Skip to main content

Full text of "Fleurs d'ennui: Pasquala Ivanovitch, voyage au Monténégro, Suleïma"

See other formats


Google 



This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 

to make the world's bocks discoverablc online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 

to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 

are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. 

Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the 

publisher to a library and finally to you. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to 
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automatcd qucrying. 
We also ask that you: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain fivm automated querying Do nol send aulomated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project andhelping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep il légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search mcans it can bc used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite seveie. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders 
discover the world's books while hclping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web 

at |http : //books . google . com/| 



Google 



A propos de ce livre 

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec 

précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en 

ligne. 

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 

"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 

expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont 

autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 

trop souvent difficilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 

du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 

Consignes d'utilisation 

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public cl de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 
Nous vous demandons également de: 

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 

+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. 

A propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //books .google. com| 



> 



FLEURS D'ENNUI 






i 



CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 



DU MÊME AUTEUR 

Format grand in-lS 



AZIYADÉ l vol. 

LE MARIAGE DE LOTI 1 — 

LE ROMAN d'un SPAHI 1 — 



PARIS. — IMP. P. MOUILLOT, 13-15, QUAI VOLTAIRE. — 30358. 



FLEURS d'ennui 



PASOUALA lYANOVITCH 
VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

SULEIMA 



PAR 



PIERRE L0TI^|3^**^^ 



■' .b„;l.ê.„,o» 



4 






PARIS 

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVl FRtRES 

S, RUE AUBER, 3 

1883 
Droits de rcppoduction et de traducUon résorvôs. 






' tv 



• ^ » 






1225 



692950 



1 



^ - V ' 






FLEURS D'ENNUI 



EN COLLABORATION 



A VBC 



H. PLUMKETT 



NOTE DE L'ÉDITEUR 



Ceux de nos lecteurs qui ont lu le Mariage 
de Loti se rappelleront peut-être le nom de 
Plumkett, l'ami et le confident de Loti, le com- 
pagnon de ses voyages. Plumkett, pas plus que 
Loti, n'est une fiction. C'est à Plumkett que 
Loti, soucieux de la valeur de ses œuvres, 
soumet en premier lieu le travail qu'il vient d'a- 
chever. Loti a foi dans le jugement de Plumkett ; 
mais s'il accepte les critiques de son ami, et 
s'y conforme souvent, ce n'est pas toujours sans 
résister, * sans défendre pied à pied le passage 
incriminé. C'est chose curieuse qu'un manus- 
crit de Loti revisé par Plumkett ; les observa- 
tions, les réflexions, les réponses s'enchevêtrent 
au hasard de la dispute littéraire des deux amis, 
criblant le texte de notes, le zébrant de lignes 



IV NOTE DE L'EDITEUR 

noires, rouges ou bleues, en une saveur d'es- 
prit aussi originale d un côté que de l'autre. 
De cet échange de pensées, perdues avec les 
feuillets de la copie, est venue l'idée d'une col- 
laboration à une œuvre commune ; non une de 
ces collaborations où le tempérament de chacun 
disparaît dans l'unité de Tensemble ; Loti et 
Plumkett ont voulu conserver leur personnalité, 
laisser dans leur ouvrage la marque d^stinctive 
de leur nature. En écrivant Fleurs denmiiy ils 
ont voulu faire quelque chose dans le genre de 
la Croix-de-Bemy^ où madame de Girardin, 
Théophile Gautier, Jules Sandeau et Méry, 
donnaient libre cours à leur fantaisie. Fleurs 
d'ennui est donc un livre double, dans lequel 
chaque auteur apporte à l'action son faire parti- 
culier, ses idées personnelles et les tendances 
instinctives de son individualité. 



FLEURS D'ENNUI 



I 



Plumkett. — Mon cher Loti, on dit que les bête 
ont une âme : donc, vous et moi devons avoir 
quelque chose dans ce genre-là. 

Nos deux âmes, — puisqu*il est admis que nous 
en possédons chacun une, — ne sont pas sœurs, 
mais cousines germaines par Tennui; ce n'est pas 
d'hier, vous le savez, que nous avons découvert 
cette parenté. 

L'idée me vient d'organiser une petite réunion de 
famille, et de faire un petit bouquet de votre ennui 
et du mien : je vous enverrai des œillets d'Inde, et 
vous y répondrez par des pissenlits. — (Quant aux 
pensées, ce sont des fleurs que nous ne connaissons 
plus guère.) — Gela vous va-t-il ? 

1 • 



2 FLEURS D'ENNUI 

Moi, je me débiterai en aphorismes, instructifs 
pour la masse ; vous, vous ferez ce que vous pour- 
rez : vous écrirez d'une manière quelconque des 
choses quelconques, n'importe quoi; vous conterez 
vos rêves si vous voulez. Un sage de l'antiquité a 
émis cet axiome : « Il est bien difficile d'être plus 
bête que les autres. » Pénétrez-vous de cette vérité, 
et allez-y de confiance ! 

Loti. — Je commence par un rêve : 

J'étais tout en haut du clocher du Greizker ; Yves 
était assis près de moi, sur la tête d'une gargouille 
de granit. Les lointaines vagues du pays de Léon se 
déroulaient en bas sous nos pieds, dans le demi-jour 
plein de mystère qui éclaire les visions du sommeil. 

C'était l'hiver, et la lande bretonne était noire. — 
A l'horizon, on voyait la « mer brumeuse » et les 
rochers de RoscofF s'étageant comme dans les 
fonds peints par le Vinci. 

Je disais à Yves : « Il me semble que le clocher 
du Greizker a tremblé. » 

Yves répondait : « Mon bon frère, comment 
voulez-vous que cela soit? » Et il regardait en sou- 
riant dans le vide. • 

J'avais le vertige, et je me serrais contre cette 
dentelle de granit qui nous soutenait dans l'air. 
Autour de nous il y avait de merveilleuses décou- 
pures de pierre, et des gargouilles à figure de 
gnome, auxquelles des lichens jaunes, — ceux 



FLfiURS D'ENNUI 3 



qui dorent tous les vieux clochers de Bretagne, — 
faisaient des huppes et des barbiches de chèvre. Et 
la base du clocher se perdait, en fuyants indécis, 
en lignes confuses, dans l'obscurité de la terre. 

Yves me paraissait plus grand que de coutume, 
ses épaules plus larges encore et plus athlétiques. 

«Yves, disais-je, je t'assure que le Creizker 
a tremblé. » 

... En effet, le vieux clocher des légendes bre- 
tonnes chancelait sur sa base, nous le sentions 
s'abîmer ; l'antique dentelle de granit se désagré- 
geait doucement, s'émiettait dans l'air, et les débris 
tombaient. C'étaient des chutes lentes et molles, 
comme des chutes d'objets n'ayant pas de poids, et 
nous tombions nous-mêmes, en cherchant à nous 
cramponner à des choses qui tombaient aussi. 

...Maintenant nous errions parterre, au milieu de 
décombres qui continuaient de s'émietter et de 
disparaître. — En tombant, nous ne nous étions 
fait aucun mal, — mais nous éprouvions une an- 
goisse, parce que le Creizker n'existait plus. 

Nous songions au temps où nous naviguions, 
Yves et moi , sur la « mer brumeuse » : en pas- 
sant au large, ballottés par les grandes houles 
d'ouest, mouillés par les embruns et la pluie, les 
jours sombres d'hiver, à la tombée froide et sinistre 
des crépuscules, — souvent dans les nuées grises 
nous apercevions de loin les deux clochers de 
l'église de Saint-Pol et le Creizker, posé près d'eux 



FLEURS D'ENNUI 



sur la falaise, les dominant de toute sa haute sta- 
ture de granit. — Quand la nuit s'annonçait mau- 
vaise, nous aimions à voir cet antique guetteur de 
mer, qui semblait veiller sur nous du haut de la 
falaise l)retonne. A présent, c'était lîni, et jamais 
nous ne le verrions plus. 

Yves surtout ne pouvait se consoler de ce que 
son clocher fût tombé. — Moi, je lui disais : « On le 
rebâtira; » — mais j'avais conscience de l'irrémé- 
diable de cet anéantissement : il était semé sur la 
terre en débris aussi nombreux que les galets des 
plages. — L'œuvre merveilleuse des siècles passés 
était détruite, et cela me paraissait un signe fatal 
des temps ; la fin de ce géant des clochers bretons 
me paraissait le commencement de la fin de toutes 
choses, — et je me résignais à voir tout finir, 
j'étais comme recueilli dans une attente apocalyp- 
tique du chaos. 

Autour de nous il n'y avait déjà plus aucune trace 

de la vieille cité de Saint-Pol, ni de la maison où 

Yves-est ; néi.; i^Koua étijons- au* ! miljieuvdeî la^- laade 

.u &o»it)îPâ;et déserte, panroi'.lea,genô ta fit. les bru5^res : 

.r\l^ terre . reprenait isapby si otiomie .dies.époques/]f)ri- 

Mjoaitive^y avant de s'^inéantirij^i^ltd'Qbsâva'itéîdeirrnière 

- ifs'épaife^iss^itiautftw.denoulsi!. ,j . ..liu.Mn ! m,,... h 

.1 ! . I jAloi^s Yvesi irekô.dit^ aveQrintoh&tion.d'une frauyqur 

.4'^fant.îi «- Frè^eî regairdez-moi) liesttoç» qu'il i ne 

. , I » VQW feertibl^ ipas que j a • suis devenu ^las. f rand< que 

/nde.cotttum«?|.., !».7tT-iEt je^rôpdndisi^ia.Noii, «--^-^pcl 



FLEURS D'ENNUI 



ne pas lui faire peur; mais je voyais bien qu'il était 
plus grand que nature, et maintenant il était vêtu 
comme un Celte, avec des peaux de loup jetées sur 
ses épaules. Autour de nous, il y avait des formes de 
larves qui s'agitaient dans Tobscurité toujours plus 
profonde, et je comprenais que déjà tous les deux 
nous étions morts... 

Puis le rêve se termina par des concep- 
tions sinistres, confuses, qui s'éteignaient graduel- 
lement... 

— Il n'existe plus de suites de mots qui puissent 
traduire ces choses mystérieuses. 

Plumkett. — Mon cher Loti, je crois avoir trouvé 
l'explication de votre rêve : Vous étiez couché avec 
votre frère Yvon sur la table de quelque cabaret de 
basse Bretagne ; vous aviez bu du cidre et de l'eau- 
de-vie de grain ; vous étiez complètement gris, et 
vous avez roulé sous la table. C'était là votre 
chute molle, dans laquelle fort heureusement vous 
ne vous êtes rien cassé : Yvon était peut-être tombé 
le premier et vous par-dessus. Le clocher du Creizker, 
ce devait être quelque grande bouteille, vide que 
vous aurez fini par faire chavirer. Quant aux choses 
qui tombaient aussi, c'étaient des verres qui 
s'émiettaient sous vos pieds par terre, et les larves, 
c'étaient la cabaretière etlesmaritornesde l'établis- 
sement, occupées à réparer tout le désordre que 
vous aviez produit. 



FLEURS D'ENNUI 



Il n'y a rien dans tout cela que de très naturel; 
seulement vous vous livrez, sur le commencement de 
la fin des choses, à des réflexions qui sont hors de 
propos. Songez donc, mon cher Loti, qu'il ne s'agit 
que de la fin d'une bouteille ; et encore cette bou- 
teille que vous preniez pour un clocher n'était vide 
que parce que vous l'aviez bue; or, il n'est pas 
raisonnable d'exiger que les flacons auxquels on 
boit ne se vident pas. 

Au commencement de la vie, toutes les coupes 
sont pleines : buvez lentement, si vous voulez qu'il 
vous reste quelque chose sur le tard. Ne buvez pas 
trop tôt les vins capiteux, car alors, vous ne sauriez 
plus sentir les saveurs douces et saines... 

Loti. — Mon cher Plumkett, votre explication de 
mon rêve est idiote. Vous savez bien que je suis aux 
trois quarts musulman, et que je n'ai été gris qu'une 
fois dans ma vie : c'était à New- York, un soir où 
j'avais été convié à un banquet d'une société de 
tempérance. Les policemen m'avaient rapporté à 
mon bord. 

Plumkett. — N'interrompez pas, Loti, pour dire 
des inepties, quand par hasard je dis des choses 
graves. C'est vrai, je suis tombé par malheur sur le 
seul défaut que vous n'ayez pas ; mais je parlais 
par images, comme ces orientaux que vous aimez. 
Il est d'autres ivresses plus dangereuses que celles 
du vin, et celles-là. Loti, vous les connaissez... 



FLEURS D'ENNUI 



Maintenant les coupes sont vides, les fleurs de la 
table sont fanées. Les convives ont disparu : les 
uns ont succombé à Tivresse ; d'autres en ont eu peur, 
et se sont enfuis. Vous restez seul à une table 
chargée de débris : vous avez encore soif. Que ferez- 
vous? Après un tel festin, en irez-vous chercher 
d'autres? Non; ils vous donneraient la nausée. 
Tout s'obscurcit autour de vous ; vous ne distinguez 
plus rien, et vous dites : « C'est le commencement 
de la fin. » — De quelle fin? de la fin de toutes 
choses ? — Non ; ce n'est que votre festin à vous qui 
est fini. 

Ainsi vous voyez que, même dans vos rêves, 
vos réflexions n'ont pas le sens commun. 

Loti. — Il n'est pas gai, Plumkett, ce premier 
œillet d'Inde que vous m'envoyez. 

Et puis, comparer la vie à un banquet, comme 
c'est usél Vous auriez pu m'appeler aussi: infor- 
tuné convive^ c'eût été encore très nouveau. C'est 
même une fleur fort commune que votre œillet, 
Plumkett, et vous l'aurez cueillie sans doute dans 
le jardinet de votre concierge, en passant. 

Moi, j'ai longtemps cherché ce que je pourrais 
bien dire cette fois, pour que vous n'y preniez 
pas sujet de me faire une morale bête. 

Je crois avoir trouvé la chose; je vais vous 
conter une histoire d'un temps où, certes, je ne 
m'étais encore grisé avec rien du tout. 

C'est une histoire de mai. J'étais tout petit, tout 



8 FLEURS D'ENNUI 

petit enfant; ce n'était peut-être pas le premier 
printemps auquel j'assistais sur la terre, mais 
c'était peut-être le second, ou tout au plus le 
troisième... 

On venait de me promener; c'était le soir. 

Quand je fus rentré dans ma maison, que vous 
connaissez, et que je me trouvai dans la cour, 
j'éprouvai une mélancolie vague, parce qu'il com- 
mençait à faire noir ; mélancolie très douce parce 
qu'il faisait admirablement beau: c'était une de 
ces longues soirées de printemps, au crépuscule 
tiède et limpide; autour de moi, cela embaumait 
le jasmin et le chèvrefeuille. 

J'étais habillé d'une petite robe rose que je 
vois encore ; c'est le seul de mes costumes d'en- 
fant qui me soit resté dans la mémoire, celui que 
je portais ce soir-là. N'est-ce pas que c'est drôle, 
se revoir en petite robe rose de bébé?... Et puis au 
moins c'est bien honnête et bien innocent d'évoquer 
de pareils souvenirs. 

Et quelle chose bizarre, se dire qu'à une époque 
encore peu éloignée, on assistait en nouveau venu 
aux choses de la terre, on ouvrait de grands yeux 
devant son premier printemps... Déjà on avait une 
intelligence capable de beaucoup comprendre, une 
petite tête capable de recevoir, dans le vague un 
peu, il est vrai, des impressions très compliquées; 
et on n'avait encore rien vu; on ne savait encore 
rien du tout, ni de l'évolution humaine commencée 



FLEURS D'ENNUI 



depuis cinquante siècles, ni du retour éternelle- 
ment immuable des renouveaux de la nature... On 
regardait tout cela avec une sorte d'étonnement 
réfléchi, on y mêlait comme des ressouvenirs trou- 
bles et pleins de mystère de choses antérieures... 
D'où venait-on ?... Y avait-il eu un avant y un en 
deçà?,. Plus tard, j'ai eu des instants dans ma vie 
où j en ai été persuadé. Mais, alors, il y aurait un 
au delà aussi, et il est bien ténébreux cet au delà, 
et il me fait frémir. 

— Je suis très loin de la petite histoire que je 
vous contais, et je vais y revenir. Mais convenez 
que c'est singulier : quand on s'est promené par 
le monde, qu'on a tout vu dans le présent; tout 
deviné dans les profondeurs du passé ; quand on 
a tout compris et tout ressassé... se dire qu'il y 
a trente ans à peine, on venait d'arriver, et qu'on 
s'étonnait de voir les soirées devenir longues et 
tièdes, les roses blanches fleurir sur les vieux 
murs, la fête du printemps commencer... 

Vous connaissez, Plumkett, cette cour dont je 
veux parler, la cour de ma maison : une sorte d'ave- 
nue de verdure et de fleurs, aboutissant à un fond 
très ombreux. — Dans ce fond, un fouillis de feuillage ; 
d'un côté de hauts murs tapissés de lierre, d'où 
pendent des vignes, des glycines, des roses, de 
grandes branches de toute espèce de plantes; de 
l'autre côté, au midi, des murs très bas, enfouis 
sous des toufi'es, sous des bouillées de jasmins et de 

1. 



10 FLEURS D'ENNUI 

chèvrefeuilles. — Les jardins des voisins sont der- 
rière, et au-dessus s'ouvre la grande échappée large 
et claire du ciel. • • 

Ce soir dont je parle, cette échappée de ciel au 
midi et au couchant était d'un beau jaune limpide; 
en haut, sur ma tête, c'était d'un bleu vert, très 
lumineux encore, et les branches pendantes se dé- 
tachaient là-dessus en fines découpures noires. Je 
jetai un regard d'inquiétude vers quelque chose qui 
se dessinait très loin sur le ciel, au-dessus du mur, 
parmi des têtes d'arbres fruitiers. Cela occupait 
pourtant une bien petite place dans le lointain, ce 
quelque chpSç, mais c'était une silhouette extraor- 
dinaire : le pignon d'une vieille maison, avec une 
espèce de cheminée démolie, le tout ayant un pro- 
fil d'animal, une ressemblance de loup. — Je l'ai 
vue pendant bien des années, cette forme de bête ; 
je ne la retrouvais que le soir, quand elle se décou- 
pait en chose obscure sur le fond doré du couchant, 
— c'était les soirs d'été surtout, quand je rentrais 
de la promenade. Elle avait l'air triste, cette forme 
de bête, et sa tournure a été mêlée à toutes les mé- 
lancolies, à toutes les frayeurs de mes soirées 
d'enfanté.. ♦ 

Plusieurs-années plus tard, je me rappelle l'avoir 
encore cherchée dans ce coin de ciel, cette silhouette 
de loup, — un soir que je revenais au foyer après 
une longue campagne en Polynésie ; je l'aurais saluée 
à ce moment-là comme un vieux souvenir aimé d'au- 



FLEURS D'ENNUI 11 

trefois; mais elle n*y était plus : — en mon absence 
on avait démoli la vieille maison. — Par-dessus les 
folles branches des jasmins et des rosiers, je ne vis 
plus que des têtes de poiriers, et les bouquets 
de fleurs rouges d'un grand grenadier du jardin 
voisin. 

— Je vous fais mille excuses, Plumkett, de m'être 
encore lancé dans des digressions de cette longueur. 

Je vous disais donc qu'un certain soir de mai, 
rentrant chez moi en petite robe rose, je m'étonnais 
beaucoup de voir combien, en quelques jours, tout 
était devenu vert et touffu. — C'était extraordi- 
naire comme toutes ces masses de plantes qui re- 
tombaient des murs étaient maintenant épaisses et 
feuillues ; au-dessus de ma tête, cela faisait l'ombre 
plus dense, cela jetait une obscurité tiède, pleine 
d'odeurs douces. — Et ce grand berceau de jasmin 
de la Virginie, — je me rappelais très bien avoir vu, 
quelque temps avant, une lune d'hiver dessiner en 
petites lignes noires sur le sol tous les enlacements 
compliqués de ses branches. A présent c'était un 
dôme compacte tout vert et' tout fleuri, sous lequel 
il faisait noir, et, à l'abri de cette voûte, il y avait 
des milliers de moucherons qui dansaient. 

— Moi, je me pronnenais là-dessous, les mains der- 
rière le dos (ce qui est, vous savez, l'attitude des 
bébés quand ils ont des méditations profondes) et je 
cherchais à comprendre... 



12 FLEURS D'ENNUI 

Et puis ces jours qui allongeaient, qui allon- 
geaient, qui se traînaient en demi-obscurités lim- 
pides, et toutes ces fleurs qui poussaient partout, et 
cette augmentation de chaleur et de lumière, cette 
splendeur qui arrivait... Oui, tout cela m'apportait 
bien la notion confuse de quelque chose d'inconnu 
qui allait commencer: Tétél mon premier été!... je • > 

ne me rappelais pas celui d'avant, mais celui-là 
troublait ma petite tête et me charmait beaucoup. 

— Maintenant voici tout de bon où commence 
mon histoire : 

11 y avait, ce jour-là, dans un coin de la cour, une 
caisse à fleurs pleine de sable. Toute la journée je 
m'étais amusé à remuer ce sable; d'abord j'avais 
fait des petits pâtés avec une pelle ; et puis après 
j'avais aplani le tout et tracé une allée, le long de 
laquelle j'avais mis des petits vases et des brins de ' 
lématite recourbés en berceau. 

Tout en me promenant à petits pas, dans mon at- 
titude contemplative, je me rappelai ce jardin que 
j'avais construit dans le jour, et j'allai le regarder. 

Ça sentait très bon, le soir, toute cette clématite. 
Les brins couvraient entièrement la caisse et retom- 
baient autour ; toutes les fleurettes se voyaient encore, 
parce qu'elles étaient blanches, mais elles sem- 
blaient si légères dans cette demi-obscurité qu'on 
eût dit des plumes. Je vois encore tout cela. 

J'avais très grande envie d'entrer dans ce jardin : 
on devait être tout à fait bien là, assis dans l'allée 



X 



FLEURS D'ENNUI 13 

en miniature du milieu, et tapi sous cette cléma- 
tite. 

Mais c'était beaucoup trop petit, bien que ce fût 
un jardin; je comprenais cela parfaitement : c'était 
trop petit pour me contenir... 

Il était possible d'essayer pourtant... Après avoir 
réfléchi et fait appel à toutes mes connaissances sur 
les proportions des choses, je posai un pied sur le 
bord, et j'essayai de m'enlever pour monter. 

— Hélas, la caisse chavira; le sable, les petits 
vases, les fleurs, tout dégringola, — et moi aussi, — 
à la renverse, sur mon derrière, Plumkett. Je me fis 
du mal et je me mis à pousser des crix aff'reux. 

Alors ma bonne m'emporta, en me faisant sauter 
pour me consoler, sauter en mesure sur un vieil 
air très ^ gai du pays qui s'appelle la Pêche aux 
moules. 

Plus tard, dans le courant de ma vie, chaque fois 
que j'ai fait des chutes cruelles pour avoir tenté des 
choses impossibles, si j'avais eu près de moi quel- 
qu'un pour me prendre et me faire sauter la 
Pêche aux moules, j'aurais peut-être moins souf- 
fert... 

Plumkett. — A quel état de sensiblerie mièvre, 
voisine du ramollissement, êtes-vous tombé, mon 
pauvre Loti ! — Vous auriez bien mieux fait de cou- 
rir après votre cerceau comme une petite brute, que 
de commencer de si bonne heure à rêvasser de cette 
manière. 



44 FLEURS D'ENNUI 



Mon Dieu, comme c'est ennuyeux et endormant, 
vos souvenirs d'enfance ! 

Loti. — Attendez, Plumkett, je me rappelle encore 
ceci, qui se passait, je crois bien, dans la même soi- 
rée, — ou peut-être un an plus tard... Peut-être 
que je confonds ensemble deux printemps, mais 
peu importe ! 

Je voyais voler en Tair des espèces de choses 
noires, comme de grands papillons qui passaient 
très vite, sans faire de bruit, et je demandais à ma 
bonne : 

« Dis, Zette, qu'est-ce qui vole comme ça? » 

Ma bonne s'appelait Suzette. Elle était assise au 
bord d'une banquette de pierres moussues; sous la 
retombée des chèvrefeuilles qui la mettaient dans 
l'ombre, je ne distinguais plus guère que le, grand 
pointu blanc de sa coiffe de paysanne. 

« Ça, c'est des souris-chaudes y » répondit-elle. 
(Dans mon pays, c'est le nom des chauves-sou- 
ris.) 

— Et dis, qu'est-ce que c'est, des souris chau- 
des? 

— Ah! dame... (Elle était très calme, la vieille 
Suzette, et cherchait toujours fort tranquillement 
ses réponses.) Dame, des souris-chaudes, — c'est des 
souris qui ont des ailes. Quand vient le printemps, 
ça vole comme ça sur le soir, pour attraper les 
mouches et les hannetons qui n'ont pas voulu aller 
se coucher... 



FLEURS D'ENNUI 15 

Des souris-chaudes I... cela me jetait dans des médi- 
tations profondes; des souris qui volaient!... et puis 
d*abord, pourquoi étaient-elles chaudes, ces souris? 
Elles me faisaient bien Teffet d'avoir une vague 
affinité avec le diable, personnage dont la physio- 
nomie probable me préoccupait beaucoup dans ce 
temps-là... 

Un autre souvenir de chauves-souris me revient 
encore ; — laissez-moi écouler le stock de mes souve- 
nirs de chauves-souris, Plumkett. 

C'était plus tard; j'avais bien dix ans. J'étais, un 
soir d'été, dans le jardin d'un domaine de campagne 
qui s'appelle la Limoise, et dont je vous reparlerai 
dans la suite. A lui tout seul, ce nom de Limoise a 
le pouvoir encore de réveiller pour moi un monde 
endormi d'images et d'impressions d'enfant : des 
bois de chênes, des bruyères, une campagne pier- 
reuse ayant un bon air pastoral d'autrefois; des 
moutons et des odeurs de serpolet... J'écrirais des 
volumes sur ce recoin de la terre, que je ne par- 
viendrais pas à traduire par des mots le charme 
qu'il a exercé sur mon imagination d'enfant ; quel- 
quefois, par instants fugitifs, je retrouve encore ce 
charme quand je reviens là ; — mais il s'obscurcit 
avec lés changements et les années, et il s'effacera, 
en demeurant inexprimable... 

Le grand jardin, très vieux comme la maison^ 
était alors un peu abandonné ; il y avait des endroits 



16 FLEURS D'ENNUI 

dans ce pauvre vieux jardin qui retournaient posi- 
tivement à l'état sauvage, et c'étaient les endroits 
que j'aimais le plus. 

Les midis brûlants de juillet, j'allais souvent me 
percher à un certain point de prédilection sur le 
vieux mur; je restais là tout seul, assis dans le 
lierre où on étouffait de chaleur; au milieu de 
toute sorte de bourdonnements de mouches, 
j'écoutais les chansons des sauterelles; je regardais 
les bruyères et les bois de chênes, accablés de soleil, 
les lointains de la campagne chaude et silencieuse. Et 
je chantais tout bas, tout bas, de petits hymnes que je 
composais à l'été et aux arbres; je révais des forêts 
tropicales et des solitudes d'Afrique qui, de très 
bonne heure, ont hanté mon imagination d'enfant, et 

que j'avais devinées bien avant de les avoir vues 

— Donc, un certain soir d'été, il y avait dans ce 
jardin une quantité inaccoutumée de chauves-souris 
qui volaient. C'était un soir chaud, lourd et calme; 
du côté où s'était couché le soleil, on voyait encore, 
longtemps après, ces nuances d'un brun rouge qui 
sont particulières aux grandes chaleurs de l'été. On 
était très isolé dans cette campagne; autour, il y 
avait des bois. Il nous arrivait, comme de très loin, 
un tintement de cloche; un peu triste, un peu fêlé, 
ce pauvre son de cloche, mais il nous était familier 
et nous l'aurions reconnu entre mille. C'était l'an- 
gelus qui sonnait là-bas, dans la vieille église du 
village d'Échillais... 



FLEURS D'ENNUI 17 

Je courais dans ce jardin avec une jeune fille que 
j'aimais comme une grande sœur , et dont la 
mémoire, déjà lointaine, est mêlée pour moi à ce 
charme inexprimé des bois de la Limoise. 

Elle était bien enfant, alors surtout. 

<i Veux-tu voir arriver toutes les chauves-souris 
autour de nous? dit-elle. Je sais comment on fait 
pour les appeler. » 

Alors elle grimpa sur les branches basses d*un 
vieux poirier, et se mit à agiter son mouchoir en Tair. 

En effet, elles arrivèrent toutes, effarées, pour 
voir ce que c'était que cette chose blanche qu'on 
leur faisait danser dans l'obscurité. Elles venaient 
même si près, que la peur nous prit de les voir nous 
tomber dessus, et nous nous sauvâmes en courant 
dans la maison... 

Chauves-souris, pauvres bestioles, objet d'horreur 
pmir tout le monde; pour moi, bêtes des soirs d'été, 
ne volant que dans l'air chaud des beaux jours... Je 
leur pardonne leur laideur et je les admets, parce 
qu'elles ont déployé leur vol fantastique dans l'air 
pur de mes belles soirées d'autrefois, et que je les re- 
trouve mêlées aux souvenirs des étés de mon en- 
fance. . . 

Plus tard, à Paris, j'habitais, au quartier Latin, 
une petite chambre d'étudiant, froide et grise, 
encombrée de livres classiques et de cahiers... Un 



18 FLEURS D'ENNUI 



tableau noir et de la craie, des choses laides et tristes. 

J'avais dix-sept ans. Après un hiver d'études^, 
longue saison d*ennui, de premières fatigues, de 
premiers écœurements, il arriva que le printemps fît 
son apparition, comme c'est la loi de nature. 

Un soir de mai, le temps étant devenu tiède, 
j'étais resté accoudé à ma fenêtre haut perchée, — 
rêvant de m'en aller... J'avais là des perspectives 
mélancoliques de cheminées, de vieux toits noirs, 
le clocher de Saint-Étienne du Mont, le clocher' de 
Sainte-Geneviève. Cette belle soirée me semblait 
étrange, tombant sur toutes ces choses maussades; 
je m'étais figuré qu'à Paris le printemps ne viendrait 
jamais. 

Il était venu tout de même ; la soirée était douce, 
et j'apercevais en bas, sur une fenêtre, de pauvres 
lilas fleuris. 

La nuit tombait. Et tout à coup je vis deux 
chauves-souris qui décrivaient des courbes folles 
sous ma fenêtre... Avec quel plaisir je les saluai, 
ces deux pauvres vilaines bêtes! C'était pour moi 
plus que les premières hirondelles, ces deux pre- 
mières chauves-souris : vraies messagères de l'été, 
messagères des vacances, du départ et de la liberté. 

Sans compter que j'espérais bien ne pas y revenir, 
dans ce gîte noir... Et, en effet, je n'y revins pas : on 
me donna ma volée pour ailleurs, et je pris un 
grand vol qui me mena très lom ; on ne me revit 
plus au Quartier... 



FLEURS D'ENNUI 19 

Vous savez, Plumkett, que, si je n'ai jamais été 
enfermé dans un lycée, je n'ai pas non plus beau- 
coup langui au quartier Latin. Je n'y ai guère passé 
qu'un an, juste assez pour en avoir une idée. Je 
traînais tout autant que les autres, mon Dieu, dans 
les divers établissements de la rive gauche ; mais j'y 
avais les allures inégales, — brusques ou timides, — 
effarées, d'un oiseau qu'on aurait pris déjà grand 
pour le mettre en cage; j'y ai éprouvé bien des 
étonnements; j'en ai emporté des souvenirs de 
choses fades, écœurantes, malsaines. Il y a des gens 
qui ont chanté cette vie là; moi, je n'ai jamais com- 
pris la poésie de la mansarde, ni de la grisette, ni 
de l'estaminet. 

...Une dernière chauve-souris me repasse en tète, 
amenée par les autres, mais elle est grosse celle-ci, 
par exemple ; elle appartient à l'espèce énorme et 
affreuse des roussettes, qui habitent les régions 
toujours chaudes de la terre. 

Je connaissais à la côte de Guinée un vieux 
forban qu'on appelait le père Barez (c'était beau- 
coup plus tard ceci; j'avais environ vingt-trois ans, 
et déjà j'avais couru les cinq parties du monde). 

C'était un vieil homme bizarre que le père Barez, 
fort connu dans les comptoirs de la côte : type 
d'une espèce aujourd'hui perdue, mulâtre de je ne 
sais où, ex-pirate et négrier; revendant, quand il 
en avait assez, ses négresses avec les enfants qu'il 



î» FLEUB6 DEXNUI 



leur avait CaiU, le tout en bloc, an plus offrant; trar 
fiquant de tout, et fourrant toujours dedans son 
monde. 

Brave homme au demeurant, il disait avec un 
grof» rire, en montrant ses dents blanches : « Mes 
amiis, quand f avalerai ma gaffe^ je pourrai au 
moins dire que j'ai vécu ! » Et c'était vrai, il avait 
vécu, de la vie excentrique et tourmentée des 
anciens forbans; il avait eu même son heure 
de fortune et de splendeur : on montrait encore, 
dans un coin du pays mandingue, les restes d'un 
palais fantastique qu'il s'était autrefois fait con- 
struire pour y donner d'étranges fêtes. 

Sur ses derniers jours, s'étant fait ermite, il avait 
obtenu du gouvernement français le commandement 
de la rivière Ponga. Et il s'en tirait à merveille, 
gr&ce aux alliances qu'il, s'était depuis longtemps 
ménagées avec les chefs noirs; il était tout à fait 
l'homme de la situatiTfn. 

Un jour, nous apprîmes que le père Barez était 
mort, et nous nous rendîmes au plus tôt dans la 
rivière Ponga, qui se trouvait par suite de cet 
événement livrée aux factions et à l'anarchie. 

Quand nous arrivâmes, la case du vieux pirate, 
à l'ombre de ses grands arbres exotiques, était 
verrouillée et barricadée; personne n'y était entré 
depuis que le mort en était sorti, et on nous atten- 
dait pour le partage. 

Il s'échappa de là dedans, quand on ouvrit, une 



FLEURS D'ENNUI 21 

chaleur concentrée, un air irrespirable. Des objets 
extraordinaires étaient éparpillés partout en fouillis 
inquiétants, et il y avait, plaquée au mur, une 
roussette brune, qui dormait la tête en bas comme 
c'est Thabitude des chauves-souris. Elle s*éveilla 
eifarée quand elle vit pénétrer la lumière, et, 
déployant ses membranes chauves, elle se mit à 
voler à tire-d'aile, en se heurtant partout comme 
une folle. 

Un matelot breton, qui avait peur, Tabattit d*un 
coup de bâton, en disant : « C'est Tâme du vieux I » 

Moi, je fus tout de suite de Tavis de ce brave 
garçon, cela ne pouvait être en effet que Tâme du 
vieux : n'ayant pas su monter plus haut, elle était 
venue, sous forme de bête horrible, se coller au 
mur. 

Je l'ai encore chez moi, cette roussette, — dans 

un cabinet qui est voué aux choses invraisemblables 

et aux souvenirs empaillés de mes promenades par 

le monde. — Elle est confite dans un bocal d'esprit 

de vin, la tête de côté, tirant la langue, et, comme 

.'•elle n'est pas belle à voir, je l'ai légèrement dissi- 

î ihiilée derrière ^Uîcaïman. Il y a sur le flacon une 

n(ét%i^te!,i)un^peu ,^anMttie, pair sesi .voyages en mer, 

. fnaia loù' M p/a^f t Jio6 -:\ \Ame\ dû\ pévrf» Bànaz* < • i i / * ; < 

, / 1 ! iDe ^ôfl yiViBLnty Id vieUx inégirier . avai^ . eouJtutMe de 

dire que le diableî /liéiiiteraijb fdèison:. âmel; il se 

itrûrcipftilvetili1e8tjidioiq.uil''aieue^.'j i > m ..i .<» 



22 FLEURS D'ENNUI 



Plumkett. — C'est tout un. Mais, que voulez-vous I 
il Tavait bien mérité, après tout, ce vieux, de finir 
entre vos mains. 

Troisième œillet d^Inde. 

On n'est jamais bien qu'ailleurs, mon cher Loti, 
vu qu'on s'ennuie partout. Donc, il n'est pas 
mauvais, de temps à autre, de s'en aller de partout 
oii l'on est. Un certain nulle part fait d'inconscience 
universelle et d'anéantissement absolu, ce serait 
beaul Qu'il existe ou non, ce néant, éternel som- 
meil sans rêves, plus doux que tous les rêves, je 
l'aime... 

Que nous serions donc heureux si nous pouvions 
laisser dans quelque coin cette défroque de chair et 
d'os, destinée à faire de Vkumus pour les généra- 
tions futures. Songez qu'il nous faut la nourrir, 
la vêtir, la présenter convenablement dans le 
monde, et que, pour irous récompenser, il n'est pas 
de sottises auxquelles elle ne nous entraîne. 

Gomme il doit être bon, le moment où notre âme 
s'envole comme un léger papillon aux ailes d'or, 
bien loin, bien loin de cette grossière chrysalide ! 
(Excusez, mon cher ami, cette image du papillon 
aux ailes d'or qui n'est peut-être pas bien neuve.) 

Et si ce qui s'envole de la chrysalide, c'est rien, 
— cela n'en vaudra que mieux I 

On pourrait essayer ce saut dans l'Inconnu ; mais 



FLE.URS D'ENNUI £< 

sera-ce un vol, une chute, ou encore rien?... Et 
puis notre manque d'habitude de la chose (vu qu'elle 
n'arrive jamais qu'une fois) nous arrête toujours, et 
retarde sans cesse le plus beau jour de la vie, qui 
est celui de la mort. 

En attendant donc que ce moment heureux 
vienne par la force destructive du temps ou des 
événements, allons nous promener tous les deux. — 
Voulez-vous ? 

Si chacun de nous laissait de lui-même avant de 
partir tout ce qui est bon à laisser, il ne resterait 
rien. Alors personne ne partirait; il n'y aurait donc 
pas de promenade, et par suite pas de récit, pas 
d*œillet d'Inde, De simples pages blanches. Or, le 
public capable d'apprécier une semblable littérature 
n'existe guère dans nos pays, dont la civilisation 
est encore relativement en enfance. Je ne vois 
guère qu'en Orient, chez ces peuples millénaires 
arrivés au summum de la sagesse par les contem- 
plations perpétuelles dans lesquelles ils laissent si 
heureusement tomber leurs vagues pensées, un 
public capable de trouver plus d'intérêt à des pages 
blanches qu'à toute autre chose, et encore faudrait- 
il le chercher surtout parmi les fakirs et les der- 
viches. 

Non, chez nous, il faut que ces pages soient cou- 
vertes de petits caractères noirs, alignés et ponctués. 
Donc, sacrifions au faux goût du jour comme tant 
d'autres l'ont fait avant nous : qu'il y ait un récit, 



24 PLEURS D'ENNUI 

deux voyageurs, et un quelque part où ils se pro- 
mèneront. 

Ou irons-nous? Voilà la question. Que ferons- 
nous? Que dirons-nous ? Ne réfléchissons pas trop, 
car nous ne partirions pas. Ne songeons pas à ce que 
nous allons faire, car nous ne ferions rien; à ce que 
nous allons dire, car il vaut toujours mieux se taire 
que parler. Rien vaut toujours mieux que quelque 
chose. 

Vous croyez peut-être, ô Loti si naïf et si rusé, que 
je vais vous emmener dans ce que les clercs 
d'avoués appellent les « hautes sphères de Ti- 
déal ». 

Non, vraiment : l'idéal, c'est trop bête à la fin I 
Et trop commun aussi, puisque tout le monde se 
mêle d'en avoir. 

Donc, c'est sur terre que je vous emfnène, et en 
Chine, pour nous reposer de votre Polynésie, et 
de vos pays musulmans, qui sont usés au pos- 
sible... 

Mais, attendez donc, il faut ménager la vraisem- 
blance de ce récit de promenade en commun. Il est 
évident que nous n'avons pas pu combiner tranquil- 
lement ce voyage, comme deux bons compagnons 
qui se préparent à cheminer côte à côte en échan- 
geant des impressions heureuses et humoristiques; 
car, suivant nos habitudes, nous nous serions que- 
rellés avant le départ, et finalement nous ne serions 
. ipas» partis.' 



FLEURS D'ENNUI 25 



— « Dieu qu'il est dur, ce départ! Partiront-ilg ou 
ne partiront-ils pas, ces deux voyageurs ? » se de- 
mande le lecteur avec inquiétude. 

— « Oui, monsieur ; un peu de patience, comme 
vous savez en avoir quand vous vous embarquez 
dans quelque omnibus de campagne qui a toujours 
de nouvelles commissions à prendre avant de se 
mettre en route. Un peu de patience, nous allons 
partir au lever de Taurore, qui sera même une au- 
rore boréale. Êtes-vous content ? » 

— Voyons, arrangeons vite quelque chose de 
vraisemblable : nous nous sommes rencontrés par 
hasard dans un de ces endroits fréquentés et banals 
où tout le monde se retrouve, comme, par exemple, 
sur la glace de la baie du Pé-tchili, aune heure du 
matio, une nuit d'hiver. 

J'étais, moi, vêtu d'un sayon en poil de chameau 
avec force peaux de bêtes par-dessus. Longs che- 
veux blancs postiches, tombant sur les épaules, 
. longue, barbe i Wanjchç pqsUcJaa ; $ine! be^ftce , jaur 
- rôpauliç: et ciaq] aouâ4ftws la- main.,TT7. iVw$ji Ja taflle 
,. serrée! dan» :uii . éléigant J«9tau«orps, ; : de > velpurs 
garni de ifojuUWires^, ivou^ étiaa idïapé > daûs tun igrftod 
jnnïftïii^aU|tou4J)iijfait lîorjaaiktjqtte,; aiRr^Je froiçijt, un 
i!K< signe fatal. ^,' et suirila tête une-joliedBianrettçiia^ec 

une aigrette rouge . - 1 r - 

M «îiirN/aUft: avions ^u l'idée. i dp jaow^; aocwireriainsi, 
- . VO(ttS4)otliiparenet bien p0urqu<pi:i, afin 4e.n6 {)4s ^Kb^us 

2 



26 PLEURS D'ENNUI 



reconnaître au cas où nous nous serions rencontrés 
promenant notre ennui sur quelque même point de 
cette planète, — qui a toujours été trop petite pour 
nous deux, puisque Tun n*a jamais pu aller nulle 
part sans y trouver Tautre. 

De cette manière, vous voyez que la conjonction 
a lieu par hasard, et le premier abord mutuel 
pourra être satisfaisant. 

... La plaine de glace s'étend de tous côtés à perte 
de vue. La fantastique lumière de Taurore boréale, 
promise au lecteur patient, embrase et colore su- 
perbement... 

Loti. — Laissez-moi faire cette aurore, Plumkett ; 
cela m'amusera. J'en ai tant vu dans les mers du 
Nord, pendant mes nuits de quart, que je saurai 
bien en raconter une. 

Vous disiez : 

« La lumière boréale embrase et colore superbe- 
ment... » cette nuit et ce désert. A travers le cristal 
étincelant des glaçons qui nous entourent, les re- 
flets d'en haut se décomposent en tant d'arcs- 
en-ciel, que nous croyons marcher au milieu d'un 
monde fait tout entier de gemmes précieuses. 

Au-dessus de nos têtes, les nuages qui planent 
sont d'un rouge sombre, d'une intense couleur de 
sang. 

Et de grands rayons pâles traversent le ciel comme 
des queues de comètes; il y en a des milliers et des 



FLEURS D'ENNUI 27 

milliers, qui divergent tous d'une sorte de centre 
mystérieux, perdu au fond de l'immensité noire : le 
pôle magnétique. Des faisceaux, des gerbes de 
rayons, s'élancent et se déforment, reparaissent et 
puis s'éteignent. Cette étrange magnificence change 
et remue. 

C'est la splendeur de cette force insaisissable, in- 
connue, qu'on a appelée magnétisme. Cette puis- 
sance occulte se donne ce soir une grande fête, par 
cette nuit d'hiver, là-bas dans les régions hyper- 
borées. Elle rayonne j elle éblouit, elle inquiète; elle 
jette son épouvante de chose inexpliquée, incom- 
préhensible, spectrale. 

Une sorte de tremblement continu agite toute 
cette lumière. On croit l'entendre bruire et crépiter; 
— on écoute, — rien... Ce n'est qu'une grande fan- 
tasmagorie silencieuse. Ce feu est froid et mort ; dans 
ce ciel et sur cette mer gelée, c'est le silence absolu. 

Plumkett. — C'est bien cela. Ce milieu grandiose 
agissant sur nos nerfs, nous voici. Loti et moi, dé- 
gagés de toute entrave banale, ce qui facilite encore 
le bon accueil que nous nous faisons l'un à l'autre. 

Le premier, je vous interpelle : « Je suis Ahasvérus, 
dit le Juif errant, ayant vingt-cinq centimes dans 
ma poche, et le tour du monde à faire jusqu'au Ju- 
gement dernier, sans autres ressources pécuniaires, 
depuis mille huit cent quarante-neuf ans. Et toi, 
jeune homme, qui as dû entendre raconter ma 
piteuse légende, qui es-tu? » 



28 FLEURS D'ENNUI 

Vous répondez : « Je suis Ghilde-Harold. J'ai bu 
à toutes les coupes; je me suis enivré de tous les 
nectars et j'ai aussi senti Tâcreté de tous les fiels. 
J'ai respiré tous les parfums et tous les miasmes pes- 
tilentiels, quoique jeune encore. Je porte au front 
un signe fatal que tu peux yvoir, vieillard; tiens, là, 
entre les deux yeux. Et, repu de tout, blasé sur tout, 
je cherche autre chose que tout. » 

Ahasvérus : « Tes discours ne me semblent pas 
clairs, jeune homme, mais c'est égal : tu me plais I 
Vas-tu au nord ou au midi ? » 

Childe-Harold : « Je vais où le vent chasse la 
feuille détachée de son rameau. » 

Ahasvérus : « Eh bien, justement, moi aussi, je 
vais là. Viens avec moi, et mon âge mûr pourra 
tempérer les ardeurs de tes passions, qui me semblent 
un peu déréglées ; mon expérience, dix-neuf fois sécu- 
laire, guidera ta jeunesse... » 

Et nous voilà donc, cheminant côte à côte sur la 
glace, moi en Juif errant et vous en héros byronien. 

Loti. — Ahasvérus et Ghilde-Harold sont démodés, 
mon pauvre Plumkett, et votre petite histoire est 
d'un rococo complet. 

Plumkett. — Nous échangeons des propos fort inté- 
ressants. Je vous parle de mes mille huit cent qua- 
rante-neuf années de voyages ; dans mes récits, je 
vous montre un ailleurs perpétuel, et je vous 
ti^ns ainsi sous le charme de ma conversation. 

Vous, croyant me raconter du nouveau, vous me 



FLEURS D'ENNUI 29 

confiez des idylles dont les héroïnes, appartenant à 
toutes les races humaines connues, ont les mœurs 
les plus étranges. Et, dans vos discours, les mots 
parfums exotiques, charme oriental, calme tiède, 
chaleur énervante, sables brûlants, immensité plate 
ou platitude immense, et autres propos semblables, 
reviennent très souvent; — le tout accompagné de 
beaucoup de désespérance et d'amertume... 

— Cependant, de la ligne droite de Thorizon, nous 
voyons devant nous surgir des petits points noirs... 

Loti. — Permettez, Plumkett, il faut aussi songer 
à éteindre notre aurore boréale, caria nuit s'avance, 
je suppose, et le jour va bientôt paraître. 

Les nuages, qui d'abord ressemblaient à du sang 
vu par transparence, ont peu à peu changé de cou- 
leur. Les uns sont devenus d'un rouge sombre, les 
autres, d'un rose triste et mourant. 

Les grands rayons pâles s'en vont à la débandade 
dans le ciel immense ; on dirait qu'ils ont perdu leur 
centre ; on dirait qu'on les en a détachés en les tran- 
chant : du côté du pôle, leurs sections sont nettes 
comme des sections faites à coups de ciseaux. 

Seulement ils se tiennent encore entre eux, les 
rayons pâles, juxtaposés en longues séries mou- 
vantes et tremblantes. Gela semble des bandes d'une 
gaze lumineuse plissée à petits plis. 

Des souffles mystérieux, qu'on ne sent pas sur 
terre, des souffles magnétiques, agitent doucement 
ces étoffes defeublèmé; elles s'enroulent en spirales 

2, 



30 FLEURS D'ENNUT 

légères, ou se déploient comme des banderoles im- 
palpables, en s*éteignant toujours. 

De dernières rougeurs, presques livides, parais- 
sent encore çà et là sur les nuages. 

De derniers lambeaux de cette gaze lumineuse 
traînent au hasard dans l'espace, en tremblant 
toujours. ïls deviennent de plus en plus diaphanes. 
Ils sont si vagues, qu'on a peine à les suivre. Ils sont 
si ténus, que Tœil les perd. Ils ne sont plus rien. La 
lumière polaire est éteinte. L'aurore boréale vient 
de mourir. 

La nuit noire et glacée nous enyeloppe et nous 
n y voyons plus, au milieu de ce chaos déchiqueté, 
qui est une mer figée. 

Plumkett. — Pardon ; nos yeux sont habitués à 
l'obscurité, mon cher Loti, et nous pouvons encore 
parfaitement nous diriger. D'ailleurs voici la pre- 
mière clarté indécise du jour d'hiver qui se lève. 
Devant nous, comme je vous le disais, nous voyons 
surgir sur la ligne d'horizon des petits points noirs, 
qui deviennent des masses, qui, insensiblement^ 
montent, montent, à mesure que nous nous en rap- 
pro^ons, et\'élèvent enfin rapidemment au-dessus 
de la surface polie et réfléchissante du golfe gelé. 
Une ligne brunâtre vient ensuite réunir tous ces 
petits îlots épars qui prennent à nos yeux des 
aspects formidablement guerriers : c'est la côte 
da Pé'tchilif c'est l'entrée du Pé-ho ou rivière 



FLEURS D'ENNUI 31 



du Nord, ce sont les forts de Ta-koUy c'est la 
Chine I 

Nous nous engageons au milieu de divers ouvrages 
en terre, et découvrons Tembouchure étroite et 
tortueuse du fleuve. Ici la glace est opaque et d'un 
jaune terreux : ce n'est plus de l'eau, c'est de la 
vase gelée. 

Lentement le jour se lève. 

Sur chaque berge se dresse une formidable cita- 
delle, flanquée d'énormes bastions à l'européenne, 
avec des embrasures qui laissent paraître des 
canons Armstrong. 

Sur chacune de ces citadelles flotte un long 
pavillon jaune, sorte de banderole dentelée, sur 
laquelle on voit un dragon vert cherchant à 
prendre avec les dents une grosse boule blanche 
qui représente la lune. C'est le pavillon du Tien-tze 
ou Fils du Ciel, souverain de ce Tchoung-koué 
ou empire du Milieu, au sein duquel nous péné- 
trons. 

Des hommes se montrent aux remparts. Ils 
sont vêtus de larges casaques noires bordées de 
galons rouges ; ils ont sur le ventre une boule 
rouge et portent dans le dos les deux caractères 
Tang-ping qui signifient soldat (nous reconnaissons 
à ces signes leur position sociale). 

Ils sont coiff'és de petits turbans noirs autour 
desquels s'enroule leur chevelure tressée en queue. 



32 FLEURS D ENNUI . 

Nous examinons ces faces patibulaires de bandits. 
Elles ont des expressions cruelles et niaises, féroces 
et riantes ; nez courts, épatés et busqués, petits 
yeux obliques, bouches largement fendues, mentons 
renfoncés. 

Tous gesticulent, se démènent et crient à la vue- 
des deux étrangers voyageurs qui arrivent. Et s'ils 
pouvaient se douter de ce qui se passe dans leur 
tête ! Leur cervelle de Chinois éclaterait ! 

Une plaine marécageuse qui n'en finit plus, 
plaquée çà et là d'étendues luisantes, qui sont des 
flaques d'eau gelée. 

Un grand village, amas de petites cabanes en 
terre dont la couleur se confond avec celle du 
sol. Puis un autre village, toujours de la même 
couleur terreuse, puis un autre, et un autre encore. 
Et des gens couverts de peaux de bêtes comme des 
Esquimaux, avec de longues queues toujours et des 
yeux de travers, qui grouillent, qui vont et viennent 
comme des fourmis, qui s'arrêtent sur les berges, 
qui s'attroupent, écarquillent leurs petits yeux 
sournois, et, en nous voyant, crient à tue-tête : 
Koué'tsé, Koué'tsé I (Fils de diables I) 

Sur la place, un grand va-et-vient de charrettes, 
de traîneaux, d'hommes montés sur des ânes, de 
piétons, tous ronds commes des boules, sous leurs 
amas de peaux de bêtes. 

Sur les berges, là où il n'y a pas de maisons, d'in- ' 



FLEURS D'ENNUI 33 

terminables alignements de jonques hâlées à sec, 
peintes en couleurs éclatantes, avec des proues re- 
présentant des gueules de monstres. 

Puis encore des villages en terre, encore des 
jonques, encore des fourmis humaines, encore des 
traîneaux sur la glace, encore de grands forts bas- 
tionnés avec des bannières et des banderoles jau- 
nes ; encore des Tang-ping, avec leurs boules rouges 
sur leur ventre noir. Et du monde s'égosillant, hur- 
lant : Koué'tsél Koué-tsél Koué-tsél 

« — Nous allons louer ce char qui passe, » dit Ahas- 
vérus-Plumkett, « et nous serons, dans trois jours, 
» arrivés à Péking. Si vous saviez, Ghilde-Harold, 
» tout le monde de pensées qui s*éveille en moi, 
» à simplement considérer cette charrette à deux 
» mules que nous allons prendre. Songez, mon cher 
» ami, que, six cents ans avant notre ère, le sage 
» Koung-t oU'Tsé voyageait comme nous, dans une 
» charrette exactement pareille à celle-ci, à travers 
» cet immense empire, qui alors ressemblait fort à ce 
» qu'il est aujourd'hui. Les charrettes chinoises, ô 
» Ghilde-Harold, n'ont pas évolué d'après la loi de 
» Darwin ; leur espèce est restée stationnaire. » 

Childe-Harold'Loti : — « Mais, je ne me trompe 

» pasi... Ces discours emphatiques et détraqués, 

» cette parade de science moderne mal digérée !... 

» Ce n'est pas Ahasvérus, c'est — Plumkettl... » 

Le faux Ahasvérus arrache sa perruque, sa barbe ': 



34 FLEURS D'ENNUI 

et son nez postiches. Loti efface son signe fataly 
tracé à ]*encre sur son front ; il enlève Taigrette 
rouge de sa barrette qui a tout bonnement Tair 
d'une simple toque anglaise, et son justaucorps re- 
gardé attentivement semble ne plus être qu'un petit 
veston de gommeux. Ils se précipitent dans les 
bras Tun de l'autre, et le plaisir de se retrouver 
leur fait oublier pour un moment Tennui mutuel 
qu'ils se procurent d'ordinaire. 

En route pour Pé-king! Clic! clac !... « Ta ta 
ta ta I » crie notre cocher à queue, et les voilà 
parties au trot, nos deux mules maigres. 

Notre véhicule est monté sur une paire d'énormes 
roues, et recouvert d'une toile bleue destinée à 
nous protéger contre le vent poussiéreux du nord. 
Nos mules ont d'inébranlables principes qui leur 
interdisent de faire plus de quarante lis à l'heure 
(quatre kilomètres en style français). 

Le paysage que nous avons sous les yeux consiste 
en un nuage de poussière, venu tout exprès de 
Mongolie pour nous faire enrager ; il enveloppe tout; 
ne prenez donc pas la peine de regarder dehors, 
Loti, car vous ne verriez rien. Ne me parlez pas, car, 
en ouvrant la bouche, vous en avaleriez des kilo- 
grammes, de cette poussière. Tenez-vous tranquille, 
emmitouflé comme un Groenlendais, et ne dormez 
pas surtout, car vous risqueriez de geler sous vos 
fourrures. 



FLEURS D'ENNUI 35 

Du reste, cela ne durera que trois jours, ce petit 
voyage, et nous aurons pour distraction la vue de 
notre muletier, affreux chenapan chinois, malpro- 
pre delà tête aux pieds, et rond comme un poussah, 
sous ses sept ou huit manteaux en peau de bique. 

Quand la voiture est bien en route, c'est-à-dire 
quand les deux grosses roues sont bien enfoncées 
dans les ornières qui représentent les railways 
chinois, il s'endort d'un œil. Les mules s'endorment 
aussi, et prennent des allures de somnambule. 

Il y a par instants des passages difficiles, comme, 
par exemple, la traversée du Pé-ho, Cela commence 
par une dangereuse dégringolade, depuis le haut de 
la berge jusque sur la glace de la rivière. Des 
cahots, des heurts violents sur des amoncellements 
de boue et d'immondices gelés. Après, il y a l'as- 
cension sur l'autre rive : la mule de tète vient d'elle- 
même, d'un air très entendu, se ranger à côté de la 
roue gauche ; « Ta ta ta I » râle le muletier, 
hors de lui, ses petits yeux obliques lui sortant de 
la tête ; et l'intelligente bête s élance, contracte ses 
jambes grêles ; « Ta ta ta ! » nous voilà regrim- 
pés sur la terre ferme, continuant notre route dans 
la plaine interminable. 

Encore le Pé-ho à repasser! Il le fait exprès, ce 
fleuve, de nous barrer le chemin. Mais cette fois il 
y a un pont en arc de cercle. Même manœuvre : 
« Ta ta ta ! » et la charrette ascensionne le 



' l 



36 FLEURS D'ENNUI 

point culminant, pour rouler sur l'autre versant 
avec une vitesse inquiétante, en pourchassant de- 
vant elle les deux malheureuses rosses affolées. 

Et toujours, toujours, de grandes plaines nues. 
De temps à autre, des alignements de cercueils en 
bois, ou quelques silhouettes mélancoliques d'arbres 
sans feuilles, dont le vent tord les branchages éche- 
velés. Tout cela entrevu entre deux avalanches de 
poussière rousse, sous un brumeux crépuscule 
d'hiver... 

Notre pensée se fait trombe de poussière ; elle se 
fait « Ta ta ta I » ; elle se fait bruits de clochettes, 
bruits de cahots, grincements des roues dans Tor- 
nière, hurlements du vent qui soufûe avec furie... 

Un temps qui échappe à toute mesure se passe 
ainsi, dans cette incessante monotonie froide et 
bruyante. A l'entrée de la nuit, tout cela tourne en 
vision de dormeur éveillé; nous tombons dans 
une sorte d'abrutissant cauchemar ; nous sommes 
hantés par ces deux hideuses haridelles, qui se tré- 
moussent dans l'atmA^phère spmbre et poussié- 
reuse, oomme des bêtes 4'eflfer. p . v , ; i ; . 

• : Vers le soir du second Jour, paraît.^ j^otre horizon 
une vieille muraille grise crénelée» javçc; deS;basti,ons 
espace laS'Uns d^s autres d'une portée de flèche. 

Gl&&i\Tienr.fsinTff^^i lavUle de leL,^ur^té céle.^te, 
où vivent aetificent .mille ôtres humains, Ayant ,en 
1 générât (des queues deiTièrç la tète et des yeux de 



FLEURS D'ENNUI 37 



/ 



travers. C'est là que nous allons passer la nuit, 
pour nous remettre en route au petit jour. ^ 

Dans le flanc de ce long rempart gris, s'ouvre un 
trou noir, béant, en forme d'arcade, où viennent 
mourir les sinuosités des deux ornières parallèles 
qui marquent la route. 

Et nous nous engouffrons dans ce trou, sorte de 
long tunnel d'aspect sinistre : il semble, quand on 
entre là, qu'on n'en sortira plus. 

Des exhalaisons fétides nous montent au nez. 
Nous nous mouvons, lourdement cahotés, sur 
d'énormes dalles dénivelées et brisées, au sein d'un 
grouillement confus, dans une lugubre demi-obscu- 
rité. Ce monde, cette foule qui est autour de nous, 
ce sont d'immondes penailleux, demi-nus ; hommes 
ébouriffés; femmes à petits pieds enveloppés de 
sordides bandelettes, au teint livide, avec des nour- 
rissons aux trois quarts morts; gens grelotants et 
claquant des dents, tapis contre des bornes afin 
d'avoir moins froid; peaux jaunes à demi trouées 
par les os, carcasses humaines couvertes de ver- 
mine ; des infirmes, vrais ou faux, pitoyables ou 
menaçants; qui cuï-de-jatte, se traînant sur des 
mains en forme de pieds; qui sans yeux; qui bau- 
croches , lépreux, idiots , pustules , épileptiques , 
dartreux, fous couverts d'ulcères, n'ayant plus 
face de Chinois. Quelques-uns psalmodiant de la- 
mentables complaintes et entourant notre charrette 
pour implorer notre charité, nous appelant Si-ta- 

3 



38 FLEURS D'ENNUI 

lao-yéh (grands seigneurs d'Occident); d'autres 
ricanant lugubrement et faisant mine d'arrêter nos 
mules; d'autres enfin restant immobiles, plongés 
dans une morne prostration, proche voisine de la 
mort... Le muletier, pratique de ces sortes de 
milieux, disperse cette « Egypte chinoise » en san- 
glant de vigoureux coups de fouet les misérables 
figures des plus audacieux, et nous pénétrons dans 
la ville de la Pureté céleste poursuivis par des 
malédictions enragées. 

La charrette continue d'avancer lentement au 
milieu d'une foule compacte, qui gesticule et gri- 
mace. Des gens du peuple, vêtus de peaux de mou- 
ton, encombrent de petites rues sinueuses bordées de 
maisons en brique grise. Parfois nous passons 
devant des portes monumentales, recouvertes de 
toitures compliquées, qui sont des entrées d'hôtels 
de riches. Mais le plus souvent nous ne voyons que 
des murs mal alignés et à demi croulants, des quar- 
tiers tristes, qui ont des aspects de vieillesse et de 
misère. 

Au détour d*une petite rue^ brusqtlendeiit toùl 
change de figure, et nous voici en plein bazar : 

Une longue avenue droite off'rant une surprenante 
perspective d'enseignes de toutes les couleurs. Des 
ienseignes (J[ui traversent d'un toit à l'autre, des- 
bendent verticalement de chaque côté de la chaussée, 



FLEURS D'ENNUi ' 39 

f r-i 1 r - ^ -r^m-r -m - .. . ^ 

le long des boutiques, et se succèdent toujours 
comme une série de décors entourant un étroit 
tableau dont le fond se prolongerait à rinfini. Il y 
en a de rouges, de vertes, de jaunes, portant toutes 
d'énormes caractères dorés. 

Marchands enveloppés dans des fourrures et des 
bonnets à poil; boutiques d'étoffes de soie et de 
satin broché; maisons de thé d'où partent des odeurs 
d'opium, des sons de guitares et de flûtes ; boucheries 
où Ton vend du porc et du chien ; fourrures pré- 
cieuses de Sibérie et de Mongolie ; pipes et chandelles ; 
objets d'art en porcelaine ; éventails ; meubles en 
laque; montres en cuivre et en bronze... 

Des ménagères, titubant sur leurs pieds trop 
petits, font leur marché pour le repas du soir, 
appuyées, pour ne pas tomber, sur la tète de quelque 
enfant vêtu de rouge et de vert* 

Et toute cette ruche humaine s'agite, papillote 
à nos yeux, au hasard des lanternes de papier avoi-^ 
sinantes, dans des coins d^atmoephère rouge, verte^ 
jaune, bleue, orangée, dans les clairs-obscurs les 
plus changeants et les plus baroques* 

Nous voici, après mille tours et détours à travers 
des labyrinthes de rues, devant uii haut mur percé 
d'une porte cochère. 

C'est l'auberge. 

Le muletier descend, fait un grand vacarme avec 
le marteau de la porte, en hurlant, sur un ton de 



40 FLEURS D'ENNUI 

vive indignation : Kai-men! Kai-men! (Ouvrez la 
porte I) 

La porte s'ouvre, après de longs pourparlers, et 
nous entrons dans la cour au grand trot de nos 
mules, en faisant sonner les clochettes bien fort, ce 
qui est bon genre : en Chine, on est estimé suivant 
qu'on fait plus ou moins de bruit. 

Cour fangeuse, entourée de constructions basses, 
couche de fumier gelé, charrettes dételées levant 
leurs brancards vers le ciel semé d'étoiles, mules 
faméliques errant avec mélancolie à la recherche 
de quelque pâture. 

Tout autour s'ouvrent des portes et des fenêtres 
en papier collé sur des treillages de bois. 

Des odeurs d'opium, des exhalaisons de crasse 
humaine, chauffée à des foyers fumeux dont nous 
apercevons la lueur à travers des papiers crevés ; 
des chants de rouliers chinois en goguette, accom- 
pagnés de guitares stridentes ; le bruit du vent du 
nord qui siffle, et l'écho assourdi des scènes de la 
rue. 

Comme nous crions beaucoup, injuriant et bous- 
culant tout le monde sans distinction, gens de l'au- 
berge ou voyageurs comme nous, on nous prend au 
sérieux. 

L'hôtelier, gros homme en casaque ouatée, la tête 
dans une capeline à poil, nous fait de grands 
tchin-tchin (ce que, dans votre Orient, Loti, vous 



FLEURS D'ENNUI 41 

appelez des salamalecs), et nous mène lui-même 
dans notre chambre à coucher. 

Nous entrons dans une sorte de chenil dont les 
murailles ont dû être blanchies à la chaux lors du 
passage de Gengis-Khan ou de quelqu'un de ses 
capitaines. Les angles sont décorés de dentelles 
légères, en manière d'encoignures, œuvres patientes 
d'industrieuses araignées. 

Pour meubles, une table et des escabeaux en bois, 
n'ayant plus que trois pieds chacun. Pour plancher, 
la terre battue. 

Comme couchette, nous avons le kang, sorte de 
terrasse en briques, à l'intérieur de laquelle se 
trouve un four pour brûler de la paille. 

Le kang et le brasero, voilà le seul chauffage 
connu en Chine; il ne vous préserve pas du froid, 
mais en revanche il vous procure d'affreux maux 
de tête. 

Nous avons apporté nos matelas avec nous, et on 
les étend sur le kang. Ensuite nous disposons notre 
nécessaire de table, comme font les Anglais voya- 
geant par le rapide de Paris à Menton, et je com- 
mande diverses choses qui vont être très nécessaires 
pour nous réconforter : 

— « Kai-choui nalé ! (Apportez de l'eau chaude ! ) 
Tcha, mien-tio, fann nalé! (Apportez du thé, de 
la galette, du rizl) » Et j'ajoute, pour activer le 



44 FLEURS D'ENNUI 

les offres de service de personnes des deux sexes 
qui nous proposent des distractions nocturnes 
admise par la morale large et indulgente des peu- 
ples d'extrême Orient, mais incompatibles avec 
notre barbarie occidentale, — et dormons. Nous 
Tavons bien mérité... 

Nous voici tombés dans Tinconscience absolue. 
Des pages blanches à Tusage des intelligents fakirs 
et des délicats derviches peuvent seules exprimer la 
suite immédiate de nos aveutures... 



Mon cher ami, si vous le "voulez bien, vous repren- 
drez la plume pour le moment, et je continuerai 
une autre fois : cette histoire m*a horriblement fati- 
gué, et écœuré surtout. 

Tâchez de trouver quelque récit qui nous repose 
de ces odeurs d'opium, de cette pouillerie jaune et 
de cette fumée. 

Loti. — Quelque chose qui ne sente ni l'opium, 
ni la paille brûlée du kang?... Tenez, je me souviens 
d'un certain matin où j'étais au milieu d'une soli- 
tude de pierre, en compagnie d'une chèvre noire. 

A l'ouest, de gigantesques éboulements de roches 
grises dévalaient vers la Dalmatie, et du côté de 
l'orient, la vue planait à vol d'oiseau sur la sombre 
Herzégovine. 



FLEURS D'ENNUI 45 

C'était à la frontière, au point culminant des 
montagnes. Il faisait froid à ces hauteurs; on respi- 
rait le grand air pur des espaces sans bornes. 

Nulle part on ne voyait aucune verdure. Le soleil, 
qui venait de se lever, mettait partout de grandes 
oppositions de lumières et d'ombres, dans ce chaos 
de pierre. 

En bas, dans la vapeur du matin, l'Herzégovine 
désolée s'éclairait de lueurs blanches. 

La Dalmatie était encore dans l'ombre de ses 
hautes montagnes. On la devinait là-bas, tout au 
loin, au bout de cette tourmente de rochers, à de 
grandes profondeurs, — encore endormie dans son 
atmosphère pfus chaude, dans ses senteurs de 
myrtes et d'orangers. 

Ayant très grand'faim, je possédais pour mon 
déjeuner trois poignées de figues dorées recuites au 
soleil, que je partageais avec la chèvre noire. 

Et la chèvre, — effrontée, l'air cabri et lutin, avec 
une mèche retombant sur le museau, à la Capoul, — 
ne se contentait pas des figues que je lui donnais ; 
elle se tenait tout debout, et sautait pour me 
disputer jusque dans ma bouche celles que je gar- 
dais pour moi... 

Quelle patrie funèbre, l'Herzégovine ! 
D'abord on descend dans des régions qui font 
songer aux pays de la lune. 

3. 



40 FLEURS D'ENNUI 

Des pierres, des pierres. Pas d'arbres, pas de 
verdure, une uniformité grise. 

De grandes coulées de pierre, tout unies comme 
des lacs morts, — et puis des houles de pierre, des 
soulèvements et d'effrayantes montagnes de pierre. 

Une rivière, la Trébinitza, à laquelle le vieux 
Styx devait ressembler, coulant dans un lit de pierre 
au milieu d'une plaine de pierre. Aucune végétation 
sur ses bords, comme si son limon était maudit, — 
et puis elle s'engouffre et disparaît dans les abtmes 
souterrains. 

Par-ci, par-là, de petites menthes à fleurs blanches 
ou des tapis de cyclamens roses ; — et, en l'air, au- 
dessus de ces choses mornes, des hiboux qui tour- 
noient sans bruit. 

En avançant encore, on arrive à la région des 
arbres. — Des broussailles rabougries d'abord, — 
et puis on entre en forêt : une forêt comme on n'en 
voit qu'en Herzégovine, toute hérissée d'aiguilles de 
pierre. Entre chaque arbre, une pointe qui se 
dresse, comme un autre arbre pétrifié. 

De loin en loin, de petits hameaux effondrés, 
brûlés, sinistres. — Cinq années d'une guerre d'exter- 
mination ont passé là'dessus. Des montagnards slaves 
sortent des ruines de leurs maisons et se postent, 
d'un air de méfiance, pour vous regarder passer. Ils 
sont grands et blonds ; ils ont des poignards et des 
coutelas plein leur ceinture. 



FLEURS D'ENNUI 4^7 

Après la forêt, une plaine, et le pays change. Des 
champs de blé, des cultures du Nord ; tout cela 
dévasté, abandonné, désert. 

Et puis la vieille capitale apparaît, nid de hiboux, 
avec son minaret dépassant ses murailles grises. — 
Vieux pont-levis, vieux remparts, — avec des touffes 
de campanules étalant partout sur les pierres leurs 
fleurs fraîches, d'un violet admirable. 

Trébigne, un fantôme de ville : les restes d'un 
bazar d'Orient où se parlent encore le turc et le 
slave ; tout le quartier musulman en ruine, vide, les 
habitants partis. Dans la mosquée, quelques pauvres 
Turcs accroupis, — des vieillards qui sont restés, — 
marmottant encore, le front dans la poussière, les 
prières de Mahomet. 

La nouvelle garnison autrichienne logée au 
hasard parmi ces débris. 

Dans une masure, une espèce de table d'hôte très 
comique où l'on parle allemand. Les officiers du 
corps d'occupation y prennent de piètres repas, en 
compagnie de Gretchens descendues du Nord. 

Ils regrettent d'être venus, les Autrichiens. Ce 
maigre pays ne vaut pas la peine qu'ils ont eue pour 
le soumettre, ni leur argent, ni leurs hommes 
perdus ; sans compter les surprises encore à redouter 
dans la campagne, et les escarmouches sanglantes, 
et les gens qu'on leur tue la nuit dans les coins. 



48 FLEURS D'ENNUI 

Les Slaves, de leur côté, avouent qu'ils aimaient 
encore mieux la domination fantasque mais noncha- 
lante des Turcs. Dans ce temps-là, on faisait tout de 
même bien plus ce qu'on voulait, quand on savait 
s'y prendre. 

Pourtant les Autrichiens leur resteront. Ils ont 
commencé leur installation par le plus pressé : 
choisir pour le service de l'Etat un certain nombre 
de monuments et d'objets ; les numéroter ; les peindre 
de cet arlequinage jaune et noir qui distingue dans 
la métropole les dépendances de la couronne; et 
écrire dessus ce que c'est, même quand on l'eût 
deviné fort bien, en faisant précéder toujours de 
deux K le nom de la chose. Abréviation de Kaiser- 
lischen et Kœnigslischen : « Impériale et royale 
chose. » 

KK porte, KK banc, KK pont, KK caserne. Il y a 
déjà de tout cela à Trébigne, absolument comme 
en Autriche, et cet étiquetage y jette la seule note 
gaie qu'on y rencontre. 

Au centre de la ville, contre une place, un grand 
carré mystérieux est renfermé dans des murs de 
vingt pieds de haut. Des murs sans fenêtres, tout 
neufs, tout blancs, égayés, comme par ironie, d'une 
fresque orientale jaune et verte. Rien qu'une petite 
porte basse pour entrer là dedans ; encore donne- 
t-elle de côté sur une traverse, avec un air de vouloir 
tourner le dos au public. 



FLEURS D'ENNUI 49 



C'est la plaisanterie d'un mahométan qui est 
resté quand même (un des anciens riches du pays). 
Pour ne plus voir ce qui se passera dans Trébigne, 
il a ainsi muré sa maison, son harem et ses 
richesses. 

Ce Turc et moi, nous étions faits pour nous 
entendre. 

Du haut du minaret, où le muezzin ne chante 
plus, on domine un ensemble de maisons éventrées, 
de toits crevés, da, ruines. Dans les rues, quelques 
passants, encore en costume oriental, circulent la 
tête basse. 

Au delà des vieux remparts, tout violets de cam- 
panules, la campagne s'étend, mélancolique, avec 
ses rideaux de frêles peupliers, ses champs qu'on a 
négligé de labourer, ses hameaux détruits. Au loin, 
la forêt. Et puis la région des pierres qui commence : 
à l'horizon, on dirait les lames énormes d'un océan 
gris, soulevées jusque dans le ciel par le vent des 
cataclysmes primitifs. 

On songe à la destinée de ce petit peuple, qui 
donnait en 1875 le signal de la grande croisade des 
Slaves contre l'islam. A cette époque, les journaux 
étaient pleins du nom de cette Herzégovine, où la 
révolte était commencée dans la montagne. 

Les seuls de tous ces Slaves, ils se sont conduits 
loyalement vis-à-vis de l'ennemi héréditaire, mon- 
trant tout le temps leur haine franche et farouche. 



30 FLEURS D'ENNUI 

Ils ont perdu leurs jeunes hommes, leurs moissons, 
leurs villages ; et à présent ils sont tombés épuisés 
sous le joug d'un autre maître, qui les a étiquetés et 
réglementés à la manière germanique... 

J'ai fini ma petite histoire. Contez-m'en une, Plum- 
kett. 

Plumkett. — Mon cher Loti, je craindrais qu'elle 
ne fût encore plus fastidieuse que la vôtre. 

D'ailleurs mon terrain à moi n'a jamais été bien 
fleuri; c'est une espèce d'Herzégovine. Jadis c'était 
une lave ardente ; aujourd'hui c'est une grande lande 
jonchée de pierres ponces ; en ce moment-ci, rien 
n'y pousse, — pas même une fleur jaune. 

Reprenez donc la parole, je vous prie, — et tâchez 
une bonne fois de trouver des héros qui ne soient 
ni Turcs, ni Slaves, ni vous surtout; car, tou- 
jours la même chose, cela finit par agacer à la lon- 
gue. 

Loti. — Allons, c'est bon. Je continue. 

Je pense, en ce moment, à une rencontre de balei- 
nes que je fis, il y aura tantôt dix ans, à cent milles 
S.-O. des îles Malouines. Je vais vous décrire cette 
entrevue. 

Vous les connaissez comme moi, ces parages aus- 
trals, où l'on trouve les grandes houles. Qu'on y 
trouve aussi des baleines, rien de plus naturel ; mais 



FLEURS D'ENNUI 51 



cette troupe dont je parle était si nombreuse, qu'on 
eût dit une véritable migration. 

La scène se passait par 55** de latitude sud. C'était 
un matin d'hiver, peu après le soleil levé. Il faisait 
froid assurément, le thermomètre marquait zéro ; 
mais le temps était si calme, qu'on n'en souffrait pas. 
Il n'y avait aucun souffle dans l'air, et les voiles 
pendaient avec mille plis, comme des rideaux mal 
tendus, — et cette grande fraîcheur salée était saine 
et exquise à respirer. 

La grande houle, presque éternelle dans ces ré- 
gions, était molle, et s'en allait comme en mourant. 
C'étaient de longues montagnes d'eau, aux formes 
douces et arrondies, pareilles à des ondulations 
lourdes de mercure, ou à des coulées de métal qui 
se refroidissent. Elles nous soulevaient lentement, 
comme caressantes, et puis nous laissaient glisser, 
et nous retombions. Elles passaient, et il en venait 
toujours. Sous le ciel embrumé, elles étaient d'une 
couleur d'argent pâle, elles avaient des nuances 
indécises de miroir terni. 

De grandes pannes de brouillard, immobiles, va- 
gues, sans contours, pesaient sur l'horizon qui était 
noir. Et des traînées de soleil mettaient çà et là des 
luisants humides, des bandes éclatantes, comme si, 
par places, ces lames de métal eussent été brunies. 

C'était un de ces moments rares où il semble qu'on 
ait la perception complète et comme l'inquiétude 



r* 



2 FLEURS D'ENNUI 



de l'immensité de la mer. Les deux continents, l'an- 
cien el le nouveau, s'avançaient bien là-bas, au nord, 
comme deux caps gigantesques venant s'abîmer au 
milieu des eaux ; mais nous les avions dépassés ; ils 
étaient loin derrière nous, et il n'y avait plus rien 
maintenant que ce sombre désert, liquide et mouvant, 
étendant jusqu'au pôle d'en dessous sa courbure in- 
finie. 

Et on avait conscience d'être seul et perdu, au 
milieu de puissances terribles, qui par hasard étaient 
au repos. 

Les pléiades d'oiseaux de mer qui peuplent l'hé- 
misphère austral subissaient, comme toujours, ce 
calme des choses. Au lieu de tournoyer par milliers, 
en criant comme des poulies qui grincent, il étaient 
tous assis sur l'eau, se taisant et se laissant bercer; 
on rencontrait des familles d'albatros, de malamochs, 
de pétrels gris, de damiers blancs et noirs, qui flot- 
taient à la dérive ; ils étaient posés et ils dormaient. 

Voici, mon cher Plumkett, un souvenir de pleine 
mer. Vous y trouverez une odeur saine qui achèvera 
de vous remettre de notre voyage chinois. 

Je faisais mon quart de midship, et n'avais guère 
qu'à flâner, en regardant le ciel. 

A côté de moi, un timonier promenait sa longue- 
vue sur l'horizon, — je ne sais pourquoi, car on est 
toujours seul dans ces parages. 



FLEURS D'ENNUI 53 

« — Il y a des baleines dans Touest, » me dit-ïl. 

En effet, très loin dans Touest, on apercevait plu- 
sieurs de ces jets d'eau que lancent les gros souf- 
fleurs par leurs évents : des gerbes blanches qui 
brillaient sur le fond obscur des lointains. 

Elles se rapprochaient vite, les baleines. Sans 
doute elles avaient deviné que nous n'étions pas 
venus là pour leur faire la chasse ; elles n'avaient 
pas peur de nous, et voulaient nous voir. 

Au milieu de cette immensité morne, et pâle, et 
grise, elles gambadaient follement, les grosses bêtes. 
Il y en avait d'énormes, et aussi de toutes jeunes,' 
qui faisaient mille tours et mille plongeons auprès 
des mamans, avec des airs enfantins. 

— Et toute cette troupe sautait, se poursuivait, 
évoluait, avec de puissantes gaietés de monstres et 
des vitesses prodigieuses ; — et les évents de tout 
ce monde soufflaient de Teau de droite et de gauche 
c'étaient de grandes fusées qui luisaient au soleil, et 
s'entre-croisaient comme les jets d'une pièce d'eau 
changeante et compliquée. 

Elles nous regardaient, et nous les regardions. 
Tous les matelots s'étaient rangés le long des bas- 
tingages, se poussant pour les mieux voir. 

• Elles nous regardaient, nous, masse inerte prise 
par le calme. Incapables de nous démener comme 
elles, nous devions leur sembler très ridicules. 

Le maître d'équipage, qui avait autrefois couru 
la grande pêche sur les baleiniers américains, grin- 



34 FLEURS D'ENNUI 

çait les dents de les voir si confiantes et de ne pou- 
voir les attraper. Il avait fait monter de la cale les 
gros harpons pour prendre les requins; il avait 
rallié ses plus fidèles, une dizaine de gabiers prêts 
à tout, et demandait, les mains jointes, qu'on vouWt 
bien mettre les canots à la mer. 

Mais les baleines, jugeant qu'elles s'étaient assez 
longtemps oubliées, avaient reformé leur colonne 
et repris leur course vers le sud, piquant dans 
les lames molles, filant, filant comme des flèches. 
Sans doute elles avaient affaire dans les terre» 
antarctiques, et elles durent y arriver le soir même, 
du train dont elles allaient. 

Elles se perdirent bientôt dans les infinis sombres 
des brumes et de la houle, dans la direction du 
pôle. Sous ce ciel ténébreux, on eût dit une scène re- 
constituée de la paléontologie, — une de ces bandes 
de bêtes rudimentaires et monstrueuses comme il 
en passait jadis sur la mer sans rivage de l'époque 
silurienne... 

Eh bien I imaginez cela, Plumkett, — c'est en 
vous parlant tout à l'heure de l'Herzégovine que 
j'ai réveillé ce souvenir des mers du Sud. 

J'ai passé du petit au grand, des houles de pierre 
grise qui couvrent quelques lieues de pays, aux 
vraies, aux houles sans fin, qui font en rond leur 
promenade éternelle autour de l'hémisphère aus- 
tral. 



FLEURS D'ENNUI 55 

En vérité, je vous Tai peinte beaucoup trop 
étrange et trop fantastique, cette Herzégovine; 
c'est sans doute après coup que je l'aurai revue 
aingi, la nuit, en rêve. — Somme toute, elle est à 
deux pas de nous, cette petite province ; y va qui 
veut. Les « bienfaits de la civilisation » qu'on lui 
offre en ce moment la rendront prochainement très 
sortable, et aussi douce à habiter que la banlieue 
de Paris, où les épiciers font leurs villas. 

Que voulez«vous ! mon imagination quelquefois 
agrandit les choses et les situations ordinaires, tan* 
dis qu'elle ne s'étonne plus de celles qui sont réelle- 
ment démesurées ou terribles. — Je n'ai plus la 
notion bien exacte de rien, par suite d'avoir trop 
vu, et, dans ma tête comme dans mon cœur, cela 
tourne au fouillis. — Si je pouvais recommencer 
ma vie, je tâcherais de la faire aussi simple qu'elle 
a été compliquée. 

Je vois bien aussi, hélas! que mes impressions 
vont s'éteignant, parce qu'elles ont été au début 
trop nombreuses et trop diverses. — Je n'en re- 
trouve plus de bien vibrantes que dans mes souve- 
nirs lointains... 

Cinquième œillet d'Inde, 

Plumkett. — Mon cher Loti, la fleur jaune 
que je viens de recevoir signifie, — entre les lignes, 
— que vous vous ennuyez en ce moment ; que ce 



56 FLEURS D'ENNUI 

n'est pas la première fois ; que vous croyez que ce 
ne sera pas la dernière, et qu'enfin vous considérez 
Tennui comme incorporé à vous-même. (Vous don- 
nez votre sentiment à partager au lecteur, ce qui 
rentre bien dans notre programme.) 

Si parfois vous rencontrez une de ces heureuses 
périodes où la vie se réveille en jouissances douces 
à propos des moindres riens, vous vous dites : « Je 
sais ce que c'est, cela ne durera pas longtemps, 
c'est un petit intermède après . lequel mes pensées 
retomberont dans ce fond sombre qui est devenu 
mon état dominant et normal. » 

Cela prouve qu'il vous manque tout ce qui 
n existe pas, et que , ne trouvant pas dans ce qui 
existe l'attrait qui fait vivre les gens intelligents et 
raisonnables, vous vous renfermez dans votre per- 
sonnalité d'halluciné, et vivez ainsi aux dépens de 
vous-même , — plus ou moins bien , — au hasard 
des phénomènes compliqués qui s'élaborent en 
vous. 

Qu'est-ce que vous êtes? — Qu'est-ce que nous 
sommes tous? — Des machines. — La machine 
humaine se compose d'une charpente osseuse, recou- 
verte de muscles ; au dedans se trouvent divers 
viscères, organes digestifs et respiratoires, — et une 
pompe foulante appelée cœur (dont les poètes parlent 
souvent)* qui distribue dans l'organisme un liquide 
rouge. La machine est actionnée par un ganglion de 
substance blanche ou grisâtre (fort bonne à manger 



FLEURS D'ENNUI 57 

au vin blanc, ou même en beignets. (Voir la Mai- 
son rustique des dames) ; duquel ganglion se dé-, 
tachent des espèces de petits vermicelles qui abou- 
tissent aux organes sensitifs et aux divers muscles. 
Lorsqu'un mouvement venu du monde externe 
se communique à Tun des organes de la machine 
humaine, il est transmis, par un nerf sensitif, à 
une certaine cellule nerveuse située dans le cerveau. 
De cette cellule part le nerf moteur qui aboutit 
à un muscle. -^ Lorsque le mouvement s'est pro- 
pagé jusqu'au muscle, il a pour effet de le faire se 
contracter; en se contractant, le muscle agit sur un 
levier qui est un membre, et lui* fait accomplir un 
certain mouvement angulaire. — Vous entendez 
jouer une valse : le nerf acoustique transmet une 
suite d'ébranlements rythmiques à vos cellules ner- 
veuses qui entrent en danse, et dégagent des cou- 
rants nerveux qui font contracter en mesure divers 
muscles, de telle sorte qu'en six temps vous avez 
dû faire sur vous-même un tour complet. — Outre 
cela, vous tenez une jolie femme dans vos bras ; 
son contact, son parfum, sa vue et celle de tout ce 
qui vous entoure, une quantité innombrable d'ac- 
tions externes (dites : phénomènes sensoriels et 
imaginatifs) ébranlent tous vos sens et donnent de 
terribles secouées à un grand nombre d'autres 
cellules cérébrales, — d'où résulte tout l'imprévu de 
la situation, tout ce que vous pouvez faire en de- 
hors du simple acte de valser... 



58 PLEURS D'ENNUI 

— Mais la machine pense, mais elle est émue 
parfois; elle éprouve les transports de l'amour; 
elle est Byron, elle est Alfred de Musset, elle est 
vous ; — elle a prié, aimé, pleuré; — elle connaît 
et cherche quelque chose qui s'appelle bonheur; 
— elle connaît aussi Tennui et la douleur (trop sou- 
vent, hélas I); elle est vous, elle est moi!..- Qu'im- 
porte, machine toujours I — Écorchez-la, et vous 
trouverez le dedans toujours pareil: toujours un 
squelette souriant, se démenant par mouvements 
anguleux et dégingandés, — avec les petits réseaux 
de vermicelles blancs qui courent dessus, baignés 
dans de la matière rouge. 

Suivant les aptitudes physiologiques du sujet ou 
les habitudes qu'il a contractées, — ou les con- 
nexions particulières qui existent entre ses diffé- 
rentes cellules nerveuses, — les mouvements de la 
machine seront à l'occasion tels ou tels autres. Là est 
tout le secret des dissemblances des individus. Votre 
ennui persistant et votre infériorité intellectuelle 
BUr la plupart des gens ne proviennent sans doute. 
Loti, que de l'excentricité de voâ habitudes qui sont 
toujours au rebours du sens commun. 

Sixième pissenlit. 

LoTt. — Mon cher Plumkett, ceci n'est pas une 
fleur : c'est un os de mort que vous venez de m'en- 
voyer, c'est quelque vieux tibia que Vous aurez 



FLEURS D'ENNUI ÔO 



dérobé dans un muséum. — Il ne * faudrait pas 
mettre de ces choses-là dans les bouquets sans pré- 
venir, Plumkett, parce que c'est laid et que cela 
risque de faire peur. 

Je vais, moi, vous conter une histoire où il y aura 
des os aussi, — puisque les os affreux sont en effet 
le fond de toutes les créatures, et qu'il est notoire 
que des personnes désossées ne tiendraient pas de- 
bout. — Mais autour de ces os-ci il y aura beaucoup 
de chair vigoureuse et jeune, et on ne les verra 
point à travers. 

Ce sera une histoire arabe, pour faille suite à celle 
des Mille et une Nuits; — et il v aura une moralité 
que je prendrai soin de déduire et de bien mettre 
sotis Vos yeux, parce que vous n'êtes pas très fin; — 
vous verrez par là que je suis capable, bien que 
vous l'ayez contesté, de composer avec suite des ré- 
cits sensés et de les rendre instructifs ; 



LES TROIS DAMëS de Là KASBàH 

(conte oriental) 

I 

Au nom d'Allah très clément et très miséricordieux! 

Il était une fois trois dames qui demeuraient à 
Alger, dans la Kasbah. 



60 FLEURS D'ENNUI 



Et ces trois* dames s'appelaient Kadidja, Fatmah 
et Fizah. — Kadidja était la mère ; Fatmah et Fizah 
étaient les deux filles. 



II 



Et ces trois dames s'ennuyaient beaucoup, parce 
que, tant que durait le jour, elles n'avaient rien à 
faire. — Quand elles avaient fini de peindre leur vi- 
sage de blanc et de rose, et leurs grands yeux de 
noir et de henneh, elles restaient assises par terre, 
dans une petite cour très profonde, où régnaient un 
silence mystérieux et une fraîcheur souterraine. 

Autour de cette cour, une colonnade de marbre 
blanc soutenait des ogives mauresques ornées de 
faïences bleues, et, tout en haut, cette construction 
antique s'^ouvrait en carré sur le ciel. 

Pour entrer dans la maison de ces trois dames, 
il n'y avait qu'une seule petite porte, si renfoncée et 
si basse, qu'on eût dit une porte de sépulcre. Elle ne 
s'ouvrait jamais qu'à demi, en grinçant sur ses 
vieilles ferrures, et avec un air sournois de chausse- 
trape. 

Les fenêtres, — sortes de trous irréguliers, grands 
à peu près comme des chatières, — étaient garnies 
de lourdes grilles scellées dans la muraille ; c'étaient 
des judas qui semblaient percés pour des regards 
furtifs de personnes invisibles et qui ne recevaient 
aucune lumière du dehors; — car les maisons cen- 



FLEURS D'ENNUI 61 



tenaires, en se rejoignant par le haut, faisaient 
voûte au-dessus de la rue déserte, et jetaient sur les 
pavés des demi-obscurités de catacombes. 

Tout était vieux, vieux, dans la maison de ces 
trois dames, si vieux, que le temps semblait avoir 
rongé la forme des choses. Les murs n'avaient plus 
d'angles; il n'y avait plus de saillies nulle part; on 
ne savait plus quelles fleurs de pierre ni quels enrou- 
lements d'arabesques les artistes d'autrefois avaient 
voulu représenter aux chapiteaux des colonnes, aux 
frises des terrasses : des couches de chaux, amassées 
depuis des siècles, embrouillaient tout dans des ron- 
deurs vagues. De petites ouvertures se dissimulaient 
çàet là dans l'épaisseur des murailles, conduisant 
à des recoins pareils à des oubliettes ; ces ouver- 
tures n'avaient plus forme de porte, tant elles 
étaient usées par l'âge, et on eût dit de ces creux 
que font les bêtes pour entrer dans leurs demeures 
sous la terre. Seulement c'étaient des tanières 
blanches, toujours blanches : la chaux immaculée 
les recouvrait comme d'une onctueuse couche de 
lait, et tout se confondait dans ses blancheurs 
molles. 

Les marches et les dalles paraissaient toutes gon- 
dolées, tant les babouches et les pieds nus des fem- 
mes y avaient tracé de sillons ; le marbre des co- 
lonnes torses avait pris cette teinte jaunie et ce 
poli particulier que donnent les frôlements des 
mains humaines quand ils ont duré des siècles, 

4 



62 FLEURS D'ENNUI 

— et qui est une des manifestations de la vétusté. 
Seules, les fleurs imaginaires peintes sur les car- 
reaux de faïence plaqués aux murs, avaient gardé 
sous leur vernis, — à travers l'évolution des temps, 

— leurs fraîches couleurs bleues. 



III 



Tout cela s'était immobilisé, comme les rues de 
la vieille Kasbah, sous le ciel de TAlgérie, et les 
moindres détails des choses ramenaient Tesprithien 
loin dans le passé mort, dans les époques ensevelies 
des anciens jours de l'islam. 



IV 



L*air, la lumière, tombaient en longue gerbe, 
dans cette maison murée, parle grand carré béant 
de la cour intérieure. Rien n'y venait de la rue, 
rien des maisons Voisines ; on communiquait 
directement avec la voûte du ciel ; — avec ce ciel 
de l'Algérie, quelquefois sombre les jours d'hiver, 
quelquefois terni par le soleil les jours d'été, quand 
soufflait le siroco du Sahara^ — mais le plus souvent 
bleuj d'un bleu limpide et admirable. 

C'était bien cette solitude de cloître, qui carac- 
térise les demeures arabes, et révèle à elle seule tous 
les soupçons jaloux, toutes les surveillances farou- 
ches de la vie musulmane. 



FLEURS D*ENNUI 63 



Le soleil tombait (J'en haut, glissant le long de 
toute cette blancheur des mqrs, s*éteignant par de» 
grés, pour arriver, en lueur douce et diffuse, en bas, 
où la chaux mêlée d*indigo avait un rayonnement 
bleu. C'était comme une lumière azurée de feu de 
Bengale ou d'apothéose, qui tombait sur le sommeil 
des trois dames assises. Et, ainsi éclairées, tout 
le jour elles poursuivaient dans le silence leurs rêves 
indécis, aussi ténus que les fumées du kief, 

En se cambrant comme dos aimées, elles ap- 
Duyaient leurs têtes contre le marbre des colonnes, 
et relevaient au-dessus leurs beaux bras nus, ornés 
de bracelets d'argent, de corail et de turquoises. 
Le fauve de leurs bras ronds contrastait avec le 
rose artificiel et la pâleur peinte de leurs visages ; 
elles avaient Tair de figures de cire ayant un corps 
d'ambre; leurs grands yeux, tout noyés dans du 
noir, se tenaient baissés avec une expression mys- 
tique. Leurs vestes et leurs babouches étaient do- 
rées; elles étaient toutes brillantes de vieux bijoux 
très lourds qui faisaient du bruit quand elles levaient 
leurs bras ; elles avaient au front des ferronnières 
d'argent. 

VI 

Dans cette pénombre bleue, elles semblaient des 
êtres chimériques, des prêtresses accroupies dans un 



t»'^ FLEURS D'ENNUI 



temple, des courtisanes sacrées dans un sanctuaire 
de Baal. 

Ces trois femmes qui vivaient là, enfermées dans 
ces murs, bien haut dans la Kasbah, au milieu du 
vieux quartier mahométan, loin de TAlger profané 
et souillé qu'habitent, près de la mer, les Roumi 
infidèles, paraissaient avoir conservé le mystère et 
1 inviolable des musulmanes d'autrefois. 

VII 

Tout le jour ces trois dames s'ennuyaient dans 
leur vieille prison blanche. 

Elles étaient peu parleuses. A peine échangeaient- 
elles, d'un air nonchalant, quelques réflexions brè- 
ves. Deux ou trois sons gutturaux, — âpres comme le 
vent de la nuit au désert, — sortaient de leurs lèvres 
rouges ; et puis c'était fini, et, pendant plusieurs 
heures, elles ne disaient plus rien. 



VIII 



Parfois elles s'occupaient à presser des roses ou 
des fleurs d'oranger, pour composer des parfums. 
Elles fumaient aussi des narguilhés, ou s'exerçaient 
à chanter, en jouant du tambour de basque et en 
battant de la derboucca. 

Elles étaient comme plongées dans une tristesse 
immense, dans un écœurement d'abruties, filles d'une 



FLEURS D^ENNUI * 65 



race condamnée, subissant des choses fatales avec 
une résignation morne. 



IX 



Les soirs d'été, aux couchers du soleil, il leur arri- 
vait de monter sur leur toit, qui était en terrasse, 
à la mauresque. Alors elles échangeaient le bonsoir 
avec d'autres femmes, qui vivaient comme elles, et 
qui étaient perchées sur le haut des vieux murs, 
dardant leurs veux noirs sur la Kasbah, comme les 
cigognes des ruines. 

Elles voyaient de là toute une série monotone de 
terrasses blanches, et puis deux choses qui se dres- 
saient tout près d'elles dans le vaste ciel lumineux : 
l'antique mosquée de Sidi-Abderhaman, avec ses 
carreaux de faïence verte et jaune aux nuances 
crues, tranchant sur la chaux sans tache, — et à côté, 
la silhouette raide d'un palmier. Au loin, c'était la 
Méditerranée, unie comme une grande nappe 
d'azur, et, dans la direction de Sidi-Ferruch, un 
plan de montagnes rouges, sur lesquelles des 
champs d'aloès marquaient des marbrures bleuâ- 
tres. 



Il y avait bien des années, le mari de Kadidja, 
Cheikh-ben-Abdallah, avait été tué dans une insur- 

4. 



f,6 FLEURS D'ENNUI 

rection contre les Français, etFizah et Fatmah-ben- 
cheikh étaient orphelines. 

Malgré les bijoux anciens qui les couvraient, 
débris des richesses de leurs mères, il était aisé de 
voir que maintenant elles étaient pauvres. 



XI 



Six matelots qui se donnaient le bras circulaient 
un soir dans la ville d'Alger. 

Ils étaient tellement gris, que la rue Bâb-Azoun ne 
semblait plus assez large pour leur donner passage, 
et, en marchant de travers, ils chantaient une 
monotone chanson de bord qui n'avait ni rime ni 
raison : 



Joli baleinier, veux-tu naviguer? 
Joli baleinier, 
Joli baleinier. 



XII 



Leur navire était venu le jour môme mouiller 
dans le port, et, en arrivant, ils avaient touché leur 
solde de six mois. 

Ils l'avaient dépensée, et, le soir, leurs poches 
étaient à peu près vides. 

D'abord ils avaient loué deux voitures pour se 
montrer, avec des roses à leurs boutonnières, dans 



FLEURS D'ENNUI 67 



■f^r^m^^mrmm-r^amm 



les quartiers neufs qu'ont bâtis les chrétiens. Ensuite 
ils s'étaient attablés dans tous les cabarets, buvant 
partout das choses très cher et ne regardant point 
à la dépense. 

Ils avaient fait tous les genres de bêtises et d'en- 
fantillages, attrapé des chats, cassé des verres, 
embrassé des chiens ; aux portes de toutes les 
maisons à boire, ils avaient provoqué des attrou- 
pements ébahis ; on les avait \uS partout, menant 
un vacarme d'enfer, volés de plus en plus, à mesure 
qu'ils étaient plus gris, frappant sur le ventre creux 
des Arabes, qui les regardaient d'un air grave, ou 
les tirant par leur capuchon : des cervelles d'en- 
fants de huit ou dix ans, gouvernant des corpsi 
d'hommes. 

Ils avaient distribué des pièces blanches à une foule 
de petits êtres éhontés et dépenaillés, sales de figure 
et d*instincts, qui s'étaient attachés à eux comme 
à une proie, leur servant le feu pour leurs cigares, 
ou faisant reluire leurs souliers avec des brosses 
volées. Ils avaient donné une raclée terrible à un 
juif qui leur avait offert ses deux toutes petites filles, 
et puis un louis à un autre, qui les avait menés 
dans un lupanar où des femmes maltaises avaient 
continué de les dépouiller. 

XIII 

Leur ivresse n'était pas bien repoussante, parce 
qu ils étaient sains et jeunes. Ils s'en allaient tout 



68 FLEURS D'ENNUI 

■ '■ '■ »-« .- . ■■ ■■■■ I ■ ■ 1 1 ., 

débraillés, avec de bonnes figures rondes qui 
prenaient des expressions drôles... Ils faisaient 
part aux passants de leurs réflexions, qui étaient 
inouïes. 

Ils avaient beaucoup circulé par la ville, et ne 
savaient pas trop où ils se rendaient pour le mo- 
ment. 



XIV 



La nuit venait. C'était un dimanche de mai, et Tair 
était chaud. Dans les grandes rues droites que les 
chrétiens ont percées (afin qu'Alger devînt pareil à 
leurs villes d'Europe), toute sorte de monde s'agitait : 
des Français, des Arabes, des juifs, des Italiens ; des 
juives au corsage doré, des Mauresques en voile 
blanc ; des Bédouins en burnous, des spahis, des 
zouaves; des Anglais poitrinaires portant des casques 
de liège noués d'une serviette blanche ; et toute la 
foule endimanchée des boutiquiers, qui est la même 
dans tous les pays : des hommes coiffés d'un 
cylindre noir ; des femmes avec beaucoup de grosses 
fleurs fausses, sur des têtes communes; et puis, des 
chevaux, des voitures, du monde, du monde, du 
monde à pied, et du monde achevai, et des Bédouins, 
et des Bédouins. 

Chez les marchands, les mille petites flammes 
rouges du gaz s'allumaient, faisant papilloter aux 
yeux des passants des entassements et des fouillis 



PLEURS D'ENNUI 69 

d'objets. A côlé des magasins à grandes glaces où 
se vendaient des choses venues de Paris, s'ouvraient 
les cafés maures, où des gens en burnous fumaient 
tranquillement le chibouque assis sur des divans, en 
écoutant des histoires d'un autre monde, qu'un con- 
teur noir leur faisait. 

Les cabarets regorgeaient : de grandes tavernes 
profondes, avec des tonneaux alignés, où des 
matelots du commerce, des Maltais à grand 
feutre rabattu, gens prompts à jouer du couteau, 
buvaient avec des filles brunes. 

De toutes les échoppes sortaient des bouffées 
chaudes; les cabarets envoyaient des odeurs d'anis, 
d'absinthe et d'eau-de-vie ; les hommes en burnous 
sentaient le Bédouin, ils laissaient dans l'air des 
fumées du tabac d'Algérie, des parfums d'Afrique... 
Et les bains maures exhalaient leurs odeurs de 
sueur et d'eau chaude. — Et toute cette ville suait 
l'immoralité , la débauche , l'ivrognerie de son 
dimanche. 

Gâchis de deux ou trois peuples qui mêlaient 
leurs luxures, Alger avait le débraillement cynique 
des lieux qui ont perdu leur nationalité pour se 
prostituer, s'ouvrir à tous. 

Et sur tout cela, en haut, le ciel était bleu, et sur 
cette Babel, des alignements de belles maisons 
régulières jetaient comme une impression d'un Paris 
très chaud, qui était étrange. 

Les six matelots marchaient toujours, bousculant 



70 FLEURS D'ENNUI 

la foule; ils allaient devant eux, chantant les mille 
couplets de leur chanson : 

Joli baleinier, veux-tu naviguer ? 
Joli baleinier, 
Joli baleinier. 



XV 



La nuit était venue. Ils prirent au hasard une 
rue tortueuse qui montait, et une sensation de 
sombre et d'inattendu tout à coup les saisit. Ils 
étaient entrés dans la vieille ville arabe, et brusque- 
ment autour d'eux tout venait de changer. 

On n'entendait plus rien, et il faisait noir. Le bruit 
de leurs voix les gênait au milieu de ce silence, et 
leur chanson mourut dans un saisissement de peur. 

Leur gaieté s'était glacée, et ils regardaient. Ils 
touchaient aussi, comme pour les vérifier, ces vieux 
murs, ces vieilles petites portes bardées de fer, les 
deux parois si rapprochées de cette rue, qui se 
resserraient encore par le haut sur "leurs têtes, 
comme pour les presser dans un piège ; et puis ils 
tâtaient ces grands hommes drapés de blanc, qu'on 
n'entendait pas marcher avec leurs babouches, et 
qui se plaquaient aux murailles, sans rien dire, 
pour les laisser passer. 

A travers leur ignorance et les fumées de leur 
ivresse, ils voyaient tout cela trouble. Alors ils se 
croyaient tombés dans le pays des légendes et des 



FLEURS D»ENNUI 71 

fantômes, et ils cherchaient à ressaisir leurs idées, 
se demandant comment cela leur était arrivé. 

XVI 

Pour tout de bon la peur les prit, et iJs dirent': 
« Où allons-nous nous perdre? Tâchons de retourner 
sur nos pas. » 

Ils essayèrent de revenir en arrière. Mais on ne 
sort pas facilement des rues de la Kasbah, quand 
on y est entré pour la première fois étant gris, et 
ils se trompèrent de route. 

Alors ils se mirent à errer à la file, dans ce laby- 
rinthe où ils étaient venus se perdre. 

Ils n'avaient plus peur, seulement ils s'ennuyaient; 
après s'être tant amusés, cette journée finissait mal. 

Ils reprenaient en sourdine la chanson du Joli 
baleinier^ ou bien ils se mettaient tous ensemble à 
pousser des cris pour se distraire. 

Et les petites rues montaient, descendaient^ avec 
des pentes aussi raides que des glissières, avco des 
échelons ardus, des grimpades de chèvres ; elles 
se contournaient, se croisaient, s'enchevêtraient, 
comme dans Un cauchemar dont on ne peut sortir* 
Étroites, étroites, toujours, tellement qu'ils mar- 
chaient tous les six en se tenant, à la queue leu-leu^ 
par le dos. 

Souvent elles étaient voûtées, ces petites rues, 
alors il y faisait plus noir que chez le diable; ou 



72 FLEURS D'ENNUI 

bien de temps en temps on apercevait en haut une 
trouée claire, un coin de ciel avec des étoiles. 

11 vous arrivait des odeurs de moisissure et de 
béte pourrie, ou bien des parfums suaves d orangers 
«n fleurs. 

XVII 

Joli baleinier, veux-ta naviguer? 
Joli baleinier, 
Joli baleinier. 

Dans la bande, il y avait trois Basques et trois 
Bretons. 

Les trois Basques étaient canonniers. 

Les trois Bretons étaient gabiers. 

C'était d'abord 216, Kerboul, gabier de misaine. 
Et puis 315, Le Hello, gabier de beaupré. Le troi- 
sième, c'était 118, mon frère Yvon, chef de grande 
hune, qui avait alors dix-huit ans : le plus grave des 
fiix, et les dominant déjà de toute sa carrure celtique. 

XVlll 

Les bruits de cette journée de dimanche n'étaient 
pas montés jusqu'aux trois dames de la Kasbah. 
Derrière leurs murs et leurs grilles de fer, elles 
avaient gardé leur tranquillité de momies. 

A la même heure que de coutume, elles s'étaient 
levées, et l'inexorable ennui avait, comme chaque 
jour, présidé h leur réveil. • 

Le soleil plongeait déjà, en long triangle de lu- 



FLELllS D'ENNUI 13 

mière, dans leur cour profonde, lorsqu'elles avaient 
ouvert leurs yeux. Elles sortaient des pays enchantés 
où les fumées de Tambre et du kief, les parfums 
de certaines fleurs ont le pouvoir de conduire, 
durant les belles nuits de printemps, les lilles 
cloîtrées des harems. Elles avaient vu la Mecque, 
et le voile vert de la Sainte-Kasbah, sur lequel le 
Coran tout entier était brodé en lettres d'argent par 
la main des anges. Elles avaient vu Stamboul, — et 
les jardins du Grand Seigneur, où des groupes dp 
femmes qui étaient couvertes de pierreries et qui 
avaient chacune trois grands yeux dansaient dans 
des vapeurs d'ambre gris, sous les cyprès noirs. 
Elles avaient vu Borak, le cheval volant à visage 
de femme sur lequel voyage le Prophète, passer 
sans bruit avec ses grandes ailes, dans un ciel rose 
d'une profondeur infinie, où des zodiaques mysté- 
rieux s'enlre-croisaient dans le vertige des lointains, 
comme de grands arcs d'or. 



\1X 



A l'évanouissement de leurs rêves, elles avaient 
promené autour d'elles, en tordant leurs bras, leurs 
grands yeux mal éveillés, et n'avaient plus trouvé 
ni palais, ni jardins, ni zodiaques d'or. Plus rien 
que la chaux de leurs murs, les vieilles fleurs de 
leurs carreaux de faïence, les vieilles dalles usées 



74 FLEURS DENNLM 

de leur cour, la nudité pauvre et Téternelle blan- 
cheur de leur logis. 

Elles avaient dormi par terre, tout habillées, sur 
des coussins, suivant l'usage oriental. Aussi n'eu- 
rent-elles qu'à se soulever, en écartant leurs couver- 
tures algériennes, pour se trouver toutes prêtes à 
recommencer une fastidieuse journée. 

Cette mère et ces filles ne s'étaient pas adressé 
même un sourire, en se revoyant après le non-être 
de la nuit; elles avaient détourné leurs regards les 
unes des autres avec une sorte de honte, comme 
des femmes qui garderaient entre elles le secret et 
la souillure d'un crime. 

Fatmah, la plus jeune des deux sœurs, estimant 
l'heure d'après le soleil, marcha jusqu'à la petite 
porte sépulcrale qui donnait au dehors, et, appuyée 
paresseusement au mur, elle se mit à frapper, 
avec une régularité automatique, de petits coups 
de poing contre le bois vermoulu. 

Gela voulait dire : « Boulanger, quand tu passeras, 
arrête-toi pour nous donner du pain. » 

C'était en etl'et le moment où, aux portes des 
maisons de la Kasbah, on entendait partout des 
coups pareils, frappés en dedans par des femmes 
qu'on ne voyait pas, et signifiant la même chose 
(la convenance voulant que les dames musulmanes 



FLEURS D'ENNUI 73 

ne se montrent point pour faire dans la rue ces 
achats de provisions). 

Le boulanger vint et, par un judas grillé qu'on 
lui ouvrit, fit passer un pain en échange d'une pièce 
de monnaie. 



XX 



Les trois dames le partagèrent pour leur repas, 
et mangèrent après, dubout des lèvres, quelques mor- 
ceaux d'une pâte douce, faite de figues et de dattes 
recuites au soleil. Ensuite elles prirent, dans de 
toutes petites tasses, du café plus épais que du mor- 
tier à bâtir, — et s'arrangèrent sur des nattes pour 
la sieste de midi. 



XXI 



Gomme de coutume, elles étaient montées sur leur 
maison pour respirer l'air du soir. 

Mais les dernières lueurs rouges du couchant 
mouraient à peine sur les blancheurs de la ville 
arabe j quand Lalla^Kadidja fit à ses filles un com^ 
mandement bref, et toutes ti*ois descendirent. 

Elles prirent utie peinture noire, et entourèrent 
leurs yeux d'un cercle épais, en les agrandissant dé- 
mesurément vers les tempes. Ensuite elles versèrent 
des paifums surleui*s cheveux et leiirs mains, ellds 
mirent des vestes de soie brochée d'or, et se cou- 
vrirent de bijoux. 



-♦> FLEURS D'ENNUI 

Ce dimanche des chrétiens, jour de fête et d'orgie 
dans la ville hasse, pour les marins, les soldats et 
les marchands venus de France, ne pouvait avoir 
rien de commun avec leur vie cloîtrée. — Alors pour 
quels époux attendus, ces parures? — ou pour 
quelle solennité mystérieuse?... 

La belle nuit de mai qui descendit ce soir-là sur 
Alger les trouva vêtues comme des aimées, avec 
la recherche et l'apparat des anciens jours. 



XXll 

Joli baleinier, veux-tu naviguer? 
Joli baleinier, 
Joli baleinier. 

Ils allaient toujours, au hasard des rues biscor- 
nues qui serpentaient devant eux. 

Ils avaient traversé des quartiers extraordinaires, 
tout illuminés de lanternes et de girandoles en 
papier, tout remplis de Bédouins et de burnous; 
— il y avait autour d'eux par instants du bruit et 
des cris, — un brouhaha de voix gutturales et 
profondes, — des conversations dans une langue 
grave, coupée d'aspirations dures. — Au passage, 
on leur jetait des imprécations ou des moqueries. 

Dans des espèces de bazars, — entrevus vague- 
ment, — on vendait des choses sans usage connu : 
des loques poudreuses de soie et d'or, pêle-mêle 



FLEURS D'ENNUI 71 

avec des chapelets d*oignons enfilés; et puis des 
courges, des oranges ; des légumes avec de vieilles 
babouches, et des poissons secs, à côté de paquets 
de fleurs d'oranger qui embaumaient. 

Il y avait des échoppes comme des tanières, au 
fond desquelles des marchands au teint de momie, 
accroupis, emmaillotés dans des burnous sordides, 
semblaient des spectres au guet. — Des trous, en 
manière de porte , s'ouvraient sur des bouges 
pleins d'objets qui papillotaient devant leur vue 
trouble; on y faisait la barbe à des gens, avec des 
rasoirs énormes, — à côté d'autres qui prenaient 
du café, ou qui chantaient, la bouche grande 
ouverte, en jouant du tambour. 

Quelquefois c'étaient là dedans des musiques as- 
sourdissantes : des grosses caisses frappées à tour 
de bras par des hommes en sueur, des fifres criards 
dans lesquels on soufflait à les rompre, — des hur- 
lements d'enragés. — Et, de temps en temps, menés 
par une petite flûte — qui filait des sons doux, doux, 
et des mélodies plaintives, — des hommes dansaient 
ensemble, avec une rose piquée sur l'oreille, en 
prenant des poses gracieuses et lascives debayadères. 

Et des femmes, tout enveloppées de soie blanche, 
passaient avec un semblant de timidité et de pudeur 
qui se cache; on ne voyait d'elles qu'une forme nei- 
geuse et voilée, ayant deux grands yeux peints, 
admirables. 

Au milieu de tout cela, je ne sais quelle chaleur 



78 FLEURS D'ENNUI 

irritante ; et puis des senteurs spéciales à l'Algérie, 
des exhalaisons de corps humains et de détritus 
organiques surchauffés au soleil, — avec des odeurs 
d'épices, et d'aromates, et de musc et de fleurs. 

Ils ne s'étonnaient plus de repasser dix fois de 
suite, et encore, et toujours, par les mêmes endroits, 
comme dans les labyrinthes. — Ils prenaient seu- 
lement garde de ne pas se séparer, ce qui est la 
dernière lueur de raison des hommes ivres, et chois- 
sissaient de préférence les rues hautes, aimant mieux 
monter que descendre, de peur de tomber. 

XXIII 

Et puis ils retrouvèrent le silence et l'obscurité. 

En montant encore, ils étaient arrivés main- 
tenant au point le plus élevé de la ville arabe, dans 
le quartier d'Alger qui est, la nuit, le plus sombre 
et le plus solitaire. 

C'était noir, noir, ces rues étroites et voûtées. Les 
murs étaient si vieux, qu'ils étaient usés. — Les 
étages montaient en débordant les uns sur les autres, 
et les deux côtés de la rue se touchaient, s'étayaient 
par le haut, soutenus par des rangées de grands 
jambages de bois tout enchevêtrés. On avait accu- 
mulé là-dessus tant de couches de chaux, que toutes 
ces choses blanchies étaient soudées entre elles et en 
avaient perdu leurs formes, comme mortes de vétusté . 



FLEURS D'ENNUI 79 

Les portes, rares, se renfonçaient bien bas, comme 
pour se cacher, et dans ces grands pans de murs, 
qui s'en allaient de travers avec des airs caducs, il 
n'y avait jamais de fenêtres; si, par hasard on avait 
été obligé d'y percer une ouverture, on Tavait 
faite toute petite, et entourée d'une cage de fer. 

Cela semblait mystérieux et impénétrable. 

Leurs pas mal assurés butaient contre de vieilles 
marches de pierre, toutes bossuées et informes, et il 
y avait de distance en distance de blanches traînées 
de lune, qui ressemblaient à des linceuls. 

Le silence de nouveau les gênait, et l'inquiétude 
de cette ville les avait repris... 

XXIV 

Tout à coup, en haut d'un de ces grands murs 
qui bordaient la rue morte, un trou, aussi irrégulier 
que la percée d'un boulet, s'illumina d'une lueur 
rosée, et une tête de femme y apparut comme une 
vision. 

Elle était éclairée en plein, sans doute par quel- 
que flambeau placé tout près d'elle à l'intérieur, et 
sa figure resplendissait, toute lumineuse au milieu 
de la nuit. 

XXV 

C'était Fatmah qui avait entendu leurs chants,, et 



80 FLEURS K\i\UT 



regardait de là -haut quels étaient ces passants 
nocturnes. 

Elle était si bien peinte que ses joues rondes et 
lisses avaient l'éclat des poupées de cire. Ses yeux 
ombrés étaient plus grands que nature. Entre ses 
longs cils noirs, on voyait ses prunelles remuer sur 
de Témail blanc, et elle souriait à demi, le regard 
baissé vers lés hommes ivres. 

Ses cheveux étaient pris dans un petit turban en 
gaze d'or, et sur son front retombait une couronne 
de sequins d'argent séparés par des perles de corail. 
Une quantité d'anneaux lourds et magnifiques étaient 
passés à ses oreilles, et plusieurs rangs de fleurs 
d'oranger, enfilées avec d'autres fleurs rouges, pen- 
daient de sa coiff*ure sur les plaques de métal qui 
ornaient son cou. 

Son visage était juste encadré dans le trou. On 
ne voyait pas plus bas que ses colliers, et elle avait 
l'air d'une tête sans corps. Elle avait le charme 
d'une chose pas naturelle qui aurait pris vie. .. 

XXVI 

lis s'étaient arrêtés, saisis et craintifs devant cette 
apparition. 

Elle, les regardant avec un nouveau sourire, 
entr'ouvrit ses lèvres, montra ses dents brillantes, 
et fit : « Pst ! pst!... » 



FLEURS D'ENNUI 81 

XXVII 

Ils ne voulaient pas, les trois Bretons, ils avaient 
peur. Cette îemme parée comme une idole dans ce 
lieu triste leur inspirait une crainte superstitieuse... 
Et puis aussi elle ressemblait à la Vierge de quelque 
chapelle bretonne, adorée dans leur enfance, restée 
gravée dans leur imagination naïve de pauvre 
mousse, avec une parure d'un luxe aussi sauvage, 
et une coiffure semblable, faite d'argent et d'or. 

Mais les trois Basques étaient plus entreprenants ; 
ils se sentaient en humeur de bonne fortune. Elsa- 
garray, cherchant par où on pouvait bien entrer 
dans la demeure de cette belle, finit par découvrir 
la petite porte basse qui S3 dissimulait dans le re- 
irait du mur, et se mit à frapper. 

Le judas s'entr'ouvrit, et la tête charmante y 
reparut, à deux pas d'eux, éclairée par une lampe 
de cuivre. 

XXVIll 

Garçon sceptique par nature, et habitué aux ma- 
nières des femmes perdues, Elsagarray le canonnier 
eut Fimpudente idée, pour se faire ouvrir, de mon- 
trer une pièce blanche qui par hasard lui restait. 

XXIX 

Macache (jamais) ! fit la jolie tète sans corps, 

J. 



«2 FLEURS D'ENNUI 



en claquant de la langue d'un air dédaigneux et 
désappointé. 

En effet, ce n'était pas son tarif. 

Et, passant par le judas ses petites mains aux 
ongles teints en rouge, elle indiqua en comptant 
sur ses doigts qu'il lui en fallait cinq fois plus. 

XXX 

Les trois Bretons avaient bon cœur: 
« Tiens, dit Yvon, je te les donne î » — et il mit 
dans la main d'Elsagarray le reste de sa bourse; la ' 
somme exigée se trouva complète. 

Kerboul et Le Hello, réunissant tout leur avoir, 
voulurent le donner aussi à Guiaberry, pour Fizah 
qui venait de paraître. Le marché rapide fut conclu 
pour les deux sœurs, et les deux Basques passèrent 
en se baissant par la petite porte sinistre. 

Barazère restait, qui voulait entrer aussi, pour les 
grands yeux mornes de Lalla-Kadidja la mère. Il 
avait aperçu derrière Fatmah ce lourd regard noir. 

Il n'avait plus rien, lui, et les trois Mauresques 
inquiètes allaient s'unir pour essayer de le chas- 
ser dehors. 

Mais, à ce moment, Lalla-Kadidja sentit qu elle 
était vieille, et, remarquant que Barazère était beau 
et qu'il était ivre, elle le prit par le bras avec un 
sourire cynique, pour l'entraîner auprès d elle, 

La porte lestement retomba sur ses charnières 



FLEURS D'ENNUI 83 

massives, et fut, en un tour de main, verrouillée par 
de grandes barres de fer. 

De profundis !,,. Les trois qui restaient dehors se 
regardèrent, essayant encore une fois de démêler 
leurs idées, et puis s'assirent par terre, sur les pavés, 
pour attendre... 

XXXI 

Ils voulaîênt rester là, comprenant encore qu'il ne 
faut pas se séparer dans un lieu pareil. Ils augu- 
raient mal de cette maison qui venait de se refermer 
sur leurs compagnons de bord. 

Si un Breton y fût entré, ils l'eussent attendu jus- 
qu'au matin. Par tous pays, entre matelots qui cou- 
rent bordée la nuit, ce lien résiste le dernier à l'éga- 
rement des plus ivres : on ne se quitte pas entre en- 
fants d'un même village ou d'un même pays. 

Mais ces canonniers après tout étaient des Basques, 
et, le matin, ils les connaissaient à peine. Us les 
attendirent longtemps, et puis les oublièrent. Et 
Tun d'eux s'étant levé, ils se remirent à marcher. 

XXXII 

A trois voix ils avaient repris la chanson du 
Joli baleinier, et s'en allaient devant eux. 

C'étaient toujours les mêmes petites rues, ilg les 
reconnaissaient bien ; mais maintenant une foule 
d'apparitions pareilles à celle de Fatmah se mon 



04 FLEURS D*ENNUI 

»- - - 

traient sur leur passage — A tout instant, dans un 
mur teint de chaux blanche, on voyait s'éclairer un 
petit trou par lequel souriait une tête peinte, qui 
était couverte d'argent, de corail, et de fleurs d'oran- 
ger enlilées. 

Quelquefois une porte s'ouvrait. A l'intérieur, des 
femmes qui avaient des voix très douces chantaient : 
« Dani dann, dani dann, » en frappant des mains, 
devant un réchaud de cuivre d'où sortait une fumée 
d'encens. On les voyait, groupées sous quelque an- 
tique colonnade de marbre d'une forme exquise ; elles 
avaient des vestes de soie et d'or, des pantalons à 
mille plis, et des petites babouches de perles; leurs 
costumes étaient composés de ces couleurs suaves, 
extraordinaires et sans nom qu'affectionnent les 
fées. 

« Dani dann, dàni dann... », dans les petites rues 
qui semblaient les restes d'une ville morte, dans les 
maisons rongées de vétusté, près de tomber en 
poussière, tout cela avait je ne sais quel air d'en- 
chantement et de « Mille et une Nuits». — Elles sou- 
riaient, les invitant à entrer; et eux s'arrêtaient de 
vant elles, charmés mais n'osant pas. 

Il y en avait de toute sorte, de ces femmes, et 
plus l'heure s'avançait, plus les vieilles portes s'ou- 
vraient. 

Des Mauresques toutes roses, à demi cachées sous 
des voiles de gaze de soie blanche. Des juives pâles, 
aux sojircils minces, au corsage de velours. D'autres 



FLEURS D'ENNUI 85 

qui, pour se prostituer, étaient venues de deux cents 
lieues dans l'intérieur, des oasis lointaines, et qui 
avaient d'étranges figures du désert ; — immobiles 
à leur porte, elles se tenaient les yeux baissés, la 
voix rauque, avec de hautes coiffures tout en pla- 
ques de métal, et des bijoux barbares. 

Même il y avait des négresses d'un type rare et 
d'une laideur très surprenante. Enveloppées de la 
tête aux pieds dans des colonnades bleues à car- 
reaux, elles étaient les plus entreprenantes, et, en 
aUongeant de grandes pattes noires, elles les tiraient 
par leur manche pour les faire entrer. Eux les re- 
gardaient sous le nez, éclataient de rire, et passaient 
leur chemin. 

Ils commençaient à comprendre maintenant, les 
trois Bretons, dans quel lieu ils étaient tombés... 

Et, quand il voyaient sortir de quelque vieux pa- 
lais musulman une jolie créature avec de grands 
yeux artificiels, tout étincelante dans Tobscurité, 
comme une péri, — ils s'approchçtient pour la tou- 
cher. De près, le plus souvent elle était fanée, ses 
broderiesd'or étaient défraîchies, ses bijoux n'étaient 
plus que du clinquant, simulant les vrais qu'elle 
avait vendus à des juifs. Alors Kerboul offrait par 
dérision des sous qui lui restaient, la fille lui jetait 
en français quelque injure ignoble qu'elle avait 
apprise d'un zouave, et refermait sa porte. 

D'ailleurs la retraite était battue, en bas, dans la 
ville française; les soldats et les spahis, qui ont leurs 



86 FLEURS D'ENNUI 

casernes tout en haut, passaient pour rentrer à 
rappel. Ils en croisaient des bandes, qui montaient 
bras dessus bras dessous, comme chez eux, chantant 
à tue-tête V Artilleur de Metz, ou quelque chanson 
d'estaminet, sous les arcades mauresques. L'antique 
Kasbah , où jadis on eût massacré l'imprudent 
giaour, était pleine de braillements d'ivrognes. 

XXXIII 

Cependant il se faisait tard. Ils étaient fatigués 
et ils avaient soif. 

Peu à peu les boutiques de barbiers où on faisait de 
la musique, les cafés maures où on dansait, s'étaient 
fermés. Même les portes des filles ne s'ouvraient 
plus. L'heure de la grande prostitution du dimanche 
soir était passée. La ville arabe retombait dans le 
silence et la nuit noire. 

Ils auraient voulu entrer quelque part, pour boire 
encore et dormir. Mais, à eux trois, ils n'avaient 
plus que les sous de Kerboul. 

Et puis Yvon s'inquiétait de deux tout petits chats 
qu'il avait volés par affection, et qui se plaignaient 
dans sa chemise de matelot, où il les avait logés pour 
qu'ils eussent plus chaud. 

Ils descendaient maintenant une longue rue dé- 
serte. Ils y trouvèrent une porte de marbre, toute 
sculptée de fleurs très anciennes, d'inscriptions 
arabes et de dessins mvstérieux. Elle donnait dans 



FLEURS D'ENNUI 87 

un couloir de faïence aux mille couleurs; une 
lampe y était suspendue, qui jetait une lueur au 
dehors sur les pavés. 

Des gens qui avaient mauvaise mine y entraient 
furtivement. Ils entrèrent aussi pour voir. 

C'était un bain maure mal famé. Les baigneurs 
étaient partis, et des hommes sans gîte, métis indé- 
finissables, éclos au hasard du vice, venaient cou- 
cher pour deux sous sur les nattes pleines de ver- 
mine qui avaient servi au massage. 

Us passèrent devant ce peuple étendu qui s'endor- 
mait ; puis ils arrivèrent à des étuves profondes qui 
avaient de grands dômes et qui suintaient comme 
des cavernes. On y voyait à peine, dans une buée 
chaude qui embrouillait l'obscurité; Tair humide 
y avait une pesanteur étrange; — et un homme 
jaune, nu sur du marbre comme un cadavre, 
chantait avec une voix de fausset un air lugubre 
à faire peur. 

Ils jugèrent ce lieu immonde, et sortirent. 



XXXIV 

Longtemps encore ils marchèrent sans plus rien 
voir. 

Et puis ils entendirent un grand bruit qui partait 
d'une maison fermée : une musique d'enfer, et des 
cris et des rires. 



88 FLEURS D'ENNUI 

Ils écoutèrent. On parlait français là dedans, — 
et même on pariait breton !... 

Ils frappèrent. — On n'ouvrit pas. 

Alors ils enfoncèrent la porte à coups d'épaule. 
— On les accueillit à bras ouverts. 

Un bouge à moitié arabe. Quatre nègres tout nus 
jouant des castagnettes de cuivre et battant du 
tambour, sur un rythme nubien. 

Et, au son de cet orchestre, une dizaine de cou- 
ples de zouaves et de matelots dansaient entre 
eux, en se tenant par la taille, gravement ; — 
des zouaves qui avaient mis des chemises de ma- 
telot, des matelots qui avaient mis des bonnets de 
zouave. 

Et, quand les quatre nègres exténués faisaient 
mine de s'arrêter, les danseurs leur montraient le 
poing, et ils continuaient, enrageant de leur im- 
puissance... 

Alors ils voulurent, eux aussi, habiller un zouave, 
pour en faire un frère. Un grand blond s'y prêta 
de bonne grâce, et chacun des trois Bretons lui 
donna pour le transformer une pièce de son cos- 
tume. 

Ensuite ils sortirent ensemble, sur le minuit, 
après avoir bu, sans le payer, un litre d'une eau-de- 
vie poivrée qui brûlait comme du feu. 

Ils étaient quatre maintenant, avec cette recrue 
nouvelle, et ils recommencèrent à errer, plus ivres 
que jamais... 



FLEURS D^ENNLl S9 



XXXV 

Une heure du matin. — Ils se retrouvaient, sans 
savoir comment, tout en haut de la Kasbah. Ils 
étaient assis sur des rochers, à Tentrée d'un bois 
d'eucalyptus, dont une bouffée de vent agitait xle 
temps à autre les feuilles légères. 

Au-dessous d'eux la ville arabe, et plus bas la 
ville chrétienne, s'étaient endormies; les derniers 
cris, les derniers chants d'orgie venaient de finir. 
L'antique Kasbah, protégée par la majesté et les 
pudeurs de la nuit, redevenait elle-même et se 
recueillait dans le passé. 

On voyait des entrées de rues centenaires, qui 
descendaient se perdre dans des profondeurs noires. 
La lune éclairait avec une pâleur sereine des 
groupes de constructions mauresques, restées malgré 
leur grand âge d'une blancheur mystérieuse, et qui 
semblaient des habitations enchantées. Au loin 
s'étendait la mer gris-perle , avec des feux de 
navires. 

Toutes les exhalaisons humaines étaient tom- 
bées, avec les odeurs d'épices, de maisons à boire et 
de prostituées. Il n'y avait plus que le parfum suave 
des orangei^s, avec je ne sais quelle autre senteur 
fraîche et saine, qui montait de la campagne 
coraime un rajeunissement. 

L'air avait ce calme tiède et cette transparence 



90 FLEURS D'ENNUI 

des nuits de l'Algérie ; un souffle de vent, qui se 
soulevait à intervalles réguliers comme la respira- 
tion 'des choses, faisait remuer derrière eux les 
feuillages du bois. 

Un apaisement se faisait aussi dans leur tête; 
ils songeaient à toutes ces femmes entrevues dans 
les vieilles maisons aux murailles de faïence, qui 
chantaient « Dani dann » en battant des mains avec 
un bruit de bagues et de bracelets. Ils songeaient , 
aussi à leurs trois compagnons batsques, qu'ils 
avaient abandonnés au milieu d'elles ; ils se deman- 
daient s'il ne serait pas possible en cherchant bien, 
de retrouver cette porte et de retourner à leur 
secours... 

Yves, lui, se rappelait la Bretagne, les grandes 
falaises de granit où souffle le vent humide de 
rOcéan, et les brumes grises se traînant comme de 
longs voiles sur l'immensité de la mer houleuse, et 
les grands paysages mornes du pays celtique. 
Tout cela, vu de l'Algérie, était pâle comme une 
vision maladive, suave et triste comme une poésie 
du Nord. Et puis il revoyait le pays de Léon ; la 
lande plate et fleurie, toute jaune d'ajoncs en fleurs ; 
et le clocher à jour se dressant dans la plaine, 
sur le fond terne et mélancolique du ciel breton... 
Une lueur lui revenait de sa claire intelligence. Il 
avait honte, il ne voulait plus être ivre, et il passait 
ses mains sur son front, comme pour enlever de 
devant ses yeux le voile pesant de l'alcool. 



FLEURS D'ENNUI 91 



XXXVI 

A ce moment on entendit rouler une voiture, qui 
remontait de la ville. 

Elle se rapprochait et passa près d'eux. C'était 
une espèce de char à bras, un grand coffre noir 
comme pour receler des cadavres ; il était traîné par 
deux hommes qui se pressaient, avec un air d'avoir 
fait un mauvais coup. 

Un gémissement partit de ce coffre fermé. Alors 
ils se levèrent tous. 



XXXVII 

— Hé, les hommes I — Que roulez-vous comme 
ça, en vous cachant la nuit?... 

— Des chiens, messieurs les matelots, répon- 
dirent les deux passants avec un gros rire. 

C'était tout bonnement la voiture des chiens 
errants qu'on menait en fourrière. 

Mais, au mouvement qu'ils s'étaient donné et au 
bruit de leur propre voix, ces rêveurs de tout à 
l'heure étaient redevenus de simples matelots ivres. 

Se prenant tout à coup ipouv ces pauvres bêtes d'une 
pitié sympathique, d'une tendresse d'hommes gris, 
ils exigèrent qu'on les mît en liberté, et une que- 
relle s'ensuivit. 



92 FLEURS D'ENNUI 



XXXVIII 

I.a discussion ne fut pas longue : cinq minutes 
après, la petite voiture avait repris sa roule ; 
mais c'étaient les matelots qui la roulaient, en 
chantant leur chanson joyeuse, et les bons chiens 
délivrés suivaient, dans une joie folle, sautant, 
japant autour de leurs amis, et leur léchant les 
mains. 

Et la charrette s'en allait gaiement, cahotée sur 
les pierres ; — dedans il y avait les deux hommes, 
sous clef, dans le coffre à chiens... 

XXXIX 

Joli baleinier, veux-tu naviguer ? 
Joli baleinier 
Joli baleinier. 

Il les voiturèrent jusqu'au matin en chantant 
d'abord le Joli baleinier, et ensuite, pour chan- 
ger : 

Tien3 bon, Marie Madeleine, 
Tiens bon, Marie Madelon ! 



XL 



Et finalement les versèi^ent, près de Bâb-Azoum, 
sur un tas d'ordures. 



FLEURS D'ENNtI 03 



XLI 



Alors, ils se reconnurent dans ces rues, et vou- 
lurent se rapprocher du point où, la veille, iJs 
étaient venus débarquer. 

Ils arrivèrent aux quartiers mal famés, pleins de 
repaires italiens, qui avoisinent la Marine. Il com- 
mençait à faire froid, et c'était encore la nuit. Ce- 
pendant on ouvrait déjà certains cabarets, pour 
donner à boire aux portefaix matineux, ou pour 
jeter dehors avant le jour les ivrognes qui, le di- 
manche soir, avaient roulé sous les tables, dans les 
crachats, avec des filles. Ils entrèrent et s'assirent 
sur des bancs dans une espèce de grande halle où 
on voyait, au fond, des rangs de tonneaux alignés. 
La gorge leur brûlait. Avec la bourse du zouave et 
les sous de Kerboul, ils burent plusieurs verres 
d'absinthe avec un peu d'eau. Ensuite on les poussa 
à la porte quand ils n'eurent plus d'argent. 

XLII 

Maintenant ils n'avaient plus conscience de rien. 
Ils allaient, le corps tout penché en avant, étendant 
les bras comme pour saisir le vide, décrivant dans 
leur marche de grands arcs de cercle comme des 
oiseaux blessés. La tête leur faisait grand mal ; ils 
éprouvaient un besoin irrésistible de sommeil, 



94 FLEURS D'ENNUI 

avec la sensation continuelle de tomber, avec une 
impression d'angoisse et d'agonie. 

Us se retrouvèrent au bord des quais. — Alors 
un souvenir leur revint de leurnavire, de leur métier 
de matelot, et ils ne voulurent pas aller plus loin, de 
peur de perdre la mer de vue ; ils s'effondrèrent 
sur du sable, restèrent immobiles, comme figés au 
hasard de leur chute, et perdirent connaissance. 

XLIII 

Elsagarray et Guiaberry, les deux Basques , en 
s'é veillant, regardèrent les filles qui dormaient au- 
près d'eux. Leurs chemises, qui étaient faites d'une 
gaze comme ils n'en avaient jamais vu, s'ouvraient 
à demi sur leur corps fauve. Ils virent qu'elles 
étaient belles, bien que leurs joues fussent devenues 
pâles. 

Une lampe j montée sur une longue tige, à la ma* 
nière des lampes antiques, éclairait un lieu étrange, 
irrégulier comme une caverne* La chaux laiteuse 
étendue partout amollissait les angles ou les rugo^ 
sites des parois, et de vieux petits tableaux accro- 
chés au hasard représentaient des choses incom- 
préhensibles : c'étaient des insci^iptions ayant forme 
de bètes singulières, dei lions dont le corps était 
Un assemblage d'hiéroglyphes d'oi*, et puis des sym- 
boles mystérieux^ et plusieurs images d'un cheval 
ailé à visage de femme. 



FLEURS D'ENNUI 95 

Us avaient dormi par terre, sur des couvertures 
et des coussins; il n'y avait rien nulle part dans ce 
gîte, rien qu'une natte grossière recouvrant le sol 
tout d'une pièce, et un plateau de cuivre sur lequel 
on avait brûlé de l'ambre et de l'encens. L'air gar- 
dait une senteur d'église. 

Les filles avaient dans leur sommeil une tranquil- 
lité et comme une innocence d'enfant. Elles étaient 
parées encore de tous leurs bijoux d'argent et de co- 
rail, et de leurs colliers odorants en fleurs d'oranger. 

Eux éprouvaient tout à coup une timidité et un 
malaise au milieu de tout cet inconnu. Ils se levè- 
rent avec précaution pour ne pas les éveiller, et se 
coulèrent vers une ouverture que fermait une dra- 
perie de soie. 

Alors ils se trouvèrent dans la cour de faïence et 
de marbre, où tombait d'en haut Vàir vif et délicieux 
des dernières heures de la nuit. • 

XLIV 

Ils se souvinrent de Barazère, qui dormait près 
de Kadidja, quelque part dans cette maison, et ils 
l'appelèrent doucementi 

Barazère aussi se leva, et regarda cette femme 
qui voulait Je retenir en l'enlaçânti II vit qu'elle 
était vieille, que son visage était ridé et sa chair 
affaissée. — Il s'en détourna avec horreur, la 
repoussant du pied... 



90 l'LEUIlS D'ENNUI 



XLV 

En cherchant dans Tindécise lueur blanche, ils 
trouvèrent la porte verrouillée du dehors, et ils sor- 
tirent, énervés par toutes ces ivresses de leur nuit. 

Le pâle matin les enveloppa de sa fraîcheur saine, 
de sa lumière timide et virginale. Aucun bruit; tout 
dormait encore dans la Kasbah; enveloppée dans 
ses blancheurs de chaux, elle avait plus que jamais 
son air de sépulcre. 

Où étaient-ils? Ils s'orientèrent; ils n'étaient plus 
ivres. Ils jugèrent qu'ils devaient être très haut au- 
dessus du port et de la mer, et ils se mirent à des- 
cendre par les pentes raides des petites rues arabes. 

On y voyait encore à peine, et autour d'eux tout 
était d'une pâleur singulière; à part les pavés de 
galets noirs, tout était blanc. Les vieilles maisons 
mauresques, les vieilles voûtes en ogive, les vieux 
jambages de bois qui chevauchaient le long des 
murs, tout était indécis et paraissait taille dans de 
laneigc ; on était comme dans une obscurité blanche. 
Le silence semblait couver des enchantements et 
des mystères. 

Après les voluptés, les baisers de lièvre, les fumées 
d'encens, ils respiraient avec délice ce grand air, 
cette fraîcheur douce du matin. Et ils marchaient 
d'un pas alerte et léger, dans, ces hauts quartiers 
qui dormaient. 



FLEURS DENNLI 97 

Us allaient gaiement, savourant ce bien-être ma- 
tinal, ne se doutant pas que c'était fini à jamais de 
leur saine et belle jeunesse, et qu'ils emportaient 
avec eux dans leur sang de hideux germes de 
mort... 

XLVI 

Le jour était encore incertain quand ils arrivèrent 
en bas, sur les quais d'Alger. Parmi les décombres, 
les pièces de bois empilées, ils virent des masses 
grises : des Arabes, portefaix des navires, qui dor- 
maient à la belle étoile dans leurs burnous percés ; 
un tas hideux, couvert de haillons et de vermine. 

Et puis, plus loin, ils éclatèrent de rire en recon- 
naissant leurs amis d'hier, les trois Bretons sur du 
sable. 

Ils furent étonnés d'en voir un quatrième avec des 
moustaches : — le zouave. 

XLVII 

Trois chiens, assis sur leur derrière, semblaient 
veiller sur eux avec une sollicitude reconnaissante. 

Tout débraillés, ils dormaient comme des morts, 
les Bretons. Il leur manquait à chacun une pièce de 
leur costume, qu'ils avaient retirée pour habiller 
l'autre. 

Yves, lui, qui avait donné son tricot à raies bleues, 

u 



08 FLEURS D'ENNUI 

laissait voir sa poitrine nue, et les deux petits chats 
qu'il avait volés pour leur apprendre des tours, 
blottis contre sa peau, dormaient aussi, tranquilles 
et confiants. 

Une vapeur couleur d'iris, diaphane, nacrée, 
était sur la mer comme un voile; elle semblait 
lumineuse et toute dorée vers l'orient. 

Les burnous gris commençaient à s'agiter, à 
grouiller par terre ; au-dessus du tas immonde, on 
voyait se lever un bras, une jambe jaune, ou surgir 
une tête noire. C*était l'heure du premier salam du 
matin, et ils s'éveillaient pour dire leur prière. 

Et puis la vraie, la grande lumière naissait peu à 
peu, se répandant sur toute chose ; — et la vapeur 
couleur d'iris se mourait, devenait si ténue, qu'on 
voyait au travers les navires les plus éloignés, et 
presque l'horizon de la mer ; — et puis elle disparais- 
sait tout à coup, comme un rideau de gaze qui 
tombe : le soleil était levé... 

« Allah illah, Allah! » — Ils étaient debout, les 
Arabes ; drapés avec une majesté antique dans leurs 
pouilleuses loques grises ; ils tenaient, droite et 
superbe, leur tête fine à grands yeux noirs ; et le 
soleil les inondait de rayons couleur d'or, et, à pré- 
sent, nobles, cambrés, ils étaient beaux comme des 
dieux. 

On voyait maintenant là-haut la Kasbah, qui tout 
à l'heure semblait transparente, se détacher sur le 
violet cendré du ciel en blancheurs opaques mar- 



FLEURS D'ENNUI 99 

quées çà et là de nuances rousses. Les teintes des 
objets les plus éloignés étaient devenues si nettes, 
qu'il n'y avait plus de perspective; tout semblait 
près, et la ville mauresque avait Tair d'une masse 
de constructions superposées se tenant tout debout 
dans l'air. Il n'y avait que ce ciel gris-perle, qui 
gardait, derrière toutes ces choses humaines, une 
transparence et une profondeur infinies... 

Les navires avaient largué leurs voiles blanches, 
pour sécher au, soleil l'humidité de la nuit. Il était 
sept heures, et le canot du bâtiment de guerre 
auquel les six matelots appartenaient arrivait bon 
train pour les chercher, fendant l'eau bleue à 
grands coups d'avirons. 

Il accosta. Les Basques, aidés des rameurs, y por- 
tèrent les Bretons avec leurs petits chats, et s'y 
embarquèrent près d'eux. 

Les trois chiens le suivirent du regard avec mélan- 
colie, et, quand il fut hors de vue, ils remontèrent, 
d'un air affairé, vers la ville. 

XLVIÏI 

A bord aussi, on s'étonna de voir cet inconnu qui 
avait des moustaches. Cependant on les mit tous 
aux fers, par précaution contre le tapage. 

Yves, ens'éveillantvers midi, trouva dans sapoche 
une grande clef... La clef du coffre à chiens! 

Il se rappela qu'il avait oublié de l'ouvrir, quand 



«00 FLEURS D'ENNUI 



ils avaient versé les deux hommes près de Bâb- 
Azoum ; alors, comme il a bon cœur, il en éprouva 
un remords. Et puis il pria un ami d'aller bien vile 
jeter cette clef à la mer, craignant qu'elle ne servît 
de pièce à conviction contre eux tous. 

XLIX 

DÉNOUEMENT 

L'identité du zouave ne fut reconnue que dans la 
soirée. 

Ils furent tous punis, les trois Bretons surtout : 
l'histoire de la charrette à bras avait fait du bruit 
dans Alger, et il y avait contre eux les préventions 
les plus graves. 

Les trois Basques se virent bientôt atteints d'une 
maladie horrible. Ces femmes la leur avaient donnée, 
presque inconsciemment. Irresponsables de leur vice 
et de leur misère, elles avaient rendu à ces giaours 
ce que d'autres giaours leur avaient apporté. 

L'un d'eux en mourut, — Barazère. 

Les deux autres se crurent guéris, après avoir été 
quelque temps un objet de dégoût pour leurs cama- 
rades. Mais un germe de ce poison leur était resté 
dans le sang. Ils n'avaient plus que quelques mois 
de service à faire, et, l'année suivante, ils se mariè- 
rent avec des jeunes filles qui les avaient attendus 
dans leur village pendant qu'ils couraient la mer. 
Dans des familles de pécheurs, qui avaient été jus- 



FLEURS D'ENNUI 101 

que-là.- siftines et vigoureuses, ils apportèrent cette 
contagran farcie i"'jêiîç prènâiferiné, à fhacHft dieux, ^ , 
vint au monde couvert 'de -j^afies qiiljéfcaïeiiîfloAr'. :•/ '•*' 
teuses à voir. 



Les bons chiens furent rendus à l'alfection de leurs 
maîtres. 

Les deux chats d*Yves devinrent fort beaux. Ils 
connurent un grand nombre de tours ; ils surent se 
tenir droits sur leur derrière, — et sauter par-des- 
sus les mains rudes que les gabiers leur présentaient 
en rond. 

Dans la suite, ils eurent plusieurs petits. 

Quant aux deux hommes qui avaient été brouet- 
tés, ils furent portés àThôpital, tout couverts de con- 
tusions douloureuses; pour surcroît de peine, ils 
furent trouvés très ridicules, et servirent longtemps 
de risée à leurs compagnons. 



^lORALlTK 

On a toujours tort de chercher à faire du mal 
aux gens, surtout lorsque ce sont de bons louloups 
affectueux comme ceux de cette histoire; tôt ou 
tard, on est fatalement puni. 

Cela est- bien prouvé, Plumkett, par le sort de ces 
attrapeurs de chiens. 

(F'tn du conte.) 

6. 



102 FLEURS D'ENNUI 



Plumkett. — Mon cher Loti, j'avaij^ 4)urfaite- 
^ ^ xnepJt pp^Y^ ^"6 iVoti%r cotàiè : nïîiPftit ci ^V^eue ni 
*'* Vr /t^t^*§tidbôt^ait àAine môraiitë de Jocrisse. 

Vos principaux personnages, les chiens, n'ap- 
paraissent que vers le milieu de Thistoire, et les 
trois dames du titre ne figurent pas dans le dénoue- 
ment. Tout cela est fort peu conforme aux règles 
suivies par nos bons auteurs. Mais je ne vous le 
reproche pas : on écrit comme on peut. Il ne 
serait pas raisonnable d'exiger que vous missiez de 
la suite dans vos récits, n'en ayant aucune dans le^ 
idées. 

Du reste, vos matelots sont bien peints. J'aime 
même assez vos descriptions d'Alger; elles sont 
justes et passablement colorées. 

Et tenez, elles me rappellent certain printemps 
que le hasard nous y fit passer ensemble, il y aura 
trois ans tantôt. Etiez- vous assez ridicule, mon Dieu ! 

Le jour, vous posiez pour la statue équestre, en 
compagnie de votre ami Mohammed, sur des 
chevaux qui eussent rompu le çou d'un chrétien. La 
nuit, vous alliez rejoindre vos amis à peau jaune 
dans les repaires de la Kasbah, en m'engageant 
à ne pas vous suivre (ce dont je n'avais du reste 
nulle envie), sous prétexte que mes paletots gris 
vous offusquaient la vue et que je nous gâtais la 
couleur locale. 

Il me souvient même qu'une fois (à ce bain 
maure tenu par des Arabes qui fredonnaient la 



FLEURS D'ENNUI 403 

dernière opérette de Lecoq, vous souvenez-vous?) 
vous refusâtes de vous baigner et remîtes avec 
dignité votre blanche gandourah^ parce que je me 
disposais moi-même à entrer dans les étuves. 

Jamais, du reste, nous n'avons réussi à être bons 
amis qu'à distance. C'est un fait acquis : vous 
m'avez toujours cherché noise. 

J'évoque ces souvenirs sans la moindre amertume, 
et croyez bien qu'ils n'éveillent en moi qu'une 
douce pitié. ' 

... Il est certain que deux hommes aussi compli- 
qués que vous et moi arrivent très difficilement à 

s'entendre. 

Les circonstances, les milieux ont déposé autour 
de nos personnages tant de couches hétéroclites, 
qu'il y a en nous un tas d'individus différents, sans 
compter toute sorte d'animaux. Chacun à son tour, 
tous ces gens ou toutes ces bêtes apparaissent 
suivant les cas, parlent, agissent, à la place de 
l'être intime et profond qui demeure blotti par 
derrière, inerte et atone, dans une espèce de 
lassitude écœurée. 

Quand vous, par exemple, vous présentez un chat, 
si je réponds par un chien ; ou bien encore, si je 
m'approche, raffiné et courtois, et que je rencontre 
chez vous le sauvage, le Tartareou lePahouin (qui 
reviennent souvent), il est clair que l'entente ne sera 
pas bien cordiale. 

Tandis que votre frère Yvon, très simple, très 



104 FLEURS D'ENNUI 



équilibré, en même temps très vivant et très 
intense dans sa personnalité, vous êtes toujours 
sûr de le trouver, celui-là. Il est lui-même^ pas un 
autre, et il répond à ce qu'il y a en vous de plus 
vivant et de plus constant sous toutes vos enve- 
loppes : rhomme primitif. 

L'homme primitif, le sauvage préhistorique; 
mon cher Loti, c'est ce qu'il y a au fin fond de vous- 
même. 

Ce qui est très particulier chez vous, ce qui donne 
à vos livres cette étrangeté qui attrape les badauds, 
c'est le mépris que vous semblez faire des choses 
modernes; c'est l'indépendance aisée avec laquelle 
vous paraissez vous dégager de tout ce que trente 
siècles ont apporté à l'humanité, pour en revenir 
aux sentiments simples de l'homme primitif, ou à 
ceux des animaux antédiluviens des mers du Sud, 
que vous nous expliquiez tout à l'heure. Seule- 
ment vous employez toutes les ressources, toutes 
les recherches de l'homme très civilisé, pour lej« 
rendre intelligibles, ces sentiments, et vous y parve- 
nez dans une certaine mesure, je ne le conteste pas. 

Mais je me déclare incapable de vous ranger dans 
une classe d'écrivains quelconque; vous êtes très 
personnellement vous, et nul ne pourra jamais vous 
donner un nom, et on se trompera toujours en vous 
appliquant une appellation connue, tant que les mé- 
decins aliénistes, les paléontologistes, ou les vétéri- 



FLEURS D'ENNUI iO.i 



naires habitués à soigner des baleines malades dans 
les grandes houles du Sud ne se mettront pas à faire 
de la critique littéraire. 

Voyez le merle blanc, on lui dit qu'il est une pie, 
on lui dit qu'il est un geai, on lui dit qu'il est un 
pigeon ramier. 

Rien de tout cela ; il était une bête à pari. 

De même vous, mon cher Loti, vous êtes rès uni- 
que dans votre manière; vous n'appartenez à aucune 
espèce connue d'oiseau. 

Loti. — Et vous, vous êtes un serin, mon bon 
Plumkett. — Passons. 

Je vais vous entretenir de certain vieux registre 
de parchemin que le hasard me fit trouver un jour 
dans mon grenier, au fond d'un de ces coffres de 
chêne dont se servaient nos aïeux. 

Il était tout poudreux, et les termites avaient des- 
siné dessus leurs arabesques. 

Jç l'ouvris d'une main distraite. Puis le nom de 
Samuel R. me frappa, sur la couverture, et j'eus 
la curiosité de lire. (Ce Samuel R. était un de mes 
ancêtres, et j'avais jadis beaucoup entendu parler 
de lui par son arrière-petite-fille, magrand'mère.) 

C'était simplement son livre de comptes. Il y avait, 
écrites, mois par mois, les dépenses de sa vie. 

« Le 10 d'août 1695, acheté un cheval, — 100 li- 
vres. 

« Payé les gages de Suzon, ma servante, — 2 li- 
vres. 



106 FLEURS D'ENNUI 

■ ■■ ' ■ ■ ■ ■ ■ ■ I I ■ I ■ I II ■ ^■^^^^^»^^^ ■ 1 1 ■ ■ ■ Il ■■ M ^ 

« Payé les gages de Mathieu mon serviteur, 
5 livres. » 

Ensuite venaient les comptes des saulniers, les 
journées des hommes pour ramasser le sel des ma- 
rais; et puis, chaque automne, un grand nombre de 
journées supplémentaires pour les vendanges, et 
une somme ronde pour le repas de fête des vendan- 
geurs... Et je songeais à cette activité, si ancienne, 
et si semblable à la nôtre, — et à ces cueillettes 
dans les vignes, au soleil de 1690... 

L'écriture, très large, très ferme, ressemblait à 
celle des vieux missels; elle était presque go- 
thique. 

Je tournai plusieurs feuillets. Les années de mon 
aïeul Samuel se succédaient, semblables, avec des 
dépenses sagement balancées. Mais l'écriture, peu à 
peu, devenait moins nette, — et puis, brusquement, 
les comptes s'arrêtaient : mon aïeul avait achevé, 
sans doute, sur cette dernière page, sa vie régulière 
et patriarcale. 

Je tournai encore. Beaucoup de feuilles blanches, 
— et puis je tombai sur d'autres comptes, drôles 
ceux-ci; l'écriture, moins ancienne, était enfantine, 
chevauchait tout de travers, avec des barbouillages 
et des petits bonshommes. 

Évidemment le vieux registre, devenu inutile, 
était tombé après bien des années entre les mains 
des enfants qui y avaient fait des comptes pour 
rire : 



FLEURS D'ENNUI 107 



« Vendu à Henriette, une aulne de ruban rose 
pour trois épingles. » 

« Vendu à Jeannette, deux aulnes de dentelle 
d'Alençon pour douze noisettes...» 

Je reconnaissais ces noms. Ces enfants, c'étaient 
ma grand*mère et mes grand'tantes (dont la der- 
nière, ma tante Berthe, s*est éteinte à quatre-vingt- 
douze ans). Sous la première république, vers 1798, 
elles s'étaient amusées à la marchande, tout comme 
les petites filles de nos jours. 

« Le 24 de mai, fait un chapeau à plumes pour 
mademoiselle Marie-Jeanne, que je lui ai vendu à 
crédit, pour une once de cerises. » 

Quelle singulière figure il devait avoir, ce cha- 
peau à plumes !... Elles avaient joué à la modiste. — 
Et, en tournant encore, entre chaque feuillet, je 
trouvais maintenant des bouts de dentelle et des 
rubans qu elles avaient mis en presse, — de ces 
rubans ombrés, nuancés, du vieux temps, qu'il est 
de mode de copier aujourd'hui. Le fond de leur 
magasin de poupées avait dormi là pendant la 
durée d*un siècle, — et je restais très songeur devant 
ces reliques de cent ans. Je cherchais à me repré- 
senter ces petites filles, en recomposant leur phy- 
sionomie d'après les anciens portraits ou les figures 
octogénaires entrevues dans mon enfance; je les 
voyais en costume du temps, en petite robe sim- 
plette, avec des frisons à la grecque retombant sur 
un velours qui leur serrait le front, — s'amusant pen- 



108 KLEUllS DENNLl 



dant leurs récréations du décadi j à la lumière d'un 
soleil plus jeune que le nôtre... 

Et puis je trouvai des pensées desséchées, et des 
brins de muguet et d'autres fleurs de printemps. 
Elles avaient gardé leurs couleurs, ces pensées, et 
les petites filles qui les avaient cueillies, après avoir 
été de bonnes grand'mères regrettées, n'étaient plus 
que de la poussière à présent... 

Autre chose encore : des papillons décalqués! 
— Procédé d'enfants, elles avaient mis les ailes 
entre des feuilles de papier gommé qui avaient 
gardé empreintes la forme et la couleur. 

C'étaient des papillons bleu de ciel, et de ces 
phalènes aux ailes noires et roses, qui n'ont qu'une 
courte saison, qu'on voit voler les soirs de mai au- 
dessus des hauts foins en fleurs. — Ils étaient 
frais, comme attrapés d'hier... 

Ce fut aussi un soir de mai que je fis ces décou- 
vertes. Le soleil couchant éclairait par la fenêtre le 
vieux parchemin et les fleurs centenaires; — et je 
revoyais, sous des couleurs douces et étranges, ces 
printemps morts, ces printemps enfouis sous la 
poudre de ^'éternel néant... 

J'ai épousseté pieusement ce registre vénérable, 
Plumkett, et l'ai porté dans ma chambre, où il a 
pris place dans mon secrétaire. 

Je lai ouvert depuis quelquefois, mais rarement, 



FLEURS D'ENNUI 109 

de peur de le déflorer, de peur que ce charme des 
mois de mai de jadis, qui dort sous le parchemin 
jauni, ne s'envolât peu à peu d'entre les feuillets 
trop souvent ouverts... 

Plumkett. — Par hasard, mon cher Loti, c'est une 
jolie fleur fraîche que vous venez de m'envoyer là, 
— bien que ce soit une fleur de cent ans. 

Moi aussi, j'essayerais de vous en envoyer de moins 
fanées quelquefois, si nous n'avions pris l'habitude 
de les efl'euiller dès que nous les recevons, pour nous 
les lancer mutuellement à la tète. 

Dernièrement je vous faisais une théorie physiolo- 
gique très intéressante. Eh bien, vous vous êtes mis 
à crier que c'était un os de mort et que cela vous 
faisait peur; et puis vous m'avez interrompu par un 
conte arabe à dormir debout, sans me laisser le 
temps de tirer mes conclusions. 

« Nous sommes des machines, »> avais-je dit, — et 
c'était une vérité tout à fait digne de M. de la Palisse, 
qui est un de mes auteurs favoris. 

Mais ne sommes-nous que cela?... C'est toujours 
ici le point d'interrogation terrible sur lequel il 
faudrait pourtant essayer de ne pas rester. Après 
avoir songé à tout, efforçons-nous de nous élever 
jusqu'à la contemplation d'autre chose où notre pen- 
sée puisse s'arrêter et se reposer en paix. 

La machine distillant la pensée, l'amour, est heu- 
reusement encore inexpliquée. Si des phénomènes 

7 



110 FLEURS D'ENNUI 

cérébraux observables nous cherchons à passer aux 
phénomènes de conscience, pensées ou volitions, 
entre les deux nous trouvons toujours Tincompré- 
hensible, Tabime. 

La philosophie moderne nous dit bien alors que 
les phénomènes moraux et mentaux sont les deux 
faces objective et subjective de la même chose qui est 
Vactivité de l'être humain. Mais, parce que nous avons 
rendu par une formule concise quelque chose d'inin- 
telligible, le comprenons-nous mieux pour cela? 

Et voilà toujours le terme auquel aboutit toute 
philosophie et toute science : la plus immense des 
formes que puisse revêtir aux yeux de notre esprit 
rinconcevable , l'Incompréhensible , l'Inconnais- 
sable... 

Nous nous creusons jusqu'aux dernières profon- 
deurs, et, arrivés là, nous nous débattons en rico- 
chets pénibles au milieu de conjectures enfantines... 

Eh bien, pourtant je ne la trouve pas si nulle que 
vous voulez bien le dire, cette philosophie moderne : 
elle nous mène au moins à la constatation rigou- 
reuse de notre ignorance complète et de notre inca- 
pacité d'en sortir. 

Et c'est bien quelque chose, mon cher Loti, car 
cela laisse un champ infini ouvert au cœur et à 
l'imagination ; cela affirme la notion de cet Incon- 
naissable qui peut-être est Dieul... 

Les religions viennent de ce sentiment de Tincon- 



( 



FLEURS D'ENNUI 111 

naîssable. Elles en sont^ des interprétations gros- 
sières ou naïves ; elles sont des périodes de l'évo- 
lution de Tesprit humain. Nos esprits à nous, êtres 
perfectionnés, vont plus loin qu'elles ; ils ne peuvent 
s'accommoder de leurs dieux . Mais, en nous appro- 
chant, plus que ne Tout fait les religions du passé, 
des [limites de la conception humaine, nous voyons 
aussi plus clairement ces limites qui se dressent 
devant nous, infranchissables, mystérieuses, — et 
derrière lesquelles il doit y avoir Dieu. Le Dieu vrai 
est plus haut et plus loin que le disent les chré- 
tiens ; sachons pourtant qu'il ne peut se faire qu'il 
n'y en ait un, et faisons comme les chrétiens : 
Adorons-le. 

Puissent ces conclusions servir à l'apaisement de 
vos incertitudes et de vos douleurs. Élevez-vous au- 
dessus des choses vulgaires et reposez-vous au sein 
de ces belles contemplations. Vous y découvrirez un 
charme consolant qui vous fera peut-être un jour 
aimer la vie... 

Sixième pissenlit. 

Loti. — Je rêvais, Plumkett, qu'on était en train 
de vous trépaner ; c*était un matelot charpentier de 
notre vaisseau qui exécutait ce travail, d'après les 
indications d'un médecin aliéniste que nous avions 
consulté. 

Moi, je remplissais auprès de vous mon office 



112 FLEURS D*ENNIJ1 

d'ami : pendant Topération, je vous tenais compa- 
gnie, et je vous encourageais par de bonnes paroles. 

— Votre tête rendait un petit son creux et fêlé, — 
comme un coco fendu. 

Quand le trou fut fait, nous vîmes paraître à Tou- 
verture les deux antennes d'un gros cafard qui 
avait construit son nid dans votre ganglion blan- 
châtre. Alors nous nous retirâmes discrètement, 
l'opérateur et moi, pour ne point gêner ce départ, 

— et ranimai sortit. 

Après celui-là, il en vint un second, puis deux, 

puis trois, puis dix Il en vint un très grand 

nombre et quelques araignées aussi. 

« Ah I je me sens mieux ! » disiez-vous. En 
effet, vous exprimiez des idées qui avaient une cer- 
taine suite, et même qui ne manquaient pas de sens 
commun. 

Alors j'éprouvai une sensation pénétrante de 
surprise qui me réveilla... J'étais couché sur les 
coussins du carré où je m'étais endormi après la 
fatigue d'une nuit de quart. Vous, vous étiez assis 
près d'un sabord, entouré de quelques autres qui 
vous écoutaient. 

Vous leur parliez de Kant et de Spinoza, de la 
raison pure et de la raison pratique... Alors je 
vis bien que j'avais rêvé... 

Tout à l'heure, vous me disiez donc, Plumkett, 
que la plus haute philosophie peut être résumée et 



FLEURS D'ENNUI H3 

mise à la portée de tous par les deux énonciations 
suivantes : « Nous ne comprenons rien a rien ; nous 
ne savons rien de rien. » 

Très exact, cher maître, seulement nous connais- 
sions cela depuis longtemps. — Et tout ce que vous 
pourrez mettre à ces deux vérités de beJ les robes, 
de faux nez ou de fausses barbes, pour leur donner 
un charme consolant^ ne sera jamais que du clin- 
quant et du postiche. 

Il y a quelque part sur les côtes de notre pays une 
grande île sablonneuse^ contrée qui n'a aucune 
beauté appréciable et dont je ne veux pas vous 
faire une description bien longue. 

Des bois de pins où passe le vent de la mer; des 
marais salants où, pendant les chaudes journées 
d'été, le sel soigneusement ramassé en petits tas 
d'une blancheur de neige, répand une senteur parti- 
culière que les paysans appellent « odeur de vio- 
lette » et qui est semblable, en effet, à celle des vio- 
lettes sauvages ; — et des alouettes, des alouettes par 
milliers, chantant en toute saison, à pleine gorge, 
leur chanson joyeuse, en s'élevant dans le ciel. De 
grandes plages de sable, battues souvent et remuées 
par la houle d'ouest ; sur les dunes, des tapis d'im- 
mortelles et d'oBillets roses, si odorants qu'ils en- 
voient leur parfum jusqu'au large, aux navires qui 
passent. Des villages de pêcheurs aux maisonnettes 
toutes basses, toutes basses, comme blotties contre le 



H4 FLEURS D'ENNUI 



sol par crainte des rafales qui soufflent de TOcéan ; 
pauvres villages tout blancs de chaux comme des 
villages arabes, et nets, et propres, à ravir, avec 
des giroflées, des roses, des fleurettes poussant par- 
tout, parmi les pavés, blancs aussi, de leurs petites 
rues paisibles. Des hommes brunis par le soleil et 
le vent marin. Des bonnes vieilles en haute coiffe 
blanche. — Sur toutes choses, un charme d'honnê- 
teté simple, modeste et patriarcale. 

C'est bien puéril, ces détails, n'est-ce pas, auprès 
de votre philosophie?... 

Je songe à ce pays en ce moment, Plumkett, 
parce que c'est là que j'ai éprouvé jadis les im- 
pressions religieuses les plus vives. Ce pays est 
celui de ma famille, et, quand j'étais enfant, on me 
menait quelquefois dans cette lie où nous pos- 
sédions des marais. C'est une terre un peu hugue- 
note, et mes ancêtres, qui Tétaient eux aussi, y • 
dorment leur sommeil éternel dans un petit enclos 
particulier, comme c'était la coutume autrefois pour 
ces familles hérétiques auxquelles les cimetières 
autour des églises étaient fermés. 

C'est là, étant enfant, dans ces petits temples 
campagnards, — tout simples, tout blancs aussi 
comme les villages, et tout ensoleillés, — que je me 
suis senti le plus près de cette figure radieuse qui 
s'appelait le Christ. 

Je me souviens aussi d'une certaine image peinte 
qui, dans mes premières années, avait à mes yeux 



FLEURS D'ENNUI il5 

une vie incomparable, et que je préférais aux plus 
belles enluminures dorées des plus beaux livres. 
Elle représentait le Christ, assis sur une pierre, 
attirant à lui des petits enfants hébreux qui étaient 
pieds nus. Il y avait, écrit dessous, ce passage de 
rÉvangile: « Laissez venir à moi les petits en- 
fants. » — Derrière le Christ, c'était un paysage de 
la terre de Ghanaan: une campagne nue, pier- 
reuse, je ne sais quelle mélancolie d'abandon dans 
de la lumière chaude, je ne sais quoi d'inexpri- 
mable qui m'avait fait comprendre la Judée... Plus 
tard, quand j'ai vu par mes yeux l'Orient bibli- 
que, j'y ai retrouvé cette mélancolie et cette lu- 
mière que j'avais devinées ; j'ai vu vivre le pays 
de mon image d'enfant... Seulement la foi n'y était 
plus, Qt c'était alors l'Islam qui momentanément 
hantait mon imagination... 

Qu'elle était jolie, Plumkett, cette image 
représentant Jésus et les petits enfants d'Israël I 
Et quel rayonnement avaient jadis ces noms pres- 
que divins : Bethléem, Gethsémané et Golgothal... 

Quand j'ai commencé à grandir, il m'a été vite 
gâté et obscurci, ce Christ, par les prédicants au 
ton pleurard, par les livres absurdes, par toute la 
séquelle blafarde qui se traîne derrière sa person- 
nalité lumineuse, — et j'ai haussé les épaules. — Ce 
n'est que longtemps après, devenu homme, que j'ai 
su le dégager de ce fatras et de ces petites gens, 



il6 FLEURS D'ENNUI 

pour le retrouver beau et pur, et rendre encore à 
ce Dieu brisé un hommage d'admiration... 

Sous une forme plus païenne, plus ténébreuse, 
j*ai retrouvé le Christ encore, à une autre époque 
de ma vie, dans les églises de granit des campagnes 
bretonnes. — Oh ! ces vieilles petites chapelles, isolées 
et mystérieuses, dans les bois de hêtres, et ces cal- 
vaires au coin des chemins, que nous rencontrions 
Je soir, dans nos promenades d'été, avec mon frère 
Yves... Est-ce que tout cela est vide et n'est rien?... 
Quand il n'y aurait que les prières de tant de géné- 
rations, prières de morts, prières de confiance ou 
d'angoisse, qui, le soir, autour du granit séculaire, 
flottent comme des esprits... 

Je ne veux pas vous parler des martyrs chrétiens : 
leur époque était plus jeune que la nôtre, et nous 
ne pouvons plus guère les comprendre. 

Mais, dans notre siècle à nous, — je songe à ces 
exilés, à ces jeunes hommes, nos compagnons, que 
j'ai vus mourir, un peu partout, emportés par les 
blessures, les fièvres, les contagions, les débauches; 
je les ai vus, les philosophes comme vous, aux prises 
avec l'angoisse finale, tordant leurs mains dans des 
agonies horribles ; — et d'autres, de pauvres mate- 
lots, — les simples ceux-ci, — s'en aller dans le 
néant, tranquilles, en tendant les bras au Christ, 
avec une prière enfantine, avec un sourire inexpri- 
mable en face de la Reine des épouvantements. 



FLEURS D'ENNUI 117 



C'est vrai, je vous l'accorde, tout cela nous fait 
pitié, à nous ; — mais ne m'offrez rien pour mettre 
à la place, — et laissez-moi tranquille avec votre 
philosophie qui m'ennuie 

Plumkett. — Très Musset, tout cela, mon pauvre 
Loti, très déjà dit, — Beaucoup trop Musset même ; 
mais je vous pardonne. Il faudra que l'homme cesse 
d'être homme pour ne pas ressasser toujours les 
mêmes choses. 

Seulement vous voyez qu'il y a un banal poétique 
comme il y a un banal philosophique, et que, en 
un mot, tout aboutit au banal. 

Loti. — Mon ciel a toujours été s'assombrissant, 
Plumkett, depuis l'époque déjà lointaine où j'ai vu 
s'éteindre cette image du Christ qui éclairait dou- 
cement mon enfance. 

A présent, je cherche à vivre au milieu d'amis 
extraordinairement simples, — de ces gens qui 
croissent comme des plantes saines, donnent leurs 
fruits, et savent, après, mourir tranquilles quand 
l'heure en est venue. — Les gens simples, les choses 
simples, cela me retrempe et me repose ; après avoir 
été le garçon le plus compliqué du monde, j'en 
reviens tout doucement aux façons d'être les plus 
primitives. 

C'est bien lassant, les personnages comme vous 
et moi. — Et comme nos existences paraissent extra- 
vagantes , inutiles , détraquées , auprès de celles 

7. 



118 FLEURS [D'ENNUI 

de ces amis simples que je me suis choisis 

Seulement c'est, trop tard, hélas : redevenir naturel 
et sain comme eux ne m'est plus possible. J'ai heau 
faire, dans leur milieu primitif, je suis toujours 
un déclassé jouant une comédie ; par-dessus leurs 
têtes, je vois toujours au loin les profondeurs 
sombres qu'ils ne savent pas voir, — et alors je 
maudis avec toute l'amertume de mon âme les 
hommes et le hasard qui m'ont fait ce que je suis... 

L'amour non plus, je ne sais pas le sentir comme 
le sentent ceux qui sont restés simples. Pour moi, il 
s'y mêle je ne sais quoi d'étrange et de mortel ; — 
une préoccupation de Vau delà; une angoisse, une 
inquiétude devoir tout finir... 

Ohl vous parlez d'inconnaissable I... — Mais 
qu'est-ce encore que cet autre mystère : le charme 
tout-puissant des êtres qui sont beaux?... D'où 
vient-il, leur charme? de qui sont-ils l'image? — 
Qu'est-ce que cela, qu'on ne définira jamais : la 
beauté? Qu'y a-t-il de rayonnant autour de ces 
marbres qui traversent les âges et demeurent éter- 
nellement admirables, les statues grecques, les 
Vénus, les Phryné, les torses des femmes antiques ? 

Cela seul ne trompe pas : la jeunesse, la beauté 
visible et palpable des créatures terrestres... Je m'en 
tiens à cette forme de VInconnaissabley la plus puis- 
sante, la plus manifestée à nous, — et je l'adore... 

Et cette adoration n'est pas seulement matérielle 
elle est un sentiment suprême, sublime, qui me 



FLEURS D'ENNUI 119 

donne par instants comme la notion de rinfini et 
de Dieu. — Si l'âme existe, c'est dans Tamour que 
j'ai le mieux compris sa présence, que je l'ai le 
plus sentie, amalgamée à ma chair... Qu'est-ce que 
je leur voulais, à celles que j'ai aimées, filles de 
différents pays de la terre, — pauvres filles sau- 
vages quelquefois, — ou filles ramassées dans les 
rues, simplement parce qu'elles étaient belles; — 
qu'est-ce que je leur voulais à toutes?... N'était- 
ce que leur forme admirable, pensez-vous ?... Ohl 
non, pas cela seulement; car, lorsque je les aimais, 
je les ai quelquefois tant aimées que j'aurais voulu 
mourir avec elles, leur donner une foi et une 
croyance en Dieu, et les emmener dans une autre 
vie, mêlées à moi-môipe éternellement... 

Quand je regarde en arrière, et que je les retrouve 
dans ma mémoire, celles que j'ai aimées, cela me 
confond d'avoir pu les oublier, elles et l'expression 
adorée de leurs yeux, et le charme de leur pays 
aimé à cause d'elles, et nos rêves de foi et nos 
rêves d'éternité ; cela me confond et me donne con- 
science du néant humain, et je comprends l'être 
misérable que je suis, impuissant à trouver et à 
étreindre ce quelque chose dont j'ai soif, — im- 
puissant à me rapprocher de V Inconnaissable, — 
incapable d'éternité... 

L'amour I... En somme, c'est encore tout ce qui 
est resté, après l'effondrement de tout. — L'amour, 
sans lequel il n'y a rien que de sombre et de mort. 



in FLEURS D'EX?cri 



— L'amoar, qui a diangé pour mm les aspects des 
choses, des pays, qui m'a rendo dâicieoses les mi- 
sèresy qui m'a rendo empoisonnées les prospérités... 
L'amour, qui a jeté pour moi sur certaines contrées 
de la terre ce charme mystérieux que je me sois 
époisé inntOement à comprendre, à fixer, à tradnire 
par des mots hnmains... En somme, je n*ai jamais 
yécn que par Famour ; — dans la yie, je ne vois plus 
rien, que Tamonr... 

Ei| avant que ce ne soit fini de ma jeunesse^ je 
voudrais qu'on m'enterrât dans une même fosse avec 
celle que j'aime à présent, de peur que cette forme 
de Y Inconnaissable que j'essaye d'embrasser en elle 
ne s'échappe encore, et que je ne retombe dans le 
vide ; de peur de cesser de l'aimer; — de peur des 
années qui, lentement, viendront nousr affaisser et 
nous anéantir. 

Je suis si las d'essayer de tout, si fatigué d'ouvrir 
mes bras pour étreindre, que j'accepterais avec 
joie cette mort et cette sépulture ensemble, pen- 
dant que nous sommes jeunes encore. Cela finirait 
toute chose, et j'aimerais cette fin-là. 

Je voudrais seulement qu'on la fit mouler avant 
dans du marbre, pour montrer encore aux générations 
qui passeront après nous quelle était sa beauté... 
Et sur ce marbre, qui serait un peu ambré comme 
Talbàtre au soleil, je tracerais tout autour des yeux 
un trait noir, — pour imiter Fombre de ses cils, 
plus épais que les cils peints des femmes arabes : — 



FLEURS D'ENNUI 121 

pour rendre ce quelque chose qui est dans son 
regard, et que j'adore sans pouvoir Texprimer, ce 
quelque chose qui est rare et délicieux, — surtout 
quand on la regarde de tout près, de tout près, à la 
toucher... 

Je voudrais que, dans la fosse, elle fût couchée sur 
moi, pour que la décomposition de son corps passât, 
au travers du mien... Mais pas dans ces cimetières 
saturés de morts, dans ce sol où pourrissent pèle- 
méle tous les rebuts humains. Non, quelque part 
dans les bois, où nous serions seuls à nous foudre 
ensemble dans la terre, à passer dans les racines, 
dans les branches, dans les mousses. 

C'est banal encore, ce que j'écris là, Plumkett; 
cela a été dit et on en a rabâché avant que vous et 
moi ayons ouvert nos yeux au soleil de ce monde... 
Mais, que voulez-vous I à notre époque usée, on ne 
peut même plus rien penser de neuf, rien qui n'ait 
déjà servi à tout le monde... Et puis je le sens si 
vivement, tout cela, que je voudraisê tre capable de 
l'exprimer d'une manière plus saisissante que ceux 
qui ont passé avant nous sur la terre 

Le Christ... Je me souviens du jour où j'ai con- 
fessé ce nom pour la dernière fois de ma vie... 

C'était au temps où je demeurais à Stamboul. 
J'avais admis sous mon toit un vagabond Israélite, 
pauvre garçon qui avait joué sa vie et quitté son 



122 FLEURS, D'ENNUI 

pays pour me suivre... Et puis, — un jour que je 
me sentais méchant, — je ne sais plus pourquoi, je 
l'avais chassé. 

Il était parti en me jetant un regard d'angoisse 
inoubliable. Et puis, se rappelant que le manteau 
qui le couvrait était à moi, il l'avait enlevé et laissé 
à terre, avant de passer ma porte. C'était un matin 
-d'hiver; vêtu comme un pauvre, par le froid de 
décembre, il s'en était allé résolument sans regarder 
derrière lui. 

Mais, quand il fut loin, je sentis que j'étais seul 
dans Stamboul, et que ce serviteur chassé était dans 
ce pays mon unique ami. Surtout le remords de 
cette mauvaise action m'étreignait le cœur. 

Là-bas, à l'autre bout de cette grande ville, à 
l'échelle du Vieux-Sérail, il y avait des navires en 
partance pour Salonique, son pays. Je songeai tout 
à coup qu'il avait dû aller s'y embarquer, et je par- 
tis en courant, avec la frayeur d'arriver trop tard. 

Là j'interrogeai tout le monde, des bateliers que 
nous connaissions, des patrons de navires. Personne 
ne l'avait vu. 

Un d'eux qui était son ami me dit : « Va deman- 
der au rabbin Ezéchiel, de la synagogue de Balata, 
qui l'avait pris en affection; c'est chez lui qu'il 
sera allé sans doute. » 

Quand j'arrivai au quartier juif de Balata, c'était 
le soir, un soir de sabbat. Un vrai crépuscule d'hi- 



FLEURS D'ENNUI 123 

ver, le premier de Tannée, tombait comme un lin- 
ceul. Cette première sensation de froid surprenait 
et glaçait l'imagination . 

C'était un froid morne, sans un souffle dans Tair, 
avec un ciel gris tout d'une pièce présageant la neige 
prochaine. Et cette grande ville orientale, que les 
gens se représentent à distance toute blanche sous 
le soleil, était d'une étonnante intensité de noir, 
sous une voûte plombée. La terre, le sol raviné des 
rues était noir; toutes les vieilles maisons de bois, 
hautes, ventrues, déformées, croulantes, — étaient 
noires aussi, ou peintes avec de Tocre sombre et du 
brun rouge. Il n'y avait d'éclatant et de frais, au 
milieu de cette vétusté obscure, que les costumes 
de tous ces juifs qui se promenaient, désœuvrés, dans 
les petites rues silencieuses, en gardant l'inaction 
commandée du sabbat. 

Ils étaient vêtus de leurs longues robes de fêtes, 
et c'étaient des oppositions de couleurs très surpre- 
nantes. Il y avait des robes orange avec des four- 
rures noires, des robes bleu de ciel avec des four- 
" rures jaunes, des robes vert d'eau et roses garnies 
de martre, et des robes rouges garnies d'hermine. 

Marchands du grand bazar tous, ils causaient à 
voix basse de leurs affaires suspendues ; ils se pro- 
menaient lentement, avec leurs babouches dans des 
socques, comme ayant peur de se salir sur cette 
terre noire des rues, comme craignant pour leurs 
belles robes claires, et ils regardaient en haut, dans 



124 FLEURS D'ENNUI 

ce ciel de plomb, cette neige qui allait tomber. Ils 
marchaient avec cet air renfermé, sournois, cette 
mine humble de bête battue, qu'ont pris les juifs 
dans ces pays musulmans, où on les tient sous le 
fouet comme des chiens. 

J'avais perdu ma route, et je demandai la syna- 
gogue, qu'on m'indiqua en me dévisageant avec des 
regards soupçonneux. 

Il faisait presque nuit dans cette synagogue, qui 
était en contrebas de la rue, enterrée, comme tous 
les édifices sur lesquels les siècles ont passé. 

Les lézardes aux voûtes ; une odeur acre de moi- 
sissure et de poussière. De vieilles dorures, des 
choses caduques et bizarres, confuses dans l'obscu- 
rité. Le chandelier à sept branches, peu différent 
sans doute de celui du temple de Salomon, dressait 
dans un dernier rayon du jour sa tournure rigide 
et extraordinaire d'objet symbolique. Les inscrip- 
tions des murs étaient composées de ces caractères 
millénaires avec lesquels on inscrit le nom de Jého- 
vah au centre du triangle mystérieux qui signifie 
Dieu. Tout cela impressionnait et donnait bien le 
sentiment du sanctuaire du peuple juif, de la nuit 
et des terreurs mystiques du passé. 

Les prêtres d'Israël étaient assis au fond, près du 
tabernacle. Je leur demandai le rabbin Ézéchiel; 
alors l'un d'eux me conduisit dans une crypte 



FLEURS D'ENNUI 125 

basse, aux murailles couvertes d'inscriptions hé- 
braïques. Il appela : Ézéchiell — Un vieillard à 
barbe blanche vint à moi et demanda : « Que me 
veux-tu? » 

— « On m'a dit que tu sais où est Samuel, fils 
d'Abraham, de Salonique? » 

— « Peut-être... Oui, — il est dans ma maison. 
— Alors, c'est toi, celui qui l'a chassé?.... » 

Et puis, baissant la voix, s'approchant tout près, 
fixant sur moi ses deux prunelles pénétrantes, il 
dit: 

— « Es-tu d'Israël ? » 

— « Non I » répondis-je, en tressaillant à cette 
question inattendue, qui faisait revivre tous mes 
souvenirs bibliques. 

— « Es-tu du Christ, ou de Mahomet ? » 
J'allais répondre : de Mahomet, car je portais le 

fez turc, et c'était ma fantaisie d'alors de jouer le 
musulman, surtout vis-à-vis des juifs. Mais il me 
sembla tout à coup que j'allais proférer quelque 
odieux parjure. Je n'osai pas, et je répondis : « Du 
Christ I », confessant encore une fois ce nom d'une 
douceur étrange, qui n'est comparable à aucun des 
noms de la terre, et pour lequel, si j'avais eu 
la foi, je serais allé si joyeusement chercher la 
mort des missionnaires, aux avant-gardes du chris- 
tianisme 

Plumkett. — Je me suis endormi pendant votre 
histoire, Loti; aussi suis-je au regret de ne pouvoir 



126 FLEURS D'ENNUI 

VOUS marquer tout Tintérêt que j'y eusse certaine- 
ment pris. 

Je me suis endormi et, comme vous, j*ai été 
visité par un songe. 

Je rêvais que j'étais en chaire, devant une nom- 
breuse assistance, dans une salle qui me semblait 
être une de celles de la Sorbonne. 

Le sujet que je traitais était : De V embryogénie 
chez le cochon d'Inde, Il y avait des dames qui 
prenaient des notes sur leurs carnets de visites, et 
mon auditoire me paraissait être absolument cap- 
tivé. 

Satisfait de mon succès, je songeais à glisser 
dans ce cours d'histoire naturelle un mot aimable 
à votre adresse. Sachant qu'un brillant conféren- 
cier a établi des rapprochements entre vous et le 
phénix, moi qui ne crois pas aux animaux fabuleux, 
je préférais vous comparer à Y ornithorynque, animal 
étrange mais réel, point isolé dans le monde des 
bêtes, comme vous en êtes un dans la faune anthro- 
pologique de nos climats. 

A ce moment, je me sentis secouer par la man- 
che, et tombai incontinent dans cet état intermé- 
diaire entre le rêve et la réalité, qui est chez vous, 
je le crois, à peu près permanent. 

A travers ces visions incohérentes et confuses 
qu'aucune suite de mots ne peut rendre, comme 
vous le dites si bien, j'entendis ces paroles cocasses : 
Choui dio Koola, choux dio Koolal,,, 



^ FLEURS D'ENNUI 127 

y 

— ■ " , ■■ .^. 

— Ce n'était pas le chocolat traditionnel qui m'était 
offert, mon cher Loti, car je m'éveillais à Pé-King, 
dans une cellule du monastère des pères Laza- 
ristes. 

Non, c'était une tasse de bon thé vert, dit Sou- 
tchong-tcha, qui m'était offerte par I-ko-y en-tsing, 
(Rien-qu'un-œil), ancien roi des Truands de la 
cour des miracles de Pé-King, récemment touché 
par la grâce efficace et devenu domestique chez les 
bons Pères. 

Dans son langage nasillard et chantant, I-ko-yen- 
tsing m'apprit que le temps était beau pour la 
saison ; (on était en janvier et il faisait 25 degrés de 
froid) ; que des chevaux attendaient dans le préau, et 
qu'enfin il était l'heure de me lever pour me mettre 
en route. (La veille, quelques bons Pères et moi, 
nous avions formé le projet d'aller déjeuner au 
Yen-ming-yuen ou Jardin de la lumière spkérique, 
qui est l'ancien palais d'été des empereurs mand- 
chous.) 

Tout en bavardant, Rien-qu^un-œil me remettait 
un à un mes divers vêtements, et je m'habillais fri- 
leusement, enfoui sous mes couvertures fourrées. 

Dans ses allées et venues, chaque fois qu'il passait 
devant une naïve enluminure ornant une des 
murailles de la cellule, Rien-qu'un-œil faisait un 
profond saljit à la romaine et se signait dévotement. 
Cette image était une sainte Famille : une Vierge 
coiffée et habillée à la chinqise, avec de petits pieds 



128 FLEURS D'ENNUI 

de chèvre, tenait dans ses bras un Enfant Jésus 
chinois, dont la tête était ornée de deux petites 
huppes de cheveux et d'une superbe auréole jaune; 
un bon vieux saint Joseph, à longues moustaches et 
longue queue, considérait d'un air niaisement 
paterne la mère et Tenfant. 

J'émergeai bientôt des profondeurs chaudes de 
mon lit de fourrures, et, tout frissonnant, je regar- 
dai au dehors. 

En effet, le temps était beau pour la saison. Par la 
fenêtre m'apparaissait, sous un ciel pur, un coin du 
parc de la Mission, avec ses petits sentiers en esca- 
liers formant de capricieux labyrinthes parmi des 
arbres nains et des rocailles. Çà et là s'élevaient 
d'élégants kiosques à jour ou des reposoirs rus- 
tiques. Un énorme soleil rouge d'hiver perçait de 
ses rayons les branchages des grands arbres, tordus 
et contournés dans de fantasques enchevêtrements, 
— et jetait, à travers ce fouillis effeuillé, de froides 
lueurs matinales. 

C'était un de ces paysages aux lignes maniérées 
et invraisemblables, que les Chinois peignent avec 
de l'or sur leurs panneaux de laque; mais cela 
vivait d'une vie magique, dans des clartés roses, 
dans de la lumière gelée, au lever d'un jour 
glacial. 

I-ko-yen-tsing me contemplait avec son œil 
unique, dérisoirement jeté tout de travers dans un 



Fleurs d'ennui iâ9 

coin de sa large face, comme par un coup de pin- 
ceau mal assuré de quelque caricaturiste à moitié 
gris. 

« Evidemment, me disais-je, ces gens-là ne nous 
ressemblent en rien ; ils ne sont pas la dégénéres- 
cence des mêmes singes que nous; la nature doit 
leur paraître inclinée à 45 degrés, et leurs idées sur 
les choses doivent s'en ressentir. » 

A ce moment, le R. P. Samolto, un Père ita- 
lien, le savant et le bibliothécaire de la Mission, 
entra dans ma cellule, et je lui fis part de mes 
réflexions : 

— Hélas I mon cher fils, me dit-il, à qui parlez- 
vous? Sur cinq cents millions d'habitants que ren- 
ferme cet empire, il y en a quatre cent quatre- 
vingt-dix-neuf et demi qui vivent au sein des épaisses 
ténèbres de Tidolâlrie. 11 ne me paraît pas absolu- 
ment évident que leurs erreurs tiennent à l'obliquité 
de leurs yeux; car, sauf exception, ils en ont habi- 
tuellement deux qui sont dirigés en sens contraire, 
de telle sorte qu'au besoin l'un pourrait corriger 
l'autre ; et je ne sache pas que la grâce de Dieu, qui 
dissipe l'erreur, ait jamais eu pour cela besoin de 
redresser les yeux de travers des Chinois qu'elle a 
touchés. Mais ne portons pas de jugements témé- 
raires, mon cher fils, sur les choses qu'il a plu à la 
divine Providence de nous laisser ignorer... 

En bas, dans l'église, on disait la messe. Les chré- 



lâO tLEURS D^ENNUi 

tiens mâles et femelles nasillaient à tour de rôle 
d'interminables chants en chinois sur un mode de 
complainte mélancolique. 

Les hommes s'arrêtaient; alors c'était le chœur 
des femmes qui reprenait, et leurs nasillements plus 
chevrotants, plus grêles, rendaient plus navrante 
encore cette mélodie vague qui roulait sur une 
gamme incomplète, dans une sorte de détonne- 
ment perpétuel. 

Elles chantaient, parait-il, leslitanies de la Vierge : 
Domus aureal Turris ebumeal Janua cœlil Fœderis 
arcal etc., tout un latin déjà emphatique et obscur, 
traduit à leur usage en chinois de bréviaire... 

En réalité, elles avaient Tair de chanter ceci : 

« Quand nous sommes petites, les petits garçons 
nous battent; nos pères nous battent; nos mères 
nous battent; on nous dit que nous n'avons pas 
d'âme et on nous abîme les pieds afin que nos 
reins deviennent plus gros. 

» Quand nous sommes grandes, on nous vend à 
un homme que nous n'avons jamais vu, qui nous 
emmène dans une chaise fermée, couche avec nous, 
et nous bat si nous ne lui plaisons ,pas. 

» Il y a là aussi d'autres femmes, et nous nous 
battons entre nous. 

» Les bons Pères disent à nos maris que nous 
avons une âme comme eux, et que ce n'est pas joli 
de nous battre tant que ça. Bénissons les bons Pères I » 

Puis une violente décharge de mousqueterie, 



FLEURS D'ENNUI 131 



accompagnée de coups de gongs, vint couper cette 
mélopée lugubre, en même temps que Rien-qu'un- 
œil se jetait vivement la face contre terre. C'était 
Y élévation, et les fidèles faisaient partir des pétards 
en signe d'allégresse. 

— Ave, fili carissime I Bonjour, monsieur Plum- 
kett I 

— Bonjour mon père I Ave, Pater Oui Bonjour, 
Père Mouchette I Ave, Pater Choul 

— Quomodo valesy fili ? Bene dormisti ?, . . 

— Optime, Patres carissimi. 

... Tous ces bonjours amicaux s'échangent rapi- 
dement dans le préau, à la sortie de la messe. Les 
bons Pères chinois me font d'aimables saluts, en 
élevant et abaissant leurs deux poings rapprochés ; 
je réponds de même, et je monte sur une petite 
bête mongole qui a longue crinière, longue queue, 
et une vraie fourrure d'ours. 

La cavalcade, composée des abbés Ou et Chou, des 
PP. Samolto, Mouchette, et de moi-même, se met 
en marche, précédée du Mâ-fou (écuyer), et suivie 
du char aux victuailles, dans lequel est monté le 
P. Yang, bon poussah ecclésiastique tout em- 
mitouflé dans une longue robe fourrée à manches 
pagodes. 

(Le Yang est dans la cosmogonie chinoise le 
Principe mâle qui, uni au Fenj' ou Principe femelle, 
a engendré l'univers.) 



132 FLEURS D*ENMII 

Au grand trot, avec un tintement bruyant do 
grelots et de clochettes, le cortège s'engage dans 
des petites rues tortueuses, semées d'immondices, 
détritus animaux et végétaux, chiens morts et chiens 
vivants. 

Derrière nous, il y a le palais démesuré du Fils-du- 
Giel ; on aperçoit le haut de ses murailles mystérieuses 
qu'aucun Européen n'a franchies. Il est encore en- 
dormi dans sa splendeur inouïe, et à ses pieds leZac 
des Lotus est terni et mort sous la glace de jan- 
vier. 

On éprouve une sorte de malaise indéfinissable 
en songeant à l'immensité de cette ville, qui s'éveille 
dans le clair matin ; on est comme oppressé par ce 
dédale, serré, confus, inextricable, qu'on devine 
autour de soi, couvrant des étendues plus grandes 
qu'aucune dé nos capitales d'Europe. 

Les chiens aboient avec fureur sur notre passage 
et font des charges menaçantes contre les jambes 
de nos bêtes, dont l'allure devient inquiète et irré- 
gulière. Il en sort de toutes les ruelles, de toutes 
les impasses, de tous les cloaques, et cette troupe 
nous poursuit, montrant des crocs aigus qui ont 
soif de mordre. 

Aux portes des petites maisons basses, en brique 
grise, apparaissent déjà quelques minoi« de jeunes 
filles tartares qui viennent de se lever. Leurs larges 
faces de pleines lunes, toutes fardées de blanc et de 



FLEURS D'ENNUI 133 

vermillon, se tournent comme des têtes de jeunes 
chats et nous suivent curieusement ; elles ont de 
petits airs craintifs, bébêtes et étonnés, à la vue de 
ce carnaval d'Occident qui passe. Leurs larges 
casaques, leurs pantalons bouffants, tranchent en 
couleurs voyantes et crues sur le gris des murailles; 
elles se tiennent gauchement sur leurs pieds trop 
petits, dans des poses mignardes de figurines 
d'écrans. 

Ces images défilent vite, vite, à rebours de notre 
course; elles disparaissent et nous retrouvons 
encore d'interminables séries de rues désertes. 

Nous sommes dans la Ville Jaune ou ville im- 
périale, et tous ces vieux quartiers morts ont un 
caractère aristocratique. Des murs, des murs qui 
n'en finissent plus ; des murs tout gondolés de 
vieillesse, tout tapissés de mousses et de fougères. 
Derrière, il y a des parcs immenses, où l'on a 
façonné à grands frais une nature artificielle et 
baroquement chinoise. 

De loin en loin s'ouvrent des portes, aux pi- 
lastres énormes, aux lourds battants de chêne 
rongés parle temps. Elles ont des toits extravagants, 
toutes ces portes, des toits jaunes dont les angles 
extrêmes se relèvent vers le ciel en crocs capricieux, 
en formes grimaçantes de dragons et de monstres. 
Toutes sont gardées par deux bêtes de marbre, 
moitié lions, moitié chimères, ayant une patte 

8 



134 FLEURS D'ENNUI 

griffue posée sur une boule et tournant vers les 
paS^ntS un rictus mystérieux. 

Et, sur- tout cela, le désert voisin a posé sa 
marqué : une couche de poussière grise, effaçant 
les anciennes couleurs, les anciennes dorures, 
éteignant les étranges bariolages appliqués sur 
ces Ya-men, ou portes de palais, par les peintres 
d'autrefois. 

— Allons au grand trot par ici, dit le révérend 
Père Samolto ; car plus loin l'encombrement nous 
retardera pour sûr. 

Loti. — Ah I oui, Plumkett, hâtez-vous, mon ami. 
Songez que vous n'êtes encore qu'au milieu de la 
Ville Jaune, dans laquelle vous prenez même le 
chemin des écoliers. Vous avez encore, si mes sou- 
venirs sont fidèles, toute la Ville Rouge à tra- 
verser avant d'arriver à Si-tche-^en, ou la Porte 
directe de l'Occident, Et si vous continuez, vous 
n'en sortirez jamais de cette Ville Rouge. 

Plumkett. — Nous voici sur un grand boulevard, 
courant de Test à l'ouest. Tout Pé-king est orienté 
suivant les quatre points cardinaux magnétiques; 
les Mongols qui l'ont bâti ignoraient l'erreur de dé- 
clinaison qui est de 1** 30'. 

Dans la direction de Si-tcke-men, la Porte de 
l'Occident, qui nous donnera accès sur la campagne, 
nous suivons maintenant une grande artère droite, 
entièrement bordée de palais ; à mesure que nous 
avançons, des alignements de constructions monu- 



"f*^ I 



FLEURS D'ENNUI 135 

■■ — ^*T- -i^-;^ 

mentales et imposantes émergent des ton^bilions de la 

poussière, des brouillements de la brumêlumineuse ; 

une double rangée d'arbres couverte -ffe givre se 

prolonge devant nous, en perspective indéfinie; — 

et, de chaque côté, ce sont toujours les mêmes 

grands murs ; les mêmes grandes portes avec leurs 

auvents hérissés de chimères et de monstres; les 

mêmes lions en marbre assis par terre, et grinçant 

leurs dents aux gens qui passent. 

Ces Ya-^men sont des académies, des ministères, 
des tribunaux, des temples, des bonzeries, des 
couvents de lamas. 

C'est le collège des Han-lin, ou académiciens des 
dix mille pinceaux ; c'est le Li-pou, ou tribunal des 
rites; le Tsonff-li-ya-men, ou ministère des rela- 
tions avec les peuples barbares ; le Kouan-ti-miao, ou 
temple du génie Kouan-yu; le Sian-yeou-koung , 
o\x Ton sacrifie à Tétoile polaire; le Siang-fang, ou 
la demeure des éléphants ; le ministère de la 
musique, le ministère de la marine et des dix-huit 
exercices du corps, etc., etc. 

A mesure que l'heure s'avance, le boulevard 
s'anime :des charrettes, des bourgeois sur des ânes, 
des cavaliers montés sur de petits chevaux mongols 
à tous crins, qui ont de grosses têtes, des airs rusés 
et fripons de chevaux savants. 

Voici du monde, du monde, le boulevard s'emplit : 
cela tourne à la cohue. 



136 FLEURS D'ENNUI 

Des cavaliers vont et viennent, précédés de Ma- 
fous en livrée, au grand trot de leurs petits chevaux 
à mine drolatique et polissonne. Us se tiennent tout 
ramassés dans leurs longs jupons et comme accrou- 
pis sur leur haute selle, chaussant jusqu'aux talons 
leurs étriers courts. Ils ont des vêtements de soie 
garnis de fourrures précieuses, et des bottes de 
velours noir dont les bouts pointus se relèvent à la 
poulaine sur d'épaisses semelles d'une blancheur 
immaculée, faites de papiers superposés. 

Parmi eux, des physionomies toujours très chi 
noises, mais empreintes d'une sorte de distinction 
particulière à la classe élevée. Us nous regardent 
passer avec une certaine expression d'étonnement, 
avec une nuance imperceptible d'ironie. Dans leur 
maintien, il n'y a rien pourtant que de bienveillant 
et de courtois ; mais le rictus asiatique est toujours 
là, même sur ces physionomies douces et distinguées 
de la haute classe : il y a un abîme infranchissable 
entre cette antique Asie, qui vit toujours quand 
même, et nous qui, nés d'hier, avons tout changé. 

Vieux arbres verts tortus, vieux toits obliques à 
demi effondrés, faces de Chinois aux yeux obli- 
ques, il y a affinité entre tout cela. Tous ces restes, 
tous ces vestiges d'un passé, florissant vers l'époque 
du Déluge, glorieux aux temps de Sésostris, de 
Gyrus, d'Alexandre, de Théodose et de Gharlemagne, 
grandissant toujours, alors que vingt civilisations 



FLEURS D'ENNUI 137 

d'Occident se sont écroulées et que d'autres se sont 
édifiées sur leurs ruines, — tout cet Orient antédi- 
luvien semble faire toujours la même vieille grimace 
mystérieuse à la face de notre Occident mo- 
derne. 

Orient et Occident, cela se regarde comme le mou- 
lin à prières d'un lama du Thibet regarderait un té- 
légraphe Morse; cela se regarde avec dédain et pi- 
tié, comme un de ces lions de marbre qu'on voit aux 
portes d'un Ya-men dévisagerait un sphinx d'Egypte; 
comme un fétiche australien regarderait le cruci- 
fix sanglant de la sainte inquisition. 

Et partout, dans cet assemblage hétéroclite qui 
s'appelle le monde, partout les mêmes discordances 
hurlantes confondant la raison humaine : la 
flamme des Parsis à côté du croissant de Mahomet; 
le divin chimboko, le Priape qu'on révère à Ni-Pon, 
et l'Hostie eucharistique adorée par les catholiques 
romains. Opposition d'énigmes, brouillamini de 
croyances, chaos de théogonies, au sein duquel 
s'élève, glacial comme la mort, le matérialisme issu 
de la science positive, qui simplifie tout en suppri- 
mant tout. 

Et tout cela, que cinquante siècles ont adoré, 
c'était Dieu!.. Alors je songe à ce tout cela, qui 
m'apparaît, pour la dernière fois peut-être, sous une 
forme nouvelle, plus énigmatique, plus étrange, 
plus sombre. Est-ce rien, décidément rien, ce tout 
cela ? Ou bien cela s'éloigne-t-il, à mesure que nos 

8 



138 FLEURS D'ENNUI 

conceptions s'étendent pour le saisir, cela s'éloîgne- 
t-ilplus que jamais de nous, dans les régions de 
rinsaisissable et de Tincompréhensible?... 

Alors, mon cher Loti, j'éprouve cette sensation 
poignante que vous connaissez aussi, d'éloignement 
immense de quelque part où je ne suis jamais allé; 
de séparation de quelqu'un que je n'ai jamais connu ; 
d'exil de quelque lieu jamais vu et peut-être incon- 
naissable, où j'ai vécu en rêve, ou vaguement et 
sourdement dans des limbes antérieures... 

— Faites attention, monsieur Plumkett ; voici 
un cortège qui va passer : il faut que nous nous 
rangions, autrement les licteurs pourraient nous 
chercher noise. 

C'était cette fois le Père Mouchette qui coupait le 
fil de mes pensées. 

Un soulèvement de poussière : des enfants cou- 
rant comme des dératés, poussant de grands cris aussi 
aigus que des sifflets à vapeur ; des hommes cras- 
seux tapant sur des gongs ; des gens essoufflés, por- 
tant des lanternes en plein jour, au bout de longues 
hampes à pendeloques rouges ; des hallebardiers ; 
des licteurs habillés de noir, en pourpoint et cu- 
lottes bouffantes, avec de hauts chapeaux à plumes, 
agitant, dans des gesticulements frénétiques, des 
fouets, des martinets plombés, des chaînes et des 
instruments de torture. Et puis, s'avançant toujours 
avec la même allure de dératés, des gens qui por- 



FLEURS D'ENNUI 139 

lent, emmanchés au bout de longues perches, des 
dragons verts, des écrans rouges, des chimères et 
des monstres. 

Enfin, le grand personnage ainsi escorté apparaît 
sur un cheval harnaché splendidement. C'est Li- 
hong-chang, le vice-roi duPe7cÂi7iqui vienten céré- 
monie visiter Kong, le prince régent. Il est grand et 
maigre. Sa figure osseuse, avec barbiche et longues 
moustaches, a une expression rusée et béate. La 
plume de paon des grands de la Chine flotte derrière 
la boule rose qui surmonte sa haute coifi'ure officielle. 

Tout cela défile très vite: les gens à pied courent; 
les cavaliers vont au trot, un trot sautillant qui fait 
sonner les grelots, remuer les longues crinières 
éparses, et danser les longues queues, tant des che- 
vaux que des hommes. La plaque d'or de Tordre du 
Faisan monte et descend sur la poitrine du puissant 
seigneur; les pèlerines des mandarins s'agitent 
comme des ailes au vent. — Ils sont passés. — La suite 
défile grand train comme Tavant-garde : secrétaires 
et scribes à cheval, tous en bonnet officiel, avec 
une importance comique, portant en bandoulière 
leurs rouleaux de papier et leurs écritoires ; puis 
des valets, des gens de mauvaise mine vêtus d'ori- 
peaux bizarres — une séquelle sinistre qui court à 
perdre haleine. Et c'est tout. Nous pouvons pour- 
suivre notre route. 

— Ecce homo dives opum ! dit l'abbé Ou avec un 
ton d'admiration. 



UO FLEURS D'ENNUI 



— Et potens! ajoute Tabbé Chou. 

— Sed crudelisy malus, perditusque vitiis tur- 
pibusl objecte le principe mâle. 

— Memini me manducavisse olim apud eum, 
dis-je, dans un latin déplorable, à ces bons Pères. 
Mihi dédit bonum vinum de Champagne bibitu, et 
nidi philomelœ editu. 

Nous arrivons en face d'un arc de triomphe à 
trois arcades, peint en rouge de sang, et surmonté 
de l'inévitable toiture dont les angles se relèvent 
en tètes de monstres : c'est la porte de la Ville 
Rouge. 

Ici, tout change, on dirait l'entrée d'une de ces 
villes démesurées des âges disparus. 

Le boulevard se continue à travers cette Ville 
Rouge dans des lointains où la vue se perd. 

Plus de Ya-men, mais d'étranges façades de bou- 
tiques, hautes comme des palais, flanquées chacune 
de deux gigantesques mâts bariolés et dorés, qui 
supportent des boules, des têtes de dragons et des 
chimères. De grands placages, en bois découpé à 
jour, réunissent ces mâts entre eux avec un luxe 
extravagant de couleurs et de dorures. 

D'autres mâts encore, penchés ceux-ci vers la 
chaussée, forment, au-dessus de la cohue des cha- 
riots et des cavaliers, une sorte de voûte qui se 
prolonge en interminable perspective et d'où pen- 
dent de longues bannières multicolores, ondulant, 



FLEURS D'ENNUI 141 

se nouant et se dénouant au vent, dans une agita- 
tion perpétuelle. 

Au milieu, une houle confuse; des myriades 
d'êtres et de choses qui remuent, qui s'en vont de côté 
et d'autre, comme emportés par des courants affolés : 
pêle-mêle de couleurs où domine l'or; bariolage, 
embrouillement sans fin ; — tout cela s'effaçant au 
loin dans la brume lumineuse, dans la buée glaciale 
de la matinée de janvier. 

Un blanc poussiéreux flotte sur cette Babel comme 
une nuée rousse, et monte en se dégradant dans le 
ciel pur. 

Et le soleil de ces climats excessifs jette sur toutes 
ces choses sa lumière puissante, — un soleil aussi clair 
que celui des tropiques, mais froid, et comme 
mort. 

Les bruits se fondent en une clameur grondante 
faite d'exclamations, de boniments, de disputes, 
de propos quelconques dans toutes lies langues 
d'Asie. Tintements de milliers de clochettes ; roule- 
ment des chariots, hennissements des chevaux; 
ronflement monotone des vols de pigeons qui s'en- 
lèvent et s'abattent, avec leurs petites harpes 
éoliennes à la queue ; croassement des corbeaux qui 
traversent l'air en grandes troupes noires... 

Et le vent d'hiver souffle avec furie, semant tou- 
jours sur la ville immense la poussière du désert 
mongol... 

Nous avançons lentement et péniblement à tra- 



U2 FLEURS D'ENNUI 

vers des embarras de charrettes et de cavaliers, en 
nous efforçant de ne pas perdre de vue la petite 
calotte grise de notre Mâ-fou, qui nous fraye un pas- 
sage» Il accomplit des prodiges équestres avec son 
petit cheval, qui se cabre en face de» obstacles, et il 
lance toujours de sa voix grêle son Koo-lé ! koo-lé! 
(gare I gare !) qui se perd dans l'air assourdi, saturé 
de bruit comme de poussière. 

Parfois il faut nous arrêter et nous garer aux 
carrefours formés par d'autres grands boulevards 
qui coupent le nôtre à angle droit, pour laisser 
passer d'interminables files de chameaux, énormes 
bêtes au museau noirâtre, aux longs poils fauves, 
qui cheminent sur leurs quatre membres fourchus, 
drôlement articulés, avec des allures de machines 
détraquées. 

Ils nous montrent au passage leurs profils com- 
, pliqués, qui^ont, sous leurs muselières, des expres- 
sions bêtes, sévères et résignées. 

Les gens qui les mènent sont des Mongols des- 
cendus du désert boréal. Leurs figures larges et 
plates ont quelque chose de jovial et de rude qui 
contraste agréablement avec la perpétuelle grimace 
chinoise. Ils sont vêtus de longues robes couleur 
de sang, que serrent à la taille des ceintures hé- 
rissées de poignards, et coiffés 4'une sorte de cape- 
line en fourrure, à bavolet, que surmonte un cône 
rouge orné d'une houppe. 

Nous continuons notre chemin sous la voûte des 



FLEURS D'ENNIIÎ 143 

- - '- 

grands mâts de cocagne peinturlurés et des ban- 
deroles multicolores, au milieu de Thibétains 
jaunes , de Coréens blancs, de Mongols rouges, de 
bonzes vêtus de gris et la tête rasée comme des 
moines, de Kalmouks, de Toungouses, de Khirghiz, 
venus en ambassade, à Toccasiondu nouvel an, faire 
les Ko-to (prostrations prescrites par le livre des 
dix mille rites aux peuples tributaires) devant le 
Tientze, fils du ciel, seigneur suzerain des dix 
mille royaumes. 

Nous trottons toujours sur une sorte de haut 
remblai destiné aux chevaux et aux chariots, qui 
occupe tout le milieu du boulevard, tandis que de 
chaque côté deux voies en contre-bas sont réservées 
aux piétons. Autour de nous, encore de riches cava- 
liers fourrés et enj uponnés ; encore des charrettes 
bleues et des charrettes bleues ; des dames de qua- 
lité dans des chaises à porteurs noires en forme 
de lanterne de bec de gaz ; et des bourgeois a 
mine placide sur des bourriques de louage, suivis de 
Lui'fous (âniers) qui tapent à coups de trique le der- 
rière de leurs bêtes en criant : Ta ta ta ta I 

Sur les voies en çontre-bas de la chaussée, des 
attroupements de gens du peuple, naïfs Jacques Bon- 
hommes chinois, demeurant bouche béante devant 
des ours qui dansent; des funambules qui font des 
tours, des saltimbanques qui se renversent et se 
désossent hideusement. 



144 FLEURS D'ENNUI 

Des gens qui circulent affairés, avec de grosses 
lunettes rondes sur de petits nez camus, avec des 
airs importants et dindonesques de richards chinois 
suant l'or; ou bien de pauvres hères à mine nécessi- 
teuse, en quête d'imprévu. 

Et des boutiques et des boutiques, toutes dorées 
et splendides, où l'on vend des fourrures de Mongo- 
lie, des brocarts d'argent et d'or; des étoffes sans 
prix sur lesquelles sont brodées des choses fantas- 
tiques, dans des nuances de rêve; des émaux cloi- 
sonnés et de vieilles potiches comme on n'en conçoit 
plus, — toutes les reliques d'un passé inimaginable, 
extravagant de richesse et de couleur. 

Et puis des diseuses de bonne aventure attrou- 
pant la foule, des médecins acupunctaristes opé- 
rant des mannequins sur des tréteaux. 

Et des maisons de banque où grouille tout un 
peuple d'employés à figure moutonnière, manœu- 
vrant avec fièvre, du bout de leurs longues griffes 
aiguës de Chinois, les boules enfilées des machines à 
calculer... 

Loti. — Est-ce que vous entriez aussi, au trot de 
votre monture mongole à fourrure d'ours, dans 
toutes ces boutiques et ces maisons de banque, 
Plumkett? Comme cela devait causer de l'ennui à 
ces bons Pères qui avaient pris charge de vous I 

Plumkett. — Non pas, cher Loti; mais les impé- 
ratrices veuves passaient sur un boulevard perpen- 
diculaire au nôtre, allant au Temple du Ciel faire 



FLEURS D'ENNUI . 145 

des sacrifices aux mânes de leur seigneur : alors on 
avait barricadé notre boulevard, et nous n'avancions 
plus. 

C'est pénible à lire, direz-vous, et cela écrase 
l'imagination, cette sorte de synthèse optique et 
acoustique. C'est vrai : beaucoup de détails dan 
Pé-king et point de grandes lignes. Une multi- 
plicité de choses qui tirent l'œil et doivent être 
décrites aussi minutieusement qu'elles ont été 
faites. 

Décrivez Pé-king à grands traits et rapidement, 
il n'y aura rien. Alléger ce qui en soi est lourd, c'est 
en supprimer le caractère. 

Voici des alignements de théâtres en plein vent, 
où des acteurs, ayant des drapeaux piqués dans 
le dos, et des têtes de tigre, de dragon ou de léo- 
pard, — grelotants derrière leurs masques, transis 
sous le vent d'hiver, — jouent, avec des contorsions de 
possédés, des scènes de l'enfer bouddhiste à faire 
frémir. C'est la foire : partout du burlesque hor- 
rible, de la diablerie comprise à la chinoise, — la 
révélation pour nous d'un monde exotique de cau- 
chemars et d'épouvantes. 

Des disputes et des rires béats de bonze ; la sen- 
teur du santal; la puanteur acre des tas d'ordures 
gelés, et la fumée des baguettes d'encens qui brûlent 
dans toutes les maisons, devant tous les bouddhas, 
devant toutes les tablettes d'ancêtres, L'étrangeté 
partout, dans la forme, dans la couleur, dans le 



146 FLEURS D'ENNUI 



bruit : des cris qui sonnent aigre et faux comme des 
miaulements de chats ; des guitares qui font de 
petits grincements tristes, des voix de fausset pointu 
qui détonnent; toute une symphonie aiguë et 
gémissante que déchirent des coups de gong .... 

Et enfin, enfin, un grand donjon perché sur une 
haute muraille grise, et un gouffre noir qui s'ouvre 
devant nous. C'est Si-tche-meriy la Porte directe de 
rOccident. 

Pénétrons lentement et prudemment dans cette 
caverne, afin de ne pas casser les jambes de nos 
chevaux entre les vieilles dalles disjointes datant de 
Khalibaï-Khan, petit-fils de Gengiz-Khan et fonda- 
teur de la dynastie des Youen. 

Traversons ce hideux tunnel, — puis une cour 
intérieure, — puis un second tunnel percé sous un 
second donjon, qui élève dans l'air ses quatre mu- 
railles blanches trouées d'embrasures noires comme 
des sabords de vaisseau. Filons bien vite au milieu 
d'une nuée de poux humains, mendiants sinistres 
et terribles; échappons à leurs obsessions inquié- 
tantes, et sortons enfin de cet antre dantesque. 

Encore des chameaux, encore les maisons crou- 
lantes d'un vieux faubourg sordide, et une grande 
plaine s'ouvre devant nous. Nous voici en rase cam- 
pagne. 

Oufl... 



FLEURS D'ENNUI 147 



Loti. — Ouf I en effet. 

Plumkett, vous qui êtes Tauteur d'un traité très 
remarqué sur V Embryogénie chez le kanguroo, 
vous pourriez m'expliquer peut-être le singulier 
intérêt que je trouve à embrasser les chats, sur la 
joue, en lissant un peu leurs poils sous leurs mous- 
taches? Ce n'est pas par affection, certes I car, en 
dehors de feu ma chatte Moumoutte, que j'aimais 
tendrement, j'embrasse aussi avec transport des 
chats quelconques qui m'ont à peine été présentés, 
ou même des chats que je rencontre dans les rues, 
assis sur le rebord des fenêtres, pourvu qu'ils soient 
avenants et propres. 

Je me rappelle qu'en Orient cette façon de faire 
amusait beaucoup les bons Turcs, et en particulier 
mon ami Achmet. 

J'ai eu une foule d'animaux qui, dans différents 
lieux du monde, ont été les compagnons fidèles de 
ma vie et mes confidents dans les circonstances 
pénibles ; je les ai beaucoup aimés, mais l'idée de 
les embrasser ne m'est jamais venue. 

Il est vrai, j'embrassais jadis, il y a quelque 
vingt-cinq ans, une fine levrette blanche, qui était 
l'amie de ma première enfance et qui s'appelait 
Phul (parce qu'elle descendait, paraît-il, de Pul ou 
Phul, roi d'Assyrie). 

Je vois encore Phul, avec son petit nez fin et 
pointu, avec son corps à courbe gracieuse, perché sur 



148 PLEURS D'ENNUI 

ses longues pattes en fuseau qui semblaient toujours 
avoir peur de toucher la terre. A peine avais-je qua- 
tre ou cinq ans lorsqu'on fut obligé de la faire tuer : 
elle avait été mordue par un gros chien enragé. 

Le dernier matin de sa vie, elle était veiiue me 
dire bonjour comnue de coutume dans mon petit lit 
de bébé, en posant ses pattes sur le rebord. Mais 
j'avais remarqué qu'elle avait de drôles d'yeux et la 
bouche ouverte. 

Et puis, — sans doute parce qu'elle avait conscience 
du danger affreux qu'elle était pour moi, — au lieu 
de sauter joyeusement, elle était repartie la queue 
basse s'asseoir dans un coin, en me regardant tou- 
jours avec ses drôles d^yeux, qui avaient une ex- 
pression d'angoisse humaine. — Dans l'après-midi, 
on la fît abattre. 

Plumkett, les souffrances et le martyre des bêtes 
étaient autrefois pour mon imagination une inquié- 
tude et un mystère, une chose qui troublait beau- 
coup ma foi d'enfant... 

On me raconta qu'on l'avait portée à l'hôpital 
des chiens, et qu'elle reviendrait guérie. Et je me 
représentais cet hôpital, tous ces bons chiens dans 
des lits, avec des bonnets. Ce ne fut que bien long- 
temps plus tard, quand j'eus à peu près oublié la 
pauvre Phul, qu'on m'apprit enfin la cruelle vérité. 

Depuis, je n'ai plus embrassé que des chats. 

Il y a une manière de s'y prendre. On les soulève 
entre le pouce et l'index, par les pattes de devant 



FLEURS D'ENNUI 149 

en soutenant leur échine avec les autres doigts de 
la main. De cette façon on les tient debout et on 
peut leur donner de gros baisers qui les font se 
secouer légèrement. S'ils sont très câlins, — comme 
les chattes, par exemple, — ils vous regardent avec 
un petit sourire engageant et cependant contenu ; 
s'ils sont moins sociables — (les gros matous), — ils 
baissent la tête avec un air de condescendance 
refrognée. 

Quand on les a embrassés, ils restent près de vous 
et s'asseyent, s'ils ont le temps de causer; ou bien, 
s'ils ont un rendez-vous et des affaires, ils se reti- 
rent. Dans ce dernier cas, ils s'éloignent à petits pas, 
en se retournant deux ou trois fois par politesse 
pour vous regarder, le dos renflé et l'air aimable... 

Plumkett. — C'est très impoli, Loti, cette habi- 
tude que vous avez de toujours interrompre. Lorsque 
mes récits vous ennuient, dormez, comme je fais, 
moi, chaque fois que vous avez la parole ; c'est beau- 
coup plus convenable. 

Et puis ces petits airs naïfs que vous vous donnez, 
et ces historiettes enfantines, est-ce assez ridicule 
dans la bouche d'un grand garçon de trente et un 
ans qui a grillé sa peau à tous les vents, à tous les 
soleils, et rôti par tous les bouts le balai de 
la vie ? 

... Je disais donc que nous étions en rase cam- 
pagne, lancés au galop de nos petits chevaux mon- 
gols... 



150 FLEURS D'ENNUI 

Loti. — Ah ! mon Dieu ! cela va recommen- 
cer!... 

Plumkett. — ...laissant derière nous la longue 
ligne droite des murailles crénelées de Pé-king, et 
poussant en avant, au milieu des rizières dont les 
petits canaux gelés luisaient au soleil, comme des 
aiguilles d'acier jetées dans la plaine immense. 

De distance en distance, des bouquets d*arbres 
dépouillés entourant de lourdes maisons blanches à 
toitures arquées qui ^ont des villas chinoises; ou 
bien des maisonnettes en terre recouvertes de 
chaume qui sont des fermes et des logis de paysans. 

Ces habitations apparaissent comme de petits îlots 
perdus dans cette mer plate de sillons durcis par la 
gelée, sur laquelle le disque rouge du soleil répand 
un éclat fauve. 

Du fond de l'horizon, de grands nuages de pous- 
sière rousse s'élèvent et courent sur la terre nue; 
parfois ils nous enveloppent, et alors nous n'y 
voyons plus. 

Toute la plaine est grise. C'est un grand steppe 
morne et désolé. 

Le trot de nos chevaux s'allonge ; nous allons bon 
train, dans le vent d'hiver. 

Si parfois nous perdons la notion du pays lointain 
où nous sommes, vite les moindres détails viennent 
nous la rapporter : c'est un paysan qui passe enve- 
loppé de peaux de bique, nous jetant ce regard 
louche et tiré vers les tempes qui caractérise l'extrême 



FLEURS D'ENNUI 151 



Asie ; ce sont des chiens qui, de loin flairant VEuro- 
péen, accourent, la queue basse et la mine furieuse... 
Inexplicable chose, que les bêtes mêmes, dans 
ce pays, aient conscience de la différence profonde 
de nos races : les buffles fondent tête baissée sur 
l'homme blanc qui passe, et les chevaux mongols 
se défendent avant de se laisser monter. 

Nous arrivons à un carrefour où se croisent plu- 
sieurs routes dallées de marbre blanc, — restes des 
splendeurs colossales de cette Chine d'autrefois, dont 
nous ne voyons plus aujourd'hui qu'une image à 
demi morte. Là se dresse, dans l'air poussiéreux et 
froid, une perche au bout de laquelle pend un pa- 
nier renfermant une tête humaine. 

Au-dessus, un écriteau : La justice a puni le 
crime. Il faut trembler et obéir. 

Nous nous arrêtons pour considérer cette figure. 
Elle est bien conservée par la gelée, seulement 
elle a pris le teint brun des momies; les yeux ou- 
verts laissent paraître deux fentes blanches rele- 
vées vers les tempes; les lèvres, bordées de minces 
moustaches, découvrent jusqu'aux oreilles deux ran- 
gées de dents sanguinolentes ; cette tête a l'air de 
rire et de narguer cyniquement l'inscription qui, 
au-dessus d'elle, tourne et vire au vent comme une 
girouette, avec des bruits secs de claque-bois. 

— Formosissimam caudam habebat iste latro, 



152 FLEURS D'ENNUI 

observe Tabbé Chou, qui en a lui-même une fort 
belle et fort soignée. 

La longue queue du décapité tombe en effet hors 
du panier, et se balance au vent avec des mouve- 
ments pendulaires, comme si elle comptait l'éter- 
nité des châtiments que cette âme est condamnée 
à subir dans les enfers bouddhistes. 

Mais le Ma- fou, nature peu impressionnable, 
envoie plaisamment dans le panier suspendu un 
savant coup de fouet, et la tête du mort, lancée 
comme une pierre de fronde, s'en va en rebondissant 
rouler sur la terre durcie. 

— C'est un triste champ que l'Église nous a 
donné à labourer là, mon cher fils, me dit le P. Sa- 
molto, devenu mélancolique à la vue de ce bon 
tour, et il est bien difficile de faire entrer des idées 
chrétiennes dans ces cervelles de Chinois... 

— Mais, lui répondis-je, nos amis, le P. Ou et 
le P. Chou, ne sont pas restés Chinois, eux ; ce sont 
des prêtres comme vous ? 

— Il est bien vrai, mon fils, que ce sont de 
bons prêtres, et cependant ils sont toujours bien 
Chinois I... 

— Ce sont de fort bons prêtres, dit l'abbé Mou- 
chette, et le P. Yang aussi en est un. Us sont très 
forts en liturgie. Ils ont beaucoup de mémoire et 
savent très bien la théologie, les Pères de l'Église. Ils 
savent bien le latin aussi, quoiqu'ils n'arrivent ja- 



FLEURS D'ENNUI 153 

mais à prononcer les r, son qui n'existe pas dans le 
chinois. 

— Et cependant, reprit .Samolto, il pourrait se 
faire qu'il se mêlât au culte tel qu'ils le pratique- 
raient des rites païens condamnables ; aussi nous 
n'aimons pas beaucoup à les laisser seuls avec les 
fidèles, de peur qu'ils ne se mettent à faire de la 
fantaisie et ne faussent les dogmes de notre sainte 
religion en les interprétant à la chinoise. 

« 

Pendant ce temps, les abbés Ou et Chou sem- 
blaient se livrer à une conversation très animée. 
Ils gesticulaient, roulaient depuis leur nez jusqu'aux 
coins de leurs tempes leurs petits yeux en amande, 
comme des caméléons, et parfois éclataient de rire 
en se regardant. Alors leurs bouches se fendaient 
jusqu'aux oreilles et ils avaient l'air, après, d'échan- 
ger de longs salamalecs. 

— Ils improvisent des vers sur la campagne, 
me dit le P. Samolto, avec des rimes qu'ils se 
donnent d'avance. Ainsi ils disent que le ciel est 
une grande turquoise, que le soleil est d'or et la 
lune d'ivoire ; que les petites fleurs sont jolies à voir 
et sentent bon ; que la plus parfaite harmonie règne 
et régnera pendant plus de dix mille fois dix mille 
ans entre le ciel et la terre, et que tout va bien en ce 
monde, parce que la gloire de Yeh-Sou^ Notre-Sei- 
gneur (ici le bon Père se signa dévotement), est 
proclamée sur la terre dans des temples de jade et 

9. 



154 FLEURS D'ENNUI 

au plus haut des cieux dans des parvis de saphir. 
Gela et autres choses semblables, et ils s'adressent 
des félicitations mutuelles... 

La voie dallée se continue toujours à travers la 
campagne grise et nue, et, au grand trot, nous nous 
approchons d'une sorte d'oasis d'arbres verts, encore 
tout saupoudrés de givre: c'est Ouan-chou-ckan, ou 
la colline des Dix mille longévités. 

Nous voici devant un trou plein de décombres : la 
fosse où feu l'empereur H'ien-Fong entretenait des 
tigres de Tartarie. 

Nous croisons des paysans, hommes et femmes, 
montés sur des ânes. Puis enfin, derrière un pli de 
terrain, éclate au ras du sol une grande nappe ré- 
fléchissante ayant une douce teinte carnée: c'est la 
pièce d'eau gelée du palais d'été, réunie à celle du 
palais de Pé-king par un large canal où naviguaient 
jadis les jonques de la cour. — Nous sommes entrés 
dans Toasis. 

Des touffes d'arbustes verts; des bouleaux aux 
troncs blancs et luisants, aux branches fines et 
retombantes, qui font pleuvoir sur nos têtes une 
rosée froide et des cristaux de givre ; des pins qui 
semblent gesticuler comme ces dieux hindous aux 
bras multiples ; de vieux chênes fracassés, fendus, 
éventrés, tout couverts de mousse ; des plantes pa- 
rasites, des squelettes de lianes, enlaçant de leurs 
réseaux des arbres antiques et des ruines. 



FLEURS D'ENNUI 155 

< 

Nous côtoyons de près la pièce d*eau, dont la 
glace est humide du dégel de midi ; il s'en échappe 
une vapeur lumineuse, une sorte de resplendisse- 
ment suave ; et des massifs de nénufars, d'herbes 
aquatiques, emprisonnés et comme pétrifiés par la 
gelée, forment sur ce miroir plat un étrange jar- 
din. 

Sur l'autre rive, bordée de terrasses et de balus- 
tres de marbre, se montre une longue ligne mou- 
tonnée de silhouettes d'arbres, interrompue de dis- 
tance en distance par des allées de sapins, dont les 
perspectives théâtrales se perdent en profondeur. 

Çà et là, des îlots couronnés de groupes de cèdres, 
arbres sombres, dont la ramure horizontale forme 
des zigzags noirs et d'où s'élancent de riants mira- 
dores, de gracieuses tours de porcelaine. 

Un doux et poétique rêve d'hiver — à la Corot ; 
une sorte d'Éden septentrional, vague et voilé ; une 
exquise et charmante apparition d'une nature imagi- 
née et pas naturelle ; un mirage qui semble, quand 
on s'approchera, devoir s'évanouir... 

Voici un grand pont de dix-sept arches qui mène 
à un îlot artificiel, de forme régulière, monté sur 
d'énormes assises de marbre. Le pont aussi est d'un 
beau marbre blanc doré par l'action séculaire des 
soleils d'été. C'est un gigantesque arc de cercle qui 
nous ouvre son dos courbe entre deux grands lions 
bondissants. 



IW FLEUBS D'E55CI 

Nos petiU polissons à longue fonrrore se mettent 
à se cabrer et à valser snr leurs pattes de derrière 
arec des mouyements de tète désordonnés. 

— Ta ta ta ta (en français : Hue !)! glapit le 
Mâ-fon en se démenant comme nn diable jaune, en 
jouant du fouet, de labride et des talons ; l'ourson fsui- 
tasque qu'il monte reprend, sur le pont de marbre, un 
petit galop de chasse bien raisonnable, et le troupeau 
mongol suit son chef de file vers un bel arc de triom- 
phe de granit dont les architrayes relayent leurs 
extrémités arquées yers le ciel ayec une grâce chi- 
nolHe. Cette arcade s'ouvre dans un pavillon rose 
flanqué de murs de même couleur : c'est l'entrée du 
Ouanrchou'chan ou colline des Dix mille longévités, 
— Nous sommes arrivés. 

Ici , il faut descendre de cheval, extraire de la char- 
rette nos provisions et le Principe mâle, et nous 
voici cheminant à pied, à travers une grande cour 
jonchée de marbres et de poteries, au milieu de 
troncs d'arbres carbonisés, de toitures effondrées, 
d« murs croulants. — Nous sommes dans une nécro- 
polo du palais. 

Devant nous s'ouvre une allée de sapins sombres 
el gigantesques, aux parfums balsamiques, dont 
les grandes branches ployantes pendent lourde- 
mont, tout emmêlées de givre. 

Et nous arrivons enfin au pied du Ouan-chou-chan 
proprement dit : une colline qui nous offre un 



FLEURS D'ENNUI 151 

flanc vertical formé par deux hautes terrasses 
revêtues de crépissages roses. 

On y monte par de doubles rampes dessinant 
deux losanges superposés, avec un palier intermé- 
diaire. 

— Grimpons I grimpez, pater Yang I Courage, 
abbé Mouchette I — Macte animo, pater Ou I Pa- 
ter Chou, Tchoung-kouë-tzé,- Chang-Tien-thang ! 
(Père Chou, fils de Tempire du milieu, montez au 
ciel I) 

... Abomination de la désolation que cette rampe I 
Les marches effondrées disparaissent sous des 
entassements de décombres. Des avalanches de 
palais ont passé parla, en dégringolant du haut de 
la colline. 

Quel désastre I C'est ici le cimetière des faïences, 
des marbres et des porcelaines I Imaginez, dans 
des proportions gigantesques, la rampe de Monte- 
Carlo, sur laquelle on aurait semé, du haut de la 
terrasse, Sèvres et Vallauris, en y ajoutant le 
musée Campana, la galerie des Antiques et Tacro- 
pole d'Athènes piles menu. 

— C'est. Tartillerie française qui a fait cela ! dit 
le P. Mouchette, tout essoufflé, en se rengorgeant 
avec orgueil. 

Il y a des lions en marbre, les pattes cassées, la 
gueule enfouie, qui semblent mordre rageusement 



158 FLEURS D'ENNUI 

■ ■ «.. ■■■« 

des tessons de potiches dans les dernières crispa- 
tions de la mort. Puis des éléphants camards, ayant 
perdu leur trompe à la bataille et portant sur leur 
dos des ruines de tours à neuf étages. Et des phénix 
ne battant plus que d'une aile, et des chimères 
estropiées, et des dragons culs-de-jatte... 

Grimpons, grimpons toujours, parmi les débris 
précieux, parmi les monceaux de décombres qui 
roulent sous nos pas. Le Principe mâle, soutenu 
par le charretier et le Mâ-fou, gémit faiblement. 
Pater Ou et pater Chou halètent avec résignation, 
les pauvres abbés!.. 

Enfin nous arrivons tout en haut, sur la terrasse 
supérieure. Nous passons sous un second arc de 
triomphe, à trois arches d'albâtre, orné de bas- 
reliefs extraordinaires, et une grande pagode à 
deux étages se dresse devant nous, lourdement 
campée sur ses assises de marbre. 

Elle est plaquée de faïences jaunes, formant * 
sur ses murs un grand damier dont chaque carré 
porte un phénix aux ailes éployées, et des orne- 
ments baroques hérissent à la chinoise son toit 
courbe. 

Derrière, tout au bout des jardins abandonnés 
et silencieux, il y a un adorable petit kiosque de 
bronze, posé sur des pieds de marbre, qui sort d'un 
fouillis de rocailles artificielles, dans un enchevê- 



r 



FLEURS D'ENNUI 159 

"^ — I 1 ^-M ■-■-■—— -wiai-M ■ Il m I. ■ ■ I _ ■ _ _ _ t 

trement de houx, de ronces et de lianes. C'est là, 
mon cher Loti, si vous le voulez bien, que votre ami 
Plumkett va faire un déjeuner de gourmet ecclé- 
siastique, au milieu des ruines de cette Ninive 
d'extrême Orient, dans l'étrange compagnie de cinq 
prêtres catholiques apostoliques et romains, dont 
un Principe mâle générateur universel. 

Ce bijou chinois, qui a nargué la dévastation 
venue d'Occident, dresse dans le ciel bleu pâle ses 
élégantes colonnettes de métal, ses panneaux à jour, 
et ses toitures superposées d'où pendent des lianes 
et des fougères. 

Il devait faire bon prendre du thé là, — quand 
on était Fils du ciel et empereur des dix mille royau- 
mes, — en compagnie d'une douzaine de gentilles 
petites femmes à l'air bébête, toutes fardées et ver- 
millonnées, avec de volumineuses coiffures piquées 
de grandes épingles; femmes empaquetées dans 
des vêtements de couleurs vives, ayant de gros 
ventres, d'énormes reins, de tout petits pieds, et 
rivalisant à qui attirera les faveurs du seigneur et 
maître... 

Celui-ci, le Fils du Ciel, le tout-puissant et l'invi- 
sible, vautré dans son luxe d'Héliogabale, fumait 
son opium en songeant à quelque précepte, sage 
mais bête comme tout, de l'immortel Koung-fou- 
tzé; ou bien cédait à l'influence de ce troupeau 
féminin, qui était à lui, qu'on avait savamment 
exercé à satisfaire ses plus secrets désirs. 



160 FLEURS D'ENNUI 

Ces petites femmes à l'air niais, qui avaient de 
gros ventres, de gros reins et de petits pieds, lui sem- 
blaient des Vénus, et il souriait béatement aux volup- 
tés de la nuit prochaine. 

Et comme il était beau, le spectacle qui s'offrait là 
en face de ses petits yeux clignotants et pleurants, 
à demi clos, à demi morts d'excès d'opium et de 
débauches!... 

D'abord des bois sombres, vus par en dessus, 
dominés de très haut. Leurs grandes masses vertes, 
d'où sortent des têtes de pins et de cèdres, s'étendent 
avec des raccourcis fuyants ; et çà et là, dans les 
creux, sous le réseau des branchages, brillent des 
flaques de glace. 

Puis tout cela se fond, se noie dans des vapeurs 
qui donnent l'idée de profondeurs insondables. Les 
lointains incolores semblent faits de déchirements 
d'ouate, de choses suspendues sans poids, sans 
lignes, sans formes. Et, au-dessus de ces brumes qui 
planent sur les lieux bas, s'élèvent majestueuse- 
ment, se dressent comme assises sur elles, les mon- 
tagnes découpées, à cassures et facettes multiples, 
de l'entrée de la Mongolie, toutes couronnées de 
neiges éclatantes sous le soleil de midi. 

C'est avec des yeux d'empereur voluptueux et 
ivre d'opium qu'il faudrait contempler de tels 
paysages, mon cher Loti. 

Et c'est avec des poudres de diverses nuances d'or 
qu'il faudrait les peindre sur des miroirs de laque. 



FLEURS D'ENNUI 161 

Nos grossiers paysagistes, qui emploient les cou- 
leurs de la nature et font des empâtements sur 
de communes toiles, ne sauront jamais rendre ce 
qu'ont vu là mes yeux, à travers les découpures des 
panneaux de bronze. En voulant trop complète- 
ment copier la réalité, ils n'arrivent qu'à produire 
d'imparfaits trompe-l'œil. 

Seule, une représentation rudimentaire, vague, 
sans couleur, jetée étrangement sans perspective, 
au hasard d'unç imagination chinoise, peut éveiller 
dans l'esprit le sentiment d'un tel site... 

— Manducamus I s'écrie le Principe mâle, de 
sa petite voix nasillarde. 

— A table, mon fils I dit le P. Samolto. 

Et nous voilà assis sur des peaux de bêtes dispo- 
sées en siège, autour d'une nappe chargée de vais- 
selle, de fourchettes, de couteaux et de bâtonnets 
chinois. 

Gomme il a bien fait les choses, le Père économe I 
Gomme il s'est surpassé, le frère cuisinier! Voici du 
bordeaux, du vrai bordeaux, et du moët etchandon, 
venu directement de la maison mère de la rue de 
Vaugirard. Voici des gibiers froids aux gelées, et 
des pâtés truffés. 

— Ni tche fan che pou che? (Toi mangé riz, 
oui, ou pas oui?) dit-on en Chine, pour s'informer 
si quelqu'un a déjeuné. 

Les abbés Yang, Ou et Chou mangent le leur 



162 FLEURS D'ENNUI 

gloutonnement, ou plutôt le happent, en le portant 
dans des tasses à leurs grosses lèvres, et en le pous- 
sant ensuite au fond de leur bouche à l'aide de leurs 
bâtonnets. 

Avec le moët et le bordeaux circule le petit vin 
de Pé-king, rose et douceâtre comme la joue d'une 
jeune fille tartare, mais traîtreusement capiteux. 
Et les bons Pères, candides, sans se méfier, boivent 
indistinctement du tout, font d'imprudents mé- 
langes... 

Loti. — Prenez garde, Plumkett, vous allez vous 
griser aussi. 

Et si vous vous rendiez malade, mon pauvre ami, 
quelle complication! Il faudrait faire venir l'acu- 
punctariste de Pé-king, qui transformerait votre 
corps en pelote à aiguilles, et puis vous administrer 
une de ces potions où entrent des choses inimagi- 
nables, telles que deux jeunes poules blanches 
n'ayant pas encore pondu, pilées vivantes dans un 
mortier, avec leurs becs, leurs pattes et leurs plumes^ 
un jour heureux, à Vinstant où la planète y passe 
sur la constellation ^E.. » 

Plumkett. — Une ébriété légère et douce, mon cher 
Loti. — Je me figurais être empereur de Chine : 
autour de moi, le troupeau féminin aux petits pieds 
dansait, en chantant un chœur insaisissable. 

Là-bas les montagnes de la Mongolie tournaient 
aussi, sur un r^ihme de gong, dans les pâles va- 
peurs d'hiver. Les notions des distances étaient per- 



FLEURS D'ENNUI 163 

dues : des dragons jaunes, assis sur les cimes les 
plus lointaines, allongeaient jusqu'au kicïsque leurs 
pattes multiples, et leurs griffes tambourinaient sur 
le bronze avec un bruit de grêle. 

Ils m'étaient soumis, ces dragons ; je souriais de 
les voir se déformer et grandir, enlaçant tout de 
leurs corps squameux. 

Elles étaient jolies, ces petites femmes tartares 
aux joues blanches et roses ; elles dansaient molle- 
ment, dans des attitudes automatiques de poupées ; 
elles avaient un peu des airs transparents de 
visions ; mais leurs yeux noirs, tirés vers les tempes, 
cachaient des promesses de voluptés pas naturelles 
et encore inconnues... 

Brusquement tout cela s'évanouit, avec ma chi- 
mère d'empire. Une rafale du vent du Nord passa 
sur ma tête en douche glacée ; les montagnes de la 
Mongolie se reposèrent dans les lointains sur les 
brumes blanches ; je cherchai autour de moi le 
troupeau féminin, et ne trouvai plus, hélas I que les 
bons Pères... 

Et dans quel état, mon Dieul. 

Le Principe mâle, l'œil allumé, la face conges- 
tionnée, ébauchait lourdement, à la manière d'un 
ours, la danse rituelle dite Porte des nues ou Pas 
du phénix joyeux. 

L'abbé Chou chantait, en marquant la mesure 



164 FLEURS D'ENNUI 

avec ses bras, les poings fermés et les pouces en l'air, 
le Moh'li'IToua, ou la Fleur de jasmin, une chanson 
populaire de la Chine. 

Le Père Samollo, le Père Mouchette et l'abbé Ou 
avaient une vive discussion théologique: 

Père Samolto : « Monsieur Mouchette, je vous 
répète que ce sont là les propres paroles d'Origène : 
Sanctus spiritus eam impregnavit per aurem,,. » 

Et puis ils énuméraient les tortures probables des 
âmes en purgatoire, et Samolto, dans Texaltation 
de son imagination italienne, y mêlait les cercles du 
Dante... 

Père Yaiig, interrompant : « Toi mangé riz; 
oui, ou pas oui? » sûr un ton de perroquet, 
comme en France on dirait : « As-tu déjeuné, 
Jacquot? » 

Père Ou ) , . ,, ,. . i Lao-tzé 

«:. ni. i parlant ensemble en cnmois : { - , 
Père Chou ) ^ ( L eau 

dans le Tao ne parle pas du purgatoire ni de 
est humide et descend; son goût est salin. Le feu 

l'enfer. Il nous apprend que l'homme a deux 
brûle et monte; son goût est amer. Le bois se courbe 

natures : le principe matériel, qui reçoit par 
et se redresse, mais son goût est acide; de même 

transmission et contient le principe igné^ le 
Tattitude grave et digne produit le respect, le lan- 

principe lumineux de Vintelligence, dont il est 
gage honnête et sincère produit l'estime, la vue claire 



FLEURS D'ENNUI 165 

le véhicule et le support. Nous vivons dans le 
et distincte produit la science, et l'ouïe attentive pro- 
doute de beaucoup de choses et de l'enfer aussi 
duit l'habileté. La pluie est le signe d'une bonne 

bien que du reste. Mais les cas douteux, il est fa- 
conduite et la température est le signe d'un bon 

I die de les résoudre par la formation et la dissipation 
i gouvernement, le chaud marquant la sagesse consom- 

de la vapeur, par la couleur des écailles de la tortue 
mée du souverain, et le froid, sa justice équitable. 

brûlée et par le pronostic de l'immutabilité, , . 
Quant au vent perpétuel, il annonce la perfection. . . 



Quelques instants plus tard, le silence se faisait 
de nouveau dans le kiosque de bronze. Aidé du 
Mâ-fou, je couvrais soigneusement de manteaux etde 
fourrures les bops Pères, qui s'étaient endormis... 

Dormez, bons Pères I Un jour viendra, allez, où ce 
sera pour tout de bon et où rien ne vous réveillera 
plus, — ni la danse du Phénix mystique, ni Tappel 
des gongs célestes de Bouddha, ni le son de la der- 
nière trompette, ni la voix mourante du Christ... 

Et vous. Loti, secouez votre sommeil, mon ami, 
car mon histoire est terminée... 

LoTL — Ah I — Eh bien, il finit en queue de rat, 
votre monstre chinois, mon pauvre Plumkett. Et 
puis comme c'est de mauvais goût, ces bons Pères 



166 FLEURS D'ENNUI 

qui se grisent; je me figure que les feuilletons à un 
sou de la librairie anticléricale doivent être taillés 
sur ce modèle... 

— Mon cherami,onm*a raconté qu'étant tout petit 
enfant, j'avais prononcé dans un moment de mélan- 
colie cette phrase de désenchantement amer : 
« Toujours se lever, toujours se coucher, et toujours 
manger de la soupe qui n'est pas bonne I... » (Au- 
trefois, Plumkett, je n'aimais pas la soupe, bien 
qu'on m'en fît assurément manger d'excellente.) 

Si ce propos ne m'eût été rapporté par des per- 
sonnes dignes de foi, j'aurais peine à croire que j'aie 
pu de si bonne heure trouver le dernier mot de la 
vie. 

Plus tard, j'ai connu des jours sans soupe, des 
jours aussi où je n'ai pas eu la peine de me lever, 
ne m'étant pas couché la veille. Mais — à part l'a- 
mour peut-être — je n'ai guère trouvé mieux que 
cet ennui, entrevu dès les premiers moments de 
mon arrivée dans ce monde... 

— Malgré vos protestations, vous voyez que j'en 
reviens toujours à mes souvenirs d'enfance; c'est 
que je voudrais faire mes fleurs jaunes un peu moins 
fanées que les vôtres (de peur que notre bouquet 
ne vînt à ressembler à un vieil herbier, vous com- 
prenez). Et alors je suis obligé de remonter assez 
loin, pour trouver encore quelque chose de frais 
dans ma vie. 

Plumkett, j'ai été élevé dans ma première enfance 



FLEURS D'ENNUI 167 

i»^— — I ■ I ■ ■ ■» ■■■»■ I » ■ .■■-- — _ „ ■ ,1 ■ - — ■ ■■■■.■■ ^ 

comme une petite fleur rare de serre chaude. Si dans 
la suite j'ai tourné à la brousse de maquis, à la plante 
de hallier, c'est à rencontre de toutes les prévisions, 
au rebours de toutes les probabilités. 

Aujourd'hui encore, je retrouve très facilement 
les façons d'être, les apparences, les intonations, — 
même les impressions de l'enfant /rès doux que j'ai été 
jadis ; je mêle cela avec mes sentiments de rouleur, 
de blasé, d'égoïste et de sauvage. Je suis un composé 
du tout. C'est peut-être pour cela, mon Dieu, que 
j'ai été quelquefois un peu aimé, — les femmes 
choisissant toujours de préférence ceux qu'elles ne 
comprennent pas. 

L'homme que je suis devenu couvait déjà, de très 
bonne heure, sous l'enfant que j'étais: — enfant élevé 
à l'écart des autres enfants, maintenu dans une ex- 
trême ignorance du mal et de la vie ; — enfant bien 
pur, vivaut de rêveries et de contemplations de la 
nature. 

Au bord de la mer, je me vois encore à six ou sept 
ans, étendu au soleil, comme un petit lézard sur la 
plage de sable, écarquillant mes yeux par les temps 
bien clairs, pour regarder, derrière les voiles loin- 
taines qui passaient à l'horizon, si je n'apercevrais 
pas par hasard l'Amérique ... 

Oh ! ces régions éloignées où le soleil brûle, ces 
forêts tropicales, — en ai-je rêvé jadis, — en m'i- 
solant pendant de longues heures d'été, dans les 



168 FLEURS D'ENNUÎ 

recoins solitaires des bois... C'était une fascination 
et en même temps une mélancolie inexprimable 
que me jetait de loin cette nature inconnue des tro- 
piques. 

Je me rappelle aussi, — et c'eût été là l'indice le 
plus inquiétant, si l'^n s'enf ûl douté, — je me rappelle 
que, quand j'étais couché, bien douilleté dans mon lit 
blanc, cela me troublait d'entendre le soir dans la 
rue la gaieté bruyante et les chansons des matelots, 
qui revenaient des pays lointains de la mer. J'écou- 
tais; j'écoutais ces chants rudes, qui s'en allaient se 
perdre dans les rues basses avoîsinant le port. Et, 
sans pouvoir m'endormir, j'étais pris de rêveries 
extraordinaires, en songeant à ces pays d'où reve- 
naient ces hommes bronzés^ à cette vie et à ces 
aventures. — Qui l'eût soupçonné alors, ce qui se 
passait dans ma tête I... 

Tout cela avait pour moi l'attrait des choses 
prohibées, impossibles ; il. était bien entendu à 
cette époque, et admis même par moi, que je 
ne quitterais jamais l'égide de la famille; que 
je deviendrais un homme « utile à la société », 
très rangé, très bien pensant et très austère... Qui 
m'eût dit que, plus tard, je dirigerais et je par- 
tagerais leurs fatigues, leurs aventures et leurs 
plaisirs, à ces hommes qui avaient l'outrecuidance 
de chanter la nuit, et de ne pas se coucher pour 
faire tapage... 



FLEURS D'ENNUI 169 

Un certain jour d'été, par la grande chaleur de 
juin, je m'en allais raisonnablement, mon carton de 
musique sous le bras, prendre ma leçon de piano. 
J'avais, je pense, environ douze ans. C'était la pre- 
mière fois qu'on me laissait sortir dans la ville sans 
être accompagné. Je m'en allais à l'ombre, en sui- 
vant l'allée du rempart. Par-dessus le parapet de 
pierres grises, je regardais la campagne, la plaine 
tranquille, inondée de soleil, avec des bois qui 
apparaissaient tout au bout de l'horizon. 

Il n'y avait personne sur ce rempart, peu fré- 
quenté à l'heure chaude de midi. Cependant deux 
mousses parurent, qui sortaient de derrière un ta- 
lus. Ils firent quelques pas, en musant, et puis s'as- 
sirent par terre contre un ormeau. C'étaient deux 
enfants un peu plus âgés que moi, et déjà brunis 
par le hâle de mer. 

« Espèce de singe du Brésil ! » disait le plus grand 
à l'autre, en lui tirant une oreille... 

Singe du Brésil I... Ce mot de Brésil me rendit 
rêveur; — et je regardai à l'horizon, du côté du bois 
ensoleillé; il me passait en tête je ne sais quelle 
intuition ou quel mystérieux ressouvenir de forêt 
vierge... Sans doute ils y avaient été, au Brésil, ces 
mousses, pour en parler... Je m'arrêtai timide, der- 
rière eux, désirant encore les entendre. 

Eux me virent et engagèrent brusquement la con- 
versation. Mon costume, examiné par eux de la tête 
aux pieds, parut leur inspirer un certain respect, et 

10 



no FLEURS D'ENNUI 

ils furent réservés d*abord. Mais je sentais, dans 
leurs questions, quelque chose de sourdement mo- 
queur: la pitié et l'ironie des enfants libres, déve- 
loppés déjà sur la grande mer, vis-à-vis de Tenfant 
privé, choyé dans sa cage comme un petit oiseau 
rare. Et je m'étonnais de leur ton bref, de leurs 
allures hardies que je n'avais pas. 

En effet, ils en revenaient, du Brésil, et me parlè- 
rent de gros fruits très bons à manger, de perroquets 
verts, de négresses et de singes. 

Nous nous quittâmes là-dessus, bons amis, nous 
promettant de nous revoir au retour d'une cam- 
pagne que leur navire allait entreprendre. 

Ils me dirent leurs noms. Le plus grand était 
Barazère. — Dix ans plus tard, une nuit, dans un 
mauvais lieu de la Plata, je le retrouvai et le recon- 
nus, jouant du couteau contre les alguazils. — 
Dans la suite, le hasard voulut encore que ce fût moi 
qui fis jeter un beau matin soii corps à la mer... 

J'arrivai en rçflard ce jour-là à ma leçon de piano, 
— ayant couru, ayant chaud, — très troublé d'a- 
voir lié connaissance avec des mousses, — et rêvant 
de Brésil, de grands arbres, de perroquets verts et 
de singes. — Je jouai fort mal. 

C'était une de mes premières leçons, très précoces, 
sur Chopin ; j'étudiais le Premier Impromptu à 
mademoiselle C. Lobau, Eh bien, il en est résulté 
qu'il y a toujours eu du Brésil, pour moi, dans cet 



FLEURS D'ENNUI 171 



impromptu-là. Je n'ai jamais pu le comprendre qu'à 
ma manière, et non à celle du maître. Je le jouais, 

— du temps où j'admettais encore la musique, — 
en sourdine, avec une vitesse excessive; dans cette 
espèce de susurement vague, bizarrement plaintif, 
il y avait pour moi comme un bruit de pluie tiède 
sur des arbres de forêt vierge, et comme un frô- 
lement de feuillages de bambous. 

J'avais dix-huit ans quand je vis pour la pre- 
mière fois ce Brésil. 

J'y étais arrivé la nuit. Débarqué de grand matin, 
au fond de la baie où s'était arrêté mon navire, je 
remontais un ruisseau dans une pirogue, et re- 
gardais le jour se lever sur cette nature inconnue. 

— Ce qui me surprenait, c'était cette intensité de 
vert sur les feuillages, ce brun ardent sur le sol, 
cette nuance d'or sur le ciel, — et puis aussi les sen- 
teurs extraordinaires que toutes ces choses exha- 
laient. J'avais bien prévu les formes de ces grands 
arbres et de ces palmiers, mais pas cette puis- 
sance de couleur, ni ces parfums, ni cette pesanteur 
de l'air; ce pays jetait à tous mes sens à la fois 
des impressions d'inconnu... 

Des vols d'ibis rouges, éclairés en plus rouge 
encore par le soleil levant, passaient au-dessus de 
ma tête comme des traînées de feu... 

Dans la case de planteurs où je descendis, on 



172 FLEURS D'ENNUI 

— — * I - - m 

me fit mettre à table pour déjeuner; puis vint la 
grande chaleur de midi, et on ferma tout, déclarant 
qu'il était impossible de songer à sortir avant la 
tombée du jour. 

Mais Tenvie me dévorait d'aller courir : tout dou- 
cement, pendant que mes amis dormaient, j'ouvris 
la porte et pris la clef des champs. 

Alors je me trouvai seul, au milieu d'un silence 
et d'un accablement étranges, sous une lumière 
étincelante, dans une température de fournaise. Je 
ne voyais partout que de grandes plantes fleuries, 
toutes semblables, dont les fleurs d'un jaune pâle 
se penchaient comme exténuées de chaleur. — 
J'étais dans un champ de cotonniers. ' 

De tout petits êtres ailés, d'un vert métallique de 
hanneton, couraient sur ces espèces de mauves 
jaunes, en produisant dans leur vol rapide des 
bourdonnements de phalènes. — C'étaient des 
oiseaux-mouches qui faisaient leur dîner de midi. 

Je m'avançais toujours dans ces cotonniers, 
sentant mes tempes brûlantes sous l'écrasant 
soleil. — J'arrivai à une barrière de planches, — 
solide, pour empêcher les bêtes de la forêt voi- 
sine de venir la nuit visiter la plantation. J'es- 
caladai cette clôture et je me trouvai dans la cam- 
pagne. 

C'était une sorte de clairière, bordée au loin par 
un rideau de verdure, — De grands arbres, plan- 



FLEURS D'ENNUI 173 

r-w ■ — • ,, _, , _^ ^ ■ 

tés çà et là au hasard, se baignaient voluptueuse- 
ment dans ce soleil torride qui m'écrasait. — Ils 
étaient d'un vert surprenant et leurs feuilles épaisses 
étaient lustrées comme celles des camélias. — 
C'étaient des acajous, des ébéniers, des bois de rose. 
— Par terre, les herbes, les plus petites plantes, 
avaient des physionomies nouvelles. Il y avait sur 
toute cette campagne un bruissement extraordinaire 
d'insectes, qui était léger et immense, qui semblait 
sortir à la fois de partout... 

A mesure que j'avançais, les arbres devenaient 
plus beaux, plus serrés... Maintenant ils formaient 
une voûte, haute, épaisse, laissant en dessous un 
vide et une obscurité d'église... C'était la forêt rêvée. 

Il y faisait sombre ; des traînées de lumière bleu- 
âtre descendaient le long des troncs énormes ; il y 
avait des lointains noirs, comme dans les forêts de 
Gustave Doré; la terre était nue; les branches, 
les racines étaient nues ; toute la verdure se 
tenait en haut, disposée en dôme compact, et 
l'on circulait assez librement là-dessous, sur des 
tapis de feuilles mortes. 

Tout à coup quelque chose glissa dans ces feuilles 
sèches, — quelque chose de long, qui se tordait 
comme une corde qui fouette... ohl le beau serpent 
qui passa près de moi, très effrayé de m'avoir vu... 

Je m'assis sur de grandes racines d'acajou, im- 
pressionné délicieusement par cette solitude et cette 

10. . 



174 FLEURS D'ENNUI 

splendeur. — Une liane orchidée étalait au-dessus 
de ma tête d'étonnantes fleurs ayant forme de 
mouche, réunies en grappes roses, d'une nuance 
pâle et délicate de fleur d'ombre. — Et autour de 
moi voltigeait toute une famille de papillons blancs 
en miniature, aux ailes très découpées et semées de 
gouttes d'argent en relief, — petits êtres rares, éclos 
dans l'éternelle chaleur et dans l'obscurité de ce 
bois... 

A la longue, Plumkett, toutes nos facultés s'é- 
moussent un peu, — et surtout celle que nous 
possédions si bien l'un et l'autre, d'être impression- 
nés par toutes les choses nouvelles. — Il est cer- 
tain qu'aujourd'hui je ne remarquerais plus ces 
petits papillons semés de gouttes d'argent, ni tous 
les détails infimes de cette nature, qui pendant cette 
première journée se sont gravés dans ma mé- 
moire. 

Assis là dans cette forêt, sur mes racines d'aca- 
jou, je revis comme en rêve l'allée du vieux rem- 
part où j'étais passé enfant, portant dans un car- 
ton Y Impromptu de Chopin. — Je revis aussi les 
deux mousses, et j'entendis la voix du grand dire 
à l'autre: « Singe du Brésil I » 

Je regardai autour de moi : il n'y avait pas de 
singes en vue. — Sans doute ils dormaient dans 
les branches... 



FLEURS D'ENNUI 175 

Et puis, croiriez-vôus, Plumkett, je revis certain 
vieux mur dont je vous ai précédemment parlé; — 
vous savez, ce vieux mur de la Limoise, sur lequel 
jadis j'allais me percher, à la chaleur brûlante des 
midis d'été, dans le lierre et les branches de vigne, 
pour regarder la campagne et les grands chênes 
des bois endormis sous le soleil; — pour rêver des 
forêts des tropiques, en compagnie des lézards gris, 
des sauterelles bleues et des sauterelles roses, des 
moucherons bourdonnants et des guêpes gour- 
mandes qui tombaient pâmées, les pattes en Tair, 
pour avoir mangé trop de muscat. 

Du fond de la vraie forêt du Brésil, je revis nette- 
ment ce mur, Plumkett, et je retrouvai, avec une 
tristesse poignante, ma vie et mes rêves envolés de 
petit enfant. 

Alors je commençai à comprendre qu'il n'y a 
rien dans ce que le monde nous offre de réel quand 
nous grandissons, rien en fait de nature, ni en fait 
d amour, ni en fait de tout, — qui réponde aux 
conceptions vagues et charmantes, aux intuitions 
de l'enfance... 

Plumkett. — Mon cher Loti, cette -fleur me plaît 
beaucoup, et c'est avec joie que j'en respire le 
parfum avant de mourir; car je dois vous dire que 
je touche à ma dernière heure. Au moment où vous 
recevrez ceci, je serai mort, ce qui vaut bien autre 
chose. Mon âme viendrait volontiers vous tenir com- 



176 FLEURS D'ENNUI 

pagnie quand vous vous ennuierez par trop ; mais 
je ne sais si le diable voudra bien me le permettre, 
d'autant qu'il doit vous garder rancune de lui avoir 
ainsi soufflé Tâme du père Barez. 

Tout à vous, 

Feu Plumkett. 

P, S, — J'ajoute quelques lignes pour vous an- 
noncer que le phénomène s'est accompli. 

Mourir est une chose simple et naturelle ; 
je dirai même, agréable. 

Malheureusement, quand on est mort, on ne s'en- 
nuie plus ; partant, plus d&Fleurs d^ ennui. Continuez 
donc tout seul vos charmants bouquets. Effeuillez 
quelques roses sur ma tombe : j'aimais Cette fleur. 

gme p 5 — Lg^ cérémonie a été fort brillante. Un 
grand nombre de personnes m'ont accompagné à 
ma dernière demeure. Chose extraordinaire ! en 
quittant l'église, je marchais comme une personne 
naturelle, en donnant le bras à une jeune fille en 
longue traîne blanche. Aucune tristesse excessive 
n'était peinte ^ur les traits des assistants, et les 
voitures qui nous attendaient à la porte n'avaient 
point cette mine sombre qu'ont d'ordinaire celles 
des pompes funèbres... 

3me p 5 — Beaucoup de gens meurent de cette 



FLEURS D'ENNUI 177 

manière, et la population s'en trouve augmentée. 
Mourir ainsi, c'est renaître. Du reste, je pense bien 
que vous me rejoindrez un jour. 

Loti. — Ahl traître... Qu'avez-vous fait là?... 

Allons, soyez heureux, mon cher ami. 

Mais alors, moi, je vais continuer à promener mon 
ennui par le monde, sans avoir personne à qui oser 
le communiquer I 

Vrai, vous me manquerez beaucoup... 



FIN DES FLEURS d'eNNUI. 



PASQUALA IVANOVITCH 



PASQUALA IVANOVITCfi 



A bord du Téméraire j vaisseau de Sa Majesté 
Britannique. — Golfe de Cattaro, 4 octobre 1880. 

Deux heures de la nuit. — La paix profonde, le 
recueillement intime du quart de minuit à quatre 
heures. Instants mélancoliques du métier des ma- 
rins, où, dans le silence, dans le calme des veilles, 
la pensée, dégagée de tout, plane de haut sur les 
choses de la vie... 

Nous voici à Cattaro : pays nouveau, situation 
imprévue. Nous voici faisant partie d'une escadre 
européenne, comme il n'en avait jamais existé. 

Deux heures de la nuit. — Un grand apaisement 
a succédé aux agitations, aux salves, au bruyant 
cérémonial de l'arrivée. 

La lune éclaire une baie admirable, où Teau 
sommeille, immobile; elle jette des clartés roses 
aux grands rochers, et découpe, avec des ombres, 

il 



182 PASQUALA IVANOV.ITCH 

les reliefs des prodigieuses montagnes suspendues 
au-dessus des eaux*. 

L'air de la nuit est tiède, et la terre envoie des 
senteurs de myrte. — On dirait des paysages de 
rêve. 

Toutes ces formes noires, qui semblent des 
monstres endormis sur le miroir de la mer, ce 
sont des vaisseaux cuirassés; c'est cette escadre 
internationale qui occupe en ce moment les gens 
politiques dans tous les cabinets de l'Europe. 

Ils dorment, les cuirassés. Toutes les demi-heu- 
res, quand leurs cloches sonnent, on entend sur 
des intonations différentes le cri somnolent des 
matelots de garde, répété dans toutes les langues. 
Et puis les dernières voix qui traînent, — mal éveil- 
lées avec des notes somnambules, — meurent l'une 
après l'autre, — et tout retombe dans le silence 
absolu. 



II 



Mardi 5 octobre. — C'est à peine si nous avons 
eu le temps de voir au grand jour ce pays nouveau 
où le hasard nous amène, et où nous ferons long 
séjour peut-être, en attendant la solution des ques- 
tions du Monténégro, de la Grèce et de TAlbanie. 

Il a un aspect bien fantastique, ce pays des 
Slaves. Tout autour de cette baie, fermée comme un 
lac, les montagnes sont hautes, abruptes, sauvages, 
avec de petits hameaux de loin en loin perchés 
dans les bois. 

Et derrière et plus haut que tout cela, quelque 
chose de sombre monte en plein ciel, comme la 
muraille gigantesque d*un monde :ce sont les mornes 
noirs du Monténégro, calcinés, déchirés, comme des 
restes effrayants du chaos. Dans les lointains de 



184 PASQUALA IVANOVITCH 

Tair, ils se tiennent immobiles, avec des attitudes 
de tourmente. 

Un village devant nous, au bord de la mer : c'est 
Baozich. 

Cattaro est loin, caché derrière les montagnes, au 
fond d'une autre baie qu'on ne voit pas. 

Que ferons-nous bien dans ce pays, si nous y pas- 
sons l'hiver?... 



III 



Dimanche iO octobre. — Déjà huit jours que nous 
sommes ici. Peu à peu Tœil s'habitue à l'aspect de 
ces terribles masses de pierre immobilisées dans le 
ciel ; on se fait à ces bois, à ces paysages, à la phy- 
sionomie farouche de ce recoin de la terre. 

L'automne dans ce pays est chaud et limpide; 
toute cette verdure sur les montagnes a des teintes 
admirables. 

Aujourd'hui, c'est jour de repos à bord. Les mate- 
lots, bien propres dans leurs vêtements de toile, 
jouent à des jeux d'enfants, — ou flânent, étendus à 
plat ventre, sur les ponts qui sont aussi blancs et 
nets que du bois neuf. 

D'un navire à l'autre, ils s'examinent curieuse- 
ment avec des longues-vues. En effet, c'est une sin- 



186 PASQUALA IVANOVITCH 

gulière escadre que la nôtre : — près de nous, des 
Français; — plus loin, des Autrichiens; — puis des 
Russes, des Allemands, des Italiens, — tous amis 
pour rinstant, et reposant en paix sur Teau 
bleue. 

C'est dimanche, — et il fait un vrai temps de di- 
manche : pas un nuage au ciel, pas un souffle sur 
la mer. — Autour de nous les grandes montagnes 
ensoleillées sont silencieuses. 

De tous les villages d'alentour, les paysans sont 
descendus pour voir cette étonnante escadre. Il en 
est venu de fort loin, même de Scutari et du Monté- 
négro, et les barques des pêcheurs de Baozich ne 
suffisent plus à les conduire. 

C'est nous, les Anglais, — avec les Français nos 
voisins, — qui recevons le plus de visites ; ces gens 
ont le sentiment que les autres nous sont infé- 
rieurs. 

Il nous arrive des barques pleines : des Dalmates, 
— des Monténégrins à mine de bandit, vêtus de 
velours brodé d'or, — et des Albanais, que j'aime 
parce qu'ils me parlent la langue de Stamboul... 

Le soir approche. Les tourmentes de pierre du 
Monténégro prennenl là-haut des teintes d'un rouge 
sombre, — ensuite d'un violet profond. 

Puis tout s'éteint, et on ne voit plus en l'air que 
de lointaines silhouettes, étonnantes de hardiesse et 
de hauteur. 



PASQUALA IVANOVITCH 187 

La nuit est venue et je descends à terre. Je passe 
devant le hameau de Baozich, devant Tauberge 
noire où soupent les bateliers. Par un sentier déjà 
connu, déjà familier, je m'en vais dans la mon- 
tagne. Je monte, je monte, dans Tobscurité épaisse 
des arbres, et m arrête près d'une cabane isolée, 
dans un enclos d'oliviers. 

Là m'attend une petite fille qui porte le costume 
des femmes de l'Herzégovine, pauvre petite gardeuse 
de chèvres et de moutons qui vient s'asseoir auprès 
de moi, en toute innocence, je crois bien, en toute 
candeur de petite sauvage. 

Elle me conte des choses enfantines, dans un ita- 
lien mêlé de mots slaves que j'ai grand'peine à com- 
prendre, et me quitte chaque soir en courant, quand, 
de la chaumière voisine, une voix tremblante de 
vieille l'appelle : « Pasquala! Pasqualal... » 

Pasquala Ivanovitch docilement rentre au logis, 
se couche sur son lit de bruyère et s'endort. 

Pauvre petite, je ne veux rien d'elle, — rien que 
la regarder parce qu'elle est jolie, — comme je 
regarde les fleurs rares qui poussent ici dans les 
bois. 

D'abord elle se sauvait, comme elles font toutes. 
A présent, sa frayeur est passée, et nous sommes 
grands amis depuis trois jours. 



IV 



Pasquala Ivanovitch, — un prénom d'Italie et 
un nom du Nord. — Les Slaves des bords de TAdria- 
tique ont emprunté aux Italiens quelques mots de 
leur langage et un peu de leur accent : ils leur ont 
pris surtout leur teint plus bronzé et plus chaud. 

Les yeux gris de cette petite Pasquala ont ce je 
ne sais quoi de vague, de brumeux, de septentrio- 
nal, qui est particulier à sa race et qui fait le charme 
de certains yeux russes. Mais ses joues sont dorées 
au soleil comme des pêches mûres, et ses cheveux 
très blonds se détachent en plus clair sur la couleur 
brunie de ses tempes. 

Son costume se compose d'un corsage à paillettes 
de cuivre, ouvert sur une chemise à plis, et d'un 
jupon que tient une grossière ceinture de cuir agra- 



PASQUALA IVANOVITCH 189 

fée par des plaques de métal. Elle se coiffe d'un 
béret rouge auquel est attaché par derrière un long 
voile blanc. 

Elle est née de l'autre côté des montagnes, là-bas, 
dans la sombre Herzégovine ; elle n'a plus de père 
ni de mère, et les vieux paysans ches^ qui elle habite 
sont ses maîtres. 



11. 



Mercredi 13 octobre. — Manœuvre, branle-bas de 
combat. Tout le train des grands exercices d'es- 
cadre. 

Un temps très couvert, très sombre, très lourd, 
avec un peu de pluie d'orage. Les gigantesques 
amoncellements de pierres grises qui surplombent 
la mer ont des aspects sinistres sous ce ciel morne. 

A cinq heures, la journée de service est terminée. 
— Dîné et changé de costume à la hâte pour aller 
rejoindre à la nuit Pasquala Ivanovitch dans l'en- 
clos d'oliviers. 

Pasquala Ivanovitch reste d'abord longtemps 
étendue sur la mousse, la tête sur mes genoux, fai- 
sant semblant de dormir. Et je sens son cœur battre 



PASQUALA IVANOVITCH 191 

très fort contre ma main, et je vois bien qu'elle ne 
dort pas. Je lui parle tout doucement en italien, et 
elle me répond en slave, par mots entrecoupés, 
comme quelqu'un de mal éveillé. 

Pasquala Ivanovitch, en comptant sur ses doigts, 
dit qu'elle a dix-neuf ans ; c'est bien l'âge que je 
pensais, car elle est déjà formée; pourtant, quand 
elle parle, on dirait une voix de petite fille. 

Elle sent le foin fauché, Tétable, le serpolet de la 
montagne, — et un peu aussi les moutons qu'elle 
garde. Au grand jour, son voile blanc et son corsage 
paraîtraient éraillé?, fanés, salis par la terre des 
chemins; la nuit, tout cela est joli, tout cela sent 
bon les herbes et la campagne. 

Quand elle remue la tête, on entend un petit bruit 
de paillettes de cuivre, à cause des bijoux grossiers, 
des épingles à pendeloques qui tiennent son voile 
au drap de son béret rouge. 

Elle a dû avoiip plus d'une aventure avec les ber- 
gers de Baozich, et certes elle a livré déjà son corps 
qui brûle. 

Elle a des naïvetés et des effronteries de petit en- 
fant. Elle est bien belle, et sa taille est pure comme 
celle d'une statue. 

On est bien dans ce bois d'oliviers. Par terre, il y 
a de la mousse sèche, du lichen, des feuilles mortes. 
Il y fait nuit noire ; pourtant on sent qu'on est dans 
un lieu très élevé, qu'on domine de haut la mer, — 



192 PASQUALA IVANOVITCH 

et Tescadre européenne, d'où arrivent des bruits 
lointains de fifres et de tambours, des sons de 
cloche, des musiques russes, des hymnes autri- 
chiens, des gigues anglaises, des chants de matelots 
dans toutes les langues. Dans le lointain, cela se 
confond, se mêle au chant de tous les grillons de la 
campagne. 

Quelle paix dans Tobscurité de ce bois !.. . On dirait 
que tous ces vaisseaux se sont assemblés au-dessous 
de nous exprès pour nous donner en sourdine ce 
concert vague et étrange. Et pourtant leur réunion 
bizarre représente Tagitation de la politique^ la me- 
nace terrible d'une guerre générale, d*un conflit de 
toute TEurope. 

Quelle paix dans Tobscurité de ce bois ! Le temps 
est redevenu pur, les oliviers découpent sur le ciel 
étoile leur feuillage ténu comme une fine dentelle 
noire. La terre sent bon, les grillons chantent, le 
cœur de Pasquala Ivanovitch bat toujours très fort 
contre ma main... Ils sont nouveaux pour moi, ces 
mots slaves qu'elle me dit, et je ne sais pas encore les 
comprendre; ce pays aussi est nouveau, et je com- 
mence à l'aimer comme j'en ai aimé tant d'autres. 

« — Pasquala ! Pasquala I » appelle, avec un ac- 
cent étranger, la voix triste de chaque soir. 

Pasquala se lève et se met à courir. 

Moi, je redescends à la plage. 



VI 



Vendredi i 5 octobre. — Jour de vent et de pluie. 
Grandes bourrasques d automne. Le soleil paraît de 
temps en temps entre les averses. 

Pasquala, qui promène ses moutons tout de même 
me montre un recoin de la montagne où les myrtes 
et les grenadiers sont couverts de fleurs comme au 
printemps : un jardin d'arrière-saison abrité au fond 
d'un ravin. Elle connaît là une cachette de bergère, 
sous de grosses pierres. Nous y laissons passer les 
ondées. 

Pasquala a un grand frère que je n'avais pas 
encore vu. Il arrive à l'improviste et me jette un 
mauvais regard de méfiance. Sur une explication, 
que j'aurais désiré compendre, donnée en slave par 
Pasquala, il sourit et me tend la main. 



194 PASQUALA IVANOVITCH 

Il est habillé en paysan dalmate. Il s'appelle Gio- 
vanni, batelier à Rizano. Il a la même figure que 
sa sœur, les mêmes grands yeux gris, le teint 
bronzé et les cheveux blonds comme elle, — sa 
moustache se détachant en clair sur le fauve de ses 
joues. 

Giovanni Ivanovitch m'accompagne jusqu'au bord 
de la mer. Il a Tair très étonné de cette chose qui 
nous est familière, l'embarquement d'un officier 
dans son canot : les honneurs du sifflet, les matelots 
se précipitant pour offrir la main, pour étendre le 
tapis traditionnel, etc. Il parait en conclure que je 
suis un très grand seigneur. 

Jamais les montagnes du Monténégro n'avaient 
été si étrangement belles que ce soir. Sur un fond 
brun sombre de nuages d'orage, éclairées en rouge 
par le soleil couchant, — éclairées en rouge inima- 
ginable, en rouge de feu de Bengale, ayant l'air de 
braises vives, ayant l'air d'être incandescentes, d'être 
encore en fusion. De grandes murailles de feu ; des 
aspects grandioses et terrifiants de visions d'apoca- 
lypse. 

Réflexion que fait près de moi mon ami Plumkett : 
« On se sent devenir panthéiste en contemplant de 
pareilles choses. » 

Au moment où il le disait, je le pensais. 



VII 



Dimanche i7 octobre, — Pasquala m'avait de- 
mandé de lui apporter quatre florins pour s'ache- 
ter un béret rouge. Ce soir, je les lui ai donnés, et, 
très en colère, elle les a jetés dans les broussailles. 

Ensuite elle s*est mise à pleurer, et s'est déchiré 
les mains pour les chercher au clair de. lune parmi 
les épines. 

Elle me les a rendus, moins un qu'elle n'a pu 
retrouver. 

Une petite fille aussi belle que Pasquala Ivano- 
vitch a peut-être des défauts ou des vices ; — peu 
importe, elle doit avoir malgré tout quelque chose 
de beau dans le cœur; — à l'état sauvage, la beauté 
physique est incompatible avec la laideur morale. 



196 PASQUALA IVANOVITCH 

Seulement, nous ne parlons pas le même langage, 
et le temps me manque absolument pour déchiffrer 
et comprendre ; de celle-ci encore, je ne puis saisir 
en passant que ce qui tombe sous mes sens, la 
beauté du corps. 

Dans les marbres de Paros, dans les marbres 
pentéliques, les Grecs taillaient des jeunes filles 
qui étaient faites comme Pasquala Ivanovitch. Il 
ne se peut pas que tout cela ne soit que de la ma- 
tière admirablement moulée; — dans le cœur, il 
doit y avoir aussi quelque chose de sain et de pur. 

i8 octobre. — Le beau temps revenu, le calme, 
le ciel méditerranéen. 

Ces jours de pluie ont rendu Fair plus transpa- 
rent et plus léger. Les teintes de toute chose sont 
plus vives et plus belles, — les bleus irisés des mon- 
tagnes, les bleus crus de la mer, les verts d'éme- 
raude des myrtes qui couvrent les rochers, les 
rouges des grenades, les verts sombres des oliviers ; 
— et tout en haut les mornes de pierre se découpent 
sur le ciel en gris clair de cendres, en blancheurs 
de lave. 

Le soir, un calme tiède dans la montagne ; — la 
pleine lune éclairant les sentiers bordés de myrtes 
et de bruyères. 

Dans Fenclos d'oliviers, j'attends Pasquala — 
une demi-heure, une heure... Pasquala ne viehtpas... 



PASQUALA IVANOVITCH 197 

Je m'approche tout doucement de la chaumière, 
qui est fermée. 

On entend au dedans la voix des deux vieillards 
qui paraissent faire des reproches, gronder très fort 
en slave, et la voix de Pasquala qui répond très bas, 
et la voix de Giovanni son frère... 

A minuit, VHéUcon, qui est allé chercher nos 
dépêches en Italie, nous revient avec des nouvelles 
politiques qui semblent sérieuses. On dit que notre 
manifestation contre l'Albanie est terminée, que 
Tescadre internationale va être dissoute, et que 
nous allons rentrer en Angleterre. 

i9 octobre, — Couru la montagne tout le jour; 
monté très haut au-dessus des nuages, — avec l'in- 
tention de me fatiguer beaucoup, et de ne pas son- 
ger à Pasquala le soir, — et de laisser en paix cette 
petite fille. 

Gomme j'étais bien là-haut, couché dans une ni- 
che de rocher, au milieu des genévriers et des 
lentisques, plantes maigres et rabougries des som- 
mets, — seul, bien loin des hommes, à l'extrême 
pointe de la plus haute montagne de Baozich. Bien 
abrité du vent froid qui passe sur les cimes, ré- 
chauffé par le soleil qui donnait dans ma cachette 
de pierre, je regardais les perspectives immenses se 
dérouler au loin sous mes pieds. 



198 PASQUALA IVANOVITGH 



J'étais monté d'abord par des sentiers de chèvre, 
bordés de myrtes et tapissés de mousse. Dans la 
région humide où stationnent souvent les nuages, 
il y avait dans les creux des pierres des touffes de 
fougères fines et fraîches, et des cyclamens roses 
d'une largeur inusitée. 

Ensuite, plus de sentiers; des roches grises à esca- 
lader avec les pieds et les mains, en se déchirant 
aux épines de petites broussailles tristes, toutes ra- 
tatinées et tapies dans les trous, comme des plantes 
qui auraient peur de tomber de si haut, d'être en- 
levées par le vent. 

Quand je vis deux heures à ma montre, je sortis 
de ma cachette pour aller me percher à côté, sur la 
pointe de la dernière pierre du sommet. Il soufflait 
un tel vent à cette hauteur, que j'avais peine à m'y 
tenir. Je me mis à agiter en l'air, au bout d'un long 
bâton, un bouquet de houx ; — c'était un signal 
convenu avec le Téméraire, qui paraissait en bas 
comme une mouche posée sur l'eau. A deux heures 
précises, les longues-vues du bord devaient être 
dirigées sur cette pointe de montagne. 

Puis je retournai dans ma niche de pierre, et 
j'y restai longtemps; je n'avais çlus aucune envie 
de redescendre. 

Je voyais à vol d'oiseau les ondulations des crêtes 
de montagnes qui fuyaient au-dessous de moi, et 
s'en allaient toutes s'abîmer, à des distances inson- 



PASQUALA IVANOVITCH 199 



dables, daos une espèce de néant bleu qui était la 
Méditerranée ; et puis, aux dernières limites de l'es- 
pace, le cercle de l'horizon des eaux, vaguement 
dessiné, paraissait remonter dans l'air. 

Pour Tinstant je comprenais très bien Texistence 
des aigles, ou celle des ermites solitaires qui per- 
chent sur les cimes ; il me semblait voir et juger 
toutes les agitations de la vie comme n'étant plus 
du monde et planant au-dessus, et je m'absorbais 
dans des contemplations d'infini... 

Là-bas, très loin, il y avait pourtant quelque 
chose de sombre qui se tenait encore beaucoup plus 
haut que moi dans le ciel. C'était la chaîne des 
mornes du Monténégro. Les découpures de leurs 
sommets étaient nettes et accusées, mais leurs bases, 
plus indécises, paraissaient se dissoudre, se fondre 
dans le vide ; ils avaient l'air de pencher vers moi, 
comme des masses qui vont tomber. De les regarder 
fixement, cela donnait le vertige. 

La journée s'avançait et j'avais faim. Je redes- 
cendis quatre à quatre, et rentrai à bord un peu 
après le coucher du soleil. 



VIII 



Mais, la nuit venue, je me retrouvai à terre, dans 
les sentiers de Baozich. D'abord je marchai du côté 
opposé à la cabane de Pasquala, et puis je revins 
sur mes pas et montai dans le bois d'oliviers. 

L'heure était passée, mais Pasquala Ivanovitch 
était là encore, qui attendait. Elle dit en slave quel- 
que chose qui devait signifier ceci : « Gomme tu 
viens tard au rendez-vous I... » 



Je ne sais plus combien de temps après, la voix 
tremblante de la vieille appela, sur le même ton 
que de coutume : « Pasquala! Pasquala !... » 

Elle, se releva et partit en courant. 



PASQUALA IVANOVITCH 201 

Moi je restai étendu sur la terre et je m'endor- 
mis. 

Je me réveillai ayant très froid ; la rosée tombait 
sur mes vêtements. La lune était sortie de la fine 
dentelle noire des feuillages d'oliviers, et me re- 
gardait en plein, comme un grand œil glacé et 
mort. 

J'entendis de très loin, au milieu de ce silence de 
la nuit, une sorte de fanfare triste, avec un roule- 
ment de tambour : le dernier couvre-feu des vais- 
seaux anglais. 

Il était fort tard alors, — et mon canot, après 
m'avoir attendu, devait être reparti depuis long- 
temps. 

Je descendis à la plage. La cabane où les bate- 
liers s'attardent à boire était fermée. Leurs barques 
étaient amarrées à des pierres. 

Je distinguai, adossé à un arbre, un homme en 
costume dalmate, qui pouvait encore être un bate- 
lier, et je m'approchai de lui. C'était Giovanni. 

— Tes matelots étaient venus t'attendre, dit-il ; 
ils ont pensé qu'il t'était arrivé malheur dans la 
montagne et s'en sont allés. Tu n'étais pas avec ma 
sorella (ma petite sœur) ce soir ? 

Je répondis non, et sans doute il ne me crut 
guère; mais il n'insista pas davantage. Il dit simple- 
ment avec un ton dur : 

— Eh bien, si tu veux, monte dans ma barque. 



202 PASQUALA IVANOVITCH 



Mais cela te coûtera cinq florins, parce que c'est 
la nuit. 

Dans la batterie du Téméraire, les matelots dor- 
maient. Je passai sous les files de leurs hamacs 
suspendus et j'entrai dans ma chambre, où il faisait 
noir. 

En y allumant des bougies, je fus surpris de la 
trouver pleine de fleurs comme un autel de la Vierge. 
Des gerbes de myrtes, des branches odorantes de 
citronnier, et des roses. 

J'avais oublié ces bouquets, envoyés le matin de 
Baozich. Mon domestique, en mon absence, les 
avait mis dans Teau et arrangés à sa manière, sy- 
métriquement, avec un air de chapelle. C'était si 
joli pourtant, mêlé aux vieilles étofi'es brocantées 
à Raguse, aux vieilles armes d'Orient toute bril- 
lantes de nacre et de métal, que je les laissai où ils 
les avait placés, malgré le danger de leurs parfums 

Fatigué que j'étais, je me couchai au miheu de 
toutes ces fleurs et m'endormis d'un sommeil plein 
de troubles et de visions. 

Un rêve de cette nuit : 

J'étais mort. Jetais dans un cimetière, assis sur 
la pierre de ma tombe, au crépuscule d'un soir 
d'été. Il y avait dans l'air des rondes de phalènes et 
de moucherons, — et des fleurs partout, parmi les 
tombeaux et l'herbe haute des cimetières. 



PASQUALA IVANOVITCH 203 

Je reconnaissais ce lieu ; c'était bien celui où dor- 
maient mes grands parents morts ; il avait cette hor- 
reur particulière qui me glaçait, quand on m'y 
conduisait le soir, dans mon enfance, pour y porter 
des couronnes ; — un genre de tristesse, un genre 
d'horreur qui ne peut pas s'exprimer avec des mots 
humains... Il est des impressions, des sentiments, 
— vagues, indéfinissables, — qui sont comme des 
souvenirs ou des intuitions de choses extrarterres- 
tres; on les éprouve plus nettement, on se sent plus 
près de l'objet de ces conceptions mystérieuses, 
dans le rêve que dans la veille... 

J'étais seul dans ce cimetière, au crépuscule, 
assis sur ma tombe; j'avais conscience de n'être 
plus qu'une vision, qu'une chose impalpable, qu'un 
fantôme, une apparence d'être, persistant encore 
par la tension et la force de ma propre volonté. Je 
sentais que j'allais bientôt m'évanouir à jamais, 

4 

m'éteindre dans le néant, et je voulais lutter contre 
la fin dernière ; j'étais dans l'angoisse de l'irrépa- 
rable de mon corps humain qui n'existait plus, — 
de ma chair, de la matière de ma vie qui m'avaient 
échappé... Et je rêvais de jeunesse et de force et 
d'amour, et de corps de jeunes filles, et d'ivresse 
des sens, et d'ivresse de vivre... Et je voulais encore 
tout cela, qui était fini à jamais... Fantôme, — je 
sentais que j'allais disparaître... 

* 
11 passait dans les allées de ce cimetière des gens 



204 PASQUALA IVANOVITCH 

que j*avais connus; et je me levais, j'allais à eux 
en leur tendant la main, — pour essayer mon 
aspect, pour avoir Tair de vivre, pour voir s'ils 
s'y tromperaient... Eux s'avançaient, essayaient de 
me toucher; ils trouvaient le vide et passaient au 
travers... Tout à coup, ils se rappelaient que j'étais 
mort; — je voyais dans leurs yeux une terreur hor- 
rible, et ils se sauvaient. 

Alors j'étais pris d'une rage contre les vivants^ 
d'une envie de fantôme d'épouvanter, de faire mal 
et de faire peur; et je me mettais à les poursuivre; 
je courais, je courais après eux, par-dessus les 
tombes, en faisant « Hou! hou! >>, en poussant des 
cris lugubres. 

Et, quand je les avais bien poursuivis, je revenais 
m'asseoir sur ma pierre, pour en attendre d'autres. 
Je sentais que je m'éteignais, malgré la tension de 
toute ma volonté, — que je m'en allais, que je m'en 
allais, — que bientôt on ne me verrait même plus. 

C'était bien un crépuscule de juin ; il y avait des 
parfums de fleurs dans ce cimetière, des parfums si 
suaves, si pénétrants, qu'ils me grisaient; il y avait 
des guirlandes de roses partout sur les tombeaux, 
et de hautes herbes fleuries, au-dessus desquelles 
les phalènes et les moucherons dansaient toujours 
leurs rondes légères. Tout cela m'enivrait de désirs 
de vie et d'amour, moi qui étais mort... 

Tout à coup je vis Pasquala Ivanovitch qui pas- 
sait dans une allée, avec des chèvres blanches. Elle 



PASQUALA IVANOVITCH 20S 

> 

ne devait pas savoir que j'étais mort, Pasquala, 
puisque cela venait de m'arriver tout de suite ; — et 
je m'avançai vers elle, pourvoir... Elle me regarda 
en souriant, et m'ouvrit ses bras, — et je la serrai 
contre moi, et je vis que je pouvais éprouver encore 
toutes les ivresses... 

Il était cinq heures du matin. On vint m'éveiller 
pour l'appareillage. Je me levai à la hâte, je jetai 
de l'eau froide sur ma tête qui me faisait grand 
mal, et montai sur le pont, où le jour commençait à 
paraître. 

— Les fleurs des myrtes et des citronniers peu- 
vent donner des rêves bien sombres... 

Appareillé à six heures pour aller faire des tirs 
en pleine mer. A neuf heures, nous sommes au large. 
L'Adriatique calme et bleue. Tiré du canon tout le 
jour : beaucoup de tapage et beaucoup de fumée, 
sous un beau soleil. Des officiers français et russes 
y assistent comme invités. Il en résulte le soir un 
grand dîner international. 

Retour dans la baie de Baozich à la nuit tom- 
bante. Je suis de service à l'arrivée, et de quart 
pour la nuit, de minuit à quatre heures du matin. 

Demain seulement je pourrai revoir Pasquala 
Ivanovitch. 



12 



IX 



30 octobre. — Dix jours de plus encore passés, 
devant Baozich. 

Ces terribles montagnes font comme une muraille 
entre ce qui est ici et ce qui est ailleurs; -et je 
m'habitue à cette grande baie tranquille, à ce recoin 
isolé de la terre. Peu à peu j'apprends des mots 
slaves avec Pasquala, et les bonnes gens de la mon- 
tagne me connaissent tous. 

De belles journées de liberté passées dans ces 
campagnes silencieuses, à errer dans ces petits 
chemins ombreux qui montent ou descendent à pic, 
bordés de myrtes, de cyclamens roses et de fougères. 
De loin en loin, sous la verdure épaisse des bois, 
on rencontre de vieux hameaux aux pierres rongées 
par le temps, qui se tiennent on ne sait comment, 
penchés au-dessus des abîmes. Les gens y ont la 



PASQUALA IVANOVITCH 207 



mine craintive et sauvage ; mais les cabanes y sont 
entourées de rosiers et d'orangers en fleurs. 

On se promène au hasard dans ces sentiers faits 
pour des pieds de chèvre et de temps en temps entre 
les branches, au-dessous de soi, à de surprenantes 
profondeurs, on aperçoit Teau bleue sur laquelle 
notre escadre est endormie ; ou bien, en Tair, 
parmi les nuages légers, on entrevoit la tourmente 
de pierre du Monténégro qui se baigne tout en haut 
dans du soleil. 

L'automne est la saison charmante dans ces pays 
méditerranéens. La campagne sent bon et les bois 
sont admirables. Le soleil, qui s'attarde ici pour 
mûrir les figues sucrées, les grenades rouges et les 
oranges, vient réchauffer chaque jour, dans certains 
replis de la montagne, de vrais édens, des coins 
privilégiés et délicieux, remplis encore de toutes les 
fleurs de Tété. 

Des figuiers croissent partout dans les rochers, 
semant leurs fruits exquis sur la terre des chemins. 
— Qui en veut en ramasse. — Et les grenadiers, les 
bois en sont pleins ; leurs beaux fruits éclatent et 
s'égrènent par terre, jonchant la mousse et les 
feuilles sèches de petites perles qui ressemblent à 
des rubis. On ne les mange pas, ces grenades ; mais, 
quand on a très soif, on les fend d'un coup de pierre 
et on boit Teau rose qui en découle, fraîche et par- 
fumée. C'est Pasquala qui m'a enseigné cette 
manière. 



208 PASOUALA IVANOVITCH 

Et, chaque soir, quand les dernières lueurs dorées 
se sont éteintes sur les cimes de pierre, quand l'ob- 
scurité est descendue dans les vallées profondes, 
chaque soir revient Theure où, là-haut, dans le bois,. 
Pasquala m^attend. 



3i octobre. — C'était dimanche aujourd'hui, et 
on s'était décidé pour la première fois à lâcher à 
terre quelques pauvres matelots de tous les navires 
de Tescadre, choisis parmi les plus sages. 

La vieille petite ville de Gastelnuovo, la seule 
des environs, à deux heures de marche de Baozich, 
avait reçu leur visite, et ils y avaient mené grand 
vacarme. (Gattaro, beaucoup plus éloignée, n*était 
pas accessible pour eux par les routes de terre.) 

De huit à neuf heures du soir, j'étais resté assis 
dans les myrtes, avec Pasquala, au bord du chemin 
de Gastelnuovo ; nous nous amusions à les regarder 
passer, les retardataires, qui s'en revenaient rejoindre 
leurs bateaux à Baozich. Le silence du soir, le bruis- 
sement régulier des grillons, étaient troublés de 

12. 



210 PASQUALA IVANOVITCH 

temps en temps par leur tapage ; ils chantaient en 
différentes langues les chansons de leur pays. 

Les plus drôles assurément furent quatre Russes, 
effroyablement gris, portant une chose informe qui 
était un ami ivre-mort. Ils en avaient le plus grand 
soin ; seulement, comme ils étaient fatigués de 
l'avoir apporté de Gastelnuovo, tous les cent mètres 
ils le mettaient par terre et s'asseyaient dessus pour 
se reposer. Et puis ils reprenaient leur route sur 
Tair d*un cantique slave. 

Cela fit peur à Pasquala, ce semblant d'enter- 
rement au clair de lune, et elle se sauva dans sa 
chaumière. 

Une dizaine d'Autrichiens passèrent les derniers, 
gais, bons enfants, et chantant une chanson char- 
mante. Ils me virent, ceux-ci, et s'arrêtèrent pour 
faire un pari d'hommes gris sur la nationalité à 
laquelle je pouvais bien appartenir. Puis l'un d'eux, 
ôtant son bonnet, s'avança avec mille grâces, 
me priant de leur faire la faveur de le leur 
apprendre. 

Au hasard, je répondis que j'étais Français; 
alors ce fut un enthousiasme : ils vinrent tous me 
serrer la main et se retirèrent avec toute sorte 
d'excuses pour m'avoir dérangé. 

Si aussi bien j'avais eu la fantaisie de me dire 
Italien, j'aurais reçu des coups de poing fort pro- 
bablement. Et cependant c'était en italien qu'avait 
lieu leur conversation ; ils étaient Dalmates, comme 



PASQUALA IVANOVITCH 211 

tous les marins de rAutriche, et cette langue des 
ennemis était aussi la leur. 

C'est curieux comme les Français et les Autri- 
chiens sont amis. — Dans notre escadre de Babel, 
où il faut par force fraterniser avec tout le monde, 
les sympathies et les haines nationales se font jour 
quand même ; ainsi il est notoire que les Français 
font bande avec les Autrichiens, et les Italiens avec 
les Allemands. 



XI 



Lundi i 5 novembre» — Encore deux semaines qui 
s'en sont allées... Les jours passent, ennuyeux pour 
les autres, — faciles et presque doux pour moi ; — 
c'est le charme de Pasquala — ou le charme de 
cette contrée... Je ne sais pas trop lequel; les deux 
ensemble sans doute. — Mais quelque chose à 
présent me tient ici, et, quand il faudra partir, je 
donnerai un regret à Baozich. 

Les nouvelles politiques se succèdent et se contre 
disent. En somme, nous ne savons rien, ni de la 
question de Dulcigno, qui nous a amenés ici, ni des 
décisions prises dans les cabinets d'Europe ; il semble 
qu'on nous ait oubliés, et nous ne prévoyons plus 
le retour. 



PASQUALA-IVANOVITCH 213 

Novembre ! — Ici c'est la saison tiède et tran- 
quille où les feuilles rougies des bois commencent 
à tomber avec les derniers fruits mûrs, la saison où 
refleurissent les rosiers, les orangers et les myrtes. 
Autour de nous, c'est si beau et si paisible, Tair est 
si pur, il y a une telle splendeur dans ces bois, 
qu'on oublie tout, dans le ravissement de regarder, 
de respirer, de vivre. 

Il y a des instants qui ont plus de charme que 
d'autres, on ne sait pourquoi, et qui vous restent 
dans la mémoire. 

Ainsi ce jour, chaud comme un jour d'été, où je 
m'étais endormi sur la mousse et les feuilles mortes, 

— c'était vers deux heures — le soleil de novembre 
dardait sur les campagnes silencieuses. 

Je fus réveillé par la voix d'un berger qui appelait 
très fort son ami Trophime, avec un accent d'Italie : 

« — Trofimo I Trofîmo I » La voix appuyait sur 
l'avant-dernière syllabe et traînait sur la fin ; elle 
se répercutait au loin dans le silence des bois, dans 
la sonorité de la montagne ensoleillée. 

En ouvrant les yeux, je n'aperçus ni Trofîmo, ni 
celui qui avait lancé cet appel pastoral ; mais, entre 
les branches, tout en l'air, comme dans le ciel, je vis 

■ 

la vieille chapelle de Baozich perchée sur son rocher, 

— et, dans le chemin qui passait auprès, Pasquala 
descendant, avec ses moutons devant elle, et 
chantant à demi-voix dans le lointain un air 
slave. 



214 PASQUALA IVANOVITCH 

Et ce jour encore où j'étais étendu sur le lichen, 
dans une clairière où le sol était semé de rocailles 
grises. Sur ce lichen, il y avait des graminées des- 
séchées, de tardives scabieuses hautes sur tige, des 
fleurettes d'arrière-saison. Il faisait presque frais ; 
cela sentait Tautomne et les feuilles mortes. — Der- 
rière moi, j'entendis des frôlements dans les brous- 
sailles dorées, et des bruits de moutons qui tondent 
de rherbe. — C'était le troupeau de Pasquala qui 
arrivait grand train, — elle par derrière, souriant 
d'un air drôle de petite sauvage qui médite une 
farce, et tâchant de ne pas faire de bruit pour me 
surprendre. 

C'est d'elle sans doute que vient le charme de ces 
instants. . . 

Ils sont très innocents toujours, nos rendez-vous 
de la journée. 

Mais, le soir, il semble qu'il y ait quelque chose 
de troublant dans Tair et les senteurs de ces bois, 
et qu'une fièvre descende sur nous en même temps 
que la nuit. 

Pauvre petite chapelle de Baozich, perchée là- 
haut comnpie un nid d'aigle, vieille chapelle où plus 
tard Pasquala dormira sous la mousse... Dans l'en- 
clos solitaire qui est alentour, nous avons souvent 
fait halte ensemble, sur des tombes ou sur le mur 
tapissé de capillaires ; lieu paisible d'où on découvre 
tout un grand pays admirable. 



PASQUALA IVANOVITCH 215 

I i _ ~ 

Là, un jour, Pasquala me fit regarder par une 
antique lucarne de pierre, dans un caveau qui 
s'ouvrait sous la nef. — C'était Tossuairel... chose 
sinistre et calme comme le néant, — la fin dernière 
de toutes les existences humaines. 

Dans le demi-jour qui filtrait au fond, on distin- 
guait des crânes verdis, empilés en désordre ; les 
crânes des Slaves de la montagne, ancêtres de 
Pasquala. 

Et, autour de nous deux, qui étions là, jeunes, 
près de ces débris, la nature souriait, radieuse et 
éternelle : sur les bleus des lointains et de la mer, 
sur les verts nuancés des bois, le soleil tombait à 
flots; un silence plein de bruissements joyeux 
d'abeilles planait sur les campagnes inondées de 
chaleur et de lumière. 



XII 



A Baozich, tousnosjoursse ressemblent, et pourtant 
je ne m'en fatigue pas encore. 

Chaque soir, un peu avant le coucher du soleil, à 
l'heure mélancolique où les cimes de pierre s'illumi- 
nent en rouge, où les vallées se remplissent d'ombre, 
— chaque soir, c'est la même promenade familière 
sur la route qui longe la plage. 

La route unique du pays, celle qui mène à Raguse. 
Par là passent à cheval quelques rares voyageurs ; 
par là cheminent à pied des bergers pittoresques, 
des Monténégrins descendus de leurs montagnes, 
des Albanais chassés par la guerre, des vagabonds 
venus on ne sait d'où. C'est moins une route qu'un 
sentier, resserré entre la mer et les haies de myrtes, 
ou les petits murs gris pleins de cyclamens qui 



PASQUALA IVANOVITCH 217 



bordent les plantations d'oliviers. Tantôt ou marche 
sur le sable, taatôt sur une espèce de dallage très 
ancien, datant des républiques illyriennes, rivales 
de Venise ; la mer ronge tout doucement ce chemin, 
en compagnie du temps. De distance en distance, des 
maisonnettes sont posées au bord, — des fermes ou 
d'anciennes habitations seigneuriales du style véni- 
tien qui tombent en ruine, — ou bien encore de 
petites auberges où s'attablent les pêcheurs et où 
Ton sert sur la porte du café comme en Orient. 
Quand j'aurai quitté ce pays, je les verrai longtemps, 
toutes ces maisonnettes de la plage, avec ces bonnes 
gens qui, le soir, s'asseyaient aux portes sur les 
bancs de pierre, à l'ombre des arbres jaunis, — et, 
quand je passais, me disaient bonjour... C'est de 
Pasquala assurément que vient le charme de touteif; 
ces choses. 

Le dimanche, la présence des escadres amène 
sur cette route une animation particulière : les of- 
ficiers se promènent ; les matelots aussi ; les Fran- 
çais bruyants, les Anglais impassibles, les Autri- 
chiens bons enfants, les Italiens poseurs, les Alle- 
mands sournois, les Russes ivrognes; entrain de 
fraterniser ou de se battre, ils chantent ^X font 
tapage. 

Et puis, le dimanche, il y a. la brocante des vieux 
bibelots, des vieilles armes. Gela se passe en plein 
air, sur les bancs, devant les petites auberges cam- 

13 



gl8 PASQUALA IVANOVITCH 

panardes, sous le couvert de$ grands arbres. Des 
femmes descendent de tous les recoins de la mon- 
tagxxQ pour venir offrir leurs vieux bijoux bizarres. 
Et, du fond de la baie, des canots amènent des 
Albanais en costume oriental^ marchands d'armes 
turques. Us se tiennent à ma suite, ceux-ci, 
parce que j'entends leur langue, et viennent sou* 
vent me prendre pour arbitre. Musulmans plus ou 
moins renégats, plus ou moins bandits, ils appor- 
tent à Baoïiçh de vieux fusils précieux, de vieux 
yatagans introuvables, qu'ils ont volés, Allah sait 
où> à la faveur de ces temps d'extraordinaire ba- 
garre que traversent les pays de l'islam. 

Mais, le dimanche passé, quelle tranquillité, 
quelle paix dans tout ce pays ! En dehors de 
cette route de la plage, on est en plein bois, il n'y 
a plus que les sentiers de chèvre qui vont à la 
montagne, aux hameaux perchés dans la région 
des nuages. 

La promenade à Gattaro, une fois par semaine 
environ, fait partie du train régulier de notre 
existeiice. — Deux heures de voyage eti canot à 
vapeur. -- Il faut bien aller de temps en temps 
dans la vieille ville, en pays plus civilisé, s'ap- 
provisionner de différentes choses inconnues à 
Baozich. 

C'est là-bas, Cattaro, derrière une montagne au 



î>ASQtJALA IVANOVlTCH 219 

fond d'une autre baie plus admirable encore que 
celle où nous sommes, plus grandiose, plus sur- 
prenante. 

Pourtant je n'y vais plus; je préfère à présent 
rester ici, dans les myrtes de Baozich, parce que, 
ici, il y a Pasquala... 

Plus tard, je regretterai encore ce temps d'a- 
mour, et ce pays où je ne reviendrai jamais. 

Déjà le 15 novembre I on ne s'en douterait guère, 
à voir les jours se succéder aussi chauds et aussi 
calmes. 

Le^ midis sont brûlants toujours. Le soir seu^ 
iement, on sent que la saison s'avance. La nuit 
vient vite, avec une espèce de fraîcheur pénétrante, 
un premier frisson mélancolique de l'hiver* 

Après le dîner à bord du Téméraire^ quand je 
repars pour aller tl'ouver Pasquala, il fait nuit 
close. Mon canot file sur l'eau noire, agitée quel- 
quefois par Un vent d'automne qui se lève le soir. 
L*escadre s'éloigne , avec ses lumières reflétées 
dans l'eàti^ ses roulements de tambour, ses fifres^ 
ses chants discordants de matelots dans toutes leâ 
langues ; — et cette gigantesque masse obscutë 
qui semble vouloir escalader le ciel, et qui est k 
montagne» se rapproche, grandit, grandit en- 
core» Une petite lumière brille quelquefois dans 
toute cette intensité de noir, ma!*quant le point où 
je pourrai toucher terre : — c'est l'aiguade; des 



■2'H) PASOUALA IVANOVITCH 



matelots sont là souvent, Anglais ou étrangers, 
attardés à faire provision d'eau aux lanternes. — 
J*accoste au milieu d'eux, et mon canot s'en re- 
tourne à bord. 

Une distance à parcourir sur le sentier qui longe 
la mer, pour atteindre cette masure isolée, ce 
hangar enfumé, qui est l'auberge de Baozich. Le 
chemin est étroit : d'un côté l'eau qui brise, de 
l'autre les broussailles qui font la haie épaisse et 
les oliviers qui se penchent en voûte. 

Quand on entend devant soi des pas venir, on 
s'arrête et on observe; — celui qui passe, en vous 
frôlant dans la nuit, est quelquefois un batelier, 
un pécheur, un brave paysan des environs, ou un 
rôdeur monténégrin aux allures de bandit. — 
Il s'arrête, lui aussi, et regarde. 

Ceux qui me connaissent disent en italien : 
« Buona sera ! » — Les inconnus examinent avec 
méfiance ; quand ils ont distingué mon grand man- 
teau et mon bonnet slave pareil au leur, rouge 
avec uu demi soleil d'or, ils disent : « Dobravet- 
che !» — Je réponds : « Dobravetche ! » et ils 
passent. 

Je suis le seul des officiers de toute cette escadre 
allant à terre le soir. — Au commencement, quand 
c'étaient les belles soirées d'été, on comprenait en- 
core; — à présent que les nuits sont froides, la 
mer quelquefois mauvaise et le temps h la pluie, on 
se demande un peu ce que je vais chercher dans 



PASQl ALA IVANdVITCH i>\ 

cette campagne, — où il lait plus noir que chez le 
diable, — et on ne comprend plus. 

L'auberge de Baozich. C'est le lieu où je vais 
chaque soir attendre huit heures, — Theure de 
notre rendez-vous. — J'ouvre la porte, par où fil- 
tre au dehors une lueur qui me guide, et le grand 
hangar de mauvaise mine m'apparaît, éclairé par 
un quinquet qui fume. 

Dans le fond, des tas de bois, des vieux coffres, 
des monceaux de vieilleries noires ; au milieu, des 
bateliers attablés qui boivent du slavovitz, — des 
brocanteurs d'armes d'Albanie, des rôdeurs sus- 
pects. Dans un coin, l'hôtesse en haillons, assise 
sur un escabeau ; au-dessus de sa tête, deux saintes 
icons dorées, très anciennes et précieuses, pendues 
au mur sombre. 

Je connais presque tout ce monde maintenant ; 
quand j'arrive, on me dit : « Buona sera ! » et il 
me faut faire un bout de causette avec les uns ou 
avec les autres, en italien ou en turc. — Quand 
Giovanni — son frère, à elle, — est là, venu de 
Rizano pour mener une barque de fruits à l'escadre, 
— il me toise de son regard gris, méprisant, et dé- 
tourne la tête. Moi, je baisse les yeux sous les 
siens ; je l'aimerais presque, parce qu'il est son 
frère. 

J'allume une cigarette de Cattaro, dans un long 
uyau de bois blanc peinturluré de rouge, et je 



222 PASQUALA IVANOVITCH 

commande du café qu'on me prépare dans «ne 
toute petite tasse, comme en Turquie. Quelquefois, 
quand le temps est encore doux, je me le fais porter 
devant la porte, ce café, sur le banc de pierre; 
alors quelqu'un de l'assistance se lève par politesse 
pour venir me tenir compagnie dehors; — c'est 
Matheo, ou l'Albanais Mehmet, ou Gregorio lovo- 
ritch, ou quelque autre de Baozich. 

La cigarette est acre, le café est amer, le bouge 
est sordide, où il m'a été préparé. — Et tout cela 
me semble exquis, et tous les détails de ces soirées 
me charment, parce que le moment approche d'al- 
ler dans le bois d'oliviers rejoindre Pasquala. 

Huit heures sonnent là-bas sur la mer, à bord 
des cuirassés. Il est temps de partir. J'ai appris à 
Pasquala à distinguer ces quatre coups doubles,, 
qui s'entendent de loin dans la montagne la nuit. 
Elle va descendre de sa cabane ; je vais monter, 
moi, par le sentier qui tourne à droite du village, 
et nous nous rencontrerons dans Fenclos d'oliviers. 

Je marche vite dans l'obscurité ; je connais tou- 
tes les pierres, tous les détours du chemin ; je ne 
m'inquiète ni de la pluie, ni de la nuit, ni des rô- 
deurs monténégrins, ni des fantômes, ni de passer 
près de la chapelle et du vieux cimetière; j'ai 
comme une fièvre délicieuse en montant ce sentier, 
qui sent bon la mousse, le myrte humide, les 
feuilles mortes, toutes les senteurs d'automne. 



PASQUALA IVANOVITCH 223 

Comment fait-elle, Pasquala, pour sortir chaque 
soir de sa cabane à Theure dite? Est-ce que ses 
vieux maîtres ferment les yeux maintenant sur la 
conduite nocturne de leur petite servante et pas- 
toure ; ou bien se sauve-t-elle sans bruit quand ils 
sont déjà endormis? Ce serait bien compliqué pour 
nous de nous dire tout cela au moyen d'une dou- 
zaine de mots slaves et italiens , les seuls que nous 
sachions en commun et qui doivent nous servir 
pour exprimer toutes nos pensées. Tantôt un peu 
avant, tantôt un peu après, elle arrive, franchissant 
le mur de Tenclos au même endroit, au coin où les 
pierres grises se sont éboulées dans les fougères. 

Un grand olivier, le doyen des arbres du pays, 
est celui que nous avons coutume de choisir pour 
abri ; ses racines centenaires font un oreiller pour 
nos têtes. 

Depuis que les soirées sont devenues froides et 
humides de brouillards, Pasquala, pour ne pas 
s'asseoir sur la mousse mouillée, apporte sur son 
épaule sa couverture monténégrine, noire avec des 
zigzags rouges. — Avant de l'étendre par terre 
avec mon manteau, il y a un travail enfantin auquel 
elle se livre chaque soir avec le même sérieux : 
enlever les olives tombées, qu'il faut se garder 
d'écraser parce qu'elles nous feraient des taches.— 
Elle consomme à cette entreprise toutes les allu- 
mettes dont je fais provision à Cattaro et que le 
vent lui éteint à mesure. 



224 PASQUALA IVANOVITCH 

Dans ce bois où nous sommes, l'escadre qui s'en- 
dort au-dessous de nous dans la baie nous envoie 
d'en bas ses bruits familiers. — Les derniers chants, 
les dernières musiques, tout cela, suivant le vent 
qui souffle, nous arrive plus ou moins distinct, 
plus ou moins fondu en rumeur incertaine, plus ou 
moins mêlé aux bruissements des arbres et de la 
nuit, aux craquements des branches, aux frôle- 
ments inquiétants des feuillages. — H y a des 
instants de frayeur, où Pasquala se redresse, pâle 
et épouvantée sous un rayon de lune, — et puis 
des instants de paix profonde où on n'entend plus 
rien. 

< 

Voici trois roulements de tambour, assourdis 
comme des bruits de dessous terre, — et des notes 
aiguës de fifres, à peine saisissables, qui les ac- 
compagnent. — C'est le dernier appel du soir à 
bord des vaisseaux anglais. — Encore un quart 
d'heure, et il sera temps de nous quitter. 

Tout retombé dans le silence. 

Un coup double, répété par toutes les cloches : — 
neuf heures ! 11 est temps ! Avec des sons doux et 
lointains, elles tintent lentement, l'une après l'au- 
tre. Quand la dernière a sonné, vite il faut partir. 

— « Mi vado via? » dit Pasquala avec sa voix 
douce de petite fille. (« Je m'en vais? ») 

L'heure a passé vite. C'est fini. Elle remonte à sa 



PASQUALA IVANOVITGH 22.i 

cabane, et je redescends en courant à la plage où, 
à un point convenu, mon canot doit m 'attendre. 

A mesure que la nuit s'avance, le vent du soir 
tombe. Vers deux heures du matin, c'est toujours 
un calme, un calme, une étrange immobilité de la 
nature. Tous les bruits, tous les souffles sont morts. 

La surface des eaux, plus polie que celle du 
lac Miroir au milieu des Montagnes-Rocheuses, re- 
flète l'étendue du ciel, et c'est comme un autre ciel 
vu dans une glace immense... Pendant les longues 
heures des quarts de nuit, accoudé aux bastinga- 
ges, je regarde au-dessous de moi cette autre voûte 
pareille à celle d'au-dessus ; il y a tout : les détails 
des petits nuages blancs qui voyagent en légers 
flocons dans l'espace, et les constellations, et la 
>. lune avec son visage humain. Et, à force de regarder 
dans ces profondeurs imaginaires, on est pris d'une 
sorte de vertige; le silence et le sommeil aidant, 
on se figure être suspendu la tête en bas dans le 
vide. Les eaux encaissées entre d'aussi terribles 
montagnes peuvent seules produire ces illusions et 
ces vertiges. 

Les cimes de pierre du Monténégro, éclairées par 
la lune de pâles lueurs roses, se dressent dans 
l'éther limpide, au-dessus de leur gigantesque image 
renversée. Et la montagne plus rapprochée de Bao- 
zich s'est dédoublée, elle aussi; au-dessous, il y en 
a une autre, souterraine, toute semblable, qui dé- 
coupe sa crête sur une vision de ciel, peuplé de 

13. 



226 PASQUALA IVANOVITCH 

fantômes d'étoiles. Dans les masses noires de ses 
bois, on distingue un point, un petit triangle blanc : 
c'est la chapelle. Auprès de là, dans sa cabane sous 
les arbres, Pasquala dort... 

Des vapeurs blanches commencent à planer sur 
la surface des eaux ; — à mesure que le matin ap- 
proche, des brumes légères montent dans les val- 
lées ; les grandes images spectrales, qui se renver- 
saient dans des profondeurs d*abîme, s'éteignent, 
disparaissent; les cimes se voilent, en attendant 
l'heure où reviendra la vive lumière rose du matin. 
— Bientôt le jour va naître... Pasquala s'éveille... 
Elle chasse devant elle, dans les myrtes humides 
de rosée, toute la bande de ses moutons gris et de 
ses chèvres noires. 

Et, quand beaucoup de nuits semblables, — avec 
des saisons et des années, — auront passé sur ces 
montagnes éternelles, Pasquala dormira pour tou- 
jours, sous la chapelle, dans l'ossuaire... 



XIII 



Vendredi i 9 novembre. — L'enterrement de la 
vieille bonne femme assassinée. (Un mauvais coup que 
les Monténégrins ont fait à cause de son collierd'or.) 

Je suis tellement du pays maintenant, que je m'y 
trouvais convié, obligé de faire cortège. Pasquala 
suivait aussi, avec les autres petites filles de la mon- 
tagne. 

Deux heures de l'après-midi. — Une journée de 
soleil et de calme, pareille à une journée d'été. La 
procession funéraire grimpait en zigzags, au milieu 
des bruyères et des fleurs, par le sentier de chèvre 
qui mène à la chapelle. 

Au fond de la nef, on me fit asseoir à une place 
d'honneur, entre Giovanni et Grégorio lovoritch, 



PASQUALA IVANOVITCH 



dans une niche ornée de vieilles figures byzantines 
peintes sur fond d'or. 

Un enfant de chœur vint nous mettre à chacun 
un cierge allumé dans la main, et il fallut entendre 
toutes les litanies du rite slave, chantées par les 
popes à longs cheveux, sur des airs sautillants 
comme des danses de morts. 

La saison s'avance, et décidément l'Europe nous 
oublie. — Nous passerons l'hiver dans ce pays sans 
doute. 

Il faisait d'affreux temps sombres, ces derniers 
jours. — Avec ces hautes montagnes noires et ces 
gros nuages par-dessus, nous étions comme enfer- 
més sous un dôme d'obscurité. — La chapelle, les 
villages, les grands bois d'en haut, tout était caché 
derrière les nuages. En plein midi, dans cette sorte 
de puits aux murailles gigantesques où l'escadre est 
venue se poser, il faisait une obscurité sinistre. 

La pluie tombait de temps en temps, lourde, 
épaisse, torrentielle; alors on ne voyait plus rien, 
et le vent gémissait avec une grande voix ef- 
fravante. 

Et puis, quand les nuages se déchiraient, et que 
les terribles masses de pierre apparaissaient tout 
à coup au milieu du ciel, c'étaient des aspects d'é- 
pouvante et de fin de monde... 

J'allais tout de même, le soir, dans l'enclos d'oli- 



PASQUALA IVANOVITCH 229 

viers, retrouver Pasquala. — La mer était grosse, 
très mauvaise pour mon canot, et c'était lugubre 
d'arriver, au milieu de cette nuit profonde, dans ces 
bois remplis de craquements, de bruits tristes 
comme des plaintes. — Il me semblait que je 
poursuivais là quelque œuvre maudite, et que 
toute cette nature me jetait une menace de mort... 

Aujourd'hui, c'est passé ; le ciel est redevenu pur 
et bleu sur nos têtes; le beau soleil chauffe la mon- 
tagne ; c'est encore l'été. 



XIV 



Lundi 22 novembre, — J'étais allé à cheval à 
Castelnuovo, acheter un fusil pour moi, et deux 
icons pour elle, souvenirs .qu'elle conservera quand 
j'aurai quitté son pays pour toujours. 

Le temps menaçait au départ ; des nuages d'orage 
s'amoncelaient partout autour des cimes de pierre. 
Toute la chaîne du Monténégro était cachée derrière 
un rideau noir, sur lequel on voyait se dessiner de 
temps à autre les zigzags de lumière blanche de la 
foudre. 

Je pressais beaucoup mon cheval, qui avait peur. 
Le tonnerre était plus bruyant qu'ailleurs dans ces 
montagnes, et, à chaque roulement qui faisait tout 
trembler, ma bête sautait de côté et se jetait dans 
les myrtes. 



PASQUALA IVANOVITCH 231 

A Gastelnuovo, le déluge commença. Mon cheval 
remisé dans la grange de Gregorio lovoritch, je me 
réfugiai dans un petit café à la mode d'Orient, où des 
musulmans d'Albanie étaient attablés. En causant 
ensemble des choses de la guerre, nous regardions la 
pluie ruisseler le long des vitres noires. — Le temps 
passait, et les ondées tombaient toujours. — Dans 
la rue, c'étaient de vrais torrents d'eau jaune qui 
dégringolaient vers la mer avec un bruit de cas- 
cade. 

En face, il y avait la boutique du marchand d'i- 
cons où, suivant nos conventions de la veille, Pas- 
quala, de son côté, devait se rendre. ^— Mais Pas- 
quala n'arrivait point. 

J'étais remonté à cheval, pour m'en retourner vite 
à Baozich pendant une embellie, quand tout à coup, à 
la porte de la ville, j'entendis derrière moi une pe- 
tite voix connue qui appelait : « Signor ! signor I » 

Elle était toute mouillée, Pasquala. Elle avait 
mis par-dessus sa tête sa couverture monténégrine ; 
ses joues étaient rougies par la marche; ses cheveux, 
ébouriffés par le vent et la pluie. Elle débouchait 
de derrière le vieux rempart et m'appelait d'une 
voix joyeuse : « Signor I signor! » 

Ensemble nous retournâmes chez le marchand 
d'icons. Une boutique, un bouge obscur, rempli 
d'objets de sainteté : paroissiens slaves, images by- 
zemtines, icons dorées, reliques, vieilleries saugre- 



232 PASQUALA IVANOVITGH 

nues, débris humains, os de morts enchâssés dans 
des dorures et des perles. 

Elle babillait avec ce vieillard à lunettes qui 
fouillait dans la poussière de ses armoires pour 
étaler devant nous tous ses trésors ; elle était agitée, 
émue, comme un enfant qui va posséder une chose 
longtemps convoitée, et qui se sent troublé dans son 
bonheur par l'embarras du choix. 

Saint Turifan (celui dont le crâne est conservé au 
trésor de la cathédrale de Gattaro, dans une châsse 
d'or fin et de pierreries), — saint Turifan et saint 
Biaise, tels furent les deux patrons sur lesquels son 
choix s'arrêta en dernier ressort. — Il y avait pour- 
tant des saintes qui étaient bien jolies; mais ces 
deux saints-là étaient habillés d'argent sur fond 
d oï*, et les encadrements surtout en étaient incom- 
parables : sous la vitre, il y avait des guirlandes de 
tulipes de toutes les couleurs, en relief, avec des 
feuillages de métal. — Ils souriaient tous deux, 
saint Turifan et saint Biaise, au milieu de ces fleurs, 
avec une expression vague et mystique de figures 
du moyen âge. 

A cause de la pluie, elle se décida, après bien 
des hésitations, à les laisser là jusqu'au lende- 
main, et nous nous mîmes en route pour Baozich, 
elle à pied, moi à cheval^ sous une ondée encore 
légère. 

Devant nous, sur le chemin vert, arrivait une 



PASQUALA IVANOVITCH 2;U 

troupe de matelots italiens, en partie liiie avec des 
filles brun es échappées des maisons de prostitution de 
Cattaro. Pasquala fit une moue et se jeta dans les 
hautes broussailles toute pleines d'eau. De l'autre 
côté de la haie, elle continua de marcher à mon 
pas; je voyais encore, de dessus mon cheval, le haut 
de son béret rouge, mais les Italiens qui étaient à 
pied ne pouvaient Tapercevoir. Les filles brunes 
m'envoyèrent leurs sourires de goules, et toute la 
bande passa, sans se douter de la fraîche fleur de 
montagne qui cheminait pour moi seul derrière les 
mvrtes. 

Une demi-heure de route, et l'ondée redevint fut 
rieuse. Il y avait au bord du chemin une auberge 
où des bateliers étaient à boire. Pasquala refusa 
d'entrer. Tant pis, je la laissai s'en aller, la petite 
entêtée, et m'attablai avec eux pendant l'averse. 

Une accalmie, et je repartis au galop. Pasquala 
fut vite rattrapée. Elle riait de tout son cœur, en- 
chantée d'elle-même. 

Force me fut de me mettre à son pas, et de mar- 
cher tout tranquillement sous cette pluie. Ses vête- 
ments étaient trempés, et, par son corsage eritr'ou- 
vert, je voyais l'eau du ciel ruisseler sur sa poitrine 
dorée. 

En arrivant à Baozich, elle prit à gauche le sen- 
tier qui monte à sa cabane, et, moi, j'entrai à l'au- 



234 PASQUALA IVANOVITCH 

berge me sécher devant une flambée de sarments. 
Tempête la nuit, jusqu'au matin. Des rafales ter- 
ribles, des sifflements à faire frémir dans toutes ces 
montagnes. Le Téméraire chasse sur ses ancres. 
L'amiral russe en fait autant et tombe sur ses voi- 
sins les Français. Toute llescadre passe nuit blanche. 



XV 



Samedi 27 novembre, — ïlncore une semaine qui 
va finir, et nous sommes toujours dans ce pays. 

Depuis ce coup de vent de lundi soir, Baozich est 
devenu plus désert ; les Russes, les Autrichiens, les 
Ifaliens, les Allemands, sont partis par prudence, 
pour aller mouiller plus loin, dans la baie de Méli- 
gna. Nous restons seuls avec les Français. 

Ils ne vont pas souvent à terre, les Français, et, 
dans les sentiers de la montagne, on ne rencontre 
guère plus que les bergers, les paysans slaves. 

Encore des roses dans les jardinets des cabanes de 
Baozich et des cyclamens dans les rochers, et de 
dernières scabieuses, et des fleurs de myrte dans les 
recoins au soleil. Encore de belles journées tièdes. 



2P.fi PASQUALA IVANOVITCll 

qui ont celte mélancolie inexprimable de l'arrière- 
automne; encore un ciel limpide et bleu, étendant 
sa voûte plus pâle au-dessus des feuilles jaunies des 
bois. 

Aujourd'hui, pour la première fois, je suis entré 
avec Pasquala chez ses vieux maîtres, pendant qu'ils 
étaient aux champs. 

Leur chaumière semble aussi ancienne et aussi 
moussue que le rocher qui la touche. Le jour y 
descend, verdi par le branchage des chênes. Au 
dedans, c'est bas et sombre, noirci par la fumée de 
deux ou trois siècles. Je ne sais quel charme d'au- 
trefois s'y mêle à des aspects de pauvreté et de sau- 
vagerie. 

Au fond, des choses précieuses brillent sur les 
pierres du mur : les icons protectrices du logis! 
Les saints ont des poses raides, des figures bistrées 
par le temps, des expressions indécises et mysté- 
rieuses ; leurs vêtements sont faits de plaques d'ar- 
gent repoussé, et une vieille lampe, aussi d'argent, 
est suspendue devant eux. Au-dessous sont accro- 
chés deux fusils à pierre, qui ont des crosses de 
nacre et des canons magnifiquement damas- 
quinés . 

En efiTet, c'est bien là le luxe aimé de tous ces 
Slaves, restés primitifs dans leurs montagnes : des 
icons et des armes resplendissantes, — au milieu 
d'une étrange misère. 



PASQUALA IVANOVITCII i.n 

Le soir, maintenant, il fait froid. La nuit tombée, 
quand je reviens à terre, plus une lumière ne brille 
dans la campagne; on ne sait plus où accoster 
dans cette obscurité, au pied de ces bois où tout est 
noir. 

Dans l'auberge de Baozicb, il y a toujours les 
flambées de sarments devant lesquelles on se 
chauffe. Mais, là-haut, dans l'enclos d'oliviers, les 
brouillards humides de novembre, le froid de la 
nuit, viennent nous glacer sur notre oreiller de 
racines ; la lune qui passe lentement au-dessus de 
nos têtes, à travers les dessins légers du feuillage, a 
déjà pris cette pâleur, cette rigidité des lunes d'hi- 
ver ; et les tourmentes de neige qui s'abattent là-bas 
sur le Monténégro, ont déjà rendu les hautes cimes 
toutes blanches. 

Être seuls la nuit au milieu de cette nature, avoir 
froid ensemble, roulés dans une couverture et un 
manteau, au milieu du silence et de l'obscurité de 
ce bois, ce sont des impressions qui m'étaient en- 
core inconnues. Ces nuits d'à présent ont un charme 
que je ne sais plus exprimer... 



XVI 



Ùimanchey 28 novembre. — En mer, déjà au 
large !.. * 

C*est le soir, la terre vient de disparaître dans les 
lointains embrumés de la nuit. Au coucher du soleil, 
le Moi^ténégro, qui s'éloignait, semblait un grand 
incendie rose dans l'horizon de Test ; et puis tout 
s*est éteint à mes yeux pour toujours. 

C'est fini... Fini, la montagne de BaojÉich; fini, ce 
pays des Slaves où jamais je ne reviendrai plus ; fini 
TamoUr de PasqUala!... 

Hier au soir, après Tavoir quittée là-haut dans 
les oliviers, j*étais redescendu à la plage, où comme 
de coutume mon canot m'attendait. Les matelots 
dansaient autour de leur fanal : un ordre venait 
d'arriver, par signaux de nuit, au Téméraire, de par- 



PASQUAIA IVANOVITCH 239 

tir le iQDdemaia à midi pour retourner dan$ les 
mors du Nord ; et ils m'annonçaient cela avec une 
joie folle. 

Que faire?... Si tard, il était bien impossible de 
•remonter dans les bois. Pasquala d'ailleurs était 
dans sa cabane, renfermée et couchée dans son petit 
lit de bergère... 

Ce matin dimanche, nouveau signal de l'amiral : 
le départ est avancé, le Téméraire doit se mettre en 
route à huit heures. 

Debout avant le jour, j'obtiens du commandant 
un canot pour aller jusqu'à terre> à condition de n y 
passer qu'une demi-heure. 

Le soleil se lève à peine quand j'arrive à la plage 
de Baozich. La matinée est froide et pure. Dans le 
fond des vallées seulement, on voit planer les légers 
brouillards blancs de l'automne. En haut, sur les 
cimesj les neiges brillent. Par terre, on marche sur 
des tapis de feuilles mortes. 

Giovanni est déjà à la plage; il met à l'eau sa 
barque et dispose sa voile pour la traversée de 
Rizano. 11 me jette au passage son regard gris, mé- 
prisant et triste* Moi, je lui serrerais volontiers la 
main, si j'osais m'approcher de lui. îlme voit pren- 
dre en courant le chemin qui m^ne à la cabane de 
s4 sceur» ©t mç suit des yeux avec méfiance. Je 
cours, j*QsealadQ les pierres, dans ce sentier où leâ 
herbes» les myrtes sont tout 'trempés de la rosée du 
matin. 



2i0 PASQUALA IVANOVITCII 

Mais, là-haut, la cabane est vide. Les deux vieil- 
lards sont déjà partis aux champs, et Pasquala, plus 
matinale que moi, est déjà je ne sais où, avec ses 
moutons et ses chèvres. 

L'heure passe. Une angoisse tout à coup me prend, 
un serrement de cœur inattendu, à l'idée de partir 
sans la voir, et je me mets à courir encore. 

Je cherche dans tous les recoins d'alentour où elle 
avait coutume de mener son troupeau. Mais rien, 
personne ; sous les châtaigniers, sous les chênes, 
tout est silencieux ; si loin que j'écoute, je n'entends 
nulle part le bruit des clochettes des chèvres ; rien 
que les feuilles mortes, qui tombent les unes après 
les autres sur la mousse. 

J'appelle Pasquala, et rien ne répond. Sans doute, 
elle s'en est allée tout en haut dans la montagne, sur 
un plateau qui est là-bas, où l'herbe abonde... 

L'heure est passée. Il faut redescendre à la mer. 

Au moins je veux revoir l'enclos des oliviers, et 
le grand arbre familier sous lequel, par habitudes, 
nous nous retrouvions chaque nuit. 

En plein jour, je n'étais jamais venu là ; l'herbe et 
la mousse étaient foulées, écrasées, sur une étendue 
grande comme deux corps humains, et par places 
nous avions écorché la terre. 

C'était comme si des bêtes fussent venues sous 
cet arbre se vautrer et prendre leurs ébats. — Un 
frisson me passa, un frisson de souvenir, quand je 
regardai cette terre égrati^née, — et puis je me 



PASOIALA IVANOVITCM i»',l 



détournai de ce Jieu avec un sentiment de répu- 
gnance ou de pudeur; — et puis j*y revins encore, 
et j'emportai une petite fleur de cyclamen qui avait 
poussé dans les racines, à l'endroit où nous posions 
nos tûtes. 



Sur la plage, il y avait maintenant du monde. — 
Les matelots de mon canot avaient eu le temps 
d'éveiller les habitants de l'auberge et de répandre 
la nouvelle de notre départ. 

Les bonnes gens des cabanes d'alentour étaient 
venus pour me dire adieu, et questionnaient en ita- 
lien mon domestique sur notre voyage. 

Le soleil commençait h monter tout doucement, 
radieux dans le ciel clair. 

Il y avait là Gregorio lovoritch, qui m'apportait 
en cadeau un vieux fusil d'Albanie ; — et puis Ma- 
Iheo, le brave Matheo, celui que je désirais le plus 
voir, celui dont j'avais besoin pour une affaire 
d'importance. — Je lui remis, à celui-ci, une petite 
bourSe en soie rouge de Cattaro, avec quelques 
pièces d'or, — en lui disant : « Pour Pasquala; — 
monte vite la trouver là-haut et dis-lui que je m'en 
vais... » 

LA'lbanais Mehmet arriva lui aussi; son cadeau 
d'adieu était un sac de toile contenant du latakié de 
contrebande qu'il avait rapporté de Scutari. 

14 



242 PASQUALA IVANOVITCH 

J'étais ea retard ; je lis pousser mon canot, et le 
rivage de Baozich s'éloigna pour toujours. 

De loin» j'entendis la voix de Mehmet me crier : 
« Allah aélamet versen I » Et cet adieu suprême des 
Turcs, que je n'avais plus entendu depuis mon dé- 
part de Stamboul, sonna à mon oreille comme une 
note lugubre, comme un appel lointain du passé, 
comme un reproche... 



XVII 



A bord, les préparatifs du départ traînèrent 
comme toujours. A dix heures seulement, on alluma 
les feux. 

Mais le Téméraire était consigné, la commu- 
nication défendue avec la terre; et je regardais de 
loin le rivage, le hameau de Baozich, d'où venaient 
à la dernière heure des barques chargées de pro- 
visions pour la route ; les gens du pays y avaient 
entassé des fruits, des légumes, des oiseaux, des 
poissons, tout ce qui pouvait se vendre aux olarins 
du bord. 

Il était près de midi. Une barque que je crus re- 
connaître pour celle de Giovanni quitta la plage, se 
dirigeant vers nous. — Elle amenait, celle-ci, une 
femme assise : — Pasquala, conduite par son 



2ii PASQUALxV IVANOVITCH 

frère!... (Jue me voulaient-ik tous deux?... Je les 
regardais venir, ne comprenant plus. 

Ils arrivaient, ils étaient tout près maintenant, et 
fixaient sur moi leurs yeux gris, pareils, avec une 
même expression étrange de calme et de mélanco- 
lie. Je devinais à présent ce qu'ils voulaient. Gio- 
vanni me montrait la bourse de soie rouge, en me 
faisant signe qu'ils étaient venus pour me la rendre. 

On était prêt à lever Tancre, et déjà les matelots 
de faction avaient la consigne de ne plus permettre 
Taccès du vaisseau à personne. Cependant je leur 
fis donner l'ordre de laisser passer Giovanni et de 
me le faire conduire dans ma chambre : Matheo 
était encore à bord, et j'avais mon plan que vite je 
lui expliquai. 

Giovanni arriva dans ma chambre, conduit par 
un timonier; regardant tout autour de lui avec un 
étonnement de sauvage, il jeta la bourse sur mon 
lit. 

— C'est bien, lui dis-je ; je la reprends, puisque 
vous n'en voulez pas. Mais attends-moi là; j'ai autre 
chose à te dire. 

Et je sortis, le temps de lancer la bourse à Ma- 
theo, qui l'emporta et disparut. 

Je donnai à Giovanni mon portrait à moi, et une 
figurine de sainte, dans un cadre doré, une icon de 
Castelnuovo. 

Il accepta cette fois et me promit de remettre à 
Pasquala ces deux images. Et puis je lui tendis ma 



PASQUALA IVANOVÏTCH 2i:i 

main, qu'il prit avec hésitation, et qu'il serra tout 
de même en me disant adieu. 

On levait l'ancre. On faisait la chasse aux der- 
niers canots de Baozich, aux derniers habitants du 
pays. Tout était sens dessus dessous. C'était le va- 
carme habituel des départs : les bruits profonds de 
la machine, les commandements de manœuvre, et 
les sifflets. 

J'étais inquiet d'elle, de la savoir toute seule dans 
sa barque, sans le bras de son frère ; la tête me tour- 
nait de la sentir si près de moi; tout ce bruit me 
serrait le cœur. 

Cependant j'étais en retard pour l'appareillage et 
je courus à mon poste sur le gaillard d'avant. 

Un moment aprèS; je les revis tous deux, dans 
leur barque, au-dessous de moi, presque à toucher 
l'éperon du vaisseau. Ils s'étaient avancés impru- 
demment, et Giovanni me tendait encore cette mau- 
dite petite bourse rouge qui, malgré lui, était reve- 
nue dans ses mains. 

Mais c'était trop tard, on criait pour les faire 
s'écarter. Ils furent couverts d'un jet d'écume blan- 
che. La formidable machine s'était mise en mouve- 
ment et ils avaient peur... 

Elle retomba, la bourse rouge, des mains de Gio- 
vanni sur les genoux de Pasquala. Par forcae, les 
pièces d'or étaient à elle ! 

Alors j'envoyai un baiser à cette barque. Heu- 

14. 



246 PASQUALA IVANOVITCH 

reusement deux braves matelots qui étaient sur le 
beaupré furent seuls à le voir, ce baiser irréfléchi, 
involontaire, où peut-être quelque chose de mon 
âme était passé. 

Pasquala baissa la tête, Giovanni m'ôta son bon- 
net rouge... Le Téméraire était en marche... 

On entendit le canon, les salves répercutées dans 
les montagnes, les fanfares de Tescadre européenne 
saluant notre départ depuis le mouillage de Baozich 
jusqu'à celui de Méligna. 

Ils parurent encore longtemps dans leur barque, 
tous deux, comme deux points blancs et rouges sur 
Teau bleue. 

Et puis cette baie profonde des Slaves, que jamais 
je ne reverrai plus, se referma lentement derrière 
ses montagnes. Tout fut fini... 

Et maintenant c'est le soir, et nous sommes au 
large . 



FIN DE PASQUALA. 



VOYAGE 



DE PTRE OFFICIERS DE L'ESCADRE INIRNAINALE 



f f 



AU MONTENEGRO 



VOYAGE 



DE OUATRE OICIERS DE L'ESCADRE INmNATIONALE 



r r 



AU MONTENEGRO 



DE BAOZTCn A CATTARO (oDYSSKE) * 



BAOZicn, le point de départ, — était, avant Tar- 
rivée de Tescadre européenne, un lieu bien inconnu: 
un hameau de pêcheurs, quelques maisons éparses 
sur une plage, au pied de grandes montagnes 
boisées, dans la baie de San-Téodo, aux bouches de 
Galtaro. 

Dimanche 31 octobre 1880. — A cinq heures du 
matin, les timoniers viennent éveiller dans leurs 
chambres les quatre officiers qui ont projeté do 
se rendre à Cettigne, capitale du prince Nikita. 

En les éveillant, ils leur annoncent qu'il fait un 
temps affreux. — En effet, nu dehors, on entend U* 



250 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

bruit du vent qui souffle : c'est le Borée. — De plus, 
le ciel est couvert, il fait nuit noire. — Les quatre 
officiers font, sans conviction, leurs préparatifs de 
départ. 

De ce hameau de Baozich, devant lequel Fes- 
cadre européenne est venue s'établir, pour aller 
à Gettigne, le premier point est d'atteindre Cattaro; 
c'est de là qu'on part ensuite ; là, on prend cette 
route du Monténégro qu'on voit de si loin sur le 
flanc de la montagne quand le temps est clair, — 
pareille à un lacet blanc qui étalerait ses zigzags 
immenses sur une muraille de Cyclopes. 

Six heures. — Le temps passe, le jour est levé, 
et la barque commandée la veille à Mathéo, patron 
distingué de Baozich, n'a point paru encore. — 
Une heure de plus de perdue, et jamais nous ne 
pourrons atteindre Gettigne ce soir... 

Nous tenons conseil — et concluons à la néces- 
sité d'aller nous-mêmes relancer nos bateliers à 
Baozich. 

— Mathéo et ses trois hommes sont là qui errent 
indécis sur la plage ; ils trouvent qu'il fait bien 
mauvais... 

Nous insistons. — Ils se décident, démarrent leur 
barque, et nous voilà en route. * 

— En longeant de bien près la terre, nous avan- 



VOYAGE AU MONTENEGRO 2oJ 

çons tout de même, à force de rames, — tout cou- 
verts d*embruns, tout trempés d'eau salée. 

Nous nous dirigeons vers un recoin où la baie 
paraît finir, — mais où s'ouvre un passage étroit, 
encaissé entre les côtes à pic. — Au bout se dresse 
un fantastique rempart de roche grise qui a Tair de 
vouloir fermer le monde. 

Il faut passer par là, s'enfoncer dans ce couloir, 
pour arriver dans la baie de Cattaro, qui est murée 
CQinme une citerne romaine. 

. . . Inutile d'y songer : le Borée s'engouffre là 
dedans comme un vent coulis dans un corridor 
gigantesque. — Il nous arrive droit debout, en sif- 
flant furieusement ; la mer en écume, elle en est 
toute blanche de poussière d'eau. — Nous avons 
beau faire, notre barque s'en va, s'en va, à reculons 
au lieu d*avancer. — Nous tombons sur les rochers 
-— il faut y renoncer... 

Mais Mathéo a son plan : traverser le couloir à 
force de rames, en marchant par le côté comme les 
crabes, et atterrir dans un petit port abrité sur la 
rive opposée. 

Nous sommes absolument trempés qucmd nous 
atteignons ce petit port. — Mathéo amarre sa bara- 
que et nous invite à descendre : par un sentier qui 
longe la mer, en marchant bien, dit-il, il ne nous 
faudra guère que deux heures pour arriver à Cat- 
taro. 



■j:r2 VOÏAiiK AL MONTKNHiiRO 

HeureuÂemeiil iioas sommes gens de persévé- 
rance. — Nous doublons à pied ce passage funeste 
aux baleliers ; le village de Perasto nous apparaît 
d*abord, i}<):ié à la base d'un immense cône de pierre, 
— et puis la baie de Cattaro s'ouvre toute grande 
devant nous. 

(Vcst toujours un site très surprenant, cette entrée 
de (4attaro ; — un décor qui change avec les aspects 
fin ciel, et qui, ce matin, parce temps noir, est sombre, 
avec un grand air imposant et étrange. 

Partout des montagnes, hautes, abruptes, la ciuic 
cacliée dans les nuages. 

Sur la rive où nous sommes, tout est d'un vert 
admirable; les forêts tapissent les pentes ardues, 
grimpent dans le ciel, se j)erdent tout en haut, dans 
les grosses nuées grises chargées de pluie. — Les 
oliviers noirs se mêlent par bouquets aux verdures 
dorées de Tautomne, aux verdures fraîches des 
orangers. — Et partout, plantés au hasard dans les 
bois, i^erchés comme à plaisir sur les cimes les plus 
pointues, ou cachés dans les vallées sous les grands 
chênes, — partout de vieux j)etits villages d'autre- 
fois, de vieux couvents, de vieilles églises. — Il y a 
des gorges si profondes et si obscures, des ombres 
si intenses, une telle puissance de couleur, que cela 
n'est plus vraisemblable. — On dirait des paysages 
peints, poussés au sombre et au fantastique. 

En face, sur l'autre rive, celle du Monténégro, 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 253 

^^■■— ^i^^^i I II »■ ■— ^m^^^^^^^^^^^m^^^ m — ^m^m i i ■■ ■■ ■ »■ ■■■■■■■■ ■ ■ iM^i^^^^^^^^— ^ 

c'est, par contraste, une grande image de désolation. 

— Ni forêts, ni verdure : des montagnes nues, plus 
hautes et plus verticales, dressant dans le ciel de ver- 
tigineuses murailles de pierre ; des mornes effrayants, 
calcinés, ravinés par le feu du monde primitif, et 
restés là tels quels, avec leur couleur de braise 
éteinte ; tout un cataclysme pétrifié, qu'une main 
terrible aurait suspendu dans Tair... 

En bas pourtant, tout en bas, au ras de Teau, on 
distingue encore des villages et des oliviers, — tout 
petits et comme écrasés par ces énormes masses de 
pierre; — ce sont des villages autrichiens : au bord 
de Feau, on est encore en Dalmatie ; c'est seulement 
au sommet de cette muraille de montagnes que 
passe la frontière. Le Monténégro est perché là- 
haut, sur ces terrasses de géants. 

La rive verte que nous suivons est très habitée. 

— Le long du sentier, près de la plage, nous ren- 
controns des jardins, des villages, des clochers ; 
beaucoup de maisons de campagne, d'anciennes 
habitations de riches datant de la domination de 
Venise, et tombées aux mains de pauvres gens ; de 
grands balcons sculptés, de belles portes à ferrures, 
des maisons seigneuriales, ayant l'air abandonné et 
délabré. 

Des Dalmates en habits brodés du dimanche sta- 
tionnent devant les églises : c'est l'heure de la messe. 
Il y a aussi des manières de dames drôlement fago- 

15 



254 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

tées et des messieurs qui ont des têtes allemandes. 
— Le vent souffle, glacial, sur tout ce monde qui 
paraît transi, qui fait piètre mine sous ce ciel d'hi- 
ver. — On nous regarde avec curiosité. — Matheo 
et ses trois hommes nous suivent, portant nos man- 
teaux et nos bagages ; nous formons une caravane 
de huit personnes marchant vite, et on ne comprend 
pas très bien où nous pouvons aller de ce pas. 

Dans les villages, nous parlementons avec les ba- 
teliers. Le vent s'est un peu calmé, et nous voudrions 
bien prendre une barque pour continuer notre 
voyage. Mais tous trouvent le temps trop mauvais 
et refusent de nous conduire. 

Bon gré mal gré, il faut se remettre en marche. 

... Il y a tant de choses en l'air, on en voit tant et 
tant partout, — au-dessus de sa tête : des villages, 
des bois, des rochers dans le ciel, — que cela donne 
l'impression d'un chavirement des choses, d'un ren- 
versement des plans de perspective, d'un retourne- 
ment du monde. 

Et, en face, sur la rive du Monténégro, toujours 
les étonnantes cimes de pierre, sur lesquelles pas- 
sent très vite d'étranges petits nuages, — qui ont 
l'air de houppes en ouate grise se promenant sur 
des murailles noires. 

Il y a deux heures que nous marchons, et cette 
promenade n'entrait pas dans notre programme. — 
Un petit marchand de gâteaux, qui vend des pains 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 25S 

d'épice et des macarons, passe à point : nous pen- 
sions mourir de faim . 

Voici Gattaro qui paraît devant nous ; — bâti, lui 
aussi, au pied du Monténégro, ses remparts et ses 
clochers ayant des dimensions lilliputiennes au- 
dessous de cet échafaudage effroyable de rochers 
gris. 

Par la route de terre, tout cela est encore fort 
loin. — Enfin, trouvons-nous, par bonheur, deux 
vieux bonshommes qui consentent à nous y con- 
duire par eau. 

Nous montons dans leur barque, qui est fort petite. 
— Après trois quarts d'heure de traversée et une 
nouvelle aspersion d*eau de mer, nous mettons pied 
sur le quai de la ville. — Il est onze heures et 
demie, et nous sommes en route depuis plus de 
quatre heures. 

Heureusement, la première personne que nous 
rencontrons dans la rué est celle que nous cher- 
chions : un certain M. Ramadanovitch, homme 
d'affaires du prince Nikita, que Matheo reconnaît 
et accroche au passage. — Ce monsieur, qui est 
vêtu comme un Français et fort poli, veut bien se 
charger de nous procurer au plus tôt dus chevaux 
et des guides. — Dans une heure, il s'engage à nous 
les faire parvenir à l'hôtel où nous allons dé- 
jeuner. 

Par le dédale des petites rues de Gattaro, nous 



fSB Voyage au Monténégro 



nous dirigeons vers Yalbergo del Cacciatore (l'hôtel 
du Chasseur). — Dans quelque quartier de cette 
ville que l'on soit, on est toujours sûr, en regardant 
en Tair, d'apercevoir sur sa tête, par-dessus les mai- 
sons, à des hauteurs extraordinaires, un mélange 
de nuages et de rochers qui grimpent dans le ciel 
et semblent prêts à s'effondrer sur le public ; — 
cela donne à ces vieilles rues étroites un caractère 
étrange. 

Dans une maison ancienne, qui a dû être aussi 
autrefois une habitation de riche Vénitien, se tient 
une table d'hôte où se parlent plusieurs langues : 
c'est Yalbergo del Cacciatore. — Nous y entendons 
le slave, l'italien^ — et l'allemand lourd de quelques 
officiers autrichiens causant avec de grosses per- 
sonnes blondes qui ont des têtes de Gretchens trop 
mûres et des toilettes cocasses. 

Le déjeuner, mangé de très bon appétit, se ter- 
mine par un dessert local : cela s'appelle un jardi- 
netto (petit jardin). — Jardin où poussent toute 
sorte de choses ; grand plat où sont plantés pêle- 
mêle des fromages, des gâteaux et des fruits. 

Après le yardineffo, nous voyons entrer de grands 
diables de Monténégrins, sales et dépenaillés, ayant 
des boucles d'oreilles et des mines de bandits, avec 
un arsenal de poignards et de pistolets à leur cein- 
ture. — Ce sont nos guides que M. Ramadanovitch 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 237 



nous envoie. — Otant très humblement leur bon- 
net rouge, ils nous préviennent en italien que noé 
chevaux nous attendent à la porte de Cattaro et 
qu'il faut nous hâter de partir. 



II 



DE GATTARO A NIEGOUCH 



Nous trouvons, en effet, à la porte de Cattaro 
quatre chevaux qui nous attendent, et, quand nos 
guides ont amarré en croupe notre mince bagage 
avec le leur, nous nous mettons en route. 

Eux se proposent de nous suivre à pied. On ne 
s'imagine pas en France ce qu'un Monténégrin est 
capable de faire de ses jambes; hommes et femmes, 
dans ce pays, peuvent trotter du matin jusqu'au soir, 
avec la même allure allongée de chat maigre, sans 
éprouver la moindre fatigue. C'est la seule qualité 
que nous reconnaissions à ce peuple. 

Cette porte de Cattaro, d'où nous partons, débou- 
che dans une gorge noire et profonde, à la base 
même de la grande muraille des montagnes, et les 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 259 

derniers lacets de la route du Monténégro viennent 
mourir là, comme la queue d'un reptile immense 
qui aurait la tête cachée tout en haut sur les 
cimes. 

Nous commençons à grimper. — Nous nous faisons 
Teffet de gens qui entreprendraient d'escalader un 
mur d'un millier de mètres de haut pour aller voir 
ce qu'il ya derrière. 

« C'est le chemin du ciel, » disent les guides. En 
effet, cela en a l'air. Les zig-zags montent, mon- 
tent, le long des effroyables parois verticales; nous 
les comptons d'abord : dix, vingt, cinquante, et 
puis nous en perdons le nombre ; et il y en a tou- 
jours, et, en haut, on les voit disparaître dans les 
nuages. 

Chaque tour de lacet nous élève de plusieurs 
mètres, et, à mesure que nous montons, les loin- 
tains s'étendent, l'air devient plus vif et plus froid. 
D'abord, le rocher énorme sur lequel la citadelle 
de Cattaro est perchée semble monter avec nous; 
il a l'air de s'élever, de s'allonger pour nous suivre. 
Puis nous le dépassons, et nous le voyons descen- 
dre, s'écraser, s'aplatir, avec son dédale de cré- 
neaux, de vieilles murailles à meurtrières, de rem- 
parts en serpents, et se perdre dans le fouillis 
des choses que nous avons laissées en bas sous nos 
pieds. 

Nous sommes déjà très haut; nous dominons, par 
échappées, des lointains infinis. Autour de nous, 



260 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

il n*y a plus rien que de grandes parois de pierre, 
des pics, des gouffres, des gorges obscures, des 
choses gigantesques ; de longues coulées de roches 
qui descendent se perdre dans des profondeurs 
d'abîmes; des plans inclinés à donner le vertige, 
qui ont Tair préparés pour la glissade de tout un 
monde. 

D'immenses arêtes montent toujours dans le ciel 
sur nos têtes. Il y a déjà au-dessous de nous de 
petits nuages qui passent; il y en a de très 
sombres, au-dessus, qui dorment dans les grandes 
fissures abritées du vent, et qui jettent sur nous 
une demi-obscurité fantastique. Il commence à 
faire un froid terrible. 

Il y a environ une heure et demie que nous 
avons commencé à monter. Nous entrons dans 
le Monténégro; voici la frontière, que nos guides 
nous montrent : une pierre posée sur le bord du 
chemin et sur laquelle on a gratté une croix. 

Cette pierre est portative, et Tenvie prend à Tun 
de nous de l'attacher en croupe, de l'emporter 
comme objet de collection. 

Mais l'Europe se donne déjà tant de mal pour 
délimiter le Monténégro que ce ne serait vraiment 
pas bien de notre part de lui susciter des embarras 
nouveaux en démarquant encore cette frontière... 
Nous laissons ce caillou à sa place, et nous conti- 
nuons à monter. 

A part qu'on rencontre quelques femmes monté- 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 261 

^^- Il - ■■- ■■■! - ■ I l^-^l- I ■!! - J_g^ 

négrines, remontant de Gattaro avec des fardeaux 
sur la tête ou poussant devant elles des mulets 
rétifs, on ne s'imaginerait pas qu'on se rend dans 
un pays habité par des êtres humains. 

Cependant, les lacets se succèdent toujours; on en 
voit sans cesse d'autres au-dessus de soi. C'est inter- 
minable, ce chemin du ciel! 

Plus nous allons, plus ces lacets sont mauvais ; ils 
sont pavés de grosses pierres inégales qui roulent 
sous les pieds des chevaux, — et puis très étroits... 
Aucune espèce de parapet, d'ailleurs : un faux pas, 
et on plongerait dans le vide ; on s'en irait preste- 
ment, en passant au travers d'un nuage ou de deux, 
s'aplatir en bas, en Autriche. 

Et les chevaux ont la manie de passer toujours 
sur le petit bord, ce qui ajoute au piquant de la 
situation. 

Nous montons depuis deux heures. Voici main- 
tenant des raccourcis, des traverses que nos guides 
nous font prendre pour aller plus vite : des sentiers 
qui donneraient à réfléchir à des chèvres. Là, ils 
nous invitent à mettre pied à terre et à grimper 
par nos propres moyens, en tirant nos chevaux par 
la bride, pendant que, par derrière, eux les pous- 
seront. 

Dans cet équipage, nous rejoignons tout en haut 
une large grande route, le plus gros et le plus long 

15. 



262 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

de tous les serpents qui passent sur le flanc de ces 
montagnes : c'est la future route carrossable entre 
la Dalmatie et le Monténégro, qui va déjà de Gattaro 
à Niegouch, et qui sera bientôt terminée jusqu'à 
Cettigne, le prince Nikita tenant beaucoup à ce 
qu'on puisse se rendre en voiture dans sa capitale. 
Nos guides ne nous ont pas fait prendre cette 
route au départ de Gattaro, parce qu'elle est plus 
longue, mais nous sommes tout de même heureux 
de la rencontrer. Nous remontons à cheval, et nous 

m 

partons au trot. 

Nous sommes arrivés, du reste, dans la région 
des plateaux. Plus de lacets; la route file, très 
droite, sur la crête de la muraille immense, et 
tout à coup, derrière une ligne de rochers, le pla- 
teau de Niegouch s'ouvre devant nous. 
/ 

Gela cause une impression inattendue de rencon- 
trer à ces hauteurs, au-dessus des premières zones 
de nuages, une plaine perchée on ne sait comment, 
— une plaine habitée par des hommes, — un pays, 
là, tout à coup : des villages, du monde et des 
troupeaux, de l'herbe et des arbres. 

Un pays... mais quel paysl — et quel monde! — 
Quelle tristesse! quelle désolation!... 

D'abord, c'est le changement de climat qui frappe 
dès l'arrivée; il semble qu'on ait fait un très long 
voyage, qu'on ait quitté les contrées tièdes de la 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 263 

Méditerranée pour passer brusquement sous de 
froides latitudes septentrionales. 

Dans cette plaine, située à 800 mètres au-dessus 
du niveau de la mer, il fait un froid de loup, il 
souffle un vent piquant et glacial. On sent que 
la nature, les plantes, tout est changé. Plus rien 
de ce qu'on avait laissé en bas, au pied de la gigan- 
tesque muraille. Ici, des champs de blé, des 
champs de pommes de terre, comme dans le Nord ; 
des charmes, des hêtres maigres et chétifs, des 
chênes roussis par les premières gelées, et, par 
terre, de Therbe verte, Therbe fine et rase de 
Fhiver. 

Autour de cette plaine suspendue, de hautes mon- 
tagnes encore. Sur leurs flancs de pierre grise s'éta- 
lent çà et là de grandes taches qui ont Tair de 
moisissures brunes : ce sont des forêts de charmes 
qui ont perdu leurs feuilles ; leurs fines brindilles, 
vues en masseg touff'ues, forment de loin comme des 
tapis rougeâtres et dessinent des bigarrures singu- 
lières sur la teinte cendrée des grands rochers. On 
en aperçoit partout, dans les lointains des gorges, 
de ces futaies dépouillées, qui sentent Thumidité 
et l'hiver, et sur lesquelles des nuages viennent se 
poser. 

Dans les villages de Niegouch, les maisons sont 
couvertes en chaume ; elles ont d'épaisses murailles 
et sont [bâties sans ciment, avec des pierres quel- 



264 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

conques, toujours de la même nuance grise ; elles 
se confondent avec les rochers. 

Des fumées sortent de tous les toits : c'est le soir. 
Les troupeaux commencent à rentrer, — moutons 
et chèvres, — poussés par des bergers à mine de 
brigand. Il y a une certaine animation dans cette 
vallée, du monde sur le chemin, des mulets chargés 
qui passent. Mais que c'est triste, ce premier coin du 
Monténégro I Et Niegouch, nous dit-on, est une des 
vallées fertiles et fortunées de ce pays! 

Il y a des espèces de petits cabarets où des 
hommes sont à boire : c'est dimanche. Ces gens 
ont de longues houppelandes blanchâtres, d'une 
couleur sale, des peaux de mouton et des guêtres; 
ils sont enroulés dans des couvertures de laine 
noire, dans des haillons à grandes franges pen- 
dantes; — un idéal de pouillerie et de misère, — 
avec un certain air de sauvagerie qui donne à tout 
cela, malgré tout, une sorte* de charme. 



III 



DE NIEGOUCH A CETTIGNE 



Le vent glacial qui souffle toujours fait la guerre 
aux nuages ; il y a maintenant de grandes déchi- 
rures bleues dans le rideau épais qui, depuis ce 
matin, nous cachait le. soleil. Un dernier grain 
passe, nous cinglant la figure avec de la neige 
et du givre, et puis c'est fini : le ciel est balayé 
et clair partout. 

Nous traversons le plateau de Niegouch, nous 
dirigeant vers les montagnes du fond/ où de nou- 
veaux lacets nous attendent pour nous mener plus 
haut encore. 

Quels lacets, ceux-là ! — C'est la fameuse voie 
carrossable projetée par le prince Nikita. Ici, elle 
est seulement en construction ; sur les pentes ar- 



266 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

dues, on a ébauché de petits murs de moellons qui 
sont destinés à recevoir les pierres et le gravier, à 
former l'entablement du chemin ; on voit qu'on y 
travaille ; tout est retourné, fouillé ; il y a des bâ- 
tons, des pioches, des pinces, des leviers laissés en 
travers du passage, des quartiers de roche posés 
en équilibre, de grands trous creusés et des ébou- 
lements de terre. Nous sommes forcés d'aller au 
pas d'abord, et puis de descendre de cheval, aban- 
donnant nos bétes à leur inspiration personnelle 
pour ne nous occuper que de nous-mêmes. — Cela 
dure plus d'une heure; nous perdons un temps 
précieux à patauger là dedans. Nos guides, sous 
prétexte qu'ils sont à pied, ont depuis longtemps 
disparu par les traverses. Le soleil est très bas ; 
nous avons peur d'être pris par la nuit dans ces 
fondrières. Nous n'en sortirions plus... 

. . . Enfin, nous arrivons tout en haut; là, il est 
certain que nous ne monterons pas davantage: 
nous sommes au faîte, nous dominons tout. Au- 
dessus des montagnes qui entourent Niegouch, nous 
voyons maintenant en l'air une grande ligne qui se 
dessine légèrement : c'est l'horizon de la mer ; cela 
nous donne conscience de l'extrême hauteur à la- 
quelle nous sommes parvenus. 

Le vent est tombé, le ciel est resté pur ; il fait 
une belle soirée froide. 



I 

VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 267 

Nous sommes impatients de découvrir, de l'autre 
côté des montagnes, le pays dans lequel nous arri- 
vons ; nous allons probablement apercevoir la ville 
de Cettigne, tous les villages du Monténégro; nous 
aurons une vue splendide. 

Nous sommes sortis d'embarras, d'ailleurs; la 
route est redevenue magnifique; ici, elle est ache- 
vée, et elle doit l'être jusqu'à Cettigne. — Nous 
prenons le grand trot pour rattraper le temps 
perdu, et nous commentons, par des pentes insen- 
sibles, à redescendre sur l'autre versant. 

Des rochers nous masquent encore un moment 
la vue, — le temps de nous faire oublier la très 
grande élévation du lieu où nous sommes... 

... Puis, tout à coup, le vide, l'immensité s'ou- 
vrent devant nous... 

C'est tout le Monténégro, jusqu'à l'Albanie, vu 
à vol d'oiseau, d'une effroyable hauteur. — C'est 
quelque chose qui ne ressemble à rien de ce que 
nous avons déjà pu voir en courant le monde; c'est 
si saisissant et si inattendu, que nous nous arrêtons, 
nous regardant les uns les autres, — et j'entends 
les impressions de mes compagnons de voyage 
s'exprimer spontanément ainsi : 

— Une mer pétrifiée I 

— Un site lunaire 1 1 

— Un paysage dans une planète morte ! 1 1 
Nous avons pourtant déjà vu bien des choses. 



268 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 



un peu partout, nous quatre qui sommes là : les 
grandes désolations de F Afrique, les déserts de 
sable, ou les champs de glaces ; les contrées mornes 
de TAmérique australe, les grandes plaines qui ne 
finissent pas; toute sorte de physionomies tristes 
de la terre ou de la mer, dans des contrées beau- 
coup plus inconnues et plus lointaines que le Mon- 
ténégro. 

Mais ceci est à part; ceci a une tristesse à soi 
qui n'est pas celle d'ailleurs... Et puis aussi, il y a 
des moments particuliers pour voir les choses ; — 
il y a des dispositions d'esprit dans lesquelles on 
n'est pas toujours; — il y a des jeux de lumière 
qui sont rares et qu'on ne retrouve plus... 

Aucune trace de végétation ni de vie dans tout 
ce pays qui s'étend devant nous ; c'est partout cette 
même pierre grise de l'Herzégovine et du Monté- 
négro, sur laquelle rien ne verdit, rien ne pousse. 
— Un monde de rochers vu de très haut; des 
cimes vues par en dessus ; — des crêtes, mouton- 
nées comme des lames que le vent pousse, se suc- 
cédant, s'étageant sans fin jusqu'à des distances 
vertigineuses; une houle de montagnes s'en allant 
se perdre dans des lointains d'une profondeur infi- 
nie, — étalant des formes et des attitudes tour- 
mentées dans une fixité morte... Cela monte, 
monte, monte à l'horizon, toute cette tempête im- 
mobilisée ; les plans de perspective s'élèvent éton- 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 269 

namment haut dans Tair, et, aux dernières limites 
de la vue, les chaînes de F Albanie, avec leurs nei- 
ges, ferment cette mer sinistre, marquent la sépa- 
ration de la terre et du ciel par une pâle ligne 
blanche. 

Et le soleil disparu jette, par reflet, une dernière 
lumière sur cette immensité désolée ; il y a dans les 
gorges des teintes vaporeuses d'un gris crépuscu- 
laire, et, sur les crêtes, des teintes rosées, comme 
des lueurs d'aurore boréale... 

... « Un paysage lunaire I » En effet, on pense 
que, si on arrivait en ballon dans la lune, on trou- 
verait les mêmes aspects dans ces régions mysté- 
rieuses qui n'ont pas d'atmosphère. — Gela ne res- 
semble à rien de terrestre. — Cela fait songer aux 
tranquillités éternelles d'une planète qui aurait fini 
de vivre... C'est comme une image figée des gran- 
des tourmentes cosmiques, un souvenir du chaos. 
• •..••..•••>•....« 

Où peut-on habiter, que peut-on manger, que 
peut-on faire dans un pays pareil ? A quoi bon une 
route, et où ce long serpent nous mène-t-il? 

D'ailleurs, nous avons beau chercher, promener 
nos yeux partout, rien qui ressemble à Cettigne. 
Nous voyons sous nos pieds la route, déployant 
sans fin ses courbes de reptile, côtoyant, contour- 
nant les montagnes, paraissant généralement re- 
descendre par des pentes douces, — mais rien au 
bout... 



270 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

La nuit tombe, confondant tout dans des gris 
vagues, dans des violets tristes. — Nous pressons 
nos chevaux pour arriver quelque part. — La route 
est très belle maintenant; mais toujours pas de 
parapet, et nos chevaux s'entêtent dans leur manie 
de trotter au ras du bord. — Il y a près de nous 
des précipices dont Tobscurité qui vient ne nous 
laisse déjà plus voir le fond. 

Six heures. — Nuit close ; le ciel resté entière- 
ment pur, les étoiles s'allument; il fait un froid 
très vif. — Nous ne distinguons rien devant nous 
que des pierres, mais nous allons bon train tout de 
même, pressés d'arriver. 

A un détour du chemin, voici nos guides essouf- 
flés qui nous tombent dessus : 

« — Tout va bien, signores, disent-ils. — En- 
core une heure et demie; continuez votre route!... » 

Ils arrivent d'en haut par un sentier de traverse, 
et disparaissent en bas dans le ravin. 

Rien que des pierres toujours. — La région où 
nous sommes est de plus en plus hérissée de pointes, 
d'arêtes, de pics tourmentés. — Des blocs ayant 
forme de toute sorte de choses animées et gar- 
dant des immobilités glaciales : — les uns se tenant 
droit debout, on ne sait pourquoi; les autres se 
penchant sur la route comme de grands fantômes 
qui guetteraient les passants. — Il y a des pyra- 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 271 

mides de pierres et des écroulements de pierres; 
il y a des champs de pierres, avec d'autres pierres 
éparpillées dessus comme des bêtes accroupies; on 
voit partout s'ouvrir des espèces de vallées sinis- 
tres, comme on en avait déjà vu dans les mauvais 
rêves; il y a partout de grands trous npirs et béants 
qui paraissent n'avoir pas de fond... Gela défile 
dans un silence de mort, — et il y en a toujours. 

De plus en plus, nous nous imaginons faire un 
voyage dans les pays de la lune. — En plein jour, 
on en serait peut-être beaucoup moins frappé. — 
Apercevoir tout cela pour la première fois, en pas- 
sant très vite, et la nuit, c'est bien étrange I 

La route qui traverse ces régions lunaires con- 
tinue à être très belle ; on peut maintenant allonger 
tant qu'on veut l'allure, même au bord des préci- 
pices. 

Toujours le ras du bord, par exemple ; — nos 
chevaux l'affectionnent de plus en plus. — On 
renonce à les contrarier ; mais, de temps en temps, 
malgré soi, on se retourne pour jeter un coup d'oeil 
sur leurs pieds de derrière qui débordent plus que 
ceux de devant: à chaque instant, on prévoit qu'ils 
vont les poser dans le vide... 

Sept heures, — Nos guides reparaissent, pour ne 
plus nous quitter, cette fois. — Ils nous prient d'aller 
mstinteuant au pas, pour ménager leurs bêtçs et eux 



272 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 



qui sont fatigués ; ils se mettent même à marcher 
devant nous pour pouvoir au besoin nous empêcher 
d'aller trop vite, en nous modérant avec leurs 
bâtons. 

— Enfin, voici une petite lumière qui paraît, — 
là-bas, bien loin, bien loin, comme dans le conte du 
Petit-Poucet ; — puis toute une réunion de lumières 
assez vives, dont la présence est une surprise pour 
l'imagination, au milieu de ces solitudes très som- 
bres. 

« — Gettignel disent les guides. — Tout va bien, 
signores. — Encore une heure, continuez votre 
route 1 » 

Le pays, à présent, semble un peu moins désolé : 
çà et là, des masses plus noires, qui doivent être des 
bouquets d'arbres, de la verdure ; de temps en temps, 
un feu indiquant une cabane ; puis des aboiements 
de chiens au milieu du silence, — même des voix 
humaines... Nous approchons. 

Tout à coup, nous nous trouvons en plaine, — 
une plaine qui doit être encore à six ou huit cents 
mètres de hauteur, mais qui est unie comme un 
terrain d'alluvion; une sorte de cirque entouré de 
montagnes, une oasis au milieu de ce désert de 
pierres. 

Cettigne est bâti là dedans ; ses lumières se rap- 
prochent. — La route à présent est droite et large, 
— et cela repose. 



VOYAGÉ AU MONTÉNÉGRO 213 

Voici les lumières tout près de nous, et les pre- 
mières petites maisons qui passent. 

Nous arrivons dans une rue assez large, éclairée 
par des lanternes au pétrole et bordée de maisons 
basses, très blanches; on dirait un de ces villages 
français à maisonnettes bien propres, comme on en 
trouve sur les bords de la Gironde ou de la Charente. 

C'est Cettigne, — et cela confond toutes nos pré- 
visions. — Nous attendions un nid de hiboux, dans 
le genre de Trébigne, d'Antivari, des villes de la 
Bosnie : de vieilles murailles, de vieilles cases grises 
échafaudées dans la montagne. — Au lieu de cela, 
une ville ouverte et correctement alignée en plaine ; 
aucune muraille, et des réverbères pour éclairer les 
passants; un air de sécurité très surprenant; — un 
air aussi honnête et aussi tranquille que ses habitants 
ont la mine farouche et la tournure de bandits. 

Il y a, le long de cette rue, de petites boutiques 
campagnardes qui rappellent celles de l'Orient, et 
dans lesquelles on aperçoit des bonshommes en veste 
brodée assis au comptoir. — Dehors, nous rencon- 
trons des groupes de personnages qui nous regar- 
dent arriver, de grands diables drapés dan^ des 
couvertures noires, avec de longs coutelas d'argent 
qu'on voit briller à leur ceinture. — Parmi les 
Monténégrins, nous croyons distinguer aussi des 
Albanais, et nous ne nous expliquons pas bien ce 
mélange. 

Au centre du village, nos guides nous invitent à 



m VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 



mettre pied à terre, devant un établissement d*ua 
aspect assez comme il faut, qîii est Thôtel de Gettigne; 
— il y avait sept heures environ que nous étions à 
cheval. 

Cet hôtel est subventionné par le prince Nikita, 
qui Ta fait construire depuis que le Monténégro 
donne tant d'occupation à l'Europe, afin que les 
diplomates de passage pussent trouver un gtte dans 
le pays. 

On nous fait monter au premier, dans la grande 
pièce d'honneur où notre dîner nous sera servi, et 
une hôtesse italienne très remuante, qui s'appelle 
Anetta, s'empresse autour de nous. 

Cet appartement de luxe est crépi en plâtre et 
badigeonné de bleu ; pendus aux murs, il y a les 
portraits du prince et de la prince^e du Monténégro, 
dans de gros cadres dorés, et puis des lithographies 
allemandes avec des légendes slaves. Un mobilier 
saugrenu de forme, couvert de damas bleu fané ; 
des choses disparates, drôles, venues on ne sait d'où, 
d'Autriche ou d'ailleurs, apportées là à dos de mulet, 
— ou à dos de femme. 

Nous nous informons si ce pays n'a pas d'autre 
route que celle de Cattaro pour communiquer avec 
le reste du monde ; — il paraît que non. — Il y a 
bien, nous dit-on, la route d'Albanie; demain, on 
nous la fera voir. — Mais elle est encore plus longue 
et beaucoup plus mauvaise ; et puis, dans ce moment- 
ci, elle a l'inconvénient, très sérieux pour une route, 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 276 

de ne mener nulle part : la politique est très em- 
brouillée de ce côté-là, et on ne peut plus guère 
passer. 

11 fait un froid de loup dans cet hôtel; nous som- 
mes transis, malgré le feu de bois qui flambe. 

Au dessert, on nous avoue qu'on n'a que deux lits 
à notre service; par extraordinaire, il y a beaucoup 
de monde, quatre ou cinq personnes au moins, des 
diplomates étrangers ou des correspondants de la 
presse. — Deux d'entre nous seront obligés de se 
rendre dans l'autre auberge de l'endroit, où des 
chambres sont déjà préparées. 

Il est dix heures à peu près quand nous nous 
retrouvons dans la rue, — nous deux qui logeons 
là-bas, dans l'établissement de second ordre; — c'est 
une heure indue pour Cettigne ; il n'y a plus personne 
dans cette rue de village; les maisonnettes sont 
fermées, les petites lanternes à pétrole s'éteignent 
tout doucement. — Il gèle, on voit briller les toits, 
et, sur le sol, une couche aussi blanche que les murs 
des maisons commence à se déposer. — Un air vif 
et pur, une belle nuit claire d'hiver, du silence et 
du calme. — Et comme on sent bien qu'on est dans 
un petit pays perdu, dans un petit pays qui vit 
tout seul, bien loin des autres, de sa vie minuscule. 
— Il y a quelque chose, dans le sommeil de ce vil- 
lage, qui serre le cœur; un peu de cette impression 
qu'on éprouve la nuit au milieu des forêts très pro- 



276 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

^—^^M^^^M ■■ ^^^^^ ■■■■■■ »■» ■«■■ — ^^^ I I 11»^^^^ ■■ ■ — I .^i^,— ^^^^^j,^^,^,^,^^^^ 

fondes» ou dans les îles très isolées; — on pense à 
ce désert de rochers, à toute cette désolation qui 
vous entoure, qui vous enserre ; — on a l'imagination 
hantée par ce cauchemar de pierres qu'on vient 
de traverser. 

Le guide qui nous conduit frappe à la porte d'une 
maison qui donne sur les champs ; on nous ouvre 
avec hésitation. — Nous entrons dans une sorte de 
café où plusieurs Monténégrins sont assis, fumant 
près du feu dans de longues pipes orientales. — Ils 
sont propres, ceux-ci, et assez beaux, dans des cos- 
tumes très brodés d'or. -^ Un peu bandits toujours, 
— mais ce ne sont plus les campagnards sauvages 
de Niegouch ; on reconnaît en eux des citadins de 
la capitale. 

Nous montons dans nos chambres, qui ont un 
petit air innocent et modeste ; des meubles tout 
neufs, fabriqués probablement dans le pays par des 
menuisiers naïfs, sur des modèles démodés ; des murs 
bien blanchis à la chaux ; une propreté réjouis- 
sante. — Nos vitres sont gelées. — Les Monténégrins 
d'en bas chantent en sourdine leurs longues chan- 
sons de guerre ; cela nous berce, et nous nous 
endormons d'un bon sommeil... 



IV 



CETTIGNE 



Il y a plusieurs manières de décrire les pays, — 
plusieurs sortes de récits de voyage. — Il y a 
d'abord les articles très sérieux: études approfon- 
dies, détails comme en peuvent fournir les gens qu 
ont vécu très longtemps dans les endroits dont ils 
parlent. 

Puis il y a aussi les notes rapides, qui sont 
comme les impressions sténographiées du voyageur 
qui passe. — Impressions primesautières qui s'effa- 
cent très vite; qu'il faut noter tout de suite, parce 
que, un peu plus tard, on ne les noterait plus. — Cer- 
tains aspects des pays où Ton arrive vous frappent 
très vivement à première vue, par contraste avec 
les pays d'où l'on vient ; au bout de quelques jours, 

16 



218 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

ils ne vous frappent plus ; un peu plus tard, on 
trouve oiseux d*en parler. 

C'est pourquoi les voyages encourant ont du bon ; 
— quand on a déjà beaucoup circulé par le monde, 
on s'est habitué à se former d'un seul coup une idée 
de toute une contrée. — Du pêle-mêle des choses 
qui vous sont apparues en quelques heures, on 
dégage une vue d'ensemble, — vue bizarre, es- 
quissée à grands traits, — mais souvent juste. 

C'est ce pêle-mêle qui va suivre. — Il y aura dans 
ce chapitre des choses incohérentes et des choses 
futiles, notées au hasard de la course. — La vue 
d'ensemble s'en dégagera-t-elle pour le lecteur ? — 
Il est fort à craindre que non : celui qui écrit n'a 
pas pour cela le talent qu'il faudrait... 

... Toute sorte de bruits joyeux du matin viennent 
nous éveiller dans nos chambres d'auberge : des 
moineaux qui se battent sur le toit, des coqs et des 
poules qui font la conversation sous nos fenêtres, des 
moutons qui bêlent, — une voix de petite fille qui 
chante un hymne slave. 

La gelée a dessiné sur nos vitres de fines fougères 
transparentes ; à travers, on voit le bleu du ciel et 
le beau soleil qui brille. 

Cette paix, ces bons bruits de la campagne, cette 
honnête tranquillité villageoise, nous apportent au 
réveil des impressions pastorales. — Ce sont des 
impressions inattendues, continuant la surprise de 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 279 

cette plaine unie, de ces champs de blé, de ces mai- 
sonnettes blanches. 

En bas, auprès du feu, la servante de Thôtel nous 
sert du café noh% dans de très petites tasses, comme 
en Orient. — Cette servante ressemble à la prin- 
cesse du Monténégro, — laquelle ressemble à la 
tête de République de nos anciens timbres-poste ou 
de nos pièces de monnaie. — C'est une belle fille aux 
traits durs, coiffée, kla mode de son pays, d'une 
natte en diadème et d un petit voile noir retom- 
bant sur la nuque. 

On a tout de suite fini de visiter Cettigne. — Rien 
qu'en regardant par la fenêtre de cette salle d'au- 
berge, on en a une idée complète. 

La rue, à peu près unique, par laquelle nous 
sommes arrivés hier au soir, est là, en plein soleil. 
— Bien droite, bien large, — ayant l'air plus large 
encore, tant sont modestes les maisons qui la bor- 
dent. 

Il fait froid ; l'air qui vous arrive par cette fe- 
nêtre est vif et pur ; rien qu'en respirant, on sent 
qu'on est très haut dans les montagnes. — La cam- 
pagne, toute blanche de gelée, brille au clair soleil 
du matin. 

Cette grande rue de village a un aspect particu- 
lier, un certain petit air de capitale; on voit que 
c'est le forum, le grand boulevard de la contrée. — 



280 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

Des groupes d'hommes s'y promènent, en discutant 
avec animation. — Ils parlent politique, probable- 
ment; ce sont des notables des villages voisins, 
venus dans la ville de leur prince pour traiter les 
affaires de leur pays. — Us ont leurs beaux costumes, 
leurs belles armes, et paradent au soleil de novem- 
bre avec des airs gelés. 

Leurs vêtements brodés d'or disparaissent à moi- 
tié sous des couvertures de laine noire. — Tous 
portent, jeté sur leurs épaules, une espèce de châle 
à franges, dont les bouts symétriques pendent de 
chaque côté de leur corps, comme de longues ély- 
tres. — Ces hommes, ainsi vêtus, ont des silhouettes 
originales ; de loin; on dirait de grandes hirondelles 
noires marchant sur la neige, les ailes repliées et 
tombantes. 

A l'horizon, des montagnes dessinent leurs décou- 
pures grises sur le bleu pâle du ciel ; on songe à 
tout ce désert de pierres, qui est là derrière et qui 
vous envoie, par-dessus ces sommets, sa note 
triste... 

Il y a bien des Albanais aussi, qui se promènent 
comme chez eux dans ce pays des ennemis ; de 
grands vieillards qui se drapent dans leurs cafetans 
doublés de fourrure, et font bouffer leurs courtes 
fustanelles de batiste à mille plis — avec la grâce 
de vieux soldats moustachus qui auraient mis des 
jupes 4e danseuses. 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 281 

Nous les prenons pour des parlementaires ; — mais 
non, ce sont simplement des marchands qui vien- 
nent, malgré toutes les menaces de guerre, conti- 
nuer leur trafic. 

Un personnage, tout en drap bleu de ciel brodé 
d'or, débouche d'un chemin transversal : — c'est le 
prince Nikita. 

Des gens qui l'attendaient au passage se décou- 
vrent et s'inclinent dans des attitudes de vénération 
profonde. — Les uns baisent sa main gantée ; les 
autres lui présentent des papiers qui doivent être 
des suppliques. 

C'est l'habitude du prince, nous dit-on, de donner 
audience matinale à ses sujets, en plein air. — Il 
se met à faire les cent pas de long en large, suivi 
à petite distance respectueuse par les hommes en 
châle noir ; il paraît causer avec eux sur un ton 
paternel. 

Chaque fois qu'il se retourne, tout le monde se 
retourne aussi, s'écarte et salue. — Le prince, 
encore jeune, est très digne dans son maintien, — 
exagérant peut-être un peu ses poses parce que nous 
sommes là, — mais très majestueux, et en même 
temps très correct. 

Cela a bon air, cette promenade au milieu du 
peuple; on s'enthousiasmerait presque pour ces 
mœurs patriarcales. — Mais nos sympathies sont 

16. 



282 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

depuis longtemps si bien acquises aux Albanais et 
aux Osmanlis, qu'il nous est difficile, en pays mon- 
ténégrin, de nous enthousiasmer pour quelque 
chose... 

L'audience terminée, le prince rentre dans son 
palais, que garde un grand brigand de factionnaire, 
enveloppé, lui aussi^ dans un châle noir... 

Il y a de tout en miniature, à Gettigne : une 
petite imprimerie, où s'imprime un petit journal 
monténégrin ; — une petite caserne, un petit hôpi- 
tal ; — un petit bureau de poste, où s'affranchis- 
sent de rares lettres avec des timbres à l'effigie du 
prince... Cela n'a pas l'air sérieux, cette capitale; 
c'est comme un pays pour rire, une microscopique 
imitation de ville... 

Nous nous félicitons de ne voir dans la rue que 
des gens vêtus d'une manière classique. — Les 
Monténégrins, — le prince surtout, — tiennent à 
leur luxe traditionnel de costume, à leurs brode- 
ries, à leurs armes; c'est de leur part une preuve 
d'intelligence et de goût. 

Deux petites filles efflanquées, les élégantes de 
l'endroit, se montrent à nous avec des robes à vo- 
lants et des semblants de tuniques. Elles sont les 
seules ; encore ont-elles mis par-dessus des vestes 
et des voiles de Monténégrines, — et d'un peu loin 
cela peut passer. 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 283 

Mais voilà qu'au milieu du jour, le soleil d'au- 
tomne, qui chauffe encore, fait sortir de leur gîte 
des promeneurs inattendus : quelques messieurs en 
ulster et chapeau de soie à haute forme se mettent 
à circuler au milieu de tous ces hommes beaux et 
pittoresques. 

Notre hôtesse s'excuse en nous disant que ce sont 
des diplomates étrangers, amenés par la force des 
circonstances, — et que, en temps ordinaire, on 
n'a pas l'habitude d'en voir. 

A Cettigne, les maisons sont proprettes au dedans 
comme au dehors. — Très simples, par exemple : 
des chambres plâtrées et blanchies à la chaux, avec 
généralement sur les murs des dessins bleus, — 
peints très naïvement, comme par des enfants ; des 
meubles bien modestes ; et puis toujours, dans un 
coin, les saintes icons, les dieux lares du logis. 

Les icons sont de vieilles images de saints qu'on 
se passe de père en fils ; elles sont d'or ou d'argent 
et ont souvent à elles seules plus de valeur que 
la maison tout entière. — Auprès d'elles, on sus- 
pend quelque vieille lampe d'argent, on conserve 
quelque vieux morceau d'os de martyr, enchâssé 
richement comme un bijou de grand mérite ; — et 
devant tout cela, on prie... 

Dans les récits de voyages au Monténégro, on a 
abusé des guzlas, des chants de guerre et surtout 



284 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

des cérémonies nuptiales. — Depuis que ce petit 
pays occupe le monde, on a lu partout des descrip- 
tions de ses fêtes de mariage ; on en sait le pro- 
gramme par cœur. 

Aujourd'hui, c'est Taide de camp du prince qui se 
marie avec une jeune fille d'une des plus riches 
familles de la contrée. — Nous assistons à ce défilé 
de noces, et, par le beau temps qu'il fait, c'est réel- 
lement bien joli. 

De l'autre bout de la plaine unie, nous voyons 
un cortège s'avancer : une trentaine de cavaliers 
agitant le drapeau national, rouge à croix blanche, 
— et tirant des coups de fusil en l'air. — C'est la 
mariée, que les jeunes hommes des noces amènent 
au domicile de son époux, en simulant une capture, 
en poussant des cris de triomphe. 

A l'entrée du village, des gens attendent cette 
petite troupe armée, pour ofi*rir aux cavaliers des 
fruits et leur présenter du vin qu'ils doivent boire 
à cheval. — Le garçon d'honnenr, qui ouvre la 
marche et boit le premier, porte un nom très connu 
dans les dernières guerres avec la Turquie : c'est 
Pétrovitch. — Il est couvert de broderies, de do- 
rures et parade sur un cheval blanc admirable. 

Les armes, les costumes de tout ce monde, sont 
fort beaux. — Mais ce qu'on regarde, ce qu'il y a 
de charmant, c'est la mariée. 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 285 

Une toute jeune fille, qui parait avoir à peine dix- 
huit ans. — Elle est vêtue d'un costume d'une grande 
richesse. Sa veste et son gilet sont de velours cra- 
moisi tout hrodés d'or ; son manteau de Monténé- 
grine est en drap blanc brodé d'or ; il traîne sur la 
croupe de son cheval^ que deux hommes tiennent 
par la bride. 

La mariée est partie de grand matin delà maison 
paternelle, qui est là-bas, fort loin sur la route 
d'Albanie ; elle est partie, seule femme, conduite 
par tous ces hommes ; — pâle, un peu fatiguée par 
le chemin, appuyant sa petite main gantée de blanc 
sur le pommeau de sa selle, elle est très émue en 
faisant son entrée dans ce village où tout le monde 
la regarde ; elle baisse les yeux avec un petit air 
modeste et intimidé qui la rend ravissante. 

Dans un commencement de rue transversale est 
situé le palais du prince, — entre cour et jardin. — 
Deux lanternes au portail, et une guérite; — l'as- 
pect d'une maison de campagne de bons bourgeois 
aisés. 

Derrière, un grand jardin triste : murs bas, allées 
droites, rares arbustes, qui ont déjà semé sur le sol 
leurs feuilles jaunes ; — c'est là que le petit prince 
Danilo, héritier présomptif, prend ses ébats avec les 
sept princesses ses sœurs. 

Près du palais moderne, le palais des ancêtres, 



286 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

plus modeste encore ; dans la cour abandonnée, des 
canons pris aux ennemis héréditaires, aux Turcs : 
des canons de bronze marqués au chiffre du Sul- 
tan, qui traînent à terre sur Therbe verte. 

Plus loin, la chapelle des princes, et un très an- 
cien couvent, adossé à un rocher. 

En haut de ce rocher, une tour ronde, pareille à 
un moulin à vent sans toiture. — De là on domine 
toute la plaine de Cettigne : des champs labourés et 
des prairies ; quelques bouquets d'arbres, quelques 
lignes de peupliers sans feuilles ; et les montagnes 
de pierre grise entourant ce pays plat, à peu près 
comme des murailles qui enfermeraient une arène 
de cirque. 

Elle servait à un singulier usage, cette tour: 
c'était là qu'on exposait au bout de longues per- 
ches les têtes qu'on pouvait couper aux voisins les 
Turcs. 

Depuis quelques années, on a aboli cet usage 
chrétien-slave, — A la place des têtes humaines, on 
a suspendu une grosse cloche, offerte par le czar 
pour la cathédrale de Cettigne. — (La cathédrale 
n'est pas bâtie, la cloche attend là, — et le diman- 
che on la fait sonner.) 

Le czar, qui a donné tant de choses au Monté- 
négro, ne pouvait faire moins que de lui envoyer ce 
pieux souvenir ; car il est grand donateur de clo- 
ches : pas une paroisse en Bulgarie qui n'ait dans 
son clocher tout un carillon offert par lui. 



' VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 287 

Dans une salle du couvent, — sorte de vieux gre- 
nier où nous montons par une échelle, — on nous 
montre le trésor de l'église: des armoires pou- 
dreuses, vermoulues, toutes remplies de riches 
étoffes anciennes : draps d'or et d'argent, ornements 
d'autel, mitres d'évêques grecs, reliquaires d'or fin 
d'un travail précieux, calices, ostensoirs. 

Au milieu de toutes ces vieilleries du passé, en 
furetant sous les toiles d'araignée et la poussière, 
parmi d antiques évangiles du rite slave, nous trou- 
vons une collection de dix années de la Revue des 
Deux Mondes...! 

La chapelle du prince est petite et basse ; elle a 
un aspect sombre. 

De chaque côté de l'entrée, un catafalque noir à 
bordure d'argent, avec des baïonnettes et des sabres 
posés dessus en croix : tombeaux de princes morts 
en combattant les musulmans. 

C'est bien monténégrin, ces sabres, ces baïonnet- 
tes, dans cette église. — On sent là le petit peuple 
farouche, mêlant à ses idées religieuses des idées de 
guerre et de vengeance, de têtes coupées et d'éven- 
trements. 

Le fond de la chapelle est occupé par une grande 
boiserie peinte et dorée, dans laquelle s'ouvrent, 
suivant la coutume slave, trois petits volets sculp- 
tés. — C'est par ces ouvertures que, pendant les 
offices, les fidèles peuvent apercevoir l'autel. 



288 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

Mais le lieu très saint est une aile latérale de 
l'église, — unp voûte basse sous laquelle le jour 
arrive en passant entre d'épais barreaux de fer. 

Là, des reliques de saint Pierre sont conservées 
dans un grand cercueil magnifiquement recouvert 
de drap d'or. Au-dessus du catafalque sont suspen- 
dues de vénérables icons, images de saints recou- 
vertes d'or et d'argent, pièces curieuses de l'art 
slave ancien. — Les vêtements, les fonds, tout est 
en métal précieux repoussé et ciselé ; et, dans ces 
grandes plaques d'or, aux endroits voulus, sont 
percés des trous par lesquels les saints qui sont der- 
rière montrent leurs figures et leurs mains peintes. 
— Ces saints ont de grandes couronnes, de grandes 
auréoles d'or et de brillants, d'un dessin primitif, 
d'un luxe sauvage, — œuvres rares des orfèvres 
d'autrefois. 

Les siècles ont noirci ces icons; ils ont donné je ne 
sais quoi de mystérieux à ces personnages qui vous 
regardent par les trous de leurs vêtements splen- 
dides. qui vous fixent avec des yeux vagues, comme 
plongés dans la nuit du temps. 

Quand cet empiredes Slaves du Sud, dont les di- 
plomates prévoient l'aurore, aura envahi la rive de 
l'Adriatique, cette chapelle restera le lieu sacré par 
excellence, de même que la dynastie du prince 
Nikita restera la dynastie légitime, la vieille souche 
des souverains. 



VOYAfiE AU MONTÉNÉGRO 2S9 

On se démande ce que seront ces Slaves , des- 
cendus de leurs montagnes et devenus une vraie 
nation. On ne se les représente pas, transformés 
en peuple moderne, et lancés dans le mouvement 
du siècle. Certes, dans chaque maison, on conser- 
vera toujours les saintes icons; 4ians chaque famille, 
OIT gardera la manie des reliques de martyrs, des 
vieux ossements enfermés dans des boites précieu- 
ses, des fétiches, des débris humains enchâssés d or 
et de pierreries. Et ce coin de chapelle restera le 
cœur, — la Mecque, — la sainte Kasbah de ce pays ; 
il y a dans ce lieu une solennité de sanctuaire, 
on y sent le mystère , le recueillement du berceau 
de tout un peupltî. 



17 



Comme les pays changent de physionomie avec 
les aspects du ciel I 

Nous quittons Gettigne par une splendide matinée 
d'automne, et cette fois nous traversons le désert de 
pierres aux heures les plus lumineuses du jour, de 
midi à quatre heures. 

Le ciel est absolument pur. Les pluies de la Veille 
ont avivé les teintes des choses et donné à l'air une 
plus grande transparence. 

C'est toujours gris, ce pays, d'un gris presque uni*- 
forme dans toute son étendue ; mais dans cette mo- 
notonie il y a mille détails: des tapis de lichens, des 
petits cristaux de glace qui brillent comme des gem- 
mes précieuses, des plaques de mousse pareilles à 
des morceaux dd velours vert, et des brouillées 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 291 

brunes de branchages morts. Les mornes tristes sont 
baignés de soleil, et les lointains tourmentés de 
ce pays de pierres, sont blanchâtres comme des 
laves sous le ciel très bleu. Un grand silence et un 
grand calme sur le Monténégro. — Ce ciel sans un 
nuage qui s'étend sur nous est d'une limpidité médi- 
terranéenne, d'une couleur admirable. 

Trois ou quatre petits hameaux par-ci par-là, 
enfoncés dans des crevasses gigantesques, ou bien 
perchés comme des nids d'aigles, et faits toujours 
de la même pierre grise; toujours de la même cou- 
leur et toujours sans verdure. 

Il y a des champs aussi, que nous n'avions pas 
soupçonnés, l'autre nuit, en passant. 

On ne s'imagine pas en France ce que sont les 
champs au Monténégro. De loin en loin, on aperçoit, 
au milieu de cette aridité toute nue, de petits ronds 
de terre noire; c'est dans les bas-fonds ^ le plus sou- 
vent, dans les endroits les moins secs et les moins 
déchiquetés, qu'on trouve ces cirques en miniature^ 
précieusement entourés de petits murs de pierres ; 
quelquefois ils n'ont pas cinq mètres carrés, ces 
champs factices, et puis, pendant des lieues^ on n'en 
rencontre plus. 

Dans chacun de ces petits rondsj on voit généra- 
lement une femme qui travaille avec une bêche, en- 
levant los cailloux obstinés qui tombent toujours 
d'en haut sur ses plantations microscopiques. C'est 
cette femme qui a construit à la sueur de son front 



292 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 



ce champ qu elle cultive ; elle a édifié d'abord le pe- 
tit mur d'enceinte, et puis elle a apporté la terre sur 
son dos, rayant ramassée de-çà, de-là, dans toute 
sorte de petits trous où la nature en avait caché 
un peu. Jl a fallu le placer dans un endroit propice, 
ce champ, quelquefois très loin du hameau, et, après 
sa rude journée de travail, la pauvre Monténégrine 
a encore une longue course à faire dans les rochers 
avant de rentrer au logis, où son époux, oisif et su-» 
perbe, l'attend pour la battre. 

Nos chevaux trottent assez allègrement sur la 
belle route carrossale du prince Nikita. Nous nous 
élevons toujours, et à mesure que nous approchons 
des plans supérieurs des montagnes, nous voyons 
de nouveau s'étendre et se superposer à l'infini les 
lignes immenses de cette houle de pierres. Yoici le 
lac de Scutari qui apparaît à Thorizon, du côté du 
sud ; sur l'uniformité grise, il étend sa nappe d'un 
bleu cru, comme une grande coulée de lapis sur des 
cendres. 

Arrivés tout en haut, nous jelous un dernier coup 
d'œil sur le Monténégro, avant de redescendre de 
l'autre côté, vers les régions civilisées de l'Autriche. 
C'est alors qu'il se forme dans notre esprit une 
sorte de synthèse rapide de tout ce qui nous est ap- 
paru dans ce pays ; cette vue à vol d'oiseau que 
nous avons là sous les yeux, se complète de mille 
détails de souvenir, et devient une sorte d'aperçu 
idéal, do grande vue d'ensemble imaginaire. 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 29a 



Le Montéaégro, — un pays de pierres, où les 
nuances de toute chose sont grises... Là-bas, sur 
le versant de TAlbanie, du côté d*Antivari et de 
Dulcigno, on devine bien des teintes plus vertes, 
des régions moins désolées ; mais cela, c*est la zone 
conquise , le commencement des empiétements 
slaves. LWcien, le vrai Monténégro, n'est qu'un 
grand déchiquetage de pierres, un recoin sinistre 
dans le monde. 

En fouillant du regard cette désolation lunaire, 
on aperçoit d'abord, de loin en loin, les petits ronds 
de terre noire, — les champs révélant la présence 
des hommes. En regardant de plus près, on dis- 
tingue les hameaux, — gris aussi; — les murs et les 
toits sont faits de pierres brutes , comme certains 
villages des anciens Celtes. Un air vif et salubro 
court sur ces rochers : un ciel ordinairement pur 
s'étend sur tout cela. En s'approchant encore, 
on voit les rares habitants, circulant dans leur 
désert par des sentiers de chèvres ; leurs costumes 
aussi sont grisâtres : hommes et femmes sont vêtus 
de grandes houppelandes de laine, de la même cou- 
leur que les roches. Mais ces longs vêtements, 
bâillant sur la poitrine, laissent entrevoir en des- 
sous un luxe surprenant d'étoffes éclatantes et de 
broderies dorées. 

De ces hameaux, on entend sortir le soir des sons 
de guzla à une seule corde, de vieux chants de 
ffuerre traînants et nasillards, de tristes hvmnes 



294 VOYAGE AU ^MONTÉNÉGRO 

slaves. Les hameaux sont misérables, sordides; 
mais, dans chaque cabane, il y a quelque part, ac- 
crochées au mur, les saintes icons, qui ont des vê- 
tements d'or, et puis, pendues aux solives enfumées, 
au milieu des haillons noirs, les vieilles armes pré- 
cieuses, tout étincelantes de ciselures d'argent. 

Les gens qui habitent là sont singuliers, et n'ont 
pas la mine avenante. 

Les femmes, Tair robuste et farouche, la tournure 
masculine, les mains épaissies par le travail, des 
cheveux rudes et dépeignés s'échappant du voile 
noir qui leur couvre la tête. 

Les hommes, grands, beaux, généralement blonds 
avec les yeux bleus, de longues moustaches, des 
poses de guerriers ou de bandits. 

Les femmes ont, sous leurs longs paletots de 
laine, des vestes à broderies ou à paillettes ; des 
ceintures de cuir, épaisses comme des harnais, et 
garnies de grosses pierres rouges ; d'énormes agra- 
fes, d'énormes boucles d'oreilles en argent ciselé ou 
en filigrane ; des cercles de métal pour soutenir les 
seins, et des gorgerins de cuivre ou d'argent, aussi 
lourds que des pièces d'armure. 

Chez les hommes, un luxe plus grand encore. 
La traditionnelle houppelande grise s'ouvre sur des 
gilets de velours chamarrés d'or. Et tout cela sur- 
prend, mêlé à ces haillons, mêlé à la misère et h 
Taridité de ce pays de pierres. 

Ce que ces gens ont de beau surtout, ce sont ces 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 295 

armes dont leur ceinture est garnie comme un mu- 
sée : des kandjiars d'argent ciselé et niellé, avec des 
perles de corail semées sur le manche comme des 
gouttes de sang ; des pinces d'argent pour allumer 
le chibouck, et de vieux pistolets merveilleux, tout 
recouverts de filigranes et d'incrustations précieuses. 
Toute la fortune de la famille est là, amassée de 
génération en génération. Telle arme vient d'un 
arrière-grand-père, qui y avait mis tout le prix de 
la laine de ses troupeaux ; telle autre vient d'un as- 
cendant plus éloigné encore, qui y avait dépensé 
toutes les récoltes du champ cultivé par sa femme. 
Et quelques-uns de ces hommes commencent à 
vendre à des étrangers ces choses rares, pour ache- 
ter des revolvers et des fusils modernes, qui sont 
laids, mais qui font plus de mal. 

Tous portent encore l'ancienne coiffure symboli- 
que, le petit bonnet rouge entouré du large ruban 
de deuil. Ce ruban noir représente l'oppression 
étrangère, la domination musulmane ; on l'enlèvera 
quand le peuple slave sera uni et libre (on pourrait 
presque l'enlever maintenant). Sur le fond du bon- 
net rouge est brodé un soleil d'or : le soleil dos 
Slaves ; ce soleil est posé de côté, aux trois quarts 
voilé encore sous le ruban de deuil, comme un 
astre qui n'est pas levé; plus tard, quand les grands 
jours seront venus, on le mettra au milieu. 

Au centre de ce soleil sont brodés ces deux ca- 
ractères : H. I. Cela signifie : Nikita I" (l'A est Vn 



296 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

de l'alphabet slave). C'est le chiffre vénéré du prince 
régnant. 

Les habitants des Bouches de Gattaro, — qui ont 
la même origine et qui s'intitulent Boccésiens pour 
ne pas se dire Autrichiens, — portent, eux aussi, ce 
bonnet et ce symbole, pour faire pièce à TAutriche. 
Ils rêvent d'être Monténégrins, mais ils ne le seront 
pas. En revanche, leurs voisins les Albanais, qui se 
seraient fait tuer pour ne pas l'être, le seront pro- 
chainement par force. Ainsi en a décidé l'Europe, 
qui, comme chacun sait, a sur le groupement des 
races des théories magnifiques. 

Cette digression a été bien longue, à propos d'un 
bonnet rouge orné sur le côté d'un chiffre d'or. Elle 
nous a fait oublier que nous étions sur le point cul- 
minant des hauteurs du Monténégro, ayant sur 
notre tête la voûte claire du ciel ; auprès de 
nous, un groupe de paysans farouches vêtus de 
laine grise; sous nos pieds, tout un grand pays gris; 
et là-bas, très loin, la ligne d'indigo du lac de Scu- 
tari, se fondant dans les teintes cendrées de l'ho- 
rizon. 

Tout cela disparaît. Nous trottons un moment 
sur cette partie de la route qui est bordée de rochers 
et d'où Ton ne voit rien, et bientôt nous nous re- 
trouvons dans la vallée de Niegouch. 

Là, nous tombons tout à coup au milieu d'une 
agitation, d'un grouillement de monde que nous 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 29"ï 



n'attendions pas, et qui contraste avec la tranquil- 
lité des solitudes d*où nous venons de sortir. Ce 
n'est plus dimanche, aujourd'hui : plu3 personne 
dans les cabarets, mais toute la population des vil- 
lages sur pied, empressée, travaillant avec ardeur à 
la fameuse route carrossable, à la route unique du 
pays. Tout le monde a sa tâche : les femmes pio- 
chent et charrient les pierres ; les bébés tamisent le 
sable; et les hommes commandent. Il y a dans 
cette armée de travailleurs des enfants blonds et 
roses, qui ont de charmantes petites figures bar- 
bouillées ; il y a des jeunes filles qui sont jolies, 
mais sales, dépeignées, ayant des poux... 

On se range pour nous faire place, en retirant à 
la hâte les pelles, les leviers et les pinces; on nous 
dit plusieurs fois : Dobro iutro l et Dobra vetché! (\e 
bonjour et le bonsoir des Monténégrins). On fait 
beaucoup de réflexions sur notre compte, et surtout 
on nous demande des sous, on nous tend la main 
pour nous demander l'aumône. 

Quelques hommes, moins dépenaillés que les 
autres, ont l'air d'espèces de conducteurs de tra- 
vaux, menant rudement leur monde. Comme nous 
leur faisons l'eff^et de personnages considérables, 
ils prennent eux-mômrs nos cht»vaux par la bride 
dans les passages les pluf* illflWil»v<» potir les fain' 
marcher avec précaution M\V k ortMo des pe- 
tits murs; alors les pioiU iln nn* hi^toî* font rouliM* 
«les pierres, et les frein ()mI huUf^illont on dessous, 

I*. 



298 VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 

dang les lacets inférieurs, en reçoivent sur le dos. 

Quand nous ayons traversé la vallée de Niegouch, 
nous arrivons aux effroyables précipices ouveils sur 
la Dalmatie. C'est là dedans que nous devons des- 
cendre. 

A nos pieds, quelques petits nuages légers au-Kles- 
sous desquels se déroulent les pays autrichiens ; tous 
les méandres des Bouches de Gattaro se dessinent 
là comme sur une carte géographique immense. 

Des villages et des villages, tout petits, vus 
par en dessus, avec leurs clochers en raccourci, 
comme bâtis au fond d'un abîme. On est encore 
en plein été en bas, quand ici, près de nous, des 
stalactites de glace pendent partout aux roches 
sombres. 

Toutes ces maisons, ces églises, ces bois, cette 
magnifique verdure, tout cela vous a des airs de 
pays enchanté quand on revient du Monténégro. 

Tout au fond, dans la baie de Gattaro, Teau calme 
semble dormir; elle a Timmobilité des lacs souter- 
rains au pied de ces masses terribles ; elle est comme 
un miroir reflétant dans des profondeurs infinies 
toute sorte de grandes images renversées. 

C'est le soir, le soleil baisse. La mer, qui a tou- 
jours l'air de vouloir remonter dans le ciel quand 
on la regarde de si haut, passe par-dessus tous les 
plans de montagnes; elle prend, du côté du cou- 
chant, d'admirables teintes de nacre verte. Voici 



VOYAGE AU MONTÉNÉGRO 299 

Tescadre internationale que nous apercevons là-bas, 
par-dessus les pics de Persano, comme si la nappe 
brillante de TAdriatique Tavait soulevée avec elle 
dans les airs. 

Cette apparition de Tescadre nous rappelle les 
agitations de la politique que nous avions un peu 
oubliées; ils n'ont pourtant pas Tair bien effrayant, 
ces cuirassés, vus d*où nous sommes; on dirait des 
petites bêtes noires endormies sur la mer tranquille X 

Cette compagnie de mouches d'eau posées sur / 
cette espèce de lac suspendu, cela représente la / 
puissance navale combinée de l'Europe ; — et cela V 
est venu pour prêter main forte aux gens qui habi- \ 
tent dans ce cauchemar de pierre d'où nous venons ) 
de sortir... Très drôle de chose!... 

Nous commençons à descendre par les intermi- 
nables lacets qui nous mèneront jusqu'en bas. Peu 
à peu l'air s'alourdit et devient moins froid. Cattaro 
est droit au-dessous de nous; nous voyons déjà ses 
toitures brunes. 

La nuit commence à tomber. Dans une masse 
verte qui est le jardin de la ville, des lumières s'al- 
lument en rond, et puis la musique d'un régiment 
autrichien nous arrive distinctement, comme sor- 
tant du fin fond de la terre. Une valse de Strauss... 
Nous rentrons dans des pays très civilisés. 

Nous descendons toujours. Maintenant nous en- 
tendons tous les bruits de la ville. L'air est re- 



300 VOYAGE Al' MONTÉNÉGRO 

devenu tiède ; il est imprégné d odeurs "d'oranger, 
d'indéfinissables senteurs de pays chaud. 

Nos guides avaient raison de dire que nous nous 
étions trop attardés en route. — La nuit nous prend 
tout à fait dans les lacets ; il faut descendre de che- 
val, et confier nos bêtes à nos guides, qui les feront 
marcher tout doucement par la bride. Nous, nous 
allons continuer la descente à pied; nous devons 
être près d'arriver d'ailleurs, et cette promenade 
finale ne durera pas longtemps. 

— Hélas ! elle dure encore une heure et demie. — 
Environ quatre-vingts tours de lacet. Cette mu- 
sique, ces bruits distincts nous avaient trompés^ et 
nous étions très haut. Dans la nuit noire, nous 
marchons sur des pierres pointues qui nous font 
mal, ou sur des pierres rondes qui roulent sous nos 
pas. — Et il est fort tard quand nous arrivons en 
bas, à Cattaro. 



FIN ni: voy.\(;f au uontkxkgro. 



SULEIMA 



SULEIMA 



PREFACE DE L'AUTEUR 



Ce sera une histoire bien décousue que 
celle-ci, et mon ami Plumkett était d'avis de 
rintituler: Chose sans tête ni quèiie. 

Elle embrassera douze années de notre ère et 
tiendra, je pense, en une vingtaine de chapitres 
(dont un prologue, comme dans les pièces clas- 
siques). L'intrigue ne sera pas très corsée ; il y 
aura un intervalle de dix ans pendant lequel il 
ne se passera rien du tout, — et puis, brusque- 
ment, cela finira par un tissu de crimes. 

Il y aura deux personnages portant le même 
nom, une femme et une bête ; et leurs affaires 
seront tellement amalgamées, qu'on ne saura 



304 SULEIMA 



plus trop, à certains moments, s'il s'agit de l'une 
ou s'il s'agit de l'autre. Mes aventures person- 
nelles viendront s'y mêler aussi, — et, pour 
comble de gâchis, les réflexions de Plumkett. 



PROLOGUE 



C'était en Algérie, — à Oran, — en 1869, époque 
à laquelle j'étais presque un enfant. 

Plumkett avait encore tous ses cheveux. C'était 
un matin de mars. Oran se réveillait sous un ciel 
gris. Nous étions assis devant un café qu'on venait 
d'ouvrir dans le quartier européen. Nous n'avions 
pas froid, parce que nous arrivions de France ; 
mais les Arabes qui passaient étaient entortillés 
dans leur manteaux et tremblaient. 

Il y en avait un surtout qui paraissait transi ; il 
traînait un espèce de bazar portatif qu'il étalait 
devant nous et s'obstinait à nous vendre à des prix 
extravagants des colliers en pâte odorante et des 
babouches. 

Une petite fille pieds nus, en haillons, se cram- 
ponnait à son burnous ; une délicieuse petite créa- 
ture, qui était tout en grands yeux et en longs cils 



306 SULEIMA 



de poupée. Elle avait un peu l'exagération du type 
indigène, ainsi que cela arrive chez les enfants. Les 
petits Arabes et les petits Turcs sont tous jolis avec 
leur calotte rouge et leur larges prunelles noires de 
cabris; ensuite, en grandissant, ils deviennent très 
beaux ou très laids. 

C'était sa fille Suleïma, nous dit-il. En effet, c'é- 
tait possible après tout : en décomposant bien cette 
figure de vieux bandit et en la rajeunissant jusqu'à 
l'enfance, on comprenait qu'il eût pu produire cette 
petite. 

Nous donnions des morceaux de sucre à Suleïma, 
comme à un petit chien; d'abord elle se cachait 
dans le burnous de son père, puis elle montrait 
sa tête brune, en riant d'un gros rire de bébé, et en 
demandait d'autres. Elle retournait ce sucre dans 
ses petites mains rondes, et le croquait comme un 
jeune singe. 

Nous disions à ce vieux : « Elle est bien jolie, ta 
petite fille. Veux-tu nous la vendre aussi ? » 

C'était dans toute la candeur de notre âme ; nous 
nous amusions de l'idée d'emporter cette petite 
créature d'ambre, et d'en faire un jouet. Mais 
le vieil Arabe, nullement candide, écarquillait ses 
yeux, en songeant que sa fille réellement serait 
belle, et souriait comme un mauvais satyre. 

Les gens du café nous contèrent son histoire : il 
venait d'arriver à Oran, où il était sous la surveil- 



SULEIMA 307 



lance de la police, ayant fait autrefois le métier de 
détrousseur dans le désert. 

M*étant querellé avec Plumkett, je pris, après 
déjeuner, la route des champs, et passai par la 
montagne pour rentrer à Mers-el-Kébir, où nous 
attendait notre vaisseau. 

Je montai assez haut d'abord, au milieu déroches 
rougeâtres qui avaient des formes rudes et étranges. 
Il faisait vraiment froid, et cela me surprenait dans 
cette Algérie que je voyais pour la première fois. Je 
m étonnais aussi de rencontrer çà et là, parmi des 
plantes inconnues, des tapis d'herbe fine avec des 
petites marguerites blanches comme eu Fraoce. 

Le temps était aussi sombre qu'en Bretagne. Le 
vent courbait les broussailles et les herbes ; il s'en- 
gouffrait avec un bruit triste, partout dans les 
ravins et les grandes déchirures de pierre. 

J'arrivais maintenant à une crête de montagne. 

Un gros nuage passait la tête derrière, et le vent 
Témiettait à mesure ; en sifflant, ce vent Téparpillait 
sur l'herbe, le faisait courir autour de moi en 
flocons gris comme de la fumée. Cela me semblait 
fantastique et sinistre, de voir s'enfuir sur l'herbe 
ces petits morceaux de nuage qu'on aurait pu 
attraper avec les mains ; et je m'amusais à courir 
après en tendant les bras pour les prendre — 
comme cela arrive dans les rêves.. r 



nos SULEIMA 



Je me reposais à labri dans un recoin de rochers 
où donnait un ravon de soleil. Près de moi, tout 
à coup, un bruit très léger d'herbe froissée. Je 
regardai : une tortue ! 

Une tortue, drôle à force d'être petite, un atome 
de tortue ; son écaille jaune à pein^ formée, toute 
rouverte de dessins en miniature. 

En bas, très loin, sur une route qui fuyait dans 
la direction du Maroc, on voyait cheminer des sQ- 
houettes efflanquées de chameaux que conduisaient 
des Arabes vêtus de noir. (Le Ramadan, où Ton 
s'habille de laine sombre, tombait en mars cette 
année-là.) 

Je pris cette petite tortue et la mis dans ma poche. 
A bord, nous décidâmes de l'appeler Suleïma. 

Je restai trois mois dans cette Algérie. Pour 
la première fois, je vis le printemps splendide 
d'Afrique. 

Souvent je rencontrai Suleïma (la petite fille) 
trottant pieds nus dans les rues d'Oran, pendue au 
burnous sordide du marchand de babouches. 

Puis, un jour, mon navire reçut l'ordre de partir 
pour le Brésil, et je m'en allai , n'emportant des 
deux Suleïma que la tortue. 



S.j mars ISTO. 

Dix ans plus tard. 

... Dans notre pays, cette année, le printeni])s 
tarde à venir, et c*est encore Thiver pâle et triste, 

La nuit de mars tombe lentement, — et je suis 
seul dans ma chambre... 

Jamais, depuis mon enfance déjà lointaine, jo 
n'étais resté si longtemps au foyer. Six mois, c'est 
un iong repos 1 

Et je Taime, ce foyer que j'ai tant de fois déserté. 
Et, chaque fois que je le quitte, je sens une angoisse 
en songeant qu'au retour je pourrais y trouver 
peut-être encore quelque place vide. Les figures 
très chéries qui me le gardent sont déjà, hélas î 



310 SULEIMA 



l 



marquées par le temps ; je vois bien qu'elles s'affai- 
blissent avec les années, et cela me fait peur. 

Je ne sais rien de triste comme la tombée des 
nuits d'hiver, ces airs ternes et mourants que 
prennent les choses, ce silence de ma maison, 
augmenté encore par le silence de la petite ville qui 
l'enserre. 

Auprès de moi, il y a Suleïma qui dort (Suleïraa 
la tortue). Depuis les premières fraicheurs de no- 
vembre, elle est enfermée dans sa boîte, — qui est 
pareille à celles où couchent les perruches, — et 
elle dort son sommeil de petite bête hibernante. Il 
y a dix ans qu'elle habite ma maison, tenant fidèle 
compagnie aux hôtes du foyer pendant que je cours 
le monde, — et gâtée assurément comme l'ont été 
fort peu de tortues. 

L'idée me vient d'ouvrir cette boîte : on voit son 
dos poli, à moitié enfoui dans un matelas de foin 
très fin. Elle est devenue fort grosse depuis le jour 
où je l'ai prise dans la montagne d'Oran, par un 
temps d'hiver comme celui d*aujourd'hui. 

Et, en regardant Suleïma, je retrouve des souve- 
nirs arabes. La figure enfantine de Suleïma, la 
petite fille, repasse dans mon esprit, pour la pre- 
mière fois depuis tant d'années : Suleïma mangeant 
ses morceaux de sucre avec un petit air de singe 
espiègle et charmant. Ma pensée se promène vague- 



SULKIMA 311 



ment dans cette Algérie où je ne suis plus revenu ; 
je revois de loin cette époque plus jeune, où les 
pays nouveaux me jetaient en plein visage leur m- 
traduisible étrangeté, avec une puissance de couleur 
et de lumière qui me semble aujourd'hui perdue.. . 
Comme ici mon imagination s'obscurcit et s'é- 
teint!... Mes souvenirs des pays du soleil s'éloignent, 
s'embrument, prennent les teintes vagues des choses 
passées. Ils se mêlent dans ma mémoire et dans 
mes rêves ; — et tout se confond un peu, les mina- 
rets de Stamboul, les sables du Soudan, les plages 
blanches d'Océanie, — et les villes d'Amérique, et 
les écueils sombres de la « mer Brumeuse. » 

C'est là l'impression la plus décevante de toutes : 
sentir qu'on s'ennuie au foyer de famille !... 

Mais qu'y faire ? Il y a toujours ce vent d'inconnu 
et d'aventures qui nous talonne tous, et sans lequel 
notre métier ne serait pas possible ; quand une fois 
on a respiré ce vent-là, on étouffe après, en air 
calme; toutes les choses douces et aimées, après 
Icï^quélles on a soupiré quand on était au loin , de- 
viennent peu à peu monotones , incolores ; — et, 
sourdement, on rêve de repartir. 

Et puis ce crépuscule de mars est par trop triste 
aussi ; ou dirait un suaire qui tombe, etmachambre 
prend un air funèbre... Si j'allais à côté, dans ma 
chambre turque, pour essayer de changei* ? 

J'ouvre une double porte^ et soulève une portière 



312 SULEIMA 



d'un vieux rose cerise à feuillages d'or. C'est le coin 
le plus retiré de la maison, celte chambre turque^ 
et les fenêtres, qui donnent sur une cour et des jar- 
dins, sont toujours fermées. 

Je regarde au dedans : il y fait déjà nuit, et le 
velours rouge du mur a Tair noir ; par places, on 
voit briller la lame courbe d'un yatagan, la crosse 
damasquinée d'un fusil, ou le dessin bizarre d'une 
vieille broderie ; une odeur de latakié et d'encens 
traîne dans l'air, qui est lourd et froid. Il s'y fait 
un silence particulier : on dirait qu'on entend la 
nuit venir. 

Et voilà que cette chambre me jette ce soir un 
souvenir déchirant de ce Stamboul d'où j'ai apporté 
toutes ces choses. 

Pourtant ce n'est pas l'Orient, tout cela ; j'ai eu 
beau faire, le charme n'y est pas venu ; il y manque 
hi lumière, et un je ne sais quoi du dehors qui ne 
s'apporte pas. Ce n'est pas l'Orient, et ce n'est pas 
davantage le foyer ; ce n'est plus rien. Je regrette 
à présent d'avoir détruit ce qui existait avant, qui 
était bien plus simple, mais qui était plein des 
souvenirs de mon enfance — car il n'y a plus que 
cela de bon pour moi : pouvoir, à certains moments, 
oublier ma vie d'homme dépensée ailleurs, et me 
retrouver ici enfant, tout enfant ; c'est l'illusion que 
je m'amuse à chercher par toute sorte de moyens, 
conservant, respectant mille petites choses d'autre- 
fois, avec une sollicitude exagérée. 



SULEIMA 3i:i 



— Où est donc ma mère ? Il y aura tantôt 
deux heures que je ne Tai vue, et il me prend une 
grande envie de sa présence. — Je laisse retomber 
la portière de couleur cerise et je m'en vais. 

Un instant je cherche ma mère dans la maison, 
sans la trouver. Elle est unique, cette maison, d'ail- 
leurs ; on dirait toujours qu'on y joue à cache-cache: 
t'ilc est vraiment trop grande à présent, pour nous* 
trois qui restons. 

Je rencontre Mélanie, qui traverse la cour, enflant 
le dos, avec un air gelé. 

— Mélanie, savez-vous où est madame ? 

— Mon Dieu î elle était là tout à Fheure, mon- 
sieur Pierre. 

Allons, je verrai ma mère un peu plus tard, à 
l'heure du dîner. Je vais monter au second étage 
trouver ma grand'tante Berthe. 

Dans les escaliers, l'obscurité s'est déjà faite. 

Étant enfant, j'avais peur le soir dans ces esca- 
liers; il me semblait que des morts montaient après 
moi pour m'attraper les jambes, et alors je prenais 
ma course avec des angoisses folles. 

Je me souviens bien de ces frayeurs; elles étaient 
si fortes, qu'elles ont persisté longtemps, môme à un 
âge où je n'avais déjà plus peur de rien. 

J'essaye de monter quatre à quatre ce soir, pour 
retrouver, dans la vitesse, un peu de ces impressions 
d'autrefois. Mais non, hélas î \e> formes qui s'allon- 

18 



314 SULEIMA 



geaieiit, les bras noirs qui passaient à travers les 
barreaux des rampes, les mains des fantômes, n'y 
sont plus... 
Plus même moyen d'avoir cette peur-là I 

Au second, j'ouvre la porte d'une chambre cal- 
feutrée, et j'entre. 

On dirait qu'il n'y a personne, car rien ne 
bouge. 

Pourtant, une intelligence est là qui veille. 

— C'est toi, petit? dit une voix de quatre-vingt- 
dix ans qui part d'un grand fauteuil au coin du feu. 

La tête qui s'enfonce dans les coussins a é^ jadis 
bien belle ; on la devine encore aux lignes droites 
et régulières du profil. Les yeux ternes ne voient 
plus, mais derrière ce miroir obscurci par les années 
rintelligence a gardé sa flamme claire. 

Tous les jours, tous les jours, elle est là, à ce 
même coin de feu, la vieille, vieille tante Berthe. 

— C'est toi, petit ? 

Je réponds : « Oui, tante. » Je touche une pauvre 
main ridée qui se tend vers moi en tremblant et en 
tâtant, et puis je m'assieds par terre à ses pieds. (Je 
déteste les chaises. Plumkett dit même que c'est là 
un des indices de ma nature et de mes mauvaises 
fréquentations: ne savoir plusm'asseoir comme tout 
le monde, et toujours m'étendre ou m'accroiipii* 
comme font les sauvages.) 

Gela a été bien souvent ma place de cet hiver : là, 



SULEIMA 315 



devant ce feu, par terre, au pied du fauteuil de ma 
grand*tante Berthe, lui faisant conter des histoires 
du temps passé, ou écrivant sous sa dictée de 
curieuses vieilles choses que personne ne sait plus. 

Dans le corridor, une grande pendule sonne len- 
tement six fois, — c'est Theure triste et grise du 
chien et loup. 

— Dis-moi, petit (elle m'a conservé ce nom ; 
en effet, je suis toujours le plus jeune, l'enfant, 
pour elle qui a vu passer trois générations). 4. dis- 
moi, petit, à vos cloches de bord, n'est-ce pas, 
vous sonner deux coups doubles pour six heures, 
trois coups doubles pour sept heures, et quatre, 
pour huit ? 

— Oui, tante Berthe. 

— Et vous dites piquer les heures, au lieu de 
sonner, comme nous disons, nous autres, les gens 
de terre? Oui, continue -t- elle d'une voix plus 
lente, comme fouillant dans les profondeurs d'un 
passé presque mort, parmi toutes ces choses accu- 
mulées dans sa vieille mémoire, — oui, je me sou- 
viens ; quand j'étais petite fîlle et que nous habitions 
notre campagne de la Tublerie, j'entendais les soirs 
d'été ces cloches des navires de la rade... 

Or, il y a environ quatre-vingts ans que tante 
Berthe était une petite fille, — et quatre-vingts ans 
aussi que celte Tublerie a été vendue par mon arrière- 
grand-père. Ces matelots qui sonnaient ces cloches. 



316 SULEIMA 



et qui étaient jeunes alors, sont morts de vieillesse 
depuis longtemps; leurs navires sont démolis et 
tombés en poussière. Et ces soirs d'été où ces 
cloches s'entendaient sur la mer... c'est singulier, 
ils m'apparaissent, dans ce lointain, plus lumineux 
que les nôtres et plus beaux. Ce n'est rien, pourtant, 
quatre-vingts ans , quand il s'agit des transforma- 
tions lentes, des règles sensiblement immuables du 
Cosmos. 

— Dis-moi, ta tortue a-t-elle commencé à so 
remuer, petit? 

— Non, tante, elle n'est pas réveillée. 

— Signe de retard dans les saisons, vois-tu. Je 
parierais que nous aurons encore de la gelée blan- 
che cette nuit ; je la sens qui me tombe sur les 
épaules. Remonte un peu mon châle, je te prie. Et 
puis fais flamber le feu, cela t'occupera. 

Le fait est que tout s'en mêle : la grosse bûche se 
consume comme avec souffrance, exhalant une 
petite flamme intermittente et pâle. Elle se refuse à 
mieux flamber. 

Tante Berthe se met à chanter d'une petite voix 
cassée et flûtée, qui semble venir de très loin dans le 
passé ; elle chante en marquant la mesure avec son 
pied, un vieux noël du pays que j'ai noté hier sous 
sa dictée. 

Après, elle ne dit plus rien, et s'affaisse dans une 
sorte de somnolence. Il lui faut du bruit à présent 



SULEIMA 311 



pour redevenir gaie et spirituelle ; il lui faut des 
visites, du mouvement autour d'elle et de la lu- 
mière. 

Et la nuit grise continue de descendre... Je crois 
que je vais m'assoupir. moi aussi, dans une sorte de 
rêve mélancolique. Ce qui me manque au foyer, c'est 
l'élément jeune, c'est quelque chose qui réponde à 
ma jeunesse à moi. Cette maison, qui jadis était 
joyeuse, est bien vide à présent et bien morne ; on 
dirait qu'il s'y promène des fantômes. Ma vie s'y 
écoule, tranquille et régulière, en compagnie de 
vielles personnes, — bien chéries pourtant ; mais il 
me semble par instants que, moi aussi , je suis 
devenu vieux, et que c'est fini à jamais du soleil, 
de la mer, et des aventures, et des pays lumineux 
de l'islam. 

Et, là, auprès de ma vieille tante, je me perds 
dans des rêves bizarres de vieillesse et de mort, 
pendant que la nuit froide de mars s'épaissit lente- 
ment autour de nous. 



'S 



II 



4 avril !819. 

(Huit jours après.) 

...Sous mes pieds, des montagnes rouges, ondu- 
lant au loin en lignes tourmentées. Autour de moi, 
des lentisques, des lavandes, des tapis de fleurs 
exotiques aux senteurs d'aromates ; dans Tair, les 
parfums capiteux d'un printemps plus chaud que 
celui de l'Europe. 

Un grand paysage aride, désert, — vu de très 
haut : aux premiers plans de montagnes, des lu- 
mières crues , heurtant de grandes ombres dures, 
toute la gamme des gris ardents et des bruns 
rouges; — dans les fuyants infinis des lointains , 
des bleus limpides et des nuances d'iris... Un air 
vivifiant et chaud, un ciel plein de rayons. 



SULEIMA 319 



Là-bas, sur la route qui fuit et se perd dans la 
direction du Maroc, une bande d*Arabes passe 
et disparaît. Et, en haut, éclaire le grand soleil 
d* Afrique!... 

C'était bien inattendu, cette. Algérie! 

Cela me charme et me grise, après ce long hiver 
sombre, où je m'étais affaissé sur moi-même, 
comme si la jeunesse et la vie m'eussent aban- 
donné. 

Je suis seul au milieu de ces montagnes. 

Je regarde et je respire. — C'est donc vrai, qu'il 
y a encore au monde de l'espace et du soleil. — 
Hélas! comme il me paraît terne et pâle, vu d'ici, 
ce temps que je viens de passer au foyer de 
famille ! C'est navrant d'éprouver cette impression, 
mais je sens que je m'éveille d'une sorte de som- 
meil, que hantaient là-bas des visions douces et 
mélancoliques. 

Je me reconnais ici, je reconnais tout ce qui m'en- 
toure, tous les détails de cette nature, — toutes ces 
fleurettes arabes, — les glaïeuls rouges, les lentis- 
ques parfumés, les larges mauves roses, les pâque- 
rettes jaunes et les hautes graminées ; — toutes les 
plantes, toutes les senteurs de ce pays, tout, les 
lignes rudes des montagnes, les grandes roches 
rouges du Marabout, et là-bas le cap de Mers-el- 
Kébir, qui s'aplatit et s'écrase dans la mer bleue 
comme le dos bossu d'un méari; — surtout je 



320 SULEIMA 



reconnais et j'aime ce je ne sais quoi d'âpre et 
d'indéfinissable qui est l'Afrique!... 

Il y a dix ans, j'avais couru ce pays, ces mêmes 
montagnes, et cueilli ces mêmes fleurs. J'avais fait 
un long séjour ici, et je passais mes journées à errer 
par là, dans ces sentiers de chèvres, dans ces ravins 
pleins de pierres et pleins de soleil. Je galopais 
beaucoup sur les chevaux d'un certain Touboul, et 
je coupais en route de gros bouquets odorants que' 
je rapportais le soir à mon bord. Je n'avais pas 
tout à fait vingt ans ; en moi, il se faisait un mélange 
de passion et d'enfantillage, mais l'enfant dominait 
encore. 

Et je retrouve ici tous ces souvenirs oubliés ; ils 
sortent des feuilles des chamœrops et des aloès, ils 
me reviennent dans toutes ces senteurs de plantes. 

Voici, tout près, au-dessus de ma tête, ce creux 
de pierre où certain jour je ramassai Suleïma la 
tortue, qui, depuis cette époque, tient compagnie 
fidèle là-bas aux bonnes vieilles du foyer... 

Peut-être est-ce parce que je m'y sens encore 
étonnamment jeune que j'aime tant ce pays. 

Et puis, comme c'était inattendu ! 

Un ordre brusque, comme il en arrive en marine, 
— des adieux précipités, — un bateau rapide, — 
et, ce matin, à quatre heures, au lever du jour, la 
terre d'Afrique était en vue. 



SULEIMA 321 



Avec émotion je regardais se dessiner, se rappro- 
cher ces montagnes rouges de Mers-el-Kébir, qui me 
ramenaient à dix ans dans le passé, et j'aspirais 
cette senteur de TAlgérie, toujours la même, qui 
déjà nous arrivait au large, — mélange de parfums 
d'herbes et d'odeurs de Bédouins. 

Et vite j'ai mis pied à terre, pressé de m'enfon- 
cer le plus loin possible dans la campagne de co 
pays. 



III 



Mers-el-Kébir, .*i avril. 

A o?ize heures, Plumketl, dont le navire est voisin 
du mien, vient me prendre en tartane et, après une 
heure de traversée sur Teau bleue du golfe, nous 
arrivons à Oran. 

Par hasard, nous sommes bien disposés Tun et 
l'autre, et contents d'être ensemble , ne nous étant 
pas rencontrés depuis longtemps. Oran, par ce beau 
soleil, ce temps splendide, nous paraît aujourd'hui 
très pittoresque et très africain. 

Nous décidons d'aller revoir le lac Salé et le vil- 
lage de Mizerguin. Mais, avant, par respect pour 
notre tradition de jeunesse, il faut nous reposer en 
plein air, devant le café Soubiran. Et nous voilà assis 



SULEIMA 323 



dans la rue, sous ces tentes, éventés par de grands 
souffles chauds qui nous apportent du sable. 

Devant nous, appuyée à un mur blanc, il y a une 
jeune fille arabe, en haillons, qui nous regarde avec 
des yeux noirs déjà effrontés, mais bien beaux... Un 
ressouvenir, un je ne sais quoi de déjà connu, me 
repasse en tête, et je l'appelle : « Suleïma 1 » 

Elle relève un peu ses sourcils, Tair étonné, et 
mord sa petite lèvre rouge, et puis se cache sous 
son voile en souriant. 

Je lui dis : « Tu es Suleïma, la fille de Kaddour, 
la petite à qui je donnais tous les jours des mor- 
ceaux de sucre ici, il y a dix ans ? Regarde-moi, tu 
ne te souviens pas ? » 

— « Oui, dit-elle, je suis bien Suleïma-ben-Kad- 
dour. » 

Mais elle a oublié ces morceaux de sucre, et 
s'étonne un peu que je la connaisse par son nom. 
Et puis elle continue de rire, — et ce rire très par- 
ticulier dit clairement le vilain métier qu'elle a déjà 
commencé à faire. 

Cette promenade au lac SaJé^ je ne sais pourquoi, 
ne me tente plus ; après tout, on est très bien à 
Oran, assis à Tombre. 

Cependant, pour le plaisir de galoper* en cora-= 
pagnie de Plumkett. . . 

Les chevaux sont commandés depuis la veille ; 
on nous les amène et nous voilà partis; 



324 SULEIMA 



La route est longue au soleil ; la campagne , pier- 
reuse, sauvage, parfumée. 

Rien que des palmiers nains et des lavandes, mé- 
langeant au milieu de toutes ces pierres les nuances 
ternes de leurs deux verdures ; de temps en temps 
un grand glaïeul rouge jetant là-dessus sa couleur 
éclatante , ou bien un berger bédouin, demi nu avec 
capuchon de laine, promenant des chèvres brunes. 
Vers quatre heures nous arrivons à Mizerguin. 
Nous commandons notre dîner à lauberge du vil- 
lage, et nous poussons plus loin : je veux cependant 
montrer à Plumkett certaine vallée où j'étais venu 
il y a dix ans, un jour d'hiver, avec mon ami 
John B..., qui disait que c'était le pays de Mignon. 
Cette vallée était charmante en janvier; elle avait 
une mélancolie tranquille et suave avec ses grands 
arbres dépouillés et ses orangers en fleur. 

Aujourd'hui, c'est un autre charme: c'est la splen- 
deur du printemps, mais d'un printemps qui n'est 
pas le nôtre. Tout autour, la montagne aride, — et 
ici, une profusion, un luxe inouï de fleurs, un pêle- 
mêle déhcieux de la nature d'Afrique avec celle d'Eu- 
rope. Il y a des « bouillées » d'iris qui se penchent 
sur l'eau ; — il y a, parmi les palmiers et les orangers, 
des recoins humides, ombreux comme des recoins du 
Nord, où des buissons d'aubépines sont tout fleuris 
et tout blancs, sous de grands peupliers frêles. 

Noub dînons dans cette auberge de Mizerguin h la 



SULEIMA 325 



même place qu'il y a dix ans. Et cela me rend très 
pensif, de me retrouver à ce.tte table, dans ce village 
ignoré ; — d'être encore jeune, après tant de courses 
par le monde, tant d'années passées, tant de choses 
évanouies... 

Il y a dix ans, il faisait froid ici ; un vilain vent 
d'hiver balayait cette route ; — et puis, je me rap- 
pelle que nous avions quitté la table pour regarder 
une noce de colons qui passait, avec une belle 
mariée en blanc et un violon en tête. Tout 
cela nous avait même paru un bizarre assemblage 
de choses : un village d'Algérie, une soirée d'hiver 
très froide, et une pauvre noce campagnarde défi- 
lant gaiement en musique, au crépuscule, devant 
des Bédouins et des chameaux. 

A la tombée de la nuit, nous remontons à cheval, 
pour rentrer bon train à Oran. 

Au couchant, le ciel qui s'éteint est vert comme 
une lueur de phosphore. Quand on vient de quitter 
l'hiver de FrancQ, il faut deux ou trois jours pour 
que les yeux ne s'étonnent plus de la lumière de ce 
pays. 

Il est nuit close quand nous arrivons à la ville. 
Les boutiques européennes, les échoppes arabes 
sont éclairées. Les matelots, les spahis, les zouaves, 
font tapage dans les rues. Et toutes ces filles brunes 
au regard noir, mauresques ou juives, qui les appel- 
lent aux portes, hélas ! me troublent aussi... Plum- 

19 



326 SULEIMA 



kett me parle, et je ne l'écoute plus; je lui dis des 
choses quelconques qui. sont absurdes ; mon esprit 
ne peut plus suivre le sien. Et ces créatures, et ce 
printemps, et cette vie chaude et libre, et les effluves 
capiteux de ce pays, de plus en plus me montent 
à la tête et me grisent. Puis je m'aperçois mainte- 
nant que cette petite Suleïma personnifie ce grand 
trouble inattendu ; je tremble en songeant tout à 
coup qu'elle est là à ma merci, si je la veux. Une 
pudeur me retient pourtant, surtout devant Plum- 
kett ; il y voit toujours trop clair, lui, dans tout ce 
que je voudrais cacher. Et puis, ces sortes d'amour- 
là, qu'il faut subir, me confondent et me font douter 
de tout... 

Je suis encore un peu grisé ce soir par mon re- 
tour en Algérie, par le grand soleil, par toutes les 
senteurs de ce printemps arabe. Je sais que c'est 
l'affaire des premiers moments ; ce sera passé 
diemain. J'essayerai de chasser cette petite fille, au 
moins par respect pour d'autres, qui ont passé avant 
elle dans mon cœur, et que j'aime encore... 

Plumkett imagine d'aller au bain maure, où nous 
commençons à nous quereller. Lui, veut coucher au 
bain ; je trouve, moi, la chose absurde et tiens à 
rentrer à Mers-el-Kébir. 

Cette discussion nous conduit fort tard, et il en 
résulte qu'il n'y a plus de voitures sur la place 
d'Oran. De onze heures à minuit, il nous faut faire 



SULEIMA 327 



à pied cette longue route de Mers-el-Kébir. Le temps 
s'est couvert : nuit noire. Ce n*est même pas très 
prudent, cette promenade, sans avoir pris seulement 
un bâton. Plumkett prétend que c'est ma faute, — 
et moi, je lui en veux parce que la pluie commence. 
Sur ce dernier point, je sens que je suis dans mon 
tort, et j'en deviens d'autant plus insupportable. 
Lui m'écoute avec son calme de philosophe qui 
m'exaspère. L'image de Suleïma me poursuit et je 
médite de le laisser là tout seul, pour rebrousser 
chemin vers Oran. 

Enfin nous voici sur le port de Mers-el-Kébir ; 
nous réveillons un batelier, et, par grosse mer, sous 
la pluie à torrents, nous montons dans une petite 
barque qui se remplit d'eau. Nous arrivons à bord 
trempés et de détestable humeur. 



IV 



Mers-el-Kébir, 6 avril. 

Pluie fine et temps gris jusqu'au soir. 

Ma journée se passe à Oran, où je suis seul cette 
fois, comme je Tavais désiré; mais cette pluie 
change tout, l'entraînement est passé et le charme 
n'y est plus. ' 

Pourtant, hélas I j'ai dit à Suleïma de m'attendre 
dans la Kasbah ce soir à dix heures. 

Cinq heures du soir. — Les autres officiers de 
mon bord se préparent à retourner à Mers-el-Kébir 
et me demandent si je pars aussi avec eux. Résolu- 
ment je réponds que oui; je monte en voiture et 
nous rentrons ensemble. 



Après dîner, en remontant sur le pont, je regarde 
là-bas, dans la direction d*Oran, et ma résolution 
ne tient plus. Ces sortes de résolutions, la nuit 
tiède qui tombe les emporte toujours. 

La pluie est passée. Le ciel est assombri encore 
par des nuages opaques, d'un gris livide, qui se 
tiennent par longues bandes, et semblent très haut, 
très loin de notre monde. Le vent vient de terre, et 
la montagne mouillée nous envoie ses senteurs plus 
fortes. 

Il est déjà tard. Je trouve encore sur le quai de 
Mers-el-Kébir une petite voiture ouverte, attelée de 
deux bêtes maigres qui s'emballent au départ. Le 
vent de cette course me fouette délicieusement le 
visage, une demi-heure durant, jusqu'aux portes de 



330 SULEIMA 



la ville. Je monte à pied au quartier maure, et 
Suleïma est là qui m'attend, au point convenu, dans 
un carrefour noir. 

La rue que Suleïma habite est une très vieille 
petite rue, haut perchée, sur le bord d'un ravin qui 
semble, la nuit, n'avoir plus de fond. 

A Oran, on ne trouve pas, comme à Alger, de 
ces belles habitations mauresques d'autrefois, qui 
gardent dans leur décrépitude le charme de leur 
splendeur morte. Cette maison de Suleïma est sor- 
dide et misérable. 

D'abord nous traversons ^une Cour des Miracles, 
puis des corridors, où elle m'entraîne par la main 
parce qu'il fait noir, — et nous montons par une 
échelle. Je me laisse conduire, en tenant dans 
l'obscurité cette main frêle de jeune fille ; déjà elle 
m'impressionne, cette pauvre petite main de pros- 
tituée, parce que j'ai vu, au jour, qu'elle a du hen- 
neh sur les ongles, comme une autre main orien- 
tale que j'ai bien adorée. 

Un grenier avec une natte, un matelas blanc et 
une couverture arabe : c'est la chambre de Suleï- 
ma. Elle allume une petite lampe de cuivre par 
terre, puis fait signe que nous sommes chez nous. 

Et me voici, à demi étendu sur cette couche, 
contemplant Suleïma, qui est debout devant moi, 
éclairée en dessous par la flamme de sa lampe. Elle 



SULEIMA 331 



est svelte comme une forme grecque dans ses longs 
vêtements blancs; elle a relevé ses bras nus au- 
dessus de sa tête, et son ombre qui monte au pla- 
fond noir ressemble à une ombre d'amphore. 

Elle me regarde en souriant, et son sourire est 
doux et bon ; son regard n'a plus du tout l'effron- 
terie de la rue ; c'est une chose qu'on lui a apprise, 
cette effronterie-là, et cela ne lui est pas naturel. 

Avec ses yeux trop grands et la régularité exquise 
de ses traits, elle a l'air ce soir d'une madone 
brune. — Elle ne sait pas encore bien faire son 
métier sans doute ; car autrement, pour sûr, elle 
serait moins pauvre. 

Quand elle va et vient par la chambre, elle a ce 
léger balancement des hanches qui est toute la 
grâce d'une femme, et que, chez nous, les hauts 
talons et les étroites chaussures ont changé en 
autre chose d'artificiel ; les femmes antiques devaient 
avoir ce balancement-là, qui n'est possible qu'avec 
des pieds nus. 

Ses vêtements sont imprégnés de cette .odeur 
qu'ont toutes les femmes d'Orient, même les plus 
pauvres. Il semble aussi qu'elle sente le désert, — 
et ses mouvements de petite fille nerveuse, encore 
maigre, ont par instants une souplesse et une élas- 
ticité de sauterelle. 

Il y a ces deux ou trois mêmes questions éter- 
nelles, échangées toujours entre deux êtres qui vont 



332 SULEIMA 



se livrer Tun à l'autre , lorsqu'ils ne sont pas rap- 
prochés par le vice tout seul , lorsqu'il y a encore 
chez eux un peu de ce quelque chose qu'on a ap- 
pelé l'âme. On veut savoir d'où on vient, qui on est, 
qui on a été. Cette curiosité est un reste de pudeur, 
et comme une aspiration vers du vrai amour. 

Nous causons tous deux dans un sabir un peu 
espagnol; elle l'a appris avec les petites juives, 
dit-elle, et, en le parlant, elle y met partout, hors 
de propos, les aspirations dures de la langue du 
désert. 

... Les morceaux de sucre à la porte du café 
Soubiran... Oui, elle croit bien qu'elle commence à 
s'en souvenir... Mais elle était si petite alors!... 
Elle s'est assise en croisant les jambes, pour cher- 
cher plus à son aise dans sa mémoire, comme si 
c'était très important. Et puis, réflexion faite, elle 
déclare que non; je lui ai conté une histoire, cela 
ne peut pas être moi : il y a trop longtemps que 
cela se serait passé, et je n'aurais pas l'air si 
jeune. 

Du reste, depuis cette époque, elle a fait un long 
séjour dans l'intérieur; son père l'avait ramenée 
dans le cercle de Biskra, son pays, là-bas, très 
loin dans le Sud. — D'abord on a marché long- 
temps à pied, et puis on a fait route avec une cara- 
vane; elle-même était sur un chameau, avec des 



SULEIMA 333 



dames arabes. On est passé dans le pays où il n'y a 
plus que des sables... 

Oiii, moi aussi, je le connais, ce pays, où il n'y a 
plus que des sables. — Je m'y suis enfoncé, plus 
loin que Suleïma, — par le Soudan noir, et j'y ai 
souffert. — Je le retrouve, à mesure qu'elle en 
parle avec sa simplicité d'enfant. Et, pendant que 
mes yeux se ferment et que la petite lampe s'éteint, 
je vois très bien, sous le ciel éternellement bleu et 
sur les sables roses, passer cette caravane... 



19. 



VI 



Il y a des grillons qui chantent dans le mur. — 
C'est un bruit d'été, et cela porte bonheur. 

Vers le milieu de la nuit, nous entendons au- 
dessous de nous quelqu'un bouger. L'échelle craque 
et remue. — Et Suleïma s'éveille, inquiète : « As-tu 
de l'argent dans tes vêtements? » dit-elle. 

Puis elle se lève pour le cacher sous notre oreil- 
ler : « Mon père pourrait venir avec, son frère te le 
prendre!... » 



VII 



... Je me levai dès que le ciel parut blanchir, ne 
voulant pas voir ce bouge où j'avais dormi. Dans 
l'obscurité encore, je descendis cette échelle, je tra- 
versai un couloir en tâtant les murs, et puis une 
cour; j'ouvris une vieille porte à verrou de fer, et 
me trouvai dans la rue. 

La Kasbah, encore endormie, sentait bon, l'air 
du matin était pur et délicieux. 

Je dominais un ravin plein d'aloès. 

Je me couchai au bord. Le fond en était encore 
indistinct, perdu dans l'obscurité noire. 

Il y avait partout une rare finesse de teintes dans 
des gammes grises, et comme une grande puissance 
de couleurs dans la nuit; et puis d'étonnantes 



336 SULEIMA 



transparences d'air, et des senteurs snaves de pays 
chaud. 

D'abord mes yeux mal éveillés gardaient une 
fatigue légère et voluptueuse, — et puis cela pas- 
sait, à mesure que naissait lentement la lumière. 

Un Bédouin marchand de lait de chèvre, qui 
dormait par terre dans son burnous au milieu de 
son troupeau, s'éveilla pour m'en offrir. — Toutes 
ces grosses houppes d'un noir roux, qui faisaient 
autour de moi des taches sur le gris pâle des choses, 
c'étaient ses chèvres qui étaient couchées; elles 
commençaient à se secouer avec de petits bruits de 
clochettes. Puis maintenant ces plantes sur les- 
quelles je m'étais étendu, — et qui étaient de 
grandes mauves d'Algérie, — se coloraient vive- 
ment en rose. 

On entendit une porte tourner sur ses ferrures, 
dans ce silence du matin, et une première petite 
échoppe arabe s'ouvrit, où l'on vendait du café avec 
des beignets au miel, à l'usage des gens matineux. 
Deux hommes commencèrent à cuisiner cela dehors, 
au-dessus d'une petite flamme que déjà le jour 
faisait pâlir, et qui tremblait avec un air de feu 
follet. 

Maintenant elle arrivait vite, la lumière, la grande 
lumière couleur d'or rose, — et elle balayait le 
souvenir de cette nuit et de ce bouge noir. Et je 
respirais délicieusement la fraîcheur saine de ce 
matin ; je me baignais et me retrempais dans cette 



SULEIMA 337 



pureté-là; c'était une impression de bien-être phy- 
sique d'une intensité extraordinaire ; c'était comme 
une ivresse d'exister... 

Étrange rajeunissement que le grand matin ap- 
porte toujours aux sens dans les pays du soleil, et 
qui n'est peut-être rien, après tout, — rien qu'une 
sensation fausse et un mirage de vie... 



A la porte d'Oran, j'achetai de gros bouquets de 
roses à des femmes qui se rendaient au marché, et 
je pris au pas rapide la route de Mers-el-Kébir. 

 mi-chemin, un grand nuage, qui montait très 
vite dans le ciel clair, creva sur ma tête. Ce fut la 
pluie à torrents, et je me réfugiai, avec mes roses, 
dans une ferme espagnole. Mais le temps passait ; 
à huit heures et demie, il fallait être à bord et avoir 
changé de costume pour l'inspection. Tant pis, je 
repris ma route sous l'ondée, et arrivai au Témé- 
raire j trempé, ruisselant, comme sortant d'un bain. 

Du reste, on est habitué depuis quelques jours à 
me voir faire sur ce vaisseau des entrées pai*eilles. 



VIII 



17 avril. 

Suleïma me confiait hier ses projets d'avenir. 

Pauvre petite fille irresponsable, qui me fait 
pitié I 

Yoici : Elle est très ambitieuse. Elle a déjà amas- 
sé un peu d'argent, et elle le cache dans un recoin 
que son père ne connaît pas. Bientôt elle se fera 
faire un collier à plusieurs rangs de louis d'or dis- 
posés dans le goût musulman; et puis, en empor- 
tant sa richesse à son cou, elle s'en retournera dans 
le Sud, dans le cercle de Biskra, où elle est née, 
pour y trouver un mari qui n'en saura rien^ et 
devenir une grande dame de l'endroit. 

Que dire à cela? Et d ailleurs, quelle sorte de ser- 
mon serais- je bien en droit de lui faire, puisque, 
moi aussi, j'y aurai Cjonlribué, à ce collier d'or!... 



IX 



20 avril. 

Une vie très agitée que la nôtre. — Avec le ser- 
vice déjà compliqué de l'escadre, beaucoup d'expé- 
ditions et de courses; — les quelques kilomètres 
qui nous séparent d*Oran parcourus en coup de 
vent, à toute heure du jour ou de la nuit, en voi- 
ture ou à cheval , avec la préoccupation per- 
pétuelle d'arriver trop tard ; — et, sous prétexte de 
fraterniser avec l'armée algérienne, des punchs 
à tout casser avec les spahis, zouaves et chasseurs 
d'Afrique. 

Ces montagnes rouges de Mers-el-Kébir, — cette 
route d'Oran bordée d'aloès, peuplée de spahis et 
de Bédouins, — j'aime assez tout cela, qui me rap- 
pelle un monde de souvenirs très jeunes. Mais cette 
sorte d'enivrement des premiers jours est bien 



340 SULEIMA 



passé. D'ailleurs, on Ta encore gâtée, cette Algérie, 
depuis seulement dix ans que je la connais, et c'est 
plus loin dans le Sud qu'il faudrait à présent aller 
la chercher. Ici, la couleur est déjà frelatée, et il y a 
des gens en burnous qui entendent Targot de bar- 
rière; on réussira bientôt à faire de ce pays quelque 
chose de banal et de pareil au nôtre, — où il n'y 
aura plus de vrai que le soleil. 



X 



23 avril. 

... Nous partions le lendemain, et notre der- 
nière nuit venait de finir. 

Aux premières blancheurs incertaines du jour, 
je m'en allais, et j'étais déjà dans Téchelle par où 
Ton descendait du taudis sombre, quand Suleïma, 
qui semblait s'être endormie, se leva et vint jeter 
ses bras autour de mon cou. Que me voulait-elle, 
la pauvre petite perdue?... Elle savait bien que je 
n'avais plus d'argent et que d'ailleurs je ne revien- 
drais plus... Le baiser d'adieu qu'elle vint me 
donner là, et que je lui rendis avec un peu de mon 
âme, je ne l'avais pas acheté. D'ailleurs il n'y a 
pas de louis d'or qui puisse payer un baiser spon- 
tané qu'une petite fille charmante de seize ans 



S42 SULEIMÂ 



VOUS donne. — Tous deux, sans le vouloir, nous 
avions un peu joué Rolla... 

Dehors, dans la rue endormie, je retrouvai le 
Bédouin couché au milieu de ses chèvres; et l'é- 
choppe qui s'ouvrait, avec les deux Maures cuisi- 
nant leurs beignets sur la même flamme de feu 
follet; — et les senteurs de plantes qui montaient 
du ravin aux aloès, et le bien-être, et la fraîcheur 
délicieuse du matin. — Mais je m'en allais d'un 
pas moins léger que le premier jour, et cette fois 
je regrettais le bouge noir; — Et, tout le temps que 
je cheminai sur cette route de Mers-el-Kébir, au 
beau soleil levant, le long des aloès vert pâle et 
des grands rochers rouges, je songeai avec un peu 
de tristesse à ce pauvre baiser de petite abandon- 
née... 

Dans l'après-midi, nous donnions un bal à bord, 
et, le soir, un dîner d'adieu à des officiers de l'ar- 
mée algérienne. 

Après ce dîner, deux lieutenants de spahis — très 
gentils du reste, — qui se sont pris pour Plumkett 
et moi d'une grande affection, parce qu'ils sont un 
peu gris, veulent absolument que nous les recon- 
duisions jusqu'à Oran ; — ils ont justement deux 
chevaux en plus, disent-ils, qui attendent là, à Mers- 
el-Kébir, dans le fort. 

J'avais pourtant bien décidé de ne plus remettre 



SULEIMA 343 



les pieds à terre avant le départ; — et d'ailleurs je 
suis de service ce soir, je « prends le quart » à mi- 
nuit. 

Mais cette idée de retourner à Oran une dernière 
fois me trouble un peu la tète. Pourvu que je sois 
de retour à minuit, pour ce quart, — qui s'en aper- 
cevra?... Allons, nous les reconduirons, puisqu'ils 
y tiennent. 

Dans le fort de Mers-el-Kébir, il y a une ving- 
taine de chevaux sellés, que gardent des spahis 
arabes. II s'en trouve en effet deux de trop, et cela 
tombe à point. 

C'est joli, dans cette vieille forteresse hispano- 
mauresque, tous ces chevaux éclairés par la lune, 
et tous ces burnous. Il y a des clartés d'argent sur 
les groupes arabes, et de longues traînées d'ombres, 
qui descendent des murailles. Par cette nuit pure 
et délicieuse, à travers cette transparence de l'air 
d'Afrique, tout cela est très lumineux dans le vague, 
et semble agrandi; tous ces manteaux blancs et 
rouges agités au milieu de chevaux impatients qui 
piaffent, c'est encore de la vraie Algérie, cela. — 
Nous en voyons plus qu'il n'y en a, assurément : on 
dirait une armée du Prophète, — et autour de nous 
ces hauts pans de murs crénelés, bien ordinaires en 
plein jour, se dressent ce soir sous la lune comme 
des choses enchantées. 

Les chevaux se sont grisés d'avoine; les cava- 



344 SULEIMÂ 



liers, d'autre chose. Tout cela s'ébranle, se met en 
route avec force cabrioles, part au galop sur la 
route bordée d'aloès, et traverse le village cpmme 
une fantasia. 

Une demi-heure après, cet ouragan s'abat aux 
portes d'Oran; tout le monde a tenu bon et rien 
n'est cassé. 

A toute force il me faut être rentré à minuit, — 
comme feu Gendrillon. — Quelques minutes tout 
au plus à passer à Oran, et vite je fais monter 
Plumkett dans le quartier maure, sous prétexte de 
lui montrer la Kasbah la nuit. 

Dans le haut d'une vieille petite rue sombre, au 
bord d'un ravin sans fond, je m'arrête, je regarde 
et je cherche; j'écoute à une porte, je frappe, et 
puis j'appelle. 

— Que faites-vous, mon pauvre Loti? dit Plum- 
kett, qui trouve que le lieu a mauvaise mine. 

... Mais non, Suleïma n'est pas là ce soir. Elle ne 
m'attendait plus. 

Vite, il faut redescendre au quartier français, 
prendre une voiture pour Mers-el-Kébir, et donner 
bon pourboire au cocher. 

A minuit juste, je suis de retour, pour prendre le 
quart jusqu'à quatre heures du matin, et, à cinq 
heures, au jour levé, nous appareillons pour Alger. 



XI 



En mer, 26 avril. 

Enfermé dans ma chambre de bord, j'essaye de 
dormir. 

Et puis je me réveille triste, et je remonte sur le 
pont pour regarder cette côte d*Oran qui doit pa- 
raître encore. 

Je les connais, ces tristesses des réveils, légères 
ou profondes, qui ont été partout les compagnes 
les plus fidèles de ma vie. 

Mais, aujourd'hui, je n'attendais pas celle-ci ; et je 
cherche Plumkelt, à qui j'éprouve le besoin d'en 
faire part. 



XII 



— « Gela passera » , dit-il avec un grand calme 
et Tair de penser à autre chose. 

— « Mais je le sais bien, que cela passera I Ne 
faites donc pas le garçon stupide, Plumkett, vous 
qui comprenez. A la fin, vous êtes irritant, je vous 
assure. 

» Gela passera, c'est incontestable, — et même 
cela ne serait jamais venu, sans son pauvre petit 
baiser d*adieu. Je puis yous dire aussi très positive- 
ment, — vu le peu de racine que cela a eu le temps 
de prendre, — que, dans trois jours, il n'y aura plus 
rien. 

» Mais c'est cette certitude qui est triste, — et 
aussi ce cynisme tranquille avec lequel tous les 
deux nous en parlons. » 



SULEIMA 341 

Plumkett et moi, nous faisons les cent pas, tour- 
nant comme deus automates au même point et 
sur le même pied, — ce qui est une habitude de 
marins. 

Nous ne nous disons plus rien, — ce qui est de- 
venu une habitude à nous, après nous être trop 
parlé. — En effet, nous nous connaissons si bien, 
el nos pensées se ressemblent tellement, que ce n'est 
même plus la peine de perdre du temps à nous 
contredire pour essayer de nous donner le change. 

En vérité, il y a des instants oi^ c'est une gêne et 
une fatigue de tant se connaître ; on ne sait plus 
par oà se prendre pour se trouver encore quelque 
chose de neuf. 

Le navire file doucement dans tout ce bleu de la 
Méditerranée, et le beau soleil de dix heures inonde 
nos tentes blanches... Quoi de commun entre cette 
petite créature arabe et moi-même?.,. Parce qu'elle 
était jolie, nous avons été rapprochés par une de 
ces attractions aussi anciennes que le moii<.le <^L 
aussi inexplicables que lui. 

Et ce regret d'un moment, qu'elle me laisse et 
qui va finir, est pour moi un mystère sombre, — 
parce qu'il ressemble terriblement à des regrets 
déchirants que j'ai éprouvés pour d'auti'Cs, et qui 
sont passés aussi. C'est la même chose, tout cela, 
quoi qu'on en dise et comment qu'on l'appelle ; 
cela procède des mêmes causes, aveugles et maté- 



348 SULEIMA 



rielles, pour aboutir aux mêmes fins. — L'amour, 
le grand amour, dont nous cherchons à faire quelque 
chose dé divin et de sublime, il est tellement pareil, 
hélas I à celui qu'on achète en passant, que leur 
grande parenté me fait peur 

— Elle était bien jolie, avouez-le, Plumkettl 

— ???... L*air d'une sauterelle I 

Plumkett a toujours le mot très juste pour dési- 
gner certaines affinités que peuvent avoir les gens 
avec les bêtes ou les choses. Gela m'irrite qu'il soit 
précisément tombé sur ce mot de sauterelle, qui a 
du vrai, et que j'avais trouvé, moi aussi. 

Ses grands yeux, sa maigreur de petite fille, 
l'élasticité, la détente jeune et brusque de ses 
membres, sa légèreté de bayadère... à cause de 
tout cela, je lui avais donné, moi aussi, ce nom de 
sauterelle (Djeradah, en arabe), dans son acception 
la plus ensoleillée et la plus jolie. 

Pauvre petite sauterelle du désert, égarée sur les 
pavés d'Oran et destinée à la fange finale, qui sait 
ce qu'elle aurait pu devenir, élevée ailleurs que 
dans la rue, à la merci des zouaves? Et alors son 
baiser et son adieu me revenaient encore en tête, 
me jetant dans une rêverie triste. 

Mystère que tout cela, enchantement des sens et 
du soleil. Car, après tout, si elle n'avait pas été 
jolie, et sans ce printemps arabe, est-ce que jamais 



SULEIMA 349 



je me serais soucié d'elle ? — Tout n'est bien que 
charme du regard et charme de la forme, choses 
que le temps vieijt faner d*abord, et après, pourrir... 

En haut,, sur nos têtes, nous brûlant à travers 
les tentes blanches, il y avait ce soleil, radieux^ 
étemel, que j'ai vu, partout et toujours, sourire 
de son même sourire de sphinx, sur les regrets 
vagues qui nç durent pas, comme sur les grands 
déchirements et les grands désespoirs, qui, hélas l 
passent aussi. 

Il m'a toujours attiré irrésistiblement, ce soleil ; 
je l'ai cherché toute ma vie, partout, dans tous les 
pays de la terre. Encore plus que l'amour, il change 
les aspects de toute chose, et j'oublie tout pour 
lui quand il paraît. Et, dans certaines contrées de 
l'Orient, dans le grand ciel éternellement bleu, 
jamais adouci, jamais voilé, sa présence continuelle 
me cause une mélancolie inexprimable, plus intime 
et plus profonde que la tristesse des brumes du 
Nord... 

Mais c'est en Afrique, dans les sables de la grande 
Mer-sans-Eau, que je me suis senti le plus étrange- 
ment près de sa personnalité dévorante. 

Il est mon Dieu j je le personnifie et l'adore dans 
sa forme la plus ancienne et par suite la plus vraie, 
— la plus terrible aussi et la plus implacable : 
Baall... Et, même aujourd'hui, le Baal que je con- 
çois, c'est Baal Zéboub, le Grand Pourrisseur. 

20 



35Ô SULEIMA 



J*ai vu les vieux temples de rAmérique australe, 
où on Tadorait sous une espèce moins compréhen- 
sible pour nos intelligences de Tancien monde ; je 
Tai cherché aussi là, dans les sanctuaires détruits, 
entre les murs couverts de bas-reliefs mystérieux, 
vestiges d'une antiquité qui n^est pas la nôtre, et 
qu'on ne connaît plus. — Mais non, celui-là était un 
Baal étranger et lointain ; je ne le saisissais plus, ce 
soleil qui a fait éclore les races humaines à peau 
jaune et à peau rouge, et toute la nature de ces 
régions par trop éloignées. Et, là, en cherchant à 
embrasser mon liieu, je me sentais me perdre et 
m'abîmer dans une sorte de vide et de terreur sans 
nom. 

C'est dans notre vieux monde à nous, que je puis 
un peu le sentir et le comprendre, le Baal créateur 
et pourrisseur, quand il se lève, dans le ciel tou- 
jours profond et bleu, au-dessus des villes blanches 
et mortes de l'islam, ou des grandes ruines de cet 
Orient qui est notre berceau. Surtout, quand il 
passe sur l'Afrique musulmane et sur l'infini des 
sables du Sahara; — et, plus tard, lorsque je senti- 
rai approcher la pâle vieillesse, c'est dans ce grand 
désert que j'irai lui porter mes ossements à blan- 
chir. 

... Ce que je dis là n'est plus intelligible pour 
personne. — Même cet ami qui marche près de moi, 
et qui sait lire mes pensées les plus secrètes, ne me 



SULEIMA 351 



comprendrait plus. — Ce sont des intuitions mysté- 
rieuses, venues je ne sais d'où, qui par instants 
m'échappent à moi-même; j'ose à peine les formu- 
ler et les écrire,.. 



} 



\ 



XIII 



20 juin 1880. 

Un an plus tard, — dans mon pays. — La splen- 
deur de juin. 

J'étais revenu depuis deux jours au foyer. — 
Assis dans la cour, sous des vignes et des chèvre- 
feuilles, dans un coin d'ombre, je regardais Su- 
leïma (la tortue) trotter au soleil sur les pavés 
blancs. 

C'étaient encore les premiers moments de cette 
grande joie du retour. 

Car cette joie qu'on a eue d'abord à embrasser 
sa mère, et à revoir ceux qu'on aime, — même les 
fidèles domestiques qui ont fini par devenir de la 
maison et qu'on embrasse aussi, — cette joie est 



SULEIMA 353 



prolongée ensuite par uiie foule de petits détails 
tout à fait inconnus à ceux qui ne sont jamais partis. 
Il faut au moins trois ou quatre jours pour retrou- 
ver Tune après l'autre les mille petites choses douces 
et les habitudes oubliées du foyer. 

Et puis on regarde partout : les rosiers ont 
poussé, toutes les plantes ont encore grandi, c'est 
plus touffu, et sur les pierres il y a plus de mousse. 
Dans les appartements, on fouille les coins et 
recoins, pour revoir un tas de choses qui sont des 
souvenirs d'enfance, ou des souvenirs qu'on avait 
rapportés d'ailleurs, ^— même des fleurs séchées qui 
habitent dans des tiroirs. 

Il y a aussi les vêtements de maison, en toile, 
qu'on se dépêche de reprendre. Toujours les mêmes, 
ceux-là, depuis plusieurs années; je prie instam- 
ment qu'on ne me les change pas, l)ien qu'ils ne 
soient plus absolument présentables, parce que je me 
retrouve plus enfant, dèsquejeles ai remis sur moi. 

Assis dans la cour, dans mon coin d'ombre, je 
regardais Suleïma, qui passait dans le soleil, en 
marchant très vite comme une tortue qui a quelque 
chose de pressé à faire. 

Et je me rappelais cette question entendue autre- 
fois, un triste soir de mars : a Dis-moi, petit, la 
tortue est-elle éveillée? » 

Elle n'est plus là, la pauvre grand'tante qui l'avait 

20. 



354 SULEIMA 



prononcée, cette phrase; en mon absence, elle a 
quitté la terre. 

Au retour, j'ai trouvé son grand fauteuil vide, 
roulé au mur, recouvert d'une housse blanche, im- 
maculée, comme ces voiles qu'on jette sur les morts. 

Elle avait bien pleuré, cette dernière fois, en me 
disant adieu, — toute courbée entre ses oreillers, — 
pressentant qu'elle ne me reverrait plus. 

Sa place au foyer était une place à part, et elle 
y laisse un vide particulier. C'est quelque chose du 
passé qui s'en est allé ; ce sont des liens avec les 
jours d'autrefois qui se sont rompus. — Elle était 
une personne d'un autre siècle; nulle part il n'y 
avait par le monde une intelligence contemporaine 
de la sienne, demeurée si fine, si vive et si pro- 
fonde. 

Et, à préseAt, cette flamme qui avait tant duré 
s'est éteinte, — ou s'en est allée brûler ailleurs dans 
des régions mystérieuses... 

J'ai le cœur bien serré du départ de ma vieille 
tante... 

Elle était très réveillée aujourd'hui, la tortue. 
Elle traînait vivement sa carapace trop lourde sur 
ses petites pattes ayant forme de pieds lilliputiens 
d'hippopotame, et s'en allait la tête en l'air, en re- 
gardant de droite et de gauche. Sur les pavés blancs, 
sur les petits rochers, elle marchait en zigzags, 
heurtant les pots de fleurs par maladresse, ou dispa- 



SULEIMA 355 



raissant — le long du mur au midi — derrière les 
beaux cactus à fleurs rouges. Sous ce soleil, aussi 
chaud assurément que celui de son pays, elle s'ima- 
ginait sans doute avoir retrouvé une Algérie en 
miniature. 

Comme moi, quand j'étais tout enfant, j'avais ici 
des petits recoins qui me représentaient le Brésil, et 
où j'arrivais vraiment à avoir des impressions et des 
frayeurs de forêt vierge, — l'été, quand ils étaient 
bien ensoleillés et bien touffus. 

Ma chatte Moumoutte s'occupait beaucoup de 
Suleïma ; elle la guettait par farce, au débouché de 
ces pots de fleurs ; sautait dessus tout à coup, le 
dos renflé et la queue de côté, avec un air plaisant, 
et donnait un coup de patte sur le dos de bois de 
cette camarade inférieure. Ensuite eUe venait à moi 
en me regardant, comme pour me dire : « Crois-tu 
qu'elle est drôle, cette bête; depuis déjà pas mal 
d'étés que nous nous connaissons, je n'en suis 
pas encore revenue, de l'étonnement qu'elle me 
cause I » 

Et puis elle se couchait, câline, prenant un air de 
fatigue extrême, — et bondissait tout à coup, les 
oreilles droites, les yeux dilatés, quand quelque 
pauvre petit lézard gris, craintif, avait remué dans 
le lierre des murs... 

Il y a des années que je connais ce manège de 



336 SULEIMA 



chatte et de tortue, au milieu de ces mêmes cactus; 
tout ce petit monde de bêtes et de plantes continue 
son existence tranquille au foyer, tandis que, moi, je^ 
m'en vais au loin, courir et dépenser ma vie; tandis 
que les figures vénérées et chéries qui ont entouré 
mon enfance disparaissent peu à peu, et font la 
maison plus grande et plus vide... 

Et tous ces bruits d*été dans cette cour, comme ils 
sont toujours les mêmes ! Les bourdonnements 
légers des moucherons qui dansent dans Tair tiède, 
les poules qui causent dans le jardin de nos voisins, 
et les hirondelles qui chantent à pleine gorge, 
là-haut, sur les arrêtoirs des contrevents de ma 
chambre. 

Mon Dieu, comme j'aime tout cela ; comme on est 
bien ici , et quelle chose fatale que cette envie qui 
me prend toujours de repartir... 



XVI 



Hier, pour ma première nuit passée au foyer, j'ai 
fait un rêve noir. 

Dans la journée, j'étais entré dans ma chambre 
turque, pouf saluer en arrivant tous ces souvenirs 
d'un passé mort qui dorment là, dans les tentures 
venues de Stamboul. 

C'était tout fermé comme d'habitude, et un peu 
de jour filtrait à peine sur ces choses rares et dé- 
paysées. J'y trouvai un aspect d'abandon, comme 
dans les appartements longtemps inhabités, et une 
odeur de Turquie restée encore dans l'air. C'était 
bien de l'Orient, mais sans la lumière et sans la 
vie. 

A quoi bon, décidément, avoir apporté tout cela, 
et qu'est-ce qu'ils sont venus faire au foyer, ces 



358 SULEIMÂ 



pauvres chers souvenirs d'une époque de mon exis- 
tence qui ne peut plus être recommencée?... 

w 

Je n'ouvre jamais ces fenêtres, pour laisser perdre 
ici la notion du lieu, et y garder un peu Tillusion 
de mon vrai logis turc, — celui d'autrefois, — qui 
donnait là-bas sur la Gorne-d'Or. 

Ce jour-là, je les ouvris toutes grandes, et la 
lumière tomba en plein, une fois par hasard, sur 
ces choses anciennes, faites pour le soleil, qui se 
mirent à briller, dans des tons extraordinaires, de 
reflets de soie et d'éclats de métal. 

Et puis, en me penchant au dehors, je contemplai 
longuement cette vue mélancolique qu'on a de ces 
fenêtres et que, depuis pas mal de temps, j'avais 
oubliée : — des jardins avec des roses, des murs 
avec du lierre, et, au loin, la plaine unie sur laquelle 
la rivière trace une raie brillante. 

Jadis ma grand' tante Berthe se tenait dans cet 
appartement (c'était bien avant que je ne nî'en fusse 
emparé pour en faire un lieu oriental). Et, comme 
ces fenêtres donnent au couchant, elle me faisait 
appeler le soir, du temps de ma petite enfance, pour 
me montrer les couchers du soleil, quand ils étaient 
très beaux. 

Moi, alors, je montais quatre à quatre, de peur 
de les manquer, — car ils passaient très vite... 
bans ce temps-là, pour sûr, ces couchers de soleil 
qu'on voyait par les fenêtres de ma tante Berthe 



SULEIMA 359 



avaient \ine splendeur que n'ont plus ceux d'au- 
jourd hui. 

Dans mon rêve d'hier, j'étais entré aussi dans 
cette chambre turque, et j'y avais trouvé un vieil- 
lard, assis sur un divan, un vieillard affaissé et à 
demi-mort, — un vieillard qui était moi.,. 

Autour de nous, les choses agrandies avaient 
pris une magnificence sombre ; les objets s'étaient 
faits sinistres, et tous ces dessins de l'art musul- 
man d'autrefois semblaient symboliser des mystères. 
Alors, comme dans la journée, j'écartai les épais 
rideaux de soie et j'ouvris la fenêtre. — Il entra 
une lueur de rêve. — On vit les jardins et la plaine 
là-bas, tout cela étrange sous un coucher de soleil 
jaune, et ayamt quelque chose de la désolation du 
Grand-Désert. 

Et la lumière tomba aussi sur la figure de ce 
vieillard, qui était bien moi , et que je regardais, 
debout devant lui, avec pitié, et dégoût, et ter- 

\ reur. 

** Je devinais toute son existence : il avait continué 
de s'éparpiller, de se gaspiller par le monde, et à 
présent il allait mourir seul, n'ayant pas même su 
se faire une famille. Dans ses yeux, — qui étaient 
les miens éteints par les années, — il n'avait rien 
gardé de tout ce soleil qu'il avait dû voir pendant 

. sa vie; il avait une expression terne, désolée et 
• maudite. 



360 SULEIMA 



Une voix prononça le mot islam. 

— « L'islam », répéta le vieillard... et on eût dit 
que tout un monde de choses mortes s'éveillaient 
et s'agitaient dans la cendre de sa tête, des souve- 
nirs de Stamboul, la mer bleue, des armes brillantes 
au soleil... 

Je n'étais plus debout devant lui. Ses pensées 
étaient les miennes; j'étais lui-même, nous ne fai- 
sions plus qu'un. Et je me débattais, comme étouffé 
dans une espèce de nuit qui s'épaississait toujours, 
et je suppliais des êtres à peine ébauchés qui se 
penchaient sur moi de m'emporter loin de ce pays, 
où j'allais mourir, de m'emporter une dernière 
fois, là-bas, en Orient, dans la lumière et dans le 
soleil... 



XV 



• é 



I 



21 juin 1880. 

Un des recoins de la terre où je me suis toujours 
trouvé bien, c'est ici, sur un certain banc vert où 
jadis, dans le bon temps heureux, je venais faire 
mes devoirs à Fombre et apprendre mes leçons, — 
les jambes en Tair toujours, dans des poses nulle- 
ment classiques, élève peu studieux, rêvant de 
voyages et d'aventures. 

A présent que j'ai tout vu, au lieu de rêves, ce 
sont des souvenirs. — Cela se ressemble et cela se 
mêle. — Et, quand je me retrouve sur ce banc, je ne 
sais plus trop distinguer les uns des autres. 

Parmi ces souvenirs que le hasard ramène, il y 
en a de tristes et d'adorés qui passent à leur tour, 

21 



362 SjULEIMA 



et qui tout à coup me font me redresser et tordre 
mes mains d'angoisse. Ils s*en vont comme les autres, 
mon Dieu, et le temps peu à peu rend ces retours 
moins déchirants. 

C'est mon vrai chez moi, ce banc vert, malgré 
tous mes enthousiasmes éprouvés pour d'autres 
climats et d'autres lieux. Rien ne change alentour. 
Il y a toujours, à côté, les mêmes iris jaunes, qui 
sortent en grande gerbe d'un bassin d'eau fraîche 
entre des pierres moussues ; et les herbes humides 
sur lesquelles se posent les libellules égarées venues 
de la campagne. Plus loin, au beau soleil, la rangée 
des cactus aux grandes fleurs exotiques ; — et puis 
toujours les mêmes roses blanches sur les murs; 
les mêmes plantes retombant de partout, — plus 
longues peut-être, plus incultes, envahissant davan- 
tage, comme sur les tombeaux, à mesure que 
la maison est plus dépeuplée et plus silencieuse. 

Ce mois de juin est bien beau; le ciel est bien 
pur et bien bleu. Et pourtant ce n'est pas encore 
cette splendeur de l'Orient, ni cette lumière de 
l'Afrique; cest plus voilé et plus doux; c'est autr^ 
chose. Et la nostalgie me prend quelquefois, de ce 
grand soleil et de ce Baal implacable qui rayonne 
là-bas... 

Aujourd'hui, en songeant à cette Afrique, j'ai 
retrouvé par hasard l'image de Suleïma. — Pauvre 
petite sauterelle du Désert, vite je Tai chassée de 
ma mémoire avec une sorte de pudeur, n'admettant 



SULEIMA 3€3 



pas que son souvenir à elle vînt me trouver jus- 
qu'ici. 

A ce moment même, dans ses vêtements noirs de 
veuve, je voyais passer ma mère très chérie qui 
m*envovait son bon sourire. Elle traversait la cour, 
à Tombre du grand bégonia à fleurs rouges, — et, 
de loin, elle me semblait un peu courbée, avec une 
démarche plus vieillie. Les séparations peut-être, les 
chagrins!... Alors, je sentis un serrement de cœur 
inexprimable, en songeant qu'en eff'et elle était 
déjà très âgée, et je comptai à vues humaines com- 
bien d'années elle me resterait encore, elle qui 
résume à présent toutes mes affections terrestres. 

Et puis je me fis à moi-même un grand serment 
de ne plus la quitter, de demeurer toujours là près 
d'elle, dans la paix bienfaisante du foyer... 

Les ombres s'allongeaient, les coins de soleil de- 
venaient plus dorés et certaines fleurs se fermaient. 
Le soir de ma troisième journée de retour appro- 
chait, tranquille et tiède, tandis que les hirondelles 
noires faisaient en l'air, avec des cris aigus et des 
courbes folles, leur dernière grande chasse du soir 
avant l'heure grise des chauves-souris. Je regardais 
toutes ces choses familières à mon enfance avec 
une mélancolie douce, comme ayant fini mes 
longues promenades par le monde, et ne devant 
plus jamais les perdre de vue. 

... L'amour qu'on a pour sa mère, c'est le seul 
qui soit vraiment pur, vraiment immuable, le seul 



364 SULEIMÂ 



que n'entache ni égoïsme,' ni rien, — qui n'amène 
ni déceptions ni amertume, le seul qui fasse un peu 
croire à Tâme et espérer Téternité.. . 



XVI 



... Encore un an après. (Deux ans, depuis le bai- 
ser d'adieu de Suleïma). 

Nous courions ventre à terre, Si-Mohammed et 
moi, sur la route de Sidi-Ferruch à Alger. C'était 
en mai. Le ciel bas, sombre, menaçait d'un déluge, 
et nous avions lancé nos chevaux, qui s'étaient em- 
ballés. 

Nous approchions d'Alger, et tout le long du 
chemin il y avait la foule habituelle du dimanche, 
qui rentrait aussi, par peur de la pluie : des matelots 
et des zouaves, fraternisant dans tous les cabarets ; 
des boutiquiers de la rue Bâb-Azoun, endimanchés 
et en goguette. Nous balayions cette route, et on se 
rangeait. 

La terre et la verdure, mouillées par les pluies 



366 SULEIMA 



de la veille, étaient fraîches et avaient bonne 
odeur. 

Il fallut ralentir, à cause de ce monde. Nos bêtes 
faisaient mille sottises. Le cheval de Si-Mohammed, 
qui était un étalon noir, sautait, s'enlevait des 
quatre membres à la fois , gesticulant ensuite en 
Tair avec ses jambes de devant; ou bien jetait la 
tête de droite et de gauche, pour essayer de mordre 
la botte de mon ami, laquelle était en cuir du Maroc 
brodé d'or. 

— Qu'il est méchant ! disait Mohammed, tran- 
quille, avec son accent arabe. Regarde comme il est 
méchant I 

Le mien, qui était de la couleur d'une souris 
avec une queue flottante, s'en allait tout de cûté 
en sautillant, et encensait de la tête avec beaucoup 
de grâce. Il n'y mettait pas de malice, lui ; c'était 
de la jeunesse et de l'enfantillage. Et je le laissais 
faire à sa guise, tout occupé d'admirer le calme de 
Mohammed sur sa grande gazelle enragée. 

On entendait le bruit des sabots ferrés frappant 
le sol par saccades, — et le bruit des harnais de 
cuir subitement raidis par des mouvements de cou, — 
et le cliquetis des croissants d'argent que le ch«val 
de Mohammed portait pendus à son poitrail, — 
et puis, à la cantonade, les imprécations de ces gens 
qui se garaient. 

Près de la porte Bâd-el-Oued, l'étalon noir fit 



SULEIMA 367 



par surprise un grand saut (dit « saut de mouton ») 
suivi d'une ruade, et Mohammed, lancé par des- 
sus la tête de son cheval, tomba en avant sur les 
mains. 

« — Ce n'est rien, dit-il; — mais j'ai sali mes 
gants! r — Il était horriblement vexé devant tout 
ce monde. 

Il remonta, agile comme un Numide. Aussitôt on 
vit jaillir des filets de sang sous ses éperons, et son 
cheval eut un tremblement des reins, avec un hen- 
nissement de douleur. 

« — Il ne pleuvra pas, dit-il. Nous avons encore le 
temps de traverser la ville et d'aller au Jardin d'Es- 
sai entendre la musique de quatre heures. » 

Et nous traversâmes Alger. 

Il y eut des incidents nouveaux : mon cheval 
voulut à toute force entrer à reculons dans un 
poste de zouaves, — et faillit y réussir malgré les 
éperons qui faisaient perler des gouttes rouges sur 
sa robe couleur de souris. - 

C'est drôle, ces idées obstinées qu'ont les bêtes. 
Nous, quand nous nous entêtons à faire des choses 
absurdes, en général, nous ne savons pas pourquoi. 
Les bêtes, le savent-elles?... 

^ A moitié route de ce jardin, la pluie nous prit. 
Des gouttes lourdes, tombant lentement d'abord; 



368 SULEIMA 



et puis pressées, rapides; une de ces pluies tor- 
rentielles d'Afrique. — Et vite, il fallut tourner 
bride. 



XVII 



Nous fuyions sous l'ondée, au galop, saisis par ce 
déluge, Si-Mohammed tout courbé sur sa grande 
selle à fauteuil, baissant la tète, ayant ses beaux 
burnous et sa gandourah de soie blanche trempés 
de pluie et de boue. 

En dedans de la porte Bâb-Azoun, nous sautâmes 
à bas de nos chevaux pour nous réfugier sous le 
péristyle d'un monument public, jetant les brides à 
des portefaix qui étaient là tapis contre un mur. 

« — Prenez garde, ils se battent ! » cria Mohammed 
en s'éloignant. 

. Les hommes comprirent et gardèrent les chevaux 
séparément, le plus loin possible l'un de l'autre. 
(C'est une habitude connue des chevaux arabes de 
se battre dès qu'on les rapproche.) 



XVIII 



Cette grande bâtisse neuve où la pluie nous avait 
fait entrer par hasard, était le tribunal de guerre. 
— On jugeait une empoisonneuse, amenée des 
cercles du Sud, de la zone militaire. 

En haut, une galerie supérieure, disposée en tri- 
bune, dominait la salle. Nous y montâmes et nous 
vîmes l'accusée sur son banc. Elle était voilée en- 
tièrement, — affaissée, effondrée, — une masse 
informe de burnous et de draperies blanches. 

Les juges étaient de vieux officiers de Tarmée 
d'Afrique, aux figures jaunies, éteintes par les fati- 
gues et la vie de garnison. 

On lut Tacte d'accusation, qui était à faire frémir. 
Elle avait empoisonné, l'un après l'autre, ses trois 
maris, et, en dernier lieu, la chienne d'un grand 
Agha. 



SULEIMA 371 



Et nous regardions, Mohammed et moi, cette 
forme blanche, chargée de crimes, imaginant là 
dessous le visage épouvantable d'une femme vieille 
et sinistre. 

L'interprète commanda à l'accusée de se lever et 
d'ôter son voile. 

Alors elle s'avança vers la table des juges, rejeta 
tous ses burnous avec un geste étonnamment jeune, 
et apparut à la manière de Phryné, dans son beau 
costume d'Arabe du Sud, la taille cambrée et la 
tète haute... 

— Moi, je l'avais devinée avant qu'elle eût dé- 
voilé son visage. Dès qu'elle avait marché, dès 
qu'elle s'était levée, je l'avais pressentie et recon- 
nue à un je ne sais quoi de déjà aimé et d'inou- 
bliable... 

Et pourtant elle était très changée, Suleïma; elle 
était transfigurée et bien belle. La petite sauterelle 
du Désert s'était développée tout à coup au grand 
air de là-bas ; sous ses vêtements libres, elle avait 
pris la splendeur de lignes des statues grecques, 
elle s'était épanouie en femme faite et admirable. 

Ses beaux bras étaient nus, elle était couverte 
de bracelets et de colliers et portait la volu- 
mineuse coiffure à paillettes de métal des femmes 
de l'intérieur, qui jetait sur sa beauté un mystère 
d'idole. 

Elle promenait autour d'elle la flamme insolente 
de se» grands yeux noirs de vingt ans, regardant 



372 SULEIMA 



avec aplomb ces hommes, ayant conscience d'être 

désirée par eux tous* 

Un officier de zouaves, Tun des juges, pendant 

u'elle tournait la tête, lui envoya par derrière un 

aiser ; les autres étaient là, souriant cyniquement 

à cette accusée, les plus vieux échangeant tout bas 

des grivoiseries de caserne... 

Et, moi, je cherchais son regard. Enfin il monta 
jusqu'à moi et s'y arrêta : sans doute un souvenir, 
d'abord vague, lui traversait l'esprit, et puis elle se 
rappelait mieux, elle me reconnaissait... Mais que lui 
importait après tout que ce fût moi ou un autre; je 
ne pouvais plus rien pour elle, et cç sentiment qu'elle 
avait eu un matin, en me donnant son baiser de pe- 
tite fille, n'avait peut-être pas duré deux heures... 

Quant à moi, une pensée folle d'amour ui'empor- 
tait vers elle, à présent qu'il y avait entre nous 
cette barrière de crimes ; à présent qu'elle était une 
chose perdue appartenant à la justice, et aussi in- 
violable qu'une fille sacrée. 

Même ses crimes lui donnaient tout à coup sur 
mes sens un charme ténébreux, et ce souvenir de 
l'avoir possédée devenait une chose absolument 
troublante. J'aurais voulu dire cela à ces hommes 
qui la convoitaient, leur faire savoir à tous que 
j'avais eu une fois son seul vrai baiser, son seul mou- 
vement un peu pur de tendresse et d'amour... 

A présent c'était fini en elle de tout sentiment 



SULEIMA 373 



humain; le vice Tavait prise tout entière, et, sous 
l'enveloppe encore admirable, rien ne restait 
plus, 

Pourtant quand ses yeux se levaient vers moi, 
me semblait qu'ils changeaient, qu'ils avaient en- 
core quelque chose d'attendri, de suppliant, de 
presque bon ; — mais cela passait vite , et, quand 
ils regardaient le tribunal et la foule, ils expri- 
maient le défi farouche et dur, 

Aucun remords, aucune pudeur. 

Elle parlait, et l'interprète traduisait : 

« Ses maris d'abord l'avaient ruinée ; elle n'avait 
seulement plus de quoi s'acheter à manger avec 
son pain dans sa prison. Le dernier lui avait pris 
tout son argent et même son collier à trois rangs 
de louis d'or. Ce collier qu'elle avait à présent 
était en cuivre ; — et, comme preuve, elle en arra- 
chait des paillettes, qu'elle lançait aux juges avec 
dédain. 

» Quant à la chienne de l'Agha, ce n'était pas 
vrai. Toute la tribu pourrait le dire : elle était morte 
d'une certaine gale de chiens I... » 



L'averse était passée ; il était cinq heures. 

Il hous fallut à toute force nous arracher de là; 
remonter à cheval et aller nous mettre en tenue. 
Il y avait le soir un dîner au palais de Mustapha, 



chez le gouverneur d'Alger, en l'honneur d'un 
grand-duc de Russie, et nos deux uniformes étaient 
officiellement conviés à faire nombre à cette table. 
(Si-Hohammed était capitaine au 1" spahis.) 

Nous parUmes, fort troublés de l'avoir vue;irrité8 
de penaer qu'elle était à la merci de ces officiers, 
et que ces juges-là allaient peut-être faire tomber 
une tète si belle. 

Au dîner, nous fûmes tous deux très distraite, 
— moi très triste. Ma pensée s'en allait souvent, de 
la salle illuminée où j'étais, à la prison noire où 
dormait Suleïma, et toutes sortes de projets in- 
sensés germèrent jusqu'au lendemain dans ma 
tète... 



> 



XIX 



Le lendemain, dès le matin, je m'acheminai vers 
ce quartier d'Alger où est la prison. 

C'était encore le calme délicieux des premières 
heures du jour; très bas dans le ciel, le Baal resplen- 
dissait comme un grand feu d'argent. 

La notion plus exacte des situations et des choses 
m'était revenue avec le jour, comme il arrive d'or- 
dinaire. J'espérais seulement qu'en allant là de 
très bonne heure, avant le lever des gens de justice, 
j'obtiendrais peut-être, par un procédé vieux comme 
le monde, la permission de la voir. 

Je sonnai h cette porte de prison, et, en affectant 
un ton très dégagé et très bref, je m'adressai au 
gardien. 

— C'était impossible, naturellement, je l'avais 



376 SULEIMÂ 



prévu : il aurait fallu des démarches longues, que 
personne n'aurait comprises, et pour lesquelles 
d'ailleurs le temps manquait (nous partions à midi» 
pour Tunis). 

J'avais envie d'offrir de l'argent à cet homme; 
j'étais venu pour cela, et c'était le moment de ris- 
quer ce coup décisif. Mais maintenant j'hésitais : 
il avait par hasard l'air honnête... Je n'osais 
plus. 

D'ailleurs, elle n'avait pas été condamnée à mort ; 
on avait déclaré les preuves insuffisantes, me dit-il ; 
cinq années de prison, c'était tout ce qu'on avait 
osé lui donner. — Les juges aussi, évidemment, 
l'avaient trouvée belle. 

Et l'histoire finit de la manière la plus banale du 
monde. Je donnai à ce gardien un louis, en lui 
disant, sur un ton redevenu naturel et poli : « Por- 
tez-le à cette Suleïma, et dites-lui, je vous prie, que 
c'est de la part du Roumi qui lui donnait des mor- 
ceaux de sucre à la porte d'un café d'Oran, quand 
elle était petite fille. » 

Tant pis I Je voulais que mon souvenir au moins 
allât encore une fois jusqu'à elle, et je n'avais rien 
trouvé de mieux que cet expédient pitoyable. 

Si-Mohammed m'attendait au coin de la place du 
Gouvernement; nous avions pris rendez-vous sous 
les arcades d'un grand café français qui est là. — * 
Assis à l'ombre, je lui contai ce dénouement, et il 



SULEIMA 377 



sourit d'un air légèrement ironique, en regardant 
les lointains bleus de la Méditerranée. 

Dix heures approchaient, La journée s'annonçait 
terriblement chaude, et des tourbillons de poussière 
commençaient à courir par les rues. 

En haut, le Baal brillait d'un éclat terne et lourd ; 
le ciel s'obscurcissait, prenait cette teinte bleu de 
plomb qui est particulière aux journées accablantes 
où le siroco souffle du désert. 

Onze heures maintenant. — Finies les douce* 
flâneries d'Alger sous les arcades blanches. — Il 
était temps de partir, — peut-être pour ne revenir 
jamais... 

Si-Mohammed vint me conduire à mon canot. 
Nous descendîmes ensemble, par les grands escaliers 
de la Marine, sur le quai qui était désert et inondé 
de soleil. 

Et, à midi, quand je vis Alger s'éloigner, tout 
blanc dans la grande chaleur, sous le ciel obscurci 
de sable, je me mis à songer à ce Grand-Désert, un 
peu oublié depuis cinq années, par suite de voyages 
ailleurs. Je sentais son^ voisinage, à cette gr^ginde 
fournaise du Sahara, qui par derrière cette ville et 
le Sahel nous envoyait sa soif et son sable. — Et 
voilà maintenant qu'au lieu d'un regret pour 
Suleïma et pour l'Algérie, c'était un regret poignant 
pour ce désert qui me prenait tout à coup ; un regret 
pour ce Bled-el-Ateuch , le plus grand et le plus 



37R SULEIMA 

mystérieux de tous les sanctuaires de Baal; un 
regret pour le Soudan noir, — pour ce temps déjà 
lointain où j'ai vécu là-bas, et souffert... Et je com- 
prenais une foia de plus quelle chose folle et dévo- 
rante cela est, de s'éparpiller par le monde, de 
s'acclimater partout, de s'attacher à tout, de vivre 
cinq ou six existences humaines, au lieu d'une seule 
bonne, comme font les simples qui reslenl ni isea- 
reat daac le cen de monde toujours chéri où leurs 
yeux se sont ouverts. 



\ 



XX 



Suleïma la tortue est une personne de mœurs ré- 
gulières qui vivra pour le moins cent ans. — Cela 
dure indéfiniment, les tortues, comme les reptiles. 
Elle trottera encore au soleil, sur les pavés blancs, 
parmi les pots de cactus à fleurs rouges, quand 
depuis longtemps, la vraie Suleïma et moi, nous 
serons morts; — elle dans quelque bouge de pros- 
tituées, après avoir vendu et revendu sa forme admi- 
rable, — et moi, qui sait où?... Il n'y aura plus sous 
le soleil trace de nous-mêmes, ni de nos corps, ni de 
nos deux âmes si difTérentes, un instant rapprochées 
par ce charme inconscient des sens, par ce mystère 
étrange qui est Tamour... 

Et, quand mes arrières-petits-neveux regarderont 
Suleïma la tortue, trotter, parmi les fleurs de ces 
étés d'alors , on leur contera que cette bête a été 



380 



SULEIMA 



prise jadis en Algérie par un grand-oncle, un aïeul 
inconnu. 

Assurément ils ne se représenteront pas cette cap- 
ture faite en hiver, dans la montagne d*Oran, par 
un jour sombre de vent et de pluie, au milieu des 
fleurettes délicates de mars. 

Et le grand-oncle aussi leur apparaîtra sous des 
teintes étranges de légende ! . . . 



XXI 



Ils la trouveront à peu près écrite ici, ces enfants 
à venir, l'histoire très simple de ce grand-oncle et 
de cette tortue... 



FIN 



i 



TABLE 



Pages. 

FLEURS d'ennui 1 

PASQUALA IVANOVITCH 179 

VOYAGE DE QUATRE OFFICIERS DS L'ESCADRE INTER- 
NATIONALE AU MONTENEGRO 247 

SULEÏMA 301 



Paris. - Typ. P. Modillot, i3-15, quai Voltaire. — 30040. 



^ 





Stanford University Libram 

Stanford, Calitornia 



Iq order that others may use this book, 
please return it as soon as possible, but 
not later than the date due.