettes  et  par  des  battements 
des  tambours,  pense  d'abord  que  c'est  la  diane; 
et  se  retourne  pour  dormir;  mais  voici  que  la  mu- 
sique se  rapproche,  elle  semble  maintenant  presque 
dans  sa  chambre.  Il  entr'ouvre  les  rideaux  de  son 
lit,  voit  que  le  sablier  sur  la  cheminée,  marque  six 
heures  et  qu'un  beau  rayon  de  soleil  se  glisse  entre 


LE  RECENSEMENT  DE   VILLE-MARIE   ■      133 

les  deux  contrevent 3 Jclos  . .  Il  met  ses  pan- 
toufles, une  robe  de  chambre  de  brocatelle  de  laine 
amarante  à  fleur  de  lys  et  jette  toute  grande  ou- 
verte la  fenêtre. 

Plusieurs  tambours  avec  des  sonneurs  de 
trompettes  sont  là,  en  bas,  dans  la  cour,  aux  fins 
de  lui  donner  l'aubade  Monsieur  Talon,  cour- 
toisement les  remercie  et  leur  fait  porter  par  Cou- 
rage, son  valet  de  chambre,  à  chacun  un  écu  blanc . 

Monseigneur  le  vice-roi  d'où  ils  arrivent,  leur 
enverra  plus  tard,  une  brasse  de  pétun.  Quant 
à  messire  l'abbé  Souart,  où  ils  vont  donner  l'aubade 
aussi,  il  leur  fera  servir  à  tous  une  tasse  de  vin 
d'Espagne. .. 

Mais  monsieur  l'Intendant  ne  s'endort  plus. 
Il  revêt  un  bel  habit  de  moire  (car  c'est  aujourd'hui 
dimanche,  ne  l'oublions  pas)  agrémenté  d'un  col 
et  de  manchettes  de  dentelles  au  point  d'Alençon. 
En  attendant  le  petit  déjeuner,  confortablement 
assis  dans  une  bergère,  il  feuillette  une  liasse  de 
papier,  laquelle,  contient  les  détails  et  les  rensei- 
gnements recueillis  dans  sa  tournée  des  côtes  de  la 
région  de  Montréal  et  du  bourg  de  Ville-Marie. 
La  liasse  parcourue  et  tout  compte  fait,  il  écrit  sur 
une  feuille,  qu'il  y  annexe  en  guise  de  sommaire: 


134  FLEURS  DE  LYS 


RECENSEMENT   DE   1667 

VILLE-MARIE  ET  SES  CÔTES 

Ménages 124 

Population 760 

Arpents  en  culture 1849 

Bestiaux 344 

Après  le  déjeuner,  Monseigneur  en  habit 
somptueux  de  taffetas  changeant  rouge  et  bleu, 
Tépée  au  baudrier  de  drap  d'or  et  ayant  à  la  main 
une  longue  canne,  se  promène  avec  monsieur  Talon 
et  Messieurs  de  Saint-Sulpice,  sur  la  terrasse 
d'avant,  jusqu'au  premier  coup  de  la  messe.  Puis, 
sous  l'escorte  d'une  garde  d'honneur  de  halle- 
bardiers,  on  se  rend  à  l'église  de  la  paroisse,  qui 
est  attenante  à  l'hôpital,  et  qui  se  trouve  trop 
petite  pour  contenir  tous  les  colons.  Il  faut 
ouvrir  grandes  les  portes,  pour  que  tous  voient 
au  moins  l'autel  du  dehors. 

Il  y  a  pain  bénit.  C'est  l'intendant  qui  va 
à  l'offrande,  et  qui  dépose  dans  le  plateau  deux 
ducats  de  la  part  du  marquis  de  Tracy  et  deux 
autres  de  la  sienne.  Le  chœur  chante,  soutenu 
par  violon  et  basse-viole,  une  messe  royale  de 
Dumont,  et  pour  finir  le  Salvum  fac  regem. 


LE  RECENSEMENT  DE   VILLE-MARIE  135 

Après  Vite  missa  est,  monsieur  Talon  passe  de 
l'église  à  THôtel-Dieu,  pour  aller  saluer  une  derniè- 
re fois  mademoiselle  Mance,  la  mère  Catherine 
Masse,  supérieure  des  hospitalières,  et  les  sœurs 
Moreau  de  Bresoles,  Marie  Morin,  Catherine  Denis 
et  Elisabeth  Le  Comte. 

Comme  il  descend  le  perron  de  l'hôpital,  il 
aperçoit  Barbe,  la  fille  de  Minime  le  charpentier. 
Elle  tient  un  luth. 

«C'est  toi  qui  jouais  de  cette  musique  ici, 
hier  et  qui  chantais?» 

«Oui  monsieur  l'Intendant,  et  celle-ci,  c'est 
mon  amie,  qui  chantait  avec  moi»,  fait-elle  en  dé- 
signant une  petite  fille  à  son  côté. 

«Et  qui  t'a  montré  à  pincer  de  cet  instru- 
ment ?» 

«Le  sieur  de  Maisonneuve,  notre  ancien  gou- 
verneur, et  ce  beau  luth  de  Bologne,  c'est  lui  qui 
me  l'a  donné.» 

«Tu  en  joues  bien»,  conclut  l'intendant.  Puis 
s' adressant  à  l'autre:  «Comment  est-ce  qu'on  te 
nomme,  ma  petite  ?» 

«Jeanne  Cécile,  monsieur.» 

«Ton   âge  ?» 

«J'ai  sept  ans,  monsieur  ?» 

«Où  demeure  ton  père  ?» 


136  FLEURS  DE  LYS 

«Il  est  mort,  monsieur;  les  Iroquois  l'ont  tué 
quand  j'avais  deux  ans.  Il  s'appelait  Lambert 
Closse.» 

«Pauvre  enfant  !«  pense  monsieur  Talon,  en 
s'éloignant. 

* 
*       * 

Dans  l'après-midi,  pendant  que  le  vice-roi, 
fera  festoyer  les  sauvages  au  fort,  comme  il  l'a 
demandé,  l'intendant  sera  l'hôte  du  sieur  Charles 
Le  Moyne,  qui  l'amènera  en  l'île  Sainte-Hélène, 
qu'il  vient  d'acquérir  (il  y  a  trois  ans)  avec  l'île 
Ronde,  du  sieur  de  Lauzon,  à  titre  de  fief. 

Enfin,  le  soir.  Messieurs  de  Saint-Sulpice 
donneront  un  beau  dîner  en  l'honneur  de  leurs 
visiteurs  distingués. 

Voilà  une  journée  bien  remplie,  et  alors 
même  que  ce  fût  dimanche,  personne  n'a  chômé... 

Enfin,  le  lendemain,  lundi,  sur  les  huit  heures 
du  matin,  deux  gabarres  et  une  biscayenne, 
portant  chacune  un  pavillon  blanc  fleurdelisé, 
laissent  le  quai  du  roi,  à  Ville-Marie  pour  Québec. 

Et  dans  le  scintillement  du  grand  soleil  de  mai, 
qui  fait  ruisseler  l'or  de  ses  rayons  sur  les  vagues, 
la  flottille,  s'éloigne,  aux  acclamations  de  la  foule. 


LE  RECENSEMENT  DE   VILLE-MARIE  137 


«Vive  monsieur  le  marquis  de  Tracy  !» 
«Vive  monsieur  Talon  !» 
Vive  le  Roi  !» 

. .  .Monseigneur  et  monsieur  l'Intendant  sont 
partis. 

Louis-Raoul  de  Lorimier 


Les  derniers  lys  de  France 


C'était  en  septembre  1760.  L'armée  de  Lévis, 
abattue  par  de  longues  campagnes,  décimée  par  la 
désertion,  avait  dû,  à  l'arrivée  des  renforts  ennemis, 
lever  précipitamment  le  siège  de  Québec,  et  se 
réfugier  derrière  la  pauvre  enceinte  de  Montréal. 
Trois  armées  anglaises  vinrent  l'y  cerner  par  le 
nord,  le  sud  et  l'ouest.  Après  150  ans  d'un  combat 
sans  merci,  Albion  tenait  enfin  sa  proie. 

En  de  telles  circonstances,  et  les  secours  pro- 
mis par  la  France  n'arrivant  pas,  le  gouverneur, 
M.  de  Vaudreuil,  jugea  toute  résistance  inutile,  et 
entama  des  pourparlers  avec  le  général  Amherst, 
chef  de  l'expédition  anglaise.     Il  préférait  offrir 
lui-même  au  vainqueur  les  termes  d'une  capitula- 
tion avantageuse,  au  lieu  de  compter  sur  les  résul- 
tats incertains  d'une  lutte  opiniâtre,  qui  "n'aurait 
pu  retarder  que  de  deux  jours  la  perte  du  pays". 
Le   généralissime   anglais,   dont  les   troupes 
étaient  aussi  fort  harassées,  souscrivit  à  la  majorité 
des   articles   que   lui   présenta   le   parlementaire 
français,  mais  refusa  d'accorder  à  la  garnison  les 
honneurs  de  la  guerre.    De  nouvelles  et  vives 
instances  le  trouvèrent  inflexible  sur  ce  point. 


140  FLEURS  DE  LYS 


En  apprenant  l'humiliation  qu'on  lui  réservait, 
M.  de  Lévis  s'indigna.  Il  réunit  sans  plus  tarder 
les  chefs  de  bataillon  sur  lesquels  il  savait  pouvoir 
compter,  leur  exposa  la  gravité  de  la  situation,  et 
leur  fit  part  de  sa  courageuse  résolution  de  tenir 
jusqu'au  bout.  Tous  approuvèrent  résolumient 
son  projet.  Ils  rédigèrent  alors  conjointement  un 
mémoire,  adressé  à  M.  de  Vaudreuil,  dans  lequel 
ils  demandaient  l'autorisation  de  s'enfermer  dans 
l'île  Sainte-Hélène,  "où  ils  sauraient  bien  forcer 
l'ennemi  de  leur  accorder  une  capitulation  hono- 
rable."   Levis  la  porta  au  château. 

Malgré  la  grande  estime  dont  Vaudreuil  hono- 
rait le  marquis,  il  ne  voulut  point  se  rendre  à  ses 
supplications,  ni  aux  instances  des  officiers.  Il 
promit  cependant  de  réfléchir  plus  longuemient,  et 
de  donner  au  plus  tôt  une  réponse  définitive. 

Le  chevalier  sortit  très  abattu,  prévoyant  la 
décision  du  gouverneur.  Dans  les  rues  de  la  ville 
assiégée,  l'affolement  était  général.  Les  réfugiés 
racontaient  les  pillages,  les  incendies,  les  massa- 
cres que  les  "Rangers"  scalpeurs  semaient  sur 
leurs  pas,  et  les  habitants  se  lamentaient  sur  leur 
sort  futur.  De  telles  scènes,  où  le  désespoir  se 
teintait  d'égoïsme,  désolèrent  le  noble  marquis. 
Il  partit  sans  délai  pour  l'île  Sainte-Hélène. 


LES  DERNIERS  LYS  DE  FRANCE  141 

Il  affectionnait  cette  perle  de  verdure,  se 
dressant  solitaire  au  milieu  du  grand  fleuve,  qui 
l'entoure  de  ses  eaux  caressantes.  Champlain, 
premier  acquéreur  du  domaine,  l'avait  payé  avec 
la  dot  d'Hélène  Boullé,  sa  pieuse  épouse.  Plus 
tard,  les  barons  de  Longueuil  en  devinrent  les 
possesseurs,  et  résidèrent  au  sud  de  la  propriété, 
dans  une  maison  de  belle  apparence,  le  Manoir 
entourée  de  jardins  et  de  magniftques  vergers.  Les 
dépendances  comprenaient  un  pressoir  à  cidre  et, 
plus  au  nord,  de  vastes  moulins  à  farine. 

Cet  îlot  charmant,  dont  la  renommée  passa 
jusqu'à  Londres,  avait  déjà  fourni  d'héroïques 
pages  à  l'histoire  canadienne.  Ce  fut  là,  que,  seul, 
pendant  une  partie  de  chasse,  l'intrépide  Le  Moyne 
tint  tête  à  une  bande  de  cinquante  jeunes  Iroquois. 
Depuis  longtemps,  les  chefs  de  la  perfide  nation 
avaient  mis  à  prix  la  chevelure  de  celui  qui  était  la 
terreur  des  neuf  cantons.  Excités  par  les  vieil- 
lards, les  assaillants  hésitaient  néanmoins  à  fondre 
sur  leur  unique  adversaire  :  ils  connaissaient  sa  bra- 
voure audacieuse.  Tout  à  coup,  le  gentilhomme 
trébucha  sur  le  sol:  les  barbares  purent  alors  le 
capturer. 

* 


142  FLEURS  DE  LYS 


L'aube  du  9  septembre  1760,  déployée  en  éven- 
tail rose,  montait  derrière  la  crête  bleue  des  Lauren- 
tides.  Le  fleuve,  grossi  par  de  récents  orages, 
roulait  inquiet  et  grondeur,  ses  petits  flots  verdâ- 
tres.  Sur  ses  deux  rives,  à  la  Longue-Pointe  et  à 
Longueuil,  les  feux  des  bivouacs  anglais  perçaient 
à  travers  les  vapeurs  du  matin  ;  à  l'horizon,  dans  la 
direction  de  Varennes,  fumaient  encore  les  incen- 
dies allumés  par  les  envahisseurs. 

Seule  au  milieu  de  ce  paysage  guerrier,  la 
petite  île  Sainte-Hélène  semble  sourire  aux  pre- 
petite  île  Sainte-Hélène  sourit  aux  premiers  rayons 
du  jour.  La  nature  sommeille  encore,  muette  et 
rêveuse  dans  sa  parure  d'automne.  Sous  le  porti- 
que du  Manoir  un  officier,  reconnaissable  à  son 
hausse-col  de  cuivre  jaune,  se  promène  précipi- 
tamment. Sur  sa  poitrine  brille  la  croix  de 
Saint-Louis,  à  ruban  couleur  de  feu,  et  sa  perru- 
que blanche  est  nouée  sur  la  nuque  suivant  la 
mode  du  temps.  La  bouche  bien  droite,  un  nez 
fortement  aquilin  et  des  yeux  très  doux  indiquent 
la  distinction  unie  à  la  fermeté.  C'est  le  marquis 
de  Lévis,  dont  la  calme  bravoure  et  le  noble  carac- 
tère forçaient  l'admiration  du  ministre  des  colo- 
nies, à  Londres.  Il  serre  fébrilement  un  parchemin, 
qu'il  lit  tout  haut,  d'un  ton  saccadé: 


LES  DERNIERS  LYS   DE  FRANCE  143 

** J'ordonne  à  M.  le  chevalier  de  Lévis. . .  de  se 
conformer  à  la  présente  capitulation  et  de. . .  faire 
mettre  bas  les  armes. . .  aux  troupes". 

S'arrêtant,  pour  peser  l'humiliation  qu'on  veut 
lui  infliger: 

— . . .  de  faire  mettre  bas  les  armes  !. . .  Pour 
la  première  fois  de  ma  vie,  sans  avoir  tiré  un 
coup  de  canon,  il  faudra  me  rendre  !. . .  Mont- 
calm,  Dollard,  Vauquelin,  laisseriez-vous  ainsi 
sombrer  l'honneur  ?. . . 

Puis,  ressaisissant  son  âme,  qu'il  sent  déjà 
frémir  sous  l'opprobre: 

—  Cependant,  l'ordre  est  formel...  Je  dois 
obéissance  à  mon  chef,  et  à  tous  mes  soldats, 
l'exemple  de  la  soumission.  Eh  bien!... 
''Avec  l'aide  de  Dieu",  comme  dit  le  blason 
de   mes   ancêtres,    j'obéirai.    Oui,    j'obéirai. 

Immédiatement,  il  fait  mander  tous  ses  offi- 
ciers. Il  est  sept  heures.  Fidèles  au  rendez- vous, 
ils  arrivent  bientôt  par  petits  groupes. 

Voici  le  brigadier  de  Bourlamaque,  qui,  ayant 
eu  dans  la  dernière  campagne,  une  omoplate  brisée, 
se  fit  transporter  en  brancard,  pour  continuer  de 
donner  ses  ordres;  puis,  le  colonel  de  Bougain ville, 
qui,  il  y  a  quelques  mois  à  peine,  de  son  poste  de 


144  FLEURS  DE  LYS 

rile  aux  Noix,  mandait  qu'il  était  prêt  à  défendre 
la  colonie  jusqu'à  la  dernière  extrémité;  Mont- 
béliard,  commandant  de  l'artillerie,  dont  la  démar- 
che chancelante  rappelle  la  glorieuse  blessure; 
Pontleroy,  ingénieur  en  chef,  "l'incorruptible" 
et  la  terreur  des  amis  de  Bigot;  enfin,  Dumas,  chef 
des  milices  canadiennes;  Le  Mercier,  de  la  Pause, 
en  un  mot  l'état-major  au  complet. 

Lévis  est  aimé  de  ses  subalternes;  sa  franchise 
et  sa  gaieté  languedocienne  lui  gagnaient  tous  les 
cœurs,  "depuis  le  tambour  jusqu'au  colonel." 
La  bonté  formait  la  note  dominante  de  son 
caractère:  le  moindre  bon  office  donnait  droit  à 
son  affection  spéciale.  Cependant,  ce  jour-là, 
l'accueil  fut  affable  comme  toujours,  mais  empreint 
de  tristesse. 

"Messieurs,  leur  dit-il  d'une  voix  émue,  hier 
vous  demandiez  avec  moi  à  M.  de  Vaudreuil 
de  vous  retirer  dans  cette  île  avec  les  troupes  de  la 
colonie,  pour  y  soutenir  en  votre  nom  l'honneur 
des  armes  du  Roi. 

"J'ai  transmis^votre  demande,  l'appuyant  moi- 
même  de  mes  vives  instances.  Voici  la  réponse: 
"J'ordonne  à  M.  le  chevalier  de  Lévis  de  faire 
mettre  bas  les  armes^aux  troupes." 

"Messieurs,  l'ordre  est  formel;  nous  devons 
obéir. 


"immobiles   comme    des   bronzes  en 

DES  LUEURS  d'oRAGE,  l'aRME  DROITE, 
LE  CŒUR  EMU,  LES  SOLDATS  REGARDENT 
s'envoler  les   lys   DE   FRANCE."    p     151. 


LES  DERNIERS  LYS  DE  FRANCE  145 

"Nous  déposerons  les  armes.  Mais. . .  quant 
à  livrer  les  étendards  de  nos  bataillons,  jamais  ! 
Résignons-nous  à  la  honte,  jamais  à  l'infamie  ! 

"Ce  soir,  à  la  nuit  tombante,  réunissez  ici  les 
troupes.  Devant  les  soldats,  face  aux  vainqueurs, 
nous  détruirons  nos  drapeaux." 

Le  noble  chevalier  ne  put  ajouter  une  parole. 
Les  officiers  se  retirèrent  consternés. 

La  journée  s'écoula  riante.  Partout,  au  milieu 
des  feuilles  jaunissantes,  les  verges  d'or  et  les 
mélilots  blancs  fleurissaient  au  bord  des  sentiers; 
et,  de  buisson  en  buisson,  avec  un  menu  gazouillis 
d'adieu,  les  fauvettes  s'en  allaient. 

Au  déclin  du  jour,  le  brave  général  vint  deman- 
der au  soir  un  peu  de  ce  baume  qu'il  réserve  aux 
grandes  douleurs.  Devant  lui,  s'étendait  Ville- 
Marie,  que  voilait  déjà  la  gaze  pourpre  du  couchant. 
C'était  alors  une  bien  petite  ville,  simplement 
entourée  d'une  dérisoire  enceinte  de  pierres  brutes, 
haute  de  quatre  pieds:  quel  jeu  d'enfant  pour  les 
batteries  anglaises  !  A  l'extrême  droite,  sur  le 
château  du  gouverneur,  où,  à  genoux,  Pvladame  de 
Vaudreuil  priait  pour  la  colonie,  le  drapeau  du  Roi 
de  France  flottait  encore;  et,  face  au  fleuve,  quatre 
clochers  montraient  le  ciel  en  dernière  espérance. 

Devant  ce  tableau,  évocateur  d'un  siècle 
d'histoire,  l'âme  de  Lévis  se  fixa  dans  l'extase  du 


146  FLEURS  DE  LYS 


souvenir.  Là-bas,  au-dessus  de  la  vieille  bourgade 
indienne,  maintenant  la  Ville  de  Marie,  au  pied 
de  la  croix  qui  donna  au  Christ  et  à  la  France  cet 
immense  pays,  des  ombres  s'inclinent,  répondant 
aux  derniers  adieux  du  drapeau  blanc  fleurdelisé. 
Ce  sont  les  mânes  des  ancêtres  qui  passent:  Mai- 
sonneuve,  qui  féconda  cette  terre  bénie  de  ses 
sueurs  et  de  ses  vertus  ;  Mlle  Mance,  ange  de 
miséricorde  et  de  charité;  Dollard,  le  sauveur  de 
la  Nouvelle-France;  puis,  toute  une  phalange  de 
prêtres,  de  vierges,  d'humbles  moissonneurs,  qui 
moururent  pour  leur  Dieu  et  leur  roi. 

Sur  l'aile  des  goélands,  traversant  les  mers,  la 
pensée  de  Lévis  se  reporte  sur  les  hauteurs  de 
Prague,  dans  les  plaines  de  l'Italie,  alors  que,  jeune 
officier,  il  faisait  ses  premiers  pas  dans  le  chemin 
de  la  gloire.  Viennent  ensuite  Chouaguen,  Caril- 
lon, Québec,  Sainte-Foye;  autant  de  noms,  autant 
de  victoires.  Et  tant  de  lauriers  vont  se  flétrir 
dans  la  honte  ! . . . 

Le  firmament  semblait  partager  la  tristesse  de 
cette  âme  brisée:  le  ciel  roulait  de  gros  nuages,  et 
de  hautes  vagues  venaient  mourir  sur  la  grève. 
M.  de  Lévis  reprit  le  chemin  du  château,  car  l'heure 
de  la  funèbre  cérémonie  approchait. 


LES  DERNIERS  LYS  DE  FRANCE      147 


Bientôt,  dans  le  plus  bel  ordre,  les  troupes  arri- 
vent au  Manoir.  Les  différents  bataillons  s'ali- 
gnent dans  la  cour,  devant  un  immense  brasier, 
alimenté  de  branches  d'érable.  Tous  les  dra- 
peaux, une  quarantaine,  furent  placés  à  quelques 
pas  du  premier  rang.  Celui  de  la  Reine,  aux 
armes  de  France,  sur  fond  bleu  fleurdelisé;  de 
Royal  -  Roussillon,  rouge  orangé  et  vert,  avec 
l'inscription  "Nec  pluribus  impar"  et  la  croix 
blanche  semée  de  lis;  de  Berry,  orné  d'un  soleil,  sur 
fond  bleu  fleurdelisé;  de  Guyenne,  à  croix  blanche 
sur  fond  rouge;  de  la  Sarre,  à  croix  blanche  sur  fond 
orangé  et  noir;  de  Languedoc,  avec  l'inscription: 
**Nec  pluribus  impar"  et  les  armes  de  sa  province 
d'origine,  sur  un  fond  bleu  et  jaune;  de  Béam,  à 
croix  blanche  sur  fond  orangé  et  carmin;  des  mili- 
ces canadiennes,  à  croix  blanche  sur  fond  bleu, 
d'où  se  détache  l'image  de  la  très  sainte  Vierge 
tenant  l'Enfant  Jésus;  enfin,  tous  les  drapeaux 
blancs  fleurdelisés  des  colonels  de  chaque  bataillon. 

A  cette  lugubre  fête,  la  nuit  prête  son  voile  de 
deuil.  Partout,  règne  un  silence  de  tombeau,  que 
seul  rompt  le  crépitement  du  bûcher.  Le  marquis 
de  Lévis,  en  grande  tenue,  s'avance  au  front  des 


148  FLEURS  DE  LYS 


troupes.  Il  monte  sur  un  tertre,  à  droite  des  ensei- 
gnes. Durant  quelques  minutes,  il  promène  sur 
ses  soldats  le  regard  mélancolique  et  lent  du  père 
de  famille  aux  jours  d'épreuve;  puis,  faisant  un 
effort  pour  maîtriser  son  émotion: 

"Soldats,  dit-il,  vous  savez  que,  demain,  sans 
avoir  tiré  un  coup  de  canon,  nous  nous  rendrons  aux 
Anglais.  Avec  moi  vous  étiez  prêts  à  vous  sacri- 
fier pour  conquérir  le  respect  de  nos  armes;  même 
à  la  défaite,  vous  ne  vouliez  pas  céder.  Il  ne  nous 
reste  que  312  boulets;  nous  voulions  répondre  à 
l'insolence  de  Amherst  par  la  bouche  de  nos  12 
canons.  Le  sort  en  a  décidé  autrement:  il  faut 
nous  rendre. 

"Soldats,  avant  l'aurore  d'un  si  triste  jour, 
payons  à  l'honneur  notre  dernier  tribut.  Cette 
épée,  que  vous  avez  vue  si  souvent  briller  sur  vos 
têtes;  cette  épée,  qui,  depuis  les  bruyères  de  Bohê- 
me jusqu'aux  rives  du  Saint-Laurent,  lutta  pour  la 
France  et  son  roi;  cette  épée,  qui,  sur  les  hauteurs 
de  Carillon,  vous  conduisit  à  la  victoire,  qui, 
comme  Durandal, 

"...toujours    resplendissante, 
". .  .jeta  tant  de  fois  l'horreur  et  l'épouvante 
"Parmi  les  ennemis" 

Amherst  ne  l'ajoutera  pas  aux  trophées  de  sa  facile 
victoire." 


LES  DERNIERS  LYS  DE  FRANCE      149 

Lévis  brandit  une  dernière  fois  sa  belle  épée 
à  garde  d'argent,  puis,  la  saisissant  à  deux  mains, 
d'un  coup  sec,  il  la  rompt  sur  son  genou.  Les  deux 
morceaux  tombent  et  s'entrechoquent  parmi  les 
feuilles  mortes:  le  premier  sacrifice  est  consommé. 

La  flamme  pétille  toujours,  promenant  sur  la 
clairière  de  sinistres  lueurs,  étalant  sur  les  croix 
blanches  des  drapeaux  des  taches  de  sang.  Au 
loin,  les  sentinelles  anglaises  se  répondent  dans  la 
nuit. 

"Maintenant,  continue  le  général,  reste  à 
offrir  un  plus  dur  holocauste,  car  il  touche  de  plus 
près  à  vos  cœurs. 

"Voyez  ces  étendards.  Avec  vos  bataillons, 
ils  parcoururent  l'Europe,  franchirent  les  mers  et 
flottèrent  en  cent  combats,  parmi  vos  rangs  vain- 
queurs. 

"Dites-moi,  iront-ils  maintenant  s'étaler,  à 
votre  étemelle  honte,  dans  les  sombres  musées  des 
bords  de  la  Tamise?  Imprimerez-vous  au  front 
de  vos  enfants  la  flétrissure  des  lâches  ?. . ." 

. . .  Non  !  Jamais  !  jamais  !  rugissent  deux 
mille  poitrines. 

Et  l'écho  du  Canada  français  répète,  au  loin: 
Jamais,  jamais  !... 


150  FLEURS   DE  LYS 


**Eh  bien  !  non,  jamais  nous  ne  livrerons  nos 
drapeaux  ! 

''Vous,  glorieux  étendards  de  la  Sarre  et  de 
Royal-Roussillon,  qui  à  Sainte-Foye,  entraîniez  vos 
bataillons  à  la  victoire  ! 

* 'Drapeaux  de  Languedoc,  qu'un  de  vos  plus 
braves  commandants  baisait  dans  l'ivresse  du 
combat;  croix  blanches,  beaux  lys.  Adieu..." 

Le  vaillant  et  noble  marquis  est  vaincu  par  la 
douleur;  la  sueur  et  les  larmes  voilent  ses  yeux. 
Dans  les  rangs,  courent  des  sanglots.  Le  brasier 
toujours  crépite. 

Soudain,  un  ordre  bref  retentit  : 

"Salut  aux  drapeaux  qui  vont  mourir!" 

Surgissant  de  l'ombre  rougeâtre,  une  forêt  de 
fusils  se  dresse,  les  tambours  battent  aux  champs: 
c'est  l'adieu  suprême  aux  étendards. 

Puis,  le  silence  se  rétablit.  Pas  un  bruisse- 
ment de  feuille,  pas  un  souffle;  seule  et  rageuse,  la 
flamme  gronde. 

Les  tambours  se  taisent.  Alors  M.  de  Lévis, 
suivi  des  officiers,  s'approche,  et,  ainsi  qu'une  mère 
penchée  sur  le  front  de  son  fils  mourant,  baise  les 
franges  de  chacun  des  drapeaux. 


LES   DERNIERS  LYS   DE  FRANCE  151 

L'heure  solennelle  a  sonné.  Chaque  porte- 
enseigne  s'approche  du  brasier,  et,  lentement  y 
dépose  l'étendard  de  son  bataillon.  Les  hampes 
s'inclinent,  et  d'un  mouvement  résigné,  les  plis 
s'abattent  dans  la  flamme,  qu'ils  paraissent  d'abord 
étouffer.  Mais,  bientôt,  une  légère  fumée  court 
sur  l'étoffe  soyeuse  qui  se  soulève;  le  bel  azur,  le 
blanc  immaculé,  toutes  les  teintes  se  noircissent; 
puis,  narquoise,  la  flamme  surgit,  tord  les  croix 
blanches,  morcelle  les  inscriptions,  partout  dévore 
les  lys  de  France;  ces  lys,  symbole  traditionnel 
d'une  nation  vaillante  et  pure,  ces  lys  qui,  depuis 
Charlemagne, 

"brillèrent  aux  regards  de  la  France  guerrière" 

ces  lys  qu'on  pouvait  détruire  aujourd'hui,  mais 
qu'aucune  tempête  de  fer  ou  de  feu  ne  sut  jamais 
courber  et  que  la  honte  ne  put  jamais  ternir. 

Immobiles  comme  des  bronzes  en  des  lueurs 
d'orage,  l'arme  droite,  le  cœur  ému,  les  soldats 
regardent  s'envoler  les  lys  de  France. 

La  dernière  victime  succombe,  et  se  tord  dans 
la  flamme  triomphante.  Les  mains  se  crispent  aux 
crosses  des  fusils.  L'émotion  monte  à  la  gorge, 
puissante,  tenaillante,  impérieuse;   une   immense 


152  FLEURS  DE  LYS 


clameur,  frémissante  de  sanglots,  m.onte  dans  la 
nuit: 

VIVE  LE  roi! 


* 
*       * 


Seules,  maintenant,  dans  la  flamme  qui  expire, 
confondues  parmi  les  tisons  croulants,  les  hampes 
brûlent  encore;  une  cendre  noirâtre,  qui  par  instant 
palpite,  couvre  les  débris  fumants. 

Les  lys,  les  derniers  lys  de  frange, 
se  sont  envolés;  les  étendards  sont  morts. 

Qu'importe!...  Leurs  restes  glorieux  repo- 
sent sur  un  sol  **qui  se  souvient".  Albion  peut  de 
son  pied  vainqueur  en  fouler  avec  mépris  les  cen- 
dres, elle  n'éteindra  et  n'étouffera  jamais,  dans  son 
irrésistible  essor,  dans  son  invincible  ténacité  et 
dans  sa  survivance  prodigieuse,  la  grande,  la  noble, 
l'héroïque  Âme  çfranaise!.  . . 

Fr.  Rodolphe, 

des  Écoles  Chrétiennes. 


Ecole  Guigues,  Ottawa. 


Table  des  illustrations 


Composition  de  Charles  Gill  (Profils   de   saints), 

en  regard  de  la  page 32 

E.-J.  M  ASSicoTTE  (Le  premier  abatis) , 

en  regard  de  la  page 48 

O.-A.   LÉGER     (La  grande    aventure 

du  sieur  de  Savoisy),  en  regard  de  la 
page "° 

J.-  C.  Franchère  {La  voix  des  dra- 
peaux), en  regard  de  la  page 78 

Joseph     Saint -Charles     (Pierre 

Le  Moyne  d' Iberville) ,  en  regard  de  la 
page °° 

J.-B.  Lagacé  (Une  expédition  vers 

le  lac  Supérieur),  en  regard  de  la  page  106 

A.-S.  Brodeur   (Le   recensement   de 

Ville-Marie  par  Talon,  en  1667),  en 
regard  de  la  page 128 

Georges  Delfosse    (Les    derniers 

hjs  de  France),  en  regard  de  la  page. .    144 


Table  des  matières 


FAGB 

L'ANNONCE  DU  CONCOURS 

La  rédaction  du  Petit  Canadien 7 


LE  RAPPORT  DU  JURY 

iEGiDius  Fauteux 17 

PROFILS  DE  SAINTS 

Mlle  Angéhne  Demers 29 

LE  PREMIER  ABATIS 

Damase  Potvin 45 

LA     GRANDE    AVENTURE    DU     SIEUR     DE 
SAVOISY 

Sylva  Cl  afin • 59 

LA  VOIX  DES  DRAPEAUX 

ViATEUR   Farly 75 

PIERRE  LE  MOYNE  D'IBERVILLE 

Fr.  Élie,  des  É.  C 83 


158  FLEURS  DE  LYS 

UNE  EXPÉDITION  VERS  LE  LAC  SUPÉRIEUR 

Fr.  Robert,  des  É.  C 101 

LE   RECENSEMENT   DE    VILLE-MARIE    PAR 
TALON,    EN  L'ANNÉE  1667 

Louis-Raoul  de  Lorimier 119 

LES  DERNIERS  LYS  DE  FRANCE 

Fr.  Rodolphe,  des  Ê.  C 139 

TABLE  DES  ILLUSTRATIONS 155 


Achevé  d'imprimer  le  28  février  mil  neuf  cent  dix-huit 

PAR    LA 

COMPAGNIE     D'IMPRIMERIE    POPULAIRE    (limitée) 
43,  RUB  Saint -Vincent,  à  Montréal. 


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