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fleurs de J^ys
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L1TT£RAfRe
DE LA
Smm 5T JeAN-BAPTI5T£
OE-A\?NTREAL
DROITS RÉSERVÉS, CANADA, 1918
La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal.
L'ANNONCE DU CONCOURS
Voici que la Société Saint-Jean-Baptiste de
Montréal institue un nouveau concours de prose.
Cest la troisième de ces joutes qu'elle organise afin
d'accentuer V épanouissement littéraire que Von obser-
ve au Canada français, dans ces dernières années.
Cette fois, sans prétendre qu'il faille délaisser la
peinture des coutumes et des moeurs populaires, —
car il y a là une réserve des plus précieuses, ainsi
que Vont démontré les concours de la Croix du
chemin et de la Corvée, — la Société propose un
thème qui, en faisant diversion, renouvellera chez les
concurrents les sources d'inspiration.
C'est à même toute V histoire du Canada français
que Von est invité à puiser: depuis les actions plus de
trois fois séculaires jusqu'aux événements qui nous
sont contemporains et qui, à certains égards, ne sont
pas les moins dignes de fixer V attention.
Dans ce vaste domaine, la Société compte recueil-
lir la matière d'un volume, ce qui permettra de conti-
nuer la série de ses publications de concours. Sans
vouloir circonscrire le si vaste champ des faits et des
caractères historiques, elle se permet cependant de
signaler ce qui serait un désavantage pour la bonne
FLEURS DE LYS
figure que doit présenter une oeuvre collective de ce
genre, attendu que le recueil des travaux primés
pourrait contenir bon nombre de pièces identiques
par le sujet.
Sans interdire de s'occuper d'épisodes popula-
risés comme le combat du Long-Sault, la réponse de
Frontenac à l'envoyé Phipps, la bataille des plaines
d' Abraham, ni de figures déjà bien connues comme
Madeleine de Verchères, Pierre Le Moyne, d'Iber-
ville et de Salaberry, — car il serait regrettable qu'on
les en bannît tout à fait, — et sans conseiller non
plus des travaux sur des personnages, des situations,
des faits pertinents aux chercheurs du métier ou
propres aux revues savantes, la Société espère que
Von s'attachera de préférence aux hommes et aux
choses qui caractérisent une époque.
La plus grande latitude est laissée quand au
choix des sujets à traiter. La façon personnelle
d'apprécier les grandes figures, les gestes épiques,
les épisodes qui sont par eux-mêmes une date, en
un mot, toute cette incomparable matière dont notre
histoire surabonde, ne pourra qu'ajouter à l'attrait
des brefs et substantiels travaux que sollicite cette
nouvelle joute littéraire.
*
l'annonce du concours 9
A côté des oeuvres savantes, une littérature
natio7iale doit compter ses travaux de vulgarisation.
Nous voudrions que ce concours fût un effort pour
mettre l'histoire canadienne à la portée de tous,
pour la populariser au point que le plus humble des
nôtres pût la comprendre et la goûter. Et pour cela,
nous n'attendons pas des participants qu'ils entre-
prennent de tracer de grandes pages à la façon de
l'historien de carrière, de celui qui doit se renseigner
aux sources. Comme documentation, il suffit, croyons-
nous, de consulter les oeuvres historiques pour y
puiser, avec ses données essentielles, un thème de
son choix, de sa convenance.
La înatière d'histoire se prête à plusieurs pro-
cédés de vulgarisation. On peut apporter, sur un
fond de vérité, des développements qui, tout en n'ayant
que le mérite de la vraisemblance, mettront en relief
le rôle d'un personnage, la portée lointaine d'un fait,
les caractères d'une situation historique. La valeur
des essais de ce genre se mesure à la qualité des idées
que l'on a mobilisées au service du but à atteindre.
En second lieu, on peut tracer un portrait plus grand
que nature ou dramatiser un récit au point de lui
communiquer les caractères de la légende. Faut-il
dire que de semblables travaux font appel à toutes
les ressources de l'imagination? Les uns et les
10 FLEURS DE LYS
autres ne se rattachent à l'histoire proprement dite
que par la réalité du fond essentiel; ils constituent
ce qui peut s'appeler une amplification littéraire à
base historique.
Portraits et tableaux dignes de fixer V attention
ne sont pas toujours ceux que V histoire nous propose
avec le plus grand luxe d'information. Que de héros
obscurs, que de dévouements anonymes, à tous les
moments de la vie d'un peuple !
A cet égard, il est à propos de rappeler que
Lame Conan a su faire revivre avec beaucoup d'art,
dans son Oublié, malgré la pénurie des témoignages
historiques, l'une des plus belles figures des commen-
cements de Montréal. L'Oublié, c'est Lambert Closse,
celui-là dont l'auteur de /'Histoire du Montréal,
Dollier de Casson, disait: ''Faute de monuments
écrits, il est impossible de raconter les nobles actions
et les services immenses qu'il a rendus à Villemarie,
où il a combattu si vaillamment ... Si on avait eu
soin d'écrire toutes les belles actions qui se sont faites
autrefois en ce lieu tous les ans, nous lui ferions
plusieurs éloges, d'autant qu'il était partout, et par-
tout il fesait des merveilles; mais la négligence alors
d'écrire m'oblige à les laisser dans le tombeau, aussi
bien que celles de plusieurs autres, dont les faits
héroïques, entrepris pour Dieu et sa gloire, seront
L ANNONCE DU CONCOURS 11
un jour tirés du sépulchre par un bras moins faible
que le mien et une main plus puissante que celle
avec laquelle je travaille à cette histoire'' ^
**Ce^^voeu du modeste annaliste méritait de
s'accomplir, a rappelé Vabbé Gustave Bourassa,
dans la préface de /'Oublié. Malheureusement, les
bras et les mains qu'il appelait à compléter son oeuvre,
se trouvent en face de la même pénurie de documents,
qui l'empêchait dès lors de mettre en plus vive lumière
les héros^des premiers jours de Villemarie et leurs
actions d'éclat; et si lui-même, qui vivait à peu
d'années de distance de ces événements, sur leur
théâtre^etjau milieu de plusieurs de leurs témoins,
se voit impuissant, faute de documents ou de souve-
nirs précis, à *' tirer du sépulchre" nombre de faits
mémorables qu'il aimerait à narrer, les historiens
d'aujourd'hui se trouvent bien empêchés de remplir
les lacunes de son livre.
"Mais, par bonheur pour notre littérature
nationale et le prestige de nos grands hommes, là
ail s'arrête le pouvoir des historiens, le domaine des
poètes et des romanciers commence.
1 Histoire du Montréal, Mémoires de la Société historique de
Montréal, 4e livraison, p. 90. Dollier de Casson écrivit cet ouvrage
de 1672 à 1673, soit dix ans à peine après la mort du valeureux Lambert
Closse. .
12 FLEURS DE LYS
''Sans contredire aux premiers, au moins dans
les choses essentielles de leur récit, ils peuvent orner
et compléter leur oeuvre, en y ajoutant des faits
secondaires qui s'y rattachent avec vraisemblance,
et en prêtant aux personnages historiques des actions,
des sentiments et des discours qui cadrent avec leur
caractère connu; en respectant, en un mot, la vérité
artistique, qui demeure la vérité historique, par le
fond, l'ensemble et le caractère général de l'oeuvre,
bien qu'en se permettant de légers écarts de détail
à l'endroit de la réalité pure."
En exécutant une oeuvre d'imagination appuyée
sur de rares données authentiques, tout en cherchant à
saisir l'âme des choses contemporaines de son héros,
afin de le peindre de couleurs plus vraies, l'auteur de
/'Oublié a réalisé chez nous un type parfait d'ampli-
fication à base d'histoire. Et nous avons cru bon
de signaler à l'attention des participants au concours
ce commentaire de la méthode du roman historique,
si lumineux et si à point que traçait dans la préface
de /'Oublié, // y a quinze ans, un homme de lettres
trop tôt disparu et justement regretté.
* * •
Et si l'heure est pénible, si beaucoup d'énergies
sont momentanément distraites de leur ambiance nor-
L ANNONCE DU CONCOURS 13
maie, on ne saurait oublier que les époques agitées
correspondent souvent à V apparition de remarquables
créations littéraires.
Il y a d'ailleurs quelque affinité entre la matière
du présent concours et les sentiments qui envahis-
sent aujourd'hui nos esprits avec une intensité crois-
sante. Au milieu des obstacles qui surgissent nom-
breux pour que nous cessions d'être semblables à nous-
mêmes et que nous n'ayons pas notre part de soleil,
chacun éprouve la nécessité de rallumer la foi en
soi-même; et, d'instinct, pour vaincre, on se tourne
vers le passé, afin de placer sa conscience en regard
de celles des ancêtres et de leur demander la salutaire
leçon de l'exemple. Car, dans la connaissance de
ce qu'ont fait ses parents, ses ancêtres, les représen-
tants les plus lointains de sa race, réside l'une des
forces morales les plus puissantes qui peuvent se
trouver dans un être humain. Or, n'est-ce pas pré-
cisément l'une des plus claires missions qu'a l'his-
toire, de fortifier, d'éclairer et de justifier cette con-
naissance qui se traduit en force morale? Aussi,
croyons-nous que l'invitation d'allonger la ''galerie
de portraits et de tableaux que nos écrivains forment
lentement à l'honneur de nos gloires nationales" sera
entendue de plusieurs. Bienvenue seront donc tous
les essais qui diront ce que vaut chez un peuple
14 FLEURS DE LYS
V éternel combat pour le bien, ce qu'est V amour de la
patrie, quels furent chez nous ses meilleurs artisans,
commentls' est élaborée l'âme de la race.
Instructions qui devront guider les con-
currents:—
1 — Les travaux devront être en prose.
2 — Ne pas contenir plus de 2 500 mots.
S — Parvenir au Secrétariat de la Société avant
le 20 octobre\l917.
If. — Etre signés d'un pseudonyme seulement. Le
jury fera connaître son choix en publiant ici même
lef titres et les pseudonymes des travaux primés ou
qui auront mérité une mention honorable. Dans les
quinze jours suivant la publication de ce rapport,
les concurrents devront prouver qu'ils sont les auteurs
des travaux primés ou mentionnés, en faisant par-
venir au Secrétariat de la Société leurs nom et adresse
mis à la^suite du premier paragraphe de leur manus-
crit.^. En s' abstenant de remplir cette condition
dans lejdélai prescrit, les concurrents verront leur
travail déclassé, pour l'avantage des travaux suivants
dans l'ordre de valeur.
5 — Le résultat du concours sera inséré dans le
Petit Canadien de novembre.
L ANNONCE DU CONCOURS 15
6 — La Société Saint- Jean-Baptiste se réserve
le privilège de publier dans cette revue d'abord les
travaux primés et ceux qui auront obtenu une mention
honorable. Les autres manuscrits seront retournés
aux auteurs qui en auront fait la demande.
Les Prix. — La Société a résolu d'affecter cent
dix piastres {$110) pour les prix de ce concours;
elles seront réparties de la manière suivante:
Premier prix 40 piastres.
Deuxième — 30
Troisième — 20
Quatrième — 10
Cinquième — 10
Le Jury. — Les concurrents apprendront avec
satisfaction que les hommes de lettres suivants ont
accepté d'agir en qualité de juges des travaux: ce
sont M. Vabbé L.-A. Desrosiers, licencié es lettres
de la Sorbonne et principal de l'Ecole normale
Jacques-Cartier; M. E.-Z. Massicotte, conservateur
des Archives judiciaires de Montréal, et M.Mgidius
Fauteux, bibliothécaire de Saint-Sulpice. Tous trois
se sont acquis de belles réputations littéraires en
16 FLEURS DE LYS
écrivant de remarquables travaux d'histoire nationale.
Et leurs noms sont une garantie de la justesse de
V appréciation qu'ils feront des pièces soumises à leur
examen.
La Rédaction
{Du Petit Canadien de juin, juillet,
août et septembre 1917)
LE RAPPORT DU JURY
Von conte qu'un certain professeur, nouvellement
appelé à une chaire importante dans une grande école
de France et dont le discours d'ouverture était
impatiemment attendu, désappointa un peu les
auditeurs de son premier cours par ce simple début:
''Mesdames et Messieurs, chargé par le ministère
de r Instruction publique du cours de géométrie
à VÊcole Polytechnique, et étant donné que le carré
construit sur Vhypoihénuse d'un triangle rectangle
est équivalent à la somme des carrés construits sur
les deux autres côtés, je trace ces lignes. . ." Et le
positif professeur, tournant le dos à l'assemblée,
rayait déjà le tableau noir.
C'est encore, je le crois, la manière la meilleure
de débuter pour un rapporteur dont l'on attend, non
pas des phrases, mais un verdict.
Chargé par le jury du troisième concours
littéraire de la Société Saint- Jean-Baptiste de
Montréal d'édicter son jugement, et, étant donné
que ce jugement est parfaitement équilatéral, puisque
ses trois côtés sont égaux entre eux, je proclame ainsi
qu'il suit, la liste des prix:
18 FLEURS DE LYS
1er — Profils de saints, par Jean des Bois.
2e — Le premier abatis,
par France d'abord.
Se — La grande aventure du sieur de Savoisy,
par Jean de Montsoreau.
4e — La voix des drapeaux,
par Jean Drapeau.
ôe — Pierre Le Moyne d'Iberville,
par E. DE Fougères.
Ce tableau d^honneur a été édifié le plus cons-
ciencieusement possible par trois juges qui croient
avoir un vrai sens de leur responsabilité et qui es-
timent par suite que la critique n'est pas nécessaire-
ment aisée parce que Vart est difficile. Mais chacun
dispose de ses propres balances, et il peut fort bien
arriver, à la lecture des pièces, que d'autres esprits,
pour le moins aussi compétents, soient influencés
différemment, selon leur goût particulier et selon
leur credo littéraire. C'est le sort de tous les ju-
gements humains d'être discutables et discutés. Et
d'ailleurs, comme la vie serait ennuyeuse, si tout
le monde était toujours de la même opinion !
La Société Saint- Jean-Baptiste avait donc pro-
posé, cette année, comme sujet de concours, un
LE RAPPORT DU JURY 19
épisode quelconque à tirer de notre histoire ca-
nadienne. C'était une expérience nouvelle.
Lan dernier et il y a deux ans, elle s'était
contentée de puiser avec discrétion dans notre écrin
national, et, n'y prenant à la fois qu'une perle ou un
rubis, elle avait dit à nos jeunes orfèvres de lettres:
''Sertissez ce joyau et ciselez-en la monture." Et
deux beaux livres bien ouvrés ont récompensé sa
confiance: La Corvée et la Croix du Chemin.
Encouragée par ces succès, la Société a cru
pouvoir, en 1917, ouvrir sa main encore plus large.
Elle a mis d'un seul coup à la disposition des con-
currents l'histoire du Canada tout entière. Gar-
dienne en quelque sorte officielle de cet incomparable
trésor, elle en a audacieusement jeté la clef au milieu
de r arène. ''Entrez en lice, disait-elle, vous tous qui
avez quelque éclair d'intelligence au cerveau et
quelque rayon de patriotisme au coeur; servez-vous
à loisir et puisez à pleines mains. Dans cet amas
de merveilleuses richesses, choisissez ce qui vous
sourira le mieux, fondez-le à la chaleur de votre
âme, polissez-le au contact de votre pensée, et de tous
ces matériaux transformés par votre art.
Joutez à qui créera la chose la plus belle
pour en orner le front de la muse du terroir'*.
20 FLEURS DE LYS
Y eut-il appel plus invitant pour tous ceux qui
sentent une plume frémir entre leurs doigts et V amour
du pays brûler en leur coeur ? Comment se fait-il
que seulement quarante-deux concurrents y aient
répondu? Dix-huit de moins que Van dernier.
Peut-être la tâche à accomplir a-t-elle paru plus
rude à quelques-uns. Certains esprits en effet,
aiment qu'on les guide de façon plus précise; ils
se sentent plus à l'aise devant une besogne déter-
minée. L'embarras du choix n'est pas un vain mot,
et, s'il exista jamais, ce fut bien en un semblable
concours. Parmi tant de faits glorieux qui rem-
plissent notre histoire, parmi tant de grandes figures
qui l'honorent, lequel retracer ou laquelle buriner?
C'était déjà un problème. Et si, comme il est na-
turel, en entrant dans ce vaste domaine, dès le pre-
mier horizon, notre désir s'envole aux sommets les
plus éclatants, l'hésitation ne tarde pas à grandir
encore. Comment, par exemple, tenter un portrait
de Samuel de Champlain, ce géant de nos annales,
et, sans craindre de le rapetisser, le faire tenir en
quelques pages? Nous comprenons un peu que la
plupart y aient renoncé.
Il convient peut-être aussi de compter les très
graves préoccupations de l'heure présente parmi les
raisons qui ont fait ce concours un peu moins
LE RAPPORT DU JURY 21
achalandé que les précédents. En ces temps troublés,
les esprits sont distraits par d'autres soucis, et
plusieurs sont peut-être excusables de penser qu'il
convient de sauver le présent avant de glorifier le
passé.
Comme ils ont encore plus raison cependant,
nos quarante-deux concurrents ! Ils ont compris
que nous n'aurons jamais un aussi grand besoin
de glorifier notre histoire qu'en ce moment même où
nous luttons pour elle. Un peuple qui oublie son
passé, a dit quelqu'un, traîne déjà son cercueil
derrière lui. C'est l'âme des ancêtres qui constitue
véritablement l'âme d'une race, et dès qu'elle aura
cessé de nous animer et de nous soutenir, nous auron
perdu du même coup l'énergie accumulée de trois
siècles, nous aurons tout perdu.
La Société Saint- Jean-Baptiste fait donc œuvre
utile autant que belle, en s' appliquant à resserrer de
plus en plus les liens qui nous rattachent à^nos
grands morts, en nous remettant sans cesse en face
de notre histoire. Ses directeurs sont des pilotes
avisés et ils n'oublient pas que les rameurs tournent
le dos au port oîi ils veulent aborder. Quelles
Canadiens français ne cessent jamais de s'aligner
sur le passé et ils atteindront sûrement l'avenir.
La Société Saint- Jean-Baptiste est d'ailleurs
justement payée de ses efforts. Elle a autant 'de
22 FLEURS DE LYS
raison d'être fière de son troisième concours littéraire
que des deux précédents. Une fois de plus, elle a
su réveiller un large intérêt autour de nos traditions
nationales; une fois de plus elle a fourni à notre
littérature l'occasion de s'enrichir de quelques bonnes
pages nouvelles; une fois de plus elle a fait se révéler
quelques talents ignorés dont le secours s'annonce le
plus précieux à nos institutions, à notre langue et à
nos droits.
Les quarante-deux compositions soumises à
l'appréciation du jury étaient sans doute fort inégales,
et toutes ne pouvaient mériter la palme rêvée, mais
on peut dire qu'il n'y en avait pas une qui ne dé-
notât quelque talent et dont il n'y aurait pas à tirer
quelque passage heureux, quelque trait bien venu.
Malheureusement, certains des concurrents n'ont
pas toujours compris la portée exacte du concours
qui exigeait un sujet canadien, à base historique, et
traité de littéraire façon. Ils ont dépensé en pure
perte de réelles qualités qui méritaient un meilleur
sort. Suivant le mot de saint Augustin, ils couraient
bien, mais en dehors de la route, extra viam. D'au-
tres ont paru plutôt manquer du sens des proportions.
Ils ont tenté de construire un large édifice sur des
fondations trop fragiles, ils ont voulu enfermer dans
un cadre richement doré une image sans valeur.
LE RAPPORT DU JURY 23
en d'autres fermes, ils ont choisi un sujet trop léger,
quelque chose de trop mince et qui ne pouvait les
porter. Entre tant de héros, pourquoi choisir Childe-
brand ?
Parmi les autres travaux qui répondaient suf-
fisamment aux conditions du concours, le jury en a
distingué cinq qui lui ont paru d'une maîtrise
supérieure. Le lecteur pourra lui-même juger qu'ils
font vraiment honneur à leurs auteurs.
Dans le premier, Jean des Bois, que Von aurait
dû facilement deviner une Jeanne des Bois, à la
délicatesse des sentiments exprimés, entreprend de
nous retracer quelques ''Profils de saints." Ce ne
sont que des profils, mais comme ils sont suaves et
attachants ! Personne ne relira sans émotion cette
scène qui se joue autour du lit d'une mourante, mais
oit la mort ne laisse voir que son côté de splendeur
irradié par les lueurs de la voisine éternité. Le
drame en deux tableaux est d'une action bien peu
mouvementée, mais il n'en est pas moins prenant.
Il y passe un vent d'idéal qui rafraîchit et qui
ranime. C'est en même temps de l'histoire, et de la
plus authentique. Le danger qui guettait Jean des
Bois, sur le bord de ce sentier mystique, était de verser
dans une sorte de mièvrerie un peu fade. Les
figures qu'elle projette sur l'écran sont si blanches.
24 FLEURS DE LYS
Mais ce dangereux écueil a été presque complètement
évité. Peut-être le dialogue, toujours si difficile
à manier, apparaît-il un peu trop rapidement coupé
à certains endroits et à d'autres un peu lent, mais le
style dans son ensemble est de bon aloi. Diaphane
et clair, il ne pouvait mieux convenir pour chanter
ces âm.es de cristal qu'étaient Marie Charly, Jeanne
Leber et Thérèse GannensagoîMS.
Avec "Le premier abatis'', France d'abord nous
a également donné, dans un autre ordre d'idées, une
belle page purement canadienne. Il a magnifique-
ment campé la noble figure de Louis Hébert sur son
vrai théâtre, à l'orée de la vaste foret, face aux pins
et aux chênes que menace sa cognée. L'auteur aime
passionnément le sol de sa patrie, et il sait trouver
les mots pour le chanter. Sa phrase elle-tnême est
toute imprégnée des arômes du terroir; elle monte
des sillons, gonflée de bonne sève. Avec un en-
thousiasme qui cepeiîdant reste calme, France d'abord
nous retrace la première conquête du bûcheron
canadien sur la forêt vierge; nous y assistons en
quelque sorte et ce tableau, prometteur d'avenir,
n'est pas sans grandeur. L'on pourrait tout au
plus reprocher à France d'abord de n'avoir pas
équilibré sa composition aussi justement qu'il aurait
pu; il faut traverser plusieurs pages de description
LE RAPPORT DU JURY 25
avant d'arriver an récit même du premier abatis.
Mais personne assurément ne s'en plaindra bien
fort; la route ne paraît pas longue, car le paysage
est joli et tout le long du chemin, Von cueille des
fleurs agrestes de V odeur la plus saine.
Jean de Montsoreau nous a précisément donné
ce que faisait présager son pseudonyme moyenâgeux,
une fantaisie du 15e siècle. Son sujet n'est pas tiré
de l'histoire canadienne, il la précède. Mais le
jury lui a facilement pardonné ce léger écart aux
règle?nents. Cette fiction, aussi ingénieuse que trou-
blante, d'une première descente sur la terre canadienne
par quelques marins bretons, vers 14H^ ^^ pouvait
être exposée d'aussi plausible façon que par quel-
qu'un déjà bien maître de notre histoire. Et son
style archaïque ajoute encore à notre perplexité
amusée. Peut-être quelques philologues mieux avertis
trouveraient-ils à chicaner sur la langue employée par
Jean de Montsoreau; il est possible qu'elle soit plus
près du 16e siècle que du 15e. Mais peu importe,
l'anachronisme est léger et le style, par la naïveté
de ses formules et par la verdeur de son vocabulaire
est suffisamment féodal. Il est bien évident que
l'auteur n'en est pas à ses premières armes littéraires
et qu'il s'est alimenté à bonne source, nourri depuis
longtemps de la substantifique moelle de Rabelais et de
Villon.
26 FLEURS DE LYS
Sous le nom approprié de Jean Drapeau, le
quatrième lauréat a fait revivre le glorieux épisode
de Lévis brillant ses étendards sur Vile Sainte-
Hélène plutôt que de les rendre à V Anglais. Les
historiens d'aujourd'hui soutiennent que ce n'est
qu'une légende sans aucun fondement historique^
mais il n'y a pas de mal à laisser vivre les légendes,
surtout lorsqu'elles sont belles. Jean Drapeau croit
sincèrement à la sienne, car il ne l'aurait pas décrite
avec un enthousiasme aussi communicatif ni avec une
chaleur aussi vive. Sa phrase vibre à l'unisson des
braves troupiers qui acclament la France quand
même et elle pleure avec eux lorsque la flamme, en
les sauvant, tord les derniers lambeaux des oriflammes
aimés. C'est du lyrisme, mais de la bonne espèce,
sans trop d'enflure.
Enfin, E. des Fougères n'a pas eu la main
moins heureuse en choisissant pour héros Pierre Le
Moyne d'Iberville. Et il l'a planté de pied en cap,
sur son piédestal de gloire. Ce n'était pas une tâche
facile de présenter en un tel raccourci une carrière
aussi mouvementée que celle du Jean Bart canadien,
notre plus héroïque marin. M. des Fougères y a
réussi au delà de ce qu'on pouvait espérer. Son
étude n'a rien de la sécheresse des ordinaires bio-
graphies; elle^est vivante, bien conduite et d'une su-
LE RAPPORT DU JURY 27
perbe allure. U Iberville y revit avec toute sa fougue
ardente, avec toute sa chevaleresque bravoure.
Nous devons encore des félicitations aux trois
concurrents qui n'ont pu décrocher cette fois que des
mentions honorables, mais à qui rien ne manque
pour atteindre à des lauriers plus hauts dans une
jou^e prochaine. Avec ''Une expédition au lac
Supérieur'', avec ''Le recensement de Ville-Marie
par Talon, en 1667" et avec "Les derniers lys de
France", Emile Madelein, Hardolin et Rotalier
ont fourni trois compositions qui figureront avec
honneur au palmarès déjà envié de la Société Saint-
Jean-Baptiste,
Pour le jury,
^GiDius Fauteux
Profils de saints
C'est en 1683. Le jour baisse, un jour d'avril
teinté d'or roux et de mauve, un jour d'étrange et
mystérieuse beauté. Sur son pauvre grabat, plus
blanche que la toile de ses draps, une jeune reli-
gieuse attend le signal du départ pour Vautre rive.
Près d'elle, sur le plancher nu, une petite indienne,
à l'œil noir, à la bouche expressive, vient de se
laisser choir silencieusement... La malade fait
un mouvement.
— Thérèse.
— Oui, sœur. Je suis venue ... j'ai des choses
à te confier, car on m'a dit que tu partais.
— Qui t'a dit ?
— Les sœurs de là-haut.
— De la Mission ?
— Oui.
— Comment va-t-on à la Montagne?
— Bien, sœur. Belles cabanes d'écorce.
— Mais l'hiver?
— On fait du feu.
— Et la fumée ?
— Oh ! elle passe, un trou dans le toit de la
cabane et c'est bien, va !
30 FLEURS DE LYS
— Combien d'élèves?
— Quarante.
— Bon ! Et tu voulais me dire ?
— Un secret. D'abord, c'est bien vrai que
tu pars?
— Puisqu'on te l'a dit.
— Alors tu verras le grand Esprit ?
— Je l'espère.
— Et tu n'as pas peur ?
— C'est mon Epoux.
— Comme tu dis cela ! Tu as de la lumière
dans les yeux. Tu l'aimes?
— Si je l'aime ! Ah ! si tu savais !
— Tu n'as jamais eu d'autre époux ?
— Non, jamais.
— Tu es jeune ?
— J'avais cinq ans quand tu vis le jour.
— Moi, j'ai seize ans. Je voudrais savoir
autre chose.
— Parle.
— Quand la Robe Noire versa sur mon front
l'eau qui fait chrétien, il m'appela Marie-Thérèse,
toi?
— Moi, aussi, on me nommait Marie.
— Et ton père?
— André Charly dit Saint-Ange.
PROFILS DE SAINTS 31
— Ta mère?
— Marie, comme moi.
— C'est tout?
— Non, ma mère, avant son mariage, était
Marie Dumesnil.
— D'où venait-elle?
— De France, un beau pays, bien loin, de
l'autre côté des mers.
— Qui l'a envoyée ici ?
— Un grand Seigneur, très puissant, son
protecteur. Monsieur de la Dauversière.
— Avec sœur Bourgeoys?
— Oui, et elle fut une mère pour elle.
— Sœur Bourgeoys aussi vient de France ?
— Tu le sais bien.
— Mais. .. pas toi?
— Non, moi, je suis née ici, comme toi, je
suis Canadienne.
— Tu n'as jamais vu la France ?
— Je ne la verrai jamais.
— Tu regrettes ?
— Non, ma sœur, demain je verrai le Ciel.
— Alors, il n'est pas nécessaire d'avoir vu la
France, pour être comme sœur Bourgeoys, et toi ?
— Que veux-tu dire ?
—Je veux dire, pour être l'épouse du grand
Esprit, pour vivre ici toujours ?
32 FLEURS DE LYS
— Non. Déjà six filles du pays se sont don-
nées à Lui, à la Congrégation.
— Dis leurs noms.
— Ursule et Marie Gariépy, Marie Barbier,
Marie Denis et Madeleine Bourbault. Et notre
petite sœur iroquoise, Barbe Atontinon, l'ou-
blierais-tu ?
— Oh ! non . . .
— Voyons, sœur, je vois que ton secret te
pèse, parle. . . dis donc sans crainte ce qui te pré-
occupe. Tu voudrais aussi te donner à Dieu ?. . .
C'est cela ?
— Oui...
— Y a-t-il longtemps?
— Depuis que je te vois, sœur, depuis que je
t'écoute me parler de Lui. Mais j'ai peur. . .
— Peur ?
— Oui. Voudra-t-Il de la petite fille des bois
pour épouse, Lui, le Grand Chef des Chefs, le
Grand Esprit?
— Ma sœur, souviens-toi que pour racheter
ton âme II est venu sur terre. Il a versé tout son
sang, c'est qu'il t'aimait.
— Tu as raison et je l'aime aussi et comme
toi, je voudrais faire quelque chose pour Lui.
— Que voudrais-tu faire, dis?
'que notre dame te bénisse." p. 34.
PROFILS DE SAINTS 33
— Ce qu'il y a de plus grand.
— Et cela, sœur, qu'est-ce ? le sais-tu ?
— Ecoute, l'autre jour, j'étais là, et j'ai
entendu sœur Bourgeoys qui disait : "Ma fille,
allez ramasser les gouttes du Sang de Jésus qui
se perdent". Je crois que faire cela, c'est faire
quelque chose de grand.
— Oui, mais sais-tu ce qu'elle voulait dire ?
— Elle voulait dire les âmes des pauvres
Sauvages.
— Tu as compris.
— Et j'ai appris la langue des Français, et
j'ai tout quitté, j'ai dit à Dieu que je ne retourne-
rais jamais, vers mon pays, ni avec les miens.
— Et tu attends maintenant ?
— Que les sœurs m'appellent leur sœur, comme
tu fais, toi, et me laissent devenir l'épouse du
Grand Esprit. Que faut-il donc que je fasse ?
— Laisser faire Jésus. C'est Lui qui dispose
tout. Il faut prier et attendre avec patience que
son heure ait sonné. Tu veux ?
— Je veux. Mais tu vas me promettre une
chose ?
— Volontiers.
— Quand tu le verras, tu Lui parleras de moi.
— Je te le promets.
34 FLEURS DE LYS
— Merci. Je suis heureuse ! Je ne te re-
verrai plus. Je retourne à la Montagne et toi,
tu vas bientôt ouvrir tes ailes. Pose un peu
ta main sur ma tête. . . bénis-moi.
— Que Notre-Dame te bénisse et te garde une
place en sa Congrégation !
— Qu'elle te reçoive au paradis ! Quel est
ton message à tes sœurs ?
— Dis-leur que ma lampe baisse, qu'elle va
s'éteindre bientôt, mais que mon cœur se consume
du désir d'aller vers Dieu, et que du Ciel, je veille-
rai sur elles. Adieu, Thérèse, ma sœur, à Dieu !
*
* *
C'est la nuit. Près du même lit, à genoux, un
long rosaire entre les doigts, une blonde jeune
fille pleure et prie. La malade, les mains croisées
sur sa poitrine, un sourire d'extase sur les lèvres,
semble converser avec les anges. Soudain, la
tête fine se tourne, une main blanche et froide se
pose sur le front brûlant de l'amie qui s'incline.
— Jeanne, ma douce amie.
— Marie !
— Ce sera bientôt l'heure.
— Hélas !
PROFILS DE SAINTS 35
— Pas de regrets, je vous en prie. Je suis
si heureuse !
— Amie, je n'ai qu'un regret: ne pouvoir vous
suivre.
— Courage ! Ce n'est pas encore votre heure.
Le Maître veut quelque chose de vous. J'ai fait
un rave bien beau ... je vous le confie.
— Cela vous fatiguerait. . .
— Oh ! non. D'ailleurs, c'est fini, à quoi bon
ménager ce pauvre corps? Demain, je me re-
poserai sur le Cœur du Bien- Aimé . . . Laissez-moi
vous dire. J'ai vu, dans un songe du ciel, que j'of-
frais au Seigneur deux fleurs embaumées: un lis
plus pur que la neige des sommets et une simple
fleur des bois. Le lis avait grandi en serre chaude ;
la rose sauvage, sous le ciel clair, au grand air libre
de la forêt.
— Et vous avez compris, amie ?
— Que le grand lis, c'était vous. Que la rose
sauvage, c'était Thérèse Gannensagouas.
— La jeune Iroquoise que j'ai croisée, venant
ici?
— Elle-même, bonne amie.
— Le Seigneur parle à cette âme à peine ou-
verte à la lumière ?
— Oui. Il lui a dit d'admirables secrets. Il
l'attire, Il l'aime. Il la veut à Lui.
36 FLEURS DE LYS
— Et quand ya-t-elle répondre à son appel ?
— Je crois qu'on le lui permettra bientôt.
— D'où vient donc cette jeune fille ? Est-elle
née à Ville-Marie ?
— Non, elle a été amenée, il y a six ans, de
Tsonnonthouan au village de la Montagne, par son
grand-père, François Thoronhiongo, un saint.
— Un saint, dites-vous ? Oh ! amie, parlez-
moi de lui. Que j'aime adorer la bonté de mon
Dieu dans ses saints !
— Moi aussi. Et surtout dans l'âme des
humbles. — Huron de nation, François dut la
lumière de la foi et l'eau du saint baptême, à notre
doux martyr, le Père de Brébeuf. Esclave des
Iroquois, à Tsonnonthouan, il vécut parmi eux
comme un saint. Ces barbares le vénéraient et
lui rendirent la liberté. A la Montagne, c'est
encore le modèle du chrétien parfait, le soutien
des vieillards et des miséreux.
— Ah ! j'y songe. N'est-ce pas lui qui, un
jour, ayant commencé son ouvrage, s'arrêta sou-
dain: "Misérable que je suis, voilà trois coups
d'alêne perdus, j'ai oublié de les ofïrir au Maître
de ma vie ?"
— Si!
— Mais ce vieillard, j'ai ouï dire, ce semble,
qu'il a un fils, est-il bon comme son père ?
PROFILS DE SAINTS 37
— Hélas non ! C'est un libertin que les
missionnaires ne peuvent vaincre et qui abreuve le
cœur de son père d'une amertume profonde.
— Il est marié ?
— Oui, mais il a abandonné sa jeune femme
et son enfant; François, devenu aveugle, se fait
conduire chaque jour à l'église par ce petit. Il y
demeure jusqu'au soir, aux pieds du Maître,
abîmé dans une prière ardente. Un jour, je
l'entendis murmurer: "Seigneur, je ne regrette
point mes yeux: il n'y a rien de beau au monde et
je te verrai bientôt. Je ne regrette point ma
pauvreté, tu sais que c'est chez toi que j'ai amon-
celé mes richesses. Seigneur, c'est mon fils que je
regrette, il n'a point d'esprit. Seigneur ne le jette
pas au feu qui ne s'éteint point."
— Oh ! que c'est beau ! ! que c'est beau.
Louons le Bien-Aimé, amie, louons-Le, bénissons-
Le, de ce qu'il daigne révéler aux petits ce que les
grands ne savent pas comprendre. A moi, la
prière de l'Indien aveugle. Mes yeux, mes ri-
chesses, Marie, je les consacre au Seigneur, à
Jésus dans l'Hostie.
— Jeanne, vous serez religieuse?
— Non. Vous partez pour le ciel, emportez-y
mon secret, je vous le livre. Le Christ Jésus, au
38 FLEURS DE LYS
Saint-Sacrement, m'attire comme Taimant attire
la petite aiguille d'acier. J'ai faim de silence, j'ai
soif de solitude. De ma fortune, je bâtirai un
temple à mon Seigneur, puis je lui demanderai
l'hospitalité: une petite cellule près de l'autel.
On en refermera sur moi la porte, comme demain,
sur vous, le couvercle du cercueil. Marie, je serai
recluse.
— Et d'où vous est venu ce dessein, douce
amie?
— Du ciel, sans doute, mais par vous, Marie.
A ceux qui s'en vont, on peut tout dire ? Je voyais,
chaque jour, votre âme se dégageant de l'humain,
s'unissant plus étroitement à Dieu. Notre amitié,
vos paroles ardentes m'élevaient, m'embrasaient
du même feu qui brûlait en vous. Aujourd'hui,
votre patience sereine sur la croix de la maladie,
la joie qui illumine votre regard, l'impatience
sainte, les empressements de votre âme, le désir
intense d'aller, de voler vers le divin Epoux,
sont comme un parfum suave qui pénètre mon
âme et excite dans mon cœur le désir de marcher
sur vos traces, et d'aimer Jésus avec la même con-
sumante passion que vous.
— Jeanne, ma bien-aimée Jeanne, qu'il soit
béni, Celui qui a voulu se servir de mon humilité
pour fortifier votre amour !
PROFILS DE SAINTS 39
— Amen !
— Et maintenant, le jour vient, quelque chose
me dit que je ne le verrai pas finir. Amie, nous
ne nous reverrons plus ici-bas. Mais. . . mourir
c*est se perdre en Dieu, c'est donc demeurer
encore et plus intimement que jamais, avec ceux
qui le possèdent. Je ne vous quitte alors, chère
amie, que pour vous revenir avec Lui et en Lui.
Adieu ! Veillez sur ma petite fleur des bois,
vous, mon lis bien-aimé.
*
Douze fois, le soleil d'août avait doré la cime
du mont Royal, depuis que sœur Saint-Ange s'était
endormie pour toujours, mais son rêve se réa-
lisait...
Depuis dix ans, la petite rose sauvage était
devenue sœur Thérèse Gannensagouas, et le lis,
la blanche Jeanne Leber, allait demain, en la
fête de Notre-Dame des Neiges, se faire la cap-
tive de Jésus-Hostie.
Ce matin-là, la sœur avait quitté ses élèves
de la Montagne pour venir dire adieu à l'amie de
son ange, comme elle appelait la sainte défunte.
La recluse aimait Thérèse, cette âme de silence,
40 FLEURS DE LYS
cette mortifiée qu'on avait peine à modérer dans
ses pratiques d'austérités, cette modeste qui ne
regardait jamais un homme en face, cette amante
de l'Eucharistie qui sans cesse exhalait son âme
en ardents désirs. Elle la suivait de ses prières,
s'informait d'elle auprès de Marguerite Bourgeoys,
mais ne l'avait revue que rarement. Cette fois,
elle l'accueillit avec sa bonté suave et sa grâce
incomparable.
— Et comment se porte ma fleur des bois ?
— La petite fleur des bois se flétrit tout
doucement. Le Grand Jardinier la prend pétale
par pétale. Bientôt, elle ira retrouver son ange,
ton amie.
— Mon ange à moi aussi, sœur.
— Oui ? Te souviens-tu du jour où elle
partit ?
— Si. Elle m'avait parlé de toi, du saint
vieillard François, ton grand-père, et de son mal-
heureux fils.
— Il est mort, tu sais. Le saint a quitté
notre exil le 21 avril, il y a cinq ans. Il avait
cent ans.
— Et son petit-fils, qu'est-il devenu?
— Veux-tu que je te dise cette histoire de la
miséricorde du bon Dieu?
PROFILS DE SAINTS 41
— Oui, oui, je le veux bien. Dis.
— Ensuite, tu m'aideras à remercier Celui
qui écoute la prière des pauvres sauvages et
exauce leurs désirs ? Alors, écoute . . .
Mon aïeul venait à peine de poser sa main
tremblante sur la tête de son petit-fils, partant
en guerre avec les gens de M. de Beaucourt,
quand il quitta ce val de larmes. Le petit, lui,
s'en allait au bout du saut Saint-François, sur
la rivière Kentsage, et trouvait là des Tsonnon-
thouans. On attaque, le sang coule, on se bat
en braves, les deux chefs sont tués, et le petit
revient chez nous, couvert de gloire et traînant
un captif. Il l'amène à sa cabane, cette cabane
désertée par son père, il y a tant d'années, et là,
que voit-il ? O prodige ! sa mère se précipite vers
le prisonnier, elle a reconnu son époux ! Elle lui
présente le fils né après sa fuite honteuse, et
qu'il n'a pas connu. Alors, ce sont des cris de
joie et d'admiration, on tombe à genoux, on re-
mercie le Ciel qui a entendu la prière du saint
aveugle. On délie mon oncle, on lui déclare qu'il
n'est pas esclave.
— Et lui, que fait-il?
— Lui, ne semblait revenu que pour recevoir
l'eau sainte. Il était malade. Les missionnaires
42 FLEURS DE LYS
voulurent l'instruire, mais nouveau miracle, après
tant d'années, il retrouva seul les mots de la
prière et les leçons du catéchisme. On le baptisa.
Enfin, pendant qu'on lui parlait de Dieu et de la
Patrie bienheureuse, il expira. Tous virent, par
là, de quel crédit jouissait au ciel, mon grand-
père François. Alors, M. de Belmont l'a fait
mettre dans l'église même, et l'on a gravé une
inscription sur sa tombe. Bientôt, j'irai dormir
près de lui. Bientôt, je verrai l'Epoux, regarde, je
suis comme une fleur qui se fane, je languis, le
souffle froid de l'automne me tuera, mais je suis
heureuse ! Quel cantique veux-tu que je chante
pour toi, en Paradis?
— Celui de la Vierge Marie, Notre-Dame, le
chant de mes jours et de mes nuits: Magnificat
anima mea Dominum !
*
* *
Deux siècles ont traîné leurs pas pesants,
sur le sol de notre Canada. Ils ont réduit en une
poussière de perles, le corps lilial de notre sainte
recluse, Jeanne Leber, ils ont desséché les pétales
de soie de la petite rose sauvage, sœur Thérèse
Gannensagouas de la Congrégation de Notre-
PROFILS DE SAINTS 43
Dame, qui reposent près des os blanchis du saint
aveugle François Thoronhiongo, dans les tours
de la Montagne. Moi, j'ai voulu tracer ici le nom
de sœur Marie Charly, cette âme de parfum et
de lumière qui attirait tous les cœurs au Christ,
cette femme de prière, dont la vie et la mort ne
furent qu'un long soupir d'amour de Dieu, un
long désir de sauver des âmes.
J'ai osé le faire, caressant l'humble espoir
qu'un jour une plume canadienne, plus sûre et
plus belle, reprendrait le thème et chanterait nos
premières vierges, qui furent toutes des héroïnes,
des saintes.
Angélîne Demers
Berthierville, octobre 1917.
Le premier abatis
A Québec, voilà trois cents ans, un soir doux
d'arrière-été. . .
Le Promontoire, aussi loin que la vue se porte,
est couvert d'une forêt sans limites de noyers
puissants, de chênes aux fortes ramures, de sapins
ombreux et d'épinettes géantes. Tout alentour
se déroule un panorama d'une sauvage grandeur.
En face, les rochers escarpés de la rive sud du
fleuve Saint-Laurent; au nord, le colysée abrupt
des Laurentides; plus près, à gauche, la côte om-
breuse de Beaupré; un peu au milieu du fleuve, à
gauche encore, l'île d'Orléans, massive. Partout,
le bois épais, sauvage, impénétrable; la forêt mil-
lénaire, sombre demeure du fauve et de l'Indien
aussi féroce l'un que l'autre.
Le soleil descend vite; à peine a-t-iL atteint
la cime des pins qui couronnent les pics laurentiens
qu'il disparaît aussitôt derrière. Alors le cré-
puscule commence à s'étendre sur toute cette
nature primitive. Des lambeaux de pourpre flot-
tent pêle-mêle, au bas du ciel et, sous leur éclat,
le fleuve étincelle comme une coulée d'argent.
46 FLEURS DE LYS
Tout est lourd, pesant, à force d'arbres, à force
de silence. L'île d'Orléans fait encore une grande
tache d'ombre dans la nacre de l'eau.
Au bord de la falaise qui surplombe le fleuve,
du côté du nord, un homme contemple avec mé-
lancolie ce spectacle grandiose de l'agonie d'un
jour en plein centre de la barbarie. L'homme est
de solide structure ; ses traits sont rudes, énergiques
et ses yeux brillent d'un éclat qui indique la vo-
lonté tenace. Il est assis sur la souche d'une gi-
gantesque épinette fraîchement coupée et dont les
ramures odorantes gisent tout près . . .
Maintenant les teintes roses du crépuscule
s'effacent. Les berges boisées du fleuve, de vertes
sont devenues d'un violet tendre. La nuit va
tout à fait venir. Une odeur pénétrante monte
de la terre et de la forêt qui souffle de l'air frais
de tous ses coins... Un écureuil, soudain, dé-
gringole d'un chêne et passe comme une flèche au
bord de la falaise; un merle, posé sur une souche
voisine, siffle imprudemment et un émérillon
paraît aussitôt au-dessus de lui, dans le ciel as-
sombri ; d'un bosquet, en bas, un geai bleu croasse
désagréablement; un grimpereau, de son bec, à
petits coups redoublés, frappe l'écorce d'un bou-
leau tandis qu'au sommet du même arbre, des
LE PREMIER ABATIS 47
pinsons rouges gazouillent. Plus loin, en haut des
airs, on aperçoit, malgré l'obscurité, une troupe
d'oiseaux errants, des "récollets" sans doute, qui,
après avoir traversé le fleuve, vont s'abattre dans
la grasse frondaison d'un noyer où ils passeront
la nuit. Quelques autres oiseaux traversent l'es-
pace, au-dessus de la falaise. Tous semblent
chercher un endroit pour dormir.
Brisé de fatigue, grisé par l'engourdissante
splendeur du spectacle, l'homme de la falaise
s'est assoupi au pied de la souche de l'épinette
géante.
A ce moment, une femme, joyeuse, essoufflée,
escaladait la montagne, par un petit sentier
abrupt, aux méandres nombreux. Elle parvint
bientôt au sommet du promontoire et aperçut
l'homme qui dormait:
Louis ! Louis ! cria-t-elle, Monsieur de
Champlain vient te faire visite; il sera ici dans une
demi-heure.
Et la femme courut à la maison qui s'élevait
à quelques pas de là, tout au bord de la montagne.
C'était une bâtisse en pierre avec pignons de bois;
sa façade percée d'une porte et de deux fenêtres,
regardait le fleuve ; elle était fraîchement construite
au milieu d'une clairière et il y avait, en arrière,
48 FLEURS DE LYS
un jardinet où il poussait un peu de tout: des
légumes et q aelques fleurs.
L'homme, dont un soudain sourire de sa-
tisfaction illumina la figure sévère tranquillement
se leva. D'un dernier regard attendri il enveloppa
le paysage sauvage qui se déroulait autour de lui
et que l'obscurité, toujours grandissante, rétré-
cissait de minute en minute. L'on ne voyait plus,
là-bas, l'île d'Orléans ni la rive escarpée du sud.
Les bruits du crépuscule s'affaiblissaient sous la
voûte effrayamment sombre de la forêt et, dans
l'air, on n'entendait plus qu'un froissement doux;
dans les broussailles d'alentour, des craquements
à peine perceptibles, le rappel, au loin, d'un
animal sauvage, et les cris aigus et mille fois
répétés de quelques ''bois pourris" qui bondissaient
d'un bouquet d'arbres à un autre... Bientôt,
quand tout fut silencieux, une clarté monta dans
le ciel et blanchit les sommets, coulant partout de
menus rayons; sous cette clarté lunaire, on eut
dit que l'eau et le bois se couvraient de vers lui-
sants. En bas de la falaise, l'^Abitation", qui
faisait une grande tache dans la bande de verdure
courant le long du fleuve, resplendit dans la nuit. . .
Des pas assourdis et un murmure de voix se
firent entendre dans le sentier au sommet duquel
. . .ET LE FONDATEUR TROUVA CES
FLEURS DIGNES DE LA REINE DE FRANCE."
p. 51.
LE PREMIER ABATIS 49
quatre hommes parurent bientôt. C'était Samuel
de Champlain, le fondateur de Québec, Abraham
Martin dit l'Ecossais, Nicolas Pivert et Pierre
Desportes, ces trois derniers à l'emploi de la Com-
pagnie des Marchands et amis de Champlain.
Ils constituaient avec les m.embres de leurs fa-
milles toute la population de F^Abitation".
Ce soir de fin d'août, 1620, ils venaient,
joyeusement annoncés par Marie Rollet,qui était
descendue à l'^'Abitation" acheter quelques pro-
visions, célébrer par un brin de causette avec
Louis Hébert, la première récolte ''faite" en la
Nouvelle-France .
Car c'était Louis Hébert que, tout à l'heure,
à la porte du premiier foyer canadien, saluaient
l'écureuil qui filait, la queue au vent, au bord de
la falaise, le merle sifflant sur sa souche, l'émérillon
dans l'air, le geai bleu qui croassait en bas, le
grimpereau qui donnait du bec dans l'écorce dure
d'un bouleau, les pinsons rouges qui gazouillaient,
et les "lécollets" et les autres oiseaux qui sillon-
naient l'espace cherchant, près de la première
ferme canadienne, un endroit sûr pour y passer
la nuit ... Et c'était pour Louis Hébert que,
ce soir, se faisait si belle et si douce, avant que de
s'endormir, la primitive nature laurentienne.
50 FLEURS DE LYS
Samuel de Champlain avait vu avec une joie
profonde s'élever la maison de Louis Hébert sur
le rocher de Québec. Elle représentait pour lui
le triomphe de quinze années de lutte avec les
Marchands qui, par une étrange aberration, chez
des fondateurs de colonies ne voulaient pas de
colons dans la Nouvelle-France. Cette première
ferme canadienne fondée par Hébert paraissait au
Fondateur de Québec comme "une fleur d'espé-
rance dans le grand ciel bleu" de l'Amérique, et
elle était, pour son cœur d'apôtre une source de
grande joie.
Ce soir de fin d'août, dans la maison de pierre
aux pignons de bois, on parla avec allégresse des
premières gerbes de blé engrangées, pendant la
journée, par l'ancien pharmacien du Roy; on
causa aussi des premiers foins et des premières
avoines qui avaient bien réussi, des légumes bien
venus, et des fleurs resplendissantes qu'avaient
cultivées avec un soin jaloux Marie RoUet et sa
fille Marie-Guillemette. Tout avait poussé à
vue d'oeil en ce premier été de culture en terre
québécoise et Champlain avait raison d'écrire
plus tard, parlant de la terre de Louis Hébert:
LE PREMIER ABATIS 51
'*Je visitay les lieux, les labourages des terres
que je trouvay ensemencées et chargées de beau
bled; les jardins chargés de toutes sortes d'herbes
comme des choux, raves, laictues, pourpié, oseille,
percil et autres légumes aussi beaux et advencés
qu'en France. Bref, le tout s' augmentant à vue
d'œil".
Louis Hébert montra à ses visiteurs quelques
épis du "bled" qu'il venait de mettre en grange
et qui excitèrent l'admiration de Champlain,
d'Abraham Martin et de leurs amis.
En vérité. Dieu avait béni les efforts du
premier cultivateur du Canada et la terre qué-
bécoise était d'une fécondité qui laissait entrevoir,
pour l'avenir, un grand pays agricole.
Marie Rollet présenta à M. de Champlain
un bouquet des fleurs de son jardin et le fondateur
trouva ces fleurs dignes de la reine de France.
Marie-Guillemette, seconde fille de Louis Hébert,
la future épouse de Guillaume Couillard, courut
au petit potager et en rapporta un choux merveil-
leusement * 'pommé" et de gros radis qu'elle pré-
senta avec orgueil aux hôtes de son père. Tous
étaient ravis.
Des rayons blanchâtres de la pleine lune
d'août qui montait lentement des falaises sombres
52 FLEURS DE LYS
de la rive sud, pénétraient dans la pièce par les
deux étroites fenêtres de la façade. En bas, de
r*'Abitation", à intervalles réguliers, on entendait
le cri monotone d'une sentinelle protégeant dans
la nuit le berceau de Québec contre les surprises
des Indiens.
On s'entretint longtemps, dans le silence de
cette belle nuit, des choses de la colonie, de la
première moisson, des craintes inspirées par les
Indiens, des misères que suscitaient à Champlain
et à Hébert les Marchands qui prenaient ombrage
des essais de culture d'Hébert et voulaient em-
pêcher d'autres tentatives de cette nature; on
parla aussi de l'Acadie, des deux essais de coloni-
sation faits par Champlain et Hébert, avec MM.
de Monts et de Poutrincourt, au fond de la baie
de Passamaquody et à Port-Royal, des misères
endurées en ces hivers terribles passés en terre
acadienne, des espoirs entrevus devant les pre-
miers blés qui levaient, des maladies épidémiques
qu'il fallut subir, des Indiens que l'on devait
constamment combattre, de la tentative d'éta-
blissement de La Soussaye, enfin, de la funeste
arrivée d'Argall et de la destruction de Port-
Royal.
Comme tout cela était déjà loin ! La lune
montait toujours et sa lumière laiteuse maintenant
LE PREMIER ABATIS 53
frappait en plein la falaise et T'^Abitation" qui
rayonnait au bord du fleuve.
M. de Champlain et ses compagnons se
levèrent pour prendre congé du colon et de sa
famille. Alors, Hébert, d'un air un peu mysté-
rieux, dit à M. de Champlain:
— Demain, s'il fait beau temps, sera un beau
jour pour la colonie et pour moi.
— Quoi donc ? demanda en souriant le Fon-
dateur; vous mariez Marie-Guillemette ?
— Je fais brûler mes abatis, répondit sim-
plement Louis Hébert, en accompagnant ses hôtes
qui sortaient. Vous voyez, continua Hébert,
en montrant du côté de l'ouest, vous voyez ces
monceaux de troncs d'arbres et de branches qui
se détachent dans l'ombre, à la lisière du bois. . .
je fais brûler tout cela, demain. Après, j'aurai
quatre arpents de plus de bonne terre. J'ai fait
du bois de chauffage de mon premier défrichement;
cette fois, je brûle sur place et je vous invite à
assister au premier ''feu d'abatis" en la Nou-
velle-France.
— Bravo ! lança joyeusement le Fondateur.
Nous viendrons voir comment le feu s'y prend
pour faire de la bonne terre à ''bled". . .
54 FLEURS DE LYS
*
* *
Tout l'après-midi du 20 août 1617, un coin
de la Nouvelle-France flamboya et, jusqu'au
coucher du soleil derrière les Laurentides, une
épaisse fumée couvrit le promontoire de Kébec.
Il y eut comme une immense clameur dans toute
la forêt environnante. Par dessus lès sonores cré-
pitements de la flamme qui tordait les bûches et
les branches sèches, on entendit de sourds grogne-
ments qui étaient les manifestations du mécon-
tentement des gros ours bruns cachés dans les
fourrés de la rivière Kabir-Kouba, et des cris
perçants d'oiseaux qui se levaient par bandes de
tous les points du promontoire et même de la
rive sud, et qui fuyaient, apeurés, au-dessus du
fleuve. Une fumée dense enveloppait la ferme
de Louis Hébert dont on ne pouvait plus même,
de r"Abitation" distinguer les pignons de bois
blanc.
La journée avait été chaude et le feu, dans les
abatis, s'augmentait de toutes les réserves de
chaleur accumulées dans les broussailles et sur les
brûlantes écorces; il jaillissait comme l'expression
d'une saison caniculaire dont il était en quelque
sorte l'apothéose.
LE PREMIER ABATIS 55
Tous les gens de l'^'Abitation" étaient montés
et s'étaient rassemblés autour de la maison
d'Hébert pour voir brûler un coin de cette forêt
millénaire d'Amérique qu'ils disputaient depuis
près de dix ans aux sauvages et aux bêtes. Par
les soins de M. de Champlain une garde avait été
formée des hommes de l"*Abitation" afin d'em-
pêcher le feu de se propager à la forêt et que l'on
éloignait à coups de rameaux verts. Les résines
et les sèves crépitaient portant au loin leur violent
parfum.
Le soleil, ardent encore, disparaît derrière
les montagnes et, bientôt, le soir descend sur le
promontoire et dans les anses du fleuve. Une
grande lueur fauve s'étend sur ce dernier. La
terre de Louis Hébert est encore embrasée. A
travers les abatis, de grandes majestés s^dvestres,
qui étaient demeurées solitaires au milieu du nou-
veau champ que trace le feu, se consument et
vont mourir. Les flammes accomplissent leur
œuvre avec régularité, avec calme, avec simpli-
cité, avec une sorte de sérénité majestueuse. Le
feu travaille. Comme la mer, il a un rythme
secret; d'un bruit continu, monotone, il avance
lentement, herbe par herbe, souche par souche.
Quand il arrive à un arbuste, ce dernier tressaille
56 FLEURS DE LYS
déjà de toutes ses feuilles blessées à mort par la
chaleur, avant l'attouchement calcinant; sa ra-
mure fraîche de vie se crispe d'un unanime mouve-
ment retrectile; on devine ses fibres toutes vi-
brantes, com.me des nerfs, au moment du danger.
Derrière, la terre reste noire de suie et de
cendres, précieux engrais pour la récolte future.
Louis Hébert, au premier rang des habitants de
la colonie, regarde avec joie mourir ce coin de la
forêt et se réjouit à la vue du désert noir et cré-
pitant encore des cendres chaudes qui mordent
la terre et jettent des lueurs qui fulgurent dans
la nuit.
Mai l'air, depuis quelques instants, s'est
alourdi. Le fond de l'horizon, par dessus les
forêts, est noir. . .
Le feu a fait son œuvre aux abatis d'Hébert,
mais il reste encore, sous le sol noir, des cendres
rouges et des charbon nailles ardentes qui lancent
des étincelles menaçantes pour la forêt. Entre
le noir de la terre et celui du ciel, les lueurs pren-
nent un caractère fantastique. Ce coin de terre
devient, pour un instant, un magnifique et sauvage
décor pour chevauchées de Walkyries. . . Quel
Siegfried va apparaître et sonner du cor du haut
des antiques rochers laurentiens? Mais le spec-
tacle devient terrible.
LE PREMIER ABATIS 57
Là-bas, au-dessus des forêts de l'île d'Orléans,
des éclairs bleuâtres fulgurent ... Ah ! c'est la
bonne chevauchée des nuages pleins d'eau qui se
prépare et va tomber sur les cendres chaudes,
affermir a bonne terre maintenant dégagée pour
toujours de son fardeau de bois, préserver la
forêt proche et à laquelle on n'en veut pas encore,
des dangers d'incendie, durant la nuit, compléter,
enfin, l'œuvre du colon. Et, en effet, tout à coup,
en cataractes rafraîchissantes tombe la pluie
bienfaisante, pendant que, joyeusement, les amis
d'Hébert se réfugient dans sa m.aison.
Alentour, maintenant, tout est bien noir; plus
de lueurs sournoises. Les gouttes sonnent sur
les feuilles et font encore un bruit sourd sur la
poudre du bois brûlé. Mais elle peut tomber
longt:mps encore, la pluie; le feu a bien travaillé.
Le bi n de Louis Hébert vient de s'enrichir de
quatre arpents de bonne terre et, grâce à ce
premier abatis sur le promontoire de Kébec, deux
années plu^. tard, Guillaume Couillard pourra
mettre la charrue en terre pour la première fois
au Canada.
Damase Potvin
Québec, octobre 1917.
La grande aventure du sieur de Savoisy
Au moment de livrer à la publicité le document pour
le moins extraordinaire qui suit, un scrupule d'une nature
assez lancinante m'a saisi, et dans le désarroi de ma pensée
je me suis dedandé si j'avais bien le droit, moi chétif ouvrier
fourrageant de ci de là dans le vaste champ de notre histoire,
de venir jeter un tel trouble dans l'esprit de milliers et
milliers d'excellentes gens pour qui, s'il est une chose
sacro-sainte, c'est bien la date de la découverte de l'Améri-
que, fixée à l'an de grâce 1492, et due au grand Christophe
Colomb.
Et voici que j'allais m'attaquer à ces mânes justement
illustres, sans compter que, par ricochet, et ainsi qu'on le
verra plus loin en hsant le document en question, notre grand
Jacques Cartier même ne serait plus destiné à faire en tout
cela que fort piteuse figure.
Dans le tumulte où j'étais, j'allai m'ouvrir de mes
perplexités à un fort docte personnage qui m'honore parfois
de son amitié, et à qui la légende courante accorde un tel
savoir historique qu'il pourrait fort bien, et pour peu qu'on
le poussât un peu au pied du mur, vous dire la longueur
exacte du pied-de-nez que fit une fois notre vaillant Fron-
tenac à l'envoyé anglais le sommant de rendre Québec,
ou encore vous exhiber les bordereaux établissant le nombre
bien précis de bouteilles de vin de Champagne que notre
vertueux Bigot avait accoutumé de prélever chaque année
sur la longanimité de ses bons administrés.
Vous comprenez que je n'en menais pas large, en me
dirigeant vers le logis de ce pontife. A ma vive surprise,
et à ma grande joie, les paroles de cet auguste érudit se
60 FLEURS DE LYS
trouvèrent, en somme, être fort débonnaires, et voici, à
peu près dans les termes que j'entendis, le conseil que je
reçus :
"Il est vrai que le document en cause va nous mettre
dans un bien cruel embarras. Que dis-je, embarras ! C'est
plutôt un véritable écroulement qui va s'ensuivre de vos
divulgations. Mon Dieu ! oui, ni plus ni moins. Toute la
littérature de l'époque colombienne va être à refaire, ou
plutôt c'est comme si elle n'avait jamais existé. Et en ce
qui concerne le Canada, donc. Non, mais, voyons, je vous
le demande, qu'allons-nous bien faire, maintenant, de notre
découvreur de Saint-Malo, si, comme il paraît, votre sieur
de Savoisy est bien réel. N'est-ce pas, vraiment, à s'arra-
cher le peu de cheveux qui nous restent ? Mais, tout cela
bien exposé, je n'en conclus pas moins que votre devoir
vous est strictement tracé d'avance. Vous n'avez pas le
droit de garder le silence là-dessus, et au nom de tous les
fervents d'Américana je vous somme de parler. Au reste,
tout n'est peut-être pas perdu. La date exacte de votre
pièce, à ce que je vois, reste indécise, et il y a vraiment encore
de beaux jours pour tous ceux qui aiment à se chamailler sur
ces troublantes questions".
Ainsi donc, c'est entendu, je lance le pétard. Ceci
bien décidé, je dois à la curiosité de mes lecteurs de leur
raconter comment je suis entré en possession du testament
de mon sieur de Savoisy, et on me permettra sans doute en
même temps d'exprimer quelques courtes conjectures per-
sonnelles.
La manière dont le document m'est arrivé entre les
mains est fort simple. Un de mes intimes amis, attaché au
ministère de la Marine et des Pêcheries, et qui fit l'été der-
nier un voyage à l'île-aux-Sables pour le compte de son
ministre, apprenait en arrivant là-bas que les ouvriers
occupés aux fondations du nouveau poste Marconi qu'on
LA GRANDE AVENTURE... 61
est à installer sur l'île, avaient mis à jour un coffret de plomb
renfermant de vieux papiers, dont on ne pouvait s'expliquer
la raison d'être en pareil lieu, et écrits en un français que
personne ne pouvait déchiffrer. L'ami dont je parle se fit
remettre ces papiers à son départ, après avoir convenu avec
le gouverneur de l'île de chercher à en tirer le meilleur parti
possible, pour peu qu'il pût y avoir là-dedans quelque chose
d'intéressant à glaner pour notre histoire. Dès le débarqué
de mon ami à Québec, et comme un soir, au château Fron-
tenac, j'examinais moi-même ces vieux feuillets si miracu-
leusement mis à jour, je reçus de tout cela un véritable
ébranlement, analogue, par exemple, à la prémonition que
doivent ressentir les inventeurs au moment où une grande
découverte leur brûle le bout des doigts. Voyant l'émotion
dans laquelle j'étais plongé, mon ami ne crut mieux faire
qu'en me cédant à son tour la possession de ces grimoires,
d'autant plus, voulait-il bien ajouter, que je lui paraissais
être survenu à point pour l'aider à se dégager de la promesse
qu'il avait faite de voir quel parti nos annales maritimes
pourraient bien tirer de tout cela.
Quel parti, grand Dieu ! Mais si l'on n'est pas ici
en présence d'une supercherie — et comment souscrire à
pareille abomination — la conclusion qui se dégage forcé-
ment de ces pages du sieur de Savoisy c'est que, non seule-
ment, quelque part vers le milieu du quinzième siècle,
c'est-à-dire il y a près de cinq cents ans, les rivages désolés
de l'Ile-aux-Sables ont été le théâtre du premier naufrage
connu dans notre histoire, mais en outre que la gloire
d'avoir découvert le Canada et par ricochet l'Amérique
elle-même, appartient à ces pauvres naufragés de la bar-
que de Loys Gauttier. Si tout cela tient debout — et
comment en douter? on le verra bien plus loin — Chris-
tophe Colomb ne serait qu'un vulgaire escamoteur, et
même il ne faudrait plus voir en notre grand Jacques
62 FLEURS DE LYS
Cartier qu'un simple petit caboteur de rien du tout, ayant
par un beau jour poussé une pointe du côté du fleuve Saint-
Laurent, histoire d'aller cueillir quelques bleuets sur la côté
de Terre-Neuve.
Le papier sur lequel est écrit le récit du sieur de Savoisy
est d'une contexture à défier les siècles. Mais certains
passages sont devenus presque illisibles par l'action du temps
et ce n'est qu'après un travail opiniâtre, et après avoir
consulté nombre de lexiques de vieux français, que j'ai pu
reconstituer le texte en ce que je crois être à peu près son
état primitif.
Cependant, une difficulté presque insurmontable se pré-
sentait. Par une cruelle ironie du sort, les parties les plus
essentielles du millésime du document, les mêmes sur
lesquelles porte tout l'intérêt de la pièce, étaient complète-
ment disparues, et force a dû m'être ici, pour rétablir ces
parties en ce que je crois être leur intégrité, de faire un
travail purement conjectural. Pour plus de lucidité, j'ai
inclu plus loin entre parenthèses ce qui est indéchiffrable
de ce millésime sur le texte original
Les raisons sur lesquelles je m'appuie, pour avoir choisi
le millésime 1444, sont les suivantes. Tout d'abord, il est
évident que la langue du récit appartient au quinzième siècle,
et plutôt au début qu'à la fin, ainsi qu'on pourra se rendre
compte en référant aux vieux auteurs qui écrivaient vers ce
temps-là. Les deux lettres "te", apparaissant avec le
mot "quatre", ne pouvant évidemment s'appliquer qu'aux
périodes de dix années allant de 30 à 60, je fus un moment
tenté d'opter pour 1434 plutôt que 1444, mais le coup
d'arquebuse dont parle le sieur de Savoisy m'a ici quelque
peu dérouté. On sait en effet que l'emploi de l'arquebuse
n'a commencé à se répandre en Europe que vers 1435, ce qui
serrait vraiment de trop près la date que j'avais en vue.
J'ai donc cru plutôt devoir inscrire en toute sûreté 1444,
LA GRANDE AVENTURE... 63
et j'ose espérer que le gros des chercheurs et des curieux sera
ici de mon avis.
Autant que je puis voir, la première terre aperçue par
nos explorateurs a dû être celle de l'État du New-Hamp-
shire, et l'embouchure du fleuve en question devait être
celle de la rivière Merrimac. Comme on sait, on aperçoit
très bien de là, par les temps clairs, les premiers contreforts
des montagnes Blanches, qui devaient être celles dont parle
le récit. De là, et après avoir longé les côtes du Maine et du
Nouveau-Brunswick, il est facile de voir que la belle baie
dont on parle devait être celle de Port-Royal, ou encore celle
même de Halifax. Quant à la maladie quelque peu mysté-
rieuse dont il est fait mention, j'opinerais assez que ce devait
être tout bonnement Madame la Grippe, agrémentée de
symptômes infectieux.
Tout cela bien exposé, je laisse maintenant la parole
au sieur de Savoisy.
S.C.
En Visle aux Vents, size ez grand océans,
ce vingt-huit novembre de l'an mil
(quatre cent quaran)te quatre
Moy, Roger de Montgrain, sieur de Savoisy,
et avocat à 'a Cour du Roy à Rouen, prouche
l'ecgliss Sainct-Martin, me sentant en danger
prouchain de maie mort, pour ce qu'auculne ayde
terrestre ne me peut advenir, et que seule secou-
rance est en la Bonne Dame ez Cieulx et les
64 FLEURS DE LYS
Saincts, veulx icy escrire en briefs mots la grande
adventure à laquelle ay pris part.
Et doncques, vécy, en peu de mots, la mouelle
de ces témoignaiges, pour ce que aultres venant
après nous, et trouvant ces lignes, en feront heure
et proufit.
Or, ce feust le dixiesme iour d'avril qu'estant
partis du port de Dieppe pour les Isles de l'An-
gleterre, où m'appelaient affaires de bailliage, sur
barque de pesche Maris Stella, dont estait patron
Loys Gauttier, avons dans la nuict été surpris
par firieuse bourrasque soufflant devers le ponant;
et tant plus nous opposa smes aux flots pris de
raige infmie, tant plus fuîmes poussez plus avant
à la graace de Dieu, pour ce que ces flots sentoyent
des ioies à nulles autres pareilles en ceste chouse.
Et si advint qu'au seiziesme iour le vent s'ac-
calma, et lors que le ciel com^mença à se coyffer de
nuict vismes briller les estoilles pour la prime
fois depuis notre partement.
Et vécy qu'à l'aube nous estomirasmes de
veoir la terre venant à nous.
Lors, nous estant approuchés, vismes qu'es-
tait belle et grande terre, avec bordeure de bois
espais, et tousiours plus loin haultes monta ignés
qu'estoyent toutes blanches par le somimet, comme
LA GRANDE AVENTURE... 65
de neige. Et sembloit en effet l'hyver durer
encore sur ces sommets, pour ce que de partout
venoyt une grande freidure, auquel signe vismes
bien qu'estyons pour seur fort esloignés de la
doulce France.
Mais estyons ce pendant tous en grande ioie,
pour ce que espérions plus jamais nous ^^eoir en
pareille liesse.
Et nous approuchant tousiours pr'smes pied
sur le rivage, et nous estant adventurés jusques
à l'orez des bois vismes venir à nous multitude de
sauvaiges demi-nuds, qui sembloyent yssus de la
terre. Et avoyent, ces sauvaiges, la peau comme
de brique cuicte, et longs cheveulx noirs et luisants
comme cryns. Lors, ung de nos hom^mes s'estant
advisé de tirer un coup d'arquebeuse sur oilseaulx
dont y avait partout numbre infini, feurent si
fort effrayez ces sauvaiges, par le bruyct de l'es-
clatement, que grand numbre s'enfuyrent dans les
bois et d'aultres cheurent par terre, et n'osoyent
de longtemps ceux-ci lever les yeulx, pour ce qu'ils
cuydoient se veoir toucher à leur mort.
Et lors, eusmes grande peine à leur remonstrer
que leur voulyons nul mal, pour ce qu'ils pour-
pensoyent en eux-mesmes que devions estre venus
par especial pour les occire. Faictes estât que ces
66 FLEURS DE LYS
sauvaiges n'avoyent encore jamais veu gens de
notre corporance, et que leur paraissions, avec
la couleure de notre peau et barbe noire, dont
moult s'esmerveilloyent, de meschants esperitz
desquels ne pouvoit venir pour eulx que grand
meschief. Lors, en ceste criticque occurrence,
nous advisasmes de les gaigner en leur offrant vic-
tuailles diverses, tels que poissons fusmés, salaisons
de viande et gasteaulx de farine; ce que voyant,
un tout vieil homme, qui estoyt leur chef, et sem-
bloyt plein de sapience et d'authorité, leur des-
bagoula en son patoy de n'avoyr rien à redoucter.
Et f eurent ensuite grands festoyements et
danses, jusques à la nuict. Et fusmes plusieurs
jcurs parmy ces sauvaiges, nous occupant à veoir
le païs, mais sans quitter ung long temps la veue
de la mer et de notre navire, par paour de quelque
soudain revirement de Tesperitz de ces sauvaiges;
et ung iour allasmes jusques à deux lieulx de là,
où nous avoyt par signes acertené le chef que se
trouvoyt une grande rivière. Et nous estant
rendus en Tendroict, vismes bien en effet que se
trouvoyt emboucheure d'ung grand fleuve, auquel
signe reconnusmes que la contrée devoyt estre de
trez vastes proportions.
Lors, nous estant délibérés de scavoyr les
limites de cette contrée, feut décidé, dans ceste
LA GRANDE AVENTURE... 67
visée, de suivre les costes vers le nord, fuyant par
aynsi les vagues de feu soudain venues après la
freidure de l'aultre iour, et causant une chaleur si
tant forte et incongneue de nous tous qu'avyons
tous grande paour, en allant au sud, de cheoir en
quelque fournaise ez esperitz infernaux.
Et fusmes, remontant les costes jusques au
mois d'aoust, lors que, aprez avoyr veu desfiler
moult rivaiges d'aspect resbarbatif et rocailleulx
oà estions rarement tentés d'atterrir, arrivasmes
un iour en une baye si tellement vaste et merveil-
leuse que pourrait bien donner asyle à toutes les
nefs reunies d'Europe. Et estoyent partout aussy
belles prairies aux haultes herbes et si tellement
pleines de petites airelles bleues que sembloyent
de loin, ces prairies, faictes de nuance du ciel plus-
tôt que de couleure verte habituelle. Et ayant
gousté ces airelles, leur trouvasmes bon goust,
et lors en fismes d'abondance nos deslyces tout le
temps de leur durée.
Et vismes encore moult aultres sauvaiges,
desquels, pourtant, cette foys, jugeasmes nous
tenir plus à l'escart, pour ce que estoyent, ces sau-
vaiges, avec leur stature fort haulte et visage peint
de couleures de toute sorte, d'un aspect nous
donnant crainte. Et autant que pusmes com-
68 FLEURS DE LYS
prendre, se dysoient, ces sauvaiges, estre des gens
abesPxaquis.
Et restasmes en cet endroict jusques à la fin
de septembre, lors que feuilles se myrent à cheoir
des arbres. Et nous esrnerveillasmes fort, entre
ailleurs, d'ung certain arbre incongneu, avec
feuilles comme celles de chesne, lesquelles, aux
premiesres freidures de l'automne, se mueyrent
en rouge comme de sang, à tel point que sernbloyent
partout les lointains en pleine flamboyson.
Or, voyant ces préparatifs de i'hyver, le
patron Gauttier boutta dedans sa cervelle ferme
intention de ne pas aller plus loin, pour ce que du
reste ce païs sembloyt estre sans fin, mais se des-
partir au plus tost pour faire sçavoir au Roy de
France notre grande adventure, aux fins que
]e Roy prist possession de toute cette grande terre.
Et pourpensoyt en luymesme que bien facile
seroyt retrouver son chemin, pour ce que s'estant
advancé tousiours vers l'Ouest il n'auroyt, au
retour, qu'aller vers le soleil levant.
Et a^^nsi fut faict, et par beau soir d'octobre
mismes à la voyle et sortismes de la belle baye
ci-dessus. Et allasmes aynsi toute la nuict et
la journée du lendemain, par bon vent frais sous
lequel nous sentyons fort ayses et en grand re-
confort.
LA GRANDE AVENTURE... 69
Et dans la nuict suivante, qui estoyt la se-
conde depuys notre partement, et fort noyre
et sans estoilles, entendismes grand craquement,
et lors notre barque se dressa puis resta couchiée
sur ung costé, cependant que la mer venoyt de
partout en grande coleyre.
Aux petites heures du lendemain, vismes
qu'estions sur un banc de sable, se prolongiant à
l'infini, et couvert par endroicts de rares touffes
d'herbe presque noyre. Et existimasmes que
devions estre alors à septante lieulx de la grande
terre que venions de quitter.
Or, le vent s'estant eslevé davantaige, feust
notre barque balayée par les flots d'un bout à
l'autre, à tel poinct que dusmes en haste nous
enfuyre et desbarquer sur l'isle sans presque tant
seulement nous estre pourvus de quelques vic-
tuailles.
Et dusmes attendre deux longs iours que le
vent se feust accalmé. Et lors, ayant faict la
visite de notre barque, vismes que elle estoyt
rompuye par le milieu, et que nos vivres estoyent
presque toutes perdues par eau de mer.
Or, ce pendant, en cet estrif, ne perdismes
poinct l'esteuf, mais nous mismes à l'ouvraige
pour nous construire un abri avec planches de
70 FLEURS DE LYS
notre barque, nous fyant que la divine Provi-
dence nous seroyt en ayde, et comptant que le
banc de sable où nous estions et nous paroyssoit
estre une isle nous donneroyt, le temps que met-
trions à refaire notre barque, les moyens de
subsistance.
Mais devyons bien vite abandonner tout
espoir de ces deux costés. Par iour de vent
encore plus violent que d'habitude — et il semble
que sommes icy en asyle de vents étemels — notre
paouvre barque reçut sa dernière râtelée du grand
osceans, puis sauta d'un bond en arrière, en suant
d'ahan, et s'esparpilla un peu partout, nous lays-
sant tous sur le rivaige béants, pantois et sots
comme huistres baillant au soleil.
D'aultre part, nous estant enquis aux environs
si, par adventure, se treuvoyt quelque chouse pou-
vant servyr à nostre soutenance, ne vismes rien
hors ceste herbe noyre dont ay desià parlé et mares
d'eau de pluye ayant goust de saumastre, sans
doute par voisinaige de la grande mer.
Et jugeasmes que, dans le mylieu, l'isle avoyt
dix toises de hauteur. Et n'estoyt, ceste isle,
que de ung quart de lieue de largeur, mais par
contre fort longue aussy loin que regard pouvoyt
aller.
LA GRANDE AVENTURE... 71
Or, comme ne servoyt à rien resnagler en
ceste occurrence, prismes assez vire nostre parti
de la chouse, et entreprismes, au plus pressez,
d'abattre oiseaulx dont grand numbre passoyt et
repassoyt avec force crys moqueurs. Mais eusmes
vite degoust et hault le cœur de ces oiseaulx, dont
la chayr estoyt couriace à ung point qu'aulcuns ne
scavent. Et par ailleurs comme n'avyons qu'une
seule arquebeuse et rarcG ammonitions, dusmes
bien vitement renoncer à ceste chasse.
Lors, ayant faict le descompte des vivres qui
nous restoyt, vismes qu'en avyons au plus pour
deux semaines pour les quatorze hommes nau-
fragiez, y compris moy-mesme. Et au dimanche
ensuivant adressasmes tous grandes remonstrances
au trez sainct créateur de toutes chouses, pro-
mettant pour son secours, eryger à Notre Dame
de Recouvrance, sur plus hault rochier de Sainct-
Malo, belle chapelle en remembrance perpétuelle
de notre sallut.
Mais estoyt dict que feroyt le cyel sourde
aureille à nos prières, car vecy que de gros nuages
noyrs, parayssant comme alourdis de neige, ac-
coururent de toutes parts, cachant la face du soleil.
Et si advint, par le plaisir de Dieu, qu'un mauvais
air corrompu, accompagnez de grand freit, cheut
72 FLEURS DE LYS
sur nous tous, nous mettant en tel estât qu'en peu
de iours perdismes le boire et le mangier, et jusques
au reposer. Et avyons tous trez forte fièvre, et
estions tousiours tremblants où que fussyons.
Et l'enroueure estoyt si cruelle à tous, jour et
nuict, qu'aulcuns hommes, par force de tousser,
furent rompus par leurs vaisseaux, et gectoient
grand foison de sang par la bouche et par le nez,
et en povoit personne estre guery, mais finissoyt
tousiours par en mouryr.
Et dura bien ce mal sans cesser trois semaines
ou plus, et enfin ne restâmes plus que trois vyvants,
le patron Gauttier, le mousse Sauvageot et moy-
mesme.
Et estions tous trois comme deschaussez de
la cervelle, pour ce que avyons perdu tous nos
esperitz vitaux, et attendions que Mort vouleust
bien à son tour nous prendre sous son ayle.
Ce douze décembre de mesme an
Pour ce que est la voulenté de Dieu ... Le
patron Gauttier est mort depuis hyer, et mainte-
nant n'est plus devant moy que le paouvre mousse
Sauvageot, avec dernyer reste de vye remontez en
ses grands yeulx noyrs . . .
LA GRANDE AVENTURE... 73
Moy-mesme sens bien la mort qui arrive.
Et n'en ay cure, hors scavoir si d'adventure . . .
Ha ! Dieu veult me rabbrouer. . . Moult af-
fligez par sa sacre voulenté m'en remets en ses
mains. . .
Ha ! vecy le freit qui me gaigne au cœur. . .
Ha ! les oiseaulx qui virevoltent toujours...
Le ciel est tout bleu . . . Par avant que dernières
forces me manquent veulx mettre ces papiers en
seuretez . . .
A toy, ma femme chérie et à mes deux enfants,
qui estent si loin. . . Je regarde à l'orient et vous
voye ... A toy, aussy, doulce et belle France, si
vermeille et si belle... Tousiours... Jamais,
jamais . .
C'est tout... Je me meurs... Adieu...
Pour copie conforme du manuscrit
du sieur de Savoisy,
Sylva Clapin
La Voix des drapeaux
Carillon avait sonné tout vibrant de victoire;
il sonnait encore à Montmorency, lorsque sur les
plaines d'Abraham il se changea soudain en un
glas de détresse, jusqu'au jour où, à Sainte-Foye
Lé vis lui redonnait sa note triomphante. Mais le
malheur semblait plus fort que l'héroïsme: Québec
restait, faute de secours, aux mains de l'ennemi;
et que pourrait faire Montréal lorsque Québec avait
capitulé ?
Vaudreuil tenta l'impossible pour sauver le
dernier château-fort de la colonie; ce fut en vain.
Pour éviter im plus grand désastre, Montréal
se rendit; Amherst, qui voulait venger sa hon-
teuse capitulation de Closter-Sevem, eut Tin-
solence de refuser à notre brave armée les honneurs
de la guerre: Lévis en fut rempli d'indignation.
"Il serait inouï, écrivait-il à Vaudreuil, de se sou-
mettre à des conditions si dures et si humiliantes
pour les troupes, sans être canonnés." Et en
vrai chevalier qu'il était: "Si monsieur le Mar-
quis de Vaudreuil, par des vues politiques, se
croit obligé de rendre présentement la colonie aux
76 FLEURS DE LYS
Anglais, nous lui demandons la liberté de nous
retirer avec les troupes dans l'île Sainte-Hélène,
pour y soutenir en notre nom l'honneur des armes
du roi, résolus de nous exposer à toutes sortes
d'extrémités, plutôt que de subir des conditions
qui nous y paraissent si contraires." *
La gravité des circonstances, les intérêts d'un
peuple presqu'affolé par la famine et les revers, la
sagesse prévoyante du gouverneur commandaient
à Lévis la soumission: le chevalier obéit donc,
"mais non sans avoir par un dernier geste, satis-
fait à son irréductible fierté". ^
* *
C'était la veille de la reddition des armes.
Les troupes campées à Sainte-Hélène, attendaient
avec anxiété les ordres du général. Retiré sous
sa tente, fatigué et tout obsédé par la pensée du
lendemain, Lévis cherchait quelque moyen pour
sauver l'honneur outragé du nom français. Un
plan, un seul lui paraissait encore possible; il
résolut de l'exécuter.
1 H.-R. Casgrain: Les Héros de Québec. Marne, à Tours, p. 310.
^ Edouard Montpetit: Les survivances françaises en Amérique;
Plon-Nourrit, à Paris.
LA VOIX DES DRAPEAUX 77
Dans tous les esprits se posait alors la même
question : remettrait-on les armes ? surtout, remet-
trait-on les drapeaux? Ah! les drapeaux!
Et voilà qu'à une heure assez avancée du soir,
les troupes sont convoquées. Le générai, solennel
•^ omme à une parade, ému comme à un assaut, leur
dit qu Amherst veut la reddition des armes et que,
dans l'intérêt de la colonie, ils la feraient; mais
celle des drapeaux: jamais. Non! Jamais, répète
Lévis avec force, l'Anglais ne les aura. Qu'ils
brûlent, plutôt que de souffrir un tel affront !
Non ! Jamais ! répète aussi la voix tumultueuse
des soldats. Et dans le lointain, par la forêt
silencieuse, aux vieux érables frémissants, l'écho
redit: jamais ! jamais !
Allons, venez porte-drapeaux : Guyenne ? La
Sarre? Languedoc? Royal-Roussillon ? Milice?
venez !
Et sous la voûte étoilée qui contemple, dans
le grand calme du soir qui écoute, épiques, les
étendards ont paru. A la lueur du bûcher qui
flamboie, ils sont là ces grands blessés, déchirés par
la mitraille, maculés de boue et de sang, aux
lambeaux frissonnants sous la brise; ils sont là
tous beaux, tous resplendissants de gloire.
Guyenne? C'est lui qui flottait au mât de la
Gran' e Hermine de Cartier, et que plus tard
78 FLEURS DE LYS
portaient triomphants Champlain puis la Salle.
Quelle ardeur donnait-il aux héros de Sainte-Foye !
La Sarre? Azuré comme un ciel d'azur,
gardant encore ses trois fleurs d'argent, il rayonne
toujours comme autrefois, lorsque Maisonneuve à
l'ombre de ses plis portait la croix sur le mont
Royal, lorsque Bcc^ujeu, vainqueur, revenait de la
Monongahéla.
Languedoc? Oui, c'est bien là le drapeau de
notre Jean Bart canadien. C'est bien lui qu'ont
défendu Bienville, Maricourt et Sainte-Hélène.
Quels reflets, quel miroir d'héroïsme dans ses plis
éclatants !
Royal-Roussillon ? Hélas ! plus qu'une loque,
ce Royal-Roussillon . . . Qu'il était beau pourtant
lorsque Louis XIV le remit aux défenseurs de son
fils aimé ! Qu'il était radieux quand il traversa
l'Espagne ! Mais les baïonnettes et les sabres,
les tempêtes et la mitraille ont arraché la soie avec
sa frange d'or: Hélas ! plus qu'une loque ce
Royal-Roussillon !
Mais voilà Milice. Tout simple et tout im-
maculé de blancheur, Milice se déploie aux vents
du soir. Ses fleurs de lys exhalent encore le par-
fum des victoires, et de son cœur une large blessure
semble laisser couler du sang de Carillon . . .
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03
LA VOIX DES DRAPEAUX 79
"Ah ! ne le brûlez pas, s'écrie un Canadien voyant
Lévis prêt à le jeter au feu. Montcalm nous l'a
donné de ses mains; laissez-nous cette relique !
Plus tard ce sera comme notre France à nous. . ."
Et le général, touché de cet accent, ayant
toujours frais dans l'âme le souvenir du glorieux
disparu, remet Milice au porte-étendard qui le
baise avec amour. Et dans les rangs, tout fier,
tout blanc de neige. Milice se déploie aux vents
du soir.
Maintenant le feu crépite; vers les cieux, du
bûcher funèbre monte une imperceptible fumée;
tout à coup un craquement sonore fait tressaillir
l'assistance: c'est le chevalier de Lévis qui brise son
épée, seconde Durandal, et en jette les tronçons
dans la flamme. Les tambours battent, les clai-
rons sonnent; l'holocauste est achevé.
Et au bruit lugubre des fanfares, à la voix
douce et plaintive des drapeaux qui meurent, un
cri, un seul, jailli spontanément de deux mille
poitrines, répond en clameur formidable: Vive
la France !
Sur le grand fleuve aux eaux courroucées, dans
la forêt, aux arbres qui pleurent, et dans le ciel
devenu noir, l'écho a répété longtemps: Vive la
France ! France !
80 FLEURS DE LYS
"Tout était perdu pour la France au Canada,
tout, 'fors rhonneur', comme l'avait écrit jadis,
de Pavie, le plus chevaleresque des Valois, i"
Ils ne sont plus, les drapeaux qui furent
brûlés à Sainte-Hélène.
Ils ne sont plus: il semble que leur gloire se
soit envolée avec la fumée du brasier qui les con-
sumait, et que leurs cendres se soient perdues dans
l'humus de notre terre. Ils ne sont plus, mais
aujourd'hui comme autrefois leur voix parle encore
et c'est à peine si nous l'écoutons.
Elle nous dit d'être fiers, de regarder toujours
en haut, et bien souvent nous rampons dans la
fange.
Elle nous apprend l'amour et l'union, alors que
nous nous déchirons et nous dispersons.
Elle nous avertit d'être prudents, d'être prêts
pour la lutte, et nous dormons quand l'ennemi
veille.
Elle nous supplie enfin de garder le sol, les
traditions, la langue et la foi des aïeux, mais que
de fois, hélas ! nous oublions.
1 M. Achintre, cité par A. Leblond de Brumath, dans son Histoire
de Montréal.
LA VOIX DES DRAPEAUX 81
Ah ! pourquoi ne pas l'écouter, la voix des
drapeaux? Elle parle si bien et nous parie
toujours. . .
VlATEUR FaRLY
Séminaire de Jolie t te.
Pierre Le Moyne d'Iberville'
D'Iberville ! C'est notre Du Guesclin, notre
Jean Bart, un nouveau Champlain. Soldat in-
trépide, il prend part aux expéditions de la baie
d'Hudson, de Corlar et de Terre-Neuve; marin
audacieux, il affronte ies mers glacées du nord
et sillonne le vaste Atlantique; explorateur in-
fatigable, il parcourt le golfe du Mexique, le Mis-
sissipi, et fonde la Louisiane, dont il sera le pre-
mier gouverneur.
Type de chevalier, dTberville avait le front
haut, les yeux vifs, le nez aquilin et la lèvre im-
pérative; la perruque longue et ondoyante, ca-
ractéristique du grand siècle, rehaussait merveil-
leusement son énergique figure. Un torse puis-
sant, à poitrine rebondie et aux larges épaules,
une forte membrure d'athlète, dénotaient chez
notre capitaine une vigueur peu commune. A la
noblesse des sentiments, à Tamour de la patrie,
il joignait l'élévation de la pensée et la solidité du
1 Montréal a honoré par le bronze la mémoire de ce glorieux
soldat. Le 19 juin 1894, elle lui érigeait un monument en face de
l'église de Sainte-Cunégonde.
84 FLEURS DE LYS
jugement. Bref, il était, dit Charlevoix, l'idole
de ses rudes matelots et de ses hardis coureurs de
bois; il les aurait menés au bout du monde.
Notre héros appartenait à une famille illustre
dans la colonie. Son père, Charles Le Moyne,
sieur de Longueuil, avait été anobli par Louis XIV,
pour hauts faits d'armes. Neuf de ses frères se
couvrirent de gloire en luttant contre l'Anglais et
riroquois. Aussi la postérité désignera-t-elle cette
noble lignée une famille de héros.
Pierre Le Moyne d'Iberville, le plus célèbre
des Le Moyne, naquit à Villemarie (Montréal),
le vingt juillet 166L Garde-marine à quatorze
ans, il navigua d'abord sur le Saint-Laurent, puis
traversa plusieurs fois l'Atlantique.
Il fit ses premières armes sous le chevalier
de Troyes, en 1686. Les Anglais, malgré les pro-
testations des Français, s'étant établis à la baie
d'Hudson pour y faire la traite, refusaient de quit-
ter la contrée. De Troyes reçut la mission
d'aller les déloger. Il rassembla une troupe d'élite,
composée de soldats et de coureurs de bois. Les
soixante-dix Canadiens qui prirent part à cette
aventureuse expédition avaient pour com-
mandants, d'Iberville et ses deux frères: Maricourt
et Sainte-Hélène.
PIERRE LE MOYNE D'IBER VILLE 85
Le départ s'effectua en mars, pendant une
bordée de neige. Raquettes aux pieds, il fallut
traîner jusqu'au Long-Sault, vivres et bagages sur
des toboggans. Le voyage se poursuivit en canots
d'écorce, non sans de grandes difficultés. De
nombreux portages à travers les bois et les ma-
récages demandaient des jarrets d'acier et une
grande vigueur physique. L'embarcation de notre
capitaine chavira dans un rapide, et deux hommes
se noyèrent; quant à d'Iberville, empoignant un
autre de ses compagnons qui disparaissait, il at-
territ heureusement avec son fardeau.
Après avoir parcouru deux cents lieues, la
troupe atteignit la baie d'Hudson. Le fort Mon-
sipi, érigé par les Anglais au sud de la baie, était
flanqué de quatre bastions portant douze pièces
d'artillerie. Une redoute ou blockhaus occupait
le centre de la place. Tandis que de Troyes, à
coups de bélier, enfonce la porte principale du fort,
d'Iberville et Sainte-Hélène franchissent la pa-
lissade avec cinq ou six hommes et attaquent le
blockhaus, où se tient la garnison; la porte de la
redoute cède, et d'Iberville se précipite à l'inté-
rieur, où il soutient seul, une lutte terrible.
"Hardi ! les gars ! Sus à l'Anglais !" s'écrie
Sainte-Hélène, en s'élançant à la rescousse de son
86 FLEURS DE LYS
frère. L'héroïque capitaine est aussitôt délivré
et les Anglais rendent les armes.
Peu après, en face du fort Rupert, d'Iberville
aperçoit un navire ennemi. Sur la grève se trou-
vent deux canots d'écorce: il en commandera un
et Maricourt l'autre. Neuf braves sont choisis,
et les embarcations voguent vers le vaisseau
anglais. En silence, on aborde le bâtiment.
L'homme de quart, enveloppé dans sa couverte,
dort profondément; il est tué sur place. D'Iber-
ville donne alors l'alarme en frappant du pied sur
le pont. Quelques matelots accourent; reçus à
coups de sabre, ils s'enfuient dans la chambre du
capitaine. Le héros canadien les poursuit, en-
fonce la porte à coups de hache et les oblige à se
rendre.
De son côté, de Troyes n'est pas inactif: il
attaque vigoureusement le fort et s'en rend maître.
De là, nos infatigables soldats se dirigent vers
le fort Sainte-Anne ou Albany, qu'ils enlèvent
après quelques heures d'un bombardement in-
tense.
*
* *
Les rudes gars d'Iberville étaient dignes de
leur chef. Deux de ces hommes envoyés pour
PIERRE LE MOYNE D'IBER VILLE 87
reconnaître un vaisseau engagé dans les glaces,
furent pris par les Anglais et jetés à fond de cale,
où ils passèrent l'hiver. Au printemps, le maître
d'équipage se noya, et on fit servir à la manœuvre
l'un des prisonniers. Un jour, le Canadien s'aper-
çut que la plupart des Anglais étaient occupés dans
la mâture. Une hache est sur le gaillard d'avant.
Il s'en empare, casse la tête au capitaine et au
second, puis court libérer le captif. Nos auda-
cieux trouvent ensuite des armes et remontent
précipitamment sur le pont.
''Ohé ! les amis, one by one, en bas", crie le
nouveau commandant, aux cinq matelots encore
dans les vergues.
Les Anglais terrifiés par les pistolets des
Canadiens, descendent l'un après l'autre; gar-
rottés à mesure qu'ils mettent le pied sur le pont,
ils doivent, à leur tour, descendre à fond de cale.
Le navire est aussitôt orienté vers les ports français.
Soudain, une voile apparaît à l'horizon.
Alerte... Mais !...
Le drapeau fleurdelisé ! C'est sûrement
d'Iberville.
Une voix impérative et claironnante retentit
du pont du navire'£en vue: Qui va là?...
Rendez-vous !
88 FLEURS DE LYS
— On les tient, capitaine, on les tient !
répond le maître improvisé, tandis que son ca-
miarade entonne à plein gosier:
C'est la belle Françoise, Ion, gai,
C'est la belle Françoise...
— Attention aux grappins d'abordage...
Bonne prise?
— Oui ! des provisions, de l'eau-de-vie, des
peaux de castor. . . et cinq gros rats de cale, ah !
ah ! ah ! bien vivants.
— Hop ! tope là, mes agnelets ! vous êtes
des braves ! je suis fier de vous.
Et d'Iberville les embrassa tous deux. Les
marins profondément émus rembarquèrent une
larme à la paupière du capitaine. C'est qu'il
les aimait, ses gars, ses hardis coureurs de bois.
Cette même année, 1687, la paix signée entre
la France et l'Angleterre permettait à notre héros
de se rendre à Villemarie.
La reprise des hostilités (1689) le trouve à la
baie d'Hudson. Deux navires ennemis se pré-
sentent bientôt dans ces parages. Comme d'Iber-
ville n'a qu'une trentaine d'hommes sous ses
ordres, il entre en pourparlers avec les Anglais.
Mais apprenant qu'ils ont fait pointer deux
"type de chevalier, d iber ville
avait le front haut, les yeux vifs,
le nez aquilin et la lèvre impéra-
TIVB." p. 83.
PIERRE LE MOYNE D'IBER VILLE 89
pièces de canon, chargés à mitraille, sur l'endroit
où doit avoir lieu l'entrevue, il leur dresse des em-
buscades, s'empare d'une bonne partie des équi-
pages, et finalement oblige les navires à amener
pavillon. Confiant alors à de Maricourt le soin
des postes de la contrée, il se dirige sur Québec
avec une riche cargaison.
Frontenac était revenu au pays en 1689.
Homme d'énergie et d'action, il voulut user de
représailles envers les Anglais, instigateurs du
massacre de Lachine, où les Français étaient
tom.bés n'.mbreux sous le tomahaivk de l'Iroquois.
Pendant l'hiver de 1690, il organisa trois expédi-
tions qui portèrent la terreur dans la Nouvelle-
Angleterre.
Dès les premiers jours de février, Sainte-
Hélène et d'Ailleboust se mettaient à la tête de
deux cents hommes. Canadiens et sauvages. Parmi
les volontaires se trouvaient d'Ibervi'le, de Re-
pentigny, de Maricourt et bo nombre de ceux
qui avaient pris part à la campagne de la baie
d'Hudson. Au chant: "En roulant, ma boule
roulant", entonné par d'Iberville et cadencé par
90 FLEURS DE LYS
les ohé ! ohé î rythmiques des sauvages, nos
braves quittèrent Villemarie, raquettes aux pieds,
provisions sur les épaules, et fusil en bandoulière.
Bientôt ils entrent en pleine forêt; le vent
souffle en tempête; la poudrerie couvre hommes et
choses; la course est rude et le soir commence à
tomber.
"Compagnons, halte ! s'écrie Sainte-Hélène,
on bivouaque ici".
Pins et mélèzes tombent dru sous la hache:
des abris s'élèvent, le feu crépite, et bientôt rô-
tissent des tranches de caribou. Une voix en-
tonne :
A la claire fontaine,
M'en allant promener,
J'ai trouvé l'eau si belle
Que je m'y suis baigné.
Les refrains montent joyeux dans la nuit:
Lui ya longtemps que je t'aime,
Jamais je ne t'oublierai.
Après le repas, ime courte prière, et chacun
s'endort roulé dans sa couverte de laine. Seules,
les sentinelles veillent sous le vent qui abat la neige
en rafales. On ne fait qu'un somme jusqu'au
moment où la grosse voix de Sainte-Hélène clame :
"Debout les enfants !"
PIERRE LE MOYNE D'IBER VILLE 91
La tempête s'est calmée; à travers les bras dé-
nudés des bouleaux et des érables, le soleil, disque
rouge immense, monte à l'horizon; il atteint ra-
pidement la cîme des arbres, et inonde la forêt
d'une vive lumière, léverbérée de toutes parts
par la neige qui lance les feux de ses diamants,
par le givre qui transforme en lustres éblouissants
toute l'armée des arbres. On déjeune, on chausse
les raquettes, et la colonne reprend sa marche.
Et c'est ainsi, avec quelques variations, pendant
des jours et des semaines.
Le corps expéditionnaire, en marche depuis
trente jours, arrive devant Corlar. Par un froid
intense, au milieu de la nuit, d'Ailleboust donne
le signal de l'attaque. Les sauvages poussent
leur redoutable cri de guerre. Clameurs et voci-
férations s'élèvent; heurts de l'acier et coups de
mousquets retentissent Aux lueurs de l'embrase-
ment, comme des démons furieux, les assaillants
frappent sans merci. Sauvages représailles du
massacre de Lachine! soixante personnes périssent,
et le bourg n'est plus qu'un monceau de décombres
fumants. La troupe se retire après avoir semé
dans ces parages la crainte du nom français.
*
92 FLEURS DE LYS
Mais que sont ces faits d'armes, comparés
aux exploits qui s'accomplirent à Terre-Neuve et
à la baie d'Huclson, en 1696-1697 ? Tout d'abord,
d'Iberviile démâte le Newport, vaisseau de vingt-
quatre canons, s'en rend maître sans perdre un
seul homm.e, et détmit Pemaquid, place forte des
Anglais en Nouvelle- Angle terre. Poursuivi par
sept bâtiments, il leur échappe avec ses trois
vaisseaux en longeant la côte bordée d'écueils, et
atteint Plaisance dans l'île de Terre-Neuve.
Le gouverneur de la place, de Brouillan,
homm.e intelligent et courageux, mais cupide et
violent, devait se concerter avec d'Iber^dlle pour
détruire les établissements anglais de l'île. En
quatre circonstances, notre capitaine traité de
façon cavalière ' par l'irascible commandant, sut
faire violence à ses justes susceptibilités pour ne
pas compromettre le succès de l'expédition; il
parla même de se retirer en France, mais les
Canadiens déclarèrent hautement qu'ils ne re-
connaîtraient pas d'autre chef que m.onsieur d'I-
berviile, et l'impérieux de Brouillan dut céder.
L'attaque de Saint-Jean, poste considéra-
ble des Anglais dans Terre-Neuve, est résolue.
D'Iberviile, secondé par de Montigny, multiplie les
faits de haute vaillance. Un jour, à la tête d'une
PIERRE LE MOYNE D'IBER VILLE 93
troupe de Canadiens, il se jette à genoux, reçoit
l'absolution de l'abbé Beaudoin, puis fond sur
l'ennemi, le met en déroute, et pénètre avec lui
dans Saint-Jean, où il s'empare de deux forts avant
l'arrivée du corps d'armée. Le commandant an-
glais demande à parlementer; de Brouillan ne
consulte pas même le héros, et signe seul l'acte de
capitulation.
Après ]a reddition de la place, d'îberville,
avec ses cent vingt-cinq volontaires, entreprend
sa prodigieuse cam.pagne d'hiver. Il détruit pres-
que tous les établissements anglais de l'île, tue
deux cents hommes et fait sept cents prisonniers.
A la mi-mai 1697, arrivait à Plaisance une
escadre de quatre vaisseaux, sous les ordres de
Sérigny, porteur de commissions très im.portantes
pour le sieur d'îberville, son frère. Ce dernier
avait ordre de se rendre à la baie d'Hudson et
d'en chasser les Anglais. S'adressant à ses in-
lassables compagnons, d'îberville leur dit:
— Amis, de par la volonté du roi, notre maître,
je prends le commandement de l'escadre de Sa
Majesté, pour courir sus à l'Anglais.
— Vive le Roi ! Vive d'îberville î s'écrient
les coureurs de bois.
94 FLEURS DE LYS
Le 11 juillet, l'escadre, comprenant le Pélican,
le Profond, le Palmier, le Wesp et V Esquimau, est
en rade; elle appareille.
Dans la mâture de jeunes voix chantent:
A Saint-Malo, beau port de mer,
Trois gros navir's sont arrivés;
Nous irons sur l'eau nous y prom promener,
Nous irons jouer dans l'île.
Sur le pont des voix plus fortes font écho :
''dans l'île, dans l'île". Tout à coup le drapeau
f eurdelisé est arboré sur le Pélican : c'est le signal
du départ. Un vivat enthousiaste retentit: Vive
la France!... On lève les ancres et la flotte
prend hardiment la direction du nord. . .
Le trois août, par un temps orageux, l'escadre
s'engage dans le détroit d'Hudson. Tandis que
les pétrels, au bec crochu et aux longues ailes,
fuient devant la tempête, les goélands, à grosse
tête et à manteau noir, affrontent l'ouragan.
Leurs cris lugubres se mêlent à ceux des pin-
gouins, perchés par bandes nombreuses sur les
hautes falaises. D'énormes banquises, poussées
par le vent, s'entre-choquent avec un bruit for-
midable; une pluie glacée rend presque impossible
la manœuvre; les vaisseaux courent les plus grands
dangers. Le Palmier a son beaupré rompu et
PIERRE LE MOYNE D'IBER VILLE 95
n'échappe au désastre qu'en se réfugiant dans
l'échancrure d'une banquise; quelques jours après,
V Esquimau est écrasé, et c'est avec peine qu'on en
sauve l'équipage. Puis on se perd de vue. . .
Le quatre septembre, le Pélican vogue seul
en mer libre. Le cinq au matin, du haut du mât
de misaine, une voie crie: "Voiles à l'horizon".
— Où? demande d'Iberville.
— Tout droit, à notre avant.
— Combien ? continue-t-il.
— Trois, mon capitaine.
— Nos trois vaisseaux ?
— Non, mon capitaine, ce sont des Anglais.
— Tonnerre d'un nom ! et ils sont trois !
Quelle est leur direction ?
— Droit sur nous.
A ses marins qui l'observent, d'Iberville dit:
— Ça va cogner dur, mes enfants, car ils sont
trois; la route est bloquée, mais vive Dieu, nous
leur montrerons que nous sommes Canadiens.
— Vive d'Iberville ! Mort à l'Anglais ! s'écrie
l'équipage.
— Allons, chacun à son poste de combat.
A leur grande surprise, les Anglais virent que
le hardi marin prenait ses dispositions pour les
96 FLEURS DE LYS
attaquer. "Hors le petit foc; bordez et hissez les
huniers," ordonne le commandant, et le Pélican
augmenta de vitesse.
De neuf heures à midi, les trois vaisseaux
enn mis cherchent à démâter le navire français;
ce dernier riposte vaillamment. D'Iberville, qui
a l'avantage du vent, observe que les bâtiments
anglais ne conservent pas leur distance.
— De la toile au vent, commande-t-il ; larguez la
brigantine et les ris des huniers.
La mâture craque et le voilier file avec vi-
tesse ; tout en courant, il envoie, de toutes ses pièces,
une bordée au Hampshire, une autre au Hudson
Bay, puis par une manœuvre des plus habiles,
range le Hampshire sous le vent.
— Canonniers, s'écrie le commandant, pointez
à couler bas . . . Feu !
Un nuage de fumée enveloppe le Pélican, dont
la membrure est secouée dans toutes les parties.
La volée porte si -uste, que le Hampshire, la carène
fracassée, sombre aussitôt. Laissons parler de
la Potherie, qui commandait le château d'avant
sur le Pélican: "A mesure qu'ils proiongeoient
notre vaisseau, nous tirime nos batteries, mais
nos canons étoient pointez si à propos qu'ils firent
un éfet admirable, car nous ne fûmes pas plutôt
PIERRE LE MOYNE D'ffiER VILLE 97
séparez l'un de l'autre, VHampshire sombra dans
le moment sous voile."
Vive le Roi ! Vive d'Iberville i clament les
marins canadiens.
L'Hudson Bay, sur le point d'être abordé,
amène pavillon; quant au Derring, à la faveur de la
nuit il réussit à s'échapper.
Cet exploit si glorieux eut un dénouement
tragique: une tempête épouvantable s'éleva et,
en dépit des efforts surhumains de l'équipage, le
Pélican et sa prise furent jetés à la côte. L'atter-
rissage s'effectua dans les conditions les plus dif-
ficiles, et bon nombre de matelots périrent. Deux
jours après ce désastre, les vaisseaux français,
dégagés des glaces, vinrent secourir les malheureux
naufragés; on mit bientôt le siège devant le fort
Nelson, qui hissa peu après le pavillon blanc et se
rendit. La paix de Ryswick (1697), qui assurait
à la France toute la baie d'Hudson, rendit sa
liberté à d'Iberville.
Les vastes pays du sud, visités par La Salle
et abandonnés depuis la fin tragique de l'expiora-
teur (1682), avaient depuis longtemps attiré
98 FLEURS DE LYS
l'attention de d'Iberville. La Louisiane va désor-
mais être son champ d'action. Cinglant vers les
bouches du Missipi, il explore ce fleuve, fonde
Biloxi (1699), puis retourne en France, où il est
décoré de l'ordre de Saint-Louis, à ruban "couleur
de feu". Revenu à la Louisiane en 1701, il érige
un fort sur le Mississipi, afin d'empêcher les An-
glais de venir y faire la traite. L'année suivante,
de^ concert avec Bienville, son frère, il jette les
bases de Mobile, puis fait construire des magasins
et des casernes dans l'île Dauphine (île du Massa-
cre). En 1702, le roi le crée successivement
capitaine de vaisseau, chef d'escadre et gouver-
neur de la Louisiane.
C'est alors qu'il propose à la cour d'attaquer
les flottes de la Virginie et de Terre-Neuve, et de
ravager les côtes de la Nouvelle-Angleterre. Son
projet agréé, il réunit, en 1706, onze bâtiments
def guerre et se rend à l'île Barbade, dont il veut
d'abord s'emparer; mais les Anglais y sont puis-
samment fortifiés et il renonce à ce projet. L'es-
cadre'se^dirige alors vers l'île Nevis qu'elle enlève;
vingt-cinq voiliers sont capturés; tous les ha-
bitants,^six mille nègres et le gouverneur de la
place tombent en son pouvoir. Ce fut le dernier
exploit d'Iberville. Arrivé à la Havane, il mourut
PIERRE LE MOYNE D'IBER VILLE 99
soudainement d'une attaque de fièvre jaune, le
9 juillet 1706, à l'âge de quarante-cinq ans. Dans
sa personne, la Nouvelle-France perdait le plus
illustre de ses soldats et le plus grand de ses
marins. Il fut vivement regretté de toute la co-
lonie.
Fr. Elie,
des Écoles Chrétiennes.
Montréal, le 18 octobre 1917.
Une expédition Vers le lac Supérieur
Nous sommes aux premiers jours de septembre
1678.
La rivière des Outaouais, à travers la forêt
sans limite, coule murmurante vers le lac des Deux-
Montagnes, où se perdent ses eaux. L'orme pensif
courbe vers elle sa tête ronde; le peuplier géant
y mire ses branches grêles; et les bouleaux,
"Si menus et si blancs parmi les souches grises".^
y regardent trember leurs feuilles frissonnantes.
L'orchestre des oiseaux est en fête. Le
pinson chanteur roule ses notes joyeuses, le mou-
cherolle brun, sa mélancolique complainte; et,
pendant que gazouille la fauvette jaune, la noire
tribu des corneilles, voguant d'une rive à l'autre,
lance ses cris sauvages.
Soudain, du bas de la rivière, retentit, clair
et français, un chant, plus suave que les mélodies
des bois:
"Trois beaux canards s'en vont s'baignant,
En roulant ma boule;
Le fils du roi s'en va chassant,
Rouli, roulant, ma boule roulant,
En roulant ma boule, roulant, en roulant ma boule."
^ Albert Ferland, Le Canada chanté.
102 FLEURS DE LYS
Glissant sous la poussée de quatre rameurs
aux bras nus, un léger canot d'écorce remonte le
courant; à l'arrière, un sauvage manœuvre une
pagaie en forme de gouvernail.
Le chef de l'expédition, superbe sous son large
chapeau de feutre, est assis au milieu du canot;
une épaisse moustache noire souligne ses traits
énergiques; ses mains s'appuient négligemment
sur un long mousquet planté devant lui: c'est
Daniel -Greysolon, sieur du Luth, ^ aventurier,
coureur de bois. Il a quitté Montréal pour
explorer le lac Supérieur et l'immense pays des
Sioux.
Pendant que passe le premier canot, un
deuxième paraît, monté par cinq hommes. Obéis-
^ Du Luth est né à Saint-Germain-en-Laj^e, vers 1640. Passé au
Canada avec Frontenac en 1672, il retourna bientôt en France, car il
est en Franche-Comté en 1674. En 1678, il entreprend le voyage
d'exploration dont nous parlons. On le trouve en 1684 à Michil-
limakinac, punissant de mort deux sauvages assassins, après les avoir
fait comparaître devant ses compagnons d'armes. En 1686-87, avec
La Durantaj'e et Nicolas Perrot, il organise des contingents de sauvages
et de coureurs de bois pour renforcer l'armée de Denonville; plus tard,
le 16 octobre 1689, deux mois après le massacre de Lachine, du Luth
commande un groupe de français et de sauvages alliés qui détruisent
un détachement d'Iroquois au lac des Deux-Montagnes. En 1695
ou 1696, il est guéri de la goutte par Catherine Tegahkouita; il avait
souffert de ce mal pendant vingt-cinq années. Sa glorieuse carrière,
presque entièrement consacrée au service de son pays, se termina à
Montréal, le 26 février 1710.
UNE EXPÉDITION. . . 103
sant à la cadence du chant, les rames ruisselantes,
frappent les eaux en mesure ... On entend un
dernier couplet:
"O fils du roi, tu es méchant,
En roulant ma boule;
D'avoir tué mon canard blanc,
Rouli, roulant..."
Les voix s'éloignent; la rivière coule toujours
murmurante: les feuilles jaunissantes gémissent
sous le vent.
Pendant des heures, les canots voguent vers
l'ouest; mais voici que le soleil agrandi, tombe
rouge derrière les nuages couchés à l'horizon. Le
vent fraîchit; les premières étoiles vont paraître.
Les voyageurs fatigués tirent leurs canots
vers la rive, à travers les fleurs flottantes des nénu-
phars, les feuilles allongées de l'iris, et les quenouil-
les aux épis veloutés.
On s'arrête pour la nuit. Les Canadiens,
couverts d'une longue capote, un pistolet passé
à la ceinture, s'assoient à l'indienne au pied d'un
vieil arbre; nous voyons là les coureurs de bois
fameux: Lemaître, Bellegarde, Pépin, Masson.
Les trois sauvages, vêtus d'une culotte en peau
de chevreuil, la chevelure ornée de deux plumes
raides, préparent le bivouac . . . Les coups de
104 FLEURS DE LYS
hache résonnent, on entend les branches craquer
et le bruissement des feuilles sous les pas.
Là-haut, le ciel s'illumine. La grande Croix
du Nord ouvre ses bras de feu; le Chariot de
David resplendissant de lumière, tourne avec
lenteur; et, vers l'est, monte l'Aigle à l'œil de dia-
mant.
Tout en apprêtant le souper, les Canadiens
aux voix sonores chantent toujours, et leur
rythme mélancolique s'harmonise avec la nuit
tombante:
"Isabeau s'y promène, le long de son jardin,
Le long de son jardin, sur le bord de l'île,
Le long de son jardin, sur le bord de l'eau.
Sur le bord du vaisseau".
Un feu brille dans la clairière, le repas est
prêt: quelques poignées de maïs cuit à l'eau, du
gibier grillé à la broche, une lampée d'eau-de-vie
pour fouetter le sang; bientôt, les voyageurs,
roulés dans leurs couvertes, dorment profondé-
ment.
Tout repose dans la nuit: seul l'engoulevent
fait alterner son cri rauque avec la flûte douce de
la grive solitaire et le coassement monotone de la
grenouille plaintive.
UNE EXPEDITION... 105
Le soleil n'aura pas encore paru le lende-
main, lorsque les canots reprendront leur course,
et les rameurs, leurs chants.
Ce voyage vers l'inconnu doit être long et
fatigant. Plusieurs fois déjà, les aventuriers se
sont mis à l'eau pour ne pas déchirer les embar-
cations sur les pierres; souvent, il a fallu charger
sur son dos les marchandises, transporter les
canots.
Pendant quelques jours, du Luth suit la
rivière des Outaouais, mais, à l'endroit où elle fuit
vers le nord, l'explorateur s'engage dans un cha-
pelet de lacs reliés par des cours d'eau rapides.
Les portages aux noms poétiques et français sont
successivement franchis: portage des Galops, de
l'Epine, des Roses, de la Marquise. Enfin, voici
le lac Nipissing, où l'on fera halte pour quelques
jours, profitant de l'hospitalité d'une bourgade
indienne.
Du Luth voulait se faire "connaître des sau-
vages" suivant son expression. Il offrit donc au
chef du village un grand fusil, et lui dit par son
interprète: "Grand chef, Ononthio te promet
sa protection, si tu veux combattre ses ennemis,
106 FLEURS DE LYS
toi et ta nation." Le chef accepta le présent et,
debout, son bras tatoué dressé vers le soleil, répondit
solennellement: '*Je veux que le soleil cesse de
fondre la neige et de réchauffer la terre, si les Nipis-
sings manquent de fidélité aux Français." Puis
il remit à du Luth un collier et des peaux de castor,
l'invita à un grand festin, et on scella l'alUance par
une expédition de chasse et de pêche.
Il fallut se remettre en route. Les canots
traversèrent le lac, laissant à droite une haute
montagne, tombeau du grand Castor, d'après
la croyance naïve. Ils entrèrent ensuite dans la
rivière des Français, aux rives désolées, formées
de rochers abrupts, où à peine quelques arbres
montrent de loin en loin leurs maigres silhouettes
tordues par le vent.
A la mi-novembre, les canots atteignaient le
lac Huron, la "Douce Mer", que du Luth et ses
compagnons saluaient d'un cri d'enthousiasme.
La surface verte, à peine ridée par le frisson des
petites vagues, s'étendait jusqu'à l'horizon, tou-
chant le ciel par une barre d'azur sombre; à l'ouest,
le soleil rougeâtre, sur le point de disparaître,
regardait son image bercée au sein des eaux; vers
le sud-ouest, s'allongeait la côte dénudée de l'île
Manitoulin, où vivent les Amiones, descendants
du dieu souverain, le Grand Lièvre.
Q K
UNE EXPÉDITION... 107
Du Luth s'arrêta sur les bords du lac pour y
passer l'hiver. Des tentes furent dressées, recou-
vertes d'écorce de bouleau, et, sans incidents, les
mois s'écoulèrent, la troupe trouvant en abon-
dance le gibier et le poisson.
*
Les ortolans au collier jaune, la grive au
corsage roux, et la corneille,
"Inclinant son vol noir vers la cime des pins"^
annoncèrent le retour du printemps. Les canots
remis en état, on prit la route du lac Supérieur.
Au saut Sainte -Marie, du Luth envoya à
Frontenac une lettre afin de justifier son départ
clandestin pour cette grande expédition. "Je
n'ai pas pris les ordres de votre Seigneurie, lui
disait-il, mais je compte que le service que je rends
à sa Majesté, disposera favorablement votre
Grandeur à mon égard. Il est de première impor-
tance d'attacher à notre cause ces sauvages de
l'ouest".
Les canots continuent leur route, et, au prin-
temps de 1679, apparaît le grand lac Supérieur,
^ Albert Ferland, Le Canada chanté.
108 FLEURS DE LYS
réservoir infini d'eau limpide, dont les rives
s'égayaient de verdure renaissante. Après avoir
navigué le long des côtes, l'expédition, le 2 juillet,
atteint le village des Nadouecioux, où du Luth
arbore les armes de sa Majesté le roi de France.
"Notre pays est très grand, dirent à du Luth les
Sioux, au soleil couchant, il y a les Karésis, puis
la terre est coupée; au delà, il n'y a que de l'eau
puante" ; c'est ainsi qu'ils nomment la mer.
Maintenant commence la partie principale
de la mission que du Luth s'était imposée: établir
la paix entre les tribus des Sioux, les attirer
aux Français, ouvrir des débouchés pour les
pelleteries.
Les Sioux formaient la peuplade la plus nom-
breuse du Canada. Grands, robustes, bien taillés,
ils parlaient lentement leur langue sifflante et
se peignaient sur le corps des figures de serpents,
d'ours ou de buffles. Pour honorer leur dieu, le
soleil, ils pendaient aux arbres, des chiens, qu'ils
laissaient mourir enragés; souvent on rencontrait
dans les bois, ces horribles cadavres se balançant
sous la bise.
Le 15 septembre 1679, du Luth envoya des
messagers à toutes les nations sauvages de l'ouest,
leur donnant rendez-vous pour l'hiver suivant
UNE EXPÉDITION... 109
à l'endroit où s'élève aujourd'hui la ville de
Duluth.
Les délégués vinrent de loin, "fourrés comme
des ours"; aussitôt arrivés, ils présentaient leurs
hommages à du Luth. *'Ce collier contient ma
parole, disait un chef puissant, et j'assure que
l'orignal pressé de la soif ne désire pas avec plus
d'ardeur l'eau des rivières que je ne désire enterrer
pour jamais les flèches et la hache".
Un capitaine Sioux s'approcha en pleurant,
appuya ses deux mains sur les genoux de du Luth
et se recommanda à lui. 'Toutes les nations
ont leur père, dit-il, et moi, je vis sans protecteur".
Le sauvage étendit ensuite une peau d'ours, sur
laquelle il étala une vingtaine de flèches; il les prit
les unes après les autres, nommant une bourgade
de sa nation en même temps, et demanda au che-
valier de lui accorder sa protection.
Vint la réunion plénière. Les délégués, ras-
semblés dans une grande hutte, s'assirent en cercle
sur leurs talons, du Luth tenant la place d'honneur;
on plaça au centre le calumet, sorte de vase en
pierre rouge, orné de plumes et muni d'un tube
de quatre à cinq pieds.
Du Luth expliqua le but de la réunion. "Je
vous ai convoqués, leur dit-il, afin que vous puis-
110 FLEURS DE LYS
siez tous dormir en paix dans vos cabanes, sous
la protection du grand roi qui règne au delà des
eaux. C'est avec ce grand roi que vous allez
faire alliance."
Les sauvages, les yeux fixés à terre, quelques-
uns fumant par petites bouffées, gardèrent un
silence presque complet. A peine si, de tem.ps en
temps, une de ces figures impassibles, prononçait
une parole; puis l'on n'entendait que le crépite-
ment du feu.
La première séance terminée, il restait aux
sauvages à délibérer entre eux. Ces conseils
secrets durèrent quelques jours, mais du Luth
connut à l'avance que les décisions seraient
favorables à sa cause.
Lors de la réunion finale, un jeune homme
illustre par sa force et ses ruses, ayant déjà tué
cinq ennemis dans le combat, éleva la voix, disant :
"Je ne suis pas un homme de conseil, j'écoute
ordinairement les anciens, voici la paix. Ononthio
tu as sans doute beaucoup de joie de voir ici tous
ces peuples autour de toi: toute la terre est devant
toi pour faire un grand amas de haches; sache que
le premier qui la lèvera contre toi, nous la lèverons
tous contre lui. Enterrons la hache et le bou-
clier, et faisons passer une rivière par dessus.
UNE EXPEDITION... 111
Nous ne donnerons nos fourrures qu'aux Français
nos alliés".
Le calumet passa de bouche en bouche,
chacun lançant une bouffée vers le soleil, en témoi-
gnage de ses bonnes intentions. La paix était
faite.
Un guerrier se prépara pour la danse du
calumet. Il saisit sa hache et ses flèches et, bran-
dissant ces armes, imitait le combat. Son grand
corps d'athlète, aux muscles saillants, se détachait
en attitudes violentes, sur la lumière enfumée qui
montait derrière lui. En face du président, se
dressait un poteau, que le sauvage, après avoir
gesticulé longtemps, frappa de sa hache. Le
silence se fit alors, et, lentement, de sa voix
sifflante, le guerrier relata une de ses prouesses.
Les spectateurs, en guise de félicitations, jetèrent
des hurlements affreux. Le danseur reprit sa
place, d'autres sauvages répétèrent les mêmes
gestes.
Lorsque vint le moment de se séparer, du
Luth leur fit renouveler leurs promesses. * 'L'arbre
de la paix monte vers les nuages, leur dit-il, que
les alliés lèvent constamment les yeux vers lui".
Puis il leur souhaita bon voyage, demandant au
maître de la vie, **de dissiper leurs maux de tête
112 FLEURS DE LYS
et d'estomac, afin que leurs parents les revoient
contents".
*
Peu à peu, la neige disparut; la sanguinaire fit
briller sa corolle blanche, l'oiseau bleu vint visiter
les bourgeons verdissants. Le moment était venu
de compléter l'exploration.
Au mois de juin 1680, en compagnie de quatre
Français et d'un sauvage, du Luth partit sur deux
canots, pénétrant plus avant vers le sud, afin
d'atteindre le Mississipi. Tout le cours de la
rivière était obstrué par des huttes de castor,
élevant leurs coupoles au-dessus des eaux. Il
fallait quelquefois éventrer ces huttes, et rompre
les digues de ces intelligents constructeurs, "hom-
mes d'une autre race" disaient les indiens.
Et sur les rives, au fil de la route, quelles
scènes d'une sauvage grandeur ! Parfois, un trou-
peau de buffles venait se désaltérer dans le courant.
Les robustes animaux, dans l'eau jusqu'à mi-
jambe, regardaient, étonnés, ces intrus qui venaient
troubler leur quiétude; leurs grands yeux suivaient
les mouvements des canots, puis, tout à coup,
saisis de terreur, poussant un meuglement plaintif,
ils s'enfuyaient, leurs pieds soulevant les mottes
UNE EXPÉDITION. . . 113
de terre qui retombaient derrière eux, pendant
que les branches craquaient sous leur galop pré-
cipité. D'autres fois, l'orignal, aux bois longs
et palmés, nageait à travers la rivière; son mufle
énorme dominait les eaux, et de chaque côté de
son poitrail fuyaient les petites vagues, gonflées
par sa marche rapide.
Les jours passaient vite au spectacle de cette
belle nature. On traversa un lac, d'où une petite
rivière conduisit au grand Mississipi. Du Luth
apprit en entrant dans ce fleuve que le père Henne-
pin, récollet, fait prisonnier par les Sioux, avait
été contraint de les suivre depuis plusieurs semai-
nes. Le père Hennepin et du Luth s'étaient connus
en Europe, à la bataille de Senef, où le père servait
comme chapelain; depuis, le récollet, venu au
Canada, avait suivi La Salle; il s'en était séparé
pour reconnaître le Mississipi, et avait été pris
par les Sioux. . . Du Luth allait-il laisser le mis-
sionnaire entre les mains des sauvages? Mais
comment affronter seul, une nation entière ? La
bravoure ne calcule pas.
"Je laissa deux Français avec les marchandises,
et pris avec moi le sauvage et deux coureurs de
bois," raconte du Luth. Nos héroïques voyageurs
firent quatre-vingts lieues, marchant jour et nuit,
114 FLEURS DE LYS
avant d'atteindre le courageux prisonnier et les
onze cents indiens qui l'escortaient.
Le chef de la bande était un de ceux qui,
Tannée précédente, avaient fait la paix avec les
Français. **Que sont devenues tes promesses,
lui dit du Luth, ont-elles disparu comme la neige
des bois, et comme les glaces des rivières?" Le
sauvage baissait la tête.
"N'avons-nous pas fumé ensemble le calumet
de paix? Ce prêtre est mon frère, et je veux le
ramener avec moi".
"Ecoute, Ononthio, je garde la robe noire
avec moi afin de me faire instruire, moi et mon
peuple", dit le sauvage après avoir réfléchi un peu.
"Mais pourquoi alors le traînez-vous, comme
s'il était prisonnier?"
"Tu connais ma nation, Ononthio, je le mal-
traite afin de les empêcher de le tuer. Cependant
je vais te le rendre." Le chef alla lui-même cher-
cher le père Hennepin qui, plein de reconnaissance,
prit place dans les canots.
L'exploration se continue sans autre incident.
Du Luth suit le Mississipi, la rivière Wisconsin
jusqu'à la baie Verte; à Michillimakinac il passe
l'hiver 1680-8L Le 29 mars 1681, il part sur les
UNE EXPÉDITION... 115
glaces avec le père Hennepin et deux Français;
puis, après le dégel, continue son voyage par eau,
et, vers la fin de mai, les voyageurs descendent en
chantant le cours de l'Outaouais.
Arrivé à Québec en juin, du Luth eut à souf-
frir des persécutions de ses ennemis; il fut même
emprisonné pendant quelques jours, accusé de
trafic illégal avec les sauvages. Ainsi se termina
cette expédition. Du Luth avait visité les grands
lacs Huron et Supérieur, exploré les sources du
Mississipi, de la rivière Rouge et du Saint-Laurent;
il s'était rendu dans l'ouest plus loin qu'aucun
Français; il avait gagné l'amitié des Sioux, et son
influence s'étendait sur toutes les nations avoi-
sinantes.
Il y eut des explorateurs plus heureux que
du Luth, mais aucun n'a exposé sa vie à de plus
grands périls, ni conquis sur les sauvages un pareil
ascendant. Du Luth aurait pu user de son influ-
ence pour s'enrichir, mais il mourut pauvre, et
Vaudreuil a pu dire de lui avec justice: ''C'était
un très honnête homme", et 'l'un des officiers
les plus braves de la colonie", ajoute Charlevoix.
L'histoire ratifie ces jugements et nous montre
116 FLEURS DE LYS
en du Luth l'une des figures les plus sympathiques
des temps héroïques de la Nouvelle-France.
*
L'épopée canadienne a été chantée par de
grands poètes, et l'histoire de nos hommes illustres,
racontée admirablement; mais nous avons oublié
nos chevaliers errants, explorateurs, coureurs de
bois. Plusieurs d'entre eux, sans doute, ne méri-
tent pas toute notre estime, mais la vie d'un grand
nombre est admirable. Les coureurs de bois
nous ont attaché les sauvages, et nous ont protégés
contre l'Anglais et l'Iroquois; ils ont découvert ou
exploré le centre et l'ouest de l'Amérique du Nord;
ils formaient l'avant-garde de nos armées intré-
pides, et les soldats incomparables des expédi-
tions lointaines, de Terre-Neuve, de la baie d'Hud-
son. . ., étaient des coureurs de bois; enfin ils ont
contribué pour une large part à la formation du
caractère canadien, souple mais persévérant. Qui
donc fera revivre les drames émouvants de leurs
carrières aventureuses ? . . . Espérons que bientôt
un écrivain patriote saura dégager de leur histoire
les grandes leçons d'énergie, d'endurance et de
ténacité qu'elle contient. Nous avons besoin
UNE EXPÉDITION... 117
de ces leçons, car nous livrerons encore de rudes
combats pour accomplir notre destinée glorieuse:
conserver en Amérique la vraie civilisation,|res-
prit catholique et l'esprit français.
Fr. Robert,
Des Écoles Chrétiennes.
Montréal, octobre 1917.
EN MARGE DE L'HISTOIRE DE MONTRÉAL
Le recensement de Ville-Marie
par Talon, en Vannée 1667^
...voyage que fit M. de Tracy cette
année, en l'Ile de Montréal. . . qui l'obligea
de se transporter en ce lieu afin de se faire
connaître aux sauvages... M. Talon y
monta aussi dans le même temps, tant
pour le même sujet que pour y e.xercer,
en qualité d'intendant, toutes les fonc-
tions que le service du Roi pourrait
exiger de sa personne, lequel fit à l'édifica-
tion et à la satisfaction de tout le public,
qui le vit marcher de maison en maison,
suivant les côtes de cette île, afin de voir
jusqu'au plus pauvre. . .
Histoire du Montréal
(de l'automne 1666 à l'automne 1667.)
François Dollier de Casson.
Lo 4, Monf de Tracy, s'embarque pour
monter à Mon-réal.
Le 6, Monf l'Intendant monte auffy à
Mon-réal.
Journal des Jésuites
(les 4 et 6 mai 1667.)
«Huguet, aide-moi à passer cette casaque...
Bien. . . Maintenant, donne-moi mon épée.»
«Celle-là, monsieur le major ?»
«Non pas, l'autre dont la garde est sertie de
petits rubis et qui est tout au fond du coffre.»
1 Tous les noms des habitants de Ville-Marie mentionnés dans
notre récit sont authentiques, nous les avons lus au recensement de
la Nouvelle-France, fait au printemps de 1667.
(Ls R. de L.) •
120 FLEURS DE LYS
«Voilà, monsieur le major.»
«Merci.»
«La belle mise que vous avez, monsieur !
Sans vouloir faire l'éclairé, j'estime qu'il ne se peut
rien voir de plus beau que cette serge d'Aumale,
auprès de quoi toute autre étoffe n'est que futaine.
Cela a du vous coûter bon.»
«J'en ai donné trente pistoles au tailleur de
Québec qui l'a reçue de Paris, l'automne dernier,
pour moi.»
«Baste ! On voit bien d'ailleurs, monsieur,
que ce n'est pas là l'habit d'un ladre. Et je m'y
connais, mon père était drapier à Rouen.»
«C'est bon... Mais, fi! mon garçon, la
vanité est un défaut. Au reste, je te remercie. . .
Et quelle heure est-il ?»
«Presque la demie de six heures, monsieur.
Et si monsieur veut m'en bailler licence, j'outrerai:
qu'en certaines circonstances, bonne figure n'est
pas défendue. M'est a\ds, que^ lorsqu'on repré-
sente le Roi dans un gouvernement, on ne doit pas
se mettre comme un truand ou un marmouset;
morguienne !»
«Voilà qui est le mieux du monde !» dit en
éclatant de rire, le sieur ZacharieMuTuis, comman-
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE 121
dant du fort de Ville-Marie, mis en belle humeur,
par ce flot d'enthousiasme du soldat Huguet.
«Allons !» continue-t-il, «dépêche-toi, vitement,
. . .mon chapeau à plumes et mes gants. . . Il ne
faut pas faire attendre monsieur Talon, qui m'a
mandé de l'aller voir ce soir au séminaire. Mais
au fait, j'y pense, va dire au père Lamothe, de
m'envoyer dans la salle des gardes, les soldats de
la garnison ; en ayant cure cependant, de remplacer
avant que de les relever, pour les faire venir, ceux
qui veillent sur les bastions.»
*
Quelques instants plus tard, monsieur le
major du Puis, installé à une table de bois brut,
dans la salle des gardes, du fort de Ville-Marie, à
la clarté rougeâtre d'un flambeau fumeux (car
les murailles sont épaisses et la fenêtre à grille,
étroite et haute) écrit au fur et à mesure qu'ils
se présentent, les prénoms, noms et âges des soldats
de la place. Quand tous ont répondu (ils ne sont
d'ailleurs que dix), il trace lui-même ses appella-
tions et âge, dans l'espace laissé en blanc, au haut
de la feuille; met un en-tête à la pièce et relit à
mi-voix.
122 FLEURS DE LYS
*'Etat de la troupe du Fort de Ville-Marie, au
mois de may, 1667. Fait à la requête de
monsieur F intendant, et à lui remis.
Zacharie du Puis, major de Vile de Montréal,
et commandant du fort susdit, 57 ans.
SOLDATS, MOUSQUETAIRES ET
ARQUEBUSIERS
Pierre Barreau 28 ans Pierre du Crès 25 ans
Robert Le Comte 23 " Jean Daluzeau 29 "
François Labbé 29 " Jean Quentin 25 ''
Etienne de Saints 26 " Antoine Loquet 23 *'
RenéHuguet 22 " Le père Lamothe 60 "
Lecture faite, monsieur le commandant après
avoir cacheté le tout, en donnant quelques ordres
pour la soirée, sort de l'enceinte fortifiée, par la
poterne qui donne sur un petit pont jeté sur la
rivière Saint-Pierre, et qui relie à la terre ferme,
la pointe où se trouve assis le fort de Ville-Marie.
De cette forteresse, à la résidence des seigneurs
d; l'Ile e Montréal, les Messieurs de Saint-
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE 123
Sulpice, la distance est tôt franchie. Des bastions
et des courtines on aperçoit même à travers les
arbres, le château de ces messieurs, flanqué de
ses deux tours carrées; surmontées de toitures
quadrangulaires dont les flèches dominent les plus
hautes futaies.
A l'huis de la demeure seigneuriale, monsieur
le major est salué par six gardes portant les cou-
leurs du Roi, qui y stationnent, la hallebarde au
pomg. Car il faut dire que monseigneur le mar-
quis de Tracy, vice-roi de la Nouvelle-France, a
précédé de quelques jours monsieur l'Intendant
en ces lieux et que, de même que lui, il est l'hôte de
messieurs les seigneurs. . .
Dans le jardin, où monsieur le major se rend
offrir incontinent ses hommages au vice-roi, il y a
déjà force compagnie qui l'a devancé. D'abord,
voici messire Gabriel Souart, le supérieur de Saint-
Sulpice et le représentant autorisé des seigneurs,
puis messire Gilles Pérot, le curé de la paroisse,'
aussi messires Dominique Galinier, Michel Bar-
thélémy et Claude Trouvé; tous de la communauté,
tous commensaux de cette demeure, qui est le
séminaire aussi bien que la résidence des seigneurs.
Quant à messire l'abbé Dollier de Casson, s'il
124 FLEURS DE LYS
n'est pas là, c'est qu'il est parti pour le fort Sainte-
Anne. 1
Maintenant, monsieur le major cherche parmi
les groupes que les vapeurs du soir commencent
à envelopper de leurs ombres, la figure de mon-
sieur l'intendant.
Il reconnaît et sa'ue au passage le juge royal,
Louis Artus sieur de Sailly, le sieur Picoté de Be-
lestre, le juge Charles Dailleboust, Etienne Bou-
chard le chirurgien, Jacques Leber trafiquant de
fourrures, Charles Le Moyne le trésorier du roi,
Jean-Baptiste Migeon, le procureur fiscal, Jacques
Le Moyne le marguillier-comptable, dont il est le
collègue, puisqu'il est, lui, le major, marguillier
d'honneur. . . Il va, de ci, de là, scrutant les
groupes . . . Mais d'intendant point.
«Je suis un peu à l'avance,» se dit le major,
«je me remets que monsieur l'Intendant ne m'a
donné rendez-vous ici que pour huit heures. Ce
n'était pas la peine de tant me hâter et d'abréger
ma collation ce soir, mille arquebuzades !»
* Le nom de messire l'abbé Dollier de Casson n'est pas compris
dans le recensement de 1667, et cela sans doute à cause d'une absence
prolongée de Ville-Marie, occasionnée par un pénible voyage et un long
séjour que fit l'abbé, au fort Ste-Anne, dans le lac Champlain, tels
que décrits en son Histoire du Montréal, au chapitre: De l'automne
1666, à l'automne 1667.
(Ls R. de L.)
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE 125
Viennent à passer maître Bénigne Basset, le
tabellion, avec François Bailly l'entrepreneur de
bâtisses.
«Bonsoir monsieur le major !» disent-ils.
«Bonsoir maître Bénigne, bonsoir François !
Hé là, qu'il vous plaise de me dire l'heure.»
«Un peu passé sept heures», fait Bénigne, après
qu'il eut levé les yeux vers le firmament violet, où
s'allument quelques étoiles.
Et pendant ce temps-là, monsieur l'Intendant,
au seuil d'une maison qui borde l'un des sentiers
de la naissante Ville-Marie, s'entretient avec un
colon, sa femme et ses enfants.
Ce ménage est le cent vingt-quatrième qu'il
visite.
Voyez-le, dans le demi-jour de la nuit tom-
bante.
C'est un homme de quarante-deux ans. L'o-
vale de sa figure est d'une singulière régularité.
Les yeux sont grands et beaux, le nez est légèrement
busqué, la moustache fine, la bouche délicate mais
énergique. Une perruque, dont les larges boucles
flottent sur les épaules, encadre tous ces traits.
126 FLEURS DE LYS
empreints de sagesse, de force et de bonté. Il
porte des souliers à talons hauts et à boucles
d'argent, des bas de soie noirs, une rhingrave et un
habit de drap très foncé, avec un rabat de toile de
Hollande, qui se détache, sur la devanture de
l'habit. Il est coiffé d'un feutre empanaché.
Sans apparat, sans autre fonctionnaire qu'un
secrétaire, au foyer du colon, tout près de lui, il
s'informe de ses besoins, de ses espoirs, il s'enquiert
de ses griefs et de ses joies.
Brave monsieur Jean Talon !
«Oui, monsieur l'Intendant,» dit l'homme de
la terre nouvelle, «il y a quatorze ans que j'habite
ce pays. Quand j'y vins, avec la recrue de 1653,
ce bourg avait onze ans» . . . Puis il dit son nom,
son âge, ceux de sa femme et de ses enfants, de
son domestique, le nombre de ses bestiaux, et les
arpents de terre en valeur.
Et le secrétaire qui accompagne monsieur
Talon, note les particularités données.
Puis paternellement, l'intendant prend congé
de ses hôtes, qui le regardent s'éloigner sur la route
grise, dont la lune accentue maintenant un peu la
clarté...
Bientôt, il chemine sur le sentier qui côtoie
a rivière. Il passe devant l'école qu'il a visitée
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE 127
la veille, où gîtent les sœurs Marguerite Bourgeois,
Catherine Crolo, Marie Raisin, Anne Yon et
quatre jeunes filles de France à marier, qu'il a
placées lui-même sous l'égide de Marguerite Bour-
geois, en cette maison, berceau de la Congrégation.
Quelques toises plus loin, se rencontre l'hô-
pital. . . Soudain, au moment où il longe la haute
palissade, de l'intérieur monte dans le soir serein
et constellé, une douce voix d'enfant, qui chante
ronde de France, aux accents harmonieux et
plaintifs d'un luth.
Qui est-ce qui passe ici si tard,
Compagnons de la marionnette,
Qui est-ce qui passe ici si tard;
Sur le quai ?
Après une pause, une autre voix enfantine
répond :
"Ce sont les chevaliers du Roi,
Compagnons de la marionnette,
Ce sont les chevaliers du Roi,
Sur le quai...
Monsieur Talon le connaît bien cet air, pour
l'avoir entendu dans la vieille France, où il a été
intendant du Hainaut, avant que de venir dans la
Nouvelle. Il s'arrête, écoute un m: ment la
chanson qui le transporte en pensée, au delà de
128 FLEURS DE LYS
Tocéan, au pays lointain de ses pères, puis il dit
à son compagnon : « Procédons, monsieur, la nuit
s'annonce belle, et cette chanson fait plaisir, mais
je n'ai nulle visée de coucher ce soir à l'enseigne
de la lune.»
Et sans plus, ils pressent le pas tous deux, et
rentrent au château des seigneurs de l'île.
Il est huit heures.
Monsieur l'Intendant est un peu las, tout cou-
vert de poussière, com^me d'ailleurs le secrétaire
qui est harassé.
Mais qu'importe !.. On a fait de la bonne
besogne.
Les uns ont été secourus, les autres fortifiés
dans leurs espérances, enfin tous les colons savent
qu'ils sont appuyés et que le roi s'occupe d'eux. . .
*
Les notables que nous avons vus tout à l'heure
au jardin, sont maintenant dans la grande salle du
séminaire, encore tout plein du souvenir que mon-
sieur Paul de Chomedey sieur de Maisonneuve
y a laissé. Car deux ans ne se sont pas encore
écoulés depuis son départ, et cet^e maison était
son château, lorsqu'il était gouverneur de Ville-
Marie.
"... l'intendant vient d'apparaître,
UN portefeuille de cuir sous le bras
ET LE chapeau À LA MAIN, EN DISANT:
SALUT MONSEIGNEUR. SALUT MESSIEURS. •■
p. 130.
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE 129
Cette pièce, plus longue que large, et de di-
mension assez vaste pour contenir nombreuse com-
pagnie, est celle de la communauté, dite: salle des
exercices C'est ici que les Messieurs font la prière,
se rencontrent aux heures de récréation ou en-
core, reçoivent les personnages qu'ils veulent
particulièrement honorer.
A la muraille faisant face à l'entrée qui donne
sur le corridor, sont suspendus: uii grand crucifix
d'ébène à Christ d'ivoire et des portraits; ceux de
messire Olier, le fondateur et premier supérieur de
Saint-Sulpice, et de messire de Bretonvilliers son
successeur et le supérieur actuel à Paris.
Sur le mur opposé, que la porte sépare en deux
pans, d'autres portraits: ceux des barons de Renty
et de Fancamp; deux des premiers associés de la
compagnie de Notre-Dame de Montréal, ins-
tigatrice du projet et fondatrice de Ville-Marie.
Une fort belle pendule sur sa crédence, orne-
mentée d'incrustations de cuivre et d'écaillé, ■ pare
le fond de la chambre.
Enfin, en regard, à l'autre extrémité, une
peinture représentant Louis XIV et une autre
son ministre des finances et des colonies, le fameux
Colbert.
Une grande table de vieux chêne à pattes
sculptées, garnie d'un encrier, de plumes, de grat-
130 FLEURS DE LYS
toir, d'un petit plat de poudre à assécher l'encre
et de papier, occupe le centre de la pièce.
Monseigneur le vice-roi s'y trouve dans un fau-
teuil de tapisserie ancienne, à dossier élevé. De
temps en temps, il écrit avec une longue plume
d'oie blanche, soit la réponse provoquée par sa
question, soit la suggestion judicieuse, offerte
par un des assistants, pour l'avancement de Ville-
Marie et son bon gouvernement...
Mais monsieur l'Intendant vient d'apparaître,
un portefeuille de cuir sous le bras et le chapeau
à la main, en disant: «Salut Monseigneur, salut
messieurs !» Et l'assemblée lui rend ses civilités.
Le major du Puis a tôt fait d'aller à sa ren-
contre, et de lui remettre sous pli, les détails re-
quis sur la soldatesque. Et ceci complète le
dénombrement de Ville-Marie.
Monsieur Talon remercie, et met la pièce
dans son portefeuille. . .
Alors, le vice-roi s'adressant au major dit:
«Faites en sorte, monsieur, de convier pour demain
après les vêpres, dans l'enceinte du fort, les sau-
vages amis qui, me dit-on, cabanent aux environs
de ce bourg. Je les veux voir, me montrer à eux et
leur faire festin de sagamité.»
«Mes gens les iront quérir, Monseigneur», ac-
quiesce le major.
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE 131
«Au reste», intervient l'intendant, mi-sérieux,
mi-souriant, «voici comme, si cela est du goût de
Monseigneur, je vous conseille cette sagamité.
Retenez cette manière de la faire, qui me vient
de la révérende Mère Marie de l'Incarnation, la
supérieure des Ursulines de Québec. . . Pour soi-
xante à quatre-vingts sauvages, mettez dans l'eau
quatre mesures de farine de pois et de blé-d'Inde,
quatre pains de six livres, quatre livres de gros
lard, un boisseau de pruneaux noirs et une douzaine
de chandelles de suif. . .»
«J'ai fidèle mémoire, monsieur l'Intendant,
comptez que tout sera à point».
Alors, neuf heures venant à sonner à la belle
pendule, la compagnie se sépare, en se souhaitant
bonne nuit.
Dans une salle basse, où ils les ont déposés à
l'arrivée, chacun va reprendre son pistolet ou son
mousquet. Il ne serait guère prudent, en l'an
1667, d'être sur le sentier, à neuf heures du soir
à Ville-Marie, sans armes.
«Bonne nuit et gare aux faquins d'Iroquois !»
dit monsieur l'Intendant.
«Depuis que Monseigneur avec ses troupes les
a réduits en cannelle,» retorque Charies Le Moyne,
«ils ne sont plus à craindre».
132 FLEURS DE LYS
«Tout de même !. . . Tout beau ! tout beau î
monsieur», fait le vice-roi, et il ordonne à ses gardes
de prendre leurs arquebuses et de les accompagner
jusqu'à leurs gîtes portes closes.
«Les maroufles s'enfonceraient dans d'étran-
ges épines, s'ils faisaient pièce sur nous ce soir,»
remarque le sieur Picoté de Belestre . . . pendant
que la troupe déambule sur la route assombrie par
les arbres, mais où la lune, en perçant la feuillée,
sème cependant une lueur indécise et laisse traîner
ici et là quelques pâles rayons.
Bientôt, reviennent les gardes.
Tout est bien.
Et sous les étoiles, pour jusqu'au soleil
nouveau, Ville-Marie s'endort...
Puis, c'est dimanche.
Monsieur l'Intendant, réveillé en sursaut par
une harmonie de trompettes et par des battements
des tambours, pense d'abord que c'est la diane;
et se retourne pour dormir; mais voici que la mu-
sique se rapproche, elle semble maintenant presque
dans sa chambre. Il entr'ouvre les rideaux de son
lit, voit que le sablier sur la cheminée, marque six
heures et qu'un beau rayon de soleil se glisse entre
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE ■ 133
les deux contrevent 3 Jclos . . Il met ses pan-
toufles, une robe de chambre de brocatelle de laine
amarante à fleur de lys et jette toute grande ou-
verte la fenêtre.
Plusieurs tambours avec des sonneurs de
trompettes sont là, en bas, dans la cour, aux fins
de lui donner l'aubade Monsieur Talon, cour-
toisement les remercie et leur fait porter par Cou-
rage, son valet de chambre, à chacun un écu blanc .
Monseigneur le vice-roi d'où ils arrivent, leur
enverra plus tard, une brasse de pétun. Quant
à messire l'abbé Souart, où ils vont donner l'aubade
aussi, il leur fera servir à tous une tasse de vin
d'Espagne. ..
Mais monsieur l'Intendant ne s'endort plus.
Il revêt un bel habit de moire (car c'est aujourd'hui
dimanche, ne l'oublions pas) agrémenté d'un col
et de manchettes de dentelles au point d'Alençon.
En attendant le petit déjeuner, confortablement
assis dans une bergère, il feuillette une liasse de
papier, laquelle, contient les détails et les rensei-
gnements recueillis dans sa tournée des côtes de la
région de Montréal et du bourg de Ville-Marie.
La liasse parcourue et tout compte fait, il écrit sur
une feuille, qu'il y annexe en guise de sommaire:
134 FLEURS DE LYS
RECENSEMENT DE 1667
VILLE-MARIE ET SES CÔTES
Ménages 124
Population 760
Arpents en culture 1849
Bestiaux 344
Après le déjeuner, Monseigneur en habit
somptueux de taffetas changeant rouge et bleu,
Tépée au baudrier de drap d'or et ayant à la main
une longue canne, se promène avec monsieur Talon
et Messieurs de Saint-Sulpice, sur la terrasse
d'avant, jusqu'au premier coup de la messe. Puis,
sous l'escorte d'une garde d'honneur de halle-
bardiers, on se rend à l'église de la paroisse, qui
est attenante à l'hôpital, et qui se trouve trop
petite pour contenir tous les colons. Il faut
ouvrir grandes les portes, pour que tous voient
au moins l'autel du dehors.
Il y a pain bénit. C'est l'intendant qui va
à l'offrande, et qui dépose dans le plateau deux
ducats de la part du marquis de Tracy et deux
autres de la sienne. Le chœur chante, soutenu
par violon et basse-viole, une messe royale de
Dumont, et pour finir le Salvum fac regem.
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE 135
Après Vite missa est, monsieur Talon passe de
l'église à THôtel-Dieu, pour aller saluer une derniè-
re fois mademoiselle Mance, la mère Catherine
Masse, supérieure des hospitalières, et les sœurs
Moreau de Bresoles, Marie Morin, Catherine Denis
et Elisabeth Le Comte.
Comme il descend le perron de l'hôpital, il
aperçoit Barbe, la fille de Minime le charpentier.
Elle tient un luth.
«C'est toi qui jouais de cette musique ici,
hier et qui chantais?»
«Oui monsieur l'Intendant, et celle-ci, c'est
mon amie, qui chantait avec moi», fait-elle en dé-
signant une petite fille à son côté.
«Et qui t'a montré à pincer de cet instru-
ment ?»
«Le sieur de Maisonneuve, notre ancien gou-
verneur, et ce beau luth de Bologne, c'est lui qui
me l'a donné.»
«Tu en joues bien», conclut l'intendant. Puis
s' adressant à l'autre: «Comment est-ce qu'on te
nomme, ma petite ?»
«Jeanne Cécile, monsieur.»
«Ton âge ?»
«J'ai sept ans, monsieur ?»
«Où demeure ton père ?»
136 FLEURS DE LYS
«Il est mort, monsieur; les Iroquois l'ont tué
quand j'avais deux ans. Il s'appelait Lambert
Closse.»
«Pauvre enfant !« pense monsieur Talon, en
s'éloignant.
*
* *
Dans l'après-midi, pendant que le vice-roi,
fera festoyer les sauvages au fort, comme il l'a
demandé, l'intendant sera l'hôte du sieur Charles
Le Moyne, qui l'amènera en l'île Sainte-Hélène,
qu'il vient d'acquérir (il y a trois ans) avec l'île
Ronde, du sieur de Lauzon, à titre de fief.
Enfin, le soir. Messieurs de Saint-Sulpice
donneront un beau dîner en l'honneur de leurs
visiteurs distingués.
Voilà une journée bien remplie, et alors
même que ce fût dimanche, personne n'a chômé...
Enfin, le lendemain, lundi, sur les huit heures
du matin, deux gabarres et une biscayenne,
portant chacune un pavillon blanc fleurdelisé,
laissent le quai du roi, à Ville-Marie pour Québec.
Et dans le scintillement du grand soleil de mai,
qui fait ruisseler l'or de ses rayons sur les vagues,
la flottille, s'éloigne, aux acclamations de la foule.
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE 137
«Vive monsieur le marquis de Tracy !»
«Vive monsieur Talon !»
Vive le Roi !»
. . .Monseigneur et monsieur l'Intendant sont
partis.
Louis-Raoul de Lorimier
Les derniers lys de France
C'était en septembre 1760. L'armée de Lévis,
abattue par de longues campagnes, décimée par la
désertion, avait dû, à l'arrivée des renforts ennemis,
lever précipitamment le siège de Québec, et se
réfugier derrière la pauvre enceinte de Montréal.
Trois armées anglaises vinrent l'y cerner par le
nord, le sud et l'ouest. Après 150 ans d'un combat
sans merci, Albion tenait enfin sa proie.
En de telles circonstances, et les secours pro-
mis par la France n'arrivant pas, le gouverneur,
M. de Vaudreuil, jugea toute résistance inutile, et
entama des pourparlers avec le général Amherst,
chef de l'expédition anglaise. Il préférait offrir
lui-même au vainqueur les termes d'une capitula-
tion avantageuse, au lieu de compter sur les résul-
tats incertains d'une lutte opiniâtre, qui "n'aurait
pu retarder que de deux jours la perte du pays".
Le généralissime anglais, dont les troupes
étaient aussi fort harassées, souscrivit à la majorité
des articles que lui présenta le parlementaire
français, mais refusa d'accorder à la garnison les
honneurs de la guerre. De nouvelles et vives
instances le trouvèrent inflexible sur ce point.
140 FLEURS DE LYS
En apprenant l'humiliation qu'on lui réservait,
M. de Lévis s'indigna. Il réunit sans plus tarder
les chefs de bataillon sur lesquels il savait pouvoir
compter, leur exposa la gravité de la situation, et
leur fit part de sa courageuse résolution de tenir
jusqu'au bout. Tous approuvèrent résolumient
son projet. Ils rédigèrent alors conjointement un
mémoire, adressé à M. de Vaudreuil, dans lequel
ils demandaient l'autorisation de s'enfermer dans
l'île Sainte-Hélène, "où ils sauraient bien forcer
l'ennemi de leur accorder une capitulation hono-
rable." Levis la porta au château.
Malgré la grande estime dont Vaudreuil hono-
rait le marquis, il ne voulut point se rendre à ses
supplications, ni aux instances des officiers. Il
promit cependant de réfléchir plus longuemient, et
de donner au plus tôt une réponse définitive.
Le chevalier sortit très abattu, prévoyant la
décision du gouverneur. Dans les rues de la ville
assiégée, l'affolement était général. Les réfugiés
racontaient les pillages, les incendies, les massa-
cres que les "Rangers" scalpeurs semaient sur
leurs pas, et les habitants se lamentaient sur leur
sort futur. De telles scènes, où le désespoir se
teintait d'égoïsme, désolèrent le noble marquis.
Il partit sans délai pour l'île Sainte-Hélène.
LES DERNIERS LYS DE FRANCE 141
Il affectionnait cette perle de verdure, se
dressant solitaire au milieu du grand fleuve, qui
l'entoure de ses eaux caressantes. Champlain,
premier acquéreur du domaine, l'avait payé avec
la dot d'Hélène Boullé, sa pieuse épouse. Plus
tard, les barons de Longueuil en devinrent les
possesseurs, et résidèrent au sud de la propriété,
dans une maison de belle apparence, le Manoir
entourée de jardins et de magniftques vergers. Les
dépendances comprenaient un pressoir à cidre et,
plus au nord, de vastes moulins à farine.
Cet îlot charmant, dont la renommée passa
jusqu'à Londres, avait déjà fourni d'héroïques
pages à l'histoire canadienne. Ce fut là, que, seul,
pendant une partie de chasse, l'intrépide Le Moyne
tint tête à une bande de cinquante jeunes Iroquois.
Depuis longtemps, les chefs de la perfide nation
avaient mis à prix la chevelure de celui qui était la
terreur des neuf cantons. Excités par les vieil-
lards, les assaillants hésitaient néanmoins à fondre
sur leur unique adversaire : ils connaissaient sa bra-
voure audacieuse. Tout à coup, le gentilhomme
trébucha sur le sol: les barbares purent alors le
capturer.
*
142 FLEURS DE LYS
L'aube du 9 septembre 1760, déployée en éven-
tail rose, montait derrière la crête bleue des Lauren-
tides. Le fleuve, grossi par de récents orages,
roulait inquiet et grondeur, ses petits flots verdâ-
tres. Sur ses deux rives, à la Longue-Pointe et à
Longueuil, les feux des bivouacs anglais perçaient
à travers les vapeurs du matin ; à l'horizon, dans la
direction de Varennes, fumaient encore les incen-
dies allumés par les envahisseurs.
Seule au milieu de ce paysage guerrier, la
petite île Sainte-Hélène semble sourire aux pre-
petite île Sainte-Hélène sourit aux premiers rayons
du jour. La nature sommeille encore, muette et
rêveuse dans sa parure d'automne. Sous le porti-
que du Manoir un officier, reconnaissable à son
hausse-col de cuivre jaune, se promène précipi-
tamment. Sur sa poitrine brille la croix de
Saint-Louis, à ruban couleur de feu, et sa perru-
que blanche est nouée sur la nuque suivant la
mode du temps. La bouche bien droite, un nez
fortement aquilin et des yeux très doux indiquent
la distinction unie à la fermeté. C'est le marquis
de Lévis, dont la calme bravoure et le noble carac-
tère forçaient l'admiration du ministre des colo-
nies, à Londres. Il serre fébrilement un parchemin,
qu'il lit tout haut, d'un ton saccadé:
LES DERNIERS LYS DE FRANCE 143
** J'ordonne à M. le chevalier de Lévis. . . de se
conformer à la présente capitulation et de. . . faire
mettre bas les armes. . . aux troupes".
S'arrêtant, pour peser l'humiliation qu'on veut
lui infliger:
— . . . de faire mettre bas les armes !. . . Pour
la première fois de ma vie, sans avoir tiré un
coup de canon, il faudra me rendre !. . . Mont-
calm, Dollard, Vauquelin, laisseriez-vous ainsi
sombrer l'honneur ?. . .
Puis, ressaisissant son âme, qu'il sent déjà
frémir sous l'opprobre:
— Cependant, l'ordre est formel... Je dois
obéissance à mon chef, et à tous mes soldats,
l'exemple de la soumission. Eh bien!...
''Avec l'aide de Dieu", comme dit le blason
de mes ancêtres, j'obéirai. Oui, j'obéirai.
Immédiatement, il fait mander tous ses offi-
ciers. Il est sept heures. Fidèles au rendez- vous,
ils arrivent bientôt par petits groupes.
Voici le brigadier de Bourlamaque, qui, ayant
eu dans la dernière campagne, une omoplate brisée,
se fit transporter en brancard, pour continuer de
donner ses ordres; puis, le colonel de Bougain ville,
qui, il y a quelques mois à peine, de son poste de
144 FLEURS DE LYS
rile aux Noix, mandait qu'il était prêt à défendre
la colonie jusqu'à la dernière extrémité; Mont-
béliard, commandant de l'artillerie, dont la démar-
che chancelante rappelle la glorieuse blessure;
Pontleroy, ingénieur en chef, "l'incorruptible"
et la terreur des amis de Bigot; enfin, Dumas, chef
des milices canadiennes; Le Mercier, de la Pause,
en un mot l'état-major au complet.
Lévis est aimé de ses subalternes; sa franchise
et sa gaieté languedocienne lui gagnaient tous les
cœurs, "depuis le tambour jusqu'au colonel."
La bonté formait la note dominante de son
caractère: le moindre bon office donnait droit à
son affection spéciale. Cependant, ce jour-là,
l'accueil fut affable comme toujours, mais empreint
de tristesse.
"Messieurs, leur dit-il d'une voix émue, hier
vous demandiez avec moi à M. de Vaudreuil
de vous retirer dans cette île avec les troupes de la
colonie, pour y soutenir en votre nom l'honneur
des armes du Roi.
"J'ai transmis^votre demande, l'appuyant moi-
même de mes vives instances. Voici la réponse:
"J'ordonne à M. le chevalier de Lévis de faire
mettre bas les armes^aux troupes."
"Messieurs, l'ordre est formel; nous devons
obéir.
"immobiles comme des bronzes en
DES LUEURS d'oRAGE, l'aRME DROITE,
LE CŒUR EMU, LES SOLDATS REGARDENT
s'envoler les lys DE FRANCE." p 151.
LES DERNIERS LYS DE FRANCE 145
"Nous déposerons les armes. Mais. . . quant
à livrer les étendards de nos bataillons, jamais !
Résignons-nous à la honte, jamais à l'infamie !
"Ce soir, à la nuit tombante, réunissez ici les
troupes. Devant les soldats, face aux vainqueurs,
nous détruirons nos drapeaux."
Le noble chevalier ne put ajouter une parole.
Les officiers se retirèrent consternés.
La journée s'écoula riante. Partout, au milieu
des feuilles jaunissantes, les verges d'or et les
mélilots blancs fleurissaient au bord des sentiers;
et, de buisson en buisson, avec un menu gazouillis
d'adieu, les fauvettes s'en allaient.
Au déclin du jour, le brave général vint deman-
der au soir un peu de ce baume qu'il réserve aux
grandes douleurs. Devant lui, s'étendait Ville-
Marie, que voilait déjà la gaze pourpre du couchant.
C'était alors une bien petite ville, simplement
entourée d'une dérisoire enceinte de pierres brutes,
haute de quatre pieds: quel jeu d'enfant pour les
batteries anglaises ! A l'extrême droite, sur le
château du gouverneur, où, à genoux, Pvladame de
Vaudreuil priait pour la colonie, le drapeau du Roi
de France flottait encore; et, face au fleuve, quatre
clochers montraient le ciel en dernière espérance.
Devant ce tableau, évocateur d'un siècle
d'histoire, l'âme de Lévis se fixa dans l'extase du
146 FLEURS DE LYS
souvenir. Là-bas, au-dessus de la vieille bourgade
indienne, maintenant la Ville de Marie, au pied
de la croix qui donna au Christ et à la France cet
immense pays, des ombres s'inclinent, répondant
aux derniers adieux du drapeau blanc fleurdelisé.
Ce sont les mânes des ancêtres qui passent: Mai-
sonneuve, qui féconda cette terre bénie de ses
sueurs et de ses vertus ; Mlle Mance, ange de
miséricorde et de charité; Dollard, le sauveur de
la Nouvelle-France; puis, toute une phalange de
prêtres, de vierges, d'humbles moissonneurs, qui
moururent pour leur Dieu et leur roi.
Sur l'aile des goélands, traversant les mers, la
pensée de Lévis se reporte sur les hauteurs de
Prague, dans les plaines de l'Italie, alors que, jeune
officier, il faisait ses premiers pas dans le chemin
de la gloire. Viennent ensuite Chouaguen, Caril-
lon, Québec, Sainte-Foye; autant de noms, autant
de victoires. Et tant de lauriers vont se flétrir
dans la honte ! . . .
Le firmament semblait partager la tristesse de
cette âme brisée: le ciel roulait de gros nuages, et
de hautes vagues venaient mourir sur la grève.
M. de Lévis reprit le chemin du château, car l'heure
de la funèbre cérémonie approchait.
LES DERNIERS LYS DE FRANCE 147
Bientôt, dans le plus bel ordre, les troupes arri-
vent au Manoir. Les différents bataillons s'ali-
gnent dans la cour, devant un immense brasier,
alimenté de branches d'érable. Tous les dra-
peaux, une quarantaine, furent placés à quelques
pas du premier rang. Celui de la Reine, aux
armes de France, sur fond bleu fleurdelisé; de
Royal - Roussillon, rouge orangé et vert, avec
l'inscription "Nec pluribus impar" et la croix
blanche semée de lis; de Berry, orné d'un soleil, sur
fond bleu fleurdelisé; de Guyenne, à croix blanche
sur fond rouge; de la Sarre, à croix blanche sur fond
orangé et noir; de Languedoc, avec l'inscription:
**Nec pluribus impar" et les armes de sa province
d'origine, sur un fond bleu et jaune; de Béam, à
croix blanche sur fond orangé et carmin; des mili-
ces canadiennes, à croix blanche sur fond bleu,
d'où se détache l'image de la très sainte Vierge
tenant l'Enfant Jésus; enfin, tous les drapeaux
blancs fleurdelisés des colonels de chaque bataillon.
A cette lugubre fête, la nuit prête son voile de
deuil. Partout, règne un silence de tombeau, que
seul rompt le crépitement du bûcher. Le marquis
de Lévis, en grande tenue, s'avance au front des
148 FLEURS DE LYS
troupes. Il monte sur un tertre, à droite des ensei-
gnes. Durant quelques minutes, il promène sur
ses soldats le regard mélancolique et lent du père
de famille aux jours d'épreuve; puis, faisant un
effort pour maîtriser son émotion:
"Soldats, dit-il, vous savez que, demain, sans
avoir tiré un coup de canon, nous nous rendrons aux
Anglais. Avec moi vous étiez prêts à vous sacri-
fier pour conquérir le respect de nos armes; même
à la défaite, vous ne vouliez pas céder. Il ne nous
reste que 312 boulets; nous voulions répondre à
l'insolence de Amherst par la bouche de nos 12
canons. Le sort en a décidé autrement: il faut
nous rendre.
"Soldats, avant l'aurore d'un si triste jour,
payons à l'honneur notre dernier tribut. Cette
épée, que vous avez vue si souvent briller sur vos
têtes; cette épée, qui, depuis les bruyères de Bohê-
me jusqu'aux rives du Saint-Laurent, lutta pour la
France et son roi; cette épée, qui, sur les hauteurs
de Carillon, vous conduisit à la victoire, qui,
comme Durandal,
"...toujours resplendissante,
". . .jeta tant de fois l'horreur et l'épouvante
"Parmi les ennemis"
Amherst ne l'ajoutera pas aux trophées de sa facile
victoire."
LES DERNIERS LYS DE FRANCE 149
Lévis brandit une dernière fois sa belle épée
à garde d'argent, puis, la saisissant à deux mains,
d'un coup sec, il la rompt sur son genou. Les deux
morceaux tombent et s'entrechoquent parmi les
feuilles mortes: le premier sacrifice est consommé.
La flamme pétille toujours, promenant sur la
clairière de sinistres lueurs, étalant sur les croix
blanches des drapeaux des taches de sang. Au
loin, les sentinelles anglaises se répondent dans la
nuit.
"Maintenant, continue le général, reste à
offrir un plus dur holocauste, car il touche de plus
près à vos cœurs.
"Voyez ces étendards. Avec vos bataillons,
ils parcoururent l'Europe, franchirent les mers et
flottèrent en cent combats, parmi vos rangs vain-
queurs.
"Dites-moi, iront-ils maintenant s'étaler, à
votre étemelle honte, dans les sombres musées des
bords de la Tamise? Imprimerez-vous au front
de vos enfants la flétrissure des lâches ?. . ."
. . . Non ! Jamais ! jamais ! rugissent deux
mille poitrines.
Et l'écho du Canada français répète, au loin:
Jamais, jamais !...
150 FLEURS DE LYS
**Eh bien ! non, jamais nous ne livrerons nos
drapeaux !
''Vous, glorieux étendards de la Sarre et de
Royal-Roussillon, qui à Sainte-Foye, entraîniez vos
bataillons à la victoire !
* 'Drapeaux de Languedoc, qu'un de vos plus
braves commandants baisait dans l'ivresse du
combat; croix blanches, beaux lys. Adieu..."
Le vaillant et noble marquis est vaincu par la
douleur; la sueur et les larmes voilent ses yeux.
Dans les rangs, courent des sanglots. Le brasier
toujours crépite.
Soudain, un ordre bref retentit :
"Salut aux drapeaux qui vont mourir!"
Surgissant de l'ombre rougeâtre, une forêt de
fusils se dresse, les tambours battent aux champs:
c'est l'adieu suprême aux étendards.
Puis, le silence se rétablit. Pas un bruisse-
ment de feuille, pas un souffle; seule et rageuse, la
flamme gronde.
Les tambours se taisent. Alors M. de Lévis,
suivi des officiers, s'approche, et, ainsi qu'une mère
penchée sur le front de son fils mourant, baise les
franges de chacun des drapeaux.
LES DERNIERS LYS DE FRANCE 151
L'heure solennelle a sonné. Chaque porte-
enseigne s'approche du brasier, et, lentement y
dépose l'étendard de son bataillon. Les hampes
s'inclinent, et d'un mouvement résigné, les plis
s'abattent dans la flamme, qu'ils paraissent d'abord
étouffer. Mais, bientôt, une légère fumée court
sur l'étoffe soyeuse qui se soulève; le bel azur, le
blanc immaculé, toutes les teintes se noircissent;
puis, narquoise, la flamme surgit, tord les croix
blanches, morcelle les inscriptions, partout dévore
les lys de France; ces lys, symbole traditionnel
d'une nation vaillante et pure, ces lys qui, depuis
Charlemagne,
"brillèrent aux regards de la France guerrière"
ces lys qu'on pouvait détruire aujourd'hui, mais
qu'aucune tempête de fer ou de feu ne sut jamais
courber et que la honte ne put jamais ternir.
Immobiles comme des bronzes en des lueurs
d'orage, l'arme droite, le cœur ému, les soldats
regardent s'envoler les lys de France.
La dernière victime succombe, et se tord dans
la flamme triomphante. Les mains se crispent aux
crosses des fusils. L'émotion monte à la gorge,
puissante, tenaillante, impérieuse; une immense
152 FLEURS DE LYS
clameur, frémissante de sanglots, m.onte dans la
nuit:
VIVE LE roi!
*
* *
Seules, maintenant, dans la flamme qui expire,
confondues parmi les tisons croulants, les hampes
brûlent encore; une cendre noirâtre, qui par instant
palpite, couvre les débris fumants.
Les lys, les derniers lys de frange,
se sont envolés; les étendards sont morts.
Qu'importe!... Leurs restes glorieux repo-
sent sur un sol **qui se souvient". Albion peut de
son pied vainqueur en fouler avec mépris les cen-
dres, elle n'éteindra et n'étouffera jamais, dans son
irrésistible essor, dans son invincible ténacité et
dans sa survivance prodigieuse, la grande, la noble,
l'héroïque Âme çfranaise!. . .
Fr. Rodolphe,
des Écoles Chrétiennes.
Ecole Guigues, Ottawa.
Table des illustrations
Composition de Charles Gill (Profils de saints),
en regard de la page 32
E.-J. M ASSicoTTE (Le premier abatis) ,
en regard de la page 48
O.-A. LÉGER (La grande aventure
du sieur de Savoisy), en regard de la
page "°
J.- C. Franchère {La voix des dra-
peaux), en regard de la page 78
Joseph Saint -Charles (Pierre
Le Moyne d' Iberville) , en regard de la
page °°
J.-B. Lagacé (Une expédition vers
le lac Supérieur), en regard de la page 106
A.-S. Brodeur (Le recensement de
Ville-Marie par Talon, en 1667), en
regard de la page 128
Georges Delfosse (Les derniers
hjs de France), en regard de la page. . 144
Table des matières
FAGB
L'ANNONCE DU CONCOURS
La rédaction du Petit Canadien 7
LE RAPPORT DU JURY
iEGiDius Fauteux 17
PROFILS DE SAINTS
Mlle Angéhne Demers 29
LE PREMIER ABATIS
Damase Potvin 45
LA GRANDE AVENTURE DU SIEUR DE
SAVOISY
Sylva Cl afin • 59
LA VOIX DES DRAPEAUX
ViATEUR Farly 75
PIERRE LE MOYNE D'IBERVILLE
Fr. Élie, des É. C 83
158 FLEURS DE LYS
UNE EXPÉDITION VERS LE LAC SUPÉRIEUR
Fr. Robert, des É. C 101
LE RECENSEMENT DE VILLE-MARIE PAR
TALON, EN L'ANNÉE 1667
Louis-Raoul de Lorimier 119
LES DERNIERS LYS DE FRANCE
Fr. Rodolphe, des Ê. C 139
TABLE DES ILLUSTRATIONS 155
Achevé d'imprimer le 28 février mil neuf cent dix-huit
PAR LA
COMPAGNIE D'IMPRIMERIE POPULAIRE (limitée)
43, RUB Saint -Vincent, à Montréal.
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