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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/foliedopiumromanOOIava
FOLIE D'OPIUM
ŒUVRE DE JANE DE LA VAUDÈRE
PROSE
Mortelle élreinle, roman épuisé) i volume
VJlnarchide, roman
1{ien qu'Amante ! roman
Ambitieuse, roman (épuisé)
le lirait d'aimer, roman
Les Sataniques, nouvcll-rs. Couverture par de Launay
les Diini-Sexes, roman
le Sang, roman
les Trôleurs, roman dialogue. Couverture par Steinlen
Trois Fleurs de Volupté, roman javanais. Couverture par l'auteur. . . .
"Les Mousseuses, nouvelles. Couverture par l'auteur
Les Mystères de J^ama, roman magique hindou
V Amuseur, roman
Les Androgynes, roman. lUuslré par Neuraont
L'Amazone du J{oi de Siam, roman. Couverture par l'auteur
La Mystérieuse. Couverture par l'auteur
Vrclresse d'Amour (les courtisanes de Brahma), mman hindou de
mœurs antiques. Illustrations de Ch. Atamian
L'Expulsée, roman ^
Lotusai lia Geisha amoureuse), roman japonais
Le fiarem de Syta. roman hindou de mœurs antiques. Illustré par
Ch. Atamian
L'Amante de "Pharaon, roman égyptien de m<i-ur.s antiques. Illustré
par Ch. Atamian
Les Confessions Galantes, eu collaboration avec Théo-Critt. Nombreu-
ses images de Préjelan
Pour le Tlirt! recueil de 15 comédies et fantaisies lyriques
La Sorcière d'Ectabane, roman fantastique de mœurs persanes
La Vierge d'Israël, roman de mœurs anlic[ue?. Illustré par Ch. Ata-
mian
La Porte de Télicilé, roman de m<i>urs ottomanes. Illustré par Ch. Ata-
mian
L'Invincible Amour, roman parisien illustré
Le "Rêve de Mysès, roman égyptien illustré
Le Peintre des Frissons, roman pîrislen
Les Prêtresses de Mylilta, roman babylonien. Illustré
La Cité des Sourires, roman japonais. Illustré
Sapho, dompteuse, roman illustré
L'Elève chérie, roman illustré
POÉSIE
Les Heures perdues I volume
Le Modèle, comédie en un acte, en vers (épuisé)
Les Baisers de ta Chimère
Royauté Morte, conte fantastique en un acte, en vers
L'Eternelle Chanson, ouvrage mentionné par l'Académie françaii-e. . . .
Minuit
Evocation
Victor Hugo, pièce en vers, en un acte
Mademoiselle Fleur de Prunier, pièce japonaise en vers
Tanagra, pièce en quatre actes, en vers
Le T{êve de Mysès, mimo-poéme égyptien
Les Flammes, ouvrage couronné par l'Académie française
Jane de la VAUDERE
M M M
FOLIE D'OPIUM
ROMAN
Illustré d'après les Aquarelles
de
Maurice NEUMOJ\T
PARIS
ROMAIN - BIBLIOTHÈQUE "
Albert MÉRICANT, Éditeur,
I, Rue du Pont-de-Lodi, i
Tous droits réservés
Droits de traduction et de reproduction littéraires et artistiques
réservés pour tous pays.
S'adresser pour traiter à M. A. Méricant, Editeur.
1JAMETTI-; SK l'F.NXIlA, CURIKUSIi, A S<JN 15ALC(J.\ H\j^C 2l)
FOLIE D'OPIUM
LE BAL DES CONFETTI
Fiamette Silly, une des plus jolies
filles de l'atelier de Pascal, le peintre
des subtiles élégances, le fervent des
couchers de soleil et des levers de lune,
avait passé cette soirée de Mardi-Gras
chez le Maître. On y voyait générale-
ment joyeuse compagnie, mais les in-
vitations, très rares et très recherchées,
envoyées aux seuls disciples, amis et
postulants de marque, ne permettaient
d'entrer qu'en montrant carte rose et
patte blanche, tout comme à certains
mariages sensationnels. Seulement, ici,
aucune cohue à craindre: les abords
du temple et les couloirs demeuraient
déserts, de sorte que les fidèles des-
servantes, dont quelques-unes n'ador-
naient leur nudité liliale que d'un sim-
ple manteau fourré d'hermine... ou de
lapin, pouvaient pénétrer discrètement
sans réjouir les regards ni offenser la
pudeur.
La morale publique qui n'eut, ce
jour-là, aucun outrage à subir, s'en
trouva fort morose et dépitée, ainsi
qu'il arrive à quelques personnes de
vertu farouche, mais d'imagination
vive, — tandis qu'on s'amusait ferme
dans le petit hôtel hermétiquement clos
du peintre féministe.
Lorsque Fiamette Silly laissa tomber
nonchalamment la fastueuse mante de
martre zibeline qui enveloppait sa
beauté blonde, ce ne fut qu'un cri
d'admiration.
Sur son corps, nacré comme celui
de l'Anadyomène émergeant des on-
des, rayonnait la frissonnante rosée
d'un frêle collier de diamants que ses
jeunes seins faisaient glisser dans leur
flux et leur reflux voluptueux.
A la vérité, Fiamette ne possédait
guère que son collier et sa zibeline,
mais elle gardait la foi de ses dix-
huit avrils et la bonne humeur des
créatures de joie qui, n'ayant plus rien
à perdre, ont tout à gagner.
Le bal s'animait fort dans le (irand
FOLIE V'UFIUM
trouva juchée sur une table et invitée
à mimer les transports des houris, ainsi
qu'elle l'avait fait pendant six mois au
théâtre égyptien de l'Exposition.
La jeune femme, docile, saisit les
pans de son écharpe, et se livra à
d'extraordinaires trémoussements du
ventre et des hanches, tandis que les
assistants imitaient le crissement de
cigales des petites fliîtes et le hoquet
rauque des tambourins en délire.
Beaucoup de jolies filles sans em-
ploi avaient, pendant l'Exposition, sup-
pléé à l'insuffisance des danseuses exo-
tiques. Mieux que celles-ci, elles sa-
vaient crisper leur chair en de volup-
tueux frissons, s'offrir, se refuser et
se pâmer, tour à tour, dans cette véhé-
mente et précise mimique en honneur
au pays du soleil, qu'on autorise impru-
demment sur nos scènes parisiennes.
Nora, souple, ardente, nerveuse,
avait agrémente la danse lascive et
monotone de fantaisies montmartroi-
ses, plus perversement pimentées que
l'habituel simulacre d'amour, et, à coup
siàr, d'un effet imprévu. Son succès
faillit dépasser celui de Sada-Yacco,
la mignonne poupée aux yeux bridés,
à la voix roucoulante de tourterelle
nippone. Tout Paris voulut applaudir
la bacchante frénétique aux yeux de
braise et boire sur ses lèvres le vin
de volupté. Elle y avait gagné une for-
tune et une phtisie pulmonaire qui
lentement la minait.
Une griserie soudaine éclata dans
l'atelier de Pascal. Toute la salle fré-
mit d'une houle de corps balancés,
tandis que les ceintures et les orne-
ments d'orfèvrerie sautaient sur les
croupes tumultueuses et les blanches
poitrines.
Nora tournait éperdûment, puis lan-
çait en l'air sa jambe fine, comme une
fusée, et les paillettes de son petit
soulier s'embrasaient au-dessus des
têtes. Tenant d'une main le talon de
satin rose, elle pivotait, légère, et tout
à coup s'abattait comme une corolle
fauchée, un pied de ci, un pied de là,
dans un écart fantastique.
— Bravo, Nora, Nora la Comète!
Et cette souple fille à la peau mate,
animée, semblait-il, d'une clarté inté-
rieure, à la rutilante toison rousse, res-
semblait, en effet, à un astre errant
décrivant d'audacieuses paraboles.
Aux premières risettes de l'aurore,
les peintres réalisèrent l'aimable fan-
taisie de vêtir leurs amoureuses d'une
tunique de confetti, la pluie de rosés
étant devenue hors de prix, depuis
les orgies romaines. Ce fut alors, du
haut des grandes échelles de l'atelier,
une grêle, une avalanche, un déluge de
légères rondelles gommées qui, sur les
corps moites des femmes, se fixèrent
en rosaces, en arabesques, en mosaï-
ques éclatantes... Des ceintures de
serpentins et des coiffures de chef-
fesses barbares complétèrent la méta-
morphose.
Seule, la beauté tanagréenne de Fia-
mette demeurait encore dans son ini-
tiale splendeur, quand un rapin décida
que ce corps de lis réclamait une toi-
son immaculée de confettis blancs, et
LA l-KMMK, M()\ KN l-A X |\ X K SAURAIl" XOIS S \T1S1'A I KK (/\li^i- 22)
FOLIE nVFIVM
la jolie fille, en une minute, personni-
fia assez bien la Fée des Frimas, cou-
ronnée de neige et ceinturée de longs
rubans de givre. Comme elle riait, cha-
touillée par la soie du papier qui se
collait à sa peau, Nora lui souffla, mé-
chante:
— André seul n'est point là pour
t'admirer...
— André!
Le jeune homme, sur le divan, pa-
raissait sommeiller.
La tête appuyée aux coussins, les
yeux clos, il s'immobilisait, perdu dans
un rêve...
Fiamette écarta la cohue, et, toute
blanche, les cheveux dénoués, se pen-
cha sur son ami qui réprima un mou-
vement d'ennui.
— Voyons, regarde-moi donc?...
— Ah! laisse-moi!
Mais elle lui souleva la tête et posa
avec violence ses lèvres sur les sien-
nes.
— Tu m'appartiens! Je te veux!...
Rentrons !
Pascal intervint.
— Oui, emmène-le... A quoi songe-
t-il donc, pour ne pas voir que ce
qu'il possède de plus précieux est en
péril?...
— Viens! répéta Fiamette... Je gar-
derai mes confetti; il y aura quand
même de la place pour tes baisers.
André la repoussa.
— Non, pourquoi me réveilles-tu?...
J'avais perdu la notion de la réalité
stupide...
— Sois poli, interrompit Pascal.
— ... de la réalité tout court, si tu
veux, et c'est une rude chance que
de n'y plus songer!
— Je comprends cela, quand on a
passé une heure en compagnie de Jac-
ques Chozelle! riposta Fiamette, agres-
sive.
Les artistes riaient, presque tous
hostiles à l'esthète inquiétant qu'évo-
quait ce nom.
— Quelle est la femme, ici, qui go-
berait un tel type? repartit Fiamette,
en promenant son regard ardent sur
les rangs pressés des jolies filles ^que
leur jeune nudité ne faisait même pas
impudiques.
Il y eut, dans la salle, un bourdon-
nement d'abeilles butineuses au dé-
part du mâle inutile, chassé de la ru-
che d'amour.
— Moi, jeta Nora, celui que j'aime,
est un beau gars qui sait épuiser tou-
tes les ressources de la volupté sans
jamais bouder à la besogne! Je suis
à lui jusqu'à la mort...
— Et il te trompe avec toutes tes
amies, murmura un rapin. C'est cela
qui te donne une fière idée de son
tempérament!...
— Oh! fit une petite, la gorge à
peine fleurie sous les mailles d'un cor-
selet de perles bleues, qui posait une
« Innocence » pour Pascal, il n'y a que
les peintres pour donner du plaisir!
Pascal, pour la remercier, baisa ses
yeux clairs, et lui passa au cou un
collier égyptien forjné de scarabées
d'émail, dérobé à quelque- sépulture
antique. On commençait à partir, et les
'4
FOLIE D'OPIUM
plus acharnés, se prenant par la main,
tournaient frénétiquement autour du
maître. Secouant les paillettes multi-
colores des confetti et les rubans frisés
des serpentins, les femmes resplendis-
saient dans la gloire liliale de leur prin-
temps, le corps sve'.le, nacré ou doré,
délicieusement poli, avec les boutons
rosés des seins en bataille de volupté.
Puis, des couples se formèrent,
glissèrent vers la sortie, dans la hâte
d'une étreinte.
André se leva en bâillant, traversa
l'escalier, revêtit son pardessus avec
lenteur, aida distraitement sa maîtresse
qui grelottait dans l'antichambre.
II
RETOUR AU NID D'AMOUR
Ils s'en allèrent, appuyés l'un à
l'autre pour se réchauffer, gagnèrent
la rue Caulaincourt, la rue sinistre qui
passe sur les morts, monte vers la
butte, chère aux poètes et aux misé-
reux.
C'est là qu'ils avaient suspendu leur
nid, au cinquième d'une maison d'ap-
parence bourgeoise, et, pour leurs six
cents francs par an, ils occupaient trois
chambrettes ensoleillées et un cabinet
servant de cuisine. De leur balcon,
ils contemplaient le jardin des défunts,
qui scintillait de toutes ses fleurs de
verre dans l'or de ses immortelles,
et, plus loin, le grouillement des vi-
vants, acharnés à leur courte lutte inu-
tile. Un peu de terre dessus, un peu
de terre dessous; vraiment, les vivants
sont toujours près des morts, et c'est
pitié de les voir se démener pour un
but illusoire de quiétude et de justice!
Fiamette avait dédaigné un commen-
cement d'opulence pour suivre sa Chi-
mère enjôleuse; et le béguin, tout cé-
rébral d'abord, avait gagné le cœur si-
nueusement, mais irrésistiblement, Fia-
mette, créature d'amour, sincère dans
le don d'elle-même, devait forcément
commettre la bêtise d'aimer, et, par
cela, inspirer à l'amant le mépris dans
le triomphe, en supprimant l'orgueil de
FOLIE D'OPIUM
i^
la lutte. Cette fâcheuse générosité s'ag-
gravait de quelque instruction, trop fa-
cilement acquise, et de beaucoup d'es-
prit naturel.
André Flavien possédait du talent et
de la fierté, le désir impérieux d'arri-
ver et la maladresse de tous ceux qu'un
réel mérite empêche de se livrer aux
basses intrigues et aux spéculations
productives.
Elle et lui couraient les moulins sans
galette, soupaient d'une vague, char-
cuterie, croyaient faire la fête et vi-
vaient comme des gueux.
André possédait encore une petite
somme d'argent, provenant d'un hé-
ritage, et deux cahiers de vers copiés
d'une fiévreuse écriture de rêve.
Pour toute fortune, Fiamette avait
sa zibeline et son collier.
— Que t'ai-je fait? demanda-t-elle,
quand ils se retrouvèrent dans leur
chambrette close, encombrée de livres
et de colifichets féminins, jetés au ha-
sard des meubles.
Il écarta un toquet de velours, une
jupe de surah mauve et put s'asseoir
au bord d'un fauteuil. Puis, l'attirant
contre lui:
— Tu seras courageuse, ma petite
Fiamette?
Elle pâlit, voila la détresse de son
regard sous ses blondes paupières, tan-
dis qu'il glissait une main caresseuse
sous sa fourrure, éprouvant la dou-
ceur de sa peau.
— Qu'as-tu à me dire? murmura-
t-elle.
— Tu sais combien je t'aime, chérie?
— Quand tu es ainsi près de moi, je
ne doute pas, certes, mais il y a des
heures d'angoisse et d'affreuse jalousie
que tu m'épargnerais si tu pouv^ais
comprendre ma détresse d'âme!
Les lèvres d'André butinaient la
chair blonde de sa maîtresse, et elle
fermait les yeux, reconquise déjà, déli-
cieusement émue sous ses caresses sa-
vantes.
— Ah! dit-elle, je n'ai plus la force
de te gronder. Chaque baiser cueille
sur mes lèvres le reproche qui les
brûlait et le change en mots d'amour!...
Vois-tu, nous autres femmes, nous
sommes perdues, lorsque nous aimons !
Plus fort il la pressait contre lui,
et elle se pelotonnait dans ses bras,
toute frêle sous cette volonté mâle,
heureuse de s'anéantir sur le cœur de
son amant.
Longtemps il la dorlota, comme un
enfant souffrant, qu'il ne faut point
faire pleurer, puis, par de- spécieux
raisonnements, il s'affermit dans sa ré-
solution.
— Miette, écoute-moi avec courage.
— Encore!...
— Oui, il faut songer à l'avenir.
— A quoi bon !.... Profitons de
l'heure présente. Ne sommes-nous pas
heureux ainsi?...
— La vie a ses nécessités.
— Tu me quittes?...
Comme elle défaillait, toute blanche,
il essaya d'atténuer l'impression dou-
loureuse que ses paroles avaient pro-
duite sur sa maîtresse par une explica-
tion banale.
FOLIE D'OriUM
— Je ne te quitte pas... Je cherche
à sortir de Tornière, à me créer une
situation... Ce n'est point à déclamer
des vers dans les brasseries montmar-
troises que j'arriverai à me tirer d'af-
faire... Vrai, je suis las de tant de vains
efforts!...
H parlait avec volubilité, mal con-
vaincu au fond.
— On t'offre quelque chose? de-
manda Fiamette avec impatience.
— Oui... Oh! je te verrai quand
même, et ce sera bien meilleur... Seule,
l'existence en commun est devenue im-
possible.
Elle essaya de mettre un peu d'or-
dre dans ses idées, de raisonner avec
calme.
— Ta famille, sans doute!
— Non.
— Alors?...
— Jacques Chozelle m'offre une
place de secrétaire.
— Chez lui?... Tu vas habiter chez
lui?...
— Non, pas chez lui, évidemment,
mais dans les environs, afin d'être là
au premier appel...
Fiamette eut un rire amer où éclatait
toute sa rancune d'amoureuse en mê-
me temps que sa pitié pour la naïveté
de son amant:
— Tu ne sais donc pas ce qu'on dit
de Jacques?
— Des calomnies sans importance!...
Il est envié comme tous les gens ar-
rivés! Nous collaborerons à de belles
et fortes oeuvres...
— Vraiment?
— Une idée grandiose, superbe,
qu'il m'a soumise. Je vais me mettre
tout de suite au travail...
— Il te fera sans doute écrire ses
romans et te payera en belles pa-
roles...
— Quelle invention!... C'est Pascal
qui t'a monté la tête...
— Pascal le juge sans acrimonie;
son dédain, je t'assure, est plein de
sincérité. Il pense que Jacques Cho-
zelle est vidé comme une coque de
noix; et qu'au physique comme au
moral, il ne tient plus que par la pein-
ture... Craquelé, vermoulu, moisi,
émietté, te dis-je!
— Une rage des sots à le débiner...
— Allons donc! Sa réputation n'est
faite que du scandale qu'il soulève,
et il en use, exploitant le goiit du
morbide, du frelaté et du corrompu
qui règne en ce moment dans un cer-
tain monde...
— Ma petite Fiamette, ces apprécia-
tions ne sont pas de toi...
— Tu me juges trop futile et trop
ignorante pour m'accorder une opinion
personnelle? Eh bien, oui, je ne t'ap-
porte que le fidèle écho de ce qu'on
disait, ce soir encore... On a même dû
dire bien d'autres choses que je n'ai
point écoutées, car j'étais loin de m'at-
tendre à l'intrusion de Jacques dans
notre joli nid si gentiment clos jus-
qu'à présent... Ah! mon pauvre mi-
gnon!
André ne répliqua pas. Soit lassi-
tude, soit volonté bien arrêtée de sui-
vre son projet, il reprit Fiamette contre
FOLU: DOJ'JUM
n
lui, chercha la pression câline de ses Passive, elle n'opposait nulle résis-
lèvres. tance, envahie par une volupté incons-
Les confetti la couvraient encore, cientc.
de ci, de là, d'une neige capricieu- — Tu sais bien que je t'aime, s'é-
se. Il s'amusa à en suivre le des- cria-t-il, comme elle le remerciait d'un
sin sur son corps, s'attardant aux sourire heureux, mais la vie est mc-
mystérieuses cachettes où les flocons ohante! Je ne veux pas que tu vendes
blottis se mêlaient d'un peu d'or, ton collier pour moi!...
ni
NORA, LA COMETE
La matinée fut douce dans la pièce
étroite que les rideaux tirés laissaient
mystérieusement dans l'ombre. Fia-
mette, les paupières fumeuses, les lè-
vres blêmies, dormait sur la soie
épaisse de sa chevelure, lasse d'avoir
aimé ou pleuré. André, un coude sur
l'oreiller, demeurait songeur, indécis,
entraîné vers un labeur littéraire qu'il
espérait brillant, rémunérateur, et re-
tenu par la certitude de faire du mal
à son amie. « Venez me trouver, avait
dit Jacques Chozelle: je découvre en
vous le talent abondant et souple que
je cherche pour une œuvre à deux;
je vous montrerai mes notes, et nous
pourrons commencer immédiatement.»
Chozelle avait jeté au jeune homme
la nasse dorée de ses éloges, et, de
cette voix cajoleuse qu'il savait pren-
dre à l'occasion, avait fait miroiter à
ses yeux tout un avenir de gloire.
André Flavien porta vers sa maî-
tresse un regard attristé, effleura ses
cheveux d'un baiser, et procéda à sa
toilette dans la pièce voisine, s'appli-
quant à faire le moins de bruit pos-
sible. Quand il fut prêt, il revint con-
templer la dormeuse, qui n'avait pas
bougé, et à pas de velours sortit de
l'appartement.
Nora, qui montait, le heurta dans
l'escalier.
— Un louis que vous allez chez Jac-
ques!
— Peut-être... Mais ça ne te re-
garde pas.
— Fiamette dort encore?...
iS
FOLIE noriUM
— Entre, si tu veux.
— Et que dirais-tu si je t'enlevais ta
maîtresse?...
— Travailles-tu pour toi?
— Je travaille pour elle...
— Alors, enlève-la, si bon te sem-
ble; qu'elle suive sa fantaisie ou sa
fortune... Les deux, si c'est possi-
ble.
— J'admire ta philosophie... Tu
prends les événements avec une séré-
nité...
— Ce sont eux qui me prennent, et
je les laisse faire... Il ne faut point
contrarier le Destin.
— Bonne chance, André!
— Bonne chance, Nora ! Un der-
nier baiser à Miette...
Il était au bas des marches, et Nora
frappait doucement à la porte de la
délaissée.
Au bout d'un instant, Fiamette vint
ouvrir, un peignoir mal agrafé sur ses
épaules rondes.
— Toi, de si bonne heure!
— Oui, il faut que je t'entretienne
d'une chose grave, et c'est la raison
qui parlera par ma bouche...
Les deux femmes, câhnement ap-
puyées l'une à l'autre, passèrent dans
le cabinet de toilette, saccagé par la
fièvre impatiente d'André, qui avait
jeté les serviettes au hasard. Un petit
divan, drapé d'étoffes japonaises aux
teintes exquises, garnissait le fond de
la pièce exiguë, sous un bric-à-brac
d'armes, de babouches, d'éventails et
de pochades d'amis, un assemblage
'bizarre, et cependant harmonieux.
d'objets disparates, groupé par des
mains artistes.
Nora étouffait un accès de toux dans
son mouchoir, et la fine toile de lin
se teignait de rose.
Fiamette, doucement, attira sur son
sein la tête pâle de son amie.
— Tu devrais être dans ton dodo à
rêver d'amour.
— Ou de mort...
— Veux-tu bien te taire? A ton
âge... et avec d'aussi jolis yeux!
— Mes yeux voient plus loin que
la vie, c'est peut-être pour cela qu'ils
sont beaux... Mais il ne s'agit pas
de moi...
— C'est donc un motif bien sérieux
qui t'a conduite ici?
— Ma démarche serait mal jugée
dans le monde bourgeois, et l'on me
jetterait à la tête un fort vilain quali-
ficatif. Cependant, crois bien que mon
amitié seule me pousse en ce mo-
ment...
— Va.
— Après ton départ, à la soirée de
Pascal, j'ai eu une longue conversa-
tion avec Francis Lombard... Il t'aime
et m'a chargée de te le dire.
Fiamette, dans un mouvement brus-
que, repoussa son amie.
— Oh! c'est mal! Je ne quitterai
jamais André, tu le sais bien!
Le sourire de Nora se teignit d'in-
dulgence.
— En effet, tu n'auras pas cette
peine, c'est lui qui s'en ira...
— Non, tu ne connais pas mon in-
fluence sur lui... Je t'assure qu'André
\ ^^s
J
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DANS r;rxTn,iTK I.t- T.TT TIKOE, KTAMRTTK ..'.TTKNOAIT (A7^, .,9)
FOLIE 'D'OriUM
tient plus à moi qu'il ne le pense...
— Je l'ai rencontré dans l'escalier;
il se rendait chez Chozelle.
— Et puis après?...
— Il croit à la parole de l'intrigant
qui lui a promis sa protection; il est
fier et souffre de te voir dans la gène...
Lui-même m'a autorisée à te parler
comme je le fais...
— Il t'a dit?...
— Que tu pouvais suivre ta fantai-
sie... oui.
Fiamette tressaillit douloureusement ;
puis, essayant de prendre un ton en-
joué:
— Alors, tu m'offres une situation
étonnante...
— Petit hôtel, chevaux, domesticité
correcte et le cœur d'un brave garçon
qui vaut autant que sa fortune, ce qui
est rare. Voyons, est-ce que cette gue-
nille ne déshonore point ta jeune
royauté ?
Nora, d'un doigt dédaigneux, décou-
vrait un bout de sein rose sous une
dentelle douteuse:
— A nous les points d'Angleterre,
les Bruges veloutés et les giiipures pré-
cieuses! La femme, ma chérie, n'a que
quinze années de son existence pour
rouler et amasser mousse... Après, elle
roule encore, mais elle n'amasse plus
rien... Moi, au moins, je puis mourir
tranquille et me faire dorloter comme
si on m'aimait réellement... C'est l'Ex-
position qui m'a rapporté cela, la danse
de A\ahomet et du Moulin-Rouge!
— Ah! tu marchais bien...
— Tant que je pouvais!...
— Tu as conquis l'indépendance ;
certes, c'est quelque chose...
— C'est tout! Ne cherche pas, il
n'y a rien au-dessus! Ah! j'ai connu
la misère plus que toi, et les dédains
des imbéciles, et les rebuffades des
cuistres, et les propositions des beaux
messieurs qui prétendaient me guider
et vivre à mes dépens!... C'est ça qui
donne une fière idée de l'autre sexe!
Voyons, ma petite Fiamette, réfléchis à
l'occasion meneilleuse que je t'offre...
Oui, j'ai l'air de jouer un rôle assez lou-
che, mais tu me connais, tu sais que je
suis incapable d'une mauvaise action et
que je n'agis que dans ton intrèt?
— Je sais.
— Alors, dis oui, et je cours porter
la réponse à l'amoureux qui m'attend
en bas...
— A ma porte?
— Regarde!
Fiamette se pencha, curieuse, à son
balcon, et aperçut un coupé bleu som-
bre attelé d'un cheval alezan, dont la
robe brillait comme de l'or, et un co-
cher impeccablement empalé sur son
siège.
— « Ta voiture! ^> dit Nora, en riant.
Vite, mets ta plus jolie robe, ta martre
zibeline et ton coUier! C'est le Bon-
heur qui passe!...
Fiamette envoya un baiser à ce Bon-
heur toujours si pressé qui trotte l'am-
ble dans notre vie, rentra dans le
chambrette tiède, rejeta son peignoir
défraîchi, et, se glissant entre les draps,
à la place de l'amant trop chéri:
— J'aime mieux dormir! dit-elle.
FOLIE iroriUM
IV
FŒTUS ET SALAMANDRES
Je t'aime, ô ma maîtresse, ainsi que le ciel bleu.
Les brises, les parfums, les monts, les bois, les
Les rires, les chansons, les extases profondes [ondes.
Et les baisers de feu !
Je t'aime, ô ma maîtresse !... A ta bouche sans trêve
Se suspend mon désir, papillon enchanté !
Et j'ai connu par toi l'ardente volupté
De posséder mon Rêve !
J'ai clos sur ta caresse éperdument mon cœur,
Afin qu'en souvenir, prisonnière et vibrante.
Elle me donne encore la secousse enivrante
De ton spasme vainqueur !
Si l'amour dans les cieux renaît pour ses fidèles.
Ma maîtresse, je veux sur tes lèvres mourir^
Pour garder, du baiser qu'elles feront fleurir.
Les roses éternelles !
Jacques bâille dans la bergère de
soie verte où il s'allonge paresseuse-
ment.
— De l'amour! Toujours de l'a-
mour!... Ah! mon petit, il faudra chan-
ger cela!
— Ne plus aimer?
— Aimer autrement; aimer l'être su-
périeur, TAndrogyne divin qui forme
à lui seul un tout parfait.
— Je ne comprends pas;
— La femme, mon enfant, ne sau-
rait nous satisfaire, parce que sa na-
ture inférieure ne répond pas aux
aspirations de notre intelligence.
« Notre tempérament d'artiste souf-
fre de son incompréhension, de la bru-
talité de sa passion, toujours exagé-
rée, en même temps que de sa sou-
mission trop grande à nos désirs. La
femme a plus d'instinct que de rai-
sonnement; elle se rapproche trop de
l'animalité.
— C'est sa faiblesse qui fait son
charme. Ne sommes-nous pas heureux
de la protéger moralement en nous
caressant à sa tendresse maternelle ou
amoureuse?... L'homme le plus fort
n'aime-t-il point à s'anéantir dans les
bras souples d'une maîtresse?...
— Basse littérature, mon cher. L'ini-
tiation vous fera juger différemment.
L'amour réel ne peut exister qu'entre
deux êtres égaux, et j'entends par
amour non seulement la griserie des
sens, mais la communion adorable de
deux âmes pareilles. Les Androgynes
ont connu la plénitude du bonheur. Ne
pouvant avoir comme eux le double
appareil de génération, tâchons de pos-
séder au moins au moral la force de
fécondation et de création.
André sourit.
FOlJl'l DOl'JL'M
— Ne savez-vous pas, Maître, que
les Androgynes étaient des êtres su-
périeurs, mais remplis d'orgueil; qu'ils
voulurent, comme les Titans, escala-
der l'Olympe, et que c'est Jupiter qui
opéra, pour les punir, la séparation
dont nous nous plaignons aujourd'hui.
Ayant deux visages, quatre bras et
quatre jambes, ils purent être coupés
en deux sans difficulté. L'homme in-
complet cherche éternellement sa moi-
tié douloureuse, car l'univers est si
grand qu'il a peu de chance de la trou-
ver!
— L'homme, mon petit, doit tâcher
de regagner son état primitif en se suf-
fisant à lui-même.
— C'est la fin du monde!
— Tant mieux. Le monde tel qu'il
est ne vaut pas une messe, et il peut
bien s'éteindre dans l'impénitence, en
admettant que le bien et le mal exis-
tent... Affaire d'appréciation... Voyons,
lisez-moi autre chose que des chansons
d'amour!
André choisit d'autres feuillets, met
à nu son âme nostalgique de poète,
"et Jacques, en fumant du tabac plus
pâle que les miettes dédorées des
vraies hosties, l'écoute d'un air distrait.
Le jeune homme, son rouleau de pa-
pier entre les doigts, attend anxieuse-
ment le jugement que vont laisser tom-
ber les lèvres autorisées du Maître.
Son regard étonné erre sur les murs
011 s'étalent d'étonnantes peintures re-
présentant de vagues fœtus qui nagent
dans de l'alcool. Après un examen plus
attentif, il s'aperçoit que ce sont des
enfants-fleurs, des petits garçons hy-
drocéphales qui poussent des feuilles
hors d'un vase à reflets glauques,
penchent leur tête exsangue et mons-
trueuse comme une morbide corolle. A
terre, sur des coussins, s'étalent des
couleuvres et des salamandres pustu-
lées d'ocre et de cinabre, des lombrics-
fleurs aussi, et André a envie de don-
ner une chiquenaude au Maître, im-
mobile sur son fauteuil, pour bien s'as-
surer qu'il n'est point également un
flamboyant reptile endormi dans l'hal-
lucination de ce marécage en chambre.
— Vous regardez mes études « de
rêve ». C'est beau, n'est-ce pas? On
sent l'odeur « lancinante et câlineuse .>
des charniers devant ces têtes « vio-
lées » d'adolescents! Et le grouille-
ment figé de ces larves semble la ca-
resse des corps décomposés sous
l'onde lorsqu'on plonge parmi les né-
nuphars!... Oh! les nénuphars verts
et les iris noirs! Oh!.,.
André est mal à l'aise; il voudrait,
cependant, dire quelque chose d'aima-
ble; mais Chozelle ne lui en laisse pas
le temps. Il est lancé et parle abon-
damment de son talent, de son génie,
de sa beauté et de sa santé chance-
lante.
— Vos petits vers, mon cher An-
dré, ne sont pas « artistes »: trop de
sentiment, de clarté, d'émotion bour-
geoise. Voyez-vous, il ne faut jamais
essayer d'exprimer le sens des choses,
ni votre état d'âme; l'écriture, seule,
le groupement des mots garde quelque
importance. Soyez esthétique dans la
FOLIE 1) OPIUM
forme; l'idée fatigue les lecteurs, trou-
ble les digestions.
— Mais l'esthétique change, tand.s
que l'idée demeure.
— F euh;... Nos tableaux se démo-
dent moins que nos écrits!... Faites
votre palette, mon cher, avec des tons
rares, des tons de végétaux vénéneux,
d'herbes aquatiques et de méduses
échouées. Ne craignez pas de tremper
votre pinceau dans la putréfaction des
eaux stagnantes et des chairs blet-
tes... Relisez « La Charogne » du divin
Baudelaire... Un chef-d'œuvre!
— Certes, mais il y a dans ce mor-
ceau mieux que des mots groupés
comme des lombrics autour d'une ra-
cine poreuse.
— Je veux n'y voir que des mots
et de l'horreur; puisque vous désirez
travailler avec moi, pénétrez-vous de
mon essence morbide, de mon charme
démoniaque, de mon étrangeté. in-
quiétante...
— Je tâcherai... Voulez-vous écouter
encore ce petit morceau, où il y a
une image, je crois?
André choisit tm autre poème.
— C'est un coucher de soleil, dit-
il, je lirai rapidement.
Et, quand il eut achevé, il demanda
avec une angoisse suppliante:
— Est-ce mieux?
— Non!... Ce n'est pas ma manière.
Trop de clarté... On n'admire vraiment
que ce qu'on ne comprend pas.
— Vous me conseillerez?...
— Mon enfant, appelez-moi cher
Maître. Je cerai heureux de m'appuyer
à votre épaule jeune et robuste... Vo-
tre tête fine et vos grands yeux ajou-
teront à ma gloire... On nous verra
ensemble, et l'on pensera à cet autre
Maître tant calomnié qui se montrait
parfois dans tout le rayonnement de
son génie avec son compagnon d'élec-
tion... Ah! qu'il était beau, cet amant
de la forme et de la poésie!
— Le maître?
— Non, l'ami.
Et Jacques, se reculant un peu,
considéra longuement André avec sé-
vérité; puis, se rapprochant, il lui ta-
pota le dos et la poitrine, ainsi que
font les maquignons pour un poulain
de race.
— Les épaules larges, la taille
mince... Vous êtes mal habillé, mon
cher, mais je devine, sous cet hum-
ble veston, des sinuosités exquises, un
derme rare...
André, surpris, avait pâli légèrement.
— Oh! dit Jacques, en riant, je veux
que mon disciple me fasse honneur;
je suis artiste avant tout.
Le jeune homme jeta un regard dé-
couragé aux salamandres, dont les pus-
tules éclataient sur les meubles, et aux
fœtus-fleurs figés dans l'huile rance
d'une peinture naïve, malgré ses pré-
tentions.
Jacques, la moustache fine, les cils
baissés sur ses yeux d'un bleu trouble,
se pinça le bout de l'oreille pour le
rougir.
— C'est un artiste de beaucoup d'in-
tuitivité qui m'a fait ces études, d'a-
près le Rêve...
FIAMKTTE PLEURAIT K\ SILIi.XCE [Page 42)
FOLLE jroi'lUM
27
— Ah!
— Un rêve d'opium qui dura une
nuit entière, et nous tint sous ses grif-
fes puissantes... Ali! ce fut une an-
goisse et une volupté non pareilles! Je
vous initierai...
André, blême, mélancolique, se di-
sait que la vie était dure et que quel-
ques louis feraient mieux son affaire.
Mais il n'osait aborder cette question
terre à terre, attendait impatiemment
l'offre généreuse de collaboration.
— Et ce travail pressé? demanda-
t-il, enfin, d'une voix blanche.
— Je ne l'ai point oublié, mon jeune
ami; il faut, pour vous y livrer fruc-
tueusement, que vous connaissiez mon
genre, ma manière, que vous endos-
siez, si je puis m'exprimer ainsi, ma
peau. Dans mes œuvres, je parle sur-
tout de moi, et cela éveille la curio-
sité du lecteur, l'intéresse beaucoup
plus qu'une aventure d'imagination à
laquelle on ne songe plus, le livre
fermé. Je ne suis point tout à fait
ce qu'on vous a dit, et ce que vous
pourriez croire...
— Je ne crois rien. Serais-je ici, au-
trement?
Jacques se mordit les lèvres.
— En ce temps de réclame à ou-
trance, il faut se créer une personnalité
presque inquiétante pour sortir des
rangs, et cela s'use vite, car les imita-
teurs abondent.
— Oh! je sais...
— Oui, vous avez vu beaucoup de
jeunes me copier d'une façon déplora-
ble. Eh bien, André, mon doux ami.
mon cher disciple, il faut que mon
talent soit inimitable et... cela vous
regarde...
— Moi!
— Certes. Quand vous aurez vécu
quelque temps dans mon intimité, vous
me comprendrez et vous écrirez de
belles et grandes choses.
— Ah!
— Pour cela, mon mignon, vous
aurez deux cents francs par mois... Je
voudrais faire plus, mais je suis pau-
vre, vous le savez. C'est entendu?
André réfléchit qu'il devait deux ter-
mes au propriétaire et qu'il ne sa-
vait vraiment comment il vivrait le mois
prochain; les larmes aux yeux et la
gorge contractée, il accepta.
Fraternel, Jacques le reconduisit jus-
qu'à la porte, une main appuyée sur
son épaule.
— Maître, dit André, en rougissant,
pourriez-vous m'avancer quelque ar-
gent... je suis gêné, en ce moment, et
j'ai une maîtresse...
— Une maîtresse! fi! Vous n'êtes
point, je le vois, dans les idées nou-
velles... Les femmes nous déshonorent
par leur infériorité physique et morale.
— Pourtant, dans vos livres...
— Oui, j'en mets dans mes livres,
parce qu'il faut bien satisfaire le lec-
teur, qui est aussi un être grossier,
mais je n'en mets pas dans ma vie...
D'ailleurs, mes femmes littéraires sont
des créatures d'exception qui peuvent
avoir quelque charme. J'en fais des
mortes pensantes, des ama-ntes astra-
les, pour ainsi dire insexuées, et, dans
28
FOLLE B'OriUM
mes articles, je me venge de cette con-
cession accordée au mauvais goût des
foules... Quand vous saurez, vous m'i-
miterez... A propos, votre habit d'hier
vous allait bien... Venez me prendre,
samedi prochain, à sept heures. Je
vous conduirai à un dîner d'hommes,
oii quelques arcanes du mystère vous
seront révélés...
Négligemment, Jacques plongea ses
doigts bagués d'aigues-marines et d'o-
pales dans une des poches de son
gilet, et tendit un louis au disciple
confus.
ENTRE AMANTS
— C'est toi, dit Fiamette, en se sou-
levant sur l'oreiller, je savais bien que
tu reviendrais!
— Comment, encore couchée... Il
est deux heures!
— Je n'avais pas de quoi déjeuner,
alors j'ai dormi...
— Je n'ai pas déjeuné non plus.
Tiens, voici vingt francs.
Joyeusement, la jeune femme bondit
hors du lit, se baigna d'eau fraîche,
passa une jupe de drap, jeta sa zibe-
line sur ses épaules, et, relevant ses
cheveux en casque d'or, dégringola les
cinq étages. Elle chantait, et André écou-
tait sa jolie voix avec l'accompagne-
ment des petits talons sur les marches.
« Une femme, une amie, une com-
pagne attentive et discrète qui soigne
le cœur et le corps avec des gestes
spirituels, des effleurements de ca-
resses compréhensives!... Quoi de
plus doux, ici-bas? se demandait-il, en
songeant aux paroles âpres et vin-
dicatives de Jacques.
Et, d'instinct, il se méfiait du bel-
lâtre aux yeux troubles, à la lèvre dé-
daigneuse, bavant des éloges et du
fiel. Mais quoi? il fallait vivre, et, dans
le métier des lettres, on prend ce qui
s'offre, avec l'espoir des éclatantes re-
vanches, quand le succès fructueux
sera venu.
Fiamette, au bout de dix minutes,
rentra, chargée de provisions; et,
sur un bout de table, on dévora avec
un appétit terrible, une belle faim de
jeunesse saine et robuste.
— Alors, tu as vu Jacques Cho-
zelle?.... Comment est-ce, chez lui?
FOLIE D'OFIUM
— Quelconque dans l'ensemble,
avec des détails bizarre^., je m'imagi-
nais tout autrement cet intérieur de
poète. Ma parole, c'est mieux chez nous.
— Bravo! tu resteras chez nous.
— Ma pauvre Miette, je voudrais
bien... Hélas! ce n'est pas possible...
— Oh! le méchant!
Avec des plaintes de petite fille, elle
se jeta à son cou, frotta son menton
au sien, en fermant les yeux comme
une chatte qui boit du lait. Et toutes
les menues caresses de celles qui ai-
ment vinrent troubler le jeune homme
délicieusement.
— André, je ne veux pas que tu
travailles pour cet homme!
— Mais nous n'avons rien, rien que
des babioles sans valeur qui ne nous
feraient pas vivre un mois!... Jacques
me propose deux cents francs.
— Es-tu bien siàr qu'un autre ne te
proposerait pas davantage en se mon-
trant moins exigeant?... >.
— Je crains, en effet, que Jacques
n'ait ni mérite personnel, ni talent ac-
quis. Avec l'âpre désir de réussir,
quand même, il a tâché de se créer
un genre, et il a exploité les petits
côtés malpropres de certaines âmes :
le goiît du faisandage littéraire et mo-
ral ou, tout simplement, le snobisme
des imbéciles. Cet homme n'est ni un
artiste, ni un poète, puisqu'il ignore
l'amour du beau! C'est un démarqueur
habile qui, dans son labeur opiniâtre,
méprise l'idéal pour ne songer qu'au
côté pratique et commercial des cho-
ses.
— Et puis, dit Fiamette, a-t-il ja-
mais indiqué un talent réel, aidé un
écrivain ou un artiste de valeur à sor-
tir de l'ombre?...
— Non, pas si bête!... Il n'a jamais
célébré que les nullités prétentieuses,
les excentriques volontaires, dénués de
tout avenir, qui ne pouvaient lui por-
ter ombrage.
— Nous en cassons du sucre!...
Alors, c'est dit, tu vas frapper à d'au-
tres portes?...
— Non. Je me suis trompé sur le
compte de Jacques, mais l'étude du
personnage et du milieu spécial dans
lequel il évolue m'intéresse en ce mo-
ment... Pour réussir ailleurs, il fau-
drait faire des démarches, peut-être
humiliantes, attendre longuement dans
les antichambres de seigneurs de mar-
que ou de contre-marque, s'exposer à
des rebuffades... Je n'ai point l'échiné
assez souple pour me courber jusque-
là.
— Alors, au moins, promets-moi de
revenir, chaque soir. Tu ne peux pas
me quitter ainsi... Tu ne sais donc pas
ce qu'on me propose?
André eut un tremblement des
mains, la crispation brusque celui qui
voudrait nouer ses doi^gts à la gorge
d'un ennemi.
— Si, je sais, fit-il, très bas. Tu es
libre, Fiamette..,.
— Comme tu me dis cela?
— La fortune s'offre, sans doute,
pour toi, il ne faut point la laisser
s'éloigner... Tu m'as fait un sacrifice
qui a duré assez longtemps... Songe,
}^
FOLIE D'OPIUM
ma jolie Miette, que la vieillesse est
dure pour les femmes, et que tu ne
resteras pas toujours cette corolle d'a-
mour que tu es aujourd'hui!
Fiamette fit la moue, se pelotonna
sur les genoux de son amant.
— Ceci me regarde, et s'il me plaît
de finir mes jours dans une loge de
concierge ou dans un grenier d'étu-
diant!... je suis libre, je pense?...
André s'oublia à respirer la mousse
voluptueuse des cheveux follets de sa
maîtresse, derrière l'oreille, aune place
qu'elle avait tout particulièrement sen-
sible.
Elle défit l'écheveau soyeux, l'enroula
au cou du jeune homme comme un
serpent d'or.
— Te voilà prisonnier!
Et les visages des amants, ainsi réu-
nis, devaient ressembler à ceux des hé-
ros de Longus, dans leur fleur de désir
et de jeunesse. Mais André repoussa
son amie, les sourcils soudain froncés
par une inquiétude.
— As-tu examiné mon habit?
— Ton habit?...
— Il avait une petite déchirure sous
le bras, à l'endroit rongé par les mi-
tes, je suis siàr qu'elle s'est agrandie!...
Si encore tu savais faire une reprise
perdue...
— Je demanderai une leçon à la
concierge... Es-tu donc convié chez une
Altesse?...
— Peut-être...
L'habit que Fiamette présentait, de
face et de dos, était moins endommagé
qu'on n'aurait pu le croire, après une
nuit de Carnaval. Il se silhouettait pres-
que élégamment sur les tentures mi-
kado de la pièce. André se rasséréna.
— Un chic tailleur qui m'a fait ça'.
— Voyons, confie-moi ce grand se-
cret. Quelle est la conquête que tu
vises?...
— Oh ! tu n'as point à être jalouse,
je vais à une soirée d^ hommes.
— Comme tu vas t'ennuyer, mon
pauvre chéri!
— Plus encore que tu ne penses!
Une séance d'âpre débinage pour les
absents et de flatteries poisseuses pour
les assistants.
— Pourquoi y vas-tu?
— J'accompagne Jacques.
Le fin visage de Fiamette prit une
expression méchante.
— Ah! j'aimerais mieux encore te
voir passer la soirée chez des femmes!
FOLIE D' OPIUM
31
VI
ANCIEN ET NOUVEAU JEU
— Vous n'avez donc pas pris de
fiacre, mon jeune ami? Vos souliers
sont crottés... et ce nœud de cravate!..,
Jacques ne semble pas enchanté de
la toilette du nouveau disciple. Il tient
à verser sur son mouchoir quelques
gouttes d'un parfum agressif, et glisse,
avec précaution, à sa boutonnière, une
orchidée glauque au calice tigré de
noir. Puis, pour mieux contempler son
œuvre, il s'éloigne de quelques pas.
— C'est déjà mieux... Vous aimez
les fleurs?...
— Oui, beaucoup... Mais, toutes les
fleurs, tandis que vous me semblez
avoir une prédilection pour les espèces
hybrides et vénéneuses...
— Quoi, pas la moindre bague, et
des ongles coupés ras! D'oii sortez-
vous donc? mais c'est horrible!
— Je préfère ne point porter de ba-
gues; quant à mes ongles, je les lais-
serai pousser, si vous le désirez, bien
que cela ne soit pas d'une grande uti-
lité, il me semble?..,
— C'est capital! Un homme, pas
plus qu'une femme, ne doit négliger
aucun moyen de séduction. Sachez,
aussi, que lorsque je permets à un
nouveau venu de m'accompagner chez
mes amis, je tiens à ce qu'il me fasse
honneur de toutes les façons.
Jacques avait parfumé et calamistré
ses cheveux fins; un peu de rouge ani-
mait ses joues; l'on eiit juré qu'un trait
de kohl allongeait ses paupières, les
soulignant, donnant à son regard fuyant
une enveloppante douceur.
André préféra ne pas approfondir
le maquillage du Maître.
— Voulez-vous que je descende pour
arrêter une voiture? demanda-t-il d'un
ton un peu sec qui lui valut un ac-
quiescement plein de mansuétude, car
Jacques estimait peu ceux qui lui par-
laient avec timidité.
L'adresse jetée, avenue de Messine,
le Maître s'installa dans le fiacre, re-
leva soigneusement les glaces, ses
bronches ne supportant pas le froid,
et dit de cette voix chantante qui lui
était habituelle:
— Mon ami Paul Defeuille, dont
vous allez faire la connaissance, nous
convie parfois à dîner, comme ce soir.
C'est un homme de grande valeur et
FOLIE D- OPIUM
de manières raffinées. J'espère que
vous reconnaîtrez la faveur qu'il vous
fait, car sa porte ne s'ouvre qu'à bon
escient et ses invitations sont fort ra
res. A ces petites fêtes, d'un caractère
très particulier, les conversations rou-
lent sur tous les sujets avec une li-
berté entière, comme il est d'usage
dans les réunions dont les femmes sont
exclues... Ces pécores prétentieuses
parlent de tout, sans rien connaître,
admirent et débinent avec une bouf-
fonne assurance et une naïveté sans
pareilles !
— Décidément, vous les détestez
bien!
— Mon Dieu, non, je les méprise,
seulement... Je vois avec peine que
vous suivez encore les anciens erre-
ments, et je crains vraiment que vous
ne fassiez triste figure, ce soir...
— Pourquoi?...
— Dame, votre candeur subira quel-
ques assauts...
Jacques avait un pli ironique au coin
des lèvres qui déplut au jeune homme.
— Je crois avoir peu de choses à ap-
prendre...
— Allons, tant mieux.
La voiture s'arrêta devant une mai-
son de belle apparence, et Jacques,
s'appuyant au bras de son nouvel ami,
monta un étage, pénétra dans une an-
tichambre tendue de tapisseries ancien-
nes et ornée de glaces de Venise aux
encadrements précieux. Avec soin, il
répara le léger désordre que le trajet
avait amené dans sa toilette, redressa
les pétales de l'orchidée qui ornait son
habit, et, avec une houpette dissimu-
lée dans son mouchoir, ennuagea ses
traits.
Dans le salon aux vastes divans se-
més de roses effeuillées sous les tulipes
irisées du lustre, une dizaine d'hommes
causaient nonchalamment dans des po-
ses que des demi-mondaines, expertes
en l'art de plaire, n'eussent pas désa-
vouées. Des gilets aux nuances cha-
toyantes serraient les tailles, des ba-
gues aux chatons énormes couvraient
les doigts, et des bouffées entêtantes
d'extraits multiples se mêlaient au par-
fum des fleurs.
Le maître de la maison se leva avec
empressement à l'entrée de Jacques
Chozelle, lui donna l'accolade, et serra
affectueusement les doigts d'André, qui
pâlissait un peu, écœuré, mais résolu.
— Tête expressive, dit-il, après l'a-
voir examiné d'un œil connaisseur,
avec cela de jolies dents et des cils...
mais, regardez donc ces cils, ils frisent
comme ceux des petites filles!... Vingt-
trois ans, à peine, n'est-ce pas?...
— Vingt-quatre.
— Bravo!... Messieurs, qu'en pen-
sez-vous?...
Il y eut un murmure flatteur. Jac-
ques redressa ses moustaches.
— C'est mon élève.
— Oii donc l'as-tu cueilli?...
— Dans l'atelier de Pascal que dé-
shonoraient des nudités de femmes.
— Pouah ! Ces artistes, vraiment, ne
comprendront jamais le beau. Qu'y a-
t-il de comparable aux formes de l'An-
tinous ou de l'Apollon du Vatican?
— XC AS LU ClilTi: URDUKE? [Pi^g'^' -}))
FOUI': DOJ'IUjM
De la vigueur, de rélégance, de la
majesté, une harmonie parfaite des
lignes... Tandis que le génie antique,
même, n'a pas su idéaliser le ridicule
des rondeurs féminines: des outres à
reproduction et à allaitement.
— La femme n'est qu'un instru-
ment aveugle, un organe imbécile des-
tiné à remplir une fonction néces-
saire...
— L'homme est l'expression de
l'intelligence dans la force. 11 est le
Maître psychologique et physiologique
de la création. 11 est l'Androgyne di-
vin qui doit se suffire à lui-même.
André, décidé à ne plus s'étonner
de rien, regardait avec une moqueuse
curiosité ces faces barbues et mousta-
chues s'épanouir dans l'adoration de
leur moi, et il songeait à ces fakirs
en perpétuelle extase devant leur sexe
atrophié, paré de fleurs.
Un valet correct et grave annonça
que le dîner était servi.
Par couples sympathiques, un bras
nonchalant autour de la taille, les con-
vives se rendirent dans la salle à man-
ger, et prirent place autour de la table,
jonchée de narcisses et de roses. Les
verres de Bohême, délicats et nacrés,
caboches de gemmes, comme des bi-
joux de prix, n'étaient disposés que
de deux en deux couverts, de sorte
que les couples communiaient, tout le
long du repas, en une même pensée
d'élection.
André constata qu'il lui faudrait
boire dans la coupe de Jacques, et son
déplaisir se mêla d'une certaine inquié-
tude, lorsque lui fut versé le vin aux
senteurs chaudes, couleur de soleil et
de topaze, qui devait sceller leur bonne
entente.
— Je bois, dit Chozelle, à notre
union esthétique et à la réussite de
nos légitimes ambitions!
Il pencha ses moustaches sur le fin
cristal qui s'embua tristement, puis ten-
dit la coupe à moitié vide à son
ami.
Mais André, incapable de se vain-
cre, se contenta du geste, bien que
le vin lui semblât appréciable.
Le dîner, délicatement ordonné et
somptueusement servi, fu: morose
pour le jeune homme. Aucun abandon
d'âme, aucune confiance affectueuse ne
s'y remarquait. Chacun jouait un rôle,
voulait témoigner son indépendance,
sa supériorité intellectuelle, par des
pensées et des actes inconnus du vul-
gaire — de la foule immonde. — Mal-
heureusement, ces prétentions ne se
réalisaient guère. Les idées désertaient
ces cervelles amorphes, les conversa-
tions, en dépit du tarabiscotâge des
expressions, de la préciosité de l'al-
lure, demeuraient d'une pénible bana-
lité. Et, malgré tout, ces ennemis de
la femme revenaient à la femme, in-
vinciblement,, en d'aigres remarques,
de fielleux persiflages.
André songeait que ces injures, en
la circonstance, constituaient un bien
bel éloge.
Lorsque l'extra-dry pétilla dans les
cervelles, en feux follets , de gaietés
blondes, le poète demanda l'autorisa-
36
FOLIE DO F IV M
tion de dire quelques vers, et il plaça
ce sonnet dédié à la femme, au milieu
d'une évidente hostilité:
JE CHANTE LES BAISERS!
I e^ baisers ont les tons des cieux, des lacs, des
[fleurs !
Les uns, de la couleur des automnales roses,
Pleurent sur le passé des êtres et des choses,
Pleurent les deuils lointains, les charmes, les
[douleurs.
D'autres, d'azur léger, d'autres ensorceleurs.
Verveines aux cœurs d'or, fiévreusement dècloses.
Chantent l'amour, la vie et les métamorphoses.
D'autres tendent, sournois, des pièges d'oiseleurs !..
Quelques-uns ont le ton discret des violettes :
Ceux-ci. presque effacés, doux et frêles squelettes.
Me semblent un essaim de grands papillons gris.
Ceux-là, sur les tombeaux, brûlent comme des
[cierges.
Mais le roi des baisers, dont mon cœur est épris,
Kst le baiser neigeux des âmes et des Vierges !
— Peuh! fit Jacques, vos vers ont
douze pieds et la consonne d'appui!
Vous savez bien que nous avons
changé tout cela. Carrément, nous fai-
sons rimer algues avec flammes et
meurtre avec œuf. Quant aux pieds,
plus il y en a, mieux ça vaut. La pen-
sée doit rester obscure, embrumée
d'Au-delà, vous ne devez point vous
comprendre vous-même, afin que cha-
que lecteur donne à vos strophes le
sens qu'il préfère. Ainsi tout le monde
est content.
— Les lecteurs, des mufles! déclara
Defeuille.
.— Le public veut être épaté, voilà
tout! appuya un jeune homme verdâtre
orné d'un monocle et d'un orgelet,
l'un soutenant l'autre. Ecoutez ce mor-
ceau sans égal...
Mais on n'écoutait plus, les con-
versations étaient devenues d'un tour
fort intime. D'autres orfèvres, cise-
leurs de mots et démolisseurs de ri-
mes, purent lancer les petits cailloux
de leur inspiration sans atteindre per-
sonne, et ce fut tout bénéfice pour
l'art.
Le café, servi au salon, on reprit,
appuyé l'un à l'autre, le chemin déjà
parcouru. André, qui mourait de soif,
vida trois tasses coup sur coup, et
s'inonda de kummel, la communion
n'étant point obligatoire dans les ver-
res à liqueurs.
- Defeuille s'empressait, baissant la
lumière du lustre, tirant les rideaux
et distribuant des orchidées fraîches,
prises dans des corbeilles garnies de
mousse.
Ces messieurs ne fumèrent pas. Il
est de mauvais goîit, avait déclaré Jac-
ques, de fumer autre chose que du
haschich ou des fleurs, et l'on désira
rester sur le parfum des fraises mouil-
lées d'éther.
Les voix se faisaient languides, les
paroles chuchotées se fondaient, mys-
térieuses.
Ces messieurs, réunis autour du
Maître, ressemblaient aux adorateurs
de quelque dieu maléfique, attendant
le sacrifice.
En effet, des cassolettes furent allu-
FOLIE D'OFIUM
37
mées, et Defeuille invita ses amis à
visiter les chambres fort bien aména-
gées de son appartement...
— Venez, dit Jacques en poussant
le coude d'André, qui sursauta.
— Je préfère fumer une cigarette
dehors. On étouffe dans ces roses et
cet encens!
Mais Jacques eut un sourire:
: — J'allais vous le proposer...
VII
LA VOLUPTE ESTHETIQUE
Dans la rue, les deux hommes se
regardèrent.
— Vrai, il fait meilleur, ici! déclara
André.
Le Maître aspira l'air glacé d'une na-
rine douloureuse.
— Peuh!... Ce que j'aime, voyez-
vous, c'est le relent des faubourgs, l'o-
deur du vice et des fauves humains!
J'ai passé dans certains quartiers su-
burbains de Paris des heures exqui-
ses... Et quels beaux gars!... Defeuille
est plein de bonne volonté, mais, en
dehors du régal délicat de l'esprit, il
y a peu de joie à glaner chez lui... La
civilisation morbide a réfréné ici les
instincts de l'homme, et rien n'est plus
triste que l'effort pour le plaisir...
— Alors, cher Maître, vous partez
toujours avant la fin?
— Presque toujours. Et puis, on me
défend les veilles prolongées... J'ai
trop demandé à mes nerfs dans ces
dernières années; je suis un détraqué,
un neurasthénique... un éthéromane...
Jacques ne parlait pas sans orgueil
de ses fatigues, et le mot « éthéro-
mane » fleurissait à ses lèvres comme
l'orchidée pustuleuse à sa bouton-
nière. Il ne remarquait nullement le ton
ironique dont le disciple l'interrogeait,
et André, comprenant qu'il n'avait
n'avait point affaire à un psychologue
bien subtil, dissimulait à peine.
— Je viendrai demain prendre vos
conseils pour le travail dont vous
m'avez parlé, cher Maître.
— Ah ! le travail ! il n'y a que cela
de vraiment doux dans la vie!... Quand
on a vaincu le Verbe farouche, on se
FOLIE D'OPIUM
sent la même lassitude délicieuse qu'a-
près l'amour.
— Certes, déclara André en riant.
Le cerveau, avant le labeur littéraire,
est animé du même transport que le
cœur avant la possession. Le désir de
créer se manifeste dans toute sa véhé-
mence... Mais c'est, à mon avis, la
poésie qui procure les sensations les
plus rares. Le sonnet, par exemple,
me représente l'étreinte complète dans
sa perfection mesurée et graduée.
C'est, d'abord, la caresse moelleuse
des huit premiers vers, dont la rime re-
vient, persistante comme le baiser ini-
tiateur, savant, pénétrant, tenace, ma-
gnétique... Puis, l'enlacement étroit des
deux strophes plus brèves, plus ner-
veuses, d'une acuité profonde qui
émeut sûrement, soulève tout l'être
d'impatiente ardeur. Enfin, voici le
dernier vers, dont la rime jaillit comme
un clou d'or et fixe irrésistiblement le
poème adorable...
Jacques daigna approuver.
— Il faudra mettre cela dans m.on
roman. Notez, tout de suite...
— Oh! inutile, je m'en souviendrai...
— Vous prendrez comme titre du
premier chapitre: « la Volupté esthé-
tique ».
p.,.
— Pour commencer, vous décrirez
la scène de ce soir.
— Complètement?
— Non, seulement ce que vous avez
vu... Nous placerons cela dans un jour-
nal mondain.
— Oh!...
— Mon cher, en sachant s'y pren-
dre, on fait accepter bien des choses...
L'art de ne rien dire en disant tout est
fort goûté des gens du monde. Et c'est
aux passages les moins flatteurs pour
elles que les petites femmes se pâ-
ment le plus... Voyez, elles m'ado-
rent!...
— C'est vrai.
— Quel est l'écrivain féministe qui
pourrait lutter avec moi?... Quel est
celui qui saurait, avec plus de maes-
tria, éveiller leur fibre perverse?... Elles
viennent à moi comme les snobs al-
laient chez Bruant, pour se faire in-
jurier! Et c'est cela qui donne une
fière idée de leur bêtise!...
— Peut-être se vengeront-elles un
jour?...
Chozelle eut une moue ineffable.
— Je suis sûr de moi.
— Quand ce ne serait que pour
éprouver des sensations nouvelles?...
— La Faculté m'a affirmé que j'étais
à l'abri des coups de tête...
André, qui n'avait sur les épaules
qu'un mince pardessus d'automne,
commençait à grelotter. Il songeait à
l'intimité du lit tiède où Fiamette, blot-
tie en rond comme une chatte frileuse,
l'attendait. Et, déjà, il croyait sentir
sur ses épaules la pression de ses
bras souples, et, sur ses lèvres, la dou-
ceur de sa bouche menue et fondante,
toujours prête au baiser. Il prit congé
de Jacques, s'éloigna en fredonnant
des vers que Lausanne, le chantre des
caresses, venait de lui mettre en mu-
sique sur un air de danse:
MNOCIIF. SE JETA SL'r
^ T. F. MAITRE (/'''i,''' l'*?)
FOLIE B' OPIUM
41
Valsez, amants que rien ne lasse.
Valsez, au rythme des baisers,
Valsez, amants inapaisés!...
La vie est un baiser qui passe !
Valsez, valsez, la vie est hrcvc...
Mais que vous importe demain?
Grisez-vous, la main dans la main.
Valsez. beau.K amoureux du rêve 1
Buvez, étroitement unis,
l.e philtre des lèvres démentes...
l'aites-vous, au cœur des amantes.
Amants, le plus soyeux des nids !
Aimez, amants que rien ne lasse.
Aimez, au rythme des baisers,
Aimez, amants inapaisés !...
La vie est un baiser qui passe !
VIII
l'influence MAUVjiLSE
Fiamette, cette nuit-là, fut une amou-
reuse triste; non pas qu'elle doutât
d'André, mais il lui semblait que quel-
que chose avait sombré en son âme,
que le poète naïf et tendre avait fait
place au sceptique renseigné et per-
vers. Il éprouvait moins de plaisir à
ses cajoleries douces, se montrait exi-
geant, irritable, presque cruel en ses
caprices singuliers. Il ne lui suffisait
plus de l'avoir toute, de la bercer dans
ses bras comme une grande poupée
blonde, d'écouter le cantique fervent
de son adoration. Ses curiosités al-
laient au delà des caresses habituelles,
il lui venait le maladif besoin de la
faire souffrir pour la sentir mieux à
soi. Le fauve frémissait dans l'ombre,
l'exquis poète devenait un homme, et,
moins, peut-être, un civilisé.
— André, dit-elle, tu ne m'aimes
plus comme hier, et, demain, tu ne
m'aimeras plus comme aujourd'hui.
— Tu te plains après ce que...
— Oh! tu m'as fait mal... rien de
plus.
En effet, il avait été brutal, sans
amour réel, volontaire, compliqué, dé-
daigneux des habituelles ivresses. Elle
retrouvait en lui la vanité méchante
des premiers amants et leur besoin
d'humilier la femme qui s'est donnée
par des regards, des gestes, des ex-
pressions de physionomie, plus encore
que par des paroles. De son côté —
étrange revirement de l'esprit humain
— André qui, tout à l'heure, avait fol-
lement convoité Fiamette, se disait que
l'amour ardent, complet, durable est
chose impossible, que les plus beaux
42
FOLIE jr OPIUM
jouets se cassent et se ternissent, que
les plus brûlants .désirs s'éteignent,
aussitôt réalisés, qu'il n'y a rien dans
rien!... Le levain de haine, qui fer-
mente au cœur de tous les amants, se
montrait confusément en lui. Il en vou-
lait presque à sa maîtresse des joies
qu'elle lui avait données dans une sou-
mission trop complète. Et ce sentiment,
commun à presque tous les hommes,
ferait supposer que le grand mépris,
qu'au fond ils ont d'eux-mêmes, re-
tombe logiquement sur celles qui les
aiment et les admirent.
Tant il est vrai que certaines fem-
mes ne peuvent, dans la vie, compter
que sur la constance de l'amant qui les
paye, parce que, en pareil cas, le galant
court après son argent.
Fiamette pleurait en silence, et le
disciple, après avoir remué d'autres
pensées mauvaises, s'endormit, le dos
tourné à son bonheur.
Il fallut, le lendemain, songer au
roman de Jacques: La Volupté esthé-
tique, se plier au genre qu'il' avait
adopté, broyer de l'étrange à la portée
des snobs.
Au bout d'une demi-heure, André
faisait couramment du Chozelle, et s'at-
tendrissait de nouveau devant les pau-
pières lasses et les yeux douloureux
de Fiamette:
— J'ai été méchant, Miette, par-
donne-moi!
Elle l'embrassait gentiment.
— Pourquoi faut-il que je te ché-
risse davantage après tes injures?...
Les amoureuses ont donc perdu toute
dignité!...
— Et la dignité du pardon, la comp-
tes-tu pour rien?... Dieu n'agit pas au-
trement avec les pécheurs!...
— Je ne veux plus que tu partes?...
— L'ai-je jamais voulu?...
— Dame, tu me disais cette nuit
que le plaisir que je te donnais ne va-
lait pas le travail que je te faisais
perdre! Que tout ce que vous offrez
à l'amour, vous autres écrivains, est
perdu pour la littérature!... Les ger-
mes fécondants vous remontent au cer-
veau et vous procréez sans le secours
de la femme!...
André se mit à rire.
— Tous les grands auteurs ont été
chastes, ma petite Fiamette?
— Des imbéciles ou des fous!
— Et le succès?...
— Le succès?... Un mot! Est-ce que
Ninoche ou Nora la Comète n'en ont
pas autant que vous tous?... Et, moi-
même, si je voulais!...
— Certes.
— Le succès va aux plus infimes,
aux pitres et aux malins, il n'est in-
saisissable que pour ceux qui sont au-
dessus de lui.
— Tu as raison, Miette.
André prit sa maîtresse contre lui,
appuya son front sur son cœur, et,
longtemps, savoura la joie d'être tout
petit et frêle auprès de cette affection
si grande.
FOLIE irorwM
43
IX
UN ARTICLE DE CHOZELI,E
— Voici, cher Maître, le cliapitre de-
mandé sur la « Volupté esthétique ».
Le disciple avait fait, au courant de
la plume, le ricit de ce qu'il avait vu
chez Defeuille. 11 était question prin-
cipalement de l'amitié que deux hom-
mes peuvent éprouver l'un pour l'au-
tre. Cette amitié profonde devait se
poursuivre au milieu des tracasseries
de la lutte littéraire; le roman, en
somme, ne serait qu'une histoire pas-
sionnelle se déroulant dans la banalité
de la vie parisienne. Mais, l'idée per-
verse s'attachant à tout, et l'imagina-
tion du lecteur évoquant les images
lascives au moindre passage obscur,
l'aventure pouvait se parer d'un cer-
tain charme équivoque.
Chozelle, séance tenante, biffa des
mots, ajouta des adjectifs rares, em-
brouilla quelques phrases trop claires
et envoya au copiste.
— Mon ami, dit-il, je suis satisfait
de ce premier travail. Vous continue-
rez dans ce sens, en tâchant qu'on
me reconnaisse bien dans le person-
nage principal. L'intrigue importe peu,
tout doit être dans le détail... Douze
mille lignes environ. L'éditeur attend.
Mais, pour demain, il me faudra un
article.
— Quel sujet?...
— Oh! mon Dieu! le théâtre. Vous
parlerez du ballet qu'on va donner aux
Folies-Perverses — mon ballet — et
vous glisserez quelques rosseries sur
Ninoche.
— Ninoche?...
— Elle m'a déplu à la soirée de
Pascal.
— C'est une bonne fille.
— Je n'aime pas les bonnes filles...
Vous direz qu'elle est grotesque en
scène, et, qu'à son âge, la retraite
s'impose... Enfin, vous avez le choix
des épithètes, pourvu qu'elles soient
très rosses.
André se- redressa.
— Non, quand même je penserais
ce que vous dites de Ninoche, je ne
le dirais pas.
— Pourquoi?
— Parce que je n'attaque pas les
femmes.
44
FOLIE D'OPIUM
Jacques fronça le nez et les sour-
cils.
— Vous en êtes là?... Une créature
qui se donne à tous!
André ne put réprimer une excla-
mation moqueuse, que Chozelle ne
comprit point ou ne voulut pas com-
prendre.
— Faites toujours l'article, dit-il,
j'ajouterai ce qu'il me plaira.
— C'est votre droit, puisque vous
signez. Pourtant, permettez-moi de
vous dire, cher Maître, qu'il serait pré-
férable d'exercer cette humeur batailj
leuse sur ceux qui peuvent se défen-
dre... Vous avez des ennemis, j'en con-
viens, mais vous en comptez moins
parmi les femmes que parmi les hom-
mes. Adressez-vous à ces derniers.
— Les hommes se battent quelque-
fo'is, avoua Jacques naïvement.
— Eh bien?...
— Je ne tiens pas à ce qu'on m'a-
bîme la peau! Et puis, en disant du
mal d'une femme, j'ai toutes les au-
tres pour moi... Elles sont si jalou-
ses!... Est-ce que vous êtes toujours
avec cette fille?... Fiamette Silly, je
crois?...
André tressaillit, reprit sèchement:
— Ma maîtresse n'est pas une fille,
et elle m'aime sincèrement.
— Soit, ne vous fâchez pas pour
si peu... Tenez, mon ami, mettez-vous
là et piochez cet article : La pantomime,
les séductions de mes œuvres, le
charme de Tigrane, danseuse-étoile,
qui crée la Chauve-Souris dans mon
ballet!... Vous y êtes?...
— Je ne connais pas Tigrane.
— Cela n'a pas d'importance: Tête
exsangue de noyée ou de prophétesse
ivre d'éther, mouvements souples de
couleuvre:
l'n seipeiU qui danse :ui bout d'un bâton.
Elle a tous les envoiitements et tous
les maléfices.
— Voilà donc une femme qui vous
plaît?
— Nullement, mais elle m'est utile...
Le public incompréhensif ne se conten-
terait pas aujourd'hui de mimes choi-
sis uniquement parmi les hommes...
Il faut bien, quand on ne peut faire
autrement, sacrifier au mauvais goût.
Tandis que l'élève travaillait docile-
ment, Jacques, dans sa molle bergère,
somnolait avec béatitude.
Les salamandres, sur les coussins,
semblaient des joyaux d'ambre et de
béryl, les couleuvres se blottissaient
en quelque trou. Depuis le matin, la
pluie frappait de ses mille petits doigts
simiesques les carreaux embués. Une
journée d'eau, plus triste que les jour-
nées de neige qui, au moins, revêtent
tout d'une ouate délicate, couchent les
êtres et les choses, comme des gem-
mes, dans des boîtes capitonnées de
velours blanc. Les toits, au moindre
rayon, se nacrent; les gouttières se
parent de pendeloques de cristal; les
branches secouent des houpettes em-
perlées. Par la pluie, au contraire, tout
se fane, se décompose, accuse la sé-
nilité des pierres et des arbres, et l'âme
aussi perd ses vêtements de rêve, de-
meure nue devant la réalité.
FOLIE noriuM
4=)
— Avez-vous écrit? demanda Jac-
ques au disciple qui, pâlissant dans le
jour verdâtre, se penchait nerveuse-
ment sur son papier.
— Oui, vous voyez.
— Des étoffes, des pierreries, des
fleurs!... Il faut que cela rutile, ser-
pente, se torde, éclate en fusée éblouis-
sante... J'aime à me rouler dans les
pierreries et les parfums! Je suis la
dernière manifestation de notre civi-
lisation délicieusement pourrie!... Ah!
les relents des bouges parisiens où
grouille le vice!
André tendit l'article qu'il avait bâ-
clé, selon la manière du Maître, facile
à saisir avec un peu de métier et de
souplesse, et Jacques Chozelle le par-
courut, d'un œil sévère.
— J'ai mis à vous satisfaire ma
verve la plus effarante, mon faisan-
dage cérébral le plus compliqué...
— Ce n'est pas mal.
Chozelle saisit la plume, ratura de-
ci, de-là, puis, entre deux douceurs à
Tigrane, insinua un peu du verjus qu'il
tenait en réserve pour le commun des
mortelles: « Quant à Ninoche, la cri-
tique s'est trop longtemps occupée de
ses chairs blettes... Cette vieille gue-
non, aussi tenace que dénuée de ta-
lent, rebute la vue et les autres sens...
N'y a-t-il pas pour ses pareilles des
cabanons au Jardin des Plantes?... »
Ce n'était pas drôle; mais Jacques
rit longuement de cette trouvaille dont
le disciple dut louanger la véhémente
saveur.
THEATRE A FEMMES
Le lendemain soir, dans sa loge des
Folies-Perverses, Ninoche confiait ses
peines à son amant.
— Tu as lu cette ordure?
— Non.
— Tiens!
Elle lui mettait la feuille sous le nez,
et d'un ongle rageur, soulignait le pas-
sage injurieux.
— Peuh! fit l'autre, cela n'a pas
d'importance.
— Tu trouves?
— On ne se fâche plus de ce qu'é-
crit Chozelle.
— Alors, tout lui est permis?... Eh
bien, je saurai me venger toute seule!
Ninoche, dans une danse serpen-
tine, se montrait, ce soir-là,' au Tout-
FOLIE jroi'iHM
Paris des premières. Debout devant
une glace que des jets électriques bai-
gnaient largement, elle se drapait dans
une immense étoffe floconneuse, la fai-
sait onduler sur des bâtonnets, cam-
brait les reins, se penchait, fantoma-
tique et souple. Ce n'était plus une
femme, mais une corolle gigantesque,
ondulant au moindre souffle, tour-
nant et retroussant ses pétales nacrés.
Puis, la fleur devenait papillon, avec
des ailes de pourpre éclairées par deux
yeux d'or, dans une poussière de dia-
mants.
L'habilleuse, empressée, fixait aux
épaules le voilé flottant, remontait le
maillot de soie, qui avait glissé sur
les cuisses, maîtrisait avec peine l'im-
patience fébrile de la danseuse.
Dans la loge, tendue de liberty
mauve, des corbeilles fleuries, aux an-
ses légères cravatées de rubans et de
dentelles, mettaient une agonisante ha-
leine.
Jules Laroche, l'amant du jour, dis-
paraissait sous une jonchée de vio-
lettes de Parme, saccagées par une
main vengeresse: cela sentait la pou-
dre, la femme et le sang des roses!
— Une belle salle, reprit Ninoche,
en passant légèrement un pinceau en-
duit de kohl sur ses paupières et ses
sourcils. Puis, avec une estompe, elle
noya son regard d'une amoureuse
langueur, insinua sur la cornée de
l'œil un peu d'une poudre mystérieuse
destinée à dilater la pupille, à lui com-
muniquer une flamme étrange. La
bouche saignait dans la face naturelle-
ment pâle; elle en corrigea le dessin
trop sec, arrondit la lèvre inférieure,
fleurit la supérieure en cœur de pour-
pre, et se toucha également les narines.
Le fard, dont elle se servait, répan-
dait un violent parfum de tubéreuse;
chacun de ses mouvements dégageait
des effluences plus vives.
— Et tu sais pourquoi Chozelle m'en
veut? demanda Ninoche qui poursui-
vait son idée.
— Non.
— Parce que j'ai déclaré, à la soi-
rée de Pascal, que tout était en toc
chez lui: l'esprit et le reste. Du chiqué
dont les femmes du monde même n'at-
tendent plus rien!
Jules Laroche haussa les épaules.
— Dans le métier que tu fais, on
ne devrait attaquer personne.
— Pourquoi donc?... Dans « le mé-
tier que je fais » on sait aussi se faire
respecter, tu le verras tout à l'heure.
Ninoche, les narines frémissantes,
cambrait son buste harmonieux, et,
d'un geste farouche, rejetait les bou-
cles courtes et épaisses de ses cheveux
qui lui donnaient un peu l'air d'une
sauvageonne.
— En scène pour le no 12! cria le
régisseur, tandis qu'une dizaine d'acro-
bates passaient en soufflant, les bras
et le visage inondés de sueur, les mus-
cles saillants sous le maillot rose. Ti-
grane, qui commençait la seconde par-
tie, traînait dans la poussière des cor-
ridors une longue douillette de
zibeline, et fredonnait d'une voix grêle.
— La Chauve-Souris! chuchota la
MODKM;! II. NK \(US MAMjr.MT ri.IS (JlK CETÏ1-: IILMII.IATIO.N (/".'C' '^■/)
FOLJE D'OFWM
V)
mime avec un geste de gavroche. Oust!
laissez-moi filer, on m'attraperait en-
core !
Dans la salle, on arrivait pour voir
le ballet de Chozelle, qu'on disait déli-
cieusement monté, avec un tas de pe-
tites femmes. Les loges resplendis-
saient, occupées par les étoiles de pre-
mière et de deuxième grandeur de la
galanterie. Ce n'étaient qu'ondoiements
de perles, ruissellements de joyaux, si
pressés qu'ils semblaient, de loin, em-
prisonner les bustes dans des carapaces
de tortues prestigieuses. Les chairs
offraient des tons lactés, les cheve-
lures, savamment calamistrées, tai-
saient aux faces fiévreuses des au-
réoles d'or, de jaïet ou de cuivre.
Comme il sied à des princesses de
joie, les rires sonnaient impertinents,
aigus ou rauques, selon l'âge ou la
fatigue, — les débuts ayant été sou-
vent pénibles et rebutants.
Et, ce qui frappait, tout d'abord, de-
vant l'étalage de peaux et d'oripeaux,
c'était la ressemblance qu'avaient ^n-
tre elles toutes ces poupées peintes
qui paraissaient sortir d'une grande fa-
brique de Nuremberg, — jouets pour
vieux enfants vaniteux et naïfs.
Toutes montraient leurs dents de
la même façon, dans une gaieté fé-
brile et factice, se faisaient onduler
chez le même artiste capillaire, por-
taient des corsets pareils qui leur oc-
casionnaient une petite douleur au
creux de l'estomac. « Le corset et l'a-
miour! Ah! ma chère! •>> Deux corvées
dont elles se seraient bien dispen-
sées!... Mais il faut vivre, n'est-ce
pas?...
Aux courses, aux premières des théâ-
tres à femmes, à Trouville, à Dieppe,
aux tables de baccara et de roulette,
se pressent les poupées fragiles, tin-
tinnabulantes et creuses, avec un louis
sonnant la chamade sous l'armature du
corsage.
L'homme exhibe sa maîtresse, com-
me il exhibe ses attelages et ses che-
vaux de course; il n'est point jaloux,
et, parfois même, se dispense d'un
hommage plus direct. Pour ce soin,
il y a le premier cocher, s'il est joli
garçon, le maître d'hôtel, les artistes
de passage, le lutteur ou le second
ténor. Il est convenu que l'amant qui
paye n'est jamais aimé; mais, le plus
souvent, il n'y tient pas.
Derrière les loges tristement bruyan-
tes des soupeuses en renom, passaient
les filles plus humbles, en quête d'une
étreinte rapide, d'une fantaisie fati-
gante, mais sans lendemain. Celles-ci,
les joues plissées, exsangues ou mar-
brées de rose, se paraient de robes
voyantes, souvent défraîchies, et leurs
cheveux, mal rattachés, révélaient de
fréquentes stations dans les garnis hos-
pitaliers des environs. Elles gardaient
un air ennuyé, indifférent, ne s'appro-
chaient que des hommes assis, sollici-
taient un punch ou une menthe à l'eau
qui leur tournait sur le cœur. Beau-
coup n'avaient point dîné et redou-
taient de ne pas souper. Sur le flot
des liquides absorbés, il leur restait
alors la ressource de mettre une vague
FOLIE DOriUM
charcuterie, tenue en réserve pour les
soirs de chômage.
Les jeunes gens s'amusaient à les
faire jaser, et, lorsqu'elles étaient deux,
les invitaient ensemble, friands de leur
intimité. C'étaient de gentils ménages
où tout était en commun, les bonnes
et les mauvaises aubaines, les baisers
et les coups.
Certaines affichaient des airs mas-
culins, portaient la cravate d'homme et
les cheveux courts sous un feutre fron-
deur. Leur amie, plus petite, mince et
alanguie, s'appuyait à leur bras, leur
parlait d'une voix caresseuse, se frô-
lait à leur jupe. Et cette bonne entente,
plus simulée que réelle, aguichait les
curiosités, éveillait les désirs des chas-
seurs de sensations rares.
Des matrones isolées, laborieuse-
ment rechampies, un ciment de cold-
cream, de blanc de céruse et de pou-
dre dans les rides de leur peau, ba-
lançaient des panaches d'autruche et
des croupes puissantes. On ]es voyait
sortir avec des béjaunes, échappés de
quelque collège, et désireux de con-
cilier leur appétit vorace avec l'exi-
guïté de leurs ressources.
Dans la première salle, où se vi-
daient les bocks et les querelles las-
cives, où circulait plus à l'aise le bé-
tail de volupté, un orchestre de dames
viennoises, ceinturées de bleu sur des
robes de mousselines blanches, sévis-
sait mélancoliquement.
Un peu en retard, arriva André Fla-
vien avec sa maîtresse. Nora la Comète
attendait ses amis dans une loge du
rez-de-chaussée, et, soit malice, soit
légèreté inconsciente, elle avait prié
Francis Lombard de l'accompagner,
sans le prévenir du voisinage dange-
reux qu'il aurait à subir.
Fiamette, avec ses yeux de fleur de
lin, ses cheveux tendrement cendrés,
fit sensation à son entrée dans la loge.
Son fin visage contrastait, par un
charme tout personnel, une idéale ex-
pression d'intelligence et de douceur,
avec les faces poupines ou bestiales
des filles en renom. Pas un défaut
ne contrariait la joie du regard dans
l'harmonie de ses épaules, de ses bras;
et de tout son corps charmant, blanc
et velouté comme une corolle de ma-
gnolia, s'exhalait le parfum de jeu-
nesse.
Francis Lombard, en apercevant
André, eut un tressaillement, se leva
pour sortir, mais Nora, impérieuse-
ment, le retint.
■ — Mon ami Francis Lombard, dit-
elle avec son sourire félin, avait, mon
cher André, le plus vif désir de vous
connaître. J'espère que, tous les trois,
vous voudrez bien me tenir compagnie?
— Ah ! murmura Fiamette, depuis
qu'il travaille pour Chozelle, André me
quitte à tout moment, et je crains bien
qu'il ne me soit pas plus fidèle que
les autres soirs.
— Chozelle? une mauvaise connais-
sance! fit Nora, mais André est trop
psychologue pour se laisser prendre
aux pipeaux de ce bel oiseleur!
FOLIE D'OL'IUM
sr
XI
LA DANSE LUMINEUSE
L'obscurité s'était faite dans la salle;
du haut du balcon trois yeux électri-
ques s'allumèrent fantastiquement. Le
rideau de velours s'écarta lentement,
et Ninoche surgit des ténèbres comme
un fantôme lumineux. De tous les
coins de la scène apparurent, en même
temps, d'autres Ninoches qui, reflé-
tées à l'infini par un jeu de' glaces,
donnèrent l'impression d'un ballet de
nonnes ressuscitées pour quelque
danse macabre. Vivement ou molle-
ment, la mime agitait, sous l'étoffe, les
longs bâtonnets, qui, par leurs mou-
vements vifs et précis, donnaient à la
femme mystérieuse l'apparence d'une
fleur au calice renversé, d'un para-
chute, d'un météore, d'un tourbillon
d'écume. A tous petits pas, elle se
déplaçait, vire-voltait, tandis que le
tissu léger s'enflait, se déployait en
spirales fumeuses, puis retombait com-
me une neige nonchalante ou une
flamme qui s'éteint. C'étaient, aussi,
des surprises pyrotechniques : des gi^
randoles d'argent, des roses tournan-
tes, des anneaux de Vulcain, des gloi-
res diamantées, des éventails pyriques,
des étoiles de Vénus, des éruptions
de fleurs, des miroirs de Diane, des
mosaïques rutilantes et des soleils à
rosaces d'or!
Des feux montaient comme des
chandelles romaines, des lys d'argent
éclataient en fusées légères, et, sur
les étoffes, ruisselaient des cascades
de pierreries... La femme disparais-
sait; ce n'était que dans une vision
fugitive que souriait sa bouche en cœur
de pourpre, que la briîlure de ses yeux
perçait le brasier électrique oii elle
évoluait.
Les spectateurs, cependant, restaient
figés, habitués à ce spectacle qui, de-
puis quelques années, tenait la scène.
Quand le rideau retomba en plis
lourds, on applaudit du bout des doigts
l'adresse de la danseuse et l'harmonie
de ses attitudes. Puis, des rires cou-
rurent, au souvenir de l'article du ma-
tin, de l'ironie terrible de ses épi-
thètes.
Ninoche reparut en scarabée d'éme-
raude avec des antennes d'or. Elle
52
FOLIE D'OPIUM
caressa une corolle imaginaire, s'en-
dormit dans la fleur, puis se mua en
papillon de pourpre, en libellule d'a-
cier, en phalène fantastique. Après
avoir battu des ailes sur les tentures
noires, elle parcourut la scène dans
l'ivresse d'une épouvante croissante et
disparut dans les frises.
Enfin, dernière métamorphose, elle
revint dans une tunique blanche, pieds
et poings liés, se livrer au bûcher. Ad-
mirablement simulé, l'incendie s'alluma
dans une fumée épaisse. Des langues
bleuâtres frôlèrent les genoux, les
flancs, la poitrine, la face de la mar-
tyre. Echevelées, les flammes couru-
rent sur ses épaules, lui firent une
auréole de gloire, et, en chimères, en
dragons courroucés, se dressèrent jus-
qu'au ciel. Ninoche, la face doulou-
reuse, se tordait sous les morsures, et
ses mouvements fébriles activaient la
fureur des monstres.
Des lambeaux de pourpre flottè-
rent encore, comme un immense man-
teau royal, semblèrent pleurer des lys
de sang. Puis, les dents avides de nou-
velles flammes vertes et bleues ache-
vèrent de déchirer le voile auguste.
La femme, de tout son corps crispé,
repoussait la mort, bondissait sur
place, et, la bouche ouverte comme
pour lancer une dernière clameur, elle
avait une expression de souffrance
tragique, presque surhumaine.
Une gerbe plus haute monta dans une
furie éblouissante, plana un moment,
enveloppa dans son tourbillon les chairs
de volupté, puis l'incendie diminua,
vaincu par sa puissance même. Comme
une loque déchiquetée le corps de la
mime s'affaissa et les ténèbres se firent.
XII
LA CHAUVE-SOURIS
Jacques Chozellc, qui s'était ins-
tallé dans une avant-scène avec De-
feuille et quelques fervents, se leva
à la chute du rideau et gagna les cou-
lisses.
Sur son passage, les femmes sou-
riaient avec des mines indulgentes,
tandis que, boudeur, il détournait les
yeux. Dans les corridors, une dizaine
de marcheuses l'entourèrent, et, com-
me il les repoussait assez brutalement,
lui firent cortège. Les petits rats aux
bras grêles, aux maillots rembour-
rés, offraient la nudité gracile de leur
torse dans un déshabillé savant. Leut
corsage, ouvert jusqu'à la ceinture, re-
— EST-CE QUE MES B \TSERS XE VALEXT PAS MIEUX QUE TOUTES LEURS SIMAGREtS f*
{Page 5)
FOLIE D' OPIUM
=>■)
montait juste assez pour emprisonner,
comme en des mains, les seins aux
bouts délicats. Les dos accusaient li-
brement leur sillon voluptueux, et la
mousse des aisselles embrumait l'or
des corselets, fendus comme des ély-
tres de coccinelles.
Vues de près, les formes parais-
saient vulgaires, dépourvues de cette
harmonie que leur donnent le prestige
de la rampe et le mouvement. Les
yeux, trop charbonnés, affadissaient
les perruques blondes, les pieds gon-
flés se tassaient péniblement dans les
chaussons clairs,
— Tigrane est prête? demanda Jac-
ques aux petites.
— Tu peux frapper, son vieux n'y
est pas.
— Et puis, quand même il y serait,
reprit une futée de quatorze ans, on
n'est pas jaloux de Monsieur!
— Le vieux de Tigrane et M. Cho-
zelle!... Oh! là! la! ce qu'elle doit
dormir tranquille dans sa grotte, la
Chauve-Souris!
— Monsieur n'a pas peur qu'on le
viole?... C'est dangereux d'errer dans
les coulisses!...
— Un baiser, mon beau blond?...
— Je vous ferai mettre à l'amende,
cria Jacques, qui avait à se défendre
contre vingt mains audacieuses et des
lèvres moqueusement tendues.
— Quoi! pour un bécot?
— Tu n'en mourras pas!...
Mais la porte de Tigrane s'ouvrit,
et la jeune femme, en riant, fit entrer
l'auteur, un peu chiffonné.
— Bigre! dit-il, tu as sorti tes gem-
mes!
— Oui, j'ai égayé ce costume si-
nistre.
Tigrane était charmante dans son
maillot gris et son corselet de velours
sombre. De longues ailes de gaze
arachnéenne s'attachaient à ses poi-
gnets et à ses chevilles par des fibules
d'aigues-marines, de sorte que, lors-
qu'elle écartait les bras, et glissait mol-
lement, elle avait l'air de voler sur
de mystérieuses corolles.
Langoureuse, elle se pencha, voulut
aussi l'embrasser, soit gaminerie, soit
curiosité; mais il lui tourna le dos pour
examiner une peinture de Pascal, nou-
vellement accrochée sous des flots de
soies japonaises.
— Tiens, ton costume de ce soir...
et tu prends des mouches d'or!
— Un portrait symboHque... Moi,
vois-tu, je veux bien attraper les mou-
ches, mais il faut qu'elles soien!: en or.
— Tu as raison, et si j'étais femme,
je ferais de même.
— Femme? ne l'es-tu pas un peu?
Jacques, d'un geste conquérant, se
passa la main dans les cheveux.
— A propos, reprit Tigrane, mé-
fie-toi de Ninoche; elle n'a pas digéré
ton article de ce matin.
— Est-ce que son amant est avec
elle?...
— Quand je suis arrivée, ils étaient
ensemble.
— Ah ! fit Jacques, rêveur.
Et il sortit au bout d'un moment
pour aller chercher André Flavien.
56
FOLIE D'OPIUM
XIII
LA VENGEANCE
André, dans la loge de Nora, écou-
tait d'.une oreille indifférente les sail-
lies de la danseuse. Il déplorait de
plus en plus l'article du matin et la
méchanceté de Chozelle.
Ninoche n'avait point créé la danse
lumineuse, mais elle s'y montrait no-
vatrice à sa manière par une grande
intelligence des attitudes. Aux Folies-
Perverses, 011 ne s'exhibaient guère
que des femmes galantes ivres de ré-
clame, elle apportait un réel sentiment
d'art, une rare conscience des moyens
et des effets.
Un écrivain, quel qu'il soit, ne doit
jamais occuper le lecteur de ses griefs
personnels. Ses jugements ne sont va-
lables que s'ils sont dépouillés de tout
parti pris. Or, Chozelle punissait la
pauvrette de quelques paroles impru-
dentes, la châtiait vilainement d'une
innocente raillerie, alors qu'il filait
doux devant les attaques directes de
ses confrères. Mais Ninoche était dé-
sarmée, — car l'amant d'une femme
de théâtre prend rarement sa défense,
— et Chozelle, silr de l'impunité, avait
beau jeu.
André se faisait ces réflexions et
d'autres encore qui lui montraient le
« Maître » sous un jour fort défavo-
rable. Jamais ce dernier n'avait pro-
fité de sa notoriété pour lancer un
talent remarquable. Ses louanges al-
laient à des pitres vite essoufflés, à
des faiseurs de tours, qui, n'ayant que
quelques numéros sans intérêt dans
leur sac, ne pouvaient pas même béné-
ficier de sa condescendance.
D'ailleurs, Jacques vendait cher ses
adjectifs, et il fallait montrer patte
blanche et billets soyeux pour en dé-
crocher quelques-uns.
« Il y a dans la rosserie et le men-
songe une jouissance toute particu-
lière, avait-il dit au disciple. Je tiens
rarement mes promesses et jamais mes
serments, car je trouve à l'indignation
des honnêtes imbéciles un ragoiît de
haute saveur que je préfère à la re-
connaissance. »
Fiamette, deux fois déjà, avait senti
FOLIE U or IV M
^1
sur son épaule la caresse frôleuse de
Francis Lombard; Nora, avec son ap-
parente légèreté, causait de tout et
de rien, et sa fantaisie effleurait vingt
sujets, preste comme un oiseau qui
vole de branche en branche. Pour-
tant, ses paupières étaient plus meur-
tries que d'habitude, et ses longues
mains fines, couvertes de bagues, se
posaient parfois, brûlantes, sur celles
de son amie.
— Chozelle vous tait signe, dit-elle
à André qui n'avait pas desserré les
lèvres.
— Je t'en prie, reste avec nous, im-
plora Fiamette.
Mais André, déjà, quittait la loge et
se perdait dans le flot des cigales d'a-
mour qui ondulait d'un couloir à l'au-
tre, menaçant de tout submerger.
— Tu es jalouse? demanda Nora,
en riant, à la jeune femme.
— Oui, je suis jalouse, et je ne veux
pas qu'on me prenne mon bien,
— Oh! on te le rendra sans grand
dommage... Que dites-vous, mon cher,
de cet amour à toute épreuve?...
— Je dis que je donnerais beaucoup
pour être aimé ainsi! murmura Fran-
cis Lombard, avec un soupir. Que faut-
il faire pour mériter un pareil bon-
heur?...
. — Rien, dit Fiamette sèchement. Je
ne suis ni à prendre ni à vendre.
La toile se releva pour la première
partie du ballet, et Chozelle, accom-
pagné d'André Flavien, rentra dans sa
loge.
Tigrane, la Chauve-Souris, blottie
dans un coin de la scène, régnait sur
sa cour de mouches bourdonnantes. Et
c'était un enchantement des yeux que
la farandole dés insectes d'or, aux lon-
gues ailes diaprées. Les libellules cam-
braient des corselets de saphirs à re-
flets lunaires, sur des maillots noirs;
les coccinelles, sous leurs élytres,
avaient des camails caboches de co-
rail; les abeilles pelucheuses, les guê-
pes rayées d'orange, les scarabées aux
carapaces de béryls et de péridots, dé-
filaient dans un bruissement de perles
et d'ailes métalUques. La Chauve-Sou-
ris somnolait, heureuse, attendant la
nuit pour capturer les insectes impru-
dents. Elle dormait, cruelle et lascive,
rêvant de meurtres et de baisers. Elle
dormait, pareille à l'orchidée morbide,
à la fleur succube, la courtisane éter-
nelle dont meurent les êtres et les plan-
tes.
Chozelle, dans ce luxueux ballet, au-
rait pu mettre un peu de symbolisme
et de psychologie, avec la glorifica-
tion de la femme cruelle et perverse,
créée par Dieu pour le châtiment des
crimes d'amour. Une poésie délicate,
une pensée artiste auraient pu sou-
tenir ce sujet trop souvent défloré.
Mais Chozelle n'avait pas de visées si
hautes. Attiré toujours par la laideur
bizarre, il avait mis une chauve-souris
à la scène, et un chat-huant apparais-
sait pour vaincre l'enchanteresse. A
son tour la pauvrette s'amendait, sup-
pliait, vaincue par le charme de l'oi-
seau de proie. Il y avait, au clair de
la lune, des chevauchées de lamies et
FOLIE D'OPIUM
d'empuses, des combats de gnomes
hideux, puis, une bonne fée apparais-
sait, et, comme dans tous les contes
pour les petits enfants, rendait aux
amoureux leur forme primitive.
Le prince épousait la princesse.
Telle était cette œuvre banale qu'un
directeur de théâtre s'était empressé'
de monter; car, dès qu'un poète mon-
tre un réel mérite, dès qu'un auteur
sort des sentiers battus par quelque
manifestation vraiment littéraire, il
épouvante le commerçant routinier, l'é-
picier déloyal qui ne veut servir à ses
clients que l'habituelle cassonade et
les conserves avariées des vieux fai-
seurs. Chozelle se délectait aux éruc-
tations flatteuses de ses fervents, se
trouvait une prestigieuse originalité,
parce qu'il avait osé mettre à la scène
une chauve-souris et un chat-huant!
Deux personnages venaient d'entrer
dans la loge, blêmes d'une admiration
qu'ils exprimaient en petites phrases
hachées, comme par un hoquet d'ex-
tase: « Vraiment, c'est une trouvaille!»
« Tigrane a saisi tout le charme en-
voûteur de l'écrivain! » « Quelle habi-
leté de touche! » « Admirable! Sug-
gestif! Enveloppant! Effarant! »
André examina le couple qui, par
un je ne sais quoi d'inusité, retenait
l'attention. L'homme grand, un peu
bouffi, les chairs molles et la peau
blafarde, pouvait passer pour un assez
joli garçon; la femme, grande aussi,
osseuse, verdâtre et les traits tirés,
avait des yeux trop brillants, un air
de fièvre et une grande bouche tirée
par des tics nerveux. Ses cheveux, très
abondants, étaient arrangés avec art.
Sa taille mince donnait à son buste
plat aux larges épaules une certaine
élégance androgyne. Sa toilette blan-
che, voilée de guipures, était d'un goût
parfait. André s'étonna de l'entendre
parler d'une voix rauque, comme dé-
chirée, par moments, de notes plus
aiguës.
L'orchestre faisant rage pour le pas
des lamies et des empuses, Jacques
se pencha à l'oreille d'André et lui
glissa:
— Ce sont deux hommes!
— Pas possible!
— On ne le dirait jamais, n'est-ce
pas?... Depuis trois ans, ils ne se quit-
tent pas, et la poHce ferme les yeux.
D'ailleurs, le secret est bien gardé.
André écœuré avait envie de fuir,
mais il sut vaincre sa répugnance, étu-
dia le couple qui s'offrait si ingénu-
ment à son observation.
Après le premier tableau, un inci-
dent singulier vint bouleverser la salle.
Ninoche, bousculant les ouvreuses,
entra dans la loge, et, avant qu'on
ait pu l'en empêcher, se jeta sur le
« Maître » et lui enfonça son chapeau
jusqu'au menton; puis tapant sur le
huit-reflets ainsi que sur un tambour
de basque:
— Voilà pour l'article... Et recom-
mence, si tu veux!
Ce fut une fusée de rires, un feu
d'artifice de quolibets, de sifflets, d'ap-
plaudissements, de trépignements fré-
nétiques.
FOLIE D'OPIUM
^9
Jacques, muet d'abord de surprise
et de saisissement, s'était dressé, tâ-
chant de dégager son visage. Il y par-
vint, après des efforts bizarres qui mi-
rent le comble à la joie du public.
Ses lèvres tremblaient, ses yeux s'em-
buaient de terreur. Les fervents avaient
déserté la loge, redoutant le ridicule,
et André retenait à grand'peine le
rire qui hoquetait sur ses lèvres.
— Cette fille! cette fille!... mur-
mura Chozelle, qui put enfin parler.
Puis il prit la main du jeune homme:
— Vous êtes un ami, André?... Je
puis compter sur vous, n'est-ce pas?...
André, d'une voix entrecoupée, af-
firma qu'il était tout dévoué au Maître.
— Faire un second article, il n'y
faut pas songer... Cette furie recom-
mencerait... Mais elle a un amant...
— Eh bien?...
— Il faut demander à cet homme
raison de l'offense. Le scandale a été
trop grand.
— Vous voulez que j'aille provo-
quer pour vous l'amant de Ninoche?...
— Oui...
— Et vous irez sur le terrain?...
Mais Jacques eut un doux sou-
rire.
— Du tout, mon ami, c'est vous qui
vous battrez.
XIV
CE QUI ARRANGE TOUT
André, trouvant l'idée drôle, ne ré-
pliqua pas.
Jacques lui caressa doucement les
doigts, et reprit:
— Vous êtes mon élève, l'élu de
mon cœur, n'est-il point naturel que
vous preniez ma défense?... Allez, et
sachez vous battre en beauté.
Ninoche, dans sa loge, avait une
crise de nerfs, et deux coccinelles, au
corselet de corail rose, lui tampon-
naient le visage avec des serviettes
imbibées d'essences. I^ans leur hâte,
les petites avaient renversé la cuvette
emplie d'eau savonneuse, et patau-
geaient dans une mare.
André, évitant les débris de porce-
laine, s'informa de l'amant de la dan-
seuse. Mais Jules Desroches avait fui.
En revenant sur ses pas, le jeune hom-
6o
FOLIE D'OPIUM
me rencontra le couple androgyne qui,
fort entouré par des amis de Chozelle,
commentait l'incident.
On l'arrêta; on lui demanda, avec
un intérêt feint, de nouveaux détails.
Qu'avait dit le Maître après la fâ-
cheuse aventure?... Certes, c'était re-
grettable; pourtant, l'article était bien
méchant, et l'on blâmait Jacques de
se mettre dans d'aussi ridicules pos-
tures...
André répliqua qu'il avait l'inten-
tion de se battre pour venger l'ot-
fense.
Mais on le suppha de n'en rien faire.
Il n'y avait pas d'offense; les excen-
tricités d'une Ninoche ne sauraient
compter, un duel donnerait un nouveau
retentissement à cette histoire...
— Non, dit Defeuille, je ferai pas-
ser quelques échos dans les journaux
mondains, et l'on apprendra tout sim-
plement que cette fille était ivre. Qu'en
pensez-vous?...
On approuva cette idée ingénieuse,
et André fort écœuré s'éloigna.
Francis Lombard, dans la loge de
Nora, s'était rapproché de Fiamette,
tandis que la danseuse, nonchalam-
ment appuyée au dossier de sa chaise,
les yeux mi-clos, la pensée absente,
s'abandonnait au mystérieux mal qui
chaque jour l'affaiblissait davantage.
— Votre amant ne vous aime guère,
murmura Francis, en effleurant de ses
lèvres les cheveux blonds de Fiamette...
Je sais bien, moi, que je ne vous quit-
terais pas!
— André me quitte parce qu'il ne
peut faire autrement: il est le secré-
taire de Chozelle,
— Vraiment, vous en êtes là!... Vo-
tre ami ne peut-il donc travailler sans
le secours des autres?... Je lui croyais
du talent...
Fiamette rougit et répliqua avec feu:
— André a mieux que du talent, on
le saura bientôt, je l'espère. Mais vous
n'ignorez pas combien il est difficile
à présent de se faire une situation
dans les lettres?... Je vous citerai des
noms d'écrivains pleins de mérite qui
travaillent pour les autres, parce que,
dans les bons journaux, on refuse sys-
tématiquement leurs œuvres. Ils n'ont
pas eu de chance, n'ont pas su se
faufiler dans les rédactions, sont trop
indépendants pour faire partie d'une
coterie, trop fiers pour se grouper au-
tour d'une personnalité excentrique.
Mais, comme il faut vivre, il leur reste
la ressource, après avoir échoué par-
tout, de vendre leur travail à un ro-
mancier connu, qui le signera, et fera
payer très cher cette même prose que
l'on repoussa dédaigneusement.
— Et ces écrivains en vogue ac-
ceptent de signer le travail des autres?
— Cela se fait couramment...
— Dans le grand commerce, si nous
sommes moins glorieux, nous som-
mes plus honnêtes.
— Vous êtes peut-être plus défen-
dus...
— Alors, votre amant?
— Que voulez-vous, il a pris ce qui
s'offrait: une place de secrétaire.
— Et vous assistez à l'enfantement
_ au! MAITRE, COMME VOUS AVEZ ÉTÉ INSPIRÉ! {I\^ge 1 2)
FOLIE D'OVIUM
61
de CCS œuvres de haut goût!... Comme
cela doit être ennuyeux, ma pauvre
Fiamette! On vous lit, sans doute, ces
élucubrations malsaines, et vous êtes
appelée à lancer de délicats coups d'en-
censoirs entre deux bâillements étouf-
fés?...
— Oh! dit-elle en riant, André ne
se donne pas beaucoup de mal. Il a
tout de suite attrapé le genre faisandé
du Maître, et il écrit au courant de
la plume, prétendant qu'il y aura tou-
jours assez de vers blancs au bout
de l'hameçon pour prendre les snobs...
— Fiamette, dit le jeune homme,
vous êtes une charge pour votre amant,
et vous seriez plus heureux, l'un et
l'autre, en reprenant votre liberté. Je
suis riche... si vous vouliez...
— Non, fit-elle doucement, n'insis-
tez pas.
— Dis-lui donc, Nora, qu'elle fait
une bêtise!...
Nora se redressa sur sa chaise, passa
la main sur son front moite, et mur-
mura :
— Comme elle serait riche d'argent
si elle était moins riche d'amour!
— Pas aimable pour moi! fit Fran-
cis en riant.
— Bah! on s'aime si bien quand on
ne s'aime pas!
— C'est peut-être vrai.
— Moi, je n'ai jamais voulu avoir
de chiens ni de grandes passions... ça
finit toujours mal!
Pascal, qui échangeait des escar-
mouches avec une débutante, empana-
chée comme un corbillard de riches.
s'arrêta devant la loge et tendit la
main aux deux femmes.
— Et André?...
— Il est avec Chozelle...
— Ah! vous savez l'histoire?...
— Quelle histoire?... demanda Fia-
mette qui n'avait pas ajouté grande
importance au tumulte de la salle,
croyant à une discussion de filles.
— Ninoche a eu « des raisons » avec
Jacques.. .
— Ah! vraiment? Dites vite!
— André vous racontera la scène;
moi, je voudrais vous parler d'une idée
qui m'est venue, tout à l'heure, en
vous voyant si johe sur ce fond d'or
et de pourpre.
— Parlez.
— Voulez-vous poser pour ma Sa-
lomé?... Une Salomé blonde dont je
rêve depuis longtemps... J'espère que
votre ami ne s'y opposera pas!
— Oh! il sait bien qu'il n'a rien à
craindre de vous.
— D'ailleurs, vous serez si couverte
de gemmes et de fleurs qu'on ne verra
que des petits coins de votre peau...
C'est dit?...
— J'en parlerai à André et, s'il ac-
cepte, j'en serai bien heureuse...
— A demain, Fiamette, car il faut
profiter de l'inspiration qui flirte, joue
et se dérobe comme une vraie fem-
me!... Quand on la tient par un pan
de sa tunique, il ne faut pas lui per-
mettre de s'enfuir.
Il mit un baiser sur les doigts de
la mignonne, et reprit sa- poursuite
galante dans les couloirs.
64
FOLIE D'OPIUM
— Tu seras adorable, dit Nora.
— Modèle! soupira Francis, il ne
vous manquait plus que cette humi-
liation! Alors, vous allez poser de-
vant ce monsieur?,..
— Bien des grandes dames seraient
flattées de pouvoir en faire autant...
— Ce n'est pas une raison!
Francis Lombard s'était levé.
— Il y a une chose certaine, dit-
il ironiquement, c'est que vous n'irez
pas demain à l'atelier de Pascal.
— Pourquoi?...
— Vous n'avez donc pas entendu ce
qui se disait dans la loge à côté?...
— Non.
— Votre ami se bat.
— Il se bat!...
— Oui, n'est-il pas l'homme de l'as-
sociation?...
Et Francis ajouta d'un ton mépri-
sant:
— Il est de son devoir de défendre
Jacques.
— Comment pouvez-vous penser?
— Je ne pense rien. Il est certaines
personnalités qu'on ne fréquente pas
impunément... Sans doute^ votre ami,
que j'estime malgré tout, n'a-t-il point
pesé toutes les conséquences de cette
intimité. Il ne passe point pour le se-
crétaire de Jacques, mais pour son...
— Taisez-vous!
André Flavien retrouva Fiamette qui
pleurait sur l'épaule de Nora.
— Tu vas te battre?... demanda-t-
elle.
— Qui t'a dit?
— C'est le secret de Polichinelle.
Il haussa les épaules.
— Mais non, ce serait trop ridi-
cule...
Un sourire illumina les traits de la
petite amante.
— Bien vrai?... Tu me jures de ne
pas faire cette folie?...
— Oh! de grand cœur!
Ils sortirent tous les trois, tandis
que le rideau s'écartait pour le der-
nier tableau: la ronde finale des lé-
mures, des stryges et des lamies autour
de la chauve-souris.
Dans la salle, on commentait l'inci-
dent, et des rires fusaient de tous cô-
tés. Chozelle et Ninoche étaient les
héros de la nuit, — de la brève nuit
parisienne qui passe sur les tristesses
et les misères, comme une phalène
aux ailes pourpres sur un champ de
mort!
^^O
FOLIE I/orJUM
XV
LES GRISERIES SAINTES
La peine de Fiamette n'était plus
de celles qui agissent et se débattent.
Elle était lasse de lutter, lasse d'es-
pérer des choses irréalisables. Aussi
n'interrogeait-elle plus son amant sur
ses actes, ni sur ses projets, se conten-
tant de ses menues confidences. Il ne
se battait pas, c'était l'essentiel; peu lui
importait de savoir de quelle façon les
choses s'étaient passées, et pourquoi,
Ninoche ayant injurié Chozelle, c'était
André qui demandait réparation de
l'offense.
Mis en gaieté par les cocasseries de
l'aventure, le jeune homme raconta les
faits à sa maîtresse et décrivit plai-
samment le ménage androgyne que
l'entrée de Ninoche avait mis en fuite.
— Un homme habillé en femme!
Est-ce possible?...
— Dame...
Câline, elle le prit dans ses bras.
— Est-ce que mes baisers ne valent
pas. mieux que toutes leurs sima-
grées?...
— Miette chérie!
— N'aimes-tu point mon étreinte et
la douceur de ma bouche?...
— Si.
— Il n'y a pas un petit coin de mon
corps que tu ne connaisses...
— Chaque repli charmant a été le
nid d'un baiser, et ces baisers t'ont
fait rire ou crier de joie... Et il y aura
d'autres baisers encore, des baisers
rares et précieux, des baisers légers
et soyeux comme des pétales de lys;
il y en aura tant que si notre bonne
fée avait le pouvoir d'en faire des pier-
reries, ils te couvriraient d'un réseau
fulgurant...
— Et j'emprunterais sur eux, dit-elle
en riant... Serions-nous riches!
Il s'était agenouillé fervemment,
comme un brahmane devant la pierre
triangulaire que les pénitents portent
à leurs lèvres, et, les yeux clos, elle
s'abandonnait...
— André, dit-elle, après un long si-
lence, il ne faut plus voir ce vilain
homme... Pascal m'a demandé de poser
pour une Salomé qu'il destine au pro-
chain Salon.
— Une Salomé blonde?
— Oui, et cela nous ch'angera des
yeux de nuit et des teints de clair de
C,(>
FOLIE no nu M
lune... J'aurai le torse nu, maillé de
turquoises et de perles. Tu permets?...
— Je ne crains rien de Pascal...
— J'aurai aussi des bagues à tous
les doigts, des anneaux pesants, des
colliers et des fibules de taille... Je
scintillerai comme un astre dans les
ténèbres avec ma peau lactée et l'or
de mes cheveux!
— Tu seras divinement jolie...
— Et je gagnerai des sommes fol-
les!... Car, tu sais, je ne pose pas pour
tout le monde.
— Eh bien, tu t'achèteras des robes.
Mais elle songeait aux mauvais
jours, et trouva un délicieux men-
songe.
— Autre chose, encore... Pascal, qui
te veut du bien, a placé tes chroni-
ques dans une grande revue... Il ne
sait encore quand elles paraîtront, mais
on l'a payé tout de suite.
André, avec l'insouciance des poètes,
ne demanda pas d'autre explication.
— Ah! Miette! Miette!... Tu es ma
petite Providence!
— Aime-moi, alors, aime-moi bien!
Et l'adorable duo recommença, selon
les vœux de la nature qui a bien fait
ce qu'elle a fait, et n'a permis la ré-
volte des hommes que pour mieux
établir, par le contraste, la beauté de
ses enseignements.
Fiamette avait rempli la chambre de
violettes, et toute la campagne endeuil-
lée semblait renaître avec ses verdures,
ses eaux et ses forêts dans le jaune
d'or d'une branche de mimosas. La
jeune femme se rappelait une joie pa-
reille lorsque, petite fille, elle s'était
réveillée à l'orée d'un bois, chez un
de ses parents qui était garde dans les
environs de Paris. Elle avait eu la
même impression de félicité et de quié-
tude, et cette impression, alors, ne lui
avait pas semblé nouvelle, comme si
elle eiît subi l'influence de souvenirs
lointains, antérieurs à sa naissance:
des souvenirs qu'un rien avait suffi
à ressusciter et qui chantaient mysté-
rieusement dans son âme.
Emus, les amants regardaient la pe-
tite branche ensoleillée où tremblaient
des cabochons jaunes. Ils croyaient
sentir des odeurs de renouveau et de
pommiers fleuris derrière cette grappe
lumineuse qui faisait comme un écran
d'or à leurs baisers. Ils écoutaient
chanter l'amour en eux et autour
d'eux; il leur semblait que l'afflux de
la vie des plantes envahissait leurs
veines comme une coulée de miel. Oh!
les noires heures de solitude! Ohî les
nuits de doute et de joies funèbres
dans les cabarets à la mode et les
salles enfumées des théâtres à fem-
mes!... L'âme de Fiamette, jadis, n'é-
tait certainement pas la même qu en
cette heure exquise. C'était une morte
couchée sous le suaire des frimas et
des neiges, dans la désolation de tout!
Maintenant elle renaissait, n'ayant
gardé de ce long sommeil qu'une fragi-
lité passionnée et souffrante.
— Fiamette, je ne te quitterai plus.
Elle secoua la tête.
— Si je pouvais te croire!... Mais
tu n'es qu'un poète, une flamme qui
ELLE INTERROGEAIT EN VAIN, CHERCHANT A COMPRENDRE SA DISGRACE [Page S^)
FOLIE D'OFIUM
6q
s'clance, palpite, se courbe, resplendit
ou s'éteint au gré du vent.
— Peut-être...
— D'ailleurs, ne pensons pas... Au-
jourd'hui, je suis heureuse.
— Moi, j'ai peur! Pourquoi la Des-
tinée s'acharne-t-elle contre les plus
doux et les meilleurs? Il faut accepter
l'hostilité évidente des êtres et des
choses... Jadis, repHé sur moi-même,
j'ai essayé de pénétrer ce mystère de
haine; je me suis demandé de quelle
faute, de quel crime je m'étais rendu
coupable.
— A quoi bon?...
— Oui, à quoi bon?... La réflexion
exaspère le sentiment de justice que
nous avons en nous... La réflexion est
mauvaise, car elle nous enlève l'impas-
sibilité de la brute et l'inconscience
des conquérants.
Fiamette baisa doucement les pau-
pières de son ami, et mit sa joue contre
la sienne avec une tendresse mater-
nelle.
— Ton enfance a été triste?
— Aussi loin que je reporte mes
souvenirs, je ne vois autour de moi
que dédain et indifférence. Mais j'étais
soutenu par l'éternelle Chimère qui
me mettait au-dessus des calculs, des
discussions d'intérêt et des bassesses
de ceux qui m'entouraient. Je cares-
sais l'enchanteresse aux yeux glauques
pour oublier, espérer ce je ne sais
quoi qui n'arrive jamais, mais qui,
tout de même, vous soutient jusqu'à
la culbute finale...
— Maintenant, nous espérerons à
deux, et nous serons heureux, puis-
que rien n'existe que par l'imagi-
nation.
— Oui, la chose la plus ardemment
souhaitée n'est qu'un canevas fragile
que chacun brode de la flore de ses
désirs; toute la joie es^ dans cette
action de broder avec l'aiguille d'or
de l'esprit et la soie pourpre du cœur.
Qu'importe si, dans la trame éblouis-
sante, l'homme a laissé des parcelles
de son énergie, et si chaque rose d'é-
lection lui a coûté une goutte du plus
pur de son sang!... Le canevas, fiàt-il
fait des fibres mêmes de sa chair, et
les écheveaux soyeux de ses artères
vives, ce serait encore une félicité
pour lui d'y broder le mensonge cha-
toyant et pervers du Rêve!
FOLIE D'OPIUM
XVI
UNE PRINCESSE DE SONGE
Fiamette pose dans la chaleur du
calorifère.
Elle a noirci ses paupières, et ses
yeux ont une lueur inquiétante, sont
du vert des feuilles de nymphéas sous
l'eau trouble des étangs. Sur sa peau
lumineuse tombe le manteau ardent
de ses cheveux: un coucher de soleil
sur un lever de lune!
André, qui procède à la toilette de
sa maîtresse, l'a gainée de sardoines
et de chrysobéryls, avec une fibule de
turquoises à l'endroit de son désir. Il
a serré un tissu arachnéen autour de
ses flancs et de ses genoux, a bagué
ses pieds nus de chatons glauques.
Elle sourit, heureuse de sentir, sur elle,
la main qui la caresse et le regard qui
l'admire.
— Levez le bras, dit Pascal... Non,
pas ainsi.
Et il monte sur l'estrade, lui indique
le mouvement qu'il souhaite.
— Vous venez de danser, Fiamette,
et tout votre corps se tord voluptueuse-
ment, s'offre, semble s'abandonner...
Vous exprimez l'amour, la cruauté per-
verse, la joie du triomphe...
La jeune femme se prête docilement
aux exigences de l'artiste.
— C'est merveilleux, dit-il... Il est
défendu d'être aussi belle!
André, contre un chevalet, a grif-
fonné quelque chose.
— Poète, lis-nous tes vers, demande
Pascal, cela m'inspirera. Donne-moi la
couleur de ton rêve et l'âme de ta
tendresse.
André, de sa voix sonore, lance les
rimes scintillantes qui semblent se
fixer en cabochons de lucioles sur le
corps gemmé de sa maîtresse.
Princesse maléfique à l'étrange beauté,
Le maître qui te fit, à la fois blonde et brune,
Te jeta des baisers de soleil et de lune ;
Tu semblés, tour à tour, la nuit et la clarté.
Lon cherche le regret de ta divinité
Dans ton sombre regard que la vie importune.
Dans tes lèvres d'orgueil, d'amour et de rancune
Qui disent ta puissui.ce et ta fragilité !
Symbole de désir, de volupté cruelle,
Femme, stryge, bacchante, enjôleuse éternelle !
Quelle est donc cette fleur, triste parmi les fleurs,
FOLIE ir OPIUM
7^
Dont tu veux respirer l'âme déjà lointaine,
Cette fleur angoissante où ruissellent des pleurs?...
Vicrtrc ce Ivs de sans- est une tcte humaine !
— Après cela, je puis laisser mes
pinceaux, s'écria Pascal. Ta Salomc
est plus vivante que la mienne!
Fiamette, descendue de l'estrade,
avait pris une cigarette, dans une coupe
de jade couverte de divinités hindoues,
et sa tête blonde s'ennuageait de
blonde fumée.
— André m'a fait une promesse, dit-
elle, mais je crains bien qu'il ne puisse
la tenir.
— Il vous a promis de ne pas re-
voir Jacques? dit l'artiste en souriant.
— Oui. Comment savez-vous?...
— Oh ! ce n'est pas difficile à de-
viner; c'est la seule chose qui vous
tienne au cœur.
— N'ai-je pas raison?...
— Vous avez tellement raison que
vous en avez tort. N'oubliez pas, mi-
gnonne, qu'il ne faut pas trop affirmer
sa supériorité, et que le sens le plus
rare chez l'homme est le sens com-
mun... André retournera chez Chozelle,
parce que c'est inepte.
— Non, fit le jeune homme.
— Pardon, mon petit, tu y retourne-
ras malgré toi, sans plaisir, avec dé-
goijt, même, mais c'est fatal.
Fiamette, toute pâle, se plaça devant
son amant.
— Je te jure que si tu revois Jac-
ques, tu ne me trouveras plus au re-
tour.
Elle tremblait tellement que ses bra-
celets cliquetaient sur ses bras.
— Folle! dit-il.
Et il lui mit sur les lèvres un baiser
sincère, très doux.
Dans l'atelier de Pascal, ils pas-
sèrent des heures exquises, oublieux
de tout ce qui les avait séparés.
Au dehors, une pluie hostile, agres-
sive, épinglait les âmes de mélancoHe,
noyait les désirs et les volontés, com-
muniquait aux êtres ses mauvaises in-
tentions. Et les mailles liquides se croi-
saient, s'embrouillaient, traînaient des
perles sonores sur les parapluies, s'é-
chappaient en cascades, semblant em-
prisonner les piétons dans des guérites
de verre filé.
Il faisait bon dans la chaleur de la
grande pièce, si hospitalière avec ses
larges divans et ses tapis aux nuan-
ces rares, disposés comme des cor-
beilles fleuries sous les pieds des visi-
teurs.
Et Salomé s'animait sur la toile, de-
venait inquiétante de tentation et de per-
versité dans sa gaine hiératique, gem-
mée de sardoines et de chrysobéryls,
que perçait la pointe rose de ses seins.
Les pierreries, sur sa chair nue, sem-
blaient vivre et se mouvoir comme de
prestigieux scarabées, des reptiles de
flammes. Elle était debout, palpitante,
avec sa ceinture basse égrenée de per-
les, et elle tendait les bras, la tête
un peu renversée dans une pose de
défi et de luxure.
— Je crois que je tiens un succès,
répétait Pascal qui était peut-être le
plus heureux des trois.
Au milieu de cette quiétude, ils eu-
/-
FOLIE D'OPIUM
rent la visite de Tigrane, qui venait
souvent prendre l'air de l'atelier et
chercher des conseils pour ses cos-
tumes.
La mime serra la main d'André.
— C'est vous qui assistiez Jacques
le jour de... l'incident?... Il a été tout
de même trop rosse.
— Ah! oui, la petite note du len-
demain: « Une femme ivre, dans les
couloirs des Fantaisies-Perverses, s'est
permis d'insulter un de nos confrères
les plus sympathiques, et ce n'est qu'à
grand'peine qu'on a pu maîtriser cette
furie! »
— Ninoche en a pleuré de rage pen-
dant trois jours!
— Que pouvait faire la pauvre en
l'occurrence?... Ils étaient trop!
Tigrane, serpentine et enjôleuse dans
ses fourrures de femme à la mode,
admirait l'œuvre du peintre.
— Ah! Maître, comme vous avez
été inspiré de choisir Fiamette pour
votre Salomé!... Un sujet que vous avez
su rajeunir et qui sera la gloire du
prochain Salon!
Mais la mime n'était point venue
seulement pour encenser l'artiste et
le modèle. Sa visite avait un autre but.
Tandis que Fiamette reprenait sa pose
sur l'estrade, et que Pascal s'absor-
bait dans la fusion de ses teintes pres-
tigieuses, elle se rapprocha d'André.
— Oh! le joli triptyque! dit-elle.
C'est, au moins, de l'école véni-
tienne?... Renseignez-moi, je suis fort
ignorante.
Ils examinèrent le meuble, finement
ciselé sur cuivre et sur ivoire, orné de
sujets d'après Véronèse et le Tintoret.
Comme ils tournaient le dos à Fia-
mette, Tigrane murmura:
— C'est pour vous, monsieur Fla-
vien, que je suis venue.
— Pour moi!
— Oui, Jacques désire vous parler.
— C'est inutile, dit André. Je ne
comprends pas Chozelle, et je préfère
ne plus le voir.
— Oh! ce n'est point un mauvais
garçon au fond. Je vous assure qu'il
est très gentil pour ses amis.
— C'est possible, mais il les choi-
sit si singulièrement qu'il a tort d'être
gentil pour eux.
— Oui, certains plumitifs ont de
l'encre dans le cœur.
— Et ils ont la nausée facile.
— Mon Dieu! soupira la Chauve-
Souris, j'ai connu beaucoup d'hom-
mes...
— Certes, fit André avec conviction.
— Eh bien, je vous assure qu'ils
sont presque tous pareils, quant au
moral, avec seulement quelques ma-
nies différentes .Je suis reconnais-
sante à Jacques de ne rien me deman-
der... C'est si ennuyeux, le simulacre
d'amour, lorsque l'amour est absent.
— Alors, Jacques?...
— Mais vous le savez bien.
— Je ne voulais pas le croire, sur-
tout avec vous, Tigrane!
— Eh bien, vous avez tort!... pas
ça!
Et elle fit claquer le bout de son
ongle rose contre ses dents.
FOLIE ir OPIUM
1}}
XVII
LE DIVIN MIRAGE
André, près de Fiamette, se remet-
tait au travail — un travail selon sa
raison et son cœur qui l'ensoleillait
d'espoir. — • Il disait à sa maîtresse
qu'il avait été insensé de vouloir l'ou-
blier et qu'il comprenait bien main-
tenant que tout lui venait d'elle: force
et courage. Ses confessions, ses aveux,
ses promesses étaient coupés de bai-
sers, de folies tendres, et, cajoleuse,
elle le grondait ou s'égayait avec lui
de ses imaginations.
N'avait-il pas tout pour être con-
fiant, rassuré, libre, avec l'avenir char-
ment qu'elle lui ferait?... Etait-il pos-
sible de se créer des tourments, lors-
qu'il n'y avait qu'à se laisser vivre,
qu'à laisser couler les heures toutes
limpides comme les grains d'un rosaire
de cristal?...
Et -le flux ne tarissait pas de ces
paroles douces qui chantent au cœur
des poètes l'hymne éternel de résur-
rection!
Le beau roman de caresses recom-
mença.
Toute l'occupation d'André, après
son labeur, fut d'adorer Fiamette, et
il eut l'illusion de l'aimer avec toute
l'ardeur de la prime jeunesse. Elle
n'avait plus de regards, ne semblait
plus avoir de pensées que pour lui. Il
la voyait en princesse tragique dans
les flammes de ses pierreries, immo-
bile, presque immatérielle sur l'estrade
de velours pourpre, et elle n'était point
seulement une femme, mais l'incarna-
tion de son rêve. A travers les mailles
de son gorgerin, il caressait les cou-
pelles fraîches de ses seins, et, dé-
licieusement, il mettait ses lèvres aux
fossettes voluptueuses que découvrait
le réseau d'or.
Souvent il l'emmenait dans son cos-
tume sidéral, pour la posséder ainsi,
et les rimes lumineuses chantaient si
follement dans sa ièie qu'il lui sem-
blait jongler avec des étoiles!
Il avait acheté, chez un brocanteur,
une délicate soie d'aïeule, ramagée
d'œillets et de roses sur un fond gris
très doux, et cette étoffe avait couvert
les murs de leur chambre, qu'égayaient
chaque jour, des fleurs nouvelles.
If
FOLIE D OPIUM
Ainsi, avec leur tendresse, ils pos-
sédaient le printemps chez eux. Leur
paradis leur semblait très vaste et le
monde tout petit, perdu dans les brouil-
lards de l'éloignement. Rien autour
d'eux qui ne fiît eux-mêmes, nul re-
gard hostile entre leurs regards, nulle
v^oix discordante entre leurs voix. Le
soir, lorsqu'il écrivait, elle se blottis-
sait dans le lit, lui faisait la place
chaude. La lampe versait une lumière
blanche, éclairant un coin de table, un
fauteuil, un bout de tapis. Le reste
était dans une ombre blonde, égayée,
çà et là, d'un accroc d'or sur un cadre,
d'une lueur de soie, d'un reflet de
cuivre.
Il se tournait vers elle, sa feuille
toute mouillée d'encre à la main, et
il scandait ses vers, lentement, quêtant
une approbation, prêt aussi à corrig«:^r
selon le sentiment de sa maîtresse:
...Et, dans ce ciel obscur où je ne voyais rien,
Je découvre, éperdu, le nid aérien
Des baisers confondus, des baisers fous, avides,
Que couve l'aile d'or de mon amour vainqueur !
Qu'importe le réveil sous les brumes livides :
J'ai caché le soleil tout entier dans mon cœur !
Le temps passait comme l'eau passe
entre les doigts, ne laissant qu'une
impression de douceur fluide. Le rêve
poussait le rêve dans une griserie tou-
jours renaissante, et le souvenir du
bonheur succédait à l'espoir du plai-
sir. Nulle amertume, nulle crainte, nu!
souci, nul doute, nulle menace. Il suf-
fisait donc pour être heureux de se
laisser vivre en se laissant aimer?...
Comme c'était simple!
André, par le contraste de ce qu'il
avait vu et deviné dans une société
indigne, trouvait du charme aux moin-
dres détails de son existence pai-
sible.
— Vois-tu, disait-il à Fiamette, je
sortirai indemne de toutes les épreu-
ves, car je n'ai pas cessé de te chérir,
et rien en moi ni autour de moi ne
pourra jamais éteindre le feu sacré.
Miette, pardonne à l'imprudent?... je
te jure de ne jamais revoir Chozelle.
Ta patience, ta douceur ne s'exerceront
pas en faveur d'un ingrat; je sais que
tu as sacrifié une fortune pour moi,
— Nora m'a tout dit, — et je t'adore
de m'aimer autant!
— Poète, murmurait-elle, en lui bai-
sant les yeux, tu es sincère aujourd'hui
et je suis joyeuse, mais Dieu sait où
ta chimère t'emportera demain!... Tu
es comme ces enfants qui construisent
des palais dans le sable des plages!
Rien n'y manque, ni la vie opaline
des méduses, ni le trésor nacré des
coquillages, ni l'horizon ensoleillé. Les
ouvriers s'installent, comme des mo-
narques dans leur royaume, puis tout
croule, balayé par le flot! Mais je ne
veux pas savoir ce que sera demain.
Demain, c'est l'oubli, c'est la souf-
france, c'est la mort! Il faut jouir de
l'heure présente, fermer les yeux et se
boucher les oreilles. Demain, d'autres
auront pris notre place et nous serons
dans le passé... Etreins-moi bien, mon
cher amant, et que nos âmes se lient
comme nos corps pour la suprême ex-
tase!...
IL SENTIT MILLE i'E.NSEES MJUVELLES TÛURHILLO.X.NEK D.\NS SA TÊTK [P'-Tge ()2)
FOLIE D'OPIUM
11
— Dis-moi, Miette, que je pourrai
toujours compter sur toi?
— Sans doute, fit-elle, d'une voix
hésitante; mais il ne faut pas tenter
la nature, et la douleur est bien près
de la faute. Si tu me quittais encore, je
ne sais ce que je ferais...
— Je ne te quitterai plus.
— Même si l'on te proposait des
merveilles?...
— Non. Et puis, j'ai confiance en
moi. Je travaille avec une ardeur, une
liberté que j'ignorais jusqu'à ce jour.
Je dois réussir, car j'ai la volonté. Si
je faiblissais, tu serais là pour me sou-
tenir avec ton amour. Crois-tu qu'il y
ait autre chose dans la vie que l'a-
mour?... Penses-tu que ce soit aisé de
se faire aimer autant que l'on aime?...
Bien des hommes meurent inassouvis
d'âme, parce qu'ils n'ont pu donner
ce qu'ils avaient en eux de tendresse,
en échange d'une tendresse égale. Sou-
vent un être de délicatesse et de sen-
sibilité reste ignoré, méconnu, sort
vierge de toutes les étreintes, de toutes
les voluptés. Ah ! quand le hasard réu-
nit deux caresses et deux sentiments
de même valeur, il ne faut plus dési-
rer, ni espérer autre chose sur la terre,
car le bonheur n'est que la fusion de
deux âmes dans un baiser!...
Et Miette, en souriant, mit son âme
sur ses lèvres pour l'offrir à son ami.
Il reprit fiévreusement:
— Tu as senti qu^en moi il y avait
mieux que l'artiste et le compagnon
d'un jour. Si tu doutais de mon amour
présent, je douterais de ton amour
passé. Tu ne m'as point choisi par
orgueil, donc tu ne m'abandonneras
pas par égoïsme. Miette! Miette! songe
à ce que je perdrais si tu me quit-
tais...
Un peu tristement, elle répondit:
— Je ne te quitterai pas... Pourquoi
te tourmenter?...
— Ah! dit-il, je ne suis pas fait pour
le bonheur, et quand le destin me
donne de beaux jouets tout neufs, je
les casse pour voir ce qu'il y a de-
dans!
FOLIE DOPJUM
XVIII
l'amant de nora
C'était le dernier jour de pose, et
Fiamette se rendait à l'atelier de Pas-
cal. L'air était froid, le verglas cra-
quait sous les pieds des passants qui se
hâtaient dans le fin brouillard du ma-
tin. Sur le pont de la rue Caulain-
court, une servante arrêta la jeune
femme.
— Ah! Madame, j'allais chez vous.
— Qu'arrive-t-il donc?
— Mme Nora est fort mal aujour-
d'hui et désire vous voir.
— C'est bien, je vous accompagne.
En quelques minutes, Fiamette fut
dans le délicieux hôtel que la Comète
habitait rue Clapeyron.
Des domestiques s'empressaient, ef-
farés, car la danseuse, qui ne s'était
couchée que fort tard, après une nuit
de fête, venait d'avoir une syncope.
Toute frêle, presque diaphane dans
une mousse de dentelles et de linon,
elle semblait ne plus avoir de vivant
que ses grands yeux de braise sombre.
Fiamette' se précipita dans ses bras.
— Ma chérie!
— Ah! oui, j'ai une drôle de mine.
n'est-ce pas?... Mais ce ne sera pas
encore pour aujourd'hui.
— Tais-toi!
— Vois-tu, je suis tout nerfs! Un
vrai chat maigre qu'on ne peut pas
arriver à détruire!... Quand je crois que
c'est fini tout recommence... Cette nuit
j'ai soupe...
— Tu as soupe!
— Et jamais je n'ai si follement ri...
Trois femmes et trois hommes... On
a raconté des histoires sur la bande
que tu sais... Sous peu, tout ce joli
monde sera compromis dans une vi-
laine affaire. Je te dis ça pour que ton
André n'y retourne pas.
Fiamette eut un beau sourire de dé-
dain.
— Il ne me quitte plus, tout est ou-
blié.
— De quoi vivez-vous donc?...
— J'ai vendu ma zibeline et mon
collier. Cela durera bien quelque
temps, et puis, Pascal me paie mes
poses. N'en dis rien à André... Il
s'imagine que c'est l'argent de ses
chroniques!
FOLIE DOFIUM
19
— Cette candeur!
De nouveau, Nora se renversa,
toute blanche. Entre ses cils, la cornée
de ses yeux luisait en fin ruban de
nacre, ses narines minces se resser-
raient encore, et de ses lèvres sèches
tout le sang s'était retiré.
Fiamette épouvantée fit respirer des
sels à son amie, et la Comète revint
à elle.
— Tu vois, chérie, je suis bien bas;
pourtant, c'est à n'y pas croire, ja-
mais je n'ai eu autant de succès auprès
des hommes. Ils cherchent le macabre
à présent... Si je les écoutais, je n'au-
rais pas un moment à moi.
— Et ton amant!...
— Il n'est pas jaloux, au contraire...
C'est un homme plein d'abnégation,
vois-tu, il désire que je le quitte sans
regrets.
Un 'peu d'amertume crispa la bou-
che de la Comète, ses grands yeux
eurent une flamme plus sombre.
— Tu as bien tort de te sacrifier à
ton amour, dit-elle. Si tu connaissais
les hommes, tu ne ferais plus de sen-
timent.
— J'aime mieux aimer.
— Eux, aiment qu'on les aime. Voilà
la différence.
— Eh bien, tout le monde y trouve
son compte.
La soubrette, qui avait été chercher
Fiamette, parut à ce moment.
— Madame, dit-elle, Monsieur est
là.
— Veux-tu que je fasse entrer Geor-
ges? demanda Nora à son amie.
— Si je ne suis pas de trop... Mais
Pascal m'attend pour terminer son
œuvre. Et, puisque tu n'es plus seule...
— Reste un moment, cela sera ins-
tructif, peut-être...
L'amant attitré de la Comète entra,
et, tout de suite, sans même se préoc-
cuper de sa maîtresse, sourit à Fia-
mette, lui prit la main, l'examina à
la lumière de la fenêtre, dont il tira
le rideau. Satisfait de cette inspection :
— Elle est gentille, ton amie, dit-il
à la danseuse.
— Plus encore que tu ne crois.
— Est-ce que nous soupons ensem-
ble, ce soir, à nous trois, seulement?
Mademoiselle consent, n'est-ce pas?...
— Tu sais que j'ai failH mourir!...
— Bah! tu connais le remède?... Tu
n'en seras que plus amoureuse, les
jolis yeux de cette petite te guéri-
ront. ■
Fiamette se leva avec dégoût.
— Adieu, Nora, dit-elle.
— Reste encore, Miette, gémit la
danseuse, je me sens vraiment tout
à fait mal!
Et, comme Georges, très ennuyé,
s'éloignait, elle pencha son front moite
sur la poitrine de la jeune femme, resta
ainsi, pelotonnée contre le cœur ami,
tandis qu'une petite larme filtrait dou-
cement entre ses cils et coulait sur sa
joue creuse.
— Tu vois, murmura-t-elle, ce que
sont les hommes!... Moi, je me donne
à tous, pour n'en aimer aucun!
— Et tu aimes tout de même, pau-
vre Comète!
8o
FOLIE TX OPIUM
XIX
LA CHIMÈRE S'ENVOLE
André Flavien mit un rouleau sous
son bras et se rendit chez Pascal, oii
il comptait trouver sa maîtresse.
Le maître attendait, en glissant de
légères retouches sur son œuvre. De
temps à autre, il s'éloignait pour ju-
ger de l'ensemble, clignait de l'œil,
penchait la tête, et, mécontent de quel-
que détail, prenait du bout d'un pin-
ceau de martre de savants glacis sur
sa palette.
— Ou est Fiamette? demanda An-
dré, après avoir serré la main de Pas-
cal.
— J'allais vous poser cette question.
— Comment?...
— J'attends depuis deux heures...
Un petit frisson courut entre .les
épaules du jeune homme.
— Fiamette m'a quitté pour venir
vous rejoindre.
— Je n'ai vu personne.
— Alors...
— Ne vous troublez pas; peut-être
a-t-elle rencontré une amie, et fait-elle
l'école buissonnière. Il y a aussi la
modiste, le coiffeur, le magasin de
nouveautés... Que sais-je!... Une jolie
femme a besoin de tant de choses.
André respira.
— C'est cela, elle aura voulu acheter
des fleurs ou quelque babiole pour
orner le logis... comme si sa présence
n'était point suffisante!
— L'homme aime le changement!
— Puisque nous sommes seuls, cher
ami, permettez-moi de vous remercier...
— Me remercier de quoi?
— De votre précieuse recommanda-
tion auprès de mes confrères influents.
Pascal ouvrait de grands yeux.
— Je ne comprends pas.
— Vous avez placé des vers et quel-
ques chroniques dans des revues qui,
paraît-il, doivent les insérer prochai-
nement. Dans tous les cas, les direc-
teurs de ces publications se sont mon-
trés généreux.
— Ah!
— Et je voudrais, continua André,
en rougissant, faire une surprise à
Fiamette.
— Eh bien?...
— Eh bien, pour cela, il me faudrait
JACQUES AVAIT COUTUME DE SE RENDRE DANS UX ENDROIT ^tYSTÉRIEU\ ' P.^gC pS)
FOLIE D'OPIUM
«3
de l'argent, et j'ai pensé qu'on vous en
avancerait encore sur ces articles...
André déploya son rouleau.
— J'ai fait de l'actualité, et je crois
que le sujet est intéressant.
— Ah! çà! dit Pascal, que me chan-
tez-vous là?...
— Je vous demande un service ana-
logue à celui que vous m'avez déj'à
rendu auprès des directeurs de jour-
naux.
— Je ne vous ai rendu aucun service
de cet ordre.
André, tout pâle, s'essuya le front.
— Fiamette m'avait dit...
Le peintre, en voyant le visage con-
tracté du jeune homme, regretta sa
franchise, mais il était trop tard pour
réparer le mal.
— Je ne sais pas ce que votre amie a
pu vous dire. Je compte l'indemniser
largement de sa complaisance, car,
grâce à elle, j'ai fait un chef-d'œuvre,
et je suis prêt à m'acquitter tout de
suite, si vous le désirez.
— N'insistez pas, fit André, confus
de l'offre un peu brutale de l'ar-
tiste.
— Si vous étiez mon élève, poursui-
vit Pascal, je pourrais, sans doute, vous
être utile; quant à vous aider dans
le placement de vos articles, cela ne
m'est guère possible; j'avoue hum-
blement que je n''ai aucune influence
dans le monde littéraire.
— Alors, murmura le poète, je ne
sais pas de quoi nous avons pu vivre
depuis que j'ai quitté Chozelle.
Le peintre eut un sourire un peu
sceptique qui fut comme une révélation
pour André.
— Non, c'est impossible!... Je la
quitte si peu... Pourtant...
Et André, doublement malheureux,
sentit agoniser en lui son beau rêve
d'amour et son beau rêve de gloire.
XX
RUPTURE
Quand Fiamette rentra, elle trouva m'as fait jouer un rôle méprisable. Je
une lettre de son amant. ne m'abaisserai pas à t'inter-roger. A
quoi bon?... Tu sais feindre et men-
« Tu m'as trompé, écrivait-il, et tu tir comme toutes les femmes,' et, de
■^4
FOLIE D'OFIVM
tout ce que tu pourrais me dire, je
ne croirais rien. Adieu, Fiamette, ne
me regrette pas. La destinée sera
bonne pour toi, car je n'étais qu'un
obstacle dans ta vie.
André Flaviex.
La jeune femme demeura atterrée.
Elle s'enferma dans la petite chambre,
toute fleurie et parfumée encore du
cher souvenir, et rêva longuement.
Tout n'était en elle que demi-teinte,
tristesse, sans le soulagement des lar-
mes, qui ne pouvaient monter jusqu'à
ses yeux. La vie désormais serait uni-
forme dans son indifférence, grise, pé-
nible et sans but. A qui s'attacher
maintenant que l'amant était parti? A
qui murmurer ces litanies de ten-
dresse que toutes les femmes ont dans
le cœur? Entre ce qu'elle avait sou-
haité et ce qui s'était réalisé, malgré
son dévouement et son abnégation, il
y avait la distance qui sépare l'illusion
de l'expérience, l'enthousiasme du dé-
senchantement. C'était l'histoire de
presque toutes les liaisons, qui com-
mencent en cantiques d'actions de
grâce et qui finissent en lamento de
deuil. Elle connaissait peu la vie, étant
si jeune, mais l'ingratitude humaine
l'étonnait déjà comme une monstruo-
sité, un oubli de la nature qui a par-
fait les formes et les couleurs sans
s'inquiéter des âmes. L'appétit d'émo-
tion sentimentale, qui était le trait do-
minant de son caractère, s'exaspéra
dans le vide. Elle n'était point consolée
de ses maux par leur grandeur même.
comme il arrive dans la maladie, les
désastres de fortune ou la mort de
ceux qu'on chérit. Son aventure était
banale, presque méprisable, et, par
cela seul, lui semblait plus difficile à
supporter.
Et toute son enfance de petite cam-
pagnarde innocente et libre lui revint
à la mémoire. Elle revit le sentier pier-
reux plein d'abeilles et de mijres, les
pommiers trapus aux fruits verts
qu'elle cueillait en cachette par les ma-
tins déjà brumeux de septembre. Elle
revenait de ses maraudes avec ses ju-
pes lourdes de châtaignes et de gi-
rolles, s'arrêtait, de-ci, de-là, pour cueil-
lir des campanules ou des scabieuses,
et s'endormait parfois sous une voûte
de verdure haute, serrée, sombre,
trouée de petites raies blanches, que
le vent agitait sur sa tête comme une
toile d'araignée lumineuse. Derrière
quelques arbres plus frêles, elle aper-
cevait, à gauche, des haies de sorbiers
et d'aubépines étalant leurs grains de
corail, et, à droite, le miroir glauque
d'un étang où patinaient des insectes
noirs. Une frayeur lui venait à la tom-
bée du jour et elle reprenait sa route
en courant, poursuivie par la voix ca-
resseuse de la brise et le bourdonne-
ment voluptueux des frelons. Au tour-
nant des chemins, elle apercevait la
campagne empourprée ou le mur d'un
bâtiment de ferme, qui, s'encadrant
dans une échappée, semblait combler
le ciel. La soUtude impressionnait sa
pensée enfantine. Elle ne reprenait con-
fiance que dans la cour de sa maison-
FOLIE D'OFIUM
nette où le chat familier et le chien
de garde l'accueillaient tendrement.
Alors, heureuse de cette protection,
elle s'étendait sous un acacia qui, re-
fleurissant en automne, laissait tom-
ber sur elle ses pétales floconneux.
L'écorce centenaire de l'arbre avait la
patine du métal et la rugosité d'une
peau de bête. Sous ses paupières mi-
closes, ses regards y cherchaient des
formes fantastiques de dragons ou de
chimères, des profils d'ogres et de
génies maléfiques.
Parfois, elle s'asseyait au bord du
puits, contemplait le trou d'ombre
froide où luisait une onde morte. Der-
rière le petit jardin, s'élevait une co-
lonnade régulière de grands pins d'Ita-
lie dressant la majesté de leurs nefs
à jour; et, à mesure qu'elle s'appro-
chait de ce bois monumental, aux
troncs résineux, aux parasols entre-
croisés de branches violettes, à la
chaude fourrure de mousse et de cen-
dre grise, elle se sentait emplie d'un
bien-être inexprimable.
Ainsi, ses premières années s'é-
taient écoulées au milieu des sourires
de la nature, puis elle avait perdu ses
parents, et une tante l'avait recueillie,
l'avait mise à l'école dans un faubourg
de Paris. Elle avait fait de rapides pro-
grès, étant très intelligente, et, petit
à petit, par la fréquentation de ses com-
pagnes perverses, le mal était entré
en elle et avait flétri les roses de son
cœur. Meurtrie, avant d'avoir vécu,
perdue, avant d'avoir aimé, elle était
bien la fleur hâtive, morbidement
épanouie, des civilisations extrêmes.
André seul aurait pu la sauver des
autres et d'elle-même, mais André
n'avait pas voulu ou n'avait pas com-
pris, et elle allait retomber au ruis-
seau du vice, regrettant d'y avoir en-
trevu pendant une minute brève le
reflet des étoiles.
Seule, dans l'appartement, Fiamette
remuait des pensées douloureuses, se
laissait bercer par ses énervements,
comparables, en leur morne langueur,
au demi-sommeil que donne la mor-
phine. Puis, secouant tout, sortant de
ces lâchetés, elle reprenait ses ardeurs,
ses forces, son exaspération de vo-
lonté. L'hallucination de la dernière
étreinte passait et repassait dans les
ténèbres de ses nuits. Elle rallumait
son désir fiévreux, ranimait sa soif
d'amour. Et ce n'était pas la volupté
des sens qu'elle souhaitait, mais la vo-
lupté du cœur mille fois plus vive, la
volupté suprême où semblent s'exal-
ter et s'anéantir toutes les joies hu-
maines... Dans ces alternatives d'af-
faissement et de révolte, les heures
se traînaient péniblement, n'amenant
un peu de repos qu'aux premières
lueurs du jour: elle s'interrogeait en
vain, cherchant à comprendre sa dis-
grâce, et ne savait que conclure.
N'avait-elle pas été une amante sou-,
mise, humble, délicate, fervente et pas-
sionnée ?... De quel oubli, de quelle
faute pouvait-on l'accuser?...
— Ah! se disait-elle, Nofa a bien
raison, il faut mettre de tout dans l'a-
mour, excepté du sentiment!
S()
FOLIE DO F IV M
Mais elle était trop meurtrie pour
songer à se distraire, à s'évader de sa
peine. Le mystérieux travail de renou-
vellement qui, petit à petit, efface nos
désespoirs, comme le derme remplace
le derme, cicatrisant les plaies les plus
vives, n'avait point encore commencé
en elle.
Endolorie et nostalgique, elle resta
huit jours dans son petit appartement,
respirant les fleurs qu'elle lui avait don-
nées, rangeant ses plumes, son encrier,
ses livres et ses flacons, communiant
d'âme avec son cher souvenir, à tous
les passages qu'il avait notés. Des
bouts de papier traînaient partout, cou-
verts de l'écriture inquiète et nerveuse
du poète; elle les rassembla, les mit
sous son oreiller et reposa huit jours
sur ces reliques d'amour. Huit jours
elle n'eut pas d'autre pensée, pas d'au-
tre espoir, pas d'autre désir que sa ca-
resse lointaine, et elle mordit ses draps
dans des crises de jalousie et de passion.
Enfin, le neuvième jour, comme elle
se soutenait à peine, et qu'il lui sem-
blait sentir, sous son crâne, un battant
de cloche qui lui décollait la cervelle,
elle songea que Nora était encore plus
malade qu'elle, et sortit.
XXI
UNE ORGIE PARISIENNE
André, aussi désespéré que Fia-
mette, avait loué une modeste chambre
dans une maison meublée, et, tâchant
de vaincre son orgueil, s'était rendu
dans des rédactions de journaux oîi il
avait laissé de la copie. Ici, on l'avait
fait attendre deux heures pour le bercer
de fallacieuses promesses; là, on l'avait
congédié en le priant de revenir dans
quelques semaines. D'ailleurs, on ne
lisait pas, on n'avait pas le temps de
lire, et il ne restait pas de place pour
insérer tous les articles qu'on envoyait
journellement. Quelques directeurs de
feuilles plus modestes avaient daigné
parcourir les chroniques ou les nou-
velles d'André, et les lui avaient ren-
dues en lui avouant que son genre trop
littéraire rebuterait la clientèle ordi-
naire du journal.
Un soir, ayant dîné d'un petit pain
et d'un verre de lait, le poète chercha
FOLLE Dur IL M
^1
un refuge auprès de Chozelle, qui l'ac-
cueillit comme s'il l'avait vu la veille.
Le Maître, minutieusement, procé-
dait à sa toilette.
Debout, devant une table surchargée
de petits pots et d'instruments mys-
térieux, arrondis ou pointus, il se ser-
vait délicatement des crayons, des pâtes
et des estompes, effaçant une ride, ac-
centuant une ombre, rosissant, bleuis-
sant ou noircissant de ci, de là.
Il y avait, sur des étagères, des col-
lyres pour agrandir les yeux, des écu-
mes de pourpre et de blanc de céruse
pour donner de l'éclat au teint, des
huiles pour assoupHr la peau, des on-
guents et des baumes pour les mains,
des parfums concentrés aux teintes
délicates de fleurs dans des vaporisa-
teurs de cristal.
Jacques, le torse nu, venait de se
faire épiler, et il passait, sur ses épaules
et sa poitrine, une houppe ennuagée
de poudre à la verveine. Un corset
de satin noir, orné de l'ubans, attendait
sur une chaise, en compagnie de bas
de soie mauve très longs et de jarre-
tières mousseuses.
André, malgré sa tristesse, ne put
s'empêcher de sourire.
— C'est pour vous ces objets... fé-
minins?
— Certes; j'ai toujours protesté,
vous le savez, contre le sans-gêne et la
laideur de nos vêtements d'hommes.
Je donne le bon exemple.
— Qui le saura?
Jacques, un peu interloqué, répondit
finement:
— Mais... vous d'abord...
— Il ne faut pas compter sur moi
pour la propagande... Je suis un sau-
vage, vous savez.
Chozelle haussa les épaules.
— Nous vous civiHserons... Tenez,
un brouillard d'héliotrope blanc dans
un nuage de Chypre, cela fait un mé-
lange appréciable.
Il tourna le dos au poète qui dut
presser l'ampoule de caoutchouc d'un
vaporisateur et répandre la bruine par-
fumée sur les reins et les omoplates du
Maître.
— Passez-moi cette chemise de linon
mauve... Ah! et ma chaînette d'or avec
le talisman; j'ai la manie des fétiches
et des amulettes, vous savez!
André, machinalement, l'âme en-
deuillée, obéissait à Chozelle qui s'en-
voyait des baisers dans la glace, ar-
rondissait le bras en levant le petit
doigt d'un air précieux.
— Est-ce qu'il y aura des femmes?...
demanda le poète avec le vague désir
de s'étourdir, de noyer dans d'autres
ivresses le souvenir des ivresses dé-
funtes.
Jacques se retourna avec indigna-
tion:
— Des femmes?... c'est bien assez
de les supporter au théâtre!... Vous ai-
je jamais mené chez des femmes?...
— Enfin, où allons-nous?
— C'est vrai, il y a deux mois que
vous m'avez quitté et vous ignorez tout
de ma vie. Nous allons... Mais vous
ne songez pas à m'accompagner dans
cette tenue, je suppose?
FOLIE U'OriUM
— J'ai pris une chambre près d'ici.
Il me faudra dix minutes pour m'ha-
biller.
— Allez donc, et so3'ez beau.
Chozelle conduisait André chez un
ami de Defeuille, très luxueusement
installé, qui donnait des soirées... es-
thétiques. La salle, oii l'on introduisit
les nouveaux venus, était entourée de
divans bas avec, dans les angles, sur
des piédestaux de marbre, des amours
dorés tenant des gerbes électriques.
D'autres amours, à genoux ou cou-
chés, présentaient des corbeilles de
fruits et de fleurs.
Sur des plateaux, étaient disposées
des pipes et de minces pastilles ver-
dâtres. Quelques fumeurs d'opium
s'installaient déjà pour la fiction d'a-
mour, l'oubli ou l'anéantissement.
Chauffant de longues aiguilles à la
flamme d'une cire rose, qui brillait
auprès d'eux sur des guéridons, ils les
introduisaient dans la pâte qui s'y
fixait en boulette légère, puis garnis-
saient leur pipe d'argent. L'opium al-
lumé grillait lentement, envoyant au
plafond des nuages d'acre fumée où
se dessinaient les ombres des rêves
évoqués.
André eut un mouvement de joie.
Il pourrait donc se griser, oubher,
noyer sa douleur dans la fiction mor-
bide!
— Allons, Jacques, dit Defeuille, on
/l'attend plus que toi.
Ghozelle serra des doigts, fit le tour
de la salle en nommant chaque invité,
qui, paresseusement, lui rendit son
étreinte. Les yeux meurtris avaient
d'inquiétantes lueurs, les mains, char-
gées de bagues, s'agitaient dans une
fiévreuse impatience. Le couple andro-
gyne, un peu à l'écart, ne semblait
vivre que pour lui-même. Une seule
pipe serv^ait aux deux extases, et les
doigts entrelacés la portaient des lèvres
de l'un aux lèvres de l'autre.
Il y avait là de tout jeunes gens,
presque des enfants, qui avaient des
regards curieux et effrayés, une ex-
pression de dégoût et d'orgueil, de
crainte et d'audace. Leur tête bouclée,
blonde ou brune, reposait sur les cous-
sins de velours, les voix avaient une
résonance étrange et les idées vagues,
embrouillées, inquiétantes, gardaient
cependant un charme destructeur.
La nonchalance perverse, la compli-
cation cruelle et froide de tous ces dé-
traqués les troublaient réciproquement
de passions et de désirs morbides.
Des enfants passèrent, jetèrent des
pétales de roses dans des coupes de
Champagne qu'ils présentèrent aux as-
sistants. André d'un trait vida la sienne,
en demanda encore, l'âme angoissée
et torturée d'amour.
— Petit ami, observa Jacques, je
constate que vous êtes dans d'excel-
lentes dispositions. Vous verrez qu'on
ne s'ennuie point ici.
Des fumeurs s'agitaient sur les di-
vans. Les regards des hallucinés scin-
tillaient ou mouraient, les prunelles
d'extase remontaient dans la nacre de
l'œil, et, des gorges haletantes, s'échap-
paient parfois des soupirs. Les poi-
d'autres hallucixatioxs peltl/ient son demi-sommeil {Page Wl)
FOLiK noriUM
'H
trilles, sous les chemises de soie molle,
se gonflaient, les bras s'écartaient
comme pour saisir les ombres du rêve.
Quelques dormeurs, aux traits crispes
par une mystérieuse épouvante, sem-
blaient des êtres de cauchemar, les
figurants épuisés de quelque ronde ma-
cabre.
Les flammes des cires roses vacil-
laient sous les souffles fébriles, et il
sembla à André que les amours dorés
s'agitaient sur leurs piédestaux. Mais
c'était certainement une hallucination
produite par les premières bouffées
d'opium qui lui montaient au cerveau.
Il s'était étendu sur un divan et avait
fait griller la pâte verdâtre, suivant
l'exemple de ceux qui l'entouraient.
Une douleur lui vrilla les tempes, il
crut qu'un peu de, terre lui montait sous
la peau. L'impression était désagréable,
il lui manquait l'accoutumance et une
première nausée suivit son effort...
Mais, l'alerte passée, il recommença,
voulant s'étourdir à tout prix.
Il y avait là des jeunes gens de fa-
mille dévoyés, de jolis garçons sans
scrupules, des malades, des fous et des
malins, avides de réclame. Le mystère
dont ces derniers s'entouraient, le mé-
pris qu'ils affichaient pour les « bour-
geois » et les femmes leur faisaient une
auréole d'étrangeté, et, dans un pays
où rien ne surprend plus, ils pouvaient
gonfler « esthétiquement » le chamjM-
gnon vénéneux de leur âme.
Plus encore qu'au dîner de Defeuille
les attitudes étaient libres et les mises
d'une singularité incitatrice.
Chozelle, cependant, avait disparu
avec une dizaine de jeunes gens. An-
dré restait en compagnie des fumeurs
et de quelques chevaliers à la triste
figure qui buvaient silencieusement.
Lhie acre fumée noyait les jets élec-
triques qui n'éclairaient plus que com-
me de vagues quinquets dans un
brouillard londonien.
Le poète ne savait plus ce qu'il y
avait de réel dans ce décor, son
imagination vagabondait dans les
champs inquiétants du rêve. Il lui sem-
blait que des prunelles de sortilège
luisaient comme des charbons dans la
nuit, et que les stryges et les empuses
de Chozelle descendaient du plafond
pour le baiser aux lèvres. Ces caresses
avaient une saveur visqueuse et amère;
un dégoût lui soulevait le cœur. Les
larves et les vampires, qui aiment le
sang répandu et fuient le tranchant du
glaive, peuplaient les ombres. Il se
disait que ce n'étaient pas des esprits,
mais des coagulations fluidiques qu'on
pouvait diviser ou détruire, et tentait
vainement de se lever pour les chas-
ser. « Cependant, ajoutait-il mentale-
ment, avec un reste de lucidité, la pen-
sée humaine crée ce qu'elle imagine;
les fantômes de la superstition projet-
tent leur difformité réelle dans les âmes
et vivent des terreurs mêmes qui les
enfantent. Ce géant noir qui étend ses
ailes de l'Orient à l'Occident, ce mons-
tre qui dévore les consciences, cette
effrayante divinité de l'ignorance et de
la peur, le Diable, en un mot, est en-
core, pour une immense multitude
i)2
FOLIE JJ'OFIUM
d'enfants de tous les âges, une affreuse
réalité. »
A ce moment, il vit distinctement
des ailes membraneuses, terminées par
des griffes, palpiter au-dessus de lui,
et un visage décharné, avec des orbites
creuses et une bouche sans lèvres, se
pencher sur le sien.
« Les hallucinations de l'opium, se
dit-il, ne sont point folâtres. Tout ce
qui surexcite la sensibilité conduit à
la dépravation ou au crime; les larmes
appellent le sang ! Il en est des
grandes émotions comme des liqueurs
fortes: en faire un usage habituel, c'est
en abuser. Or, tout abus des émotions
pervertit le sens moral; on les recher-
che pour elles-mêmes, on sacrifie tout
pour se les procurer; elles vous ron-
gent le cœur et vous broyent le crâne! »
Il agita les bras pour éloigner un cra-
paud colossal, pustule de rouge avec
des yeux phosphorescents, qui venait
de sauter sur sa poitrine. Pendant une
minute il suffoqua, puis le monstre dis-
parut.
Continuant à analyser ses impres-
sions avec une clarté singulière, il
reprit mentalement:
« On arrive à cette déplorable et ir-
réparable absurdité de se suicider
pour s'admirer et s'attendrir sur soi-
même en se voyant mourir. Manfred,
René, Lélia sont des types de perver-
sité d'autant plus profonde qu'ils rai-
sonnent leur maladif orgueil et poéti-
sent leur démence. La lumière de la
raiion n'éclaire ni les choses insen-
sibles, ni les yeux fermés, ou, du moins.
elle ne les éclaire qu'au profit de ceux
qui voient... Le mot de la Genèse:
« Que la lumière se fasse! » est le
cri de victoire de l'intelligence triom-
phante des ténèbres. Ce mot est su-
blime, parce qu'il exprime la chose la
plus belle du monde: la création de
l'intelligence par elle-même. »
André, qui avait fermé les yeux, les
rouvrit, et ses regards tombèrent sur
un des amours porte-flambeaux. Etait-
ce encore une hallucination?... Il vit
distinctement l'enfant se mouvoir, ac-
crocher les tulipes électriques au mur,
et descendre de son piédestal en se-
couant la poudre d'or qui couvrait sa
peau. Les autres amours en firent au-
tant, et, se tenant par la main, me-
nèrent une farandole autour des fu-
meurs.
Leur corps luisait sous la dorure, ils
riaient, et, parfois se laissaient choir
sur les divans...
André porta de nouveau la petite
pipe à ses lèvres, et une fraîcheur des-
cendit, courut dans ses veines. Il sentit
un grand bien-être l'envahir, mille
pensées nouvelles tourbillonner dans sa
tête. Il fuma, fuma encore, puis il parla
d'une voix trempée de larmes; une sen-
sibilité extraordinaire le prenait, com-
me si toutes ses autres sensations se
fussent fondues, délayées dans une im-
mense envie de pleurer.
Il voulut se lever," mais une douleur
intolérable lui vrilla les tempes. Tout
tournait autour de lui, les tables, les
buveurs, les amours qui soupiraient sur
un lit de roses et de poudre d'or. Des
FOLIE D' or IV M
91
spectres s'agitaient et ricanaient. Alors
il entendit sa voix qui avait un son
de cloche fêlée, et il ne comprit pas
de quoi il parlait. Il se dédoublait de
plus en plus, son être pensant et rai-
sonnable assistait muet, bâillonné, con-
fus, à la déchéance de l'autre.
Les portes s'ouvrirent toutes gran-
des, et il vit encore s'avancer Chozelle
habillé en femme, et montrant, sous
une jupe courte, ses bas de soie mauve.
D'autres hommes suivaient dans un
travestissement analogue, faisant bouf-
fer des corsages de gaze sur des poi-
trines plates, arrondissant en minau-
dant des bras aux biceps de lutteurs,
et se trémoussant comme des gitanas
voluptueuses. C'en était trop ! André
fut pris d'un rire frénétique, inextin-
guible, puis tout s'abolit en lui...
XXII
LES QUAT Z'ARTS
La fée de l'opium est une maîtresse
qui se refuse d'abord, et qui, bientôt,
prodigue à ses amants ses plus eni-
vrantes caresses. Le poète, presque
chaque jour, son travail terminé, se
plongeait dans la griserie hallucinante.
Ainsi, ses nuits peuplées de fantômes
n'avaient pas l'amertume banale de la
réalité. Il vivait double, caressant en
songe une Fiamette souriante et fidèle,
qui ne lui marchandait pas ses baisers,
mettait son âme sur sa bouche pour
la lui offrir, comme une fleur dans
une coupe virginale qu'aucune lèvre
n'avait frôlée.
Mais les nerfs du jeune homme
s'exacerbaient à ce jeu; il avait de
continuels vertiges, se raidissait dans
la rue, afin de garder une démarche
ferme, et parfois, à la dérobée, s'ap-
puyait aux murs pour reprendre ses
forces. Sa mémoire, jadis merveil-
leuse, avait des lacunes; il lui fallait
souvent une fatigante tension d'esprit
pour se rappeler les choses les plus
simples. Dans ces dispositions, il ré-
sistait vaguement aux caprices de
Jacques dont les exigences prenaient
un caractère de plus en plus agressif.
Ils s'en allaient à l'aventure, alors
que les rayons du soleil, comme des
baudriers d'or, bandaient les rues étroi-
04
FOLIE D'OPIUM
tes des quartiers de vice et de misère.
Ils longeaient des boutiques sordides,
des boucheries noires de sang coagulé
où des quartiers de viande pendaient
à des crocs de fer avec des foies et
des cœurs de bœufs aux grosses ar-
tères bleues saillantes. Sur leur tête
tombait l'eau des pots de fleurs, et
des « Jenny l'ouvrière », penchées aux
mansardes, riaient en les voyant se
secouer comme des caniches, sous le
jet trop impétueux de leur arro-
soir.
Mais Jacques accueillait sans amé-
nité ces fantaisies féminines, et il fuyait
vers des antres de misères plus dis-
crets, s'éclipsait derrière la porte en-
tre-bâillée de quelque bouge, tandis
qu'André continuait son chemin au
hasard, cherchant, il ne savait quoi:
de l'apaisement ou de la douleur, des
visions d'idylles ou de meurtre.
Dans les moulins montmartrois, Pas-
cal tentait d'étourdir son jeune ami,
lui montrant des mascarades à la Ga-
varni, des étalages de femmes à pren-
dre ou à vendre. Sur des charrettes,
décorées de fleurs et d'oriflammes,
s'éboulaient les chairs nues, comme
en des éventaires offerts à la curiosité
des amateurs de friandises pimentées.
Les cortèges de Bacchus et de Pan
neurasthéniques s'essoufflaient der-
rière les belles fil'.es rieuses, et un vent
de démence faisait osciller les plumes
des chefs barbares et des Lohengrin
de féerie, au milieu de la foule ivre
de cris et de fauves odeurs.
Des fusées de rires montaient si
haut, que l'orchestre s'arrêtait, parfois,
perdant le ton et la mesure.
Romains aux bras nus, au torse or-
gueilleux, esclaves à la démarche em-
pêtrée de chaînes, aux mains liées;
tourmenteurs brandissant des pinces,
des brodequins et des ciseaux de tor-
ture. Hindous vêtus de blanc, Tala-
poins coiffés de cordelettes, belles Fat-
mas tintinnabulantes de bijoux bar-
bares se livraient à d'épileptiques tré-
moussements, en attendant le défilé
principal. Sous la lumière crue des tu-
lipes électriques passaient toutes les
névroses de la fête parisienne aux
suprêmes maquillages.
Comme aux Folies-Perverses, les
couples androgynes circulaient enla-
cés, et, dans l'effacement presque na-
turel des sexes, la pensée des anoma-
lies inquiétantes s'implantait de plus
en plus.
Les journalistes prenaient des notes,
cueillaient des pubHcités fructueuses;
les demi-mondaines montraient leurs
joyaux, plus affolées de réclame que
d'hommages. Seuls, les artistes et les
modèles s'amusaient réellement, sans
pose, heureux de leur succès bien ga-
gné. Et il y avait là, vraiment, tout un
bouquet de jolies filles, aux membres
fins, aux seins offerts en coupe de
volupté.
— Faites votre choix, disait Pascal,
la vie est courte, et vous êtes encore
assez jeune pour être aimé pour vous-
même. Je vois des regards fixés sur
vous, ils ne sont point farouches!...
Si vous vouliez!...
LE DISCIPLE REPRIT COKXAISSAN'CE SOUS UN POING RUDE QUI LE FRAPPAIT
(Page 102)
FOLIK jyol'UJM
97
— Non, soupirait André, je n'ai point
le cœur au plaisir...
— Bah ! essayez toujours.
— Je ne saurais que dire! Les pa-
roles d'amour se glacent sur mes lè-
vres...
— On vous en aimera davantage,
beau dédaigneux!
— Ne vaut-il pas mieux aimer que
d'être aimé?...
— Penh !... Voilà de bien grands
mots pour peu de chose!... Une heure
de douce étreinte n'engage à rien. On
boit à la coupe de chair comme à la
coupe de cristal, un peu d'amontillado
quand on a soif, et l'on s'endort sans
regret.
« Il n'est point question ici de senti-
ment, et les petites aux seins roidis,
qui vous offrent le vin d'amour, ne dé-
sirent point que vous leur donniez
votre âme en échange. Elles n'en sau-
raient que faire, les pauvres!
— Je crois, ami, que vous vous trom-
pez. La femme demande encore plus
de tendresses que de caresses, et son
rire est toujours près des pleurs.
— Poète, va!
— Peut-être... et plus encore aujour-
d'hui qu'hier, parce que je suis plus
malheureux!
Pascal haussait les épaules.
■ — Retourne donc auprès de ta Fia-
mette!
— Non. Je ne veux pas, je ne peux
pas!
— Parce que tu l'aimes trop. Quand
je te disais que l'amour ne fait faire
que des bêtises!
Les travées de la grande salle du
Moulin-Bleu avaient été converties en
loges décorées de façon bizarre et
charmante. Les femmes sortaient des
gerbes fleuries, montraient un coin de
leur nudité et les corolles des roses se
mêlaient aux corolles des seins appe-
lant les papillons du baiser.
A minuit s'organisait le cortège où
se trouvaient représentées: la Gaule,
l'Egypte, l'Inde, l'Assyrie, la Perse,
la Phénicie, etc. Les temps préhisto-
riques étaient rendus avec une heu-
reuse abondance d'imagination, une
fantaisie ironique ou attendrie toujours
inattendue.
Il y avait là des bûchers hindous,
entourés de bayadères aux langoutis
de gaze, de pleureuses tragiques, de
brahmes sacrificateurs.
Des maisons égyptiennes, des ba-
teaux de fleurs, des guinguettes ga-
lantes, des palais byzantins, des grottes
préhistoriques offraient des femmes de
toutes les couleurs, également ven-
deuses de volupté.
Le Moloch de Salammbô se dressait
dans un coin, gigantesque, terrifiant,
et des bruits légers de baisers partaient
des niches où les dieux de carton le-
vaient leurs bras meurtris. Les prê-
tresses d'amour, toujours prêtes aux
doux sacrifices, n'avaient d'ailleurs que
leurs joyaux à déranger pour offrir
leur chair aux caresses.
Un jeune homme, d'une beauté pres-
que surnaturelle, conduisait le taureau
phénicien, et les filles de' joie lui
jetaient des fleurs, mendiant un re-
FOLIE DOFIUM
garcl de ses yeux de velours fauve.
André ne pouvait s'empêcher d'ad-
mirer l'arrangement harmonieux de
toutes choses, et si l'amoureux souf-
frait toujours, l'artiste, épris de belles
formes et de beaux décors, éprouvait
un secret contentement. Il ne l'avouait
pas, pourtant, redoutant le sourire
sceptique de Pascal, ses consolations
un peu humihantes d'homme blasé sur
les promesses et les déceptions du
cœur.
— Vois-tu, disait l'artiste, celui qui
aime est semblable au supplicié qui
tourne sur cette roue. Chaque tour
prévu ramène !es mêmes tortures. L'a-
mour est toujours pareil à lui-même,
et il ne pardonne pas à ses victimes!
Il montrait, sur un char précédé de
barbares, vêtus de peaux de bêtes, une
énorme roue, armée de lames d'acier
pour déchiqueter les corps. Tout au-
tour gémissaient les condamnés char-
gés de chaînes. Deux souples jeunes
filles agitaient, dans les flammes, les
boucles de leurs chevelures, et des têtes
de vierges, fraîchement coupées, ou-
vraient au bout des piques d'or leurs
yeux langoureux. Un Bouddha, à che-
val sur une grenouille, terminait le cor-
tège.
Pascal avait entraîné André au sou-
per. Installé à côté d'une mignonne
fillette d'une quinzaine d'années, il
s'était effroyablement grisé, et ne sa-
vait de quelle façon il était rentré chez
lui. Un doux son de voix seulement
lui restait dans l'oreille, et il avait re-
trouvé, dans une poche de sa défroque
carnavalesque, un pavot rouge sem-
blable à celui que la petite portait dans
ses cheveux.
XXIII
LE CABARET DE LA COCCINELLE
Vers cette époque, il arriva au dis-
ciple une fort regrettable aventure.
Jacques avait coutum.e de se rendre
dans un endroit mystérieux, élégam-
ment pervers, dont il ne parlait qu'à
voix basse avec des mines effarouchées
et glorieuses d'un fort plaisant effet.
Il existe à Paris bon nombre de ces
établissements équivoques, que la po-
lice tolère parce que de grands per-
FOLIE D'OPIUM
w
sonnages y fréquentent, et que le scan-
dale d'une arrestation aurait un gros
retentissement. Les descentes de jus-
tice ne se font donc habituellement
que dans les maisons de second ordre
dont la clientèle plus modeste ne sau-
rait protester.
Au dehors, rien ne dénonce les sé-
ductions spéciales du lieu. D'honnêtes
devantures montrent, à travers des ri-
deaux transparents, quelques rangées
de tables et un comptoir oli trône une
dame miàre, — la seule de l'endroit.
— De pâles esthètes dégustent des vins
âpres, couleur d'acajou ou d'améthyste,
en causant posément de choses et d'au-
tres. Au fond, une porte feutrée, qui
retombe d'elle-même, donne sur un
salon luxueux et barbare qui rappelle
celui de toutes les vendeuses d'amour.
Point de joUes femmes, hélas! mais
un parterre d'une cocasserie spéciale.
Les types anglais surtout y foison-
nent, étalant des dégaines de longs
clergymen enredingotés, avec des sou-
liers vernis et des bagues à chatons
importants à tous les doigts. Il y a
aussi des mufles agressifs de dogues,
aux oreilles sans ourlet, aux babouines
surprenantes, des êtres flasques aux
yeux injectés et idiots, des mines d'é-
ventreurs, de rastas et de fous. Cer-
tains se font déboucher d'explosifs so-
das, d'autres, par petits groupes, boi-
vent du Rœderer et du Mumm éthé-
risés en se chuchotant de timides con-
fidences, comme dans une chapelle.
A minuit, la fête commence et le
programme ne varie guère. Comme
chez Defeuille et ses amis, les inter-
prètes de ces comédies... de salon, s'af-
fublent de robes féminines, mettent des
perruques abondamment bouclées, aux
reflets d'or ou de flamme, se frottent
de céruse, d'huiles et de baumes aux
effluences subtiles pour se donner l'il-
lusion de ce que précisément ils mé-
prisent! De très jeunes gens ressem-
blent vraiment à des femmes, et ce
sont les plus entourés, les plus choyés,
ceux qui ont presque le droit de s'enor-
gueillir de leur taille frêle et de leurs
grands yeux cernés.
André, plein de résignation, laçait
le corset du Maître, attachait ses jarre-
telles de satin mauve et fixait des cous-
sinets de verveine à tous les creux inu-
tiles de son armature féminine.
Jacques allongeait les bras, prenait
des attitudes, se souriait dans un grand
miroir à trois faces où il se voyait
généreusement.
— Suis-je à mon avantage, ce soir?
demandait-il, en se pinçant le bout de
l'oreille, après s'être passé un doigt
humide sur les sourcils pour en en-
lever la veloutine.
— Vous êtes plein de séduction, cher
Maître.
— Pourquoi, mon enfant, ne voulez-
vous pas être des nôtres?...
— Je ne sais, murmurait le jeune
homme, avec une discrète ironie: je
n'ai pas la vocation.
— Hélas! malgré mes leçons, je n'ai
point trouvé en vous l'élève docile que
je cherchais. Vous n'avez paint l'âme
des androgynes divins qui seuls appor-
FOLIE D'OPIUM
teiit quelque charme à la vie!... Si en-
core vous étiez un compagnon fidèle,
un disciple soumis et compréhensif !
André, résigné, ne ripostait pas, le
front douloureux, la pensée vague,
presque toujours embrumée par l'abus
des narcotiques, et Jacques s'attendris-
sait.
— Il serait si doux, pourtant, de
n'être qu'un, de n'exister que pour
cette ardente union du cœur et de
l'âme!... Tiens, le scarabée de cette
fibule m'égratigne et cette baleine
m'entre dans les côtes...
— Oui, Maître.
— Ce soir, je suis plus et mieux
que ton Maître, je suis... Mais pourquoi
cette face de carême?... Es-tu malade?
— En effet...
Et le jeune homme, plus blafard que
la pâte de céruse qui couvrait les joues
de Jacques, se laissait tomber dans un
fauteuil, éprouvant comme un choc au
cœur, suivi d'un décrochement de ma-
chine mal graissée.
— Qu'as-tu donc?..,
— Si vous le permettez, ce soir, je
resterai chez moi?...
— Non pas, je désire que tu vien-
nes, pour que je puisse m'appuyer à
ton épaule et mirer mes prunelles dans
les tiennes. Tu m'inspireras quelques
vers harmonieux sur la grandeur de
notre mission esthétique, absolument
supérieure! Tiens, prends mes vête-
ments, et mets dans tes cheveux de
cette poudre d'or!
André avait donc connu, après tant
d'autres réunions nostalgiques, les
rendez-vous de la Coccinelle, l'honnête
cabaret à devanture banalement pro-
vinciale. Il avait, dans une hébétude
élégante, assisté aux tournois galants
des chevaliers fleuris; puis, grisé de
vins poivrés, mêlés d'extraits de tubé-
reuse et d'acacia, l'âme chavirée tou-
jours par ses rêves opiacés, il avait
perdu la notion du temps. De vieilles
lectures lui revenaient; surtout celles
011 Pétrone raconte, dans les chapitres
du Satyrlcon, la vie débauchée de
Rome. Les pourceaux, couronnés de
myrtes et de roses, avaient les mêmes
curiosités, les ruts étranges de nos
énervés parisiens. Dans les maisons
hospitalières, ouvertes aux passants
d'amour, on entrevoyait, entre des écri-
teaux, des nudités indécises, des accou-
plements brefs aux accords d'une mu-
sique barbare. C'étaient d'inquiétants
incubes aux lourds oripeaux de courti-
sanes, plâtrés de blanc gras, frisés et
parfumés, des êtres insexués, dodus
et maladifs, aux larges yeux vides cer-
nés de kohl.
Ces scènes, découpées dans le vif
des mœurs d'alors, étaient à peu près
les mêmes que celles qui se jouaient
là mesquinement pour quelques initiés.
Joies frelatées de Sodome, désirs
irréalisables de voluptés neuves, dé-
goût d'une civilisation décrépite, in-
conscience du vice devenu nécessité,
toutes les aberrations de notre littéra-
ture moderne se trouvent dans le Sa-
tyrlcon, et André s'en remémorait les
alliciantes débauches, les érudites hys-
téries.
FOLIE n- OPIUM
Dans son sommeil, il voyait mainte-
nant de singulières choses: Un trône
élevé se dressait devant lui, émaillé
de briques polychromes, incrusté de
béryls et d'opales. Sur les degrés se
traînaient des adolescents aux formes
nues, imprécises, aux membres fins
sertis de joyaux, et Jacques, assis sur
le large siège, les caressait tour à tour,
puis les égorgeait lentement sans qu'un
muscle de son visage tressaillît. Du
sang dégouttait des marches, les corps,
dans un spasme bref, roulaient les uns
sur les autres.
Le teint jaune, parcheminé, strié de
rides, le regard figé dans une cruauté
froide, Chozelle se rougissait les mains
à cette besogne de boucher, s'attar-
dait aux attouchements tièdes, dans la
joie perverse de ces agonies qu'il avait
voulues.
Puis, ce furent d'autres scènes, des
danses lascives de jeunes hommes nus,
dont les reins ondulaient sous les cein-
tures de sardoines et d'émeraudes,
dont les colliers crachaient des étin-
celles, grouillaient sur les poitrines
plates comme des caméléons de flam-
mes.
Et un hermaphrodite se détachait
du groupe, étalait ses membres pâles,
d'une beauté parfaite, mimait les dan-
ses de Salomé devant Hérode. André
croyait voir Fiamette, mais une Fia-
mette mutilée, étrange, vengeresse.
Ce n'était pas seulement la danseuse
pâmée qui ranime les sens d'un vieil-
lard par ses soupirs et sa chair moite,
frissonnante de luxure, c'était le Péché
même, corolle adorable, hybride et vé-
néneuse, se gonflant pour l'anéantisse-
ment d'une race!
Fiamette, car c'était elle, montait
les marches du trône, se courbait sur
le Tétrarque, lui offrait ses seins à
peine sortis dont le bout saignait, et
le couple enlacé disparaissait dans les
flocons de brume, puis s'envolait, se
perdait dans le plafond, tandis qu'An-
dré poussait un cri de rage.
Et d'autres hallucinations, après un
moment d'angoisse, peuplaient son
demi-sommeil.
De temps à autre, il sortait de ses
cauchemars, anéanti, brisé, la pensée
chavirée dans l'épouvante, et il enten-
dait, au-dessus du bruit des chambres
mal closes, le choc sourd, régulier et
fiévreux des artères qui lui battaient
follement sous la peau du cou.
— André, je t'assure que cette per-
ruque rousse t'ira à ravir et que cette
ceinture de péridots, à scarabée d'é-
mail, s'agrafera sans peine à tes reins.
Tu nous chanteras d'une voix douce
les mélopées d'amour que je t'ai ensei-
gnées. Veux-tu?...
— Laisse-le donc; ne vois-tu pas
qu'il est ivre à ne pouvoir nous en-
tendre?...
— Alors, passons-lui nous-mêmes
ces voiles lamés d'or.
Jacques prit André dans ses bras,
et le disciple, continuant son rêve, se
laissa dévêtir sans résistance. Il en-
tendait confusément, sous 'les pluies
de fleurs qui le submergeaient, les
plaintes légères des flûtes syrinx aux
FOLIE D'OPIUM
tympanons tendus de peaux de bre-
bis, le déchaînement des sistres de fer
et d'ivoire, et se croyait à une orgie
romaine dont les jeux se déployaient
dans des coulées de vin et de sang.
Il était Héliogobale, et les Prêtres
du Soleil dansaient devant le symbole
obscène de la Pierre-Noire, brandis-
sant des torches dont les gouttes par-
fumées tombaient autour de lui.
Il ne se refusait pas aux adorations,
conscient de son rôle auguste, et sou-
riait, tandis que tout un peuple se pros-
ternait, attendant une parole de ses
lèvres peintes.
Les prêtres de C3'bèle le baisaient
au coin des lèvres, l'invitant à prendre
part à la fête de la Nature volup-
tueuse. Il était étendu sur un lit très
bas, en forme de gondole, la poitrine
et les jambes nues, avec une perruque
frisottée qui lui recouvrait le front.
Des cassolettes brûlaient à ses cô-
tés, et il faisait rouler entre ses doigts
les grains roses d'un collier de corail.
Ses yeux s'emplissaient d'un mirage
incessant, il respirait de chaudes bouf-
fées aromatiques, qui exaspéraient ses
désirs, et il se sentait procréé pour
l'avènement de l'androgyne intermé-
diaire de la femme et de l'homme —
le triomphe définitif du principe de
la vie. — Il pensait avoir les deux
sexes, et se réjouissait à l'idée de
s'engendrer lui-même dans la gloire
de sa toute-puissance.
Pourtant, des bras se tendaient vers
lui, supphants; s'il dédaignait les ca-
resses, il ne les repoussait pas, géné-
reux dans son triomphe, et ses regards
hallucinés se perdaient dans un tumulte
de soies chatoyantes et de pierreries
oîi rosissaient des coins de chair.
Jacques se penchait sur lui, enla-
çait ses épaules, de plus en plus étroi-
tement, tandis qu'un esclave les éven-
tait d'un large flabellum.
Et c'était une douceur que le dis-
ciple n'eût point osé soupçonner. Sa
pensée flottait au hasard; il n'imagi-
nait plus d'autres déhces.
— Mon enfant d'élection, disait Jac-
ques, combien je suis frémissant à te
sentir là, sans révolte en mon pouvoir.
Tu as enfin compris le but de ton
existence, le mystère de ta destinée,
et rien désormais ne nous séparera!
Il ne cessait de baiser ses yeux, de
s'enlacer à lui, de palper son corps
en un élan nerveux, semblable à une
crise déUrante.
L'esclave, plus mollement, agitait le
flabellum dans l'air épaissi, et les cires
d'or laissaient tomber leurs larmes brû-
lantes sur les tuniques blanches des
prêtres de Cybèle, agenouillés comme
pour un sacrifice.
Docile, André se laissait manier ;
puis, il y eut du bruit dans les cou-
loirs; les assistants remontèrent sou-
dain au plafond et tout disparut dans
des flots de brumes.
Le disciple reprit connaissance sous
un poing rude qui le frappait, et une
voix inconnue lui enjoignit de re-
prendre ses vêtements que des hom-
mes lui jetèrent avec dédain.
Il s'habilla, sans comprendre, com-
VIKXS TOrjnlRS AVKC MOI (P^lg^' /"/)
FOLIE noi'IUM
lOS
nie dans un rêve. Ce ne fut que plus
tard qu'il sut qu'une descente de po-
lice avait troublé cette fête esthétique
du cabaret de la Coccinelle.
Il fut incarcéré avec le propriétaire
de l'établissement, mais, grâce à l'in-
fluence de Chozelle, il ne subit que
quelques jours de prison.
XXIV
LA PETITE PIERREUSE
André recommença à parcourir les
bouges de Paris, les cabarets borgnes
du bord de l'eau, les terrains louches
des constructions lointaines, les quar-
tiers suburbains, noirs de peuple et
de misère.
Jacques prétendait faire là de cu-
rieuses rencontres, et préférer le vice
pimenté des faubourgs aux perversions
classiques et un peu fades de son ami
Defeuille,
Il touchait des mains calleuses aux
ongles bruns, aux doigts spatules, aux
poils rudes; il souriait à des visages
de crime cupide aux expressions basse-
ment féroces, et tout ce qu'il y avait
de vil et de grossier au fond de sa
nature se délectait à ces fréquentations.
Parfois, ils arrivaient en pleine ba-
taille. Les buveurs faisaient cercle au-
tour des combattants, qui, l'écume aux
lèvres, les yeux striés de pourpre, se
ruaient à la mort avec des cris de
bêtes. On riait autour d'eux, on les
excitait de la voix et du geste, protes-
tant ou applaudissant selon la valeur
des coups. Une oreille, un lambeau de
chair saignait souvent aux dents du
plus féroce, et les couteaux, retournés
dans les plaies, en sortaient des sanies
rouges.
Quand la police n'intervenait pas,
le combat ne cessait qu'à la chute de
l'un des hommes, et l'on voyait le
vainqueur se relever, les mains gluan-
tes, essuyer à sa chemise son couteau
de boucher.
Peu de femmes dans ces bouges im-
mondes. Jacques visitait les maisons
spéciales que les vendeuses d'amour
évitent, sachant que leurs charmes n'y
seraient point goûtés. Tout au plus,
de-ci, de-là, une pierreuse venait-elle
y chercher son frère ou son fils, rare-
ment son amant.
Chozelle offrait à boire aux plus
[o6
FOLIE D'OPIUM
beaux gars, et faisait son choix, tan-
dis qu'André, à moitié assoupi sur un
bout de table, songeait à Fiamette.
Dans ses rares moments de lucidité, il
se faisait horreur, et il lui semblait que
chacune de ces nuits fiévreuses ag-
gravait sa déchéance, le poussait irré-
missiblement dans la voie honteuse.
Une sorte de force suggestive domi-
nait sa volonté, devenue flottante sous
l'influence du poison, il subissait la
torture quotidienne avec une résigna-
tion de malade.
Chozelle, dans sa lâcheté, craignait
les aventures fâcheuses, et, s'il se fai-
sait accompagner par son jeune dis-
ciple, c'était moins par amitié pour lui
que pour être assuré, toujours, d'une
protection efficace.
Parfois, en effet, un mâle jaloux eu
rusé inten-enait, crachait les plus hor-
ribles menaces ou proposait un arran-
gement. Et cela rappelait les coutumes
et les agissements des souteneurs de
barrière; le bétail seul différait. Il est
vrai que ces professeurs d'infamie re-
crutaient surtout des enfants ou des
adolescents, et Jacques préférait les
fruits mijrs aux primeurs.
Un jour, pourtant, le disciple s'était
mis devant le Maître, et avait reçu
un coup de poing dans la poitrine
qui lui avait fait perdre la respiration.
11 s'était retrouvé, accoté à un réver-
bère, et Jacques, à genoux devant lui,
étanchait le sang qui sortait de son nez
et de sa bouche.
Ces dangers plaisaient au poète, lui
faisaient trouver un attrait morbide et
une excuse à ces expéditions noctur-
nes. Il tâchait d'oublier son triste
amour, et lorsqu'il avait assez de pré-
sence d'esprit, prenait des notes pour
un roman de mœurs qu'il méditait.
Ainsi le temps passait; il n'avait pas
de nouvelles de sa maîtresse, et pensait
pouvoir l'oublier. Malgré la tristesse
de son cœur, il suivait d'un œil indul-
gent ces formes errantes, molles sous
les oripeaux, qui battent les rues avec
la démarche suspecte et furtive des
bêtes, qui arrêtent les passants, hum-
bles et prometteuses, fouillent l'ombre
dans l'exaspération de leur poursuite
acharnée. Et, tandis que Jacques se
détournait avec mépris, André souriait
avec douceur à ces créatures de joie,
qui ne connaissent de la joie que le
rire, à ces filles d'amour, qui de l'a-
mour ne connaissent que le geste.
Pourtant, son être était douloureux
de vouloir aimer et de n'avoir rien à
aimer. Il sentait le froid que fait autour
de l'âme une jeunesse stérile, une jeu-
nesse déshéritée de protection tendre,
de grâce câlineuse. Malgré lui, il s'at-
tardait à dépeindre le visage ardent et
pur de Fiamette, les contours adora-
bles de son corps. Il la revoyait dans
sa robe de songes, égrenée de flam-
mes, avec la pointe orgueilleuse de
ses seins soulevant les mailles du gor-
gerin de perles.
Un soir, une fille prit sa main dans
les ténèbres et l'entraîna, tandis que
Jacques buvait avec ses amis de ren-
contre.
La petite comptait à peine quinze
FOLIE D'OPIUM
107
ans. Elle avait des membres fins, une
chevelure superbe et des yeux de pé-
ridots qui lui enfiévraient la face. Ses
hanches graciles ondulaient sous une
jupe de drap rouge, un pavot artificiel
saignait dans sa coiffure.
— Tu as l'air triste, dit-elle, viens!
Il sourit. Il avait reconnu la petite
du Moulin-Bleu.
— Tu sais donc aimer? Comment
t'y prends-tu?...
— Je berce les chagrins sur mon
cœur comme je berçais mes poupées,
il n'y a pas longtemps.
— Alors, tu as un cœur?...
— Il paraît, et je souffre quand on
est méchant pour moi.
— Depuis combien de temps fais-tu
ce métier?,.,
— Depuis deux ans, mais il ne faut
pas le dire, parce que je n'ai pas l'âge...
— Alors, il est dangereux de te
suivre?.,.
— Oh! toi, tu ne risques rien. C'est
le grand Charles qui...
— Charles?,,.
La petite se rengorgea.
— Oui, mon amant,.. Celui qui me
fait travailler,..
Tristement, André contemplait cette
églantine du pavé, non flétrie encore,
mais apâlie par les fatigues d'amour,
les étreintes perverses.
— Et ce grand Charles... Tu l'aimes
aussi?.,.
Elle frissonna et répondit tout bas,
— Non.
— Alors pourquoi restes-tu avec
lui?...
— Parce que j'en ai peur...
— Il te bat?.,.
— Souvent.
— Quand tu ne rapportes pas assez
d'argent?...
Elle baissa les yeux, fit mélancoli-
quement un signe affirmatif.
— Il faut te sauver, tâcher de te
placer quelque part,..
— J'y ai songé, dit-elle vivement, et
tu m'aideras!
— Moi?,..
— Que veux-tu que je fasse toute
seule ?... Je ne suis pas assez forte,
et puis, je n'ai pas d'argent... Charles
me prend tout ce qu'on me donne...
Appelle-moi Zéhe...
Comme André songeur considérait
l'enfant, elle tâcha de nouveau de l'en-
traîner.
— Viens toujours avec moi, et, si
je ne te plais pas, j'irai chercher ma
sœur qui est une femme, déjà... Ma
sœur Lucienne.,. Elle est très jolie...
Le jeune homme eut un pâle sourire
mêlé de pitié et de dégoût. Mais une
sorte de curiosité maladive l'entraîna,
— Puisque tu es gentille, dit-il, mè-
ne-moi chez toi,
— Faut-il chercher Lucienne?
— Non, toi seulement.
Elle bondit joyeusement, et marcha
devant pour le guider dans les ruelles
sordides.
Son petit jupon rouge collait sur ses
hanches, et ses superbes cheveux ru-
tilaient lorsqu'un jet de flamme les
caressait au passage. De temps à au-
tre, elle tournait la tête pour voir isi
io8
FOLIE IJOFIVM
son amoureux la suivait toujours, et,
rassurée, elle montrait dans un éclat de
rire ses dents de jeune chat.
— Je suis heureuse! heureuse!
Ils montèrent un escalier abomina-
ble, où se confondaient tous les relents
de misère, et pénétrèrent dans une
chambrette sans feu et sans tapis, meu-
blée seulement d'un grand lit tendu
d'andrinople, de quelques chaises et
d'une commode, avec l'indispensable
cuvette, flanquée d'un savon et d'une
fiole d'eau de Lubin.
— Tu vois, ce n'est pas beau, chez
moi, dit-elle, mais c'est tout ce que
Charles m'a donné, et je n'ai jamais
d'argent pour acheter des fleurs et
d'autres jolies choses qui me feraient
plaisir.
André prit une chaise, et la petite
vint se frôler à ses jambes, l'embrassa,
et, comme il restait songeur, s'assit
sur ses genoux.
— Dis-moi pourquoi tu ne veux pas
jouer avec moi, comme les autres?...
Il regarda autour de lui.
— Nous sommes seuls, au moins?...
— Oui, ils sont à boire chez le
père Philippe.
— Charles et ta sœur?...
— C'est toujours là qu'ils m'atten-
dent. Ils ont dii nous voir passer...
— Ah!...
— Ils ne monteront pas, tu peux
être tranquille.
André, le cœur serré, appuya sa joue
à la joue de l'enfant et resta ainsi. Des
larmes filtraient entre ses cils, et Zéhe,
gagnée par cette émotion, se mit à
pleurer aussi, sur elle et sur lui, parce
que c'était une bonne petite fille qui
n'aurait point dû faire un tel métier.
— Alors, tu m'emmèneras?...
Il soupira.
— Hélas! je ne suis pas riche.
— Qu'est-ce que cela fait! Je soi-
gnerai ton ménage, et tu ne t'occupe-
ras plus de rien.
Il garda le silence, ne sachant com-
ment s'y prendre pour enlever à la
pauvrette ses illusions.
Elle s'était reculée, toute chagrine.
— Tu vois bien que je ne te plais
pas... Tu m'avais mal vue, tout à
l'heure, tu me croyais plus dévelop-
pée... Oh! je suis un maigre régal!
— Non, Zélie, je te préfère comme
tu es. Reste auprès de moi, embrasse-
moi ainsi que tu embrasserais un ca-
marade chéri. Je ne te demande qu'un
peu d'affection, tu seras ma petite amie,
et je te récompenserai tout de même,
ajouta-t-il, en voyant un nuage d'inquié-
tude passer dans les yeux de l'enfant
Il lui mit dans la main tout ce qu'il
avait sur lui, et, comme elle hésitait,
regardant les pièces blanches:
— C'est pour toi...
— Mais, je n'ai rien fait pour...
— Tu as fait suffisamment si tu
m'aimes un peu!
— Oh! oui, je t'aime!
En riant et pleurant, elle se jeta dans
ses bras.
FOLIE VOl'lUM
lO\)
XXV
CAUCHEMARS
André, un peu consolé, rejoignit
Chozelle dans le cabaret louche où il
l'avait laissé. Dès l'entrée, il remar-
qua un couple installé devant une bou-
teille de vin bleu, et il devina que cet
homme et cette femme, qui l'exami-
naient d'un œil méfiant, devaient être
les bourreaux de sa petite amie.
Lucienne avait une jupe rouge,
comme sa sœur, et, dans les cheveux,
un pavot semblable au sien, qui crépi-
tait dans la lueur fumeuse des quin-
quets. Sans doute portaient-elles la
même livrée pour séduire le client,
l'aguicher d'une promesse plus per-
verse.
Zélie ne ressemblait nullement à la
créature de vice qui riait, à demi ren-
versée sur les bancs de ce bouge in-
fâme. Les yeux de l'enfant étaient
pleins d'une douceur triste, tandis que
ceux de la fille brillaient d'une flamme
d'ivresse ou de crime, cherchaient,
cruels et provocants, ceux des buveurs
qui la coudoyaient.
— Rentre, pour voir ce qu'il a donné
à la petite, fit le grand Charles à voix
basse.
Mais Lucienne protesta.
— Elle viendra bien nous le dire.
— Savoir, cest une fainéante... Et
puis, un beau soir elle nous jouera la
fille de l'air.
— Maigriotte et gnoUe comme elle
l'est!
— Une primeur. Il y a des vieux
qui les préfèrent ainsi.
— Bah! laisse-moi boire, on verra
demain.
Le grand Charles serra "les poings,
tandis que la fille faisait claquer ses
lèvres au bord du verre épais, renver-
sait la tête voluptueusement:
— Boire et dormir, il n'y a que ça!
Mais Charles, qui dévisageait Cho-
zelle depuis un moment, poussa le
coude de sa compagne.
— Tâche donc d'empaumer l'autre.
Elle haussa les épaules.
— Rien à faire! Tu ne vois donc
pas ce que c'est que ce type-là?... Tu
ne l'as donc pas vu sortir, il y a deux
jours, avec le Frisé?...
Jacques emmenait le disciple, un peu
gêné par le regard gouailleur de l'hom-
me. Il était de mauvaise humeur, mé-
l<U-Ll-tj -U UriUM
content de lui et des autres, ayant
perdu son temps. Aussi demanda-t-il,
sans aménité:
— Oii donc avez-vous couru, tandis
que je m'attardais avec ces brutes?...
André rougit.
— Je me suis senti souffrant, et j'ai
pris l'air.
— Pendant deux heures!
— Deux heures?... il me semblait
que je ne marchais que depuis un mo-
ment.
— Je vois que le temps passe vite
quand je n'y suis pas.
Le Maître avait encore beaucoup de
choses sur le cœur, mais il dédaigna
de se plaindre davantage, et se promJt
seulement d'exiger, pour le lendemain,
un supplément de travail. Les œuvres
d'André avaient du succès, et Jacques
s'applaudissait de son heureux choix,
sans pour cela laisser voir à l'élève
une satisfaction imprudente. Il ne faut
pas gâter le métier.
Lorsque les deux hommes ne sor-
taient pas, le 7vlaître daignait donner
quelques conseils, relever la fadeur
d'un article par des mots amusants et
rares, plaqués de-ci, de-là. Ainsi, toutes
les productions d'André avaient un air
de famille : le genre Chozelle, qui — cla-
maient les admirateurs — se recon-
naissait dès la seconde ligne d'une
chronique ou d'une nouvelle.
Jacques vivait des hommes, comme
certains de ses confrères vivaient des
femmes, et, chose bien typique, en ce
temps de pourriture morale et de lutte
homicide, il s'en faisait gloire, racon-
tant ses bonnes fortunes, étalant ses \
vices au cercle, au théâtre, en plein [
boulevard; Tous, critiques, échotiers et
soireux, encensaient son mérite, son \
i
originalité, le tour ingénieux et mordant i
de son esprit. Il y avait, pour le mettre !
en valeur, une apothéose d'épithètes '
que les petites femmes perverses se I
répétaient entre elles avec complai sance. i
Vêtu de son habit de soirée, cravaté '
de blanc, Jacques, le soir, jetait un coup '
d'œil sur les gazettes alliciantes, tan- <
dis que le disciple, pelotonné devant
la cheminée oii brillait une plaque de '
cuivre rouge, chauffée par une invisible !
herse de gaz, rêvait tristement. Et sa ]
vie était comme cette plaque ardente, \
d'un rouge criminel, sans la joie des
flammes vagabondes, des flammes li- i
bres qui montent au gré de leur ca- j
priée et crépitent follement comme des :
cigales d'amour! Sa vie était fiévreuse i
sans but; elle brûlait sinistrement sans ;
espoir, sans tendresse, inutile et factice.
Tandis qu'il songeait, la joue ap- l
puyée au marbre tiède, Chozelle, qui i
lisait, avait des exclamations approba- ,
tives pour quelques éloges qui cares- i
saient plus particuHèrement sa vanité ;
d'auteur, i
— J'ai tout de même de la chance!
disait-il,
— Certes, souriait le poète avec une \
ironie lasse, i
— Que de gens de talent luttent sans
pouvoir réussir, passent leur temps à
souhaiter d'impossibles revanches ! ;
Vous, par exemple, mon ami,,,
— Hélas! '
LE liLKSSli EXTENDi: I.K r.RUIT d'u.N GALOP DANS LE BROUILLARD [PûgC IKj)
FOLIE D'OPIUM
Et, dans une franchise cruelle, Jac-
ques poursuivait, avec un besoin de
torturer les nerfs d'autrui qui lui pro-
curait de délicates jouissances, des sen-
sations d'artiste, comme il disait: .
— Ainsi, ces chroniques, signées par
vous, n'auraient aucun succès, et je
vous défie bien de les placer dans un
journal! C'est que, voyez-vous, il ne
suffit pas d'avoir du talent pour réus-
sir; dans notre métier, c'est l'enseigne
qui attire le client. Imposez ou ache-
tez une bonne enseigne, soyez adroit
ou riche, tout est là.
La cueillette de gloire finie, le Maî-
tre s'étendait dans sa bergère de soie
verte et ne tardait pas à s'endormir,
tandis que le jeune homme, s'appro-
chant de la fenêtre, contemplait, sous
le ciel métallique chargé de neige, les
toits d'un hôtel voisin oii palpitaient
de gros flocons comme les plumes blan-
ches d'un éventail, agité par quelque
invisible main... Mais, il avait là, tou-
jours prête, sa pipe d'opium, et, fé-
brilement, il chauffait la pâte d'oubli,
s'installait, tirait quelques bouffées libé-
ratrices. Peu à peu, le décor changeait,
les murs vacillaient: Chozelle remon-
tait au plafond comme un bonhomme
peint sur une toile qu'on tire. Des
nuages de brume se déroulaient, ainsi
que ces anneaux noirs qui, à la fin des
feux d'artifice, brouillent les trajec-
toires des fusées; puis, tout se dissipait,
et l'atelier de Pascal apparaissait lu-
mineux comme à la soirée des confetti.
Deux à deux les modèles circulaient,
presque nus sous leurs joyaux, éta-
laient des épaules blanches, des crou-
pes rebondissantes sous la cambrure
des reins, des jambes nerveuses, gan-
tées de soie noire, aux fléchettes bro-
dées de nuances vives, aux fleurs jetées
comme des baisers le long des chevil-
les: des baisers grimpants en semis de
clématites et de roses.
Nora, la taille prise dans sa cein-
ture à cabochons glauques, bondit
comme un clown, pirouette et se dé-
sarticule, une jambe de-ci, une jambe
de-là. Puis, sans s'aider des mains, se
redresse, et, du bout de son pied mi-
gnon, fait sauter une coupe de Champa-
gne que Chozelle portait à ses lèvres.
La voici, les jambes en l'air, tournant
' comme un scarabée d'or enfermé dans
une boîte; elle s'étire et se ploie, de-
vient couleuvre, passe sa tête entre ses
jambes, tire une langue moqueuse à
l'assistance; et, soudain, ses traits se
contractent, ses yeux s'agrandissent,
se creusent, reculent au fond des or-
bites, sa chair se décompose et se des-
sèche. C'est un squelette qui saute au
bout d'une ficelle!
Les couples passent; Cythère et Les-
bos, les prunelles fumeuses, les lèvres
meurtries, sourient vaguement dans
une hébétude d'étreintes et de baisers.
Voici les fœtusards du chic et du chè-
que, les chevaliers de marque et de
contremarque, les éthéromanes verli-
bristes, les ataxiques aux jambes de
coton, aux moelles fondues, tous les
gavés et tous les meurt-de-faim, aussi
livides les uns que les autres et pa-
reillement macabres!
114
FOLIE D'OFIUM
Des filles rousses, brunes et blon-
des^ montrent leurs aisselles oii brille
un peu de sueur en rosée de diamants;
une odeur musquée de peau et de four-
ture exalte les sens, met dans les
yeux des hommes des lueurs de con-
voitise.
Les gouges de volupté se prennent
par la main pour une ronde folle au-
tour d'une nouvelle venue qui fait pâlir
les plus fameuses: C'est Fiamette, ta-
nagréenne, irréelle, dans son corselet
à cabochons de saphirs qui tremblent
en pétillant sur sa chair, remués par
la hâte des seins.
André se voit lui-même auprès de
sa maîtresse, il est morose et ne ré-
pond pas à ses mines enjôleuses, à
ses baisers. Alors, elle s'éloigne, laisse
tomber le réseau de pierreries qui la
couvre, apparaît sans voile sous le re-
gard en arrêt des hommes. Tous, trem-
blants de désirs, la détaillent, scrutent
le mystère de ses flancs et l'émoi de
ses attitudes. Tous la veulent, jugeant
sa beauté indéfectible, et se jettent sur
elle dans une frénésie soudaine.
André, le cœur battant à grands
coups sonores, fait de vains efforts
pour se lever, arrêter la curée d'amour
dont le souffle rauque gronde à ses
oreilles. Il supplie, pleure, se tord,
impuissant, tandis que la meute affa-
mée passe sur le corps de Fiamette, se
repaît de sa chair liliale.
Par moments, il aperçoit la couronne
rose de ses seins, l'étoile fleurie de
son ventre, et devine une autre fleur
que tous peuvent cueillir excepté lui.
Le songe d'opium devient cauche-
mar. Ses muscles se contractent, les
battements de son cœur s'accélèrent,
et, dans une frénésie de rage, il se
dresse, enfin, décroche une arme, au
hasard, sur les murs de l'atelier, et,
bondissant dans le tas des mâles en
rut, frappe ces faces de luxure, ces
gorges hoquetantes de soupirs volup-
tueux, plonge ses mains dans le sang
des poitrines et des ventres, puis s'éva-
nouit sur le corps de Fiamette...
Lorsque le jeune homme reprenait
ses sens, il était mortellement las et des
tics bizarres parcouraient sa face. Le
poison, lentement, agissait sur son or-
ganisation, exaspérant ses nerfs, dé-
traquant sa santé, déjà éprouvée par
les veilles et les privations.
FOLIE D'OPIUM
lis
XXVI
ZELIE DANSE
Au cabaret du père Philippe, André
retrouvait sa petite amie; le plus sou-
vent, elle l'attendait à la porte pour
ne pas éveiller l'attention de Jacques,
et, bien vite, l'emmenait chez elle, lui
racontait ses projets, se confiait à lui,
comme à un frère aîné très tendre. Elle
ne voulait plus rester avec Lucienne et
le grand Charles, c'était décidé; pla-
cée dans une maison de modes par
les soins d'André Flavien, elle travail-
lerait, saurait reconquérir le respect des
gens. Est-ce que tout ne s'efface point
à son âge?... Le jeune homme souriait
à ce gazouillis de fauvette, se sentait
meilleur auprès de cette petite âme
gentille et fraîche, malgré les ignomi-
nies de l'entourage.
A Zélie, également, il avait raconté
le passé, et comment il avait quitté sa
maîtresse, qui prétendait le faire vivre
avec l'argent des autres. Il avait fui,
plein de honte et d'indignation ; ce-
pendant, son cœur souffrait toujours,
ses lèvres gardaient l'empreinte des
anciens baisers, et ne sauraient point
trouver de saveur aux caresses nou-
velles. Un envoûtement de souvenirs
l'attachait à l'amie indigne qu'il ado-
rait et maudissait tour à tour.
— Et tu as quitté ton nid d'amour?...
— Il le fallait bien.
— Pourquoi?
— Parce que... parce que... tu ne
comprendrais pas, petite Zélie, si je
te le disais.
— Ah!... Comment était-ce chez toi?
— Banal, pour les autres, sans doute,
adorable pour mon cœur d'amant... De
la mousse et des fleurs... Juste la place
de nos deux tendresses...
— Tu retrouveras ta Fiamette.
— Jamais!
— Bah! on s'imagine que tout est
fini, et puis, tout recommence. La tris-
tesse s'enfuit comme la joie... On est
malheureux un jour et consolé le len-
demain, sans savoir comment ça s'est
fait... Parfois j'ai envie de me tuer,
puis, le soir, je danse comme une folle,
et la vie me semble bien amusante.
— Tu n'es encore qu'une petite fille,
Zélie; plus tard les chagrins te laisse-
ront une empreinte plus profonde.
ii6
FOLIE D'OPIUM
— Tu crois?... Dans tous les cas,
parle-moi d'Elle, ça me fait plaisir,
parce que je sens que ça te console.
Et le poète disait tout de sa vie et
de celle de sa maîtresse, sachant bien
que la petite amie qui l'écoutait ne le
trahirait pas, enfermerait en elle, com-
me en un tabernacle, le saint ciboire
de son amour défunt.
— Mais, maintenant, vois-tu, je veux
que tu m'aides à oublier ce passé dont
le souvenir me fait trop de mal!
Et Zélie,- qui déjà était femme, es-
sayait de le guérir avec des moyens de
femme. N'ayant à offrir que son frêle
corps d'amour, elle l'offrait ingénu-
ment, lui disant que cela ne tirait pas
à conséquence, qu'elle se résigne-
rait à n'être qu'un petit animal de joie,
sans espoir de bonheur. Elle ne voulait
rien que consoler, semer un peu d'ou-
bli dans de brèves minutes.
Il ne répondait pas, l'âme lointaine,
et elle s'agenouillait à ses pieds, fai-
sait ses mains prisonnières, et, le re-
gardant de ses grands yeux purs, lui
demandait pourquoi il ne voulait pas.
— Qu'est-ce que cela fait, puisque
tu me quitteras tout de suite après?
Et lui, pour l'éloigner, trouvait des
arguments :
— Si je te prenais, je ne t'aimerais
plus.
— Je ne désire pas que tu m'aimes,
puisque je t'aime pour deux. Prends
seulement du plaisir, cela calmera ton
cœur.
— Non, Zélie, il ne faut pas. Je suis
bien ainsi, mon esprit est confiant. Il
me semble que je respire dans un bois
de roses, après avoir traversé les plai-
nes fiévreuses et les marais pestilentiels
qui donnent la malaria.
Elle secouait la tête, en riant, et,
pour le distraire, essayait quand même
d'éveiller ses convoitises, n'ayant pas
d'autre félicité à lui offrir. D'une main
impatiente, elle enlevait les épingles
de sa coiffure, secouait le pavot rouge
qui glissait à ses pieds comme une
fleur de meurtre agonisante et malé-
fique, une fleur de honte qui disait son
métier, attirait sur elle l'attention des
chercheurs de baisers, au détour des
rues. Sa libre chevelure l'enveloppait
alors comme une fourrure tiède, ma-
gnétique, où il plongeait doucement
son front.
Elle savait des danses, aussi, des
danses perverses et naïves, que Lu-
cienne, retroussant ses jupes, lui avait
enseignées. Comme elle, pinçant son
jupon écarlate, elle levait la jambe,
pivotait sur le bout d'un pied, et, les
doigts écartés, passait sur son mollet
grêle un imaginaire archet de violon.
Ses gestes, inconsciemment précis, ap-
pelaient l'étreinte brutale, l'étreinte du
mâle sans simagrées d'amour.
Elle était gracieuse, pourtant, dans
ses danses vulgaires et d'une certaine
adresse. Le grand Charles, d'ailleurs,
pour l'assouplir, l'avais mise contre un
mur, la jambe en l'air, et, chaque jour,
recommençant l'exercice, poussait da-
vantage, faisant craquer les os, jusqu'à
la ligne droite, jusqu'à la dislocation
complète.
FOLIE DVPIUM
Dans certains établissements subur-
bains on faisait cercle autour d'eux pour
les voir se trémousser à la lueur des
quinquets. Charles n'avait pas son pa-
reil pour le grand écart. Il se relevait
d'un seul coup, avec une souplesse de
clown, et son imagination perverse lui
suggérait des figures nouvelles que
ses rivaux s'empressaient de copier.
Lucienne s'agitait auprès de Zélie,
l'enlaçait, tourbillonnait avec elle, plus
lascive, plus impudique, plus endia-
blée, et leurs robes écarlates faisaient
comme des taches de sang dans l'air
épaissi des bouges.
Délaissant le saladier de vin bleu et
le punch aux flammes serpentines, les
buveurs applaudissaient, réclamaient
des danses plus véhémentes.
Et c'étaient ces poses de possédées
d'amour que Zélie essayait devant An-
dré, moins pour le conquérir que pour
le distraire, heureuse quand son effort
amenait un sourire sur les lèvres du
poète.
— Ah! disait-il, tes bonds de dia-
blesse sont des bonds d'ange déchu;
et si tes ailes ont roussi au feu du
sabbat, petite Zélie, ton cœur a gardé
la couleur du ciel!...
XXVII
COUP DE COUTEAU
Un soir, comme le jeune homme
regagnait le cabaret du père Philippe,
il entendit des voix irritées. Chozelle,
très pâle, reprochait au grand Charles
la mauvaise tenue de Lucienne qui
avait osé, étant ivre, contrefaire ses
tics. IJ réclamait l'expulsion de la fille,
menaçait de chercher un autre gîte
pour ses habituels rendez-vous.
Sur les observations prudentes du
cabaretier qui, sans doute, « savait des
histoires », le couple sortit sans ré-
sistance, haineux et sournois.
— Tu vois comme je leur parle, dit
Jacques, ils ne reviendront plus.
— Peut-être avez-vous eu tort.
— Tu sais bien que je n'ai pas peur.
Ce gibier de potence va déguerpir au
plus vite... Il n'aurait garde de se faire
prendre.
André haussa les épaules, un peu
inquiet, pourtant, sur !e sort de sa
ii8
FOLIE D'OPIUM
petite amie qu'il craig^nait de ne plus
revoir.
Chozelle, ayant jeté une pièce blan-
che sur le comptoir, se dirigea vers la
porte.
Le temps était fort brumeux, et
les rares becs de gaz éclairaient mal
l'étroit trottoir que les palissades des
maisons en construction barraient, de
place en place.
— Ton bras? demanda Jacques.
Ils cheminèrent, indécis sur le che-
min, cherchant un fiacre.
Des trous noirs s'ouvraient tout à
coup à leur côté, pleins de mystérieuse
épouvante ; par des portes leur arrivait,
comme par des bouches d'égoiàt, une
haleine acre et corrompue. Ils trébu-
chaient dans des crevasses, glissaient
sur des épluchures gluantes, se per-
daient de plus en plus dans un dédale
de ruelles obscures.
Parfois, le bruit d'une lutte domi-
nait les autres bruits du faubourg; des
gémissements de filles qu'on égorge
passaient comme des clameurs d'oiseau
de nuit; puis, c'étaient des rires gras,
des injures, des paroles obscènes que
les fenêtres mal closes de quelque
bouge leur envoyaient au passage. Ils
côtoyaient des terrains à vendre, en-
combrés de plâtras et de détritus, oii
quelque chat famélique miaulait tris-
tement. Des relents d'abattoir se mê-
laient aux relents de misère; et, de
tant de détresses cachées, se dégageait
une invincible tristesse, un infini ma-
laise physique et moral
André ne parlait pas, ayant quelque
peine à diriger son compagnon qui
s'appuyait lourdement sur son bras.
Le brouillard était si opaque que la
ligne des maisons se devinait à peine,
sans indication de rues.
Chozelle, ayant mis le pied dans une
flaque, rompit le silence.
— Un cauchemar, cette cité de boue
et de suie, ce quartier de meurtre
perdu dans la Ville-Lumière!...
— Un cauchemar que nous connais-
sons trop! Pourquoi ne pas rechercher
des spectacles plus doux? L'amour du
macabre vous jouera un mauvais tour,
cher Maître!
— Tu crois?...
— On ne brave pas impunément la
haine et la faim du peuple!
Jacques frissonna.
— Peut-être as-tu raison. Je suis
écœuré de cette misère qui n'a même
plus l'attrait de l'inconnu. Defeuille,
au moins, a le vice élégant, et l'on
ne risque pas de se faire égorger en
sortant de ses petites fêtes. Je le dé-
ciderai à inviter mes nouveaux amis,
11 n'y aura de changé que le décor.
Il semblait à André qu'ils revenaient
sur leurs pas, et une sorte d'inquiétude
nerveuse l'agitait, malgré lui.
— Nous n'en sortirons jamais! mur-
mura Chozelle avec découragement.
— Tâchons de retrouver la maison
du père Philippe, et demandons à y
passer la nuit.
— Oui, tu as raison. Je suis horri-
blement las!
Il achevait à peine, lorsqu'un homme
se jeta sur eux, brandissant une arme.
FOLIE D'OI'IUM
I I.)
Instinctivement, André s'était mis en
avant, luttait corps à corps avec le
grand Charles, qu'il avait reconnu.
L'autre cherchait à l'écarter, à le ren-
verser; n'y parvenant pas, il lui enfonça
son couteau dans la poitrine. André
ouvrit les bras, trébucha, donna du
front contre un mur, puis s'abattit sur
le pavé visqueux.
— Vite! à l'autre! cria la voix ra-
geuse de Lucienne.
Et le blessé entendit le bruit d'une
galopade dans le brouillard qui se re-
fermait sur la fuite effrénée de Jacques.
XXVIII
FIAMETTE PARDONNE
Fiamette, qui depuis deux mois soi-
gnait la Comète, venait de recevoir une
lettre dont la suscription, d'une grosse
écriture enfantine, lui était inconnue.
— Qu'est-ce que c'est? demanda
Nora, en tournant vers son amie un
visage de cire que n'éclairait qu'un
étrange regard investigateur et tendre,
le regard des moribonds qui interroge
sans cesse, cherche dans le regard
d'autrui l'espoir d'une guérison ou la
certitude d'une fin prochaine.
— Une lettre qui ne me dit rien de
bon.
— As-tu peur de l'ouvrir?
— J'ai peur de tout, à présent. Quel-
que billet anonyme, sans doute?
En tremblant, elle déchira l'enve-
loppe, et un cri d'angoisse expira sur
ses lèvres.
— Quoi donc?... demanda Nora.
Une mauvaise nouvelle?
— Oui. André a été blessé, la nuit
dernière,
— Blessé!... Un duel?..
— Je ne sais, vois.
Elle passa le billet à la Comète qui
fit un effort pour se soulever sur, les
coussins.
— C'est signé: ZéUe... Tu connais?
— Non.
— La lettre est touchante, quoique
sans orthographe, murmura la ma-
lade, et elle relut lentement:
« Votre ami a reçu, cette nuit, un
« coup de couteau qui ne lui était pas
« destiné. Il a perdu connaissance, et
« on l'a transporté à l'hôpital, car il
« n'avait personne pour le soîgner chez
« lui.
FOLIE D'OPIUM
« Je sais qu'il vous aime toujours;
« je vous préviens donc pour que vous
« alliez le guérir. Moi aussi, je l'aime,
« mais je ne suis qu'une amie et je
« désire seulement qu'il soit heureux
« par vous.
« ZÉLIE. »
Suivait l'adresse de l'hôpital.
— Zélie!... soupira Fiamette..
— C'est un brave petit cœur, fit
Nora, il faut aller retrouver André.
Déjà Fiamette était prête à partir.
En hâte, elle embrassa la Comète, qui
souriait avec mélancolie.
— J'y vais.
— Tu reviendras, au moins?...
— Certes.
— Tu sais... ce ne sera pas pour
longtemps... ne m'abandonne pas!
Mais la jeune femme n'écoutait plus.
C'est en courant qu'elle traversa l'anti-
chambre et descendit les marches du
petit hôtel. La porte de la cour était
ouverte, un fiacre passait. Fiamette
donna rapidement l'adresse au cocher,
et se jeta sur les coussins oii elle de-
meura anéantie, les yeux fixes, sui-
vant sa chimère douloureuse. Elle ne
sut jamais le chemin qu'elle avait pris
et, lorsque la voiture s'arrêta, elle
descendit machinalement devant une
haute bâtisse à murs de prison qui, dès
le seuil, exprimait la désespérance et
la fin des choses.
Le concierge, bourru, lui indiqua
une salle carrée, rigide, inhospitalière,
avec des chaises et des bancs groupés
dans le fond devant un guichet vitré.
Des malheureux attendaient, déjà, te-
nant des oranges dans des papiers de
soie, des pots de confiture, des bou-
teilles de vin fin, des friandises pour
les condamnés qu'ils venaient voir.
Fiamette se mit à la queue, puis, en
passant devant le guichet, demanda les
renseignements nécessaires. Un autre
employé lui indiqua, sans bienveil-
lance, la salle oii reposait André, et,
après quelques détours dans les corri-
dors, empuantis de phénol et de chlo-
roforme, elle trouva ce qu'elle cher-
chait. Le lit 18 qu'occupait son ami
était le dernier à gauche d'une vaste
pièce, claire et froide. André, la che-
mise ouverte, semblait dormir. 11 était
très pâle, ayant perdu beaucoup de
sang. Des linges fraîchement appliqués
lui couvraient la poitrine.
Fiamette se pencha, lui prit douce-
ment la main, et, comme il ne bougeait
pas, murmura son nom.
— Je suis venue pour te soigner;
car tu m'as pardonné, n'est-ce pas?...
Tu as oublié?... Tu sais bien que je
ne suis pas coupable, que je n'ai jamais
aimé que toi?...
Le blessé ne l'entendait point.
Elle reprit d'une voix tremblante,
pensant qu'il persistait dans son in-
juste rancune:
— Réponds-moi, dis-moi que tu ne
m'en veux pas! Je n'ai cherché que
ton bien, et si j'ai agi imprudemment,
il faut m'absoudre, car je n'avais pas
de pensée mauvaise... Mon cœur, alors
comme aujourd'hui, était tout plein de
toi... Oui, cet argent que tu me repro-
ches?... Eh bien, pour l'avoir, j'ai
FOLIE D'OPIUM
vendu mon collier, tu sais, mon beau
collier qui faisait si bien à la fête de
Pascal?... J'ai aussi cédé ma zibeline,
qui était trop luxueuse sur mes vête-
ments de laine... Je n'avais pas autre
chose... Que pouvais-je faire?... Mais,
tu aurais refusé ce sacrifice. Alors j'ai
menti, j'ai raconté que Pascal avait
trouvé à placer tes articles et que les
journaux s'étaient montrés généreux...
Oui, tu as été atteint dans ton juste
orgueil; j'aurais dii trouver un autre
prétexte... Je me suis maladroitement
servie de ce qui te tenait le plus au
cœur, ne pensant pas au réveil cruel,
à la double désillusion qui t'attendait,
puisque, un jour ou l'autre, tu aurais
su, quand même... De cette faute, seule,
je suis coupable... aie pitié, mon André,
c'était encore par amour pour toi...
Le blessé ouvrit des yeux vagues,
regarda son amie d'un pâle regard qui
ne voyait pas.
Un interne qui passait secoua la tête,
posa un doigt sur son front.
— Il ne vous reconnaît pas, ma-
dame, la secousse a été trop forte.
— Ah! soupira Fiamette... Vous le
sauverez, pourtant?
— Sans doute, s'il ne survient pas
de complications...
— Cette blessure?...
— Oh! elle n'est pas très grave... le
couteau du meurtrier a glissé sur une
côte; un autre, à la place de ce jeune
homme, serait déjà hors de danger.
— Que craignez-vous donc?...
— Mon Dieu, madame, le sujet est
très affaibli par les veilles, les excès...
le travail cérébral, peut-être; c'est un
neurasthénique, un éthéromane... Lors-
qu'on nous l'a apporté, il avait le délire,
il faut s'attendre à une récidive... Voyez,
sa main est brillante, des tics nerveux
lui tirent la face...
Fiamette pleurait, n'osant dire à cet
inconnu ce qui cependant lui briilait
les lèvres... Elle aurait voulu se cares-
ser l'âme à un peu de pitié, puiser
en l'expérience et la sympathie d'au-
trui la force de supporter cette épreuve.
Mais l'interne détaillait surtout, en
elle, la jolie femme et la femme élé-
gante; ses sentiments de mâle, instinc-
tivement jaloux, devaient être plutôt
hostiles au blessé. Elle le comprit,
garda le silence, tandis que l'autre,
pour s'attarder en cette atmosphère
d'amour, se frôler à cette jupe soyeuse,
arrangeait l'oreiller sous la tête d'An-
dré, assujettissait les linges qui cou-
vraient la plaie, toujours saignante.
— Ah! il nous faudra du temps, dit-
il, la guérison sera très difficile.
Fiamette tamponna ses yeux, se dis-
posa à partir.
— Est-ce qu'on pourra transporter
le malade chez moi?
— D'ici une semaine, sans doute.
— Merci, monsieur.
Elle embrassa son ami, mit dans ses
doigts fiévreux un bouquet de violettes
qu'elle avait apporté, et s'en alla en
étouffant ses sanglots.
FOLIE BOFIUM
XXÏX
l'agonie
Et pendant dix jours ce fut un cal-
vaire. Toujours entre ces deux agoni-
sants, Fiamette connut les plus lourdes
heures de son existence.
Nora pensait mourir à tout instant.
D'effroyables crises de toux lui déchi-
raient la poitrine; elle ne se soutenait
plus que par l'extraordinaire tension
de ses nerfs.
Le vide s'était fait autour de la ma-
lade. Le dernier amant avait fui, peu
soucieux d'assister à cette fin, de con-
templer ce visage effrayant de morte
amoureuse, oii les yeux imploraient
encore une charité tendre.
— Tu vois ce que sont les hommes!
disait Nora. Celui-là, pourtant, je l'ai
bien chéri, et jamais je ne lui ai rien
demandé... Oui, c'est celui que j'ai le
plus aimé, et c'est celui qui m'a le
plus fait souffrir!... Garde ton cœur,
petite!
— Bah ! répondait tristement Fia-
mette, mieux vaut encore se donner et
pleurer... La vie est trop laide sans
amour!...
— Peut-être as-tu raison... et puis,
on croit toujours qu'on est aimé quand
même, que les sacrifices amènent la
reconnaissance... Il faut mourir pour
perdre l'illusion dernière... heureuse-
ment qu'on ne meurt qu'une fois... On
serait si heureux, pourtant, avec un
peu de justice et de bonté.
— Ne parle pas, disait Fiamette, le
médecin l'a défendu.
— Oui, parce que cela me fait tous-
ser, et que je passerai dans une crise
plus forte.
— Je t'assure...
— Oh! ne cherche pas à mentir... Si
tu savais comme ça m'est égal!...
Après un moment de silence, empli
de rêveries mélancoliques, elle deman-
dait:
— Et André?...
Fiamette, alors, racontait sa visite
de la journée, ne se lassait pas de don-
ner des détails.
— Figure-toi que Jacques n'est pas
venu une seule fois prendre de ses
nouvelles!... Et, pourtant, il lui doit
la vie... Ce coup de couteau lui était
destiné.
FOLIE DOFIUM
12;
— - Comment le sais-tu?...
— Par la petite Zélie qui m'a tout
raconté... Oh! la charmante et douce
créature!... Il paraît qu'André toujours
lui parlait de moi!... Elle a été bien
malheureuse!
— Je ferai quelque chose pour elle,
dit Nora, si elle est vraiment si inté-
ressante.
— Plus que tu ne saurais croire...
Et Fiamette disait l'odyssée de la
pierreuse, les mauvais traitements
qu'elle avait subis, les exigences de
sa sœur Lucienne et du grand Charles,
qui la rouaient de coups lorsqu'elle
n'avait pas accompli sa besogne hon-
teuse. Mais la Comète s'assoupissait et
son visage terreux, déjà recouvert du
masque de la mort, angoissait la jeune
femme qui s'agenouillait au pied du
lit, fermait les yeux pour oublier la
vision effroyable, cherchait dans sa
mémoire quelques bribes de prières,
et, fervemment, implorait le ciel pour
la guérison de ces deux êtres chers :
son amant et son amie.
XXX
LE TESTAMENT DE I.A COMETE
La Comète passa par une sombre
journée de pluie, dans la tristesse des
êtres et des choses. Elle cracha son
âme dans un flot de sang, son âme
indomptable qui n'avait servi qu'à la
faire souffrir davantage, et Fiamette,
après lui avoir fermé les yeux, lui mit
au front un baiser sincère qui, avec une
jonchée de roses, fleurit son dernier
sommeil.
Quelques vestales de volupté sui-
virent le char, empanachées comme lui,
et presque jalouses de cette morte qui
avait de quoi s'offrir un convoi luxueux
et des voitures vides... A l'église, elles
pleurèrent plutôt sur elles-mêmes que
sur la compagne heureuse qui s'en
allait, jeune encore, ignorante des dé-
dains, des rides et des cheveux blancs.
Fiamette, au bras de Pascal, regagna
son petit appartement de la rue Cau-
laincourt, oii une femm.e de ménage
rangeait et nettoyait depuis deux jours,
car André, enfin hors de danger, devait
arriver le lendemain.
C'est ainsi que se balancent les cha-
124
FOLIE D'OPIUM
grins et les joies. La mort, sans cesse,
étant réparée par la vie, tout se renou-
velle et tout s'efface, le cœur, comme
la terre, s'ouvre indifféremment aux
semences bonnes ou mauvaises, à l'es-
poir et à la révolte.
— Et, cette fois, dit Pascal, en quit-
tant son joli modèle, garde bien ton
amant.
— Ce ne sera pas difficile, soupira
Fiamette. André, vous le savez, ne me
reconnaît plus... Il vit dans un rêve
perpétuel.
— Le rêve a du bon. A ta place,
petite, puisque ton ami n'est pas mé-
chant, je ne souhaiterais pas le réveil.
— Mais il est fou!
— Nous sommes tous fous. Il s'agi-
rait de savoir qui de lui ou de nous
l'est le plus!
Quelques jours après, Fiamette,
ayant revêtu son costume de Salomé,
pour complaire au poète, qui chantait
en tisonnant d'une main paresseuse,
apprit qu'elle héritait de la fortune de
Nora.
— André, dit-elle, nous sommes ri-
ches!
Mais il n'entendait pas, continuait
à construire dans Lâtre des palais de
flammes, et les rimes d'or s'envolaient
harmonieusement, emplissaient la pièce
d'un battement d'ailes sonore.
— Nous sommes riches! répéta Fia-
mette.
Et, comme il la baisait aux lèvres
inconsciemment, ainsi que le papillon
va à la fleur:
— Ah ! dit-elle, si tu comprenais, tu
ne voudrais plus!... Reste ainsi, cher
amour!... Seuls, ceux qui ne savent
pas sont heureux!
FIN
TRISTAN BERNARD
SECRETS D'ÉTAT
Illustrations de H. Thiriet
PARIS
SOCIÉTÉ d'Édition et de publications
Librairie Félix Juven
13, rue de l'Odéon, t?
AVANT-PROPOS
/L y a là ce monsieur qui est venu
Vautre jour -pour Monsieur, me dit
ma vieille nourrice, qui me tutoie, mais
à qui j'ai demandé de me parler le plus
souvent qu'elle peut à la troisième
personne. Et elle ajouta :
— Monsieur désire-t-il que je le fasse
entrer dans ton cabinet?
— Monsieur, lui dis-je, désire que
tu me fiches la paix !
— Bon ! dit-elle, puisque tu le prends
sur ce ton, je vais le faire entrer. Vous
vous débrouillerez e^isemble.
Je vis donc entrer, pour la deuxième
fois, ce petit homme roux, d'âge incertain,
effronté comme un adolescent audacieux,
ou décidé comme un vieil homme d'expé-
rience. Il s'assit en face de moi, s'empara
de divers objets de bureau : presse-papier,
tampon-buvard, pot à colle, et, tout en
me parlant, entreprit, en prenant comme
soutien /'Annuaire des Téléphones, diverses
petites constructions.
— - Avez-vous lu les notes que je vous
ai apportées la semaine dernière, et pensez-
vous, comme je voies l'ai demandé, pou-
voir vous en servir pour écrire tm livre P
— Je les ai lues, lui répondis-je,
et je dois dire qu'elles m'ont très vivement
intéressé. Ces notes, n'est-ce pas, vous
ont bien été communiquées par un jeune
Français qui réside dans un Etat d'Alle-
magne ?
— Oui, c'est un de mes camarades du
quartier. Il me sait un peu tenace et se
doute très bien que je parviendrai à les
placer. Si, avec sa mollesse naturelle,
il s'en occupait hii-méme, ces notes ris-
queraient fort de rester à jamais inédites.
D'ailleurs, les exigences de mon ami
rendent l'affaire très faisabh : il ne de-
mande rien. Il lui plairait seulement
qtie les notes en question fussent coor-
données, mises en ordre par un écri-
vain...
— Je suis très flatté d'avoir été choisi
par votre ami pour accomplir ce travail,
mais... suis-je bien l'homme désigné?
Je vous accorde que dans cette histoire,
la réalité parait aussi capricieuse que
de la fantaisie, — mais tout de même
y a-t-il matière là-dedans à un livre gai?
N'oubliez pas que celui à qui vous vous
adressez aujourd'hui a la triste réputation
d'être tin écrivain gai...
Alors, dit le petit homme roux
avec une autorité véhémente, parce qu'on
vous a enfermé dans un genre, vous n'en
voulez pas sortir? Vous êtes l'esclave
de votre clientèle?
— Non, monsieur, non. Ne croyez pas
ça. Les écrivains ne sont pas esclaves
de leur clientèle : ce ne sont pas eux qui
la suivent, c'est elle qui s'attache à leurs
pas. Ils peuvent lui faire parcourir
beaucoup de chemin et suivre des routes
non tracées, mais à la condition de ne pas
l'essouffler et la troubler par des à-coups
brusques, par des bonds imprévus qui
les éloignent un peu trop, elle et lui
l'un de l'autre. Il faut que, si l'écrivain
s'égare un instant, on puisse le retrouver
un peu plus loin : a Ah ! h voilà ! »
Vous voyez qu'il y a une imprudence
assez grave à changer de genre. Or, le
livre ^ que vous me demandez d'écrire
désorientera sans doute la petite troupe
complaisante de mes fidèles lecteurs. Il
vaudrait mieux, je vous assure, vous adresser
à quelqu'un d'autre...
Mais j'avais affaire à un adversaire
extrêmement endurant, et en parlant trop,
en lui donnant trop de raisons, j'engageai
le fer avec imprudence. Un seul bon argu-
ment vaut mieux que plusieurs arguments
meilleurs.
SECRETS D'ÉTAT
Au bout de cinq minutes, le petit homme Alors, pour me débarrasser de lut,
roux me tenait devant lui, pieds et poings j'écrivis un matin délibérément sur la
liés... Le pis fut que, mon consentement première page: Chapitre I, et pour ne
acquis, il revint tous les iours pour pas m'ennuyer pendant trois cents pages,
exiger que je me misse au travail. Je l'avais je résolus de m' amuser le plus que le
en'' horreur! Il arriva presque à me faire pourrais, et je me mis à raconter cette
détester la tâche qu'il m'imposait. histoire, ma foi! avec assez de plaisir...
CHAPITRE PREMIER
|, (^E^ événements singtdiers que je
[}*2^ me propose de relater ici sont
à la vérité trop graves et
trop récents pour que je puisse
donner des noms réels aux person-
nages de cette histoire, et au pays
où elle s'est passée. Je dirai seulement
que l'Etat dont il sera question ici —
et que nous appellerons la principauté
de Bergensland — se trouve
dans l'Europe centrale ; sa
capitale — nommons-la
Schoenburg — est une ville
très importante, dont la
population dépasse de beau-
coup le chiffre de deux cent mille
habitants. Je donne ici un nombre
très au-dessous du nombre réel, afin de
ne pas fournir de trop claires indications.
Il est assez curieux que j'aie été amené
à occuper dans cette \iUe une situation
élevée, moi qui avais végété au quartier
latin en donnant des leçons de français
à un seul élève, un jeune homme borné
JE PRENAIS MES REPAS DANS UN PETIT RESTAURANT DE LA RUE SAINT- JACQUES
SECRETS D'ÉTAT
et paresseux, qu'une riche famille de
snobs lançait de force dans le journa-
lisme mondain.
Chaque mois, mon élève me remettait
dix louis sur les trois cents francs que sa
mère lui allouait pour ses leçons. Je lui
libellais un reçu de trois cents francs qu'il
montrait à sa famille. J'avais commencé,
par un scrupule de conscience un peu
hypocrite, par exiger qu'il vînt chez
moi trois ou quatre fois par semaine.
Les premiers jours, j'avais essayé cons-
ciencieusement Se lui donner une leçon,
mais, devant son air rébarbatif, je pris
le parti de lui lire à haute voix de bons
auteurs, de façon à perfectionner son
style. Je feignais de ne pas voir qu'il
dormait, et je lisais pour moi, ce qui était
assez agréable. Ainsi, je touchais une
faible somme qui m'aidait à vivre, je
me perfectionnais dans l'étude de nos
classiques, et mon élève, tout en aug-
mentant sa pension de cent francs, se
reposait de ses nuits de fatigues. Jamais
trois cents francs ne furent mieux em-
ployés.
Cependant j'aurais bien voulu trouver
un autre emploi pour m'assurer une
existence moins étroite. J'avais toujours
avec moi quelque compagne à qui
j'étais attaché par la faiblesse de l'ha-
bitude. Cent francs par mois, ce n'est
pas lourd pour un garçon de vingt-six
ans qui aime les femmes, et qui ne \'eut
pas trop être aimé d'elles.
Je prenais mes repas dans un petit
restaurant de la rue Saint-Jacques, où
la pension coûtait cinquante francs par
mois. La nourriture n'y était pas très
bonne, mais je restais fidèle à cet éta-
blissement auquel me retenait — je
dois le dire — un arriéré continuel. J'ai
longtemps maudit cet arriéré... La Provi-
dence avait son idée. C'est, en effet, dans
ce restaurant que je fis la connaissance
d'un petit tailleur allemand...
Il se nommait Karl Merck, il était de
Carlsruhe. Après avoir séjourné pen-
dant trois ans dans le Bergensland, il
était venu s'installer depuis quelque
temps à Paris. J'avais horreur de cet
homme, je détestais son empressement,
ses amabilités, d'autant que je ne lui
accordais aucune importance sociale-
Ce fut pourtant ce personnage négli-
geable qui fut l'aiguilleur de mon destin,
et, de la voie de garage herbue où je
végétais, me dirigea sur la grande ligne
où passe le rapide, et qui va loin.
Il avait des relations avec un secré-
taire de l'ambassade, chez qui sa sœur,
je crois, était placée comme gouvernante.
Le secrétaire, que son gouvernement
avait chargé de chercher un jeune Fran-
çais pour tenir là-bas un emploi de
confiance, s'était adressé à lui, à tout
hasard, faute sans doute d'avoir des
relations suffisantes en dehors du minis-
tère français des Affaires étrangères, à
qui il valait mieux ne rien demander.
On leur aurait envoyé quelqu'un qu'ils
auraient été forcés de garder, même s'ils
avaient été mécontents de ses services,
ou s'ils n'avaient pas été tout à fait
sûrs de sa loyauté.
J'allai donc un matin en compagnie
de Karl Merck à l'ambassade du Ber-
gensland. Je m'efforçais de n'être pas
trop aimable avec le tailleur, afin de
ne pas trop m'apercevoir du contraste
de mon attitude actuelle avec ma froi-
deur passée.
C'était très gênant de marcher dans la
rue avec lui, parce qu'il était extraor-
dinairement petit, et qu'il avait la manie
de se mettre toujours au pas. Je me
souviens que, pendant tout ce trajet,
je fis mon possible, sans en avoir l'air,
pour contrarier cette manie...
Nous arrivâmes à l'ambassade, et sur
un mot que tendit Karl Merck au
domestique, on nous introduisit auprès
du secrétaire, qui me fit subir un petit
inten-ogatoire sur ma famille, et sur mon
instruction. Puis il m'accompagna chez
« le patron ».
Je me trouvai en présence d'un homme
très grand, complètement rasé, qui res-
semblait à un énorme garçonnet. Le
secrétaire lui répéta tous les renseigne-
ments sur moi-même que je lui avais
fournis. Le grand petit garçon répétait
sans cesse : « Oui, oui, » en hochant la
tête avec nonchalance.
— Eh bien! dit-il, d'une voix condes-
cendante et fatiguée, qu'on lui donne
SECEETS D'ÉTAT
trois. Oui, oui! faites-lui donner trois...
Monsieur Hiunbert, me dit-il, trois mille
francs je vous fais remettre... Ceci, pour
les frais de votre départ... Puis il se leva,
et alla, sans mot dire, appuyer son front,
contre la vitre de la haute croisée.
L'ambassade était installée dans un
pas un caractère secret... Non, non-
mais cependant, bien évidemment, mon-
sieur Humbert, il vaudrait mieux, en
tout cas, ne pas parler à droite et à gau-
che...
Chaque fois qu'il disait : monsieur
Humbert, il aspirait fortement Y H, sans
J'ACHETAI UNE ÉPÉE QU'UN GAR.,ON ME VENDIT.
vieil hôtel du faubourg Saint-German.
Les pièces étaient très hautes et très
austères. Quand l'ambassadeur fut resté
quelques instants à la fenêtre, il revint,
reprit place derrière son grand bureau,
inclina la tête, les yeux fermés, en fai-
sant la grimace comme quelqu'un qui
souffre des dents pendant son sommeil ;
pms il me regarda, les \-eux brusquement
grands ouverts :
— Cette mission que \'ous avez n'a
qu'on pût voir si c'était par mépris ou
par poUtesse.
Puis il se mit à échanger quelques mots
avec le secrétaire, qui lui donnait le titre
de « prince ».
On me remit donc trois mille francs,
sur lesquels je voulus laisser trois cents
francs au petit tailleur, mais il n'accepta
rien. Je ne sais pas s'il touchait quelque
chose de l'ambassade, je ne le crois pas.
Je suis persuadé qu'il agissait ainsi
SECRETS D'ÉTAT
par pure obligeance. Il aimait rendre des
services aux gens.mais il était d'un physique
tellement peu avenant qu'on ne lui en
savait aucun gré.
Il y avait bien longtemps que je n'avais
eu à ma disposition une somme aussi
importante. A là vérité, mon chiffre de
dettes était presque aussi élevé. ]\îais
ces dettes criardes, aussitôt que je fus
nanti de numéraire, cessèrent de crier
comme par enchantement .
J'écrivis à mes créanciers des lettres
posées, par lesquelles je les remettais
paisiblement au semestre sui\'ant, pour
un acompte. J'allai dans un grand maga-
sin, où j'achetai du linge, des habits
et des chaussures, afin de faire bonne
figure à la Cour. Je trouvai au rayon
de costumes d'homme jusqu'à une culotte
courte en di'ap blanc poux la tenue de
gala.
Le secrétaire d'ambassade m'avait
bien recommandé ce détail. Et j'achetai
dans un café de la rue de Vaugirard
une épée qu'un garçon me vendit. Il
l'avait eue, je crois, d'un étudiant qui
lui devait de l'argent, et il affirmait
que c'était la propre épée d'un homme
illustre dont le nom, à vrai dire, tel qu'il
le prononçait, était inconnu, mais pouvait
bien être celui, passablement altéré,
de M. de Talleyrand.
Le tailleur me confia un petit livre où
j'appris quelques rudiments de la langue
du Bergensland, qui ressemblait d'ailleurs
beaucoup à l'allemand.
Après avoir fait mes adieux à ma petite
amie actuelle, qui travaillait dans les
modes, et lui a\-oir remis une certaine
somme, pas très importante d'ailleurs
(quatre-vingts francs), je pris le Nord-
Express, où mon voyage était paye.
CHAPITRE II
gr&SpîOMMEXT tout Cela allait-il linir ?
I^(^ Je me disais que c'était une
aubaine extraordinaire, mais je
ne voulais pas trop y réflé-
chir : j'avais peur.
J'avais beau être
tombé , avant c es
événements, à une
condition si hum-
ble que tout chan-
gement d'existence
ne pouvait être
qu'avantageux, je
me sentais effrayé
par l'aventure, par
l'inconnu. J'ai tou-
jours été un jeune
homme tranquille,
et si je suis deve-
nu un bohème, ce
n'est certes pas par
goût : c'est plutôt
parce que ma fa-
mille s'était trou-
vée ruinée et que
j'étais assez pares-
seux ; mes pen-
chants véritables
me faisaient dési-
rer une existence
régulière et calme
où, très loin devant
soi, on aperçoit une
route monotone,
mais sûre.
J'avais été élevé
dans la peur des
tournants et de
l'imprévu.
J'étais, depuis
quelques heures,
installé dans le
train. Nous ap-
prochions de la
frontière d'Alle-
magne. Je m'étais le\'é à diverses
reprises pour regarder le pa}'s que je
ne connaissais pas. Ce n'était pas préci-
sément par curiosité, mais plutôt par
JE VIS UN JEUNE HO.MME QUI SEMBI AIT CHERCHER A ME PARLER.
SECEETS D'ÉTAT
uu besoin raisonnable, impérieux et
légèrement fatigant,)^ de ne pas laisser
perdre un spectacle | nouveau pour moi.
]Mes yeux s'ingénièrent à admirer ces
campagnes, et à leur trouver quelque
différence avec d'autres points de vue
que déjà, au cours d'autres vo3'ages,
i 'avais consciencieusement admirés.
Pendant un petit congé d'inattention
que je m'accordais, je vis, en regardant
à mes côtés, un jeune homme qui sem-
blait chercher à me parler. Il était mince
et de haute taille. Ses cheveux blonds
pâle, presque blancs, avaient la même
couleur que sa peau, et s'en distinguaient
seulement par leur reflet soyeux. Le jeune
monsieur me déclina ses nom, titre et
qualités : Henrj^, comte de Tolberg, troi-
sième secrétaire d'ambassade du Bergens-
land. Il m'avait aperçu à la légation,
le matin où j'y étais allé avec Merck.
Il se rendait dans le Bergensland, où il
allait passer de petites vacances.
Le comte de Tolberg parlait le fran-
çais avec un léger accent, mais de la
façon la plus correcte. Il mit la con-
versation sur les théâtres de Paris,
particulièrement sur les petits théâtres.
Je lui répondis de mon mieux. Je n'avais
été dans aucun de ces endroits depuis
plusieurs années, mais je pouvais néan-
moins en parler, d'après ce que j'avais lu
dans les journaux. Puis le jeune comte
me donna des détails sur la Cour du Ber-
gensland. Il me parla du roi. Le roi du
Bergensland, d'après le comte de Tolberg,
était un homme fort intelligent et un
peu original. Il se cloîtrait pendant des
semaines dans un pavillon de chasse,
se contentant de voir ses ministres de
temps à autre. Quelquefois il se murait
pendant des semaines, sans se montrer à
une autre personne qu'à Herner, son
« premier ».
— Le peuple, ajouta le comte de
Tolberg, ne le voit jamais, mais ce qu'il
perd en affection, il le gagne en prestige.
C'est un roi mystéiieux. On le vénère,
on le craint un peu comme un personnage
légendaire.
Dès qu'il ne parlait plus de Paris et
qu'il ne se croyait pas obligé d'affecter
la frivolité française, le jeune comte me
paraissait un esprit bien plus charmant
et plus profond.
— Le « premier ^). ajouta-t-il, le baron
de Herner, passe aux yeux de bien des
gens pour le véritable roi, et, au juste,
c'est le roi qui fait de lui tout ce qu'il
peut être. Herner a la bride libre, mais
on ne la lui lâche pas. Et on peut très
bien lui retirer la faveur royale. D'ailleurs,
Herner sait à quoi s'en tenir sur la haute
valeur du roi. Ce Herner, vous le verrez
très souvent. Vous serez en rapport direct
avec lui. Grande puissance intellectuelle,
mais peu de charme. Très peu de ces
qualités de sentiments qui rendent une
intelligence agréable.
C'était vraiment un peu étonnant de
voir ce jeune diplomate, qui me connais-
sait depuis une heure, me parler avec
autant de liberté des choses de son pays
et s'exprimer aussi franchement sur le
compte du premier ministre, personnage
considérable que j'allais approcher et à qui
je pourrais — en savait-il quelque chose ?
— rapporter ses paroles.
]\Iais le comte de Tolberg avait très
bien compris que je ne le trahirais pas.
Il avait eu en moi une confiance sponta-
née qui me rapprocha singulièrement
de lui.
— • Vos fonctions, me dit-il encore,
vous mettront également en rapport avec
deux fidèles de Herner : le ministre de
l'Intérieur, Von ^lulen, et le ministre
de la Guerre, le général de Fritz. Les
trois ministres semblent tenir entre leurs
mains les destinées du Bergensland. Au
fond, c'est le <( premier « tout seul qui
compte pour quelque chose. Quant au
Parlement, dont la présence donne une
allure de monarchie constitutionnelle à
notre gouvernement, il ne fait, dans la
réalité, qu'accroître le pouvoir absolu
du roi. Le roi semble dirigé par ses députés
et c'est lui qui gouverne par eux. Ce sont
ses serviteurs fidèles. Les députés chez
nous sont décorables. On ne se prive
donc pas de les décorer et de les anoblir
au fur et à mesure des besoins...
— C'est très curieux, me dit tout à
coup le comte de Tolberg, énonçant tout
haut cette remarque que j'avais faite à
part moi l'instant d'auparavant, com-
SECRETS D'ÉTAT
ment se fait-il que je vous dise tout
cela? Tout à l'heure, j'étais ver.u à vous
simplement pour causer, et à mesure
que vous m'avez écouté, je vous ai fait
des confidences plus intimes et plus
graves. Dès que j'ai senti que ^•ous
n'étiez pas le premier venu, je me suis
mis à parler, à parler, et j'ai même trouvé
des choses que je n'avais pour ainsi dire
jamais formulées. J'ai eu soudain des
visions sur les gens de « là-bas », qui ne
m'étaient jamais appames aussi nette-
ment.
Il dit encore, sans me regarder, comme
se parlant à lui-même.
— Comme on est reconnaissant à ceux
qui vous accroissent ainsi... La jeune
femme que j'aimerais entre toutes serait
celle qui m'obligerait, par son charme,
par la façon dont elle m'é coûterait, à
être toujours meilleur et toujours plus
intelligent que je ne suis.
Au ton attendri du jeune diplomate,
je vis bien que la jeune femme qu'il
aimerait entre toutes était peut-être
celle qu'il aimait à l'heure présente.
On n'a pas un air charmé et aussi lan-
guissant quand on parle d'une dame au
conditionnel.
— J'ai connu... jadis... une femme
comme cela, dit-il encore. (Déjà, dans
le besoin de parler de cette amie, il la
rapprochait de lui et lui faisait quitter
le monde hypothétique pour l'amener
tout doucement dans le passé réel...)
Cette personne que j'ai connue, dit-il.
avait de ces beaux yeux qui vous for-
çaient à la sincérité absolue. Quand
ils vous regardaient, on ne pouvait même
pas se mentir à soi-même... Et sa joie !
Et son rire ! Quel rire impétueux, géné-
reux !... Je vous semble incohérent dans
mes propos et j'ai l'air de vous dire cela
pêle-mêle ; mais dans mon esprit, mes
paroles ont im lien... J'ai fermé un ins-
tant les yeux ; son visage charmant m'est
apparu ; je l'ai ^'ue sourire ; je l'ai enten-
due rire...
... Elle ne riait pas toujours... Pendant
qu'elle était grave, son visage d'un ovale
mer\eilleux avait ime douceur asiati-
que. Il était comme ces visages de femmes
japonaises, brodés sur des étoffes pré-
cieuses. Ils ressemblent à de grandes
fleurs de soie.
— Pardonnez-moi, lui dis-je, mais ce
qui me semble étrange, c'est que vous
puissiez me parler avec autant de plaisir
d'un être qui n'est plus, qui semble avoir
disparu de votre vie. Il est étrange que
vous ayez si peu de tristesse en songeant
à sa disparition.
Il me regarda.
■ — Vous avez bien compris, dit-il en
souriant, que cet être existait encore.
C'est vraiment un peu tôt pour vous
faire des confidences aussi intimes, mais
ma foi, tant pis ! j'y arriverai fatale-
ment, et comme j'ai hâte d'3' arriver et
que je ne \'ous ai peut-être abordé que
pour cela, je ^'ais tout de suite vous
parler d'elle...
CHAPITRE III
T^y/C^ous allez la voir à la Cour. Il
3^\f/X^ est d'ailleurs probable qu'on
vous dira sur son compte et
sur le mien toutes sortes d'his-
toires... des choses qui ne sont pas.
Il est bien évident que si ces choses étaient,
je vous dirais qu'elles ne sont pas. Je
ne viens pas poser ici au garant homme.
Il m'est arrivé d'être au mieux avec
une femme et de le dire à des amis dont
j'étais sûr, mais il se trouvait que la
dame l'avait toujours dit avant moi
à des amies, car les femmes n'ont aucune
discrétion... Mais si jamais tout ce qu'on
dit de moi et de cette personne arrivait
réellement, je crois très sincèrement
que je ne Je révélerais pas à mon me i leur
UN MALHEUREUX ENFERMÉ DANS UN ASILE D'ALIÉNÉS.
ami. Ce n'est pas par galanterie qu'on
tait ces choses-là, c'est par une sorte
de pudeur. Le don qu'une femme fait
de soi-même est aux yeux de celui qui
l'aime quelque chose de grave, de digne
de respect. Quand c'est une autre per-
sonne qui en parle, cela paraît tout autre
chose.
— Si je reviens à Schoenburg, continua
le jeune comte avec plus d'abandon
encore — car ces confidences nous rap-
prochaient de p'us en p-us — si je reviens,
vous pensez eue c'est uniquement pour
la revoir. Il y a cinq mois eue je ne l'ai
vue. Bien entendu, nous nous écrivions
tous les jours.
Çuand je vous ai parlé du premier
ministre, je vous ai dit
d'abord de lui moins de
mal que je n'en pensais,
car j'ai tellement de rai-
sons de le détester que
je fais tout mon possible
pour le juger avec bien-
veillance. D'ailleurs, il ne
faut jamais être malveil-
lant. Je considère que la
malveillance empêche d'être
clairvoyant et que perdre
sa clair\'oyance, c'est le plus
grand malheur qui puisse
arriver à un homme.
Le comte de Tolberg
aimait assez mêler à son
langage certains de ces
aphorisme c^u'il énonçait
avec hésitation , comme
si c'étaient des idées qui
lui venaient à l'instant
même et qu'il essayait
de formuler. Mais je pen-
sais bien qu'il les avait
trouvées déjà depuis long-
temps et qu'il ne les ex-
SECRETS D'ÉTAT
13
primait pas pour la première fois. Il for-
çait un peu les transitions pour arriver
à placer au bon endroit ces vérités
ingénieuses dont il savait l'intérêt.
Il faisait visiblement des frais. Il sor-
tait en mon honneur toutes les richesses
de son esprit. Cet empressement à me
plaire ne pouvait m'être antipathique ;
il était d'ailleurs assez ingénu et très
gracieux.
— J'ai toutes les raisons, me dit-il,
de détester ce Hemer. Bertha, la per-
sonne dont je vous parle, a un mari, un
malheureu V enfermé depuis quatre ans
dans un asile d'aliénés. Elle voudrait di-
vorcer, mais la chose n'est pas très facile
chez nous, smlout pour une personne
de l'entourage du roi. Hemer fait tout
son possible pour entraver les projets de
mon amie... Je ne crois pas qu'il l'aime,
mais il lui a fait la cour et il verrait un
avantage positif à l'épouser. Or, il sait
que si elle divorce, ce sera plutôt moi
qu'elle épousera. Il cherche donc par tous
les moyens à l'empêcher de revenir à
Schoenburg ; auparavant, tous nos
attachés voyageaient et rentraient chez
eux à leur guise ; maintenant, — ceci a
été fait en mon honneur, — il a voulu
les obliger à demander des congés régu-
liers. Heureusement qu'avec notre ambas-
sadeur, il a trou/é à qui parler... Vous
l'avez vu à Paris, notre ambassadeur ?
— Oui, ce grand garçon qui balance
constamment la tête ?
— Il a l'air nonchalant, n'est-ce pas ?
Mais je vous assure qu'il veut bien ce
qu'il veut... Comme il est prince et de
famille presque royale, Hemer est obligé
de le ménager. Heureusement que l'am-
bassadeur me soutient, parce que j'ai
dans le premier ministre un ennemi capa-
ble de tout, et terrible, beaucoup trop
terrible pour moi. Je ne manque pas de
courage, mais je ne peux en avoir qu'à
l'occasion. Je ne suis pas combatif, je .
crois que je donnerais très bien une
minute d'héroïsme, mais je ne suis pas
un homme à latter constamment... J'ai
l'âme trop faible... Je ne dis pas cela
par veulerie ou par lâcheté. Je me l'af-
firme de temps en temps parce que je ne
suis pas fâché de m'en rendre compte,
et parce que je sais ainsi mieux ce que je
peux attendre de moi : une force ra-
pide, presque indomptable... mais aucune
opiniâtreté. Je sais que, dans bien des
cas je ne peux pas compter sur moi :
c'er't un grand avantage d'être renseigné
là-dessus.
— Voulez-vous me permettre de vous
dire, bien que ce soit un peu prétentieux
de ma part, que vous aurez un allié là -bas ?
— Je vous remercie. Soyez persuadé
que ce que vous dites n'a rien de préten-
tieux. On vous donnera à Schoenburg un
poste de confiance dont l'importance doit
dépendre de la valeur de l'homme qui
l'occupera. Vous pourrez me rendre de
grands services... Je les accepterai, si
je ne dois pas gêner ainsi vos intérêts, et
si je ne compromets pas votre situation
à la Cour. Je vous remercie donc, et croj'ez
bien que lorsque je vous ai abordé, je l'ai
fait sans arrière-pensée... Ce n'était pas
pour m'assurer un allié...
— Vous n'avez pas besoin de me le
dire. Quand je vous connaîtrais depuis
dix ans, je ne saurais pas mieux que main-
tenant à quel point vos sentiments sont
désintéressés...
Je m'arrêtai. Nous abandonnâmes,
d'un accord tacite, ce sujet de conversa-
tion. Il nous semblait que nous nous
étions déjà dit pour ce jour-là suffisam-
ment de choses agréables.
CHAPITRE IV
î^^L y avait près d'un jour que nous connu, pour une fonction qui pouvait
■jVf étions en route, et nous appro- devenir très importante. J'allais jusqu'à
chions de Schoenburg. ^lon com- me demander si c'était bien là un effet
unique du hasard, et si je n'avais pas
pagnon et moi, nous avions passe
des heures charmantes... Mais à me-
sure que le train nous rapprochait
de Bertha, je sentais le comte plus dis-
trait.
J'étais un peu ébloui par tout ce
qu'il me racontait au su-
jet de l'emploi que j'allais
occuper à la Cour, et ce
qui m'étonnait dans cette
fortune subite, c'était d'a-
voir été choisi, moi, un in-
KOUS APPROCHIONS DE SCHŒNBURG.
SECRETS D'ÉTAT
été appelé à ce poste pour une raison
secrète. N'y avait-il pas quelque mys-
tère dans ma naissance, une a\"enture
romanesque ? Mais, aussi loin que je
pouvais remonter dans ma famille, on
n'avait jamais connu, chez ces paisibles
marchands de ÎMâcon, de landgraves, de
ducs ou d'archiducs en voj'age.
Le comte de Tolberg m'expliqua pour-
quoi ces gens du Bergensland a\-aient
fait choix d'un étranger pour tenir l'em-
ploi qui m'était destiné: c'est parce qu'ils
savent bien qu'un homme qui n'était pas
de chez eux ne pourrait jamais par\-enir,
quelle que fût son influence, aux plus
hautes fonctions officielles.
— D'ailleurs, ajouta-t-il, il y a peu de
personnes là-bas, en dehors du roi, du
premier ministre, de l'ambassadeur et
de moi, qui sachent très bien le français.
Moi, je n'ai pas comme vous l'avantage
d'être barré d'avance pour les situations
élevées. Si grand que devienne votre pou-
voir, — et il deviendra grand, j 'en suis
sûr, — • vous ne serez jamais qu'un fonc-
tionnaire sans titre.
Cependant, nous arrivions à une gare qui
se trouvait à une demi-heure de Schoen-
burg, et nous aperçûmes sur le quai une
grande jeune femme brune. Tolberg tres-
saillit en l'apercevant. Elle le regardait
avec un visage faible, comme exsangue...
Ses lèvres tremblaient ; c'était une ex-
pression si violente qu'on ne savait si
elle était de joie ou de douleur.
Il sauta sur le quai, alla lui prendre la
main, et l'attira doucement jusqu'au
wagon, enfantinement, comme un petit
garçon va chercher une petite fille. Ils se
regardèrent en silence. Au bout d'un
instant, Tolberg me désigna de la main :
« Un très bon ami. » On ne prononça
aucun nom ; je m'inclinai et je m'éloi-
gnai dans le couloir, mais en évitant de
mettre, à les laisser seuls ensemble, une
précipitation trop indiscrète.
CHAPITRE V
T^Jâr^^EPENDANT il était tcmps de
^/K^P quitter mon ulster et ma cas-
*c3C:ii2> quette de voyage et de remet -
tre dans ma \'alise, avant de
la boucler, mes livres et mes journaux.
Quelle émotion à la pensée que dans un
instant on va se trouver en présence d'une
grande ville inconnue !... Puis c'est tou-
jours une déception. La ville nouvelle
est pareille à d'autres : ces omnibus, ces
grelots, cet hôtel en face de la gare... Il
V a trop peu de temps que les chemins
de fer existent; toutes les gares sont de
la même époque ; c'est la même civili-
sation qui a édifié ces bâtiments, amé-
nagé ce grand espace vide devant la sta-
tion. Et ces trottoirs où des employés
d'hôtel, pour se servir de langues diverses,
emploient toujours les mêmes formules
ce racolage... Ils vous parlent un langage
sonnu ou inconnu avec la même expres-
dion de visage. Les gares les plus étran-
gères ont le même costume, im uniforme
banal et triste, pour accueillir le voya-
geur.
Dans le brouhaha de l'arrivée, ] avais
perdu de vue le comte de Tolberg. En
passant dans le couloir qui conduit à la
sortie, je le vis à deux pas de moi, et il
eut le temps de me dire en souriant :
— N'ayons pas l'air de trop bien nous
connaître.
Quant à son amie, à qui il avait parlé
de moi, elle me regarda si gentiment que
mon cœur en battit, et que dans un élan
intérieur je lui vouai une de ces affec-
tions qui durent la vie entière...
Je remarquai qu'ils s'en allaient cha-
cun de leur côté, et, malgré moi, je sui-
vais des yeux la jeune femme, pendant
qu'elle montait en voiture, lorsque je
m'entendis appeler par mon nom... J 'avais
devant moi un homme à barbe grise, de
petite taille, qui me regardait de tout son
œil gauche, et d'une partie de son œal
droit, sur lequel tombait une paupière
désemparée, comme un de ces stores à
l'italienne qui ne fonctionnent plus.
C'était le précepteur des neveux du
roi. On l'avait dépêché à ma rencontre
parce qu'il savait un peu de français. Il
parlait notre langue avec plus d'intrépi-
dité que de bonheur. Il se lançait dans une
conversation française avec une audace
que rien ne décourageait ; les obstacles ne
le rebutaient pas ; il en rencontrait à
chaque mot ; mais il en tiiomphait en
remuant le bras, en tapant du pied, à
moins qu'il n'abandonnât résolument sa
phrase pour aborder la phrase suivante.
A défaut de vocables exacts, ses gestes
étaient si abondants, si expressifs, qu'on
finissait par le comprendre. Mais il va-
lait mieux n« faire aucune attention
aux mots qu'il prononçait et qui, non
seulement ne servaient en rien à l'intel-
ligence du texte, mais encore lui nuisaient
lortement ; car il emplo3'ait constamment
des expressions les unes pour les autres,
supprimait les négations, en ajoutait
d'intempestives, et quand il se trouvait
dans un encombrement inextricable, rai-
dissait tous les muscles de son visage, puis
s'écriait : « Voilà ! » avec un air de triom-
phe-
Il me fit monter dans un landau, et je
vis tout de suite, au ton qu'il prit avec le
cocher et le valet de pied, qu'ilcherchait à se
donner à mes yeux une grande importance.
]\Iais ses desseins n'étaient pas secondés
par les domestiques qui ne lui parlaient
pas précisément comme à un prince du
sang.
Dans la voiture, M. Bôhnôller, qui
n'avait pas été long à me dire son nom
et ses titres, se mit à me parler pêle-mêle,
sans nuances, avec des gestes énormes,
de tous les personnages de la Cour.
ELLE MB REGARDA SI GE.NTIMENT gUE MON CŒUR
EN BATTIT.
SECRETS D'ÉTAT
C'était peut-être parce qu'il savait que
je me trouverais en relations avec ces
différentes personnes, et que je pourrais
leur répéter à l'occasion tout le bien qu'il
me disait d'elles. Il était assez capable
de ces calculs ingénus. Mais je crois plu-
tôt qu'uniquement occupé de lui-même,
il n'avait aucune opinion précise sur les
gens, et qu'il en adoptait au hasard une
quelconque, de préférence favorable, pour
ne pas se compromettre.
Il me parlait depuis cinq minutes à
peine, et j'avais déjà renoncé à l'écouter.
Je regardais à travers les vitres du lan-
dau la ville que nous traversions. Le temps
était froid et gris. Approchions-nous
du palais ? Les chevaux trottaient à bonne
allure le long d'un boulevard bordé de
petites maisons basses, qui avaient cha-
cune devant elles un petit jardin.
En me penchant un peu, j'apercevais
au loin une vague place. Etait-ce là ?
Je ne voulais rien demander à mon voi-
sin. J'aimais mieux en avoir la surprise.
Oui, c'était certainement ce grand
bâtiment carré où je vo^^ais de loin un
soldat en faction. Elle était un peu sé-
vère, cette bâtisse, mais elle avait une
certaine grandeur... J'étais tout de même
déçu que ce fût cela. J'attendais je ne sais
pas quoi, mais autre chose...
Cependant, le landau passa devant le
palais, sans y entrer. Le factionnaire,
reconnaissant la livrée royale, avait pré-
senté les armes, à tout hasard.
Puis soudain, quelques minutes après,
comme je ne m'y attendais plus, comme
j'}^ avais presque renoncé, nous arri-
vâmes... Le cocher tourna brusquement
sur une place, entra sans prévenir sous
une grande porte, et traversa la cour
pavée du palais royal. La voiture s'arrêta
dvant un perron très haut, et qui, bien
que les marches fussent basses, devait être
dur à escalader par les grandes cha-
leurs.
Il n'y avait personne dans le vestibule
d'entrée, et j'en eus, malgré moi, une pe-
tite déception. Assurément, je ne pensais
pas que le roi et toute la Cour dussent
venir à ma rencontre. Mais personne !...
J'avais ressenti une sorte de vanité in-
consciente de tout ce que m'avait dit
mon ami Tolberg, au sujet de l'importance
possible de mes fonctions...
Bôlmôller, pour faire venir quelqu'un,
toussa avec autorité. Mais cet appel
resta sans effet, et si une grande femme
âgée fit son apparition l'instant d'après,
ce fut bien, semble-t-il, le résultat d'un
hasard. Cette femme avait des boucles
de cheveux gris, comme un vieux portrait,
mais en quantité vraiment anormale.
Elle mxe parla dans la langue du pays
comme si j'allais comprendre d'emblée,
avec la tranquillité de Bôlmôller lui-
même, quand il se lançait dans une con-
versation française. Bôlmôller me tradui-
sit ses paroles avec sa bonne -/olonté or-
dinaire. Puis, de guerre lasse, ils se diri-
gèrent, sans insister davantage, vers un
petit escalier, en me faisant signe de les
suivre.
Ma chambre était au troisième. Le
toit en était mansardé ; il était assez
élevé en certaines parties ; cette chambre
était en somme une grande et impo-
sante mansarde. On l'avait meublée
avec des vieux meubles qui avaient
sans doute une grande valeur ; mais je
ne m'y connaissais pas. C'étaient des
meubles étrangers, et des vieux meubles,
c'est encore plus étranger que les meu-
bles neufs. Ils ont été mêlés à trop d'exis-
tences inconnues. On avait cardé à neuf
le matelas, qui bombait un ventre énorme.
Je pensais que je serais mal couché pen-
dant une ou deux nuits. Et cela m'at-
trista. A ce moment, je regrettai ma vie
de Paris, médiocre et à peu près tran-
quille.
La femme âgée nous avait quittés,
et j'avais commencé à faire ma toilette
après avoir ouvert mon petit sac de
voyage (ma malle était restée à la gare).
Bôlmôller continuait à me parler avec
animation. Il me parlait à propos de tout,
de la forme d'une brosse, de l'eau du pays,
qui était très saine. Je nel'écoutais pas;
cependant j'avais pour lui un petit atta-
chement, un peu de l'affection de Ro-
binson pour Vendredi. Je sentais bien
que je le lâcherais aussitôt que j'aurais
trouvé mieux. Mais, pour le moment,
c'était le seul être que je connusse dans ce
palais inconnu.
SECRETS DÉTAT
19
Je mettais fin à un premier nettoj'age
hâtif, quand on frappa à la porte. Un
grand domestique, plus dédaigneux encore
que le cocher pour la personnalité de
Bolmôller, vint proférer quelques mots
que mon interprète me traduisit d'une
façon à peu près claire... Le premier
ministre me faisait demander.
Et, pour la première fois, j'eus un sen-
timent de crainte, à l'idée que j'allais
comparaître devant quelqu'un, qu'on
allait m'interroger, comme pour un exa-
men, et que peut-être ie ne ferais pas
l'affaire.
Je suivis le grand domestique. Bol-
môller m'accompagna jusqu'au premier
étage. Là, il me serra la main, en me di-
sant : « Je n'entre pas, ;> du ton d'un
homme occupé ailleurs. Il ajouta qu'on
se reverrait un peu plus tard à la table de
l'intendant.
Je traversai, précédé du valet de cham-
bre, une salle d'attente, ornée de grands
tableaux fumeux. Puis nous entrâmes
dans le cabinet de M. de Hemer. Un
homme au visage froid, mais sjTnpa-
UN GRAND DOMESTIQUE, PLUS DÉDAIGNEUX ENCORE, VINT PROFÉRER QUELQUES MOTS.
SECRETS D'ÉTAT
thique,, se leva d'une table de travail
et me tendit la main. C'était le premier
ministre.
Je fus surpris de son air de jeunesse.
J'ai su depuis qu'il avait quarante ans
bien passés, mais il paraissait trente-
cinq ans à peine. Il avait une figure
un peu longue, une moustache châtain
clair, des cheveux de même couleur un
peu crépus. Mais je regardais surtout ses
yeux bleus, nets plutôt que froids, et je
vis avec satisfaction que son regard ne
me gênait pas comme certains regards,
même d'amis, que j'affronte avec une
certaine gêne.
Il parlait français avec des hésitations
que, fort adroitement, il masquait par
des silences, qui semblaient être de son-
gerie ou de réflexion. Je le regardais
pendant qu'il parlait et je me disais
que Tolberg avait peut-être tort, que ce
Hemer n'était pas le mauvais homme
qu'il semblait dire, et que, quoi qu'il en
pensât, le jeune comte se laissait influen-
cer par ses rancunes dans le jugement
qu'il portait sur le premier ministre.
Sans que la sympathie naturelle que j'avais
ressentie si vite pour mon compagnon
de voyage diminuât, je commençais à
regretter de lui avoir promis mon aide :
cette promesse me donnait déjà un peu
à mes \'eux une allure de traître vis-à-vis
de ce Herner qui m'accueillait si
bien.
Il me pria de dîner chez lui le soir même.
Il me donna l'impression d'un homme
que la satisfaction de commander ne sa-
tisfaisait pas complètement, et qui s'en-
nuyait ; et je fus flatté que ce grand de la
terre songeât à moi pour se distraire.
Je n'avais pasmon habit qui était resté
dans ma malle. Mais le baron de Herner
me dit en souriant que le dîner où il me
conviait n'avait rien de protocolaire.
Puis il me tendit la main, et me dit : « A
sept heures. »
Bôlmôller, de son côté, m'avait donné
rendez- vous à la table de l'intendant. Où
pourrais-je le prévenir ?... Je le rencon-
trai sur le palier du premier, où il se trou-
vait comme par hasard. Cette curiosité
me déplut. Je commençais déjà à me
détacher de îui. Et je m'en aperçus moi-
même au ton un peu méchant de regret
poli que je pris pour lui dire que je ne
dînerais pas le soir en sa compagnie.
J'ajoutai, de l'air le plus naturel du
monde, que j'étais invité chez le pre-
mier ministre. Il me répondit, du même
air, qu'il n'y avait jamais dîné, qu'il ne
savait pas comme on y mangeait... Lui
n'avait jamais mangé qu'à la table du
roi, — assez fréquemment, ajoutait-il
et -a chère y était fort remarquable.
Ce petit Eôlmôller n'était pas très fin ;
mais quand il était piqué par ren\de,
il trouvait des répliques assez ingénieuses.
A partir de ce moment, il fut pour
moi une manière d'ennemi ou tout au
moins de rival, un rival que je méprisais
et dont j'avais honte, mais que je ne pou-
vais me retenir d'humilier le plus sou-
vent possible, tout en me répétant que
c'était un être sans importance, dont
vraiment je n'aurais pas dû m'occuper.
Je remontai dans ma chambre. Ma malle
était arrivée, et je m'en aperçus avec
une certaine tristesse : car alors, je n'avais
plus d'excuse pour rester en costume
de voyage. Il fallait mettre une redingote.
Je déteste m'habiller, et je suis toujours
partagé entre la paresse de changer de
vêtements et même de me laver, et un
cruel sou(« de convenance et de pro-
preté.
En même temps que ma malle, je trou-
vai le valet de chambre qui m'était
affecté, un suisse de mauvaise mine,
qui paraissait plutôt « en dessous » ;
la vérité est que je n'ai jamais rien eu à
lui reprocher, mais il ne m'inspirait pas
confiance : il semblait animé d'une préoc-
cupation secrète et ce ne fut qu'au
bout de quelques semaines que je la dé-
couvris. Deux ou trois fois des enveloppes
de lettres se perdirent ; et il me mentait
visiblement quand je l'interrogeais sur
leur disparition.
Je m'aperçus un jour que c'était un
innocent collectionneur de timbrer-poste.
gUEI.QUES VIEILLARDS BIEN DÉCRÉPITS, AGRÉMENTÉS DE flPES
ALLEMANDES..
CHAPITRE VI
C^^T^^ouR aller chez le premier mi-
ç!J;^^2 nistre, ainsi que le suisse me
^^^]jNr l'expliqua, il fallait sortir du
palais par le jardin, et suivre un
petit canal bordé d'arbres. Le jardin du
palais, avec ses grandes pelouses volup-
tueuses, ses arbres puissants et doux,
était plus tiède que les rues de la \iîle.
Pourtant, le canal, très abrité, donnait la
même impression de climat indulgent et
calme. C'était à cet endroit mie ancienne
petite ri\'ière, dont on avait régularisé
le courant.
De vieilles maisons, d'un côté, descen-
daient jusque dans l'eau. De l'auti-e côté,
la berge était plantée d'arbres, et aussi
de bancs peints en vert, qui s'ornaient
nécessairement de quelques vieillards
bien décrépits, agrémentés de pipes alle-
mandes. Ils ressemblaient aux vieux de
tous les paj'S, quand ils sont si âgés qu'ils
ne changent plus et qu'ils ont l'air dé-
sormais d'être là pour toujours, jusqu'au
moment où le destin les balaie en pas-
sant, avec l'air de ne pas s'en apercevoir.
Sur l'autre rive, on voyait l'intérieur
des maisons populaires. Le couvert était
mis dans des salles à manger modestes,
et on allait encore recommencer une
soirée. Des ménagères allaient lentement
remplir des seaux. Un petit garçon,
plein de conviction, montrait à un autre
petit garçon sa main pleine de billes.
A l'endroit où le canal tourne, m'avait
dit le suisse, vous trouverez un petit
pont, que vous traverserez. Puis vous
passerez sous une espèce d'arche. De l'autre
côté de cette arche, c'est la rue de la
Paix, la plus belle rue de Schoenburg. La
place Neuve, où se trouve l'hôtel privé
du baron de Herner, est à une centaine
de pas.
J'avais encore près d'un quart d'heure
avant le dîner, et j 'en profitai pour regar-
der les magasins. Ils étaient très luxueux,
et les vitrines regorgeaient d'objets en
cuir et eri rà:kel. Je vis, comme à
Bruxelles, tts marcliands de tal:>ac gran-
dioses, qui me donnaient envie de me
remettre à fumer, avec leurs longs cigares
odorants rangés, comme les dos de
belles reliures, dans les boites enluminées.
Je croisai des officiers, élégants et pleins
d'autorité, et je me souvins avec satis-
faction que j'étais «du gouvernement».
Je ne fus pas loin de me dire que ces offi-
ciers étaient « mes soldats ».
Je vis encore un grand restaurant
rempli déjà de dîneurs dont les âmes
s'exaltaient aux airs entraînants, que
jouait sans relâche un brillant orchestre,
composé d'une douzaine de dames de
différents âges, qui toutes laissaient pen-
dre sur leur dos des cheveux dénoués,
de la même longueur et du même blond.
J'étais amusé par cette viUe si bril-
lante et qui s'animait si gaîment vers
le soir. Je regrettais presque d'être obligé
d'aller passer la soirée chez cet hôte de
marque, qui m'honorait beaucoup, mais
qui m'obligeait à faire des frais. Je me
promis bien de revenir en bon paresseux
jouisseur dans ce restaurant en fête,
où m'arriverait quelqu'une de ces aven-
tures galantes et peu compliquées qu'on
espère toujours en arrivant dans une
ville étrangère.
Cependant l'heure était venue. Sans
enthousiasme, je gagnai la Place Neuve,
et je trouvai bientôt la marque que l'on
m'avait indiquée pour reconnaître l'hô-
tel du baron : un haut -relief en pierre,
au-dessus de la porte, représentant un
jeune guerrier avec des ailes, chevau-
chant un cheval cabré... Je me dis même,
tout en sonnant à la porte, que j'aurais
peut-être dû m'informer de la person-
nalité exacte de ce guerrier ailé ; c'était
SECRETS D'ÉTAT
23
peut-être quelqu'un de très connu dans
la mythologie, et qu'il était de mauvais
ton d'ignorer... Quand la porte se fut
ouverte, je me trouvai dans une petite
cour assez simple. Une femme à boucles
grises (c'était décidément les boucles
d'ordonnance dans ce pa\'s-là), se tenait
sur le pas d'une
porte vitrée. Elle
me conduisit dans
un salon plutôt
sévère, où je trou-
vai le premier mi-
nistre en compa-
gnie de deux in-
vités, et de sa
mère, la baronne
de Hemer, une
dame pas trop âgée.
Je reconnus dans
la figiu-e de cette
personne comme
une épreuve anté-
rieure de la longue
figure du baron, et
les mêmes yeux
bleus, mais plus
durs. Elle m'adressa
en bon français
quelques paroles
auxquelles, me
sembla-t-il, je ré-
pondis d'une fa:on
assez convenable
et pas trop em-
barrassée . . . Mon
entrée dans le
grand monde se
faisait d'une façon
plus aisée que je
n'aurais cru : ce
fut, je crois, grâce
à ce petit détail accidentel : en me diri-
geant du côté du salon, j'avais renversé
quelque chose — je ne savais pas trop
au juste — qui se trouvait sur une table
de l'antichambre, et je me demandais,
pendant les présentations : Est-ce un
bronze ? ou est-ce un objet plus fragile ?
Ce qu'il y a de terrible, c'est que je ne
l'ai jamais S-i, et je me demaide encore
si ce n'est pas à cette maladresse qu'il
fallait attribuer la froideur que me té-
moigna plus tard, au cours de certaines
entrevues, la baronne de Herner.
J'examinais cependant les deux autres
invités, un jeune officier aux yeux fati-
gués et mielleux, — le neveu du minis-
tre, — et un monsieur qui était, paraît-
il, le poète national du Bergensland.
N^^-V\
UNE FEMME A BOUCLE GRISES SE TENAIT SUR LE PAS D'UNE PORTE.
C'était un i.idivida d'un âge chimérique,
entre trente et quatre-vingts ans, sans
couleur indicatrice de cheveux ou de
barbe, car, privé mîme de SDurcils, il
n'avait, en fait de poils, que de très longs
cils blonds ou blancs. On n'était pas
sir qu'il ext un grand talent, mais
comms c'était le seul poète bien élevé
parmi ceux qui traitaient de sujets no-
bles, on l'avait, à tout hasard, décoré
de tous les ordres civils, et l'on attendait
24
SECRETS D'ÉTAT
qu'il eût terminé un hymne guerrier pour
lui décerner tous les ordres mili-
taires.
Ce poète, vivant seul au milieu de pro-
fanes, avait perdu l'habitude de songer
à la poésie. Il ne s'en occupait qu'une
fois l'an, au moment de son poème de
circonstance pour la fête du roi, en dehors,
bien entendu, des occasions extraordinai-
res, telles que visites de souverains étran-
gers ou désastres amenant une fête
de charité et justifiant une intervention
lyrique.
Ce diner, de hautes sphères officielles,
ressembla beaucoup, poiu" les sujets de
conversations qui y furent traités, à
des dîners de milieux plus modestes. On
y parla de la vitesse des automobileb
qui commençaient à envahir le pays.
On m'interrogea naturellement sur Paris
que tous les convives connaissaient pour
y être allés au moins une fois.
Le poète parlait assez passablement
notre langue, à part un abus du mot
Monsieur qui arrivait après chaque ^'ir-
gule. Il évoqua avec un sourire attendit
ce gai quartier latin où j'avais tiré une
vie si pénible, cet endiablé bal BuUier, où je
n'avais jamais mis les pieds, et cet admira-
ble Collège de France, que je connaissais
pour être passé devant. L'officier, natu-
rellement, pai"la des petits théâtres, avec
des petits rires sifflants qui se prolon-
geaient en dehors de toute mesure. Il
raconta des scènes de pi: ces qui l'avaient
réjoui au delà des prévisions de l'auteur,
et nous redit des mots qu'il répéta de
telle sorte que je fus seul à m'en amuser,
parce que j'étais le seul à comprendre
qu'ils ne voulaient rien dire.
Le baron de Hemer parlait peu. Je
remarquai seulement qu'il mangeait pas
mal, mais sans trop faire attention à ce
qu'il mangeait: Il ne me faisait pas l'ef-
fet d'un jouisseur. Rien chez lui, d'ail-
leurs, n'était luxueux.
Je me dis ce soir-là que si cet homme
aimait le pouvoir, c'était sans doute pour
la volupté froide d'être le maître, et non
pour en tirer des avantages matériels et
des joies phj^siques. Il n'y avait pas à
craindre de lui les exactions où se laisse
entraîner un débauché, mais il n'avait
pas non plus ces moments de générosité
attendrie dont sont capables les gens qui
mangent bien.
Après tout, je ne savair> pas si ce haut
personnage était vraiment l'homme que
je dis et si certains de ses actes ne sont pas
en contradiction avec la définition de son
caractère. Je me suis mis en garde, depuis
pas mal de temps d'ji, contre le danger
qu'il peut y avoir à définir les gens trop
tôt ; car on est amené par la suite à exa-
miner leurs actes avec le parti pris d'im
homme qui a classé, locahsé un sujet,
et qui, s)us aucu.i prétexte, ne veut avoir
la peine de recommencer son petit tra-
vail.
Quand le dîner fut terminé, nous pas-
slmes au fumoir, où Mme de Herner,
que le cigare ne gênait pas, nous accom-
pagna. Le baron de Herner me prit à part
et se mit à me parler avec assez d'aban-
don.
Je pensais, non sans satisfaction, que
j'avais à ses yeux plus d'importance
que l'officier, et même que le poète na-
tional. Il me dit que je serais attaché à
sa personne et à la personne du roi, et
que mon travail consisterait à anal3'ser
tous les journaux et autres documents
français qui arrivaient à l'ainbassade.
Dès le lendemain, nous irions ensemble
voir le roi qui, bien que la saison fût
un peu avancée, était encore à la cam-
pagne, dans sa résidence d'été.
J'étais obligé de faire de grands efforts
pour ramener mon attention. Car, tout
occupé à me dire : « Le ministre me
parle ! » j'avais peine à écouter ce qu'il
me disait.
Ce qui l'intéressait le plus dans les
journaux français, ce n'était pas seule-
ment la politique extérieure de la France
mais le mouvement socialiste... « Nous
n'avons pas encore beaucoup de socia-
listes chez nous, me dit il. Noui avons,
en revanche, pas mal de réfugiés russes,
qui réussissent à tromper la surveillance
de notre police. Ils complotent contre la
famille impériale russe et, pour se faire
la main, contre notre bien-aimé roi.
Nous avons surpris l'année dernière des
préparatifs d'attentat. Le hasard est venu
en aide à nos policiers, qui n'auraient
SECRETS D'ÉTAT
25
certainement rien trouvé sans le secours
du ciel.
» Je suis servi par des brutes préten-
tieuses. Je ne me risque m3me pas à
leur reprocher leur manque d'initiative...
Quand ils s'avisent d'en avoir, ils sont
encore plus d .ngereux. »
La S)irée ne se prolongea pas très tard.
Le premier ministre se levait de très
bonne heure. Je sortis avec le poète et
le militaire, et nous allâmes bourgeoise-
ment prendre de la bière, dans ce grand
café éclatant de lumières où l'orchestre
de daines continuait à faire rage. Le ne-
veu du baron se fit
apporter du jambon,
en disant qu'il mou-
rait de faingi, et que
c'était toujours ainsi
chaque fois qu'il mm-
geait chez sa grand'
tante. Je vis bien,
aux plaisanteries que
le poète national fit
à son tour sur ce sujet,
que c'était un thème
familier aux invités
du premier ministre.
Je leur offris un
rire plus timide, plus
prudent, juste ce qu'il
fallait pour n'avoir .
pas l'air de désap-
prouver leurs sar -
casmes.
L'officier nous pro-
posa de nous emme-
ner chez une nommée
Irma. Mais le poète
dit qu'il était fati-
gué. Je sus plus tard
qu'il était le pri-
sonnier d'une gouver-
nante, une petite
femme desséchée, d'une
cinquantaine d'années
dont on retrouvait
les longs cheveux pâ-
les dans maint son-
net du maître...
Quant à moi, je
refusai également l'in-
vitation de l'officier.
Je ne voulais pas rentrer trop tard au
palais pour le premier soir. Je revins,
accompagné de mes deux nouvelles connais-
sances, jusqu'à ma royale demeure. Le che-
min était un peu p' us long qu'en venant,
parce qu'à cette heure tardive, je ne pouvais
pas rentrer par le fond du jardin. Le poète,
en suivant ma route, ne se détournait
pas trop de son chemin. Quant à l'offi-
cier désœuvré qui ne pouvait pas se ré-
soudre à aller se coucher, c'était la pro-
vidence des gens qui ont peur de rentrer
seuls le soir. C'est en cette considération
qu'on le tolérait l'après-midi, à des heures
IL SE MIT A ME PARLER AVEC .\SSEZ V -^EANDCN.
26
SECRETS D'ÉTAT
plus claires de la journée, où sa présence
n'avait pas cette utiHté tutélaii-e.
Les portiers des palais royaux dor-
ment aussi lourdement que ceux de la
rue Saint- Jacques, où jadis, les yeux vers
le procliain angle de rues, il m'était anivé
souvent de me li\Ter à des constatations
indignées siu: la profondeur spéciale du
« premier sommeil )> . . .
A Schoenburg, au moins, j'avais pour
me rassiu-er, le factionnaire de garde,
qui donnait des coups de crosse dans la
porte, pendant que je tirais sans espoir
une sonnette argentine, trop faible pom
troubler le doux sommeil du concierge,
capable seulement de compléter d'un
léger bruit de clochettes un songe de \-er-
dure et de bergerie.
Quand la porte, enfin condescendante,
s'entrebâilla, je pus me mettre en
campagne, au travers de la coiu- obscure,
avec d'innombrables relais d'allumettes.
Grâce à cette course au flambeau à
rebours (où c'est le porteur qui change
de torche, et non la torche de porteur),
j'arrivai jusqu'à ma chambre, en essayant
de faire le moins de bruit possible pour
mon premier soir, bien qu'en somme,
j'eusse ime excuse, puisque je venais de
chez le premier ministre : c'était un ser-
'vùce commandé.
Je pénétrai avec un peu d'angoisse dans
ma grande chambre sombre. Je fis le
tour du grand lit à baldaquin, qui s'en-
tourait de rideaux sinistres. Je les se-
couai au passage pour faire tomber les
guerriers armés. Il y avait dans les re-
coins du plafond des ombres qui étaient
peut-être des trovis, et où devaient ni-
cher des araignées énormes et venimeuses.
Je constatai avec plaisir que les draps
étaient en vieille toile très douce. La ser-
vante âgée m'avait mis sur ma table une
Bible, qui, avec sa reliure de maroquin,
me parut mieux faite que le marbre de
la cheminée pour supporter ma montre.
Il . y avait un sucrier, et de l'eau dans
la carafe. Mais était-ce de l'eau filtrée ?
CHAPITRE VII
!e lendemain, à dix heures, je
montai en voiture, dans un
landau découvert, à côté du
premier ministre. Nous allions
voir le roi.
J'avais endossé cette fois la redingote
officielle. Le baron de Herner était dans
le même costume. Je constatai avec un
certain plaisir que mon haut-de-forme,
dont c'était d'ailleurs la première sortie,
était plus brillant que le sien, hs,^
J'étais un peu surpris de l'abandon
avec lequel me parlait le premier ministre.
Il faut croire que j'inspirais vraiment
de la confiance aux gens. Le comte de
Tolberg m'avait parlé avec la même
liberté. Le hasard m'avait amené à être
le confident de ces deux ennemis. Comment
LE LANDAU TRAVERSA LA
VILLE EN PASSANT SOUS UNE
VIEILLE TOUR.
28
SECRETS D'ÉTAT
tout cela allait-il tourner ? Pour le mo-
ment, je m'abandonnais à une quiétude
paresseuse. Le jour où un conflit se pro-
duirait, il serait peut-être temps de
s'en préoccuper. En prévision de compli-
cations, qui n'arriveraient peut-être jamais,
je n'a'lais pas gêner, par un air de trop
grande réserve, l'expansion dont ce grand
personnage voulait bien me favoriser..
Le landau traversa la ville, en passant
s JUS ime vieille tour qui commandait
une des e.itrées. C'était par là qu'avaient
pénétré dans la ville, à je ne sais plus
quelle époque, des soldats étrangers de
je ne sais quelle nation... Toujours est-il
qu'on s'était battu dans le faubourg,
qu'il était mort un grand nombre d'hom-
mes, et que les cloches, comme dans
toutes les histoires de ce genre, n'avaient
ce:.sé de sonner.
La campagne était très paisible, coupée
de canaux et de longues allées d'arbres.
De temps en temps, nous croisions un
bicycliste obstiné, ou un grand tombereau
attelé de quatre bœufs, ou une \-oiture
de maraîchers, que traînaient trois chiens
agiles. Le premier ministre me parlait
du roi et se réjouissait qu'il fût bien
portant. Si, par malheur, il lui arrivait
un accident, le royaume passerait entre
les mains de sa belle-sœur, la femme de
son frèie difunt, qui gouvernerait au
nom de son fils aîné, âgé pour l'instant
de quatorze ans. Et cette princesse,
qui venait des États de l'Allemagne,
amènerait avec elle toute une séquelle
de gens de son pays... Le baron de Herner
me surprenait. Il dérangeait fortement
la conception que je m'étais faite des
l.ommes d'Etat, que je me représentais
comme des personnages mystérieux et
fermés, évitant d'employer un langage
simple et net pour parler des affaires
publiques.
Celui-ci n'y allait pas par quatre che-
mins et me donnait carrément son avis
sur les hommes et sur les choses...
En sortant d'une allée d'arbres, j'aper-
çus tout à coup, sur une sorte de monti-
cule de verdure, un château d'a-chitec-
ture antique, mais qui était un château
reconstitué, ainsi qu'en témoignait la
blancheur de sa pierre. C'était la rési-
dence d'été. Je sentais toujours en moi
beaucoup de curiosité, mais aucune émo-
tion : j'avais désormais ma petite habitude
des grands de ce monde. C'est curieux
comme on prend \ite pied dans les gran-
deurs.
Nous étions entrés dans une cour
d'honneur et nous allions gravir le perron
qui condaisait au salon de réception
quand nous entendîmes un : Hep ! qui
n'avait rien de protocolaire. C'était le
roi qui nous appelait d'une des salles
du rez-de-chaussée, où il faisait de la
photograpliie. Je reconnus le visage
du monarque, dont j'avais vu plusieurs
portraits.
Il nous invita d'un geste à entrer dans
SDU atelier. Il était vêtu d'une culotte
de drap beige, de molletières de cuii
fauve et d'une chemise de soie écnie,
dont les manches étaient relevées jus-
qu'au coude. Sans la moindi^e formule
de bienvenue et en s 'adressant à moi,
comme s'il me connaissait depuis long-
temps, il nous montra des épreuves qu'il
venait de terminer, dont l'une repré-
se.itait un coin de forêt, et l'autre un
cheval en liberté, en train de bondir dans
un pré. Moi, je regardais ces épreuves
avec une attention exagérée ; mais je ne
pensais qu'à examiner Charles XVI,
qui m'apparaissait comme un bon garçon
enjoué.
Je crois que je n'aurais vu en lui rien
d'autre si l'opinion favorable que m'avait
exprimée sur son compte le jeune Tolberg
ne m'avait prévenu en sa faveur. Il y
avait chez ce gros homme beaucoup plus
de philosophie que d'insouciance, ou plu-
tôt c'était une insouciance natiuelle
qu'encourageaient sa volonté et sa raison.
Il pensait qu'il ne fallait pas agir au
delà du nécessaire, qu'il fallait plutôt
surveiller les événements que les pro-
voquer. Il s'occupait des affaires de
l'Etat, juste assez pour ne pas les négli-
ger.
D'ailleurs il a\'ait trouvé chez Herner
une a:tivité très précieuse, du moment
qu'il était là pour la réfréner.
Je ne sais pas s'il s'était fait toutes ces
réflexions et s'il s'était volontairement
conformé à cette philosophie. Il me
.■.:-.<,::<■:■/ • «liiWpÇ^
■/rf^'
IT, NOUS MONTRA DES ÉPREUVES OU'iL VENAIT DE TERMINER.
30
SECRETS D'ÉTAT
semble plutôt qu'il l'avait instinctive-
ment adoptée...
Je n'ai jamais vu un homme capable
d'un travail aussi extraordinaire et aussi
rapide. Il lui est arrivé dcins certains
moments, où il y avait intérêt à se
renseigner rapidement sur la situation,
de faire avec moi ranal5se dont j'étais
chargé, et il me laissait littéralement en
route, moi qui ai pourtant le travail
facile. Et cet homme, merveilleusement
doué pour accomplir en deux journées un
travail surhimiain, était capable également
de rester des mois entiers dans l'inaction,
à vivre une vie presque animale, sans son-
ger à rien et sans avoir le moindre re-
mords de sa paresse.
Il baissa sans façon ses manches sur
ses poignets, remit tout seul une veste
de chasse qu'il avait posée sur ime
table.
Hemer, qui connaissait ses habitudes, ne
fit aucun momement pour l'aider à
l'endosser. Puis nous sortîmes tous les
trois dans la cour. Il me regarda un
instant, me demanda comment je trou-
vais Schoenburg. Puis il s'éloigna avec
son ministre pour causer des affaires cou-
rantes... Je les regardais marcher l'un
à côté de l'autre. La marche du roi n'avait
rien de vulgaire ni de majestueux. On
l'eût pris pour un propriétaire de campa-
gne qui parlait affaire avec un notaire
de la ville. Mais le propriétaire et le no-
notaire « dégottaient » assez bien. Et
tout à coup, au moment de prendre
congé, après que cet homme en veston
eût tendu la main à cet homme en redin-
gote, il y eut dans la simple différence
des saluts, le salut profond de celui-ci et
une inclinaison de tête de celui-là, il
y eut quelque chose de barbare et d'an-
tique, une subite inégalité, que leur pro-
menade côte à côte de tout à l'heure
rendait étrange et inconce\able.
Je restai donc seul avec cet homme,
mon semblable d'aspect, et qui se trou-
vait en vertu de certaines conventions
un être surnaturel. Il passa familièrement
sous le mien son bras symbolique et
m'entraîna vers la salle à manger.
Ce fut pour moi une après-midi admi-
rable, une de ces journées où l'on fait
feu des quatre pieds pour éblouir quelqu'un,
avec l'angoisse de tout gâter soudain
par une parole inférieure. C'est une con-
quête que l'on veut faire par des moyens
loyaux et sans tricherie, pour avoir
une sorte de contrôle de sa propre
valeur.
J'étais obligé, de temps en temps, de
me répéter, pour ne pas l'oublier, qu'il
était un roi.
Il avait lu plusieurs de mes livres de
prédilection : mais il y en avait quelques-
uns qu'il ne connaissait pas encore. Je
pus lui en parler. Et quand je lui récitai
certains des passages que j'aimais, nous
éprouvâmes de ces émotions communes
qui vous rapprochent tant.
J'étais très exalté et un peu inquiet.
Je me disais que ce roi qui s'ennuyait,
et qui paraissait se plaire en ma com-
pagnie, me garderait peut-être auprès
de lui. Or, c'était un compagnon un peu
fatigant, à cause des frais continuels
qu'il fallait faire. J'avais peur de ne
pas pouvoir me soutenir et de lui plaire
moins.
Après déjeuner, nous étions allés nous
promener dans un jardin inculte, dont le
roi aimait beaucoup la sauvagerie, soi-
gneusement entretenue par un habile
jardinier. Nous y passâmes près de trois
heures à dire des vers et à raconter
des histoires héroïques. Quand nous ren-
trâmes dans la maison, je vis qu'un petit
tonneau de promenade était attelé dans
la cour..
— Je vais vous reconduire jusqu'aux
portes de la viUe, me dit Charles XVI.
Je n'entre pas à Schoenburg dans un
tel équipage.
Conmie nous allions monter en voiture, un
homme d'une quarantaine d'années, très
distingué d'allures, entra dans la cour.
Le roi alla à lui avec empressement,
et lui serra la main avec une vive amitié.
Ils se dirent quelques mots, et revinrent
lentement vers la voiture. Le roi était
tout songeur... Il me présenta à son ami
qu'il me nomma : le comte de Herren-
stein, lui dit : «A tout à l'heure, »et monta
en voiture avec moi.
Il ne me disait rien. Je ne savais si je
devais me taire, ou s'il fallait lui parler.
SECRETS D'ÉTAT
31
Je lui fis remarquer que le paysage res- puis je vis qu'au lieu de rentrer au châ-
semblait bien au cadre d'un roman teau, il quittait la grande route, et pre-
dont nous a\ions évoqué certains passages, nait un petit chemin sur la gauche. Où
Il approuva avec un peu trop de préci- allait-il ?... Alors, quoi ? Charles XVI
pitation pour un homme qui s'intéresse me faisait déjà des cachotteries ?
vraiment à ce qu'on lui dit.
Quand nous arrivâmes à une centaine
de pas de la vieille porte de ville, le
roi arrêta la voiture et me dit qu'il me
ferait chercher un de ces jours pro-
chains.
Je le suivis un instant du regard ;
NOUS ÉTIONS ALl/;S NOUS PROMENER DANS UN JARDIN INCULTE.
CHAPITRE VIII
X^^^^ E comte de Herrenstein, me
^J^^r dit le premier ministre qui
^^^^ m'avait interrogé d'un ton
^ adroitement aisé et naturel,
sur mon entrevue avec le roi, ce comte
de Herrenstein est une espèce de misan-
thrope sans ambition apparente, qui est
très lié avec Sa Majesté. Il est le confi-
dent de certaines affaires sentimental' s
de sa vie... et d'une liaison que, cela
va sans dire, nous connaissons aussi.
C'est une histoire qui remonte à très
loin. Le roi ne vous en parlera pas, me me
s'il vous accorde sa confiance amicale
comme il a l'air d'en prendre le chemin...
Je n'avais cependant pas trop insisté
sur le plaisir que Sa Majesté semblait
avoir eu à me voir. Un secret instinct
m'avertissait que cette amitié du roi
pouvait porter ombrage au premier
ministre. Mais il savait à quoi s'en tenir,
et le ton simple et dégagé qu'il avait
pris pour m'en parler, ne voulait pas
précisément dire qu'il n'attachait à ces
marques d'amitié aucune importance.
— Le roi, même s'il se lie avec vous,
ne vous parlera pas de cette histoire, que
jadis, dans le feu de sa passion, il a
racontée au comte de Herrenstein. Il
ne vous en dira rien, non par manque
de confiance, mais parce que maintenant
ce n'est plus qu'un devoir douloureux
dont il ne peut plus parler avec joie.
« Il a aimé pendant plusieurs années
une femme attachée à lui. Cette femme
a vieilli... Mais le roi est bon : il ne peut
pas supporter de voir souffrir les gens.
Il est beaucoup plus à elle maintenant
qu'à l'époque lointaine où elle était
séduisante.
« Von Hôlen, mon prédécesseur, qui
était un peu mon maître (quoique je
sois peut-être moins dur que lui), me disait
qu'il ne fallait pas faire attention à des
souffrances isolées. Il me disait qu'il
y en avait beaucoup sur la terre. Il disait
encore qu'un homme d'Etat ne devait
jamais regarder autour de lui, trop près
de lui... Von Hôlen est mort pauvre et
détesté. Il avait une dureté inflexible. Il
a refusé des grâces qu'un Torquemada
eût accordées. Le jour de sa mort, des
habitants de Schoenburg n'ont pas eu
honte d'illuminer leurs maisons.
« Or, il laissait le royaume plus pros-
père que jamais, deux fois plus riche
qu'à la mort de son prédécesseur, le sage
et indulgent Berzach.
« Au fond, continua M. de Herner, il
est assez bon pour le roi qu'il ait eu cette
histoire dans sa vie. Il a été beaucoup
mieux préservé des aventures par la
douce et puissante influence de cette
femme, qu'il n'en eût été détourné par
le souci de la majesté roj'ale. Il n'y a
aucune pose dans sa vie, ni la moindre
affectation de fantaisie. C'est simple-
ment un esprit libre. Or, un esprit libre,
qui agit simplement, s'expose à com-
mettre mille folies...
« Analysez-moi donc ce paquet de
journaux. Il n'y a rien d'important ces
temps-ci. Mais ce sera pour vous comme
un exercice, qui vous ser\ira à vous
constituer pom" l'avenir une méthode
de travail rapide. Dans ces derniers mois,
comme je n'avais personne, j'avais eu
recours à cet imbécile de Eô'môller.
Vous n'avez aucune idée de ce qu'il
m'a livré ! C'était un fatras, une confu-
sion abominable. Des nouvelles sans
intérêt étaient résumées en un texte
deux fois plus long que le texte français.
« Je vous ai fait allouer huit cents
francs par mois, ajouta M. de Herner.
C'est un peu plus que ce qu'on a dû vous
dire à Paris. Mais nous ne vous connais-
SECRETS D'ÉTAT
33
sions pas. Et, d'autre part, j'ai pensé
qu'il ne vous serait pas toujours agréable
de prendre vos repas au palais. Venez
quand il vous plaira à la table de l'in-
tendant, où votre couvert sera toujours
mis. Mais ne vous privez pas du plaisir
d'aller déjeuner ou dîner en ville. Je ne
suis d'ailleurs pas fâché que vous vous
mêliez un peu à la vie de Schoenburg.
J'étais assez content que cette latitude
me fût laissée d'aller prendre mes repas
à droite et à gauche : évidemment je
me plairais mieux à la table de l'in-
tendant, du moment que l'on ne m'obli-
geait pas à y figurer. Sans parler de la
petite économie qui en résulterait pour
moi. (Depuis que j'étais un monsieur
.<ir'
c'était toujours lui qui examinait les chevaux.
Vous êtes un homme discret. Je sais que
rien de ce qui se passe au palais devant
vous ne sera divulgué dans la ville. Mais
il n'est pas mauvais que l'état d'esprit
de la capitale soit pénétré par quelqu'un
du palais. »
Je remerciai le baron de Herner, comme
je remercie les gens, en balbutiant quel-
ques paroles indécises. (Mais je sais
aussi que ce genre de confusion, que je
n'affecte pas, que j'utilise peut-être,
est aussi apprécié que quelques phrases
correctes et clichées.)
« à son aise », je me sentais devenir un
peu plus regardant.)
La veille, en revenant de chez le roi,
j'avais dîné au palais. Je m'étais présenté
à sept heures dans la salle à manger de
l'intendance, encore vêtu, par paresse
de me déshabiller, de la redingote neuve,
endossée pour aller chez le roi. J'étais
prêt à m'excuser d'être venu, en tenue
si cérémonieuse... Mais je vis que tout
le monde était en habit, et je dus m'ex-
cuser de n'avoir pas eu le temps de me
mettre en toilette de soirée.
34
SECRETS D'ÉTAT
Bien que le roi ne fût pas au palais
et qu'en son absence aucun protocole
n'ordonnât le frac, ces gentilshommes
de chambre, et officiers du palais, par
goût de l'étiquette, persistaient à revêtir
leurs habits de demi-gala.
Il y avait là l'intendant qui portait
encore plusieurs titres surannés, tels
que « grand officier de bouche », un très
haut vieillard incapable, que secondait,
heureusement pour lui, son épouse, Hed-
wige de Bralmihausen, une grande
femme aux cheveux très blancs, dont l'air
de race était un peu trop classique, et
qui se montrait d'une âpreté sans exem-
ples avec les fournisseurs.
Le grand écuj^er était célibataire.
C'était un homme de quatre-vingt-deux
ans, long plutôt que haut, car une défi-
nitive courbature l'empêchait de se re-
dresser de toute sa taille. Il était arrivé
à cette époque critique, où un vieil
homme, j idis blond, cesse de se teindre,
de sorte que pour exprimer la couleur
de sa moustache, de ses favoris et de
ses longs cheveux du front qui arrivaient
de très loin par derrière, il était bon
d'attendre patiemment que cette sorte
de mue eût cessé.
Comme il avait la vue très basse, il
- ne montait plus à cheval, mais c'était
toujours lui qui examinait les chevaux
qu'on amenait aux écuries du roi, lui qui
jugeait de leur silhouette en leur cares-
sant la tête, en leur tâtant le garrot et
la croupe, et qui s'assurait, en leur pal-
pant les canons, que leurs membres
étaient sains... A table, il mangeait les
yeux fermés, très lentement, sans un
instant d'arrêt. Il buvait à tout petits
coups, les lè\Tes crispées au bord du
verre, en sifflant ; ce petit sifflement
était le seul bruit qui émanât de lui, car
il ne parlait jamais.
Le chevalier Finck, gentilhomme de
chambre et grand majordome du roi, —
je me perdais dans lem's titres, — était
un gros garçon blond et rasé, dont les
yeux, tout rapprochés, s'embusquaient
derrière un tout petit binocle sans monture.
Il avait l'air d'un principal clerc affairé
et curieux. Il était particulièrement
odieux à Sa ^lajesté, à cause de ses
prévenances excédantes, et du sourire
écœurant avec lequel, à partir d'un cer-
tain titre, il écoutait les gens. Aussitôt
que le roi était de retour, on violentait
tous les usages pour envoyer ce gentil-
homme de chambre en voyage, investi
de n'importe quelle mission.
Le grand écuyer et le chevalier Finck
étaient célibataires. Le deuxième gen-
tilhomme de chambre était marié. Sa
femme remplissait je ne sais quel office
auprès de Mme de Brahmhausen. Ce couple
qui, avec Bôlmôller (et l'officier qui se-
trouvait commander le peloton de garde),
complétait la table de l'intendant, sem-
blait chargé d'apporter « la note de
jeunesse » dans cette assemblée de vieilles
gens.
Lui, fils d'un député récemment ano-^
bli, elle, fiUe d'un usinier des environs
de Schoenburg, ne se lassaient pas
depuis six mois, de la joie de manger,
et d'habiter au palais royal. Aussi rem-
plissaient-i^s en conscience leur rôle
d'oiseaux joyeux, et répondaient -ils avec
une grande bonne humeur, d'ailleurs peu
conrmiunicative, à toutes les questions
qu'on leur posait.
Personne ne parlait français à cette
table, en dehors de BolmôUer, et, à cet
égard, je savais ce qu'il fallait attendre
du précepteur. Il ne me parla pas moins
avec volubilité, pour étonner, je crois,
les autres, et j'eus la condescendance d'avoir
l'air de le comprendre. Le reste du temps,
je suivis la conversation animée des
convives. Je crois, d'aillem-s, que l'on
se rend mieux compte du caractère des
gens quand on n'entend pas ce qu'ils
disent, et qu'aucun verbe menteur ne
vous induit à vous tromper sur l'aloi de
leur regard et la sincérité de leur sou-
rire.
Après le dîner, on allait prendre le
café dans un petit salon indien. L'inten-
dant offrait aux fumeurs des cigares où
un brin de paille était piqué. Mme de
Brahmhausen allumait, pour son usage-
personnel, ime cigarette de tabac jaune,,
fine et démesurément longue. Puis on
arrivait fatalement à conduire au piano-
la jeune personne, qui exhalait sa gaîté
en une demi-douzaine de valses hongroises-
SECRETS D'ÉTAT
3i
Il y avait longtemps à ce moment qu'on
avait couché le grand écuyer. Enfin
on se disait bonsoir, et l'on rentrait dans
ses appartements.
Quand je ne dînais pas au palais, j'allais
à ce grand restaurant de la rue de la
Paix, qui m'avait attiré dès le soir de
mon an-ivée, et qui s'appelait la Grande-
Taverne. Je n'avais
toujours pas trouvé la
petite aventure senti- >!'.,
mentale, — pas trop
gênante et pas trop
attachante, — que j'at-
tendais depuis mon
arrivée à Schoenburg.
Plus le temps passait,
plus je me sentais dis-
posé à me montrer facile
sur le charme et la
classe sociale de la per-
sonne inconnue en ques-
tion. - ^^^
Je n'avais rencontré
en fait de jeune femme
que la jeune mariée
du palais. Pas une mi-
nute, je ne songeais à
troubler l'union du jeune T
ménage. Il n'y avait
pas de femme chez le
premier ministre. Je
n'avais pas revu depuis
mon arrivée le comte
de Tolberg, et je n'étais
pas pressé de le revoir,
parce que je sentais bien
que c'était de ce côté-
là que viendraient cer-
taines complications... Je
pensais retrouver à la taverne cet insup-
portable officier, neveu du ministre, qui
m'avait parlé d'une nommée Irma, et qui
devait avoir des amies. Mais il était
en permission, et s'était en allé pour quel-
ques jours à la campagne. Ces consi-
dérations me déterminèrent à choisir
une table à la taverne, dans les environs
de l'orchestre des dames. Quelques-unes
étaient encore jeunes, et possédaient
quelques charmes, abstraction faite, bien
entendu, de leurs blonds cheveux, qu'il
valait mieux ne pas faire entrer en ligne
de compte dans la liste de leurs attraits
naturels.
Après trois soirs de patience, je fis
la connaissance de la plus agréable
de ces dames, qui se trouvait être le chef
d'orchestre elle-mîme.
JE FIS I.A CONNAISSANCE DE l.A
Plus AGRÉABLE DE CES DAMES.
C'était une dame belge de trente-deux
ans, qui avait beaucoup voyagé, qui avait
donné des leçons de piano, des leçons
de français et fait travailler des ani-
maux dans des music-halls. Elle avait
un bel engagement pour diriger un or-
chestre dans une exposition d'appareils
agricoles.
Elle allait quitter Schoenburg le mois
d'après ; ce qui me décida à faire avec
elle plus ample connaissance.
CHAPITRE IX
[wT^r?5ox aventure avec le chef d'or-
\/|j; chestre ne modifia pas ma vie.
-^^ Il y avait dix jours que j'avais
vu le roi pour la première
fois, et il ne m'avait pas rappelé. Le
ministre était content de moi. Je faisais
régulièrement, à sa satisfaction, mon
travail d'analyse. Mais j'avais trop vite
réussi dans mes fonctions. Je commen-
çais à trouver ma vie monotone... La
suite prouvera qu'il ne faut pas se lasser
de sa tranquillité, ni demander au destin
un peu d'imprévu : il nous fait trop
tonne mesure...
J'étais arrivé à Schoenburg un jeudi,
et j'avais vu le roi le lendemain de mon
arrivée : il ne me fit demander qu'une
dizaine de jours après, c'est-à-dire le
lundi, non de la semaine suivante,
mais de la semaine d'après ; le petit
tonneau, conduit par un jeune cocher
anglais, vint me chercher dans la matinée.
A ce moment, je me trouvais chez le
premier ministre, et j'étais en train de
lui lire un résumé que je venais de ter-
miner. Il y avait dans son cabinet le
secrétaire d'Etat de l'Intérieur, Von
^lûllen, un gros homme en baudruche
qui s'était élevé aux honneurs comme un
énorme ballon sans poids. Le comte
de Fritz, petit homme carré d'épaules,
arriva l'instant d'après. Il avait la répu-
tation d'un grand tacticien, ayant suivi
pendant une dizaine d'années les ma-
nœuvres des armées étrangères. Mais
comme il n'avait jamais, à proprement
parler, fait la guerre, il était difficile
de dire de lui que c'était un grand capi-
taine. On se bornait donc à le traiter
de « haute personnalité militaire ».
Il venait apprendre à Hemer l'exécu-
tion d'un soldat des garnisons du sud,
qui avait frappé un de ses chefs et dont
la grâce, sur les instances de Hemer,
avait été rejetée par le roi.
Quand j'arrivai chez le roi, je fus un
peu déconcerté par son accueil, très
aimable, certes, mais pas aussi amical
que j'avais pensé. Peut-être après son
amabilité de la dernière fois, s'était-il
repris... Je me demandais si j'avais fait
quelque chose qui lui eût déplu... Peut-
ctre Herner m 'avait -il desservi auprès
de lui, et cette préoccupation m'assom-
brit pendant une partie du repas.
Il y avait avec nous l'ami du roi, le
comte de Herrenstein, un homme très
grand et mince, aux 3'eux tristes ; je
l'avais déjà entrevu à ma dernière
visite.
Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure
que je me sentis rassuré. Si le roi était
de moins borme humeur, c'était à cause
d'une affaire qui ne me regardait pas.
Il pensait à l'exécution de ce soldat dont
Hemer, la veille, après une longue discus-
sion, lui avait arraché l'arrêt de mort.
Le premier ministre avait mis en avant
de bonnes raisons, et la nécessité de faire
un exemple dans cette garnison où l'état
d'esprit était très fâcheux.
— Il a tort, fit le roi, en brisant avec
énergie la coquille d'un œuf qu'il venait
de gober ; il a tort !
Puis il nous dit des choses, assez belles
vraiment. Il émit des idées très modernes
et très « civilisées », qui prenaient d'au-
tant plus d'importance qu'elles étaient
exprimées par un roi.
— Aucune raison, affirmait -il avec
énergie, ne doit prévaloir contre la néces-
sité d'affinner que la vie humaine est
sacrée...
Le comte de Herrenstein, moins par
conviction que pour calmer les remords
du roi, fit valoir les arguments les plus
SECRETS D'ÉTAT
71
célèbres : la nécessité pour la société de
se défendre...
Mais le roi répondit que le premier
devoir d'une société était de ne pas don-
ner l'exemple immoral du meurtre.
— La boutade bien connue : « Que
messieurs les assassins commencent »,
est une des paroles les plus misérables
qu'on ait pu prononcer. Le plus coupable
n'est pas celui qui commence, mais
celui qui continue, et la société est beau-
d'utopiste. Il est peut-être vrai qu'actuelle-
ment ce soit encore une utopie, mais c'est
prolonger le règne de l'utopie que de la
traiter éternellement comme telle...
Le bon roi nous dit assez de choses très
judicieuses et très élevées. A nous faire
part de ses remords, il les éloignait peu à
peu. Nous étions passés insensiblement
des régions troublées de la vie dans le
domaine plus serein de la spéculation
et de la littérature.
LE COMTE NOUS REGARDAIT AVEC UN SOURIRE TRISTE.
coup plus coupable que l'assassin, parce
qu'il est ignorant et corrompu, tandis
qu'elle est savante et policée. En atten-
dant qu'elle veuille bien commencer à
être civilisée, la société se ravale au niveau
de cet être barbare... Si la suppression
de la peine de mort augmente dans
quelques années le nombre des crimes,
tant pis : tout vaut mieux que de pro-
pager pendant des temps infinis, cette
monstrueuse idée que la société intelli-
gente a le droit de tuer...
Puis il parla contre la guerre.
— Quand on parle de supprimer la
guerre, dit-il, on est traité de naïf et
Le comte de Herrenstein, après le
déjeuner, se mit au piano. Ce grand homme
mince, au visage un peu bronzé, parlait
peu, mais écoutait très bien. La musique
qu'il jouait, avec beaucoup d'émotion
sur le visage, était d'une passion con-
centrée, coupée de silences profonds^
Le morceau finissait toujours lamenta-
blement... Les mains du pianiste demeu-
raient accablées et comme mortes sur
les touches. Elles glissaient . du clavier,
le comte de Herrenstein tournait sur le
tabouret, et nous regardait avec un
sourire triste...
J'aimais mieux être seul avec le toi.
38
SECRETS D'ÉTAT
D'atord leur musique ne m'intéressait
pas. J étais ému et trarsporté pendant
une demi-minute. Fuis je me mettais
à penser à autre close qui n'avait aucun
rapport a\ec ce qu'on jouait. I a fin du
morceau ar^i^ait subitement alors que
j'étais à mille lieues de là. Il fallait se
composer tout de suite un \ isage admira-
tif. Comme je n'avais pas pris part à
leurs cmotiors, j'avais des tendances à
croire qu'elles étaient « chiquées «. Puis
je faisais un retour sur moi-même... Quand
je m'exaltais en compagnie du roi sur un
poème, c'était pourtant bien sincère.
Et cependant les gers qui ne compre-
naient pas notre émotion pou\aient ttre
portés à en nier le ton aloi. Mais si l'émo-
tion du roi et du comte de Herrenstein
était sincère aussi, il était un peu vexant
pour moi d'en être exclu. Heureusement
que nous allfmes, l'instant d'aprts, dans
le jardin sauvage, où Charles XVI me
pria de dire des vers. L'autorité du roi
me dispensait de me faire prier. Le comte
de Herrenstein m'écouta les jeux fer-
més, en hochant de temps en temps la
tête d'un air meurtri.
Cependant le caractère de Charles XVI
se précisait de plus en plus. Un jour,
plus tard, dans un moment d'emporte-
ment où il ne se sur\'eillait plus, le pre-
mier ministre s'oublia de^"ant moi jus-
qu'à dire que son maître était un gros
paresseux. Il y a^'ait du vrai dans ce
jugement un peu brutal. On pouvait
discerner certainement beaucoup de
paresse dans cette habitude distinguée
de rechercher sars grand choix des
sensations d'art. C'était par une paresse
plus grave qu'il n'avait pas disputé à
la féroce autorité de Herner la vie du
soldat condamné. Mais la faculté qu'il
avait d'appliquer ses principes liber-
taires diminuait la foi qu'il avait en
eux. Il se contentait de corriger légère-
ment le conserv-atisme de ses prédéces-
seurs, représenté à la Cour par le baron
de Herner.
Il devait d'autant plus se repentir
d'avoir cédé à son premier ministre que
l'exécution du soldat Hassen fit très mau-
vais effet dans la ville où le régiment
était en garnison. Des bandes de mani-
festants parcoururent les rues et allèrent
jusqu'à pousser des cris de mort devant
la maison de l'officier qui a^■ait présidé
le conseil de guerre ; des arrestations
furent faites par la police, et quelques-
uns des manifestants étaient sous les
verrous. Il s'agissait de les déférer devant
un tribunal.
Leurs partisans qui comptaient sur un
acquittement réclamaient la cour d'as-
sises. I\Iais le préfet du district, — repré-
sentant de Herner, — voulait les envoyer
de\'ant des juges professionnels dont on
avait quelques raisons d'escompter la
sévérité.
J'eus l'occasion de voir pendant cette
période agitée un Herner que je ne
connaissais pas. Cette espèce de férocité
autoritaire que je croyais purement théo-
rique, je la vis « sortir » sur son \'isage,
comme sort une maladie éruptive long-
temps couvée. Un matin, j'étais allé
le chercher pour lui dire que le préfet
en question était àSchoenburg et l'atten-
dait au palais. Je le trouvai chez lui en
compagnie de sa mère, et leur ressem-
blance me frappa encore plus vi\'ement
qu'au premier jour. Mais la vieille dame
avait encore quelque chose de plus âpre.
Ces deux êtres m'étonnaient beaucoup,
car avant de les connaître, je ne croyais
pas qu'il existât des méchants qui fussent
vraiment des méchants. Je croj'ais qu'il
y avait des envieux ou des maladroits,
et que les gens qui semblaient agir mé-
chamment ne pensent pas dans le fond
d'eux-mêmes être vraiment méchants
A vrai dire, le baron de Herner avait
toujours cette excuse qu'il semblait agir
pour le bien de son pays ; mais il avait
vraiment un goiît de la vengeance qui
était monstrueux, quelque mauvaise opi-
nion qu'on pût avoir de l'humanité. Il
aimait obliger les gens parce que c'était
une façon de leur manifester sa puis-
sance. Mais il n'aimait pas le goût de
la joie d'autrui. Bien qu'il ne tînt
pas au luxe ni à la bonne chère, il détes-
tait tous ceux qui pouvaient s'offrir ces
jouissances, à cause du plaisir qu'ils en
éprouvaient.
CHAPITRE X
7T^;0T^N matin que j'étais en train .
•kl^l» ^^^ ^^^® "^^^ journaux fran-
J^^^ çais dans le petit bureau que
m'avait fait aménager, à côté
du sien,^ le baron de Herner, on frappa
à ma porte, et l'on entra sans que j'aie
eu le temps de dire : « Entrez ! »
Un jeune homme en vêtement clair se
tenait devant moi, me souriant d'un bon
sourire. C'était Henry de Tolberg.
— Eh bien ! monsieur le secrétaire
particulier, il me semble que l'on oublie
ses amis, une fois qu'on est dans les
grandeurs ! C'est moi qui m'excuse, con-
tinua-t-il en souriant. Aussitôt mon
arrivée... cette personne que vous con-
naissez]? est allée passer quelque temps
chez une tante à elle qui habite un \ ieux
château terrible à vingt lieues d'ici. Il
se trouve que je ne suis pas trop mal vu
dans la maison et que cette tante a bien
voulu m'inviter aussi, de sorte que nous
avons passé deux heureuses semaines,
qui, malheureusement, sont passées...
Mais ce qui nous console, c'est que nos
affaires avancent. Quelqu'un de très bien
en cour a parlé à la belle-sœur du roi.
Et le comte de Herrenstein a dû parler
■ .if
ON ENTRA SANS QUE j'ATE EU LE TEMPS DE DIRE : « ENTREZ ! »
40
SECRETS D'ÉTAT
au roi lui-même, qui n'a encore rien dit
mais qui, je crois, va souscrire au divorce.
Je ne crois pas que le premier ministre
fasse une forte résistance, étant donné
les difficultés de l'heure actuelle, qui
doivent primer pour lui toute autre préoc-
cupation. Et sans aller jusqu'à prévoir
sa disgrâce possible, nous sommes peut-
être autorisésà penser que, pour le moment,
il cherche à ménager son crédit auprès
de Charles XVI, et qu'il ne se soucie pa§
de heurter la volonté royale pour une
affaire qui n'intéresse pas la chose pu-
blique... Je sais les arguments dont il
s'est servi jusqu'à présent pour justifier
sa résistance. Il n'y a eu que deux divorces
à la Cour depuis la nouvelle loi... Et ces
deux divorces ont fait mauvais effet dans
le public. L'un, c'est celui de la princesse
Breimingen, qui, après s'être séparée
de son mari, parce qu'il était infidèle, a
trompé elle-même son second mari d'ime
façon encore plus scandaleuse, de sorte
que le tribunal ne sait que faire de leurs
petits enfants... L'autre divorce présente
avec celui de mon amie une analogie
d'espèce un peu grossière, en ce sens
que le mari de la surintendante, avec
qui elle a divorcé, était, comme le mari
de mon amie, enfermé dans une maison
de santé. On reproche à la surintendante
d'avoir épousé un homme très riche, alors
que les affaires de son premier mari
étaient en fâcheux état. Je n'ai pas besoin
de vous dire qu'il n'y a rien de semblable
dans le cas de mon amie. Son mari a une
fortune personnelle beaucoup plus consi-
dérable que la mienne. Cette fortune
retournera tout entière, en cas de divorce,
à la famille du malheureux interné.
Le baron de Hemer le sait bien ; mais
cela ne l'empêche pas d'exploiter auprès
du roi le fâcheux effet des deux divorces
précédents... Le roi ne se doute pas
naturellement des véritables raisons du
premier ministre. Mais on les a dites au
comte de Herrenstein, et nous espérons
bien que Sa Majesté en sera informée par
lui...
— Je pourrai peut-être lui en parler
aussi, m'écriai-je, sans trop penser à
ce moment à la petite vanité de déceler
mon intimité avec le roi.
Depuis quelque temps, sans que j'eusse
contre le baron de Hemer des griefs
personnels, je me sentais moins lié à
lui. Il était vraiment trop différent de
moi, avec son énergie presque brutale,
son tempérament vindicatif, — qui sur-
tout offensait chez moi cette impuissance
de rancune, cette tendance à chercher
et à comprendre les raisons de l'adver-
saire, si funeste à un homme d'action
qui a besoin au contraire, pour lutter,
de toute la force de sa conviction.
Je savais très bien que le baron de Her-
ner était un de ces êtres avec qui, dans
certains cas, on ne peut pas s'expli-
quer. Les relations ne sont jamais sûres
avec les hommes de ce genre. On est
toujours sous la menace d'une rupture
possible. Ce sont ces gens dont le vulgaire
dit qu'ils ont un rhauvais caractère.
J'avais dans ma jeunesse un camarade
plus âgé que moi, qui « se fâchait »
pendant des mois pour un rien. Toute
discussion avec lui me faisait trembler.
Je craignais toujours qu'elle se terminât
par une de ces brouilles si longues, et si
pénibles pour mon cœur d'enfant.
Plus âgé, mais toujours aussi sensible,
j 'avais pris le sage parti de fuir ces sortes
d'amis.
Je ne pouvais donc plus hésiter entre
Tolberg et le baron, d'autant qu'il ne
me semblait pas qu'il existât entre le
baron et moi des liens de reconnaissance
assez puissants pour que la démarche que
j'allais faire auprès du roi, et qui contre-
carrait les plans de Herner, pût être
considérée comme un acte de trahison
envers un bienfaiteur.
D'ailleurs si j'avais pu avoir une hési-
tation sur la conduite à tenir, elle eût
été dissipée le soir même, car j'eus 1*00-
casion de revoir Bertha.
C'était au bal du ministre de l'Inté-
rieur. J'avais reçu une invitation et
j'avais d'abord hésité à m'y rendre.
C'était une des dernières soirées que le
chef d'orchestre passait à Schoenburg
avant son départ pour Vienne. Son enga-
gement avec la Grande-Taverne avait
pris fin. L'orchestre de dames s'était
dispersé, et avait fait place à des Hon-
grois chanteurs qui criaient comme des
SECRETS D'ÉTAT
41
malheureux, de sept heures du soir à
une heure du matin. Le chef d'orchestre,
qui n'avait pas eu \ine soirée à elle depuis
trois ans, aurait voulu aller au théâtre
de Schoenburg, où l'on jouait ce soir-là
de Herner. Mais le premier ministre ne
fit qu'une apparition très brève. Il pa-
raissait absorbé. Il me serra la main
en passant, et me dit : « Nous irons
demain chez le roi. Nous avons une lettre
un drame émouvant. Je n'ai d'ailleurs importante à envoyer à Paris. »
jamais vu d'àme
aussi naïve et
aussi simple que
celle de cette dame
voyageuse, qui de-
puis son adoles-
cence avait vécu
•dans tant de vil-
les, et joué de
divers instru-
ments dans une
cinquantaine de
cafés, sous des
costumes les plus
divers. Je lui ex-
pliquai en dînant
avec elle que les
exigences de ma
profession m'obli- _
geaient à me ren-
dre à un bal. Elle
avait une âme
de fonctionnaire
modèle, et com-
prit admirable-
ment mes raisons.
A dix heures,
vêtu d'un frac,
d'une culotte de
gala, et orné. Dieu
me pardonne! d'u-
ne épée au côté,
je me rendis au
ministère de l'In-
térieur. Les récep-
tions de M. Von
Mûllen étaient
justement renom-
ORNÉ, DIEU ME PARDONNE ! D'UNE ÉPÉE AU COTÉ.
Il me serra en -
core une fois la
main, comme à
son ordinaire, ai-
mablement, mais
sans trop d'expan-
sion. Ce fut assez
cependant pour
me donner quel-
ques remords.
Au moment où
il sortait de la
salle d'entrée, —
je le suivais du
regard, — je le
vis se croiser avec
Bertha, qui en-
trait. Il s'inclina
devant elle. Elle
le salua d'un lé-
ger signe de tête.
Puis il sortit sans
se retourner. Le
cœur me battit .
Je crois qu'à cette
rencontre, j 'avais
eu plus d'émo-
tion qu'eux-mê-
mes.
Je n'osais aller
présenter mes
hommages à la
jeune femme avant
l'arrivée de Tol-
berg : c'était par
un vague souci
de convenance,
mais surtout par
mées. Le ministre avait une fortune timidité. En attendant l'arrivée du jeune
colossale, et Mme Von Mûllen passait comte, je me promenai dans les salons. La
pour une personne fort distinguée. C'était première impression 'de luxe qui m'avait
une grande blonde languissante, toujours ébloui en entrant, se trouvait passable-
un peu malade, et qui, assise dans un ment modifiée quand on examinait en
fauteuil comme dans un palanquin, ré- détail ces fonctionnaires étriqués et ces
gnait sur une foule d'invités dociles. industriels à la forte encolure. Quant
J'étais un peu préoccupé à l'idée de à l'aristocratie du Bergensland, elle
rencontrer Tolberg en présence du baron n'était guère plus distinguée dans la
•42
SECRETS D'ÉTAT
majeure partie de ses échantillons, dont
la noblesse était pourtant de vieille
souche. Elle présentait cependant quel-
ques beaux produits, comme Bertba et
le comte de Tolberg. Mais Mme Horf,
la femme du banquier, qui était la fille
•d'un marchand de bois, avait un visage
extrêmement délicat, des gestes harmo-
nieux, et des attaches très fines. Et le
fils Kiefer, dont le père avait débuté dans
la vie en vendant des journaux dans les
gares, le fils Kiefer, gagnant du Prix
des Habits-Rouges, au concours hippique,
avait la noble dégaine d'un gentilhomme
de race.
Bôlmôller se cogna dans moi. Il por-
tait une épée, ce qui me donna le désir
•de retirer la mienne. La devanture de
son œil droit tombait de plus en plus,
vu sans doute l'heure avancée. ^lais
son œil gauche redoublait de lumière.
Il s'était fait friser les cheveux, et ondu-
ler la barbe ; il avait emprisonné dans
des bas de soie des mollets qui n'étaient
pas, semblait-il, de la même dimension.
Il se tenait dans les environs du buffet,
qu'il butinait inlassablement, telle une
abeille diligente.
J'eus également la satisfaction de voir
le grand écuj'er qui s'était assis dans la
salle de jeu, auprès d'une table de whist.
On ne savait toujours pas si ses yeux
étaient fermés ou si quelque regard glis-
sait à travers une mince rainure. Je
ne l'avais jamais \ti qu'à table ; mais
je pus constater que, même en dehors
des repas, ses vieilles mâchoires obstinées
continuaient leur lent travail de mastica-
tion. Il avait mis une culotte comme la
plupart des invités ; mais il n'avait pas
cherché à dissimuler sa noble et invrai-
semblable maigreur. Et ses longs canons
desséchés ne remplissaient point l'étui
pourtant bien étroit de ses bas de soie
blancs. De temps en temps, il passait
sur son crâne et sur son visage sa longue
main tremblante, claquait des dents deux
ou trois fois, et recommençait à ruminer.
Comme j'étais en train de regarder les
joueurs, quelqu'un me frappa l'épaule.
Je vis, en me retournant, la figure sou-
riante du jeune comte de Tolberg.
— On vous demande par là-bas.
Puis il m'entraîna doucement jusque
dans un salon voisin, où Bertha nous
attendait en compagnie d'une vieille
parente. La jeune femme me sourit, en
me voj'ant, comme à un véritable ami.
Quand elle me souriait ainsi, aucune
autre considération n'existait plus. Je
crois que j'aurais trahi Hemer, même si
j 'eusse été uni à lui par des liens de la
plus inextricable reconnaissance.
Bertha vous souriait comme une com-
pagne d'enfance. Il semblait qu'on l'eût
toujours connue... Tolberg ayant pris à
son bras la dame âgée et l'aj-ant menée
pieusement vers le buffet, je restai seul
avec l'amie de mon ami. J'étais heureux,
au fond, de penser qu'elle était à un autre.
Rien ne m'obligeait à me faire aimer
d'elle. Je pouvais donc l'aimer en toute
sécurité. Je m'abandonnais à la joie d'être
séduit. Je l'écoutais parler, et lui
parlais en toute confiance. Elle m'inter-
rogea sur mes impressions de Schoenburgi
et je lui contai avec une sincérité éperdue
et heureuse, comme à un confesseur, tout
ce que j 'avais éprouvé depuis mon arrivée
dans la ville. Je lui parlai du roi, du
premier ministre, en lui disant, ce qui me
soulagea beaucoup, tous les scrupules que
j'avais éprouvés à l'idée que je serais
peut-être obligé de trahir mon maître,
même au profit d'un homme que j'aimais
beaucoup, comme Henry de Tolberg.
Toute réticence avec elle était impossible.
Il me semblait, quand je lui parlais,
que mon âme était de verre, et que rien
ne lui eût échappé de mes plus secrètes
intentions.
Elle me dit à son tour toutes ses
préoccupations, et elle ne fut jamais plus
charmante que pendant ces confidences.
Elle apparaissait le plus souvent comme
une personne très sage, très judicieuse,
et à d'autres moments, elle avait dans le
regard l'ingénuité d'une petite fille de
douze ans. Elle disait enfantinement :
«N'est-ce pas? Je ne pouvais pas faire
autrement ? » Elle n'avait jamais l'air
sûre d'elle-même. Et cependant elle ne
donnait jamais l'impression qu'elle hési-
terait, quand elle se trouverait en pré-
sence de certains devoirs... Je sais très
bien qu'on se fait de belles illusions
BEKTHA NOUS ATTENDAIT EN COMPAGNIE D'UNE VIEH-I-E PARENTE.
44
SECRETS D'ÉTAT
SUT les vertus d'une temme quand on la
voit pour la première fois, et qu'elle est
très belle '; mais je dois dire que rien dans
la suite n'est venu infirmer cette bonne
opinion que j'avais eue de Bertha.
Quand Tolberg revint, après avoir
mis la vieille dans un lieu sûr, — à un
baccara, je crois, — on décida que l'on
souperait tous les trois à la même table.
Ce n'était peut-être pas prudent à cause
de Hemer. Sans doute il se trouverait
quelqu'un, à la suite de cette soirée,
pour mettre le premier ministre au cou-
rant de notre intimité. C'était dangereux
pour moi, et pour mon avenir à la Cour
de Schoenburg. D'autre part, en affi-
chant mon amitié avec Tolberg et Bertha,
je me mettais en moins bonne position
pour les servir utilement à la Cour.
Mais ni l'un ni l'autre nous ne pûmes
écouter les conseils de la prudence,
tant nous étions contents d'être ensemble.
Ce qui pouvait nous arri\erde pis, sem-
blait-il, c'eût été de nous quitter.
D'ailleurs, le baron ne sut jamais que
j'avais passé la soirée avec son ennemi,
et la femme qu'il aimait. Il paraissait
inévitable qu'il l'apprît ; nous fûmes aper-
çus par plus de cinquante personnes de
son entourage, et il ne sut jamais rien
de cette sorte d'escapade. Il est vrai que
les événements graves qui se passèrent
les jours suivants eurent de quoi détoui-
ner son attention.
J'étais allé, en entrant, présenter mes
hommages à la maîtresse de maison.
Elle m'avait salué avec condescendance,
comme on salue un vassal ignoré. ]\Iais
je fus ramené à elle pour une entrevue
plus sérieuse par son mari lui-même,
le ministre del'Intéiieur et des Financer.
J'ai honte de dire que cet homme d'Etat
qui suivait un régime tiès sévère contre
l'embonpoint, passait la soirée à conduire
des dames au buffet, pour s'alimenter
lui-même, tout heureux de pouvoir trom-
per, à la faveur de cette fête, l'attention
de sa femme et de son médecin.
M. Von MùUen arrivait à s'exprimer
en français, mais au prix d'efforts énormes,
qui le mettaient littéralement en sueur.
Sa femme savait certaines phrases plus
coulantes. Mais je crois, d'après le long
sourire monotone qu'elle avait en vous
écoutant, qu'elle ne comprenait stricte-
ment rien de ce qu'on lui répondait.
Une longue conversation était difficile
entre nous. J'avais pris le parti de sourire
comme elle, sans rien dire. Mais je ne sa-
vais pas comment m'en aller. Une dame
passa en ce moment, qm ne sut jamais pour-
quoi la ministresse, dans son besoin de
me quitter à tout prix, se précipita sur
elle avec tant de bonne grâce.
On soupait par tables de huit et de
quatre couverts ; Tolberg, après s'être
assuré une table de quatre, eut l'excel-
lente idée de me procurer une compagne
de souper, qui n'était vraiment gênante
pour personne. C'était une jeune femme
de Leipzig, vaguement cousine de Bertha,
et qui ne parlait et ne comprenait que
l'allemand. Je pus être galant avec elle
.1 peu de frais, grâce à quelques épithètes
aimables que j'avais apprises durant les
dix stériles années d'allemand que j'avais
tirées au collège. Quand mes souvenirs
me faisaient défaut pour distraire la dame
allemande, je me rattrapais en lui mettant
le plus de victuailles possibles sur son
assiette.
Nous nous étions attablés dans un salon,
qui n'était pas le salon d'honneur, et où
le personnel, composé d'extras, ne gênait pas
les invités ; ceux-ci se servaient eux-
mêmes de deux ou trois plats froids,
qu'on avait posés et laissés à leur discré-
tion sur la table.
Cette dame de Leipzig eût été assez
jolie, si elle avait eu des sourcils moins
larges et moins épais. Elle mangea beau-
coup et but tout le Champagne. « Soyez
sage en la reconduisant chez elle, » me
dit Bertha, en regardant dans une autre
direction, pour n'avoir pas l'air de par-
ler d'elle. « Son mari, qui est un haut
fonctionnaire allemand, n'est presque
jamais chez lui. Je ne crois pas qu'elle
tienne beaucoup à lui. Mais je suis sûre
qu'elle ne pense pas à avoir des amants.
Elle travaille constamment à des ouvrages
de broderie. Elle ne sait pas ce que c'est
de s'ennuyer, ni de se distraire. Quand
elle a fini de broder des taies d'oreiller,
elle commence un chemin de table. Ne
la détournez pas de sa vie tranquille. »
SECRETS D'ÉTAT
45
Je me mis à rire, et je protestai de mes
intentions pures. Et la vérité est que je
ne songeais pas à mal a\-ant que Bertha
ne m'eût parlé de cela. Mais à partir de
ce moment, je me mis à penser qu'il
allait peut-être se passer quelque chose
dans la voiture. Et je versai un peu de
Champagne à la dame de Leipzig, dont
les bonnes joues rouges et les yeux ani-
més brillaient à l'envi. J'écoutai un peu
distraitement ce que me dirent mes amis,
et je commençai à me demander jusqu'à
quand durerait la fête... Je ne savais pas
à quel hôtel était descendue cette
dame. Peut-être était-ce tout près
du ministère... J'étais toujours très
distrait quand on se leva après sou-
per. J'écoutai mal le rendez-vous que
me donna Tolberg. Bertha dit en
allemand à son amie que j'allais la
reconduire. Puis elle me répéta en
français : « Vous allez reconduire ma
cousine à son hctel. » Je ne pus
m'empccher de rougir et je m'in-
clinai respectueusement.
J 'allai chercher au vestiaire le man-
teau de soirée de la dame de Leipzig,
et, avec beaucoup de trou-
ble, je l'aidai à passer les
manches.
Ou'allait-il arriver ? Je
préférais ne pas y penser,
ne rien prévoir, attendre
tout du hasard. Au cas •
où l'aventure irait assez
loin, ça deviendrait tout
de suite plus compliqué. %;■•
Je ne pouvais pas l'em-
mener au palais, et je n'avais
pas de chambre en ville.
J'étais peu familiarisé avec les hôtels du
pays. Descendre à son hôtel avec elle me
paraissait assez difficile. Elle y était sans
doute trop connue : c'était compromet-
tant. Le mieux était de se fier au hasord.
Nous trouvâmes à la porte du minis-
tère une de ces calèches de forme suran-
née qui font à Schoenburg le service de
nos voitures de remise. Je donnai au
cocher l'adresse de Mûnscher Hof, où
la dame me dit qu'elle habitait ; je né sa-
vais pas au juste si c 'était loin ou près,
et je n'osai le demander au cocher, avec
J^
ELLE EÛT ÉTÉ ASSEZ JOLIE, SI ELLE AVAIT EU LES SOURCILS
.MOINS LARGES.
les quelques mots que je savais de la lan-
gue du pays. Il fallait donc, dans le doute,
ne pas perdre de temps, et mettre tout
de suite à profit les instants disponibles.
Je pris la main de ma compagne, et la lui
serrai doucement. Puis je m'approchai
d'elle, et je lui dis : « Ich liebe Sie »,
sans autre préparation ; mais ma con-
naissance imparfaite de la langue alle-
mande m'interdisait l'art savant des
gradations et des nuances. D'ailleurs
cette façon de brusquer les choses fut
assez efficace, et je créai par cette prompte
46
SECRETS D'ÉTAT
entrée en matière un trouble que ma déli-
catesse française, avec ses ménagements
timides, n'aurait pas su provoquer. A la
faveur de cette émotion, je m'approchai
plus près encore : ma compagne me ren-
dit mes baisers en soupirant.
J'avais passé mon bras derrière son
dos quand elle se mit à sangloter. Je
voulus lui dire tendrement : Ne pleu-
rez pas !.. Mais je ne savais plus du tout
comment on dit pleurer en allemand. Je
me bornai à répéter : Nein !... Nein !...
Elle commença à pleurer si fort que je la
lâchai décidément. Et je ne sus que lui
tapoter doucement les mains pour la
calmer, en souhaitant désormais que le
Miinscher Hôtel fût très près de là.
La voiture s'arrêta enfin. Il me sembla
convenable de prendre cette dame
dans mes bras et de lui baiser les joues
avec beaucoup de tendresse et de fer-
veur. Puis, je sus lui dire en allemand :
« Je viendrai vous voir. » Je la fis descen-
dre de voiture avec les précautions dont
on entoure une personne très souffrante.
J'attendis quelques instants que la porte
fût ouverte. Puis je baisai la main de la
personne avec tout le tact et toute la
galanterie française.
Comme le cocher me ramenait au pa-
lais, je me pris à me demander si cette
crise de larmes était, comme je l'avais
pensé, une révolte ou bien simplement
une manifestation nerveuse, qui n'atté-
nuait en rien le consentement qu'on avait
semblé me donner.
Il me fut insupportable de penser que
je m'étais trompé, et que ma réserve
discrète, au lieu de toucher cette dame^
avait pu lui causer une certaine décep-
tion.
Agacé par cette idée, et ne pou-
vant terminer la soirée sur cette impres-
sion fâcheuse, je donnai un contre-ordre
au cocher, et je me fis conduire à l'hôtel
où habitait le chef d'orchestre.
CET HOMME USAIT LES VÊTEMENTS EN LES BROSSANT.
CHAPITRE XI
^^L faisait grand jour depuis long-
vV'dÎ'^ temps quand mon domestique
suisse entra dans ma chambre,
et me dit en toute hâte que le
premier ministre m'attendait au bu-
reau. J'étais rentré au palais à quatre
heures passées : je me levai précipitam-
ment, très ému d'être en faute.
Je me débarbouillai aussi vite que je
pus, pendant que le suisse emportait
mon costume de gala pour le brosser.
Cet homme usait les vêtements en les
brossant. Ce n'était pas par zèle, c'était
par distraction. Il rêvait à ses collections
de timbres et continuait à frotter- avec
ardeur. Rien ne lasse, au contraire, la
patience comme de penser à ce qu'on fait.
Le baron de Hemer m'attendait dans
son cabinet.
— Eh bien ! me dit-il, sans mau\'aise
humeur, mais d'un air toujours préoc-
cupé, je pense que l'on s'est couché
tard cette nuit ? Cela vous amuse à ce
point les réceptions officielles ? Moi, je
ne peux pas m'y voir. Il est vrai qu'en
ce moment je ne suis guère disposé à
m'amuser... Nous aurons beaucoup à faire
aujourd'hui. Les socialistes du royaume
ont reçu une adresse des socialistes fran-
çais et des socialistes allemands. Il faut
que nous écrivions à nos ambassadeurs...
Nous avons aussi à écrire au gouverne-
ment français pour une autre affaire de
moindre importance : un petit traité de
commerce relatif à certains trafics entre
des possessions que nous avons en Afrique
et des colonies françaises avoisinantes.
Notre ambassadeur à Paris doit rédiger
le document ; mais je tiens à lui faire
parvenir un projet tout préparé. Je ne
suis pas fâché de montrer à notre repré-
sentant qu'il y a une direction à Schoen-
burg et qu'il n'est pas seul à mener nos
affaires en France, comme il a des ten-
dances, ce digne prince, à se l'imaginer
quelquefois...
Vraiment, je ne suis pas un homme de
parti... J'ai toujours une telle fidélité
pour les gens avec qui je me trouve
que je me sens devenir infidèle à ceux
que je viens de quitter. Etais-je assez
loin du premier ministre pendant cette
soirée de la veille ! Et maintenant que
je me trouvais avec lui, maintenant qu'il
me parlait si librement, et vraiment
avec tout l'abandon dont il était ca-
pable, il me semblait de nouveau que
c'était une trahison que de servir mes
amis en contrecarrant ses volontés. C'est
avec un cruel ennui que je pensais que,
tout à l'heure, il faudrait parler au roi
du divorce de Bertha. En somme, je suis
de ces gens dont le vulgaire dit avec
mépris qu'ils sont toujours de l'avis des
personnes avec qui ils sont...
Eh bien ! puisque je suis de ces gens-là,
je suis qualifié pour prendre leur défense.
Nous ne sommes peut-être pas si mé-
prisables... Nous souffrons d'être dans la
nécessité de faire de la peine à autrui,
non pas à un autrui vague, mais à un
autrui que nous avons approché. Et vrai-
ment cette impuissance à nuire à son
prochain — qualifiée de faiblesse hon-
teuse par ceux qui s'en trouvent lésés —
n'est pas un sentiment si répréhensible.
Et quand deux parties sont en différend,
nous avons des tendances à croire qu'il
n'est pas forcé que l'une d'elles ait néces-
sairement tort, et l'autre nécessairement
raison.
— - J 'ai encore d'autres préoccupations
très graves, dit le baron de Herner. Je
vous dirai cela en chemin, car il com-
mence à se faire tard.
Il me fit prendre quelques papiers,
et nous descendîmes à la hâte. Le landau
officiel nous attendait dans la cour.
SECRETS D'ÉTA l
49
ON A vu SA VOITURE FERMÉE SE DIRIGER DU ^^C'tC^
COTÉ DU CHATEAU DE REINKÎ
f\\
Le baron de Herner pensait tout haut
devant moi. C'étaient des propos coupés
de silences. Il suivait son idée obscuré-
ment. Puis, quand elle était élucidée,
il la formulait à haute voix :
— J'ai reçu des nouvelles inquiétantes,
me dit-il au bout d'un instant... des nou-
velles incomplètes, naturellement, comme
celles que sont capables de me donner
les braves gens qui font partie de ma
police.
Il haussa les épaules, puis ajouta :
— Nous avons toujours eu peur d'em-
ployer de véritables crapules à ce ser-
vice-là. Alors, nous n'avons à notre dis-
position pour cette besogne louche que
des serviteurs loyaux, mais imbéciles.
— C'est bien scabreux, luidis-je, d'em-
ployer des coquins.
— Pourquoi ? dit -il. Moi, je supporte
très bien d'avoir affaire à des coquins
intelligents.
— Mais c'est une méfiance continuelle...
— Eh bien! on se méfie, voilà tout!
Il ne faut pas avoir peur de se méfier...
Je sais bien que les hommes d'Etat
sont souvent lâches et paresseux. C'est
par paresse qu'ils veulent avoir à leur
service des gens sur qui ils peuvent se
reposer, comme ils disent... Eh bien ! |on
ne doit pas se reposer ; on doit se ménager
tout au plus. On doit faire faire par d'au-
tres le travail qu'on n'est pas absolu-
ment oblige d'exécuter soi-même. Ainsi
on a plus de temps à soi. Mais il faut
garder pour soi le plus de responsabi-
lités possibles, et il ne faut pas craindre
d'être sur le qui-vive. C'est, au contraire,
une position qui me plaît, dit-il avec un
grand air de satisfaction.
« Quand je serai le maître un peu plus
que je ne le suis, quand je serai débarrassé
des gens qui sont autoiur du roi, qui nui-
sent à mon crédit et diminuent* ma puis-
sance, je crois que je saurai m'entourer
d'aides utiles, et aller dénicher n'importe
où elle se trouve la vraie capacité. Et les
canailles que j'emploierai ne me trahi-
50
SECRETS D'ÉTAT
ront pas , je vous en réponds. Les gens
n'ont pas le droit de se plaindre d'être
trahis ; ils n'ont qu'à faire attention.»
Le premier ministre resta ensuite
quelques instants sans rien dire, mais il
paraissait surexcité.
Ah ! je ferai de belles choses, si je con-
tinue à être le maître... Mais il ne faut pas,
dit-il en s'assombrissant, qu'il arrive
malheur au roi. C'est mon seul soutien.
Nous avons parfois des dissentiments,
mais il sait, lui, ce que je vaux... Si le
roi disparaissait, — j'ai peur d'y penser,
— ce serait un malheur pour moi et pour
toute la politique que je représente...
Le premier ministre revenait si sou-
vent sur cette disparition du roi, que
je finis par lui demander si la santé de
Charles XVI donnait des inquiétudes.
— Sa santé ? Non, me répondit-il. Dans
cette famille de Tornhausen, dont il est,
ils sont forts comme des bêtes de somme.
C'est là que d'autres familles régnantes
débilitées viennent chercher des prin-
cesses qui soient des mères un peu so-
lides, et qui revivifient les souches ap-
pauvries... Non, ce qui m'inquiète pour
le roi, ce n'est pas sa santé, c'est son
insouciance, la liberté imprudente de sa
vie, son habitude de s'en aller à droite,
à gauche, sans vouloir être gardé... J'ai
peur de toutes ces affaires sentimentales
dont il fait la confidence à son ami Her-
renstein... Il lui faut un confident, et
c'est ce maudit Herrenstein... Je ne dis
pas cela par jalousie, car je ne le crains
pas, mais s'il ne s'était pas trouvé là,
c'est peut-être à moi que le roi aurait
raconté toutes ses aventures, et je pour-
rais veiller au grain... Tout ce que je sais,
c'est qu'il y a encore du nouveau ; mes
policiers me l'ont appris, ou plutôt fait
deviner, car ces idiots sont capables de
me fournir tout au plus de vagues indices.
Je crois que le roi a une autre histoire
en tête. On a vu sa voiture fermée ces
jours-ci se diriger du côté du château de
Reinig, où habite la jeune sœur de son
amie. Oh! il est tellement compliqué !...
C'est qu'il poiu"rait être maintenant amou-
reux de celle-là ! Il en est bien capable !...
C'est la seule femme qu'il voyait en dehors
de sa maîtresse ; c'était la seule qu'elle
lui laissait voir, et c'était probablement
encore une de trop.
« Le danger, — car, moi, le reste, ça
m'est égal, il peut bien faire ce qui lui
plaît, — le danger, c'est que dans ses
allées et venues, il est toujours seul ou
à peu près. Il ne veut pas de la surveil-
lance de notre police... Mais il a derrière
lui une autre surveillance qui ne lui fait
pas défaut : c'est celle des anarchistes
réfugiés... Tout ce que mes limiers ont
pu me dire, c'est qu'ils ont vu deux ou
trois fois des promeneurs un peu suspects
sur la route que devait suivre le roi. Ces
anarchistes russes qui s'attachent à la
piste du roi sont malheureusement d'autres
gaillards que mes gens de la police. Ce
sont des étudiants très instruits, pour
la plupart assez fins, et surtout des hom-
mes qui ne craignent rien. S'ils prennent
des précautions, ce n'est pas pour garer
leur vie, c'est pour préserver ce qu'ils
appellent « leur oeuvre ». Ils sont dange-
reux. Nous ne sommes pas suffisamment
armés contre ces gens-là. »
La voiture était maintenant à l'entrée
de la très longue allée herbue qui menait
à l'entrée du château royal.
— Chaque fois que je rentre dans cette
allée, me dit le ministre, je me demande
ce qui va m'arriver quand je serai au
bout... ce que je vais apprendre.
— ^lais n'avez-vous aucune crainte
pour vous ? Car, en somme, le même
accident qui peut atteindre le roi me-
nace également le premier ministre...
Si j 'avais eu affaire à une âme inquiète,
je n'aurais sans doute jamais posé cette
question ; mais, sans en savoir exacte-
ment les termes, j'étais sûr d'avance
de la réponse qui me serait faite. Et
peut-être y eut-il eu de ma part un peu
de courtisanerie instinctive à fournir
au premier ministre l'occasion de pro-
noncer de belles paroles courageuses.
— Si c'est moi qui reçois la bombe,
me dit-il en souriant, casera tout de suite
fini, et je ne serai pas là pour voir ce qui
se passera après. Et puis le roi sera tou-
jours là. Je ne veux pas faire de fausse
modestie, et dire qu'il me remplacera
facilement ; je ne le crois pas. Mais c'est
un homme de grande valeur, et s'il n'a
ttS ONÏ VU DES PROMENEURS UN PEU SUSPECTS.
SECRETS D'ÉTAT
personne pour le seconder, eh bien !
il gouvernera tout seul. Et même, ajouta
le baron de Herner en souriant, ce ne sera
pas peut-être un monarque aussi tolérant
qu'on pourrait le croire. Il sait très
bien que tant que je serai là, il ne risque
rien à être tolérant... et que mon autori-
tarisme corrigera son indulgence exces-
sive. Mais une fois qu'il sera seul, il ne
se laissera plus aller à être aussi facile-
ment débonnaire. Non, répéta Herner,
pour beaucoup de raisons, il vaut mieux
que ce soit moi qui m'en aiUe, si l'un de
nous deux doit disparaître. D'abord,
ajouta-t-il, avec cette expression de
méchanceté soudaine, cette sauvagerie
originelle, qui faisait parfois irruption
en lui, l'idée que cette... — il eut la force
de retenir le mot violent qui venait à ses
lèvTes, — ... que cette princesse Eisa peut
venir au pouvoir avec sa tourbe de Ba-
varois, l'idée que tout ce que j'ai fait sera
défait en un instant par une bêtise du
sort... que je n'aurai pas fait voter ma
loi de justice qui réglera une fois pour
toutes la jurisprudence de nos procès
politiques, et ne nous exposera plus à
laisser juger des manifestants par des
jurés stupides ou poltrons, l'idée que ces
gens qui n'étaient rien seront les maîtres,
et mes maîtres, je crois que je serais ca-
pable de me faire anarchiste à mon tour...
Il ne plaisantait pas. Il avait pris sa
canne dans sa main crispée, et tapait
avec violence le fond de la voiture...
Il se calma un peu l'instant d'après.
— Vous vo3'ez, me dit -il, avec un sou-
rire un peu forcé, ce que c'est que la pas-
sion du pouvoir. J'en suis possédé, et je
trouve, en dépit des philosophes, que
je ne suis ni bas ni ridicule. Il faut con-
naître ces choses-là pour s'en rendre
compte. On n'en jouit pas, mais on y
tient. On y tient d'autant plus violem-
ment qu'on n'en jouit pas, et que l'on
sait bien qu'une fois parti du pouvoir,
on n'en gardera aucun bon souvenir.
Quand on est au pouvoir", on méprise
la considération des gens. Mais aussitôt
qu'on est déchu, et qu'elle vous fait dé-
faut, on souffre de ne plus sentir autour
de soi cette estime, cette déférence,
cette crainte...
Nous étions arrivés dans la cour, et
le ministre avait jeté im regard inquiet
autour de nous. Il ne semblait pas que
le roi fût au château. Au bout |d'un ins-
tant, la porte du perron s'ouvrit, et nous
vîmes s'avancer jusqu'à nous le valet de
chambre du roi, celui qui était spécia-
lement attaché à sa personne, et le sui-
vait dans tous ses déplacements. C'était
un petit bonhomme qui n'avait ni la
solennité ni le style d'un domestique
d'apparat. Avec ses cheveux courts mal
plantés, sa petite moustache et de rares
poils de barbe sur les joues, il ressem-
blait plutôt, dans son veston noir, à un
cireur de bottes endimanché. Il vint dire
au baron de Herner, d'un grand air de
discrétion, que Sa Majesté n'était pas
rentrée depuis la veille... Le fait en lui-
même n'avait rien d'inquiétant; mais ce
qu'il ajouta parut alarmer le ministre,
déjà si disposé à l'inquiétude. Le roi,
même dans ses fugues, gardait générale-
ment quelques précautions d'homme
rangé, et quand il s'absentait ainsi, pré-
venait son domestique qu'il rentrerait
ou ne rentrerait pas. Mais cette fois, il
n'avait rien dit en partant, et quand il
ne disait rien, c'était qu'il avait l'inten-
tion de rentrer.
Il y avait donc de quoi s'inquiéter. Le
petit valet de chambre ajouta cepen-
dant ce détail qui calma un peu l'anxiété
du ministre, c'est que le roi, il s'en sou-
venait maintenant, était parti en voiture
après l'avoir envoyé en course à la ville.
Il était donc possible que Sa Majesté
eût décidé qu'elle passerait la nuit dehors,
changeant ainsi d'avis pendant le temps
qui s'était écoulé entre le départ du do-
mestique et son propre départ du châ-
teau... Cette hypothèse ne tranquillisa
pas le baron.
— Il y a là quelque chose de pas
naturel, me dit-il quand le domestique
se fut éloigné... Il a dû se passer un évé-
nement anormal. Comment expliquez-
vous que le roi ne m'ait rien fait dire
à moi ? Nous avions aujourd'hui des
décisions très graves à prendre ensemble...
Humbert, me dit-il d'un ton énervé,
il ne s'agit pas de chercher à me rassurer.
Demandez- vous avec moi, sans avoir peur
SECRETS D'ETAT
53
d'envisager les éventualités' les plus
graves, quelles sont les possibilités.
Mon avis est que nous ne, perdions pas
notre temps à rester là ; il est certainement
allé au château de Reinig ou au château de
après. Mais il ne voulait pas être entravé
dans ses actions par des craintes de ce
genre, qui pouvaient d'ailleurs être chi-
mériques. « Ce n'est pas pour mon plaisir
« ou pour satisfaire une 'vaine curiosité
IL n'avait ni la .solennité ni le style d'un domestique d'apparat.
Kreusach, où habite sa maîtresse. C'est sur
la même route. Il faut aller le chercher là.
Je fis cette timide objection que l'on
risquait de mécontenter le roi, en allant
ainsi à sa recherche. Mais le baron ne s'y
arrêta pas. Il ne craignait jamais: de mécon-
tenter les gens. C'était sa force. Il préfé-
rait^agir d'abord,', quitte à s'excuser
« que je vais à sa recherche. Le roi le
« sait bien. »
Il appela le cocher qui nous avait ame-
nés et qui attendait des ordres pour savoir
s'il devait dételer ou retoiimer à la ville...
Puis il changea d'avis et fit atteler le "petit
tonneau. Je compris qu'il aimait mieux ne
pas emmener de domestique avec nous.
CHAPITRE XII
NOUS partLmes par uxe route
ENCAISSÉE ET SOMBRE.
r^j^f<^ous partîmes donc tous les
^^^"V- ^^^^ ^^^^ ^^ campagne, par
^S-ji^i ^^^ route encaissée et sombre
qui devait plaire au roi ;
car, avec plus de naturel, eUe était un peu
dans le goût de son jardin sauvage.
Parfois les deux talus de verdure qui
bordaient ce chemin comme deux mu-
railles s'abaissaient tout à coup et nous
traversions une carrière abandonnée.
— Quand je pense, disait le ministre,
qu'il passe sa vie à s'en aller tout seul
dans ces chemins- et qu'on peut si facile-
ment l'attendre
dans une de ces
carrières !
— Mais hier,
il fn'est pas
sorti seul ?
— C'est ce
qui me rassure
un peu. Je suis
assez tranquille
sur le compte
du cocher. C'est
un «^serviteur
loyal », comme
tous nos gens...
Pourtant, quand
j'y réfléchis,
cette circons-
tance, qu'il
n'était pas seul
dans sa voiture,
m'inquiète
maintenant au
lieu de me ras-
siirer. Je suis
très étonné qu'il
n'ait pas en-
voyé son cocher
au château pour
me prévenir,
puisqu'il l'avait sous la main.
Le baron était décidément très énervé.
Il avait poussé un peu trop le double
poney qui nous emmenait, si bien que
l'animal, à une montée, donna des signes
de fatigue. Il était plus sage de nous
an-êter quelques instants à une auberge
qui se trouvait à mi-côte. Pendant que
le cheval soufflait un peu, le baron nous
fit servir du fromage et du pain. J'en
mangeai avecim bonheur véritable. J'étais
parti le matin sans prendre le café au
lait qui était si bien servi au palais, où
SECRETS D'ÉTAT
55
l'on avait de bonnes habitudes alle-
mandes.
Il y avait longtemps que midi avait
sonné, et en présence des graves occu-
pations qui agitaient le gouvernement
du Bergensland, je n'avais pas osa
parler de déjeuner. Le premier ministre,
plus absorbé, fit moins honneur à ce
frugal repas. Il parlait à une vieille
paysanne, qui tenait l'auberge. Je ne con-
naissais pas encore suffisamment la lan-
gue du pays pour comprendre tous les
termes de la conversation. Mais je devi-
nais, d'après les gestes du baron de Her-
ner, qui lui montrait alternativement
les deux directions de la route, qu'il
lui demandait si elle n'avait pas vu
passer la voiture du roi. Cet interroga-
toire ne paraissait donner aucun résul-
tat.
L'air paisible et la tête oscillante,
elle se tenait sans rien dire devant le
baron, qui, de guerre lasse, s'était mis
à manger, visiblement aussi préoccupé
qu'auparavant.
Puis soudain la vieille femme, toujours
avec son air paisible, se mit à dire quel-
que chose que je ne compris pas. Mais
je vis le baron de Herner lever brusque-
ment la tête, son visage pâlir, les yeux
largement ouverts. Je le vis interroger
la pa3^sanne avec véhémence ; puis il
me dit : Venez...
Je lui demandai avec une curiosité
ardente, et sans y mettre de formes :
— Qu'est-ce qu'elle vous a dit ?...
Il paraissait ne pas m'entendre, et je
n'osai pas répéter ma question. /
Il poussait maintenant à gi^ands coups
de fouet le petit cheval, qui montait
au galop la côte...
— Ce qu'elle m'a dit ?... Vous voulez
le savoir ?... Elle m'a dit simplement,
sans se douter de l'effet qu'elle allait me
faire : « Qu'est-ce que c'était donc que
« ce bruit qu'on a entendu hier soir par
« là-haut ? Ça a tonné comme un gros
« coup de canon. On aurait dit que les
« rochers allaient crouler... et j'en suis
« restée sourde pendant un grand quart
« d'heure ! »... Voilà ce qu'elle m'a dit.
Je hasardai cette hypothèse qu'il s'a-
gissait peut-être de travaux de mine.
de rochers qu'on faisait sauter dans les
carrières...
Mais le baron me répondit d'une voix
altérée que les carrières étaient aban-
données depuis longtemps dans toute
la région.
— C'est de ce côté qu'elle a entendu
le bruit... Hier soir, à neuf heures, à l'heure
où la voiture, dit-il en baissant la voix,
devait passer par ici pour rentrer au
palais.
Depuis que les carrières n'étaient plus
exploitées, cette route était absolument
déserte. Elle conduisait de Schoenburg
aa village de Simstadt, une petite ville
ancienne dont le com.Tierce était tombé.
Et les rares transactions qui se faisaient
entre cette localité et la capitale utili-
saient plutôt une autre route plus com-
mode et plus courte, qui suivait le cours
du caaa'.
Nous étions arrivés au haut de la côte.
Et la route continuait pendant un demi-
kilomètre jusqu'à un nouveau tournant...
Le baron me le désigna de l'extrémité
de son fouet, qui tremblait au bout de
son bras.
— Il y a là une autre carrière...
Et il cessa de fouetter le cheval ; on
eût dit qu'il craignait d'arriver trop vite
à cet endroit... Le coude était très brus-
que. Comme nous allions tourner une
arête de rocher, le poney stoppa, et fit
un écart. Je sautai à terre, et j'allai le
prendre à la bride. Mais en passant devant
la voiture, j'aperçus toute l'étendue de
la carrière, et je vis qu'elle était pleine de
corbeaux qui couvraient le sol, comme un
tapis funéraire.
— Des corbeaux...
A son tour, le ministre sauta en bas de la
voiture...
— Attachez le cheval...
J'attachai le cheval à un arbuste qui
avait poussé sur le talus, entre deux ro-
chers.
Le ministre, le fouet à la main, s'avan-
çait vers les corbeaux, qui formaient
un tas plus serré au milieu de la route.
Il brandit son fouet. Des oiseaux s'en-
volèrent, et pendant un instant, l'air
s'obscurcit de leurs ailes, comme si le
crépuscule était venu tout à coup. Puis
56.
SECRETS DÉTAT.
nous vîmes, épars sur le sol, une roue de
voiture, presque intacte, la tête et l'avant-
main d'un cheval, à l'état de squelette,
des morceaux de bois peints en bleu,
à_ la couleur des carrosses royaux.
Le baron de Herner allait et venait au
milieu de la route, regardait et inven-
toriait tous ces débris avec un calme
effrayant. En dehors du chemin, sur le
sol de la carrière, nous aperçûmes d'autres
débris encore plus impressionnants.
C'étaient cette fois des morceaux de
squelettes humains.
L'explosion avait dû être terrible. Elle
avait emporté très loin le corps des deux
hommes, et il ne restait plus des chevaux
qu'une moitié de carcasse complètement
dénudée. Il était facile de retrouver, entre
les deux squelettes humains, quel était
celui du roi. Le cocher Hofman, avec qui
il était parti la veille, était de petite taille,
et bien qu'il eût la moitié des jambes
emportée, nous pûmes voir facilement,
en comparant la longueur des épines dor-
sales, que cet autre assemblage d'os
qui se trouvait plus pi es de la route,
presque sur le bord, était tout ce qui restait
du roi.
Il n'avait pas été, semblait-il, atteint
par un projectile, mais la commotion l'avait
tué. Il était tombé couché sur le côté.
Un des bras, déchiqueté avait une position
anormale et contournée. Il est probable que
dans leur besogne immonde les corbeaux
avaient changé la position des mem-
bres.
Nous revenions en silence auprès de notie
voiture, quand le baron aperçut autre
chose. Il quitta la route, et se dirigea
vers un renfoncement de la carrière.
Arrivé là, il me fit signe de la main...
Il était arrêté devant un troisième corps,
plus affreux à voir que les autres, parce
que les corbeaux ne ^a^'aient pas encore
achevé... Les os de la tête étaient déjà
dénudés. Le corps était encore couvert
de ses vêtements, et nous vîmes qu'il
était vêtu à la russe, avec des bottes et
des culottes bouffantes. La plupart des
réfugiés étaient habillés de la sorte.
Ils arrivaient d'ordinaire, même les étu-
diants, avec des costumes de moujiks,
et trouvaient ainsi moven, faute d'autres
ressources, de se faire embaucher pour les
travaux des champs.
Nous étions certainement en présence
de l'homme qui avait lancé la bombe. Il
avait dû être blessé mortellement par quel-
que projectile. Il était mort plus tard que
les autres. C'est ce qui expliquait que
les corbeaux ne se fussent approchés de
lui que quelques heures après.
Il ne nous restait plus qu'à reprendre le
chemin de la ville, à prévenir les magistrats
et à faire faire les constatations officielles.
J'allai détacher le cheval, et, le baron
et moi, nous reprîmes place dans la voi-
ture.
Le ministre ne disait rien." Il avait
posé le fouet dans le porte-fouet, et lais-
sait le petit cheval aller à sa guise. Nous
descendîmes la côte, et nous repassâmes
devant la petite auberge. Le baron de
Hei'ner paraissait de plus en plus absorbé.
Deux ou trois fois, la voiture s'arrêta.
A ce moment il avait un sursaut, comme
un cocher qui s'éveille, et remettait le
cheval en mouvement, en secouant ner-
veusement les rênes.
Tout à coup, il arrêta le poney de son
plein gré, se tourna de mon côté, et se
mit à me regarder dans les yeux. Puis il
me dit :
— Descendons.
Il attacha lui-même le cheval à une bran-
che d'arbre. Ensuite il me prit le bras, et
me fit marcher à ses côtés. Il était dans un
état de surexcitation extraordinaire. Il
avait les larmes aux yeux et ne pou-
vait parler.
Nous marchâmes quelques instants en
silence. Il me serrait fébrilement le bras
Puis il se mit à me regarder comme l'ins-
tant d'avant, à me regarder profondément,
— Humbert,me dit-il, les dents serrées,
Humbert, je ne veux pas quitter le pou-
voir ! Je ne veux pas m'en aller bêtement et
stupidement parce que le sort me force
à m'en aller... Je ne veux pas céder la place
à ces gens. Je veux rester le maître...
Vous m'entendez ?
Il me prit le bras et nous marchâmes
de nouveau en silence.
— Il n'y a que nous qui ayons vu...
ce que nous avons vu... Il n'y a encore que
SECRETS D'ÉTAT
57
nous qui sachions ce que nous
savons. Tout le monde ignore que
la succession du royaume est ou-
verte : quand on la proclamera ou-
verte, c'est parce que nous l'aurons
dit... Il est déjà arrivé,
continua-t-il,*^ que le roi
s'absente pendant plu-
sieurs semaines pour une
destination mystérieuse.
Dans ces cas-là, il ne
prévenait que moi. Et
c'était moi qui disais
simplement aux minis-
tres : « Sa Majesté est
partie pour quelque
temps. » Et je n'avais
d'autres comptes à ren-
dre à personne...
« Nous sommes les
seuls témoins de la dis-
parition du roi... Il
n'y avait là que l'as-
cm-
n. ÉTAIT ARRÊTÉ DEVANT UN TROISIÈME CORPS.
S8
SECRETS D-ÉTAT
Bassin, et il ne parlera plus. J'ai tout
lieu de croire qu'il n'y a pas eu de complot.
Les crimes anarchistes ont sou\'ent ceci
d'effrayant que, comme un crime de droit
commun, ils sont conçus et exécutés par
un seul être, qui ne s'enouvre à personne.
Et l'assassin anarchiste~est d'autant plus
difficile à retrouver que nul lien connu,
comme dans les crimes passionnels, ne le
rattache à la \-ictime, et qu'il n'est pas
dénoncé, comme le voleur, par le produit
d'un vol, dont il sèmerait des traces
deriière lui... En admettant que cette
fois le criminel aitjeu^des complices, ils
croiront que le coup est manque.
« ...Nous allons remonter là-haut pour
plus de sûreté, dit le baron. »
Je commençais à de\àner ce qu'il avait
l'intention de faire. Nous revînmes à
la terrible carrière, d'où nous ne nous
étions pas trop éloignés. Il poussait de
nouveau fortement le malheureux petit
cheval, pour qui c'était décidément une
rude journée. Il fallait maintenant ne pas
perdre de temps... Il ne passait d'ordi-
naire personne sur la route ; mais il pou-
vait passer quelqu'un ce jour-là. Et juste-
ment, comme nous arri\dons à la carrière,
nous vîmes un chemineau en arrêt
auprès des débris de la voiture royale. Le
baron me fit signe de ne pas descendre
du petit tonneau. Il mit simplement son
cheval au pas, l'arrêta en arrivant près
du chemineau, et regarda d'un air indif-
férent tous ces os et ces morceaux de bois.
Le chemineau lui dit quelques mots
que je ne compris pas, mais dont je pus,
grâce à des gestes de l'homme, reconsti-
tuer le sens. Il agita les deux poings avec
la prétention visible d'imiter le galop
d'un cheval. Puis il tourna les mains
l'une autour de l'autre, pour donner l'im-
pression d'une chute finale. Il fit une
sorte de moue philosophique et prit sans
transition un ton beaucoup plus apitoyé
pour parler de ses affaires personnelles
et de sesembarrasfinanciers, que le baron
soulagea avec empressement par l'offre
d'une large pièce blanche.
Puis nous feignîmes de continuer notre
route, au pas, comme des gens qui font
souffler leur cheval. Ce damné chemineau ne
s'en allait pas. Il marchait avec une len-
teur !
Enfia nous le \1mes tourner le coin de
la route...
Notre tâche, assez pénible, allait com-
mencer.
IL FALLUT ABANDONNER DANS CE
COIN DE CARRIÈRE CE IqVI RESTAIT
DU MALHEUREUX ROI.
CHAPITRE XIII
^ous "primes d'abord les débris de
>?r\Ç^r4 ^°^^ ®^ ^°^^ ^^^ portâmes dans
WÈ^O^ un recoin de la carrière, der-
rière un tas de pierres, qui les
dérobait à la vue des passants.
Nous roulâmes jusqu'à cet endroit
la seule roue qui restât du carrosse royal.
Puis il fallut emporter les ossements ;
il fallut abandonner dans ce coin de car-
rière ce qui restait du malheureux roi.
Nous n'avions aucun outil et la terre était
trop dure pour que nous puissions donner
à 'ces misérables restes une sépulttire
même improvisée. Mais le baron de
Herner n'était pas sentimental. Il avait
aimé le roi ; ce fut cependant sans émo-
tion apparente qu'il mania avec moi
ces ossements. D'ailleurs, moi-même qui
avais approché le roi, et qui avais été
tellement séduit par lui, j'exécutai ce
travail macabre sans autre émotion que-
celle d'un dégoût physique, car il restait
6o
SECRETS D'ÉTAT
encore après ces os quelques rognures
de chair que les corbeaux avaient laissées.
Le baron était désormais d'une tran-
quillité parfaite. Cette tranquillité me
surprenait. Il ne suffisait pas d'avoir pris
l'audacieuse résolution qu'il avait adoptée.
Il me semblait que ce plan téméraire était
difficile à exécuter. Ce mensonge pouvait
durer deux mois, six mois, mais il arri\e-
rait bien xm moment où l'on s'étonnerait
de cette absence.prolongée... Il voulait
d'abord rester au pouvoir suffisamment
de temps pour consolider son œu\Te. Après,
il s'occuperait de la suite. Je crois qu'il
pensait qu'il serait toujours temps de
faire mourir le roi officiellement... Un
souverain, comme jadis Louis II de Ba-
vière, pouvait trouver la mort dans une
partie de bateau... Mais d'ici là, le baron
de Hemer, seul maître du pouvoir, aurait
dicté au Parlement les lois nécessaires,
les lois de justice, les organisations mili-
taires nouvelles. Il pourrait même modi-
fier la constitution du Bergensland en ce
qui concernait les familles régnantes,
prévoir l'éventualité d'une régence, et
l'interdire par avance aux princesses
de famiUe étrangère, de façon à écarter
définitivement du pouvoir cette prin-
cesse bavaroise et la séquelle ennemie
qui l'entoiu'ait.
Le baron était tout entier à cette con-
fiance exagérée que l'on éprouve quand
on a échappé par son propre effort à un
danger qui vous avait fortement effrayé.
Il n'était pas loin de se croire invincible
et invulnérable.
Nous étions remontés en voiture. Il
fouettait le cheval et le stimulait de la
voix avec bonne humeur. Et vraiment
les gens qui nous auraient rencontrés
n'aïu^aient pas pu, en nous voyant, soup-
çonner ce que nous venions de faire.
Nous avions l'air de deux bons amis en
promenade d'agrément.
Comme nous passions devant l'auberge,
le baron se sentit pris d'une belle frin-
gale. Il mit pied à terre et se fit servir
tout ce qu'on put trouver dans la cuisine,
du saucisson et une omelette au lard.
CHAPITRE XIV
Cfo^^AR bonheur, le cocher Hofman,
^^^9 célibataire, ne. laissait pas après
^^^ lui une famille que sa dispari-
tion pût inquiéter. On pré-
vint tout de suite les gens du château
que Sa Majesté serait
absente pour un long
mois. Le ministre laissa
entendre à ses collègues
du cabinet qu'il connais-
sait la retraite du roi,
que sa Majesté lui avait
à lui seul révélée... Il vou-
lait se réserver, au cas où
surgirait une difficulté ino-
pinée, la faculté de pou-
voir aller, soi-disant, trou-
ver le roi dans cette
retraite mystérieuse, et de
rapporter sa décision. Il
avait pour les cas graves
quelques blancs-seings du
roi dont il pouvait faire
usage ; je crois d'ailleurs
qu'au point où il en était
arrivé, la perspective de
commettre un faux ne
l'eût pas effrayé.
Dès le soir même, il me
fit venir chez lui et tra-
vailla avec moi à cette loi
de procédure qu'il était
très pressé de faire voter
par le Parlement. C'était
une simple question de
travail matériel et de
formalités, car les repré-
sentants du peuple, pour
une forte majorité, étaient
entièrement au service de
Hemer.
Nous travaillâmes jus-
qu'à une heure assez
avancée. Ma nuit précé-
dente et ma journée
avaient été très dures ; mais
je ne sentais aucune fatigue. J'étais
trop surexcité pour dormir ; ce travail
que nous fîmes ensemble nous calma tous
les deux. Ce fut lui le premier qui se sen-
tit las. Il rm dit d'aller m3 coucher.
NOUS AVONS .-VVEC NOUS PLUSIEURS OFFICIERS DR L.\ GARNISON.
■62
SECRETS D'ÉTAT
Au moment de nous quitter, il me serra
]a main comme à son ordinaire. Puis
il parut se souvenir des événements de
la joimiée, et il me donna sur l'épaule
une tape plus amicale... mais qui n'était
pas spontanée, et je sentis que cette forte
association, qu'avait créée entre nous cette
grave journée, n'était peut-être pas une
union véritable ; nous ne nous quittions
pas comme des amis, mais comme des
complices.
Le lendemain, je reçus la visite de Tol-
berg, qui voulait savoir si j'avais parlé
au roi. Je lui dis, sans trop de gêne, que
le roi était parti pour un temps indé-
terminé. Ce qui me rendait ce mensonge
assez facile, c'est que j'y étais absolu-
ment obligé.
— Alors je n'ai plus aucun espoir,
■dit Tolberg, d'un air de détresse. La
demande de divorce doit passer d'ici
très peu de temps au tribunal suprême.
Si elle n'y arrive pas avec un avis favo-
rable du roi, elle sera re jetée ; le minis-
tre leur fera connaître l'avis du gouver-
nement et si même, par esprit de justice,
ils passaient outre et l'acceptaient, Her-
ner ferait agir le prêtre. Il n'y a plus au-
cun espoir d'arriver à notre but en sui-
vant les formes régulières. Perdu pour
perdu, j'essaierai d'autres moyens... Vous
savez que tout un parti s'est formé
contre le premier ministre. Ce parti
s'était flatté d'agir sur l'esprit du roi
et de ruiner la faveur de Herner. Mais
notre souverain ne gouverne plus. Vous
voyez qu'il choisit le moment où la si-
tuation est très critique à l'intérieur
pour disparaître tout à coup. Puisque
nous ne pouvons plus compter sur lui
pour défendre le droit, nous ccmpterons
désormais sur nous-mêmes.
Je ne demandais qu'à ne pas recevoir
les confidences de Tolberg. Ma situation
était déjà compliquée. Mais les gens
avaient décidément en moi une confiance
intarissable.
— On conspire sérieusement contre Her-
ner, me dit Tolberg, en baissant la voix.
Nous avons déjà avec nousplusieurs officiers
de la garnison de Schoenburg Le départ
du roi peut très bien activer les choses. Il
nous^permettra de dissiper les hésitations de
quelques personnes d'importance, qui vou-
laient bien marcher contre le premier
ministre, et qui n'auraient jamais pris les
armes contre le roi. Car vous ne vous y
trompez pas, Humbert, l'absence du roi
dans les circonstances présentes pro-
duira certainement un très mauvais ef-
fet.
Je ne pouvais pas arrêter Tolberg
dans ses indiscrétions, et lui dire que le
fait de savoir tout ce dont il m'instrui-
sait allait rendre assez fausse ma situa-
tion auprès du premier ministre. Je ne de-
vais ni ne pouvais révéler les liens d'in-
timité forcée qui existaient entre Her-
ner et moi. Je laissai donc parler le jeune
diplomate, en me disant que je me sou-
viendrais le moins possible de tout ce
qu'il me racontait là.
■ — Nous aurons avec nous la prin-
cesse Eisa, continua Tolberg. Elle est
assez populaire à Schoenburg. Le prince
Henry, son défunt mari, le frère du roi,
était très aimé du peuple, et l'on sait
qu'elle a très bien élevé ses deux enfants...
Mais j'allais oublier de vous dire pour-
quoi surtout j'étais venu ce matin. Ber-
tha est de nouveau installée chez elle.
Elle veut que toute affaire cessante,
vous veniez dîner ce soir avec nous.
Je pensai que je les étonnerais beaucoup
en refusant, et je promis à Tolberg de venir,
tout en me disant à part moi que j'en-
verrais un contre-ordre.
Je considérais toujours que mon in-
timité avec ce couple était une sorte de
trahison à l'égard de Herner. N'avais-je
pas encore moins le droit de le trahir,
depuis qu'il m'avait associé à son ter-
rible secret ? Agacé de ces complications,
j'eus presque envie d'envoyer tout le
monde promener, et de retourner à
Paris... Ce n'étaient pas des velléités
bien sérieuses. Non seulement je n'en
fis rien, mais je n'envoyai même pas de
contre-ordre à Bertha, et je me rendis
tout de même chez elle, au mépris de
toute autre considération, simplement
parce que je m'ennuyais et que c'était
un plaisir pom* moi de dîner en compa-
gnie de mon ami et de cette johe jeune
femme.
J'avais revu le baron de~Herner dans
— c'est BIEM monsieur HUMBERT ? ME Dn*BLLE..
64
SECRETS D'ÉTAT
la matinée. Il paraissait fatigué cette fois.
L'après-midi, il ne vint pas au palais.
II avait fait venir chez lui deux magis-
trats, avec qui il rédigeait en termes juri-
diques son fameux projet de loi. Moi, mon
tra\ail d'analyse terminé, j'étais allé me
promener au Jardin des Plantes. Je m'en-
nuyais. Le chef d'orchestre était parti
la veiUe pour Vienne. Peut-être la dame
de Leipzig était-elle à son hôtel. Je m'y
rendis, en me répétant que c'était ab-
surde, que j'allais encore me lancer dans
une histoire stupide, que le meillem qui
pouvait m'arriver était qu'elle ne fût
plus là. Elle n'était plus là, hélas ! et je
n'eus pas la force de m'en féliciter.
Après une heure passée au Jardin
des Plantes, je revins me promener dans
la rue de la Paix, avec l'espoir secret de
retrouver le capitaine de Lincke, le neveu
du premier ministre, celui qui connais-
sait une nommée Irma. Mais le capitaine
ne devait pas être revenu de permission.
Il n'était pas à la terrasse de la Grande-
Taverne, ni au café Grinzel où se réunis-
saient habituellement les officiers.
Il y avait au palais une magnifique
bibliothèque remplie de ces chefs-d'œu-
vre des temps passés que je connaissais
si mal. Je m'étais dit bien des fois : « Si
j'ai une journée de libre, je viendrai
me plonger là-dedans. » Je fis quelques
pas timides vers le palais, puis je m'ar-
rêtai... « Non ça ne vaut plus la peine
il est trop tard. »
Mon maître, le baron de Hemer, était
le véritable roi de Schoenburg, et je dé-
tenais en somme une partie de sa puis-
sance, puisque je connaissais son secret.
Et je me trouvais triste et sans ressources
morales dans les rues de CL+.te ville
que je pouvais considérer comme m'ap-
partenant un peu. C'est ce jour-là que je
me blasai pour jamais sur les char.nes
du pouvoir.
Je vis enfin qu'il était six heures et
demie et que je pouvais me rendre, en
marchant doucement, chez Bertha, où
l'on m'attendait vers sept heures. Il fal-
lait traverser la longue promenade pu-
blique, où trois fois par semaine la mu-
sique de la garde venait jouer à cinq
heures. La musique était partie ; mais
on n'avait pas encore retiré les chaises.
Des enfants s'y étaient installés et imi-
taient les musiciens en jouant de la
trompette dans leurs poings, pendant
qu'un autre enfant, debout au milieu
du cercle, battait la mesure avec un
bâton de cerceau. Je les regardai un ins-
tant avec l'intérêt lassé que j'étais dis-
posé à accorder ce jour-là à n'importe
quel spectacle, quand je sentis qu'on me
touchait le bras... Je vis alors une femme,
aux traits fatigués, mais dont le regard
profond m'impressionna.
— C'est bien monsieur Humbert ? me
dit-elle... Cet enfant que voici, le fils
de la concierge du palais, vous a désigné
à moi. Je vous cherche depuis trois heures
et je désespérais de vous trouver.
Elle me fit signe de venir un peu à
l'écart.
— Excusez-moi d'arriver brusquement
ainsi. Vous ne me connaissez pas, mais
moi je sais qui vous êtes... Le roi m'a
souvent parlé de vous... Je suis af-
folée depuis hier. J'attendais le roi hier
à déjeuner, et il n'est pas venu. J'ai passé
une journée abominable... sans personne
à qui me confier. Ma jeune sœm", qui
habite le château de Reinig, est partie
précisément en Angleterre avant-hier avec
le comte de Herrenstein, le seul ami que
j'aie en dehors du roi. Je leur ai cnNo^é-
une dépèche. Mais je n'étais pas sûre
de leur itinéraire et je n'ai reçu aucune
réponse. Ce matin je n'ai plus pu y te-
nir. Je suis arrivée comme une folle
au château royal. Le gardien m'a dit que
le roi était parti pour un mois... deux
mois... parti sans me prévenir ! Je me
suis permis de venir vous trouver... par-
donnez-moi... je suis seule... je me suis
permis de venir vous demander si vous
saviez quelque chose... Le roi vous aime
beaucoup, monsieur : peut-être vous a-t-
il fait part de ses projets ?...
Je répondis que je ne savais rien et
que je croyais que le roi avait dû s'absen-
ter pour une raison politique, une raison
que connaissait sans doute le premier
ministre.
— Je n'ose pas aller lui parler, dit cette
pauvre femme avec angoisse.
— Je ne pense pas qu'il puisse vous
SECnETS D'ÉTAT
65
dire quoi que ce soit... C'est sûrement un
motif grave qui a déterminé le roi à s'ab-
senter si vite...
— Et sans me prévenir ! Non, je ne
puis concevoir qu'il ne m'ait pas prc venue !
— Peut-être a-t-il chargé le ministre
de vous faire dire quelque chose; et le
ministre, qui, je le sais, a de gros sou-
cis, a-t-il négligé de s'acquitter tout de
suite de la commission...
Je disais ce que je pouvais pour la ras-
surer. Je lui conseillai même d'aller voir
le ministre au palais le lendemain. D'ici
là, je me proposais de prévenir le baron
de Herner, qui saurait bien imaginer un
faux message du roi pour la rassurer, et
arrêter en même temps ses investigations.
Car il semblait impossible à cette pauvre
ïenime que le roi pût la quitter ainsi
et la première idée qui lui était venue,
en ne le revoyant plus, fut qu'il avait été
victime d'un accident. Il valait mieux
que son esprit ne s'arrêtât f as plus
longtemps à une telle hypothèse.
^ Je regrette vivement, lui dis-je, de
ne pas pouvoir rester avec vous ; mais
je suis attendu. Est-ce que vous allez de
ce côté ?
Elle me répondit qu'elle allait n'im-
porte où, qu'elle passerait la nuit dans un
hôtel quelconque, et qu'elle attendrait
•f évreusement le lendemain et l'heure d'al-
ler voir le ministre.
Je connaissais à peine cette femme;
mais je la connaissais assez pour que
l'idée qu'elle allait passer une nuit d'an-
goisse me fût insupportable.
— Le roi a chargé le ministre de vous
prévenir, lui dis-je. Je puis vous le dire
tout de suite. Le ministre m'en avait
parlé à moi, et c'est moi, sans doute, qu'il
vous aurait envoyé. Je ne devrais pas
vous dire cela; mais je vous vois si
anxieuse que je crois pouvoir prendre
sur moi de devancer l'ordre qu'on me
donnera...
Elle me remercia et je sentis qu'elle
était un peu soulagée. Mais quel soulage-
ment passager ! Et je me disais qu'avant
trois mois celui qu'elle aimait mourrait
pour elle et pour les autres.
Comme elle était exténuée, je lui of-
fris mon bras. Je la regardai à la dérobée.
C'était presque une vieille femme. Son
visage n'avait plus d'éclat, mais ses yeux
étaient restés admirables. Il y avait dans
l'expression de cette figure fine une telle
douceur, une faiblesse si éternelle, que
l'idée qu'elle pût souffrir vous était tout
de suite intolérable.
Elle me dit qu'elle connaissait quelques
personnes à Schoenburg, mais qu'elle n'i-
rait certainement pas les voir. EUe me
parlait avec un parfait abandon, comme
si nous nous étions toujours connus.
Elle me dit encore qu'elle me rever-
rait le lendemain au palais, et me fit pro-
mettre d'aller la voir chez elle, à son
château de Kreuzach.
J'étais arrivé devant chez Bertha ; mais
je fis encore quelques pas avec la maî-
tresse du roi pour la mettre sur le chemin
du Grand Quai, où il y avait des hôtels
convenables.
CHAPITRE XV
aucun cas je-ne pouvais les seconder. Ma
qualité d'étranger... et je ne voulais pas
non plus jouer un rôle de traître. Et puis
le premier ministre n'avait jamais eu à
mon égard de mauvais procédés.
Cette déclaration produisit un certain
froid. Au bout d'un instant Bertha dit :
« C'est très
compréhen-
sible. » Tol-
berg balbu-
tia quelques
mots dans
le même
sens. Quant
au colonel,
il finit aussi
par approu-
ver après
(luelques ins-
tants, en
donnant tou-
tefois à mes
paroles un
sens un peu
moins noble
que celui que
je désirais
leur voir at-
tribuer.
- Oui,
c'est bien
naturel, un
étranger n'a
pas besoin
de courir
tous les ris-
ques qui nous
menacent,
pour une af-
faire qui na-
turellement
ne lui tient
UN COLONEL DE CHEVAU-LÉGERS EN GARNISON A SCHŒNBVRG. paS 3. CŒU!
^^ftÇ><UAND j'arrivai chez Bertha, je la
J^fâjj trouvai avec Tolberg et un
\j^^ monsieur pesant, qui ressemblait
beaucoup à certain gros vieil-
lard que j'avais eu jadis comme profes-
seur de mathématiques.. Ce monsieur, qui
marchait avec une certaine difficulté, était
un colonel
de chevau-
légers, en
garnison à
Schoenburg .
Je compris
tout de suite
qu'il faisait
partie de la
conspiration.
Tolberg se
hâta de me
présenter
comme un
homme sûr.
Il dit que
j'étais secré-
taire du pre-
mier minis-
tre, mais que
l'on pouvait
se fier à
moi. Très gt -
né, je crus
nécessaire de
faire une dé-
claration un
peu émue,
où je disais
que mon ami
Tolberg me
connaissait
assez pour
savoir que je
ne les trahi-
rais point,
mais qu'en
SECRETS D'ÉTAT
LE CHEF MILITAIRE DE LA CONSPIRATION N'AIMAIT PAS A SE COUCHER TARD.
comme à nous. Tolberg m'en voulait de
s'être lui-même un peu trop avancé, en pro-
mettant à la conjurationmon concours. Seu-
lement, il n'était pas homme à «bouder».
Il détestait être en froid avec ses amis.
Et sa bonne humeur un peu forcée devint
au bout d'un instant une cordialité véri-
table. Bertha, avec plus de grâce encore,
s'ingénia à être aimable et y réussit si
bien que, bientôt à nouveau conquis par
elle, je m'efforçais de noircir dans mon
esprit la figure de Herner, et je me
demandais si vraiment il n'y aurait pas
à le trahir une raison de justice. Mais je
commençais à me connaître, et je savais
bien que ces idées disparaîtraient aussi-
tôt que je me retrouverais en présence
du baron.
Le colonel, qui n'était pas attaché
à moi paries mêmes hens d'amitié, garda
vis-à-vis de moi une grande réserve;
il ne fut pas question de la conspiration
et l'on s'abstint de prononcer le nom du
premier ministre. Mais le colonel avait
une passion, sa haine du ministre de la
Guerre. Il ne put s'empêcher de, parler
de M. de Fritz, et je vis clairement quel
mobile l'avait poussé à se mettre du
complot. Le général de Fritz était son
camarade de promotion. Une âpre rivalité
68
SECRETS D'ÉTAT
les^avait enfiévrés pendant toute leur
carrière Un moment, le colonel avait
dépassé son émule. Il avait été attache
à l'ambassade de France. Mais pendant
le long séjour que le colonel avait fait a
Paris de Fritz avait intrigué. Il s'était
fait désigner plusieurs fois pour suivre
les manœuvres françaises... Tous deux
avaient écrit des ouvrages de tactique,
qu'ils réfutaient mutuellement dans des
revues avec tant de férocité quils ris-
quaient de se démolir l'un l'autre et de
ruiner mutueUement leur autorité. Heu-
reusement, ces articles n'étaient lus que
par eux. ,
T 'écoutai avec tant de bonne volonté
les diatribes du colonel et les liistoires
interminables destinées à illustrer 1 inca-
pacité du ministre delà Guerre, je prêtai
une oreille si complaisante à d'oiseuses
anecdotes qu'il avait rapportées de son
séjour à Paris, que l'attitude du gros
homme à mon égard changea beau-
coup vers la fin du repas. D autant
que pour suivre un régime spécial il
buvait sans arrêt un thé très fort, addi-
tionné d'un rhum qui augmentait a
vue d'œil son animation et son expan-
sivité. , ...
Après le dîner, on passa dans un petit
fumoir Tolberg et le tacticien se mirent
un peu à l'écart, et je pus causer avec
Bertha, qui me parla de Herner.
L'amour du premier ministre était sur-
tout fait de dépit. Cet homme puissant
s'était exaspéré parce qu'on lui résistait.
C'était du moins l'impression qu'elle avait
eue et qui me semblait assez juste, étant
donné le caractère du premier ministre,
qui ne m'avait jamais pam trouble par
le souvenir d'une femme.
Bertha occupait à Schoenburg une
sorte de pied-à-terre. Elle habitait d'or-
dinaire dans le château de son mari.
Et ses façons discrètes et familières
avec Tolberg. l'espèce de tranqmllite
confiante qui les unissait, me faisaient
croire qu'il y avait entre eux une mtimite
complète.
Nous autres Français, nous nous posons
toujours ces questions, avec nos habi-
tudes de curiosité libertine. Mais il est
rare que nous sachions à quoi nous en
tenir, parce que nous n'examinons pas
avec assez de désintéressement les sujets
ainsi mis en observation. Exemple : le
désir de voir un mari trompé nous fait
désirer que « cela soit ». Et nous sou-
haitons, par contre, que cela ne soit pas,
par la crainte jalouse de savoir un amant
heureux.
Moi, j'étais très content de penser que
Bertha et Henry « étaient bien^ en-
semble », parce que je les aimais beau-
coup tous les deux, et parce que je me
disais qu'ils étaient heureux. Et, en m?me
temps, je regrettais moins de ne pas leur
pouvoir venir en aide, en avançant leur
mariage; je pensais en effet que, tout
réduit qu'il était par cette contrainte
où ils vivaient, leur bonheur n'en était
pas moins considérable. Je trouvais le
jeune homme bien imprudent d'engager
sa vie dans une conspiration qui me parais-
sait pleine de périls.
J'entendis bientôt que Bertha parta-
geait mes angoisses, et qu'elle s'était
efforcée de le détourner de ce projet
dangereux. Et pourtant elle se déses-
pérait de ne pas vivre constamment
avec lui.
— Vous ne m'avez jamais vue qu'en
sa présence, me dit-elle en souriant. 11
faut me voir quand il n'est pas là. Ce
n'est pas une vie. Tout m'affole, au point
que, moi qui l'aime tant, qui sais ce qu'il
vaut, qui connais sa loyauté d'iiomme
et sa fidélité... d'ami, je vais jusqu'à
le soupçonner des trahisons les i)lus
invraisemblables... Mais quand il n'est
pas là, je n'ai pas mon bon sens, je mène
une vie absurde, une vie de cauchemar.
« ... Non, je ne peux plus vivi'e ainsi.
Il m'a souvent proposé de nous en aller
ensemble. Mais de quoi vivrions-nous ?
Il n'a de ressources que ce que lui donne
sa famille, des gens terribles, d'un rigorisme
de vie indomptable, et qui ne lui enver-
raient plus rien s^l arrivait un scandale
pareil. Et puis je me dis aussi qu'il ne
peut pas sacrifier son avenir. Vous me
répondrez qu'il risque autant en cons-
pirant ; je le lui ai répété maintes fois.
Mais il me dit alors que c'est un jeu où
il peut gagner... En somme, quand il
n'est pas là, je souffre tant d'être séparée
SJ^CRETS D'ÉTAT
69
de lui que je me sens prête à jouer le
terrible jeu dont il parle. JNIais quand
je l'ai là, près de moi, continua Bertha,
je tremble de peur à l'idc'e que je peux
le perdre... »
La soirée tirait à sa fin. Le chef mili-
taire de la conspiration n'aimait pas à se
coucher tard. Au moment où il s'en allait,
Bettha et Tolberg me dirent : « Restez
encore, vous n'êtes pas pressé... » Tol-
berg avait d'abord fait mine de s'en allei
avec nous. Je me dis que ma prôsence
lui fournissait peut-être, vis-à-vis du
colonel, un bon prétexte pour rester
encore.
— • Vous vo}'ez, Henry, dit Bertha,
votre ami Humbert est de mon avis.
Il pense que c'est une folie de se lancer
dans celte conspiration...
— jMaJs non, dit Tolberg, ça ne sera
pas si dangereux... Nous avons à peu près
renoncé à l'idée d'un coup de force. Nous
ne sommes pas assez sûrs des militaires.
Nous nous exposerions à faire battre
nos soldats les uns contre les autres.
Une pareille révolution serait très impo-
pulaire. Nous vivons dans un pays de
commei'çants tranquilles et d'industriels
timorés. En admettant que nous triom-
phions, jamais ces gens-là ne seraient
de bons soutiens pour un gouvernement
qui les aurait terrorisés...
« ...En somme, l'homme que nous
visons, c'est le premier ministre seul.
Celui-là, l'idée de le tuer ne nous effraie
pas. Mais il nous semble inutile, pour
JE m'apprêtai a prendre congé.
70
SECRETS D'ÉTAT
l'atteindre et pour le jeter à bas du
pouvoir, de sacrifier la vie d'un tas
de braves gens qui n'en peuvent
mais.
« On va tâcher de s'en débarrasser
avec une simplicité tout orientale... J'ai
l'air d'être un sauvage, parce que je parle
de ces projets de mort avec une appa-
rence de légèreté. Si j'en parle ainsi,
c'est qu'en vérité, je ne peux pas croire
à la réalisation de ces choses barbares
et anormales. Dans les conseils que nous
tenons, j'ai toujours, au moment où ces
questions viennent sur le tapis, un petit
air détaché, qui, à la longue, va me faire
une réputation de férocité froide.
— Un beau barbare, dit Bertha, un
terrible justicier ! Non, je ne crois pas
non plus que vous soj'ez fait pour cons-
pirer. Vous avez trop de sagesse.
— J'ai ce que beaucoup d'autres con-
jurés n'ont pas, dit Tolberg ; j'ai une
conviction... Oui, je crois fermement
que la réussite du complot vous rendra
heureuse... Et voilà qui me fournit une
bonne raison d'agir, la meilleure.
Il s'approcha d'elle si tendrement
que je m'avisai tout à coup qu'il était
tard. Je m'apprêtai à prendre congé
d'eux...
— Attendez, je vais avec vous, dit
Tolberg, avec un peu d'embarras.
— Mais non, mon cher. Nous n'allons
pas du même côté.
— Ah ! ce Humbert, dit-il en riant,
qui ne veut pas être vu en compagnie
d'un conspirateur.
— C'est vrai que ce n'est pas prudent,
dis-je en feignant d'adopter cette idée.
— Si vous n'êtes pas trop fatiguée,
chère Bertha, nous allons bavarder un
peu.
— Un quart d'heure, dit Bertha.
— Pas plus, dit Tolberg.
Petite comédie charmante, qui ne
trompait personne. Mais nous restions
ainsi des gens bien élevé? et de bonne
tenue.
CHAPITRE XVI
^^E lendemain, de grand matin,
j'attendais le ministre au palais,
et je le mettais au courant de
mon entrevue avec la maîtresse
du roi.
— Vous la recevrez vous-même, me
dit-il, et de ma part, officiellement,
vous lui confirmerez ce que vous lui avez
dit hier. Je préfère ne pas la voir. Elle
m'interrogerait. Il lui faudi-ait des détails
complémentaires : avec moi, elle insiste-
rait. Vous ne saurez, vous, que ce que
je vous ai dit : « Le roi est parti, et des
raisons politiques très graves obligent
le premier ministre à taire la raison de son
absence. » Ce n'est pas absolument vrai-
semblable. Mais nous n'avons pas le
choix. Et vous, au moins, vous n'avez
pas d'explications à donner...
— Vous savez, ajouta Herner avec
entrain, que mon projet de loi va très
bien, qu'il est entièrement rédigé, et
qu'il sera soumis au Parlement d'ici
quelques jours !
La maîtresse du roi arriva quelques
instants après. Elle fut très déçue de ne
pas voir le premier ministre, de qui elle
espérait évidemment recevoir des détails
plus circonstanciés sur l'absence du roi.
Elle dut se contenter de ce que je lui
répétai. Je lui promis d'aller la voir le
plus tôt que je pourrais à Kreuzach,
et de la mettre au courant de tout ce que
j'aurais appris.
— - Peut-être vais-je trouver une lettre en
rentrant, me dit -elle.
— C'est possible... Mais n'ayez pas
de déception si vous n'en avez pas.
Car j'ai bien l'impression que les intérêts
auxquels le roi obéit sont supérieurs aux
siens propres, et à toute considération.
Il faut évidemment qu'il garde un silence
absolu sur tout ce qui concerne ce voyage.
Il ne veut pas qu'on sache où il se trouve,
et même la poste n'est pas tout à fait
sûre. Il est donc infiniment probable que
toutes les nouvelles du roi vous arrive-
ront par l'intermédiaire du premier
ministre. Comme il ne m'a rien remis pour
vous ce matin, il est à peu près certain qu'il
n'est rien arrivé entre ses mains ; il faut
donc encore prendre patience. Soyez
certaine que s'il arrive quelque chose,
je ne serai pas long à vous en avertir.
Elle partit sur ces mots. Quelques
instants après, comme je rêvais, le front
appuyé contre la fenêtre, je la regardai
traverser la cour. Je me rendis compte,
bien que je ne l'eusse pas connue avant,
qu'elle avait vieilli considérablement de-
puis le départ du roi.
Ce n'était pas seulement la souffrance ;
c'était qu'elle n'était plus soutenue,
maintenant qu'il n'était plus là, par
cette surveillance désespérée d'une femme
qui ne veut pas changer. Lui parti, elle
s'était affaissée tout à coup. Et, toute en
noir au milieu de la cour, elle avait
plutôt l'air de porter le deuil d'un fils
que celui d'un amant.
J'allai rendi'e compte au baron de tout
ce qui s'était dit dans cette visite. Il
m'écouta avec une espèce d'air méchant
qu'il avait quelquefois, et qui m'était
odieux. C'est dans ces moments que je
me disais : « Je vais, sans me presser,
prendre mes dispositions pour rentrer
à Paris. Je ne veux ])lus lier partie avec
cet homme-là. »
Depuis la mort du roi, je n'étais pas
retourné à la table de l'intendant. La vie
du palais, une petite vie paisible et bien
réglée, s'y poursuivait avec les mêmes
rites. Ce jour-là, cependant, il y avait
deux convives supplémentaires, et deux
convives de marque. C'étaient les deux
élèves de BôlmôUer, les deux neveux du
roi, et je me pris à penser que l'aîné,
SECRETS D'ÉTAT
72
âgé de quatorze ans, était, sans qu'aucun
de ces gens s'en doutât, le véritable roi
du pays.
Je n'avais jamais vu les deux jeunes
princes, ni la fameuse princesse Eisa
qui habitait d'ailleurs en dehors de
Schoenburg, à deux lieues de la ville.
Les deux enfants étaient pâles et blonds.
Ils étaient habillés à la mode anglaise,
avec de grands cols blancs, de courtes
vestes noires et des pantalons gris. Je
crus comprendre qu'on avait dû d'abord
les servir à une table séparée, mais qu'ils
avaient demandé à manger avec tout
le monde ; ce qui avait amené un boule-
versement dans le placement des con-
vives. Du coup, la femme du second
gentilhomme de chambre, la fille de l'usi-
nier, en était devenue muette. Le che-
valier Finck déployait toutes ses grâces
pour éblouir les petits garçons. Quant
au vieil écuyer, dont les aïeux, depuis
plusieurs siècles, avaient mis en selle
tous les princes du sang, il était tout
ragaillardi par la présence de ces Altesses
royales. Il était malheureusement le der-
nier de cette lignée de cavaliers, et il
s'abstenait de parler d'un fils indigne,
établi pharmacien à Varsovie. Mais il
recevait cependant par la poste des
paquets mystérieux, et des poches pro-
fondes de sa culotte de peau de daim,
il tirait, pour en faire hommage aux
chevaux du roi, d'inépuisables réserves
de boules de gomme.
BôlmôUer ne manquait pas, pour af-
firmer son autorité de précepteur, de dire
à ses nobles élèves : « Cet après-midi,
il faut que nous fassions ceci... ou que
nous allions là... » Mais les jeunes princes
complètement indifférents à ses paroles,
semblaient ne pas se douter qu'il existât
de par le monde un individu du nom de
Bôlmôller.
Les deux jeunes gens, après le déjeuner,
s'approchèrent de moi, et entamèrent une
conversation. Ils parlaient le français
difficilement ; mais je connaissais assez
leur professeur pour les excuser d'avance.
Ils me posèrent des quantités de ques-
tions sur la tour Eiffel, sur la vitesse des
automobiles, sur les différents uniformes
de l'armée française.
Le plus jeune, le prince Frédéric-Georges,
me demanda si j'avais des timbres
français de l'Empire. Il avait la même
passion que mon valet de chambre. Puis
le prince Frédéric, l'aîné, après s'être
recueilli comme pour un grand effort,
me dit, tout d'une traite, cette longue
phrase : « Vous nous ferez l'amitié de
venir déjeuner au château. La princesse,
notre mère, aura plaisir à faire votre
connaissance... » Puis il s'arrêta, tout
essoufflé.
Je les remerciai et promis d'aller les
voir. Ensuite, après avoir recueilh proto-
colairement les salutations des. personnes
qui se trouvaient là, ils sortirent, et je
les vis traverser la cour l'instant d'après,
à grandes enjambées athlétiques, tandis
que Bôlmôller, qui trottait derrière eux à
petits pas, se donnait l'allure d'un homme
pressé, pour ne pas avoir l'air de leur
courir après.
Je pris l'habitude, tous ces jovus-là,
de revenir à la table de l'intendant, où
je trouvais une bonne petite tranquillité
de pension de famille. J'entendais parler
ces gens sans trop les comprendre. C'était
distrayant et ce n'était pas fatigant.
Ma vie était confortable. Je passais
mes matinées dans un bureau clair qui
donnait sur la cour et qui était attenant
à une spacieuse bibliothèque, dont les
grandes fenêtres ouvraient sur le magni-
fique parc du château. Si l'on m'avait
décrit à Paris cette existence et ce décor,
j'en aurais été enthousiasmé, et je n'eusse
rien rêvé de plus tentant qu'une telle vie,
au milieu de richesses intellectuelles
admirables et d'une somptueuse verdure.
Or, je m'ennuyais mortellement. Mes
journées étaient interminables. J'avais
cru, au moment de la mort du roi, et du
mensonge de Herner, que mon existence
allait être bouleversée. Et maintenant-
il me semblait que rien ne s'était passé.
Et je n'avais même plus l'impression que
le roi était mort. La fiction créée par
Herner avait pris pour moi tout l'aspect
d'une réalité.
Un matin, j'étais dans mon cabinet
en train de parcourir les journaux de
Paris et je songeais, tout en lisant, que
j'étais malheureux sans avoir, en réalité.
SECRETS D'ÉTAT
TOUTE EN NOIR AU MILIEU DE LA COUR.
de sérieuses raisons de l'être. Or, je l'avais un bon sujet d'alarmes, bien positif et
déjà constaté, le sort n'aime pas que nous bien sérieux pour que nous ne perdions
nous^ attristions pour des choses aussi pas notie temps à être ennuyés pour
imprécises. Il nous envoie dans ce cas rien.
CHAPITRE XVII
fOLBERG entra, presque sans
frapper. Il était affairé, plu-
tôt que soucieux. Il s'assit
près de mon bureau, me tendit
la main, et me dit sans préambule :
— J'ai quelque chose de très grave
à vous confier. Les événements ont mar-
ché depuis que nous nous sommes vus.
L'attentat contre... est décidé. C'est
aujourd'hui, ce soir, qu'il doit se pro-
duire. Nous avons pensé qu'il fallait
profiter de la présence des réfugiés russes
à Schoenburg pour exécuter ce que nous
avons projeté. On mettra cette histoire
sur leur compte, et les gens du complot
ne seront pas inquiétés. Cette combi-
naison manque un peu d'élégance. Elle
n'en a pas moins été adoptée par nos
conjurés, qui ne sont pas tous courageux.
(( Il se peut très bien que je sois désigné
pour lancer la bombe. Le tirage au sort
a lieu tout à l'heure, et nous ne som-
mes que six qui tirons. Il s'agit de savoir
qui se postera sur la route de Boern. C'est
là que le ministre passera vers sept heures.
Dans rh\T3othèse où ce serait moi qui
serais désigné, j'ai voulu vous prévenir
et vous remettre cette lettre fermée,
où vous verrez quelques instructions...
— Ainsi c'est donc vrai ? lui dis-je.
Ces résolutions barbares auxquelles vous
ne pouviez croire...
— J'y crois encore à peine mainte-
nant. Pourtant j'ai pas mal de chances
d'être choisi. Un numéro sur six. Aux
petits chevaux, où j'ai souvent joué,
j'avais une chance sur neuf de gagner,
en misant sur les numéros pleins. Et il
m'est arrivé quatre ou cinq fois de ga-
gner du premier coup en entrant dans la
saUe de jeu. Ici, mes chances sont encore
plus fortes... Une chance sur six d'être
chargé de tuer quelqu'un... Et pourtant
je n'y crois toujours pas. C'est par im
effort de raison que j'ai pris ces quelques
dispositions que je suis venu vous com-
muniquer.
) S'il m'arrive malheur, je vous prie
d'ouvrir cette lettre... Vous voyez, je
ne peux pas m'empècher d'avoir envie
de rire, en vous disant ces choses graves,
et dont la solennité, malgré moi, me pa-
raît absurde et enfantine.
— Et à quelle heure saurez-vous si
vous êtes désigné ?
— Tout de suite ; mais vous avez
l'air, vous, de croire que « c'est arrivé » ?
— Prévenez-moi aussitôt que vous
le saurez, pour que je sache à quoi m'en
tenir, je rirai plus volontiers avec vous
si vous n'êtes plus en jeu.
— Une fois que je ne serai plus en jeu,
dit Tolberg, je serai plus sérieux. Car,
au fond, que ce soit moi ou un autre
qui agisse, à ce moment, l'assassinat sera
en train... Quelque noble nom qu'on
donne à de tels actes, il s'agit d'un assas-
sinat... Et c'est ce qui fait que j'ai tout
de même une petite peur d'être choisi...
N'y pensons pas, et allons tirer au sort.
Le baron de Hemer ne devait pas venir
ce matin-là. Il y avait conseil de cabinet,
et les ministres s'étaient réunis chez Von
Miillen, qui souffrait d'une attaque de
goutte. Je pus donc sortir de mon bureau
avec Tolberg, et traverser la cour avec lui.
Je l'accompagnai jusqu'à la porte d'en-
trée, et je lui fis promettre de venir me
prévenir tout de suite, aussitôt qu'il
saurait à quoi s'en tenir. Puis je remon-
tai dans ma chambre, pour mettre en
lieu sûr, dans un petit coffret que j'avais,
le pli que le jeune comte m'avait confié.
Je déjeunai ce jour-là à la terrasse de
la Grande-Taverne. Il fut convenu que
Tolberg, dès qu'il aurait du nouveau,
viendrait me le dire en passant. J'étais
installé devant ma table depuis un quart
IL FALLAIT PROFITER DE LA PRÉSENCE DES RÉFUGIÉS RUSSES.
SECRETS D'ETAT
d'heure, et mon déjeuner tirait à sa fin,
quand j'aperçus la tête fine et blonde de
mon ami. Il fut quelque temps sans me
voir, et il me sembla tout de suite, d'après
son air, qu'il n'avait rien à m'annoncer
de ce que je craignais. Pourtant je pou-
vais me tromper et précisément cet air-là...
A ce moment, ses yeux rencontrèrent
les miens et il me fit tout de suite de la
tête un petit non rassurant.
Puis il vint jusqu'à ma table. Je n'avais
pas de voisins imm'diats, et il n'était
pas obligé de me parler tout bas.
— Eh bien ! Voilà ! ce n'est pas moi !
et je n'en suis pas fâché... J'ai eu une
petite émotion quand on a mis la main
dans le chapeau pour tirer le nom. Mais
je n'étais pas le plus ému. Il me restait
assez de sang-froid pour regarder les
autres. A part un préparateur de chimie,
qui a fabriqué l'engin, et qui est une espèce
d'iUuminé, mes compagnons montraient
des pâleurs impressionnantes, ou des
sourires forcés qui n'étaient pas beaux
à voir. Celui dont le nom a été tiré était
précisément un de ceux qui souriaient
ainsi. Quand on a dit son nom, il nous a
regardés d'un air égaré, en souriant da-
vantage... Je ne crois pas que l'engin soit
en de bonnes mains. Sur ces six hommes,
il y en avait au moins trois qui n'étaient
pas courageux, et qui sont venus là avec
une confiance de joueurs, en comptant
que le sort ne les désignerait pas.
— Dans ces conditions, dis-je à Tol-
berg, je puis vous rendre le pli que vous
m'avez confié. Mais je l'ai mis dans ma
chambre en lieu sûr. J'irai vous le rap-
porter cet après-midi.
— Non, dit Tolberg, gardez-le. Toutes
ces histoires-là ne sont pas finies. Le
coup d'aujourd'hui manquera peut-être.
Et je peux être désigné demain pour une
autre affaire. Si je suis désigné à l'im-
proviste, je pourrais très bien n'avoir pas
le temps nécessaire pour vous porter ça.
Et je suis plus tranquille de le savoir
ainsi entre vos mains. Sur ce, je vais aller
faire une surprise à m3n amie qui ne
m'attendait pas à déjeuner. Bien entendu,
elle ne savait rien de tout ce qui se pas-
sait ce matin. Et, comme je ne suis pas
très sûr de mon courage, j'avais prévu
l'éventualité où je serais désigné, et je
ne voulais pas être obligé d'aller déjeuner
avec elle avec ce petit secret sur le cœur.
Nous nous serrâmes la main. Je ter-
minai rapidement mon déjeuner, et je
rentrai au palais, où m'attendait mon
travail d'analyse, que la visite de Tolberg
m'avait empêché de finir le matin.
En rentrant, je trouvai sur la table
un mot du premier ministre. Il avait reçu
des nouvelles de France, au sujet de la
petite affaire coloniale qui divisait le
Bergensland et le gouvernement fran-
çais. Il y avait une réponse à préparer, et
le ministre me recommandait de l'at-
tendre au palais dans l'après-midi. Alors
je pensai à ce que m'avait appris Tol-
berg. Jusqu'à ce moment, je n'avais été
préoccupé que du sort de mon ami. Main-
tenant que le tirage au sort l'avait mis
hors d'affaire, je pensai tout à coup
que la vie de Herner était menacée, que
je le savais, que j'allais passer l'après-
midi avec cet homme, et que je ne lui
dirais rien...
Je n'avais pas le droit de parler : la
confiance de Tolberg m'avais mis en pos-
session de ce secret : il fallait le garder
pour moi comme un confesseur.
Et, d'autre part, c'était un peu ma faute
si Tolberg avait eu la légèreté de me le
confier. Je ne lui avais jamais dit exacte-
ment quels étaient mes rapports avec le
ministre. Je lui avais toujours parlé en
termes défavorables de son ennemi...
Ce n'était pas par duplicité ; mais vrai-
ment, quand je me trouvais avec Tolberg
et Bertha, je pensais toujours, et de très
bonne foi, beaucoup de mal de Herner.
Après tout, mon devoir était bien sim-
ple, et ne souffrait pas la discussion.
Il m'était interdit de parler; je n'avais
rien entendu ; je ne savais rien... C'était
une dure épreuve à passer, mais il fal-
lait la subir.
Si j^ parlais, Tolbeig avait, de mon
fait, les torts les plus graves envers son
parti. En se confiant à moi, il avait com-
mis une imprudence qui était presque une
trahison. Cette imprudence, c'est moi qui
l'avais provoquée. Mon ami, à mes 3'eux,
pour moi qui savais bien ce qui s'était
passé, n'avait eu d'autre tort que d'avoir
SECRETS D'ÉTAT
77
en moi une confiance excessive. Est-ce
que je pouvais trahir cette confiance ?
Quand Herner ai'riva, la paix s'était
faite en moi. Je n'avais plus aucune hési-
tation sur la conduite à tenir. Un événe-
ment fortuit m'avait mis en possession
d'un secret que sous aucun prétexte,
je n'avais le droit de livrer. De même,
qui me sont venues en route. Nous re-
prendrons cela ensemble, et nous verrons
s'il y a quelque chose à en tirer. »
Je le regardais écrire. Je pensais qu'il
allait mourir, que je le savais et que je
ne ferais rien pour empêcher cela. Jamais
il ne m'avait paru si intelligent, si bril-
lamment doué que ce jour-là. Il s'arrê-
tait par moments d'écrire et regardait
j'ai eu une petite émotion quand on a mis la main dans le chapeau.
quelque temps auparavant, le ministre
lui-même m'avait confié un secret très
grave, et je savais bien que ce secret
était en siàreté absolue !... Tant pis pour
cet homme, après tout ! C'était dans la
vie un terrible joueur. Il faisait des coups
audacieux. li^ avait une politique dan-
gereuse, dont il subissait tous les risques.
Et puis, toutes ces affaires-là ne me re-
gardaient pas. J'étais un étranger. Je
n'avais qu'à laisser ces gens s'égorger
entre eux, et à ne pas m'en mêler.
Herner était assis à son bureau. Il
m'avait dit : « Je vais, au sujet de cette
réponse, jeter sur le papier quelques idées
fixement devant lui. Et je sentais en lui
une puissance exceptionnelle de réflexion.
Il donnait l'impression d'une vitalité
d'espiit intense. Et je pensais : <( Tout
cela va s'arrêter, va être détruit. Cette
chose mystérieuse, la vie humaine, qui
vient d'on ne sait où, nous allons la sup-
primer, et en faire nous ne savons quoi. »
Je me dis avec beaucoup de force : « Cet
homme de valeur est un homme mal-
faisant. Il gêne d'autres êtres :>il fera périr
d'autres êtres ; c'est lui qui a tué le sol-
dat Hassen, en somme... puisque le roi
voulait le gracier, et que lui, Herner,
n'a pas voulu.
78
SECRETS D'ÉTAT
«Mais ce soldat Hassen, il ne le con-
naissait pas. Il n'avait contre lui aucune
haine personnelle. S'il l'a tué, c'est qu'il
pensait que sa mort était nécessaire.
« Moi, je pense que l'on n'a pas le droit
de tuer — poiu- quelque raison que ce soit.
« Oui, mais si l'on n'a pas le droit de
tuer le soldat Hassen, on n'a pas non plus
le droit de tuer le ministre Hemer.
«Le ministre Hemer, qui est un
homme dont je connais la haute valeur,
a pris sur lui de laisser tuer le soldat
Hassen, et je l'ai désapprouvé. Aujour-
d'hui, c'est moi qui vais laisser tuer le
ministre Hemer. Et par qui est-il con-
damné ?
« Par une bande de mécontents, par
ce faible et charmant Tolberg, qui s'est
laissé entraîner dans cette affaire, et qui
d'ailleurs pom"suit la ruine du ministre
pour la satisfaction d'intérêts privés.
Hemer est condamné par ce gros profes-
seur de stratégie, cette solennelle nullité,
que son ambition déçue et sa haine per-
sonnelle du ministre de Fritz ont amené
à conspirer. »
Et je pensais à ces hommes trem-
blants et lâches, qui tiraient au sort
dans un chapeau. C'était de ces gens-
là que j'étais le complice, puisque
je laissais lem* crime s'accomplir...
Mais je pensais aussi à ce chimiste] ar-
dent dont m'avait parlé Tolberg.
Celui-là n'était pas poussé par un bas
intérêt, et il y avait sans doute encore
dans le parti d'autres hommes honnêtes
et réfléchis qui avaient jugé, dans leur
conscience, que la mort de ce ministre
autoritaire était utile à l'Etat et à l'hu-
manité, que cette mort servirait d'exem-
ple à d'autres despotes, et que, grâce à
ce sacrifice humain, nécessaire, on évite-
rait à beaucoup d'autres malheureux
le sort du soldat Hassen.
En somme, ce n'était pas seulement
quelques mécontents médiocres que je
trahirais, c'étaient ces citoyens liber-
taires qui, pour des raisons que je ne con-
naissais pas, et que je n'avais pas à
connaître, avaient décidé la mort du
ministre Herner.
Je ne pouvais pas trahir ces gens-là.
ON ÉVITER.\IT .\ BEAUCOL-P D'AUTRES LE SORT DU SOLD.\T HASSEN,
SECRETS D'ÉTAT
79
Je ne pouvais pas trahir mon ami Tol-
berg. Ces raisonnements me semblaient
irréfutables. Cependant, quand le mi-
nistre se leva et me dit : « Je vois que
cette réponse est plus difficile que je ne
pensais. Nous l'écrirons demain ; il se
fait tard; il faut que j'aille dîner à la
campagne, chez ma mère ^), quand il se
dirigea vers la porte, je me levai aussi,
déterminé à sauver cet homme, en dépit
de tous les raisonnements et de tous les
devoirs, simplement parce que j'avais
sa vie entre les mains, et que je ne vou-
lais pas le laisser mourir.
CHAPITRE XVIII
fallait empêcher Herner de
s'en aller sur cette route où
l'attendait l'assassin. Mais quel
moyen employer ? Je ne savais
qu'inventer, et le temps pressait ; la
voiture du ministre était dans la com\
Allons ! Allons ! il n'y avait pas à cher-
cher de petites ruses, à lui demander,
par exemple, de prendre un autre chemin
pour me conduire à tel endroit où soi-
disant j'étais obligé d'aller. Je ne con-
naissais pas assez la topographie du pays
pour trouver sur-le-champ ce prétexte,
d'ailleurs bien misérable. Et puis, à sup-
poser que le ministre évitât la mort à
l'aller, il était probable que l'homme
embusqué l'attendrait au retour... Ou
bien le coup recommencerait le lende-
main... Non, puisque j'avais décidé de
le sauver, il fallait le sauver tout à fait.
Pourquoi avais-je trahi les conjurés ?
Car, en somme, je les trahissais. Etait-ce
pour m'épargner un moment douloureux ?
Non, c'était pour sauver la vie d'un
homme. Je me répétais donc qu'il fal-
lait le sauver tout à fait.
Je descendais l'escalier avec lui, affolé
de ne rien trouver pour le retenir. C'est
ce désarroi qui me fit brusquer les choses
et m'amena à en dire plus que je n'au-
Tais voulu.
Comme il arrivait dans le vestibule
d'entrée, je lui touchai le bras...
— Monsieur le ministre...
Il s'arrêta, étonné.
— Monsieur le ministre, j'ai besoin de
vous parler... Dans une circonstance
que je n'ai pas besoin de rappeler, vous
avez fait appel à ma discrétion, — qui,
d'ailleurs vous était due et acquise, — •
m'empressai-je de dire. Aujourd'hui, il
se passe quelque chose... quelque chose
de très grave... Je sais que votre vie est
en danger... Je vous prie de ne pas cher-
cher à savoir comment je le sais...
Il m'avait écouté avec ce visage hau-
tain de ces hommes autoritaires qui veu-
lent bien, de leur plein gré, vous parler
comme à un égal, et vous demander
des services, mais voient avec humeur
qu'on leur rende un service qu'ils n'ont
pas demandé.
• — Il ne faut pas que vous alliez ce
soir où vous comptiez aller. C'est tout ce
que je puis vous dire.
— Alors vous me défendez de vous inter-
roger? Vous oubliez qu'un complot dirigé
contre moi intéresse la sûreté de l'Etat, et
que j'ai le devoir de me renseigner...
Il avait dit ces quelques mots avec cet
air mauvais qu'il avait quelquefois, et
qui m'éloignait tant de lui.
— ■ Au fait, reprit-il, si vous ne voulez
pas parler, c'est votre affaire... Et je
vous remercie, ajouta-t-il, comme avec
un effort... Je vous remercie, répéta-t-il
encore en me serrant la main.
... Rien au monde ne donnerait à nos
relations cette cordialité naturelle qui
leur avait toujours manqué. Mais cela,
je le savais déjà, je ne m'attendais
à rien d'autre. Et je n'avais jamais songé
à gagner le cœur étranger de Herner.
S'il y eut une surprise pour moi, ce fut
au contraire de trouver chez lui des mar-
ques de gratitude plus répétées que je
n'aurais cru. Et je dois dire même que
j'en fus un peu inquiet, d'autant qu'il
ne me dit rien des mesures qu'il comp-
tait prendre pour assurer sa sécurité.
Il m'était venu le soupçon terrible qu'il
connaissait mes relations avec Tolberg,
et qu'il pouvait deviner que mon ami
était du complot. Il quitta le palais l'ins-
tant d'après, et me laissa en proie à l'in-
quiétude et à un remords grandissant.
J'évitai ce soir-là de sortir du palais
et d'aller dîner au restaurant. J'aurais
pu rencontrer Tolberg, et je ne me sen-
tais pas le courage d'affronter sa vue.
SECIŒTS D'ÉTAT
8i
J'aime beaucoup les gens qui disent :
« Il faut avoir le courage de ses actes et
en accepter la responsabilité. » Je n'ai pas
autant de confiance en moi, et je n'ai pao,
comme ces gens, la hardiesse de penser
que le parti que j'ai choisi est nécessai-
rement le seul auquel il fallait s'arrêter.
J e dînai
donc à la ta-
ble de l'in-
tendant. Mais
ce soir-là, les
convives ne
m'égayèrent
pas. Quand
le dîner fut
terminé, j'eus
hâte de m'en
aller dans la
ville, pour
apprendre
quelque cho-
se. Au pa-
lais, au siège
du gouverne-
ment, on ne
savait rien de
rien ; les fonc-
tionnaires
royaux vi-
vaient à mille
lieues de la
ville et à mille
ans en deçà
de leur épo-
que.
Je me pro-
menai dans
cette rue de
la Paix, que
j'avais fou-
lée, quelque
temps aupa-
ravant, avec tant d'indépendance et
de tranquillité. Et dans quels événe-
ments n'avais-je pas été jeté ! J'étais
comme im promeneur innocent et rê-
veuv que le hasard conduit au milieu
d'un terrible jeu de quilles.
Dans la rue de la Paix, qui est comme
« le boulevard -' de Schoenburg, c'était,
ainsi que tous les soirs, une animation
tranquille. Les crieurs vendaient des
ih m'avait écouté avec ce visage hautain.
journau.x du soir; mais ces journaux
n'annonçaient rien. Ils ne pouvaient rien
annoncer encore. Peut-être, si j'avais pu
aller dans un bureau de rédaction, eussé-je
appris quelques nouvelles. Mais à part un
courriériste de théâtre, vaguement cri-
tique, que j'avais rencontré au café, je ne
connaissais
personne dans
les journaux.
J 'eus un mo-
ment l'idée
d'aller cher-
cher le cour-
riériste aux
bureaux de
son journal,
la Presse de
Schoenburg ,
afin de tâ-
cher d'enten-
dre là, sans
avoir l'air de
rien, si on ne
parlait pas
d'un complot
éventé, de me-
sures de po-
lice. Une ti-
midité m'ar-
rêta... Il y
avait bien au
palais un em-
ployé chargé
des rapports
aveclapresse.
Mais je le
connaissais
ti'ès peu ; je
savais d'ail-
leurs que tou-
tes les com -
munications
sérieuses étaient faites directement
par Herner, et que cet employé était
un homme sans importance et qu'il
n'a\'ait que le titre de ses fonctions...
Décidément, je n'apprendi^ais rien avant
le lendemain. J'étais partagé entre l'idée
de rentrer immédiatement, de tâcher
de m 'endormir le plus tôt possible pour
que cette nuit fût plus vite finie, et le
besoin de ne pas me [retrouAer seul, de
82
SECRETS D'ÉTAT
rester longtemps dans cette foule étour-
dissante, où pourtant je n'é\àtais rien
des obsédantes idées qui venaient me
hanter tour à tour. Je pensais constam-
ment à Tolberg, dont j'avais, dans une
circonstance si grave, trompé la confiance...
]e pensais à ces conjures qui avaient
patiemment préparé cette œuvre essen-
tielle, pour laquelle ils risquaient leur
vie, et je voyais siurtout, comme en un
rêve de' malade, cette tête ardente de
chimiste, que m'avait décrite Tolberg,
cette tête d'apôtre passionné.
...Je l'avais trahi, lui et les autres.
Et je me disais que si j'avais sauvé le
ministre, c'était par faiblesse... Mais ce
qui me cahnait un peu, c'est que ]e
sentais bien que cet acte de faiblesse, je
le recommencerais encore, je le recom-
mencerais toujours.
Cependant ma trahison n'allait-elle
pas les atteindre d'une façon plus grave ?
Peut-être avais-je commis un autre crime
que de leur dérober leur victime. Peut-être...
certainement le ministre allait chercher
à les atteindre. Mais oui! Il ne pouvait
pas faire autrement ! C'était une folie
de penser qu'il s'en tiendrait là et que,
mis en éveil, il n'allait pas, pour la sûreté
de l'Etat, pour sa sûreté personnelle, faire
disparaître ce danger permanent, en
mettant la main sur les coupables.
Il n'avait pas, comme moi, des raisons
pour les ménager. Je me figurais sans
doute que, pour me taire plaisir, pour ne
pas troubler mes relations avec mes
amis, il allait se priver de prendre contre
les conjurés les mesures nécessai-
res 1
Yoiik pourtant ce qu'oublient toujours
les gens à qui l'on confie un secret. Ils
le répètent à une autre personne, qui a
encore moins de raisons qu'eux-mêmes
d'être discrets. A mesure qu'un secret
s'éloigne de son origine, les raisons de ne
pas le trahir s'affaiblissent...
J'étais malheureux de ne rien savoir,
de n'être pas fixé sur la portée de mon
acte. J 'étais comme un chasseur qui a tiré
dans la nuit, qui a cru entendre un cri
humain et qui doit attendre jusqu'au
lour pour savoii s'il n'a pas blessé ou tué
quelqu'un...
Déjà, dans la rue de la Paix, les passants
se faisaient plus rares. Encore une heure'
et j'allais sentir la solitude autour de
moi... Je me dirigeai vers le palais,
lorsque quelqu'un me toucha le bras.
Je me retournai brusquement. J'étais
un peu troublé, et je ne reconnus pas tout
de suite le lieutenant, neveu de Hemer,
avec qui j'avais dîné chez le premier
ministre.
Il revenait de permission. 11 était allé
passer quelques jours avec sa mère, et
s'était, disait-il, tellement ennuyé à la
campagne, qu'il revenait avant l'expira-
tion de sa permission. Il avait hâte
de reprendre pied à Schoenburg, où sa
\de désœu\Tée le réclamait.
— Mon cher ! la campagne ! me dit-il
avec son accent extraordinaire. Vraiment
vous ne pouvez pas vous figurer ! C'est
la mort !
Il m'emmena dans un restaurant de
nuit. Et je me laissai entraîner. Il arri-
vait vraiment au bon moment. Je crois
que, cette nuit-là, j'étais disposé à lasser
son noctambuUsme, et à écouter ses
propos oiseux jusqu'au |jour.
— Vous savez, mon cher, cette petite
chanteuse, qui était à l'Alhambra avant
mon départ... Ah! non! c'est vrai, vous
ne l'avez pas connue. Ce n'était pas avec
vous... Elle chante... {il fit une moue
dédaigneuse)... la figure... [autre moue
méprisante), mais enfin {geste d'acquies-
cctnenr résigné), c'est suffisant. Ici, mon
cher, nous ne sommes pas gâtés. Je pen-
sais qu'elle avait dû quitter la vi'ile, et
je l'ai justement rencontrée en descen-
dant de la gare. :\Ialheureusement, je
n'avais pas la veine, elle doit souper ce
soir avec des camarades. Mais je crois
que peut-être elle sera chez elle vers
une heure du matin, et que l'on pourra
prendre une tasse de thé. Mon cher, pour-
quoi vous ne prenez pas de ce ros-
bif ?
Je vous assure ; c'est vraiment très
convenable. C'est meilleur que chez mon
oncle, ajouta-t-il, en riant d'un gros
rire...
Mais à proiX)S de mon oncle, — il
changea de ton, il prit un air intéressé
qui fixa tout de suite mon attention, et
SECRETS D'ÉTAT
8j
me donna comme un petit frisson, — à
propos de mon oncle, vous ne me paviez
pas des nouvelles de ce soir ? Il paraît
que cet oncle vient d'échapper à un
de Boern, que suivait tous les soirs
mon oncle pour aller voir la vieille grand'-
tante... Mais ce conspirateur, vous ne
devinerez jamais qui c'est ? C'est une
ON A ARRETE UN DES CONSPIRATEURS.
grand danger. J'ai vu tout à l'heure
l'officier qui est de garde à la prison
militaire. On a arrêté ce soir un des
conspirateurs, qui se trouvait porteur
d'un engin. Oui, on l'a trouvé sur la route
connaissance à moi, mon cher, im gar-
çon charmant, un de nos attachés à
l'ambassade de Paris. Hé parbleu ! je
crois que vous le connaissez aussi, c'est
le comte de Tolberg...
CHAPITRE XIX
^^^I^^UAND j'essaie de me rendre
IjK^? compte à distance de l'impres-
>(^£^ sion que firent ces paroles,
je crois me souvenir que j'avais
la tête conrnie vide, et que ces mots :
« le comte de Tolberg » résonnèrent en
moi, sans que je pusse en saisir le sens.
Je restai là, les yeux perdus et sans
pensée, avec l'impression vague qu'il
était arrivé un grand malheur.
— Qui est-ce qui aurait pu se douter
de cela? répétait l'officier. On disait qu'il y
avait entre les deux une rivalité de femme.
Mais ce petit Tolberg est fou de s'en
aller faire des choses pareilles. Sans comp-
ter que l'oncle n'est pas commode. Une
histoire comme cela avec l'oncle, mais on
y laisse sûrement sa tête...
Comment ? par quelle monstrueuse
combinaison du hasard était-ce Tolberg
qui s'était trouvé sur la route de Boern
et non l'homme que, le matin, le sort
avait désigné ?
Tolberg m'avait-il menti .^ Etait-ce lui
dont le nom était sorti du chaj^au ?
Me l'avait-il caché pour ne pas m'alarmer,
ou pour m'empêcher de le détourner de
son projet ?
Mais non, ce n'était pas lui... Je revoyais
très bien sa figure du matin... ce n'était
pas celle d'un homme qui ment.
— Vous savez qu'il faut nous dépê-
cher, si nous ne voulons pas arriver trop
tard chez la petite.
J'étais sur le point de m'excuser, de
prétexter une fatigue subite, car j'avais
besoin maintenant de me retrouver seul.
Mais le Lieutenant insista tellement que
je l'accompagnai, peut-être parce que je
craignais qu'il ne devinât mes terribles
soucis. Et je me disais aussi depuis un
instant que le lendemain il faudrait aller
en personne, coûte que coûte, voir Tolberg.
Le lieutenant ne venait-il pas de me
dire qu'il connaissait l'officier de garde ?
C'était sans doute un mo\'en d'avoir un
accès auprès du prisonnier...
Je tenais à voir Tolberg parce que je
\'oulais tout lui dire. Il fallait qu'il sût
de moi-m'me que c'était par ma faute
qu'il avait été arrêté.
Ce n'était pas seulement chez moi
un besoin éperdu de franchise : il ne fallait
pas qu'un autre que moi lui révélât
qui l'avait trahi. D'autant que moi, je
pourrais plaider ma cause... Certes,
j'étais un grand coupable, mais j'avais des
circonstances atténuantes. Je n'avais
pas trahi pour trahir ou parce que j'y
avais un intérêt... Il fallait que Tolberg
se rendit compte de tout cela au moment
même où il serait mis au courant de ma
trahison... Car, ces circonstances atté-
nuantes, Tolberg ne pouvait les imaginer
lui-même... On n'excuse un ami que si on
a confiance en lui. Or, le fait de ma trahi-
son devait lui faire perdi'e toute espèce
de confiance...
Voilà ce que je me disais pendant que
l'officier égayait notre route par toutes
sortes de facéties, telles que de racler vio-
lemment avec son sabre les devantures
des boutiques, ou de lancer des pierres
dans les vitres des réverbères. Il accom-
plissait comme des rites ces plaisanteries
consacrées. Il sonna au passage à quelques
portes. Mais comme j'étais trop absorbe
pour faire du succès à ces petites mani-
festations, il y renonça, et marcha sage-
ment à mes côtés, en chantant toutefois
un air en vogue pour entretenir sa gaîté
et ne pas la laisser s'éteindre.
Nous avions pris quelques rues étroites
du vieux Schoenburg, et nous arrivions
sur la place, où était l'Alhambra. Elle
était, cette petite place, toute changée,
méconnaissable. maintenant que se
trouvaient éteintes les brillantes giran-
NOUS AVIONS PRIS QUELQUES RUES ÉTROITES DU VIEUX SCHŒNBURG.
86
SECRETS D'ÉTAT
doles du café-concert. Les petites maisons
voisines reprenaient leur âge et leur as])ect
modeste.
— C'est par ici, dans la seconde rue,
me dit l'officier. Vous voyez son nom
sur l'affiche.
A côté de l'affiche du concert, se
trouvaient les affiches particulières des
différentes attractions. La chanteuse en
question s'intitulait : Mam'selle Jane ;
elle chantait en français, en allemand et
en anglais... Cette promenade nocturne,
vers des logis inconnus, ressemblait à
un rêve. Je ne pensais plus à rien. Je
suivais l'officier. Il frappait maintenant
à des volets. Je ne m'étais pas arrêté,
croyant à une nouvelle farce. Mais il
paraît que nous étions aiTivés. Au bout
d'un instant, une porte s'ouvrit, et
la chanteuse elle-même nous fit en-
trer.
Elle avait gardé sa jupe courte, qu'elle
mettait pour chanter ses chansons poly-
glottes, et danser des danses de diffé-
rents pays. Il n'était pas aisé de dire à
quelle nationalité elle pouvait appar-
tenir. Et son âge, la couleur de ses che-
veux étaient également assez difficiles
à déterminer. Elle ne connaissait de la
langue française que les paroles de ses
chansons, et -je vis, d'après différents
essais de conversation qu'elle tenta avec
le lieutenant, qu'elle parlait très mal
l'allemand et l'anglais. Elle finit par nous
dire qu'elle était de New- York ; mais nous
sentîmes que ce n'était pas absolument
irrévocable.
Elle avait préparé du thé ; mais elle
n'avait que deux tasses, et l'officier eut
la faveur de boire dans la même tasse
qu'elle. Je m'en consolai en pensant que
ma tasse ne servirait qu'à moi.
Mam'selle Jane était venue s'asseoir
sur les genoux de mon compagnon,
qui riait d'un gros rire embarrassé, et
la baisait sur ses cheveux blonds ou roux,
de provenance incertaine. Au bout d'un
instant, il voulut par politesse qu'elle
vînt s'asseoir aussi sur moi, et je dus
m'appliquer à ne pas donner trop d'énergie
à mon geste de dénégation.
Je ne sais pas ce que cet officier, dans
son for intérieur, pensait de Mam'selle
Jane, mais il sentait bien qu'elle ne me
plaisait pas outre mesure, et son impres-
sion personnelle en fut influencée. Cinq
minutes se passèrent dans le silence et
dans l'indécision, pour savoir dans quelle
langue on allait prendre congé. .
Quand nous sortîmes de là, le lieutenant
commença à se moquer de cette chanteuse;
ce qui me déplut un peu, bien qu'à ce
moment je fusse assez loin de ce qu'il
me disait. Il semblait qu'il voulût rom-
pre toute attache avec cette femme, et
ne pas garder vis-à-vis d'un « Parisien >;
la responsabilité d'une telle présenta-
tion.
Quand il m'eût reconduit jusqu'à ma.
porte, il ne me quitta pas avant que
nous ayons pris jour poui souper avec
des amies à lui.
Je compris qu'il allait remuer ciel et
ten-e pour m'amener de jolies personnes,
afin d'effacer de mon esprit la fâcheuse-
impression qu'y avait laissée sans doute
cette chanteuse de l'Alhambra.
En traversant la cour du palais, je
pensais à ce que serait ma journée du
lendemain. Mais j'étais un peu soulagé
par la résolution que j'avais prise d'aller
trouver Tolberg, et de lui raconter tout
ce qui s'était passé. Je pensais avec plus
d'appréhension à ce qu'il faudrait dire à
Bertha : si Tolberg était homme à me
pardonner, malgré la faute que j'avais
commise, je savais bien qu'il n'y avait
aucune miséricorde à attendre de la
jeune femme. J'avais perdu son amant;
j'étais un être exécrable, que rien à ses
yeux ne pourrait absoudre... Soudain,
je pensai au pli que Tolberg m'avait con-
fié... Etais-je encore qualifié pour en
prendre connaissance ? A qui pourrais-je
rendi'e ce dépôt ? Pourrais-je le faire
parvenir à Tolberg ? Il ne m'avait pas
autorisé à le remettre à Bertha. Le mieux
était d'attendre d'avoir vu le prisonnier,
et de lui demander à lui-même ce qu'il
fallait faire de cette lettre.
Oui, mais le jeune homme n'avait-il
pas spécifié que je devais ouvrir l'enve-
loppe s'il lui arrivait malheur ce soir-là ?
Ces instructions concernaient peut-être
des mesures à prendre sans retard. Il
me semblait que j'obéissais mieux à la
SECRETS D'ÉTAT
87
\-olonté de mon ami, en m'assurant dès
le soir même de ce que pouvait contenir
cette envelopi^e.
Je ne veux pas par sévérité chercher à
Aussitôt que j'eus décidé d'ouvrir la
lettre, je montai à ma chambre avec une
certaine hâte. Je m? dépêchai, une fois
entré, d'allumer ma bougie et j'allai
l'armoire avait ETE OUVERTE.
ma conduite des motifs trop bas, mais
je crois bien que dans cette lutte d'argu-
ments, ma curiosité intervint discrète-
ment, et, sans avoir l'air, fît pencher la
balance.
jusqu'à mon armoire où j'avais enfermé
mon coffret. J'eus une commotion de sur-
prise : l'armoire avait été ouverte, le
petit coffret avait été brisé, la lettre de
Tolberg ne s'y trouvait 'plus...
CHAPITRE XX
on n'avait pas idée
d'une pareille audace. Et il
n'y avait pas de doute possi-
ble : Herner et sa police avaient
passé par là.
Je demeurai d'abord comme accablé.
Puis, je me calmai au bout d'un moment.
Le ministre, par cet acte d'hostilité
stupide, se mettait en guerre contre moi.
Vraiment ce n'était pas d'une habile
politique. C'était m^me un coup d'une
imprudence stupéfiante... Il se mettait
mal avec moi, avec moi qui connaissais
ses secrets et qui pouvais le perdre d'un
seul mot ! Je lui parlerais le lendemain.
Je me couchai rapidement ; mais,
irriié et énervé, j'eus beaucoup de mal
à m'endormir.
Je recommençai dix fois mon entretien
avec le ministre. Je lui parlai avec une
telle animation qu'à plusieurs reprises,
incapable de rester au lit, je me relevai
pour parcourir la chambre à grands
pas et pour répéter à voix haute ma dia-
tribe à l'adresse de Herner. Puis je fus
pris d'un grand mal de tête; j'essayai
de m'endormir en faisant tous mes
efforts pour oublier mes agitantes préoc-
cupations. Je ne les perdis pas en trou-
vant le sommeil. Mes songes se passèrent
à chercher Herner, et à le manquer...
Je ne dormis que trois heures à peine,
et je me réveillai sans courage, effrayé du
poids de la temble journée qui com-
mençait. La veille, j'avais trop de choses
à dire au premier ministre. Je me voyais
lui parlant d'abondance, et l'écrasant sous
des discours irréfutables. Et maintenant,
mal disposé et faible, je me demandais
comment j'allais commencer ce décisif
entretien, si je n'allais pas tout comp/o-
mettre en m'y prenant mal, si, en lâchant
tout de suite mon arme principale,
je n'aUais pas me démunir dangereuse-
ment et me trouver sans moj'ens de
dofense quand il s'agirait de sauver
Tolberg... Pourtant il fallait parler dès
ce matin. A la vérité, j'avais eu un
instant l'idée de ne rien dire pour le
moment. C'était bien toujours cette poli-
tique d'attente — ou de paresse —
que me conseillait ma lâcheté matinale.
^lais tout de même je ne pouvais
pas ne pas m'être aperçu de la perquisi-
tion — ou du cambriolage — que Herner
avait eu l'audace de faire pratiquer
chez moi. Il fallait absolument, que ce
fût sur un ton d'irritation ou de digne
reproche, obtenir une expUcation.
^lalgré mon indécision et ma crainte,
j'avais une certaine hâte de me retrouver
en présence de Herner. C'était de la
curiosité ; c'était aussi une satisfaction
d'avoir de justes griefs contre quelqu'un.
Je descendis à man cabinet d'assez
bonne heure et j'attendis le ministre avec
une émotion impatiente. La petite pièce
claire où je travaillais était attenante
à son bureau. La plupart du temps,
la porte de communication restait ouverte.
C'était le baron qui la fermait quand
il recevait quelqu'un. Un moment, je
guettai par la fenêtre ; mais je réfléchis
qu'il arrivait quelquefois à pied par le
jardin. Alors, pour tromper l'ennui agacé
de cette attente, je me mis à faire rapide-
ment ma besogne quotidienne, à dépouiller
les journaux français, que je trouvais
chaque matin rangés sur ma table de
travail par les soins du garçon de biueau.
J'étais arrivé à faire ce travail assez
vite. Au début, j'y mettais une cons-
cience exagérée. C'était complet et confus.
Maintenant je. me perdais moins dans les
détails. i\Ion résumé était plus clair et
plus court. Les premiers jours, j'éprou-
vais un véritable scrupule à ne pas men-
tionner certaines nouvelles, qui me pa-
SECRETS D'ÉTAT
89
raissaient d'abord sans intérêt et qui
toujours, à la réflexion, prenaient de
l'importance.
C'est cette timidité de caractère qui
vous empêche de ^•ider un tiroir rempli
de vieilles lettres ; on se dit toujours que
précisément la lettre que l'on a jugée
insignifiante, et que l'on jette au panier,
sera justement, par la suite, celle que
l'on regrettera d'avoir sacrifiée.
J 'avais achevé la lecture des journaux,
et je commençais à rédiger mon rapport,
— On s'est servi vis-à-vis de vous d'un
procédé inqualifiable. J'avais envoyé hier
chez vous le chef de la police. Car, ainsi
que je vous l'ai dit hier, l'intérêt de l'Etat
m? commandait d'avoir des éclaircisse-
ments complets. Cet animal — je vous
ai déjà dit que je n'étais servi que par
des brutes — a pris sur lui de se livrer
chez vous à une perquisition. Il m'a
rapporté triomphalement un pli qu'il
avait trouvé dans un petit coffret. Il
l'avait ouvert et en avait pris connaissance.
IL CONTINUAIT A ECRIRE SANS LEVER LA TETE.
quand j'entendis s'ouvrir la porte du
cabinet à côté et le ministre dit quelques
mots au garçon de bureau... C'était le
moment. Ce cabinet à côté était ef-
frayant comme un cabinet de dentiste,
où l'on va entrer d'un instant à l'autre.
Et c'était moi qui donnerais le signal.
Irais-je trouver Herner tout de suite ou
un peu plus tard ?... Soudain sa voix
se fit entendre.
— Humbert !
Je passai dans son bureau. Il continuait
à écrire sans lever la tête.
Au bout d'un instant, il se renversa
dans son fauteuil, me regarda gravement
et me cUt :
Ce qu'il contient est assez grave, puis-
qu'il émane de l'homme arrêté, qui prend
des dispositions dernières, et qui donne
ainsi la preuve que son crime était
prémédité. Je vous rends ce papier, qui
était déjà dans les mains du procureur,
et je \ous donne l'assurance que je ferai
tout mon possible pour qu'il n'en soit
pas fait état dans le procès... Je voulais
vous dire également que j'avais beaucoup
réfléchi depuis douze lieures à ce que je
vous dois, et que les laisons que j'avais
de vous vouloir du bien ont encore aug-
menté depuis la journée d'hier. Je ne
pourrai pas l'oublier... Apportez-moi le
résumé.
90
SECRETS D'ÉTAT
J 'allai chercher le résumé sans répondre,
et sans penser à quoi que ce fût. Pen-
dant qu'il parcourait sous mes yeux
ma note analytique, je me dis qu'il
fallait tout de m'me lui parler de Tol-
berg.
— Monsieur le ministre, vous pensez
bien qu'en faisant ce que j'ai fait hier,
j'ai agi sans arrière-pensée, et que je
ne cherchais pas à obtenir une récompense.
Cependant il s'est passé cette chose
effro^-able que mju acte a causé la
perte d'un homme que j'aime beaucoup.
Je sais très bien qu'il vous serait diffi-
cile d'arracher cet homme à la rigueur
des lois. Mais je pense cependant avoir
acquis le droit d'intercéder en sa fa-
veur...
— A l'heure qu'il est, me répondit
■ Herner, il m'est impossible de faire quoi
que ce soit. Il est entre les mains de la
justice. Et la justice ne le lâchera pas.
Mais je verrai s'il est en mon pouvoir
de concilier la nécessité politique d'un
châtiment et le désir que j'ai de vous'
être agréable. Terminez-moi ce résumé.
Je vous reverrai avant mon départ.
Il m'accompagna jusqu'à ma porte,
qu'il referma, ayant probablement du
monde à recevoir. Resté seul, je me mis
à repasser dans mon esprit tout ce qu'il
m'avait dit. J'avais d'abord eu une
impression de contentement, en voyant
que l'entretien ne prenait pas une tour-
nure hostile. Ce n'est pas que je redoute
les « attrapages ». Mais je m'y sens
inférieur. Je les conduis mal, sans aucune
progression. Je làclie mes arguments
principaux, et si, même sans être réfutés,
ils ne produisent pas sur l'adversaire
tout l'effet que j'attendais, je me sens
tout à coup comme un soldat désarmé,
qui a brûlé toute sa poudre. J'étais
donc assez heureux de cet entretien
pacifique, et qui semblait tout de con-
cessions. Mais ceci posé, et en y réflé-
chissant, je ne pouvais me dissimuler
que j'avais été roulé.
Il eût fallu ne pas connaître le ministre
pour croire un instant que cette perquisi-
tion s'était faite, comme il le disait,
sans son aveu. Je savais fort bien qu'il
n'était jamais arrêté dans ses projets
par la crainte de mécontenter les gens ;
son système, je m'en étais d^jà aperçu,
était d'agir d'abord, et de s'excuser après...
Il était évident qu'il cherchait à me ména-
ger, à cause du secret dont j'étais le
détenteur.
Je n'avais aucune confiance dans les
assurances qu'il m'avait donne es au sujet
de Tolberg. Il avait évité soigneusement
les promesses formelles ; il m'avait parlé
de cette affaire avec une prudence très
habile, de façon à me laisser le droit
d'espérer, sans prendre aucune espèce
d'engagement.
Cependant, il m'avait laissé voir assez
clairement le besoin qu'il avait de me
ménager. Mais si la connaissance de
son secret m'était utile comme une
menace, je me demandais avec un peu
d'effroi comment il faudrait m'y prendre
si j'avais besoin tout à coup de me servir
de cette arme. A qui devi^ais-je m'adresser,
si l'attitude du ministre m'obligeait à
le trahir ?
L'idée de me trouver subitement en
lumière m'effrayait beaucoup. Je ne
suis pas dénué d'ambition. Et c'était
sans appréhension que dans mes rêves
de gloire, je me voyais arriver aux plus
grands honneurs. Mais alors j'y arrivais
tout doucement, paisiblement, par la
force de mon mérite, et non brusquement
par la volonté soudaine du hasard.
CHAPITRE XXI
E résolus,
mander
en attendant, de de-
au ministre la per-
t^^^r mission d'aller voir Tolberg
^^ en sa prison. La combinaison à
laquelle j'avais songé tout d'abord, et
qui consistait à obtenir l'accès de cette
prison par l'intermédiaire de l'officier
de garde, me parut à la réflexion trop
aléatoire. Non, le mieux était de pro-
fiter des bonnes dispositions apparentes
de Hemer, et de m'adresser carrément
à lui. Je terminai rapidement
mon résumé et je frappai
à sa porte. Il était seul dans
son bureau. Vraiment, je
m'illusionnais beaucoup quand
je m'imaginais dominer cet
homme, parce que le hasard
m'a\'ait mis en possession de
son secret. Jamais je ne se-
rais maître de lui. Je l'abor-
dais toujours avec la même
timidité craintive. Je dus faire,
comme à l'ordinaire, un grand
effort pour entamer
J'essayais, par la façon dont je pro-
nonçais le mot faveur, — avec une cer-
taine fermeté, — d'indiquer que je n'étais
pas un solliciteur, que cette fa\'eur était
presque un droit, et que ce n'était que
par politesse que je consentais à em-
ployer cette expression... Mais quand
j'y réfléchis, je crois que ces nuances
n'étaient perceptibles que pour moi-
même, et qu'elles eussent échappé au
plus fin des auditeurs.
la conversation. ,
C'est à peine si j'en- <^^C~II
tendais les premiè-
res paroles que je lui disais.
Une fois que j'étais lancé,
mon ton s'affermissait un peu.
— Monsieur le ministre...
Il me semblait que lors-
que je lui disais : ^Monsieur
le ministre, il avait l'air de
penser : Allons ! qu'est-ce qu'il
a encore ?
L'idée d'être un importun,
que l'on tolère par obligeance
ou par pohtesse, m'a toujours
horriblement gêné.
— Monsieur le ministre,
j'ai à vous demander une
faveur...
TOLBERG LUI AVAIT FAIT PARVENIR UNE LETTRE.
92
SECR£TS D'ÉTAT
— Je ne veux pas vous cacher les liens
d'amitié qui m'unissent à Heniy de Tol-
berg. Vous pouvez vous imaginer la
peine que j'ai éprouvée quand j'ai appris
son arrestation. Je vous prie de m'auto-
riser à aller le voir dans sa prison.
— Avant de vous accorder cette per-
mission, me dit-il aprcs un instant de
silence, je suis obligé de vous demander
si cette visite est une simple manifes-
tation d'amitié, ou bien si vous avez
quelque communication spéciale à lui
faire. Dans le premier cas, si c'est une visite
purement amicale, je vous demanderai
de bien vouloir l'ajourner, et la remettre
à quarante-huit heures, afin que le juge
ait terminé sa première enquête. Vous
savez qu'il est seul maître d'accorder des
permis de visite, et je ne voudrais pas
empiéter sur ses attributions. D'ici deux
jours, je pourrai, sans avoir l'air de
venir troubler de mon autorité l'instruc-
tion de cette affaire, lui demander une
carte d'accès auprès du détenu... Mainte-
nant, s'il s'agit d'une communication
urgente au comte de Tolberg, c'est une
autre affaire. Vous comprendrez que je
ne puis pas vous laisser aller auprès de
lui sans savoir en quoi consiste cette
communication. Ainsi que je vous l'ai
déjà dit, j'ai, dans cette affaire politique,
publique, le devoir de tout savoir.
— Je n'éprouve aucun embarras, mon-
sieur le ministre, à vous exposer ce que
je compte dire au comte de Tolberg. Je
\'eux qu'il sache à quoi s'en tenir sur
mon rôle dans cette affaire. Je veux qu'il
sache que c'est moi qui l'ai trahi. jMais
je lui dirai pourquoi... C'est en somme
une confession que je veux lui faire.
Je suis coupable envers lui. Je veux
qu'il le sache, et qu'il sache dans quelle
mesure j'ai pu l'être. Je serai très soulagé
quand je lui aurai dit cela.
— Humbert ! Humbert ! me dit le
baron, avec un accent familier et presque
affectueux. Quel garçon compliqué vous
faites ! A quoi cela servira-t-il que vous
alliez lui raconter cela ? Il ne saura
jamais que s'il a été arrêté, c'est à la
suite des révélations que vous m'avez
faites. Vous ne l'avez 'pas trahi pour le
trahir. Vous avez fait votre devoir en
me prévenant du péril qui me menaçait.
Et \"ous ne saviez pas que c'était sur
lui que ça retomberait. Vous n'avez rien
à vous reprocher dans cette affaire-là.
Il est absurde d'aller lui faire cette
confession...
... En lui disant que le coup est venu
de vous, vous allez l'affliger davantage.
... D'autre part, moi, j'ai un intérêt
politique sérieux à ce que ces gens-là
et tout le monde croient que ma police
a tout découvert. Nous savons à quoi
nous en tenir, nous, sur l'imbécillité de
ces limiers. Mais je ne suis pas fâché
de leur donner ainsi un peu de prestige,
et de laisser croire au peuple et aux fau-
teurs de troubles que le gouvernement est
bien gardé.
... Ah ! mon ami, vous voulez vous
soulager ! Vous ne pouvez pas vivre
avec des remords ? Savez-vous qui vous
me rappelez ? Vous me rappelez ce pau-
vre roi que nous avons connu. Il aurait
été un profond politique, s'il avait eu
un peu plus de force d'âme... Mais il
ne pouvait pas vivre avec un souci...
Il ne faut pas être aussi douillet que ça
pour sa tranquillité d'esprit. On vit
très bien avec des soucis. Le tout est
d'en prendre l'habitude. Que d'initia-
tive et de temps on laisse perdre quand
on a peur des soucis et qu'on cherche
à les éviter !
Je quittai le baron de Herner en me
disant, résigné et presque satisfait,
que je n'étais qu'un enfant auprès de
lui. Je me sentais brisé et un peu lâche.
J'avais depuis la veille trop discuté avec
moi-même. Je sentais le besoin de faire
en moi un peu de trêve. La pensée que
j'avais trahi Tolberg, qu'il était en prison,
qu'il serait condamné et qu'il mourrait
peut-être, cette pensée affreuse était
comme endormie... Je me disais aussi
pour le moment, en suivant docilement
l'idée du ministre, qu'il valait mieux
ne rien dire à Tolberg, et ne pas l'affli-
ger du récit de ma trahison.
En somme, Herner me l'avait claire-
ment expliqué : son intérêt n'était pas
de dire à Tolberg que c'était moi qui
l'avais dénoncé. Je pensais alors à lire le
pli que m'avait confié Tolberg, et qui
SECRETS D'ÉTAT
92
avait passé par les mains du chef de la
police. Il ne contenait, heureusement,
que des choses insignifiantes : l'indica-
tion de quelques sommes d'argent à
recouvi"er, les adresses où il fallait les
faire parvenir...
Il me disait aussi de remettre à Bertha
quelques objets, des bagues et des chaînes
d'or. Rien ne précisait, heureusement,
les relations du jeune homme et de la
jeune femme... Pourtant, il fallait aller
la voir. C'était pour moi une terrible
épreuve! J'allais la voir... moi, la cause
de son malheur ! quelle figure allais-je
faire auprès d'elle ?...
Mais, puisqu'il le fallait... il le fallait!
comme dit l'autre...
Je me rendis chez elle après déjeuner,
et je la trouvai beaucoup plus courageuse
que je n'aurais pensé. Tolberg — je ne
sais comment — lui avait fait parvenir
une lettre où il lui racontait en peu
de mots qu'il était piis... mais il ne
paraissait pas découragé.
Que pouvait-il espérer, grand Dieu ?...
Et je reconnus chez Bertha une confiance
qui me fit mal, cette folle confiance que
veulent avoir, malgré tout, ceux dont le
malheur est irrémédiable.
Enfin Tolberg serait très probablement
condamné à mort, et si je réussissais à
obtenir sa grâce, il ne s'en tirerait pas
à moins d'ime détention perpétuelle...
Lui et Bertha seraient séparés pour
toujours ; ils ne semblaient s'en douter ni
l'un ni l'autre.'
Et c'était moi qui étais cause de tout
cela ! Cette pensée que je chassais conti-
nuellement rentrait toujours en moi,
au bout de quelque temps, et j'avais tou-
jours, en la retrouvant, la même impres-
sion de détresse.
Oh ! comme j'aïu-ais été soulagé si
j'avais pu faire ma confession à Bertha !...
me faire maudire par elle !...
Je n'avais pas l'énergie de mon maître,
le baron de Hemer, cette tranquillité sou-
veraine avec laquelle il vivait en plein
mensonge : il était aussi confortable-
ment installé dans sa puissance royale
que si elle n'eût pas reposé sur une duperie.
Pourtant cette fiction aurait un terme.
D'ici deux, trois ou six mois, il faudrait
agir. Mais Herner était de ceux qui em-
ploient toute leur force à ne songer qu'au
présent... Et, moi, la confiance de Bertha
dans les événements me désespérait. Je
ne me consolais pas en constatant en elle
cet état d'esprit. Au contraire, il redou-
blait ma détresse, car je voyais à quel
point ses espérances étaient précaires 1
Elle me dit que Tolberg avait déjà
fait choix d'un avocat, un de leurs amis
du barreau de Schoenburg, un jeune
homme très écouté et très avantageuse-
ment connu dans le parti libéral.
On connaissait assez son dévouement
pour savoir qu'il plaiderait le procès de
Tolberg, et ne chercherait pas à faire une
manifestation politique, utile, sans doute,
pour la propagande du parti, mais qui ne
manquerait pas d'être funeste à notre
malheureux ami.
J'allais la quitter, et je finissais par
être un peu rassuré malgré moi, gagné
par son besoin d'optimisme et par sa
vaillance, quand elle me parla du comte
de Herrenstein, leur ami. Et je vis
avec désespoir qu'un des gi'anck élé-
ments de sa confiance était que ce comte
de Herrenstein intercéderait auprès du roi !
Ainsi donc, c'était dans le roi que cette
pauvre femme espérait ?...
— J'ai écrit, me dit-elle, au comte
de Herrenstein... Malheureusement il
ne doit pas être ici en ce moment, car
je n'ai reçu aucune réponse à une lettre
que je lui ai envoyée il y a cinq ou six
jours et qui a dû le sui\T.'e en voyage.
A ce moment il me vint une idée que je
communiquai à Bertha. Je poturrais
peut-être, par une personne que je connais-
sais, savoir à peu près où se trouvait Her-
renstein. Le comte de Herrenstein était
parti avec la sœur de Mme de Einstein.
Peut-être la maîtresse du roi connaissait-
elle son adresse actuelle. Je résolus d'aUer
la voir dès le lendemain... J'avais pensé
tout à coup que si la conduite de Herner
me forçait à « manger le morceau »,
c'était au comte de Herrenstein, à l'ami
du roi défunt que j'irais d'-abord tout
raconter. Et cet homme, qui m'avait
toujours pai^u intelligent et réfléchi, me
donnerait certainement le meilleur con-
seil.
CHAPITRE XXII
;e n'avais pas revu Mme de
Linstein depuis le matin où
elle était venue au palais. Ne
recevant aucune nouvelle, elle
m'avait écrit une lettre désespérée que
i 'avais communiquée au premier ministre.
Hemer m'avait alors chargé pour elle
d'un faux message du roi, message ver-
bal où Sa Majesté indiquait pour son retour
une date approximative, et naturelle-
lement assez éloignée.
Je me rendis donc le lendemain, dans
l'après-midi, au château de Kreuzach. Il
était situé à une lieue de la gare de Miz-
dagen qui se trouvait elle-même à une
demi-heure de Schoenburg. J'avais pré-
venu Mme de Linstein de ma visite,
mais comme je craignais qu'elle en con-
çut une fausse joie, je lui avais dit en
même temps que le message dont j'étais
porteur était à peu près semblable au
précédent, i
Le lendemain, à la première heure,
je pris le train pour Mizdagen. Je me sou-
viens qu'il y avait dans le compartiment
un gros homme blond, accablé de chaleur.
Il contemplait la campagne comme s'il ne
devait plus jamais la revoir, d'un regard
profond et alangui de jeune captive. De
temps en temps, par désœuvrement, il
empoignait im journal, tout plein, je le
devinais, de nouvelles du complot, et il
le lisait, lui, citoyen du Bergensland, avec
une belle indifférence de matière gouver-
nable.
Quand le train entra en gare de Miz-
dagen, je vis de l'autre côté de la bar-
rière Mme de Linstein, qui m'atten-
dait dans sa voiture, et j 'eus, en la voyant,
im mouvement d'étonnement charmé. Ce
n'était plus du tout la femme vieillie et
fatiguée que j'avais rencontrée à Schoen-
burg. Avec sa claire robe d'été, son grand
chapeau blanc, c'était une femme de
trente ans, svelte et souple. Peut-être lui
fallait-il son cadre habituel, ce pays de
Kreuzach où elle ne sortait jamais ? Il
m'avait semblé déjà que la robe qu'elle
portait à Schoenburg était d'une coupe
un peu ancienne, tandis qu'à Kreuzach,
je la retrouvais habillée avec un goût
parfait. C'était l'endroit où elle vivait ;
c'est à ce décor habituel que s'accommo-
dait instinctivement sa mise.
Elle me prévint tout de suite que je
dînerais avec elle au château, qu'il y
avait un train à dix heures et demie du
soir, et qu'au besoin, elle me ferait recon-
duire à Schoenburg par sa voiture.
— J'étais heureuse, me dit-elle avec
fougue, heureuse, heureuse, quand j'ai
reçu votre lettre. Je pensais, sans doute,
que vous m'apportiez des nouvelles du roi,
mais j'étais aussi contente de vous revoir.
Elle n'était pas seulement jeune de visage
et d'allures. Elle avait un sourire et un
abandon de petite fille, et ce n'était pas
pénible comme chez certaines dames âgées
qui jouent au petit enfant : c'était d'une
ingénuité et d'une innocence éternelles.
Je n'eus pas besoin de lui demander
le renseignement que j'étais venu cher-
cher ; ce fut elle qui me le donna dans la
conversation. Elle avait précisément reçu
des nouvelles de sa sœur et du comte de
Herrenstein. Sa sœur lui disait qu'ils
étaient encore à Londres, mais qu'ils al-
laient partir tout de suite pour l'Ecosse ou
pour l'Irlande; ce n'était pas encore fixé.
— Monsieur de Herrenstein, me dit-
elle, a un peu les goûts vagabonds du roi,
mais il est toutefois moins bohème... Je
me souviens d'un voyage que Charles XVI
et moi nous avons fait en France. Il
avait tellement acheté de tableaux, de
tapisseries et de vieux meubles, qu'il
ne lui restait pour ainsi dire plus d'ar-
gent, et comme nous ne voulions pas
SECRETS D'ÉTAT
95
écrire ici, nous avons voyagé en seconde
classe, pour ménager, jusqu'au retour,
les quelques centaines de francs que nous
avions encore... Le roi, figurez- vous,
avait pris le nom de comte de la Sour-
dière, un nom qu'il avait trouvé dans un
livre... Mais c'était encore un trop beau
pseudonyme pour le train que nous
menions. A Avignon, nous avons enten-
du un garçon d'hôtel dire à un de ses
camarades : « Ça, un comte ! Il est comte
comme moi ! » Je le répétai au roi qui en
rit beaucoup, et qui, désespéré de
ne pas avoir la noblesse d'allure
nécessaire, prit dorénavant le nom
de Capionnet.
y Herrenstein, quoique plus triste.
est aussi un nomade, et elle doit être bien
désorientée, ma petite sœur, qui est une
personne fort tranquille. Elle a perdu, il
y a deux ans, son mari, une espèce de
gentilhomme chasseur, un homme très
laid, très rude, qui ne lui parlait jamais.
Ce qui ne l'a pas empêchée de le pleurer
comme une pauvre petite bête abandon-
née.
« Aussitôt ses affaires de succession
terminées, elle a vendu ses terres, et
nous lui avons trouvé ce château de
Reinig qui est tout près d'ici.
Le roi avait beaucoup d'ami-
tié pour elle. Quant au
comte de Herrenstein, il lui
faisait une cour assez vive.
Mme DE LINSTEIN M'ATTENDAIT
DANS SA VOITURE.
96
SECRETS D'ÉTAT
Je ne pensais pas, toutefois, que les cho-
ses iraient aussi vite, et quand j'ai ap-
pris qu'ils étaient partis ensemble, j'ai
été stupéfaite et même un peu vexée.
Marie est un peu plus jeune que moi,
beaucoup plus jeime, et ce départ res-
semblait à une petite trahison.»
Mme de Linstein continua de parler
ainsi pendant le déjeuner, qui fut fort
agréable.
Ce château de Kreuzach était d'ailleurs
une résidence d'un charme rare. Le petit
salon intime où nous déjeunions ne
donnait pas sm: le petit jardin traditionnel
et ennuyeux, orné comme des pantoufles
en tapisserie. Il prenait jour sur une
espèce de cour de ferme où vivaient des
quantités de poules de races naines
et de petits coqs dorés, somptueux
et gracieux comme des petits maîtres...
Mme de Linstein aimait beaucoup regar-
der les animaux, sans faire aucune ré-
flexion, simplement pour les voir remuer
et vivre, pour jouir du caprice de leurs
allées et venues, de leurs arrêts sou-
dains, de leurs effarements gratuits,
de leurs cris arbitraires.
— C'est le roi, me dit-elle, qui m'a
donné ainsi ce goût des êtres vivants.
Quand nous voyageons ensemble, nous
restons pendant des heures entières à
des terrasses de café, à voir passer des
gens que nous ne connaissons pas et dont
nous imaginons la vie. Il me dit souvent
qu'il est un souverain dans le genre de
Néron, aussi répréhensible aux yeux
des hommes d'Etat sérieux, mais,
ajoute-t-il, plus pratique et, somme
toute, un peu moins bête. « Il n'est vrai-
ment pas nécessaire de mettre le feu à
Rome, disait-il, pour voir dans la vie des
choses intéressantes. »
Notre après-midi se passa à parler du
roi. A force de dissimuler, j'oubliais qu'il
n'existait plus. Et puis je pensais moins
au roi qu'à Mme de Linstein. Je ressen-
tais auprès d'elle la même impression
qu'auprès de Bertha. J étais bien heureux
qu'elle fût si attachée au roi — ou à
son souvenir — afin de n'être pas obligé
de lui faire la cour. Ainsi je pouvais
subir son charme en toute tranquillité,
sans avoir la préoccupation de me dire :
« Si je ne fais pas la cour à cette aimable
dame, que va-t-elle penser de moi » ?
J'admirais à quel point j'avais pu me
tromper sur son compte. Dès notre pre-
mière entrevue, je l'avais jugée d'une
tendresse très attachante, mais d'une
séduction périmée, et très impropre,
désormais à distraire un esprit exigeant.
J'ai été longtemps, comme beaucoup
de gens, une victime du besoin de juger.
Je ne pouvais pas m'empêcher de donner
une cote à chaque personne avec qui
j'entrais en relations. Il était urgent de
me former tout de suite une opinion
sur son intelligence et sur sa valeur morale.
De même, quand on me demandait mon
appréciation sur quelqu'un, il m'eût
semblé déshonorant de ne pas en fournir
une sur l'heure, complète et bien condi-
tionnée. Jamais je n'aurais osé ruiner
mon renom de dégustateur rapide, en,'
répondant que je ne connaissais pas
suffisamment cette personne, et que
j'attendais de l'avoir vue une ou deux
fois avant de porter un jugement sur
elle. Le pis est que ces jugements hâtifs
se réforment difficilement. L'important
pour nous est que, par la suite, les actes
ou les paroles de la personne jugée ne
soient pas en désaccord avec notre ver-
dict. Ou bien nous préférons ne pas tenir
compte de ces actes, pour ne pas risquer
de nous démentir, ou bien nous leur
donnons une interprétation qui soit plus
en conformité avec le dossier de la per-
sonne incriminée. Rien n'égale notre
hâte à donner force de loi aux jugements
que nous portons sur notre prochain,
surtout s'ils sont défavorables.
Je dois me rendre cette justice que je
revenais assez facilement sur mes appré-
ciations quand je n'en avais pas fait
part à quelqu'un d'autre qu'à moi-même.
En ce qui concernait Mme de Linstein,
je n'eus aucune peine à modifier ma pre-
mière impression, et je la modifiai même
avec joie.
Elle me parlait avec un parfait aban-
don. Elle me disait même des choses qu'elle
ne s'était jamais dites à elle-même,
qui gisaient confusément en elle et que
ma présence l'aidait à formuler.
— Je vois bien maintenant, disait-
LE CHATEAU DE KREUZACH ÉTAIT UNE RÉSIDENCE D'UN CHARME RARE.
SECRETS D'ÉTAT
elle, — ■ et je m'en suis particulièrement
rendu compte depuis qu'il n'est plus
ici, — je vois à quel point j'ai dû « em-
bêter « le roi... Non, je ne vous demande
pas de geste de dénégation. Je sais très
bien que je ne vous fais pas l'effet d'une
femme « embêtante ». Mais lui, je l'ai
embêté : le mot n'est pas trop fort.
C'est très délicat, vous savez, la garde
d'un amant. C'est aussi compliqué que
la garde et l'éducation d'un enfant.
Les hommes voudraient nous persuader
qu'il faut les laisser libres. Mais ce sont
eux qui le disent. « On est tout disposé
à fuir, affirment-ils, la domination d'une
femme trop exigeante et trop jalouse,
tandis qu'on ne trahit pas une maî-
tresse, dont la confiance vous a touché. »
La vérité est qu'on la trahit avec toutes
sortes de remords, mais qu'on ne s'en
prive pas.
« Si j'aime le roi, me dit-elle encore,
ce n'est pas parce qu'il est im roi. Peut-
être ai-je commencé à l'aimer pour cela.
Après, je n'y ai plus pensé, et je l'ai aimé
« parce que c'était lui », et chaque jour
davantage. Je ne dis pas qu'à l'origine
je n'aie pas rêvé de venir à la Cour, d'être
la reine, — réelle ou effective, — mais
au fur et à mesure que je l'ai aimé, j'ai
senti le besoin de l'avoir à moi davan-
tage, et j'ai pensé qu'il serait mieux
à moi, si je n'allais pas à la Cour, d'au-
tant, ajouta-t-elle, avec son petit air
d'enfant têtue, d'autant qu'à la Cour
il aurait \ai « des femmes », et que ce
n'était pas la peine. »
Elle avait prononcé ce mot : des femmes,
de la façon la plus amusante, comme
on parle d'êtres dangereux, venimeux,
haïssables. Et je sentis que chez cette
femme de grand sens et de sensibilité
affinée, il y avait un autre petit être
indomptable, qu'on ne changeait pas,
avec qui on ne discutait pas — et qui avait
dû — non pas ennuyer, — mais forte-
ment embêter le roi. Et je pensai que
Mme de Einstein me mentait peut-être
ou se mentait quand elle me présentait
comme un système réfléchi ce besoin de
possession continuelle et exclusive.
Je ne lui parlai pas de la fameuse affaire
du complot. Comme je ne pouvais tout
lui dire, et lui révéler quelles armes
j'avais contre le premier ministre, je
préférai ne pas aborder ce sujet : il
m'est impossible d'entamer avec des
amis un sujet de conversation sur lequel
je suis obligé à des réticences.
Une heure avant dîner, la voiture vint
nous prendre pour nous faire faire un
tour dans une forêt fraîche et noire qui se
trouvait près du château. J'en rapportai
une impression de tristesse, à la pensée
que Charles XVI était mort, que l'es-
poir de cette femme serait à jamais
trompé, et que jamais, comme elle en
formait le projet, je ne pourrais venir
passer des journées, dans cette heureuse
retraite, avec elle et ce roi délicieux.
Mais il n'y avait rien d'immédiat à crain-
dre, et ce dont je souffre surtout, c'est
de l'approche du malheur, et de la néces-
sité d'agir.
Après le dîner, Mme de Einstein
vint me reconduire à la gare. Elle était
tout près de moi dans la voiture. Et je
fus pris tout à coup du désir de lui pren-
dre la main. Je m'étais dit soudain
que le roi était mort et que cette femme
n'était à personne. C'était aussi grossier
que cela. Il y a chez moi aussi un être
instinctif, élevé à la sauvage. Heureuse-
ment pour moi, il n'a pas beaucoup
d'énergie... Je pris la main de Mme de
Einstein... Elle me la laissa. Mon cœur
battit violemment... Je me penchai vers
eUe, et je \as son bon sourire amical. Nos
deux êtres sauvages ne s'étaient pas
rencontrés.
UN VIEIL HOMME BOITEUX PASSE EN CRIANT LES JOURNAUX DU SOIR.
CHAPITRE XXIII
-rajfc^E petit incident, tout intime,
^^^S^ me gâta ma journée. — pas
}^m^ longtemps d'ailleurs, — car
^^^^^^^^^-^ gi je suis assez clairvoyant
dans la façon de me juger, je ne suis yas
d'une sévérité extrême, et je me par-
donne facilement. .
D'ailleurs, d'autres préoccupations plus
c^raves allaient m'assaiHir, car à Schoen-
burg les événements s'étaient précipites
pendant le temps qu'avait duré ma vi-
site à Kreuzach . ,
En rentrant dans la capitale. ]e m étais
rendu dans la rue de la Paix, où Ion
devait me connaître, car je m arrêtais
tr les soirs à la Grande-Taverne,
aorès avoir stationné à la devanture du
marchand de tabac qui, maintenant que
ie le connaissais davantage, me parais-
sait moins somptueux. Après avoir rêve
devant les bo:tes de cigarettes historiées
et dorées, et devant les cigares a deux
francs cinquante, enfermés dans des
tubes de verre, je me décidais, doidi-
naire à faire un tour, pour me dégour-
dir ies jambes; mais j'avais à peine
dépassé d'une vingtaine de pas la devan-
ture de la Grande-Taverne, que ]e res-
sentais une petite fatigue qm m obligeait
à revenir sur mes pas et à atterrir a la
m^^me table du coin, qui m était toujours
laissée libre, peut-être par quelque supers-
tition populaire.
Devant moi, un ^nei\ homme boiteux
passa, en criant les journaux du soir. Je
lui remis une pièce d'argent. Apres un
assez long calcul, et après avoir fait
S'ajourner dans sa bouche une autre pi3Ce
plus petite, avec quelques sous il me
rendit toute cette monnaie humide. Puis
il reprit sa course, en boitant avec un
entrain nouveau.
\ la première page de la Schoenhurger
Zeitiing. je vis une nouveUe sensation-
nelle : le Pariement était convoqué pour \
la fin de la semaine, et la Haute-Cour
de justice devait juger Tolberg et ceux i
de ses complices que l'enquête pourrait '
découvrir jusqu'au jour de la convoca- |
tioa. . . '
Je voyais bien le plan du mimstre : ;
le jugement que rendrait la Haute-Cour !
serait'' sans appel, et la condamnation |
des conspirateurs aurait ainsi plus d'im- ■
portance. Elle contenait en soi, si elle ^
était sévère, une approbation de la i
politique ministérielle. Aussi Hemer •
ferait-il son possible pour qu'une condam-
narion capitale fût prononcée contre mon j
malheureux ami. ,
Je ne devais pas soustraire une minute j
à l'accomplissement de ma tâche,_ qui :
était de sauver celui que j'avais mis en ;
péril. Certes ma démarche au château :
de Kreuzach, je l'avais faite pour Tol-
berg, mais il me semblait que j'y avais .
pris trop de plaisir et consacré trop de ,
temps. Voilà ^comme je suis! Je passe |
des journées entières dans la noncha- <
lance, puis, tout à coup, le remords ,
de ma paresse me saisit, et je suis pris
d'une activité fiévreuse, bousculée, et ^
le plus souvent stérile...
Le ministre ne gracierait pas Tolberg, j
c'était certain. Sans doute, il ne se.
mettrait pas en état d'hostilité ouvertes
avec moi. Il imaginerait quelque subter-:
fuge pour rendre la grâce impossible,;
ou" ferait sournoisement précipiter l'exé-:
cution, comme il avait fait pour le soldat
Hassen... Il s'arrangerait avec moij
après. Il savait que j'étais de composition
assez facile... t
Il me semblait toujours lire en lui
le mépris qu'il avait de moi et de ma
valeur comme homme d'action.
Dès demain, je partirais pour l'Angle-
terre, et je retrouverais le comte de Her
SECBETS D'ÉTAT
lOI
renstein. Je passerais par Ostende et
Douvres : j'y serais en quarante heures.
Je me levai pour rentrer chez moi,
et j'avais déjà jeté au garçon la petite
pièce encore mouillée que m'avait remise
le maixhand de journaux, et déjà le
garçon avait sorti d'entre ses lèvres une
autre pièce de cuivre, que je préférai
lui abandonner...
A ce moment se dressa de\'ant moi un
personnage très troublé et très agité ;
c'était mon domestique suisse, le collec-
tionneur de timbres-poste. Il attendit
que le garçon se fût éloigné, puis il
me dit à demi-\xix :
— Il faut que je parle à Monsieur...
tout de suite. Seulement, il vaudrait mieux
qu'on ne me voie pas avec Monsieur...
Je pensai que le meilleur endroit pour
nous rencontrer était l'hôtel de Vienne,
où j'irais prendre une chambre pour la
nuit. Je dis donc à mon suisse de s'y
rendre en tâchant de dépister les gens
qui pouvaient le suivre. Moi, de mon
côté, avec les mêmes précautions, je
gagnerais l'hôtel par un chemin différent.
Il me dit encore a\'ant de me quitter :
— Comme Monsieur ne rentrera proba-
blement pas au palais après ce que je lui
dirai, il pourra emporter son petit coffret,
que j'ai avec moi. J'ai pris également
ce portefeuille que Monsieur avait laissé
dans son veston.
Je remerciai le brave suisse de son
zèle, d'ailleurs inutile ; car, depuis la
fameuse perquisition si énergiquement
désavouée par le baron de Hemer, je
ne laissais plus rien d'intéressant dans
le petit coffret. J'avais pris sur moi
la lettre qui contenait les dernières
dispositions de Tolberg. J'avais déposé
deux mille francs dans une banque
de Schoenburg, qui m'avait remis un car-
net de chèques. Je portais sur moi le
reste de mes économies, soit quatre ou
cinq cents francs.
J'avais donc tout ce qu'il fallait pour
prendre la fuite.
Je demandai rapidement au suisse :
— Dites-moi, en deux mots, de quoi
il s'agit. Vous me donnerez des expli-
cations plus détaillées quand nous serons
à l'hôte?
— On veut arrêter Monsieur, me ré-
pondit-il.
On a beau s'y attendre un peu, une
pareille phrase est toujours désagréable
à entendre.
CHAPITRE XXIV
)OUS nous séparâmes. Il se
rendit à l'hôtel en 'suiv^ant
les quais, et moi je passai par
la vieille ville dont les rues
tortueuses convenaient mieux à un
homme traqué. Tout en marchant, je me
disais que Hemer avait choiù en somme
le meilleur parti, et en tout cas celui qui
s'a cordait avec sa politique habituelle.
II me faisait emprisonner pour raison
d'Etat. Il reculait l'instant où je compa-
raîtrais devant le juge d'instruction jus-
qu'au jour où le procès de Tolberg serait
terminé, et mon malheureux ami exécuté.
A ce moment, il en serait quitte, pensait-il,
pour me faire des excuses, pour me
raconter par exemple que le juge lui avait
forcé la main, en lui représentant que le
fait de détenir chez moi les dernières vo-
lontés de Tolberg, l'inculpé, faisait de
moi un homme suspect, qu'il valait
mieux mettre en lieu sûr. Puis, après
s'être ainsi excusé, il me comblerait
de présents ^compensateurs, à moins que,
pendant ma captivité, il ne trouvât
un moyen définitif de me réduire éternel-
lement au silence.
J'avais souvent pensé que le baron de
Herner était capable de tout, et qu'il
pouvait me faire disparaître pour toujours...
J'étais un témoin bien gênant pour lui,
et vraiment c'était de sa part une bien-
veillance surprenante que d'avoir toléré
jusqu'à ce moment cette continuelle
menace suspendue au-dessus de son
œuvre.
J'arrivai à l'hôtel sans avoir vu de
figures suspectes sur mon passage. D'ail-
leurs, il commençait à être très tard, et
il n'y avait personne dans les rues. Seule,
une silhouette me fit tressaillir... J'avais
aperçu devant l'hôtel un homme qui
marchait de long en large... Ce n'était
que mon brave suisse que je reconnaissais
toujours assez mal au premier abord...
Je demandai au veilleur de nuit une cham-
bre. Je craignis d'abord de ne pas l'ob-
tenir, parce que je n'avais pas de bagages.
Mais je m'aperçus que l'air méfiant de ce
veilleur venait de son ennui d'être réveillé.
Il monta avec moi au deuxième ; je lui
donnai, chemin faisant, toutes sortes
d'explications pour justifier mon manque
de bagages. J'avais mon appartement en
réparations, et j'étais obligé de venir
passer un jour ou deux à l'hôtel... Mais
j'ai rarement rencontré un confident
d'une telle indifférence ; c'en était pres-
que blessant. Je crus bien faire en de-
mandant également une chambre pour
mon suisse ; heureusement, il n'y en
avait pas. C'était, en effet, une assez
mauvaise idée que de l'empêcher d'aller
coucher au palais, où son absence, coïnci-
dant avec la mienne, eût sans doute été
remarquée. Ce que j'en disais, c'était
pour que le veilleur ne s'étonnât pas
de le voir rester avec moi à conférer dans
ma chambre. Mais ce veilleur ne s'éton-
nait, et même ne s'occupait de rien.
Depuis que nous a^■ions causé à la
taverne, et qu'il avait vu l'importance
que j'accordais à ses révélations, mon
ami le suisse s'était pénétré de l'intérêt
de sa tâche. Il parlait avec un air de grande
perspicacité, en faisant de petits yeux
fins.
— Vers trois heures, ou plutôt vers
quelque chose comme trois heures dix,
il est venu au palais un homme de la
police, qui a demandé après Monsieur.
C'était tout justement un des hommes
qui s'étaient permis de venir fouiller,
l'avant-veille, dans les affaires de Mon-
sieur. II s'est donc adressé à moi avec
un air de rien, et m'a demandé où était
Monsieur, et si Monsieur était pour ren-
trer bientôt ; moi, comme de juste, j'ai
SECRETS D'ÉTAT
103
dit que je n'en savais rien. Seulement
cet homme de ])olice était allé dans les
cuisines parce qu'il "connaissait une fille
qui est pai" là, même qu'il plaisante im
peu avec elle. La fille lui a donné à boire
et il s'est mis à bavarder.
Ce suisse avait habité Paris pendant
quelques années ; il avait été employé
dans un restaurant des
Ternes. Aussi, son français,
qu'il parlait avec un fort
accent allemand, se distin-
guait par de belles tournu-
res faubouriennes.
— Moi, j'avais bien vu
où il s'en allait, et je l'avais
pisté. De sorte que la fille de
cuisine, avec qui on est bien
camarades tous les deux,
m'a d t tout ce qu'il a ba-
vardé, et qu'il comptait reve-
nir jusqu'à tant qu'il ait
trouvé ce qu'il cherchait, et
qu'il y aurait du nouveau
dans la maison.
« Alors moi, comme ^Ion-
sieur pense, j'ai eu peur
pour Monsieur. Je ne savais
pas du tout où prévenir
Monsieur. J'ai été bien con-
tent que Monsieur ne revienne
pas dîner. Dans la soirée, com-
me l'homme est revenu tour-
nailler dans la cour, je suis
sorti du palais. Je voulais
rester par là aux alentours,
pour empêcher ^Monsieur de
rentrer. Mais j'ai vu d'autres
vilaines figures qui se pro-
menaient dans les coins de
rue. Je me suis dit que si on
me voyait guetter ]\Ionsieur,
bien sûr qu'on me soupçon-
nerait de quelque chose. C'est
alors que j'ai eu l'idée que
Monsieur venait de temps en
temps prendre le café à
cette taverne, où je l'avais vu
bien des fois en passant. J'ai
donc pu trouver Monsieur, et
je crois que ce n'était pas
inutile... »
Je serrai la main de ce fidèle
serviteur, et je le retins quelques instants
pour arrêter mon plan de campagne. Puis
l'idée me \dnt de prévenir Bertha de mon
départ. J'envoyai donc le suisse chez elle,
étà'
JE PASSAI PAR LA VIEILLE VILLE DONT LES RUES TORTUEUSES...
SECRETS L'ÉTAT
104
avec un mot. Je savais qu'eUe avait un
concierge très dévoué et que nous ne
risquerions pas d'être trahis. Et je recom-
mandai à mon homme de venir tout de
suite me donner la réponse. Mes fenêtres
donnaient sur la rue. Je resterais en obser-
vation de façon qu'au cas où il n'aurait
pas de message important à me remettre
de la part de Bertha, il n eût pas besoin
de se faire ouvrir la porte de l'hôtel par
ce veilleur avide de sommeil.
Pendant son absence, j'examinai diffé-
rents projets de fuite.
Le moyen le plus pratique était de
prendre le train. Mais il était é\'ident
que Herner aurait du monde à la gare
pour ne pas laisser pailir ainsi son ami
Humbert, et insister, par des moj-ens
énergiques, pour le faire rester dans le
Bergensland.
Wen aller en voiture jusqu'à une petite
station de la Ugne, c'était une grosse perte
de temps; le train rapide, en effet, ne
s'arrêtait, une fois Schoenburg passé,
qu'assez loin de la capitale. Il faudrait
attendre le train omnibus qui mettrait
très longtemps à me conduire jusqu'à
la prochaine gare importante.
Et puis, toutes ces combinaisons n'em-
pêchaient pas l'arrêt forcé à la gare
frontière, et là, je trouverais mille dan-
gers...
Partir à bicyclette jusqu au pays voi-
sin le plus proche était encore une idée,
mais il aurait fallu faire cinquante-cinq
kilomètres après être sorti de cette
damnée'capitale qui se trouvait dans
une espèce de bas-fond. De quelque
côté que l'on franchît les remparts, il
fallait monter deux ou trois kilomètres
de côte escarpée, et une fois là-haut,
on n'était pas au bout de ses peines.
Ce n'étaient que côtes abruptes et des-
centes rapides. Je devrais faire les mon-
tées à pied pour ne pas m'épuiser, et les
descentes de même, pour ne pas me casser
le cou...
Dans ces conditions, il était presque
aussi pratique de ne pas se charger d'une
bicyclette et de s'en aUer à pied... Mais
cinquante-cinq kilomètres.... Je n'étais
pas entraîné à ce genre d'exercice, n ayant
rien de ces proscrits intrépides, dont
la vie se passe en périlleuses évasions et
en fuites héroïques.
Le suisse revint quelque temps après,
me rapporter un mot de Bertha où elle
me souhaitait bon courage. Puis je pris
congé du fidèle serviteur. Nos mains
se joignirent avec une émotion un peu
traditionnelle.
J'avais songé un instant à m'en aller
avant le jour, mais il y avait dans les
rues des rondes d'agents qui me remar-
queraient mieux à cette heure trouble.
D'autre part, je ne pouvais pas rester
très longtemps à l'hôtel, car je pensais
que tous les hôtels et garnis seraient
certainement fouillés à la première heure...
Pourtant je me résolus à attendre. Je
tombais d'ailleurs de fatigue et je m'c-
tendis sur le lit, simplement pour leposer
mes membres, et décidé à ne pas m'en-
dormir.
Quand je me réveillai, il faisait giand
jour. Je promenai des regards égares dans
cette chambre inconnue. Puis je me
rappelai bmsquement que j'étais traqué.
J'avais sans doute perdu un temps
précieux. La visite des gens de Herner
dans les hôtels avait dû commencer.
Peut-être leur avait-on signalé l'arrivée
d'un voyageur suspect...
Je descendis avec précaution, et je vis
que le vestibule était encombré de gens,
mais le bruit de leurs voix n'avait rien
d'inquiétant. C'était une bande de tou-
ristes qu'un employé d'agence menait
comme un troupeau.
Si je me joignais à eux ? On n'aurait
sans doute pas l'idée d'aller me chercher
au milieu de cette compagnie. Ils s'apprê-
taient à prendre le train. Restait à s'en-
quérir de la direction qu'ils comptaient
prendre et à demander au conducteur
de l'expédition s'il lui était possible
d'accepter un voyageur supplémentaire
en cours de route.
Mais je vis tout de suite qu'il était
assez difficile de parler à cet l;omme consi-
dérable et fort affairé. Il était d'ailleui-s
d'une politesse obséquieuse, vous écou-
tait quelques secondes avec une grande
attention, en caressant sa barbe blonde,
puis, brusquement, s'excusait en gestes
désespérés d'être obligé de vous quitter
SECRETS D'ÉTAT
un instant, un tout petit instant... On
croyait tenir cet être brumeux et insai-
sissable : tout à coup sa longue barbe
fuyait loin de vous... Ce ne fut qu'à la
cinquième ou à la sixième reprise que'
je pus savoir de lui qu'il s'en allait avec
Compagnie, ce touriste supplémentaire
qui lui verserait directement les frais de
son voyage.
Quelques instants après, je montai dans
le grand omnibus qui attendait la bande
pour la conduire à la gare.
IL ÉTAIT D'AILLEURS D'UNE POLITESSE OBSÉQUIEUSE.
des Anglais du côté de la frontière du
nord. Il parlait un français indigent, où
le mot « certaiment, certaiment » re-
venait plusieurs fois par phrase. Je crois
qu'avec son air de ne pas comprendre,
il avait joyeusement adopté cette combi-
naison d'emmener, sans en rétérer à sa
Mais à peine le véhicule s'était-il mis
en marche que je fus saisi d'une crainte
subite. Evidemment, à la gare, je serais
protégé par les gens qui m'entouraient,
mais le succès n'était pas certain...
C'était précisément parce que les poli-
ciers de Herner n'étaient pas des gail-
io6
SECRETS D'ÉTAT
lards extrêmement malins, que le jeu
avec eux était difficile et incertain. Pou-
vait-on savoir d'avance ce que ces mau-
vais joueurs s'a\dseraient de prévoir ou
de deviner ?
Je fis arrêter l'omnibus, en expliquant
hâtivement au chef de l'expédition que
j'avais oublié des papiers importants à
l'hôtel, que j'allais retourner les prendre
avec une voiture, et que je les retrouve-
rais tous à la gare.
On me descendit place de l'Hôtel-de-
Ville, et je fis au monsieur blond un signe
amical qui voulait dire ])om' lui : « Au
revoir ! » et pour moi : « Adieu ! Adieu ! »
Ma fuite commençait donc par une fausse
manœuvre, et j'étais un peu humilié
vis-à-vis de moi-même dans mon orgueil
de tacticien. Je finis par m'avouer qu'il
était tout de même très bon d'avoir eu
recours à cette \oiture d'agence pour
sortir de l'hôtel.
Qui sait s'il n'y avait pas, dans la
rue, quelque mouchard qui épiait ma
sortie et à qui ainsi j'avais pu échapper ?
Cependant, le probKme de mon éva-
sion restait entier. J'étais arrivé tout
doucement sur un pont, au point de la
ville où j'étais certainement le moins
caché. Soudain mes regards tombèrent
sur le fleuve où glissaient constamment
des trains de bateaux. Peut-être trouve-
rais-je un bateau à v-apeur pour me
conduire dans une grande ville de l'Etat
voisin... Mais si les embarcadères étaient
surveillés...
C'est alors que l'idée me vint de m'em-
barquer sur un des longs '•adeaux qui
transpoitent des bois. Je descendrais
le fleuve vers le nord jusqu'à une des
prochaines stations du bateau à vapeur.
Et je prendrais le petit steamer qui me
conduirait assez rapidement jusqu'à Ruitz,
la capitale de l'Etat voisin, où je serais
à l'abri des atteintes de Hemer.
Cependant, avant de descendre sur
la berge, je crus bon d'envoyer un mot
au premier ministre, pour l'informer de
mon départ qui ne devait pas, jusqu'à
nouvel ordre, ressembler à une fuite.
J'entrai dans un bureau de poste voisin
et j 'écrivis à Hemer une de ces lettres à
timbre double qui sont en usage à
Schoenburg, et qui correspondent à nos
peii/s bleus de Paris.
Je dis au ministre que j'étais obligé
de demander un congé de deux jours pour
ime affaire privée d'ime haute impor-
tance. Je m'excusai de n'avoir pu l'at-
tendre pour obtenir l'autorisation de
m'absenter, mais le temps m'avait pressé...
A mon retour, je me réservais de lui
donner par le détail les raisons de ce
départ précipité -
J'ajoutais que je reviendrais avant
trois jours. Si j'avais indiqué un laps de
temps plus grand, ma lettre n'eût pas
gai'dé le cai"actère de '< plausibilité »
que je désirais lui conserver.
Le.': bateaux qui se trouvaient amarrés
à la rive avaient l'air d'avoir renoncé à
la navigation et s'être fixés là poui- tou-
jours. Il semblait que rien ne vécut dans
cette cité marinière, hormis un homme
peu vivant, obèse sous sa casquette ga-
lonnée, et qui marchait lentement au
bord du fleuve... Je me méfiais des per-
sonnes qui, par des ramifications quel-
conques, se rattachaient à l'administra-
tion du Bergensland. Et je me dirigeais
dans une autre direction, quand j'aper-
çus derrière des tonneaux un tout petit
enfant dont l'extrême jeunesse me parut
rassurante, et qui avait toute chance de
ne pas être un suppôt de Herner. Je
demandai à ce petit, en langue du pays,
si quelque bateau devait quitter le
port dans la matinée. Mais il répondit
à mes questions avec une prolixité qui
m'accabla. Puis il me fit signe de le suivre
jusqu'à d'autres tonneaux, entre lesquels
je découvris un homme d'un grand âge,
que l'on avait mis au sec à cet endroit
Ce vieillard, avec beaucoup moins de
paroles, arrivait à être tout aiissi inin-
telligible que son ierme compagnon.
Il tallut donc me rabattre, au mépris
de toute prudence, sur l'homme à cas-
quette galonnée. Je lui demandai, d'un
air détaché, s'il n'y aurait pas moyen de
faire une petite promenade sur le fleuve
dans un de ces bateaux marchands.
Il me répondit que j'aurais meilleur
temps de prendre le l:>ateau à vapeur, —
ce que je savais fort bien.
Très embarrassé, je dis : Oui ! Oui...
sechets D'état
107
Puis l'idée me vint de dire à ce brave
douanier (ou garde-côtes, ou employé
de la Régie) que la fumée du bateau me
donnait mal au cœur. Ce qui le fit rire
énormément. Il me conseilla de l'accom-
pagner pour taire un tour sur le port,
où certainement nous trouverions un
bateau en partance.
Nous vîmes, en effet, tout près du
pont, sur un bateau, detix sacs de char-
bon remuer, s'animer peu à peu sur un
tas d'autres sacs analogues. Mon com-
pagnon s'adressa à eux, malgré leur
état quasi léthargique. Ils répondirent
qulls attendaient un remorqueur et
qu'ils seraient partis d'ici dix minutes.
Le médium continua ses questions
en leur demandant s'ils voulaient emme-
ner un monsieur qui désirait voir la
rivière. L'un des sujets répondit une petite
phrase que je compris mal, mais où il
était question d'un litre.
UN HOMME OBÈSE, SOUS SA CASQUETTE GALONNÉE, MARCHAIT LENTEMENT
AU BORD DU FLEUVE...
SECRETS D'ÉTAT
io8
Le médium me dit : « Ils \-eulent bien
vous emmener, vous en serez quitte pour
leur payer la goutte )>•
C'était, pour un homme traqué, s en
tirer à bon compte. Il me semblait que
tout le monde connaissait ma situation
de fugitif, et que le moindre secours
devait se payer d'une bourse pleine
d'or.
Quand je sus que je partirais dix mi-
nutes après, il me sembla que ce court
laps de temps me serait fatal et qu'il
me paraîtrait interminable. Comment
l'occuper ?
J'offris un verre au fonctionnaire.
Une petite buvette s'apercevait parmi
les tonneaux. Je l'invitai à m'y accom-
pagner, et je vis tout de suite que dans
ce modeste établissement, il était loin
d'être un inconnu.
Ces dix minutes me parurent non pas
un siècle, mais simplement les trois
quarts d'heure qu'elles durèrent réelle-
ment. Nous étions entrés à la buvette
pour faire une petite collation, manger
un morceau de fromage et du pain ;
mais j'avais compté sans l'appétit du
fonctionnaire. Il fit sortir des flancs de
cette humble construction toutes sortes
de trésors qu'on ne pouvait y soup-
çonner : de courtes saucisses froides, du
poisson frit, une boîte de thon mariné,
de la graisse d'oie, du bœuf fume...
On entendit le sifflet du remorqueur,
mais il envova un gamin pour dire que
l'on m'attende, et il me força a finir
avec lui toutes ces provisions indigestes.
Je mangeai pour ma part le moins
que je pus, mais suffisamment pour me
donner des inquiétudes ; ce n'était vrai-
ment pas un régime pour un proscrit en
fuite, et qui ne doit pas être retardé dans
son expédition par des préoccupations
de digestion.
Enfin j'arrivai à payer la patronne, et
nous nous levâmes. Mais il- voulut à toute
force me conduire jusqu'au bateau. 11
marchait maintenant encore plus lente-
ment, soit qu'il fût un peu alourdi par
ce repas, soit qu'il tînt à me raconter avant
mon embarquement l'histoire complète
des personnes qui tenaient la buvette,
leurs parentés, leurs succès commerciaux
et leurs revers.
CHAPITRE XXV
[E m'attendais à essuyer les
di reproches des deux hommes du
bateau charbonnier, pour retar-
der ainsi leur voyage. Mais
leur \"ie n'était que retards continuels,
subis avec la plus grande patience.
Je vis que l'équipage s'était augmenté
d'une femme du peuple aux che\'eux
jaunes, et d'un petit garçon de quatre
ans aux cheveux blancs. On avait sorti
en mon honneur deux chaises de paille
qu'on avait placées auprès d'un tas de
charbon. Je remarquai avec désespoir
que le bateau se trouvait entouré de
tous côtés par d'autres bateaux et je me
demandai comment il allait sortir de là
En écartant les uns, en repoussant les
autres, on y arriva cependant, et bientôt
nous nous éloignâmes de la rive en glis-
sant sur l'eau si lentement que nous
n'avions pas l'air de marcher, que nous
franchissions les ponts sans nous en
apercevoir, et que nous nous trouvâmes
tout à coup dans la campagne sans avoir
eu l'impression de quitter Schoenburg.
C'est à partir de ce moment que je
commençai à sentir un peu d'agacement,
paixe que je n'avais rien à faire, aucune
décision à prendre pour le moment, et
des résolutions assez graves à examiner
pour plus tard.
Je regardais la femme aux cheveux
IL ME SEMBLAIT QVE CE VAPEUR QUI S'APPROCHAIT NE M'ATTENDRAIT JAMAIS.
IIO
SECRETS D'ÉTAT
jaunes qui taisait du tilet. L'un des
hommes était monté à bord du remor-
queur ; l'autre homme, à quelques pas
de moi, taillait un morceau de bois avec
son couteau.
Je me dis tout à coup que les rives du
fleuve devaient être fort belles ; je les
regardai et les trouvai belles, en effet.
Pendant quelques instants je me forçai
à goûter le plaisir de me trouver sur un
bateau qui glissait lentement entre deux
rives agréables.
Cependant il fallait se préoccuper de
la suite. A quel endroit pourrais-je pren-
dre le bateau à vapeur ? Avait-il déjà
passé ? ou s'il n'avait pas passé, ne nous
rattraperait -il pas avant le prochain
embarcadère ? J 'interrogeai l'homme du
bateau. Il me dit pxjsément :
— Le bateau a passé quand nous étions
en train de quitter le iK»nt.
Et comme je rétlécliissais aux consé-
quences de ce retard, il interrogea de
loin sa femme.
— C'est -y que le bateau à vapeur
a passé ?
Elle répxjndit avec une grande sûreté :
— Mais non, qu'il n'a pas passé...
Il me regarda et me dit :
— C'est qu'il n'a pas passé...
Je lui demandai :
— Est-ce qu'il ne va pas passer devant
nous avant le prochain embarcadère ?
Il me répondit :
— Oh ! non, monsieur ! Il ne nous
passera pas. Il n'y a certes aucun danger
qu'il nous passe. Vous pouvez être
tranquille, monsieur.
Et il ajouta :
— C'est suivant où que c'est, l'em-
barcadère...
Je poursuivis :
— Vous n'avez aucune idée de l'en-
droit où peut être l'embarcadère ?
— Si, monsieur, répondit -il, je sais
très bien.
Et il cria à sa femme :
— Sais-tu où qu'c'est, la prochaine
station du bateau à vapeur ?
La femme fit : Non ! de la tête.
— Non, monsieur, fit l'homme, je ne
peux pas vous dire...
Cependant nous arrivions dans un
de ces villages de grande banlieue qui
dressent au bord de l'eau quelques
buvettes et des brasseries. Nous aj^er-
çûmes deux jwntons qui devaient bien
servir à quelque chose. On fit signe à
un remorqueur de stopper. On hêla une
petite barque, et je pris congé de l'homme
au couteau en lui glissant une large
pièce.
— Tenez, me dit-il, voilà justement
le sifflet du va; eur... Vous voyez que
j'avais raison! Nous arrivons juste!...
Je ne cherchai pas à comprendre en
quoi il avait raison. Je me dépêchai de
descendre dans la barque. Il me sem-
blait que ce vapeur qui s'approchait du
ponton ne m'attendrait jamais. Mais je
vis bientôt qu'avec lui, comme avec
les hommes du bateau charbonnier, on
pouvait prendre son temps.
A peine avait-il touché le ponton que
je me préci[)itai à Iwrd, en Ixjusculant
presque des personnes qui débarquaient.
Mais une fois que je fus sur le j)ont,
s'écoula un temps tellement long qu'il
me sembla qu'il n'était plus question
de départ, et s'il n'était pas resté du
monde sur le bateau, j'aurais pensé que
nous étions au point terminus.
J 'étais énervé ; les circonstances étaient
mal choisies pour que je pusse me faire
à toutes les lenteurs de cette vie fluviale.
Il me semblait à cliaque instant que je
n'étais pas en sûreté tant que nous tou-
chions à la rive, et je m'attendais à
voir surgir des cavaliers qui feraient
signe au bateau de ne pas s'éloigner du
bord.
Enfin, nous quittâmes la rive, à mon
grand soulagement, et j'eus un peu de
tranquillité d'esprit pour regarder autour
de moi. C'était un vapeur de dimen-
sions très modestes. Le personnel du
bord se composait d'un capitaine qui
se tenait à la roue ; d'un chauffeur in-
visible, et d'un vieillard, le plus loup de
mer de la bande, dont les fonctions
ne nécessitaient pas cependant une ex-
périence navale considérable, car elles
consistaient simplement à poinçonner
des billets.
J'étais le seul passager de la plate-
forme réservée. A l'arrière, toute une
LES MAISONS AVAIENT L'aIR DE PETITES VIEILLES CURIEUSES ACCOURUES POUR VOIR
PASSER LES BATEAUX.
SECRETS D'ÉTAT
famille de touristes s'était endormie,
accablée par la beauté des rives. L'avant
était assez bien garni. C'étaient sur-
tout des gens de la campagne : une
paysanne avait à côté d'eUe un panier qui
gloussait. Ça sentait bon les œufs crottés...
Au fur et à mesure que le bateau s'é-
loignait de la ville, les stations s'es-
paçaient, les aspects du paysage va-
riaient sous un ciel un peu nuageux.
Nous traversâmes un bourg amusant,
dont les maisons avaient l'air de petites
vieilles curieuses accourues des deux
côtés de la rivière pour voir passer les
bateaux. Puis ce furent des kilomètres
inutiles sur une eau, toujours la même,
entre des plaines uniformes dont on
aurait pu, sans inconvénient, supprimer
d'énormes morceaux.
Nous devions arriver vers quatre
heures à Sinshausen, la \àlle fjontière.
C'était du moins ce qu'indiquait un docu-
ment placardé à bord et qui s'intitulait
de la façon la plus arbitraire : Horaire
du bnleaù. Il indiquait, pour les diffé-
rents embarcadères de la route, des
heures de passage, en dehors de toute
réaHté, et des noms de stations inconnues
sur n'importe quelle ligne de bateaux
du monde.
Nous arrivâmes en vue de Sinshausen
vers cinq heures. A cet endroit, le fleuve,
rigide comme un canal, s'en allait sans
dévier pendant quelques kilomètres, et
j'aperçus, de très loin, le ponton de
la \ilie-frontière. Dès lors, je fus pris
d'une angoisse terrible, et je me dis que
j'aurais dû descendre du bateau à la
station d'avant, qui se trouvait à quatre
lieues de la frontière. J'aurais bien
trouvé une carriole pour me transporter
en lieu sûr. Comment n'avais-je pas
songé à cela? ^lon signalement n'était-il
pas aux mains de ces personnes mysté-
rieuses dont je voyais la toute petite
silhouette noire sur le ponton ?
Je fus sur le point de faire une dé-
marche imprudente auprès du timonier,
et de lui offrir de l'argent pour me dépo-
ser sur la rive avant notre arrivée au
ponton.
Heureusement, je fus arrêté par cette
idée que les gens du ponton pouvaient
me voir opérer ce débarquement. Je fus
donc un peu soulagé, selon mon habi-
tude, quand je fus bien persuadé que
le mal était fait et qu'il était trop tard
pour y porter remède.
Cependant, le ponton approchait tou-
jours, et les silhouettes se précisaient.
Mon inquiétude diminuait un peu en
constatant que ces trois personnes —
elles étaient bien trois — semblaient
remuer nonchalamment, aller de droite
à gauche.
Il me sembla que si elles m'avaient
attendu, elles seraient figées sur place,
ainsi que j'étais, sur le bateau; elles
auraient eu les 3^eux fixés sur le vapeur
qui s'approchait, comme mes yeux à
moi restaient fixés sur le ponton. Il est
\Tai que l'instant d'après je pensais
exactement le contraire, et je me dis
que cette attitude paresseuse était sans
doute préméditée... Il était temps que
le bateau arrivât...
Quand il fut à cent pas du ponton, je
m'aperçus qu'une des silhouettes incri-
minées' était une vieille femme qui
balayait le ponton et que les deux
autres étaient des employés de cette
Compagnie de navigation, ainsi que leur
nonchalance inimitable aurait dû m'en
avertir... Mais je n'en avais pas fini avec
mes angoisses. Bien qu'il n'y eût aucun
\-oyageur à embarquer dans cette petite
station, le bateau s'y éternisait. Je fus
sur le point de descendre dans la ville
et de gagner la frontière à pied. Cepen-
dant aucune ombre inqmétante ne
s'entrevoyait à l'horizon. Ce fut seule-
ment au moment où nous quittions la
rive que j'eus une alerte sérieuse. Des
gens tournaient en coiu-ant le coin de
la rue, en faisant signe au capitaine d'ar-
rêter... Mais il s'agissait tout simplement
d'un petit paquet dont une femme du
pays voulait nous chai'ger.
Quand le bateau eut gagné le milieu
du'fleuve, je me sentis envahi d'un bon-
heur incroyable. J'avais pu quitter le
Bergensland!... J'aurais voulu faire des
folies, me promener voluptueusement
sur le pont, avec un gros cigare aux
lè\Tes, moi qui ne fumais jamais !
A ce moment, je pensai que je devais
SECRETS D'ÉTAT
113
avoir faim. Il n'j' avait rien à manger
à bord. Le bateau allait s'arrêter dans
une station très proche, au ponton-
frontière du pays où nous étions.
Je trouvai à cette station une petite
buvette convenablement fournie en bière,
en pain et en jambon. Le bateau resta assez
der, par des petites phrases courtes,
que je ne tentais pas de comprendre,
n'ayant fait l'interrogation que par
sociabilité, et sans attacher le moindre
intérêt à la réponse.
Il était près de huit heures quand le
bateau arriva enfin à Ruitz, au point
IL ÉTAIT PRÈS DE HUIT HEURES QUAND LE BATEAU ARRIVA EXFI.N A RUITZ.
longtemps, mais cette fois, il me sembla
qu'il partait trop tôt, tant je goûtais
la tranquillité de cette halte exempte
de périls.
Le nombre des passagers de la plate-
forme réservée ne s'était pas augmenté.
J'étais toujours seul, n'ayant comme
compagnon que le peu loquace capitaine,
qui, aux rares questions que j'essayais
de lui poser, répondait, sans me regar-
terminus. Tepuis longtemps, des chan-
tiers de bois, des usines annonçaient
l'approche de la grande ville. Puis, ce
fut la glissade lente, presque solennelle,
entre deux quais anciens, bordés de para-
pets de pierre. Le bateau se mit à mugir.
Une cloche lui répondit, sur la rive, pour
appeler les déchargeurs. Notre petit
vapeur prenait tout de suite une impor-
tance, et Sivait l'air de quelqu'un...
CHAPITRE XXVI
est dans ma nature de ne
pouvoir pas plus supporter la
^^ quiétude que l'inquiétude. Je
prends assez bien mon parti
d'un gi^os ennui, bien défini et « arrivé « ;
mais les menaces de la destinée m'affo-
lent ; et aussitôt qu'elles cessent, ce
calme et ce silence m'effraient et je pense
tout de suite à ce qui pourrait survenir
de nouveau. Aussitôt que je fus rassuré
sur le succès de ma fuite, je fus obligé
de penser à Tolberg, et je me dis qu'il
ne fallait pas perdre un moment pour
gagner Londres, faire mes révélations
au comte de Herrenstein, et mettre
tout en œuvre pour arrêter par un coup
de théâtre le procès de mon ami.
Le comte de Herrenstein était vrai-
ment la seule personne à qui je pusse
me confier. Je lui remettrais entre les
mains le secret dont j'étais porteur...
Je trahissais maintenant Herner pour
Tolberg, comme j'avais trahi Tolberg
poiir Herner.
S'il était prouvé que Herner était un
imposteur, la justice ne suivrait pas
son cotu-s, dès qu'il serait établi que la
convocation du Parlement signée soi-
disant du roi, émanait du premier mi-
nistre, toute la procédure de la Haute-
Cour serait, de ce fait, viciée. Il fau-
drait recommencer le procès, et les
juges, sans doute, auraient moins de
sévérité contre les ennemis d'un fourbe
et d'un usurpateur qui, lui-même, serait
certainement traduit en justice.
La disgrâce de Herner, c'était l'arrivée
au pouvoir de la princesse de Bavière,
c'est-à-dire du parti de Tolberg.
Après avoir quitté le bateau, j'errai
pendant quelques instants, un peu au
hasard, dans les rues de Ruitz. Je n'avais
pas dormi la nuit précédente, et j'étais
comme une loque. Et malgré moi je
songeais avec terreur à la nuit qu'il
faudrait passer dans le train. Mais il
se trouva que le sort m'accorda le répit
que je n'aurais pas voulu me donner. Le
rapide était passé une heure aupara-
vant, et le prochain ne passerait que
le lendemain matin, à huit heures.
Une heure après je reposai dans une
chambre confortable du Grand-Hôtel
de Ruitz.
Le lendemain, en partant à l'heure
dite, par l'express qui devait trente
heures plus tard me déposer à Ostende,
je trouvais que ça me manquait un peu
de n'avoir plus à mes trousses les limiers
du baron de Herner. J'avais hâte d'arri-
ver à Londres, et je ne pensais qu'au
terme du voyage. Cette journée de
chemin de fer qui serait suivie le lende-
main d'une journée de chemin de fer
et de bateau, la pluie qui ne cessa de
tomber, le sommeil exaspérant d'un
vieux monsieur qui était dans mon
compartiment, tout cela me faisait pres-
que regretter mon petit bateau. Puis,
je pensais que ma vie de cour était
sans doute terminée ; que je n'avais
pas beaucoup d'argent devant moi,
qu'il faudrait retourner à Paris, que
je me retrouverais seul dans la vie,
que je n'avais pas de compagne, et que
— c'était là le plus triste, - — je ne tenais
même pas à en avoir une...
J'étais déjà allé à Londres. Je m'y
étais plu beaucoup. Les théâtres, les
restaurants, la vie des rues m'amusaient.
Je n'y avais pas fait un long séjour,
et je m'étais bien promis d'y retourner ;
mais les ressources me manquaient pour
cela. Maintenant le destin m'y renvoyait
dans des conditions vraiment désagréa-
bles, avec une tâche à accomplir. Je ne
jouirais pas de la ville. Il était probable
qu'aussitôt les révélations faites, je
.4
SECRETS D'ÉTAT 115
retournerais tout de suite avec Herren- On rencontrait deux ou trois em-
stein à proximité du Bergensland. ployés qui avaient' l'air de ne s'occu-
De nos jours, les voyages sont trop per de rien, mais le service se faisait tout
longs, parce qu'ils sont plus courts que de même. Et le train partit quand il
naguère. Jadis un voyage, c'était une le fallut, avec quelques minutes de
partie de la xie. retard, afin de n'avoir pas l'air de raffi-
Maintenant, un voyage en chemin de ner sur l'exactitude,
fer, qu'il dure dix heu-
res ou deux jours, est
un entr'acte qui sépare
deux phases de notre
existence. C'est de la
'vàe qui ne compte pas,
de la vie sacrifiée.
Cette impression de la
longueur du voyage,
on l'a bien davantage
quand on se rend à un
endroit pour y accom-
plir une action précise.
Il semble que l'on
n'arrivera jamais au
bout de cette journée
inoccupée, et si l'on a
le malheur de compter
le temps, c'est inter-
minable. Les heures ont
soixante minutes, dont
chacune est aussi lon-
gue qu'une heure. On
est pris de déses-
poir en songeant
à ce qui vous
reste à « tirer »,
et il nous semble
miraculeux que
cela puisse finir.
J'arrivai à Dou-
vres le lendemain,
vers deux heures,
par une pluie in-
fatigable. Cette
bonne pluie an-
glaise était allée
chercher notre ba-
teau à Ostende
et l'avait accom-
pagné jusque sur
les côtes britan-
niques.
Le train de Lon-
dres était rangé
contre un mur. je vis apparamre une jeune femme en peignoir blanc.
Ii6
SECRETS D'ÉTAT
J'arrivai à Londres, et je quittai
tout de suite la gare, léger comme un
voyageur sans bagages. Je n'avais qu'un
petit sac de voyage. Un cab me con-
duisit à Easton Hôtel, où j'avais hâte
d'arriver pour demander si le comte de
Herrenstein était toujours là.
Ce tut un grand soulagement quand
on m'apprit qu'il n'avait pas quitté
Londres. Il était sorti pour le moment ;
il faisait une promenade en voiture,
mais il avait dit qu'il reviendrait pour
le dîner. Il dînait d'ordinaire vers huit
heures et demie, dans ses appartements.
J'avais déjeuné d'assez bonne heure
sur le bateau d'Ostende. J'allai prendre
mon repas du soir dans la salle à manger
de l'hôtel. J'avais résolu de voir Her-
renstein dès le soir même. J'allai me
poster devant la porte, pour voir le comte
à sa descente de voiture.
Puis je réfléchis qu'il serait peut-être
gêné d'être aperçu par moi, s'il était en
compagnie de quelque femme. Je dis
donc à un jeune homme pâle qui se
tenait au bureau :
— Quand le comte de Herrenstem
rentrera, vous me ferez prévenir dans
ma chambre.
Mais, monsieur, me répondit-il, il
doit être rentré.
Je lui fis alors passer ma carte avec un
mot. Je m'excusai de le déranger, et
je l'avertissais que j'avais une commu-
nication très grave et urgente à lui
faire.
En somme, tout s'était passé sans
encombre depuis mon départ de Schoen-
burg. Je n'avais subi que des retards
insignifiants, et j'avais la chance de re-
trouver à Londi-es, sans avoir besoin
de prolonger mon voyage, l'homme que
j'étais venu chercher...
Cependant, l'employé que j'avais en-
voyé chez le comte de Herrenstein ne
redescendait pas, et je commençais à
être un peu étonné, car je m'attendais
à être reçu tout de suite et avec empres-
sement...
Un quart d'heure se passa... Peut-
être ne tenait-il pas à me voir ? Pourquoi
donc ? Par quel mystère que je ne soup-
çonnais pas ?... Peut-être, après tout,
n'avait-on pas fait la commission
J 'allais envoyer un autre messager, quand
l'employé redescendit et me fit une ré-
ponse bien étonnante : le comte ne pou-
vait pas me recevoir ce soir, et il me
demandait de lui donner par écrit des
détails complémentaires sur l'objet de
ma visite.
J'envoyai un bout de billet : je ne
pouvais m'expliquer que de vive voix.
J'insistai sur le grand intérêt privé
et politique qu'il y avait à me recevoir
au plus tôt. Si j'avais fait spécialement
le voyage de Schoenburg à Londres,
c'était — le comte le pensait bien —
pour une affaire des plus sérieuses.
Comme ce comte de Herrenstein se
faisait prier! Pour qui me prenait-il?...
Je n'étais tout de même pas le premier
venu, et j'avais parlé à d'autres per-
sonnages !...
Peut-être l'avais-je jugé trop favora-
blement, et avais-je eu le tort de le
considérer comme un homme de con ance
à qui je pouvais dévoiler des secrets aussi
capitaux... N'était-ce qu'un amateur
d'art distingué, légèrement snob ?... Au-
rait-il un bon conseil à me donner dans
cette terrible affaire? Mais j'avais fait
le voyage ; il fallait lui parler mainte-
nant... D'ailleurs, c'était le seul salut qui
me restait...
Cependant l'employé apparut au haut
de l'escalier, et me dit que je pouvais
monter.
Les appartements de cet hôtel étaient
meublés avec une élégance française
un peu surannée. Le salon, où je fis
encore une station assez longue, et qui
était attenant à la chambre du comte,
s'ornait d'une table de palissandre et
de chaises en bois doré, capitonnées en
satin rouge. L'Hôtel Easton était un
vieil hôtel cossu, et je comprenais assez
que le comte l'eût choisi pour un voyage
clandestin...
Au bout d'un quart d'heure environ,
la porte s'ouvrit et je vis paraître une jeune
femme en peignoir blanc, blonde, petite,
assez grasse, et qui ne ressemblait que
d'une façon assez lointaine à Mme de
Einstein.
Cette personne, qui s'exprimait en
SECRETS D'ÉTAT
117
français avec une certaine difficulté,
a\-ait un air poli, mais un peu hostile.
Elle me dit que le comte était très souf-
frant, et qu'il me priait, si c'était possible,
de lui confier à elle tout ce que j'avais
à dire... Je répondis avec ime cour-
toisie un peu froide et légèrement impa-
tientée, que les secrets que j'apportais
n'étaient pas les miens, et qu'il ne m'était
— Le comte est très souffrant. Il ne
peut pas supporter la lumière... Il vous
prie de l'excuser s'il vous reçoit dans
l'obscurité...
C'était vraiment un peu déconcertant,
mais en somme cela pouvait s'expli-
quer. Ce qui m'inquiéta le plus, ce fut
le ton un peu bizarre de la dame quand
elle me posa ces conditions.
J'APERÇUS DANS UN FAUTEUIL, LES TRAITS DÉCOMPOSÉS, SA MAJESTÉ CHARLES XVI.
possible de les confier qu'au comte de
Herrenstein. La dame garda un instant
le silence, puis elle disparut à nouveau
dans la chambre à côté. Nouvelle attente
énervante. Je finissais par penser que je
ne verrais jamais le comte de Herrenstein.
La porte, au bout d'un instant assez
long, se rouvrit. Je vis apparaître une
seconde fois la jeune femme. Elle avait
un^ air embarrassé... Elle allait m'intro-
duira auprès du comte de Herrenstein.
Puis elle ajouta, d'un air plus gêné
encore :
N'était-ce pas un faux comte de
Herrenstein que j'allais rencontrer dans
cette chambre... Les imaginations les
plus folles me passèrent par la tête...
Je me laissai cependant conduire jus-
que dans la chambre, et je pris place sur
im fauteuil. Le comte était en face de
moi, et je ne voyais rien dans cette
pièce parfaitement noire. La lumière
du salon n'y pénétrait pas, car les deux
pièces n'étaient pas attenantes, comme je
l'avais cru : un petit cabinet les séparait.
N'était-ce pas imprudent de parler ?..
Il8
SECRETS D'ÉTAT
Avais-] é vraiment de%-ant moi le comte
de Herrenstein ?... Je me lançai subite-
ment dans mon récit, pour faire cesser
en moi toute indécision. Puis, le plus
lentement que je pus, je racontai ma
visite au château royal le matin du jour
où le ministre et moi nous avions trouvé
la maison vide. Je dis l'inquiétude de
Hemer en voyant que Sa ^lajesté n'était
pas rentrée, surtout après les renseigne-
ments qu'il avait reçus sur les complots
anarchistes. Puis, j'arrivai à notre expé-
dition pour retrouver le roi. J'eus un
moment d'hésitation, quand il fallut
parler de notre horrible découverte, car
je m'étais souvenu à ce moment des
liens d'amitié qui unissaient Herrenstein
au roi défunt, et je baissai la voix pour
lui annoncer cette \ieille et affreuse
nouvelle... Dès que je parlai des débris
de la voiture, il me sembla qu'il remuait,
et je sentis son attention aux aguets
dans les ténèbres. Je continuai d'une
voix plus basse encore ; je parlai des
ossements, de ce qui restait des deux
hommes... Ses soupirs oppressés devinrent
des sanglots. J'entendis alors une plirase
dont je ne m'expliquai pas le sens ; une
voix désespérée répétait : « Herrenstein
est mort ! Herrenstein est mort ! «
Je me levai :
— Mais alors vous n'êtes pas ?...
Il ne me répondit point, mais il tourna
un bouton d'électricité, et j'aperçus
devant moi, sur un fauteuil, les traits
décomposés, les yeux malheureux. Sa
]^Iajesté Charles XVI, roi du Bergens-
land...
CHAPITRE XXVII
K^i^'E- jour où le roi setait_^ décidé
\^^ à quitter son château, et à dis-
paraître pour un temps indé-
terminé, sa liaison avec Marie,
sœur de Mme de Linstein, durait depuis
longtemps déjà.
Le roi, je l'ai dit, était faible, et il
aimait les femmes. Il eut un moment de
folie un soir qu'il la reconduisait de
Kreuzach au château voisin...
Marie n'avait jamais eu d'ami dans
sa vie. Elle s'attacha imprudemment
à cet homme tendre, si riche d'esprit,
si inventif dans la câlinerie, si distrayant
vraiment, et qui animait tant la vie
d'une femme que les heures passées
loin de lui paraissaient vides et désolées.
Ce fut bientôt pour elle un besoin impé-
rieux d'être toujours avec lui, de l'avoir
tout à elle. En somme cette même mala-
die de jalousie qui possédait sa sœur
aînée, — sa sœur et tant d'autres, —
une jalousie sauvage et sans merci,
s'éveilla dans son cœur. Mme de Lins-
tein, pour défendre son bien, faisait
aux autres femmes une guerre farouche.
Marie, ennemie insoupçonnée, lui fit
une guerre aussi âpre pour lui prendre
son amant, et le garder tout à fait à elle.
L'affection ancienne, le sentiment fami-
lial très profond qu'elle avait pour Mme
de Linstein, tout cela fut réduit à rien
Elle combattit sa rivale avec d'autant
plus de succès que l'autre, ne se doutant
de rien, se trouvait sans défense.
Pour détourner les soupçons de la
maîtresse en titre, on avait imaginé un
fUrt entre la jeune femme et le comte de
Herrenstein qui, dans cette affaire,
n'était que le confident du roi. Chaque
soir, Herrenstein reconduisait Marie au
château de Reinig. La jeune femme,
en s'en allant, embrassait sa sœur, et
tendait la main au roi, et le sensible
Charles XVI était torturé, en voyant
la détresse qu'exprimait le visage de
Marie, navrée de le laisser ainsi « avec
une autre ».
Depuis longtemps, chaque fois qu'ils
pouvaient se trouver ensemble, c'était
entre eux des scènes déchirantes. Elle le
suppliait de l'emmener avec lui pendant
quelques semaines, pour recommencer
avec elle un de ces voyages qu'il avait
faits jadis avec Mme de Linstein et dont
celle-ci, avec une cruauté inconsciente,
avait tant parlé à sa jeune sœur.
Le roi avait passé des heures abo-
minables à refuser d'abord, à promettre
enfin, à souffrir du remords d'avoir
promis.
Tout ceci se passait au moment où
j'étais à Schoenburg et où j'avais été
présenté au roi. Les paroles mystérieuses
qui s'étaient échangées entre Charles XVI
et le comte de Herrenstein le jour
de mon arrivée au château, cet entre-
tien secret, avaient trait à 'ces débats
douloureux. Puis comme il fallait en finir,
comme il ne supportait plus cette vie,
à la suite d'une scène presque tragique
qui s'était passée au château de Reinig,
il avait, excédé, décidé de partir brus-
quement, en chargeant Herrenstein de
deux messages : l'un pour Mme de Lins-
tein, l'autre pour le baron de Herner.
Le roi avait pris le train le même
soir avec Marie, pendant^^^que le mal-
heureux Herrenstein montait dans le
landau royal que les nihilistes atten-
daient au passage dans la carrière aban-
donnée
L'explosion avait tout anéanti : le mes-
sager et les messages. La lettre qu'il
portait à Herner, celle qu'il devait re-
mettre à Mme de Linstein, et où le roi
indiquait à sa maîtresse qu'une raison
politique mystérieuse l'obligeait à s'en
SECRETS D'ÉTAT
aller. C'était en somme la même défaite
que nous avions trouvée, le ministre et
moi, quand il s'était agi de calmer les
inquiétudes de Mme de Linstein. Il
allait justement, au moment où j'arri-
vais à Londres, écrire au ministre pour
lui dire qu'il prolongeait son vo3'age, et
mes révélations, comme bien l'on pense,
modifièrent ses projets.
Le baron de Herner n'eut donc pas
la surprise de recevoir la lettre d'un mort...
Mais il ne perdait rien pour attendre,
et on lui ménageait d'autres stupéfactions.
Quand le roi m'eut tout raconté, il
fit venir son amie. Il l'avait priée de le
laisser seul avec moi, en lui disant qu'il
se passait des événements graves à Schoen-
burg. C'est pendant ces quelques instants
qu'il me fit toutes ces confidences, comme
au seul ami qu'il eût au monde. Je crois
qu'il eut un grand soulagement de trou-
ver un ami qui fût un homme. Il avait
eu pendant quelques semaines quelques
moments très malheureux, et il n'avait
rien osé en laisser paraître pour ne pas
gâter chez Marie la joie de l'avoir à elle
sans partage.
Mais lui ne supportait pas le remords
d'abandonner ainsi Mme de Linstein.
Il eût voulu prendre le temps de pré-
^rer la jeune femme à l'idée de son re-
tour à Schoenburg. Je sentis qu'il fallait
être énergique à sa place.
Je lui représentai que Marie était
déjà préparée par ma visite. Les nou-
velles que j'étais censé apporter four-
nissaient, pour justifier notre retour
immédiat, des raisons impérieuses, et
que nous ne pourrions plus retrouver
les jours suivants.
On fit venir la jeune femme, et le roi
lui dit devant moi que le lendemain
même il était obligé de retourner dans
ses Etats.
Elle le connaissait, et savait bien
que si même il était disposé à rester
avec elle, s'il retournait là-bas, iJ ne
romprait pas tout de suite avec Mme de
Linstein. Elle se disait donc qu'au moins
pendant quelque temps, il lui faudrait
se priver de vivre avec le roi... Elle nous
écouta sans mot dire, en hochant faible-
ment la tête. Puis elle sortit de la cham-
bre...
CHAPITRE XXVIII
"^■^[^^ u'EST-CE que vous dites,
sieu ? me demanda avec
fort
de
à Londres,
Est-ce que
Sa Majesté
Mossieu, je
:\Ios-
un
accent allemand le baron
Gentz, qui représentait,
l'Etat du Bergensland...
vraiment c'est possible...
serait à Londres ?. . Non,
ne puis croire...
Et il tournait dans ses courtes mains
gantées de gris perle la lettre que m'avait
confiée le roi. Il se résigna enfin à rou\Tir,
et son nez écrasé se mit à soupirer d'émo-
tion dans la touffe de sa moustache et de
sa barbe...
— Oui, oui, il faut aller tout de suite
au ministère des Affaires étrangères...
le ministre lui-même je dois voir pour
cette affaire. Si la jeune femme s'est tuée
cette nuit, si la police est déjà prévenue,
il n'y a aucun temps à perdre, Mossieu,
pour arrêter cela... Oui, oui, Mossieu,
nous l'arrêterons, dit-il en haussant les
épaules, comme si j'avais mis en doute
sa puissance... Mais à la véiité, quelle
surprise, Mossieu, que le bien-aimé sou-
verain soit à Londres !...
Il ajouta que certes il viendrait le
voir avant une heure.
JE TROUVAI LE ROI AUPRES DU
LIT OU GISAIT LA JEUNE FEMME.
SECRETS D'ÉTAT
Je lui dis alors que le roi préférait ne
recevoir aucune visite, qu'il viendrait
lui-même à l'ambassade dans le courant
de l'après-midi. Mais il priait l'ambas-
sadeur de ne dire un mot à qui que ce
fût de sa présence à Londres, sauf au
ministre anglais, si c'était nécessaire.
J'ajoutai que sous aucun prétexte il
ne fallait en référer à Schoenburg. A
la vérité, Sa Majesté, tout à sa douleur,
ne m'avait fait aucune de ces obser\'a-
tions, mais c'est moi qui avais pris cela
sous ma responsabilité. Je me formais
peu à peu ; je prenais de l'initiative :
j'acquérais des qualités d'homme d'Etat.
Quand je rentrai à l'hôtel, je trouvai
le roi à la place où je l'avais quitté, auprès
du lit où gisait la jeune femme. Cette
nuit même, au moment où il me recon-
duisait après notre conversation, nous
avions entendu un coup de feu. Aussitôt
qu'elle avait su qu'elle ne vi\Tait plus
avec le roi, Marie avait couru à la mort
comme un prisonnier court à une porte
ouverte. Elle n'avait laissé sur sa table
aucun mot d'écrit. Elle savait très bien
que l'on comprendrait.
Ce n'était pas une méchante femme,
mais elle voulait être heureuse à tout
prix, et ce besoin avide, comme animal,
d'être satisfaite, l'avait rendue coupable
de toutes les cruautés. Ainsi elle montra
qu'elle n'avait pas la force de renoncer
au bonheur
Ce qui sauva le roi, c'est qu'il était le
roi. Mais si sa vie n'avait pas été occu-
pée par d'autres choses que par l'amour,
je crois qu'il se serait tué, lui aussi,
plutôt que d'aller retrouver, auprès de
de Mme de Einstein, un autre remords.
Mais il n'était pas un amant autant
que Marie était une amante. Quand
l'amour prend ces pauvres êtres dé-
sœuvrés, il les prend tout entiers.
CHAPITRE XXIX
veille au soir, je n'avais
^_ ^ - pu que parler assez briè\e-
SMJ^'^J ment au roi. Il avait lu dans
les journaux les gi'ands évé-
nements du Bergensland. Il avait eu
connaissance de la convocation du Parle-
ment, et il s'était dit que Herner agissait
bien en poursuivant cette affaire avec
rigueur. Comme il laissait toujours à
son premier ministre une grande ini-
tiati\'e et une grande liberté, il ne s'était
pas étonné qu'il eût utilisé, pour convo-
quer la Haute-Cour, les blancs-seings
qu'il lui avait laissés.
A la vérité, il avait été un peu étonné
de ne recevoir aucune nouvelle du mi-
nistre, car dans le message qu'il a\'ait
chargé Herrenstein de porter au château
royal, il donnait deux adresses où des
télégrammes pouvaient lui être adressés
par Herner, en cas de besoin urgent.
Il s'était dit cependant que le ministre
avait dû agir avec rapidité et n'avait
pas eu le temps de prendre l'ordre du
souverain, dans une circonstance évi-
demment d'une haute gravité, mais où
l'avis du roi n'était pas douteux.
Herner était sûr, étant donné les
idées de Charles XVI, esprit libéral,
mais monarque, en somme, assez ferme,
que les mesures énergiques prises par
le Gouvernement seraient certainement
approuvées par le roi.
Le silence de Herrenstein l'avait d'au-
tant moins surpris que le comte, d'après
leurs conventions, ne devait écrire ou
télégraphier que dans le cas d'un gros
ennui. L'absence de nouvelles signi-
fiait : bonnes nouvelles.
Le roi me donna l'assurance que la
peine capitale qui serait certainement
prononcée contre Tolberg serait commuée
en un bannissement perpétuel. Il ajouta
qu'il prendrait telles dispositions pour
que Bertha pût suivre son ami dans
son exil.
J'emmenai le roi le plus tôt que je pus
loin des tristes souvenirs de l'hôtel
Easton. Mais je comprenais bien qu'il
ne pouvait pas rentrer tout de suite à
Schcenburg et retrou^'er Mme de Einstein
à qui il faudrait cacher toute sa dou-
leur.
Nous restâmes quelques jours à
Bruxelles. Charles XVI était dans un tel
état d'esprit qu'il n'eût pas toléré la
vie des champs. Dans la vie des villes,
sa tristesse était moins accablante ; il
jouissait malgré lui de tout ce qu'il
voyait des hommes et des choses. Il avait
une faculté singulière pour reconstituer
la vie des gens rien qu'en les voyant
passer... C'est cette faculté de profiter
des êtres, de prendre plaisir à leurs
gestes, de saisir tout leur charme
apparent ou caché, qui faisait de lui
un amant si attaché, si constant et
si naturellement infidèle. Sa passion était
d'une clairvoyance admirable ; il distin-
guait en une femme toutes ses séductions
qui le retenaient très sûrement à elle.
Mais il était sensible à d'autres charmes
pour peu qu'il s'en approchât. L'être
aimé était aimé par lui mieux que par
n'importe quel amant, mais il n'était
pas aimé exclusivement. Ses maîtressses
avaient peut-être raison de le garder
aussi jalousement, comme un Turc garde
ses femmes.
Je me souviens qu'un soir où il avait été
particulièrement triste, il m'avait dit
avec une sincérité profonde que jamais
il ne goûterait plus de joie dans la \ie.
Ce soir-là, nous nous rendîmes ensemble
dans une sorte de music-hall d'été. Une
petite fille de seize ans qui vendait des
bouquets s'approcha du roi, dont la tris-
tesse se fit tout de suite un peu plus atten-
124
SECRETS D'ÉTAJ
drie. Il la pria de s'asseoir à une table,
dans le jardin. Il la retint à causer avec
lui pendant une heure, et je crois qu'il
l'aurait emmenée à l'hôtel ; mais il n'osa
pas, à cause de moi...
Je ne voulais pas trop le presser pour
rentrer à Schoenburg. Mais je pensais que
le procès de Tolberg devait être commencé.
Je craignais qu'une fois la sentence ren-
due, Herner ne précipitât les choses.
Qui sait même si, pour se débarrasser de
son ennemi, il n'était pas homme à ima-
giner quelque suicide ?... Mais le roi, à
qui je fis part de mes craintes, me
répondit qu'elles étaient sans fondement.
— Vous ne connaissez pas Herner
comme je le connais. Certainement c'est
un homme que rien n'arrête, mais il
est incapable d'un crime inutile. Ainsi,
vous, par exemple, mon brave Hum-
bert, il ne vous aurait jamais tué parce
qu'il avait la ressource de vous coffrer...
Rien ne l'avait tant égayé que l'his-
toire de ma fuite. Il répétait qu'il aurait
bien voulu voir Humbert en prisonnier,
et que, d'ailleurs, il s'offrirait un jour
cette joie-là.
Enfin, une dizaine de jours après avoir
quitté Londres, il me dit un matin :
— Nous allons rentrer à Schoenburg.
Le rapide nous y amenait le lende-
main au point du jour. Nous descen-
dîmes de la gare à pied. Le roi traversa
sa bonne ville endormie. C'était la pre-
mière fois de sa vie qu'il la voyait à
cette heure.
En passant sur la place de l'Hôtel-de-
Ville, le roi, qui me tenait familièrement
par le bras, s'arrêta. Il regarda autour
de lui toutes ces vieilles maisons silen-
cieuses. Ce n'était pas uniquement le
froid du matin qui lui mouillait les
paupières. Charles XVI aimait bien son
vieux Schoenburg...
La sentinelle du palais ne reconnut
pas cet homme de forte taille, qui rentrait
à cette heure matinale, le col de son
ulster relevé.
Nous montâmes jusqu'à ma chambre,
qui était telle que je l'avais laissée. Le
roi trouva qu'on m'avait mal logé. Comme
il restait de l'eau dans le pot à eau.
Sa Majesté se débarbouilla. Puis, pendant
que le palais dormait encore, nous des-
cendîmes tous les deux dans mon cabinet
dont je fermai soigneusement la portet
C'est là que le roi, sans être vu, devai*
attendre l'arrivée de Herner.
Comme il était fatigué, il s'étendit
sur un canapé où il sommeilla, tandis
que trop énervé pour dormir, je m'as-
seyais à mon bureau, et je commençais
machinalement à dépouiller les piles
énormes de journaux qui, en mon absence,
s'étaient amoncelés sur ma table.
Vers six heures, j'entendis le bruit
des garçons de bureau qui arrivaient.
L'un d'eux ouvrit la porte du cabinet
de Herner, et s'en vint jusqu'à la porte
du mien. Mais je lui criai que je m'étais
enfermé pour travailler, et qu'il ferait
le cabinet plus tard.
Vers neuf heures, je me mis à la fenêtre
et je guettai impatiemment la venue de
Herner. Le roi s'était levé et s'était
mis à mes côtés, et nous vîmes ensemble
le premier ministre qui traversait la cour
et se dirigeait vers le perron d'entrée,
d'où il s'apprêtait à gagner innocemment
son cabinet... c'est là que l'attendait une
surprise assez considérable.
De Londres, j'avais écrit à Herner une
seconde lettre où j'expliquais que mon
absence serait un peu plus longue que
je n'avais prévu.
Je suis sûr que le ministre n'avait pas
cru à mon histoire, et qu'il était bien
persuadé que j'avais voulu fuir...
J'avais laissé le roi dans mon petit
bureau, et je m'installai dans le cabinet
du ministre. Quand il ouvrit la porte,
il eut un sursaut d'étonnement. Ma ren-
trée bouleversait évidemment toutes ses
prévisions.
Il se remit assez promptement pour
me dire :
— Ah ! vous voilà de retour ? et me
tendre la main avec une parfaite aisance.
— Monsieur le ministre, lui dis-je,
avec une certaine émotion, je suis revenu
encore plus tôt que je ne pensais... C'est
que je venais réclamer de vous l'exé-
cution d'une promesse...
Il semblait m'é coûter distraitement
et classer des papiers avec attention.
- — J'ai vu, continuai-je, que le comte
SECRETS D'ÉTAT
de Tolberg avait été jugé et condamné.
Vous m'avez dit que, pour le principe,
vous teniez à avoir une condamnation
contre lui, mais \ous m'avez promis
qu'après la condamnation, vous prendriez
en sa faveur une mesure de clémence...
Il sembla regarder avec une application
scrupuleuse des papiers quelconques qu'il
était en train de ranger.
— Sans prendre aucun engagement,
répondit-il au bout d'un instant. J'ai
dit et je répète que je ferai mon possible
pour vous donner satisfaction. Dès de-
main je réunirai les ministres, et nous
\errons si nous pouvons remettre le
dossier à la compagnie des grâces. Je
pense qu'avec mon appui, ce sera chose
faisable.
— Monsieur le ministre, lui dis-je,
excusez-moi si je réclame de vous une
promesse plus formelle.
J'avais pris un ton ferme que je ne
me connaissais pas. Ah ! je n'avais pas
peur de parler à un ministre, quand
j'avais un roi derrière moi !...
Il fut étonné de cette assurance. Il
me regarda et me dit, avec une ceitaine
hauteur, que je n'avais qu'à me fier à
lui. Et il se demandait de quel droit...
Je répondis que ce droit, je le tenais de
lui-même.
Il avait bien voulu m 'honorer de sa
confiance en me faisant le dépositaire
d'un certain secret...
Il y avait bien longtemps qu'il m'avait
compris, mais il attendait pour se mettre
en colère que je me fusse expliqué nette-
ment et sans équivoque. Maintenant il
était forcé de comprendi'e...
— C'est ce qu'on appelle du chantage,
me dit-il.
Et je vis s'allumer dans ses yeux ce
même éclair de sauvagerie et de bru-
talité qui les faisait briller quand il par-
lait d'un de ses ennemis : la princesse
Eisa, par exemple. II était maître de
laisser ou de ne pas laisser pénétrer la
colère en lui, mais aussitôt qu'elle y
entrait, il en était saisi tout entier.
— Chantage ou non, répondis-je, je
désire avoir de vous, monsieur le ministre,
la promesse que je vous ai demandée.
— Vous n'aurez rien, me dit-il ; je
ne cède pas aux menaces.
Je restai un moment sans rien dire.
J'étais maître de mon coup de théâtre.
J'avais demandé au roi la lettre de grâce
de Tolberg, et je n'avais qu'à la tendre à
Hemer, il serait confondu, comme dans
ces mélodrames où le traître vaincu
courbe la tête, et se jette ensuite dans
un précipice, en criant : « Vous ne m'au-
rez pas vivant ! »
Mais la vérité, c'est que c'était assez
de comédie, et que je sentis malgré moi,
à ce moment, une sorte de respect pour
cet homme qui méritait sans doute qu'on
se vengeât, mais non qu'on se jouât
de lui. Et je sentis aussi qu'en apprenant
que son souverain était encore en vie,
il allait éprouver une grave émotion.
De sorte que je ne lui dis plus rien des
choses dramatiques que j'avais pré-
parées, et que les larmes me vinrent aux
yeux, malgré moi. Je lui mis la main
sur l'épaule, et lui criai, la gorge serrée,
le plus \dte que je pus :
— Le roi est vivant ! Il est là !...
/
CHAPITRE XXX
^^l^^ous voilà, usurpateur ! a\-ait
r/^ dit Sa Majesté.
-'^ Le ministre et son roi s étaient
regardés en silence, et j'avais
compris en lesvoyant quels liens profonds
les unissaient auprès de ce Bergens-
land, dont l'un avait la garde hérédi-
taire et à qui l'autre s'était consacré.
Le roi vivant, il ne restait de la cul-
pabilité de Herner que l'histoire de quel-
ques faux, dont on ne parla point. Une
personne de plus était dans la confi-
dence, et connaissait la conduite auda-
cieuse du premier ministre. J'aimais
mieux cela. Quand j'étais seul avec Her-
ner à porter ce secret, je trouvais qu'il
pesait un peu lourd srur mes épaules.
Mme de Linstein apprit avec une
grande douleur la mort de sa sœur et de
son ami Herrenstein, victimes d'un ac-
cident d'automobile en Angleterre.
Ainsi que le roi l'avait promis, la peine
l'éducation de l'héritier présomptif entre -MES MAINS, C'ÉTAIT POUR HERNER
UNE GRANDE SÉCURITÉ.
SECRETS D'ÉTAT
127
de Tolberg fut commuée en un ban-
nissement. On ne pouvait pas gracier
complètement un homme dont la cul-
pabilité était aussi indéniable, mais la
clémence roj'ale n'avait pas dit son
dernier mot. Un jour d'oubli viendrait
où l'on pourrait faire mieux.
En attendant, Charles XVI fit con-
naître officieusement à la Chambre des
divoices qu'il était favorable au divorce
de Beitha. Sa Majesté eut la bonté de
distraire de sa cassette privée une somme
de vingt-cinq mille livres, dont il me
faisait soi-disant présent, et que je
remettrais en mon nom propre à Tol-
berg, pour l'aider à vivre à Paris, jusqu'au
jour où sa famille s'humaniserait... Le
roi connaissait à peine Tolberg et s'in-
téressait d'une façon très superficielle
aux malheurs de Bertha, mais il se
plaisait beaucoup à me faire plaisir.
Jamais banni ne s'embarqua si joyeu-
sement pour l'exil que le comte de Tol-
berg. Bertha ne prenait pas le train en
même temps que lui, pour ménager
les apparences, mais elle devait le rejoin-
dre^ à Erstadt, la première station du
rapide. Quand j'accompagnai mon ami
à la gare, il m'apprit comment il avait
remplacé, au dernier moment, celui des
conjurés que le sort avait primitivement
désigné, et qu'une maladie avait rendu
indisponible.
A quelques jours de là, je fus mandé
au château de la princesse Eisa, et je
m'y rendis avec un certain frémissement..
Je savais que c'était une jeune femme.
On m'avait bien dit qu'elle n'était pas
très jolie ; mais c'était une princesse
et j'avais fait souvent ce rêve fantaisiste
et inavoué qu'il se passerait^ quelque
chose entre elle et moi....
Mais elle était décidément trop courte,
trop rouge de teint, et trop duvetée sous
les joues et dans le cou.
Elle me dit qu'elle avait causé avec le
roi, et que je lui serais très agréable si je
voulais me charger de l'éducation des
jeunes princes. Bôlmoller avait perdu
toute espèce de prestige aux yeux de
ses élèves.
On l'avait nommé je ne sais pas
quoi, inspecteur général de quelque
chose d'insignifiant. L'éducation de l'hé-
ritier présomptif entre mes mains, c'était
une grande sécurité pour Herner, qui,
ainsi, ne craignait plus les menées dés
Bavarois.
Tout va désormais paisiblement à
la Cour et chez Mme de Einstein. Le
roi, très assagi au point de vue senti-
mental, s'occupe un peu plus des affaires
publiques, et continue à guerroyer contre
l'autoritarisme de son premier ministre-
Mais il prétend que Herner fera un jour
un libéral excellent ; de même que les
anciens libéraux font d'excellents mi-
nistres autoritaires.
— Il est bon, me dit le roi, d'avoir
pratiqué les deux opinions...
l.,iP. KAPP, PARIS
UN AVIATEUR
Copyright 1911, by
Pierre LAFITTE & C"
UNE AUTOMOBILE A LA PORTE DU PARC MUGIT ET
MADEMOISELLE NICOLE PARUT (P. ']?,)'
VALENTIN MANDELSTAMM
UN
AVIATEUR
Illustrations de KOISTER
W*37
IDÉAL-BIBLIOTHEQUE
PIERRE LAFITTE & C
90, AVENUE DES CHAMPS-ELYSÉES, 90
A
R
I
UN AVIATEUR
PREMIERE PARTIE
LA PREMIERE ASCENSION DE GILLES LEBRISARD
Dans son enfance la plus bégayan- quel, ayant fait, dans son prin-
te, encore au temps des robes, des temps, la guerre au Mexique, par-
bavettes et du voiturin, Gilles mani- fois se laissait aller à dire que
festait déjà un amour curieux de tout les jeunes gens doivent jeter leur
ce qui touche les domaines atmos- gourme, voir du pays et des hom-
phériques. mes, et ne pas borner leurs regards
Issu du sieur Thomas Lebrisard, au seul horizon du Livre de Caisse,
notable commerçant (tissus et laina- D'ailleurs, bien qu'il eût fait fortune
ges), et de son épouse légitime, la à vendre des boutons de guêtres en
dame Céleste Roumerie, sans pro- celluloïd, on le regardait volontiers
fession, — par suite de quel atavisme dans la famille comme un esprit
ce rejeton de fieffés bourgeois, timo- libertin, et Mme Lebrisard, redou-
rés, inertes, nourris de père en fils tant qu'il inculquât de tels principes
et de mère en fille dans l'abon-
dance, la routine et le culte so-
lide de l'or, apportait-il, en ve-
nant à naître, la pas-
sion d'un sport témé-
raire entre tous, de la
plus aventureuse des
sciences, ce désir uni-
que et incandescent de
ceux qui sont prédesti-
nés, et dont la voca-
tion est aussi claire-
ment tracée à l'avance
que si une ligne de
rails se déroulait
sous l'élan de leur
vie?
Tenait-il du grand-
père Roumerie? bon-
homme aux joues
creuses, avec un nez
en bec-de-corbin et dans sox enfance, gilles manifestait déjà un amour
1 ^ . ^ CURIEUX de tout ce qui
aes yeux misants, le- touche les domaines atmosphériques (p. 5).
^ UN 'AVIATEUR €
au petit-fils quand celui-ci aurait l'âge
de raison, désapprouvait avec auto-
rité l'ancêtre.
Elle ne savait point, la chère per-
sonne, combien cette précaution était,
LE GRAND-PÈRE ROUMERIE AVAIT FAIT LA GUERRE
AU MEXIQUE (p. 5).
en fait, illusoire! Et vraiment, si les
paroles, un spectacle, des écrits tels
que l'histoire de la malle volante,
incluse aux merveilleux contes d'An-
dersen, ou, plus tard, les exploits de
Robur le Conquérant, avaient pu
frapper cette imagination et désobtu-
rer certains alvéoles de ce cerveau,
l'expérience prouve qu'en pareil cas
la graine est dans l'homme, enfouie
par un mystérieux semeur; les inci-
dents la font germer plus ou moins
vite, voilà tout; et ne fallait-il pas
avoir « ça dans le sang » pour suivre.
baby joufflu, d'un œil si attentif, les
cerfs-volants manœuvres par de rapi-
des gosses, pour invoquer si impé-
rieusement, des deux bras, les grap-
pes d'aérostats multicolores que pro-
mènent, au bout d'une ficelle,
des camelots en général suran-
nés, et pour accueillir
avec un respect si total,
une si claire extase, le
grand ballon de baudru-
che opaque, orné d'un
coq en exergue, que
Mme Lebrisard, retour
du Louvre, lui apporta
un soir?
Or, dès qu'il fut mis
en possession de cette
chose élastique et qui dé-
tient le pouvoir de s'éle-
ver au plafond, l'ayant
auscultée et palpée, il
tint à y fixer, de ses doigts ba-
lourds, un esquif en papier où,
sous sa direction, la bonne avait
préalablement figuré un excur-
sionniste élémentaire.
Puis, lorsqu'en des époques
qui suivirent, Gilles se fut ini-
tié à l'art du dessin, il coloriait
non sans goût ces effigies et fit
preuve d'un sens assez inventif
créant un parachute de papier
pelure, qu'on déclanchait par un
jeu de fils et grâce à quoi la na-
celle, libérée, descendait doucement,
venait, comme un papillon, se poser
sur le tapis avec son équipage peint.
— Celui-ci deviendra ingénieur,
prophétisa le grand-père.
— Aéronaute! rectifiait nettement
Gilles Lebrisard.
*
* *
Qui de nous n'a éprouvé, en cer-
tains rêves, l'illusion d'un pouvoir
^ UN AVIATEUR ^
volant? Il y a quelque chose de sur-
humain à se sentir libéré de la pe-
santeur, et peut-être, selon les paroles
d'un moine médiéval, tonnant contre
ceux qui cherchent à inventer de tel-
les machines.
Dieu interdit aux
hommes de vo-
ler parce que
« cela les ferait
trop ses pareils».
Il semble, au
cours de ces
phantasmes, que
l'on échappe au
temps comme à
la gravité. Une
âme légère, une
âme d'oiseau vit
en nous. Les
lois mortelles ne
nous tiennent
plus tributaires.
Notre domaine c'est l'air impondéra-
ble et bleu. D'un coup d'aile, nous
effaçons la laideur de cette vie ter-
restre, nous laissons bien loin de nous
les tares assujettissantes dont le dé-
tail s 'estompe dans la brume du loin-
tain.
Et Gilles Lebrisard, aéronaute-né,
faisait, plus fréquemment que tout
autre, ce songe qui, à son intelli-
gence nocturne, se présentait ainsi:
Soutenu par des antennes mécani-
ques, qu'il manœuvrait, sans besoin
de gestes, par sa seule volonté, il
évoluait très haut dans l'espace.
C'était, sur sa tête, une voûte de
ciel constellé; à ses pieds, dans une
ombre profonde, il percevait une agi-
tation, des rumeurs assourdies par
la distance.
Alors, se rapprochant un peu du
sol, il distinguait un promontoire, la
mer, et, sur un îlot rocheux, une cita-
delle crénelée, avec de grosses tours;
puis il découvrait un jardin, bosquets.
ssTTtj iTT . iw^:!m^mm
L HISTOIRE DE LA MALLE VOLANTE AVAIT
FRAPPÉ SON IMAGINATION (P . 6).
fontaines jaillissantes; et, près d'une
pièce d'eau, accoudée à la balustrade
d'un kiosque, une femme, la face
voilée. Comme si elle l'eût deviné à
travers l'espace, elle levait la tête,
écartant ses voiles, et l'appelait de
tout son visage éploré, de ses yeux
pleins d'absolue détresse, de ses
mains tendues vers lui.
Gilles Lebrisard ne la connaissait
^ UN AVIATEUR €
pas et il lui semblait pourtant la
reconnaître. D'une plongée rapide et
verticale, il était descendu; il atterris-
sait; elle accourait, se jetait dans ses
bras, en criant: « Sauvez -moi de lui,
ce monstre qui m'emprisonne... » Et
Gilles, sans en demander davantage,
imprimant le mouvement voulu à son
appareil, repartait dans l'atmosphère,
chargé d'un fardeau qu'il se sentait
déjà plus cher que l'existence — et
cela juste à l'instant où un individu,
glabre, coiffé d'un turban, et l'air
égaré, se précipitait, appelait des
sbires et des archers auxquels, fu-
rieusement, par gestes épileptiques,
il désignait les fuyards. D'ailleurs,
sans se soucier de lui, silencieux, ils
dominaient la mer sombre.
Mais Gilles Lebrisard, qui, un ins-
tant, avait pu goûter cette féHcité
surnaturelle que tous nous attendons
en vain, s'apercevait que, contre son
sein palpitant, sa compagne était
morte; sa bouche n'avait plus d'ha-
leine, ses prunelles se trouvaient ter-
nies. Et alors, envahi d'un désespoir
atroce, il sentait sombrer toute son
énergie, sa volonté défaillante ces-
sait de soutenir sa nef, il se laissait
choir à l'abîme qui l'engloutissait...
et il se réveillait en sursaut.
Ainsi, jusque dans son sommeil,
venait le hanter ce thème constant
de ses pensées, car il se souvenait
s'être toujours promis: j'inventerai la
machine volante.
*
* *
C'était, vers la sixième année, un
moutard orgueilleux à se couper la
langue plutôt que de pleurer « devant
le monde », têtu à se passer de nour-
riture pour une idée, d'humeur quel-
que peu despotique et batailleuse,
mais brave diable au fond : sous une
blonde toison bouclée, il avérait un
visage aux yeux francs, avec un pro-
fil aquilin, dont l'architecture fut
toutefois compromise par ce qui s'en-
suivit d'une première tentative aéro-
nautique.
A Vernouillet, chez le grand-père
Roumerie, un jour d'août, sur le coup
de midi, une échelle se trouvait appH-
quée contre le mur de la maison.
Deux étages. L'échelle appartenait
à des ramoneurs. Ils l'avaient laissée
là et s'en étaient allés déjeuner. Cette
minute fut élue par Gilles pour réaU-
ser un projet conçu le matin même
et mûri dans le silence.
Ayant mobilisé trois parapluies,
hôtes habituels du porte-manteau, il
les ouvrit, en assembla les manches
au moyen d'une corde, relia les extré-
mités pour donner du raide au sys-
tème et, muni de cet engin, il se
hissa jusqu'aux chéneaux.
Parvenu à ce faîte, il jouit un ins-
tant du point de vue. Les fleurs du
jardin semblaient une tapisserie dis-
posée sur l'herbe. La forêt brillait au
soleil. Les toits des habitations fu-
maient leur pipe. Comme il s'amu-
serait plus tard, pensait-il, quand il
pourrait naviguer en ballon au-des-
sus de la vaste terre.
Alors il vérifia son appareil, et,
sans hésitation — il se rappela tou-
jours à quel point l'idée de se laisser
couler dans le vide lui semblait, en
cet instant, inoffensive, — il se sus-
pendit des deux mains à la jonction
des tiges, repoussa le mur d'un coup
de talon et se lança.
Sa course, d'abord, avait été rec-
tiligne et délicieuse. C'est seulement
à la hauteur du rez-de-chaussée qu'un
des riflards s'étant retourné, l'équi-
libre heureux vint à se rompre, et que
la chute s'accéléra d'un coup, de sorte
que Gilles prit contact un peu dure-
ment avec une bande de gazon, au
^ UN AVIATEUR ^
demeurant élasti-
que. Dans la même
minute, surve-
naient M. et Mme
Lebrisard et le
grand-père qui agi-
tait de longs bras.
Gilles saignait du nez. On le trans-
porta, d'autorité, sur le sofa du salon
et il eut le visage furieusement tam-
ponné à l'aide de mouchoirs imbibés
de vinaigre.
Pareille, dans son émoi, à une
poule obèse qui glousse, Mme Le-
brisard se lamentait:
— Cet enfant est fou!
— Il faut avouer, en effet,
qu'il y a là quelque démence,
balbutiait le grand-père.
Et M. Lebrisard, qui avait
une face rosée et d'importants
favoris, se promenait de long en
large, les mains derrière
le dos, en répétant:
— Des parapluies... A-
t-on idée de cela... Des
parapluies!...
A travers le bâillon de lin-
ge, une voix pâteuse et dont
on perçut tout de même l'accent
rageur, protestait.
— Je vois ce que c'est: j'au-
rais dû en prendre quatre.
Ce fut, en l'occurence, le seul
remords que manifesta Gilles Le-
brisard.
II
COMMENT GILLES LEBRISARD,
MALGRÉ LA CONSIGNE,
MONTA EN BALLON CAPTIF
L'issue d'une première « ascen-
sion », laquelle avait été, pour mieux
dire, une descente, provoqua, au sein
de sa famille, une sérieuse hostilité
contre ses aspirations d'aéronaute.
LES CERFS-VOLANTS, MANŒUVRES PAR DE
RAPIDES GOSSES (p. 6).
^ UN AVIATEUR
Cependant d'où venait le mal?
Il fut établi, en un conseil, que d'in-
tempestives littératures avaient dû dé-
voyer cette tête naïve. Dès lors, on
s'était mis à surveiller strictement les
lectures du drôle; la bibliothèque se
trouva expurgée avec rigueur; le su-
jet néfaste fut proscrit des entretiens,
le mot ballon devenait un vocable
tabou, et lorsque Gilles dut aller en
classe, son père crut devoir rendre
une visite personnelle à chacun des
professeurs et même au pion, afin
de leur élucider toute circonstance et
de recommander un contrôle spécial
au point de vue aviation.
Mais il arrive presque toujours que
la vigilance la plus active, faute d'ob-
jet, se relâche. On eût dit que le
conflit un peu froissant où Gilles, à
Vernouillct, était entré avec la terre
féconde, l'avait du coup purgé de ses
humeurs aériennes. Il cessait d'obsé-
der son entourage avec ses rêves an-
ciens, parut les avoir oubliés, ne fit
plus mine de vouloir réitérer des
expériences.
— C'était une alerte, la lubie lui
aura passé! articulait M. Lebrisard,
caressant ses favoris, taillés avec am-
pleur, comme ceux des hommes satis-
faits d'eux.
Le vieux Roumerie hochait sa tête
jaune au fond .de la bergère où le
séquestraient ordinairement ses rhu-
matismes:
— Heu, heu... je ne me fie pas à
l'eau qui dort!
— Vous radotez, grand-père! cou-
pait Mme Lebrisard.
Et l'on n'y pensa plus. C'était pour-
tant lui qui avait raison.
Devant le décri général, par or-
gueil, et très avisé malgré sa jeu-
nesse, Gilles estimait convenable de
se retirer en lui-même. Avoir man-
qué se rompre les os le faisant, au
surplus, réfléchir utilement, il com-
prenait que le métier d'aéronaute
nécessite quelques notions fondamen-
tales dont l'école, en dépit des pré-
cautions, lui facilita d'ailleurs l'accès.
Doué d'un prestige certain, il avait,
en effet, inculqué sa flamme à deux
camarades, lesquels, sans partager
foncièrement une ardeur si exclusive,
devinrent toutefois ses adeptes zélés:
Félix d'Armières, enfant nerveux et
fin, aussi impressionnable que Gilles
paraissait décidé ; et un garçon fruste,
vigoureux, qui marquait du goût pour
les mathématiques, nommé Paul Re-
bour. Le trio s'organisa en un club
que Gilles, d'office, présidait. Les
statuts furent rudes. Nul, sous peine
de radiation et de sévices graves, ne
devait révéler les rites de l'associa-
tion.
Un modique versement hebdoma-
daire payait l'achat de bouquins rela-
tifs à une science vénérée.
Ils s'y instruisirent consciencieuse-
ment, historiquement.
Architas de Tarente, l'auteur d'une
merveilleuse colombe mécanique ;
Dédale, qui, comme chacun sait, in-
venta les mâts, les voiles, la scie,
la hache et le vilebrequin, avant que
de s'envoler, avec son fils Icare, vers
le sol; il; et le Portugais Gusmao que
l'Inquisition poursuivit de sa haine
(ils en concevaient l'horreur des cu-
rés) et Malmesbury, Alard, Montgol-
fier, Pilâtre du Rozier, Nadar, Lilien-
thal, Chanute, Langley, tous ces illus-
tres, devinrent des hôtes familiers
de leurs jeunes esprits.
Un jour, en caravane scolaire, l'on
visitait l'Exposition de 1900, qui
venait de s'ouvrir; la vue du ballon
captif éveilla, chez les compères, un
grand désir simultané.
^ VN AVIATEVR ^
LES GRAPPES d'aÉrOSTATS MULTICOLORES QUE
PROMENENT DES CAMELOTS SURANNÉS (p. 6).
— Il faudra nous échapper diman-
che, insinua Gilles. Et l'on grimpera
dedans.
Ils prétextèrent des invitations réci-
proques, et, chacun nanti d'un écu
prélevé sur la caisse aux livres, ils
se présentaient à l'entrée du parc
aérostatique.
Le pilote, qui se trouvait au gui-
chet, se contenta de leur désigner
une pancarte:
« Les enfants non accompagnés ne
sont pas admis. »
— Cependant... essayait Gilles.
— C'est formel, mon petit ami! fut
la réplique.
Un loustic plaisanta:
— Vous repasserez à la prochaine
Exposition !
Rouges et centristes, les trois so-
ciétaires tournaient les talons, s'éloi^
gnaient en silence.
— C'est ce qu'on appelle chou-
blanc! prononça enfin Paul Rehour.
— Tu es certain, Gilles, que tes
parents ne voudront pas? demanda
par acquit de conscience d'Ar-
mières.
Les siens, ceux de Rebour, tran-
sigeraient peut-être.
Mais Gilles haussait les épaules,
et il ne s'agissait pas, bien sûr, de
monter en ballon sans le « prési-
dent ».
— Tant pis! conclut Rebour.
Sans répondre, Gilles dévisageait
ce résigné avec un air de pitié souve-
raine :
~ Ça se fera, dit-il ensuite. Très
simple: nous nous déguiserons en
personnes d'âge mûr.
Ils s'émerveillèrent. Gilles conti-
nua:
— Je me mettrai en mihtaire re-
traité et Rebour sera en Angli-
che.
— Et moi.? réclamait d'Armières.
— Tu es de trop petite taille ! pro-
nonçait Gilles péremptoirement.
Et le protestataire se tut devant
ce verbe dictatorial.
D'ailleurs, en mode d'amendement,
Gilles, bon prince, ajoutait:
^ UN AVIATEUR €
— Mais tu nous aideras et tu pour-
ras assister.
Chez un perruquier du Temple, qui
leur enseigna par-dessus le marché
l'art élémentaire du grime, ils
s'étaient procuré un matériel de faux
poil et de maquillage. Le fond des
garde-robes paternelles, sournoise-
ment explorées, avait fourni la défro-
que. Ils s'appliquèrent, plusieurs
soirs, à se composer devant la glace
des faciès probables. Dans la rue,
s'ils rencontraient quelque individu
adéquat aux personnages choisis, ils
le suivaient, le scrutaient, tâchant de
s'inculquer son allure. Les intona-
tions, l'accent furent discutés. Gilles,
qui dirigeait les études, ne se conten-
tait pas d'à-peu-près, et, les costumes
nécessitant des retouches, décida que,
par prudence, on s'adresserait à l'ex-
térieur. Un vieux tailleur en chambre,
loin de leurs quartiers, reçut com-
mande de cette besogne. Quand ils
vinrent chercher leurs effets, l'arti-
san, par-dessus ses lunettes d'acier,
leva ses yeux gris fatigués, et il con-
sidérait les gamins avec un étonnc-
ment indicible.
— C'est pour la Mi-Carême! affir-
ma superbement Gilles, encore qu'on
se trouvât au mois de mai.
Seul, chez les Lebrisard, le grand-
père Roumerie, perspicace, flairait
anguille sous roche:
— Tu as une tête à préparer un
mauvais coup!
— Ah! dieu, non, grand-père!
*
* *
Ils montaient vers une pureté in-
connue, un silence nouveau. L'ombre
du ballon diminuait sur le sol, où
les choses apparaissaient comme des
images pimpantes et bigarrées. En-
core dans l'émoi du « lâchez-tout »,
ils se tenaient côte à côte, sans mot
dire, appuyés au garde-fou de la na-
celle, et comme Paris se plaquait
largement sous leurs yeux, ils nom-
maient les rues, les places, les monu-
ments, cherchaient instinctivement à
situer leur demeure. Non, les bobines
que feraient les ancêtres, s'ils les
apercevaient !
Alors il arrivait ceci que, jusqu'à
cet instant, les deux champions ne
s'étaient pas encore « regardés ». En
hâte l'on s'était habillé chez d'Ar-
mières, avec la complicité d'un vieux
domestique auquel on n'avait parlé,
bien entendu, que d'une surprise mé-
nagée à la famille; et depuis, absor-
bés dans le contrôle du geste et de
l'attitude, l'exécution correcte du rôle,
ils n'avaient eu l'un pour l'autre qu'un
regard artiste, critique, chargé du
seul souci de réussir.
Il fallut le succès conquis, savouré,
dans une réalité point inférieure à
l'espoir, pour qu'ils songeassent à
se considérer avec des yeux contem-
porains. Gilles vit près de lui un
bonhomme ventru, il savait grâce à
quelles étoupes, les joues envermil-
lonnées derrière des favoris carotte,
coiffé d'un chapeau melon qui ador-
nait jadis le chef du grand-papa Rou-
merie; et il pensa que sous ces espè-
ces habitait le brave Paul Rebour!
Tandis que ce dernier, stupéfait, s'ef-
forçait à reconnaître un certain Gilles
Lebrisard dans ce raide petit mon-
sieur, sanglé d'une noire redingote,
avec 'son impériale et sa moustache
cirées. Et irrésistiblement, ils écla-
tèrent d'un rire juvénile, où leurs
douze ans respectifs se vengeaient
d'une contrainte qui avait trop long-
temps duré. Ils riaient à perdre ha-
leine, se cramponnant aux suspentes
^ UX AVIATEI'R ^
pour ne pas tomber.
Autour d'eux, quelque
effarement sévit; des
passagers, mal habi-
tués à d'autres plan-
chers que celui dit des
vaches, ne souhai-
taient pas un surcroît
d'inquiétude. Les da-
mes, s'imaginant quel-
que folie soudaine et
dangereuse, se serrè-
rent contre leur époux.
Le pilote, méridional tonitruant, la
visière de sa casquette pointée au
ciel, finit par s'approcher:
— Messieurs, je...
Ils pouffaient, sans rémission; d'un
faux mouvement, Gilles s'arracha une
demi-moustache.
— Oh! sacredieu, qu'est cela!
grondait le pilote.
La farce fut vite expliquée, d'au-
tant que cet homme, ayant la mé-
moire des têtes, reconnut dans Gilles
son client remercié de l'autre fois.
Toute la plate-forme de rire à son
tour. On leur fit presque une ovation.
— Mais parlons sérieusement! fit,
lorsqu'on commença de plonger, le
farouche capitaine. Moi, je veux met-
tre ma responsabilité à couvert. Il
faudra que j'avise vos parents.
— Pensez-vous que ce soit bien né-
cessaire? s'informait Gilles, très fleg-
matique, pendant que Rebour lui
soufflait à l'oreille: « Ce qu'on va se
faire enlever! »
L'autre poursuivait :
— Eh! je vous crois! Donnez-moi
vos noms... Allons, j'écoute... A moins
que vous ne préfériez que je \ ous
fasse reconduire...
Gilles, une fois de plus, se montra
sublime :
— Je m'appelle Alfred Savoy, ici,
rue La Boëtie, dit-il très vite, comme
s'il eut récité, avec un bref coup d'œil
13
CETTE CHOSE ÉLASTIQUE QUI DETIENT LE
POUVOIR DE s'Élever au plafond (p. 6)
vers Rebour, qui fut à la hauteur:
— Richard Pape, 7^, rue La Con-
damine.
Le capitaine, ayant pris l'air suffi-
sant d'un à qui l'on n'en conte guère,
parut satisfait de ces indications. Gil-
les rafistolait son poil.
A l'atterrissage, sans .demander
leur reste, ils s'esquivèrent preste-
ment, tombèrent sur d'Armières, qui
fiévreux d'attente, les accabla de
questions anxieuses et ravies.
Mais le chef entraînait vivement
u
^ UN AVIATEUR ^ I
son monde, et seulement lorsqu'ils d'orgueil, et, tel Tartarin retour à
furent perdus en la foule anonyme, Tarascon de son voyage africain,
la poitrine gonflée de triomphe et Gilles Lebrisard commença...
III
LA LEÇON DU VIEUX PILOTE
Rhétoricien, il incarna une variété
d'élève que les professeurs, générale-
ment, décrient.
Rebelle aux versions et aux thè-
mes, déplorable jardinier des racines
grecques, mal discipliné, se faisant
un jeu perpétuel de faufiler, — en
des compositions françaises au style
le plus saugrenu, — des idées que
l'école qualifie de subversives, il ma-
nifestait néanmoins, outre du pen-
chant pour les sciences, ce don natu-
rel qui permet de se maintenir à flot,
de sauver la mise au prix d'un effort
insignifiant, et c'est là un comble
de l'immoralité.
Le cours particulier de chaque vie
avait dissous le club fondé en petite
classe; et tandis que, tenus quittes
d'humanités par des parents libéraux,
Paul Rebour mettait directement le
cap sur Polytechnique et Félix d'Ai--
mières sur Saint-Cyr, — âme du cé-
nacle ancien, Gilles demeurait seul
fidèle à une passion que maintenant
il proclamait.
Du reste, sans compter l'aïeul Rou-
merie qui — découvrant en ce petit-
fils allègre un lui-même d'autrefois,
mort jeune . — avait, depuis belle lu-
rette, passé avec armes et bagages
du côté de l'ennemi, les Lebrisard,
dans le vague sentiment d'avoir créé
un être d'une race étrangère, se trou-
vaient dominés, en fin de compte,
par le jouvenceau blond aux yeux
conquérants, lequel, tout en se mon-
trant invariablement respectueux, les
éberluait par sa faconde, prenait les
remontrances en gaieté, obéissait à
la cavalière : « Vous voulez que je
passe mon bachot... Soit... Après,
vous me laisserez tranquille ? »
*
* *
Dans le tramway où Gilles, domi-
cilié boulevard Voltaire, montait cha-
que matin pour atteindre les locaux
de Condorcet, il rencontrait un mon-
sieur, âgé, mais l'air jovial et gail-'
lard, perpétuellement coiffé d'un cha-
peau mou, avec une face cuite, un
collier de barbe aux poils rêches, et
ce regard perçant qu'acquièrent les
familiers des grands espaces. Plus
d'une fois, à la dérobée, celui-ci avait
observé Gilles, qui, ne se' souciant
guère de repasser un cours, ou de
préparer un examen, s'absorbait d'ha-
bitude en quelque livraison de VAé-
rophile, ou crayonnait des plans de
machines volantes sur un bord de
journal.
Une fois, comme ils se trouvaient
solitaires sur l'impériale, le vieux
monsieur mit à suivre le manège de
Gilles une insistance évidemment
voulue; et . lorsque celui-ci l'eut re-
marquée, il lui confiait d'un ton bour-
ru et bienveillant :
^ Uy AVIATEUR €
'^^s
SOUTENU PAR'hDES ANTENNES MÉCANIQUES, IL
EVOLUAIT TRÈS HAUT DANS l'eSPACE (p.' 7).
— C'est que je suis de la partie,
vois-tu, mon garçon!
Loin de s'offusquer au tutoie-
ment, Gilles fut pénétré d'un émoi
grave; et il s'expliquait, du coup,
l'attrait de cet inconnu, qu'il con-
sidéra bouche bée.
— Quoi, ça t'étonne de voir un
aéronaute! badinait le vieil hom-
me. Te figures-tu, par hasard, cette
espèce-là comme des gaillards qui
auraient des ailes aux paturons.
D'abord, es-tu déjà monté en bal-
lon?
— Captif, seulement! avoua Gil-
les en toute humilité, car les événe-
ments n'avaient pas donné de len-
demain à l'ascension de naguère.
— C'est toujours suffisant pour
se rendre compte et ça fait, au
moins, que tu ne me demanderas pas,
— tu brûles évidemment de me poser
des questions, — si dans une nacelle
on est secoué, si on a le vertige, ou
trop chaud, ou trop froid. Secoué?
Quelle sottise, puisqu'on se trouve
dans le lit du vent, avec lequel on se
déplace, et qu'on peut faire parfois '
du cent à l'heure tout en s'imagi-
nant qu'on se promène à une allure
de rentier I Le vertige? Et comment
l'éprouverait-on, puisqu'à aucune mi-
nute l'œil ne s'arrête à un point de
repère fixe. Pour ce qui est de la
température, ça dépend, hein, tu com-
prends, fiston! Je te parle, bien sûr,
non de battre des records et de mon-
ter à 10.000 mètres, mais d'aller à
une bonne petite hauteur moyenne,
comme nous ferons un de ces diman-
ches, si tu viens me voir à Maisons-
Laffitte. Tu éprouveras peut-être
i6
^ UN AVIATEUR €
quelques bourdonnements dans l'ar-
rière-oreille ; les gaz, tu saisis, qui
y sont enfermés et qui ne se mettent
pas, illico, à la pression du milieu.
Tu n'auras qu'à faire plusieurs fois
de suite le mouvement d'avaler, et
ça passera...
Gilles semblait changé en une sta-
tue de l'attention. Le vieux monsieur
aspira l'air, cligna des yeux, se frotta
les mains:
— Ça t'intéresse, je crois, ce que
je te conte. Bon. Tant mieux. Je
forme volontiers des disciples, d'au-
tant qu'à éduquer les autres on s'ins-
truit soi-même; en cherchant à expli-
quer on se demande le pourquoi, et,
il arrive qu'on découvre ainsi des
choses, des petites et des grandes.
Chercher le pourquoi, mon fils, voilà
le secret de toute science, et le spé-
cifique contre la routine, grande en-
nemie de l'esprit humain... A propos,
où descends-tu?
— Rue Caumartin.
— Nous ne sommes encore qu'à
Saint-Vincent-de-Paul. Je vais t'ex-
pliquer ce qu'est un ballon, un sphé-
rique, sans fioritures. Tu ne dois
connaître ça que par tes livres, c'est-à-
dire que tu ne te doutes de rien.
Il prit un temps, inspecta des épu-
res de planeurs figurées sur la revue
que Gilles tenait juste à la main, et
il déclarait :
— Ne va pas croire, hé, petit, que,
me disant adversaire de l'obscuran-
tisme, je ne sois tout de même qu'un
vieux radoteur, un rétrograde: parce
que ça te fait peut-être sourire, un
« sphérique », par ce temps de diri-
geables et de plus-lourd-que-l'air. Eh!
sans doute, l'avenir est là. Seulement,
de même qu'avant de conduire une
soixante chevaux, il faut savoir me-
ner correctement sa voiturette, je
pense qu'un pilote digne de ce nom
doit posséder à fond le maniement
de l'appareil type, que son intelli-
gence seule, à l'exclusion de tout mé-
canisme intermédiaire, soulève et
conduit. Et garde-toi, jeune novateur,
trop farci de grimoires, de te figu-
rer un ballon comme une chose in-
constante, susceptible d'être ballottée
à toute brise. Ce brave Archimède
a formulé un principe encore à l'or-
dre du jour: le bouchon de liège
dans l'eau, hein, monte droit et raide!
Un ballon, pour qui sait s'en servir,
bien entendu, constitue un véhicule
solide et stable. C'est du mouvement,
de la force, inclus dans une enveloppe
légère, mais solide, et que nous autres
nous appelons la peau, ce qui te sug-
gère tout de suite l'idée d'être. Orga-
nisme tout superficiel, — l'âme qu'on
lui insuffle s'évaporant à chacun de
ses sursauts, — mais organisme tout
de même, il palpite, ton ballon, et,
pareil au navire, il possède son iden-
tité propre, ses vertus et ses défauts.
C'est un sujet d'études. Il naît, vit
et meurt. Cet épiderme, au début
d'une saine couleur dorée, tenace et
doux, brunit, tend à devenir friable,
tel un vieillard cacochyme. Toutefois
il dure plus ou moins, en proportion
des soins que tu lui voues, et je dois
aussi ajouter suivant qu'il est aristo-
crate ou prolétaire, c'est-à-dire que
la soie ou le coton furent mis en œu-
vre pour le conditionner. Ton zèle,
tu m'écoutes, s'appliquera également
au filet. C'est ton filet qui rend soli-
daire du ballon ta nacelle, — cham-
bre, tour de veilleur, dortoir si tu
as le soin de la faire oblongue plu-
tôt que carrée. Les extrémités de ton
filet de mailles, par l'intermédiaire
du cercle de charge, se résolvent en
suspentes et sont tissés avec l'osier
de l'esquif. Ton filet, lui aussi, existe,
La preuve, c'est qu'il se trouve sujet
à des affections: l'humidité, notam-
ment, développe un microbe perni-
^ U^ AVIATEUR ^
LiL DISTINGUAIT LA MER ET, SUR UN ILOT ROCHEUX, UNE
CITADELLE CRÉNELÉE AVEC OE GROSSES TOURS (p. 7).
cieux dans ses fibres. Prends garde
que, malade à ton insu, il ne casse
d'un coup, laissant fuir le panier qui
te contient, et qui te déversera sur le
sol meurtrier.
Ici le vieux monsieur, qui avait
fait la grosse voix, rit bruyamment,
sans doute pour rassurer son audi-
teur:
^ — Je passe aux agrès ; tu en pos-
sèdes évidemment la nomenclature.
L'ancre, ça va, hein! Le guide-rope,
tes bouquins ont dû t'apprendre que
c'est un cordage d'une centaine de
mètres qui sert à te maintenir à une
hauteur constante: tu laisses traîner
à terre un tronçon et ton aérostat,
déchargé de ce poids, s'élève; mais
alors le bout rampant diminue, le
ballon s'alourdit d'autant, cherche à
descendre. EquiHbrc automatique. Tu
as saisi !
La manche d'appendice, tube cy-
lindrique qui termine la calotte infé-
rieure de ton ballon, et par où tu as
amené le fluide vital, tu l'obtures,
avant le départ, tu la rouvres en
route; en effet, de peur que les gaz
ne tendent pas lorsque l'air se raréfie,
à crever l'enveloppe, tu fais en sorte
que la même pression règne et dans
l'atmosphère et dans l'aérostat. Tu
possèdes trois freins : le premier, c'est
une soupape fixée au dôme comman-
dée par un brin diamétral, et qui
passant par la manche d'appendice,
sert à admettre l'air pour t'alourdir
en vue de la plongée; puis un frein
de secours, plutôt de grand secours,
dans le cas où ta monture s'emballe:
une cordelette, à l'extrémité peinte
en rouge, — couleur qui dans toutes
les langues commande: attention! —
passant par un boyau, également mé-
nagé au bas de la sphère. Si tu tires
dessus, une bande intérieure, collée
sur une fente de l'enveloppe et à
l'extrémité de laquelle ta cordelette
tient, se détache; par la blessure
béante de son flanc, ton ballon perd
sa fougue avec la vie; mais songe
bien que, dorénavant, tu ne pourras
plus remonter, afin d'éviter quelque
dangereux obstacle. A moins que tu
n'aies encore du lest, troisième frein.
Voyons. Nous ne sommes encore
qu'à la Trinité. Oui, j'ai le temps de
te parler du lest, c'est ton gouvernail,
aussi, et ton propulseur, car il t'aide-
ra à monter ou à descendre afin de
^ VN ATI AT EVE ^
rencontrer le vent propice, c'est la
clef des airs, l'outil à toutes fins.
Aime-le, ton lest, d'un amour judi-
cieux. Sache, suivant les cas, le dis-
penser avec grandeur d'âme, ou en
user avec parcimonie. Pour le mesu-
rer, tu possèdes une louche, qui con-
tient une demi-livre. Une demi-livre
de lest jeté à propos peut produire
des miracles. Mouille-le, avant de par-
tir. Car parfois tu dégringoles plus
vite que les grains subtils de sable,
tu les rencontres en suspens dans l'air
et ils peuvent t'aveugler.
Que je te dise encore qu'un bon
pilote doit être docte en géographie,
s'étudier à connaître et à reconnaître
les pays à vol d'oiseau. Si le ciel
est pur, et que la chevauchée des
nuages ne s'interpose pas entre la
terre et ton regard, tu crois te trouver
dans le fond d'une cuvette immense,
dont les bords sont au niveau de tes
yeux, et ça déforme étonnamment
les perspectives. Choisis bien ton
terrain d'atterrissage, qu'il soit décou-
vert et uni, pour ne pas égratigner
l'enveloppe flasque. Gare aux forêts,
aux fils électriques, conducteurs de
tensions foudroyantes, aux toits, aux
cheminées! Ne jette pas le guide-
rope ou l'ancre sur un marais, qui
se dissimule sournoisement sous un
manteau de plantes vertes, ou bien
dans quelque plantation d'orchidées à
vingt francs le bulbe : ton portefeuille
pour payer les dégâts en serait plus
vite aplati que ton ballon... Allons,
te voici arrivé, je ne veux pas te
faire manquer l'heure des classes,
bien que tu me paraisses te faire peu
de bile à ce sujet... Viens déjeuner
dimanche matin à Maisons-Laffitte...
Tu demanderas M. Planchut de la
Brossette, on t'indiquera ma cam-
buse... Nous ferons une ballade dans
le bleu.
Et le vieux monsieur se sauva, lais-
sant Gilles abasourdi d'avoir entendu
le nom d'un pilote alors illustre, et
qu'il vénérait à travers la renom-
mée.
IV
M. PLANCHUT DE LA BROSSETTE, AERONAUTE
C'est seulement vers la quarantaine
que M. Planchut de la Brossette,
appelé familièrement le « père »
Planchut dans les clans de la nacelle,
s'était consacré à la vie des airs.
Fils et petit-neveu des amiraux La
Brossette, il avait, marin de carrière,
sillonné le monde un peu en tous
sens, conquis avec éclat le grade de
capitaine, au Tonkin, puis, pour épou-
ser la fille d'un opulent annateur an-
tillais, donné sa démission; car Mlle
Jeannine de Noirfeuille voulait habi-
ter Paris et n'aimait pas les voyages.
Fort épris de sa femme, jolie per-
sonne indolente et calme, M. de la
Brossette apportait à cette dernière
le sacrifice d'un métier chéri. Toute-
fois, il lui fallait un dérivatif à ses
aspirations d'aventure. Par hasard il
songea aux ballons. Une fortune
assez belle lui facilitait les expérien-
ces et, très rapidement, il s'était ac-
quis un renom de maître pilote.
Mme de la Brossette ne partageait
pas davantage ce nouveau goût de
son mari; elle se consolait en allant
au bal; car cette créole, qui passait
IL REPARTAIT DANS l'aTMOSPHÈRE, CHARGÉ d'uN FARDEAU, QU'iL SE SEKTAIT DÉJa' PLLS' CHER
QUE l'existence (p. 8).
^ UN AVIATEUR ^
>T^.
UNE ÉCHELLE SE TROUVAIT APPLIQUEE CONTRE LE MUR DE LA MAISON (p. 8)
des journées alanguie sur sa chaise
longue, recelait un incroyable poten-
tiel de force dansante, qui lui per-
mettait de tournoyer tout un soir,
sans fatigue comme sans arrêt, aux
rythmes des valses, par les salons.
On ne sait pas si, suivant un dire
connu, c'est ce qui l'a tuée. Toujours
se trouve-t-il que, resté veuf de bon-
ne heure, M-f de la Brossette s'adonna
avec une recrudescence de ferveur
à un sport qui le passionnait mainte-
nant plus que celui de la mer et
qui lui procurait un oubli varié, cer-
tain. Et, depuis quelques années, dans
le même temps qu'il accompHssait
de multiples exploits en « sphéri-
que », il s'était attelé résolument au
problème des dirigeables et des aéro-
planes.
* *
Le père Planchut, outre une grande
21
réputation de praticien — de
théoricien aussi, à l'esprit
* délié par l'usage des mathé-
matiques — tenait celle
d'être ce qu'on
nomme un original,
c'est-à-dire, en lan-
gage courant, un
monsieur qui mon-
tre, soit dans sa
vie, soit
dans son
langage,
quelque ré-
pugnance
aux lieux
communs,
et qui aime
tout parti-
culièrement
penser par
lui-même.
Chacun
s'accordait, d'ailleurs, pour reconnaî-
tre en lui le meilleur des êtres, un
bourru très bienfaisant.
Mme de la Brossette lui avait laissé
une fille, âgée de dix ans, gamine
brune et vive, aux yeux noirs, et
qui semblait surtout tenir du papa.
Il eût aimé la garder auprès de lui;
mais, avec son verbe aussi haut que
son teint l'était en couleur, il se sen-
tait mal outillé et trop fruste pour
présider à l'éducation d'une fil-
lette: et il la confia, pour lors, à
des parents de sa femme, le ménage
Noîrfeuille, gens du meilleur aloi, le
mari ancien ingénieur des mines, et
gros financier, elle, Parisienne aima-
ble et distinguée. Dépourvus de pro-
géniture, ils envisagèrent très vite
la jeune Nicole comme leur propre
enfant.
M. de la Brossette n'eut à Paris
qu'un pied-à-terre, acheta près de
Maisons-Laffitte une propriété oii il
installa, selon ses vues, un parc aé-
LA COUKSE. d'abord, AVAIT ÉTÉ RECTILIGNE
ET DÉLICIEUSE (P. 8).
rostatique. Au mois d'août, les Noir-
feuille, avec Nicole, venaient passer
quelques semaines au Castel.
Ce fut là que, le dimanche qui sui-
vit cette providentielle rencontre, dé-
jeuna Gilles Lebrisard; au surplus,
dès la première ascension il manifesta
des aptitudes évidentes, et il fut pris
en amitié par le père Planchut, dont
il devint l'intime.
Dès lors, ayant, cahin-caha, passé
son bachot, il nourrit l'intention dé-
terminée de borner son existence à
seconder ce maître.
^ UN AVIATEUR €
tendait pas ainsi, d'au-
tant que les Lebrisard,
éplorés à l'idée d'un fils
qui ne serait « rien » (aé-
ronaute, ça n'a jamais
constitué un diplôme ! opi-
nait le bien-disant M. Le-
,,<; s^^ brisard), avaient fait au-
\ ^ près de lui une démar-
\g»|^ che clandestine pour le
^aB^ prier d'appliquer son
^H^^ influence — ils la sa-
■v f^ valent toute - puissante
— sur le jeune indisci-
pliné.
Aussi lorsqu'à la ques-
tion :
— Et maintenant,
qu'est-ce que tu comptes
bricoler?
Gilles, avec sérénité,
eut répondu:
— Mais vous aider, si
vous voulez bien le per-
mettre !
M. de la Brossette se
récria, sévèrement:
— Oui-là, et les étu-
des! Il faut choisir un
état, fiston!
— C'est que l'idée de me voir en-
fenné dans une boîte ne me sourit
guère ! *"
— Tu ne prétends pas, jeune hom-
me, changer le cours des choses. Le
temps où nous vivons exige qu'on
soit instruit...
— Cependant...
— Pas de cependant!
Il en fut ainsi décidé. Gilles Lebri-
sard préparerait Centrale, tout en
continuant à travailler avec M. de
la Brossette, lequel «sortit» vers
cette époque son fameux dirigeable
Mais M, de la Brossette ne l'en- n° 3.
^ Uy AVIATEUIi ^
V
LA REVUE DE L'ÉCOLE CENTRALE
• Les examens d'entrée constituent
une étape rude. Nul de ceux qui les
ont affrontés, et les plus sûrs d'eux-
mêmes, n'oublient l'ef-
fort continu, la ten-
sion nerveuse qu'im-
plique cette aventure
aux multi-
ples péripé-
ties, avec
les séances
de dessin,
d'épures,de
calcul es lo-
garithmes,
de géomé-
trie analyti-
que, où l'on
doit avoir
fini dans
u n temps
parcimonieusement
mesuré, les stations
consternantes au ta-
bleau noir, dans les
locaux du Conser-
vatoire des Arts-et-
Métiers, devant un
public de badauds,
de parents anxieux,
de candidats com-
patissants ou narquois, et sous l'œil
averti d'examinateurs dont on cher-
che à flatter les manies, à prévoir
les marottes, illustres à travers toutes
les ruches de tous les lycées de
France.
Gilles Lebrisard fut reçu, en un
rang médiocre, mais enfin reçu (aux
besognes commandées, il n' « en »
donnait jamais que juste ce qu'il
faut). Du reste, quand il eut franchi
SOM PERE CRUT
AU
le seuil de l'Ecole qu'il s'était déjà
prise à aimer, justement pour les dif-
ficultés de son abord, il se complut
en des mœurs,
au fond, sympa-
thiques.
Les trois
promotions
dont se
compose
son peuple
toujours re-
nouvelé, vi-
vent une
existence
parallèle et
distincte,
parquées
chacune à
un étage où
elles sont
distribuées
en une
vingtaine
de salles,
qui se trou-
vent sous
la surveillance de capitaines dits
« pitaines », guerriers en retraite,
chargés de maintenir une discipline.
La journée commence par Va am-
phi » qu'une cloche jadis annonçait,
que, depuis plusieup années, un mi-
nistre soucieux de militariser, a rem-
placée par des clairons.
En blouse de toile grise, historiées
de maculations et de dessins licen-
cieux ou blagueurs, les longues théo-
DEVOIR RENDRE UXE VISITE
PlUN (p. lo).
^ UN AVIATEUR €
ries d'élèves viennent s'installer aux
gradins, le cahier de cours sous le
bras, le porte-plume au bec.
En principe, on va ouïr une leçon
de chimie, ou de mécanique, ou d'ar-
chitecture, ou de géologie. Mais bien
que la majorité soit studieuse, il s'en
faut que tous aient ce projet.
C'est matin: un résidu de sommeil
alourdit encore certaines paupières
— sans doute pour de peu scolasti-
ques motifs.
Aussi, avant même que le profes-
seur soit entré en chaire, on assiste,
dans le haut, à des disparitions, des
évanouissements de corps qui plon-
gent tout d'un coup derrière le dos-
sier des gradins; ceux-là sommeille-
ront en paix.
Certains se préparent à jouer aux
cartes. D'autres, plus curieux des
nouvelles du jour que de connaître
la couleur d'un précipité, les proprié-
tés étonnantes des fonctions ellipti-
ques, la légende qui embellit la nais-
sance du chapiteau corinthien, ou le
faciès franchement marin de- cer-
taines roches quaternaires, s'absor-
bent en la lecture d'un journal, exac-
tement appliqué sur le gabarit du
cahier de cours, ouvert.
Les gazettes hippiques notamment,
là, se trouvent en vogue. Des ama-
teurs étudient les partants et les mon-
tes pour les courses de la journée,
avec l'intention d'obtenir — sous
quelque fallacieux prétexte — un
exeat propice à leur assurer une
après-midi d'émotion sportive à Au-
teuil, Saint-Cloud ou Saint-Ouen.
* *
Très vite, peu de semaines après
l'entrée, toute nouvelle fournée prend
sa physionomie propre, se montre
spécifiquement turbulente, calme, ac-
tive.
Et, au sein même de la promotion,
toute salle, composée de douze indi-
vidus — dont l'un, le « missaire »
("choisi parmi les trente premiers à
l'admission) constitue un chef moral,
toujours écouté — se différencie l'une
de l'autre, décèle un esprit particu-
lier. ,
Et la majeure partie de l'existence
s'y déroule, dans cette pièce aux
grandes vitres, aux pupitres sur trois
rangs, aux tabourets paillés, et dont
les seuls ornements consistent en un
tableau noir, une fontaine, des règle-
ments affichés.
Un spectacle de haute saveur se-
rait, pour des spectateurs étrangers,
l'aspect d'un de ces habitacles la
veille d'un jour fixé pour une remise
de projet.
Suivant une tradition infiniment
contagieuse, tout « central » digne du
titre — que ce soit pour revoir une
leçon, établir un mémoire, parfaire
une manipulation, s'acquitter enfin
d'une tâche quelconque — attend tou-
jours la minute finale, l'ultime extré-
mité.
Il a besoin d'être pris par le temps,
et c'est alors qu'il est capable de
fournir des coups de collier formi-
dables, de déployer la plus inouïe
des activités, d'accomplir des mira-
cles de vitesse et de précision, et il
transporte généralement cette pré-
cieuse faculté dans sa vie ultérieure.
On s'entr'aide. A s'activer tant
d'heures coude à coude, une forte
cohésion de travail a fini par s'éta-
blir. Ceux qui ont terminé donnent
la main aux retardataires. L'un ma-
nie le compas, le second peint, un
troisième mouille les éponges à la-
vis, un quatrième aligne des chiffres
sur l'ardoise du coin.
On chante. •
& UN AVI AT EU H €
Or, cela ne suffit pas comme diver-
sion; il en faut de plus âpres à ces
énergies en fièvre. Aussi, des hurle-
ments, soudain, retentissent dans le
long couloir dallé, sur lequel ouvrent
tous les compartiments de l'étage.
Chacun se précipite: ce sont des ta-
bourets empilés, qui flambent. Plai-
santerie séculai-
re, qu'on perpè-
tre en l'absence,
guettée, des « pi-
taines ». Chaque
salle, massée sur
k- pas de sa porte,
fait chorus, et,
d'un bout à l'au-
tre du corridor,
parmi les tourbil-
lons de fumée, le
cri : « pan-pan,
pan-pan », imita-
tif de la pompe à
incendie, se ré-
percute mille fois.
Le déjeuner se
prend dans le
vaste réfectoire
du rez-de-chaus-
sée, ouvrant sur
le préau où les ca-
nons de l'exer-
cice allongent leurs gueules aux mu-
selières de cuir. Un gargotier nocif
a détenu, pendant des années, le mo-
nopole d'empoisonner des généra-
tiens, dont certains membres doivent,
aux bidoches qu'on leur délivrait à
un guichet fétide, de durables maux
d'estomac. Il faut dire que,, certains
jours, lorsque la pitance avait été
par trop douteuse, toutes les assiettes
roulaient, volaient, et le réfectoire,
déserté, ressemblait à un charnier de
porcelaine et de verrerie. Le restau-
irateur, même, prenait texte de cette
mode coûteuse pour excuser la mau-
jVaise qualité de son lard. Mais, à la
ARCIIITAS DE TARENTE, AUTEUR d'uNE
MERVEILLEUSE COLOMBE MECANIQUE (P. lo)
2^
suite d'une révolte générale, l'admi-
nistration, dite « Stration », s'est dé-
cidée à prendre en main le gouver-
nement de la table.
Au surplus, cette « Stration » se
montre, en somme, bienveillante et
intelligemment débonnaire; elle con-
naît bien des trucs — remplacement,
par un sosie bé-
/" nevole, du cama-
rade manquant à
l'appel, petits pa-
piers glissés, pen-
dant l'examen,
dans les doigts du
voisin qui « sè-
che » devant le
tableau, projets
exécutés au de-
hors ; elle ferme
les yeux sur des
petits abus, du
reste difficiles à
empêcher; et elle
comprend que
l'homme, à un
âge où la sève dé-
borde, n'est pas
créé pour l'uni-
que fin de mettre
du noir sur du
blanc, et de pâlir,
grimoires.
immobile, sur des
Cette année, la Revue traditionnelle,
grâce à Gilles Lebrisard, qui s'en
trouvait le principal auteur, fut par-
ticulièrement sportive et surtout aéro-
nautique.
Affabulation : des Martiens*, le père,
la mère et la demoiselle, montés dans
une aéronef mue par les effluves d'un
mystérieux métal, descendaient sur
Paris et, comme par hasard, atter-
26
^ Z7A AVIATEUR €
rissaient dans la grande cour inté-
rieure de l'Ecole.
Ces distingués hôtes de fortune se
voyaient reçus par le major Cube
(alias l'élève numéro de la promotion
la plus ancienne) qui leur faisait visi-
ter la maison.
Ici, prétexte à une satire, surtout
accessible aux initiés, et du reste tou-^
jours bénigne, des choses locales, des'
coutumes, des professeurs. Les péri-
péties d'un classique lever de plan
à Charenton y figuraient au même
UX RAIDE PETIT MONSIEUR, SANGLE D UNE
NOIRE REDINGOTE, AVEC SON IMPÉRIALE ET SA
MOUSTACHE CIREE (P. 12;.
titre que les « Vive l'empereur! »
légendaires saluant un maître de chi-
mie connu pour sa ressemblance avec
Napoléon III, ou que divers exploits
de Julien, l'illustre garçon de salle,
qui a su se faire apprécier par des
myriades de CentratLx.
Mais le papa martien à qui l'on
exhibait des graphiques, des épures,
des modèles, s'informait :
— Qu'est-ce donc cela?
— Des plans de machines!
— Des machines! Vous êtes bien
arriérés ici: chez nous, on n'a plus
de machines, tout fonctionne par no-
tre unique gré à l'aide d'une subs-
tance dont les émanations suffisent
à mouvoir notre vaisseau atmosphé-
rique. Venez avec nous, major Cube!
Un deuxième acte représentait une
Ecole Centrale sur la planète Mars;
l'on n'y enseignait qu'une seule scien-
ce, et cette science n'avait qu'un seul
mot: radium... Radium dispensait de'
rien connaître et donnait l'empire de
l'air.
Au dénouement, le « major Cube »
enlevait dans l'aéronef subreptice-
ment mobihsée, la jeune martienne,
que figurait la petite Barally des
Bouffes.
C'était une fort aguichante créa-
ture, au teint de pêche, aux lèvres
écarlates sans le secours d'aucun
crayon, à la taille dont maints dessi-
nateurs avaient magnifié la souplesse.
Gilles Lebrisard, comme tous les
vrais hommes d'action, possédait le j^
sens de la mise en scène. Aux répé- |'
titions, il révéla ime compétence dont li
la petite se montra surprise. ,■
— Vous avez donc fait du théâtre?.,!
^ UN AYIATEUB €
27
— Jamais !
— C'est curieux, on dirait que vous
êtes cabot dans le sang!
La Revue obtint un gros succès.
M. Lebrisard en suait d'orgueil, par-
mi ses favoris diplomatiques; Mme
Lebrisard fut si émue qu'elle faillit
se trouver mal; le grand-pcre Rou-
merie, qui s'était fait porter dans une
chaise à la représentation, réussit,
bien que paralytique aux trois quarts,
à applaudir. M. Planchut de la Bros-
sette, Mlle Nicole, devenue très cama-
rade avec Gilles, les Noirfeuille se
déclarèrent enchantés.
Et lorsqu'après la séance, une ger-
be dans les bras, Gilles reconduisait
la petite Barally à son coupé, comme
il se trouvait au marchepied, elle lui
fit une place à côté d'elle.
DEUXIÈME PARTIE
• UNE BONNE SOIREE
Pendant le dîner, toutes les atten-
tions se concentrèrent sur Jerry
Smith, car c'était par une faveur tout '
amicale pour M. de Noirfeuille, son
banquier à Paris, que l'immense spé-
culateur — vers cette époque rayon-
nant dans le plein de sa gloire —
consentait à paraître en société.
Face immobile, rasée, aux courbes
pesantes, œil voilé, sans un éclair au
décolleté aimable de la maîtresse de
maison, il se taisait de grandes mi-
nutes ou ne répondait que par mono-
syllabes, tout juste poli, et comme
s'il eût pris pour règle d'imiter la
brusquerie légendaire de Napoléon,
auquel du reste on l'a souvent com-
paré.
Cependant, après le repas, au fu-
moir, entre hommes, Jerry Smith
s'anima. Il évoquait son fastueux
projet, l'établissement d'un seul em-
pire asiatique, assujetti aux portes
de l'Europe par un invariable chemin
de fer.
Ses joues se coloraient, une voix
précise, étrangement persuasive, sor-
tait du gros corps malplaisant:
UX BOXHOMME VEXTRU. LES JOUES ENVERMIL-
LONNÉES DERRIÈRE DES FA VORIS CAROTTE (P- 12)
28
^ UN AVIATEUR €
— Ah ! messieurs, la route de Pé-
kin à Constantinople, quelle belle
route ce sera!
Et, dans les visages flagorneurs,
autour de lui, les bouches s'ouvraient,
béantes d'aise, humant ses paroles et
répétant: « Ah! quelle belle route,
quelle belle route ce sera donc là! »
Morisset, l'ingénieur, des Automo-
biles Morisset, Chouix et C'^ s'était
rencoigné à l'écart du groupe tumul-
tueux. Il lissait nerveusement ime
opulente barbe noire, qui, dans les
derniers temps, avait un peu gri-
sonné, et ses paupières se plissaient,
trahissant un âpre souci: il n'était
venu qu'afin de tenter une démarche
suprême auprès de Noirfeuille, l'an-
cien camarade, le copain de l'X.
Avant dîner, lorsqu'il était parvenu
à le chambrer dix secondes, le finan-
cier refusait carrément de l'aider;
toutefois, au su de Morisset, il jouis-
sait d'une digestion épanouie et se
distinguait par un Uppmann assez
accueillant.
Et voici que Noirfeuille passait,
l'air heureux de la tournure sensa-
tionnelle qu'avait prise sa soirée. Les
yeux de Morisset rencontrèrent les
siens. Aussitôt son sourire se décom-
posa; il ressaisit son regard qu'il
rendit vague, nuageux, et il se sauva
très vite, dans l'effroi de nouvelles
sollicitations.
la correctionnelle que des goûts mé-
diocres, un homme tel que lui n'avait
plus qu'à se faire sauter... Quant au
mécanisme de la débâcle, limpide,
parbleu! Vie trop large, à cause d'un
succès prématurément escompté, foi
trop absolue en sa veine, hâte de
faire grand; et la faute aussi à ce
satané Chouix, qui laissait construire
à deux mille exemplaires un moteur
dont le brevet, par suite d'un vice
de forme, se trouvait depuis six mois
dans le domaine public... Et là-des-
sus, pour se radouber, de déplorables
spéculations... toutes aventures qui
vous pendent au nez, encore que vous
soyez le meilleur fils de la terre.
Certes, il regretterait une série
d'excellentes choses; par exemple
certaines brunes un peu grasses, avec
le col onduleux; quelques crus bour-
guignons; tel joli conseil d'adminis-
tration où l'on établit un bilan miri-
fique; un petit paysage qu'il con-
naissait, aux environs du lac de
Côme; et puis l'énergie, les trouvail-
les, une grève d'ouvriers, où, sans
escorte, il marcha sur les rebelles,
les domina par la force du verbe
et du regard.
Morisset sentait son âme devenir
infiniment pitoyable, il s'attendrit jus-
qu'aux larmes à cause d'une rosse
étique de fiacre, qui trottinait sous
le fouet. Alors il jugea opportun d'ab-
sorber un stimulant et s'arrêta dans
un bar, où il se fit servir un sherry
gobbler. •
Morisset conclut à un arrêt défi-
nitil. Il s'en alla, par les rues. C'était
une nuit d'août finissant, avec un
ciel léger, un air velouté, de la brise.
Il savourait, en désespéré, la dou-
ceur de l'existence et se cantonnait
de plus en plus dans cette idée que,
seul responsable du déficit devant les
actionnaires et ne nourrissant pour
* *
Quelqu'un entra, s'assit à une ta-
ble, demanda du Champagne. Moris-
set, ayant tourné la tête, reconnut
Jerry Smith.
Il n'avait jamais été fétichiste ni
superstitieux; mais les situations ai-
^ UN AVIATEUR €
guës incitent l'esprit au fatalisme. Ne
se nommait-il pas Destin, ce hasard
qui, à deux reprises dans la même
soirée, plaçait cet Etre presque divin
sur sa route ? Et Morisset ne devait-il
point, par déférence envers sa propre
carrière, qui pouvait encore être écla-
tante, bravant — puisqu'il avait tout
tenté — un point d'honneur, en som-
me conventionnel, suivre une impul-
sion étrange et soudaine, de s'adres-
ser, tout à trac, au potentat trans-
atlantique ? Vn
geste de cet
homme qui re-
muait les mil-
lions, et l'usine
de Montrouge
était non seule-
ment sauvée, y-,
mais, grâce au .'/ /■^
double alluma-
ge que Morisset
achevait de met-
tre au point, on
était sûr, en un
an, de boule-
\'erser le mar-
ché de l'auto-
mobile.
Morisset salua Jerry Smith.
Comme les autres conviv^es du dî-
ner, il avait été présenté par Noir-
feuille; mais il n'espérait guère être
reconnu. A tort, car le grand homme
lui dit:
— Heureux de vous voir. Vous
allez bien, depuis tout à l'heure?
Et il l'invitait à s'installer près de
lui.
Un entretien s'engagea. Morisset
qui, au début, bégayait d'émoi, s'était
repris et discourait, maintenant, avec
•sa faconde coutumière. Il aborda son
affaire de front et formula net une
demande.
Alors Jerry Smith le dévisageait
un instant, lui saisissait une main
LE PILOTE, MÉRIDIONAL TONITRUANT l'P. lî)
qu'il écrasa d'une étreinte chaleu-
reuse, et il déclarait:
— Splendide, en vérité, tout à fait
splendide, pour un industriel français!
Il prit un temps, et, comme se par-
lant à lui-même, murmurait:
— C'est un homme, c'est un hom-
me... M. Morisset est un homme!
La stupéfaction de Morisset se
trouvait si colossale qu'elle n'aug-
menta même plus lorsque Jerry
Smith, ayant, là-dessus, entonné deux
bouteilles en
deux minutes,
devenu subite-
ment confiden-
tiel, lui expliqua:
— Moi, voyez-
vous, mon bon
ami, j'aime
beaucoup les
minstrels nè-
gres qui gigo-
tent, avec leurs
jambes de ca-
\ outchouc. J'ai
connu, jadis, à
Philadelphie,
une espèce de
vieux joueur
de banjo qui n'avait fait que pincer
les cordes toute sa vie et jamais levé
un pied en même temps que l'autre.
Un soir, je lui dis : « Essayez donc
de danser, Wilkie. » Les autres obser-
vent: « Non, Wilkie, ne faites pas
ça, vous êtes un ancêtre, vous vous
casserez la patte. » Je dis : « Es-
sayez toujours, il y a cent dollars... »
Un vrai prodige, mon bon ami, une
révélation! Il est devenu célèbre de-
puis, et vit de ses rentes...
Un peu plus tard, sur un coin de
table, Jerry Smith si'gnait à son
« bon ami » un chèque de trois cent
mille francs, en lui demandant s'il
n'avait pas besoin de plus. Ce fut
une excellente soirée pour Morisset.
^ UN AVI AT EUR
II
MORISSET, DE LA MAISON MORISSET, CHOUIX ET C'
Après des débuts 'admirables suivis
d'une période assez critique, la mai-
son d'automobiles Morisset, Chouix
et C''^, contre l'attente du public et
surtout des confrères déjà béats,
s'était tout d'un coup remise d'aplomb,
bientôt avait dii, devant des comman-
des sans cesse accrues, tripler ses
équipes, agrandir ses usines, créer
des succursales, et, au bout de vingt
mois, elle se plaçait parmi les quatre
grandes firmes tenant la tête du mar-
ché mondial.
On se racontait que cette recru-
descence de fortune était attribuable
à la protection dont Jerry Smith, le
milliardaire américain, avait, au mo-
ment fatal, couvert l'ingénieur Moris-
set, et qui lui avait permis de lancer
entre autres innovations ce double
allumage si remarquable.
Toutefois on eût été surpris d'ap-
prendre que le grain de leur inti-
mité avait germé dans un bar, aux
Champs-Elysées, en une rencontre
que Morisset n'oublierait qu'à son
dernier soupir.
*
* *
Et, de fait, cette soirée marquait,
dans sa carrière, une étape d'autant
plus heureuse que Jerry Smith lui
resta désormais un précieux conseil-
ler: cet homme de génie — philo-
sophe et docteur subtil quand il vou-
lait s'en donner la peine — lui avait
découvert des horizons insoupçonnés,
l'avait initié à une conception beau-
coup plus vaste de l'univers.
— Voyez-vous, mon bon ami, avait
coutume de dire Jerry Smith, — il
parlait très correctement cette langue-
ci, — ce qui vous manque surtout,
à vous autres latins, c'est la notion
de l'étranger, de ses mœurs, de ses
aptitudes, de ses vertus propres. Pour
les travers, oh ça! vous les relevez
tout de suite; toutefois, en même
temps, vous êtes disposés à lui recon-
naître, beaucoup trop libéralement,
des supériorités parfois inexistantes,
sans jamais chercher à en faire l'ana-
lyse, la critique; de sorte que l'inu-
tilité de votre admiration en annule
tout le bénéfice.
Quant à cette sorte de stupéfaction
assurée que vous manifestez en
voyant quelque chose qui n'est pas
« comme chez vous », elle concourt
à éterniser — pour le plus grand
dommage de votre race — le Mon-
sieur est persan de l'immortel Mon-
tesquieu. Je ne parle pas de votre
obédience exagérée au qu'en dira-
t-on, de votre soucieuse routine.
Toute innovation vous terrorise, on
dirait. Quand un monsieur entre dans
un de vos bureaux et vient vous pro-
poser une affaire, vous commencez
par le regarder comme un malfaiteur,
vous vous gendarmez et, la plupart
du temps, vous ne l'écoutez pas. Et
si, de grand hasard, vous avez retenu
son offre, ce sont des tergiversations
et des délais sans fin. Chez nous,
on fait asseoir le monsieur, on l'en-
tend, et l'on dit « oui » ou « non ».
Et c'est quand, naguère, vous m'avez
parlé si carrément, que vous avez
attiré mon attention, mon bon ami;
UN AyjATKÏI! <l
] ai vu
l'étoffe.
qu'il y avait en \ous de
Morisset réalisa le type de l'indus-
triel novateur, du Français américa-
nisé, ce qui constitue généralement
un excellent modèle, car la race gau-
loise s'imprègne de l'énergie anglo-
saxonne, en laisse filtrer certaines
humeurs grossiè-
res, imperméa-
bles à l'art, ré-
fractaires à la
perfection.
Présentement,
Morisset, devi-
nant que l'ave-
nir mécanique se
trouvait aux aé-
roplanes , étu-
diait spéciale -
ment les moteurs
légers sans tré-
pidation, qui dé-
veloppent un ma-
ximum de puis-
sance sous un
minimum de
Il s'éprit de sa fille.
Mlle Nicole tenait, du sang mater-
nel, une peau mate et des yeux pro-
fonds ; son père lui' avait transmis un
courage presque viril, une humeur
primesautière, qu'on songeait peu, du
reste, à contrarier.
Morisset, portant toujours beau, le
succès donnant à sa maturité un par-
ticulier lustre, réalisait en somme un
parti des plus estimables; il fit sa
cour, constata qu'il était accueilli gen-
timent , mais
qu'on ne le pre-
nait pas au sé-
rieux pour un
liard. Sa passion
ne faisait que
s'accroître. Il at-
tendit, dans une
expectative ga-
lante , empres -
sée; et, sur ces
entrefaites, il de-
V i n t extrême -
ment jaloux d'un
rival qui s'incar-
nait en la per-
sonne de Gilles
Lebrisard, élève
à l'Ecole Cen-
UN MONSIEUR AGE, AVEC UNE FACE CUITE,
poids, et fonc- un collier de barbe aux poils rèches (p. 14;. traie, disciple
tionnent quelle
que soit l'inclinaison des axes.
Jerry Smith l'y encourageait for-
tement; le grand spéculateur lui avait
écrit :
« Vous êtes dans le droit chemin,
la conquête de l'air m'apparaît com-
me le vrai Problème; et quand j'en
aurai fini avec la guerre des trusts,
je deviendrai votre collaborateur. »
Ces études avaient rnis Morisset
en rapport avec nombre d'aéronautes
et notamment, par Noirfeuille (on
était redevenus intimes, aujourd'hui),
avec M. Planchut, dont les conseils
devaient l'inspirer souvent.
choyé du père
Planchut, et que Nicole semblait ac-
cueillir avec une toute spéciale fa-
veur.
Car bien qu'en général, la petite
se montrât rebelle aux nouveaux vi-
sages, dès sa première entrevue avec
Gilles, leurs relations avaient pris un
caractère d'amicale camaraderie.
Et voici que, du moins en sa pré-
sence, elle paraissait changée. Devant
ce garçon vivace, volontaire et hardi
(dans sa prime adolescence peut-être
fut-il porté à quelque timidité avec
les femmes, mais, jugeant cela indi-
gne d'un homme, il l'avait abolie),
& UN AVIATEUR ^
on eût dit que, par une obscure et
naïve coquetterie, elle comprimait en
elle toute gaminerie, cherchait à se
montrer de son sexe.
Gilles Lebrisard, lui, se trouvait à
cette phase de la vie masculine où
l'on regarde du haut de sa mentalité
conquérante le pauvre intellect des
jeunes filles; et sans y mettre de la
fatuité, encore que sa bonne mine
et tout l'allant de sa personne lui
eussent valu, entre autres conquêtes,
celle de Mlle Barally, apportait dans
son amitié — réelle — pour Nicole, une
sorte de supériorité inconsciente, or-
gueilleuse, aveugle aux regards d'amour.
III
MADEMOISELLE NICOLE ET SES FAMILIERS
Quand, à fin d'éducation sociale,
il avait envoyé Nicole chez les Noir-
feuille, M. Planchut s'était imposé
un sacrifice réel, car il adorait cette
brune gamine dont il disait, avec
fierté: « Une véritable de la Bros-
sette, ça, pas d'erreur! »
Du reste, Mlle Nicole n'allait pas
tarder à s'affirmer de sa race: et
voici que, vers ses dix-huit ans, elle
s'insurgeait — gentiment — contre
la tutelle trop guindée de ses parents
d'adoption et révélait le dessein pré-
cis d'habiter « avec papa »: parce
que d'abord elle s'intéressait à ses
travaux, elle désirait les suivre; puis
elle se sentait le besoin de coudées
franches, d'arbres et de ciel, à quoi
les salons parisiens satisfaisaient mal.
Le père Planchut, dans le fond,
fut ravi. Cette enfant meublerait ri-
chement, aux veillées, le grand salon
du Castel; il aimerait l'entendre tapo-
ter du piano, en accompagnement à
la lecture de publications scientifi-
ques, par quoi d'habitude il finis-
sait sa journée.
Cependant, pour la forme, et en
acquit de conscience, il protestait,
faisant chorus avec Mme de Noir-
feuille, qui énumérait à Nicole tous
les inconvénients mondains de se
séquestrer ainsi.
— Et puis, enfin, tu seras bientôt
en âge de te marier.
— Ah! je n'y songe guère!
Et comme Nicole avait ce qu'on
appelle en langage équestre « de la
tête », la victoire, en principe, lui
revint ; il fut convenu que du prin-
temps à l'automne elle allait demeu-
rer à Maisons-Laffitte; les NoirfeuiUe
réclamaient seulement le monopole
de l'hiver.
— Bon, finit par acquiescer Nicole,
c'est entendu. Vous m'aurez donc
pour me conduire au bal.
* *
Elle mena l'existence rustique et
libre pour laquelle elle se sentait
créée. Férue surtout d'équitation, elle
passait des heures — montée sur un
pur-sang en retraite que le père Plan-
chut acquit pour elle, d'un entraî-
neur voisin — à sillonner les belles
routes de la forêt.
D'abord, M. de la Brossette avait
insisté pour que son vieux jardinier
Germain, ci-devant spahi, l'accompa-
^ UN AVIATEUR €
3)
t^J^^nK^Mn '
Jl^^:..
gnât. Mais, avec
des ruses de
sauvage, elle se-
mait le subalter-
ne, et en fin de
compte, il fut
admis que Mlle
Nicole se pro-
menait seule. . .
Point tout à fait,
car un quatuor
de chiens, ses
commensaux
habituels, l'es-
cortait invaria-
blement.
Ce bataillon
se trouvait d'un
recrutement as-
sez composite.
Le bull, intitulé
Clown, et consti-
tuant un don de
M. de Noirfeuil-
le, était blanc,
avec un poitrail
large comme un
four, des yeux
bordés d'écarla-
te, des oreilles
truffées de len-
tilles noires et
une queue re-
croquevillée en
ressort à boudin. Chocolat, caniche
marron, avérait un caractère affec-
tueux et intuitif. Khaki, Saint-Ber-
nard mordoré et soyeux, se manifes-
tait en jappements sonores. Quant à
Voyou, cette chienne bâtarde, mâti-
née de toutes les espèces, ayant un
jour rencontré Nicole sur son che-
min, l'avait suivie, par instinct de
bête qui sent vivre un cœur frater-
nel, et, naturellement, elle s'était vue
adoptée.
A part les coups de dents usuels
en certaines circonstances délicates,
/^ ./
\
UN BON PILOTE DOIT S ETUDIER A CONNAITRE ET A RECONNAITRE
LES PAYS A VOL d'oISEAU (p. i8).
les quatre s'entendaient bien, et dans
tous les cas se montraient d'accord
en une commune adoration pour leur
patronne.
Aimant tous les animaux, elle en
possédait encore d'autres, plus ou
moins domestiques, qui vivaient en
des domaines spécialement affectés à
leur usage et défendus par les grilles
contre la curiosité périlleuse des
chiens ; la cuisinière n'avait pas licence
de porter en ces lieux le coutelas fu-
nèbre, et en était réduite à faire ve-
nir la volaille et le gibier du dehors.
^ UN 'AVIATEUR €
IV
UN PERFORMER DE LA VIE INTENSE
D'un accord unanime, ses conci-
toyens nommaient Jerry Smith l'hom-
me le plus étonnant de toute l'Amé-
rique, et chacun sait que ce pays
regorge d'hommes étonnants.
Comme tous les héros, la légende,
déjà de son vivant, l'accaparait. On
lui donnait pour auteur un roulier
du Lincolnshire, un aubergiste de
Calcutta; certains Taffirmaient bâ-
tard d'archiduc; d'autres le faisaient
naître d'un cowboy et d'une indienne
Squaw; et, disait-on, lui-même avait
vécu plusieurs années dans le Ranch.
Aussi bien, touchant ce chapitre,
on se trouvait réduit aux hypothèses ;
car nul n'avait la clef du commence-
ment; et Jerry Smith, entre autres
particularités, incarnait celle d'être
un des citoyens des U. S. A. les plus
rebelles à l'interview.
Il accoutumait seulement de dn-e:
— Mes mémoires, si je les rédige,
seront peut-être curieux.
Dans la chronique contemporame
on ne rencontrait sa personnalité qu'à
l'époque même où, vers la quaran-
taine, il sortit de l'ombre, pour mon-
ter, d'un essor, au pinacle.
Une manœuvre de Bourse sur les
nickels du Wyoming l'avait fait riche
du jour au lendemain; il était parti
de là pour gravir l'échelle des suprê-
mes biens, dans une suite de triorn-
phes sans une défaite qui en eût
rompu la filière, et dont les Chemms
de fer de l'Alaska, de Sydney-Mel-
bourne, du Sud-Chinois, les Canaux
du Brésil et du Paraguay, la Coopé-
rative des Banques, les Syndicats des
Houillères et des Métaux, furent les
étapes culminantes, avec, entre
temps, une grenaille d'autres entre-
prises, les plus diverses, les plus
inattendues, assumées comme en
manière de jeu, et qui auraient suffi
pour instituer cent fortunes: la So-
ciété des Autodromes, l'Association
des Religions, les Haras du Dakota,
les pianos mécaniques brevet Bollan-
der, les projecteurs Scott à lumière
bleue, et l'United States Tailoring C",
qui fabrique journellement dix mille
costumes, pour les deux sexes, tous
les âges, toutes les tailles, toutes les
conformations, tous les états, pour
ceux qui ont le bras gauche plus
court que le droit et réciproquement,
de même en ce qui concerne les
jambes, pour les bossus, les culs-de-
jatte, les nains et les géants, pour
la magistrature, l'armée, la marine,
pour les sports, depuis le tennis jus-
qu'à l'aviation.
En dernier ressort, ayant conquis
ce qu'il est possible, ici-bas, de con-
quérir, entassé l'or à la pelle, spéculé
sur la terre et les hommes, contrôlé
— par les trusts dont il faisait partie
— la production d'à peu près tout ce
qui se fabrique, ne pouvant plus ima-
giner d'obstacle à aucune réalisation,
pour peu qu'elle ne fût pas d'ordre
surhumain, suffisamment outillé pour
ouvrir, sans collaboration, s'il lui en
prenait fantaisie, un tunnel sous la
Manche, capable de racheter à un
empire, une province, corps et biens,
Jerry Smith, âgé de soixante ans^
se montrait encore un gaillard ro^
^ VN 'AVIATEUR €
3 S
UNE AERONEF
MÉTAL
buste, d'une intelli-
gence qui ne parais-
sait nullement déten-
due par de si invrai-
semblables efforts ,
parce qu'il sut doser,
en bon chimiste, la
quantité d ' émotion
afférente à tout acte,
et qu'il se trouvait
supérieurement doué
pour ce sport primor-
dial que constitue
« l'art de vivre ».
Ce masque, aux
traits immobiles, il
l'avait voulu absolu-
ment tel: car notre
moral finit par se
confonner au physi-
que, et Jerry Smith
jugeait utile d'aller, calme; mais sous
cette effigie glaciale, était une sensi-
bilité, un cœur — actif jusqu'à pré-
sent, disaient les très intimes, — du
tact, de l'humour, du bienveillant
scepticisme. Il buvait sec, mangeait
bien, et contrairement à plusieurs de
ses confrères du milliard, ne profes-
sait aucune théorie piétiste.
Son existence privée était d'une
magnificence sobre, ordonnée, somp-
tueusement discrète.
En effet, nos jours se trouvant
comptés, il estimait sage et légitime
d'en extraire, dans les limites, tout
au moins externes, du bon droit, un
maximum d'agrément personnel.
Au lieu de se sacrifier vaniteuse-
ment aux idées reçues, il avait tâté
ses penchants, et, une bonne fois,
il se donna la peine de régler son ordi-
naire selon les données que l'expé-
rience de ses penchants particuliers
lui avait fournies.
A première vue, le problème paraît
simple, lorsqu'on dispose du tout-
puissant levier. Cependant, il faut —
MUE PAR LES,EFFLUVES D UN MYSTERIEUX
DESCENDAIT SUR PARIS (P. 25).
en de tels arrangements — prendre
garde aux méchefs qui résultent d'un
luxe surabondant, d'une pléthore
d'aise. Ainsi, par exemple, certains
nababs, jaloux de posséder un train
de maison splendide, se rendent la
vie odieuse par l'immixtion de la
livrée en leur intimité, — obligés
qu'ils sont de conserver perpétuelle-
ment une attitude (partant, de s'im-
poser un effort), ■ — se voient plus
mal servis que de petits bourgeois,
patrons d'une unique bonne, boivent
de la piquette dans des bouteilles
glorieusement étiquetées !
Suivant ces principes, Jerry Smith,
sans cesse en déplacements, de même
qu'il s'était édifié dans la plupart
des cités américaines des maisons
conformes à son idéal d'agrément,
possédait, pour les voyages mariti-
mes, un steamer exactement aménagé
comme ces habitations, et, sur terre,
l'attendant au garage de la station la
plus voisine, des trains qui consti-
tuaient une réduction de son home.
Un poste de télégraphie — - qui fut
VN AVIATEUR ^
sans fil dès que cette méthode se
trouva applicable — le reliait à ses
bureaux. En même temps que son
état-major de secrétaires, et que son
chef français, payé dollars 50.000
annuellement, le convoi recevait un
orchestre de musiciens choisis, et un
vieux nègre danseur et joueur de
banjo; car Jerry Smith, éclectique
mélomane, révérant Beethoven au-
tant qu'il convient, parfois se com-
plaisait tout de même aux rythmes
bizarres du cake-walk.
D'autre part, s'il avait décidé de
faire route en automobile, il prenait
place en de colossales deux cents HP,
habitacles confortables et rapides, et
trois roulottes semblables l'escor-
taient, au cas d'une panne, sur tous
les chemins.
* *
Au surplus, dans ses comporte-
ments, nulle ostentation; s'il se mon-
trait en général inabordable, toutes
les semaines, pendant deux heures,
le vendredi, il recevait, où que ce
fût. Un boy cireur de bottes se trou-
vait admis, au même titre qu'un lord,
à ces audiences où les spécimens les
plus disparates du genre humain se
trouvaient représentés. Certains pèle-
rins de ce pape moderne avaient fran-
chi des milliers de milles pour lui
parler. Chacun avait deux minutes,
scrupuleusement chronométrées par
un assistant.
Le visage impassible, Jerry Smith
prenait une note sur un calepin, sa-
luait et passait à un autre.
V
l'institut aéronautique jerry SMITH
Jerry Smith allait apprendre l'im-
mense ennui des hommes d'action qui
ne voient plus rien à tenter, lorsqu'il
s'avisa que le seul domaine encore
inexploré et digne de sa sollicitude
se trouvait être celui des airs.
Donc, après avoir mené à bien,
comme d'usage, une dernière entre-
prise, colossale du reste, et qui consis-
tait à truster l'industrie du fer, non
seulement suivant les Kartells d'Alle-
magne et d'Amérique, mais sur l'en-
tière surface du globe, Jerry Smith
remit aux têtes de son état-major les
affaires courantes, et vint à Paris
« travailler ».
C'est en France, effectivement,
qu'il avait résolu de fonder un vaste
Institut d'études aviatoires; car il
estimait que sous le rapport du pur
génie mécanique les races latines se
trouvent supérieurement douées.
Il conçut cette organisation avec la
prévoyante méthode qui le caracté-
risait en toute circonstance.
Par le moyen de correspondants
répartis en réseau sur la terre, sans
excepter les plus lointains pays (quel-
ques mauvais plaisants prétendirent
que l'on communiquerait même avec
la Lune), de vastes bureaux devaient
centraliser tout ce qui se produisait
de neuf en aviation.
Un Bulletin de l'Institut, qui serait
publié en éditions polyglottes, enre-
gistrerait, classerait et commenterait
les faits et les résultats.
Dans le même temps que l'on es-
sayerait de constater le présent, de
découvrir l'avenir, Jerry Smith vou-
c'était une nuit d'août finissant, avec un ciel léger, un air VELOUTE,
DE LA BRISE (P. 28).
g. Z7J\' 'AVIATEUR ^
lait que l'on scrutât également le
passé aéronautique, lequel pouvait
être fécond d'enseignements.
Une équipe spéciale de philologues
et de savants serait expédiée en
Egypte, en Grèce, en Asie-Mineure,
pour étudier, sur place, les monu-
ments et leurs inscriptions, recueillir
jusqu'aux derniers indices de la lé-
gende, écrite ou orale. Toutes les
bibliothèques de l'univers seraient
explorées à fond.
Des sections spéciales devaient être
consacrées aux travaux de mathéma-
tiques, de mécanique appliquée, de
chimie et d'électricité; d'autres,
vouées à l'établissement des acces-
soires. Les moteurs se trouvaient étu-
diés en dehors, par la maison Moris-
set, Chouix et C'^, solidaire, par ce
fait, de l'entreprise.
Morisset, un peu surpris et qui se
demanda si Jerry Smith ne voulait
pas rire. Mais l'inventeur ne se ren-
contre pas ainsi sur commande.
N'est-ce pas en quelque sorte pour
y suppléer que vous créez l'Institut?
— Non point. Les études de nos
divers collaborateurs nous aideront
à circonscrire la question, à en met-
tre au jour les données, les éléments,
et à placer de notre côté les meil-
leures chances de réalisation techni-
que. Elles ne sauraient suppléer à
l'Homme nécessaire. N'avez-vous ja-
mais fait cette remarque, mon bon
ami: en ce siècle de mille obstacles
surmontés, l'aviation — art primor-
dial, car se transporter rapidement
*
* *
Tout cet organisme, grâce à la sur-
prenante activité de Jerry Smith, que
Morisset secondait d'ailleurs avec dis-
cernement, bientôt allait se trouver
en train. D'ores et déjà
le mouvement qu'il sus-
citait fut énorme, et l'on "
pouvait à coup sûr en
attendre de prochains et
valables résultats.
Cependant Jerry
Smith ne se déclarait
pas satisfait, il avait
conscience qu'un élé-
ment faisait défaut à
cet ensemble.
Un jour, en présence
de Morisset, il résuma
son idée:
— Ce qu'il nous fau-
drait, c'est un inven-
teur, l'Inventeur!
— L'Inventeur, fit
QUEI.QU UX ENTRA, S ASSIT A UNE TABLE, DEMANDA
DU CHAMPAGNE (p. 28).
40
^ UN 'AVIATEUR €
JERRY SMITH SE MONTRAIT ENXORE
L'N GAILLARD SOLIDE (P. 34).
d'un point à un autre sans avoir be-
soin de routes tracées, c'est une vic-
toire suprême sur l'espace et le temps
— l'aviation végète, en enfance. N'est-
il pas surprenant de regarder où nous
en sommes, malgré tant de science
accumulée?... Or j'estime, qu'à cette
heure, l'individu qui possède en son
cerveau la clef du problème, existe.
Il faudrait le découvrir, et nous l'atta-
cher.
— Peut-être avez-vous raison! fit
Morisset pensif.
Quelques instants, la face de l'Amé-
ricain demeura inexpressive; puis il
y eut dans ses yeux comme un pétille-
ment, un éclair de mémoire et d'in-
tuition !
— Dites-moi, mon bon ami, s'in-
formait Jerry Smith, je me rappelle
qu'il y a quelque temps, vous m'avez
fait visiter, à Maisons-Laffitte, le parc
aérostatique d'un pilote remarquable,
oui, remarquable en tous points, un
maître...
— M. Planchut de la Brossette!
— C'est cela... Eh bien! ce M. de
la Brossette m'avait présenté un
jeune technicien. Vous êtes, je crois,
familier de la maison, vous devez voir
qui je veux dire?
— Oui, un nommé Gilles Lebri-
sard, fit" Morisset, après une hésita-
tion.
— Qu'est au juste ce Gilles Lebri-
sard?
— Un fils de bonne famille bour-
geoise, élève à l'Ecole Centrale, et
qui s'occupe d'aviation. Oh! intelli-
gent et débrouillard, certes !
Et Morisset n'avait pu s'empêcher
de mêler quelque amertume à ses
paroles, considérant Gilles Lebrisard
comme l'obstacle le plus certain à sa
félicité.
Jerry Smith, très observateur, avait
tout de suite perçu du dépit dans sa
réplique; il se réserva d'en appro-
fondir les motifs à l'occasion et, sans
rien laisser paraître, il continua:
— Comme nous étions sur la cale
du dirigeable, lorsque M. Planchut
m'a fait examiner ses gouvernails
obliques, je ne sais si vous vous rap-
pelez, mais il y avait là une com-
mande indéréglable par transmission
souple, très curieuse, une de ces ma-
chines où l'on sent que « ça y est ».
J'entends encore M. Planchut nous
dire, de sa grosse voix : « C'est le petit
qui a trouvé ça, en s'amusant... » Et
maintenant je me souviens de sa fi-
gure et de son regard, à ce jeune
homme. Il m'a impressionné. C'est
^ UN 'AYIATEVB €
41
à lui que je pensais tout à l'heure,
en vous parlant de V Inventeur. Gilles
Lebrisard est peut-être celui qu'il
nous faut. Voulez-vous me l'amener
im de ces matins?
— Entendu, fit Morisset.
Et, après y avoir fait premièrement
grise mine, il envisagea d'un assez
bon œil l'obligation (Jerry Smith
ayant dit: je désire) de les mettre en
rapport. Car, au cas, assez probable,
où l'Américain attacherait Gilles Le-
brisard à sa nouvelle entreprise, ce
dernier négligerait forcément M. de
la Brossette, dans les alentours du-
quel il passait tout son temps; Mlle
Nicole trouverait, ainsi, moins de
facilités pour voir le blanc-bec; et
enfin, de la sorte, lui, Morisset, aurait
plus libre la route de ce cœur re-
belle, mais, il en était certain, point
imprenable puisque la petite, en
somme, lui marquait de la sympa-
thie.
VI
UN JEUNE HOMME LIBRE
Dans le vaste jardin d'hiver, devant
une table éblouissante de surtouts
et d'attributs, chargée de victuailles
fines et de magnifiques vins, tous
trois, les présentations faites, s'étaient
installés en silence.
Jerry Smith, à diverses reprises,
scruta son nouveau commen-
sal. Gilles Lebrisard ne mani-
festait aucun trouble devant
un tel personnage. Et chaque
fois qu'il en trouvait l'occa-.
sion, il l'inspectait
aussi , tranquille -
ment , d' égal à
égal.
Enfin, après une
pause d'entrée en
appétit , laquelle
dura le temps des
hors - d'œuvre, Jer-
ry Smith dressa
son faciès blême et
pensif, cligna ses
pesantes paupières
sur son regard ai-
gu, dont il diri-
gea le trait vers
Gilles Lebrisard, et il articulait :
— Mon ami Morisset a dû vous
dire que nous élaborons le projet
d'un Institut ayant pour but de cen-
traliser les études contemporaines
touchant l'aviation, de combiner, de
construire et d'essayer des appareils.
"0^
ICOLE SE TENAIT AU VOLANT (P. 4|)
42'
^ VN 'AVIATEUR €
cela dans les circonstances les plus
propices, puisque tout l'argent né-
cessaire — je parle de millions —
sera fourni.
— Oui, M. Morisset m'a expliqué!
disait Gilles Lebrisard.
Et il ajouta, avec bonne humeur:
— C'est une riche' idée que vous
avez eue!
Morisset semblait effaré de tant
d'audace; Jerry Smith émit un petit
rire approbateur:
— Bonne plaisanterie! Mais je
viens au fait. M. Planchut de la
Brossette, dont j'estime grandement
la science d'aéronaute, et qui m'a
accordé l'honneur de me recevoir na-
guère, avait attiré mon attention sur
divers perfectionnements d'appareils,
dus à votre ingéniosité. Ayant con-
fiance dans vos aptitudes, je vous
propose de travailler avec nous ; vous
trouverez dans cette collaboration
technique des facilités matérielles que
vous ne pourriez rencontrer, je crois,
ailleurs. Les conditions, vous les fixe-
rez vous-même.
Gilles Lebrisard, très calme, répli-
quait :
— Ce que vous me proposez là est
très séduisant. Je dois pourtant vous
prévenir qu'actuellement l'Ecole ne
me laisse pas trop de loisir et que
dans six mois, lorsque j'en serai sorti,
je me verrai tenu de servir une année
m5. patrie.
— L'Institut ne sera pas un bu-
reau, tout au moins en ce qui vous
^concerne. Vous aurez toute liberté
d'initiative.
— Alors, je vais y songer, et je
vous répondrai dans quarante-huit
heures.
— Parfait! résuma Jerry Smith la-
coniquement.
Et l'on parla d'autre chose, cepen-
dant que Morisset retenait à peine
son indignation contre ce paltoquet.
qui avait le front de demander à
« réfléchir » en face d'une telle au-
baine!... Le même, parbleu, le même
qui considérait toutes les attentions
de Mlle Nicole comme un hommage
dû.
Lorsque Gilles eut pris congé, Mo-
risset, seul avec Jerry Smith, s'é-
criait :
— Un petit faiseur!
L'Américain sourit:
— Vous auriez tort de lui en vou-
loir^ mon bon ami. J'aime, au con-
traire, cette attitude crâne et pon-
dérée à la fois. Elle est rare chez
les jeunes gens de votre pays... Et
elle ne m'inspire qu'un désir encore
plus vif de le voir se joindre à nous.
Toutefois, je doute qu'il accepte...
— Vous doutez!
— Oui. Ce garçon-là est un indé-
pendant, je l'ai jaugé tout de suite.
J'ai eu beau le tranquilliser à cet
égard, il craindra d'être embrigadé,
de subir un joug.
Et l'avisé spéculateur ne se trom-
pait pas.
Gilles Lebrisard élevait en lui-
même une sorte de culte à sa liberté.
Il l'avait, complète, aux côtés du
père Planchut, et il affectionnait le
vieil homme bourru et jovial, qui
savait si bien le comprendre et le
guider en lui laissant la bride au
col.
En outre, au point de vue maté-
riel, M. Lebrisard, retiré du com-
merce avec soixante mille livres de
revenu, avait, ainsi que madame son
épouse, fini par prendre au sérieux,
et même par révérer la vocation de
ce fils aventureux : ils ne lui marchan-
daient, que pour la forme, les sub-
sides.
Puis il était aussi là, le grand-
père Roumerie, décharné et jaune,
hôte ponctuel d'un fauteuil à rou-
lettes, dont le regard mort ne s'allu-
^ UN AYIATEVB €
niait qu'avec la fierté de voir ce
rejeton sublime de sa race.
*
* *
Lorsqu'on demandant conseil, Gil-
les Lebrisard eut fait part à M.
Planchut de son entretien avec Jerry
Smith, l'aéronaute, un instant, se
montra perplexe:
— Evidemment. Les capi-
taux de cet bomme sont un
levier puissant pour un inven-
teur. . . Tu as beau n'être
pas un râleux, n'empêche que
des millions, c'est des millions.
Rien que d'avoir la responsabi-
lité de construire et d'utiliser un
aérodrome — et tu sais, pour
un coup, si cela importe dans
les essais de vol, — ça vaut
qu'on y regarde à deux fois, avant
de refuser, ce dont; du reste, je vois
que tu meurs d'envie...
Comme ils discutaient en se pro-
menant au jardin, une automobile
à la porte du parc' mugit, et Mlle
Nicole parut, laquelle fut mise, par
M. Planchut, au courant de l'affaire.
— D'ailleurs, concluait Gilles, je
ne marche pas avec Jerry Smith.
C'est décidé.
Le visage de Mlle Nicole, qui avait
paru préoccupé , s'illumina ; sans
même songer à s'apercevoir de ce
changement, Gilles, avec la gravité
puérile des jeunes gens que tient
l'Idée, expliquait:
— Je sens que je ne ferai jamais
rien de bon si je ne me sens pas
mon maître, et je ne quitterais pour
rien au monde M. Planchut.
— Et votre petite camarade, ça
vous serait donc égal de la quitter?
fit Mlle Nicole sur le ton de la plai-
santerie.
LE NOMME CARLUS CROCHET, AVEC SA
FLÈCHE ET SON COR (P. 50) .
— Bien sûr non ! déclarait Gilles
avec condescendance.
Nicole badina encore.
— Il dit cela par politesse, parbleu !
Puis elle se détourna comme pour
rajuster d'une tape des plis, invisi-
bles d'ailleurs, de sa jupe, s'éloigna
dans l'allée, suivie de plusieurs
chiens, lesquels faisaient fête à son
arrivée.
Et, se penchant vers son caniche
Chocolat, elle lui chuchotait, confi-
dentielle et douloureuse:
— Il ne m'aime pas, il ne m'aime
pas, il ne m'aime pas!...
44
^ UN 'AVIÂTEUB €
VII
LES FIANÇAILLES SUR LA ROUTE
Ce matin de juillet, on s'en allait
déjeuner à Rouen, où il y avait des
courses.
Aille Nicole se tenait au volant de
la soixante chevaux huit cylindres
M. C. C. (alias Morisset, Chouix
et C'e), une voiture d'entre les voi- .
tures, construite à l'usage personnel
du directeur, — aucune trépidation,
roulements veloutés, pas de bruit,
sauf un ronron berceur et lointain,
musique plutôt que son de moteur,
— et tandis que M. Planchut, avec
les Noirfeuille, prenait place dans la
limousine, Morisset avait tenu à occu-
per le second baquet du siège.
Encore que cela se trouvât notoire-
ment superfétatoire, car Mlle Nicole
conduisait, au su de chacun, comme
une merveille, il avait donné comme
prétexte l'éventualité de quelque brus-
que incident sur la route; et, en
réalité, seul le grand désir de mettre
à profit l'occasion d'un tête-à-tête,
inspirait le très amoureux Morisset.
Gilles Lebrisard, compagnon habi-
tuel de leurs randonnées, manquait
à celle-ci. Car il accomplissait, pour
lors, son année de service militaire,
en qualité de sous-lieutenant artilleur,
à Besançon.
Au surplus, l'ingénieur eût été le
dernier à se plaindre de son absence.
Non qu'il éprouvât une véritable ini-
mitié à l'égard du jeune homme. Et
si, dans les débuts, il l'envisageait
comme un rival, il s'était, depuis,
convaincu d'erreur. Seulement, Mo-
risset, dont l'âge mûr mêlait un peu
de sollicitude à son ardeur, s'irritait
de voir ce gamin passer avec une
pareille indifférence devant un trésor
vivant que lui, Morisset, eût été si
heureux de conquérir.
Et alors, une colère le prenait et
c'est à peine s'il se retenait pour ne
pas lui ouvrir les yeux, à Nicole, lui
démontrer clairement qu'elle dispen-
sait l'or de son cœur au profit d'un
sot préférant à sa douce pureté de
vierge les grimaces d'une cabotine
sans lustre.
Mais — loyal — Morisset avait
toujours réprimé ces mouvements-là
et su s'arrêter juste à temps pour
ne pas commettre ce qu'il eût consi-
déré, ensuite, comme une traîtrise.
Puis, il pensait: « Elle comprendra
bien elle-même, elle comprendra...
qu'il est indigne d'elle, et que je
l'aime... »
*
* *
Après un long silence, sans tourner
la tête, les yeux au loin, elle parla
tout d'un coup :
— Mon petit Morisset, puisque
vous êtes mon ami, vous me devez
la vérité. Dites-moi, est-il exact que
Gilles Lebrisard ait une maîtresse ?
— Mais, à quel propos?...
— Répondez !
— Cette demande, vraiment...
— Oui, je sais ce que vous allez
prétendre: ce n'est pas convenable;
une jeune fille est censée ignorer ces
choses. Mais vous savez bien que je
ne suis pas une jeune fille comme les
ILS DISCUTAIENT AU JARDIN (p. 43).
^ UN AVIATEUR €
47
ON SE MONTRAIT LES BARAQUEMENTS OU LES CHAMPIONS
TENAIENT LEURS APPAREILS (P. 52).
autres, et que papa m'a élevée « à
la garçon ». Alors, répondez!
Morisset allait se réjouir: voici
donc que Nicole, instruite d'une liai-
son, du reste notoire, l'incitait elle-
même à des confidences que, par une
loyauté native, il avait tant de fois
dû ravaler. Il allait pouvoir... Mais
non; vraiment le rôle de délateur lui
déplaisait, et il se tint dans le vague :
— C'est possible... Je n'en sais
rien, dit-il.
— On m'a nommé une demoiselle
Barally...
— Vous êtes mieux renseignée que
nous autres.
— Vraiment?
— Vraiment.
Et à brûle-pourpoint :
— Mais, voyons, Mlle Nicole; puis-
que vous me posez des questions,
je puis, à mon tour, vous interroger.
— Allez.
— Vous portez donc toujours beau-
coup... d'intérêt à ce jeune homme?
Elle battit des paupières, réfléchit
une seconde et murmura:
— Je lui en portais beaucoup, oui.
Cet imparfait donna à Morisset une
joie énorme. Il n'en croyait point
ses oreilles. Timidement il demanda:
— Et... maintenant?
— Je vous répondrai en toute fran-
chise, mon bon Morisset...
Il interrompit:
— C'est que, vous le savez, je vous
aime, moi!
Ferme au volant, les yeux toujours
bien fixes sur la route, comme il
convient à un chauffeur sérieux et
conscient de ses responsabilités, Ni-
'cole poursuivit:
— Je vous crois, Morisset. Car
cela, toute votre conduite me le
prouve. Je vais vous étonner, même,
en vous disant que je vous admire
beaucoup à cause de votre attitude
envers Gilles. Vous auriez pu me le
débiner. Vous ne l'avez jamais fait.
Et tout à l'heure, encore, à mes ques-
tions, sans vous douter que c'était
une épreuve, vous avez opposé la
discrétion d'un tout-à-fait chic type.
D'ouïr ces paroles, il semblait à
Morisset qu'un fluide enivrant lui
coulait à l'âme. Il fut siir le point
48
^ UN 'AVIATEUR €
de saisir, pour la couvrir de baisers,
la main, la petite main gantée qui
tenait la direction, mais dont il dut
respecter la mission sacrée.
— • Alors, balbutia-t-il, vous ne me
découragez plus?
Elle mit en première, pressa de
son soulier mordoré la pédale du
frein, et, à cette allure ralentie, libre
de ses regards, elle dévisagea Moris-
set droit dans les prunelles:
— Vous êtes sûr que vous n'aurez
pas de jalousies rétrospectives?
— Je jure!
— Vous m'aimez assez pour cela?
— Je vous aime plus que tout.
Alors, très émue :
— Eh bien! Morisset, c'est enten-
du. Je serai votre femme.
Et juste à ce moment, le père
Planchut, qui n'admettait pas les
vitesses « bourgeoises », s'était
penché hors de la portière, et
criait :
— Eh bien! quoi, on s'endort...
Une panne?
Elle dit, en riant :
— Jamais de panne, tu sais bien,
papa, les voitures Morisset!
Et, tout de suite, Nicole ayant exé-
cuté un geste habituel et précis, la
soixante chevaux emporta sur la riche
chaussée normande, en quatrième :
un brave homme de père, un couple
de gens parfaits, un ingénieur invrai-
semblablement heureux, et une jeune
fille qui avait décidé d'agir en per-
sonne raisonnable.
TROISIEME PARTIE
EMOIS TARDIFS
Parfois vous passez près de votre
Bonheur qui vous tend les bras et
vous ne le reconnaissez point; c'est
plus tard que vos yeux se sont ou-
verts et alors il y a vraiment place
pour la ténébreuse douleur de n'avoir
point vu.
Avec une sorte de délectation mo-
rose on imagine la coupe enchantée
que, délibérément, on éloigna de ses
lèvres, on songe à tant de droits
charmants abdiqués. Et ce jour-là,
si la mort, la mort seule irréparable,
ne s'est point entremise, et si c'est
seulement le temps fatal, la distance
et les lois du cœur, que l'on voit à
combattre, on espère encore: on
goûte tel automne à défaut du prin-
temps passé; et voilà le dernier bon-
heur.
Le regret lentement s'infiltrait en
l'âme de Gilles Lebrisard, depuis cer-
tain matin où, dans la petite chapelle
absidale de l'église, à Versailles, Ni-
cole Planchut de la Brossette lui ap-
parut sous les voiles candides de
l'épousée.
Il crut, sans doute, être heureux
de la savoir heureuse, et elle l'était
en somme, car en épousant l'ingé-
nieur Morisset, elle avait non point
consenti un sacrifice, mais accompli
un acte qu'elle jugeait bon.
Et, en plein épanouissement de
ILS AVAIENT DISPARU DERRIERE LES CIMES DE LA FUTAIE BORDANT
LES RIVES DE LA SEINE (P. 54).
femme, elle savourait maintenant un
bonheur, en somme appréciable,
qu'amenuisait à peine une teinte de
mélancolie.
Comme autrefois, seulement avec
une ferveur nouvelle chez l'un, un
peu plus de réservée chez l'autre, ils
se traitaient en camarades, se ren-
contraient aussi souvent: car Gilles,
son service militaire achevé, était
venu s'installer à demeure auprès du
père Planchut, et Nicole, quoique
résidant à Paris, venait presque cha-
que jour, au Castel, voir son bonhom-
me de père, visiter ses quatre chiens,
qu'elle n'avait pas voulu condamner
à l'air malsain, à l'espace avare des
métropoles.
Déjà, sans qu'il voulût approfon-
dir, une tristesse inconnue le han-
tait.
Et, non plus avec la calme assu-
rance de jadis, mais avec une sorte
d'acharnement où se mêlait l'obscur
instinct qui nous pousse à rechercher
par tout moyen l'oubli des peines,
il se jetait à la réalisation de son rêve
aérien.
Il
LA COUPE JERRY-SMITH
Pour inaugurer l'Institut, Jerry
Smith fit savoir qu'il créait une
Coupe internationale à disputer au
printemps de l'année suivante: cinq
cent mille francs étaient offerts au
pilote de Taéroplane qui, en moins
de quinze heures, partant de Baga-
telle, gagnerait Rouen et, après avoir
doublé la flèche de la cathédrale,
reviendrait au point de départ, sous
la seule obligation d'avoir deux pla-
ces occupées, et, au cas d'avarie en
route ou d'atterrissage, de ne point se
ravitailler et de ne réparer que par
les moyens du bord.
L'essor imprimé à l'aviation par
cet établissement, dont le Bulletin
polyglotte, tiré à des infinités d'exem-
plaires, devint comme un régulateur
de recherches, un centre où conver-
geaient toutes les inventions aéronau-
tiques, avait été de belle envergure.
so
^ UN AVIATEUR €
El. bien qu'en l'improvisant, Jerry
Smith, triomphateur blasé, eût eu plu-
tôt en vue de satisfaire son désir
de conquêtes inédites, que de monter
une « affaire », l'entreprise, commer-
cialement, donnait aussitôt de magni-
fiques résultats: de semaine en se-
mame, le dirigeable et l'aéroplane
supplantaient, dans le goût des ama-
teurs riches, l'automobile déjà en-
vieillie ; les commandes privées affluè-
rent et aussi celles des Etats, qui
s'appliquaient, maintenant, à se créer
d'aériennes escadres; on pouvait en-
trevoir, pour un délai prochain, le
fonctionnement de services urbains
et départementaux par dirigeables:
et grâce à la conception si rationnelle
de ses différents rouages, à son outil-
lage ultra-moderne et précis, à l'ex-
cellence des moteurs spéciaux, éta-
blis par les soins de la maison Moris-
set. Chouix et 0<', l'Institut monopoli-
sait absolument, sans avoir à redou-
ter nul concurrent, le marché des
airs.
*
* *
Il résultait de ces circonstances que
jamais épreuve sportive ne suscita
un émoi aussi universel, d'autant que
les conditions du concours, sévères
mais point irréalisables — car depuis
la célèbre envolée d'Henri Farman,
divers engins du même type avaient
déjà fourni des parcours sensiblement
plus longs — en faisaient quelque
chose de réel, une véritable course
où la vitesse individuelle des appa-
reils et non point leur équilibrage
ou leur maniabilité, se trouverait en
jeu.
Sur la liste d'ores et déjà publiée
des concurrents figurait le Gotha des
pilotes.
Naturellement la France, étant le
terroir même de cette science-là, four-
nissait la majorité des compétiteurs.
Dans le clan étranger, Tom Lyne,
le champion de Floride, Purkiss, de
La Nouvelle-Orléans, y voisinaient
avec Chistera, l'Espagnol, l'homme à
la mode, dont le cellulaire avait exé-
cuté un vol de trois lieues autour de
Valladolid. L'Angleterre se trouvait
représentée par l'honorable Fergus-
son et par Sir Thomas Hardy, de
l'Académie des Sciences, promoteur
du stabili-cône à double révolution.
L'Allemagne envoyait M. de Teken
et le professeur Otto Kirchner qui
avait, disait-on, expérimenté, en pré-
sence de Guillaume II et de quelques
rares privilégiés, un étonnant appa-
reil, du genre hélicoptère. La Russie
avait délégué les frères Voragine et
le général Akimov, tous trois avia-
teurs émérites; et on citait encore,
comme devant concourir, l'aéroplane
suisse Burgli, lequel se caractérisait
par ses quatre hélices jumelées, et
le planeur Truck, à surfaces courbes,
de Vienne.
Et il n'y eut pas jusqu'au fumiste,
obligatoire en ces occurrences, qui
fît défaut à la nomenclature: le nom-
mé Carlus Crochet s'était inscrit avec
sa « Flèche » et son « Cor ».
Les multiples reporters qui, sitôt
publié cet engagement baroque,
s'abattirent, à fin d'interview, sur le
domicile de ce dernier, se virent en
présence d'un individu hirsute qui
leur révéla des arcanes. Adepte de
la Spiriation, laquelle est une mé-
thode de voler avec le concours des
Esprits ou Anges, il appelait ceux-ci
à l'aide d'un cor de chasse, et ne
doutait pas que, tel autrefois Abaris,
il ne s'envolerait sur une flèche à
la construction de laquelle certaines
plumes d'un oiseau très rare, le Biho-
reau, — volatile triste, erratique, dont
le cri imite le bruit du vomissement.
^ UN AT J AT FA m ^
=)i
et dont il recherchait un spécimen,
— se trouvaient indispensables.
On ne tarda point, du reste, d'in-
terner ce malheureux fou, capable
seulement de se nuire à lui-même.
Jerry Smith avait décidé que son
établissement concourrait individuel-
lement; il déclarait d'ailleurs par
avance qu'au cas d'une victoire, le
demi-million serait dédié à la fonda-
tion d'un sanatorium.
Muni d'un moteur nouveau étudié
par Morisset, l'aéroplane de l'Insti-
tut avait fourni de très bonnes per-
formances.
Et justement, Gilles Lebrisard, par
délicatesse, — ayant décliné les offres
de Jerry Smith, — hésitait à se met-
tre sur les rangs en ce tournoi.
Ce fut Morisset lui-même qui l'y
incita.
Depuis son mariage avec Nicole,
les relations de l'ingénieur avec le
jeune aéronaute avaient perdu tout
caractère d'aigreur ou de secrète ani-
mosité, devenaient franchement cor-
diales. Confiant en la loyauté de sa
femme, — • qui lui vouait en affection
ce qu'elle ne pouvait pas lui ■ offrir
de passionné, ■ — fidèle, de son cœur
tout entier, à sa promesse d'ignorer
des jalousies rétrospectives, Morisset,
maintenant, rendait hommage sans
réserve à la vaillance sportive du
jeune homme.
Se joignant à son gendre, M. de la
Brossette, également, conseillait à
Gilles de ne point faire preuve de
scrupules fastidieux, et finalement
Jerry Smith, auquel Morisset en ré-
féra, l'invitait, par l'entremise de son
associée, à concourir.
l'.^PPARKIL R.ALEIGH, de DUBLIN, eut une panne au liOUT DE CINQUANTE METRES (p. 5^).
52
^ VN AVIATEUR ^
III
LA COUPE JERRY-SMITH (SUITE)
Un soleil de cérémonie luisait sur
le ciel d'un tendre bleu matinal, sur
les pelouses et arbres pleins de fraî-
cheur, sur le sable crémeux des allées.
Des barrages de sergots, dont les
uniformes empruntaient un ton sym-
pathique au charme du décor, canali-
saient, parmi les trépidants escadrons
des automobiles, d'innombrables ba-
dauds, dont la foule, en ruisseaux
SON SQUELETTE u'aLUMINIUM ET d'aCIER FIGURE UN GRAND
VOLUCRE ANTÉDILUVIEN (P. 57).
denses, convergeait au terrain de
Bagatelle où devait se donner, à huit
heures, le départ pour la Coupe des
aéroplanes.
Le Président de la République, en
habit, suite des ministres et de leurs
daines, survint avec son escorte cui-
rassière.
Jerry Smith, — en veston et chaus-
sé de gros souhers jaunes, — sur-
veillait les préparatifs, sans ostenta-
tion. Officieusement sollicité de s'as-
seoir près du chef de l'Etat, il décla-
rait: No mat ter; et cette réponse,
dans sa bouche, signifiait: question
récriée.
On supposait que le vainqueur se-
rait de retour avant le crépuscule;
cependant, en prévision d'arrivées
nocturnes, Jerry Smith avait fait ins-
taller sur place une usine électrique,
laquelle ahmenterait d'énormes pro-
jecteurs brevet Scott, hissés au som-
met de grands pylônes, et capables
de conférer à ce vaste terrain un
éclairage de plein jour, rayonnant
jusqu'à quinze cents
mètres d'altitude.
D ' i m. m e n s e s ta-
bleaux d'affichage in-
diqueraient — grâce à
^\\W des vedettes automobi-
^ ^ les, munies d'appareils
radio - télégraphiques .
et échelonnées sur la
route, — la position
des dix-huit concur-
rents pendant toute la
durée de l'épreuve.
On se montrait les
baraquements où ces
champions tenaient, comme des che-
vaux dans des box, leurs appareils
enfermés jusqu'à la minute du lan-
cer ; certains avaient fait établir,
devant leur hangar, des plates-formes
de projection, des catapultes, des mo-
norails en montagnes russes.
Et autour de ce quartier de cou-
reurs aériens, se produisait un émou-
vant remous d'allées et venues —
officiels, chronométreurs, pilotes —
que commentait l'attention en éveil
de cent mille spectateurs; on discu-
tait les chances des compétiteurs, des
bookmakers établissaient la cote (le
gouvernement, qui avait enfin re-
^ Î/.Y AVIATEUR €
•)■:>
JERRV SMITII, DANS CETTE ILE QUt ETAIT SON I1,K, KLE\ A IXE CITE QUI ALLAIT ETRE
SA CITÉ (p. 55) .
connu le danger, pour l'institution
des courses, de supprimer le pari
au livre, l'avait, depuis peu, rétabli).
*
* *
Morisset escomptait de tout son
désir trépidant la victoire de son
« extra-léger » qui, grâce à la dispo-
sition en échiquier de ses dix cylin-
dres, pouvait tourner indéfiniment,
en ne chauffant, pour ainsi dire, pas.
Il se montrait fort émoustillé.
Et même, plusieurs fois, Jerry
Smith, d'un ton fâché, observa:
— A quoi cela vous avance-t-il, de
faire ainsi le bourdon! Vraiment j'au-
rais cru que depuis que vous me
connaissez vous auriez pris quelques
leçons de flegme.
— Mais vous ne comptez pour rien
le renom de l'Institut et de la maison
Morisset, Chouix et O^?
— Arrive ce qui arrivera. Du reste,
je vous ai déjà dit que je connais
le gagnant.
— Qui?
— Gilles Lebrisard!
A aucun moment, en effet, depuis
qu'il avait créé cette épreuve, les
prévisions de Jerry Smith ne variè-
rent sur ce point.
Mais Morisset se montrait toujours
incrédule :
— Il périra par le moteur. Au lieu
de nous en demander un, il a voulu le
construire lui-même. A la vérité, M.
Planchut, qui l'y encourageait, en
dit monts et merveilles.
— Eh bien! vous ne refusez pas,
je pense, à ce dernier, quelque com-
pétence ?
— Non. Mais quand il s'agit de
son disciple, je crois qu'il manque
un peu d'impartialité. Naturellement,
mon rôle n'était pas d'assister à
leurs essais, et je ne puis rien affir-
mer.
Dans un vaste break automobile,
garé en l'enceinte réservée, et dont
les paniers recelaient les éléments
d'un copieux lunch, se tenaient Ni-
cole Morisset, les Noirfeuille et les
parents Lebrisard, invités, vu la cir-
constance.
Le grand-père Roumerie, sec, jau-
ne, décharné, avec les yeux seuls vi-
vants sur sa face morte, s'était fait
>4
^ UN AVIATEUR €
amener en son fauteuil à roulettes^
par une auto de louage^ qui voisinait
avec la voiture familiale.
Ayant à ses côtés un domestique
muni d'une jumelle, il attendait de
voir s'envoler dans les airs son petit-
fils.
* *
Menteurs ingénus, pleins d'orgueil
naïf et paternel, les Lebrîsard, pour
lors, déclaraient:
— Nous avons toujours poussé
notre fils dans cette voie...
M. Lebrisard rappelait, non sans
agrément, les premières armes de
Gilles dans la carrière, lorsque, sus-
pendu à trois parapluies, il se laissa
choir d'un deuxième étage.
• — Ah! si je n'avais pas toujours
peur qu'il lui arrive un accident! souf-
flait Mme Lebrisard, qu'affligeait un
asthme. -
Mais M. de Noirfeuille apaisait les
inquiétudes :
— Gilles est aussi prudent que
hardi; il n'y a rien à craindre, sur-
tout avec un compagnon comme M.
de la Brossette.
(Le père Planchut allait, en effet,
prendre place à côté de Gilles, dans
l'hiloire de la nef volante, inscrite
sous la désignation : Aéroplane Lebri-
sard-Planchut, cela malgré les pro-
testations du vieil aéronaute, décla-
rant qu'il n'était pour rien dans l'ap-
pareil, que Gilles, aujourd'hui, se
trouvait cent fois plus fort que lui,
et que des galopins aussi entêtés il
ne savait ce qui le retenait de leur
botter le derrière.)
*
* *
...Ils étaient partis, ils avaient dis-
paru derrière les cimes de la futaie
bordant les rives de la Seine, sauf
l'hélicoptère allemand, lequel refusa
de voler, et l'appareil Raleigh, de
Dublin, qui eut une panne au bout
de cinquante mètres, et qui, ayant
heurté le sol en atterrissant, brisa ses
plans directeurs et dut abandonner.
Une rumeur particulièrement con-
sistante, peut-être effluves émanés de
la conviction professée par Jerry
Smith, avait salué l'envol du n« ii
qui, d'une brève course, au ras du
sol, ayant pris sa vitesse de régime,
s'éleva d'un jet oblique et sûr dans
l'air bleu.
Et, dès le début, les renseigne-
ments transmis par les ondes hert-
ziennes furent significatifs. Après
vingt-huit minutes, déjà aux environs
de Meulan, il tenait la tête; sur
Evreux, il avait pris six kilomètres
d'avance sur Purkiss, parti premier;
en deux heures, ayant toujours aug-
menté son avantage sur ses pour-
suivants, il atteignait Rouen, contour-
nait sans encombre la flèche de la
cathédrale. Et le bruit des bouchons
qui sautent s'éteignait à peine parmi
les déjeuneurs de Bagatelle, qu'un
cri énorme s'éleva: au-dessus de
Longchamp, l'aéroplane n° 1 1 mon-
trait son bec renflé de coursier aérien.
Vraiment ce fut une délirante ruée
lorsque, pareil à un docile oiseau, il
vint se poser sur la pelouse. Le père
Planchut n'était pas plus rouge que
d'ordinaire. Gilles Lebrisard simple-
ment déclarait:
— Pas d'incident. Tout a bien mar-
ché.
Jerry Smith semblait enchanté, et
souriait d'un air fin à Morisset qui,
libre de jalousie mesquine, félicitait
cordialement les triomphateurs. L'aé-
roplane de l'Institut allait, du reste,
finir second.
Une -larme silencieuse roulait lente-
ment sur la face parcheminée de
l'aïeul Roumerie, hissé dans l'auto-
taxi, sur un fauteuil à roulettes.
J,A XOIRE TERREUR DE DÉCi X'VRIR UN (TTASSJS VERSE, DES DEBRIS, DU SAXg! (P. 6q) ,
^ UN 'AVIATEUR ^
^7
IV.
AEROPLANE... HELICOPTERE..,
L'appareil est tel qu'un oiseau, et
lorsqu'on enlève la soie caoutchou-
tée tendue sur la membrure, son sque-
lette d'aluminium et d'acier figure
un grand volucre antédiluvien. Les
MORISSET, M0>;TANT UXE formidable 150 HP DE COURSE, TRAVERSAIT
PARIS A TOUTE ALLURE (p. 69).
pérée par la contre-pression du fluide
qui se referme, pousse sur les pa-
rois, d'arrière en avant, s'ajoutant
à l'effort propulsif des hélices.
Les plans stabilisateurs, au nom-
bre de quatre, sont disposés par pai-
res, un à chaque flanc de la carène,
les deux
autres
dessus et
dessous ;
montés
sur des
charniè-
res, ils
peuvent
se rabat-
tre, au
moment
de l'atter-
rissage,
afin d'an-
nuler la
^' i t e s s e
horizontale, ainsi que font de leurs
ailes les oiseaux. Tout le système ap-
paraît si naturel et simple que l'on
s'étonne en songeant que les hom-
mes aient mis tant de siècles à in-
venter une machine volante. Et tel
est, monté sur un châssis à roulettes
conjuguées, l'aéroplane Lebrisard-
plans directeurs se trouvent à l'ar-
rière; le gouvernail d'orientation à
l'avant, ainsi que l'hélice, afin que
celle-ci puisse attaquer un air vierge;
deux autres hélices, sur le côté, mues
par un moteur indépendant, ne cons-
tituent qu'un adjuvant éventuel et
permettent de remédier, en différen-
ciant la vitesse, à toute bande obli- Plan chut, qui a remporté la Coupe
que. Le nez de la carène est large; Jerry-Smith.
il donne place à la cage qui contient
les pilotes et la machinerie, puis
s'amincit comme le corps des pois-
sons ; grâce à cette forme, il défonce,
en quelque sorte, l'air, dont il écarte
violemment les masses; mais la force
perdue par le choc se trouve récu-
*
* * -
Gilles Lebrisard, toutefois, ne con-
sidère cet appareil que comme tran-
sitoire, et, malgré ce succès, ne lui
58
^ UN AVIATEUR ^
accorde que peu d'estime. Avec
beaucoup d'hommes compétents en
la matière, et à la suite de Jules
Verne, qui fut, quoi qu'on en dise,
un génial précurseur, il croit que
l'aéronef du futur appartiendra au
mode de l'hélicoptère, recevant sa
vitesse comme sa force ascension-
nelle d'hélices virantes, et n'escomp-
tant aucun service d'ailes qui ne lui
fourniraient qu'un appui tout subsi-
diaire. Du reste les constructeurs
d'aéroplanes ont d'ores et déjà re-
connu l'intérêt .et la possibilité, en
accélérant la marche, de réduire l'en-
vergure des plans.
Le tout est d'imprimer instantané-
ment à l'appareil une allure de ré-
gime, afin que le centre de pres-
sion du système se place à la dis-
tance voulue du centre de gravité et
que, les composantes de ces deux
forces s'annulant, la machine vole.
Pour l'hélicoptère, le point déhcat
réside en ceci, que l'appareil doit
pouvoir s'élever verticalement, par
ses propres moyens. Mais cette diffi-
culté vaincue fournit aussi un avan-
tage considérable sur l'aéroplane, qui
se trouve assujetti, pour prendre son
vol, à un lancement préalable (obtenu
soit par une course sur le sol, soit
au moyen d'une catapulte, comme
dans le système Langley), et, dans
tous les cas, nécessite un terrain ap-
proprié pour le départ, ce qui exclut
généralement la possibilité de repren-
dre la route, si l'on touche terre.
Enfin, il est évident que l'aéro-
plane, cellulaire ou nanti de plans
étages, si maniable qu'il puisse être,
constitue un instrument dont on peut
escompter les services uniquement en
atmosphère calme, et là, son coeffi-
cient de dirigeabilité — ou ce que
le colonel Renard a défini: l'angle
abordable — dépend entièrement de
sa vitesse.
*
C'est en vertu de telles considéra-
tions que Gilles s'abandonnait âme
et corps à la recherche d'un problè-
me, ardu, mais, selon lui, point inso-
luble; et il en voyait notamment la
clef dans l'étude de la pression des
fluides sur les surfaces qui, jusqu'à
présent, est restée en friche et qui
se trouve fort complexe, à cause de
la réaction des filets d'air, lesquels,
après avoir travaillé, viennent chica-
ner les suivants.
Et, n'étant pas — bien que doué
— un algébriste transcendant, il
trouva en son camarade Paul Rebour,
l'ancien complice en l'équipée du
ballon captif, un merveilleux colla-
borateur.
Paul Rebour, sorti de Polytechni-
que, avait quitté l'armée, et quel-
ques rentes lui permettant de ne point
songer au professorat, il se consacrait
aux études mathématiques. Ce grand
garçon robuste, qui semblait plutôt
taillé pour faire de la barre fixe, ou
pour battre du blé en grange, menait
une vie cloîtrée dans un cinquième
de la rue Saint-Jacques, dont il ne
s'exilait qu'à regret, capable de de-
meurer vingt-quatre heures et davan-
tage devant sa table de travail à la
poursuite d'une formule rebelle.
Il vivait comme plongé dans le
rêve perpétuel et précis de l'algèbre,
récitait un théorème de géométrie
avec la vénération de Flaubert décla-
mant telle phrase bien balancée; et
il finissait par avoir un visage presque
extatique, pâle de veilles nocturnes
et de méditations.
Le génie inventif de l'un servait
de pitance à l'esprit analytique de
l'autre. Gilles guidait son ami par le
sentiment inné, qu'en dehors de la
théorie, il avait des choses aériennes.
^ UN MIATEUR ^
^9
D'ailleurs, bien souvent, faute
d'un (X)rnac sensible aux con-
tingences, les plus grands al-
gébristes errent : Lalande n'a-
t-il pas estimé qu'il faut à un
homme des ailes de i8o pieds
pour s'élever dans
1 ' atmosphère , ce
qui fut absolument
controuvé par les
expériences de Li-
lienthal ; et même
on observée que la
nature chez les oi-
seaux, à mesure
que la masse du su-
jet augmente, ré-
duit la surface d'ai-
le, correspondant à
l'unité de poids, et c'est ainsi que le nage moins d'envergure, proportion-
kilo d'aigles, pour voler, a reçu en apa- nellement, que le kilo de moineau.
BIENTOT SURVl.NRK.NT CEUX DE MAISONS-LAFITTE (P . 6g).
V
MÉLANCOLIE DE JERRY. SMITH
Etait-ce son cerveau fourbu par
une activité trop surabondante et qui
après avoir, quarante ans, fonctionné
comme un mécanisme de précision,
à l'équilibre impeccable, fléchissait
d'un seul coup, tous ses rouages éga-
lement usés, et demandait grâce ? Un
secret chagrin — pareil à un mi-
crobe prospérant d'autant mieux qu'il
rencontre un terrain de culture in-
demne — l'avait-il sournoisement
miné? On l'ignore; mais Jerry Smith,
depuis quelque temps, ne semblait
plus, du moins dans l'intimité, le
même homme.
Inerte, avec des verbiages soudains
ou de brusques silences durant les-
quels sa figure blême, aux traits gra-
vés en profondeur, aux paupières pe-
santes, prenait une apparence d'hébé-
tude, il se désintéressait de tout, et
de cet Institut même, auquel, dans
une ardeur juvénile à faire du nou-
veau, il avait donné une telle impul-
sion.
Malgré leur amitié déjà ancienne,
Jerry Smith intimidait toujours à tel
point Morisset, homme cependant
arrivé, posé, notoire, qu'en aucune
circonstance il n'eût osé l'interroger
sur les tribulations de son moral.
Il ne laissait pas, toutefois, de se
répandre en hypothèses, touchant les
motifs d'un pareil changement; il
essayait, faisant appel à sa mémoire,
d'en déterminer avec certitude les
origines, et il n'était pas loin de se
persuader que les premiers symptô-
6o
^ UN 'AVIATEUR €
mes de cette humeur morose se pla-
çaient assez précisément à l'époque
où l'Américain, ayant, dès l'abord,
pressenti en Gilles Lebrisard l'homme
nécessaire, tenta, en vain, de l'em-
baucher. On pouvait admettre qu'en
la circonstance, son orgueil, jusqu'ici
régulièrement victorieux, reçut une
grave atteinte qui, s'alliant à d'autres
facteurs, avait déclanché sa mélan-
colie.
Quoi qu'il en fût, ces nouvelles fa-
çons d'être chez le Grand Patron,
causaient à l'ingénieur une sorte de
malaise latent, seul nuage dans une
félicité si parfaite qu'il en craignait
parfois la plénitude. Car, sans par-
ler de ses entreprises prospères, Mo-
risset, qui venait de recevoir la rosette
rouge et dont la maturité était pleine
de verdeur, se trouvait l'époux heu-
reux de Nicole qui lui créait la plus
douce des existences, la plus déco-
rative aussi, car, bien que de goûts
rustiques, elle s'était révélée femme
du monde, et maîtresse de maison
impeccable, et le salon de Morisset,
sensible à ces choses-là, fut coté.
Au surplus, Jerry Smith, qui avait
toujours affiché, à l'endroit de l'in-
telligence féminine, un dédain cour-
tois et rigoureux, semblait tenir en
une estime particulière la femme de
son collaborateur, qu'il avait du reste
connue jeune fille, chez les Noir-
feuille, dans le temps.
On aurait dit que cette jeune dame,
originale et vive, pleine de courage
sagace et de bonne humeur, le sur-
prenait.
— Vous êtes une force de la na-
ture I lui avait-il déclaré un jour.
Nicole, elle, professait une sorte
d'admiration, un peu méfiante, pour
le milliardaire transatlantique.
Morisset ne gardait en général
aucun secret pour sa femme; il hési-
tait cependant à lui faire partager
des inquiétudes qu'il s'était long-
temps refusé de s'avouer à lui-même,
tant sa vénération pour le « Profes-
seur » était absolue.
Ce fut Nicole elle-même qui, le
soir d'un dîner offert par l'Institut
aéronautique à l'anniversaire de sa
fondation, lui fit remarquer:
— Ne trouves-tu pas que Jerry
Smith change. Il semble affaissé,
absent. Et figure-toi qu'une seconde,
il me dévisageait avec un regard loin-
tain, un regard d'ogre...
— Que vas-tu t'imaginer! Tu es
folle! répondit Morisset, que cette
remarque émut toutefois péniblement.
*
* *
A quelque temps de là, Jerry Smith
tint à l'ingénieur une espèce de dis-
cours qui, surtout par sa conclusion,
allait l'alarmer plus sérieusement en-
core.
— Je commence à être las des
hommes, oui, mon bon ami. Je les
ai trop coudoyés. Ce n'est pas que je
les méprise plus que je les ai toujours
méprisés — d'un mépris global et
(il eut un rire sardonique et rapide)
en toute bienveillance; car j'estime
que nul n'a le droit de monter sur
le piédestal du justicier et j'ai suffi-
samment conscience de mes propres
faiblesses, pour ne pas jouer au Rha-
damante.
— Cependant...
A l'interruption, Jerry Smith fit en-
tendre un second rire, de cadence
plus lente:
— Pardon... j'ai accoutumé, je le
sais, de vous apparaître sous les es-
pèces d'un dieu. Sous prétexte qu'un
homme est en vue, la légende magni-
fie tous ses comportements, vertus
et vices. Votre imagination amicale
en agit de même à mon égard... Et
MUNIS DE REFLECTEURS, ILS REPRENAIENT LA ROUTE (p. 70)
«> UN AVIATEVli. ^
pourtant, voyez-vous, au fond, ma
valeur est très relative. Quant à ce
qui me déplaît surtout dans les autres,
A LA NUIT TOMUÉli QUELC^u'uX SONNAIT A LA GRILLE DU PARC (p . 74)
c'est de les voir faits à mon image,
intrinsèquement.
— Permettez...
Jerry Smith rit, maintenant, d'mi
rire prolongé et presque sauvage:
— N'allez pas tout de suite vous
figurer là-dessus que je suis un mons-
tre, cela d'après ce raisonnement
usuel des foules et... des particuliers,
auquel tout
à l'heure je fai-
sais allusion ; n'i-
maginez pas, s'il
vous plaît, dans
ma vie, une suite
de choses atro-
ces. Tranquilli-
sez-vous: simple-
ment l'existen-
ce d'un homme
qui a traité
beaucoup d'af-
faires, sans
plus, ce qui
oblige, dame, à
certains accom-
modements
pratiques...
Là, Jerry
Smith, se car-
rant dans son
fauteuil, cessa
brusquement
de parler, l'œil
vague, son ci-
gare au bout
d'un bras qui
pendit inerte le
long de ses
cuisses ; puis,
au bout d'une
miimte, il re-
prit presque
gaîment :
— Que diriez-
vous, mon ami, si je vous confiais que
j'ai l'intention, au moins pour quel-
que temps, de me retirer du monde.
Et, du coup, Morisset fut étonné,
lui qui croyait que rien ne l'étonne-
rait plus chez cet homme-ci.
64
^ VN AVIATEUR c«
VI
L'ILE HEUREUSE
Jerry Smith acquit secrètement du
gouvernement portugais la jouissance
d'un îlot semé en plein océan, aux
confins de la route que suivent les
paquebots entre Lisbonne et Buenos-
Ayres.
Lors d'un voyage, déjà lointain
dans le cours de son existence, qu'il
accomplit suivant cette ligne mari-
time, il avait vogué en vue d'un petit
promontoire rocheux, au dessin fruste
et sauvage, formant un liseré ocre
sur un fond d'un vert opulent.
Sans qu'il eût cherché à en dé-
mêler les motifs, ce coin de sol perdu
obtint sa sympathie.
Un peu plus tard, comme il se ren-
dait de Southampton au Cap, il
repassa près de l'île; cette fois, il
fit stopper le steamer qui le portait
(étant administrateur-délégué de la
Compagnie, il pouvait se permettre
cette licence), aborda et reconnut,
selon ses intuitions précédentes,
qu'une flore généreuse faisait de ces
dix lieues carrées un Paradou océa-
nique.
Depuis lors, il avait toujours songé
â ce lieu désert et verdoyant sous la
brise.
Et voici qu'aujourd'hui, las d'en-
treprendre, il songeait à réaliser un
dessein qui avait lentement mûri dans
son cœur tragique, dans son cœur
houleux, dans son cœur inconnu de
tous et peut-être de lui-même, et qui,
maintenant, se révélait, morose et
final.
Jerry Smith loua cette île pour une
durée de cinquante ans.
— Ainsi, disait-il en souriant paie-
ment au ministre de l'Intérieur, baron
Da Cunha, avec lequel il négociait
le bail, ainsi je me laisse la faculté
de devenir centenaire. Et après moi,
le raz de marée!
Dans un mystère que, par dilettan-
tisme, il eût voulu total, dont il s'ef-
força d'attacher les portes par des
chaînes d'or, mais qui suinta tout
de même, — il eût fallu, pour que
rien ne transpirât, un dieu puissant
à tout improviser d'un coup de talon
magique, — Jerry Smith s'y fit bâtir
une ville où il avait résolu de vivre
jusqu'au bout. On doit ajouter que
si un sensationnel article du Daily
Mail révéla, dans ses grandes lignes,
au monde stupéfait, les extraordi-
naires travaux qu'une cohorte d'in-
génieurs, d'architectes, de contremaî-
tres, une armée de travailleurs appar-
tenant à tous les corps de métiers,
menaient en plein cœur d'Atlantique,
ce fut seulement lorsque ce misan-
thrope sur le tard, eut pris posses-
sion de sa nouvelle résidence; et, de
la sorte, ayant exclu les continents
de sa pensée comme de sa vie, il
ignora cette indiscrétion.
Jerry Smith édifiait donc sa ville
et il la fit non pareille à celles qu'il
avait extraites du sol fécond des Amé-
riques ou de l'Australie, au temps
de l'action, qui portaient en exergue
le nom de leur créateur, témoignage
de gratitude et de fétichisme, et qu'il
avait dû aménager, d'une part à fin
de bénéfices et de gloire, d'autre part
en prévision des besoins afférents
UN AVIATEUR €
6s
ILS PRÉCIPITÈRENT LA VOITURE IJANS UN FOSSÉ VOISIN' (p. 77)
aux corps et aux âmes de ses congé-
nères, avec abattoirs, églises, buil-
dings, banques, usines, théâtres, éco-
les, hôpitaux, musées...
Jerry Smith, dans cette île qui était
son île, éleva une cité qui allait être
sa cité, parce qu'il y habiterait, sa
ville éternelle car il y mourrait et
y serait, selon sa volonté, inhumé ;
et, qu'en attendant l'heure de clore
ses paupières, il désirait, le long
d'avenues ombreuses, bordées de por-
tiques, pouvoir se promener sous des
frondaisons, loin des paroles, des
bruits, des heurts, des entreprises qui
avaient usé jusqu'à la corde son âme
conquérante, et sans plus avoir à se
soucier des coutumes, lois, mœurs
en usage dans tous les pays où —
en dépit des étiquettes et des for-
mules, et des politiciens bavards cons-
tructeurs de phrases, des apôtres du
socialisme qui mangent en de la vais-
selle d'or et oppriment, aux ateliers,
sous des salaires de misère, des pau-
vres qui les enrichissent — on vit
si peu libre.
Plutôt comme un symbole qui pa-
raissait urgent à son esprit et qui
matérialisait son divorce d'avec le
monde, qu'en guise de défense contre
d'improbables escadres, ou de pirates
qui ne viendraient pas, il ceignit son
terroir de citadelles et de murailles,
coupées seulement aux endroits où
l'on souhaitait ménager des points
de vue sur la mer; et peut-être son
amour naïf du ciel bleu, des étoiles,
seul l'empêcha de faire tendre sur
l'île un vélum, en prévision d'avia-
teurs indiscrets.
Les tours, cependan!:, furent nan-
ties d'une artillerie sérieuse, et les
canons. Nord comme Sud, Est com-
me Ouest, se manœuvraient et se
pointaient à l'aide de mires et de
leviers actionnés par des servo-mo-
teurs; et il y eut, dissimulées, çà et
là, plusieurs cabines de vigie, d'où
un artilleur unique po.uvait servir tou-
tes les pièces.
A l'intérieur de cette forteresse,
l'île se transforma en un immense
parc, en bosquets, en bois, sauvages
(V^
^ UN AVJATEUL €
mais préparés, avec des sources fraî-
ches, de petits lacs, des horizons ve-
loutés et bleuâtres, où Fart, sans des-
servir la nature, se contentait d'ordon-
nancer. De nombreuses colonnades
découpèrent la blancheur de leur
marbre sur la chaleureuse verdure.
Ici, des palais aménagés en style mo-
resque, minarets, fontaines jaillis-
santes, kiosques et piscines dallées
(à l'exclusion du harem, il se pro-
posait de vivre en manière de khahfe
oriental, et il adopterait le turban et
le narghilé). Là, d'autres pavillons
présentant des logis pleins de luxe
moderne, copiant ses multiples de-
meures aux capitales américaines.
D'innombrables projecteurs Scott,
faisaient, durant la nuit, au-dessus
de l'île, comme un bloc de clarté
bleue.
Mais toute son ingéniosité et l'art
royalement rémunéré des manieurs
d'équerre, tendit à instaurer le Cal-
me, dans cette île qu'il voulait heu-
reuse, selon ses concepts temiinaux.
Des serviteurs furent recrutés pour
dix ans, — ■ moyennant des contrats
enregistrés dûment et qui, le terme
échu, les rendaient riches, — à char-
ge pour eux de se faire remplacer par
d'autres, ou de renouveler, le cas
échéant, pour une nouvelle période.
Le jeu d'une aiguille sur des ca-
drans, dont les secteurs multipliés
indiquaient à la domesticité tous ses
désirs éventuels, se trouvait à portée
de sa main dans chaque pièce de
chacune de ses demeures, ou caché
en des cippes, aux portiques, comme
dans les jardins et les bois. Sous
aucun prétexte les serviteurs ne de-
vaient paraître hors des offices sou-
terrains qui leur étaient impartis, ou
d'un quartier clos de murs et placé
à proximité d'un torrent artificiel,
lequel couvrait, avec surabondance,
des éclats possibles, malgré la con-
signe formelle de ne parler qu'à
mi-voix.
QUATRIÈME PARTIE
NICOLE DISPARUE
Ayant achevé un après-midi de bon
travail où ils réglèrent le jeu des
huit hélices conjuguées que compor-
tait le nouveau modèle du Lebrisard-
Planchut, un aéroplane avec lequel
Gilles devait pouvoir, sans aléa, pas-
ser, sinon l'Atlantique, du moins la
Manche, et dont le moteur à turbines
parallèles, montées sur k même
arbre, formait, avec des dynamos,
un groupe électrogène des plus ingé-
nieusement agencés, Gilles, M. Plan-
chut et Paul Rebour, se reposaient
en des rocking-chairs sur la vérandah
du Castel, savouraient la fin d'un
beau jour d'été.
En attendant l'heure où l'on man-
ge, ils se taisaient longuement ou
n'échangeaient que des phrases brè-
ves, comme des hommes qui, vivant
côte à côte, se sont tout communiqué,
et savent, quoi qu'il en soit, conden-
ser en peu de mots ce qu'ils ont à
se dire.
Le père Planchut faisait exhaler
des volutes énormes à une bouffarde
^ UN AVIATF.Vn ^
(^
de porcelaine, Rcbour rallumait sans
cesse une cigarette que bientôt il
laissait éteindre, par distrac-
tion, et Gilles Lebrisard ne
fumait pas.
Dans la maison la sonnerie
du téléphone, par appels pro-
longés, tinta; le père Plan-
chut, alerte et vif comme un
jeune homme, sauta sur ses
pieds avant que Gilles et Re-
bour eussent pu le prévenir
et, leur faisant signe de de-
meurer, pénétra dans la mai-
son.
*
* *
— Allô, ne nous coupez pas, made
moiselle... C'est vous, Morisset?
— C'est moi... Dites donc, est-ce
que Nicole n'est pas restée à dîner
chez vous ?
• — Mais non. Elle est venue ici en
auto vers deux heures; nous avons
bavardé, elle a visité sa ménagerie,
.joué avec les chiens, puis elle esi
partie.
— Figurez-vous qu'elle devait me
rejoindre à quatre heures et elle n'est
pas rentrée encore...
Le fil transportait les ondes d'une
voix pleine d'angoisse. M. Planchut,
qui pourtant ne se « frappait » pas
facilement, éprouva un malaise et se
sentit une petite sueur froide dans
le dos...
- — Elle ne serait pas allée faire
un tour un peu longuet dans un ma-
gasin, ou en visite... chez les Noir-
feuille...
— Les Noirfeuille sont en Nor-
vège...
— C'est vrai. Je ne sais pas où
j'ai la tête.
— Alors, pensez, il est près de sept
heures... Et elle me prévient toujours
vous vous JETTEREZ A LA MER QUAND NOUS
PASSERONS EN VUE DE CHERBOURG (p. 77).
dans ces cas-là. A propos, elle condui-
sait elle-même ?
— Non, à cause de la poussière
et du vent qu'il fait. Elle avait votre
nouveau chauffeur, Gérard Langlois.
— C'est un garçon sérieux, qui
m'a été chaudement recommandé.
— Ça, vous savez, je ne me sens
jamais aussi tranquille que quand
6f^
^ UN 'AVIATEUR ^
c'est elle qui est au volant. Enfin,
acheva M. Planchut, retéléphonez
tout à l'heure : s'il n'y a rien de nou-
veau, nous allons partir sur la route.
Le jardinier Germain, lequel offi-
ciait également comme valet de
chambre, avait paru sur le perron
pour annoncer le couvert disposé.
Gilles et Rebour, s'étant levés, rejoi-
gnirent le père Planchut, qui leur
jeta d'une voix brève:
— Nicole pas rentrée... Morisset
dans tous ses états... Peur d'un acci-
dent...
— Il faut aller voir sur la route!
répliquait aussitôt Gilles, dont le sang
à cette nouvelle avait flué au cœur.
Et cette concordance de jugements
amena, tout de même, un sourire
content sur la face cuite du père
Planchut :
— C'est exactement ce que je viens
de répondre, si toutefois, il ne nous
apprend pas, dans une minute, que
c'a été une simple alerte.
*
* *
Ils expédièrent le repas sans appé-
tit, sans soif. La sonnerie tinta en-
core, c'était Morisset:
— Toujours rien. Je pars aussi.
Rendez-vous à Bezons.
Gilles et Rebour s'en furent à la
remise, roulèrent dehors le landaulet
M, G. G. Gilles mit en marche, prit
la direction, tandis que M. Planchut
et Rebour s'installaient à l'arrière et
que Germain courait ouvrir la grille
du parc. Et l'on démarra vivement.
Maintenant, entre ces hommes, ré-
gnait encore le Silence, mais non
plus celui de tout à l'heure; c'était
un silence oppressant et lourd, plein
de trouble, un silence que le malheur
avait insidieusement traversé.
Le soleil couchant attendrissait le
soir embaumé par les lilas des haies,
l'air sonore portait des élans de fcte
qui se brisaient aux sourdes pensées
craintives, venues tout d'un coup
habiter leurs âmes à tous trois.
Force gens, au passage, les sa-
luaient comme des figures populaires
de la localité. Ils s'informaient:
— Pas aperçu de limousine jaune...
Une panne... Une collision?
Personne n'avait rien aperçu.
A l'intersection de la chaussée avec
la ligne de chemin de fer reliant
Sartrouville à Colombes, Planchut in-
terrogea le garde-barrière, un ci-de-
vant marsouin et qui avait été long-
temps à son service.
— Pas vu ma fille ?
• — Si fait, mon capitaine. Nous
avons vu passer Mademoiselle, il pou-
vait être trois heures et quelque.'-
Elle retournait sur Paris. '-
— Allons, merci, bonsoir...
C'était toujours un point de repère.
Quand ils eurent dépassé la mai-
son, Planchut demanda au taciturne
Rebour:
— Vous qui avez du flair, vous
croyez à quelque chose de grave?
Rebour répondit:
— Oui.
— Oui? réitéra Planchut.
— Oui.
Et voici que hanté d un pressenti-
ment cruel, Gilles, aussi, depuis la
minute où il s'était imaginé la possi-
bilité d'une Nicole perdue, disparue,
morte peut-être, se sentait im être
nouveau. C'était le traumatisme mo-
ral, en quelque sorte, le choc néces-
saire pour éclairer, comme d'un fa-
nal^ son être intérieur. Cette heure-
ci lui ouvrait des siècles d'âme, de
vieille âme qui sanglotait maintenant
sans fin sur l'amour dédaigné de la
petite fille vive, de la demoiselle pen-
sive, sur cet amour qui était sien.
Et la gorge sèche," scrutant des
^ UN 'AVIATEUR €
6c;
yeux les abords de la route sur la-
quelle s'abaissait le crépuscule, avec
la terreur noire de découvrir, à quel-
que détour, un châssis versé, des dé-
bris, du sang, il comprenait le peu de
chose que représentaient, en somme.
chevaux de course, traversait Paris,
descendait, à toute allure, l'avenue
de la Grande-Armée, s'arrêtait à l'oc-
troi de la Porte-Maillot, où l'on poss6
dait bien l'exeat de la 6145-A7 mais
non point son bulletin de rentrée,
contournait les fortifications pour
s'enquérir à la porte des Ternes et
à la porte Champerret, par où Nicole
aurait pu revenir, mais qui n'avaient
pas, non plus, contrôlé la 6145-A7,
et là-dessus, le cœur saignant, la cer-
velle fulgurante,
se lançait , ga-
gnait la route,
en scrutait les
abords, sur les-
quels s'abaissait
le crépuscule ,
avec la noire ter-
reur de décou-
vrir, au détour
du chemin, un
châssis versé,
des débris, du
sang...
É^.
gilles lebrisard fouillait i) un regard anxieux
l'intérieur (p. 80).
dans une vie, l'aéroplane et la Coupe
Jerry-Smith gagnée et le stabilisateur
gyroscopique, et l'hélicoptère, et tout
le tremblement, quand on songe à
deux bras chers, noués autour de
votre cou, à des prunelles qui, ado-
rablement, se donnent.
Et, dans le même temps, Morisset,
montant la plus rapide de ses voi-
tures, une formidable cent cinquante
*
* *
Arrivé le premier
à Bezons, il était
descendu de voiture
afin de téléphoner,
— avec un fol es-
poir, brutalement
déçu, du reste ■ — à
son domicile, à la
Préfecture de police où aucun acci-
n'avait été signalé.
Bientôt survinrent ceux de Mai-
sons-Laffitte. L'obscurité était main-
tenant totale.
A la terrasse d'un café, sous les
lumières douteuses d'un gaz qui cli-
gnotait, ils s'examinaient à la déro-
bée et se constataient des faces
pleines d'épouvante.
^ UN 'AVJATEUB €
Munis de réflecteurs, ils repre-
naient, à petite allure, toutes les
routes de la localité, qu'ils battirent
jusqu'aux fortifications, la nuit du-
rant.
A l'aube, fourbus, harassés, l'âme
vide, ils allaient se séparer pour
regagner chacun leurs pénates. Plan-
chut parlait de requérir la Sûreté,
mais Rebour, qui depuis le début
n'avait pas prononcé dix phrases,
objecta:
— Attendez, je vais faire une en-
quête.
II
l'enquête de PAUL REBOUR
Ce matin-là tout le Castcl, la de-
meure hier encore si animée et si
vivante, où de si beaux appareils avia-
toires avaient été conçus et réalisés,
ressemblait à une maison où l'on
veille un mort: on chuchotait, on
évitait de se regarder, et les quatre
chiens de Nicole, Clown, Voyou,
Chocolat et Khaki, ayant oublié toute
gambade, l'œil éteint et la queue
basse, se déplaçaient tristement.
Paul Rebour des mathématiques,
assis sur un banc du jardin, parmi les
parterres fleuris d'hortensias, était
tel qu'il se montrait quand, à la re-
cherche d'un problème, il restait
pendant des heures, immobile, muet,
le front ridé, l'œil en dedans. Et
comme on connaissait toutes les res-
sources déductives et logiques de cet
esprit, l'espoir de tous s'incarnait,
passionnément, en sa personne.
Morisset était revenu de Paris pour
se concerter avec le père Planchut;
il avait les tempes brusquement blan-
chies.
Paul Rebour l'avisa:
— Il faut que je vous pose quel-
ques questions.
— Ah! toutes celles que vous vou-
drez, mon ami, répondait l'ingénieur,
d'un ton accablé, en prenant place
auprès du géomètre.
Rebour le pria d'énumcrer les per-
sonnes qu'ils fréquentaient habituelle-
ment. I\Iorisset cita des noms. A
certains, Rebour l'arrêtait, réclamait
quelques détails, et, comme il lui
demandait s'il n'avait oublié per-
sonne:
— Il y a encore Jerry Smith; d'ail-
leurs, comme vous avez dû l'appren-
dre par Gilles ou M. de la Brossette,
il est parti voilà trois jours.
— Pour quelle destination?
Morisset avoua, non sans une petite
gêne, qu'il l'ignorait; le milliardaire
qui, en général, l'honorait de toutes
ses confidences, cette fois ne l'avait
fixé ni sur le but, ni sur la durée
probable de son déplacement.
— Avez-vous cei>endant une idée
personnelle touchant les motifs de
ce voyage?
Morisset eut encore une hésitation;
ne serait-ce point félonie profession-
nelle, que de mettre au jour ses per-
sistantes inquiétudes. Mais n'aurait-il
pas donné son honneur et sa vie pour
Nicole. Et il avait foi en Paul Re-
bour. Il expliqua donc à ce dernier
les indices d'affaissement qu'il avait
cru observer chez le potentat trans-
atlantique, et lui dit l'intention mani-
festée par Jerry Smith de se retirer
du monde. (
QUELQUE CHOSE IiE URUSSANT MONTA d'eN KAS, ON SUBIT UNE POUSSEE o'aIR,
UNE COMMOTION |P. 8l|. ■
^ VN 'AVIATEUU ^
73
— Pcnscz-\ous que ce soit pour
maintenant?
— Avec un pareil gaillard tout est
possible... En tout cas, les affaires
sont réglées, et il a laissé au Con-
seil de l'Institut des instructions
cachetées à ouvrir dans deux mois.
— Dans deux mois seulement! fit
Paul Rebour, pensif, qui reprit :
— Voulez- vous me pardonner si je
vous interroge sur des choses intimes.
Mais j'ai besoin de savoir ceci: Jerry
Smith, que vous receviez chez vous,
ne vous a-t-il jamais, par son atti-
tude, donné motif d'être jaloux?
Morisset, tellement il trouvait l'idée
saugrenue, eut, dans sa douleur, un
rire navré:
IL VINT SE FRACASSER CONTRE LES ROCS,
AV PIED d'une T(JLR (p. 82j .
— Jaloux!... Vous savez combien
Nicole et moi nous sommes... (un
sanglot brusque coupa cette hilarité
nerveuse), combien nous étions unis...
D'ailleurs, il se conduisait avec une
correction parfaite, je dois même
ajouter qu'il manifestait, à l'égard de
son caractère, une véritable estime
très en dehors de ses opinions cou-
rantes au sujet du sexe faible.
— Il vous a sans doute rendu une
visite d'adieu?
— Oui, en effet, dit Morisset un
peu surpris. Jerry Smith est venu à la
maison il y a environ trois semaines.
— N'y eut-il rien qui vous ait
frappé dans ses propos ce jour-là?
Morisset rassembla ses souvenirs;
il finit par se rappeler que Jerry
Smith, s'excusant de la hberté sur
son âge, avait demandé à Nicole son
portrait. Elle répondit qu'elle n'en
possédait point. Et le gros
homme, alors, avec un ton
peut-être étrange:
« Vous ver-
rez que je trou-
verai tout de
même moyen
d'emporter vo-
tre image ! »
— Savez-
vous, mon im-
pression exac-
te, c'est que
Jerry Smith est
devenu un peu
fou.
— Ma foi!
— Autre chose : de-
puis combien de temps
avez-vous à votre ser-
vice le chauffeur Gérard
Langlois ?
— Quinze jours exactement.
— Qui vous l'a adressé ?
— Jerry Smith, au service auquel
il s'est trouvé assez longtemps...
74
^ VN AVIATEUR
— Et qui, conclut Rebour, en scan-
dant ses paroles, a tout simplement
enlevé Mme Morisset.
Cette assertion tomba comme un
coup de massue sur la tête de ce
dernier, chez qui pourtant, depuis
une minute, cette intuition, dans un
malaise, avait germé.
— Comment, vous supposeriez...
— Je vous le prouverai... Dites-
moi, quelle ligne de paquebots em-
prunte-t-il pour la traversée de
l'Atlantique?
— Il a son steamer particulier, le
Mayflower, qui relâche en général à
Cherbourg.
— Bon. J'aurai besoin de rensei-
gnements au Ministère de la Marine.
■ — Je suis bien avec un sous-chef
de cabinet, je vais vous donner une
carte.
* *
Rebour s'en fut à Paris où il passa
l'aprcsmidi; il reparut dans la soirée
à Maisons-Laffitte, déclara qu'il s'en
allait au Havre et prit avec lui Voyou,
la chienne favorite de Nicole. On
le regardait agir comme s'il avait
été un Messie.
Le lendemain, à la nuit tombée,
quelqu'un sonnait à la grille du
parc. Tous se précipitèrent. C'était
Paul Rebour, qui énonça laconique-
ment :
— Le bateau de Jerry Smith était
à Boulogne, d'où il a appareillé,
avant-hier soir. Nicole a du être ame-
née en auto, dans une partie déserte
du quai; un canot l'a transportée au
navire; Tautomobile, ne pouvant être
prise à bord, eût été un témoin com-
promettant : je l'ai du reste re-
trouvée, avec l'aide de Voyou, au
fond d'un ravin, sous des ronces,
où on l'a versée. Le chauffeur Gé-
rard Langlois ne pouvait qu'être
complice.
III
LA VERITABLE AERONEF
Moins de vingt-quatre heures après
que Paul Rebour eut exposé les résul-
tats de son enquête, et comme la
pensée de Nicole — vivante, oui,
mais aux mains d'une espèce d'ogre
— annihilait en eux tous l'énergie
même de combiner un plan, Morisset
survint qui dans une agitation pres-
que joyeuse agitait une lettre:
— Tenez, lisez ! criait-il.
Le père Planchut saisit le papier
d'une main tremblante qu'il s'effor-
çait en vain d'affermir, toussa pour
chasser un enrouement malencon-
treux, et avec Gilles et Paul Rebour,
qui l'encadrèrent, se mit à déchiffrer
avidement une écriture inconnue.
Le chauffeur Gérard Langlois, qui
avait conduit Nicole, était le signa-
taire de l'épître.
Il commençait par déclarer qu'il
se considérait comme Lin misérable,
et que s'il avait ensuite risqué sa
vie pour racheter son forfait, cela
comptait peu.
Jerry Smith racontait-il, l'avait sou-
doyé afin qu'il l'aidât à enlever Mme
Morisset, et lui consentait des appoin-
tements d'ambassadeur, sous la con-
dition qu'il s'interdît pendant cinq
ans de quitter l'île où il allait habiter
avec lui. Gérard Langlois, voulant
faire fortune, s'était laissé tenter.
Le rapt se consomma près du pont
NICOLE, LES PRUNELLES REVULSEES, GISAIT SAXGLAXTE AU PLANCHER A CLAIRE-VUIE [P. 8[).
§» UN 'AVIATEUB €
77
de Colombes, à un endroit où la
route plonge entre deux talus. Jerry
Smith s'était posté sur le passage
de la voiture, et Gérard Langlois
ayant stoppé, il priait Nicole de le
ramener à Paris, montait avec elle...
et lui fourrait un bâillon d'anesthési-
que sous le nez. Là-dessus on filait
sur Honfleur. Tout était prêt. Une
chaloupe à vapeur les transportait,
sur la brune, au navire qui croisait
au large. Et, soucieux de ne pas
laisser d'indices suspects, ils déci-
dèrent de précipiter la voiture, qu'ils
n'avaient pas le temps d'embarquer,
dans un fossé voisin, couvert
d'ajoncs; de la sorte on mettrait tou-
jours un certain temps à la décou-
vrir.
Gérard Langlois vit Nicole repren-
dre ses sens.
« Madame, écrivait-il, a tout de
suite eu sa lucidité; et sans paraître
le moins du monde épouvantée, sans
cris d'indignation ou de révolte, elle
dit seulement à M. Smith qui la
regardait en-dessous :
« — C'est une plaisanterie, n'est-ce
pas, monsieur Smith?
« M'. Smith répondait, en clignant
des paupières:
« — Voilà, je vous demandais votre
photo. Vous n'avez pas voulu me la
donner. Maintenant, pour la peine,
je vous emmène avec moi.
« — Vous m'emmenez?
« — Dans une île où j'ai l'intention
de vivre, et où j'ai installé de très
jolies habitations, vous verrez (et il
se mettait à rire sourdement). Vous
n'aurez, du reste, rien à craindre,
vous serez respectée, Jerry Smith est
un galant homme, et déjà mille fois
au regret de jouer un si vilain tour
à son ami Morisset. (Pardon, mon-
sieur Morisset.)
« — Et jusqu'à quand prétendez-
vous me garder?
« — Tant que je vivrai.
« — Ah très bieni dit-elle, et alors
je m'aperçus que si elle lui parlait
ainsi, doucement, sans le contrarier,
c'était qu'elle le croyait loufoque; et
elle avait raison; il l'était, je ne m'en
étais pas douté, mais je le voyais
bien maintenant.
« Déjà j'avais de l'admiration pour
Madame, qui vraiment est une crâne
petite femme; des remords terribles
commencèrent à me bourreler la
conscience, je compris que j'avais agi
comme sous le coup d'une soûlerie
et, tout de suite,- j'ai pris la résolu-
tion d'essayer au moins de réparer
le mal que j'avais fait... Comme Ma-
dame était sur le pont, assise à regar-
der s'effacer dans la nuit les lumières
du rivage, je m'approchai d'elle et je
lui soufflai:
« — iMadame, je ne fais pas de
phrases. J'ai honte de ma conduite.
Que m'ordonnez-vous?
« Elle me considéra un instant sans
rien dire, puis elle demanda:
« — Vous êtes bon nageur?
« — Oui.
« — Eh bien! vous vous jetterez
à la mer quand nous passerons en
vue de Cherbourg et vous ferez sa-
voir aux miens ce qui en est...
« M. Smith s'approchait, nous n'en
dîmes pas plus long et moi j'ai fait
ce que je devais faire... Ils m'ont
tiré dessus, quand j'ai sauté... »
*
* *
C'était écrit que le petit d'Ar-
mières, son second acolyte de jadis,
serait, avec Paul Rebour, le colla-
borateur de Gilles, dans cette sublime
tâche.
D'Armières, garçon affiné et sen-
sible, qui avait passé par Saint-Cyr,
partageait sa vie entre la fête et les
^ f/A' AYIATEVB €
voyages. Après six mois de bom-
bances parisiennes, un jour, il se
réveillait avec l'enx'ie de découvrir,
en des décors neufs, des cieux iné-
dits, et il partait pour une expédition
dans quelque désert asiatique, où le
fruste pèlerin casqué de blanc, voilé
de vert, ne rappelait en rien le gentle-
man en smoking de chez Gernier's.
Malgré les divergences de leurs
destinées, Gilles et d'Armières étaient
toujours demeurés en termes ami-
caux, et ce dernier avait toujours
suivi avec une admiration cordiale
les travaux aéronautiques de son
ancien chef de file. Quand Gilles
l'appela, il vint de grand cœur se
mettre à son service, avec le yacht
qu'il possédait.
En compagnie de Morisset — le-
quel, sans faux amour-propre, s'incli-
nait devant l'autorité de cet organisa-
teur de la délivrance — Gilles l'expé-
dia au Portugal et vers l'Amérique,
afin de recueillir un maximum de pré-
cisions touchant la nouvelle rési-
dence de Jerry Smith ; car l'article du
Daily Mail ne donnait, en somme,
que des renseignements vagues.
Grâce à une habile ténacité, à
d'importantes sommes de reis et de
dollars dépensées avec méthode, ils
purent se renseigner sur la topogra-
phie de l'île, les édifices qui la meu-
blaient.
Cependant, Gilles, avec M. Plan-
chut et Paul Rebour, travaillaient
sans relâche au grand problème.
Pour éviter des indiscrétions, des
curiosités traîtresses, les études défi-
nitives, le montage et les essais de
l'appareil eurent lieu, non pas, comme
d'habitude, au Castel, mais en Solo-
gne, dans un domaine appartenant au
grand-père Roumerie. Ils opérèrent
avec quelques ouvriers de choix et
des paysans bénévoles qu'on avait
dressés pour la circonstance.
Gilles Lebrisard sentait la passion
galvaniser son génie. Il découvrait
que, sans qu'il s'en fût douté, Nicole
incarnait sa puissance, sa raison
d'être et la Conquête de l'Air deve-
nait alors pour lui la Conquête de
l'Amour.
Et le jour où, ayant pris place
dans la cage de son nouvel appareil,
muni d'un merveilleux moteur à tur-
bines parallèles, montées sur le même
axe, qui actionnaient des dynamos,
Gilles Lebrisard, à la chanson des
hélices, s'était élevé d'un trait dans
l'air vaincu, avait pu virer, volter,
évoluer dans toutes les directions, au
seul geste de sa main sur un levier,
de son pied sur une pédale, des bouf-
fées d'orgueil lui montèrent au cer-
veau, et le père Planchut, au retour,
l'avait embrassé en sanglotant de
joie.
IV
EN VUE DE L ILE
Le grand yacht blanc, dont les
cuivres et les acajous reluisaient, net
comme un bateau de vitrine, tran-
chait les lames de son étrave effilée,
et il avait à son bord le chef-d'œuvre,
sans doute, de la mécanique moderne,
la véritable nef volante, inventée par
Gilles Lebrisard.
Avec Morisset, M. Planchut, Paul
Rebour, d'Armières et Gilles, vo-
guaient aussi les Noirfeuille, et les
parents Lebrisard, et jusqu'au grand-
^ UN ATT AT En,' ^
79
pcrc Roiimcric, sec, dcchariK' et jau-
ne, sempiternel habitant de son fau-
teuil à roulettes, et qui avait résolu-
ment déclaré : « Je veux venir », en
dépit des médecins craignant de le
voir temiiner, dans cette expédition,
un grand âge.
Mme Lebrisard avait bien fini par
s'accoutumer aux équipées aviatoires
de Gilles; mais cette fois, avec un
instinct maternel, elle sentait que le
garçon riscjuait tout: Jerry Smith,
dangereux monomane, était sans
doute résolu aux pires extrémités
pour garder Nicole; n'avait-il pas
déjà fait ouvrir le feu sur le chauf-
feur Gérard Langlois, lorsque ce der-
nier s'échappa.
M. Lebrisard père, moins rose et
melliflu qu'à l'ordinaire, dans ses
favoris qu'il caressait nerveusement,
ne se montrait pas non plus rassuré :
— Si encore tu laissais quelqu'un
t'accompagner... Ton appareil ne
peut-il, à la rigueur, porter trois per-
sonnes, en comptant Mme Morisset,
qui ne pèsera pas lourd!
— Non, laissez-moi faire! répli-
quait Gilles, qui, au cours de cette
tentative, voulait être seul.
L'antique Roumerie, installé non
loin de là, sur le pont, et dont l'ouïe
était demeurée fine en dépit de l'âge,
approuvait de sa voix creuse, aux
sonorités de cornet à bouquin:
— Oui, laissez-le faire, le petit. Il
sait.
Et Cilles, avec un élan de gratitude
vers le vieux birbe qui avait toujours
été son ami, s'écriait :
— Vous entendez, il comprend, lui,
le grand-père!
Cependant Paul Rebour, dont l'es-
prit géométrique n'acceptait pas
volontiers l'incertitude, objectait:
■ — Voyons, en admettant que tu
parviennes à atterrir dans l'île, et que
Nicole s'\- trou\ e libre d'aller et \enir
à sa guise, il faut encore qu'elle soit
préxenue... Est-ce que tu comptes sur
la télépathie ?
— J'y compte, oui! répondait Gilles
qui ne plaisantait pas.
*
* *
Avec une crânerie sans emphase
et sans verbiage, il envisageait l'heure
périlleuse et prochaine. Du reste,
toute sa bonne humeur, tout son
allant d'autrefois, il les avait retrou-
vés au seuil de cet avatar définitif.
Si bien que sa confiance se com-
muniquait aux autres, et que toutes
les figures, au début du voyage em-
preintes d'angoisse contenue, s'éclair-
cissaient comme sous une brise d'es-
pcir. En cette cohue touchante, un
peu tragi-comique, ils finissaient par
s'apparaître comme des excursion-
nistes partis pour une croisière
d'agrément.
A la fin du quatrième jour de tra-
versée la vigie signala: Terre; et
dans un crépuscule or et rose, sur
la ligne de l'horizon, se profilait un
mince ruban jaune, bordé de vert:
l'Ile.
Chacun se passionnait à déchiffrer
le secret de ce promontoire qu'on
reconnut ceint de remparts bas, de
tourelles où se distinguaient les gueu-
les des mortiers. C'était donc là que
Nicole résidait maintenant. Ah! fon-
cer jusqu'à la citadelle et courir tout
de suite la délivrer.
Mais il fallait être prudent. Un
bâtiment d'allures suspectes pouvait
donner l'éveil. L'on rebroussa che-
min, et l'on se contenta de tirer des
bordées, hors de vue.
— • Elle m'attend, j'en suis sûr,
répétait Gilles.
8o
^ VN AYIATEIUI €
V
LE VOL SUPREME
La féerique assemblée des projec-
teurs Scott, au-dessus de l'île, au-
dessus de la mer, découpait, dans la
nuit d'émeraude et de saphir, une
immense voûte de clarté diurne, lé-
gèrement bleutée.
Ayant quitté le yacht ancré à deux
milles, le fidèle appareil volant avait
rapidement franchi cette distance,
pénétrait dans la zone de lumière.
Gilles Lebrisard, armé d'une longue-
vue, fouillait d'un regard anxieux l'in-
térieur.
Il distinguait les bois, les jardins,
les kiosques et les portiques, et les
terrasses des palais déserts. Rien ne
bougeait. Jerry Smith et ses acolytes
dormaient donc, trop confiants dans
ces remparts qui peut-être ne suffi-
raient pas à défendre leur proie con-
tre l'entreprise des Ailes.
Mais voici qu'une forme vivante,
en un coin de parc, attirait son
regard; Gilles plongeait un peu et
il reconnaissait Nicole, accoudée,
pensive, à une balustrade.
Aussitôt il rabattait ses plans verti-
caux, ralentissait progressivement
l'allure des héhces ascensionnelles,
descendait, touchait le sol, et sortant
de la machine aux étincelants aciers,
muet et triomphal, la face hardie,
il s'avançait vers elle, qui, point sur-
prise, avait couru à lui. Leur pre-
mière étreinte fut plus taciturne que
la vie qui va naître. Et, avare du
temps comme des paroles, il l'entraî-
nait, l'aidait à monter dans l'esquif
libérateur, pressait le levier de démar-
rage, et la souple et obéissante ma-
chine commençant de s'élever, pre-
nait la route de l'espace, tandis que
le cœur de Gilles enregistrait de
ses pulsations, les secondes qui les
séparaient de l'ombre, asile défi-
nitif.
Il dit enfin:
— Vous m'attendiez !
• — Oui, toujours; et surtout cette
nuit... Quelque chose m'a avertie.
— J'en étais sûr.
Un silence.
— Tous vont bien, mon mari, papa.
— Ils sont là, à quelques kiknnè-
tres, venus avec le yacht à d'Ar-
mières, mon ami... Avez-vous beau-
coup souffert?
— J'espérais sans défaillance. J'ai
vécu dans cette campagne. Il avait
le désir, il trouvait la force, de brider
sa folie pour ne pas me causer d'ef-
froi... Et il ne souhaitait que la joie
— sa joie — de me voir de temps à
autre. Un drôle de geôlier, respec-
tueux et plein de scrupules... Enfin,
il est fou... Ah! ces maudits pro-
jecteurs, quelle clarté ! Pourvu que
personne ne donne l'alarme !
■ — • Bah, que craignons-nous mainte-
nant?
— Ses canons... Il m'a dit qu'ils
pcrtaient à dix lieues.
— Bah! on échappera!
— C'est vous qui avez inventé cette
machine?
— Oui. Je le devais, n'est-ce pas,
et c'est pour vous, parce que...
Un silence. On montait. Il acheva ;
— Parce que je vous aime.
Elle répondit:
— Taisez-vous. Vous savez que je
suis à un autre.
^ VN AVIATEUR ^
8r
— C'est vrai, j'oubliais! fit-il, com-
me gorgé d'un breuvage amer.
Cependant, elle murmurait :
— Ah! pourquf)i me dites-vous cela
trop tard?...
Et (iilles sentit comme une flamme
délicieuse qui lui consvmiait le cœur.
. Soudain, ils perçurent comme une
petite rumeur au-dessous d'eux; des
gens couraient, un jet de clarté plus
vive que tout l'éclairage ambiant fusa
et ils se trouvèrent encerclés dans
des faisceaux aveuglants de lumière.
— Ah! s'écria Nicole. Cela vient
de son palais. Il nous a découverts.
Gilles ne pouvait se résoudre à
l'idée de redouter cet homme de la
terre; pourtant quelque chose de cris-
sant monta d'en bas; on subit une
poussée d'air, une commotion; il y
eut une rupture de fibres métalliques,
Gilles éprouva la sensation que l'aéro-
nef ne gouvernait plus ; et il s'aperçut
qu'un obus avait mis deux des héli-
ces propulsives hors d'usage. Cela
ralentirait la marche de moitié, mais
on atteignait presque à la zone obs-
cure, au salut.
Ayant inspecté les avaries, Gilles
se tourna vers sa compagne: Nicole,
les prunelles révulsées, gisait san-
glante au plancher à claire-voie de
l'aéronef: Eperdu, Gilles se penchait
sur elle: un éclat d'acier l'avait
atteinte en pleine poitrine; et elle
ne vivait plus.
x\lors, Gilles se rappela inopiné-
ment le songe qu'il fit un jour, étant
enfant :
Soutenu par deux antennes mécani-
ques, qu'il manœuvrait par sa seule
volonté, sans bouger les bras, il évo-
luait très haut dans Vespace.
C'était, au-dessus de lui, une nuit
lunaire, un firmament constellé ; à ses
pieds, dans une ombre profonde, il
percevait une agitation de foule, avec
des rumeurs assourdies par la dis-
tance.
Alors, se rapprochant du sol, il dis-
tinguait un promontoire, la mer, et
sur un Ilot rocheux une citadelle créne-
lée, avec de grosses tours.
Il découvrait un jardin, bosquets,
fontaines jaillissantes ; et, au coin
d'une pièce d'eau, s'accoudait sur la
balustrade d'un kiosque, une femme,
la face voilée. Comme si elle l'eût
deviné à travers l'espace, elle levait la
tête, écartant ses voiles, et l'appelait
de tout son visage éploré, de ses yeux
pleins d'absolue détresse, de ses mains
tendues à lui.
Gilles Lebrisard ne la connaissait
pas et il lui semblait pourtant la
reconnaître ; et, d'un vol rapide et ver-
tical, il était descendu ; il atterrissait ;
elle accourait, se jetait dans ses bras
en criant: « Sauvez-moi de LUI, ce
monstre qui m'emprisonne... »
Et Gilles, sans en demander davan-
tage, imprimant le mouvement voulu
à son appareil, repartait en l'atmos-
phère, chargé d'un fardeau qu'il se
sentait déjà plus cher que la vie —
et cela juste à l'instant oîi un individu,
glabre, coiffé d'un tarban, et l'air
égaré, se précipitait, appelait des sbi-
res et des archers auxquels, par gestes
furieux, il désignait le ravisseur...
Sans se soucier de lui, silencieux, ils
dominaient l'océan sombre.
...Mais Gilles Lebrisard, qui, un
instant, avait goûté cette félicité sur-
naturelle que tous nous attendons en
vain, s'apercevait que, contre son sein
palpitant, sa compagne ne vivait plus :
sa bouche n'avait plus d'haleine, ses
prunelles se trouvaient ternies. Et
alors, envahi d'un désespoir atroce,
il sentait sombrer toute son énergie,
sa volonté défaillante cessait de soute-
nir la nef aérienne, et il se laissait
choir dans l'abime qui Vengloutis-
sait...
8:
^ UN AVIATEliB €
Ce rêve^ latent de})uis autrefois,
ne s'clait plus représenté à sa mé-
moire, qui, maintenant, le lui ren-
dait, intégral, précis, et impérieux
comme le Destin. Il s'émen-eilla de
la fidélité des circonstances à se mo-
deler sur la fiction. Et alors, une sorte
de joie le remplit, car il allait, par
sa volonté, le réaliser tout entier...
— Tout entier! se répétait Gilles
Lebrisard, très froid, très décidé, très
heureux.
Et, comme il planait déjà au-dessus
de la mer, tenant contre sa poitrine
sa bien-aimée morte, il coupa l'allu-
mage.
Ceux du na\ ire, instruits du danger
par le jet subit de clarté dirigé sur
la nef, regardaient épordument, les
yeux rivés aux lunettes. Sur les rem-
parts, un gros homme coiffé d'un
turban, celui qui fut Jerry Smith,
devenu complètement fou, se livrait
à une danse d'épileptique, puis, sau-
tant tout d'un coup par-dessus la
balustrade, vint se fracasser contre
les rocs, au pied d'une tour.
Et déjà la mer avait accueilli ses
nouveaux hôtes.
Ainsi mourut Gilles Lebrisard, qui,
vraiment, avait réalisé la concjuête
de l'air.
GEORGIE & WILKIE
De mémoire d'écolier et même de
moniteur, jamais le collège de Lime-
rick, en Irlande, n'assista à une riva-
lité aussi accusée, et dans le même
temps aussi courtoise, que celle ou
se groupèrent, clan contre clan, les
condisciples de Géorgie et de Wil-
kie.
Géorgie, mince et de grande taille,
montrait un visage aux traits ■ régu-
liers, un teint mat, des yeux pâles,
peut-être plus rêveurs que froids,
mais directs, et ses cheveux se parta-
geaient au moyen d'une raie médiane
en deux conques blondes. Il avait
l'esprit inventif, entreprenant, et des
dispositions naturelles, surtout aux
jeux d'adresse. Un humour un peu
morose, un peu sarcastique, brisait
ses élans; quoique positif et apte à
commander, selon les dons de sa
race, il était cependant porté à en-
tortiller de songe, comme d'un lierre
sombre, les branches de l'arbre de
la vie.
Moins biblique et fatal se révélait
Wilkie, trapu, avec une' face joviale
tachée de points roux, une forte et
drue chevelure fauve qui lui man-
geait les tempes et qu'il taillait en
brosse. Dans ses prunelles vivaient
la malice et la gaîté, et il était habité
par le génie de l'imitation, celle qui
mène, non pas à la copie servile, mais
au perfectionnement intuitif de ce
qu'on voit et de ce qui plaît à tenter.
Tous deux orphelins, h jis fortune,
d'origine distinguée, — Géorgie, fils
d'un Commodore, et Wilkie d'un mé-
decin-major, — ils se trouvaient éle-
vés aux frais de la municipalité, que
ces personnages a\'aient honorée.
Du reste, sauf une disparité de
caractère extérieure, ils avaient de
nombreux points de contact, un
fonds de goûts pareil, ardeur au tra-
vail, muscles excellents.
Et, malgré certains griefs récipro-
ques d'amour-propre, car la préoccu-
pation de la gloire artistique, dès
leur jeune âge, les hantait, jamais un
gros mot, une dispute n'envenimè-
rent les rapports de ces deux gentle-
men, qui s'estimaient d'autant plus
que l'admiration de leur entourage
leur commandait le respect d'eux-
mêmes.
Voici: ce que l'un faisait, l'autre
le répétait mieux, ou plus vite, ou
plus fort, enfin « autrement » avec
une avancée vers la perfection du
geste, de l'acte, du problème.
Et toujours loyaux, à armes nobles,
en avisant l'adversaire : c'est du reste,
plus qu'ailleurs, naturel en les pays
anglo-saxons oii la concurrence fait
partie des rudiments.
Leur premier match dans la vie fut
d'ordre sportif.
Géorgie ayant escaladé un arbre
de grande hauteur, Wilkie parfit le
même exercice en ne se servant pas
des pieds. Géorgie recommença. Il
y eut ensuite une lutte contre le
temps. On pariait pour Géorgie, pour
Wilkie; les deux factions trouvèrent
leur germe dans ce contexte. Depuis,
ils avaient lutté sur tous les terrains.
A la course, Géorgie triompha
d'abord, il est vrai d'une poitrine
seulement; mais quinze jours plus
tard Wilkie lui demanda sa revan-
che et le laissa à une toise, grâce à
un truc spécial, qu'il avait travaillé,
pour prendre le départ.
Ils furent tête d'équipe sur deux
84
embarcations rivales, et, s'entrebat-
taient à tour de rôle, par suite de
continuelles améliorations.
Sur un sujet à tendances morales
et spéculatives, qu'on leur proposa,
.Wilkie émettait des arguments que
Géorgie réfutait non sans éloquence ;
alors, avec un bagout plus mordant,
Wilkie parvenait à relever ces fautes
de dialectique.
Comme deux souverains, au cours
des promenades, ils s'isolaient par-
fois de leur escorte, échangeaient des
idées générales, des vues sur leurs
projets d'avenir, ne se livrant pas,
mais ne se disant rien qui ne fût
la vérité. Chacun uniquement se sou-
ciait de donner peu de prise. Et il
était né entre eux une sorte d'hostilité
amicale, faite d'estime et de jalou-
sie. Au surplus, leur concurrence de-
venait comme une sorte d'institution.
Dans le collège de Limerick, grands
et petits, les moniteurs, le sergent, le
Principal, le Révérend même, se
passionnaient à la rivalité honorable
de Géorgie et de Wilkie, émules et
chefs de parti.
* *
Le jour anniversaire de la fonda-
tion, à l'établissement, une séance
théâtrale fut organisée. On joua du
Shakespeare, ce qui fut grandiose,
et une adaptation locale de Labiche,
ce qui le fut moins. Le programme
affichait, en outre, des « numéros »
que Géorgie ^t Wilkie avaient com-
posés dans un mystère pieusement
respecté par les groupes.
Sans qu'ils se fussent donné le mot,
il s'avéra — soit hasard, soit plutôt
intuition bilatérale, — qu'ils avaient
eu la même idée. Ils furent des clowns
danseurs, désopilants chacun dans sa
note. Géorgie avec une impression-
^ GEORGIE ET WILKIE €
nante gigue et des apostrophes pro-
fondes et mornes, Wilkie avec du
franc comique et d'alertes ailes-de-
pigeon.
Cet après-midi-là, du reste, ils
s'étaient découvert une vocation, où
le succès très vif qu'ils captèrent les
encouragea.
Larguant certains préjugés héré-
ditaires, ils seraient comics-excentrics,
carrière n'excluant en somme ni la
tenue, ni la correction. Ce projet, ils
jugèrent à propos de se le confier et
ils le firent gravement, avec le même
sérieux que s'il se fût agi de coiffer le
bonnet carré de docteur.
Au sortir du collège, ils parvinrent
à se faire engager dans un cirque
où, d'un commun accord, ils se pré-
sentaient à deux.
Là, toutefois, il n'en fut plus de
même qu'à l'école. Quand ils se trou-
vèrent en face du vrai public, l'amour
de la gloire, qui les dominait, les
indisposa plus profondément l'un
contre l'autre. Et bientôt, Géorgie,
toujours initiateur, toujours imité,
méditait d'échapper à cette sujétion
fatigante.
Et puis, nul heurt tangible. A peine
de ci, de là, un mouvement d'humeur
chez Géorgie, qui avec un petit rire
glacial, observait:
— Vous démarquez tout ce que je
fais, pas à dire...
Lors Wilkie répondait avec, une
grande loyauté de cœur:
— Ce n'est pas défendu, vous
n'avez jamais songé à breveter vos
effets. Mais je ne veux pas vous être
désagréable. Vous m'indiquerez, s'il
vous plaît, ce qu'il faut que je coupe.
— Non, non...
Géorgie se sentait gêné de tant de
courtoisie.
D'ailleurs, il avait déjà son idée.
Subrepticement, il s'adonnait au
cake-walk, danse admirable encore
^ GEORGIE ET WILKIE c-
«5
IL S ADONXAIT AU CAKE-WALK, HANSE ADMIRAIJLE EiNXuRE (lUE GALVAUDEE (P. 8|).
que galvaudée, où le froid humour
anglo-saxon se marie au comique
noir. Or, elle exige le don; les nègres,
en général, le possèdent tous, savent
faire chanter les rythmes multipliés
aux cadences de leurs semelles; mais
c'est tout exceptionnellement que les
blancs s'y distinguent. Il advint que
Géorgie, à jugement impartial, put
s'y constater un virtuose.
Un soir, sans donner de détails à
son hôtesse, il paya sa note; ses mal-
les, dûment bouclées avant l'heure
de la représentation, furent envoyées
à la consigne; dans da nuit il prit
le train pour Londres; et le lende-
main M. Savage lui donnait l'audition
sollicitée dès l'avant-veille par une
lettre à la fois timide et' assurée.
M. Savage, manager du « Royau-
me », régnait sur un music-hall im-
mense et sur une année innombrable
de danseuses et de baladins.
Ayant ouï et conspecté Géorgie, il
ferma ses paupières, saisit son men-
ton à bourrelet quadruple, et l'on
aurait pu croire qu'il allait réfléchir;
mais étant un homme d'action, il se
contenta de parler:
— C'est très remarquable. Je vous
engage à vingt- cinq livres par se-
maine. Il faut maintenant relever cela
d'une sauce piquante. Votre idée là-
dessus, Griggs? ajouta-t-il en se tour-
nant vers son secrétaire, un menu
jeune homme roux, yeux rapides sur
un visage chafouin, torse maigriot
corseté d'un veston à carreaux.
Le petit Griggs, qui ne possédait
pas de menton, fut obligé, pour réflé-
chir, de tenir quelques instants son
nez entre l'index et le pouce; il reni-
fla, puis émit;
— Comme monsieur a beaucoup
de distinction, je propose d'annoncer
monsieur comme un milliardaire
ruiné qui veut garder l'incognito.
La motion de Griggs fut approuvée
par M. Savage. Géorgie n'avait qu'à
accepter. Vingt fois les lourds rideaux
de scène durent s'écarter pour qu'il
revînt saluer une salle enthousiaste.
Et vraiment il avait créé « quelque
chose ». C'était une ensorcelante mu-
sique que, sur les planches semées
d'un fin cailloutis, battaient ses escar-
pins vertigineux, au bout de ses jam-
bes correctement étoffées de drap
noir; et, à certains passages, il chan-
tait un court refrain d'une voix sym-
pathique et bien timbrée.
Aussi, lorsqu'après sa victorieuse
soirée, déjà muni d'une immédiate et
bénévxDle augmentation, consentie par
M. Savage en présence de la réussite
incontestable, Géorgie dans son cab.
86
^ GEORGIE ET WILKJE ۥ
s'en retournait à l'hôtel, il pensait
avec une bonne satisfaction:
— Tout de même, Wilkie n'a pas
trouvé ça dans son cirque de pro-
vince. Que dirait-il s'il m'apercevait.
Certainement, il en jaunirait de dépit.
Oui, oui, il ferait une tête...
Ce fut, du reste, moins d'un demi-
mois plus tard, Géorgie qui la fit,
la tête, lorsqu'un matin, sortant avec
le petit Griggs, lequel, devenu son
ami, le venait prendre pour aller
aux courses, ils donnèrent du nez,
sur le Strand, dans une affiche noir
et jaune, haute de dix-huit pieds et
large de six, figurant un monsieur
en frac, le visage recouvert d'im loup,
avec cette inscription: Le masqaé-
gcntleman-danseur , à V « Impérial ».
Géorgie saisit Griggs par le bras:
— Voyez ça!
— C'est tout vu, fit Griggs, se
pinçant les naseaux. Une concur-
rence, avec innovation. Le loup in-
trigue et attire. J'aurais dû le trou-
ver aussi. Nous avons manqué le
coup et le loup. Une seule chose me
console, conclut Griggs, qui n'aimait
pas les mauvaises histoires, c'est que,
malgré tout, il y a peu de chances
pour qu'ils aient mis le grappin sur
un homme de votre classe; et le pu-
blic, dans ces choses, possède du
flair.
Géorgie se montra catégorique :
— Ce sera sûrement très bien, c'est
moi qui vous le dis.
— Vous connaissez donc?
Géorgie désirait se tenir dans le
vague :
— Je présume connaître. Un an-
cien camarade à moi... Oui, un an-
cien camarade, qui m'a invariable-
ment singé.
— Mais il vous savait donc ici?
— Je ne lui ai pas donné mon
adresse. Mais il aura cherché, deviné,
trouvé.
En effet, le masqué gentleman-dan-
seur-excentrique, c'était bien Wilkie,
lequel ayant appris par le Circus-
Mail, journal des Gens de la Piste,
ces débuts étincelants au « Royau-
me », éventa le copain en fugue, et
pensa qu'il se devait à lui-même de
faire mieux.
Au surplus, il réalisait, pour lors,
des tours dont il avait depuis long-
temps approfondi les arcanes; et de
sa souplesse et de sa rapidité, il se
sentait sûr autant que de ses déve-
loppements comiques, depuis le jour
où, masqué de velours noir, s'accom-
pagnant du banjo, il opéra en secret
devant une psyché de louage...
Malgré qu'il arrivât second, Wil-
kie, à « l'Impérial », atteignit au
triomphe.
*
Tous les soirs, à la lumière multi-
pliée des projecteurs qui animaient
des nappes de lueurs topaze, bleu ciel
tour à tour et vert aigue-marine, en-
robée d'un fourreau d'azur où des
oiseaux d'or et d'argent faisaient ruis-
seler, dans les ondes de l'étoffe, des
cascades d'émaux momentanés, cein-
turée d'une large moire écarlate qui
soutenait sa taille ronde comme un
bambou des' rizières. Miss Kate Hi-
gashi, agile et rapide, et dont les
pieds menus, en babouches turquoise,
ainsi que de gais écureuils couraient
vivacement au ras de sa robe, pour
la réjouissance des yeux, — et même
pour la satisfaction de l'esprit, car
on était content d'une précision aussi
douce, spirituelle et circulaire, —
jonglait avec divers objets étince-
lants, graves d'après les lois ordi-
naires de la pesanteur, mais devenus
aériens et légers, sous l'impulsion
que leur communiquaient les petites
mains magiques.
-rit
Dir^ }\ 5 s u
El^/
.11 u
UXE .MFICIIE, TIAUTF. HE niX-IlUIT PIEDS ET LARGE DE SIX (p. 86).
^ GEORGIE ET WILKIE ^
89
Leur choix témoignait d'une déli-
catesse étudiée: bâtons de laque sa-
blée de cuivre, pâles porcelaines de
Kioto, tambourins muets, incrustés
(h; nacres irisées, boules de verre
chatoyantes d'arc-en-ciel, figurines en
ivoire, bonzes ventrus, éléphants pat-
tus aux trompes recourbées, effigies
de samouraï aux barbes d'écaillés,
bouddhas semblaient s'apprêter à des
promenades rituelles après un reli-
gieux bain d'or, évoluaient selon la
volonté de son sourire en cerise, selon
le regard conver-
gent de ses yeux
d'amande, qui en-
cadraient le petit
nez impercepti-
blement camus et
palpitant comme
avec les ailes des
volucres inscrits
sur l'étoffe.
Cela durait
cinq minutes ,
peut - être, mais
en réalité on pou-
vait perdre le
sens du temps,
depuis la premiè-
re seconde où elle
entrait en scène,
jusqu'à celle 011,
ayant tissu son
minutieux ouvra-
ge dans les airs,
souple, pour sa-
luer, elle se pen-
chait sur la han-
che droite, les
paupières entre-
closes, les doigts
au front, et
qu'une sorte de
recueillement pla-
nait dans l'assis-
tance, hantée par
la magie de Miss
MISS KATE lirOASIlI JONGLAIT AVEC DES OBJETS
étiacelaxts (p. 86).
Kate Iligashi, jongleuse japonaise
de seize ans, telle qu'on en vit
peu de pareilles, et qui, sur la scène
du « Royaume », paraissait tous les
soirs, juste à l'époque où Géorgie
vint.
Il l'aperçut, et sa surprise première
fut bientôt changée en désir juvé-
nile et primordial. De son côté.
Miss Kate Higashi, ayant achevé
son travail, découvrit la danse de ce
garçon athlétique, blond, aux yeux
pâles, écouta toute son âme de
jeu et d'Orient
qui se réveillait
aux bizarreries ,
aux inflexions
rapides à l'im-
passibilité pour-
tant expressive de
c e personnage
énigmatique. Il
faut dire aussi
qu'elle ne fermait
point l'oreille à
la réclame que
suscita autour de
Géorgie l'obli-
geance intéressée
d'un manager,
étant , c o m m e
toutes les fem-
mes, sensible au
bruit du mon-
de.
Et de même
que Géorgie s'a-
donnait, chaque
soir, à suivre l'é-
volution du micro-
cosme bigarré ,
Miss Kate Hi-
gashi, enveloppée
en un kimono de
laine mauve dou-
blé de satin gre-
nat, contemplait
ensuite la ligne
yo
^ GEORGIE ET WJLKIE €
merveilkuse de ce haut danseur.
Indépendamment de ces émotions,
enfantines et sérieuses, Miss Kate
Higashi était une jeune personne fort
convenable, élevée à l'européenne
par des parents voyageurs en objets
curieux, marchands d'estampes rui-
neuses et de livres plus légers à la
main qu'un souffle, le père ventru
comme un pot, avec des cheveux
aile-de-corbeau et une moustache rê-
che sur sa lippe mince, la mère angu-
leuse, futile et rusée. Leur progéni-
ture ayant, dès le berceau, manifesté
du talent pour l'art de jonglerie, —
avisés commerçants, ils la faisaient
valoir, avec probité, du reste, et dé-
cence.
Madame Higashi mère résidait à
demeure dans la loge de Miss Kate;
elle l'amenait au théâtre, la recondui-
sait, et ne se départirait de ces soins
que le jour où sa fille aurait fait
un mariage confortable.
Cependant, dix jours ne s'étaient
pas écoulés que, chaque soir — ils
se succédaient, — Géorgie ayant as-
sisté dans l'ombre d'un portant à la
gloire lumineuse de la petite, croisait
Miss Kate Higashi qui sortait à recu-
lons, souriant encore à son peuple
conquis.
Géorgie a la terminaison de ce
sourire.
Et bien vite, il fait le songe, point
démenti par la menotte de la gosse
chaque soir dans la sienne, d'unir
à soi, tout à soi, sous bénéfice de
clergé bien entendu, ce bijou vivant,
cette exquise mécanique frêle, ces
yeux pleins des ciels étranges d'Asie.
Mais le masqué-gentleman-danseur-
excentrique avait paru sur la scène
de « l'Impérial ».
*
* *
Quand Géorgie, mis en éveil par
une nuance de froideur, et ayant pro-
cédé, sous le manteau, à une petite
enquête, se fut assuré que Miss Kate
Higashi, sitôt hors de scène, s'habil-
lait maintenant avec une rapidité
extrême, pour se faire conduire à
« l'Impérial » juste vers l'heure où
passait Vautre; et quand il eut indé-
niablement constaté qu'elle le regar-
dait, lui, avec une admiration déjà
beaucoup moins ingénue, il pressentit
la vérité; car, de plus, lorsqu'il laissa
tomber d'un air neutre :
— On dit que j'ai un sosie à 1' « Im-
périal »; l'avez-vous vu travailler?
Elle battit de ses longs cils et dé-
clara:
— Non... je n'en ai pas eu l'occa-
sion.
Puis elle jugea convenable d'ajou-
ter:
• — Il m'intéresse peu.
Ceci d'un ton qui sonnait faux.
Géorgie ne douta plus un seul ins-
tant que sur ce chapitre, comme par-
tout, Wilkie allait tenir la corde ; fatal
cela, même logique, eu égard aux
précédents.
Et, si ce n'était déjà accompli, l'en-
fant n'allait pas tarder à s'éprendre
du camarade qui, entre autres supé-
riorités, détenait celle du mystère.
Il serra donc simplement les dents
et se considéra comme fixé.
* « .
* *
Devant un miroir, en face de la
porte, dans sa chambre de boarding-
house, Wilkie était en train de se
raser lorsqu'il entendit frapper. « En-
trez », fit-il distraitement, accaparé
par le souci de ne point laisser sécher
la mousse savonneuse. Il fut peu sur-
pris lorsqu'il vit, par réflexion, s'en-
cadrer dans l'huis une familière sil-
houette blonde; et joyeux, car il avait
^ GEOMGIE ET WILKIB ^
un cœur .simple et sans fiel, il fit
accueil à Géorgie:
— Comment allez-vous? Veuillez
donc prendre cette chaise, ou la roc-
king si cela vous plaît mieux. Ma pa-
role, si vous n'étiez venu me voir,
vous auriez eu ma visite ces jours-ci.-
— Je vous tiens quitte en tout état
de cause, déclarait Géorgie avec sé-
cheresse.
Wilkie, lequel s'était remis à ratis-
ser ses joues, tourna
la tête, non sans
quelque surprise : il
croyait avoir mieux
connu le camarade et
prononça :
• — Est - il possible
que vous m'en vou-
liez. Vous le savez,
j'ai toujours voulu
travailler à Londres,
c'est assez naturel.
— Je ne songe pas
un instant à le nier.
.Wilkie respira :
— Je me disais
aussi !... Kt alors,
qu'y a-t-il de neuf?
La barbe terminée,
le faux-col bouclé, il
était venu s'asseoir en
face de son visiteur,
lui tendait un cigare,
qui fut refusé d'un geste sommaire,
et Géorgie articula:
— Il y a ceci: l'un de nous deux
est de trop. Pas question de la con-
currence, bien que j'y trouve un pré-
judice; c'est votre droit, entendu.
Mais il y a plus grave, il s'agit d'un
tiers, plutôt d'une tierce, que vous
connaissez... Depuis votre arriva,
cette personne, dont je... croyais avoir
conquis 1'... affection, me délaisse visi-
blement!
— Et qui donc? Je ne comprends
pas un mot.
9'
— Miss Kate Higashi.
— Cette petite jongleuse japonaise
du « Royaume » ? Elle est absolument
charmante. On me l'a montrée un
soir dans la salle; mais que je sois
damné si je lui ai seulement adressé
la parole une fois dans ma vie.
Après une hésitation, l'autre repre-
nait :
— J'admets. Peu importe. Cette
personne m'est particulièrement chè-
D UX MEME GESTE,
DES MAIXS
ILS SE TENDENT PAR DESSUS LES BOISSONS
FRANCHES Qu'iLS SECOUENT (p. 94).
re et je crois que je commençais à
ne point lui devenir indifférent, lors-
que je me suis aperçu que votre pres-
tige effaçait le mien. Ici, je ne peux
plus tolérer de rivalité. Alors, comme
je vous le disais il y a une minute,
l'un de nous deux est de trop. Je
viens vous provoquer en duel.
Géorgie parlait a\ec un sérieux où
il n'y avait rien de déc4amatoire; la
situation, seule, se trouvait théâtrale,
et si Wilkie ne s'était senti aba-
sourdi dès l'abord, il eut pensé,
non sans quelque ironie, aux temps
92
du collège, aux répétitions d'autre-
fois.
— Vieux Géorgie, s'écriait-il enfin,
vous êtes absolument timbré! Quelle
raison pour chercher la mort de l'un
de nous ? Vous pensez bien, pourtant,
qu'en pareille circonstance, je serai
le dernier à vouloir vous supplanter.
— Possible, répétait flegmatique-
ment Géorgie. Possible, possible,
mais c'est sans doute la destinée...
Et cela arriverait fatalement, que
vous le vouliez ou non. Du reste.
Miss Higashi est intrinsèquement
charmante et il n'y a aucun motif
pour que vous soyez un héros. Je
répète: un de nous deux est en sur-
charge. Alors, nous tirerons au sort,
deux revolvers, dont l'un aura le baril-
let vide; celui qui... gagnera l'autre,
devra s'exécuter dans les vingt-quatre
heures.
Wilkie se prit à sourire:
— Cher Géorgie, toujours galant
homme. Mais vous pourriez d'abord
me demander si cela me va. Il me
semble qu'il y a une solution moins
féroce. Si vous tenez à cette loterie,
je veux bien, seulement à une condi-
tion, c'est que celui qui prendra le
bon lot, c'est-à-dire le mauvais, aille
le décharger à la campagne, sur un
mur fraîchement crépi, pour s'appren-
dre à faire mouche. Nous aurons,
cependant, signé une bonne stipula-
tion qui lie notre homieur à l'obser-
vance de distances convenables : dé-
fense de jouer, de paraître en public
non seulement dans la même ville,
mais dans le même comté. Ça va-t-il?
— Comme il vous plaira.
*
* *
Lorsque Wilkie, le vaincu de ce
suprême match, s'exécute et déserte
la place, Géorgie pousse un soupir
^ GEORGIE ET WILKIE €
de soulagement. C'est avec un orgueil
intime qu'il voit lacérer les colossales
affiches noir et jaune des murs, avec
une joie sardonique qu'il apprend,
par le courrier théâtral des gazettes,
« vu des engagements antérieurs, et
malgré la faveur du public », le dé-
part du masqué-gentleman-danseur
excentrique de « l'Impérial ».
Très brève, oui, et incompréhen-
sible cette note, cette note dont il est
l'unique à connaître la clef, et tou-
chant laquelle le petit Griggs, intri-
gué, et d'ailleurs ravi, car son numéro
reste seul en vedette, l'interviewe
subtilement.
Il est malin, le petit Griggs, il de-
vine des choses:
— Car, indéniablement, c'est vous
qui l'avez contraint à filer. Comment
vous y êtes-vous pris?
— Rien fait pour ça.
— Ne jouez pas au cachottier...
Vous ne savez peut-être pas que M.
Allardyce, le manager de « l'Impé-
rial », lui offrait de doubler ses
appointements pour le garder? Et
il n'y a pas eu moyen.
Géorgie étouffe un remords de coû-
ter une telle aubaine à Wilkie, reste
toutefois impénétrable.
Il se félicite, également, que Wil-
kie, loyal, n'ait point révélé les cau-
ses de son départ. Et il ne se prive
pas de gUsser à Miss Higashi:
— Eh bien! le gentleman masqué.
Envolé ! Dommage que vous ne l'ayez
pas vu... car vous ne l'avez pas vu,
n'est-ce pas?
Du reste, ayant parlé, Géorgie
constate que ce qu'il vient de dire
n'émeut absolument pas Miss Hi-
gashi qui répHque, très calme:
— Vous devez certainement dan-
ser mieux que lui.
Et voici que Géorgie se prend à
concevoir des doutes oppressants.
Aime-t-elle Wilkie, et, poupée mélan-
^ GEORGIE ET WILKIE ^
95
colique, n'en veut-elle rien laisser pa-
raître sur la cire de son délicieux
visage? Ou bien, en vérité, sa fer-
veur de la semaine passée a-t-elle
déjà molli: alors, il peut supposer
qu'il en va de même pour tous ses
enthousiasmes; et n'est-ce pas, au-
jourd'hui, un chanteur tyrolien, nou-
vellement engagé, qui accapare son
attendrissement d'oiselle? Voilà le
fétiche nouveau, ce gaillard mafflu,
moustachu, au costume pistache et
caramel, au chapeau pointu, qui ulule
et yodle à vous faire crever; plus
d'une fois déjà, dans la coulisse,
Géorgie a remarqué le sieur, qui fai-
sait l'avantageux sous le regard de
Miss Kate.
Le petit Griggs, — il n'est pas gaf-
feur, mais il veut tâter le terrain —
le petit Griggs a observé :
— Je crois que Miss Higashi es-
quisse un flirt avec Herr Griitli.
Et ces mots portent comme un
coup droit au cœur de Géorgie, qui
parvient toutefois à sourire.
Mais la souffrance est courte, elle
s'atténue; et à cette heure, où les
fumées de la gloire et de la fortune
ont évacué son cerveau naguère
ébloui, Géorgie, au demeurant gar-
çon pratique, s'aperçoit que, lui aussi,
a été captivé par du clinquant et des
oripeaux.
Il n'aime pas Miss Kate Higashi,
laquelle n'est rien de plus qu'un coli-
bri versicolore.
Dans un bien-être de sécurité pré-
servée, il se réjouit de ne pas s'être
encore engagé à fond; une vergogne
, renouvelée le prend, de sa conduite
sotte et brutale envers le vieux cama-
rade.
*
* *
Géorgie s'est penché à la portière
et, dans le soir, il aperçoit tout de
suite Wilkie, mesurant le quai de
ses guibolles musculeuses et guêtrées,
où il sait fourrer tant de talent.
Le train stoppe. Wilkie, sur le mar-
chepied, interroge par questions ra-
pides :
— Qu'est-ce qui vous a pris de me
télégraphier? Je croyais que nous
étions morts l'un pour l'autre? Si vous
venez travailler ici, ça va sans dire, je
suis prêt à vous céder la place, bien
que je vous aie avisé de mon séjour
en temps voulu, ainsi qu'il était con-
venu lorsqu'on s'est quitté, l'an der-
nier; vous n'aviez pas fait d'objection,
j'avais signé pour deux mois, avec
dédit.
Géorgie baisse les yeux, comme
s'il craignait d'être trop tôt deviné,
et il se contente de répondre laconi-
quement :
— Vous inquiétez pas. Expliquerai
et comprendrez.
Il prend en main sa valise plate;
à la sortie de la station un cab est
hélé.
— Qu'il nous mène au bar, dit
Géorgie, à votre bar. J'ai attrapé soif
dans ce sacré wagon.
Wilkie donne l'adresse et, en route,
il reprend:
— A présent, qu'est-ce que vous
faites?
— Cake-walk avec chant, numéro à
trois, couple d'Américains, valent pas
un clou.
— Ah ! moi aussi, un numéro à plu-
sieurs, danses acrobatiques, rien de
fameux.
Un silence suit.
Au bar, tous deux s'in'stallent de-
vant un guéridon hexagonal où un
homme chauve, en veste blanche,
pose, en attendant d'y verser certains
liquides, deux cylindriques bols d'ar-
gent.
Il devient difficile de lutter contre
le persistant silence.
94
^ GEOBGIE ET WILKIE ^
— Vous savez, articule Géorgie,
que je ne vous en ai jamais voulu,
depuis cette affaire du duel.
— Oh! sans difficultés je vous
crois, j'ai toujours pensé que ce jour-
là, vous étiez un peu « loufoque »,
comme on dit en France.
— Oui, peut-être.
Après une pause, Wilkie:
— Vous... vous avez épousé Miss
Higashi?
Géorgie est remué d'une souffrance
trouble, du reste passagère. Et il
répond assez bravement:
— Non. Je n'ai même pas sollicité
sa main, ayant reconnu que je m'étais
trompé sur sa valeur... morale.
En énonçant cet adjectif, il voit
des masques japonais et des volatiles
singuliers, des yodleurs tyroliens lan-
cés dans le ciel par un jongleur invi-
sible, et qui se moquent.
— D'ailleurs, je répète, cher, accen-
tue Wilkie, que jamais, jamais je
n'avais songé à lui faire la cour.
Géorgie hausse le ton de l'entre-
tien, devient très grave :
• — Au surplus, je suis persuadé que
nous étions de race trop différente,
elle et moi, pour qu'une union, dans
ces conditions, fût possible.
Nouvelle pause. Le barman chauve
s'active à son estrade; il ravitaille des
consommateurs taciturnes, juchés sur
des escabelles coniques.
Tous deux, Géorgie et Wilkie, ont
quelque chose d'important à expri-
mer, mais Wilkie comprend très bien
que ce n'est pas à lui de parler le
premier; et Géorgie a grand'hontc;
et, en même temps, ils éprouvent un
plaisir étonnant à se retrouver en-
semble, dans ce renouveau de la
vieille vie camarade.
Géorgie parle enfin:
— Wilkie, je vous ai télégra-
phié... je vous ai télégraphié parce
que...
— Parce que?
— Parce que j'ai jugé, je crois...
enfin, il me semble qu'après ce ridi-
cule malentendu et aussi après les
piqûres d'amour-propre, nous som-
mes nécessaires l'un à l'autre et que,
si nous restions chacun à son bord,
nous ne réussirions pas.
Wilkie approuve :
— C'est également mon avis, mais
j'aimais mieux vous l'entendre dire.
— Wilkie!
— Géorgie !
D'un même geste, ils se tendent,
par dessus les boissons, des mains
franches qu'ils secouent. Le guéri-
don et les w^hisky-and-sbda et tous
les acajous de l'établissement, et jus-
qu'au crâne, rose et poli, du waiter,
ont un éclair de joie à cette paix,
un éclair de joie sous les rayons des
globes électriques.
LA CATASTROPHE DE MISS DAISY
Dans sa loge du Cirque, tandis
qu'on la coiffait, Daisy Hampton se
livrait à des pensers moroses. Le Dé-
miurge, depuis quelques jours, avait
manifeste un mauvais vouloir téné-
breux. Ne le dominait-elle plus com-
me naguère! Et elle songeait au se-
cret de la volonté, qui subjugue la
brute, et jamais complètement, lors-
qu'il lui parut que les ampoules élec-
triques, sous leurs calices d'alumi-
nium, brûlaient comme dans de la
fumée.
Elle demanda:
— Nell, remarquez-vous quelle lu-
mière terne, aujourd'hui?
— Mais non, Miss, les lampes sont
ainsi qu'à l'ordinaire.
Elle doutait. Un malaise l'oppressa.
Néanmoins elle se tut, par cette pu-
deur qu'on éprouve à se montrer le
jouet de ses nerfs hallucinés. Elle
avait achevé 'de revêtir son amazone;
Nell attachait le fameux éperon à
pointe de diamant sur la souple botte
vernie.
Le silence devint sou-
dainement intolérable à
Miss Daisy Hampton.
— Y a-t-il des visi-
tes ? fit-elle.
— M.Tréfly, M. Bal-
mer, le Chevalier.
Elle passa dans le
petit salon attenant à
sa loge; et son appari-
tion émut, plus que tous
les soins, ses familiers
qui l'attendaient : elle
était d'une grande pâ-
leur, que le bleu-nil de
son costume et le tri-
corne noir en bataille il kexacla, sarc
sur ses cheveux sombres, accen-
tuaient d'étrange façon.
Elle remarqua leur mouvement ; et,
masquant son angoisse d'un air de
badinage :
— Je vous étonne, amis chers?
Ils se récrièrent tous les trois. Le
musicien Tréfly, faciès gouailleur
sous des bandeaux de cire jaune,
déclara seulement qu'elle avait « quel-
que chose d'impressionnant dans son
regard »! M. Balmer, gentleman féru
d'équitation, et qui avait juré de ne
périr que d'une chute en steeple-
chase, approuvait, avec un yes reten-
tissant. Et, parmi des favoris diplo-
matiques et neigeux, la voix du sou-
riant chevaher Vivantelli fliita: Com-
me toujours!
Nell, délurée et brune, virevoltait.
Deux lévriers de steppe, aux museaux
suraigus, aux prunelles de sardonix,
V>,
liOUTA.NT SUR LES JAMliES DE DEVANT (P. 98).
96
^ LA CATASTJROPHE DE MISS DAISY €
étaient allongés sur le tapis blanc,
dans une immobilité recueillie, avec
de brefs bâillements qui découvraient
leurs babines violettes. Le long d'une
glace à biseau, serpentait, comme de
la vigne, un feuillage ciselé; une
mandore d'écaillé pendait à un clou
d'or; et il y avait, dans un bahut
en laque cramoisie, des
gros livres reliés de per-
cale, traités d'équitation,
de chasse, d'hippologie.
A mesure qu'augmen-
tait en elle le malaise in-
connu. Miss Daisy s'effor-
çait de se mon- v
trer naturelle, ,•
celle de tous les
jours. (On aimait
s a désinvolture,
« honnête hom-
me » si absolu-
ment !)
— Chevalier, un verre
de marasquin? Et vous,
Tréfly, un grog?... Nell,
un grog pour M. Tréfly,
nous avons le temps... Sir
B aimer, vous dépérissez
visiblement de l'envie de
fumer, je vous autorise...
Vous savez que Le Démiurge se mu-
tine : je n'en fais plus ce que je veux !
— On ne le croirait pas volontiers,
parce que hier, vous avez été une mer-
veille! dit B aimer.
— Vraiment, on ne s'est aperçu
de rien?... Ah! j'en suis bien satis-
faite... Ce soir, du reste, je vois tout
en noir...
Elle bavardait ainsi, avide de di-
version.
Trois coups, discrètement compri-
més; et la face plate et farineuse, le
crâne pyriforme du régisseur, appa-
rurent dans le haut d'une draperie:
— Miss, cela va être à vous, mur-
rnurait-il, accoutumé,
Elle affermit sa voix :
— Bien, bien, je suis prête... Mes
gants, Nell, et mon stick.
Les trois hommes se bousculèrent,
dans leur empressement à s'emparer
de cet objet; et le Chevalier, très
fier d'avoir battu les jeunes en promp-
titude, présentait la houssine, un ge-
ON SE MIT A siffler; DE TOUTES PARTS, DES EXCLAMATIONS
JAILLISSAIENT (P. 98).
nou au tapis. Miss Daisy Hampton,
toute droite et les prunelles vagues,
s'absorbait comme en l'attente d'un
lugubre avenir.
— Vous ne voyez donc pas ce pau-
vre Chevalier! s'apitoya Tréfly, bon
diable.
— Excusez-moi ! fit-elle en tressail-
lant. J'étais distraite... Merci... Al-
lons, donnez-moi la main, pour votre
récompense.
L'on descendit aux écuries; l'air
charroya des rappels de fumier et
de sueurs équines. Ils pénétrèrent
dans le petit manège privé : et comme
elle défilait devant les habits noirs
qui piaffaient, tandis que de l'arène.
^ LA CATASTBOPHE DE MISS DAISY ^
97
là-bas, arrivaient des applaudisse-
ments et la fusée des rires, elle jugula
un désir impératif de s'échapper: ce
trouble, lui semblait-il maintenant,
l'envahissait par une emprise conti-
nue: et, comme elle avait quitté le
bras de son compagnon, elle chan-
cela, dut, pour ne point tomber, se
retenir à la barrière.
— Chère amie, qu'avez-vous? souf-
flait Balmer.
Le Directeur, qui survint, s'in-
quiéta:
— Vous sentiriez-vous indisposée.
Miss Daisy...
Gros et grand, un chapeau à mille
reflets sur l'occiput, son cou de tau-
reau émergeant d'un prudhommesque
faux-col, il réservait, quitte à se rat-
traper avec le fretin, des manières
de luxe pour ses étoiles.
Pinçant les lèvres, les paupières
canailles! canailles! (p. 98).
baissées, comme elle ne répondait
pas:
— Faut-il faire une annonce? pour-
suivit-il. On rembourserait, au be-
soin...
Elle se dressa:
— Non. Où est le cheval?
Et d'un geste résolu elle arrêtait
des objurgations. Le Démiurge fut
amené. C'était un animal blanc, ta-
cheté de fauve, avec une tête fine et
des yeux cruels.
Il avait passé pour indomptable,
dans le temps.
Sitôt qu'on essayait de l'enfour-
cher, après s'être sauvagement dé-
fendu, il se cabrait avec constance.
On avait eu beau user de martingales,
lui briser entre les oreilles une bou-
teille d'eau glacée, ou à l'improviste,
le tirer en arrière lorsqu'il se tenait
debout, aucun des subterfuges pré-
conisés en pareil cas ne donnait quel-
que réussite; et dans le cirque pro-
vincial de ses premiers ans, l'on se
résignait à l'exhiber comme simple
phénomène, lorsque Miss Daisy en
entendit parler, voulut le voir, l'étu-
dia, et, s'étant piquée d'honneur,
parvint à le dominer.
En même temps, elle eut l'idée de
systématiser son vice: et elle le che-
vauchait ainsi, cabré, exécutant dans
cette attitude les passages les plus
stupéfiants; au surplus elle en était
devenue rapidement célèbre.
Balmer lui tint l'étrier; elle se
trouva en selle. Ce fut le cirque: elle
voyait toute chose comme à travers
un aquarium d'eau louchie. L'or-
chestre attaquait la valse de début...
Elle s'appuya un instant sur l'arçon
afin d'assurer l'équihbre, ordonna
aux grooms, qui tenaient le cheval en
bride, de laisser aller.
Alors le Démiurge pour la première
fois de sa vie, refusa de lui obéir; il
08
LA CAfASTBOPHE DE MISS DAISY €
reuâcla, s'arcl)out:int sur les jambes
de devant, et, pareil à un navire
échoué, s'immobilisa dans le sable,
pendant qu'elle s'épuisait en lourds
efforts de le remuer; et le plumet
de son tricorne oscillait ridiculement.
Le public, désappointé, protestait,
ne saisissant que du grotesque à
cette lutte: un cheval qui ne ruait
même pas, et une amazone Cjui s'agi-
tait, par saccades ! Cela se prolon-
geait. L'écuyer chef s'approcha. Elle
cria: allez-vous-en! d'une voix rau-
que. On se mit à siffler; et de toutes
parts, des exclamations « Assez! C'est
honteux! » vers la piste jaillissaient.
Seul, à l'entrée, parmi les chibmen
pâles et le personnel béant, un grand
clown, la bouche coupant le masque
blême par un trait d'ocre, les yeux
en billes de feu, hurlait : canailles,
canailles ! aux spectateurs, en leur
tendant des poings tragiques...
. Et déjà Miss Daisy Hampton se
noyait dans l'absolu; une grande nuit,
comme une marée, fonçait à ses pru-
nelles; ses oreilles tintèrent de houle
sifflante et de sons meurtriers; elle
sentit une chape de plomb qui s'étré-
cissait à son front et sur ses tempes;
ses mains laissèrent couler les rênes.
Les étriers échappant à ses orteils,
elle glissait : tout chavira, tout s'effon-
dra...
Lorsqu'après deux térébrantes se-
maines de délire et de fièvre, elle
eut repris le sentiment d'une vie,
Daisy Hampton, s'éveillant au milieu
du noir opaque, exigeait qu'on lui
montrât la lumière du jour; mais avec
des circonlocutions graduées, on lui
apprit qu'elle était devenue aveugle.
Elle le resta, gardant à jamais en
elle la vision du soir final.
Cependant elle comprenait : Le Dé-
miurge n'était pas coupable; dans
son obscure cervelle d'esclave, l'ani-
mal, ayant perçu qu'il portait cette
fois une chose sans pouvoir, en avait
profité pour se libérer; aussi, loin
de le haïr, elle le chérissait comme
l'instrument et le témoin de sa gloire
révolue.
Mais, bientôt, avec la jalouse ter-
reur qu'un autre cavalier ne parvînt
un jour à le dompter, elle décida
qu'elle le tuerait, et de sa propre
main. Rien ne put la dissuader. On
n'osa s'opposer au vœu d'une quasi-
morte. Et Miss Daisy, dont on guidait
la main, appuya un pistolet chargé
contre la tempe du Démiurge : elle
s'était complue, une minute, à lisser
le poil onctueux du col; puis, détour-
nant instinctivement la tête, elle
pressa la gâchette... On l'avait tirée
en arrière, à cause des ruades d'ago-
nie.
Pour l'heure, l'oubli a tissu sa tra-
me. Disparus, les admirateurs, les
courtisans, et les bons amis, Tréfly,
le musicien, cette chronique parlée, et
Balmer, l'amateur érudit et sagace,
et le galant chevalier aux gestes de
régime ancien. Miss Daisy Hampton
vit en compagnie d'un vieil oncle,
protestant et un peu salutiste, lequel
use de ses rentes, modiques d'ailleurs,
et à qui elle ne demande que de la
laisser tranquille, ce qu'il fait.
Des après-midi entiers, assise à la
fenêtre, elle considère, de ses yeux
qui ne voient plus, la toison blanche
et fauve qui est clouée au mur. Et
seulement, de temps à autre, quel-
qu'un, lequel ressemble, en civil, à
ce clown farouche qui vociférait,
vient apporter du plantain pour le
loriot, très jaune, qui gambille dans
sa cage, avec un éternel bruit Sec.
CHIEN
L'autre soii> vers minuit, comme
je rentrais du théâtre, montant le
boulevard Malesherbes pour gagner
la rue de Tocqueville où j'habite,
j'ai vu, assis sur le trottoir, devant
la porte d'une maison, un petit chien
noir et feu.
Tout de suite, à sa morne attitude
résignée, j'ai deviné qu'il n'attendait
personne, qu'il s'était égaré, et
qu'après de longues courses stériles,
il faisait halte ici comme il se serait
arrêté ailleurs, triste et las, et sans
comprendre.
Qui pourra jamais sonder l'an-
goisse — plus tragique, oui, qu'un
niai exprimé et conscient- —
recelée en l'âme obscure
d'un chien perdu?
Et voici qu'attendri par
l'ambiance nocturne, je m'é-
tais mis à songer à toute
l'affliction répandue sur la
terre des bêtes, lorsqu'un
froissement léger de pattes
griffues sur l'asphalte, der-
rière moi, me tira de mes ré-
flexions : m'étant retourné, je
m'aiperçus que le petit chien
me suivait, soit que dans sa
détresse il se raccrochât au
premier venu de l'heure soli-
taire, soit qu'un sens mysté-
rieux l'eût averti que cette for-
me humaine-là prenait pitié
des errants.
Se tenant à quelques pas,
hésitant, craintif, un peu char-
mé tout de même, avec des "-^X
rapprochés ou des reculs brus-
ques selon mon allure, il con-
tinuait à m'escorter. Je m'arrêtai
sous un bec de gaz, afin de voir sa
figure. Il gardait toujours les distan-
ces. Je lui dis quelques paroles flat-
teuses, il finit par s'apprivoiser. Nous
nous approchâmes l'un de l'autre et
il rampait, agitant doucement la
cjueue.
C'était un modeste animal, sans
race, avec de bons yeux en boule,
tout chavirés.
J'examinai son collier dans l'espoir
d'y découvrir une adresse : mais la
plaque de cuivre ne portait aucune
inscription.
Qu'ils sont criminels, à Paris, ceux
LE PETIT CHIEN ME SUIVAIT (l". 99).
ICO
^ CHIEN €
qui, aimant leur chien, négligent de
le tenir en laisse, et, dans tous les
cas, ne le munissent pas d'un passe-
port. J'ai commis la première de ces
imprudences, je sais ce qu'il en coûte,
et pour une seule fois que je l'aban-
donnai à elle-même, Frisotte, ma
vieille caniche, passa sous une voi-
ture, sans trop de dommage, miracu-
leusement. Elle est morte depuis,
mais plutôt de vieillesse, je crois.
\'ous me direz: il faut bien qu'/Ys
prennent de l'exercice.
Bien sûr!
Promenez - les , conduisez - les au
Bois; mais à quoi, s'il vous plaît,
leur aura servi l'hygiène, le jour fa-
tal où ils s'étendront sanglants, cou-
pés en deux par une auto?...
*
MADAME POISSON, MA C KNflEKGE fp. 100
Le petit chien trottait dans mon
sillage, l'air joyeux, tout à fait en
confiance maintenant. Et, dans le
même temps, je commençai à deve-
nir lâche, devant la perspective d'em-
mener chez moi ce compagnon de
fortune.
Si encore je savais son
identité, je pourrais l'hé-
berger cette nuit, pour le
faire rapatrier demain.
Mais son anonymat entraî-
nerait é\'idemment, au cas
d'asile, l'adoption définiti-
ve. Quel embarras! J'ar-
gumentai: j'ai déjà Fri-
sotte: Madame Poisson,
ma concierge, moyennant
une rétribution honnête,
en prend soin; mais deux
pensionnaires, ce serait
vraisemblablement trop,
pour elle, d'autant qu'elle
possède des chats dans
sa loge, et que s'ils font
bon ménage avec l'an-
cienne , les choses n'en
iraient peut-être pas de
même à l'endroit d'un
nouveau. Et puis, s'il avait
la gale ou la rage !
J'accélérai le pas ; il
courut plus vite. Vague-
ment, j'esquissai, pour l'é-
loigner, un geste avec ma
canne, et il s'arrêta un ins-
^ CHIEN ^
loi
tant, moins peureux que sur-
pris, et cela me parut si abo-
minable que je n'aurais re-
commencé pour rien au mon-
de.
J'escomptai ceci, que d'au-
tres gens de rencontre attire-
raient son attention. Mais c'est
qu'il ne s'en souciait pas! Il
s'obstinait à ne connaître que
moi seul, l'élu, l'ami sûr. Pour-
tant, à la hauteur du Parc Mon-
ceau, il s'en fut soudain flairer une
dame aux cheveux carotte, qui pas-
sait.
Il avait dû appartenir à une femme,
supposais-je, et cela m'induisit à un
subterfuge nouveau. J'interpellai poli-
ment cette personne:
— Bonsoir, madame, voici un
chien qui s'est perdu. Il a l'air doux
et gentil, ne voudriez-vous pas l'em-
mener?
Elle sembla interloquée puis re-
fusa.
Je m'excusai, saluai et continuai
ma route.'
A présent il fallait prendre un parti.
Et vraiment non, je n'allais pas m'af-
fubler de cet intrus. Je fis plusieurs
tentatives de disparition dans l'om-
bre. Mais il me découvrait à tout
coup, de plus en plus étonné, me
faisant encore crédit toutefois, et ne
voulant pas douter de mon loyalisme.
Enfin je réussis à perpétrer la tra-
hison.
Au petit jardin de la place Males-
herbes, je me dérobai brusquement
dans une allée latérale, me coulai
derrière une voiture en station, et
me précipitai dans la rue Montcha-
nin, où je constatai que j'étais seul...
Je suis parvenu à mon domicile et
j'ai sonné, et juste dans la seconde
où s'ouvrait l'huis, j'ai vu, galopant
de toutes ses forces pour me rejoin-
dre, le petit chien qui avait encore
JE ME PRIXIPITAI DAXS LA RUE (P. lOl).
une fois éventé mes traces. Ajouterai-
je que j'eus ce pauvre courage de
tirer sur moi le battant ?
C'est seulement lorsque, couché, je
me pris à me ressouvenir, dans le
noir, que toute la bassesse de mon
acte m'apparut. J'avais sur la cons-
cience le forfait d'avoir leurré un
cœur morose et naïf, car l'ayant
choyé, rendu un instant au bonheur,
je le repoussais à nouveau, et plus
désespéré, vers l'horrible inconnu.
L'indifférence est permise. Sans
doute on ne peut se charger de tous
les malheureux qu'on rencontre sur
son chemin, et nous sommes déjà
suffisamment lotis avec nos propres
misères. Toutefois, lorsqu'un hasard
complice, l'instinct ou la destinée,
penchent, au cours de la vie, notre
^ CHIEN €
UNE DAME QUI PASSAIT
être à la miséricorde, il faut avoir
pitié jusqu'au bout...
Et je me représentai le petit chien
devant ma porte, assis sur son der-
rière, comme à l'endroit où je l'avais
rencontré, où, qui sait, peut-être la
même navrante aventure l'avait con-
duit: quelque promeneur, charitable,
mais égoïste, et lequel, au dernier
moment, avait déçu sa foi. Assis sur
son derrière, il attendait, le petit
chien...
Je n'y tins plus : je me rhabillai,
descendis les marches quatre à qua-
tre, demandai le cordon et sortis. Plus
personne à l'entrée. Je sifflai, j'ex-
plorai les alentours. Rien. Il était
parti. Après une heure de recherches
vaines, je rentrai désespéré.
Qu'êtes-vous devenu, petit chien?
Un passant, bonne âme, vous a-t-il
enfin recueilli, quelque vagabond
meilleur et plus paternel que 1' « intel-
lectuel » atroce? Retrouvâtes-vous
votre maîtresse, grâce au dieu des
chiens qui est parfois miséricordieux ?
Ou bien, raflé par les sergents de
ville, avez-vous fini à la Fourrière où
l'on tue?
Vivant ou mort, pardonnez-moi,
petit chien. Mon devoir était de vous
consoler, de vous recevoir, de vous
nourrir: je ne l'ai pas accompli. J'en
suis puni par ce remords.
AU POSTE
jeune, blond, de visage rose et de
moustache pâle, le sous-officier de
police a des yeux bleu-clair, qui se-
raient bienveillants et candides sans
la froide astuce inscrite aux commis-
sures des paupières. Une ceinture
rouge à la taille serre sa tunique de
drap vert. Il étale ses jambes en pan-
talons bouffants et carre durement
ses bottes plissées au cou-de-pied.
A une autre table, sous une autre
lampe, qui charbonne un peu, près
d'un verre de thé demi-plein où sur-
nage une rondelle de citron, il y a
quelqu'un, en civil, qui s'acharne du-
rablement au grattage d'un texte.
Dans une face plate, rongée de bile,
ennuyée, malingre, le regard alcooli--
que de l'homme présage des haines
compliquées. C'est lui le secrétaire,
l'archiviste . du bureau, le scribe, le
rédacteur de la convocation laconi-
que: « Vous êtes prié de passer...
pour affaire vous concernant » et la-
quelle peut être le prologue de tout,
sans exception.
Au coin de la pièce, des dossiers
s'empilent. Un feu de bois crépite
dans le haut poêle de faïence et fait,
à travers les trous du portillon, dan-
ser sur le plancher des ondes rouges.
Par les doubles carreaux poudreux
de la fenêtre se révèle une nuit d'hi-
ver. Deux lithographies embellissent
la muraille blanchie à la chaux, pom-
melée de moisissure: l'empereur Ni-
colas II, en casaciuin amarante, aux"
brandebourgs d'or, et son prédéces-
seur Alexandre III, portant les insi-
gnes d'amiral.
La porte ouverte laisse entrevoir
une chambre contiguë, où des êtres
en houppelande, muets, tassés les uns
contre les autres, dans un affaisse-
ment total, semblent attendre depuis
des siècles révolus. Quelques effets
militaires y pendent au crochet; une
rangée de caoutchoucs luit sur le
carrelage, où la neige fondue a coulé.
Mais une grande ombre, d'allure
bizarre, surgit dans l'encadrement de
la baie, et voici qu'elle hésite sur le
seuil. Le sous-officier blond tourne
la tête lentement, s'ôte de la bouche
une cigarette, dont il casse d'un coup
sec la cendre contre le rebord de la
table :
— Ah, ah! Sonoff ! prononce-t-il,
assez paternel. Vous venez à propos,
Sonoff... Il y a (un coup d'œil au
registre, un sourire narquois et rigou-
reux)... il y a une plainte contre vous.
Tandis que le scribe, qui, lui aussi.
IL KTALK SKS JAMBES ET CARRE DUREMENT
SES BOTTES (l'. IO3I.
I04
^ 'AU. FOSTE €
a regardé, se replonge, d'un haut-le-
corps dédaigneux, dans sa besogne,
le nommé Sonoff se met en devoir
d'approcher.
C'est un long individu maigre, aux
pommettes ardentes, avec des yeux
minuscules qui brillent comme au
fond de deux ca-
vernes et une barbe
d'encre, pelé;
endroits;
un justau-
corps de
teinte olive,
do ublé
d'une peau
de mou-
ton, l'ha-
bille ; ses
jambes,
emmaillo-
tées dans
des lam-
beaux d'é-
toffe res-
semblent à
d' hydro -
piques
poupons.
Il s'a-
van ce,
en un
roulis,
un dé-
hanchement de sa
carcasse, par pi-
votements succes-
sifs; et il s'appuie sur un bâton flexi-
ble et trop court, qu'il tient de sa
main gauche, laquelle, tous les deux
pas, décrit un grand cercle dans
l'air.
D'une voix douce, un peu geignar-
de, en ternies distingués, Sonoff éta-
blit qu'il sait ce qu'on lui reproche
et qu'en tout cas, il n'est pas fautif;
seulement il voudrait bien que...
— Pas fautif! interrompt le poli-
cier. Vous insultez des femmes dans
la rue, à présent, des femmes de gé-
néral, et par-dessus le marché vous
les menacez de votre canne!
Sonoff argumente, plaisant et
lamentable :
— Pardon, c'est inexact; je vais
vous dire : vous
savez bien qu'ou-
tre ma coxalgie,
m o n épanche -
ment de synovie,
mon ulcère, et
tous mes innonl-
brables maux, j'ai
la chorée, maudit
que je suis ; alors,
en marchant, je
fais involontaire-
ment 1^ moulinet.
Monsieur le gé-
néral et madame
son épouse ont
pris pour une
menace ce tic
inoffensif ; quant
à insulter person-
ne, je n'y ai mê-
me pas songé...
[S eule -
UNE GRANDE OMBRE
SURGIT DANS l'eNCA
D ALLURE lîIZARRE
DREMENT |P. IO4).
ment,
vous plai-
raitj^il
de...
Le sous-officier
se montre d'ex-
cellente humeur.
Alors, il oublie sa misère, conte des
anecdotes, des gaudrioles, fait le pi-
tre, bassement.
De temps à autre, le scribe lève
les yeux, manifeste, par une torsion
de sa lèvre inférieure, son mépris
pour ce rebut d'humanité; mais il
ne perd pas un mot de ses histoires.
Le sous-officier de police, vautré
dans sa chaise, sourit, indulgent,
amusé. Puis, quand il en a assez oui,
^ 'AU FOSTE ^
105
il l'arrête brutalement, feint de deve-
nir sévère:
— Ce n'est pas tout ça, revenons à
nos moutons. On ne doit pas entrer
dans des vues philanthropiques,
quand on a reçu plainte, plainte d'un
général, vous comprenez, Sonoff, (il
scande) d'un gé-né-ral... Néanmoins...
(il se radoucit)... je veux faire quelque
chose pour vous, étouffer les suites...
Vous allez me signer ceci, par exem-
ple !
Et, séance tenante, il rédige une
formule, dont il donne lecture, avec
ravissement, au nommé Sonoff:
— « Je, soussigné, promets, si l'on
« m'accuse encore une fois d'avoir
« levé mon "bâton sur les gens, ou
« insulté les dames, que je ne ferai
« aucune opposition à être expulsé de
« la ville. » Ça vous convient?
L'autre hésite, tortille l'échiné :
— Accuse, accuse! C'est très facile,
d'accuser, surtout sans preuve. Et
puis, c'est que je ne tiens pas le moins
du monde • à changer de résidence ;
j'ai mes petites habitudes, moi, ici;
et le temps de m'acclimater ailleurs...
— Préférez-vous aller en prison?
Allons signez, signez !
Sonoff se décide : il se convoie vers
la table, saisit, d'une énorme main
gourde, le porte-plume qu'on lui tend,
et signe allègrement, d'une écriture
assez déliée.
Le sous-officier de police examine
le paraphe, se réjouit :
— Sonoff, noble héréditaire! C'est
vrai, vous êtes gentilhomme. Qui le
devinerait, hein, en vous regar-
dant!
Plein de sérénité, avec une joie
complaisante, Sonoff accueille le sar-
casme du policier, le ricanement sour-
nois du scribe. Jadis il a roulé car-
rosse, aujourd'hui, il crève la faim,
Et puis, après? N 'est-il pas permis
d'avoir eu des revers !
IL FAIT VOLTE-FACE, S'kBRANLE, PAREIL A UN
BACHOT QUI TANGUE 1 P. I06) .
Mais un tracas l'obsède, qu'il trou-
ve enfin l'occasion de déceler:
— Mon bâton, dites-moi, je vou-
drais bien qu'on me rende mon
bâton.
— Votre bâton?
Sonoff expose qu'on le lui confis-
qua le jour de l'incident. Ce bâton
était solide, fait à sa mesure, avait
un manche rembourré, très commode,
et coûtait un rouble. Actuellement,
pour des raisons d'ordre économi-
que, il ne peut s'en procurer un
pareil. D'autre part, à se servir de
celui-ci, des cals extrêmement dou-
loureux lui sont survenus.
Il présente sa paume gauche, oi^i
une grosse ampoule dessine un ovale
blafard.
^ AU FOSTE ^
P^
ON xous l'a renvoyk du deuxième
DISTRICT... (P. I06|.
Le sous-officier regarde distraite-
ment, hausse les épaules :
— Qu'est-ce que vous voulez que
j'y fasse? Je ne l'ai pas, votre bâton.
Réclamez au Deuxième District, oii
l'on vous avait d'abord amené.
— Oui, merci, à l'autre bout de la
ville, trois verstes! C'est le diable
pour se traîner jusque-
là.
■ — Nous ne pouvons
rien.
Un silence.
— Alors, vous croyez
qu'on me le rendra?
— Rendra quoi?
— Mon bâton.
— Ah, votre bâton!... Peut-être...
Surtout, tâchez de ne plus recommen-
cer, autrement... (il brandit, en riant,
le papier)... gare là-dessous.
Sonoff se met aussi à rire, il se
complaît, croirait-on, dans une sorte
de commisération burlesque envers
lui-même; puis ayant salué jusqu'à
terre, il fait volte-face, s'ébranle, pa-
reil à un bachot qui tangue, au prix
de grandes difficultés franchit le
seuil, disparaît.
Le scribe a ouvert la bouche et sif-
fle, entre des dents gâtées :
— Il est assommant avec son bâ-
ton. D'ailleurs, il ne l'aura pas là-bas,
vous savez.
— Et pourquoi? bâille le sous-offi-
cier blond, qui s'étire.
Le scribe se lève, va vers un pla-
card, l'ouvre et il en extrait le bâton
litigieux :
— Parce que le voici! On nous l'a
renvoyé du Deuxième District... Nous
le lui restituerons quand il reviendra.
HISTOIRE DU MOINE TAXIS
A Edmond Haraiicourt.
Le pic d'Athos, si haut que son om-
bre, couvrant huit lieues, atteint, dit-
on, jusqu'à Lemnos, et qui darde un
éperon dans la mer, entre les golfes
de Monte Santo et de Contessa, sur-
plombe un cap rocheux, hérissé de
citadelles et de tours.
Ce sont les enceintes des monas-
tères.
Plusieurs empereurs grecs, et des
princesses byzantines, instituèrent ces
maisons qui devaient éprouver, par
la suite, les traverses les plus dolen-
tes. De siècle en siècle, des hordes de
pirates ou des maraudeurs barbares-
ques pillèrent effrontément les asiles
privilégiés, et ils fabriquaient des car-
touches avec leurs antiphonaires ; il
n'y a pas encore cent ans, tous ceux
des couvents qui s'étaient unis à la
Grèce en rébellion furent malmenés
par les soldats de Constantinople.
Mais la force de la légende et la
sauvage vertu du sol furent, pour la
communauté, des champions indes-
tructibles. Elle a prévalu contre la
rigueur des âges. Les générations de
caloyers s'y succédèrent continuelle-
ment. Et c'est là, qu'aujourd'hui, le
moine Taxis put couler ses jours de
béatitude.
* *
Il était né sur les confins de la
montagne, grain follet apporté par
la brise océane, à ce trident rocheux
qu'est la presqu'île chalcidiquc. Il
était le fils d'une Cypriote du bourg
d'Hyérisso qui l'avait plus tard aban-
donné; elle n'était jamais revenue,
mais quelqu'un recueillit l'enfant de
la destinée.
Ce fut un vieux forgeron, nommé
Scevophilax, qui vivait dans une grot-
te d'où l'on découvrait toute la
mer; la forge était devant l'entrée;
un autel archaïque servait d'enclume,
où deux béliers sculptés entrecho-
quaient leurs fronts convexes ; et, sup-
portant un prélart de toile goudron-
née qu'on rabattait contre la fraî-
cheur des nuits, quatre colonnettcs
ioniennes faisaient à ce repaire com-
me le péristyle d'un temple.
io8
^ HISTOIRE DU MOINE TAXIS € /
De l'aube verdâtre au crépuscule
bleuissant, Taxis habita parmi la na-
ture.
Courant les vallons et ks pentes
boisées, il capturait divers geais, mer-
les et pinsons qui hantent les forêts
"d'oliviers ou de sycomores; son pied
nu connaissait à chaque rocher ses
moindres aspérités de granit; il sur-
prit dans le fond des ravines l'écre-
visse lovée sous sa basilique de cail-
loux; ou bien il donnait la chasse
aux tortues d'eau qui plongent vélo-
cement à l'approche de l'homme; et,
dans le clapotis des premières lames,
un marinier de Délos, ami du forge-
ron, lui avait enseigné à pêcher le
poulpe commun, minuscule parent de
la fabuleuse Pieuvre, et dont les
chairs molles ont une réjouissante
saveur.
D'autres fois, étendu à l'orée de la
caverne, il restait pendant des heures
sans dessein: le héron couleur neige
ou le flamant rosé s'immobilisaient au
bord des vagues, les voiles obliques
virgulaient l'horizon... Quand le ciel
devenait nuageux ces barques appa-
raissaient tout à coup plus grandes...
Il croyait la terre infinie, la vie lon-
guement excellente, les hommes tout-
puissants; et l'artisan, naïf et un peu
superstitieux, Tentretenait dans la
conception de l'Univers sans bornes.
Ce fut ainsi que l'enfant Taxis,
respirant le seul insouci, bronzé com-
me l'écorce des pins, et plus alerte
qu'un chevreau sauvage, poussait en
liberté sous l'azur profond.
Il eut, pour première fonction, à
garder un bouc de belle taille et
d'odeur forte. L'animal s'appelait
Hennés; il avait une barbe de pa-
triarche; son œil semblait malicieux
et fier; quelquefois Taxis prenait plai-
sir à le houspiller en lui jetant, de
loin, des mottes et des cailloux, puis
il savait se soustraire aux charges
furibondes; bien souvent, néanmoins,
il avait senti à sa cuisse le contact
rapide de la corne effilée.
Lorsqu'il eut pris un peu plus de
vigueur. Taxis aida le forgeron dans
son travail: par le moyen d'une pé-
dale, il activait Ig, soufflerie, ou, tirant
hors du feu les barres incamadines,
il les portait sous le marteau. A peine
avait-il eu le temps de retirer sa main,
que la masse coupait les airs et s'abat-
tait sur l'enclume; mais il restait
exempt de crainte, car le vieux Sce-
vophilax, dénudé jusqu'au nombril,
aveQ son ventre velu, ses bons yeux
clairs et sa grande chevelure d'argent
aux boucles torses, ressemblait à la
statue d'un irréprochable dieu; et,
cependant, comme pour témoigner de
la colère du métal violenté, les scories
crépitaient en s'éparpillant, gerbe et
fusée.
Vers ce temps-là, le soir. Taxis,
accroupi sur la grève, chanta; et il
soutenait sa voix d'un tambourin rus-
tique, fait avec une cruche sans fond
et une peau de mouton tannée.
Le premier samedi de tous les deux
mois, Scevophilax s'en allait vers le
bazar de Caryès, village commerçant,
situé au centre de la presqu'île, où
résident et siègent les députés des
vingt et un couvents d'alentour; dans
ses rues nettes, aux maisons à mou-
charabys, pleines de boutiques, de
vergers et de treilles, on rencontrait
des Turcs, des Coptes portant le tur-
ban noir, nombre de muletiers alba-
nais en fustanelles, et beaucoup de
religieux, venus afin d'écouler des
produits ou de faire emplette.
Taxis accompagnait parfois le for-
geron au marché. Pour pénétrer dans
la presqu'île, on franchissait un isth-
me étroit que Xerxès, jadis, avait
voulu ouvrir pour ses vaisseaux. Des
sbires ottomans, à la solde des moi-
nes, en surveillaient le passage: les
^ IIISTOIBE DTJ MOINE TAXIS q
109
femmes, en effet, sont proscrites de
ce royaume masculin; même, l'inter-
dit s'étend jusqu'aux animaux femel-
les, et l'on n'y tolère, en fait de cou-
ples, que les ramiers.
La route qui menait vers Caryès,
accidentée et rude, passait sous les
murs de plusieurs couvents; à chaque
détour l'on découvrait des circonval-
lations ruinées, des vestiges de bas-
tions, ou quelques débris commémo-
rant de patientes et dures luttes : la
curiosité de Taxis ne tarda pas de
s'émouvoir à ces cités muettes d'où
ne montait d'autre bruit que le son
des cloches, et dont le peuple de cloî-
trés réalisait pour lui comme un mys-
tère émouvant. Il n'arrêtait d'en ques-
tionner son maître.
Celui-ci ne les aimait pas. Homme
libre, il méprisait des hommes asser-
vis. Il les affirmait querelleurs et lar-
rons et adonnés à l'ivrognerie: ils
avaient beau étaler leurs crucifix de
corne et de bois, leurs chapelets, leur
sparterie ou leurs images consacrées,
ce qui se manigançait dans les hau-
teurs ne devait pas être quelque chose
de recommandable. D'ailleurs il ne
s'était jamais soucié d'eux que pour
leur faire acheter les cognées et les
serpes qu'il forgeait ; et tous ces men-
diants vautrés le long des routes
(c'étaient pour la plupart des pèlerins
demeurés là faute de moyens pour
s'en retourner et qu'il confondait, non
sans quelque mauvaise foi, avec les
religieux véritables), exaspéraient,
par leur inaction, son cœur hardi de
grand travailleur.
— « Ils feraient mieux, » sécriaitr
il, « de rechercher les trésors des em-
pereurs grecs, enfouis, chacun le sait,
dans une fissure de ce pain de sucre
d'Athos... Athos, garçon, je vais te
dire, fut un géant qui, dans les temps
reculés, se rebella contre des dieux. »
Cependant, loin d'entamer sa véné-
ration pour ces hommes barbus, on
dalmatiques brunes, un sac de crin au
bout de leur bâton, et coiffés de bon-
nets semblables à des tours rondes,
les sarcasmes du forgeron, au con-
traire, la stimulaient. Peu à peu il se
désintéressa de tout ce qui n'apparte-
nait pas au fourmillement monasti-
que. Il ne manifestait plus d'ardeur
pour activer la soufflerie, il délaissa
les galopades à travers bois et rocs,
et la pêche patiente, et la chasse ru-
sée. Scevophilax le voyait continuelle-
ment pensif; il ne concevait pas ce
qui pouvait germer dans ce cerveau;
et Taxis rêvait de bourdons, de frocs
et de chapelets, et ne livrait pas le
fond de sa songerie.
Quand la vente s'était heureuse-
ment conclue, Scevophilax faisait vi-
site au marchand de raki, ne man-
quant jamais d'allouer à Taxis quel-
ques drachmes, afin qu'il se payât
des confitures; mais le garçon, avec
l'argent, se procurait de grossières
effigies qui relatent la vie des saints,
tirées en deux couleurs sur du mau-
vais papier grisâtre, et qu'on impri-
me à Caryès.
Il les emportait dans la grotte et
en méditait le sens avec soin. Un des-
sin l'absorba particulièrement. C'était
le plan d'un cloître, en perspective
militaire; de rigides bâtiments y dé-
coupaient plusieurs cours polygona-
les, où des carrés de légumes et des
arbres à fruits se trouvaient figurés;
parmi des moines agenouillés, un reli-
gieux, dépassant du front le dôme
d'une chapelle, sonnait la cloche à
tour de bras. Sous la muraille créne-
lée on voyait onduler les flots, et des
navires pansus atterrir.
De ces figurations. Taxis induisit,
avec plus de détails, les circonstances
de la bonne vie: on priait, on jardi-
nait, on habitait de longues maisons
ITO
^ HISTOIBE DU 2I0JSE TAXIS ^
aux murs durables, les heures de-
vaient couler avec une inimaginable
douceur; beaucoup d'hommes surve-
nus des quatre coins de l'univers,
à bord de leurs hourques, aspiraient
certainement vers ces lieux élus.
Et bientôt, ignorant tout du monde,
et de l'existence conventuelle, et jus-
qu'aux dogmes élémentaires de la
religion, par une vocation urgente
qu'il éprouvait. Taxis avait résolu de
se faire moine: il accomplirait des
travaux lents, vivrait sédentaire et
selon les oraisons voulues. Il atten-
dait seulement d'avoir un peu de bar-
be au menton pour pouvoir signifier
sa volonté à l'ancien, qui s'y oppose-
rait, sans doute.
Parfois, le marinier de Délos em-
menait Taxis dans sa felouque pon-
tée; ils côtoyèrent la presqu'île et,
tout au long du promontoire, se pré-
sentaient des couvents ; il s'en fit dire
les noms et les ayant appris par cœur,
comme un rosaire, il égrenait: Do-
chéirû, Castamoniti, Xénophon, Rus-
sicon, Philotée, Hagia Laura, Cara-
calo, Ivoron, Stavronikita, Pantocra-
tor, Vatopédi, Esphigmenou, le Skite-
Saint-André-qui-a-trois-églises.
Il y en avait encore plusieurs au-
tres à l'intérieur de la montagne.
*
* *
Scevophilax arriva, par un effet de
l'âge, à prendre le déplacement en
horreur, et désormais il envoya le
garçon présenter seul ses œuvres aux
chalands. Taxis alors ne manquait
pas de faire de grands circuits pour
découvrir tous les cloîtres.
A Russicon, il demeura ébahi par
le spectacle des moines pêle-mêle
avec les matelots, arrimant ou déchar-
geant des ballots, jurant, s'injuriant,
et qui hurlaient à tue-tête des canti-
lènes sacrées. Ces attitudes lui paru-
rent extraordinaires et mal confor-
mes à cet esprit d'immobilité où il
voyait le propre de l'état monastique.
Toutefois son admiration s'accrut,
d'apprendre, par le marinier, que les
couvents, très répandus dans le mon-
de, y possédaient de multiples biens;
certains pères voyageaient exprès
pour les affaires de la Société et un
grand navire, lui appartenant, trans-
portait au loin leurs productions mul-
tiples.
Une fois, comme il s'était égaré,
l'obscurité le surprit aux portes d'un
monastère nouveau. Les moines, assu-
rait-on, hébergeaient toujours pèle-
rins ou passants attardés. La poitrine
haletante, il frappa contre l'huis : un
religieux vint ouvrir, l'air rude ; Taxis
s'expliqua; l'autre le fit passer par
une sorte de chemin de ronde, et
l'installa au milieu d'un réduit tapissé
de foin. Taxis resta toute la nuit
dans un ravissement extatique. Au
matin, on le mit à la porte du couvent
(c'était Stavronikita), nanti d'une mi-
che et secoué de joie.
II finit par les connaître tous et il
gardait exactement à l'esprit leurs si-
tuations respectives et leurs différents
aspects.
Il s'interrogeait pour savoir où il
préférerait vivre.
Dochéirû, plat comme un galet,
était certes le plus riant avec ses
jardins et ses mille fontaines. Mais à
V^atopédi, noyé dans la verdure, il
y avait de beaux bœufs blancs qui
pâturaient. Le tout petit Stavronikita,
où il avait gîté, ne laissait pas de le
séduire, perché qu'il est sur le roc et
semblable à im moineau franc. Il dé-
sirait également Hagia-Laura, telle
qu'une cité immense et déserte, et qui
s'avance en terrasses jusque dans la
mer; Ivoron aussi, lequel surgissait,
sans transition, par-dessus la ligne
^ HISTOIRE DV MOINE TAXIS €
de fortifications jaunàlrcs et duiit les
édifices, comme de pla^n-picd avec la
crête, s'avançaient en encorbellement
sur les murs...
Ou bien ne résiderait-il pas plutôt
dans une de ces kilias, où logent les
caloyers solitaires qu'on entend, par
la campagne, s'appeler eux-mêmes
aux offices divins, en heurtant un
disque de bois pendu au linteau du
seuil ?
Les religieux qui venaient à Caryès
étaient des paysans russes, grégo-
riens, albanais, pour la plupart in-
cultes, et sans aucune velléité d'ap-
prendre quoi que ce fût. Ils avaient
endossé le froc, soit pour cause d'une
certaine inertie naturelle, d'une voca-
tion à la stabilité, ou dirigés vers les
ordres par des parents dévots et be-
sogneux; quelques-uns, dont les pas-
sés manquaient de candeur, avaient
trouvé au couvent la plus tranquilli-
sante des retraites. Du reste, la règle,
une fois assumée, les avait policés, en
apparence; ils finissaient par tous se
ressembler: leurs simulacres de piété
s'étaient transformés, par l'habitude,
en besoin, puis en croyances ; les me- .
mes actions répétées au jour le jour
unifiaient leur allure et leurs compor-
tements, et il n'y avait pas jusqu'à
certain son de voix nasillarde qu'uni-
formément ils n'adoptassent.
Taxis, avec l'astuce des primitifs,
s'efforçait de gagner leur faveur; il
se montrait serviable à l'infini, et,
bravant l'anathème du forgeron, il
consentait tous les rabais.
Il apprit, de leur bouche, des cho-
ses qui le charmèrent; car ils cau-
saient volontiers; et — dans le désir
de feindre, devant ce profane, qu'ils
sentaient plein d'une envieuse admi-
ration, les dehors au moins de la béa-
titude,- — tous ils glorifiaient les
charmes non pareils propres à
leur vie, et ils vantaient emphati-
,...'^.v^.''
mf^^
l'enfant taxis poussait en liberté (p. io8).
qucment les richesses de leurs sanc-
tuaires.
Xéropotami possédait un encoLpion,
sorte de coffre, ayant appartenu à
l'impératrice Pulchérie, et qui con-
tient deux morceaux de la vraie croix,
des débris de la couronne d'épines
et de l'éponge, et un linge que re-
hausse le sang de Jésus-Christ. Ceux
de Vatopédi citaient une ceinture mi-
raculeuse de la Vierge, dont le con-
tact préservait de la peste et du cho-
léra ; et le réfectoire, affectant une
forme cruciale, avait vingt-quatre ta-
bles de marbre d'un seul tenant, avec
des concavités régulièrement espa-
cées, lesquelles pouvaient servir d'as-
siettes. Au couvent d'Hagia-Laura, le
plus ancien des monastères, se trou-
vait une iconostase dont les portes
sont de cuivre repoussé; l'orgueil de
Chiliandri consistait en l'image de la
I 12
^ HISTOIRE DU MOINE TAXIS ^
Vierge aux trois mains, exécutée par
Jean Damascène, et la croix d'or mas-
sif qu'a portée Constantin Imperator.
Mais Ivoron les surpassait tous, bien
qu'un incendie récent l'eût fortement
navré. Cette demeure, fondée au
dixième siècle, sous le règne de l'im-
pératrice Théophano, avait été res-
taurée, après des guerres meurtrières,
par un prince de Géorgie dont le
fils se fit lui-même caloyer.
En aucun lieu ne se pouvait voir un
édifice plus étonnant que son église
de Saint-Jean Prodôme, avec ses lu-
trins à marqueterie d'ivoire, ses mo-
saïques en cailloux de mer, et, sur
toute la hauteur des murs, des pein-
tures du bienheureux Pansélinos. Sur-
tout ne renfermait-il pas une Pana-
gia dix et douze fois sainte et à
tel point que, même sa copie, que
l'on consente à Moscou, est univer-
sellement révérée! Taxis soupirait,
pensant au grand bonheur de ceux
qui .pouvaient s'en repaître la vue.
A Caryès, apparaissait, quelque-
fois, un très antique religieux, monté
sur un âne, et que suivait d'habitude
un convoi de mulets, chargés de légu-
mes et dç fruits. C'était le jardinier
du couvent d'Ivoron. Il s'appelait Do-
rothée, et comptait environ cent an-
nées d'âge. Sa face s'ossifiait, pâle
comme un navet, son crâne ressem-
blait à une clairière semée d'arbris-
seaux jaunâtres; il avait une taie sur
l'œil gauche; et une toux intérieure,
se mêlant à son parler, faisait conti-
nuellement vaciller ses bajoues.
Il prit Taxis en amitié; chaque fois
qu'ils se rencontrèrent, Dorothée lui
communiqua quelques notions du
dogme qu'il entremêlait de divers
aperçus mondains.
Résidant à Ivoron depuis le milieu
de sa vie, il avait, dans son temps,
voyagé pour une maison de thés mos-
covite, parcouru nombre de pays, vu
beaucoup d'hommes; et sa mémoire,
lucide à certains endroits, compor-
tait des lacunes abruptes et de sou-
daines interversions; il puisait, au
hasard, dans les notions en bribes qui
lui étaient restées, brouillant en ses
récits les géographies, les dates, les
réalités et les mythes; il bavardait
comme un moulin tourne.
Taxis l'écoutait avec déférence; il
apprenait que Dieu est un, que les
moutons kalmouks ont la queue plei-
ne de graisse, que les plus habiles
commerçants de la terre sont ceux du
Chian-Si, que la Trinité se nomme in-
dissoluble, et qu'Alexandre le Grand
demeure encore vivant dans le sou-
venir des Orientaux sous le pseu-
donyme d'Iskender.
Il n'entendait rien à la plupart des
choses que l'ancêtre lui débitait;
néanmoins elles contribuaient à lui
faire apparaître la religion infiniment
vénérable et le couvent d'Ivoron cen-
tre de tout.
Le forgeron Scevophilax mourut,
un soir de fatigue; et Taxis, l'ayant
pleuré et mis en terre, sous la con-
duite de Dorothée se présenta à Ivo-
ron.
*
Chaque néophyte s'attache à un ca-
loyer, qu'il sert, et auquel il succède
plus tard s'il en est jugé digne. Taxis,
naturellement, fut le disciple de Doro-
thée.
On révérait ce dernier, pour des
talents agronomiques, qui avaient
survécu à ses avatars mentaux; sous
sa direction. Taxis s'activa, et rendit
des soins méticuleux aux oliviers, qui
donnent une huile excellente, princi-
pale industrie des moines. *
Une ceinture de forêts denses fai-
sait, surtout dans l'après-midi, l'air
^ HISTOIRE DU MOINE TAXIS €
IÏ3
accablant à Ivoroii. Tout le monde,
alors, sommeillait. Du reste, en de-
hors des offices, dans les couvents
idiorythmes, le temps appartient aux
religieux : seuls travaillent les hom-
mes de bonne volonté; et souvent, à
travers la campagne, on rencontre
des caloyers qui errent sans fin ni
cause, la bouche bée et les bras bal-
lants. Mais Taxis n'était pas de ceux-
là, il ne s'emparessait guère, et, à
l'heure brûlante, assis sous la feuillée,
incrustait de mosaïques, qui les con-
tournaient en spirales, des cannes en
bois de citronnier.
L'appel à la prière, de matin ou de
nuit, ne. le surprenait jamais. Il pri-
sait les longueurs du service divin.
Encore que cela durât trois heures, il
ne s'était jamais muni, dans sa stalle,
de ces petits sièges dissimulés qu'on
emploie pour réagir contre la fatigue
des reins: il demeurait debout et fer-
me, suivant d'une oreille tendue le
monotone choral grégorien, qui ber-
çait son âme éprise d'homélie. Les
deux chantres aux côtés de l'autel
se relayaient, tandis qu'un Père, al-
lant de l'un à l'autre, leur donnait
le ton à mi-voix. Ensuite, c'était avec
toute son âme que Taxis venait tou-
cher le pain consacré qu'il baisait
la main du prêtre.
Dans sa ferveur, mcme, il englobait
des usages tout profanes, et c'est
ainsi que, la saison venue, il mettait
une conviction de catéchumène à la
cueillette des noix, où chacun parti-
cipe, et fort abondante à Ivoron: d'un
geste recueiUi, il lançait le croc four-
chu vers les frondaisons, puis, tirant
contre soi la corde attachée à l'engin,
il en retenait l'extrémité sous sa san-
dale, et dépouillait la branche en
priant.
Du reste, il n'y avait rien qu'il ne
choyât de son monastère; et chaque
pierre, et chaque lopin de sol. rete-
naient une parcelle de son amour.
Au sommet d'une des tours carrées,
qu'on nomme la Citadelle, il habitait
un réduit nu, blanchi à la chaux,
éclairé par une meurtrière qui s'ou-
vrait sur la grève; l'océan déferlait,
chassant les galets ronds à l'assaut
des murailles d'enceinte; parfois un
long ruban de fumée noire révélait
le vapeur autrichien qui fait le service
entre Cavale et Saloniquè; et l'on
n'en mesurait que mieux la grâce de
se savoir sédentaire entre ces murs.
Sur le derrière des bâtiments, 3e
trouvaient l'hôpital et l'ergastule des
fous, où quelques forcenés, chargés
de chaînes, habitaient, suivant la ru-
meur; mais nul, sauf deux ou trois
Pères, n'avait licence d'entrer là.
Tout à l'écart, entourée d'un saut-
de-loup, et d'une palissade à claire-
voie, une cabane servait de léprose-
rie. Le mal est assez répandu sur la
presqu'île. Ceux qui en présentaient
les symptômes se voyaient, sans ré-
mission, parqués dans cet enclos. On
leur jetait la provende par-dessus les
piquets; les malades qui auraient osé
franchir la limite couraient le risque
d'être lapidés, car ils inspiraient une
terreur infernale; et, bien qu'on citât
quelques cas de guérison, aucun vi-
vant ne pouvait en rappeler un exem-
ple.
Dans les interstices des planches,
Taxis voyait se coller parfois des fa-
ces honteuses, semblables à des
coings desséchés, et qui penchaient
sur le côté d'un air implorant... Une
pitié fraternelle l'avait d'abord ému;
mais Dorothée lui affirma que, sem-
blables aux fous, ceux-là étaient pos-
sédés du démon; et Taxis se conten-
tait alors de prier pour leur âme.
Le cimetière se plaçait sous l'invo-
cation de saint Athanase, un patron
de grand poids.
Sans croix ni pierre et sans nul obi-
•M
^ HISTOIBE DU MOINE TAXIS €
' i
tiiairc, un évangile calé entre les bras
croisés du défunt, on laissait le corps
pourrir et se déchamer trente à qua-
rante mois; puis, comme cette nécro-
pole, à la longue, aurait fini par dé-
border la montagne, au bout de ce
délai l'on déterrait les ossements pour
les jeter têtebêche sous un hangar.
Ainsi le tibia d'un simple caloyer voi-
sinait avec un crâne hégouménique.
Cette égalité était bien propice à léni-
fier la crainte de la mort, qui d'ail-
leurs n'empruntait, aux yeux de
Taxis, nul appareil redoutable; il ne
voyait en elle qu'un incident du rite,
et, par conséquent la vénérait.
Ne franchissant le mur d'enceinte
que pour se rendre au marché de Ca-
ryès, où jadis, venant d'ailleurs, il
présentait du fer forgé par le grossier
Scevophilax, où il amenait aujour-
d'hui sur des baudets les récoltes du
vénérable Dorothée, il se réjouissait,
vêtu de l'habit tant convoité, d'accom-
plir exactement le saint précepte :
« Les ouvrages faits seront vendus
dans la proximité du monastère. »
Les mois se succédaient sans va-
riantes, sauf la venue de quelque ar-
chimandrite voisin, et c'était alors un
branle-bas de parade, ou bien, lors-
que arrivaient des étrangers au teint
clair, conduits par une escouade de
cawas, et qui exhibaient des firmans
et des lettres missives : ils désiraient
visiter les bibliothèques, y accomplir
des investiga.tions. Alors on les rece-
vait au son des cloches, on leur of-
frait, avec mille grâces, du gkyko et
des rafraîchissements; mais on leur
dissimulait studieusement tout ce qui
pouvait avoir un prix, car, dans l'es-
prit des moines, après les Turcs pil-
lards d'autrefois, les Européens du
présent ne valent guère mieux, et,
sous des dehors inoffensifs et savants,
ils dissimulent d'impudents voleurs.
La journée se terminait tôt, comme
elle a\'ait commencé. On poussait les
verrous des hautes portes cuirassées,
au crépuscule ; chaque soir, le frère
portier venait remettre à l'Archiman-
drite les clefs massives aux tiges his-
toriées de salamandres. Le crépus-
cule marquait l'instant du premier
sommeil.
*
* *
Et Taxis, maintenant, plaignit l'en-
fant dru que Scevophilax, le forge-
ron, avait nourri de ses croyances
sans vertu. Les jours de naguère, où
il croyait voir et ne voyait pas, avaient
coulé tels que ceux d'un animal, par-
mi les animaux privés de raison; ils
lui paraissaient comme un purgatoire
à la nouvelle existence où il s'insérait
avec une joie de tous ses pores; et,
comme une éponge, son intelligence
aspirait la doctrine, d'ailleurs très
exotérique, qu'on inculquait aux rares
néophytes désireux de savoir.
Elle révélait, principalement, que
la Matière fait couler la source des
maux. Saint Paul établit une antithèse
rude, entre la loi des membres et la
loi du Seigneur... Un moine doit se
reconnaître à la maigreur de son
corps, ajoute saint Basile...
Sur les versants, de peur que la
terre ne fût volée par les pluies d'ora-
ge, on ceignait de margelles les raci-
nes des oliviers ; mais il ne fallait à la
foi de Taxis aucune artificieuse bar-
rière pour la garer contre les flots du
doute appauvrissant.
Et par-dessus tout, il souhaitait
d'honorer, avec toutes ses forces, ce
saint, plus grand que les autres, dé-
nommé le Christ, et sa Mère, que les
images représentaient prodigalement.
Près de l'illustre Panagia, qu'il lui
était donné aujourd'hui de contem-
pler à cœur joie, deux peintures le
ravissaient.
^ HISTOIRE nu iMOINE TAXIS ^
I is
L'une figurait l'Ascension.
Sur Un fond noir et or, on ne décou-
vrait du Sauv^eur, situe tout en haut
de la composition, que les sandales,
dominant deux anges face à face, les-
quels planaient dans les airs, en se
tendant des mains extasiées; dans
l'étage inférieur, se tenait Marie en
robe de pourpre, avec des souliers
bleus, flanquée de séraphins qui, la
bouche ouverte, semblaient annoncer
la nouvelle au monde; plus bas, trois
apôtres, séparés par des troncs d'ar-
bres.
L'autre représentait Jésus, siégeant
sur un fauteuil pavé de pierreries, un
doigt rigidement tendu dans l'air. A
sa droite, on distinguait le prophète
Ezéchiel, à sa gauche l'archange Mi-
chel, dans des médaillons qui les
coupaient d'une section brusque à mi-
corps ; et un empereur barbu, le front
ceint du diadème de perles, vêtu
d'une toge tuyautée et d'une dalma-
tique fleurie, était vautré devant le
Messie, suivant le cérémonial byzan-
tin.
*
* *
Tous les ans, au premier janvier,
l'on célébrait la fête de saint Basile,
fondateur de l'Ordre et grand-maître
des moines d'Orient, lequel, — bien
qu'Antoine, dans la Thébaïde, en eût
fait gemier le symbole pieux, et que
Pacôme l'eût matérialisé par l'institu-
tion des Tabessites égyptiens, — éta-
blit, le premier, un réel monastère.
Il fut archevêque de Césarée et, con-
sacrant des fortunes à parer cette
ville, il se réservait pour tout vête-
ment une humble tunique de byssus.
Tant d'humilité, l'histoire aussi de
saint Macaire, qui passa son existence
à fuir, dans la solitude, des compa-
gnons qui l'obsédaient, et la joie qu'il
éprouverait de s'a\-ancer dans ce qu'il
croyait le chemin des perfections,
suggérèrent à Taxis le projet de de-
venir ermite: selon un dessein d'au-
trefois, il habiterait une caverne de
caloyer solitaire; il aurait le visage
couvert d'un voile et fuirait à l'ap-
proche des humains... Comme il crai-
gnait, instinctivement, les objurga-
tions de Dorothée, il s'ouvrit de ce
plan à l'hégoumène, qui lui témoi-
gnait de l'intérêt.
L'Archimandrite Zozime était un
bel homme à la barbe noire en deux
pointes, avec des yeux bienveillants.
On le savait plein d'instruction et
d'intelligence. Il recevait même la
Revue des Deux Mondes (les moines,
à force de retrouver dans le sac aux
dépêches ce périodique tome jaune,
avaient fini par le prendre pour un
catalogue pieux) et n'ignorait aucun
des événements considérables de
l'univers.
Il avait distingué Taxis, dont la
simple et méditative nature l'intri-
guait. Il s'ébahissait de voir un quasi-
sauvage, qui avait toujours été par-
faitement heureux, le rester, et même
croître en félicités dans une existence
où chaque minute aurait dû le con-
traindre. Par quelle obscure combi-
naison d'atavismes le désir du mona-
cat avait-il filtré dans cette âme, jus-
qu'à la posséder tellement ? Aussi
bien, rien ne l'avait forcé, ni l'injonc-
tion d'autrui, ni les fatigues d'une vie
heurtée, ni les déboires possibles aux
âmes exigeantes. Non, il contenait
une obéissance joyeuse et passive en-
vers la règle librement assumée, et
il s'enorgueillissait, ingénu, d'appar-
tenir tout entier à la loi d'un monas-
tère.
Ceux dont l'ambition est de se ren-
dre agréables au Très-Haut, expliqua
l'Archimandrite à Taxis, doivent, par
définition, habiter en commun. Nul
ii6
^ HISTOIRE DU MOINE TAXIS €
ne peut se suffire, nous avons tous
besoin d'autrui. A penser contraire-
ment, on commet le péché d'orgueil,
car les vertus, humilité, patience,
compassion, impliquent des rapports
humains, à l'occasion desquels on les
puisse exercer; chez l'anachorète,
elles ne fleurissent pas. Enfin Basile
n'a-t-il point déclaré: « Jésus-Christ
se ceignit d'un linge afin de laver les
pieds de ses disciples; mais à qui
laverez-vous les pieds, ô solitaires ? »
Taxis abdiqua docilement son pro-
jet et s'instaura dans une définitive
eucrasie. Au surplus, il n'avait pas
d'autres confidents que Zozime et
Dorothée. Cette admiration enfantine
qu'il vouait aux moines s'était chan-
gée, presque à son insu, en une sorte
d'indifférence placide, leurs mœurs se
trouvaient souvent peu édifiantes, et
si Taxis ne songeait pas à les juger,
il s'écartait instinctivement de tels
compagnons.
Certes, il se trouvait aussi, à Ivo-
ron, des personnes de condition plus
relevée, ayant vécu dans le siècle,
et, — de même que jadis aux heures
de Byzance, les favoris en mauvaise
posture étaient venus attendre que la
fortune, derechef, tournât, ou se pré-
parer, par une fin de vie exemplaire,
à mériter la grâce du ciel, —
s'échouant ici, à la suite des chagrins
variés que départissent les jours.
Mais ces derniers, par la franc-ma-
çonnerie inéluctable des castes, se
retranchaient toujours entre eux.
*
* *
Tant de verdeur, de force, une jeu-
nesse si pleine, à tout jamais ense-
velies sous les pans rigides du froc,
suscitaient cependant au cœur de
l'Archimandrite comme un petit re-
mords douloureux; ses scrupules se
précisèrent : n'y avait-il pas, de sa
part, quelque duplicité, en souscrivant
à une oblation sans doute franche,
mais accomplie par cet enfant plus
simple qu'un nouveau-né? Rien,
mieux que ce soudain appétit érémé-
tique, ne prouvait une inconscience
absolue, et qui, plus tard, peut-être,
se résoudrait en obsessions effroya-
bles!
Il résolut d'y porter remède, et
pour concilier les intérêts temporels
et moraux de son propre devoir de
chrétien, il trouva ceci: le trois-mâts
Monte Santo, navire de la commu-
nauté, dont l'équipage se composait
de cénobites, recrutés parmi des ci-
devant marins aimant encore l'eau
salée, sous peu allait entreprendre
une croisière marchande en Russie;
la plupart des couvents profitaient du
voyage pour envoyer des délégations,
chargées de menus présents, à leurs
frères slaves ou latins; Taxis parti-
rait avec la mission d'Ivoron.
Un après-midi qu'il émondait les
vignes, on le manda chez l'Archiman-
drite. Taxis déposait sa serpette et,
l'âme paisible, il gagnait les bâti-
ments, passait sous des arcades, mon-
tait et descendait une infinité de de-
grés, traversait des corridors tortus,
et se trouva dans une vaste pièce,
au plafond peint en losanges verts et
rouges, et dont un divan, d'un cham-
branle à l'autre, faisait le tour. Il vint
baiser la main de l'Archimandrite,
qui se tenait assis à croppetons sur
des coussins.
Zozime le considéra quelques ins-
tants en silence, et il caressait, d'un
geste accoutumé, les pointes jumelles
de sa barbe; puis il parla, non sans
douceur:
— « Mon fils, il faut que chacun,
ne serait-ce que pour en découvrir
toute la vanité, apprenne ce que c'est
que le monde, Tertullien a dit:
^ HISTOIRE DU MOiyE TAXIS €
« Nous ne sommes ni des
« brahmines ni des solitai-
« res ; nous habitons avec
« vous ce monde, nous fré-
« quentons vos marchés, vos
« places pubhques, nous tra-
« fiquons et nous naviguons
« avec vous; nous travaillons
« pour la Société! »... Tu es,
de beaucoup, le plus jeune
d'entre nous, tant que nous
sommes ; avant que d'en-
treprendre irrévocablement
l'existence, méritoire sans
doute, mais pénible du cloî-
tre, il est nécessaire que tu
accomplisses cet apprentis-
sage-là. »
Il fit une pause et Taxis
courbait déjà la tête sous le
malheur qu'il sentait se dé-
chaîner.
— « Voici, » reprit le Pè-
re, « que le vaisseau qui ap-
partient, comme tu sais, à
ïiotre Ordre, va se rendre en
pays russe, au-delà de cette " ^—
mer. Tu accompagneras plu-
sieurs de nos frères d'Ivo- d
ron, qui partiront à son
bord; cependant, je te re-
commanderai spécialement à l'héré-
diacre Démétrios, le capitaine... »
Taxis était tout tremblant, et, dans
son désarroi, sa première pensée se
raccrochait à un prétexte dilatoire :
— « Mon père, épargne-moi!,.. Pas
maintenant!... Le monastère fut mon
principal vœu... Je ne souhaite que
d'y habiter jusqu'à ma mort; le mon-
de m'effraie... »
L'Archimandrite Zozime l'observait
de nouveau, en se taisant; il connais-
sait l'inégalable soumission de Taxis
et il admira que, dans la circonstance,
il se fût permis de répliquer... Vrai-
ment, la mine consternée du garçon
pouvait ém.ouvoir...
es SA CELLULE IL DEMEURAIT FIGE, SE
XOURRISSAXT A PEINE (p. 122).
Mais, homme têtu, il avait résolu
l'expérience :
— « La chose est indispensable, »
finit-il par déclarer; et, pour plus de
majesté, il heurta le plancher de son
bâton. « Mieux que toi, je sais où se
trouvent tes routes... Au surplus, ce
sera un pèlerinage pieux: car, débar-
qués une fois, vous vous rendrez à
Moscou, parmi nos frères du couvent
de Pantéleimon, avec lesquels nous
sommes en relations d'amitié particu-
lière; vous leur porterez notre hom-
mage, des dons de notre terre et des
produits de nos mains... Moscou est
une grande ville et la capitale de
notre foi orthodoxe. Tu y trouveras
ir8
^ HISTOIRE DU MOINE TAXIS ^
nombre de sanctuaires et diverses re-
liques qui ne pourront que t'édifier:
la cathédrale de l'Assomption con-
tient une image de la Vierge, que
peignit l'évangéliste saint Luc. Cette
ïcône fut transférée de Jérusalem à
Constantinople et, plus tard, intro-
duite à Moscou afin de protéger la
ville contre les Mongols commandés
par Timour-Leng. (C'était un bri-
gand fameux.) Les tombeaux de neuf
patriarches sont également inclus
dans ce sanctuaire. Tu peux y visi-
ter certaine chapaHe renfermant une
image que tu reconnaîtras avec joie:
car elle n'est autre que notre Panagia
bienheureuse, dont la reproduction
fut exécutée ici-même, il y a deux
cents années, au milieu des jeûnes et
des prières, et offerte par l'archiman-
drite Pacômius au Tsar d'alors. Sur
la joue droite, elle porte la marque
d'un coup de sabre tartare; et tous
les jours, en un carrosse à six
chevaux, avec trois serviteurs der-
rière, on la promène par les rues.
Pense comme tu seras heureux
de t'agenouiller devant elle!... et
aussi de prier sur la. tombe de
saint Basile, notre très vénéré pa-
tron, dans son illustre cathédrale
aux douze dômes. Cet exode, comme
tu vois, ne pourra qu'affermir ta
vocation, si elle est véritable, et,
dans le cas contraire, il t'éclairera
sur ton cœur... Vous partez après-
demain. »
Taxis, anéanti, ne percevait plus les
paroles de l'Archimandrite que com-
me un bourdonnement sacré. Cette
annonce le secoua. Il croyait l'événe-
ment moins proche. Il s'inclina, ce-
pendant, demanda sa bénédiction au
Père Zozime, qui, se féhcitant du de-
voir accomph, baisa Taxis sur les
deux joues.
Lorsque, encore tout bouleversé, il
eut fait part à Dorothée de. cette cons-
ternante aventure, celui-ci, première-
ment, désapprouva:
— « Mieux vaut la terre que la
mer, et la maison que les grands
circuits. Si saint Jérôme n'avait pas
approché de trop près les jouissances
mondaines, eût-il gémi comme il l'a
fait (et Dorothée, les yeux au loin,
retrouvait tout d'un coup une citation
morose) : « Dans le sein des déserts,
tandis que j'étais assis au fond de ma
retraite, mon âme était pleine d'amer-
tume; je me revoyais en idée parmi
les danses des vierges romaines. »
Voilà les paroles de saint Jérôme. La
voie des tentations est triste et funeste
à suivre... »
— « Je le pense également, » (dit
Taxis, avec d'autant plus d'amertu-
me qu'il espérait un réconfort.
Mais les esprits versatiles de l'an-
cêtre évoluèrent et il changea d'avis :
malgré tout, Zozime avait eu raison:
les pérégrinations ne pouvaient être
que profitables lorsqu'on les entre-
prenait d'un esprit pur. Et, de même
qu'un coup sec, frappé sur une vieille
boîte, détache des parois une pluie
de poussière ténue, ce choc, dans
l'ordre quotidien, fit affluer les sou-
venirs à la tête de Dorothée; assor-
tissant ce voyage avec un pêle-mêle
des pays qu'il avait pu visiter, il dé-
tailla des itinéraires fantaisistes:
Ils toucheraient probablement à
l'île d'Imbros, célèbre par le culte
des Cabires, — divinités, selon Do-
rothée, hindoues. — Taxis verrait
sans doute Pékin, Syracuse aussi, et
Alexandrie... Cependant Moscou fut
l'objet d'une exégèse spéciale.
Elle était bâtie sur sept collines
à l'instar de Rome la Grande; elle
comptait un demi-millier d'églises,
trente cimetières, il fallait tout un
mois pour en accomplir le tour; per-
sonne n'avait jamais su le nombre de
ses quartiers et de ses rues. Les habi-
^ UlSTOlliE nu MOINE TAXIS €
119
tants portaient une tunique de four-
rures qu'ils ne quittaient pas aux
jours les plus torrides.
— « C'est peut-être afin de se mor-
tifier! » suggéra Taxis, hanté de mar-
tyre.
Dorothée supposait que ce n'était
pas le cas.
Puis, sans transition : que Taxis ne
manquât point de dire ses litanies
dans l'église de Nil, patron des fian-
cés.
— Et surtout, défie-toi des fem-
mes, défie-toi des femmes. »
Mais Taxis ne redoutait pas les fem-
mes particulièrement. Comme pour
iCs figures et les péripéties de son
enfance, qu'il n'entrevoyait plus qu'à
travers une opaque buée, son souve-
nir, autour d'elles, s'était aboli; il
avait oublié leurs aspects, leurs atti-
tudes, leur langage; il les englobait
dans son mépris du monde, et, le soc
aigu de la concupiscence ne l'ayant
jamais labouré, il décochait des cail-
loux aux pigeons qu'il voyait s'unir.
*
* *
A la fin de la nuit passée dans les
prières, Taxis s'achemina, en compa-
gnie d'une dizaine de religieux. Le
Père Grégoire, un grand moine mai-
gre et vif, voyageur en titre d'Ivo-
ron, avait mission de piloter la troupe.
Les mulets de charge étaient partis la
veille, emportant les jarres d'huile
fine destinées aux présents.
Comme on se trouvait au mois
d'août, il fallait éviter la marche pen-
dant les heures étouffantes; déjà l'air
pesait aux poitrines ; on se hâtait, sans
parler, et il ne s'entendait d'autre
bruit que le piétinement des sandales
sur le sol pierreux.
La route d'Ivoron au port de Russi-
con est tumultueuse, toute en lacets.
avec des montées sévères et de raides
descentes; elle traverse Caryès, où
les députations de quelques autres
monastères se joignirent à eux. Des
hauteurs verdoyantes du bourg, on
vit le soleil se lever tel qu'une lampe
de cuivre et empourprer de ses pre-
miers rayons la côte macédoniquc.
Puis le chemin s'allongeait entre deux
murs abrupts. L'on reconnut ensuite
le village de Russicon, qui se cache
dans une anfractuosité, comme un
renard aux écoutes, et l'on descen-
dit vers le port par des degrés taillés
dans un granit bleu et noir.
Au milieu du tumulte, où des pèle-
rins de tous les peuples, des moines,
des matelots, et des douaniers turcs
faisaient assaut de gesticulations et
de cris, le Père Grégoire, conducteur
habile, embarqua tout son monde
dans une grande chaloupe. L'agita-
tion du départ communiquait sa fiè-
vre a Taxis; mais, lorsqu'il eut posé
le pied sur la passerelle, il ressentit
un vide soudain, comme s'il était mis
hors d'un effluve indispensable...
Ils découvrirent le Monte Santo à
l'ancre au fond de la baie. C'était un
grand voilier dont les cordages s'en-
chevêtraient et cachaient tout un pan
de nue. Son nom se lisait en lettres
blanches à l'étrave.
Du navire, un homme au poil rou-
ge, vêtu comme les caloyers, leur
fit des signaux de bienvenue.
— « Salut au capitaine Démé-
trios ! » répliqua joyeusement le père
Grégoire.
Dès qu'ils eurent abordé. Taxis re-
mit la lettre de Zozime au capitaine;
et quand ce dernier l'eut "déchiffrée,
voulant sans doute se montrer cour-
tois;
— « Tu pourras, >:> dit-il, « te repo-*
ser ici toute la journée! »
Taxis eût préféré des devoirs, mais
ce gaillard sanguin, avec ses yeux
I20
^ HJSTOIBE DU MOINE TAXIS €
brillants et son intonation leche, l'in-
timfdait trop pour qu'il osât répliquer.
On n'attendait qu'eux: ce même
jour le navire leva l'ancre par une
bonne brise, doubla le cap et s'éloi-
gna du mont Athos qui domina en-
core longtemps le champ de la mer.
Avec la distance, ses contours se sim-
plifiaient: il apparut bientôt comme
une coupole blanche et pointue; des
nuages floconneux embuaient ses arê-
tes. Taxis se rappela divers récits de
Dorothée. Que faisait-il, en ce mo-
ment? Sans doute, il errait à travers
les allées du cloître, et songeait au
voyageur.
Taxis ne dormit point, dans le ré-
duit de l'entrepont qui lui avait
été assigné; il se transportait, par
la pensée, dans l'enceinte d'Ivoron,
et s'imaginait assistant à l'office de
la mi-nuit. Où le conduisait le grand
navire aux voiles bombées? Serait-il
jamais de retour?
Le lendemain lui fut encore plus
dolent.
Penché sur le bastingage, à l'ar-
rière, seul et silencieux. Taxis voyait
le sillage s'ouvrir dans la mer lisse
et c'était comme un fil qui eût relié
son âme à cette terre qu'il avait quit-
tée, Ivoron, sa patrie spirituelle et
bienheureuse, où il lui semblait avoir
vécu depuis le commencement des
siècles ! Il se sentait suffoqué par l'at-
mosphère du large. Et des larmes
tièdes lui montaient aux yeux.
Cependant, par sursauts, il tenta de
se raisonner. Zozime, Père affectueux
et d'une sagesse éprouvée, n'avait pu
lui donner que des avis considérables.
Il fallait obéir d'un esprit joyeux, je-
ter un regard attentif sur le monde...
Mais quelle incuriosité immense,
quelle fatigue anticipée, quel ennui
préalable, en lui!
Il ne retrouvait un peu de bonheur
qu'aux instants de la liturgie. Démé-
trios, le gros capitaine à la barbe
écarlate, disait la messe, debout par-
mi les agenouillements. C'était un an-
cien patron de cabotage qui avait en-
dossé le froc, après des revers com-
merciaux; et — de la même voix
dont il ordonnait la manœuvre — soir
et matin, sur le pont, devant l'iconos-
tase en cuivre qu'une bâche proté-
geait contre les intempéries, il ru-
doyait militairement les cantiques sa-
crés.
Toutefois ce n'était plus la quiétude
auguste du monastère! Les vagues,
déferlant contre la coque du navire,
scandaient sauvagement chaque ver-
set, et ce haut ciel qui filait au-des-
sus des faces inchnées n'était pas le
ciel immobile et familier de la mon-
tagne.
Taxis passait des heures cr3use3
dans sa soupente, où létendue uni-
forme se plaquait durement contre la
vitre des hublots, un peu heureux
que nulle contrainte, au moins, n'en-
venimât sa solitude. Chacun, à bord,
pouvait habiter selon sa guise ou
d'après la règle de son couvent res-
pectif. Les moines-matelots vaquaient
à leur tâche et, tenant en médiocre
estime des confrères terriens, ne
frayaient pas avec les passagers; le
père Démétrios, en dehors de ses de-
voirs d'état, et nonobstant ses ma-
nières rugueuses, était un être ren-
fermé et méditatif; si, de temps en
temps, par déférence envers Zozime,
il demandait à Taxis s'il se trouvait
bien, celui-ci répondait oui.
Comme on faisait relâche à l'île
d'Imbros, afin d'y débarquer deux
mille sacs de noix fraîches, vers l'au-
be Taxis fut réveillé par un chœur de
voix nouvelles.
C'étaient des femmes de pêcheurs
qui raccommodaient leurs filets, en
chantant des paroles.
Ces accents moelleux le troublé-
^ HISTOIRE DU MOINE TAXIS €
121
rent; et, tandis que les bords escar-
pés d'Imbros s'étaient depuis long-
temps confondus avec l'horizon mari-
time, elles résonnaient encore à ses
oreilles, et, de là, glissaient vers son
cœur qu'elles étreignirent comme un
poison circulant... Ces timbres purs
et métalliques rafraîchissaient un
mystère dans sa mémoire... Quel rêve,
de jours très anciens? Des paroles
lui revenaient, qu'avait citées Doro-
thée: « Au sein des déserts... les dan-
ses des vierges romaines... » Et, dans
la durée des minutes, les voix s'or-
naient d'une perfide douceur.
Il s'efforça de les oublier et, avec
elles, le reste de la terre.
Mais, étendu, les membres lourds,
dans le hamac de son réduit, il de-
meurait en proie à un trouble univer-
sel. Le souvenir d'Ivoron s'oblitérait
en lui, comme fuyant de son âme
par une fissure béante. Il perdait
petit à petit la santé et les forces.
Sûrement, le vieux Dorothée était
mort!
Les paysages lumineux, les îles de
couleur, les vilayets riants des côtes,
puis la courbe gracieuse des Darda-
nelles, et Constantinople rose et
bleue, où l'on s'arrêta six jours,
avaient passé sans qu'il y décernât
un regard. L'agitation ambiante des
hommes lui causait un frémissement
lugubre.
Quand on se trouva dans les eaux
de la mer Noire, le temps, inopiné-
ment, s'aigrit; la tempête, sans cesse,
renaissait d'elle-même; les flots, pa-
reils à de mouvantes citadelles, mon-
taient à l'assaut du pont; et, dans la
mâture, sifflait le vent comme une
trompette de Jugement Dernier. Les
pèlerins s''effarèrent, encore que le
capitaine les exhortât et malgré les
railleries des caloyers de l'équipage.
Il y eut quelques craquements qui
parurent annoncer la fin. Une cons-
ternation farouche régna sur le Monte
Santo. Taxis se désolait : il ne repose-
rait pas dans le cimetière bien-aimé,
un évangile dans ses mains jointes;
et ses os de trépassé ne devaient point
voisiner avec les honorables dépouil-
les des hégoumènes d'Ivoron. Un in-
terminable soupir montait du fond
de son être; la vue de ses compa-
gnons en détresse l'affligeait, pour
lui-même et pour eux: le mystère du
trépas, ici, était épouvantable.
Un soir, enfin, la vigie signalait le
phare d'Odessa.
Ce fut, dès lors, le wagon aux murs
de bois jaune, qui roula dans un bruit
crissant, sur deux rubans d'acier pa-
rallèles. De grandes machines noires,
avec des cheminées tronconiques qui
soufflaient des tourbillons de fumée,
passaient en sens inverse, avec une
rapidité foudroyante. Taxis reconnut,
à une station, qu'une bête semblable
les remorquait; on lui dit que c'était
par la force de la vapeur. Il vit cou-
rir les campagnes, les bourgs et les
cités, et il songeait que chaque tour
de roue l'éloignait d'Ivoron.
Parfois, lorsqu'il fallait changer de
train, les moines campaient sur la
largeur du quai, attendant la corres-
pondance. Des employés en casquet-
tes heurtaient avec un marteau les
essieux sonores. Autour des moines
on faisait cercle, avec des yeux indis-
crets. Les femmes dévisageaient cu-
rieusement Taxis: il avait une barbe
châtain, très soyeuse, des yeux
d'Oriental, et, malgré son raide affu-
blement et la rusticité de son attitude,
il ne manquait pas d'une élégance
innée. Cependant, il tenait, avec obsti-
nation, ses yeux fixés au sol, et le
Père Grégoire, qui - avait l'humeur
gaie, le plaisanta même sur sa mo-
destie: il prit alors un air si sombre
que l'autre s'en tint là de ses quoli-
bets.
122
^ mSTOIBE DU MOIJS'E TAXIS 4.
*
* *
Le troisième soir de leur arrivée à
Moscou, ils revenaient, en procession,
de l'église Saint-Nicolas le Thauma-
turge, non loin du Lac Sacré, à Kos-
sino, où se trouve un puits miracu-
leux.
Taxis marchait en arrière de la
petite troupe; il allait, la tête pen-
chée sur la poitrine, l'esprit plein de
ténèbres.
Le couvent de Pantéleimon, où on
leur avait fait accueil, ne lénifiait pas
sa détresse! Nulle, l'aide espérée
dans la fréquentation des reliques,
sous les dômes magnifiants de la
Ville Sainte. Une lassitude générale
le cernait; il ne se rappelait plus les
heures joyeuses, ni la plénitude des
félicités de jadis. Pour avoir craint la
mort, il se sentait à jamais misérable;
à jamais désolé, de s'être laissé émou-
voir par des sons. Il ne désirait rien,
et ce retour qu'il avait ardemment es-
compté, aux premiers jours d'exode,
lui apparaissait maintenant comme
problématique, impossible même, et
presque dénué d'appas...
Il heurta un caillou de son talon et,
ce choc l'ayant tiré de son ambulante
prostration, il leva les yeux, se trouva
seul, dans un chemin désert d'un bout
à l'autre. Il avait perdu de vue ses
compagnons. Il se mit à courir de
toutes ses forces, parvint à une sorte
de triviaire, dans une futaie de bou-
leaux, et s'arrêta: laquelle de ces
routes allait-il choisir?... Ne l'avait-
on pas abandonné par malice?... Com-
ment demanderait-il son chemin, en
un idiome qu'il ignorait... Et, planté
au centre du carrefour, semblable au
spectre de la Désolation, Taxis sen-
tait défaillir son intelligence.
Mais il entendit un pas léger, et.
dans le crépuscule clair, il vit s'avan-
cer une jeune paysanne, avec des mè-
ches blondes échappées au mouchoir
de couleur noué sur sa tête, les han-
ches fortes, pieds nus. Quand elle
fut près du saint homme, dévotement
elle se signa. Il lui enjoignit, par
geste, de s'arrêter: elle obéit, un peu
étonnée. Un silence oppressant régna.
Taxis balbutia :
— « Monastère... Pantéleimon! »
Elle crut deviner un sens à ces
paroles qu'elle- n'entendait point; et
les yeux baissés dans un sourire hu-
mide, qui découvrit ses dents luisan-
tes, elle lui mettait les deux mains
sur les épaules et appuyait sa poitrine
contre . son froc poudreux.
Taxis la repoussa si brutalement
qu'elle perdit l'équilibre et s'affala
dans la poussière de la route, en hur-
lant, tandis que, chaviré d'horreur,
il s'enfuyait droit devant lui, comme
un frénétique, rencontrait deux moi-
nes d'Ivoron, revenus sur leurs pas le
chercher, et, ne pouvant prononcer
un mot, tombait à son tour, tous ses
muscles relâchés, évanoui.
Les jours suivants, assis sur un es-
cabeau, dans la cellule de l'hospice
conventuel où on l'avait transporté,
il demeurait figé, se nourrissant à
peine. Sa face était d'une pâleur de
crucifié, sa prunelle trouble. Une nuit,
il rêva :
« Il habitait dans une grotte d'où
l'on découvrait toute la mer. La forge
était devant l'entrée; un autel archaï-
que sen-ait d'enclume, où deux bé-
liers sculptés entrechoquaient leurs
fronts convexes. Quelqu'un s'occupait
d'activer la soufflerie, ou bien, reti-
rant du feu les barres incarnadines,
les trans}X)rtait sous le marteau; et
Taxis, alors, faisait voler sa masse.
Il était fort, dénudé jusqu'au nom-
bril, il s'étonnait lui-même à voir les
gros muscles de ses bras velus. Au-
^ HISTOIRE VU MOINE TAXIS €-
12-
près de lai, une jeune femme était
accroupie sur une natte, elle raccom-
modait un filet en chantant... Puis,
comme jadis le forgeron Scevophilax,
qui l'avait recueilli, un matin, à la
première borne sur la route de Salo-
nique, il portait ses œuvres au mar-
ché de Caryès: il y rencontrait des
moines de connaissance, l'antique Do-
rothée, Zozime, Grégoire aussi, et Dé-
métrios costumé en marin. x\vec une
curiosité un peu moqueuse, il s'in-
formait : que se passait-il, là-haut, de-
puis son départ?... Puis, à l'enfant
qui l'accompagnait et qui était son
fils, il disait joyeusement : « Moi aussi
j'ai vécu comme ceux-là... J'ignorais
leur vie... Mon fils, garde-toi des mai-
sons de la montagne ! »
Ici, Taxis s'était réveillé en plein
cauchemar. Ainsi qu'il arrive souvent
dans les premiers instants Cjui suivent
le sommeil, les paroles qu'il venait
de prononcer en songe lui demeu-
raient présentes. Et il en éprouvait
une sensation pénible, comme une
brûlure étouffée.
Alors il comprit, vaguement, que
Dieu s'était retiré de lui. Tous les
jours de vie se roulaient en une cir-
conférence sans issue, dressant de-
vant ses yeux, comme une armée
d'accusateurs, le nombre immense de
ses iniquités...
Puis sa pensée, trop interne et trop
intense, s'obscurcit. Il dut s'aliter. Le
vieux médecin du couvent, d'une
mine assez embarrassée, prononça di-
vers noms latins. Personne ne savait
ce qu'il pouvait bien avoir. « Le
spleen, peut-être! » déclara le Père
Grégoire, qui avait été aux ambu-
lances, pendant la guerre de Crimée.
A tous, son épuisement apparaissait
extrême et, quand l'heure eut sonné
du départ, on décida de le laisser, en
attendant une guérison, car il ne
pourrait, dans cet état, affronter les
fatigues du voyage.
La notion de retour, comme on en
avait dernièrement parlé autour de
lui, dut percer sa compréhension
épaissie, car, peu après la sortie en
procession des pèlerins vers la gare,
un Père, étant entré dans sa chambre,
le trouva tout vêtu, étendu de son
long sur le carreau de son cabinet ;
s'étant habillé, il avait voulu se diri-
ger sans doute vers la porte, afin de
joindre ses compagnons. Le regard
ne vivait plus, le pouls s'affaiblissait
graduellement et finit par s'annuler.
Et, cette nuit même, il passa, n'ayant
pas rouvert les yeux.
Ainsi mourut le moine Taxis, sans
que lui ni les hommes eussent rien
compris à sa destinée.
*
Cependant, la joie imprescriptible
des retours absorbait la vague mélan-
colie d'' abandonner Van des leurs; ils
ignoraient, du reste, une fin tellement
inopinée. Les pèlerins faisaient bonne
route vers la Grèce. En mer, un temps
choisi les favorisa. On accourait, dans
les ports oii ils faisaient escale, pour
voir V étrange navire, cité flottante de
moine^ noirs.
Certain matin, un petit triangle
blanc se découpait cl la lisière des
flots, roussis par un astre invisible
encore ; et bientôt on se trouva en vue
de la presqu'île chalcidique : l'Athos
grandissait, des monastères successive-
ment apparurent, les moines se nom-
maient avec des clameurs de piété at-
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