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Full text of "Folie d'opium : roman"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/foliedopiumromanOOIava 


FOLIE     D'OPIUM 


ŒUVRE     DE     JANE     DE     LA     VAUDÈRE 


PROSE 

Mortelle  élreinle,  roman     épuisé) i    volume 

VJlnarchide,  roman 

1{ien  qu'Amante  !  roman 

Ambitieuse,  roman  (épuisé) 

le  lirait  d'aimer,  roman 

Les  Sataniques,  nouvcll-rs.  Couverture  par  de  Launay 

les  Diini-Sexes,  roman 

le  Sang,  roman 

les  Trôleurs,  roman  dialogue.  Couverture  par  Steinlen 

Trois  Fleurs  de  Volupté,  roman  javanais.  Couverture  par  l'auteur.  .  .  . 

"Les  Mousseuses,  nouvelles.  Couverture  par  l'auteur 

Les  Mystères  de  J^ama,  roman  magique  hindou 

V Amuseur,  roman 

Les  Androgynes,  roman.  lUuslré  par  Neuraont 

L'Amazone  du  J{oi  de  Siam,  roman.  Couverture  par  l'auteur 

La  Mystérieuse.  Couverture  par  l'auteur 

Vrclresse  d'Amour  (les  courtisanes  de  Brahma),  mman  hindou  de 
mœurs  antiques.  Illustrations  de  Ch.  Atamian 

L'Expulsée,  roman ^ 

Lotusai  lia  Geisha  amoureuse),  roman  japonais 

Le  fiarem  de  Syta.  roman  hindou  de  mœurs  antiques.  Illustré  par 
Ch.  Atamian 

L'Amante  de  "Pharaon,  roman  égyptien  de  m<i-ur.s  antiques.  Illustré 
par  Ch.  Atamian 

Les  Confessions  Galantes,  eu  collaboration  avec  Théo-Critt.  Nombreu- 
ses images  de  Préjelan 

Pour  le  Tlirt!  recueil  de  15  comédies  et  fantaisies  lyriques 

La  Sorcière  d'Ectabane,  roman  fantastique  de  mœurs  persanes 

La  Vierge  d'Israël,  roman  de  mœurs  anlic[ue?.  Illustré  par  Ch.  Ata- 
mian   

La  Porte  de  Télicilé,  roman  de  m<i>urs  ottomanes.  Illustré  par  Ch.  Ata- 
mian  

L'Invincible  Amour,  roman  parisien  illustré 

Le  "Rêve  de  Mysès,  roman   égyptien  illustré 

Le  Peintre  des  Frissons,  roman  pîrislen 

Les  Prêtresses  de  Mylilta,  roman  babylonien.  Illustré 

La  Cité  des  Sourires,  roman  japonais.  Illustré 

Sapho,  dompteuse,  roman  illustré 

L'Elève  chérie,  roman  illustré 

POÉSIE 

Les  Heures  perdues I    volume 

Le  Modèle,  comédie  en  un  acte,  en  vers  (épuisé) 

Les  Baisers  de  ta  Chimère 

Royauté  Morte,  conte  fantastique  en  un  acte,  en  vers 

L'Eternelle  Chanson,  ouvrage  mentionné  par  l'Académie  françaii-e.  .  .  . 

Minuit 

Evocation 

Victor  Hugo,  pièce  en  vers,  en  un  acte 

Mademoiselle  Fleur  de  Prunier,  pièce  japonaise  en  vers 

Tanagra,  pièce  en  quatre  actes,  en  vers 

Le  T{êve  de  Mysès,    mimo-poéme  égyptien 

Les  Flammes,  ouvrage  couronné  par  l'Académie  française 


Jane    de    la    VAUDERE 

M  M  M 


FOLIE  D'OPIUM 


ROMAN 


Illustré  d'après    les   Aquarelles 

de 
Maurice      NEUMOJ\T 


PARIS 
ROMAIN  -  BIBLIOTHÈQUE  " 

Albert  MÉRICANT,   Éditeur, 
I,  Rue  du  Pont-de-Lodi,  i 

Tous  droits  réservés 


Droits    de    traduction     et    de    reproduction    littéraires    et    artistiques 

réservés    pour    tous     pays. 

S'adresser    pour    traiter    à    M.    A.  Méricant,    Editeur. 


1JAMETTI-;     SK    l'F.NXIlA,    CURIKUSIi,    A     S<JN    15ALC(J.\       H\j^C    2l) 


FOLIE     D'OPIUM 


LE    BAL    DES    CONFETTI 


Fiamette  Silly,  une  des  plus  jolies 
filles  de  l'atelier  de  Pascal,  le  peintre 
des  subtiles  élégances,  le  fervent  des 
couchers  de  soleil  et  des  levers  de  lune, 
avait  passé  cette  soirée  de  Mardi-Gras 
chez  le  Maître.  On  y  voyait  générale- 
ment joyeuse  compagnie,  mais  les  in- 
vitations, très  rares  et  très  recherchées, 
envoyées  aux  seuls  disciples,  amis  et 
postulants  de  marque,  ne  permettaient 
d'entrer  qu'en  montrant  carte  rose  et 
patte  blanche,  tout  comme  à  certains 
mariages  sensationnels.  Seulement,  ici, 
aucune  cohue  à  craindre:  les  abords 
du  temple  et  les  couloirs  demeuraient 
déserts,  de  sorte  que  les  fidèles  des- 
servantes, dont  quelques-unes  n'ador- 
naient  leur  nudité  liliale  que  d'un  sim- 
ple manteau  fourré  d'hermine...  ou  de 
lapin,  pouvaient  pénétrer  discrètement 
sans  réjouir  les  regards  ni  offenser  la 
pudeur. 

La  morale  publique  qui  n'eut,  ce 
jour-là,    aucun    outrage   à  subir,     s'en 


trouva  fort  morose  et  dépitée,  ainsi 
qu'il  arrive  à  quelques  personnes  de 
vertu  farouche,  mais  d'imagination 
vive,  —  tandis  qu'on  s'amusait  ferme 
dans  le  petit  hôtel  hermétiquement  clos 
du  peintre  féministe. 

Lorsque  Fiamette  Silly  laissa  tomber 
nonchalamment  la  fastueuse  mante  de 
martre  zibeline  qui  enveloppait  sa 
beauté  blonde,  ce  ne  fut  qu'un  cri 
d'admiration. 

Sur  son  corps,  nacré  comme  celui 
de  l'Anadyomène  émergeant  des  on- 
des, rayonnait  la  frissonnante  rosée 
d'un  frêle  collier  de  diamants  que  ses 
jeunes  seins  faisaient  glisser  dans  leur 
flux   et   leur   reflux  voluptueux. 

A  la  vérité,  Fiamette  ne  possédait 
guère  que  son  collier  et  sa  zibeline, 
mais  elle  gardait  la  foi  de  ses  dix- 
huit  avrils  et  la  bonne  humeur  des 
créatures  de  joie  qui,  n'ayant  plus  rien 
à  perdre,  ont  tout  à  gagner. 

Le  bal  s'animait  fort  dans  le  (irand 


FOLIE    V'UFIUM 


trouva  juchée  sur  une  table  et  invitée 
à  mimer  les  transports  des  houris,  ainsi 
qu'elle  l'avait  fait  pendant  six  mois  au 
théâtre   égyptien    de   l'Exposition. 

La  jeune  femme,  docile,  saisit  les 
pans  de  son  écharpe,  et  se  livra  à 
d'extraordinaires  trémoussements  du 
ventre  et  des  hanches,  tandis  que  les 
assistants  imitaient  le  crissement  de 
cigales  des  petites  fliîtes  et  le  hoquet 
rauque  des  tambourins   en  délire. 

Beaucoup  de  jolies  filles  sans  em- 
ploi avaient,  pendant  l'Exposition,  sup- 
pléé à  l'insuffisance  des  danseuses  exo- 
tiques. Mieux  que  celles-ci,  elles  sa- 
vaient crisper  leur  chair  en  de  volup- 
tueux frissons,  s'offrir,  se  refuser  et 
se  pâmer,  tour  à  tour,  dans  cette  véhé- 
mente et  précise  mimique  en  honneur 
au  pays  du  soleil,  qu'on  autorise  impru- 
demment sur  nos   scènes  parisiennes. 

Nora,  souple,  ardente,  nerveuse, 
avait  agrémente  la  danse  lascive  et 
monotone  de  fantaisies  montmartroi- 
ses, plus  perversement  pimentées  que 
l'habituel  simulacre  d'amour,  et,  à  coup 
siàr,  d'un  effet  imprévu.  Son  succès 
faillit  dépasser  celui  de  Sada-Yacco, 
la  mignonne  poupée  aux  yeux  bridés, 
à  la  voix  roucoulante  de  tourterelle 
nippone.  Tout  Paris  voulut  applaudir 
la  bacchante  frénétique  aux  yeux  de 
braise  et  boire  sur  ses  lèvres  le  vin 
de  volupté.  Elle  y  avait  gagné  une  for- 
tune et  une  phtisie  pulmonaire  qui 
lentement  la   minait. 

Une  griserie  soudaine  éclata  dans 
l'atelier  de  Pascal.  Toute  la  salle  fré- 
mit  d'une    houle    de    corps    balancés, 


tandis  que  les  ceintures  et  les  orne- 
ments d'orfèvrerie  sautaient  sur  les 
croupes  tumultueuses  et  les  blanches 
poitrines. 

Nora  tournait  éperdûment,  puis  lan- 
çait en  l'air  sa  jambe  fine,  comme  une 
fusée,  et  les  paillettes  de  son  petit 
soulier  s'embrasaient  au-dessus  des 
têtes.  Tenant  d'une  main  le  talon  de 
satin  rose,  elle  pivotait,  légère,  et  tout 
à  coup  s'abattait  comme  une  corolle 
fauchée,  un  pied  de  ci,  un  pied  de  là, 
dans  un  écart  fantastique. 

—  Bravo,  Nora,  Nora  la  Comète! 

Et  cette  souple  fille  à  la  peau  mate, 
animée,  semblait-il,  d'une  clarté  inté- 
rieure, à  la  rutilante  toison  rousse,  res- 
semblait, en  effet,  à  un  astre  errant 
décrivant  d'audacieuses  paraboles. 

Aux  premières  risettes  de  l'aurore, 
les  peintres  réalisèrent  l'aimable  fan- 
taisie de  vêtir  leurs  amoureuses  d'une 
tunique  de  confetti,  la  pluie  de  rosés 
étant  devenue  hors  de  prix,  depuis 
les  orgies  romaines.  Ce  fut  alors,  du 
haut  des  grandes  échelles  de  l'atelier, 
une  grêle,  une  avalanche,  un  déluge  de 
légères  rondelles  gommées  qui,  sur  les 
corps  moites  des  femmes,  se  fixèrent 
en  rosaces,  en  arabesques,  en  mosaï- 
ques éclatantes...  Des  ceintures  de 
serpentins  et  des  coiffures  de  chef- 
fesses  barbares  complétèrent  la  méta- 
morphose. 

Seule,  la  beauté  tanagréenne  de  Fia- 
mette  demeurait  encore  dans  son  ini- 
tiale splendeur,  quand  un  rapin  décida 
que  ce  corps  de  lis  réclamait  une  toi- 
son immaculée  de  confettis  blancs,  et 


LA     l-KMMK,    M()\     KN  l-A  X  |\     X  K    SAURAIl"    XOIS     S  \T1S1'A  I  KK    (/\li^i-    22) 


FOLIE    nVFIVM 


la  jolie  fille,  en  une  minute,  personni- 
fia assez  bien  la  Fée  des  Frimas,  cou- 
ronnée de  neige  et  ceinturée  de  longs 
rubans  de  givre.  Comme  elle  riait,  cha- 
touillée par  la  soie  du  papier  qui  se 
collait  à  sa  peau,  Nora  lui  souffla,  mé- 
chante: 

—  André  seul  n'est  point  là  pour 
t'admirer... 

—  André! 

Le  jeune  homme,  sur  le  divan,  pa- 
raissait sommeiller. 

La  tête  appuyée  aux  coussins,  les 
yeux  clos,  il  s'immobilisait,  perdu  dans 
un  rêve... 

Fiamette  écarta  la  cohue,  et,  toute 
blanche,  les  cheveux  dénoués,  se  pen- 
cha sur  son  ami  qui  réprima  un  mou- 
vement  d'ennui. 

—  Voyons,  regarde-moi  donc?... 

—  Ah!  laisse-moi! 

Mais  elle  lui  souleva  la  tête  et  posa 
avec  violence  ses  lèvres  sur  les  sien- 
nes. 

—  Tu  m'appartiens!  Je  te  veux!... 
Rentrons  ! 

Pascal  intervint. 

—  Oui,  emmène-le...  A  quoi  songe- 
t-il  donc,  pour  ne  pas  voir  que  ce 
qu'il  possède  de  plus  précieux  est  en 
péril?... 

—  Viens!  répéta  Fiamette...  Je  gar- 
derai mes  confetti;  il  y  aura  quand 
même   de   la   place   pour   tes    baisers. 

André  la  repoussa. 

—  Non,  pourquoi  me  réveilles-tu?... 
J'avais  perdu  la  notion  de  la  réalité 
stupide... 

—  Sois  poli,  interrompit  Pascal. 


—  ...  de  la  réalité  tout  court,  si  tu 
veux,  et  c'est  une  rude  chance  que 
de  n'y  plus  songer! 

—  Je  comprends  cela,  quand  on  a 
passé  une  heure  en  compagnie  de  Jac- 
ques Chozelle!  riposta  Fiamette,  agres- 
sive. 

Les  artistes  riaient,  presque  tous 
hostiles  à  l'esthète  inquiétant  qu'évo- 
quait ce  nom. 

—  Quelle  est  la  femme,  ici,  qui  go- 
berait un  tel  type?  repartit  Fiamette, 
en  promenant  son  regard  ardent  sur 
les  rangs  pressés  des  jolies  filles  ^que 
leur  jeune  nudité  ne  faisait  même  pas 
impudiques. 

Il  y  eut,  dans  la  salle,  un  bourdon- 
nement d'abeilles  butineuses  au  dé- 
part du  mâle  inutile,  chassé  de  la  ru- 
che d'amour. 

—  Moi,  jeta  Nora,  celui  que  j'aime, 
est  un  beau  gars  qui  sait  épuiser  tou- 
tes les  ressources  de  la  volupté  sans 
jamais  bouder  à  la  besogne!  Je  suis 
à  lui   jusqu'à   la   mort... 

—  Et  il  te  trompe  avec  toutes  tes 
amies,  murmura  un  rapin.  C'est  cela 
qui  te  donne  une  fière  idée  de  son 
tempérament!... 

—  Oh!  fit  une  petite,  la  gorge  à 
peine  fleurie  sous  les  mailles  d'un  cor- 
selet de  perles  bleues,  qui  posait  une 
«  Innocence  »  pour  Pascal,  il  n'y  a  que 
les   peintres   pour  donner   du   plaisir! 

Pascal,  pour  la  remercier,  baisa  ses 
yeux  clairs,  et  lui  passa  au  cou  un 
collier  égyptien  forjné  de  scarabées 
d'émail,  dérobé  à  quelque-  sépulture 
antique.  On  commençait  à  partir,  et  les 


'4 


FOLIE    D'OPIUM 


plus  acharnés,  se  prenant  par  la  main, 
tournaient  frénétiquement  autour  du 
maître.  Secouant  les  paillettes  multi- 
colores des  confetti  et  les  rubans  frisés 
des  serpentins,  les  femmes  resplendis- 
saient dans  la  gloire  liliale  de  leur  prin- 
temps, le  corps  sve'.le,  nacré  ou  doré, 
délicieusement  poli,   avec  les    boutons 


rosés  des  seins  en  bataille  de  volupté. 

Puis,  des  couples  se  formèrent, 
glissèrent  vers  la  sortie,  dans  la  hâte 
d'une  étreinte. 

André  se  leva  en  bâillant,  traversa 
l'escalier,  revêtit  son  pardessus  avec 
lenteur,  aida  distraitement  sa  maîtresse 
qui   grelottait    dans   l'antichambre. 


II 


RETOUR  AU  NID  D'AMOUR 


Ils  s'en  allèrent,  appuyés  l'un  à 
l'autre  pour  se  réchauffer,  gagnèrent 
la  rue  Caulaincourt,  la  rue  sinistre  qui 
passe  sur  les  morts,  monte  vers  la 
butte,  chère  aux  poètes  et  aux  misé- 
reux. 

C'est  là  qu'ils  avaient  suspendu  leur 
nid,  au  cinquième  d'une  maison  d'ap- 
parence bourgeoise,  et,  pour  leurs  six 
cents  francs  par  an,  ils  occupaient  trois 
chambrettes  ensoleillées  et  un  cabinet 
servant  de  cuisine.  De  leur  balcon, 
ils  contemplaient  le  jardin  des  défunts, 
qui  scintillait  de  toutes  ses  fleurs  de 
verre  dans  l'or  de  ses  immortelles, 
et,   plus  loin,  le  grouillement  des  vi- 


vants, acharnés  à  leur  courte  lutte  inu- 
tile. Un  peu  de  terre  dessus,  un  peu 
de  terre  dessous;  vraiment,  les  vivants 
sont  toujours  près  des  morts,  et  c'est 
pitié  de  les  voir  se  démener  pour  un 
but  illusoire  de  quiétude  et  de  justice! 
Fiamette  avait  dédaigné  un  commen- 
cement d'opulence  pour  suivre  sa  Chi- 
mère enjôleuse;  et  le  béguin,  tout  cé- 
rébral d'abord,  avait  gagné  le  cœur  si- 
nueusement,  mais  irrésistiblement,  Fia- 
mette, créature  d'amour,  sincère  dans 
le  don  d'elle-même,  devait  forcément 
commettre  la  bêtise  d'aimer,  et,  par 
cela,  inspirer  à  l'amant  le  mépris  dans 
le  triomphe,  en  supprimant  l'orgueil  de 


FOLIE    D'OPIUM 


i^ 


la  lutte.  Cette  fâcheuse  générosité  s'ag- 
gravait de  quelque  instruction,  trop  fa- 
cilement acquise,  et  de  beaucoup  d'es- 
prit naturel. 

André  Flavien  possédait  du  talent  et 
de  la  fierté,  le  désir  impérieux  d'arri- 
ver et  la  maladresse  de  tous  ceux  qu'un 
réel  mérite  empêche  de  se  livrer  aux 
basses  intrigues  et  aux  spéculations 
productives. 

Elle  et  lui  couraient  les  moulins  sans 
galette,  soupaient  d'une  vague,  char- 
cuterie, croyaient  faire  la  fête  et  vi- 
vaient comme   des  gueux. 

André  possédait  encore  une  petite 
somme  d'argent,  provenant  d'un  hé- 
ritage, et  deux  cahiers  de  vers  copiés 
d'une  fiévreuse   écriture    de    rêve. 

Pour  toute  fortune,  Fiamette  avait 
sa  zibeline   et  son  collier. 

—  Que  t'ai-je  fait?  demanda-t-elle, 
quand  ils  se  retrouvèrent  dans  leur 
chambrette  close,  encombrée  de  livres 
et  de  colifichets  féminins,  jetés  au  ha- 
sard des  meubles. 

Il  écarta  un  toquet  de  velours,  une 
jupe  de  surah  mauve  et  put  s'asseoir 
au  bord  d'un  fauteuil.  Puis,  l'attirant 
contre  lui: 

—  Tu  seras  courageuse,  ma  petite 
Fiamette? 

Elle  pâlit,  voila  la  détresse  de  son 
regard  sous  ses  blondes  paupières,  tan- 
dis qu'il  glissait  une  main  caresseuse 
sous  sa  fourrure,  éprouvant  la  dou- 
ceur de  sa  peau. 

—  Qu'as-tu  à  me  dire?  murmura- 
t-elle. 

—  Tu  sais  combien  je  t'aime,  chérie? 


—  Quand  tu  es  ainsi  près  de  moi,  je 
ne  doute  pas,  certes,  mais  il  y  a  des 
heures  d'angoisse  et  d'affreuse  jalousie 
que  tu  m'épargnerais  si  tu  pouv^ais 
comprendre  ma  détresse  d'âme! 

Les  lèvres  d'André  butinaient  la 
chair  blonde  de  sa  maîtresse,  et  elle 
fermait  les  yeux,  reconquise  déjà,  déli- 
cieusement émue  sous  ses  caresses  sa- 
vantes. 

—  Ah!  dit-elle,  je  n'ai  plus  la  force 
de  te  gronder.  Chaque  baiser  cueille 
sur  mes  lèvres  le  reproche  qui  les 
brûlait  et  le  change  en  mots  d'amour!... 
Vois-tu,  nous  autres  femmes,  nous 
sommes  perdues,  lorsque  nous  aimons  ! 

Plus  fort  il  la  pressait  contre  lui, 
et  elle  se  pelotonnait  dans  ses  bras, 
toute  frêle  sous  cette  volonté  mâle, 
heureuse  de  s'anéantir  sur  le  cœur  de 
son  amant. 

Longtemps  il  la  dorlota,  comme  un 
enfant  souffrant,  qu'il  ne  faut  point 
faire  pleurer,  puis,  par  de-  spécieux 
raisonnements,  il  s'affermit  dans  sa  ré- 
solution. 

—  Miette,  écoute-moi  avec  courage. 

—  Encore!... 

—  Oui,  il  faut  songer  à  l'avenir. 

—  A  quoi  bon  !....  Profitons  de 
l'heure  présente.  Ne  sommes-nous  pas 
heureux  ainsi?... 

—  La  vie  a  ses  nécessités. 

—  Tu  me  quittes?... 

Comme  elle  défaillait,  toute  blanche, 
il  essaya  d'atténuer  l'impression  dou- 
loureuse que  ses  paroles  avaient  pro- 
duite sur  sa  maîtresse  par  une  explica- 
tion banale. 


FOLIE    D'OriUM 


—  Je  ne  te  quitte  pas...  Je  cherche 
à  sortir  de  Tornière,  à  me  créer  une 
situation...  Ce  n'est  point  à  déclamer 
des  vers  dans  les  brasseries  montmar- 
troises que  j'arriverai  à  me  tirer  d'af- 
faire... Vrai,  je  suis  las  de  tant  de  vains 
efforts!... 

H  parlait  avec  volubilité,  mal  con- 
vaincu au  fond. 

—  On  t'offre  quelque  chose?  de- 
manda Fiamette  avec  impatience. 

—  Oui...  Oh!  je  te  verrai  quand 
même,  et  ce  sera  bien  meilleur...  Seule, 
l'existence  en  commun  est  devenue  im- 
possible. 

Elle  essaya  de  mettre  un  peu  d'or- 
dre dans  ses  idées,  de  raisonner  avec 
calme. 

—  Ta  famille,  sans  doute! 

—  Non. 

—  Alors?... 

—  Jacques  Chozelle  m'offre  une 
place   de   secrétaire. 

—  Chez  lui?...  Tu  vas  habiter  chez 

lui?... 

—  Non,  pas  chez  lui,  évidemment, 
mais  dans  les  environs,  afin  d'être  là 
au   premier    appel... 

Fiamette  eut  un  rire  amer  où  éclatait 
toute  sa  rancune  d'amoureuse  en  mê- 
me temps  que  sa  pitié  pour  la  naïveté 
de  son  amant: 

—  Tu  ne  sais  donc  pas  ce  qu'on  dit 
de  Jacques? 

—  Des  calomnies  sans  importance!... 
Il  est  envié  comme  tous  les  gens  ar- 
rivés! Nous  collaborerons  à  de  belles 
et  fortes  oeuvres... 

—  Vraiment? 


—  Une  idée  grandiose,  superbe, 
qu'il  m'a  soumise.  Je  vais  me  mettre 
tout   de   suite   au  travail... 

—  Il  te  fera  sans  doute  écrire  ses 
romans  et  te  payera  en  belles  pa- 
roles... 

—  Quelle  invention!...  C'est  Pascal 
qui  t'a  monté  la  tête... 

—  Pascal  le  juge  sans  acrimonie; 
son  dédain,  je  t'assure,  est  plein  de 
sincérité.  Il  pense  que  Jacques  Cho- 
zelle est  vidé  comme  une  coque  de 
noix;  et  qu'au  physique  comme  au 
moral,  il  ne  tient  plus  que  par  la  pein- 
ture... Craquelé,  vermoulu,  moisi, 
émietté,  te  dis-je! 

—  Une  rage  des  sots  à  le  débiner... 

—  Allons  donc!  Sa  réputation  n'est 
faite  que  du  scandale  qu'il  soulève, 
et  il  en  use,  exploitant  le  goiit  du 
morbide,  du  frelaté  et  du  corrompu 
qui  règne  en  ce  moment  dans  un  cer- 
tain   monde... 

—  Ma  petite  Fiamette,  ces  apprécia- 
tions ne  sont  pas  de  toi... 

—  Tu  me  juges  trop  futile  et  trop 
ignorante  pour  m'accorder  une  opinion 
personnelle?  Eh  bien,  oui,  je  ne  t'ap- 
porte que  le  fidèle  écho  de  ce  qu'on 
disait,  ce  soir  encore...  On  a  même  dû 
dire  bien  d'autres  choses  que  je  n'ai 
point  écoutées,  car  j'étais  loin  de  m'at- 
tendre  à  l'intrusion  de  Jacques  dans 
notre  joli  nid  si  gentiment  clos  jus- 
qu'à présent...  Ah!  mon  pauvre  mi- 
gnon! 

André  ne  répliqua  pas.  Soit  lassi- 
tude, soit  volonté  bien  arrêtée  de  sui- 
vre  son  projet,  il  reprit  Fiamette  contre 


FOLU:    DOJ'JUM 


n 


lui,  chercha  la  pression  câline  de  ses  Passive,    elle     n'opposait    nulle    résis- 

lèvres.  tance,  envahie  par  une  volupté   incons- 

Les    confetti    la    couvraient    encore,  cientc. 

de    ci,    de    là,    d'une    neige    capricieu-  —  Tu  sais  bien  que  je  t'aime,  s'é- 

se.    Il    s'amusa    à    en    suivre    le    des-  cria-t-il,  comme  elle  le  remerciait  d'un 

sin    sur    son    corps,    s'attardant    aux  sourire  heureux,   mais  la  vie  est  mc- 

mystérieuses   cachettes   où   les  flocons  ohante!  Je  ne  veux  pas  que  tu  vendes 

blottis    se    mêlaient    d'un    peu     d'or,  ton  collier  pour  moi!... 


ni 


NORA,    LA    COMETE 


La  matinée  fut  douce  dans  la  pièce 
étroite  que  les  rideaux  tirés  laissaient 
mystérieusement  dans  l'ombre.  Fia- 
mette,  les  paupières  fumeuses,  les  lè- 
vres blêmies,  dormait  sur  la  soie 
épaisse  de  sa  chevelure,  lasse  d'avoir 
aimé  ou  pleuré.  André,  un  coude  sur 
l'oreiller,  demeurait  songeur,  indécis, 
entraîné  vers  un  labeur  littéraire  qu'il 
espérait  brillant,  rémunérateur,  et  re- 
tenu par  la  certitude  de  faire  du  mal 
à  son  amie.  «  Venez  me  trouver,  avait 
dit  Jacques  Chozelle:  je  découvre  en 
vous  le  talent  abondant  et  souple  que 
je  cherche  pour  une  œuvre  à  deux; 
je  vous  montrerai  mes  notes,  et  nous 
pourrons  commencer  immédiatement.» 

Chozelle  avait  jeté  au  jeune  homme 
la  nasse  dorée  de  ses  éloges,    et,   de 


cette  voix  cajoleuse  qu'il  savait  pren- 
dre à  l'occasion,  avait  fait  miroiter  à 
ses  yeux  tout  un  avenir  de  gloire. 

André  Flavien  porta  vers  sa  maî- 
tresse un  regard  attristé,  effleura  ses 
cheveux  d'un  baiser,  et  procéda  à  sa 
toilette  dans  la  pièce  voisine,  s'appli- 
quant  à  faire  le  moins  de  bruit  pos- 
sible. Quand  il  fut  prêt,  il  revint  con- 
templer la  dormeuse,  qui  n'avait  pas 
bougé,  et  à  pas  de  velours  sortit  de 
l'appartement. 

Nora,  qui  montait,  le  heurta  dans 
l'escalier. 

—  Un  louis  que  vous  allez  chez  Jac- 
ques! 

—  Peut-être...  Mais  ça  ne  te  re- 
garde pas. 

—  Fiamette  dort  encore?... 


iS 


FOLIE  noriUM 


—  Entre,   si   tu   veux. 

—  Et  que  dirais-tu  si  je  t'enlevais  ta 
maîtresse?... 

—  Travailles-tu   pour   toi? 

—  Je  travaille  pour   elle... 

—  Alors,  enlève-la,  si  bon  te  sem- 
ble; qu'elle  suive  sa  fantaisie  ou  sa 
fortune...  Les  deux,  si  c'est  possi- 
ble. 

—  J'admire  ta  philosophie...  Tu 
prends  les  événements  avec  une  séré- 
nité... 

—  Ce  sont  eux  qui  me  prennent,  et 
je  les  laisse  faire...  Il  ne  faut  point 
contrarier  le   Destin. 

—  Bonne   chance,    André! 

—  Bonne  chance,  Nora  !  Un  der- 
nier  baiser   à  Miette... 

Il  était  au  bas  des  marches,  et  Nora 
frappait  doucement  à  la  porte  de  la 
délaissée. 

Au  bout  d'un  instant,  Fiamette  vint 
ouvrir,  un  peignoir  mal  agrafé  sur  ses 
épaules  rondes. 

—  Toi,  de  si  bonne  heure! 

—  Oui,  il  faut  que  je  t'entretienne 
d'une  chose  grave,  et  c'est  la  raison 
qui  parlera  par  ma  bouche... 

Les  deux  femmes,  câhnement  ap- 
puyées l'une  à  l'autre,  passèrent  dans 
le  cabinet  de  toilette,  saccagé  par  la 
fièvre  impatiente  d'André,  qui  avait 
jeté  les  serviettes  au  hasard.  Un  petit 
divan,  drapé  d'étoffes  japonaises  aux 
teintes  exquises,  garnissait  le  fond  de 
la  pièce  exiguë,  sous  un  bric-à-brac 
d'armes,  de  babouches,  d'éventails  et 
de  pochades  d'amis,  un  assemblage 
'bizarre,     et     cependant     harmonieux. 


d'objets  disparates,  groupé  par  des 
mains   artistes. 

Nora  étouffait  un  accès  de  toux  dans 
son  mouchoir,  et  la  fine  toile  de  lin 
se  teignait   de   rose. 

Fiamette,  doucement,  attira  sur  son 
sein  la  tête  pâle  de  son  amie. 

—  Tu  devrais  être  dans  ton  dodo  à 
rêver  d'amour. 

—  Ou  de  mort... 

—  Veux-tu  bien  te  taire?  A  ton 
âge...   et   avec  d'aussi   jolis  yeux! 

—  Mes  yeux  voient  plus  loin  que 
la  vie,  c'est  peut-être  pour  cela  qu'ils 
sont  beaux...  Mais  il  ne  s'agit  pas 
de  moi... 

—  C'est  donc  un  motif  bien  sérieux 
qui  t'a  conduite  ici? 

—  Ma  démarche  serait  mal  jugée 
dans  le  monde  bourgeois,  et  l'on  me 
jetterait  à  la  tête  un  fort  vilain  quali- 
ficatif. Cependant,  crois  bien  que  mon 
amitié  seule  me  pousse  en  ce  mo- 
ment... 

—  Va. 

—  Après  ton  départ,  à  la  soirée  de 
Pascal,  j'ai  eu  une  longue  conversa- 
tion avec  Francis  Lombard...  Il  t'aime 
et  m'a  chargée  de  te  le  dire. 

Fiamette,  dans  un  mouvement  brus- 
que,  repoussa  son  amie. 

—  Oh!  c'est  mal!  Je  ne  quitterai 
jamais  André,  tu  le  sais  bien! 

Le  sourire  de  Nora  se  teignit  d'in- 
dulgence. 

—  En  effet,  tu  n'auras  pas  cette 
peine,  c'est  lui  qui  s'en  ira... 

—  Non,  tu  ne  connais  pas  mon  in- 
fluence sur  lui...  Je  t'assure  qu'André 


\  ^^s 


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DANS    r;rxTn,iTK    I.t-    T.TT    TIKOE,  KTAMRTTK    ..'.TTKNOAIT  (A7^,    .,9) 


FOLIE  'D'OriUM 


tient   plus    à  moi   qu'il   ne   le    pense... 

—  Je  l'ai  rencontré  dans  l'escalier; 
il  se  rendait  chez  Chozelle. 

—  Et  puis   après?... 

—  Il  croit  à  la  parole  de  l'intrigant 
qui  lui  a  promis  sa  protection;  il  est 
fier  et  souffre  de  te  voir  dans  la  gène... 
Lui-même  m'a  autorisée  à  te  parler 
comme  je  le  fais... 

—  Il  t'a  dit?... 

—  Que  tu  pouvais  suivre  ta  fantai- 
sie... oui. 

Fiamette  tressaillit  douloureusement  ; 
puis,  essayant  de  prendre  un  ton  en- 
joué: 

—  Alors,  tu  m'offres  une  situation 
étonnante... 

—  Petit  hôtel,  chevaux,  domesticité 
correcte  et  le  cœur  d'un  brave  garçon 
qui  vaut  autant  que  sa  fortune,  ce  qui 
est  rare.  Voyons,  est-ce  que  cette  gue- 
nille ne  déshonore  point  ta  jeune 
royauté  ? 

Nora,  d'un  doigt  dédaigneux,  décou- 
vrait un  bout  de  sein  rose  sous  une 
dentelle  douteuse: 

—  A  nous  les  points  d'Angleterre, 
les  Bruges  veloutés  et  les  giiipures  pré- 
cieuses! La  femme,  ma  chérie,  n'a  que 
quinze  années  de  son  existence  pour 
rouler  et  amasser  mousse...  Après,  elle 
roule  encore,  mais  elle  n'amasse  plus 
rien...  Moi,  au  moins,  je  puis  mourir 
tranquille  et  me  faire  dorloter  comme 
si  on  m'aimait  réellement...  C'est  l'Ex- 
position qui  m'a  rapporté  cela,  la  danse 
de  A\ahomet  et  du  Moulin-Rouge! 

—  Ah!  tu  marchais  bien... 

—  Tant  que  je  pouvais!... 


—  Tu  as  conquis  l'indépendance  ; 
certes,  c'est  quelque  chose... 

—  C'est  tout!  Ne  cherche  pas,  il 
n'y  a  rien  au-dessus!  Ah!  j'ai  connu 
la  misère  plus  que  toi,  et  les  dédains 
des  imbéciles,  et  les  rebuffades  des 
cuistres,  et  les  propositions  des  beaux 
messieurs  qui  prétendaient  me  guider 
et  vivre  à  mes  dépens!...  C'est  ça  qui 
donne  une  fière  idée  de  l'autre  sexe! 
Voyons,  ma  petite  Fiamette,  réfléchis  à 
l'occasion  meneilleuse  que  je  t'offre... 
Oui,  j'ai  l'air  de  jouer  un  rôle  assez  lou- 
che, mais  tu  me  connais,  tu  sais  que  je 
suis  incapable  d'une  mauvaise  action  et 
que  je  n'agis  que  dans  ton  intrèt? 

—  Je  sais. 

—  Alors,  dis  oui,  et  je  cours  porter 
la  réponse  à  l'amoureux  qui  m'attend 
en  bas... 

—  A  ma   porte? 

—  Regarde! 

Fiamette  se  pencha,  curieuse,  à  son 
balcon,  et  aperçut  un  coupé  bleu  som- 
bre attelé  d'un  cheval  alezan,  dont  la 
robe  brillait  comme  de  l'or,  et  un  co- 
cher impeccablement  empalé  sur  son 
siège. 

—  «  Ta  voiture!  ^>  dit  Nora,  en  riant. 
Vite,  mets  ta  plus  jolie  robe,  ta  martre 
zibeline  et  ton  coUier!  C'est  le  Bon- 
heur qui  passe!... 

Fiamette  envoya  un  baiser  à  ce  Bon- 
heur toujours  si  pressé  qui  trotte  l'am- 
ble dans  notre  vie,  rentra  dans  le 
chambrette  tiède,  rejeta  son  peignoir 
défraîchi,  et,  se  glissant  entre  les  draps, 
à  la  place  de  l'amant  trop  chéri: 

—  J'aime  mieux  dormir!  dit-elle. 


FOLIE   iroriUM 


IV 


FŒTUS   ET  SALAMANDRES 


Je  t'aime,  ô  ma  maîtresse,  ainsi  que  le  ciel  bleu. 
Les   brises,   les    parfums,   les   monts,   les  bois,  les 
Les  rires,  les  chansons,  les  extases  profondes  [ondes. 
Et  les  baisers  de  feu  ! 

Je  t'aime,  ô  ma  maîtresse  !...  A  ta  bouche  sans  trêve 
Se  suspend  mon  désir,  papillon  enchanté  ! 
Et  j'ai  connu  par  toi  l'ardente  volupté 
De  posséder  mon  Rêve  ! 

J'ai  clos  sur  ta  caresse  éperdument  mon  cœur, 
Afin  qu'en  souvenir,  prisonnière  et  vibrante. 
Elle  me  donne  encore  la  secousse  enivrante 
De  ton  spasme  vainqueur  ! 

Si  l'amour  dans  les  cieux  renaît  pour  ses  fidèles. 
Ma  maîtresse,  je  veux  sur  tes  lèvres  mourir^ 
Pour  garder,  du  baiser  qu'elles  feront  fleurir. 
Les  roses  éternelles  ! 

Jacques  bâille  dans  la  bergère  de 
soie  verte  où  il  s'allonge  paresseuse- 
ment. 

—  De  l'amour!  Toujours  de  l'a- 
mour!... Ah!  mon  petit,  il  faudra  chan- 
ger cela! 

—  Ne   plus    aimer? 

—  Aimer  autrement;  aimer  l'être  su- 
périeur, TAndrogyne  divin  qui  forme 
à  lui  seul  un  tout  parfait. 

—  Je  ne  comprends  pas; 

—  La  femme,  mon  enfant,  ne  sau- 
rait nous  satisfaire,  parce  que  sa  na- 
ture inférieure  ne  répond  pas  aux 
aspirations  de  notre  intelligence. 


«  Notre  tempérament  d'artiste  souf- 
fre de  son  incompréhension,  de  la  bru- 
talité de  sa  passion,  toujours  exagé- 
rée, en  même  temps  que  de  sa  sou- 
mission trop  grande  à  nos  désirs.  La 
femme  a  plus  d'instinct  que  de  rai- 
sonnement; elle  se  rapproche  trop  de 
l'animalité. 

—  C'est  sa  faiblesse  qui  fait  son 
charme.  Ne  sommes-nous  pas  heureux 
de  la  protéger  moralement  en  nous 
caressant  à  sa  tendresse  maternelle  ou 
amoureuse?...  L'homme  le  plus  fort 
n'aime-t-il  point  à  s'anéantir  dans  les 
bras  souples  d'une  maîtresse?... 

—  Basse  littérature,  mon  cher.  L'ini- 
tiation vous  fera  juger  différemment. 
L'amour  réel  ne  peut  exister  qu'entre 
deux  êtres  égaux,  et  j'entends  par 
amour  non  seulement  la  griserie  des 
sens,  mais  la  communion  adorable  de 
deux  âmes  pareilles.  Les  Androgynes 
ont  connu  la  plénitude  du  bonheur.  Ne 
pouvant  avoir  comme  eux  le  double 
appareil  de  génération,  tâchons  de  pos- 
séder au  moins  au  moral  la  force  de 
fécondation  et  de  création. 

André  sourit. 


FOlJl'l     DOl'JL'M 


—  Ne  savez-vous  pas,  Maître,  que 
les  Androgynes  étaient  des  êtres  su- 
périeurs, mais  remplis  d'orgueil;  qu'ils 
voulurent,  comme  les  Titans,  escala- 
der l'Olympe,  et  que  c'est  Jupiter  qui 
opéra,  pour  les  punir,  la  séparation 
dont  nous  nous  plaignons  aujourd'hui. 
Ayant  deux  visages,  quatre  bras  et 
quatre  jambes,  ils  purent  être  coupés 
en  deux  sans  difficulté.  L'homme  in- 
complet cherche  éternellement  sa  moi- 
tié douloureuse,  car  l'univers  est  si 
grand  qu'il  a  peu  de  chance  de  la  trou- 
ver! 

—  L'homme,  mon  petit,  doit  tâcher 
de  regagner  son  état  primitif  en  se  suf- 
fisant   à  lui-même. 

—  C'est  la  fin  du  monde! 

—  Tant  mieux.  Le  monde  tel  qu'il 
est  ne  vaut  pas  une  messe,  et  il  peut 
bien  s'éteindre  dans  l'impénitence,  en 
admettant  que  le  bien  et  le  mal  exis- 
tent... Affaire  d'appréciation...  Voyons, 
lisez-moi  autre  chose  que  des  chansons 
d'amour! 

André  choisit  d'autres  feuillets,  met 
à  nu  son  âme  nostalgique  de  poète, 
"et  Jacques,  en  fumant  du  tabac  plus 
pâle  que  les  miettes  dédorées  des 
vraies  hosties,  l'écoute  d'un  air  distrait. 

Le  jeune  homme,  son  rouleau  de  pa- 
pier entre  les  doigts,  attend  anxieuse- 
ment le  jugement  que  vont  laisser  tom- 
ber les  lèvres  autorisées  du  Maître. 
Son  regard  étonné  erre  sur  les  murs 
011  s'étalent  d'étonnantes  peintures  re- 
présentant de  vagues  fœtus  qui  nagent 
dans  de  l'alcool.  Après  un  examen  plus 
attentif,  il  s'aperçoit  que  ce  sont  des 


enfants-fleurs,  des  petits  garçons  hy- 
drocéphales qui  poussent  des  feuilles 
hors  d'un  vase  à  reflets  glauques, 
penchent  leur  tête  exsangue  et  mons- 
trueuse comme  une  morbide  corolle.  A 
terre,  sur  des  coussins,  s'étalent  des 
couleuvres  et  des  salamandres  pustu- 
lées  d'ocre  et  de  cinabre,  des  lombrics- 
fleurs  aussi,  et  André  a  envie  de  don- 
ner une  chiquenaude  au  Maître,  im- 
mobile sur  son  fauteuil,  pour  bien  s'as- 
surer qu'il  n'est  point  également  un 
flamboyant  reptile  endormi  dans  l'hal- 
lucination de  ce  marécage  en  chambre. 
—  Vous  regardez  mes  études  «  de 
rêve  ».  C'est  beau,  n'est-ce  pas?  On 
sent  l'odeur  «  lancinante  et  câlineuse  .> 
des  charniers  devant  ces  têtes  «  vio- 
lées »  d'adolescents!  Et  le  grouille- 
ment figé  de  ces  larves  semble  la  ca- 
resse des  corps  décomposés  sous 
l'onde  lorsqu'on  plonge  parmi  les  né- 
nuphars!... Oh!  les  nénuphars  verts 
et  les  iris  noirs!  Oh!.,. 

André  est  mal  à  l'aise;  il  voudrait, 
cependant,  dire  quelque  chose  d'aima- 
ble; mais  Chozelle  ne  lui  en  laisse  pas 
le  temps.  Il  est  lancé  et  parle  abon- 
damment de  son  talent,  de  son  génie, 
de  sa  beauté  et  de  sa  santé  chance- 
lante. 

—  Vos  petits  vers,  mon  cher  An- 
dré, ne  sont  pas  «  artistes  »:  trop  de 
sentiment,  de  clarté,  d'émotion  bour- 
geoise. Voyez-vous,  il  ne  faut  jamais 
essayer  d'exprimer  le  sens  des  choses, 
ni  votre  état  d'âme;  l'écriture,  seule, 
le  groupement  des  mots  garde  quelque 
importance.  Soyez   esthétique  dans  la 


FOLIE    1)  OPIUM 


forme;  l'idée  fatigue  les  lecteurs,  trou- 
ble les  digestions. 

—  Mais  l'esthétique  change,  tand.s 
que  l'idée   demeure. 

—  F  euh;...  Nos  tableaux  se  démo- 
dent moins  que  nos  écrits!...  Faites 
votre  palette,  mon  cher,  avec  des  tons 
rares,  des  tons  de  végétaux  vénéneux, 
d'herbes  aquatiques  et  de  méduses 
échouées.  Ne  craignez  pas  de  tremper 
votre  pinceau  dans  la  putréfaction  des 
eaux  stagnantes  et  des  chairs  blet- 
tes... Relisez  «  La  Charogne  »  du  divin 
Baudelaire...  Un  chef-d'œuvre! 

—  Certes,  mais  il  y  a  dans  ce  mor- 
ceau mieux  que  des  mots  groupés 
comme  des  lombrics  autour  d'une  ra- 
cine poreuse. 

—  Je  veux  n'y  voir  que  des  mots 
et  de  l'horreur;  puisque  vous  désirez 
travailler  avec  moi,  pénétrez-vous  de 
mon  essence  morbide,  de  mon  charme 
démoniaque,  de  mon  étrangeté.  in- 
quiétante... 

—  Je  tâcherai...  Voulez-vous  écouter 
encore  ce  petit  morceau,  où  il  y  a 
une  image,  je  crois? 

André  choisit  tm  autre  poème. 

—  C'est  un  coucher  de  soleil,  dit- 
il,  je  lirai  rapidement. 

Et,  quand  il  eut  achevé,  il  demanda 
avec  une  angoisse  suppliante: 

—  Est-ce   mieux? 

—  Non!...  Ce  n'est  pas  ma  manière. 
Trop  de  clarté...  On  n'admire  vraiment 
que  ce  qu'on  ne  comprend  pas. 

—  Vous    me    conseillerez?... 

—  Mon  enfant,  appelez-moi  cher 
Maître.  Je  cerai  heureux  de  m'appuyer 


à  votre  épaule  jeune  et  robuste...  Vo- 
tre tête  fine  et  vos  grands  yeux  ajou- 
teront à  ma  gloire...  On  nous  verra 
ensemble,  et  l'on  pensera  à  cet  autre 
Maître  tant  calomnié  qui  se  montrait 
parfois  dans  tout  le  rayonnement  de 
son  génie  avec  son  compagnon  d'élec- 
tion... Ah!  qu'il  était  beau,  cet  amant 
de  la  forme  et  de  la  poésie! 

—  Le  maître? 

—  Non,  l'ami. 

Et  Jacques,  se  reculant  un  peu, 
considéra  longuement  André  avec  sé- 
vérité; puis,  se  rapprochant,  il  lui  ta- 
pota le  dos  et  la  poitrine,  ainsi  que 
font  les  maquignons  pour  un  poulain 
de   race. 

—  Les  épaules  larges,  la  taille 
mince...  Vous  êtes  mal  habillé,  mon 
cher,  mais  je  devine,  sous  cet  hum- 
ble veston,  des  sinuosités  exquises,  un 
derme  rare... 

André,  surpris,  avait  pâli  légèrement. 

—  Oh!  dit  Jacques,  en  riant,  je  veux 
que  mon  disciple  me  fasse  honneur; 
je  suis   artiste   avant  tout. 

Le  jeune  homme  jeta  un  regard  dé- 
couragé aux  salamandres,  dont  les  pus- 
tules éclataient  sur  les  meubles,  et  aux 
fœtus-fleurs  figés  dans  l'huile  rance 
d'une  peinture  naïve,  malgré  ses  pré- 
tentions. 

Jacques,  la  moustache  fine,  les  cils 
baissés  sur  ses  yeux  d'un  bleu  trouble, 
se  pinça  le  bout  de  l'oreille  pour  le 
rougir. 

—  C'est  un  artiste  de  beaucoup  d'in- 
tuitivité  qui  m'a  fait  ces  études,  d'a- 
près le  Rêve... 


FIAMKTTE    PLEURAIT    K\    SILIi.XCE    [Page    42) 


FOLLE     jroi'lUM 


27 


—  Ah! 

—  Un  rêve  d'opium  qui  dura  une 
nuit  entière,  et  nous  tint  sous  ses  grif- 
fes puissantes...  Ali!  ce  fut  une  an- 
goisse et  une  volupté  non  pareilles!  Je 
vous  initierai... 

André,  blême,  mélancolique,  se  di- 
sait que  la  vie  était  dure  et  que  quel- 
ques louis  feraient  mieux  son  affaire. 
Mais  il  n'osait  aborder  cette  question 
terre  à  terre,  attendait  impatiemment 
l'offre  généreuse    de   collaboration. 

—  Et  ce  travail  pressé?  demanda- 
t-il,    enfin,    d'une   voix   blanche. 

—  Je  ne  l'ai  point  oublié,  mon  jeune 
ami;  il  faut,  pour  vous  y  livrer  fruc- 
tueusement, que  vous  connaissiez  mon 
genre,  ma  manière,  que  vous  endos- 
siez, si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  ma 
peau.  Dans  mes  œuvres,  je  parle  sur- 
tout de  moi,  et  cela  éveille  la  curio- 
sité du  lecteur,  l'intéresse  beaucoup 
plus  qu'une  aventure  d'imagination  à 
laquelle  on  ne  songe  plus,  le  livre 
fermé.  Je  ne  suis  point  tout  à  fait 
ce  qu'on  vous  a  dit,  et  ce  que  vous 
pourriez   croire... 

—  Je  ne  crois  rien.  Serais-je  ici,  au- 
trement? 

Jacques  se  mordit  les  lèvres. 

—  En  ce  temps  de  réclame  à  ou- 
trance, il  faut  se  créer  une  personnalité 
presque  inquiétante  pour  sortir  des 
rangs,  et  cela  s'use  vite,  car  les  imita- 
teurs abondent. 

—  Oh!  je  sais... 

—  Oui,  vous  avez  vu  beaucoup  de 
jeunes  me  copier  d'une  façon  déplora- 
ble.  Eh  bien,  André,  mon  doux  ami. 


mon  cher  disciple,  il  faut  que  mon 
talent  soit  inimitable  et...  cela  vous 
regarde... 

—  Moi! 

—  Certes.  Quand  vous  aurez  vécu 
quelque  temps  dans  mon  intimité,  vous 
me  comprendrez  et  vous  écrirez  de 
belles  et  grandes  choses. 

—  Ah! 

—  Pour  cela,  mon  mignon,  vous 
aurez  deux  cents  francs  par  mois...  Je 
voudrais  faire  plus,  mais  je  suis  pau- 
vre, vous  le  savez.  C'est  entendu? 

André  réfléchit  qu'il  devait  deux  ter- 
mes au  propriétaire  et  qu'il  ne  sa- 
vait vraiment  comment  il  vivrait  le  mois 
prochain;  les  larmes  aux  yeux  et  la 
gorge  contractée,   il  accepta. 

Fraternel,  Jacques  le  reconduisit  jus- 
qu'à la  porte,  une  main  appuyée  sur 
son  épaule. 

—  Maître,  dit  André,  en  rougissant, 
pourriez-vous  m'avancer  quelque  ar- 
gent... je  suis  gêné,  en  ce  moment,  et 
j'ai   une   maîtresse... 

—  Une  maîtresse!  fi!  Vous  n'êtes 
point,  je  le  vois,  dans  les  idées  nou- 
velles... Les  femmes  nous  déshonorent 
par  leur  infériorité  physique  et  morale. 

—  Pourtant,  dans  vos  livres... 

—  Oui,  j'en  mets  dans  mes  livres, 
parce  qu'il  faut  bien  satisfaire  le  lec- 
teur, qui  est  aussi  un  être  grossier, 
mais  je  n'en  mets  pas  dans  ma  vie... 
D'ailleurs,  mes  femmes  littéraires  sont 
des  créatures  d'exception  qui  peuvent 
avoir  quelque  charme.  J'en  fais  des 
mortes  pensantes,  des  ama-ntes  astra- 
les, pour  ainsi  dire  insexuées,  et,  dans 


28 


FOLLE    B'OriUM 


mes  articles,  je  me  venge  de  cette  con- 
cession accordée  au  mauvais  goût  des 
foules...  Quand  vous  saurez,  vous  m'i- 
miterez... A  propos,  votre  habit  d'hier 
vous  allait  bien...  Venez  me  prendre, 
samedi  prochain,  à  sept  heures.  Je 
vous  conduirai  à  un  dîner  d'hommes, 


oii  quelques  arcanes  du  mystère  vous 
seront  révélés... 

Négligemment,  Jacques  plongea  ses 
doigts  bagués  d'aigues-marines  et  d'o- 
pales dans  une  des  poches  de  son 
gilet,  et  tendit  un  louis  au  disciple 
confus. 


ENTRE  AMANTS 


—  C'est  toi,  dit  Fiamette,  en  se  sou- 
levant sur  l'oreiller,  je  savais  bien  que 
tu  reviendrais! 

—  Comment,  encore  couchée...  Il 
est   deux   heures! 

—  Je  n'avais  pas  de  quoi  déjeuner, 
alors  j'ai  dormi... 

—  Je  n'ai  pas  déjeuné  non  plus. 
Tiens,   voici   vingt  francs. 

Joyeusement,  la  jeune  femme  bondit 
hors  du  lit,  se  baigna  d'eau  fraîche, 
passa  une  jupe  de  drap,  jeta  sa  zibe- 
line sur  ses  épaules,  et,  relevant  ses 
cheveux  en  casque  d'or,  dégringola  les 
cinq  étages.  Elle  chantait,  et  André  écou- 
tait sa  jolie  voix  avec  l'accompagne- 
ment des  petits  talons  sur  les  marches. 

«  Une  femme,  une  amie,  une  com- 
pagne attentive  et  discrète  qui  soigne 
le  cœur   et  le  corps   avec   des  gestes 


spirituels,  des  effleurements  de  ca- 
resses compréhensives!...  Quoi  de 
plus  doux,  ici-bas?  se  demandait-il,  en 
songeant  aux  paroles  âpres  et  vin- 
dicatives   de    Jacques. 

Et,  d'instinct,  il  se  méfiait  du  bel- 
lâtre aux  yeux  troubles,  à  la  lèvre  dé- 
daigneuse, bavant  des  éloges  et  du 
fiel.  Mais  quoi?  il  fallait  vivre,  et,  dans 
le  métier  des  lettres,  on  prend  ce  qui 
s'offre,  avec  l'espoir  des  éclatantes  re- 
vanches, quand  le  succès  fructueux 
sera  venu. 

Fiamette,  au  bout  de  dix  minutes, 
rentra,  chargée  de  provisions;  et, 
sur  un  bout  de  table,  on  dévora  avec 
un  appétit  terrible,  une  belle  faim  de 
jeunesse  saine  et  robuste. 

—  Alors,  tu  as  vu  Jacques  Cho- 
zelle?....  Comment  est-ce,  chez  lui? 


FOLIE    D'OFIUM 


—  Quelconque  dans  l'ensemble, 
avec  des  détails  bizarre^.,  je  m'imagi- 
nais tout  autrement  cet  intérieur  de 
poète.  Ma  parole,  c'est  mieux  chez  nous. 

—  Bravo!  tu  resteras  chez  nous. 

—  Ma  pauvre  Miette,  je  voudrais 
bien...  Hélas!   ce  n'est  pas  possible... 

—  Oh!   le   méchant! 

Avec  des  plaintes  de  petite  fille,  elle 
se  jeta  à  son  cou,  frotta  son  menton 
au  sien,  en  fermant  les  yeux  comme 
une  chatte  qui  boit  du  lait.  Et  toutes 
les  menues  caresses  de  celles  qui  ai- 
ment vinrent  troubler  le  jeune  homme 
délicieusement. 

—  André,  je  ne  veux  pas  que  tu 
travailles  pour  cet  homme! 

—  Mais  nous  n'avons  rien,  rien  que 
des  babioles  sans  valeur  qui  ne  nous 
feraient  pas  vivre  un  mois!...  Jacques 
me  propose   deux   cents  francs. 

—  Es-tu  bien  siàr  qu'un  autre  ne  te 
proposerait  pas  davantage  en  se  mon- 
trant moins  exigeant?...  >. 

—  Je  crains,  en  effet,  que  Jacques 
n'ait  ni  mérite  personnel,  ni  talent  ac- 
quis. Avec  l'âpre  désir  de  réussir, 
quand  même,  il  a  tâché  de  se  créer 
un  genre,  et  il  a  exploité  les  petits 
côtés  malpropres  de  certaines  âmes  : 
le  goiît  du  faisandage  littéraire  et  mo- 
ral ou,  tout  simplement,  le  snobisme 
des  imbéciles.  Cet  homme  n'est  ni  un 
artiste,  ni  un  poète,  puisqu'il  ignore 
l'amour  du  beau!  C'est  un  démarqueur 
habile  qui,  dans  son  labeur  opiniâtre, 
méprise  l'idéal  pour  ne  songer  qu'au 
côté  pratique  et  commercial  des  cho- 
ses. 


—  Et  puis,  dit  Fiamette,  a-t-il  ja- 
mais indiqué  un  talent  réel,  aidé  un 
écrivain  ou  un  artiste  de  valeur  à  sor- 
tir de  l'ombre?... 

—  Non,  pas  si  bête!...  Il  n'a  jamais 
célébré  que  les  nullités  prétentieuses, 
les  excentriques  volontaires,  dénués  de 
tout  avenir,  qui  ne  pouvaient  lui  por- 
ter ombrage. 

—  Nous  en  cassons  du  sucre!... 
Alors,  c'est  dit,  tu  vas  frapper  à  d'au- 
tres  portes?... 

—  Non.  Je  me  suis  trompé  sur  le 
compte  de  Jacques,  mais  l'étude  du 
personnage  et  du  milieu  spécial  dans 
lequel  il  évolue  m'intéresse  en  ce  mo- 
ment... Pour  réussir  ailleurs,  il  fau- 
drait faire  des  démarches,  peut-être 
humiliantes,  attendre  longuement  dans 
les  antichambres  de  seigneurs  de  mar- 
que ou  de  contre-marque,  s'exposer  à 
des  rebuffades...  Je  n'ai  point  l'échiné 
assez  souple  pour  me  courber  jusque- 
là. 

—  Alors,  au  moins,  promets-moi  de 
revenir,  chaque  soir.  Tu  ne  peux  pas 
me  quitter  ainsi...  Tu  ne  sais  donc  pas 
ce  qu'on  me  propose? 

André  eut  un  tremblement  des 
mains,  la  crispation  brusque  celui  qui 
voudrait  nouer  ses  doi^gts  à  la  gorge 
d'un   ennemi. 

—  Si,  je  sais,  fit-il,  très  bas.  Tu  es 
libre,  Fiamette..,. 

—  Comme  tu  me  dis  cela? 

—  La  fortune  s'offre,  sans  doute, 
pour  toi,  il  ne  faut  point  la  laisser 
s'éloigner...  Tu  m'as  fait  un  sacrifice 
qui  a  duré   assez  longtemps...  Songe, 


}^ 


FOLIE    D'OPIUM 


ma  jolie  Miette,  que  la  vieillesse  est 
dure  pour  les  femmes,  et  que  tu  ne 
resteras  pas  toujours  cette  corolle  d'a- 
mour que  tu  es  aujourd'hui! 

Fiamette  fit  la  moue,  se  pelotonna 
sur  les  genoux  de  son  amant. 

—  Ceci  me  regarde,  et  s'il  me  plaît 
de  finir  mes  jours  dans  une  loge  de 
concierge  ou  dans  un  grenier  d'étu- 
diant!... je  suis  libre,  je  pense?... 

André  s'oublia  à  respirer  la  mousse 
voluptueuse  des  cheveux  follets  de  sa 
maîtresse,  derrière  l'oreille,  aune  place 
qu'elle  avait  tout  particulièrement  sen- 
sible. 

Elle  défit  l'écheveau  soyeux, l'enroula 
au  cou  du  jeune  homme  comme  un 
serpent  d'or. 

—  Te  voilà  prisonnier! 

Et  les  visages  des  amants,  ainsi  réu- 
nis, devaient  ressembler  à  ceux  des  hé- 
ros de  Longus,  dans  leur  fleur  de  désir 
et  de  jeunesse.  Mais  André  repoussa 
son  amie,  les  sourcils  soudain  froncés 
par  une  inquiétude. 

—  As-tu  examiné  mon  habit? 

—  Ton  habit?... 

—  Il  avait  une  petite  déchirure  sous 
le  bras,  à  l'endroit  rongé  par  les  mi- 
tes, je  suis  siàr  qu'elle  s'est  agrandie!... 


Si  encore  tu  savais  faire  une  reprise 
perdue... 

—  Je  demanderai  une  leçon  à  la 
concierge...  Es-tu  donc  convié  chez  une 
Altesse?... 

—  Peut-être... 

L'habit  que  Fiamette  présentait,  de 
face  et  de  dos,  était  moins  endommagé 
qu'on  n'aurait  pu  le  croire,  après  une 
nuit  de  Carnaval.  Il  se  silhouettait  pres- 
que élégamment  sur  les  tentures  mi- 
kado de  la  pièce.  André  se  rasséréna. 

—  Un  chic  tailleur  qui  m'a  fait  ça'. 

—  Voyons,  confie-moi  ce  grand  se- 
cret. Quelle  est  la  conquête  que  tu 
vises?... 

—  Oh  !  tu  n'as  point  à  être  jalouse, 
je  vais  à  une  soirée  d^ hommes. 

—  Comme  tu  vas  t'ennuyer,  mon 
pauvre  chéri! 

—  Plus  encore  que  tu  ne  penses! 
Une  séance  d'âpre  débinage  pour  les 
absents  et  de  flatteries  poisseuses  pour 
les  assistants. 

—  Pourquoi  y  vas-tu? 

—  J'accompagne   Jacques. 

Le  fin  visage  de  Fiamette  prit  une 
expression  méchante. 

—  Ah!  j'aimerais  mieux  encore  te 
voir  passer  la  soirée  chez  des  femmes! 


FOLIE    D' OPIUM 


31 


VI 


ANCIEN  ET  NOUVEAU  JEU 


—  Vous  n'avez  donc  pas  pris  de 
fiacre,  mon  jeune  ami?  Vos  souliers 
sont  crottés...  et  ce  nœud  de  cravate!.., 

Jacques  ne  semble  pas  enchanté  de 
la  toilette  du  nouveau  disciple.  Il  tient 
à  verser  sur  son  mouchoir  quelques 
gouttes  d'un  parfum  agressif,  et  glisse, 
avec  précaution,  à  sa  boutonnière,  une 
orchidée  glauque  au  calice  tigré  de 
noir.  Puis,  pour  mieux  contempler  son 
œuvre,   il   s'éloigne   de   quelques   pas. 

—  C'est  déjà  mieux...  Vous  aimez 
les  fleurs?... 

—  Oui,  beaucoup...  Mais,  toutes  les 
fleurs,  tandis  que  vous  me  semblez 
avoir  une  prédilection  pour  les  espèces 
hybrides    et   vénéneuses... 

—  Quoi,  pas  la  moindre  bague,  et 
des  ongles  coupés  ras!  D'oii  sortez- 
vous  donc?  mais  c'est  horrible! 

—  Je  préfère  ne  point  porter  de  ba- 
gues; quant  à  mes  ongles,  je  les  lais- 
serai pousser,  si  vous  le  désirez,  bien 
que  cela  ne  soit  pas  d'une  grande  uti- 
lité, il  me  semble?.., 

—  C'est  capital!  Un  homme,  pas 
plus  qu'une  femme,  ne  doit  négliger 
aucun    moyen    de   séduction.     Sachez, 


aussi,  que  lorsque  je  permets  à  un 
nouveau  venu  de  m'accompagner  chez 
mes  amis,  je  tiens  à  ce  qu'il  me  fasse 
honneur  de  toutes  les  façons. 

Jacques  avait  parfumé  et  calamistré 
ses  cheveux  fins;  un  peu  de  rouge  ani- 
mait ses  joues;  l'on  eiit  juré  qu'un  trait 
de  kohl  allongeait  ses  paupières,  les 
soulignant,  donnant  à  son  regard  fuyant 
une  enveloppante  douceur. 

André  préféra  ne  pas  approfondir 
le   maquillage    du   Maître. 

—  Voulez-vous  que  je  descende  pour 
arrêter  une  voiture?  demanda-t-il  d'un 
ton  un  peu  sec  qui  lui  valut  un  ac- 
quiescement plein  de  mansuétude,  car 
Jacques  estimait  peu  ceux  qui  lui  par- 
laient  avec   timidité. 

L'adresse  jetée,  avenue  de  Messine, 
le  Maître  s'installa  dans  le  fiacre,  re- 
leva soigneusement  les  glaces,  ses 
bronches  ne  supportant  pas  le  froid, 
et  dit  de  cette  voix  chantante  qui  lui 
était   habituelle: 

—  Mon  ami  Paul  Defeuille,  dont 
vous  allez  faire  la  connaissance,  nous 
convie  parfois  à  dîner,  comme  ce  soir. 
C'est  un  homme  de  grande  valeur  et 


FOLIE    D- OPIUM 


de  manières  raffinées.  J'espère  que 
vous  reconnaîtrez  la  faveur  qu'il  vous 
fait,  car  sa  porte  ne  s'ouvre  qu'à  bon 
escient  et  ses  invitations  sont  fort  ra 
res.  A  ces  petites  fêtes,  d'un  caractère 
très  particulier,  les  conversations  rou- 
lent sur  tous  les  sujets  avec  une  li- 
berté entière,  comme  il  est  d'usage 
dans  les  réunions  dont  les  femmes  sont 
exclues...  Ces  pécores  prétentieuses 
parlent  de  tout,  sans  rien  connaître, 
admirent  et  débinent  avec  une  bouf- 
fonne assurance  et  une  naïveté  sans 
pareilles  ! 

—  Décidément,  vous  les  détestez 
bien! 

—  Mon  Dieu,  non,  je  les  méprise, 
seulement...  Je  vois  avec  peine  que 
vous  suivez  encore  les  anciens  erre- 
ments, et  je  crains  vraiment  que  vous 
ne  fassiez   triste  figure,   ce   soir... 

—  Pourquoi?... 

—  Dame,  votre  candeur  subira  quel- 
ques assauts... 

Jacques  avait  un  pli  ironique  au  coin 
des  lèvres  qui  déplut  au  jeune  homme. 

—  Je  crois  avoir  peu  de  choses  à  ap- 
prendre... 

—  Allons,  tant  mieux. 

La  voiture  s'arrêta  devant  une  mai- 
son de  belle  apparence,  et  Jacques, 
s'appuyant  au  bras  de  son  nouvel  ami, 
monta  un  étage,  pénétra  dans  une  an- 
tichambre tendue  de  tapisseries  ancien- 
nes et  ornée  de  glaces  de  Venise  aux 
encadrements  précieux.  Avec  soin,  il 
répara  le  léger  désordre  que  le  trajet 
avait  amené  dans  sa  toilette,  redressa 
les  pétales  de  l'orchidée  qui  ornait  son 


habit,  et,  avec  une  houpette  dissimu- 
lée dans  son  mouchoir,  ennuagea  ses 
traits. 

Dans  le  salon  aux  vastes  divans  se- 
més de  roses  effeuillées  sous  les  tulipes 
irisées  du  lustre,  une  dizaine  d'hommes 
causaient  nonchalamment  dans  des  po- 
ses que  des  demi-mondaines,  expertes 
en  l'art  de  plaire,  n'eussent  pas  désa- 
vouées. Des  gilets  aux  nuances  cha- 
toyantes serraient  les  tailles,  des  ba- 
gues aux  chatons  énormes  couvraient 
les  doigts,  et  des  bouffées  entêtantes 
d'extraits  multiples  se  mêlaient  au  par- 
fum des  fleurs. 

Le  maître  de  la  maison  se  leva  avec 
empressement  à  l'entrée  de  Jacques 
Chozelle,  lui  donna  l'accolade,  et  serra 
affectueusement  les  doigts  d'André,  qui 
pâlissait  un  peu,  écœuré,  mais  résolu. 

—  Tête  expressive,  dit-il,  après  l'a- 
voir examiné  d'un  œil  connaisseur, 
avec  cela  de  jolies  dents  et  des  cils... 
mais,  regardez  donc  ces  cils,  ils  frisent 
comme  ceux  des  petites  filles!...  Vingt- 
trois  ans,   à  peine,  n'est-ce  pas?... 

—  Vingt-quatre. 

—  Bravo!...  Messieurs,  qu'en  pen- 
sez-vous?... 

Il  y  eut  un  murmure  flatteur.  Jac- 
ques redressa  ses  moustaches. 

—  C'est  mon  élève. 

—  Oii    donc    l'as-tu   cueilli?... 

—  Dans  l'atelier  de  Pascal  que  dé- 
shonoraient  des    nudités    de   femmes. 

—  Pouah  !  Ces  artistes,  vraiment,  ne 
comprendront  jamais  le  beau.  Qu'y  a- 
t-il  de  comparable  aux  formes  de  l'An- 
tinous   ou    de   l'Apollon    du   Vatican? 


—   XC  AS    LU    ClilTi:    URDUKE?  [Pi^g'^'   -})) 


FOUI':     DOJ'IUjM 


De  la  vigueur,  de  rélégance,  de  la 
majesté,  une  harmonie  parfaite  des 
lignes...  Tandis  que  le  génie  antique, 
même,  n'a  pas  su  idéaliser  le  ridicule 
des  rondeurs  féminines:  des  outres  à 
reproduction   et   à  allaitement. 

—  La  femme  n'est  qu'un  instru- 
ment aveugle,  un  organe  imbécile  des- 
tiné à  remplir  une  fonction  néces- 
saire... 

—  L'homme  est  l'expression  de 
l'intelligence  dans  la  force.  11  est  le 
Maître  psychologique  et  physiologique 
de  la  création.  11  est  l'Androgyne  di- 
vin qui  doit  se  suffire  à  lui-même. 

André,  décidé  à  ne  plus  s'étonner 
de  rien,  regardait  avec  une  moqueuse 
curiosité  ces  faces  barbues  et  mousta- 
chues s'épanouir  dans  l'adoration  de 
leur  moi,  et  il  songeait  à  ces  fakirs 
en  perpétuelle  extase  devant  leur  sexe 
atrophié,    paré    de    fleurs. 

Un  valet  correct  et  grave  annonça 
que  le  dîner  était  servi. 

Par  couples  sympathiques,  un  bras 
nonchalant  autour  de  la  taille,  les  con- 
vives se  rendirent  dans  la  salle  à  man- 
ger, et  prirent  place  autour  de  la  table, 
jonchée  de  narcisses  et  de  roses.  Les 
verres  de  Bohême,  délicats  et  nacrés, 
caboches  de  gemmes,  comme  des  bi- 
joux de  prix,  n'étaient  disposés  que 
de  deux  en  deux  couverts,  de  sorte 
que  les  couples  communiaient,  tout  le 
long  du  repas,  en  une  même  pensée 
d'élection. 

André  constata  qu'il  lui  faudrait 
boire  dans  la  coupe  de  Jacques,  et  son 
déplaisir  se  mêla  d'une  certaine  inquié- 


tude, lorsque  lui  fut  versé  le  vin  aux 
senteurs  chaudes,  couleur  de  soleil  et 
de  topaze,  qui  devait  sceller  leur  bonne 
entente. 

—  Je  bois,  dit  Chozelle,  à  notre 
union  esthétique  et  à  la  réussite  de 
nos  légitimes  ambitions! 

Il  pencha  ses  moustaches  sur  le  fin 
cristal  qui  s'embua  tristement,  puis  ten- 
dit la  coupe  à  moitié  vide  à  son 
ami. 

Mais  André,  incapable  de  se  vain- 
cre, se  contenta  du  geste,  bien  que 
le   vin    lui   semblât    appréciable. 

Le  dîner,  délicatement  ordonné  et 
somptueusement  servi,  fu:  morose 
pour  le  jeune  homme.  Aucun  abandon 
d'âme,  aucune  confiance  affectueuse  ne 
s'y  remarquait.  Chacun  jouait  un  rôle, 
voulait  témoigner  son  indépendance, 
sa  supériorité  intellectuelle,  par  des 
pensées  et  des  actes  inconnus  du  vul- 
gaire —  de  la  foule  immonde.  —  Mal- 
heureusement, ces  prétentions  ne  se 
réalisaient  guère.  Les  idées  désertaient 
ces  cervelles  amorphes,  les  conversa- 
tions, en  dépit  du  tarabiscotâge  des 
expressions,  de  la  préciosité  de  l'al- 
lure, demeuraient  d'une  pénible  bana- 
lité. Et,  malgré  tout,  ces  ennemis  de 
la  femme  revenaient  à  la  femme,  in- 
vinciblement,, en  d'aigres  remarques, 
de   fielleux    persiflages. 

André  songeait  que  ces  injures,  en 
la  circonstance,  constituaient  un  bien 
bel  éloge. 

Lorsque  l'extra-dry  pétilla  dans  les 
cervelles,  en  feux  follets ,  de  gaietés 
blondes,  le  poète  demanda  l'autorisa- 


36 


FOLIE    DO  F IV  M 


tion  de  dire  quelques  vers,  et  il  plaça 
ce  sonnet  dédié  à  la  femme,  au  milieu 
d'une  évidente  hostilité: 

JE  CHANTE  LES  BAISERS! 


I  e^  baisers  ont  les  tons  des  cieux,   des  lacs,  des 

[fleurs  ! 

Les  uns,  de  la  couleur  des  automnales  roses, 

Pleurent  sur  le  passé  des  êtres  et  des  choses, 

Pleurent  les  deuils  lointains,  les  charmes,  les 

[douleurs. 

D'autres,  d'azur  léger,  d'autres  ensorceleurs. 
Verveines  aux  cœurs  d'or,   fiévreusement   dècloses. 
Chantent  l'amour,  la  vie  et  les  métamorphoses. 
D'autres  tendent,  sournois,  des  pièges  d'oiseleurs  !.. 

Quelques-uns  ont  le  ton  discret  des  violettes  : 
Ceux-ci.  presque  effacés,  doux  et  frêles  squelettes. 
Me  semblent  un  essaim  de  grands  papillons  gris. 

Ceux-là,  sur  les  tombeaux,  brûlent  comme  des 

[cierges. 

Mais  le  roi  des  baisers,  dont  mon  cœur   est  épris, 
Kst  le  baiser  neigeux  des  âmes  et  des  Vierges  ! 


—  Peuh!  fit  Jacques,  vos  vers  ont 
douze  pieds  et  la  consonne  d'appui! 
Vous  savez  bien  que  nous  avons 
changé  tout  cela.  Carrément,  nous  fai- 
sons rimer  algues  avec  flammes  et 
meurtre  avec  œuf.  Quant  aux  pieds, 
plus  il  y  en  a,  mieux  ça  vaut.  La  pen- 
sée doit  rester  obscure,  embrumée 
d'Au-delà,  vous  ne  devez  point  vous 
comprendre  vous-même,  afin  que  cha- 
que lecteur  donne  à  vos  strophes  le 
sens  qu'il  préfère.  Ainsi  tout  le  monde 
est  content. 

—  Les  lecteurs,  des  mufles!  déclara 
Defeuille. 

.—  Le  public  veut  être  épaté,  voilà 


tout!  appuya  un  jeune  homme  verdâtre 
orné  d'un  monocle  et  d'un  orgelet, 
l'un  soutenant  l'autre.  Ecoutez  ce  mor- 
ceau sans   égal... 

Mais  on  n'écoutait  plus,  les  con- 
versations étaient  devenues  d'un  tour 
fort  intime.  D'autres  orfèvres,  cise- 
leurs de  mots  et  démolisseurs  de  ri- 
mes, purent  lancer  les  petits  cailloux 
de  leur  inspiration  sans  atteindre  per- 
sonne, et  ce  fut  tout  bénéfice  pour 
l'art. 

Le  café,  servi  au  salon,  on  reprit, 
appuyé  l'un  à  l'autre,  le  chemin  déjà 
parcouru.  André,  qui  mourait  de  soif, 
vida  trois  tasses  coup  sur  coup,  et 
s'inonda  de  kummel,  la  communion 
n'étant  point  obligatoire  dans  les  ver- 
res à  liqueurs. 

-  Defeuille  s'empressait,  baissant  la 
lumière  du  lustre,  tirant  les  rideaux 
et  distribuant  des  orchidées  fraîches, 
prises  dans  des  corbeilles  garnies  de 
mousse. 

Ces  messieurs  ne  fumèrent  pas.  Il 
est  de  mauvais  goîit,  avait  déclaré  Jac- 
ques, de  fumer  autre  chose  que  du 
haschich  ou  des  fleurs,  et  l'on  désira 
rester  sur  le  parfum  des  fraises  mouil- 
lées d'éther. 

Les  voix  se  faisaient  languides,  les 
paroles  chuchotées  se  fondaient,  mys- 
térieuses. 

Ces  messieurs,  réunis  autour  du 
Maître,  ressemblaient  aux  adorateurs 
de  quelque  dieu  maléfique,  attendant 
le  sacrifice. 

En  effet,  des  cassolettes  furent  allu- 


FOLIE    D'OFIUM 


37 


mées,  et  Defeuille  invita  ses  amis  à 
visiter  les  chambres  fort  bien  aména- 
gées  de    son    appartement... 

—  Venez,   dit  Jacques   en  poussant 
le  coude  d'André,  qui  sursauta. 


—  Je  préfère  fumer  une  cigarette 
dehors.  On  étouffe  dans  ces  roses  et 
cet  encens! 

Mais  Jacques  eut  un  sourire: 
: —  J'allais  vous  le  proposer... 


VII 


LA  VOLUPTE  ESTHETIQUE 


Dans  la  rue,  les  deux  hommes  se 
regardèrent. 

—  Vrai,  il  fait  meilleur,  ici!  déclara 
André. 

Le  Maître  aspira  l'air  glacé  d'une  na- 
rine  douloureuse. 

—  Peuh!...  Ce  que  j'aime,  voyez- 
vous,  c'est  le  relent  des  faubourgs,  l'o- 
deur du  vice  et  des  fauves  humains! 
J'ai  passé  dans  certains  quartiers  su- 
burbains de  Paris  des  heures  exqui- 
ses... Et  quels  beaux  gars!...  Defeuille 
est  plein  de  bonne  volonté,  mais,  en 
dehors  du  régal  délicat  de  l'esprit,  il 
y  a  peu  de  joie  à  glaner  chez  lui...  La 
civilisation  morbide  a  réfréné  ici  les 
instincts  de  l'homme,  et  rien  n'est  plus 
triste  que  l'effort  pour  le  plaisir... 

—  Alors,  cher  Maître,  vous  partez 
toujours   avant   la  fin? 


—  Presque  toujours.  Et  puis,  on  me 
défend  les  veilles  prolongées...  J'ai 
trop  demandé  à  mes  nerfs  dans  ces 
dernières  années;  je  suis  un  détraqué, 
un  neurasthénique...  un  éthéromane... 

Jacques  ne  parlait  pas  sans  orgueil 
de  ses  fatigues,  et  le  mot  «  éthéro- 
mane »  fleurissait  à  ses  lèvres  comme 
l'orchidée  pustuleuse  à  sa  bouton- 
nière. Il  ne  remarquait  nullement  le  ton 
ironique  dont  le  disciple  l'interrogeait, 
et  André,  comprenant  qu'il  n'avait 
n'avait  point  affaire  à  un  psychologue 
bien   subtil,   dissimulait  à  peine. 

—  Je  viendrai  demain  prendre  vos 
conseils  pour  le  travail  dont  vous 
m'avez  parlé,  cher  Maître. 

—  Ah  !  le  travail  !  il  n'y  a  que  cela 
de  vraiment  doux  dans  la  vie!...  Quand 
on  a  vaincu  le  Verbe  farouche,  on  se 


FOLIE    D'OPIUM 


sent  la  même  lassitude  délicieuse  qu'a- 
près l'amour. 

—  Certes,  déclara  André  en  riant. 
Le  cerveau,  avant  le  labeur  littéraire, 
est  animé  du  même  transport  que  le 
cœur  avant  la  possession.  Le  désir  de 
créer  se  manifeste  dans  toute  sa  véhé- 
mence... Mais  c'est,  à  mon  avis,  la 
poésie  qui  procure  les  sensations  les 
plus  rares.  Le  sonnet,  par  exemple, 
me  représente  l'étreinte  complète  dans 
sa  perfection  mesurée  et  graduée. 
C'est,  d'abord,  la  caresse  moelleuse 
des  huit  premiers  vers,  dont  la  rime  re- 
vient, persistante  comme  le  baiser  ini- 
tiateur, savant,  pénétrant,  tenace,  ma- 
gnétique... Puis,  l'enlacement  étroit  des 
deux  strophes  plus  brèves,  plus  ner- 
veuses, d'une  acuité  profonde  qui 
émeut  sûrement,  soulève  tout  l'être 
d'impatiente  ardeur.  Enfin,  voici  le 
dernier  vers,  dont  la  rime  jaillit  comme 
un  clou  d'or  et  fixe  irrésistiblement  le 
poème  adorable... 

Jacques    daigna    approuver. 

—  Il  faudra  mettre  cela  dans  m.on 
roman.  Notez,  tout  de  suite... 

—  Oh!  inutile,  je  m'en  souviendrai... 

—  Vous  prendrez  comme  titre  du 
premier  chapitre:  «  la  Volupté  esthé- 
tique ». 

p.,. 

—  Pour  commencer,  vous  décrirez 
la  scène  de  ce  soir. 

—  Complètement? 

—  Non,  seulement  ce  que  vous  avez 
vu...  Nous  placerons  cela  dans  un  jour- 
nal mondain. 

—  Oh!... 


—  Mon  cher,  en  sachant  s'y  pren- 
dre, on  fait  accepter  bien  des  choses... 
L'art  de  ne  rien  dire  en  disant  tout  est 
fort  goûté  des  gens  du  monde.  Et  c'est 
aux  passages  les  moins  flatteurs  pour 
elles  que  les  petites  femmes  se  pâ- 
ment le  plus...  Voyez,  elles  m'ado- 
rent!... 

—  C'est  vrai. 

—  Quel  est  l'écrivain  féministe  qui 
pourrait  lutter  avec  moi?...  Quel  est 
celui  qui  saurait,  avec  plus  de  maes- 
tria, éveiller  leur  fibre  perverse?...  Elles 
viennent  à  moi  comme  les  snobs  al- 
laient chez  Bruant,  pour  se  faire  in- 
jurier! Et  c'est  cela  qui  donne  une 
fière  idée  de  leur  bêtise!... 

—  Peut-être  se  vengeront-elles  un 
jour?... 

Chozelle  eut  une  moue  ineffable. 

—  Je  suis  sûr  de  moi. 

—  Quand  ce  ne  serait  que  pour 
éprouver   des   sensations   nouvelles?... 

—  La  Faculté  m'a  affirmé  que  j'étais 
à  l'abri  des   coups   de  tête... 

André,  qui  n'avait  sur  les  épaules 
qu'un  mince  pardessus  d'automne, 
commençait  à  grelotter.  Il  songeait  à 
l'intimité  du  lit  tiède  où  Fiamette,  blot- 
tie en  rond  comme  une  chatte  frileuse, 
l'attendait.  Et,  déjà,  il  croyait  sentir 
sur  ses  épaules  la  pression  de  ses 
bras  souples,  et,  sur  ses  lèvres,  la  dou- 
ceur de  sa  bouche  menue  et  fondante, 
toujours  prête  au  baiser.  Il  prit  congé 
de  Jacques,  s'éloigna  en  fredonnant 
des  vers  que  Lausanne,  le  chantre  des 
caresses,  venait  de  lui  mettre  en  mu- 
sique sur  un  air  de  danse: 


MNOCIIF.    SE    JETA    SL'r 


^    T. F.    MAITRE     (/'''i,'''     l'*?) 


FOLIE    B' OPIUM 


41 


Valsez,  amants  que  rien  ne  lasse. 
Valsez,  au  rythme  des  baisers, 
Valsez,  amants  inapaisés!... 
La  vie  est  un  baiser  qui  passe  ! 

Valsez,  valsez,   la   vie  est   hrcvc... 
Mais  que  vous  importe  demain? 
Grisez-vous,  la  main  dans  la  main. 
Valsez.   beau.K   amoureux  du  rêve  1 


Buvez,  étroitement  unis, 
l.e  philtre  des  lèvres  démentes... 
l'aites-vous,  au  cœur  des  amantes. 
Amants,  le  plus  soyeux  des  nids  ! 

Aimez,   amants  que  rien  ne  lasse. 
Aimez,  au  rythme  des  baisers, 
Aimez,  amants  inapaisés  !... 
La  vie  est  un  baiser  qui  passe  ! 


VIII 


l'influence    MAUVjiLSE 


Fiamette,  cette  nuit-là,  fut  une  amou- 
reuse triste;  non  pas  qu'elle  doutât 
d'André,  mais  il  lui  semblait  que  quel- 
que chose  avait  sombré  en  son  âme, 
que  le  poète  naïf  et  tendre  avait  fait 
place  au  sceptique  renseigné  et  per- 
vers. Il  éprouvait  moins  de  plaisir  à 
ses  cajoleries  douces,  se  montrait  exi- 
geant, irritable,  presque  cruel  en  ses 
caprices  singuliers.  Il  ne  lui  suffisait 
plus  de  l'avoir  toute,  de  la  bercer  dans 
ses  bras  comme  une  grande  poupée 
blonde,  d'écouter  le  cantique  fervent 
de  son  adoration.  Ses  curiosités  al- 
laient au  delà  des  caresses  habituelles, 
il  lui  venait  le  maladif  besoin  de  la 
faire  souffrir  pour  la  sentir  mieux  à 
soi.  Le  fauve  frémissait  dans  l'ombre, 
l'exquis  poète  devenait  un  homme,  et, 
moins,  peut-être,  un  civilisé. 


—  André,  dit-elle,  tu  ne  m'aimes 
plus  comme  hier,  et,  demain,  tu  ne 
m'aimeras  plus  comme  aujourd'hui. 

—  Tu  te  plains  après  ce  que... 

—  Oh!  tu  m'as  fait  mal...  rien  de 
plus. 

En  effet,  il  avait  été  brutal,  sans 
amour  réel,  volontaire,  compliqué,  dé- 
daigneux des  habituelles  ivresses.  Elle 
retrouvait  en  lui  la  vanité  méchante 
des  premiers  amants  et  leur  besoin 
d'humilier  la  femme  qui  s'est  donnée 
par  des  regards,  des  gestes,  des  ex- 
pressions de  physionomie,  plus  encore 
que  par  des  paroles.  De  son  côté  — 
étrange  revirement  de  l'esprit  humain 
—  André  qui,  tout  à  l'heure,  avait  fol- 
lement convoité  Fiamette,  se  disait  que 
l'amour  ardent,  complet,  durable  est 
chose  impossible,  que  les  plus  beaux 


42 


FOLIE    jr  OPIUM 


jouets  se  cassent  et  se  ternissent,  que 
les  plus  brûlants  .désirs  s'éteignent, 
aussitôt  réalisés,  qu'il  n'y  a  rien  dans 
rien!...  Le  levain  de  haine,  qui  fer- 
mente au  cœur  de  tous  les  amants,  se 
montrait  confusément  en  lui.  Il  en  vou- 
lait presque  à  sa  maîtresse  des  joies 
qu'elle  lui  avait  données  dans  une  sou- 
mission trop  complète.  Et  ce  sentiment, 
commun  à  presque  tous  les  hommes, 
ferait  supposer  que  le  grand  mépris, 
qu'au  fond  ils  ont  d'eux-mêmes,  re- 
tombe logiquement  sur  celles  qui  les 
aiment  et  les  admirent. 

Tant  il  est  vrai  que  certaines  fem- 
mes ne  peuvent,  dans  la  vie,  compter 
que  sur  la  constance  de  l'amant  qui  les 
paye,  parce  que,  en  pareil  cas,  le  galant 
court  après  son  argent. 

Fiamette  pleurait  en  silence,  et  le 
disciple,  après  avoir  remué  d'autres 
pensées  mauvaises,  s'endormit,  le  dos 
tourné  à  son   bonheur. 

Il  fallut,  le  lendemain,  songer  au 
roman  de  Jacques:  La  Volupté  esthé- 
tique, se  plier  au  genre  qu'il'  avait 
adopté,  broyer  de  l'étrange  à  la  portée 
des  snobs. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  André 
faisait  couramment  du  Chozelle,  et  s'at- 
tendrissait de  nouveau  devant  les  pau- 
pières lasses  et  les  yeux  douloureux 
de  Fiamette: 

—  J'ai  été  méchant,  Miette,  par- 
donne-moi! 

Elle  l'embrassait  gentiment. 

—  Pourquoi   faut-il    que   je   te   ché- 


risse davantage  après  tes  injures?... 
Les  amoureuses  ont  donc  perdu  toute 
dignité!... 

—  Et  la  dignité  du  pardon,  la  comp- 
tes-tu pour  rien?...  Dieu  n'agit  pas  au- 
trement avec  les  pécheurs!... 

—  Je  ne  veux  plus  que  tu  partes?... 

—  L'ai-je  jamais  voulu?... 

—  Dame,  tu  me  disais  cette  nuit 
que  le  plaisir  que  je  te  donnais  ne  va- 
lait pas  le  travail  que  je  te  faisais 
perdre!  Que  tout  ce  que  vous  offrez 
à  l'amour,  vous  autres  écrivains,  est 
perdu  pour  la  littérature!...  Les  ger- 
mes fécondants  vous  remontent  au  cer- 
veau et  vous  procréez  sans  le  secours 
de  la  femme!... 

André  se  mit  à  rire. 

—  Tous  les  grands  auteurs  ont  été 
chastes,  ma  petite  Fiamette? 

—  Des  imbéciles  ou  des  fous! 

—  Et  le  succès?... 

—  Le  succès?...  Un  mot!  Est-ce  que 
Ninoche  ou  Nora  la  Comète  n'en  ont 
pas  autant  que  vous  tous?...  Et,  moi- 
même,  si  je  voulais!... 

—  Certes. 

—  Le  succès  va  aux  plus  infimes, 
aux  pitres  et  aux  malins,  il  n'est  in- 
saisissable que  pour  ceux  qui  sont  au- 
dessus  de  lui. 

—  Tu    as    raison,    Miette. 

André  prit  sa  maîtresse  contre  lui, 
appuya  son  front  sur  son  cœur,  et, 
longtemps,  savoura  la  joie  d'être  tout 
petit  et  frêle  auprès  de  cette  affection 
si   grande. 


FOLIE   irorwM 


43 


IX 


UN  ARTICLE  DE  CHOZELI,E 


—  Voici,  cher  Maître,  le  cliapitre  de- 
mandé  sur   la   «  Volupté  esthétique  ». 

Le  disciple  avait  fait,  au  courant  de 
la  plume,  le  ricit  de  ce  qu'il  avait  vu 
chez  Defeuille.  11  était  question  prin- 
cipalement de  l'amitié  que  deux  hom- 
mes peuvent  éprouver  l'un  pour  l'au- 
tre. Cette  amitié  profonde  devait  se 
poursuivre  au  milieu  des  tracasseries 
de  la  lutte  littéraire;  le  roman,  en 
somme,  ne  serait  qu'une  histoire  pas- 
sionnelle se  déroulant  dans  la  banalité 
de  la  vie  parisienne.  Mais,  l'idée  per- 
verse s'attachant  à  tout,  et  l'imagina- 
tion du  lecteur  évoquant  les  images 
lascives  au  moindre  passage  obscur, 
l'aventure  pouvait  se  parer  d'un  cer- 
tain  charme   équivoque. 

Chozelle,  séance  tenante,  biffa  des 
mots,  ajouta  des  adjectifs  rares,  em- 
brouilla quelques  phrases  trop  claires 
et  envoya  au  copiste. 

—  Mon  ami,  dit-il,  je  suis  satisfait 
de  ce  premier  travail.  Vous  continue- 
rez dans  ce  sens,  en  tâchant  qu'on 
me  reconnaisse  bien  dans  le  person- 
nage principal.  L'intrigue  importe  peu, 


tout  doit  être  dans  le  détail...  Douze 
mille  lignes  environ.  L'éditeur  attend. 
Mais,  pour  demain,  il  me  faudra  un 
article. 

—  Quel  sujet?... 

—  Oh!  mon  Dieu!  le  théâtre.  Vous 
parlerez  du  ballet  qu'on  va  donner  aux 
Folies-Perverses  —  mon  ballet  —  et 
vous  glisserez  quelques  rosseries  sur 
Ninoche. 

—  Ninoche?... 

—  Elle  m'a  déplu  à  la  soirée  de 
Pascal. 

—  C'est  une  bonne  fille. 

—  Je  n'aime  pas  les  bonnes  filles... 
Vous  direz  qu'elle  est  grotesque  en 
scène,  et,  qu'à  son  âge,  la  retraite 
s'impose...  Enfin,  vous  avez  le  choix 
des  épithètes,  pourvu  qu'elles  soient 
très  rosses. 

André  se-  redressa. 

—  Non,  quand  même  je  penserais 
ce  que  vous  dites  de  Ninoche,  je  ne 
le   dirais    pas. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  je  n'attaque  pas  les 
femmes. 


44 


FOLIE    D'OPIUM 


Jacques  fronça  le  nez  et  les  sour- 
cils. 

—  Vous  en  êtes  là?...  Une  créature 
qui  se  donne  à  tous! 

André  ne  put  réprimer  une  excla- 
mation moqueuse,  que  Chozelle  ne 
comprit  point  ou  ne  voulut  pas  com- 
prendre. 

—  Faites  toujours  l'article,  dit-il, 
j'ajouterai  ce  qu'il  me  plaira. 

—  C'est  votre  droit,  puisque  vous 
signez.  Pourtant,  permettez-moi  de 
vous  dire,  cher  Maître,  qu'il  serait  pré- 
férable d'exercer  cette  humeur  batailj 
leuse  sur  ceux  qui  peuvent  se  défen- 
dre... Vous  avez  des  ennemis,  j'en  con- 
viens, mais  vous  en  comptez  moins 
parmi  les  femmes  que  parmi  les  hom- 
mes. Adressez-vous   à  ces   derniers. 

—  Les  hommes  se  battent  quelque- 
fo'is,   avoua   Jacques   naïvement. 

—  Eh  bien?... 

—  Je  ne  tiens  pas  à  ce  qu'on  m'a- 
bîme la  peau!  Et  puis,  en  disant  du 
mal  d'une  femme,  j'ai  toutes  les  au- 
tres pour  moi...  Elles  sont  si  jalou- 
ses!... Est-ce  que  vous  êtes  toujours 
avec  cette  fille?...  Fiamette  Silly,  je 
crois?... 

André   tressaillit,    reprit  sèchement: 

—  Ma  maîtresse  n'est  pas  une  fille, 
et  elle  m'aime  sincèrement. 

—  Soit,  ne  vous  fâchez  pas  pour 
si  peu...  Tenez,  mon  ami,  mettez-vous 
là  et  piochez  cet  article  :  La  pantomime, 
les  séductions  de  mes  œuvres,  le 
charme  de  Tigrane,  danseuse-étoile, 
qui  crée  la  Chauve-Souris  dans  mon 
ballet!...  Vous  y  êtes?... 


—  Je  ne  connais  pas  Tigrane. 

—  Cela  n'a  pas  d'importance:  Tête 
exsangue  de  noyée  ou  de  prophétesse 
ivre  d'éther,  mouvements  souples  de 
couleuvre: 

l'n   seipeiU  qui  danse  :ui  bout  d'un  bâton. 

Elle  a  tous  les  envoiitements  et  tous 
les    maléfices. 

—  Voilà  donc  une  femme  qui  vous 
plaît? 

—  Nullement,  mais  elle  m'est  utile... 
Le  public  incompréhensif  ne  se  conten- 
terait pas  aujourd'hui  de  mimes  choi- 
sis uniquement  parmi  les  hommes... 
Il  faut  bien,  quand  on  ne  peut  faire 
autrement,  sacrifier  au  mauvais  goût. 

Tandis  que  l'élève  travaillait  docile- 
ment, Jacques,  dans  sa  molle  bergère, 
somnolait   avec   béatitude. 

Les  salamandres,  sur  les  coussins, 
semblaient  des  joyaux  d'ambre  et  de 
béryl,  les  couleuvres  se  blottissaient 
en  quelque  trou.  Depuis  le  matin,  la 
pluie  frappait  de  ses  mille  petits  doigts 
simiesques  les  carreaux  embués.  Une 
journée  d'eau,  plus  triste  que  les  jour- 
nées de  neige  qui,  au  moins,  revêtent 
tout  d'une  ouate  délicate,  couchent  les 
êtres  et  les  choses,  comme  des  gem- 
mes, dans  des  boîtes  capitonnées  de 
velours  blanc.  Les  toits,  au  moindre 
rayon,  se  nacrent;  les  gouttières  se 
parent  de  pendeloques  de  cristal;  les 
branches  secouent  des  houpettes  em- 
perlées.  Par  la  pluie,  au  contraire,  tout 
se  fane,  se  décompose,  accuse  la  sé- 
nilité des  pierres  et  des  arbres,  et  l'âme 
aussi  perd  ses  vêtements  de  rêve,  de- 
meure nue  devant  la  réalité. 


FOLIE    noriuM 


4=) 


—  Avez-vous  écrit?  demanda  Jac- 
ques au  disciple  qui,  pâlissant  dans  le 
jour  verdâtre,  se  penchait  nerveuse- 
ment sur  son  papier. 

—  Oui,  vous  voyez. 

—  Des  étoffes,  des  pierreries,  des 
fleurs!...  Il  faut  que  cela  rutile,  ser- 
pente, se  torde,  éclate  en  fusée  éblouis- 
sante... J'aime  à  me  rouler  dans  les 
pierreries  et  les  parfums!  Je  suis  la 
dernière  manifestation  de  notre  civi- 
lisation délicieusement  pourrie!...  Ah! 
les  relents  des  bouges  parisiens  où 
grouille  le  vice! 

André  tendit  l'article  qu'il  avait  bâ- 
clé, selon  la  manière  du  Maître,  facile 
à  saisir  avec  un  peu  de  métier  et  de 
souplesse,  et  Jacques  Chozelle  le  par- 
courut, d'un  œil  sévère. 


—  J'ai  mis  à  vous  satisfaire  ma 
verve  la  plus  effarante,  mon  faisan- 
dage  cérébral  le  plus  compliqué... 

—  Ce  n'est  pas  mal. 

Chozelle  saisit  la  plume,  ratura  de- 
ci,  de-là,  puis,  entre  deux  douceurs  à 
Tigrane,  insinua  un  peu  du  verjus  qu'il 
tenait  en  réserve  pour  le  commun  des 
mortelles:  «  Quant  à  Ninoche,  la  cri- 
tique s'est  trop  longtemps  occupée  de 
ses  chairs  blettes...  Cette  vieille  gue- 
non, aussi  tenace  que  dénuée  de  ta- 
lent, rebute  la  vue  et  les  autres  sens... 
N'y  a-t-il  pas  pour  ses  pareilles  des 
cabanons  au  Jardin  des  Plantes?...  » 

Ce  n'était  pas  drôle;  mais  Jacques 
rit  longuement  de  cette  trouvaille  dont 
le  disciple  dut  louanger  la  véhémente 
saveur. 


THEATRE    A    FEMMES 


Le  lendemain  soir,  dans  sa  loge  des 
Folies-Perverses,  Ninoche  confiait  ses 
peines  à  son   amant. 

—  Tu  as  lu  cette  ordure? 

—  Non. 

—  Tiens! 

Elle  lui  mettait  la  feuille  sous  le  nez, 
et  d'un  ongle  rageur,  soulignait  le  pas- 
sage injurieux. 


—  Peuh!    fit    l'autre,    cela    n'a    pas 
d'importance. 

—  Tu  trouves? 

—  On  ne  se  fâche  plus  de  ce  qu'é- 
crit Chozelle. 

—  Alors,  tout  lui  est  permis?...  Eh 
bien,  je  saurai  me  venger  toute  seule! 

Ninoche,   dans    une   danse     serpen- 
tine, se  montrait,  ce  soir-là,'  au  Tout- 


FOLIE   jroi'iHM 


Paris  des  premières.  Debout  devant 
une  glace  que  des  jets  électriques  bai- 
gnaient largement,  elle  se  drapait  dans 
une  immense  étoffe  floconneuse,  la  fai- 
sait onduler  sur  des  bâtonnets,  cam- 
brait les  reins,  se  penchait,  fantoma- 
tique et  souple.  Ce  n'était  plus  une 
femme,  mais  une  corolle  gigantesque, 
ondulant  au  moindre  souffle,  tour- 
nant et  retroussant  ses  pétales  nacrés. 
Puis,  la  fleur  devenait  papillon,  avec 
des  ailes  de  pourpre  éclairées  par  deux 
yeux  d'or,  dans  une  poussière  de  dia- 
mants. 

L'habilleuse,  empressée,  fixait  aux 
épaules  le  voilé  flottant,  remontait  le 
maillot  de  soie,  qui  avait  glissé  sur 
les  cuisses,  maîtrisait  avec  peine  l'im- 
patience fébrile  de  la  danseuse. 

Dans  la  loge,  tendue  de  liberty 
mauve,  des  corbeilles  fleuries,  aux  an- 
ses légères  cravatées  de  rubans  et  de 
dentelles,  mettaient  une  agonisante  ha- 
leine. 

Jules  Laroche,  l'amant  du  jour,  dis- 
paraissait sous  une  jonchée  de  vio- 
lettes de  Parme,  saccagées  par  une 
main  vengeresse:  cela  sentait  la  pou- 
dre, la  femme  et  le  sang  des   roses! 

—  Une  belle  salle,  reprit  Ninoche, 
en  passant  légèrement  un  pinceau  en- 
duit de  kohl  sur  ses  paupières  et  ses 
sourcils.  Puis,  avec  une  estompe,  elle 
noya  son  regard  d'une  amoureuse 
langueur,  insinua  sur  la  cornée  de 
l'œil  un  peu  d'une  poudre  mystérieuse 
destinée  à  dilater  la  pupille,  à  lui  com- 
muniquer une  flamme  étrange.  La 
bouche  saignait  dans  la  face  naturelle- 


ment pâle;  elle  en  corrigea  le  dessin 
trop  sec,  arrondit  la  lèvre  inférieure, 
fleurit  la  supérieure  en  cœur  de  pour- 
pre, et  se  toucha  également  les  narines. 
Le  fard,  dont  elle  se  servait,  répan- 
dait un  violent  parfum  de  tubéreuse; 
chacun  de  ses  mouvements  dégageait 
des   effluences   plus  vives. 

—  Et  tu  sais  pourquoi  Chozelle  m'en 
veut?  demanda  Ninoche  qui  poursui- 
vait son  idée. 

—  Non. 

—  Parce  que  j'ai  déclaré,  à  la  soi- 
rée de  Pascal,  que  tout  était  en  toc 
chez  lui:  l'esprit  et  le  reste.  Du  chiqué 
dont  les  femmes  du  monde  même  n'at- 
tendent plus  rien! 

Jules   Laroche    haussa   les    épaules. 

—  Dans  le  métier  que  tu  fais,  on 
ne  devrait  attaquer  personne. 

—  Pourquoi  donc?...  Dans  «  le  mé- 
tier que  je  fais  »  on  sait  aussi  se  faire 
respecter,  tu  le  verras  tout  à  l'heure. 

Ninoche,  les  narines  frémissantes, 
cambrait  son  buste  harmonieux,  et, 
d'un  geste  farouche,  rejetait  les  bou- 
cles courtes  et  épaisses  de  ses  cheveux 
qui  lui  donnaient  un  peu  l'air  d'une 
sauvageonne. 

—  En  scène  pour  le  no  12!  cria  le 
régisseur,  tandis  qu'une  dizaine  d'acro- 
bates passaient  en  soufflant,  les  bras 
et  le  visage  inondés  de  sueur,  les  mus- 
cles saillants  sous  le  maillot  rose.  Ti- 
grane,  qui  commençait  la  seconde  par- 
tie, traînait  dans  la  poussière  des  cor- 
ridors une  longue  douillette  de 
zibeline,  et  fredonnait  d'une  voix  grêle. 

—  La    Chauve-Souris!    chuchota    la 


MODKM;!     II.    NK    \(US    MAMjr.MT     ri.IS     (JlK    CETÏ1-:    IILMII.IATIO.N    (/".'C'     '^■/) 


FOLJE    D'OFWM 


V) 


mime  avec  un  geste  de  gavroche.  Oust! 
laissez-moi  filer,  on  m'attraperait  en- 
core ! 

Dans  la  salle,  on  arrivait  pour  voir 
le  ballet  de  Chozelle,  qu'on  disait  déli- 
cieusement monté,  avec  un  tas  de  pe- 
tites femmes.  Les  loges  resplendis- 
saient, occupées  par  les  étoiles  de  pre- 
mière et  de  deuxième  grandeur  de  la 
galanterie.  Ce  n'étaient  qu'ondoiements 
de  perles,  ruissellements  de  joyaux,  si 
pressés  qu'ils  semblaient,  de  loin,  em- 
prisonner les  bustes  dans  des  carapaces 
de  tortues  prestigieuses.  Les  chairs 
offraient  des  tons  lactés,  les  cheve- 
lures, savamment  calamistrées,  tai- 
saient aux  faces  fiévreuses  des  au- 
réoles d'or,  de  jaïet  ou  de  cuivre. 
Comme  il  sied  à  des  princesses  de 
joie,  les  rires  sonnaient  impertinents, 
aigus  ou  rauques,  selon  l'âge  ou  la 
fatigue,  —  les  débuts  ayant  été  sou- 
vent pénibles  et  rebutants. 

Et,  ce  qui  frappait,  tout  d'abord,  de- 
vant l'étalage  de  peaux  et  d'oripeaux, 
c'était  la  ressemblance  qu'avaient  ^n- 
tre  elles  toutes  ces  poupées  peintes 
qui  paraissaient  sortir  d'une  grande  fa- 
brique de  Nuremberg,  —  jouets  pour 
vieux  enfants  vaniteux  et  naïfs. 

Toutes  montraient  leurs  dents  de 
la  même  façon,  dans  une  gaieté  fé- 
brile et  factice,  se  faisaient  onduler 
chez  le  même  artiste  capillaire,  por- 
taient des  corsets  pareils  qui  leur  oc- 
casionnaient une  petite  douleur  au 
creux  de  l'estomac.  «  Le  corset  et  l'a- 
miour!  Ah!  ma  chère!  •>>  Deux  corvées 
dont   elles   se    seraient    bien    dispen- 


sées!...   Mais    il    faut    vivre,     n'est-ce 
pas?... 

Aux  courses,  aux  premières  des  théâ- 
tres à  femmes,  à  Trouville,  à  Dieppe, 
aux  tables  de  baccara  et  de  roulette, 
se  pressent  les  poupées  fragiles,  tin- 
tinnabulantes et  creuses,  avec  un  louis 
sonnant  la  chamade  sous  l'armature  du 
corsage. 

L'homme  exhibe  sa  maîtresse,  com- 
me il  exhibe  ses  attelages  et  ses  che- 
vaux de  course;  il  n'est  point  jaloux, 
et,  parfois  même,  se  dispense  d'un 
hommage  plus  direct.  Pour  ce  soin, 
il  y  a  le  premier  cocher,  s'il  est  joli 
garçon,  le  maître  d'hôtel,  les  artistes 
de  passage,  le  lutteur  ou  le  second 
ténor.  Il  est  convenu  que  l'amant  qui 
paye  n'est  jamais  aimé;  mais,  le  plus 
souvent,  il  n'y  tient  pas. 

Derrière  les  loges  tristement  bruyan- 
tes des  soupeuses  en  renom,  passaient 
les  filles  plus  humbles,  en  quête  d'une 
étreinte  rapide,  d'une  fantaisie  fati- 
gante, mais  sans  lendemain.  Celles-ci, 
les  joues  plissées,  exsangues  ou  mar- 
brées de  rose,  se  paraient  de  robes 
voyantes,  souvent  défraîchies,  et  leurs 
cheveux,  mal  rattachés,  révélaient  de 
fréquentes  stations  dans  les  garnis  hos- 
pitaliers des  environs.  Elles  gardaient 
un  air  ennuyé,  indifférent,  ne  s'appro- 
chaient que  des  hommes  assis,  sollici- 
taient un  punch  ou  une  menthe  à  l'eau 
qui  leur  tournait  sur  le  cœur.  Beau- 
coup n'avaient  point  dîné  et  redou- 
taient de  ne  pas  souper.  Sur  le  flot 
des  liquides  absorbés,  il  leur  restait 
alors  la  ressource  de  mettre  une  vague 


FOLIE    DOriUM 


charcuterie,  tenue  en  réserve  pour  les 
soirs  de  chômage. 

Les  jeunes  gens  s'amusaient  à  les 
faire  jaser,  et,  lorsqu'elles  étaient  deux, 
les  invitaient  ensemble,  friands  de  leur 
intimité.  C'étaient  de  gentils  ménages 
où  tout  était  en  commun,  les  bonnes 
et  les  mauvaises  aubaines,  les  baisers 
et  les  coups. 

Certaines  affichaient  des  airs  mas- 
culins, portaient  la  cravate  d'homme  et 
les  cheveux  courts  sous  un  feutre  fron- 
deur. Leur  amie,  plus  petite,  mince  et 
alanguie,  s'appuyait  à  leur  bras,  leur 
parlait  d'une  voix  caresseuse,  se  frô- 
lait à  leur  jupe.  Et  cette  bonne  entente, 
plus  simulée  que  réelle,  aguichait  les 
curiosités,  éveillait  les  désirs  des  chas- 
seurs de  sensations  rares. 

Des  matrones  isolées,  laborieuse- 
ment rechampies,  un  ciment  de  cold- 
cream,  de  blanc  de  céruse  et  de  pou- 
dre dans  les  rides  de  leur  peau,  ba- 
lançaient des  panaches  d'autruche  et 
des  croupes  puissantes.  On  ]es  voyait 
sortir  avec  des  béjaunes,  échappés  de 
quelque  collège,  et  désireux  de  con- 
cilier leur  appétit  vorace  avec  l'exi- 
guïté de  leurs  ressources. 

Dans  la  première  salle,  où  se  vi- 
daient les  bocks  et  les  querelles  las- 
cives, où  circulait  plus  à  l'aise  le  bé- 
tail de  volupté,  un  orchestre  de  dames 
viennoises,  ceinturées  de  bleu  sur  des 
robes  de  mousselines  blanches,  sévis- 
sait mélancoliquement. 

Un  peu  en  retard,  arriva  André  Fla- 
vien  avec  sa  maîtresse.  Nora  la  Comète 


attendait  ses  amis  dans  une  loge  du 
rez-de-chaussée,  et,  soit  malice,  soit 
légèreté  inconsciente,  elle  avait  prié 
Francis  Lombard  de  l'accompagner, 
sans  le  prévenir  du  voisinage  dange- 
reux qu'il   aurait   à  subir. 

Fiamette,  avec  ses  yeux  de  fleur  de 
lin,  ses  cheveux  tendrement  cendrés, 
fit  sensation  à  son  entrée  dans  la  loge. 
Son  fin  visage  contrastait,  par  un 
charme  tout  personnel,  une  idéale  ex- 
pression d'intelligence  et  de  douceur, 
avec  les  faces  poupines  ou  bestiales 
des  filles  en  renom.  Pas  un  défaut 
ne  contrariait  la  joie  du  regard  dans 
l'harmonie  de  ses  épaules,  de  ses  bras; 
et  de  tout  son  corps  charmant,  blanc 
et  velouté  comme  une  corolle  de  ma- 
gnolia, s'exhalait  le  parfum  de  jeu- 
nesse. 

Francis  Lombard,  en  apercevant 
André,  eut  un  tressaillement,  se  leva 
pour  sortir,  mais  Nora,  impérieuse- 
ment, le  retint. 

■ —  Mon  ami  Francis  Lombard,  dit- 
elle  avec  son  sourire  félin,  avait,  mon 
cher  André,  le  plus  vif  désir  de  vous 
connaître.  J'espère  que,  tous  les  trois, 
vous  voudrez  bien  me  tenir  compagnie? 

—  Ah  !  murmura  Fiamette,  depuis 
qu'il  travaille  pour  Chozelle,  André  me 
quitte  à  tout  moment,  et  je  crains  bien 
qu'il  ne  me  soit  pas  plus  fidèle  que 
les  autres  soirs. 

—  Chozelle?  une  mauvaise  connais- 
sance! fit  Nora,  mais  André  est  trop 
psychologue  pour  se  laisser  prendre 
aux   pipeaux   de   ce   bel   oiseleur! 


FOLIE    D'OL'IUM 


sr 


XI 


LA  DANSE  LUMINEUSE 


L'obscurité  s'était  faite  dans  la  salle; 
du  haut  du  balcon  trois  yeux  électri- 
ques s'allumèrent  fantastiquement.  Le 
rideau  de  velours  s'écarta  lentement, 
et  Ninoche  surgit  des  ténèbres  comme 
un  fantôme  lumineux.  De  tous  les 
coins  de  la  scène  apparurent,  en  même 
temps,  d'autres  Ninoches  qui,  reflé- 
tées à  l'infini  par  un  jeu  de'  glaces, 
donnèrent  l'impression  d'un  ballet  de 
nonnes  ressuscitées  pour  quelque 
danse  macabre.  Vivement  ou  molle- 
ment, la  mime  agitait,  sous  l'étoffe,  les 
longs  bâtonnets,  qui,  par  leurs  mou- 
vements vifs  et  précis,  donnaient  à  la 
femme  mystérieuse  l'apparence  d'une 
fleur  au  calice  renversé,  d'un  para- 
chute, d'un  météore,  d'un  tourbillon 
d'écume.  A  tous  petits  pas,  elle  se 
déplaçait,  vire-voltait,  tandis  que  le 
tissu  léger  s'enflait,  se  déployait  en 
spirales  fumeuses,  puis  retombait  com- 
me une  neige  nonchalante  ou  une 
flamme  qui  s'éteint.  C'étaient,  aussi, 
des  surprises  pyrotechniques  :  des  gi^ 
randoles  d'argent,  des  roses  tournan- 
tes, des  anneaux  de  Vulcain,  des  gloi- 


res diamantées,  des  éventails  pyriques, 
des  étoiles  de  Vénus,  des  éruptions 
de  fleurs,  des  miroirs  de  Diane,  des 
mosaïques  rutilantes  et  des  soleils  à 
rosaces  d'or! 

Des  feux  montaient  comme  des 
chandelles  romaines,  des  lys  d'argent 
éclataient  en  fusées  légères,  et,  sur 
les  étoffes,  ruisselaient  des  cascades 
de  pierreries...  La  femme  disparais- 
sait; ce  n'était  que  dans  une  vision 
fugitive  que  souriait  sa  bouche  en  cœur 
de  pourpre,  que  la  briîlure  de  ses  yeux 
perçait  le  brasier  électrique  oii  elle 
évoluait. 

Les  spectateurs,  cependant,  restaient 
figés,  habitués  à  ce  spectacle  qui,  de- 
puis quelques  années,  tenait  la  scène. 
Quand  le  rideau  retomba  en  plis 
lourds,  on  applaudit  du  bout  des  doigts 
l'adresse  de  la  danseuse  et  l'harmonie 
de  ses  attitudes.  Puis,  des  rires  cou- 
rurent, au  souvenir  de  l'article  du  ma- 
tin, de  l'ironie  terrible  de  ses  épi- 
thètes. 

Ninoche  reparut  en  scarabée  d'éme- 
raude   avec   des    antennes    d'or.     Elle 


52 


FOLIE    D'OPIUM 


caressa  une  corolle  imaginaire,  s'en- 
dormit dans  la  fleur,  puis  se  mua  en 
papillon  de  pourpre,  en  libellule  d'a- 
cier, en  phalène  fantastique.  Après 
avoir  battu  des  ailes  sur  les  tentures 
noires,  elle  parcourut  la  scène  dans 
l'ivresse  d'une  épouvante  croissante  et 
disparut  dans  les  frises. 

Enfin,  dernière  métamorphose,  elle 
revint  dans  une  tunique  blanche,  pieds 
et  poings  liés,  se  livrer  au  bûcher.  Ad- 
mirablement simulé,  l'incendie  s'alluma 
dans  une  fumée  épaisse.  Des  langues 
bleuâtres  frôlèrent  les  genoux,  les 
flancs,  la  poitrine,  la  face  de  la  mar- 
tyre. Echevelées,  les  flammes  couru- 
rent sur  ses  épaules,  lui  firent  une 
auréole  de  gloire,  et,  en  chimères,  en 
dragons  courroucés,  se  dressèrent  jus- 
qu'au ciel.  Ninoche,  la  face  doulou- 
reuse, se  tordait  sous  les  morsures,  et 


ses  mouvements  fébriles  activaient  la 
fureur  des  monstres. 

Des  lambeaux  de  pourpre  flottè- 
rent encore,  comme  un  immense  man- 
teau royal,  semblèrent  pleurer  des  lys 
de  sang.  Puis,  les  dents  avides  de  nou- 
velles flammes  vertes  et  bleues  ache- 
vèrent de  déchirer  le  voile  auguste. 
La  femme,  de  tout  son  corps  crispé, 
repoussait  la  mort,  bondissait  sur 
place,  et,  la  bouche  ouverte  comme 
pour  lancer  une  dernière  clameur,  elle 
avait  une  expression  de  souffrance 
tragique,  presque  surhumaine. 

Une  gerbe  plus  haute  monta  dans  une 
furie  éblouissante,  plana  un  moment, 
enveloppa  dans  son  tourbillon  les  chairs 
de  volupté,  puis  l'incendie  diminua, 
vaincu  par  sa  puissance  même.  Comme 
une  loque  déchiquetée  le  corps  de  la 
mime  s'affaissa  et  les  ténèbres  se  firent. 


XII 


LA   CHAUVE-SOURIS 


Jacques  Chozellc,  qui  s'était  ins- 
tallé dans  une  avant-scène  avec  De- 
feuille  et  quelques  fervents,  se  leva 
à  la  chute  du  rideau  et  gagna  les  cou- 
lisses. 

Sur  son  passage,  les  femmes  sou- 
riaient avec  des  mines  indulgentes, 
tandis  que,  boudeur,  il  détournait  les 


yeux.  Dans  les  corridors,  une  dizaine 
de  marcheuses  l'entourèrent,  et,  com- 
me il  les  repoussait  assez  brutalement, 
lui  firent  cortège.  Les  petits  rats  aux 
bras  grêles,  aux  maillots  rembour- 
rés, offraient  la  nudité  gracile  de  leur 
torse  dans  un  déshabillé  savant.  Leut 
corsage,  ouvert  jusqu'à  la  ceinture,  re- 


—    EST-CE    QUE    MES    B  \TSERS    XE    VALEXT    PAS    MIEUX    QUE    TOUTES    LEURS    SIMAGREtS  f* 

{Page    5) 


FOLIE    D' OPIUM 


=>■) 


montait  juste  assez  pour  emprisonner, 
comme  en  des  mains,  les  seins  aux 
bouts  délicats.  Les  dos  accusaient  li- 
brement leur  sillon  voluptueux,  et  la 
mousse  des  aisselles  embrumait  l'or 
des  corselets,  fendus  comme  des  ély- 
tres    de    coccinelles. 

Vues  de  près,  les  formes  parais- 
saient vulgaires,  dépourvues  de  cette 
harmonie  que  leur  donnent  le  prestige 
de  la  rampe  et  le  mouvement.  Les 
yeux,  trop  charbonnés,  affadissaient 
les  perruques  blondes,  les  pieds  gon- 
flés se  tassaient  péniblement  dans  les 
chaussons   clairs, 

—  Tigrane  est  prête?  demanda  Jac- 
ques aux  petites. 

—  Tu  peux  frapper,  son  vieux  n'y 
est  pas. 

—  Et  puis,  quand  même  il  y  serait, 
reprit  une  futée  de  quatorze  ans,  on 
n'est  pas   jaloux   de  Monsieur! 

—  Le  vieux  de  Tigrane  et  M.  Cho- 
zelle!...  Oh!  là!  la!  ce  qu'elle  doit 
dormir  tranquille  dans  sa  grotte,  la 
Chauve-Souris! 

—  Monsieur  n'a  pas  peur  qu'on  le 
viole?...  C'est  dangereux  d'errer  dans 
les  coulisses!... 

—  Un   baiser,    mon    beau   blond?... 

—  Je  vous  ferai  mettre  à  l'amende, 
cria  Jacques,  qui  avait  à  se  défendre 
contre  vingt  mains  audacieuses  et  des 
lèvres  moqueusement  tendues. 

—  Quoi!   pour  un   bécot? 

—  Tu  n'en  mourras  pas!... 

Mais  la  porte  de  Tigrane  s'ouvrit, 
et  la  jeune  femme,  en  riant,  fit  entrer 
l'auteur,  un  peu  chiffonné. 


—  Bigre!  dit-il,  tu  as  sorti  tes  gem- 
mes! 

—  Oui,  j'ai  égayé  ce  costume  si- 
nistre. 

Tigrane  était  charmante  dans  son 
maillot  gris  et  son  corselet  de  velours 
sombre.  De  longues  ailes  de  gaze 
arachnéenne  s'attachaient  à  ses  poi- 
gnets et  à  ses  chevilles  par  des  fibules 
d'aigues-marines,  de  sorte  que,  lors- 
qu'elle écartait  les  bras,  et  glissait  mol- 
lement, elle  avait  l'air  de  voler  sur 
de   mystérieuses    corolles. 

Langoureuse,  elle  se  pencha,  voulut 
aussi  l'embrasser,  soit  gaminerie,  soit 
curiosité;  mais  il  lui  tourna  le  dos  pour 
examiner  une  peinture  de  Pascal,  nou- 
vellement accrochée  sous  des  flots  de 
soies  japonaises. 

—  Tiens,  ton  costume  de  ce  soir... 
et  tu  prends  des  mouches  d'or! 

—  Un  portrait  symboHque...  Moi, 
vois-tu,  je  veux  bien  attraper  les  mou- 
ches, mais  il  faut  qu'elles  soien!:  en  or. 

—  Tu  as  raison,  et  si  j'étais  femme, 
je  ferais  de  même. 

—  Femme?  ne  l'es-tu  pas  un  peu? 
Jacques,  d'un  geste  conquérant,  se 

passa   la   main    dans   les    cheveux. 

—  A  propos,  reprit  Tigrane,  mé- 
fie-toi de  Ninoche;  elle  n'a  pas  digéré 
ton  article  de  ce  matin. 

—  Est-ce  que  son  amant  est  avec 
elle?... 

—  Quand  je  suis  arrivée,  ils  étaient 
ensemble. 

—  Ah  !  fit  Jacques,  rêveur. 

Et  il  sortit  au  bout  d'un  moment 
pour  aller   chercher  André   Flavien. 


56 


FOLIE    D'OPIUM 


XIII 


LA  VENGEANCE 


André,  dans  la  loge  de  Nora,  écou- 
tait d'.une  oreille  indifférente  les  sail- 
lies de  la  danseuse.  Il  déplorait  de 
plus  en  plus  l'article  du  matin  et  la 
méchanceté  de  Chozelle. 

Ninoche  n'avait  point  créé  la  danse 
lumineuse,  mais  elle  s'y  montrait  no- 
vatrice à  sa  manière  par  une  grande 
intelligence  des  attitudes.  Aux  Folies- 
Perverses,  011  ne  s'exhibaient  guère 
que  des  femmes  galantes  ivres  de  ré- 
clame, elle  apportait  un  réel  sentiment 
d'art,  une  rare  conscience  des  moyens 
et  des  effets. 

Un  écrivain,  quel  qu'il  soit,  ne  doit 
jamais  occuper  le  lecteur  de  ses  griefs 
personnels.  Ses  jugements  ne  sont  va- 
lables que  s'ils  sont  dépouillés  de  tout 
parti  pris.  Or,  Chozelle  punissait  la 
pauvrette  de  quelques  paroles  impru- 
dentes, la  châtiait  vilainement  d'une 
innocente  raillerie,  alors  qu'il  filait 
doux  devant  les  attaques  directes  de 
ses  confrères.  Mais  Ninoche  était  dé- 
sarmée, —  car  l'amant  d'une  femme 
de  théâtre  prend  rarement  sa  défense, 


—  et  Chozelle,  silr  de  l'impunité,  avait 
beau  jeu. 

André  se  faisait  ces  réflexions  et 
d'autres  encore  qui  lui  montraient  le 
«  Maître  »  sous  un  jour  fort  défavo- 
rable. Jamais  ce  dernier  n'avait  pro- 
fité de  sa  notoriété  pour  lancer  un 
talent  remarquable.  Ses  louanges  al- 
laient à  des  pitres  vite  essoufflés,  à 
des  faiseurs  de  tours,  qui,  n'ayant  que 
quelques  numéros  sans  intérêt  dans 
leur  sac,  ne  pouvaient  pas  même  béné- 
ficier  de   sa    condescendance. 

D'ailleurs,  Jacques  vendait  cher  ses 
adjectifs,  et  il  fallait  montrer  patte 
blanche  et  billets  soyeux  pour  en  dé- 
crocher   quelques-uns. 

«  Il  y  a  dans  la  rosserie  et  le  men- 
songe une  jouissance  toute  particu- 
lière, avait-il  dit  au  disciple.  Je  tiens 
rarement  mes  promesses  et  jamais  mes 
serments,  car  je  trouve  à  l'indignation 
des  honnêtes  imbéciles  un  ragoiît  de 
haute  saveur  que  je  préfère  à  la  re- 
connaissance. » 

Fiamette,  deux  fois  déjà,  avait  senti 


FOLIE    U  or  IV  M 


^1 


sur  son  épaule  la  caresse  frôleuse  de 
Francis  Lombard;  Nora,  avec  son  ap- 
parente légèreté,  causait  de  tout  et 
de  rien,  et  sa  fantaisie  effleurait  vingt 
sujets,  preste  comme  un  oiseau  qui 
vole  de  branche  en  branche.  Pour- 
tant, ses  paupières  étaient  plus  meur- 
tries que  d'habitude,  et  ses  longues 
mains  fines,  couvertes  de  bagues,  se 
posaient  parfois,  brûlantes,  sur  celles 
de  son  amie. 

—  Chozelle  vous  tait  signe,  dit-elle 
à  André  qui  n'avait  pas  desserré  les 
lèvres. 

—  Je  t'en  prie,  reste  avec  nous,  im- 
plora Fiamette. 

Mais  André,  déjà,  quittait  la  loge  et 
se  perdait  dans  le  flot  des  cigales  d'a- 
mour qui  ondulait  d'un  couloir  à  l'au- 
tre,  menaçant  de  tout  submerger. 

—  Tu  es  jalouse?  demanda  Nora, 
en  riant,   à  la   jeune  femme. 

—  Oui,  je  suis  jalouse,  et  je  ne  veux 
pas  qu'on  me  prenne  mon  bien, 

—  Oh!  on  te  le  rendra  sans  grand 
dommage...  Que  dites-vous,  mon  cher, 
de   cet   amour   à  toute   épreuve?... 

—  Je  dis  que  je  donnerais  beaucoup 
pour  être  aimé  ainsi!  murmura  Fran- 
cis Lombard,  avec  un  soupir.  Que  faut- 
il  faire  pour  mériter  un  pareil  bon- 
heur?... 

.  —  Rien,  dit  Fiamette  sèchement.  Je 
ne  suis  ni  à  prendre  ni  à  vendre. 

La  toile  se  releva  pour  la  première 
partie  du  ballet,  et  Chozelle,  accom- 
pagné d'André  Flavien,  rentra  dans  sa 
loge. 

Tigrane,   la   Chauve-Souris,     blottie 


dans  un  coin  de  la  scène,  régnait  sur 
sa  cour  de  mouches  bourdonnantes.  Et 
c'était  un  enchantement  des  yeux  que 
la  farandole  dés  insectes  d'or,  aux  lon- 
gues ailes  diaprées.  Les  libellules  cam- 
braient des  corselets  de  saphirs  à  re- 
flets lunaires,  sur  des  maillots  noirs; 
les  coccinelles,  sous  leurs  élytres, 
avaient  des  camails  caboches  de  co- 
rail; les  abeilles  pelucheuses,  les  guê- 
pes rayées  d'orange,  les  scarabées  aux 
carapaces  de  béryls  et  de  péridots,  dé- 
filaient dans  un  bruissement  de  perles 
et  d'ailes  métalUques.  La  Chauve-Sou- 
ris somnolait,  heureuse,  attendant  la 
nuit  pour  capturer  les  insectes  impru- 
dents. Elle  dormait,  cruelle  et  lascive, 
rêvant  de  meurtres  et  de  baisers.  Elle 
dormait,  pareille  à  l'orchidée  morbide, 
à  la  fleur  succube,  la  courtisane  éter- 
nelle dont  meurent  les  êtres  et  les  plan- 
tes. 

Chozelle,  dans  ce  luxueux  ballet,  au- 
rait pu  mettre  un  peu  de  symbolisme 
et  de  psychologie,  avec  la  glorifica- 
tion de  la  femme  cruelle  et  perverse, 
créée  par  Dieu  pour  le  châtiment  des 
crimes  d'amour.  Une  poésie  délicate, 
une  pensée  artiste  auraient  pu  sou- 
tenir ce  sujet  trop  souvent  défloré. 
Mais  Chozelle  n'avait  pas  de  visées  si 
hautes.  Attiré  toujours  par  la  laideur 
bizarre,  il  avait  mis  une  chauve-souris 
à  la  scène,  et  un  chat-huant  apparais- 
sait pour  vaincre  l'enchanteresse.  A 
son  tour  la  pauvrette  s'amendait,  sup- 
pliait, vaincue  par  le  charme  de  l'oi- 
seau de  proie.  Il  y  avait,  au  clair  de 
la  lune,  des  chevauchées  de  lamies  et 


FOLIE    D'OPIUM 


d'empuses,  des  combats  de  gnomes 
hideux,  puis,  une  bonne  fée  apparais- 
sait, et,  comme  dans  tous  les  contes 
pour  les  petits  enfants,  rendait  aux 
amoureux  leur  forme   primitive. 

Le  prince  épousait  la  princesse. 

Telle  était  cette  œuvre  banale  qu'un 
directeur  de  théâtre  s'était  empressé' 
de  monter;  car,  dès  qu'un  poète  mon- 
tre un  réel  mérite,  dès  qu'un  auteur 
sort  des  sentiers  battus  par  quelque 
manifestation  vraiment  littéraire,  il 
épouvante  le  commerçant  routinier,  l'é- 
picier déloyal  qui  ne  veut  servir  à  ses 
clients  que  l'habituelle  cassonade  et 
les  conserves  avariées  des  vieux  fai- 
seurs. Chozelle  se  délectait  aux  éruc- 
tations flatteuses  de  ses  fervents,  se 
trouvait  une  prestigieuse  originalité, 
parce  qu'il  avait  osé  mettre  à  la  scène 
une  chauve-souris  et  un  chat-huant! 

Deux  personnages  venaient  d'entrer 
dans  la  loge,  blêmes  d'une  admiration 
qu'ils  exprimaient  en  petites  phrases 
hachées,  comme  par  un  hoquet  d'ex- 
tase: «  Vraiment,  c'est  une  trouvaille!» 
«  Tigrane  a  saisi  tout  le  charme  en- 
voûteur  de  l'écrivain!  »  «  Quelle  habi- 
leté de  touche!  »  «  Admirable!  Sug- 
gestif!  Enveloppant!   Effarant!  » 

André  examina  le  couple  qui,  par 
un  je  ne  sais  quoi  d'inusité,  retenait 
l'attention.  L'homme  grand,  un  peu 
bouffi,  les  chairs  molles  et  la  peau 
blafarde,  pouvait  passer  pour  un  assez 
joli  garçon;  la  femme,  grande  aussi, 
osseuse,  verdâtre  et  les  traits  tirés, 
avait  des  yeux  trop  brillants,  un  air 
de  fièvre  et  une  grande  bouche  tirée 


par  des  tics  nerveux.  Ses  cheveux,  très 
abondants,  étaient  arrangés  avec  art. 
Sa  taille  mince  donnait  à  son  buste 
plat  aux  larges  épaules  une  certaine 
élégance  androgyne.  Sa  toilette  blan- 
che, voilée  de  guipures,  était  d'un  goût 
parfait.  André  s'étonna  de  l'entendre 
parler  d'une  voix  rauque,  comme  dé- 
chirée, par  moments,  de  notes  plus 
aiguës. 

L'orchestre  faisant  rage  pour  le  pas 
des  lamies  et  des  empuses,  Jacques 
se  pencha  à  l'oreille  d'André  et  lui 
glissa: 

—  Ce  sont  deux  hommes! 

—  Pas  possible! 

—  On  ne  le  dirait  jamais,  n'est-ce 
pas?...  Depuis  trois  ans,  ils  ne  se  quit- 
tent pas,  et  la  poHce  ferme  les  yeux. 
D'ailleurs,  le  secret  est  bien  gardé. 

André  écœuré  avait  envie  de  fuir, 
mais  il  sut  vaincre  sa  répugnance,  étu- 
dia le  couple  qui  s'offrait  si  ingénu- 
ment à  son  observation. 

Après  le  premier  tableau,  un  inci- 
dent singulier  vint  bouleverser  la  salle. 

Ninoche,  bousculant  les  ouvreuses, 
entra  dans  la  loge,  et,  avant  qu'on 
ait  pu  l'en  empêcher,  se  jeta  sur  le 
«  Maître  »  et  lui  enfonça  son  chapeau 
jusqu'au  menton;  puis  tapant  sur  le 
huit-reflets  ainsi  que  sur  un  tambour 
de  basque: 

—  Voilà  pour  l'article...  Et  recom- 
mence, si  tu  veux! 

Ce  fut  une  fusée  de  rires,  un  feu 
d'artifice  de  quolibets,  de  sifflets,  d'ap- 
plaudissements, de  trépignements  fré- 
nétiques. 


FOLIE    D'OPIUM 


^9 


Jacques,  muet  d'abord  de  surprise 
et  de  saisissement,  s'était  dressé,  tâ- 
chant de  dégager  son  visage.  Il  y  par- 
vint, après  des  efforts  bizarres  qui  mi- 
rent le  comble  à  la  joie  du  public. 
Ses  lèvres  tremblaient,  ses  yeux  s'em- 
buaient de  terreur.  Les  fervents  avaient 
déserté  la  loge,  redoutant  le  ridicule, 
et  André  retenait  à  grand'peine  le 
rire  qui  hoquetait  sur  ses  lèvres. 

—  Cette  fille!  cette  fille!...  mur- 
mura Chozelle,   qui   put   enfin   parler. 

Puis  il  prit  la  main  du  jeune  homme: 

—  Vous  êtes  un  ami,  André?...  Je 
puis  compter  sur  vous,  n'est-ce  pas?... 

André,  d'une  voix  entrecoupée,  af- 


firma qu'il  était  tout  dévoué  au  Maître. 

—  Faire  un  second  article,  il  n'y 
faut  pas  songer...  Cette  furie  recom- 
mencerait... Mais  elle  a  un  amant... 

—  Eh  bien?... 

—  Il  faut  demander  à  cet  homme 
raison  de  l'offense.  Le  scandale  a  été 
trop  grand. 

—  Vous  voulez  que  j'aille  provo- 
quer pour  vous  l'amant  de  Ninoche?... 

—  Oui... 

—  Et  vous  irez  sur  le  terrain?... 
Mais    Jacques    eut    un    doux    sou- 
rire. 

—  Du  tout,  mon  ami,  c'est  vous  qui 
vous  battrez. 


XIV 


CE    QUI    ARRANGE    TOUT 


André,  trouvant  l'idée  drôle,  ne  ré- 
pliqua pas. 

Jacques  lui  caressa  doucement  les 
doigts,  et  reprit: 

—  Vous  êtes  mon  élève,  l'élu  de 
mon  cœur,  n'est-il  point  naturel  que 
vous  preniez  ma  défense?...  Allez,  et 
sachez   vous    battre    en   beauté. 

Ninoche,  dans  sa  loge,  avait  une 
crise  de  nerfs,  et  deux  coccinelles,  au 


corselet  de  corail  rose,  lui  tampon- 
naient le  visage  avec  des  serviettes 
imbibées  d'essences.  I^ans  leur  hâte, 
les  petites  avaient  renversé  la  cuvette 
emplie  d'eau  savonneuse,  et  patau- 
geaient dans  une  mare. 

André,  évitant  les  débris  de  porce- 
laine, s'informa  de  l'amant  de  la  dan- 
seuse. Mais  Jules  Desroches  avait  fui. 
En  revenant  sur  ses  pas,  le  jeune  hom- 


6o 


FOLIE    D'OPIUM 


me  rencontra  le  couple  androgyne  qui, 
fort  entouré  par  des  amis  de  Chozelle, 
commentait   l'incident. 

On  l'arrêta;  on  lui  demanda,  avec 
un  intérêt  feint,  de  nouveaux  détails. 
Qu'avait  dit  le  Maître  après  la  fâ- 
cheuse aventure?...  Certes,  c'était  re- 
grettable; pourtant,  l'article  était  bien 
méchant,  et  l'on  blâmait  Jacques  de 
se  mettre  dans  d'aussi  ridicules  pos- 
tures... 

André  répliqua  qu'il  avait  l'inten- 
tion de  se  battre  pour  venger  l'ot- 
fense. 

Mais  on  le  suppha  de  n'en  rien  faire. 

Il  n'y  avait  pas  d'offense;  les  excen- 
tricités d'une  Ninoche  ne  sauraient 
compter,  un  duel  donnerait  un  nouveau 
retentissement  à  cette  histoire... 

—  Non,  dit  Defeuille,  je  ferai  pas- 
ser quelques  échos  dans  les  journaux 
mondains,  et  l'on  apprendra  tout  sim- 
plement que  cette  fille  était  ivre.  Qu'en 
pensez-vous?... 

On  approuva  cette  idée  ingénieuse, 
et  André  fort  écœuré  s'éloigna. 

Francis  Lombard,  dans  la  loge  de 
Nora,  s'était  rapproché  de  Fiamette, 
tandis  que  la  danseuse,  nonchalam- 
ment appuyée  au  dossier  de  sa  chaise, 
les  yeux  mi-clos,  la  pensée  absente, 
s'abandonnait  au  mystérieux  mal  qui 
chaque   jour   l'affaiblissait    davantage. 

—  Votre  amant  ne  vous  aime  guère, 
murmura  Francis,  en  effleurant  de  ses 
lèvres  les  cheveux  blonds  de  Fiamette... 
Je  sais  bien,  moi,  que  je  ne  vous  quit- 
terais pas! 

—  André   me  quitte  parce  qu'il  ne 


peut  faire  autrement:  il  est  le  secré- 
taire de  Chozelle, 

—  Vraiment,  vous  en  êtes  là!...  Vo- 
tre ami  ne  peut-il  donc  travailler  sans 
le  secours  des  autres?...  Je  lui  croyais 
du  talent... 

Fiamette  rougit  et  répliqua  avec  feu: 

—  André  a  mieux  que  du  talent,  on 
le  saura  bientôt,  je  l'espère.  Mais  vous 
n'ignorez  pas  combien  il  est  difficile 
à  présent  de  se  faire  une  situation 
dans  les  lettres?...  Je  vous  citerai  des 
noms  d'écrivains  pleins  de  mérite  qui 
travaillent  pour  les  autres,  parce  que, 
dans  les  bons  journaux,  on  refuse  sys- 
tématiquement leurs  œuvres.  Ils  n'ont 
pas  eu  de  chance,  n'ont  pas  su  se 
faufiler  dans  les  rédactions,  sont  trop 
indépendants  pour  faire  partie  d'une 
coterie,  trop  fiers  pour  se  grouper  au- 
tour d'une  personnalité  excentrique. 
Mais,  comme  il  faut  vivre,  il  leur  reste 
la  ressource,  après  avoir  échoué  par- 
tout, de  vendre  leur  travail  à  un  ro- 
mancier connu,  qui  le  signera,  et  fera 
payer  très  cher  cette  même  prose  que 
l'on   repoussa   dédaigneusement. 

—  Et  ces  écrivains  en  vogue  ac- 
ceptent de  signer  le  travail  des  autres? 

—  Cela  se  fait  couramment... 

—  Dans  le  grand  commerce,  si  nous 
sommes  moins  glorieux,  nous  som- 
mes  plus   honnêtes. 

—  Vous  êtes  peut-être  plus  défen- 
dus... 

—  Alors,  votre  amant? 

—  Que  voulez-vous,  il  a  pris  ce  qui 
s'offrait:   une  place   de  secrétaire. 

—  Et  vous  assistez  à  l'enfantement 


_  au!    MAITRE,    COMME    VOUS    AVEZ    ÉTÉ    INSPIRÉ!     {I\^ge     1 2) 


FOLIE    D'OVIUM 


61 


de  CCS  œuvres  de  haut  goût!...  Comme 
cela  doit  être  ennuyeux,  ma  pauvre 
Fiamette!  On  vous  lit,  sans  doute,  ces 
élucubrations  malsaines,  et  vous  êtes 
appelée  à  lancer  de  délicats  coups  d'en- 
censoirs entre  deux  bâillements  étouf- 
fés?... 

—  Oh!  dit-elle  en  riant,  André  ne 
se  donne  pas  beaucoup  de  mal.  Il  a 
tout  de  suite  attrapé  le  genre  faisandé 
du  Maître,  et  il  écrit  au  courant  de 
la  plume,  prétendant  qu'il  y  aura  tou- 
jours assez  de  vers  blancs  au  bout 
de  l'hameçon  pour  prendre  les  snobs... 

—  Fiamette,  dit  le  jeune  homme, 
vous  êtes  une  charge  pour  votre  amant, 
et  vous  seriez  plus  heureux,  l'un  et 
l'autre,  en  reprenant  votre  liberté.  Je 
suis   riche...   si   vous  vouliez... 

—  Non,  fit-elle  doucement,  n'insis- 
tez pas. 

—  Dis-lui  donc,  Nora,  qu'elle  fait 
une  bêtise!... 

Nora  se  redressa  sur  sa  chaise,  passa 
la  main  sur  son  front  moite,  et  mur- 
mura : 

—  Comme  elle  serait  riche  d'argent 
si  elle  était  moins  riche  d'amour! 

—  Pas  aimable  pour  moi!  fit  Fran- 
cis en  riant. 

—  Bah!  on  s'aime  si  bien  quand  on 
ne  s'aime  pas! 

—  C'est   peut-être   vrai. 

—  Moi,  je  n'ai  jamais  voulu  avoir 
de  chiens  ni  de  grandes  passions...  ça 
finit  toujours  mal! 

Pascal,  qui  échangeait  des  escar- 
mouches avec  une  débutante,  empana- 
chée comme   un   corbillard  de   riches. 


s'arrêta    devant    la    loge    et    tendit    la 
main  aux  deux  femmes. 

—  Et  André?... 

—  Il  est  avec  Chozelle... 

—  Ah!   vous   savez   l'histoire?... 

—  Quelle  histoire?...  demanda  Fia- 
mette qui  n'avait  pas  ajouté  grande 
importance  au  tumulte  de  la  salle, 
croyant   à  une   discussion    de  filles. 

—  Ninoche  a  eu  «  des  raisons  »  avec 
Jacques..  . 

—  Ah!  vraiment?   Dites  vite! 

—  André  vous  racontera  la  scène; 
moi,  je  voudrais  vous  parler  d'une  idée 
qui  m'est  venue,  tout  à  l'heure,  en 
vous  voyant  si  johe  sur  ce  fond  d'or 
et  de  pourpre. 

—  Parlez. 

—  Voulez-vous  poser  pour  ma  Sa- 
lomé?...  Une  Salomé  blonde  dont  je 
rêve  depuis  longtemps...  J'espère  que 
votre    ami    ne    s'y    opposera   pas! 

—  Oh!  il  sait  bien  qu'il  n'a  rien  à 
craindre  de  vous. 

—  D'ailleurs,  vous  serez  si  couverte 
de  gemmes  et  de  fleurs  qu'on  ne  verra 
que  des  petits  coins  de  votre  peau... 
C'est  dit?... 

—  J'en  parlerai  à  André  et,  s'il  ac- 
cepte,   j'en    serai    bien    heureuse... 

—  A  demain,  Fiamette,  car  il  faut 
profiter  de  l'inspiration  qui  flirte,  joue 
et  se  dérobe  comme  une  vraie  fem- 
me!... Quand  on  la  tient  par  un  pan 
de  sa  tunique,  il  ne  faut  pas  lui  per- 
mettre de  s'enfuir. 

Il  mit  un  baiser  sur  les  doigts  de 
la  mignonne,  et  reprit  sa-  poursuite 
galante  dans   les   couloirs. 


64 


FOLIE    D'OPIUM 


—  Tu  seras  adorable,  dit  Nora. 

—  Modèle!  soupira  Francis,  il  ne 
vous  manquait  plus  que  cette  humi- 
liation! Alors,  vous  allez  poser  de- 
vant ce  monsieur?,.. 

—  Bien  des  grandes  dames  seraient 
flattées   de   pouvoir   en  faire   autant... 

—  Ce   n'est  pas   une   raison! 
Francis  Lombard  s'était  levé. 

—  Il  y  a  une  chose  certaine,  dit- 
il  ironiquement,  c'est  que  vous  n'irez 
pas   demain   à  l'atelier   de   Pascal. 

—  Pourquoi?... 

—  Vous  n'avez  donc  pas  entendu  ce 
qui   se   disait   dans   la   loge   à  côté?... 

—  Non. 

—  Votre  ami  se  bat. 

—  Il  se  bat!... 

—  Oui,  n'est-il  pas  l'homme  de  l'as- 
sociation?... 

Et  Francis  ajouta  d'un  ton  mépri- 
sant: 

—  Il  est  de  son  devoir  de  défendre 
Jacques. 

—  Comment  pouvez-vous  penser? 

—  Je  ne  pense  rien.  Il  est  certaines 
personnalités  qu'on  ne  fréquente  pas 
impunément...  Sans  doute^  votre  ami, 
que  j'estime  malgré  tout,  n'a-t-il  point 
pesé  toutes  les  conséquences  de  cette 


intimité.  Il  ne  passe  point  pour  le  se- 
crétaire de  Jacques,  mais  pour  son... 

—  Taisez-vous! 

André  Flavien  retrouva  Fiamette  qui 
pleurait   sur   l'épaule    de   Nora. 

—  Tu  vas  te  battre?...  demanda-t- 
elle. 

—  Qui  t'a  dit? 

—  C'est   le   secret    de    Polichinelle. 
Il  haussa  les  épaules. 

—  Mais  non,  ce  serait  trop  ridi- 
cule... 

Un  sourire  illumina  les  traits  de  la 
petite   amante. 

—  Bien  vrai?...  Tu  me  jures  de  ne 
pas   faire   cette   folie?... 

—  Oh!  de  grand  cœur! 

Ils  sortirent  tous  les  trois,  tandis 
que  le  rideau  s'écartait  pour  le  der- 
nier tableau:  la  ronde  finale  des  lé- 
mures, des  stryges  et  des  lamies  autour 
de  la   chauve-souris. 

Dans  la  salle,  on  commentait  l'inci- 
dent, et  des  rires  fusaient  de  tous  cô- 
tés. Chozelle  et  Ninoche  étaient  les 
héros  de  la  nuit,  —  de  la  brève  nuit 
parisienne  qui  passe  sur  les  tristesses 
et  les  misères,  comme  une  phalène 
aux  ailes  pourpres  sur  un  champ  de 
mort! 


^^O 


FOLIE     I/orJUM 


XV 


LES    GRISERIES    SAINTES 


La  peine  de  Fiamette  n'était  plus 
de  celles  qui  agissent  et  se  débattent. 
Elle  était  lasse  de  lutter,  lasse  d'es- 
pérer des  choses  irréalisables.  Aussi 
n'interrogeait-elle  plus  son  amant  sur 
ses  actes,  ni  sur  ses  projets,  se  conten- 
tant de  ses  menues  confidences.  Il  ne 
se  battait  pas,  c'était  l'essentiel;  peu  lui 
importait  de  savoir  de  quelle  façon  les 
choses  s'étaient  passées,  et  pourquoi, 
Ninoche  ayant  injurié  Chozelle,  c'était 
André  qui  demandait  réparation  de 
l'offense. 

Mis  en  gaieté  par  les  cocasseries  de 
l'aventure,  le  jeune  homme  raconta  les 
faits  à  sa  maîtresse  et  décrivit  plai- 
samment le  ménage  androgyne  que 
l'entrée  de  Ninoche  avait  mis  en  fuite. 

—  Un  homme  habillé  en  femme! 
Est-ce  possible?... 

—  Dame... 

Câline,  elle  le  prit  dans  ses  bras. 

—  Est-ce  que  mes  baisers  ne  valent 
pas.  mieux  que  toutes  leurs  sima- 
grées?... 

—  Miette  chérie! 

—  N'aimes-tu  point  mon  étreinte  et 
la  douceur  de  ma  bouche?... 


—  Si. 

—  Il  n'y  a  pas  un  petit  coin  de  mon 
corps  que  tu  ne  connaisses... 

—  Chaque  repli  charmant  a  été  le 
nid  d'un  baiser,  et  ces  baisers  t'ont 
fait  rire  ou  crier  de  joie...  Et  il  y  aura 
d'autres  baisers  encore,  des  baisers 
rares  et  précieux,  des  baisers  légers 
et  soyeux  comme  des  pétales  de  lys; 
il  y  en  aura  tant  que  si  notre  bonne 
fée  avait  le  pouvoir  d'en  faire  des  pier- 
reries, ils  te  couvriraient  d'un  réseau 
fulgurant... 

—  Et  j'emprunterais  sur  eux,  dit-elle 
en   riant...   Serions-nous    riches! 

Il  s'était  agenouillé  fervemment, 
comme  un  brahmane  devant  la  pierre 
triangulaire  que  les  pénitents  portent 
à  leurs  lèvres,  et,  les  yeux  clos,  elle 
s'abandonnait... 

—  André,  dit-elle,  après  un  long  si- 
lence, il  ne  faut  plus  voir  ce  vilain 
homme...  Pascal  m'a  demandé  de  poser 
pour  une  Salomé  qu'il  destine  au  pro- 
chain Salon. 

—  Une  Salomé  blonde? 

—  Oui,  et  cela  nous  ch'angera  des 
yeux  de  nuit  et  des  teints  de  clair  de 


C,(> 


FOLIE  no  nu  M 


lune...   J'aurai   le  torse  nu,   maillé   de 
turquoises  et  de  perles.  Tu  permets?... 

—  Je  ne  crains  rien  de  Pascal... 

—  J'aurai  aussi  des  bagues  à  tous 
les  doigts,  des  anneaux  pesants,  des 
colliers  et  des  fibules  de  taille...  Je 
scintillerai  comme  un  astre  dans  les 
ténèbres  avec  ma  peau  lactée  et  l'or 
de  mes  cheveux! 

—  Tu    seras    divinement    jolie... 

—  Et  je  gagnerai  des  sommes  fol- 
les!... Car,  tu  sais,  je  ne  pose  pas  pour 
tout  le  monde. 

—  Eh  bien,  tu  t'achèteras  des  robes. 
Mais    elle    songeait    aux     mauvais 

jours,  et  trouva  un  délicieux  men- 
songe. 

—  Autre  chose,  encore...  Pascal,  qui 
te  veut  du  bien,  a  placé  tes  chroni- 
ques dans  une  grande  revue...  Il  ne 
sait  encore  quand  elles  paraîtront,  mais 
on  l'a  payé  tout  de  suite. 

André,  avec  l'insouciance  des  poètes, 
ne   demanda   pas    d'autre    explication. 

—  Ah!  Miette!  Miette!...  Tu  es  ma 
petite  Providence! 

—  Aime-moi,  alors,  aime-moi  bien! 
Et  l'adorable  duo  recommença,  selon 

les  vœux  de  la  nature  qui  a  bien  fait 
ce  qu'elle  a  fait,  et  n'a  permis  la  ré- 
volte des  hommes  que  pour  mieux 
établir,  par  le  contraste,  la  beauté  de 
ses  enseignements. 

Fiamette  avait  rempli  la  chambre  de 
violettes,  et  toute  la  campagne  endeuil- 
lée semblait  renaître  avec  ses  verdures, 
ses  eaux  et  ses  forêts  dans  le  jaune 
d'or  d'une  branche  de  mimosas.  La 
jeune  femme  se  rappelait  une  joie  pa- 


reille lorsque,  petite  fille,  elle  s'était 
réveillée  à  l'orée  d'un  bois,  chez  un 
de  ses  parents  qui  était  garde  dans  les 
environs  de  Paris.  Elle  avait  eu  la 
même  impression  de  félicité  et  de  quié- 
tude, et  cette  impression,  alors,  ne  lui 
avait  pas  semblé  nouvelle,  comme  si 
elle  eiît  subi  l'influence  de  souvenirs 
lointains,  antérieurs  à  sa  naissance: 
des  souvenirs  qu'un  rien  avait  suffi 
à  ressusciter  et  qui  chantaient  mysté- 
rieusement dans  son  âme. 

Emus,  les  amants  regardaient  la  pe- 
tite branche  ensoleillée  où  tremblaient 
des  cabochons  jaunes.  Ils  croyaient 
sentir  des  odeurs  de  renouveau  et  de 
pommiers  fleuris  derrière  cette  grappe 
lumineuse  qui  faisait  comme  un  écran 
d'or  à  leurs  baisers.  Ils  écoutaient 
chanter  l'amour  en  eux  et  autour 
d'eux;  il  leur  semblait  que  l'afflux  de 
la  vie  des  plantes  envahissait  leurs 
veines  comme  une  coulée  de  miel.  Oh! 
les  noires  heures  de  solitude!  Ohî  les 
nuits  de  doute  et  de  joies  funèbres 
dans  les  cabarets  à  la  mode  et  les 
salles  enfumées  des  théâtres  à  fem- 
mes!... L'âme  de  Fiamette,  jadis,  n'é- 
tait certainement  pas  la  même  qu  en 
cette  heure  exquise.  C'était  une  morte 
couchée  sous  le  suaire  des  frimas  et 
des  neiges,  dans  la  désolation  de  tout! 
Maintenant  elle  renaissait,  n'ayant 
gardé  de  ce  long  sommeil  qu'une  fragi- 
lité passionnée  et  souffrante. 

—  Fiamette,  je  ne  te  quitterai  plus. 
Elle  secoua  la  tête. 

—  Si   je   pouvais    te   croire!...   Mais 
tu  n'es  qu'un  poète,  une  flamme  qui 


ELLE    INTERROGEAIT    EN    VAIN,    CHERCHANT     A    COMPRENDRE     SA     DISGRACE     [Page    S^) 


FOLIE    D'OFIUM 


6q 


s'clance,  palpite,  se  courbe,  resplendit 
ou  s'éteint  au  gré   du  vent. 

—  Peut-être... 

—  D'ailleurs,  ne  pensons  pas...  Au- 
jourd'hui, je  suis  heureuse. 

—  Moi,  j'ai  peur!  Pourquoi  la  Des- 
tinée s'acharne-t-elle  contre  les  plus 
doux  et  les  meilleurs?  Il  faut  accepter 
l'hostilité  évidente  des  êtres  et  des 
choses...  Jadis,  repHé  sur  moi-même, 
j'ai  essayé  de  pénétrer  ce  mystère  de 
haine;  je  me  suis  demandé  de  quelle 
faute,  de  quel  crime  je  m'étais  rendu 
coupable. 

—  A  quoi  bon?... 

—  Oui,  à  quoi  bon?...  La  réflexion 
exaspère  le  sentiment  de  justice  que 
nous  avons  en  nous...  La  réflexion  est 
mauvaise,  car  elle  nous  enlève  l'impas- 
sibilité de  la  brute  et  l'inconscience 
des  conquérants. 

Fiamette  baisa  doucement  les  pau- 
pières de  son  ami,  et  mit  sa  joue  contre 
la  sienne  avec  une  tendresse  mater- 
nelle. 

—  Ton    enfance   a  été    triste? 

—  Aussi  loin  que  je  reporte  mes 
souvenirs,  je  ne  vois  autour  de  moi 
que  dédain  et  indifférence.  Mais  j'étais 


soutenu  par  l'éternelle  Chimère  qui 
me  mettait  au-dessus  des  calculs,  des 
discussions  d'intérêt  et  des  bassesses 
de  ceux  qui  m'entouraient.  Je  cares- 
sais l'enchanteresse  aux  yeux  glauques 
pour  oublier,  espérer  ce  je  ne  sais 
quoi  qui  n'arrive  jamais,  mais  qui, 
tout  de  même,  vous  soutient  jusqu'à 
la  culbute  finale... 

—  Maintenant,  nous  espérerons  à 
deux,  et  nous  serons  heureux,  puis- 
que rien  n'existe  que  par  l'imagi- 
nation. 

—  Oui,  la  chose  la  plus  ardemment 
souhaitée  n'est  qu'un  canevas  fragile 
que  chacun  brode  de  la  flore  de  ses 
désirs;  toute  la  joie  es^  dans  cette 
action  de  broder  avec  l'aiguille  d'or 
de  l'esprit  et  la  soie  pourpre  du  cœur. 
Qu'importe  si,  dans  la  trame  éblouis- 
sante, l'homme  a  laissé  des  parcelles 
de  son  énergie,  et  si  chaque  rose  d'é- 
lection lui  a  coûté  une  goutte  du  plus 
pur  de  son  sang!...  Le  canevas,  fiàt-il 
fait  des  fibres  mêmes  de  sa  chair,  et 
les  écheveaux  soyeux  de  ses  artères 
vives,  ce  serait  encore  une  félicité 
pour  lui  d'y  broder  le  mensonge  cha- 
toyant et  pervers  du  Rêve! 


FOLIE    D'OPIUM 


XVI 


UNE  PRINCESSE  DE  SONGE 


Fiamette  pose  dans  la  chaleur  du 
calorifère. 

Elle  a  noirci  ses  paupières,  et  ses 
yeux  ont  une  lueur  inquiétante,  sont 
du  vert  des  feuilles  de  nymphéas  sous 
l'eau  trouble  des  étangs.  Sur  sa  peau 
lumineuse  tombe  le  manteau  ardent 
de  ses  cheveux:  un  coucher  de  soleil 
sur  un  lever  de  lune! 

André,  qui  procède  à  la  toilette  de 
sa  maîtresse,  l'a  gainée  de  sardoines 
et  de  chrysobéryls,  avec  une  fibule  de 
turquoises  à  l'endroit  de  son  désir.  Il 
a  serré  un  tissu  arachnéen  autour  de 
ses  flancs  et  de  ses  genoux,  a  bagué 
ses  pieds  nus  de  chatons  glauques. 
Elle  sourit,  heureuse  de  sentir,  sur  elle, 
la  main  qui  la  caresse  et  le  regard  qui 
l'admire. 

—  Levez  le  bras,  dit  Pascal...  Non, 
pas  ainsi. 

Et  il  monte  sur  l'estrade,  lui  indique 
le  mouvement  qu'il  souhaite. 

—  Vous  venez  de  danser,  Fiamette, 
et  tout  votre  corps  se  tord  voluptueuse- 
ment,  s'offre,    semble   s'abandonner... 


Vous  exprimez  l'amour,  la  cruauté  per- 
verse,  la   joie    du   triomphe... 

La  jeune  femme  se  prête  docilement 
aux  exigences  de  l'artiste. 

—  C'est  merveilleux,  dit-il...  Il  est 
défendu  d'être  aussi  belle! 

André,  contre  un  chevalet,  a  grif- 
fonné quelque  chose. 

—  Poète,  lis-nous  tes  vers,  demande 
Pascal,  cela  m'inspirera.  Donne-moi  la 
couleur  de  ton  rêve  et  l'âme  de  ta 
tendresse. 

André,  de  sa  voix  sonore,  lance  les 
rimes  scintillantes  qui  semblent  se 
fixer  en  cabochons  de  lucioles  sur  le 
corps  gemmé  de  sa  maîtresse. 


Princesse  maléfique  à  l'étrange  beauté, 
Le  maître  qui  te  fit,  à  la  fois  blonde  et  brune, 
Te  jeta  des  baisers  de  soleil  et  de  lune  ; 
Tu  semblés,  tour  à  tour,  la  nuit  et  la  clarté. 

Lon  cherche  le  regret  de  ta  divinité 
Dans  ton  sombre  regard  que  la  vie  importune. 
Dans  tes  lèvres  d'orgueil,  d'amour  et  de  rancune 
Qui  disent  ta  puissui.ce  et  ta  fragilité  ! 

Symbole  de  désir,   de  volupté  cruelle, 

Femme,  stryge,  bacchante,  enjôleuse  éternelle  ! 

Quelle  est  donc  cette  fleur,  triste  parmi  les  fleurs, 


FOLIE    ir  OPIUM 


7^ 


Dont  tu  veux  respirer  l'âme  déjà  lointaine, 

Cette  fleur  angoissante  où  ruissellent  des  pleurs?... 

Vicrtrc  ce  Ivs  de  sans-  est  une  tcte  humaine  ! 


—  Après  cela,  je  puis  laisser  mes 
pinceaux,  s'écria  Pascal.  Ta  Salomc 
est  plus  vivante  que  la  mienne! 

Fiamette,  descendue  de  l'estrade, 
avait  pris  une  cigarette,  dans  une  coupe 
de  jade  couverte  de  divinités  hindoues, 
et  sa  tête  blonde  s'ennuageait  de 
blonde  fumée. 

—  André  m'a  fait  une  promesse,  dit- 
elle,  mais  je  crains  bien  qu'il  ne  puisse 
la  tenir. 

—  Il  vous  a  promis  de  ne  pas  re- 
voir Jacques?  dit  l'artiste  en  souriant. 

—  Oui.  Comment  savez-vous?... 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  difficile  à  de- 
viner; c'est  la  seule  chose  qui  vous 
tienne   au   cœur. 

—  N'ai-je  pas  raison?... 

—  Vous  avez  tellement  raison  que 
vous  en  avez  tort.  N'oubliez  pas,  mi- 
gnonne, qu'il  ne  faut  pas  trop  affirmer 
sa  supériorité,  et  que  le  sens  le  plus 
rare  chez  l'homme  est  le  sens  com- 
mun... André  retournera  chez  Chozelle, 
parce  que  c'est  inepte. 

—  Non,  fit  le   jeune  homme. 

—  Pardon,  mon  petit,  tu  y  retourne- 
ras malgré  toi,  sans  plaisir,  avec  dé- 
goijt,  même,  mais  c'est  fatal. 

Fiamette,  toute  pâle,  se  plaça  devant 
son  amant. 

—  Je  te  jure  que  si  tu  revois  Jac- 
ques, tu  ne  me  trouveras  plus  au  re- 
tour. 

Elle  tremblait  tellement  que  ses  bra- 
celets cliquetaient  sur  ses  bras. 


—  Folle!  dit-il. 

Et  il  lui  mit  sur  les  lèvres  un  baiser 
sincère,    très    doux. 

Dans  l'atelier  de  Pascal,  ils  pas- 
sèrent des  heures  exquises,  oublieux 
de  tout  ce  qui  les  avait  séparés. 

Au  dehors,  une  pluie  hostile,  agres- 
sive, épinglait  les  âmes  de  mélancoHe, 
noyait  les  désirs  et  les  volontés,  com- 
muniquait aux  êtres  ses  mauvaises  in- 
tentions. Et  les  mailles  liquides  se  croi- 
saient, s'embrouillaient,  traînaient  des 
perles  sonores  sur  les  parapluies,  s'é- 
chappaient en  cascades,  semblant  em- 
prisonner les  piétons  dans  des  guérites 
de  verre  filé. 

Il  faisait  bon  dans  la  chaleur  de  la 
grande  pièce,  si  hospitalière  avec  ses 
larges  divans  et  ses  tapis  aux  nuan- 
ces rares,  disposés  comme  des  cor- 
beilles fleuries  sous  les  pieds  des  visi- 
teurs. 

Et  Salomé  s'animait  sur  la  toile,  de- 
venait inquiétante  de  tentation  et  de  per- 
versité dans  sa  gaine  hiératique,  gem- 
mée de  sardoines  et  de  chrysobéryls, 
que  perçait  la  pointe  rose  de  ses  seins. 
Les  pierreries,  sur  sa  chair  nue,  sem- 
blaient vivre  et  se  mouvoir  comme  de 
prestigieux  scarabées,  des  reptiles  de 
flammes.  Elle  était  debout,  palpitante, 
avec  sa  ceinture  basse  égrenée  de  per- 
les, et  elle  tendait  les  bras,  la  tête 
un  peu  renversée  dans  une  pose  de 
défi  et  de  luxure. 

—  Je  crois  que  je  tiens  un  succès, 
répétait  Pascal  qui  était  peut-être  le 
plus  heureux  des  trois. 

Au  milieu  de  cette  quiétude,  ils  eu- 


/- 


FOLIE    D'OPIUM 


rent  la  visite  de  Tigrane,  qui  venait 
souvent  prendre  l'air  de  l'atelier  et 
chercher  des  conseils  pour  ses  cos- 
tumes. 

La  mime  serra  la  main  d'André. 

—  C'est  vous  qui  assistiez  Jacques 
le  jour  de...  l'incident?...  Il  a  été  tout 
de  même  trop  rosse. 

—  Ah!  oui,  la  petite  note  du  len- 
demain: «  Une  femme  ivre,  dans  les 
couloirs  des  Fantaisies-Perverses,  s'est 
permis  d'insulter  un  de  nos  confrères 
les  plus  sympathiques,  et  ce  n'est  qu'à 
grand'peine  qu'on  a  pu  maîtriser  cette 
furie!  » 

—  Ninoche  en  a  pleuré  de  rage  pen- 
dant trois  jours! 

—  Que  pouvait  faire  la  pauvre  en 
l'occurrence?...  Ils   étaient  trop! 

Tigrane,  serpentine  et  enjôleuse  dans 
ses  fourrures  de  femme  à  la  mode, 
admirait  l'œuvre  du  peintre. 

—  Ah!  Maître,  comme  vous  avez 
été  inspiré  de  choisir  Fiamette  pour 
votre  Salomé!...  Un  sujet  que  vous  avez 
su  rajeunir  et  qui  sera  la  gloire  du 
prochain   Salon! 

Mais  la  mime  n'était  point  venue 
seulement  pour  encenser  l'artiste  et 
le  modèle.  Sa  visite  avait  un  autre  but. 
Tandis  que  Fiamette  reprenait  sa  pose 
sur  l'estrade,  et  que  Pascal  s'absor- 
bait dans  la  fusion  de  ses  teintes  pres- 
tigieuses,   elle   se   rapprocha   d'André. 

—  Oh!  le  joli  triptyque!  dit-elle. 
C'est,  au  moins,  de  l'école  véni- 
tienne?... Renseignez-moi,  je  suis  fort 
ignorante. 

Ils  examinèrent  le  meuble,  finement 


ciselé  sur  cuivre  et  sur  ivoire,  orné  de 
sujets  d'après  Véronèse  et  le  Tintoret. 
Comme  ils  tournaient  le  dos  à  Fia- 
mette,  Tigrane   murmura: 

—  C'est  pour  vous,  monsieur  Fla- 
vien,  que  je  suis  venue. 

—  Pour  moi! 

—  Oui,  Jacques  désire  vous  parler. 

—  C'est  inutile,  dit  André.  Je  ne 
comprends  pas  Chozelle,  et  je  préfère 
ne  plus  le  voir. 

—  Oh!  ce  n'est  point  un  mauvais 
garçon  au  fond.  Je  vous  assure  qu'il 
est  très  gentil  pour  ses  amis. 

—  C'est  possible,  mais  il  les  choi- 
sit si  singulièrement  qu'il  a  tort  d'être 
gentil  pour  eux. 

—  Oui,  certains  plumitifs  ont  de 
l'encre  dans  le  cœur. 

—  Et  ils  ont  la  nausée  facile. 

—  Mon  Dieu!  soupira  la  Chauve- 
Souris,  j'ai  connu  beaucoup  d'hom- 
mes... 

—  Certes,  fit  André  avec  conviction. 

—  Eh  bien,  je  vous  assure  qu'ils 
sont  presque  tous  pareils,  quant  au 
moral,  avec  seulement  quelques  ma- 
nies différentes  .Je  suis  reconnais- 
sante à  Jacques  de  ne  rien  me  deman- 
der... C'est  si  ennuyeux,  le  simulacre 
d'amour,  lorsque  l'amour   est   absent. 

—  Alors,   Jacques?... 

—  Mais  vous  le  savez  bien. 

—  Je  ne  voulais  pas  le  croire,  sur- 
tout avec  vous,  Tigrane! 

—  Eh  bien,  vous  avez  tort!...  pas 
ça! 

Et  elle  fit  claquer  le  bout  de  son 
ongle  rose  contre  ses  dents. 


FOLIE    ir  OPIUM 


1}} 


XVII 


LE  DIVIN  MIRAGE 


André,  près  de  Fiamette,  se  remet- 
tait au  travail  —  un  travail  selon  sa 
raison  et  son  cœur  qui  l'ensoleillait 
d'espoir.  — •  Il  disait  à  sa  maîtresse 
qu'il  avait  été  insensé  de  vouloir  l'ou- 
blier et  qu'il  comprenait  bien  main- 
tenant que  tout  lui  venait  d'elle:  force 
et  courage.  Ses  confessions,  ses  aveux, 
ses  promesses  étaient  coupés  de  bai- 
sers, de  folies  tendres,  et,  cajoleuse, 
elle  le  grondait  ou  s'égayait  avec  lui 
de  ses  imaginations. 

N'avait-il  pas  tout  pour  être  con- 
fiant, rassuré,  libre,  avec  l'avenir  char- 
ment qu'elle  lui  ferait?...  Etait-il  pos- 
sible de  se  créer  des  tourments,  lors- 
qu'il n'y  avait  qu'à  se  laisser  vivre, 
qu'à  laisser  couler  les  heures  toutes 
limpides  comme  les  grains  d'un  rosaire 
de  cristal?... 

Et -le  flux  ne  tarissait  pas  de  ces 
paroles  douces  qui  chantent  au  cœur 
des  poètes  l'hymne  éternel  de  résur- 
rection! 

Le  beau  roman  de  caresses  recom- 
mença. 

Toute   l'occupation    d'André,    après 


son  labeur,  fut  d'adorer  Fiamette,  et 
il  eut  l'illusion  de  l'aimer  avec  toute 
l'ardeur  de  la  prime  jeunesse.  Elle 
n'avait  plus  de  regards,  ne  semblait 
plus  avoir  de  pensées  que  pour  lui.  Il 
la  voyait  en  princesse  tragique  dans 
les  flammes  de  ses  pierreries,  immo- 
bile, presque  immatérielle  sur  l'estrade 
de  velours  pourpre,  et  elle  n'était  point 
seulement  une  femme,  mais  l'incarna- 
tion de  son  rêve.  A  travers  les  mailles 
de  son  gorgerin,  il  caressait  les  cou- 
pelles fraîches  de  ses  seins,  et,  dé- 
licieusement, il  mettait  ses  lèvres  aux 
fossettes  voluptueuses  que  découvrait 
le  réseau  d'or. 

Souvent  il  l'emmenait  dans  son  cos- 
tume sidéral,  pour  la  posséder  ainsi, 
et  les  rimes  lumineuses  chantaient  si 
follement  dans  sa  ièie  qu'il  lui  sem- 
blait jongler  avec  des  étoiles! 

Il  avait  acheté,  chez  un  brocanteur, 
une  délicate  soie  d'aïeule,  ramagée 
d'œillets  et  de  roses  sur  un  fond  gris 
très  doux,  et  cette  étoffe  avait  couvert 
les  murs  de  leur  chambre,  qu'égayaient 
chaque  jour,   des  fleurs  nouvelles. 


If 


FOLIE    D  OPIUM 


Ainsi,  avec  leur  tendresse,  ils  pos- 
sédaient le  printemps  chez  eux.  Leur 
paradis  leur  semblait  très  vaste  et  le 
monde  tout  petit,  perdu  dans  les  brouil- 
lards de  l'éloignement.  Rien  autour 
d'eux  qui  ne  fiît  eux-mêmes,  nul  re- 
gard hostile  entre  leurs  regards,  nulle 
v^oix  discordante  entre  leurs  voix.  Le 
soir,  lorsqu'il  écrivait,  elle  se  blottis- 
sait dans  le  lit,  lui  faisait  la  place 
chaude.  La  lampe  versait  une  lumière 
blanche,  éclairant  un  coin  de  table,  un 
fauteuil,  un  bout  de  tapis.  Le  reste 
était  dans  une  ombre  blonde,  égayée, 
çà  et  là,  d'un  accroc  d'or  sur  un  cadre, 
d'une  lueur  de  soie,  d'un  reflet  de 
cuivre. 

Il  se  tournait  vers  elle,  sa  feuille 
toute  mouillée  d'encre  à  la  main,  et 
il  scandait  ses  vers,  lentement,  quêtant 
une  approbation,  prêt  aussi  à  corrig«:^r 
selon  le  sentiment  de  sa  maîtresse: 

...Et,  dans  ce  ciel  obscur  où  je  ne  voyais  rien, 

Je  découvre,  éperdu,  le  nid  aérien 

Des  baisers  confondus,  des  baisers  fous,  avides, 

Que  couve  l'aile  d'or  de  mon  amour  vainqueur  ! 
Qu'importe  le  réveil  sous  les  brumes  livides  : 
J'ai  caché  le  soleil  tout  entier  dans  mon  cœur  ! 

Le  temps  passait  comme  l'eau  passe 
entre  les  doigts,  ne  laissant  qu'une 
impression  de  douceur  fluide.  Le  rêve 
poussait  le  rêve  dans  une  griserie  tou- 
jours renaissante,  et  le  souvenir  du 
bonheur  succédait  à  l'espoir  du  plai- 
sir. Nulle  amertume,  nulle  crainte,  nu! 
souci,  nul  doute,  nulle  menace.  Il  suf- 
fisait donc  pour  être  heureux  de  se 
laisser  vivre  en  se  laissant  aimer?... 
Comme  c'était  simple! 


André,  par  le  contraste  de  ce  qu'il 
avait  vu  et  deviné  dans  une  société 
indigne,  trouvait  du  charme  aux  moin- 
dres détails  de  son  existence  pai- 
sible. 

—  Vois-tu,  disait-il  à  Fiamette,  je 
sortirai  indemne  de  toutes  les  épreu- 
ves, car  je  n'ai  pas  cessé  de  te  chérir, 
et  rien  en  moi  ni  autour  de  moi  ne 
pourra  jamais  éteindre  le  feu  sacré. 
Miette,  pardonne  à  l'imprudent?...  je 
te  jure  de  ne  jamais  revoir  Chozelle. 
Ta  patience,  ta  douceur  ne  s'exerceront 
pas  en  faveur  d'un  ingrat;  je  sais  que 
tu  as  sacrifié  une  fortune  pour  moi, 
—  Nora  m'a  tout  dit,  —  et  je  t'adore 
de  m'aimer  autant! 

—  Poète,  murmurait-elle,  en  lui  bai- 
sant les  yeux,  tu  es  sincère  aujourd'hui 
et  je  suis  joyeuse,  mais  Dieu  sait  où 
ta  chimère  t'emportera  demain!...  Tu 
es  comme  ces  enfants  qui  construisent 
des  palais  dans  le  sable  des  plages! 
Rien  n'y  manque,  ni  la  vie  opaline 
des  méduses,  ni  le  trésor  nacré  des 
coquillages,  ni  l'horizon  ensoleillé.  Les 
ouvriers  s'installent,  comme  des  mo- 
narques dans  leur  royaume,  puis  tout 
croule,  balayé  par  le  flot!  Mais  je  ne 
veux  pas  savoir  ce  que  sera  demain. 
Demain,  c'est  l'oubli,  c'est  la  souf- 
france, c'est  la  mort!  Il  faut  jouir  de 
l'heure  présente,  fermer  les  yeux  et  se 
boucher  les  oreilles.  Demain,  d'autres 
auront  pris  notre  place  et  nous  serons 
dans  le  passé...  Etreins-moi  bien,  mon 
cher  amant,  et  que  nos  âmes  se  lient 
comme  nos  corps  pour  la  suprême  ex- 
tase!... 


IL    SENTIT    MILLE    i'E.NSEES    MJUVELLES    TÛURHILLO.X.NEK    D.\NS    SA    TÊTK    [P'-Tge  ()2) 


FOLIE    D'OPIUM 


11 


—  Dis-moi,  Miette,  que  je  pourrai 
toujours  compter  sur  toi? 

—  Sans  doute,  fit-elle,  d'une  voix 
hésitante;  mais  il  ne  faut  pas  tenter 
la  nature,  et  la  douleur  est  bien  près 
de  la  faute.  Si  tu  me  quittais  encore,  je 
ne  sais  ce  que  je  ferais... 

—  Je  ne  te  quitterai  plus. 

—  Même  si  l'on  te  proposait  des 
merveilles?... 

—  Non.  Et  puis,  j'ai  confiance  en 
moi.  Je  travaille  avec  une  ardeur,  une 
liberté  que  j'ignorais  jusqu'à  ce  jour. 
Je  dois  réussir,  car  j'ai  la  volonté.  Si 
je  faiblissais,  tu  serais  là  pour  me  sou- 
tenir avec  ton  amour.  Crois-tu  qu'il  y 
ait  autre  chose  dans  la  vie  que  l'a- 
mour?... Penses-tu  que  ce  soit  aisé  de 
se  faire  aimer  autant  que  l'on  aime?... 
Bien  des  hommes  meurent  inassouvis 
d'âme,  parce  qu'ils  n'ont  pu  donner 
ce  qu'ils  avaient  en  eux  de  tendresse, 
en  échange  d'une  tendresse  égale.  Sou- 
vent un  être  de  délicatesse  et  de  sen- 
sibilité reste  ignoré,  méconnu,  sort 
vierge  de  toutes  les  étreintes,  de  toutes 


les  voluptés.  Ah  !  quand  le  hasard  réu- 
nit deux  caresses  et  deux  sentiments 
de  même  valeur,  il  ne  faut  plus  dési- 
rer, ni  espérer  autre  chose  sur  la  terre, 
car  le  bonheur  n'est  que  la  fusion  de 
deux  âmes  dans  un  baiser!... 

Et  Miette,  en  souriant,  mit  son  âme 
sur  ses  lèvres  pour  l'offrir  à  son  ami. 

Il   reprit  fiévreusement: 

—  Tu  as  senti  qu^en  moi  il  y  avait 
mieux  que  l'artiste  et  le  compagnon 
d'un  jour.  Si  tu  doutais  de  mon  amour 
présent,  je  douterais  de  ton  amour 
passé.  Tu  ne  m'as  point  choisi  par 
orgueil,  donc  tu  ne  m'abandonneras 
pas  par  égoïsme.  Miette!  Miette!  songe 
à  ce  que  je  perdrais  si  tu  me  quit- 
tais... 

Un  peu  tristement,  elle  répondit: 

—  Je  ne  te  quitterai  pas...  Pourquoi 
te  tourmenter?... 

—  Ah!  dit-il,  je  ne  suis  pas  fait  pour 
le  bonheur,  et  quand  le  destin  me 
donne  de  beaux  jouets  tout  neufs,  je 
les  casse  pour  voir  ce  qu'il  y  a  de- 
dans! 


FOLIE    DOPJUM 


XVIII 


l'amant  de  nora 


C'était  le  dernier  jour  de  pose,  et 
Fiamette  se  rendait  à  l'atelier  de  Pas- 
cal. L'air  était  froid,  le  verglas  cra- 
quait sous  les  pieds  des  passants  qui  se 
hâtaient  dans  le  fin  brouillard  du  ma- 
tin. Sur  le  pont  de  la  rue  Caulain- 
court,  une  servante  arrêta  la  jeune 
femme. 

—  Ah!  Madame,  j'allais  chez  vous. 

—  Qu'arrive-t-il  donc? 

—  Mme  Nora  est  fort  mal  aujour- 
d'hui et  désire  vous  voir. 

—  C'est  bien,  je  vous  accompagne. 
En  quelques  minutes,   Fiamette  fut 

dans  le  délicieux  hôtel  que  la  Comète 
habitait  rue  Clapeyron. 

Des  domestiques  s'empressaient,  ef- 
farés, car  la  danseuse,  qui  ne  s'était 
couchée  que  fort  tard,  après  une  nuit 
de  fête,   venait    d'avoir   une   syncope. 

Toute  frêle,  presque  diaphane  dans 
une  mousse  de  dentelles  et  de  linon, 
elle  semblait  ne  plus  avoir  de  vivant 
que  ses  grands  yeux  de  braise  sombre. 
Fiamette'  se   précipita    dans   ses   bras. 

—  Ma  chérie! 

—  Ah!  oui,  j'ai  une  drôle  de  mine. 


n'est-ce  pas?...  Mais   ce  ne  sera  pas 
encore   pour   aujourd'hui. 

—  Tais-toi! 

—  Vois-tu,  je  suis  tout  nerfs!  Un 
vrai  chat  maigre  qu'on  ne  peut  pas 
arriver  à  détruire!...  Quand  je  crois  que 
c'est  fini  tout  recommence...  Cette  nuit 
j'ai  soupe... 

—  Tu  as  soupe! 

—  Et  jamais  je  n'ai  si  follement  ri... 
Trois  femmes  et  trois  hommes...  On 
a  raconté  des  histoires  sur  la  bande 
que  tu  sais...  Sous  peu,  tout  ce  joli 
monde  sera  compromis  dans  une  vi- 
laine affaire.  Je  te  dis  ça  pour  que  ton 
André  n'y  retourne  pas. 

Fiamette  eut  un  beau  sourire  de  dé- 
dain. 

—  Il  ne  me  quitte  plus,  tout  est  ou- 
blié. 

—  De   quoi  vivez-vous   donc?... 

—  J'ai  vendu  ma  zibeline  et  mon 
collier.  Cela  durera  bien  quelque 
temps,  et  puis,  Pascal  me  paie  mes 
poses.  N'en  dis  rien  à  André...  Il 
s'imagine  que  c'est  l'argent  de  ses 
chroniques! 


FOLIE    DOFIUM 


19 


—  Cette   candeur! 

De  nouveau,  Nora  se  renversa, 
toute  blanche.  Entre  ses  cils,  la  cornée 
de  ses  yeux  luisait  en  fin  ruban  de 
nacre,  ses  narines  minces  se  resser- 
raient encore,  et  de  ses  lèvres  sèches 
tout  le  sang  s'était  retiré. 

Fiamette  épouvantée  fit  respirer  des 
sels  à  son  amie,  et  la  Comète  revint 
à  elle. 

—  Tu  vois,  chérie,  je  suis  bien  bas; 
pourtant,  c'est  à  n'y  pas  croire,  ja- 
mais je  n'ai  eu  autant  de  succès  auprès 
des  hommes.  Ils  cherchent  le  macabre 
à  présent...  Si  je  les  écoutais,  je  n'au- 
rais pas  un   moment  à  moi. 

—  Et   ton    amant!... 

—  Il  n'est  pas  jaloux,  au  contraire... 
C'est  un  homme  plein  d'abnégation, 
vois-tu,  il  désire  que  je  le  quitte  sans 
regrets. 

Un  'peu  d'amertume  crispa  la  bou- 
che de  la  Comète,  ses  grands  yeux 
eurent   une   flamme   plus   sombre. 

—  Tu  as  bien  tort  de  te  sacrifier  à 
ton  amour,  dit-elle.  Si  tu  connaissais 
les  hommes,  tu  ne  ferais  plus  de  sen- 
timent. 

—  J'aime  mieux   aimer. 

—  Eux,  aiment  qu'on  les  aime.  Voilà 
la  différence. 

—  Eh  bien,  tout  le  monde  y  trouve 
son  compte. 

La  soubrette,  qui  avait  été  chercher 
Fiamette,  parut  à  ce  moment. 

—  Madame,  dit-elle,  Monsieur  est 
là. 

—  Veux-tu  que  je  fasse  entrer  Geor- 
ges?  demanda   Nora   à  son   amie. 


—  Si  je  ne  suis  pas  de  trop...  Mais 
Pascal  m'attend  pour  terminer  son 
œuvre.  Et,  puisque  tu  n'es  plus  seule... 

—  Reste  un  moment,  cela  sera  ins- 
tructif, peut-être... 

L'amant  attitré  de  la  Comète  entra, 
et,  tout  de  suite,  sans  même  se  préoc- 
cuper de  sa  maîtresse,  sourit  à  Fia- 
mette, lui  prit  la  main,  l'examina  à 
la  lumière  de  la  fenêtre,  dont  il  tira 
le  rideau.  Satisfait  de  cette  inspection  : 

—  Elle  est  gentille,  ton  amie,  dit-il 
à  la  danseuse. 

—  Plus  encore  que  tu  ne  crois. 

—  Est-ce  que  nous  soupons  ensem- 
ble, ce  soir,  à  nous  trois,  seulement? 
Mademoiselle  consent,  n'est-ce  pas?... 

—  Tu  sais  que  j'ai  failH  mourir!... 

—  Bah!  tu  connais  le  remède?...  Tu 
n'en  seras  que  plus  amoureuse,  les 
jolis  yeux  de  cette  petite  te  guéri- 
ront. ■ 

Fiamette  se  leva  avec  dégoût. 

—  Adieu,  Nora,  dit-elle. 

—  Reste  encore,  Miette,  gémit  la 
danseuse,  je  me  sens  vraiment  tout 
à  fait  mal! 

Et,  comme  Georges,  très  ennuyé, 
s'éloignait,  elle  pencha  son  front  moite 
sur  la  poitrine  de  la  jeune  femme,  resta 
ainsi,  pelotonnée  contre  le  cœur  ami, 
tandis  qu'une  petite  larme  filtrait  dou- 
cement entre  ses  cils  et  coulait  sur  sa 
joue  creuse. 

—  Tu  vois,  murmura-t-elle,  ce  que 
sont  les  hommes!...  Moi,  je  me  donne 
à  tous,  pour  n'en  aimer  aucun! 

—  Et  tu  aimes  tout  de  même,  pau- 
vre Comète! 


8o 


FOLIE    TX  OPIUM 


XIX 


LA    CHIMÈRE    S'ENVOLE 


André  Flavien  mit  un  rouleau  sous 
son  bras  et  se  rendit  chez  Pascal,  oii 
il  comptait  trouver  sa  maîtresse. 

Le  maître  attendait,  en  glissant  de 
légères  retouches  sur  son  œuvre.  De 
temps  à  autre,  il  s'éloignait  pour  ju- 
ger de  l'ensemble,  clignait  de  l'œil, 
penchait  la  tête,  et,  mécontent  de  quel- 
que détail,  prenait  du  bout  d'un  pin- 
ceau de  martre  de  savants  glacis  sur 
sa  palette. 

—  Ou  est  Fiamette?  demanda  An- 
dré, après  avoir  serré  la  main  de  Pas- 
cal. 

—  J'allais  vous  poser  cette  question. 

—  Comment?... 

—  J'attends   depuis   deux    heures... 
Un    petit    frisson    courut   entre  .les 

épaules  du  jeune  homme. 

—  Fiamette  m'a  quitté  pour  venir 
vous  rejoindre. 

—  Je  n'ai  vu  personne. 

—  Alors... 

—  Ne  vous  troublez  pas;  peut-être 
a-t-elle  rencontré  une  amie,  et  fait-elle 
l'école  buissonnière.  Il  y  a  aussi  la 
modiste,   le    coiffeur,    le    magasin    de 


nouveautés...  Que  sais-je!...  Une  jolie 
femme  a  besoin  de  tant  de  choses. 
André  respira. 

—  C'est  cela,  elle  aura  voulu  acheter 
des  fleurs  ou  quelque  babiole  pour 
orner  le  logis...  comme  si  sa  présence 
n'était   point   suffisante! 

—  L'homme  aime  le  changement! 

—  Puisque  nous  sommes  seuls,  cher 
ami,  permettez-moi  de  vous  remercier... 

—  Me  remercier  de  quoi? 

—  De  votre  précieuse  recommanda- 
tion auprès  de  mes  confrères  influents. 

Pascal  ouvrait  de  grands  yeux. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Vous  avez  placé  des  vers  et  quel- 
ques chroniques  dans  des  revues  qui, 
paraît-il,  doivent  les  insérer  prochai- 
nement. Dans  tous  les  cas,  les  direc- 
teurs de  ces  publications  se  sont  mon- 
trés généreux. 

—  Ah! 

—  Et  je  voudrais,  continua  André, 
en  rougissant,  faire  une  surprise  à 
Fiamette. 

—  Eh  bien?... 

—  Eh  bien,  pour  cela,  il  me  faudrait 


JACQUES    AVAIT    COUTUME    DE    SE    RENDRE    DANS    UX    ENDROIT    ^tYSTÉRIEU\    ' P.^gC  pS) 


FOLIE    D'OPIUM 


«3 


de  l'argent,  et  j'ai  pensé  qu'on  vous  en 
avancerait  encore  sur  ces  articles... 
André    déploya    son    rouleau. 

—  J'ai  fait  de  l'actualité,  et  je  crois 
que  le  sujet  est  intéressant. 

—  Ah!  çà!  dit  Pascal,  que  me  chan- 
tez-vous là?... 

—  Je  vous  demande  un  service  ana- 
logue à  celui  que  vous  m'avez  déj'à 
rendu  auprès  des  directeurs  de  jour- 
naux. 

—  Je  ne  vous  ai  rendu  aucun  service 
de  cet  ordre. 

André,  tout  pâle,  s'essuya  le  front. 

—  Fiamette   m'avait   dit... 

Le  peintre,  en  voyant  le  visage  con- 
tracté du  jeune  homme,  regretta  sa 
franchise,  mais  il  était  trop  tard  pour 
réparer  le  mal. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  que  votre  amie  a 
pu  vous  dire.  Je  compte  l'indemniser 
largement  de  sa  complaisance,  car, 
grâce  à  elle,  j'ai  fait  un  chef-d'œuvre, 


et  je  suis  prêt  à  m'acquitter  tout  de 
suite,  si  vous  le  désirez. 

—  N'insistez  pas,  fit  André,  confus 
de  l'offre  un  peu  brutale  de  l'ar- 
tiste. 

—  Si  vous  étiez  mon  élève,  poursui- 
vit Pascal,  je  pourrais,  sans  doute,  vous 
être  utile;  quant  à  vous  aider  dans 
le  placement  de  vos  articles,  cela  ne 
m'est  guère  possible;  j'avoue  hum- 
blement que  je  n''ai  aucune  influence 
dans   le   monde   littéraire. 

—  Alors,  murmura  le  poète,  je  ne 
sais  pas  de  quoi  nous  avons  pu  vivre 
depuis  que  j'ai   quitté  Chozelle. 

Le  peintre  eut  un  sourire  un  peu 
sceptique  qui  fut  comme  une  révélation 
pour  André. 

—  Non,  c'est  impossible!...  Je  la 
quitte  si  peu...   Pourtant... 

Et  André,  doublement  malheureux, 
sentit  agoniser  en  lui  son  beau  rêve 
d'amour  et  son   beau   rêve  de  gloire. 


XX 


RUPTURE 


Quand   Fiamette   rentra,   elle  trouva      m'as  fait  jouer  un  rôle  méprisable.  Je 
une   lettre   de   son    amant.  ne  m'abaisserai   pas   à  t'inter-roger.   A 

quoi  bon?...  Tu  sais  feindre  et  men- 
«  Tu  m'as  trompé,   écrivait-il,   et  tu      tir  comme  toutes   les  femmes,'  et,   de 


■^4 


FOLIE    D'OFIVM 


tout  ce  que  tu  pourrais  me  dire,  je 
ne  croirais  rien.  Adieu,  Fiamette,  ne 
me  regrette  pas.  La  destinée  sera 
bonne  pour  toi,  car  je  n'étais  qu'un 
obstacle   dans   ta   vie. 

André  Flaviex. 

La  jeune  femme  demeura  atterrée. 
Elle  s'enferma  dans  la  petite  chambre, 
toute  fleurie  et  parfumée  encore  du 
cher  souvenir,  et  rêva  longuement. 
Tout  n'était  en  elle  que  demi-teinte, 
tristesse,  sans  le  soulagement  des  lar- 
mes, qui  ne  pouvaient  monter  jusqu'à 
ses  yeux.  La  vie  désormais  serait  uni- 
forme dans  son  indifférence,  grise,  pé- 
nible et  sans  but.  A  qui  s'attacher 
maintenant  que  l'amant  était  parti?  A 
qui  murmurer  ces  litanies  de  ten- 
dresse que  toutes  les  femmes  ont  dans 
le  cœur?  Entre  ce  qu'elle  avait  sou- 
haité et  ce  qui  s'était  réalisé,  malgré 
son  dévouement  et  son  abnégation,  il 
y  avait  la  distance  qui  sépare  l'illusion 
de  l'expérience,  l'enthousiasme  du  dé- 
senchantement. C'était  l'histoire  de 
presque  toutes  les  liaisons,  qui  com- 
mencent en  cantiques  d'actions  de 
grâce  et  qui  finissent  en  lamento  de 
deuil.  Elle  connaissait  peu  la  vie,  étant 
si  jeune,  mais  l'ingratitude  humaine 
l'étonnait  déjà  comme  une  monstruo- 
sité, un  oubli  de  la  nature  qui  a  par- 
fait les  formes  et  les  couleurs  sans 
s'inquiéter  des  âmes.  L'appétit  d'émo- 
tion sentimentale,  qui  était  le  trait  do- 
minant de  son  caractère,  s'exaspéra 
dans  le  vide.  Elle  n'était  point  consolée 
de  ses  maux  par  leur  grandeur  même. 


comme  il  arrive  dans  la  maladie,  les 
désastres  de  fortune  ou  la  mort  de 
ceux  qu'on  chérit.  Son  aventure  était 
banale,  presque  méprisable,  et,  par 
cela  seul,  lui  semblait  plus  difficile  à 
supporter. 

Et  toute  son  enfance  de  petite  cam- 
pagnarde innocente  et  libre  lui  revint 
à  la  mémoire.  Elle  revit  le  sentier  pier- 
reux plein  d'abeilles  et  de  mijres,  les 
pommiers  trapus  aux  fruits  verts 
qu'elle  cueillait  en  cachette  par  les  ma- 
tins déjà  brumeux  de  septembre.  Elle 
revenait  de  ses  maraudes  avec  ses  ju- 
pes lourdes  de  châtaignes  et  de  gi- 
rolles, s'arrêtait,  de-ci,  de-là,  pour  cueil- 
lir des  campanules  ou  des  scabieuses, 
et  s'endormait  parfois  sous  une  voûte 
de  verdure  haute,  serrée,  sombre, 
trouée  de  petites  raies  blanches,  que 
le  vent  agitait  sur  sa  tête  comme  une 
toile  d'araignée  lumineuse.  Derrière 
quelques  arbres  plus  frêles,  elle  aper- 
cevait, à  gauche,  des  haies  de  sorbiers 
et  d'aubépines  étalant  leurs  grains  de 
corail,  et,  à  droite,  le  miroir  glauque 
d'un  étang  où  patinaient  des  insectes 
noirs.  Une  frayeur  lui  venait  à  la  tom- 
bée du  jour  et  elle  reprenait  sa  route 
en  courant,  poursuivie  par  la  voix  ca- 
resseuse  de  la  brise  et  le  bourdonne- 
ment voluptueux  des  frelons.  Au  tour- 
nant des  chemins,  elle  apercevait  la 
campagne  empourprée  ou  le  mur  d'un 
bâtiment  de  ferme,  qui,  s'encadrant 
dans  une  échappée,  semblait  combler 
le  ciel.  La  soUtude  impressionnait  sa 
pensée  enfantine.  Elle  ne  reprenait  con- 
fiance que  dans  la  cour  de  sa  maison- 


FOLIE    D'OFIUM 


nette  où  le  chat  familier  et  le  chien 
de  garde  l'accueillaient  tendrement. 

Alors,  heureuse  de  cette  protection, 
elle  s'étendait  sous  un  acacia  qui,  re- 
fleurissant en  automne,  laissait  tom- 
ber sur  elle  ses  pétales  floconneux. 
L'écorce  centenaire  de  l'arbre  avait  la 
patine  du  métal  et  la  rugosité  d'une 
peau  de  bête.  Sous  ses  paupières  mi- 
closes,  ses  regards  y  cherchaient  des 
formes  fantastiques  de  dragons  ou  de 
chimères,  des  profils  d'ogres  et  de 
génies  maléfiques. 

Parfois,  elle  s'asseyait  au  bord  du 
puits,  contemplait  le  trou  d'ombre 
froide  où  luisait  une  onde  morte.  Der- 
rière le  petit  jardin,  s'élevait  une  co- 
lonnade régulière  de  grands  pins  d'Ita- 
lie dressant  la  majesté  de  leurs  nefs 
à  jour;  et,  à  mesure  qu'elle  s'appro- 
chait de  ce  bois  monumental,  aux 
troncs  résineux,  aux  parasols  entre- 
croisés de  branches  violettes,  à  la 
chaude  fourrure  de  mousse  et  de  cen- 
dre grise,  elle  se  sentait  emplie  d'un 
bien-être  inexprimable. 

Ainsi,  ses  premières  années  s'é- 
taient écoulées  au  milieu  des  sourires 
de  la  nature,  puis  elle  avait  perdu  ses 
parents,  et  une  tante  l'avait  recueillie, 
l'avait  mise  à  l'école  dans  un  faubourg 
de  Paris.  Elle  avait  fait  de  rapides  pro- 
grès, étant  très  intelligente,  et,  petit 
à  petit,  par  la  fréquentation  de  ses  com- 
pagnes perverses,  le  mal  était  entré 
en  elle  et  avait  flétri  les  roses  de  son 
cœur.  Meurtrie,  avant  d'avoir  vécu, 
perdue,  avant  d'avoir  aimé,  elle  était 
bien     la     fleur     hâtive,     morbidement 


épanouie,    des    civilisations    extrêmes. 

André  seul  aurait  pu  la  sauver  des 
autres  et  d'elle-même,  mais  André 
n'avait  pas  voulu  ou  n'avait  pas  com- 
pris, et  elle  allait  retomber  au  ruis- 
seau du  vice,  regrettant  d'y  avoir  en- 
trevu pendant  une  minute  brève  le 
reflet  des  étoiles. 

Seule,  dans  l'appartement,  Fiamette 
remuait  des  pensées  douloureuses,  se 
laissait  bercer  par  ses  énervements, 
comparables,  en  leur  morne  langueur, 
au  demi-sommeil  que  donne  la  mor- 
phine. Puis,  secouant  tout,  sortant  de 
ces  lâchetés,  elle  reprenait  ses  ardeurs, 
ses  forces,  son  exaspération  de  vo- 
lonté. L'hallucination  de  la  dernière 
étreinte  passait  et  repassait  dans  les 
ténèbres  de  ses  nuits.  Elle  rallumait 
son  désir  fiévreux,  ranimait  sa  soif 
d'amour.  Et  ce  n'était  pas  la  volupté 
des  sens  qu'elle  souhaitait,  mais  la  vo- 
lupté du  cœur  mille  fois  plus  vive,  la 
volupté  suprême  où  semblent  s'exal- 
ter et  s'anéantir  toutes  les  joies  hu- 
maines... Dans  ces  alternatives  d'af- 
faissement et  de  révolte,  les  heures 
se  traînaient  péniblement,  n'amenant 
un  peu  de  repos  qu'aux  premières 
lueurs  du  jour:  elle  s'interrogeait  en 
vain,  cherchant  à  comprendre  sa  dis- 
grâce,  et  ne  savait  que  conclure. 

N'avait-elle  pas  été  une  amante  sou-, 
mise,  humble,  délicate,  fervente  et  pas- 
sionnée ?...   De   quel   oubli,   de   quelle 
faute  pouvait-on  l'accuser?... 

—  Ah!  se  disait-elle,  Nofa  a  bien 
raison,  il  faut  mettre  de  tout  dans  l'a- 
mour, excepté  du  sentiment! 


S() 


FOLIE    DO  F IV  M 


Mais  elle  était  trop  meurtrie  pour 
songer  à  se  distraire,  à  s'évader  de  sa 
peine.  Le  mystérieux  travail  de  renou- 
vellement qui,  petit  à  petit,  efface  nos 
désespoirs,  comme  le  derme  remplace 
le  derme,  cicatrisant  les  plaies  les  plus 
vives,  n'avait  point  encore  commencé 
en  elle. 

Endolorie  et  nostalgique,  elle  resta 
huit  jours  dans  son  petit  appartement, 
respirant  les  fleurs  qu'elle  lui  avait  don- 
nées, rangeant  ses  plumes,  son  encrier, 
ses  livres  et  ses  flacons,  communiant 
d'âme  avec  son  cher  souvenir,  à  tous 
les    passages    qu'il    avait    notés.     Des 


bouts  de  papier  traînaient  partout,  cou- 
verts de  l'écriture  inquiète  et  nerveuse 
du  poète;  elle  les  rassembla,  les  mit 
sous  son  oreiller  et  reposa  huit  jours 
sur  ces  reliques  d'amour.  Huit  jours 
elle  n'eut  pas  d'autre  pensée,  pas  d'au- 
tre espoir,  pas  d'autre  désir  que  sa  ca- 
resse lointaine,  et  elle  mordit  ses  draps 
dans  des  crises  de  jalousie  et  de  passion. 
Enfin,  le  neuvième  jour,  comme  elle 
se  soutenait  à  peine,  et  qu'il  lui  sem- 
blait sentir,  sous  son  crâne,  un  battant 
de  cloche  qui  lui  décollait  la  cervelle, 
elle  songea  que  Nora  était  encore  plus 
malade    qu'elle,    et    sortit. 


XXI 


UNE    ORGIE    PARISIENNE 


André,  aussi  désespéré  que  Fia- 
mette,  avait  loué  une  modeste  chambre 
dans  une  maison  meublée,  et,  tâchant 
de  vaincre  son  orgueil,  s'était  rendu 
dans  des  rédactions  de  journaux  oîi  il 
avait  laissé  de  la  copie.  Ici,  on  l'avait 
fait  attendre  deux  heures  pour  le  bercer 
de  fallacieuses  promesses;  là,  on  l'avait 
congédié  en  le  priant  de  revenir  dans 
quelques  semaines.  D'ailleurs,  on  ne 
lisait  pas,  on  n'avait  pas  le  temps  de 


lire,  et  il  ne  restait  pas  de  place  pour 
insérer  tous  les  articles  qu'on  envoyait 
journellement.  Quelques  directeurs  de 
feuilles  plus  modestes  avaient  daigné 
parcourir  les  chroniques  ou  les  nou- 
velles d'André,  et  les  lui  avaient  ren- 
dues en  lui  avouant  que  son  genre  trop 
littéraire  rebuterait  la  clientèle  ordi- 
naire du  journal. 

Un  soir,  ayant  dîné  d'un  petit  pain 
et  d'un  verre  de  lait,  le  poète  chercha 


FOLLE     Dur  IL  M 


^1 


un  refuge  auprès  de  Chozelle,  qui  l'ac- 
cueillit comme  s'il  l'avait  vu  la  veille. 

Le  Maître,  minutieusement,  procé- 
dait à  sa  toilette. 

Debout,  devant  une  table  surchargée 
de  petits  pots  et  d'instruments  mys- 
térieux, arrondis  ou  pointus,  il  se  ser- 
vait délicatement  des  crayons,  des  pâtes 
et  des  estompes,  effaçant  une  ride,  ac- 
centuant une  ombre,  rosissant,  bleuis- 
sant ou  noircissant  de  ci,  de  là. 

Il  y  avait,  sur  des  étagères,  des  col- 
lyres pour  agrandir  les  yeux,  des  écu- 
mes de  pourpre  et  de  blanc  de  céruse 
pour  donner  de  l'éclat  au  teint,  des 
huiles  pour  assoupHr  la  peau,  des  on- 
guents et  des  baumes  pour  les  mains, 
des  parfums  concentrés  aux  teintes 
délicates  de  fleurs  dans  des  vaporisa- 
teurs de  cristal. 

Jacques,  le  torse  nu,  venait  de  se 
faire  épiler,  et  il  passait,  sur  ses  épaules 
et  sa  poitrine,  une  houppe  ennuagée 
de  poudre  à  la  verveine.  Un  corset 
de  satin  noir,  orné  de  l'ubans,  attendait 
sur  une  chaise,  en  compagnie  de  bas 
de  soie  mauve  très  longs  et  de  jarre- 
tières mousseuses. 

André,  malgré  sa  tristesse,  ne  put 
s'empêcher  de  sourire. 

—  C'est  pour  vous  ces  objets...  fé- 
minins? 

—  Certes;  j'ai  toujours  protesté, 
vous  le  savez,  contre  le  sans-gêne  et  la 
laideur  de  nos  vêtements  d'hommes. 
Je  donne  le  bon  exemple. 

—  Qui  le  saura? 

Jacques,  un  peu  interloqué,  répondit 
finement: 


—  Mais...  vous  d'abord... 

—  Il  ne  faut  pas  compter  sur  moi 
pour  la  propagande...  Je  suis  un  sau- 
vage, vous  savez. 

Chozelle  haussa  les  épaules. 

—  Nous  vous  civiHserons...  Tenez, 
un  brouillard  d'héliotrope  blanc  dans 
un  nuage  de  Chypre,  cela  fait  un  mé- 
lange appréciable. 

Il  tourna  le  dos  au  poète  qui  dut 
presser  l'ampoule  de  caoutchouc  d'un 
vaporisateur  et  répandre  la  bruine  par- 
fumée sur  les  reins  et  les  omoplates  du 
Maître. 

—  Passez-moi  cette  chemise  de  linon 
mauve...  Ah!  et  ma  chaînette  d'or  avec 
le  talisman;  j'ai  la  manie  des  fétiches 
et  des  amulettes,  vous  savez! 

André,  machinalement,  l'âme  en- 
deuillée, obéissait  à  Chozelle  qui  s'en- 
voyait des  baisers  dans  la  glace,  ar- 
rondissait le  bras  en  levant  le  petit 
doigt  d'un  air  précieux. 

—  Est-ce  qu'il  y  aura  des  femmes?... 
demanda  le  poète  avec  le  vague  désir 
de  s'étourdir,  de  noyer  dans  d'autres 
ivresses  le  souvenir  des  ivresses  dé- 
funtes. 

Jacques  se  retourna  avec  indigna- 
tion: 

—  Des  femmes?...  c'est  bien  assez 
de  les  supporter  au  théâtre!...  Vous  ai- 
je  jamais   mené   chez   des  femmes?... 

—  Enfin,   où   allons-nous? 

—  C'est  vrai,  il  y  a  deux  mois  que 
vous  m'avez  quitté  et  vous  ignorez  tout 
de  ma  vie.  Nous  allons...  Mais  vous 
ne  songez  pas  à  m'accompagner  dans 
cette  tenue,  je  suppose? 


FOLIE    U'OriUM 


—  J'ai  pris  une  chambre  près  d'ici. 
Il  me  faudra  dix  minutes  pour  m'ha- 
biller. 

—  Allez  donc,  et  so3'ez  beau. 
Chozelle  conduisait  André  chez  un 

ami  de  Defeuille,  très  luxueusement 
installé,  qui  donnait  des  soirées...  es- 
thétiques. La  salle,  oii  l'on  introduisit 
les  nouveaux  venus,  était  entourée  de 
divans  bas  avec,  dans  les  angles,  sur 
des  piédestaux  de  marbre,  des  amours 
dorés  tenant  des  gerbes  électriques. 
D'autres  amours,  à  genoux  ou  cou- 
chés, présentaient  des  corbeilles  de 
fruits   et   de   fleurs. 

Sur  des  plateaux,  étaient  disposées 
des  pipes  et  de  minces  pastilles  ver- 
dâtres.  Quelques  fumeurs  d'opium 
s'installaient  déjà  pour  la  fiction  d'a- 
mour, l'oubli  ou  l'anéantissement. 

Chauffant  de  longues  aiguilles  à  la 
flamme  d'une  cire  rose,  qui  brillait 
auprès  d'eux  sur  des  guéridons,  ils  les 
introduisaient  dans  la  pâte  qui  s'y 
fixait  en  boulette  légère,  puis  garnis- 
saient leur  pipe  d'argent.  L'opium  al- 
lumé grillait  lentement,  envoyant  au 
plafond  des  nuages  d'acre  fumée  où 
se  dessinaient  les  ombres  des  rêves 
évoqués. 

André  eut  un  mouvement  de  joie. 
Il  pourrait  donc  se  griser,  oubher, 
noyer  sa  douleur  dans  la  fiction  mor- 
bide! 

—  Allons,  Jacques,  dit  Defeuille,  on 
/l'attend  plus   que   toi. 

Ghozelle  serra  des  doigts,  fit  le  tour 
de  la  salle  en  nommant  chaque  invité, 
qui,   paresseusement,    lui    rendit     son 


étreinte.  Les  yeux  meurtris  avaient 
d'inquiétantes  lueurs,  les  mains,  char- 
gées de  bagues,  s'agitaient  dans  une 
fiévreuse  impatience.  Le  couple  andro- 
gyne,  un  peu  à  l'écart,  ne  semblait 
vivre  que  pour  lui-même.  Une  seule 
pipe  serv^ait  aux  deux  extases,  et  les 
doigts  entrelacés  la  portaient  des  lèvres 
de  l'un  aux  lèvres  de  l'autre. 

Il  y  avait  là  de  tout  jeunes  gens, 
presque  des  enfants,  qui  avaient  des 
regards  curieux  et  effrayés,  une  ex- 
pression de  dégoût  et  d'orgueil,  de 
crainte  et  d'audace.  Leur  tête  bouclée, 
blonde  ou  brune,  reposait  sur  les  cous- 
sins de  velours,  les  voix  avaient  une 
résonance  étrange  et  les  idées  vagues, 
embrouillées,  inquiétantes,  gardaient 
cependant  un  charme  destructeur. 

La  nonchalance  perverse,  la  compli- 
cation cruelle  et  froide  de  tous  ces  dé- 
traqués les  troublaient  réciproquement 
de  passions  et  de  désirs  morbides. 

Des  enfants  passèrent,  jetèrent  des 
pétales  de  roses  dans  des  coupes  de 
Champagne  qu'ils  présentèrent  aux  as- 
sistants. André  d'un  trait  vida  la  sienne, 
en  demanda  encore,  l'âme  angoissée 
et  torturée  d'amour. 

—  Petit  ami,  observa  Jacques,  je 
constate  que  vous  êtes  dans  d'excel- 
lentes dispositions.  Vous  verrez  qu'on 
ne  s'ennuie  point  ici. 

Des  fumeurs  s'agitaient  sur  les  di- 
vans. Les  regards  des  hallucinés  scin- 
tillaient ou  mouraient,  les  prunelles 
d'extase  remontaient  dans  la  nacre  de 
l'œil,  et,  des  gorges  haletantes,  s'échap- 
paient  parfois   des   soupirs.   Les   poi- 


d'autres  hallucixatioxs  peltl/ient  son  demi-sommeil  {Page  Wl) 


FOLiK    noriUM 


'H 


trilles,  sous  les  chemises  de  soie  molle, 
se  gonflaient,  les  bras  s'écartaient 
comme  pour  saisir  les  ombres  du  rêve. 
Quelques  dormeurs,  aux  traits  crispes 
par  une  mystérieuse  épouvante,  sem- 
blaient des  êtres  de  cauchemar,  les 
figurants  épuisés  de  quelque  ronde  ma- 
cabre. 

Les  flammes  des  cires  roses  vacil- 
laient sous  les  souffles  fébriles,  et  il 
sembla  à  André  que  les  amours  dorés 
s'agitaient  sur  leurs  piédestaux.  Mais 
c'était  certainement  une  hallucination 
produite  par  les  premières  bouffées 
d'opium  qui  lui  montaient  au  cerveau. 
Il  s'était  étendu  sur  un  divan  et  avait 
fait  griller  la  pâte  verdâtre,  suivant 
l'exemple  de  ceux  qui  l'entouraient. 
Une  douleur  lui  vrilla  les  tempes,  il 
crut  qu'un  peu  de, terre  lui  montait  sous 
la  peau.  L'impression  était  désagréable, 
il  lui  manquait  l'accoutumance  et  une 
première  nausée  suivit  son  effort... 
Mais,  l'alerte  passée,  il  recommença, 
voulant  s'étourdir  à  tout  prix. 

Il  y  avait  là  des  jeunes  gens  de  fa- 
mille dévoyés,  de  jolis  garçons  sans 
scrupules,  des  malades,  des  fous  et  des 
malins,  avides  de  réclame.  Le  mystère 
dont  ces  derniers  s'entouraient,  le  mé- 
pris qu'ils  affichaient  pour  les  «  bour- 
geois »  et  les  femmes  leur  faisaient  une 
auréole  d'étrangeté,  et,  dans  un  pays 
où  rien  ne  surprend  plus,  ils  pouvaient 
gonfler  «  esthétiquement  »  le  chamjM- 
gnon  vénéneux  de   leur  âme. 

Plus  encore  qu'au  dîner  de  Defeuille 
les  attitudes  étaient  libres  et  les  mises 
d'une   singularité    incitatrice. 


Chozelle,  cependant,  avait  disparu 
avec  une  dizaine  de  jeunes  gens.  An- 
dré restait  en  compagnie  des  fumeurs 
et  de  quelques  chevaliers  à  la  triste 
figure  qui  buvaient  silencieusement. 
Lhie  acre  fumée  noyait  les  jets  élec- 
triques qui  n'éclairaient  plus  que  com- 
me de  vagues  quinquets  dans  un 
brouillard  londonien. 

Le  poète  ne  savait  plus  ce  qu'il  y 
avait  de  réel  dans  ce  décor,  son 
imagination  vagabondait  dans  les 
champs  inquiétants  du  rêve.  Il  lui  sem- 
blait que  des  prunelles  de  sortilège 
luisaient  comme  des  charbons  dans  la 
nuit,  et  que  les  stryges  et  les  empuses 
de  Chozelle  descendaient  du  plafond 
pour  le  baiser  aux  lèvres.  Ces  caresses 
avaient  une  saveur  visqueuse  et  amère; 
un  dégoût  lui  soulevait  le  cœur.  Les 
larves  et  les  vampires,  qui  aiment  le 
sang  répandu  et  fuient  le  tranchant  du 
glaive,  peuplaient  les  ombres.  Il  se 
disait  que  ce  n'étaient  pas  des  esprits, 
mais  des  coagulations  fluidiques  qu'on 
pouvait  diviser  ou  détruire,  et  tentait 
vainement  de  se  lever  pour  les  chas- 
ser. «  Cependant,  ajoutait-il  mentale- 
ment, avec  un  reste  de  lucidité,  la  pen- 
sée humaine  crée  ce  qu'elle  imagine; 
les  fantômes  de  la  superstition  projet- 
tent leur  difformité  réelle  dans  les  âmes 
et  vivent  des  terreurs  mêmes  qui  les 
enfantent.  Ce  géant  noir  qui  étend  ses 
ailes  de  l'Orient  à  l'Occident,  ce  mons- 
tre qui  dévore  les  consciences,  cette 
effrayante  divinité  de  l'ignorance  et  de 
la  peur,  le  Diable,  en  un  mot,  est  en- 
core,    pour    une     immense    multitude 


i)2 


FOLIE    JJ'OFIUM 


d'enfants  de  tous  les  âges,  une  affreuse 
réalité.  » 

A  ce  moment,  il  vit  distinctement 
des  ailes  membraneuses,  terminées  par 
des  griffes,  palpiter  au-dessus  de  lui, 
et  un  visage  décharné,  avec  des  orbites 
creuses  et  une  bouche  sans  lèvres,  se 
pencher  sur  le  sien. 

«  Les  hallucinations  de  l'opium,  se 
dit-il,  ne  sont  point  folâtres.  Tout  ce 
qui  surexcite  la  sensibilité  conduit  à 
la  dépravation  ou  au  crime;  les  larmes 
appellent  le  sang  !  Il  en  est  des 
grandes  émotions  comme  des  liqueurs 
fortes:  en  faire  un  usage  habituel,  c'est 
en  abuser.  Or,  tout  abus  des  émotions 
pervertit  le  sens  moral;  on  les  recher- 
che pour  elles-mêmes,  on  sacrifie  tout 
pour  se  les  procurer;  elles  vous  ron- 
gent le  cœur  et  vous  broyent  le  crâne!  » 

Il  agita  les  bras  pour  éloigner  un  cra- 
paud colossal,  pustule  de  rouge  avec 
des  yeux  phosphorescents,  qui  venait 
de  sauter  sur  sa  poitrine.  Pendant  une 
minute  il  suffoqua,  puis  le  monstre  dis- 
parut. 

Continuant  à  analyser  ses  impres- 
sions avec  une  clarté  singulière,  il 
reprit   mentalement: 

«  On  arrive  à  cette  déplorable  et  ir- 
réparable absurdité  de  se  suicider 
pour  s'admirer  et  s'attendrir  sur  soi- 
même  en  se  voyant  mourir.  Manfred, 
René,  Lélia  sont  des  types  de  perver- 
sité d'autant  plus  profonde  qu'ils  rai- 
sonnent leur  maladif  orgueil  et  poéti- 
sent leur  démence.  La  lumière  de  la 
raiion  n'éclaire  ni  les  choses  insen- 
sibles, ni  les  yeux  fermés,  ou,  du  moins. 


elle  ne  les  éclaire  qu'au  profit  de  ceux 
qui  voient...  Le  mot  de  la  Genèse: 
«  Que  la  lumière  se  fasse!  »  est  le 
cri  de  victoire  de  l'intelligence  triom- 
phante des  ténèbres.  Ce  mot  est  su- 
blime, parce  qu'il  exprime  la  chose  la 
plus  belle  du  monde:  la  création  de 
l'intelligence  par  elle-même.  » 

André,  qui  avait  fermé  les  yeux,  les 
rouvrit,  et  ses  regards  tombèrent  sur 
un  des  amours  porte-flambeaux.  Etait- 
ce  encore  une  hallucination?...  Il  vit 
distinctement  l'enfant  se  mouvoir,  ac- 
crocher les  tulipes  électriques  au  mur, 
et  descendre  de  son  piédestal  en  se- 
couant la  poudre  d'or  qui  couvrait  sa 
peau.  Les  autres  amours  en  firent  au- 
tant, et,  se  tenant  par  la  main,  me- 
nèrent une  farandole  autour  des  fu- 
meurs. 

Leur  corps  luisait  sous  la  dorure,  ils 
riaient,  et,  parfois  se  laissaient  choir 
sur  les  divans... 

André  porta  de  nouveau  la  petite 
pipe  à  ses  lèvres,  et  une  fraîcheur  des- 
cendit, courut  dans  ses  veines.  Il  sentit 
un  grand  bien-être  l'envahir,  mille 
pensées  nouvelles  tourbillonner  dans  sa 
tête.  Il  fuma,  fuma  encore,  puis  il  parla 
d'une  voix  trempée  de  larmes;  une  sen- 
sibilité extraordinaire  le  prenait,  com- 
me si  toutes  ses  autres  sensations  se 
fussent  fondues,  délayées  dans  une  im- 
mense envie  de  pleurer. 

Il  voulut  se  lever,"  mais  une  douleur 
intolérable  lui  vrilla  les  tempes.  Tout 
tournait  autour  de  lui,  les  tables,  les 
buveurs,  les  amours  qui  soupiraient  sur 
un  lit  de  roses  et  de  poudre  d'or.  Des 


FOLIE    D' or  IV  M 


91 


spectres  s'agitaient  et  ricanaient.  Alors 
il  entendit  sa  voix  qui  avait  un  son 
de  cloche  fêlée,  et  il  ne  comprit  pas 
de  quoi  il  parlait.  Il  se  dédoublait  de 
plus  en  plus,  son  être  pensant  et  rai- 
sonnable assistait  muet,  bâillonné,  con- 
fus, à  la  déchéance  de  l'autre. 

Les  portes  s'ouvrirent  toutes  gran- 
des, et  il  vit  encore  s'avancer  Chozelle 
habillé   en  femme,    et   montrant,   sous 


une  jupe  courte,  ses  bas  de  soie  mauve. 
D'autres  hommes  suivaient  dans  un 
travestissement  analogue,  faisant  bouf- 
fer des  corsages  de  gaze  sur  des  poi- 
trines plates,  arrondissant  en  minau- 
dant des  bras  aux  biceps  de  lutteurs, 
et  se  trémoussant  comme  des  gitanas 
voluptueuses.  C'en  était  trop  !  André 
fut  pris  d'un  rire  frénétique,  inextin- 
guible, puis  tout  s'abolit  en  lui... 


XXII 


LES  QUAT  Z'ARTS 


La  fée  de  l'opium  est  une  maîtresse 
qui  se  refuse  d'abord,  et  qui,  bientôt, 
prodigue  à  ses  amants  ses  plus  eni- 
vrantes caresses.  Le  poète,  presque 
chaque  jour,  son  travail  terminé,  se 
plongeait  dans  la  griserie  hallucinante. 
Ainsi,  ses  nuits  peuplées  de  fantômes 
n'avaient  pas  l'amertume  banale  de  la 
réalité.  Il  vivait  double,  caressant  en 
songe  une  Fiamette  souriante  et  fidèle, 
qui  ne  lui  marchandait  pas  ses  baisers, 
mettait  son  âme  sur  sa  bouche  pour 
la  lui  offrir,  comme  une  fleur  dans 
une  coupe  virginale  qu'aucune  lèvre 
n'avait  frôlée. 

Mais    les    nerfs    du   jeune    homme 


s'exacerbaient  à  ce  jeu;  il  avait  de 
continuels  vertiges,  se  raidissait  dans 
la  rue,  afin  de  garder  une  démarche 
ferme,  et  parfois,  à  la  dérobée,  s'ap- 
puyait aux  murs  pour  reprendre  ses 
forces.  Sa  mémoire,  jadis  merveil- 
leuse, avait  des  lacunes;  il  lui  fallait 
souvent  une  fatigante  tension  d'esprit 
pour  se  rappeler  les  choses  les  plus 
simples.  Dans  ces  dispositions,  il  ré- 
sistait vaguement  aux  caprices  de 
Jacques  dont  les  exigences  prenaient 
un  caractère  de  plus  en  plus  agressif. 
Ils  s'en  allaient  à  l'aventure,  alors 
que  les  rayons  du  soleil,  comme  des 
baudriers  d'or,  bandaient  les  rues  étroi- 


04 


FOLIE    D'OPIUM 


tes  des  quartiers  de  vice  et  de  misère. 
Ils  longeaient  des  boutiques  sordides, 
des  boucheries  noires  de  sang  coagulé 
où  des  quartiers  de  viande  pendaient 
à  des  crocs  de  fer  avec  des  foies  et 
des  cœurs  de  bœufs  aux  grosses  ar- 
tères bleues  saillantes.  Sur  leur  tête 
tombait  l'eau  des  pots  de  fleurs,  et 
des  «  Jenny  l'ouvrière  »,  penchées  aux 
mansardes,  riaient  en  les  voyant  se 
secouer  comme  des  caniches,  sous  le 
jet  trop  impétueux  de  leur  arro- 
soir. 

Mais  Jacques  accueillait  sans  amé- 
nité ces  fantaisies  féminines,  et  il  fuyait 
vers  des  antres  de  misères  plus  dis- 
crets, s'éclipsait  derrière  la  porte  en- 
tre-bâillée  de  quelque  bouge,  tandis 
qu'André  continuait  son  chemin  au 
hasard,  cherchant,  il  ne  savait  quoi: 
de  l'apaisement  ou  de  la  douleur,  des 
visions  d'idylles  ou  de  meurtre. 

Dans  les  moulins  montmartrois,  Pas- 
cal tentait  d'étourdir  son  jeune  ami, 
lui  montrant  des  mascarades  à  la  Ga- 
varni,  des  étalages  de  femmes  à  pren- 
dre ou  à  vendre.  Sur  des  charrettes, 
décorées  de  fleurs  et  d'oriflammes, 
s'éboulaient  les  chairs  nues,  comme 
en  des  éventaires  offerts  à  la  curiosité 
des  amateurs  de  friandises  pimentées. 
Les  cortèges  de  Bacchus  et  de  Pan 
neurasthéniques  s'essoufflaient  der- 
rière les  belles  fil'.es  rieuses,  et  un  vent 
de  démence  faisait  osciller  les  plumes 
des  chefs  barbares  et  des  Lohengrin 
de  féerie,  au  milieu  de  la  foule  ivre 
de  cris  et  de  fauves  odeurs. 

Des   fusées    de    rires    montaient    si 


haut,  que  l'orchestre  s'arrêtait,  parfois, 
perdant  le  ton  et  la  mesure. 

Romains  aux  bras  nus,  au  torse  or- 
gueilleux, esclaves  à  la  démarche  em- 
pêtrée de  chaînes,  aux  mains  liées; 
tourmenteurs  brandissant  des  pinces, 
des  brodequins  et  des  ciseaux  de  tor- 
ture. Hindous  vêtus  de  blanc,  Tala- 
poins  coiffés  de  cordelettes,  belles  Fat- 
mas  tintinnabulantes  de  bijoux  bar- 
bares se  livraient  à  d'épileptiques  tré- 
moussements, en  attendant  le  défilé 
principal.  Sous  la  lumière  crue  des  tu- 
lipes électriques  passaient  toutes  les 
névroses  de  la  fête  parisienne  aux 
suprêmes   maquillages. 

Comme  aux  Folies-Perverses,  les 
couples  androgynes  circulaient  enla- 
cés, et,  dans  l'effacement  presque  na- 
turel des  sexes,  la  pensée  des  anoma- 
lies inquiétantes  s'implantait  de  plus 
en  plus. 

Les  journalistes  prenaient  des  notes, 
cueillaient  des  pubHcités  fructueuses; 
les  demi-mondaines  montraient  leurs 
joyaux,  plus  affolées  de  réclame  que 
d'hommages.  Seuls,  les  artistes  et  les 
modèles  s'amusaient  réellement,  sans 
pose,  heureux  de  leur  succès  bien  ga- 
gné. Et  il  y  avait  là,  vraiment,  tout  un 
bouquet  de  jolies  filles,  aux  membres 
fins,  aux  seins  offerts  en  coupe  de 
volupté. 

—  Faites  votre  choix,  disait  Pascal, 
la  vie  est  courte,  et  vous  êtes  encore 
assez  jeune  pour  être  aimé  pour  vous- 
même.  Je  vois  des  regards  fixés  sur 
vous,  ils  ne  sont  point  farouches!... 
Si  vous  vouliez!... 


LE    DISCIPLE    REPRIT    COKXAISSAN'CE    SOUS    UN    POING    RUDE    QUI    LE    FRAPPAIT 

(Page  102) 


FOLIK    jyol'UJM 


97 


—  Non,  soupirait  André,  je  n'ai  point 
le  cœur  au  plaisir... 

—  Bah  !   essayez  toujours. 

—  Je  ne  saurais  que  dire!  Les  pa- 
roles d'amour  se  glacent  sur  mes  lè- 
vres... 

—  On  vous  en  aimera  davantage, 
beau  dédaigneux! 

—  Ne  vaut-il  pas  mieux  aimer  que 
d'être  aimé?... 

—  Penh  !...  Voilà  de  bien  grands 
mots  pour  peu  de  chose!...  Une  heure 
de  douce  étreinte  n'engage  à  rien.  On 
boit  à  la  coupe  de  chair  comme  à  la 
coupe  de  cristal,  un  peu  d'amontillado 
quand  on  a  soif,  et  l'on  s'endort  sans 
regret. 

«  Il  n'est  point  question  ici  de  senti- 
ment, et  les  petites  aux  seins  roidis, 
qui  vous  offrent  le  vin  d'amour,  ne  dé- 
sirent point  que  vous  leur  donniez 
votre  âme  en  échange.  Elles  n'en  sau- 
raient que  faire,  les  pauvres! 

—  Je  crois,  ami,  que  vous  vous  trom- 
pez. La  femme  demande  encore  plus 
de  tendresses  que  de  caresses,  et  son 
rire  est  toujours   près   des  pleurs. 

—  Poète,  va! 

—  Peut-être...  et  plus  encore  aujour- 
d'hui qu'hier,  parce  que  je  suis  plus 
malheureux! 

Pascal  haussait  les  épaules. 
■  —  Retourne  donc  auprès  de  ta  Fia- 
mette! 

—  Non.  Je  ne  veux  pas,  je  ne  peux 
pas! 

—  Parce  que  tu  l'aimes  trop.  Quand 
je  te  disais  que  l'amour  ne  fait  faire 
que  des  bêtises! 


Les  travées  de  la  grande  salle  du 
Moulin-Bleu  avaient  été  converties  en 
loges  décorées  de  façon  bizarre  et 
charmante.  Les  femmes  sortaient  des 
gerbes  fleuries,  montraient  un  coin  de 
leur  nudité  et  les  corolles  des  roses  se 
mêlaient  aux  corolles  des  seins  appe- 
lant les  papillons  du  baiser. 

A  minuit  s'organisait  le  cortège  où 
se  trouvaient  représentées:  la  Gaule, 
l'Egypte,  l'Inde,  l'Assyrie,  la  Perse, 
la  Phénicie,  etc.  Les  temps  préhisto- 
riques étaient  rendus  avec  une  heu- 
reuse abondance  d'imagination,  une 
fantaisie  ironique  ou  attendrie  toujours 
inattendue. 

Il  y  avait  là  des  bûchers  hindous, 
entourés  de  bayadères  aux  langoutis 
de  gaze,  de  pleureuses  tragiques,  de 
brahmes  sacrificateurs. 

Des  maisons  égyptiennes,  des  ba- 
teaux de  fleurs,  des  guinguettes  ga- 
lantes, des  palais  byzantins,  des  grottes 
préhistoriques  offraient  des  femmes  de 
toutes  les  couleurs,  également  ven- 
deuses de  volupté. 

Le  Moloch  de  Salammbô  se  dressait 
dans  un  coin,  gigantesque,  terrifiant, 
et  des  bruits  légers  de  baisers  partaient 
des  niches  où  les  dieux  de  carton  le- 
vaient leurs  bras  meurtris.  Les  prê- 
tresses d'amour,  toujours  prêtes  aux 
doux  sacrifices,  n'avaient  d'ailleurs  que 
leurs  joyaux  à  déranger  pour  offrir 
leur  chair  aux  caresses. 

Un  jeune  homme,  d'une  beauté  pres- 
que surnaturelle,  conduisait  le  taureau 
phénicien,  et  les  filles  de'  joie  lui 
jetaient    des   fleurs,    mendiant   un    re- 


FOLIE    DOFIUM 


garcl   de   ses   yeux    de   velours   fauve. 

André  ne  pouvait  s'empêcher  d'ad- 
mirer l'arrangement  harmonieux  de 
toutes  choses,  et  si  l'amoureux  souf- 
frait toujours,  l'artiste,  épris  de  belles 
formes  et  de  beaux  décors,  éprouvait 
un  secret  contentement.  Il  ne  l'avouait 
pas,  pourtant,  redoutant  le  sourire 
sceptique  de  Pascal,  ses  consolations 
un  peu  humihantes  d'homme  blasé  sur 
les  promesses  et  les  déceptions  du 
cœur. 

—  Vois-tu,  disait  l'artiste,  celui  qui 
aime  est  semblable  au  supplicié  qui 
tourne  sur  cette  roue.  Chaque  tour 
prévu  ramène  !es  mêmes  tortures.  L'a- 
mour est  toujours  pareil  à  lui-même, 
et  il  ne  pardonne  pas  à  ses  victimes! 

Il  montrait,  sur  un  char  précédé  de 
barbares,  vêtus  de  peaux  de  bêtes,  une 
énorme  roue,  armée  de  lames  d'acier 


pour  déchiqueter  les  corps.  Tout  au- 
tour gémissaient  les  condamnés  char- 
gés de  chaînes.  Deux  souples  jeunes 
filles  agitaient,  dans  les  flammes,  les 
boucles  de  leurs  chevelures,  et  des  têtes 
de  vierges,  fraîchement  coupées,  ou- 
vraient au  bout  des  piques  d'or  leurs 
yeux  langoureux.  Un  Bouddha,  à  che- 
val sur  une  grenouille,  terminait  le  cor- 
tège. 

Pascal  avait  entraîné  André  au  sou- 
per. Installé  à  côté  d'une  mignonne 
fillette  d'une  quinzaine  d'années,  il 
s'était  effroyablement  grisé,  et  ne  sa- 
vait de  quelle  façon  il  était  rentré  chez 
lui.  Un  doux  son  de  voix  seulement 
lui  restait  dans  l'oreille,  et  il  avait  re- 
trouvé, dans  une  poche  de  sa  défroque 
carnavalesque,  un  pavot  rouge  sem- 
blable à  celui  que  la  petite  portait  dans 
ses  cheveux. 


XXIII 


LE    CABARET   DE    LA    COCCINELLE 


Vers  cette  époque,  il  arriva  au  dis- 
ciple une  fort  regrettable  aventure. 

Jacques  avait  coutum.e  de  se  rendre 
dans  un  endroit  mystérieux,  élégam- 
ment pervers,  dont  il  ne  parlait  qu'à 


voix  basse  avec  des  mines  effarouchées 
et  glorieuses  d'un  fort  plaisant  effet. 
Il  existe  à  Paris  bon  nombre  de  ces 
établissements  équivoques,  que  la  po- 
lice tolère  parce   que   de  grands  per- 


FOLIE    D'OPIUM 


w 


sonnages  y  fréquentent,  et  que  le  scan- 
dale d'une  arrestation  aurait  un  gros 
retentissement.  Les  descentes  de  jus- 
tice ne  se  font  donc  habituellement 
que  dans  les  maisons  de  second  ordre 
dont  la  clientèle  plus  modeste  ne  sau- 
rait protester. 

Au  dehors,  rien  ne  dénonce  les  sé- 
ductions spéciales  du  lieu.  D'honnêtes 
devantures  montrent,  à  travers  des  ri- 
deaux transparents,  quelques  rangées 
de  tables  et  un  comptoir  oli  trône  une 
dame  miàre,  —  la  seule  de  l'endroit. 
—  De  pâles  esthètes  dégustent  des  vins 
âpres,  couleur  d'acajou  ou  d'améthyste, 
en  causant  posément  de  choses  et  d'au- 
tres. Au  fond,  une  porte  feutrée,  qui 
retombe  d'elle-même,  donne  sur  un 
salon  luxueux  et  barbare  qui  rappelle 
celui  de  toutes  les  vendeuses  d'amour. 

Point  de  joUes  femmes,  hélas!  mais 
un  parterre  d'une  cocasserie  spéciale. 
Les  types  anglais  surtout  y  foison- 
nent, étalant  des  dégaines  de  longs 
clergymen  enredingotés,  avec  des  sou- 
liers vernis  et  des  bagues  à  chatons 
importants  à  tous  les  doigts.  Il  y  a 
aussi  des  mufles  agressifs  de  dogues, 
aux  oreilles  sans  ourlet,  aux  babouines 
surprenantes,  des  êtres  flasques  aux 
yeux  injectés  et  idiots,  des  mines  d'é- 
ventreurs,  de  rastas  et  de  fous.  Cer- 
tains se  font  déboucher  d'explosifs  so- 
das, d'autres,  par  petits  groupes,  boi- 
vent du  Rœderer  et  du  Mumm  éthé- 
risés  en  se  chuchotant  de  timides  con- 
fidences, comme  dans  une  chapelle. 

A  minuit,  la  fête  commence  et  le 
programme    ne   varie    guère.    Comme 


chez  Defeuille  et  ses  amis,  les  inter- 
prètes de  ces  comédies...  de  salon,  s'af- 
fublent de  robes  féminines,  mettent  des 
perruques  abondamment  bouclées,  aux 
reflets  d'or  ou  de  flamme,  se  frottent 
de  céruse,  d'huiles  et  de  baumes  aux 
effluences  subtiles  pour  se  donner  l'il- 
lusion de  ce  que  précisément  ils  mé- 
prisent! De  très  jeunes  gens  ressem- 
blent vraiment  à  des  femmes,  et  ce 
sont  les  plus  entourés,  les  plus  choyés, 
ceux  qui  ont  presque  le  droit  de  s'enor- 
gueillir de  leur  taille  frêle  et  de  leurs 
grands  yeux  cernés. 

André,  plein  de  résignation,  laçait 
le  corset  du  Maître,  attachait  ses  jarre- 
telles de  satin  mauve  et  fixait  des  cous- 
sinets de  verveine  à  tous  les  creux  inu- 
tiles de  son  armature  féminine. 

Jacques  allongeait  les  bras,  prenait 
des  attitudes,  se  souriait  dans  un  grand 
miroir  à  trois  faces  où  il  se  voyait 
généreusement. 

—  Suis-je  à  mon  avantage,  ce  soir? 
demandait-il,  en  se  pinçant  le  bout  de 
l'oreille,  après  s'être  passé  un  doigt 
humide  sur  les  sourcils  pour  en  en- 
lever la  veloutine. 

—  Vous  êtes  plein  de  séduction,  cher 
Maître. 

—  Pourquoi,  mon  enfant,  ne  voulez- 
vous  pas  être  des  nôtres?... 

—  Je  ne  sais,  murmurait  le  jeune 
homme,  avec  une  discrète  ironie:  je 
n'ai  pas  la  vocation. 

—  Hélas!  malgré  mes  leçons,  je  n'ai 
point  trouvé  en  vous  l'élève  docile  que 
je  cherchais.  Vous  n'avez  paint  l'âme 
des  androgynes  divins  qui  seuls  appor- 


FOLIE    D'OPIUM 


teiit  quelque  charme  à  la  vie!...  Si  en- 
core vous  étiez  un  compagnon  fidèle, 
un  disciple  soumis  et  compréhensif  ! 
André,  résigné,  ne  ripostait  pas,  le 
front  douloureux,  la  pensée  vague, 
presque  toujours  embrumée  par  l'abus 
des  narcotiques,  et  Jacques  s'attendris- 
sait. 

—  Il  serait  si  doux,  pourtant,  de 
n'être  qu'un,  de  n'exister  que  pour 
cette  ardente  union  du  cœur  et  de 
l'âme!...  Tiens,  le  scarabée  de  cette 
fibule  m'égratigne  et  cette  baleine 
m'entre  dans  les  côtes... 

—  Oui,  Maître. 

—  Ce  soir,  je  suis  plus  et  mieux 
que  ton  Maître,  je  suis...  Mais  pourquoi 
cette  face  de  carême?...  Es-tu  malade? 

—  En  effet... 

Et  le  jeune  homme,  plus  blafard  que 
la  pâte  de  céruse  qui  couvrait  les  joues 
de  Jacques,  se  laissait  tomber  dans  un 
fauteuil,  éprouvant  comme  un  choc  au 
cœur,  suivi  d'un  décrochement  de  ma- 
chine mal  graissée. 

—  Qu'as-tu  donc?.., 

—  Si  vous  le  permettez,  ce  soir,  je 
resterai  chez  moi?... 

—  Non  pas,  je  désire  que  tu  vien- 
nes, pour  que  je  puisse  m'appuyer  à 
ton  épaule  et  mirer  mes  prunelles  dans 
les  tiennes.  Tu  m'inspireras  quelques 
vers  harmonieux  sur  la  grandeur  de 
notre  mission  esthétique,  absolument 
supérieure!  Tiens,  prends  mes  vête- 
ments, et  mets  dans  tes  cheveux  de 
cette  poudre  d'or! 

André  avait  donc  connu,  après  tant 
d'autres    réunions     nostalgiques,     les 


rendez-vous  de  la  Coccinelle,  l'honnête 
cabaret  à  devanture  banalement  pro- 
vinciale. Il  avait,  dans  une  hébétude 
élégante,  assisté  aux  tournois  galants 
des  chevaliers  fleuris;  puis,  grisé  de 
vins  poivrés,  mêlés  d'extraits  de  tubé- 
reuse et  d'acacia,  l'âme  chavirée  tou- 
jours par  ses  rêves  opiacés,  il  avait 
perdu  la  notion  du  temps.  De  vieilles 
lectures  lui  revenaient;  surtout  celles 
011  Pétrone  raconte,  dans  les  chapitres 
du  Satyrlcon,  la  vie  débauchée  de 
Rome.  Les  pourceaux,  couronnés  de 
myrtes  et  de  roses,  avaient  les  mêmes 
curiosités,  les  ruts  étranges  de  nos 
énervés  parisiens.  Dans  les  maisons 
hospitalières,  ouvertes  aux  passants 
d'amour,  on  entrevoyait,  entre  des  écri- 
teaux,  des  nudités  indécises,  des  accou- 
plements brefs  aux  accords  d'une  mu- 
sique barbare.  C'étaient  d'inquiétants 
incubes  aux  lourds  oripeaux  de  courti- 
sanes, plâtrés  de  blanc  gras,  frisés  et 
parfumés,  des  êtres  insexués,  dodus 
et  maladifs,  aux  larges  yeux  vides  cer- 
nés de  kohl. 

Ces  scènes,  découpées  dans  le  vif 
des  mœurs  d'alors,  étaient  à  peu  près 
les  mêmes  que  celles  qui  se  jouaient 
là  mesquinement  pour  quelques  initiés. 

Joies  frelatées  de  Sodome,  désirs 
irréalisables  de  voluptés  neuves,  dé- 
goût d'une  civilisation  décrépite,  in- 
conscience du  vice  devenu  nécessité, 
toutes  les  aberrations  de  notre  littéra- 
ture moderne  se  trouvent  dans  le  Sa- 
tyrlcon, et  André  s'en  remémorait  les 
alliciantes  débauches,  les  érudites  hys- 
téries. 


FOLIE    n- OPIUM 


Dans  son  sommeil,  il  voyait  mainte- 
nant de  singulières  choses:  Un  trône 
élevé  se  dressait  devant  lui,  émaillé 
de  briques  polychromes,  incrusté  de 
béryls  et  d'opales.  Sur  les  degrés  se 
traînaient  des  adolescents  aux  formes 
nues,  imprécises,  aux  membres  fins 
sertis  de  joyaux,  et  Jacques,  assis  sur 
le  large  siège,  les  caressait  tour  à  tour, 
puis  les  égorgeait  lentement  sans  qu'un 
muscle  de  son  visage  tressaillît.  Du 
sang  dégouttait  des  marches,  les  corps, 
dans  un  spasme  bref,  roulaient  les  uns 
sur  les  autres. 

Le  teint  jaune,  parcheminé,  strié  de 
rides,  le  regard  figé  dans  une  cruauté 
froide,  Chozelle  se  rougissait  les  mains 
à  cette  besogne  de  boucher,  s'attar- 
dait aux  attouchements  tièdes,  dans  la 
joie  perverse  de  ces  agonies  qu'il  avait 
voulues. 

Puis,  ce  furent  d'autres  scènes,  des 
danses  lascives  de  jeunes  hommes  nus, 
dont  les  reins  ondulaient  sous  les  cein- 
tures de  sardoines  et  d'émeraudes, 
dont  les  colliers  crachaient  des  étin- 
celles, grouillaient  sur  les  poitrines 
plates  comme  des  caméléons  de  flam- 
mes. 

Et  un  hermaphrodite  se  détachait 
du  groupe,  étalait  ses  membres  pâles, 
d'une  beauté  parfaite,  mimait  les  dan- 
ses de  Salomé  devant  Hérode.  André 
croyait  voir  Fiamette,  mais  une  Fia- 
mette  mutilée,  étrange,  vengeresse. 

Ce  n'était  pas  seulement  la  danseuse 
pâmée  qui  ranime  les  sens  d'un  vieil- 
lard par  ses  soupirs  et  sa  chair  moite, 
frissonnante  de  luxure,  c'était  le  Péché 


même,  corolle  adorable,  hybride  et  vé- 
néneuse, se  gonflant  pour  l'anéantisse- 
ment d'une  race! 

Fiamette,  car  c'était  elle,  montait 
les  marches  du  trône,  se  courbait  sur 
le  Tétrarque,  lui  offrait  ses  seins  à 
peine  sortis  dont  le  bout  saignait,  et 
le  couple  enlacé  disparaissait  dans  les 
flocons  de  brume,  puis  s'envolait,  se 
perdait  dans  le  plafond,  tandis  qu'An- 
dré poussait  un  cri  de  rage. 

Et  d'autres  hallucinations,  après  un 
moment  d'angoisse,  peuplaient  son 
demi-sommeil. 

De  temps  à  autre,  il  sortait  de  ses 
cauchemars,  anéanti,  brisé,  la  pensée 
chavirée  dans  l'épouvante,  et  il  enten- 
dait, au-dessus  du  bruit  des  chambres 
mal  closes,  le  choc  sourd,  régulier  et 
fiévreux  des  artères  qui  lui  battaient 
follement  sous  la  peau  du  cou. 

—  André,  je  t'assure  que  cette  per- 
ruque rousse  t'ira  à  ravir  et  que  cette 
ceinture  de  péridots,  à  scarabée  d'é- 
mail, s'agrafera  sans  peine  à  tes  reins. 
Tu  nous  chanteras  d'une  voix  douce 
les  mélopées  d'amour  que  je  t'ai  ensei- 
gnées. Veux-tu?... 

—  Laisse-le  donc;  ne  vois-tu  pas 
qu'il  est  ivre  à  ne  pouvoir  nous  en- 
tendre?... 

—  Alors,  passons-lui  nous-mêmes 
ces  voiles  lamés  d'or. 

Jacques  prit  André  dans  ses  bras, 
et  le  disciple,  continuant  son  rêve,  se 
laissa  dévêtir  sans  résistance.  Il  en- 
tendait confusément,  sous  'les  pluies 
de  fleurs  qui  le  submergeaient,  les 
plaintes  légères  des  flûtes  syrinx  aux 


FOLIE    D'OPIUM 


tympanons  tendus  de  peaux  de  bre- 
bis, le  déchaînement  des  sistres  de  fer 
et  d'ivoire,  et  se  croyait  à  une  orgie 
romaine  dont  les  jeux  se  déployaient 
dans  des  coulées  de  vin  et  de  sang. 

Il  était  Héliogobale,  et  les  Prêtres 
du  Soleil  dansaient  devant  le  symbole 
obscène  de  la  Pierre-Noire,  brandis- 
sant des  torches  dont  les  gouttes  par- 
fumées tombaient  autour  de  lui. 

Il  ne  se  refusait  pas  aux  adorations, 
conscient  de  son  rôle  auguste,  et  sou- 
riait, tandis  que  tout  un  peuple  se  pros- 
ternait, attendant  une  parole  de  ses 
lèvres   peintes. 

Les  prêtres  de  C3'bèle  le  baisaient 
au  coin  des  lèvres,  l'invitant  à  prendre 
part  à  la  fête  de  la  Nature  volup- 
tueuse. Il  était  étendu  sur  un  lit  très 
bas,  en  forme  de  gondole,  la  poitrine 
et  les  jambes  nues,  avec  une  perruque 
frisottée  qui  lui  recouvrait  le  front. 

Des  cassolettes  brûlaient  à  ses  cô- 
tés, et  il  faisait  rouler  entre  ses  doigts 
les  grains  roses  d'un  collier  de  corail. 
Ses  yeux  s'emplissaient  d'un  mirage 
incessant,  il  respirait  de  chaudes  bouf- 
fées aromatiques,  qui  exaspéraient  ses 
désirs,  et  il  se  sentait  procréé  pour 
l'avènement  de  l'androgyne  intermé- 
diaire de  la  femme  et  de  l'homme  — 
le  triomphe  définitif  du  principe  de 
la  vie.  —  Il  pensait  avoir  les  deux 
sexes,  et  se  réjouissait  à  l'idée  de 
s'engendrer  lui-même  dans  la  gloire 
de  sa   toute-puissance. 

Pourtant,  des  bras  se  tendaient  vers 
lui,  supphants;  s'il  dédaignait  les  ca- 
resses, il  ne  les  repoussait  pas,  géné- 


reux dans  son  triomphe,  et  ses  regards 
hallucinés  se  perdaient  dans  un  tumulte 
de  soies  chatoyantes  et  de  pierreries 
oîi  rosissaient  des  coins  de  chair. 

Jacques  se  penchait  sur  lui,  enla- 
çait ses  épaules,  de  plus  en  plus  étroi- 
tement, tandis  qu'un  esclave  les  éven- 
tait  d'un    large   flabellum. 

Et  c'était  une  douceur  que  le  dis- 
ciple n'eût  point  osé  soupçonner.  Sa 
pensée  flottait  au  hasard;  il  n'imagi- 
nait plus   d'autres   déhces. 

—  Mon  enfant  d'élection,  disait  Jac- 
ques, combien  je  suis  frémissant  à  te 
sentir  là,  sans  révolte  en  mon  pouvoir. 
Tu  as  enfin  compris  le  but  de  ton 
existence,  le  mystère  de  ta  destinée, 
et  rien  désormais  ne  nous  séparera! 

Il  ne  cessait  de  baiser  ses  yeux,  de 
s'enlacer  à  lui,  de  palper  son  corps 
en  un  élan  nerveux,  semblable  à  une 
crise  déUrante. 

L'esclave,  plus  mollement,  agitait  le 
flabellum  dans  l'air  épaissi,  et  les  cires 
d'or  laissaient  tomber  leurs  larmes  brû- 
lantes sur  les  tuniques  blanches  des 
prêtres  de  Cybèle,  agenouillés  comme 
pour  un  sacrifice. 

Docile,  André  se  laissait  manier  ; 
puis,  il  y  eut  du  bruit  dans  les  cou- 
loirs; les  assistants  remontèrent  sou- 
dain au  plafond  et  tout  disparut  dans 
des  flots  de  brumes. 

Le  disciple  reprit  connaissance  sous 
un  poing  rude  qui  le  frappait,  et  une 
voix  inconnue  lui  enjoignit  de  re- 
prendre ses  vêtements  que  des  hom- 
mes lui  jetèrent  avec  dédain. 

Il  s'habilla,  sans  comprendre,  com- 


VIKXS    TOrjnlRS    AVKC    MOI    (P^lg^'   /"/) 


FOLIE     noi'IUM 


lOS 


nie  dans  un  rêve.  Ce  ne  fut  que  plus 
tard  qu'il  sut  qu'une  descente  de  po- 
lice avait  troublé  cette  fête  esthétique 
du  cabaret  de  la  Coccinelle. 


Il  fut  incarcéré  avec  le  propriétaire 
de  l'établissement,  mais,  grâce  à  l'in- 
fluence de  Chozelle,  il  ne  subit  que 
quelques  jours  de  prison. 


XXIV 


LA    PETITE    PIERREUSE 


André  recommença  à  parcourir  les 
bouges  de  Paris,  les  cabarets  borgnes 
du  bord  de  l'eau,  les  terrains  louches 
des  constructions  lointaines,  les  quar- 
tiers suburbains,  noirs  de  peuple  et 
de  misère. 

Jacques  prétendait  faire  là  de  cu- 
rieuses rencontres,  et  préférer  le  vice 
pimenté  des  faubourgs  aux  perversions 
classiques  et  un  peu  fades  de  son  ami 
Defeuille, 

Il  touchait  des  mains  calleuses  aux 
ongles  bruns,  aux  doigts  spatules,  aux 
poils  rudes;  il  souriait  à  des  visages 
de  crime  cupide  aux  expressions  basse- 
ment féroces,  et  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  vil  et  de  grossier  au  fond  de  sa 
nature  se  délectait  à  ces  fréquentations. 

Parfois,  ils  arrivaient  en  pleine  ba- 
taille. Les  buveurs  faisaient  cercle  au- 
tour des  combattants,  qui,  l'écume  aux 
lèvres,  les  yeux  striés  de  pourpre,  se 
ruaient   à  la    mort    avec   des    cris     de 


bêtes.  On  riait  autour  d'eux,  on  les 
excitait  de  la  voix  et  du  geste,  protes- 
tant ou  applaudissant  selon  la  valeur 
des  coups.  Une  oreille,  un  lambeau  de 
chair  saignait  souvent  aux  dents  du 
plus  féroce,  et  les  couteaux,  retournés 
dans  les  plaies,  en  sortaient  des  sanies 
rouges. 

Quand  la  police  n'intervenait  pas, 
le  combat  ne  cessait  qu'à  la  chute  de 
l'un  des  hommes,  et  l'on  voyait  le 
vainqueur  se  relever,  les  mains  gluan- 
tes, essuyer  à  sa  chemise  son  couteau 
de  boucher. 

Peu  de  femmes  dans  ces  bouges  im- 
mondes. Jacques  visitait  les  maisons 
spéciales  que  les  vendeuses  d'amour 
évitent,  sachant  que  leurs  charmes  n'y 
seraient  point  goûtés.  Tout  au  plus, 
de-ci,  de-là,  une  pierreuse  venait-elle 
y  chercher  son  frère  ou  son  fils,  rare- 
ment son  amant. 

Chozelle    offrait    à    boire    aux    plus 


[o6 


FOLIE    D'OPIUM 


beaux  gars,  et  faisait  son  choix,  tan- 
dis qu'André,  à  moitié  assoupi  sur  un 
bout  de  table,  songeait  à  Fiamette. 
Dans  ses  rares  moments  de  lucidité,  il 
se  faisait  horreur,  et  il  lui  semblait  que 
chacune  de  ces  nuits  fiévreuses  ag- 
gravait sa  déchéance,  le  poussait  irré- 
missiblement  dans  la  voie  honteuse. 
Une  sorte  de  force  suggestive  domi- 
nait sa  volonté,  devenue  flottante  sous 
l'influence  du  poison,  il  subissait  la 
torture  quotidienne  avec  une  résigna- 
tion de  malade. 

Chozelle,  dans  sa  lâcheté,  craignait 
les  aventures  fâcheuses,  et,  s'il  se  fai- 
sait accompagner  par  son  jeune  dis- 
ciple, c'était  moins  par  amitié  pour  lui 
que  pour  être  assuré,  toujours,  d'une 
protection  efficace. 

Parfois,  en  effet,  un  mâle  jaloux  eu 
rusé  inten-enait,  crachait  les  plus  hor- 
ribles menaces  ou  proposait  un  arran- 
gement. Et  cela  rappelait  les  coutumes 
et  les  agissements  des  souteneurs  de 
barrière;  le  bétail  seul  différait.  Il  est 
vrai  que  ces  professeurs  d'infamie  re- 
crutaient surtout  des  enfants  ou  des 
adolescents,  et  Jacques  préférait  les 
fruits  mijrs   aux  primeurs. 

Un  jour,  pourtant,  le  disciple  s'était 
mis  devant  le  Maître,  et  avait  reçu 
un  coup  de  poing  dans  la  poitrine 
qui  lui  avait  fait  perdre  la  respiration. 
11  s'était  retrouvé,  accoté  à  un  réver- 
bère, et  Jacques,  à  genoux  devant  lui, 
étanchait  le  sang  qui  sortait  de  son  nez 
et  de  sa  bouche. 

Ces  dangers  plaisaient  au  poète,  lui 
faisaient  trouver  un  attrait  morbide  et 


une  excuse  à  ces  expéditions  noctur- 
nes. Il  tâchait  d'oublier  son  triste 
amour,  et  lorsqu'il  avait  assez  de  pré- 
sence d'esprit,  prenait  des  notes  pour 
un  roman  de  mœurs  qu'il  méditait. 

Ainsi  le  temps  passait;  il  n'avait  pas 
de  nouvelles  de  sa  maîtresse,  et  pensait 
pouvoir  l'oublier.  Malgré  la  tristesse 
de  son  cœur,  il  suivait  d'un  œil  indul- 
gent ces  formes  errantes,  molles  sous 
les  oripeaux,  qui  battent  les  rues  avec 
la  démarche  suspecte  et  furtive  des 
bêtes,  qui  arrêtent  les  passants,  hum- 
bles et  prometteuses,  fouillent  l'ombre 
dans  l'exaspération  de  leur  poursuite 
acharnée.  Et,  tandis  que  Jacques  se 
détournait  avec  mépris,  André  souriait 
avec  douceur  à  ces  créatures  de  joie, 
qui  ne  connaissent  de  la  joie  que  le 
rire,  à  ces  filles  d'amour,  qui  de  l'a- 
mour ne  connaissent  que  le  geste. 

Pourtant,  son  être  était  douloureux 
de  vouloir  aimer  et  de  n'avoir  rien  à 
aimer.  Il  sentait  le  froid  que  fait  autour 
de  l'âme  une  jeunesse  stérile,  une  jeu- 
nesse déshéritée  de  protection  tendre, 
de  grâce  câlineuse.  Malgré  lui,  il  s'at- 
tardait à  dépeindre  le  visage  ardent  et 
pur  de  Fiamette,  les  contours  adora- 
bles de  son  corps.  Il  la  revoyait  dans 
sa  robe  de  songes,  égrenée  de  flam- 
mes, avec  la  pointe  orgueilleuse  de 
ses  seins  soulevant  les  mailles  du  gor- 
gerin   de   perles. 

Un  soir,  une  fille  prit  sa  main  dans 
les  ténèbres  et  l'entraîna,  tandis  que 
Jacques  buvait  avec  ses  amis  de  ren- 
contre. 

La    petite    comptait    à  peine    quinze 


FOLIE    D'OPIUM 


107 


ans.  Elle  avait  des  membres  fins,  une 
chevelure  superbe  et  des  yeux  de  pé- 
ridots  qui  lui  enfiévraient  la  face.  Ses 
hanches  graciles  ondulaient  sous  une 
jupe  de  drap  rouge,  un  pavot  artificiel 
saignait   dans   sa    coiffure. 

—  Tu  as  l'air  triste,  dit-elle,  viens! 
Il  sourit.  Il  avait  reconnu  la  petite 

du  Moulin-Bleu. 

—  Tu  sais  donc  aimer?  Comment 
t'y  prends-tu?... 

—  Je  berce  les  chagrins  sur  mon 
cœur  comme  je  berçais  mes  poupées, 
il  n'y  a  pas   longtemps. 

—  Alors,  tu  as  un  cœur?... 

—  Il  paraît,  et  je  souffre  quand  on 
est  méchant  pour  moi. 

—  Depuis  combien  de  temps  fais-tu 
ce  métier?,., 

—  Depuis  deux  ans,  mais  il  ne  faut 
pas  le  dire,  parce  que  je  n'ai  pas  l'âge... 

—  Alors,  il  est  dangereux  de  te 
suivre?.,. 

—  Oh!  toi,  tu  ne  risques  rien.  C'est 
le  grand  Charles  qui... 

—  Charles?,,. 

La  petite  se  rengorgea. 

—  Oui,  mon  amant,..  Celui  qui  me 
fait  travailler,.. 

Tristement,  André  contemplait  cette 
églantine  du  pavé,  non  flétrie  encore, 
mais  apâlie  par  les  fatigues  d'amour, 
les  étreintes  perverses. 

—  Et  ce  grand  Charles...  Tu  l'aimes 
aussi?.,. 

Elle  frissonna  et  répondit  tout  bas, 

—  Non. 

—  Alors  pourquoi  restes-tu  avec 
lui?... 


—  Parce  que  j'en  ai  peur... 

—  Il  te  bat?.,. 

—  Souvent. 

—  Quand  tu  ne  rapportes  pas  assez 
d'argent?... 

Elle  baissa  les  yeux,  fit  mélancoli- 
quement un  signe  affirmatif. 

—  Il  faut  te  sauver,  tâcher  de  te 
placer  quelque  part,.. 

—  J'y  ai  songé,  dit-elle  vivement,  et 
tu  m'aideras! 

—  Moi?,.. 

—  Que  veux-tu  que  je  fasse  toute 
seule  ?...  Je  ne  suis  pas  assez  forte, 
et  puis,  je  n'ai  pas  d'argent...  Charles 
me  prend  tout  ce  qu'on  me  donne... 
Appelle-moi  Zéhe... 

Comme  André  songeur  considérait 
l'enfant,  elle  tâcha  de  nouveau  de  l'en- 
traîner. 

—  Viens  toujours  avec  moi,  et,  si 
je  ne  te  plais  pas,  j'irai  chercher  ma 
sœur  qui  est  une  femme,  déjà...  Ma 
sœur  Lucienne.,.   Elle  est  très  jolie... 

Le  jeune  homme  eut  un  pâle  sourire 
mêlé  de  pitié  et  de  dégoût.  Mais  une 
sorte  de  curiosité  maladive  l'entraîna, 

—  Puisque  tu  es  gentille,  dit-il,  mè- 
ne-moi chez  toi, 

—  Faut-il  chercher  Lucienne? 

—  Non,  toi  seulement. 

Elle  bondit  joyeusement,  et  marcha 
devant  pour  le  guider  dans  les  ruelles 
sordides. 

Son  petit  jupon  rouge  collait  sur  ses 
hanches,  et  ses  superbes  cheveux  ru- 
tilaient lorsqu'un  jet  de  flamme  les 
caressait  au  passage.  De  temps  à  au- 
tre,  elle  tournait  la  tête  pour  voir  isi 


io8 


FOLIE    IJOFIVM 


son  amoureux  la  suivait  toujours,  et, 
rassurée,  elle  montrait  dans  un  éclat  de 
rire  ses  dents  de  jeune  chat. 

—  Je  suis  heureuse!   heureuse! 

Ils  montèrent  un  escalier  abomina- 
ble, où  se  confondaient  tous  les  relents 
de  misère,  et  pénétrèrent  dans  une 
chambrette  sans  feu  et  sans  tapis,  meu- 
blée seulement  d'un  grand  lit  tendu 
d'andrinople,  de  quelques  chaises  et 
d'une  commode,  avec  l'indispensable 
cuvette,  flanquée  d'un  savon  et  d'une 
fiole  d'eau  de  Lubin. 

—  Tu  vois,  ce  n'est  pas  beau,  chez 
moi,  dit-elle,  mais  c'est  tout  ce  que 
Charles  m'a  donné,  et  je  n'ai  jamais 
d'argent  pour  acheter  des  fleurs  et 
d'autres  jolies  choses  qui  me  feraient 
plaisir. 

André  prit  une  chaise,  et  la  petite 
vint  se  frôler  à  ses  jambes,  l'embrassa, 
et,  comme  il  restait  songeur,  s'assit 
sur  ses   genoux. 

—  Dis-moi  pourquoi  tu  ne  veux  pas 
jouer  avec  moi,  comme  les  autres?... 

Il  regarda  autour  de  lui. 

—  Nous  sommes  seuls,  au  moins?... 

—  Oui,  ils  sont  à  boire  chez  le 
père  Philippe. 

—  Charles  et  ta  sœur?... 

—  C'est  toujours  là  qu'ils  m'atten- 
dent. Ils  ont  dii  nous  voir  passer... 

—  Ah!... 

—  Ils  ne  monteront  pas,  tu  peux 
être  tranquille. 

André,  le  cœur  serré,  appuya  sa  joue 
à  la  joue  de  l'enfant  et  resta  ainsi.  Des 


larmes  filtraient  entre  ses  cils,  et  Zéhe, 
gagnée  par  cette  émotion,  se  mit  à 
pleurer  aussi,  sur  elle  et  sur  lui,  parce 
que  c'était  une  bonne  petite  fille  qui 
n'aurait  point  dû  faire  un  tel  métier. 

—  Alors,  tu  m'emmèneras?... 
Il  soupira. 

—  Hélas!  je  ne  suis  pas  riche. 

—  Qu'est-ce  que  cela  fait!  Je  soi- 
gnerai ton  ménage,  et  tu  ne  t'occupe- 
ras plus  de  rien. 

Il  garda  le  silence,  ne  sachant  com- 
ment s'y  prendre  pour  enlever  à  la 
pauvrette   ses    illusions. 

Elle  s'était  reculée,   toute  chagrine. 

—  Tu  vois  bien  que  je  ne  te  plais 
pas...  Tu  m'avais  mal  vue,  tout  à 
l'heure,  tu  me  croyais  plus  dévelop- 
pée... Oh!  je  suis  un  maigre  régal! 

—  Non,  Zélie,  je  te  préfère  comme 
tu  es.  Reste  auprès  de  moi,  embrasse- 
moi  ainsi  que  tu  embrasserais  un  ca- 
marade chéri.  Je  ne  te  demande  qu'un 
peu  d'affection,  tu  seras  ma  petite  amie, 
et  je  te  récompenserai  tout  de  même, 
ajouta-t-il,  en  voyant  un  nuage  d'inquié- 
tude passer  dans  les  yeux  de  l'enfant 

Il  lui  mit  dans  la  main  tout  ce  qu'il 
avait  sur  lui,  et,  comme  elle  hésitait, 
regardant  les  pièces  blanches: 

—  C'est  pour  toi... 

—  Mais,  je  n'ai  rien  fait  pour... 

—  Tu  as  fait  suffisamment  si  tu 
m'aimes  un  peu! 

—  Oh!  oui,  je  t'aime! 

En  riant  et  pleurant,  elle  se  jeta  dans 
ses  bras. 


FOLIE    VOl'lUM 


lO\) 


XXV 


CAUCHEMARS 


André,  un  peu  consolé,  rejoignit 
Chozelle  dans  le  cabaret  louche  où  il 
l'avait  laissé.  Dès  l'entrée,  il  remar- 
qua un  couple  installé  devant  une  bou- 
teille de  vin  bleu,  et  il  devina  que  cet 
homme  et  cette  femme,  qui  l'exami- 
naient d'un  œil  méfiant,  devaient  être 
les  bourreaux  de  sa  petite  amie. 

Lucienne  avait  une  jupe  rouge, 
comme  sa  sœur,  et,  dans  les  cheveux, 
un  pavot  semblable  au  sien,  qui  crépi- 
tait dans  la  lueur  fumeuse  des  quin- 
quets.  Sans  doute  portaient-elles  la 
même  livrée  pour  séduire  le  client, 
l'aguicher  d'une  promesse  plus  per- 
verse. 

Zélie  ne  ressemblait  nullement  à  la 
créature  de  vice  qui  riait,  à  demi  ren- 
versée  sur  les  bancs  de  ce  bouge  in- 
fâme. Les  yeux  de  l'enfant  étaient 
pleins  d'une  douceur  triste,  tandis  que 
ceux  de  la  fille  brillaient  d'une  flamme 
d'ivresse  ou  de  crime,  cherchaient, 
cruels  et  provocants,  ceux  des  buveurs 
qui  la  coudoyaient. 

—  Rentre,  pour  voir  ce  qu'il  a  donné 
à  la  petite,  fit  le  grand  Charles  à  voix 
basse. 


Mais  Lucienne  protesta. 

—  Elle  viendra  bien  nous  le  dire. 

—  Savoir,  cest  une  fainéante...  Et 
puis,  un  beau  soir  elle  nous  jouera  la 
fille  de  l'air. 

—  Maigriotte  et  gnoUe  comme  elle 
l'est! 

—  Une  primeur.  Il  y  a  des  vieux 
qui  les  préfèrent  ainsi. 

—  Bah!  laisse-moi  boire,  on  verra 
demain. 

Le  grand  Charles  serra  "les  poings, 
tandis  que  la  fille  faisait  claquer  ses 
lèvres  au  bord  du  verre  épais,  renver- 
sait la   tête  voluptueusement: 

—  Boire  et  dormir,  il  n'y  a  que  ça! 

Mais  Charles,  qui  dévisageait  Cho- 
zelle depuis  un  moment,  poussa  le 
coude  de  sa  compagne. 

—  Tâche  donc  d'empaumer  l'autre. 
Elle  haussa  les  épaules. 

—  Rien  à  faire!  Tu  ne  vois  donc 
pas  ce  que  c'est  que  ce  type-là?...  Tu 
ne  l'as  donc  pas  vu  sortir,  il  y  a  deux 
jours,  avec  le  Frisé?... 

Jacques  emmenait  le  disciple,  un  peu 
gêné  par  le  regard  gouailleur  de  l'hom- 
me. Il  était  de  mauvaise  humeur,  mé- 


l<U-Ll-tj      -U  UriUM 


content  de  lui  et  des  autres,  ayant 
perdu  son  temps.  Aussi  demanda-t-il, 
sans    aménité: 

—  Oii  donc  avez-vous  couru,  tandis 
que  je  m'attardais  avec  ces  brutes?... 

André  rougit. 

—  Je  me  suis  senti  souffrant,  et  j'ai 
pris  l'air. 

—  Pendant   deux   heures! 

—  Deux  heures?...  il  me  semblait 
que  je  ne  marchais  que  depuis  un  mo- 
ment. 

—  Je  vois  que  le  temps  passe  vite 
quand  je  n'y  suis  pas. 

Le  Maître  avait  encore  beaucoup  de 
choses  sur  le  cœur,  mais  il  dédaigna 
de  se  plaindre  davantage,  et  se  promJt 
seulement  d'exiger,  pour  le  lendemain, 
un  supplément  de  travail.  Les  œuvres 
d'André  avaient  du  succès,  et  Jacques 
s'applaudissait  de  son  heureux  choix, 
sans  pour  cela  laisser  voir  à  l'élève 
une  satisfaction  imprudente.  Il  ne  faut 
pas  gâter  le  métier. 

Lorsque  les  deux  hommes  ne  sor- 
taient pas,  le  7vlaître  daignait  donner 
quelques  conseils,  relever  la  fadeur 
d'un  article  par  des  mots  amusants  et 
rares,  plaqués  de-ci,  de-là.  Ainsi,  toutes 
les  productions  d'André  avaient  un  air 
de  famille  :  le  genre  Chozelle,  qui  —  cla- 
maient les  admirateurs  —  se  recon- 
naissait dès  la  seconde  ligne  d'une 
chronique  ou  d'une  nouvelle. 

Jacques  vivait  des  hommes,  comme 
certains  de  ses  confrères  vivaient  des 
femmes,  et,  chose  bien  typique,  en  ce 
temps  de  pourriture  morale  et  de  lutte 
homicide,  il  s'en  faisait  gloire,  racon- 


tant ses   bonnes   fortunes,   étalant  ses  \ 

vices   au   cercle,   au  théâtre,   en   plein  [ 
boulevard;  Tous,  critiques,  échotiers  et 

soireux,    encensaient   son    mérite,    son  \ 

i 

originalité,  le  tour  ingénieux  et  mordant  i 

de  son  esprit.  Il  y  avait,  pour  le  mettre  ! 

en   valeur,   une   apothéose   d'épithètes  ' 

que   les   petites  femmes   perverses   se  I 

répétaient  entre  elles  avec  complai  sance.  i 

Vêtu  de  son  habit  de  soirée,  cravaté  ' 

de  blanc,  Jacques,  le  soir,  jetait  un  coup  ' 

d'œil  sur  les  gazettes  alliciantes,  tan-  < 
dis  que  le   disciple,  pelotonné  devant 

la  cheminée  oii  brillait  une  plaque  de  ' 

cuivre  rouge,  chauffée  par  une  invisible  ! 

herse  de  gaz,  rêvait  tristement.  Et  sa  ] 

vie  était  comme  cette  plaque  ardente,  \ 
d'un  rouge  criminel,  sans  la  joie  des 

flammes  vagabondes,   des  flammes  li-  i 

bres  qui  montent  au  gré  de  leur  ca-  j 

priée  et  crépitent  follement  comme  des  : 

cigales  d'amour!  Sa  vie  était  fiévreuse  i 

sans  but;  elle  brûlait  sinistrement  sans  ; 
espoir,  sans  tendresse,  inutile  et  factice. 

Tandis    qu'il    songeait,    la   joue   ap-  l 

puyée  au  marbre  tiède,  Chozelle,  qui  i 

lisait,  avait  des  exclamations  approba-  , 

tives  pour  quelques  éloges  qui  cares-  i 

saient  plus  particuHèrement  sa  vanité  ; 

d'auteur,  i 

—  J'ai  tout  de  même  de  la  chance! 
disait-il, 

—  Certes,  souriait  le  poète  avec  une  \ 
ironie  lasse,  i 

—  Que  de  gens  de  talent  luttent  sans 
pouvoir  réussir,  passent  leur  temps  à 
souhaiter     d'impossibles     revanches  !  ; 
Vous,   par   exemple,   mon   ami,,, 

—  Hélas!  ' 


LE    liLKSSli    EXTENDi:     I.K     r.RUIT    d'u.N    GALOP    DANS    LE    BROUILLARD   [PûgC  IKj) 


FOLIE    D'OPIUM 


Et,  dans  une  franchise  cruelle,  Jac- 
ques poursuivait,  avec  un  besoin  de 
torturer  les  nerfs  d'autrui  qui  lui  pro- 
curait de  délicates  jouissances,  des  sen- 
sations d'artiste,   comme  il  disait:    . 

—  Ainsi,  ces  chroniques,  signées  par 
vous,  n'auraient  aucun  succès,  et  je 
vous  défie  bien  de  les  placer  dans  un 
journal!  C'est  que,  voyez-vous,  il  ne 
suffit  pas  d'avoir  du  talent  pour  réus- 
sir; dans  notre  métier,  c'est  l'enseigne 
qui  attire  le  client.  Imposez  ou  ache- 
tez une  bonne  enseigne,  soyez  adroit 
ou  riche,  tout  est  là. 

La  cueillette  de  gloire  finie,  le  Maî- 
tre s'étendait  dans  sa  bergère  de  soie 
verte   et  ne   tardait  pas   à  s'endormir, 
tandis  que  le  jeune  homme,  s'appro- 
chant  de  la  fenêtre,  contemplait,  sous 
le  ciel  métallique  chargé  de  neige,  les 
toits  d'un   hôtel  voisin   oii  palpitaient 
de  gros  flocons  comme  les  plumes  blan- 
ches d'un  éventail,  agité  par  quelque 
invisible  main...  Mais,  il  avait  là,  tou- 
jours prête,   sa  pipe  d'opium,   et,  fé- 
brilement, il  chauffait  la  pâte  d'oubli, 
s'installait,  tirait  quelques  bouffées  libé- 
ratrices. Peu  à  peu,  le  décor  changeait, 
les  murs  vacillaient:  Chozelle  remon- 
tait au  plafond  comme  un  bonhomme 
peint   sur    une    toile    qu'on    tire.    Des 
nuages  de  brume  se  déroulaient,  ainsi 
que  ces  anneaux  noirs  qui,  à  la  fin  des 
feux   d'artifice,    brouillent    les     trajec- 
toires des  fusées;  puis,  tout  se  dissipait, 
et  l'atelier  de   Pascal  apparaissait  lu- 
mineux  comme  à  la  soirée  des  confetti. 
Deux  à  deux  les  modèles  circulaient, 
presque   nus   sous    leurs   joyaux,    éta- 


laient des  épaules  blanches,  des  crou- 
pes rebondissantes  sous  la  cambrure 
des  reins,  des  jambes  nerveuses,  gan- 
tées de  soie  noire,  aux  fléchettes  bro- 
dées de  nuances  vives,  aux  fleurs  jetées 
comme  des  baisers  le  long  des  chevil- 
les: des  baisers  grimpants  en  semis  de 
clématites  et  de  roses. 

Nora,  la  taille  prise  dans  sa  cein- 
ture à  cabochons  glauques,  bondit 
comme  un  clown,  pirouette  et  se  dé- 
sarticule, une  jambe  de-ci,  une  jambe 
de-là.  Puis,  sans  s'aider  des  mains,  se 
redresse,  et,  du  bout  de  son  pied  mi- 
gnon, fait  sauter  une  coupe  de  Champa- 
gne que  Chozelle  portait  à  ses  lèvres. 
La  voici,  les  jambes  en  l'air,  tournant 
'  comme  un  scarabée  d'or  enfermé  dans 
une  boîte;  elle  s'étire  et  se  ploie,  de- 
vient couleuvre,  passe  sa  tête  entre  ses 
jambes,  tire  une  langue  moqueuse  à 
l'assistance;  et,  soudain,  ses  traits  se 
contractent,  ses  yeux  s'agrandissent, 
se  creusent,  reculent  au  fond  des  or- 
bites, sa  chair  se  décompose  et  se  des- 
sèche. C'est  un  squelette  qui  saute  au 
bout  d'une  ficelle! 

Les  couples  passent;  Cythère  et  Les- 
bos,  les  prunelles  fumeuses,  les  lèvres 
meurtries,  sourient  vaguement  dans 
une  hébétude  d'étreintes  et  de  baisers. 
Voici  les  fœtusards  du  chic  et  du  chè- 
que, les  chevaliers  de  marque  et  de 
contremarque,  les  éthéromanes  verli- 
bristes,  les  ataxiques  aux  jambes  de 
coton,  aux  moelles  fondues,  tous  les 
gavés  et  tous  les  meurt-de-faim,  aussi 
livides  les  uns  que  les  autres  et  pa- 
reillement macabres! 


114 


FOLIE    D'OFIUM 


Des  filles  rousses,  brunes  et  blon- 
des^  montrent  leurs  aisselles  oii  brille 
un  peu  de  sueur  en  rosée  de  diamants; 
une  odeur  musquée  de  peau  et  de  four- 
ture  exalte  les  sens,  met  dans  les 
yeux  des  hommes  des  lueurs  de  con- 
voitise. 

Les  gouges  de  volupté  se  prennent 
par  la  main  pour  une  ronde  folle  au- 
tour d'une  nouvelle  venue  qui  fait  pâlir 
les  plus  fameuses:  C'est  Fiamette,  ta- 
nagréenne,  irréelle,  dans  son  corselet 
à  cabochons  de  saphirs  qui  tremblent 
en  pétillant  sur  sa  chair,  remués  par 
la  hâte  des  seins. 

André  se  voit  lui-même  auprès  de 
sa  maîtresse,  il  est  morose  et  ne  ré- 
pond pas  à  ses  mines  enjôleuses,  à 
ses  baisers.  Alors,  elle  s'éloigne,  laisse 
tomber  le  réseau  de  pierreries  qui  la 
couvre,  apparaît  sans  voile  sous  le  re- 
gard en  arrêt  des  hommes.  Tous,  trem- 
blants de  désirs,  la  détaillent,  scrutent 
le  mystère  de  ses  flancs  et  l'émoi  de 
ses  attitudes.  Tous  la  veulent,  jugeant 
sa  beauté  indéfectible,  et  se  jettent  sur 
elle  dans  une  frénésie  soudaine. 

André,  le  cœur  battant  à  grands 
coups    sonores,    fait    de    vains    efforts 


pour  se  lever,  arrêter  la  curée  d'amour 
dont  le  souffle  rauque  gronde  à  ses 
oreilles.  Il  supplie,  pleure,  se  tord, 
impuissant,  tandis  que  la  meute  affa- 
mée passe  sur  le  corps  de  Fiamette,  se 
repaît  de  sa  chair  liliale. 

Par  moments,  il  aperçoit  la  couronne 
rose  de  ses  seins,  l'étoile  fleurie  de 
son  ventre,  et  devine  une  autre  fleur 
que  tous  peuvent  cueillir  excepté  lui. 

Le  songe  d'opium  devient  cauche- 
mar. Ses  muscles  se  contractent,  les 
battements  de  son  cœur  s'accélèrent, 
et,  dans  une  frénésie  de  rage,  il  se 
dresse,  enfin,  décroche  une  arme,  au 
hasard,  sur  les  murs  de  l'atelier,  et, 
bondissant  dans  le  tas  des  mâles  en 
rut,  frappe  ces  faces  de  luxure,  ces 
gorges  hoquetantes  de  soupirs  volup- 
tueux, plonge  ses  mains  dans  le  sang 
des  poitrines  et  des  ventres,  puis  s'éva- 
nouit sur  le  corps  de  Fiamette... 

Lorsque  le  jeune  homme  reprenait 
ses  sens,  il  était  mortellement  las  et  des 
tics  bizarres  parcouraient  sa  face.  Le 
poison,  lentement,  agissait  sur  son  or- 
ganisation, exaspérant  ses  nerfs,  dé- 
traquant sa  santé,  déjà  éprouvée  par 
les  veilles   et   les   privations. 


FOLIE    D'OPIUM 


lis 


XXVI 


ZELIE   DANSE 


Au  cabaret  du  père  Philippe,  André 
retrouvait  sa  petite  amie;  le  plus  sou- 
vent, elle  l'attendait  à  la  porte  pour 
ne  pas  éveiller  l'attention  de  Jacques, 
et,  bien  vite,  l'emmenait  chez  elle,  lui 
racontait  ses  projets,  se  confiait  à  lui, 
comme  à  un  frère  aîné  très  tendre.  Elle 
ne  voulait  plus  rester  avec  Lucienne  et 
le  grand  Charles,  c'était  décidé;  pla- 
cée dans  une  maison  de  modes  par 
les  soins  d'André  Flavien,  elle  travail- 
lerait, saurait  reconquérir  le  respect  des 
gens.  Est-ce  que  tout  ne  s'efface  point 
à  son  âge?...  Le  jeune  homme  souriait 
à  ce  gazouillis  de  fauvette,  se  sentait 
meilleur  auprès  de  cette  petite  âme 
gentille  et  fraîche,  malgré  les  ignomi- 
nies de  l'entourage. 

A  Zélie,  également,  il  avait  raconté 
le  passé,  et  comment  il  avait  quitté  sa 
maîtresse,  qui  prétendait  le  faire  vivre 
avec  l'argent  des  autres.  Il  avait  fui, 
plein  de  honte  et  d'indignation  ;  ce- 
pendant, son  cœur  souffrait  toujours, 
ses  lèvres  gardaient  l'empreinte  des 
anciens  baisers,  et  ne  sauraient  point 
trouver  de   saveur   aux   caresses  nou- 


velles. Un  envoûtement  de  souvenirs 
l'attachait  à  l'amie  indigne  qu'il  ado- 
rait   et    maudissait    tour    à  tour. 

—  Et  tu  as  quitté  ton  nid  d'amour?... 

—  Il   le  fallait   bien. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que...  parce  que...  tu  ne 
comprendrais  pas,  petite  Zélie,  si  je 
te  le  disais. 

—  Ah!...  Comment  était-ce  chez  toi? 

—  Banal,  pour  les  autres,  sans  doute, 
adorable  pour  mon  cœur  d'amant...  De 
la  mousse  et  des  fleurs...  Juste  la  place 
de  nos  deux  tendresses... 

—  Tu  retrouveras  ta  Fiamette. 

—  Jamais! 

—  Bah!  on  s'imagine  que  tout  est 
fini,  et  puis,  tout  recommence.  La  tris- 
tesse s'enfuit  comme  la  joie...  On  est 
malheureux  un  jour  et  consolé  le  len- 
demain, sans  savoir  comment  ça  s'est 
fait...  Parfois  j'ai  envie  de  me  tuer, 
puis,  le  soir,  je  danse  comme  une  folle, 
et  la   vie   me   semble   bien   amusante. 

—  Tu  n'es  encore  qu'une  petite  fille, 
Zélie;  plus  tard  les  chagrins  te  laisse- 
ront une  empreinte  plus  profonde. 


ii6 


FOLIE    D'OPIUM 


—  Tu  crois?...  Dans  tous  les  cas, 
parle-moi  d'Elle,  ça  me  fait  plaisir, 
parce  que  je  sens  que  ça  te  console. 

Et  le  poète  disait  tout  de  sa  vie  et 
de  celle  de  sa  maîtresse,  sachant  bien 
que  la  petite  amie  qui  l'écoutait  ne  le 
trahirait  pas,  enfermerait  en  elle,  com- 
me en  un  tabernacle,  le  saint  ciboire 
de  son  amour  défunt. 

—  Mais,  maintenant,  vois-tu,  je  veux 
que  tu  m'aides  à  oublier  ce  passé  dont 
le  souvenir  me  fait  trop  de  mal! 

Et  Zélie,-  qui  déjà  était  femme,  es- 
sayait de  le  guérir  avec  des  moyens  de 
femme.  N'ayant  à  offrir  que  son  frêle 
corps  d'amour,  elle  l'offrait  ingénu- 
ment, lui  disant  que  cela  ne  tirait  pas 
à  conséquence,  qu'elle  se  résigne- 
rait à  n'être  qu'un  petit  animal  de  joie, 
sans  espoir  de  bonheur.  Elle  ne  voulait 
rien  que  consoler,  semer  un  peu  d'ou- 
bli dans  de  brèves  minutes. 

Il  ne  répondait  pas,  l'âme  lointaine, 
et  elle  s'agenouillait  à  ses  pieds,  fai- 
sait ses  mains  prisonnières,  et,  le  re- 
gardant de  ses  grands  yeux  purs,  lui 
demandait  pourquoi  il  ne  voulait  pas. 

—  Qu'est-ce  que  cela  fait,  puisque 
tu  me  quitteras  tout  de  suite  après? 

Et  lui,  pour  l'éloigner,  trouvait  des 
arguments  : 

—  Si  je  te  prenais,  je  ne  t'aimerais 
plus. 

—  Je  ne  désire  pas  que  tu  m'aimes, 
puisque  je  t'aime  pour  deux.  Prends 
seulement  du  plaisir,  cela  calmera  ton 
cœur. 

—  Non,  Zélie,  il  ne  faut  pas.  Je  suis 
bien  ainsi,  mon  esprit  est  confiant.  Il 


me  semble  que  je  respire  dans  un  bois 
de  roses,  après  avoir  traversé  les  plai- 
nes fiévreuses  et  les  marais  pestilentiels 
qui  donnent  la  malaria. 

Elle  secouait  la  tête,  en  riant,  et, 
pour  le  distraire,  essayait  quand  même 
d'éveiller  ses  convoitises,  n'ayant  pas 
d'autre  félicité  à  lui  offrir.  D'une  main 
impatiente,  elle  enlevait  les  épingles 
de  sa  coiffure,  secouait  le  pavot  rouge 
qui  glissait  à  ses  pieds  comme  une 
fleur  de  meurtre  agonisante  et  malé- 
fique, une  fleur  de  honte  qui  disait  son 
métier,  attirait  sur  elle  l'attention  des 
chercheurs  de  baisers,  au  détour  des 
rues.  Sa  libre  chevelure  l'enveloppait 
alors  comme  une  fourrure  tiède,  ma- 
gnétique, où  il  plongeait  doucement 
son  front. 

Elle  savait  des  danses,  aussi,  des 
danses  perverses  et  naïves,  que  Lu- 
cienne, retroussant  ses  jupes,  lui  avait 
enseignées.  Comme  elle,  pinçant  son 
jupon  écarlate,  elle  levait  la  jambe, 
pivotait  sur  le  bout  d'un  pied,  et,  les 
doigts  écartés,  passait  sur  son  mollet 
grêle  un  imaginaire  archet  de  violon. 
Ses  gestes,  inconsciemment  précis,  ap- 
pelaient l'étreinte  brutale,  l'étreinte  du 
mâle  sans  simagrées   d'amour. 

Elle  était  gracieuse,  pourtant,  dans 
ses  danses  vulgaires  et  d'une  certaine 
adresse.  Le  grand  Charles,  d'ailleurs, 
pour  l'assouplir,  l'avais  mise  contre  un 
mur,  la  jambe  en  l'air,  et,  chaque  jour, 
recommençant  l'exercice,  poussait  da- 
vantage, faisant  craquer  les  os,  jusqu'à 
la  ligne  droite,  jusqu'à  la  dislocation 
complète. 


FOLIE    DVPIUM 


Dans  certains  établissements  subur- 
bains on  faisait  cercle  autour  d'eux  pour 
les  voir  se  trémousser  à  la  lueur  des 
quinquets.  Charles  n'avait  pas  son  pa- 
reil pour  le  grand  écart.  Il  se  relevait 
d'un  seul  coup,  avec  une  souplesse  de 
clown,  et  son  imagination  perverse  lui 
suggérait  des  figures  nouvelles  que 
ses    rivaux   s'empressaient    de    copier. 

Lucienne  s'agitait  auprès  de  Zélie, 
l'enlaçait,  tourbillonnait  avec  elle,  plus 
lascive,  plus  impudique,  plus  endia- 
blée, et  leurs  robes  écarlates  faisaient 
comme  des  taches  de  sang  dans  l'air 
épaissi  des  bouges. 


Délaissant  le  saladier  de  vin  bleu  et 
le  punch  aux  flammes  serpentines,  les 
buveurs  applaudissaient,  réclamaient 
des  danses  plus  véhémentes. 

Et  c'étaient  ces  poses  de  possédées 
d'amour  que  Zélie  essayait  devant  An- 
dré, moins  pour  le  conquérir  que  pour 
le  distraire,  heureuse  quand  son  effort 
amenait  un  sourire  sur  les  lèvres  du 
poète. 

—  Ah!  disait-il,  tes  bonds  de  dia- 
blesse sont  des  bonds  d'ange  déchu; 
et  si  tes  ailes  ont  roussi  au  feu  du 
sabbat,  petite  Zélie,  ton  cœur  a  gardé 
la  couleur  du  ciel!... 


XXVII 


COUP    DE    COUTEAU 


Un  soir,  comme  le  jeune  homme 
regagnait  le  cabaret  du  père  Philippe, 
il  entendit  des  voix  irritées.  Chozelle, 
très  pâle,  reprochait  au  grand  Charles 
la  mauvaise  tenue  de  Lucienne  qui 
avait  osé,  étant  ivre,  contrefaire  ses 
tics.  IJ  réclamait  l'expulsion  de  la  fille, 
menaçait  de  chercher  un  autre  gîte 
pour  ses  habituels   rendez-vous. 

Sur  les  observations  prudentes  du 
cabaretier  qui,  sans  doute,  «  savait  des 


histoires  »,    le    couple    sortit    sans    ré- 
sistance,  haineux   et   sournois. 

—  Tu  vois  comme  je  leur  parle,  dit 
Jacques,   ils   ne    reviendront   plus. 

—  Peut-être   avez-vous    eu   tort. 

—  Tu  sais  bien  que  je  n'ai  pas  peur. 
Ce  gibier  de  potence  va  déguerpir  au 
plus  vite...  Il  n'aurait  garde  de  se  faire 
prendre. 

André  haussa  les  épaules,  un  peu 
inquiet,    pourtant,    sur    !e    sort   de    sa 


ii8 


FOLIE    D'OPIUM 


petite  amie  qu'il  craig^nait  de  ne  plus 
revoir. 

Chozelle,  ayant  jeté  une  pièce  blan- 
che sur  le  comptoir,  se  dirigea  vers  la 
porte. 

Le  temps  était  fort  brumeux,  et 
les  rares  becs  de  gaz  éclairaient  mal 
l'étroit  trottoir  que  les  palissades  des 
maisons  en  construction  barraient,  de 
place  en  place. 

—  Ton  bras?  demanda  Jacques. 

Ils  cheminèrent,  indécis  sur  le  che- 
min, cherchant  un  fiacre. 

Des  trous  noirs  s'ouvraient  tout  à 
coup  à  leur  côté,  pleins  de  mystérieuse 
épouvante  ;  par  des  portes  leur  arrivait, 
comme  par  des  bouches  d'égoiàt,  une 
haleine  acre  et  corrompue.  Ils  trébu- 
chaient dans  des  crevasses,  glissaient 
sur  des  épluchures  gluantes,  se  per- 
daient de  plus  en  plus  dans  un  dédale 
de  ruelles   obscures. 

Parfois,  le  bruit  d'une  lutte  domi- 
nait les  autres  bruits  du  faubourg;  des 
gémissements  de  filles  qu'on  égorge 
passaient  comme  des  clameurs  d'oiseau 
de  nuit;  puis,  c'étaient  des  rires  gras, 
des  injures,  des  paroles  obscènes  que 
les  fenêtres  mal  closes  de  quelque 
bouge  leur  envoyaient  au  passage.  Ils 
côtoyaient  des  terrains  à  vendre,  en- 
combrés de  plâtras  et  de  détritus,  oii 
quelque  chat  famélique  miaulait  tris- 
tement. Des  relents  d'abattoir  se  mê- 
laient aux  relents  de  misère;  et,  de 
tant  de  détresses  cachées,  se  dégageait 
une  invincible  tristesse,  un  infini  ma- 
laise physique  et  moral 

André  ne  parlait  pas,  ayant  quelque 


peine  à  diriger  son  compagnon  qui 
s'appuyait  lourdement  sur  son  bras. 
Le  brouillard  était  si  opaque  que  la 
ligne  des  maisons  se  devinait  à  peine, 
sans  indication  de  rues. 

Chozelle,  ayant  mis  le  pied  dans  une 
flaque,    rompit   le    silence. 

—  Un  cauchemar,  cette  cité  de  boue 
et  de  suie,  ce  quartier  de  meurtre 
perdu  dans  la  Ville-Lumière!... 

—  Un  cauchemar  que  nous  connais- 
sons trop!  Pourquoi  ne  pas  rechercher 
des  spectacles  plus  doux?  L'amour  du 
macabre  vous  jouera  un  mauvais  tour, 
cher  Maître! 

—  Tu  crois?... 

—  On  ne  brave  pas  impunément  la 
haine  et  la  faim  du  peuple! 

Jacques  frissonna. 

—  Peut-être  as-tu  raison.  Je  suis 
écœuré  de  cette  misère  qui  n'a  même 
plus  l'attrait  de  l'inconnu.  Defeuille, 
au  moins,  a  le  vice  élégant,  et  l'on 
ne  risque  pas  de  se  faire  égorger  en 
sortant  de  ses  petites  fêtes.  Je  le  dé- 
ciderai à  inviter  mes  nouveaux  amis, 
11  n'y   aura   de  changé   que  le  décor. 

Il  semblait  à  André  qu'ils  revenaient 
sur  leurs  pas,  et  une  sorte  d'inquiétude 
nerveuse  l'agitait,   malgré   lui. 

—  Nous  n'en  sortirons  jamais!  mur- 
mura Chozelle  avec  découragement. 

—  Tâchons  de  retrouver  la  maison 
du  père  Philippe,  et  demandons  à  y 
passer  la  nuit. 

—  Oui,  tu  as  raison.  Je  suis  horri- 
blement las! 

Il  achevait  à  peine,  lorsqu'un  homme 
se  jeta  sur  eux,  brandissant  une  arme. 


FOLIE    D'OI'IUM 


I  I.) 


Instinctivement,  André  s'était  mis  en 
avant,  luttait  corps  à  corps  avec  le 
grand  Charles,  qu'il  avait  reconnu. 
L'autre  cherchait  à  l'écarter,  à  le  ren- 
verser; n'y  parvenant  pas,  il  lui  enfonça 
son  couteau  dans  la  poitrine.  André 
ouvrit   les    bras,    trébucha,    donna    du 


front  contre  un  mur,  puis  s'abattit  sur 
le  pavé  visqueux. 

—  Vite!  à  l'autre!  cria  la  voix  ra- 
geuse de  Lucienne. 

Et  le  blessé  entendit  le  bruit  d'une 
galopade  dans  le  brouillard  qui  se  re- 
fermait sur  la  fuite  effrénée  de  Jacques. 


XXVIII 


FIAMETTE  PARDONNE 


Fiamette,  qui  depuis  deux  mois  soi- 
gnait la  Comète,  venait  de  recevoir  une 
lettre  dont  la  suscription,  d'une  grosse 
écriture   enfantine,   lui   était  inconnue. 

—  Qu'est-ce  que  c'est?  demanda 
Nora,  en  tournant  vers  son  amie  un 
visage  de  cire  que  n'éclairait  qu'un 
étrange  regard  investigateur  et  tendre, 
le  regard  des  moribonds  qui  interroge 
sans  cesse,  cherche  dans  le  regard 
d'autrui  l'espoir  d'une  guérison  ou  la 
certitude  d'une  fin  prochaine. 

—  Une  lettre  qui  ne  me  dit  rien  de 
bon. 

—  As-tu  peur  de  l'ouvrir? 

—  J'ai  peur  de  tout,  à  présent.  Quel- 
que billet  anonyme,  sans  doute? 

En  tremblant,  elle  déchira  l'enve- 
loppe, et  un  cri  d'angoisse  expira  sur 
ses  lèvres. 


—  Quoi  donc?...  demanda  Nora. 
Une  mauvaise  nouvelle? 

—  Oui.  André  a  été  blessé,  la  nuit 
dernière, 

—  Blessé!...   Un   duel?.. 

—  Je  ne  sais,  vois. 

Elle  passa  le  billet  à  la  Comète  qui 
fit  un  effort  pour  se  soulever  sur, les 
coussins. 

—  C'est  signé:  ZéUe...  Tu  connais? 

—  Non. 

—  La  lettre  est  touchante,  quoique 
sans  orthographe,  murmura  la  ma- 
lade, et  elle  relut  lentement: 

«  Votre  ami  a  reçu,  cette  nuit,  un 
«  coup  de  couteau  qui  ne  lui  était  pas 
«  destiné.  Il  a  perdu  connaissance,  et 
«  on  l'a  transporté  à  l'hôpital,  car  il 
«  n'avait  personne  pour  le  soîgner  chez 
«  lui. 


FOLIE    D'OPIUM 


«  Je  sais  qu'il  vous  aime  toujours; 
«  je  vous  préviens  donc  pour  que  vous 
«  alliez  le  guérir.  Moi  aussi,  je  l'aime, 
«  mais  je  ne  suis  qu'une  amie  et  je 
«  désire  seulement  qu'il  soit  heureux 
«  par  vous. 

«  ZÉLIE.  » 

Suivait  l'adresse  de  l'hôpital. 

—  Zélie!...   soupira  Fiamette.. 

—  C'est  un  brave  petit  cœur,  fit 
Nora,  il  faut  aller  retrouver  André. 

Déjà  Fiamette  était  prête  à  partir. 
En  hâte,  elle  embrassa  la  Comète,  qui 
souriait  avec  mélancolie. 

—  J'y  vais. 

—  Tu   reviendras,    au   moins?... 

—  Certes. 

—  Tu  sais...  ce  ne  sera  pas  pour 
longtemps...  ne  m'abandonne  pas! 

Mais  la  jeune  femme  n'écoutait  plus. 
C'est  en  courant  qu'elle  traversa  l'anti- 
chambre et  descendit  les  marches  du 
petit  hôtel.  La  porte  de  la  cour  était 
ouverte,  un  fiacre  passait.  Fiamette 
donna  rapidement  l'adresse  au  cocher, 
et  se  jeta  sur  les  coussins  oii  elle  de- 
meura anéantie,  les  yeux  fixes,  sui- 
vant sa  chimère  douloureuse.  Elle  ne 
sut  jamais  le  chemin  qu'elle  avait  pris 
et,  lorsque  la  voiture  s'arrêta,  elle 
descendit  machinalement  devant  une 
haute  bâtisse  à  murs  de  prison  qui,  dès 
le  seuil,  exprimait  la  désespérance  et 
la  fin  des  choses. 

Le  concierge,  bourru,  lui  indiqua 
une  salle  carrée,  rigide,  inhospitalière, 
avec  des  chaises  et  des  bancs  groupés 
dans  le  fond  devant  un  guichet  vitré. 
Des  malheureux  attendaient,  déjà,  te- 


nant des  oranges  dans  des  papiers  de 
soie,  des  pots  de  confiture,  des  bou- 
teilles de  vin  fin,  des  friandises  pour 
les  condamnés  qu'ils  venaient  voir. 

Fiamette  se  mit  à  la  queue,  puis,  en 
passant  devant  le  guichet,  demanda  les 
renseignements  nécessaires.  Un  autre 
employé  lui  indiqua,  sans  bienveil- 
lance, la  salle  oii  reposait  André,  et, 
après  quelques  détours  dans  les  corri- 
dors, empuantis  de  phénol  et  de  chlo- 
roforme, elle  trouva  ce  qu'elle  cher- 
chait. Le  lit  18  qu'occupait  son  ami 
était  le  dernier  à  gauche  d'une  vaste 
pièce,  claire  et  froide.  André,  la  che- 
mise ouverte,  semblait  dormir.  11  était 
très  pâle,  ayant  perdu  beaucoup  de 
sang.  Des  linges  fraîchement  appliqués 
lui  couvraient  la   poitrine. 

Fiamette  se  pencha,  lui  prit  douce- 
ment la  main,  et,  comme  il  ne  bougeait 
pas,  murmura  son  nom. 

—  Je  suis  venue  pour  te  soigner; 
car  tu  m'as  pardonné,  n'est-ce  pas?... 
Tu  as  oublié?...  Tu  sais  bien  que  je 
ne  suis  pas  coupable,  que  je  n'ai  jamais 
aimé  que  toi?... 

Le  blessé   ne   l'entendait   point. 

Elle  reprit  d'une  voix  tremblante, 
pensant  qu'il  persistait  dans  son  in- 
juste rancune: 

—  Réponds-moi,  dis-moi  que  tu  ne 
m'en  veux  pas!  Je  n'ai  cherché  que 
ton  bien,  et  si  j'ai  agi  imprudemment, 
il  faut  m'absoudre,  car  je  n'avais  pas 
de  pensée  mauvaise...  Mon  cœur,  alors 
comme  aujourd'hui,  était  tout  plein  de 
toi...  Oui,  cet  argent  que  tu  me  repro- 
ches?...   Eh    bien,     pour    l'avoir,     j'ai 


FOLIE    D'OPIUM 


vendu  mon  collier,  tu  sais,  mon  beau 
collier  qui  faisait  si  bien  à  la  fête  de 
Pascal?...  J'ai  aussi  cédé  ma  zibeline, 
qui  était  trop  luxueuse  sur  mes  vête- 
ments de  laine...  Je  n'avais  pas  autre 
chose...  Que  pouvais-je  faire?...  Mais, 
tu  aurais  refusé  ce  sacrifice.  Alors  j'ai 
menti,  j'ai  raconté  que  Pascal  avait 
trouvé  à  placer  tes  articles  et  que  les 
journaux  s'étaient  montrés  généreux... 
Oui,  tu  as  été  atteint  dans  ton  juste 
orgueil;  j'aurais  dii  trouver  un  autre 
prétexte...  Je  me  suis  maladroitement 
servie  de  ce  qui  te  tenait  le  plus  au 
cœur,  ne  pensant  pas  au  réveil  cruel, 
à  la  double  désillusion  qui  t'attendait, 
puisque,  un  jour  ou  l'autre,  tu  aurais 
su,  quand  même...  De  cette  faute,  seule, 
je  suis  coupable...  aie  pitié,  mon  André, 
c'était   encore   par    amour   pour   toi... 

Le  blessé  ouvrit  des  yeux  vagues, 
regarda  son  amie  d'un  pâle  regard  qui 
ne  voyait  pas. 

Un  interne  qui  passait  secoua  la  tête, 
posa  un  doigt  sur  son  front. 

—  Il  ne  vous  reconnaît  pas,  ma- 
dame, la  secousse  a  été  trop  forte. 

—  Ah!  soupira  Fiamette...  Vous  le 
sauverez,   pourtant? 

—  Sans  doute,  s'il  ne  survient  pas 
de  complications... 

—  Cette  blessure?... 

—  Oh!  elle  n'est  pas  très  grave...  le 
couteau  du  meurtrier  a  glissé  sur  une 
côte;  un  autre,  à  la  place  de  ce  jeune 
homme,  serait  déjà  hors  de  danger. 

—  Que  craignez-vous  donc?... 


—  Mon  Dieu,  madame,  le  sujet  est 
très  affaibli  par  les  veilles,  les  excès... 
le  travail  cérébral,  peut-être;  c'est  un 
neurasthénique,  un  éthéromane...  Lors- 
qu'on nous  l'a  apporté,  il  avait  le  délire, 
il  faut  s'attendre  à  une  récidive...  Voyez, 
sa  main  est  brillante,  des  tics  nerveux 
lui  tirent  la  face... 

Fiamette  pleurait,  n'osant  dire  à  cet 
inconnu  ce  qui  cependant  lui  briilait 
les  lèvres...  Elle  aurait  voulu  se  cares- 
ser l'âme  à  un  peu  de  pitié,  puiser 
en  l'expérience  et  la  sympathie  d'au- 
trui  la  force  de  supporter  cette  épreuve. 
Mais  l'interne  détaillait  surtout,  en 
elle,  la  jolie  femme  et  la  femme  élé- 
gante; ses  sentiments  de  mâle,  instinc- 
tivement jaloux,  devaient  être  plutôt 
hostiles  au  blessé.  Elle  le  comprit, 
garda  le  silence,  tandis  que  l'autre, 
pour  s'attarder  en  cette  atmosphère 
d'amour,  se  frôler  à  cette  jupe  soyeuse, 
arrangeait  l'oreiller  sous  la  tête  d'An- 
dré, assujettissait  les  linges  qui  cou- 
vraient la  plaie,  toujours  saignante. 

—  Ah!  il  nous  faudra  du  temps,  dit- 
il,   la   guérison    sera   très   difficile. 

Fiamette  tamponna  ses  yeux,  se  dis- 
posa à  partir. 

—  Est-ce  qu'on  pourra  transporter 
le  malade  chez  moi? 

—  D'ici  une  semaine,  sans  doute. 

—  Merci,  monsieur. 

Elle  embrassa  son  ami,  mit  dans  ses 
doigts  fiévreux  un  bouquet  de  violettes 
qu'elle  avait  apporté,  et  s'en  alla  en 
étouffant  ses  sanglots. 


FOLIE    BOFIUM 


XXÏX 


l'agonie 


Et  pendant  dix  jours  ce  fut  un  cal- 
vaire. Toujours  entre  ces  deux  agoni- 
sants, Fiamette  connut  les  plus  lourdes 
heures   de   son    existence. 

Nora  pensait  mourir  à  tout  instant. 
D'effroyables  crises  de  toux  lui  déchi- 
raient la  poitrine;  elle  ne  se  soutenait 
plus  que  par  l'extraordinaire  tension 
de  ses  nerfs. 

Le  vide  s'était  fait  autour  de  la  ma- 
lade. Le  dernier  amant  avait  fui,  peu 
soucieux  d'assister  à  cette  fin,  de  con- 
templer ce  visage  effrayant  de  morte 
amoureuse,  oii  les  yeux  imploraient 
encore  une  charité  tendre. 

—  Tu  vois  ce  que  sont  les  hommes! 
disait  Nora.  Celui-là,  pourtant,  je  l'ai 
bien  chéri,  et  jamais  je  ne  lui  ai  rien 
demandé...  Oui,  c'est  celui  que  j'ai  le 
plus  aimé,  et  c'est  celui  qui  m'a  le 
plus  fait  souffrir!...  Garde  ton  cœur, 
petite! 

—  Bah  !  répondait  tristement  Fia- 
mette, mieux  vaut  encore  se  donner  et 
pleurer...  La  vie  est  trop  laide  sans 
amour!... 

—  Peut-être   as-tu   raison...    et  puis, 


on  croit  toujours  qu'on  est  aimé  quand 
même,  que  les  sacrifices  amènent  la 
reconnaissance...  Il  faut  mourir  pour 
perdre  l'illusion  dernière...  heureuse- 
ment qu'on  ne  meurt  qu'une  fois...  On 
serait  si  heureux,  pourtant,  avec  un 
peu  de  justice  et  de  bonté. 

—  Ne  parle  pas,  disait  Fiamette,  le 
médecin  l'a  défendu. 

—  Oui,  parce  que  cela  me  fait  tous- 
ser, et  que  je  passerai  dans  une  crise 
plus  forte. 

—  Je  t'assure... 

—  Oh!  ne  cherche  pas  à  mentir...  Si 
tu  savais  comme  ça  m'est  égal!... 

Après  un  moment  de  silence,  empli 
de  rêveries  mélancoliques,  elle  deman- 
dait: 

—  Et  André?... 

Fiamette,  alors,  racontait  sa  visite 
de  la  journée,  ne  se  lassait  pas  de  don- 
ner des  détails. 

—  Figure-toi  que  Jacques  n'est  pas 
venu  une  seule  fois  prendre  de  ses 
nouvelles!...  Et,  pourtant,  il  lui  doit 
la  vie...  Ce  coup  de  couteau  lui  était 
destiné. 


FOLIE    DOFIUM 


12; 


—  -  Comment   le   sais-tu?... 

—  Par  la  petite  Zélie  qui  m'a  tout 
raconté...  Oh!  la  charmante  et  douce 
créature!...  Il  paraît  qu'André  toujours 
lui  parlait  de  moi!...  Elle  a  été  bien 
malheureuse! 

—  Je  ferai  quelque  chose  pour  elle, 
dit  Nora,  si  elle  est  vraiment  si  inté- 
ressante. 

—  Plus   que  tu   ne  saurais   croire... 
Et   Fiamette   disait   l'odyssée   de   la 

pierreuse,     les     mauvais     traitements 
qu'elle   avait  subis,   les   exigences   de 


sa  sœur  Lucienne  et  du  grand  Charles, 
qui  la  rouaient  de  coups  lorsqu'elle 
n'avait  pas  accompli  sa  besogne  hon- 
teuse. Mais  la  Comète  s'assoupissait  et 
son  visage  terreux,  déjà  recouvert  du 
masque  de  la  mort,  angoissait  la  jeune 
femme  qui  s'agenouillait  au  pied  du 
lit,  fermait  les  yeux  pour  oublier  la 
vision  effroyable,  cherchait  dans  sa 
mémoire  quelques  bribes  de  prières, 
et,  fervemment,  implorait  le  ciel  pour 
la  guérison  de  ces  deux  êtres  chers  : 
son  amant  et  son  amie. 


XXX 


LE    TESTAMENT    DE    I.A    COMETE 


La  Comète  passa  par  une  sombre 
journée  de  pluie,  dans  la  tristesse  des 
êtres  et  des  choses.  Elle  cracha  son 
âme  dans  un  flot  de  sang,  son  âme 
indomptable  qui  n'avait  servi  qu'à  la 
faire  souffrir  davantage,  et  Fiamette, 
après  lui  avoir  fermé  les  yeux,  lui  mit 
au  front  un  baiser  sincère  qui,  avec  une 
jonchée  de  roses,  fleurit  son  dernier 
sommeil. 

Quelques  vestales  de  volupté  sui- 
virent le  char,  empanachées  comme  lui, 
et  presque  jalouses  de  cette  morte  qui 


avait  de  quoi  s'offrir  un  convoi  luxueux 
et  des  voitures  vides...  A  l'église,  elles 
pleurèrent  plutôt  sur  elles-mêmes  que 
sur  la  compagne  heureuse  qui  s'en 
allait,  jeune  encore,  ignorante  des  dé- 
dains, des  rides  et  des  cheveux  blancs. 

Fiamette,  au  bras  de  Pascal,  regagna 
son  petit  appartement  de  la  rue  Cau- 
laincourt,  oii  une  femm.e  de  ménage 
rangeait  et  nettoyait  depuis  deux  jours, 
car  André,  enfin  hors  de  danger,  devait 
arriver  le  lendemain. 

C'est  ainsi  que  se  balancent  les  cha- 


124 


FOLIE    D'OPIUM 


grins  et  les  joies.  La  mort,  sans  cesse, 
étant  réparée  par  la  vie,  tout  se  renou- 
velle et  tout  s'efface,  le  cœur,  comme 
la  terre,  s'ouvre  indifféremment  aux 
semences  bonnes  ou  mauvaises,  à  l'es- 
poir et  à  la   révolte. 

—  Et,  cette  fois,  dit  Pascal,  en  quit- 
tant son  joli  modèle,  garde  bien  ton 
amant. 

—  Ce  ne  sera  pas  difficile,  soupira 
Fiamette.  André,  vous  le  savez,  ne  me 
reconnaît  plus...  Il  vit  dans  un  rêve 
perpétuel. 

—  Le  rêve  a  du  bon.  A  ta  place, 
petite,  puisque  ton  ami  n'est  pas  mé- 
chant, je  ne  souhaiterais  pas  le  réveil. 

—  Mais  il  est  fou! 

—  Nous  sommes  tous  fous.  Il  s'agi- 
rait de  savoir  qui  de  lui  ou  de  nous 
l'est  le  plus! 

Quelques     jours     après,     Fiamette, 


ayant  revêtu  son  costume  de  Salomé, 
pour  complaire  au  poète,  qui  chantait 
en  tisonnant  d'une  main  paresseuse, 
apprit  qu'elle  héritait  de  la  fortune  de 
Nora. 

—  André,  dit-elle,  nous  sommes  ri- 
ches! 

Mais  il  n'entendait  pas,  continuait 
à  construire  dans  Lâtre  des  palais  de 
flammes,  et  les  rimes  d'or  s'envolaient 
harmonieusement,  emplissaient  la  pièce 
d'un  battement  d'ailes  sonore. 

—  Nous  sommes  riches!  répéta  Fia- 
mette. 

Et,  comme  il  la  baisait  aux  lèvres 
inconsciemment,  ainsi  que  le  papillon 
va  à  la  fleur: 

—  Ah  !  dit-elle,  si  tu  comprenais,  tu 
ne  voudrais  plus!...  Reste  ainsi,  cher 
amour!...  Seuls,  ceux  qui  ne  savent 
pas  sont  heureux! 


FIN 


TRISTAN    BERNARD 


SECRETS  D'ÉTAT 


Illustrations   de   H.   Thiriet 


PARIS 

SOCIÉTÉ   d'Édition   et   de   publications 

Librairie    Félix    Juven 

13,    rue  de   l'Odéon,    t? 


AVANT-PROPOS 


/L  y    a    là    ce    monsieur    qui  est    venu 
Vautre    jour   -pour    Monsieur,     me    dit 
ma  vieille  nourrice,  qui  me  tutoie,  mais 
à  qui  j'ai  demandé   de  me  parler    le  plus 
souvent    qu'elle      peut     à      la      troisième 
personne.     Et  elle  ajouta  : 

—  Monsieur  désire-t-il  que  je  le  fasse 
entrer    dans    ton    cabinet? 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  désire  que 
tu  me   fiches   la  paix  ! 

—  Bon  !  dit-elle,  puisque  tu  le  prends 
sur  ce  ton,  je  vais  le  faire  entrer.  Vous 
vous   débrouillerez   e^isemble. 

Je  vis  donc  entrer,  pour  la  deuxième 
fois,  ce  petit  homme  roux,  d'âge  incertain, 
effronté  comme  un  adolescent  audacieux, 
ou  décidé  comme  un  vieil  homme  d'expé- 
rience. Il  s'assit  en  face  de  moi,  s'empara 
de  divers  objets  de  bureau  :  presse-papier, 
tampon-buvard,  pot  à  colle,  et,  tout  en 
me  parlant,  entreprit,  en  prenant  comme 
soutien  /'Annuaire  des  Téléphones,  diverses 
petites    constructions. 

— -  Avez-vous  lu  les  notes  que  je  vous 
ai  apportées  la  semaine  dernière,  et  pensez- 
vous,  comme  je  voies  l'ai  demandé,  pou- 
voir vous  en  servir  pour  écrire  tm    livre  P 

—  Je  les  ai  lues,  lui  répondis-je, 
et  je  dois  dire  qu'elles  m'ont  très  vivement 
intéressé.  Ces  notes,  n'est-ce  pas,  vous 
ont  bien  été  communiquées  par  un  jeune 
Français  qui  réside  dans  un  Etat  d'Alle- 
magne ? 

—  Oui,  c'est  un  de  mes  camarades  du 
quartier.  Il  me  sait  un  peu  tenace  et  se 
doute  très  bien  que  je  parviendrai  à  les 
placer.  Si,  avec  sa  mollesse  naturelle, 
il  s'en  occupait  hii-méme,  ces  notes  ris- 
queraient fort  de  rester  à  jamais  inédites. 
D'ailleurs,  les  exigences  de  mon  ami 
rendent  l'affaire  très  faisabh  :  il  ne  de- 
mande rien.  Il  lui  plairait  seulement 
qtie    les    notes    en    question    fussent    coor- 


données,    mises    en    ordre    par     un    écri- 
vain... 

—  Je  suis  très  flatté  d'avoir  été  choisi 
par  votre  ami  pour  accomplir  ce  travail, 
mais...  suis-je  bien  l'homme  désigné? 
Je  vous  accorde  que  dans  cette  histoire, 
la  réalité  parait  aussi  capricieuse  que 
de  la  fantaisie,  —  mais  tout  de  même 
y  a-t-il  matière  là-dedans  à  un  livre  gai? 
N'oubliez  pas  que  celui  à  qui  vous  vous 
adressez  aujourd'hui  a  la  triste  réputation 
d'être  tin   écrivain   gai... 

Alors,  dit  le  petit  homme  roux 
avec  une  autorité  véhémente,  parce  qu'on 
vous  a  enfermé  dans  un  genre,  vous  n'en 
voulez  pas  sortir?  Vous  êtes  l'esclave 
de  votre  clientèle? 

—  Non,  monsieur,  non.  Ne   croyez  pas 
ça.    Les    écrivains    ne    sont    pas    esclaves 
de  leur  clientèle  :  ce  ne  sont  pas  eux  qui 
la  suivent,  c'est  elle  qui  s'attache  à  leurs 
pas.     Ils     peuvent     lui     faire     parcourir 
beaucoup   de   chemin   et    suivre   des  routes 
non  tracées,  mais  à  la  condition  de  ne  pas 
l'essouffler  et  la  troubler  par  des  à-coups 
brusques,    par    des    bonds    imprévus    qui 
les    éloignent    un    peu    trop,    elle    et    lui 
l'un  de   l'autre.   Il  faut  que,   si  l'écrivain 
s'égare  un  instant,  on  puisse   le  retrouver 
un    peu    plus    loin  :  a  Ah  !    h    voilà  !  » 
Vous    voyez    qu'il    y    a    une    imprudence 
assez    grave    à    changer   de    genre.    Or,    le 
livre  ^  que     vous     me     demandez     d'écrire 
désorientera    sans   doute    la    petite    troupe 
complaisante    de    mes    fidèles    lecteurs.    Il 
vaudrait  mieux,  je  vous  assure,  vous  adresser 
à    quelqu'un    d'autre... 

Mais  j'avais  affaire  à  un  adversaire 
extrêmement  endurant,  et  en  parlant  trop, 
en  lui  donnant  trop  de  raisons,  j'engageai 
le  fer  avec  imprudence.  Un  seul  bon  argu- 
ment vaut  mieux  que  plusieurs  arguments 
meilleurs. 


SECRETS   D'ÉTAT 


Au  bout  de  cinq  minutes,  le  petit  homme  Alors,    pour    me     débarrasser    de     lut, 

roux  me  tenait  devant  lui,  pieds  et  poings  j'écrivis    un    matin    délibérément    sur    la 

liés...   Le   pis  fut   que,   mon    consentement  première    page:    Chapitre   I,  et    pour    ne 

acquis,    il    revint    tous     les    iours    pour  pas  m'ennuyer  pendant   trois  cents  pages, 

exiger  que  je  me  misse  au  travail.  Je  l'avais  je    résolus    de    m' amuser    le    plus    que    le 

en'' horreur!  Il  arriva  presque  à  me  faire  pourrais,    et   je   me   mis   à   raconter   cette 

détester  la  tâche  qu'il  m'imposait.  histoire,   ma  foi!   avec   assez  de   plaisir... 


CHAPITRE  PREMIER 


|,  (^E^  événements  singtdiers  que  je 
[}*2^  me  propose  de  relater  ici  sont 
à  la  vérité  trop  graves  et 
trop  récents  pour  que  je  puisse 
donner  des  noms  réels  aux  person- 
nages de  cette  histoire,  et  au  pays 
où  elle  s'est  passée.  Je  dirai  seulement 
que  l'Etat  dont  il  sera  question  ici  — 
et  que  nous  appellerons  la  principauté 
de  Bergensland  —  se  trouve 
dans  l'Europe  centrale  ;  sa 
capitale  —  nommons-la 
Schoenburg  —  est  une  ville 
très  importante,  dont  la 
population     dépasse   de  beau- 


coup le  chiffre  de  deux  cent  mille 
habitants.  Je  donne  ici  un  nombre 
très  au-dessous  du  nombre  réel,  afin  de 
ne  pas  fournir  de  trop  claires  indications. 
Il  est  assez  curieux  que  j'aie  été  amené 
à  occuper  dans  cette  \iUe  une  situation 
élevée,  moi  qui  avais  végété  au  quartier 
latin  en  donnant  des  leçons  de  français 
à  un  seul  élève,  un  jeune  homme  borné 


JE    PRENAIS  MES   REPAS   DANS    UN   PETIT  RESTAURANT   DE    LA   RUE   SAINT- JACQUES 


SECRETS    D'ÉTAT 


et  paresseux,  qu'une  riche  famille  de 
snobs  lançait  de  force  dans  le  journa- 
lisme  mondain. 

Chaque  mois,  mon  élève  me  remettait 
dix  louis  sur  les  trois  cents  francs  que  sa 
mère  lui  allouait  pour  ses  leçons.  Je  lui 
libellais  un  reçu  de  trois  cents  francs  qu'il 
montrait  à  sa  famille.  J'avais  commencé, 
par  un  scrupule  de  conscience  un  peu 
hypocrite,  par  exiger  qu'il  vînt  chez 
moi  trois  ou  quatre  fois  par  semaine. 
Les  premiers  jours,  j'avais  essayé  cons- 
ciencieusement Se  lui  donner  une  leçon, 
mais,  devant  son  air  rébarbatif,  je  pris 
le  parti  de  lui  lire  à  haute  voix  de  bons 
auteurs,  de  façon  à  perfectionner  son 
style.  Je  feignais  de  ne  pas  voir  qu'il 
dormait,  et  je  lisais  pour  moi,  ce  qui  était 
assez  agréable.  Ainsi,  je  touchais  une 
faible  somme  qui  m'aidait  à  vivre,  je 
me  perfectionnais  dans  l'étude  de  nos 
classiques,  et  mon  élève,  tout  en  aug- 
mentant sa  pension  de  cent  francs,  se 
reposait  de  ses  nuits  de  fatigues.  Jamais 
trois  cents  francs  ne  furent  mieux  em- 
ployés. 

Cependant  j'aurais  bien  voulu  trouver 
un  autre  emploi  pour  m'assurer  une 
existence  moins  étroite.  J'avais  toujours 
avec  moi  quelque  compagne  à  qui 
j'étais  attaché  par  la  faiblesse  de  l'ha- 
bitude. Cent  francs  par  mois,  ce  n'est 
pas  lourd  pour  un  garçon  de  vingt-six 
ans  qui  aime  les  femmes,  et  qui  ne  \'eut 
pas  trop  être  aimé    d'elles. 

Je  prenais  mes  repas  dans  un  petit 
restaurant  de  la  rue  Saint-Jacques,  où 
la  pension  coûtait  cinquante  francs  par 
mois.  La  nourriture  n'y  était  pas  très 
bonne,  mais  je  restais  fidèle  à  cet  éta- 
blissement auquel  me  retenait  —  je 
dois  le  dire  —  un  arriéré  continuel.  J'ai 
longtemps  maudit  cet  arriéré...  La  Provi- 
dence avait  son  idée.  C'est,  en  effet,  dans 
ce  restaurant  que  je  fis  la  connaissance 
d'un    petit    tailleur    allemand... 

Il  se  nommait  Karl  Merck,  il  était  de 
Carlsruhe.  Après  avoir  séjourné  pen- 
dant trois  ans  dans  le  Bergensland,  il 
était  venu  s'installer  depuis  quelque 
temps  à  Paris.  J'avais  horreur  de  cet 
homme,  je  détestais  son  empressement, 
ses    amabilités,    d'autant    que    je    ne    lui 


accordais  aucune  importance  sociale- 
Ce  fut  pourtant  ce  personnage  négli- 
geable qui  fut  l'aiguilleur  de  mon  destin, 
et,  de  la  voie  de  garage  herbue  où  je 
végétais,  me  dirigea  sur  la  grande  ligne 
où  passe  le  rapide,   et   qui  va  loin. 

Il  avait  des  relations  avec  un  secré- 
taire de  l'ambassade,  chez  qui  sa  sœur, 
je  crois,  était  placée  comme  gouvernante. 
Le  secrétaire,  que  son  gouvernement 
avait  chargé  de  chercher  un  jeune  Fran- 
çais pour  tenir  là-bas  un  emploi  de 
confiance,  s'était  adressé  à  lui,  à  tout 
hasard,  faute  sans  doute  d'avoir  des 
relations  suffisantes  en  dehors  du  minis- 
tère français  des  Affaires  étrangères,  à 
qui  il  valait  mieux  ne  rien  demander. 
On  leur  aurait  envoyé  quelqu'un  qu'ils 
auraient  été  forcés  de  garder,  même  s'ils 
avaient  été  mécontents  de  ses  services, 
ou  s'ils  n'avaient  pas  été  tout  à  fait 
sûrs   de   sa  loyauté. 

J'allai  donc  un  matin  en  compagnie 
de  Karl  Merck  à  l'ambassade  du  Ber- 
gensland. Je  m'efforçais  de  n'être  pas 
trop  aimable  avec  le  tailleur,  afin  de 
ne  pas  trop  m'apercevoir  du  contraste 
de  mon  attitude  actuelle  avec  ma  froi- 
deur   passée. 

C'était  très  gênant  de  marcher  dans  la 
rue  avec  lui,  parce  qu'il  était  extraor- 
dinairement  petit,  et  qu'il  avait  la  manie 
de  se  mettre  toujours  au  pas.  Je  me 
souviens  que,  pendant  tout  ce  trajet, 
je  fis  mon  possible,  sans  en  avoir  l'air, 
pour    contrarier    cette    manie... 

Nous  arrivâmes  à  l'ambassade,  et  sur 
un  mot  que  tendit  Karl  Merck  au 
domestique,  on  nous  introduisit  auprès 
du  secrétaire,  qui  me  fit  subir  un  petit 
inten-ogatoire  sur  ma  famille,  et  sur  mon 
instruction.  Puis  il  m'accompagna  chez 
«  le  patron  ». 

Je  me  trouvai  en  présence  d'un  homme 
très  grand,  complètement  rasé,  qui  res- 
semblait à  un  énorme  garçonnet.  Le 
secrétaire  lui  répéta  tous  les  renseigne- 
ments sur  moi-même  que  je  lui  avais 
fournis.  Le  grand  petit  garçon  répétait 
sans  cesse  :  «  Oui,  oui,  »  en  hochant  la 
tête    avec    nonchalance. 

—  Eh  bien!  dit-il,  d'une  voix  condes- 
cendante   et    fatiguée,    qu'on    lui    donne 


SECEETS    D'ÉTAT 


trois.  Oui,  oui!  faites-lui  donner  trois... 
Monsieur  Hiunbert,  me  dit-il,  trois  mille 
francs  je  vous  fais  remettre...  Ceci,  pour 
les  frais  de  votre  départ...  Puis  il  se  leva, 
et  alla,  sans  mot  dire,  appuyer  son  front, 
contre  la  vitre  de  la  haute  croisée. 
L'ambassade    était    installée    dans    un 


pas  un  caractère  secret...  Non,  non- 
mais  cependant,  bien  évidemment,  mon- 
sieur Humbert,  il  vaudrait  mieux,  en 
tout  cas,  ne  pas  parler  à  droite  et  à  gau- 
che... 

Chaque     fois    qu'il     disait  :      monsieur 
Humbert,  il  aspirait   fortement  Y  H,  sans 


J'ACHETAI     UNE     ÉPÉE     QU'UN     GAR.,ON     ME      VENDIT. 


vieil  hôtel  du  faubourg  Saint-German. 
Les  pièces  étaient  très  hautes  et  très 
austères.  Quand  l'ambassadeur  fut  resté 
quelques  instants  à  la  fenêtre,  il  revint, 
reprit  place  derrière  son  grand  bureau, 
inclina  la  tête,  les  yeux  fermés,  en  fai- 
sant la  grimace  comme  quelqu'un  qui 
souffre  des  dents  pendant  son  sommeil  ; 
pms  il  me  regarda,  les  \-eux  brusquement 
grands    ouverts  : 

—  Cette    mission    que    \'ous    avez    n'a 


qu'on  pût  voir  si  c'était  par  mépris  ou 
par  poUtesse. 

Puis  il  se  mit  à  échanger  quelques  mots 
avec  le  secrétaire,  qui  lui  donnait  le  titre 
de  «  prince  ». 

On  me  remit  donc  trois  mille  francs, 
sur  lesquels  je  voulus  laisser  trois  cents 
francs  au  petit  tailleur,  mais  il  n'accepta 
rien.  Je  ne  sais  pas  s'il  touchait  quelque 
chose  de  l'ambassade,  je  ne  le  crois  pas. 
Je     suis     persuadé     qu'il     agissait     ainsi 


SECRETS    D'ÉTAT 


par  pure  obligeance.  Il  aimait  rendre  des 
services  aux  gens.mais  il  était  d'un  physique 
tellement  peu  avenant  qu'on  ne  lui  en 
savait   aucun  gré. 

Il  y  avait  bien  longtemps  que  je  n'avais 
eu  à  ma  disposition  une  somme  aussi 
importante.  A  là  vérité,  mon  chiffre  de 
dettes  était  presque  aussi  élevé.  ]\îais 
ces  dettes  criardes,  aussitôt  que  je  fus 
nanti  de  numéraire,  cessèrent  de  crier 
comme   par   enchantement . 

J'écrivis  à  mes  créanciers  des  lettres 
posées,  par  lesquelles  je  les  remettais 
paisiblement  au  semestre  sui\'ant,  pour 
un  acompte.  J'allai  dans  un  grand  maga- 
sin, où  j'achetai  du  linge,  des  habits 
et  des  chaussures,  afin  de  faire  bonne 
figure  à  la  Cour.  Je  trouvai  au  rayon 
de  costumes  d'homme  jusqu'à  une  culotte 
courte  en  di'ap  blanc  poux  la  tenue  de 
gala. 


Le  secrétaire  d'ambassade  m'avait 
bien  recommandé  ce  détail.  Et  j'achetai 
dans  un  café  de  la  rue  de  Vaugirard 
une  épée  qu'un  garçon  me  vendit.  Il 
l'avait  eue,  je  crois,  d'un  étudiant  qui 
lui  devait  de  l'argent,  et  il  affirmait 
que  c'était  la  propre  épée  d'un  homme 
illustre  dont  le  nom,  à  vrai  dire,  tel  qu'il 
le  prononçait,  était  inconnu,  mais  pouvait 
bien  être  celui,  passablement  altéré, 
de  M.   de  Talleyrand. 

Le  tailleur  me  confia  un  petit  livre  où 
j'appris  quelques  rudiments  de  la  langue 
du  Bergensland,  qui  ressemblait  d'ailleurs 
beaucoup    à    l'allemand. 

Après  avoir  fait  mes  adieux  à  ma  petite 
amie  actuelle,  qui  travaillait  dans  les 
modes,  et  lui  a\-oir  remis  une  certaine 
somme,  pas  très  importante  d'ailleurs 
(quatre-vingts  francs),  je  pris  le  Nord- 
Express,   où  mon  voyage  était  paye. 


CHAPITRE    II 


gr&SpîOMMEXT   tout    Cela    allait-il  linir  ? 

I^(^  Je  me  disais  que  c'était  une 
aubaine  extraordinaire,  mais  je 
ne  voulais  pas  trop  y  réflé- 
chir :  j'avais  peur. 
J'avais  beau  être 
tombé ,  avant  c  es 
événements,  à  une 
condition  si  hum- 
ble que  tout  chan- 
gement d'existence 
ne  pouvait  être 
qu'avantageux,  je 
me  sentais  effrayé 
par  l'aventure,  par 
l'inconnu.  J'ai  tou- 
jours été  un  jeune 
homme  tranquille, 
et  si  je  suis  deve- 
nu un  bohème,  ce 
n'est  certes  pas  par 
goût  :  c'est  plutôt 
parce  que  ma  fa- 
mille s'était  trou- 
vée ruinée  et  que 
j'étais  assez  pares- 
seux ;  mes  pen- 
chants véritables 
me  faisaient  dési- 
rer une  existence 
régulière  et  calme 
où,  très  loin  devant 
soi,  on  aperçoit  une 
route  monotone, 
mais     sûre. 

J'avais  été  élevé 
dans  la  peur  des 
tournants  et  de 
l'imprévu. 

J'étais,  depuis 
quelques  heures, 
installé  dans  le 
train.  Nous  ap- 
prochions de  la 
frontière       d'Alle- 


magne. Je  m'étais  le\'é  à  diverses 
reprises  pour  regarder  le  pa}'s  que  je 
ne  connaissais  pas.  Ce  n'était  pas  préci- 
sément   par    curiosité,    mais    plutôt   par 


JE    VIS    UN     JEUNE     HO.MME    QUI     SEMBI  AIT    CHERCHER     A     ME    PARLER. 


SECEETS    D'ÉTAT 


uu  besoin  raisonnable,  impérieux  et 
légèrement  fatigant,)^  de  ne  pas  laisser 
perdre  un  spectacle  |  nouveau  pour  moi. 
]Mes  yeux  s'ingénièrent  à  admirer  ces 
campagnes,  et  à  leur  trouver  quelque 
différence  avec  d'autres  points  de  vue 
que  déjà,  au  cours  d'autres  vo3'ages, 
i  'avais    consciencieusement    admirés. 

Pendant  un  petit  congé  d'inattention 
que  je  m'accordais,  je  vis,  en  regardant 
à  mes  côtés,  un  jeune  homme  qui  sem- 
blait chercher  à  me  parler.  Il  était  mince 
et  de  haute  taille.  Ses  cheveux  blonds 
pâle,  presque  blancs,  avaient  la  même 
couleur  que  sa  peau,  et  s'en  distinguaient 
seulement  par  leur  reflet  soyeux.  Le  jeune 
monsieur  me  déclina  ses  nom,  titre  et 
qualités  :  Henrj^,  comte  de  Tolberg,  troi- 
sième secrétaire  d'ambassade  du  Bergens- 
land.  Il  m'avait  aperçu  à  la  légation, 
le  matin  où  j'y  étais  allé  avec  Merck. 
Il  se  rendait  dans  le  Bergensland,  où  il 
allait  passer  de  petites  vacances. 

Le  comte  de  Tolberg  parlait  le  fran- 
çais avec  un  léger  accent,  mais  de  la 
façon  la  plus  correcte.  Il  mit  la  con- 
versation sur  les  théâtres  de  Paris, 
particulièrement  sur  les  petits  théâtres. 
Je  lui  répondis  de  mon  mieux.  Je  n'avais 
été  dans  aucun  de  ces  endroits  depuis 
plusieurs  années,  mais  je  pouvais  néan- 
moins en  parler,  d'après  ce  que  j'avais  lu 
dans  les  journaux.  Puis  le  jeune  comte 
me  donna  des  détails  sur  la  Cour  du  Ber- 
gensland. Il  me  parla  du  roi.  Le  roi  du 
Bergensland,  d'après  le  comte  de  Tolberg, 
était  un  homme  fort  intelligent  et  un 
peu  original.  Il  se  cloîtrait  pendant  des 
semaines  dans  un  pavillon  de  chasse, 
se  contentant  de  voir  ses  ministres  de 
temps  à  autre.  Quelquefois  il  se  murait 
pendant  des  semaines,  sans  se  montrer  à 
une  autre  personne  qu'à  Herner,  son 
«  premier  ». 

—  Le  peuple,  ajouta  le  comte  de 
Tolberg,  ne  le  voit  jamais,  mais  ce  qu'il 
perd  en  affection,  il  le  gagne  en  prestige. 
C'est  un  roi  mystéiieux.  On  le  vénère, 
on  le  craint  un  peu  comme  un  personnage 
légendaire. 

Dès  qu'il  ne  parlait  plus  de  Paris  et 
qu'il  ne  se  croyait  pas  obligé  d'affecter 
la  frivolité  française,  le   jeune  comte  me 


paraissait  un  esprit   bien    plus  charmant 
et    plus    profond. 

—  Le  «  premier  ^).  ajouta-t-il,  le  baron 
de  Herner,  passe  aux  yeux  de  bien  des 
gens  pour  le  véritable  roi,  et,  au  juste, 
c'est  le  roi  qui  fait  de  lui  tout  ce  qu'il 
peut  être.  Herner  a  la  bride  libre,  mais 
on  ne  la  lui  lâche  pas.  Et  on  peut  très 
bien  lui  retirer  la  faveur  royale.  D'ailleurs, 
Herner  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  haute 
valeur  du  roi.  Ce  Herner,  vous  le  verrez 
très  souvent.  Vous  serez  en  rapport  direct 
avec  lui.  Grande  puissance  intellectuelle, 
mais  peu  de  charme.  Très  peu  de  ces 
qualités  de  sentiments  qui  rendent  une 
intelligence    agréable. 

C'était  vraiment  un  peu  étonnant  de 
voir  ce  jeune  diplomate,  qui  me  connais- 
sait depuis  une  heure,  me  parler  avec 
autant  de  liberté  des  choses  de  son  pays 
et  s'exprimer  aussi  franchement  sur  le 
compte  du  premier  ministre,  personnage 
considérable  que  j'allais  approcher  et  à  qui 
je  pourrais  —  en  savait-il  quelque  chose  ? 
—  rapporter  ses  paroles. 

]\Iais  le  comte  de  Tolberg  avait  très 
bien  compris  que  je  ne  le  trahirais  pas. 
Il  avait  eu  en  moi  une  confiance  sponta- 
née qui  me  rapprocha  singulièrement 
de  lui. 

— •  Vos  fonctions,  me  dit-il  encore, 
vous  mettront  également  en  rapport  avec 
deux  fidèles  de  Herner  :  le  ministre  de 
l'Intérieur,  Von  ^lulen,  et  le  ministre 
de  la  Guerre,  le  général  de  Fritz.  Les 
trois  ministres  semblent  tenir  entre  leurs 
mains  les  destinées  du  Bergensland.  Au 
fond,  c'est  le  <(  premier  «  tout  seul  qui 
compte  pour  quelque  chose.  Quant  au 
Parlement,  dont  la  présence  donne  une 
allure  de  monarchie  constitutionnelle  à 
notre  gouvernement,  il  ne  fait,  dans  la 
réalité,  qu'accroître  le  pouvoir  absolu 
du  roi.  Le  roi  semble  dirigé  par  ses  députés 
et  c'est  lui  qui  gouverne  par  eux.  Ce  sont 
ses  serviteurs  fidèles.  Les  députés  chez 
nous  sont  décorables.  On  ne  se  prive 
donc  pas  de  les  décorer  et  de  les  anoblir 
au  fur  et  à  mesure  des  besoins... 

—  C'est  très  curieux,  me  dit  tout  à 
coup  le  comte  de  Tolberg,  énonçant  tout 
haut  cette  remarque  que  j'avais  faite  à 
part    moi    l'instant    d'auparavant,     com- 


SECRETS    D'ÉTAT 


ment  se  fait-il  que  je  vous  dise  tout 
cela?  Tout  à  l'heure,  j'étais  ver.u  à  vous 
simplement  pour  causer,  et  à  mesure 
que  vous  m'avez  écouté,  je  vous  ai  fait 
des  confidences  plus  intimes  et  plus 
graves.  Dès  que  j'ai  senti  que  ^•ous 
n'étiez  pas  le  premier  venu,  je  me  suis 
mis  à  parler,  à  parler,  et  j'ai  même  trouvé 
des  choses  que  je  n'avais  pour  ainsi  dire 
jamais  formulées.  J'ai  eu  soudain  des 
visions  sur  les  gens  de  «  là-bas  »,  qui  ne 
m'étaient  jamais  appames  aussi  nette- 
ment. 

Il  dit  encore,  sans  me  regarder,  comme 
se   parlant   à  lui-même. 

—  Comme  on  est  reconnaissant  à  ceux 
qui  vous  accroissent  ainsi...  La  jeune 
femme  que  j'aimerais  entre  toutes  serait 
celle  qui  m'obligerait,  par  son  charme, 
par  la  façon  dont  elle  m'é coûterait,  à 
être  toujours  meilleur  et  toujours  plus 
intelligent   que  je   ne   suis. 

Au  ton  attendri  du  jeune  diplomate, 
je  vis  bien  que  la  jeune  femme  qu'il 
aimerait  entre  toutes  était  peut-être 
celle  qu'il  aimait  à  l'heure  présente. 
On  n'a  pas  un  air  charmé  et  aussi  lan- 
guissant quand  on  parle  d'une  dame  au 
conditionnel. 

—  J'ai  connu...  jadis...  une  femme 
comme  cela,  dit-il  encore.  (Déjà,  dans 
le  besoin  de  parler  de  cette  amie,  il  la 
rapprochait  de  lui  et  lui  faisait  quitter 
le  monde  hypothétique  pour  l'amener 
tout  doucement  dans  le  passé  réel...) 
Cette    personne    que    j'ai    connue,    dit-il. 


avait  de  ces  beaux  yeux  qui  vous  for- 
çaient à  la  sincérité  absolue.  Quand 
ils  vous  regardaient,  on  ne  pouvait  même 
pas  se  mentir  à  soi-même...  Et  sa  joie  ! 
Et  son  rire  !  Quel  rire  impétueux,  géné- 
reux !...  Je  vous  semble  incohérent  dans 
mes  propos  et  j'ai  l'air  de  vous  dire  cela 
pêle-mêle  ;  mais  dans  mon  esprit,  mes 
paroles  ont  im  lien...  J'ai  fermé  un  ins- 
tant les  yeux  ;  son  visage  charmant  m'est 
apparu  ;  je  l'ai  ^'ue  sourire  ;  je  l'ai  enten- 
due   rire... 

...  Elle  ne  riait  pas  toujours...  Pendant 
qu'elle  était  grave,  son  visage  d'un  ovale 
mer\eilleux  avait  ime  douceur  asiati- 
que. Il  était  comme  ces  visages  de  femmes 
japonaises,  brodés  sur  des  étoffes  pré- 
cieuses. Ils  ressemblent  à  de  grandes 
fleurs  de  soie. 

—  Pardonnez-moi,  lui  dis-je,  mais  ce 
qui  me  semble  étrange,  c'est  que  vous 
puissiez  me  parler  avec  autant  de  plaisir 
d'un  être  qui  n'est  plus,  qui  semble  avoir 
disparu  de  votre  vie.  Il  est  étrange  que 
vous  ayez  si  peu  de  tristesse  en  songeant 
à  sa  disparition. 

Il   me   regarda. 

■ —  Vous  avez  bien  compris,  dit-il  en 
souriant,  que  cet  être  existait  encore. 
C'est  vraiment  un  peu  tôt  pour  vous 
faire  des  confidences  aussi  intimes,  mais 
ma  foi,  tant  pis  !  j'y  arriverai  fatale- 
ment, et  comme  j'ai  hâte  d'3'  arriver  et 
que  je  ne  \'ous  ai  peut-être  abordé  que 
pour  cela,  je  ^'ais  tout  de  suite  vous 
parler   d'elle... 


CHAPITRE    III 


T^y/C^ous  allez  la  voir  à  la  Cour.  Il 
3^\f/X^  est  d'ailleurs  probable  qu'on 
vous  dira  sur  son  compte  et 
sur  le  mien  toutes  sortes  d'his- 
toires... des  choses  qui  ne  sont  pas. 
Il  est  bien  évident  que  si  ces  choses  étaient, 
je  vous  dirais  qu'elles  ne  sont  pas.  Je 
ne  viens  pas  poser  ici  au  garant  homme. 
Il  m'est  arrivé  d'être  au  mieux  avec 
une  femme  et  de  le  dire  à  des  amis  dont 
j'étais  sûr,  mais  il  se  trouvait  que  la 
dame  l'avait  toujours  dit  avant  moi 
à  des  amies,  car  les  femmes  n'ont  aucune 
discrétion...  Mais  si  jamais  tout  ce  qu'on 
dit  de  moi  et  de  cette  personne  arrivait 
réellement,  je  crois  très  sincèrement 
que  je  ne  Je  révélerais  pas  à  mon  me  i  leur 


UN     MALHEUREUX     ENFERMÉ     DANS     UN     ASILE     D'ALIÉNÉS. 


ami.  Ce  n'est  pas  par  galanterie  qu'on 
tait  ces  choses-là,  c'est  par  une  sorte 
de  pudeur.  Le  don  qu'une  femme  fait 
de  soi-même  est  aux  yeux  de  celui  qui 
l'aime  quelque  chose  de  grave,  de  digne 
de  respect.  Quand  c'est  une  autre  per- 
sonne qui  en  parle,  cela  paraît  tout  autre 
chose. 

—  Si  je  reviens  à  Schoenburg,  continua 
le  jeune  comte  avec  plus  d'abandon 
encore  —  car  ces  confidences  nous  rap- 
prochaient de  p'us  en  p-us  —  si  je  reviens, 
vous  pensez  eue  c'est  uniquement  pour 
la  revoir.  Il  y  a  cinq  mois  eue  je  ne  l'ai 
vue.  Bien  entendu,  nous  nous  écrivions 
tous   les   jours. 

Çuand  je  vous  ai  parlé  du  premier 
ministre,  je  vous  ai  dit 
d'abord  de  lui  moins  de 
mal  que  je  n'en  pensais, 
car  j'ai  tellement  de  rai- 
sons de  le  détester  que 
je  fais  tout  mon  possible 
pour  le  juger  avec  bien- 
veillance. D'ailleurs,  il  ne 
faut  jamais  être  malveil- 
lant. Je  considère  que  la 
malveillance  empêche  d'être 
clairvoyant  et  que  perdre 
sa  clair\'oyance, c'est  le  plus 
grand  malheur  qui  puisse 
arriver  à  un  homme. 

Le  comte  de  Tolberg 
aimait  assez  mêler  à  son 
langage  certains  de  ces 
aphorisme  c^u'il  énonçait 
avec  hésitation ,  comme 
si  c'étaient  des  idées  qui 
lui  venaient  à  l'instant 
même  et  qu'il  essayait 
de  formuler.  Mais  je  pen- 
sais bien  qu'il  les  avait 
trouvées  déjà  depuis  long- 
temps et  qu'il   ne   les   ex- 


SECRETS   D'ÉTAT 


13 


primait  pas  pour  la  première  fois.  Il  for- 
çait un  peu  les  transitions  pour  arriver 
à  placer  au  bon  endroit  ces  vérités 
ingénieuses  dont  il  savait  l'intérêt. 
Il  faisait  visiblement  des  frais.  Il  sor- 
tait en  mon  honneur  toutes  les  richesses 
de  son  esprit.  Cet  empressement  à  me 
plaire  ne  pouvait  m'être  antipathique  ; 
il  était  d'ailleurs  assez  ingénu  et  très 
gracieux. 

—  J'ai  toutes  les  raisons,  me  dit-il, 
de  détester  ce  Hemer.  Bertha,  la  per- 
sonne dont  je  vous  parle,  a  un  mari,  un 
malheureu  V  enfermé  depuis  quatre  ans 
dans  un  asile  d'aliénés.  Elle  voudrait  di- 
vorcer, mais  la  chose  n'est  pas  très  facile 
chez  nous,  smlout  pour  une  personne 
de  l'entourage  du  roi.  Hemer  fait  tout 
son  possible  pour  entraver  les  projets  de 
mon  amie...  Je  ne  crois  pas  qu'il  l'aime, 
mais  il  lui  a  fait  la  cour  et  il  verrait  un 
avantage  positif  à  l'épouser.  Or,  il  sait 
que  si  elle  divorce,  ce  sera  plutôt  moi 
qu'elle  épousera.  Il  cherche  donc  par  tous 
les  moyens  à  l'empêcher  de  revenir  à 
Schoenburg  ;  auparavant,  tous  nos 
attachés  voyageaient  et  rentraient  chez 
eux  à  leur  guise  ;  maintenant,  —  ceci  a 
été  fait  en  mon  honneur,  —  il  a  voulu 
les  obliger  à  demander  des  congés  régu- 
liers. Heureusement  qu'avec  notre  ambas- 
sadeur, il  a  trou/é  à  qui  parler...  Vous 
l'avez   vu   à   Paris,    notre    ambassadeur  ? 

—  Oui,  ce  grand  garçon  qui  balance 
constamment  la  tête  ? 

—  Il  a  l'air  nonchalant,  n'est-ce  pas  ? 
Mais  je  vous  assure  qu'il  veut  bien  ce 
qu'il  veut...  Comme  il  est  prince  et  de 
famille  presque  royale,  Hemer  est  obligé 
de  le  ménager.  Heureusement  que  l'am- 
bassadeur me  soutient,  parce  que  j'ai 
dans  le  premier  ministre  un  ennemi  capa- 
ble de  tout,   et   terrible,    beaucoup  trop 


terrible  pour  moi.  Je  ne  manque  pas  de 
courage,  mais  je  ne  peux  en  avoir  qu'à 
l'occasion.  Je  ne  suis  pas  combatif,  je  . 
crois  que  je  donnerais  très  bien  une 
minute  d'héroïsme,  mais  je  ne  suis  pas 
un  homme  à  latter  constamment...  J'ai 
l'âme  trop  faible...  Je  ne  dis  pas  cela 
par  veulerie  ou  par  lâcheté.  Je  me  l'af- 
firme de  temps  en  temps  parce  que  je  ne 
suis  pas  fâché  de  m'en  rendre  compte, 
et  parce  que  je  sais  ainsi  mieux  ce  que  je 
peux  attendre  de  moi  :  une  force  ra- 
pide, presque  indomptable...  mais  aucune 
opiniâtreté.  Je  sais  que,  dans  bien  des 
cas  je  ne  peux  pas  compter  sur  moi  : 
c'er't  un  grand  avantage  d'être  renseigné 
là-dessus. 

—  Voulez-vous  me  permettre  de  vous 
dire,  bien  que  ce  soit  un  peu  prétentieux 
de  ma  part,  que  vous  aurez  un  allié  là -bas  ? 

—  Je  vous  remercie.  Soyez  persuadé 
que  ce  que  vous  dites  n'a  rien  de  préten- 
tieux. On  vous  donnera  à  Schoenburg  un 
poste  de  confiance  dont  l'importance  doit 
dépendre  de  la  valeur  de  l'homme  qui 
l'occupera.  Vous  pourrez  me  rendre  de 
grands  services...  Je  les  accepterai,  si 
je  ne  dois  pas  gêner  ainsi  vos  intérêts,  et 
si  je  ne  compromets  pas  votre  situation 
à  la  Cour.  Je  vous  remercie  donc,  et  croj'ez 
bien  que  lorsque  je  vous  ai  abordé,  je  l'ai 
fait  sans  arrière-pensée...  Ce  n'était  pas 
pour  m'assurer  un   allié... 

—  Vous  n'avez  pas  besoin  de  me  le 
dire.  Quand  je  vous  connaîtrais  depuis 
dix  ans,  je  ne  saurais  pas  mieux  que  main- 
tenant à  quel  point  vos  sentiments  sont 
désintéressés... 

Je  m'arrêtai.  Nous  abandonnâmes, 
d'un  accord  tacite,  ce  sujet  de  conversa- 
tion. Il  nous  semblait  que  nous  nous 
étions  déjà  dit  pour  ce  jour-là  suffisam- 
ment  de  choses  agréables. 


CHAPITRE   IV 


î^^L  y  avait  près  d'un  jour  que  nous  connu,  pour  une  fonction  qui  pouvait 
■jVf  étions  en  route,  et  nous  appro-  devenir  très  importante.  J'allais  jusqu'à 
chions  de  Schoenburg.  ^lon  com-      me  demander  si  c'était  bien  là  un  effet 

unique  du  hasard,   et    si  je    n'avais  pas 


pagnon  et  moi,  nous  avions  passe 
des  heures  charmantes...  Mais  à  me- 
sure que  le  train  nous  rapprochait 
de  Bertha,  je  sentais  le  comte  plus  dis- 
trait. 

J'étais  un  peu  ébloui  par  tout  ce 
qu'il  me  racontait  au  su- 
jet de  l'emploi  que  j'allais 
occuper  à  la  Cour,  et  ce 
qui  m'étonnait  dans  cette 
fortune  subite,  c'était  d'a- 
voir été  choisi,  moi,  un  in- 


KOUS     APPROCHIONS      DE      SCHŒNBURG. 


SECRETS    D'ÉTAT 


été  appelé  à  ce  poste  pour  une  raison 
secrète.  N'y  avait-il  pas  quelque  mys- 
tère dans  ma  naissance,  une  a\"enture 
romanesque  ?  Mais,  aussi  loin  que  je 
pouvais  remonter  dans  ma  famille,  on 
n'avait  jamais  connu,  chez  ces  paisibles 
marchands  de  ÎMâcon,  de  landgraves,  de 
ducs   ou    d'archiducs   en  voj'age. 

Le  comte  de  Tolberg  m'expliqua  pour- 
quoi ces  gens  du  Bergensland  a\-aient 
fait  choix  d'un  étranger  pour  tenir  l'em- 
ploi qui  m'était  destiné:  c'est  parce  qu'ils 
savent  bien  qu'un  homme  qui  n'était  pas 
de  chez  eux  ne  pourrait  jamais  par\-enir, 
quelle  que  fût  son  influence,  aux  plus 
hautes  fonctions  officielles. 

—  D'ailleurs,  ajouta-t-il,  il  y  a  peu  de 
personnes  là-bas,  en  dehors  du  roi,  du 
premier  ministre,  de  l'ambassadeur  et 
de  moi,  qui  sachent  très  bien  le  français. 
Moi,  je  n'ai  pas  comme  vous  l'avantage 
d'être  barré  d'avance  pour  les  situations 
élevées.  Si  grand  que  devienne  votre  pou- 


voir, —  et  il  deviendra  grand,  j 'en  suis 
sûr,  — •  vous  ne  serez  jamais  qu'un  fonc- 
tionnaire sans  titre. 

Cependant,  nous  arrivions  à  une  gare  qui 
se  trouvait  à  une  demi-heure  de  Schoen- 
burg,  et  nous  aperçûmes  sur  le  quai  une 
grande  jeune  femme  brune.  Tolberg  tres- 
saillit en  l'apercevant.  Elle  le  regardait 
avec  un  visage  faible,  comme  exsangue... 
Ses  lèvres  tremblaient  ;  c'était  une  ex- 
pression si  violente  qu'on  ne  savait  si 
elle  était  de  joie  ou  de  douleur. 

Il  sauta  sur  le  quai,  alla  lui  prendre  la 
main,  et  l'attira  doucement  jusqu'au 
wagon,  enfantinement,  comme  un  petit 
garçon  va  chercher  une  petite  fille.  Ils  se 
regardèrent  en  silence.  Au  bout  d'un 
instant,  Tolberg  me  désigna  de  la  main  : 
«  Un  très  bon  ami.  »  On  ne  prononça 
aucun  nom  ;  je  m'inclinai  et  je  m'éloi- 
gnai dans  le  couloir,  mais  en  évitant  de 
mettre,  à  les  laisser  seuls  ensemble,  une 
précipitation    trop    indiscrète. 


CHAPITRE    V 


T^Jâr^^EPENDANT  il  était  tcmps  de 
^/K^P  quitter  mon  ulster  et  ma  cas- 
*c3C:ii2>  quette  de  voyage  et  de  remet - 
tre  dans  ma  \'alise,  avant  de 
la  boucler,  mes  livres  et  mes  journaux. 

Quelle  émotion  à  la  pensée  que  dans  un 
instant  on  va  se  trouver  en  présence  d'une 
grande  ville  inconnue  !...  Puis  c'est  tou- 
jours une  déception.  La  ville  nouvelle 
est  pareille  à  d'autres  :  ces  omnibus,  ces 
grelots,  cet  hôtel  en  face  de  la  gare...  Il 
V  a  trop  peu  de  temps  que  les  chemins 
de  fer  existent;  toutes  les  gares  sont  de 
la  même  époque  ;  c'est  la  même  civili- 
sation qui  a  édifié  ces  bâtiments,  amé- 
nagé ce  grand  espace  vide  devant  la  sta- 
tion. Et  ces  trottoirs  où  des  employés 
d'hôtel,  pour  se  servir  de  langues  diverses, 
emploient  toujours  les  mêmes  formules 
ce  racolage...  Ils  vous  parlent  un  langage 
sonnu  ou  inconnu  avec  la  même  expres- 
dion  de  visage.  Les  gares  les  plus  étran- 
gères ont  le  même  costume,  im  uniforme 
banal  et  triste,  pour  accueillir  le  voya- 
geur. 

Dans  le  brouhaha  de  l'arrivée,  ]  avais 
perdu  de  vue  le  comte  de  Tolberg.  En 
passant  dans  le  couloir  qui  conduit  à  la 
sortie,  je  le  vis  à  deux  pas  de  moi,  et  il 
eut  le  temps  de  me  dire  en  souriant  : 

—  N'ayons  pas  l'air  de  trop  bien  nous 
connaître. 

Quant  à  son  amie,  à  qui  il  avait  parlé 
de  moi,  elle  me  regarda  si  gentiment  que 
mon  cœur  en  battit,  et  que  dans  un  élan 
intérieur  je  lui  vouai  une  de  ces  affec- 
tions qui  durent  la  vie  entière... 

Je  remarquai  qu'ils  s'en  allaient  cha- 
cun de  leur  côté,  et,  malgré  moi,  je  sui- 
vais des  yeux  la  jeune  femme,  pendant 
qu'elle  montait  en  voiture,  lorsque  je 
m'entendis  appeler  par  mon  nom...  J 'avais 
devant  moi  un  homme  à  barbe  grise,  de 
petite  taille,  qui  me  regardait  de  tout  son 


œil  gauche,  et  d'une  partie  de  son  œal 
droit,  sur  lequel  tombait  une  paupière 
désemparée,  comme  un  de  ces  stores  à 
l'italienne   qui  ne   fonctionnent   plus. 

C'était    le   précepteur    des    neveux    du 
roi.   On  l'avait  dépêché   à  ma  rencontre 
parce  qu'il  savait  un  peu  de  français.  Il 
parlait  notre  langue  avec  plus  d'intrépi- 
dité que  de  bonheur.  Il  se  lançait  dans  une 
conversation   française   avec  une   audace 
que  rien  ne  décourageait  ;  les  obstacles  ne 
le   rebutaient   pas  ;    il   en    rencontrait   à 
chaque  mot  ;   mais  il  en  tiiomphait  en 
remuant   le   bras,  en   tapant  du  pied,    à 
moins  qu'il  n'abandonnât  résolument  sa 
phrase  pour  aborder  la  phrase  suivante. 
A  défaut  de  vocables  exacts,  ses  gestes 
étaient  si  abondants,  si  expressifs,  qu'on 
finissait  par  le  comprendre.  Mais  il  va- 
lait   mieux    n«    faire    aucune    attention 
aux    mots  qu'il  prononçait    et    qui,    non 
seulement  ne  servaient  en  rien  à  l'intel- 
ligence du  texte,  mais  encore  lui  nuisaient 
lortement  ;  car  il  emplo3'ait  constamment 
des  expressions  les  unes  pour  les  autres, 
supprimait    les    négations,    en    ajoutait 
d'intempestives,   et  quand  il  se  trouvait 
dans  un  encombrement  inextricable,  rai- 
dissait tous  les  muscles  de  son  visage,  puis 
s'écriait  :  «  Voilà  !  »  avec  un  air  de  triom- 
phe- 
Il  me  fit  monter  dans  un  landau,  et  je 
vis  tout  de  suite,  au  ton  qu'il  prit  avec  le 
cocher  et  le  valet  de  pied,  qu'ilcherchait  à  se 
donner  à  mes  yeux  une  grande  importance. 
]\Iais  ses  desseins  n'étaient  pas  secondés 
par  les  domestiques  qui  ne  lui  parlaient 
pas  précisément  comme  à  un  prince  du 
sang. 

Dans  la  voiture,  M.  Bôhnôller,  qui 
n'avait  pas  été  long  à  me  dire  son  nom 
et  ses  titres,  se  mit  à  me  parler  pêle-mêle, 
sans  nuances,  avec  des  gestes  énormes, 
de    tous    les    personnages    de    la    Cour. 


ELLE    MB    REGARDA    SI    GE.NTIMENT    gUE    MON    CŒUR 


EN    BATTIT. 


SECRETS    D'ÉTAT 


C'était  peut-être  parce  qu'il  savait  que 
je  me  trouverais  en  relations  avec  ces 
différentes  personnes,  et  que  je  pourrais 
leur  répéter  à  l'occasion  tout  le  bien  qu'il 
me  disait  d'elles.  Il  était  assez  capable 
de  ces  calculs  ingénus.  Mais  je  crois  plu- 
tôt qu'uniquement  occupé  de  lui-même, 
il  n'avait  aucune  opinion  précise  sur  les 
gens,  et  qu'il  en  adoptait  au  hasard  une 
quelconque,  de  préférence  favorable,  pour 
ne  pas  se  compromettre. 

Il  me  parlait  depuis  cinq  minutes  à 
peine,  et  j'avais  déjà  renoncé  à  l'écouter. 
Je  regardais  à  travers  les  vitres  du  lan- 
dau la  ville  que  nous  traversions.  Le  temps 
était  froid  et  gris.  Approchions-nous 
du  palais  ?  Les  chevaux  trottaient  à  bonne 
allure  le  long  d'un  boulevard  bordé  de 
petites  maisons  basses,  qui  avaient  cha- 
cune devant  elles  un  petit  jardin. 

En  me  penchant  un  peu,  j'apercevais 
au  loin  une  vague  place.  Etait-ce  là  ? 
Je  ne  voulais  rien  demander  à  mon  voi- 
sin. J'aimais  mieux  en  avoir  la  surprise. 
Oui,  c'était  certainement  ce  grand 
bâtiment  carré  où  je  vo^^ais  de  loin  un 
soldat  en  faction.  Elle  était  un  peu  sé- 
vère, cette  bâtisse,  mais  elle  avait  une 
certaine  grandeur...  J'étais  tout  de  même 
déçu  que  ce  fût  cela.  J'attendais  je  ne  sais 
pas  quoi,  mais  autre  chose... 

Cependant,  le  landau  passa  devant  le 
palais,  sans  y  entrer.  Le  factionnaire, 
reconnaissant  la  livrée  royale,  avait  pré- 
senté les  armes,  à  tout  hasard. 

Puis  soudain,  quelques  minutes  après, 
comme  je  ne  m'y  attendais  plus,  comme 
j'}^  avais  presque  renoncé,  nous  arri- 
vâmes... Le  cocher  tourna  brusquement 
sur  une  place,  entra  sans  prévenir  sous 
une  grande  porte,  et  traversa  la  cour 
pavée  du  palais  royal.  La  voiture  s'arrêta 
dvant  un  perron  très  haut,  et  qui,  bien 
que  les  marches  fussent  basses,  devait  être 
dur  à  escalader  par  les  grandes  cha- 
leurs. 

Il  n'y  avait  personne  dans  le  vestibule 
d'entrée,  et  j'en  eus,  malgré  moi,  une  pe- 
tite déception.  Assurément,  je  ne  pensais 
pas  que  le  roi  et  toute  la  Cour  dussent 
venir  à  ma  rencontre.  Mais  personne  !... 
J'avais  ressenti  une  sorte  de  vanité  in- 
consciente de  tout  ce    que    m'avait    dit 


mon  ami  Tolberg,  au  sujet  de  l'importance 
possible   de  mes   fonctions... 

Bôlmôller,  pour  faire  venir  quelqu'un, 
toussa  avec  autorité.  Mais  cet  appel 
resta  sans  effet,  et  si  une  grande  femme 
âgée  fit  son  apparition  l'instant  d'après, 
ce  fut  bien,  semble-t-il,  le  résultat  d'un 
hasard.  Cette  femme  avait  des  boucles 
de  cheveux  gris,  comme  un  vieux  portrait, 
mais  en  quantité  vraiment  anormale. 
Elle  mxe  parla  dans  la  langue  du  pays 
comme  si  j'allais  comprendre  d'emblée, 
avec  la  tranquillité  de  Bôlmôller  lui- 
même,  quand  il  se  lançait  dans  une  con- 
versation française.  Bôlmôller  me  tradui- 
sit ses  paroles  avec  sa  bonne  -/olonté  or- 
dinaire. Puis,  de  guerre  lasse,  ils  se  diri- 
gèrent, sans  insister  davantage,  vers  un 
petit  escalier,  en  me  faisant  signe  de  les 
suivre. 

Ma    chambre    était    au    troisième.    Le 
toit    en   était   mansardé  ;    il   était    assez 
élevé  en  certaines  parties  ;  cette  chambre 
était    en    somme    une    grande    et    impo- 
sante    mansarde.     On     l'avait     meublée 
avec    des    vieux    meubles     qui     avaient 
sans  doute  une  grande  valeur  ;   mais  je 
ne    m'y    connaissais    pas.    C'étaient    des 
meubles  étrangers,  et  des  vieux  meubles, 
c'est  encore  plus  étranger  que  les  meu- 
bles neufs.  Ils  ont  été  mêlés  à  trop  d'exis- 
tences inconnues.  On  avait  cardé  à  neuf 
le  matelas,  qui  bombait  un  ventre  énorme. 
Je  pensais  que  je  serais  mal  couché  pen- 
dant une  ou  deux  nuits.  Et    cela  m'at- 
trista. A  ce  moment,  je  regrettai  ma  vie 
de  Paris,   médiocre  et  à  peu  près  tran- 
quille. 

La  femme  âgée  nous  avait  quittés, 
et  j'avais  commencé  à  faire  ma  toilette 
après  avoir  ouvert  mon  petit  sac  de 
voyage  (ma  malle  était  restée  à  la  gare). 
Bôlmôller  continuait  à  me  parler  avec 
animation.  Il  me  parlait  à  propos  de  tout, 
de  la  forme  d'une  brosse,  de  l'eau  du  pays, 
qui  était  très  saine.  Je  nel'écoutais  pas; 
cependant  j'avais  pour  lui  un  petit  atta- 
chement, un  peu  de  l'affection  de  Ro- 
binson  pour  Vendredi.  Je  sentais  bien 
que  je  le  lâcherais  aussitôt  que  j'aurais 
trouvé  mieux.  Mais,  pour  le  moment, 
c'était  le  seul  être  que  je  connusse  dans  ce 
palais   inconnu. 


SECRETS    DÉTAT 


19 


Je  mettais  fin  à  un  premier  nettoj'age 
hâtif,  quand  on  frappa  à  la  porte.  Un 
grand  domestique,  plus  dédaigneux  encore 
que  le  cocher  pour  la  personnalité  de 
Bolmôller,  vint  proférer  quelques  mots 
que  mon  interprète  me  traduisit  d'une 
façon  à  peu  près  claire...  Le  premier 
ministre  me  faisait  demander. 

Et,  pour  la  première  fois,  j'eus  un  sen- 
timent de  crainte,  à  l'idée  que  j'allais 
comparaître     devant     quelqu'un,      qu'on 


allait  m'interroger,  comme  pour  un  exa- 
men, et  que  peut-être  ie  ne  ferais  pas 
l'affaire. 

Je  suivis  le  grand  domestique.  Bol- 
môller m'accompagna  jusqu'au  premier 
étage.  Là,  il  me  serra  la  main,  en  me  di- 
sant :  «  Je  n'entre  pas,  ;>  du  ton  d'un 
homme  occupé  ailleurs.  Il  ajouta  qu'on 
se  reverrait  un  peu  plus  tard  à  la  table  de 
l'intendant. 

Je  traversai,  précédé  du  valet  de  cham- 
bre, une  salle  d'attente,  ornée  de  grands 
tableaux  fumeux.  Puis  nous  entrâmes 
dans  le  cabinet  de  M.  de  Hemer.  Un 
homme    au    visage    froid,    mais    sjTnpa- 


UN    GRAND    DOMESTIQUE,    PLUS    DÉDAIGNEUX    ENCORE,    VINT    PROFÉRER    QUELQUES    MOTS. 


SECRETS    D'ÉTAT 


thique,,  se  leva  d'une  table  de  travail 
et  me  tendit  la  main.  C'était  le  premier 
ministre. 

Je  fus  surpris  de  son  air  de  jeunesse. 
J'ai  su  depuis  qu'il  avait  quarante  ans 
bien  passés,  mais  il  paraissait  trente- 
cinq  ans  à  peine.  Il  avait  une  figure 
un  peu  longue,  une  moustache  châtain 
clair,  des  cheveux  de  même  couleur  un 
peu  crépus.  Mais  je  regardais  surtout  ses 
yeux  bleus,  nets  plutôt  que  froids,  et  je 
vis  avec  satisfaction  que  son  regard  ne 
me  gênait  pas  comme  certains  regards, 
même  d'amis,  que  j'affronte  avec  une 
certaine  gêne. 

Il  parlait  français  avec  des  hésitations 
que,  fort  adroitement,  il  masquait  par 
des  silences,  qui  semblaient  être  de  son- 
gerie ou  de  réflexion.  Je  le  regardais 
pendant  qu'il  parlait  et  je  me  disais 
que  Tolberg  avait  peut-être  tort,  que  ce 
Hemer  n'était  pas  le  mauvais  homme 
qu'il  semblait  dire,  et  que,  quoi  qu'il  en 
pensât,  le  jeune  comte  se  laissait  influen- 
cer par  ses  rancunes  dans  le  jugement 
qu'il  portait  sur  le  premier  ministre. 
Sans  que  la  sympathie  naturelle  que  j'avais 
ressentie  si  vite  pour  mon  compagnon 
de  voyage  diminuât,  je  commençais  à 
regretter  de  lui  avoir  promis  mon  aide  : 
cette  promesse  me  donnait  déjà  un  peu 
à  mes  \'eux  une  allure  de  traître  vis-à-vis 
de  ce  Herner  qui  m'accueillait  si 
bien. 

Il  me  pria  de  dîner  chez  lui  le  soir  même. 
Il  me  donna  l'impression  d'un  homme 
que  la  satisfaction  de  commander  ne  sa- 
tisfaisait pas  complètement,  et  qui  s'en- 
nuyait ;  et  je  fus  flatté  que  ce  grand  de  la 
terre  songeât  à  moi  pour  se  distraire. 

Je  n'avais  pasmon  habit  qui  était  resté 
dans  ma  malle.  Mais  le  baron  de  Herner 
me  dit  en  souriant  que  le  dîner  où  il  me 
conviait  n'avait  rien  de  protocolaire. 
Puis  il  me  tendit  la  main,  et  me  dit  :  «  A 
sept  heures.  » 

Bôlmôller,  de  son  côté,  m'avait  donné 
rendez- vous  à  la  table  de  l'intendant.  Où 
pourrais-je  le  prévenir  ?...  Je  le  rencon- 
trai sur  le  palier  du  premier,  où  il  se  trou- 


vait  comme   par  hasard.  Cette   curiosité 
me   déplut.   Je   commençais    déjà   à   me 
détacher  de  îui.  Et  je  m'en  aperçus  moi- 
même  au  ton  un  peu  méchant  de  regret 
poli  que  je  pris  pour  lui  dire  que  je  ne 
dînerais    pas    le    soir    en  sa    compagnie. 
J'ajoutai,    de    l'air    le  plus    naturel    du 
monde,    que    j'étais    invité  chez    le   pre- 
mier ministre.  Il  me  répondit,  du  même 
air,  qu'il  n'y  avait  jamais  dîné,  qu'il  ne 
savait  pas  comme  on  y  mangeait...  Lui 
n'avait   jamais  mangé  qu'à  la  table  du 
roi,    —    assez    fréquemment,    ajoutait-il 
et    -a   chère    y   était    fort    remarquable. 
Ce  petit  Eôlmôller  n'était  pas  très  fin  ; 
mais   quand   il   était   piqué   par   ren\de, 
il  trouvait  des  répliques  assez  ingénieuses. 
A  partir  de  ce  moment,   il    fut    pour 
moi  une  manière  d'ennemi    ou  tout   au 
moins  de  rival,  un  rival  que  je  méprisais 
et  dont  j'avais  honte,  mais  que  je  ne  pou- 
vais me  retenir  d'humilier  le  plus  sou- 
vent possible,  tout  en  me   répétant   que 
c'était    un    être    sans    importance,    dont 
vraiment  je  n'aurais  pas  dû  m'occuper. 

Je  remontai  dans  ma  chambre.  Ma  malle 
était  arrivée,  et  je  m'en  aperçus  avec 
une  certaine  tristesse  :  car  alors,  je  n'avais 
plus  d'excuse  pour  rester  en  costume 
de  voyage.  Il  fallait  mettre  une  redingote. 
Je  déteste  m'habiller,  et  je  suis  toujours 
partagé  entre  la  paresse  de  changer  de 
vêtements  et  même  de  me  laver,  et  un 
cruel  sou(«  de  convenance  et  de  pro- 
preté. 

En  même  temps  que  ma  malle,  je  trou- 
vai le  valet  de  chambre  qui  m'était 
affecté,  un  suisse  de  mauvaise  mine, 
qui  paraissait  plutôt  «  en  dessous  »  ; 
la  vérité  est  que  je  n'ai  jamais  rien  eu  à 
lui  reprocher,  mais  il  ne  m'inspirait  pas 
confiance  :  il  semblait  animé  d'une  préoc- 
cupation secrète  et  ce  ne  fut  qu'au 
bout  de  quelques  semaines  que  je  la  dé- 
couvris. Deux  ou  trois  fois  des  enveloppes 
de  lettres  se  perdirent  ;  et  il  me  mentait 
visiblement  quand  je  l'interrogeais  sur 
leur    disparition. 

Je  m'aperçus  un  jour  que  c'était  un 
innocent  collectionneur  de  timbrer-poste. 


gUEI.QUES    VIEILLARDS    BIEN     DÉCRÉPITS,     AGRÉMENTÉS     DE     flPES 


ALLEMANDES.. 


CHAPITRE    VI 


C^^T^^ouR  aller  chez  le  premier  mi- 
ç!J;^^2  nistre,  ainsi  que  le  suisse  me 
^^^]jNr  l'expliqua,  il  fallait  sortir  du 
palais  par  le  jardin,  et  suivre  un 
petit  canal  bordé  d'arbres.  Le  jardin  du 
palais,  avec  ses  grandes  pelouses  volup- 
tueuses, ses  arbres  puissants  et  doux, 
était  plus  tiède  que  les  rues  de  la  \iîle. 
Pourtant,  le  canal,  très  abrité,  donnait  la 
même  impression  de  climat  indulgent  et 
calme.  C'était  à  cet  endroit  mie  ancienne 
petite  ri\'ière,  dont  on  avait  régularisé 
le  courant. 

De  vieilles  maisons,  d'un  côté,  descen- 
daient jusque  dans  l'eau.  De  l'auti-e  côté, 
la  berge  était  plantée  d'arbres,  et  aussi 
de  bancs  peints  en  vert,  qui  s'ornaient 
nécessairement  de  quelques  vieillards 
bien  décrépits,  agrémentés  de  pipes  alle- 
mandes. Ils  ressemblaient  aux  vieux  de 
tous  les  paj'S,  quand  ils  sont  si  âgés  qu'ils 
ne  changent  plus  et  qu'ils  ont  l'air  dé- 
sormais d'être  là  pour  toujours,  jusqu'au 
moment  où  le  destin  les  balaie  en  pas- 
sant, avec  l'air  de  ne  pas  s'en  apercevoir. 

Sur  l'autre  rive,  on  voyait  l'intérieur 
des  maisons  populaires.  Le  couvert  était 
mis  dans  des  salles  à  manger  modestes, 
et  on  allait  encore  recommencer  une 
soirée.  Des  ménagères  allaient  lentement 
remplir  des  seaux.  Un  petit  garçon, 
plein  de  conviction,  montrait  à  un  autre 
petit   garçon  sa  main  pleine  de   billes. 

A  l'endroit  où  le  canal  tourne,  m'avait 
dit  le  suisse,  vous  trouverez  un  petit 
pont,  que  vous  traverserez.  Puis  vous 
passerez  sous  une  espèce  d'arche.  De  l'autre 
côté  de  cette  arche,  c'est  la  rue  de  la 
Paix,  la  plus  belle  rue  de  Schoenburg.  La 
place  Neuve,  où  se  trouve  l'hôtel  privé 
du  baron  de  Herner,  est  à  une  centaine 
de  pas. 

J'avais  encore  près  d'un  quart  d'heure 
avant  le  dîner,  et  j 'en  profitai  pour  regar- 


der les  magasins.  Ils  étaient  très  luxueux, 
et  les  vitrines  regorgeaient  d'objets  en 
cuir  et  eri  rà:kel.  Je  vis,  comme  à 
Bruxelles,  tts  marcliands  de  tal:>ac  gran- 
dioses, qui  me  donnaient  envie  de  me 
remettre  à  fumer,  avec  leurs  longs  cigares 
odorants  rangés,  comme  les  dos  de 
belles  reliures,  dans  les  boites  enluminées. 

Je  croisai  des  officiers,  élégants  et  pleins 
d'autorité,  et  je  me  souvins  avec  satis- 
faction que  j'étais  «du  gouvernement». 
Je  ne  fus  pas  loin  de  me  dire  que  ces  offi- 
ciers étaient  «  mes  soldats  ». 

Je  vis  encore  un  grand  restaurant 
rempli  déjà  de  dîneurs  dont  les  âmes 
s'exaltaient  aux  airs  entraînants,  que 
jouait  sans  relâche  un  brillant  orchestre, 
composé  d'une  douzaine  de  dames  de 
différents  âges,  qui  toutes  laissaient  pen- 
dre sur  leur  dos  des  cheveux  dénoués, 
de  la  même  longueur  et  du  même  blond. 

J'étais  amusé  par  cette  viUe  si  bril- 
lante et  qui  s'animait  si  gaîment  vers 
le  soir.  Je  regrettais  presque  d'être  obligé 
d'aller  passer  la  soirée  chez  cet  hôte  de 
marque,  qui  m'honorait  beaucoup,  mais 
qui  m'obligeait  à  faire  des  frais.  Je  me 
promis  bien  de  revenir  en  bon  paresseux 
jouisseur  dans  ce  restaurant  en  fête, 
où  m'arriverait  quelqu'une  de  ces  aven- 
tures galantes  et  peu  compliquées  qu'on 
espère  toujours  en  arrivant  dans  une 
ville  étrangère. 

Cependant  l'heure  était  venue.  Sans 
enthousiasme,  je  gagnai  la  Place  Neuve, 
et  je  trouvai  bientôt  la  marque  que  l'on 
m'avait  indiquée  pour  reconnaître  l'hô- 
tel du  baron  :  un  haut -relief  en  pierre, 
au-dessus  de  la  porte,  représentant  un 
jeune  guerrier  avec  des  ailes,  chevau- 
chant un  cheval  cabré...  Je  me  dis  même, 
tout  en  sonnant  à  la  porte,  que  j'aurais 
peut-être  dû  m'informer  de  la  person- 
nalité exacte  de  ce  guerrier  ailé  ;  c'était 


SECRETS    D'ÉTAT 


23 


peut-être  quelqu'un  de  très  connu  dans 
la  mythologie,  et  qu'il  était  de  mauvais 
ton  d'ignorer...  Quand  la  porte  se  fut 
ouverte,  je  me  trouvai  dans  une  petite 
cour  assez  simple.  Une  femme  à  boucles 
grises  (c'était  décidément  les  boucles 
d'ordonnance  dans  ce  pa\'s-là),  se  tenait 
sur  le  pas  d'une 
porte  vitrée.  Elle 
me  conduisit  dans 
un  salon  plutôt 
sévère,  où  je  trou- 
vai le  premier  mi- 
nistre en  compa- 
gnie de  deux  in- 
vités, et  de  sa 
mère,  la  baronne 
de  Hemer,  une 
dame  pas  trop  âgée. 
Je  reconnus  dans 
la  figiu-e  de  cette 
personne  comme 
une  épreuve  anté- 
rieure de  la  longue 
figure  du  baron,  et 
les  mêmes  yeux 
bleus,  mais  plus 
durs.  Elle  m'adressa 
en  bon  français 
quelques  paroles 
auxquelles,  me 
sembla-t-il,  je  ré- 
pondis d'une  fa:on 
assez  convenable 
et  pas  trop  em- 
barrassée . . .  Mon 
entrée  dans  le 
grand  monde  se 
faisait  d'une  façon 
plus  aisée  que  je 
n'aurais  cru  :  ce 
fut,  je  crois,  grâce 

à  ce  petit  détail  accidentel  :  en  me  diri- 
geant du  côté  du  salon,  j'avais  renversé 
quelque  chose  —  je  ne  savais  pas  trop 
au  juste  —  qui  se  trouvait  sur  une  table 
de  l'antichambre,  et  je  me  demandais, 
pendant  les  présentations  :  Est-ce  un 
bronze  ?  ou  est-ce  un  objet  plus  fragile  ? 
Ce  qu'il  y  a  de  terrible,  c'est  que  je  ne 
l'ai  jamais  S-i,  et  je  me  demaide  encore 
si  ce  n'est  pas  à  cette  maladresse  qu'il 
fallait   attribuer  la  froideur  que  me  té- 


moigna plus  tard,  au  cours  de  certaines 
entrevues,  la  baronne  de  Herner. 

J'examinais  cependant  les  deux  autres 
invités,  un  jeune  officier  aux  yeux  fati- 
gués et  mielleux,  —  le  neveu  du  minis- 
tre, —  et  un  monsieur  qui  était,  paraît- 
il,   le    poète    national      du    Bergensland. 


N^^-V\ 


UNE    FEMME    A    BOUCLE     GRISES     SE    TENAIT     SUR    LE    PAS    D'UNE    PORTE. 


C'était  un  i.idivida  d'un  âge  chimérique, 
entre  trente  et  quatre-vingts  ans,  sans 
couleur  indicatrice  de  cheveux  ou  de 
barbe,  car,  privé  mîme  de  SDurcils,  il 
n'avait,  en  fait  de  poils,  que  de  très  longs 
cils  blonds  ou  blancs.  On  n'était  pas 
sir  qu'il  ext  un  grand  talent,  mais 
comms  c'était  le  seul  poète  bien  élevé 
parmi  ceux  qui  traitaient  de  sujets  no- 
bles, on  l'avait,  à  tout  hasard,  décoré 
de  tous  les  ordres  civils,  et  l'on  attendait 


24 


SECRETS    D'ÉTAT 


qu'il  eût  terminé  un  hymne  guerrier  pour 
lui  décerner  tous  les  ordres  mili- 
taires. 

Ce  poète,  vivant  seul  au  milieu  de  pro- 
fanes, avait  perdu  l'habitude  de  songer 
à  la  poésie.  Il  ne  s'en  occupait  qu'une 
fois  l'an,  au  moment  de  son  poème  de 
circonstance  pour  la  fête  du  roi,  en  dehors, 
bien  entendu,  des  occasions  extraordinai- 
res, telles  que  visites  de  souverains  étran- 
gers ou  désastres  amenant  une  fête 
de  charité  et  justifiant  une  intervention 
lyrique. 

Ce  diner,  de  hautes  sphères  officielles, 
ressembla  beaucoup,  poiu"  les  sujets  de 
conversations  qui  y  furent  traités,  à 
des  dîners  de  milieux  plus  modestes.  On 
y  parla  de  la  vitesse  des  automobileb 
qui  commençaient  à  envahir  le  pays. 
On  m'interrogea  naturellement  sur  Paris 
que  tous  les  convives  connaissaient  pour 
y  être  allés  au  moins  une  fois. 

Le  poète  parlait  assez  passablement 
notre  langue,  à  part  un  abus  du  mot 
Monsieur  qui  arrivait  après  chaque  ^'ir- 
gule.  Il  évoqua  avec  un  sourire  attendit 
ce  gai  quartier  latin  où  j'avais  tiré  une 
vie  si  pénible,  cet  endiablé  bal  BuUier,  où  je 
n'avais  jamais  mis  les  pieds,  et  cet  admira- 
ble Collège  de  France,  que  je  connaissais 
pour  être  passé  devant.  L'officier,  natu- 
rellement, pai"la  des  petits  théâtres,  avec 
des  petits  rires  sifflants  qui  se  prolon- 
geaient en  dehors  de  toute  mesure.  Il 
raconta  des  scènes  de  pi: ces  qui  l'avaient 
réjoui  au  delà  des  prévisions  de  l'auteur, 
et  nous  redit  des  mots  qu'il  répéta  de 
telle  sorte  que  je  fus  seul  à  m'en  amuser, 
parce  que  j'étais  le  seul  à  comprendre 
qu'ils  ne  voulaient  rien  dire. 

Le  baron  de  Hemer  parlait  peu.  Je 
remarquai  seulement  qu'il  mangeait  pas 
mal,  mais  sans  trop  faire  attention  à  ce 
qu'il  mangeait:  Il  ne  me  faisait  pas  l'ef- 
fet d'un  jouisseur.  Rien  chez  lui,  d'ail- 
leurs, n'était  luxueux. 

Je  me  dis  ce  soir-là  que  si  cet  homme 
aimait  le  pouvoir,  c'était  sans  doute  pour 
la  volupté  froide  d'être  le  maître,  et  non 
pour  en  tirer  des  avantages  matériels  et 
des  joies  phj^siques.  Il  n'y  avait  pas  à 
craindre  de  lui  les  exactions  où  se  laisse 
entraîner   un   débauché,    mais   il    n'avait 


pas  non  plus  ces  moments  de  générosité 
attendrie  dont  sont  capables  les  gens  qui 
mangent  bien. 

Après  tout,  je  ne  savair>  pas  si  ce  haut 
personnage  était  vraiment  l'homme  que 
je  dis  et  si  certains  de  ses  actes  ne  sont  pas 
en  contradiction  avec  la  définition  de  son 
caractère.  Je  me  suis  mis  en  garde,  depuis 
pas  mal  de  temps  d'ji,  contre  le  danger 
qu'il  peut  y  avoir  à  définir  les  gens  trop 
tôt  ;  car  on  est  amené  par  la  suite  à  exa- 
miner leurs  actes  avec  le  parti  pris  d'im 
homme  qui  a  classé,  locahsé  un  sujet, 
et  qui,  s)us  aucu.i  prétexte,  ne  veut  avoir 
la  peine  de  recommencer  son  petit  tra- 
vail. 

Quand  le  dîner  fut  terminé,  nous  pas- 
slmes  au  fumoir,  où  Mme  de  Herner, 
que  le  cigare  ne  gênait  pas,  nous  accom- 
pagna. Le  baron  de  Herner  me  prit  à  part 
et  se  mit  à  me  parler  avec  assez  d'aban- 
don. 

Je  pensais,  non  sans  satisfaction,  que 
j'avais  à  ses  yeux  plus  d'importance 
que  l'officier,  et  même  que  le  poète  na- 
tional. Il  me  dit  que  je  serais  attaché  à 
sa  personne  et  à  la  personne  du  roi,  et 
que  mon  travail  consisterait  à  anal3'ser 
tous  les  journaux  et  autres  documents 
français  qui  arrivaient  à  l'ainbassade. 
Dès  le  lendemain,  nous  irions  ensemble 
voir  le  roi  qui,  bien  que  la  saison  fût 
un  peu  avancée,  était  encore  à  la  cam- 
pagne, dans  sa  résidence  d'été. 

J'étais  obligé  de  faire  de  grands  efforts 
pour  ramener  mon  attention.  Car,  tout 
occupé  à  me  dire  :  «  Le  ministre  me 
parle  !  »  j'avais  peine  à  écouter  ce  qu'il 
me   disait. 

Ce  qui  l'intéressait  le  plus  dans  les 
journaux  français,  ce  n'était  pas  seule- 
ment la  politique  extérieure  de  la  France 
mais  le  mouvement  socialiste...  «  Nous 
n'avons  pas  encore  beaucoup  de  socia- 
listes chez  nous,  me  dit  il.  Noui  avons, 
en  revanche,  pas  mal  de  réfugiés  russes, 
qui  réussissent  à  tromper  la  surveillance 
de  notre  police.  Ils  complotent  contre  la 
famille  impériale  russe  et,  pour  se  faire 
la  main,  contre  notre  bien-aimé  roi. 
Nous  avons  surpris  l'année  dernière  des 
préparatifs  d'attentat.  Le  hasard  est  venu 
en    aide    à   nos   policiers,    qui    n'auraient 


SECRETS    D'ÉTAT 


25 


certainement  rien   trouvé  sans  le  secours 
du    ciel. 

»  Je  suis  servi  par  des  brutes  préten- 
tieuses. Je  ne  me  risque  m3me  pas  à 
leur  reprocher  leur  manque  d'initiative... 
Quand  ils  s'avisent  d'en  avoir,  ils  sont 
encore  plus  d  .ngereux.  » 

La  S)irée  ne  se  prolongea  pas  très  tard. 
Le  premier  ministre  se  levait  de  très 
bonne  heure.  Je  sortis  avec  le  poète  et 
le  militaire,  et  nous  allâmes  bourgeoise- 
ment prendre  de  la  bière,  dans  ce  grand 
café  éclatant  de  lumières  où  l'orchestre 
de  daines  continuait  à  faire  rage.  Le  ne- 
veu du  baron  se  fit 
apporter  du  jambon, 
en  disant  qu'il  mou- 
rait de  faingi,  et  que 
c'était  toujours  ainsi 
chaque  fois  qu'il  mm- 
geait  chez  sa  grand' 
tante.  Je  vis  bien, 
aux  plaisanteries  que 
le  poète  national  fit 
à  son  tour  sur  ce  sujet, 
que  c'était  un  thème 
familier  aux  invités 
du   premier  ministre. 

Je  leur  offris  un 
rire  plus  timide,  plus 
prudent,  juste  ce  qu'il 
fallait  pour  n'avoir  . 
pas  l'air  de  désap- 
prouver leurs  sar  - 
casmes. 

L'officier  nous  pro- 
posa de  nous  emme- 
ner chez  une  nommée 
Irma.  Mais  le  poète 
dit  qu'il  était  fati- 
gué. Je  sus  plus  tard 
qu'il  était  le  pri- 
sonnier d'une  gouver- 
nante, une  petite 
femme  desséchée, d'une 
cinquantaine  d'années 
dont  on  retrouvait 
les  longs  cheveux  pâ- 
les dans  maint  son- 
net du  maître... 

Quant  à  moi,  je 
refusai  également  l'in- 
vitation   de  l'officier. 


Je  ne  voulais  pas  rentrer  trop  tard  au 
palais  pour  le  premier  soir.  Je  revins, 
accompagné  de  mes  deux  nouvelles  connais- 
sances, jusqu'à  ma  royale  demeure.  Le  che- 
min était  un  peu  p' us  long  qu'en  venant, 
parce  qu'à  cette  heure  tardive,  je  ne  pouvais 
pas  rentrer  par  le  fond  du  jardin.  Le  poète, 
en  suivant  ma  route,  ne  se  détournait 
pas  trop  de  son  chemin.  Quant  à  l'offi- 
cier désœuvré  qui  ne  pouvait  pas  se  ré- 
soudre à  aller  se  coucher,  c'était  la  pro- 
vidence des  gens  qui  ont  peur  de  rentrer 
seuls  le  soir.  C'est  en  cette  considération 
qu'on  le  tolérait  l'après-midi,  à  des  heures 


IL     SE     MIT    A     ME     PARLER     AVEC     .\SSEZ     V   -^EANDCN. 


26 


SECRETS    D'ÉTAT 


plus  claires  de  la  journée,  où  sa  présence 
n'avait   pas   cette   utiHté   tutélaii-e. 

Les  portiers  des  palais  royaux  dor- 
ment aussi  lourdement  que  ceux  de  la 
rue  Saint- Jacques,  où  jadis,  les  yeux  vers 
le  procliain  angle  de  rues,  il  m'était  anivé 
souvent  de  me  li\Ter  à  des  constatations 
indignées  siu:  la  profondeur  spéciale  du 
«  premier  sommeil  )> . . . 

A  Schoenburg,  au  moins,  j'avais  pour 
me  rassiu-er,  le  factionnaire  de  garde, 
qui  donnait  des  coups  de  crosse  dans  la 
porte,  pendant  que  je  tirais  sans  espoir 
une  sonnette  argentine,  trop  faible  pom 
troubler  le  doux  sommeil  du  concierge, 
capable  seulement  de  compléter  d'un 
léger  bruit  de  clochettes  un  songe  de  \-er- 
dure  et  de  bergerie. 

Quand  la  porte,  enfin  condescendante, 
s'entrebâilla,  je  pus  me  mettre  en 
campagne,  au  travers  de  la  coiu-  obscure, 
avec  d'innombrables  relais  d'allumettes. 
Grâce  à  cette  course  au  flambeau  à 
rebours   (où    c'est    le    porteur   qui  change 


de  torche,  et  non  la  torche  de  porteur), 
j'arrivai  jusqu'à  ma  chambre,  en  essayant 
de  faire  le  moins  de  bruit  possible  pour 
mon  premier  soir,  bien  qu'en  somme, 
j'eusse  ime  excuse,  puisque  je  venais  de 
chez  le  premier  ministre  :  c'était  un  ser- 
'vùce  commandé. 

Je  pénétrai  avec  un  peu  d'angoisse  dans 
ma  grande  chambre  sombre.  Je  fis  le 
tour  du  grand  lit  à  baldaquin,  qui  s'en- 
tourait de  rideaux  sinistres.  Je  les  se- 
couai au  passage  pour  faire  tomber  les 
guerriers  armés.  Il  y  avait  dans  les  re- 
coins du  plafond  des  ombres  qui  étaient 
peut-être  des  trovis,  et  où  devaient  ni- 
cher des  araignées  énormes  et  venimeuses. 
Je  constatai  avec  plaisir  que  les  draps 
étaient  en  vieille  toile  très  douce.  La  ser- 
vante âgée  m'avait  mis  sur  ma  table  une 
Bible,  qui,  avec  sa  reliure  de  maroquin, 
me  parut  mieux  faite  que  le  marbre  de 
la  cheminée  pour  supporter  ma  montre. 
Il .  y  avait  un  sucrier,  et  de  l'eau  dans 
la  carafe.  Mais  était-ce    de  l'eau  filtrée  ? 


CHAPITRE   VII 


!e    lendemain,     à    dix    heures,    je 
montai     en    voiture,     dans    un 
landau    découvert,    à    côté     du 
premier   ministre.    Nous    allions 
voir  le   roi. 


J'avais  endossé  cette  fois  la  redingote 
officielle.  Le  baron  de  Herner  était  dans 
le  même  costume.  Je  constatai  avec  un 
certain  plaisir  que  mon  haut-de-forme, 
dont  c'était  d'ailleurs  la  première  sortie, 
était  plus  brillant   que  le  sien,      hs,^ 

J'étais  un  peu  surpris  de  l'abandon 
avec  lequel  me  parlait  le  premier  ministre. 
Il  faut  croire  que  j'inspirais  vraiment 
de  la  confiance  aux  gens.  Le  comte  de 
Tolberg  m'avait  parlé  avec  la  même 
liberté.  Le  hasard  m'avait  amené  à  être 
le  confident  de  ces  deux  ennemis.  Comment 


LE     LANDAU      TRAVERSA    LA 
VILLE    EN    PASSANT    SOUS     UNE 
VIEILLE    TOUR. 


28 


SECRETS   D'ÉTAT 


tout  cela  allait-il  tourner  ?  Pour  le  mo- 
ment, je  m'abandonnais  à  une  quiétude 
paresseuse.  Le  jour  où  un  conflit  se  pro- 
duirait, il  serait  peut-être  temps  de 
s'en  préoccuper.  En  prévision  de  compli- 
cations, qui  n'arriveraient  peut-être  jamais, 
je  n'a'lais  pas  gêner,  par  un  air  de  trop 
grande  réserve,  l'expansion  dont  ce  grand 
personnage    voulait    bien    me    favoriser.. 

Le  landau  traversa  la  ville,  en  passant 
s  JUS  ime  vieille  tour  qui  commandait 
une  des  e.itrées.  C'était  par  là  qu'avaient 
pénétré  dans  la  ville,  à  je  ne  sais  plus 
quelle  époque,  des  soldats  étrangers  de 
je  ne  sais  quelle  nation...  Toujours  est-il 
qu'on  s'était  battu  dans  le  faubourg, 
qu'il  était  mort  un  grand  nombre  d'hom- 
mes, et  que  les  cloches,  comme  dans 
toutes  les  histoires  de  ce  genre,  n'avaient 
ce:.sé    de    sonner. 

La  campagne  était  très  paisible,  coupée 
de  canaux  et  de  longues  allées  d'arbres. 
De  temps  en  temps,  nous  croisions  un 
bicycliste  obstiné,  ou  un  grand  tombereau 
attelé  de  quatre  bœufs,  ou  une  \-oiture 
de  maraîchers,  que  traînaient  trois  chiens 
agiles.  Le  premier  ministre  me  parlait 
du  roi  et  se  réjouissait  qu'il  fût  bien 
portant.  Si,  par  malheur,  il  lui  arrivait 
un  accident,  le  royaume  passerait  entre 
les  mains  de  sa  belle-sœur,  la  femme  de 
son  frèie  difunt,  qui  gouvernerait  au 
nom  de  son  fils  aîné,  âgé  pour  l'instant 
de  quatorze  ans.  Et  cette  princesse, 
qui  venait  des  États  de  l'Allemagne, 
amènerait  avec  elle  toute  une  séquelle 
de  gens  de  son  pays...  Le  baron  de  Herner 
me  surprenait.  Il  dérangeait  fortement 
la  conception  que  je  m'étais  faite  des 
l.ommes  d'Etat,  que  je  me  représentais 
comme  des  personnages  mystérieux  et 
fermés,  évitant  d'employer  un  langage 
simple  et  net  pour  parler  des  affaires 
publiques. 

Celui-ci  n'y  allait  pas  par  quatre  che- 
mins et  me  donnait  carrément  son  avis 
sur  les  hommes  et  sur  les  choses... 

En  sortant  d'une  allée  d'arbres,  j'aper- 
çus tout  à  coup,  sur  une  sorte  de  monti- 
cule de  verdure,  un  château  d'a-chitec- 
ture  antique,  mais  qui  était  un  château 
reconstitué,  ainsi  qu'en  témoignait  la 
blancheur   de   sa   pierre.  C'était   la   rési- 


dence d'été.  Je  sentais  toujours  en  moi 
beaucoup  de  curiosité,  mais  aucune  émo- 
tion :  j'avais  désormais  ma  petite  habitude 
des  grands  de  ce  monde.  C'est  curieux 
comme  on  prend  \ite  pied  dans  les  gran- 
deurs. 

Nous  étions  entrés  dans  une  cour 
d'honneur  et  nous  allions  gravir  le  perron 
qui  condaisait  au  salon  de  réception 
quand  nous  entendîmes  un  :  Hep  !  qui 
n'avait  rien  de  protocolaire.  C'était  le 
roi  qui  nous  appelait  d'une  des  salles 
du  rez-de-chaussée,  où  il  faisait  de  la 
photograpliie.  Je  reconnus  le  visage 
du  monarque,  dont  j'avais  vu  plusieurs 
portraits. 

Il  nous  invita  d'un  geste  à  entrer  dans 
SDU  atelier.  Il  était  vêtu  d'une  culotte 
de  drap  beige,  de  molletières  de  cuii 
fauve  et  d'une  chemise  de  soie  écnie, 
dont  les  manches  étaient  relevées  jus- 
qu'au coude.  Sans  la  moindi^e  formule 
de  bienvenue  et  en  s 'adressant  à  moi, 
comme  s'il  me  connaissait  depuis  long- 
temps, il  nous  montra  des  épreuves  qu'il 
venait  de  terminer,  dont  l'une  repré- 
se.itait  un  coin  de  forêt,  et  l'autre  un 
cheval  en  liberté,  en  train  de  bondir  dans 
un  pré.  Moi,  je  regardais  ces  épreuves 
avec  une  attention  exagérée  ;  mais  je  ne 
pensais  qu'à  examiner  Charles  XVI, 
qui  m'apparaissait  comme  un  bon  garçon 
enjoué. 

Je  crois  que  je  n'aurais  vu  en  lui  rien 
d'autre  si  l'opinion  favorable  que  m'avait 
exprimée  sur  son  compte  le  jeune  Tolberg 
ne  m'avait  prévenu  en  sa  faveur.  Il  y 
avait  chez  ce  gros  homme  beaucoup  plus 
de  philosophie  que  d'insouciance,  ou  plu- 
tôt c'était  une  insouciance  natiuelle 
qu'encourageaient  sa  volonté  et  sa  raison. 
Il  pensait  qu'il  ne  fallait  pas  agir  au 
delà  du  nécessaire,  qu'il  fallait  plutôt 
surveiller  les  événements  que  les  pro- 
voquer. Il  s'occupait  des  affaires  de 
l'Etat,  juste  assez  pour  ne  pas  les  négli- 
ger. 

D'ailleurs  il  a\'ait  trouvé  chez  Herner 
une  a:tivité  très  précieuse,  du  moment 
qu'il  était  là  pour  la  réfréner. 

Je  ne  sais  pas  s'il  s'était  fait  toutes  ces 
réflexions  et  s'il  s'était  volontairement 
conformé     à     cette     philosophie.     Il     me 


.■.:-.<,::<■:■/  •    «liiWpÇ^ 


■/rf^' 


IT,     NOUS     MONTRA     DES    ÉPREUVES  OU'iL  VENAIT  DE   TERMINER. 


30 


SECRETS    D'ÉTAT 


semble    plutôt    qu'il    l'avait    instinctive- 
ment adoptée... 

Je  n'ai  jamais  vu  un  homme  capable 
d'un  travail  aussi  extraordinaire  et  aussi 
rapide.  Il  lui  est  arrivé  dcins  certains 
moments,  où  il  y  avait  intérêt  à  se 
renseigner  rapidement  sur  la  situation, 
de  faire  avec  moi  ranal5se  dont  j'étais 
chargé,  et  il  me  laissait  littéralement  en 
route,  moi  qui  ai  pourtant  le  travail 
facile.  Et  cet  homme,  merveilleusement 
doué  pour  accomplir  en  deux  journées  un 
travail  surhimiain,  était  capable  également 
de  rester  des  mois  entiers  dans  l'inaction, 
à  vivre  une  vie  presque  animale,  sans  son- 
ger à  rien  et  sans  avoir  le  moindre  re- 
mords de  sa  paresse. 

Il  baissa  sans  façon  ses  manches  sur 
ses  poignets,  remit  tout  seul  une  veste 
de  chasse  qu'il  avait  posée  sur  ime 
table. 

Hemer,  qui  connaissait  ses  habitudes,  ne 
fit    aucun    momement     pour    l'aider    à 
l'endosser.    Puis    nous    sortîmes    tous   les 
trois    dans    la   cour.    Il   me    regarda   un 
instant,     me  demanda  comment  je  trou- 
vais  Schoenburg.   Puis    il  s'éloigna   avec 
son  ministre  pour  causer  des  affaires  cou- 
rantes...   Je   les    regardais    marcher   l'un 
à  côté  de  l'autre.  La  marche  du  roi  n'avait 
rien  de  vulgaire  ni  de    majestueux.    On 
l'eût  pris  pour  un  propriétaire  de  campa- 
gne  qui  parlait   affaire   avec  un   notaire 
de  la  ville.  Mais  le  propriétaire  et  le  no- 
notaire    «  dégottaient  »    assez     bien.    Et 
tout    à    coup,    au    moment    de    prendre 
congé,  après  que    cet    homme    en  veston 
eût  tendu  la  main  à  cet  homme  en  redin- 
gote, il  y  eut  dans  la   simple    différence 
des  saluts,  le  salut  profond  de  celui-ci  et 
une    inclinaison    de    tête    de    celui-là,    il 
y  eut  quelque  chose  de  barbare  et  d'an- 
tique, une  subite  inégalité,  que  leur  pro- 
menade  côte   à  côte   de   tout   à  l'heure 
rendait    étrange    et    inconce\able. 

Je  restai  donc  seul  avec  cet  homme, 
mon  semblable  d'aspect,  et  qui  se  trou- 
vait en  vertu  de  certaines  conventions 
un  être  surnaturel.  Il  passa  familièrement 
sous  le  mien  son  bras  symbolique  et 
m'entraîna  vers  la  salle  à  manger. 

Ce  fut  pour  moi  une  après-midi  admi- 
rable,  une  de   ces  journées  où   l'on   fait 


feu  des  quatre  pieds  pour  éblouir  quelqu'un, 
avec  l'angoisse  de  tout  gâter  soudain 
par  une  parole  inférieure.  C'est  une  con- 
quête que  l'on  veut  faire  par  des  moyens 
loyaux  et  sans  tricherie,  pour  avoir 
une  sorte  de  contrôle  de  sa  propre 
valeur. 

J'étais  obligé,  de  temps  en  temps,  de 
me  répéter,  pour  ne  pas  l'oublier,  qu'il 
était    un    roi. 

Il  avait  lu  plusieurs  de  mes  livres  de 
prédilection  :  mais  il  y  en  avait  quelques- 
uns  qu'il  ne  connaissait  pas  encore.  Je 
pus  lui  en  parler.  Et  quand  je  lui  récitai 
certains  des  passages  que  j'aimais,  nous 
éprouvâmes  de  ces  émotions  communes 
qui    vous    rapprochent    tant. 

J'étais  très  exalté  et  un  peu  inquiet. 
Je  me  disais  que  ce  roi  qui  s'ennuyait, 
et  qui  paraissait  se  plaire  en  ma  com- 
pagnie, me  garderait  peut-être  auprès 
de  lui.  Or,  c'était  un  compagnon  un  peu 
fatigant,  à  cause  des  frais  continuels 
qu'il  fallait  faire.  J'avais  peur  de  ne 
pas  pouvoir  me  soutenir  et  de  lui  plaire 
moins. 

Après  déjeuner,  nous  étions  allés  nous 
promener  dans  un  jardin  inculte,  dont  le 
roi  aimait  beaucoup  la  sauvagerie,  soi- 
gneusement entretenue  par  un  habile 
jardinier.  Nous  y  passâmes  près  de  trois 
heures  à  dire  des  vers  et  à  raconter 
des  histoires  héroïques.  Quand  nous  ren- 
trâmes dans  la  maison,  je  vis  qu'un  petit 
tonneau  de  promenade  était  attelé  dans 
la  cour.. 

—  Je  vais  vous  reconduire  jusqu'aux 
portes  de  la  viUe,  me  dit  Charles  XVI. 
Je  n'entre  pas  à  Schoenburg  dans  un 
tel   équipage. 

Conmie  nous  allions  monter  en  voiture,  un 
homme  d'une  quarantaine  d'années,  très 
distingué  d'allures,  entra  dans  la  cour. 
Le  roi  alla  à  lui  avec  empressement, 
et  lui  serra  la  main  avec  une  vive  amitié. 
Ils  se  dirent  quelques  mots,  et  revinrent 
lentement  vers  la  voiture.  Le  roi  était 
tout  songeur...  Il  me  présenta  à  son  ami 
qu'il  me  nomma  :  le  comte  de  Herren- 
stein,  lui  dit  :  «A  tout  à  l'heure,  »et  monta 
en  voiture  avec  moi. 

Il  ne  me  disait  rien.  Je  ne  savais  si  je 
devais  me  taire,  ou  s'il  fallait  lui  parler. 


SECRETS    D'ÉTAT 


31 


Je  lui  fis  remarquer  que  le  paysage  res-  puis  je  vis  qu'au  lieu  de  rentrer  au  châ- 
semblait  bien  au  cadre  d'un  roman  teau,  il  quittait  la  grande  route,  et  pre- 
dont  nous  a\ions  évoqué  certains  passages,  nait  un  petit  chemin  sur  la  gauche.  Où 
Il  approuva  avec  un  peu  trop  de  préci-  allait-il  ?...  Alors,  quoi  ?  Charles  XVI 
pitation  pour  un  homme  qui  s'intéresse  me  faisait  déjà  des  cachotteries  ? 
vraiment  à  ce  qu'on  lui  dit. 

Quand  nous  arrivâmes  à  une  centaine 
de    pas    de    la    vieille  porte    de    ville,    le 
roi  arrêta  la  voiture  et  me  dit  qu'il  me 
ferait  chercher  un   de  ces  jours  pro- 
chains. 

Je  le   suivis  un  instant  du  regard  ; 


NOUS    ÉTIONS    ALl/;S    NOUS    PROMENER    DANS    UN    JARDIN    INCULTE. 


CHAPITRE   VIII 


X^^^^  E  comte  de  Herrenstein,  me 
^J^^r  dit  le  premier  ministre  qui 
^^^^  m'avait  interrogé  d'un  ton 
^  adroitement  aisé  et  naturel, 
sur  mon  entrevue  avec  le  roi,  ce  comte 
de  Herrenstein  est  une  espèce  de  misan- 
thrope sans  ambition  apparente,  qui  est 
très  lié  avec  Sa  Majesté.  Il  est  le  confi- 
dent de  certaines  affaires  sentimental'  s 
de  sa  vie...  et  d'une  liaison  que,  cela 
va  sans  dire,  nous  connaissons  aussi. 
C'est  une  histoire  qui  remonte  à  très 
loin.  Le  roi  ne  vous  en  parlera  pas,  me  me 
s'il  vous  accorde  sa  confiance  amicale 
comme  il  a  l'air  d'en  prendre  le  chemin... 
Je  n'avais  cependant  pas  trop  insisté 
sur  le  plaisir  que  Sa  Majesté  semblait 
avoir  eu  à  me  voir.  Un  secret  instinct 
m'avertissait  que  cette  amitié  du  roi 
pouvait  porter  ombrage  au  premier 
ministre.  Mais  il  savait  à  quoi  s'en  tenir, 
et  le  ton  simple  et  dégagé  qu'il  avait 
pris  pour  m'en  parler,  ne  voulait  pas 
précisément  dire  qu'il  n'attachait  à  ces 
marques  d'amitié  aucune  importance. 

—  Le  roi,  même  s'il  se  lie  avec  vous, 
ne  vous  parlera  pas  de  cette  histoire,  que 
jadis,  dans  le  feu  de  sa  passion,  il  a 
racontée  au  comte  de  Herrenstein.  Il 
ne  vous  en  dira  rien,  non  par  manque 
de  confiance,  mais  parce  que  maintenant 
ce  n'est  plus  qu'un  devoir  douloureux 
dont  il  ne  peut  plus  parler  avec  joie. 

«  Il  a  aimé  pendant  plusieurs  années 
une  femme  attachée  à  lui.  Cette  femme 
a  vieilli...  Mais  le  roi  est  bon  :  il  ne  peut 
pas  supporter  de  voir  souffrir  les  gens. 
Il  est  beaucoup  plus  à  elle  maintenant 
qu'à  l'époque  lointaine  où  elle  était 
séduisante. 

«  Von  Hôlen,  mon  prédécesseur,  qui 
était  un  peu  mon  maître  (quoique  je 
sois  peut-être  moins  dur  que  lui),  me  disait 


qu'il  ne  fallait  pas  faire  attention  à  des 
souffrances  isolées.  Il  me  disait  qu'il 
y  en  avait  beaucoup  sur  la  terre.  Il  disait 
encore  qu'un  homme  d'Etat  ne  devait 
jamais  regarder  autour  de  lui,  trop  près 
de  lui...  Von  Hôlen  est  mort  pauvre  et 
détesté.  Il  avait  une  dureté  inflexible.  Il 
a  refusé  des  grâces  qu'un  Torquemada 
eût  accordées.  Le  jour  de  sa  mort,  des 
habitants  de  Schoenburg  n'ont  pas  eu 
honte  d'illuminer  leurs  maisons. 

«  Or,  il  laissait  le  royaume  plus  pros- 
père que  jamais,  deux  fois  plus  riche 
qu'à  la  mort  de  son  prédécesseur,  le  sage 
et    indulgent    Berzach. 

«  Au  fond,  continua  M.  de  Herner,  il 
est  assez  bon  pour  le  roi  qu'il  ait  eu  cette 
histoire  dans  sa  vie.  Il  a  été  beaucoup 
mieux  préservé  des  aventures  par  la 
douce  et  puissante  influence  de  cette 
femme,  qu'il  n'en  eût  été  détourné  par 
le  souci  de  la  majesté  roj'ale.  Il  n'y  a 
aucune  pose  dans  sa  vie,  ni  la  moindre 
affectation  de  fantaisie.  C'est  simple- 
ment un  esprit  libre.  Or,  un  esprit  libre, 
qui  agit  simplement,  s'expose  à  com- 
mettre   mille    folies... 

«  Analysez-moi  donc  ce  paquet  de 
journaux.  Il  n'y  a  rien  d'important  ces 
temps-ci.  Mais  ce  sera  pour  vous  comme 
un  exercice,  qui  vous  ser\ira  à  vous 
constituer  pom"  l'avenir  une  méthode 
de  travail  rapide.  Dans  ces  derniers  mois, 
comme  je  n'avais  personne,  j'avais  eu 
recours  à  cet  imbécile  de  Eô'môller. 
Vous  n'avez  aucune  idée  de  ce  qu'il 
m'a  livré  !  C'était  un  fatras,  une  confu- 
sion abominable.  Des  nouvelles  sans 
intérêt  étaient  résumées  en  un  texte 
deux  fois  plus  long  que  le  texte  français. 
«  Je  vous  ai  fait  allouer  huit  cents 
francs  par  mois,  ajouta  M.  de  Herner. 
C'est  un  peu  plus  que  ce  qu'on  a  dû  vous 
dire  à  Paris.  Mais  nous  ne  vous  connais- 


SECRETS    D'ÉTAT 


33 


sions  pas.  Et,  d'autre  part,  j'ai  pensé 
qu'il  ne  vous  serait  pas  toujours  agréable 
de  prendre  vos  repas  au  palais.  Venez 
quand  il  vous  plaira  à  la  table  de  l'in- 
tendant, où  votre  couvert  sera  toujours 
mis.  Mais  ne  vous  privez  pas  du  plaisir 
d'aller  déjeuner  ou  dîner  en  ville.  Je  ne 
suis  d'ailleurs  pas  fâché  que  vous  vous 
mêliez  un  peu  à  la  vie  de   Schoenburg. 


J'étais  assez  content  que  cette  latitude 
me  fût  laissée  d'aller  prendre  mes  repas 
à  droite  et  à  gauche  :  évidemment  je 
me  plairais  mieux  à  la  table  de  l'in- 
tendant, du  moment  que  l'on  ne  m'obli- 
geait pas  à  y  figurer.  Sans  parler  de  la 
petite  économie  qui  en  résulterait  pour 
moi.    (Depuis    que    j'étais    un    monsieur 


.<ir' 


c'était   toujours   lui   qui    examinait   les   chevaux. 


Vous  êtes  un  homme  discret.  Je  sais  que 
rien  de  ce  qui  se  passe  au  palais  devant 
vous  ne  sera  divulgué  dans  la  ville.  Mais 
il  n'est  pas  mauvais  que  l'état  d'esprit 
de  la  capitale  soit  pénétré  par  quelqu'un 
du  palais.  » 

Je  remerciai  le  baron  de  Herner,  comme 
je  remercie  les  gens,  en  balbutiant  quel- 
ques paroles  indécises.  (Mais  je  sais 
aussi  que  ce  genre  de  confusion,  que  je 
n'affecte  pas,  que  j'utilise  peut-être, 
est  aussi  apprécié  que  quelques  phrases 
correctes    et    clichées.) 


«  à  son  aise  »,  je  me  sentais  devenir  un 
peu  plus  regardant.) 

La  veille,  en  revenant  de  chez  le  roi, 
j'avais  dîné  au  palais.  Je  m'étais  présenté 
à  sept  heures  dans  la  salle  à  manger  de 
l'intendance,  encore  vêtu,  par  paresse 
de  me  déshabiller,  de  la  redingote  neuve, 
endossée  pour  aller  chez  le  roi.  J'étais 
prêt  à  m'excuser  d'être  venu,  en  tenue 
si  cérémonieuse...  Mais  je  vis  que  tout 
le  monde  était  en  habit,  et  je  dus  m'ex- 
cuser de  n'avoir  pas  eu  le  temps  de  me 
mettre    en    toilette    de    soirée. 


34 


SECRETS    D'ÉTAT 


Bien  que  le  roi  ne  fût  pas  au  palais 
et  qu'en  son  absence  aucun  protocole 
n'ordonnât  le  frac,  ces  gentilshommes 
de  chambre,  et  officiers  du  palais,  par 
goût  de  l'étiquette,  persistaient  à  revêtir 
leurs    habits    de    demi-gala. 

Il  y  avait  là  l'intendant  qui  portait 
encore  plusieurs  titres  surannés,  tels 
que  «  grand  officier  de  bouche  »,  un  très 
haut  vieillard  incapable,  que  secondait, 
heureusement  pour  lui,  son  épouse,  Hed- 
wige  de  Bralmihausen,  une  grande 
femme  aux  cheveux  très  blancs,  dont  l'air 
de  race  était  un  peu  trop  classique,  et 
qui  se  montrait  d'une  âpreté  sans  exem- 
ples   avec    les    fournisseurs. 

Le  grand  écuj^er  était  célibataire. 
C'était  un  homme  de  quatre-vingt-deux 
ans,  long  plutôt  que  haut,  car  une  défi- 
nitive courbature  l'empêchait  de  se  re- 
dresser de  toute  sa  taille.  Il  était  arrivé 
à  cette  époque  critique,  où  un  vieil 
homme,  j  idis  blond,  cesse  de  se  teindre, 
de  sorte  que  pour  exprimer  la  couleur 
de  sa  moustache,  de  ses  favoris  et  de 
ses  longs  cheveux  du  front  qui  arrivaient 
de  très  loin  par  derrière,  il  était  bon 
d'attendre  patiemment  que  cette  sorte 
de   mue   eût   cessé. 

Comme  il  avait  la  vue  très  basse,  il 
-  ne  montait  plus  à  cheval,  mais  c'était 
toujours  lui  qui  examinait  les  chevaux 
qu'on  amenait  aux  écuries  du  roi,  lui  qui 
jugeait  de  leur  silhouette  en  leur  cares- 
sant la  tête,  en  leur  tâtant  le  garrot  et 
la  croupe,  et  qui  s'assurait,  en  leur  pal- 
pant les  canons,  que  leurs  membres 
étaient  sains...  A  table,  il  mangeait  les 
yeux  fermés,  très  lentement,  sans  un 
instant  d'arrêt.  Il  buvait  à  tout  petits 
coups,  les  lè\Tes  crispées  au  bord  du 
verre,  en  sifflant  ;  ce  petit  sifflement 
était  le  seul  bruit  qui  émanât  de  lui,  car 
il  ne  parlait  jamais. 

Le  chevalier  Finck,  gentilhomme  de 
chambre  et  grand  majordome  du  roi,  — 
je  me  perdais  dans  lem's  titres,  —  était 
un  gros  garçon  blond  et  rasé,  dont  les 
yeux,  tout  rapprochés,  s'embusquaient 
derrière  un  tout  petit  binocle  sans  monture. 
Il  avait  l'air  d'un  principal  clerc  affairé 
et  curieux.  Il  était  particulièrement 
odieux    à    Sa    ^lajesté,    à    cause   de   ses 


prévenances  excédantes,  et  du  sourire 
écœurant  avec  lequel,  à  partir  d'un  cer- 
tain titre,  il  écoutait  les  gens.  Aussitôt 
que  le  roi  était  de  retour,  on  violentait 
tous  les  usages  pour  envoyer  ce  gentil- 
homme de  chambre  en  voyage,  investi 
de  n'importe  quelle  mission. 

Le  grand  écuyer  et  le  chevalier  Finck 
étaient  célibataires.  Le  deuxième  gen- 
tilhomme de  chambre  était  marié.  Sa 
femme  remplissait  je  ne  sais  quel  office 
auprès  de  Mme  de  Brahmhausen.  Ce  couple 
qui,  avec  Bôlmôller  (et  l'officier  qui  se- 
trouvait  commander  le  peloton  de  garde), 
complétait  la  table  de  l'intendant,  sem- 
blait chargé  d'apporter  «  la  note  de 
jeunesse  »  dans  cette  assemblée  de  vieilles 
gens. 

Lui,  fils  d'un  député  récemment  ano-^ 
bli,  elle,  fiUe  d'un  usinier  des  environs 
de  Schoenburg,  ne  se  lassaient  pas 
depuis  six  mois,  de  la  joie  de  manger, 
et  d'habiter  au  palais  royal.  Aussi  rem- 
plissaient-i^s  en  conscience  leur  rôle 
d'oiseaux  joyeux,  et  répondaient -ils  avec 
une  grande  bonne  humeur,  d'ailleurs  peu 
conrmiunicative,  à  toutes  les  questions 
qu'on    leur    posait. 

Personne  ne  parlait  français  à  cette 
table,  en  dehors  de  BolmôUer,  et,  à  cet 
égard,  je  savais  ce  qu'il  fallait  attendre 
du  précepteur.  Il  ne  me  parla  pas  moins 
avec  volubilité,  pour  étonner,  je  crois, 
les  autres, et  j'eus  la  condescendance  d'avoir 
l'air  de  le  comprendre.  Le  reste  du  temps, 
je  suivis  la  conversation  animée  des 
convives.  Je  crois,  d'aillem-s,  que  l'on 
se  rend  mieux  compte  du  caractère  des 
gens  quand  on  n'entend  pas  ce  qu'ils 
disent,  et  qu'aucun  verbe  menteur  ne 
vous  induit  à  vous  tromper  sur  l'aloi  de 
leur  regard  et  la  sincérité  de  leur  sou- 
rire. 

Après  le  dîner,  on  allait  prendre  le 
café  dans  un  petit  salon  indien.  L'inten- 
dant offrait  aux  fumeurs  des  cigares  où 
un  brin  de  paille  était  piqué.  Mme  de 
Brahmhausen  allumait,  pour  son  usage- 
personnel,  ime  cigarette  de  tabac  jaune,, 
fine  et  démesurément  longue.  Puis  on 
arrivait  fatalement  à  conduire  au  piano- 
la  jeune  personne,  qui  exhalait  sa  gaîté 
en  une  demi-douzaine  de  valses  hongroises- 


SECRETS    D'ÉTAT 


3i 


Il  y  avait  longtemps  à  ce  moment  qu'on 
avait  couché  le  grand  écuyer.  Enfin 
on  se  disait  bonsoir,  et  l'on  rentrait  dans 
ses    appartements. 

Quand  je  ne  dînais  pas  au  palais,  j'allais 
à  ce  grand  restaurant  de  la  rue  de  la 
Paix,  qui  m'avait  attiré  dès  le  soir  de 
mon  an-ivée,  et  qui  s'appelait  la  Grande- 
Taverne.  Je  n'avais 
toujours  pas  trouvé  la 
petite     aventure     senti-  >!'., 

mentale,  —  pas  trop 
gênante  et  pas  trop 
attachante,  —  que  j'at- 
tendais depuis  mon 
arrivée  à  Schoenburg. 
Plus  le  temps  passait, 
plus  je  me  sentais  dis- 
posé à  me  montrer  facile 
sur  le  charme  et  la 
classe  sociale  de  la  per- 
sonne inconnue  en  ques- 
tion. -  ^^^ 

Je  n'avais  rencontré 
en  fait  de  jeune  femme 
que  la  jeune  mariée 
du  palais.  Pas  une  mi- 
nute, je  ne  songeais  à 
troubler  l'union  du  jeune  T 

ménage.  Il  n'y  avait 
pas  de  femme  chez  le 
premier  ministre.  Je 
n'avais  pas  revu  depuis 
mon  arrivée  le  comte 
de  Tolberg,  et  je  n'étais 
pas  pressé  de  le  revoir, 
parce  que  je  sentais  bien 
que  c'était  de  ce  côté- 
là  que  viendraient  cer- 
taines complications...  Je 
pensais  retrouver  à  la  taverne  cet  insup- 
portable officier,  neveu  du  ministre,  qui 
m'avait  parlé  d'une  nommée  Irma,  et  qui 
devait  avoir  des  amies.  Mais  il  était 
en  permission,  et  s'était  en  allé  pour  quel- 
ques jours  à  la  campagne.  Ces  consi- 
dérations me  déterminèrent  à  choisir 
une  table  à  la  taverne,  dans  les  environs 
de  l'orchestre  des  dames.  Quelques-unes 
étaient  encore  jeunes,  et  possédaient 
quelques  charmes,   abstraction   faite,  bien 


entendu,  de  leurs  blonds  cheveux,  qu'il 
valait  mieux  ne  pas  faire  entrer  en  ligne 
de  compte  dans  la  liste  de  leurs  attraits 
naturels. 

Après  trois  soirs  de  patience,  je  fis 
la  connaissance  de  la  plus  agréable 
de  ces  dames,  qui  se  trouvait  être  le  chef 
d'orchestre  elle-mîme. 


JE    FIS   I.A    CONNAISSANCE    DE    l.A 
Plus     AGRÉABLE    DE    CES   DAMES. 


C'était  une  dame  belge  de  trente-deux 
ans,  qui  avait  beaucoup  voyagé,  qui  avait 
donné  des  leçons  de  piano,  des  leçons 
de  français  et  fait  travailler  des  ani- 
maux dans  des  music-halls.  Elle  avait 
un  bel  engagement  pour  diriger  un  or- 
chestre dans  une  exposition  d'appareils 
agricoles. 

Elle  allait  quitter  Schoenburg  le  mois 
d'après  ;  ce  qui  me  décida  à  faire  avec 
elle    plus    ample    connaissance. 


CHAPITRE    IX 


[wT^r?5ox  aventure  avec   le    chef   d'or- 

\/|j;    chestre  ne  modifia  pas  ma  vie. 

-^^  Il  y  avait  dix  jours  que  j'avais 
vu  le  roi  pour  la  première 
fois,  et  il  ne  m'avait  pas  rappelé.  Le 
ministre  était  content  de  moi.  Je  faisais 
régulièrement,  à  sa  satisfaction,  mon 
travail  d'analyse.  Mais  j'avais  trop  vite 
réussi  dans  mes  fonctions.  Je  commen- 
çais à  trouver  ma  vie  monotone...  La 
suite  prouvera  qu'il  ne  faut  pas  se  lasser 
de  sa  tranquillité,  ni  demander  au  destin 
un  peu  d'imprévu  :  il  nous  fait  trop 
tonne    mesure... 

J'étais  arrivé  à  Schoenburg  un  jeudi, 
et  j'avais  vu  le  roi  le  lendemain  de  mon 
arrivée  :  il  ne  me  fit  demander  qu'une 
dizaine  de  jours  après,  c'est-à-dire  le 
lundi,  non  de  la  semaine  suivante, 
mais  de  la  semaine  d'après  ;  le  petit 
tonneau,  conduit  par  un  jeune  cocher 
anglais,  vint  me  chercher  dans  la  matinée. 

A  ce  moment,  je  me  trouvais  chez  le 
premier  ministre,  et  j'étais  en  train  de 
lui  lire  un  résumé  que  je  venais  de  ter- 
miner. Il  y  avait  dans  son  cabinet  le 
secrétaire  d'Etat  de  l'Intérieur,  Von 
^lûllen,  un  gros  homme  en  baudruche 
qui  s'était  élevé  aux  honneurs  comme  un 
énorme  ballon  sans  poids.  Le  comte 
de  Fritz,  petit  homme  carré  d'épaules, 
arriva  l'instant  d'après.  Il  avait  la  répu- 
tation d'un  grand  tacticien,  ayant  suivi 
pendant  une  dizaine  d'années  les  ma- 
nœuvres des  armées  étrangères.  Mais 
comme  il  n'avait  jamais,  à  proprement 
parler,  fait  la  guerre,  il  était  difficile 
de  dire  de  lui  que  c'était  un  grand  capi- 
taine. On  se  bornait  donc  à  le  traiter 
de  «  haute  personnalité  militaire  ». 

Il  venait  apprendre  à  Hemer  l'exécu- 
tion d'un  soldat  des  garnisons  du  sud, 
qui  avait  frappé  un  de  ses  chefs  et  dont 


la    grâce,  sur    les    instances    de    Hemer, 
avait  été  rejetée  par  le  roi. 

Quand  j'arrivai  chez  le  roi,  je  fus  un 
peu  déconcerté  par  son  accueil,  très 
aimable,  certes,  mais  pas  aussi  amical 
que  j'avais  pensé.  Peut-être  après  son 
amabilité  de  la  dernière  fois,  s'était-il 
repris...  Je  me  demandais  si  j'avais  fait 
quelque  chose  qui  lui  eût  déplu...  Peut- 
ctre  Herner  m 'avait -il  desservi  auprès 
de  lui,  et  cette  préoccupation  m'assom- 
brit pendant  une  partie  du  repas. 

Il  y  avait  avec  nous  l'ami  du  roi,  le 
comte  de  Herrenstein,  un  homme  très 
grand  et  mince,  aux  3'eux  tristes  ;  je 
l'avais  déjà  entrevu  à  ma  dernière 
visite. 

Ce  ne  fut  qu'au  bout  d'un  quart  d'heure 
que  je  me  sentis  rassuré.  Si  le  roi  était 
de  moins  borme  humeur,  c'était  à  cause 
d'une  affaire  qui  ne  me  regardait  pas. 
Il  pensait  à  l'exécution  de  ce  soldat  dont 
Hemer,  la  veille,  après  une  longue  discus- 
sion, lui  avait  arraché  l'arrêt  de  mort. 
Le  premier  ministre  avait  mis  en  avant 
de  bonnes  raisons,  et  la  nécessité  de  faire 
un  exemple  dans  cette  garnison  où  l'état 
d'esprit    était    très    fâcheux. 

—  Il  a  tort,  fit  le  roi,  en  brisant  avec 
énergie  la  coquille  d'un  œuf  qu'il  venait 
de   gober  ;    il   a  tort  ! 

Puis  il  nous  dit  des  choses,  assez  belles 
vraiment.  Il  émit  des  idées  très  modernes 
et  très  «  civilisées  »,  qui  prenaient  d'au- 
tant plus  d'importance  qu'elles  étaient 
exprimées  par  un  roi. 

—  Aucune  raison,  affirmait -il  avec 
énergie,  ne  doit  prévaloir  contre  la  néces- 
sité d'affinner  que  la  vie  humaine  est 
sacrée... 

Le  comte  de  Herrenstein,  moins  par 
conviction  que  pour  calmer  les  remords 
du  roi,  fit  valoir  les  arguments  les  plus 


SECRETS    D'ÉTAT 


71 


célèbres  :  la  nécessité  pour  la  société  de 
se  défendre... 

Mais  le  roi  répondit  que  le  premier 
devoir  d'une  société  était  de  ne  pas  don- 
ner  l'exemple   immoral   du   meurtre. 

—  La  boutade  bien  connue  :  «  Que 
messieurs  les  assassins  commencent  », 
est  une  des  paroles  les  plus  misérables 
qu'on  ait  pu  prononcer.  Le  plus  coupable 
n'est  pas  celui  qui  commence,  mais 
celui  qui  continue,  et  la  société  est  beau- 


d'utopiste.  Il  est  peut-être  vrai  qu'actuelle- 
ment ce  soit  encore  une  utopie,  mais  c'est 
prolonger  le  règne  de  l'utopie  que  de  la 
traiter    éternellement     comme     telle... 

Le  bon  roi  nous  dit  assez  de  choses  très 
judicieuses  et  très  élevées.  A  nous  faire 
part  de  ses  remords,  il  les  éloignait  peu  à 
peu.  Nous  étions  passés  insensiblement 
des  régions  troublées  de  la  vie  dans  le 
domaine  plus  serein  de  la  spéculation 
et  de  la  littérature. 


LE     COMTE    NOUS     REGARDAIT    AVEC     UN     SOURIRE     TRISTE. 


coup  plus  coupable  que  l'assassin,  parce 
qu'il  est  ignorant  et  corrompu,  tandis 
qu'elle  est  savante  et  policée.  En  atten- 
dant qu'elle  veuille  bien  commencer  à 
être  civilisée,  la  société  se  ravale  au  niveau 
de  cet  être  barbare...  Si  la  suppression 
de  la  peine  de  mort  augmente  dans 
quelques  années  le  nombre  des  crimes, 
tant  pis  :  tout  vaut  mieux  que  de  pro- 
pager pendant  des  temps  infinis,  cette 
monstrueuse  idée  que  la  société  intelli- 
gente a  le  droit   de  tuer... 

Puis  il  parla  contre  la  guerre. 

—  Quand  on  parle  de  supprimer  la 
guerre,    dit-il,    on   est   traité    de    naïf  et 


Le  comte  de  Herrenstein,  après  le 
déjeuner,  se  mit  au  piano.  Ce  grand  homme 
mince,  au  visage  un  peu  bronzé,  parlait 
peu,  mais  écoutait  très  bien.  La  musique 
qu'il  jouait,  avec  beaucoup  d'émotion 
sur  le  visage,  était  d'une  passion  con- 
centrée, coupée  de  silences  profonds^ 
Le  morceau  finissait  toujours  lamenta- 
blement... Les  mains  du  pianiste  demeu- 
raient accablées  et  comme  mortes  sur 
les  touches.  Elles  glissaient .  du  clavier, 
le  comte  de  Herrenstein  tournait  sur  le 
tabouret,  et  nous  regardait  avec  un 
sourire    triste... 

J'aimais  mieux  être   seul  avec  le  toi. 


38 


SECRETS    D'ÉTAT 


D'atord  leur  musique  ne  m'intéressait 
pas.  J  étais  ému  et  trarsporté  pendant 
une  demi-minute.  Fuis  je  me  mettais 
à  penser  à  autre  close  qui  n'avait  aucun 
rapport  a\ec  ce  qu'on  jouait.  I  a  fin  du 
morceau  ar^i^ait  subitement  alors  que 
j'étais  à  mille  lieues  de  là.  Il  fallait  se 
composer  tout  de  suite  un  \  isage  admira- 
tif.  Comme  je  n'avais  pas  pris  part  à 
leurs  cmotiors,  j'avais  des  tendances  à 
croire  qu'elles  étaient  «  chiquées  «.  Puis 
je  faisais  un  retour  sur  moi-même...  Quand 
je  m'exaltais  en  compagnie  du  roi  sur  un 
poème,  c'était  pourtant  bien  sincère. 
Et  cependant  les  gers  qui  ne  compre- 
naient pas  notre  émotion  pou\aient  ttre 
portés  à  en  nier  le  ton  aloi.  Mais  si  l'émo- 
tion du  roi  et  du  comte  de  Herrenstein 
était  sincère  aussi,  il  était  un  peu  vexant 
pour  moi  d'en  être  exclu.  Heureusement 
que  nous  allfmes,  l'instant  d'aprts,  dans 
le  jardin  sauvage,  où  Charles  XVI  me 
pria  de  dire  des  vers.  L'autorité  du  roi 
me  dispensait  de  me  faire  prier.  Le  comte 
de  Herrenstein  m'écouta  les  jeux  fer- 
més, en  hochant  de  temps  en  temps  la 
tête    d'un    air   meurtri. 

Cependant  le  caractère  de  Charles  XVI 
se  précisait  de  plus  en  plus.  Un  jour, 
plus  tard,  dans  un  moment  d'emporte- 
ment où  il  ne  se  sur\'eillait  plus,  le  pre- 
mier ministre  s'oublia  de^"ant  moi  jus- 
qu'à dire  que  son  maître  était  un  gros 
paresseux.  Il  y  a^'ait  du  vrai  dans  ce 
jugement  un  peu  brutal.  On  pouvait 
discerner  certainement  beaucoup  de 
paresse  dans  cette  habitude  distinguée 
de  rechercher  sars  grand  choix  des 
sensations  d'art.  C'était  par  une  paresse 
plus  grave  qu'il  n'avait  pas  disputé  à 
la  féroce  autorité  de  Herner  la  vie  du 
soldat  condamné.  Mais  la  faculté  qu'il 
avait  d'appliquer  ses  principes  liber- 
taires diminuait  la  foi  qu'il  avait  en 
eux.  Il  se  contentait  de  corriger  légère- 
ment le  conserv-atisme  de  ses  prédéces- 
seurs, représenté  à  la  Cour  par  le  baron 
de  Herner. 

Il  devait  d'autant  plus  se  repentir 
d'avoir  cédé  à  son  premier  ministre  que 
l'exécution  du  soldat  Hassen  fit  très  mau- 
vais  effet   dans   la   ville   où    le  régiment 


était  en  garnison.  Des  bandes  de  mani- 
festants parcoururent  les  rues  et  allèrent 
jusqu'à  pousser  des  cris  de  mort  devant 
la  maison  de  l'officier  qui  a^■ait  présidé 
le  conseil  de  guerre  ;  des  arrestations 
furent  faites  par  la  police,  et  quelques- 
uns  des  manifestants  étaient  sous  les 
verrous.  Il  s'agissait  de  les  déférer  devant 
un   tribunal. 

Leurs  partisans  qui  comptaient  sur  un 
acquittement  réclamaient  la  cour  d'as- 
sises. I\Iais  le  préfet  du  district,  —  repré- 
sentant de  Herner,  —  voulait  les  envoyer 
de\'ant  des  juges  professionnels  dont  on 
avait  quelques  raisons  d'escompter  la 
sévérité. 

J'eus  l'occasion  de  voir  pendant  cette 
période  agitée  un  Herner  que  je  ne 
connaissais  pas.  Cette  espèce  de  férocité 
autoritaire  que  je  croyais  purement  théo- 
rique, je  la  vis  «  sortir  »  sur  son  \'isage, 
comme  sort  une  maladie  éruptive  long- 
temps couvée.  Un  matin,  j'étais  allé 
le  chercher  pour  lui  dire  que  le  préfet 
en  question  était  àSchoenburg  et  l'atten- 
dait au  palais.  Je  le  trouvai  chez  lui  en 
compagnie  de  sa  mère,  et  leur  ressem- 
blance me  frappa  encore  plus  vi\'ement 
qu'au  premier  jour.  Mais  la  vieille  dame 
avait  encore  quelque  chose  de  plus  âpre. 
Ces  deux  êtres  m'étonnaient  beaucoup, 
car  avant  de  les  connaître,  je  ne  croyais 
pas  qu'il  existât  des  méchants  qui  fussent 
vraiment  des  méchants.  Je  croj'ais  qu'il 
y  avait  des  envieux  ou  des  maladroits, 
et  que  les  gens  qui  semblaient  agir  mé- 
chamment ne  pensent  pas  dans  le  fond 
d'eux-mêmes  être  vraiment  méchants 
A  vrai  dire,  le  baron  de  Herner  avait 
toujours  cette  excuse  qu'il  semblait  agir 
pour  le  bien  de  son  pays  ;  mais  il  avait 
vraiment  un  goiît  de  la  vengeance  qui 
était  monstrueux,  quelque  mauvaise  opi- 
nion qu'on  pût  avoir  de  l'humanité.  Il 
aimait  obliger  les  gens  parce  que  c'était 
une  façon  de  leur  manifester  sa  puis- 
sance. Mais  il  n'aimait  pas  le  goût  de 
la  joie  d'autrui.  Bien  qu'il  ne  tînt 
pas  au  luxe  ni  à  la  bonne  chère,  il  détes- 
tait tous  ceux  qui  pouvaient  s'offrir  ces 
jouissances,  à  cause  du  plaisir  qu'ils  en 
éprouvaient. 


CHAPITRE   X 


7T^;0T^N    matin    que    j'étais     en     train  . 

•kl^l»  ^^^  ^^^®  "^^^  journaux  fran- 
J^^^  çais  dans  le  petit  bureau  que 
m'avait  fait  aménager,  à  côté 
du  sien,^  le  baron  de  Herner,  on  frappa 
à  ma  porte,  et  l'on  entra  sans  que  j'aie 
eu  le  temps   de   dire  :  «  Entrez  !  » 

Un  jeune  homme  en  vêtement  clair  se 
tenait  devant  moi,  me  souriant  d'un  bon 
sourire.  C'était  Henry  de  Tolberg. 

—  Eh  bien  !  monsieur  le  secrétaire 
particulier,  il  me  semble  que  l'on  oublie 
ses  amis,  une  fois  qu'on  est  dans  les 
grandeurs  !  C'est  moi  qui  m'excuse,  con- 
tinua-t-il  en  souriant.  Aussitôt  mon 
arrivée...  cette  personne  que  vous  con- 
naissez]? est  allée  passer  quelque  temps 
chez  une  tante  à  elle  qui  habite  un  \  ieux 


château  terrible  à  vingt  lieues  d'ici.  Il 
se  trouve  que  je  ne  suis  pas  trop  mal  vu 
dans  la  maison  et  que  cette  tante  a  bien 
voulu  m'inviter  aussi,  de  sorte  que  nous 
avons  passé  deux  heureuses  semaines, 
qui,  malheureusement,  sont  passées... 
Mais  ce  qui  nous  console,  c'est  que  nos 
affaires  avancent.  Quelqu'un  de  très  bien 
en  cour  a  parlé  à  la  belle-sœur  du  roi. 
Et  le  comte  de  Herrenstein  a  dû  parler 


■  .if 

ON    ENTRA    SANS    QUE    j'ATE    EU    LE    TEMPS    DE    DIRE  :    «   ENTREZ  !    » 


40 


SECRETS    D'ÉTAT 


au  roi  lui-même,  qui  n'a  encore  rien  dit 
mais  qui,  je  crois,  va  souscrire  au  divorce. 
Je  ne  crois  pas  que  le  premier  ministre 
fasse   une   forte   résistance,  étant   donné 
les    difficultés    de    l'heure  actuelle,    qui 
doivent  primer  pour  lui  toute  autre  préoc- 
cupation.  Et   sans  aller  jusqu'à  prévoir 
sa  disgrâce  possible,  nous  sommes  peut- 
être  autorisésà  penser  que,  pour  le  moment, 
il  cherche  à  ménager  son  crédit  auprès 
de  Charles  XVI,  et  qu'il  ne  se  soucie  pa§ 
de   heurter   la  volonté    royale  pour  une 
affaire  qui  n'intéresse  pas  la  chose  pu- 
blique... Je   sais  les    arguments   dont  il 
s'est  servi  jusqu'à  présent  pour  justifier 
sa  résistance.  Il  n'y  a  eu  que  deux  divorces 
à  la  Cour  depuis  la  nouvelle  loi...  Et  ces 
deux  divorces  ont  fait  mauvais  effet  dans 
le  public.  L'un,  c'est  celui  de  la  princesse 
Breimingen,    qui,    après    s'être    séparée 
de  son  mari,  parce  qu'il  était  infidèle,  a 
trompé  elle-même  son  second  mari  d'ime 
façon  encore  plus  scandaleuse,   de  sorte 
que  le  tribunal  ne  sait  que  faire  de  leurs 
petits  enfants...  L'autre  divorce  présente 
avec   celui  de   mon    amie    une    analogie 
d'espèce    un    peu   grossière,    en    ce    sens 
que   le   mari   de   la   surintendante,    avec 
qui  elle  a  divorcé,  était,  comme  le  mari 
de  mon  amie,  enfermé  dans  une  maison 
de  santé.  On  reproche  à  la  surintendante 
d'avoir  épousé  un  homme  très  riche,  alors 
que    les    affaires    de    son    premier    mari 
étaient  en  fâcheux  état.  Je  n'ai  pas  besoin 
de  vous  dire  qu'il  n'y  a  rien  de  semblable 
dans  le  cas  de  mon  amie.  Son  mari  a  une 
fortune  personnelle  beaucoup  plus  consi- 
dérable   que    la    mienne.    Cette    fortune 
retournera  tout  entière,  en  cas  de  divorce, 
à    la    famille    du    malheureux    interné. 
Le  baron  de  Hemer  le  sait  bien  ;  mais 
cela  ne  l'empêche  pas  d'exploiter  auprès 
du  roi  le  fâcheux  effet  des  deux  divorces 
précédents...    Le    roi    ne    se    doute    pas 
naturellement   des   véritables   raisons   du 
premier  ministre.  Mais  on  les  a  dites  au 
comte  de  Herrenstein,  et  nous  espérons 
bien  que  Sa  Majesté  en  sera  informée  par 
lui... 

—  Je  pourrai  peut-être  lui  en  parler 
aussi,  m'écriai-je,  sans  trop  penser  à 
ce  moment  à  la  petite  vanité  de  déceler 
mon     intimité     avec     le     roi. 


Depuis  quelque  temps,  sans  que  j'eusse 
contre  le  baron  de  Hemer  des  griefs 
personnels,  je  me  sentais  moins  lié  à 
lui.  Il  était  vraiment  trop  différent  de 
moi,  avec  son  énergie  presque  brutale, 
son  tempérament  vindicatif,  —  qui  sur- 
tout offensait  chez  moi  cette  impuissance 
de  rancune,  cette  tendance  à  chercher 
et  à  comprendre  les  raisons  de  l'adver- 
saire, si  funeste  à  un  homme  d'action 
qui  a  besoin  au  contraire,  pour  lutter, 
de  toute  la  force  de  sa  conviction. 

Je  savais  très  bien  que  le  baron  de  Her- 
ner  était  un  de  ces  êtres  avec  qui,  dans 
certains  cas,  on  ne  peut  pas  s'expli- 
quer. Les  relations  ne  sont  jamais  sûres 
avec  les  hommes  de  ce  genre.  On  est 
toujours  sous  la  menace  d'une  rupture 
possible.  Ce  sont  ces  gens  dont  le  vulgaire 
dit  qu'ils  ont  un  rhauvais  caractère. 
J'avais  dans  ma  jeunesse  un  camarade 
plus  âgé  que  moi,  qui  «  se  fâchait  » 
pendant  des  mois  pour  un  rien.  Toute 
discussion  avec  lui  me  faisait  trembler. 
Je  craignais  toujours  qu'elle  se  terminât 
par  une  de  ces  brouilles  si  longues,  et  si 
pénibles  pour  mon  cœur  d'enfant. 

Plus  âgé,  mais  toujours  aussi  sensible, 
j 'avais  pris  le  sage  parti  de  fuir  ces  sortes 
d'amis. 

Je  ne  pouvais  donc  plus  hésiter  entre 
Tolberg  et  le  baron,  d'autant  qu'il  ne 
me  semblait  pas  qu'il  existât  entre  le 
baron  et  moi  des  liens  de  reconnaissance 
assez  puissants  pour  que  la  démarche  que 
j'allais  faire  auprès  du  roi, et  qui  contre- 
carrait les  plans  de  Herner,  pût  être 
considérée  comme  un  acte  de  trahison 
envers  un  bienfaiteur. 

D'ailleurs  si  j'avais  pu  avoir  une  hési- 
tation sur  la  conduite  à  tenir,  elle  eût 
été  dissipée  le  soir  même,  car  j'eus  1*00- 
casion  de  revoir  Bertha. 

C'était  au  bal  du  ministre  de  l'Inté- 
rieur. J'avais  reçu  une  invitation  et 
j'avais  d'abord  hésité  à  m'y  rendre. 
C'était  une  des  dernières  soirées  que  le 
chef  d'orchestre  passait  à  Schoenburg 
avant  son  départ  pour  Vienne.  Son  enga- 
gement avec  la  Grande-Taverne  avait 
pris  fin.  L'orchestre  de  dames  s'était 
dispersé,  et  avait  fait  place  à  des  Hon- 
grois chanteurs  qui  criaient  comme  des 


SECRETS    D'ÉTAT 


41 


malheureux,  de  sept  heures  du  soir  à 
une  heure  du  matin.  Le  chef  d'orchestre, 
qui  n'avait  pas  eu  \ine  soirée  à  elle  depuis 
trois  ans,  aurait  voulu  aller  au  théâtre 
de  Schoenburg,   où  l'on  jouait   ce  soir-là 


de  Herner.  Mais  le  premier  ministre  ne 
fit  qu'une  apparition  très  brève.  Il  pa- 
raissait absorbé.  Il  me  serra  la  main 
en  passant,  et  me  dit  :  «  Nous  irons 
demain  chez  le  roi.  Nous  avons  une  lettre 


un   drame  émouvant.   Je   n'ai   d'ailleurs     importante  à  envoyer  à  Paris.  » 


jamais    vu   d'àme 
aussi      naïve     et 
aussi    simple  que 
celle  de  cette  dame 
voyageuse,  qui  de- 
puis   son    adoles- 
cence  avait    vécu 
•dans   tant  de  vil- 
les,   et     joué    de 
divers     instru- 
ments    dans    une 
cinquantaine      de 
cafés,      sous    des 
costumes  les  plus 
divers.  Je  lui  ex- 
pliquai   en  dînant 
avec  elle  que   les 
exigences    de    ma 
profession  m'obli-  _ 
geaient  à  me  ren- 
dre à  un  bal.  Elle 
avait     une      âme 
de      fonctionnaire 
modèle,    et    com- 
prit      admirable- 
ment mes  raisons. 
A    dix    heures, 
vêtu     d'un     frac, 
d'une    culotte    de 
gala,  et  orné.  Dieu 
me  pardonne!  d'u- 
ne épée  au  côté, 
je    me    rendis   au 
ministère  de  l'In- 
térieur. Les  récep- 
tions de    M.    Von 
Mûllen    étaient 
justement    renom- 


ORNÉ,    DIEU    ME    PARDONNE  !    D'UNE  ÉPÉE   AU  COTÉ. 


Il  me  serra  en  - 
core  une  fois  la 
main,  comme  à 
son  ordinaire,  ai- 
mablement, mais 
sans  trop  d'expan- 
sion. Ce  fut  assez 
cependant  pour 
me  donner  quel- 
ques  remords. 

Au  moment  où 
il  sortait  de  la 
salle  d'entrée,  — 
je  le  suivais  du 
regard,  —  je  le 
vis  se  croiser  avec 
Bertha,  qui  en- 
trait. Il  s'inclina 
devant  elle.  Elle 
le  salua  d'un  lé- 
ger signe  de  tête. 
Puis  il  sortit  sans 
se  retourner.  Le 
cœur  me  battit . 
Je  crois  qu'à  cette 
rencontre,  j 'avais 
eu  plus  d'émo- 
tion qu'eux-mê- 
mes. 

Je  n'osais  aller 
présenter  mes 
hommages  à  la 
jeune  femme  avant 
l'arrivée  de  Tol- 
berg  :  c'était  par 
un  vague  souci 
de  convenance, 
mais   surtout   par 


mées.  Le  ministre  avait  une  fortune  timidité.  En  attendant  l'arrivée  du  jeune 
colossale,  et  Mme  Von  Mûllen  passait  comte,  je  me  promenai  dans  les  salons.  La 
pour  une  personne  fort  distinguée.  C'était  première  impression 'de  luxe  qui  m'avait 
une  grande  blonde  languissante,  toujours  ébloui  en  entrant,  se  trouvait  passable- 
un  peu  malade,  et  qui,  assise  dans  un  ment  modifiée  quand  on  examinait  en 
fauteuil  comme  dans  un  palanquin,  ré-  détail  ces  fonctionnaires  étriqués  et  ces 
gnait  sur  une  foule  d'invités  dociles.  industriels  à  la  forte  encolure.  Quant 
J'étais  un  peu  préoccupé  à  l'idée  de  à  l'aristocratie  du  Bergensland,  elle 
rencontrer  Tolberg  en  présence  du  baron  n'était    guère    plus    distinguée    dans    la 


•42 


SECRETS    D'ÉTAT 


majeure  partie  de  ses  échantillons,  dont 
la  noblesse  était  pourtant  de  vieille 
souche.  Elle  présentait  cependant  quel- 
ques beaux  produits,  comme  Bertba  et 
le  comte  de  Tolberg.  Mais  Mme  Horf, 
la  femme  du  banquier,  qui  était  la  fille 
•d'un  marchand  de  bois,  avait  un  visage 
extrêmement  délicat,  des  gestes  harmo- 
nieux, et  des  attaches  très  fines.  Et  le 
fils  Kiefer,  dont  le  père  avait  débuté  dans 
la  vie  en  vendant  des  journaux  dans  les 
gares,  le  fils  Kiefer,  gagnant  du  Prix 
des  Habits-Rouges,  au  concours  hippique, 
avait  la  noble  dégaine  d'un  gentilhomme 
de  race. 

Bôlmôller  se  cogna  dans  moi.  Il  por- 
tait une  épée,  ce  qui  me  donna  le  désir 
•de  retirer  la  mienne.  La  devanture  de 
son  œil  droit  tombait  de  plus  en  plus, 
vu  sans  doute  l'heure  avancée.  ^lais 
son  œil  gauche  redoublait  de  lumière. 
Il  s'était  fait  friser  les  cheveux,  et  ondu- 
ler la  barbe  ;  il  avait  emprisonné  dans 
des  bas  de  soie  des  mollets  qui  n'étaient 
pas,  semblait-il,  de  la  même  dimension. 
Il  se  tenait  dans  les  environs  du  buffet, 
qu'il  butinait  inlassablement,  telle  une 
abeille  diligente. 

J'eus  également  la  satisfaction  de  voir 
le  grand  écuj'er  qui  s'était  assis  dans  la 
salle  de  jeu,  auprès  d'une  table  de  whist. 
On  ne  savait  toujours  pas  si  ses  yeux 
étaient  fermés  ou  si  quelque  regard  glis- 
sait à  travers  une  mince  rainure.  Je 
ne  l'avais  jamais  \ti  qu'à  table  ;  mais 
je  pus  constater  que,  même  en  dehors 
des  repas,  ses  vieilles  mâchoires  obstinées 
continuaient  leur  lent  travail  de  mastica- 
tion. Il  avait  mis  une  culotte  comme  la 
plupart  des  invités  ;  mais  il  n'avait  pas 
cherché  à  dissimuler  sa  noble  et  invrai- 
semblable maigreur.  Et  ses  longs  canons 
desséchés  ne  remplissaient  point  l'étui 
pourtant  bien  étroit  de  ses  bas  de  soie 
blancs.  De  temps  en  temps,  il  passait 
sur  son  crâne  et  sur  son  visage  sa  longue 
main  tremblante,  claquait  des  dents  deux 
ou  trois  fois,  et  recommençait  à  ruminer. 

Comme  j'étais  en  train  de  regarder  les 
joueurs,  quelqu'un  me  frappa  l'épaule. 
Je  vis,  en  me  retournant,  la  figure  sou- 
riante du  jeune  comte  de  Tolberg. 

—  On  vous  demande  par  là-bas. 


Puis  il  m'entraîna  doucement  jusque 
dans  un  salon  voisin,  où  Bertha  nous 
attendait  en  compagnie  d'une  vieille 
parente.  La  jeune  femme  me  sourit,  en 
me  voj'ant,  comme  à  un  véritable  ami. 
Quand  elle  me  souriait  ainsi,  aucune 
autre  considération  n'existait  plus.  Je 
crois  que  j'aurais  trahi  Hemer,  même  si 
j 'eusse  été  uni  à  lui  par  des  liens  de  la 
plus    inextricable    reconnaissance. 

Bertha  vous  souriait  comme  une  com- 
pagne d'enfance.  Il  semblait  qu'on  l'eût 
toujours  connue...  Tolberg  ayant  pris  à 
son  bras  la  dame  âgée  et  l'aj-ant  menée 
pieusement  vers  le  buffet,  je  restai  seul 
avec  l'amie  de  mon  ami.  J'étais  heureux, 
au  fond,  de  penser  qu'elle  était  à  un  autre. 
Rien  ne  m'obligeait  à  me  faire  aimer 
d'elle.  Je  pouvais  donc  l'aimer  en  toute 
sécurité.  Je  m'abandonnais  à  la  joie  d'être 
séduit.  Je  l'écoutais  parler,  et  lui 
parlais  en  toute  confiance.  Elle  m'inter- 
rogea sur  mes  impressions  de  Schoenburgi 
et  je  lui  contai  avec  une  sincérité  éperdue 
et  heureuse,  comme  à  un  confesseur,  tout 
ce  que  j 'avais  éprouvé  depuis  mon  arrivée 
dans  la  ville.  Je  lui  parlai  du  roi,  du 
premier  ministre,  en  lui  disant,  ce  qui  me 
soulagea  beaucoup,  tous  les  scrupules  que 
j'avais  éprouvés  à  l'idée  que  je  serais 
peut-être  obligé  de  trahir  mon  maître, 
même  au  profit  d'un  homme  que  j'aimais 
beaucoup,  comme  Henry  de  Tolberg. 
Toute  réticence  avec  elle  était  impossible. 
Il  me  semblait,  quand  je  lui  parlais, 
que  mon  âme  était  de  verre,  et  que  rien 
ne  lui  eût  échappé  de  mes  plus  secrètes 
intentions. 

Elle  me  dit  à  son  tour  toutes  ses 
préoccupations,  et  elle  ne  fut  jamais  plus 
charmante  que  pendant  ces  confidences. 
Elle  apparaissait  le  plus  souvent  comme 
une  personne  très  sage,  très  judicieuse, 
et  à  d'autres  moments,  elle  avait  dans  le 
regard  l'ingénuité  d'une  petite  fille  de 
douze  ans.  Elle  disait  enfantinement  : 
«N'est-ce  pas?  Je  ne  pouvais  pas  faire 
autrement  ?  »  Elle  n'avait  jamais  l'air 
sûre  d'elle-même.  Et  cependant  elle  ne 
donnait  jamais  l'impression  qu'elle  hési- 
terait, quand  elle  se  trouverait  en  pré- 
sence de  certains  devoirs...  Je  sais  très 
bien    qu'on    se    fait   de    belles    illusions 


BEKTHA     NOUS     ATTENDAIT     EN     COMPAGNIE     D'UNE     VIEH-I-E     PARENTE. 


44 


SECRETS    D'ÉTAT 


SUT  les  vertus  d'une  temme  quand  on  la 
voit  pour  la  première  fois,  et  qu'elle  est 
très  belle  ';  mais  je  dois  dire  que  rien  dans 
la  suite  n'est  venu  infirmer  cette  bonne 
opinion    que   j'avais   eue   de   Bertha. 

Quand  Tolberg  revint,  après  avoir 
mis  la  vieille  dans  un  lieu  sûr,  —  à  un 
baccara,  je  crois,  —  on  décida  que  l'on 
souperait  tous  les  trois  à  la  même  table. 
Ce  n'était  peut-être  pas  prudent  à  cause 
de  Hemer.  Sans  doute  il  se  trouverait 
quelqu'un,  à  la  suite  de  cette  soirée, 
pour  mettre  le  premier  ministre  au  cou- 
rant de  notre  intimité.  C'était  dangereux 
pour  moi,  et  pour  mon  avenir  à  la  Cour 
de  Schoenburg.  D'autre  part,  en  affi- 
chant mon  amitié  avec  Tolberg  et  Bertha, 
je  me  mettais  en  moins  bonne  position 
pour  les  servir  utilement  à  la  Cour. 
Mais  ni  l'un  ni  l'autre  nous  ne  pûmes 
écouter  les  conseils  de  la  prudence, 
tant  nous  étions  contents  d'être  ensemble. 
Ce  qui  pouvait  nous  arri\erde  pis,  sem- 
blait-il, c'eût  été  de  nous  quitter. 

D'ailleurs,  le  baron  ne  sut  jamais  que 
j'avais  passé  la  soirée  avec  son  ennemi, 
et  la  femme  qu'il  aimait.  Il  paraissait 
inévitable  qu'il  l'apprît  ;  nous  fûmes  aper- 
çus par  plus  de  cinquante  personnes  de 
son  entourage,  et  il  ne  sut  jamais  rien 
de  cette  sorte  d'escapade.  Il  est  vrai  que 
les  événements  graves  qui  se  passèrent 
les  jours  suivants  eurent  de  quoi  détoui- 
ner  son  attention. 

J'étais  allé,  en  entrant,  présenter  mes 
hommages  à  la  maîtresse  de  maison. 
Elle  m'avait  salué  avec  condescendance, 
comme  on  salue  un  vassal  ignoré.  ]\Iais 
je  fus  ramené  à  elle  pour  une  entrevue 
plus  sérieuse  par  son  mari  lui-même, 
le  ministre  del'Intéiieur  et  des  Financer. 
J'ai  honte  de  dire  que  cet  homme  d'Etat 
qui  suivait  un  régime  tiès  sévère  contre 
l'embonpoint,  passait  la  soirée  à  conduire 
des  dames  au  buffet,  pour  s'alimenter 
lui-même,  tout  heureux  de  pouvoir  trom- 
per, à  la  faveur  de  cette  fête,  l'attention 
de  sa  femme  et  de  son  médecin. 

M.  Von  MùUen  arrivait  à  s'exprimer 
en  français,  mais  au  prix  d'efforts  énormes, 
qui  le  mettaient  littéralement  en  sueur. 
Sa  femme  savait  certaines  phrases  plus 
coulantes.  Mais  je  crois,  d'après  le  long 


sourire  monotone  qu'elle  avait  en  vous 
écoutant,  qu'elle  ne  comprenait  stricte- 
ment rien  de  ce  qu'on  lui  répondait. 
Une  longue  conversation  était  difficile 
entre  nous.  J'avais  pris  le  parti  de  sourire 
comme  elle,  sans  rien  dire.  Mais  je  ne  sa- 
vais pas  comment  m'en  aller.  Une  dame 
passa  en  ce  moment,  qm  ne  sut  jamais  pour- 
quoi la  ministresse,  dans  son  besoin  de 
me  quitter  à  tout  prix,  se  précipita  sur 
elle  avec  tant  de  bonne  grâce. 

On  soupait  par  tables  de  huit  et  de 
quatre  couverts  ;  Tolberg,  après  s'être 
assuré  une  table  de  quatre,  eut  l'excel- 
lente idée  de  me  procurer  une  compagne 
de  souper,  qui  n'était  vraiment  gênante 
pour  personne.  C'était  une  jeune  femme 
de  Leipzig,  vaguement  cousine  de  Bertha, 
et  qui  ne  parlait  et  ne  comprenait  que 
l'allemand.  Je  pus  être  galant  avec  elle 
.1  peu  de  frais,  grâce  à  quelques  épithètes 
aimables  que  j'avais  apprises  durant  les 
dix  stériles  années  d'allemand  que  j'avais 
tirées  au  collège.  Quand  mes  souvenirs 
me  faisaient  défaut  pour  distraire  la  dame 
allemande,  je  me  rattrapais  en  lui  mettant 
le  plus  de  victuailles  possibles  sur  son 
assiette. 

Nous  nous  étions  attablés  dans  un  salon, 
qui  n'était  pas  le  salon  d'honneur,  et  où 
le  personnel,  composé  d'extras,  ne  gênait  pas 
les  invités  ;  ceux-ci  se  servaient  eux- 
mêmes  de  deux  ou  trois  plats  froids, 
qu'on  avait  posés  et  laissés  à  leur  discré- 
tion sur  la  table. 

Cette  dame  de  Leipzig  eût  été  assez 
jolie,  si  elle  avait  eu  des  sourcils  moins 
larges  et  moins  épais.  Elle  mangea  beau- 
coup et  but  tout  le  Champagne.  «  Soyez 
sage  en  la  reconduisant  chez  elle,  »  me 
dit  Bertha,  en  regardant  dans  une  autre 
direction,  pour  n'avoir  pas  l'air  de  par- 
ler d'elle.  «  Son  mari,  qui  est  un  haut 
fonctionnaire  allemand,  n'est  presque 
jamais  chez  lui.  Je  ne  crois  pas  qu'elle 
tienne  beaucoup  à  lui.  Mais  je  suis  sûre 
qu'elle  ne  pense  pas  à  avoir  des  amants. 
Elle  travaille  constamment  à  des  ouvrages 
de  broderie.  Elle  ne  sait  pas  ce  que  c'est 
de  s'ennuyer,  ni  de  se  distraire.  Quand 
elle  a  fini  de  broder  des  taies  d'oreiller, 
elle  commence  un  chemin  de  table.  Ne 
la  détournez  pas  de  sa  vie  tranquille.  » 


SECRETS    D'ÉTAT 


45 


Je  me  mis  à  rire,  et  je  protestai  de  mes 
intentions  pures.  Et  la  vérité  est  que  je 
ne  songeais  pas  à  mal  a\-ant  que  Bertha 
ne  m'eût  parlé  de  cela.  Mais  à  partir  de 
ce    moment,    je   me   mis    à    penser    qu'il 
allait   peut-être  se  passer  quelque   chose 
dans  la  voiture.  Et  je  versai  un  peu  de 
Champagne  à  la  dame  de  Leipzig,   dont 
les  bonnes  joues  rouges  et  les  yeux  ani- 
més brillaient  à  l'envi.  J'écoutai  un  peu 
distraitement  ce  que  me  dirent  mes  amis, 
et  je  commençai  à  me  demander  jusqu'à 
quand  durerait  la  fête...  Je  ne  savais  pas 
à   quel   hôtel   était    descendue    cette 
dame.  Peut-être    était-ce    tout     près 
du    ministère...  J'étais    toujours  très 
distrait  quand  on  se  leva  après  sou- 
per. J'écoutai  mal  le  rendez-vous  que 
me    donna    Tolberg.    Bertha    dit    en 
allemand  à  son  amie   que   j'allais    la 
reconduire.  Puis    elle    me    répéta   en 
français  :  «  Vous   allez   reconduire  ma 
cousine    à    son    hctel.    »  Je    ne    pus 
m'empccher    de    rougir   et    je    m'in- 
clinai respectueusement. 

J 'allai  chercher  au  vestiaire  le  man- 
teau de  soirée  de  la  dame  de  Leipzig, 
et,  avec  beaucoup    de  trou- 
ble, je   l'aidai    à    passer  les 
manches. 

Ou'allait-il  arriver  ?  Je 
préférais  ne  pas  y  penser, 
ne  rien  prévoir,  attendre 
tout  du  hasard.  Au  cas  • 
où  l'aventure  irait  assez 
loin,  ça  deviendrait  tout 
de  suite  plus  compliqué.  %;■• 

Je  ne  pouvais  pas  l'em- 
mener au  palais,  et  je  n'avais 
pas  de  chambre  en  ville. 
J'étais  peu  familiarisé  avec  les  hôtels  du 
pays.  Descendre  à  son  hôtel  avec  elle  me 
paraissait  assez  difficile.  Elle  y  était  sans 
doute  trop  connue  :  c'était  compromet- 
tant. Le  mieux  était  de  se  fier  au  hasord. 
Nous  trouvâmes  à  la  porte  du  minis- 
tère une  de  ces  calèches  de  forme  suran- 
née qui  font  à  Schoenburg  le  service  de 
nos  voitures  de  remise.  Je  donnai  au 
cocher  l'adresse  de  Mûnscher  Hof,  où 
la  dame  me  dit  qu'elle  habitait  ;  je  né  sa- 
vais pas  au  juste  si  c  'était  loin  ou  près, 
et   je   n'osai  le  demander  au  cocher,  avec 


J^ 


ELLE    EÛT   ÉTÉ    ASSEZ    JOLIE,     SI    ELLE    AVAIT    EU    LES    SOURCILS 
.MOINS    LARGES. 


les  quelques  mots  que  je  savais  de  la  lan- 
gue du  pays.  Il  fallait  donc,  dans  le  doute, 
ne  pas  perdre  de  temps,  et  mettre  tout 
de  suite  à  profit  les  instants  disponibles. 
Je  pris  la  main  de  ma  compagne,  et  la  lui 
serrai  doucement.  Puis  je  m'approchai 
d'elle,  et  je  lui  dis  :  «  Ich  liebe  Sie  », 
sans  autre  préparation  ;  mais  ma  con- 
naissance imparfaite  de  la  langue  alle- 
mande m'interdisait  l'art  savant  des 
gradations  et  des  nuances.  D'ailleurs 
cette  façon  de  brusquer  les  choses  fut 
assez  efficace,  et  je  créai  par  cette  prompte 


46 


SECRETS    D'ÉTAT 


entrée  en  matière  un  trouble  que  ma  déli- 
catesse française,  avec  ses  ménagements 
timides,  n'aurait  pas  su  provoquer.  A  la 
faveur  de  cette  émotion,  je  m'approchai 
plus  près  encore  :  ma  compagne  me  ren- 
dit mes  baisers  en  soupirant. 

J'avais  passé  mon  bras  derrière  son 
dos  quand  elle  se  mit  à  sangloter.  Je 
voulus  lui  dire  tendrement  :  Ne  pleu- 
rez pas  !..  Mais  je  ne  savais  plus  du  tout 
comment  on  dit  pleurer  en  allemand.  Je 
me  bornai  à  répéter  :  Nein  !...  Nein  !... 
Elle  commença  à  pleurer  si  fort  que  je  la 
lâchai  décidément.  Et  je  ne  sus  que  lui 
tapoter  doucement  les  mains  pour  la 
calmer,  en  souhaitant  désormais  que  le 
Miinscher  Hôtel  fût  très  près  de  là. 

La  voiture  s'arrêta  enfin.  Il  me  sembla 
convenable  de  prendre  cette  dame 
dans  mes  bras  et  de  lui  baiser  les  joues 
avec  beaucoup  de  tendresse  et  de  fer- 
veur. Puis,  je  sus  lui  dire  en  allemand  : 
«  Je  viendrai  vous  voir.  »  Je  la  fis  descen- 


dre de  voiture  avec  les  précautions  dont 
on  entoure  une  personne  très  souffrante. 
J'attendis  quelques  instants  que  la  porte 
fût  ouverte.  Puis  je  baisai  la  main  de  la 
personne  avec  tout  le  tact  et  toute  la 
galanterie  française. 

Comme  le  cocher  me  ramenait  au  pa- 
lais, je  me  pris  à  me  demander  si  cette 
crise  de  larmes  était,  comme  je  l'avais 
pensé,  une  révolte  ou  bien  simplement 
une  manifestation  nerveuse,  qui  n'atté- 
nuait en  rien  le  consentement  qu'on  avait 
semblé   me  donner. 

Il  me  fut  insupportable  de  penser  que 
je  m'étais  trompé,  et  que  ma  réserve 
discrète,  au  lieu  de  toucher  cette  dame^ 
avait  pu  lui  causer  une  certaine  décep- 
tion. 

Agacé  par  cette  idée,  et  ne  pou- 
vant terminer  la  soirée  sur  cette  impres- 
sion fâcheuse,  je  donnai  un  contre-ordre 
au  cocher,  et  je  me  fis  conduire  à  l'hôtel 
où   habitait   le   chef   d'orchestre. 


CET    HOMME    USAIT    LES    VÊTEMENTS    EN    LES    BROSSANT. 


CHAPITRE    XI 


^^L  faisait  grand  jour  depuis  long- 
vV'dÎ'^  temps  quand  mon  domestique 
suisse  entra  dans  ma  chambre, 
et  me  dit  en  toute  hâte  que  le 
premier  ministre  m'attendait  au  bu- 
reau. J'étais  rentré  au  palais  à  quatre 
heures  passées  :  je  me  levai  précipitam- 
ment, très  ému  d'être  en  faute. 

Je  me  débarbouillai  aussi  vite  que  je 
pus,  pendant  que  le  suisse  emportait 
mon  costume  de  gala  pour  le  brosser. 
Cet  homme  usait  les  vêtements  en  les 
brossant.  Ce  n'était  pas  par  zèle,  c'était 
par  distraction.  Il  rêvait  à  ses  collections 
de  timbres  et  continuait  à  frotter-  avec 
ardeur.  Rien  ne  lasse,  au  contraire,  la 
patience  comme  de  penser  à  ce  qu'on  fait. 
Le  baron  de  Hemer  m'attendait  dans 
son  cabinet. 

—  Eh  bien  !  me  dit-il,  sans   mau\'aise 
humeur,    mais   d'un   air  toujours    préoc- 
cupé,   je    pense    que    l'on    s'est    couché 
tard  cette  nuit  ?  Cela  vous  amuse  à  ce 
point  les   réceptions  officielles  ?   Moi,   je 
ne  peux  pas  m'y  voir.  Il  est  vrai  qu'en 
ce   moment    je   ne   suis  guère    disposé    à 
m'amuser...  Nous  aurons  beaucoup  à  faire 
aujourd'hui.    Les  socialistes  du  royaume 
ont  reçu  une  adresse  des  socialistes  fran- 
çais et  des  socialistes  allemands.   Il  faut 
que  nous  écrivions  à  nos  ambassadeurs... 
Nous  avons  aussi  à  écrire   au  gouverne- 
ment français  pour  une  autre  affaire  de 
moindre  importance  :  un  petit  traité   de 
commerce  relatif  à  certains  trafics  entre 
des  possessions  que  nous  avons  en  Afrique 
et  des    colonies   françaises    avoisinantes. 
Notre   ambassadeur  à  Paris   doit   rédiger 
le  document  ;   mais  je  tiens  à  lui  faire 
parvenir  un  projet  tout   préparé.  Je  ne 
suis  pas  fâché  de  montrer  à  notre  repré- 
sentant qu'il  y  a  une  direction  à  Schoen- 
burg  et  qu'il  n'est  pas  seul  à  mener  nos 
affaires  en  France,  comme  il  a  des  ten- 


dances, ce  digne  prince,  à  se  l'imaginer 
quelquefois... 

Vraiment,  je  ne  suis  pas  un  homme  de 
parti...  J'ai  toujours  une  telle  fidélité 
pour  les  gens  avec  qui  je  me  trouve 
que  je  me  sens  devenir  infidèle  à  ceux 
que  je  viens  de  quitter.  Etais-je  assez 
loin  du  premier  ministre  pendant  cette 
soirée  de  la  veille  !  Et  maintenant  que 
je  me  trouvais  avec  lui,  maintenant  qu'il 
me  parlait  si  librement,  et  vraiment 
avec  tout  l'abandon  dont  il  était  ca- 
pable, il  me  semblait  de  nouveau  que 
c'était  une  trahison  que  de  servir  mes 
amis  en  contrecarrant  ses  volontés.  C'est 
avec  un  cruel  ennui  que  je  pensais  que, 
tout  à  l'heure,  il  faudrait  parler  au  roi 
du  divorce  de  Bertha.  En  somme,  je  suis 
de  ces  gens  dont  le  vulgaire  dit  avec 
mépris  qu'ils  sont  toujours  de  l'avis  des 
personnes   avec   qui  ils   sont... 

Eh  bien  !  puisque  je  suis  de  ces  gens-là, 
je  suis  qualifié  pour  prendre  leur  défense. 
Nous  ne  sommes  peut-être  pas  si  mé- 
prisables... Nous  souffrons  d'être  dans  la 
nécessité  de  faire  de  la  peine  à  autrui, 
non  pas  à  un  autrui  vague,  mais  à  un 
autrui  que  nous  avons  approché.  Et  vrai- 
ment cette  impuissance  à  nuire  à  son 
prochain  —  qualifiée  de  faiblesse  hon- 
teuse par  ceux  qui  s'en  trouvent  lésés  — 
n'est  pas  un  sentiment  si  répréhensible. 
Et  quand  deux  parties  sont  en  différend, 
nous  avons  des  tendances  à  croire  qu'il 
n'est  pas  forcé  que  l'une  d'elles  ait  néces- 
sairement tort,  et  l'autre  nécessairement 
raison. 

— -  J 'ai  encore  d'autres  préoccupations 
très  graves,  dit  le  baron  de  Herner.  Je 
vous  dirai  cela  en  chemin,  car  il  com- 
mence à  se  faire  tard. 

Il  me  fit  prendre  quelques  papiers, 
et  nous  descendîmes  à  la  hâte.  Le  landau 
officiel  nous  attendait  dans  la  cour. 


SECRETS    D'ÉTA  l 


49 


ON  A  vu  SA  VOITURE  FERMÉE   SE  DIRIGER  DU         ^^C'tC^ 
COTÉ  DU  CHATEAU  DE  REINKÎ 


f\\ 


Le  baron  de  Herner  pensait  tout  haut 
devant  moi.  C'étaient  des  propos  coupés 
de  silences.  Il  suivait  son  idée  obscuré- 
ment. Puis,  quand  elle  était  élucidée, 
il  la  formulait  à  haute  voix  : 

—  J'ai  reçu  des  nouvelles  inquiétantes, 
me  dit-il  au  bout  d'un  instant...  des  nou- 
velles incomplètes,  naturellement,  comme 
celles  que  sont  capables  de  me  donner 
les  braves  gens  qui  font  partie  de  ma 
police. 

Il  haussa  les  épaules,   puis  ajouta  : 

—  Nous  avons  toujours  eu  peur  d'em- 
ployer de  véritables  crapules  à  ce  ser- 
vice-là. Alors,  nous  n'avons  à  notre  dis- 
position pour  cette  besogne  louche  que 
des  serviteurs  loyaux,  mais  imbéciles. 

—  C'est  bien  scabreux,  luidis-je,  d'em- 
ployer des  coquins. 

—  Pourquoi  ?  dit -il.  Moi,  je  supporte 
très  bien  d'avoir  affaire  à  des  coquins 
intelligents. 

—  Mais  c'est  une  méfiance  continuelle... 

—  Eh  bien!  on  se  méfie,   voilà  tout! 


Il  ne  faut  pas  avoir  peur  de  se  méfier... 
Je  sais  bien  que  les  hommes  d'Etat 
sont  souvent  lâches  et  paresseux.  C'est 
par  paresse  qu'ils  veulent  avoir  à  leur 
service  des  gens  sur  qui  ils  peuvent  se 
reposer,  comme  ils  disent...  Eh  bien  !  |on 
ne  doit  pas  se  reposer  ;  on  doit  se  ménager 
tout  au  plus.  On  doit  faire  faire  par  d'au- 
tres le  travail  qu'on  n'est  pas  absolu- 
ment oblige  d'exécuter  soi-même.  Ainsi 
on  a  plus  de  temps  à  soi.  Mais  il  faut 
garder  pour  soi  le  plus  de  responsabi- 
lités possibles,  et  il  ne  faut  pas  craindre 
d'être  sur  le  qui-vive.  C'est,  au  contraire, 
une  position  qui  me  plaît,  dit-il  avec  un 
grand  air  de  satisfaction. 

«  Quand  je  serai  le  maître  un  peu  plus 
que  je  ne  le  suis,  quand  je  serai  débarrassé 
des  gens  qui  sont  autoiur  du  roi,  qui  nui- 
sent à  mon  crédit  et  diminuent*  ma  puis- 
sance, je  crois  que  je  saurai  m'entourer 
d'aides  utiles,  et  aller  dénicher  n'importe 
où  elle  se  trouve  la  vraie  capacité.  Et  les 
canailles   que   j'emploierai   ne   me   trahi- 


50 


SECRETS    D'ÉTAT 


ront  pas ,  je  vous  en  réponds.  Les  gens 
n'ont  pas  le  droit  de  se  plaindre  d'être 
trahis  ;    ils   n'ont   qu'à   faire   attention.» 

Le  premier  ministre  resta  ensuite 
quelques  instants  sans  rien  dire,  mais  il 
paraissait  surexcité. 

Ah  !  je  ferai  de  belles  choses,  si  je  con- 
tinue à  être  le  maître...  Mais  il  ne  faut  pas, 
dit-il  en  s'assombrissant,  qu'il  arrive 
malheur  au  roi.  C'est  mon  seul  soutien. 
Nous  avons  parfois  des  dissentiments, 
mais  il  sait,  lui,  ce  que  je  vaux...  Si  le 
roi  disparaissait,  —  j'ai  peur  d'y  penser, 
—  ce  serait  un  malheur  pour  moi  et  pour 
toute    la    politique    que    je    représente... 

Le  premier  ministre  revenait  si  sou- 
vent sur  cette  disparition  du  roi,  que 
je  finis  par  lui  demander  si  la  santé  de 
Charles    XVI    donnait    des    inquiétudes. 

—  Sa  santé  ?  Non,  me  répondit-il.  Dans 
cette  famille  de  Tornhausen,  dont  il  est, 
ils  sont  forts  comme  des  bêtes  de  somme. 
C'est  là  que  d'autres  familles  régnantes 
débilitées  viennent  chercher  des  prin- 
cesses qui  soient  des  mères  un  peu  so- 
lides, et  qui  revivifient  les  souches  ap- 
pauvries... Non,  ce  qui  m'inquiète  pour 
le  roi,  ce  n'est  pas  sa  santé,  c'est  son 
insouciance,  la  liberté  imprudente  de  sa 
vie,  son  habitude  de  s'en  aller  à  droite, 
à  gauche,  sans  vouloir  être  gardé...  J'ai 
peur  de  toutes  ces  affaires  sentimentales 
dont  il  fait  la  confidence  à  son  ami  Her- 
renstein...  Il  lui  faut  un  confident,  et 
c'est  ce  maudit  Herrenstein...  Je  ne  dis 
pas  cela  par  jalousie,  car  je  ne  le  crains 
pas,  mais  s'il  ne  s'était  pas  trouvé  là, 
c'est  peut-être  à  moi  que  le  roi  aurait 
raconté  toutes  ses  aventures,  et  je  pour- 
rais veiller  au  grain...  Tout  ce  que  je  sais, 
c'est  qu'il  y  a  encore  du  nouveau  ;  mes 
policiers  me  l'ont  appris,  ou  plutôt  fait 
deviner,  car  ces  idiots  sont  capables  de 
me  fournir  tout  au  plus  de  vagues  indices. 
Je  crois  que  le  roi  a  une  autre  histoire 
en  tête.  On  a  vu  sa  voiture  fermée  ces 
jours-ci  se  diriger  du  côté  du  château  de 
Reinig,  où  habite  la  jeune  sœur  de  son 
amie.  Oh!  il  est  tellement  compliqué  !... 
C'est  qu'il  poiu"rait  être  maintenant  amou- 
reux de  celle-là  !  Il  en  est  bien  capable  !... 
C'est  la  seule  femme  qu'il  voyait  en  dehors 
de  sa  maîtresse  ;  c'était  la  seule  qu'elle 


lui  laissait  voir,  et  c'était  probablement 
encore  une  de  trop. 

«  Le  danger,  —  car,  moi,  le  reste,  ça 
m'est  égal,  il  peut  bien  faire  ce  qui  lui 
plaît,  —  le  danger,  c'est  que  dans  ses 
allées  et  venues,  il  est  toujours  seul  ou 
à  peu  près.  Il  ne  veut  pas  de  la  surveil- 
lance de  notre  police...  Mais  il  a  derrière 
lui  une  autre  surveillance  qui  ne  lui  fait 
pas  défaut  :  c'est  celle  des  anarchistes 
réfugiés...  Tout  ce  que  mes  limiers  ont 
pu  me  dire,  c'est  qu'ils  ont  vu  deux  ou 
trois  fois  des  promeneurs  un  peu  suspects 
sur  la  route  que  devait  suivre  le  roi.  Ces 
anarchistes  russes  qui  s'attachent  à  la 
piste  du  roi  sont  malheureusement  d'autres 
gaillards  que  mes  gens  de  la  police.  Ce 
sont  des  étudiants  très  instruits,  pour 
la  plupart  assez  fins,  et  surtout  des  hom- 
mes qui  ne  craignent  rien.  S'ils  prennent 
des  précautions,  ce  n'est  pas  pour  garer 
leur  vie,  c'est  pour  préserver  ce  qu'ils 
appellent  «  leur  oeuvre  ».  Ils  sont  dange- 
reux. Nous  ne  sommes  pas  suffisamment 
armés  contre  ces  gens-là.  » 

La  voiture  était  maintenant  à  l'entrée 
de  la  très  longue  allée  herbue  qui  menait 
à  l'entrée  du  château  royal. 

—  Chaque  fois  que  je  rentre  dans  cette 
allée,  me  dit  le  ministre,  je  me  demande 
ce  qui  va  m'arriver  quand  je  serai  au 
bout...   ce  que  je  vais  apprendre. 

—  ^lais  n'avez-vous  aucune  crainte 
pour  vous  ?  Car,  en  somme,  le  même 
accident  qui  peut  atteindre  le  roi  me- 
nace   également    le    premier    ministre... 

Si  j 'avais  eu  affaire  à  une  âme  inquiète, 
je  n'aurais  sans  doute  jamais  posé  cette 
question  ;  mais,  sans  en  savoir  exacte- 
ment les  termes,  j'étais  sûr  d'avance 
de  la  réponse  qui  me  serait  faite.  Et 
peut-être  y  eut-il  eu  de  ma  part  un  peu 
de  courtisanerie  instinctive  à  fournir 
au  premier  ministre  l'occasion  de  pro- 
noncer   de    belles    paroles    courageuses. 

—  Si  c'est  moi  qui  reçois  la  bombe, 
me  dit-il  en  souriant,  casera  tout  de  suite 
fini,  et  je  ne  serai  pas  là  pour  voir  ce  qui 
se  passera  après.  Et  puis  le  roi  sera  tou- 
jours là.  Je  ne  veux  pas  faire  de  fausse 
modestie,  et  dire  qu'il  me  remplacera 
facilement  ;  je  ne  le  crois  pas.  Mais  c'est 
un  homme  de  grande  valeur,    et  s'il  n'a 


ttS   ONÏ    VU    DES    PROMENEURS    UN    PEU    SUSPECTS. 


SECRETS    D'ÉTAT 


personne  pour  le  seconder,  eh  bien  ! 
il  gouvernera  tout  seul.  Et  même,  ajouta 
le  baron  de  Herner  en  souriant,  ce  ne  sera 
pas  peut-être  un  monarque  aussi  tolérant 
qu'on  pourrait  le  croire.  Il  sait  très 
bien  que  tant  que  je  serai  là,  il  ne  risque 
rien  à  être  tolérant...  et  que  mon  autori- 
tarisme corrigera  son  indulgence  exces- 
sive. Mais  une  fois  qu'il  sera  seul,  il  ne 
se  laissera  plus  aller  à  être  aussi  facile- 
ment débonnaire.  Non,  répéta  Herner, 
pour  beaucoup  de  raisons,  il  vaut  mieux 
que  ce  soit  moi  qui  m'en  aiUe,  si  l'un  de 
nous  deux  doit  disparaître.  D'abord, 
ajouta-t-il,  avec  cette  expression  de 
méchanceté  soudaine,  cette  sauvagerie 
originelle,  qui  faisait  parfois  irruption 
en  lui,  l'idée  que  cette...  — il  eut  la  force 
de  retenir  le  mot  violent  qui  venait  à  ses 
lèvTes,  —  ...  que  cette  princesse  Eisa  peut 
venir  au  pouvoir  avec  sa  tourbe  de  Ba- 
varois, l'idée  que  tout  ce  que  j'ai  fait  sera 
défait  en  un  instant  par  une  bêtise  du 
sort...  que  je  n'aurai  pas  fait  voter  ma 
loi  de  justice  qui  réglera  une  fois  pour 
toutes  la  jurisprudence  de  nos  procès 
politiques,  et  ne  nous  exposera  plus  à 
laisser  juger  des  manifestants  par  des 
jurés  stupides  ou  poltrons,  l'idée  que  ces 
gens  qui  n'étaient  rien  seront  les  maîtres, 
et  mes  maîtres,  je  crois  que  je  serais  ca- 
pable de  me  faire  anarchiste  à  mon  tour... 

Il  ne  plaisantait  pas.  Il  avait  pris  sa 
canne  dans  sa  main  crispée,  et  tapait 
avec  violence  le  fond  de  la  voiture... 
Il  se  calma  un  peu  l'instant  d'après. 

—  Vous  vo3'ez,  me  dit -il,  avec  un  sou- 
rire un  peu  forcé,  ce  que  c'est  que  la  pas- 
sion du  pouvoir.  J'en  suis  possédé,  et  je 
trouve,  en  dépit  des  philosophes,  que 
je  ne  suis  ni  bas  ni  ridicule.  Il  faut  con- 
naître ces  choses-là  pour  s'en  rendre 
compte.  On  n'en  jouit  pas,  mais  on  y 
tient.  On  y  tient  d'autant  plus  violem- 
ment qu'on  n'en  jouit  pas,  et  que  l'on 
sait  bien  qu'une  fois  parti  du  pouvoir, 
on  n'en  gardera  aucun  bon  souvenir. 
Quand  on  est  au  pouvoir",  on  méprise 
la  considération  des  gens.  Mais  aussitôt 
qu'on  est  déchu,  et  qu'elle  vous  fait  dé- 
faut, on  souffre  de  ne  plus  sentir  autour 
de  soi  cette  estime,  cette  déférence, 
cette  crainte... 


Nous  étions  arrivés  dans  la  cour,  et 
le  ministre  avait  jeté  im  regard  inquiet 
autour  de  nous.  Il  ne  semblait  pas  que 
le  roi  fût  au  château.  Au  bout  |d'un  ins- 
tant, la  porte  du  perron  s'ouvrit,  et  nous 
vîmes  s'avancer  jusqu'à  nous  le  valet  de 
chambre  du  roi,  celui  qui  était  spécia- 
lement attaché  à  sa  personne,  et  le  sui- 
vait dans  tous  ses  déplacements.  C'était 
un  petit  bonhomme  qui  n'avait  ni  la 
solennité  ni  le  style  d'un  domestique 
d'apparat.  Avec  ses  cheveux  courts  mal 
plantés,  sa  petite  moustache  et  de  rares 
poils  de  barbe  sur  les  joues,  il  ressem- 
blait plutôt,  dans  son  veston  noir,  à  un 
cireur  de  bottes  endimanché.  Il  vint  dire 
au  baron  de  Herner,  d'un  grand  air  de 
discrétion,  que  Sa  Majesté  n'était  pas 
rentrée  depuis  la  veille...  Le  fait  en  lui- 
même  n'avait  rien  d'inquiétant;  mais  ce 
qu'il  ajouta  parut  alarmer  le  ministre, 
déjà  si  disposé  à  l'inquiétude.  Le  roi, 
même  dans  ses  fugues,  gardait  générale- 
ment quelques  précautions  d'homme 
rangé,  et  quand  il  s'absentait  ainsi,  pré- 
venait son  domestique  qu'il  rentrerait 
ou  ne  rentrerait  pas.  Mais  cette  fois,  il 
n'avait  rien  dit  en  partant,  et  quand  il 
ne  disait  rien,  c'était  qu'il  avait  l'inten- 
tion   de    rentrer. 

Il  y  avait  donc  de  quoi  s'inquiéter.  Le 
petit  valet  de  chambre  ajouta  cepen- 
dant ce  détail  qui  calma  un  peu  l'anxiété 
du  ministre,  c'est  que  le  roi,  il  s'en  sou- 
venait maintenant,  était  parti  en  voiture 
après  l'avoir  envoyé  en  course  à  la  ville. 
Il  était  donc  possible  que  Sa  Majesté 
eût  décidé  qu'elle  passerait  la  nuit  dehors, 
changeant  ainsi  d'avis  pendant  le  temps 
qui  s'était  écoulé  entre  le  départ  du  do- 
mestique et  son  propre  départ  du  châ- 
teau... Cette  hypothèse  ne  tranquillisa 
pas  le  baron. 

—  Il  y  a  là  quelque  chose  de  pas 
naturel,  me  dit-il  quand  le  domestique 
se  fut  éloigné...  Il  a  dû  se  passer  un  évé- 
nement anormal.  Comment  expliquez- 
vous  que  le  roi  ne  m'ait  rien  fait  dire 
à  moi  ?  Nous  avions  aujourd'hui  des 
décisions  très  graves  à  prendre  ensemble... 
Humbert,  me  dit-il  d'un  ton  énervé, 
il  ne  s'agit  pas  de  chercher  à  me  rassurer. 
Demandez- vous  avec  moi,  sans  avoir  peur 


SECRETS    D'ETAT 


53 


d'envisager  les  éventualités'  les  plus 
graves,  quelles  sont  les  possibilités. 
Mon  avis  est  que  nous  ne,  perdions  pas 
notre  temps  à  rester  là  ;  il  est  certainement 
allé  au  château  de  Reinig  ou  au  château  de 


après.  Mais  il  ne  voulait  pas  être  entravé 
dans  ses  actions  par  des  craintes  de  ce 
genre,  qui  pouvaient  d'ailleurs  être  chi- 
mériques. «  Ce  n'est  pas  pour  mon  plaisir 
«  ou  pour  satisfaire  une  'vaine    curiosité 


IL  n'avait  ni  la  .solennité  ni  le  style  d'un  domestique  d'apparat. 


Kreusach,  où  habite  sa  maîtresse.  C'est  sur 
la  même  route.  Il  faut  aller  le  chercher  là. 
Je  fis  cette  timide  objection  que  l'on 
risquait  de  mécontenter  le  roi,  en  allant 
ainsi  à  sa  recherche.  Mais  le  baron  ne  s'y 
arrêta  pas.  Il  ne  craignait  jamais:  de  mécon- 
tenter les  gens.  C'était  sa  force.  Il  préfé- 
rait^agir     d'abord,',  quitte    à    s'excuser 


«  que  je  vais  à  sa  recherche.  Le  roi  le 
«  sait    bien.  » 

Il  appela  le  cocher  qui  nous  avait  ame- 
nés et  qui  attendait  des  ordres  pour  savoir 
s'il  devait  dételer  ou  retoiimer  à  la  ville... 
Puis  il  changea  d'avis  et  fit  atteler  le  "petit 
tonneau.  Je  compris  qu'il  aimait  mieux  ne 
pas  emmener  de  domestique    avec   nous. 


CHAPITRE    XII 


NOUS   partLmes   par    uxe    route 

ENCAISSÉE     ET     SOMBRE. 


r^j^f<^ous  partîmes  donc  tous  les 
^^^"V-  ^^^^  ^^^^  ^^  campagne,  par 
^S-ji^i  ^^^  route  encaissée  et  sombre 
qui  devait  plaire  au  roi  ; 
car,  avec  plus  de  naturel,  eUe  était  un  peu 
dans  le  goût  de  son  jardin  sauvage. 
Parfois  les  deux  talus  de  verdure  qui 
bordaient  ce  chemin  comme  deux  mu- 
railles s'abaissaient  tout  à  coup  et  nous 
traversions    une    carrière    abandonnée. 

—  Quand  je  pense,  disait  le  ministre, 
qu'il  passe  sa  vie  à  s'en  aller  tout  seul 
dans  ces  chemins-  et  qu'on  peut  si  facile- 


ment l'attendre 
dans  une  de  ces 
carrières  ! 

—  Mais  hier, 
il  fn'est  pas 
sorti  seul  ? 

—  C'est  ce 
qui  me  rassure 
un  peu.  Je  suis 
assez  tranquille 
sur  le  compte 
du  cocher.  C'est 
un  «^serviteur 
loyal  »,  comme 
tous  nos  gens... 
Pourtant,  quand 
j'y  réfléchis, 
cette  circons- 
tance, qu'il 
n'était  pas  seul 
dans  sa  voiture, 

m'inquiète 
maintenant  au 
lieu  de  me  ras- 
siirer.  Je  suis 
très  étonné  qu'il 
n'ait  pas  en- 
voyé son  cocher 
au  château  pour 
me  prévenir, 
puisqu'il  l'avait  sous  la  main. 

Le  baron  était  décidément  très  énervé. 
Il  avait  poussé  un  peu  trop  le  double 
poney  qui  nous  emmenait,  si  bien  que 
l'animal,  à  une  montée,  donna  des  signes 
de  fatigue.  Il  était  plus  sage  de  nous 
an-êter  quelques  instants  à  une  auberge 
qui  se  trouvait  à  mi-côte.  Pendant  que 
le  cheval  soufflait  un  peu,  le  baron  nous 
fit  servir  du  fromage  et  du  pain.  J'en 
mangeai  avecim  bonheur  véritable.  J'étais 
parti  le  matin  sans  prendre  le  café  au 
lait  qui  était  si  bien  servi  au  palais,  où 


SECRETS    D'ÉTAT 


55 


l'on  avait  de  bonnes  habitudes  alle- 
mandes. 

Il  y  avait  longtemps  que  midi  avait 
sonné,  et  en  présence  des  graves  occu- 
pations qui  agitaient  le  gouvernement 
du  Bergensland,  je  n'avais  pas  osa 
parler  de  déjeuner.  Le  premier  ministre, 
plus  absorbé,  fit  moins  honneur  à  ce 
frugal  repas.  Il  parlait  à  une  vieille 
paysanne,  qui  tenait  l'auberge.  Je  ne  con- 
naissais pas  encore  suffisamment  la  lan- 
gue du  pays  pour  comprendre  tous  les 
termes  de  la  conversation.  Mais  je  devi- 
nais, d'après  les  gestes  du  baron  de  Her- 
ner,  qui  lui  montrait  alternativement 
les  deux  directions  de  la  route,  qu'il 
lui  demandait  si  elle  n'avait  pas  vu 
passer  la  voiture  du  roi.  Cet  interroga- 
toire ne  paraissait  donner  aucun  résul- 
tat. 

L'air  paisible  et  la  tête  oscillante, 
elle  se  tenait  sans  rien  dire  devant  le 
baron,  qui,  de  guerre  lasse,  s'était  mis 
à  manger,  visiblement  aussi  préoccupé 
qu'auparavant. 

Puis  soudain  la  vieille  femme,  toujours 
avec  son  air  paisible,  se  mit  à  dire  quel- 
que chose  que  je  ne  compris  pas.  Mais 
je  vis  le  baron  de  Herner  lever  brusque- 
ment la  tête,  son  visage  pâlir,  les  yeux 
largement  ouverts.  Je  le  vis  interroger 
la  pa3^sanne  avec  véhémence  ;  puis  il 
me    dit  :  Venez... 

Je  lui  demandai  avec  une  curiosité 
ardente,  et  sans  y  mettre  de  formes  : 

—  Qu'est-ce    qu'elle     vous    a    dit  ?... 
Il  paraissait  ne  pas   m'entendre,  et  je 

n'osai  pas  répéter  ma  question.  / 

Il  poussait  maintenant  à  gi^ands  coups 
de  fouet  le  petit  cheval,  qui  montait 
au   galop   la   côte... 

—  Ce  qu'elle  m'a  dit  ?...  Vous  voulez 
le  savoir  ?...  Elle  m'a  dit  simplement, 
sans  se  douter  de  l'effet  qu'elle  allait  me 
faire  :  «  Qu'est-ce  que  c'était  donc  que 
«  ce  bruit  qu'on  a  entendu  hier  soir  par 
«  là-haut  ?  Ça  a  tonné  comme  un  gros 
«  coup  de  canon.  On  aurait  dit  que  les 
«  rochers  allaient  crouler...  et  j'en  suis 
«  restée  sourde  pendant  un  grand  quart 
«  d'heure  !  »...   Voilà   ce  qu'elle  m'a  dit. 

Je  hasardai  cette  hypothèse  qu'il  s'a- 
gissait   peut-être    de    travaux    de    mine. 


de  rochers  qu'on  faisait   sauter  dans  les 
carrières... 

Mais  le  baron  me  répondit  d'une  voix 
altérée  que  les  carrières  étaient  aban- 
données depuis  longtemps  dans  toute 
la   région. 

—  C'est  de  ce  côté  qu'elle  a  entendu 
le  bruit...  Hier  soir,  à  neuf  heures,  à  l'heure 
où  la  voiture,  dit-il  en  baissant  la  voix, 
devait  passer  par  ici  pour  rentrer  au 
palais. 

Depuis  que  les  carrières  n'étaient  plus 
exploitées,  cette  route  était  absolument 
déserte.  Elle  conduisait  de  Schoenburg 
aa  village  de  Simstadt,  une  petite  ville 
ancienne  dont  le  com.Tierce  était  tombé. 
Et  les  rares  transactions  qui  se  faisaient 
entre  cette  localité  et  la  capitale  utili- 
saient plutôt  une  autre  route  plus  com- 
mode et  plus  courte,  qui  suivait  le  cours 
du  caaa'. 

Nous  étions  arrivés  au  haut  de  la  côte. 
Et  la  route  continuait  pendant  un  demi- 
kilomètre  jusqu'à  un  nouveau  tournant... 
Le  baron  me  le  désigna  de  l'extrémité 
de  son  fouet,  qui  tremblait  au  bout  de 
son  bras. 

—  Il  y  a  là  une  autre  carrière... 

Et  il  cessa  de  fouetter  le  cheval  ;  on 
eût  dit  qu'il  craignait  d'arriver  trop  vite 
à  cet  endroit...  Le  coude  était  très  brus- 
que. Comme  nous  allions  tourner  une 
arête  de  rocher,  le  poney  stoppa,  et  fit 
un  écart.  Je  sautai  à  terre,  et  j'allai  le 
prendre  à  la  bride.  Mais  en  passant  devant 
la  voiture,  j'aperçus  toute  l'étendue  de 
la  carrière,  et  je  vis  qu'elle  était  pleine  de 
corbeaux  qui  couvraient  le  sol,  comme  un 
tapis   funéraire. 

—  Des  corbeaux... 

A  son  tour,  le  ministre  sauta  en  bas  de  la 
voiture... 

—  Attachez    le    cheval... 
J'attachai  le  cheval  à  un  arbuste  qui 

avait  poussé  sur  le  talus,  entre  deux  ro- 
chers. 

Le  ministre,  le  fouet  à  la  main,  s'avan- 
çait vers  les  corbeaux,  qui  formaient 
un  tas  plus  serré  au  milieu  de  la  route. 
Il  brandit  son  fouet.  Des  oiseaux  s'en- 
volèrent, et  pendant  un  instant,  l'air 
s'obscurcit  de  leurs  ailes,  comme  si  le 
crépuscule  était  venu  tout  à  coup.  Puis 


56. 


SECRETS    DÉTAT. 


nous  vîmes,  épars  sur  le  sol,  une  roue  de 
voiture,  presque  intacte,  la  tête  et  l'avant- 
main  d'un  cheval,  à  l'état  de  squelette, 
des  morceaux  de  bois  peints  en  bleu, 
à_  la  couleur  des  carrosses  royaux. 

Le  baron  de  Herner  allait  et  venait  au 
milieu  de  la  route,  regardait  et  inven- 
toriait tous  ces  débris  avec  un  calme 
effrayant.  En  dehors  du  chemin,  sur  le 
sol  de  la  carrière,  nous  aperçûmes  d'autres 
débris  encore  plus  impressionnants. 
C'étaient  cette  fois  des  morceaux  de 
squelettes  humains. 

L'explosion  avait  dû  être  terrible.  Elle 
avait  emporté  très  loin  le  corps  des  deux 
hommes,  et  il  ne  restait  plus  des  chevaux 
qu'une  moitié  de  carcasse  complètement 
dénudée.  Il  était  facile  de  retrouver,  entre 
les  deux  squelettes  humains,  quel  était 
celui  du  roi.  Le  cocher  Hofman,  avec  qui 
il  était  parti  la  veille,  était  de  petite  taille, 
et  bien  qu'il  eût  la  moitié  des  jambes 
emportée,  nous  pûmes  voir  facilement, 
en  comparant  la  longueur  des  épines  dor- 
sales, que  cet  autre  assemblage  d'os 
qui  se  trouvait  plus  pi  es  de  la  route, 
presque  sur  le  bord,  était  tout  ce  qui  restait 
du  roi. 

Il  n'avait  pas  été,  semblait-il,  atteint 
par  un  projectile,  mais  la  commotion  l'avait 
tué.  Il  était  tombé  couché  sur  le  côté. 
Un  des  bras,  déchiqueté  avait  une  position 
anormale  et  contournée.  Il  est  probable  que 
dans  leur  besogne  immonde  les  corbeaux 
avaient  changé  la  position  des  mem- 
bres. 

Nous  revenions  en  silence  auprès  de  notie 
voiture,  quand  le  baron  aperçut  autre 
chose.  Il  quitta  la  route,  et  se  dirigea 
vers  un  renfoncement  de  la  carrière. 
Arrivé  là,  il  me  fit  signe  de  la  main... 
Il  était  arrêté  devant  un  troisième  corps, 
plus  affreux  à  voir  que  les  autres,  parce 
que  les  corbeaux  ne  ^a^'aient  pas  encore 
achevé...  Les  os  de  la  tête  étaient  déjà 
dénudés.  Le  corps  était  encore  couvert 
de  ses  vêtements,  et  nous  vîmes  qu'il 
était  vêtu  à  la  russe,  avec  des  bottes  et 
des  culottes  bouffantes.  La  plupart  des 
réfugiés  étaient  habillés  de  la  sorte. 
Ils  arrivaient  d'ordinaire,  même  les  étu- 
diants, avec  des  costumes  de  moujiks, 
et  trouvaient  ainsi   moven,  faute  d'autres 


ressources,  de  se  faire  embaucher  pour  les 
travaux   des   champs. 

Nous  étions  certainement  en  présence 
de  l'homme  qui  avait  lancé  la  bombe.  Il 
avait  dû  être  blessé  mortellement  par  quel- 
que projectile.  Il  était  mort  plus  tard  que 
les  autres.  C'est  ce  qui  expliquait  que 
les  corbeaux  ne  se  fussent  approchés  de 
lui  que    quelques    heures    après. 

Il  ne  nous  restait  plus  qu'à  reprendre  le 
chemin  de  la  ville,  à  prévenir  les  magistrats 
et  à  faire  faire  les  constatations  officielles. 
J'allai  détacher  le  cheval,  et,  le  baron 
et  moi,  nous  reprîmes  place  dans  la  voi- 
ture. 

Le  ministre  ne  disait  rien."  Il  avait 
posé  le  fouet  dans  le  porte-fouet,  et  lais- 
sait le  petit  cheval  aller  à  sa  guise.  Nous 
descendîmes  la  côte,  et  nous  repassâmes 
devant  la  petite  auberge.  Le  baron  de 
Hei'ner  paraissait  de  plus  en  plus  absorbé. 
Deux  ou  trois  fois,  la  voiture  s'arrêta. 
A  ce  moment  il  avait  un  sursaut,  comme 
un  cocher  qui  s'éveille,  et  remettait  le 
cheval  en  mouvement,  en  secouant  ner- 
veusement  les   rênes. 

Tout  à  coup,  il  arrêta  le  poney  de  son 
plein  gré,  se  tourna  de  mon  côté,  et  se 
mit  à  me  regarder  dans  les  yeux.  Puis  il 
me    dit  : 

—  Descendons. 

Il  attacha  lui-même  le  cheval  à  une  bran- 
che d'arbre.  Ensuite  il  me  prit  le  bras,  et 
me  fit  marcher  à  ses  côtés.  Il  était  dans  un 
état  de  surexcitation  extraordinaire.  Il 
avait  les  larmes  aux  yeux  et  ne  pou- 
vait parler. 

Nous  marchâmes  quelques  instants  en 
silence.  Il  me  serrait  fébrilement  le  bras 
Puis  il  se  mit  à  me  regarder  comme  l'ins- 
tant d'avant,  à  me  regarder  profondément, 

—  Humbert,me  dit-il,  les  dents  serrées, 
Humbert,  je  ne  veux  pas  quitter  le  pou- 
voir !  Je  ne  veux  pas  m'en  aller  bêtement  et 
stupidement  parce  que  le  sort  me  force 
à  m'en  aller...  Je  ne  veux  pas  céder  la  place 
à  ces  gens.  Je  veux  rester  le  maître... 
Vous   m'entendez  ? 

Il  me  prit  le  bras  et  nous  marchâmes 
de  nouveau  en  silence. 

—  Il  n'y  a  que  nous  qui  ayons  vu... 
ce  que  nous  avons  vu...  Il  n'y  a  encore  que 


SECRETS    D'ÉTAT 


57 


nous     qui     sachions    ce    que     nous 
savons.  Tout  le  monde    ignore  que 
la  succession  du    royaume    est    ou- 
verte :  quand  on  la  proclamera  ou- 
verte, c'est  parce  que  nous  l'aurons 
dit...       Il     est     déjà     arrivé, 
continua-t-il,*^  que  le  roi 
s'absente   pendant    plu- 
sieurs semaines  pour  une 
destination  mystérieuse. 
Dans    ces    cas-là,    il  ne 
prévenait  que    moi.    Et 
c'était    moi     qui    disais 
simplement    aux   minis- 
tres :    «  Sa    Majesté   est 
partie       pour      quelque 
temps.  »   Et   je    n'avais 
d'autres  comptes  à  ren- 
dre à  personne... 

«  Nous  sommes  les 
seuls  témoins  de  la  dis- 
parition du  roi...  Il 
n'y    avait    là    que   l'as- 


cm- 


n.    ÉTAIT     ARRÊTÉ     DEVANT     UN     TROISIÈME     CORPS. 


S8 


SECRETS    D-ÉTAT 


Bassin,  et  il  ne  parlera  plus.  J'ai  tout 
lieu  de  croire  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  complot. 
Les  crimes  anarchistes  ont  sou\'ent  ceci 
d'effrayant  que,  comme  un  crime  de  droit 
commun,  ils  sont  conçus  et  exécutés  par 
un  seul  être,  qui  ne  s'enouvre  à  personne. 
Et  l'assassin  anarchiste~est  d'autant  plus 
difficile  à  retrouver  que  nul  lien  connu, 
comme  dans  les  crimes  passionnels,  ne  le 
rattache  à  la  \-ictime,  et  qu'il  n'est  pas 
dénoncé,  comme  le  voleur,  par  le  produit 
d'un  vol,  dont  il  sèmerait  des  traces 
deriière  lui...  En  admettant  que  cette 
fois  le  criminel  aitjeu^des  complices,  ils 
croiront   que  le  coup  est  manque. 

«  ...Nous  allons  remonter  là-haut  pour 
plus    de   sûreté,    dit    le    baron.  » 

Je  commençais  à  de\àner  ce  qu'il  avait 
l'intention  de  faire.  Nous  revînmes  à 
la  terrible  carrière,  d'où  nous  ne  nous 
étions  pas  trop  éloignés.  Il  poussait  de 
nouveau  fortement  le  malheureux  petit 
cheval,  pour  qui  c'était  décidément  une 
rude  journée.  Il  fallait  maintenant  ne  pas 
perdre  de  temps...  Il  ne  passait  d'ordi- 
naire personne  sur  la  route  ;  mais  il  pou- 
vait passer  quelqu'un  ce  jour-là.  Et  juste- 
ment, comme  nous  arri\dons  à  la  carrière, 
nous    vîmes    un     chemineau     en     arrêt 


auprès  des  débris  de  la  voiture  royale.  Le 
baron  me  fit  signe  de  ne  pas  descendre 
du  petit  tonneau.  Il  mit  simplement  son 
cheval  au  pas,  l'arrêta  en  arrivant  près 
du  chemineau,  et  regarda  d'un  air  indif- 
férent tous  ces  os  et  ces  morceaux  de  bois. 

Le  chemineau  lui  dit  quelques  mots 
que  je  ne  compris  pas,  mais  dont  je  pus, 
grâce  à  des  gestes  de  l'homme,  reconsti- 
tuer le  sens.  Il  agita  les  deux  poings  avec 
la  prétention  visible  d'imiter  le  galop 
d'un  cheval.  Puis  il  tourna  les  mains 
l'une  autour  de  l'autre,  pour  donner  l'im- 
pression d'une  chute  finale.  Il  fit  une 
sorte  de  moue  philosophique  et  prit  sans 
transition  un  ton  beaucoup  plus  apitoyé 
pour  parler  de  ses  affaires  personnelles 
et  de  sesembarrasfinanciers,  que  le  baron 
soulagea  avec  empressement  par  l'offre 
d'une  large  pièce  blanche. 

Puis  nous  feignîmes  de  continuer  notre 
route,  au  pas,  comme  des  gens  qui  font 
souffler  leur  cheval.  Ce  damné  chemineau  ne 
s'en  allait  pas.  Il  marchait  avec  une  len- 
teur ! 

Enfia  nous  le  \1mes  tourner  le  coin  de 
la  route... 

Notre  tâche,  assez  pénible,  allait  com- 
mencer. 


IL  FALLUT  ABANDONNER  DANS  CE 
COIN  DE  CARRIÈRE  CE  IqVI  RESTAIT 
DU   MALHEUREUX  ROI. 


CHAPITRE   XIII 


^ous "primes  d'abord  les  débris  de 
>?r\Ç^r4  ^°^^  ®^  ^°^^  ^^^  portâmes  dans 
WÈ^O^  un  recoin  de  la  carrière,  der- 
rière un  tas  de  pierres,  qui  les 
dérobait  à  la  vue  des   passants. 

Nous  roulâmes  jusqu'à  cet  endroit 
la  seule  roue  qui  restât  du  carrosse  royal. 

Puis  il  fallut  emporter  les  ossements  ; 
il  fallut  abandonner  dans  ce  coin  de  car- 
rière ce  qui  restait  du  malheureux  roi. 
Nous  n'avions  aucun  outil  et  la  terre  était 


trop  dure  pour  que  nous  puissions  donner 
à  'ces  misérables  restes  une  sépulttire 
même  improvisée.  Mais  le  baron  de 
Herner  n'était  pas  sentimental.  Il  avait 
aimé  le  roi  ;  ce  fut  cependant  sans  émo- 
tion apparente  qu'il  mania  avec  moi 
ces  ossements.  D'ailleurs,  moi-même  qui 
avais  approché  le  roi,  et  qui  avais  été 
tellement  séduit  par  lui,  j'exécutai  ce 
travail  macabre  sans  autre  émotion  que- 
celle  d'un  dégoût  physique,  car  il  restait 


6o 


SECRETS    D'ÉTAT 


encore  après  ces  os  quelques  rognures 
de  chair  que  les  corbeaux  avaient  laissées. 
Le  baron  était  désormais  d'une  tran- 
quillité parfaite.  Cette  tranquillité  me 
surprenait.  Il  ne  suffisait  pas  d'avoir  pris 
l'audacieuse  résolution  qu'il  avait  adoptée. 
Il  me  semblait  que  ce  plan  téméraire  était 
difficile  à  exécuter.  Ce  mensonge  pouvait 
durer  deux  mois, six  mois,  mais  il  arri\e- 
rait  bien  xm  moment  où  l'on  s'étonnerait 
de  cette  absence.prolongée...  Il  voulait 
d'abord  rester  au  pouvoir  suffisamment 
de  temps  pour  consolider  son  œu\Te.  Après, 
il  s'occuperait  de  la  suite.  Je  crois  qu'il 
pensait  qu'il  serait  toujours  temps  de 
faire  mourir  le  roi  officiellement...  Un 
souverain,  comme  jadis  Louis  II  de  Ba- 
vière, pouvait  trouver  la  mort  dans  une 
partie  de  bateau...  Mais  d'ici  là,  le  baron 
de  Hemer,  seul  maître  du  pouvoir,  aurait 
dicté  au  Parlement  les  lois  nécessaires, 
les  lois  de  justice,  les  organisations  mili- 
taires nouvelles.  Il  pourrait  même  modi- 
fier la  constitution  du  Bergensland  en  ce 
qui    concernait    les    familles     régnantes, 


prévoir  l'éventualité  d'une  régence,  et 
l'interdire  par  avance  aux  princesses 
de  famiUe  étrangère,  de  façon  à  écarter 
définitivement  du  pouvoir  cette  prin- 
cesse bavaroise  et  la  séquelle  ennemie 
qui  l'entoiu'ait. 

Le  baron  était  tout  entier  à  cette  con- 
fiance exagérée  que  l'on  éprouve  quand 
on  a  échappé  par  son  propre  effort  à  un 
danger  qui  vous  avait  fortement  effrayé. 
Il  n'était  pas  loin  de  se  croire  invincible 
et  invulnérable. 

Nous  étions  remontés  en  voiture.  Il 
fouettait  le  cheval  et  le  stimulait  de  la 
voix  avec  bonne  humeur.  Et  vraiment 
les  gens  qui  nous  auraient  rencontrés 
n'aïu^aient  pas  pu,  en  nous  voyant,  soup- 
çonner ce  que  nous  venions  de  faire. 
Nous  avions  l'air  de  deux  bons  amis  en 
promenade  d'agrément. 

Comme  nous  passions  devant  l'auberge, 
le  baron  se  sentit  pris  d'une  belle  frin- 
gale. Il  mit  pied  à  terre  et  se  fit  servir 
tout  ce  qu'on  put  trouver  dans  la  cuisine, 
du   saucisson   et    une    omelette   au   lard. 


CHAPITRE    XIV 


Cfo^^AR  bonheur,  le  cocher  Hofman, 
^^^9  célibataire,  ne. laissait  pas  après 
^^^  lui  une  famille  que  sa  dispari- 
tion pût  inquiéter.  On  pré- 
vint tout  de  suite  les  gens  du  château 
que  Sa  Majesté  serait 
absente  pour  un  long 
mois.  Le  ministre  laissa 
entendre  à  ses  collègues 
du  cabinet  qu'il  connais- 
sait la  retraite  du  roi, 
que  sa  Majesté  lui  avait 
à  lui  seul  révélée...  Il  vou- 
lait se  réserver,  au  cas  où 
surgirait  une  difficulté  ino- 
pinée, la  faculté  de  pou- 
voir aller,  soi-disant,  trou- 
ver le  roi  dans  cette 
retraite  mystérieuse,  et  de 
rapporter  sa  décision.  Il 
avait  pour  les  cas  graves 
quelques  blancs-seings  du 
roi  dont  il  pouvait  faire 
usage  ;  je  crois  d'ailleurs 
qu'au  point  où  il  en  était 
arrivé,  la  perspective  de 
commettre  un  faux  ne 
l'eût  pas  effrayé. 

Dès  le  soir  même,  il  me 
fit  venir  chez  lui  et  tra- 
vailla avec  moi  à  cette  loi 
de  procédure  qu'il  était 
très  pressé  de  faire  voter 
par  le  Parlement.  C'était 
une  simple  question  de 
travail  matériel  et  de 
formalités,  car  les  repré- 
sentants du  peuple,  pour 
une  forte  majorité,  étaient 
entièrement  au  service  de 
Hemer. 

Nous  travaillâmes  jus- 
qu'à une  heure  assez 
avancée.  Ma  nuit  précé- 
dente et  ma  journée 
avaient  été  très  dures  ;  mais 


je  ne  sentais  aucune  fatigue.  J'étais 
trop  surexcité  pour  dormir  ;  ce  travail 
que  nous  fîmes  ensemble  nous  calma  tous 
les  deux.  Ce  fut  lui  le  premier  qui  se  sen- 
tit   las.    Il   rm   dit    d'aller   m3     coucher. 


NOUS  AVONS  .-VVEC  NOUS  PLUSIEURS  OFFICIERS  DR  L.\  GARNISON. 


■62 


SECRETS    D'ÉTAT 


Au  moment  de  nous  quitter,  il  me  serra 
]a  main  comme  à  son  ordinaire.  Puis 
il  parut  se  souvenir  des  événements  de 
la  joimiée,  et  il  me  donna  sur  l'épaule 
une  tape  plus  amicale...  mais  qui  n'était 
pas  spontanée,  et  je  sentis  que  cette  forte 
association,  qu'avait  créée  entre  nous  cette 
grave  journée,  n'était  peut-être  pas  une 
union  véritable  ;  nous  ne  nous  quittions 
pas  comme  des  amis,  mais  comme  des 
complices. 

Le  lendemain,  je  reçus  la  visite  de  Tol- 
berg,  qui  voulait  savoir  si  j'avais  parlé 
au  roi.  Je  lui  dis,  sans  trop  de  gêne,  que 
le  roi  était  parti  pour  un  temps  indé- 
terminé. Ce  qui  me  rendait  ce  mensonge 
assez  facile,  c'est  que  j'y  étais  absolu- 
ment  obligé. 

—  Alors  je  n'ai  plus  aucun  espoir, 
■dit  Tolberg,  d'un  air  de  détresse.  La 
demande  de  divorce  doit  passer  d'ici 
très  peu  de  temps  au  tribunal  suprême. 
Si  elle  n'y  arrive  pas  avec  un  avis  favo- 
rable du  roi,  elle  sera  re jetée  ;  le  minis- 
tre leur  fera  connaître  l'avis  du  gouver- 
nement et  si  même,  par  esprit  de  justice, 
ils  passaient  outre  et  l'acceptaient,  Her- 
ner  ferait  agir  le  prêtre.  Il  n'y  a  plus  au- 
cun espoir  d'arriver  à  notre  but  en  sui- 
vant les  formes  régulières.  Perdu  pour 
perdu,  j'essaierai  d'autres  moyens...  Vous 
savez  que  tout  un  parti  s'est  formé 
contre  le  premier  ministre.  Ce  parti 
s'était  flatté  d'agir  sur  l'esprit  du  roi 
et  de  ruiner  la  faveur  de  Herner.  Mais 
notre  souverain  ne  gouverne  plus.  Vous 
voyez  qu'il  choisit  le  moment  où  la  si- 
tuation est  très  critique  à  l'intérieur 
pour  disparaître  tout  à  coup.  Puisque 
nous  ne  pouvons  plus  compter  sur  lui 
pour  défendre  le  droit,  nous  ccmpterons 
désormais  sur  nous-mêmes. 

Je  ne  demandais  qu'à  ne  pas  recevoir 
les  confidences  de  Tolberg.  Ma  situation 
était  déjà  compliquée.  Mais  les  gens 
avaient  décidément  en  moi  une  confiance 
intarissable. 

—  On  conspire  sérieusement  contre  Her- 
ner, me  dit  Tolberg,  en  baissant  la  voix. 
Nous  avons  déjà  avec  nousplusieurs  officiers 
de  la  garnison  de  Schoenburg  Le  départ 
du  roi  peut  très  bien  activer  les  choses.  Il 
nous^permettra  de  dissiper  les  hésitations  de 


quelques  personnes  d'importance,  qui  vou- 
laient bien  marcher  contre  le  premier 
ministre,  et  qui  n'auraient  jamais  pris  les 
armes  contre  le  roi.  Car  vous  ne  vous  y 
trompez  pas,  Humbert,  l'absence  du  roi 
dans  les  circonstances  présentes  pro- 
duira certainement  un  très  mauvais  ef- 
fet. 

Je  ne  pouvais  pas  arrêter  Tolberg 
dans  ses  indiscrétions,  et  lui  dire  que  le 
fait  de  savoir  tout  ce  dont  il  m'instrui- 
sait allait  rendre  assez  fausse  ma  situa- 
tion auprès  du  premier  ministre.  Je  ne  de- 
vais ni  ne  pouvais  révéler  les  liens  d'in- 
timité forcée  qui  existaient  entre  Her- 
ner et  moi.  Je  laissai  donc  parler  le  jeune 
diplomate,  en  me  disant  que  je  me  sou- 
viendrais le  moins  possible  de  tout  ce 
qu'il  me  racontait  là. 

■ —  Nous  aurons  avec  nous  la  prin- 
cesse Eisa,  continua  Tolberg.  Elle  est 
assez  populaire  à  Schoenburg.  Le  prince 
Henry,  son  défunt  mari,  le  frère  du  roi, 
était  très  aimé  du  peuple,  et  l'on  sait 
qu'elle  a  très  bien  élevé  ses  deux  enfants... 
Mais  j'allais  oublier  de  vous  dire  pour- 
quoi surtout  j'étais  venu  ce  matin.  Ber- 
tha  est  de  nouveau  installée  chez  elle. 
Elle  veut  que  toute  affaire  cessante, 
vous  veniez  dîner  ce  soir  avec  nous. 

Je  pensai  que  je  les  étonnerais  beaucoup 
en  refusant,  et  je  promis  à  Tolberg  de  venir, 
tout  en  me  disant  à  part  moi  que  j'en- 
verrais un   contre-ordre. 

Je  considérais  toujours  que  mon  in- 
timité avec  ce  couple  était  une  sorte  de 
trahison  à  l'égard  de  Herner.  N'avais-je 
pas  encore  moins  le  droit  de  le  trahir, 
depuis  qu'il  m'avait  associé  à  son  ter- 
rible secret  ?  Agacé  de  ces  complications, 
j'eus  presque  envie  d'envoyer  tout  le 
monde  promener,  et  de  retourner  à 
Paris...  Ce  n'étaient  pas  des  velléités 
bien  sérieuses.  Non  seulement  je  n'en 
fis  rien,  mais  je  n'envoyai  même  pas  de 
contre-ordre  à  Bertha,  et  je  me  rendis 
tout  de  même  chez  elle,  au  mépris  de 
toute  autre  considération,  simplement 
parce  que  je  m'ennuyais  et  que  c'était 
un  plaisir  pom*  moi  de  dîner  en  compa- 
gnie de  mon  ami  et  de  cette  johe  jeune 
femme. 

J'avais  revu  le  baron  de~Herner  dans 


—   c'est    BIEM    monsieur    HUMBERT  ?     ME    Dn*BLLE.. 


64 


SECRETS    D'ÉTAT 


la  matinée.  Il  paraissait  fatigué  cette  fois. 
L'après-midi,  il  ne  vint  pas  au  palais. 
II  avait  fait  venir  chez  lui  deux  magis- 
trats, avec  qui  il  rédigeait  en  termes  juri- 
diques son  fameux  projet  de  loi.  Moi,  mon 
tra\ail  d'analyse  terminé,  j'étais  allé  me 
promener  au  Jardin  des  Plantes.  Je  m'en- 
nuyais. Le  chef  d'orchestre  était  parti 
la  veiUe  pour  Vienne.  Peut-être  la  dame 
de  Leipzig  était-elle  à  son  hôtel.  Je  m'y 
rendis,  en  me  répétant  que  c'était  ab- 
surde, que  j'allais  encore  me  lancer  dans 
une  histoire  stupide,  que  le  meillem  qui 
pouvait  m'arriver  était  qu'elle  ne  fût 
plus  là.  Elle  n'était  plus  là,  hélas  !  et  je 
n'eus  pas  la  force  de  m'en   féliciter. 

Après  une  heure  passée  au  Jardin 
des  Plantes,  je  revins  me  promener  dans 
la  rue  de  la  Paix,  avec  l'espoir  secret  de 
retrouver  le  capitaine  de  Lincke,  le  neveu 
du  premier  ministre,  celui  qui  connais- 
sait une  nommée  Irma.  Mais  le  capitaine 
ne  devait  pas  être  revenu  de  permission. 
Il  n'était  pas  à  la  terrasse  de  la  Grande- 
Taverne,  ni  au  café  Grinzel  où  se  réunis- 
saient habituellement  les  officiers. 

Il  y  avait  au  palais  une  magnifique 
bibliothèque  remplie  de  ces  chefs-d'œu- 
vre des  temps  passés  que  je  connaissais 
si  mal.  Je  m'étais  dit  bien  des  fois  :  «  Si 
j'ai  une  journée  de  libre,  je  viendrai 
me  plonger  là-dedans.  »  Je  fis  quelques 
pas  timides  vers  le  palais,  puis  je  m'ar- 
rêtai... «  Non  ça  ne  vaut  plus  la  peine 
il  est  trop  tard.  » 

Mon  maître,  le  baron  de  Hemer,  était 
le  véritable  roi  de  Schoenburg,  et  je  dé- 
tenais en  somme  une  partie  de  sa  puis- 
sance, puisque  je  connaissais  son  secret. 
Et  je  me  trouvais  triste  et  sans  ressources 
morales  dans  les  rues  de  CL+.te  ville 
que  je  pouvais  considérer  comme  m'ap- 
partenant  un  peu.  C'est  ce  jour-là  que  je 
me  blasai  pour  jamais  sur  les  char.nes 
du  pouvoir. 

Je  vis  enfin  qu'il  était  six  heures  et 
demie  et  que  je  pouvais  me  rendre,  en 
marchant  doucement,  chez  Bertha,  où 
l'on  m'attendait  vers  sept  heures.  Il  fal- 
lait traverser  la  longue  promenade  pu- 
blique, où  trois  fois  par  semaine  la  mu- 
sique de  la  garde  venait  jouer  à  cinq 
heures.    La   musique   était  partie  ;    mais 


on  n'avait  pas  encore  retiré  les  chaises. 
Des  enfants  s'y  étaient  installés  et  imi- 
taient les  musiciens  en  jouant  de  la 
trompette  dans  leurs  poings,  pendant 
qu'un  autre  enfant,  debout  au  milieu 
du  cercle,  battait  la  mesure  avec  un 
bâton  de  cerceau.  Je  les  regardai  un  ins- 
tant avec  l'intérêt  lassé  que  j'étais  dis- 
posé à  accorder  ce  jour-là  à  n'importe 
quel  spectacle,  quand  je  sentis  qu'on  me 
touchait  le  bras...  Je  vis  alors  une  femme, 
aux  traits  fatigués,  mais  dont  le  regard 
profond  m'impressionna. 

—  C'est  bien  monsieur  Humbert  ?  me 
dit-elle...  Cet  enfant  que  voici,  le  fils 
de  la  concierge  du  palais,  vous  a  désigné 
à  moi.  Je  vous  cherche  depuis  trois  heures 
et  je  désespérais  de  vous  trouver. 

Elle  me  fit  signe  de  venir  un  peu  à 
l'écart. 

—  Excusez-moi  d'arriver  brusquement 
ainsi.  Vous  ne  me  connaissez  pas,  mais 
moi  je  sais  qui  vous  êtes...  Le  roi  m'a 
souvent  parlé  de  vous...  Je  suis  af- 
folée depuis  hier.  J'attendais  le  roi  hier 
à  déjeuner,  et  il  n'est  pas  venu.  J'ai  passé 
une  journée  abominable...  sans  personne 
à  qui  me  confier.  Ma  jeune  sœm",  qui 
habite  le  château  de  Reinig,  est  partie 
précisément  en  Angleterre  avant-hier  avec 
le  comte  de  Herrenstein,  le  seul  ami  que 
j'aie  en  dehors  du  roi.  Je  leur  ai  cnNo^é- 
une  dépèche.  Mais  je  n'étais  pas  sûre 
de  leur  itinéraire  et  je  n'ai  reçu  aucune 
réponse.  Ce  matin  je  n'ai  plus  pu  y  te- 
nir. Je  suis  arrivée  comme  une  folle 
au  château  royal.  Le  gardien  m'a  dit  que 
le  roi  était  parti  pour  un  mois...  deux 
mois...  parti  sans  me  prévenir  !  Je  me 
suis  permis  de  venir  vous  trouver...  par- 
donnez-moi... je  suis  seule...  je  me  suis 
permis  de  venir  vous  demander  si  vous 
saviez  quelque  chose...  Le  roi  vous  aime 
beaucoup,  monsieur  :  peut-être  vous  a-t- 
il  fait  part  de  ses  projets  ?... 

Je  répondis  que  je  ne  savais  rien  et 
que  je  croyais  que  le  roi  avait  dû  s'absen- 
ter pour  une  raison  politique,  une  raison 
que  connaissait  sans  doute  le  premier 
ministre. 

—  Je  n'ose  pas  aller  lui  parler,  dit  cette 
pauvre   femme   avec   angoisse. 

—  Je  ne  pense  pas  qu'il  puisse  vous 


SECnETS    D'ÉTAT 


65 


dire  quoi  que  ce  soit...  C'est  sûrement  un 
motif  grave  qui  a  déterminé  le  roi  à  s'ab- 
senter si  vite... 

—  Et  sans  me  prévenir  !  Non,  je  ne 
puis  concevoir  qu'il  ne  m'ait  pas  prc venue  ! 

—  Peut-être  a-t-il  chargé  le  ministre 
de  vous  faire  dire  quelque  chose;  et  le 
ministre,  qui,  je  le  sais,  a  de  gros  sou- 
cis, a-t-il  négligé  de  s'acquitter  tout  de 
suite  de  la  commission... 

Je  disais  ce  que  je  pouvais  pour  la  ras- 
surer. Je  lui  conseillai  même  d'aller  voir 
le  ministre  au  palais  le  lendemain.  D'ici 
là,  je  me  proposais  de  prévenir  le  baron 
de  Herner,  qui  saurait  bien  imaginer  un 
faux  message  du  roi  pour  la  rassurer,  et 
arrêter  en  même  temps  ses  investigations. 
Car  il  semblait  impossible  à  cette  pauvre 
ïenime  que  le  roi  pût  la  quitter  ainsi 
et  la  première  idée  qui  lui  était  venue, 
en  ne  le  revoyant  plus,  fut  qu'il  avait  été 
victime  d'un  accident.  Il  valait  mieux 
que  son  esprit  ne  s'arrêtât  f  as  plus 
longtemps  à  une  telle   hypothèse. 

^  Je  regrette  vivement,  lui  dis-je,  de 
ne  pas  pouvoir  rester  avec  vous  ;  mais 
je  suis  attendu.  Est-ce  que  vous  allez  de 
ce  côté  ? 

Elle  me  répondit  qu'elle  allait  n'im- 
porte où,  qu'elle  passerait  la  nuit  dans  un 
hôtel  quelconque,  et  qu'elle  attendrait 
•f évreusement  le  lendemain  et  l'heure  d'al- 
ler voir  le  ministre. 

Je  connaissais  à  peine  cette  femme; 
mais  je  la  connaissais  assez  pour  que 
l'idée  qu'elle  allait  passer  une  nuit  d'an- 
goisse me  fût  insupportable. 


—  Le  roi  a  chargé  le  ministre  de  vous 
prévenir,  lui  dis-je.  Je  puis  vous  le  dire 
tout  de  suite.  Le  ministre  m'en  avait 
parlé  à  moi,  et  c'est  moi,  sans  doute,  qu'il 
vous  aurait  envoyé.  Je  ne  devrais  pas 
vous  dire  cela;  mais  je  vous  vois  si 
anxieuse  que  je  crois  pouvoir  prendre 
sur  moi  de  devancer  l'ordre  qu'on  me 
donnera... 

Elle  me  remercia  et  je  sentis  qu'elle 
était  un  peu  soulagée.  Mais  quel  soulage- 
ment passager  !  Et  je  me  disais  qu'avant 
trois  mois  celui  qu'elle  aimait  mourrait 
pour  elle  et  pour  les  autres. 

Comme  elle  était  exténuée,  je  lui  of- 
fris mon  bras.  Je  la  regardai  à  la  dérobée. 
C'était  presque  une  vieille  femme.  Son 
visage  n'avait  plus  d'éclat,  mais  ses  yeux 
étaient  restés  admirables.  Il  y  avait  dans 
l'expression  de  cette  figure  fine  une  telle 
douceur,  une  faiblesse  si  éternelle,  que 
l'idée  qu'elle  pût  souffrir  vous  était  tout 
de   suite    intolérable. 

Elle  me  dit  qu'elle  connaissait  quelques 
personnes  à  Schoenburg,  mais  qu'elle  n'i- 
rait certainement  pas  les  voir.  EUe  me 
parlait  avec  un  parfait  abandon,  comme 
si  nous  nous  étions  toujours  connus. 

Elle  me  dit  encore  qu'elle  me  rever- 
rait le  lendemain  au  palais,  et  me  fit  pro- 
mettre d'aller  la  voir  chez  elle,  à  son 
château  de    Kreuzach. 

J'étais  arrivé  devant  chez  Bertha  ;  mais 
je  fis  encore  quelques  pas  avec  la  maî- 
tresse du  roi  pour  la  mettre  sur  le  chemin 
du  Grand  Quai,  où  il  y  avait  des  hôtels 
convenables. 


CHAPITRE   XV 


aucun  cas  je-ne  pouvais  les  seconder.  Ma 
qualité  d'étranger...  et  je  ne  voulais  pas 
non  plus  jouer  un  rôle  de  traître.  Et  puis 
le  premier  ministre  n'avait  jamais  eu  à 
mon  égard   de   mauvais    procédés. 

Cette  déclaration  produisit    un  certain 
froid.  Au  bout  d'un  instant  Bertha  dit  : 

«  C'est  très 
compréhen- 
sible. »  Tol- 
berg  balbu- 
tia quelques 
mots  dans 
le  même 
sens.  Quant 
au  colonel, 
il  finit  aussi 
par  approu- 
ver après 
(luelques  ins- 
tants, en 
donnant  tou- 
tefois à  mes 
paroles  un 
sens  un  peu 
moins  noble 
que  celui  que 
je  désirais 
leur  voir  at- 
tribuer. 

-  Oui, 
c'est  bien 
naturel,  un 
étranger  n'a 
pas  besoin 
de  courir 
tous  les  ris- 
ques qui  nous 

menacent, 
pour  une  af- 
faire qui  na- 
turellement 
ne   lui  tient 

UN     COLONEL     DE     CHEVAU-LÉGERS     EN     GARNISON     A     SCHŒNBVRG.       paS     3.     CŒU! 


^^ftÇ><UAND  j'arrivai  chez  Bertha,  je  la 
J^fâjj   trouvai     avec     Tolberg     et    un 
\j^^  monsieur  pesant,  qui  ressemblait 
beaucoup   à    certain    gros    vieil- 
lard que  j'avais  eu  jadis  comme  profes- 
seur de  mathématiques.. Ce  monsieur,  qui 
marchait  avec  une  certaine  difficulté,  était 
un      colonel 
de     chevau- 
légers,       en 
garnison      à 
Schoenburg . 
Je     compris 
tout  de  suite 
qu'il    faisait 
partie  de  la 
conspiration. 
Tolberg      se 
hâta   de  me 

présenter 
comme     un 
homme    sûr. 
Il     dit    que 
j'étais  secré- 
taire du  pre- 
mier   minis- 
tre, mais  que 
l'on  pouvait 
se      fier     à 
moi.  Très  gt  - 
né,   je    crus 
nécessaire  de 
faire  une  dé- 
claration un 
peu      émue, 
où    je  disais 
que  mon  ami 
Tolberg    me 
connaissait 
assez      pour 
savoir  que  je 
ne  les  trahi- 
rais     point, 
mais     qu'en 


SECRETS    D'ÉTAT 


LE    CHEF    MILITAIRE    DE    LA    CONSPIRATION    N'AIMAIT    PAS    A     SE    COUCHER    TARD. 


comme  à  nous.  Tolberg  m'en  voulait  de 
s'être  lui-même  un  peu  trop  avancé,  en  pro- 
mettant à  la  conjurationmon concours. Seu- 
lement, il  n'était  pas  homme  à  «bouder». 
Il  détestait  être  en  froid  avec  ses  amis. 
Et  sa  bonne  humeur  un  peu  forcée  devint 
au  bout  d'un  instant  une  cordialité  véri- 
table. Bertha,  avec  plus  de  grâce  encore, 
s'ingénia  à  être  aimable  et  y  réussit  si 
bien  que,  bientôt  à  nouveau  conquis  par 
elle,  je  m'efforçais  de  noircir  dans  mon 
esprit  la  figure  de  Herner,  et  je  me 
demandais  si  vraiment  il  n'y  aurait  pas 
à  le  trahir  une  raison  de  justice.  Mais  je 
commençais  à  me  connaître,  et  je  savais 


bien  que  ces  idées  disparaîtraient  aussi- 
tôt que  je  me  retrouverais  en  présence 
du  baron. 

Le  colonel,  qui  n'était  pas  attaché 
à  moi  paries  mêmes  hens  d'amitié,  garda 
vis-à-vis  de  moi  une  grande  réserve; 
il  ne  fut  pas  question  de  la  conspiration 
et  l'on  s'abstint  de  prononcer  le  nom  du 
premier  ministre.  Mais  le  colonel  avait 
une  passion,  sa  haine  du  ministre  de  la 
Guerre.  Il  ne  put  s'empêcher  de,  parler 
de  M.  de  Fritz,  et  je  vis  clairement  quel 
mobile  l'avait  poussé  à  se  mettre  du 
complot.  Le  général  de  Fritz  était  son 
camarade  de  promotion.  Une  âpre  rivalité 


68 


SECRETS    D'ÉTAT 


les^avait  enfiévrés  pendant  toute  leur 
carrière  Un  moment,  le  colonel  avait 
dépassé  son  émule.  Il  avait  été  attache 
à  l'ambassade  de  France.  Mais  pendant 
le  long  séjour  que  le  colonel  avait  fait  a 
Paris  de  Fritz  avait  intrigué.  Il  s'était 
fait  désigner  plusieurs  fois  pour  suivre 
les  manœuvres  françaises...  Tous  deux 
avaient  écrit  des  ouvrages  de  tactique, 
qu'ils  réfutaient  mutuellement  dans  des 
revues  avec  tant  de  férocité  quils  ris- 
quaient de  se  démolir  l'un  l'autre  et  de 
ruiner  mutueUement  leur  autorité.  Heu- 
reusement, ces  articles   n'étaient  lus  que 

par  eux.  , 

T 'écoutai  avec  tant   de  bonne    volonté 
les   diatribes   du   colonel   et    les   liistoires 
interminables  destinées  à  illustrer    1  inca- 
pacité du  ministre  delà  Guerre,  je  prêtai 
une   oreille   si   complaisante   à   d'oiseuses 
anecdotes   qu'il   avait   rapportées   de  son 
séjour  à   Paris,    que    l'attitude   du   gros 
homme    à    mon    égard    changea    beau- 
coup   vers    la    fin     du    repas.    D  autant 
que    pour   suivre    un    régime    spécial     il 
buvait  sans  arrêt  un  thé  très  fort,  addi- 
tionné    d'un    rhum    qui    augmentait    a 
vue  d'œil  son  animation  et  son  expan- 

sivité.  ,  ... 

Après  le  dîner,  on  passa  dans  un  petit 
fumoir  Tolberg  et  le  tacticien  se  mirent 
un  peu  à  l'écart,  et  je  pus  causer  avec 
Bertha,  qui  me  parla  de  Herner. 

L'amour  du  premier  ministre  était  sur- 
tout fait  de  dépit.  Cet  homme  puissant 
s'était  exaspéré  parce  qu'on  lui  résistait. 
C'était  du  moins  l'impression  qu'elle  avait 
eue  et  qui  me  semblait  assez  juste,  étant 
donné  le  caractère  du  premier  ministre, 
qui  ne  m'avait  jamais  pam  trouble  par 
le  souvenir  d'une   femme. 

Bertha  occupait  à  Schoenburg  une 
sorte  de  pied-à-terre.  Elle  habitait  d'or- 
dinaire dans  le  château  de  son  mari. 
Et  ses  façons  discrètes  et  familières 
avec  Tolberg.  l'espèce  de  tranqmllite 
confiante  qui  les  unissait,  me  faisaient 
croire  qu'il  y  avait  entre  eux  une  mtimite 
complète. 

Nous  autres  Français,  nous  nous  posons 
toujours  ces  questions,  avec  nos  habi- 
tudes de  curiosité  libertine.  Mais  il  est 
rare  que    nous    sachions  à  quoi  nous  en 


tenir,  parce  que  nous  n'examinons  pas 
avec  assez  de  désintéressement  les  sujets 
ainsi  mis  en  observation.  Exemple  :  le 
désir  de  voir  un  mari  trompé  nous  fait 
désirer  que  «  cela  soit  ».  Et  nous  sou- 
haitons, par  contre,  que  cela  ne  soit  pas, 
par  la  crainte  jalouse  de  savoir  un  amant 
heureux. 

Moi,  j'étais  très  content  de  penser  que 
Bertha  et  Henry  «  étaient  bien^  en- 
semble »,  parce  que  je  les  aimais  beau- 
coup tous  les  deux,  et  parce  que  je  me 
disais  qu'ils  étaient  heureux.  Et,  en  m?me 
temps,  je  regrettais  moins  de  ne  pas  leur 
pouvoir  venir  en  aide,  en  avançant  leur 
mariage;  je  pensais  en  effet  que,  tout 
réduit  qu'il  était  par  cette  contrainte 
où  ils  vivaient,  leur  bonheur  n'en  était 
pas  moins  considérable.  Je  trouvais  le 
jeune  homme  bien  imprudent  d'engager 
sa  vie  dans  une  conspiration  qui  me  parais- 
sait pleine  de  périls. 

J'entendis  bientôt  que  Bertha  parta- 
geait mes  angoisses,  et  qu'elle  s'était 
efforcée  de  le  détourner  de  ce  projet 
dangereux.  Et  pourtant  elle  se  déses- 
pérait de  ne  pas  vivre  constamment 
avec  lui. 

—  Vous  ne  m'avez  jamais  vue   qu'en 
sa  présence,   me  dit-elle  en  souriant.   11 
faut  me  voir  quand  il  n'est  pas  là.  Ce 
n'est  pas  une  vie.  Tout  m'affole,  au  point 
que,  moi  qui  l'aime  tant,  qui  sais  ce  qu'il 
vaut,    qui   connais   sa   loyauté    d'iiomme 
et    sa    fidélité...    d'ami,    je    vais    jusqu'à 
le    soupçonner    des    trahisons    les     i)lus 
invraisemblables...     Mais    quand    il    n'est 
pas  là,  je  n'ai  pas  mon  bon  sens,  je  mène 
une  vie  absurde,  une  vie  de   cauchemar. 
«  ...  Non,  je  ne  peux  plus  vivi'e   ainsi. 
Il  m'a  souvent  proposé  de  nous    en   aller 
ensemble.    Mais    de    quoi    vivrions-nous  ? 
Il  n'a  de  ressources  que  ce  que  lui  donne 
sa  famille,  des  gens  terribles,  d'un  rigorisme 
de  vie  indomptable,  et  qui  ne  lui  enver- 
raient plus  rien  s^l  arrivait  un   scandale 
pareil.  Et  puis  je  me  dis  aussi  qu'il  ne 
peut  pas  sacrifier  son  avenir.   Vous  me 
répondrez    qu'il   risque    autant    en    cons- 
pirant ;  je  le  lui  ai  répété  maintes  fois. 
Mais  il  me  dit  alors  que  c'est  un  jeu  où 
il   peut   gagner...    En   somme,    quand  il 
n'est  pas  là,  je  souffre  tant  d'être  séparée 


SJ^CRETS    D'ÉTAT 


69 


de  lui  que  je  me  sens  prête  à  jouer  le 
terrible  jeu  dont  il  parle.  JNIais  quand 
je  l'ai  là,  près  de  moi,  continua  Bertha, 
je  tremble  de  peur  à  l'idc'e  que  je  peux 
le    perdre...  » 

La  soirée  tirait  à  sa  fin.  Le  chef  mili- 
taire de  la  conspiration  n'aimait  pas  à  se 
coucher  tard.  Au  moment  où  il  s'en  allait, 
Bettha  et  Tolberg  me  dirent  :  «  Restez 
encore,  vous  n'êtes  pas  pressé...  »  Tol- 
berg avait  d'abord  fait  mine  de  s'en  allei 
avec  nous.  Je  me  dis  que  ma  prôsence 
lui  fournissait  peut-être,  vis-à-vis  du 
colonel,  un  bon  prétexte  pour  rester 
encore. 

— •  Vous  vo}'ez,  Henry,  dit  Bertha, 
votre  ami  Humbert  est  de  mon  avis. 
Il  pense  que  c'est  une  folie  de  se  lancer 
dans    celte    conspiration... 

—  jMaJs  non,  dit  Tolberg,  ça  ne  sera 
pas  si  dangereux...  Nous  avons  à  peu  près 
renoncé  à  l'idée  d'un  coup  de  force.  Nous 


ne  sommes  pas  assez  sûrs  des  militaires. 
Nous  nous  exposerions  à  faire  battre 
nos  soldats  les  uns  contre  les  autres. 
Une  pareille  révolution  serait  très  impo- 
pulaire. Nous  vivons  dans  un  pays  de 
commei'çants  tranquilles  et  d'industriels 
timorés.  En  admettant  que  nous  triom- 
phions, jamais  ces  gens-là  ne  seraient 
de  bons  soutiens  pour  un  gouvernement 
qui    les    aurait    terrorisés... 

«  ...En  somme,  l'homme  que  nous 
visons,  c'est  le  premier  ministre  seul. 
Celui-là,  l'idée  de  le  tuer  ne  nous  effraie 
pas.    Mais    il    nous   semble    inutile,    pour 


JE    m'apprêtai    a    prendre    congé. 


70 


SECRETS    D'ÉTAT 


l'atteindre  et  pour  le  jeter  à  bas  du 
pouvoir,  de  sacrifier  la  vie  d'un  tas 
de  braves  gens  qui  n'en  peuvent 
mais. 

«  On  va  tâcher  de  s'en  débarrasser 
avec  une  simplicité  tout  orientale...  J'ai 
l'air  d'être  un  sauvage,  parce  que  je  parle 
de  ces  projets  de  mort  avec  une  appa- 
rence de  légèreté.  Si  j'en  parle  ainsi, 
c'est  qu'en  vérité,  je  ne  peux  pas  croire 
à  la  réalisation  de  ces  choses  barbares 
et  anormales.  Dans  les  conseils  que  nous 
tenons,  j'ai  toujours,  au  moment  où  ces 
questions  viennent  sur  le  tapis,  un  petit 
air  détaché,  qui,  à  la  longue,  va  me  faire 
une  réputation  de  férocité    froide. 

—  Un  beau  barbare,  dit  Bertha,  un 
terrible  justicier  !  Non,  je  ne  crois  pas 
non  plus  que  vous  soj'ez  fait  pour  cons- 
pirer. Vous  avez  trop  de  sagesse. 

—  J'ai  ce  que  beaucoup  d'autres  con- 
jurés n'ont  pas,  dit  Tolberg  ;  j'ai  une 
conviction...  Oui,  je  crois  fermement 
que  la  réussite  du  complot   vous  rendra 


heureuse...  Et  voilà  qui  me  fournit   une 
bonne  raison  d'agir,  la  meilleure. 

Il  s'approcha  d'elle  si  tendrement 
que  je  m'avisai  tout  à  coup  qu'il  était 
tard.  Je  m'apprêtai  à  prendre  congé 
d'eux... 

—  Attendez,  je  vais  avec  vous,  dit 
Tolberg,    avec  un   peu   d'embarras. 

—  Mais  non,  mon  cher.  Nous  n'allons 
pas  du  même  côté. 

—  Ah  !  ce  Humbert,  dit-il  en  riant, 
qui  ne  veut  pas  être  vu  en  compagnie 
d'un    conspirateur. 

—  C'est  vrai  que  ce  n'est  pas  prudent, 
dis-je   en   feignant    d'adopter   cette   idée. 

—  Si  vous  n'êtes  pas  trop  fatiguée, 
chère  Bertha,  nous  allons  bavarder  un 
peu. 

—  Un   quart    d'heure,    dit   Bertha. 

—  Pas  plus,  dit  Tolberg. 

Petite  comédie  charmante,  qui  ne 
trompait  personne.  Mais  nous  restions 
ainsi  des  gens  bien  élevé?  et  de  bonne 
tenue. 


CHAPITRE    XVI 


^^E    lendemain,    de    grand    matin, 
j'attendais  le  ministre  au  palais, 
et  je  le  mettais   au  courant   de 
mon  entrevue  avec    la  maîtresse 
du  roi. 

—  Vous  la  recevrez  vous-même,  me 
dit-il,  et  de  ma  part,  officiellement, 
vous  lui  confirmerez  ce  que  vous  lui  avez 
dit  hier.  Je  préfère  ne  pas  la  voir.  Elle 
m'interrogerait.  Il  lui  faudi-ait  des  détails 
complémentaires  :  avec  moi,  elle  insiste- 
rait. Vous  ne  saurez,  vous,  que  ce  que 
je  vous  ai  dit  :  «  Le  roi  est  parti,  et  des 
raisons  politiques  très  graves  obligent 
le  premier  ministre  à  taire  la  raison  de  son 
absence.  »  Ce  n'est  pas  absolument  vrai- 
semblable. Mais  nous  n'avons  pas  le 
choix.  Et  vous,  au  moins,  vous  n'avez 
pas  d'explications  à   donner... 

—  Vous  savez,  ajouta  Herner  avec 
entrain,  que  mon  projet  de  loi  va  très 
bien,  qu'il  est  entièrement  rédigé,  et 
qu'il  sera  soumis  au  Parlement  d'ici 
quelques   jours  ! 

La  maîtresse  du  roi  arriva  quelques 
instants  après.  Elle  fut  très  déçue  de  ne 
pas  voir  le  premier  ministre,  de  qui  elle 
espérait  évidemment  recevoir  des  détails 
plus  circonstanciés  sur  l'absence  du  roi. 
Elle  dut  se  contenter  de  ce  que  je  lui 
répétai.  Je  lui  promis  d'aller  la  voir  le 
plus  tôt  que  je  pourrais  à  Kreuzach, 
et  de  la  mettre  au  courant  de  tout  ce  que 
j'aurais    appris. 

— -  Peut-être  vais-je  trouver  une  lettre  en 
rentrant,    me    dit -elle. 

—  C'est  possible...  Mais  n'ayez  pas 
de  déception  si  vous  n'en  avez  pas. 
Car  j'ai  bien  l'impression  que  les  intérêts 
auxquels  le  roi  obéit  sont  supérieurs  aux 
siens  propres,  et  à  toute  considération. 
Il  faut  évidemment  qu'il  garde  un  silence 
absolu  sur  tout  ce  qui  concerne  ce  voyage. 
Il  ne  veut  pas  qu'on  sache  où  il  se  trouve, 


et  même  la  poste  n'est  pas  tout  à  fait 
sûre.  Il  est  donc  infiniment  probable  que 
toutes  les  nouvelles  du  roi  vous  arrive- 
ront par  l'intermédiaire  du  premier 
ministre.  Comme  il  ne  m'a  rien  remis  pour 
vous  ce  matin,  il  est  à  peu  près  certain  qu'il 
n'est  rien  arrivé  entre  ses  mains  ;  il  faut 
donc  encore  prendre  patience.  Soyez 
certaine  que  s'il  arrive  quelque  chose, 
je  ne  serai  pas  long  à  vous  en  avertir. 

Elle  partit  sur  ces  mots.  Quelques 
instants  après,  comme  je  rêvais,  le  front 
appuyé  contre  la  fenêtre,  je  la  regardai 
traverser  la  cour.  Je  me  rendis  compte, 
bien  que  je  ne  l'eusse  pas  connue  avant, 
qu'elle  avait  vieilli  considérablement  de- 
puis le  départ  du   roi. 

Ce  n'était  pas  seulement  la  souffrance  ; 
c'était  qu'elle  n'était  plus  soutenue, 
maintenant  qu'il  n'était  plus  là,  par 
cette  surveillance  désespérée  d'une  femme 
qui  ne  veut  pas  changer.  Lui  parti,  elle 
s'était  affaissée  tout  à  coup.  Et,  toute  en 
noir  au  milieu  de  la  cour,  elle  avait 
plutôt  l'air  de  porter  le  deuil  d'un  fils 
que  celui  d'un  amant. 

J'allai  rendi'e  compte  au  baron  de  tout 
ce  qui  s'était  dit  dans  cette  visite.  Il 
m'écouta  avec  une  espèce  d'air  méchant 
qu'il  avait  quelquefois,  et  qui  m'était 
odieux.  C'est  dans  ces  moments  que  je 
me  disais  :  «  Je  vais,  sans  me  presser, 
prendre  mes  dispositions  pour  rentrer 
à  Paris.  Je  ne  veux  ])lus  lier  partie  avec 
cet     homme-là.  » 

Depuis  la  mort  du  roi,  je  n'étais  pas 
retourné  à  la  table  de  l'intendant.  La  vie 
du  palais,  une  petite  vie  paisible  et  bien 
réglée,  s'y  poursuivait  avec  les  mêmes 
rites.  Ce  jour-là,  cependant,  il  y  avait 
deux  convives  supplémentaires,  et  deux 
convives  de  marque.  C'étaient  les  deux 
élèves  de  BôlmôUer,  les  deux  neveux  du 
roi,   et   je   me   pris   à   penser  que   l'aîné, 


SECRETS    D'ÉTAT 


72 

âgé  de  quatorze  ans,  était,  sans  qu'aucun 
de  ces  gens  s'en  doutât,  le  véritable  roi 
du    pays. 

Je  n'avais  jamais  vu  les    deux  jeunes 
princes,    ni    la    fameuse    princesse     Eisa 
qui     habitait     d'ailleurs     en     dehors     de 
Schoenburg,    à    deux   lieues   de   la   ville. 
Les  deux  enfants  étaient  pâles  et   blonds. 
Ils  étaient   habillés  à  la  mode  anglaise, 
avec  de  grands  cols  blancs,   de    courtes 
vestes   noires   et    des   pantalons   gris.    Je 
crus  comprendre  qu'on  avait  dû  d'abord 
les  servir  à  une  table  séparée,  mais  qu'ils 
avaient    demandé    à    manger    avec    tout 
le  monde  ;  ce  qui  avait  amené  un  boule- 
versement   dans   le   placement    des   con- 
vives.   Du    coup,    la    femme    du    second 
gentilhomme  de  chambre,  la  fille  de  l'usi- 
nier, en  était  devenue  muette.  Le    che- 
valier Finck  déployait  toutes  ses   grâces 
pour   éblouir   les   petits   garçons.    Quant 
au  vieil  écuyer,   dont  les   aïeux,   depuis 
plusieurs    siècles,    avaient    mis    en    selle 
tous  les  princes   du  sang,   il  était   tout 
ragaillardi  par  la  présence  de  ces  Altesses 
royales.  Il  était  malheureusement  le  der- 
nier  de   cette   lignée   de   cavaliers,    et   il 
s'abstenait    de   parler   d'un   fils   indigne, 
établi    pharmacien    à    Varsovie.    Mais    il 
recevait    cependant    par    la    poste    des 
paquets  mystérieux,  et  des  poches  pro- 
fondes de  sa  culotte  de  peau  de  daim, 
il    tirait,    pour   en    faire    hommage    aux 
chevaux   du   roi,    d'inépuisables   réserves 
de   boules   de   gomme. 

BôlmôUer  ne  manquait  pas,  pour  af- 
firmer son  autorité  de  précepteur,  de  dire 
à  ses  nobles  élèves  :  «  Cet  après-midi, 
il  faut  que  nous  fassions  ceci...  ou  que 
nous  allions  là...  »  Mais  les  jeunes  princes 
complètement  indifférents  à  ses  paroles, 
semblaient  ne  pas  se  douter  qu'il  existât 
de  par  le  monde  un  individu  du  nom  de 
Bôlmôller. 

Les  deux  jeunes  gens,  après  le  déjeuner, 
s'approchèrent  de  moi,  et  entamèrent  une 
conversation.  Ils  parlaient  le  français 
difficilement  ;  mais  je  connaissais  assez 
leur  professeur  pour  les  excuser  d'avance. 
Ils  me  posèrent  des  quantités  de  ques- 
tions sur  la  tour  Eiffel,  sur  la  vitesse  des 
automobiles,  sur  les  différents  uniformes 
de  l'armée  française. 


Le  plus  jeune, le  prince  Frédéric-Georges, 
me  demanda  si  j'avais  des  timbres 
français  de  l'Empire.  Il  avait  la  même 
passion  que  mon  valet  de  chambre.  Puis 
le  prince  Frédéric,  l'aîné,  après  s'être 
recueilli  comme  pour  un  grand  effort, 
me  dit,  tout  d'une  traite,  cette  longue 
phrase  :  «  Vous  nous  ferez  l'amitié  de 
venir  déjeuner  au  château.  La  princesse, 
notre  mère,  aura  plaisir  à  faire  votre 
connaissance...  »  Puis  il  s'arrêta,  tout 
essoufflé. 

Je  les  remerciai  et  promis  d'aller  les 
voir.  Ensuite,  après  avoir  recueilh  proto- 
colairement  les  salutations  des.  personnes 
qui  se  trouvaient  là,  ils  sortirent,  et  je 
les  vis  traverser  la  cour  l'instant  d'après, 
à  grandes  enjambées  athlétiques,  tandis 
que  Bôlmôller,  qui  trottait  derrière  eux  à 
petits  pas,  se  donnait  l'allure  d'un  homme 
pressé,  pour  ne  pas  avoir  l'air  de  leur 
courir    après. 

Je    pris   l'habitude,    tous    ces   jovus-là, 
de  revenir  à  la  table  de  l'intendant,  où 
je  trouvais  une  bonne  petite  tranquillité 
de  pension  de  famille.  J'entendais  parler 
ces  gens  sans  trop  les  comprendre.  C'était 
distrayant    et    ce    n'était    pas    fatigant. 
Ma    vie    était    confortable.     Je    passais 
mes   matinées   dans   un   bureau  clair  qui 
donnait  sur  la  cour  et  qui  était  attenant 
à   une   spacieuse   bibliothèque,    dont    les 
grandes  fenêtres  ouvraient  sur  le  magni- 
fique parc  du  château.    Si   l'on   m'avait 
décrit  à  Paris  cette  existence  et  ce  décor, 
j'en  aurais  été  enthousiasmé,  et  je  n'eusse 
rien  rêvé  de  plus  tentant  qu'une  telle  vie, 
au     milieu     de     richesses     intellectuelles 
admirables  et  d'une  somptueuse  verdure. 
Or,     je     m'ennuyais     mortellement.     Mes 
journées    étaient     interminables.    J'avais 
cru,  au  moment  de  la  mort  du  roi,  et  du 
mensonge  de  Herner,  que   mon  existence 
allait   être   bouleversée.    Et    maintenant- 
il  me  semblait  que  rien  ne  s'était  passé. 
Et  je  n'avais  même  plus  l'impression  que 
le   roi  était   mort.   La   fiction    créée    par 
Herner  avait  pris  pour  moi  tout  l'aspect 
d'une    réalité. 

Un  matin,  j'étais  dans  mon  cabinet 
en  train  de  parcourir  les  journaux  de 
Paris  et  je  songeais,  tout  en  lisant,  que 
j'étais  malheureux  sans  avoir,   en  réalité. 


SECRETS    D'ÉTAT 


TOUTE      EN     NOIR     AU      MILIEU      DE     LA     COUR. 


de  sérieuses  raisons  de  l'être.  Or,  je  l'avais  un   bon  sujet   d'alarmes,    bien   positif  et 

déjà  constaté,  le  sort  n'aime  pas  que  nous  bien  sérieux    pour  que  nous  ne  perdions 

nous^  attristions    pour    des    choses    aussi  pas    notie    temps    à    être    ennuyés    pour 

imprécises.    Il   nous   envoie   dans   ce   cas  rien. 


CHAPITRE    XVII 


fOLBERG      entra,     presque      sans 
frapper.    Il    était    affairé,    plu- 
tôt    que     soucieux.    Il     s'assit 
près  de  mon  bureau,  me   tendit 
la  main,  et  me  dit  sans  préambule  : 

—  J'ai    quelque    chose    de    très    grave 
à  vous  confier.  Les  événements  ont  mar- 
ché depuis  que  nous  nous  sommes  vus. 
L'attentat     contre...     est     décidé.     C'est 
aujourd'hui,    ce   soir,    qu'il    doit   se   pro- 
duire.   Nous    avons    pensé    qu'il    fallait 
profiter  de  la  présence  des  réfugiés  russes 
à  Schoenburg  pour  exécuter  ce  que  nous 
avons  projeté.   On  mettra  cette   histoire 
sur  leur  compte,  et  les  gens  du  complot 
ne    seront    pas    inquiétés.    Cette    combi- 
naison manque  un  peu  d'élégance.   Elle 
n'en  a  pas  moins  été   adoptée  par  nos 
conjurés,  qui  ne  sont  pas  tous  courageux. 
((  Il  se  peut  très  bien  que  je  sois  désigné 
pour  lancer  la  bombe.  Le  tirage  au  sort 
a    lieu  tout   à  l'heure,  et  nous  ne  som- 
mes que  six  qui  tirons.  Il  s'agit  de  savoir 
qui  se  postera  sur  la  route  de  Boern.  C'est 
là  que  le  ministre  passera  vers  sept  heures. 
Dans   rh\T3othèse   où   ce   serait    moi    qui 
serais   désigné,   j'ai   voulu   vous   prévenir 
et    vous    remettre    cette    lettre    fermée, 
où  vous  verrez  quelques  instructions... 

—  Ainsi  c'est  donc  vrai  ?  lui  dis-je. 
Ces  résolutions  barbares  auxquelles  vous 
ne  pouviez  croire... 

—  J'y  crois  encore  à  peine  mainte- 
nant. Pourtant  j'ai  pas  mal  de  chances 
d'être  choisi.  Un  numéro  sur  six.  Aux 
petits  chevaux,  où  j'ai  souvent  joué, 
j'avais  une  chance  sur  neuf  de  gagner, 
en  misant  sur  les  numéros  pleins.  Et  il 
m'est  arrivé  quatre  ou  cinq  fois  de  ga- 
gner du  premier  coup  en  entrant  dans  la 
saUe  de  jeu.  Ici,  mes  chances  sont  encore 
plus  fortes...  Une  chance  sur  six  d'être 
chargé  de  tuer  quelqu'un...  Et  pourtant 
je  n'y  crois  toujours   pas.   C'est  par  im 


effort  de  raison  que  j'ai  pris  ces  quelques 
dispositions  que  je  suis  venu  vous  com- 
muniquer. 

)  S'il  m'arrive  malheur,  je  vous  prie 
d'ouvrir  cette  lettre...  Vous  voyez,  je 
ne  peux  pas  m'empècher  d'avoir  envie 
de  rire,  en  vous  disant  ces  choses  graves, 
et  dont  la  solennité,  malgré  moi,  me  pa- 
raît  absurde   et   enfantine. 

—  Et  à  quelle  heure  saurez-vous  si 
vous    êtes    désigné  ? 

—  Tout  de  suite  ;  mais  vous  avez 
l'air,  vous,  de  croire  que  «  c'est  arrivé  »  ? 

—  Prévenez-moi  aussitôt  que  vous 
le  saurez,  pour  que  je  sache  à  quoi  m'en 
tenir,  je  rirai  plus  volontiers  avec  vous 
si  vous  n'êtes  plus  en  jeu. 

—  Une  fois  que  je  ne  serai  plus  en  jeu, 
dit  Tolberg,  je  serai  plus  sérieux.  Car, 
au  fond,  que  ce  soit  moi  ou  un  autre 
qui  agisse,  à  ce  moment,  l'assassinat  sera 
en  train...  Quelque  noble  nom  qu'on 
donne  à  de  tels  actes,  il  s'agit  d'un  assas- 
sinat... Et  c'est  ce  qui  fait  que  j'ai  tout 
de  même  une  petite  peur  d'être  choisi... 
N'y  pensons   pas,  et  allons  tirer  au  sort. 

Le  baron  de  Hemer  ne  devait  pas  venir 
ce  matin-là.  Il  y  avait  conseil  de  cabinet, 
et  les  ministres  s'étaient  réunis  chez  Von 
Miillen,  qui  souffrait  d'une  attaque  de 
goutte.  Je  pus  donc  sortir  de  mon  bureau 
avec  Tolberg,  et  traverser  la  cour  avec  lui. 
Je  l'accompagnai  jusqu'à  la  porte  d'en- 
trée, et  je  lui  fis  promettre  de  venir  me 
prévenir  tout  de  suite,  aussitôt  qu'il 
saurait  à  quoi  s'en  tenir.  Puis  je  remon- 
tai dans  ma  chambre,  pour  mettre  en 
lieu  sûr,  dans  un  petit  coffret  que  j'avais, 
le  pli  que  le  jeune  comte  m'avait  confié. 

Je  déjeunai  ce  jour-là  à  la  terrasse  de 
la  Grande-Taverne.  Il  fut  convenu  que 
Tolberg,  dès  qu'il  aurait  du  nouveau, 
viendrait  me  le  dire  en  passant.  J'étais 
installé  devant  ma  table  depuis  un  quart 


IL     FALLAIT     PROFITER     DE     LA     PRÉSENCE     DES     RÉFUGIÉS     RUSSES. 


SECRETS    D'ETAT 


d'heure,  et  mon  déjeuner  tirait  à  sa  fin, 
quand  j'aperçus  la  tête  fine  et  blonde  de 
mon  ami.  Il  fut  quelque  temps  sans  me 
voir,  et  il  me  sembla  tout  de  suite,  d'après 
son  air,  qu'il  n'avait  rien  à  m'annoncer 
de  ce  que  je  craignais.  Pourtant  je  pou- 
vais me  tromper  et  précisément  cet  air-là... 
A  ce  moment,  ses  yeux  rencontrèrent 
les  miens  et  il  me  fit  tout  de  suite  de  la 
tête  un  petit  non  rassurant. 

Puis  il  vint  jusqu'à  ma  table.  Je  n'avais 
pas  de  voisins  imm'diats,  et  il  n'était 
pas  obligé  de  me  parler  tout  bas. 

—  Eh  bien  !  Voilà  !  ce  n'est  pas  moi  ! 
et  je  n'en  suis  pas  fâché...  J'ai  eu  une 
petite  émotion  quand  on  a  mis  la  main 
dans  le  chapeau  pour  tirer  le  nom.  Mais 
je  n'étais  pas  le  plus  ému.  Il  me  restait 
assez  de  sang-froid  pour  regarder  les 
autres.  A  part  un  préparateur  de  chimie, 
qui  a  fabriqué  l'engin,  et  qui  est  une  espèce 
d'iUuminé,  mes  compagnons  montraient 
des  pâleurs  impressionnantes,  ou  des 
sourires  forcés  qui  n'étaient  pas  beaux 
à  voir.  Celui  dont  le  nom  a  été  tiré  était 
précisément  un  de  ceux  qui  souriaient 
ainsi.  Quand  on  a  dit  son  nom,  il  nous  a 
regardés  d'un  air  égaré,  en  souriant  da- 
vantage... Je  ne  crois  pas  que  l'engin  soit 
en  de  bonnes  mains.  Sur  ces  six  hommes, 
il  y  en  avait  au  moins  trois  qui  n'étaient 
pas  courageux,  et  qui  sont  venus  là  avec 
une  confiance  de  joueurs,  en  comptant 
que  le  sort  ne  les  désignerait  pas. 

—  Dans  ces  conditions,  dis-je  à  Tol- 
berg,  je  puis  vous  rendre  le  pli  que  vous 
m'avez  confié.  Mais  je  l'ai  mis  dans  ma 
chambre  en  lieu  sûr.  J'irai  vous  le  rap- 
porter   cet    après-midi. 

—  Non,  dit  Tolberg,  gardez-le.  Toutes 
ces  histoires-là  ne  sont  pas  finies.  Le 
coup  d'aujourd'hui  manquera  peut-être. 
Et  je  peux  être  désigné  demain  pour  une 
autre  affaire.  Si  je  suis  désigné  à  l'im- 
proviste,  je  pourrais  très  bien  n'avoir  pas 
le  temps  nécessaire  pour  vous  porter  ça. 
Et  je  suis  plus  tranquille  de  le  savoir 
ainsi  entre  vos  mains.  Sur  ce,  je  vais  aller 
faire  une  surprise  à  m3n  amie  qui  ne 
m'attendait  pas  à  déjeuner.  Bien  entendu, 
elle  ne  savait  rien  de  tout  ce  qui  se  pas- 
sait ce  matin.  Et,  comme  je  ne  suis  pas 
très  sûr  de  mon  courage,  j'avais  prévu 


l'éventualité  où  je  serais  désigné,  et  je 
ne  voulais  pas  être  obligé  d'aller  déjeuner 
avec  elle  avec  ce  petit  secret  sur  le  cœur. 

Nous  nous  serrâmes  la  main.  Je  ter- 
minai rapidement  mon  déjeuner,  et  je 
rentrai  au  palais,  où  m'attendait  mon 
travail  d'analyse,  que  la  visite  de  Tolberg 
m'avait  empêché  de  finir  le  matin. 

En  rentrant,  je  trouvai  sur  la  table 
un  mot  du  premier  ministre.  Il  avait  reçu 
des  nouvelles  de  France,  au  sujet  de  la 
petite  affaire  coloniale  qui  divisait  le 
Bergensland  et  le  gouvernement  fran- 
çais. Il  y  avait  une  réponse  à  préparer,  et 
le  ministre  me  recommandait  de  l'at- 
tendre au  palais  dans  l'après-midi.  Alors 
je  pensai  à  ce  que  m'avait  appris  Tol- 
berg. Jusqu'à  ce  moment,  je  n'avais  été 
préoccupé  que  du  sort  de  mon  ami.  Main- 
tenant que  le  tirage  au  sort  l'avait  mis 
hors  d'affaire,  je  pensai  tout  à  coup 
que  la  vie  de  Herner  était  menacée,  que 
je  le  savais,  que  j'allais  passer  l'après- 
midi  avec  cet  homme,  et  que  je  ne  lui 
dirais  rien... 

Je  n'avais  pas  le  droit  de  parler  :  la 
confiance  de  Tolberg  m'avais  mis  en  pos- 
session de  ce  secret  :  il  fallait  le  garder 
pour  moi  comme  un  confesseur. 

Et,  d'autre  part,  c'était  un  peu  ma  faute 
si  Tolberg  avait  eu  la  légèreté  de  me  le 
confier.  Je  ne  lui  avais  jamais  dit  exacte- 
ment quels  étaient  mes  rapports  avec  le 
ministre.  Je  lui  avais  toujours  parlé  en 
termes  défavorables  de  son  ennemi... 
Ce  n'était  pas  par  duplicité  ;  mais  vrai- 
ment, quand  je  me  trouvais  avec  Tolberg 
et  Bertha,  je  pensais  toujours,  et  de  très 
bonne  foi,  beaucoup  de  mal  de  Herner. 

Après  tout,  mon  devoir  était  bien  sim- 
ple, et  ne  souffrait  pas  la  discussion. 
Il  m'était  interdit  de  parler;  je  n'avais 
rien  entendu  ;  je  ne  savais  rien...  C'était 
une  dure  épreuve  à  passer,  mais  il  fal- 
lait la  subir. 

Si  j^  parlais,  Tolbeig  avait,  de  mon 
fait,  les  torts  les  plus  graves  envers  son 
parti.  En  se  confiant  à  moi,  il  avait  com- 
mis une  imprudence  qui  était  presque  une 
trahison.  Cette  imprudence,  c'est  moi  qui 
l'avais  provoquée.  Mon  ami,  à  mes  3'eux, 
pour  moi  qui  savais  bien  ce  qui  s'était 
passé,  n'avait  eu  d'autre  tort  que  d'avoir 


SECRETS    D'ÉTAT 


77 


en  moi   une   confiance  excessive.   Est-ce 
que  je  pouvais  trahir  cette  confiance  ? 

Quand  Herner  ai'riva,  la  paix  s'était 
faite  en  moi.  Je  n'avais  plus  aucune  hési- 
tation sur  la  conduite  à  tenir.  Un  événe- 
ment fortuit  m'avait  mis  en  possession 
d'un  secret  que  sous  aucun  prétexte, 
je  n'avais  le   droit   de  livrer.   De  même, 


qui  me  sont  venues  en  route.  Nous  re- 
prendrons cela  ensemble,  et  nous  verrons 
s'il   y  a  quelque  chose  à  en  tirer.  » 

Je  le  regardais  écrire.  Je  pensais  qu'il 
allait  mourir,  que  je  le  savais  et  que  je 
ne  ferais  rien  pour  empêcher  cela.  Jamais 
il  ne  m'avait  paru  si  intelligent,  si  bril- 
lamment doué  que  ce  jour-là.  Il  s'arrê- 
tait   par   moments    d'écrire    et    regardait 


j'ai  eu  une  petite  émotion  quand  on  a  mis  la  main  dans  le  chapeau. 


quelque  temps  auparavant,  le  ministre 
lui-même  m'avait  confié  un  secret  très 
grave,  et  je  savais  bien  que  ce  secret 
était  en  siàreté  absolue  !...  Tant  pis  pour 
cet  homme,  après  tout  !  C'était  dans  la 
vie  un  terrible  joueur.  Il  faisait  des  coups 
audacieux.  li^  avait  une  politique  dan- 
gereuse, dont  il  subissait  tous  les  risques. 
Et  puis,  toutes  ces  affaires-là  ne  me  re- 
gardaient pas.  J'étais  un  étranger.  Je 
n'avais  qu'à  laisser  ces  gens  s'égorger 
entre  eux,  et  à  ne  pas  m'en  mêler. 

Herner  était  assis  à  son  bureau.  Il 
m'avait  dit  :  «  Je  vais,  au  sujet  de  cette 
réponse,  jeter  sur  le  papier  quelques  idées 


fixement  devant  lui.  Et  je  sentais  en  lui 
une  puissance  exceptionnelle  de  réflexion. 
Il  donnait  l'impression  d'une  vitalité 
d'espiit  intense.  Et  je  pensais  :  <(  Tout 
cela  va  s'arrêter,  va  être  détruit.  Cette 
chose  mystérieuse,  la  vie  humaine,  qui 
vient  d'on  ne  sait  où,  nous  allons  la  sup- 
primer, et  en  faire  nous  ne  savons  quoi.  » 
Je  me  dis  avec  beaucoup  de  force  :  «  Cet 
homme  de  valeur  est  un  homme  mal- 
faisant. Il  gêne  d'autres  êtres  :>il  fera  périr 
d'autres  êtres  ;  c'est  lui  qui  a  tué  le  sol- 
dat Hassen,  en  somme...  puisque  le  roi 
voulait  le  gracier,  et  que  lui,  Herner, 
n'a  pas  voulu. 


78 


SECRETS    D'ÉTAT 


«Mais  ce  soldat  Hassen,  il  ne  le  con- 
naissait pas.  Il  n'avait  contre  lui  aucune 
haine  personnelle.  S'il  l'a  tué,  c'est  qu'il 
pensait  que  sa  mort  était  nécessaire. 

«  Moi,  je  pense  que  l'on  n'a  pas  le  droit 
de  tuer  —  poiu-  quelque  raison  que  ce  soit. 

«  Oui,  mais  si  l'on  n'a  pas  le  droit  de 
tuer  le  soldat  Hassen,  on  n'a  pas  non  plus 
le  droit  de  tuer  le  ministre  Hemer. 

«Le  ministre  Hemer,  qui  est  un 
homme  dont  je  connais  la  haute  valeur, 
a  pris  sur  lui  de  laisser  tuer  le  soldat 
Hassen,  et  je  l'ai  désapprouvé.  Aujour- 
d'hui, c'est  moi  qui  vais  laisser  tuer  le 
ministre  Hemer.  Et  par  qui  est-il  con- 
damné ? 

«  Par  une  bande  de  mécontents,  par 
ce  faible  et  charmant  Tolberg,  qui  s'est 
laissé  entraîner  dans  cette  affaire,  et  qui 
d'ailleurs  pom"suit  la  ruine  du  ministre 
pour  la  satisfaction  d'intérêts  privés. 
Hemer  est  condamné  par  ce  gros  profes- 
seur de  stratégie,  cette  solennelle  nullité, 
que  son  ambition  déçue  et  sa  haine  per- 
sonnelle du  ministre  de  Fritz  ont  amené 
à  conspirer.  » 

Et  je  pensais  à  ces  hommes  trem- 
blants et  lâches,  qui  tiraient  au  sort 
dans  un  chapeau.  C'était  de  ces  gens- 
là  que  j'étais  le  complice,  puisque 
je  laissais  lem*  crime  s'accomplir... 


Mais  je  pensais  aussi  à  ce  chimiste]  ar- 
dent dont  m'avait  parlé  Tolberg. 

Celui-là  n'était  pas  poussé  par  un  bas 
intérêt,  et  il  y  avait  sans  doute  encore 
dans  le  parti  d'autres  hommes  honnêtes 
et  réfléchis  qui  avaient  jugé,  dans  leur 
conscience,  que  la  mort  de  ce  ministre 
autoritaire  était  utile  à  l'Etat  et  à  l'hu- 
manité, que  cette  mort  servirait  d'exem- 
ple à  d'autres  despotes,  et  que,  grâce  à 
ce  sacrifice  humain,  nécessaire,  on  évite- 
rait à  beaucoup  d'autres  malheureux 
le    sort    du    soldat    Hassen. 

En  somme,  ce  n'était  pas  seulement 
quelques  mécontents  médiocres  que  je 
trahirais,  c'étaient  ces  citoyens  liber- 
taires qui,  pour  des  raisons  que  je  ne  con- 
naissais pas,  et  que  je  n'avais  pas  à 
connaître,  avaient  décidé  la  mort  du 
ministre  Herner. 

Je  ne  pouvais  pas  trahir  ces   gens-là. 


ON    ÉVITER.\IT     .\     BEAUCOL-P    D'AUTRES     LE     SORT    DU     SOLD.\T    HASSEN, 


SECRETS    D'ÉTAT 


79 


Je  ne  pouvais  pas  trahir  mon  ami  Tol- 
berg.  Ces  raisonnements  me  semblaient 
irréfutables.  Cependant,  quand  le  mi- 
nistre se  leva  et  me  dit  :  «  Je  vois  que 
cette  réponse  est  plus  difficile  que  je  ne 
pensais.  Nous  l'écrirons  demain  ;  il  se 
fait   tard;   il  faut   que  j'aille    dîner  à  la 


campagne,  chez  ma  mère  ^),  quand  il  se 
dirigea  vers  la  porte,  je  me  levai  aussi, 
déterminé  à  sauver  cet  homme,  en  dépit 
de  tous  les  raisonnements  et  de  tous  les 
devoirs,  simplement  parce  que  j'avais 
sa  vie  entre  les  mains,  et  que  je  ne  vou- 
lais pas  le  laisser  mourir. 


CHAPITRE    XVIII 


fallait  empêcher  Herner  de 
s'en  aller  sur  cette  route  où 
l'attendait  l'assassin.  Mais  quel 
moyen  employer  ?  Je  ne  savais 
qu'inventer,  et  le  temps  pressait  ;  la 
voiture  du  ministre  était  dans  la  com\ 
Allons  !  Allons  !  il  n'y  avait  pas  à  cher- 
cher de  petites  ruses,  à  lui  demander, 
par  exemple,  de  prendre  un  autre  chemin 
pour  me  conduire  à  tel  endroit  où  soi- 
disant  j'étais  obligé  d'aller.  Je  ne  con- 
naissais pas  assez  la  topographie  du  pays 
pour  trouver  sur-le-champ  ce  prétexte, 
d'ailleurs  bien  misérable.  Et  puis,  à  sup- 
poser que  le  ministre  évitât  la  mort  à 
l'aller,  il  était  probable  que  l'homme 
embusqué  l'attendrait  au  retour...  Ou 
bien  le  coup  recommencerait  le  lende- 
main... Non,  puisque  j'avais  décidé  de 
le  sauver,  il  fallait  le  sauver  tout  à  fait. 

Pourquoi  avais-je  trahi  les  conjurés  ? 
Car,  en  somme,  je  les  trahissais.  Etait-ce 
pour  m'épargner  un  moment  douloureux  ? 
Non,  c'était  pour  sauver  la  vie  d'un 
homme.  Je  me  répétais  donc  qu'il  fal- 
lait le  sauver  tout  à  fait. 

Je  descendais  l'escalier  avec  lui,  affolé 
de  ne  rien  trouver  pour  le  retenir.  C'est 
ce  désarroi  qui  me  fit  brusquer  les  choses 
et  m'amena  à  en  dire  plus  que  je  n'au- 
Tais  voulu. 

Comme  il  arrivait  dans  le  vestibule 
d'entrée,  je  lui  touchai  le  bras... 

—  Monsieur  le  ministre... 
Il  s'arrêta,  étonné. 

—  Monsieur  le  ministre,  j'ai  besoin  de 
vous  parler...  Dans  une  circonstance 
que  je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler,  vous 
avez  fait  appel  à  ma  discrétion,  —  qui, 
d'ailleurs  vous  était  due  et  acquise,  — • 
m'empressai-je  de  dire.  Aujourd'hui,  il 
se  passe  quelque  chose...  quelque  chose 
de  très  grave...  Je  sais  que  votre  vie  est 
en  danger...  Je  vous  prie  de  ne  pas  cher- 
cher à  savoir  comment  je  le  sais... 


Il  m'avait  écouté  avec  ce  visage  hau- 
tain de  ces  hommes  autoritaires  qui  veu- 
lent bien,  de  leur  plein  gré,  vous  parler 
comme  à  un  égal,  et  vous  demander 
des  services,  mais  voient  avec  humeur 
qu'on  leur  rende  un  service  qu'ils  n'ont 
pas    demandé. 

• —  Il  ne  faut  pas  que  vous  alliez  ce 
soir  où  vous  comptiez  aller.  C'est  tout  ce 
que  je  puis  vous  dire. 

—  Alors  vous  me  défendez  de  vous  inter- 
roger? Vous  oubliez  qu'un  complot  dirigé 
contre  moi  intéresse  la  sûreté  de  l'Etat,  et 
que  j'ai  le  devoir  de  me  renseigner... 

Il  avait  dit  ces  quelques  mots  avec  cet 
air  mauvais  qu'il  avait  quelquefois,  et 
qui  m'éloignait  tant  de    lui. 

— ■  Au  fait,  reprit-il,  si  vous  ne  voulez 
pas  parler,  c'est  votre  affaire...  Et  je 
vous  remercie,  ajouta-t-il,  comme  avec 
un  effort...  Je  vous  remercie,  répéta-t-il 
encore  en  me  serrant  la  main. 

...  Rien  au  monde  ne  donnerait  à  nos 
relations  cette  cordialité  naturelle  qui 
leur  avait  toujours  manqué.  Mais  cela, 
je  le  savais  déjà,  je  ne  m'attendais 
à  rien  d'autre.  Et  je  n'avais  jamais  songé 
à  gagner  le  cœur  étranger  de  Herner. 
S'il  y  eut  une  surprise  pour  moi,  ce  fut 
au  contraire  de  trouver  chez  lui  des  mar- 
ques de  gratitude  plus  répétées  que  je 
n'aurais  cru.  Et  je  dois  dire  même  que 
j'en  fus  un  peu  inquiet,  d'autant  qu'il 
ne  me  dit  rien  des  mesures  qu'il  comp- 
tait prendre  pour  assurer  sa  sécurité. 
Il  m'était  venu  le  soupçon  terrible  qu'il 
connaissait  mes  relations  avec  Tolberg, 
et  qu'il  pouvait  deviner  que  mon  ami 
était  du  complot.  Il  quitta  le  palais  l'ins- 
tant d'après,  et  me  laissa  en  proie  à  l'in- 
quiétude  et    à   un   remords    grandissant. 

J'évitai  ce  soir-là  de  sortir  du  palais 
et  d'aller  dîner  au  restaurant.  J'aurais 
pu  rencontrer  Tolberg,  et  je  ne  me  sen- 
tais pas  le   courage   d'affronter   sa  vue. 


SECIŒTS    D'ÉTAT 


8i 


J'aime  beaucoup  les  gens  qui  disent  : 
«  Il  faut  avoir  le  courage  de  ses  actes  et 
en  accepter  la  responsabilité.  »  Je  n'ai  pas 
autant  de  confiance  en  moi,  et  je  n'ai  pao, 
comme  ces  gens,  la  hardiesse  de  penser 
que  le  parti  que  j'ai  choisi  est  nécessai- 
rement le  seul  auquel  il  fallait  s'arrêter. 

J  e  dînai 
donc  à  la  ta- 
ble de  l'in- 
tendant. Mais 
ce  soir-là,  les 
convives  ne 
m'égayèrent 
pas.  Quand 
le  dîner  fut 
terminé,  j'eus 
hâte  de  m'en 
aller  dans  la 
ville,  pour 
apprendre 
quelque  cho- 
se. Au  pa- 
lais, au  siège 
du  gouverne- 
ment, on  ne 
savait  rien  de 
rien  ;  les  fonc- 
tionnaires 
royaux  vi- 
vaient à  mille 
lieues  de  la 
ville  et  à  mille 
ans  en  deçà 
de  leur  épo- 
que. 

Je  me  pro- 
menai dans 
cette  rue  de 
la  Paix,  que 
j'avais  fou- 
lée, quelque 
temps  aupa- 
ravant, avec  tant  d'indépendance  et 
de  tranquillité.  Et  dans  quels  événe- 
ments n'avais-je  pas  été  jeté  !  J'étais 
comme  im  promeneur  innocent  et  rê- 
veuv  que  le  hasard  conduit  au  milieu 
d'un  terrible  jeu  de   quilles. 

Dans  la  rue  de  la  Paix,  qui  est  comme 
«  le  boulevard  -'  de  Schoenburg,  c'était, 
ainsi  que  tous  les  soirs,  une  animation 
tranquille.     Les     crieurs     vendaient     des 


ih   m'avait   écouté    avec    ce    visage    hautain. 


journau.x  du  soir;  mais  ces  journaux 
n'annonçaient  rien.  Ils  ne  pouvaient  rien 
annoncer  encore.  Peut-être,  si  j'avais  pu 
aller  dans  un  bureau  de  rédaction,  eussé-je 
appris  quelques  nouvelles.  Mais  à  part  un 
courriériste  de  théâtre,  vaguement  cri- 
tique, que  j'avais  rencontré  au  café,  je  ne 

connaissais 
personne  dans 
les  journaux. 
J 'eus  un  mo- 
ment l'idée 
d'aller  cher- 
cher le  cour- 
riériste aux 
bureaux  de 
son  journal, 
la  Presse  de 
Schoenburg , 
afin  de  tâ- 
cher d'enten- 
dre là,  sans 
avoir  l'air  de 
rien,  si  on  ne 
parlait  pas 
d'un  complot 
éventé,  de  me- 
sures de  po- 
lice. Une  ti- 
midité m'ar- 
rêta... Il  y 
avait  bien  au 
palais  un  em- 
ployé chargé 
des  rapports 
aveclapresse. 
Mais  je  le 
connaissais 
ti'ès  peu  ;  je 
savais  d'ail- 
leurs que  tou- 
tes les  com  - 
munications 
sérieuses  étaient  faites  directement 
par  Herner,  et  que  cet  employé  était 
un  homme  sans  importance  et  qu'il 
n'a\'ait  que  le  titre  de  ses  fonctions... 
Décidément,  je  n'apprendi^ais  rien  avant 
le  lendemain.  J'étais  partagé  entre  l'idée 
de  rentrer  immédiatement,  de  tâcher 
de  m 'endormir  le  plus  tôt  possible  pour 
que  cette  nuit  fût  plus  vite  finie,  et  le 
besoin  de  ne  pas  me  [retrouAer  seul,   de 


82 


SECRETS    D'ÉTAT 


rester  longtemps  dans  cette  foule  étour- 
dissante, où  pourtant  je  n'é\àtais  rien 
des  obsédantes  idées  qui  venaient  me 
hanter  tour  à  tour.  Je  pensais  constam- 
ment à  Tolberg,  dont  j'avais,  dans  une 
circonstance  si  grave,  trompé  la  confiance... 
]e  pensais  à  ces  conjures  qui  avaient 
patiemment  préparé  cette  œuvre  essen- 
tielle, pour  laquelle  ils  risquaient  leur 
vie,  et  je  voyais  siurtout,  comme  en  un 
rêve  de'  malade,  cette  tête  ardente  de 
chimiste,  que  m'avait  décrite  Tolberg, 
cette  tête   d'apôtre    passionné. 

...Je  l'avais  trahi,  lui  et  les  autres. 
Et  je  me  disais  que  si  j'avais  sauvé  le 
ministre,  c'était  par  faiblesse...  Mais  ce 
qui  me  cahnait  un  peu,  c'est  que  ]e 
sentais  bien  que  cet  acte  de  faiblesse,  je 
le  recommencerais  encore,  je  le  recom- 
mencerais toujours. 

Cependant  ma  trahison  n'allait-elle 
pas  les  atteindre  d'une  façon  plus  grave  ? 
Peut-être  avais-je  commis  un  autre  crime 
que  de  leur  dérober  leur  victime.  Peut-être... 
certainement  le  ministre  allait  chercher 
à  les  atteindre.  Mais  oui!  Il  ne  pouvait 
pas  faire  autrement  !  C'était  une  folie 
de  penser  qu'il  s'en  tiendrait  là  et  que, 
mis  en  éveil,  il  n'allait  pas,  pour  la  sûreté 
de  l'Etat,  pour  sa  sûreté  personnelle,  faire 
disparaître  ce  danger  permanent,  en 
mettant  la  main  sur  les  coupables. 

Il  n'avait  pas,  comme  moi,  des  raisons 
pour  les  ménager.  Je  me  figurais  sans 
doute  que,  pour  me  taire  plaisir,  pour  ne 
pas  troubler  mes  relations  avec  mes 
amis,  il  allait  se  priver  de  prendre  contre 
les  conjurés  les  mesures  nécessai- 
res 1 

Yoiik  pourtant  ce  qu'oublient  toujours 
les  gens  à  qui  l'on  confie  un  secret.  Ils 
le  répètent  à  une  autre  personne,  qui  a 
encore  moins  de  raisons  qu'eux-mêmes 
d'être  discrets.  A  mesure  qu'un  secret 
s'éloigne  de  son  origine,  les  raisons  de  ne 
pas    le    trahir    s'affaiblissent... 

J'étais  malheureux  de  ne  rien  savoir, 
de  n'être  pas  fixé  sur  la  portée  de  mon 
acte.  J 'étais  comme  un  chasseur  qui  a  tiré 
dans  la  nuit,  qui  a  cru  entendre  un  cri 
humain  et  qui  doit  attendre  jusqu'au 
lour  pour  savoii  s'il  n'a  pas  blessé  ou  tué 
quelqu'un... 


Déjà,  dans  la  rue  de  la  Paix,  les  passants 
se  faisaient  plus  rares.  Encore  une  heure' 
et  j'allais  sentir  la  solitude  autour  de 
moi...  Je  me  dirigeai  vers  le  palais, 
lorsque  quelqu'un  me  toucha  le  bras. 
Je  me  retournai  brusquement.  J'étais 
un  peu  troublé,  et  je  ne  reconnus  pas  tout 
de  suite  le  lieutenant,  neveu  de  Hemer, 
avec  qui  j'avais  dîné  chez  le  premier 
ministre. 

Il  revenait  de  permission.  11  était  allé 
passer  quelques  jours  avec  sa  mère,  et 
s'était,  disait-il,  tellement  ennuyé  à  la 
campagne,  qu'il  revenait  avant  l'expira- 
tion de  sa  permission.  Il  avait  hâte 
de  reprendre  pied  à  Schoenburg,  où  sa 
\de    désœu\Tée    le    réclamait. 

—  Mon  cher  !  la  campagne  !  me  dit-il 
avec  son  accent  extraordinaire.  Vraiment 
vous  ne  pouvez  pas  vous    figurer  !  C'est 

la    mort  ! 

Il  m'emmena  dans  un  restaurant  de 
nuit.  Et  je  me  laissai  entraîner.  Il  arri- 
vait vraiment  au  bon  moment.  Je  crois 
que,  cette  nuit-là,  j'étais  disposé  à  lasser 
son  noctambuUsme,  et  à  écouter  ses 
propos  oiseux  jusqu'au  |jour. 

—  Vous  savez,  mon   cher,  cette  petite 
chanteuse,  qui  était  à   l'Alhambra  avant 
mon  départ...  Ah!  non!  c'est  vrai,    vous 
ne  l'avez  pas  connue.  Ce  n'était  pas    avec 
vous...    Elle    chante...     {il   fit   une   moue 
dédaigneuse)...    la    figure...     [autre    moue 
méprisante),   mais   enfin  {geste   d'acquies- 
cctnenr  résigné),  c'est  suffisant.  Ici,    mon 
cher,  nous  ne  sommes  pas  gâtés.  Je  pen- 
sais qu'elle  avait   dû  quitter  la  vi'ile,  et 
je  l'ai  justement  rencontrée  en     descen- 
dant   de    la    gare.    :\Ialheureusement,    je 
n'avais  pas  la  veine,  elle  doit  souper  ce 
soir   avec   des   camarades.   Mais  je    crois 
que    peut-être    elle    sera    chez    elle   vers 
une  heure  du  matin,  et  que   l'on  pourra 
prendre  une  tasse  de  thé.  Mon  cher,  pour- 
quoi   vous    ne    prenez    pas    de    ce    ros- 
bif ? 

Je  vous  assure  ;  c'est  vraiment  très 
convenable.  C'est  meilleur  que  chez  mon 
oncle,     ajouta-t-il,    en    riant    d'un     gros 

rire... 

Mais    à    proiX)S    de    mon  oncle,    —  il 

changea  de  ton,  il  prit  un  air   intéressé 

qui  fixa  tout  de  suite  mon  attention,  et 


SECRETS    D'ÉTAT 


8j 


me  donna  comme  un  petit  frisson,  —  à 
propos  de  mon  oncle,  vous  ne  me  paviez 
pas  des  nouvelles  de  ce  soir  ?  Il  paraît 
que    cet    oncle    vient    d'échapper    à    un 


de  Boern,  que  suivait  tous  les  soirs 
mon  oncle  pour  aller  voir  la  vieille  grand'- 
tante...  Mais  ce  conspirateur,  vous  ne 
devinerez    jamais    qui    c'est  ?     C'est    une 


ON      A     ARRETE     UN     DES     CONSPIRATEURS. 


grand  danger.  J'ai  vu  tout  à  l'heure 
l'officier  qui  est  de  garde  à  la  prison 
militaire.  On  a  arrêté  ce  soir  un  des 
conspirateurs,  qui  se  trouvait  porteur 
d'un  engin.  Oui,  on  l'a  trouvé  sur  la  route 


connaissance  à  moi,  mon  cher,  im  gar- 
çon charmant,  un  de  nos  attachés  à 
l'ambassade  de  Paris.  Hé  parbleu  !  je 
crois  que  vous  le  connaissez  aussi,  c'est 
le  comte  de  Tolberg... 


CHAPITRE    XIX 


^^^I^^UAND  j'essaie  de  me  rendre 
IjK^?  compte  à  distance  de  l'impres- 
>(^£^  sion  que  firent  ces  paroles, 
je  crois  me  souvenir  que  j'avais 
la  tête  conrnie  vide,  et  que  ces  mots  : 
«  le  comte  de  Tolberg  »  résonnèrent  en 
moi,  sans  que  je  pusse  en  saisir  le  sens. 
Je  restai  là,  les  yeux  perdus  et  sans 
pensée,  avec  l'impression  vague  qu'il 
était  arrivé  un  grand  malheur. 

—  Qui  est-ce  qui  aurait  pu  se  douter 
de  cela?  répétait  l'officier.  On  disait  qu'il  y 
avait  entre  les  deux  une  rivalité  de  femme. 
Mais  ce  petit  Tolberg  est  fou  de  s'en 
aller  faire  des  choses  pareilles.  Sans  comp- 
ter que  l'oncle  n'est  pas  commode.  Une 
histoire  comme  cela  avec  l'oncle,  mais  on 
y  laisse  sûrement  sa  tête... 

Comment  ?  par  quelle  monstrueuse 
combinaison  du  hasard  était-ce  Tolberg 
qui  s'était  trouvé  sur  la  route  de  Boern 
et  non  l'homme  que,  le  matin,  le  sort 
avait  désigné  ? 

Tolberg  m'avait-il  menti  .^  Etait-ce  lui 
dont  le  nom  était  sorti  du  chaj^au  ? 
Me  l'avait-il  caché  pour  ne  pas  m'alarmer, 
ou  pour  m'empêcher  de  le  détourner  de 
son  projet  ? 

Mais  non,  ce  n'était  pas  lui...  Je  revoyais 
très  bien  sa  figure  du  matin...  ce  n'était 
pas  celle  d'un  homme  qui  ment. 

—  Vous  savez  qu'il  faut  nous  dépê- 
cher, si  nous  ne  voulons  pas  arriver  trop 
tard  chez  la  petite. 

J'étais  sur  le  point  de  m'excuser,  de 
prétexter  une  fatigue  subite,  car  j'avais 
besoin  maintenant  de  me  retrouver  seul. 
Mais  le  Lieutenant  insista  tellement  que 
je  l'accompagnai,  peut-être  parce  que  je 
craignais  qu'il  ne  devinât  mes  terribles 
soucis.  Et  je  me  disais  aussi  depuis  un 
instant  que  le  lendemain  il  faudrait  aller 
en  personne,  coûte  que  coûte,  voir  Tolberg. 
Le    lieutenant    ne    venait-il    pas    de    me 


dire  qu'il  connaissait  l'officier  de  garde  ? 
C'était  sans  doute  un  mo\'en  d'avoir  un 
accès    auprès    du    prisonnier... 

Je  tenais  à  voir  Tolberg  parce  que  je 
\'oulais  tout  lui  dire.  Il  fallait  qu'il  sût 
de  moi-m'me  que  c'était  par  ma  faute 
qu'il    avait    été    arrêté. 

Ce  n'était  pas  seulement  chez  moi 
un  besoin  éperdu  de  franchise  :  il  ne  fallait 
pas  qu'un  autre  que  moi  lui  révélât 
qui  l'avait  trahi.  D'autant  que  moi,  je 
pourrais  plaider  ma  cause...  Certes, 
j'étais  un  grand  coupable,  mais  j'avais  des 
circonstances  atténuantes.  Je  n'avais 
pas  trahi  pour  trahir  ou  parce  que  j'y 
avais  un  intérêt...  Il  fallait  que  Tolberg 
se  rendit  compte  de  tout  cela  au  moment 
même  où  il  serait  mis  au  courant  de  ma 
trahison...  Car,  ces  circonstances  atté- 
nuantes, Tolberg  ne  pouvait  les  imaginer 
lui-même...  On  n'excuse  un  ami  que  si  on 
a  confiance  en  lui.  Or,  le  fait  de  ma  trahi- 
son devait  lui  faire  perdi'e  toute  espèce 
de  confiance... 

Voilà  ce  que  je  me  disais  pendant  que 
l'officier  égayait  notre  route  par  toutes 
sortes  de  facéties,  telles  que  de  racler  vio- 
lemment avec  son  sabre  les  devantures 
des  boutiques,  ou  de  lancer  des  pierres 
dans  les  vitres  des  réverbères.  Il  accom- 
plissait comme  des  rites  ces  plaisanteries 
consacrées.  Il  sonna  au  passage  à  quelques 
portes.  Mais  comme  j'étais  trop  absorbe 
pour  faire  du  succès  à  ces  petites  mani- 
festations, il  y  renonça,  et  marcha  sage- 
ment à  mes  côtés,  en  chantant  toutefois 
un  air  en  vogue  pour  entretenir  sa  gaîté 
et  ne  pas  la  laisser  s'éteindre. 

Nous  avions  pris  quelques  rues  étroites 
du  vieux  Schoenburg,  et  nous  arrivions 
sur  la  place,  où  était  l'Alhambra.  Elle 
était,  cette  petite  place,  toute  changée, 
méconnaissable.  maintenant  que  se 
trouvaient   éteintes   les   brillantes    giran- 


NOUS    AVIONS    PRIS    QUELQUES    RUES   ÉTROITES    DU    VIEUX    SCHŒNBURG. 


86 


SECRETS    D'ÉTAT 


doles  du  café-concert.  Les  petites  maisons 
voisines  reprenaient  leur  âge  et  leur  as])ect 
modeste. 

—  C'est  par  ici,  dans  la  seconde  rue, 
me  dit  l'officier.  Vous  voyez  son  nom 
sur  l'affiche. 

A  côté  de  l'affiche  du  concert,  se 
trouvaient  les  affiches  particulières  des 
différentes  attractions.  La  chanteuse  en 
question  s'intitulait  :  Mam'selle  Jane  ; 
elle  chantait  en  français,  en  allemand  et 
en  anglais...  Cette  promenade  nocturne, 
vers  des  logis  inconnus,  ressemblait  à 
un  rêve.  Je  ne  pensais  plus  à  rien.  Je 
suivais  l'officier.  Il  frappait  maintenant 
à  des  volets.  Je  ne  m'étais  pas  arrêté, 
croyant  à  une  nouvelle  farce.  Mais  il 
paraît  que  nous  étions  aiTivés.  Au  bout 
d'un  instant,  une  porte  s'ouvrit,  et 
la  chanteuse  elle-même  nous  fit  en- 
trer. 

Elle  avait  gardé  sa  jupe  courte,  qu'elle 
mettait  pour  chanter  ses  chansons  poly- 
glottes, et  danser  des  danses  de  diffé- 
rents pays.  Il  n'était  pas  aisé  de  dire  à 
quelle  nationalité  elle  pouvait  appar- 
tenir. Et  son  âge,  la  couleur  de  ses  che- 
veux étaient  également  assez  difficiles 
à  déterminer.  Elle  ne  connaissait  de  la 
langue  française  que  les  paroles  de  ses 
chansons,  et  -je  vis,  d'après  différents 
essais  de  conversation  qu'elle  tenta  avec 
le  lieutenant,  qu'elle  parlait  très  mal 
l'allemand  et  l'anglais.  Elle  finit  par  nous 
dire  qu'elle  était  de  New- York  ;  mais  nous 
sentîmes  que  ce  n'était  pas  absolument 
irrévocable. 

Elle  avait  préparé  du  thé  ;  mais  elle 
n'avait  que  deux  tasses,  et  l'officier  eut 
la  faveur  de  boire  dans  la  même  tasse 
qu'elle.  Je  m'en  consolai  en  pensant  que 
ma  tasse  ne  servirait   qu'à  moi. 

Mam'selle  Jane  était  venue  s'asseoir 
sur  les  genoux  de  mon  compagnon, 
qui  riait  d'un  gros  rire  embarrassé,  et 
la  baisait  sur  ses  cheveux  blonds  ou  roux, 
de  provenance  incertaine.  Au  bout  d'un 
instant,  il  voulut  par  politesse  qu'elle 
vînt  s'asseoir  aussi  sur  moi,  et  je  dus 
m'appliquer  à  ne  pas  donner  trop  d'énergie 
à  mon  geste  de  dénégation. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  cet  officier,  dans 
son   for  intérieur,   pensait    de   Mam'selle 


Jane,  mais  il  sentait  bien  qu'elle  ne  me 
plaisait  pas  outre  mesure,  et  son  impres- 
sion personnelle  en  fut  influencée.  Cinq 
minutes  se  passèrent  dans  le  silence  et 
dans  l'indécision,  pour  savoir  dans  quelle 
langue   on   allait   prendre   congé.  . 

Quand  nous  sortîmes  de  là,  le  lieutenant 
commença  à  se  moquer  de  cette  chanteuse; 
ce  qui  me  déplut  un  peu,  bien  qu'à  ce 
moment  je  fusse  assez  loin  de  ce  qu'il 
me  disait.  Il  semblait  qu'il  voulût  rom- 
pre toute  attache  avec  cette  femme,  et 
ne  pas  garder  vis-à-vis  d'un  «  Parisien  >; 
la  responsabilité  d'une  telle  présenta- 
tion. 

Quand  il  m'eût  reconduit  jusqu'à  ma. 
porte,  il  ne  me  quitta  pas  avant  que 
nous  ayons  pris  jour  poui  souper  avec 
des  amies  à  lui. 

Je  compris  qu'il  allait  remuer  ciel  et 
ten-e  pour  m'amener  de  jolies  personnes, 
afin  d'effacer  de  mon  esprit  la  fâcheuse- 
impression  qu'y  avait  laissée  sans  doute 
cette    chanteuse    de    l'Alhambra. 

En  traversant  la  cour  du  palais,  je 
pensais  à  ce  que  serait  ma  journée  du 
lendemain.  Mais  j'étais  un  peu  soulagé 
par  la  résolution  que  j'avais  prise  d'aller 
trouver  Tolberg,  et  de  lui  raconter  tout 
ce  qui  s'était  passé.  Je  pensais  avec  plus 
d'appréhension  à  ce  qu'il  faudrait  dire  à 
Bertha  :  si  Tolberg  était  homme  à  me 
pardonner,  malgré  la  faute  que  j'avais 
commise,  je  savais  bien  qu'il  n'y  avait 
aucune  miséricorde  à  attendre  de  la 
jeune  femme.  J'avais  perdu  son  amant; 
j'étais  un  être  exécrable,  que  rien  à  ses 
yeux  ne  pourrait  absoudre...  Soudain, 
je  pensai  au  pli  que  Tolberg  m'avait  con- 
fié... Etais-je  encore  qualifié  pour  en 
prendre  connaissance  ?  A  qui  pourrais-je 
rendi'e  ce  dépôt  ?  Pourrais-je  le  faire 
parvenir  à  Tolberg  ?  Il  ne  m'avait  pas 
autorisé  à  le  remettre  à  Bertha.  Le  mieux 
était  d'attendre  d'avoir  vu  le  prisonnier, 
et  de  lui  demander  à  lui-même  ce  qu'il 
fallait    faire    de    cette    lettre. 

Oui,  mais  le  jeune  homme  n'avait-il 
pas  spécifié  que  je  devais  ouvrir  l'enve- 
loppe s'il  lui  arrivait  malheur  ce  soir-là  ? 
Ces  instructions  concernaient  peut-être 
des  mesures  à  prendre  sans  retard.  Il 
me   semblait   que   j'obéissais  mieux  à  la 


SECRETS    D'ÉTAT 


87 


\-olonté  de  mon  ami,  en  m'assurant  dès 
le  soir  même  de  ce  que  pouvait  contenir 
cette   envelopi^e. 

Je  ne  veux  pas  par  sévérité  chercher  à 


Aussitôt  que  j'eus  décidé  d'ouvrir  la 
lettre,  je  montai  à  ma  chambre  avec  une 
certaine  hâte.  Je  m?  dépêchai,  une  fois 
entré,     d'allumer    ma    bougie    et     j'allai 


l'armoire     avait    ETE     OUVERTE. 


ma  conduite  des  motifs  trop  bas,  mais 
je  crois  bien  que  dans  cette  lutte  d'argu- 
ments, ma  curiosité  intervint  discrète- 
ment, et,  sans  avoir  l'air,  fît  pencher  la 
balance. 


jusqu'à  mon  armoire  où  j'avais  enfermé 
mon  coffret.  J'eus  une  commotion  de  sur- 
prise :  l'armoire  avait  été  ouverte,  le 
petit  coffret  avait  été  brisé,  la  lettre  de 
Tolberg  ne  s'y  trouvait  'plus... 


CHAPITRE    XX 


on    n'avait    pas    idée 
d'une    pareille     audace.    Et     il 
n'y  avait   pas  de   doute   possi- 
ble :  Herner  et  sa  police  avaient 
passé    par   là. 

Je  demeurai  d'abord  comme  accablé. 
Puis,  je  me  calmai  au  bout  d'un  moment. 
Le  ministre,  par  cet  acte  d'hostilité 
stupide,  se  mettait  en  guerre  contre  moi. 
Vraiment  ce  n'était  pas  d'une  habile 
politique.  C'était  m^me  un  coup  d'une 
imprudence  stupéfiante...  Il  se  mettait 
mal  avec  moi,  avec  moi  qui  connaissais 
ses  secrets  et  qui  pouvais  le  perdre  d'un 
seul  mot  !  Je  lui  parlerais  le  lendemain. 
Je  me  couchai  rapidement  ;  mais, 
irriié  et  énervé,  j'eus  beaucoup  de  mal 
à   m'endormir. 

Je  recommençai  dix  fois  mon  entretien 
avec  le  ministre.  Je  lui  parlai  avec  une 
telle  animation  qu'à  plusieurs  reprises, 
incapable  de  rester  au  lit,  je  me  relevai 
pour  parcourir  la  chambre  à  grands 
pas  et  pour  répéter  à  voix  haute  ma  dia- 
tribe à  l'adresse  de  Herner.  Puis  je  fus 
pris  d'un  grand  mal  de  tête;  j'essayai 
de  m'endormir  en  faisant  tous  mes 
efforts  pour  oublier  mes  agitantes  préoc- 
cupations. Je  ne  les  perdis  pas  en  trou- 
vant le  sommeil.  Mes  songes  se  passèrent 
à  chercher  Herner,  et  à  le  manquer... 
Je  ne  dormis  que  trois  heures  à  peine, 
et  je  me  réveillai  sans  courage,  effrayé  du 
poids  de  la  temble  journée  qui  com- 
mençait. La  veille,  j'avais  trop  de  choses 
à  dire  au  premier  ministre.  Je  me  voyais 
lui  parlant  d'abondance,  et  l'écrasant  sous 
des  discours  irréfutables.  Et  maintenant, 
mal  disposé  et  faible,  je  me  demandais 
comment  j'allais  commencer  ce  décisif 
entretien,  si  je  n'allais  pas  tout  comp/o- 
mettre  en  m'y  prenant  mal,  si,  en  lâchant 
tout  de  suite  mon  arme  principale, 
je   n'aUais  pas  me    démunir  dangereuse- 


ment et  me  trouver  sans  moj'ens  de 
dofense  quand  il  s'agirait  de  sauver 
Tolberg...  Pourtant  il  fallait  parler  dès 
ce  matin.  A  la  vérité,  j'avais  eu  un 
instant  l'idée  de  ne  rien  dire  pour  le 
moment.  C'était  bien  toujours  cette  poli- 
tique d'attente  —  ou  de  paresse  — 
que  me  conseillait  ma  lâcheté  matinale. 

^lais  tout  de  même  je  ne  pouvais 
pas  ne  pas  m'être  aperçu  de  la  perquisi- 
tion —  ou  du  cambriolage  —  que  Herner 
avait  eu  l'audace  de  faire  pratiquer 
chez  moi.  Il  fallait  absolument,  que  ce 
fût  sur  un  ton  d'irritation  ou  de  digne 
reproche,   obtenir  une  expUcation. 

^lalgré  mon  indécision  et  ma  crainte, 
j'avais  une  certaine  hâte  de  me  retrouver 
en  présence  de  Herner.  C'était  de  la 
curiosité  ;  c'était  aussi  une  satisfaction 
d'avoir  de  justes  griefs  contre  quelqu'un. 

Je  descendis  à  man  cabinet  d'assez 
bonne  heure  et  j'attendis  le  ministre  avec 
une  émotion  impatiente.  La  petite  pièce 
claire  où  je  travaillais  était  attenante 
à  son  bureau.  La  plupart  du  temps, 
la  porte  de  communication  restait  ouverte. 
C'était  le  baron  qui  la  fermait  quand 
il  recevait  quelqu'un.  Un  moment,  je 
guettai  par  la  fenêtre  ;  mais  je  réfléchis 
qu'il  arrivait  quelquefois  à  pied  par  le 
jardin.  Alors,  pour  tromper  l'ennui  agacé 
de  cette  attente,  je  me  mis  à  faire  rapide- 
ment ma  besogne  quotidienne,  à  dépouiller 
les  journaux  français,  que  je  trouvais 
chaque  matin  rangés  sur  ma  table  de 
travail  par  les  soins  du  garçon  de  biueau. 

J'étais  arrivé  à  faire  ce  travail  assez 
vite.  Au  début,  j'y  mettais  une  cons- 
cience exagérée.  C'était  complet  et  confus. 
Maintenant  je. me  perdais  moins  dans  les 
détails.  i\Ion  résumé  était  plus  clair  et 
plus  court.  Les  premiers  jours,  j'éprou- 
vais un  véritable  scrupule  à  ne  pas  men- 
tionner certaines  nouvelles,    qui  me  pa- 


SECRETS    D'ÉTAT 


89 


raissaient  d'abord  sans  intérêt  et  qui 
toujours,  à  la  réflexion,  prenaient  de 
l'importance. 

C'est  cette  timidité  de  caractère  qui 
vous  empêche  de  ^•ider  un  tiroir  rempli 
de  vieilles  lettres  ;  on  se  dit  toujours  que 
précisément  la  lettre  que  l'on  a  jugée 
insignifiante,  et  que  l'on  jette  au  panier, 
sera  justement,  par  la  suite,  celle  que 
l'on    regrettera    d'avoir    sacrifiée. 

J 'avais  achevé  la  lecture  des  journaux, 
et  je  commençais  à  rédiger  mon  rapport, 


—  On  s'est  servi  vis-à-vis  de  vous  d'un 
procédé  inqualifiable.  J'avais  envoyé  hier 
chez  vous  le  chef  de  la  police.  Car,  ainsi 
que  je  vous  l'ai  dit  hier,  l'intérêt  de  l'Etat 
m?  commandait  d'avoir  des  éclaircisse- 
ments complets.  Cet  animal  —  je  vous 
ai  déjà  dit  que  je  n'étais  servi  que  par 
des  brutes  —  a  pris  sur  lui  de  se  livrer 
chez  vous  à  une  perquisition.  Il  m'a 
rapporté  triomphalement  un  pli  qu'il 
avait  trouvé  dans  un  petit  coffret.  Il 
l'avait  ouvert  et  en  avait  pris  connaissance. 


IL     CONTINUAIT     A    ECRIRE     SANS     LEVER     LA     TETE. 


quand  j'entendis  s'ouvrir  la  porte  du 
cabinet  à  côté  et  le  ministre  dit  quelques 
mots  au  garçon  de  bureau...  C'était  le 
moment.  Ce  cabinet  à  côté  était  ef- 
frayant comme  un  cabinet  de  dentiste, 
où  l'on  va  entrer  d'un  instant  à  l'autre. 
Et  c'était  moi  qui  donnerais  le  signal. 
Irais-je  trouver  Herner  tout  de  suite  ou 
un  peu  plus  tard  ?...  Soudain  sa  voix 
se    fit    entendre. 

—  Humbert  ! 

Je  passai  dans  son  bureau.  Il  continuait 
à  écrire  sans  lever  la  tête. 

Au  bout  d'un  instant,  il  se  renversa 
dans  son  fauteuil,  me  regarda  gravement 
et  me  cUt  : 


Ce  qu'il  contient  est  assez  grave,  puis- 
qu'il émane  de  l'homme  arrêté,  qui  prend 
des  dispositions  dernières,  et  qui  donne 
ainsi  la  preuve  que  son  crime  était 
prémédité.  Je  vous  rends  ce  papier,  qui 
était  déjà  dans  les  mains  du  procureur, 
et  je  \ous  donne  l'assurance  que  je  ferai 
tout  mon  possible  pour  qu'il  n'en  soit 
pas  fait  état  dans  le  procès...  Je  voulais 
vous  dire  également  que  j'avais  beaucoup 
réfléchi  depuis  douze  lieures  à  ce  que  je 
vous  dois,  et  que  les  laisons  que  j'avais 
de  vous  vouloir  du  bien  ont  encore  aug- 
menté depuis  la  journée  d'hier.  Je  ne 
pourrai  pas  l'oublier...  Apportez-moi  le 
résumé. 


90 


SECRETS    D'ÉTAT 


J 'allai  chercher  le  résumé  sans  répondre, 
et  sans  penser  à  quoi  que  ce  fût.  Pen- 
dant qu'il  parcourait  sous  mes  yeux 
ma  note  analytique,  je  me  dis  qu'il 
fallait  tout  de  m'me  lui  parler  de  Tol- 
berg. 

—  Monsieur  le  ministre,  vous  pensez 
bien  qu'en  faisant  ce  que  j'ai  fait  hier, 
j'ai  agi  sans  arrière-pensée,  et  que  je 
ne  cherchais  pas  à  obtenir  une  récompense. 
Cependant  il  s'est  passé  cette  chose 
effro^-able  que  mju  acte  a  causé  la 
perte  d'un  homme  que  j'aime  beaucoup. 
Je  sais  très  bien  qu'il  vous  serait  diffi- 
cile d'arracher  cet  homme  à  la  rigueur 
des  lois.  Mais  je  pense  cependant  avoir 
acquis  le  droit  d'intercéder  en  sa  fa- 
veur... 

—  A    l'heure    qu'il    est,    me    répondit 
■  Herner,  il  m'est  impossible  de  faire  quoi 

que  ce  soit.  Il  est  entre  les  mains  de  la 
justice.  Et  la  justice  ne  le  lâchera  pas. 
Mais  je  verrai  s'il  est  en  mon  pouvoir 
de  concilier  la  nécessité  politique  d'un 
châtiment  et  le  désir  que  j'ai  de  vous' 
être  agréable.  Terminez-moi  ce  résumé. 
Je  vous  reverrai  avant  mon  départ. 
Il  m'accompagna  jusqu'à  ma  porte, 
qu'il  referma,  ayant  probablement  du 
monde  à  recevoir.  Resté  seul,  je  me  mis 
à  repasser  dans  mon  esprit  tout  ce  qu'il 
m'avait  dit.  J'avais  d'abord  eu  une 
impression  de  contentement,  en  voyant 
que  l'entretien  ne  prenait  pas  une  tour- 
nure hostile.  Ce  n'est  pas  que  je  redoute 
les  «  attrapages  ».  Mais  je  m'y  sens 
inférieur.  Je  les  conduis  mal,  sans  aucune 
progression.  Je  làclie  mes  arguments 
principaux,  et  si,  même  sans  être  réfutés, 
ils  ne  produisent  pas  sur  l'adversaire 
tout  l'effet  que  j'attendais,  je  me  sens 
tout  à  coup  comme  un  soldat  désarmé, 
qui    a    brûlé    toute    sa    poudre.    J'étais 


donc  assez  heureux  de  cet  entretien 
pacifique,  et  qui  semblait  tout  de  con- 
cessions. Mais  ceci  posé,  et  en  y  réflé- 
chissant, je  ne  pouvais  me  dissimuler 
que  j'avais  été  roulé. 

Il  eût  fallu  ne  pas  connaître  le  ministre 
pour  croire  un  instant  que  cette  perquisi- 
tion s'était  faite,  comme  il  le  disait, 
sans  son  aveu.  Je  savais  fort  bien  qu'il 
n'était  jamais  arrêté  dans  ses  projets 
par  la  crainte  de  mécontenter  les  gens  ; 
son  système,  je  m'en  étais  d^jà  aperçu, 
était  d'agir  d'abord,  et  de  s'excuser  après... 
Il  était  évident  qu'il  cherchait  à  me  ména- 
ger, à  cause  du  secret  dont  j'étais  le 
détenteur. 

Je  n'avais  aucune  confiance  dans  les 
assurances  qu'il  m'avait  donne  es  au  sujet 
de  Tolberg.  Il  avait  évité  soigneusement 
les  promesses  formelles  ;  il  m'avait  parlé 
de  cette  affaire  avec  une  prudence  très 
habile,  de  façon  à  me  laisser  le  droit 
d'espérer,  sans  prendre  aucune  espèce 
d'engagement. 

Cependant,  il  m'avait  laissé  voir  assez 
clairement  le  besoin  qu'il  avait  de  me 
ménager.  Mais  si  la  connaissance  de 
son  secret  m'était  utile  comme  une 
menace,  je  me  demandais  avec  un  peu 
d'effroi  comment  il  faudrait  m'y  prendre 
si  j'avais  besoin  tout  à  coup  de  me  servir 
de  cette  arme.  A  qui  devi^ais-je  m'adresser, 
si  l'attitude  du  ministre  m'obligeait  à 
le  trahir  ? 

L'idée  de  me  trouver  subitement  en 
lumière  m'effrayait  beaucoup.  Je  ne 
suis  pas  dénué  d'ambition.  Et  c'était 
sans  appréhension  que  dans  mes  rêves 
de  gloire,  je  me  voyais  arriver  aux  plus 
grands  honneurs.  Mais  alors  j'y  arrivais 
tout  doucement,  paisiblement,  par  la 
force  de  mon  mérite,  et  non  brusquement 
par  la  volonté  soudaine  du  hasard. 


CHAPITRE    XXI 


E  résolus, 
mander 


en  attendant,  de  de- 
au  ministre  la  per- 
t^^^r  mission  d'aller  voir  Tolberg 
^^  en  sa  prison.  La  combinaison  à 
laquelle  j'avais  songé  tout  d'abord,  et 
qui  consistait  à  obtenir  l'accès  de  cette 
prison  par  l'intermédiaire  de  l'officier 
de  garde,  me  parut  à  la  réflexion  trop 
aléatoire.  Non,  le  mieux  était  de  pro- 
fiter des  bonnes  dispositions  apparentes 
de  Hemer,  et  de  m'adresser  carrément 
à  lui.  Je  terminai  rapidement 
mon  résumé  et  je  frappai 
à  sa  porte.  Il  était  seul  dans 
son  bureau.  Vraiment,  je 
m'illusionnais  beaucoup  quand 
je  m'imaginais  dominer  cet 
homme,  parce  que  le  hasard 
m'a\'ait  mis  en  possession  de 
son  secret.  Jamais  je  ne  se- 
rais maître  de  lui.  Je  l'abor- 
dais toujours  avec  la  même 
timidité  craintive.  Je  dus  faire, 
comme  à  l'ordinaire,  un  grand 
effort  pour  entamer 


J'essayais,  par  la  façon  dont  je  pro- 
nonçais le  mot  faveur,  —  avec  une  cer- 
taine fermeté,  —  d'indiquer  que  je  n'étais 
pas  un  solliciteur,  que  cette  fa\'eur  était 
presque  un  droit,  et  que  ce  n'était  que 
par  politesse  que  je  consentais  à  em- 
ployer cette  expression...  Mais  quand 
j'y  réfléchis,  je  crois  que  ces  nuances 
n'étaient  perceptibles  que  pour  moi- 
même,  et  qu'elles  eussent  échappé  au 
plus   fin   des   auditeurs. 


la    conversation.    , 
C'est  à  peine  si  j'en-  <^^C~II 
tendais  les  premiè- 
res paroles  que  je  lui   disais. 
Une    fois    que    j'étais    lancé, 
mon  ton  s'affermissait  un  peu. 

—  Monsieur    le    ministre... 

Il  me  semblait  que  lors- 
que je  lui  disais  :  ^Monsieur 
le  ministre,  il  avait  l'air  de 
penser  :  Allons  !  qu'est-ce  qu'il 
a   encore  ? 

L'idée  d'être  un  importun, 
que  l'on  tolère  par  obligeance 
ou  par  pohtesse,  m'a  toujours 
horriblement   gêné. 

—  Monsieur  le  ministre, 
j'ai  à  vous  demander  une 
faveur... 


TOLBERG     LUI     AVAIT     FAIT     PARVENIR     UNE     LETTRE. 


92 


SECR£TS    D'ÉTAT 


—  Je  ne  veux  pas  vous  cacher  les  liens 
d'amitié  qui  m'unissent  à  Heniy  de  Tol- 
berg.  Vous  pouvez  vous  imaginer  la 
peine  que  j'ai  éprouvée  quand  j'ai  appris 
son  arrestation.  Je  vous  prie  de  m'auto- 
riser  à  aller  le  voir  dans  sa  prison. 

—  Avant  de  vous  accorder  cette  per- 
mission, me  dit-il  aprcs  un  instant  de 
silence,  je  suis  obligé  de  vous  demander 
si  cette  visite  est  une  simple  manifes- 
tation d'amitié,  ou  bien  si  vous  avez 
quelque  communication  spéciale  à  lui 
faire.  Dans  le  premier  cas,  si  c'est  une  visite 
purement  amicale,  je  vous  demanderai 
de  bien  vouloir  l'ajourner,  et  la  remettre 
à  quarante-huit  heures,  afin  que  le  juge 
ait  terminé  sa  première  enquête.  Vous 
savez  qu'il  est  seul  maître  d'accorder  des 
permis  de  visite,  et  je  ne  voudrais  pas 
empiéter  sur  ses  attributions.  D'ici  deux 
jours,  je  pourrai,  sans  avoir  l'air  de 
venir  troubler  de  mon  autorité  l'instruc- 
tion de  cette  affaire,  lui  demander  une 
carte  d'accès  auprès  du  détenu...  Mainte- 
nant, s'il  s'agit  d'une  communication 
urgente  au  comte  de  Tolberg,  c'est  une 
autre  affaire.  Vous  comprendrez  que  je 
ne  puis  pas  vous  laisser  aller  auprès  de 
lui  sans  savoir  en  quoi  consiste  cette 
communication.  Ainsi  que  je  vous  l'ai 
déjà  dit,  j'ai,  dans  cette  affaire  politique, 
publique,  le  devoir  de  tout  savoir. 

—  Je  n'éprouve  aucun  embarras,  mon- 
sieur le  ministre,  à  vous  exposer  ce  que 
je  compte  dire  au  comte  de  Tolberg.  Je 
\'eux  qu'il  sache  à  quoi  s'en  tenir  sur 
mon  rôle  dans  cette  affaire.  Je  veux  qu'il 
sache  que  c'est  moi  qui  l'ai  trahi.  jMais 
je  lui  dirai  pourquoi...  C'est  en  somme 
une  confession  que  je  veux  lui  faire. 
Je  suis  coupable  envers  lui.  Je  veux 
qu'il  le  sache,  et  qu'il  sache  dans  quelle 
mesure  j'ai  pu  l'être.  Je  serai  très  soulagé 
quand  je   lui   aurai   dit   cela. 

—  Humbert  !  Humbert  !  me  dit  le 
baron,  avec  un  accent  familier  et  presque 
affectueux.  Quel  garçon  compliqué  vous 
faites  !  A  quoi  cela  servira-t-il  que  vous 
alliez  lui  raconter  cela  ?  Il  ne  saura 
jamais  que  s'il  a  été  arrêté,  c'est  à  la 
suite  des  révélations  que  vous  m'avez 
faites.  Vous  ne  l'avez  'pas  trahi  pour  le 
trahir.    Vous   avez   fait    votre   devoir   en 


me  prévenant  du  péril  qui  me  menaçait. 
Et  \"ous  ne  saviez  pas  que  c'était  sur 
lui  que  ça  retomberait.  Vous  n'avez  rien 
à  vous  reprocher  dans  cette  affaire-là. 
Il  est  absurde  d'aller  lui  faire  cette 
confession... 

...  En  lui  disant  que  le  coup  est  venu 
de  vous,  vous  allez  l'affliger  davantage. 

...  D'autre  part,  moi,  j'ai  un  intérêt 
politique  sérieux  à  ce  que  ces  gens-là 
et  tout  le  monde  croient  que  ma  police 
a  tout  découvert.  Nous  savons  à  quoi 
nous  en  tenir,  nous,  sur  l'imbécillité  de 
ces  limiers.  Mais  je  ne  suis  pas  fâché 
de  leur  donner  ainsi  un  peu  de  prestige, 
et  de  laisser  croire  au  peuple  et  aux  fau- 
teurs de  troubles  que  le  gouvernement  est 
bien   gardé. 

...  Ah  !  mon  ami,  vous  voulez  vous 
soulager  !  Vous  ne  pouvez  pas  vivre 
avec  des  remords  ?  Savez-vous  qui  vous 
me  rappelez  ?  Vous  me  rappelez  ce  pau- 
vre roi  que  nous  avons  connu.  Il  aurait 
été  un  profond  politique,  s'il  avait  eu 
un  peu  plus  de  force  d'âme...  Mais  il 
ne  pouvait  pas  vivre  avec  un  souci... 
Il  ne  faut  pas  être  aussi  douillet  que  ça 
pour  sa  tranquillité  d'esprit.  On  vit 
très  bien  avec  des  soucis.  Le  tout  est 
d'en  prendre  l'habitude.  Que  d'initia- 
tive et  de  temps  on  laisse  perdre  quand 
on  a  peur  des  soucis  et  qu'on  cherche 
à  les  éviter  ! 

Je  quittai  le  baron  de  Herner  en  me 
disant,  résigné  et  presque  satisfait, 
que  je  n'étais  qu'un  enfant  auprès  de 
lui.  Je  me  sentais  brisé  et  un  peu  lâche. 
J'avais  depuis  la  veille  trop  discuté  avec 
moi-même.  Je  sentais  le  besoin  de  faire 
en  moi  un  peu  de  trêve.  La  pensée  que 
j'avais  trahi  Tolberg,  qu'il  était  en  prison, 
qu'il  serait  condamné  et  qu'il  mourrait 
peut-être,  cette  pensée  affreuse  était 
comme  endormie...  Je  me  disais  aussi 
pour  le  moment,  en  suivant  docilement 
l'idée  du  ministre,  qu'il  valait  mieux 
ne  rien  dire  à  Tolberg,  et  ne  pas  l'affli- 
ger du  récit  de  ma  trahison. 

En  somme,  Herner  me  l'avait  claire- 
ment expliqué  :  son  intérêt  n'était  pas 
de  dire  à  Tolberg  que  c'était  moi  qui 
l'avais  dénoncé.  Je  pensais  alors  à  lire  le 
pli   que  m'avait   confié    Tolberg,    et    qui 


SECRETS    D'ÉTAT 


92 


avait  passé  par  les  mains  du  chef  de  la 
police.  Il  ne  contenait,  heureusement, 
que  des  choses  insignifiantes  :  l'indica- 
tion de  quelques  sommes  d'argent  à 
recouvi"er,  les  adresses  où  il  fallait  les 
faire  parvenir... 

Il  me  disait  aussi  de  remettre  à  Bertha 
quelques  objets,  des  bagues  et  des  chaînes 
d'or.  Rien  ne  précisait,  heureusement, 
les  relations  du  jeune  homme  et  de  la 
jeune  femme...  Pourtant,  il  fallait  aller 
la  voir.  C'était  pour  moi  une  terrible 
épreuve!  J'allais  la  voir...  moi,  la  cause 
de  son  malheur  !  quelle  figure  allais-je 
faire  auprès  d'elle  ?... 

Mais,  puisqu'il  le  fallait...  il  le  fallait! 
comme   dit  l'autre... 

Je  me  rendis  chez  elle  après  déjeuner, 
et  je  la  trouvai  beaucoup  plus  courageuse 
que  je  n'aurais  pensé.  Tolberg  —  je  ne 
sais  comment  —  lui  avait  fait  parvenir 
une  lettre  où  il  lui  racontait  en  peu 
de  mots  qu'il  était  piis...  mais  il  ne 
paraissait  pas  découragé. 

Que  pouvait-il  espérer,  grand  Dieu  ?... 
Et  je  reconnus  chez  Bertha  une  confiance 
qui  me  fit  mal,  cette  folle  confiance  que 
veulent  avoir,  malgré  tout,  ceux  dont  le 
malheur  est  irrémédiable. 

Enfin  Tolberg  serait  très  probablement 
condamné  à  mort,  et  si  je  réussissais  à 
obtenir  sa  grâce,  il  ne  s'en  tirerait  pas 
à  moins  d'ime  détention  perpétuelle... 
Lui  et  Bertha  seraient  séparés  pour 
toujours  ;  ils  ne  semblaient  s'en  douter  ni 
l'un  ni  l'autre.' 

Et  c'était  moi  qui  étais  cause  de  tout 
cela  !  Cette  pensée  que  je  chassais  conti- 
nuellement rentrait  toujours  en  moi, 
au  bout  de  quelque  temps,  et  j'avais  tou- 
jours, en  la  retrouvant,  la  même  impres- 
sion de  détresse. 

Oh  !  comme  j'aïu-ais  été  soulagé  si 
j'avais  pu  faire  ma  confession  à  Bertha  !... 
me  faire  maudire  par  elle  !... 

Je  n'avais  pas  l'énergie  de  mon  maître, 
le  baron  de  Hemer,  cette  tranquillité  sou- 
veraine avec  laquelle  il  vivait  en  plein 
mensonge  :  il  était  aussi  confortable- 
ment installé  dans  sa  puissance  royale 
que  si  elle  n'eût  pas  reposé  sur  une  duperie. 
Pourtant  cette  fiction  aurait  un  terme. 
D'ici  deux,  trois  ou  six  mois,  il  faudrait 


agir.  Mais  Herner  était  de  ceux  qui  em- 
ploient toute  leur  force  à  ne  songer  qu'au 
présent...  Et,  moi,  la  confiance  de  Bertha 
dans  les  événements  me  désespérait.  Je 
ne  me  consolais  pas  en  constatant  en  elle 
cet  état  d'esprit.  Au  contraire,  il  redou- 
blait ma  détresse,  car  je  voyais  à  quel 
point  ses  espérances  étaient  précaires  1 
Elle  me  dit  que  Tolberg  avait  déjà 
fait  choix  d'un  avocat,  un  de  leurs  amis 
du  barreau  de  Schoenburg,  un  jeune 
homme  très  écouté  et  très  avantageuse- 
ment connu  dans  le  parti  libéral. 

On  connaissait  assez  son  dévouement 
pour  savoir  qu'il  plaiderait  le  procès  de 
Tolberg,  et  ne  chercherait  pas  à  faire  une 
manifestation  politique,  utile,  sans  doute, 
pour  la  propagande  du  parti,  mais  qui  ne 
manquerait  pas  d'être  funeste  à  notre 
malheureux  ami. 

J'allais  la  quitter,  et  je  finissais  par 
être  un  peu  rassuré  malgré  moi,  gagné 
par  son  besoin  d'optimisme  et  par  sa 
vaillance,  quand  elle  me  parla  du  comte 
de  Herrenstein,  leur  ami.  Et  je  vis 
avec  désespoir  qu'un  des  gi'anck  élé- 
ments de  sa  confiance  était  que  ce  comte 
de  Herrenstein  intercéderait  auprès  du  roi  ! 
Ainsi  donc,  c'était  dans  le  roi  que  cette 
pauvre  femme  espérait  ?... 

—  J'ai    écrit,    me    dit-elle,    au    comte 
de     Herrenstein...      Malheureusement     il 
ne  doit  pas  être  ici  en  ce  moment,  car 
je  n'ai  reçu  aucune  réponse  à  une  lettre 
que  je  lui  ai  envoyée  il  y  a  cinq  ou  six 
jours  et  qui  a  dû  le  sui\T.'e  en  voyage. 
A  ce  moment  il  me  vint  une  idée  que  je 
communiquai     à     Bertha.     Je    poturrais 
peut-être,  par  une  personne  que  je  connais- 
sais, savoir  à  peu  près  où  se  trouvait  Her- 
renstein. Le   comte  de  Herrenstein  était 
parti  avec  la  sœur  de  Mme  de  Einstein. 
Peut-être  la  maîtresse  du  roi  connaissait- 
elle  son  adresse  actuelle.  Je  résolus  d'aUer 
la  voir  dès  le  lendemain...  J'avais  pensé 
tout  à  coup  que  si  la  conduite  de  Herner 
me    forçait    à    «  manger    le    morceau  », 
c'était  au  comte  de  Herrenstein,  à  l'ami 
du    roi  défunt    que    j'irais  d'-abord   tout 
raconter.    Et    cet    homme,    qui    m'avait 
toujours  pai^u  intelligent  et  réfléchi,  me 
donnerait   certainement   le  meilleur  con- 
seil. 


CHAPITRE    XXII 


;e  n'avais  pas  revu  Mme  de 
Linstein  depuis  le  matin  où 
elle  était  venue  au  palais.  Ne 
recevant  aucune  nouvelle,  elle 
m'avait  écrit  une  lettre  désespérée  que 
i 'avais  communiquée  au  premier  ministre. 
Hemer  m'avait  alors  chargé  pour  elle 
d'un  faux  message  du  roi,  message  ver- 
bal où  Sa  Majesté  indiquait  pour  son  retour 
une  date  approximative,  et  naturelle- 
lement  assez  éloignée. 

Je  me  rendis  donc  le  lendemain,  dans 
l'après-midi,  au  château  de  Kreuzach.  Il 
était  situé  à  une  lieue  de  la  gare  de  Miz- 
dagen  qui  se  trouvait  elle-même  à  une 
demi-heure  de  Schoenburg.  J'avais  pré- 
venu Mme  de  Linstein  de  ma  visite, 
mais  comme  je  craignais  qu'elle  en  con- 
çut une  fausse  joie,  je  lui  avais  dit  en 
même  temps  que  le  message  dont  j'étais 
porteur  était  à  peu  près  semblable  au 
précédent,    i 

Le  lendemain,  à  la  première  heure, 
je  pris  le  train  pour  Mizdagen.  Je  me  sou- 
viens qu'il  y  avait  dans  le  compartiment 
un  gros  homme  blond,  accablé  de  chaleur. 
Il  contemplait  la  campagne  comme  s'il  ne 
devait  plus  jamais  la  revoir,  d'un  regard 
profond  et  alangui  de  jeune  captive.  De 
temps  en  temps,  par  désœuvrement,  il 
empoignait  im  journal,  tout  plein,  je  le 
devinais,  de  nouvelles  du  complot,  et  il 
le  lisait,  lui,  citoyen  du  Bergensland,  avec 
une  belle  indifférence  de  matière  gouver- 
nable. 

Quand  le  train  entra  en  gare  de  Miz- 
dagen, je  vis  de  l'autre  côté  de  la  bar- 
rière Mme  de  Linstein,  qui  m'atten- 
dait dans  sa  voiture,  et  j 'eus,  en  la  voyant, 
im  mouvement  d'étonnement  charmé.  Ce 
n'était  plus  du  tout  la  femme  vieillie  et 
fatiguée  que  j'avais  rencontrée  à  Schoen- 
burg. Avec  sa  claire  robe  d'été,  son  grand 
chapeau   blanc,    c'était    une    femme    de 


trente  ans,  svelte  et  souple.  Peut-être  lui 
fallait-il  son  cadre  habituel,  ce  pays  de 
Kreuzach  où  elle  ne  sortait  jamais  ?  Il 
m'avait  semblé  déjà  que  la  robe  qu'elle 
portait  à  Schoenburg  était  d'une  coupe 
un  peu  ancienne,  tandis  qu'à  Kreuzach, 
je  la  retrouvais  habillée  avec  un  goût 
parfait.  C'était  l'endroit  où  elle  vivait  ; 
c'est  à  ce  décor  habituel  que  s'accommo- 
dait instinctivement  sa  mise. 

Elle  me  prévint  tout  de  suite  que  je 
dînerais  avec  elle  au  château,  qu'il  y 
avait  un  train  à  dix  heures  et  demie  du 
soir,  et  qu'au  besoin,  elle  me  ferait  recon- 
duire à  Schoenburg  par  sa  voiture. 

—  J'étais  heureuse,  me  dit-elle  avec 
fougue,  heureuse,  heureuse,  quand  j'ai 
reçu  votre  lettre.  Je  pensais,  sans  doute, 
que  vous  m'apportiez  des  nouvelles  du  roi, 
mais  j'étais  aussi  contente  de  vous  revoir. 

Elle  n'était  pas  seulement  jeune  de  visage 
et  d'allures.  Elle  avait  un  sourire  et  un 
abandon  de  petite  fille,  et  ce  n'était  pas 
pénible  comme  chez  certaines  dames  âgées 
qui  jouent  au  petit  enfant  :  c'était  d'une 
ingénuité   et   d'une  innocence  éternelles. 

Je  n'eus  pas  besoin  de  lui  demander 
le  renseignement  que  j'étais  venu  cher- 
cher ;  ce  fut  elle  qui  me  le  donna  dans  la 
conversation.  Elle  avait  précisément  reçu 
des  nouvelles  de  sa  sœur  et  du  comte  de 
Herrenstein.  Sa  sœur  lui  disait  qu'ils 
étaient  encore  à  Londres,  mais  qu'ils  al- 
laient partir  tout  de  suite  pour  l'Ecosse  ou 
pour  l'Irlande;  ce  n'était  pas  encore  fixé. 

—  Monsieur  de  Herrenstein,  me  dit- 
elle,  a  un  peu  les  goûts  vagabonds  du  roi, 
mais  il  est  toutefois  moins  bohème...  Je 
me  souviens  d'un  voyage  que  Charles  XVI 
et  moi  nous  avons  fait  en  France.  Il 
avait  tellement  acheté  de  tableaux,  de 
tapisseries  et  de  vieux  meubles,  qu'il 
ne  lui  restait  pour  ainsi  dire  plus  d'ar- 
gent,   et    comme    nous    ne    voulions    pas 


SECRETS    D'ÉTAT 


95 


écrire  ici,  nous  avons  voyagé  en  seconde 
classe,  pour  ménager,  jusqu'au  retour, 
les  quelques  centaines  de  francs  que  nous 
avions  encore...  Le  roi,  figurez- vous, 
avait  pris  le  nom  de  comte  de  la  Sour- 
dière,  un  nom  qu'il  avait  trouvé  dans  un 
livre...  Mais  c'était  encore  un  trop  beau 
pseudonyme  pour  le  train  que  nous 
menions.  A  Avignon,  nous  avons  enten- 
du un  garçon  d'hôtel  dire  à  un  de  ses 
camarades  :  «  Ça,  un  comte  !  Il  est  comte 
comme  moi  !  »  Je  le  répétai  au  roi  qui  en 
rit  beaucoup,  et  qui,  désespéré  de 
ne  pas  avoir  la  noblesse  d'allure 
nécessaire,  prit  dorénavant  le  nom 
de  Capionnet. 
y  Herrenstein,   quoique  plus  triste. 


est  aussi  un  nomade,  et  elle  doit  être  bien 
désorientée,  ma  petite  sœur,  qui  est  une 
personne  fort  tranquille.  Elle  a  perdu,  il 
y  a  deux  ans,  son  mari,  une  espèce  de 
gentilhomme  chasseur,  un  homme  très 
laid,  très  rude,  qui  ne  lui  parlait  jamais. 
Ce  qui  ne  l'a  pas  empêchée  de  le  pleurer 
comme  une  pauvre  petite  bête  abandon- 
née. 

«  Aussitôt  ses  affaires  de  succession 
terminées,  elle  a  vendu  ses  terres,  et 
nous  lui  avons  trouvé  ce  château  de 
Reinig  qui  est  tout  près  d'ici. 
Le  roi  avait  beaucoup  d'ami- 
tié pour  elle.  Quant  au 
comte  de  Herrenstein,  il  lui 
faisait  une    cour   assez    vive. 


Mme    DE    LINSTEIN    M'ATTENDAIT 
DANS    SA    VOITURE. 


96 


SECRETS    D'ÉTAT 


Je  ne  pensais  pas,  toutefois,  que  les  cho- 
ses iraient  aussi  vite,  et  quand  j'ai  ap- 
pris qu'ils  étaient  partis  ensemble,  j'ai 
été  stupéfaite  et  même  un  peu  vexée. 
Marie  est  un  peu  plus  jeune  que  moi, 
beaucoup  plus  jeime,  et  ce  départ  res- 
semblait   à    une  petite    trahison.» 

Mme  de  Linstein  continua  de  parler 
ainsi  pendant  le  déjeuner,  qui  fut  fort 
agréable. 

Ce  château  de  Kreuzach  était  d'ailleurs 
une  résidence  d'un  charme  rare.  Le  petit 
salon  intime  où  nous  déjeunions  ne 
donnait  pas  sm:  le  petit  jardin  traditionnel 
et  ennuyeux,  orné  comme  des  pantoufles 
en  tapisserie.  Il  prenait  jour  sur  une 
espèce  de  cour  de  ferme  où  vivaient  des 
quantités  de  poules  de  races  naines 
et  de  petits  coqs  dorés,  somptueux 
et  gracieux  comme  des  petits  maîtres... 
Mme  de  Linstein  aimait  beaucoup  regar- 
der les  animaux,  sans  faire  aucune  ré- 
flexion, simplement  pour  les  voir  remuer 
et  vivre,  pour  jouir  du  caprice  de  leurs 
allées  et  venues,  de  leurs  arrêts  sou- 
dains, de  leurs  effarements  gratuits, 
de    leurs    cris    arbitraires. 

—  C'est  le  roi,  me  dit-elle,  qui  m'a 
donné  ainsi  ce  goût  des  êtres  vivants. 
Quand  nous  voyageons  ensemble,  nous 
restons  pendant  des  heures  entières  à 
des  terrasses  de  café,  à  voir  passer  des 
gens  que  nous  ne  connaissons  pas  et  dont 
nous  imaginons  la  vie.  Il  me  dit  souvent 
qu'il  est  un  souverain  dans  le  genre  de 
Néron,  aussi  répréhensible  aux  yeux 
des  hommes  d'Etat  sérieux,  mais, 
ajoute-t-il,  plus  pratique  et,  somme 
toute,  un  peu  moins  bête.  «  Il  n'est  vrai- 
ment pas  nécessaire  de  mettre  le  feu  à 
Rome,  disait-il,  pour  voir  dans  la  vie  des 
choses    intéressantes.  » 

Notre  après-midi  se  passa  à  parler  du 
roi.  A  force  de  dissimuler,  j'oubliais  qu'il 
n'existait  plus.  Et  puis  je  pensais  moins 
au  roi  qu'à  Mme  de  Linstein.  Je  ressen- 
tais auprès  d'elle  la  même  impression 
qu'auprès  de  Bertha.  J  étais  bien  heureux 
qu'elle  fût  si  attachée  au  roi  —  ou  à 
son  souvenir  —  afin  de  n'être  pas  obligé 
de  lui  faire  la  cour.  Ainsi  je  pouvais 
subir  son  charme  en  toute  tranquillité, 
sans  avoir  la  préoccupation  de  me  dire  : 


«  Si  je  ne  fais  pas  la  cour  à  cette  aimable 
dame,    que   va-t-elle    penser    de    moi  »  ? 

J'admirais  à  quel  point  j'avais  pu  me 
tromper  sur  son  compte.  Dès  notre  pre- 
mière entrevue,  je  l'avais  jugée  d'une 
tendresse  très  attachante,  mais  d'une 
séduction  périmée,  et  très  impropre, 
désormais  à  distraire  un  esprit  exigeant. 
J'ai  été  longtemps,  comme  beaucoup 
de  gens,  une  victime  du  besoin  de  juger. 
Je  ne  pouvais  pas  m'empêcher  de  donner 
une  cote  à  chaque  personne  avec  qui 
j'entrais  en  relations.  Il  était  urgent  de 
me  former  tout  de  suite  une  opinion 
sur  son  intelligence  et  sur  sa  valeur  morale. 
De  même,  quand  on  me  demandait  mon 
appréciation  sur  quelqu'un,  il  m'eût 
semblé  déshonorant  de  ne  pas  en  fournir 
une  sur  l'heure,  complète  et  bien  condi- 
tionnée. Jamais  je  n'aurais  osé  ruiner 
mon  renom  de  dégustateur  rapide,  en,' 
répondant  que  je  ne  connaissais  pas 
suffisamment  cette  personne,  et  que 
j'attendais  de  l'avoir  vue  une  ou  deux 
fois  avant  de  porter  un  jugement  sur 
elle.  Le  pis  est  que  ces  jugements  hâtifs 
se  réforment  difficilement.  L'important 
pour  nous  est  que,  par  la  suite,  les  actes 
ou  les  paroles  de  la  personne  jugée  ne 
soient  pas  en  désaccord  avec  notre  ver- 
dict. Ou  bien  nous  préférons  ne  pas  tenir 
compte  de  ces  actes,  pour  ne  pas  risquer 
de  nous  démentir,  ou  bien  nous  leur 
donnons  une  interprétation  qui  soit  plus 
en  conformité  avec  le  dossier  de  la  per- 
sonne incriminée.  Rien  n'égale  notre 
hâte  à  donner  force  de  loi  aux  jugements 
que  nous  portons  sur  notre  prochain, 
surtout  s'ils  sont   défavorables. 

Je  dois  me  rendre  cette  justice  que  je 
revenais  assez  facilement  sur  mes  appré- 
ciations quand  je  n'en  avais  pas  fait 
part  à  quelqu'un  d'autre  qu'à  moi-même. 
En  ce  qui  concernait  Mme  de  Linstein, 
je  n'eus  aucune  peine  à  modifier  ma  pre- 
mière impression,  et  je  la  modifiai  même 
avec  joie. 

Elle  me  parlait  avec  un  parfait  aban- 
don. Elle  me  disait  même  des  choses  qu'elle 
ne  s'était  jamais  dites  à  elle-même, 
qui  gisaient  confusément  en  elle  et  que 
ma  présence  l'aidait  à  formuler. 

—  Je    vois    bien    maintenant,    disait- 


LE   CHATEAU   DE   KREUZACH  ÉTAIT   UNE   RÉSIDENCE   D'UN   CHARME   RARE. 


SECRETS    D'ÉTAT 


elle,  — ■  et  je  m'en  suis  particulièrement 
rendu  compte  depuis  qu'il  n'est  plus 
ici,  —  je  vois  à  quel  point  j'ai  dû  «  em- 
bêter «  le  roi...  Non,  je  ne  vous  demande 
pas  de  geste  de  dénégation.  Je  sais  très 
bien  que  je  ne  vous  fais  pas  l'effet  d'une 
femme  «  embêtante  ».  Mais  lui,  je  l'ai 
embêté  :  le  mot  n'est  pas  trop  fort. 
C'est  très  délicat,  vous  savez,  la  garde 
d'un  amant.  C'est  aussi  compliqué  que 
la  garde  et  l'éducation  d'un  enfant. 
Les  hommes  voudraient  nous  persuader 
qu'il  faut  les  laisser  libres.  Mais  ce  sont 
eux  qui  le  disent.  «  On  est  tout  disposé 
à  fuir,  affirment-ils,  la  domination  d'une 
femme  trop  exigeante  et  trop  jalouse, 
tandis  qu'on  ne  trahit  pas  une  maî- 
tresse, dont  la  confiance  vous  a  touché.  » 
La  vérité  est  qu'on  la  trahit  avec  toutes 
sortes  de  remords,  mais  qu'on  ne  s'en 
prive  pas. 

«  Si  j'aime  le  roi,  me  dit-elle  encore, 
ce  n'est  pas  parce  qu'il  est  im  roi.  Peut- 
être  ai-je  commencé  à  l'aimer  pour  cela. 
Après,  je  n'y  ai  plus  pensé,  et  je  l'ai  aimé 
«  parce  que  c'était  lui  »,  et  chaque  jour 
davantage.  Je  ne  dis  pas  qu'à  l'origine 
je  n'aie  pas  rêvé  de  venir  à  la  Cour,  d'être 
la  reine,  —  réelle  ou  effective,  —  mais 
au  fur  et  à  mesure  que  je  l'ai  aimé,  j'ai 
senti  le  besoin  de  l'avoir  à  moi  davan- 
tage, et  j'ai  pensé  qu'il  serait  mieux 
à  moi,  si  je  n'allais  pas  à  la  Cour,  d'au- 
tant, ajouta-t-elle,  avec  son  petit  air 
d'enfant  têtue,  d'autant  qu'à  la  Cour 
il  aurait  \ai  «  des  femmes  »,  et  que  ce 
n'était    pas   la   peine.  » 

Elle  avait  prononcé  ce  mot  :  des  femmes, 
de  la  façon  la  plus  amusante,  comme 
on  parle  d'êtres  dangereux,  venimeux, 
haïssables.  Et  je  sentis  que  chez  cette 
femme  de  grand  sens  et  de  sensibilité 
affinée,  il  y  avait  un  autre  petit  être 
indomptable,  qu'on  ne  changeait  pas, 
avec  qui  on  ne  discutait  pas  —  et  qui  avait 


dû  —  non  pas  ennuyer,  —  mais  forte- 
ment embêter  le  roi.  Et  je  pensai  que 
Mme  de  Einstein  me  mentait  peut-être 
ou  se  mentait  quand  elle  me  présentait 
comme  un  système  réfléchi  ce  besoin  de 
possession    continuelle    et    exclusive. 

Je  ne  lui  parlai  pas  de  la  fameuse  affaire 
du  complot.  Comme  je  ne  pouvais  tout 
lui  dire,  et  lui  révéler  quelles  armes 
j'avais  contre  le  premier  ministre,  je 
préférai  ne  pas  aborder  ce  sujet  :  il 
m'est  impossible  d'entamer  avec  des 
amis  un  sujet  de  conversation  sur  lequel 
je  suis  obligé  à  des  réticences. 

Une  heure  avant  dîner,  la  voiture  vint 
nous  prendre  pour  nous  faire  faire  un 
tour  dans  une  forêt  fraîche  et  noire  qui  se 
trouvait  près  du  château.  J'en  rapportai 
une  impression  de  tristesse,  à  la  pensée 
que  Charles  XVI  était  mort,  que  l'es- 
poir de  cette  femme  serait  à  jamais 
trompé,  et  que  jamais,  comme  elle  en 
formait  le  projet,  je  ne  pourrais  venir 
passer  des  journées,  dans  cette  heureuse 
retraite,  avec  elle  et  ce  roi  délicieux. 
Mais  il  n'y  avait  rien  d'immédiat  à  crain- 
dre, et  ce  dont  je  souffre  surtout,  c'est 
de  l'approche  du  malheur,  et  de  la  néces- 
sité d'agir. 

Après  le  dîner,  Mme  de  Einstein 
vint  me  reconduire  à  la  gare.  Elle  était 
tout  près  de  moi  dans  la  voiture.  Et  je 
fus  pris  tout  à  coup  du  désir  de  lui  pren- 
dre la  main.  Je  m'étais  dit  soudain 
que  le  roi  était  mort  et  que  cette  femme 
n'était  à  personne.  C'était  aussi  grossier 
que  cela.  Il  y  a  chez  moi  aussi  un  être 
instinctif,  élevé  à  la  sauvage.  Heureuse- 
ment pour  moi,  il  n'a  pas  beaucoup 
d'énergie...  Je  pris  la  main  de  Mme  de 
Einstein...  Elle  me  la  laissa.  Mon  cœur 
battit  violemment...  Je  me  penchai  vers 
eUe,  et  je  \as  son  bon  sourire  amical.  Nos 
deux  êtres  sauvages  ne  s'étaient  pas 
rencontrés. 


UN   VIEIL  HOMME   BOITEUX   PASSE   EN   CRIANT  LES   JOURNAUX   DU   SOIR. 


CHAPITRE    XXIII 


-rajfc^E  petit  incident,  tout  intime, 
^^^S^  me  gâta  ma  journée.  —  pas 
}^m^  longtemps  d'ailleurs,  —  car 
^^^^^^^^^-^  gi  je  suis  assez  clairvoyant 
dans  la  façon  de  me  juger,  je  ne  suis  yas 
d'une  sévérité  extrême,  et  je  me  par- 
donne facilement.  . 

D'ailleurs,  d'autres  préoccupations  plus 
c^raves  allaient  m'assaiHir,  car  à  Schoen- 
burg  les  événements  s'étaient  précipites 
pendant  le  temps  qu'avait  duré  ma  vi- 
site à  Kreuzach  .        , 

En  rentrant  dans  la  capitale.  ]e  m  étais 
rendu    dans   la  rue  de  la   Paix,  où   Ion 
devait    me   connaître,    car   je   m  arrêtais 
tr  les     soirs     à     la     Grande-Taverne, 
aorès  avoir  stationné  à  la  devanture  du 
marchand  de  tabac  qui,   maintenant  que 
ie  le   connaissais   davantage,   me  parais- 
sait moins    somptueux.  Après  avoir  rêve 
devant  les  bo:tes  de  cigarettes  historiées 
et  dorées,  et  devant  les  cigares  a  deux 
francs     cinquante,     enfermés     dans     des 
tubes  de  verre,  je   me    décidais,    doidi- 
naire    à  faire  un  tour,  pour  me  dégour- 
dir   ies    jambes;    mais   j'avais    à    peine 
dépassé  d'une  vingtaine  de  pas  la  devan- 
ture de  la  Grande-Taverne,   que  ]e  res- 
sentais une  petite  fatigue  qm  m  obligeait 
à  revenir  sur  mes  pas  et  à  atterrir  a  la 
m^^me  table  du  coin,  qui  m  était  toujours 
laissée  libre,  peut-être  par  quelque  supers- 
tition  populaire. 

Devant  moi,  un  ^nei\  homme  boiteux 
passa,  en  criant  les  journaux  du  soir.  Je 
lui  remis  une  pièce  d'argent.  Apres  un 
assez  long  calcul,  et  après  avoir  fait 
S'ajourner  dans  sa  bouche  une  autre  pi3Ce 
plus  petite,  avec  quelques  sous  il  me 
rendit  toute  cette  monnaie  humide.  Puis 
il  reprit  sa  course,  en  boitant  avec  un 
entrain  nouveau. 

\  la  première  page  de  la  Schoenhurger 
Zeitiing.   je   vis   une    nouveUe   sensation- 


nelle :  le  Pariement  était  convoqué  pour  \ 
la  fin  de  la  semaine,   et    la  Haute-Cour 

de  justice  devait  juger  Tolberg  et   ceux  i 

de  ses  complices  que  l'enquête  pourrait  ' 

découvrir   jusqu'au   jour   de   la   convoca-  | 

tioa.  .   .  ' 

Je  voyais  bien  le  plan  du  mimstre  :  ; 
le  jugement  que  rendrait  la  Haute-Cour  ! 
serait''  sans  appel,  et  la  condamnation  | 
des  conspirateurs  aurait  ainsi  plus  d'im-  ■ 
portance.  Elle  contenait  en  soi,  si  elle  ^ 
était  sévère,  une  approbation  de  la  i 
politique  ministérielle.  Aussi  Hemer  • 
ferait-il  son  possible  pour  qu'une  condam- 
narion  capitale  fût  prononcée  contre  mon  j 
malheureux   ami.  , 

Je  ne  devais  pas  soustraire  une  minute    j 
à    l'accomplissement    de    ma    tâche,_  qui   : 
était  de  sauver  celui  que  j'avais  mis  en    ; 
péril.    Certes    ma   démarche    au    château   : 
de  Kreuzach,   je  l'avais  faite  pour  Tol- 
berg, mais  il  me  semblait  que  j'y  avais  . 
pris  trop  de  plaisir  et   consacré  trop  de  , 
temps.   Voilà  ^comme   je   suis!    Je   passe  | 
des    journées    entières    dans    la    noncha-  < 
lance,    puis,    tout    à    coup,    le    remords  , 
de  ma  paresse  me  saisit,  et  je  suis  pris 
d'une    activité    fiévreuse,    bousculée,    et  ^ 
le    plus    souvent    stérile... 

Le  ministre  ne   gracierait  pas  Tolberg,  j 

c'était    certain.    Sans     doute,    il    ne    se. 

mettrait  pas  en  état  d'hostilité    ouvertes 

avec  moi.  Il  imaginerait  quelque  subter-: 

fuge    pour    rendre    la    grâce    impossible,; 

ou"  ferait  sournoisement   précipiter  l'exé-: 

cution,  comme  il  avait  fait  pour  le  soldat 

Hassen...     Il     s'arrangerait         avec    moij 

après.  Il  savait  que  j'étais  de  composition 

assez    facile...  t 

Il    me    semblait    toujours    lire    en   lui 

le   mépris   qu'il   avait   de   moi   et   de   ma 

valeur  comme  homme  d'action. 

Dès  demain,  je  partirais  pour  l'Angle- 
terre, et  je  retrouverais  le   comte  de  Her 


SECBETS    D'ÉTAT 


lOI 


renstein.  Je  passerais  par  Ostende  et 
Douvres  :  j'y  serais  en  quarante  heures. 

Je  me  levai  pour  rentrer  chez  moi, 
et  j'avais  déjà  jeté  au  garçon  la  petite 
pièce  encore  mouillée  que  m'avait  remise 
le  maixhand  de  journaux,  et  déjà  le 
garçon  avait  sorti  d'entre  ses  lèvres  une 
autre  pièce  de  cuivre,  que  je  préférai 
lui    abandonner... 

A  ce  moment  se  dressa  de\'ant  moi  un 
personnage  très  troublé  et  très  agité  ; 
c'était  mon  domestique  suisse,  le  collec- 
tionneur de  timbres-poste.  Il  attendit 
que  le  garçon  se  fût  éloigné,  puis  il 
me  dit   à  demi-\xix  : 

—  Il  faut  que  je  parle  à  Monsieur... 
tout  de  suite.  Seulement,  il  vaudrait  mieux 
qu'on  ne  me  voie   pas   avec  Monsieur... 

Je  pensai  que  le  meilleur  endroit  pour 
nous  rencontrer  était  l'hôtel  de  Vienne, 
où  j'irais  prendre  une  chambre  pour  la 
nuit.  Je  dis  donc  à  mon  suisse  de  s'y 
rendre  en  tâchant  de  dépister  les  gens 
qui  pouvaient  le  suivre.  Moi,  de  mon 
côté,  avec  les  mêmes  précautions,  je 
gagnerais  l'hôtel  par  un  chemin  différent. 

Il  me  dit  encore  a\'ant  de  me  quitter  : 

—  Comme  Monsieur  ne  rentrera  proba- 
blement  pas  au  palais  après  ce  que  je  lui 


dirai,  il  pourra  emporter  son  petit  coffret, 
que  j'ai  avec  moi.  J'ai  pris  également 
ce  portefeuille  que  Monsieur  avait  laissé 
dans  son  veston. 

Je  remerciai  le  brave  suisse  de  son 
zèle,  d'ailleurs  inutile  ;  car,  depuis  la 
fameuse  perquisition  si  énergiquement 
désavouée  par  le  baron  de  Hemer,  je 
ne  laissais  plus  rien  d'intéressant  dans 
le  petit  coffret.  J'avais  pris  sur  moi 
la  lettre  qui  contenait  les  dernières 
dispositions  de  Tolberg.  J'avais  déposé 
deux  mille  francs  dans  une  banque 
de  Schoenburg,  qui  m'avait  remis  un  car- 
net de  chèques.  Je  portais  sur  moi  le 
reste  de  mes  économies,  soit  quatre  ou 
cinq    cents    francs. 

J'avais  donc  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
prendre  la  fuite. 

Je    demandai    rapidement    au    suisse  : 

—  Dites-moi,  en  deux  mots,  de  quoi 
il  s'agit.  Vous  me  donnerez  des  expli- 
cations plus  détaillées  quand  nous  serons 
à   l'hôte? 

—  On  veut  arrêter  Monsieur,  me  ré- 
pondit-il. 

On  a  beau  s'y  attendre  un  peu,  une 
pareille  phrase  est  toujours  désagréable 
à  entendre. 


CHAPITRE    XXIV 


)OUS  nous  séparâmes.  Il  se 
rendit  à  l'hôtel  en  'suiv^ant 
les  quais,  et  moi  je  passai  par 
la  vieille  ville  dont  les  rues 
tortueuses  convenaient  mieux  à  un 
homme  traqué.  Tout  en  marchant,  je  me 
disais  que  Hemer  avait  choiù  en  somme 
le  meilleur  parti,  et  en  tout  cas  celui  qui 
s'a  cordait  avec  sa  politique  habituelle. 
II  me  faisait  emprisonner  pour  raison 
d'Etat.  Il  reculait  l'instant  où  je  compa- 
raîtrais devant  le  juge  d'instruction  jus- 
qu'au jour  où  le  procès  de  Tolberg  serait 
terminé,  et  mon  malheureux  ami  exécuté. 
A  ce  moment,  il  en  serait  quitte,  pensait-il, 
pour  me  faire  des  excuses,  pour  me 
raconter  par  exemple  que  le  juge  lui  avait 
forcé  la  main,  en  lui  représentant  que  le 
fait  de  détenir  chez  moi  les  dernières  vo- 
lontés de  Tolberg,  l'inculpé,  faisait  de 
moi  un  homme  suspect,  qu'il  valait 
mieux  mettre  en  lieu  sûr.  Puis,  après 
s'être  ainsi  excusé,  il  me  comblerait 
de  présents  ^compensateurs,  à  moins  que, 
pendant  ma  captivité,  il  ne  trouvât 
un  moyen  définitif  de  me  réduire  éternel- 
lement   au    silence. 

J'avais  souvent  pensé  que  le  baron  de 
Herner  était  capable  de  tout,  et  qu'il 
pouvait  me  faire  disparaître  pour  toujours... 
J'étais  un  témoin  bien  gênant  pour  lui, 
et  vraiment  c'était  de  sa  part  une  bien- 
veillance surprenante  que  d'avoir  toléré 
jusqu'à  ce  moment  cette  continuelle 
menace  suspendue  au-dessus  de  son 
œuvre. 

J'arrivai  à  l'hôtel  sans  avoir  vu  de 
figures  suspectes  sur  mon  passage.  D'ail- 
leurs, il  commençait  à  être  très  tard,  et 
il  n'y  avait  personne  dans  les  rues.  Seule, 
une  silhouette  me  fit  tressaillir...  J'avais 
aperçu  devant  l'hôtel  un  homme  qui 
marchait  de  long  en  large...  Ce  n'était 
que  mon  brave  suisse  que  je  reconnaissais 


toujours  assez  mal  au  premier  abord... 
Je  demandai  au  veilleur  de  nuit  une  cham- 
bre. Je  craignis  d'abord  de  ne  pas  l'ob- 
tenir, parce  que  je  n'avais  pas  de  bagages. 
Mais  je  m'aperçus  que  l'air  méfiant  de  ce 
veilleur  venait  de  son  ennui  d'être  réveillé. 
Il  monta  avec  moi  au  deuxième  ;  je  lui 
donnai,  chemin  faisant,  toutes  sortes 
d'explications  pour  justifier  mon  manque 
de  bagages.  J'avais  mon  appartement  en 
réparations,  et  j'étais  obligé  de  venir 
passer  un  jour  ou  deux  à  l'hôtel...  Mais 
j'ai  rarement  rencontré  un  confident 
d'une  telle  indifférence  ;  c'en  était  pres- 
que blessant.  Je  crus  bien  faire  en  de- 
mandant également  une  chambre  pour 
mon  suisse  ;  heureusement,  il  n'y  en 
avait  pas.  C'était,  en  effet,  une  assez 
mauvaise  idée  que  de  l'empêcher  d'aller 
coucher  au  palais,  où  son  absence,  coïnci- 
dant avec  la  mienne,  eût  sans  doute  été 
remarquée.  Ce  que  j'en  disais,  c'était 
pour  que  le  veilleur  ne  s'étonnât  pas 
de  le  voir  rester  avec  moi  à  conférer  dans 
ma  chambre.  Mais  ce  veilleur  ne  s'éton- 
nait, et  même  ne  s'occupait  de  rien. 

Depuis  que  nous  a^■ions  causé  à  la 
taverne,  et  qu'il  avait  vu  l'importance 
que  j'accordais  à  ses  révélations,  mon 
ami  le  suisse  s'était  pénétré  de  l'intérêt 
de  sa  tâche.  Il  parlait  avec  un  air  de  grande 
perspicacité,  en  faisant  de  petits  yeux 
fins. 

—  Vers  trois  heures,  ou  plutôt  vers 
quelque  chose  comme  trois  heures  dix, 
il  est  venu  au  palais  un  homme  de  la 
police,  qui  a  demandé  après  Monsieur. 
C'était  tout  justement  un  des  hommes 
qui  s'étaient  permis  de  venir  fouiller, 
l'avant-veille,  dans  les  affaires  de  Mon- 
sieur. II  s'est  donc  adressé  à  moi  avec 
un  air  de  rien,  et  m'a  demandé  où  était 
Monsieur,  et  si  Monsieur  était  pour  ren- 
trer bientôt  ;  moi,   comme  de  juste,  j'ai 


SECRETS    D'ÉTAT 


103 


dit  que  je  n'en  savais  rien.  Seulement 
cet  homme  de  ])olice  était  allé  dans  les 
cuisines  parce  qu'il  "connaissait  une  fille 
qui  est  pai"  là,  même  qu'il  plaisante  im 
peu  avec  elle.  La  fille  lui  a  donné  à  boire 
et  il  s'est  mis  à  bavarder. 

Ce  suisse  avait  habité  Paris  pendant 
quelques  années  ;  il  avait  été  employé 
dans  un  restaurant  des 
Ternes.  Aussi,  son  français, 
qu'il  parlait  avec  un  fort 
accent  allemand,  se  distin- 
guait par  de  belles  tournu- 
res   faubouriennes. 

—  Moi,  j'avais  bien  vu 
où  il  s'en  allait,  et  je  l'avais 
pisté.  De  sorte  que  la  fille  de 
cuisine,  avec  qui  on  est  bien 
camarades  tous  les  deux, 
m'a  d  t  tout  ce  qu'il  a  ba- 
vardé, et  qu'il  comptait  reve- 
nir jusqu'à  tant  qu'il  ait 
trouvé  ce  qu'il  cherchait,  et 
qu'il  y  aurait  du  nouveau 
dans  la  maison. 

«  Alors  moi,  comme  ^Ion- 
sieur  pense,  j'ai  eu  peur 
pour  Monsieur.  Je  ne  savais 
pas  du  tout  où  prévenir 
Monsieur.  J'ai  été  bien  con- 
tent que  Monsieur  ne  revienne 
pas  dîner.  Dans  la  soirée,  com- 
me l'homme  est  revenu  tour- 
nailler dans  la  cour,  je  suis 
sorti  du  palais.  Je  voulais 
rester  par  là  aux  alentours, 
pour  empêcher  ^Monsieur  de 
rentrer.  Mais  j'ai  vu  d'autres 
vilaines  figures  qui  se  pro- 
menaient dans  les  coins  de 
rue.  Je  me  suis  dit  que  si  on 
me  voyait  guetter  ]\Ionsieur, 
bien  sûr  qu'on  me  soupçon- 
nerait de  quelque  chose.  C'est 
alors  que  j'ai  eu  l'idée  que 
Monsieur  venait  de  temps  en 
temps  prendre  le  café  à 
cette  taverne,  où  je  l'avais  vu 
bien  des  fois  en  passant.  J'ai 
donc  pu  trouver  Monsieur,  et 
je  crois  que  ce  n'était  pas 
inutile...  » 

Je  serrai  la  main  de  ce  fidèle 


serviteur,  et  je  le  retins  quelques  instants 
pour  arrêter  mon  plan  de  campagne.  Puis 
l'idée  me  \dnt  de  prévenir  Bertha  de  mon 
départ.  J'envoyai  donc  le  suisse  chez  elle, 


étà' 


JE    PASSAI    PAR     LA    VIEILLE    VILLE    DONT    LES  RUES  TORTUEUSES... 


SECRETS    L'ÉTAT 


104 

avec  un  mot.  Je  savais  qu'eUe  avait  un 
concierge  très  dévoué  et  que  nous  ne 
risquerions  pas  d'être  trahis.  Et  je  recom- 
mandai à  mon  homme  de  venir  tout  de 
suite  me  donner  la  réponse.  Mes  fenêtres 
donnaient  sur  la  rue.  Je  resterais  en  obser- 
vation de  façon  qu'au  cas  où  il  n'aurait 
pas  de  message  important  à  me  remettre 
de  la  part  de  Bertha,  il  n  eût  pas  besoin 
de  se  faire  ouvrir  la  porte  de  l'hôtel  par 
ce  veilleur  avide  de  sommeil. 

Pendant  son  absence,  j'examinai  diffé- 
rents   projets    de    fuite. 

Le  moyen  le  plus  pratique  était  de 
prendre  le  train.  Mais  il  était  é\'ident 
que  Herner  aurait  du  monde  à  la  gare 
pour  ne  pas  laisser  pailir  ainsi  son  ami 
Humbert,  et  insister,  par  des  moj-ens 
énergiques,  pour  le  faire  rester  dans  le 
Bergensland. 

Wen  aller  en  voiture  jusqu'à  une  petite 
station  de  la  Ugne,  c'était  une  grosse  perte 
de  temps;  le  train  rapide,  en  effet,  ne 
s'arrêtait,  une  fois  Schoenburg  passé, 
qu'assez  loin  de  la  capitale.  Il  faudrait 
attendre  le  train  omnibus  qui  mettrait 
très  longtemps  à  me  conduire  jusqu'à 
la  prochaine  gare  importante. 

Et  puis,  toutes  ces  combinaisons  n'em- 
pêchaient pas  l'arrêt  forcé  à  la  gare 
frontière,  et  là,  je  trouverais  mille  dan- 
gers... 

Partir  à  bicyclette  jusqu  au  pays  voi- 
sin le  plus  proche  était  encore  une  idée, 
mais  il  aurait  fallu  faire  cinquante-cinq 
kilomètres  après  être  sorti  de  cette 
damnée'capitale  qui  se  trouvait  dans 
une  espèce  de  bas-fond.  De  quelque 
côté  que  l'on  franchît  les  remparts,  il 
fallait  monter  deux  ou  trois  kilomètres 
de  côte  escarpée,  et  une  fois  là-haut, 
on  n'était  pas  au  bout  de  ses  peines. 
Ce  n'étaient  que  côtes  abruptes  et  des- 
centes rapides.  Je  devrais  faire  les  mon- 
tées à  pied  pour  ne  pas  m'épuiser,  et  les 
descentes  de  même,  pour  ne  pas  me  casser 

le  cou... 

Dans  ces  conditions,  il  était  presque 
aussi  pratique  de  ne  pas  se  charger  d'une 
bicyclette  et  de  s'en  aUer  à  pied...  Mais 
cinquante-cinq  kilomètres....  Je  n'étais 
pas  entraîné  à  ce  genre  d'exercice,  n  ayant 
rien    de    ces    proscrits    intrépides,    dont 


la  vie  se  passe  en  périlleuses  évasions  et 
en  fuites  héroïques. 

Le  suisse  revint  quelque  temps  après, 
me  rapporter  un  mot  de  Bertha  où  elle 
me  souhaitait  bon  courage.  Puis  je  pris 
congé  du  fidèle  serviteur.  Nos  mains 
se  joignirent  avec  une  émotion  un  peu 
traditionnelle. 

J'avais  songé  un  instant  à  m'en  aller 
avant  le  jour,  mais  il  y  avait  dans  les 
rues  des  rondes  d'agents  qui  me  remar- 
queraient mieux  à  cette  heure  trouble. 
D'autre  part,  je  ne  pouvais  pas  rester 
très  longtemps  à  l'hôtel,  car  je  pensais 
que  tous  les  hôtels  et  garnis  seraient 
certainement  fouillés  à  la  première  heure... 
Pourtant  je  me  résolus  à  attendre.  Je 
tombais  d'ailleurs  de  fatigue  et  je  m'c- 
tendis  sur  le  lit,  simplement  pour  leposer 
mes  membres,  et  décidé  à  ne  pas  m'en- 
dormir. 

Quand  je  me  réveillai,  il  faisait  giand 
jour.  Je  promenai  des  regards  égares  dans 
cette  chambre  inconnue.  Puis  je  me 
rappelai  bmsquement  que  j'étais  traqué. 
J'avais  sans  doute  perdu  un  temps 
précieux.  La  visite  des  gens  de  Herner 
dans  les  hôtels  avait  dû  commencer. 
Peut-être  leur  avait-on  signalé  l'arrivée 
d'un  voyageur  suspect... 

Je  descendis  avec  précaution,  et  je  vis 
que  le  vestibule  était  encombré  de  gens, 
mais  le  bruit  de  leurs  voix  n'avait  rien 
d'inquiétant.  C'était  une  bande  de  tou- 
ristes qu'un  employé  d'agence  menait 
comme    un   troupeau. 

Si  je  me  joignais  à  eux  ?  On  n'aurait 
sans  doute  pas  l'idée  d'aller  me  chercher 
au  milieu  de  cette  compagnie.  Ils  s'apprê- 
taient à  prendre  le  train.  Restait  à  s'en- 
quérir de  la  direction  qu'ils  comptaient 
prendre  et  à  demander  au  conducteur 
de  l'expédition  s'il  lui  était  possible 
d'accepter  un  voyageur  supplémentaire 
en  cours  de  route. 

Mais  je  vis  tout  de  suite  qu'il  était 
assez  difficile  de  parler  à  cet  l;omme  consi- 
dérable et  fort  affairé.  Il  était  d'ailleui-s 
d'une  politesse  obséquieuse,  vous  écou- 
tait quelques  secondes  avec  une  grande 
attention,  en  caressant  sa  barbe  blonde, 
puis,  brusquement,  s'excusait  en  gestes 
désespérés  d'être  obligé  de  vous  quitter 


SECRETS    D'ÉTAT 


un  instant,  un  tout  petit  instant...  On 
croyait  tenir  cet  être  brumeux  et  insai- 
sissable :  tout  à  coup  sa  longue  barbe 
fuyait  loin  de  vous...  Ce  ne  fut  qu'à  la 
cinquième  ou  à  la  sixième  reprise  que' 
je  pus  savoir  de  lui  qu'il  s'en  allait  avec 


Compagnie,  ce  touriste  supplémentaire 
qui  lui  verserait  directement  les  frais  de 
son  voyage. 

Quelques  instants  après,  je  montai  dans 
le  grand  omnibus  qui  attendait  la  bande 
pour  la  conduire  à  la  gare. 


IL      ÉTAIT       D'AILLEURS       D'UNE       POLITESSE       OBSÉQUIEUSE. 


des  Anglais  du  côté  de  la  frontière  du 
nord.  Il  parlait  un  français  indigent,  où 
le  mot  «  certaiment,  certaiment  »  re- 
venait plusieurs  fois  par  phrase.  Je  crois 
qu'avec  son  air  de  ne  pas  comprendre, 
il  avait  joyeusement  adopté  cette  combi- 
naison d'emmener,  sans  en  rétérer  à  sa 


Mais  à  peine  le  véhicule  s'était-il  mis 
en  marche  que  je  fus  saisi  d'une  crainte 
subite.  Evidemment,  à  la  gare,  je  serais 
protégé  par  les  gens  qui  m'entouraient, 
mais  le  succès  n'était  pas    certain... 

C'était  précisément  parce  que  les  poli- 
ciers  de   Herner   n'étaient   pas  des   gail- 


io6 


SECRETS    D'ÉTAT 


lards  extrêmement  malins,  que  le  jeu 
avec  eux  était  difficile  et  incertain.  Pou- 
vait-on savoir  d'avance  ce  que  ces  mau- 
vais joueurs  s'a\dseraient  de  prévoir  ou 
de  deviner  ? 

Je  fis  arrêter  l'omnibus,  en  expliquant 
hâtivement  au  chef  de  l'expédition  que 
j'avais  oublié  des  papiers  importants  à 
l'hôtel,  que  j'allais  retourner  les  prendre 
avec  une  voiture,  et  que  je  les  retrouve- 
rais tous  à  la  gare. 

On  me  descendit  place  de  l'Hôtel-de- 
Ville,  et  je  fis  au  monsieur  blond  un  signe 
amical  qui  voulait  dire  ])om'  lui  :  «  Au 
revoir  !  »  et  pour  moi  :  «  Adieu  !  Adieu  !  » 

Ma  fuite  commençait  donc  par  une  fausse 
manœuvre,  et  j'étais  un  peu  humilié 
vis-à-vis  de  moi-même  dans  mon  orgueil 
de  tacticien.  Je  finis  par  m'avouer  qu'il 
était  tout  de  même  très  bon  d'avoir  eu 
recours  à  cette  \oiture  d'agence  pour 
sortir    de    l'hôtel. 

Qui  sait  s'il  n'y  avait  pas,  dans  la 
rue,  quelque  mouchard  qui  épiait  ma 
sortie  et  à  qui  ainsi  j'avais  pu  échapper  ? 

Cependant,  le  probKme  de  mon  éva- 
sion restait  entier.  J'étais  arrivé  tout 
doucement  sur  un  pont,  au  point  de  la 
ville  où  j'étais  certainement  le  moins 
caché.  Soudain  mes  regards  tombèrent 
sur  le  fleuve  où  glissaient  constamment 
des  trains  de  bateaux.  Peut-être  trouve- 
rais-je  un  bateau  à  v-apeur  pour  me 
conduire  dans  une  grande  ville  de  l'Etat 
voisin...  Mais  si  les  embarcadères  étaient 
surveillés... 

C'est  alors  que  l'idée  me  vint  de  m'em- 
barquer  sur  un  des  longs  '•adeaux  qui 
transpoitent  des  bois.  Je  descendrais 
le  fleuve  vers  le  nord  jusqu'à  une  des 
prochaines  stations  du  bateau  à  vapeur. 
Et  je  prendrais  le  petit  steamer  qui  me 
conduirait  assez  rapidement  jusqu'à  Ruitz, 
la  capitale  de  l'Etat  voisin,  où  je  serais 
à  l'abri  des  atteintes  de  Hemer. 

Cependant,  avant  de  descendre  sur 
la  berge,  je  crus  bon  d'envoyer  un  mot 
au  premier  ministre,  pour  l'informer  de 
mon  départ  qui  ne  devait  pas,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  ressembler  à  une  fuite. 
J'entrai  dans  un  bureau  de  poste  voisin 
et  j 'écrivis  à  Hemer  une  de  ces  lettres  à 
timbre    double    qui    sont    en    usage    à 


Schoenburg,  et  qui  correspondent  à  nos 
peii/s  bleus  de  Paris. 

Je  dis  au  ministre  que  j'étais  obligé 
de  demander  un  congé  de  deux  jours  pour 
ime  affaire  privée  d'ime  haute  impor- 
tance. Je  m'excusai  de  n'avoir  pu  l'at- 
tendre pour  obtenir  l'autorisation  de 
m'absenter,  mais  le  temps  m'avait  pressé... 
A  mon  retour,  je  me  réservais  de  lui 
donner  par  le  détail  les  raisons  de  ce 
départ    précipité - 

J'ajoutais  que  je  reviendrais  avant 
trois  jours.  Si  j'avais  indiqué  un  laps  de 
temps  plus  grand,  ma  lettre  n'eût  pas 
gai'dé  le  cai"actère  de  '<  plausibilité  » 
que    je    désirais    lui    conserver. 

Le.':  bateaux  qui  se  trouvaient  amarrés 
à  la  rive  avaient  l'air  d'avoir  renoncé  à 
la  navigation  et  s'être  fixés  là  poui-  tou- 
jours. Il  semblait  que  rien  ne  vécut  dans 
cette  cité  marinière,  hormis  un  homme 
peu  vivant,  obèse  sous  sa  casquette  ga- 
lonnée, et  qui  marchait  lentement  au 
bord  du  fleuve...  Je  me  méfiais  des  per- 
sonnes qui,  par  des  ramifications  quel- 
conques, se  rattachaient  à  l'administra- 
tion du  Bergensland.  Et  je  me  dirigeais 
dans  une  autre  direction,  quand  j'aper- 
çus derrière  des  tonneaux  un  tout  petit 
enfant  dont  l'extrême  jeunesse  me  parut 
rassurante,  et  qui  avait  toute  chance  de 
ne  pas  être  un  suppôt  de  Herner.  Je 
demandai  à  ce  petit,  en  langue  du  pays, 
si  quelque  bateau  devait  quitter  le 
port  dans  la  matinée.  Mais  il  répondit 
à  mes  questions  avec  une  prolixité  qui 
m'accabla.  Puis  il  me  fit  signe  de  le  suivre 
jusqu'à  d'autres  tonneaux,  entre  lesquels 
je  découvris  un  homme  d'un  grand  âge, 
que  l'on  avait  mis  au  sec  à  cet  endroit 
Ce  vieillard,  avec  beaucoup  moins  de 
paroles,  arrivait  à  être  tout  aiissi  inin- 
telligible que  son  ierme  compagnon. 

Il  tallut  donc  me  rabattre,  au  mépris 
de  toute  prudence,  sur  l'homme  à  cas- 
quette galonnée.  Je  lui  demandai,  d'un 
air  détaché,  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de 
faire  une  petite  promenade  sur  le  fleuve 
dans   un    de   ces    bateaux   marchands. 

Il  me  répondit  que  j'aurais  meilleur 
temps  de  prendre  le  l:>ateau  à  vapeur,  — 
ce  que  je  savais  fort  bien. 

Très    embarrassé,    je    dis  :  Oui  !    Oui... 


sechets  D'état 


107 


Puis  l'idée  me  vint  de  dire  à  ce  brave 
douanier  (ou  garde-côtes,  ou  employé 
de  la  Régie)  que  la  fumée  du  bateau  me 
donnait  mal  au  cœur.  Ce  qui  le  fit  rire 
énormément.  Il  me  conseilla  de  l'accom- 
pagner pour  taire  un  tour  sur  le  port, 
où  certainement  nous  trouverions  un 
bateau  en  partance. 

Nous  vîmes,  en  effet,  tout  près  du 
pont,  sur  un  bateau,  detix  sacs  de  char- 
bon remuer,  s'animer  peu  à   peu  sur  un 


tas  d'autres  sacs  analogues.  Mon  com- 
pagnon s'adressa  à  eux,  malgré  leur 
état  quasi  léthargique.  Ils  répondirent 
qulls  attendaient  un  remorqueur  et 
qu'ils  seraient  partis  d'ici  dix  minutes. 
Le  médium  continua  ses  questions 
en  leur  demandant  s'ils  voulaient  emme- 
ner un  monsieur  qui  désirait  voir  la 
rivière.  L'un  des  sujets  répondit  une  petite 
phrase  que  je  compris  mal,  mais  où  il 
était    question    d'un    litre. 


UN   HOMME  OBÈSE,    SOUS   SA  CASQUETTE  GALONNÉE,    MARCHAIT   LENTEMENT 
AU   BORD  DU     FLEUVE... 


SECRETS    D'ÉTAT 


io8 

Le  médium  me  dit  :  «  Ils  \-eulent  bien 
vous  emmener,  vous  en  serez  quitte  pour 
leur  payer  la  goutte  )>• 

C'était,  pour  un  homme  traqué,  s  en 
tirer  à  bon  compte.  Il  me  semblait  que 
tout  le  monde  connaissait  ma  situation 
de  fugitif,  et  que  le  moindre  secours 
devait    se    payer    d'une    bourse    pleine 

d'or. 

Quand  je  sus  que  je  partirais  dix  mi- 
nutes après,  il  me  sembla  que  ce  court 
laps  de  temps  me  serait  fatal  et  qu'il 
me  paraîtrait  interminable.  Comment 
l'occuper  ? 

J'offris  un  verre  au  fonctionnaire. 
Une  petite  buvette  s'apercevait  parmi 
les  tonneaux.  Je  l'invitai  à  m'y  accom- 
pagner, et  je  vis  tout  de  suite  que  dans 
ce  modeste  établissement,  il  était  loin 
d'être  un  inconnu. 

Ces  dix  minutes  me  parurent  non  pas 
un  siècle,  mais  simplement  les  trois 
quarts  d'heure  qu'elles  durèrent  réelle- 
ment. Nous  étions  entrés  à  la  buvette 
pour  faire  une  petite  collation,  manger 
un  morceau  de  fromage  et  du  pain  ; 
mais  j'avais    compté    sans    l'appétit  du 


fonctionnaire.   Il  fit  sortir   des  flancs  de 
cette   humble   construction   toutes   sortes 
de    trésors    qu'on    ne    pouvait    y    soup- 
çonner :  de   courtes  saucisses   froides,   du 
poisson  frit,  une  boîte  de   thon  mariné, 
de    la    graisse    d'oie,    du    bœuf    fume... 
On    entendit    le    sifflet    du    remorqueur, 
mais  il  envova  un  gamin  pour  dire   que 
l'on   m'attende,    et    il    me    força   a    finir 
avec  lui  toutes  ces  provisions  indigestes. 
Je    mangeai    pour    ma    part    le    moins 
que  je  pus,  mais  suffisamment  pour  me 
donner  des  inquiétudes  ;  ce  n'était   vrai- 
ment pas  un  régime  pour  un  proscrit    en 
fuite,  et  qui  ne  doit  pas  être  retardé  dans 
son    expédition    par    des    préoccupations 
de  digestion. 

Enfin  j'arrivai  à  payer  la  patronne,  et 
nous  nous  levâmes.  Mais  il- voulut  à  toute 
force  me  conduire  jusqu'au  bateau.  11 
marchait  maintenant  encore  plus  lente- 
ment, soit  qu'il  fût  un  peu  alourdi  par 
ce  repas,  soit  qu'il  tînt  à  me  raconter  avant 
mon  embarquement  l'histoire  complète 
des  personnes  qui  tenaient  la  buvette, 
leurs  parentés,  leurs  succès  commerciaux 
et  leurs   revers. 


CHAPITRE    XXV 


[E  m'attendais  à  essuyer  les 
di  reproches  des  deux  hommes  du 
bateau  charbonnier,  pour  retar- 
der ainsi  leur  voyage.  Mais 
leur  \"ie  n'était  que  retards  continuels, 
subis  avec  la  plus  grande  patience. 
Je  vis  que  l'équipage  s'était  augmenté 
d'une  femme  du  peuple  aux  che\'eux 
jaunes,  et  d'un  petit  garçon  de  quatre 
ans  aux  cheveux  blancs.  On  avait  sorti 
en  mon  honneur  deux  chaises  de  paille 
qu'on  avait  placées  auprès  d'un  tas  de 
charbon.  Je  remarquai  avec  désespoir 
que  le  bateau  se  trouvait  entouré  de 
tous  côtés  par  d'autres  bateaux  et  je  me 
demandai   comment  il  allait  sortir  de  là 


En  écartant  les  uns,  en  repoussant  les 
autres,  on  y  arriva  cependant,  et  bientôt 
nous  nous  éloignâmes  de  la  rive  en  glis- 
sant sur  l'eau  si  lentement  que  nous 
n'avions  pas  l'air  de  marcher,  que  nous 
franchissions  les  ponts  sans  nous  en 
apercevoir,  et  que  nous  nous  trouvâmes 
tout  à  coup  dans  la  campagne  sans  avoir 
eu  l'impression  de  quitter  Schoenburg. 

C'est  à  partir  de  ce  moment  que  je 
commençai  à  sentir  un  peu  d'agacement, 
paixe  que  je  n'avais  rien  à  faire,  aucune 
décision  à  prendre  pour  le  moment,  et 
des  résolutions  assez  graves  à  examiner 
pour    plus    tard. 

Je    regardais    la    femme    aux    cheveux 


IL    ME     SEMBLAIT    QVE     CE     VAPEUR     QUI     S'APPROCHAIT    NE     M'ATTENDRAIT     JAMAIS. 


IIO 


SECRETS    D'ÉTAT 


jaunes  qui  taisait  du  tilet.  L'un  des 
hommes  était  monté  à  bord  du  remor- 
queur ;  l'autre  homme,  à  quelques  pas 
de  moi,  taillait  un  morceau  de  bois  avec 
son    couteau. 

Je  me  dis  tout  à  coup  que  les  rives  du 
fleuve  devaient  être  fort  belles  ;  je  les 
regardai  et  les  trouvai  belles,  en  effet. 
Pendant  quelques  instants  je  me  forçai 
à  goûter  le  plaisir  de  me  trouver  sur  un 
bateau  qui  glissait  lentement  entre  deux 
rives  agréables. 

Cependant  il  fallait  se  préoccuper  de 
la  suite.  A  quel  endroit  pourrais-je  pren- 
dre le  bateau  à  vapeur  ?  Avait-il  déjà 
passé  ?  ou  s'il  n'avait  pas  passé,  ne  nous 
rattraperait -il  pas  avant  le  prochain 
embarcadère  ?  J 'interrogeai  l'homme  du 
bateau.   Il  me  dit   pxjsément  : 

—  Le  bateau  a  passé  quand  nous  étions 
en  train  de  quitter  le  iK»nt. 

Et  comme  je  rétlécliissais  aux  consé- 
quences de  ce  retard,  il  interrogea  de 
loin  sa  femme. 

—  C'est -y  que  le  bateau  à  vapeur 
a  passé  ? 

Elle  répxjndit  avec  une  grande  sûreté  : 

—  Mais    non,    qu'il    n'a    pas    passé... 
Il  me  regarda  et  me  dit  : 

—  C'est  qu'il  n'a  pas  passé... 
Je    lui    demandai  : 

—  Est-ce  qu'il  ne  va  pas  passer  devant 
nous    avant    le    prochain    embarcadère  ? 

Il   me   répondit  : 

—  Oh  !  non,  monsieur  !  Il  ne  nous 
passera  pas.  Il  n'y  a  certes  aucun  danger 
qu'il  nous  passe.  Vous  pouvez  être 
tranquille,     monsieur. 

Et    il    ajouta  : 

—  C'est  suivant  où  que  c'est,  l'em- 
barcadère... 

Je    poursuivis  : 

—  Vous  n'avez  aucune  idée  de  l'en- 
droit   où   peut   être   l'embarcadère  ? 

—  Si,  monsieur,  répondit -il,  je  sais 
très  bien. 

Et  il  cria  à  sa  femme  : 

—  Sais-tu  où  qu'c'est,  la  prochaine 
station  du   bateau  à   vapeur  ? 

La  femme  fit  :  Non  !   de  la  tête. 

—  Non,  monsieur,  fit  l'homme,  je  ne 
peux  pas   vous  dire... 

Cependant     nous     arrivions    dans     un 


de  ces  villages  de  grande  banlieue  qui 
dressent  au  bord  de  l'eau  quelques 
buvettes  et  des  brasseries.  Nous  aj^er- 
çûmes  deux  jwntons  qui  devaient  bien 
servir  à  quelque  chose.  On  fit  signe  à 
un  remorqueur  de  stopper.  On  hêla  une 
petite  barque,  et  je  pris  congé  de  l'homme 
au  couteau  en  lui  glissant  une  large 
pièce. 

—  Tenez,  me  dit-il,  voilà  justement 
le  sifflet  du  va;  eur...  Vous  voyez  que 
j'avais    raison!    Nous    arrivons    juste!... 

Je  ne  cherchai  pas  à  comprendre  en 
quoi  il  avait  raison.  Je  me  dépêchai  de 
descendre  dans  la  barque.  Il  me  sem- 
blait que  ce  vapeur  qui  s'approchait  du 
ponton  ne  m'attendrait  jamais.  Mais  je 
vis  bientôt  qu'avec  lui,  comme  avec 
les  hommes  du  bateau  charbonnier,  on 
pouvait    prendre    son    temps. 

A  peine  avait-il  touché  le  ponton  que 
je  me  préci[)itai  à  Iwrd,  en  Ixjusculant 
presque  des  personnes  qui  débarquaient. 
Mais  une  fois  que  je  fus  sur  le  j)ont, 
s'écoula  un  temps  tellement  long  qu'il 
me  sembla  qu'il  n'était  plus  question 
de  départ,  et  s'il  n'était  pas  resté  du 
monde  sur  le  bateau,  j'aurais  pensé  que 
nous  étions   au   point   terminus. 

J 'étais  énervé  ;  les  circonstances  étaient 
mal  choisies  pour  que  je  pusse  me  faire 
à  toutes  les  lenteurs  de  cette  vie  fluviale. 
Il  me  semblait  à  cliaque  instant  que  je 
n'étais  pas  en  sûreté  tant  que  nous  tou- 
chions à  la  rive,  et  je  m'attendais  à 
voir  surgir  des  cavaliers  qui  feraient 
signe  au  bateau  de  ne  pas  s'éloigner  du 
bord. 

Enfin,  nous  quittâmes  la  rive,  à  mon 
grand  soulagement,  et  j'eus  un  peu  de 
tranquillité  d'esprit  pour  regarder  autour 
de  moi.  C'était  un  vapeur  de  dimen- 
sions très  modestes.  Le  personnel  du 
bord  se  composait  d'un  capitaine  qui 
se  tenait  à  la  roue  ;  d'un  chauffeur  in- 
visible, et  d'un  vieillard,  le  plus  loup  de 
mer  de  la  bande,  dont  les  fonctions 
ne  nécessitaient  pas  cependant  une  ex- 
périence navale  considérable,  car  elles 
consistaient  simplement  à  poinçonner 
des   billets. 

J'étais  le  seul  passager  de  la  plate- 
forme   réservée.    A    l'arrière,    toute    une 


LES   MAISONS   AVAIENT    L'aIR    DE    PETITES   VIEILLES   CURIEUSES   ACCOURUES   POUR   VOIR 

PASSER    LES   BATEAUX. 


SECRETS    D'ÉTAT 


famille  de  touristes  s'était  endormie, 
accablée  par  la  beauté  des  rives.  L'avant 
était  assez  bien  garni.  C'étaient  sur- 
tout des  gens  de  la  campagne  :  une 
paysanne  avait  à  côté  d'eUe  un  panier  qui 
gloussait.  Ça  sentait  bon  les  œufs  crottés... 
Au  fur  et  à  mesure  que  le  bateau  s'é- 
loignait de  la  ville,  les  stations  s'es- 
paçaient, les  aspects  du  paysage  va- 
riaient sous  un  ciel  un  peu  nuageux. 
Nous  traversâmes  un  bourg  amusant, 
dont  les  maisons  avaient  l'air  de  petites 
vieilles  curieuses  accourues  des  deux 
côtés  de  la  rivière  pour  voir  passer  les 
bateaux.  Puis  ce  furent  des  kilomètres 
inutiles  sur  une  eau,  toujours  la  même, 
entre  des  plaines  uniformes  dont  on 
aurait  pu,  sans  inconvénient,  supprimer 
d'énormes  morceaux. 

Nous  devions  arriver  vers  quatre 
heures  à  Sinshausen,  la  \àlle  fjontière. 
C'était  du  moins  ce  qu'indiquait  un  docu- 
ment placardé  à  bord  et  qui  s'intitulait 
de  la  façon  la  plus  arbitraire  :  Horaire 
du  bnleaù.  Il  indiquait,  pour  les  diffé- 
rents embarcadères  de  la  route,  des 
heures  de  passage,  en  dehors  de  toute 
réaHté,  et  des  noms  de  stations  inconnues 
sur  n'importe  quelle  ligne  de  bateaux 
du  monde. 

Nous  arrivâmes  en  vue  de  Sinshausen 
vers  cinq  heures.  A  cet  endroit,  le  fleuve, 
rigide  comme  un  canal,  s'en  allait  sans 
dévier  pendant  quelques  kilomètres,  et 
j'aperçus,  de  très  loin,  le  ponton  de 
la  \ilie-frontière.  Dès  lors,  je  fus  pris 
d'une  angoisse  terrible,  et  je  me  dis  que 
j'aurais  dû  descendre  du  bateau  à  la 
station  d'avant,  qui  se  trouvait  à  quatre 
lieues  de  la  frontière.  J'aurais  bien 
trouvé  une  carriole  pour  me  transporter 
en  lieu  sûr.  Comment  n'avais-je  pas 
songé  à  cela?  ^lon  signalement  n'était-il 
pas  aux  mains  de  ces  personnes  mysté- 
rieuses dont  je  voyais  la  toute  petite 
silhouette    noire    sur    le    ponton  ? 

Je  fus  sur  le  point  de  faire  une  dé- 
marche imprudente  auprès  du  timonier, 
et  de  lui  offrir  de  l'argent  pour  me  dépo- 
ser sur  la  rive  avant  notre  arrivée  au 
ponton. 

Heureusement,  je  fus  arrêté  par  cette 
idée    que   les    gens    du  ponton    pouvaient 


me  voir  opérer  ce  débarquement.  Je  fus 
donc  un  peu  soulagé,  selon  mon  habi- 
tude, quand  je  fus  bien  persuadé  que 
le  mal  était  fait  et  qu'il  était  trop  tard 
pour   y   porter   remède. 

Cependant,  le  ponton  approchait  tou- 
jours, et  les  silhouettes  se  précisaient. 
Mon  inquiétude  diminuait  un  peu  en 
constatant  que  ces  trois  personnes  — 
elles  étaient  bien  trois  —  semblaient 
remuer  nonchalamment,  aller  de  droite 
à  gauche. 

Il  me  sembla  que  si  elles  m'avaient 
attendu,  elles  seraient  figées  sur  place, 
ainsi  que  j'étais,  sur  le  bateau;  elles 
auraient  eu  les  3^eux  fixés  sur  le  vapeur 
qui  s'approchait,  comme  mes  yeux  à 
moi  restaient  fixés  sur  le  ponton.  Il  est 
\Tai  que  l'instant  d'après  je  pensais 
exactement  le  contraire,  et  je  me  dis 
que  cette  attitude  paresseuse  était  sans 
doute  préméditée...  Il  était  temps  que 
le    bateau    arrivât... 

Quand  il  fut  à  cent  pas  du  ponton,  je 
m'aperçus  qu'une  des  silhouettes  incri- 
minées' était  une  vieille  femme  qui 
balayait  le  ponton  et  que  les  deux 
autres  étaient  des  employés  de  cette 
Compagnie  de  navigation,  ainsi  que  leur 
nonchalance  inimitable  aurait  dû  m'en 
avertir...  Mais  je  n'en  avais  pas  fini  avec 
mes  angoisses.  Bien  qu'il  n'y  eût  aucun 
\-oyageur  à  embarquer  dans  cette  petite 
station,  le  bateau  s'y  éternisait.  Je  fus 
sur  le  point  de  descendre  dans  la  ville 
et  de  gagner  la  frontière  à  pied.  Cepen- 
dant aucune  ombre  inqmétante  ne 
s'entrevoyait  à  l'horizon.  Ce  fut  seule- 
ment au  moment  où  nous  quittions  la 
rive  que  j'eus  une  alerte  sérieuse.  Des 
gens  tournaient  en  coiu-ant  le  coin  de 
la  rue,  en  faisant  signe  au  capitaine  d'ar- 
rêter... Mais  il  s'agissait  tout  simplement 
d'un  petit  paquet  dont  une  femme  du 
pays   voulait   nous   chai'ger. 

Quand  le  bateau  eut  gagné  le  milieu 
du'fleuve,  je  me  sentis  envahi  d'un  bon- 
heur incroyable.  J'avais  pu  quitter  le 
Bergensland!...  J'aurais  voulu  faire  des 
folies,  me  promener  voluptueusement 
sur  le  pont,  avec  un  gros  cigare  aux 
lè\Tes,  moi  qui  ne  fumais  jamais  ! 

A  ce  moment,  je  pensai   que  je  devais 


SECRETS    D'ÉTAT 


113 


avoir  faim.  Il  n'j'  avait  rien  à  manger 
à  bord.  Le  bateau  allait  s'arrêter  dans 
une  station  très  proche,  au  ponton- 
frontière  du  pays  où  nous  étions. 

Je  trouvai  à  cette  station  une  petite 
buvette  convenablement  fournie  en  bière, 
en  pain  et  en  jambon.  Le  bateau  resta  assez 


der,  par  des  petites  phrases  courtes, 
que  je  ne  tentais  pas  de  comprendre, 
n'ayant  fait  l'interrogation  que  par 
sociabilité,  et  sans  attacher  le  moindre 
intérêt    à   la   réponse. 

Il  était  près  de  huit   heures  quand  le 
bateau    arriva   enfin    à    Ruitz,    au    point 


IL    ÉTAIT    PRÈS    DE    HUIT    HEURES    QUAND    LE    BATEAU    ARRIVA    EXFI.N    A    RUITZ. 


longtemps,  mais  cette  fois,  il  me  sembla 
qu'il  partait  trop  tôt,  tant  je  goûtais 
la  tranquillité  de  cette  halte  exempte 
de    périls. 

Le  nombre  des  passagers  de  la  plate- 
forme réservée  ne  s'était  pas  augmenté. 
J'étais  toujours  seul,  n'ayant  comme 
compagnon  que  le  peu  loquace  capitaine, 
qui,  aux  rares  questions  que  j'essayais 
de  lui   poser,   répondait,   sans   me   regar- 


terminus.  Tepuis  longtemps,  des  chan- 
tiers de  bois,  des  usines  annonçaient 
l'approche  de  la  grande  ville.  Puis,  ce 
fut  la  glissade  lente,  presque  solennelle, 
entre  deux  quais  anciens,  bordés  de  para- 
pets de  pierre.  Le  bateau  se  mit  à  mugir. 
Une  cloche  lui  répondit,  sur  la  rive,  pour 
appeler  les  déchargeurs.  Notre  petit 
vapeur  prenait  tout  de  suite  une  impor- 
tance,   et    Sivait   l'air   de   quelqu'un... 


CHAPITRE    XXVI 


est  dans  ma  nature  de  ne 
pouvoir  pas  plus  supporter  la 
^^  quiétude  que  l'inquiétude.  Je 
prends  assez  bien  mon  parti 
d'un  gi^os  ennui,  bien  défini  et  «  arrivé  «  ; 
mais  les  menaces  de  la  destinée  m'affo- 
lent ;  et  aussitôt  qu'elles  cessent,  ce 
calme  et  ce  silence  m'effraient  et  je  pense 
tout  de  suite  à  ce  qui  pourrait  survenir 
de  nouveau.  Aussitôt  que  je  fus  rassuré 
sur  le  succès  de  ma  fuite,  je  fus  obligé 
de  penser  à  Tolberg,  et  je  me  dis  qu'il 
ne  fallait  pas  perdre  un  moment  pour 
gagner  Londres,  faire  mes  révélations 
au  comte  de  Herrenstein,  et  mettre 
tout  en  œuvre  pour  arrêter  par  un  coup 
de  théâtre  le  procès  de  mon  ami. 

Le  comte  de  Herrenstein  était  vrai- 
ment la  seule  personne  à  qui  je  pusse 
me  confier.  Je  lui  remettrais  entre  les 
mains  le  secret  dont  j'étais  porteur... 
Je  trahissais  maintenant  Herner  pour 
Tolberg,  comme  j'avais  trahi  Tolberg 
poiir    Herner. 

S'il  était  prouvé  que  Herner  était  un 
imposteur,  la  justice  ne  suivrait  pas 
son  cotu-s,  dès  qu'il  serait  établi  que  la 
convocation  du  Parlement  signée  soi- 
disant  du  roi,  émanait  du  premier  mi- 
nistre, toute  la  procédure  de  la  Haute- 
Cour  serait,  de  ce  fait,  viciée.  Il  fau- 
drait recommencer  le  procès,  et  les 
juges,  sans  doute,  auraient  moins  de 
sévérité  contre  les  ennemis  d'un  fourbe 
et  d'un  usurpateur  qui,  lui-même,  serait 
certainement  traduit  en  justice. 

La  disgrâce  de  Herner,  c'était  l'arrivée 
au  pouvoir  de  la  princesse  de  Bavière, 
c'est-à-dire    du    parti    de    Tolberg. 

Après  avoir  quitté  le  bateau,  j'errai 
pendant  quelques  instants,  un  peu  au 
hasard,  dans  les  rues  de  Ruitz.  Je  n'avais 
pas  dormi  la  nuit  précédente,  et  j'étais 
comme    une    loque.    Et    malgré    moi    je 


songeais  avec  terreur  à  la  nuit  qu'il 
faudrait  passer  dans  le  train.  Mais  il 
se  trouva  que  le  sort  m'accorda  le  répit 
que  je  n'aurais  pas  voulu  me  donner.  Le 
rapide  était  passé  une  heure  aupara- 
vant, et  le  prochain  ne  passerait  que 
le  lendemain  matin,  à  huit  heures. 

Une  heure  après  je  reposai  dans  une 
chambre  confortable  du  Grand-Hôtel 
de  Ruitz. 

Le  lendemain,  en  partant  à  l'heure 
dite,  par  l'express  qui  devait  trente 
heures  plus  tard  me  déposer  à  Ostende, 
je  trouvais  que  ça  me  manquait  un  peu 
de  n'avoir  plus  à  mes  trousses  les  limiers 
du  baron  de  Herner.  J'avais  hâte  d'arri- 
ver à  Londres,  et  je  ne  pensais  qu'au 
terme  du  voyage.  Cette  journée  de 
chemin  de  fer  qui  serait  suivie  le  lende- 
main d'une  journée  de  chemin  de  fer 
et  de  bateau,  la  pluie  qui  ne  cessa  de 
tomber,  le  sommeil  exaspérant  d'un 
vieux  monsieur  qui  était  dans  mon 
compartiment,  tout  cela  me  faisait  pres- 
que regretter  mon  petit  bateau.  Puis, 
je  pensais  que  ma  vie  de  cour  était 
sans  doute  terminée  ;  que  je  n'avais 
pas  beaucoup  d'argent  devant  moi, 
qu'il  faudrait  retourner  à  Paris,  que 
je  me  retrouverais  seul  dans  la  vie, 
que  je  n'avais  pas  de  compagne,  et  que 
—  c'était  là  le  plus  triste,  - —  je  ne  tenais 
même  pas  à  en  avoir  une... 

J'étais  déjà  allé  à  Londres.  Je  m'y 
étais  plu  beaucoup.  Les  théâtres,  les 
restaurants,  la  vie  des  rues  m'amusaient. 
Je  n'y  avais  pas  fait  un  long  séjour, 
et  je  m'étais  bien  promis  d'y  retourner  ; 
mais  les  ressources  me  manquaient  pour 
cela.  Maintenant  le  destin  m'y  renvoyait 
dans  des  conditions  vraiment  désagréa- 
bles, avec  une  tâche  à  accomplir.  Je  ne 
jouirais  pas  de  la  ville.  Il  était  probable 
qu'aussitôt     les     révélations     faites,     je 


.4 


SECRETS    D'ÉTAT  115 

retournerais  tout  de   suite  avec   Herren-         On    rencontrait    deux    ou    trois    em- 
stein    à    proximité    du    Bergensland.  ployés    qui    avaient'  l'air   de    ne    s'occu- 

De  nos  jours,  les  voyages  sont  trop  per  de  rien,  mais  le  service  se  faisait  tout 
longs,  parce  qu'ils  sont  plus  courts  que  de  même.  Et  le  train  partit  quand  il 
naguère.  Jadis  un  voyage,  c'était  une  le  fallut,  avec  quelques  minutes  de 
partie  de  la  xie.  retard,  afin  de  n'avoir  pas  l'air  de  raffi- 

Maintenant,  un  voyage  en  chemin  de      ner  sur  l'exactitude, 
fer,   qu'il  dure  dix  heu- 
res ou  deux    jours,    est 
un  entr'acte  qui  sépare 
deux    phases    de  notre 
existence.    C'est    de  la 
'vàe  qui  ne  compte  pas, 
de     la      vie     sacrifiée. 
Cette    impression  de  la 
longueur     du     voyage, 
on  l'a   bien    davantage 
quand  on  se  rend  à  un 
endroit  pour  y  accom- 
plir une  action   précise. 
Il      semble     que      l'on 
n'arrivera     jamais     au 
bout   de   cette    journée 
inoccupée,   et  si  l'on    a 
le   malheur  de  compter 
le    temps,     c'est    inter- 
minable. Les  heures  ont 
soixante  minutes,   dont 
chacune   est   aussi    lon- 
gue  qu'une   heure.    On 
est   pris  de  déses- 
poir  en    songeant 
à     ce     qui     vous 
reste   à   «  tirer  », 
et  il   nous  semble 
miraculeux    que 
cela    puisse    finir. 

J'arrivai  à  Dou- 
vres le  lendemain, 
vers  deux  heures, 
par  une  pluie  in- 
fatigable. Cette 
bonne  pluie  an- 
glaise était  allée 
chercher  notre  ba- 
teau à  Ostende 
et  l'avait  accom- 
pagné jusque  sur 
les  côtes  britan- 
niques. 

Le  train  de  Lon- 
dres était  rangé 
contre     un      mur.  je  vis  apparamre  une  jeune  femme  en  peignoir  blanc. 


Ii6 


SECRETS    D'ÉTAT 


J'arrivai  à  Londres,  et  je  quittai 
tout  de  suite  la  gare,  léger  comme  un 
voyageur  sans  bagages.  Je  n'avais  qu'un 
petit  sac  de  voyage.  Un  cab  me  con- 
duisit à  Easton  Hôtel,  où  j'avais  hâte 
d'arriver  pour  demander  si  le  comte  de 
Herrenstein    était    toujours    là. 

Ce  tut  un  grand  soulagement  quand 
on  m'apprit  qu'il  n'avait  pas  quitté 
Londres.  Il  était  sorti  pour  le  moment  ; 
il  faisait  une  promenade  en  voiture, 
mais  il  avait  dit  qu'il  reviendrait  pour 
le  dîner.  Il  dînait  d'ordinaire  vers  huit 
heures  et  demie,  dans  ses  appartements. 

J'avais  déjeuné  d'assez  bonne  heure 
sur  le  bateau  d'Ostende.  J'allai  prendre 
mon  repas  du  soir  dans  la  salle  à  manger 
de  l'hôtel.  J'avais  résolu  de  voir  Her- 
renstein dès  le  soir  même.  J'allai  me 
poster  devant  la  porte,  pour  voir  le  comte 
à  sa  descente  de  voiture. 

Puis  je  réfléchis  qu'il  serait  peut-être 
gêné  d'être  aperçu  par  moi,  s'il  était  en 
compagnie  de  quelque  femme.  Je  dis 
donc  à  un  jeune  homme  pâle  qui  se 
tenait   au  bureau  : 

—  Quand  le  comte  de  Herrenstem 
rentrera,  vous  me  ferez  prévenir  dans 
ma    chambre. 

Mais,    monsieur,    me   répondit-il,   il 

doit   être   rentré. 

Je  lui  fis  alors  passer  ma  carte  avec  un 
mot.  Je  m'excusai  de  le  déranger,  et 
je  l'avertissais  que  j'avais  une  commu- 
nication   très    grave    et    urgente    à    lui 

faire. 

En  somme,  tout  s'était  passé  sans 
encombre  depuis  mon  départ  de  Schoen- 
burg.  Je  n'avais  subi  que  des  retards 
insignifiants,  et  j'avais  la  chance  de  re- 
trouver à  Londi-es,  sans  avoir  besoin 
de  prolonger  mon  voyage,  l'homme  que 
j'étais   venu   chercher... 

Cependant,  l'employé  que  j'avais  en- 
voyé chez  le  comte  de  Herrenstein  ne 
redescendait  pas,  et  je  commençais  à 
être  un  peu  étonné,  car  je  m'attendais 
à  être  reçu  tout  de  suite  et  avec  empres- 
sement... 

Un  quart  d'heure  se  passa...  Peut- 
être  ne  tenait-il  pas  à  me  voir  ?  Pourquoi 
donc  ?  Par  quel  mystère  que  je  ne  soup- 
çonnais   pas  ?...    Peut-être,    après    tout, 


n'avait-on    pas     fait     la    commission 

J 'allais  envoyer  un  autre  messager,  quand 
l'employé  redescendit  et  me  fit  une  ré- 
ponse bien  étonnante  :  le  comte  ne  pou- 
vait pas  me  recevoir  ce  soir,  et  il  me 
demandait  de  lui  donner  par  écrit  des 
détails  complémentaires  sur  l'objet  de 
ma    visite. 

J'envoyai  un  bout  de  billet  :  je  ne 
pouvais  m'expliquer  que  de  vive  voix. 
J'insistai  sur  le  grand  intérêt  privé 
et  politique  qu'il  y  avait  à  me  recevoir 
au  plus  tôt.  Si  j'avais  fait  spécialement 
le  voyage  de  Schoenburg  à  Londres, 
c'était  —  le  comte  le  pensait  bien  — 
pour  une  affaire  des  plus  sérieuses. 

Comme  ce  comte  de  Herrenstein  se 
faisait  prier!  Pour  qui  me  prenait-il?... 
Je  n'étais  tout  de  même  pas  le  premier 
venu,  et  j'avais  parlé  à  d'autres  per- 
sonnages !... 

Peut-être  l'avais-je  jugé  trop  favora- 
blement, et  avais-je  eu  le  tort  de  le 
considérer  comme  un  homme  de  con  ance 
à  qui  je  pouvais  dévoiler  des  secrets  aussi 
capitaux...  N'était-ce  qu'un  amateur 
d'art  distingué,  légèrement  snob  ?...  Au- 
rait-il un  bon  conseil  à  me  donner  dans 
cette  terrible  affaire?  Mais  j'avais  fait 
le  voyage  ;  il  fallait  lui  parler  mainte- 
nant... D'ailleurs,  c'était  le  seul  salut  qui 
me    restait... 

Cependant  l'employé  apparut  au  haut 
de  l'escalier,  et  me  dit  que  je  pouvais 
monter. 

Les  appartements  de  cet  hôtel  étaient 
meublés  avec  une  élégance  française 
un  peu  surannée.  Le  salon,  où  je  fis 
encore  une  station  assez  longue,  et  qui 
était  attenant  à  la  chambre  du  comte, 
s'ornait  d'une  table  de  palissandre  et 
de  chaises  en  bois  doré,  capitonnées  en 
satin  rouge.  L'Hôtel  Easton  était  un 
vieil  hôtel  cossu,  et  je  comprenais  assez 
que  le  comte  l'eût  choisi  pour  un  voyage 
clandestin... 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  environ, 
la  porte  s'ouvrit  et  je  vis  paraître  une  jeune 
femme  en  peignoir  blanc,  blonde,  petite, 
assez  grasse,  et  qui  ne  ressemblait  que 
d'une  façon  assez  lointaine  à  Mme  de 
Einstein. 

Cette    personne,     qui    s'exprimait    en 


SECRETS    D'ÉTAT 


117 


français  avec  une  certaine  difficulté, 
a\-ait  un  air  poli,  mais  un  peu  hostile. 
Elle  me  dit  que  le  comte  était  très  souf- 
frant, et  qu'il  me  priait,  si  c'était  possible, 
de  lui  confier  à  elle  tout  ce  que  j'avais 
à  dire...  Je  répondis  avec  ime  cour- 
toisie un  peu  froide  et  légèrement  impa- 
tientée, que  les  secrets  que  j'apportais 
n'étaient  pas  les  miens,  et  qu'il  ne  m'était 


—  Le  comte  est  très  souffrant.  Il  ne 
peut  pas  supporter  la  lumière...  Il  vous 
prie  de  l'excuser  s'il  vous  reçoit  dans 
l'obscurité... 

C'était  vraiment  un  peu  déconcertant, 
mais  en  somme  cela  pouvait  s'expli- 
quer. Ce  qui  m'inquiéta  le  plus,  ce  fut 
le  ton  un  peu  bizarre  de  la  dame  quand 
elle    me    posa   ces    conditions. 


J'APERÇUS    DANS   UN    FAUTEUIL,    LES   TRAITS    DÉCOMPOSÉS,    SA   MAJESTÉ   CHARLES   XVI. 


possible  de  les  confier  qu'au  comte  de 
Herrenstein.  La  dame  garda  un  instant 
le  silence,  puis  elle  disparut  à  nouveau 
dans  la  chambre  à  côté.  Nouvelle  attente 
énervante.  Je  finissais  par  penser  que  je 
ne  verrais  jamais  le  comte  de  Herrenstein. 
La  porte,  au  bout  d'un  instant  assez 
long,  se  rouvrit.  Je  vis  apparaître  une 
seconde  fois  la  jeune  femme.  Elle  avait 
un^  air  embarrassé...  Elle  allait  m'intro- 
duira auprès  du  comte  de  Herrenstein. 
Puis  elle  ajouta,  d'un  air  plus  gêné 
encore  : 


N'était-ce  pas  un  faux  comte  de 
Herrenstein  que  j'allais  rencontrer  dans 
cette  chambre...  Les  imaginations  les 
plus    folles    me   passèrent    par   la   tête... 

Je  me  laissai  cependant  conduire  jus- 
que dans  la  chambre,  et  je  pris  place  sur 
im  fauteuil.  Le  comte  était  en  face  de 
moi,  et  je  ne  voyais  rien  dans  cette 
pièce  parfaitement  noire.  La  lumière 
du  salon  n'y  pénétrait  pas,  car  les  deux 
pièces  n'étaient  pas  attenantes,  comme  je 
l'avais  cru  :  un  petit  cabinet  les  séparait. 

N'était-ce  pas  imprudent  de  parler  ?.. 


Il8 


SECRETS    D'ÉTAT 


Avais-] é  vraiment   de%-ant  moi  le  comte 
de   Herrenstein  ?...   Je  me  lançai  subite- 
ment  dans   mon  récit,   pour  faire   cesser 
en   moi   toute   indécision.    Puis,    le    plus 
lentement    que   je   pus,    je    racontai    ma 
visite  au  château  royal  le  matin  du  jour 
où  le  ministre  et  moi  nous  avions  trouvé 
la   maison   vide.    Je   dis   l'inquiétude   de 
Hemer  en  voyant  que  Sa  ^lajesté  n'était 
pas  rentrée,  surtout  après  les  renseigne- 
ments qu'il  avait  reçus  sur  les  complots 
anarchistes.  Puis,  j'arrivai  à  notre  expé- 
dition  pour   retrouver   le    roi.    J'eus    un 
moment     d'hésitation,     quand    il    fallut 
parler  de  notre  horrible  découverte,   car 
je    m'étais    souvenu    à    ce    moment    des 
liens  d'amitié  qui  unissaient  Herrenstein 
au  roi  défunt,  et  je  baissai  la  voix  pour 
lui    annoncer    cette    \ieille    et    affreuse 


nouvelle...  Dès  que  je  parlai  des  débris 
de  la  voiture,  il  me  sembla  qu'il  remuait, 
et  je  sentis  son  attention  aux  aguets 
dans  les  ténèbres.  Je  continuai  d'une 
voix  plus  basse  encore  ;  je  parlai  des 
ossements,  de  ce  qui  restait  des  deux 
hommes...  Ses  soupirs  oppressés  devinrent 
des  sanglots.  J'entendis  alors  une  plirase 
dont  je  ne  m'expliquai  pas  le  sens  ;  une 
voix  désespérée  répétait  :  «  Herrenstein 
est    mort  !    Herrenstein    est    mort  !  « 

Je  me  levai  : 

—  Mais   alors   vous  n'êtes   pas  ?... 

Il  ne  me  répondit  point,  mais  il  tourna 
un  bouton  d'électricité,  et  j'aperçus 
devant  moi,  sur  un  fauteuil,  les  traits 
décomposés,  les  yeux  malheureux.  Sa 
]^Iajesté  Charles  XVI,  roi  du  Bergens- 
land... 


CHAPITRE    XXVII 


K^i^'E-  jour  où  le  roi  setait_^  décidé 
\^^  à  quitter  son  château,  et  à  dis- 
paraître pour  un  temps  indé- 
terminé, sa  liaison  avec  Marie, 
sœur  de  Mme  de  Linstein,  durait  depuis 
longtemps  déjà. 

Le  roi,  je  l'ai  dit,  était  faible,  et  il 
aimait  les  femmes.  Il  eut  un  moment  de 
folie  un  soir  qu'il  la  reconduisait  de 
Kreuzach  au  château  voisin... 

Marie  n'avait  jamais  eu  d'ami  dans 
sa  vie.  Elle  s'attacha  imprudemment 
à  cet  homme  tendre,  si  riche  d'esprit, 
si  inventif  dans  la  câlinerie,  si  distrayant 
vraiment,  et  qui  animait  tant  la  vie 
d'une  femme  que  les  heures  passées 
loin  de  lui  paraissaient  vides  et  désolées. 
Ce  fut  bientôt  pour  elle  un  besoin  impé- 
rieux d'être  toujours  avec  lui,  de  l'avoir 
tout  à  elle.  En  somme  cette  même  mala- 
die de  jalousie  qui  possédait  sa  sœur 
aînée,  —  sa  sœur  et  tant  d'autres,  — 
une  jalousie  sauvage  et  sans  merci, 
s'éveilla  dans  son  cœur.  Mme  de  Lins- 
tein, pour  défendre  son  bien,  faisait 
aux  autres  femmes  une  guerre  farouche. 
Marie,  ennemie  insoupçonnée,  lui  fit 
une  guerre  aussi  âpre  pour  lui  prendre 
son  amant,  et  le  garder  tout  à  fait  à  elle. 
L'affection  ancienne,  le  sentiment  fami- 
lial très  profond  qu'elle  avait  pour  Mme 
de  Linstein,  tout  cela  fut  réduit  à  rien 
Elle  combattit  sa  rivale  avec  d'autant 
plus  de  succès  que  l'autre,  ne  se  doutant 
de   rien,   se  trouvait   sans   défense. 

Pour  détourner  les  soupçons  de  la 
maîtresse  en  titre,  on  avait  imaginé  un 
fUrt  entre  la  jeune  femme  et  le  comte  de 
Herrenstein  qui,  dans  cette  affaire, 
n'était  que  le  confident  du  roi.  Chaque 
soir,  Herrenstein  reconduisait  Marie  au 
château  de  Reinig.  La  jeune  femme, 
en  s'en  allant,  embrassait  sa  sœur, et 
tendait    la    main    au    roi,    et    le    sensible 


Charles  XVI  était  torturé,  en  voyant 
la  détresse  qu'exprimait  le  visage  de 
Marie,  navrée  de  le  laisser  ainsi  «  avec 
une  autre  ». 

Depuis  longtemps,  chaque  fois  qu'ils 
pouvaient  se  trouver  ensemble,  c'était 
entre  eux  des  scènes  déchirantes.  Elle  le 
suppliait  de  l'emmener  avec  lui  pendant 
quelques  semaines,  pour  recommencer 
avec  elle  un  de  ces  voyages  qu'il  avait 
faits  jadis  avec  Mme  de  Linstein  et  dont 
celle-ci,  avec  une  cruauté  inconsciente, 
avait  tant  parlé   à  sa  jeune  sœur. 

Le  roi  avait  passé  des  heures  abo- 
minables à  refuser  d'abord,  à  promettre 
enfin,  à  souffrir  du  remords  d'avoir 
promis. 

Tout  ceci  se  passait  au  moment  où 
j'étais  à  Schoenburg  et  où  j'avais  été 
présenté  au  roi.  Les  paroles  mystérieuses 
qui  s'étaient  échangées  entre  Charles  XVI 
et  le  comte  de  Herrenstein  le  jour 
de  mon  arrivée  au  château,  cet  entre- 
tien secret,  avaient  trait  à  'ces  débats 
douloureux.  Puis  comme  il  fallait  en  finir, 
comme  il  ne  supportait  plus  cette  vie, 
à  la  suite  d'une  scène  presque  tragique 
qui  s'était  passée  au  château  de  Reinig, 
il  avait,  excédé,  décidé  de  partir  brus- 
quement, en  chargeant  Herrenstein  de 
deux  messages  :  l'un  pour  Mme  de  Lins- 
tein,   l'autre   pour    le    baron    de    Herner. 

Le  roi  avait  pris  le  train  le  même 
soir  avec  Marie,  pendant^^^que  le  mal- 
heureux Herrenstein  montait  dans  le 
landau  royal  que  les  nihilistes  atten- 
daient au  passage  dans  la  carrière  aban- 
donnée 

L'explosion  avait  tout  anéanti  :  le  mes- 
sager et  les  messages.  La  lettre  qu'il 
portait  à  Herner,  celle  qu'il  devait  re- 
mettre à  Mme  de  Linstein,  et  où  le  roi 
indiquait  à  sa  maîtresse  qu'une  raison 
politique    mystérieuse    l'obligeait    à    s'en 


SECRETS    D'ÉTAT 


aller.  C'était  en  somme  la  même  défaite 
que  nous  avions  trouvée,  le  ministre  et 
moi,  quand  il  s'était  agi  de  calmer  les 
inquiétudes  de  Mme  de  Linstein.  Il 
allait  justement,  au  moment  où  j'arri- 
vais à  Londres,  écrire  au  ministre  pour 
lui  dire  qu'il  prolongeait  son  vo3'age,  et 
mes  révélations,  comme  bien  l'on  pense, 
modifièrent    ses    projets. 

Le  baron  de  Herner  n'eut  donc  pas 
la  surprise  de  recevoir  la  lettre  d'un  mort... 
Mais  il  ne  perdait  rien  pour  attendre, 
et  on  lui  ménageait  d'autres  stupéfactions. 

Quand  le  roi  m'eut  tout  raconté,  il 
fit  venir  son  amie.  Il  l'avait  priée  de  le 
laisser  seul  avec  moi,  en  lui  disant  qu'il 
se  passait  des  événements  graves  à  Schoen- 
burg.  C'est  pendant  ces  quelques  instants 
qu'il  me  fit  toutes  ces  confidences,  comme 
au  seul  ami  qu'il  eût  au  monde.  Je  crois 
qu'il  eut  un  grand  soulagement  de  trou- 
ver un  ami  qui  fût  un  homme.  Il  avait 
eu  pendant  quelques  semaines  quelques 
moments  très  malheureux,  et  il  n'avait 
rien  osé  en  laisser  paraître  pour  ne  pas 
gâter  chez  Marie  la  joie  de  l'avoir  à  elle 
sans  partage. 


Mais  lui  ne  supportait  pas  le  remords 
d'abandonner    ainsi    Mme    de    Linstein. 

Il  eût  voulu  prendre  le  temps  de  pré- 
^rer  la  jeune  femme  à  l'idée  de  son  re- 
tour à  Schoenburg.  Je  sentis  qu'il  fallait 
être  énergique  à  sa  place. 

Je  lui  représentai  que  Marie  était 
déjà  préparée  par  ma  visite.  Les  nou- 
velles que  j'étais  censé  apporter  four- 
nissaient, pour  justifier  notre  retour 
immédiat,  des  raisons  impérieuses,  et 
que  nous  ne  pourrions  plus  retrouver 
les    jours    suivants. 

On  fit  venir  la  jeune  femme,  et  le  roi 
lui  dit  devant  moi  que  le  lendemain 
même  il  était  obligé  de  retourner  dans 
ses    Etats. 

Elle  le  connaissait,  et  savait  bien 
que  si  même  il  était  disposé  à  rester 
avec  elle,  s'il  retournait  là-bas,  iJ  ne 
romprait  pas  tout  de  suite  avec  Mme  de 
Linstein.  Elle  se  disait  donc  qu'au  moins 
pendant  quelque  temps,  il  lui  faudrait 
se  priver  de  vivre  avec  le  roi...  Elle  nous 
écouta  sans  mot  dire,  en  hochant  faible- 
ment la  tête.  Puis  elle  sortit  de  la  cham- 
bre... 


CHAPITRE   XXVIII 


"^■^[^^  u'EST-CE    que   vous    dites, 

sieu  ?    me     demanda     avec 


fort 
de 

à  Londres, 
Est-ce  que 
Sa  Majesté 
Mossieu,   je 


:\Ios- 
un 
accent  allemand  le  baron 
Gentz,  qui  représentait, 
l'Etat  du  Bergensland... 
vraiment  c'est  possible... 
serait  à  Londres  ?.  .  Non, 
ne  puis  croire... 
Et  il  tournait  dans  ses  courtes  mains 
gantées  de  gris  perle  la  lettre  que  m'avait 
confiée  le  roi.  Il  se  résigna  enfin  à  rou\Tir, 
et  son  nez  écrasé  se  mit  à  soupirer  d'émo- 
tion dans  la  touffe  de  sa  moustache  et  de 
sa   barbe... 


—  Oui,  oui,  il  faut  aller  tout  de  suite 
au  ministère  des  Affaires  étrangères... 
le  ministre  lui-même  je  dois  voir  pour 
cette  affaire.  Si  la  jeune  femme  s'est  tuée 
cette  nuit,  si  la  police  est  déjà  prévenue, 
il  n'y  a  aucun  temps  à  perdre,  Mossieu, 
pour  arrêter  cela...  Oui,  oui,  Mossieu, 
nous  l'arrêterons,  dit-il  en  haussant  les 
épaules,  comme  si  j'avais  mis  en  doute 
sa  puissance...  Mais  à  la  véiité,  quelle 
surprise,  Mossieu,  que  le  bien-aimé  sou- 
verain soit  à  Londres  !... 

Il  ajouta  que  certes  il  viendrait  le 
voir   avant   une   heure. 


JE    TROUVAI   LE     ROI    AUPRES     DU 
LIT   OU    GISAIT    LA    JEUNE   FEMME. 


SECRETS    D'ÉTAT 


Je  lui  dis  alors  que  le  roi  préférait  ne 
recevoir  aucune  visite,  qu'il  viendrait 
lui-même  à  l'ambassade  dans  le  courant 
de  l'après-midi.  Mais  il  priait  l'ambas- 
sadeur de  ne  dire  un  mot  à  qui  que  ce 
fût  de  sa  présence  à  Londres,  sauf  au 
ministre  anglais,  si  c'était  nécessaire. 
J'ajoutai  que  sous  aucun  prétexte  il 
ne  fallait  en  référer  à  Schoenburg.  A 
la  vérité,  Sa  Majesté,  tout  à  sa  douleur, 
ne  m'avait  fait  aucune  de  ces  obser\'a- 
tions,  mais  c'est  moi  qui  avais  pris  cela 
sous  ma  responsabilité.  Je  me  formais 
peu  à  peu  ;  je  prenais  de  l'initiative  : 
j'acquérais  des  qualités  d'homme  d'Etat. 

Quand  je  rentrai  à  l'hôtel,  je  trouvai 
le  roi  à  la  place  où  je  l'avais  quitté,  auprès 
du  lit  où  gisait  la  jeune  femme.  Cette 
nuit  même,  au  moment  où  il  me  recon- 
duisait après  notre  conversation,  nous 
avions  entendu  un  coup  de  feu.  Aussitôt 
qu'elle  avait  su  qu'elle  ne    vi\Tait  plus 


avec  le  roi,  Marie  avait  couru  à  la  mort 
comme  un  prisonnier  court  à  une  porte 
ouverte.  Elle  n'avait  laissé  sur  sa  table 
aucun  mot  d'écrit.  Elle  savait  très  bien 
que   l'on    comprendrait. 

Ce  n'était  pas  une  méchante  femme, 
mais  elle  voulait  être  heureuse  à  tout 
prix,  et  ce  besoin  avide,  comme  animal, 
d'être  satisfaite,  l'avait  rendue  coupable 
de  toutes  les  cruautés.  Ainsi  elle  montra 
qu'elle  n'avait  pas  la  force  de  renoncer 
au  bonheur 

Ce  qui  sauva  le  roi,  c'est  qu'il  était  le 
roi.  Mais  si  sa  vie  n'avait  pas  été  occu- 
pée par  d'autres  choses  que  par  l'amour, 
je  crois  qu'il  se  serait  tué,  lui  aussi, 
plutôt  que  d'aller  retrouver,  auprès  de 
de  Mme  de  Einstein,  un  autre  remords. 
Mais  il  n'était  pas  un  amant  autant 
que  Marie  était  une  amante.  Quand 
l'amour  prend  ces  pauvres  êtres  dé- 
sœuvrés,  il  les   prend  tout   entiers. 


CHAPITRE   XXIX 


veille  au  soir,  je  n'avais 
^_  ^  -  pu  que  parler  assez  briè\e- 
SMJ^'^J  ment  au  roi.  Il  avait  lu  dans 
les  journaux  les  gi'ands  évé- 
nements du  Bergensland.  Il  avait  eu 
connaissance  de  la  convocation  du  Parle- 
ment, et  il  s'était  dit  que  Herner  agissait 
bien  en  poursuivant  cette  affaire  avec 
rigueur.  Comme  il  laissait  toujours  à 
son  premier  ministre  une  grande  ini- 
tiati\'e  et  une  grande  liberté,  il  ne  s'était 
pas  étonné  qu'il  eût  utilisé,  pour  convo- 
quer la  Haute-Cour,  les  blancs-seings 
qu'il   lui   avait   laissés. 

A  la  vérité,  il  avait  été  un  peu  étonné 
de  ne  recevoir  aucune  nouvelle  du  mi- 
nistre, car  dans  le  message  qu'il  a\'ait 
chargé  Herrenstein  de  porter  au  château 
royal,  il  donnait  deux  adresses  où  des 
télégrammes  pouvaient  lui  être  adressés 
par  Herner,  en  cas  de  besoin  urgent. 

Il  s'était  dit  cependant  que  le  ministre 
avait  dû  agir  avec  rapidité  et  n'avait 
pas  eu  le  temps  de  prendre  l'ordre  du 
souverain,  dans  une  circonstance  évi- 
demment d'une  haute  gravité,  mais  où 
l'avis   du  roi  n'était  pas  douteux. 

Herner  était  sûr,  étant  donné  les 
idées  de  Charles  XVI,  esprit  libéral, 
mais  monarque,  en  somme,  assez  ferme, 
que  les  mesures  énergiques  prises  par 
le  Gouvernement  seraient  certainement 
approuvées  par  le  roi. 

Le  silence  de  Herrenstein  l'avait  d'au- 
tant moins  surpris  que  le  comte,  d'après 
leurs  conventions,  ne  devait  écrire  ou 
télégraphier  que  dans  le  cas  d'un  gros 
ennui.  L'absence  de  nouvelles  signi- 
fiait :  bonnes   nouvelles. 

Le  roi  me  donna  l'assurance  que  la 
peine  capitale  qui  serait  certainement 
prononcée  contre  Tolberg  serait  commuée 
en  un  bannissement  perpétuel.  Il  ajouta 
qu'il    prendrait    telles    dispositions    pour 


que  Bertha  pût  suivre  son  ami  dans 
son  exil. 

J'emmenai  le  roi  le  plus  tôt  que  je  pus 
loin  des  tristes  souvenirs  de  l'hôtel 
Easton.  Mais  je  comprenais  bien  qu'il 
ne  pouvait  pas  rentrer  tout  de  suite  à 
Schcenburg  et  retrou^'er  Mme  de  Einstein 
à  qui  il  faudrait  cacher  toute  sa  dou- 
leur. 

Nous  restâmes  quelques  jours  à 
Bruxelles.  Charles  XVI  était  dans  un  tel 
état  d'esprit  qu'il  n'eût  pas  toléré  la 
vie  des  champs.  Dans  la  vie  des  villes, 
sa  tristesse  était  moins  accablante  ;  il 
jouissait  malgré  lui  de  tout  ce  qu'il 
voyait  des  hommes  et  des  choses.  Il  avait 
une  faculté  singulière  pour  reconstituer 
la  vie  des  gens  rien  qu'en  les  voyant 
passer...  C'est  cette  faculté  de  profiter 
des  êtres,  de  prendre  plaisir  à  leurs 
gestes,  de  saisir  tout  leur  charme 
apparent  ou  caché,  qui  faisait  de  lui 
un  amant  si  attaché,  si  constant  et 
si  naturellement  infidèle.  Sa  passion  était 
d'une  clairvoyance  admirable  ;  il  distin- 
guait en  une  femme  toutes  ses  séductions 
qui  le  retenaient  très  sûrement  à  elle. 
Mais  il  était  sensible  à  d'autres  charmes 
pour  peu  qu'il  s'en  approchât.  L'être 
aimé  était  aimé  par  lui  mieux  que  par 
n'importe  quel  amant,  mais  il  n'était 
pas  aimé  exclusivement.  Ses  maîtressses 
avaient  peut-être  raison  de  le  garder 
aussi  jalousement,  comme  un  Turc  garde 
ses  femmes. 

Je  me  souviens  qu'un  soir  où  il  avait  été 
particulièrement  triste,  il  m'avait  dit 
avec  une  sincérité  profonde  que  jamais 
il  ne  goûterait  plus  de  joie  dans  la  \ie. 
Ce  soir-là,  nous  nous  rendîmes  ensemble 
dans  une  sorte  de  music-hall  d'été.  Une 
petite  fille  de  seize  ans  qui  vendait  des 
bouquets  s'approcha  du  roi,  dont  la  tris- 
tesse se  fit  tout  de  suite  un  peu  plus  atten- 


124 


SECRETS    D'ÉTAJ 


drie.  Il  la  pria  de  s'asseoir  à  une  table, 
dans  le  jardin.  Il  la  retint  à  causer  avec 
lui  pendant  une  heure,  et  je  crois  qu'il 
l'aurait  emmenée  à  l'hôtel  ;  mais  il  n'osa 
pas,  à  cause  de  moi... 

Je  ne  voulais  pas  trop  le  presser  pour 
rentrer  à  Schoenburg.  Mais  je  pensais  que 
le  procès  de  Tolberg  devait  être  commencé. 
Je  craignais  qu'une  fois  la  sentence  ren- 
due, Herner  ne  précipitât  les  choses. 
Qui  sait  même  si,  pour  se  débarrasser  de 
son  ennemi,  il  n'était  pas  homme  à  ima- 
giner quelque  suicide  ?...  Mais  le  roi,  à 
qui  je  fis  part  de  mes  craintes,  me 
répondit  qu'elles  étaient  sans  fondement. 

—  Vous  ne  connaissez  pas  Herner 
comme  je  le  connais.  Certainement  c'est 
un  homme  que  rien  n'arrête,  mais  il 
est  incapable  d'un  crime  inutile.  Ainsi, 
vous,  par  exemple,  mon  brave  Hum- 
bert,  il  ne  vous  aurait  jamais  tué  parce 
qu'il  avait  la  ressource  de  vous  coffrer... 

Rien  ne  l'avait  tant  égayé  que  l'his- 
toire de  ma  fuite.  Il  répétait  qu'il  aurait 
bien  voulu  voir  Humbert  en  prisonnier, 
et  que,  d'ailleurs,  il  s'offrirait  un  jour 
cette  joie-là. 

Enfin,  une  dizaine  de  jours  après  avoir 
quitté  Londres,  il  me  dit  un  matin  : 

—  Nous    allons  rentrer  à  Schoenburg. 

Le  rapide  nous  y  amenait  le  lende- 
main au  point  du  jour.  Nous  descen- 
dîmes de  la  gare  à  pied.  Le  roi  traversa 
sa  bonne  ville  endormie.  C'était  la  pre- 
mière fois  de  sa  vie  qu'il  la  voyait  à 
cette   heure. 

En  passant  sur  la  place  de  l'Hôtel-de- 
Ville,  le  roi,  qui  me  tenait  familièrement 
par  le  bras,  s'arrêta.  Il  regarda  autour 
de  lui  toutes  ces  vieilles  maisons  silen- 
cieuses. Ce  n'était  pas  uniquement  le 
froid  du  matin  qui  lui  mouillait  les 
paupières.  Charles  XVI  aimait  bien  son 
vieux  Schoenburg... 

La  sentinelle  du  palais  ne  reconnut 
pas  cet  homme  de  forte  taille,  qui  rentrait 
à  cette  heure  matinale,  le  col  de  son 
ulster    relevé. 

Nous  montâmes  jusqu'à  ma  chambre, 
qui  était  telle  que  je  l'avais  laissée.  Le 
roi  trouva  qu'on  m'avait  mal  logé.  Comme 
il  restait  de  l'eau  dans  le  pot  à  eau. 
Sa  Majesté  se  débarbouilla.  Puis,  pendant 


que  le  palais  dormait  encore,  nous  des- 
cendîmes tous  les  deux  dans  mon  cabinet 
dont   je   fermai   soigneusement   la   portet 

C'est  là  que  le  roi,  sans  être  vu,  devai* 
attendre  l'arrivée   de  Herner. 

Comme  il  était  fatigué,  il  s'étendit 
sur  un  canapé  où  il  sommeilla,  tandis 
que  trop  énervé  pour  dormir,  je  m'as- 
seyais à  mon  bureau,  et  je  commençais 
machinalement  à  dépouiller  les  piles 
énormes  de  journaux  qui,  en  mon  absence, 
s'étaient  amoncelés  sur  ma  table. 

Vers  six  heures,  j'entendis  le  bruit 
des  garçons  de  bureau  qui  arrivaient. 
L'un  d'eux  ouvrit  la  porte  du  cabinet 
de  Herner,  et  s'en  vint  jusqu'à  la  porte 
du  mien.  Mais  je  lui  criai  que  je  m'étais 
enfermé  pour  travailler,  et  qu'il  ferait 
le  cabinet  plus  tard. 

Vers  neuf  heures,  je  me  mis  à  la  fenêtre 
et  je  guettai  impatiemment  la  venue  de 
Herner.  Le  roi  s'était  levé  et  s'était 
mis  à  mes  côtés,  et  nous  vîmes  ensemble 
le  premier  ministre  qui  traversait  la  cour 
et  se  dirigeait  vers  le  perron  d'entrée, 
d'où  il  s'apprêtait  à  gagner  innocemment 
son  cabinet...  c'est  là  que  l'attendait  une 
surprise  assez  considérable. 

De  Londres,  j'avais  écrit  à  Herner  une 
seconde  lettre  où  j'expliquais  que  mon 
absence  serait  un  peu  plus  longue  que 
je  n'avais  prévu. 

Je  suis  sûr  que  le  ministre  n'avait  pas 
cru  à  mon  histoire,  et  qu'il  était  bien 
persuadé   que   j'avais   voulu  fuir... 

J'avais  laissé  le  roi  dans  mon  petit 
bureau,  et  je  m'installai  dans  le  cabinet 
du  ministre.  Quand  il  ouvrit  la  porte, 
il  eut  un  sursaut  d'étonnement.  Ma  ren- 
trée bouleversait  évidemment  toutes  ses 
prévisions. 

Il  se  remit  assez  promptement  pour 
me  dire  : 

—  Ah  !  vous  voilà  de  retour  ?  et  me 
tendre  la  main  avec  une  parfaite  aisance. 

—  Monsieur  le  ministre,  lui  dis-je, 
avec  une  certaine  émotion,  je  suis  revenu 
encore  plus  tôt  que  je  ne  pensais...  C'est 
que  je  venais  réclamer  de  vous  l'exé- 
cution   d'une    promesse... 

Il    semblait     m'é  coûter    distraitement 
et  classer  des  papiers  avec  attention. 
- —  J'ai  vu,  continuai-je,   que  le  comte 


SECRETS    D'ÉTAT 


de  Tolberg  avait  été  jugé  et  condamné. 
Vous  m'avez  dit  que,  pour  le  principe, 
vous  teniez  à  avoir  une  condamnation 
contre  lui,  mais  \ous  m'avez  promis 
qu'après  la  condamnation,  vous  prendriez 
en  sa  faveur  une  mesure  de  clémence... 
Il  sembla  regarder  avec  une  application 
scrupuleuse  des  papiers  quelconques  qu'il 
était  en  train  de     ranger. 

—  Sans  prendre  aucun  engagement, 
répondit-il  au  bout  d'un  instant.  J'ai 
dit  et  je  répète  que  je  ferai  mon  possible 
pour  vous  donner  satisfaction.  Dès  de- 
main je  réunirai  les  ministres,  et  nous 
\errons  si  nous  pouvons  remettre  le 
dossier  à  la  compagnie  des  grâces.  Je 
pense  qu'avec  mon  appui,  ce  sera  chose 
faisable. 

—  Monsieur  le  ministre,  lui  dis-je, 
excusez-moi  si  je  réclame  de  vous  une 
promesse    plus    formelle. 

J'avais  pris  un  ton  ferme  que  je  ne 
me  connaissais  pas.  Ah  !  je  n'avais  pas 
peur  de  parler  à  un  ministre,  quand 
j'avais   un   roi   derrière    moi  !... 

Il  fut  étonné  de  cette  assurance.  Il 
me  regarda  et  me  dit,  avec  une  ceitaine 
hauteur,  que  je  n'avais  qu'à  me  fier  à 
lui.  Et  il  se  demandait  de  quel  droit... 

Je  répondis  que  ce  droit,  je  le  tenais  de 
lui-même. 

Il  avait  bien  voulu  m 'honorer  de  sa 
confiance  en  me  faisant  le  dépositaire 
d'un    certain   secret... 

Il  y  avait  bien  longtemps  qu'il  m'avait 
compris,  mais  il  attendait  pour  se  mettre 
en  colère  que  je  me  fusse  expliqué  nette- 
ment et  sans  équivoque.  Maintenant  il 
était    forcé    de    comprendi'e... 


—  C'est  ce  qu'on  appelle  du  chantage, 
me  dit-il. 

Et  je  vis  s'allumer  dans  ses  yeux  ce 
même  éclair  de  sauvagerie  et  de  bru- 
talité qui  les  faisait  briller  quand  il  par- 
lait d'un  de  ses  ennemis  :  la  princesse 
Eisa,  par  exemple.  II  était  maître  de 
laisser  ou  de  ne  pas  laisser  pénétrer  la 
colère  en  lui,  mais  aussitôt  qu'elle  y 
entrait,    il    en    était    saisi    tout    entier. 

—  Chantage  ou  non,  répondis-je,  je 
désire  avoir  de  vous,  monsieur  le  ministre, 
la  promesse  que  je  vous  ai  demandée. 

—  Vous  n'aurez  rien,  me  dit-il  ;  je 
ne   cède   pas   aux   menaces. 

Je  restai  un  moment  sans  rien  dire. 
J'étais  maître  de  mon  coup  de  théâtre. 
J'avais  demandé  au  roi  la  lettre  de  grâce 
de  Tolberg,  et  je  n'avais  qu'à  la  tendre  à 
Hemer,  il  serait  confondu,  comme  dans 
ces  mélodrames  où  le  traître  vaincu 
courbe  la  tête,  et  se  jette  ensuite  dans 
un  précipice,  en  criant  :  «  Vous  ne  m'au- 
rez  pas   vivant  !  » 

Mais  la  vérité,  c'est  que  c'était  assez 
de  comédie,  et  que  je  sentis  malgré  moi, 
à  ce  moment,  une  sorte  de  respect  pour 
cet  homme  qui  méritait  sans  doute  qu'on 
se  vengeât,  mais  non  qu'on  se  jouât 
de  lui.  Et  je  sentis  aussi  qu'en  apprenant 
que  son  souverain  était  encore  en  vie, 
il  allait  éprouver  une  grave  émotion. 

De  sorte  que  je  ne  lui  dis  plus  rien  des 
choses  dramatiques  que  j'avais  pré- 
parées, et  que  les  larmes  me  vinrent  aux 
yeux,  malgré  moi.  Je  lui  mis  la  main 
sur  l'épaule,  et  lui  criai,  la  gorge  serrée, 
le   plus   \dte   que  je   pus  : 

—  Le  roi  est  vivant  !   Il  est  là  !... 


/ 


CHAPITRE   XXX 


^^l^^ous  voilà,  usurpateur  !  a\-ait 
r/^  dit  Sa  Majesté. 
-'^  Le  ministre  et  son  roi  s  étaient 
regardés  en  silence,  et  j'avais 
compris  en  lesvoyant  quels  liens  profonds 
les  unissaient  auprès  de  ce  Bergens- 
land,  dont  l'un  avait  la  garde  hérédi- 
taire et  à  qui  l'autre  s'était    consacré. 


Le  roi  vivant,  il  ne  restait  de  la  cul- 
pabilité de  Herner  que  l'histoire  de  quel- 
ques faux,  dont  on  ne  parla  point.  Une 
personne  de  plus  était  dans  la  confi- 
dence, et  connaissait  la  conduite  auda- 
cieuse du  premier  ministre.  J'aimais 
mieux  cela.  Quand  j'étais  seul  avec  Her- 
ner à  porter  ce  secret,  je  trouvais  qu'il 
pesait    un    peu   lourd   srur    mes   épaules. 

Mme  de  Linstein  apprit  avec  une 
grande  douleur  la  mort  de  sa  sœur  et  de 
son  ami  Herrenstein,  victimes  d'un  ac- 
cident d'automobile  en  Angleterre. 

Ainsi  que  le  roi  l'avait  promis,  la  peine 


l'éducation    de    l'héritier    présomptif    entre    -MES    MAINS,    C'ÉTAIT    POUR    HERNER 

UNE    GRANDE    SÉCURITÉ. 


SECRETS    D'ÉTAT 


127 


de  Tolberg  fut  commuée  en  un  ban- 
nissement. On  ne  pouvait  pas  gracier 
complètement  un  homme  dont  la  cul- 
pabilité était  aussi  indéniable,  mais  la 
clémence  roj'ale  n'avait  pas  dit  son 
dernier  mot.  Un  jour  d'oubli  viendrait 
où   l'on   pourrait   faire   mieux. 

En  attendant,  Charles  XVI  fit  con- 
naître officieusement  à  la  Chambre  des 
divoices  qu'il  était  favorable  au  divorce 
de  Beitha.  Sa  Majesté  eut  la  bonté  de 
distraire  de  sa  cassette  privée  une  somme 
de  vingt-cinq  mille  livres,  dont  il  me 
faisait  soi-disant  présent,  et  que  je 
remettrais  en  mon  nom  propre  à  Tol- 
berg, pour  l'aider  à  vivre  à  Paris,  jusqu'au 
jour  où  sa  famille  s'humaniserait...  Le 
roi  connaissait  à  peine  Tolberg  et  s'in- 
téressait d'une  façon  très  superficielle 
aux  malheurs  de  Bertha,  mais  il  se 
plaisait  beaucoup  à  me  faire  plaisir. 

Jamais  banni  ne  s'embarqua  si  joyeu- 
sement pour  l'exil  que  le  comte  de  Tol- 
berg. Bertha  ne  prenait  pas  le  train  en 
même  temps  que  lui,  pour  ménager 
les  apparences,  mais  elle  devait  le  rejoin- 
dre^ à  Erstadt,  la  première  station  du 
rapide.  Quand  j'accompagnai  mon  ami 
à  la  gare,  il  m'apprit  comment  il  avait 
remplacé,  au  dernier  moment,  celui  des 
conjurés  que  le  sort  avait  primitivement 
désigné,  et  qu'une  maladie  avait  rendu 
indisponible. 

A  quelques  jours  de  là,  je  fus  mandé 
au   château   de   la  princesse   Eisa,   et   je 


m'y  rendis  avec  un  certain  frémissement.. 
Je  savais  que  c'était  une  jeune  femme. 
On  m'avait  bien  dit  qu'elle  n'était  pas 
très  jolie  ;  mais  c'était  une  princesse 
et  j'avais  fait  souvent  ce  rêve  fantaisiste 
et  inavoué  qu'il  se  passerait^  quelque 
chose  entre  elle  et  moi.... 

Mais  elle  était  décidément  trop  courte, 
trop  rouge  de  teint,  et  trop  duvetée  sous 
les  joues  et  dans  le  cou. 

Elle  me  dit  qu'elle  avait  causé  avec  le 
roi,  et  que  je  lui  serais  très  agréable  si  je 
voulais  me  charger  de  l'éducation  des 
jeunes  princes.  Bôlmoller  avait  perdu 
toute  espèce  de  prestige  aux  yeux  de 
ses  élèves. 

On  l'avait  nommé  je  ne  sais  pas 
quoi,  inspecteur  général  de  quelque 
chose  d'insignifiant.  L'éducation  de  l'hé- 
ritier présomptif  entre  mes  mains,  c'était 
une  grande  sécurité  pour  Herner,  qui, 
ainsi,  ne  craignait  plus  les  menées  dés 
Bavarois. 

Tout  va  désormais  paisiblement  à 
la  Cour  et  chez  Mme  de  Einstein.  Le 
roi,  très  assagi  au  point  de  vue  senti- 
mental, s'occupe  un  peu  plus  des  affaires 
publiques,  et  continue  à  guerroyer  contre 
l'autoritarisme  de  son  premier  ministre- 
Mais  il  prétend  que  Herner  fera  un  jour 
un  libéral  excellent  ;  de  même  que  les 
anciens  libéraux  font  d'excellents  mi- 
nistres autoritaires. 

—  Il  est  bon,  me  dit  le  roi,  d'avoir 
pratiqué  les  deux  opinions... 


l.,iP.    KAPP,  PARIS 


UN     AVIATEUR 


Copyright     1911,     by 
Pierre  LAFITTE  &  C" 


UNE   AUTOMOBILE   A    LA    PORTE   DU    PARC    MUGIT   ET 


MADEMOISELLE    NICOLE   PARUT    (P.    ']?,)' 


VALENTIN     MANDELSTAMM 


UN 


AVIATEUR 


Illustrations   de    KOISTER 


W*37 


IDÉAL-BIBLIOTHEQUE 
PIERRE    LAFITTE    &     C 

90,     AVENUE     DES    CHAMPS-ELYSÉES,     90 


A 


R 


I 


UN    AVIATEUR 


PREMIERE    PARTIE 


LA    PREMIERE    ASCENSION    DE    GILLES    LEBRISARD 


Dans  son  enfance  la  plus  bégayan-  quel,  ayant  fait,  dans  son  prin- 
te,  encore  au  temps  des  robes,  des  temps,  la  guerre  au  Mexique,  par- 
bavettes  et  du  voiturin,  Gilles  mani-  fois  se  laissait  aller  à  dire  que 
festait  déjà  un  amour  curieux  de  tout  les  jeunes  gens  doivent  jeter  leur 
ce  qui  touche  les  domaines  atmos-  gourme,  voir  du  pays  et  des  hom- 
phériques.  mes,  et  ne  pas  borner  leurs  regards 

Issu  du   sieur  Thomas   Lebrisard,      au  seul  horizon  du  Livre  de  Caisse, 
notable  commerçant  (tissus  et  laina-      D'ailleurs,  bien  qu'il  eût  fait  fortune 
ges),   et   de   son   épouse   légitime,   la     à  vendre  des  boutons  de  guêtres  en 
dame    Céleste    Roumerie,    sans    pro-      celluloïd,   on   le  regardait  volontiers 
fession,  —  par  suite  de  quel  atavisme      dans     la    famille    comme    un    esprit 
ce  rejeton  de  fieffés  bourgeois,  timo-      libertin,    et    Mme    Lebrisard,    redou- 
rés,   inertes,  nourris  de  père  en  fils      tant  qu'il  inculquât  de  tels  principes 
et  de  mère  en  fille  dans  l'abon- 
dance,  la  routine  et  le  culte  so- 
lide de  l'or,  apportait-il,  en  ve- 
nant  à  naître,    la   pas- 
sion  d'un   sport   témé- 
raire entre  tous,  de  la 
plus    aventureuse    des 
sciences,   ce  désir  uni- 
que et  incandescent  de 
ceux  qui  sont  prédesti- 
nés,   et    dont   la   voca- 
tion   est    aussi    claire- 
ment tracée  à  l'avance 
que    si    une    ligne    de 
rails      se      déroulait 
sous    l'élan    de    leur 
vie? 

Tenait-il  du  grand- 
père  Roumerie?  bon- 
homme aux  joues 
creuses,  avec  un  nez 

en    bec-de-corbin    et  dans  sox  enfance,    gilles  manifestait  déjà  un  amour 

1  ^    .  ^  CURIEUX  de  tout  ce  qui 

aes  yeux  misants,  le-  touche  les  domaines  atmosphériques  (p.  5). 


^     UN   'AVIATEUR     € 


au  petit-fils  quand  celui-ci  aurait  l'âge 
de  raison,  désapprouvait  avec  auto- 
rité  l'ancêtre. 

Elle  ne  savait  point,  la  chère  per- 
sonne, combien  cette  précaution  était, 


LE   GRAND-PÈRE    ROUMERIE   AVAIT    FAIT   LA    GUERRE 
AU    MEXIQUE    (p.    5). 


en  fait,  illusoire!  Et  vraiment,  si  les 
paroles,  un  spectacle,  des  écrits  tels 
que  l'histoire  de  la  malle  volante, 
incluse  aux  merveilleux  contes  d'An- 
dersen, ou,  plus  tard,  les  exploits  de 
Robur  le  Conquérant,  avaient  pu 
frapper  cette  imagination  et  désobtu- 
rer  certains  alvéoles  de  ce  cerveau, 
l'expérience  prouve  qu'en  pareil  cas 
la  graine  est  dans  l'homme,  enfouie 
par  un  mystérieux  semeur;  les  inci- 
dents la  font  germer  plus  ou  moins 
vite,  voilà  tout;  et  ne  fallait-il  pas 
avoir  «  ça  dans  le  sang  »  pour  suivre. 


baby  joufflu,  d'un  œil  si  attentif,  les 
cerfs-volants  manœuvres  par  de  rapi- 
des gosses,  pour  invoquer  si  impé- 
rieusement, des  deux  bras,  les  grap- 
pes d'aérostats  multicolores  que  pro- 
mènent, au  bout  d'une  ficelle, 
des  camelots  en  général  suran- 
nés, et  pour  accueillir 
avec  un  respect  si  total, 
une  si  claire  extase,  le 
grand  ballon  de  baudru- 
che opaque,  orné  d'un 
coq  en  exergue,  que 
Mme  Lebrisard,  retour 
du  Louvre,  lui  apporta 
un  soir? 

Or,   dès   qu'il  fut  mis 
en    possession    de    cette 
chose  élastique  et  qui  dé- 
tient le  pouvoir  de  s'éle- 
ver  au   plafond,    l'ayant 
auscultée    et    palpée,    il 
tint  à  y  fixer,  de  ses  doigts  ba- 
lourds, un  esquif  en  papier  où, 
sous  sa  direction,  la  bonne  avait 
préalablement   figuré   un  excur- 
sionniste élémentaire. 

Puis,  lorsqu'en  des  époques 
qui  suivirent,  Gilles  se  fut  ini- 
tié à  l'art  du  dessin,  il  coloriait 
non  sans  goût  ces  effigies  et  fit 
preuve  d'un  sens  assez  inventif 
créant  un  parachute  de  papier 
pelure,  qu'on  déclanchait  par  un 
jeu  de  fils  et  grâce  à  quoi  la  na- 
celle, libérée,  descendait  doucement, 
venait,  comme  un  papillon,  se  poser 
sur  le  tapis  avec  son  équipage  peint. 

—  Celui-ci     deviendra     ingénieur, 
prophétisa  le  grand-père. 

—  Aéronaute!   rectifiait  nettement 
Gilles  Lebrisard. 


* 

*     * 


Qui  de  nous  n'a  éprouvé,  en  cer- 
tains   rêves,     l'illusion    d'un   pouvoir 


^       UN   AVIATEUR     ^ 


volant?  Il  y  a  quelque  chose  de  sur- 
humain à  se  sentir  libéré  de  la  pe- 
santeur, et  peut-être,  selon  les  paroles 
d'un  moine  médiéval,  tonnant  contre 
ceux  qui  cherchent  à  inventer  de  tel- 
les machines. 
Dieu  interdit  aux 
hommes  de  vo- 
ler parce  que 
«  cela  les  ferait 
trop  ses  pareils». 

Il  semble,  au 
cours  de  ces 
phantasmes,  que 
l'on  échappe  au 
temps  comme  à 
la  gravité.  Une 
âme  légère,  une 
âme  d'oiseau  vit 
en  nous.  Les 
lois  mortelles  ne 
nous  tiennent 
plus  tributaires. 

Notre  domaine  c'est  l'air  impondéra- 
ble et  bleu.  D'un  coup  d'aile,  nous 
effaçons  la  laideur  de  cette  vie  ter- 
restre, nous  laissons  bien  loin  de  nous 
les  tares  assujettissantes  dont  le  dé- 
tail s 'estompe  dans  la  brume  du  loin- 
tain. 

Et  Gilles  Lebrisard,  aéronaute-né, 
faisait,  plus  fréquemment  que  tout 
autre,  ce  songe  qui,  à  son  intelli- 
gence nocturne,   se  présentait  ainsi: 

Soutenu  par  des  antennes  mécani- 
ques, qu'il  manœuvrait,  sans  besoin 
de  gestes,  par  sa  seule  volonté,  il 
évoluait  très  haut  dans  l'espace. 

C'était,  sur  sa  tête,  une  voûte  de 
ciel  constellé;  à  ses  pieds,  dans  une 
ombre  profonde,  il  percevait  une  agi- 
tation, des  rumeurs  assourdies  par 
la   distance. 

Alors,  se  rapprochant  un  peu  du 
sol,  il  distinguait  un  promontoire,  la 
mer,  et,  sur  un  îlot  rocheux,  une  cita- 
delle crénelée,  avec  de  grosses  tours; 
puis  il  découvrait  un  jardin,  bosquets. 


ssTTtj  iTT  .  iw^:!m^mm 


L  HISTOIRE    DE   LA    MALLE    VOLANTE    AVAIT 
FRAPPÉ    SON    IMAGINATION    (P .     6). 


fontaines  jaillissantes;  et,  près  d'une 
pièce  d'eau,  accoudée  à  la  balustrade 
d'un  kiosque,  une  femme,  la  face 
voilée.  Comme  si  elle  l'eût  deviné  à 
travers  l'espace,  elle  levait  la  tête, 
écartant  ses  voiles,  et  l'appelait  de 
tout  son  visage  éploré,  de  ses  yeux 
pleins  d'absolue  détresse,  de  ses 
mains    tendues    vers    lui. 

Gilles  Lebrisard  ne  la  connaissait 


^     UN    AVIATEUR     € 


pas  et  il  lui  semblait  pourtant  la 
reconnaître.  D'une  plongée  rapide  et 
verticale,  il  était  descendu;  il  atterris- 
sait; elle  accourait,  se  jetait  dans  ses 
bras,  en  criant:  «  Sauvez -moi  de  lui, 
ce  monstre  qui  m'emprisonne...  »  Et 
Gilles,  sans  en  demander  davantage, 
imprimant  le  mouvement  voulu  à  son 
appareil,  repartait  dans  l'atmosphère, 
chargé  d'un  fardeau  qu'il  se  sentait 
déjà  plus  cher  que  l'existence  —  et 
cela  juste  à  l'instant  où  un  individu, 
glabre,  coiffé  d'un  turban,  et  l'air 
égaré,  se  précipitait,  appelait  des 
sbires  et  des  archers  auxquels,  fu- 
rieusement, par  gestes  épileptiques, 
il  désignait  les  fuyards.  D'ailleurs, 
sans  se  soucier  de  lui,  silencieux,  ils 
dominaient  la  mer  sombre. 

Mais  Gilles  Lebrisard,  qui,  un  ins- 
tant, avait  pu  goûter  cette  féHcité 
surnaturelle  que  tous  nous  attendons 
en  vain,  s'apercevait  que,  contre  son 
sein  palpitant,  sa  compagne  était 
morte;  sa  bouche  n'avait  plus  d'ha- 
leine, ses  prunelles  se  trouvaient  ter- 
nies. Et  alors,  envahi  d'un  désespoir 
atroce,  il  sentait  sombrer  toute  son 
énergie,  sa  volonté  défaillante  ces- 
sait de  soutenir  sa  nef,  il  se  laissait 
choir  à  l'abîme  qui  l'engloutissait... 
et  il  se  réveillait  en  sursaut. 

Ainsi,  jusque  dans  son  sommeil, 
venait  le  hanter  ce  thème  constant 
de  ses  pensées,  car  il  se  souvenait 
s'être  toujours  promis:  j'inventerai  la 
machine  volante. 


* 
*     * 


C'était,  vers  la  sixième  année,  un 
moutard  orgueilleux  à  se  couper  la 
langue  plutôt  que  de  pleurer  «  devant 
le  monde  »,  têtu  à  se  passer  de  nour- 
riture pour  une  idée,  d'humeur  quel- 
que peu  despotique  et  batailleuse, 
mais  brave  diable  au  fond  :  sous  une 


blonde  toison  bouclée,  il  avérait  un 
visage  aux  yeux  francs,  avec  un  pro- 
fil aquilin,  dont  l'architecture  fut 
toutefois  compromise  par  ce  qui  s'en- 
suivit d'une  première  tentative  aéro- 
nautique. 

A  Vernouillet,  chez  le  grand-père 
Roumerie,  un  jour  d'août,  sur  le  coup 
de  midi,  une  échelle  se  trouvait  appH- 
quée  contre  le  mur  de  la  maison. 
Deux  étages.  L'échelle  appartenait 
à  des  ramoneurs.  Ils  l'avaient  laissée 
là  et  s'en  étaient  allés  déjeuner.  Cette 
minute  fut  élue  par  Gilles  pour  réaU- 
ser  un  projet  conçu  le  matin  même 
et  mûri   dans   le   silence. 

Ayant  mobilisé  trois  parapluies, 
hôtes  habituels  du  porte-manteau,  il 
les  ouvrit,  en  assembla  les  manches 
au  moyen  d'une  corde,  relia  les  extré- 
mités pour  donner  du  raide  au  sys- 
tème et,  muni  de  cet  engin,  il  se 
hissa  jusqu'aux  chéneaux. 

Parvenu  à  ce  faîte,  il  jouit  un  ins- 
tant du  point  de  vue.  Les  fleurs  du 
jardin  semblaient  une  tapisserie  dis- 
posée sur  l'herbe.  La  forêt  brillait  au 
soleil.  Les  toits  des  habitations  fu- 
maient leur  pipe.  Comme  il  s'amu- 
serait plus  tard,  pensait-il,  quand  il 
pourrait  naviguer  en  ballon  au-des- 
sus de  la  vaste  terre. 

Alors  il  vérifia  son  appareil,  et, 
sans  hésitation  —  il  se  rappela  tou- 
jours à  quel  point  l'idée  de  se  laisser 
couler  dans  le  vide  lui  semblait,  en 
cet  instant,  inoffensive,  —  il  se  sus- 
pendit des  deux  mains  à  la  jonction 
des  tiges,  repoussa  le  mur  d'un  coup 
de  talon   et  se  lança. 

Sa  course,  d'abord,  avait  été  rec- 
tiligne  et  délicieuse.  C'est  seulement 
à  la  hauteur  du  rez-de-chaussée  qu'un 
des  riflards  s'étant  retourné,  l'équi- 
libre heureux  vint  à  se  rompre,  et  que 
la  chute  s'accéléra  d'un  coup,  de  sorte 
que  Gilles  prit  contact  un  peu  dure- 
ment avec  une  bande  de  gazon,  au 


^     UN   AVIATEUR     ^ 


demeurant     élasti- 
que. Dans  la  même 
minute,     surve- 
naient M.  et  Mme 
Lebrisard   et    le 
grand-père  qui  agi- 
tait de  longs  bras. 
Gilles  saignait  du  nez.  On  le  trans- 
porta, d'autorité,  sur  le  sofa  du  salon 
et  il  eut  le  visage  furieusement  tam- 
ponné à  l'aide  de  mouchoirs  imbibés 
de  vinaigre. 

Pareille,  dans  son  émoi,  à  une 
poule  obèse  qui  glousse,  Mme  Le- 
brisard  se   lamentait: 

—  Cet  enfant   est  fou! 

—  Il  faut  avouer,  en  effet, 
qu'il  y  a  là  quelque  démence, 
balbutiait  le  grand-père. 

Et   M.    Lebrisard,    qui    avait 

une   face   rosée   et   d'importants 
favoris,  se  promenait  de  long  en 


large,  les  mains  derrière 
le   dos,    en   répétant: 

—  Des  parapluies...  A- 
t-on   idée  de   cela...   Des 
parapluies!... 
A  travers  le  bâillon  de  lin- 
ge, une  voix  pâteuse  et  dont 
on  perçut  tout  de  même  l'accent 
rageur,  protestait. 

—  Je  vois  ce  que  c'est:  j'au- 
rais dû  en  prendre  quatre. 

Ce  fut,  en  l'occurence,  le  seul 
remords  que  manifesta  Gilles  Le- 
brisard. 


II 


COMMENT  GILLES  LEBRISARD, 

MALGRÉ    LA    CONSIGNE, 

MONTA   EN   BALLON   CAPTIF 

L'issue  d'une  première  «  ascen- 
sion »,  laquelle  avait  été,  pour  mieux 
dire,  une  descente,  provoqua,  au  sein 
de  sa  famille,  une  sérieuse  hostilité 
contre  ses  aspirations  d'aéronaute. 


LES    CERFS-VOLANTS,    MANŒUVRES    PAR    DE 
RAPIDES    GOSSES    (p.    6). 


^     UN   AVIATEUR 


Cependant  d'où  venait  le  mal? 

Il  fut  établi,  en  un  conseil,  que  d'in- 
tempestives littératures  avaient  dû  dé- 
voyer cette  tête  naïve.  Dès  lors,  on 
s'était  mis  à  surveiller  strictement  les 
lectures  du  drôle;  la  bibliothèque  se 
trouva  expurgée  avec  rigueur;  le  su- 
jet néfaste  fut  proscrit  des  entretiens, 
le  mot  ballon  devenait  un  vocable 
tabou,  et  lorsque  Gilles  dut  aller  en 
classe,  son  père  crut  devoir  rendre 
une  visite  personnelle  à  chacun  des 
professeurs  et  même  au  pion,  afin 
de  leur  élucider  toute  circonstance  et 
de  recommander  un  contrôle  spécial 
au  point  de  vue  aviation. 

Mais  il  arrive  presque  toujours  que 
la  vigilance  la  plus  active,  faute  d'ob- 
jet, se  relâche.  On  eût  dit  que  le 
conflit  un  peu  froissant  où  Gilles,  à 
Vernouillct,  était  entré  avec  la  terre 
féconde,  l'avait  du  coup  purgé  de  ses 
humeurs  aériennes.  Il  cessait  d'obsé- 
der son  entourage  avec  ses  rêves  an- 
ciens, parut  les  avoir  oubliés,  ne  fit 
plus  mine  de  vouloir  réitérer  des 
expériences. 

—  C'était  une  alerte,  la  lubie  lui 
aura  passé!  articulait  M.  Lebrisard, 
caressant  ses  favoris,  taillés  avec  am- 
pleur, comme  ceux  des  hommes  satis- 
faits d'eux. 

Le  vieux  Roumerie  hochait  sa  tête 
jaune  au  fond  .de  la  bergère  où  le 
séquestraient  ordinairement  ses  rhu- 
matismes: 

—  Heu,  heu...  je  ne  me  fie  pas  à 
l'eau  qui  dort! 

—  Vous  radotez,  grand-père!  cou- 
pait   Mme    Lebrisard. 

Et  l'on  n'y  pensa  plus.  C'était  pour- 
tant lui  qui  avait  raison. 

Devant  le  décri  général,  par  or- 
gueil, et  très  avisé  malgré  sa  jeu- 
nesse, Gilles  estimait  convenable  de 
se  retirer  en  lui-même.  Avoir  man- 
qué se  rompre  les  os  le  faisant,  au 
surplus,   réfléchir  utilement,   il   com- 


prenait que  le  métier  d'aéronaute 
nécessite  quelques  notions  fondamen- 
tales dont  l'école,  en  dépit  des  pré- 
cautions, lui  facilita  d'ailleurs  l'accès. 

Doué  d'un  prestige  certain,  il  avait, 
en  effet,  inculqué  sa  flamme  à  deux 
camarades,  lesquels,  sans  partager 
foncièrement  une  ardeur  si  exclusive, 
devinrent  toutefois  ses  adeptes  zélés: 
Félix  d'Armières,  enfant  nerveux  et 
fin,  aussi  impressionnable  que  Gilles 
paraissait  décidé  ;  et  un  garçon  fruste, 
vigoureux,  qui  marquait  du  goût  pour 
les  mathématiques,  nommé  Paul  Re- 
bour.  Le  trio  s'organisa  en  un  club 
que  Gilles,  d'office,  présidait.  Les 
statuts  furent  rudes.  Nul,  sous  peine 
de  radiation  et  de  sévices  graves,  ne 
devait  révéler  les  rites  de  l'associa- 
tion. 

Un  modique  versement  hebdoma- 
daire payait  l'achat  de  bouquins  rela- 
tifs à  une  science  vénérée. 

Ils  s'y  instruisirent  consciencieuse- 
ment,  historiquement. 

Architas  de  Tarente,  l'auteur  d'une 
merveilleuse  colombe  mécanique  ; 
Dédale,  qui,  comme  chacun  sait,  in- 
venta les  mâts,  les  voiles,  la  scie, 
la  hache  et  le  vilebrequin,  avant  que 
de  s'envoler,  avec  son  fils  Icare,  vers 
le  sol;  il;  et  le  Portugais  Gusmao  que 
l'Inquisition  poursuivit  de  sa  haine 
(ils  en  concevaient  l'horreur  des  cu- 
rés) et  Malmesbury,  Alard,  Montgol- 
fier,  Pilâtre  du  Rozier,  Nadar,  Lilien- 
thal,  Chanute,  Langley,  tous  ces  illus- 
tres, devinrent  des  hôtes  familiers 
de  leurs  jeunes  esprits. 


Un  jour,  en  caravane  scolaire,  l'on 
visitait  l'Exposition  de  1900,  qui 
venait  de  s'ouvrir;  la  vue  du  ballon 
captif  éveilla,  chez  les  compères,  un 
grand  désir  simultané. 


^     VN    AVIATEVR     ^ 


LES    GRAPPES    d'aÉrOSTATS    MULTICOLORES   QUE 
PROMENENT     DES     CAMELOTS    SURANNÉS    (p.    6). 

—  Il  faudra  nous  échapper  diman- 
che, insinua  Gilles.  Et  l'on  grimpera 
dedans. 

Ils  prétextèrent  des  invitations  réci- 
proques,  et,    chacun  nanti  d'un   écu 


prélevé  sur  la  caisse  aux  livres,  ils 
se  présentaient  à  l'entrée  du  parc 
aérostatique. 

Le  pilote,  qui  se  trouvait  au  gui- 
chet, se  contenta  de  leur  désigner 
une  pancarte: 

«  Les  enfants  non  accompagnés  ne 
sont  pas  admis.  » 

—  Cependant...  essayait  Gilles. 

—  C'est  formel,  mon  petit  ami!  fut 
la   réplique. 

Un  loustic  plaisanta: 

—  Vous  repasserez  à  la  prochaine 
Exposition  ! 

Rouges  et  centristes,  les  trois  so- 
ciétaires tournaient  les  talons,  s'éloi^ 
gnaient   en   silence. 

—  C'est  ce  qu'on  appelle  chou- 
blanc!  prononça  enfin  Paul  Rehour. 

—  Tu  es  certain,  Gilles,  que  tes 
parents  ne  voudront  pas?  demanda 
par  acquit  de  conscience  d'Ar- 
mières. 

Les  siens,  ceux  de  Rebour,  tran- 
sigeraient peut-être. 

Mais  Gilles  haussait  les  épaules, 
et  il  ne  s'agissait  pas,  bien  sûr,  de 
monter  en  ballon  sans  le  «  prési- 
dent ». 

—  Tant  pis!  conclut  Rebour. 

Sans   répondre,    Gilles   dévisageait 

ce  résigné  avec  un  air  de  pitié  souve- 
raine : 

~  Ça  se  fera,  dit-il  ensuite.  Très 
simple:  nous  nous  déguiserons  en 
personnes   d'âge  mûr. 

Ils  s'émerveillèrent.  Gilles  conti- 
nua: 

—  Je  me  mettrai  en  mihtaire  re- 
traité et  Rebour  sera  en  Angli- 
che. 

—  Et  moi.?  réclamait  d'Armières. 

—  Tu  es  de  trop  petite  taille  !  pro- 
nonçait   Gilles    péremptoirement. 

Et  le  protestataire  se  tut  devant 
ce    verbe    dictatorial. 

D'ailleurs,  en  mode  d'amendement, 
Gilles,  bon  prince,  ajoutait: 


^     UN    AVIATEUR     € 


—  Mais  tu  nous  aideras  et  tu  pour- 
ras  assister. 


Chez  un  perruquier  du  Temple,  qui 
leur   enseigna  par-dessus  le  marché 
l'art     élémentaire     du      grime,      ils 
s'étaient  procuré  un  matériel  de  faux 
poil  et  de  maquillage.  Le  fond  des 
garde-robes     paternelles,     sournoise- 
ment explorées,  avait  fourni  la  défro- 
que.    Ils     s'appliquèrent,     plusieurs 
soirs,  à  se  composer  devant  la  glace 
des   faciès    probables.    Dans   la   rue, 
s'ils    rencontraient    quelque   individu 
adéquat  aux  personnages  choisis,  ils 
le  suivaient,  le  scrutaient,  tâchant  de 
s'inculquer    son    allure.    Les    intona- 
tions, l'accent  furent  discutés.  Gilles, 
qui  dirigeait  les  études,  ne  se  conten- 
tait pas  d'à-peu-près,  et,  les  costumes 
nécessitant  des  retouches,  décida  que, 
par  prudence,  on  s'adresserait  à  l'ex- 
térieur. Un  vieux  tailleur  en  chambre, 
loin   de   leurs   quartiers,   reçut    com- 
mande de  cette  besogne.  Quand  ils 
vinrent    chercher   leurs  effets,   l'arti- 
san,  par-dessus   ses   lunettes   d'acier, 
leva  ses  yeux  gris  fatigués,  et  il  con- 
sidérait les  gamins  avec  un  étonnc- 
ment  indicible. 

—  C'est  pour  la  Mi-Carême!  affir- 
ma superbement  Gilles,  encore  qu'on 
se  trouvât  au  mois  de  mai. 

Seul,  chez  les  Lebrisard,  le  grand- 
père  Roumerie,  perspicace,  flairait 
anguille  sous  roche: 

—  Tu  as  une  tête  à  préparer  un 
mauvais  coup! 

—  Ah!   dieu,  non,  grand-père! 


* 

*     * 


Ils  montaient  vers  une  pureté  in- 
connue, un  silence  nouveau.  L'ombre 
du   ballon   diminuait   sur   le    sol,   où 


les  choses  apparaissaient  comme  des 
images  pimpantes  et  bigarrées.  En- 
core dans  l'émoi  du  «  lâchez-tout  », 
ils  se  tenaient  côte  à  côte,  sans  mot 
dire,  appuyés  au  garde-fou  de  la  na- 
celle, et  comme  Paris  se  plaquait 
largement  sous  leurs  yeux,  ils  nom- 
maient les  rues,  les  places,  les  monu- 
ments, cherchaient  instinctivement  à 
situer  leur  demeure.  Non,  les  bobines 
que  feraient  les  ancêtres,  s'ils  les 
apercevaient  ! 

Alors  il  arrivait  ceci  que,  jusqu'à 
cet  instant,  les  deux  champions  ne 
s'étaient  pas  encore  «  regardés  ».  En 
hâte  l'on  s'était  habillé  chez  d'Ar- 
mières,  avec  la  complicité  d'un  vieux 
domestique  auquel  on  n'avait  parlé, 
bien  entendu,  que  d'une  surprise  mé- 
nagée à  la  famille;  et  depuis,  absor- 
bés dans  le  contrôle  du  geste  et  de 
l'attitude,  l'exécution  correcte  du  rôle, 
ils  n'avaient  eu  l'un  pour  l'autre  qu'un 
regard  artiste,  critique,  chargé  du 
seul  souci  de  réussir. 

Il  fallut  le  succès  conquis,  savouré, 
dans    une   réalité   point   inférieure  à 
l'espoir,     pour    qu'ils    songeassent    à 
se  considérer  avec  des  yeux  contem- 
porains.   Gilles    vit    près    de    lui    un 
bonhomme  ventru,  il  savait  grâce  à 
quelles   étoupes,   les  joues   envermil- 
lonnées  derrière  des  favoris  carotte, 
coiffé  d'un  chapeau  melon  qui  ador- 
nait  jadis  le  chef  du  grand-papa  Rou- 
merie; et  il  pensa  que  sous  ces  espè- 
ces  habitait   le  brave  Paul  Rebour! 
Tandis  que  ce  dernier,  stupéfait,  s'ef- 
forçait à  reconnaître  un  certain  Gilles 
Lebrisard  dans   ce  raide  petit  mon- 
sieur,  sanglé  d'une  noire  redingote, 
avec 'son  impériale  et  sa  moustache 
cirées.    Et    irrésistiblement,   ils   écla- 
tèrent   d'un    rire    juvénile,    où    leurs 
douze    ans    respectifs    se    vengeaient 
d'une  contrainte  qui  avait  trop  long- 
temps duré.   Ils  riaient  à  perdre  ha- 
leine, se  cramponnant  aux  suspentes 


^     UX    AVIATEI'R     ^ 

pour  ne  pas  tomber. 
Autour  d'eux,  quelque 
effarement  sévit;  des 
passagers,  mal  habi- 
tués à  d'autres  plan- 
chers que  celui  dit  des 
vaches,  ne  souhai- 
taient pas  un  surcroît 
d'inquiétude.  Les  da- 
mes, s'imaginant  quel- 
que folie  soudaine  et 
dangereuse,  se  serrè- 
rent contre  leur  époux. 

Le  pilote,  méridional  tonitruant,  la 
visière  de  sa  casquette  pointée  au 
ciel,   finit   par   s'approcher: 

—  Messieurs,  je... 
Ils  pouffaient,  sans  rémission;  d'un 

faux  mouvement,  Gilles  s'arracha  une 
demi-moustache. 

—  Oh!  sacredieu,  qu'est  cela! 
grondait   le  pilote. 

La  farce  fut  vite  expliquée,  d'au- 
tant que  cet  homme,  ayant  la  mé- 
moire des  têtes,  reconnut  dans  Gilles 
son  client  remercié  de  l'autre  fois. 
Toute  la  plate-forme  de  rire  à  son 
tour.  On  leur  fit  presque  une  ovation. 

—  Mais  parlons  sérieusement!  fit, 
lorsqu'on  commença  de  plonger,  le 
farouche  capitaine.  Moi,  je  veux  met- 
tre ma  responsabilité  à  couvert.  Il 
faudra  que  j'avise  vos  parents. 

—  Pensez-vous  que  ce  soit  bien  né- 
cessaire? s'informait  Gilles,  très  fleg- 
matique, pendant  que  Rebour  lui 
soufflait  à  l'oreille:  «  Ce  qu'on  va  se 
faire  enlever!  » 

L'autre  poursuivait  : 

—  Eh!  je  vous  crois!  Donnez-moi 
vos  noms...  Allons,  j'écoute...  A  moins 
que  vous  ne  préfériez  que  je  \  ous 
fasse  reconduire... 

Gilles,  une  fois  de  plus,  se  montra 
sublime  : 

—  Je  m'appelle  Alfred  Savoy,  ici, 
rue  La  Boëtie,  dit-il  très  vite,  comme 
s'il  eut  récité,  avec  un  bref  coup  d'œil 


13 


CETTE    CHOSE    ÉLASTIQUE    QUI    DETIENT    LE 

POUVOIR    DE    s'Élever  au  plafond  (p.  6) 


vers    Rebour,   qui   fut   à  la   hauteur: 

—  Richard  Pape,  7^,  rue  La  Con- 
damine. 

Le  capitaine,  ayant  pris  l'air  suffi- 
sant d'un  à  qui  l'on  n'en  conte  guère, 
parut  satisfait  de  ces  indications.  Gil- 
les rafistolait  son  poil. 

A  l'atterrissage,  sans  .demander 
leur  reste,  ils  s'esquivèrent  preste- 
ment, tombèrent  sur  d'Armières,  qui 
fiévreux  d'attente,  les  accabla  de 
questions    anxieuses    et    ravies. 

Mais    le    chef    entraînait    vivement 


u 


^     UN    AVIATEUR     ^       I 


son  monde,  et  seulement  lorsqu'ils  d'orgueil,  et,  tel  Tartarin  retour  à 
furent  perdus  en  la  foule  anonyme,  Tarascon  de  son  voyage  africain, 
la   poitrine    gonflée   de   triomphe    et      Gilles  Lebrisard  commença... 


III 


LA    LEÇON   DU   VIEUX    PILOTE 


Rhétoricien,  il  incarna  une  variété 
d'élève  que  les  professeurs,  générale- 
ment, décrient. 

Rebelle  aux  versions  et  aux  thè- 
mes, déplorable  jardinier  des  racines 
grecques,  mal  discipliné,  se  faisant 
un  jeu  perpétuel  de  faufiler,  —  en 
des  compositions  françaises  au  style 
le  plus  saugrenu,  —  des  idées  que 
l'école  qualifie  de  subversives,  il  ma- 
nifestait néanmoins,  outre  du  pen- 
chant pour  les  sciences,  ce  don  natu- 
rel qui  permet  de  se  maintenir  à  flot, 
de  sauver  la  mise  au  prix  d'un  effort 
insignifiant,  et  c'est  là  un  comble 
de   l'immoralité. 

Le  cours  particulier  de  chaque  vie 
avait  dissous  le  club  fondé  en  petite 
classe;  et  tandis  que,  tenus  quittes 
d'humanités  par  des  parents  libéraux, 
Paul  Rebour  mettait  directement  le 
cap  sur  Polytechnique  et  Félix  d'Ai-- 
mières  sur  Saint-Cyr,  —  âme  du  cé- 
nacle ancien,  Gilles  demeurait  seul 
fidèle  à  une  passion  que  maintenant 
il  proclamait. 

Du  reste,  sans  compter  l'aïeul  Rou- 
merie  qui  —  découvrant  en  ce  petit- 
fils  allègre  un  lui-même  d'autrefois, 
mort  jeune  . —  avait,  depuis  belle  lu- 
rette, passé  avec  armes  et  bagages 
du  côté  de  l'ennemi,  les  Lebrisard, 
dans  le  vague  sentiment  d'avoir  créé 
un  être  d'une  race  étrangère,  se  trou- 
vaient dominés,  en  fin  de  compte, 
par    le    jouvenceau    blond    aux    yeux 


conquérants,  lequel,  tout  en  se  mon- 
trant invariablement  respectueux,  les 
éberluait  par  sa  faconde,  prenait  les 
remontrances  en  gaieté,  obéissait  à 
la  cavalière  :  «  Vous  voulez  que  je 
passe  mon  bachot...  Soit...  Après, 
vous  me  laisserez  tranquille  ?  » 

* 
*     * 

Dans  le  tramway  où  Gilles,  domi- 
cilié boulevard  Voltaire,  montait  cha- 
que matin  pour  atteindre  les  locaux 
de  Condorcet,  il  rencontrait  un  mon- 
sieur, âgé,  mais  l'air  jovial  et  gail-' 
lard,  perpétuellement  coiffé  d'un  cha- 
peau mou,  avec  une  face  cuite,  un 
collier  de  barbe  aux  poils  rêches,  et 
ce  regard  perçant  qu'acquièrent  les 
familiers  des  grands  espaces.  Plus 
d'une  fois,  à  la  dérobée,  celui-ci  avait 
observé  Gilles,  qui,  ne  se'  souciant 
guère  de  repasser  un  cours,  ou  de 
préparer  un  examen,  s'absorbait  d'ha- 
bitude en  quelque  livraison  de  VAé- 
rophile,  ou  crayonnait  des  plans  de 
machines  volantes  sur  un  bord  de 
journal. 

Une  fois,  comme  ils  se  trouvaient 
solitaires  sur  l'impériale,  le  vieux 
monsieur  mit  à  suivre  le  manège  de 
Gilles  une  insistance  évidemment 
voulue;  et .  lorsque  celui-ci  l'eut  re- 
marquée, il  lui  confiait  d'un  ton  bour- 
ru et  bienveillant  : 


^     Uy   AVIATEUR     € 


'^^s 


SOUTENU    PAR'hDES  ANTENNES  MÉCANIQUES,    IL 
EVOLUAIT    TRÈS    HAUT   DANS    l'eSPACE    (p.'  7). 


—  C'est  que  je  suis  de  la  partie, 
vois-tu,   mon   garçon! 

Loin  de  s'offusquer  au  tutoie- 
ment, Gilles  fut  pénétré  d'un  émoi 
grave;  et  il  s'expliquait,  du  coup, 
l'attrait  de  cet  inconnu,  qu'il  con- 
sidéra bouche  bée. 

—  Quoi,  ça  t'étonne  de  voir  un 
aéronaute!  badinait  le  vieil  hom- 
me. Te  figures-tu,  par  hasard,  cette 
espèce-là  comme  des  gaillards  qui 
auraient  des  ailes  aux  paturons. 
D'abord,  es-tu  déjà  monté  en  bal- 
lon? 

—  Captif,  seulement!  avoua  Gil- 
les en  toute  humilité,  car  les  événe- 
ments n'avaient  pas  donné  de  len- 
demain à  l'ascension   de  naguère. 

—  C'est  toujours  suffisant  pour 
se    rendre    compte   et    ça  fait,    au 
moins,  que  tu  ne  me  demanderas  pas, 
—  tu  brûles  évidemment  de  me  poser 
des  questions,  —  si  dans  une  nacelle 
on  est  secoué,  si  on  a  le  vertige,  ou 
trop   chaud,   ou  trop   froid.   Secoué? 
Quelle    sottise,    puisqu'on    se   trouve 
dans  le  lit  du  vent,  avec  lequel  on  se 
déplace,  et  qu'on  peut  faire  parfois  ' 
du    cent    à  l'heure    tout   en    s'imagi- 
nant  qu'on  se  promène  à  une  allure 
de  rentier I  Le  vertige?  Et  comment 


l'éprouverait-on,  puisqu'à  aucune  mi- 
nute l'œil  ne  s'arrête  à  un  point  de 
repère  fixe.  Pour  ce  qui  est  de  la 
température,  ça  dépend,  hein,  tu  com- 
prends, fiston!  Je  te  parle,  bien  sûr, 
non  de  battre  des  records  et  de  mon- 
ter à  10.000  mètres,  mais  d'aller  à 
une  bonne  petite  hauteur  moyenne, 
comme  nous  ferons  un  de  ces  diman- 
ches, si  tu  viens  me  voir  à  Maisons- 
Laffitte.     Tu    éprouveras     peut-être 


i6 


^      UN    AVIATEUR     € 


quelques  bourdonnements  dans  l'ar- 
rière-oreille  ;  les  gaz,  tu  saisis,  qui 
y  sont  enfermés  et  qui  ne  se  mettent 
pas,  illico,  à  la  pression  du  milieu. 
Tu  n'auras  qu'à  faire  plusieurs  fois 
de  suite  le  mouvement  d'avaler,  et 
ça  passera... 

Gilles  semblait  changé  en  une  sta- 
tue de  l'attention.  Le  vieux  monsieur 
aspira  l'air,  cligna  des  yeux,  se  frotta 
les  mains: 

—  Ça  t'intéresse,  je  crois,  ce  que 
je  te  conte.  Bon.  Tant  mieux.  Je 
forme  volontiers  des  disciples,  d'au- 
tant qu'à  éduquer  les  autres  on  s'ins- 
truit soi-même;  en  cherchant  à  expli- 
quer on  se  demande  le  pourquoi,  et, 
il  arrive  qu'on  découvre  ainsi  des 
choses,  des  petites  et  des  grandes. 
Chercher  le  pourquoi,  mon  fils,  voilà 
le  secret  de  toute  science,  et  le  spé- 
cifique contre  la  routine,  grande  en- 
nemie de  l'esprit  humain...  A  propos, 
où  descends-tu? 

—  Rue    Caumartin. 

—  Nous  ne  sommes  encore  qu'à 
Saint-Vincent-de-Paul.  Je  vais  t'ex- 
pliquer  ce  qu'est  un  ballon,  un  sphé- 
rique,  sans  fioritures.  Tu  ne  dois 
connaître  ça  que  par  tes  livres,  c'est-à- 
dire  que  tu  ne  te  doutes  de  rien. 

Il  prit  un  temps,  inspecta  des  épu- 
res de  planeurs  figurées  sur  la  revue 
que  Gilles  tenait  juste  à  la  main,  et 
il  déclarait  : 

—  Ne  va  pas  croire,  hé,  petit,  que, 
me  disant  adversaire  de  l'obscuran- 
tisme, je  ne  sois  tout  de  même  qu'un 
vieux  radoteur,  un  rétrograde:  parce 
que  ça  te  fait  peut-être  sourire,  un 
«  sphérique  »,  par  ce  temps  de  diri- 
geables et  de  plus-lourd-que-l'air.  Eh! 
sans  doute,  l'avenir  est  là.  Seulement, 
de  même  qu'avant  de  conduire  une 
soixante  chevaux,  il  faut  savoir  me- 
ner correctement  sa  voiturette,  je 
pense  qu'un  pilote  digne  de  ce  nom 
doit  posséder  à  fond    le    maniement 


de    l'appareil    type,    que    son    intelli- 
gence seule,  à  l'exclusion  de  tout  mé- 
canisme    intermédiaire,     soulève    et 
conduit.  Et  garde-toi,  jeune  novateur, 
trop  farci   de  grimoires,   de  te  figu- 
rer un  ballon  comme  une  chose  in- 
constante, susceptible  d'être  ballottée 
à  toute   brise.    Ce   brave   Archimède 
a  formulé  un  principe  encore  à  l'or- 
dre   du    jour:    le    bouchon    de    liège 
dans  l'eau,  hein,  monte  droit  et  raide! 
Un  ballon,  pour  qui  sait  s'en  servir, 
bien  entendu,   constitue  un  véhicule 
solide  et  stable.  C'est  du  mouvement, 
de  la  force,  inclus  dans  une  enveloppe 
légère,  mais  solide,  et  que  nous  autres 
nous  appelons  la  peau,  ce  qui  te  sug- 
gère tout  de  suite  l'idée  d'être.  Orga- 
nisme tout  superficiel,  —  l'âme  qu'on 
lui  insuffle  s'évaporant  à  chacun  de 
ses  sursauts,  —  mais  organisme  tout 
de  même,   il  palpite,  ton  ballon,  et, 
pareil  au  navire,  il  possède  son  iden- 
tité propre,  ses  vertus  et  ses  défauts. 
C'est   un   sujet  d'études.   Il  naît,  vit 
et   meurt.    Cet    épiderme,    au    début 
d'une  saine  couleur  dorée,  tenace  et 
doux,  brunit,  tend  à  devenir  friable, 
tel  un  vieillard  cacochyme.  Toutefois 
il  dure  plus  ou  moins,  en  proportion 
des  soins  que  tu  lui  voues,  et  je  dois 
aussi  ajouter  suivant  qu'il  est  aristo- 
crate  ou   prolétaire,   c'est-à-dire   que 
la  soie  ou  le  coton  furent  mis  en  œu- 
vre pour  le  conditionner.   Ton  zèle, 
tu  m'écoutes,  s'appliquera  également 
au  filet.  C'est  ton  filet  qui  rend  soli- 
daire du  ballon  ta  nacelle,  —  cham- 
bre,   tour   de   veilleur,    dortoir   si   tu 
as  le  soin  de  la  faire  oblongue  plu- 
tôt que  carrée.  Les  extrémités  de  ton 
filet    de   mailles,   par   l'intermédiaire 
du  cercle  de  charge,  se  résolvent  en 
suspentes   et   sont  tissés  avec  l'osier 
de  l'esquif.  Ton  filet,  lui  aussi,  existe, 
La  preuve,  c'est  qu'il  se  trouve  sujet 
à  des   affections:    l'humidité,  notam- 
ment,  développe   un  microbe  perni- 


^     U^    AVIATEUR     ^ 


LiL    DISTINGUAIT   LA    MER   ET,    SUR   UN    ILOT   ROCHEUX,    UNE 
CITADELLE   CRÉNELÉE   AVEC    OE    GROSSES   TOURS    (p.    7). 


cieux  dans  ses  fibres.  Prends  garde 
que,  malade  à  ton  insu,  il  ne  casse 
d'un  coup,  laissant  fuir  le  panier  qui 
te  contient,  et  qui  te  déversera  sur  le 
sol  meurtrier. 

Ici  le  vieux  monsieur,  qui  avait 
fait  la  grosse  voix,  rit  bruyamment, 
sans  doute  pour  rassurer  son  audi- 
teur: 

^  —  Je  passe  aux  agrès  ;  tu  en  pos- 
sèdes évidemment  la  nomenclature. 
L'ancre,  ça  va,  hein!  Le  guide-rope, 
tes  bouquins  ont  dû  t'apprendre  que 
c'est  un  cordage  d'une  centaine  de 
mètres  qui  sert  à  te  maintenir  à  une 
hauteur  constante:  tu  laisses  traîner 
à  terre  un  tronçon  et  ton  aérostat, 
déchargé  de  ce  poids,  s'élève;  mais 
alors  le  bout  rampant  diminue,  le 
ballon  s'alourdit  d'autant,  cherche  à 
descendre.  EquiHbrc  automatique.  Tu 
as   saisi  ! 

La  manche  d'appendice,  tube  cy- 
lindrique qui  termine  la  calotte  infé- 
rieure de  ton  ballon,  et  par  où  tu  as 
amené  le  fluide  vital,  tu  l'obtures, 
avant  le  départ,  tu  la  rouvres  en 
route;  en  effet,  de  peur  que  les  gaz 
ne  tendent  pas  lorsque  l'air  se  raréfie, 
à  crever  l'enveloppe,  tu  fais  en  sorte 


que  la  même  pression  règne  et  dans 
l'atmosphère   et   dans   l'aérostat.   Tu 
possèdes  trois  freins  :  le  premier,  c'est 
une  soupape  fixée  au  dôme  comman- 
dée  par    un   brin   diamétral,    et   qui 
passant  par  la  manche  d'appendice, 
sert  à  admettre  l'air  pour  t'alourdir 
en  vue  de  la  plongée;  puis  un  frein 
de  secours,  plutôt  de  grand  secours, 
dans  le  cas  où  ta  monture  s'emballe: 
une    cordelette,    à  l'extrémité    peinte 
en  rouge,  —  couleur  qui  dans  toutes 
les  langues  commande:  attention!  — 
passant  par  un  boyau,  également  mé- 
nagé au  bas  de  la  sphère.  Si  tu  tires 
dessus,  une  bande  intérieure,   collée 
sur   une    fente    de   l'enveloppe    et   à 
l'extrémité   de  laquelle  ta  cordelette 
tient,    se    détache;    par    la    blessure 
béante  de  son  flanc,  ton  ballon  perd 
sa  fougue   avec  la  vie;   mais   songe 
bien  que,  dorénavant,  tu  ne  pourras 
plus  remonter,  afin  d'éviter  quelque 
dangereux  obstacle.  A  moins  que  tu 
n'aies  encore  du  lest,  troisième  frein. 
Voyons.   Nous  ne  sommes  encore 
qu'à  la  Trinité.  Oui,  j'ai  le  temps  de 
te  parler  du  lest,  c'est  ton  gouvernail, 
aussi,  et  ton  propulseur,  car  il  t'aide- 
ra à  monter  ou  à  descendre  afin  de 


^     VN    ATI  AT  EVE     ^ 


rencontrer  le  vent  propice,  c'est  la 
clef  des  airs,  l'outil  à  toutes  fins. 
Aime-le,  ton  lest,  d'un  amour  judi- 
cieux. Sache,  suivant  les  cas,  le  dis- 
penser avec  grandeur  d'âme,  ou  en 
user  avec  parcimonie.  Pour  le  mesu- 
rer, tu  possèdes  une  louche,  qui  con- 
tient une  demi-livre.  Une  demi-livre 
de  lest  jeté  à  propos  peut  produire 
des  miracles.  Mouille-le,  avant  de  par- 
tir. Car  parfois  tu  dégringoles  plus 
vite  que  les  grains  subtils  de  sable, 
tu  les  rencontres  en  suspens  dans  l'air 
et  ils  peuvent  t'aveugler. 

Que  je  te  dise  encore  qu'un  bon 
pilote  doit  être  docte  en  géographie, 
s'étudier  à  connaître  et  à  reconnaître 
les  pays  à  vol  d'oiseau.  Si  le  ciel 
est  pur,  et  que  la  chevauchée  des 
nuages  ne  s'interpose  pas  entre  la 
terre  et  ton  regard,  tu  crois  te  trouver 
dans  le  fond  d'une  cuvette  immense, 
dont  les  bords  sont  au  niveau  de  tes 
yeux,  et  ça  déforme  étonnamment 
les  perspectives.  Choisis  bien  ton 
terrain  d'atterrissage,  qu'il  soit  décou- 


vert et  uni,  pour  ne  pas  égratigner 
l'enveloppe  flasque.  Gare  aux  forêts, 
aux  fils  électriques,  conducteurs  de 
tensions  foudroyantes,  aux  toits,  aux 
cheminées!  Ne  jette  pas  le  guide- 
rope  ou  l'ancre  sur  un  marais,  qui 
se  dissimule  sournoisement  sous  un 
manteau  de  plantes  vertes,  ou  bien 
dans  quelque  plantation  d'orchidées  à 
vingt  francs  le  bulbe  :  ton  portefeuille 
pour  payer  les  dégâts  en  serait  plus 
vite  aplati  que  ton  ballon...  Allons, 
te  voici  arrivé,  je  ne  veux  pas  te 
faire  manquer  l'heure  des  classes, 
bien  que  tu  me  paraisses  te  faire  peu 
de  bile  à  ce  sujet...  Viens  déjeuner 
dimanche  matin  à  Maisons-Laffitte... 
Tu  demanderas  M.  Planchut  de  la 
Brossette,  on  t'indiquera  ma  cam- 
buse... Nous  ferons  une  ballade  dans 
le  bleu. 

Et  le  vieux  monsieur  se  sauva,  lais- 
sant Gilles  abasourdi  d'avoir  entendu 
le  nom  d'un  pilote  alors  illustre,  et 
qu'il  vénérait  à  travers  la  renom- 
mée. 


IV 


M.  PLANCHUT  DE  LA  BROSSETTE,  AERONAUTE 


C'est  seulement  vers  la  quarantaine 
que  M.  Planchut  de  la  Brossette, 
appelé  familièrement  le  «  père  » 
Planchut  dans  les  clans  de  la  nacelle, 
s'était  consacré  à  la  vie  des  airs. 

Fils  et  petit-neveu  des  amiraux  La 
Brossette,  il  avait,  marin  de  carrière, 
sillonné  le  monde  un  peu  en  tous 
sens,  conquis  avec  éclat  le  grade  de 
capitaine,  au  Tonkin,  puis,  pour  épou- 
ser la  fille  d'un  opulent  annateur  an- 
tillais, donné  sa  démission;  car  Mlle 
Jeannine  de  Noirfeuille  voulait  habi- 
ter Paris  et  n'aimait  pas  les  voyages. 


Fort  épris  de  sa  femme,  jolie  per- 
sonne indolente  et  calme,  M.  de  la 
Brossette  apportait  à  cette  dernière 
le  sacrifice  d'un  métier  chéri.  Toute- 
fois, il  lui  fallait  un  dérivatif  à  ses 
aspirations  d'aventure.  Par  hasard  il 
songea  aux  ballons.  Une  fortune 
assez  belle  lui  facilitait  les  expérien- 
ces et,  très  rapidement,  il  s'était  ac- 
quis un  renom  de  maître  pilote. 

Mme  de  la  Brossette  ne  partageait 
pas  davantage  ce  nouveau  goût  de 
son  mari;  elle  se  consolait  en  allant 
au  bal;  car  cette  créole,  qui  passait 


IL    REPARTAIT    DANS    l'aTMOSPHÈRE,      CHARGÉ    d'uN    FARDEAU,   QU'iL    SE    SEKTAIT    DÉJa'  PLLS'  CHER 

QUE  l'existence  (p.  8). 


^     UN   AVIATEUR     ^ 


>T^. 


UNE  ÉCHELLE    SE  TROUVAIT  APPLIQUEE    CONTRE    LE  MUR   DE  LA    MAISON    (p.   8) 


des  journées  alanguie  sur  sa  chaise 
longue,  recelait  un  incroyable  poten- 
tiel de  force  dansante,   qui  lui  per- 
mettait   de    tournoyer   tout   un    soir, 
sans  fatigue  comme  sans  arrêt,  aux 
rythmes   des   valses,   par  les   salons. 
On  ne  sait  pas  si,  suivant  un  dire 
connu,  c'est  ce  qui  l'a  tuée.  Toujours 
se  trouve-t-il  que,  resté  veuf  de  bon- 
ne heure,  M-f  de  la  Brossette  s'adonna 
avec    une   recrudescence   de   ferveur 
à  un  sport  qui  le  passionnait  mainte- 
nant   plus    que    celui    de    la   mer   et 
qui  lui  procurait  un  oubli  varié,  cer- 
tain. Et,  depuis  quelques  années,  dans 
le   même    temps    qu'il    accompHssait 
de    multiples    exploits    en    «  sphéri- 
que  »,  il  s'était  attelé  résolument  au 
problème  des  dirigeables  et  des  aéro- 
planes. 

*     * 
Le  père  Planchut,  outre  une  grande 


21 

réputation  de  praticien  —  de 
théoricien    aussi,    à    l'esprit 
*  délié  par  l'usage  des  mathé- 
matiques    —     tenait     celle 
d'être       ce      qu'on 
nomme  un  original, 
c'est-à-dire,  en  lan- 
gage    courant,     un 
monsieur  qui  mon- 
tre,   soit    dans    sa 
vie,      soit 
dans    son 
langage, 
quelque  ré- 
pugnance 
aux   lieux 
communs, 
et  qui  aime 
tout     parti- 
culièrement 
penser  par 
lui-même. 
Chacun 
s'accordait,  d'ailleurs,  pour  reconnaî- 
tre en  lui  le  meilleur  des  êtres,  un 
bourru  très  bienfaisant. 

Mme  de  la  Brossette  lui  avait  laissé 
une  fille,   âgée  de  dix  ans,   gamine 
brune    et    vive,    aux   yeux    noirs,    et 
qui  semblait  surtout  tenir  du  papa. 
Il  eût  aimé  la  garder  auprès  de  lui; 
mais,  avec  son  verbe  aussi  haut  que 
son  teint  l'était  en  couleur,  il  se  sen- 
tait mal  outillé   et  trop   fruste  pour 
présider     à     l'éducation     d'une     fil- 
lette:   et   il   la   confia,   pour   lors,   à 
des  parents  de  sa  femme,  le  ménage 
Noîrfeuille,  gens  du  meilleur  aloi,  le 
mari  ancien  ingénieur  des  mines,  et 
gros  financier,  elle,  Parisienne  aima- 
ble et  distinguée.  Dépourvus  de  pro- 
géniture,   ils    envisagèrent    très    vite 
la  jeune  Nicole  comme  leur  propre 
enfant. 

M.  de  la  Brossette  n'eut  à  Paris 
qu'un  pied-à-terre,  acheta  près  de 
Maisons-Laffitte  une  propriété  oii  il 
installa,  selon  ses  vues,  un  parc  aé- 


LA  COUKSE.   d'abord,    AVAIT    ÉTÉ  RECTILIGNE 
ET   DÉLICIEUSE  (P.    8). 

rostatique.  Au  mois  d'août,  les  Noir- 
feuille,  avec  Nicole,  venaient  passer 
quelques    semaines    au    Castel. 

Ce  fut  là  que,  le  dimanche  qui  sui- 
vit cette  providentielle  rencontre,  dé- 
jeuna Gilles  Lebrisard;  au  surplus, 
dès  la  première  ascension  il  manifesta 
des  aptitudes  évidentes,  et  il  fut  pris 
en  amitié  par  le  père  Planchut,  dont 
il  devint  l'intime. 

Dès  lors,  ayant,  cahin-caha,  passé 
son  bachot,  il  nourrit  l'intention  dé- 
terminée de  borner  son  existence  à 
seconder  ce  maître. 


^      UN    AVIATEUR     € 

tendait  pas  ainsi,  d'au- 
tant que  les  Lebrisard, 
éplorés  à  l'idée  d'un  fils 
qui  ne  serait  «  rien  »  (aé- 
ronaute,  ça  n'a  jamais 
constitué  un  diplôme  !  opi- 
nait le  bien-disant  M.  Le- 
,,<;       s^^  brisard),  avaient  fait  au- 

\       ^  près   de    lui   une   démar- 

\g»|^        che    clandestine    pour   le 
^aB^        prier     d'appliquer     son 
^H^^      influence   —    ils   la   sa- 
■v    f^  valent     toute  -  puissante 

—  sur  le  jeune  indisci- 
pliné. 

Aussi  lorsqu'à  la  ques- 
tion : 

—  Et  maintenant, 
qu'est-ce  que  tu  comptes 
bricoler? 

Gilles,  avec  sérénité, 
eut  répondu: 

—  Mais  vous  aider,  si 
vous  voulez  bien  le  per- 
mettre ! 

M.  de  la  Brossette  se 
récria,  sévèrement: 

—  Oui-là,  et  les  étu- 
des! Il  faut  choisir  un 
état,   fiston! 

—  C'est  que  l'idée  de  me  voir  en- 
fenné  dans  une  boîte  ne  me  sourit 
guère  !  *" 

—  Tu  ne  prétends  pas,  jeune  hom- 
me, changer  le  cours  des  choses.  Le 
temps  où  nous  vivons  exige  qu'on 
soit  instruit... 

—  Cependant... 

—  Pas    de    cependant! 

Il  en  fut  ainsi  décidé.  Gilles  Lebri- 
sard préparerait  Centrale,  tout  en 
continuant  à  travailler  avec  M.  de 
la  Brossette,  lequel  «sortit»  vers 
cette  époque  son  fameux  dirigeable 


Mais  M,  de  la  Brossette  ne  l'en-     n°  3. 


^     Uy    AVIATEUIi     ^ 


V 


LA    REVUE    DE    L'ÉCOLE    CENTRALE 


•  Les  examens  d'entrée  constituent 
une  étape  rude.  Nul  de  ceux  qui  les 
ont  affrontés,  et  les  plus  sûrs  d'eux- 
mêmes,  n'oublient  l'ef- 
fort continu,  la  ten- 
sion nerveuse  qu'im- 
plique cette  aventure 
aux  multi- 
ples péripé- 
ties, avec 
les  séances 
de  dessin, 
d'épures,de 
calcul  es  lo- 
garithmes, 
de  géomé- 
trie analyti- 
que, où  l'on 
doit  avoir 
fini  dans 
u  n  temps 
parcimonieusement 
mesuré,  les  stations 
consternantes  au  ta- 
bleau noir,  dans  les 
locaux  du  Conser- 
vatoire des  Arts-et- 
Métiers,  devant  un 
public  de  badauds, 
de  parents  anxieux, 
de  candidats  com- 
patissants ou  narquois,  et  sous  l'œil 
averti  d'examinateurs  dont  on  cher- 
che à  flatter  les  manies,  à  prévoir 
les  marottes,  illustres  à  travers  toutes 
les  ruches  de  tous  les  lycées  de 
France. 

Gilles  Lebrisard  fut  reçu,  en  un 
rang  médiocre,  mais  enfin  reçu  (aux 
besognes  commandées,  il  n'  «  en  » 
donnait  jamais  que  juste  ce  qu'il 
faut).  Du  reste,  quand  il  eut  franchi 


SOM    PERE    CRUT 
AU 


le  seuil  de  l'Ecole  qu'il  s'était  déjà 
prise  à  aimer,  justement  pour  les  dif- 
ficultés de  son  abord,  il  se  complut 
en    des    mœurs, 
au  fond,  sympa- 
thiques. 


Les  trois 
promotions 
dont      se 

compose 
son  peuple 
toujours  re- 
nouvelé, vi- 
vent   une 
existence 
parallèle  et 
distincte, 
parquées 
chacune    à 
un  étage  où 
elles  sont 
distribuées 
en    une 
vingtaine 
de  salles, 
qui  se  trou- 
vent    sous 
la    surveillance    de    capitaines    dits 
«  pitaines  »,     guerriers     en    retraite, 
chargés  de  maintenir  une  discipline. 
La  journée  commence  par  Va  am- 
phi  »  qu'une  cloche  jadis  annonçait, 
que,  depuis  plusieup  années,  un  mi- 
nistre soucieux  de  militariser,  a  rem- 
placée   par    des    clairons. 

En  blouse  de  toile  grise,  historiées 
de  maculations  et  de  dessins  licen- 
cieux ou  blagueurs,  les  longues  théo- 


DEVOIR    RENDRE    UXE    VISITE 
PlUN    (p.     lo). 


^      UN    AVIATEUR     € 


ries  d'élèves  viennent  s'installer  aux 
gradins,  le  cahier  de  cours  sous  le 
bras,  le  porte-plume  au  bec. 

En  principe,  on  va  ouïr  une  leçon 
de  chimie,  ou  de  mécanique,  ou  d'ar- 
chitecture, ou  de  géologie.  Mais  bien 
que  la  majorité  soit  studieuse,  il  s'en 
faut   que  tous   aient   ce  projet. 

C'est  matin:  un  résidu  de  sommeil 
alourdit  encore  certaines  paupières 
—  sans  doute  pour  de  peu  scolasti- 
ques  motifs. 

Aussi,  avant  même  que  le  profes- 
seur soit  entré  en  chaire,  on  assiste, 
dans  le  haut,  à  des  disparitions,  des 
évanouissements  de  corps  qui  plon- 
gent tout  d'un  coup  derrière  le  dos- 
sier des  gradins;  ceux-là  sommeille- 
ront en  paix. 

Certains  se  préparent  à  jouer  aux 
cartes.  D'autres,  plus  curieux  des 
nouvelles  du  jour  que  de  connaître 
la  couleur  d'un  précipité,  les  proprié- 
tés étonnantes  des  fonctions  ellipti- 
ques, la  légende  qui  embellit  la  nais- 
sance du  chapiteau  corinthien,  ou  le 
faciès  franchement  marin  de-  cer- 
taines roches  quaternaires,  s'absor- 
bent en  la  lecture  d'un  journal,  exac- 
tement appliqué  sur  le  gabarit  du 
cahier   de   cours,   ouvert. 

Les  gazettes  hippiques  notamment, 
là,  se  trouvent  en  vogue.  Des  ama- 
teurs étudient  les  partants  et  les  mon- 
tes pour  les  courses  de  la  journée, 
avec  l'intention  d'obtenir  —  sous 
quelque  fallacieux  prétexte  —  un 
exeat  propice  à  leur  assurer  une 
après-midi  d'émotion  sportive  à  Au- 
teuil,  Saint-Cloud  ou  Saint-Ouen. 


*     * 


Très  vite,  peu  de  semaines  après 
l'entrée,  toute  nouvelle  fournée  prend 
sa   physionomie    propre,    se    montre 


spécifiquement  turbulente,  calme,  ac- 
tive. 

Et,  au  sein  même  de  la  promotion, 
toute  salle,  composée  de  douze  indi- 
vidus —  dont  l'un,  le  «  missaire  » 
("choisi  parmi  les  trente  premiers  à 
l'admission)  constitue  un  chef  moral, 
toujours  écouté  —  se  différencie  l'une 
de  l'autre,  décèle  un  esprit  particu- 
lier. , 

Et  la  majeure  partie  de  l'existence 
s'y  déroule,  dans  cette  pièce  aux 
grandes  vitres,  aux  pupitres  sur  trois 
rangs,  aux  tabourets  paillés,  et  dont 
les  seuls  ornements  consistent  en  un 
tableau  noir,  une  fontaine,  des  règle- 
ments affichés. 

Un  spectacle  de  haute  saveur  se- 
rait, pour  des  spectateurs  étrangers, 
l'aspect  d'un  de  ces  habitacles  la 
veille  d'un  jour  fixé  pour  une  remise 
de  projet. 

Suivant  une  tradition  infiniment 
contagieuse,  tout  «  central  »  digne  du 
titre  —  que  ce  soit  pour  revoir  une 
leçon,  établir  un  mémoire,  parfaire 
une  manipulation,  s'acquitter  enfin 
d'une  tâche  quelconque  —  attend  tou- 
jours la  minute  finale,  l'ultime  extré- 
mité. 

Il  a  besoin  d'être  pris  par  le  temps, 
et  c'est  alors  qu'il  est  capable  de 
fournir  des  coups  de  collier  formi- 
dables, de  déployer  la  plus  inouïe 
des  activités,  d'accomplir  des  mira- 
cles de  vitesse  et  de  précision,  et  il 
transporte  généralement  cette  pré- 
cieuse faculté  dans  sa  vie  ultérieure. 

On  s'entr'aide.  A  s'activer  tant 
d'heures  coude  à  coude,  une  forte 
cohésion  de  travail  a  fini  par  s'éta- 
blir. Ceux  qui  ont  terminé  donnent 
la  main  aux  retardataires.  L'un  ma- 
nie le  compas,  le  second  peint,  un 
troisième  mouille  les  éponges  à  la- 
vis, un  quatrième  aligne  des  chiffres 
sur    l'ardoise    du    coin. 

On    chante.    • 


&     UN    AVI  AT  EU  H     € 

Or,  cela  ne  suffit  pas  comme  diver- 
sion; il  en  faut  de  plus  âpres  à  ces 
énergies  en  fièvre.  Aussi,  des  hurle- 
ments,  soudain,   retentissent  dans  le 
long  couloir  dallé,  sur  lequel  ouvrent 
tous    les    compartiments    de    l'étage. 
Chacun  se  précipite:  ce  sont  des  ta- 
bourets empilés,   qui  flambent.   Plai- 
santerie   séculai- 
re, qu'on  perpè- 
tre en  l'absence, 
guettée,  des  «  pi- 
taines  ».  Chaque 
salle,  massée  sur 
k-  pas  de  sa  porte, 
fait    chorus,    et, 
d'un  bout  à  l'au- 
tre  du    corridor, 
parmi  les  tourbil- 
lons de  fumée,  le 
cri  :    «   pan-pan, 
pan-pan  »,  imita- 
tif  de  la  pompe  à 
incendie,    se    ré- 
percute mille  fois. 
Le  déjeuner  se 
prend    dans    le 
vaste     réfectoire 
du    rez-de-chaus- 
sée, ouvrant  sur 
le  préau  où  les  ca- 
nons   de    l'exer- 
cice allongent  leurs  gueules  aux  mu- 
selières de  cuir.   Un  gargotier  nocif 
a  détenu,  pendant  des  années,  le  mo- 
nopole   d'empoisonner    des    généra- 
tiens,  dont  certains  membres  doivent, 
aux  bidoches   qu'on  leur  délivrait  à 
un  guichet  fétide,  de  durables  maux 
d'estomac.  Il  faut  dire  que,,  certains 
jours,    lorsque    la    pitance    avait    été 
par  trop  douteuse,  toutes  les  assiettes 
roulaient,    volaient,    et   le   réfectoire, 
déserté,  ressemblait  à  un  charnier  de 
porcelaine  et  de  verrerie.  Le  restau- 
irateur,  même,  prenait  texte  de  cette 
mode  coûteuse  pour  excuser  la  mau- 
jVaise  qualité  de  son  lard.  Mais,  à  la 


ARCIIITAS    DE    TARENTE,    AUTEUR    d'uNE 
MERVEILLEUSE    COLOMBE    MECANIQUE    (P.     lo) 


2^ 

suite  d'une  révolte  générale,  l'admi- 
nistration, dite  «  Stration  »,  s'est  dé- 
cidée à  prendre  en  main  le  gouver- 
nement de  la  table. 

Au    surplus,    cette    «  Stration  »    se 
montre,   en   somme,   bienveillante  et 
intelligemment  débonnaire;  elle  con- 
naît bien  des  trucs  —  remplacement, 
par  un  sosie  bé- 
/"  nevole,  du  cama- 

rade manquant  à 
l'appel,  petits  pa- 
piers glissés,  pen- 
dant    l'examen, 
dans  les  doigts  du 
voisin   qui    «   sè- 
che »    devant   le 
tableau,     projets 
exécutés    au   de- 
hors ;  elle  ferme 
les  yeux  sur  des 
petits    abus,    du 
reste    difficiles  à 
empêcher;  et  elle 
comprend  que 
l'homme,    à    un 
âge  où  la  sève  dé- 
borde, n'est  pas 
créé    pour  l'uni- 
que fin  de  mettre 
du   noir   sur    du 
blanc,  et  de  pâlir, 
grimoires. 


immobile,   sur  des 


Cette  année,  la  Revue  traditionnelle, 
grâce  à  Gilles  Lebrisard,  qui  s'en 
trouvait  le  principal  auteur,  fut  par- 
ticulièrement sportive  et  surtout  aéro- 
nautique. 

Affabulation  :  des  Martiens*,  le  père, 
la  mère  et  la  demoiselle,  montés  dans 
une  aéronef  mue  par  les  effluves  d'un 
mystérieux  métal,  descendaient  sur 
Paris   et,    comme   par  hasard,   atter- 


26 


^     Z7A    AVIATEUR     € 


rissaient    dans    la  grande   cour   inté- 
rieure de  l'Ecole. 

Ces  distingués  hôtes  de  fortune  se 
voyaient  reçus  par  le  major  Cube 
(alias  l'élève  numéro  de  la  promotion 
la  plus  ancienne)  qui  leur  faisait  visi- 
ter la  maison. 

Ici,   prétexte   à  une   satire,   surtout 
accessible  aux  initiés,  et  du  reste  tou-^ 
jours  bénigne,  des  choses  locales,  des' 
coutumes,  des  professeurs.  Les  péri- 
péties  d'un   classique  lever   de   plan 
à  Charenton    y  figuraient    au    même 


UX    RAIDE    PETIT    MONSIEUR,    SANGLE    D  UNE 

NOIRE   REDINGOTE,    AVEC    SON   IMPÉRIALE  ET  SA 

MOUSTACHE   CIREE     (P.    12;. 


titre  que  les  «  Vive  l'empereur!  » 
légendaires  saluant  un  maître  de  chi- 
mie connu  pour  sa  ressemblance  avec 
Napoléon  III,  ou  que  divers  exploits 
de  Julien,  l'illustre  garçon  de  salle, 
qui  a  su  se  faire  apprécier  par  des 
myriades   de   CentratLx. 

Mais  le  papa  martien  à  qui  l'on 
exhibait  des  graphiques,  des  épures, 
des  modèles,  s'informait  : 

—  Qu'est-ce    donc    cela? 

—  Des  plans  de  machines! 

—  Des  machines!  Vous  êtes  bien 
arriérés  ici:  chez  nous,  on  n'a  plus 
de  machines,  tout  fonctionne  par  no- 
tre unique  gré  à  l'aide  d'une  subs- 
tance dont  les  émanations  suffisent 
à  mouvoir  notre  vaisseau  atmosphé- 
rique. Venez  avec  nous,  major  Cube! 

Un  deuxième  acte  représentait  une 
Ecole  Centrale  sur  la  planète  Mars; 
l'on  n'y  enseignait  qu'une  seule  scien- 
ce, et  cette  science  n'avait  qu'un  seul 
mot:  radium...  Radium  dispensait  de' 
rien  connaître  et  donnait  l'empire  de 
l'air. 

Au  dénouement,  le  «  major  Cube  » 
enlevait  dans  l'aéronef  subreptice- 
ment mobihsée,  la  jeune  martienne, 
que  figurait  la  petite  Barally  des 
Bouffes. 

C'était  une  fort  aguichante  créa- 
ture, au  teint  de  pêche,  aux  lèvres 
écarlates  sans  le  secours  d'aucun 
crayon,  à  la  taille  dont  maints  dessi- 
nateurs avaient  magnifié  la  souplesse. 


Gilles   Lebrisard,   comme  tous  les 
vrais  hommes  d'action,  possédait  le  j^ 
sens  de  la  mise  en  scène.  Aux  répé-  |' 
titions,  il  révéla  ime  compétence  dont  li 
la  petite  se  montra  surprise.  ,■ 

—  Vous  avez  donc  fait  du  théâtre?.,! 


^     UN    AYIATEUB     € 


27 


—  Jamais  ! 

—  C'est  curieux,  on  dirait  que  vous 
êtes  cabot  dans  le  sang! 

La  Revue  obtint  un  gros  succès. 
M.  Lebrisard  en  suait  d'orgueil,  par- 
mi ses  favoris  diplomatiques;  Mme 
Lebrisard  fut  si  émue  qu'elle  faillit 
se  trouver  mal;  le  grand-pcre  Rou- 
merie,  qui  s'était  fait  porter  dans  une 
chaise    à  la    représentation,    réussit, 


bien  que  paralytique  aux  trois  quarts, 
à  applaudir.  M.  Planchut  de  la  Bros- 
sette,  Mlle  Nicole,  devenue  très  cama- 
rade avec  Gilles,  les  Noirfeuille  se 
déclarèrent    enchantés. 

Et  lorsqu'après  la  séance,  une  ger- 
be dans  les  bras,  Gilles  reconduisait 
la  petite  Barally  à  son  coupé,  comme 
il  se  trouvait  au  marchepied,  elle  lui 
fit   une   place  à  côté   d'elle. 


DEUXIÈME   PARTIE 


•     UNE    BONNE    SOIREE 

Pendant  le  dîner,  toutes  les  atten- 
tions se  concentrèrent  sur  Jerry 
Smith,  car  c'était  par  une  faveur  tout  ' 
amicale  pour  M.  de  Noirfeuille,  son 
banquier  à  Paris,  que  l'immense  spé- 
culateur —  vers  cette  époque  rayon- 
nant dans  le  plein  de  sa  gloire  — 
consentait   à  paraître   en   société. 

Face  immobile,  rasée,  aux  courbes 
pesantes,  œil  voilé,  sans  un  éclair  au 
décolleté  aimable  de  la  maîtresse  de 
maison,  il  se  taisait  de  grandes  mi- 
nutes ou  ne  répondait  que  par  mono- 
syllabes, tout  juste  poli,  et  comme 
s'il  eût  pris  pour  règle  d'imiter  la 
brusquerie  légendaire  de  Napoléon, 
auquel  du  reste  on  l'a  souvent  com- 
paré. 

Cependant,  après  le  repas,  au  fu- 
moir, entre  hommes,  Jerry  Smith 
s'anima.  Il  évoquait  son  fastueux 
projet,  l'établissement  d'un  seul  em- 
pire asiatique,  assujetti  aux  portes 
de  l'Europe  par  un  invariable  chemin 
de  fer. 

Ses  joues  se  coloraient,  une  voix 
précise,  étrangement  persuasive,  sor- 
tait   du   gros    corps   malplaisant: 


UX    BOXHOMME    VEXTRU.     LES    JOUES    ENVERMIL- 
LONNÉES  DERRIÈRE  DES  FA  VORIS  CAROTTE  (P-  12) 


28 


^     UN   AVIATEUR     € 


—  Ah  !  messieurs,  la  route  de  Pé- 
kin à  Constantinople,  quelle  belle 
route  ce  sera! 

Et,  dans  les  visages  flagorneurs, 
autour  de  lui,  les  bouches  s'ouvraient, 
béantes  d'aise,  humant  ses  paroles  et 
répétant:  «  Ah!  quelle  belle  route, 
quelle  belle  route  ce  sera  donc  là!  » 

Morisset,  l'ingénieur,  des  Automo- 
biles Morisset,  Chouix  et  C'^  s'était 
rencoigné  à  l'écart  du  groupe  tumul- 
tueux. Il  lissait  nerveusement  ime 
opulente  barbe  noire,  qui,  dans  les 
derniers  temps,  avait  un  peu  gri- 
sonné, et  ses  paupières  se  plissaient, 
trahissant  un  âpre  souci:  il  n'était 
venu  qu'afin  de  tenter  une  démarche 
suprême  auprès  de  Noirfeuille,  l'an- 
cien camarade,  le  copain  de  l'X. 

Avant  dîner,  lorsqu'il  était  parvenu 
à  le  chambrer  dix  secondes,  le  finan- 
cier refusait  carrément  de  l'aider; 
toutefois,  au  su  de  Morisset,  il  jouis- 
sait d'une  digestion  épanouie  et  se 
distinguait  par  un  Uppmann  assez 
accueillant. 

Et  voici  que  Noirfeuille  passait, 
l'air  heureux  de  la  tournure  sensa- 
tionnelle qu'avait  prise  sa  soirée.  Les 
yeux  de  Morisset  rencontrèrent  les 
siens.  Aussitôt  son  sourire  se  décom- 
posa; il  ressaisit  son  regard  qu'il 
rendit  vague,  nuageux,  et  il  se  sauva 
très  vite,  dans  l'effroi  de  nouvelles 
sollicitations. 


la  correctionnelle  que  des  goûts  mé- 
diocres, un  homme  tel  que  lui  n'avait 
plus  qu'à  se  faire  sauter...  Quant  au 
mécanisme  de  la  débâcle,  limpide, 
parbleu!  Vie  trop  large,  à  cause  d'un 
succès  prématurément  escompté,  foi 
trop  absolue  en  sa  veine,  hâte  de 
faire  grand;  et  la  faute  aussi  à  ce 
satané  Chouix,  qui  laissait  construire 
à  deux  mille  exemplaires  un  moteur 
dont  le  brevet,  par  suite  d'un  vice 
de  forme,  se  trouvait  depuis  six  mois 
dans  le  domaine  public...  Et  là-des- 
sus, pour  se  radouber,  de  déplorables 
spéculations...  toutes  aventures  qui 
vous  pendent  au  nez,  encore  que  vous 
soyez  le  meilleur  fils  de  la  terre. 

Certes,  il  regretterait  une  série 
d'excellentes  choses;  par  exemple 
certaines  brunes  un  peu  grasses,  avec 
le  col  onduleux;  quelques  crus  bour- 
guignons; tel  joli  conseil  d'adminis- 
tration où  l'on  établit  un  bilan  miri- 
fique; un  petit  paysage  qu'il  con- 
naissait, aux  environs  du  lac  de 
Côme;  et  puis  l'énergie,  les  trouvail- 
les, une  grève  d'ouvriers,  où,  sans 
escorte,  il  marcha  sur  les  rebelles, 
les  domina  par  la  force  du  verbe 
et   du  regard. 

Morisset  sentait  son  âme  devenir 
infiniment  pitoyable,  il  s'attendrit  jus- 
qu'aux larmes  à  cause  d'une  rosse 
étique  de  fiacre,  qui  trottinait  sous 
le  fouet.  Alors  il  jugea  opportun  d'ab- 
sorber un  stimulant  et  s'arrêta  dans 
un  bar,  où  il  se  fit  servir  un  sherry 
gobbler.  • 


Morisset  conclut  à  un  arrêt  défi- 
nitil.  Il  s'en  alla,  par  les  rues.  C'était 
une  nuit  d'août  finissant,  avec  un 
ciel  léger,  un  air  velouté,  de  la  brise. 
Il  savourait,  en  désespéré,  la  dou- 
ceur de  l'existence  et  se  cantonnait 
de  plus  en  plus  dans  cette  idée  que, 
seul  responsable  du  déficit  devant  les 
actionnaires    et   ne  nourrissant   pour 


*     * 


Quelqu'un  entra,  s'assit  à  une  ta- 
ble, demanda  du  Champagne.  Moris- 
set, ayant  tourné  la  tête,  reconnut 
Jerry  Smith. 

Il  n'avait  jamais  été  fétichiste  ni 
superstitieux;  mais  les  situations  ai- 


^     UN   AVIATEUR     € 


guës  incitent  l'esprit  au  fatalisme.  Ne 
se  nommait-il  pas  Destin,  ce  hasard 
qui,  à  deux  reprises  dans  la  même 
soirée,  plaçait  cet  Etre  presque  divin 
sur  sa  route  ?  Et  Morisset  ne  devait-il 
point,  par  déférence  envers  sa  propre 
carrière,  qui  pouvait  encore  être  écla- 
tante, bravant  —  puisqu'il  avait  tout 
tenté  —  un  point  d'honneur,  en  som- 
me conventionnel,  suivre  une  impul- 
sion étrange  et  soudaine,  de  s'adres- 
ser, tout  à  trac,  au  potentat  trans- 
atlantique ?  Vn 
geste  de  cet 
homme  qui  re- 
muait les  mil- 
lions, et  l'usine 
de  Montrouge 
était  non  seule- 
ment     sauvée,  y-, 

mais,  grâce  au  .'/  /■^ 
double  alluma- 
ge que  Morisset 
achevait  de  met- 
tre au  point,  on 
était  sûr,  en  un 
an,  de  boule- 
\'erser  le  mar- 
ché de  l'auto- 
mobile. 

Morisset   salua   Jerry   Smith. 

Comme  les  autres  conviv^es  du  dî- 
ner, il  avait  été  présenté  par  Noir- 
feuille;  mais  il  n'espérait  guère  être 
reconnu.  A  tort,  car  le  grand  homme 
lui  dit: 

—  Heureux  de  vous  voir.  Vous 
allez  bien,  depuis  tout  à  l'heure? 

Et  il  l'invitait  à  s'installer  près  de 
lui. 

Un  entretien  s'engagea.  Morisset 
qui,  au  début,  bégayait  d'émoi,  s'était 
repris  et  discourait,  maintenant,  avec 
•sa  faconde  coutumière.  Il  aborda  son 
affaire  de  front  et  formula  net  une 
demande. 

Alors  Jerry  Smith  le  dévisageait 
un    instant,    lui    saisissait   une    main 


LE    PILOTE,    MÉRIDIONAL    TONITRUANT     l'P.     lî) 


qu'il    écrasa    d'une    étreinte    chaleu- 
reuse, et  il  déclarait: 

—  Splendide,  en  vérité,  tout  à  fait 
splendide,  pour  un  industriel  français! 

Il  prit  un  temps,  et,  comme  se  par- 
lant à  lui-même,  murmurait: 

—  C'est  un  homme,  c'est  un  hom- 
me... M.  Morisset  est  un  homme! 

La    stupéfaction    de    Morisset    se 
trouvait    si     colossale    qu'elle    n'aug- 
menta   même     plus     lorsque    Jerry 
Smith,  ayant,  là-dessus,  entonné  deux 
bouteilles  en 
deux    minutes, 
devenu    subite- 
ment confiden- 
tiel, lui  expliqua: 
—  Moi,  voyez- 
vous,  mon  bon 
ami,     j'aime 
beaucoup     les 
minstrels  nè- 
gres   qui   gigo- 
tent, avec  leurs 
jambes    de   ca- 
\      outchouc.    J'ai 
connu,  jadis,  à 
Philadelphie, 
une   espèce  de 
vieux  joueur 
de  banjo  qui  n'avait  fait  que  pincer 
les  cordes  toute  sa  vie  et  jamais  levé 
un  pied  en  même  temps  que  l'autre. 
Un  soir,  je  lui  dis  :  «  Essayez  donc 
de  danser,  Wilkie.  »  Les  autres  obser- 
vent:   «  Non,    Wilkie,   ne   faites   pas 
ça,  vous  êtes  un  ancêtre,  vous  vous 
casserez    la    patte.  »    Je    dis  :    «  Es- 
sayez toujours,  il  y  a  cent  dollars...  » 
Un  vrai  prodige,  mon  bon  ami,  une 
révélation!  Il  est  devenu  célèbre  de- 
puis,   et   vit   de   ses   rentes... 

Un  peu  plus  tard,  sur  un  coin  de 
table,  Jerry  Smith  si'gnait  à  son 
«  bon  ami  »  un  chèque  de  trois  cent 
mille  francs,  en  lui  demandant  s'il 
n'avait  pas  besoin  de  plus.  Ce  fut 
une  excellente  soirée  pour  Morisset. 


^      UN    AVI  AT  EUR 


II 


MORISSET,    DE   LA  MAISON  MORISSET,  CHOUIX     ET     C' 


Après  des  débuts 'admirables  suivis 
d'une  période  assez  critique,  la  mai- 
son d'automobiles  Morisset,  Chouix 
et  C''^,  contre  l'attente  du  public  et 
surtout  des  confrères  déjà  béats, 
s'était  tout  d'un  coup  remise  d'aplomb, 
bientôt  avait  dii,  devant  des  comman- 
des sans  cesse  accrues,  tripler  ses 
équipes,  agrandir  ses  usines,  créer 
des  succursales,  et,  au  bout  de  vingt 
mois,  elle  se  plaçait  parmi  les  quatre 
grandes  firmes  tenant  la  tête  du  mar- 
ché mondial. 

On  se  racontait  que  cette  recru- 
descence de  fortune  était  attribuable 
à  la  protection  dont  Jerry  Smith,  le 
milliardaire  américain,  avait,  au  mo- 
ment fatal,  couvert  l'ingénieur  Moris- 
set, et  qui  lui  avait  permis  de  lancer 
entre  autres  innovations  ce  double 
allumage  si  remarquable. 

Toutefois  on  eût  été  surpris  d'ap- 
prendre que  le  grain  de  leur  inti- 
mité avait  germé  dans  un  bar,  aux 
Champs-Elysées,  en  une  rencontre 
que  Morisset  n'oublierait  qu'à  son 
dernier  soupir. 

* 
*     * 

Et,  de  fait,  cette  soirée  marquait, 
dans  sa  carrière,  une  étape  d'autant 
plus  heureuse  que  Jerry  Smith  lui 
resta  désormais  un  précieux  conseil- 
ler: cet  homme  de  génie  —  philo- 
sophe et  docteur  subtil  quand  il  vou- 
lait s'en  donner  la  peine  —  lui  avait 
découvert  des  horizons  insoupçonnés, 
l'avait  initié  à  une  conception  beau- 
coup   plus    vaste    de   l'univers. 


—  Voyez-vous,  mon  bon  ami,  avait 
coutume  de  dire  Jerry  Smith,  —  il 
parlait  très  correctement  cette  langue- 
ci,  —  ce  qui  vous  manque  surtout, 
à  vous  autres  latins,  c'est  la  notion 
de  l'étranger,  de  ses  mœurs,  de  ses 
aptitudes,  de  ses  vertus  propres.  Pour 
les  travers,  oh  ça!  vous  les  relevez 
tout  de  suite;  toutefois,  en  même 
temps,  vous  êtes  disposés  à  lui  recon- 
naître, beaucoup  trop  libéralement, 
des  supériorités  parfois  inexistantes, 
sans  jamais  chercher  à  en  faire  l'ana- 
lyse, la  critique;  de  sorte  que  l'inu- 
tilité de  votre  admiration  en  annule 
tout  le  bénéfice. 

Quant  à  cette  sorte  de  stupéfaction 
assurée  que  vous  manifestez  en 
voyant  quelque  chose  qui  n'est  pas 
«  comme  chez  vous  »,  elle  concourt 
à  éterniser  —  pour  le  plus  grand 
dommage  de  votre  race  —  le  Mon- 
sieur est  persan  de  l'immortel  Mon- 
tesquieu. Je  ne  parle  pas  de  votre 
obédience  exagérée  au  qu'en  dira- 
t-on,  de  votre  soucieuse  routine. 
Toute  innovation  vous  terrorise,  on 
dirait.  Quand  un  monsieur  entre  dans 
un  de  vos  bureaux  et  vient  vous  pro- 
poser une  affaire,  vous  commencez 
par  le  regarder  comme  un  malfaiteur, 
vous  vous  gendarmez  et,  la  plupart 
du  temps,  vous  ne  l'écoutez  pas.  Et 
si,  de  grand  hasard,  vous  avez  retenu 
son  offre,  ce  sont  des  tergiversations 
et  des  délais  sans  fin.  Chez  nous, 
on  fait  asseoir  le  monsieur,  on  l'en- 
tend, et  l'on  dit  «  oui  »  ou  «  non  ». 
Et  c'est  quand,  naguère,  vous  m'avez 
parlé  si  carrément,  que  vous  avez 
attiré  mon  attention,  mon  bon  ami; 


UN    AyjATKÏI!     <l 


]  ai    vu 
l'étoffe. 


qu'il    y    avait    en    \ous    de 


Morisset  réalisa  le  type  de  l'indus- 
triel novateur,  du  Français  américa- 
nisé, ce  qui  constitue  généralement 
un  excellent  modèle,  car  la  race  gau- 
loise s'imprègne  de  l'énergie  anglo- 
saxonne,  en  laisse  filtrer  certaines 
humeurs  grossiè- 
res, imperméa- 
bles à  l'art,  ré- 
fractaires  à  la 
perfection. 

Présentement, 
Morisset,  devi- 
nant que  l'ave- 
nir mécanique  se 
trouvait  aux  aé- 
roplanes ,  étu- 
diait spéciale  - 
ment  les  moteurs 
légers  sans  tré- 
pidation, qui  dé- 
veloppent un  ma- 
ximum de  puis- 
sance sous  un 
minimum    de 


Il  s'éprit  de  sa  fille. 
Mlle  Nicole  tenait,  du  sang  mater- 
nel, une  peau  mate  et  des  yeux  pro- 
fonds ;  son  père  lui'  avait  transmis  un 
courage  presque  viril,  une  humeur 
primesautière,  qu'on  songeait  peu,  du 
reste,   à  contrarier. 

Morisset,  portant  toujours  beau,  le 
succès  donnant  à  sa  maturité  un  par- 
ticulier lustre,  réalisait  en  somme  un 
parti  des  plus  estimables;  il  fit  sa 
cour,  constata  qu'il  était  accueilli  gen- 
timent ,  mais 
qu'on  ne  le  pre- 
nait pas  au  sé- 
rieux pour  un 
liard.  Sa  passion 
ne  faisait  que 
s'accroître.  Il  at- 
tendit, dans  une 
expectative  ga- 
lante ,  empres  - 
sée;  et,  sur  ces 
entrefaites,  il  de- 
V  i  n  t  extrême  - 
ment  jaloux  d'un 
rival  qui  s'incar- 
nait en  la  per- 
sonne de  Gilles 
Lebrisard,  élève 
à    l'Ecole    Cen- 


UN    MONSIEUR  AGE,   AVEC  UNE   FACE    CUITE, 

poids,    et    fonc-    un  collier  de  barbe  aux  poils  rèches  (p.  14;.    traie,  disciple 


tionnent      quelle 

que  soit  l'inclinaison  des  axes. 

Jerry  Smith  l'y  encourageait  for- 
tement; le  grand  spéculateur  lui  avait 
écrit  : 

«  Vous  êtes  dans  le  droit  chemin, 
la  conquête  de  l'air  m'apparaît  com- 
me le  vrai  Problème;  et  quand  j'en 
aurai  fini  avec  la  guerre  des  trusts, 
je    deviendrai    votre    collaborateur.  » 

Ces  études  avaient  rnis  Morisset 
en  rapport  avec  nombre  d'aéronautes 
et  notamment,  par  Noirfeuille  (on 
était  redevenus  intimes,  aujourd'hui), 
avec  M.  Planchut,  dont  les  conseils 
devaient   l'inspirer   souvent. 


choyé  du  père 
Planchut,  et  que  Nicole  semblait  ac- 
cueillir avec  une  toute  spéciale  fa- 
veur. 

Car  bien  qu'en  général,  la  petite 
se  montrât  rebelle  aux  nouveaux  vi- 
sages, dès  sa  première  entrevue  avec 
Gilles,  leurs  relations  avaient  pris  un 
caractère     d'amicale    camaraderie. 

Et  voici  que,  du  moins  en  sa  pré- 
sence, elle  paraissait  changée.  Devant 
ce  garçon  vivace,  volontaire  et  hardi 
(dans  sa  prime  adolescence  peut-être 
fut-il  porté  à  quelque  timidité  avec 
les  femmes,  mais,  jugeant  cela  indi- 
gne  d'un   homme,   il  l'avait   abolie), 


&     UN    AVIATEUR     ^ 


on  eût  dit  que,  par  une  obscure  et 
naïve  coquetterie,  elle  comprimait  en 
elle  toute  gaminerie,  cherchait  à  se 
montrer  de  son  sexe. 

Gilles  Lebrisard,  lui,  se  trouvait  à 
cette  phase  de  la  vie  masculine  où 
l'on  regarde  du  haut  de  sa  mentalité 
conquérante   le   pauvre   intellect   des 


jeunes  filles;  et  sans  y  mettre  de  la 
fatuité,  encore  que  sa  bonne  mine 
et  tout  l'allant  de  sa  personne  lui 
eussent  valu,  entre  autres  conquêtes, 
celle  de  Mlle  Barally,  apportait  dans 
son  amitié  —  réelle  —  pour  Nicole,  une 
sorte  de  supériorité  inconsciente,  or- 
gueilleuse, aveugle  aux  regards  d'amour. 


III 


MADEMOISELLE    NICOLE    ET    SES     FAMILIERS 


Quand,  à  fin  d'éducation  sociale, 
il  avait  envoyé  Nicole  chez  les  Noir- 
feuille,  M.  Planchut  s'était  imposé 
un  sacrifice  réel,  car  il  adorait  cette 
brune  gamine  dont  il  disait,  avec 
fierté:  «  Une  véritable  de  la  Bros- 
sette,   ça,   pas  d'erreur!  » 

Du  reste,  Mlle  Nicole  n'allait  pas 
tarder  à  s'affirmer  de  sa  race:  et 
voici  que,  vers  ses  dix-huit  ans,  elle 
s'insurgeait  —  gentiment  —  contre 
la  tutelle  trop  guindée  de  ses  parents 
d'adoption  et  révélait  le  dessein  pré- 
cis d'habiter  «  avec  papa  »:  parce 
que  d'abord  elle  s'intéressait  à  ses 
travaux,  elle  désirait  les  suivre;  puis 
elle  se  sentait  le  besoin  de  coudées 
franches,  d'arbres  et  de  ciel,  à  quoi 
les  salons  parisiens  satisfaisaient  mal. 

Le  père  Planchut,  dans  le  fond, 
fut  ravi.  Cette  enfant  meublerait  ri- 
chement, aux  veillées,  le  grand  salon 
du  Castel;  il  aimerait  l'entendre  tapo- 
ter du  piano,  en  accompagnement  à 
la  lecture  de  publications  scientifi- 
ques, par  quoi  d'habitude  il  finis- 
sait sa  journée. 

Cependant,  pour  la  forme,  et  en 
acquit  de  conscience,  il  protestait, 
faisant  chorus  avec  Mme  de  Noir- 
feuille,  qui  énumérait  à  Nicole  tous 


les     inconvénients    mondains    de    se 
séquestrer  ainsi. 

—  Et  puis,  enfin,  tu  seras  bientôt 
en  âge  de  te  marier. 

—  Ah!   je  n'y  songe  guère! 

Et  comme  Nicole  avait  ce  qu'on 
appelle  en  langage  équestre  «  de  la 
tête  »,  la  victoire,  en  principe,  lui 
revint  ;  il  fut  convenu  que  du  prin- 
temps à  l'automne  elle  allait  demeu- 
rer à  Maisons-Laffitte;  les  NoirfeuiUe 
réclamaient  seulement  le  monopole 
de  l'hiver. 

—  Bon,  finit  par  acquiescer  Nicole, 
c'est  entendu.  Vous  m'aurez  donc 
pour  me  conduire  au  bal. 


*     * 


Elle  mena  l'existence  rustique  et 
libre  pour  laquelle  elle  se  sentait 
créée.  Férue  surtout  d'équitation,  elle 
passait  des  heures  —  montée  sur  un 
pur-sang  en  retraite  que  le  père  Plan- 
chut acquit  pour  elle,  d'un  entraî- 
neur voisin  —  à  sillonner  les  belles 
routes  de  la  forêt. 

D'abord,  M.  de  la  Brossette  avait 
insisté  pour  que  son  vieux  jardinier 
Germain,  ci-devant  spahi,  l'accompa- 


^     UN    AVIATEUR     € 


3) 


t^J^^nK^Mn  ' 


Jl^^:.. 


gnât.  Mais,  avec 
des  ruses  de 
sauvage,  elle  se- 
mait le  subalter- 
ne, et  en  fin  de 
compte,  il  fut 
admis  que  Mlle 
Nicole  se  pro- 
menait seule. . . 
Point  tout  à  fait, 
car  un  quatuor 
de    chiens,    ses 

commensaux 
habituels,      l'es- 
cortait    invaria- 
blement. 

Ce  bataillon 
se  trouvait  d'un 
recrutement  as- 
sez composite. 
Le  bull,  intitulé 
Clown,  et  consti- 
tuant un  don  de 
M.  de  Noirfeuil- 
le,  était  blanc, 
avec  un  poitrail 
large  comme  un 
four,  des  yeux 
bordés  d'écarla- 
te,  des  oreilles 
truffées  de  len- 
tilles noires  et 
une  queue  re- 
croquevillée   en 

ressort  à  boudin.  Chocolat,  caniche 
marron,  avérait  un  caractère  affec- 
tueux et  intuitif.  Khaki,  Saint-Ber- 
nard mordoré  et  soyeux,  se  manifes- 
tait en  jappements  sonores.  Quant  à 
Voyou,  cette  chienne  bâtarde,  mâti- 
née de  toutes  les  espèces,  ayant  un 
jour  rencontré  Nicole  sur  son  che- 
min, l'avait  suivie,  par  instinct  de 
bête  qui  sent  vivre  un  cœur  frater- 
nel, et,  naturellement,  elle  s'était  vue 
adoptée. 

A  part  les  coups  de  dents  usuels 
en  certaines  circonstances  délicates, 


/^  ./ 


\ 


UN   BON    PILOTE    DOIT  S  ETUDIER  A    CONNAITRE    ET  A    RECONNAITRE 
LES     PAYS    A    VOL     d'oISEAU    (p.     i8). 


les  quatre  s'entendaient  bien,  et  dans 
tous  les  cas  se  montraient  d'accord 
en  une  commune  adoration  pour  leur 
patronne. 

Aimant  tous  les  animaux,  elle  en 
possédait  encore  d'autres,  plus  ou 
moins  domestiques,  qui  vivaient  en 
des  domaines  spécialement  affectés  à 
leur  usage  et  défendus  par  les  grilles 
contre  la  curiosité  périlleuse  des 
chiens  ;  la  cuisinière  n'avait  pas  licence 
de  porter  en  ces  lieux  le  coutelas  fu- 
nèbre, et  en  était  réduite  à  faire  ve- 
nir la  volaille  et  le  gibier  du  dehors. 


^     UN   'AVIATEUR     € 


IV 


UN  PERFORMER    DE    LA    VIE    INTENSE 


D'un  accord  unanime,  ses  conci- 
toyens nommaient  Jerry  Smith  l'hom- 
me le  plus  étonnant  de  toute  l'Amé- 
rique, et  chacun  sait  que  ce  pays 
regorge  d'hommes  étonnants. 

Comme  tous  les  héros,  la  légende, 
déjà  de  son  vivant,  l'accaparait.  On 
lui  donnait  pour  auteur  un  roulier 
du  Lincolnshire,  un  aubergiste  de 
Calcutta;  certains  Taffirmaient  bâ- 
tard d'archiduc;  d'autres  le  faisaient 
naître  d'un  cowboy  et  d'une  indienne 
Squaw;  et,  disait-on,  lui-même  avait 
vécu  plusieurs  années  dans  le  Ranch. 

Aussi  bien,  touchant  ce  chapitre, 
on  se  trouvait  réduit  aux  hypothèses  ; 
car  nul  n'avait  la  clef  du  commence- 
ment; et  Jerry  Smith,  entre  autres 
particularités,  incarnait  celle  d'être 
un  des  citoyens  des  U.  S.  A.  les  plus 
rebelles   à  l'interview. 

Il  accoutumait  seulement  de  dn-e: 

—  Mes  mémoires,  si  je  les  rédige, 
seront    peut-être    curieux. 

Dans  la  chronique  contemporame 
on  ne  rencontrait  sa  personnalité  qu'à 
l'époque  même  où,  vers  la  quaran- 
taine, il  sortit  de  l'ombre,  pour  mon- 
ter, d'un  essor,  au  pinacle. 

Une  manœuvre  de  Bourse  sur  les 
nickels  du  Wyoming  l'avait  fait  riche 
du  jour  au  lendemain;  il  était  parti 
de  là  pour  gravir  l'échelle  des  suprê- 
mes biens,  dans  une  suite  de  triorn- 
phes  sans  une  défaite  qui  en  eût 
rompu  la  filière,  et  dont  les  Chemms 
de  fer  de  l'Alaska,  de  Sydney-Mel- 
bourne, du  Sud-Chinois,  les  Canaux 
du  Brésil  et  du  Paraguay,  la  Coopé- 
rative des  Banques,  les  Syndicats  des 


Houillères  et  des  Métaux,  furent  les 
étapes  culminantes,  avec,  entre 
temps,  une  grenaille  d'autres  entre- 
prises, les  plus  diverses,  les  plus 
inattendues,  assumées  comme  en 
manière  de  jeu,  et  qui  auraient  suffi 
pour  instituer  cent  fortunes:  la  So- 
ciété des  Autodromes,  l'Association 
des  Religions,  les  Haras  du  Dakota, 
les  pianos  mécaniques  brevet  Bollan- 
der,  les  projecteurs  Scott  à  lumière 
bleue,  et  l'United  States  Tailoring  C", 
qui  fabrique  journellement  dix  mille 
costumes,  pour  les  deux  sexes,  tous 
les  âges,  toutes  les  tailles,  toutes  les 
conformations,  tous  les  états,  pour 
ceux  qui  ont  le  bras  gauche  plus 
court  que  le  droit  et  réciproquement, 
de  même  en  ce  qui  concerne  les 
jambes,  pour  les  bossus,  les  culs-de- 
jatte,  les  nains  et  les  géants,  pour 
la  magistrature,  l'armée,  la  marine, 
pour  les  sports,  depuis  le  tennis  jus- 
qu'à l'aviation. 

En  dernier  ressort,  ayant  conquis 
ce  qu'il  est  possible,  ici-bas,  de  con- 
quérir, entassé  l'or  à  la  pelle,  spéculé 
sur  la  terre  et  les  hommes,  contrôlé 

—  par  les  trusts  dont  il  faisait  partie 

—  la  production  d'à  peu  près  tout  ce 
qui  se  fabrique,  ne  pouvant  plus  ima- 
giner d'obstacle  à  aucune  réalisation, 
pour  peu  qu'elle  ne  fût  pas  d'ordre 
surhumain,  suffisamment  outillé  pour 
ouvrir,  sans  collaboration,  s'il  lui  en 
prenait  fantaisie,  un  tunnel  sous  la 
Manche,  capable  de  racheter  à  un 
empire,  une  province,  corps  et  biens, 
Jerry  Smith,  âgé  de  soixante  ans^ 
se   montrait    encore    un   gaillard    ro^ 


^     VN   'AVIATEUR     € 


3  S 


UNE    AERONEF 
MÉTAL 


buste,  d'une  intelli- 
gence qui  ne  parais- 
sait nullement  déten- 
due par  de  si  invrai- 
semblables efforts , 
parce  qu'il  sut  doser, 
en  bon  chimiste,  la 
quantité  d  '  émotion 
afférente  à  tout  acte, 
et  qu'il  se  trouvait 
supérieurement  doué 
pour  ce  sport  primor- 
dial que  constitue 
«  l'art  de  vivre  ». 

Ce  masque,  aux 
traits  immobiles,  il 
l'avait  voulu  absolu- 
ment tel:  car  notre 
moral  finit  par  se 
confonner  au  physi- 
que, et  Jerry  Smith 
jugeait  utile  d'aller,  calme;  mais  sous 
cette  effigie  glaciale,  était  une  sensi- 
bilité, un  cœur  —  actif  jusqu'à  pré- 
sent, disaient  les  très  intimes,  —  du 
tact,  de  l'humour,  du  bienveillant 
scepticisme.  Il  buvait  sec,  mangeait 
bien,  et  contrairement  à  plusieurs  de 
ses  confrères  du  milliard,  ne  profes- 
sait aucune  théorie  piétiste. 

Son  existence  privée  était  d'une 
magnificence  sobre,  ordonnée,  somp- 
tueusement discrète. 

En  effet,  nos  jours  se  trouvant 
comptés,  il  estimait  sage  et  légitime 
d'en  extraire,  dans  les  limites,  tout 
au  moins  externes,  du  bon  droit,  un 
maximum   d'agrément  personnel. 

Au  lieu  de  se  sacrifier  vaniteuse- 
ment aux  idées  reçues,  il  avait  tâté 
ses  penchants,  et,  une  bonne  fois, 
il  se  donna  la  peine  de  régler  son  ordi- 
naire selon  les  données  que  l'expé- 
rience de  ses  penchants  particuliers 
lui  avait  fournies. 

A  première  vue,  le  problème  paraît 
simple,  lorsqu'on  dispose  du  tout- 
puissant  levier.  Cependant,  il  faut  — 


MUE   PAR    LES,EFFLUVES    D  UN    MYSTERIEUX 
DESCENDAIT    SUR    PARIS    (P.     25). 


en  de  tels  arrangements  —  prendre 
garde  aux  méchefs  qui  résultent  d'un 
luxe  surabondant,  d'une  pléthore 
d'aise.  Ainsi,  par  exemple,  certains 
nababs,  jaloux  de  posséder  un  train 
de  maison  splendide,  se  rendent  la 
vie  odieuse  par  l'immixtion  de  la 
livrée  en  leur  intimité,  —  obligés 
qu'ils  sont  de  conserver  perpétuelle- 
ment une  attitude  (partant,  de  s'im- 
poser un  effort),  ■ —  se  voient  plus 
mal  servis  que  de  petits  bourgeois, 
patrons  d'une  unique  bonne,  boivent 
de  la  piquette  dans  des  bouteilles 
glorieusement  étiquetées  ! 

Suivant  ces  principes,  Jerry  Smith, 
sans  cesse  en  déplacements,  de  même 
qu'il  s'était  édifié  dans  la  plupart 
des  cités  américaines  des  maisons 
conformes  à  son  idéal  d'agrément, 
possédait,  pour  les  voyages  mariti- 
mes, un  steamer  exactement  aménagé 
comme  ces  habitations,  et,  sur  terre, 
l'attendant  au  garage  de  la  station  la 
plus  voisine,  des  trains  qui  consti- 
tuaient une  réduction  de  son  home. 
Un  poste  de  télégraphie  — -  qui  fut 


VN    AVIATEUR     ^ 


sans  fil  dès  que  cette  méthode  se 
trouva  applicable  —  le  reliait  à  ses 
bureaux.  En  même  temps  que  son 
état-major  de  secrétaires,  et  que  son 
chef  français,  payé  dollars  50.000 
annuellement,  le  convoi  recevait  un 
orchestre  de  musiciens  choisis,  et  un 
vieux  nègre  danseur  et  joueur  de 
banjo;  car  Jerry  Smith,  éclectique 
mélomane,  révérant  Beethoven  au- 
tant qu'il  convient,  parfois  se  com- 
plaisait tout  de  même  aux  rythmes 
bizarres   du   cake-walk. 

D'autre  part,  s'il  avait  décidé  de 
faire  route  en  automobile,  il  prenait 
place  en  de  colossales  deux  cents  HP, 
habitacles  confortables  et  rapides,  et 
trois  roulottes  semblables  l'escor- 
taient, au  cas  d'une  panne,  sur  tous 
les  chemins. 


*     * 

Au  surplus,  dans  ses  comporte- 
ments, nulle  ostentation;  s'il  se  mon- 
trait en  général  inabordable,  toutes 
les  semaines,  pendant  deux  heures, 
le  vendredi,  il  recevait,  où  que  ce 
fût.  Un  boy  cireur  de  bottes  se  trou- 
vait admis,  au  même  titre  qu'un  lord, 
à  ces  audiences  où  les  spécimens  les 
plus  disparates  du  genre  humain  se 
trouvaient  représentés.  Certains  pèle- 
rins de  ce  pape  moderne  avaient  fran- 
chi des  milliers  de  milles  pour  lui 
parler.  Chacun  avait  deux  minutes, 
scrupuleusement  chronométrées  par 
un  assistant. 

Le  visage  impassible,  Jerry  Smith 
prenait  une  note  sur  un  calepin,  sa- 
luait et  passait  à  un  autre. 


V 


l'institut    aéronautique     jerry    SMITH 


Jerry  Smith  allait  apprendre  l'im- 
mense ennui  des  hommes  d'action  qui 
ne  voient  plus  rien  à  tenter,  lorsqu'il 
s'avisa  que  le  seul  domaine  encore 
inexploré  et  digne  de  sa  sollicitude 
se  trouvait  être  celui  des  airs. 

Donc,  après  avoir  mené  à  bien, 
comme  d'usage,  une  dernière  entre- 
prise, colossale  du  reste,  et  qui  consis- 
tait à  truster  l'industrie  du  fer,  non 
seulement  suivant  les  Kartells  d'Alle- 
magne et  d'Amérique,  mais  sur  l'en- 
tière surface  du  globe,  Jerry  Smith 
remit  aux  têtes  de  son  état-major  les 
affaires  courantes,  et  vint  à  Paris 
«  travailler  ». 

C'est  en  France,  effectivement, 
qu'il  avait  résolu  de  fonder  un  vaste 
Institut  d'études  aviatoires;  car  il 
estimait  que  sous  le  rapport  du  pur 


génie  mécanique  les  races  latines  se 
trouvent    supérieurement   douées. 

Il  conçut  cette  organisation  avec  la 
prévoyante  méthode  qui  le  caracté- 
risait en  toute  circonstance. 

Par  le  moyen  de  correspondants 
répartis  en  réseau  sur  la  terre,  sans 
excepter  les  plus  lointains  pays  (quel- 
ques mauvais  plaisants  prétendirent 
que  l'on  communiquerait  même  avec 
la  Lune),  de  vastes  bureaux  devaient 
centraliser  tout  ce  qui  se  produisait 
de  neuf   en   aviation. 

Un  Bulletin  de  l'Institut,  qui  serait 
publié  en  éditions  polyglottes,  enre- 
gistrerait, classerait  et  commenterait 
les   faits   et  les   résultats. 

Dans  le  même  temps  que  l'on  es- 
sayerait de  constater  le  présent,  de 
découvrir  l'avenir,  Jerry  Smith  vou- 


c'était    une   nuit  d'août  finissant,   avec    un    ciel    léger,    un    air    VELOUTE, 

DE   LA    BRISE    (P.   28). 


g.     Z7J\'   'AVIATEUR     ^ 


lait  que  l'on  scrutât  également  le 
passé  aéronautique,  lequel  pouvait 
être  fécond  d'enseignements. 

Une  équipe  spéciale  de  philologues 
et  de  savants  serait  expédiée  en 
Egypte,  en  Grèce,  en  Asie-Mineure, 
pour  étudier,  sur  place,  les  monu- 
ments et  leurs  inscriptions,  recueillir 
jusqu'aux  derniers  indices  de  la  lé- 
gende, écrite  ou  orale.  Toutes  les 
bibliothèques  de  l'univers  seraient 
explorées   à  fond. 

Des  sections  spéciales  devaient  être 
consacrées  aux  travaux  de  mathéma- 
tiques, de  mécanique  appliquée,  de 
chimie  et  d'électricité;  d'autres, 
vouées  à  l'établissement  des  acces- 
soires. Les  moteurs  se  trouvaient  étu- 
diés en  dehors,  par  la  maison  Moris- 
set,  Chouix  et  C'^,  solidaire,  par  ce 
fait,   de  l'entreprise. 


Morisset,  un  peu  surpris  et  qui  se 
demanda  si  Jerry  Smith  ne  voulait 
pas  rire.  Mais  l'inventeur  ne  se  ren- 
contre pas  ainsi  sur  commande. 
N'est-ce  pas  en  quelque  sorte  pour 
y  suppléer  que  vous  créez  l'Institut? 
—  Non  point.  Les  études  de  nos 
divers  collaborateurs  nous  aideront 
à  circonscrire  la  question,  à  en  met- 
tre au  jour  les  données,  les  éléments, 
et  à  placer  de  notre  côté  les  meil- 
leures chances  de  réalisation  techni- 
que. Elles  ne  sauraient  suppléer  à 
l'Homme  nécessaire.  N'avez-vous  ja- 
mais fait  cette  remarque,  mon  bon 
ami:  en  ce  siècle  de  mille  obstacles 
surmontés,  l'aviation  —  art  primor- 
dial,   car   se   transporter   rapidement 


* 
*     * 


Tout  cet  organisme,  grâce  à  la  sur- 
prenante activité  de  Jerry  Smith,  que 
Morisset  secondait  d'ailleurs  avec  dis- 
cernement,  bientôt   allait   se  trouver 
en  train.  D'ores  et  déjà 
le  mouvement  qu'il  sus- 
citait fut  énorme,  et  l'on      " 
pouvait    à  coup    sûr  en 
attendre  de  prochains  et 
valables  résultats. 

Cependant  Jerry 
Smith  ne  se  déclarait 
pas  satisfait,  il  avait 
conscience  qu'un  élé- 
ment faisait  défaut  à 
cet  ensemble. 

Un  jour,  en  présence 
de  Morisset,  il  résuma 
son  idée: 

—  Ce  qu'il  nous  fau- 
drait, c'est  un  inven- 
teur, l'Inventeur! 

—  L'Inventeur,     fit 


QUEI.QU  UX  ENTRA,  S  ASSIT  A  UNE  TABLE,  DEMANDA 
DU  CHAMPAGNE  (p.  28). 


40 


^     UN   'AVIATEUR     € 


JERRY    SMITH    SE    MONTRAIT    ENXORE 
L'N    GAILLARD    SOLIDE    (P.     34). 

d'un  point  à  un  autre  sans  avoir  be- 
soin de  routes  tracées,  c'est  une  vic- 
toire suprême  sur  l'espace  et  le  temps 
—  l'aviation  végète,  en  enfance.  N'est- 
il  pas  surprenant  de  regarder  où  nous 
en  sommes,  malgré  tant  de  science 
accumulée?...  Or  j'estime,  qu'à  cette 
heure,  l'individu  qui  possède  en  son 
cerveau  la  clef  du  problème,  existe. 
Il  faudrait  le  découvrir,  et  nous  l'atta- 
cher. 

—  Peut-être  avez-vous  raison!  fit 
Morisset   pensif. 

Quelques  instants,  la  face  de  l'Amé- 
ricain demeura  inexpressive;  puis  il 
y  eut  dans  ses  yeux  comme  un  pétille- 


ment, un  éclair  de  mémoire  et  d'in- 
tuition ! 

—  Dites-moi,  mon  bon  ami,  s'in- 
formait Jerry  Smith,  je  me  rappelle 
qu'il  y  a  quelque  temps,  vous  m'avez 
fait  visiter,  à  Maisons-Laffitte,  le  parc 
aérostatique  d'un  pilote  remarquable, 
oui,  remarquable  en  tous  points,  un 
maître... 

—  M.    Planchut    de   la   Brossette! 

—  C'est  cela...  Eh  bien!  ce  M.  de 
la  Brossette  m'avait  présenté  un 
jeune  technicien.  Vous  êtes,  je  crois, 
familier  de  la  maison,  vous  devez  voir 
qui  je  veux  dire? 

—  Oui,  un  nommé  Gilles  Lebri- 
sard,  fit"  Morisset,  après  une  hésita- 
tion. 

—  Qu'est  au  juste  ce  Gilles  Lebri- 
sard? 

—  Un  fils  de  bonne  famille  bour- 
geoise, élève  à  l'Ecole  Centrale,  et 
qui  s'occupe  d'aviation.  Oh!  intelli- 
gent   et    débrouillard,    certes  ! 

Et  Morisset  n'avait  pu  s'empêcher 
de  mêler  quelque  amertume  à  ses 
paroles,  considérant  Gilles  Lebrisard 
comme  l'obstacle  le  plus  certain  à  sa 
félicité. 

Jerry  Smith,  très  observateur,  avait 
tout  de  suite  perçu  du  dépit  dans  sa 
réplique;  il  se  réserva  d'en  appro- 
fondir les  motifs  à  l'occasion  et,  sans 
rien    laisser   paraître,    il   continua: 

—  Comme  nous  étions  sur  la  cale 
du  dirigeable,  lorsque  M.  Planchut 
m'a  fait  examiner  ses  gouvernails 
obliques,  je  ne  sais  si  vous  vous  rap- 
pelez, mais  il  y  avait  là  une  com- 
mande indéréglable  par  transmission 
souple,  très  curieuse,  une  de  ces  ma- 
chines où  l'on  sent  que  «  ça  y  est  ». 
J'entends  encore  M.  Planchut  nous 
dire,  de  sa  grosse  voix  :  «  C'est  le  petit 
qui  a  trouvé  ça,  en  s'amusant...  »  Et 
maintenant  je  me  souviens  de  sa  fi- 
gure et  de  son  regard,  à  ce  jeune 
homme.    Il   m'a   impressionné.    C'est 


^     UN   'AYIATEVB     € 


41 


à  lui  que  je  pensais  tout  à  l'heure, 
en  vous  parlant  de  V Inventeur.  Gilles 
Lebrisard  est  peut-être  celui  qu'il 
nous  faut.  Voulez-vous  me  l'amener 
im  de  ces  matins? 

—  Entendu,  fit  Morisset. 

Et,  après  y  avoir  fait  premièrement 
grise  mine,  il  envisagea  d'un  assez 
bon  œil  l'obligation  (Jerry  Smith 
ayant  dit:  je  désire)  de  les  mettre  en 
rapport.  Car,  au  cas,  assez  probable, 
où  l'Américain  attacherait  Gilles  Le- 


brisard à  sa  nouvelle  entreprise,  ce 
dernier  négligerait  forcément  M.  de 
la  Brossette,  dans  les  alentours  du- 
quel il  passait  tout  son  temps;  Mlle 
Nicole  trouverait,  ainsi,  moins  de 
facilités  pour  voir  le  blanc-bec;  et 
enfin,  de  la  sorte,  lui,  Morisset,  aurait 
plus  libre  la  route  de  ce  cœur  re- 
belle, mais,  il  en  était  certain,  point 
imprenable  puisque  la  petite,  en 
somme,  lui  marquait  de  la  sympa- 
thie. 


VI 


UN    JEUNE   HOMME   LIBRE 


Dans  le  vaste  jardin  d'hiver,  devant 
une  table  éblouissante  de  surtouts 
et  d'attributs,  chargée  de  victuailles 
fines  et  de  magnifiques  vins,  tous 
trois,  les  présentations  faites,  s'étaient 
installés  en   silence. 

Jerry     Smith,    à  diverses    reprises, 
scruta  son  nouveau  commen- 
sal. Gilles  Lebrisard  ne  mani- 
festait  aucun   trouble  devant 
un  tel  personnage.  Et  chaque 
fois   qu'il   en   trouvait   l'occa-. 
sion,   il  l'inspectait 
aussi ,      tranquille  - 
ment ,      d' égal     à 
égal. 

Enfin,  après  une 
pause  d'entrée  en 
appétit ,  laquelle 
dura  le  temps  des 
hors  -  d'œuvre,  Jer- 
ry Smith  dressa 
son  faciès  blême  et 
pensif,  cligna  ses 
pesantes  paupières 
sur  son  regard  ai- 
gu, dont  il  diri- 
gea   le    trait    vers 


Gilles  Lebrisard,  et  il  articulait  : 
—  Mon  ami  Morisset  a  dû  vous 
dire  que  nous  élaborons  le  projet 
d'un  Institut  ayant  pour  but  de  cen- 
traliser les  études  contemporaines 
touchant  l'aviation,  de  combiner,  de 
construire  et  d'essayer  des  appareils. 


"0^ 


ICOLE    SE    TENAIT    AU    VOLANT    (P.     4|) 


42' 


^     VN    'AVIATEUR     € 


cela  dans  les  circonstances  les  plus 
propices,  puisque  tout  l'argent  né- 
cessaire —  je  parle  de  millions  — 
sera  fourni. 

—  Oui,  M.  Morisset  m'a  expliqué! 
disait  Gilles  Lebrisard. 

Et  il  ajouta,  avec  bonne  humeur: 

—  C'est  une  riche' idée  que  vous 
avez  eue! 

Morisset  semblait  effaré  de  tant 
d'audace;  Jerry  Smith  émit  un  petit 
rire  approbateur: 

—  Bonne  plaisanterie!  Mais  je 
viens  au  fait.  M.  Planchut  de  la 
Brossette,  dont  j'estime  grandement 
la  science  d'aéronaute,  et  qui  m'a 
accordé  l'honneur  de  me  recevoir  na- 
guère, avait  attiré  mon  attention  sur 
divers  perfectionnements  d'appareils, 
dus  à  votre  ingéniosité.  Ayant  con- 
fiance dans  vos  aptitudes,  je  vous 
propose  de  travailler  avec  nous  ;  vous 
trouverez  dans  cette  collaboration 
technique  des  facilités  matérielles  que 
vous  ne  pourriez  rencontrer,  je  crois, 
ailleurs.  Les  conditions,  vous  les  fixe- 
rez  vous-même. 

Gilles  Lebrisard,  très  calme,  répli- 
quait : 

—  Ce  que  vous  me  proposez  là  est 
très  séduisant.  Je  dois  pourtant  vous 
prévenir  qu'actuellement  l'Ecole  ne 
me  laisse  pas  trop  de  loisir  et  que 
dans  six  mois,  lorsque  j'en  serai  sorti, 
je  me  verrai  tenu  de  servir  une  année 
m5.  patrie. 

—  L'Institut  ne  sera  pas  un  bu- 
reau, tout  au  moins  en  ce  qui  vous 

^concerne.    Vous    aurez    toute    liberté 
d'initiative. 

—  Alors,  je  vais  y  songer,  et  je 
vous  répondrai  dans  quarante-huit 
heures. 

—  Parfait!  résuma  Jerry  Smith  la- 
coniquement. 

Et  l'on  parla  d'autre  chose,  cepen- 
dant que  Morisset  retenait  à  peine 
son  indignation  contre  ce  paltoquet. 


qui  avait  le  front  de  demander  à 
«  réfléchir  »  en  face  d'une  telle  au- 
baine!... Le  même,  parbleu,  le  même 
qui  considérait  toutes  les  attentions 
de  Mlle  Nicole  comme  un  hommage 
dû. 

Lorsque  Gilles  eut  pris  congé,  Mo- 
risset, seul  avec  Jerry  Smith,  s'é- 
criait : 

—  Un  petit  faiseur! 
L'Américain  sourit: 

—  Vous  auriez  tort  de  lui  en  vou- 
loir^ mon  bon  ami.  J'aime,  au  con- 
traire, cette  attitude  crâne  et  pon- 
dérée à  la  fois.  Elle  est  rare  chez 
les  jeunes  gens  de  votre  pays...  Et 
elle  ne  m'inspire  qu'un  désir  encore 
plus  vif  de  le  voir  se  joindre  à  nous. 
Toutefois,    je    doute    qu'il    accepte... 

—  Vous  doutez! 

—  Oui.  Ce  garçon-là  est  un  indé- 
pendant, je  l'ai  jaugé  tout  de  suite. 
J'ai  eu  beau  le  tranquilliser  à  cet 
égard,  il  craindra  d'être  embrigadé, 
de  subir  un  joug. 

Et  l'avisé  spéculateur  ne  se  trom- 
pait pas. 

Gilles  Lebrisard  élevait  en  lui- 
même  une  sorte  de  culte  à  sa  liberté. 
Il  l'avait,  complète,  aux  côtés  du 
père  Planchut,  et  il  affectionnait  le 
vieil  homme  bourru  et  jovial,  qui 
savait  si  bien  le  comprendre  et  le 
guider  en  lui  laissant  la  bride  au 
col. 

En  outre,  au  point  de  vue  maté- 
riel, M.  Lebrisard,  retiré  du  com- 
merce avec  soixante  mille  livres  de 
revenu,  avait,  ainsi  que  madame  son 
épouse,  fini  par  prendre  au  sérieux, 
et  même  par  révérer  la  vocation  de 
ce  fils  aventureux  :  ils  ne  lui  marchan- 
daient, que  pour  la  forme,  les  sub- 
sides. 

Puis  il  était  aussi  là,  le  grand- 
père  Roumerie,  décharné  et  jaune, 
hôte  ponctuel  d'un  fauteuil  à  rou- 
lettes, dont  le  regard  mort  ne  s'allu- 


^     UN    AYIATEVB     € 

niait    qu'avec     la    fierté    de    voir    ce 
rejeton  sublime  de  sa  race. 

* 
*     * 

Lorsqu'on  demandant  conseil,  Gil- 
les Lebrisard  eut  fait  part  à  M. 
Planchut  de  son  entretien  avec  Jerry 
Smith,  l'aéronaute,  un  instant,  se 
montra  perplexe: 

—  Evidemment.  Les  capi- 
taux de  cet  bomme  sont  un 
levier  puissant  pour  un  inven- 
teur. . .  Tu  as  beau  n'être 
pas  un  râleux,  n'empêche  que 
des  millions,  c'est  des  millions. 
Rien  que  d'avoir  la  responsabi- 
lité de  construire  et  d'utiliser  un 
aérodrome  —  et  tu  sais,  pour 
un  coup,  si  cela  importe  dans 
les  essais  de  vol,  —  ça  vaut 
qu'on  y  regarde  à  deux  fois,  avant 
de  refuser,  ce  dont;  du  reste,  je  vois 
que  tu  meurs  d'envie... 

Comme  ils  discutaient  en  se  pro- 
menant au  jardin,  une  automobile 
à  la  porte  du  parc'  mugit,  et  Mlle 
Nicole  parut,  laquelle  fut  mise,  par 
M.  Planchut,  au  courant  de  l'affaire. 

—  D'ailleurs,  concluait  Gilles,  je 
ne  marche  pas  avec  Jerry  Smith. 
C'est  décidé. 

Le  visage  de  Mlle  Nicole,  qui  avait 
paru  préoccupé ,  s'illumina  ;  sans 
même  songer  à  s'apercevoir  de  ce 
changement,  Gilles,  avec  la  gravité 
puérile  des  jeunes  gens  que  tient 
l'Idée,   expliquait: 

—  Je  sens  que  je  ne  ferai  jamais 
rien  de  bon  si  je  ne  me  sens  pas 
mon  maître,  et  je  ne  quitterais  pour 
rien  au  monde  M.  Planchut. 

—  Et  votre  petite  camarade,  ça 
vous  serait  donc  égal  de  la  quitter? 
fit  Mlle  Nicole  sur  le  ton  de  la  plai- 
santerie. 


LE   NOMME    CARLUS    CROCHET,    AVEC    SA 
FLÈCHE    ET    SON    COR    (P.    50) . 


—  Bien  sûr  non  !  déclarait  Gilles 
avec   condescendance. 

Nicole    badina   encore. 

—  Il  dit  cela  par  politesse,  parbleu  ! 
Puis  elle  se  détourna  comme  pour 

rajuster  d'une  tape  des  plis,  invisi- 
bles d'ailleurs,  de  sa  jupe,  s'éloigna 
dans  l'allée,  suivie  de  plusieurs 
chiens,  lesquels  faisaient  fête  à  son 
arrivée. 

Et,  se  penchant  vers  son  caniche 
Chocolat,  elle  lui  chuchotait,  confi- 
dentielle et   douloureuse: 

—  Il  ne  m'aime  pas,  il  ne  m'aime 
pas,  il  ne  m'aime  pas!... 


44 


^      UN    'AVIÂTEUB     € 


VII 


LES     FIANÇAILLES      SUR     LA     ROUTE 


Ce  matin  de  juillet,  on  s'en  allait 
déjeuner  à  Rouen,  où  il  y  avait  des 
courses. 

Aille  Nicole  se  tenait  au  volant  de 
la  soixante  chevaux  huit  cylindres 
M.  C.  C.  (alias  Morisset,  Chouix 
et  C'e),  une  voiture  d'entre  les  voi-  . 
tures,  construite  à  l'usage  personnel 
du  directeur,  —  aucune  trépidation, 
roulements  veloutés,  pas  de  bruit, 
sauf  un  ronron  berceur  et  lointain, 
musique  plutôt  que  son  de  moteur, 
—  et  tandis  que  M.  Planchut,  avec 
les  Noirfeuille,  prenait  place  dans  la 
limousine,  Morisset  avait  tenu  à  occu- 
per le  second  baquet  du  siège. 

Encore  que  cela  se  trouvât  notoire- 
ment superfétatoire,  car  Mlle  Nicole 
conduisait,  au  su  de  chacun,  comme 
une  merveille,  il  avait  donné  comme 
prétexte  l'éventualité  de  quelque  brus- 
que incident  sur  la  route;  et,  en 
réalité,  seul  le  grand  désir  de  mettre 
à  profit  l'occasion  d'un  tête-à-tête, 
inspirait  le  très  amoureux  Morisset. 

Gilles  Lebrisard,  compagnon  habi- 
tuel de  leurs  randonnées,  manquait 
à  celle-ci.  Car  il  accomplissait,  pour 
lors,  son  année  de  service  militaire, 
en  qualité  de  sous-lieutenant  artilleur, 
à  Besançon. 

Au  surplus,  l'ingénieur  eût  été  le 
dernier  à  se  plaindre  de  son  absence. 
Non  qu'il  éprouvât  une  véritable  ini- 
mitié à  l'égard  du  jeune  homme.  Et 
si,  dans  les  débuts,  il  l'envisageait 
comme  un  rival,  il  s'était,  depuis, 
convaincu  d'erreur.  Seulement,  Mo- 
risset, dont  l'âge  mûr  mêlait  un  peu 
de  sollicitude  à  son  ardeur,  s'irritait 


de  voir  ce  gamin  passer  avec  une 
pareille  indifférence  devant  un  trésor 
vivant  que  lui,  Morisset,  eût  été  si 
heureux    de    conquérir. 

Et  alors,  une  colère  le  prenait  et 
c'est  à  peine  s'il  se  retenait  pour  ne 
pas  lui  ouvrir  les  yeux,  à  Nicole,  lui 
démontrer  clairement  qu'elle  dispen- 
sait l'or  de  son  cœur  au  profit  d'un 
sot  préférant  à  sa  douce  pureté  de 
vierge  les  grimaces  d'une  cabotine 
sans  lustre. 

Mais  —  loyal  —  Morisset  avait 
toujours  réprimé  ces  mouvements-là 
et  su  s'arrêter  juste  à  temps  pour 
ne  pas  commettre  ce  qu'il  eût  consi- 
déré, ensuite,  comme  une  traîtrise. 
Puis,  il  pensait:  «  Elle  comprendra 
bien  elle-même,  elle  comprendra... 
qu'il  est  indigne  d'elle,  et  que  je 
l'aime...  » 


* 
*     * 


Après  un  long  silence,  sans  tourner 
la  tête,  les  yeux  au  loin,  elle  parla 
tout  d'un  coup  : 

—  Mon  petit  Morisset,  puisque 
vous  êtes  mon  ami,  vous  me  devez 
la  vérité.  Dites-moi,  est-il  exact  que 
Gilles  Lebrisard  ait  une  maîtresse  ? 

—  Mais,  à  quel  propos?... 

—  Répondez  ! 

—  Cette    demande,    vraiment... 

—  Oui,  je  sais  ce  que  vous  allez 
prétendre:  ce  n'est  pas  convenable; 
une  jeune  fille  est  censée  ignorer  ces 
choses.  Mais  vous  savez  bien  que  je 
ne  suis  pas  une  jeune  fille  comme  les 


ILS    DISCUTAIENT    AU    JARDIN    (p.    43). 


^     UN    AVIATEUR     € 


47 


ON    SE    MONTRAIT    LES    BARAQUEMENTS     OU    LES    CHAMPIONS 
TENAIENT    LEURS    APPAREILS    (P.   52). 


autres,   et   que  papa  m'a  élevée  «  à 
la    garçon  ».    Alors,    répondez! 

Morisset  allait  se  réjouir:  voici 
donc  que  Nicole,  instruite  d'une  liai- 
son, du  reste  notoire,  l'incitait  elle- 
même  à  des  confidences  que,  par  une 
loyauté  native,  il  avait  tant  de  fois 
dû  ravaler.  Il  allait  pouvoir...  Mais 
non;  vraiment  le  rôle  de  délateur  lui 
déplaisait,  et  il  se  tint  dans  le  vague  : 

—  C'est  possible...  Je  n'en  sais 
rien,  dit-il. 

—  On  m'a  nommé  une  demoiselle 
Barally... 

—  Vous  êtes  mieux  renseignée  que 
nous  autres. 

—  Vraiment? 

—  Vraiment. 

Et   à  brûle-pourpoint  : 

—  Mais,  voyons,  Mlle  Nicole;  puis- 
que vous  me  posez  des  questions, 
je  puis,  à  mon  tour,  vous  interroger. 

—  Allez. 

—  Vous  portez  donc  toujours  beau- 
coup... d'intérêt  à  ce  jeune  homme? 

Elle  battit  des  paupières,  réfléchit 
une    seconde   et   murmura: 

—  Je  lui  en  portais  beaucoup,  oui. 


Cet  imparfait  donna  à  Morisset  une 
joie  énorme.  Il  n'en  croyait  point 
ses  oreilles.  Timidement  il  demanda: 

—  Et...  maintenant? 

—  Je  vous  répondrai  en  toute  fran- 
chise,  mon   bon   Morisset... 

Il  interrompit: 

—  C'est  que,  vous  le  savez,  je  vous 
aime,  moi! 

Ferme  au  volant,  les  yeux  toujours 
bien  fixes  sur  la  route,  comme  il 
convient  à  un  chauffeur  sérieux  et 
conscient  de  ses  responsabilités,  Ni- 
'cole   poursuivit: 

—  Je  vous  crois,  Morisset.  Car 
cela,  toute  votre  conduite  me  le 
prouve.  Je  vais  vous  étonner,  même, 
en  vous  disant  que  je  vous  admire 
beaucoup  à  cause  de  votre  attitude 
envers  Gilles.  Vous  auriez  pu  me  le 
débiner.  Vous  ne  l'avez  jamais  fait. 
Et  tout  à  l'heure,  encore,  à  mes  ques- 
tions, sans  vous  douter  que  c'était 
une  épreuve,  vous  avez  opposé  la 
discrétion  d'un  tout-à-fait  chic  type. 

D'ouïr  ces  paroles,  il  semblait  à 
Morisset  qu'un  fluide  enivrant  lui 
coulait   à  l'âme.    Il  fut   siir   le   point 


48 


^     UN   'AVIATEUR     € 


de  saisir,  pour  la  couvrir  de  baisers, 
la  main,  la  petite  main  gantée  qui 
tenait  la  direction,  mais  dont  il  dut 
respecter   la   mission   sacrée. 

— •  Alors,  balbutia-t-il,  vous  ne  me 
découragez  plus? 

Elle  mit  en  première,  pressa  de 
son  soulier  mordoré  la  pédale  du 
frein,  et,  à  cette  allure  ralentie,  libre 
de  ses  regards,  elle  dévisagea  Moris- 
set  droit  dans  les  prunelles: 

—  Vous  êtes  sûr  que  vous  n'aurez 
pas  de  jalousies  rétrospectives? 

—  Je  jure! 

—  Vous  m'aimez  assez  pour  cela? 

—  Je  vous  aime  plus  que  tout. 
Alors,  très  émue  : 

—  Eh  bien!  Morisset,  c'est  enten- 
du. Je  serai  votre  femme. 


Et  juste  à  ce  moment,  le  père 
Planchut,  qui  n'admettait  pas  les 
vitesses  «  bourgeoises  »,  s'était 
penché  hors  de  la  portière,  et 
criait  : 

—  Eh  bien!  quoi,  on  s'endort... 
Une  panne? 

Elle  dit,  en  riant  : 

—  Jamais  de  panne,  tu  sais  bien, 
papa,    les    voitures   Morisset! 

Et,  tout  de  suite,  Nicole  ayant  exé- 
cuté un  geste  habituel  et  précis,  la 
soixante  chevaux  emporta  sur  la  riche 
chaussée  normande,  en  quatrième  : 
un  brave  homme  de  père,  un  couple 
de  gens  parfaits,  un  ingénieur  invrai- 
semblablement heureux,  et  une  jeune 
fille  qui  avait  décidé  d'agir  en  per- 
sonne raisonnable. 


TROISIEME   PARTIE 


EMOIS   TARDIFS 


Parfois  vous  passez  près  de  votre 
Bonheur  qui  vous  tend  les  bras  et 
vous  ne  le  reconnaissez  point;  c'est 
plus  tard  que  vos  yeux  se  sont  ou- 
verts et  alors  il  y  a  vraiment  place 
pour  la  ténébreuse  douleur  de  n'avoir 
point   vu. 

Avec  une  sorte  de  délectation  mo- 
rose on  imagine  la  coupe  enchantée 
que,  délibérément,  on  éloigna  de  ses 
lèvres,  on  songe  à  tant  de  droits 
charmants  abdiqués.  Et  ce  jour-là, 
si  la  mort,  la  mort  seule  irréparable, 
ne  s'est  point  entremise,  et  si  c'est 
seulement  le  temps  fatal,  la  distance 
et  les  lois  du  cœur,  que  l'on  voit  à 
combattre,     on     espère    encore:     on 


goûte  tel  automne  à  défaut  du  prin- 
temps passé;  et  voilà  le  dernier  bon- 
heur. 

Le  regret  lentement  s'infiltrait  en 
l'âme  de  Gilles  Lebrisard,  depuis  cer- 
tain matin  où,  dans  la  petite  chapelle 
absidale  de  l'église,  à  Versailles,  Ni- 
cole Planchut  de  la  Brossette  lui  ap- 
parut sous  les  voiles  candides  de 
l'épousée. 

Il  crut,  sans  doute,  être  heureux 
de  la  savoir  heureuse,  et  elle  l'était 
en  somme,  car  en  épousant  l'ingé- 
nieur Morisset,  elle  avait  non  point 
consenti  un  sacrifice,  mais  accompli 
un  acte  qu'elle  jugeait  bon. 

Et,    en    plein    épanouissement    de 


ILS    AVAIENT    DISPARU    DERRIERE    LES    CIMES    DE    LA    FUTAIE    BORDANT 
LES    RIVES    DE    LA    SEINE    (P.    54). 


femme,  elle  savourait  maintenant  un 
bonheur,  en  somme  appréciable, 
qu'amenuisait  à  peine  une  teinte  de 
mélancolie. 

Comme  autrefois,  seulement  avec 
une  ferveur  nouvelle  chez  l'un,  un 
peu  plus  de  réservée  chez  l'autre,  ils 
se  traitaient  en  camarades,  se  ren- 
contraient aussi  souvent:  car  Gilles, 
son  service  militaire  achevé,  était 
venu  s'installer  à  demeure  auprès  du 
père  Planchut,  et  Nicole,  quoique 
résidant  à  Paris,  venait  presque  cha- 
que jour,  au  Castel,  voir  son  bonhom- 


me de  père,  visiter  ses  quatre  chiens, 
qu'elle  n'avait  pas  voulu  condamner 
à  l'air  malsain,  à  l'espace  avare  des 
métropoles. 

Déjà,  sans  qu'il  voulût  approfon- 
dir, une  tristesse  inconnue  le  han- 
tait. 

Et,  non  plus  avec  la  calme  assu- 
rance de  jadis,  mais  avec  une  sorte 
d'acharnement  où  se  mêlait  l'obscur 
instinct  qui  nous  pousse  à  rechercher 
par  tout  moyen  l'oubli  des  peines, 
il  se  jetait  à  la  réalisation  de  son  rêve 
aérien. 


Il 


LA    COUPE    JERRY-SMITH 


Pour  inaugurer  l'Institut,  Jerry 
Smith  fit  savoir  qu'il  créait  une 
Coupe  internationale  à  disputer  au 
printemps  de  l'année  suivante:  cinq 
cent  mille  francs  étaient  offerts  au 
pilote  de  Taéroplane  qui,  en  moins 
de  quinze  heures,  partant  de  Baga- 
telle, gagnerait  Rouen  et,  après  avoir 
doublé  la  flèche  de  la  cathédrale, 
reviendrait  au  point  de  départ,  sous 
la  seule  obligation  d'avoir  deux  pla- 


ces occupées,  et,  au  cas  d'avarie  en 
route  ou  d'atterrissage,  de  ne  point  se 
ravitailler  et  de  ne  réparer  que  par 
les  moyens  du  bord. 

L'essor  imprimé  à  l'aviation  par 
cet  établissement,  dont  le  Bulletin 
polyglotte,  tiré  à  des  infinités  d'exem- 
plaires, devint  comme  un  régulateur 
de  recherches,  un  centre  où  conver- 
geaient toutes  les  inventions  aéronau- 
tiques, avait  été  de  belle  envergure. 


so 


^     UN    AVIATEUR     € 


El.  bien  qu'en  l'improvisant,  Jerry 
Smith,  triomphateur  blasé,  eût  eu  plu- 
tôt en  vue  de  satisfaire  son  désir 
de  conquêtes  inédites,  que  de  monter 
une  «  affaire  »,  l'entreprise,  commer- 
cialement, donnait  aussitôt  de  magni- 
fiques résultats:  de  semaine  en  se- 
mame,  le  dirigeable  et  l'aéroplane 
supplantaient,  dans  le  goût  des  ama- 
teurs riches,  l'automobile  déjà  en- 
vieillie  ;  les  commandes  privées  affluè- 
rent et  aussi  celles  des  Etats,  qui 
s'appliquaient,  maintenant,  à  se  créer 
d'aériennes  escadres;  on  pouvait  en- 
trevoir, pour  un  délai  prochain,  le 
fonctionnement  de  services  urbains 
et  départementaux  par  dirigeables: 
et  grâce  à  la  conception  si  rationnelle 
de  ses  différents  rouages,  à  son  outil- 
lage ultra-moderne  et  précis,  à  l'ex- 
cellence des  moteurs  spéciaux,  éta- 
blis par  les  soins  de  la  maison  Moris- 
set.  Chouix  et  0<',  l'Institut  monopoli- 
sait absolument,  sans  avoir  à  redou- 
ter nul  concurrent,  le  marché  des 
airs. 


* 
*     * 


Il  résultait  de  ces  circonstances  que 
jamais  épreuve  sportive  ne  suscita 
un  émoi  aussi  universel,  d'autant  que 
les  conditions  du  concours,  sévères 
mais  point  irréalisables  —  car  depuis 
la  célèbre  envolée  d'Henri  Farman, 
divers  engins  du  même  type  avaient 
déjà  fourni  des  parcours  sensiblement 
plus  longs  —  en  faisaient  quelque 
chose  de  réel,  une  véritable  course 
où  la  vitesse  individuelle  des  appa- 
reils et  non  point  leur  équilibrage 
ou  leur  maniabilité,  se  trouverait  en 
jeu. 

Sur  la  liste  d'ores  et  déjà  publiée 
des  concurrents  figurait  le  Gotha  des 
pilotes. 

Naturellement  la  France,  étant  le 


terroir  même  de  cette  science-là,  four- 
nissait la  majorité  des  compétiteurs. 

Dans  le  clan  étranger,  Tom  Lyne, 
le  champion  de  Floride,  Purkiss,  de 
La  Nouvelle-Orléans,  y  voisinaient 
avec  Chistera,  l'Espagnol,  l'homme  à 
la  mode,  dont  le  cellulaire  avait  exé- 
cuté un  vol  de  trois  lieues  autour  de 
Valladolid.  L'Angleterre  se  trouvait 
représentée  par  l'honorable  Fergus- 
son  et  par  Sir  Thomas  Hardy,  de 
l'Académie  des  Sciences,  promoteur 
du  stabili-cône  à  double  révolution. 
L'Allemagne  envoyait  M.  de  Teken 
et  le  professeur  Otto  Kirchner  qui 
avait,  disait-on,  expérimenté,  en  pré- 
sence de  Guillaume  II  et  de  quelques 
rares  privilégiés,  un  étonnant  appa- 
reil, du  genre  hélicoptère.  La  Russie 
avait  délégué  les  frères  Voragine  et 
le  général  Akimov,  tous  trois  avia- 
teurs émérites;  et  on  citait  encore, 
comme  devant  concourir,  l'aéroplane 
suisse  Burgli,  lequel  se  caractérisait 
par  ses  quatre  hélices  jumelées,  et 
le  planeur  Truck,  à  surfaces  courbes, 
de  Vienne. 

Et  il  n'y  eut  pas  jusqu'au  fumiste, 
obligatoire  en  ces  occurrences,  qui 
fît  défaut  à  la  nomenclature:  le  nom- 
mé Carlus  Crochet  s'était  inscrit  avec 
sa  «  Flèche  »  et  son  «  Cor  ». 

Les  multiples  reporters  qui,  sitôt 
publié  cet  engagement  baroque, 
s'abattirent,  à  fin  d'interview,  sur  le 
domicile  de  ce  dernier,  se  virent  en 
présence  d'un  individu  hirsute  qui 
leur  révéla  des  arcanes.  Adepte  de 
la  Spiriation,  laquelle  est  une  mé- 
thode de  voler  avec  le  concours  des 
Esprits  ou  Anges,  il  appelait  ceux-ci 
à  l'aide  d'un  cor  de  chasse,  et  ne 
doutait  pas  que,  tel  autrefois  Abaris, 
il  ne  s'envolerait  sur  une  flèche  à 
la  construction  de  laquelle  certaines 
plumes  d'un  oiseau  très  rare,  le  Biho- 
reau,  —  volatile  triste,  erratique,  dont 
le  cri  imite  le  bruit  du  vomissement. 


^      UN    AT  J  AT  FA  m     ^ 


=)i 


et   dont   il  recherchait   un   spécimen, 
—  se  trouvaient  indispensables. 

On  ne  tarda  point,  du  reste,  d'in- 
terner ce  malheureux  fou,  capable 
seulement  de  se  nuire  à  lui-même. 


Jerry  Smith  avait  décidé  que  son 
établissement  concourrait  individuel- 
lement; il  déclarait  d'ailleurs  par 
avance  qu'au  cas  d'une  victoire,  le 
demi-million  serait  dédié  à  la  fonda- 
tion  d'un   sanatorium. 

Muni  d'un  moteur  nouveau  étudié 
par  Morisset,  l'aéroplane  de  l'Insti- 
tut avait  fourni  de  très  bonnes  per- 
formances. 

Et  justement,  Gilles  Lebrisard,  par 
délicatesse,  —  ayant  décliné  les  offres 
de  Jerry  Smith,  —  hésitait  à  se  met- 
tre sur  les  rangs  en  ce  tournoi. 


Ce  fut  Morisset  lui-même  qui  l'y 
incita. 

Depuis  son  mariage  avec  Nicole, 
les  relations  de  l'ingénieur  avec  le 
jeune  aéronaute  avaient  perdu  tout 
caractère  d'aigreur  ou  de  secrète  ani- 
mosité,  devenaient  franchement  cor- 
diales. Confiant  en  la  loyauté  de  sa 
femme,  — •  qui  lui  vouait  en  affection 
ce  qu'elle  ne  pouvait  pas  lui  ■  offrir 
de  passionné,  ■ —  fidèle,  de  son  cœur 
tout  entier,  à  sa  promesse  d'ignorer 
des  jalousies  rétrospectives,  Morisset, 
maintenant,  rendait  hommage  sans 
réserve  à  la  vaillance  sportive  du 
jeune  homme. 

Se  joignant  à  son  gendre,  M.  de  la 
Brossette,  également,  conseillait  à 
Gilles  de  ne  point  faire  preuve  de 
scrupules  fastidieux,  et  finalement 
Jerry  Smith,  auquel  Morisset  en  ré- 
féra, l'invitait,  par  l'entremise  de  son 
associée,  à  concourir. 


l'.^PPARKIL    R.ALEIGH,    de    DUBLIN,    eut    une    panne    au    liOUT    DE    CINQUANTE    METRES    (p.    5^). 


52 


^     VN   AVIATEUR     ^ 


III 


LA    COUPE    JERRY-SMITH     (SUITE) 


Un  soleil  de  cérémonie  luisait  sur 
le  ciel  d'un  tendre  bleu  matinal,  sur 
les  pelouses  et  arbres  pleins  de  fraî- 
cheur, sur  le  sable  crémeux  des  allées. 
Des  barrages  de  sergots,  dont  les 
uniformes  empruntaient  un  ton  sym- 
pathique au  charme  du  décor,  canali- 
saient, parmi  les  trépidants  escadrons 
des  automobiles,  d'innombrables  ba- 
dauds,   dont    la   foule,    en   ruisseaux 


SON    SQUELETTE    u'aLUMINIUM    ET    d'aCIER   FIGURE    UN    GRAND 
VOLUCRE   ANTÉDILUVIEN    (P.    57). 


denses,  convergeait  au  terrain  de 
Bagatelle  où  devait  se  donner,  à  huit 
heures,  le  départ  pour  la  Coupe  des 
aéroplanes. 

Le  Président  de  la  République,  en 
habit,  suite  des  ministres  et  de  leurs 
daines,  survint  avec  son  escorte  cui- 
rassière. 

Jerry  Smith,  —  en  veston  et  chaus- 
sé de  gros  souhers  jaunes,  —  sur- 
veillait les  préparatifs,  sans  ostenta- 
tion. Officieusement  sollicité  de  s'as- 
seoir près  du  chef  de  l'Etat,  il  décla- 
rait: No  mat  ter;  et  cette  réponse, 
dans  sa  bouche,  signifiait:  question 
récriée. 


On  supposait  que  le  vainqueur  se- 
rait de  retour  avant  le  crépuscule; 
cependant,  en  prévision  d'arrivées 
nocturnes,  Jerry  Smith  avait  fait  ins- 
taller sur  place  une  usine  électrique, 
laquelle  ahmenterait  d'énormes  pro- 
jecteurs brevet  Scott,  hissés  au  som- 
met de  grands  pylônes,  et  capables 
de  conférer  à  ce  vaste  terrain  un 
éclairage  de  plein  jour,  rayonnant 
jusqu'à  quinze  cents 
mètres  d'altitude. 

D  '  i  m.  m  e  n  s  e  s    ta- 
bleaux d'affichage  in- 
diqueraient  —  grâce  à 
^\\W  des  vedettes  automobi- 

^  ^  les,  munies  d'appareils 

radio  -  télégraphiques . 
et  échelonnées  sur  la 
route,  —  la  position 
des  dix-huit  concur- 
rents pendant  toute  la 
durée   de   l'épreuve. 

On  se  montrait  les 
baraquements  où  ces 
champions  tenaient,  comme  des  che- 
vaux dans  des  box,  leurs  appareils 
enfermés  jusqu'à  la  minute  du  lan- 
cer ;  certains  avaient  fait  établir, 
devant  leur  hangar,  des  plates-formes 
de  projection,  des  catapultes,  des  mo- 
norails   en    montagnes    russes. 

Et  autour  de  ce  quartier  de  cou- 
reurs aériens,  se  produisait  un  émou- 
vant remous  d'allées  et  venues  — 
officiels,  chronométreurs,  pilotes  — 
que  commentait  l'attention  en  éveil 
de  cent  mille  spectateurs;  on  discu- 
tait les  chances  des  compétiteurs,  des 
bookmakers  établissaient  la  cote  (le 
gouvernement,     qui     avait    enfin    re- 


^     Î/.Y    AVIATEUR     € 


•)■:> 


JERRV    SMITII,    DANS    CETTE    ILE    QUt    ETAIT    SON    I1,K,    KLE\  A     IXE    CITE    QUI     ALLAIT    ETRE 

SA    CITÉ    (p.     55)  . 


connu  le  danger,  pour  l'institution 
des  courses,  de  supprimer  le  pari 
au  livre,  l'avait,  depuis  peu,  rétabli). 

* 
*     * 

Morisset  escomptait  de  tout  son 
désir  trépidant  la  victoire  de  son 
«  extra-léger  »  qui,  grâce  à  la  dispo- 
sition en  échiquier  de  ses  dix  cylin- 
dres, pouvait  tourner  indéfiniment, 
en  ne  chauffant,  pour  ainsi  dire,  pas. 
Il  se  montrait  fort  émoustillé. 

Et  même,  plusieurs  fois,  Jerry 
Smith,  d'un  ton  fâché,  observa: 

—  A  quoi  cela  vous  avance-t-il,  de 
faire  ainsi  le  bourdon!  Vraiment  j'au- 
rais cru  que  depuis  que  vous  me 
connaissez  vous  auriez  pris  quelques 
leçons  de  flegme. 

—  Mais  vous  ne  comptez  pour  rien 
le  renom  de  l'Institut  et  de  la  maison 
Morisset,  Chouix  et  O^? 

—  Arrive  ce  qui  arrivera.  Du  reste, 
je  vous  ai  déjà  dit  que  je  connais 
le  gagnant. 

—  Qui? 

—  Gilles    Lebrisard! 

A  aucun  moment,  en  effet,  depuis 
qu'il    avait    créé    cette    épreuve,    les 


prévisions   de  Jerry  Smith  ne  variè- 
rent sur  ce  point. 

Mais  Morisset  se  montrait  toujours 
incrédule  : 

—  Il  périra  par  le  moteur.  Au  lieu 
de  nous  en  demander  un,  il  a  voulu  le 
construire  lui-même.  A  la  vérité,  M. 
Planchut,  qui  l'y  encourageait,  en 
dit   monts    et  merveilles. 

—  Eh  bien!  vous  ne  refusez  pas, 
je  pense,  à  ce  dernier,  quelque  com- 
pétence ? 

—  Non.  Mais  quand  il  s'agit  de 
son  disciple,  je  crois  qu'il  manque 
un  peu  d'impartialité.  Naturellement, 
mon  rôle  n'était  pas  d'assister  à 
leurs  essais,  et  je  ne  puis  rien  affir- 
mer. 


Dans  un  vaste  break  automobile, 
garé  en  l'enceinte  réservée,  et  dont 
les  paniers  recelaient  les  éléments 
d'un  copieux  lunch,  se  tenaient  Ni- 
cole Morisset,  les  Noirfeuille  et  les 
parents  Lebrisard,  invités,  vu  la  cir- 
constance. 

Le  grand-père  Roumerie,  sec,  jau- 
ne, décharné,  avec  les  yeux  seuls  vi- 
vants sur  sa  face  morte,  s'était  fait 


>4 


^     UN    AVIATEUR     € 


amener  en  son  fauteuil  à  roulettes^ 
par  une  auto  de  louage^  qui  voisinait 
avec  la  voiture  familiale. 

Ayant  à  ses  côtés  un  domestique 
muni  d'une  jumelle,  il  attendait  de 
voir  s'envoler  dans  les  airs  son  petit- 
fils. 

*     * 

Menteurs  ingénus,  pleins  d'orgueil 
naïf  et  paternel,  les  Lebrîsard,  pour 
lors,  déclaraient: 

—  Nous  avons  toujours  poussé 
notre  fils  dans  cette  voie... 

M.  Lebrisard  rappelait,  non  sans 
agrément,  les  premières  armes  de 
Gilles  dans  la  carrière,  lorsque,  sus- 
pendu à  trois  parapluies,  il  se  laissa 
choir  d'un  deuxième  étage. 

• —  Ah!  si  je  n'avais  pas  toujours 
peur  qu'il  lui  arrive  un  accident!  souf- 
flait Mme  Lebrisard,  qu'affligeait  un 
asthme.  - 

Mais  M.  de  Noirfeuille  apaisait  les 
inquiétudes  : 

—  Gilles  est  aussi  prudent  que 
hardi;  il  n'y  a  rien  à  craindre,  sur- 
tout avec  un  compagnon  comme  M. 
de  la  Brossette. 

(Le  père  Planchut  allait,  en  effet, 
prendre  place  à  côté  de  Gilles,  dans 
l'hiloire  de  la  nef  volante,  inscrite 
sous  la  désignation  :  Aéroplane  Lebri- 
sard-Planchut,  cela  malgré  les  pro- 
testations du  vieil  aéronaute,  décla- 
rant qu'il  n'était  pour  rien  dans  l'ap- 
pareil, que  Gilles,  aujourd'hui,  se 
trouvait  cent  fois  plus  fort  que  lui, 
et  que  des  galopins  aussi  entêtés  il 
ne  savait  ce  qui  le  retenait  de  leur 
botter   le   derrière.) 

* 
*     * 

...Ils  étaient  partis,  ils  avaient  dis- 
paru derrière  les  cimes  de  la  futaie 
bordant  les  rives  de  la  Seine,  sauf 
l'hélicoptère  allemand,  lequel  refusa 


de  voler,  et  l'appareil  Raleigh,  de 
Dublin,  qui  eut  une  panne  au  bout 
de  cinquante  mètres,  et  qui,  ayant 
heurté  le  sol  en  atterrissant,  brisa  ses 
plans  directeurs  et  dut  abandonner. 

Une  rumeur  particulièrement  con- 
sistante, peut-être  effluves  émanés  de 
la  conviction  professée  par  Jerry 
Smith,  avait  salué  l'envol  du  n«  ii 
qui,  d'une  brève  course,  au  ras  du 
sol,  ayant  pris  sa  vitesse  de  régime, 
s'éleva  d'un  jet  oblique  et  sûr  dans 
l'air  bleu. 

Et,  dès  le  début,  les  renseigne- 
ments transmis  par  les  ondes  hert- 
ziennes furent  significatifs.  Après 
vingt-huit  minutes,  déjà  aux  environs 
de  Meulan,  il  tenait  la  tête;  sur 
Evreux,  il  avait  pris  six  kilomètres 
d'avance  sur  Purkiss,  parti  premier; 
en  deux  heures,  ayant  toujours  aug- 
menté son  avantage  sur  ses  pour- 
suivants, il  atteignait  Rouen,  contour- 
nait sans  encombre  la  flèche  de  la 
cathédrale.  Et  le  bruit  des  bouchons 
qui  sautent  s'éteignait  à  peine  parmi 
les  déjeuneurs  de  Bagatelle,  qu'un 
cri  énorme  s'éleva:  au-dessus  de 
Longchamp,  l'aéroplane  n°  1 1  mon- 
trait son  bec  renflé  de  coursier  aérien. 
Vraiment  ce  fut  une  délirante  ruée 
lorsque,  pareil  à  un  docile  oiseau,  il 
vint  se  poser  sur  la  pelouse.  Le  père 
Planchut  n'était  pas  plus  rouge  que 
d'ordinaire.  Gilles  Lebrisard  simple- 
ment déclarait: 

—  Pas  d'incident.  Tout  a  bien  mar- 
ché. 

Jerry  Smith  semblait  enchanté,  et 
souriait  d'un  air  fin  à  Morisset  qui, 
libre  de  jalousie  mesquine,  félicitait 
cordialement  les  triomphateurs.  L'aé- 
roplane de  l'Institut  allait,  du  reste, 
finir  second. 

Une  -larme  silencieuse  roulait  lente- 
ment sur  la  face  parcheminée  de 
l'aïeul  Roumerie,  hissé  dans  l'auto- 
taxi,    sur   un   fauteuil   à  roulettes. 


J,A    XOIRE    TERREUR    DE    DÉCi X'VRIR    UN    (TTASSJS    VERSE,    DES    DEBRIS,    DU    SAXg!    (P.    6q)  , 


^     UN  'AVIATEUR     ^ 


^7 


IV. 


AEROPLANE...  HELICOPTERE.., 


L'appareil  est  tel  qu'un  oiseau,  et 
lorsqu'on  enlève  la  soie  caoutchou- 
tée tendue  sur  la  membrure,  son  sque- 
lette d'aluminium  et  d'acier  figure 
un  grand   volucre  antédiluvien.   Les 


MORISSET,    M0>;TANT    UXE    formidable    150    HP    DE    COURSE,    TRAVERSAIT 
PARIS    A    TOUTE    ALLURE  (p.    69). 


pérée  par  la  contre-pression  du  fluide 
qui  se  referme,  pousse  sur  les  pa- 
rois, d'arrière  en  avant,  s'ajoutant 
à  l'effort  propulsif  des  hélices. 

Les  plans  stabilisateurs,  au  nom- 
bre de  quatre,  sont  disposés  par  pai- 
res, un  à  chaque  flanc  de  la  carène, 

les    deux 
autres 
dessus  et 
dessous  ; 
montés 
sur   des 
charniè- 
res,   ils 
peuvent 
se    rabat- 
tre,    au 
moment 
de  l'atter- 
rissage, 
afin  d'an- 
nuler la 
^'  i  t  e  s  s  e 
horizontale,   ainsi   que  font  de  leurs 
ailes  les  oiseaux.  Tout  le  système  ap- 
paraît si  naturel  et  simple  que  l'on 
s'étonne   en   songeant   que   les  hom- 
mes aient  mis  tant  de  siècles  à  in- 
venter une  machine  volante.  Et  tel 
est,  monté  sur  un  châssis  à  roulettes 
conjuguées,     l'aéroplane     Lebrisard- 


plans  directeurs  se  trouvent  à  l'ar- 
rière; le  gouvernail  d'orientation  à 
l'avant,  ainsi  que  l'hélice,  afin  que 
celle-ci  puisse  attaquer  un  air  vierge; 
deux  autres  hélices,  sur  le  côté,  mues 
par  un  moteur  indépendant,  ne  cons- 
tituent qu'un  adjuvant  éventuel  et 
permettent  de  remédier,  en  différen- 
ciant la  vitesse,  à  toute  bande  obli-  Plan  chut,  qui  a  remporté  la  Coupe 
que.  Le  nez  de  la  carène  est  large;  Jerry-Smith. 
il  donne  place  à  la  cage  qui  contient 
les  pilotes  et  la  machinerie,  puis 
s'amincit  comme  le  corps  des  pois- 
sons ;  grâce  à  cette  forme,  il  défonce, 
en  quelque  sorte,  l'air,  dont  il  écarte 
violemment  les  masses;  mais  la  force 
perdue  par  le  choc  se  trouve  récu- 


* 

*     *  - 


Gilles  Lebrisard,  toutefois,  ne  con- 
sidère cet  appareil  que  comme  tran- 
sitoire, et,  malgré  ce  succès,  ne  lui 


58 


^     UN    AVIATEUR     ^ 


accorde  que  peu  d'estime.  Avec 
beaucoup  d'hommes  compétents  en 
la  matière,  et  à  la  suite  de  Jules 
Verne,  qui  fut,  quoi  qu'on  en  dise, 
un  génial  précurseur,  il  croit  que 
l'aéronef  du  futur  appartiendra  au 
mode  de  l'hélicoptère,  recevant  sa 
vitesse  comme  sa  force  ascension- 
nelle d'hélices  virantes,  et  n'escomp- 
tant aucun  service  d'ailes  qui  ne  lui 
fourniraient  qu'un  appui  tout  subsi- 
diaire. Du  reste  les  constructeurs 
d'aéroplanes  ont  d'ores  et  déjà  re- 
connu l'intérêt  .et  la  possibilité,  en 
accélérant  la  marche,  de  réduire  l'en- 
vergure des  plans. 

Le  tout  est  d'imprimer  instantané- 
ment à  l'appareil  une  allure  de  ré- 
gime, afin  que  le  centre  de  pres- 
sion du  système  se  place  à  la  dis- 
tance voulue  du  centre  de  gravité  et 
que,  les  composantes  de  ces  deux 
forces    s'annulant,    la   machine   vole. 

Pour  l'hélicoptère,  le  point  déhcat 
réside  en  ceci,  que  l'appareil  doit 
pouvoir  s'élever  verticalement,  par 
ses  propres  moyens.  Mais  cette  diffi- 
culté vaincue  fournit  aussi  un  avan- 
tage considérable  sur  l'aéroplane,  qui 
se  trouve  assujetti,  pour  prendre  son 
vol,  à  un  lancement  préalable  (obtenu 
soit  par  une  course  sur  le  sol,  soit 
au  moyen  d'une  catapulte,  comme 
dans  le  système  Langley),  et,  dans 
tous  les  cas,  nécessite  un  terrain  ap- 
proprié pour  le  départ,  ce  qui  exclut 
généralement  la  possibilité  de  repren- 
dre la  route,  si  l'on  touche  terre. 

Enfin,  il  est  évident  que  l'aéro- 
plane, cellulaire  ou  nanti  de  plans 
étages,  si  maniable  qu'il  puisse  être, 
constitue  un  instrument  dont  on  peut 
escompter  les  services  uniquement  en 
atmosphère  calme,  et  là,  son  coeffi- 
cient de  dirigeabilité  —  ou  ce  que 
le  colonel  Renard  a  défini:  l'angle 
abordable  —  dépend  entièrement  de 
sa  vitesse. 


* 


C'est  en  vertu  de  telles  considéra- 
tions que  Gilles  s'abandonnait  âme 
et  corps  à  la  recherche  d'un  problè- 
me, ardu,  mais,  selon  lui,  point  inso- 
luble; et  il  en  voyait  notamment  la 
clef  dans  l'étude  de  la  pression  des 
fluides  sur  les  surfaces  qui,  jusqu'à 
présent,  est  restée  en  friche  et  qui 
se  trouve  fort  complexe,  à  cause  de 
la  réaction  des  filets  d'air,  lesquels, 
après  avoir  travaillé,  viennent  chica- 
ner les  suivants. 

Et,  n'étant  pas  —  bien  que  doué 
—  un  algébriste  transcendant,  il 
trouva  en  son  camarade  Paul  Rebour, 
l'ancien  complice  en  l'équipée  du 
ballon  captif,  un  merveilleux  colla- 
borateur. 

Paul  Rebour,  sorti  de  Polytechni- 
que, avait  quitté  l'armée,  et  quel- 
ques rentes  lui  permettant  de  ne  point 
songer  au  professorat,  il  se  consacrait 
aux  études  mathématiques.  Ce  grand 
garçon  robuste,  qui  semblait  plutôt 
taillé  pour  faire  de  la  barre  fixe,  ou 
pour  battre  du  blé  en  grange,  menait 
une  vie  cloîtrée  dans  un  cinquième 
de  la  rue  Saint-Jacques,  dont  il  ne 
s'exilait  qu'à  regret,  capable  de  de- 
meurer vingt-quatre  heures  et  davan- 
tage devant  sa  table  de  travail  à  la 
poursuite   d'une   formule  rebelle. 

Il  vivait  comme  plongé  dans  le 
rêve  perpétuel  et  précis  de  l'algèbre, 
récitait  un  théorème  de  géométrie 
avec  la  vénération  de  Flaubert  décla- 
mant telle  phrase  bien  balancée;  et 
il  finissait  par  avoir  un  visage  presque 
extatique,  pâle  de  veilles  nocturnes 
et  de  méditations. 

Le  génie  inventif  de  l'un  servait 
de  pitance  à  l'esprit  analytique  de 
l'autre.  Gilles  guidait  son  ami  par  le 
sentiment  inné,  qu'en  dehors  de  la 
théorie,  il  avait  des  choses  aériennes. 


^     UN    MIATEUR     ^ 


^9 


D'ailleurs,  bien  souvent,  faute 
d'un  (X)rnac  sensible  aux  con- 
tingences, les  plus  grands  al- 
gébristes  errent  :  Lalande  n'a- 
t-il  pas  estimé  qu'il  faut  à  un 
homme  des  ailes  de  i8o  pieds 
pour  s'élever  dans 
1  '  atmosphère  ,     ce 
qui  fut  absolument 
controuvé    par    les 
expériences  de  Li- 
lienthal  ;    et   même 
on  observée   que  la 
nature  chez  les  oi- 
seaux,    à     mesure 
que  la  masse  du  su- 
jet   augmente,    ré- 
duit la  surface  d'ai- 
le, correspondant  à 

l'unité  de  poids,  et  c'est  ainsi  que  le      nage  moins  d'envergure,  proportion- 
kilo  d'aigles,  pour  voler,  a  reçu  en  apa-      nellement,  que  le  kilo  de  moineau. 


BIENTOT    SURVl.NRK.NT    CEUX    DE    MAISONS-LAFITTE    (P .     6g). 


V 


MÉLANCOLIE  DE  JERRY.  SMITH 


Etait-ce  son  cerveau  fourbu  par 
une  activité  trop  surabondante  et  qui 
après  avoir,  quarante  ans,  fonctionné 
comme  un  mécanisme  de  précision, 
à  l'équilibre  impeccable,  fléchissait 
d'un  seul  coup,  tous  ses  rouages  éga- 
lement usés,  et  demandait  grâce  ?  Un 
secret  chagrin  —  pareil  à  un  mi- 
crobe prospérant  d'autant  mieux  qu'il 
rencontre  un  terrain  de  culture  in- 
demne —  l'avait-il  sournoisement 
miné?  On  l'ignore;  mais  Jerry  Smith, 
depuis  quelque  temps,  ne  semblait 
plus,  du  moins  dans  l'intimité,  le 
même  homme. 

Inerte,  avec  des  verbiages  soudains 
ou  de  brusques  silences  durant  les- 
quels sa  figure  blême,  aux  traits  gra- 
vés en  profondeur,  aux  paupières  pe- 


santes, prenait  une  apparence  d'hébé- 
tude, il  se  désintéressait  de  tout,  et 
de  cet  Institut  même,  auquel,  dans 
une  ardeur  juvénile  à  faire  du  nou- 
veau, il  avait  donné  une  telle  impul- 
sion. 

Malgré  leur  amitié  déjà  ancienne, 
Jerry  Smith  intimidait  toujours  à  tel 
point  Morisset,  homme  cependant 
arrivé,  posé,  notoire,  qu'en  aucune 
circonstance  il  n'eût  osé  l'interroger 
sur  les  tribulations  de  son  moral. 

Il  ne  laissait  pas,  toutefois,  de  se 
répandre  en  hypothèses,  touchant  les 
motifs  d'un  pareil  changement;  il 
essayait,  faisant  appel  à  sa  mémoire, 
d'en  déterminer  avec  certitude  les 
origines,  et  il  n'était  pas  loin  de  se 
persuader  que   les  premiers  symptô- 


6o 


^     UN    'AVIATEUR     € 


mes  de  cette  humeur  morose  se  pla- 
çaient assez  précisément  à  l'époque 
où  l'Américain,  ayant,  dès  l'abord, 
pressenti  en  Gilles  Lebrisard  l'homme 
nécessaire,  tenta,  en  vain,  de  l'em- 
baucher. On  pouvait  admettre  qu'en 
la  circonstance,  son  orgueil,  jusqu'ici 
régulièrement  victorieux,  reçut  une 
grave  atteinte  qui,  s'alliant  à  d'autres 
facteurs,  avait  déclanché  sa  mélan- 
colie. 

Quoi  qu'il  en  fût,  ces  nouvelles  fa- 
çons d'être  chez  le  Grand  Patron, 
causaient  à  l'ingénieur  une  sorte  de 
malaise  latent,  seul  nuage  dans  une 
félicité  si  parfaite  qu'il  en  craignait 
parfois  la  plénitude.  Car,  sans  par- 
ler de  ses  entreprises  prospères,  Mo- 
risset,  qui  venait  de  recevoir  la  rosette 
rouge  et  dont  la  maturité  était  pleine 
de  verdeur,  se  trouvait  l'époux  heu- 
reux de  Nicole  qui  lui  créait  la  plus 
douce  des  existences,  la  plus  déco- 
rative aussi,  car,  bien  que  de  goûts 
rustiques,  elle  s'était  révélée  femme 
du  monde,  et  maîtresse  de  maison 
impeccable,  et  le  salon  de  Morisset, 
sensible   à  ces   choses-là,   fut   coté. 

Au  surplus,  Jerry  Smith,  qui  avait 
toujours  affiché,  à  l'endroit  de  l'in- 
telligence féminine,  un  dédain  cour- 
tois et  rigoureux,  semblait  tenir  en 
une  estime  particulière  la  femme  de 
son  collaborateur,  qu'il  avait  du  reste 
connue  jeune  fille,  chez  les  Noir- 
feuille,  dans  le  temps. 

On  aurait  dit  que  cette  jeune  dame, 
originale  et  vive,  pleine  de  courage 
sagace  et  de  bonne  humeur,  le  sur- 
prenait. 

—  Vous  êtes  une  force  de  la  na- 
ture I  lui  avait-il  déclaré  un  jour. 

Nicole,  elle,  professait  une  sorte 
d'admiration,  un  peu  méfiante,  pour 
le   milliardaire   transatlantique. 

Morisset  ne  gardait  en  général 
aucun  secret  pour  sa  femme;  il  hési- 
tait   cependant    à  lui    faire    partager 


des  inquiétudes  qu'il  s'était  long- 
temps refusé  de  s'avouer  à  lui-même, 
tant  sa  vénération  pour  le  «  Profes- 
seur »  était  absolue. 

Ce  fut  Nicole  elle-même  qui,  le 
soir  d'un  dîner  offert  par  l'Institut 
aéronautique  à  l'anniversaire  de  sa 
fondation,  lui  fit  remarquer: 

—  Ne  trouves-tu  pas  que  Jerry 
Smith  change.  Il  semble  affaissé, 
absent.  Et  figure-toi  qu'une  seconde, 
il  me  dévisageait  avec  un  regard  loin- 
tain,   un   regard   d'ogre... 

—  Que  vas-tu  t'imaginer!  Tu  es 
folle!  répondit  Morisset,  que  cette 
remarque  émut  toutefois  péniblement. 

* 
*     * 

A  quelque  temps  de  là,  Jerry  Smith 
tint  à  l'ingénieur  une  espèce  de  dis- 
cours qui,  surtout  par  sa  conclusion, 
allait  l'alarmer  plus  sérieusement  en- 
core. 

—  Je  commence  à  être  las  des 
hommes,  oui,  mon  bon  ami.  Je  les 
ai  trop  coudoyés.  Ce  n'est  pas  que  je 
les  méprise  plus  que  je  les  ai  toujours 
méprisés  —  d'un  mépris  global  et 
(il  eut  un  rire  sardonique  et  rapide) 
en  toute  bienveillance;  car  j'estime 
que  nul  n'a  le  droit  de  monter  sur 
le  piédestal  du  justicier  et  j'ai  suffi- 
samment conscience  de  mes  propres 
faiblesses,  pour  ne  pas  jouer  au  Rha- 
damante. 

—  Cependant... 

A  l'interruption,  Jerry  Smith  fit  en- 
tendre un  second  rire,  de  cadence 
plus  lente: 

—  Pardon...  j'ai  accoutumé,  je  le 
sais,  de  vous  apparaître  sous  les  es- 
pèces d'un  dieu.  Sous  prétexte  qu'un 
homme  est  en  vue,  la  légende  magni- 
fie tous  ses  comportements,  vertus 
et  vices.  Votre  imagination  amicale 
en  agit  de  même  à  mon  égard...  Et 


MUNIS    DE    REFLECTEURS,    ILS    REPRENAIENT    LA    ROUTE    (p.     70) 


«>     UN    AVIATEVli.     ^ 


pourtant,  voyez-vous,  au  fond,  ma 
valeur  est  très  relative.  Quant  à  ce 
qui  me  déplaît  surtout  dans  les  autres, 


A    LA    NUIT    TOMUÉli    QUELC^u'uX    SONNAIT    A    LA    GRILLE    DU    PARC    (p .     74) 


c'est  de  les  voir  faits  à  mon  image, 
intrinsèquement. 

—  Permettez... 

Jerry   Smith   rit,  maintenant,   d'mi 
rire  prolongé  et  presque  sauvage: 

—  N'allez   pas  tout  de   suite  vous 


figurer  là-dessus  que  je  suis  un  mons- 
tre, cela  d'après  ce  raisonnement 
usuel  des  foules  et...  des  particuliers, 
auquel  tout 
à  l'heure  je  fai- 
sais allusion  ;  n'i- 
maginez pas,  s'il 
vous  plaît,  dans 
ma  vie,  une  suite 
de  choses  atro- 
ces. Tranquilli- 
sez-vous: simple- 
ment l'existen- 
ce d'un  homme 
qui  a  traité 
beaucoup  d'af- 
faires, sans 
plus,  ce  qui 
oblige,  dame,  à 
certains  accom- 
modements 
pratiques... 

Là,  Jerry 
Smith,  se  car- 
rant dans  son 
fauteuil,  cessa 
brusquement 
de  parler,  l'œil 
vague,  son  ci- 
gare au  bout 
d'un  bras  qui 
pendit  inerte  le 
long  de  ses 
cuisses  ;  puis, 
au  bout  d'une 
miimte,  il  re- 
prit presque 
gaîment  : 

—  Que  diriez- 
vous,  mon  ami,  si  je  vous  confiais  que 
j'ai  l'intention,  au  moins  pour  quel- 
que temps,  de  me  retirer  du  monde. 
Et,  du  coup,  Morisset  fut  étonné, 
lui  qui  croyait  que  rien  ne  l'étonne- 
rait   plus   chez  cet  homme-ci. 


64 


^     VN    AVIATEUR     c« 


VI 


L'ILE  HEUREUSE 


Jerry  Smith  acquit  secrètement  du 
gouvernement  portugais  la  jouissance 
d'un  îlot  semé  en  plein  océan,  aux 
confins  de  la  route  que  suivent  les 
paquebots  entre  Lisbonne  et  Buenos- 
Ayres. 

Lors  d'un  voyage,  déjà  lointain 
dans  le  cours  de  son  existence,  qu'il 
accomplit  suivant  cette  ligne  mari- 
time, il  avait  vogué  en  vue  d'un  petit 
promontoire  rocheux,  au  dessin  fruste 
et  sauvage,  formant  un  liseré  ocre 
sur  un  fond  d'un  vert  opulent. 

Sans  qu'il  eût  cherché  à  en  dé- 
mêler les  motifs,  ce  coin  de  sol  perdu 
obtint  sa  sympathie. 

Un  peu  plus  tard,  comme  il  se  ren- 
dait de  Southampton  au  Cap,  il 
repassa  près  de  l'île;  cette  fois,  il 
fit  stopper  le  steamer  qui  le  portait 
(étant  administrateur-délégué  de  la 
Compagnie,  il  pouvait  se  permettre 
cette  licence),  aborda  et  reconnut, 
selon  ses  intuitions  précédentes, 
qu'une  flore  généreuse  faisait  de  ces 
dix  lieues  carrées  un  Paradou  océa- 
nique. 

Depuis  lors,  il  avait  toujours  songé 
â  ce  lieu  désert  et  verdoyant  sous  la 
brise. 

Et  voici  qu'aujourd'hui,  las  d'en- 
treprendre, il  songeait  à  réaliser  un 
dessein  qui  avait  lentement  mûri  dans 
son  cœur  tragique,  dans  son  cœur 
houleux,  dans  son  cœur  inconnu  de 
tous  et  peut-être  de  lui-même,  et  qui, 
maintenant,  se  révélait,  morose  et 
final. 

Jerry  Smith  loua  cette  île  pour  une 
durée  de  cinquante  ans. 


—  Ainsi,  disait-il  en  souriant  paie- 
ment au  ministre  de  l'Intérieur,  baron 
Da  Cunha,  avec  lequel  il  négociait 
le  bail,  ainsi  je  me  laisse  la  faculté 
de  devenir  centenaire.  Et  après  moi, 
le  raz  de  marée! 

Dans  un  mystère  que,  par  dilettan- 
tisme, il  eût  voulu  total,  dont  il  s'ef- 
força d'attacher  les  portes  par  des 
chaînes  d'or,  mais  qui  suinta  tout 
de  même,  —  il  eût  fallu,  pour  que 
rien  ne  transpirât,  un  dieu  puissant 
à  tout  improviser  d'un  coup  de  talon 
magique,  —  Jerry  Smith  s'y  fit  bâtir 
une  ville  où  il  avait  résolu  de  vivre 
jusqu'au  bout.  On  doit  ajouter  que 
si  un  sensationnel  article  du  Daily 
Mail  révéla,  dans  ses  grandes  lignes, 
au  monde  stupéfait,  les  extraordi- 
naires travaux  qu'une  cohorte  d'in- 
génieurs, d'architectes,  de  contremaî- 
tres, une  armée  de  travailleurs  appar- 
tenant à  tous  les  corps  de  métiers, 
menaient  en  plein  cœur  d'Atlantique, 
ce  fut  seulement  lorsque  ce  misan- 
thrope sur  le  tard,  eut  pris  posses- 
sion de  sa  nouvelle  résidence;  et,  de 
la  sorte,  ayant  exclu  les  continents 
de  sa  pensée  comme  de  sa  vie,  il 
ignora  cette  indiscrétion. 

Jerry  Smith  édifiait  donc  sa  ville 
et  il  la  fit  non  pareille  à  celles  qu'il 
avait  extraites  du  sol  fécond  des  Amé- 
riques ou  de  l'Australie,  au  temps 
de  l'action,  qui  portaient  en  exergue 
le  nom  de  leur  créateur,  témoignage 
de  gratitude  et  de  fétichisme,  et  qu'il 
avait  dû  aménager,  d'une  part  à  fin 
de  bénéfices  et  de  gloire,  d'autre  part 
en    prévision     des    besoins    afférents 


UN    AVIATEUR     € 


6s 


ILS    PRÉCIPITÈRENT    LA    VOITURE    IJANS    UN    FOSSÉ    VOISIN'    (p.    77) 


aux  corps  et  aux  âmes  de  ses  congé- 
nères, avec  abattoirs,  églises,  buil- 
dings, banques,  usines,  théâtres,  éco- 
les, hôpitaux,  musées... 

Jerry  Smith,  dans  cette  île  qui  était 
son  île,  éleva  une  cité  qui  allait  être 
sa  cité,  parce  qu'il  y  habiterait,  sa 
ville  éternelle  car  il  y  mourrait  et 
y  serait,  selon  sa  volonté,  inhumé  ; 
et,  qu'en  attendant  l'heure  de  clore 
ses  paupières,  il  désirait,  le  long 
d'avenues  ombreuses,  bordées  de  por- 
tiques, pouvoir  se  promener  sous  des 
frondaisons,  loin  des  paroles,  des 
bruits,  des  heurts,  des  entreprises  qui 
avaient  usé  jusqu'à  la  corde  son  âme 
conquérante,  et  sans  plus  avoir  à  se 
soucier  des  coutumes,  lois,  mœurs 
en  usage  dans  tous  les  pays  où  — 
en  dépit  des  étiquettes  et  des  for- 
mules, et  des  politiciens  bavards  cons- 
tructeurs de  phrases,  des  apôtres  du 
socialisme  qui  mangent  en  de  la  vais- 
selle d'or  et  oppriment,  aux  ateliers, 
sous  des  salaires  de  misère,  des  pau- 
vres qui  les  enrichissent  —  on  vit 
si  peu  libre. 


Plutôt  comme  un  symbole  qui  pa- 
raissait urgent  à  son  esprit  et  qui 
matérialisait  son  divorce  d'avec  le 
monde,  qu'en  guise  de  défense  contre 
d'improbables  escadres,  ou  de  pirates 
qui  ne  viendraient  pas,  il  ceignit  son 
terroir  de  citadelles  et  de  murailles, 
coupées  seulement  aux  endroits  où 
l'on  souhaitait  ménager  des  points 
de  vue  sur  la  mer;  et  peut-être  son 
amour  naïf  du  ciel  bleu,  des  étoiles, 
seul  l'empêcha  de  faire  tendre  sur 
l'île  un  vélum,  en  prévision  d'avia- 
teurs indiscrets. 

Les  tours,  cependan!:,  furent  nan- 
ties d'une  artillerie  sérieuse,  et  les 
canons.  Nord  comme  Sud,  Est  com- 
me Ouest,  se  manœuvraient  et  se 
pointaient  à  l'aide  de  mires  et  de 
leviers  actionnés  par  des  servo-mo- 
teurs;  et  il  y  eut,  dissimulées,  çà  et 
là,  plusieurs  cabines  de  vigie,  d'où 
un  artilleur  unique  po.uvait  servir  tou- 
tes  les  pièces. 

A  l'intérieur  de  cette  forteresse, 
l'île  se  transforma  en  un  immense 
parc,  en  bosquets,  en  bois,  sauvages 


(V^ 


^     UN    AVJATEUL     € 


mais  préparés,  avec  des  sources  fraî- 
ches, de  petits  lacs,  des  horizons  ve- 
loutés et  bleuâtres,  où  Fart,  sans  des- 
servir la  nature,  se  contentait  d'ordon- 
nancer. De  nombreuses  colonnades 
découpèrent  la  blancheur  de  leur 
marbre  sur  la  chaleureuse  verdure. 
Ici,  des  palais  aménagés  en  style  mo- 
resque, minarets,  fontaines  jaillis- 
santes, kiosques  et  piscines  dallées 
(à  l'exclusion  du  harem,  il  se  pro- 
posait de  vivre  en  manière  de  khahfe 
oriental,  et  il  adopterait  le  turban  et 
le  narghilé).  Là,  d'autres  pavillons 
présentant  des  logis  pleins  de  luxe 
moderne,  copiant  ses  multiples  de- 
meures aux  capitales  américaines. 

D'innombrables  projecteurs  Scott, 
faisaient,  durant  la  nuit,  au-dessus 
de  l'île,  comme  un  bloc  de  clarté 
bleue. 

Mais  toute  son  ingéniosité  et  l'art 
royalement  rémunéré  des  manieurs 
d'équerre,  tendit  à  instaurer  le  Cal- 
me, dans  cette  île  qu'il  voulait  heu- 


reuse, selon  ses  concepts  temiinaux. 

Des  serviteurs  furent  recrutés  pour 
dix  ans,  — ■  moyennant  des  contrats 
enregistrés  dûment  et  qui,  le  terme 
échu,  les  rendaient  riches,  —  à  char- 
ge pour  eux  de  se  faire  remplacer  par 
d'autres,  ou  de  renouveler,  le  cas 
échéant,  pour  une  nouvelle  période. 

Le  jeu  d'une  aiguille  sur  des  ca- 
drans, dont  les  secteurs  multipliés 
indiquaient  à  la  domesticité  tous  ses 
désirs  éventuels,  se  trouvait  à  portée 
de  sa  main  dans  chaque  pièce  de 
chacune  de  ses  demeures,  ou  caché 
en  des  cippes,  aux  portiques,  comme 
dans  les  jardins  et  les  bois.  Sous 
aucun  prétexte  les  serviteurs  ne  de- 
vaient paraître  hors  des  offices  sou- 
terrains qui  leur  étaient  impartis,  ou 
d'un  quartier  clos  de  murs  et  placé 
à  proximité  d'un  torrent  artificiel, 
lequel  couvrait,  avec  surabondance, 
des  éclats  possibles,  malgré  la  con- 
signe formelle  de  ne  parler  qu'à 
mi-voix. 


QUATRIÈME     PARTIE 


NICOLE  DISPARUE 


Ayant  achevé  un  après-midi  de  bon 
travail  où  ils  réglèrent  le  jeu  des 
huit  hélices  conjuguées  que  compor- 
tait le  nouveau  modèle  du  Lebrisard- 
Planchut,  un  aéroplane  avec  lequel 
Gilles  devait  pouvoir,  sans  aléa,  pas- 
ser, sinon  l'Atlantique,  du  moins  la 
Manche,  et  dont  le  moteur  à  turbines 
parallèles,  montées  sur  k  même 
arbre,  formait,  avec  des  dynamos, 
un  groupe  électrogène  des  plus  ingé- 
nieusement agencés,  Gilles,  M.  Plan- 
chut  et   Paul  Rebour,   se  reposaient 


en  des  rocking-chairs  sur  la  vérandah 
du  Castel,  savouraient  la  fin  d'un 
beau  jour  d'été. 

En  attendant  l'heure  où  l'on  man- 
ge, ils  se  taisaient  longuement  ou 
n'échangeaient  que  des  phrases  brè- 
ves, comme  des  hommes  qui,  vivant 
côte  à  côte,  se  sont  tout  communiqué, 
et  savent,  quoi  qu'il  en  soit,  conden- 
ser en  peu  de  mots  ce  qu'ils  ont  à 
se   dire. 

Le  père  Planchut  faisait  exhaler 
des  volutes  énormes  à  une  bouffarde 


^     UN    AVIATF.Vn     ^ 


(^ 


de  porcelaine,  Rcbour  rallumait  sans 
cesse    une     cigarette    que    bientôt    il 
laissait  éteindre,  par  distrac- 
tion,   et   Gilles   Lebrisard   ne 
fumait  pas. 

Dans  la  maison  la  sonnerie 
du  téléphone,  par  appels  pro- 
longés, tinta;  le  père  Plan- 
chut,  alerte  et  vif  comme  un 
jeune  homme,  sauta  sur  ses 
pieds  avant  que  Gilles  et  Re- 
bour  eussent  pu  le  prévenir 
et,  leur  faisant  signe  de  de- 
meurer, pénétra  dans  la  mai- 
son. 

* 
*     * 

—  Allô,  ne  nous  coupez  pas,  made 
moiselle...  C'est  vous,  Morisset? 

—  C'est  moi...  Dites  donc,  est-ce 
que  Nicole  n'est  pas  restée  à  dîner 
chez   vous  ? 

• —  Mais  non.  Elle  est  venue  ici  en 

auto   vers   deux   heures;   nous   avons 

bavardé,   elle   a  visité   sa  ménagerie, 

.joué    avec    les    chiens,    puis   elle    esi 

partie. 

—  Figurez-vous  qu'elle  devait  me 
rejoindre  à  quatre  heures  et  elle  n'est 
pas    rentrée    encore... 

Le  fil  transportait  les  ondes  d'une 
voix  pleine  d'angoisse.  M.  Planchut, 
qui  pourtant  ne  se  «  frappait  »  pas 
facilement,  éprouva  un  malaise  et  se 
sentit  une  petite  sueur  froide  dans 
le  dos... 

- —  Elle  ne  serait  pas  allée  faire 
un  tour  un  peu  longuet  dans  un  ma- 
gasin, ou  en  visite...  chez  les  Noir- 
feuille... 

—  Les  Noirfeuille  sont  en  Nor- 
vège... 

—  C'est  vrai.  Je  ne  sais  pas  où 
j'ai  la  tête. 

—  Alors,  pensez,  il  est  près  de  sept 
heures...  Et  elle  me  prévient  toujours 


vous  vous  JETTEREZ  A  LA  MER  QUAND  NOUS 
PASSERONS  EN  VUE  DE  CHERBOURG  (p.  77). 

dans  ces  cas-là.  A  propos,  elle  condui- 
sait  elle-même  ? 

—  Non,  à  cause  de  la  poussière 
et  du  vent  qu'il  fait.  Elle  avait  votre 
nouveau  chauffeur,  Gérard  Langlois. 

—  C'est  un  garçon  sérieux,  qui 
m'a  été  chaudement  recommandé. 

—  Ça,  vous  savez,  je  ne  me  sens 
jamais    aussi    tranquille    que    quand 


6f^ 


^     UN   'AVIATEUR     ^ 


c'est  elle  qui  est  au  volant.  Enfin, 
acheva  M.  Planchut,  retéléphonez 
tout  à  l'heure  :  s'il  n'y  a  rien  de  nou- 
veau, nous  allons  partir  sur  la  route. 
Le  jardinier  Germain,  lequel  offi- 
ciait également  comme  valet  de 
chambre,  avait  paru  sur  le  perron 
pour  annoncer  le  couvert  disposé. 
Gilles  et  Rebour,  s'étant  levés,  rejoi- 
gnirent le  père  Planchut,  qui  leur 
jeta  d'une   voix  brève: 

—  Nicole  pas  rentrée...  Morisset 
dans  tous  ses  états...  Peur  d'un  acci- 
dent... 

—  Il  faut  aller  voir  sur  la  route! 
répliquait  aussitôt  Gilles,  dont  le  sang 
à  cette  nouvelle  avait  flué  au  cœur. 
Et  cette  concordance  de  jugements 
amena,  tout  de  même,  un  sourire 
content  sur  la  face  cuite  du  père 
Planchut  : 

—  C'est  exactement  ce  que  je  viens 
de  répondre,  si  toutefois,  il  ne  nous 
apprend  pas,  dans  une  minute,  que 
c'a  été  une  simple  alerte. 


* 

*     * 


Ils  expédièrent  le  repas  sans  appé- 
tit, sans  soif.  La  sonnerie  tinta  en- 
core, c'était  Morisset: 

—  Toujours  rien.  Je  pars  aussi. 
Rendez-vous  à  Bezons. 

Gilles  et  Rebour  s'en  furent  à  la 
remise,  roulèrent  dehors  le  landaulet 
M,  G.  G.  Gilles  mit  en  marche,  prit 
la  direction,  tandis  que  M.  Planchut 
et  Rebour  s'installaient  à  l'arrière  et 
que  Germain  courait  ouvrir  la  grille 
du  parc.  Et  l'on  démarra  vivement. 

Maintenant,  entre  ces  hommes,  ré- 
gnait encore  le  Silence,  mais  non 
plus  celui  de  tout  à  l'heure;  c'était 
un  silence  oppressant  et  lourd,  plein 
de  trouble,  un  silence  que  le  malheur 
avait    insidieusement    traversé. 

Le  soleil  couchant  attendrissait  le 


soir  embaumé  par  les  lilas  des  haies, 
l'air  sonore  portait  des  élans  de  fcte 
qui  se  brisaient  aux  sourdes  pensées 
craintives,  venues  tout  d'un  coup 
habiter  leurs  âmes  à  tous  trois. 

Force  gens,  au  passage,  les  sa- 
luaient comme  des  figures  populaires 
de   la  localité.    Ils   s'informaient: 

—  Pas  aperçu  de  limousine  jaune... 
Une  panne...   Une  collision? 

Personne  n'avait  rien  aperçu. 

A  l'intersection  de  la  chaussée  avec 
la  ligne  de  chemin  de  fer  reliant 
Sartrouville  à  Colombes,  Planchut  in- 
terrogea le  garde-barrière,  un  ci-de- 
vant marsouin  et  qui  avait  été  long- 
temps à  son  service. 

—  Pas  vu  ma  fille  ? 

• —  Si    fait,     mon    capitaine.    Nous 
avons  vu  passer  Mademoiselle,  il  pou- 
vait   être    trois    heures    et    quelque.'- 
Elle  retournait  sur  Paris.       '- 

—  Allons,  merci,  bonsoir... 

C'était  toujours  un  point  de  repère. 

Quand  ils  eurent  dépassé  la  mai- 
son, Planchut  demanda  au  taciturne 
Rebour: 

—  Vous  qui  avez  du  flair,  vous 
croyez  à  quelque  chose  de  grave? 

Rebour  répondit: 

—  Oui. 

—  Oui?  réitéra  Planchut. 

—  Oui. 

Et  voici  que  hanté  d  un  pressenti- 
ment cruel,  Gilles,  aussi,  depuis  la 
minute  où  il  s'était  imaginé  la  possi- 
bilité d'une  Nicole  perdue,  disparue, 
morte  peut-être,  se  sentait  im  être 
nouveau.  C'était  le  traumatisme  mo- 
ral, en  quelque  sorte,  le  choc  néces- 
saire pour  éclairer,  comme  d'un  fa- 
nal^ son  être  intérieur.  Cette  heure- 
ci  lui  ouvrait  des  siècles  d'âme,  de 
vieille  âme  qui  sanglotait  maintenant 
sans  fin  sur  l'amour  dédaigné  de  la 
petite  fille  vive,  de  la  demoiselle  pen- 
sive, sur  cet  amour  qui  était  sien. 

Et    la    gorge    sèche,"   scrutant    des 


^     UN   'AVIATEUR     € 


6c; 


yeux  les  abords  de  la  route  sur  la- 
quelle s'abaissait  le  crépuscule,  avec 
la  terreur  noire  de  découvrir,  à  quel- 
que détour,  un  châssis  versé,  des  dé- 
bris, du  sang,  il  comprenait  le  peu  de 
chose  que  représentaient,  en  somme. 


chevaux  de  course,  traversait  Paris, 
descendait,  à  toute  allure,  l'avenue 
de  la  Grande-Armée,  s'arrêtait  à  l'oc- 
troi de  la  Porte-Maillot,  où  l'on  poss6 
dait  bien  l'exeat  de  la  6145-A7  mais 
non  point  son  bulletin  de  rentrée, 
contournait  les  fortifications  pour 
s'enquérir  à  la  porte  des  Ternes  et 
à  la  porte  Champerret,  par  où  Nicole 
aurait  pu  revenir,  mais  qui  n'avaient 
pas,  non  plus,  contrôlé  la  6145-A7, 
et  là-dessus,  le  cœur  saignant,  la  cer- 
velle fulgurante, 
se  lançait ,  ga- 
gnait la  route, 
en  scrutait  les 
abords,  sur  les- 
quels s'abaissait 
le  crépuscule , 
avec  la  noire  ter- 
reur de  décou- 
vrir, au  détour 
du  chemin,  un 
châssis  versé, 
des  débris,  du 
sang... 


É^. 


gilles  lebrisard  fouillait  i)  un  regard  anxieux 
l'intérieur  (p.  80). 


dans  une  vie,  l'aéroplane  et  la  Coupe 
Jerry-Smith  gagnée  et  le  stabilisateur 
gyroscopique,  et  l'hélicoptère,  et  tout 
le  tremblement,  quand  on  songe  à 
deux  bras  chers,  noués  autour  de 
votre  cou,  à  des  prunelles  qui,  ado- 
rablement,   se  donnent. 

Et,  dans  le  même  temps,  Morisset, 
montant  la  plus  rapide  de  ses  voi- 
tures, une  formidable  cent  cinquante 


* 

*     * 

Arrivé  le  premier 
à  Bezons,  il  était 
descendu  de  voiture 
afin  de  téléphoner, 
—  avec  un  fol  es- 
poir, brutalement 
déçu,  du  reste  ■ —  à 
son  domicile,  à  la 
Préfecture  de  police  où  aucun  acci- 
n'avait  été  signalé. 

Bientôt  survinrent  ceux  de  Mai- 
sons-Laffitte.  L'obscurité  était  main- 
tenant totale. 

A  la  terrasse  d'un  café,  sous  les 
lumières  douteuses  d'un  gaz  qui  cli- 
gnotait, ils  s'examinaient  à  la  déro- 
bée et  se  constataient  des  faces 
pleines  d'épouvante. 


^     UN   'AVJATEUB     € 


Munis  de  réflecteurs,  ils  repre- 
naient, à  petite  allure,  toutes  les 
routes  de  la  localité,  qu'ils  battirent 
jusqu'aux  fortifications,  la  nuit  du- 
rant. 

A  l'aube,  fourbus,  harassés,  l'âme 
vide,    ils     allaient     se    séparer    pour 


regagner  chacun  leurs  pénates.  Plan- 
chut  parlait  de  requérir  la  Sûreté, 
mais  Rebour,  qui  depuis  le  début 
n'avait  pas  prononcé  dix  phrases, 
objecta: 

—  Attendez,   je  vais  faire  une  en- 
quête. 


II 


l'enquête   de   PAUL   REBOUR 


Ce  matin-là  tout  le  Castcl,  la  de- 
meure hier  encore  si  animée  et  si 
vivante,  où  de  si  beaux  appareils  avia- 
toires  avaient  été  conçus  et  réalisés, 
ressemblait  à  une  maison  où  l'on 
veille  un  mort:  on  chuchotait,  on 
évitait  de  se  regarder,  et  les  quatre 
chiens  de  Nicole,  Clown,  Voyou, 
Chocolat  et  Khaki,  ayant  oublié  toute 
gambade,  l'œil  éteint  et  la  queue 
basse,   se   déplaçaient  tristement. 

Paul  Rebour  des  mathématiques, 
assis  sur  un  banc  du  jardin,  parmi  les 
parterres  fleuris  d'hortensias,  était 
tel  qu'il  se  montrait  quand,  à  la  re- 
cherche d'un  problème,  il  restait 
pendant  des  heures,  immobile,  muet, 
le  front  ridé,  l'œil  en  dedans.  Et 
comme  on  connaissait  toutes  les  res- 
sources déductives  et  logiques  de  cet 
esprit,  l'espoir  de  tous  s'incarnait, 
passionnément,    en    sa   personne. 

Morisset  était  revenu  de  Paris  pour 
se  concerter  avec  le  père  Planchut; 
il  avait  les  tempes  brusquement  blan- 
chies. 

Paul  Rebour  l'avisa: 

—  Il  faut  que  je  vous  pose  quel- 
ques questions. 

—  Ah!  toutes  celles  que  vous  vou- 
drez, mon  ami,  répondait  l'ingénieur, 
d'un  ton  accablé,  en  prenant  place 
auprès    du    géomètre. 


Rebour  le  pria  d'énumcrer  les  per- 
sonnes qu'ils  fréquentaient  habituelle- 
ment. I\Iorisset  cita  des  noms.  A 
certains,  Rebour  l'arrêtait,  réclamait 
quelques  détails,  et,  comme  il  lui 
demandait  s'il  n'avait  oublié  per- 
sonne: 

—  Il  y  a  encore  Jerry  Smith;  d'ail- 
leurs, comme  vous  avez  dû  l'appren- 
dre par  Gilles  ou  M.  de  la  Brossette, 
il  est  parti  voilà  trois  jours. 

—  Pour    quelle    destination? 
Morisset  avoua,  non  sans  une  petite 

gêne,  qu'il  l'ignorait;  le  milliardaire 
qui,  en  général,  l'honorait  de  toutes 
ses  confidences,  cette  fois  ne  l'avait 
fixé  ni  sur  le  but,  ni  sur  la  durée 
probable   de   son  déplacement. 

—  Avez-vous  cei>endant  une  idée 
personnelle  touchant  les  motifs  de 
ce  voyage? 

Morisset  eut  encore  une  hésitation; 
ne  serait-ce  point  félonie  profession- 
nelle, que  de  mettre  au  jour  ses  per- 
sistantes inquiétudes.  Mais  n'aurait-il 
pas  donné  son  honneur  et  sa  vie  pour 
Nicole.  Et  il  avait  foi  en  Paul  Re- 
bour. Il  expliqua  donc  à  ce  dernier 
les  indices  d'affaissement  qu'il  avait 
cru  observer  chez  le  potentat  trans- 
atlantique, et  lui  dit  l'intention  mani- 
festée par  Jerry  Smith  de  se  retirer 
du  monde.  ( 


QUELQUE    CHOSE    IiE    URUSSANT    MONTA    d'eN    KAS,    ON    SUBIT    UNE    POUSSEE    o'aIR, 
UNE    COMMOTION    |P.    8l|.       ■ 


^     VN   'AVIATEUU     ^ 


73 


—  Pcnscz-\ous  que  ce  soit  pour 
maintenant? 

—  Avec  un  pareil  gaillard  tout  est 
possible...  En  tout  cas,  les  affaires 
sont  réglées,  et  il  a  laissé  au  Con- 
seil de  l'Institut  des  instructions 
cachetées   à  ouvrir  dans  deux  mois. 

—  Dans  deux  mois  seulement!  fit 
Paul  Rebour,   pensif,   qui   reprit  : 

—  Voulez- vous  me  pardonner  si  je 
vous  interroge  sur  des  choses  intimes. 
Mais  j'ai  besoin  de  savoir  ceci:  Jerry 
Smith,  que  vous  receviez  chez  vous, 
ne  vous  a-t-il  jamais,  par  son  atti- 
tude, donné  motif  d'être  jaloux? 

Morisset,  tellement  il  trouvait  l'idée 
saugrenue,  eut,  dans  sa  douleur,  un 
rire  navré: 


IL    VINT    SE    FRACASSER    CONTRE    LES    ROCS, 
AV    PIED    d'une    T(JLR    (p.    82j  . 


—  Jaloux!...  Vous  savez  combien 
Nicole  et  moi  nous  sommes...  (un 
sanglot  brusque  coupa  cette  hilarité 
nerveuse),  combien  nous  étions  unis... 
D'ailleurs,  il  se  conduisait  avec  une 
correction  parfaite,  je  dois  même 
ajouter  qu'il  manifestait,  à  l'égard  de 
son  caractère,  une  véritable  estime 
très  en  dehors  de  ses  opinions  cou- 
rantes au  sujet  du  sexe  faible. 

—  Il  vous  a  sans  doute  rendu  une 
visite  d'adieu? 

—  Oui,  en  effet,  dit  Morisset  un 
peu  surpris.  Jerry  Smith  est  venu  à  la 
maison  il  y  a  environ  trois  semaines. 

—  N'y  eut-il  rien  qui  vous  ait 
frappé   dans    ses   propos   ce   jour-là? 

Morisset  rassembla  ses  souvenirs; 
il    finit    par    se    rappeler    que    Jerry 
Smith,    s'excusant   de   la  hberté   sur 
son  âge,  avait  demandé  à  Nicole  son 
portrait.    Elle    répondit   qu'elle   n'en 
possédait    point.     Et    le    gros 
homme,    alors,    avec    un    ton 
peut-être  étrange: 

«  Vous  ver- 
rez que  je  trou- 
verai tout  de 
même  moyen 
d'emporter  vo- 
tre image  !  » 

—  Savez- 
vous,  mon  im- 
pression exac- 
te, c'est  que 
Jerry  Smith  est 
devenu  un  peu 
fou. 

—  Ma  foi! 
—  Autre  chose  :  de- 
puis combien  de  temps 
avez-vous  à  votre  ser- 
vice   le    chauffeur     Gérard 
Langlois  ? 

—  Quinze   jours   exactement. 

—  Qui  vous   l'a  adressé  ? 

—  Jerry  Smith,  au  service  auquel 
il  s'est   trouvé  assez   longtemps... 


74 


^     VN    AVIATEUR 


—  Et  qui,  conclut  Rebour,  en  scan- 
dant ses  paroles,  a  tout  simplement 
enlevé  Mme   Morisset. 

Cette  assertion  tomba  comme  un 
coup  de  massue  sur  la  tête  de  ce 
dernier,  chez  qui  pourtant,  depuis 
une  minute,  cette  intuition,  dans  un 
malaise,   avait   germé. 

—  Comment,  vous  supposeriez... 

—  Je  vous  le  prouverai...  Dites- 
moi,  quelle  ligne  de  paquebots  em- 
prunte-t-il  pour  la  traversée  de 
l'Atlantique? 

—  Il  a  son  steamer  particulier,  le 
Mayflower,  qui  relâche  en  général  à 
Cherbourg. 

—  Bon.  J'aurai  besoin  de  rensei- 
gnements au  Ministère  de  la  Marine. 

■ —  Je  suis  bien  avec  un  sous-chef 
de  cabinet,  je  vais  vous  donner  une 
carte. 

*     * 
Rebour  s'en  fut  à  Paris  où  il  passa 


l'aprcsmidi;  il  reparut  dans  la  soirée 
à  Maisons-Laffitte,  déclara  qu'il  s'en 
allait  au  Havre  et  prit  avec  lui  Voyou, 
la  chienne  favorite  de  Nicole.  On 
le  regardait  agir  comme  s'il  avait 
été  un  Messie. 

Le  lendemain,  à  la  nuit  tombée, 
quelqu'un  sonnait  à  la  grille  du 
parc.  Tous  se  précipitèrent.  C'était 
Paul  Rebour,  qui  énonça  laconique- 
ment : 

—  Le  bateau  de  Jerry  Smith  était 
à  Boulogne,  d'où  il  a  appareillé, 
avant-hier  soir.  Nicole  a  du  être  ame- 
née en  auto,  dans  une  partie  déserte 
du  quai;  un  canot  l'a  transportée  au 
navire;  Tautomobile,  ne  pouvant  être 
prise  à  bord,  eût  été  un  témoin  com- 
promettant :  je  l'ai  du  reste  re- 
trouvée, avec  l'aide  de  Voyou,  au 
fond  d'un  ravin,  sous  des  ronces, 
où  on  l'a  versée.  Le  chauffeur  Gé- 
rard Langlois  ne  pouvait  qu'être 
complice. 


III 


LA    VERITABLE    AERONEF 


Moins  de  vingt-quatre  heures  après 
que  Paul  Rebour  eut  exposé  les  résul- 
tats de  son  enquête,  et  comme  la 
pensée  de  Nicole  —  vivante,  oui, 
mais  aux  mains  d'une  espèce  d'ogre 
—  annihilait  en  eux  tous  l'énergie 
même  de  combiner  un  plan,  Morisset 
survint  qui  dans  une  agitation  pres- 
que joyeuse  agitait  une  lettre: 

—  Tenez,    lisez  !    criait-il. 

Le  père  Planchut  saisit  le  papier 
d'une  main  tremblante  qu'il  s'effor- 
çait en  vain  d'affermir,  toussa  pour 
chasser  un  enrouement  malencon- 
treux, et  avec  Gilles  et  Paul  Rebour, 
qui  l'encadrèrent,  se  mit  à  déchiffrer 
avidement  une  écriture  inconnue. 


Le  chauffeur  Gérard  Langlois,  qui 
avait  conduit  Nicole,  était  le  signa- 
taire   de    l'épître. 

Il  commençait  par  déclarer  qu'il 
se  considérait  comme  Lin  misérable, 
et  que  s'il  avait  ensuite  risqué  sa 
vie  pour  racheter  son  forfait,  cela 
comptait   peu. 

Jerry  Smith  racontait-il,  l'avait  sou- 
doyé afin  qu'il  l'aidât  à  enlever  Mme 
Morisset,  et  lui  consentait  des  appoin- 
tements d'ambassadeur,  sous  la  con- 
dition qu'il  s'interdît  pendant  cinq 
ans  de  quitter  l'île  où  il  allait  habiter 
avec  lui.  Gérard  Langlois,  voulant 
faire  fortune,  s'était  laissé  tenter. 

Le  rapt  se  consomma  près  du  pont 


NICOLE,    LES    PRUNELLES    REVULSEES,    GISAIT   SAXGLAXTE   AU   PLANCHER   A     CLAIRE-VUIE   [P.    8[). 


§»     UN   'AVIATEUB     € 


77 


de  Colombes,  à  un  endroit  où  la 
route  plonge  entre  deux  talus.  Jerry 
Smith  s'était  posté  sur  le  passage 
de  la  voiture,  et  Gérard  Langlois 
ayant  stoppé,  il  priait  Nicole  de  le 
ramener  à  Paris,  montait  avec  elle... 
et  lui  fourrait  un  bâillon  d'anesthési- 
que  sous  le  nez.  Là-dessus  on  filait 
sur  Honfleur.  Tout  était  prêt.  Une 
chaloupe  à  vapeur  les  transportait, 
sur  la  brune,  au  navire  qui  croisait 
au  large.  Et,  soucieux  de  ne  pas 
laisser  d'indices  suspects,  ils  déci- 
dèrent de  précipiter  la  voiture,  qu'ils 
n'avaient  pas  le  temps  d'embarquer, 
dans  un  fossé  voisin,  couvert 
d'ajoncs;  de  la  sorte  on  mettrait  tou- 
jours un  certain  temps  à  la  décou- 
vrir. 

Gérard  Langlois  vit  Nicole  repren- 
dre ses  sens. 

«  Madame,  écrivait-il,  a  tout  de 
suite  eu  sa  lucidité;  et  sans  paraître 
le  moins  du  monde  épouvantée,  sans 
cris  d'indignation  ou  de  révolte,  elle 
dit  seulement  à  M.  Smith  qui  la 
regardait   en-dessous  : 

«  —  C'est  une  plaisanterie,  n'est-ce 
pas,    monsieur    Smith? 

«  M'.  Smith  répondait,  en  clignant 
des  paupières: 

«  —  Voilà,  je  vous  demandais  votre 
photo.  Vous  n'avez  pas  voulu  me  la 
donner.  Maintenant,  pour  la  peine, 
je  vous  emmène  avec  moi. 

«  —  Vous  m'emmenez? 

«  —  Dans  une  île  où  j'ai  l'intention 
de  vivre,  et  où  j'ai  installé  de  très 
jolies  habitations,  vous  verrez  (et  il 
se  mettait  à  rire  sourdement).  Vous 
n'aurez,  du  reste,  rien  à  craindre, 
vous  serez  respectée,  Jerry  Smith  est 
un  galant  homme,  et  déjà  mille  fois 
au  regret  de  jouer  un  si  vilain  tour 
à  son  ami  Morisset.  (Pardon,  mon- 
sieur  Morisset.) 

«  —  Et  jusqu'à  quand  prétendez- 
vous  me  garder? 


«  —  Tant  que  je  vivrai. 

«  —  Ah  très  bieni  dit-elle,  et  alors 
je  m'aperçus  que  si  elle  lui  parlait 
ainsi,  doucement,  sans  le  contrarier, 
c'était  qu'elle  le  croyait  loufoque;  et 
elle  avait  raison;  il  l'était,  je  ne  m'en 
étais  pas  douté,  mais  je  le  voyais 
bien  maintenant. 

«  Déjà  j'avais  de  l'admiration  pour 
Madame,  qui  vraiment  est  une  crâne 
petite  femme;  des  remords  terribles 
commencèrent  à  me  bourreler  la 
conscience,  je  compris  que  j'avais  agi 
comme  sous  le  coup  d'une  soûlerie 
et,  tout  de  suite,-  j'ai  pris  la  résolu- 
tion d'essayer  au  moins  de  réparer 
le  mal  que  j'avais  fait...  Comme  Ma- 
dame était  sur  le  pont,  assise  à  regar- 
der s'effacer  dans  la  nuit  les  lumières 
du  rivage,  je  m'approchai  d'elle  et  je 
lui  soufflai: 

«  —  iMadame,  je  ne  fais  pas  de 
phrases.  J'ai  honte  de  ma  conduite. 
Que  m'ordonnez-vous? 

«  Elle  me  considéra  un  instant  sans 
rien   dire,   puis  elle   demanda: 

«  —  Vous  êtes  bon  nageur? 

«  —  Oui. 

«  —  Eh  bien!  vous  vous  jetterez 
à  la  mer  quand  nous  passerons  en 
vue  de  Cherbourg  et  vous  ferez  sa- 
voir aux  miens  ce  qui  en  est... 

«  M.  Smith  s'approchait,  nous  n'en 
dîmes  pas  plus  long  et  moi  j'ai  fait 
ce  que  je  devais  faire...  Ils  m'ont 
tiré   dessus,   quand  j'ai   sauté...  » 

* 
*     * 

C'était  écrit  que  le  petit  d'Ar- 
mières,  son  second  acolyte  de  jadis, 
serait,  avec  Paul  Rebour,  le  colla- 
borateur de  Gilles,  dans  cette  sublime 
tâche. 

D'Armières,  garçon  affiné  et  sen- 
sible, qui  avait  passé  par  Saint-Cyr, 
partageait  sa  vie  entre  la  fête  et  les 


^     f/A'    AYIATEVB     € 


voyages.  Après  six  mois  de  bom- 
bances parisiennes,  un  jour,  il  se 
réveillait  avec  l'enx'ie  de  découvrir, 
en  des  décors  neufs,  des  cieux  iné- 
dits, et  il  partait  pour  une  expédition 
dans  quelque  désert  asiatique,  où  le 
fruste  pèlerin  casqué  de  blanc,  voilé 
de  vert,  ne  rappelait  en  rien  le  gentle- 
man en  smoking  de  chez  Gernier's. 

Malgré  les  divergences  de  leurs 
destinées,  Gilles  et  d'Armières  étaient 
toujours  demeurés  en  termes  ami- 
caux, et  ce  dernier  avait  toujours 
suivi  avec  une  admiration  cordiale 
les  travaux  aéronautiques  de  son 
ancien  chef  de  file.  Quand  Gilles 
l'appela,  il  vint  de  grand  cœur  se 
mettre  à  son  service,  avec  le  yacht 
qu'il  possédait. 

En  compagnie  de  Morisset  —  le- 
quel, sans  faux  amour-propre,  s'incli- 
nait devant  l'autorité  de  cet  organisa- 
teur de  la  délivrance  —  Gilles  l'expé- 
dia au  Portugal  et  vers  l'Amérique, 
afin  de  recueillir  un  maximum  de  pré- 
cisions touchant  la  nouvelle  rési- 
dence de  Jerry  Smith  ;  car  l'article  du 
Daily  Mail  ne  donnait,  en  somme, 
que  des  renseignements  vagues. 

Grâce  à  une  habile  ténacité,  à 
d'importantes  sommes  de  reis  et  de 
dollars  dépensées  avec  méthode,  ils 
purent  se  renseigner  sur  la  topogra- 
phie de  l'île,  les  édifices  qui  la  meu- 
blaient. 


Cependant,  Gilles,  avec  M.  Plan- 
chut  et  Paul  Rebour,  travaillaient 
sans  relâche  au  grand  problème. 

Pour  éviter  des  indiscrétions,  des 
curiosités  traîtresses,  les  études  défi- 
nitives, le  montage  et  les  essais  de 
l'appareil  eurent  lieu,  non  pas,  comme 
d'habitude,  au  Castel,  mais  en  Solo- 
gne, dans  un  domaine  appartenant  au 
grand-père  Roumerie.  Ils  opérèrent 
avec  quelques  ouvriers  de  choix  et 
des  paysans  bénévoles  qu'on  avait 
dressés    pour    la    circonstance. 

Gilles  Lebrisard  sentait  la  passion 
galvaniser  son  génie.  Il  découvrait 
que,  sans  qu'il  s'en  fût  douté,  Nicole 
incarnait  sa  puissance,  sa  raison 
d'être  et  la  Conquête  de  l'Air  deve- 
nait alors  pour  lui  la  Conquête  de 
l'Amour. 

Et  le  jour  où,  ayant  pris  place 
dans  la  cage  de  son  nouvel  appareil, 
muni  d'un  merveilleux  moteur  à  tur- 
bines parallèles,  montées  sur  le  même 
axe,  qui  actionnaient  des  dynamos, 
Gilles  Lebrisard,  à  la  chanson  des 
hélices,  s'était  élevé  d'un  trait  dans 
l'air  vaincu,  avait  pu  virer,  volter, 
évoluer  dans  toutes  les  directions,  au 
seul  geste  de  sa  main  sur  un  levier, 
de  son  pied  sur  une  pédale,  des  bouf- 
fées d'orgueil  lui  montèrent  au  cer- 
veau, et  le  père  Planchut,  au  retour, 
l'avait  embrassé  en  sanglotant  de 
joie. 


IV 


EN    VUE    DE    L  ILE 


Le  grand  yacht  blanc,  dont  les 
cuivres  et  les  acajous  reluisaient,  net 
comme  un  bateau  de  vitrine,  tran- 
chait les  lames  de  son  étrave  effilée, 
et  il  avait  à  son  bord  le  chef-d'œuvre, 
sans  doute,  de  la  mécanique  moderne, 


la  véritable  nef  volante,  inventée  par 
Gilles    Lebrisard. 

Avec  Morisset,  M.  Planchut,  Paul 
Rebour,  d'Armières  et  Gilles,  vo- 
guaient aussi  les  Noirfeuille,  et  les 
parents  Lebrisard,  et  jusqu'au  grand- 


^     UN    ATT  AT  En,'     ^ 


79 


pcrc  Roiimcric,  sec,  dcchariK'  et  jau- 
ne, sempiternel  habitant  de  son  fau- 
teuil à  roulettes,  et  qui  avait  résolu- 
ment déclaré  :  «  Je  veux  venir  »,  en 
dépit  des  médecins  craignant  de  le 
voir  temiiner,  dans  cette  expédition, 
un  grand  âge. 

Mme  Lebrisard  avait  bien  fini  par 
s'accoutumer  aux  équipées  aviatoires 
de  Gilles;  mais  cette  fois,  avec  un 
instinct  maternel,  elle  sentait  que  le 
garçon  riscjuait  tout:  Jerry  Smith, 
dangereux  monomane,  était  sans 
doute  résolu  aux  pires  extrémités 
pour  garder  Nicole;  n'avait-il  pas 
déjà  fait  ouvrir  le  feu  sur  le  chauf- 
feur Gérard  Langlois,  lorsque  ce  der- 
nier s'échappa. 

M.  Lebrisard  père,  moins  rose  et 
melliflu  qu'à  l'ordinaire,  dans  ses 
favoris  qu'il  caressait  nerveusement, 
ne  se  montrait  pas  non  plus  rassuré  : 

—  Si  encore  tu  laissais  quelqu'un 
t'accompagner...  Ton  appareil  ne 
peut-il,  à  la  rigueur,  porter  trois  per- 
sonnes, en  comptant  Mme  Morisset, 
qui  ne  pèsera  pas  lourd! 

—  Non,  laissez-moi  faire!  répli- 
quait Gilles,  qui,  au  cours  de  cette 
tentative,   voulait   être   seul. 

L'antique  Roumerie,  installé  non 
loin  de  là,  sur  le  pont,  et  dont  l'ouïe 
était  demeurée  fine  en  dépit  de  l'âge, 
approuvait  de  sa  voix  creuse,  aux 
sonorités  de  cornet  à  bouquin: 

—  Oui,  laissez-le  faire,  le  petit.  Il 
sait. 

Et  Cilles,  avec  un  élan  de  gratitude 
vers  le  vieux  birbe  qui  avait  toujours 
été  son  ami,  s'écriait  : 

—  Vous  entendez,  il  comprend,  lui, 
le  grand-père! 

Cependant  Paul  Rebour,  dont  l'es- 
prit géométrique  n'acceptait  pas 
volontiers  l'incertitude,  objectait: 

■ —  Voyons,  en  admettant  que  tu 
parviennes  à  atterrir  dans  l'île,  et  que 


Nicole  s'\-  trou\  e  libre  d'aller  et  \enir 
à  sa  guise,  il  faut  encore  qu'elle  soit 
préxenue...  Est-ce  que  tu  comptes  sur 
la   télépathie  ? 

—  J'y  compte,  oui!  répondait  Gilles 
qui  ne  plaisantait  pas. 


* 

*     * 


Avec  une  crânerie  sans  emphase 
et  sans  verbiage,  il  envisageait  l'heure 
périlleuse  et  prochaine.  Du  reste, 
toute  sa  bonne  humeur,  tout  son 
allant  d'autrefois,  il  les  avait  retrou- 
vés au  seuil  de  cet  avatar  définitif. 

Si  bien  que  sa  confiance  se  com- 
muniquait aux  autres,  et  que  toutes 
les  figures,  au  début  du  voyage  em- 
preintes d'angoisse  contenue,  s'éclair- 
cissaient  comme  sous  une  brise  d'es- 
pcir.  En  cette  cohue  touchante,  un 
peu  tragi-comique,  ils  finissaient  par 
s'apparaître  comme  des  excursion- 
nistes partis  pour  une  croisière 
d'agrément. 

A  la  fin  du  quatrième  jour  de  tra- 
versée la  vigie  signala:  Terre;  et 
dans  un  crépuscule  or  et  rose,  sur 
la  ligne  de  l'horizon,  se  profilait  un 
mince  ruban  jaune,  bordé  de  vert: 
l'Ile. 

Chacun  se  passionnait  à  déchiffrer 
le  secret  de  ce  promontoire  qu'on 
reconnut  ceint  de  remparts  bas,  de 
tourelles  où  se  distinguaient  les  gueu- 
les des  mortiers.  C'était  donc  là  que 
Nicole  résidait  maintenant.  Ah!  fon- 
cer jusqu'à  la  citadelle  et  courir  tout 
de    suite    la    délivrer. 

Mais  il  fallait  être  prudent.  Un 
bâtiment  d'allures  suspectes  pouvait 
donner  l'éveil.  L'on  rebroussa  che- 
min, et  l'on  se  contenta  de  tirer  des 
bordées,    hors    de   vue. 

— •  Elle  m'attend,  j'en  suis  sûr, 
répétait    Gilles. 


8o 


^     VN    AYIATEIUI     € 


V 


LE  VOL  SUPREME 


La  féerique  assemblée  des  projec- 
teurs Scott,  au-dessus  de  l'île,  au- 
dessus  de  la  mer,  découpait,  dans  la 
nuit  d'émeraude  et  de  saphir,  une 
immense  voûte  de  clarté  diurne,  lé- 
gèrement bleutée. 

Ayant  quitté  le  yacht  ancré  à  deux 
milles,  le  fidèle  appareil  volant  avait 
rapidement  franchi  cette  distance, 
pénétrait  dans  la  zone  de  lumière. 
Gilles  Lebrisard,  armé  d'une  longue- 
vue,  fouillait  d'un  regard  anxieux  l'in- 
térieur. 

Il  distinguait  les  bois,  les  jardins, 
les  kiosques  et  les  portiques,  et  les 
terrasses  des  palais  déserts.  Rien  ne 
bougeait.  Jerry  Smith  et  ses  acolytes 
dormaient  donc,  trop  confiants  dans 
ces  remparts  qui  peut-être  ne  suffi- 
raient pas  à  défendre  leur  proie  con- 
tre   l'entreprise    des    Ailes. 

Mais  voici  qu'une  forme  vivante, 
en  un  coin  de  parc,  attirait  son 
regard;  Gilles  plongeait  un  peu  et 
il  reconnaissait  Nicole,  accoudée, 
pensive,    à  une    balustrade. 

Aussitôt  il  rabattait  ses  plans  verti- 
caux, ralentissait  progressivement 
l'allure  des  héhces  ascensionnelles, 
descendait,  touchait  le  sol,  et  sortant 
de  la  machine  aux  étincelants  aciers, 
muet  et  triomphal,  la  face  hardie, 
il  s'avançait  vers  elle,  qui,  point  sur- 
prise, avait  couru  à  lui.  Leur  pre- 
mière étreinte  fut  plus  taciturne  que 
la  vie  qui  va  naître.  Et,  avare  du 
temps  comme  des  paroles,  il  l'entraî- 
nait, l'aidait  à  monter  dans  l'esquif 
libérateur,  pressait  le  levier  de  démar- 
rage, et  la  souple  et  obéissante  ma- 
chine  commençant   de  s'élever,  pre- 


nait la  route  de  l'espace,  tandis  que 
le  cœur  de  Gilles  enregistrait  de 
ses  pulsations,  les  secondes  qui  les 
séparaient  de  l'ombre,  asile  défi- 
nitif. 

Il  dit  enfin: 

—  Vous  m'attendiez  ! 

• —  Oui,  toujours;  et  surtout  cette 
nuit...   Quelque  chose  m'a  avertie. 

—  J'en  étais   sûr. 
Un   silence. 

—  Tous  vont  bien,  mon  mari,  papa. 

—  Ils  sont  là,  à  quelques  kiknnè- 
tres,  venus  avec  le  yacht  à  d'Ar- 
mières,  mon  ami...  Avez-vous  beau- 
coup souffert? 

—  J'espérais  sans  défaillance.  J'ai 
vécu  dans  cette  campagne.  Il  avait 
le  désir,  il  trouvait  la  force,  de  brider 
sa  folie  pour  ne  pas  me  causer  d'ef- 
froi... Et  il  ne  souhaitait  que  la  joie 
—  sa  joie  —  de  me  voir  de  temps  à 
autre.  Un  drôle  de  geôlier,  respec- 
tueux et  plein  de  scrupules...  Enfin, 
il  est  fou...  Ah!  ces  maudits  pro- 
jecteurs, quelle  clarté  !  Pourvu  que 
personne   ne   donne   l'alarme  ! 

■ — •  Bah,  que  craignons-nous  mainte- 
nant? 

—  Ses  canons...  Il  m'a  dit  qu'ils 
pcrtaient  à  dix  lieues. 

—  Bah!  on  échappera! 

—  C'est  vous  qui  avez  inventé  cette 
machine? 

—  Oui.  Je  le  devais,  n'est-ce  pas, 
et  c'est  pour  vous,  parce  que... 

Un  silence.  On  montait.  Il  acheva  ; 

—  Parce  que  je  vous  aime. 
Elle  répondit: 

—  Taisez-vous.  Vous  savez  que  je 
suis  à  un  autre. 


^     VN   AVIATEUR     ^ 


8r 


—  C'est  vrai,  j'oubliais!  fit-il,  com- 
me gorgé  d'un  breuvage  amer. 

Cependant,    elle    murmurait  : 

—  Ah!  pourquf)i  me  dites-vous  cela 
trop  tard?... 

Et  (iilles  sentit  comme  une  flamme 
délicieuse  qui  lui  consvmiait  le  cœur. 
.  Soudain,  ils  perçurent  comme  une 
petite  rumeur  au-dessous  d'eux;  des 
gens  couraient,  un  jet  de  clarté  plus 
vive  que  tout  l'éclairage  ambiant  fusa 
et  ils  se  trouvèrent  encerclés  dans 
des  faisceaux  aveuglants  de  lumière. 

—  Ah!  s'écria  Nicole.  Cela  vient 
de  son  palais.   Il  nous  a  découverts. 

Gilles  ne  pouvait  se  résoudre  à 
l'idée  de  redouter  cet  homme  de  la 
terre;  pourtant  quelque  chose  de  cris- 
sant monta  d'en  bas;  on  subit  une 
poussée  d'air,  une  commotion;  il  y 
eut  une  rupture  de  fibres  métalliques, 
Gilles  éprouva  la  sensation  que  l'aéro- 
nef ne  gouvernait  plus  ;  et  il  s'aperçut 
qu'un  obus  avait  mis  deux  des  héli- 
ces propulsives  hors  d'usage.  Cela 
ralentirait  la  marche  de  moitié,  mais 
on  atteignait  presque  à  la  zone  obs- 
cure, au  salut. 

Ayant  inspecté  les  avaries,  Gilles 
se  tourna  vers  sa  compagne:  Nicole, 
les  prunelles  révulsées,  gisait  san- 
glante au  plancher  à  claire-voie  de 
l'aéronef:  Eperdu,  Gilles  se  penchait 
sur  elle:  un  éclat  d'acier  l'avait 
atteinte  en  pleine  poitrine;  et  elle 
ne  vivait  plus. 

x\lors,  Gilles  se  rappela  inopiné- 
ment le  songe  qu'il  fit  un  jour,  étant 
enfant  : 

Soutenu  par  deux  antennes  mécani- 
ques, qu'il  manœuvrait  par  sa  seule 
volonté,  sans  bouger  les  bras,  il  évo- 
luait   très    haut   dans   Vespace. 

C'était,  au-dessus  de  lui,  une  nuit 
lunaire,  un  firmament  constellé  ;  à  ses 
pieds,  dans  une  ombre  profonde,  il 
percevait  une  agitation  de  foule,  avec 


des  rumeurs  assourdies  par  la  dis- 
tance. 

Alors,  se  rapprochant  du  sol,  il  dis- 
tinguait un  promontoire,  la  mer,  et 
sur  un  Ilot  rocheux  une  citadelle  créne- 
lée, avec  de  grosses  tours. 

Il  découvrait  un  jardin,  bosquets, 
fontaines  jaillissantes  ;  et,  au  coin 
d'une  pièce  d'eau,  s'accoudait  sur  la 
balustrade  d'un  kiosque,  une  femme, 
la  face  voilée.  Comme  si  elle  l'eût 
deviné  à  travers  l'espace,  elle  levait  la 
tête,  écartant  ses  voiles,  et  l'appelait 
de  tout  son  visage  éploré,  de  ses  yeux 
pleins  d'absolue  détresse,  de  ses  mains 
tendues   à  lui. 

Gilles  Lebrisard  ne  la  connaissait 
pas  et  il  lui  semblait  pourtant  la 
reconnaître  ;  et,  d'un  vol  rapide  et  ver- 
tical, il  était  descendu  ;  il  atterrissait  ; 
elle  accourait,  se  jetait  dans  ses  bras 
en  criant:  «  Sauvez-moi  de  LUI,  ce 
monstre  qui  m'emprisonne...  » 

Et  Gilles,  sans  en  demander  davan- 
tage, imprimant  le  mouvement  voulu 
à  son  appareil,  repartait  en  l'atmos- 
phère, chargé  d'un  fardeau  qu'il  se 
sentait  déjà  plus  cher  que  la  vie  — 
et  cela  juste  à  l'instant  oîi  un  individu, 
glabre,  coiffé  d'un  tarban,  et  l'air 
égaré,  se  précipitait,  appelait  des  sbi- 
res et  des  archers  auxquels,  par  gestes 
furieux,  il  désignait  le  ravisseur... 

Sans  se  soucier  de  lui,  silencieux,  ils 
dominaient  l'océan  sombre. 

...Mais  Gilles  Lebrisard,  qui,  un 
instant,  avait  goûté  cette  félicité  sur- 
naturelle que  tous  nous  attendons  en 
vain,  s'apercevait  que,  contre  son  sein 
palpitant,  sa  compagne  ne  vivait  plus  : 
sa  bouche  n'avait  plus  d'haleine,  ses 
prunelles  se  trouvaient  ternies.  Et 
alors,  envahi  d'un  désespoir  atroce, 
il  sentait  sombrer  toute  son  énergie, 
sa  volonté  défaillante  cessait  de  soute- 
nir la  nef  aérienne,  et  il  se  laissait 
choir  dans  l'abime  qui  Vengloutis- 
sait... 


8: 


^      UN    AVIATEliB     € 


Ce  rêve^  latent  de})uis  autrefois, 
ne  s'clait  plus  représenté  à  sa  mé- 
moire, qui,  maintenant,  le  lui  ren- 
dait, intégral,  précis,  et  impérieux 
comme  le  Destin.  Il  s'émen-eilla  de 
la  fidélité  des  circonstances  à  se  mo- 
deler sur  la  fiction.  Et  alors,  une  sorte 
de  joie  le  remplit,  car  il  allait,  par 
sa   volonté,    le   réaliser   tout   entier... 

—  Tout  entier!  se  répétait  Gilles 
Lebrisard,  très  froid,  très  décidé,  très 
heureux. 

Et,  comme  il  planait  déjà  au-dessus 
de  la  mer,  tenant  contre  sa  poitrine 
sa  bien-aimée  morte,  il  coupa  l'allu- 
mage. 


Ceux  du  na\  ire,  instruits  du  danger 
par  le  jet  subit  de  clarté  dirigé  sur 
la  nef,  regardaient  épordument,  les 
yeux  rivés  aux  lunettes.  Sur  les  rem- 
parts, un  gros  homme  coiffé  d'un 
turban,  celui  qui  fut  Jerry  Smith, 
devenu  complètement  fou,  se  livrait 
à  une  danse  d'épileptique,  puis,  sau- 
tant tout  d'un  coup  par-dessus  la 
balustrade,  vint  se  fracasser  contre 
les  rocs,  au  pied  d'une  tour. 

Et  déjà  la  mer  avait  accueilli  ses 
nouveaux   hôtes. 

Ainsi  mourut  Gilles  Lebrisard,  qui, 
vraiment,  avait  réalisé  la  concjuête 
de   l'air. 


GEORGIE   &    WILKIE 


De  mémoire  d'écolier  et  même  de 
moniteur,  jamais  le  collège  de  Lime- 
rick,  en  Irlande,  n'assista  à  une  riva- 
lité aussi  accusée,  et  dans  le  même 
temps  aussi  courtoise,  que  celle  ou 
se  groupèrent,  clan  contre  clan,  les 
condisciples  de  Géorgie  et  de  Wil- 
kie. 

Géorgie,  mince  et  de  grande  taille, 
montrait   un   visage  aux  traits  ■  régu- 
liers,  un   teint  mat,   des   yeux   pâles, 
peut-être    plus     rêveurs    que    froids, 
mais  directs,  et  ses  cheveux  se  parta- 
geaient au  moyen  d'une  raie  médiane 
en    deux    conques    blondes.    Il    avait 
l'esprit  inventif,  entreprenant,  et  des 
dispositions    naturelles,    surtout    aux 
jeux  d'adresse.   Un  humour  un  peu 
morose,    un   peu   sarcastique,    brisait 
ses  élans;  quoique  positif  et  apte  à 
commander,    selon    les    dons    de    sa 
race,   il  était   cependant  porté  à  en- 
tortiller de  songe,  comme  d'un  lierre 
sombre,   les   branches  de   l'arbre  de 
la  vie. 

Moins  biblique  et  fatal  se  révélait 
Wilkie,  trapu,  avec  une' face  joviale 
tachée  de  points  roux,  une  forte  et 
drue    chevelure    fauve    qui   lui   man- 
geait  les  tempes   et   qu'il  taillait  en 
brosse.    Dans    ses   prunelles   vivaient 
la  malice  et  la  gaîté,  et  il  était  habité 
par  le  génie  de  l'imitation,  celle  qui 
mène,  non  pas  à  la  copie  servile,  mais 
au   perfectionnement    intuitif    de    ce 
qu'on  voit  et  de  ce  qui  plaît  à  tenter. 
Tous  deux  orphelins,  h  jis  fortune, 
d'origine  distinguée,  —  Géorgie,  fils 
d'un  Commodore,  et  Wilkie  d'un  mé- 
decin-major, —  ils  se  trouvaient  éle- 
vés aux  frais  de  la  municipalité,  que 
ces   personnages   a\'aient   honorée. 
Du    reste,    sauf    une    disparité    de 


caractère  extérieure,  ils  avaient  de 
nombreux  points  de  contact,  un 
fonds  de  goûts  pareil,  ardeur  au  tra- 
vail,   muscles    excellents. 

Et,  malgré  certains  griefs  récipro- 
ques d'amour-propre,  car  la  préoccu- 
pation de  la  gloire  artistique,  dès 
leur  jeune  âge,  les  hantait,  jamais  un 
gros  mot,  une  dispute  n'envenimè- 
rent les  rapports  de  ces  deux  gentle- 
men, qui  s'estimaient  d'autant  plus 
que  l'admiration  de  leur  entourage 
leur  commandait  le  respect  d'eux- 
mêmes. 

Voici:  ce  que  l'un  faisait,  l'autre 
le  répétait  mieux,  ou  plus  vite,  ou 
plus  fort,  enfin  «  autrement  »  avec 
une  avancée  vers  la  perfection  du 
geste,  de  l'acte,  du  problème. 

Et  toujours  loyaux,  à  armes  nobles, 
en  avisant  l'adversaire  :  c'est  du  reste, 
plus  qu'ailleurs,  naturel  en  les  pays 
anglo-saxons  oii  la  concurrence  fait 
partie   des   rudiments. 

Leur  premier  match  dans  la  vie  fut 
d'ordre  sportif. 

Géorgie   ayant    escaladé    un   arbre 
de  grande  hauteur,  Wilkie  parfit  le 
même  exercice  en  ne  se  servant  pas 
des   pieds.    Géorgie    recommença.    Il 
y  eut    ensuite    une    lutte    contre    le 
temps.  On  pariait  pour  Géorgie,  pour 
Wilkie;  les  deux  factions  trouvèrent 
leur  germe  dans  ce  contexte.  Depuis, 
ils  avaient  lutté  sur  tous  les  terrains. 
A    la    course,    Géorgie    triompha 
d'abord,    il    est    vrai    d'une    poitrine 
seulement;     mais    quinze    jours    plus 
tard   Wilkie   lui   demanda  sa   revan- 
che et  le  laissa  à  une  toise,  grâce  à 
un  truc  spécial,  qu'il  avait  travaillé, 
pour   prendre    le   départ. 

Ils   furent   tête   d'équipe   sur  deux 


84 

embarcations  rivales,  et,  s'entrebat- 
taient  à  tour  de  rôle,  par  suite  de 
continuelles  améliorations. 

Sur  un  sujet  à  tendances  morales 
et  spéculatives,  qu'on  leur  proposa, 
.Wilkie  émettait  des  arguments  que 
Géorgie  réfutait  non  sans  éloquence  ; 
alors,  avec  un  bagout  plus  mordant, 
Wilkie  parvenait  à  relever  ces  fautes 
de  dialectique. 

Comme  deux  souverains,  au  cours 
des  promenades,  ils  s'isolaient  par- 
fois de  leur  escorte,  échangeaient  des 
idées  générales,  des  vues  sur  leurs 
projets  d'avenir,  ne  se  livrant  pas, 
mais  ne  se  disant  rien  qui  ne  fût 
la  vérité.  Chacun  uniquement  se  sou- 
ciait de  donner  peu  de  prise.  Et  il 
était  né  entre  eux  une  sorte  d'hostilité 
amicale,  faite  d'estime  et  de  jalou- 
sie. Au  surplus,  leur  concurrence  de- 
venait comme  une  sorte  d'institution. 
Dans  le  collège  de  Limerick,  grands 
et  petits,  les  moniteurs,  le  sergent,  le 
Principal,  le  Révérend  même,  se 
passionnaient  à  la  rivalité  honorable 
de  Géorgie  et  de  Wilkie,  émules  et 
chefs  de  parti. 

*     * 

Le  jour  anniversaire  de  la  fonda- 
tion, à  l'établissement,  une  séance 
théâtrale  fut  organisée.  On  joua  du 
Shakespeare,  ce  qui  fut  grandiose, 
et  une  adaptation  locale  de  Labiche, 
ce  qui  le  fut  moins.  Le  programme 
affichait,  en  outre,  des  «  numéros  » 
que  Géorgie  ^t  Wilkie  avaient  com- 
posés dans  un  mystère  pieusement 
respecté  par  les  groupes. 

Sans  qu'ils  se  fussent  donné  le  mot, 
il  s'avéra  —  soit  hasard,  soit  plutôt 
intuition  bilatérale,  —  qu'ils  avaient 
eu  la  même  idée.  Ils  furent  des  clowns 
danseurs,  désopilants  chacun  dans  sa 
note.   Géorgie   avec  une  impression- 


^     GEORGIE    ET    WILKIE     € 

nante  gigue  et  des  apostrophes  pro- 
fondes et  mornes,  Wilkie  avec  du 
franc  comique  et  d'alertes  ailes-de- 
pigeon. 

Cet  après-midi-là,  du  reste,  ils 
s'étaient  découvert  une  vocation,  où 
le  succès  très  vif  qu'ils  captèrent  les 
encouragea. 

Larguant  certains  préjugés  héré- 
ditaires, ils  seraient  comics-excentrics, 
carrière  n'excluant  en  somme  ni  la 
tenue,  ni  la  correction.  Ce  projet,  ils 
jugèrent  à  propos  de  se  le  confier  et 
ils  le  firent  gravement,  avec  le  même 
sérieux  que  s'il  se  fût  agi  de  coiffer  le 
bonnet  carré  de  docteur. 

Au  sortir  du  collège,  ils  parvinrent 
à  se  faire  engager  dans  un  cirque 
où,  d'un  commun  accord,  ils  se  pré- 
sentaient  à  deux. 

Là,  toutefois,  il  n'en  fut  plus  de 
même  qu'à  l'école.  Quand  ils  se  trou- 
vèrent en  face  du  vrai  public,  l'amour 
de  la  gloire,  qui  les  dominait,  les 
indisposa  plus  profondément  l'un 
contre  l'autre.  Et  bientôt,  Géorgie, 
toujours  initiateur,  toujours  imité, 
méditait  d'échapper  à  cette  sujétion 
fatigante. 

Et  puis,  nul  heurt  tangible.  A  peine 
de  ci,  de  là,  un  mouvement  d'humeur 
chez  Géorgie,  qui  avec  un  petit  rire 
glacial,  observait: 

—  Vous  démarquez  tout  ce  que  je 
fais,   pas   à  dire... 

Lors  Wilkie  répondait  avec,  une 
grande  loyauté  de  cœur: 

—  Ce  n'est  pas  défendu,  vous 
n'avez  jamais  songé  à  breveter  vos 
effets.  Mais  je  ne  veux  pas  vous  être 
désagréable.  Vous  m'indiquerez,  s'il 
vous  plaît,  ce  qu'il  faut  que  je  coupe. 

—  Non,  non... 

Géorgie  se  sentait  gêné  de  tant  de 
courtoisie. 

D'ailleurs,  il  avait  déjà  son  idée. 

Subrepticement,  il  s'adonnait  au 
cake-walk,    danse    admirable   encore 


^     GEORGIE    ET    WILKIE     c- 


«5 


IL    S  ADONXAIT    AU    CAKE-WALK,    HANSE    ADMIRAIJLE    EiNXuRE    (lUE    GALVAUDEE    (P.    8|). 


que  galvaudée,  où  le  froid  humour 
anglo-saxon  se  marie  au  comique 
noir.  Or,  elle  exige  le  don;  les  nègres, 
en  général,  le  possèdent  tous,  savent 
faire  chanter  les  rythmes  multipliés 
aux  cadences  de  leurs  semelles;  mais 
c'est  tout  exceptionnellement  que  les 
blancs  s'y  distinguent.  Il  advint  que 
Géorgie,  à  jugement  impartial,  put 
s'y  constater  un  virtuose. 

Un  soir,  sans  donner  de  détails  à 
son  hôtesse,  il  paya  sa  note;  ses  mal- 
les, dûment  bouclées  avant  l'heure 
de  la  représentation,  furent  envoyées 
à  la  consigne;  dans  da  nuit  il  prit 
le  train  pour  Londres;  et  le  lende- 
main M.  Savage  lui  donnait  l'audition 
sollicitée  dès  l'avant-veille  par  une 
lettre  à  la  fois  timide  et'  assurée. 

M.  Savage,  manager  du  «  Royau- 
me »,  régnait  sur  un  music-hall  im- 
mense et  sur  une  année  innombrable 
de  danseuses  et  de  baladins. 

Ayant  ouï  et  conspecté  Géorgie,  il 
ferma  ses  paupières,  saisit  son  men- 
ton à  bourrelet  quadruple,  et  l'on 
aurait  pu  croire  qu'il  allait  réfléchir; 
mais  étant  un  homme  d'action,  il  se 
contenta  de  parler: 

—  C'est  très  remarquable.  Je  vous 
engage  à  vingt- cinq  livres  par  se- 
maine. Il  faut  maintenant  relever  cela 
d'une  sauce  piquante.  Votre  idée  là- 


dessus,  Griggs?  ajouta-t-il  en  se  tour- 
nant vers  son  secrétaire,  un  menu 
jeune  homme  roux,  yeux  rapides  sur 
un  visage  chafouin,  torse  maigriot 
corseté    d'un    veston    à  carreaux. 

Le  petit  Griggs,  qui  ne  possédait 
pas  de  menton,  fut  obligé,  pour  réflé- 
chir, de  tenir  quelques  instants  son 
nez  entre  l'index  et  le  pouce;  il  reni- 
fla, puis  émit; 

—  Comme  monsieur  a  beaucoup 
de  distinction,  je  propose  d'annoncer 
monsieur  comme  un  milliardaire 
ruiné  qui  veut  garder  l'incognito. 

La  motion  de  Griggs  fut  approuvée 
par  M.  Savage.  Géorgie  n'avait  qu'à 
accepter.  Vingt  fois  les  lourds  rideaux 
de  scène  durent  s'écarter  pour  qu'il 
revînt  saluer  une  salle  enthousiaste. 
Et  vraiment  il  avait  créé  «  quelque 
chose  ».  C'était  une  ensorcelante  mu- 
sique que,  sur  les  planches  semées 
d'un  fin  cailloutis,  battaient  ses  escar- 
pins vertigineux,  au  bout  de  ses  jam- 
bes correctement  étoffées  de  drap 
noir;  et,  à  certains  passages,  il  chan- 
tait un  court  refrain  d'une  voix  sym- 
pathique et  bien  timbrée. 

Aussi,  lorsqu'après  sa  victorieuse 
soirée,  déjà  muni  d'une  immédiate  et 
bénévxDle  augmentation,  consentie  par 
M.  Savage  en  présence  de  la  réussite 
incontestable,  Géorgie  dans  son  cab. 


86 


^     GEORGIE    ET    WILKJE     ۥ 


s'en    retournait    à  l'hôtel,    il    pensait 
avec  une  bonne  satisfaction: 

—  Tout  de  même,  Wilkie  n'a  pas 
trouvé  ça  dans  son  cirque  de  pro- 
vince. Que  dirait-il  s'il  m'apercevait. 
Certainement,  il  en  jaunirait  de  dépit. 
Oui,  oui,  il  ferait  une  tête... 

Ce  fut,  du  reste,  moins  d'un  demi- 
mois  plus  tard,  Géorgie  qui  la  fit, 
la  tête,  lorsqu'un  matin,  sortant  avec 
le  petit  Griggs,  lequel,  devenu  son 
ami,  le  venait  prendre  pour  aller 
aux  courses,  ils  donnèrent  du  nez, 
sur  le  Strand,  dans  une  affiche  noir 
et  jaune,  haute  de  dix-huit  pieds  et 
large  de  six,  figurant  un  monsieur 
en  frac,  le  visage  recouvert  d'im  loup, 
avec  cette  inscription:  Le  masqaé- 
gcntleman-danseur ,  à  V  «  Impérial  ». 

Géorgie  saisit  Griggs  par  le  bras: 

—  Voyez  ça! 

—  C'est  tout  vu,  fit  Griggs,  se 
pinçant  les  naseaux.  Une  concur- 
rence, avec  innovation.  Le  loup  in- 
trigue et  attire.  J'aurais  dû  le  trou- 
ver aussi.  Nous  avons  manqué  le 
coup  et  le  loup.  Une  seule  chose  me 
console,  conclut  Griggs,  qui  n'aimait 
pas  les  mauvaises  histoires,  c'est  que, 
malgré  tout,  il  y  a  peu  de  chances 
pour  qu'ils  aient  mis  le  grappin  sur 
un  homme  de  votre  classe;  et  le  pu- 
blic, dans  ces  choses,  possède  du 
flair. 

Géorgie  se  montra  catégorique  : 

—  Ce  sera  sûrement  très  bien,  c'est 
moi  qui  vous  le  dis. 

—  Vous    connaissez    donc? 
Géorgie   désirait   se  tenir   dans   le 

vague  : 

—  Je  présume  connaître.  Un  an- 
cien camarade  à  moi...  Oui,  un  an- 
cien camarade,  qui  m'a  invariable- 
ment singé. 

—  Mais  il  vous  savait  donc  ici? 

—  Je  ne  lui  ai  pas  donné  mon 
adresse.  Mais  il  aura  cherché,  deviné, 
trouvé. 


En  effet,  le  masqué  gentleman-dan- 
seur-excentrique, c'était  bien  Wilkie, 
lequel  ayant  appris  par  le  Circus- 
Mail,  journal  des  Gens  de  la  Piste, 
ces  débuts  étincelants  au  «  Royau- 
me »,  éventa  le  copain  en  fugue,  et 
pensa  qu'il  se  devait  à  lui-même  de 
faire  mieux. 

Au  surplus,  il  réalisait,  pour  lors, 
des  tours  dont  il  avait  depuis  long- 
temps approfondi  les  arcanes;  et  de 
sa  souplesse  et  de  sa  rapidité,  il  se 
sentait  sûr  autant  que  de  ses  déve- 
loppements comiques,  depuis  le  jour 
où,  masqué  de  velours  noir,  s'accom- 
pagnant  du  banjo,  il  opéra  en  secret 
devant  une  psyché  de  louage... 

Malgré  qu'il  arrivât  second,  Wil- 
kie, à  «  l'Impérial  »,  atteignit  au 
triomphe. 


* 


Tous  les  soirs,  à  la  lumière  multi- 
pliée des  projecteurs  qui  animaient 
des  nappes  de  lueurs  topaze,  bleu  ciel 
tour  à  tour  et  vert  aigue-marine,  en- 
robée d'un  fourreau  d'azur  où  des 
oiseaux  d'or  et  d'argent  faisaient  ruis- 
seler, dans  les  ondes  de  l'étoffe,  des 
cascades  d'émaux  momentanés,  cein- 
turée d'une  large  moire  écarlate  qui 
soutenait  sa  taille  ronde  comme  un 
bambou  des'  rizières.  Miss  Kate  Hi- 
gashi,  agile  et  rapide,  et  dont  les 
pieds  menus,  en  babouches  turquoise, 
ainsi  que  de  gais  écureuils  couraient 
vivacement  au  ras  de  sa  robe,  pour 
la  réjouissance  des  yeux,  —  et  même 
pour  la  satisfaction  de  l'esprit,  car 
on  était  content  d'une  précision  aussi 
douce,  spirituelle  et  circulaire,  — 
jonglait  avec  divers  objets  étince- 
lants, graves  d'après  les  lois  ordi- 
naires de  la  pesanteur,  mais  devenus 
aériens  et  légers,  sous  l'impulsion 
que  leur  communiquaient  les  petites 
mains  magiques. 


-rit 


Dir^  }\  5  s  u 


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UXE    .MFICIIE,    TIAUTF.    HE    niX-IlUIT    PIEDS    ET    LARGE     DE     SIX    (p.    86). 


^     GEORGIE    ET    WILKIE     ^ 


89 


Leur  choix  témoignait  d'une  déli- 
catesse étudiée:  bâtons  de  laque  sa- 
blée de  cuivre,  pâles  porcelaines  de 
Kioto,  tambourins  muets,  incrustés 
(h;  nacres  irisées,  boules  de  verre 
chatoyantes  d'arc-en-ciel,  figurines  en 
ivoire,  bonzes  ventrus,  éléphants  pat- 
tus  aux  trompes  recourbées,  effigies 
de  samouraï  aux  barbes  d'écaillés, 
bouddhas  semblaient  s'apprêter  à  des 
promenades  rituelles  après  un  reli- 
gieux bain  d'or,  évoluaient  selon  la 
volonté  de  son  sourire  en  cerise,  selon 
le  regard  conver- 
gent de  ses  yeux 
d'amande,  qui  en- 
cadraient le  petit 
nez  impercepti- 
blement camus  et 
palpitant  comme 
avec  les  ailes  des 
volucres  inscrits 
sur  l'étoffe. 

Cela  durait 
cinq  minutes , 
peut  -  être,  mais 
en  réalité  on  pou- 
vait perdre  le 
sens  du  temps, 
depuis  la  premiè- 
re seconde  où  elle 
entrait  en  scène, 
jusqu'à  celle  011, 
ayant  tissu  son 
minutieux  ouvra- 
ge dans  les  airs, 
souple,  pour  sa- 
luer, elle  se  pen- 
chait sur  la  han- 
che droite,  les 
paupières  entre- 
closes, les  doigts 
au  front,  et 
qu'une  sorte  de 
recueillement  pla- 
nait dans  l'assis- 
tance, hantée  par 
la  magie  de  Miss 


MISS    KATE    lirOASIlI    JONGLAIT    AVEC    DES    OBJETS 

étiacelaxts  (p.  86). 


Kate  Iligashi,  jongleuse  japonaise 
de  seize  ans,  telle  qu'on  en  vit 
peu  de  pareilles,  et  qui,  sur  la  scène 
du  «  Royaume  »,  paraissait  tous  les 
soirs,  juste  à  l'époque  où  Géorgie 
vint. 

Il  l'aperçut,  et  sa  surprise  première 
fut  bientôt  changée  en  désir  juvé- 
nile et  primordial.  De  son  côté. 
Miss  Kate  Higashi,  ayant  achevé 
son  travail,  découvrit  la  danse  de  ce 
garçon  athlétique,  blond,  aux  yeux 
pâles,  écouta  toute  son  âme  de 
jeu  et  d'Orient 
qui  se  réveillait 
aux  bizarreries , 
aux  inflexions 
rapides  à  l'im- 
passibilité pour- 
tant expressive  de 
c  e  personnage 
énigmatique.  Il 
faut  dire  aussi 
qu'elle  ne  fermait 
point  l'oreille  à 
la  réclame  que 
suscita  autour  de 
Géorgie  l'obli- 
geance intéressée 
d'un  manager, 
étant ,  c  o  m  m  e 
toutes  les  fem- 
mes, sensible  au 
bruit  du  mon- 
de. 

Et  de  même 
que  Géorgie  s'a- 
donnait, chaque 
soir,  à  suivre  l'é- 
volution du  micro- 
cosme bigarré , 
Miss  Kate  Hi- 
gashi, enveloppée 
en  un  kimono  de 
laine  mauve  dou- 
blé de  satin  gre- 
nat, contemplait 
ensuite    la    ligne 


yo 


^     GEORGIE    ET    WJLKIE     € 


merveilkuse    de    ce    haut    danseur. 

Indépendamment  de  ces  émotions, 
enfantines  et  sérieuses,  Miss  Kate 
Higashi  était  une  jeune  personne  fort 
convenable,  élevée  à  l'européenne 
par  des  parents  voyageurs  en  objets 
curieux,  marchands  d'estampes  rui- 
neuses et  de  livres  plus  légers  à  la 
main  qu'un  souffle,  le  père  ventru 
comme  un  pot,  avec  des  cheveux 
aile-de-corbeau  et  une  moustache  rê- 
che  sur  sa  lippe  mince,  la  mère  angu- 
leuse, futile  et  rusée.  Leur  progéni- 
ture ayant,  dès  le  berceau,  manifesté 
du  talent  pour  l'art  de  jonglerie,  — 
avisés  commerçants,  ils  la  faisaient 
valoir,  avec  probité,  du  reste,  et  dé- 
cence. 

Madame  Higashi  mère  résidait  à 
demeure  dans  la  loge  de  Miss  Kate; 
elle  l'amenait  au  théâtre,  la  recondui- 
sait, et  ne  se  départirait  de  ces  soins 
que  le  jour  où  sa  fille  aurait  fait 
un    mariage    confortable. 

Cependant,  dix  jours  ne  s'étaient 
pas  écoulés  que,  chaque  soir  —  ils 
se  succédaient,  —  Géorgie  ayant  as- 
sisté dans  l'ombre  d'un  portant  à  la 
gloire  lumineuse  de  la  petite,  croisait 
Miss  Kate  Higashi  qui  sortait  à  recu- 
lons, souriant  encore  à  son  peuple 
conquis. 

Géorgie  a  la  terminaison  de  ce 
sourire. 

Et  bien  vite,  il  fait  le  songe,  point 
démenti  par  la  menotte  de  la  gosse 
chaque  soir  dans  la  sienne,  d'unir 
à  soi,  tout  à  soi,  sous  bénéfice  de 
clergé  bien  entendu,  ce  bijou  vivant, 
cette  exquise  mécanique  frêle,  ces 
yeux  pleins  des  ciels  étranges  d'Asie. 

Mais  le  masqué-gentleman-danseur- 
excentrique  avait  paru  sur  la  scène 
de   «  l'Impérial  ». 

* 
*     * 

Quand   Géorgie,   mis  en  éveil  par 


une  nuance  de  froideur,  et  ayant  pro- 
cédé, sous  le  manteau,  à  une  petite 
enquête,  se  fut  assuré  que  Miss  Kate 
Higashi,  sitôt  hors  de  scène,  s'habil- 
lait maintenant  avec  une  rapidité 
extrême,  pour  se  faire  conduire  à 
«  l'Impérial  »  juste  vers  l'heure  où 
passait  Vautre;  et  quand  il  eut  indé- 
niablement constaté  qu'elle  le  regar- 
dait, lui,  avec  une  admiration  déjà 
beaucoup  moins  ingénue,  il  pressentit 
la  vérité;  car,  de  plus,  lorsqu'il  laissa 
tomber   d'un    air  neutre  : 

—  On  dit  que  j'ai  un  sosie  à  1'  «  Im- 
périal »;  l'avez-vous  vu  travailler? 

Elle  battit  de  ses  longs  cils  et  dé- 
clara: 

—  Non...  je  n'en  ai  pas  eu  l'occa- 
sion. 

Puis  elle  jugea  convenable  d'ajou- 
ter: 

• —  Il  m'intéresse  peu. 

Ceci  d'un  ton  qui  sonnait  faux. 

Géorgie  ne  douta  plus  un  seul  ins- 
tant que  sur  ce  chapitre,  comme  par- 
tout, Wilkie  allait  tenir  la  corde  ;  fatal 
cela,  même  logique,  eu  égard  aux 
précédents. 

Et,  si  ce  n'était  déjà  accompli,  l'en- 
fant n'allait  pas  tarder  à  s'éprendre 
du  camarade  qui,  entre  autres  supé- 
riorités,   détenait    celle    du    mystère. 

Il  serra  donc  simplement  les  dents 
et  se  considéra  comme  fixé. 

*  «  . 

*     * 

Devant  un  miroir,  en  face  de  la 
porte,  dans  sa  chambre  de  boarding- 
house,  Wilkie  était  en  train  de  se 
raser  lorsqu'il  entendit  frapper.  «  En- 
trez »,  fit-il  distraitement,  accaparé 
par  le  souci  de  ne  point  laisser  sécher 
la  mousse  savonneuse.  Il  fut  peu  sur- 
pris lorsqu'il  vit,  par  réflexion,  s'en- 
cadrer dans  l'huis  une  familière  sil- 
houette blonde;  et  joyeux,  car  il  avait 


^     GEOMGIE    ET    WILKIB     ^ 

un   cœur  .simple   et    sans   fiel,    il    fit 
accueil    à  Géorgie: 

—  Comment  allez-vous?  Veuillez 
donc  prendre  cette  chaise,  ou  la  roc- 
king  si  cela  vous  plaît  mieux.  Ma  pa- 
role, si  vous  n'étiez  venu  me  voir, 
vous  auriez  eu  ma  visite  ces  jours-ci.- 

—  Je  vous  tiens  quitte  en  tout  état 
de  cause,  déclarait  Géorgie  avec  sé- 
cheresse. 

Wilkie,  lequel  s'était  remis  à  ratis- 
ser ses  joues,  tourna 
la  tête,  non  sans 
quelque  surprise  :  il 
croyait  avoir  mieux 
connu  le  camarade  et 
prononça  : 

• —  Est  -  il  possible 
que  vous  m'en  vou- 
liez. Vous  le  savez, 
j'ai  toujours  voulu 
travailler  à  Londres, 
c'est  assez  naturel. 

—  Je  ne  songe  pas 
un  instant  à  le  nier. 

.Wilkie   respira  : 

—  Je  me  disais 
aussi  !...  Kt  alors, 
qu'y  a-t-il  de  neuf? 

La  barbe  terminée, 
le  faux-col  bouclé,  il 
était  venu  s'asseoir  en 
face  de  son  visiteur, 
lui  tendait  un  cigare, 
qui  fut  refusé  d'un  geste  sommaire, 
et  Géorgie  articula: 

—  Il  y  a  ceci:  l'un  de  nous  deux 
est  de  trop.  Pas  question  de  la  con- 
currence, bien  que  j'y  trouve  un  pré- 
judice; c'est  votre  droit,  entendu. 
Mais  il  y  a  plus  grave,  il  s'agit  d'un 
tiers,  plutôt  d'une  tierce,  que  vous 
connaissez...  Depuis  votre  arriva, 
cette  personne,  dont  je...  croyais  avoir 
conquis  1'... affection,  me  délaisse  visi- 
blement! 

—  Et  qui  donc?  Je  ne  comprends 
pas  un  mot. 


9' 

—  Miss   Kate   Higashi. 

—  Cette  petite  jongleuse  japonaise 
du  «  Royaume  »  ?  Elle  est  absolument 
charmante.  On  me  l'a  montrée  un 
soir  dans  la  salle;  mais  que  je  sois 
damné  si  je  lui  ai  seulement  adressé 
la  parole  une  fois  dans  ma  vie. 

Après  une  hésitation,  l'autre  repre- 
nait : 

—  J'admets.  Peu  importe.  Cette 
personne  m'est  particulièrement  chè- 


D  UX   MEME    GESTE, 
DES    MAIXS 


ILS    SE    TENDENT    PAR    DESSUS    LES    BOISSONS 
FRANCHES    Qu'iLS    SECOUENT    (p.    94). 


re  et  je  crois  que  je  commençais  à 
ne  point  lui  devenir  indifférent,  lors- 
que je  me  suis  aperçu  que  votre  pres- 
tige effaçait  le  mien.  Ici,  je  ne  peux 
plus  tolérer  de  rivalité.  Alors,  comme 
je  vous  le  disais  il  y  a  une  minute, 
l'un  de  nous  deux  est  de  trop.  Je 
viens   vous  provoquer  en  duel. 

Géorgie  parlait  a\ec  un  sérieux  où 
il  n'y  avait  rien  de  déc4amatoire;  la 
situation,  seule,  se  trouvait  théâtrale, 
et  si  Wilkie  ne  s'était  senti  aba- 
sourdi dès  l'abord,  il  eut  pensé, 
non  sans  quelque  ironie,  aux  temps 


92 

du   collège,    aux    répétitions   d'autre- 
fois. 

—  Vieux  Géorgie,  s'écriait-il  enfin, 
vous  êtes  absolument  timbré!  Quelle 
raison  pour  chercher  la  mort  de  l'un 
de  nous  ?  Vous  pensez  bien,  pourtant, 
qu'en  pareille  circonstance,  je  serai 
le  dernier  à  vouloir  vous  supplanter. 

—  Possible,  répétait  flegmatique- 
ment  Géorgie.  Possible,  possible, 
mais  c'est  sans  doute  la  destinée... 
Et  cela  arriverait  fatalement,  que 
vous  le  vouliez  ou  non.  Du  reste. 
Miss  Higashi  est  intrinsèquement 
charmante  et  il  n'y  a  aucun  motif 
pour  que  vous  soyez  un  héros.  Je 
répète:  un  de  nous  deux  est  en  sur- 
charge. Alors,  nous  tirerons  au  sort, 
deux  revolvers,  dont  l'un  aura  le  baril- 
let vide;  celui  qui...  gagnera  l'autre, 
devra  s'exécuter  dans  les  vingt-quatre 
heures. 

Wilkie  se  prit  à  sourire: 

—  Cher  Géorgie,  toujours  galant 
homme.  Mais  vous  pourriez  d'abord 
me  demander  si  cela  me  va.  Il  me 
semble  qu'il  y  a  une  solution  moins 
féroce.  Si  vous  tenez  à  cette  loterie, 
je  veux  bien,  seulement  à  une  condi- 
tion, c'est  que  celui  qui  prendra  le 
bon  lot,  c'est-à-dire  le  mauvais,  aille 
le  décharger  à  la  campagne,  sur  un 
mur  fraîchement  crépi,  pour  s'appren- 
dre à  faire  mouche.  Nous  aurons, 
cependant,  signé  une  bonne  stipula- 
tion qui  lie  notre  homieur  à  l'obser- 
vance de  distances  convenables  :  dé- 
fense de  jouer,  de  paraître  en  public 
non  seulement  dans  la  même  ville, 
mais  dans  le  même  comté.  Ça  va-t-il? 

—  Comme  il  vous  plaira. 

* 
*     * 

Lorsque  Wilkie,  le  vaincu  de  ce 
suprême  match,  s'exécute  et  déserte 
la  place,   Géorgie  pousse  un  soupir 


^     GEORGIE    ET    WILKIE     € 

de  soulagement.  C'est  avec  un  orgueil 
intime  qu'il  voit  lacérer  les  colossales 
affiches  noir  et  jaune  des  murs,  avec 
une  joie  sardonique  qu'il  apprend, 
par  le  courrier  théâtral  des  gazettes, 
«  vu  des  engagements  antérieurs,  et 
malgré  la  faveur  du  public  »,  le  dé- 
part du  masqué-gentleman-danseur 
excentrique  de   «  l'Impérial  ». 

Très  brève,  oui,  et  incompréhen- 
sible cette  note,  cette  note  dont  il  est 
l'unique  à  connaître  la  clef,  et  tou- 
chant laquelle  le  petit  Griggs,  intri- 
gué, et  d'ailleurs  ravi,  car  son  numéro 
reste  seul  en  vedette,  l'interviewe 
subtilement. 

Il  est  malin,  le  petit  Griggs,  il  de- 
vine des  choses: 

—  Car,  indéniablement,  c'est  vous 
qui  l'avez  contraint  à  filer.  Comment 
vous  y  êtes-vous  pris? 

—  Rien  fait  pour  ça. 

—  Ne  jouez  pas  au  cachottier... 
Vous  ne  savez  peut-être  pas  que  M. 
Allardyce,  le  manager  de  «  l'Impé- 
rial »,  lui  offrait  de  doubler  ses 
appointements  pour  le  garder?  Et 
il  n'y  a  pas  eu  moyen. 

Géorgie  étouffe  un  remords  de  coû- 
ter une  telle  aubaine  à  Wilkie,  reste 
toutefois  impénétrable. 

Il  se  félicite,  également,  que  Wil- 
kie, loyal,  n'ait  point  révélé  les  cau- 
ses de  son  départ.  Et  il  ne  se  prive 
pas    de    gUsser   à  Miss    Higashi: 

—  Eh  bien!  le  gentleman  masqué. 
Envolé  !  Dommage  que  vous  ne  l'ayez 
pas  vu...  car  vous  ne  l'avez  pas  vu, 
n'est-ce  pas? 

Du  reste,  ayant  parlé,  Géorgie 
constate  que  ce  qu'il  vient  de  dire 
n'émeut  absolument  pas  Miss  Hi- 
gashi qui  répHque,  très  calme: 

—  Vous  devez  certainement  dan- 
ser mieux  que  lui. 

Et  voici  que  Géorgie  se  prend  à 
concevoir  des  doutes  oppressants. 
Aime-t-elle  Wilkie,  et,  poupée  mélan- 


^     GEORGIE    ET    WILKIE     ^ 


95 


colique,  n'en  veut-elle  rien  laisser  pa- 
raître sur  la  cire  de  son  délicieux 
visage?  Ou  bien,  en  vérité,  sa  fer- 
veur de  la  semaine  passée  a-t-elle 
déjà  molli:  alors,  il  peut  supposer 
qu'il  en  va  de  même  pour  tous  ses 
enthousiasmes;  et  n'est-ce  pas,  au- 
jourd'hui, un  chanteur  tyrolien,  nou- 
vellement engagé,  qui  accapare  son 
attendrissement  d'oiselle?  Voilà  le 
fétiche  nouveau,  ce  gaillard  mafflu, 
moustachu,  au  costume  pistache  et 
caramel,  au  chapeau  pointu,  qui  ulule 
et  yodle  à  vous  faire  crever;  plus 
d'une  fois  déjà,  dans  la  coulisse, 
Géorgie  a  remarqué  le  sieur,  qui  fai- 
sait l'avantageux  sous  le  regard  de 
Miss  Kate. 

Le  petit  Griggs,  —  il  n'est  pas  gaf- 
feur, mais  il  veut  tâter  le  terrain  — 
le   petit    Griggs   a  observé  : 

—  Je  crois  que  Miss  Higashi  es- 
quisse un  flirt  avec  Herr  Griitli. 

Et  ces  mots  portent  comme  un 
coup  droit  au  cœur  de  Géorgie,  qui 
parvient    toutefois    à  sourire. 

Mais  la  souffrance  est  courte,  elle 
s'atténue;  et  à  cette  heure,  où  les 
fumées  de  la  gloire  et  de  la  fortune 
ont  évacué  son  cerveau  naguère 
ébloui,  Géorgie,  au  demeurant  gar- 
çon pratique,  s'aperçoit  que,  lui  aussi, 
a  été  captivé  par  du  clinquant  et  des 
oripeaux. 

Il  n'aime  pas  Miss  Kate  Higashi, 
laquelle  n'est  rien  de  plus  qu'un  coli- 
bri versicolore. 

Dans  un  bien-être  de  sécurité  pré- 
servée, il  se  réjouit  de  ne  pas  s'être 
encore  engagé  à  fond;  une  vergogne 
,  renouvelée  le  prend,  de  sa  conduite 
sotte  et  brutale  envers  le  vieux  cama- 
rade. 

* 

*     * 

Géorgie  s'est  penché  à  la  portière 
et,   dans  le  soir,  il  aperçoit  tout  de 


suite  Wilkie,  mesurant  le  quai  de 
ses  guibolles  musculeuses  et  guêtrées, 
où  il  sait  fourrer  tant  de  talent. 

Le  train  stoppe.  Wilkie,  sur  le  mar- 
chepied, interroge  par  questions  ra- 
pides : 

—  Qu'est-ce  qui  vous  a  pris  de  me 
télégraphier?  Je  croyais  que  nous 
étions  morts  l'un  pour  l'autre?  Si  vous 
venez  travailler  ici,  ça  va  sans  dire,  je 
suis  prêt  à  vous  céder  la  place,  bien 
que  je  vous  aie  avisé  de  mon  séjour 
en  temps  voulu,  ainsi  qu'il  était  con- 
venu lorsqu'on  s'est  quitté,  l'an  der- 
nier; vous  n'aviez  pas  fait  d'objection, 
j'avais  signé  pour  deux  mois,  avec 
dédit. 

Géorgie  baisse  les  yeux,  comme 
s'il  craignait  d'être  trop  tôt  deviné, 
et  il  se  contente  de  répondre  laconi- 
quement : 

—  Vous  inquiétez  pas.  Expliquerai 
et   comprendrez. 

Il  prend  en  main  sa  valise  plate; 
à  la  sortie  de  la  station  un  cab  est 
hélé. 

—  Qu'il  nous  mène  au  bar,  dit 
Géorgie,  à  votre  bar.  J'ai  attrapé  soif 
dans  ce  sacré  wagon. 

Wilkie  donne  l'adresse  et,  en  route, 
il  reprend: 

—  A  présent,  qu'est-ce  que  vous 
faites? 

—  Cake-walk  avec  chant,  numéro  à 
trois,  couple  d'Américains,  valent  pas 
un   clou. 

—  Ah  !  moi  aussi,  un  numéro  à  plu- 
sieurs, danses  acrobatiques,  rien  de 
fameux. 

Un  silence  suit. 

Au  bar,  tous  deux  s'in'stallent  de- 
vant un  guéridon  hexagonal  où  un 
homme  chauve,  en  veste  blanche, 
pose,  en  attendant  d'y  verser  certains 
liquides,  deux  cylindriques  bols  d'ar- 
gent. 

Il  devient  difficile  de  lutter  contre 
le  persistant  silence. 


94 


^     GEOBGIE    ET    WILKIE     ^ 


—  Vous  savez,  articule  Géorgie, 
que  je  ne  vous  en  ai  jamais  voulu, 
depuis  cette  affaire  du  duel. 

—  Oh!  sans  difficultés  je  vous 
crois,  j'ai  toujours  pensé  que  ce  jour- 
là,  vous  étiez  un  peu  «  loufoque  », 
comme  on  dit  en  France. 

—  Oui,   peut-être. 
Après  une  pause,  Wilkie: 

—  Vous...  vous  avez  épousé  Miss 
Higashi? 

Géorgie  est  remué  d'une  souffrance 
trouble,  du  reste  passagère.  Et  il 
répond  assez   bravement: 

—  Non.  Je  n'ai  même  pas  sollicité 
sa  main,  ayant  reconnu  que  je  m'étais 
trompé    sur    sa    valeur...    morale. 

En  énonçant  cet  adjectif,  il  voit 
des  masques  japonais  et  des  volatiles 
singuliers,  des  yodleurs  tyroliens  lan- 
cés dans  le  ciel  par  un  jongleur  invi- 
sible, et  qui  se  moquent. 

—  D'ailleurs,  je  répète,  cher,  accen- 
tue Wilkie,  que  jamais,  jamais  je 
n'avais  songé  à  lui  faire  la  cour. 

Géorgie  hausse  le  ton  de  l'entre- 
tien, devient  très  grave  : 

• —  Au  surplus,  je  suis  persuadé  que 
nous  étions  de  race  trop  différente, 
elle  et  moi,  pour  qu'une  union,  dans 
ces  conditions,  fût  possible. 

Nouvelle  pause.  Le  barman  chauve 
s'active  à  son  estrade;  il  ravitaille  des 
consommateurs  taciturnes,  juchés  sur 
des  escabelles  coniques. 


Tous  deux,  Géorgie  et  Wilkie,  ont 
quelque  chose  d'important  à  expri- 
mer, mais  Wilkie  comprend  très  bien 
que  ce  n'est  pas  à  lui  de  parler  le 
premier;  et  Géorgie  a  grand'hontc; 
et,  en  même  temps,  ils  éprouvent  un 
plaisir  étonnant  à  se  retrouver  en- 
semble, dans  ce  renouveau  de  la 
vieille  vie  camarade. 

Géorgie  parle  enfin: 

—  Wilkie,  je  vous  ai  télégra- 
phié... je  vous  ai  télégraphié  parce 
que... 

—  Parce  que? 

—  Parce  que  j'ai  jugé,  je  crois... 
enfin,  il  me  semble  qu'après  ce  ridi- 
cule malentendu  et  aussi  après  les 
piqûres  d'amour-propre,  nous  som- 
mes nécessaires  l'un  à  l'autre  et  que, 
si  nous  restions  chacun  à  son  bord, 
nous  ne  réussirions  pas. 

Wilkie   approuve  : 

—  C'est  également  mon  avis,  mais 
j'aimais  mieux  vous  l'entendre  dire. 

—  Wilkie! 

—  Géorgie  ! 

D'un  même  geste,  ils  se  tendent, 
par  dessus  les  boissons,  des  mains 
franches  qu'ils  secouent.  Le  guéri- 
don et  les  w^hisky-and-sbda  et  tous 
les  acajous  de  l'établissement,  et  jus- 
qu'au crâne,  rose  et  poli,  du  waiter, 
ont  un  éclair  de  joie  à  cette  paix, 
un  éclair  de  joie  sous  les  rayons  des 
globes  électriques. 


LA  CATASTROPHE  DE  MISS  DAISY 


Dans  sa  loge  du  Cirque,  tandis 
qu'on  la  coiffait,  Daisy  Hampton  se 
livrait  à  des  pensers  moroses.  Le  Dé- 
miurge, depuis  quelques  jours,  avait 
manifeste  un  mauvais  vouloir  téné- 
breux. Ne  le  dominait-elle  plus  com- 
me naguère!  Et  elle  songeait  au  se- 
cret de  la  volonté,  qui  subjugue  la 
brute,  et  jamais  complètement,  lors- 
qu'il lui  parut  que  les  ampoules  élec- 
triques, sous  leurs  calices  d'alumi- 
nium, brûlaient  comme  dans  de  la 
fumée. 

Elle  demanda: 

—  Nell,  remarquez-vous  quelle  lu- 
mière terne,  aujourd'hui? 

—  Mais  non,  Miss,  les  lampes  sont 
ainsi   qu'à   l'ordinaire. 

Elle  doutait.  Un  malaise  l'oppressa. 
Néanmoins  elle  se  tut,  par  cette  pu- 
deur qu'on  éprouve  à  se  montrer  le 
jouet  de  ses  nerfs  hallucinés.  Elle 
avait  achevé 'de  revêtir  son  amazone; 
Nell  attachait  le  fameux  éperon  à 
pointe  de  diamant  sur  la  souple  botte 
vernie. 

Le  silence  devint  sou- 
dainement intolérable  à 
Miss   Daisy   Hampton. 

—  Y  a-t-il  des  visi- 
tes ?   fit-elle. 

—  M.Tréfly,  M.  Bal- 
mer,  le  Chevalier. 

Elle  passa  dans  le 
petit  salon  attenant  à 
sa  loge;  et  son  appari- 
tion émut,  plus  que  tous 
les  soins,  ses  familiers 
qui  l'attendaient  :  elle 
était  d'une  grande  pâ- 
leur, que  le  bleu-nil  de 
son  costume  et  le  tri- 
corne  noir  en   bataille    il  kexacla,  sarc 


sur  ses  cheveux  sombres,  accen- 
tuaient d'étrange  façon. 

Elle  remarqua  leur  mouvement  ;  et, 
masquant  son  angoisse  d'un  air  de 
badinage  : 

—  Je  vous  étonne,  amis  chers? 

Ils  se  récrièrent  tous  les  trois.  Le 
musicien  Tréfly,  faciès  gouailleur 
sous  des  bandeaux  de  cire  jaune, 
déclara  seulement  qu'elle  avait  «  quel- 
que chose  d'impressionnant  dans  son 
regard  »!  M.  Balmer,  gentleman  féru 
d'équitation,  et  qui  avait  juré  de  ne 
périr  que  d'une  chute  en  steeple- 
chase,  approuvait,  avec  un  yes  reten- 
tissant. Et,  parmi  des  favoris  diplo- 
matiques et  neigeux,  la  voix  du  sou- 
riant chevaher  Vivantelli  fliita:  Com- 
me toujours! 

Nell,  délurée  et  brune,  virevoltait. 
Deux  lévriers  de  steppe,  aux  museaux 
suraigus,  aux  prunelles  de  sardonix, 

V>, 


liOUTA.NT    SUR    LES    JAMliES   DE   DEVANT    (P.  98). 


96 


^     LA    CATASTJROPHE    DE    MISS     DAISY     € 


étaient  allongés  sur  le  tapis  blanc, 
dans  une  immobilité  recueillie,  avec 
de  brefs  bâillements  qui  découvraient 
leurs  babines  violettes.  Le  long  d'une 
glace  à  biseau,  serpentait,  comme  de 
la  vigne,  un  feuillage  ciselé;  une 
mandore  d'écaillé  pendait  à  un  clou 
d'or;  et  il  y  avait,  dans  un  bahut 
en  laque  cramoisie,  des 
gros  livres  reliés  de  per- 
cale, traités  d'équitation, 
de  chasse,  d'hippologie. 

A    mesure    qu'augmen- 
tait en  elle  le  malaise  in- 
connu. Miss  Daisy  s'effor- 
çait  de    se   mon-   v 
trer  naturelle,   ,• 
celle  de  tous  les 
jours.  (On  aimait 
s  a     désinvolture, 
«  honnête     hom- 
me »    si    absolu- 
ment !) 

—  Chevalier,  un  verre 
de  marasquin?  Et  vous, 
Tréfly,  un  grog?...  Nell, 
un  grog  pour  M.  Tréfly, 
nous  avons  le  temps...  Sir 
B aimer,  vous  dépérissez 
visiblement  de  l'envie  de 
fumer,   je  vous   autorise... 

Vous  savez  que  Le  Démiurge  se  mu- 
tine :  je  n'en  fais  plus  ce  que  je  veux  ! 

—  On  ne  le  croirait  pas  volontiers, 
parce  que  hier,  vous  avez  été  une  mer- 
veille! dit  B  aimer. 

—  Vraiment,  on  ne  s'est  aperçu 
de  rien?...  Ah!  j'en  suis  bien  satis- 
faite... Ce  soir,  du  reste,  je  vois  tout 
en  noir... 

Elle  bavardait  ainsi,  avide  de  di- 
version. 

Trois  coups,  discrètement  compri- 
més; et  la  face  plate  et  farineuse,  le 
crâne  pyriforme  du  régisseur,  appa- 
rurent dans  le  haut  d'une  draperie: 

—  Miss,  cela  va  être  à  vous,  mur- 
rnurait-il,    accoutumé, 


Elle  affermit  sa  voix  : 

—  Bien,  bien,  je  suis  prête...  Mes 
gants,    Nell,    et   mon   stick. 

Les  trois  hommes  se  bousculèrent, 
dans  leur  empressement  à  s'emparer 
de  cet  objet;  et  le  Chevalier,  très 
fier  d'avoir  battu  les  jeunes  en  promp- 
titude, présentait  la  houssine,  un  ge- 


ON    SE   MIT   A   siffler;    DE    TOUTES  PARTS,   DES  EXCLAMATIONS 
JAILLISSAIENT    (P.  98). 


nou  au  tapis.  Miss  Daisy  Hampton, 
toute  droite  et  les  prunelles  vagues, 
s'absorbait  comme  en  l'attente  d'un 
lugubre  avenir. 

—  Vous  ne  voyez  donc  pas  ce  pau- 
vre Chevalier!  s'apitoya  Tréfly,  bon 
diable. 

—  Excusez-moi  !  fit-elle  en  tressail- 
lant. J'étais  distraite...  Merci...  Al- 
lons, donnez-moi  la  main,  pour  votre 
récompense. 

L'on  descendit  aux  écuries;  l'air 
charroya  des  rappels  de  fumier  et 
de  sueurs  équines.  Ils  pénétrèrent 
dans  le  petit  manège  privé  :  et  comme 
elle  défilait  devant  les  habits  noirs 
qui  piaffaient,  tandis  que  de  l'arène. 


^     LA    CATASTBOPHE    DE    MISS    DAISY     ^ 


97 


là-bas,  arrivaient  des  applaudisse- 
ments et  la  fusée  des  rires,  elle  jugula 
un  désir  impératif  de  s'échapper:  ce 
trouble,  lui  semblait-il  maintenant, 
l'envahissait  par  une  emprise  conti- 
nue: et,  comme  elle  avait  quitté  le 
bras  de  son  compagnon,  elle  chan- 
cela, dut,  pour  ne  point  tomber,  se 
retenir   à  la   barrière. 

—  Chère  amie,  qu'avez-vous?  souf- 
flait   Balmer. 

Le  Directeur,  qui  survint,  s'in- 
quiéta: 

—  Vous  sentiriez-vous  indisposée. 
Miss  Daisy... 

Gros  et  grand,  un  chapeau  à  mille 
reflets  sur  l'occiput,  son  cou  de  tau- 
reau émergeant  d'un  prudhommesque 
faux-col,  il  réservait,  quitte  à  se  rat- 
traper avec  le  fretin,  des  manières 
de  luxe  pour  ses  étoiles. 

Pinçant    les    lèvres,    les    paupières 


canailles!  canailles!  (p.  98). 


baissées,    comme    elle    ne    répondait 
pas: 

—  Faut-il  faire  une  annonce?  pour- 
suivit-il. On  rembourserait,  au  be- 
soin... 

Elle  se  dressa: 

—  Non.  Où  est  le  cheval? 

Et  d'un  geste  résolu  elle  arrêtait 
des  objurgations.  Le  Démiurge  fut 
amené.  C'était  un  animal  blanc,  ta- 
cheté de  fauve,  avec  une  tête  fine  et 
des    yeux    cruels. 

Il  avait  passé  pour  indomptable, 
dans  le  temps. 

Sitôt  qu'on  essayait  de  l'enfour- 
cher, après  s'être  sauvagement  dé- 
fendu, il  se  cabrait  avec  constance. 
On  avait  eu  beau  user  de  martingales, 
lui  briser  entre  les  oreilles  une  bou- 
teille d'eau  glacée,  ou  à  l'improviste, 
le  tirer  en  arrière  lorsqu'il  se  tenait 
debout,  aucun  des  subterfuges  pré- 
conisés en  pareil  cas  ne  donnait  quel- 
que réussite;  et  dans  le  cirque  pro- 
vincial de  ses  premiers  ans,  l'on  se 
résignait  à  l'exhiber  comme  simple 
phénomène,  lorsque  Miss  Daisy  en 
entendit  parler,  voulut  le  voir,  l'étu- 
dia,  et,  s'étant  piquée  d'honneur, 
parvint  à  le  dominer. 

En  même  temps,  elle  eut  l'idée  de 
systématiser  son  vice:  et  elle  le  che- 
vauchait ainsi,  cabré,  exécutant  dans 
cette  attitude  les  passages  les  plus 
stupéfiants;  au  surplus  elle  en  était 
devenue  rapidement  célèbre. 

Balmer  lui  tint  l'étrier;  elle  se 
trouva  en  selle.  Ce  fut  le  cirque:  elle 
voyait  toute  chose  comme  à  travers 
un  aquarium  d'eau  louchie.  L'or- 
chestre attaquait  la  valse  de  début... 
Elle  s'appuya  un  instant  sur  l'arçon 
afin  d'assurer  l'équihbre,  ordonna 
aux  grooms,  qui  tenaient  le  cheval  en 
bride,  de  laisser  aller. 

Alors  le  Démiurge  pour  la  première 
fois  de  sa  vie,  refusa  de  lui  obéir;  il 


08 


LA    CAfASTBOPHE    DE    MISS     DAISY     € 


reuâcla,  s'arcl)out:int  sur  les  jambes 
de  devant,  et,  pareil  à  un  navire 
échoué,  s'immobilisa  dans  le  sable, 
pendant  qu'elle  s'épuisait  en  lourds 
efforts  de  le  remuer;  et  le  plumet 
de  son  tricorne  oscillait  ridiculement. 
Le  public,  désappointé,  protestait, 
ne  saisissant  que  du  grotesque  à 
cette  lutte:  un  cheval  qui  ne  ruait 
même  pas,  et  une  amazone  Cjui  s'agi- 
tait, par  saccades  !  Cela  se  prolon- 
geait. L'écuyer  chef  s'approcha.  Elle 
cria:  allez-vous-en!  d'une  voix  rau- 
que.  On  se  mit  à  siffler;  et  de  toutes 
parts,  des  exclamations  «  Assez!  C'est 
honteux!  »  vers  la  piste  jaillissaient. 
Seul,  à  l'entrée,  parmi  les  chibmen 
pâles  et  le  personnel  béant,  un  grand 
clown,  la  bouche  coupant  le  masque 
blême  par  un  trait  d'ocre,  les  yeux 
en  billes  de  feu,  hurlait  :  canailles, 
canailles  !  aux  spectateurs,  en  leur 
tendant  des  poings  tragiques... 
.  Et  déjà  Miss  Daisy  Hampton  se 
noyait  dans  l'absolu;  une  grande  nuit, 
comme  une  marée,  fonçait  à  ses  pru- 
nelles; ses  oreilles  tintèrent  de  houle 
sifflante  et  de  sons  meurtriers;  elle 
sentit  une  chape  de  plomb  qui  s'étré- 
cissait  à  son  front  et  sur  ses  tempes; 
ses  mains  laissèrent  couler  les  rênes. 
Les  étriers  échappant  à  ses  orteils, 
elle  glissait  :  tout  chavira,  tout  s'effon- 
dra... 

Lorsqu'après  deux  térébrantes  se- 
maines de  délire  et  de  fièvre,  elle 
eut  repris  le  sentiment  d'une  vie, 
Daisy  Hampton,  s'éveillant  au  milieu 
du  noir  opaque,  exigeait  qu'on  lui 
montrât  la  lumière  du  jour;  mais  avec 
des  circonlocutions  graduées,  on  lui 
apprit  qu'elle  était  devenue  aveugle. 

Elle  le  resta,  gardant  à  jamais  en 
elle   la   vision   du   soir  final. 

Cependant  elle  comprenait  :  Le  Dé- 
miurge   n'était    pas    coupable;    dans 


son  obscure  cervelle  d'esclave,  l'ani- 
mal, ayant  perçu  qu'il  portait  cette 
fois  une  chose  sans  pouvoir,  en  avait 
profité  pour  se  libérer;  aussi,  loin 
de  le  haïr,  elle  le  chérissait  comme 
l'instrument  et  le  témoin  de  sa  gloire 
révolue. 

Mais,  bientôt,  avec  la  jalouse  ter- 
reur qu'un  autre  cavalier  ne  parvînt 
un  jour  à  le  dompter,  elle  décida 
qu'elle  le  tuerait,  et  de  sa  propre 
main.  Rien  ne  put  la  dissuader.  On 
n'osa  s'opposer  au  vœu  d'une  quasi- 
morte.  Et  Miss  Daisy,  dont  on  guidait 
la  main,  appuya  un  pistolet  chargé 
contre  la  tempe  du  Démiurge  :  elle 
s'était  complue,  une  minute,  à  lisser 
le  poil  onctueux  du  col;  puis,  détour- 
nant instinctivement  la  tête,  elle 
pressa  la  gâchette...  On  l'avait  tirée 
en  arrière,  à  cause  des  ruades  d'ago- 
nie. 


Pour  l'heure,  l'oubli  a  tissu  sa  tra- 
me. Disparus,  les  admirateurs,  les 
courtisans,  et  les  bons  amis,  Tréfly, 
le  musicien,  cette  chronique  parlée,  et 
Balmer,  l'amateur  érudit  et  sagace, 
et  le  galant  chevalier  aux  gestes  de 
régime  ancien.  Miss  Daisy  Hampton 
vit  en  compagnie  d'un  vieil  oncle, 
protestant  et  un  peu  salutiste,  lequel 
use  de  ses  rentes,  modiques  d'ailleurs, 
et  à  qui  elle  ne  demande  que  de  la 
laisser  tranquille,   ce  qu'il  fait. 

Des  après-midi  entiers,  assise  à  la 
fenêtre,  elle  considère,  de  ses  yeux 
qui  ne  voient  plus,  la  toison  blanche 
et  fauve  qui  est  clouée  au  mur.  Et 
seulement,  de  temps  à  autre,  quel- 
qu'un, lequel  ressemble,  en  civil,  à 
ce  clown  farouche  qui  vociférait, 
vient  apporter  du  plantain  pour  le 
loriot,  très  jaune,  qui  gambille  dans 
sa  cage,  avec  un  éternel  bruit  Sec. 


CHIEN 


L'autre  soii>  vers  minuit,  comme 
je  rentrais  du  théâtre,  montant  le 
boulevard  Malesherbes  pour  gagner 
la  rue  de  Tocqueville  où  j'habite, 
j'ai  vu,  assis  sur  le  trottoir,  devant 
la  porte  d'une  maison,  un  petit  chien 
noir  et  feu. 

Tout  de  suite,  à  sa  morne  attitude 
résignée,  j'ai  deviné  qu'il  n'attendait 
personne,  qu'il  s'était  égaré,  et 
qu'après  de  longues  courses  stériles, 
il  faisait  halte  ici  comme  il  se  serait 
arrêté  ailleurs,  triste  et  las,  et  sans 
comprendre. 

Qui    pourra    jamais     sonder    l'an- 
goisse   —    plus   tragique,   oui,    qu'un 
niai  exprimé  et  conscient- — 
recelée    en    l'âme    obscure 
d'un  chien  perdu? 

Et   voici   qu'attendri   par 
l'ambiance  nocturne,  je  m'é- 
tais mis   à  songer   à  toute 
l'affliction  répandue  sur  la 
terre    des    bêtes,    lorsqu'un 
froissement  léger  de  pattes 
griffues  sur  l'asphalte,  der- 
rière moi,  me  tira  de  mes  ré- 
flexions :   m'étant  retourné,   je 
m'aiperçus    que   le   petit   chien 
me   suivait,    soit   que  dans   sa 
détresse    il    se    raccrochât    au 
premier  venu  de   l'heure  soli- 
taire,   soit    qu'un    sens   mysté- 
rieux l'eût  averti  que  cette  for- 
me   humaine-là    prenait    pitié 
des   errants. 

Se   tenant   à   quelques    pas, 
hésitant,  craintif,  un  peu  char- 
mé   tout   de   même,   avec   des  "-^X 
rapprochés  ou  des  reculs  brus- 
ques selon  mon  allure,  il  con- 


tinuait à  m'escorter.  Je  m'arrêtai 
sous  un  bec  de  gaz,  afin  de  voir  sa 
figure.  Il  gardait  toujours  les  distan- 
ces. Je  lui  dis  quelques  paroles  flat- 
teuses, il  finit  par  s'apprivoiser.  Nous 
nous  approchâmes  l'un  de  l'autre  et 
il  rampait,  agitant  doucement  la 
cjueue. 

C'était  un  modeste  animal,  sans 
race,  avec  de  bons  yeux  en  boule, 
tout  chavirés. 

J'examinai  son  collier  dans  l'espoir 
d'y  découvrir  une  adresse  :  mais  la 
plaque  de  cuivre  ne  portait  aucune 
inscription. 

Qu'ils  sont  criminels,  à  Paris,  ceux 


LE    PETIT    CHIEN    ME    SUIVAIT    (l".    99). 


ICO 


^     CHIEN      € 


qui,  aimant  leur  chien,  négligent  de 
le  tenir  en  laisse,  et,  dans  tous  les 
cas,  ne  le  munissent  pas  d'un  passe- 
port. J'ai  commis  la  première  de  ces 
imprudences,  je  sais  ce  qu'il  en  coûte, 
et  pour  une  seule  fois  que  je  l'aban- 
donnai à  elle-même,  Frisotte,  ma 
vieille  caniche,  passa  sous  une  voi- 
ture, sans  trop  de  dommage,  miracu- 
leusement. Elle  est  morte  depuis, 
mais  plutôt  de  vieillesse,  je  crois. 


\'ous  me  direz:  il  faut  bien  qu'/Ys 
prennent  de  l'exercice. 

Bien   sûr! 

Promenez  -  les  ,  conduisez  -  les  au 
Bois;  mais  à  quoi,  s'il  vous  plaît, 
leur  aura  servi  l'hygiène,  le  jour  fa- 
tal où  ils  s'étendront  sanglants,  cou- 
pés en  deux  par  une  auto?... 


* 


MADAME   POISSON,    MA    C  KNflEKGE   fp.     100 


Le  petit  chien  trottait  dans  mon 
sillage,  l'air  joyeux,  tout  à  fait  en 
confiance  maintenant.  Et,  dans  le 
même  temps,  je  commençai  à  deve- 
nir lâche,  devant  la  perspective  d'em- 
mener chez  moi  ce  compagnon  de 
fortune. 

Si  encore  je  savais  son 
identité,  je  pourrais  l'hé- 
berger cette  nuit,  pour  le 
faire  rapatrier  demain. 
Mais  son  anonymat  entraî- 
nerait é\'idemment,  au  cas 
d'asile,  l'adoption  définiti- 
ve. Quel  embarras!  J'ar- 
gumentai: j'ai  déjà  Fri- 
sotte: Madame  Poisson, 
ma  concierge,  moyennant 
une  rétribution  honnête, 
en  prend  soin;  mais  deux 
pensionnaires,  ce  serait 
vraisemblablement  trop, 
pour  elle,  d'autant  qu'elle 
possède  des  chats  dans 
sa  loge,  et  que  s'ils  font 
bon  ménage  avec  l'an- 
cienne ,  les  choses  n'en 
iraient  peut-être  pas  de 
même  à  l'endroit  d'un 
nouveau.  Et  puis,  s'il  avait 
la  gale  ou  la  rage  ! 

J'accélérai  le  pas  ;  il 
courut  plus  vite.  Vague- 
ment, j'esquissai,  pour  l'é- 
loigner, un  geste  avec  ma 
canne,  et  il  s'arrêta  un  ins- 


^     CHIEN     ^ 


loi 


tant,  moins  peureux  que  sur- 
pris, et  cela  me  parut  si  abo- 
minable que  je  n'aurais  re- 
commencé pour  rien  au  mon- 
de. 

J'escomptai   ceci,    que   d'au- 
tres gens  de  rencontre  attire- 
raient son  attention.  Mais  c'est 
qu'il   ne   s'en   souciait   pas!    Il 
s'obstinait  à  ne  connaître  que 
moi  seul,  l'élu,  l'ami  sûr.  Pour- 
tant,   à    la    hauteur    du    Parc    Mon- 
ceau,   il  s'en  fut  soudain  flairer  une 
dame  aux  cheveux  carotte,  qui  pas- 
sait. 

Il  avait  dû  appartenir  à  une  femme, 
supposais-je,  et  cela  m'induisit  à  un 
subterfuge  nouveau.  J'interpellai  poli- 
ment cette  personne: 

—  Bonsoir,  madame,  voici  un 
chien  qui  s'est  perdu.  Il  a  l'air  doux 
et  gentil,  ne  voudriez-vous  pas  l'em- 
mener? 

Elle  sembla  interloquée  puis  re- 
fusa. 

Je  m'excusai,  saluai  et  continuai 
ma  route.' 

A  présent  il  fallait  prendre  un  parti. 
Et  vraiment  non,  je  n'allais  pas  m'af- 
fubler  de  cet  intrus.  Je  fis  plusieurs 
tentatives  de  disparition  dans  l'om- 
bre. Mais  il  me  découvrait  à  tout 
coup,  de  plus  en  plus  étonné,  me 
faisant  encore  crédit  toutefois,  et  ne 
voulant  pas  douter  de  mon  loyalisme. 

Enfin  je  réussis  à  perpétrer  la  tra- 
hison. 

Au  petit  jardin  de  la  place  Males- 
herbes,  je  me  dérobai  brusquement 
dans  une  allée  latérale,  me  coulai 
derrière  une  voiture  en  station,  et 
me  précipitai  dans  la  rue  Montcha- 
nin,  où  je  constatai  que  j'étais  seul... 

Je  suis  parvenu  à  mon  domicile  et 
j'ai  sonné,  et  juste  dans  la  seconde 
où  s'ouvrait  l'huis,  j'ai  vu,  galopant 
de  toutes  ses  forces  pour  me  rejoin- 
dre,  le  petit   chien  qui  avait  encore 


JE    ME    PRIXIPITAI     DAXS     LA    RUE    (P.     lOl). 

une  fois  éventé  mes  traces.  Ajouterai- 
je  que  j'eus  ce  pauvre  courage  de 
tirer  sur  moi  le  battant  ? 


C'est  seulement  lorsque,  couché,  je 
me  pris  à  me  ressouvenir,  dans  le 
noir,  que  toute  la  bassesse  de  mon 
acte  m'apparut.  J'avais  sur  la  cons- 
cience le  forfait  d'avoir  leurré  un 
cœur  morose  et  naïf,  car  l'ayant 
choyé,  rendu  un  instant  au  bonheur, 
je  le  repoussais  à  nouveau,  et  plus 
désespéré,  vers  l'horrible  inconnu. 

L'indifférence  est  permise.  Sans 
doute  on  ne  peut  se  charger  de  tous 
les  malheureux  qu'on  rencontre  sur 
son  chemin,  et  nous  sommes  déjà 
suffisamment  lotis  avec  nos  propres 
misères.  Toutefois,  lorsqu'un  hasard 
complice,  l'instinct  ou  la  destinée, 
penchent,  au  cours  de  la  vie,  notre 


^     CHIEN     € 


UNE    DAME    QUI    PASSAIT 


être    à  la   miséricorde,    il    faut    avoir 
pitié    jusqu'au    bout... 

Et  je  me  représentai  le  petit  chien 


devant  ma  porte,  assis  sur  son  der- 
rière, comme  à  l'endroit  où  je  l'avais 
rencontré,  où,  qui  sait,  peut-être  la 
même  navrante  aventure  l'avait  con- 
duit: quelque  promeneur,  charitable, 
mais  égoïste,  et  lequel,  au  dernier 
moment,  avait  déçu  sa  foi.  Assis  sur 
son  derrière,  il  attendait,  le  petit 
chien... 

Je  n'y  tins  plus  :  je  me  rhabillai, 
descendis  les  marches  quatre  à  qua- 
tre, demandai  le  cordon  et  sortis.  Plus 
personne  à  l'entrée.  Je  sifflai,  j'ex- 
plorai les  alentours.  Rien.  Il  était 
parti.  Après  une  heure  de  recherches 
vaines,   je   rentrai   désespéré. 

Qu'êtes-vous  devenu,  petit  chien? 
Un  passant,  bonne  âme,  vous  a-t-il 
enfin  recueilli,  quelque  vagabond 
meilleur  et  plus  paternel  que  1'  «  intel- 
lectuel »  atroce?  Retrouvâtes-vous 
votre  maîtresse,  grâce  au  dieu  des 
chiens  qui  est  parfois  miséricordieux  ? 
Ou  bien,  raflé  par  les  sergents  de 
ville,  avez-vous  fini  à  la  Fourrière  où 
l'on  tue? 

Vivant  ou  mort,  pardonnez-moi, 
petit  chien.  Mon  devoir  était  de  vous 
consoler,  de  vous  recevoir,  de  vous 
nourrir:  je  ne  l'ai  pas  accompli.  J'en 
suis  puni  par  ce  remords. 


AU     POSTE 


jeune,  blond,  de  visage  rose  et  de 
moustache  pâle,  le  sous-officier  de 
police  a  des  yeux  bleu-clair,  qui  se- 
raient bienveillants  et  candides  sans 
la  froide  astuce  inscrite  aux  commis- 
sures des  paupières.  Une  ceinture 
rouge  à  la  taille  serre  sa  tunique  de 
drap  vert.  Il  étale  ses  jambes  en  pan- 
talons bouffants  et  carre  durement 
ses  bottes  plissées  au  cou-de-pied. 

A  une  autre  table,  sous  une  autre 
lampe,  qui  charbonne  un  peu,  près 
d'un  verre  de  thé  demi-plein  où  sur- 
nage une  rondelle  de  citron,  il  y  a 
quelqu'un,  en  civil,  qui  s'acharne  du- 
rablement au  grattage  d'un  texte. 
Dans  une  face  plate,  rongée  de  bile, 
ennuyée,  malingre,  le  regard  alcooli-- 
que  de  l'homme  présage  des  haines 
compliquées.  C'est  lui  le  secrétaire, 
l'archiviste .  du  bureau,  le  scribe,  le 
rédacteur  de  la  convocation  laconi- 
que: «  Vous  êtes  prié  de  passer... 
pour  affaire  vous  concernant  »  et  la- 
quelle peut  être  le  prologue  de  tout, 
sans  exception. 

Au  coin  de  la  pièce,  des  dossiers 
s'empilent.  Un  feu  de  bois  crépite 
dans  le  haut  poêle  de  faïence  et  fait, 
à  travers  les  trous  du  portillon,  dan- 
ser sur  le  plancher  des  ondes  rouges. 
Par  les  doubles  carreaux  poudreux 
de  la  fenêtre  se  révèle  une  nuit  d'hi- 
ver. Deux  lithographies  embellissent 
la  muraille  blanchie  à  la  chaux,  pom- 
melée de  moisissure:  l'empereur  Ni- 
colas II,  en  casaciuin  amarante,  aux" 
brandebourgs  d'or,  et  son  prédéces- 
seur Alexandre  III,  portant  les  insi- 
gnes  d'amiral. 

La  porte  ouverte  laisse  entrevoir 
une  chambre  contiguë,  où  des  êtres 
en  houppelande,  muets,  tassés  les  uns 


contre  les  autres,  dans  un  affaisse- 
ment total,  semblent  attendre  depuis 
des  siècles  révolus.  Quelques  effets 
militaires  y  pendent  au  crochet;  une 
rangée  de  caoutchoucs  luit  sur  le 
carrelage,  où  la  neige  fondue  a  coulé. 

Mais  une  grande  ombre,  d'allure 
bizarre,  surgit  dans  l'encadrement  de 
la  baie,  et  voici  qu'elle  hésite  sur  le 
seuil.  Le  sous-officier  blond  tourne 
la  tête  lentement,  s'ôte  de  la  bouche 
une  cigarette,  dont  il  casse  d'un  coup 
sec  la  cendre  contre  le  rebord  de  la 
table  : 

—  Ah,  ah!  Sonoff !  prononce-t-il, 
assez  paternel.  Vous  venez  à  propos, 
Sonoff...  Il  y  a  (un  coup  d'œil  au 
registre,  un  sourire  narquois  et  rigou- 
reux)... il  y  a  une  plainte  contre  vous. 

Tandis  que  le  scribe,  qui,  lui  aussi. 


IL    KTALK    SKS    JAMBES     ET    CARRE     DUREMENT 
SES    BOTTES    (l'.     IO3I. 


I04 


^     'AU.  FOSTE     € 


a  regardé,  se  replonge,  d'un  haut-le- 
corps  dédaigneux,  dans  sa  besogne, 
le  nommé  Sonoff  se  met  en  devoir 
d'approcher. 

C'est  un  long  individu  maigre,  aux 
pommettes   ardentes,   avec  des   yeux 
minuscules    qui    brillent    comme   au 
fond    de    deux    ca- 
vernes et  une  barbe 
d'encre,    pelé; 
endroits; 
un    justau- 
corps   de 
teinte  olive, 
do  ublé 
d'une  peau 
de     mou- 
ton,     l'ha- 
bille ;     ses 
jambes, 
emmaillo- 
tées    dans 
des   lam- 
beaux d'é- 
toffe    res- 
semblent à 
d' hydro - 

piques 
poupons. 

Il  s'a- 
van  ce, 

en    un 

roulis, 
un  dé- 
hanchement de  sa 
carcasse,  par  pi- 
votements succes- 
sifs; et  il  s'appuie  sur  un  bâton  flexi- 
ble et  trop  court,  qu'il  tient  de  sa 
main  gauche,  laquelle,  tous  les  deux 
pas,  décrit  un  grand  cercle  dans 
l'air. 

D'une  voix  douce,  un  peu  geignar- 
de, en  ternies  distingués,  Sonoff  éta- 
blit qu'il  sait  ce  qu'on  lui  reproche 
et  qu'en  tout  cas,  il  n'est  pas  fautif; 
seulement  il  voudrait  bien  que... 

—  Pas   fautif!    interrompt   le   poli- 


cier. Vous  insultez  des  femmes  dans 
la  rue,  à  présent,  des  femmes  de  gé- 
néral, et  par-dessus  le  marché  vous 
les  menacez  de  votre  canne! 

Sonoff      argumente,     plaisant     et 
lamentable  : 

—  Pardon,  c'est  inexact;  je  vais 
vous  dire  :  vous 
savez  bien  qu'ou- 
tre ma  coxalgie, 
m  o  n  épanche  - 
ment  de  synovie, 
mon  ulcère,  et 
tous  mes  innonl- 
brables  maux,  j'ai 
la  chorée,  maudit 
que  je  suis  ;  alors, 
en  marchant,  je 
fais  involontaire- 
ment 1^  moulinet. 
Monsieur  le  gé- 
néral et  madame 
son  épouse  ont 
pris  pour  une 
menace  ce  tic 
inoffensif  ;  quant 
à  insulter  person- 
ne, je  n'y  ai  mê- 
me pas  songé... 
[S  eule  - 


UNE    GRANDE    OMBRE 
SURGIT   DANS    l'eNCA 


D  ALLURE    lîIZARRE 
DREMENT    |P.    IO4). 


ment, 

vous  plai- 

raitj^il 
de... 
Le    sous-officier 
se     montre     d'ex- 
cellente humeur. 
Alors,  il  oublie  sa  misère,  conte  des 
anecdotes,  des  gaudrioles,  fait  le  pi- 
tre, bassement. 

De  temps  à  autre,  le  scribe  lève 
les  yeux,  manifeste,  par  une  torsion 
de  sa  lèvre  inférieure,  son  mépris 
pour  ce  rebut  d'humanité;  mais  il 
ne  perd  pas  un  mot  de  ses  histoires. 
Le  sous-officier  de  police,  vautré 
dans  sa  chaise,  sourit,  indulgent, 
amusé.  Puis,  quand  il  en  a  assez  oui, 


^     'AU  FOSTE     ^ 


105 


il  l'arrête  brutalement,  feint  de  deve- 
nir sévère: 

—  Ce  n'est  pas  tout  ça,  revenons  à 
nos  moutons.  On  ne  doit  pas  entrer 
dans  des  vues  philanthropiques, 
quand  on  a  reçu  plainte,  plainte  d'un 
général,  vous  comprenez,  Sonoff,  (il 
scande)  d'un  gé-né-ral...  Néanmoins... 
(il  se  radoucit)...  je  veux  faire  quelque 
chose  pour  vous,  étouffer  les  suites... 
Vous  allez  me  signer  ceci,  par  exem- 
ple ! 

Et,  séance  tenante,  il  rédige  une 
formule,  dont  il  donne  lecture,  avec 
ravissement,   au   nommé    Sonoff: 

—  «  Je,  soussigné,  promets,  si  l'on 
«  m'accuse  encore  une  fois  d'avoir 
«  levé  mon  "bâton  sur  les  gens,  ou 
«  insulté  les  dames,  que  je  ne  ferai 
«  aucune  opposition  à  être  expulsé  de 
«  la  ville.  »  Ça  vous  convient? 

L'autre  hésite,  tortille  l'échiné  : 

—  Accuse,  accuse!  C'est  très  facile, 
d'accuser,  surtout  sans  preuve.  Et 
puis,  c'est  que  je  ne  tiens  pas  le  moins 
du  monde  •  à  changer  de  résidence  ; 
j'ai  mes  petites  habitudes,  moi,  ici; 
et  le  temps  de  m'acclimater  ailleurs... 

—  Préférez-vous  aller  en  prison? 
Allons  signez,  signez  ! 

Sonoff  se  décide  :  il  se  convoie  vers 
la  table,  saisit,  d'une  énorme  main 
gourde,  le  porte-plume  qu'on  lui  tend, 
et  signe  allègrement,  d'une  écriture 
assez  déliée. 

Le  sous-officier  de  police  examine 
le  paraphe,  se  réjouit  : 

—  Sonoff,  noble  héréditaire!  C'est 
vrai,  vous  êtes  gentilhomme.  Qui  le 
devinerait,  hein,  en  vous  regar- 
dant! 

Plein  de  sérénité,  avec  une  joie 
complaisante,  Sonoff  accueille  le  sar- 
casme du  policier,  le  ricanement  sour- 
nois du  scribe.  Jadis  il  a  roulé  car- 
rosse, aujourd'hui,  il  crève  la  faim, 
Et  puis,  après?  N 'est-il  pas  permis 
d'avoir  eu  des  revers  ! 


IL    FAIT    VOLTE-FACE,    S'kBRANLE,    PAREIL    A    UN 
BACHOT    QUI    TANGUE    1  P.     I06)  . 


Mais  un  tracas  l'obsède,  qu'il  trou- 
ve enfin  l'occasion  de  déceler: 

—  Mon  bâton,  dites-moi,  je  vou- 
drais bien  qu'on  me  rende  mon 
bâton. 

—  Votre  bâton? 

Sonoff  expose  qu'on  le  lui  confis- 
qua le  jour  de  l'incident.  Ce  bâton 
était  solide,  fait  à  sa  mesure,  avait 
un  manche  rembourré,  très  commode, 
et  coûtait  un  rouble.  Actuellement, 
pour  des  raisons  d'ordre  économi- 
que, il  ne  peut  s'en  procurer  un 
pareil.  D'autre  part,  à  se  servir  de 
celui-ci,  des  cals  extrêmement  dou- 
loureux lui  sont  survenus. 

Il  présente  sa  paume  gauche,  oi^i 
une  grosse  ampoule  dessine  un  ovale 
blafard. 


^     AU  FOSTE     ^ 


P^ 


ON  xous  l'a  renvoyk  du  deuxième 

DISTRICT...     (P.     I06|. 

Le  sous-officier  regarde  distraite- 
ment, hausse  les  épaules  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez  que 
j'y  fasse?  Je  ne  l'ai  pas,  votre  bâton. 
Réclamez  au  Deuxième  District,  oii 
l'on  vous  avait  d'abord  amené. 

—  Oui,  merci,  à  l'autre  bout  de  la 
ville,    trois    verstes!    C'est    le    diable 


pour  se  traîner  jusque- 
là. 

■ —  Nous  ne  pouvons 
rien. 

Un   silence. 

—  Alors,  vous  croyez 
qu'on  me  le  rendra? 

—  Rendra  quoi? 

—  Mon  bâton. 

—  Ah,  votre  bâton!...  Peut-être... 
Surtout,  tâchez  de  ne  plus  recommen- 
cer, autrement...  (il  brandit,  en  riant, 
le  papier)...  gare  là-dessous. 

Sonoff  se  met  aussi  à  rire,  il  se 
complaît,  croirait-on,  dans  une  sorte 
de  commisération  burlesque  envers 
lui-même;  puis  ayant  salué  jusqu'à 
terre,  il  fait  volte-face,  s'ébranle,  pa- 
reil à  un  bachot  qui  tangue,  au  prix 
de  grandes  difficultés  franchit  le 
seuil,  disparaît. 

Le  scribe  a  ouvert  la  bouche  et  sif- 
fle, entre  des  dents  gâtées  : 

—  Il  est  assommant  avec  son  bâ- 
ton. D'ailleurs,  il  ne  l'aura  pas  là-bas, 
vous    savez. 

—  Et  pourquoi?  bâille  le  sous-offi- 
cier blond,  qui  s'étire. 

Le  scribe  se  lève,  va  vers  un  pla- 
card, l'ouvre  et  il  en  extrait  le  bâton 
litigieux  : 

—  Parce  que  le  voici!  On  nous  l'a 
renvoyé  du  Deuxième  District...  Nous 
le  lui  restituerons  quand  il  reviendra. 


HISTOIRE    DU    MOINE   TAXIS 


A  Edmond  Haraiicourt. 

Le  pic  d'Athos,  si  haut  que  son  om- 
bre, couvrant  huit  lieues,  atteint,  dit- 
on,  jusqu'à  Lemnos,  et  qui  darde  un 
éperon  dans  la  mer,  entre  les  golfes 
de  Monte  Santo  et  de  Contessa,  sur- 
plombe un  cap  rocheux,  hérissé  de 
citadelles  et  de  tours. 

Ce  sont  les  enceintes  des  monas- 
tères. 

Plusieurs  empereurs  grecs,  et  des 
princesses  byzantines,  instituèrent  ces 
maisons  qui  devaient  éprouver,  par 
la  suite,  les  traverses  les  plus  dolen- 
tes. De  siècle  en  siècle,  des  hordes  de 
pirates  ou  des  maraudeurs  barbares- 
ques  pillèrent  effrontément  les  asiles 
privilégiés,  et  ils  fabriquaient  des  car- 
touches avec  leurs  antiphonaires  ;  il 
n'y  a  pas  encore  cent  ans,  tous  ceux 
des  couvents  qui  s'étaient  unis  à  la 
Grèce  en  rébellion  furent  malmenés 
par  les  soldats  de  Constantinople. 

Mais  la  force  de  la  légende  et  la 
sauvage  vertu  du  sol  furent,  pour  la 
communauté,  des  champions  indes- 
tructibles. Elle  a  prévalu  contre  la 
rigueur  des  âges.  Les  générations  de 


caloyers  s'y  succédèrent  continuelle- 
ment. Et  c'est  là,  qu'aujourd'hui,  le 
moine  Taxis  put  couler  ses  jours  de 
béatitude. 

*     * 

Il  était  né  sur  les  confins  de  la 
montagne,  grain  follet  apporté  par 
la  brise  océane,  à  ce  trident  rocheux 
qu'est  la  presqu'île  chalcidiquc.  Il 
était  le  fils  d'une  Cypriote  du  bourg 
d'Hyérisso  qui  l'avait  plus  tard  aban- 
donné; elle  n'était  jamais  revenue, 
mais  quelqu'un  recueillit  l'enfant  de 
la  destinée. 

Ce  fut  un  vieux  forgeron,  nommé 
Scevophilax,  qui  vivait  dans  une  grot- 
te d'où  l'on  découvrait  toute  la 
mer;  la  forge  était  devant  l'entrée; 
un  autel  archaïque  servait  d'enclume, 
où  deux  béliers  sculptés  entrecho- 
quaient leurs  fronts  convexes  ;  et,  sup- 
portant un  prélart  de  toile  goudron- 
née qu'on  rabattait  contre  la  fraî- 
cheur des  nuits,  quatre  colonnettcs 
ioniennes  faisaient  à  ce  repaire  com- 
me le  péristyle  d'un  temple. 


io8 


^     HISTOIRE    DU    MOINE    TAXIS     €      / 


De  l'aube  verdâtre  au  crépuscule 
bleuissant,  Taxis  habita  parmi  la  na- 
ture. 

Courant  les  vallons  et  ks  pentes 
boisées,  il  capturait  divers  geais,  mer- 
les et  pinsons  qui  hantent  les  forêts 
"d'oliviers  ou  de  sycomores;  son  pied 
nu  connaissait  à  chaque  rocher  ses 
moindres  aspérités  de  granit;  il  sur- 
prit dans  le  fond  des  ravines  l'écre- 
visse  lovée  sous  sa  basilique  de  cail- 
loux; ou  bien  il  donnait  la  chasse 
aux  tortues  d'eau  qui  plongent  vélo- 
cement  à  l'approche  de  l'homme;  et, 
dans  le  clapotis  des  premières  lames, 
un  marinier  de  Délos,  ami  du  forge- 
ron, lui  avait  enseigné  à  pêcher  le 
poulpe  commun,  minuscule  parent  de 
la  fabuleuse  Pieuvre,  et  dont  les 
chairs  molles  ont  une  réjouissante 
saveur. 

D'autres  fois,  étendu  à  l'orée  de  la 
caverne,  il  restait  pendant  des  heures 
sans  dessein:  le  héron  couleur  neige 
ou  le  flamant  rosé  s'immobilisaient  au 
bord  des  vagues,  les  voiles  obliques 
virgulaient  l'horizon...  Quand  le  ciel 
devenait  nuageux  ces  barques  appa- 
raissaient tout  à  coup  plus  grandes... 
Il  croyait  la  terre  infinie,  la  vie  lon- 
guement excellente,  les  hommes  tout- 
puissants;  et  l'artisan,  naïf  et  un  peu 
superstitieux,  Tentretenait  dans  la 
conception  de  l'Univers  sans  bornes. 

Ce  fut  ainsi  que  l'enfant  Taxis, 
respirant  le  seul  insouci,  bronzé  com- 
me l'écorce  des  pins,  et  plus  alerte 
qu'un  chevreau  sauvage,  poussait  en 
liberté  sous  l'azur  profond. 

Il  eut,  pour  première  fonction,  à 
garder  un  bouc  de  belle  taille  et 
d'odeur  forte.  L'animal  s'appelait 
Hennés;  il  avait  une  barbe  de  pa- 
triarche; son  œil  semblait  malicieux 
et  fier;  quelquefois  Taxis  prenait  plai- 
sir à  le  houspiller  en  lui  jetant,  de 
loin,  des  mottes  et  des  cailloux,  puis 
il   savait    se    soustraire   aux    charges 


furibondes;  bien  souvent,  néanmoins, 
il  avait  senti  à  sa  cuisse  le  contact 
rapide  de  la  corne  effilée. 

Lorsqu'il  eut  pris  un  peu  plus  de 
vigueur.  Taxis  aida  le  forgeron  dans 
son  travail:  par  le  moyen  d'une  pé- 
dale, il  activait  Ig,  soufflerie,  ou,  tirant 
hors  du  feu  les  barres  incamadines, 
il  les  portait  sous  le  marteau.  A  peine 
avait-il  eu  le  temps  de  retirer  sa  main, 
que  la  masse  coupait  les  airs  et  s'abat- 
tait sur  l'enclume;  mais  il  restait 
exempt  de  crainte,  car  le  vieux  Sce- 
vophilax,  dénudé  jusqu'au  nombril, 
aveQ  son  ventre  velu,  ses  bons  yeux 
clairs  et  sa  grande  chevelure  d'argent 
aux  boucles  torses,  ressemblait  à  la 
statue  d'un  irréprochable  dieu;  et, 
cependant,  comme  pour  témoigner  de 
la  colère  du  métal  violenté,  les  scories 
crépitaient  en  s'éparpillant,  gerbe  et 
fusée. 

Vers  ce  temps-là,  le  soir.  Taxis, 
accroupi  sur  la  grève,  chanta;  et  il 
soutenait  sa  voix  d'un  tambourin  rus- 
tique, fait  avec  une  cruche  sans  fond 
et   une   peau  de  mouton  tannée. 

Le  premier  samedi  de  tous  les  deux 
mois,  Scevophilax  s'en  allait  vers  le 
bazar  de  Caryès,  village  commerçant, 
situé  au  centre  de  la  presqu'île,  où 
résident  et  siègent  les  députés  des 
vingt  et  un  couvents  d'alentour;  dans 
ses  rues  nettes,  aux  maisons  à  mou- 
charabys,  pleines  de  boutiques,  de 
vergers  et  de  treilles,  on  rencontrait 
des  Turcs,  des  Coptes  portant  le  tur- 
ban noir,  nombre  de  muletiers  alba- 
nais en  fustanelles,  et  beaucoup  de 
religieux,  venus  afin  d'écouler  des 
produits  ou   de  faire  emplette. 

Taxis  accompagnait  parfois  le  for- 
geron au  marché.  Pour  pénétrer  dans 
la  presqu'île,  on  franchissait  un  isth- 
me étroit  que  Xerxès,  jadis,  avait 
voulu  ouvrir  pour  ses  vaisseaux.  Des 
sbires  ottomans,  à  la  solde  des  moi- 
nes,  en  surveillaient  le  passage:  les 


^     IIISTOIBE    DTJ    MOINE    TAXIS     q 


109 


femmes,  en  effet,  sont  proscrites  de 
ce  royaume  masculin;  même,  l'inter- 
dit s'étend  jusqu'aux  animaux  femel- 
les, et  l'on  n'y  tolère,  en  fait  de  cou- 
ples, que  les  ramiers. 

La  route  qui  menait  vers  Caryès, 
accidentée  et  rude,  passait  sous  les 
murs  de  plusieurs  couvents;  à  chaque 
détour  l'on  découvrait  des  circonval- 
lations  ruinées,  des  vestiges  de  bas- 
tions, ou  quelques  débris  commémo- 
rant de  patientes  et  dures  luttes  :  la 
curiosité  de  Taxis  ne  tarda  pas  de 
s'émouvoir  à  ces  cités  muettes  d'où 
ne  montait  d'autre  bruit  que  le  son 
des  cloches,  et  dont  le  peuple  de  cloî- 
trés réalisait  pour  lui  comme  un  mys- 
tère émouvant.  Il  n'arrêtait  d'en  ques- 
tionner son  maître. 

Celui-ci  ne  les  aimait  pas.  Homme 
libre,  il  méprisait  des  hommes  asser- 
vis. Il  les  affirmait  querelleurs  et  lar- 
rons et  adonnés  à  l'ivrognerie:  ils 
avaient  beau  étaler  leurs  crucifix  de 
corne  et  de  bois,  leurs  chapelets,  leur 
sparterie  ou  leurs  images  consacrées, 
ce  qui  se  manigançait  dans  les  hau- 
teurs ne  devait  pas  être  quelque  chose 
de  recommandable.  D'ailleurs  il  ne 
s'était  jamais  soucié  d'eux  que  pour 
leur  faire  acheter  les  cognées  et  les 
serpes  qu'il  forgeait  ;  et  tous  ces  men- 
diants vautrés  le  long  des  routes 
(c'étaient  pour  la  plupart  des  pèlerins 
demeurés  là  faute  de  moyens  pour 
s'en  retourner  et  qu'il  confondait,  non 
sans  quelque  mauvaise  foi,  avec  les 
religieux  véritables),  exaspéraient, 
par  leur  inaction,  son  cœur  hardi  de 
grand  travailleur. 

—  «  Ils  feraient  mieux,  »  sécriaitr 
il,  «  de  rechercher  les  trésors  des  em- 
pereurs grecs,  enfouis,  chacun  le  sait, 
dans  une  fissure  de  ce  pain  de  sucre 
d'Athos...  Athos,  garçon,  je  vais  te 
dire,  fut  un  géant  qui,  dans  les  temps 
reculés,  se  rebella  contre  des  dieux.  » 


Cependant,  loin  d'entamer  sa  véné- 
ration pour  ces  hommes  barbus,  on 
dalmatiques  brunes,  un  sac  de  crin  au 
bout  de  leur  bâton,  et  coiffés  de  bon- 
nets semblables  à  des  tours  rondes, 
les  sarcasmes  du  forgeron,  au  con- 
traire, la  stimulaient.  Peu  à  peu  il  se 
désintéressa  de  tout  ce  qui  n'apparte- 
nait pas  au  fourmillement  monasti- 
que. Il  ne  manifestait  plus  d'ardeur 
pour  activer  la  soufflerie,  il  délaissa 
les  galopades  à  travers  bois  et  rocs, 
et  la  pêche  patiente,  et  la  chasse  ru- 
sée. Scevophilax  le  voyait  continuelle- 
ment pensif;  il  ne  concevait  pas  ce 
qui  pouvait  germer  dans  ce  cerveau; 
et  Taxis  rêvait  de  bourdons,  de  frocs 
et  de  chapelets,  et  ne  livrait  pas  le 
fond  de  sa  songerie. 

Quand  la  vente  s'était  heureuse- 
ment conclue,  Scevophilax  faisait  vi- 
site au  marchand  de  raki,  ne  man- 
quant jamais  d'allouer  à  Taxis  quel- 
ques drachmes,  afin  qu'il  se  payât 
des  confitures;  mais  le  garçon,  avec 
l'argent,  se  procurait  de  grossières 
effigies  qui  relatent  la  vie  des  saints, 
tirées  en  deux  couleurs  sur  du  mau- 
vais papier  grisâtre,  et  qu'on  impri- 
me à  Caryès. 

Il  les  emportait  dans  la  grotte  et 
en  méditait  le  sens  avec  soin.  Un  des- 
sin l'absorba  particulièrement.  C'était 
le  plan  d'un  cloître,  en  perspective 
militaire;  de  rigides  bâtiments  y  dé- 
coupaient plusieurs  cours  polygona- 
les, où  des  carrés  de  légumes  et  des 
arbres  à  fruits  se  trouvaient  figurés; 
parmi  des  moines  agenouillés,  un  reli- 
gieux, dépassant  du  front  le  dôme 
d'une  chapelle,  sonnait  la  cloche  à 
tour  de  bras.  Sous  la  muraille  créne- 
lée on  voyait  onduler  les  flots,  et  des 
navires  pansus  atterrir. 

De  ces  figurations.  Taxis  induisit, 
avec  plus  de  détails,  les  circonstances 
de  la  bonne  vie:  on  priait,  on  jardi- 
nait, on  habitait  de  longues  maisons 


ITO 


^     HISTOIBE    DU    2I0JSE    TAXIS     ^ 


aux  murs  durables,  les  heures  de- 
vaient couler  avec  une  inimaginable 
douceur;  beaucoup  d'hommes  surve- 
nus des  quatre  coins  de  l'univers, 
à  bord  de  leurs  hourques,  aspiraient 
certainement  vers  ces  lieux  élus. 

Et  bientôt,  ignorant  tout  du  monde, 
et  de  l'existence  conventuelle,  et  jus- 
qu'aux dogmes  élémentaires  de  la 
religion,  par  une  vocation  urgente 
qu'il  éprouvait.  Taxis  avait  résolu  de 
se  faire  moine:  il  accomplirait  des 
travaux  lents,  vivrait  sédentaire  et 
selon  les  oraisons  voulues.  Il  atten- 
dait seulement  d'avoir  un  peu  de  bar- 
be au  menton  pour  pouvoir  signifier 
sa  volonté  à  l'ancien,  qui  s'y  oppose- 
rait, sans  doute. 

Parfois,  le  marinier  de  Délos  em- 
menait Taxis  dans  sa  felouque  pon- 
tée; ils  côtoyèrent  la  presqu'île  et, 
tout  au  long  du  promontoire,  se  pré- 
sentaient des  couvents  ;  il  s'en  fit  dire 
les  noms  et  les  ayant  appris  par  cœur, 
comme  un  rosaire,  il  égrenait:  Do- 
chéirû,  Castamoniti,  Xénophon,  Rus- 
sicon,  Philotée,  Hagia  Laura,  Cara- 
calo,  Ivoron,  Stavronikita,  Pantocra- 
tor,  Vatopédi,  Esphigmenou,  le  Skite- 
Saint-André-qui-a-trois-églises. 

Il  y  en  avait  encore  plusieurs  au- 
tres à  l'intérieur  de  la  montagne. 


* 
*     * 


Scevophilax  arriva,  par  un  effet  de 
l'âge,  à  prendre  le  déplacement  en 
horreur,  et  désormais  il  envoya  le 
garçon  présenter  seul  ses  œuvres  aux 
chalands.  Taxis  alors  ne  manquait 
pas  de  faire  de  grands  circuits  pour 
découvrir  tous  les  cloîtres. 

A  Russicon,  il  demeura  ébahi  par 
le  spectacle  des  moines  pêle-mêle 
avec  les  matelots,  arrimant  ou  déchar- 
geant des  ballots,  jurant,  s'injuriant, 
et  qui  hurlaient  à  tue-tête  des  canti- 


lènes  sacrées.  Ces  attitudes  lui  paru- 
rent extraordinaires  et  mal  confor- 
mes à  cet  esprit  d'immobilité  où  il 
voyait  le  propre  de  l'état  monastique. 
Toutefois  son  admiration  s'accrut, 
d'apprendre,  par  le  marinier,  que  les 
couvents,  très  répandus  dans  le  mon- 
de, y  possédaient  de  multiples  biens; 
certains  pères  voyageaient  exprès 
pour  les  affaires  de  la  Société  et  un 
grand  navire,  lui  appartenant,  trans- 
portait au  loin  leurs  productions  mul- 
tiples. 

Une  fois,  comme  il  s'était  égaré, 
l'obscurité  le  surprit  aux  portes  d'un 
monastère  nouveau.  Les  moines,  assu- 
rait-on, hébergeaient  toujours  pèle- 
rins ou  passants  attardés.  La  poitrine 
haletante,  il  frappa  contre  l'huis  :  un 
religieux  vint  ouvrir,  l'air  rude  ;  Taxis 
s'expliqua;  l'autre  le  fit  passer  par 
une  sorte  de  chemin  de  ronde,  et 
l'installa  au  milieu  d'un  réduit  tapissé 
de  foin.  Taxis  resta  toute  la  nuit 
dans  un  ravissement  extatique.  Au 
matin,  on  le  mit  à  la  porte  du  couvent 
(c'était  Stavronikita),  nanti  d'une  mi- 
che et  secoué  de  joie. 

II  finit  par  les  connaître  tous  et  il 
gardait  exactement  à  l'esprit  leurs  si- 
tuations respectives  et  leurs  différents 
aspects. 

Il  s'interrogeait  pour  savoir  où  il 
préférerait  vivre. 

Dochéirû,  plat  comme  un  galet, 
était  certes  le  plus  riant  avec  ses 
jardins  et  ses  mille  fontaines.  Mais  à 
V^atopédi,  noyé  dans  la  verdure,  il 
y  avait  de  beaux  bœufs  blancs  qui 
pâturaient.  Le  tout  petit  Stavronikita, 
où  il  avait  gîté,  ne  laissait  pas  de  le 
séduire,  perché  qu'il  est  sur  le  roc  et 
semblable  à  im  moineau  franc.  Il  dé- 
sirait également  Hagia-Laura,  telle 
qu'une  cité  immense  et  déserte,  et  qui 
s'avance  en  terrasses  jusque  dans  la 
mer;  Ivoron  aussi,  lequel  surgissait, 
sans    transition,    par-dessus    la    ligne 


^     HISTOIRE     DV    MOINE     TAXIS     € 


de  fortifications  jaunàlrcs  et  duiit  les 
édifices,  comme  de  pla^n-picd  avec  la 
crête,  s'avançaient  en  encorbellement 
sur  les  murs... 

Ou  bien  ne  résiderait-il  pas  plutôt 
dans  une  de  ces  kilias,  où  logent  les 
caloyers  solitaires  qu'on  entend,  par 
la  campagne,  s'appeler  eux-mêmes 
aux  offices  divins,  en  heurtant  un 
disque  de  bois  pendu  au  linteau  du 
seuil  ? 

Les  religieux  qui  venaient  à  Caryès 
étaient  des  paysans  russes,  grégo- 
riens, albanais,  pour  la  plupart  in- 
cultes, et  sans  aucune  velléité  d'ap- 
prendre quoi  que  ce  fût.  Ils  avaient 
endossé  le  froc,  soit  pour  cause  d'une 
certaine  inertie  naturelle,  d'une  voca- 
tion à  la  stabilité,  ou  dirigés  vers  les 
ordres  par  des  parents  dévots  et  be- 
sogneux; quelques-uns,  dont  les  pas- 
sés manquaient  de  candeur,  avaient 
trouvé  au  couvent  la  plus  tranquilli- 
sante des  retraites.  Du  reste,  la  règle, 
une  fois  assumée,  les  avait  policés,  en 
apparence;  ils  finissaient  par  tous  se 
ressembler:  leurs  simulacres  de  piété 
s'étaient  transformés,  par  l'habitude, 
en  besoin,  puis  en  croyances  ;  les  me- . 
mes  actions  répétées  au  jour  le  jour 
unifiaient  leur  allure  et  leurs  compor- 
tements, et  il  n'y  avait  pas  jusqu'à 
certain  son  de  voix  nasillarde  qu'uni- 
formément   ils    n'adoptassent. 

Taxis,  avec  l'astuce  des  primitifs, 
s'efforçait  de  gagner  leur  faveur;  il 
se  montrait  serviable  à  l'infini,  et, 
bravant  l'anathème  du  forgeron,  il 
consentait  tous  les  rabais. 

Il  apprit,  de  leur  bouche,  des  cho- 
ses qui  le  charmèrent;  car  ils  cau- 
saient volontiers;  et  —  dans  le  désir 
de  feindre,  devant  ce  profane,  qu'ils 
sentaient  plein  d'une  envieuse  admi- 
ration, les  dehors  au  moins  de  la  béa- 
titude,- —  tous  ils  glorifiaient  les 
charmes  non  pareils  propres  à 
leur    vie,    et    ils    vantaient    emphati- 


,...'^.v^.'' 


mf^^ 


l'enfant  taxis  poussait  en  liberté  (p.  io8). 

qucment  les  richesses  de  leurs  sanc- 
tuaires. 

Xéropotami  possédait  un  encoLpion, 
sorte  de  coffre,  ayant  appartenu  à 
l'impératrice  Pulchérie,  et  qui  con- 
tient deux  morceaux  de  la  vraie  croix, 
des  débris  de  la  couronne  d'épines 
et  de  l'éponge,  et  un  linge  que  re- 
hausse le  sang  de  Jésus-Christ.  Ceux 
de  Vatopédi  citaient  une  ceinture  mi- 
raculeuse de  la  Vierge,  dont  le  con- 
tact préservait  de  la  peste  et  du  cho- 
léra ;  et  le  réfectoire,  affectant  une 
forme  cruciale,  avait  vingt-quatre  ta- 
bles de  marbre  d'un  seul  tenant,  avec 
des  concavités  régulièrement  espa- 
cées, lesquelles  pouvaient  servir  d'as- 
siettes. Au  couvent  d'Hagia-Laura,  le 
plus  ancien  des  monastères,  se  trou- 
vait une  iconostase  dont  les  portes 
sont  de  cuivre  repoussé;  l'orgueil  de 
Chiliandri  consistait  en  l'image  de  la 


I  12 


^     HISTOIRE    DU    MOINE    TAXIS     ^ 


Vierge  aux  trois  mains,  exécutée  par 
Jean  Damascène,  et  la  croix  d'or  mas- 
sif qu'a  portée  Constantin  Imperator. 
Mais  Ivoron  les  surpassait  tous,  bien 
qu'un  incendie  récent  l'eût  fortement 
navré.  Cette  demeure,  fondée  au 
dixième  siècle,  sous  le  règne  de  l'im- 
pératrice Théophano,  avait  été  res- 
taurée, après  des  guerres  meurtrières, 
par  un  prince  de  Géorgie  dont  le 
fils  se  fit  lui-même  caloyer. 

En  aucun  lieu  ne  se  pouvait  voir  un 
édifice  plus  étonnant  que  son  église 
de  Saint-Jean  Prodôme,  avec  ses  lu- 
trins à  marqueterie  d'ivoire,  ses  mo- 
saïques en  cailloux  de  mer,  et,  sur 
toute  la  hauteur  des  murs,  des  pein- 
tures du  bienheureux  Pansélinos.  Sur- 
tout ne  renfermait-il  pas  une  Pana- 
gia  dix  et  douze  fois  sainte  et  à 
tel  point  que,  même  sa  copie,  que 
l'on  consente  à  Moscou,  est  univer- 
sellement révérée!  Taxis  soupirait, 
pensant  au  grand  bonheur  de  ceux 
qui  .pouvaient  s'en  repaître  la  vue. 
A  Caryès,  apparaissait,  quelque- 
fois, un  très  antique  religieux,  monté 
sur  un  âne,  et  que  suivait  d'habitude 
un  convoi  de  mulets,  chargés  de  légu- 
mes et  dç  fruits.  C'était  le  jardinier 
du  couvent  d'Ivoron.  Il  s'appelait  Do- 
rothée, et  comptait  environ  cent  an- 
nées d'âge.  Sa  face  s'ossifiait,  pâle 
comme  un  navet,  son  crâne  ressem- 
blait à  une  clairière  semée  d'arbris- 
seaux jaunâtres;  il  avait  une  taie  sur 
l'œil  gauche;  et  une  toux  intérieure, 
se  mêlant  à  son  parler,  faisait  conti- 
nuellement  vaciller   ses    bajoues. 

Il  prit  Taxis  en  amitié;  chaque  fois 
qu'ils  se  rencontrèrent,  Dorothée  lui 
communiqua  quelques  notions  du 
dogme  qu'il  entremêlait  de  divers 
aperçus    mondains. 

Résidant  à  Ivoron  depuis  le  milieu 
de  sa  vie,  il  avait,  dans  son  temps, 
voyagé  pour  une  maison  de  thés  mos- 
covite, parcouru  nombre  de  pays,  vu 


beaucoup  d'hommes;  et  sa  mémoire, 
lucide  à  certains  endroits,  compor- 
tait des  lacunes  abruptes  et  de  sou- 
daines interversions;  il  puisait,  au 
hasard,  dans  les  notions  en  bribes  qui 
lui  étaient  restées,  brouillant  en  ses 
récits  les  géographies,  les  dates,  les 
réalités  et  les  mythes;  il  bavardait 
comme    un    moulin   tourne. 

Taxis  l'écoutait  avec  déférence;  il 
apprenait  que  Dieu  est  un,  que  les 
moutons  kalmouks  ont  la  queue  plei- 
ne de  graisse,  que  les  plus  habiles 
commerçants  de  la  terre  sont  ceux  du 
Chian-Si,  que  la  Trinité  se  nomme  in- 
dissoluble, et  qu'Alexandre  le  Grand 
demeure  encore  vivant  dans  le  sou- 
venir des  Orientaux  sous  le  pseu- 
donyme d'Iskender. 

Il  n'entendait  rien  à  la  plupart  des 
choses  que  l'ancêtre  lui  débitait; 
néanmoins  elles  contribuaient  à  lui 
faire  apparaître  la  religion  infiniment 
vénérable  et  le  couvent  d'Ivoron  cen- 
tre de  tout. 

Le  forgeron  Scevophilax  mourut, 
un  soir  de  fatigue;  et  Taxis,  l'ayant 
pleuré  et  mis  en  terre,  sous  la  con- 
duite de  Dorothée  se  présenta  à  Ivo- 
ron. 


* 


Chaque  néophyte  s'attache  à  un  ca- 
loyer, qu'il  sert,  et  auquel  il  succède 
plus  tard  s'il  en  est  jugé  digne.  Taxis, 
naturellement,  fut  le  disciple  de  Doro- 
thée. 

On  révérait  ce  dernier,  pour  des 
talents  agronomiques,  qui  avaient 
survécu  à  ses  avatars  mentaux;  sous 
sa  direction.  Taxis  s'activa,  et  rendit 
des  soins  méticuleux  aux  oliviers,  qui 
donnent  une  huile  excellente,  princi- 
pale industrie  des  moines.         * 

Une  ceinture  de  forêts  denses  fai- 
sait,   surtout   dans   l'après-midi,    l'air 


^     HISTOIRE    DU    MOINE    TAXIS     € 


IÏ3 


accablant  à  Ivoroii.  Tout  le  monde, 
alors,  sommeillait.  Du  reste,  en  de- 
hors des  offices,  dans  les  couvents 
idiorythmes,  le  temps  appartient  aux 
religieux  :  seuls  travaillent  les  hom- 
mes de  bonne  volonté;  et  souvent,  à 
travers  la  campagne,  on  rencontre 
des  caloyers  qui  errent  sans  fin  ni 
cause,  la  bouche  bée  et  les  bras  bal- 
lants. Mais  Taxis  n'était  pas  de  ceux- 
là,  il  ne  s'emparessait  guère,  et,  à 
l'heure  brûlante,  assis  sous  la  feuillée, 
incrustait  de  mosaïques,  qui  les  con- 
tournaient en  spirales,  des  cannes  en 
bois  de  citronnier. 

L'appel  à  la  prière,  de  matin  ou  de 
nuit,  ne.  le  surprenait  jamais.  Il  pri- 
sait les  longueurs  du  service  divin. 
Encore  que  cela  durât  trois  heures,  il 
ne  s'était  jamais  muni,  dans  sa  stalle, 
de  ces  petits  sièges  dissimulés  qu'on 
emploie  pour  réagir  contre  la  fatigue 
des  reins:  il  demeurait  debout  et  fer- 
me, suivant  d'une  oreille  tendue  le 
monotone  choral  grégorien,  qui  ber- 
çait son  âme  éprise  d'homélie.  Les 
deux  chantres  aux  côtés  de  l'autel 
se  relayaient,  tandis  qu'un  Père,  al- 
lant de  l'un  à  l'autre,  leur  donnait 
le  ton  à  mi-voix.  Ensuite,  c'était  avec 
toute  son  âme  que  Taxis  venait  tou- 
cher le  pain  consacré  qu'il  baisait 
la  main  du  prêtre. 

Dans  sa  ferveur,  mcme,  il  englobait 
des  usages  tout  profanes,  et  c'est 
ainsi  que,  la  saison  venue,  il  mettait 
une  conviction  de  catéchumène  à  la 
cueillette  des  noix,  où  chacun  parti- 
cipe, et  fort  abondante  à  Ivoron:  d'un 
geste  recueiUi,  il  lançait  le  croc  four- 
chu vers  les  frondaisons,  puis,  tirant 
contre  soi  la  corde  attachée  à  l'engin, 
il  en  retenait  l'extrémité  sous  sa  san- 
dale, et  dépouillait  la  branche  en 
priant. 

Du  reste,  il  n'y  avait  rien  qu'il  ne 
choyât  de  son  monastère;  et  chaque 
pierre,  et  chaque  lopin  de  sol.  rete- 


naient   une   parcelle    de    son   amour. 

Au  sommet  d'une  des  tours  carrées, 
qu'on  nomme  la  Citadelle,  il  habitait 
un  réduit  nu,  blanchi  à  la  chaux, 
éclairé  par  une  meurtrière  qui  s'ou- 
vrait sur  la  grève;  l'océan  déferlait, 
chassant  les  galets  ronds  à  l'assaut 
des  murailles  d'enceinte;  parfois  un 
long  ruban  de  fumée  noire  révélait 
le  vapeur  autrichien  qui  fait  le  service 
entre  Cavale  et  Saloniquè;  et  l'on 
n'en  mesurait  que  mieux  la  grâce  de 
se  savoir  sédentaire  entre  ces  murs. 

Sur  le  derrière  des  bâtiments,  3e 
trouvaient  l'hôpital  et  l'ergastule  des 
fous,  où  quelques  forcenés,  chargés 
de  chaînes,  habitaient,  suivant  la  ru- 
meur; mais  nul,  sauf  deux  ou  trois 
Pères,  n'avait  licence  d'entrer  là. 

Tout  à  l'écart,  entourée  d'un  saut- 
de-loup,  et  d'une  palissade  à  claire- 
voie,  une  cabane  servait  de  léprose- 
rie. Le  mal  est  assez  répandu  sur  la 
presqu'île.  Ceux  qui  en  présentaient 
les  symptômes  se  voyaient,  sans  ré- 
mission, parqués  dans  cet  enclos.  On 
leur  jetait  la  provende  par-dessus  les 
piquets;  les  malades  qui  auraient  osé 
franchir  la  limite  couraient  le  risque 
d'être  lapidés,  car  ils  inspiraient  une 
terreur  infernale;  et,  bien  qu'on  citât 
quelques  cas  de  guérison,  aucun  vi- 
vant ne  pouvait  en  rappeler  un  exem- 
ple. 

Dans  les  interstices  des  planches, 
Taxis  voyait  se  coller  parfois  des  fa- 
ces honteuses,  semblables  à  des 
coings  desséchés,  et  qui  penchaient 
sur  le  côté  d'un  air  implorant...  Une 
pitié  fraternelle  l'avait  d'abord  ému; 
mais  Dorothée  lui  affirma  que,  sem- 
blables aux  fous,  ceux-là  étaient  pos- 
sédés du  démon;  et  Taxis  se  conten- 
tait alors  de  prier  pour  leur  âme. 

Le  cimetière  se  plaçait  sous  l'invo- 
cation de  saint  Athanase,  un  patron 
de  grand  poids. 

Sans  croix  ni  pierre  et  sans  nul  obi- 


•M 


^     HISTOIBE    DU    MOINE    TAXIS     € 


'  i 


tiiairc,  un  évangile  calé  entre  les  bras 
croisés  du  défunt,  on  laissait  le  corps 
pourrir  et  se  déchamer  trente  à  qua- 
rante mois;  puis,  comme  cette  nécro- 
pole, à  la  longue,  aurait  fini  par  dé- 
border la  montagne,  au  bout  de  ce 
délai  l'on  déterrait  les  ossements  pour 
les  jeter  têtebêche  sous  un  hangar. 
Ainsi  le  tibia  d'un  simple  caloyer  voi- 
sinait avec  un  crâne  hégouménique. 
Cette  égalité  était  bien  propice  à  léni- 
fier la  crainte  de  la  mort,  qui  d'ail- 
leurs n'empruntait,  aux  yeux  de 
Taxis,  nul  appareil  redoutable;  il  ne 
voyait  en  elle  qu'un  incident  du  rite, 
et,  par  conséquent  la  vénérait. 

Ne  franchissant  le  mur  d'enceinte 
que  pour  se  rendre  au  marché  de  Ca- 
ryès,  où  jadis,  venant  d'ailleurs,  il 
présentait  du  fer  forgé  par  le  grossier 
Scevophilax,  où  il  amenait  aujour- 
d'hui sur  des  baudets  les  récoltes  du 
vénérable  Dorothée,  il  se  réjouissait, 
vêtu  de  l'habit  tant  convoité,  d'accom- 
plir exactement  le  saint  précepte  : 
«  Les  ouvrages  faits  seront  vendus 
dans  la  proximité  du  monastère.  » 

Les  mois  se  succédaient  sans  va- 
riantes, sauf  la  venue  de  quelque  ar- 
chimandrite voisin,  et  c'était  alors  un 
branle-bas  de  parade,  ou  bien,  lors- 
que arrivaient  des  étrangers  au  teint 
clair,  conduits  par  une  escouade  de 
cawas,  et  qui  exhibaient  des  firmans 
et  des  lettres  missives  :  ils  désiraient 
visiter  les  bibliothèques,  y  accomplir 
des  investiga.tions.  Alors  on  les  rece- 
vait au  son  des  cloches,  on  leur  of- 
frait, avec  mille  grâces,  du  gkyko  et 
des  rafraîchissements;  mais  on  leur 
dissimulait  studieusement  tout  ce  qui 
pouvait  avoir  un  prix,  car,  dans  l'es- 
prit des  moines,  après  les  Turcs  pil- 
lards d'autrefois,  les  Européens  du 
présent  ne  valent  guère  mieux,  et, 
sous  des  dehors  inoffensifs  et  savants, 
ils   dissimulent   d'impudents   voleurs. 

La  journée  se  terminait  tôt,  comme 


elle  a\'ait  commencé.  On  poussait  les 
verrous  des  hautes  portes  cuirassées, 
au  crépuscule  ;  chaque  soir,  le  frère 
portier  venait  remettre  à  l'Archiman- 
drite les  clefs  massives  aux  tiges  his- 
toriées de  salamandres.  Le  crépus- 
cule marquait  l'instant  du  premier 
sommeil. 

* 

*     * 

Et  Taxis,  maintenant,  plaignit  l'en- 
fant dru  que  Scevophilax,  le  forge- 
ron, avait  nourri  de  ses  croyances 
sans  vertu.  Les  jours  de  naguère,  où 
il  croyait  voir  et  ne  voyait  pas,  avaient 
coulé  tels  que  ceux  d'un  animal,  par- 
mi les  animaux  privés  de  raison;  ils 
lui  paraissaient  comme  un  purgatoire 
à  la  nouvelle  existence  où  il  s'insérait 
avec  une  joie  de  tous  ses  pores;  et, 
comme  une  éponge,  son  intelligence 
aspirait  la  doctrine,  d'ailleurs  très 
exotérique,  qu'on  inculquait  aux  rares 
néophytes    désireux   de    savoir. 

Elle  révélait,  principalement,  que 
la  Matière  fait  couler  la  source  des 
maux.  Saint  Paul  établit  une  antithèse 
rude,  entre  la  loi  des  membres  et  la 
loi  du  Seigneur...  Un  moine  doit  se 
reconnaître  à  la  maigreur  de  son 
corps,   ajoute  saint  Basile... 

Sur  les  versants,  de  peur  que  la 
terre  ne  fût  volée  par  les  pluies  d'ora- 
ge, on  ceignait  de  margelles  les  raci- 
nes des  oliviers  ;  mais  il  ne  fallait  à  la 
foi  de  Taxis  aucune  artificieuse  bar- 
rière pour  la  garer  contre  les  flots  du 
doute  appauvrissant. 

Et  par-dessus  tout,  il  souhaitait 
d'honorer,  avec  toutes  ses  forces,  ce 
saint,  plus  grand  que  les  autres,  dé- 
nommé le  Christ,  et  sa  Mère,  que  les 
images  représentaient  prodigalement. 

Près  de  l'illustre  Panagia,  qu'il  lui 
était  donné  aujourd'hui  de  contem- 
pler à  cœur  joie,  deux  peintures  le 
ravissaient. 


^     HISTOIRE    nu    iMOINE    TAXIS     ^ 


I  is 


L'une   figurait    l'Ascension. 

Sur  Un  fond  noir  et  or,  on  ne  décou- 
vrait du  Sauv^eur,  situe  tout  en  haut 
de  la  composition,  que  les  sandales, 
dominant  deux  anges  face  à  face,  les- 
quels planaient  dans  les  airs,  en  se 
tendant  des  mains  extasiées;  dans 
l'étage  inférieur,  se  tenait  Marie  en 
robe  de  pourpre,  avec  des  souliers 
bleus,  flanquée  de  séraphins  qui,  la 
bouche  ouverte,  semblaient  annoncer 
la  nouvelle  au  monde;  plus  bas,  trois 
apôtres,  séparés  par  des  troncs  d'ar- 
bres. 

L'autre  représentait  Jésus,  siégeant 
sur  un  fauteuil  pavé  de  pierreries,  un 
doigt  rigidement  tendu  dans  l'air.  A 
sa  droite,  on  distinguait  le  prophète 
Ezéchiel,  à  sa  gauche  l'archange  Mi- 
chel, dans  des  médaillons  qui  les 
coupaient  d'une  section  brusque  à  mi- 
corps  ;  et  un  empereur  barbu,  le  front 
ceint  du  diadème  de  perles,  vêtu 
d'une  toge  tuyautée  et  d'une  dalma- 
tique  fleurie,  était  vautré  devant  le 
Messie,  suivant  le  cérémonial  byzan- 
tin. 

* 

*     * 

Tous  les  ans,  au  premier  janvier, 
l'on  célébrait  la  fête  de  saint  Basile, 
fondateur  de  l'Ordre  et  grand-maître 
des  moines  d'Orient,  lequel,  —  bien 
qu'Antoine,  dans  la  Thébaïde,  en  eût 
fait  gemier  le  symbole  pieux,  et  que 
Pacôme  l'eût  matérialisé  par  l'institu- 
tion des  Tabessites  égyptiens,  —  éta- 
blit, le  premier,  un  réel  monastère. 
Il  fut  archevêque  de  Césarée  et,  con- 
sacrant des  fortunes  à  parer  cette 
ville,  il  se  réservait  pour  tout  vête- 
ment une  humble  tunique  de  byssus. 

Tant  d'humilité,  l'histoire  aussi  de 
saint  Macaire,  qui  passa  son  existence 
à  fuir,  dans  la  solitude,  des  compa- 
gnons qui  l'obsédaient,  et  la  joie  qu'il 


éprouverait  de  s'a\-ancer  dans  ce  qu'il 
croyait  le  chemin  des  perfections, 
suggérèrent  à  Taxis  le  projet  de  de- 
venir ermite:  selon  un  dessein  d'au- 
trefois, il  habiterait  une  caverne  de 
caloyer  solitaire;  il  aurait  le  visage 
couvert  d'un  voile  et  fuirait  à  l'ap- 
proche des  humains...  Comme  il  crai- 
gnait, instinctivement,  les  objurga- 
tions de  Dorothée,  il  s'ouvrit  de  ce 
plan  à  l'hégoumène,  qui  lui  témoi- 
gnait de  l'intérêt. 

L'Archimandrite  Zozime  était  un 
bel  homme  à  la  barbe  noire  en  deux 
pointes,  avec  des  yeux  bienveillants. 
On  le  savait  plein  d'instruction  et 
d'intelligence.  Il  recevait  même  la 
Revue  des  Deux  Mondes  (les  moines, 
à  force  de  retrouver  dans  le  sac  aux 
dépêches  ce  périodique  tome  jaune, 
avaient  fini  par  le  prendre  pour  un 
catalogue  pieux)  et  n'ignorait  aucun 
des  événements  considérables  de 
l'univers. 

Il  avait  distingué  Taxis,  dont  la 
simple  et  méditative  nature  l'intri- 
guait. Il  s'ébahissait  de  voir  un  quasi- 
sauvage,  qui  avait  toujours  été  par- 
faitement heureux,  le  rester,  et  même 
croître  en  félicités  dans  une  existence 
où  chaque  minute  aurait  dû  le  con- 
traindre. Par  quelle  obscure  combi- 
naison d'atavismes  le  désir  du  mona- 
cat  avait-il  filtré  dans  cette  âme,  jus- 
qu'à la  posséder  tellement  ?  Aussi 
bien,  rien  ne  l'avait  forcé,  ni  l'injonc- 
tion d'autrui,  ni  les  fatigues  d'une  vie 
heurtée,  ni  les  déboires  possibles  aux 
âmes  exigeantes.  Non,  il  contenait 
une  obéissance  joyeuse  et  passive  en- 
vers la  règle  librement  assumée,  et 
il  s'enorgueillissait,  ingénu,  d'appar- 
tenir tout  entier  à  la  loi  d'un  monas- 
tère. 

Ceux  dont  l'ambition  est  de  se  ren- 
dre agréables  au  Très-Haut,  expliqua 
l'Archimandrite  à  Taxis,  doivent,  par 
définition,   habiter  en  commun.  Nul 


ii6 


^     HISTOIRE    DU    MOINE    TAXIS     € 


ne  peut  se  suffire,  nous  avons  tous 
besoin  d'autrui.  A  penser  contraire- 
ment, on  commet  le  péché  d'orgueil, 
car  les  vertus,  humilité,  patience, 
compassion,  impliquent  des  rapports 
humains,  à  l'occasion  desquels  on  les 
puisse  exercer;  chez  l'anachorète, 
elles  ne  fleurissent  pas.  Enfin  Basile 
n'a-t-il  point  déclaré:  «  Jésus-Christ 
se  ceignit  d'un  linge  afin  de  laver  les 
pieds  de  ses  disciples;  mais  à  qui 
laverez-vous  les  pieds,  ô  solitaires  ?  » 

Taxis  abdiqua  docilement  son  pro- 
jet et  s'instaura  dans  une  définitive 
eucrasie.  Au  surplus,  il  n'avait  pas 
d'autres  confidents  que  Zozime  et 
Dorothée.  Cette  admiration  enfantine 
qu'il  vouait  aux  moines  s'était  chan- 
gée, presque  à  son  insu,  en  une  sorte 
d'indifférence  placide,  leurs  mœurs  se 
trouvaient  souvent  peu  édifiantes,  et 
si  Taxis  ne  songeait  pas  à  les  juger, 
il  s'écartait  instinctivement  de  tels 
compagnons. 

Certes,  il  se  trouvait  aussi,  à  Ivo- 
ron,  des  personnes  de  condition  plus 
relevée,  ayant  vécu  dans  le  siècle, 
et,  —  de  même  que  jadis  aux  heures 
de  Byzance,  les  favoris  en  mauvaise 
posture  étaient  venus  attendre  que  la 
fortune,  derechef,  tournât,  ou  se  pré- 
parer, par  une  fin  de  vie  exemplaire, 
à  mériter  la  grâce  du  ciel,  — 
s'échouant  ici,  à  la  suite  des  chagrins 
variés  que  départissent  les  jours. 

Mais  ces  derniers,  par  la  franc-ma- 
çonnerie inéluctable  des  castes,  se 
retranchaient  toujours  entre  eux. 


* 

*     * 


Tant  de  verdeur,  de  force,  une  jeu- 
nesse si  pleine,  à  tout  jamais  ense- 
velies sous  les  pans  rigides  du  froc, 
suscitaient  cependant  au  cœur  de 
l'Archimandrite  comme  un  petit  re- 
mords douloureux;  ses  scrupules  se 


précisèrent  :  n'y  avait-il  pas,  de  sa 
part,  quelque  duplicité,  en  souscrivant 
à  une  oblation  sans  doute  franche, 
mais  accomplie  par  cet  enfant  plus 
simple  qu'un  nouveau-né?  Rien, 
mieux  que  ce  soudain  appétit  érémé- 
tique,  ne  prouvait  une  inconscience 
absolue,  et  qui,  plus  tard,  peut-être, 
se  résoudrait  en  obsessions  effroya- 
bles! 

Il  résolut  d'y  porter  remède,  et 
pour  concilier  les  intérêts  temporels 
et  moraux  de  son  propre  devoir  de 
chrétien,  il  trouva  ceci:  le  trois-mâts 
Monte  Santo,  navire  de  la  commu- 
nauté, dont  l'équipage  se  composait 
de  cénobites,  recrutés  parmi  des  ci- 
devant  marins  aimant  encore  l'eau 
salée,  sous  peu  allait  entreprendre 
une  croisière  marchande  en  Russie; 
la  plupart  des  couvents  profitaient  du 
voyage  pour  envoyer  des  délégations, 
chargées  de  menus  présents,  à  leurs 
frères  slaves  ou  latins;  Taxis  parti- 
rait  avec   la  mission  d'Ivoron. 

Un  après-midi  qu'il  émondait  les 
vignes,  on  le  manda  chez  l'Archiman- 
drite. Taxis  déposait  sa  serpette  et, 
l'âme  paisible,  il  gagnait  les  bâti- 
ments, passait  sous  des  arcades,  mon- 
tait et  descendait  une  infinité  de  de- 
grés, traversait  des  corridors  tortus, 
et  se  trouva  dans  une  vaste  pièce, 
au  plafond  peint  en  losanges  verts  et 
rouges,  et  dont  un  divan,  d'un  cham- 
branle à  l'autre,  faisait  le  tour.  Il  vint 
baiser  la  main  de  l'Archimandrite, 
qui  se  tenait  assis  à  croppetons  sur 
des  coussins. 

Zozime  le  considéra  quelques  ins- 
tants en  silence,  et  il  caressait,  d'un 
geste  accoutumé,  les  pointes  jumelles 
de  sa  barbe;  puis  il  parla,  non  sans 
douceur: 

—  «  Mon  fils,  il  faut  que  chacun, 
ne  serait-ce  que  pour  en  découvrir 
toute  la  vanité,  apprenne  ce  que  c'est 
que    le     monde,    Tertullien    a    dit: 


^     HISTOIRE    DU    MOiyE    TAXIS     € 


«  Nous  ne  sommes  ni  des 
«  brahmines  ni  des  solitai- 
«  res  ;  nous  habitons  avec 
«  vous  ce  monde,  nous  fré- 
«  quentons  vos  marchés,  vos 
«  places  pubhques,  nous  tra- 
«  fiquons  et  nous  naviguons 
«  avec  vous;  nous  travaillons 
«  pour  la  Société!  »...  Tu  es, 
de  beaucoup,  le  plus  jeune 
d'entre  nous,  tant  que  nous 
sommes  ;  avant  que  d'en- 
treprendre irrévocablement 
l'existence,  méritoire  sans 
doute,  mais  pénible  du  cloî- 
tre, il  est  nécessaire  que  tu 
accomplisses  cet  apprentis- 
sage-là. » 

Il  fit  une  pause  et  Taxis 
courbait  déjà  la  tête  sous  le 
malheur  qu'il  sentait  se  dé- 
chaîner. 

—  «  Voici,  »  reprit  le  Pè- 
re, «  que  le  vaisseau  qui  ap- 
partient, comme  tu  sais,  à 
ïiotre  Ordre,  va  se  rendre  en 
pays  russe,  au-delà  de  cette  "  ^— 
mer.  Tu  accompagneras  plu- 
sieurs de  nos  frères  d'Ivo-  d 
ron,    qui    partiront     à     son 

bord;    cependant,    je   te    re- 
commanderai   spécialement    à  l'héré- 
diacre  Démétrios,  le  capitaine...  » 

Taxis  était  tout  tremblant,  et,  dans 
son  désarroi,  sa  première  pensée  se 
raccrochait    à  un    prétexte    dilatoire  : 

—  «  Mon  père,  épargne-moi!,..  Pas 
maintenant!...  Le  monastère  fut  mon 
principal  vœu...  Je  ne  souhaite  que 
d'y  habiter  jusqu'à  ma  mort;  le  mon- 
de m'effraie...  » 

L'Archimandrite  Zozime  l'observait 
de  nouveau,  en  se  taisant;  il  connais- 
sait l'inégalable  soumission  de  Taxis 
et  il  admira  que,  dans  la  circonstance, 
il  se  fût  permis  de  répliquer...  Vrai- 
ment, la  mine  consternée  du  garçon 
pouvait   ém.ouvoir... 


es    SA   CELLULE   IL    DEMEURAIT    FIGE,    SE 
XOURRISSAXT     A     PEINE    (p.     122). 

Mais,  homme  têtu,  il  avait  résolu 
l'expérience  : 

—  «  La  chose  est  indispensable,  » 
finit-il  par  déclarer;  et,  pour  plus  de 
majesté,  il  heurta  le  plancher  de  son 
bâton.  «  Mieux  que  toi,  je  sais  où  se 
trouvent  tes  routes...  Au  surplus,  ce 
sera  un  pèlerinage  pieux:  car,  débar- 
qués une  fois,  vous  vous  rendrez  à 
Moscou,  parmi  nos  frères  du  couvent 
de  Pantéleimon,  avec  lesquels  nous 
sommes  en  relations  d'amitié  particu- 
lière; vous  leur  porterez  notre  hom- 
mage, des  dons  de  notre  terre  et  des 
produits  de  nos  mains...  Moscou  est 
une  grande  ville  et  la  capitale  de 
notre  foi  orthodoxe.  Tu  y  trouveras 


ir8 


^     HISTOIRE    DU    MOINE    TAXIS     ^ 


nombre  de  sanctuaires  et  diverses  re- 
liques qui  ne  pourront  que  t'édifier: 
la  cathédrale  de  l'Assomption  con- 
tient une  image  de  la  Vierge,  que 
peignit  l'évangéliste  saint  Luc.  Cette 
ïcône  fut  transférée  de  Jérusalem  à 
Constantinople  et,  plus  tard,  intro- 
duite à  Moscou  afin  de  protéger  la 
ville  contre  les  Mongols  commandés 
par  Timour-Leng.  (C'était  un  bri- 
gand fameux.)  Les  tombeaux  de  neuf 
patriarches  sont  également  inclus 
dans  ce  sanctuaire.  Tu  peux  y  visi- 
ter certaine  chapaHe  renfermant  une 
image  que  tu  reconnaîtras  avec  joie: 
car  elle  n'est  autre  que  notre  Panagia 
bienheureuse,  dont  la  reproduction 
fut  exécutée  ici-même,  il  y  a  deux 
cents  années,  au  milieu  des  jeûnes  et 
des  prières,  et  offerte  par  l'archiman- 
drite Pacômius  au  Tsar  d'alors.  Sur 
la  joue  droite,  elle  porte  la  marque 
d'un  coup  de  sabre  tartare;  et  tous 
les  jours,  en  un  carrosse  à  six 
chevaux,  avec  trois  serviteurs  der- 
rière, on  la  promène  par  les  rues. 
Pense  comme  tu  seras  heureux 
de  t'agenouiller  devant  elle!...  et 
aussi  de  prier  sur  la.  tombe  de 
saint  Basile,  notre  très  vénéré  pa- 
tron, dans  son  illustre  cathédrale 
aux  douze  dômes.  Cet  exode,  comme 
tu  vois,  ne  pourra  qu'affermir  ta 
vocation,  si  elle  est  véritable,  et, 
dans  le  cas  contraire,  il  t'éclairera 
sur  ton  cœur...  Vous  partez  après- 
demain.  » 

Taxis,  anéanti,  ne  percevait  plus  les 
paroles  de  l'Archimandrite  que  com- 
me un  bourdonnement  sacré.  Cette 
annonce  le  secoua.  Il  croyait  l'événe- 
ment moins  proche.  Il  s'inclina,  ce- 
pendant, demanda  sa  bénédiction  au 
Père  Zozime,  qui,  se  féhcitant  du  de- 
voir accomph,  baisa  Taxis  sur  les 
deux  joues. 

Lorsque,  encore  tout  bouleversé,  il 
eut  fait  part  à  Dorothée  de. cette  cons- 


ternante aventure,  celui-ci,  première- 
ment, désapprouva: 

—  «  Mieux  vaut  la  terre  que  la 
mer,  et  la  maison  que  les  grands 
circuits.  Si  saint  Jérôme  n'avait  pas 
approché  de  trop  près  les  jouissances 
mondaines,  eût-il  gémi  comme  il  l'a 
fait  (et  Dorothée,  les  yeux  au  loin, 
retrouvait  tout  d'un  coup  une  citation 
morose)  :  «  Dans  le  sein  des  déserts, 
tandis  que  j'étais  assis  au  fond  de  ma 
retraite,  mon  âme  était  pleine  d'amer- 
tume; je  me  revoyais  en  idée  parmi 
les  danses  des  vierges  romaines.  » 
Voilà  les  paroles  de  saint  Jérôme.  La 
voie  des  tentations  est  triste  et  funeste 
à  suivre...  » 

—  «  Je  le  pense  également,  »  (dit 
Taxis,  avec  d'autant  plus  d'amertu- 
me qu'il  espérait  un  réconfort. 

Mais  les  esprits  versatiles  de  l'an- 
cêtre évoluèrent  et  il  changea  d'avis  : 
malgré  tout,  Zozime  avait  eu  raison: 
les  pérégrinations  ne  pouvaient  être 
que  profitables  lorsqu'on  les  entre- 
prenait d'un  esprit  pur.  Et,  de  même 
qu'un  coup  sec,  frappé  sur  une  vieille 
boîte,  détache  des  parois  une  pluie 
de  poussière  ténue,  ce  choc,  dans 
l'ordre  quotidien,  fit  affluer  les  sou- 
venirs à  la  tête  de  Dorothée;  assor- 
tissant  ce  voyage  avec  un  pêle-mêle 
des  pays  qu'il  avait  pu  visiter,  il  dé- 
tailla des   itinéraires  fantaisistes: 

Ils  toucheraient  probablement  à 
l'île  d'Imbros,  célèbre  par  le  culte 
des  Cabires,  —  divinités,  selon  Do- 
rothée, hindoues.  —  Taxis  verrait 
sans  doute  Pékin,  Syracuse  aussi,  et 
Alexandrie...  Cependant  Moscou  fut 
l'objet   d'une  exégèse   spéciale. 

Elle  était  bâtie  sur  sept  collines 
à  l'instar  de  Rome  la  Grande;  elle 
comptait  un  demi-millier  d'églises, 
trente  cimetières,  il  fallait  tout  un 
mois  pour  en  accomplir  le  tour;  per- 
sonne n'avait  jamais  su  le  nombre  de 
ses  quartiers  et  de  ses  rues.  Les  habi- 


^     UlSTOlliE    nu    MOINE    TAXIS     € 


119 


tants  portaient  une  tunique  de  four- 
rures qu'ils  ne  quittaient  pas  aux 
jours  les  plus  torrides. 

—  «  C'est  peut-être  afin  de  se  mor- 
tifier! »  suggéra  Taxis,  hanté  de  mar- 
tyre. 

Dorothée  supposait  que  ce  n'était 
pas  le  cas. 

Puis,  sans  transition  :  que  Taxis  ne 
manquât  point  de  dire  ses  litanies 
dans  l'église  de  Nil,  patron  des  fian- 
cés. 

—  Et  surtout,  défie-toi  des  fem- 
mes, défie-toi  des  femmes.  » 

Mais  Taxis  ne  redoutait  pas  les  fem- 
mes particulièrement.  Comme  pour 
iCs  figures  et  les  péripéties  de  son 
enfance,  qu'il  n'entrevoyait  plus  qu'à 
travers  une  opaque  buée,  son  souve- 
nir, autour  d'elles,  s'était  aboli;  il 
avait  oublié  leurs  aspects,  leurs  atti- 
tudes, leur  langage;  il  les  englobait 
dans  son  mépris  du  monde,  et,  le  soc 
aigu  de  la  concupiscence  ne  l'ayant 
jamais  labouré,  il  décochait  des  cail- 
loux aux  pigeons  qu'il  voyait  s'unir. 

* 
*     * 

A  la  fin  de  la  nuit  passée  dans  les 
prières,  Taxis  s'achemina,  en  compa- 
gnie d'une  dizaine  de  religieux.  Le 
Père  Grégoire,  un  grand  moine  mai- 
gre et  vif,  voyageur  en  titre  d'Ivo- 
ron,  avait  mission  de  piloter  la  troupe. 
Les  mulets  de  charge  étaient  partis  la 
veille,  emportant  les  jarres  d'huile 
fine  destinées  aux  présents. 

Comme  on  se  trouvait  au  mois 
d'août,  il  fallait  éviter  la  marche  pen- 
dant les  heures  étouffantes;  déjà  l'air 
pesait  aux  poitrines  ;  on  se  hâtait,  sans 
parler,  et  il  ne  s'entendait  d'autre 
bruit  que  le  piétinement  des  sandales 
sur  le   sol  pierreux. 

La  route  d'Ivoron  au  port  de  Russi- 
con  est  tumultueuse,  toute  en  lacets. 


avec  des  montées  sévères  et  de  raides 
descentes;  elle  traverse  Caryès,  où 
les  députations  de  quelques  autres 
monastères  se  joignirent  à  eux.  Des 
hauteurs  verdoyantes  du  bourg,  on 
vit  le  soleil  se  lever  tel  qu'une  lampe 
de  cuivre  et  empourprer  de  ses  pre- 
miers rayons  la  côte  macédoniquc. 
Puis  le  chemin  s'allongeait  entre  deux 
murs  abrupts.  L'on  reconnut  ensuite 
le  village  de  Russicon,  qui  se  cache 
dans  une  anfractuosité,  comme  un 
renard  aux  écoutes,  et  l'on  descen- 
dit vers  le  port  par  des  degrés  taillés 
dans   un  granit  bleu  et  noir. 

Au  milieu  du  tumulte,  où  des  pèle- 
rins de  tous  les  peuples,  des  moines, 
des  matelots,  et  des  douaniers  turcs 
faisaient  assaut  de  gesticulations  et 
de  cris,  le  Père  Grégoire,  conducteur 
habile,  embarqua  tout  son  monde 
dans  une  grande  chaloupe.  L'agita- 
tion du  départ  communiquait  sa  fiè- 
vre a  Taxis;  mais,  lorsqu'il  eut  posé 
le  pied  sur  la  passerelle,  il  ressentit 
un  vide  soudain,  comme  s'il  était  mis 
hors  d'un  effluve  indispensable... 

Ils  découvrirent  le  Monte  Santo  à 
l'ancre  au  fond  de  la  baie.  C'était  un 
grand  voilier  dont  les  cordages  s'en- 
chevêtraient et  cachaient  tout  un  pan 
de  nue.  Son  nom  se  lisait  en  lettres 
blanches   à  l'étrave. 

Du  navire,  un  homme  au  poil  rou- 
ge, vêtu  comme  les  caloyers,  leur 
fit  des  signaux  de  bienvenue. 

—  «  Salut  au  capitaine  Démé- 
trios  !  »  répliqua  joyeusement  le  père 
Grégoire. 

Dès  qu'ils  eurent  abordé.  Taxis  re- 
mit la  lettre  de  Zozime  au  capitaine; 
et  quand  ce  dernier  l'eut  "déchiffrée, 
voulant  sans  doute  se  montrer  cour- 
tois; 

—  «  Tu  pourras,  >:>  dit-il,  «  te  repo-* 
ser  ici  toute  la  journée!  » 

Taxis  eût  préféré  des  devoirs,  mais 
ce   gaillard    sanguin,    avec   ses   yeux 


I20 


^     HJSTOIBE    DU    MOINE    TAXIS     € 


brillants  et  son  intonation  leche,  l'in- 
timfdait  trop  pour  qu'il  osât  répliquer. 

On  n'attendait  qu'eux:  ce  même 
jour  le  navire  leva  l'ancre  par  une 
bonne  brise,  doubla  le  cap  et  s'éloi- 
gna du  mont  Athos  qui  domina  en- 
core longtemps  le  champ  de  la  mer. 
Avec  la  distance,  ses  contours  se  sim- 
plifiaient: il  apparut  bientôt  comme 
une  coupole  blanche  et  pointue;  des 
nuages  floconneux  embuaient  ses  arê- 
tes. Taxis  se  rappela  divers  récits  de 
Dorothée.  Que  faisait-il,  en  ce  mo- 
ment? Sans  doute,  il  errait  à  travers 
les  allées  du  cloître,  et  songeait  au 
voyageur. 

Taxis  ne  dormit  point,  dans  le  ré- 
duit de  l'entrepont  qui  lui  avait 
été  assigné;  il  se  transportait,  par 
la  pensée,  dans  l'enceinte  d'Ivoron, 
et  s'imaginait  assistant  à  l'office  de 
la  mi-nuit.  Où  le  conduisait  le  grand 
navire  aux  voiles  bombées?  Serait-il 
jamais  de  retour? 

Le  lendemain  lui  fut  encore  plus 
dolent. 

Penché  sur  le  bastingage,  à  l'ar- 
rière, seul  et  silencieux.  Taxis  voyait 
le  sillage  s'ouvrir  dans  la  mer  lisse 
et  c'était  comme  un  fil  qui  eût  relié 
son  âme  à  cette  terre  qu'il  avait  quit- 
tée, Ivoron,  sa  patrie  spirituelle  et 
bienheureuse,  où  il  lui  semblait  avoir 
vécu  depuis  le  commencement  des 
siècles  !  Il  se  sentait  suffoqué  par  l'at- 
mosphère du  large.  Et  des  larmes 
tièdes  lui  montaient  aux  yeux. 

Cependant,  par  sursauts,  il  tenta  de 
se  raisonner.  Zozime,  Père  affectueux 
et  d'une  sagesse  éprouvée,  n'avait  pu 
lui  donner  que  des  avis  considérables. 
Il  fallait  obéir  d'un  esprit  joyeux,  je- 
ter un  regard  attentif  sur  le  monde... 
Mais  quelle  incuriosité  immense, 
quelle  fatigue  anticipée,  quel  ennui 
préalable,  en  lui! 

Il  ne  retrouvait  un  peu  de  bonheur 
qu'aux  instants  de  la  liturgie.  Démé- 


trios,  le  gros  capitaine  à  la  barbe 
écarlate,  disait  la  messe,  debout  par- 
mi les  agenouillements.  C'était  un  an- 
cien patron  de  cabotage  qui  avait  en- 
dossé le  froc,  après  des  revers  com- 
merciaux; et  —  de  la  même  voix 
dont  il  ordonnait  la  manœuvre  —  soir 
et  matin,  sur  le  pont,  devant  l'iconos- 
tase en  cuivre  qu'une  bâche  proté- 
geait contre  les  intempéries,  il  ru- 
doyait militairement  les  cantiques  sa- 
crés. 

Toutefois  ce  n'était  plus  la  quiétude 
auguste  du  monastère!  Les  vagues, 
déferlant  contre  la  coque  du  navire, 
scandaient  sauvagement  chaque  ver- 
set, et  ce  haut  ciel  qui  filait  au-des- 
sus des  faces  inchnées  n'était  pas  le 
ciel  immobile  et  familier  de  la  mon- 
tagne. 

Taxis  passait  des  heures  cr3use3 
dans  sa  soupente,  où  létendue  uni- 
forme se  plaquait  durement  contre  la 
vitre  des  hublots,  un  peu  heureux 
que  nulle  contrainte,  au  moins,  n'en- 
venimât sa  solitude.  Chacun,  à  bord, 
pouvait  habiter  selon  sa  guise  ou 
d'après  la  règle  de  son  couvent  res- 
pectif. Les  moines-matelots  vaquaient 
à  leur  tâche  et,  tenant  en  médiocre 
estime  des  confrères  terriens,  ne 
frayaient  pas  avec  les  passagers;  le 
père  Démétrios,  en  dehors  de  ses  de- 
voirs d'état,  et  nonobstant  ses  ma- 
nières rugueuses,  était  un  être  ren- 
fermé et  méditatif;  si,  de  temps  en 
temps,  par  déférence  envers  Zozime, 
il  demandait  à  Taxis  s'il  se  trouvait 
bien,  celui-ci  répondait  oui. 

Comme  on  faisait  relâche  à  l'île 
d'Imbros,  afin  d'y  débarquer  deux 
mille  sacs  de  noix  fraîches,  vers  l'au- 
be Taxis  fut  réveillé  par  un  chœur  de 
voix  nouvelles. 

C'étaient  des  femmes  de  pêcheurs 
qui  raccommodaient  leurs  filets,  en 
chantant  des  paroles. 

Ces    accents    moelleux    le    troublé- 


^     HISTOIRE    DU    MOINE    TAXIS     € 


121 


rent;  et,  tandis  que  les  bords  escar- 
pés d'Imbros  s'étaient  depuis  long- 
temps confondus  avec  l'horizon  mari- 
time, elles  résonnaient  encore  à  ses 
oreilles,  et,  de  là,  glissaient  vers  son 
cœur  qu'elles  étreignirent  comme  un 
poison  circulant...  Ces  timbres  purs 
et  métalliques  rafraîchissaient  un 
mystère  dans  sa  mémoire...  Quel  rêve, 
de  jours  très  anciens?  Des  paroles 
lui  revenaient,  qu'avait  citées  Doro- 
thée: «  Au  sein  des  déserts...  les  dan- 
ses des  vierges  romaines...  »  Et,  dans 
la  durée  des  minutes,  les  voix  s'or- 
naient d'une  perfide  douceur. 

Il  s'efforça  de  les  oublier  et,  avec 
elles,  le  reste  de  la  terre. 

Mais,  étendu,  les  membres  lourds, 
dans  le  hamac  de  son  réduit,  il  de- 
meurait en  proie  à  un  trouble  univer- 
sel. Le  souvenir  d'Ivoron  s'oblitérait 
en  lui,  comme  fuyant  de  son  âme 
par  une  fissure  béante.  Il  perdait 
petit  à  petit  la  santé  et  les  forces. 
Sûrement,  le  vieux  Dorothée  était 
mort! 

Les  paysages  lumineux,  les  îles  de 
couleur,  les  vilayets  riants  des  côtes, 
puis  la  courbe  gracieuse  des  Darda- 
nelles, et  Constantinople  rose  et 
bleue,  où  l'on  s'arrêta  six  jours, 
avaient  passé  sans  qu'il  y  décernât 
un  regard.  L'agitation  ambiante  des 
hommes  lui  causait  un  frémissement 
lugubre. 

Quand  on  se  trouva  dans  les  eaux 
de  la  mer  Noire,  le  temps,  inopiné- 
ment, s'aigrit;  la  tempête,  sans  cesse, 
renaissait  d'elle-même;  les  flots,  pa- 
reils à  de  mouvantes  citadelles,  mon- 
taient à  l'assaut  du  pont;  et,  dans  la 
mâture,  sifflait  le  vent  comme  une 
trompette  de  Jugement  Dernier.  Les 
pèlerins  s''effarèrent,  encore  que  le 
capitaine  les  exhortât  et  malgré  les 
railleries  des  caloyers  de  l'équipage. 
Il  y  eut  quelques  craquements  qui 
parurent  annoncer  la  fin.  Une  cons- 


ternation farouche  régna  sur  le  Monte 
Santo.  Taxis  se  désolait  :  il  ne  repose- 
rait pas  dans  le  cimetière  bien-aimé, 
un  évangile  dans  ses  mains  jointes; 
et  ses  os  de  trépassé  ne  devaient  point 
voisiner  avec  les  honorables  dépouil- 
les des  hégoumènes  d'Ivoron.  Un  in- 
terminable soupir  montait  du  fond 
de  son  être;  la  vue  de  ses  compa- 
gnons en  détresse  l'affligeait,  pour 
lui-même  et  pour  eux:  le  mystère  du 
trépas,   ici,   était   épouvantable. 

Un  soir,  enfin,  la  vigie  signalait  le 
phare  d'Odessa. 

Ce  fut,  dès  lors,  le  wagon  aux  murs 
de  bois  jaune,  qui  roula  dans  un  bruit 
crissant,  sur  deux  rubans  d'acier  pa- 
rallèles. De  grandes  machines  noires, 
avec  des  cheminées  tronconiques  qui 
soufflaient  des  tourbillons  de  fumée, 
passaient  en  sens  inverse,  avec  une 
rapidité  foudroyante.  Taxis  reconnut, 
à  une  station,  qu'une  bête  semblable 
les  remorquait;  on  lui  dit  que  c'était 
par  la  force  de  la  vapeur.  Il  vit  cou- 
rir les  campagnes,  les  bourgs  et  les 
cités,  et  il  songeait  que  chaque  tour 
de  roue  l'éloignait  d'Ivoron. 

Parfois,  lorsqu'il  fallait  changer  de 
train,  les  moines  campaient  sur  la 
largeur  du  quai,  attendant  la  corres- 
pondance. Des  employés  en  casquet- 
tes heurtaient  avec  un  marteau  les 
essieux  sonores.  Autour  des  moines 
on  faisait  cercle,  avec  des  yeux  indis- 
crets. Les  femmes  dévisageaient  cu- 
rieusement Taxis:  il  avait  une  barbe 
châtain,  très  soyeuse,  des  yeux 
d'Oriental,  et,  malgré  son  raide  affu- 
blement  et  la  rusticité  de  son  attitude, 
il  ne  manquait  pas  d'une  élégance 
innée.  Cependant,  il  tenait,  avec  obsti- 
nation, ses  yeux  fixés  au  sol,  et  le 
Père  Grégoire,  qui  -  avait  l'humeur 
gaie,  le  plaisanta  même  sur  sa  mo- 
destie: il  prit  alors  un  air  si  sombre 
que  l'autre  s'en  tint  là  de  ses  quoli- 
bets. 


122 


^     mSTOIBE    DU    MOIJS'E    TAXIS     4. 


* 
*     * 

Le  troisième  soir  de  leur  arrivée  à 
Moscou,  ils  revenaient,  en  procession, 
de  l'église  Saint-Nicolas  le  Thauma- 
turge, non  loin  du  Lac  Sacré,  à  Kos- 
sino,  où  se  trouve  un  puits  miracu- 
leux. 

Taxis  marchait  en  arrière  de  la 
petite  troupe;  il  allait,  la  tête  pen- 
chée sur  la  poitrine,  l'esprit  plein  de 
ténèbres. 

Le  couvent  de  Pantéleimon,  où  on 
leur  avait  fait  accueil,  ne  lénifiait  pas 
sa  détresse!  Nulle,  l'aide  espérée 
dans  la  fréquentation  des  reliques, 
sous  les  dômes  magnifiants  de  la 
Ville  Sainte.  Une  lassitude  générale 
le  cernait;  il  ne  se  rappelait  plus  les 
heures  joyeuses,  ni  la  plénitude  des 
félicités  de  jadis.  Pour  avoir  craint  la 
mort,  il  se  sentait  à  jamais  misérable; 
à  jamais  désolé,  de  s'être  laissé  émou- 
voir par  des  sons.  Il  ne  désirait  rien, 
et  ce  retour  qu'il  avait  ardemment  es- 
compté, aux  premiers  jours  d'exode, 
lui  apparaissait  maintenant  comme 
problématique,  impossible  même,  et 
presque   dénué   d'appas... 

Il  heurta  un  caillou  de  son  talon  et, 
ce  choc  l'ayant  tiré  de  son  ambulante 
prostration,  il  leva  les  yeux,  se  trouva 
seul,  dans  un  chemin  désert  d'un  bout 
à  l'autre.  Il  avait  perdu  de  vue  ses 
compagnons.  Il  se  mit  à  courir  de 
toutes  ses  forces,  parvint  à  une  sorte 
de  triviaire,  dans  une  futaie  de  bou- 
leaux, et  s'arrêta:  laquelle  de  ces 
routes  allait-il  choisir?...  Ne  l'avait- 
on  pas  abandonné  par  malice?...  Com- 
ment demanderait-il  son  chemin,  en 
un  idiome  qu'il  ignorait...  Et,  planté 
au  centre  du  carrefour,  semblable  au 
spectre  de  la  Désolation,  Taxis  sen- 
tait  défaillir   son   intelligence. 

Mais  il  entendit  un  pas  léger,   et. 


dans  le  crépuscule  clair,  il  vit  s'avan- 
cer une  jeune  paysanne,  avec  des  mè- 
ches blondes  échappées  au  mouchoir 
de  couleur  noué  sur  sa  tête,  les  han- 
ches fortes,  pieds  nus.  Quand  elle 
fut  près  du  saint  homme,  dévotement 
elle  se  signa.  Il  lui  enjoignit,  par 
geste,  de  s'arrêter:  elle  obéit,  un  peu 
étonnée.  Un  silence  oppressant  régna. 
Taxis    balbutia  : 

—  «  Monastère...  Pantéleimon!  » 

Elle  crut  deviner  un  sens  à  ces 
paroles  qu'elle- n'entendait  point;  et 
les  yeux  baissés  dans  un  sourire  hu- 
mide, qui  découvrit  ses  dents  luisan- 
tes, elle  lui  mettait  les  deux  mains 
sur  les  épaules  et  appuyait  sa  poitrine 
contre  .  son  froc   poudreux. 

Taxis  la  repoussa  si  brutalement 
qu'elle  perdit  l'équilibre  et  s'affala 
dans  la  poussière  de  la  route,  en  hur- 
lant, tandis  que,  chaviré  d'horreur, 
il  s'enfuyait  droit  devant  lui,  comme 
un  frénétique,  rencontrait  deux  moi- 
nes d'Ivoron,  revenus  sur  leurs  pas  le 
chercher,  et,  ne  pouvant  prononcer 
un  mot,  tombait  à  son  tour,  tous  ses 
muscles  relâchés,  évanoui. 

Les  jours  suivants,  assis  sur  un  es- 
cabeau, dans  la  cellule  de  l'hospice 
conventuel  où  on  l'avait  transporté, 
il  demeurait  figé,  se  nourrissant  à 
peine.  Sa  face  était  d'une  pâleur  de 
crucifié,  sa  prunelle  trouble.  Une  nuit, 
il    rêva  : 

«  Il  habitait  dans  une  grotte  d'où 
l'on  découvrait  toute  la  mer.  La  forge 
était  devant  l'entrée;  un  autel  archaï- 
que sen-ait  d'enclume,  où  deux  bé- 
liers sculptés  entrechoquaient  leurs 
fronts  convexes.  Quelqu'un  s'occupait 
d'activer  la  soufflerie,  ou  bien,  reti- 
rant du  feu  les  barres  incarnadines, 
les  trans}X)rtait  sous  le  marteau;  et 
Taxis,  alors,  faisait  voler  sa  masse. 
Il  était  fort,  dénudé  jusqu'au  nom- 
bril, il  s'étonnait  lui-même  à  voir  les 
gros  muscles  de  ses  bras  velus.  Au- 


^     HISTOIRE    VU    MOINE    TAXIS     €- 


12- 


près  de  lai,  une  jeune  femme  était 
accroupie  sur  une  natte,  elle  raccom- 
modait un  filet  en  chantant...  Puis, 
comme  jadis  le  forgeron  Scevophilax, 
qui  l'avait  recueilli,  un  matin,  à  la 
première  borne  sur  la  route  de  Salo- 
nique,  il  portait  ses  œuvres  au  mar- 
ché de  Caryès:  il  y  rencontrait  des 
moines  de  connaissance,  l'antique  Do- 
rothée, Zozime,  Grégoire  aussi,  et  Dé- 
métrios  costumé  en  marin.  x\vec  une 
curiosité  un  peu  moqueuse,  il  s'in- 
formait :  que  se  passait-il,  là-haut,  de- 
puis son  départ?...  Puis,  à  l'enfant 
qui  l'accompagnait  et  qui  était  son 
fils,  il  disait  joyeusement  :  «  Moi  aussi 
j'ai  vécu  comme  ceux-là...  J'ignorais 
leur  vie...  Mon  fils,  garde-toi  des  mai- 
sons de  la  montagne  !  » 

Ici,  Taxis  s'était  réveillé  en  plein 
cauchemar.  Ainsi  qu'il  arrive  souvent 
dans  les  premiers  instants  Cjui  suivent 
le  sommeil,  les  paroles  qu'il  venait 
de  prononcer  en  songe  lui  demeu- 
raient présentes.  Et  il  en  éprouvait 
une  sensation  pénible,  comme  une 
brûlure  étouffée. 

Alors  il  comprit,  vaguement,  que 
Dieu  s'était  retiré  de  lui.  Tous  les 
jours  de  vie  se  roulaient  en  une  cir- 
conférence sans  issue,  dressant  de- 
vant ses  yeux,  comme  une  armée 
d'accusateurs,  le  nombre  immense  de 
ses   iniquités... 

Puis  sa  pensée,  trop  interne  et  trop 
intense,  s'obscurcit.  Il  dut  s'aliter.  Le 
vieux  médecin  du  couvent,  d'une 
mine  assez  embarrassée,  prononça  di- 
vers noms  latins.  Personne  ne  savait 
ce  qu'il  pouvait  bien  avoir.  «  Le 
spleen,  peut-être!  »  déclara  le  Père 
Grégoire,  qui  avait  été  aux  ambu- 
lances, pendant  la  guerre  de  Crimée. 
A  tous,  son  épuisement  apparaissait 
extrême  et,  quand  l'heure  eut  sonné 
du  départ,  on  décida  de  le  laisser,  en 


attendant  une  guérison,  car  il  ne 
pourrait,  dans  cet  état,  affronter  les 
fatigues  du  voyage. 

La  notion  de  retour,  comme  on  en 
avait  dernièrement  parlé  autour  de 
lui,  dut  percer  sa  compréhension 
épaissie,  car,  peu  après  la  sortie  en 
procession  des  pèlerins  vers  la  gare, 
un  Père,  étant  entré  dans  sa  chambre, 
le  trouva  tout  vêtu,  étendu  de  son 
long  sur  le  carreau  de  son  cabinet  ; 
s'étant  habillé,  il  avait  voulu  se  diri- 
ger sans  doute  vers  la  porte,  afin  de 
joindre  ses  compagnons.  Le  regard 
ne  vivait  plus,  le  pouls  s'affaiblissait 
graduellement  et  finit  par  s'annuler. 
Et,  cette  nuit  même,  il  passa,  n'ayant 
pas  rouvert  les  yeux. 

Ainsi  mourut  le  moine  Taxis,  sans 
que  lui  ni  les  hommes  eussent  rien 
compris  à  sa  destinée. 


* 


Cependant,  la  joie  imprescriptible 
des  retours  absorbait  la  vague  mélan- 
colie d'' abandonner  Van  des  leurs;  ils 
ignoraient,  du  reste,  une  fin  tellement 
inopinée.  Les  pèlerins  faisaient  bonne 
route  vers  la  Grèce.  En  mer,  un  temps 
choisi  les  favorisa.  On  accourait,  dans 
les  ports  oii  ils  faisaient  escale,  pour 
voir  V étrange  navire,  cité  flottante  de 
moine^  noirs. 

Certain  matin,  un  petit  triangle 
blanc  se  découpait  cl  la  lisière  des 
flots,  roussis  par  un  astre  invisible 
encore  ;  et  bientôt  on  se  trouva  en  vue 
de  la  presqu'île  chalcidique  :  l'Athos 
grandissait,  des  monastères  successive- 
ment apparurent,  les  moines  se  nom- 
maient avec  des  clameurs  de  piété  at- 
tendrie, îvoron,  Philothée,  et  Bathopédi 
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